o <3- I
n- ^ 1
9 ;Q") 1
çv^ I
,. ' 1
- o 1
g
^ T— 1
i co I
r*- !
i "^ I
"
co
BIBLIOTHEQUE
FRANÇAISE.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
Universityof Ottawa
http://www.archive.org/details/pensesdenicoleOOnico
PENSÉES
DE NICOLE
DE PORT ROYAL
DE SON TRAITE
sur ees moyens de conserver ea paix avec
ees hommes;
ET PT.ECEBEES
» UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES.
Par J.-B.-J. CHAMPAGNAC.
PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, LIBRAIRES,
RUE GIT-LE-COEUR, N° 8.
1828.
NOTICE
SUR NICOLE
Pierre Nicole, l'un des illustres cénobites de
Port-Royal, naquit à Chartres le 19 octobre 1625.
Le goût de l'étude et des lettres étant en quelque
sorte un bien héréditaire dans sa famille , il le cul-
tiva de bonne heure sous les yeux de son père ,
Jean Nicole , avocat au parlement et juge officiai
de l'évêque de Chartres. Ces premiers travaux fu-
rent récompensés par des fruits d'une précocité
remarquable. Au rapport de quelques biographes,
dès l'âge de quatorze ans, le jeune Nicole était
initié à tous les mystères des langues d'Athènes et
de Rome, et connaissait tous les chefs-d'œuvre
littéraires de l'antiquité.
Destiné à l'Église, autant par sa propre vocation
que par le vœu de ses parens , Nicole vint à Paris,
en 1642 , pour y étudier les subtilités scolastiques,
qu'on décorait encore alors du nom de philosophie ,
et passer ensuite au cours de théologie. C'est à
peu près de cette époque que datent ses premières
liaisons avec Port-Royal des Champs , et surtout
avec les pieux et savans solitaires qui ont fait la
gloire de cette sainte maison. Allant rendre de
fréquentes visites à deux de ses tantes , religieuses
de ce monastère, Nicole n'eut pas besoin d'un
autre patronage pour s'y ménager un librt accès -
ij :-.Oïir.E
il en profita pour rechercher et obtenir l'amitié
des habitans de ce désert, dont plus tard il devait
partager la retraite , les travaux et les malheurs.
Pendant sa théologie, qu'il fit eu Sorbonne
avec un succès peu commun , il s'appliqua à l'étude
de la langue hébraïque , et se mit à lire dans ce sa-
vant idiome tout l'ancien Testament et en même
temps la version grecque des Septante. Mais il ap-
portait à ce travail tant d'ardeur et d'opiniâtreté,
que sa vue s'étant considérablement affaiblie , il fut
obligé d'v renoncer au bout de quelque temps.
Toutefois ses études théologiques profitèrent des
momens qu'il regrettait de ne pouvoir consacrer à
l'hébreu; il étudia ces matières délicates et ardues
dans les ouvrages de saint Augustin et de saint
Thomas; circonstance qui justiiie le zèle aident et
infatigable avec lequel il combattit pour leur doc-
trine. La tournure de son esprit , naturellement
juste, méditatif et pénétrant, le rendait propre à
saisir d'une main sûre le iil conducteur dans
l'obscur labyrinthe d'arguties et de distinctions dont
la théologie est quelquefois hérissée.
Cestravnux, quelque application qu'ils exigeas-
sent, n'absorbaient pas entièrement les instans de
Nicole. Sous la modeste dénomination de petites
écoles de Port-Royal, florissait alors et dès son début,
un établissement consacré à l'instruction de la jeu-
nesse, qui vit se former dans sou sein une riche pe-
pinière d'hommes célèbres dans plus d'un genre, et
d'où M tant d'ouvrages solides et métho-
diques, qui serrent encore aujourd'hui de modèles
< t de guides pour l'enseignemeul classique. x
- am ourul a la hante réputation de <
mérita d'être le compaj n< elol el des
par son eèle et pai les oins éclairés qu*il prodiguait
SUR NICOLE. iîj
a ses élevés dans la classe de belles-lettres, dont la
direction lui était confiée.
Bientôt la société des jésuites , qui déjà se mon-
trait jalouse d'exploiter le monopole de l'instruc-
tion publique , fut alarmée des succès de cette
institution naissante. Elle mit aussitôt sur pied tons
ses agens , fît manœuvrer l'intrigue , employa toute
son influence pour canser la raine des petites
écoles , établissement dont la rivalité pouvait deve-
nir dangereuse pour ses propres collèges. On alla
même plus loin : on n'est pas toujours délicat sur
le choix des moyens, quand il s'agit de se défaire-
d'un émule importun. A force de calomnies , de tra-
casseries arbitraires, de persécutions, on parvint
d'abord à obtenir la dispersion des professeurs et
des écoliers , et bientôt après la destruction de ces
écoles.
Un exposé succinct de la méthode suivie pal
Nicole pour l'instruction de ses élèves sera la meil-
leure apologie des maîtres de Port-Royal , et la ré-
ponse la plus victorieuse qu'on puisse adressera leurs
détracteurs intéressés. Plusieurs des principes de
Nicole sur l'enseignement sont consignés dans son
excellent traité de V Education d'un prince. Néan-
moins il sera curieux de le suivre un moment
dans l'application qu'il faisait de cette judicieuse
théorie. Il mettait entre les mains de ses élèves les
écrits de Quintilien, plusieurs livres de Cicéron ,
des morceaux choisis de Virgile , et Y Art poétique
d'Horace. Il leur en faisait remarquer les endroits
les plus capables de former leur esprit et leur goût;
il expliquait avec une grande netteté les diverses
ligures employées par ces auteurs, ou comme 01-
nemens , ou comme moyens de persuasion ; il
montrait dans ces ouvrages tout ce qu'il y trouvait
IV NOTICE
de conforme aux règles de l'art, et les passage*
qui offraient une fidèle imitation de la belle na-
ture. .Puis venait l'enseignement de la philosophie
et de la logique.
Bien diffèrent de ces professeurs, qui ne sont ani-
més que du désir de faire briller leur esprit, Nicole
n'avait pour but que d'éclairer et de développer
celui de ses élevés. Pour répandre plus de clarté
dans ses entretiens, il les entremêlait d'exemples
faciles à saisir et de comparaisons justes et palpables.
Comme il laissait à chacun la liberté des objec-
tions , il y répondait d'une manière nette et lim-
pide ; et il ne lui arrivait jamais d'interrompre on
de suspendre ces colloques instructifs , qu'il ne vît
clairement que ses explications ne laissaient pas le
moindre nuage dans l'intelligence de ses auditeurs.
Une telle métbode devait produire d'heureux ré-
sultats. Aussi Nicole compta-t-il parmi ses écoliers
des sujets de la première distinction , entre autres
Angran, Lenain de Tillemont, connu depuis par
de savans mémoires sur l'bistoire ecclésiastique, et
Jean Racine , dont le nom seul éclipse les plus bril-
lantes épithètes.
Les bommes sortis de cette école n'oublièrent
jamais qu'ils £y avaient puise une éducation aussi
pieuse qu'éclairée , et nourrirent toujours au fond
de leur cœur une vive reconnaissance pour leurs
anciens maitrcs. Racine seul se dépouilla un moment
de ce noble sentiment à l'égard de Nicole , et voici
dans quelle circonstance. Le professeur de Port-
Royal, réfulant, dans ses Lettres à un J'isiontiaire.
les opinions extravagantes de Desmarest de Saint-
Sorlin, auteur de comédies et de romans tombés
dans un juste oubli, avait avancé « qu'un faiseur de
romans et un poète de théâtre est un empoison
SUR NICOLE. V
neur public, non des corps, mais des âmes des
fidèles. » Racine, déjà en possession de ses pre-
miers succès dramatiques , se piqua vivement de
cette sortie, dans laquelle il se trouvait enveloppé,
et comme par esprit de corps, prit en main la
cause de ses confrères en Melpomène et en Thalie.
Aussitôt il lança, contre Nicole et contre tout Port-
Royal, une réponse pleine de sel et de malice,
mais plus remarquable par le style que par la jus-
tesse des raisons et l'exactitude des faits. Nicole ,
usant d'une indulgence toute paternelle envers un
jeune bomme qu'il regardait comme son enfant,
n'opposa qu'un profond silence à cette attaque
personnelle. Encouragé par le succès , Racine se
préparait à décocher une seconde lettre ; mais Boi-
leau lui représenta que cet ouvrage ferait honneur
à son esprit , mais que ce serait aux dépens de son
cœur, parce qu'il attaquait des hommes fort esti-
més , et le plus doux de tous , auquel il avait lui-
même , comme aux autres, de grandes obligations.
« Eh bien ! répondit Racine , pénétré de ce repro-
che, le public ne verra pas cette seconde lettre. »
Il tint parole , retira tous les exemplaires qu'il put
trouver de la première ; et ce fut à sou insu et
contre ses intentions que la seconde fut publiée
quelque temps après par Rrossette , dans une édi-
tion des oeuvres de Roileau. Racine ne négbgea
rien pour faire oublier ses torts à Nicole et à ses
autres maîtres de Port-Royal ; il n'eut pas de peine
à faire sa paix avec eux, et cette réconciliation fut
accompagnée de circonstances touchantes.
Plus d'une fois, Racine employa son crédit poui
ces vertueux solitaires ; il écrivit l'histoire de leui
maison religieuse ; et ce qui prouve encore mieux
l'attachement et le respect qu'il leur portait, c'est
VJ NOTICE
l'article de son testament dans lequel il sollicite
l'honneur d'être enterré à Port-Royal des Champs,
et d'être inhumé clans le cimetière, au pied de la
fosse de M, Hamon, l'un de ses anciens professeurs
dans cette maison. Témoignage frappant de recon
naissance et d'humilité, qui scmhle ajouter un titre
de plus à la gloire de ce grand poète !
Peu après la destruction des petites écoles ,
Nicole s'était retiré à Port-Royal des Champs. Il
s'y associa aux travaux et aux persécutions du
grand Ârnauld et de ses savans compagnons.
On ne saurait trop admirer cette sorte de fra-
ternité qui s'était établie entre ces hommes illus-
tres, et qui leur faisait mettre en commun les fruits
de leurs veilles et de leurs études. Leur haute sagesse
les rendait bien supérieurs aux futiles jouissances
de l'amour-propre ; ils ne voyaient que le bien
qu'ils pouvaient faire par leurs ouvrages . et non la
vaine gloire de s'en proclamer les auteurs. Leur so-
litude était une Thébaide, un nouveau Paraclet du
savoir et de la piété; elle répandait un parfum de
sainteté dans tout le pays à la ronde.
C'est là que Nicole composa , en société avec Ar-
nauld, un grand nombre d'écrits pour la défense
de Jansénius et de sa doctrine. Presque tous ceux
de ces ouvrages qui ont été publics en latin sont
dus à la plume de Nicole : on y remarque une dic-
tion pure , élégante et facile. Quant au fond des
choses, il ne nous appartient pas d'émettre un avis
>ui des questions aussi subtiles que celles de la grâce
efficace et de la grâce suffisante, questions qui di-
visèrent les plus habiles théologiens et allumèrent
de si vives querelles entre les jésuites «i les jansé-
nistes. I/histoire même de ces débats saintement
Mflicules fatiguerait nos lecteurs, sans les satisfaire
SUR NICOLE. VÎj
pleinement ; nous les renvoyons aux Provinciales de
Pascal , chef-d'œuvre dans lequel les adversaires
de Port-Royal sont marqués de stigmates indé-
lébiles. Il faut remarquer cependant que les jésui
tes, triomphant, sinon par la force des raisons et du
talent, mais par la puissance de leur crédit, usèrent
peu généreusement de la victoire , et crurent ne
pouvoir mieux signaler leur avantage , qu'en per-
sécutant leurs antagonistes. Arnauld, condamné
par la Sorbonne , se vit forcé de chercher un
asile aux terres étrangères. Nicole alors ne craignit
pas de combattre au grand jour pour défendre la
cause de son ami malheureux : il remplit ce noble
ministère avec un entier dévouement, jusqu'eni^o,,
époque où la persécution, l'atteignant lui-même, le
contraignit de se cacher, puis de se réfugier dans
ies Pays-Bas.
Après différentes courses , il obtint , par suite des
sollicitations de quelques amis , la liberté de revenir
à Chartres , sa ville natale , et quelque temps après à
Paris. Le repos qu'on lui accordait ne fut pas
oisif. Il en profita pour continuer ses Essais de
morale, dont il avait commencé la publication
en 167 i. Il se livra concurremment à la composi-
tion d'une foule d'autres ouvrages utiles à la reli-
gion et aux bonnes mœurs. Nicole mourut le 16
novembre 1G9.J, finissant ses jours comme il avait
toujours vécu, au sein de la plus fervente piété.
Tiien que doué de toutes les vertus que l'on peut
désirer dans ceux qui sont revêtus du caractère sa-
rerdotal, et quoique la candeur et la simplicité de
ses mœurs l'y portassent naturellement, Nicole
n'entra jamais dans les ordres sacrés. La part qu'il
avait prise aux disputes sur la doctrine de Jahsé-
nius le contraria dans cette vocation. Sollicité , au
commencement de 1676, de tenter des démarches
Tlij NOTICE
a ce sujet, il consulta Pavillon, évêque d'Aleth, qui,
sachant que Nicole avait essuyé de la part de son
évêque un refus fondé sur ses opinions théologi-
ques , lui fit envisager dans cette décision de son
pasteur un arrêt de la Providence , qui voulait le
retenir dans l'état de simple clerc. Toutefois la re-
ligion n'y perdit rien : toute sa vie , Nicole fat l'un
de ses plus fermes défenseurs, et par ses exemples
et par ses écrits.
Tous ses instans étaient partagés entre la prière,
la méditation , l'étude ou la composition. Il éta't
du nombre de ces hommes que Fontenelle appelle
ingénieusement des ambitieux de cabinet. On ne
saurait, sans admirer vivement l'activité laborieuse
de son esprit, le suivre pas à pas dans la multipli-
cité de ses travaux divers. Tantôt , on le voit com-
poser, pour l'instruction de la jeunesse, son Dé-
lectas epigraminatiim , ou choix des meilleures
épigrammes des anciens et des modernes , suivi d'un
excellent choix de sentences tirées des poètes et
autres auteurs grecs , latins, espagnols et italiens;
ces quatre langues lui étaient familières. Tantôt .
il jette , avec Arnauld , les fondemens de la saine
dialectique, dans cet Art de penser, plus connu
sous le titre de Logique de Port-Royal , livre sage
et bien écrit , où, comme l'a dit Chénier , quelques
erreurs du temps sont rachetées par des vérités de
tons les siècles. Plus tard, Nicole fournit à Pascal
le plan et les matériaux de plusieurs de ses célè-
bres Provinciales , et traduit en latin cet im-
mortel ouvrage, en l'accompagnant de notes. On
sait que cette version eut presque autant de suc-
cès que l'original ; outre qu'elle est fidèle , elle se
distingue encore par une élégante latinité, mo-
delée sur celle de Térence, que l'auteur avait pi as
particulièrement étudié. Que d'Alembert ait iio-
SUR NICOLE. iX
niquement demandé, en parlant de cette tra-
duction , « si le style épistolaire doit être le
même que celui de la comédie ? » peu importe;
malgré tout le mérite et toute la philosophie
de celui qui l'a faite, on sent facilement que cette
objection porte à faux. Le style épistolaire, comme
celui de la comédie , est susceptible de pren*
dre tous les tons, depuis le plaisant jusqu'au su-
blime ; j'en prends à témoin les Lettres de Sévigné
et les chefs-d'œuvre de Molière. Qui empêcherait
donc que le style du Misanthrope et du Tartufe ne
fût le même que celui des Provinciales , dont il a
été dit qu'elles offraient un heureux mélange de
plaisanterie fine et d'éloquence forte, du sel de
Molière et de la dialectique de Rossuet ?
Une singularité bien remarquable dans la vie de
Nicole, c'est que, né d'une humeur exemplairement
pacifique et modérée , il se trouva engagé dans
toutes les querelles théologiques de son temps. Il fut ,
pour ainsi dire, le Mélanchthon de Port-Royal,
comme Arnauld le Luther. Claude, Jurieu, et d'au-
tres ministres protestans éprouvèrent la force de
ses raisonnemens et l'orthodoxie de sa doctrine,
dans ses écrits intitulés : la Perpétuité de la Foi ;
les Prétendus Réformés convaincus de schisme ;
l'Unité de l Eglise, et les Préjugés contre les Calvi-
nistes. Les jésuites et les casuistes relâchés ren-
contrèrent en lui un rude adversaire; il écrivit,
pour les évêques de Saint-Pons et d'Arras, au pape
Innocent XI, contre les dangers de lenr morale
accommodante et facultative.
Je passe sous silence d'autres contestations moins
importantes; mais je dois noter les débats d'Ar-
nauld et de Nicole sur la grâce. Chose étrange, H
qui semble démontrer l'extrême difficulté de cetle
b
X XOTICE
matière , la grâce divisa , mais d'opinion seulement,
deux hommes qui avaient si long-temps combattu
pour elle et sous la même bannière ; deux bommes
liés par une longue amitié, par les mêmes travaux,
par de communes tribulations ! C'était une véri-
table guerre civile entre des citoyens d'une même
rite. L'extrême vivacité d'Arnauld sur la matière
de la grâce, dont il était jaloux comme d'une pro-
priété acquise par de pénibles veilles, n'avait pas
permis qu'il supportât de sang froid quelques sm-
timens particuliers de Nicole sur ce sujet, et fut
la seule cause de tout ce démêlé. Nicole prit aussi
parti contre le célèbre réformateur de la Trappe ,
l'abbé de Rancé , en faveur du savant INIabiïlon,
dans l'intéressante question des Etudes monasti-
ques. Enfin, peu auparavant sa mort , il se déclara
favorable à Bossuet contre les quiétistes. C'était .
pour me servir d'une expression triviale à force
d'avoir été employée, mais bien juste dans la cir-
constance, c'était , dis-je , mourir les armes à la main
et sur La brèche. Au reste, on doit dire, à la louange
de Nicole, que, dans toutes ces disputes où l'en-
frainait comme malgré lui son zèle pour la mo-
rale et pour La foi . il ne s'écarta jamais des limites
posées par la modération et la charité chrétienne.
Il était si naturellement enclin à la mansuétude,
qu'il disait, à l'occasion d » petits différends qui agi-
taient quelquefois Port-RoyaL, < qu'il n'était pas
des guerres civiles. >»
Quels que fussent les talens et le savoir de Nicole ,
sa modestie était plus grande encore ; bien rare ac-
compagnemenl dans tous les genre* de mérite.
iv rue toujours il publiait ses ouvrages sous le
manteau de L'anonyme, ou .sous des noms sup-
pofé*, s.ms s'inquiéter qu'on Us attribuai à d'au-
sua NICOLE. xj
très. Il ne subsistait pourtant que de leur produit.
Racine le fils rapporte que le grand débit des trois
volumes de la Perpétuité de la Foi ayant fait dire
dans le public que Nicole profitait du travail d'au-
fcrrii, parce qu'on croyait cet ouvrage commun en-
tre lui et Arnauld , qui n'y avait mis qu'un seul
chapitre de sa façon, notre modeste solitaire souf-
frit ce discours sans y répondre, sans même cher-
cher à redresser en rien le jugement du vulgaire.
Le père Bouhours , ayant relevé plusieurs ex-
pressions des traductions de Port-Royal , Sacy
refusa de se soumettre aux observations de l'Aris-
tarqne jésuite; Nicole, au contraire, .dit haute-
ment qu'il en profiterait ; en effet , dans ses Essais
de morale , il ne fit pas usage des expressions qui
lui paraissaient avoir été justement censurées.
La tournure méthodique de son esprit ne con-
venait nullement an genre oratoire ; deux fois , et
par pure complaisance, il s'essaya dans ce genre
de composition , et deux fois sans succès ; il fit, pour
l'abbé de Roquette, l'oraison funèbre d'une prin-
cesse de Conti , et le panégyrique de saint Fran-
çois de Paule. Ces deux productions , totalement
dépourvues delà chaleur, des mouvemens passion-
nés, et des figures vivantes que veut l'éloquence,
sont au-dessous du médiocre. L'auteur en plaisante
lui-même fort à l'aise dans une de ses lettres. Nicole
eût été peut-être plus heureux dans le sermon or-
dinaire , mais plutôt à la manière de Rourdaloue ,
qu'à celle de Massillon.
La duchesse de Longueville, zélatrice ardente
de Nicole et des jansénistes, étant morte en 1679,
il disait à ce sujet : J'ai perdu tout mon crédit , j'ai
même perdu mon ahbaye, car cette princesse était
la seule qui m'appelât monsieur l'abbé.
XÏj SOTICE
Nicole , si habile dans la polémique , et la
plume à la main, perdait tous ses avantages dans
la conversation. En parlant du comte de Tréville ,
homme d'esprit de ses amis , il disait : « Il me bat
dans la chambre, mais je ne suis pas plus tôt au bas
de l'escalier, que je l'ai confondu. »
Ce profond moraliste . qui connaissait si bien
tous les replis du cœur humain . était, dans le com-
merce de la vie, d'une simplicité d'enfant, timide
à l'excès, sans aucun usage du monde. Quelques-
unes de ses naïvetés seraient dignes de La Fontaine :
elles égayaient quelquefois les solitaires de Porl-
Royal , comme un peu plus tard celles de L'immor-
tel fabuliste amusaient les loisirs des illustres et
joyeux convives d'Auteuil.
Ses belles et nombreuses qualités de l'esprit et
du cœur lui avaient conquis beaucoup d'amis; outre
ses compagnons de Port-Royal , qu'il aimait comme
ses frères , il pouvait citer encore tout ce qu'il y
avait de plus distingué dans Paris par la naissance,
l'esprit, la science et la piété. Le poète Santeuil,
Racine et Roileau , Bossuet, se paraient de son ami-
tié. La duchesse de Longueville le voyait avec plai-
sir et bienveillance. Le grand Condé, qui nourrissait
pour lui une estime toute particulière, l'envoya cher-
cher plus d'une fois pour s'entretenir avec lui. Des
suffrages aussi eminens ne doivent être comptés
qu'à part, et suffiraient seuls pour faire l'éloge de
celui qui en éiait l'objet.
Il nous reste à parler du principal titre de Ni-
cole, c'est-à-dire de celui sans lequel, de nos jours,
ttius les autres ne seraient peut-être pas mis en
lumière.
Ses écrits théologiques, premiers fondemens dr
sa réputation, ont pattC »T6C les événemens et \c\
SUR NICOLE. XUJ
disputes qui les ont fait naître. Telle est , à peu
d'exceptions près , la destinée de tout ouvrage de
circonstance. Il n'en est pas de même des Essais
de morale que nous a laissés Nicole , et qui , sous
ce titre modeste , présentent une belle suite de
traités achevés. Il s'y montre véritablement rnora-
Uste; moraliste bienveillant, conscencieux , éclairé.
Il procède bien autrement que ces casuistes qu'il
avait attaqués , lesquels employaient toute la subti-
lité de la scolastique à déterminer quelle autorité
a le poids nécessaire pour justifier des actions dou-
teuses, à classer métbodiqueinent les péchés, tan-
tôt par genres et par espèces, tantôt suivant leur
gravité respective. Nicole interroge le cœur de
l'homme ; il y porte pour ainsi dire le scalpel de
l'analyse, y découvre nos facultés, nos sentimens,
nos passions ; puis, invoquant l'autorité de la raison
et celle de la religion , il nous apprend à chercher
le bonheur et la paix dans l'accomplissement de
nos devoirs. C'est un vrai guérisseur d'âmes ,
médecin plein de dévouement et de charité , d'un
diagnostic sûr, fertile en conseils prudens et en
remèdes efficaces.
Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, La-
bruyère , Vauverurrgues , sont sans doute , chacun
dans son genre , des écrivains plus originaux que
Nicole ; ce dernier est peut-être plus essentielle-
ment moraliste. Il n'a pas l'expression forte et pit-
toresque de Montaigne , ni la brusquerie éloquente
et souvent sublime de Pascal, ni l'énergique briè-
veté de La Rochefoucauld, ni ces tournures ingé-
nieuses, vives et piquantes, qui prêtent tant de
charme aux Caractères de Labruyère , ni enfin
cette onction pathétique et persuasive qui entraine
d-'ins Vauvenargues. Eu revanche , il présente un
XIV HOTÏCE
corps d'observations suivies, pleines de profondeur,
de lumière et de sagacité, dont il tire des conclu-
sions utiles, et qu'il accompagne de préceptes salu-
taires; c'est un cours complet de morale.
Quant au fond, ses idées ont bien quelques
traits de ressemblance avec celles de Pascal ; mais
sa morale diffère de celle de l'auteur des Provin-
ciales , en ce que , au lieu de ce caractère impérieux ,
décisif , et quelquefois désolant, qui éclate dans les
Pensées de Pascal , elle se distingue par une bon :é
compatissante, qui semble craindre d'être vue , mais
qui n'en est pas moins active, et qui, sans recourir
aux artifices de l'éloquence , nous conduit par de-
grés, et de raisonnement en raisonnement, à des
vérités palpables et dégagées de tout nuage.
En lisant les autres moralistes, on s'aperçoit
qu'avant tout ils envisageaient la gloire ; en Usant
Nicole , on ne peut s'empêcber d'admirer dans l'au-
teur une abnégation parfaite; mais sous cette ap-
parente humilité, il porte plus haut ses projets, et
tend vers un but bien au-dessus de la gloire; il
demande des hommes un plus grand et plus rare
succès que les louanges et même que les récom-
penses ; il veut les rendre meilleurs. Quelques-
uns des traités philosophiques de Cicéron , entre
autres ceux des Devoirs et de l'Amitié, ont pu ser-
vir de modèles à ceux de Nicole; pourtant ces der-
niers ont un avantage inappréciable qui devait
manquer aux ouvrages de L'orateur romain ; ils sont
fortement empreints du sceau du christianisme.
La Harpe, qui, dans son Cours de Littérature
glisse quelquefois sur des matières importantes,
pour s'appesantir avec complaisance sur des sujets
secondaires, n'accorde à Nicole que cinq on su
lignes dédaigneuses, qui poui i aient faire croire qu'il
SUR NICOLE. XT
n'avait pas lu les Essais de morale. Palissot ap-
précie beaucoup mieux ce livre. Il dit qu'il est
utile, plein de solidité et de raison. « C'est, ajoute-
t-il, le caractère dominant des écrits de cet auteur;
mais comme il s'adresse rarement à l'imagination;
comme il s'attache plus aux preuves qu'à l'agrément,
son style, quoique très-clair, très-pur, très-exact,
fatigue un peu par sa monotonie. Il paraît trop
froid et trop didactique. » Ce jugement est fondé si
l'on ne considère dans ce livre que le plaisir de la
lecture ; mais si Ton cherche le but et l'utilité , on
doit trouver Palissot un peu trop sévère. Les livres
de ce genre sont faits pour être étudiés, médités,
et non pour être nonchalamment parcourus par
des lecteurs désœuvrés on frivoles.
Les contemporains de Nicole* qui, certes, avaient
bien le droit d'être aussi difficiles que nous, lui
rendaient une justice plus entière. Bayle , dans
son Dictionnaire historique , qualifie Nicole l'une
des plus belles plumes de l'Europe. Les journalistes
de Trévoux , bien que jésuites , louent le soin avec
lequel il approfondit les matières , le bel ordre dans
lequel il les dispose, la précision de ses idées, la
justesse de ses conclusions , et son exactitude géo-
métrique . jointe à une grande connaissance du
cœur humain et à une grande pureté d'expression.
Madame de Sévigné ne se lasse pas de faire l'éloge
des Essais de morale ; elle en parle avec admiration
dans plus de vingt lettres. Tantôt elle écrit à sa
fille que « ce livre est de la même étoffe que Pascal;
que cette étoffe est merveilleuse, qu'on ne s'en
ennuie pas ; » tantôt que « le cœur humain n'a ja-
mais été mieux anatomisé; que cette morale esl
délicieuse et le livre admirable. »
'le faisceau d'éloges, Venus de lieux bien diffe-
XV] NOTICE SUR NICOLE.
rens, atteste l' unanimité des sentimens sur le mérite
des Essais de morale. C'est pourquoi nous avons
cru répondre au vœu du public éclairé , en pu-
bliant un recueil de Pensées diverses , puisées dans
les nombreux volumes qui composent cette pré-
cieuse collection.
On trouvera sans doute avec plaisir , à la suite
des Pensées , le traité complet sur les moyens de
conserver la paix avec les hommes , traité qui a tou-
jours été distingué entre tous les autres , et qu'on
croirait être une émanation de l'Evangile ou de
l'Imitation de Jésus-Cbrist. Cest de ce traité que
madame de Sévigné écrivait : « Je lis M. Nicole
avec un plaisir qui m'enlève ; surtout je suis char-
mée du troisième traité Lisez-le, je vous piie ,
avec attention , et vovez comme il fait voir nette-
ment le cœnr humain, et comme chacun s'y trouve,
et philosophes, et jansénistes, etmolinistes, et tout
le monde enlin; ce qui s'appelle chercher dans le
fond du cœur avec une lanterne, c'est ce qu'il
fait ; il nous découvre ce que nous sentons tous es
jours, et que nous n'avons pas l'esprit de demèlei
ou la sincérité d'avouer. » Ailleurs , elle dit : « Sa-
vez-vous ce que je fais ? je recommence le traité,
et je voudrais en faire un bouillon et l'avaler. »
Je ne saurais mieux terminer cetie notice que
par le jugement de Yoltaire, qui en formera le
digne couronnement. Voici comme il s'exprime
dans le Siècle de Louis XIV , article Nicole:
- Essais de morale, qui sont utiles au genre
humain, ne périront pas. Le traité sur les moyens
de conserver la paix dans la société est un chef-
d'œuvre auquel on ne trouve rien d'égal dans l'an-
tiquité. »
T. -H. -.T. Chavpm.nw
PENSEES MORALES
SUR DIVERS SUJETS.
ORGUEIL ET FAIBLESSE DE L HOMME.
L'orgueil est une enflure du cœur, par
laquelle l'homme s'étend et se grossit en
quelque sorte en lui-même, et rehausse son
idée par celle de force, de grandeur et
d'excellence.
Un grand, dans son idée, n'est pas un
seul homme; c'est un homme environné de
tous ceux qui sont à lui, et qui s'imagine
avoir autant de bras qu'ils en ont tous en-
semble, parce qu'il en dispose et qu'il
les remue.
On prend plaisir à gagner à toutes sortes
de jeux, même sans avarice, et l'on n'aime
point à perdre. C'est que quand on perd ,
on se regarde comme malheureux, ce qui
2 Pi>SEES MORALES.
renferme l'idée de faiblesse et de misère j et
quand on gagne, on se regarde comme
heureux, ce qui présente à l'esprit celle de
force, parce qu'on suppose qu'on est fa-
vorisé de la fortune.
L'homme se fait en quelque sorte une
éternité de sa vie, parce qu'il ne s'occupe
point de tout ce qui est en-deçà et au-delà;
et un monde du petit cercle de créatures
qui l'environnent, sur lesquelles il agit ou
qui agissent sur lui ; et c'est par la place
qu'il se donne dans ce petit monde, qu'il se
forme cette idée avantageuse de sa gran-
deur.
Plus Dieu sera grand et puissant à nos
yeux, plus nous nous trouverons petits et
faibles, et ce n'est qu'en perdant de vue
cette grandeur infinie , que nous nous es-
timons quelque chose.
Si les hommes ne se promettent pas po-
sitivement l'immortalité et l'éternité, parce
que ce serait une illusion trop grossière .
PENSÉES MORALES. 3
au moins n'envisagent-ils jamais les bornes
de leur vie et de leur fortune. Ils sont bien
aises de les oublier et de n'y songer pas.
I! est étrange que les hommes puissent
s'appuyer sur leur vie, comme sur quelque
chose de solide, eux qui ont des avertisse-
mens si sensibles et si continuels de leur
instabilité.
Les hommes estiment leur science, leur
lumière, leur vertu, la force et l'étendue
de leur esprit. Ils croient être capables de
grandes choses. Les discours ordinaires
des hommes sont tout pleins des éloges
qu'ils se donnent les uns aux autres pour
ces qualités d'esprit. Et la pente qu'on a
à recevoir sans examen tout ce qui est à
son avantage, fait que si on en a quel-
qu'une, on n'en juge pas par ce qu'elle a
de réel, mais par cette idée commune
qu'on en aperçoit dans les autres.
Comme on n'en est pas plus riche pour
savoir toutes les visions de ceux qui ont
cherché l'art de faire de l'or; de même on
4 PENSÉES MORALES.
n'en est pas plus savant, pour avoir dans
sa mémoire toutes les imaginations de ceux
qui ont cherché la vérité sans la trouver.
Quel plus grand exemple peut-on avoir
de la faiblesse de l'esprit humain, que de
voir que, pendant trois mille ans, ceux
d'entre les hommes qui semblent avoir eu
le plus de pénétration, se soient occupés à
raisonner sur la nature, et qu'après tant
de travaux et un nombre innombrable
d'écrits qu'ils ont faits sur cette matière, il
se trouve qu'on en est à recommencer, et
que le plus grand fruit qu'on puisse tirer
de leur ouvrage, est d'y apprendre que la
philosophie est un vain amusement, et que
ce que les hommes en savent n'est presque
rien? Ce qui est étrange est que l'homme
ne connaît pas même son ignorance , et
que cette science est la plus rare de toutes.
Nous ne connaissons que la surface el
l'écorce de la plupart des choses. Nous en
détachons comme une fouille délicate pour
en faire l'objet de notre pensée. Si les ob-
jets sont un peu étendus, ils nous confon
PENSÉES MORALES. 5
«lent. Il faut nécessairement que nous les
considérions par parties, et souvent la
multiplicité de ces parties nous rejette dans
la confusion que nous voulions éviter.
Voilà donc à quoi se réduit cette science
des hommes que l'on vante tant, à con-
naître, une à une, un petit nombre de vé-
rités, d'une manière faible et tremblante.
Mais de ces vérités, combien y en a-t-il
peu d'utiles ? et de celles qui sont utiles en
elles-mêmes , combien y en a-t-il peu qui
le soient à notre égard, et qui ne puissent
devenir des principes d'erreur?
Si l'on ne voit point de chemin, on s'é-
gare; si l'on en voit plusieurs, on se con-
fond; et la lumière de l'esprit qui fait dé-
couvrir plusieurs raisons est aussi capable
de nous tromper , que la stupidité qui ne
voit rien.
L'esprit de l'homme étant si faible, si
borné, si étroit, si sujet à s'égarer, est en
même temps si présomptueux qu'il n'y a
rien dont il ne se puisse croire capable,
pourvu qu'il se trouve des gens qui l'en
flattent.
6 PENSÉES MORALES.
Nous flottons dans la mer de ce monde au
gré de nos passions qui nous emportent,
tantôt d'un côté et tantôt d'un autre,
comme un vaisseau sans voile et sans pi-
lote, et ce n'est pas la raison qui se sert
des passions, mais ce sont les passions qui
se servent de la raison pour arriver à leur
fin. C'est tout l'usage que l'on en fait or-
dinairement.
Une grimace, une parole de chagrin,
nous mettent en colère et nous nous pré-
parons à la repousser, comme si c'était
quelque chose de bien redoutable. Il faut
nous flatter et nous caresser comme des
enfans, pour nous tenir en bonne humeur;
autrement nous jetons des cris à notre
mode comme les enfans à la leur.
Nous sommes comme des oiseaux qui
sont en l'air, mais qui n'y peuvent demeu-
rer sans mouvement, ni presque en un
même lieu , parce que leur appui n'est pas
solide, et que d'ailleurs ils n'ont pas assez
de force et de vigueur en eux pour résister
à ce qui les porte en bas; de sorte qu'il
PENSEES MORALKS.
fout qu'ils se remuent continuellement, et
par de nouveaux battemens de l'air, ils se
font sans cesse un nouvel appui. Autre-
ment, s'ils cessaient d'user de cet artihce
que la nature leur apprend, ils tombe-
raient comme les autres choses pesantes.
Notre faiblesse spirituelle a des effets tout
semblables. Nous nous appuyons sur les
jugemens des hommes , sur les plaisirs des
sens, sur les consolations humaines, comme
sur un air qui nous soutient pour uq
temps.
Ne vous imaginez pas que ce brave qui
marche à l'assaut avec tant de fierté mé-
prise sérieusement la mort et qu'il consi-
dère fort la cause qu'il soutient. Il est tout
possédé de la crainte des jugemens qu'on
ferait de lui s'il reculait; et ces jugemens
le pressent comme un ennemi, et ne lui
permettent pas de penser à autre chose.
Voilà la source de ce grand courage.
Qui est-ce qui n'est pas convaincu que
c'est une bassesse de se croire digne d'es-
S PENSEES 310RALES.
time, parce qu'on est bien vêtu, qu'on est
bien à cheval , qu'on est juste à placer une
balle, qu'on marche de bonne grâce? Ce-
pendant combien y en a-t-il peu qui soient
au-dessus de ces choses-là, et qui ne soient
pas flattés quand on les en loue?
Moins l'homme agit en homme, plus il
est content. Les actions où la raison a
beaucoup de part le lassent et l'incom-
modent, et sa pente est de se réduire, au-
tant qu'il peut, à la condition des bêtes.
On ne considère guère parmi les hommes
d'autre orgueil que celui qui consiste à
s'attribuer des qualités que l'on n'a pas ; mais
le fond de ce vice est de s'élever pour les
qualités que l'on croit avoir, soit qu'on les
ait, soit qu'on ne les ait pas. C'est une
sorte de vanité, si l'on s'imagine les avoir,
lorsqu'on en est dépourvu. Mais c'est tou-
jours orgueil de s'y plaire, quand on les
aurait, de vouloir que les hommes nous
en estiment, et d'avoir de la complaisance
dans cette estime. Il y a toujours en cela
non seulement de Terreur et de l'ignorance,
PENSEES MORALES. 9
mais de l'injustice et du larcin. Il est meil-
leur, si l'on veut, d'avoir certaines qua-
lités humaines et certains talens, que de
ne les avoir point; mais il vaut mieux de
beaucoup en être privé , que d'en faire un
sujet d'élévation et d'orgueil. Ainsi, la plu-
part des talens rabaissent en effet ceux
qui les ont, en les rendant plus vains et
plus orgueilleux.
L'orgueil est l'amour de l'excellence, et
par conséquent l'amour de l'indépendance,
de la grandeur, de la préférence, de l'es-
time, des louanges, de la confiance et de
l'amour des hommes, car on excelle par
tout cela.
Il n'est pas nécessaire , pour être orgueil-
leux , de croire que l'on a plus de mérite
que les autres et qu'on est digne de leur
être préféré. Il suffit de le désirer; car il y
en a qui connaissent leur bassesse, et qui
ne laissent pas d'être orgueilleux, par l'a-
mour qu'ils ont pour la grandeur et pour
tout ce qui les pourrait rehausser dans
l'esprit des hommes. Ainsi l'orgueil ne con-
IO PENSÉES MORALES.
siste pas seulement dans une vaine com^
plaisance pour les qualités qu'on croit
avoir; il consiste aussi dans le désir de les
avoir, et même dans le dépit que l'on sent
d'en être privé.
DE LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU.
Le passé est un abîme sans fond qui en-
gloutit toutes les choses passagères; et
l'avenir est un autre abîme qui nous est
impénétrable. L'un de ces abîmes s'écoule
continuellement dans l'autre : l'avenir se
décharge dans le passé en coulant par le
présent. Nous sommes placés entre ces
deux abîmes; car nous sentons l'écoule-
ment de l'avenir dans le passé, et c'est ce
qui fait le présent; comme le présent fait
toute notre vie. Ce qui en est passé n'est
plus, et ce qui en est futur n'est pas encore.
Voilà notre état. Et ce que nous devons
faire, c'est de prendre la part que Dieu
veut que nous prenions au présent, et de
regarder et le passé et l'avenir de la ma-
nière qu'il veut que nous les regardions.
PENSÉES MORALES. ÎI
INCONSTANCE DE LHOMME.
L'homme est si misérable, que l'incons-
tance par laquelle il abandonne ses des-
seins est en quelque sorte sa plus grande
vertu , parce qu'il témoigne par là qu'il y a
encore en lui quelque reste de grandeur
qui le porte à se dégoûter des choses qui
ne méritent pas son estime et son amour.
SUR LA MISERE DE LHOMME.
Le comble de la misère, dit saint Au-
gustin, c'est d'être misérable et de n'être
pas touché de sa misère. Cependant ce
comble de misère fait l'état commun des
hommes, et rien presque ne leur convient
plus généralement que d'être tous ensemble
accablés de maux, et insensibles à ces maux
qui les accablent.
12 PENSEES MORALES.
sur l'activité de l'ame HUMAINE.
Le plaisir de l'âme consiste à agir et à
s'occuper de quelqu'objet qui lui plaise, et
la cessation de son action, ou son action
plus languissante lui cause ordinairement
du dégoût et de l'ennui. C'est ce qui fait
que l'on s'ennuie dans la solitude, parce
qu'on n'y a d'ordinaire que des pensées
faibles, et que les objets qui se présentent
ne nous remuent pas assez vivement; car
sitôt qu'on y est assez agité, on cesse aussi
de s'y ennuyer.
DU NÉANT DES CHOSES DU MONDE.
Il est étrange comment les hommes ont
tant de peine à se persuader du néant du
monde, puisque toutes choses les en aver-
tissent. Car qu'est-ce autre chose que l'his-
toire de tous les peuples et de tous les
hommes , qu'une instruction continuelle
que les choses temporelles ne sont rien?
Puisqu'en nous décrivant ce qu'elles ont
PENSÉES MORALES. l3
été, elles nous font voir en même temps
qu'elles ne sont plus; que toutes ces gran-
deurs et toutes ces pompes qui ont étonné
les hommes de temps en temps, tous ces
princes, tous ces conquérans, toutes ces
magnificences, tous ces grands desseins
sont rentrés dans le néant à notre égard;
que ce sont des vapeurs qui se sont dissi-
pées et des fantômes qui se sont évanouis.
INCOMPRÉHENSIBILITÉ DE l'hOMMÉ.
Il y a dans l'homme une sensibilité pro-
digieuse, capable de mouvemens déme-
surés de tristesse, d'amour, de joie, de
crainte, de désespoir; et une insensibilité
étonnante , capable de résister aux objets
les plus terribles. Les mêmes choses font
mourir les uns et n'émeuvent pas seule-
ment les autres, sans que l'on voie bien la
raison et la cause de ces différens effets.
LES JUGEMENS TÉMÉRAIRES.
Les jugemens téméraires sont les sources
de ce qu'on appelle préventions; ou plutôt
14 PENSÉES MORALES.
les préventions ne sont que des jugemens
téméraires que l'on fait de l'esprit, de la
disposition, ou des intentions des autres,
dont on se laisse fortement préoccuper;
car, au lieu qu'il n'y a point de peintre
qui voulût entreprendre de faire le portrait
d'un visage sur la description qu'on lui en
ferait en passant , nous non* formons sou-
vent en nous-mêmes le portrait des gens,
sur des discours inconsidérés qu'on aura
faits devant nous, ou sur quelque action
passagère. Et après avoir conçu ces im-
pressions, nous y ajoutons ensuite toutes
les autres actions : et cette idée nous sert
de clef pour expliquer tout le reste de leur
conduite, et de règle pour nous conduire
à leur égard. Ainsi , comme nous en avons
mal jugé, nous nous conduisons aussi mal
en leur endroit , et nous les traitons d'une
manière qui leur fait connaître notre pré-
vention et qui leur donne à leur tour de
l'éloi'uiement de nous.
