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Full text of "Pensées de Nicole de Port Royal : suivies de son traité sur les moyens de conserver la paix avec les hommes ; et précédées d'une notice sur la vie et ses ouvrages par J.-B.-J. Champagnac"

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BIBLIOTHEQUE 

FRANÇAISE. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/pensesdenicoleOOnico 


PENSÉES 

DE   NICOLE 


DE   PORT  ROYAL 


DE  SON  TRAITE 

sur  ees  moyens  de  conserver  ea  paix   avec 
ees  hommes; 


ET    PT.ECEBEES 


»  UNE  NOTICE  SUR  SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES. 


Par  J.-B.-J.  CHAMPAGNAC. 


PARIS, 
MÉNARD  ET  DESENNE,  LIBRAIRES, 

RUE    GIT-LE-COEUR,    N°    8. 

1828. 


NOTICE 

SUR   NICOLE 


Pierre  Nicole,  l'un  des  illustres  cénobites  de 
Port-Royal,  naquit  à  Chartres  le  19  octobre  1625. 
Le  goût  de  l'étude  et  des  lettres  étant  en  quelque 
sorte  un  bien  héréditaire  dans  sa  famille ,  il  le  cul- 
tiva de  bonne  heure  sous  les  yeux  de  son  père , 
Jean  Nicole ,  avocat  au  parlement  et  juge  officiai 
de  l'évêque  de  Chartres.  Ces  premiers  travaux  fu- 
rent récompensés  par  des  fruits  d'une  précocité 
remarquable.  Au  rapport  de  quelques  biographes, 
dès  l'âge  de  quatorze  ans,  le  jeune  Nicole  était 
initié  à  tous  les  mystères  des  langues  d'Athènes  et 
de  Rome,  et  connaissait  tous  les  chefs-d'œuvre 
littéraires  de  l'antiquité. 

Destiné  à  l'Église,  autant  par  sa  propre  vocation 
que  par  le  vœu  de  ses  parens ,  Nicole  vint  à  Paris, 
en  1642  ,  pour  y  étudier  les  subtilités  scolastiques, 
qu'on  décorait  encore  alors  du  nom  de  philosophie , 
et  passer  ensuite  au  cours  de  théologie.  C'est  à 
peu  près  de  cette  époque  que  datent  ses  premières 
liaisons  avec  Port-Royal  des  Champs ,  et  surtout 
avec  les  pieux  et  savans  solitaires  qui  ont  fait  la 
gloire  de  cette  sainte  maison.  Allant  rendre  de 
fréquentes  visites  à  deux  de  ses  tantes ,  religieuses 
de  ce  monastère,  Nicole  n'eut  pas  besoin  d'un 
autre  patronage  pour  s'y  ménager  un  librt  accès  - 


ij  :-.Oïir.E 

il  en  profita  pour  rechercher  et  obtenir  l'amitié 
des  habitans  de  ce  désert,  dont  plus  tard  il  devait 
partager  la  retraite  ,  les  travaux  et  les  malheurs. 

Pendant  sa  théologie,  qu'il  fit  eu  Sorbonne 
avec  un  succès  peu  commun  ,  il  s'appliqua  à  l'étude 
de  la  langue  hébraïque  ,  et  se  mit  à  lire  dans  ce  sa- 
vant idiome  tout  l'ancien  Testament  et  en  même 
temps  la  version  grecque  des  Septante.  Mais  il  ap- 
portait à  ce  travail  tant  d'ardeur  et  d'opiniâtreté, 
que  sa  vue  s'étant  considérablement  affaiblie  ,  il  fut 
obligé  d'v  renoncer  au  bout  de  quelque  temps. 
Toutefois  ses  études  théologiques  profitèrent  des 
momens  qu'il  regrettait  de  ne  pouvoir  consacrer  à 
l'hébreu;  il  étudia  ces  matières  délicates  et  ardues 
dans  les  ouvrages  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Thomas;  circonstance  qui  justiiie  le  zèle  aident  et 
infatigable  avec  lequel  il  combattit  pour  leur  doc- 
trine. La  tournure  de  son  esprit ,  naturellement 
juste,  méditatif  et  pénétrant,  le  rendait  propre  à 
saisir  d'une  main  sûre  le  iil  conducteur  dans 
l'obscur  labyrinthe  d'arguties  et  de  distinctions  dont 
la  théologie  est  quelquefois  hérissée. 

Cestravnux,  quelque  application  qu'ils  exigeas- 
sent, n'absorbaient  pas  entièrement  les  instans  de 
Nicole.  Sous  la  modeste  dénomination  de  petites 
écoles de  Port-Royal,  florissait  alors  et  dès  son  début, 
un  établissement  consacré  à  l'instruction  de  la  jeu- 
nesse, qui  vit  se  former  dans  sou  sein  une  riche  pe- 
pinière d'hommes  célèbres  dans  plus  d'un  genre,  et 
d'où  M  tant  d'ouvrages  solides  et  métho- 

diques, qui  serrent  encore  aujourd'hui  de  modèles 
<  t  de  guides  pour  l'enseignemeul  classique.  x 
-  am  ourul  a  la  hante  réputation  de  < 
mérita  d'être  le  compaj  n<  elol  el  des 

par  son  eèle  et  pai  les   oins  éclairés qu*il prodiguait 


SUR    NICOLE.  iîj 

a  ses  élevés  dans  la  classe  de  belles-lettres,  dont  la 
direction  lui  était  confiée. 

Bientôt  la  société  des  jésuites  ,  qui  déjà  se  mon- 
trait jalouse  d'exploiter  le  monopole  de  l'instruc- 
tion publique  ,  fut  alarmée  des  succès  de  cette 
institution  naissante.  Elle  mit  aussitôt  sur  pied  tons 
ses  agens  ,  fît  manœuvrer  l'intrigue ,  employa  toute 
son  influence  pour  canser  la  raine  des  petites 
écoles  ,  établissement  dont  la  rivalité  pouvait  deve- 
nir dangereuse  pour  ses  propres  collèges.  On  alla 
même  plus  loin  :  on  n'est  pas  toujours  délicat  sur 
le  choix  des  moyens,  quand  il  s'agit  de  se  défaire- 
d'un  émule  importun.  A  force  de  calomnies  ,  de  tra- 
casseries arbitraires,  de  persécutions,  on  parvint 
d'abord  à  obtenir  la  dispersion  des  professeurs  et 
des  écoliers  ,  et  bientôt  après  la  destruction  de  ces 
écoles. 

Un  exposé  succinct  de  la  méthode  suivie  pal 
Nicole  pour  l'instruction  de  ses  élèves  sera  la  meil- 
leure apologie  des  maîtres  de  Port-Royal  ,  et  la  ré- 
ponse la  plus  victorieuse  qu'on  puisse  adressera  leurs 
détracteurs  intéressés.  Plusieurs  des  principes  de 
Nicole  sur  l'enseignement  sont  consignés  dans  son 
excellent  traité  de  V Education  d'un  prince.  Néan- 
moins il  sera  curieux  de  le  suivre  un  moment 
dans  l'application  qu'il  faisait  de  cette  judicieuse 
théorie.  Il  mettait  entre  les  mains  de  ses  élèves  les 
écrits  de  Quintilien,  plusieurs  livres  de  Cicéron  , 
des  morceaux  choisis  de  Virgile ,  et  Y  Art  poétique 
d'Horace.  Il  leur  en  faisait  remarquer  les  endroits 
les  plus  capables  de  former  leur  esprit  et  leur  goût; 
il  expliquait  avec  une  grande  netteté  les  diverses 
ligures  employées  par  ces  auteurs,  ou  comme  01- 
nemens ,  ou  comme  moyens  de  persuasion  ;  il 
montrait  dans  ces  ouvrages  tout  ce  qu'il  y  trouvait 


IV  NOTICE 


de  conforme  aux  règles  de  l'art,  et  les  passage* 
qui  offraient  une  fidèle  imitation  de  la  belle  na- 
ture. .Puis  venait  l'enseignement  de  la  philosophie 
et  de  la  logique. 

Bien  diffèrent  de  ces  professeurs,  qui  ne  sont  ani- 
més que  du  désir  de  faire  briller  leur  esprit,  Nicole 
n'avait  pour  but  que  d'éclairer  et  de  développer 
celui  de  ses  élevés.  Pour  répandre  plus  de  clarté 
dans  ses  entretiens,  il  les  entremêlait  d'exemples 
faciles  à  saisir  et  de  comparaisons  justes  et  palpables. 
Comme  il  laissait  à  chacun  la  liberté  des  objec- 
tions ,  il  y  répondait  d'une  manière  nette  et  lim- 
pide ;  et  il  ne  lui  arrivait  jamais  d'interrompre  on 
de  suspendre  ces  colloques  instructifs ,  qu'il  ne  vît 
clairement  que  ses  explications  ne  laissaient  pas  le 
moindre  nuage  dans  l'intelligence  de  ses  auditeurs. 

Une  telle  métbode  devait  produire  d'heureux  ré- 
sultats. Aussi  Nicole  compta-t-il  parmi  ses  écoliers 
des  sujets  de  la  première  distinction ,  entre  autres 
Angran,  Lenain  de  Tillemont,  connu  depuis  par 
de  savans  mémoires  sur  l'bistoire  ecclésiastique,  et 
Jean  Racine  ,  dont  le  nom  seul  éclipse  les  plus  bril- 
lantes épithètes. 

Les  bommes  sortis  de  cette  école  n'oublièrent 
jamais  qu'ils  £y  avaient  puise  une  éducation  aussi 
pieuse  qu'éclairée  ,  et  nourrirent  toujours  au  fond 
de  leur  cœur  une  vive  reconnaissance  pour  leurs 
anciens  maitrcs.  Racine  seul  se  dépouilla  un  moment 
de  ce  noble  sentiment  à  l'égard  de  Nicole ,  et  voici 
dans  quelle  circonstance.  Le  professeur  de  Port- 
Royal,  réfulant,  dans  ses  Lettres  à  un  J'isiontiaire. 
les  opinions  extravagantes  de  Desmarest  de  Saint- 
Sorlin,  auteur  de  comédies  et  de  romans  tombés 
dans  un  juste  oubli,  avait  avancé  «  qu'un  faiseur  de 
romans  et   un    poète  de  théâtre  est  un    empoison 


SUR    NICOLE.  V 

neur  public,  non  des  corps,  mais  des  âmes  des 
fidèles.  »  Racine,  déjà  en  possession  de  ses  pre- 
miers succès  dramatiques  ,  se  piqua  vivement  de 
cette  sortie,  dans  laquelle  il  se  trouvait  enveloppé, 
et  comme  par  esprit  de  corps,  prit  en  main  la 
cause  de  ses  confrères  en  Melpomène  et  en  Thalie. 
Aussitôt  il  lança,  contre  Nicole  et  contre  tout  Port- 
Royal,  une  réponse  pleine  de  sel  et  de  malice, 
mais  plus  remarquable  par  le  style  que  par  la  jus- 
tesse des  raisons  et  l'exactitude  des  faits.  Nicole , 
usant  d'une  indulgence  toute  paternelle  envers  un 
jeune  bomme  qu'il  regardait  comme  son  enfant, 
n'opposa  qu'un  profond  silence  à  cette  attaque 
personnelle.  Encouragé  par  le  succès ,  Racine  se 
préparait  à  décocher  une  seconde  lettre  ;  mais  Boi- 
leau  lui  représenta  que  cet  ouvrage  ferait  honneur 
à  son  esprit ,  mais  que  ce  serait  aux  dépens  de  son 
cœur,  parce  qu'il  attaquait  des  hommes  fort  esti- 
més ,  et  le  plus  doux  de  tous  ,  auquel  il  avait  lui- 
même ,  comme  aux  autres,  de  grandes  obligations. 
«  Eh  bien  !  répondit  Racine ,  pénétré  de  ce  repro- 
che, le  public  ne  verra  pas  cette  seconde  lettre.  » 
Il  tint  parole ,  retira  tous  les  exemplaires  qu'il  put 
trouver  de  la  première  ;  et  ce  fut  à  sou  insu  et 
contre  ses  intentions  que  la  seconde  fut  publiée 
quelque  temps  après  par  Rrossette ,  dans  une  édi- 
tion des  oeuvres  de  Roileau.  Racine  ne  négbgea 
rien  pour  faire  oublier  ses  torts  à  Nicole  et  à  ses 
autres  maîtres  de  Port-Royal  ;  il  n'eut  pas  de  peine 
à  faire  sa  paix  avec  eux,  et  cette  réconciliation  fut 
accompagnée  de  circonstances  touchantes. 

Plus  d'une  fois,  Racine  employa  son  crédit  poui 
ces  vertueux  solitaires  ;  il  écrivit  l'histoire  de  leui 
maison  religieuse  ;  et  ce  qui  prouve  encore  mieux 
l'attachement  et  le  respect  qu'il  leur  portait,  c'est 


VJ  NOTICE 

l'article  de  son  testament  dans  lequel  il  sollicite 
l'honneur  d'être  enterré  à  Port-Royal  des  Champs, 
et  d'être  inhumé  clans  le  cimetière,  au  pied  de  la 
fosse  de  M,  Hamon,  l'un  de  ses  anciens  professeurs 
dans  cette  maison.  Témoignage  frappant  de  recon 
naissance  et  d'humilité,  qui  scmhle  ajouter  un  titre 
de  plus  à  la  gloire  de  ce  grand  poète  ! 

Peu  après  la  destruction  des  petites  écoles , 
Nicole  s'était  retiré  à  Port-Royal  des  Champs.  Il 
s'y  associa  aux  travaux  et  aux  persécutions  du 
grand  Ârnauld  et  de  ses  savans  compagnons. 

On  ne  saurait  trop  admirer  cette  sorte  de  fra- 
ternité qui  s'était  établie  entre  ces  hommes  illus- 
tres, et  qui  leur  faisait  mettre  en  commun  les  fruits 
de  leurs  veilles  et  de  leurs  études.  Leur  haute  sagesse 
les  rendait  bien  supérieurs  aux  futiles  jouissances 
de  l'amour-propre  ;  ils  ne  voyaient  que  le  bien 
qu'ils  pouvaient  faire  par  leurs  ouvrages  .  et  non  la 
vaine  gloire  de  s'en  proclamer  les  auteurs.  Leur  so- 
litude était  une  Thébaide,  un  nouveau  Paraclet  du 
savoir  et  de  la  piété;  elle  répandait  un  parfum  de 
sainteté  dans  tout  le  pays  à  la  ronde. 

C'est  là  que  Nicole  composa  ,  en  société  avec  Ar- 
nauld, un  grand  nombre  d'écrits  pour  la  défense 
de  Jansénius  et  de  sa  doctrine.  Presque  tous  ceux 
de  ces  ouvrages  qui  ont  été  publics  en  latin  sont 
dus  à  la  plume  de  Nicole  :  on  y  remarque  une  dic- 
tion pure  ,  élégante  et  facile.  Quant  au  fond  des 
choses,  il  ne  nous  appartient  pas  d'émettre  un  avis 
>ui  des  questions  aussi  subtiles  que  celles  de  la  grâce 
efficace  et  de  la  grâce  suffisante,  questions  qui  di- 
visèrent les  plus  habiles  théologiens  et  allumèrent 
de  si  vives  querelles  entre  les  jésuites  «i  les  jansé- 
nistes. I/histoire  même  de  ces  débats  saintement 
Mflicules  fatiguerait  nos  lecteurs,  sans  les  satisfaire 


SUR    NICOLE.  VÎj 

pleinement  ;  nous  les  renvoyons  aux  Provinciales  de 
Pascal ,  chef-d'œuvre  dans  lequel  les  adversaires 
de  Port-Royal  sont  marqués  de  stigmates  indé- 
lébiles. Il  faut  remarquer  cependant  que  les  jésui 
tes,  triomphant,  sinon  par  la  force  des  raisons  et  du 
talent,  mais  par  la  puissance  de  leur  crédit,  usèrent 
peu  généreusement  de  la  victoire  ,  et  crurent  ne 
pouvoir  mieux  signaler  leur  avantage  ,  qu'en  per- 
sécutant leurs  antagonistes.  Arnauld,  condamné 
par  la  Sorbonne  ,  se  vit  forcé  de  chercher  un 
asile  aux  terres  étrangères.  Nicole  alors  ne  craignit 
pas  de  combattre  au  grand  jour  pour  défendre  la 
cause  de  son  ami  malheureux  :  il  remplit  ce  noble 
ministère  avec  un  entier  dévouement,  jusqu'eni^o,, 
époque  où  la  persécution,  l'atteignant  lui-même,  le 
contraignit  de  se  cacher,  puis  de  se  réfugier  dans 
ies  Pays-Bas. 