■©■
On remédie à la malignité en se remplis-
sant le cœur de charité, et en l'y attirant
PENSÉES MORALES. l5
du ciel par les voies que l'Écriture nous
en ouvre. On y remédie en faisant souvent
réflexion sur les vertus et les bonnes qua-
lités des autres, en détournant sa vue de
leurs défauts, en s'appliquant beaucoup à
soi-même et à ses propres misères.
Nous sommes ravis de dire : Cette per-
sonne ne m'a point trompé: je l'ai toujours
connue telle qu'elle était; jamais je n'en ai
pu avoir bonne opinion. Et nous ne nous
disons jamais à nous-mêmes : Je me suis
bien trompé en telle et telle occasion. J'ai
soupçonné telle et telle personne de cer-
tains défauts sur des apparences que j'ai
reconnues depuis très - fausses. J'ai suivi
légèrement en telle et telle occasion l'im-
pression qu'on m'a voulu donner, et j'ai
reconnu depuis que j'avais mal fait de la
recevoir si facilement, sans en chercher
d'autres preuves.
Il faut remarquer qu'ordinairement on
ne se contente pas de juger des actions
particulières, mais que l'on forme un juge-
l6 PENSÉES MORALES.
ment absolu des personnes mêmes. On
regarde les unes comme imparfaites et mé-
prisables , et les autres comme dignes d'es-
time. On dit des unes qu'elles ne sont
bonnes à rien, et l'on relève les autres
comme de fort grands sujets. Or, souvent il
n'y a rien de plus téméraire que ces sortes
de jugemens. Car il y a des personnes qui
font peu paraître ce qu'elles ont de bon, et
d'autres où il parait plus de bien qu'elles
n'en ont. Il y en a qui ont des défauts plus
visibles et plus importuns aux autres, qui
ne laissent pas d'avoir un fonds de lumière
et d'équité, et une attache à leurs devoirs
essentiels qui les soutient dans les occa-
sions importantes; et d'autres, au contraire,
qui, faisant peu de fautes extérieures, ont
un certain défaut de raison et de lumière,
et de certains intérêts secrets qu'elles ne
connaissent pas elles-mêmes, qui produi-
sent de grands renversemens dans les
grandes occasions.
La passion et le peu de justesse d'esprit
altèrent presque toujours la vérité. Dans les
PENSEES MORALES. 17
discours que les hommes font les uns des
autres, ceux qui paraissent le plus sincères,
et qu'on ne saurait soupçonner de men-
songe et d'imposture, ne laissent pas de
nous tromper, parce qu'ils se trompent
souvent les premiers.
On croit ordinairement que les jugemens
téméraires ne sont blâmables que lorsque
l'on juge en mal , et que l'on condamne le
prochain; et on ne se fait aucun scrupule
de juger témérairement en bien , parce
qu'il n'y a point en cela de malignité. Mais
si c'est une moindre faute, c'en est une
néanmoins, parce que c'est toujours une
action contraire à la vérité et à la raison.
Il y a un milieu entre juger en mal et
juger en bien , qui est de ne juger point :
entre blâmer et louer, qui est de ne faire
ni l'un ni l'autre. Il faut de la connaissance
pour juger en mal, il en faut aussi pour
juger en bien et pour louer, et ainsi ce
■qui convient à ceux qui n'en ont point,
,c'est de suspendre leur jugement.
l8 PENSÉES MORALES.
La devise d'un païen était qu'à mesure
qu'il vieillissait, il apprenait toujours plu-
sieurs choses ; mais un chrétien pourrait
en quelque sorte en prendre une toute
contraire , et dire qu'à mesure qu'il vieillit
dans l'exercice de la vertu, il désapprend
toujours plusieurs choses, c'est-à-dire qu'il
reconnaît toujours de plus en plus qu'il y
a une infinité de choses que le monde
avance hardiment , et qu'il soutenait autre-
fois avec les autres, comme des vérités cer-
taines, qui non seulement ne le sont pas,
mais qui sont au contraire très-fausses; ce
qui lui donne une aversion extrême de
cet air présomptueux et décisif, et de cette
multitude de maximes téméraires que des
personnes peu éclairées proposent d'ordi-
naire sans défiance et sans scrupule.
RÈGLE POUR ÉVITER LES JUGEMENS
TÉMÉRAIRES.
Pour éviter Les jugemens téméraires aux-
quels on se laisse si facilement aller à l'é-
gard des autres, il ny aurait qu'à reniai-
PENSÉES MORALES. I9
quer ce qui nous choque dans ceux que
les autres font de nous; car il serait aisé,
par ce moyen, de se former certains prin-
cipes et certaines maximes pour nous ré-
gler dans nos jugemens, en se servant de
la délicatesse de l'amour-propre pour les
découvrir, et de l'amour de l'équité et de
la justice pour en user à l'égard du prochain,
après nous être convaincus que nous voulons
que les autres en usent envers nous-mêmes.
COMPENSATION DANS LES DIVERSES
CONDITIONS.
Toutes les choses du monde se réduisent
d'elles-mêmes à une espèce d'équilibre , et
les biens et les maux des diverses condi-
tions se balancent tellement qu'on les
trouve presque dans toutes en une égale
proportion. Ainsi l'erreur des hommes
consiste principalement en ce qu'ils s'ima-
ginent que leur condition est plus heureuse
que celle des autres, ou que celle des au-
tres au contraire est plus heureuse que la
leur. Et la vérité est, que toutes les coiuli-
20 PENSEES MORALES.
tions sont à peu près également heureuses
ou malheureuses.
INCERTITUDE DES HOMMES DANS LEUR
CONDUITE.
Qui demanderait à tous les hommes où
ils vont , ils répondraient tous d'une com-
mune voix, qu'ils vont à la mort et à
l'éternité, que toutes leurs démarches les
avancent vers ce terme si effroyable, et
qu'ils ne savent pas même si chaque pas
qu'ils font ne les y fera point arriver. Car
tous ces chemins ont cela de commun,
qu'on ne voit point si l'on est proche ou
éloigné de leur fin. Mais qui leur deman-
derait ensuite pourquoi ils vont par ce
chemin, plutôt que par un autre, et quel
fondement ont ces maximes par lesquelles
ils s'y conduisent, on verrait qu'à peine y
ont -ils fait réflexion, qu'ils ont embrassé
les premières lueurs qui les ont frappés,
que les règles qu'ils suivent n'ont point
d'autre source qu'une coutume qu'Us ont
embrassée sans examen, <»u des discours
PENSÉES MORALES. 11
téméraires dont ils ont fait des principes,
on enfin que leurs passions et leurs ca-
prices.
Il n'y a pas seulement une morale de
Chrétiens, une morale de Juifs, de Turcs,
de Persans, de Brachmanes, de Sabis, de
Parsis, de Chinois, de Brasiliens, qui con-
siste dans certaines maximes qui sont com-
munes à chacune de ces sociétés; mais
parmi ceux qui font profession de la même
religion, il y a souvent de différentes mo-
rales, selon les différentes professions. Les
magistrats ont certaines maximes, les gen-
tilshommes en ont d'autres ; il y a une mo-
rale de soldats, de marchands, d'artisans,
de partisans, et même de voleurs, de ban-
dits, de corsaires; puisque ces gens ont
certaines régies qu'ils observent entre eux
aussi fidèlement que les autres hommes ob-
servent leurs lois, et qu'ils se font comme
les autres une conscience qui approuve
leur genre de vie.
Ce qui est admirable , est que les hommes
22 PENSEES MORALES.
reconnaissent qu'ils ont besoin de maître
et d'instruction pour toutes les autres
choses; ils les étudient avec quelque soin;
ils sont dociles envers ceux qui les leur
montrent; il n'y a que la science de vivre
qu'ils n'apprennent point et qu'ils ne dé-
sirent point d'apprendre, ou qu'ils appren-
nent avec si peu de soin qu'il semble qu'elle
n'en vaille pas la peine.
SUR LE DANGER DES ENTRETIENS
DES HOMMES.
Ce que l'on appelle honneur en générai
n'a presque point d'objet certain. Les hom-
mes le placent où ils veulent, selon leur fan-
taisie , et il y a peu de choses honorables
qui ne puissent devenir honteuses par un
autre tour d'imagination. De sorte que,
quoiqu'il ne dépende pas de l'opinion de
nous faire aimer l'honneur, et que cette
inclination soit naturelle, il dépend néan-
moins de l'opinion de l'attacher à une
chose plutôt qu'à une autre.
PENSÉES MORALES. 23
Pour ce qui est des choses temporelles,
la concupiscence les approche des hommes,
et les leur fait vivement sentir : et la viva-
cité de ce sentiment, jointe à l'ardeur qu'ils
aperçoivent dans les autres pour ces mêmes
choses, augmente infiniment l'idée qu'ils
en ont. Ils n'en jugent plus par leur prix
véritable, mais par ce prix qu'elles ont
dans l'opinion des hommes. Ainsi, en s'ex-
citant les uns les autres à Fenvi à les ai-
mer et à les concevoir comme grandement
estimables, elles remplissenl premièrement
leur esprit, et ensuite tout leur cœur.
Il suffit de voir qu'une chose est aimée
et désirée de plusieurs personnes, pour
croire qu'elle mérite de l'être, puisqu'en
la possédant, on se regarde comme envi-
ronné de tous les jugemens avantageux de
cette foule de gens qui nous jugent heureux
de la posséder.
Nos chutes viennent ordinairement de
nos faux jugemen?; nos faux jugemens de
nos fausses impressions; et ces fausses im-
24 PENSÉES MORALES.
pressions du commerce que nous avons
les uns avec les autres par le langage.
Les hommes en sont venus jusqu'à un
tel point de corruption, qu'il n'est point
honteux parmi eux de n'être pas homme de
bien. Un homme dit, sans crainte de se
déshonorer, qu'il ne vaut rien. Il le dit
pour le faire croire. On le croit; et ce qui
est étonnant, on ne l'en estime pas moins,
on n'en a pas même pitié. C'est que l'on
attache uniquement son esprit à une cer-
taine honnêteté apparente qu'il v a dans
cet aveu de bonne foi de son dérèglement,
et que l'on ne passe pas plus avant. C'est
toute l'impression que nous font ces sortes
de discours.
Les discours des hommes sont pleins
d'illusions et de tromperies. On v loue ce
qu'il faut mépriser, et on y méprise ce qu'il
faut louer. On y porte à désirer ce qu'il
faut fuir, et à craindre ce qui n'est point à
craindre. On y représente comme heureux
ceux que l'on doit regarder comme misé-
PENSEES MORALES. 2.5
râbles , et comme misérables ceux que l'on
doit regarder comme les plus heureux des
hommes. Et ce qui est étrange , est que les
discours des gens de bien ne son t pas exempts
de cette séduction , parce qu'ils empruntent
du monde son langage en plusieurs occa-
sions, et qu'ils sont môme souvent obligés
de l'emprunter; car on ne les entendrait
pas, si leur langage était si différent de celui
des autres.
Qu'est-ce que cette gloire humaine qui
fait tant d'impression sur nos esprits, et
qu'est-ce qu'elle a de réel et de solide de-
vant Dieu? Elle consiste toute dans la vue
de quelque jugement avantageux, que d'au-
tres portent de nous : et ces personnes sont
d'ordinaire des gens qui nous connaissent
peu , qui nous aiment peu , et dont le juge-
ment n'est ni fort solide, ni fort estimable
par notre aveu même : de sorte que sou-
vent nous les méprisons en toute autre
chose. Ces jugemens nous sont d'ailleurs
entièrement inutiles. Ils n'ajoutent rien ni
à notre âme, ni à notre corps : ils ne di-
3
l6 PENSÉES MORALES.
minuent aucun de nos maux ; ils ne serveiit
qu'à nous tromper, en nous portant à juger
de nous, non sur la vérité, mais sur l'opi-
nion d'autrui; et après nous avoir amusés
durant la vie, ils disparaissent tout d'un
coup à l'heure de notre mort, parce que
nous perdons alors le sentiment de toutes
ces choses. Voilà ce que c'est que cette fu-
mée et cette vapeur qui nous enfle et qui
nous remplit.
LA GRANDEUR ET LA JUSTESSE D'ESPRIT.
Qu'est-ce donc qu'avoir de l'esprit? Il en
faut juger par la comparaison de la vue du
corps , qui est l'image de celle de l'Âme.
Avoir bonne vue , c'est voir les choses telles
qu'elles sont, c'est-à-dire les grandes comme
grandes, et les petites comme petites. Ceux
qui verraient une montagne comme une
fourmi, et une fourmi comme une monta-
gne, auraient très-mauvaise vue. Il en est
de même des esprits : ceux qui conçoivent
les grandes choses, c'est-à-dire les choses
spirituelles, comme grandes, et d'une ma-
PENSÉES MORALES. 27
uièrc plus vive et plus lumineuse, et qui
voient les petites, c'est-à-dire celles du
monde, dans leur petitesse naturelle, sans
les grossir ni les augmenter par leur ima-
gination, sont les grands esprits et les es-
prits justes.
l'amour-propre.
Nous désirons d'être aimés pour nous
aimer encore davantage. L'amour des au-
tres envers nous fait que nous nous jugeons
plus dignes d'amour, et que notre idée se
présente à nous d'une manière plus aimable.
Nous sommes bien aises qu'ils jugent -de
nous comme nous en jugeons nous-mêmes,
parce que notre jugement, qui est toujours
faible et timide quand il est tout seul , se
rassure quand il se voit appuyé de celui
d'autrui , et ainsi il s'attache à soi-même
avec d'autant plus de plaisir, qu'il est moins
troublé par la crainte de se tromper.
C'est une chose dure d'être méprisé et
condamné par les autres, mais il est encore
28 PENSÉES MORALES.
plus dur d'être méprisé et condamné par
soi-même; parce qu'il n'y a personne que
nous aimions mieux que nous, et dont nous
désirions davantage l'estime et l'appro-
bation.
DES RUSES DE l'aMOUR-PROPRE.
Qui laisserait agir l'aniour-propre, il ne
manquerait pas, lorsqu'il est obligé de re •
jeter de fausses louanges, de se dédomma-
ger de ce désaveu par d'autres qui pour-
raient passer pour vraies. Après s'être pro-
curé la gloire de la sincérité , il saurait bien
retenir une partie de Thonneur qu'on lui
voulait faire. S'il désavouait de faux titres,
il en substituerait d'autres véritables; et re-
connaissant qu'il n'a pas les qualités qu'on
lui voudrait donner, il en mettrait en vue
d'autres qui feraient à peu près le même
effet.
LA GRANDEUR.
Les hommes ont des instincts tout con-
traires à l'égard de la grandeur, qui nais
PENSEES MORALES. 29
sent néanmoins également de leur corrup-
tion naturelle. Ils l'aiment, ils la haïssent,
ils l'admirent, ils la méprisent; ils l'aiment,
parce qu'ils y voient tout ce qu'ils désirent,
les richesses, le plaisir, l'honneur, la puis-
sance. Ils la haïssent, parce qu'elle les ra-
baisse et les humilie, et qu'elle leur fait
sentir la privation où ils sont de ces biens
qu'ils aiment. Ils l'admirent, parce qu'ils
en sont éblouis; ils la méprisent aussi quel-
quefois, ou ils font semblant de la mépriser,
afin de s'élever dans leur imagination au-
dessus des grands, et de se bâtir ainsi une
grandeur imaginaire, par le rabaissement
de ceux qui sont l'objet de l'admiration des
personnes du commun.
Le mépris humain de la grandeur ne se
rencontre d'ordinaire qu'en certaines gens
qui couvrent leur orgueil du nom de phi-
losophie, et qui ne pouvant satisfaire leur
ambition en se faisant grands, tâchent de
satisfaire leur malignité en rabaissant ceux
qui le sont. Puisque nous ne pouvons par-
venir a la grandeur, vengeons-nous à en mé-
V
3o PENSÉES MOKA] Es.
dire, disait assez agréablement Montaigne,
pour exprimer ce sentiment naturel d'or-
gueil.
Les hommes ont une telle opposition à
s humilier sous d'autres, et à les reconnaî-
tre pour plus grands qu'eux, que pour y
accoutumer leur âme , il faut en quelque
sorte y accoutumer leur corps, afin que
l'âme en prenne insensiblement le pli et la
posture, et passe de la cérémonie à la vé-
rité. Et c'est pourquoi il a été bon que ces
respects extérieurs fussent incommodes ,
parce que autrement elle ne se serait pas
aperçue qu'ils sont destinés à honorer les
grands , et elle aurait pu s'y attacher pour
le seul plaisir ou pour la commodité qu elle
y aurait trouvée, et les rendre ainsi indif-
féremment à tout le monde; ce qui n'aurait
point produit cet effet, d'imprimer insen-
siblement dans l'esprit des sentimens de
révérence pour ceux qu'on honore de cette
soi te.
L'honueui attaché à la condition des
FESSEES MORALES. 3l
grands fait honorer leurs vices s'ils sont
vicieux, et fait de même honorer toutes les
vertus lorsqu'elles paraissent en eux. I.a
modestie dans les habits, la fuite des diver-
tissemens dangereux, l'observation exacte
des lois de l'Église, ne passent plus pour
honteuses, lorsque les grands en font une
publique profession. En les imitant, on se
croit à couvert de la moquerie des hommes,
et l'on fait gloire de suivre ceux que la
gloire suit toujours.
Cette grandeur fait que dès leur jeunesse
les grands sont accoutumés à voir que tout
le monde leur cède et se rend à toutes leurs
inclinations, et cela leur persuade insensi-
blement que tous ces gens, qui leur témoi-
gnent tant de déférence et tant de respect,
ne sont nés que pour eux, et pour contri-
buer ou à leur divertissement ou à leur
grandeur. Ainsi, ils croient n'avoir autre
chose à faire qu'à en jouir et à travailler à
l'augmenter, en faisant servir à cette fin
toutes les personnes qui sont dans leur dé-
pendance; et il ne leur vient presque jamai>
rlans l'esprit que cpUc grandeur, et ton- i es
32 PENSÉES MORALES.
autres biens qu'ils possèdent, ne sont au
-contraire destinés, par l'ordre de Dieu, que
pour servir ceux qui leur sont assujettis.
On voit ordinairement que les grands qui
ont les vices des grands, sont tellement oc-
cupés de leur grandeur, et que toutes leurs
pensées se renferment tellement en eux-
mêmes, qu'ils ne rendent presque jamais
aucun service gratuit à personne. Ils sont
avares de leur recommandation comme de
leur bien, de peur que s'ils obtenaient, quel-
ques grâces pour les autres, on ne leur en
tînt compte sur celles qu'ils espèrent pour
eux-mêmes : ce qui fait que leurs plus in-
times amis n'osent leur demander leur fa-
veur dans leurs affaires, à moins qu'ils ne
l'aient achetée par des services réels, et que
ce soit plutôt une récompense qu'une grâce.
Ainsi ils font véritablement trafic de leur
crédit et de leurs paroles ; et l'on peut dire,
sans leur faire tort, qu'ils ne sont que des
marchands d'une condition plu-, relevée.
La vtr itf cherche quelquefois les petits
PENSÉES MORALES. 33
et elle se présente à eux sans qu'ils la de-
mandent; mais il faut que les grands la
cherchent avec grand soin, et qu'ils aillent
au-devant d'elle, s'ils la veulent trouver en
f-e monde.
DES LIVRES.
Il y a des poisons dans les livres, qui
sont visibles et grossiers. Il y en a d'invi-
sibles et de cachés. Il y a des livres qui sont,
tout empestés, et d'autres qui ne sont cor-
rompus qu'en certaines parties, et il y en a
peu qui ne le soient en cette manière. Car
les livres sont les ouvrages des hommes; et
la corruption de l'homme se mêle dans la
plupart de ses actions. Et comme elle con-
siste dans l'ignorance et dans la concupis-
cence, presque tous les livres se ressentent
de ces deux défauts.
Ils se ressentent de son ignorance par les
maximes fausses qui y sont semées. Ils se
ressentent de la concupiscence, parce que
les passions qui nous possèdent s'impriment
dans nos livres, et portent ensuite cette im-
3 4 PENSÉES MORALES.
pression insensible jusque dans l'esprit de
ceux qui les lisent.
de l'éducation d'un prince, et de
l'enseignement en général.
Un prince n'est pas à lui, il est à l'État;
Dieu le donne aux peuples en le faisant
prince : il leur est redevable de tout son
temps. Et sitôt qu'il est capable de discer-
nement, il commet une double faute, s'il ne
s'applique avec tout le soin qu'il peut aux
études et aux exercices qui servent à le
disposer à s'acquitter des devoirs d'un
prince. Car il ne se fait pas seulement tort
à soi-même, en abusant de son temps, mais
il fait tort à l'État, auquel il le doit.
Former le jugement, c'est donner à un
esprit le goût et le discernement du vrai ;
c'est le rendre délicat à connaître les faux
raisonnemens un peu cachés ; c'est lui ap-
prendre à ne se pas éblouir par un vain
éclat de paroles vides de sens, à ne se payer
pas de mots ou de principes obscurs , à ne
•ic satisfaire jamais qu'il n'ait pénétré jus-
PENSÉES MORALES. Vj
qu'au fond des choses ; c'est le rendre
subtil à prendre le point dans les matières
embarrassées , et à discerner ceux qui s'en
écartent ; c'est le remplir de principes de
vérité qui lui servent à la trouver dans
toutes choses, et principalement dans celles
dont il a le plus de besoin.
La morale est la science des hommes, et
particulièrement des princes, puisqu'ils ne
sont pas seulement hommes, mais qu'ils
doivent aussi commander aux hommes , et
qu'ils ne le sauraient faire s'ils ne se con-
naissent eux-mêmes , et les autres daus
leurs défauts et dans leurs passions, et s'ils
ne sont instruits de tous leurs devoirs. C'est
donc dans cette science qu'il les faut prin-
cipalement former. Comme l'usage en doit
être continuel, l'étude en doit être conti
nuellc. On ne saurait trop tôt la commen-
cer, parce qu'on ne peut trop tôt commen-
cer à se connaître, et elle est d'autant plus
rommode , que toutes choses y peuvent
servir; car on trouve partout les hommes
et leurs défauts.
36 PENSEES MORALES.
Rfen n'est si difficile que de se propor-
tionner à l'esprit des enfans , et c'est avec
raison qu'un homme du monde Montaigne)
dit que c'est l'effet dune âme bien forte et
bien élevée de se pouvoir accommoder à ces
allures puériles. Il est facile de faire des
discours de morale pendant une heure :
mais d'y rapporter toujours tontes choses,
sans qu'un enfant s'en aperçoive et s'en dé-
goûte, c'est ce qui demande une adresse
qui se trouve en peu de personnes.
On doit considérer que le temps de la
jeunesse est presque le seul temps où la
vérité se présente aux princes avec quelque
sorte de liberté ; elle les fuit tout le reste de
leur vie. Tous ceux qui les environnent ne
conspirent presque qu'à les tromper, parce
qu'ils ont intérêt de leur plaire, et qu'ils
savent que ce n'en est pas le moyen que de
leur dire la vérité. Ainsi leur vie n'est pour
l'ordinaire qu'un songe, où ils ne voient que
des objets faux et des fantômes trompeurs.
Il f.iut donc qu'une personne chargée de
V'instruction d'un prince se représente sou
PENSÉES MORALES. $",
vent que cet enfant, qui est commis à ses
soins , approche d'une nuit où la vérité l'a-
bandonnera , et qu'il se hâte ainsi de lui
dire et de lui imprimer par avance dans l'es-
prit tout ce qui est le plus nécessaire pour
se conduire dans les ténèbres que sa condi-
tion apporte avec soi par une espèce de
nécessité.
L'instruction a pour but de porter les
esprits jusqu'au point où ils sont capables
d'atteindre. Elle ne donne ni la mémoire,
ni l'imagination, ni l'intelligence ; mais elle
les cultive toutes en partie en les fortifiant
l'une par l'autre. On aide le jugement par
la mémoire, et l'on soulage la mémoire par
l'imagination et le jugement.
I.A RHÉTORIQUE.
La vraie rhétorique est fondée sur h»
vraie morale, puisqu'elle doit toujours im-
primer une idée aimable de celui qui parle,
et le faire passer pour honnête homme :
ce qui suppose que l'on sache en quoi con-
siste l'honnêteté, et ce qui nous l'ait aimei
38 PESSÉES MORALES.
C'est mal parler que de se faire ou haïr,
ou mépriser en parlant. Et cette règle oblige
d'éviter tout ce qui ressent la vanité, la lé-
gèreté, la malignité, la bassesse, la bruta-
lité, l'effronterie, et généralement tout ce
qui donne l'idée de quelque vice et de quel-
que défaut d'autrui.
l'éloquence.
Il y a deux sortes de beautés dans l'élo-
quence, auxquelles il faut tâcher de rendre
les enfans sensibles. L'une consiste dans les
pensées belles et solides, mais extraordi-
naires et surprenantes. Lucaiu , Sénèque et
Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.
L'autre, au contraire, ne consiste nulle-
ment dans les pensées rares, mais dans un
certain air naturel, dans une simplicité fa-
cile, élégante et délicate, qui ue bande point
l'esprit, qui ne lui présente que des images
communes, mais vives et agréables, et qui
sait si bien le suivre dans ses mouvemens,
qu'elle ne manque jamais de Lui proposer
sur chaque sujet les objets dont il peut
PENSÉES MORALES. 3o,
être touché, et d'exprimer toutes les pas-
sions et les mouvemens que les choses qu'elle
représente y doivent produire. Cette beauté
est celle de Térence et de Virgile; et l'on
voit , par là, qu'elle est encore plus difficile
que l'autre, puisqu'il n'y a point d'auteurs
dont on ait moins approché que de ces
deux- là.
Si l'on ne sait mêler cette beauté natu-
relle et simple avec celle des grandes pen-
sées, on est en danger d'écrire et de parler
d'autant plus mal, que l'on s'étudiera da-
vantage à bien écrire et à bien parler : et
plus on aura d'esprit , plus on tombera
dans un genre vicieux. Car c'est ce qui fait
qu'on se jette dans le style des pointes, qui
est un très-mauvais caractère. Quand même
les pensées seraient solides et belles en elles-
mêmes, néanmoins elles lassent et accablent
l'esprit, si elles sont en trop grand nombre ,
et si on les emploie en des sujets qui ne les
demandent point. Sénèque qui est admira-
ble, étant considéré par parties, lasse l'es-
prit quand on le lit tout de suite; el je
crois que si Quintilien a dit de lui avec rai-
4o PENSEES MORALES,
son qu'il est rempli de défauts agréables,
abundat dulcibus vitiis, on en pourrait dire,
avec autant de raison, qu'il est rempli de
beautés désagréables par leur multitude et
par le dessein qu'il paraît avoir eu de ne
dire rien simplement, et de tourner tout en
forme de pointe. Il n'y a point de défauts
qu'il faille plus faire sentir aux enfans lors-
qu'ils sont un peu avancés, que eclui-là,
parce qu'il n'y en a point qui fasse plus
perdre le fruit des études , en ee qui regarde
le langage et l'éloquence.
INCERTITUDE DES TRAVAUX DE l'uOMME.
Operosè nîhil agant : Ces gens se remuent
toujours sans rien avancer. C'est la plus gé-
nérale devise des hommes. Ils s'empressent,
et leur empressement se termine à rien; ils
tout des châteaux de carte que le vent em-
porte. Pour travailler, il faut connaître le
but de son travail. Ct lui '/ni cherche le bien
a raison de se lever avant le jour y dit l'E-
criture; mais si on n< sait pas où esl lf bien,
I- vain se léve-t-on (\\\ matin pour l'aller
PENSÉES MORALES. 4l
chercher. Les gens actifs n'avancent pas
j)Ins que les paresseux, quand ni les uns ni
les autres ne savent ce qu'il faut faire.
En suis-je bien plus heureux pour savoir
ce que les philosophes m'apprennent de la
nature de l'âme, de son siège, de sa durée?
C'est un air, disent-ils, c'est un feu, c'est
une lumière , c'est une harmonie , c'est une
quintessence, c'est un esprit, c'est une par-
tie de l'âme du monde. Elle est dans le
cœur, dans le ventre, dans le cerveau, dans
une glandule du cerveau. Elle passe d'un
corps à un autre, elle s'envole en haut, elle
descend en bas, elle pérît, elle demeure
long-temps, elle subsiste toujours, elle de-
vient Dieu, elle devient démon. Me voilà
bien avancé; mais je veux que ce soient des
vérités. Sont-cc des vérités qui me soient
utiles et auxquelles j'aie raison de prendre
intérêt?
J>E LA CONNAISSANCE DE SOI-MEME ET DES
AUTRES.
I /homme veut se voir, parce qu'il csl
vain ; il évite de se voir, parce qu'étant vain,
4*
42. PENSÉES MORALES-
il ne peut souffrir la vue de ses défauts et
de ses misères. Pour accorder donc ces dé-
sirs contraires, il a recours à un artiûce di-
gne de sa vanité , par lequel il trouve moyen
de les contenter tous deux en même temps.
C'est découvrir d'un voile tous ses défauts,
de les effacer en quelque sorte de l'image
qu'il se forme de lui-même, et de n'y laisser
que les qualités qui le peuvent relever à ses
propres yeux. S'il ne les a pas effectivement,
il se les donne par son imagination: et, s'il
ne les trouve pas dans son propre être, il
les va chercher dans les opinions des hom -
mes, ou dans les choses extérieures qu'il
attache à son idée, comme si elles en fai-
saient partie; et par le moyen de cette illu-
sion , il est toujours absent de lui-même et
présent à lui-même; il se regarde continuel-
lement, et il ne se voit jamais véritablement,
parce qu'il ne voit, au lieu de lui-même, que
le vain fantôme qu'il s'en est formé.
Un capitaine, en se regardant soi-même,
\oii un fantôme à cheval, qui commande à
des soldats. Un prince \oit un homme ri
PENSÉES MORALES. l\li
chement vêtu, qu'on regarde avec respect,
et qui se fait obéir par quantité de gens.
Un magistrat voit un homme revêtu des
ornemens de sa dignité, qui est révéré des
autres hommes, parce qu'il est en état de
les obliger ou de leur nuire. Une femme
vaine se représente une idole qui charme
par sa beauté ceux qui la voient. Un avare
se voit au milieu de ses trésors. Un ambi-
tieux se représente entouré de gens qui s'a-
baissent sous sa grandeur. Et ainsi , chacun
n'a pour but, dans toutes ses actions dont
l'amour-propre est le principe, que d'atta-
cher toujours à l'idée qu'il a de lui-même de
nouveaux ornemens et de nouveaux titres.
D'où pensez -vous que vient cet ennui
qui accable ceux qui ont été dans les grandes
places, quand on les réduit à vivre en re-
pos dans leur maison ? Ce n'est pas seule-
ment de ce qu'ils s'y voient trop, et que la
vue de leurs misères et de leurs défauts les
y vient troubler. Peut-être que c'est une
des causes de leur chagrin, mais ce u'esl
pas la seule, (l'est aussi parce qu'ils i
4 » PENSEES MORALES.
voient pas assez et qu'il y a moins de choses
qui renouvellent l'idée de leur moi. Cette
idée faisait leur plaisir dans leur fortune ,
et l'absence de ce plaisir fait leur chagrin
pendant ce qu'ils appellent disgrâce.
La principale distinction des grands et
des petits , de ceux qui ont de la réputation
et de ceux qui n'en ont pas, c'est qu'il y a
plus de gens qui font le portrait des uns
<jue des autres. Que de gens font le portrait
d'un prince! Tout son royaume, tous les
pays étrangers sont pour lui une académie
de peintres, dont il est le modèle. Ceux qui
en sont plus éloignés ne le représentent
que par des traits plus grossiers. Ceux qui
en sont plus près en font des portraits plus
yifs et plus ressemblans. Un homme du
commun, au contraire, qui vit dans sa fa-
mille, n'est peint que par le petit nombre
de ceux qui le connaissent ; et les portraits
qu'on fait de lui ne sortent guère hors de
l'enceinte de sa ville.
Que Ton choisisse le plus grand et le plus
orieilX homme du monde, et qu'on lui
PENSÉES MORALES. 4^
donne un esprit assez étendu pour contem-
pler tout à la fois toute cette variété de ju-
gemëns qu'on fait de lui , et pour jouir plei-
nement de tout le spectacle des pensées et
des mouvemens qu'il excite dans les autres,
il n'y a point de vanité qui puisse subsister
à cette vue. Pour un petit nombre de juge-
mens avantageux, il en verrait une infinité
qui lui déplairaient. Il verrait que les sen-
timens qu'il dissimule , ou qu'il ne connaît
point, sautent aux yeux de la plupart des
gens ; que souvent ils ne s'entretiennent
d'autre chose, et qu'on ne le regarde que
par cet endroit. Il verrait que le monde est
bien peu touché de toutes ces belles qualités
dont il se flatte; que les uns ne les voient
seulement pas, les autres les regardent avec
froideur, les autres n'y remarquent que ce
qu'elles ont de défectueux , les autres les
obscurcissent et les défigurent en y joignant
des défauts qu'ils connaissent en lui; et que
de tout cela il se forme un portrait qui n'est
propre qu'à faire mourir son orgueil.
On entend parler à toute heure avec me-
46 PENSÉES MORALES.
pris de gens qui se trompent eux-mêmes.
On voit qu'ils sont l'objet ordinaire de la
moquerie des hommes. Car il n'y a rien de
plus ridicule qu'un homme trompé par sa
propre vanité. Cependant on ne pense point
qu'on est soi-même cet homme trompé et
ridicule, qu'on dit peut-être de nous eu
notre absence ce qu'on dit des mitres de-
vant nous, que nous y donnons autant de
sujet qu'eux, et qu'il n'y a pas d'apparence
qu'on ait plus d'égards pour nous que pour
tous les autres.
Que dirait-on d'un homme qui, voyant
tous les jours son image dans un miroir,
et s'y regardant sans cesse, ne s'y recon-
naîtrait jamais et ne dirait jamais, me voilà?
Ne laccuscrait-on pas d'une stupidité peu
différente de la folie? C'est néanmoins ce
que font tous les jours les hommes, et c'est
même l'unique secret qu'ils ont trouvé pour
se rendre heureux. Ils voient à tous mo-
mens l'image de leurs propres défauts dans
rcux di1 tous les autres, et ils ne les v ven -
lent jamais reconnaître.
PENSÉES MOHAEES. 47
Le principe général de l'amour-propre,
c'est qu'on ne peut rien condamner en nous
par un mouvement d'équité et de justice,
Ainsi , dès-lors que quelqu'un fait voir qu'il
ne nous approuve pas en tout, on lui atta-
che l'idée de prévention, de jalousie, ou
quelque autre, encore moins favorable. Et
comme personne n'aime à se faire regarder
ainsi , il se forme parmi les hommes une
espèce de conspiration à se dissimuler les
sentimens qu'ils ont les uns des autres, et
il n'y a pas d'accord mieux gardé que ce-
lui-là, parce qu'il est fondé sur un senti-
ment propre, dont il v a peu de personnes
qui soient exemptes.
On ne dit pas la vérité aux grands , parce
qu'on a intérêt de la leur cacher; on ne la
dit pas non plus aux petits, parce qu'on n'a
pas assez d'intérêt de la leur dire.
Au lieu que la charité oblige à avertir
les personnes mêmes de leurs défauts, pour
leur donner moyen de s'en corriger, et à
les cacher aux autres, pour ne pas blesser
48 PENSÉES MORALES.
leur réputation, on fait d'ordinaire tout le
contraire, et l'on parle de ces défauts à tout
le monde, à l'exception de ceux-là seule-
ment qu'il serait utile d'en avertir.
Il ne fout presque rien à l'amour-propre
pour prendre parti. Il se fait des intérêts
secrets dans les choses mêmes où il ne pa-
raît point en avoir. Les moindres avances,
les moindres engagemens, les moindres vues
de plaire ou de déplaire, suffisent pour oter
l'équilibre, et pour porter l'esprit à ne cher-
cher des raisons que d'un côté. Combien y
en a-t-il , par exemple , qui n'ont point d'au-
tres raisons de demeurer dans un sentiment,
sinon qu'il faudrait quelque peine à exa-
miner les raisons contraires? Ils fuient le
travail de s'instruire, parce qu'il serait pé-
nible; ils veulent juger et décider, parce
qu'ils veulent paraître savans; et pour sa-
tisfaire tout ensemble ces deux inclinations,
ils supposent, sans. autre examen, que ce
qu'ils ont appris est vrai.
Le inonde esl plein de gens qui reniai-
PENSÉES MORALES. 49
quent les défauts des autres avec un discer-
nement admirable , qui ne leur pardonnent
rien, et qui, était sujets aux mêmes ou à
de plus grands défauts qu'eux , n'y font pas
la moindre réflexion. Les personnes les plus
vaines ne laissent pas de se moquer de la
vanité des autres ; les plus trompés se rient
de ceux qu'ils croient trompés ; les plus in-
justes reprochent aux autres leur injustice;
les plus aigres font des leçons de douceur;
les plus prévenus parlent avec force contre
les préventions; les plus opiniâtres sont les
premiers à accuser les autres d'opiniâtreté.
Ii est bien difficile qu'on n'ait pas envie
d'avertir ces sortes de gens qu'ils feraient
bien de se dire à eux-mêmes ce qu'ils di-
sent aux autres , et de se reconnaître dans
les portraits qu'ils en font. Nosce te Ipsum.
Comme l'ignorance de soi-même est la
source de tous les vices, on peut dire que
la connaissance de soi-même est le fonde-
ment de toutes les vertus.
La prudence dépend tellement de la con-
5o PENSÉES MORALES.
naissance de soi-même, qu'on ne fait guère
de fautes d'imprudence, que parce qu'on
ne se connaît pas assez. Car la plupart des
entreprises mal concertées et des desseins
téméraires viennent de la présomption de
ceux qui les forment, et cette présomption
vient de l'aveuglement où ils sont à l'égard
d'eux-mêmes.
Qu'on fasse réflexion sur ceux qui rem-
plissent les charges et les emplois du monde
et sur le lieu qu'ils occupent, et l'on trou-
vera que presque personne n'est bien placé.
Combien y a-t-il de gens qui, n'ayant que
des bras et point de tète, choisissent des
emplois qui auraient besoin de tête et non
de bras? Combien y en a-t-il qui, n'étant
nés que pour obéir, et non pour conduire,
occupent des places où il est besoin de con-
duire, et non d'obéir? Combien v en a-t-il
qui s'engagent dans des ministères qui sont
au-dessus de leur lumière, de leur force et
de leur vertu? Et combien peu s'en retirent
par la connaissance de leur incapacité? Cha-
cun se croit capable de tout, et ne born<-
PENSÉES MORALES. 5l
ses prétentions que par l'impuissance où il
se trouve de s'élever plus haut.
Si tout ce qui est clans l'esprit d'un flat-
teur était développé et exprimé, on le pour -
rait réduire à cet étrange compliment :
« Ne vous imaginez pas, monsieur, que je
croie rien des louanges que je vous donne.
J'ai pour vous tout le juste mépris que vous
méritez; mais comme je sais que vous êtes
assez vain pour croire qu'on ait dans le
cœur les sentimens d'estime que je vous
témoigne , et que l'amour excessif que vous
avez pour vous - même vous pourra dis-
poser par là à me faire les grâces que je
souhaite , j'ai cru , pour les obtenir, devoir
employer un moyen qui devrait attirer tout
le contraire. » Voilà ce que les grands pour-
raient voir dans l'esprit de la plupart des
gens qui les louent, s'ils savaient joindre
aux expressions de ces flatteurs ce qu'ils
pourraient connaître de leurs pensées.
Il y a bien des gens qui ne font guère
ce qu'il faut pour se faire aimer; mais il ay
52 PENSÉES MORALES.
en a point qui ne soient bien aises d'être
aimés , et qui ne regardent avec plaisir dans
les autres cette pente du cœur tourné vers
eux qui est ce qu'on appelle amour. Que,
s'il ne paraît pas qu'on travaille fort à s'at-
tirer cet amour, c'est qu'on aime encore
mieux imprimer dos sentimens de crainte
et d'abaissement sous sa grandeur, ou que,
désirant avec trop de passion de plaire à
certaines gens , on se met moins en peine
de plaire aux autres.
Quiconque se loue et étale ce qu'il croit
avoir de bon, prétend par là appliquer les
autres à soi, et c'est à peu près la même
chose que s'il les priait bonnement de lui
donner des louanges et de le regarder avec
estime et avec amour.
A force de regarder certaines actions
comme capables de nous attirer l'infamie
publique et l'aversion des honnêtes gens,
il s'en forme dans l'esprit une idée coufuse,
qui nous les représente comme haïssables,
aans que l'esprit démêle pourquoi, et cetti
PENSÉES MORALES. 53
idée suffit pour exciter dans le cœur un
mouvement d'aversion et d'éloignement.
Ce serait une chose infinie que de mar-
quer en particulier toutes les instructions
que nous pouvons tirer du commerce des
hommes et de la considération de leurs ac-
tions.
Il sufat de dire, en général, qu'il n'y a
point de livre qui en fournisse un si grand
nombre ni de si variées, et que les meilleurs
livres mêmes ne consistent presque que dans
les réflexions que des gens éclairés ont faites
sur la conduite des hommes , et que nous
pourrions faire comme eux , si nous y étions
appliqués ; qu'elles ne se tirent pas seule-
ment de l'exemple des personnes illustres,
ni des actions éclatantes, mais des personnes
les plus basses et des actions les plus ordi-
naires ; qu'on peut apprendre à connaître
les hommes et à se connaître par la con-
duite de ses serviteurs , par les entretiens
des paysans , des artisans , des hommes ,
des femmes, et des esprits les plus petits et
les plus bornés.
5*
54 PENSEES MORALES.
DES RAPPORTS.
Il y en a qui ne manquent jamais, quand
ils veulent qu'une chose ne soit pas redite,
d'exiger expressément le secret. Et la cou-
tume n'en est pas mauvaise , parce que cela
applique davantage l'imagination de ceux
à qui on parle et les exempte de la peine
de discerner s'ils peuvent ou ne peuvent
pas rapporter ce qu'on leur a dit; puisqu'a-
près avoir promis expressément le secret,
il n'y a plus à délibérer. Mais, outre que
cette précaution serait assez incommode
dans un long entretien , et qu'il y en a même
qui seraient choqués qu'on eût si peu de
confiance en leur discrétion, il est difficile
de la pratiquer toujours, et il faudrait pour
cela une application dont bien des gens ne
sont pas capables. Il faut donc que le se-
cret naturel supplée au défaut d'un enga-
gement exprès, n'y ayant que cette seule
différence entre l'obligation naturelle au
seeret et celle qui vient d'une promesse
expresse, que dans la dernière on ne laisse
PENSÉES MORALES. 55
pas à celui qu'on y engage la liberté de dis-
cerner s'il peut ou ne peut pas rapporter
ce qu'on lui a dit, au lieu que dans l'autre
on s'en remet à sa discrétion , et l'on sup -
pose qu'il aura assez d'honnêteté pour ne
rapporter pas ce qu'il jugera être pré-
judiciable à celui dont il a appris ce qu'il
sait.
On corrige à tout moment, dans ce qu'on
écrit, des équivoques qui s'y glissent, de
peur qu'elles ne portent de faux sens dans
l'esprit des autres. On prévient les doutes
qui se peuvent exciter dans leur esprit sur
ce qu'on leur propose, et les fausses con-
séquences qu'ils en pourraient tirer : et avec
tout cela, on n'évite pas toujours que ce
qu'on écrit ne soit mal pris et mal entendu,
et qu'on ne soit obligé à de longs éclaircis-
semens. Que doit-il arriver dans des entre-
tiens passagers, où l'on n'apporte ni soin
ni application, ni précaution; où l'on n'ex-
prime la plupart des choses qu'imparfaite-
ment, et s'en remettant souvent à l'intelli-
gence de ceux à qui l'on parie?
56 PENSÉES MORALES.
Le sens de nos expressions n'est pas tout
renfermé dans les termes dont on se sert
pour s'exprimer : il dépend quelquefois des
discours qui l'ont précédé. Un ton, une in-
flexion, un geste, un air du visage, en
changent la signification, et souvent même il
dépend des pensées de ceux à qui l'on parle:
de sorte que, si faute d'attention, ils ne
prennent pas garde à cette suite, à ce ton,
à cet air, ou si l'on s'est trompé en leur at-
tribuant certaines pensées qu'ils n'avaient
point et qui faisaient néanmoins partie du
sens, ils se trompent presque nécessaire-
ment dans l'intelligence de ce qu'on leur
dit, et conçoivent tout un autre sens que
celui qu'on leur voulait faire concevoir.
Le monde est naturellement si malin ,
qu'il seconde toujours ceux qui veulent dé-
truire la réputation d'autrui; et s'il a quel-
quefois de l'estime pour certaines gens, c'est
on quelque sorte malgré lui et contre sa
première inclination : de sorte qu'il est tou-
jours bien aise qu'on lui aide à se défaire
de cette estime , comme d'une chose qui
PENSÉES MORALES. S1]
l'incommode. Qu'y a-t-il donc de plus ri-
dicule que de se repaître de cette vaine fu-
mée , et d'en faire la fin de ses actions et de
ses travaux?
SUR LES SOUPÇONS.
Il y a des gens, qui n'osent s'éclaircir de
leurs soupçons, de crainte de choquer ceux
dont ils les ont conçus, en s'en ouvrant à
eux. Mais il y a bien de l'apparence que
l'amour-propre a plus de part dans cette
reserve que la charité. La charité n'est pas
si timide, parce qu'elle ne suppose pas si
facilement que ceux à qui l'on expose ces
soupçons s'en puissent blesser. Elle croirait
leur faire injure de leur attribuer une déli-
catesse aussi injuste que celle-là. Elle sait
même entrer dans ces éclaircissemens d'une
manière si simple et si humble, qu'il est
presque impossible de s'en blesser. Car,
bien loin de faire paraître de l'attache à ces
soupçons, elle fait voir au contraire qu'elle
ne désire rien davantage que de les quitter
en changeant de sentiment. On ne s'offensr
58 PENSÉES MORALES.
guère contre ceux qui demandent à être
éclaircis avec cet esprit-là.
SUR LES MAUVAIS PREDICATEURS.
Il y a des prédicateurs qui choquent lçs
auditeurs inteliigens et judicieux, en s'é-
criant mal à propos sur de petites choses,
en s'échauffant sur des sujets qui ne le
méritent pas , et en faisant paraître je ne
sais combien de faux mouvemens qui in-
commodent étrangement ceux qui ont l'idée
de la justesse, aussi bien pour les mouve-
mens que pour les choses Ce qui les dé-
tourne du droit chemin , et qui les jette
dans la fausse éloquence , dans les pensées
vaines et de nulle édification, est souvent
qu'ils ont d'autres vues que celles qu'ils de-
vraient avoir en sf acquittant de leur minis-
tère. Us veulent paraître savans, éloqucns,
habiles; ils se piquent de bel-esprit, en un
mot, ils parlent pour eux-mêmes, et non
pour leurs auditeurs; et en parlant de la
sorte, ils ne parlent souvent ni pour les au-
diteurs, ni pour eux- mêmes.
PENSÉES MORALES. 69
SUR LA MORT.
Qu'est-ce que la vie dc^ hommes, qu'un
combat perpétuel contre la mort? L'on ne
mange que pour ne* point mourir de faim.
L'on ne boit qu'afin de ne pas mourir de
soif. L'on ne dort que pour s'empêcher de
mourir par le défaut de sommeil. L'on ne
travaille que pour repousser la mort que
la disette nous pourrait causer. L'on ne se
repose qu'afin de ne pas mourir de lassi-
tude. L'on est donc sans cesse aux prises
avec la mort. En étant ainsi obligés de faire
de continuels efforts pour la repousser, il
est bien étrange que nous puissions nous
empêcher d'y penser.
L'image de la mort, quand elle est pro-
che et certaine, ébranle les plus intrépides
et les plus fermes. Et quand on annonce à
quelqu'un qu'il n'a plus que fort peu de
temps à vivre , on est bien plus en peine de
modérer la crainte qu'il en conçoit que de
le porter à y penser.
ÔO PENSEES MORALES.
Ou peut prévoir ordinairement la chute
des bâtimens , parce que Ton en voit pres-
que toutes les parties , et il y a des voies
certaines de s'en assurer quand on en doute.
Mais le corps humain est un édifice qu'on
ne saurait visiter : c'esj; une machine dont
les ressorts sont cachés , et qui peut être
toute prête à se briser et à tomber en ruine,
sans qu'on s'en aperçoive. Tel croit être bien
éloigné de la mort , qui la porte dans le
sein. Et tel en est effectivement fort éloigné
à ce moment, qui en sera tout proche un
moment après.
Il est plus terrible qu'on ne pense de se
voir étendu dans un lit, une croix à la main,
attendant le coup de la mort et l'exécution
de la sentence donnée contre tous les hom-
mes, de voir que non seulement ceux qui
nous environnent , mais que toutes les créa-
tures ensemble, sont dans l'impuissance de
nous secourir, de sentir la mort qui s'em-
pare peu à peu de notre corps, d'éprouver
le renversement qui la précède , et enfui de
se voir périr et anéantir à l'égard du monde.
PENSEES MORALES.
&1
ïl est bon de considérer que nous nous
verrons tous, avant que de mourir, dans le
dernier rang des hommes, c'est-à-dire dans
un état auquel on préférerait les plus viles
d'entre les conditions des hommes. Il n'y a
point, par exemple , de roi mourant qui ne
voulut être le dernier de ses sujets. Et il n'y
a point de misérable esclave qui voulût
changer sa fortune avec celle de ce roi qui
n'aurait plus qu'un quart-d'heure à vivre.
Il est donc déjà en effet dans cet extrême
rabaissement ; il est déjà privé de toute sa
félicité humaine, et il éprouve déjà cette
mort avant celle du corps.
Ainsi , toutes les grandeurs et tous les
plaisirs ont pour terme, dès cette vie même,
le dernier degré de la bassesse et de la mi-
sère. C'est là la fin qui attend la plus écla-
tante vie du monde.
Quel aveuglement est-ce donc de regar-
der comme un bonheur la possession et la
jouissance des créatures, l'abondance des
richesses , l'élévation des grandeurs hu-
maines, les grands emplois, les grandes
62 PENSÉES MORALES.
affaires, ta pompe, l'éclat, la réputation
du monde , et tout ce qui flatte les sens et
la vanité des hommes ? Hélas ! est-on heu-
reux d'avaler des poisons dont on doit bien-
tôt avoir les entrailles déchirées ? Est-on
heureux de se lier à la roue sur laquelle on
doit souffrir un cruel supplice? Que peu-
vent produire dans l'âme tous ces objets de
cupidité, que de fortes attaches, que des
nœuds étroits? Et que produiront ces atta-
ches et ces nœuds quand la mort viendra à
nous séparer de ces objets , sinon de ter-
ribles douleurs ?
Apprenons de la fin du temps à juger du
prix du temps, et apprenons du prix du
temps à juger de la vie du monde et de la
nôtre. Car à quoi l'emploie-t-on , et à quoi
l'avons-nous nous-mêmes employé jusqu'ici?
Que fait-on de ce temps si précieux ? Les
uns le passent en des désordres grossiers,
les autres endevainsamusemens, les autres
en des desseins chimériques et en des tra-
vaux inutiles; les autres ne savent qu'en
faire , et ne cherchent qu'à le perdre. On
PENSÉES MORALES. 63>
le donne au premier venu. On se le laisse
ravir sans s'en plaindre ; c'est la seule chose
dont on est libéral. On estime sages ceux
qui le consument à chercher de vains éta-
blissemens , et généreux ceux qui le per-
dent pour un vain honneur. La vie des
hommes est à tout prix, et on la donne
souvent pour rien , c'est-à-dire qu'on
donne tout pour un néant.
SUR LA CRAINTE DE LA MORT.
Il n'y a rien de plus inutile que les efforts
que* font les philosophes païens et ceux qui
raisonnent en païens, comme Montaigne,
pour délivrer les hommes de la crainte de
la mort.
Cette crainte , qu'ils considèrent comme
un des plus grands maux de la vie, est ce
qui travaille le moins la plupart des hommes.
Qu'on jette les yeux sur les pauvres, qui font
les trois quarts du monde , on n'en trouvera
point qui pensent à la mort avec grand
effroi.
La plupart des riches même sont très-
64 PENSEES MOBALES.
peu frappés de cette crainte , et comme ils
la regardent toujours comme éloignée , ils
la regardent aussi avec assez de froideur.
Ensuite, les maladies qui les surprennent
portent avec elles les remèdes de cette
crainte , par l'affaiblissement de l'esprit
qu'elles causent , qui dispose mieux à re-
cevoir ta mort sans frayeur que toutes les
raisons d'Epictète et de Sénèque.
Ce n'est pas même un bien que d'inspirer
aux hommes le mépris de la mort ; il est
dangereux d'en bannir la crainte de l'esprit
du commun des hommes , parce que l'a*
mour du bien est trop faible pour les re-
tenir dans l'ordre.
SUR LES JUGEMEXS DES HOMMES.
Il y a peu de choses qui fassent- plus
d'impression sur notre esprit que les ju-
gemeris que les hommes portent de nous,
soit en bien, soit en mal. Il est étrange
combien les pensées des autres hommes ont
de part à nos actions. Leurs soupçons, leurs
défiances | leurs mépris nous troublent,
PENSÉES MORALES. 65
nous aigrissent , nous inquiètent. Leur
louange, leur approbation, leur confiance,
leur affection, nous gagnent, nous soutien-
nent, nous élèvent, nous donnent de la
la joie ; on s'y repose , on s'y assure , l'on
s'en croit plus fort.
SUR LES PASSIONS.
Quelle misère de n'être maître ni de son
esprit ni de son cœur , et de voir l'un oc-
cupé de mille pensées ridicules et déréglées,
et l'autre agité d'une infinité de mauvais
desseins et de sentimens corrompus , sans
pouvoir arrêter cette malheureuse fécon-
dité ! d'être obligé de vivre avec cette foui*1
d'ennemis intérieurs ; d'être toujours aux
mains avec, eux, sans pouvoir jamais les
exterminer ! Il ne faut point autre chose
pour se perdre que de se livrer à eux et de
cesser de les combattre, et l'on ne s'en peut
garantir que par une résistance continuelles
6*
66 PENSÉES MORALES,
SUR LA VIE HUMAINE
La vie humaine est toute pleine cle fausses
voies qui nous détournent de notre chemin,
et qui nous engagent dans des égaremens
dangereux , et. la cupidité qui vit toujours
en nous est un conseiller infidèle, qui nous
sollicite continuellement d'entrer dans ces
voies et qui nous les fait paraître agréables.
sur l'obéissance.
On n'aime à commander aux autres, ni à
se conduire soi-même, que parce qu'on s'en
croit capable. Il ne faut donc , pour aimer
que les autres nous conduisent, qu'être bien
convaincus de nos ténèbres et de la faiblesse
de nos lumières. Quand on est bien per-
suadé de son imprudence et de sa témérité,
OD est toujours bien aise de n'être point
chargé des événemens. Or, quand làmeest
bien pénétrée de- ces seutimens, bien loin
que ce lui soit une peine d'être soumise à
la volonté d'autrui , elle ne trouve sa paix
PENSÉES MOftALES. 67
et son repos qu'en cette soumission. L'assu-
jétissement ne lui est plus un joug , mais
un soulagement.
SUR LE TRAVAIL ET L EMPLOI DU TEMPS.
Pour le travail , chacun doit le propor-
tionner à son état et au temps qu'il y peut
employer; mais rien ne contribue plus au
repos et au bonheur de la vie , que savoir
s'y divertir et y passer son ennui, et utile-
ment, autant de temps que l'on veut.
On s'amuse cà apprendre aux personnes
de qualité des arts et des exercices de peu
d'usage ; mais on ne pense point à leur ap-
prendre à savoir se divertir dans un travail
solitaire. Cependant cette science est de
toute une autre importance que toutes celles
qu'on a soin de leur montrer. Car c'est elle
qui les rend indépendantes des compagnies,
des entretiens, des visites, des divertisse-
mens du monde C'est ce qui fait que l'on
n'est nulle part isolé et déplacé, parce qu'il
est facile de trouver partout une chambre
où l'on soit seul.
68 PENSÉES MORALES.
SUR LA DIVERSITÉ DES OPINIONS DES HOMMES.
Les gens du monde méprisent intérieure-
ment les philosophes et les enfans, les uns
comme se repaissant de spéculations vides
et creuses , les autres comme s'attachant à
un vain plaisir, et n'en voyant pas le peu
de solidité. Les philosophes méprisent et les
gens du monde comme n'étant point tou-
chés des beautés de l'esprit et de la nature,
et les enfans comme étant trop touchés des
objets des sens. Les enfans ne méprisent
personne , ils jouissent sans réflexion de la
beauté de l'objet qui les attire : et je pense
que, bien que toutes ces trois dispositions
soient défectueuses , celle des enfans l'est
moins que les autres.
Si tout le monde avait des palais , per-
sonne ne se trouverait heureux d'en avoir.
Qui est-ce qui compte entre les avantages
de sa condition , de voir le soleil , les étoi-
les , les nuées, les campagnes, les monta-
gnes ? Toutes les beautés de la pâture ne noos
PENSÉES MORALES. 69
sont rien , parce qu'elles sont communes
à tous. Et l'envie que les hommes ont de se
distinguer les a portés à attacher leur plai-
sir à des parterres , à des allées , à des
lambris, à des vases, à quelques ornemens
qui sont infiniment moins beaux que les
objets communs qui sont exposés à tout le
monde, et cela parce que les pauvres ne
jouissent pas de ces objets et qu'on loue
les riches de les avoir.
Le plaisir des hommes est donc un plai-
sir de vanité et de malice. 11 est tout ap-
puyé sur les faux jugemens des hommes ,
qui louent excessivement certaines choses,
parce que les autres ne les peuvent pas
avoir. Ce n'est pas ce qu'il y a de réel dans
les objets qui nous plaît , c'est de voir que
nous avons ce que les autres n'ont pas. Ces
plaisirs d'orgueil sont proprement ceux
dont les hommes sont insatiables. Ils se
dégoûtent de tous les autres ; mais ils ne
se lassent jamais de ceux-là , parce qu'il
y a des bornes dans les plaisirs des sens,
mais il n'y en a point dans ceux de l'or-
gueil.
PEHSEES MORALES.
DES DIFFERENTES MANIERES DE BLESSER
LA VÉRITÉ.
On peut blesser la venté en diverses ma-
nières, et il n'est pas juste que ceux qui la
blessent d'une manière parlent durement
de ceux qui la blessent en une autre. On
blesse la vérité en la combattant , en lui
résistant, en ne lui cédant pas, en inspirant
aux autres la fausseté. Cela est vrai ; mais
on ne la blesse pas moins en s'en glorifiant,
et en l'employant à nos intérêts et à notre
vanité, en la faisant servir d'arme contre la
charité. Que ceux qui blâment les autres
d'une simple ignorance et d'un défaut d'in-
telligence prennent garde s'ils n'ont point
déshonoré la vérité en ces autres manières ,
qui ne lui sont pas moins injurieuses.
Celui qui combat la vérité en est ennemi
en ce point : mais celui qui s'en sert contre
ia charité , en fait un usage aussi indigne
d'elle, puisque Dieu ne donne jamaisla vérité
pour affaiblir la charité.
PENSEES MORALES. 71
DES PASSIONS DES PETITS ET DES GRANDS.
Les passions des petits sont quelquefois
aussi fortes que celles des grands; mais elles
sont impuissantes. Comme ils y trouvent
des obstacles de toutes parts, ils sont obli-
gés de les modérer. Et ainsi, elles demeu-
rent sans effet : mais le malheur des .grands
est, ou que l'on ne s'oppose point à leurs
passions, ou que, s'ils y trouvent quelques
obstacles , ils trouvent aussi bien des
moyens de les surmonter. Mille gens se
joignent à eux pour les y aider. On les
pousse à les satisfaire, et on leur fait un
honneur de ne pas reculer. Ainsi ils s'en-
foncent de plus en plus dans les fautes
mêmes , auxquelles ils s'étaient portés avec
peu de passion.
SLR l/.lNTER-
A quels dangers n'expose point ceux qui
vivent dans le monde la nécessité de sub-
sister et de conserver son bien pour soi et
72 PENSEES MORALES.
pour ses enfans ? La plupart des gens du
monde sont tellement occupés de ce soin ,
qu'ils ne pensent qu'à cela. Il y en a peu
que ces soins n'engagent à des injustices, et
au moins à des sollicitudes dangereuses.
SUR I.À MEDISANCE.
Les personnes du monde sont exposées
par leur état à entendre une infinité de mé-
disances. La curiosité porte à les écouter, la
malignité à les croire , la légèreté à les ré-
pandre et à les communiquer à d'autres.
Ainsi, selon saint Bernard, une seule mé-
disance fait souvent périr un grand nombre
de personnes , ceux qui les écoutent avec
plaisir et ceux qui les publient.
SUR LA PRESOMPTION.
Le grand écueil de tous les hommes , et
surtout des jeunes personnes , est de vou-
loir éprouver si ce qu'on leur représente
comme dangereux l'est autant qu'on leur
dit. IK croieflt qu'ils jugeront oiieui d<
PF.XSEES MORALES. 7 >
Unit par leur propre essai que par la lu-
mière d'autrui, ou par la simple défense de
la loi. Ils espèrent qu'il y aura une excep-
tion pour eux , et qu'ils auront assez de
discernement et de force pour découvrir le
piège où tombent les autres, et pour l'éviter.
Aussi de tels essais ne sont jamais impunis.
Car, ou ils affaiblissent, ce qui est leur effet
ordinaire, ou ils rendent présomptueux, ce
qui est un mal sans comparaison plus grand.
C'est une maxime certaine que l'orgueil
est toujours dans la même proportion que
la misère, et que rien ne marque plus une ex-
trême faiblesse, qu'une grande présomption.
DES DEVOIRS MUTUELS DES INFÉRIEURS
ET DES SUPÉRIEURS.
Pour nous acquitter de ce que nous de-
vons aux hommes, il faut leur rendre ce
qu'on doit, non seulement selon la justice,
mais aussi selon la charité; car la charité
est un devoir et une espèce de justice.
C'est un devoir invariable que celui de
7
; \ PE3SKES MORALES.
l'affection; nous la devons. à nos ennemis,
et à plus forte raison à nos amis. C'est en-
core un autre devoir indispensable que
celui du respect envers tons ceux qu'on est
obligé de regarder comme au-dessus de soi,
selon l'ordre de Dieu , parce que cet ordre
est chose subsistante et qui ne dépend point
des qualités personnelles.
Mais il faut bien examiner en quoi con-
siste ce respect, parce qu'il y a un combat
mutuel entrç la concupiscence des infé-
rieurs qui tend à le diminuer, et celle des
su] irrieurs qui tend à l'augmenter. L'homme
désire naturellement de n'être sujet à per-
sonne et de dominer sur tout le monde. Par
la première inclination, il est porte à refu-
ser tout aux supérieurs, et par la seconde à
exiger tout des inférieurs.
L'une et l'autre inclination est également
vicieuse, et vient de la même racine d'or-
gueii, qui porte d'un coté à l'indépendance
et de l'autre à la tyrannie. Il n'es! point
vrai que nous soyons sujets <'ii tt.ut à nos
supérieurs. Il n'est pOÛll vrai que nous
ue leur soyons soumis en rien. Il v a un
FEHSKE6 MORALES. 7J
milieu, et c'est ce milieu que nous cherchons.
Il est facile de juger comment on doit
agir avec ceux qu'on respecte. Il faut tâ-
cher d'avoir les sentimens les plus justes
et les plus raisonnables qu'au peut avoir
d'eux; mais après qu'on a réglé ses senti-
mens autant qu'on peut selon la vérité, il
faut les leur dire dans toute l'étendue se-
lon laquelle ils sont capables de les souf-
frir, en mesurant ses paroles sur la vérité
d'une part, et sur leur force ou leur faiblesse
de l'autre. Voilà le devoir des inférieurs.
Mais, pour les supérieurs, on peut dire
qu'ils ne sauraient donner trop de liberté
aux inférieurs de leur dire leurs sentimens,
et qu'ils n'ont jamais une juste raison de se
choquer qu'on les leur découvre, pourvu
qu'on le fasse sans malignité, sans colère,
sans indiscrétion. Car, encore qu'il y ait de
l'imprudence et du défaut de charité dans
celui qui ne sait pas se proportionner à
l'esprit d'un autre, c'est-à-dire à sa fai-
blesse, néanmoins celte faiblesse n'excuse
nullement celui qui s'en blesse, parce ()\v
c'est uno faiblesse d'orgueil.
7^> PENSÉES MORAI.Es.
Il est si nécessaire de donner cette liberté
à nos amis, et généralement à tout le monde,
que l'on peut dire que le défaut de cette ou-
verture est la cause de la plupart des dés-
ordres du monde, à commencer depuis les
princes jusqu'aux plus petits d'entre le peu-
ple. Car pourquoi y a- 1— il tant de désor-
dres dans le monde? C'est que personne ne
dit la vérité aux autres, parce qu'on sait
qu'elle n'est agréable à personne.
Il ne faut pas être prince pour empêcher
qu'on ne nous la dise : chacun se fait prince
pour cela. Si on ne l'est point par nais-
sance, on le devient par humeur. On té-
moigne qu'on ne trouve pas bon qu'on
nous dise ce que l'on pense de nous : et
quand quelqu'un se hasarde de nous le dire,
si l'on ne peut s'attacher au fond, on se
prend à la manière; ce qui suffit pour em-
pêcher qu'on nous le dise jamais. Car c'est
une chose pénible que de dire aux autres
ce qui ne leur plaît pas , parce que l'on
aime naturellement à plaire. (Test pourquoi,
t»i l'on y ajoute de nouvelles difficultées par
•>"i) humeur, et si l'on exige tant de pn
PENSEES MORALES. 77
cautions étudiées de ceux qui voudraient
nous rendre cet office, on aime mieux lais-
ser tout là, et ainsi toute notre vie on nous
laisse dans l'erreur que nous aimons.
Il arrive de là qu'on ne fait dans le
monde que s'entre-tromper et s'entre-flat-
ter; parce que chacun sait que la vérité est
odieuse, et qu'il n'y a que la complaisance
qui agrée. On vit dans une espèce d'illu-
sion, sans se connaître soi-même, et sans
connaître les autres; et l'on tombe dans une
infinité de fautes, parce qu'on ne peut pas
proportionner ses actions et ses paroles aux
dispositions des autres que l'on ignore et
que l'on veut ignorer.
DU SCANDALE.
Le monde a donné au mot de scandale
une signification fort resserrée : car il n'en-
tend d'ordinaire par ce terme que les ac-
tions qu'il appelle scandaleuses, c'est-à-dire
relies qui frappent l'esprit par leur énor-
mité, et qui y causent de l'horreur.
Scandale signifie ce qui cause une chute.
78 FESSEES MORALES.
un péché , ou qui est capable d'en cau-
ser. Ainsi scandaliser, c'est donner occa-
sion de chute à quelqu'un. Or, encore qui
les actions infâmes, injustes et cruelles qui
causent de l'horreur, soient effectivement
scandaleuses, parce que celui qui les com-
met porte, autant qu'il peut, les autres à les
imiter, on peut dire néanmoins que ces
actions qui portent leur condamnation Mil-
le front, sont en quelque sorte les moins
scandaleuses, parce qu'elles font tomber
moins de personnes. L'horreur qu'on en
conçoit, bien loin d'être un scandale, en
est au contraire un remède et un préser-
vatif, puisque c'est ce qui nous empêche
d'imiter les actions vicieuses.
Il y a donc bien plus de scandale dans cer
taines actions qui ne frappent point l'esprit
d'un sentiment d'horreur, qui: se glissent dou-
cement dans l'âme, parer qu'elles sont com-
munément ou approuvées ou tolérées. G
tions sont d'autant plus scandaleuses, que
l'esprit se porte plus facilement à les imiter,
et qu'elles sont ainsi de véritables causes «le
chutes.
PENSEES MORALES.
SLR LLs PASSIONS
Pour voir les passions dans leur dil for-
mite naturelle, il faut les considérer toutes
nues et dépouillées de ce (aux éclat qu'elles
empruntent ou des personnes ou des ob-
jets, et pour cela , il est bon de les regarder
dans les personnes basses et obscures, et
dans les petites affaires, où, n'étant que peu
excitées par ce qui est au-dehors, elles
naissent toutes du dedans, et elles se mon-
trent telles qu'elles sont.
l'abus de la prévention.
Il faut se délier des maximes générales,
parce qu'il y a peu de vérités générales :
elles ont toutes leurs exceptions et leurs
bornes, et l'on en peut faire des appli-
cations très - fausses ; parce que l'esprit,
étant occupé de la vérité apparente de la
maxime, examine souvent avec peu de soin
les sujets où il l'applique.
Les maximes de la jurisprudence ne dis
pensenl jamais de c< lies delaraison,el ainsi
So PENSÉES MORALES.
cfi que la raison condamne comme injuste
et déraisonnable ne peut être justifié par
aucun principe, ni aucune maxime d'une
autre science.
Il n'y a poi.it de principe de raison plus
évident que celui-là : qu'il faut se rendre
aux choses claires, qu'il faut douter des
choses douteuses, et qu'il faut juger plus
vraisemblable ce qui est appuyé sur des
preuves plus vraisemblables. Il y a un de-
voir de conviction et de persuasion, parce
que nous le devons à l'évidence ; un devoir
de doute , parce qu'il est contre la raison
de ne douter pas des choses douteuses; et
un devoir d'opinion , c'est-à-dire qu'il y a
obligation de juger qu'une chose dont on
nous apporte des preuves plus vraisembla-
bles est en effet plus vraisemblable, qui est
ce qu'on appelle opinion.
LES CONTRADICTIONS.
Jl n'y a point de personnes plus contre-
disantes et plus contredites que celles qui
sont les plus môflcrécs dans leurs senti-
PENSEES MORALES.
«S!
mens. Cela paraît étrange et est pourtant
vrai. La raison en est que la plupart du
inonde se jette dans l'excès, ou en blâmant,
ou en approuvant : d'où il arrive que les
personnes modérées qui ne louent rien et
qui ne blâment rien avec excès , mais qui
souvent approuvent le bien et blâment le
mal dans les mêmes personnes se trou-
vent toujours contraires au jugement des
autres.
LA MODERATION.
Il y a une modération de langage et une
modération de sentiment, et ce sont deux
qualités très-différentes. Car souvent ceux
qui sont dans des sentimens justes et mo-
dérés ne sont point modérés dans leurs
discours, et y font paraître plus de cha-
leur qu'il ne faut. Et au contraire, il arrive
souvent que des personnes dont les senti-
mens sont très-injustes et très-excessifs ne
laissent pas d'être très-modérées dans leurs
paroles ; ce qui ne sert qu'à les abuser, en
leur faisant prendre cette modération appa-
8'2 PENSÉES MORALES.
rente pour une véritable modérât lun de
sentiment.
DESRESPECTS.
Les respects qui sont dûs à notre charge
peuvent s'exiger avec quelque sorte do jus-
tice , parce qu'ils sont certains , mais non
ceux qui sont dûs à notre mérite; c'est
une bassesse que de croire en avoir ; mais
c'est une tyrannie d'obliger les autres à
croire que nous en avons : il faut le leur
montrer et les en persuader , mais non
pas les forcer à le croire malgré qu'ils en
aient.
DIFFÉRENTES SORTES D ESFRIT.
Il y a des esprits qui n'ont que de la
surface sans fond; il v en a qui ont du fond
sans surface, et il v en a enfin qui oui • t
surface et fond tout ensemble. Les pre-
miers trompent le inonde et se trompent
eux-mêmes, «tant pris et s<- prenant pour
ce qu'ils ne sont pas. Le monde se tronq»
dans les seconds, en ne les prenant paspouj
PENSÉES MORALES. 83
ce qu'ils sont, mais ils ne se trompent pas
eux-mêmes. Il n'y a que les derniers qui
ne trompent ni les autres ni eux-mêmes.
Il y a des gens propres à trouver des
vérités; d'autres qui sont propres à trouver
des images aux vérités, comme des compa-
raisons; d'autres qui sont propres à trouver
des vérités aux images. Ce sont trois ca-
ractères différens d'esprits.
Le premier vient de la lumière et de la
subtilité de l'esprit. Le second vient d'un
feu d'esprit qui, concevant les choses vi-
vement, trouve par cette vivacité même
des comparaisons pour les exprimer.
Le troisième ne vient ni de feu ni de
subtilité d'esprit, mais d'une certaine agi-
lité qui applique la même image à diverses
idées de vérité qui sont dans l'esprit, et qui
trouve ainsi facilement celle à qui elle con-
vient.
Il y a des gens qui ne font qu'effleurer
les matières, et qui s'y promènent comme
des mouches; ils n'approfondissent rien :
d'autres au contraire laisse n des traces et
cavenl ce qu'ils manient.
«4 PENSEES MORALES.
Ce sont deux qualités différentes d'esprit
que d'avoir beaucoup de lumières et de bien
juger des choses : l'une vient d'une fertilité
qui produit beaucoup de pensées par la
comparaison de divers objets qui se pré-
senient à l'esprit; l'autre, d'une exactitude
qui fait examiner chacune de ces pensées
avec plus d'attention et de pénétration. Les
terres qui portent le plus de vin ne por-
tent pas toujours le meilleur.
La stérilité qui parait dans plusieurs
esprits vient quelquefois de leur jugement
qui, retranche une infinité de pensées, et
qui prenant les choses par la voie natu-
relle, ne s'écarte point tant en d'autres
détours plus longs et moins naturels.
Les esprits abondans voient tout ce qui
est à l'entour de leur objet. Les esprits
pénétrans voient tout ce qui est dans cet
objet.
Pourquoi les gens qui paraissent bétes dans
la conversation commune font-ils souvent
paraître beaucoup d'esprit quand on les
excite? C'est qu'il y a un froid et une cha-
leur d'esprit; or le froid de ces gens-là est
PENSÉES MORALES. 85
stupide, parce que leurs esprits ne sont
point assez agités; et au contraire leur
chaleur est spirituelle, parce qu'étant exci-
tés, ils trouvent et remuent beaucoup de
choses.
C'est un assez grand mal que de con-
naître les défauts de son esprit , de les
sentir et de ne pouvoir les corriger. Il y
en a qui sont sots si doucement, qu'ils ne
s'en aperçoivent point du tout; leurs pa-
roles et leurs jugemens sont toujours d'ac-
cord, et ils ne sentent jamais aucun re-
proche intérieur qui les avertisse de leurs
défauts.
Mais ces autres dont nous parlons ne
sont pas de même; comme ils ne disent
rien de bon, ils n'approuvent presque rien
de ce qu'ils disent; ils sont toujours leurs
premiers censeurs, et leur esprit ne leur
sert quasi que pour condamner ce qui en
naît.
La différence des uns et des autres con-
siste, ce semble, en ce que les uns n'ont
qu'un esprit, et que les autres en ont deux.
Ceux qui sont ainsi contens d'eux-mêmes
8
86 PENSÉES MORALES.
jugent et parlent par le même esprit, c'est-à-
dire que leurs paroles égalent et suivent
leurs pensées, et qu'ils n'ont pas plus de
lumières qu'ils en font paraître. Ces per-
sonnes ont d'ordinaire quelque facilité de
parler, et comme elles pensent peu et que
leur esprit est extrêmement borné, qu'ils
ne conçoivent rien de grand ni de subtil ,
leur imagination s'accoutume à leur four-
nir promptement les images des sons qui
sont nécessaires pour exprimer ces choses
communes.
Mais ces autres qui sont malheureux
dans leurs défauts, ne sont pas de même;
ils ont une lumière assez étendue, mais fort
obscure; ils ont l'idée du vrai et du bien, mais
ils ne se conçoivent que confusément, de
sorte que, <piand il s'agit de s'exprimer,
comme leur entretien ne leur donne pas le
temps de chercher les termes propres , ils
sont contraints de hasarder et de prendre
les premiers venus, et le plus souvent ils
n'expriment rien moins que ce qu'ils ont
dans l'esprit.
Ainsi les véritables gens d'esprit sont
PENSÉES MORALES. 87
ceux qui n'en ont qu'un, mais qui est juste,
et qui conçoit assez promptement et assez
nettement les choses pour les exprimer sur-
le-champ d'une manière agréable. Les sots
heureux sont ceux qui n'ont aussi qu'un
esprit et qui disent les sottises sans s'en
apercevoir.
Mais les gens d'entre -deux, qui ont un
double esprit, sont nécessairement malheu-
reux en ce qu'ils sentent leurs défauts; et
l'on peut dire que ce double-esprit fait
qu'ils sont sots aux sots et ne le sont pas
aux gens d'esprit, parce que les uns ne
voient que leurs défauts , et que les autres
sentent au contraire davantage ce qu'ils
ont de bon.
On peut avoir l'esprit très-juste, très-
raisonnable, très-agréable , et très-faible
en même temps : l'extrême délicatesse de
l'esprit est une espèce de faiblesse. On
sent vivement les choses , et on succombe
à ce sentiment si vif. Il y a des gens qui
sont douloureux partout.
88 PENSÉES MORALES.
0RIOINE DES CÉRÉMONIES.
Si les hommes étaient parfaitement rai-
sonnables , il eût suffi de faire connaître
qu'un tel est magistrat, afin de lui rendre
obéissance ; mais parce qu'ils sont grossiers
et attachés à leurs sens, il a été utile de
donner à ces magistrats certains ornemens
extérieurs qui les distinguassent, et d'or-
donner qu'on leur fît certains gestes , et ,
pour ainsi dire , certaines grimaces qu'on
appelle cérémonies. Celte invention a réussi
selon le dessein de ceux qui l'ont trouvée.
Mais ces cérémonies ont incontinent
changé de nature dans l'esprit du peuple;
car, au lieu qu'on ne doit au magistrat qu'un
respect purement extérieur , et une recon-
naissance qu'il est magistrat, c'est-à-dire
charge de faire exécuter les lois, ce qui peut
subsister avec l'idée qu'il est un méchant ,
un malheureux, un homme digne de mé-
pris, le peuple et tous les esprits charnels,
mesurant tout par leur orgueil , trouvent
que c'est une grande chose et un grand
PENSÉES MORALES. 89
bonheur, que de donner ainsi des ordres,
d'être obéi , et de recevoir des honneurs
extérieurs : ainsi, il commence à considérer
les magistrats comme grands , élevés , heu-
reux; et ces magistrats, connaissant les ju-
gemens qu'on porte d'eux , commencent
aussi à s'en estimer davantage, et à se
plaire dans leur condition.
SUR LE BONHEUR.
Le bonheur ne nous est guère sensible en
cette vie que par la délivrance du mal. Nous
n'avons pas de biens réels et positifs. Heu-
reux celui qui voit le jour, dit un aveugle;
mais un homme qui voit clair ne le dit plus.
Heureux celui qui est sain , disent les ma-
lades; mais quand ils sont sains ils ne sen-
tent plus le bonheur de la santé.
SUR LE STYLE DE L'ÉCRITURE SAINTE.
Il y a dans l'écriture un caractère inimi-
table à tous les hommes ; nul de ceux qui
:'oiit point voulu paraître plus que des
90 PENSÉES MORALES.
hommes ne s'est avisé de se servir de ce
langage ; et ceux qui ont voulu l'imiter ,
comme Mahomet , en sont plus éloignés que
les singes ne le sont des hommes.
SUR L ELOQUENCE.
L'éloquence ne doit pas seulement causer
un sentiment de plaisir , mais elle doit lais-
ser le dard dans le cœur.
C'est un mauvais discours que celui dont
on ne retient rien.
SUR LA BIZARRERIE.
Il est dangereux de s'acquérir la réputa-
tion de bizarre , parce qu'il n'y a rien qui
détruise tant la confiance qu'on pourrait
avoir en nous , et qui nous fasse plus re-
garder comme des gens avec qui il n'y a
aucune mesure à prendre : la raison en est
que le fondement de la confiance qu'on ;i
en certaines gens , et qui les l'ait regarder
comme sûrs, c'est qu'on les croit incapables
de s'écarter de l'honnêteté et de la raison
PENSEES MORALES. f)I
Or, comme la bizarrerie consiste à s'écarter
sans- raison des règles communes , et à se
conduire par des caprices déraisonnables ,
elle donne une juste défiance de ceux en
qui on reconnaît ces sortes de procédés,
parce qu'on ne saurait plus sur quoi se
fonder.
La bizarrerie est une éclipse de raison ,
sans aucune cause certaine et réglée. Ainsi,
comme on ne sait quand elle doit arriver,
on la craint toujours.
DU CHAGRIN ET DU DIVERTISSEMENT.
C'est un sentiment dangereux que de dire
qu'il faut mesurer ses divertisscmens par 1<
besoin que l'on a d'éviter le chagrin, qu'ainsi
chacun doit avoir pour principe de n'être
pas chagrin , et que l'on doit prendre au-
tant de divertissement qu'il est nécessaire
pour cela. Car cette règle est très-capable
de tromper ceux qui s'y voudront arrêter:
•chacun s'imaginera qu'il sera chagrin et qu'il
i besoin de divertissement.
Si une femme ne joue, elle se trouvera
92 PENSÉES MORALES.
chagrine , et pour éviter le chagrin elle
jouera. Si l'autre demeure à la maison, elle
sera chagrine ; il faut donc qu'elle passe sa
vie en visites, en en-tre tiens, et qu'elle soit
comme cette femme dont parle l'Écriture,
qui ne pouvait demeurer en sa maison. En-
fin il n'y aura point de divertissement que
l'on ne se permette par cette règle , parce
que la privation de ce divertissement ren-
dra chagrin , et que le chagrin le rendra
permis.
On doit avoir une règle presque toute
contraire , qui est de ne se relâcher en rien
par la crainte du chagrin , et de souffrir le
chagrin comme un autre mal ; parce moyen,
la plupart de nos chagrins passeront, et
l'accoutumance les dissipera.
SUR LA CONDUITE DES HOMMES.
Il y a deux grands ressorts de la conduite
des hommes, la fantaisie et la raison. J'ap-
pelle raison une connaissance véritable des
choses telles qu'elles sont, qui fait que nous
en jugeons sainement, et que nous les aimons
PENSÉES MORALES. 9^
et les haïssons selon qu'elles méritent ; et
j'appelle fantaisie une impression fausse
que nous nous formons des choses , en les
concevant autres qu'elles ne sont , ou plus
grandes ou plus petites , plus plaisantes ou
plus fâcheuses qu'elles ne sont effective-
ment , ce qui nous engage en plusieurs ju-
gemens faux et produit des passions dérai-
sonnables.
L AMITIE.
Un des défauts des hommes est de ne sa-
voir pas aimer les hommes tels qu'ils sont,
et de fonder l'amour qu'on leur porte sur
une fausse espérance de trouver en eux ce
qu'on ne trouve pas dans les hommes, qui
est une exemption de tout défaut : de là vient
qu'on se rebute des moindres défauts qu'on
découvre en eux , et que l'on conclut qu'ils
n'ont rien d'aimable, parce qu'ils ne sont
pas aimables en tout.
Ce n'est point sur les simples préventions
de l'esprit qu'il faul juger des gens, puisque
tout le monde y est sujet , mais sur la ma-
g4 PENSEES MORALES.
nière dont on y agit. On ne saurait presque
éviter de se prévenir , mais on peut agir
très-diversement , lorsqu'on est prévenu. Il
y en a qui ont des préventions aigres , fa-
rouches , impétueuses , sans règle , sans
mesure, qui leur font oublier en un moment
tous les devoirs de l'honnêteté et de l'ami-
tié à l'égard de ceux qui ont le malheur d'en
être l'objet. Il y en a , au contraire , dont
les préventions sont civiles et obligeantes ,
et qui, demeurant dans leurs tètes telles
qu'elles sont, les laissent agir à l'égard de
leurs amis avec la même bonté qu'ils avaient
accoutumé d'avoir pour eux : parce qu'ils
ont devant les yeux ce principe d'équité ,
qui est d'une extrême conséquence dans la
vie: que, si l'on rompt avec ses amis à cause
des diversités de sentiment qui arrivent sur
des points de conduite, il n'y aura plus
d'union et d'amitié parmi les chrétiens qui
puisse avoir quelque fermeté et quelque
stabilité. Chacun voudra assujettir les au-
tres à ses sentimens ; ce ne seront que con-
testations et divisions continuelles.
PENSÉES MORALES. 95
Ce qu'on appelle dans le monde amitié
et affection n'est le plus ordinairement
que de beaux noms dont on couvre l'a-
mour-propre, et la véritable charité v a si
peu de part, que l'on pourrait presque dire
que nous n'aimons dans les autres que
nous-mêmes.
Si cela n'était, pourquoi serions-nous si
peu touchés de ce que nous voyons de bien
dans les autres, quand nous n'y apercevons
aucun regard vers nous ? Et pourquoi se-
rions-nous au contraire si insensibles à ce
que nous y voyons de mal , quand ils ont
de la complaisance pour nous? L'idée d'être
aimé couvre en quelque sorte à notre égard
tous les défauts du prochain ; et l'idée de
ne l'être pas anéantit toutes ses vertus et
grossit tous ses défauts. On supporte tout
de ceux qui nous aiment, et tout nous est
insupportable de la part de ceux dont nous
croyons n'être pas aimés.
Qu'une personne soit éclairée, vigilante,
laborieuse , appliquée à toutes sortes de
bonnes œuvres; s'il arrive par quelque ren-
contre qu'elle soit un peu prévenue contre
g6 PENSÉES MORALES.
nous, nous ne regardons toutes ses vertus»
qu'avec dégoût ; les louanges qu'on lui
donne nous incommodent, et nous lui pré-
férons, au moins en affection et en ten-
dresse, des personnes imparfaites qui nous
témoigneront plus d'affection. Nous serons
fermes à l'égard de l'une , et ouverts à Re-
gard de l'autre, parce que ce pauvre cœur
ne s'ouvre et ne se ferme que par l'amour-
propre. Nous ne savons pas même nous
aimer raisonnablement , ni régler notre af-
fection par nos véritables intérêts. Et j'ai
fait quelquefois réflexion que des offices
trés-réels et très-solides étaient souvent ef-
facés par de fades complaisances , et que de
deux personnes dont l'une rendrait des ser-
vices très-utiles , mais avec quelque cha-
grin, l'autre témoignerait seulement de la
complaisance, sans être utile à rien; l'on
préférait d'ordinaire la complaisante à
l'autre , au moins par la pente du cœur et
par l'inclination qui ne manquait pas en-
suite de se faire paraître, lorsqu'on était
en état de se passer des services de celui
dont l'humeur était un peu plus chagrine.