Après  différentes  courses  ,  il  obtint ,  par  suite  des 
sollicitations  de  quelques  amis  ,  la  liberté  de  revenir 
à  Chartres  ,  sa  ville  natale  ,  et  quelque  temps  après  à 
Paris.  Le  repos  qu'on  lui  accordait  ne  fut  pas 
oisif.  Il  en  profita  pour  continuer  ses  Essais  de 
morale,  dont  il  avait  commencé  la  publication 
en  167  i.  Il  se  livra  concurremment  à  la  composi- 
tion d'une  foule  d'autres  ouvrages  utiles  à  la  reli- 
gion et  aux  bonnes  mœurs.  Nicole  mourut  le  16 
novembre  1G9.J,  finissant  ses  jours  comme  il  avait 
toujours  vécu,  au  sein  de  la  plus  fervente  piété. 

Tiien  que  doué  de  toutes  les  vertus  que  l'on  peut 
désirer  dans  ceux  qui  sont  revêtus  du  caractère  sa- 
rerdotal,  et  quoique  la  candeur  et  la  simplicité  de 
ses  mœurs  l'y  portassent  naturellement,  Nicole 
n'entra  jamais  dans  les  ordres  sacrés.  La  part  qu'il 
avait  prise  aux  disputes  sur  la  doctrine  de  Jahsé- 
nius  le  contraria  dans  cette  vocation.  Sollicité  ,  au 
commencement  de  1676,  de  tenter  des  démarches 


Tlij  NOTICE 

a  ce  sujet,  il  consulta  Pavillon,  évêque  d'Aleth,  qui, 
sachant  que  Nicole  avait  essuyé  de  la  part  de  son 
évêque  un  refus  fondé  sur  ses  opinions  théologi- 
ques ,  lui  fit  envisager  dans  cette  décision  de  son 
pasteur  un  arrêt  de  la  Providence ,  qui  voulait  le 
retenir  dans  l'état  de  simple  clerc.  Toutefois  la  re- 
ligion n'y  perdit  rien  :  toute  sa  vie ,  Nicole  fat  l'un 
de  ses  plus  fermes  défenseurs,  et  par  ses  exemples 
et  par  ses  écrits. 

Tous  ses  instans  étaient  partagés  entre  la  prière, 
la  méditation  ,  l'étude  ou  la  composition.  Il  éta't 
du  nombre  de  ces  hommes  que  Fontenelle  appelle 
ingénieusement  des  ambitieux  de  cabinet.  On  ne 
saurait,  sans  admirer  vivement  l'activité  laborieuse 
de  son  esprit,  le  suivre  pas  à  pas  dans  la  multipli- 
cité de  ses  travaux  divers.  Tantôt ,  on  le  voit  com- 
poser, pour  l'instruction  de  la  jeunesse,  son  Dé- 
lectas epigraminatiim  ,  ou  choix  des  meilleures 
épigrammes  des  anciens  et  des  modernes ,  suivi  d'un 
excellent  choix  de  sentences  tirées  des  poètes  et 
autres  auteurs  grecs  ,  latins,  espagnols  et  italiens; 
ces  quatre  langues  lui  étaient  familières.  Tantôt . 
il  jette ,  avec  Arnauld  ,  les  fondemens  de  la  saine 
dialectique,  dans  cet  Art  de  penser,  plus  connu 
sous  le  titre  de  Logique  de  Port-Royal ,  livre  sage 
et  bien  écrit ,  où,  comme  l'a  dit  Chénier  ,  quelques 
erreurs  du  temps  sont  rachetées  par  des  vérités  de 
tons  les  siècles.  Plus  tard,  Nicole  fournit  à  Pascal 
le  plan  et  les  matériaux  de  plusieurs  de  ses  célè- 
bres Provinciales ,  et  traduit  en  latin  cet  im- 
mortel ouvrage,  en  l'accompagnant  de  notes.  On 
sait  que  cette  version  eut  presque  autant  de  suc- 
cès que  l'original  ;  outre  qu'elle  est  fidèle ,  elle  se 
distingue  encore  par  une  élégante  latinité,  mo- 
delée sur  celle  de  Térence,  que  l'auteur  avait  pi  as 
particulièrement  étudié.   Que   d'Alembert   ait   iio- 


SUR    NICOLE.  iX 

niquement  demandé,  en  parlant  de  cette  tra- 
duction ,  «  si  le  style  épistolaire  doit  être  le 
même  que  celui  de  la  comédie  ?  »  peu  importe; 
malgré  tout  le  mérite  et  toute  la  philosophie 
de  celui  qui  l'a  faite,  on  sent  facilement  que  cette 
objection  porte  à  faux.  Le  style  épistolaire,  comme 
celui  de  la  comédie  ,  est  susceptible  de  pren* 
dre  tous  les  tons,  depuis  le  plaisant  jusqu'au  su- 
blime ;  j'en  prends  à  témoin  les  Lettres  de  Sévigné 
et  les  chefs-d'œuvre  de  Molière.  Qui  empêcherait 
donc  que  le  style  du  Misanthrope  et  du  Tartufe  ne 
fût  le  même  que  celui  des  Provinciales ,  dont  il  a 
été  dit  qu'elles  offraient  un  heureux  mélange  de 
plaisanterie  fine  et  d'éloquence  forte,  du  sel  de 
Molière  et  de  la  dialectique  de  Rossuet  ? 

Une  singularité  bien  remarquable  dans  la  vie  de 
Nicole,  c'est  que,  né  d'une  humeur  exemplairement 
pacifique  et  modérée ,  il  se  trouva  engagé  dans 
toutes  les  querelles  théologiques  de  son  temps.  Il  fut , 
pour  ainsi  dire,  le  Mélanchthon  de  Port-Royal, 
comme  Arnauld  le  Luther. Claude,  Jurieu,  et  d'au- 
tres ministres  protestans  éprouvèrent  la  force  de 
ses  raisonnemens  et  l'orthodoxie  de  sa  doctrine, 
dans  ses  écrits  intitulés  :  la  Perpétuité  de  la  Foi  ; 
les  Prétendus  Réformés  convaincus  de  schisme  ; 
l'Unité  de  l  Eglise,  et  les  Préjugés  contre  les  Calvi- 
nistes. Les  jésuites  et  les  casuistes  relâchés  ren- 
contrèrent en  lui  un  rude  adversaire;  il  écrivit, 
pour  les  évêques  de  Saint-Pons  et  d'Arras,  au  pape 
Innocent  XI,  contre  les  dangers  de  lenr  morale 
accommodante  et  facultative. 

Je  passe  sous  silence  d'autres  contestations  moins 
importantes;  mais  je  dois  noter  les  débats  d'Ar- 
nauld  et  de  Nicole  sur  la  grâce.  Chose  étrange,  H 
qui  semble  démontrer  l'extrême  difficulté  de  cetle 

b 


X  XOTICE 

matière  ,  la  grâce  divisa  ,  mais  d'opinion  seulement, 
deux  hommes  qui  avaient  si  long-temps  combattu 
pour  elle  et  sous  la  même  bannière  ;  deux  bommes 
liés  par  une  longue  amitié,  par  les  mêmes  travaux, 
par  de  communes  tribulations  !  C'était  une  véri- 
table guerre  civile  entre  des  citoyens  d'une  même 
rite.  L'extrême  vivacité  d'Arnauld  sur  la  matière 
de  la  grâce,  dont  il  était  jaloux  comme  d'une  pro- 
priété acquise  par  de  pénibles  veilles,  n'avait  pas 
permis  qu'il  supportât  de  sang  froid  quelques  sm- 
timens  particuliers  de  Nicole  sur  ce  sujet,  et  fut 
la  seule  cause  de  tout  ce  démêlé.  Nicole  prit  aussi 
parti  contre  le  célèbre  réformateur  de  la  Trappe  , 
l'abbé  de  Rancé  ,  en  faveur  du  savant  INIabiïlon, 
dans  l'intéressante  question  des  Etudes  monasti- 
ques. Enfin,  peu  auparavant  sa  mort  ,  il  se  déclara 
favorable  à  Bossuet  contre  les  quiétistes.  C'était  . 
pour  me  servir  d'une  expression  triviale  à  force 
d'avoir  été  employée,  mais  bien  juste  dans  la  cir- 
constance, c'était ,  dis-je ,  mourir  les  armes  à  la  main 
et  sur  La  brèche.  Au  reste,  on  doit  dire,  à  la  louange 
de  Nicole,  que,  dans  toutes  ces  disputes  où  l'en- 
frainait  comme  malgré  lui  son  zèle  pour  la  mo- 
rale et  pour  La  foi  .  il  ne  s'écarta  jamais  des  limites 
posées  par  la  modération  et  la  charité  chrétienne. 
Il  était  si  naturellement  enclin  à  la  mansuétude, 
qu'il  disait,  à  l'occasion  d  »  petits  différends  qui  agi- 
taient quelquefois  Port-RoyaL,  <  qu'il  n'était  pas 
des  guerres  civiles.  >» 

Quels  que  fussent  les  talens  et  le  savoir  de  Nicole , 
sa  modestie  était  plus  grande  encore  ;  bien  rare  ac- 
compagnemenl  dans  tous  les  genre*  de  mérite. 
iv  rue  toujours  il  publiait  ses  ouvrages  sous  le 
manteau  de  L'anonyme,  ou  .sous  des  noms  sup- 
pofé*,   s.ms  s'inquiéter  qu'on  Us  attribuai  à   d'au- 


sua    NICOLE.  xj 

très.  Il  ne  subsistait  pourtant  que  de  leur  produit. 
Racine  le  fils  rapporte  que  le  grand  débit  des  trois 
volumes  de  la  Perpétuité  de  la  Foi  ayant  fait  dire 
dans  le  public  que  Nicole  profitait  du  travail  d'au- 
fcrrii,  parce  qu'on  croyait  cet  ouvrage  commun  en- 
tre lui  et  Arnauld  ,  qui  n'y  avait  mis  qu'un  seul 
chapitre  de  sa  façon,  notre  modeste  solitaire  souf- 
frit ce  discours  sans  y  répondre,  sans  même  cher- 
cher à  redresser  en  rien  le  jugement  du  vulgaire. 

Le  père  Bouhours ,  ayant  relevé  plusieurs  ex- 
pressions des  traductions  de  Port-Royal ,  Sacy 
refusa  de  se  soumettre  aux  observations  de  l'Aris- 
tarqne  jésuite;  Nicole,  au  contraire,  .dit  haute- 
ment qu'il  en  profiterait  ;  en  effet ,  dans  ses  Essais 
de  morale ,  il  ne  fit  pas  usage  des  expressions  qui 
lui  paraissaient  avoir  été  justement  censurées. 

La  tournure  méthodique  de  son  esprit  ne  con- 
venait nullement  an  genre  oratoire  ;  deux  fois ,  et 
par  pure  complaisance,  il  s'essaya  dans  ce  genre 
de  composition  ,  et  deux  fois  sans  succès  ;  il  fit,  pour 
l'abbé  de  Roquette,  l'oraison  funèbre  d'une  prin- 
cesse de  Conti ,  et  le  panégyrique  de  saint  Fran- 
çois de  Paule.  Ces  deux  productions ,  totalement 
dépourvues  delà  chaleur,  des  mouvemens  passion- 
nés, et  des  figures  vivantes  que  veut  l'éloquence, 
sont  au-dessous  du  médiocre.  L'auteur  en  plaisante 
lui-même  fort  à  l'aise  dans  une  de  ses  lettres.  Nicole 
eût  été  peut-être  plus  heureux  dans  le  sermon  or- 
dinaire ,  mais  plutôt  à  la  manière  de  Rourdaloue , 
qu'à  celle  de  Massillon. 

La  duchesse  de  Longueville,  zélatrice  ardente 
de  Nicole  et  des  jansénistes,  étant  morte  en  1679, 
il  disait  à  ce  sujet  :  J'ai  perdu  tout  mon  crédit ,  j'ai 
même  perdu  mon  ahbaye,  car  cette  princesse  était 
la  seule  qui  m'appelât  monsieur  l'abbé. 


XÏj  SOTICE 

Nicole ,  si  habile  dans  la  polémique ,  et  la 
plume  à  la  main,  perdait  tous  ses  avantages  dans 
la  conversation.  En  parlant  du  comte  de  Tréville , 
homme  d'esprit  de  ses  amis ,  il  disait  :  «  Il  me  bat 
dans  la  chambre,  mais  je  ne  suis  pas  plus  tôt  au  bas 
de  l'escalier,  que  je  l'ai  confondu.  » 

Ce  profond  moraliste .  qui  connaissait  si  bien 
tous  les  replis  du  cœur  humain .  était,  dans  le  com- 
merce de  la  vie,  d'une  simplicité  d'enfant,  timide 
à  l'excès,  sans  aucun  usage  du  monde.  Quelques- 
unes  de  ses  naïvetés  seraient  dignes  de  La  Fontaine  : 
elles  égayaient  quelquefois  les  solitaires  de  Porl- 
Royal  ,  comme  un  peu  plus  tard  celles  de  L'immor- 
tel fabuliste  amusaient  les  loisirs  des  illustres  et 
joyeux  convives  d'Auteuil. 

Ses  belles  et  nombreuses  qualités  de  l'esprit  et 
du  cœur  lui  avaient  conquis  beaucoup  d'amis;  outre 
ses  compagnons  de  Port-Royal ,  qu'il  aimait  comme 
ses  frères  ,  il  pouvait  citer  encore  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  distingué  dans  Paris  par  la  naissance, 
l'esprit,  la  science  et  la  piété.  Le  poète  Santeuil, 
Racine  et  Roileau ,  Bossuet,  se  paraient  de  son  ami- 
tié. La  duchesse  de  Longueville  le  voyait  avec  plai- 
sir et  bienveillance.  Le  grand  Condé,  qui  nourrissait 
pour  lui  une  estime  toute  particulière,  l'envoya  cher- 
cher plus  d'une  fois  pour  s'entretenir  avec  lui.  Des 
suffrages  aussi  eminens  ne  doivent  être  comptés 
qu'à  part,  et  suffiraient  seuls  pour  faire  l'éloge  de 
celui  qui  en  éiait  l'objet. 

Il  nous  reste  à  parler  du  principal  titre  de  Ni- 
cole, c'est-à-dire  de  celui  sans  lequel,  de  nos  jours, 
ttius  les  autres  ne  seraient  peut-être  pas  mis  en 
lumière. 