PENSEES MORALES. O/J
Le plus sûr , pour conserver ses amis ,
est de les laisser agir comme ils l'entendent,
d'avoir de la reconnaissance quand ils agis-
sent bien , et de n'en rien témoigner quand
ils agissent autrement. On ne doit rien exi-
ger de ce qui dépend de la bonne volonté,
et à quoi on n'est pas obligé par un devoir
de justice. Chacun à ses vues, ses princi-
pes, ses défauts, et il faut peu s'occuper de
ceux d'autrui , ayant tant de matière de
s'occuper en soi-même.
Il en est des amis comme des habits. Il
y en a qui ne sont bons que pour l'été ,
d'autres pour l'hiver, d'autres pour le prin-
temps et pour l'automne. Mais comme on
ne jette pas les habits d'été , dès-lors que
leur saison est passée, et qu'on les réserve
pour une autre année, ii faut de même
épargner ses amis, quoiqu'ils ne soient pas
bons en certains temps, et les réserver pour
ceux où ils peuvent être d'usage. Il y en a
qui ne sont bons que pour le mois de juil-
let, lorsqu'il n'y a pas de froid à craindre,
et le nombre en est assez grand.
9^ PEXSÉES MORALES.
DE L'ESPRIT DE CHARITE.
Si l'on est maltraité par des gens d'une
humeur difficile, il ne faut regarder le
sujet de notre trouble que lorsque la cha-
leur en est passée, et alors il se faut ré-
duire ;tux bornes de la vérité. Or se ré-
duire à ces bornes, c'est en retrancher
tout ce qui est incertain, n'étant pas juste
d'attribuer aux autres des dispositions in-
certaines.
Ce retranchement va assez loin ; car il
oblige d'abord à ne juger jamais du fond
de l'esprit qui fait agir et parler les au-
tres, parce que nous ne le connaissons pas.
Souvent il n'y a nulle malice dans ces em-
portemens; c'est une simple faiblesse d'une
imagination qui se prévient aisément, qui
reçoit de vives impressions des objets, qui
ne les examine pas, et qui les suit avec
chaleur dans ses discours. Retranchons
donc d'abord toutes ces idées ooires de
malignité, de haine, d'envie, et ne donnons
nolut de noms si odieux à des effets d'une
PENSEES MORALES, 99
imagination faible. Demandons à nous-
mêmes, si nous ne nous prévenons jamais
contre personne, si nous ne portons jamais
nos jiïgemens au-delà de levidence, et
apprenons des fautes que nous avons faites
en ce genre à souffrir patiemment celles
que l'on peut faire contre nous.
La seconde idée qu'il faut retrancher,
c'est celle qui nous fait regarder ces dis-
positions d'esprit comme fixes, durables,
perpétuelles. Quand elles léseraient, nous
n'en savons rien et nous ne le devons pas
juger; mais pour l'ordinaire, les passions
sont sujettes à bien des vicissitudes. La vi-
vacité de l'imagination qui les excite con-
tribue souvent à les détruire. Si ces per-
sonnes sont aujourd'hui prévenues,peut-ètre
ne le seront-elles pas demain. Il ne faut
que laisser passer ces tempêtes, le beau
temps ne manquera guère à revenir , pourvu
qu'on ne se tienne pas fier et serré, et
qu'on ne néglige pas, dans les occasions
que l'on a, de les éclaircir avec humilité de
ce qui aura pu leur faire de la peine.
IOO PENSEES MORALES.
DE LA DÉFIANCE DE SOI-MEME.
Lors même que nous croyons avoir le
plus de raison, nous devons toujours crain-
dre de nous tromper dans ce que nous
imaginons voir avec le plus d'évidence. Et
ainsi nous devons être bien aises d'avoir
lieu de rendre compte de notre conduite à
des personnes sages et éclairées. Le monde
est plein de gens qui se trompent de bonne
foi, et qui ne voient point en eux - mêmes
ce que les autres y voient. Et cela nous
doit suffire pour craindre pour nous, ce
que nous voyons que tant de gens ne crai-
gnent pas assez pour eux-mêmes, et pour
avoir de la défiance des choses mêmes dont
nous croyons être les plus assurés.
DE LA CIVILITÉ HUMAINE COMPARÉE A LA
CHARITÉ.
Si nous étions tels que nous devrions
être, nous trouverions dans tout ce qui
11 rive aux autres de quoi nous instruire
PENSÉES MORALES. IOI
nous-mêmes; nous nous revêtirions de
tous les sentimens qu'ils devraient avoir;
nous nous réjouirions de tous leurs biens,
nous serions touchés de tous leurs maux,
et nous profiterions ainsi des uns et des
autres. La civilité humaine a établi qu'on
disLj que l'on fait tout cela, quoique, pour
l'ordinaire, on ne dise pas trop \rai; mais
aussi cela n'est-il pas absolument faux.
Quand on désire sincèrement de le faire ,
c'est avoir en quelque sorte tous ces sen-
timens, que de désirer de les avoir; parce
que c'est avoir la charité que d'aimer la
charité. Ces devoirs établis par la coutume,
nous marquent donc en même temps les
sentimens que nous devrions avoir, et
nous fournissent des occasions de les ré-
duire en pratique.
DE L'INJUSTICE DES HOMMES ENTRE EUX.
J'ai été frappé de la misère des hommes,
qui, suivant les sombres lumières de leurs
raisonnemens, se partagent en différent
sentimens, qui se terminent presque tou-
9*
I05 PENSEES MORAEES.
jours à se justifier eux-mêmes et à con-
damner les autres; de sorte qu'on peut
presque dire de tous les hommes que c'est
une société de gens qui s'entre-condam-
nent. Ce ne sont pas seulement les bons qui
éprouvent ce procédé de la part des mé-
dians qu'ils sont obliges de condamner; ce
ne sont pas seulement les médians qui le
pratiquent à l'égard des autres bons ou
médians ; ce sont les gens de bien même et
ceux qui voudraient bien l'être qui l'éprou-
vent tous les jours de la part de ceux à qui
ils voudraient être le plus unis. Ce ne sont
que des unions ouvertes ou cachées; peu
de personnes s'approuvent sincèrement les
unes les autres. L'on garde quelquefois
certains dehors et l'on se contraint plus
avec certaines personnes qu'avec d'autres;
niais parmi ces dehors, Dieu voit souvent
dans le cœnr qu'on se condamne très-durre-
ment les uns les autres.
PENSEES MORALES.
[03
REGLES POUR S ECLAIRER L ESPRIT ET LE
COEUR DANS LES DISPUTES.
Les règles pour conduire sûrement notre
esprit, sont d'appliquer de bonne foi sa
lumière pour connaître, si l'on peut, la vé-
rité dans les choses que l'on est obligé de
juger par soi-même, et dans les choses
dont on doit juger par autorité; de s'ap-
pliquer de bonne foi à comparer l'autorité
des personnes qui les décident, en ne pré-
férant pas sans raison les unes aux autres y
et ne portant pas cette déférence au-delà
de la raison.
A ne s'attacher au sentiment qu'on pré-
férera que selon la mesure de son évidence
qui n'étant qu'humaine, doit être toujours
accompagnée de défiance , par la vue des
egaremens de ceux que nous croyons être
dans l'erreur. Car, quoique nous jugions
qu'ils se trompent selon une lumière par-
ticulière, nous devons craindre de nous
tromper nous-mêmes, selon une lumière
plus générale, c'est-à-dire selon la connais-
ï<>4 PEN'SÉES MORALES.
sance que nous devons avoir de la faiblesse
de nos lumières, et l'expérience sensible
que nous avons tous les jours, que l'on se
trompe très -souvent dans les choses que
l'on croit le plus évidentes.
La règle pour conduire le cœur est de
chercher toutes les excuses raisonnables
pour couvrir les défauts et les erreurs que
nous sommes obligés d'attribuer au pro-
chain, en n'attribuant jamais à un certain
principe ce qui peut naître d'un autre; en
regardant leurs actions du meilleur biais
qu'il est possible, en bornant sa lumière à
ce que l'on voit, sans se donner la liberté
de deviner au-delà. C'est de désirer inté-
rieurement que le prochain n'ait point la
faute ou le défaut que nous sommes obligés
de lui imputer. Ce qui paraîtra, si nous
sommes bien aises qu'il s'en justifie, si nous
l'écoutons avec inclination et sans désespé-
rer que la justice puisse être de son côté.
Qui aurait soin de demeurer ferme dans
ces règles ne commettrait guère de fautes
dans les partages d'opinions si ordinaires
parmi les hommes.
PENSEES MORALES. IQJ
S! R LES CONTESTATIONS.
On peut remarquer presque dans tous
les différens, les contestations et les que
relies qui arrivent parmi les hommes, que
lorsqu'on s'est emporté de part et d'autre
en des paroles de chaleur et de passion ,
chacun s'occupe ensuite à se justifier soi-
même, à chercher des raisons pour mon-
trer qu'il a eu raison de parler comme il a
fait, et a trouver au contraire que ceux avec
qui il a eu ce différent avaient grand tort;
la cause en est évidente, quoique peu de
personnes s'en aperçoivent, c'est que les
ressorts qui font agir notre esprit et qui
l'appliquent aux objets sont l'orgueil et
l'amour-propre, et non pas la raison, la
vérité et nos intérêts réels.
DU LANGAGE D\NS LA CONVERSATION.
Il est bon de parler toujours sérieuse
ment; car quand on ne se sert que dex-
pr< -ions simples et naturelles, et qu'elles
106 PENSÉES MORALES.
sont prises en quelque mauvais sens , c'est
en quelque sorte la faute de ceux qui les y
prennent, parce que l'on a droit de suppo-
ser en ceux à qui 1 on parle l'intelligence
des mots ordinaires. Mais quand on s'en
sert dans un sens extraordinaire, et qui
tient de la raillerie, c'est la faute de ceux
qui s'en servent, s'ils ne sont pas entendus.
SUR CICERON.
Il y a des livres à lire et d'autres à ap-
prendre par mémoire. On choisit d'ordi-
naire Cieéron dans les collèges, pour le
faire apprendre par cœur aux enfans , et
on le lit peu; cependant il semble que l'on
devrait faire tout le contraire. Car il n'y a
pas tant de choses vivement éclatantes dans
cet auteur qui méritent d'être retenues
en particulier, et il y a au contraire, une
infinité de choses étendues et fort bien
écrites qui méritent d'être lues; les ou-
vrages mêmes qu'on leur fait apprendre
qui sont ses Oraisons, à l'exception de
trois ou quatre, sont les moins considé-
PENSEES MORALES. IO7
rables de tous ; et ses livres philosophiques ,
comme les Tusculanes, les livres de la
Nature des Dieux, de la Divination, des
Offices , de la Fin de l'Homme, de Y J ini-
tié, de la Vieillesse et même ses Lettres,
sont infiniment plus utiles et plus propres
à former le styie et l'esprit des ènfans. Les
livres de Y Orateur sont aussi fort beaux,
mais le style en est un peu long et par
conséquent moins propre à être imité,
étant difficile de se soutenir en écrivant en
latin d'un style long et périodique.
SUR LES ESSAIS DE MONTAIGNE.
Montaigne est un homme qui, après
avoir promené son esprit par toutes les
choses du monde, pour juger ce qu'il y a
en elles de bien et de mal, a eu assez de lu-
mières pour en reconnaître la sottise et la
vanité.
Il a très-bien découvert le néant de la
grandeur et l'inutilité des sciences; niais
comme il ne connaissait guère d'autre vie
que celle-ci, il a conclu qu'il n'y avait
jort Censées morales.
donc rien à faire qu'à tacher de passer agréa ■
blement le petit espace qui nous en est donné.
SUR LES PENSÉES DE PASCAL.
Il vient de paraître un livre qui est
peut-être un des pins utiles que l'on puisse
mettre entre les mains des princes; c'est le
recueil des Pensées de 31. Pascal. Outre
l'avantage qu'on en peut tirer pour les af-
fermir dans la véritable religion, il y a de
plus un air si grand, si élevé et en même
temps si simple, si éloigné d'affectation
dans tout ce qu'il écrit, que rien n'est plus
capable de leur donner le goût et l'idée
d'une manière noble et naturelle d'écrire
et de parler.
Je ne dirai pas que fout soit également
bon. Qu'on me permette donc d'exprimer
ma pensée. J'y trouve un grand nombre
de pierres assez bien taillées et capables
d'orner un grand bâtiment; mais le reste
ne m'a paru que des matériaux confus,
sans que je visse l'usage que M. Pascal en
voulait faire-.
PENSEES MORALES. IOO,
Il v a même quelques sentimens qui ne
me paraissent point tout à fait exacts, et
qui ressemblent à des pensées hasardées,
que l'on écrit seulement pour les examiner
avec plus de soin.
Ses réflexions sur les Principes naturels
me paraissent trop générales. Nous nous
aimons naturellement, c'est-à-dire notre
corps, notre âme, notre être; nous aimons
tout ce qui est naturellement joint à ces
premiers objets de notre amour, comme le
plaisir, la vie, l'estime, la grandeur; nous
haïssons tout ce qui y est contraire, comme
la douleur, la mort, l'infamie : la bizarrerie
des coutumes n'a lieu que dans les choses
qui ne sont pas naturellement liées avec ce.-»
premiers objets de nos affections.
M. Pascal suppose que l'ennui vient de
ce que l'on se voit, de ce que l'on pense à
soi, et que le divertissement consiste en ce
qui nous ôte cette pensée; cela est peut-être
plus subtil que solide.
Mille personnes s'ennuient sans penser à
eux; ils s'ennuient, non de ce qu'ils pen-
sant, mais de ce qu'ils ne pensent pas assez*
10
1IO PEKSKtS MORALES.
Le plaisir de l'âme consiste à penser, et
à penser vivement et agréablement; elle
s'ennuie sitôt qu'elle n'a plus que des pen-
sées languissantes, ce qui lui arrive dans la
solitude, parce qu'elle n'y est pas si forte-
ment remuée : c'est pourquoi ceux qui sont
bien occupés d'eux-mêmes peuvent s'at-
trister , mais ne s'ennuient pas.
La tristesse et l'ennui sont des mouve-
mens différens; l'ennui cherche le divertis-
sement, la tristesse le fuit : l'ennui vient de
la privation du plaisir et de la langueur de
l'âme qui ne pense pas assez; la tristesse
vient des pensées vives, mais affligeantes.
M. Pascal confond tout cela; je pourrais
faire encore plusieurs objections sur ces
pensées, qui me semblent quelquefois un
peu trop dogmatiques, et qui incommo-
dent ainsi mon amour-propre, qui n'aime
pas à être régenté si fièrement.
PE5SEES MORAIE», ]Ii
i>u discours sua l'histoire UNIVERSELLE,
PAR ROSSUET.
Il y a dans ce livre tant d'esprit, de so-
lidité, d'élévation, de grandeur, de génie,
de lumière sur le fond de la religion, qu'il
serait honteux de ne l'avoir pas lu et relu
plusieurs fois. Je ne sais même pas s'il n'y
aurait pas de l'injustice en cela. Car c'est
un devoir que les personnes judicieuses
doivent aux ouvrages solides et judicieux
comme celui-là , de les distinguer , par une
application et une approbation particu-
lières , de la foule de ces écrits qui ne sont
propres qu'à contenter l'imagination, et
non la raison. Il est peu de livres où un
esprit bien fait puisse trouver plus de lu-
mières.
Quel livre peut plus contribuer à bohs
inspirer une liante idée de la Divinité, que
cet excellent ouvrage, qui fait voir d'une
manière si noble et si profonde que, depuis
la chute de l'homme , tout n'existe que pour
Jesus-Christ et par Jésus-Cln^t ; que tout
il A PENSEES MORALE?.
tend à lui comme à la fin de toute conduite
de Dieu sur les hommes; que tout sert à
relever sa gloire et sa grandeur; que tous
les siècles qui l'ont précédé n'ont servi qu'à
préparer sa venue, à marquer les besoins
que les hommes ont de lui, à prouver la
religion qu'il devait établir ; que tous ceux
qui l'ont suivi ne servent qu'à relever sa
miséricorde et sa puissance; qu'il n'y aura
que la seule grandeur de Jésus- Christ tout
entier, c'est-à-dire du chef et des membres ,
qui subsistera éternellement , et que tout le
reste sera détruit et abîmé dans l'extrémité
de la misère et de la bassesse?
Tout ce que l'on peut accorder aux va-
peurs, langueurs et autres prétextes dont
1rs dames ne manquent jamais quand elles
\mlent s'exempter de quelque lecture qui
demande une application sérieuse , est de
passer légèrement sur la première et troi-
sième partie de cet ouvrage, dont l'une con-
tient un abrégé rapide de l'histoire de 5ooo
ans , très-noblement écrit, et l'autre des
réflexions judicieuses sur rarcroissement et
l.i décadence des grands empires. Mais la
PENSÉES MORALES. Il3
seconde partie, qui est la principale, mérite
sans doute que celles qui sont capables d'en
profiter fassent céder le divertissement à
l'utilité, et qu'elles s'accoutument à cher-
cher leur divertissement dans la vue de ces
grands objets qui fournissent à l'âme une
nourriture forte et solide.
DE L OPINIATRETE.
Il y en a qui traitent d'opiniâtres tous
ceux qui ne sont pas de leur sentiment , et
qui , se mettant en possession de la vérité ,
ne croient pas qu'on leur puisse rien con-
tester sans opiniâtreté. Mais cette idée est
très-fausse. Il n'y a point proprement d'o-
piniâtreté à n'être pas du sentiment d'un
autre. Si l'on a raison de n'en être pas, on
est louable de ne s'y pas rendre ; et si l'on
se trompe, c'est une erreur de l'esprit. Mais
c'est toujours un effet de sincérité que d'a-
vouer de bonne foi que l'on n'est pas per-
suadé de ce sentiment. Qu'est-ce donc que
d'être opiniâtre? C'est d'être attaché à son
sentiment vrai ou faux: en sorte qu'on ac
Il4 PENSEES MORALES.
s'imagine pas pouvoir avoir tort, et que
l'on ne daigne pas examiner les raisons de
ceux qui sont persuadés que nous nous
trompons ; c'est se blesser d'être contredit
et s'imaginer qu'en combattant notre opi-
nion on combat la raison même.
DE LA LOUANGE ET DU BLAME.
La louange et le blâme sont des actions
difficiles, qui ont besoin de beaucoup d'é-
gards et de précautions. Souvent les louan-
ges ne sont qu'un commerce de vanité. On
loue ceux qui nous louent, ou de qui l'on
espère être loué, et l'on se regarde presque
toujours soi-même dans les louanges que
l'on donne aux autres. On veut paraître
équitable, éviter le soupçon de jalousie,
plaire à ceux qui estiment ceux que l'on
loue.
DE L'iNCOXSTANCE HUMAINE.
Ce sont les divers intérêts des hommes
qui sont les causes ordinaires de leur in-
constance; car, comme ces intérêts chau-
PENSE KS .MORALES.
geDt , ceux qui ont pour but de plaire aux.
hommes sont obligés de changer avec eux.
DE LA MODERATION.
La modération chrétienne renferme la
douceur, puisqu'elle retranche toute rigueur
de nos paroles, de nos actions et de notre
cœur.Il y a toujours de l'excès dans l'aigreur,
parce que nous n'en devons point avoir; et
cette même modération est une vraie mo-
destie , parce qu'elle bannit de nos actions
et de nos paroles l'orgueil, la vanité, la
hardiesse, l'effronterie, qu'elle calme nos
passions, et qu'elle ne permet pas qu'elles
se produisent.
de l'humilité.
L'humilité doit être toujours le fonde-
ment de toute vertu chrétienne , de tout
emploi, de tout ministère. Qui y entre et
qui est obligé de se montrer aux hommes
sans s'y être bien établi, sans s'être bien
dit à soi-même ce qu'il n'est pas, non snm,
est bien en danger, en se faisant voir et en
llG PENSEE> MORALES.
montrant par ses paroles, par ses actions,
qu'il est quelque chose, qu'il est savant,
éloquent, éclairé, qu'il a des talens de
conduite et de prudence; il est bien en
danger, dis-je, de faire naufrage contre
deux écueils, très-dangereux, qui sont la
faveur et la disgrâce des hommes. Car il
arrive d'ordinaire de deux choses l'une, ou
que le monde, favorisant ceux qui se mon-
trent à lui, les élève et les porte aux di-
gnités éclatantes et à des engagemens dont
ils ne sont pas capables par le défaut des
vertus intérieures, ou que se bandant contre
eux ou faisant ses efforts pour les oppri-
mer, il leur suscite des traverses et des
persécutions qui surpassent leurs forces,
et dans lesquelles ils s'affaiblissent, ils
succombent, ils abandonnent la justice et
la vérité pour se conserver la sûreté et le
repos de cette vie
DES VISITES.
1 es visites, quand elles sont faites comme
|] faul, SOIll des devoirs de la vie phi étteuu<
PENSÉES MORALES. 1*7
et des actions de charité. Ce sont des liens
nécessaires de la société civile, des moyens
d'augmenter et d'entretenir l'union des
cœurs, et enfin des occasions propres ou à
édifier le prochain, ou à en recevoir de
l'édification. Peu de gens sont assez spiri-
tuels pour se passer de ces secours. Il faut
quelque nourriture , aussi bien à leur cha-
rité envers les hommes, qu'à leur piété en-
vers Dipu : et comme leur amour pour Dieu
s'évanouirait bientôt s'ils n'avaient aucun
commerce avec lui par le moyen de la
prière et des bonnes œuvres qu'ils font dans
la vue de lui plaire; de même leur amitié
envers les hommes se refroidirait bientôt
si elle n'était entretenue par des témoigna-
ges réciproques de charité.
PE LA CUPIDITÉ.
Les hôtelleries sont une assez vive image
du règne de la cupidité et de l'amour-pro-
pre. Car d'ordinaire chacun n'y songe qu'à
soi et ne s'y met guère en peine des autres.
Des cens s'v rassemblent de divers lieux
Il8 PENSEES MORALES.
pour divers desseins, et occupés de diffé-
rentes affaires; et ils croient n'avoir rien à
faire qu'à songer à eux, et à s'y accommoder
le mieux qu'ils peuvent, pendant qu'ils sont
obligés d'y faire séjour, sans se mettre en
peine de ceux qui y logent avec eux. Or,
c'est là presque la disposition générale de
tout le monde. Car combien y trouve-t-on
peu de gens qui s'intéressent sincèrement
pour les autres, et qui aient eu un désir
effectif de les servir? Cependant il ne laisse
pas de se former des villes, des républi-
ques et des royaumes de gens ainsi disposés,
qui n'ont point d'autre lien entre eux que
leur cupidité et leur intérêt. Ainsi le monde
entier n'est réellement qu'une grande hô-
tellerie, où chacun ne songe en effet qu'à
soi.
Il n'y a rien dont on tire de plus grands
services que de la cupidité même des hom-
mes. Mais afin qu'elle soit disposée à les
rendre, il faut qu'il y ait quelque chose
qui la retienne. Car si on la laisse à elle-
même, elle n'a ni bornes, ni mesures. Au
PRWSEES MORALES. II9
lieu de servir à la société humaine, elle la
détruit. Il n'y a point d'excès dont elle ne
soit capable lorsqu'elle n'a point de lien,
son inclination et sa pente allant droit au
vol, aux meurtres, aux injustices et aux
plus grands déréglemens.
Qui n'admirerait un homme qui aurait
trouvé l'art d'apprivoiser les lions, les ours,
les tigres et les autres bétes farouches , et
de les faire servir aux usages de la vie ? Or,
c'est ce que fait l'ordre des états. Car les
hommes pleins de cupidité sont pires que
des tigres, des ours et des lions. Chacun
(Youx voudrait dévorer les autres : ce-
pendant, par le moyen des lois et des po-
lices, on apprivoise tellement ces bétes
féroces, que l'on en tire tous les services
humains que l'on pourrait tirer de la plus
pure charité.
DES PLAISIRS TERRESTRES.
Toutes les joies du monde sont fondées
sur l'illusion ei/la fausseté.
La .joie de la jouissance et de la pos-
ISO PENSEES MORALES,
session des biens créés est toujours ac-
compagnée non seulement de la crainte
de les perdre, mais de la certitude d'en
être éternellement privé. C'en est une con-
dition inséparable; et par conséquent, elle
contient beaucoup plus de mal que de
bien , et elle ne nous peut satisfaire que
parce qu'il nous plaît de nous cacher le
mal qu'il enferme. On peut de même être
assuré que, quel que soit ce bien dont
nous jouissons ou dont nous espérons de
jouir, en peu de temps on y deviendra
insensible. Car rien n'est capable de nous
donner long-temps de la joie. La gran-
deur, les richesses, les victoires, et tout
ce qui excite les plus violens désirs , tout
cela, dis- je, n'est pas capable, après quel-
que temps , de surmonter les moindres
chagrins. Ainsi, non seulement il n'y a pas
de joie humaine qui soit éternelle, mais il
n'y en a point qui soit durable. Ce n'est
qu'une émotion passagère, qui est bientôt
suivie de dégoûts et d'insensibilité.
PENSEES MORALES. 121
DE LA RELIGION CHRETIENNE.
La religion chrétienne est tellement con-
forme à la raison, qu'elle ne condamne
rien que la raison ne condamne et qui ne
soit fondé sur la fausseté et l'illusion.
11E LA DÉVOTION.
Une femme se croira dévote, en faisant
de longues prières , en passant les jours et
les nuits à l'église, pendant qu'elle néglige
le soin qu'elle doit avoir de son mari , de
ses enfans, de ses domestiques. Elle ne
s'acquitte donc pas par là de ce qu'elle
doit à sa famille, et par conséquent elle
pêche contre la règle de l'apôtre : acquit-
tez-vous envers tous de tout ce que vous
leur devez.
DE LA MISÉRICORDE DE DIEU.
Il ne faut point douter de l'étendue et do
la grandeur de la miséricorde de Dieu. Elle
122 PMISE1S MORALES.
surpasse infiniment toutes les iniquités des
hommes. Elle exige seulement d'eux, lors-
qu'elle les appelle, et qu'elle leur fait la
grâce de les toucher, qu'ils emploient tout
le reste de leur vie dans des œuvres de
justice proportionnées à leurs péchés et aux
forces de leur corps et de leur esprit. En
pratiquant cette règle jusqu'à la fin de leur
vie, ils "doivent espérer que Dieu ne man-
quera pas de leur donner la récompense de
la vie éternelle ,• aussi bien qu'à ceux qui
l'auraient servi depuis le commencement
de leur vie.
I)F. LA FIERTÉ.
Un air de fierté et d'ascendant est très-
capable d'imposer aux âmes faibles. Il
couvre les défauts de ceux qui l'emploient.
On craint de s'opposer à la vérité en s'op-
posait à eux; et l'on ne se sert point de
son discernement pour en juger, parce que
l'esprit, par une fausse humilité, fait con-
science d'en user. On souffre même dans
ces gens autorisés des défauts visibles,
parce qu'on n'en juge point.
PENSÉES MORALES. 123
DE LA CREDULITE
Il semble que la crédulité, quoique im-
prudente, soit un principe moins mauvais
que la présomption et l'orgueil. Cependant
elle a à peu près les mêmes effets; et ce qui
est étrange, c'est qu'elle est capable d'en-
gager ceux qui s'y laissent aller, à des ju-
gemens pleins de présomption et d'orgueil.
C'est par faiblesse qu'on se livre à ces es-
prits fiers, qui se rendent maîtres de la
créance des peuples par un air d'autorité :
mais quand on s'y est une fois livré on em-
prunte leur jugement et on traite les autres
avec la même hauteur qu'on les a vu traiter
à ces directeurs. Combien de gens se don-
nent la liberté d'en décrier d'autres dont ils
ne voudraient pas juger par eux-mêmes,
seulement parce qu'ils en ont ouï parler à
ceux qui les conduisent? Il ne leur plaît
jamais de considérer que ces directeurs se
pouvant tromper, c'est une grande impru-
dence à eux que de se mettre en danger
d'avancer des calomnies en suivant leur
124 PENSÉES MORALES.
jugement : au lieu qu'ils pourraient de-
meurer en sûreté, en ne jugeant point et
en se taisant. Cependant la crédulité rem-
porte. Les ignorans parlent avec la même
confiance que les savans.
de l'évangile.
Jésus-Christ n'est pas seulement admi-
rable dans la hauteur et la sainteté de ses
préceptes, mais aussi dans la manière dont
il les propose et dans la sagesse avec la-
quelle il ménage toutes les lumières, et
même toutes les préventions qu'il trouve
dans ceux à qui il parle, pour les conduire
â la vérité.
SUR LA VIE DES GENS DU MONDE.
Qu'on examine la vie du monde, et la
conduite des gens qui agissent par cupidité,
et l'on trouvera que ce n'est qu'un vrai
trafic bas et mercenaire. On n'y donne rien
pour rien; et ceux qui n'ont rien à donner
n'ont rien à y espérer. Tout y entre en
PENSÉES MORALES. ISS
commerce , paroles , louanges , services , té-
moignages, considérations, crédit, prières,
sollicitations , autorité. C'est ce qui fait si
fort rechercher les charges où l'on peut
nuire et servir : car tout cela entrant dans
le trafic du monde , rend tout facile à ceux
qui les ont. On leur accorde tout sur le prix
de ce qu'on espère d'eux, ou que l'on
craint d'eux; mais il n'y a rien de plus
abandonné qu'un homme qui n'a que la
raison et la justice pour lui. Personne ne
se croit chargé de ses intérêts, et ceux qui
ont assez de conscience pour ne le pas op-
primer ne manquent guère de prétexte
pour s'exempter de le protéger. Ainsi, dans
la vérité, le monde n'est qu'une compa-
gnie de marchands de toutes robes, de tout
rang.
La vie des gens du monde n'est qu'une
vie de commerce, comme on l'a déjà dit;
mais c'est le plus honteux et le plus indigne
commerce du monde. C'est un commerce
de boue pour boue , de fumier pour fu-
mier, de bagatelles pour bagatelles. Ce que
l'on y donne n'est rien non plus que ce
a*
I2Ô PENSÉES MORALES.
qu'on y reçoit : ou plutôt c'est le plus
préjudiciable et le plus insensé trafic du
monde ; car on y donne tout pour n'acqué-
rir rien. On y donne son temps, sa vie, son
éternité, sa félicité, pour acquérir, et
encore avec incertitude, des biens si vils et
si méprisables , qu'on est bien plus heureux
de s'en passer et d'en être privé, que de les
posséder et d'en jouir.
DEVOIRS ET OBLIGATIONS DE l'amTTIL.
Qui ne connaît point le secret de ses
amis , n'est point en danger de le découvrir,
par légèreté ou par imprudence. Il n'est
point soupçonné de l'avoir découvert, et il
est par conséquent exempt de tous les re-
proches que ces soupçons peuvent attirer.
Il n'est point non plus en danger de donner
de mauvais conseils , ni d'autoriser des af-
faires mal entreprises. C'est donc tout à fait
injustement qu'on s'offense de ce qu'on ne
nous dit pas tout , puisque cette réserve
nous est utile. Cependant on s'offense que
nos amis ne nous fassent pas confiance di
PENSÉES MORALES. 12J
ce qu'ils découvrent à d'autres. C'est que
l'on aime plus la satisfaction de son amour-
propre que la sûreté de sa conscience. La
confiance nous flatte, parce que c'est une
marque qu'on nous croit prudens et fidèles;
et l'on aime mieux cette vaine réputation
que d'être exempt du danger effectif où
l'on s'expose , en prenant part aux affaires
d'autrui. Il est vrai que les païens ont cru
que, quand on avait un ami, il lui fallait
tout dire ; mais c'était une suite de l'idée
fausse et chimérique d'amitié qu'il leur avait
plu de se former. L'amitié ne nous doit point
aveugler sur le sujet de nos amis, ni nous
porter à prétendre qu'ils se doivent aveu-
gler à notre égard. Ils peuvent connaître
nos défauts, comme nous pouvons connaî-
tre les leurs; et c'est même un des princi-
paux devoirs de l'amitié, de travailler réci-
proquement à s'en corriger l'un l'autre ,
après les avoir connus. On peut donc con-
naître que quelque secret est dangereux à
un ami , et qu'il est capable d'en abuser par
indiscrétion ou autrement. Et en ce cas , il
est certain que la raison nous oblige de le
128 PENSÉES MORALES.
lui cacher, et qu'il ne doit point s'en offen-
ser comme d'un défaut d'amitié. On cache
aux malades, selon le corps, quantité de
choses qui les peuvent inquiéter, de crainte
de nuire à leur santé. Et pourquoi ne cache-
rions-nous pas de même à nos amis tout ce
que nous jugeons leur pouvoir nuire selon
l'âme ? Il est vrai qu'on se peut tromper en
crovant ses amis ou indiscrets ou impru-
dens. Biais tandis que cette pensée qu'on a
d'eux ne se termine qu'à leur cacher des
choses inutiles , elle ne leur fait point de
tort; et c'est être trop délicat sur soi-même ,
que de ne pouvoir souffrir d'être soup-
çonné d'un défaut que Ton n'a pas.
DES PAROLES ET DES PENSÉES.
Il y a une telle communication entre le
cœur et la langue , que c'est presque la
même chose de régler la langue que de ré-
gler le cœur. Il est difficile que le cœur soit
déréglé sans que la langue le soit ; mais il
est impossible que la langue soit déréglée
sans que le cœur le soit. Toutes les fautes
PENSEES MORALES. 1^9
qu'on fait dans les paroles sont en même
temps des fautes du cœur. Ainsi ne point
vouloir réprimer sa langue, c'est ne vouloir
point corriger la corruption de son cœur,
puisque c'est le cœur qui fait parler la
langue, selon l'évangile. Tous les dérégle-
mens de nos pensées ne paraissent pas
dans nos paroles ; mais tous les dérégle-
jnens de nos paroles sont conçus dans nos
pensées. Et il y a même quelque chose de
pis dans les paroles que dans les pensées.
Car il y a des pensées qui ne sont pas vo-
lontaires, et qui se présentent d'elles-mê-
mes à l'esprit sans qu'il les approuve ni
les autorise; mais les paroles sont des pen-
sées toutes volontaires, puisqu'on ne parle
que parce qu'on veut parler.
DE LA MORALE PUREMENT THEORIQUE,
Ceux qui ne font qu'écouter simplement
la vérité, sans avoir soin de la mettre en
pratique, se trompent eux-mêmes en plu-
sieurs manières.
Ils s'imaginent souvent avoir les vertus,
l3o PENSÉES MORALES.
parce qu'ils en ont l'idée. Ainsi , sans être
en effet pins vertueux , ils n'en deviennent
que plus orgueilleux.
Ils se persuadent d'être plus disposés à
les pratiquer, à cause de la connaissance
qu'ils en ont ; cependant ils y sont moins
disposés que les autres : car ces connais-
sances stériles émoussent la pointe des vé-
rités, et les empêchent de pénétrer dans le
cœur. Une vérité qu'on n'a jamais enten-
due cause d'abord à l'âme une certaine
surprise qui la touche assez vivement; mais
quand elle s'est accoutumée à l'entendre ,
elle y devient insensible.
Ils croient être plus riches par l'amour
de ces vérités qu'ils ont dans l'esprit, et
elles ne font au contraire qu'augmenter
leur pauvreté. Car le lieu de la vérité n'est
pas l'esprit, mais le cœur. Elle ne nous est
donnée que pour être adorée, aimée et
pratiquée par le cœur. Quiconque donc la
retient dans son esprit, sans la réduire en
pratique et sans l'aimer, la retient dans un
lieu indigne d'elle. Enfin, il en est non un
possesseur légitima , niais un injuste usur-
PENSÉES MORALES. l3l
pateur. La vérité est , dans son esprit ,
comme un arrêt qui le condamne, et qui
rend témoignage contre lui. Ainsi, le soin
qu'il a de faire amas de vérités, est sem-
blable à la folie d'un homme qui , pour
s'honorer, ferait un amas de sentences et
d'arrêts qui le condamneraient au fouet et à
la potence.
La parole de Dieu est un miroir. Elle est
seule capable de nous représenter à nous-
mêmes tels que nous sommes. Elle nous
avertit de nos défauts, et elle nous donne
lieu de nous connaître. Mais afin de rendre
cette connaissance durable , et d'empêcher
qu'elle ne s'efface, il faut réduire la vérité
en pratique , et que le cœur en soit pénétré.
Autrement, elle se perd et se dissipe , et on
ne la connaît pas mieux que si on n'y avait
jamais fait de réflexion.
Il n'est pas même nécessaire pour cela
de cesser de l'écouter. Il faut quitter un
miroir pour cesser de s'y voir ; mais on
peut continuer de s'appliquer à la considé-
ration des vérités, et cesser en même temps
de s'y voir soi-même, parce qu'on les rap-
l32 PENSÉES MORALES.
porte à d'autres objets. Il y en a qui n'y
voient que les défauts des autres. On pour-
rait , disent-ils, se servir de ce passage de
l'écriture contre tels et tels. Un prédicateur
n'y voit que l'usage qu'il en peut faire dans
ses sermons. Cette pensée , dira-t-il , sera
Lien placée dans tel et tel discours, et j'en
puis faire une fort belle application. Il se
conçoit préchant cette vérité , mais il ne se
prêche point lui-même. Un savant y verra
le moven de s'acquérir la réputation
d'homme exact et pénétrant. Ainsi, par l'ap-
plication de ces vérités à ces usages qui ne
regardent que les autres , on s'accoutume
à ne se les appliquer jamais à soi-même,
et tant s'en faut qu'on y apprenne à se
connaître, que c'est un moyen de ne se
connaître jamais, et de ne point faire ré-
flexion sur soi, pendant qu'il semble qu'on
est tout occupé des principales vertus.
PENSEES MORALES. i33
DE LA MALIGNITÉ , DE LA TÉMÉRITÉ ET DE
LA PRÉSOMPTION DANS LES PAROLES.
Qui veut s'appliquer avec le soin néces-
saire à corriger les défauts de ses paroles ,
doit avoir en vue d'y en éviter trois prin-
cipaux : la malignité, la témérité et la pré-
somption. Il faut éviter la malignité, parce
que la langue est l'instrument le plus
prompt de tontes les passions malignes.
C'est lé canal que prennent ordinairement
la colère , la haine, la joie du mal d'autrui ,
et toutes les autres passions qui tendent à
nuire au prochain. C'est par la langue que
l'on produit au dehors les calomnies , les
médisances, les soupçons injustes, les in-
jures, et généralement tout ce qui peut
blesser la charité. C'est la porte par où
sortent les blasphèmes et les emportemens
contre Dieu , et toutes les saillies d'un es-
prit déréglé et furieux. Enfin , toutes les
passions qui ôtent à l'esprit sa tranquillité
altèrent d'ordinaire le ton de nos paroles,
et portent «lans l'esprit des autres de sem-
l34 PENSÉES MORALE».
blables rnouvemens. Il faut retrancher tout
ceia de nos paroles , parce que c'est le
moyen de le retrancher de notre cœur , et
parce que le mal devient infiniment plus
grand en se communiquant aux autres par
la parole. On ne saurait concevoir les maux
que les paroles causent dans l'esprit des
autres, en v éteignant la charité, et en y
excitant des passions déréglées.
Le monde connaît assez la malignité des
paroles; et l'on peut dire que c'est un des
défauts sur lequel on fait d'ordinaire le
plus de réflexion. Mais on n'en fait pres-
que point sur la témérité avec laquelle on
avance une infinité de choses ou fausses ou
incertaines. Chacun prend des sentimens et
se fait des maximes avec une légèreté pro-
digieuse. On les ramasse dans les discours
des gens sans lumière; on les reçoit sans
examen; on les produit sans discernement
Il suffit à la plupart du monde, pour les
avancer , qu'ils les aient dites plusieurs fois.
Ce qu'on a reçu sans examen devient cer-
tain à notre égard en le répétant. C'est ainsi
que le monde se remplit de jugemens faux
PENSÉES MORALES. l35
et d'opinions téméraires. Chacun croit qu'il
est honteux de reconnaître qu'il ne sait pas
tout. Et l'on aime mieux parler au hasard
que de faire paraître qu'on ignore quelque
chose.
Cette témérité est encore beaucoup plus
dangereuse quand on l'emploie à l'égard
des cas de conscience. Car une décision
téméraire peut être la cause d'une infinité
de mauvaises actions. On engage par là les
i<ens à des charges et des emplois qui ne
leur conviennent point. On leur ôte le scru-
pule sur plusieurs choses dont ils en de-
vraient avoir. Enfin on leur procure une
fausse paix dans des états où le trouble
leur serait infiniment plus avantageux.
Ce défaut est ordinairement joint à un
autre, qui est la présomption, qui, donnant
aux gens trop de confiance en leur lumière ,
les porte à proposer leurs scntimens d'une
manière fière et décisive. C'est ce qui arrive
d'ordinaire aux personnes qui sont peu
contredites, parce que leur qualité, leurs
rharges, leurs richesses, leurs talens les
mettant au-dessus des autres, et leur fai-
l36 PENSÉES MORALES.
saut trouver une complaisance aveugle
dans ceux qui sont au-dessous d'eux , ils
s'attachent à leurs sentimens et à leurs pen-
sées , et attribuent à leur lumière ce qui
n'est qu'un effet de l'impression qu'ils font
sur l'esprit des autres par des qualités qui
n'ont rien de commun avec la vérité. Ainsi,
ils prennent d'ordinaire un air de hardiesse
et de fierté. Ils ne doutent de rien et par-
lent décisivement de tout.
4
DE LA VENGEANCE.
Quiconque rend le mal pour le mal, aug-
mente le mal d'autrui sans diminuer le
sien ; ou plutôt il augmente le mal du pro-
chain, et se fait un nouveau mal beaucoup
pire que celui qu'il avait reçu. Celui qui
s'est porté à nuire au prochain, et à lui
faire quelque outrage , est déjà bien à
plaindre. Il a fait une plaie dangereuse à
son âme. Il faut donc éviter de lui en faire
une nouvelle. Or, on lui en fait une en se
vengeant de lui. Car on augmente par là sa
haine et son aversion qui fait sa plaie, fifais
PENSEES MORALES. 1^7
de plus, on s'en fait une à soi-même par
cette vengeance: car on se prive, par là, du
bien de la patience et de la charité; et l'on
se rend criminel , d'innocent qu'on était
auparavant.
DE LA PRIÈRE CHRETIENNE.
Le ternie de prière se peut prendre ge -
néralement , ou particulièrement. Étant
pris généralement, il comprend toutes les
bonnes pensées de l'esprit qu'une ame chré-
tienne peut former en la présence de Dieu ,
lorsqu'elles sont jointes avec quelques bons
mouvemens de la volonté. Dans ce sens,
s'entretenir devant Dieu de ses grandeurs,
de ses œuvres, de ses bienfaits, l'en louer,
l'en remercier , penser aux souffrances de
Jésus-Christ, s'en attendrir, y compatir,
faire des résolutions de souffrir à son
exemple; enfin toutes les considérations,
affections et résolutions qu'on peut former,
sont des prières.
Le mot de prière, étant pris particuliè-
rement , ne comprend que les demandes
l38 PENSÉES MORALES.
que l'on fait à Dieu, par l'esprit de charité,
de quelque bienfait qu'on attend de lui,
soit pour soi-même, soit pour le prochain.
DU PARDON DES OFFENSES.