Ses  écrits  théologiques,  premiers  fondemens  dr 
sa  réputation,  ont  pattC  »T6C  les  événemens  et  \c\ 


SUR    NICOLE.  XUJ 

disputes  qui  les  ont  fait  naître.  Telle  est ,  à  peu 
d'exceptions  près ,  la  destinée  de  tout  ouvrage  de 
circonstance.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  Essais 
de  morale  que  nous  a  laissés  Nicole ,  et  qui ,  sous 
ce  titre  modeste ,  présentent  une  belle  suite  de 
traités  achevés.  Il  s'y  montre  véritablement  rnora- 
Uste;  moraliste  bienveillant,  conscencieux ,  éclairé. 
Il  procède  bien  autrement  que  ces  casuistes  qu'il 
avait  attaqués  ,  lesquels  employaient  toute  la  subti- 
lité de  la  scolastique  à  déterminer  quelle  autorité 
a  le  poids  nécessaire  pour  justifier  des  actions  dou- 
teuses, à  classer  métbodiqueinent  les  péchés,  tan- 
tôt par  genres  et  par  espèces,  tantôt  suivant  leur 
gravité  respective.  Nicole  interroge  le  cœur  de 
l'homme  ;  il  y  porte  pour  ainsi  dire  le  scalpel  de 
l'analyse,  y  découvre  nos  facultés,  nos  sentimens, 
nos  passions  ;  puis,  invoquant  l'autorité  de  la  raison 
et  celle  de  la  religion ,  il  nous  apprend  à  chercher 
le  bonheur  et  la  paix  dans  l'accomplissement  de 
nos  devoirs.  C'est  un  vrai  guérisseur  d'âmes  , 
médecin  plein  de  dévouement  et  de  charité  ,  d'un 
diagnostic  sûr,  fertile  en  conseils  prudens  et  en 
remèdes  efficaces. 

Montaigne,  Pascal,  La  Rochefoucauld,  La- 
bruyère  ,  Vauverurrgues ,  sont  sans  doute ,  chacun 
dans  son  genre ,  des  écrivains  plus  originaux  que 
Nicole  ;  ce  dernier  est  peut-être  plus  essentielle- 
ment moraliste.  Il  n'a  pas  l'expression  forte  et  pit- 
toresque de  Montaigne  ,  ni  la  brusquerie  éloquente 
et  souvent  sublime  de  Pascal,  ni  l'énergique  briè- 
veté de  La  Rochefoucauld,  ni  ces  tournures  ingé- 
nieuses, vives  et  piquantes,  qui  prêtent  tant  de 
charme  aux  Caractères  de  Labruyère  ,  ni  enfin 
cette  onction  pathétique  et  persuasive  qui  entraine 
d-'ins  Vauvenargues.  Eu  revanche  ,   il  présente    un 


XIV  HOTÏCE 

corps  d'observations  suivies,  pleines  de  profondeur, 
de  lumière  et  de  sagacité,  dont  il  tire  des  conclu- 
sions utiles,  et  qu'il  accompagne  de  préceptes  salu- 
taires; c'est  un  cours  complet  de  morale. 

Quant  au  fond,  ses  idées  ont  bien  quelques 
traits  de  ressemblance  avec  celles  de  Pascal  ;  mais 
sa  morale  diffère  de  celle  de  l'auteur  des  Provin- 
ciales ,  en  ce  que  ,  au  lieu  de  ce  caractère  impérieux , 
décisif ,  et  quelquefois  désolant,  qui  éclate  dans  les 
Pensées  de  Pascal ,  elle  se  distingue  par  une  bon  :é 
compatissante,  qui  semble  craindre  d'être  vue  ,  mais 
qui  n'en  est  pas  moins  active,  et  qui,  sans  recourir 
aux  artifices  de  l'éloquence  ,  nous  conduit  par  de- 
grés, et  de  raisonnement  en  raisonnement,  à  des 
vérités  palpables  et  dégagées  de  tout  nuage. 

En  lisant  les  autres  moralistes,  on  s'aperçoit 
qu'avant  tout  ils  envisageaient  la  gloire  ;  en  Usant 
Nicole  ,  on  ne  peut  s'empêcber  d'admirer  dans  l'au- 
teur une  abnégation  parfaite;  mais  sous  cette  ap- 
parente humilité,  il  porte  plus  haut  ses  projets,  et 
tend  vers  un  but  bien  au-dessus  de  la  gloire;  il 
demande  des  hommes  un  plus  grand  et  plus  rare 
succès  que  les  louanges  et  même  que  les  récom- 
penses ;  il  veut  les  rendre  meilleurs.  Quelques- 
uns  des  traités  philosophiques  de  Cicéron  ,  entre 
autres  ceux  des  Devoirs  et  de  l'Amitié,  ont  pu  ser- 
vir de  modèles  à  ceux  de  Nicole;  pourtant  ces  der- 
niers ont  un  avantage  inappréciable  qui  devait 
manquer  aux  ouvrages  de  L'orateur  romain  ;  ils  sont 
fortement  empreints  du  sceau  du  christianisme. 

La  Harpe,  qui,  dans  son  Cours  de  Littérature 
glisse  quelquefois  sur  des  matières  importantes, 
pour  s'appesantir  avec  complaisance  sur  des  sujets 
secondaires,  n'accorde  à  Nicole  que  cinq  on  su 
lignes  dédaigneuses,  qui  poui  i  aient  faire  croire  qu'il 


SUR    NICOLE.  XT 

n'avait  pas  lu  les  Essais  de  morale.  Palissot  ap- 
précie beaucoup  mieux  ce  livre.  Il  dit  qu'il  est 
utile,  plein  de  solidité  et  de  raison.  «  C'est,  ajoute- 
t-il,  le  caractère  dominant  des  écrits  de  cet  auteur; 
mais  comme  il  s'adresse  rarement  à  l'imagination; 
comme  il  s'attache  plus  aux  preuves  qu'à  l'agrément, 
son  style,  quoique  très-clair,  très-pur,  très-exact, 
fatigue  un  peu  par  sa  monotonie.  Il  paraît  trop 
froid  et  trop  didactique.  »  Ce  jugement  est  fondé  si 
l'on  ne  considère  dans  ce  livre  que  le  plaisir  de  la 
lecture  ;  mais  si  Ton  cherche  le  but  et  l'utilité ,  on 
doit  trouver  Palissot  un  peu  trop  sévère.  Les  livres 
de  ce  genre  sont  faits  pour  être  étudiés,  médités, 
et  non  pour  être  nonchalamment  parcourus  par 
des  lecteurs  désœuvrés  on  frivoles. 

Les  contemporains  de  Nicole*  qui,  certes,  avaient 
bien  le  droit  d'être  aussi  difficiles  que  nous,  lui 
rendaient  une  justice  plus  entière.  Bayle ,  dans 
son  Dictionnaire  historique ,  qualifie  Nicole  l'une 
des  plus  belles  plumes  de  l'Europe.  Les  journalistes 
de  Trévoux  ,  bien  que  jésuites  ,  louent  le  soin  avec 
lequel  il  approfondit  les  matières  ,  le  bel  ordre  dans 
lequel  il  les  dispose,  la  précision  de  ses  idées,  la 
justesse  de  ses  conclusions  ,  et  son  exactitude  géo- 
métrique .  jointe  à  une  grande  connaissance  du 
cœur  humain  et  à  une  grande  pureté  d'expression. 
Madame  de  Sévigné  ne  se  lasse  pas  de  faire  l'éloge 
des  Essais  de  morale  ;  elle  en  parle  avec  admiration 
dans  plus  de  vingt  lettres.  Tantôt  elle  écrit  à  sa 
fille  que  «  ce  livre  est  de  la  même  étoffe  que  Pascal; 
que  cette  étoffe  est  merveilleuse,  qu'on  ne  s'en 
ennuie  pas  ;  »  tantôt  que  «  le  cœur  humain  n'a  ja- 
mais été  mieux  anatomisé;  que  cette  morale  esl 
délicieuse  et  le  livre  admirable.  » 

'le  faisceau  d'éloges,  Venus   de  lieux  bien  diffe- 


XV]  NOTICE   SUR    NICOLE. 

rens,  atteste  l' unanimité  des  sentimens  sur  le  mérite 
des  Essais  de  morale.  C'est  pourquoi  nous  avons 
cru  répondre  au  vœu  du  public  éclairé ,  en  pu- 
bliant un  recueil  de  Pensées  diverses ,  puisées  dans 
les  nombreux  volumes  qui  composent  cette  pré- 
cieuse collection. 

On  trouvera  sans  doute  avec  plaisir ,  à  la  suite 
des  Pensées ,  le  traité  complet  sur  les  moyens  de 
conserver  la  paix  avec  les  hommes ,  traité  qui  a  tou- 
jours été  distingué  entre  tous  les  autres ,  et  qu'on 
croirait  être  une  émanation  de  l'Evangile  ou  de 
l'Imitation  de  Jésus-Cbrist.  Cest  de  ce  traité  que 
madame  de  Sévigné  écrivait  :  «  Je  lis  M.  Nicole 
avec  un  plaisir  qui  m'enlève  ;  surtout  je  suis  char- 
mée du  troisième  traité Lisez-le,  je  vous  piie  , 

avec  attention ,  et  vovez  comme  il  fait  voir  nette- 
ment le  cœnr  humain,  et  comme  chacun  s'y  trouve, 
et  philosophes,  et  jansénistes,  etmolinistes,  et  tout 
le  monde  enlin;  ce  qui  s'appelle  chercher  dans  le 
fond  du  cœur  avec  une  lanterne,  c'est  ce  qu'il 
fait  ;  il  nous  découvre  ce  que  nous  sentons  tous  es 
jours,  et  que  nous  n'avons  pas  l'esprit  de  demèlei 
ou  la  sincérité  d'avouer.  »  Ailleurs ,  elle  dit  :  «  Sa- 
vez-vous  ce  que  je  fais  ?  je  recommence  le  traité, 
et  je  voudrais  en  faire  un  bouillon  et  l'avaler.  » 

Je  ne  saurais  mieux  terminer  cetie  notice  que 
par  le  jugement  de  Yoltaire,  qui  en  formera  le 
digne  couronnement.  Voici  comme  il  s'exprime 
dans  le  Siècle  de  Louis  XIV ,  article  Nicole: 
-  Essais  de  morale,  qui  sont  utiles  au  genre 
humain,  ne  périront  pas.  Le  traité  sur  les  moyens 
de  conserver  la  paix  dans  la  société  est  un  chef- 
d'œuvre  auquel  on  ne  trouve  rien  d'égal  dans  l'an- 
tiquité. » 

T. -H. -.T.   Chavpm.nw 


PENSEES  MORALES 

SUR  DIVERS  SUJETS. 


ORGUEIL  ET   FAIBLESSE    DE  L  HOMME. 

L'orgueil  est  une  enflure  du  cœur,  par 
laquelle  l'homme  s'étend  et  se  grossit  en 
quelque  sorte  en  lui-même,  et  rehausse  son 
idée  par  celle  de  force,  de  grandeur  et 
d'excellence. 

Un  grand,  dans  son  idée,  n'est  pas  un 
seul  homme;  c'est  un  homme  environné  de 
tous  ceux  qui  sont  à  lui,  et  qui  s'imagine 
avoir  autant  de  bras  qu'ils  en  ont  tous  en- 
semble, parce  qu'il  en  dispose  et  qu'il 
les  remue. 

On  prend  plaisir  à  gagner  à  toutes  sortes 
de  jeux,  même  sans  avarice,  et  l'on  n'aime 
point  à  perdre.  C'est  que  quand  on  perd , 
on  se  regarde  comme  malheureux,  ce  qui 


2  Pi>SEES    MORALES. 

renferme  l'idée  de  faiblesse  et  de  misère  j  et 
quand  on  gagne,  on  se  regarde  comme 
heureux,  ce  qui  présente  à  l'esprit  celle  de 
force,  parce  qu'on  suppose  qu'on  est  fa- 
vorisé de  la  fortune. 

L'homme  se  fait  en  quelque  sorte  une 
éternité  de  sa  vie,  parce  qu'il  ne  s'occupe 
point  de  tout  ce  qui  est  en-deçà  et  au-delà; 
et  un  monde  du  petit  cercle  de  créatures 
qui  l'environnent,  sur  lesquelles  il  agit  ou 
qui  agissent  sur  lui  ;  et  c'est  par  la  place 
qu'il  se  donne  dans  ce  petit  monde,  qu'il  se 
forme  cette  idée  avantageuse  de  sa  gran- 
deur. 

Plus  Dieu  sera  grand  et  puissant  à  nos 
yeux,  plus  nous  nous  trouverons  petits  et 
faibles,  et  ce  n'est  qu'en  perdant  de  vue 
cette  grandeur  infinie ,  que  nous  nous  es- 
timons quelque  chose. 

Si  les  hommes  ne  se  promettent  pas  po- 
sitivement l'immortalité  et  l'éternité,  parce 
que  ce  serait  une  illusion  trop  grossière . 


PENSÉES  MORALES.  3 

au  moins  n'envisagent-ils  jamais  les  bornes 
de  leur  vie  et  de  leur  fortune.  Ils  sont  bien 
aises   de  les  oublier  et  de  n'y  songer  pas. 

I!  est  étrange  que  les  hommes  puissent 
s'appuyer  sur  leur  vie,  comme  sur  quelque 
chose  de  solide,  eux  qui  ont  des  avertisse- 
mens  si  sensibles  et  si  continuels  de  leur 
instabilité. 

Les  hommes  estiment  leur  science,  leur 
lumière,  leur  vertu,  la  force  et  l'étendue 
de  leur  esprit.  Ils  croient  être  capables  de 
grandes  choses.  Les  discours  ordinaires 
des  hommes  sont  tout  pleins  des  éloges 
qu'ils  se  donnent  les  uns  aux  autres  pour 
ces  qualités  d'esprit.  Et  la  pente  qu'on  a 
à  recevoir  sans  examen  tout  ce  qui  est  à 
son  avantage,  fait  que  si  on  en  a  quel- 
qu'une, on  n'en  juge  pas  par  ce  qu'elle  a 
de  réel,  mais  par  cette  idée  commune 
qu'on  en  aperçoit  dans  les  autres. 

Comme  on  n'en  est  pas  plus  riche  pour 
savoir  toutes  les  visions  de  ceux  qui  ont 
cherché  l'art  de  faire  de  l'or;  de  même  on 


4  PENSÉES    MORALES. 

n'en  est  pas  plus  savant,  pour  avoir  dans 
sa  mémoire  toutes  les  imaginations  de  ceux 
qui  ont  cherché  la  vérité  sans  la  trouver. 
Quel  plus  grand  exemple  peut-on  avoir 
de  la  faiblesse  de  l'esprit  humain,  que  de 
voir  que,  pendant  trois  mille  ans,  ceux 
d'entre  les  hommes  qui  semblent  avoir  eu 
le  plus  de  pénétration,  se  soient  occupés  à 
raisonner  sur  la  nature,  et  qu'après  tant 
de  travaux  et  un  nombre  innombrable 
d'écrits  qu'ils  ont  faits  sur  cette  matière,  il 
se  trouve  qu'on  en  est  à  recommencer,  et 
que  le  plus  grand  fruit  qu'on  puisse  tirer 
de  leur  ouvrage,  est  d'y  apprendre  que  la 
philosophie  est  un  vain  amusement,  et  que 
ce  que  les  hommes  en  savent  n'est  presque 
rien?  Ce  qui  est  étrange  est  que  l'homme 
ne  connaît  pas  même  son  ignorance ,  et 
que  cette  science  est  la  plus  rare  de  toutes. 

Nous  ne  connaissons   que  la  surface  el 
l'écorce  de  la  plupart  des  choses.  Nous  en 

détachons  comme  une  fouille  délicate  pour 
en  faire  l'objet  de  notre  pensée.  Si  les  ob- 
jets sont  un  peu  étendus,  ils  nous  confon 


PENSÉES  MORALES.  5 

«lent.  Il  faut  nécessairement  que  nous  les 
considérions  par  parties,  et  souvent  la 
multiplicité  de  ces  parties  nous  rejette  dans 
la  confusion  que  nous  voulions  éviter. 

Voilà  donc  à  quoi  se  réduit  cette  science 
des  hommes  que  l'on  vante  tant,  à  con- 
naître, une  à  une,  un  petit  nombre  de  vé- 
rités, d'une  manière  faible  et  tremblante. 
Mais  de  ces  vérités,  combien  y  en  a-t-il 
peu  d'utiles  ?  et  de  celles  qui  sont  utiles  en 
elles-mêmes ,  combien  y  en  a-t-il  peu  qui 
le  soient  à  notre  égard,  et  qui  ne  puissent 
devenir  des  principes  d'erreur? 