Il ne suffit pas d'avoir pardonné une lois
les offenses qu'on a reçues, mais il les faut
pardonner continuellement et empêcher
que la malignité du cœur ne les rétablisse
insensiblement dans notre imagination, et
ne porte de nouveau le cœur à une aver-
sion volontaire contre ceux dont on s'est
cru offensé. Ce qui fait voir que ce n'est
pas peu de chose que de blesser la charité
par quelque offense faite au prochain; car
outre le mal qu'on lui fait, s'il en conçoit
quelque sentiment d'aversion et quelque
désir de vengeance, on lui cause une tenta-
tion continuelle , après même qu'il a par-
donné , par le souvenir de l'injure qui, ne
s'effaçant pas entièrement de sa mémoire,
peut à tout moment renouveler la mém<
plaie. C'est pour remédier à cette plaie si
contraire à la charité que Jésus-Christ nous
PENSÉES MORALES. l3<)
a obligés à réitérer le pardon des offenses ,
toutes les fois que nous lui demandons la
rémission de nos péchés, en récitant l'orai-
son dominicale.
DE L'IMMUTABILITÉ DE DIEU.
11 faut concevoir l'immutabilité de Dieu
par opposition à la mutabilité des créatures,
sur laquelle on peut considérer que nous
ne voyons dans le monde que changemens
perpétuels. Tout passe. Tout finit. Rien n'est
stable ni permanent. Non seulement les par-
ticuliers, mais les États et les royaumes, ont
leurs âges, leurs vicissitudes, leurs révolu-
tions. Ce ne sont à tous momens que chan-
gemens de théâtre. Les uns sortent pour
faire place à d'autres; et l'on voit en moins
de rien renouveler la face du monde.
Bien loin de trouver de la stabilité dans
les choses qui sont hors de nous , nous n'en
saurions trouver en nous-mêmes.
C'est un flux et un reflux continuel d«
pensées et de mouvemens. Nous ne voyons
presque jamais les mêmes objets d'un même
I^O PENSÉES MORALES.
œil. Ce qui nous paraît vrai , bon et utile
aujourd'hui, nous paraîtra demain faux,
mauvais et inutile. Nos affections et nos
humeurs sont encore plus changeantes que
nos jugemens. Nous éprouvons une variété
perpétuelle de mouvemens et de disposi-
tions différentes , tantôt agités et tantôt
tranquilles, tantôt tristes et tantôt gais,
tantôt pleins de courage et tantôt découra-
gés et abattus. Enfin nous ne trouvons en
nous-mêmes rien de ferme, rien d'uni-
forme, rien de constant.
La mutabilité est si naturelle à l'homme ,
qu'elle lui est nécessaire; l'uniformité d'une
action suffit pour le détruire: s'il mange,
s'il dort, s'il se repose, s'il marche, s'il
travaille sans discontinuation, il est mort.
Il suffit, pour perdre l'esprit, de s'appli-
quer trop long-temps à un même objet,
sans variété. La constance même et la fer-
meté, quand on les attribue à l'homme,
ne marquent qu'un changement moins dé-
réglé ; car on ne prétend pas dire , par
exemple, que l'homme constant pense tou-
jours aux. mêmes choses, et aime toujours
PJEN<jJ£ES MORALES, l^-*
les moines objets par une aetion conti-
nuelle; mais on veut dire que, quand il y
pense, il n'en forme point de jugemens
contraires les uns aux autres; et que, quand
son cœur se porte vers un objet, c'est avec
des mouvemcns qui sont de même genre,
quoique fort inégaux entre eux.
Pour concevoir donc l'immutabilité de
Dieu , il n'y a qu'à en retrancher toutes les
idées de la mutabilité des créatures. Son
être est incapable d'altération ; il ne reçoit
ni augmentation ni diminution , ni diver-
sité de perfection; parce qu'étant parfait,
il ne peut rien acquérir de'uouyeau , ni rien
perdre de ce qu'il a. Il n'y a point en Dieu
de succession ni de contrariété de pensées.
Il pense toujours aux mêmes choses , et il
comprend tout par une pensée unique et
immuable. Sa volonté est aussi stable que
son intelligence. Il aime toujours les mêmes
choses, et dans le même degré et par la
même action. Enfin il fait toujours les
mêmes choses, parce que son opération
n'est autre chose que la volonté qu'il a qu<-
les choses soient faites, et que sa volonté (">l
son essence et sa substance.
T/,2 PENSEES MORALES.
DE l'eMPIFxE DE L'HABITUDE.
Un peu d'habitude adoucit presque tout
ce qui paraît le plus affreux dans la vie.
Combien de choses avons-nous regardées
comme insupportables, et que nous suppor-
tons néanmoins sans peine dans la suite ?
Combien de gens les souffrent , non seule-
ment sans impatience, mais encore même
avec joie ? Elles ne sont donc pénibles que
par l'imagination. Or , l'habitude et le temps
corrigent et détruisent absolument l'ima-
gination; pourquoi nous priverons -nous
donc pour un mal de fantaisie , et que le
temps guérit nécessairement, d'un bien réel
qu'il ne tient qu'à nous de nous procurer?
L'habitude adoucit même les calamités
et les misères réelles. Personne, dit un phi-
losophe païen , ne pourrait souffrir les
adversités, si elles faisaient dans la suite
une impression aussi vive qu'elles font au
commencement.
Ainsi donc, à plus forte raison , l'habi-
tude peut-elle adoucir certains états qui m
PENSÉES MORALES. 14^
sont pénibles que parce que notre imagi-
nation nous les représente comme tels.
de l'envie.
L'envie est une espèce de tristesse que
Ton conçoit du bien qui arrive au pro-
chain ; elle produit aussi une joie maligne
du mal qui lui arrive; parce que la même
passion qui fait que l'on s'attriste du bien
du prochain , fait que l'on se réjouit do
son mal et de son rabaissement.
La source de l'envie, c'est l'orgueil ; car
on n'a de la jalousie du bien des autres ,
que parce qu'on appréhende que le bien
ne les élève au-dessus de nous, ou ne les
égale à nous ; c'est pourquoi l'envie ne s'at-
tache point à ceux à qui on ne peut être
comparé. On n'est point, par exemple, ja-
loux de ceux qui sont morts , ni de ceux
qui ne sont pas encore nés , parce qu'ils ne
nous font aucune concurrence.
7f4 PENSEES MORALES.
DE LA COLERE.
La colère est un soulèvement de l'âme
contre la personne dont on croit avoir reçu
quelque injure ou quelque déplaisir , qui
nous porte à lui désirer du mal et à lui en
faire si l'on peut.
Comme cette passion a de très-mauvais
effets, qu'elle trouble la raison, qu'elle fait
sortir L'âme de son assiette naturelle, qu'elle
lui cause des transports, des convulsions
et une espèce de fureur ; qu'elle la pousse
à toutes sortes d'excès, qu'elle ruine sou-
vent les familles et les états; la sagesse hu-
maine a toujours cru qu'il était très-impor-
tant de porter les hommes non seulement
a réprimer les mouvemens. de la colère,
mais aussi à les étouffer, s'il était pos-
sible.
Pour y parvenir , elle a tâché d'abord
de donner de l'horreur de cette passion ,
par l'état où elle met le corps, et par les
marques extérieures de dérèglement qu'elle
y imprime. Car il n'y a point de passion
PENSÉES MORALES. l4$
dont l'image soit plus capable de causer de
l'aversion ; les autres ont quelque chose
d'attirant et de trompeur , mais la colère
n'a rien que d'affreux et de terrible. Elle
nous a ensuite proposé divers exemples
des excès où la colère a porté les hommes,
et principalement les princes : elle a ensuite
opposé d'autres exemples de modération
et de douceur, capables d'attirer à l'amour
de ses vertus; et enfin elle a donné quel-
ques remèdes , soit pour réprimer la co-
lère quand elle est née, soit pour l'empê-
cher de naître.
La philosophie humaine ne s'arrètant
qu'aux causes secondes, ne pouvait per-
suader les hommes que ce qu'on souffrait
fût juste, et ainsi elle ne pouvait ôter de
l'esprit d'un homme offensé, que l'offen-
seur ne lui eût fait tort, et que ce qu'il
souffrait ne fût injuste. Mais la religion
chrétienne va bien plus loin : elle nous fait
voir que ce que nous prenons pour injure,
et qui est injuste en effet de la part des
hommes, a une cause première qui l'or
donne sans injustice; ainsi elle nous montre
1^6 PENSÉES MORALES.
qu'on ne nous fait jamais d'injustice ; que
nous méritons tous les traitemens que nous
pouvons recevoir des hommes ; qu'ils n'en
sont point les premières causes; qu'ils ne
sont que les simples instrumens et les sim-
ples ministres des ordres de Dieu ; et par
là, elle apaise nos plaintes d'une manière
bien plus efficace; elle nous fait découvrir
dans ces traitemens que nous prétendons
injurieux, non seulement la justice de Dieu,
mais encore sa bonté qui les permet , par
des vues de miséricorde, pour nous donner
moyen d'en profiter , pour guérir le plus
grand de nos maux, qui est l'orgueil, et
pour nous procurer le plus grand des
biens, qui est l'humilité.
DE LA HAIXF.
Si on regarde la haine en général, ce
n'est qu'un simple éloignement d'un objet
qui nous paraît contraire à notre propre
bien; mais en la regardant comme une in-
clination vicieuse, on doit dire que c'est
le même sentiment que la colère; c'est-à-
PEWsfcïs MOIiALES. l47
dire uu sentiment d'aigreur contre une
personne dont on croit avoir été offensé ;
avec cette différence qu'il est plus affermi
dans l'âme et qu'il subsiste sans émotion;
c'est pourquoi la colère persévérante pro-
duit la haine, l'âme se faisant une disposi-
tion fixe et constante de ces sentimens tu-
multueux qu'on appelle colère; et c'est la
raison de ce précepte de l'Écriture qui nous
ordonne d'apaiser notre colère avant le
coucher du soleil, de peur qu'elle ne se
change en haine. Il y a donc plus d'eloi-
gnement et d'aigreur dans la haine et plu -s
d'impétuosité dans la colère.
pf. l'aumôhs.
L'aumône nous est commandée par cette
raison générale qu'il faut aimer le prochain.
Il y faut joindre plusieurs autres raisons,
qui en forment en quelque sorte un devoir
de justice.
La principale de ces raisons esi que la
Providence ayant créé des biens suffisant!
pour la nouriiliiK de tons les hommes, pe
l48 PENSEES MORALES.
les a distribués inégalement , qu'afin de
faire subsister les pauvres par l'assistance
des riches. Ainsi , en ne donnant pas aux
pauvres ce que l'on a de trop , on renverse
ce dessein de la Providence ; on donne oc-
casion aux pauvres de murmurer contre
Dieu, et on use des biens qu'on a reçus de
Dieu contre son intention.
DU MENSOXGE.
Le mensonge est une déclaration exté-
rieure de nos pensées et de nos mouvemens
intérieurs, contraire à ces pensées et à ces
mouvemens.
Tout mensonge est un démenti qu'on
donne à la vérité et à Dieu même. Il en-
ferme plusieurs autres déréglemens; c'est
wne espèce de violentent de la foi publique
et de la convention qui est entre les hommes;
car la société des hommes ne pont subsister
- m-, l<- commerce du langage, et ce com-
O G •
merce demande deux choses : l'une, que
celui qui parle, parle conformément à sa
pensée; l'autre, que celui à qui l'on parle.
PENSÉES MORALES. I ty
ic croie ; et la créance de l'un n'est fondée
que sur la fidélité de l'autre. Ainsi le men-
teur qui viole de sa part la première des
conditions, est visiblement injuste; car il
veut être cru comme s'il parlait conformé-
ment à sa pensée, et cependant il viole la
condition sans laquelle il est injuste de
prétendre d'être cru.
Il est donc clair que l'opinion qu'il est
permis de mentir, détruit la société des
hommes. Or, toute opinion qui détruit la
société des hommes est fausse, et par con-
séquent il est faux qu'il soit quelquefois
permis de mentir.
]>E L HYPOCRISIE.
L'hypocrisie consiste proprement à avoir
dessein de donner par ses actions exté-
rieures une opinion plus avantageuse de sa
vertu, que la vérité ne le permet.
Je dis que c'est avoir le dessein ; car il
est certain que tout le monde serait hypo-
crite , si l'hypocrisie consistait à donner en
effet une opinion de sa vertu qui aille au-
i3"
l5o PENSEES MORALES.
delà de la vérité ; parce qu'il y a une Infinité
de défauts dans nos dispositions intérieures;
et cependant nos actions extérieures les
représententsouvent, comme si elles étaient
sans défauts.
PUS QUALITÉS D'UN VRAI MINISTRE DE LA
RELIGION.
Les qualités nécessaires pour s'acquit-
ter dignement des emplois ecclésiastiques ,
sont :
i°. Le mépris du monde et l'éloignement
des désirs séculiers, et un goût pour les
choses spirituelles et divines;
2°. L'amour de la retraite, qui est une
marque de ce goût spirituel; car l'amour
du monde pousse l'àme au dehors, afin de
jouir du monde; mais il faut prendre garde
que cet amour de la retraite tende à s'en-
tretenir de Dieu , et non a s'entretenir de
soi-même ;
3°. Estimer plus les moindres fonctions
de l'église, que les plus grandes dignités.
ft préférer 1rs marques de cet étal a ions
PENSKBS MOKA LES. Ul
les autres ornemens. Car on juge facilement
qu'un homme qui porte de longs cheveux,
et qui veut paraître dans un autre état que
celui que l'église prescrit aux clercs, n'est
pas appelé à l'église ;
4°. L'amour de la prière, qui est le vrai
canal des lumières de Dieu ;
5°. Une certaine droiture d'esprit qui fait
bien juger des choses et éviter les excès des
entètemens;
6". L'exemption des passions qui s'irri-
tent beaucoup par le commerce du monde
et par les emplois ecclésiastiques ;
7°. La patience courageuse, pour ne se
pas décourager par les contradictions, les
oppositions et les difficultés;
8°. La douceur d'esprit pour supporte?
les défauts du prochain;
9°. La lumière qui fait comprendre la
vérité et empêche de s'égarer ;
io°. La défiance de soi-même, de son
propre esprit, qui porte à n'être pas témé-
raire dans ses avis, et à prendre conseil
quand on ne voit pas assez clair ;
) i°. Certaines vertus qu'il faut rivair
l52 PENSÉES MORALES.
pour s'acquitter de ces ministères, comme
la prudence, la chasteté, le zèle du salut
des âmes, et surtout une charité qui nous
fasse aimer Dieu plus que nos intérêts, plus
que nos parens, plus que nous-mêmes;
12°. L'éloignement d'ambition et du dé-
sir du sacerdoce, l'exemption des défauts
pour lesquels l'église exclut des ordres ceux
qui les ont , comme certaines difformités
qui rendent la personne méprisable.
DE L'ÉTAT DU MARIAGE.
Le mariage est l'union légitime d'un
homme et d'une femme, par laquelle ils
s'obligent mutuellement à une société de
vie inséparable : ce qui exclut une domi-
nation impérieuse du mari sur la femme ,
ou de la femme sur le mari.
Un mariage sans union est une espèce
d'enfer : car la présence d'une personne
dont on est intérieurement divisé, et pour
laquelle on sent de l'aversion, jointe à la
pensée qu'on ne peut en être délivré que
par la mort , augmente cette peine jus-
PENSÉES MORALES. l53
qu'à un point qui ne se peut exprimer.
Il est très-rare que l'on trouve, en se
mariant, une personne avec qui l'on puisse
être long-temps uni. Toutes les imperfec-
tions , bizarreries , mauvaises humeurs , se
découvrent tout autrement dans une société
telle que celle du mariage, qu'elles ne font
dans les liaisons moins étroites et plus
extérieures. L'on se fait d'ordinaire une
manière de converser avec les gens du
dehors , qui n'est pas choquante; mais on
se dépouille de ce masque dans la vie do-
mestique, et l'on se montre tel que l'on est.
Ainsi, il est incroyable ce qu'une honnête
femme a à souffrir d'un mari bizarre , dé-
raisonnable et brutal; et ce qu'un honnête
homme a à endurer d'une femme emportée,
capricieuse, coquette, déraisonnable et qui
prend tout de travers.
Les mauvais choix que l'on fait dans les
mariages viennent ordinairement de l'am-
bition , et de l'avarice des parens et de
ceux qui se marient , et de plus , de cer-
taines lois chimériques qu'ils se mettent
dan3 l'esprit ; par exemple, qu'il faut être
I 54 PENSÉES MORALES.
dans un certain rang dans le monde, et j
vivre avec un certain éclat ; que c'est un
très-grand mal d'être un peu au-dessous de
l'état auquel on prétend avoir droit. Ainsi,
pour éviter ce malheur d'imagination et
d'ambition, on préférera une fille riche,
mais mondaine, qui aura la tète pleine des
folies du monde, avec qui on n'aura ja-
mais de paix ni d'union véritable , à une
fille sage , modeste et bien élevée.
Fiy DES PISSEES.
TRAITÉ
DES
moyens dp: conserver la paix
AVEC LES HOMMES.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Hommes citoyens de plusieurs villes. Ils
doivent procurer la paix de toutes ; et
s'appliquer en particulier a vivre en paix
dans la société où. ils passent leur vie et
dont ils font partie.
Toutes les sociétés dont nous faisons
partie, toutes les choses avec lesquelles
nous avons quelque liaison et quelque com-
merce , sur lesquelles nous agissons et qui
agissent sur nous, et dont le différent état est
capable d'altérer la disposition de notre
l56 DE LA PAIX
âme , sont les villes où nous passons le
temps de notre pèlerinage, parce que notre
âme s'y occupe et s'y repose.
Ainsi le monde entier est notre ville,
parce qu'en qualité d'habitans du inonde,
nous avons liaison avec tous les hommes,
et que nous en recevons même tantôt de
l'utilité et tantôt du dommage. Les Hollan-
dais ont commerce avec ceux du Japon.
Nous en avons avec les Hollandais. Nous en
avons donc avec ces peuples qui sont aux
extrémités du monde, parce que les avan-
tages que les Hollandais en tirent leur
donnent le moyen ou de nous servir, ou
de nous nuire. On en peut dire autant de
tous les autres peuples. Ils tiennent tous à
nous par quelque endroit, et ils entrent
tous dans la chaîne qui lie tous les hommes
entre eux par les besoins réciproques qu'ils
ont les uns des autres. Mais nous sommes
encore plus particulièrement citoyens du
royaume où nous sommes nés et où nous
vivons, de la ville où nous habitons, de la
société dont nous faisons partie ; et enfin
nous nous pouvons dire en quelque sorte
AVEC LES HOMMES. l57
citoyens de nous-mêmes et de notre propre
cœur; car nos diverses passions et nos di-
verses pensées tiennent lieu d'un peuple
avec qui nous avons à vivre ; et souvent il
est plus facile de vivre avec tout le monde
extérieur, qu'avec ce peuple intérieur que
nous portons en nous-mêmes.
L'Écriture, qui nous oblige de chercher
la paix de la ville où Dieu nous fait habi-
ter, l'entend également de toutes ces diffé-
rentes villes. C'est-à-dire qu'elle nous oblige
de chercher et de désirer la paix et la tran-
quillité du monde entier, de notre royaume,
de notre ville , de notre société et de nous-
mêmes. Mais comme nous avons plus de
pouvoir de la procurer à quelques-unes de
ces villes qu'aux autres, il faut aussi que
nous y travaillions diversement.
Car il n'y a guère de gens qui soient en
état de procurer la paix, ni au monde, ni
à des royaumes, nia des villes, autrement
que par leurs prières. Ainsi notre devoir à
cet égard , se réduit à la demander sincè-
rement à Dieu et à croire que nous y sommes
obligés. Et nous le sommes en effet, puis-
l58 DE LA PAIX
que les troubles extérieurs qui divisent les
royaumes viennent souvent du peu de soin
que ceux qui en font partie ont de de-
mander la paix à Dieu, et de leur peu de
reconnaissance, lorsque Dieu la leur a ac-
cordée. Les guerres temporelles ont de si
étranges suites et des effets si funestes pour
les âmes mêmes, qu'on ne saurait trop les
appréhender. C'est pourquoi saint Paul, en
recommandant de prier pour les rois du
monde, marque expressément comme un
principe de cette obligation, le besoin que
nous avons pour nous-mêmes de la tran-
quillité extérieure: Ut quidam et tranquil-
lam vltam àgamus.
On se procure la paix à soi-même, en
réglant ses pensées et ses passions. Et par
cette paix intérieure , on contribue beau-
coup à la paix de la société dans laquelle
on vit , parce qu'il n'y a guère que les pas-
sions qui la troublent. 3Iais comme cette
paix avec ceux qui nous sont unis par de»
liens plus étroits et par un commerce plus
fréquent, est d'une extrême importance
pour entretenir la tranquillité dans nous-
AVEC LES HOMMES. l5c}
mêmes, et qu'il n'y a rien de plus capable
de la troubler que la division opposée à
cette paix, c'est de celle-là principalement
qu'il faut entendre cette instruction du pro-
phète : Quœrîte pacem civitatis ad quam
transrnigrare vos fer/. Cherchez la paix de
la ville qui est le lieu de votre exil.
CHAPITRE II.
Union de la raison et de la religion à nous
inspirer le soin de la paix.
Les hommes ne se conduisent d'ordi-
naire dans leur vie, ni par la foi, ni par la
raison. Ils suivent témérairement les im-
pressions des objets présens ou les opi-
nions communément établies parmi ceux
avec qui ils vivent. Et il y en a peu qui
s'appliquent avec quelque soin à considé-
rer ce qui leur est véritablement utile poui
passer heureusement cette vie, ou selon
Dieu, ou selon le monde. S'ils y faisaient
lÔO DE LA PAIX
réflexion , ils verraient que la foi et la rai-
son sont d'accord sur la plupart des devoirs
et des actions des hommes; que les choses
dont la religion nous éloigne sont souvent
aussi contraires au repos de cette vie qu'au
bonheur de l'autre, et que' la plupart de
celles où elle nous porte contribuent plus
au bonheur temporel que tout ce que
notre ambition et notre vanité nous l'ont
rechercher avec tant d'ardeur.
Or, cet accord de la raison et de la foi
ne paraît nulle part si bien que dans le
devoir de conserver la paix avec ceux qui
nous sont unis , et d'éviter toutes les occa-
sions et tous les sujets qui sont capables de
la troubler. Et si la religion nous prescrit
ce devoir comme un des plus essentiels à
la piété chrétienne, la raison nous y porte
aussi comme à un des plus importans pour
notre propre intérêt.
Car on ne saurait considérer avec quel-
que attention la source de la plupart des
inquiétudes et des traverses qui nous arri-
vent ou que nous voyons arriver aux autres,
qu'on ne reconnaisse qu'elles viennent or-
AVEC LES HOMMES. l6f
dinairement de ce qu'on ne se ménage pas
assez les uns les autres. Et si nous voulons
nous faire justice, nous trouverons qu'il
est rare qu'on médise de nous sans sujet,
et que l'on prenne plaisir à nous nuire et à
nous choquer de gaîté de cœur. Nous y con-
tribuons toujours pour quelque chose. S'il
n'y en a pas de causes prochaines , il y en
a d'éloignées. Et nous tombons, sans y pen-
ser , dans une infinité de petites fautes , à
l'égard de ceux avec qui nous vivons, qui
les disposent à prendre en mauvaise part
ce qu'ils souffriraient sans peine, s'ils n'a-
vaient déjcà un commencement d'aigreur
dans l'esprit. Enfin, il est presque toujours
vrai que si l'on ne nous aime pas , c'est que
nous ne savons pas nous faire aimer.
Nous contribuons donc nous-mêmes à ces
inquiétudes , à ces traverses et à ces trou-
bles que les autres nous causent ; et comme
c'est en partie ce qui nous rend malheu-
reux , rien ne nous est plus important ,
même selon le monde, que de nous appli-
quer à les éviter. Et la science qui nous
apprend à le faire nous est mille fois plus
14*
l6'2 DE LA PAIX
utile que toutes celles que les hommes ap-
prennent avec tant de soin et tant de temps.
C'est pourquoi il y a lieu de déplorer le
mauvais choix que les hommes font dans
l'étude des arts, des exercices et des scien-
ces. Ils s'appliquent avec soin à connaître
la matière et à trouver les moyens de la
faire servir à leurs besoins. Ils apprennent
l'art de dompter les animaux et de les em-
ployer à l'usage de la vie, et ils ne pensent
pas seulement à celui de se rendre les
hommes utiles , et d'empêcher qu'ils ne les
troublent et ne rendent leur vie malheu-
reuse, quoique les hommes contribuent in-
finiment plus à leur bonheur ou à leur
malheur que tout le reste des créatures.
C'est ce que la raison nous dicte touchant
ce devoir. Mais si l'on en consulte la reli-
gion et la foi, elles nous y engagent encore
tout autrement par l'autorité de leurs pré-
ceptes et par les raisons divines qu'elles
nous en apportent. Jésus-Christ a tellement
aimé la paix qu'il en a fait deux des huit
béatitudes qu'il nous propose dans l'Évan-
gile : Heureux y dit-il , ceux qui sont doux ,
AVEC LES HOMMES. l63
parce qu'ils posséderont la terre. Ce qui com-
prend la tranquillité de cette vie et le repos
de l'autre. Heureux, dit-il encore, ceux
qui seront pacifiques , parce qu'ils auront le
nom d'en/ans de Dieu, qui est la plus haute
qualité dont les hommes soient capables,
et qui n'est due par conséquent qu'à la plus
grande des vertus. Saint Paul fait une loi
expresse touchant la paix, en commandant
de la garder autant qu'il est possible avec
tous les hommes, si ficri potest, cum omnibus
hominibus pacem habentes. Il nous défend
les contentions, et nous ordonne la pa-
tience et la douceur avec tout le monde :
Servum Dornini non oportet litigare , sed
mansuetum esse ad omnes. Et enfin il nous
déclare que l'esprit de contention n'est point
celui de l'église. Siquis videtur contentiosus
esse, nos talem consuetudinem non habemus,
neque Ecclcsia Dei.
Il n'y a guère d'avertissement plus fré-
quent dans les livres du Sage, que ceux qui
"endent à nous régler dans le commerce que
*ous avons avec le prochain, et à nous faire
164 Dfi LA PAIX
éviter ce qui peut exciter des divisions et
des querelles. C'est dans cette vue qu'il nous
dit que la douceur dans les paroles multi-
plie les amis et adoucit les ennemis : verbum
dulce multipliait amicos, et que les gens de
bien sont pleins de douceur et de complai-
sance : et lingua eucharis in bono homine
abundat.
Il dit en un autre endroit que les réponses
douces apaisent la colère, et que celles qui
sont aigres excitent la fureur : responsio
mollis frangit iram, sermo durus suscitât fu-
rorcm. Il dit que le sage se fait aimer par
ses paroles : sapiens in verbis seipsum ama-
bilem fa cit.
Enfin il relève tellement cette vertu qu'il
l'appelle l'arbre de vie, parce qu'elle nous
procure le repos, et dans cette vie et dans
l'autre : lingua placabilis lignum vitœ.
Il a bien voulu nous apprendre que l'a-
vantage que cette vertu nous apporte en
nous faisant aimer est préférable à ceux
que les hommes désirent le plus , qui sont
l'honneur et la gloire. Car c'est un des sens
AVEC LES HOMMES. l65
de ces paroles : fili , in mansuctudlne opéra
tua pcrfice et super hominum gloriam dili-
geris : mon fils, accomplissez vos œuvres
avec douceur, et vous vous attirerez non
seulement l'estime , mais aussi l'amour des
hommes.
Le Sage y compare les deux choses que
les hommes y recherchent principalement
des autres hommes, qui sont l'amour et la
gloire. La gloire vient de l'idée de l'excel-
lence ; l'amour de l'idée de la bonté; et cette
bonté se témoigne par la douceur ; or il nous
apprend dans cette comparaison que, quoi-
que l'estime des hommes flatte plus notre
vanité, il vaut mieux néanmoins en être
aimé. Car l'estime ne nous donne entrée que
dans leur esprit, au lieu que l'amour nous
ouvre leur cœur. L'estime est souvent ac-
compagnée de jalousie, mais l'amour éteint
toutes les malignes passions, et ce sont celles-
là qui troublent notre repos.
66 DE LA PAIX
CHAPITRE III.
Raison du devoir de garder la paix avec
ceux avec qui Von vit.
On peut tirer de L'Ecriture une infinité
de raisons pour nous exciter à conserver la
paix avec les hommes par tous les movens
qui nous sont possibles.
I. Il n'y a rien de si conforme a l'esprit
de la loi nouvelle que la pratique de ce de-
voir ; et l'on peut dire qu'elle nous y porte
par son essence même. Car. au lieu que la
cupidité, qui est la loi de la chair, désunis-
sait l'homme d'avec Dieu , elle le désunit
d'avec lui-même par le soulèvement des
passions contre la raison, et d'avec tous les
autres hommes en s'en rendant ennemi, et
le portant à tâcher de s'en rendre le tyran.
Le propre, au contraire, de la charité, qui
est cette loi nouvelle que Jésus-Christ est
venu apporter au monde, c'est de réparer
toutes les desunions que le péché a pro-
AVEC LES HOMMES. 167
duites; de réconcilier l'homme avec Dieu,
en l'assujettissant à ses lois ; de le réconci-
lier avec lui-même, en assujettissant ses
passions à la raison ; et enfin de le récon-
cilier avec tous les hommes, en lui étant le
désir de les dominer.
Or, un des principaux effets de cette
charité, à l'égard des hommes, est de nous
appliquer à conserver la paix avec eux, puis-
qu'il est impossible qu'elle soit vive et sen-
sible dans le cœur, sans y produire cette
application. On craint naturellement de
blesser ceux que l'on aime. Et cet amour
nous faisant regarder toutes les fautes que
nous commettons contre les autres comme
grandes et importantes , et toutes celles
qu'ils commettent contre nous comme pe-
tites et légères, il éteint par là la plus ordi-
naire source des querelles, qui ne naissent
le plus souvent (pie des fausses idées qui
grossissent à notre vue tout ce qui nous
touche en particulier, et qui amoindrissent
tout ce qui touche les autres.
TI. Il est impossible d'aimer les hommes,
sans désirer de les servir; et il est impos-
l68 DE LA PAIX
sible de les servir sans être bien avec eux ;
de sorte que le même devoir qui nous charge
des autres hommes, selon l'Écriture, pour
les servir en toutes les manières dont nous
sommes capables, nous oblige aussi de nous
entretenir en paix avec eux , parce que la
paix est la porte du cœur, et que l'aversion
nous le ferme et nous le rend entièrement
inaccessible.
III. Il est vrai que l'on n'est pas toujours
en état de servir les autres par des discours
d'édification , mais il y aura bien d'autres
manières de les servir. On le peut faire par
le silence, par des exemples de modestie, de
patience et de toutes les autres vertus; et
c'est la paix et l'union qui leur ouvre le
cœur pour les en faire profiter.
Or, la charité, non seulement embrasse
tous les hommes; mais elle les embrasse en
tous temps. Ainsi, nous devons avoir la paix
avec tous les hommes, et en tous temps;
car il n'y en a pas où nous ne devions les
aimer et désirer de les servir , et par con-
séquent il n'y en a point où nous ne devions
ôter, de notre part, tous les obstacles qui s'y
AVEC LES HOMMES. 1 69
pourraient rencontrer, dont le plus grand
est l'aversion et l'éloignement qu'ils pour-
raient avoir pour nous. De sorte que lors
même que l'on ne peut conserver avec eux
une paix intérieure qui consiste dans l'union
de senî.imens, il faut tâcher au moins d'en
conserver une extérieure, qui consiste dans
les devoirs de la civilité humaine, afin de
ne se rendre pas incapable de les servir
quelque jour, et de témoigner toujours à
Dieu le désir sincère que l'on en a.
De plus, si nous ne leur servons pas ac-
tuellement, nous sommes au moins obligés
de ne leur pas nuire; or, c'est leur nuire
que de les porter, en les choquant, à tom-
ber en quelque froideur à notre égard. C'est
leur causer un dommage réel, que de les
disposer par l'éloignement qu'ils conce-
vront de nous, à prendre nos actions ou
nos paroles en mauvaise part , à en parler
d'une manière peu équitable, et qui blesse-
rait leur conscience , et enfin à mépriser
même la vérité dans notre bonche, et à n'ai-
mer pas la justice, lorsque c'est nous qui
la défendons.
i5
I70 DE LA PAIX
Ce n'est donc pas seulement i'intérèt des
hommes, c'est celui de la vérité même, qui
nous oblige à ne les pas aigrir inutilement
contre nous; si nous l'aimons, nous devons
éviter de la rendre odieuse par notre im-
prudence, et de lui fermer l'entrée du cœur
et de l'esprit des hommes, en nous la fer-
mant à nous-mêmes : et c'est aussi pour nous
porter à éviter ce défaut, que l'Écriture
nous avertit que les sages ornent la science^
c'est-à-dire qu'ils la rendent vénérable aux
hommes, et que l'estime qu'ils s'attirent par
leur modération fait paraître plus auguste
la vérité qu'ils annoncent : au lieu qu'en se
faisant ou mépriser ou haïr des hommes ,
on la déshonore, parce que le mépris et la
haine passent ordinairement delà personne
à la doctrine.
Il est vrai qu'il est impossible que les gens
de bien soient toujours en paix avec les
hommes, après que Jésus-Christ les a avertis
qu'ils ne devaient pas espérer d'être autre-
ment traités d'eux qu'il l'a été lui-même.
C'est pourquoi saint Paul, en nous exhor-
tant de conserver la paix avec *ux . y ajoute
AVEC LES HOMMES. I7I
cette restriction, s'il est possible, sifieripo—
test; sachant que cela n'est pas toujours
possible, et qu'il y a des occasions où il
faut par nécessité hasarder de les choquer,
en s'opposant à leurs passions ; mais afin de
le faire utilement, et sans avoir un juste
sujet de crainte que nous n'ayons contribué
aux suites fâcheuses qui en naissent quel-
quefois, il faut éviter avec un extrême soin,
de les choquer inutilement, ou pour des
choses de peu d'importance , ou par une
manière trop dure, parce qu'il n'y a en ef-
fet que ceux qui épargnent les autres, au-
tant qu'il est en leur pouvoir, qui les puis-
sent reprendre avec quelque fruit.
Si saint Pierre donc, sachant bien qu'il
est inévitable que les chrétiens souffrent
et soient persécutés, leur recommande de
ne se pas attirer leurs souffrances par leurs
crimes, on leur peut dire de même qu'é-
tant inévitable qu'ils soient haïs des hom-
mes, ils doivent extrêmement éviter de se
faire haïr par leur imprudence et leur in-
discrétion, et de perdre par là le mérite
qu'ils peuvent acquérir par cette sotie di
souffrance.
1^1 DE LA PAIX
Voici encore une autre raison qui rend
la paix nécessaire, et qui nous oblige de la
procurer, autant qu'il nous est possible;
c'est que la correction fraternelle est un de-
voir qui nous est recommandé expressé-
ment par l'Évangile, et dont l'obligation
est très - étroite. Cependant, il est certain
qu'il y a peu de gens qui le puissent pra-
tiquer utilement et sans causer plus de
mal que de bien à ceux qu'ils reprennent;
mais il ne faut pas pour cela qu'ils s'en
croient dispensés. Car, comme on n'est pas
exempt de fautes devant Dieu, lorsqu'on se
met par imprudence hors d'état de prati-
quer la charité corporelle , et qu'il nous
impute le défaut des bonnes œuvres, dont
nous nous privons par notre faute ; nous
ne devons pas plus nous croire exempts
•de péchés, lorsque le peu de soin que nous
avons de conserver la paix avec notre pro-
chain nous met dans l'impuissance de pra-
tiquer envers lui la charité spirituelle que
nous lui devons.
Enfin, notre intérêt spirituel et la charité
que nous nous devons à nous-mêmes, nous
AVEC LES HOMMES. 17 )
doit porter à éviter tout ce qui nous peut
commettre avec les hommes, et nous ren-
dre l'objet de leur haine ou de leur mépris.
Car rien n'est plus capable d'éteindre ou de
refroidir dans nous-mêmes la charité que
nous leur devons, puisqu'il n'y a rien de
si difficile que d'aimer ceux en qui l'on ne
trouve que de la froideur ou même de l'a-
version.
CHAPITRE IV.
Régie générale pour conserver lu paix. Vc
blesser personne y et ne se blesser de rien.
Deux manières de choquer les autres.
Contredire leurs opinions ; s'opposer à
leurs pussions.
Mais la peine n'est pes de se commettre
soi-même de la nécessité de conserver l'u-
nion avec le prochain; c est de la conserves?
effectivement en évitant tout ce qui la peut
altérer. Il est certain qu'il n'y a qu'une
charité abondante qui puisse produire ce
i5*
1~4 I>E LA PAIX
grand effet; mais entre les moyens humains
qu'il est utile d'y employer, il semble
qu'il n'y en a point de plus propre que de
s'appliquer à bien connaître les causes or-
dinaires des divisions qui arrivent entre
les hommes, afin de les pouvoir prévenir.
Or, en les considérant en général, on peut
dire qu'on ne se brouille avec les hommes,
que parce qu'en les blessant , on les porte
à se séparer de nous; ou parce qu'étant
blessés par leurs actions ou par leurs pa-
roles , nous venons nous-mêmes à nous éloi-
gner d'eux, et à renoncer à leur amitié.
L'un et l'autre se peut faire, ou par une
rupture manifeste, ou par un refroidisse-
ment insensible. .Mais, de quelque manière
que cela se fasse, ce sont toujours ces mé-
contentemens réciproques qui sont les cau-
- s des divisions; et l'unique moyen de les
éviter, c'est de ne faire jamais rien qui
puisse blesser personne, et de ne se blesser
jamais de rien.
Il n'y a rien de i facile (jne de prescrire
cela <n général, mais il y a peu de chose
|. u diiiïrile à pratiquer en particulier; et
AVEC LES HOMMES. I7&
i'ou peut dire que c'est ici une des deux
règles qui , étant fort courtes dans les pa-
roles, sont d'une extrême étendue dans le
sens, et renferment dans leur généralité
un grand nombre ds devoirs très-importans.
C'est pourquoi il est bon de la développer,
en examinant plus particulièrement par
quels moyens on peut éviter de blesser les
hommes , et mettre son esprit dans la dis-
position de ne se point blesser de ce qu'ils
peuvent faire ou dire contre nous.
Le moyen de réussir dans la pratique du
premier de ces devoirs , est de savoir ce
qui les choque et ce qui forme en eux cette
impression qui produit l'aversion et l'eloi-
gnement. Or, il semble que toutes les causes
s'en peuvent réduire à deux, qui sont de
contredire leur opinion, et de s'opposer à
leurs passions. Mais comme cela se peut
faire en diverses manières , que ces opi-
nions et ces passions ne sont pas toutes de
même nature, et qu'il y en a pour les-
quelles ils sont plus sensibles que pour
d'autres, il faut encore pousser cette re-
cherche plus loin, ^n considérant plus en
*1& DE LA PA1V
détail les jugemens et les passions qu'il est
plus dangereux de choquer.
CHAPITRE V.
Cause de t attache que les hommes ont à
leurs opinions. Qui sont ceux qui y
sont plus sujets.
Les hommes sont naturellement attachés
à leurs opinions, parce qu'ils ne sont jamais
sans quelque cupidité qui les porte à dé-
sirer de régner sur les autres, en toutes
les manières qui leur sont possibles. Or, on
y règne en quelque sorte par la créance.
Car c'est une espèce d'empire que de faire
recevoir son opinion aux autres. El ainsi
1 opposition que nous y trouvons nous
blesse à proportion que lions aimons plus
cette sorte de domination. L'homme met sa
joie , dit l'Écriture , dans les sentimens
qu'il propose : lœtatur ho/no in sente/aie
oris sul. Car en les proposant il les rend
siens, il en fait son bien, il s'v attache
AVEC LES HOIÏMES. I77
dlotérêt; et les détruire, c'est détruire
quelque chose qui lui appartient. On ne
le peut faire sans lui montrer qu'il se trom-
pe; et il ne prend point plaisir à s'être
trompé. Celui qui contredit un autre dans
quelque point, prétend en cela avoir plus
de lumières que lui. Et ainsi , il lui présente
en même temps deux idées désagréables :
l'une qu'il manque de lumières , l'autre que
celui qui le reprend le surpasse en intelli-
gence. La première l'humilie, la seconde
l'irrite et excite sa jalousie. Ces effets sont
plus vifs et plus sensibles à mesure que la
cupidité est plus vive et plus agissante;
mais il y a peu de gens qui ne les ressentent
en quelque degré , et qui souffrent la con-
tradiction sans quelque sorte de dépit.
Outre cette cause générale, il y en a
plusieurs autres qui rendent les hommes
plus attachés à leur sens, ou plus sensibles
à la contradiction. Quoiqu'il semble que la
piété, en diminuant l'estime qu'on peut
avoir de soi-même, et le désir de dominer
sur l'esprit des autres, doive diminuer l'at-
tache à ses propres sentimens, elle fait sou-
I78 S F. LA PAIX
vent un effet tout contraire. Car, comme
les personnes spirituelles regardent toutes
choses par des vues spirituelles, et qu'il
leur arrive néanmoins quelquefois de se
tromper, il leur arrive aussi quelquefois de
spiritunliser certaines faussetés, et de re-
vêtir des opinions ou incertaines ou mal
fondées, des raisons de conscience qui les
portent à s'v attacher opiniâtrement. De
sorte qu'appliquant l'amour qu'elles ont en
général pour la vérité, pour la vertu, et
pour les intérêts de Dieu , à ces opinions
qu'elles n'ont pas assez examinées, leur
zèle s'excite et s'échauffe contre ceux qui
les combattent ou qui témoignent de n'en
être pas peisuadés; et ce qui leur reste
même de cupidité, se mêlant et se confon-
dant avec ces mouvemens de zèle , se ré-
pand avec d'autant plus de liberté, qu'elles
y résistent moins et qu'elles ne distinguent
point ce double mouvement qui agit dans
leur cœur, parce que leur esprit n'est sen-
siblement occupé que de ces raisons spiri-
tuelles , qui leur paraissent être l'unique
source de leur zèle
AVEC LES HOMMES. I79
C'est par un effet de cette illusion se-
crète , que l'on voit des personnes fort à
Dieu, s'attacher tellement à des opinions de
philosophie, quoique très-fausses, qu'elles
regardent avec pitié ceux qui n'en sont pas
persuadés, et les traitent d'amateurs de
nouveautés , lors même qu'ils n'avancent
rien que d'indubitable. Il y en a devant qui
l'on ne saurait parler contre les formes
substantielles, sans leur causer de l'indi-
gnation. D'autres s'intéressent pour Aris-
tote et pour les anciens philosophes,
comme ils pourraient faire pour des Pères
de l'Église. Quelques-uns prennent le parti
du soleil , et prétendent qu'on lui fait in-
jure en le faisant passer pour un amas de
poussière qui se remue avec rapidité. La
vérité est que ce n'est point la cupidité qui
produit ces mouvemens , et que ce ne sont
que certaines maximes spirituelles qui sont
vraies en général, et qu'ils appliquent mal
en particulier. Il faut avoir de 1 aversion
de la nouveauté. Il ne faut pas prendre
plaisir à rabaisser ceux que le consente-
ment public de tous les gens habiles a jugés
l8o DK LA PAIX
dignes d'estime : il est encore vrai ; mais
avec tout cela, quand il s'agit de choses
qui n'ont pas d'autres règles que la raison ,
la vérité connue doit l'emporter sur toutes
ces maximes; et elles ne doivent servir
qu'à nous rendre plus circonspects, pour ne
nous pas laisser surprendre par de légères
apparences.