Si  l'on  ne  voit  point  de  chemin,  on  s'é- 
gare; si  l'on  en  voit  plusieurs,  on  se  con- 
fond; et  la  lumière  de  l'esprit  qui  fait  dé- 
couvrir plusieurs  raisons  est  aussi  capable 
de  nous  tromper ,  que  la  stupidité  qui  ne 
voit  rien. 

L'esprit  de  l'homme  étant  si  faible,  si 
borné,  si  étroit,  si  sujet  à  s'égarer,  est  en 
même  temps  si  présomptueux  qu'il  n'y  a 
rien  dont  il  ne  se  puisse  croire  capable, 
pourvu  qu'il  se  trouve  des  gens  qui  l'en 
flattent. 


6  PENSÉES   MORALES. 

Nous  flottons  dans  la  mer  de  ce  monde  au 
gré  de  nos  passions  qui  nous  emportent, 
tantôt  d'un  côté  et  tantôt  d'un  autre, 
comme  un  vaisseau  sans  voile  et  sans  pi- 
lote, et  ce  n'est  pas  la  raison  qui  se  sert 
des  passions,  mais  ce  sont  les  passions  qui 
se  servent  de  la  raison  pour  arriver  à  leur 
fin.  C'est  tout  l'usage  que  l'on  en  fait  or- 
dinairement. 

Une  grimace,  une  parole  de  chagrin, 
nous  mettent  en  colère  et  nous  nous  pré- 
parons à  la  repousser,  comme  si  c'était 
quelque  chose  de  bien  redoutable.  Il  faut 
nous  flatter  et  nous  caresser  comme  des 
enfans,  pour  nous  tenir  en  bonne  humeur; 
autrement  nous  jetons  des  cris  à  notre 
mode  comme  les  enfans  à  la  leur. 

Nous  sommes  comme  des  oiseaux  qui 
sont  en  l'air,  mais  qui  n'y  peuvent  demeu- 
rer sans  mouvement,  ni  presque  en  un 
même  lieu  ,  parce  que  leur  appui  n'est  pas 
solide,  et  que  d'ailleurs  ils  n'ont  pas  assez 
de  force  et  de  vigueur  en  eux  pour  résister 
à  ce  qui  les  porte  en  bas;  de   sorte  qu'il 


PENSEES    MORALKS. 

fout  qu'ils  se  remuent  continuellement,  et 
par  de  nouveaux  battemens  de  l'air,  ils  se 
font  sans  cesse  un  nouvel  appui.  Autre- 
ment, s'ils  cessaient  d'user  de  cet  artihce 
que  la  nature  leur  apprend,  ils  tombe- 
raient comme  les  autres  choses  pesantes. 
Notre  faiblesse  spirituelle  a  des  effets  tout 
semblables.  Nous  nous  appuyons  sur  les 
jugemens  des  hommes ,  sur  les  plaisirs  des 
sens,  sur  les  consolations  humaines,  comme 
sur  un  air  qui  nous  soutient  pour  uq 
temps. 

Ne  vous  imaginez  pas  que  ce  brave  qui 
marche  à  l'assaut  avec  tant  de  fierté  mé- 
prise sérieusement  la  mort  et  qu'il  consi- 
dère fort  la  cause  qu'il  soutient.  Il  est  tout 
possédé  de  la  crainte  des  jugemens  qu'on 
ferait  de  lui  s'il  reculait;  et  ces  jugemens 
le  pressent  comme  un  ennemi,  et  ne  lui 
permettent  pas  de  penser  à  autre  chose. 
Voilà  la  source  de  ce  grand  courage. 

Qui  est-ce  qui  n'est  pas  convaincu  que 
c'est  une  bassesse  de  se  croire  digne  d'es- 


S  PENSEES    310RALES. 

time,  parce  qu'on  est  bien  vêtu,  qu'on  est 
bien  à  cheval ,  qu'on  est  juste  à  placer  une 
balle,  qu'on  marche  de  bonne  grâce?  Ce- 
pendant combien  y  en  a-t-il  peu  qui  soient 
au-dessus  de  ces  choses-là,  et  qui  ne  soient 
pas  flattés  quand  on  les  en  loue? 

Moins  l'homme  agit  en  homme,  plus  il 
est  content.  Les  actions  où  la  raison  a 
beaucoup  de  part  le  lassent  et  l'incom- 
modent, et  sa  pente  est  de  se  réduire,  au- 
tant qu'il  peut,  à  la  condition  des  bêtes. 

On  ne  considère  guère  parmi  les  hommes 
d'autre  orgueil  que  celui  qui  consiste  à 
s'attribuer  des  qualités  que  l'on  n'a  pas  ;  mais 
le  fond  de  ce  vice  est  de  s'élever  pour  les 
qualités  que  l'on  croit  avoir,  soit  qu'on  les 
ait,  soit  qu'on  ne  les  ait  pas.  C'est  une 
sorte  de  vanité,  si  l'on  s'imagine  les  avoir, 
lorsqu'on  en  est  dépourvu.  Mais  c'est  tou- 
jours orgueil  de  s'y  plaire,  quand  on  les 
aurait,  de  vouloir  que  les  hommes  nous 
en  estiment,  et  d'avoir  de  la  complaisance 
dans  cette  estime.  Il  y  a  toujours  en  cela 
non  seulement  de  Terreur  et  de  l'ignorance, 


PENSEES  MORALES.  9 

mais  de  l'injustice  et  du  larcin.  Il  est  meil- 
leur, si  l'on  veut,  d'avoir  certaines  qua- 
lités humaines  et  certains  talens,  que  de 
ne  les  avoir  point;  mais  il  vaut  mieux  de 
beaucoup  en  être  privé ,  que  d'en  faire  un 
sujet  d'élévation  et  d'orgueil.  Ainsi,  la  plu- 
part des  talens  rabaissent  en  effet  ceux 
qui  les  ont,  en  les  rendant  plus  vains  et 
plus  orgueilleux. 

L'orgueil  est  l'amour  de  l'excellence,  et 
par  conséquent  l'amour  de  l'indépendance, 
de  la  grandeur,  de  la  préférence,  de  l'es- 
time, des  louanges,  de  la  confiance  et  de 
l'amour  des  hommes,  car  on  excelle  par 
tout  cela. 

Il  n'est  pas  nécessaire ,  pour  être  orgueil- 
leux ,  de  croire  que  l'on  a  plus  de  mérite 
que  les  autres  et  qu'on  est  digne  de  leur 
être  préféré.  Il  suffit  de  le  désirer;  car  il  y 
en  a  qui  connaissent  leur  bassesse,  et  qui 
ne  laissent  pas  d'être  orgueilleux,  par  l'a- 
mour qu'ils  ont  pour  la  grandeur  et  pour 
tout  ce  qui  les  pourrait  rehausser  dans 
l'esprit  des  hommes.  Ainsi  l'orgueil  ne  con- 


IO  PENSÉES  MORALES. 

siste  pas  seulement  dans  une  vaine  com^ 
plaisance  pour  les  qualités  qu'on  croit 
avoir;  il  consiste  aussi  dans  le  désir  de  les 
avoir,  et  même  dans  le  dépit  que  l'on  sent 
d'en  être  privé. 

DE  LA  SOUMISSION  A  LA  VOLONTÉ  DE  DIEU. 

Le  passé  est  un  abîme  sans  fond  qui  en- 
gloutit toutes  les  choses  passagères;  et 
l'avenir  est  un  autre  abîme  qui  nous  est 
impénétrable.  L'un  de  ces  abîmes  s'écoule 
continuellement  dans  l'autre  :  l'avenir  se 
décharge  dans  le  passé  en  coulant  par  le 
présent.  Nous  sommes  placés  entre  ces 
deux  abîmes;  car  nous  sentons  l'écoule- 
ment de  l'avenir  dans  le  passé,  et  c'est  ce 
qui  fait  le  présent;  comme  le  présent  fait 
toute  notre  vie.  Ce  qui  en  est  passé  n'est 
plus,  et  ce  qui  en  est  futur  n'est  pas  encore. 
Voilà  notre  état.  Et  ce  que  nous  devons 
faire,  c'est  de  prendre  la  part  que  Dieu 
veut  que  nous  prenions  au  présent,  et  de 
regarder  et  le  passé  et  l'avenir  de  la  ma- 
nière qu'il  veut  que  nous  les  regardions. 


PENSÉES   MORALES.  ÎI 

INCONSTANCE    DE    LHOMME. 

L'homme  est  si  misérable,  que  l'incons- 
tance par  laquelle  il  abandonne  ses  des- 
seins est  en  quelque  sorte  sa  plus  grande 
vertu ,  parce  qu'il  témoigne  par  là  qu'il  y  a 
encore  en  lui  quelque  reste  de  grandeur 
qui  le  porte  à  se  dégoûter  des  choses  qui 
ne  méritent  pas  son  estime  et  son  amour. 

SUR  LA   MISERE  DE  LHOMME. 

Le  comble  de  la  misère,  dit  saint  Au- 
gustin, c'est  d'être  misérable  et  de  n'être 
pas  touché  de  sa  misère.  Cependant  ce 
comble  de  misère  fait  l'état  commun  des 
hommes,  et  rien  presque  ne  leur  convient 
plus  généralement  que  d'être  tous  ensemble 
accablés  de  maux,  et  insensibles  à  ces  maux 
qui  les  accablent. 


12  PENSEES    MORALES. 

sur  l'activité  de  l'ame  HUMAINE. 

Le  plaisir  de  l'âme  consiste  à  agir  et  à 
s'occuper  de  quelqu'objet  qui  lui  plaise,  et 
la  cessation  de  son  action,  ou  son  action 
plus  languissante  lui  cause  ordinairement 
du  dégoût  et  de  l'ennui.  C'est  ce  qui  fait 
que  l'on  s'ennuie  dans  la  solitude,  parce 
qu'on  n'y  a  d'ordinaire  que  des  pensées 
faibles,  et  que  les  objets  qui  se  présentent 
ne  nous  remuent  pas  assez  vivement;  car 
sitôt  qu'on  y  est  assez  agité,  on  cesse  aussi 
de  s'y  ennuyer. 

DU   NÉANT   DES    CHOSES  DU  MONDE. 

Il  est  étrange  comment  les  hommes  ont 
tant  de  peine  à  se  persuader  du  néant  du 
monde,  puisque  toutes  choses  les  en  aver- 
tissent. Car  qu'est-ce  autre  chose  que  l'his- 
toire de  tous  les  peuples  et  de  tous  les 
hommes ,  qu'une  instruction  continuelle 
que  les  choses  temporelles  ne  sont  rien? 
Puisqu'en  nous   décrivant  ce  qu'elles  ont 


PENSÉES    MORALES.  l3 

été,  elles  nous  font  voir  en  même  temps 
qu'elles  ne  sont  plus;  que  toutes  ces  gran- 
deurs et  toutes  ces  pompes  qui  ont  étonné 
les  hommes  de  temps  en  temps,  tous  ces 
princes,  tous  ces  conquérans,  toutes  ces 
magnificences,  tous  ces  grands  desseins 
sont  rentrés  dans  le  néant  à  notre  égard; 
que  ce  sont  des  vapeurs  qui  se  sont  dissi- 
pées et  des  fantômes  qui  se  sont  évanouis. 

INCOMPRÉHENSIBILITÉ  DE  l'hOMMÉ. 

Il  y  a  dans  l'homme  une  sensibilité  pro- 
digieuse, capable  de  mouvemens  déme- 
surés de  tristesse,  d'amour,  de  joie,  de 
crainte,  de  désespoir;  et  une  insensibilité 
étonnante ,  capable  de  résister  aux  objets 
les  plus  terribles.  Les  mêmes  choses  font 
mourir  les  uns  et  n'émeuvent  pas  seule- 
ment les  autres,  sans  que  l'on  voie  bien  la 
raison  et  la  cause  de  ces  différens  effets. 

LES  JUGEMENS  TÉMÉRAIRES. 

Les  jugemens  téméraires  sont  les  sources 
de  ce  qu'on  appelle  préventions;  ou  plutôt 


14  PENSÉES    MORALES. 

les  préventions  ne  sont  que  des  jugemens 
téméraires  que  l'on  fait  de  l'esprit,  de  la 
disposition,  ou  des  intentions  des  autres, 
dont  on  se  laisse  fortement  préoccuper; 
car,  au  lieu  qu'il  n'y  a  point  de  peintre 
qui  voulût  entreprendre  de  faire  le  portrait 
d'un  visage  sur  la  description  qu'on  lui  en 
ferait  en  passant ,  nous  non*  formons  sou- 
vent en  nous-mêmes  le  portrait  des  gens, 
sur  des  discours  inconsidérés  qu'on  aura 
faits  devant  nous,  ou  sur  quelque  action 
passagère.  Et  après  avoir  conçu  ces  im- 
pressions, nous  y  ajoutons  ensuite  toutes 
les  autres  actions  :  et  cette  idée  nous  sert 
de  clef  pour  expliquer  tout  le  reste  de  leur 
conduite,  et  de  règle  pour  nous  conduire 
à  leur  égard.  Ainsi ,  comme  nous  en  avons 
mal  jugé,  nous  nous  conduisons  aussi  mal 
en  leur  endroit ,  et  nous  les  traitons  d'une 
manière  qui  leur  fait  connaître  notre  pré- 
vention et  qui  leur  donne  à  leur  tour  de 
l'éloi'uiement  de  nous. 


■©■ 


On  remédie  à  la  malignité  en  se  remplis- 
sant le  cœur  de  charité,  et  en  l'y  attirant 


PENSÉES    MORALES.  l5 

du  ciel  par  les  voies  que  l'Écriture  nous 
en  ouvre.  On  y  remédie  en  faisant  souvent 
réflexion  sur  les  vertus  et  les  bonnes  qua- 
lités des  autres,  en  détournant  sa  vue  de 
leurs  défauts,  en  s'appliquant  beaucoup  à 
soi-même  et  à  ses  propres  misères. 

Nous  sommes  ravis  de  dire  :  Cette  per- 
sonne ne  m'a  point  trompé: je  l'ai  toujours 
connue  telle  qu'elle  était;  jamais  je  n'en  ai 
pu  avoir  bonne  opinion.  Et  nous  ne  nous 
disons  jamais  à  nous-mêmes  :  Je  me  suis 
bien  trompé  en  telle  et  telle  occasion.  J'ai 
soupçonné  telle  et  telle  personne  de  cer- 
tains défauts  sur  des  apparences  que  j'ai 
reconnues  depuis  très  -  fausses.  J'ai  suivi 
légèrement  en  telle  et  telle  occasion  l'im- 
pression qu'on  m'a  voulu  donner,  et  j'ai 
reconnu  depuis  que  j'avais  mal  fait  de  la 
recevoir  si  facilement,  sans  en  chercher 
d'autres  preuves. 

Il  faut  remarquer  qu'ordinairement  on 
ne  se  contente  pas  de  juger  des  actions 
particulières,  mais  que  l'on  forme  un  juge- 


l6  PENSÉES    MORALES. 

ment  absolu  des  personnes  mêmes.  On 
regarde  les  unes  comme  imparfaites  et  mé- 
prisables ,  et  les  autres  comme  dignes  d'es- 
time. On  dit  des  unes  qu'elles  ne  sont 
bonnes  à  rien,  et  l'on  relève  les  autres 
comme  de  fort  grands  sujets.  Or,  souvent  il 
n'y  a  rien  de  plus  téméraire  que  ces  sortes 
de  jugemens.  Car  il  y  a  des  personnes  qui 
font  peu  paraître  ce  qu'elles  ont  de  bon,  et 
d'autres  où  il  parait  plus  de  bien  qu'elles 
n'en  ont.  Il  y  en  a  qui  ont  des  défauts  plus 
visibles  et  plus  importuns  aux  autres,  qui 
ne  laissent  pas  d'avoir  un  fonds  de  lumière 
et  d'équité,  et  une  attache  à  leurs  devoirs 
essentiels  qui  les  soutient  dans  les  occa- 
sions importantes;  et  d'autres,  au  contraire, 
qui,  faisant  peu  de  fautes  extérieures,  ont 
un  certain  défaut  de  raison  et  de  lumière, 
et  de  certains  intérêts  secrets  qu'elles  ne 
connaissent  pas  elles-mêmes,  qui  produi- 
sent de  grands  renversemens  dans  les 
grandes  occasions. 

La  passion  et  le  peu  de  justesse  d'esprit 
altèrent  presque  toujours  la  vérité.  Dans  les 


PENSEES  MORALES.  17 

discours  que  les  hommes  font  les  uns  des 
autres,  ceux  qui  paraissent  le  plus  sincères, 
et  qu'on  ne  saurait  soupçonner  de  men- 
songe et  d'imposture,  ne  laissent  pas  de 
nous  tromper,  parce  qu'ils  se  trompent 
souvent  les  premiers. 

On  croit  ordinairement  que  les  jugemens 
téméraires  ne  sont  blâmables  que  lorsque 
l'on  juge  en  mal ,  et  que  l'on  condamne  le 
prochain;  et  on  ne  se  fait  aucun  scrupule 
de  juger  témérairement  en  bien ,  parce 
qu'il  n'y  a  point  en  cela  de  malignité.  Mais 
si  c'est  une  moindre  faute,  c'en  est  une 
néanmoins,  parce  que  c'est  toujours  une 
action  contraire  à  la  vérité  et  à  la  raison. 

Il  y  a  un  milieu  entre  juger  en  mal  et 
juger  en  bien ,  qui  est  de  ne  juger  point  : 
entre  blâmer  et  louer,  qui  est  de  ne  faire 
ni  l'un  ni  l'autre.  Il  faut  de  la  connaissance 
pour  juger  en  mal,  il  en  faut  aussi  pour 
juger  en  bien  et  pour  louer,  et  ainsi  ce 
■qui  convient  à  ceux  qui  n'en  ont  point, 
,c'est  de  suspendre  leur  jugement. 


l8  PENSÉES    MORALES. 

La  devise  d'un  païen  était  qu'à  mesure 
qu'il  vieillissait,  il  apprenait  toujours  plu- 
sieurs choses  ;  mais  un  chrétien  pourrait 
en  quelque  sorte  en  prendre  une  toute 
contraire ,  et  dire  qu'à  mesure  qu'il  vieillit 
dans  l'exercice  de  la  vertu,  il  désapprend 
toujours  plusieurs  choses,  c'est-à-dire  qu'il 
reconnaît  toujours  de  plus  en  plus  qu'il  y 
a  une  infinité  de  choses  que  le  monde 
avance  hardiment ,  et  qu'il  soutenait  autre- 
fois avec  les  autres,  comme  des  vérités  cer- 
taines, qui  non  seulement  ne  le  sont  pas, 
mais  qui  sont  au  contraire  très-fausses;  ce 
qui  lui  donne  une  aversion  extrême  de 
cet  air  présomptueux  et  décisif,  et  de  cette 
multitude  de  maximes  téméraires  que  des 
personnes  peu  éclairées  proposent  d'ordi- 
naire sans  défiance  et  sans  scrupule. 

RÈGLE    POUR    ÉVITER    LES    JUGEMENS 
TÉMÉRAIRES. 

Pour  éviter  Les  jugemens  téméraires  aux- 
quels on  se  laisse  si  facilement  aller  à  l'é- 
gard des  autres,  il  ny  aurait  qu'à  reniai- 


PENSÉES  MORALES.  I9 

quer  ce  qui  nous  choque  dans  ceux  que 
les  autres  font  de  nous;  car  il  serait  aisé, 
par  ce  moyen,  de  se  former  certains  prin- 
cipes et  certaines  maximes  pour  nous  ré- 
gler dans  nos  jugemens,  en  se  servant  de 
la  délicatesse  de  l'amour-propre  pour  les 
découvrir,  et  de  l'amour  de  l'équité  et  de 
la  justice  pour  en  user  à  l'égard  du  prochain, 
après  nous  être  convaincus  que  nous  voulons 
que  les  autres  en  usent  envers  nous-mêmes. 

COMPENSATION    DANS    LES    DIVERSES 
CONDITIONS. 

Toutes  les  choses  du  monde  se  réduisent 
d'elles-mêmes  à  une  espèce  d'équilibre ,  et 
les  biens  et  les  maux  des  diverses  condi- 
tions se  balancent  tellement  qu'on  les 
trouve  presque  dans  toutes  en  une  égale 
proportion.  Ainsi  l'erreur  des  hommes 
consiste  principalement  en  ce  qu'ils  s'ima- 
ginent que  leur  condition  est  plus  heureuse 
que  celle  des  autres,  ou  que  celle  des  au- 
tres au  contraire  est  plus  heureuse  que  la 
leur.  Et  la  vérité  est,  que  toutes  les  coiuli- 


20  PENSEES  MORALES. 

tions  sont  à  peu  près  également  heureuses 
ou  malheureuses. 

INCERTITUDE    DES    HOMMES    DANS    LEUR 
CONDUITE. 

Qui  demanderait  à  tous  les  hommes  où 
ils  vont ,  ils  répondraient  tous  d'une  com- 
mune voix,  qu'ils  vont  à  la  mort  et  à 
l'éternité,  que  toutes  leurs  démarches  les 
avancent  vers  ce  terme  si  effroyable,  et 
qu'ils  ne  savent  pas  même  si  chaque  pas 
qu'ils  font  ne  les  y  fera  point  arriver.  Car 
tous  ces  chemins  ont  cela  de  commun, 
qu'on  ne  voit  point  si  l'on  est  proche  ou 
éloigné  de  leur  fin.  Mais  qui  leur  deman- 
derait ensuite  pourquoi  ils  vont  par  ce 
chemin,  plutôt  que  par  un  autre,  et  quel 
fondement  ont  ces  maximes  par  lesquelles 
ils  s'y  conduisent,  on  verrait  qu'à  peine  y 
ont -ils  fait  réflexion,  qu'ils  ont  embrassé 
les  premières  lueurs  qui  les  ont  frappés, 
que  les  règles  qu'ils  suivent  n'ont  point 
d'autre  source  qu'une  coutume  qu'Us  ont 
embrassée  sans  examen,  <»u  des  discours 


PENSÉES  MORALES.  11 

téméraires  dont  ils  ont  fait  des  principes, 
on  enfin  que  leurs  passions  et  leurs  ca- 
prices. 

Il  n'y  a  pas  seulement  une  morale  de 
Chrétiens,  une  morale  de  Juifs,  de  Turcs, 
de  Persans,  de  Brachmanes,  de  Sabis,  de 
Parsis,  de  Chinois,  de  Brasiliens,  qui  con- 
siste dans  certaines  maximes  qui  sont  com- 
munes à  chacune  de  ces  sociétés;  mais 
parmi  ceux  qui  font  profession  de  la  même 
religion,  il  y  a  souvent  de  différentes  mo- 
rales, selon  les  différentes  professions.  Les 
magistrats  ont  certaines  maximes,  les  gen- 
tilshommes en  ont  d'autres  ;  il  y  a  une  mo- 
rale de  soldats,  de  marchands,  d'artisans, 
de  partisans,  et  même  de  voleurs,  de  ban- 
dits, de  corsaires;  puisque  ces  gens  ont 
certaines  régies  qu'ils  observent  entre  eux 
aussi  fidèlement  que  les  autres  hommes  ob- 
servent leurs  lois,  et  qu'ils  se  font  comme 
les  autres  une  conscience  qui  approuve 
leur  genre  de  vie. 

Ce  qui  est  admirable  ,  est  que  les  hommes 


22  PENSEES  MORALES. 

reconnaissent  qu'ils  ont  besoin  de  maître 
et  d'instruction  pour  toutes  les  autres 
choses;  ils  les  étudient  avec  quelque  soin; 
ils  sont  dociles  envers  ceux  qui  les  leur 
montrent;  il  n'y  a  que  la  science  de  vivre 
qu'ils  n'apprennent  point  et  qu'ils  ne  dé- 
sirent point  d'apprendre,  ou  qu'ils  appren- 
nent avec  si  peu  de  soin  qu'il  semble  qu'elle 
n'en  vaille  pas  la  peine. 

SUR    LE    DANGER    DES    ENTRETIENS 
DES    HOMMES. 

Ce  que  l'on  appelle  honneur  en  générai 
n'a  presque  point  d'objet  certain.  Les  hom- 
mes le  placent  où  ils  veulent,  selon  leur  fan- 
taisie ,  et  il  y  a  peu  de  choses  honorables 
qui  ne  puissent  devenir  honteuses  par  un 
autre  tour  d'imagination.  De  sorte  que, 
quoiqu'il  ne  dépende  pas  de  l'opinion  de 
nous  faire  aimer  l'honneur,  et  que  cette 
inclination  soit  naturelle,  il  dépend  néan- 
moins de  l'opinion  de  l'attacher  à  une 
chose  plutôt  qu'à  une  autre. 


PENSÉES    MORALES.  23 

Pour  ce  qui  est  des  choses  temporelles, 
la  concupiscence  les  approche  des  hommes, 
et  les  leur  fait  vivement  sentir  :  et  la  viva- 
cité de  ce  sentiment,  jointe  à  l'ardeur  qu'ils 
aperçoivent  dans  les  autres  pour  ces  mêmes 
choses,  augmente  infiniment  l'idée  qu'ils 
en  ont.  Ils  n'en  jugent  plus  par  leur  prix 
véritable,  mais  par  ce  prix  qu'elles  ont 
dans  l'opinion  des  hommes.  Ainsi,  en  s'ex- 
citant  les  uns  les  autres  à  Fenvi  à  les  ai- 
mer et  à  les  concevoir  comme  grandement 
estimables,  elles  remplissenl  premièrement 
leur  esprit,  et  ensuite  tout  leur  cœur. 

Il  suffit  de  voir  qu'une  chose  est  aimée 
et  désirée  de  plusieurs  personnes,  pour 
croire  qu'elle  mérite  de  l'être,  puisqu'en 
la  possédant,  on  se  regarde  comme  envi- 
ronné de  tous  les  jugemens  avantageux  de 
cette  foule  de  gens  qui  nous  jugent  heureux 
de  la  posséder. 

Nos  chutes  viennent  ordinairement  de 
nos  faux  jugemen?;  nos  faux  jugemens  de 
nos  fausses  impressions;  et  ces  fausses  im- 


24  PENSÉES   MORALES. 

pressions   du  commerce  que  nous  avons 
les  uns  avec  les  autres  par  le  langage. 

Les  hommes  en  sont  venus  jusqu'à  un 
tel  point  de  corruption,  qu'il  n'est  point 
honteux  parmi  eux  de  n'être  pas  homme  de 
bien.  Un  homme  dit,  sans  crainte  de  se 
déshonorer,  qu'il  ne  vaut  rien.  Il  le  dit 
pour  le  faire  croire.  On  le  croit;  et  ce  qui 
est  étonnant,  on  ne  l'en  estime  pas  moins, 
on  n'en  a  pas  même  pitié.  C'est  que  l'on 
attache  uniquement  son  esprit  à  une  cer- 
taine honnêteté  apparente  qu'il  v  a  dans 
cet  aveu  de  bonne  foi  de  son  dérèglement, 
et  que  l'on  ne  passe  pas  plus  avant.  C'est 
toute  l'impression  que  nous  font  ces  sortes 
de  discours. 

Les  discours  des  hommes  sont  pleins 
d'illusions  et  de  tromperies.  On  v  loue  ce 
qu'il  faut  mépriser,  et  on  y  méprise  ce  qu'il 
faut  louer.  On  y  porte  à  désirer  ce  qu'il 
faut  fuir,  et  à  craindre  ce  qui  n'est  point  à 
craindre.  On  y  représente  comme  heureux 
ceux  que  l'on  doit  regarder  comme  misé- 


PENSEES  MORALES.  2.5 

râbles ,  et  comme  misérables  ceux  que  l'on 
doit  regarder  comme  les  plus  heureux  des 
hommes.  Et  ce  qui  est  étrange ,  est  que  les 
discours  des  gens  de  bien  ne  son  t  pas  exempts 
de  cette  séduction ,  parce  qu'ils  empruntent 
du  monde  son  langage  en  plusieurs  occa- 
sions, et  qu'ils  sont  môme  souvent  obligés 
de  l'emprunter;  car  on  ne  les  entendrait 
pas,  si  leur  langage  était  si  différent  de  celui 
des  autres. 

Qu'est-ce  que  cette  gloire  humaine  qui 
fait  tant  d'impression  sur  nos  esprits,  et 
qu'est-ce  qu'elle  a  de  réel  et  de  solide  de- 
vant Dieu?  Elle  consiste  toute  dans  la  vue 
de  quelque  jugement  avantageux,  que  d'au- 
tres portent  de  nous  :  et  ces  personnes  sont 
d'ordinaire  des  gens  qui  nous  connaissent 
peu ,  qui  nous  aiment  peu ,  et  dont  le  juge- 
ment n'est  ni  fort  solide,  ni  fort  estimable 
par  notre  aveu  même  :  de  sorte  que  sou- 
vent nous  les  méprisons  en  toute  autre 
chose.  Ces  jugemens  nous  sont  d'ailleurs 
entièrement  inutiles.  Ils  n'ajoutent  rien  ni 
à  notre  âme,  ni  à  notre  corps  :  ils  ne  di- 

3 


l6  PENSÉES    MORALES. 

minuent  aucun  de  nos  maux  ;  ils  ne  serveiit 
qu'à  nous  tromper,  en  nous  portant  à  juger 
de  nous,  non  sur  la  vérité,  mais  sur  l'opi- 
nion d'autrui;  et  après  nous  avoir  amusés 
durant  la  vie,  ils  disparaissent  tout  d'un 
coup  à  l'heure  de  notre  mort,  parce  que 
nous  perdons  alors  le  sentiment  de  toutes 
ces  choses.  Voilà  ce  que  c'est  que  cette  fu- 
mée et  cette  vapeur  qui  nous  enfle  et  qui 
nous  remplit. 

LA  GRANDEUR  ET  LA  JUSTESSE  D'ESPRIT. 

Qu'est-ce  donc  qu'avoir  de  l'esprit?  Il  en 
faut  juger  par  la  comparaison  de  la  vue  du 
corps ,  qui  est  l'image  de  celle  de  l'Âme. 
Avoir  bonne  vue ,  c'est  voir  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  c'est-à-dire  les  grandes  comme 
grandes,  et  les  petites  comme  petites.  Ceux 
qui  verraient  une  montagne  comme  une 
fourmi,  et  une  fourmi  comme  une  monta- 
gne, auraient  très-mauvaise  vue.  Il  en  est 
de  même  des  esprits  :  ceux  qui  conçoivent 
les  grandes  choses,  c'est-à-dire  les  choses 
spirituelles,  comme  grandes,  et  d'une  ma- 


PENSÉES  MORALES.  27 

uièrc  plus  vive  et  plus  lumineuse,  et  qui 
voient  les  petites,  c'est-à-dire  celles  du 
monde,  dans  leur  petitesse  naturelle,  sans 
les  grossir  ni  les  augmenter  par  leur  ima- 
gination, sont  les  grands  esprits  et  les  es- 
prits justes. 

l'amour-propre. 

Nous  désirons  d'être  aimés  pour  nous 
aimer  encore  davantage.  L'amour  des  au- 
tres envers  nous  fait  que  nous  nous  jugeons 
plus  dignes  d'amour,  et  que  notre  idée  se 
présente  à  nous  d'une  manière  plus  aimable. 
Nous  sommes  bien  aises  qu'ils  jugent  -de 
nous  comme  nous  en  jugeons  nous-mêmes, 
parce  que  notre  jugement,  qui  est  toujours 
faible  et  timide  quand  il  est  tout  seul ,  se 
rassure  quand  il  se  voit  appuyé  de  celui 
d'autrui ,  et  ainsi  il  s'attache  à  soi-même 
avec  d'autant  plus  de  plaisir,  qu'il  est  moins 
troublé  par  la  crainte  de  se  tromper. 