Toutes les qualités extérieures qui, sans
augmenter notre lumière, contribuent à
nous persuader que nous avons raison ,
nous rendant plus attachés à notre sens,
nous rendent aussi plus sensibles à la con-
tradiction. Or, il y en a plusieurs qui pro-
duisent en nous cet effet.
Ceux qui parlent bien et facilement sont
sujets à être attachés à leur sens, et à ne
se laisser pas facilement détromper; parce
qu'ils sont portes à croire qu'ils ont le
même avantage qu'ils ont sur l'esprit des
autres, qu'ils ont, pour le dire ainsi, sur
la langue des autres : l'avantage qu'ils ont
en cela leur est visible et palpable , au lieu
que leur manque de lumière et d'exactitude
dans le raisonnement leur est caché. De
AVEC LES HOMMES. l8l
plus , la facilité qu'ils ont à parler donne
un certain éclat à leurs pensées , quoique
fausses , qui les éblouit eux-mêmes ; au
lieu que ceux qui parlent avec peine obscur-
cissent les vérités les plus claires et leur
donnent l'air de fausseté; et ils sont sou-
vent obligés de céder et de paraître con-
vaincus, faute de trouver des termes pour
se démêler de ces faussetés éblouissantes.
Ce qui fortifie cette attache dans ceux
qui ont cette facilité de parler, c'est qu'ils
entraînent d'ordinaire la multitude dans
leurs sentimens, parce qu'elle ne manque
jamais de donner l'avantage de la raison
à ceux qui ont l'avantage de la parole. Et.
ce consentement public revenant à eux, les
rend encore plus contents de leurs pensées,
parce qu'ils prennent déjà sujet de les
croire conformes à la lumière du sens
commun. De sorte qu'ils reçoivent des
autres ce qu'ils leur ont prêté, et sont
trompés à leur tour par ceux mêmes qu'ils
ont trompés.
Il y a plusieurs qualités extérieures qui
produisent le même effet, comme la w&~
iG
tSi de la paix
dération, la retenue, la froideur, la pa-
tience. Car ceux qui les possèdent, se
comparant par là avec ceux qui ne les ont
pas , ne sauraient s'empêcher de se préférer
à eux en ce point; en quoi ils ne leur font
pas d'injustice. Mais, comme ces sortes
d'avantages paraissent bien plus que ceux
de l'esprit, et qu'ils attirent la créance et
l'autorité dans le monde, ces personnes
passent souvent jusques à préférer leur ju-
gement à celui des autres qui n'ont pas ces
qualités; non en croyant, par une vanité
grossière, avoir plus de lumière d'esprit
qu'eux, mais d'une manière plus fine et
plus insensible. Car, outre l'impression que
fait sur eux l'approbation de la multitude,
à qui ils imposent par leurs qualités exté-
rieures, ils s'attachent de plus aux défauts
qu'ils remarquent dans la manière dont les
Mitres proposent leur sentiment, et ils vien-
nent enfin à les prendre insensiblement
pour des marques de défauts de raisons.
Il y en a même à qui le soin qu'ils ont
eu de demander à Dieu la lumière dont ils
ont besoin pour se conduire en certaines
AVEC LES HOMMES. l85
occasions difficiles, suffit pour préférer les
sentimens où ils se trouvent , à ceux des
autres en qui ils ne voient pas la même
vigilance dans la prière; mais ils ne consi-
dèrent pas que le vrai effet des prières
n'est pas tant de nous rendre plus éclairés,
que de nous obtenir plus de défiance de
nos propres lumières, et de nous rendre
plus disposés à embrasser celles des autres.
De sorte qu'il arrive souvent qu'une per-
sonne moins vertueuse aura en effet plus
de lumières sur un certain point , qu'une
autre qui aura beaucoup plus de vertu.
Mais en même temps, toute cette lumière
lui servira beaucoup moins par le mauvais
usage qu'elle en fait, Cfue si elle avait ob-
tenu par ses prières et la docilité pour
recevoir la vérité d'un autre et la grâce
d'en bien user.
Ceux qui ont l'imagination vive et qui
conçoivent fortement les choses, sont en-
core sujets à s'attacher à leur propre juge-
ment ; parce que l'application vive qu'ils
vmt à certains objets les empêche d'éten-
dre assez la vue de leur esprit pour fofraex
l84 DE LA PAIX
un jugement équitable, qui dépend de la
comparaison de diverses raisons. Ils se
remplissent tellement d'une raison, qu'ils
ne donnent plus entrée à toutes les autres,
et ils ressemblent proprement à ceux, qui
sont trop près des objels, et qui ne voient
ainsi que ce qui est précisément devant
eux.
C'est par plusieurs de ces raisons que
les femmes, et particulièrement celles qui
ont beaucoup d'esprit, sont sujettes à être
fort arrêtées à leur sens , car elles ont
d'ordinaire un esprit d'imagination, c'est-
à-dire plus vif qu'étendu; et ainsi elles
s'occupent fortement de ce qui les frappe ,
et considèrent fort peu le reste. Elles par-
lent bien et facilement, et par là elles at-
tirent la créance et l'estime. Elles ont de
la modération et elles sont exactes dans
les actions de piété. De sorte que tout
contribue à leur faire exprimer leurs pro-
pres pensées , parce que rien ne les porte
à s'en défier.
Enfin, tout ce qui élève les hommes dans
le monde, comme 1rs richesses, la puis-
AVEC LES HOMMES. IOI)
sauce, l'autorité, les rend insensiblement
plus attachés à leurs sentimens, tant par
la complaisance et la créance que ces cho-
ses leur attirent, que parce qu'ils sont moins
accoutumés à la contradiction; ce qui les
y rend plus délicats. Comme on ne les
avertit pas souvent qu'ils se trompent , ils
s'accoutument à croire qu'ils ne se trom-
pent point , et ils sont surpris lorsqu'on
entreprend de leur faire remarquer qu'ils
y sont sujets comme les autres.
Ce serait , cà la vérité , abuser de ces
observations générales , que d'en prendre
sujet d'attribuer en particulier cette attache
vicieuse à ceux en qui l'on remarque les
qualités qui sont capables de la produire,
parce qu'elles ne la produisent pas néces-
sairement. Ainsi l'usage qu'on en doit faire
n'est pas de soupçonner ou de condamner
personne en particulier sur ces signes in-
certains; mais seulement de conclure que
quand on traite avec des personnes qui, par
leur état ou par la qualité de leur esprit,
peuvent avoir ce défaut , soit qu'ils l'aient
ou ne l'aient pas effectivement , il est tou-
16*
ï86 *>& LA PAIX
jours utile de se tenir davantage sur ses
gardes , pour ne pas choquer , sans de
grandes raisons , leurs opinions et leurs
sentimens. Car cette précaution ne saurait
jamais nuire, et elle peut être très-utile
en de certaines rencontres.
CHAPITRE VI.
Quelles .sont les opinions rjuil est plus
dangereux de choquer.
Mais il faut remarquer que, comme il y
a des personnes qu'il est plus dangereux de
contredire que d'autres, il y a aussi cer-
taines opinions auxquelles il faut avoir plus
d'égard. Et ce sont celles qui ne sont pas
particulières à une seule personne du lieu
où l'on vit, mais qui y sont établies par
une approbation universelle. Car en cho-
quant ces sortes d'opinions, il semble qu'on
se veuille élever au-dessus de tous les au-
tres; et l'on donne lieu à tous eeux qui eu
AVEC LES HOMMES. 187
-sont prévenus de s'y intéresser avec d'au-
tant plus de chaleur, qu'ils croient ne s'in-
téresser pas pour leurs propres sentimens,
mais pour ceux de tout le corps. Or la
malignité naturelle est infiniment plus vive
et plus agissante, lorsqu'elle a un prétexte
honnête pour se couvrir, et qu'elle se peut
déguiser à elle-même , sous le prétexte du
zèle que l'on doit avoir pour ses supérieurs
et pour le corps dont on fait partie.
Celte remarque est d'une extrême im-
portance pour la conservation de la paix.
Et pour en pénétrer l'étendue, il faut ajou-
ter qu'en tout corps et en toute société, il
y a d'ordinaire certaines maximes qui ré-
gnent , qui sont formées par le jugement de
ceux qui y possèdent la créance, et dont
l'autorité domine sur les esprits. Souvent
ceux qui les proposent y ont peu d'attache,
parce qu'elles leur paraissent à eux-mêmes
peu claires : mais cela n'empêche pas que
les inférieurs recevant ces maximes sans
examen, et par la voie de la simple auto-
rité, ne les reçoivent comme indubitables,
et que, faisant d'ordinaire consister lem
l88 DE LA PAIX
bonheur à les maintenir, à quelque prix
que ce soit, ils ne s'élèvent avec zèle con-
tre ceux qui les contredisent. Ces maximes
et ces opinions regardent quelquefois des
choses spéculatives et des questions de doc-
trine. On estime en quelques lieux une
sorte de philosophie, en d'autres une autre.
Il y en a où toutes les opinions sévères
sont bien reçues , et d'autres où elles sont
toutes suspectes. Quelquefois elles regardent
l'estime que l'on doit faire de certaines
personnes, et principalement de celles qui
sont de la société même, parce que ceux
qui y régnent par la créance leur donnent
à chacun leur rang et leur place, selon la
manière dont ils les traitent ou dont ils
en parlent; et cette place leur est confirmée
par la multitude, qui autorise le jugement
des supérieurs et qui est toujours prête de
le défendre.
Or, comme ces jugemens peuvent être
faux et excessits, il peut arriver que des
particuliers de cette société même ne les ap-
prouvent pas, et qu'ils trouvent ces places
mal données ; et s'ils n'en usent avec bien
AVEC LES HOMMES. 1 89
de la discrétion, et qu'ils n'apportent de
grandes précautions pour ne pas choquer
ceux avec qui ils vivent, par la diversité
de leurs sentimens , il est difficile qu'ils ne
se fassent condamner de présomption et de
témérité , et que l'on ne porte même ce
qu'ils auront témoigné de leurs sentimens
beaucoup au-delà de leur pensée, en les
accusant de mépriser absolument ceux dont
ils n'auraient pas toute l'estime que les au-
tres en ont.
Pour éviter donc ces inconvéniens et
beaucoup d'autres dans lesquels on peut
tomber en combattant les opinions reçues,
il faut en quelque lieu et en quelque so-
ciété que l'on soit , se faire un plan des
opinions qui y régnent et du rang que
chacun y possède, afin d'y avoir tous les
égards que la charité et la vérité peuvent
permettre.
Il se peut faire que plusieurs de ces
opinions soient fausses, et que plusieurs
de ces rangs soient mal donnés; mais le
premier soin que l'on doit avoir est de se
défier de soi-même dans ce point. Car s'il
I9O i>E LA. PAIX
y a dans les hommes une faiblesse natu-
relle qui les dispose à se laisser entraîner
sans examen par l'impression d'autrui , il
y a aussi une malignité naturelle qui les
porte à contredire les sentimens des autres,
et principalement de ceux qui ont beau-
coup de réputation. Or, il faut encore plus
-éviter ce vice que l'autre, parce qu'il est
plus contraire à la société, et qu'il marque
une plus grande corruption dans le cœur
et dans l'esprit_, de sorte que pour y résis-
ter, il faut, autant que Ton peut, favori-
ser les opinions des autres , et être bien
aise de les pouvoir approuver, et prendre
même pour un préjugé de leur vérité de
ce qu'elles sont reçues.
AVEC LES HOMMES.
CHAPITRE VII.
L'impatience qui porte à contredire les
autres est un défaut considérable. Qu'on
n'est ]>as obligé de contredire toutes les
fausses opinions. Qu'il faut avoir une
retenue générale , et se passer de confi-
dent, ce qui est difficile à l' amour-propre.
L'impatience qui porte à contredire les
autres avec chaleur ne vient que de ce
que nous ne souffrons qu'avec peine qu'ils
aient des sentimens différées des nôtres.
C'est parce que ces sentimens sont con-
traires à nos sens, qu'ils nous blessent, et
non pas parce qu'ils sont contraires à la
vérité. Si nous avions pour but de profiter
à ceux que nous contredisons , nous pren-
drions d'autres mesures et d'autres voies.
Nous ne voulons que les assujétir à nos
opinions, et nous élever au-dessus d'eux,
ou plutôt nous voulons tirer , en les con-
tredisant, une petite vengeance du dépit
I92 DE LA PAIX
qu'ils nous ont fait en choquant nos sens.
De sorte qu'il y a tout ensemble dans ce
procédé et de l'orgueil qui nous cause ce
dépit, et du défaut de charité qui nous
porte à nous en venger par une contradic-
tion indiscrète , et de l'hypocrisie qui nous
fait couvrir tous nos sentimens corrompus
du prétexte de l'amour de la vérité et
du désir charitable de désabuser les autres;
au lieu que nous ne recherchons en effet
qu'à nous satisfaire nous-mêmes. Et ainsi,
on nous peut justement appliquer ce que
dit le sage : Que les avertissemens que
donne un homme qui veut faire injure
sont faux et trompeurs : Est correptio men-
dax in ira contumeliosi. Ce n'est pas qu'il
dise toujours des choses fausses, mais c'est
qu'en voulant paraître avoir le dessein de
nous servir en nous corrigeant de quelque
défaut , il n'a que le dessein de déplaire et
d'insulter.
Nous devons donc regarder cette impa-
tience qui nous porte à nous élever saas
discernement contre tout ce qui nous pa-
raît faux , comme un défaut très-considé-
AVEC LES HOMMES. 10,3
rable , et qui est souvent beaucoup plus
grand que l'erreur prétendue dont nous
voudrions délivrer les autres. Ainsi, comme
nous nous devons à nous - mêmes la pre-
mière charité , notre premier soin doit être
de travailler sur nous-mêmes, et de tâcher
de mettre notre esprit en état de suppor-
ter sans émotion les opinions des autres ,
qui nous paraissent fausses, afin de ne les
combattre jamais que dans le désir de leur
être utiles.
Or, si nous n'avions que cet unique dé-
sir , nous reconnaîtrions sans peine qu'en-
core que toute erreur soit un mal , il y en
a néanmoins beaucoup qu'il ne faut pas
s'efforcer de détruire , parce que le remède
serait souvent pire que le mal , et que s'at-
tachant à ces petits maux, on se mettrait
hors d'état de remédier à ceux qui sont
vraiment importons. C'est pourquoi encore
que Jésus-Christ fût plein de toute vérité ,
comme dit saint Jean, on ne voit pas qu'il
ait entrepris d'ôter aux hommes d'autres
erreurs que celles qui regardaient Dieu et
les moyens de leur salut. Il savait tous
*7
19 f DE LA PAIX
leurs égaremens dans ies choses de la na-
ture. Il connaissait mieux que personne
en quoi consiste la véritable éloquence. La
vérité de tous les événemens passés lui
était parfaitement connue. Cependant il n'a
pas donné charge à ses apôtres , ni de
combattre les erreurs des hommes dans la
physique , ni de leur apprendre à bien par-
ler, ni de les desabuser d'une infinité d'er-
reurs de fait, dont leurs histoires étaient
remplies.
!Xous ne sommes pas obligés d'être plus
charitables que les apôtres. Et ainsi, lors-
que nous apercevons qu'en contredisant
certaines opinions qui ne regardent que
des choses humaines, nous choquons plu-
sieurs personnes , nous les aigrissons, nous
les portons à faire des jugemens berné •
raires et injustes , non seulement nous
pouvons nous dispenser de combattre ces
opinions, mais même nous y sommes sou-
vent obligés par la loi de la charité.
Mais en pratiquant cette retenue, il fan:
qu'elle soit entière, et il ne se faut pas
contenter de ne choquer pas en face ceux
AVEC LES HOMMES. 19^>
qu'on se croit obligé de ménager ; il ne
faut faire confidence à personne des senti-
mens que l'on a d'eux, parce que cela ne
sert de rien qu'à nous décharger inutile-
ment. Et il y a souvent plus de danger de
dire à d'autres ce que l'on pense des per-
sonnes qui ont du crédit et de l'autorité
dans un corps, et qui régnent sur les es-
prits, que de le dire à eux-mêmes, parce
que ceux à qui l'on s'ouvre, ayant souvent
moins de lumière, moins d'équité, moins
de charité, plus de faux zèle et plus d'em-
portement , ils en sont plus blessés que
ceux même de qui on parle ne le seraient;
et enfin, puisqu'il n'y a presque point de
personnes vraiment secrètes, que tout ce
qu'on dit des autres leur est rapporté, et
encore d'une manière qui les pique plus
qu'ils ne le seraient de la chose même. Et
ainsi, il n'y a aucun moyen d'éviter ces
inconvéniens , qu'en gardant presque une
retenue générale à l'égard de tout le monde.
Cette précaution est très - nécessaire ,
mais elle est difficile; car ce n'est pas uno
chose aisée que de se passer de confident,
I96 DE LA PAIX
quand on désapprouve quelque chose dans
le cœur, et qu'on se croit obligé de ne le
pas témoigner. L'amour -propre cherche
naturellement cette décharge , et on est
bien aise au moins d'avoir un témoin de sa
retenue. Cette vapeur maligne qui porte à
contredire ce qui nous choque étant en-
fermée dans un esprit peu mortifié, fait un
effort continuel pour en sortir; et souvent
le dépit qu'elle cause s'augmente par la
violence qu'on se fait à la retenir. Mais plus
ces mouvemens sont vifs, plus nous devons
en conclure que nous sommes obligés de
les réprimer , et que ce n'est pas à nous à
nous mêler de la conduite des autres, lors-
que nous avons tant de besoin de travailler
sur nous-mêmes.
Ainsi, en résistant à cette envie de par-
ler des défauts d'autrui , lorsque la pru-
dence ne nous permet pas de les découvrir,
il arrivera ou que nous reconnaîtrons dans
la suite que nous n'avions pas tout à fait
raison , ou que nous trouverons le temps
de nous en ouvrir avec fruit; et par là
nous pratiquerons ce que l'Écriture nous
AVEC LES HOMMES. 1 97
ordonne par ces paroles : L'homme de bon
sens retiendra en lui-même ses paroles, jus-
qu'à un certain temps, et les lèvres de plu-
sieurs publieront sa prudence : Bonus sen-
sus usquè in tempus abscondet verba illius,
et labia multorum enarrabunt sensum illius.
Or, quand ni l'un ni l'autre n'arriverait,
nous jouirons toujours du bien de la paix,
et nous pourrons justement espérer la ré-
compense de cette retenue dont nous nous
serions privés , en nous abandonnant à
nos passions.
CHAPITRE VIII.
Qu'il faut avoir égard à l'état où l'on est
dans V esprit des autres , pour les con-
tredire.
S'il faut avoir égard , comme j'ai dit, à
la qualité , à l'esprit et à l'état des per-
sonnes , quand il s'agit de les contredire ,
il en faut encore plus avoir à soi-même ,
<7*
igS UE LA PAIX
et à l'état où l'on est dans leur esprit ; car ,
puisqu'il ne faut combattre les opinions des
autres que dans le dessein de leur procurer
quelque avantage, il faut voir si l'on est en
état d'y réussir; et comme ce ne peut être
qu'en les persuadant , et qu'il n'y a que
deux moyens de persuader , qui sont l'au-
torité et la raison , il faut bien connaître
ce que l'on peut par l'un et par l'autre.
Le plus faible est sans doute celui de la
raison ; et ceux qui n'ont que celui-là à
employer n'en peuvent pas espérer un
grand succès , la plupart des gens ne se
conduisant que par autorité. C'est donc sur
quoi il faut particulièrement s'examiner ;
et si nous sentons que nous n'avons pas le
crédit et l'estime nécessaires pour faire bien
recevoir tous noa avertissemens , nous de-
vons croire ordinairement que Dieu nous
dispense de dire ce que nous pensons sur
les choses qui nous paraissent blâmables ,
et que ce qu'il demande de nous en cette
occasion , c'est la retenue et le silence. En
suivant une autre conduite , on ne fait que
se décrier et se commettre sans profiter à
AVEC LES HOMMES. IQ9
personne , et troubler la paix des autres
et la sienne propre.
L'avis que Platon donne de ne prétendre
réformer et établir dans les républiques
que ce qu'on se sent en état de faire ap-
prouver à ceux qui les composent , tantum
contendere in republicd , quantum probare
civibus tuis possù, ne regarde pas seule-
ment les états, mais toutes les sociétés par-
ticulières; et ce n'est pas seulement la pen-
sée d'un païen, mais une vérité et une
règle chrétienne qui a été enseignée par
saint Augustin, comme absolument néces-
saire au gouvernement de l'Église. Le vrai
pacifique, dit ce saint, est celui qui corrige
ce qu'il peut des désordres qu'il connaît,
et qui, désapprouvant par une lumière équi-
table ceux qu'il ne peut corriger , ne laisse
pas de les supporter avec une fermeté iné-
branlable. Que si ce père prescrit cette
conduite à ceux mêmes qui sont chargés
du gouvernement de l'Église , et s'il veut
que la paix soit leur principal objet , et
qu'ils tolèrent une infinité de choses, de
peur de la troubler , combien est-elle plus
200 DE LA. PAIX
nécessaire à ceux qui ne sont chargés de
rien, et qui n'ont que l'obligation commune
à tous les Chrétiens, de contribuer ce qu'ils
peuvent au bien de leurs frères. Car ,
comme c'est une sédition dans un état po-
litique d'en vouloir réformer les désordres,
lorsque l'on n'y est pas dans un rang qui
en donne le droit, c'est aussi une espèce
de sédition dans les sociétés, lorsque les
particuliers qui n'y ont pas d'autorité s'é-
lèvent contre les sentimens qui y sont éta-
blis, et que, par leur opposition, ils trou-
blent la paix de tout ce corps ; ce qui ne
se doit néanmoins entendre que des dés-
ordres qu'on doit tolérer, et qui ne sont
pas si considérables que le trouble que l'on
causerait en s'y opposant. Car il y en a de
tels qu'il est absolument nécessaire aux
particuliers même de s'y opposer ; mais
ce n'est pas de ceux-là dont nous parlons
présentement.
AVEC LES HOMMES. ÎIOI
CHAPITRE IX.
Qu'il faut éviter certains défauts en
contredisant les autres.
Il ne faut pourtant pas porter les maxi-
mes que nous avons proposées , jusqu'à
faire généralement scrupule , dans la con-
versation , de témoigner que l'on n'ap-
prouve pas quelques opinions de ceux avec
qui l'on vit. Ce serait détruire la société au
lieu de la conserver , parce que cette
contrainte serait trop gênante , et que
chacun aimerait mieux se tenir en son par-
ticulier. Il faut donc réduire cette réserve
aux choses plus essentielles et auxquelles
on voit que les gens prennent plus d'inté-
rêt, et encore y aurait-il des voies pour
les contredire de telle sorte qu'il serait im-
possible qu'ils s'en offensassent. Et c'est à
quoi il faut particulièrement s'étudier, le
commerce de la vie ne pouvant même sub-
202 DE LA PAIX
sisîer , si l'on n'a la liberté de témoigner
que l'on n'est pas du sentiment des autres.
A.insi , c'est une chose très - utile que
d'étudier avec soin comment on peut pro-
poser ses sentimens d'une manière si douce,
si retenue et si agréable, que personne ne
s'en puisse choquer. Les gens du monde
le pratiquent admirablement à l'égard des
grands, parce que la cupidité leur en l'ait
trouver les moyens. Et nous les trouve-
rions aussi bien qu'eux , si la charité était
aussi agissante en nous que la cupidité
l'est en eux, et qu'elle nous fit autant ap-
préhender de blesser nos frères, que nous
devons regarder comme supérieurs dans le
royaume de Jésus-Christ, qu'ils appréhen-
dent de blesser ceux qu'ils ont intérêt de
ménager pour leur fortune.
Cette pratique est si importante et si né-
cessaire dans tout le cours de la vie, qu'il
faudrait avoir un soin tout particulier de s'y
exercer. Car souvent, ce ne sont pas tant
nos sentimens qui choquent les autres, que
la manière hère , présomptueuse, passion-
née, méprisante, insultante, avec laquell<
AVEC LÈS HOMMES. 2o3
nous les proposons. Il faudrait donc ap-
prendre cà contredire civilement et avec
humilité, et regarder les fautes que l'on y
fait comme très-considérables.
Il est difficile de renfermer dans des
règles et des préceptes particuliers toutes
les diverses manières de contredire les opi-
nions des autres sans les blesser. Ce sont
les circonstances qui les font naître, et la
crainte charitable de choquer nos frères
qui nous les fait trouver. Mais il y a cer-
tains défauts généraux qu'il faut avoir en
vue d'éviter , et qui sont les sources ordi-
naires de ces mauvaises manières. Le pre-
mier est l'ascendant, c'est-à-dire une ma-
nière impérieuse de dire ses sentimens que
peu de gens peuvent souffrir, tant parce
qu'elle représente l'image d'une âme fière
et hautaine, dont on a naturellement de
l'aversion, que parce qu'il semble que l'on
veuille dominer sur les esprits , et s'en
rendre le maître. On connaît assez cet air,
et il faut que chacun observe en particulier
ce qui le donne.
C'est, par exemple , une espèce d'ascen-
204 DE LA PAIX
dant que de faire paraître du dépit dès
qu'on ne nous croit pas , et d'en faire des
reproches ; car c'est comme accuser ceux à
qui l'on parle, ou d'une stupidité qui fait
qu'ils ne sauraient entrer dans nos raisons,
ou d'une opiniâtreté qui les empêche de s'y
rendre. Nous devons être persuadés , au
contraire, que ceux qui ne sont pas con-
vaincus par nos raisons ne doivent pas
être ébranlés par nos reproches , puisque
ces reproches ne leur donnent aucune lu-
mière , et qu'ils marquent seulement que
nous préférons notre jugement au leur,
et que nous ne# nous soucions pas de l«s
blesser.
C'est encore un fort grand défaut que de
parler d'un air désisif , comme si ce qu'on
dit ne pouvait être raisonnablement con-
testé. Car l'on choque ceux à qui l'on parle
de cet air , ou en leur faisant sentir qu'ils
contestent une chose indubitable, ou en leur
faisant paraître qu'on leur veut ôter la li-
berté de l'examiner et d'en juger par leur
propre lumière, ce qui leur parait une do-
mination injuste.
AVEC LES HOMMES. 205
C'est pour porter les religieux à éviter
cette manière choquante , qu'un saint leur
prescrivait d'assaisonner tous leurs discours
par le sel du doute, opposé à cet air dog-
matique et désisif , omnis sermo veste?' clubi-
tationis sale sit conditus ; parce qu'il croyait
que l'humilité ne permettait pas de s'attri-
buer une connaissance si éclairée de la vé-
rité, qu'il ne laissât aucun lieu d'en douter.
Car ceux qui ont cet air affirmatif té-
moignent non seulement qu'ils ne doutent
pas de ce qu'ils avancent, mais aussi qu'ils
ne veulent pas qu'on en puisse douter. Or
c'est trop exiger des autres et s'attribuer
trop à soi-même. Chacun veut être juge de
ses opinions, et ne les recevoir que parce
qu'il les approuve. Tout ce que ces per-
sonnes gagnent donc par là, est que l'on
s'applique encore plus qu'on ne ferait aux
raisons de douter de ce qu'ils disent, parce
que cette manière de parler excite un désir
secret de les contredire, et de trouver que
ce qu'ils proposent avec tant d'assurance
n'est pas certain, ou ne l'est pas au point
qu'ils se l'imaginent.
18
206 DE LA PAIX
La chaleur qu'on témoigne pour ses opi-
nions est un défaut différent de ceux que je
viens de marquer, qui sont compatibles
avec la froideur. Celui-ci fait croire que,
non seulement on est attaché à ses senti-
mens par persuasion , mais aussi par pas-
sion ; ce qui sert à plusieurs de préjugé de
la fausseté de ces sentimens, et leur fait une
impression toute contraire à celle que l'on
prétend. Car le seul soupçon qu'on a plutôt
embrasse une opinion par passion que par
lumière, la leur rend suspecte. lis y résis-
tent comme à une injuste violence qu'on
leur veut faire, en prétendant leur faire en-
trer par force les choses dans l'esprit; et
souvent même prenant ces marques de pas-
sion pour des espèces d'injures, ils se por-
tent à se défendre avec la même chaleur
qu'ils sont attaqués.
C'est un défaut si visible que de s'em-
porter dans la dispute à des termes inju-
rieux et meprisans, qu'il n'est pas néces-
saire d'en avertir. Mais il est bon de remar-
quer qu'il y a de certaines rudesses et de
certaines civilités qui tiennent du mépris,
AVEC LES BOHMES, 207
quoiqu'elles puissent venir d'un autre prin-
cipe. C'est bien assez qu'on persuade à ceux
que l'on contredit qu'ils ont tort et qu'ils se
trompent, sans leur faire encore sentir par
des termes durs et humilians, qu'on ne leur
trouve pas la moindre étincelle de raison.
Et le changement d'opinions où on les veut
réduire est assez dur à la nature, sans y
ajouter encore de nouvelles duretés. Ces
termes ne peuvent être bons que dans les
réfutations que l'on fait par écrit, où l'on
a plus dessein de persuader ceux qui les li-
sent du peu de lumière de celui qu'onréfute,
que de l'en persuader lui-même.
Enfin la sécheresse qui ne consiste pas
tant dans la dureté des termes, que dans le
défaut de certains adoucissemens , choque
aussi pour l'ordinaire, parce qu'elle en-
ferme quelque sorte d'indifférence et de
mépris. Car elle laisse la plaie que la con-
tradiction fait, sans aucun remède qui en
puisse diminuer la douleur. Or, ce n'est
pas avoir assez d'égard pour les hommes,
<pie de Leur faire quelque peine sans la res-
sentir et KU1S essayer de l'adoucir : et c'est
Sto8 DE LA. PAIX
ce que la sécheresse ne fait point; parce
qu'elle consiste proprement à ne le point
faire, et à dire durement les choses dures.
On ménage ceux que l'on aime et que l'on
estime, et ainsi on témoigne proprement à
ceux que l'on ne ménage point qu'on n'a
ni amitié ni estime pour eux.
CHAPITRE X.
Qui sont ceux qui sont les plus obligés d'évi-
ter les défauts marqués ci— dessus. Qu'il
faut régler son intérieur aussi bien que
son extérieur , pour ne pas choquer ceux
avec qui Von vit.
Il n'y a personne qui ne soit obligé de
tâcher d'éviter les défauts que nous avons
marqués. 3Iais il y en a qui y sont bien plus
obligés que les autres, parce qu'il y en a en
qui ils sont plus choquans et plus visibles.
L'ascendant, par exemple, n'est pas un aussi
taraud défaut dans un supérieur, dans un
AVEG LES HOMMES. 20J)
vieillard, dans un homme de qualité, que
dans un inférieur, un jeune homme, un
homme de peu de considération. On en peut
dire autant des autres défauts, parce qu'ils
blessent moins, en effet, quand ils se trou-
vent dans des personnes considérables, et
qui ont autorité. Car dans celles-là on les
confond presque avec une juste confiance
que leur dignité leur donne, et ils en pa-
raissent d'autant moins; mais ils sont ex-
traordinairement choquans dans les per-
sonnes du commun, de qui l'on attend un
air modeste et retenu.
Les savans voudraient bien s'attribuer
en cette qualité le droit de parler dogma-
tiquement de toutes choses , mais ils se
trompent. Les hommes n'ont pas accordé
ce privilège à la science véritable, mais
à la science reconnue. Si la nôtre n'est pas
dans ce rang , c'est comme si elle n'était
pas à l'égard des autres : et ainsi, elle ne
nous donne aucun droit de parler décisi-
vement, puisque tout ce que nous disons
doit toujours être proportionné à l'esprit
de ceux à qui nous parlons, et que cette
.s*
2IO DE LA PAiX
proportion dépend de l'estime et de la.
créance qu'ils ont pour nous, et non pas de
la vérité.
Pour parler donc avec autorité et décisi-
vement, il faut avoir la science et la créance
tout ensemble , et Ton choque presque tou-
jours les gens si l'on manque de l'un ou de
l'autre. Il s'ensuit de là queles gens de mau-
vaise mine, les petits hommes, et générale-
ment tous ceux qui ont des défauts exté-
rieurs et naturels , quelque habiles qu'ils
soient, sont plus obligés que les autres de
parler modestement et d'éviter l'air d'as-
cendant et d'autorité. Car à moins d'avoir
un mérite fort extraordinaire , il est bien
rare qu'ils s'attirent du respect. On les re-
garde presque toujours avec quelque sorte
de mépris : parce que ces défauts frappent
les sens et entraînent l'imagination; et que
peu de gens sont touchés des qualités spi-
rituelles et sont même capables de les dis-
cerner.
On doit conclure de ces remarques que
(es principaux moyens pour ne point bles-
ser les hommes se réduisent au silence et à
AVEC LES HOMMES. 1l\
la modestie, c'est-à— dire à la suppression
des sentimens qui pourraient choquer, lors-
que l'utilité n'est pas assez grande pour s'y
exposer; et à garder tant de mesure, quand
on est obligé de les faire paraître, qu'on
en ôte, autant qu'il est possible, ce qu'il y
a de dur dans la contradiction.
Mais on ne réussira jamais dans la pra-
tique de ces règles, si l'on ne travaille que
sur l'extérieur, et que l'on ne tâche de ré-
former l'inférieur même. Car c'est le cœur
qui règle nos paroles, selon le sage : cor sa-
picntis erudiet os ejus. Il faut donc tâcher
d'acquérir cette sagesse et cette humilité de
cœur, en gémissant devant Dieu des mou-
vemens d'orgueil que l'on ressent, en lui
demandant sans cesse la grâce de les répri-
mer, et en tâchant d'entrer dans les dispo-
sitions dont cette retenue est une suite na-
turelle, et qui la produisent sans peine,
lorsque nous y sommes bien établis.
Il faut pour cela tâcher d'être vivement
touché du danger où l'on s'expose, en bles-
sant les autres par son indiscrétion. Car les
plaies des âmes ont cela de commun aver
212 DE LA PAIX
celles du corps, que , quoiqu'elles ne soient
pas toutes mortelles de leur nature, elles le
peuvent toutes devenir, si on les irrite et
les envenime. La gangrène se peut mettre à
la moindre égratignure si des humeurs ma-
lignes se jettent sur la partie blessée. Ainsi
le moindre mécontentement que l'on aura
donné à quelqu'un par une contradiction
imprudente, peut être cause de sa mort
spirituelle et de la nôtre, parce que ce sera
le principe d'une aigreur qui pourra s'aug-
menter dans la suite, jusqu'à éteindre la
charité en lai et en nous. Ce refroidissement
le disposera à prendre en mauvaise part
d'autres paroles qu'il aurait sou fiertés sans
peine, s'il n'avait point eu le cœur aigri; il
en sera moins retenu à notre égard et il nous
portera peut être à lui parler encore plus
durement en d'autres occasions : les occa-
sions même deviendront plus fréquentes,
et la froideur se changeant en haine, ban-
nira entièrement la charité.
Non seulement ces accidens sont possi-
bles, mais ils sont ordinaires. Car il arrive
rarement que les inimitiés et les haines qui
AVEC LES SOMMES. 2l3
teent l'âme n'aient été précédées, et ne
soient même attachées à ces petits refroi-
dissemens que les indiscrétions produisent.
C'est pourquoi je ne m'étonne point que le
sage demande avec tant d'instance à Dieu,
qu'il imprime un cachet sur ses lèvres, su-
per labia mca signaculum ccrtum , de peur
que sa langue ne le perdit, ne lingua mca
perdat me ; et je comprends aisément qu'il
demandait à Dieu par là qu'il n'en sortît
aucune parole sans son ordre, comme on
ne tire rien d'un lieu où l'on a mis un sceau,
sans l'ordre de celui qui l'y a mis. C'est-à-
dire, qu'il désirait de pouvoir veiller avec;
tant d'exactitude sur toutes ses paroles,
qu'il n'y en eût aucune qui ne fût réglée
selon les lois de Dieu , qui sont les mêmes
que celles de la charité ; parce que, si l'on ne
s'attache qu'à celles qui s'en écartent visi-
blement et grossièrement, il est impossible
qu'il n'en échappe beaucoup d'autres qui
produisent de très-mauvais effets.
C'est donc une étrange condition que
celle des hommes dans cette vie. Non seu-
lement ils marchent toujours vers une éter-
2l4 f>E LA PAIX
nite de bonheur on de malheur : mais cha-
que démarche, chaque action, chaque pa-
role, les détermine souvent à l'un ou à
l'autre des deux états : leur salut ou leur
perte y peuvent être attachés, quoiqu'elles
ne paraissent d'aucune conséquence. Nous
sommes tous sur le bord d'un précipice, et
souvent il ne faut que le moindre faux pas
pour nous y faire tomber. Une parole in-
discrète fait d'abord sortir l'esprit de son
assiette, et notre propre poids est capable
de l'entraîner ensuite jusque dans l'abîme.
CHAPITRE XI.
Qu'il faut respecter les hommes , et ne re-
garder pas comme dure l'obligation que
l'on a de les ménager. Que c'est un bien
de n'avoir ni autorité ni créance.
Mus il ne suffit pas de ménager les
hommes, il les faut encore respecter; n'y
ayant rien qui nous puisse plus éloigner de
AVEC LES HOMMES. 2 1 J>
les blesser, que ce respect intérieur que nous
aurions pour eux. Les serviteurs n'ont point
de peine à ne pas contredire leurs maî-
tres, ni les courtisans à ne pas choquer les
rois , parce que la disposition intérieure
d'assujettissement où ils sont apaise l'ai-
greur de leurs sentimens et règle insensi-
blement leurs paroles. Nous serions au
même état, à l'égard de tous les chrétiens,
si nous les regardions tous comme nos su-
périeurs et comme nos maîtres , ainsi que
saint Paul nous l'ordonne; si nous considé-
rions Jésus-Christ en eux ; si nous nous
souvenions qu'il les a mis en sa place, et si,
au lieu d'appliquer notre esprit à leurs dé-
fauts , nous nous appliquions aux sujets que
nous avons de les estimer et de les préférer
a nous.
Surtout, il faut tâcher de ne pas regarder
cette obligation au silence, à la retenue,
à la modestie dans les paroles, comme une
nécessité dure et fâcheuse; mais de la con-
sidérer, au contraire, comme heureuse, fa-
vorable et avantageuse; parce qu'il n'y a
rien de plus propre à nous tenir dans l'hu-
2lC DP. L.t J'klX
milite, qui est \r plus grand bonheur des
chrétiens. C'est ce qui nous doit rendre ai-
mable tout ce qui nous y engage, comme,
par exemple, le manque d'autorité et tous
les défauts naturels qui l'attirent. Car il est
vrai , d'une part , que ceux, qui n'ont pas
d'autorité ni de créance sont obliges de
parier avec plus de modestie et plus d'égard
que les autres, quelque science et quelque
lumière qu'ils aient; mais il est vrai aussi
qu'ils s'en doivent tenir beaucoup plus heu-
reux.
Car ce n'est pas un petit danger que d'être
maître de ses esprits, et de leur donner le
branle et les impulsions que l'on veut, parce
qu'il arrive de là qu'on leur communique
toutes les faussetés dont on est prévenu, et
tous les jugemens téméraires que l'on forme.
Au lieu que ceux qui ne sont point en cet
état sont exempts de ce péril, et que s'ils se
trompent, ils ne se trompent que pour eux
et n'ont point à répondre pour les autres.
Ils ne voient point, de plus, dans ceux qui
les environnent, ces jugemens avantageux à
leur égard, qui sont la plus grande nourri-
AVEC LRS HOMMES. 21 7
ture de la vanité; et comme les hommes s'at-
tachent peu à eux, ils en sont moins portés
à s'attacher eux-mêmes aux hommes, et ils
ont plus de facilité à ne regarder que Dieu
dans leurs actions.
Ce n'est pas qu'il faille rechercher di-
rectement cette privation d'autorité et de
créance, et que nous n'ayons sujet de nous
humilier, quand c'est par nos défauts que
nous l'avons attirée. Mais de quelque sorte
qu'elle arrive, si nous ne sommes pas obli-
gés d'en aimer la cause, il faut pourtant
reconnaître que les effets en sont favora-
bles; puisque cet état nous retranche cette
nourriture de l'orgueil, qu'il nous exempte
de prendre part à beaucoup de choses dan-
gereuses ; et que, nous obligeant à une ex-
trême modération dans les paroles, il nous
met à couvert d'une infinité de périls. Il est
vrai qu'il nous prive aussi du bien d'édifier
les autres. Mais, comme Dieu nous a charge s
plus particulièrement de notre salut que
de celui de nos frères, il semble qu'il y ait
plus de sujet de désirer cet état que de s'en
affliger; et que ceux qui y sont réduits, d<
19
2l8 DE LA PAIX
quelque manière que cela soit arrivé, ont
raison de dire à Dieu avec confiance et avec
joie : Il m'est bon que vous m'ayez humilié,
afin que j'apprenne vos ordonnances pleines
de justice : bonwn mihi quia humiliasti me,
ut discam justifieationes tuas.
CHAPITRE XII.
Que, quoique le dépit que les hommes ont ,
quand on s' 'oppose à leurs passions , soit
i/n'ustc , il n'est pas à propos de ■> > oppo-
ser. Trois sortes de passions , justes , in-
différentes , injustes. Comment on se doit
conduire à l'égard des passions injustes.
Ce que nous avons dit des moyens de ne
point blesser les hommes en contredisant
leurs opinions, nous donne beaucoup d'ou-
verture pour comprendre de quelle sorte
il les faut ménager dans leurs passions,
puisque ces opinions mêmes en font partie,
et qu'ils ne se piquent, quand on com-
bat leurs opinions, que parce qu'ils les
AVEC LES HOMMES. 2 1 9
aiment et qu'ils y sont attachés par passion.
Ce dépit qu'ils ressentent, quand on s'op-
pose à leurs désirs, vient de la même source
que celui qu'ils ont quand on contredit leur
sentiment; c'est-à-dire, d'une tyrannie na-
turelle par laquelle ils voudraient dominer
sur tous les hommes, et les assujétir à leurs
volontés. Mais parce qu'elle paraît trop dé-
raisonnable, lorsqu'elle se montre à décou-
vert, l'amour-propre a soin de la déguiser
en couvrant les passions d'un voile de jus-
tice et en leur persuadant que l'opposition
qu'ils y trouvent ne les offense que parce
qu'elle est injuste et contraire à la raison.
Mais encore que ce sentiment soit injuste
et qu'on ne dût pas l'avoir, il n'est pas juste
néanmoins de se mettre au hasard de l'ex-
citer par son indiscrétion : et il peut sou-
vent arriver que, comme celui qui s'offense
de ce qu'on ne suit pas ses inclinations a
tort, celui qui ne les suit pas en a encore
davantage ; parce qu'il manque à quelque
devoir à quoi la raison L'obligeait, et qu'il
est cause des fautes que ce dépit fait com-
mettre à ceux qui le ressentent.
220 DE LA PAIX
Il faut donc s'appliquer à ce que l'on doit
aux inclinai ions des autres, parce qu'autre-
ment il est impossible d'éviter les plaintes ,
les murmures, les querelles qui sont con-
traires à la tranquillité de l'esprit et à la cha-
rité, et par conséquent à l'état d'une vie
vraiment chrétienne.
Or, il faut remarquer d'abord que nous
ne recherchons pas ici le moyen de plaire
aux hommes, mais seulement celui de ne
leur pas déplaire et de ne nous pas attirer
leur aversion, parce que cela suffît à la paix
dont nous parlons. Il est vrai qu'en gagnant
leur affection , on y réussit mieux, mais
souvent cette affection coûte trop à acqué-
rir. Il faut se contenter de ne pas se faire
haïr, et d'éviter les reproches et les plaintes.
Et c'est ce que l'on ne peut faire qu'en étu-
diant les inclinations des hommes, et en les
suivant autant que la justice ou l'exige ou
le permet.
Entre ces inclinations, il y en a que l'on
peut appeler justes, d'autres indifférentes
et d'autres injustes. Il ne faut jamais con-
tenter positivement celles qui sont injustes;
AVEC LES HOMMES. 221
mais il n'est pas toujours nécessaire de s'y
opposer. Lorsqu'on le fait, il faut toujours
comparer le bien et le mal , et voir si l'on a
sujet d'espérer un plus grand bien de cette
opposition, que le mal qu'elle pourra cau-
ser. Car on peut appliquer à toute sorte de
gens la règle que saint Augustin donne pour
reprendre les gens du monde : Que , s'il y a
à craindre qu'en les irritant par la répré-
hension, on ne les porte à faire quelque mal
plus grand que nest le bien qu'on leur veut
procurer, c'est alors un conseil de charité, de
ne les pas reprendre , et non pas un prétexte
de la cupidité. Au reste, il ne faut pas s'ima-
giner qu'il soit besoin de peu de vertu pour
souffrir ainsi en patience les défauts que
l'on ne croit pas pouvoir corriger, et que
la liberté qui fait reprendre fortement les
désordres soit plus rare et plus difficile que
la disposition d'une personne qui en gémit
devant Dieu, qui se fait violence pour n'en
rien témoigner, et qui, bien loin d'en mépri-
ser les autres, s'en sert pour s'humilier soi-
même par la vue de la misère commune des
hommes. Car cette disposition renferme en
19*
222, DE LA PAIX
même temps la pratique de la mortifica-
tion, en réprimant l'impétuosité naturelle
qui porte à s'élever contre ceux que l'on
n'est pas en état de corriger; celle de l'hu-
milité, en nous donnant une idée plus vive
de notre propre corruption; et celle de la
charité, en nous faisant supporter patiem-
ment les défauts du prochain.
Enfin , on résiste par là à l'un des grands
défauts des hommes, qui est que leurs pas-
sions se mêlent partout, et que c'est par là
qu'ils choisissent jusqu'aux vertus qu'ils
veulent pratiquer. Us veulentreprendre ceux
qu'il faudrait se contenter de souffrir, et se
contentent de souffrir ceux qu'il faudrait re-
prendre. Ils s'appliquent aux autres quand
Dieu demande qu'ils ne s'appliquent qu'à
eux-mêmes, et ils veulent ne s'appliquer qu'à
eux-mêmes lorsque Dieu veut qu'ils s'ap-
pliquent aux autres. S'ils ne peuvent pra-
tiquer certaines actions de vertu qu'ils ont
dans l'esprit, ils abandonnent tout; au lieu
de voir que cette impuissance où Dieu les
met à l'égard de ces vertus leur donne le
moyen d'en pratiquer d'autres qui seraient
AVEC LES HOMMES. 223
d'autant plus agréables à Dieu , que leur vo-
lonté et leur propre choix y auraient moins
de part.
C'est encore une faute que l'on peut com-
mettre sur ce sujet, de prendre la charge
de s'opposer aux passions mêmes les plus
injustes, lorsque d'autres le peuvent faire
avec plus de fruit que nous; parce qu'il est
visible que cet empressement vient d'une
espèce de malignité qui se plaît à incom-
moder. Car il s'en mêle dans les répréhen-
sions justes, aussi bien que dans les injustes ;
et elle est même bien aise d'avoir des pré-
textes justes de s'opposer aux autres, parce
que ceux qu'elle contriste le sont d'autant
plus qu'ils l'ont mieux mérité.
Cette même règle oblige de prendre lés
voies les moins choquantes et les plus douces,
quand on est obligé de faire quelque action
désagréable au prochain; et il ne faut pas
se croire exempt de faute, lorsqu'on se
contente d'avoir raison dans le fond , et
que l'on n'a nul égard à la manière dont on
fait les choses, que Ton né prend aucun
soin d'en diminuer l'amertume et de per-
224 DE LA PAIX
suader à ceux dont on traverse les pas-
sions, que c'est par nécessité que l'on s'y
porte, et non par inclination.
CHAPITRE XIII.
Comment on se doit conduire à l'égard des
passions indifférentes et justes des au-
tres.
J'appelle passions indifférentes celles
dont les objets, n'étant pas mauvais d'eux-
mêmes, pourraient être recherchés sans
passion et par raison, quoique peut-être
on les recherche avec une attache vicieuse.
Or, dans ces sortes de choses , nous avons
encore plus de liberté de nous rendre aux
inclinations des autres; car nous ne sommes
pas leurs juges , et il faut une évidence en-
tière pour avoir droit de juger qu'ils ont
trop d'attache à ces objets, d'ailleurs inno-
cens. Nous ne savons pas même si ces at-
taches ne leur sont point nécessaires, puis-
AVEC LES HOMMES. 223
qu'il y a bien des gens qui tomberaient
dans un état dangereux , si on les séparait
tout d'un coup de toutes les choses aux-
quelles ils ont de l'attache. De plus, ces
sortes d'attache se doivent détruire avec
prudence et circonspection, et nous ne de-
vons point nous attribuer le droit déjuger
de la manière dont il s'y faut prendre. En-
fin , il est souvent à craindre que nous ne
leur fassions plus de mal par l'aigreur que
nous leur causons , en nous opposant in-
discrètement à ces passions que l'on appelle
innocentes, que nous ne leur procurons
de bien par l'avis que nous leur don-
nons.
Il peut donc y avoir de l'indiscrétion à
parler fortement contre l'excès de la pro-
preté devant les personnes qui y ont de l'at-
tache; contre l'inutilité des peintures de-
vant ceux qui les aiment ; contre les vers
et la poésie devant ceux qui s'en mêlent.
Ces sortes d'avertissemens sont des espèces
de remèdes; ils ont leur amertume, leur
désagrément et leur danger. Il faut donc
les donner avec les mêmes précautions que
22Ô DE LA PAIX
les médecins dispensent les leurs; et c'est
agir en empirique ignorant, que de les pro-
poser à tout le monde sans discernement.
Il suffit, pour se rendre aux inclinations
des autres, lors même qu'on les soupçonne
d'y avoir de l'attache, de ne pas voir clai-
rement qu'on leur soit utile en s'y opposant.
Il faut de la lumière et de l'adresse pour
entreprendre de les guérir ; mais le défaut
de l'une ou de l'autre suffit pour se rendre à
leurs désirs dans les choses qui ne sont pas
mauvaises d'elles-mêmes. Car alors on a
droit de régler ses actions par la loi géné-
rale de la charité, qui nous doit rendre dis-
posés à obliger et à servir tout le monde ;
et l'utilité d'acquérir leur affection, en leur
témoignant qu'on les aime , se rencontrant
toujours dans cette condescendance, il faut
un avantage plus grand et plus clair pour
nous porter à nous en priver.
J'appelle passions justes celles dans les-
quelles nous sommes obligés, par quelques
lois, de suivie les autres, quoiqu'il ne
soit peut-être pas juste qu'ils exigent de
nous cette déférence. Car, comme nous soin-
AVEC LES HOMMES. 11^
mes plus obligés de satisfaire à nos obliga-
tions que de corriger leurs défauts , la
raison veut que nous nous acquittions avec
simplicité de ce que nous leur devons , et
que nous leur ôtions ainsi tout sujet de
plainte, sans nous mettre en peine s'ils ne
l'exigent point avec trop d'empire ou trop
d'empressement. Or, pour comprendre l'é-
tendue de ces devoirs, il faut savoir qu'il
y a des choses que nous devons aux hom-
mes selon certaines lois de justice, que l'on
appelle proprement lois, et d'autres que
nous leur devons selon de simples lois de
bienséance, dont l'obligation naît du con-
sentement des hommes , qui sont convenus
entre eux de blâmer ceux qui y manque-
raient. C'est de cette dernière manière que
nous devons à ceux avec qui nous vivons
les civilités établies entre les honnêtes gens,
quoiqu'elles ne soient point réglées par des
lois expresses; que nous leur devons cer-
tains services, selon le degré de liaison que
nous avons avec eux ; que nous leur de-
vons une correspondance d'ouverture et
de confiance, à proportion de ce qu'ils
228 DE LA PAIX
nous eu témoignent. Car les hommes ont
établi toutes ces lois. Il y a de certaines
choses qu'on doit faire pour ceux avec qui
on est en un certain degré de familiarité,
que l'on pourrait refuser à d'autres, sans
qu'ils eussent droit de le trouver mauvais.
Il faut tâcher de se rendre exact à tous ces
devoirs, autrement il est impossible d'é-
viter les plaintes , les murmures et l'aver-
sion des hommes. Car il n'est pas crovable
combien ceux qui ont peu de vertu sont
choqués quand on manque de leur rendre
les devoirs de reconnaissance et de ci-
vilité établis dans le monde, et combien
ces choses refroidissent le peu qu'ils ont de
charité. Ce sont des objets qui les trou-
blent et qui les irritent toujours, et qui dé-
truisent l'édification qu'ils pourraient rece-
voir du bien qu'ils voient en nous; parce
que ces défauts qui le> blessent en particu-
lier leur sont infiniment plus sensibles que
des vertus qui ne les regardent point.
AVF.C LF.S HOMMES. 22g
CHAPITRE XIV.
Que la loi éternelle nous oblige à lu gratitude.
La charité nous obligeant à compatir à
la faiblesse de nos frères, et à leur ôter tout
sujet de tentation , nous oblige aussi à nous
acquitter avec soin des devoirs que nous
avons marqués. Mais ce n'est pas la charité
seulement, c'est la justice même, et la loi
éternelle, qui le prescrit, comme il est facile
de le faire voir, tant au regard des témoi-
gnages de gratitude qu'à l'égard des de-
voirs de civilité à laquelle on peut réduire
les autres dont nous avons parlé, comme
l'ouverture, la confiance, l'application, qui
sont des espèces de civilités.
La source de toute la gratitude que nous
devons aux hommes est que, comme Dieu
se sert de leur ministère pour nous procu-
rer divers biens de l'àme et du corps, il veut
aussi que notre gratitude remonte à lui par
20
23o DE LA FAIX
les hommes, et qu'elle embrasse les instru-
mens dont il se sert. Et comme il se cache
dans ses bienfaits , et qu'il veut que les
hommes en soient les causes visibles, il veut
aussi qu'ils tiennent sa place pour recevoir
extérieurement de nous les effets de la re-
connaissance que nous lui devons. Ainsi,
c'est violer l'ordre de Dieu, que de se vou-
loir contenter d'être reconnaissant envers
lui , et de ne l'être point envers ceux dont
il s'est servi pour nous faire sentir les effets
de sa bonté.
Si donc les hommes sont attentifs par un
mouvement intéressé à ceux qui leur doi-
vent de la reconnaissance, Dieu l'est aussi,
selon l'Écriture, mais par une justice toute
pure et toute désintéressée. Car c'est ce que
dit le sage dans ces paroles : Deus prospec-
ter est ejus qui reddit gratiam. Et il faut se
servir de cette double attention pour exci-
ter la nôtre, et pour tenir nos yeux arrêtés
et sur les hommes qui nous demandent ces
devoirs , et sur Dieu qui nous ordonne de
les rendre.
Il ne faut pas prétendre s'en exemptei
AVEC LES H031MES. 2'3l
par le prétexte dii désintéressement et de la
piété de ceux à qui nous avons obligation ,
et sur ce qu'ils n'attendent rien de nous. Car,
quelque désintéressés qu'ils soient, ils ne
laissent pas de voir ce qui leur est du; et il
est rare qu'ils le soient jusqu'au point de
n'avoir aucun ressentiment, lorsque l'on a
peu d'application à s'en acquitter. Outre
que, s'ils n'en viennent pas jusqu'aux repro-
ches, il est très-aisé qu'ils prennent un cer-
tain ton qui fait à peu près le même effet
qu'un ressentiment humain. Ils disent qu'ils
ne peuvent pas s'aveugler pour ne pas voir
que ces personnes en usent mal, mais qu'ils
les en dis pensentde bon cœur. Ainsi, en les
en dispensant, on ne laisse pas de blâmer
leur procédé, et par là on vient insensible-
ment à les moins aimer, et. enfin à leur don-
ner moins de marque d'affection.
Il en est de même des devoirs de civilité.
Les gens les plus détachés ne laissent pas
de remarquer quand on y manque ; et les
autres s'en offensent effectivement. Quand
on n'est pas persuadé parles sens qu'on est
aimé et considéré, il est difficile que le cœur
lZ2 DE LA PAIX
le soit, ou qu'il le soit vivement. Or, c'est la
civilité qui fait cet effet sur les sens, et par
les sens sur l'esprit; et si l'on y manque,
cette négligence ne manque jamais de pro-
duire dans les autres un refroidissement qui
passe souvent des sens jusqu'au cœur.
CHAPITRE XV.
Baisons fondamentales du devoir de la civilité»
Les hommes croient qu'on leur doit la
civilité, et on la leur doit en effet selon
qu'elle se pratique dans le monde; mais ils
n'en savent pas la raison. S'ils n'avaient pas
d'autre droit de l'exiger que celui que leur
donne la coutume, on ne la leur devrait
pas. Car cela ne suffit pas pour asservir les
autres à certaines actions pénibles. Il faut
remonter plus haut pour en trouver la
source, aussi bien que dans ce qui regarde
la gratitude. Et s'il est vrai, comme le dit
un homme de Dieu, qu'il n'y a rien de si
AVEC LES HOMMES. 233
civil qu'un bon chrétien, il faut qu'il y ait
des raisons divines qui y obligent : et ce que
nous allons dire peut aider à les découvrir.
Il faut considérer pour cela que les hom-
mes sont liés entre eux par une infinité de
besoins qui les obligent par nécessité de vi-
vre en société, chacun en particulier ne se
pouvant passer des autres : et cette société-
est conforme à l'ordre de Dieu , puisqu'il
permet ces besoins pour cette fin. Tout ce
qui est donc nécessaire pour la maintenir
est dans cet ordre, et Dieu le commande
en quelque sorte par cette loi naturelle qui
oblige chaque partie à la conservation de
son tout. Or, il est absolument nécessaire,
afin que la société des hommes subsiste,
qu'ils s'aiment et se respectent les uns les
autres; car le mépris et la haine sont des
causes certaines de désunion. Il y a une in-
finité de petites choses très-nécessaires à la
vie, qui se donnent gratuitement, et qui
n'entrant pas en commerce, ne se peuvent
acheter que par l'amour. De plus, cette so-
ciété étant composée d'hommes qui s'ai-
nienl eux- mêmes, et qui sont pleins de
2*34 I,E 1A paix
leur propre estime, s'ils n'ont quelque soin
de se contenter et de se ménager récipro-
quement, ce ne sera qu'une troupe de gens
mal satisfaits les uns des autres, qui ne
pourront demeurer unis. Mais, comme l'a-
mour et l'estime que nous avons pour les
autres ne paraissent point aux yeux, ils se
sont avisés d'établir entre eux certains de-
voirs qui seraient des témoignages de res-
pect et d'affection ; et il arrive de là néces-
sairement que de manquer à ces devoirs,
c'est témoigner une disposition contraire à
l'amour et au respect. Ainsi, nous devons
ces actions extérieures à ceux à qui nous
devons les dispositions qu'elles marquent';
et nous leur faisons injure en y manquant,
parce que cette omission marque des senti-
mens où nous ne devons pas être à leur
égard.
On peut donc et l'on doit même se ren-
dre exact aux devoirs de civilité que lc>
hommes ont établis ; et les motifs de cette
exactitude sont non seulement très-justes,
mais ils sont même fondés sur la loi de
Dieu. Ou le doil Faire pour éviter de don
AVEC LKS HOMMES. 7.JJ
ner l'idée qu'on a du mépris ou de l'indif-
férence pour ceux à qui on ne les rendrait
pas; pour entretenir la société humaine, à
laquelle il est juste que chacun contribue,
puisque chacun en retire des avantages très-
considérables ; et enfin pour éviter les re-
proches intérieurs ou extérieurs de ceux
à l'égard de qui on y manquerait, qui sont
les sources des divisions qui troublent la
tranquillité de' la^vie et cette paix chrétienne
qui est l'objet de ce discours.
236 DE LA PAIX
DEUXIEME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Quil ne faut pas établi?' sa paix sur la cor-
rection des autres. Utilité de la suppres-
sion des plaintes. Qu elles font ordinaire-
ment plus de mal que de bien.
Il ne suffit pas , pour conserver la paix
avec les hommes, d'éviter de les blesser; il
faut encore savoir souffrir d'eux lorsqu'ils
font des fautes à notre égard. Car il est impos-
sible de conserver la paix intérieure, si l'on
est si sensible à tout ce qu'ils peuvent faire et
dire de contraire à nos inclinations et à nos
sentimens : et il est difficile même que le
mécontentement intérieur que nous aurons
conçu n'éclate au dehors, et ne nous dispose
à agir envers ceux qui nous auront choqués
d'une manière capable de les choquer à leur
AVEC LES HOMMES. 2$7
tour : ce qui augmente peu à peu les diffé-
rends, et les porte souvent aux extrémités.
Il faut donc tâcher d'arrêter les divisions
et les querelles dans leur naissance même;
et l'amour propre ne manque jamais de nous
suggérer, sur ce sujet, que le moyen d'y
réussir serait de corriger ceux qui nous
incommodent, et de les rendre raisonnables,
en leur faisant connaître qu'ils ont tort
d'agir avec nous comme ils font. C'est ce qui
nous rend si sujets à nous plaindre du pro-
cédé des autres et à faire remarquer leurs
défauts , ou pour les corriger de ce qui
nous déplaît en eux, ou pour les en punir
par le dépit que nos plaintes leur peuvent
causer, et par le blâme qu'elles leur attirent.
Mais, si nous étions nous-mêmes vraiment
raisonnables , nous verrions sans peine que
le dessein d'établir la paix sur la réforma-
tion des autres est ridicule par cette raison
même que le succès en est impossible. Plus
nous nous plaindrons des procédés des au-
tres , plus nous les aigrirons contre nous
sans les corriger. Nous nous ferons passer
pour délicats, fiers, orgueilleux, et le pis
238 DE LA PAIX
est que cette opinion qu'on aura de nous
ne sera pas tout à fait injuste, puisqu'en ef-
fet ces plaintes ne viennent que de délica-
tesse et d'orgueil. Ceux mêmes qui témoi-
gneront entrer dans nos raisons , et qui
croiront qu'on nous aura fait quelque injus-
tice, ne laisseront pas d'être mal édifiés de
notre sensibilité. Et comme les hommes sont
naturellement portés à se justifier, si ceux
dont nous nous plaindrons ont un peu d'a-
dresse, ils tourneront les choses de manière
que l'on nous donnera le tort. Car souvent
le même défaut de justesse d'esprit et d'é-
quité qui fait faire aux gens les fautes dont
nous nous plaignons , les empêche aussi de
les reconnaître, et leur fait prendre pour
vrai et pour juste tout ce qui peut servir à
les en justifier.
Que si ceux dont nous nous plaignons
sont élevés au-dessus de nous par le rang,
par la créance et par l'autorité, les plaintes
que nous en pourrions faire seraient en-
core plus inutiles et plus dangereuses. Elles
ne nous peuvent donner que de la satisfac-
tion maligne <'t passagère, de les faire con-
AVEC LES HOMMr.v I^Q
damner par ceux à qui nous nous en plain-
drions ; et elles produisent dans la suite de
mauvais effets, durables et permanens, en
aigrissant ces gens-là contre nous, et en rom-
pant toute l'union que nous pourrions avoir
avec eux.
La prudence nous oblige donc à prendre
une route toute contraire; à quitter abso-
lument le dessein chimérique de corriger tout
ce qui nous déplaît dans les autres, et à tâ-
cher d'établir notre paix et notre repos sur
notre propre réformation et sur la modé-
ration de nos passions. Nous ne rendrons
compte de leurs actions qu'autant que nous
y aurons donné occasion; mais nous ren-
drons compte de nos actions, de nos pa-
roles et de nos pensées. Nous sommes char-
gés de travailler sur nous-mêmes, et de nous
corriger de nos défauts : et si nous le fai-
sions comme il faut, rien de ce qui vien-
drait du dehors ne serait capable de nous
troubler.
Nous ne manquerons jamais, dans les af-
faires temporelles, de préférer un bien cer-
tain qui nous regarde à un bien incertain
2.'|0 DE LA PAIX
qui regarde les autres. Si nous eu faisions
de même dans les affaires de notre salut,
nous reconnaîtrions tout d'un coup que le
parti de se plaindre est ordinairement un
parti faux et que la raison condamne. Car,
en ne nous plaignant point, nous profitons
certainement à nous-mêmes. Et il est fort
incertain qu'en nous plaignant nous pro-
fitions au prochain. Pourquoi donc nous
privons-nous du bien de la patience , sous
prétexte de leur procurer le bien de la cor-
rection ? Il faudrait au moins qu'il v eût
une grande apparence d'y réussir : et à
moins que de cela, c'est agir contre la vraie
raison, que de renoncer, sur une espérance
aussi incertaine, au bien certain qu'apporte
la souffrance humble et paisible.
On peut dire, en général, à l'égard du
silence, qu'il faut des raisons pour parler,
mais qu'il n'en faut point pour se taire;
c'est-à-dire qu'il suffit, pour être oblige au
silence, de n'avoir pas d'engagement à
parler. Mais cette maxime se peut encore
appliquer avec plus de raison à ce silence
qui étouffe les plaintes. Il faut des raison*
AVEC LES HOMMES. 2.4 I
très-fortes et très-évidentes pour se plain-
dre : mais pour ne se plaindre pas, il suffit
de ne pas être dans une nécessité évidente
de se plaindre.
Quelles dettes remettrons-nous à nos
frères , si nous exigeons d'eux , par nos
plaintes, tout ce qu'ils nous peuvent de-
voir, et si nous nous vengeons d'eux pour
les moindres fautes qu'ils commettent con-
tre nous, en les faisant condamner par
tous ceux que nous pouvons ? Comment
pourrons -nous demander à Dieu avec
quelque confiance qu'il nous remette nos
offenses, si nous n'en remettons aucune
de celles que nous croyons qu'on nous
fait?
Il n'y a rien, au contraire , de plus utile,
que de supprimer ainsi ses plaintes et son
ressentiment. C'est le meilleur moyen d'ob-
tenir de Dieu qu'il ne nous traite pas selon
la rigueur de sa justice , et qu'il n'entre
pas, comme dit l'Écriture, en jugement
avec nous. C'est la voie la plus sûre d'as-
soupir les différends dans leur naissance,
et d'empêcher qu'ils ne s'aigrissent. C'est
242 DE LA PAIX
une charité qu'on pratique envers soi-même,
en se procurant le bien de la patience , en
ne s'attirant pas la réputation de délicat et
de pointilleux, et s'épargnant la peine que
l'on ressent , lorsque l'adresse des hommes
à se justifier fait que l'on nous donne ou-
vertement le tort dans les choses où nous
croyons avoir raison. C'est une charité que
l'on fait aux autres , en les souffrant dans
leurs faiblesses, et en leur épargnant et la
petite confusion qu'ils ont méritée, et les
nouvelles fautes qu'ils feraient peut-être
en se justifiant et en chargeant de nou-
veau ceux à qui ils ont déjà donné sujet de
se plaindre. Enfin, c'est ordinairement le
meilleur moyen de les gagner , l'exemple
de notre patience étant bien plus capable
que nos plaintes de leur changer le cœur
envers nous. Car les plaintes ne peuvent
tout au plus que leur faire corriger l'exté-
rieur, qui est peu de chose; et elles aug-
mentent plutôt l'aversion intérieure, qui
produit les choses dont nous nous plai-
gnons.
Que perdons-nous en faisant résolution
AVEC LKS HOMMES. 2^"i
de ne nous point plaindre ? Rien du tout,
je dis même pour ce monde. On n'en mé-
dira pas davantage de nous. Au contraire,
sitôt que l'on s'apercevra de notre retenue,
on sera moins porté à en médire. On ne
nous en traitera pas plus mal. On nous en
aimera davantage. Tout se réduira à quel-
ques incivilités , et à quelques discours in-
justes auxquels nous ne remédierons pas
en nous plaignant. Cette maligne satisfac-
tion que nous recevons en communiquant
notre mécontentement aux autres par nos
plaintes, vaut-elle la peine de nous priver
du trésor que nous pouvons acquérir par
l'humilité et par la patience?
Le temps le plus propre pour nous con-
firmer dans cette résolution, c'est lorsqu'il
nous arrive de nous échapper en quelques
plaintes; car nous ne reconnaissons jamais
mieux )a vanité et le néant de ce plaisir
que nous y avions cherché. C'est alors qu'il
faut que nous nous disions à nous-mêmes :
C'est donc pour cette vaine satisfaction que
nous nous sommes privés du bien inesti-
mable de la patience et de la récompense
244 n« LA paix
que nous en pouvions espérer de Dieu ? A
quoi nous ont servi nos plaintes , et que
nous en revient-il? Nous avons tâché de
faire condamner par les hommes ceux
dont nous nous sommes plaint, et peut-
être ils n'ont condamné que nous : mais ce
qui est certain , c'est que Dieu nous à con-
damnés de malignité, d'impatience et de
peu d'estime des biens du ciel. Avant ces
plaintes , nous avions quelque avantage sur
ceux qui nous avaient offensés : mais en
nous plaignant, nous nous sommes mis
au dessous d'eux , parce que nous avons su-
jet de croire que la faute que nous avons
commise contre Dieu est plus grande que
toutes celles que les hommes peuvent faire
contre nous. Ainsi nous nous sommes fait
beaucoup plus de tort que nous n'en pou-
vions recevoir par les petites injustices des
hommes. Car elles ne nous pouvaient pri-
ver que de choses peu considérables, au
lieu que l'injustice que nous nous faisons à
nous-mêmes par ces plaintes d'impatience
nous prive du bien éternel qui est atta-
ché à chaque bonne action. Nous avons
AVEC LTiS HOMMES. 2^5
donc infiniment plus de sujet de nous
plaindre de nous-mêmes que des autres.
Ces considérations peuvent beaucoup
servir pour réprimer l'inclination que nous
avons à nous décharger le cœur par des
plaintes, et pour nous régler extérieure-
ment dans nos paroles. Mais il n'est pas
possible que nous demeurions long-temps
dans cette retenue, si nous laissons agir au
dedans notre ressentiment dans toute sa
force et toute sa violence. Les plaintes
extérieures viennent des intérieures, et il
est bien difficile de les retenir quand on en
a le cœur rempli. Elles échappent toujours
et se font ouverture par quelque endroit.
Outre que la principale fin de la modéra-
tion extérieure étant de nous procurer la
paix extérieure, il servirait peu d'être mo-
déré et patient au dehors, si tout était au
dedans dans le désordre et dans le tumulte.
Il faut donc tâcher d'étouffer aussi bien
ces plaintes que l'âme l'orme en elle-même,
et dont elle est l'unique témoin , que celles
qui éclatent devant les hommes : et le seul
moyen de le faire , est de se dépouiller ei<
2^6 DE LA PAIX
l'amour des choses qui les excitent. Car,
enfin , on ne se plaint point pour des choses
qui sont absolument indifférentes.
Les sujets de plaintes sont infinis, puis-
qu'ils comprennent tout ce que nous pou-
vons aimer, et en quoi les hommes nous
peuvent nuire ou déplaire. On les peut
néanmoins réduire à quelques chefs géné-
raux , comme le mépris , les jugemens in-
justes, les médisances, l'aversion, l'inci-
vilité, l'indifférence ou l'inapplication, la
réserve ou le manque de confiance, l'in-
gratitude, les humeurs incommodes.
Nous haïssons naturellement toutes ces
choses, parce que nous aimons celles qui
v sont contraires; savoir, l'estime et l'amour
des hommes, la civilité, l'application à ce
qui nous regarde, la confiance, la recon-
naissance, les humeurs douces et com-
modes. Ainsi , pour se délivrer de l'im-
pression que font sur notre esprit ces objets
de notre haine, il faut travailler à nous dé-
livrer de l'attache que nous avons aux ob-
jets contraires. Il n'y a que la grâce qui le
puisse faire. Mais comme la grâce se sert
AVEC LES HOMMES. 247
des moyens humains , il n'est pas inutile de
se remplir l'esprit des considérations qui
nous découvrent la vanité de ces objets de
notre attachement. Et c'est la vue que nous
avons dans les réflexions suivantes que
nous ferons sur les causes ordinaires de
nos plaintes, en commençant par l'amour
de l'estime et de l'approbation des hommes.
CHAPITRE II.
Vanité et injustice de la complaisance que
l'on prend dans les jugemens avantageux
qu'on porte de nous.
Rien ne fait plus voir combien l'homme
est profondément plongé dans la vanité,
dans l'injustice et dans l'erreur, que la corn -
plaisance que nous sentons lorsque nous
nous apercevons qu'on juge avantageuse-
ment de nous , et qu'on nous estime : parce
que, d'une part, la lumière qui nous reste,
toute aveugle qu'elle est , ne l'est point à
2^8 DE LA PAIX
cet égard, et qu'elle nous convainc claire-
ment que cette passion est vaine , injuste
et ridicule; et que, de l'autre, tout con-
vaincus que nous en sommes, nous ne la
saurions étouffer, et nous la sentons tou-
jours vivante au fond de notre cœur. Il est
bon néanmoins d'écouter souvent ce que
la raison nous dit sur ce sujet. Si cela n'est
pas capable d'éteindre entièrement cette
malheureuse pente, c'est assez au moins
pour nous en donner de la honte et de la
confusion, et pour en diminuer les effels.
Il y a peu de gens assez grossièrement
vains pour aimer des louanges visiblement
fausses, et il ne faut qu'avoir un peu
d'honnêteté pour n'être pas bien aise que
l'on se trompe tout à fait sur notre sujet.
C'est une sottise, par exemple, dont peu
de personnes sont capables, que d'aimei
à passer pour savant dans une langue que
l'on n'a jamais étudiée , ou pour habile
dans les mathématiques, lorsque l'on n'y sait
rien du tout. On aurait peine à ne pas res-
sentir quelque confusion intérieure d'une
vanité si basse. Mais, pour peu de Fonde-
AVEC LES HOMMES. 2^9
ment qu'ait cette estime, nous la recevons
avec une complaisance qui nous convainc
à peu près de la même bassesse et de la
même mauvaise foi. Car, pour en donner
quelque image, que dirait-on d'un homme
qui, se trouvant frappé et défiguré, depuis
les pieds jusqu'à la tête, d'un mal horrible
et incurable , sans avoir rien de sain qu'une
partie du visage , et sans savoir même si
cette partie ne serait point corrompue au
dedans , l'exposerait à la vue en cachant
tout le reste, et se verrait louer avec plaisir
de la beauté de cette partie? On dirait sans
doute que l'excès de cette vanité appro-
cherait de la folie. Cependant ce n'est qu'un
portrait de la nôtre, et qui ne la repré-
sente pas encore dans toute sa difformité.
Nous sommes pleins de défauts, de péchés ,
de corruption. Ce que nous avons de bon
est fort peu de chose , et ce peu de chose
est souvent gâté et corrompu par mille
vues et mille retours d'amour-propre. Et,
néanmoins, il arrive que des gens, qui ne
voient pas la plupart de nos défauts, re-
gardent avec quelque èstimece peu de bien
'2JO DE LA PAIX
qui pavait ta bous, qui est peut-être tout
corrompu. Ce jugement, tout aveugle et
tout mal fondé qu'il est, ne laisse pas de
nous flatter.
Je dis que cette image ne représente pas
notre vanité dans toute sa difformité. Car
celui qui, se trouvant frappé d'un mal si
étrange, se plairait dans l'estime que l'on
ferait de la beauté de cette partie saine,
serait sans doute vain et ridicule; mais au
moins il ne serait pas aveugle, et ne laisse-
rait pas de connaître son état. Mais notre
vanité est jointe à cet aveuglement. En ca-
chant aux autres nos défauts, nous tâchons
de nous les cacher à nous-mêmes, et c'est
à quoi nous réussissons le mieux. TSous ne
voulons être vus que par ce petit endroit
que nous considérons comme exempt de
défaut , et nous ne nous regardons nous-
mêmes que par-là.
Qu'est-ce donc que cette estime qui nous
flatte ? un jugement fondé sur la vue d'une
petite partie de nous-mêmes , et sur l'igno-
rance de tout le reste. Et qu'est-ce que
cette complaisance ? une vue de nous-
A V KG LES HOMMES. "2 SI
mêmes pleine d'aveuglement, d'erreur, d'il-
lusion, dans] aquelle nous ne nous con-
sidérons que par un petit endroit, en ou-
bliant toutes nos misères et toutes nos
plaies.
-Mais qu'y-a-t-il de si agréable et de si
digne de notre attache dans ces iugemens ?
Interrogeons-nous nous-mêmes, ou plutôt
interrogeons notre propre expérience; elle
nous dira qu'il n'y a rien de plus vain et de
moins durable que celte estime. Celui qui
nous aura approuvé dans quelque rencontre
particulière , n'en sera pas moins disposé à
nous rabaisser dans une autre. Souvent
cette estime même en sera la cause, parce
qu'elle excite plutôt la jalousie que l'affec-
tion. Après avoir tiré de la bouche des
hommes quelques louanges vaines et sté-
riles, ils nous préféreront les derniers des
hommes qui seront plus dans leurs intérêts.
Ils empoisonneront les témoignages qu'ils
ne pourront refuser à ce que nous avons
de bon de la remarque maligne de nos dé-
fauts. Ils estimeront en nous ce qu'il y a de
moins estimable, et. ils condamneront ce
2J2 DE LA PAIX
qui méritera d'y être estimé. De bonne foi ,
ne faut-il pas avoir une extrême bassesse
de cœur, ou une petitesse d'esprit bien
étrange, pour se plaire à un objet si vain
et si méprisable?
Supposons même l'estime la plus judi-
cieuse et la plus sincère que nous puissions
nous imaginer, et que notre vanité puisse
souhaiter ; relevons-la par la qualité des
personnes , par leur esprit , et par tout ce
qui peut le plus servir à flatter l'inclination
que nous y avons; qu'y-a-t-il d'aimable et
de solide en tout cela, à ne regarder cette
estime qu'en elle-même? C'est un regard
de ces personnes vers nous, qui suppose
que nous avons quelque bien, mais qui ne
l'y met pas, et qui n'y ajoute rien. Us nous
laissent tels que nous sommes; et ainsi il
nous est entièrement inutile. Ce regard
ne subsiste qu'autant qu'ils s'appliquent à
nous; et cette application est rare. Tel de
eux dont restitue nous flatte ne pensera
pas à nous deux fois l'an : et quand il y
pensera, il y pensera peu, en nous ou-
bliant le reste du temps.
à V1LC LES HOMMES. 2L>3
Ce regard d'estime est de plus un bien si
fragile que mille rencontres nous le peu-
vent faire perdre, saus qu'il y ait même de
notre faute. Un faux rapport, une inad-
vertance, une petite bizarrerie, effacera
toute cette estime, ou la rendra plus nui-
sible qu'avantageuse ; car quand l'estime
es.t jointe à l'aversion, elle ne fait qu'ou-
vrir les yeux pour remarquer les défauts,
et le cœur pour recevoir favorablement
tout ce qu'on entend dire contre ceux que
l'on estime et que l'on hait, parce qu'on
hait même cette estime, et que l'on est.
bien aise de s'en délivrer comme d'une
chose dont on se trouve chargé.
Si nous ne voyons point ce regard d'es-
time dans l'esprit des autres, il esta notre
égard comme s'il n'était point. Si nous le
voyons , c'est un objet dangereux pour
nous, dont la vue nous peut ravir le peu
de vertu que nous avons. Quel est donc ce
bien qui ne sert de rien quand on ne le
voit pas, et qui nuit quand on le voit , et
qui a tout ensemble toutes ces qualités
d'être vain, inutile , fragile , dangereux ?
3t
î54
CHAPITRE III.
Qu'o/? n'a pas choit de s'offenser du mépris,
ni desjugemens désavantageux qu'on fait
de nous.
Si nous n'aimions point l'approbation des
hommes, nous serions peu sensibles à tous
les discours désavantageux qu'ils pour-
raient faire de nous , puisque l'effet n'en
serait tout au plus que de nous priver
d'une chose qui nous serait indifférente.
Mais parce qu'il y en a qui s'imaginent
qu'encore qu'il ne soit pas permis de dé-
sirer l'estime, on a sujet néanmoins de
s'offenser du mépris et de la médisance,
il est bon d'examiner ce qu'il y a de réel
dans ces objets qui irritent si fort nos
passions.
Pour reconnaître donc combien notre
délicatesse est injuste sur ce point, et que
tous les sentimens qu'elle excite en nous
AVEC LK3 HOMMES. ^55
sont contraires à la vraie raison et ne nais-
sent pas tant des objets même, que de la
corruption de notre cœur, il ne faut que
considérer que ces juge mens et ces discours
qui nous blessent peuvent être de trois
sortes. Car ils sont ou absolument vrais,
ou absolument faux, ou vrais en paFtic, et
en partie faux. Or, dans toutes ces diverses
espèces, le ressentiment que nous en avons
est également injuste.
Si ces jugemens sont vrais, n'est-ce pas
une chose horrible de ne se mettre pas en
peine que nos défauts soient connus de
Dieu, et de ne pouvoir souffrir qu'ils le
soient des hommes ? Et peut-on témoigner
plus visiblement que l'on préfère ces hom-
mes à Dieu? N'est-ce pas le comble de l'in-
justice de reconnaître que nos péchés mé-
ritent une éternité de supplices, et de ne
pas accepter avec joie une peine aussi lé
gère que l'est la petite confusion qu'ils
nous attirent devant les hommes?
Cette connaissance que les hommes ont
de nos fautes et de nos misères, ne les aug-
mente pas ; elle serait capable ail contraire
2 56 DE LA PAIX
<le les diminuer, si nous la souffrions hum-
blement.
C'est donc une folie toute visible de
n'avoir aucun sentiment des maux réels que
nous nous faisons nous-mêmes, et de sentir
si vivement des maux imaginaires qui ne
nous peuvent faire que du bien : et cette sen-
sibilité n'est qu'une preuve évidente de la
grandeur de notre aveuglement, qui doit
nous apprendre que ce que les autres con-
naissent de nos défauts n'en est qu'une
bien petite partie.
Que si ces jugemens et ces discours sont
faux et mal fondés , le ressentiment que
nous en avons n'en est guère moins dérai-
sonnable et moins injuste. Car pourquoi le
jugement de Dieu, qui nous justifie, ne suffit-
il pas pour nous faire mépriser celui des
hommes? Pourquoi ne fait-il pas sur nous
le même effet que l'approbation de nos amis
et de ceux que nous estimons, qui suffit
ordinairement pour nous consoler de ce
que les autres peuvent penser ou dire contre
nous? Pourquoi la raison, qui nous (ail voit
que ces discours ne nous peuvent nuire.
AVEC LES HOMMES. 25-7
qu'ils ne font aucun mal par eux-mêmes, ni
à notre âme , ni à notre corps , qu'ils nous
peuvent même être très-utiles, a-t-elle si
peu de pouvoir sur notre cœur qu'elle ne
nous puisse faire surmonter une passion si
vaine et si déraisonnable?
Nous ne nous mettons pas en colère lors-
que l'on s'imagine que nous avons la fièvre
quand nous sommes assurés de ne pas l'a-
voir. Pourquoi donc s'aigrit-on contre ceux
qui croient que nous avons commis des
fautes que nous n'avons point commises,
ou qui nous attribuent des défauts que nous
n'avons pas; puisque leur jugement peut
encore moins nous rendre coupable de ces
fautes et nous donner ces défauts, que la
pensée d'un homme qui croit que nous
avons la fièvre n'est capable de nous la
donner effectivement? C'est, dira-t-on, qu'on
ne méprise pas une personne qui a la fièvre
et que c'est un mal qui ne nous rend pas
vils aux yeux du monde , et qu'ainsi le ju-
gement de ceux qui nous l'attribuent ne
nous blesse pas : mais que ceux qui nous
imputent des défauts spirituels y joignent
2 30 DE LA PAIX
ordinairement le mépris, et causent la
même idée et le même mouvement dans les
autres.
C'est en effet la véritable cause de ce
sentiment ; mais cette cause n'en fait que
mieux connaître l'injustice; car, si nous
nous faisions justice nous-mêmes, nous re-
connaîtrions sans peine que ceux qui nous
attribuent des défauts que nous n'avons
pas ne nous en attribuent pas aussi un
grand nombre d'autres que nous avons ef-
fectivement; et qu'ainsi nous gagnons à
tous ces jugemens dont nous nous plai-
gnons, quelque faux qu'ils soient. Les ju-
gemens des hommes nous seraient infini-
ment moins favorables, s'ils étaient entiè-
rement conformes à la vérité, et si ceux qui
les font connaissaient tous nos véritables
maux. S'ils nous font donc quelque petite
injustice, ils nous font grâce en mille ma-
nières, et nous ne voudrions pour rien qu'ils
nous traitassent avec une exacte justice.
Mais nous sommes si déraisonnables et
>i injustes, que nous voulons profiter de
l'ignorance des hommes. Nous ne pouvons
4VIX LLS HOMMES. 2J<)
Souffrir qu'ils nous ôtent rien de ce que
nous croyons avoir : et nous voulons con-
server dans leur esprit la réputation de
beaucoup de bonnes qualités que nous
n'avons pas. Nous nous plaignons de ce
qu'ils croient voir en nous des défauts qui
n'y sont pas, et nous ne comptons pour
rien de ce qu'ils n'y voient pas une infinité
de défauts qui y sont réellement, comme
si le bien et le mal ne consistaient que dans
l'opinion des hommes.
SLnous n'avons donc aucun sujet de nous
plaindre, ni des jugemens véritables, ni
même des faux, nous n'en avons point par
conséquent de nous offenser de ceux qui
sont vrais en partie, et en partie faux. Ce-
pendant, par le plus injuste partage qu'on
se puisse imaginer, nous nous blessons de
ce qu'ils ont de faux, et nous ne nous hu-
milions point de ce qu'ils ont de véritable.
Et au lieu qu'il faudrait étouffer le ressen-
timent que nous avons de ce qu'ils ont de
faux et d'injuste, par celui que nous de-
vrions avoir de ce qu'ils ont de vrai, non-,
étouffons au contraire , par le vain senti-
2Ô0 DE LA PAIX
nient' que nous avons de quelque fausseté
et de quelque injustice qui y est mêlée, ce-
lui que nous devrions avoir de ce qu'ils ont
CHAPITRE IV.
Que la sensibilité que nous ('prouvons à l'é-
gard des discours et des jugemens désa-
vantageux que l'on fait de nous vient de
l'oubli de nos maux. Quelques remèdes
de cet oubli et de cette sensibilité.
Je ne prétends pas que ces considérations
suffisent pour nous corriger de notre in-
justice, mais elles peuvent au moins nous
en convaincre ; et c'est quelque chose que
(Yen être convaincu. Car il y a toujours, dans
toutes ces plaintes intérieures et dans ce dé-
pit que nous ressentons des jugemens et des
discours qu'on fait de nous, un oubli de
nos défauts et de nos misères véritables ;
puisqu'il est impossible que ceux qui les
connaîtraient dan> leur grandeur réelle, et
AVEC LIS HOMMES. 1l6 l
qui en auraient le sentiment qu'ils devraient,
pussent s'occuper des discours et des juge-
mens des hommes. Un homme chargé de
dettes, accablé de procès, de pauvreté, de
maladies, ne pense guère à ce que l'on peut
dire de lui. La réalité de ses maux véritables
ne lui permet pas de s'appliquer à ces maux
imaginaires.