C'est  une  chose  dure  d'être  méprisé  et 
condamné  par  les  autres,  mais  il  est  encore 


28  PENSÉES  MORALES. 

plus  dur  d'être  méprisé  et  condamné  par 
soi-même;  parce  qu'il  n'y  a  personne  que 
nous  aimions  mieux  que  nous,  et  dont  nous 
désirions  davantage  l'estime  et  l'appro- 
bation. 

DES  RUSES  DE  l'aMOUR-PROPRE. 

Qui  laisserait  agir  l'aniour-propre,  il  ne 
manquerait  pas,  lorsqu'il  est  obligé  de  re  • 
jeter  de  fausses  louanges,  de  se  dédomma- 
ger de  ce  désaveu  par  d'autres  qui  pour- 
raient passer  pour  vraies.  Après  s'être  pro- 
curé la  gloire  de  la  sincérité  ,  il  saurait  bien 
retenir  une  partie  de  Thonneur  qu'on  lui 
voulait  faire.  S'il  désavouait  de  faux  titres, 
il  en  substituerait  d'autres  véritables;  et  re- 
connaissant qu'il  n'a  pas  les  qualités  qu'on 
lui  voudrait  donner,  il  en  mettrait  en  vue 
d'autres  qui  feraient  à  peu  près  le  même 
effet. 

LA  GRANDEUR. 

Les  hommes  ont  des  instincts  tout  con- 
traires à  l'égard  de  la  grandeur,  qui  nais 


PENSEES  MORALES.  29 

sent  néanmoins  également  de  leur  corrup- 
tion naturelle.  Ils  l'aiment,  ils  la  haïssent, 
ils  l'admirent,  ils  la  méprisent;  ils  l'aiment, 
parce  qu'ils  y  voient  tout  ce  qu'ils  désirent, 
les  richesses,  le  plaisir,  l'honneur,  la  puis- 
sance. Ils  la  haïssent,  parce  qu'elle  les  ra- 
baisse et  les  humilie,  et  qu'elle  leur  fait 
sentir  la  privation  où  ils  sont  de  ces  biens 
qu'ils  aiment.  Ils  l'admirent,  parce  qu'ils 
en  sont  éblouis;  ils  la  méprisent  aussi  quel- 
quefois, ou  ils  font  semblant  de  la  mépriser, 
afin  de  s'élever  dans  leur  imagination  au- 
dessus  des  grands,  et  de  se  bâtir  ainsi  une 
grandeur  imaginaire,  par  le  rabaissement 
de  ceux  qui  sont  l'objet  de  l'admiration  des 
personnes  du  commun. 

Le  mépris  humain  de  la  grandeur  ne  se 
rencontre  d'ordinaire  qu'en  certaines  gens 
qui  couvrent  leur  orgueil  du  nom  de  phi- 
losophie, et  qui  ne  pouvant  satisfaire  leur 
ambition  en  se  faisant  grands,  tâchent  de 
satisfaire  leur  malignité  en  rabaissant  ceux 
qui  le  sont.  Puisque  nous  ne  pouvons  par- 
venir a  la  grandeur,  vengeons-nous  à  en  mé- 

V 


3o  PENSÉES    MOKA]  Es. 

dire,  disait  assez  agréablement  Montaigne, 
pour  exprimer  ce  sentiment  naturel  d'or- 
gueil. 

Les  hommes  ont  une  telle  opposition  à 
s  humilier  sous  d'autres,  et  à  les  reconnaî- 
tre pour  plus  grands  qu'eux,  que  pour  y 
accoutumer  leur  âme  ,  il  faut  en  quelque 
sorte  y  accoutumer  leur  corps,  afin  que 
l'âme  en  prenne  insensiblement  le  pli  et  la 
posture,  et  passe  de  la  cérémonie  à  la  vé- 
rité. Et  c'est  pourquoi  il  a  été  bon  que  ces 
respects  extérieurs  fussent  incommodes , 
parce  que  autrement  elle  ne  se  serait  pas 
aperçue  qu'ils  sont  destinés  à  honorer  les 
grands ,  et  elle  aurait  pu  s'y  attacher  pour 
le  seul  plaisir  ou  pour  la  commodité  qu  elle 
y  aurait  trouvée,  et  les  rendre  ainsi  indif- 
féremment à  tout  le  monde;  ce  qui  n'aurait 
point  produit  cet  effet,  d'imprimer  insen- 
siblement dans  l'esprit  des  sentimens  de 
révérence  pour  ceux  qu'on  honore  de  cette 
soi  te. 

L'honueui    attaché   à    la   condition  des 


FESSEES   MORALES.  3l 

grands  fait  honorer  leurs  vices  s'ils  sont 
vicieux,  et  fait  de  même  honorer  toutes  les 
vertus  lorsqu'elles  paraissent  en  eux.  I.a 
modestie  dans  les  habits,  la  fuite  des  diver- 
tissemens  dangereux,  l'observation  exacte 
des  lois  de  l'Église,  ne  passent  plus  pour 
honteuses,  lorsque  les  grands  en  font  une 
publique  profession.  En  les  imitant,  on  se 
croit  à  couvert  de  la  moquerie  des  hommes, 
et  l'on  fait  gloire  de  suivre  ceux  que  la 
gloire  suit  toujours. 

Cette  grandeur  fait  que  dès  leur  jeunesse 
les  grands  sont  accoutumés  à  voir  que  tout 
le  monde  leur  cède  et  se  rend  à  toutes  leurs 
inclinations,  et  cela  leur  persuade  insensi- 
blement que  tous  ces  gens,  qui  leur  témoi- 
gnent tant  de  déférence  et  tant  de  respect, 
ne  sont  nés  que  pour  eux,  et  pour  contri- 
buer ou  à  leur  divertissement  ou  à  leur 
grandeur.  Ainsi,  ils  croient  n'avoir  autre 
chose  à  faire  qu'à  en  jouir  et  à  travailler  à 
l'augmenter,  en  faisant  servir  à  cette  fin 
toutes  les  personnes  qui  sont  dans  leur  dé- 
pendance; et  il  ne  leur  vient  presque  jamai> 
rlans  l'esprit  que  cpUc  grandeur, et  ton-  i  es 


32  PENSÉES    MORALES. 

autres  biens  qu'ils  possèdent,  ne  sont  au 
-contraire  destinés,  par  l'ordre  de  Dieu,  que 
pour  servir  ceux  qui  leur  sont  assujettis. 

On  voit  ordinairement  que  les  grands  qui 
ont  les  vices  des  grands,  sont  tellement  oc- 
cupés de  leur  grandeur,  et  que  toutes  leurs 
pensées  se  renferment  tellement  en  eux- 
mêmes,  qu'ils  ne  rendent  presque  jamais 
aucun  service  gratuit  à  personne.  Ils  sont 
avares  de  leur  recommandation  comme  de 
leur  bien,  de  peur  que  s'ils  obtenaient,  quel- 
ques grâces  pour  les  autres,  on  ne  leur  en 
tînt  compte  sur  celles  qu'ils  espèrent  pour 
eux-mêmes  :  ce  qui  fait  que  leurs  plus  in- 
times amis  n'osent  leur  demander  leur  fa- 
veur dans  leurs  affaires,  à  moins  qu'ils  ne 
l'aient  achetée  par  des  services  réels,  et  que 
ce  soit  plutôt  une  récompense  qu'une  grâce. 
Ainsi  ils  font  véritablement  trafic  de  leur 
crédit  et  de  leurs  paroles  ;  et  l'on  peut  dire, 
sans  leur  faire  tort,  qu'ils  ne  sont  que  des 
marchands  d'une  condition  plu-,  relevée. 

La  vtr  itf  cherche  quelquefois  les  petits 


PENSÉES    MORALES.  33 

et  elle  se  présente  à  eux  sans  qu'ils  la  de- 
mandent; mais  il  faut  que  les  grands  la 
cherchent  avec  grand  soin,  et  qu'ils  aillent 
au-devant  d'elle,  s'ils  la  veulent  trouver  en 
f-e  monde. 

DES    LIVRES. 


Il  y  a  des  poisons  dans  les  livres,  qui 
sont  visibles  et  grossiers.  Il  y  en  a  d'invi- 
sibles et  de  cachés.  Il  y  a  des  livres  qui  sont, 
tout  empestés,  et  d'autres  qui  ne  sont  cor- 
rompus qu'en  certaines  parties,  et  il  y  en  a 
peu  qui  ne  le  soient  en  cette  manière.  Car 
les  livres  sont  les  ouvrages  des  hommes;  et 
la  corruption  de  l'homme  se  mêle  dans  la 
plupart  de  ses  actions.  Et  comme  elle  con- 
siste dans  l'ignorance  et  dans  la  concupis- 
cence, presque  tous  les  livres  se  ressentent 
de  ces  deux  défauts. 

Ils  se  ressentent  de  son  ignorance  par  les 
maximes  fausses  qui  y  sont  semées.  Ils  se 
ressentent  de  la  concupiscence,  parce  que 
les  passions  qui  nous  possèdent  s'impriment 
dans  nos  livres,  et  portent  ensuite  cette  im- 


3  4  PENSÉES   MORALES. 

pression  insensible  jusque  dans  l'esprit  de 
ceux  qui  les  lisent. 

de  l'éducation  d'un  prince,  et  de 
l'enseignement  en  général. 

Un  prince  n'est  pas  à  lui,  il  est  à  l'État; 
Dieu  le  donne  aux  peuples  en  le  faisant 
prince  :  il  leur  est  redevable  de  tout  son 
temps.  Et  sitôt  qu'il  est  capable  de  discer- 
nement, il  commet  une  double  faute,  s'il  ne 
s'applique  avec  tout  le  soin  qu'il  peut  aux 
études  et  aux  exercices  qui  servent  à  le 
disposer  à  s'acquitter  des  devoirs  d'un 
prince.  Car  il  ne  se  fait  pas  seulement  tort 
à  soi-même,  en  abusant  de  son  temps,  mais 
il  fait  tort  à  l'État,  auquel  il  le  doit. 

Former  le  jugement,  c'est  donner  à  un 
esprit  le  goût  et  le  discernement  du  vrai  ; 
c'est  le  rendre  délicat  à  connaître  les  faux 
raisonnemens  un  peu  cachés  ;  c'est  lui  ap- 
prendre à  ne  se  pas  éblouir  par  un  vain 
éclat  de  paroles  vides  de  sens,  à  ne  se  payer 
pas  de  mots  ou  de  principes  obscurs  ,  à  ne 
•ic  satisfaire  jamais  qu'il  n'ait  pénétré  jus- 


PENSÉES    MORALES.  Vj 

qu'au  fond  des  choses  ;  c'est  le  rendre 
subtil  à  prendre  le  point  dans  les  matières 
embarrassées  ,  et  à  discerner  ceux  qui  s'en 
écartent  ;  c'est  le  remplir  de  principes  de 
vérité  qui  lui  servent  à  la  trouver  dans 
toutes  choses,  et  principalement  dans  celles 
dont  il  a  le  plus  de  besoin. 

La  morale  est  la  science  des  hommes,  et 
particulièrement  des  princes,  puisqu'ils  ne 
sont  pas  seulement  hommes,  mais  qu'ils 
doivent  aussi  commander  aux  hommes  ,  et 
qu'ils  ne  le  sauraient  faire  s'ils  ne  se  con- 
naissent eux-mêmes ,  et  les  autres  daus 
leurs  défauts  et  dans  leurs  passions,  et  s'ils 
ne  sont  instruits  de  tous  leurs  devoirs.  C'est 
donc  dans  cette  science  qu'il  les  faut  prin- 
cipalement former.  Comme  l'usage  en  doit 
être  continuel,  l'étude  en  doit  être  conti 
nuellc.  On  ne  saurait  trop  tôt  la  commen- 
cer, parce  qu'on  ne  peut  trop  tôt  commen- 
cer à  se  connaître,  et  elle  est  d'autant  plus 
rommode  ,  que  toutes  choses  y  peuvent 
servir;  car  on  trouve  partout  les  hommes 
et  leurs  défauts. 


36  PENSEES   MORALES. 

Rfen  n'est  si  difficile  que  de  se  propor- 
tionner à  l'esprit  des  enfans  ,  et  c'est  avec 
raison  qu'un  homme  du  monde  Montaigne) 
dit  que  c'est  l'effet  dune  âme  bien  forte  et 
bien  élevée  de  se  pouvoir  accommoder  à  ces 
allures  puériles.  Il  est  facile  de  faire  des 
discours  de  morale  pendant  une  heure  : 
mais  d'y  rapporter  toujours  tontes  choses, 
sans  qu'un  enfant  s'en  aperçoive  et  s'en  dé- 
goûte, c'est  ce  qui  demande  une  adresse 
qui  se  trouve  en  peu  de  personnes. 

On  doit  considérer  que  le  temps  de  la 
jeunesse  est  presque  le  seul  temps  où  la 
vérité  se  présente  aux  princes  avec  quelque 
sorte  de  liberté  ;  elle  les  fuit  tout  le  reste  de 
leur  vie.  Tous  ceux  qui  les  environnent  ne 
conspirent  presque  qu'à  les  tromper,  parce 
qu'ils  ont  intérêt  de  leur  plaire,  et  qu'ils 
savent  que  ce  n'en  est  pas  le  moyen  que  de 
leur  dire  la  vérité.  Ainsi  leur  vie  n'est  pour 
l'ordinaire  qu'un  songe,  où  ils  ne  voient  que 
des  objets  faux  et  des  fantômes  trompeurs. 
Il  f.iut  donc  qu'une  personne  chargée  de 
V'instruction  d'un  prince  se  représente  sou 


PENSÉES   MORALES.  $", 

vent  que  cet  enfant,  qui  est  commis  à  ses 
soins  ,  approche  d'une  nuit  où  la  vérité  l'a- 
bandonnera ,  et  qu'il  se  hâte  ainsi  de  lui 
dire  et  de  lui  imprimer  par  avance  dans  l'es- 
prit tout  ce  qui  est  le  plus  nécessaire  pour 
se  conduire  dans  les  ténèbres  que  sa  condi- 
tion apporte  avec  soi  par  une  espèce  de 
nécessité. 

L'instruction  a  pour  but  de  porter  les 
esprits  jusqu'au  point  où  ils  sont  capables 
d'atteindre.  Elle  ne  donne  ni  la  mémoire, 
ni  l'imagination,  ni  l'intelligence  ;  mais  elle 
les  cultive  toutes  en  partie  en  les  fortifiant 
l'une  par  l'autre.  On  aide  le  jugement  par 
la  mémoire,  et  l'on  soulage  la  mémoire  par 
l'imagination  et  le  jugement. 

I.A    RHÉTORIQUE. 

La  vraie  rhétorique  est  fondée  sur  h» 
vraie  morale,  puisqu'elle  doit  toujours  im- 
primer une  idée  aimable  de  celui  qui  parle, 
et  le  faire  passer  pour  honnête  homme  : 
ce  qui  suppose  que  l'on  sache  en  quoi  con- 
siste l'honnêteté,  et  ce  qui  nous  l'ait  aimei 


38  PESSÉES    MORALES. 

C'est  mal  parler  que  de  se  faire  ou  haïr, 
ou  mépriser  en  parlant.  Et  cette  règle  oblige 
d'éviter  tout  ce  qui  ressent  la  vanité,  la  lé- 
gèreté, la  malignité,  la  bassesse,  la  bruta- 
lité, l'effronterie,  et  généralement  tout  ce 
qui  donne  l'idée  de  quelque  vice  et  de  quel- 
que défaut  d'autrui. 

l'éloquence. 

Il  y  a  deux  sortes  de  beautés  dans  l'élo- 
quence, auxquelles  il  faut  tâcher  de  rendre 
les  enfans  sensibles.  L'une  consiste  dans  les 
pensées  belles  et  solides,  mais  extraordi- 
naires et  surprenantes.  Lucaiu ,  Sénèque  et 
Tacite  sont  remplis  de  ces  sortes  de  beautés. 

L'autre,  au  contraire,  ne  consiste  nulle- 
ment dans  les  pensées  rares,  mais  dans  un 
certain  air  naturel,  dans  une  simplicité  fa- 
cile, élégante  et  délicate,  qui  ue  bande  point 
l'esprit,  qui  ne  lui  présente  que  des  images 
communes,  mais  vives  et  agréables,  et  qui 
sait  si  bien  le  suivre  dans  ses  mouvemens, 
qu'elle  ne  manque  jamais  de  Lui  proposer 
sur  chaque  sujet  les  objets  dont  il   peut 


PENSÉES    MORALES.  3o, 

être  touché,  et  d'exprimer  toutes  les  pas- 
sions et  les  mouvemens  que  les  choses  qu'elle 
représente  y  doivent  produire.  Cette  beauté 
est  celle  de  Térence  et  de  Virgile;  et  l'on 
voit ,  par  là,  qu'elle  est  encore  plus  difficile 
que  l'autre,  puisqu'il  n'y  a  point  d'auteurs 
dont  on  ait  moins  approché  que  de  ces 
deux- là. 

Si  l'on  ne  sait  mêler  cette  beauté  natu- 
relle et  simple  avec  celle  des  grandes  pen- 
sées, on  est  en  danger  d'écrire  et  de  parler 
d'autant  plus  mal,  que  l'on  s'étudiera  da- 
vantage à  bien  écrire  et  à  bien  parler  :  et 
plus  on  aura  d'esprit  ,  plus  on  tombera 
dans  un  genre  vicieux.  Car  c'est  ce  qui  fait 
qu'on  se  jette  dans  le  style  des  pointes,  qui 
est  un  très-mauvais  caractère.  Quand  même 
les  pensées  seraient  solides  et  belles  en  elles- 
mêmes,  néanmoins  elles  lassent  et  accablent 
l'esprit,  si  elles  sont  en  trop  grand  nombre , 
et  si  on  les  emploie  en  des  sujets  qui  ne  les 
demandent  point.  Sénèque  qui  est  admira- 
ble, étant  considéré  par  parties,  lasse  l'es- 
prit quand  on  le  lit  tout  de  suite;  el  je 
crois  que  si  Quintilien  a  dit  de  lui  avec  rai- 


4o  PENSEES  MORALES, 

son  qu'il  est  rempli  de  défauts  agréables, 
abundat dulcibus  vitiis,  on  en  pourrait  dire, 
avec  autant  de  raison,  qu'il  est  rempli  de 
beautés  désagréables  par  leur  multitude  et 
par  le  dessein  qu'il  paraît  avoir  eu  de  ne 
dire  rien  simplement,  et  de  tourner  tout  en 
forme  de  pointe.  Il  n'y  a  point  de  défauts 
qu'il  faille  plus  faire  sentir  aux  enfans  lors- 
qu'ils sont  un  peu  avancés,  que  eclui-là, 
parce  qu'il  n'y  en  a  point  qui  fasse  plus 
perdre  le  fruit  des  études  ,  en  ee  qui  regarde 
le  langage  et  l'éloquence. 

INCERTITUDE   DES    TRAVAUX   DE    l'uOMME. 

Operosè  nîhil  agant  :  Ces  gens  se  remuent 
toujours  sans  rien  avancer.  C'est  la  plus  gé- 
nérale devise  des  hommes.  Ils  s'empressent, 
et  leur  empressement  se  termine  à  rien;  ils 
tout  des  châteaux  de  carte  que  le  vent  em- 
porte. Pour  travailler,  il  faut  connaître  le 
but  de  son  travail.  Ct  lui  '/ni  cherche  le  bien 
a  raison  de  se  lever  avant  le  jour  y  dit  l'E- 
criture; mais  si  on  n<  sait  pas  où  esl  lf  bien, 
I-  vain  se  léve-t-on  (\\\  matin  pour  l'aller 


PENSÉES   MORALES.  4l 

chercher.  Les  gens  actifs  n'avancent  pas 
j)Ins  que  les  paresseux,  quand  ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  savent  ce  qu'il  faut  faire. 

En  suis-je  bien  plus  heureux  pour  savoir 
ce  que  les  philosophes  m'apprennent  de  la 
nature  de  l'âme,  de  son  siège,  de  sa  durée? 
C'est  un  air,  disent-ils,  c'est  un  feu,  c'est 
une  lumière  ,  c'est  une  harmonie ,  c'est  une 
quintessence,  c'est  un  esprit,  c'est  une  par- 
tie de  l'âme  du  monde.  Elle  est  dans  le 
cœur,  dans  le  ventre,  dans  le  cerveau,  dans 
une  glandule  du  cerveau.  Elle  passe  d'un 
corps  à  un  autre,  elle  s'envole  en  haut,  elle 
descend  en  bas,  elle  pérît,  elle  demeure 
long-temps,  elle  subsiste  toujours,  elle  de- 
vient Dieu,  elle  devient  démon.  Me  voilà 
bien  avancé;  mais  je  veux  que  ce  soient  des 
vérités.  Sont-cc  des  vérités  qui  me  soient 
utiles  et  auxquelles  j'aie  raison  de  prendre 
intérêt? 

J>E    LA    CONNAISSANCE    DE    SOI-MEME    ET  DES 
AUTRES. 

I /homme  veut  se  voir,  parce  qu'il  csl 
vain  ;  il  évite  de  se  voir,  parce  qu'étant  vain, 

4* 


42.  PENSÉES    MORALES- 

il  ne  peut  souffrir  la  vue  de  ses  défauts  et 
de  ses  misères.  Pour  accorder  donc  ces  dé- 
sirs contraires,  il  a  recours  à  un  artiûce  di- 
gne de  sa  vanité ,  par  lequel  il  trouve  moyen 
de  les  contenter  tous  deux  en  même  temps. 
C'est  découvrir  d'un  voile  tous  ses  défauts, 
de  les  effacer  en  quelque  sorte  de  l'image 
qu'il  se  forme  de  lui-même,  et  de  n'y  laisser 
que  les  qualités  qui  le  peuvent  relever  à  ses 
propres  yeux.  S'il  ne  les  a  pas  effectivement, 
il  se  les  donne  par  son  imagination:  et,  s'il 
ne  les  trouve  pas  dans  son  propre  être,  il 
les  va  chercher  dans  les  opinions  des  hom  - 
mes,  ou  dans  les  choses  extérieures  qu'il 
attache  à  son  idée,  comme  si  elles  en  fai- 
saient partie;  et  par  le  moyen  de  cette  illu- 
sion ,  il  est  toujours  absent  de  lui-même  et 
présent  à  lui-même;  il  se  regarde  continuel- 
lement, et  il  ne  se  voit  jamais  véritablement, 
parce  qu'il  ne  voit,  au  lieu  de  lui-même,  que 
le  vain  fantôme  qu'il  s'en  est  formé. 

Un  capitaine,  en  se  regardant  soi-même, 
\oii  un  fantôme  à  cheval, qui  commande  à 
des  soldats.  Un  prince  \oit  un  homme  ri 


PENSÉES    MORALES.  l\li 

chement  vêtu,  qu'on  regarde  avec  respect, 
et  qui  se  fait  obéir  par  quantité  de  gens. 
Un  magistrat  voit  un  homme  revêtu  des 
ornemens  de  sa  dignité,  qui  est  révéré  des 
autres  hommes,  parce  qu'il  est  en  état  de 
les  obliger  ou  de  leur  nuire.  Une  femme 
vaine  se  représente  une  idole  qui  charme 
par  sa  beauté  ceux  qui  la  voient.  Un  avare 
se  voit  au  milieu  de  ses  trésors.  Un  ambi- 
tieux se  représente  entouré  de  gens  qui  s'a- 
baissent sous  sa  grandeur.  Et  ainsi ,  chacun 
n'a  pour  but,  dans  toutes  ses  actions  dont 
l'amour-propre  est  le  principe,  que  d'atta- 
cher toujours  à  l'idée  qu'il  a  de  lui-même  de 
nouveaux  ornemens  et  de  nouveaux  titres. 

D'où  pensez -vous  que  vient  cet  ennui 
qui  accable  ceux  qui  ont  été  dans  les  grandes 
places,  quand  on  les  réduit  à  vivre  en  re- 
pos dans  leur  maison  ?  Ce  n'est  pas  seule- 
ment de  ce  qu'ils  s'y  voient  trop,  et  que  la 
vue  de  leurs  misères  et  de  leurs  défauts  les 
y  vient  troubler.  Peut-être  que  c'est  une 
des  causes  de  leur  chagrin,  mais  ce  u'esl 
pas  la  seule,  (l'est  aussi  parce  qu'ils  i 


4  »  PENSEES    MORALES. 

voient  pas  assez  et  qu'il  y  a  moins  de  choses 
qui  renouvellent  l'idée  de  leur  moi.  Cette 
idée  faisait  leur  plaisir  dans  leur  fortune , 
et  l'absence  de  ce  plaisir  fait  leur  chagrin 
pendant  ce  qu'ils  appellent  disgrâce. 

La  principale  distinction  des  grands  et 
des  petits ,  de  ceux  qui  ont  de  la  réputation 
et  de  ceux  qui  n'en  ont  pas,  c'est  qu'il  y  a 
plus  de  gens  qui  font  le  portrait  des  uns 
<jue  des  autres.  Que  de  gens  font  le  portrait 
d'un  prince!  Tout  son  royaume,  tous  les 
pays  étrangers  sont  pour  lui  une  académie 
de  peintres,  dont  il  est  le  modèle.  Ceux  qui 
en  sont  plus  éloignés  ne  le  représentent 
que  par  des  traits  plus  grossiers.  Ceux  qui 
en  sont  plus  près  en  font  des  portraits  plus 
yifs  et  plus  ressemblans.  Un  homme  du 
commun,  au  contraire,  qui  vit  dans  sa  fa- 
mille, n'est  peint  que  par  le  petit  nombre 
de  ceux  qui  le  connaissent  ;  et  les  portraits 
qu'on  fait  de  lui  ne  sortent  guère  hors  de 
l'enceinte  de  sa  ville. 

Que  Ton  choisisse  le  plus  grand  et  le  plus 
orieilX    homme   du    monde,   et   qu'on   lui 


PENSÉES  MORALES.  4^ 

donne  un  esprit  assez  étendu  pour  contem- 
pler tout  à  la  fois  toute  cette  variété  de  ju- 
gemëns  qu'on  fait  de  lui ,  et  pour  jouir  plei- 
nement de  tout  le  spectacle  des  pensées  et 
des  mouvemens  qu'il  excite  dans  les  autres, 
il  n'y  a  point  de  vanité  qui  puisse  subsister 
à  cette  vue.  Pour  un  petit  nombre  de  juge- 
mens  avantageux,  il  en  verrait  une  infinité 
qui  lui  déplairaient.  Il  verrait  que  les  sen- 
timens  qu'il  dissimule ,  ou  qu'il  ne  connaît 
point,  sautent  aux  yeux  de  la  plupart  des 
gens  ;  que  souvent  ils  ne  s'entretiennent 
d'autre  chose,  et  qu'on  ne  le  regarde  que 
par  cet  endroit.  Il  verrait  que  le  monde  est 
bien  peu  touché  de  toutes  ces  belles  qualités 
dont  il  se  flatte;  que  les  uns  ne  les  voient 
seulement  pas,  les  autres  les  regardent  avec 
froideur,  les  autres  n'y  remarquent  que  ce 
qu'elles  ont  de  défectueux  ,  les  autres  les 
obscurcissent  et  les  défigurent  en  y  joignant 
des  défauts  qu'ils  connaissent  en  lui;  et  que 
de  tout  cela  il  se  forme  un  portrait  qui  n'est 
propre  qu'à  faire  mourir  son  orgueil. 

On  entend  parler  à  toute  heure  avec  me- 


46  PENSÉES   MORALES. 

pris  de  gens  qui  se  trompent  eux-mêmes. 
On  voit  qu'ils  sont  l'objet  ordinaire  de  la 
moquerie  des  hommes.  Car  il  n'y  a  rien  de 
plus  ridicule  qu'un  homme  trompé  par  sa 
propre  vanité.  Cependant  on  ne  pense  point 
qu'on  est  soi-même  cet  homme  trompé  et 
ridicule,  qu'on  dit  peut-être  de  nous  eu 
notre  absence  ce  qu'on  dit  des  mitres  de- 
vant nous,  que  nous  y  donnons  autant  de 
sujet  qu'eux,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'apparence 
qu'on  ait  plus  d'égards  pour  nous  que  pour 
tous  les  autres. 

Que  dirait-on  d'un  homme  qui,  voyant 
tous  les  jours  son  image  dans  un  miroir, 
et  s'y  regardant  sans  cesse,  ne  s'y  recon- 
naîtrait jamais  et  ne  dirait  jamais,  me  voilà? 
Ne  laccuscrait-on  pas  d'une  stupidité  peu 
différente  de  la  folie?  C'est  néanmoins  ce 
que  font  tous  les  jours  les  hommes,  et  c'est 
même  l'unique  secret  qu'ils  ont  trouvé  pour 
se  rendre  heureux.  Ils  voient  à  tous  mo- 
mens  l'image  de  leurs  propres  défauts  dans 
rcux  di1  tous  les  autres,  et  ils  ne  les  v  ven  - 
lent  jamais  reconnaître. 


PENSÉES   MOHAEES.  47 

Le  principe  général  de  l'amour-propre, 
c'est  qu'on  ne  peut  rien  condamner  en  nous 
par  un  mouvement  d'équité  et  de  justice, 
Ainsi ,  dès-lors  que  quelqu'un  fait  voir  qu'il 
ne  nous  approuve  pas  en  tout,  on  lui  atta- 
che l'idée  de  prévention,  de  jalousie,  ou 
quelque  autre,  encore  moins  favorable.  Et 
comme  personne  n'aime  à  se  faire  regarder 
ainsi ,  il  se  forme  parmi  les  hommes  une 
espèce  de  conspiration  à  se  dissimuler  les 
sentimens  qu'ils  ont  les  uns  des  autres,  et 
il  n'y  a  pas  d'accord  mieux  gardé  que  ce- 
lui-là, parce  qu'il  est  fondé  sur  un  senti- 
ment propre,  dont  il  v  a  peu  de  personnes 
qui  soient  exemptes. 

On  ne  dit  pas  la  vérité  aux  grands ,  parce 
qu'on  a  intérêt  de  la  leur  cacher;  on  ne  la 
dit  pas  non  plus  aux  petits,  parce  qu'on  n'a 
pas  assez  d'intérêt  de  la  leur  dire. 

Au  lieu  que  la  charité  oblige  à  avertir 
les  personnes  mêmes  de  leurs  défauts,  pour 
leur  donner  moyen  de  s'en  corriger,  et  à 
les  cacher  aux  autres,  pour  ne  pas  blesser 


48  PENSÉES   MORALES. 

leur  réputation,  on  fait  d'ordinaire  tout  le 
contraire,  et  l'on  parle  de  ces  défauts  à  tout 
le  monde,  à  l'exception  de  ceux-là  seule- 
ment qu'il  serait  utile  d'en  avertir. 

Il  ne  fout  presque  rien  à  l'amour-propre 
pour  prendre  parti.  Il  se  fait  des  intérêts 
secrets  dans  les  choses  mêmes  où  il  ne  pa- 
raît point  en  avoir.  Les  moindres  avances, 
les  moindres  engagemens,  les  moindres  vues 
de  plaire  ou  de  déplaire,  suffisent  pour  oter 
l'équilibre,  et  pour  porter  l'esprit  à  ne  cher- 
cher des  raisons  que  d'un  côté.  Combien  y 
en  a-t-il ,  par  exemple ,  qui  n'ont  point  d'au- 
tres raisons  de  demeurer  dans  un  sentiment, 
sinon  qu'il  faudrait  quelque  peine  à  exa- 
miner les  raisons  contraires?  Ils  fuient  le 
travail  de  s'instruire,  parce  qu'il  serait  pé- 
nible; ils  veulent  juger  et  décider,  parce 
qu'ils  veulent  paraître  savans;  et  pour  sa- 
tisfaire tout  ensemble  ces  deux  inclinations, 
ils  supposent,  sans. autre  examen,  que  ce 
qu'ils  ont  appris  est  vrai. 