Aussi le vrai remède de cette délicatesse
qui nous rend si sensibles à ce que l'on dit
de nous, est de nous appliquer fortement
à nos maux spirituels, à nos faiblesses, à
nos dangers, à notre pauvreté et au juge-
ment que Dieu fait de nous, et qu'il nous
fera connaître à l'heure de notre mort. Si
ces pensées étaient aussi vives et aussi con-
tinuelles dans notre esprit qu'elles y de-
vraient être, il serait malaisé que les ré-
flexions sur les jugemens des hommes y
pussent trouver entrée, ou du moins qu'elles
l'occupassent tout entier, et le remplissent
de dépit et d'amertume comme elles font
si souvent.
Il est utile pour cela de comparer les ju-
gemens des hommes avec celui de Dieu, et
■2(J1 DE LA PAÎX
d'en considérer les diverses qualités. Les
jugemcns des hommes sont souvent faux ,
injustes, incertains, téméraires, et toujours
inconstans, inutiles, impuissans; soit qu'ils
nous approuvent ou nous désapprouvent,
ils ne changent rien à ce que nous sommes,
et ne nous rendent, en effet, ni plus heureux,
ni plus malheureux. 3Iais c'est du jugement
que Dieu portera de nous que dépend tout
notre mal. Ce jugement est toujours juste,
toujours véritable, toujours certain et iné-
branlable; les effets en sont éternels. Quelle
plus grande folie peut-on donc s'imaginer,
que de n'appliquer son esprit qu'à des juge-
mcns humains, qui nous importent si peu, et
d'oublier celui de Dieu , d'où dépend tout
notre bonheur!
On prétend souvent colorer envers soi-
même le dépit intérieur que ces jugemens
désavantageux nous causent d'un prétexte
de justice, en s'imaginaut que nous n'en
sommes blessés que parce qu'ils sont in-
justes, et que ceux qui le^ font ont tort.
Mais si cela était, nous serions aussi touchés
des jugemens injustes que l'on fait des autres
AVEC LES HOMMES. '263
que de ceux que Fou fait de nous; et comme
cela n'est pas, c'est se flatter que de ne pas
voir que c'est l'amour-propre qui produit
ce dépit que nous sentons dans les choses
qui nous regardent. Ce n'est pas l'injustice
en soi qui nous blesse, c'est d'en être l'ob-
jet. Qu'on lui en donne un autre , notre res-
sentiment cessera , et nous nous contente-
rons de désapprouver tranquillement et sans
émotion cette même injustice qui nous
donnait tant d'indignation.
Cependant, si nous raisonnions plus juste,
nous trouverions que ces jugemens desa-
vantageux ne nous regardent point propre-
ment, et que c'est le hasard et non le choix:
qui les détermine à nous avoir pour objet.
Car il faut que ceux qui jugent ainsi de nous
aient été frappés par quelques apparences
qui les y aient portés. Et quoique ces appa-
rences fussent trop légères, puisque nous
supposons que ces jugemens sont faux, il
est pourtant vrai que ces personnes avaient
l'esprit disposé à former ces jugemens sur
ces apparences, de sorte qu'ils ne sont nés
que sur la rencontre de ces apparences
H6\ DE LA PAIX
avec leur mauvaise disposition. Elles au-
raient produit le même effet, s'ils les avaient
vues en quelque autre. Ainsi, nous ne devons
point croire que ces jugemens nous regar-
dent en particulier : nous devons seulement
supposer que ces gens étaient disposes à
juger mal de toute personne qui les frappe-
rait par telle ou telle apparence. Le hasard
a voulu que ce fût nous. Mais cette mau-
vaise disposition et cette légèreté d'esprit,
qui produit les jugemens téméraires, n'était
pas moins indifférente d'elle-même qu'une
pierre jetée en l'air, qui blesse celui sur
qui elle tombe, non pas par choix et parce
qu'il est un tel homme, mais parce qu'il
s'est rencontré au lieu où elle devait tomber.
Il y a de plus une bizarrerie ridicule dans
le dépit que nous avons des jugemens et des
discours desavantageux qu'on a faits de
nous. Car il faut avoir peu de connaissance
du monde pour n'être pas persuadé qu'il
est impossible qu'on n'en fasse. On médit
des princes dans leurs antichambres. Leurs
domestiques les contrefont. On parle des
défauts de ses amis, et on se fait une e^ptrr
A\EC LEt> HOMMES. 265
d'honneur de les reconnaître de bonne foi.
Il y a même des occasions où l'on le peut
faire innocemment. Quoi qu'il en soit, il est
certain que le monde est en possession de
parler librement des défauts des autres dans
leur absence. Les uns le font par malignité,
les autres bonnement; mais il y en a peu
qui ne le fassent. Il est donc ridicule de
se promettre d'être le seul au monde qu'on
épargnera; et si ces jugemens et ces dis-
cours nous mettent en colère, nous n'en de-
vons jamais sortir. Car il n'y a point de
temps où nous ne devions nous tenir assurés
en général, ou qu'on parle, ou qu'on a parlé
de nous autrement que nous ne voudrions.
Mais parce qu'une colère continuelle nous
incommoderait trop, il nous plaît de nous
l'épargner sans raison, et d'attendre à nous
fâcher qu'on nous rapporte ce qui se dit
de nous , et qu'on nous marque ceux qui en
parlent. Cependant ce rapport n'y ajoute
presque rien, et avant qu'on nous l'eût fait,
nous devions nous tenir presque aussi as-
surés que l'on parlait de nous et de nos
défauts, que si l'on nous en eût déjà avertis
a3
266 DE LA PAIX
Ce petit degré d'assurance que produit le
rapport qu'on nous fait est bien peu de
chose , pour changer comme il fait l'état
de notre âme.
Ainsi , de quelque manière que l'on con-
sidère cette sensibilité que nous éprouvons
en ces rencontres, on trouvera qu'elle est
toujours ridicule et contraire à la raison.
CHAPITRE Y.
Qu'il est injuste de vouloir être aimé des
hommes.
Quand on désire d'être aimé des hommes,
et que l'on est fâche d'en être haï, à cause
que cela sert ou nuit à nos desseins, ce n'est
pas proprement vanité ni dépit, c'est inté-
rêt bon ou mauvais, juste ou injuste. Et ce
n'est pas ce que nous considérons ici, où.
nous n'examinons que l'impulsion que font
par eux-mêmes dans notre cœur les senti-
mens d'amour ou de haine qu'on a pom
AVEC LES HOMMES. 267
nous : la seule vue de ces objets n'étant en
effet que trop capable de nous plaire ou de
nous troubler sans que nous en considé-
rions les suites. Car comme l'estime que
nous avons pour nous-mêmes est jointe à
un amour tendre et sensible, nous ne dési-
rons pas seulement que les hommes nous
approuvent, nous voulons aussi qu'ils nous
aiment; et leur estime ne nous satisfait nul-
lement, si elle ne se termine à l'affection.
C'est pourquoi rien ne nous choque tant
que l'aversion , ni n'excite en nous de plus
vifs ressentimens. Mais quoiqu'ils noussoient
devenus naturels depuis le péché, ils ne
laissent pas d'être injustes, et nous ne som-
mes pas moins obligés de les combattre; ce
qu'on peut faire par des réflexions peu dif-
férentes de celles que nous avons proposées
contre l'amour de l'estime.
La recherche de l'amour des hommes est
injuste, puisqu'elle est fondée sur ce que
nous nous jugeons nous-mêmes aimables,
et qu'il est faux que nous le soyons. Elle
naît d'aveuglement et d'une ignorance vo-
lontaire de nos défauts. Un homme accablé
2.6S DE LA PAIX
de maux, et dans l'indigence, se contenterait
bien qu'on eût de la charité pour lui et qu'on
le souffrît. ]\Tous n'en demanderions pas da-
vantage , si nous connaissions bien notre
état , et nous le connaîtrions , si nous ne
nous aveuglions point volontairement.
Quiconque sait qu'il mérite que toutes
les créatures s'élèvent contre lui peut-il
prétendre que ces mêmes créatures le doi-
vent aimer ? Au lieu donc que nous regar-
dions l'amour des hommes comme nous
étant dû, et leur aversion comme une in-
justice qu'ils nous font* nous devrions au
contraire regarder leur aversion comme
nous étant due, et leur affection comme
une grâce que nous ne méritons pas.
Mais s'il est injuste, en général de se croire
digne d'être aimé, il l'est encore beaucoup
plus de vouloir être aimé par la force. Rien
n'est plus libre que l'amour,, et on ne doit
pas prétendre de l'obtenir par des re-
proches, ni par des plaintes. C'est peut-être
par notre faute que l'on ne nous aiine pas ;
c'est peut-être aussi par la mauvaise dispo-
sition des autres ; mais ce qui est certain ,
AVEC LES HOMMES. 269
c'est que !a force et la colère ne sont pas
des moyens pour se faire aimer.
INous ne prenons pas garde, de plus, que
ce n'est pas proprement sur nous que tombe
cette aversion; car la source de toutes les
aversions est la contrariété qui se rencontre
entre la disposition où l'on est et ce que
Ton croit voir dans les autres. Or, cette dis-
position agit contre tous ceux en qui cette
contrariété paraît. Quand il arrive donc, ou
que nous avons en effet ces qualités qui
sont l'objet de l'aversion de certaines per-
sonnes, ou que nous ne nous montrons à
eux que par des endroits qui leur donnent
lieu de nous les attribuer, nous ne devons
point nous étonner que leur disposition
fasse son effet contre nous; elle l'aurait fait
de même contre tout autre : et ce n'est pas
proprement nous qu'ils haïssent, c'est cet
homme en général qui a telles et telles qua-
lités qui les choquent.
On hait en général les avares, les gens
intéressés, les présomptueux. On croit en
particulier que nous le sommes; cette aver-
sion générale agit donc contre nous. Qu'est-
a3«
I^O DE LA PAIX
ce qui nous blesse en cela? Est-ce cette
aversion générale? Mais elle est juste en
quelque manière : car un homme en qui ces
défauts se rencontrent mérite qu'on ait
quelque espèce d'aversion pour lui. Est-ce
le jugement que l'on fait de nous? Mais ce
jugement est formé sur quelques apparences
qui peuvent être légères à la vérité, mais
qui ne laissent pas d'emporter l'esprit de
ceux qui les voient. Nous devons donc les
plaindre de leur légèreté et de leur faiblesse,
au lieu de nous plaindre de leur injustice.
Quand le^ hommes nous aiment, ce n'est
pas nous proprement qu'ils aiment, leur
amour n'étant fondé que sur ce qu'ils nous
attribuent des qualités que nous n'avons
pas, ou qu'ils ne voient pas en nous des dé-
fauts que nous avons. Us en font de même,
quand ils nous haïssent. Ce que nous avons
de bon ne leur paraît point alors, et ils ne
voient que nos défauts. Or, nous ne sommes
ni cette personne sans défauts, ni cette per-
sonne qui n'a rien de bon. Ce n'est donc
pas tant nous qu'un fantôme qu'ils haïssent
*'t ainsi nous avons tort, et de nous satis-
AVEC LES HOMMES. 27 1
faire de leur amour, et de nous offenser de
leur haine.
3Iais quand cet amour ou cette haine
nous regarderait directement dans notre
être véritable , que nous en revient-il de
bien ou de mal, à ne considérer, comme
nous avons dit, ces sentimens qu'en eux-
mêmes? Ce ne sont que des vapeurs pas-
sagères qui se dissipent d'elles-mêmes en
moins de rien , les hommes étant incapables
de s'arrêter long-temps à un même objet.
Quand elles subsisteraient, elles n'auraient
aucun pouvoir par elles-mêmes de nous
rendre plus heureux ni plus malheureux:.
Ce sont des choses entièrement séparées de
nous qui n'ont sur nous aucun effet, à moins
que notre àme ne s'y joigne, et que, par une
imagination fausse ou trompeuse, elle ne les
prenne pour des biens ou pour des maux.
Qu'on iwiisse ensemble l'amour de toutes
les créatures, et qu'on le rende le plus
ardent et le plus tendre qu'on se le puisse
imaginer, il n'ajoutera point le moindre
degré de bonheur, ni à notre âme, ni à notre
:orps. Et si notre âme s'y amuse, bien loin
»72 DE LA PAIX
d'en devenir meilleure , elle en deviendra
pire par la vanité qu'elle en concevra. Qu'on
unisse de même contre nous l'aversion de
tous les hommes ensemble, elle ne saurait
diminuer le moindre de nos véritables biens,
qui sont ceux de l'âme. Cette seule considé-
ration de l'impuissance de l'amour et de la
haine des créatures à nous servir ou à nous
nuire, ne devrait- elle pas suffire pour nous
v rendre indifférées ?
Quelle liberté serait celle d'un homme
qui ne se soucierait point d'être aimé, qui
ne craindrait point d'être haï, et qui ferait
néanmoins, par d'autres motifs , tout ce qui
est nécessaire pour être aimé et pour n'être
point haï? qui servirait les autres sans en
attendre de récompense, non pas même
celle de leur affection, et qui ferait toujours
son devoir envers eux, indépendamment de
leur disposition envers lui? qui ne se pro-
poserait, dans les offices qu'il leur rendrait,
qu'un objet stable et permanent, qui est
d'obéir à Dieu sans aucune vue des créa-
turcs , qui ne peuvent que diminuer la ré-
compense qu'il doit attendre de Dieu?
AVEC LES HOMMES. 27 3
Qui pourrait haïr un homme de cette
sorte, et même s'empêcher de l'aimer? Il
arriverait donc qu'en ne craignant point la
haine des hommes, il l'éviterait, et que, sans
rechercher leur amour, il ne laisserait pas
que de se l'acquérir; au lieu que ceux que
la passion d'être aimés rend si sensibles à
l'aversion ne font d'ordinaire que se [l'atti-
rer par cette délicatesse incommode.
CHAPITRE VI.
Qu'il est injuste de ne pouvoir souffrir l'in-
différence. Que l'indifférence des autres
envers nous nous est plus utile que leur
amour.
Il y a encore quelque chose de plus dérai-
sonnable quand nous nous offensons de ce
que les autres ont de l'indifférence pour nous.
Car s'il était à notre choix de leur imprimer
tels sentimensque nous voudrions, ce serait
rclui-là proprement que notre véritable in-
2 ; 4 DE LA PAIX
térèt nous devrait faire choisir. Leur amour
est un objet dangereux qui attire notre
cœur et qui l'empoisonne par une douceur
mortelle. Leur haine est un objet irritant
qui nous met en danger de perdre la charité ;
mais l'indifférence est un milieu très-pro-
portionné à notre état et à notre faiblesse,
et qui nous laisse la liberté d'aller à Dieu,
sans nous détourner vers les créatures.
Tout amour des autres pour nous est une
espèce de lien et d'engagement , |non seu-
lement parce que la concupiscence s'y at-
tache et que nous craignons de le perdre ,
mais aussi parce qu'il produit certains de-
voirs dont il est difficile de se bien acquit-
ter. Comme il ouvre leur cœur pour nous,
il nous oblige d'user de cette ouverture pour
notre bien spirituel, et cet usage n'est pas
facile. Il est vrai que c'est un grand bien,
quand on le sait ménager : mais c'est un bien
qu'il ne faut pas souhaiter, parce qu'il est
accompagne de trop de dangers. On s'ar-
rête d'ordinaire à cette affection, on s'y plaît,
on craint de la perdre : et bien loin que ce
nous soit une occasion de porter les autres
AVEC LES HOMMES. 1"j J
à Dieu, c'en est souvent une de nous dé-
tourner nous-mêmes, et de nous amollir, en
nous faisant entrer dans leurs passions.
Mais, dit-on, pourquoi cette personne a-
t-elle tant d'indifférence pour moi, puisque
je n'en ai point pour elle? pourquoi n'a-t-
elie aucune application à ce qui me touche,
puisque je m'applique avec tant de soin à ce
qui peut la regarder? Ce sont les discours
que l'amour-propre forme dans le cœur des
gens sensibles et qui ont peu de vertu, mais
dont il est aisé de découvrir l'injustice.
Si notre unique fin, dans la complaisance
que nous avons eue pour les hommes, a
été de les attacher à nous et de faire qu'ils
nous traitassent de la même sorte, nous
méritons d'être privés d'une si vaine récom-
pense.
Mais si nous avons eu un autre but, si
nous ne nous sommes appliqués aux hom-
mes que pour obéir à Dieu, cette application
ne portc-t-elle passa récompense avec elle-
même, et pourrons-nous en exiger une autre
sans injustice?
Il est vrai qu'il peut y avoir de la faute
•276 DE LA PAIX
dans l'application et l'indifférence des autres
pour nous ; mais c'est Dieu et non pas nous
que cette faute regarde. Elle leur nuit à
eux et non pas à nous. Elle nous peut don-
ner sujet de les plaindre, mais non pas de
nous plaindre d'eux, et ainsi le ressenti-
ment qui nous en reste est toujours injuste,
puisqu'il n'a point d'autre objet que lui-
CHAPITRE VIL
Combien le dépit qu'on ressent contre ceux
qui manquent de reconnedssance envers
nous est injuste.
Rien ne marque plus combien la foi
est éteinte et peu agissante dans les chré-
tiens, que ce dépit qu'ils ont quand on n'a
pas pour eux toute la reconnaissance qu'on
devrait, parce qu'il n'y a rien de plus op-
posé aux lumières de la foi.
S'ils regardaient comme ils doivent les
services qu'ils rendent aux autres, ils les
AVEC LES HOMMES. 277
considéreraient comme des grâces qu'ils
ont reçues de Dieu, et dont ils sont rede-
vables à sa bonté, et comme des œuvres
qu'ils ont dû lui offrir et consacrer sans
aucun égard aux créatures.
Ils regarderaient ceux à qui ils ont rendu
ces services comme leur ayant en quelque
façon procuré ce bien, et par conséquent
ils croiraient qu'ils ont plus reçu d'eux qu'ils
ne leur ont donné.
Ils craindraient comme le plus grand des
malheurs de recevoir en ce monde la ré-
compense de ces œuvres, et d'être privés
de celle qu'ils auraient reçue en l'autre,
s'ils avaient regardé Dieu plus purement.
Ils reconnaîtraient que ces œuvres, telles
qu'elles soient, ont été mêlées de plusieurs
imperfections, et qu'ainsi ils ont sujet de
s'en humilier et de désirer de s'en purifier
par la pénitence.
Le moyen d'allier avec ces sentimens où
la foi doit porter, ce dépit et ce chagrin
que nous éprouvons quand les hommes
manquent à ce que nous nous imaginons
qu'ils nous doivent? n'est-ce pas faire voir
2-8 DE LA PAIX
au contraire que nous n'avons travaille que
pour les hommes, que nous n'avions regardé
qu'eux, et qu'ainsi les œuvres dont nous
nous glorifions sont un larcin que nous
avons fait à Dieu, et dont il a droit ce nous
punir ?
Si dans les services que nous avons ren-
dus aux hommes nous n'avons eu |que les
hommes en vue , c'est un bien pour nous
qu'ils en soient méconnaissais , parce que
leur ingratitude nous peut servir à obtenir
miséricorde de Dieu, si nous la sourirons
comme il faut. Si nous n'avons regarde que
Dieu, c'est encore un bien que les hommes
ne nous en récompensent pas, parce que la
vue que nous aurions de leur reconnaissance
est plus capable que toute chose de dimi-
nuer ou d'anéantir la récompense que nous
attendons de Dieu. De quelque manière
que nous considérions donc la gratitude
des hommes, nous trouverons que, si c'est
un bien pour eux. c'est un mal pour n
et que leur ingratitude nous est infiniment
plus avantageuse. Leur gratitude n'est ca-
pable que de nous ravir le fruit de nos meil-
AVEC LES HOMMES. 279
leures actions, et d'augmenter le châtiment
des mauvaises. Leur ingratitude nous con-
serve le fruit des bonnes, et nous peut ser-
vir à payer ce que nous devons à la justice
de Dieu pour les mauvaises.
On ne ferait jamais cette injustice à un
prince qui aurait promis de grandes récom-
penses à ceux qui le serviraient, et qui s'of-
fenserait qu'on en attendît d'ailleurs que
de lui, de préférer les caresses de quelques-
uns de ses sujets, aux biens solides qu'on
aurait sujet d'espérer de lui. C'est néan-
moins la manière dont nous agissons tous
les jours envers Dieu. Il promet un royaume
éternel aux services charitables qu'on rend
au prochain, mais il veut que l'on se con-
tente de cette récompense, et que Ton n'en
attende point d'autres. Cependant l'esprit
de la plupart des hommes est continuelle-
ment occupé à examiner si l'on leur rend
ce qu'on leur doit, si ceux qu'ils ont servi
sentent les obligations qu'ils leur ont, et s'ils
s'acquittent ponctuellement des devoirs que
les hommes ont établis pour marquer la re-
connaissance.
7.So DE LA. PAIX
Si l'on avait donc les vrais sentimens que
la foi doit inspirer, on serait persuadé que
comme Dieu nous fait une grande irràce
lorsqu'il nous donne moyen de servir les
autres, il nous en fait une autre qui n'est
pas moindrelorsqu'il permet que les hommes
ne nous en témoignent pas la reconnais-
sance qu'ils devraient. Car c'est mettre ordre,
en nous donnant un trésor inestimable, que
ce trésor nous demeure, et qu'on ne nous
le ravisse pas.
Mais notre joie doit être pleine et accom-
plie, lorsque nous avons lieu de croire que
les personnes qui semblent manquer de
reconnaissance envers nous sont d'elles-
mêmes très-reconnaissantes, et que cela ne
vient que de l'ignorance de l'obligation
qu'elles nous ont. Car, quoiqu'il nous soit
toujours réellement avantageux que les
autres manquent de gratitude pour nous ,
néanmoins nous ne le devons pas souhaiter,
parce que c'est ordinairement un mal pour
eux. Mais il n'y a rien que de souhaitable,
lorsque ce n'est un mal ni pour eux ni pour
nous, et que, sans qu'ils soient coupables
AVEC LES HOMMES. iS l
«d'ingratitude, ils ne nous mettent point en
danger , par une reconnaissance humaine ,
de perdre la récompense que nous atten-
dons de Dieu.
Il y a donc non seulement beaucoup d'in-
justice dans cette attente de la reconnais-
sance des autres, mais aussi beaucoup de
bassesse, et ce nous devrait être un grand
sujet de confusion, quand nous considérons
pour quelles choses nous nous privons
d'une récompense éternelle. Ces devoirs
de reconnaissance que nous exigeons se
réduisent le plus souvent à un simple com-
pliment ou à quelques civilités inutiles, et
ce sont là les choses que nous préférons à
Dieu et aux biens qu'il nous promet.
Souvent même nous sommes cause du
défaut que nous imputons aux autres. Nous
éteignons la gratitude dans leur cœur par
la manière dont nous les servons , et nous
avons presque toujours l'air de croire ,
quand nous voyons que l'on est moins re-
connaissant pour nous qu»e pour d'autres,
qu'il y a quelque chose en nous cjui n'attire
pas la reconnaissance. Mais soit que cela
*4'
282 DE LA PAIX
arrive par notre faute, ou par celle des
autres, c'est toujours une faiblesse que de
se piquer quand on ne nous rend pas des
devoirs que nous voyons clairement ne
nous pouvoir être que dangereux.
CHAPITRE VIII.
Qu'il est injuste (F exiger la confiance des
autres, et que c'est un grand bien que
l'on n'en ait pas pour nous.
La confiance qu'on a pour nous étant
une marque d'amitié et d'estime, ce n'est
pas merveille, si elle flatte notre amour-
propre, et si la réserve de ceux que nous
croyons devoir avoir ces sentimens pour
nous, le blesse ot l'incommode. Mais la
raison et la foi doivent nous donner des
sentimens tout contraires, et nous persuader
fortement que la réserve que les autres au-
ront pour nous nous est beaucoup plus
avantageuse que leur confiance.
AVEC LES HOMMES. 203
Quand il n'y aurait point d'autre raison,
sinon qu'il nous est utile d'être privés de
ces petites satisfactions qui contentent et
nourrissent notre vanité, elle nous devrait
suffire pour nous porter à embrasser avec
joie ces occasions d'une mortification spi-
rituelle, oui nous pourrait être d'autantplus
avantageuse , qu'elle combat directement
la principale de nos passions. Mais il y en
a encore plusieurs autres aussi solides et
aussi importantes que celle-là. Et en voici
quelques-unes :
Celui qui s'ouvre à nous nous consulte
en quelque sorte , et nous ne lui saurions
parler après cela sans prendre part à sa
conduite, parce qu'il est comme impossible
d'éviter que ce que nous dirons n'ait quel-
que rapport à ce qu'il nous aura décou-
vert ; et il ne se peut même que nous ne
fassions par ià quelque impression sur son
esprit, parce qu'il est disposé, par cette ou-
verture même, à nous écouter et à nous
croire. Or, ce n'est pas un petit danger
que d'être obligé de parler dans ces cir-
constances, parce qu'il faut beaucoup de
a84 DE LÀ PAIX
lumière pour le pouvoir faire utilement
et pour soi et pour les autres. Souvent on
ne fait qu'a^oriser les gens dans leurs pas-
sions, parce qu'on est naturellement porté
à ne les pas contrister, et l'on seconde ainsi
le désir secret qu'ils ont de trouver des
approbateurs de leur conduite , qui est
ordinairement ce qui les porte à s'ouvrir.
Il v a peu de gens qui puissent recevoir
l'effusion du cœur et de l'esprit des autres
sans participer à leur corruption. On entre
insensiblement dans leurs passions ; on se
prévient contre ceux contre qui ils sont
prévenus : et comme la confiance qu'ils ont
pour nous nous porte à croire qu'ils ne
voudraient pas nous tromper, nous em-
brassons leurs opinions et leurs jugemens,
sans prendre garde qu'ils se trompent sou-
vent les premiers; et nous nous remplis-
sons ainsi de toutes leurs fausses impres-
sions.
On se charge souvent par là de diverses
choses qu'il faut tenir secrètes; ce qui n'est
pas un fardeau peu considérable, puisqu'il
oblige à une application très-incommode
AVEC LKS HOMMES. 2^5
pour ne se pas laisser surprendre, et qu'il
met souvent au hasard de blesser la vérité.
Et comme il arrive d'ordinaire que ces cho-
ses viennent à être sues par diverses voies,
le soupçon en tombe naturellement sur
ceux à qui on en a fait confidence.
On contracte même, par la confiance et
l'ouverture des autres pour nous, quelque
sorte d'obligation de s'ouvrir à eux , de s'y
confier, parce qu'on les choque si on ne les
traite comme on en est traité : au lieu que
ceux qui agissent avec plus de réserve ne
trouvent point mauvais qu'on en use de
même à leur égard. Or, cette obligation
est souvent plus incommode, puisqu'on n'y
saurait manquer sans fâcher les gens, ni
s'en acquitter sans se mettre en danger de
leur nuire, ou de se nuire à soi-même, par
l'abus qu'ils peuvent faire de ce qu'on leur
découvre.
Enfin, si nous considérons de plus com-
bien le plaisir que nous avons quand on
se fie en nous est peu réel et plein de
vanité; combien il est injuste d'exiger de*
autres une chose qui doit être aus^i libre
286 DE LA PAIX
que la découverte de ses secrets; et si nous
nous faisons justice à nous-mêmes, en re-
connaissant que, puisque l'on n'a pas d'ou-
verture pour nous, il faut qu'il y ait en
nous quelque chose qui l'éloigné : il sera
difficile que nous ne condamnions ces dé-
pits intérieurs que la réserve nous cause,
et que nous n'avons honte de notre fai -
blesse.
CHAPITRE IX.
Qu'il faut souffrir sans chagrin l'incivilité
des autres. Bassesse de ceux qui exigent
la civilité.
La civilité nous gagne. L'incivilité nous
choque. Mais l'un nous gagne et l'autre
nous choque, parce que nous sommes
hommes, c'est-à-dire tons vains et tous in-
justes.
I! y a très-peu de civilités qui nous doi-
vent plaire, même selon la raison humaine,
parce qu'il y en a trè>:-peu qui soient sin-
AVEC LES HOMMES, 287
cères et désintéressées. Ce n'est souvent
qu'un jeu de paroles et un exercice de va-
nité, qui n'a rien de véritable et de réel.
Se plaire en cela, c'est se plaire à être
trompé. Car ceux qui nous en témoignent
le plus 'en apparence sont peut-être les
premiers qui se moquent de nous sitôt
qu'ils nous ont quittés.
La plus sincère et la plus véritable nous
est toujours inutile, et même dangereuse.
Ce n'est tout au plus qu'un témoignage
qu'on noi;s aime et qu'on nous estime. Et
ainsi, elle nous présente deux objets qui
flattent notre amour-propre, et qui sont ca-
pables de nous corrompre le cœur.
Toutes celles qu'on nous rend nous en-
gagent à des servitudes fâcheuses. Car le
monde ne donne rien pour rien. C'est un
commerce et une espèce de trafic qui a pour
juge l'amour-propre ; et ce juge oblige à
une égalité réciproque dL> devoirs, et au-
torise les plaintes que l'on lait contre ceux
qui y manquent.
Les civilités nous corrompent même le
jugement, parce qu'elles nous portent sou-
-l88 DE LA PJLIJ
vent à préférer ceux de qui nous les rece-
vons à d'autres qui ont les qualités essen-
tielles qui méritent notre estime.
Mais comme les civilités qu'on nous
rend nous servent peu , l'incivilité nous
fait peu de mal ; et ainsi , c'est une faiblesse
extrême que d'en être choqué. Ce n'est
souvent qu'un défaut d'application , qui
vient de ce que l'esprit est occupé «à d'autres
choses plus solides. Et ceux qui sont les
moins exacts en civilité sont souvent ceux
qui ont plus de désirs effectifs de nous ren-
dre des services réels etimportans.
Quand même elle viendrait d'indiffé-
rence, et même de peu d'affection, quel bien
nous ôte-t-elle? quel mal est-ce qu'elle nous
apporte? et comment pouvons-nous espé-
rer que Dieu nous remette ces dettes im-
menses dont nous lui sommes redevables,
par les lois inviolables de la justice éter-
nelle, si nous ne remettons pas aux hommes
de petites déférences qu'ils ne nous doi-
vent que par des établissemeus humains?
Ce n'est pas que Dieu n'autorise ces éta-
blissemens, et qu'ainsi ou ne se doive de hx
ÀVF.C LKS HOMMES. 289
civilité les uns aux autres , même selon la
loi de Dieu , comme nous l'avons montré
dans la première partie de ce traité- Mais
c'est une sorte de dette qu'il ne nous est
jamais permis d'exiger. Car ce n'est pas à
notre mérite qu'on la doit, c'est à notre
faiblesse. Et comme nous ne devons pas
être faibles, et que c'est par notre faute
que nous le sommes , notre premier devoir
consiste à nous corriger de cette faiblesse ;
et nous n'avons jamais droit de nous plain-
dre de ce qu'on n'y a pas assez d'égard, et
moins encore de souhaiter ce qui ne sert
qu'à l'entretenir.
CHAPITRE X.
Qu'il faut souffrir les humeurs ira ommodes.
Cf. n'est pas assez pour conserver la
paix, et avec soi-même et avec les autres,
de ne choquer personne et de n'exiger de
personne ni amitié, ni estime, ni confiance.
29O DE LA. PAIX
ni gratitude , ni civilité; il faut encore avoir
une patience à. l'épreuve de toutes sortes
d'humeurs et de caprices. Car, comme il
est impossible de rendre tous ceux avec
qui l'on vit, justes, modérés et sans dé-
fauts, il faudrait désespérer de pouvoir
conserver la tranquillité de son âme , si on
l'attachait à ce moyen.
Il faut donc s'attendre qu'en vivant avec
les hommes , on y trouvera des humeurs
fâcheuses , des gens qui se mettront en co-
lère sans sujet , qui prendront les choses
de travers, qui raisonneront mal, qui au-
ront un ascendant plein de fierté, ou une
complaisance basse et désagréable. Les uns
seront trop passionnés , les autres trop
froids. Les uns contrediront sans raison .
d'autres ne pourront souffrir que Ton
contredise en rien. Les uns seront envieux
et malins; d'autres insolents, pleins d'eux-
mêmes, et sans égards pour les autres. On
en trouvera qui croiront que tout leur est
dû, et qui, ne faisant jamais réflexion sur
la manière dont ils agissent envers les au-
tres, ne laisseront pas d'en exiger des de-
AVEC LES HOMMES. 2g 1
férenees excessives. Quelle espérance de
vivre en repos, si tous ces défauts nous
ébranlent, nous troublent, nous renversent,
et font sortir notre âme de son assiette?
Il faut donc les souffrir avec patience et
sans se troubler , si nous voulons posséder
nos âmes, comme parte l'Écriture, et em-
pêcher que l'impatience ne nous fasse
échapper à tous momens , et nous précipite
dans tous les inconvéniens que nous avons
représentés. Mais cette patience n'est pas
une vertu bien commune. De sorte qu'il
est bien étrange qu'étant si difficile d'une
part et si utile de l'autre, on ait si peu de
soin de s'y exercer, au même temps que
l'on s'étudie à tant d'autres choses inutiles
et de peu de fruit.
Un des principaux moyens de l'acquérir
est de diminuer cette forte impression que
les défauts des autres font sur nous; et
pour cela, il est utile de considérer :
i° Que les défauts étant aussi communs
qu'ils sont, c'est une sottise d'en être sur-
pris , et de ne s'y pas attendre. Les hom-
mes sont mêlés de bonnes et de mauvaises
2g2 DE LA PAI\
qualités. Il les faut prendre sur ce pied-la :
et quiconque veut profiter des avantagea
que l'on reçoit de leur société doit se ré-
soudre à souffrir en patience les incommo-
dités qui y sont jointes;
2°. Qu'il n'y a rien de plus ridicule que
d'être déraisonnable parce qu'un autre
l'est; de se nuire à soi-même, parce qu'un
autre se nuit; et de se rendre participant
des sottises d'autrui, comme si nous n'a-
vions pas assez de nos propres défauts et
de nos propres misères, sans nous charger
encore des défauts et des misères de tous
les autres. Or , c'est ce que l'on fait en
s'impatientant des défauts d'autrui;
3°. Que quelque grands que soient les
défauts que nous trouvons dans les autres,
ils ne nuisent qu'à ceux qui les ont, et ne
nous font aucun mal, à moins que nous
n'en recevions volontairement l'impression.
Ce sont des objets de pitié et non de co-
lère ; et nous avons aussi peu de sujet de
nous irriter contre les maladies de l'esprit
des autres, que contre celles qui natta
o uent que le corps. Il y a même cette dit
AVEC LES HOMMES. 20,3
ference que nous pouvons contracter les
maladies du corps malgré que nous en
ayons, au lieu qu'il n'y a que notre vo-
lonté qui puisse donner entrée dans nos
âmes aux maladies de l'esprit;
4°. Nous ne devons pas seulement re-
garder les défauts des autres comme des
maladies, mais aussi comme des maladies
qui nous sont communes : car nous y som-
mes sujets comme eux. Ii n'y a point do
défauts dont nous ne soyions capables; et
s'il y en a que nous n'ayons pas effective-
ment, nous en avous peut-être de plus
grands. Ainsi, n'ayant aucun sujet de nous
préférer à eux, nous trouverons que nous
n'en avons point de nous choquer de ce
qu'ils font, et que, si nous souffrons d'eux ,
nous les faisons souffrir à notre tour;
5°. Les défauts des autres, si nous les
pouvions regarder d'une vue tranquille et
charitable , nous seraient des instructions
plus utiles; nous en venions bien mieux
la difformité que des nôtres, dont l'amour-
proprc nous cache toujours une partie. Ils
nous pourraient donne) b< u de remarquer
u5*
294 DE LA PAIX
que les passions fout d'ordinaire un effet
tout contraire à celui que l'on prétend. On
se met en colère pour se faire croire; et
l'on est d'autant moins cru que l'on fait
paraître plus de colère. On se pique de ce
qu'on n'est pas aussi estimé qu'on croit le
mériter; et on l'est d'autant moins qu'on
cherche plus à l'être. On s'offense de n'être
pas aimé; et en le voulant être par force,
l'on attire encore plus l'aversion des gens.
?sous v pourrions voir aussi, avec éton-
nement, à quel point ces mêmes passions
aveuglent ceux qui en sont possédés; car
ces effets, qui sont sensibles aux autres,
leur sont d'ordinaire inconnus. Et il arrive
souvent que , se rendant odieux , incom-
modes et ridicules à tout le monde, ils
sont les seuls qui ne s'en aperçoivent pas.
Et tout cela nous pourrait faire ressou-
venir ou des fautes où nous sommes autre-
fois tombés par des passions semblables,
ou de celles où nous tombons encore par
d'autres passions, qui ne sont peut-être pas
moins dangereuses, et dans lesquelles nous
ne sommes pas moins aveugles : et par là
AVKC LES HOMMES. 20,5
toute notre application se portant à nos
propres défauts, nous en deviendrons beau-
coup plus disposés à supporter ceux des
autres.
Enfin, il faut considérer qu'il est aussi
ridicule de se mettre en colère pour les
fautes et les bizarreries des autres, que
de s'offenser de ce qu'il fait mauvais temps,
ou de ce qu'il fait trop froid ou trop
chaud; parce que notre colère est aussi
peu capable de corriger les hommes que
de faire changer les saisons. Il y a même
cela de plus déraisonnable en ce point,
qu'en se mettant en colère contre les sai-
sons, on ne les rend ni plus ni moins in-
commodes; au lieu que l'aigreur que nous
concevons contre les hommes les irrite
contre nous et rend leurs passions plus vi-
ves et plus agissantes.
*9°
DE LA PAIX
CONCLUSION.
Ce que nous avons vu jusquici suffit
pour donner une légère idée des moyens
qui peuvent servir à conserver la paix en-
tre les hommes, et ils sont tous compris
dans ce verset du psaume : Pax multa dili-
gentibus legem tuam , et non est Mis scan-
dalum : ceux qui aiment votre loi jouissent
d'une paix abondante , et ils n'en sont point
scandalisés. Car, si nous n'aimions que la
loi de Dieu, nous nous rendrions attentifs à
ne pas choquer nos frères; nous ne les
irriterions jamais par des contestations in-
discrètes; et jamais leurs fautes ne non*
seraient une occasion de colère, d'aigreur ,
de trouble et de scandale , puisque ces
fautes ne nous empêchent pas de demeurei
attachés à cette loi; qu'elle nous oblige de
les souffrir avec patience; et que c'est en
particulier ce précepte de la toléra
chrétienne que l'apôtre appelle la loi dj
AVEC LES HOMMES. 297
^esus-Christ. Portez , dit -il, les fardeaux
les uns des autres , et vous observerez la loi
de Jésus-Christ.
Nous devons donc reconnaître que toutes
nos impatiences et tous nos troubles vien-
nent de ce que nous n'aimons pas assez
cette loi de charité; que nous avons d'au-
tres inclinations que celles d'obéir à Dieu;
et que nous cherchons notre gloire, notre
plaisir, notre satisfaction dans les créatures.
Ainsi, le principal moyen pour établir
l'âme dans une paix solide et inébranlable,
c'est de l'affermir dans cet unique amour
qui ne regarde que Dieu en toutes choses ,
qui ne désire que de lui plaire , et qui met
tout son bonheur à obéir à ses lois.
FIN.
TABLE DES MATIERES.
PENSÉES.
Notice sur Nicole Page i
Ame; son activité i u
Amitié. 92 et suiv. 126
Amour propre 27 e( 28
Aumône 147
Bizarrerie 90
Blâme et louange 114
Bonheur 89
Bossuet; de son Discours sur l'histoire univer-
selle , ni
Cérémonies; leur origine 88
Chagrin et divertissement 91
Charité 98
Cicéron; sur ses ouvrages 106
Civilité 100
Colère 144
Compensation dans les conditions de la vie . 19
Contestation io5
Connaissance de soi-même et des autres. 41 etsuiv.
Contradictions 80
Conversations ; leurs dangers 22 etsuiv.
Crédulité 123
Cupidité 117
3ûO TABLE DES MATIERES.
Défianee de soi-même Pag. ioo
Devoirs des inférieurs et des supérieurs. ... 7 3
Dévotion i2i
Dieu 10, 121, 1.39
Disputes; règles à leur sujet io3
Divertissement et chagrin, voyez Chagrin.
Écriture sainte 89
F.loquence 38 et 90
Enseignement 34 et suiv.
Envie iâ3
Esprit humain; sa grandeur et sa justesse. . . 26
Esprits de différentes sortes 82. et sw\-,
Évangile 124
Eaiblesse de l'homme , . . . 1 etsuû>.
Fierté 12a
Gloire 25
Gens du monde 124
Grandeur et grands 28
Habitude; son empire 142
Haine 146
Homme (F); son orgueil et sa faiblesse. . 1 et suiv.
— son ineompréhensibilité i3
— son inconstance n
— sa misère ibid.
Hommes; leur conduite 20 et 94
— incertitude de leurs travaux. . 4oefWi\
Honneur 22
TABLE DES MATIERES. 3oi
Humilité " Pag. n5
Hypocrisie 149
Incompréhensibilité de l'homme, voyez Homme.
Inconstance 1 1 et i i 4
Injustice des hommes entre eux ior
Instruction; son but 34
Intérêt 71
Jugement 34
Jugement des hommes 64
Jugemens téméraires i3 et suiv. 18 et suiv.
Langage des conversations io5
Livres 33
Louange et blâme 1 1 4
Mariage i5a
Médisance 72
Mensonge 148
Modération n5et suw.
Montaigne; sur ses Essais 107
Morale 3i
Morale purement théorique 129
Mort 59 ,63 et suiv.
Néant des choses du monde 12
Obéissance 66
Opinion ; son pouvoir 92
Opinions ; leur divei sise 68
Opiniâtreté ii3
Orgueil de l'homme . . 1 et uù
3o2 TABLE UES MATIERES.
Pardon des offenses. . Pag. i38
Paroles et pensées 128
Paroles; vices qui les gâtent i33
Pascal; sur ses Pensées 108
Passions 65, 71 et 79
Plaisirs 119
Présomption 72
Prévention , 79
Prédicateurs 58
Prêtres, rojez Religion.
Prières 187
Prince (de l'éducation d'un) 3^etsuiv.
Princes ibid.
Piapports 54
Religion chrétienne 121
— Des qualités de ses bons ministres. i5o
Respects 82
rhétorique 37
Scandale 77
Secret 10
Soupçon D7
Temps ; son emploi 67
Travail. . . : . . ibid.
Vengeance l36
S a in- 70
Vie 66 et siiir.
\ tSrteS.. . Il6
TABLE DES MATIERES.
3o3
r&AITE DES MOYENS D£ CONSERVER LA TAIX AVEC LES
HOMMES.
Première partie Pag. ï55
Deuxième partie 236
Conclusion 296
UN D£ LA I ABT.i
1MPRIUEBU: DE MARCHAND DU BREC1L,
Rue rlr la Harpe , n. 80.
PLEASE DO NOT REMOVE
VRDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
JNIVERSITY OF TORONTO UBRARY
Nicole, Pie- Qle de Port
Pensées
?3 Royal