Le  inonde  esl  plein  de  gens  qui  reniai- 


PENSÉES  MORALES.  49 

quent  les  défauts  des  autres  avec  un  discer- 
nement admirable  ,  qui  ne  leur  pardonnent 
rien,  et  qui,  était  sujets  aux  mêmes  ou  à 
de  plus  grands  défauts  qu'eux  ,  n'y  font  pas 
la  moindre  réflexion.  Les  personnes  les  plus 
vaines  ne  laissent  pas  de  se  moquer  de  la 
vanité  des  autres  ;  les  plus  trompés  se  rient 
de  ceux  qu'ils  croient  trompés  ;  les  plus  in- 
justes reprochent  aux  autres  leur  injustice; 
les  plus  aigres  font  des  leçons  de  douceur; 
les  plus  prévenus  parlent  avec  force  contre 
les  préventions;  les  plus  opiniâtres  sont  les 
premiers  à  accuser  les  autres  d'opiniâtreté. 
Ii  est  bien  difficile  qu'on  n'ait  pas  envie 
d'avertir  ces  sortes  de  gens  qu'ils  feraient 
bien  de  se  dire  à  eux-mêmes  ce  qu'ils  di- 
sent aux  autres ,  et  de  se  reconnaître  dans 
les  portraits  qu'ils  en  font.  Nosce  te  Ipsum. 

Comme  l'ignorance  de  soi-même  est  la 
source  de  tous  les  vices,  on  peut  dire  que 
la  connaissance  de  soi-même  est  le  fonde- 
ment de  toutes  les  vertus. 

La  prudence  dépend  tellement  de  la  con- 


5o  PENSÉES    MORALES. 

naissance  de  soi-même,  qu'on  ne  fait  guère 
de  fautes  d'imprudence,  que  parce  qu'on 
ne  se  connaît  pas  assez.  Car  la  plupart  des 
entreprises  mal  concertées  et  des  desseins 
téméraires  viennent  de  la  présomption  de 
ceux  qui  les  forment,  et  cette  présomption 
vient  de  l'aveuglement  où  ils  sont  à  l'égard 
d'eux-mêmes. 

Qu'on  fasse  réflexion  sur  ceux  qui  rem- 
plissent les  charges  et  les  emplois  du  monde 
et  sur  le  lieu  qu'ils  occupent,  et  l'on  trou- 
vera que  presque  personne  n'est  bien  placé. 
Combien  y  a-t-il  de  gens  qui,  n'ayant  que 
des  bras  et  point  de  tète,  choisissent  des 
emplois  qui  auraient  besoin  de  tête  et  non 
de  bras?  Combien  y  en  a-t-il  qui,  n'étant 
nés  que  pour  obéir,  et  non  pour  conduire, 
occupent  des  places  où  il  est  besoin  de  con- 
duire, et  non  d'obéir?  Combien  v  en  a-t-il 
qui  s'engagent  dans  des  ministères  qui  sont 
au-dessus  de  leur  lumière,  de  leur  force  et 
de  leur  vertu?  Et  combien  peu  s'en  retirent 
par  la  connaissance  de  leur  incapacité?  Cha- 
cun se  croit  capable  de  tout,  et  ne  born<- 


PENSÉES    MORALES.  5l 

ses  prétentions  que  par  l'impuissance  où  il 
se  trouve  de  s'élever  plus  haut. 

Si  tout  ce  qui  est  clans  l'esprit  d'un  flat- 
teur était  développé  et  exprimé,  on  le  pour  - 
rait  réduire  à  cet  étrange  compliment  : 
«  Ne  vous  imaginez  pas,  monsieur,  que  je 
croie  rien  des  louanges  que  je  vous  donne. 
J'ai  pour  vous  tout  le  juste  mépris  que  vous 
méritez;  mais  comme  je  sais  que  vous  êtes 
assez  vain  pour  croire  qu'on  ait  dans  le 
cœur  les  sentimens  d'estime  que  je  vous 
témoigne ,  et  que  l'amour  excessif  que  vous 
avez  pour  vous  -  même  vous  pourra  dis- 
poser par  là  à  me  faire  les  grâces  que  je 
souhaite  ,  j'ai  cru ,  pour  les  obtenir,  devoir 
employer  un  moyen  qui  devrait  attirer  tout 
le  contraire.  »  Voilà  ce  que  les  grands  pour- 
raient voir  dans  l'esprit  de  la  plupart  des 
gens  qui  les  louent,  s'ils  savaient  joindre 
aux  expressions  de  ces  flatteurs  ce  qu'ils 
pourraient  connaître  de  leurs  pensées. 

Il  y  a  bien  des  gens  qui  ne   font  guère 
ce  qu'il  faut  pour  se  faire  aimer;  mais  il  ay 


52  PENSÉES    MORALES. 

en  a  point  qui  ne  soient  bien  aises  d'être 
aimés  ,  et  qui  ne  regardent  avec  plaisir  dans 
les  autres  cette  pente  du  cœur  tourné  vers 
eux  qui  est  ce  qu'on  appelle  amour.  Que, 
s'il  ne  paraît  pas  qu'on  travaille  fort  à  s'at- 
tirer cet  amour,  c'est  qu'on  aime  encore 
mieux  imprimer  dos  sentimens  de  crainte 
et  d'abaissement  sous  sa  grandeur,  ou  que, 
désirant  avec  trop  de  passion  de  plaire  à 
certaines  gens  ,  on  se  met  moins  en  peine 
de  plaire  aux  autres. 

Quiconque  se  loue  et  étale  ce  qu'il  croit 
avoir  de  bon,  prétend  par  là  appliquer  les 
autres  à  soi,  et  c'est  à  peu  près  la  même 
chose  que  s'il  les  priait  bonnement  de  lui 
donner  des  louanges  et  de  le  regarder  avec 
estime  et  avec  amour. 

A  force  de  regarder  certaines  actions 
comme  capables  de  nous  attirer  l'infamie 
publique  et  l'aversion  des  honnêtes  gens, 
il  s'en  forme  dans  l'esprit  une  idée  coufuse, 
qui  nous  les  représente  comme  haïssables, 
aans  que  l'esprit  démêle  pourquoi,  et  cetti 


PENSÉES    MORALES.  53 

idée  suffit  pour  exciter  dans  le  cœur  un 
mouvement  d'aversion  et  d'éloignement. 

Ce  serait  une  chose  infinie  que  de  mar- 
quer en  particulier  toutes  les  instructions 
que  nous  pouvons  tirer  du  commerce  des 
hommes  et  de  la  considération  de  leurs  ac- 
tions. 

Il  sufat  de  dire,  en  général,  qu'il  n'y  a 
point  de  livre  qui  en  fournisse  un  si  grand 
nombre  ni  de  si  variées,  et  que  les  meilleurs 
livres  mêmes  ne  consistent  presque  que  dans 
les  réflexions  que  des  gens  éclairés  ont  faites 
sur  la  conduite  des  hommes ,  et  que  nous 
pourrions  faire  comme  eux ,  si  nous  y  étions 
appliqués  ;  qu'elles  ne  se  tirent  pas  seule- 
ment de  l'exemple  des  personnes  illustres, 
ni  des  actions  éclatantes,  mais  des  personnes 
les  plus  basses  et  des  actions  les  plus  ordi- 
naires ;  qu'on  peut  apprendre  à  connaître 
les  hommes  et  à  se  connaître  par  la  con- 
duite de  ses  serviteurs ,  par  les  entretiens 
des  paysans  ,  des  artisans ,  des  hommes  , 
des  femmes,  et  des  esprits  les  plus  petits  et 

les  plus  bornés. 

5* 


54  PENSEES    MORALES. 


DES  RAPPORTS. 


Il  y  en  a  qui  ne  manquent  jamais,  quand 
ils  veulent  qu'une  chose  ne  soit  pas  redite, 
d'exiger  expressément  le  secret.  Et  la  cou- 
tume n'en  est  pas  mauvaise ,  parce  que  cela 
applique  davantage  l'imagination  de  ceux 
à  qui  on  parle  et  les  exempte  de  la  peine 
de  discerner  s'ils  peuvent  ou  ne  peuvent 
pas  rapporter  ce  qu'on  leur  a  dit;  puisqu'a- 
près  avoir  promis  expressément  le  secret, 
il  n'y  a  plus  à  délibérer.  Mais,  outre  que 
cette  précaution  serait  assez  incommode 
dans  un  long  entretien  ,  et  qu'il  y  en  a  même 
qui  seraient  choqués  qu'on  eût  si  peu  de 
confiance  en  leur  discrétion,  il  est  difficile 
de  la  pratiquer  toujours,  et  il  faudrait  pour 
cela  une  application  dont  bien  des  gens  ne 
sont  pas  capables.  Il  faut  donc  que  le  se- 
cret naturel  supplée  au  défaut  d'un  enga- 
gement exprès,  n'y  ayant  que  cette  seule 
différence  entre  l'obligation  naturelle  au 
seeret  et  celle  qui  vient  d'une  promesse 
expresse,  que  dans  la  dernière  on  ne  laisse 


PENSÉES   MORALES.  55 

pas  à  celui  qu'on  y  engage  la  liberté  de  dis- 
cerner s'il  peut  ou  ne  peut  pas  rapporter 
ce  qu'on  lui  a  dit,  au  lieu  que  dans  l'autre 
on  s'en  remet  à  sa  discrétion ,  et  l'on  sup  - 
pose  qu'il  aura  assez  d'honnêteté  pour  ne 
rapporter  pas  ce  qu'il  jugera  être  pré- 
judiciable à  celui  dont  il  a  appris  ce  qu'il 
sait. 

On  corrige  à  tout  moment,  dans  ce  qu'on 
écrit,  des  équivoques  qui  s'y  glissent,  de 
peur  qu'elles  ne  portent  de  faux  sens  dans 
l'esprit  des  autres.  On  prévient  les  doutes 
qui  se  peuvent  exciter  dans  leur  esprit  sur 
ce  qu'on  leur  propose,  et  les  fausses  con- 
séquences qu'ils  en  pourraient  tirer  :  et  avec 
tout  cela,  on  n'évite  pas  toujours  que  ce 
qu'on  écrit  ne  soit  mal  pris  et  mal  entendu, 
et  qu'on  ne  soit  obligé  à  de  longs  éclaircis- 
semens.  Que  doit-il  arriver  dans  des  entre- 
tiens passagers,  où  l'on  n'apporte  ni  soin 
ni  application,  ni  précaution;  où  l'on  n'ex- 
prime la  plupart  des  choses  qu'imparfaite- 
ment, et  s'en  remettant  souvent  à  l'intelli- 
gence de  ceux  à  qui  l'on  parie? 


56  PENSÉES    MORALES. 

Le  sens  de  nos  expressions  n'est  pas  tout 
renfermé  dans  les  termes  dont  on  se  sert 
pour  s'exprimer  :  il  dépend  quelquefois  des 
discours  qui  l'ont  précédé.  Un  ton,  une  in- 
flexion, un  geste,  un  air  du  visage,  en 
changent  la  signification,  et  souvent  même  il 
dépend  des  pensées  de  ceux  à  qui  l'on  parle: 
de  sorte  que,  si  faute  d'attention,  ils  ne 
prennent  pas  garde  à  cette  suite,  à  ce  ton, 
à  cet  air,  ou  si  l'on  s'est  trompé  en  leur  at- 
tribuant certaines  pensées  qu'ils  n'avaient 
point  et  qui  faisaient  néanmoins  partie  du 
sens,  ils  se  trompent  presque  nécessaire- 
ment dans  l'intelligence  de  ce  qu'on  leur 
dit,  et  conçoivent  tout  un  autre  sens  que 
celui  qu'on  leur  voulait  faire  concevoir. 

Le  monde  est  naturellement  si  malin , 
qu'il  seconde  toujours  ceux  qui  veulent  dé- 
truire la  réputation  d'autrui;  et  s'il  a  quel- 
quefois de  l'estime  pour  certaines  gens,  c'est 
on  quelque  sorte  malgré  lui  et  contre  sa 
première  inclination  :  de  sorte  qu'il  est  tou- 
jours  bien  aise  qu'on  lui  aide  à  se  défaire 
de  cette  estime  ,  comme  d'une  chose  qui 


PENSÉES    MORALES.  S1] 

l'incommode.  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  ri- 
dicule que  de  se  repaître  de  cette  vaine  fu- 
mée ,  et  d'en  faire  la  fin  de  ses  actions  et  de 
ses  travaux? 

SUR  LES  SOUPÇONS. 

Il  y  a  des  gens,  qui  n'osent  s'éclaircir  de 
leurs  soupçons,  de  crainte  de  choquer  ceux 
dont  ils  les  ont  conçus,  en  s'en  ouvrant  à 
eux.  Mais  il  y  a  bien  de  l'apparence  que 
l'amour-propre  a  plus  de  part  dans  cette 
reserve  que  la  charité.  La  charité  n'est  pas 
si  timide,  parce  qu'elle  ne  suppose  pas  si 
facilement  que  ceux  à  qui  l'on  expose  ces 
soupçons  s'en  puissent  blesser.  Elle  croirait 
leur  faire  injure  de  leur  attribuer  une  déli- 
catesse aussi  injuste  que  celle-là.  Elle  sait 
même  entrer  dans  ces  éclaircissemens  d'une 
manière  si  simple  et  si  humble,  qu'il  est 
presque  impossible  de  s'en  blesser.  Car, 
bien  loin  de  faire  paraître  de  l'attache  à  ces 
soupçons,  elle  fait  voir  au  contraire  qu'elle 
ne  désire  rien  davantage  que  de  les  quitter 
en  changeant  de  sentiment.  On  ne  s'offensr 


58  PENSÉES    MORALES. 

guère  contre  ceux  qui    demandent  à  être 
éclaircis  avec  cet  esprit-là. 

SUR  LES  MAUVAIS  PREDICATEURS. 

Il  y  a  des  prédicateurs  qui  choquent  lçs 
auditeurs  inteliigens  et  judicieux,  en  s'é- 
criant  mal  à  propos  sur  de  petites  choses, 
en  s'échauffant  sur  des  sujets  qui  ne  le 
méritent  pas ,  et  en  faisant  paraître  je  ne 
sais  combien  de  faux  mouvemens  qui  in- 
commodent étrangement  ceux  qui  ont  l'idée 
de  la  justesse,  aussi  bien  pour  les  mouve- 
mens que  pour  les  choses Ce  qui  les  dé- 
tourne du  droit  chemin ,  et  qui  les  jette 
dans  la  fausse  éloquence ,  dans  les  pensées 
vaines  et  de  nulle  édification,  est  souvent 
qu'ils  ont  d'autres  vues  que  celles  qu'ils  de- 
vraient avoir  en  sf acquittant  de  leur  minis- 
tère. Us  veulent  paraître  savans,  éloqucns, 
habiles;  ils  se  piquent  de  bel-esprit,  en  un 
mot,  ils  parlent  pour  eux-mêmes,  et  non 
pour  leurs  auditeurs;  et  en  parlant  de  la 
sorte,  ils  ne  parlent  souvent  ni  pour  les  au- 
diteurs, ni  pour  eux-  mêmes. 


PENSÉES  MORALES.  69 


SUR   LA    MORT. 


Qu'est-ce  que  la  vie  dc^  hommes,  qu'un 
combat  perpétuel  contre  la  mort?  L'on  ne 
mange  que  pour  ne*  point  mourir  de  faim. 
L'on  ne  boit  qu'afin  de  ne  pas  mourir  de 
soif.  L'on  ne  dort  que  pour  s'empêcher  de 
mourir  par  le  défaut  de  sommeil.  L'on  ne 
travaille  que  pour  repousser  la  mort  que 
la  disette  nous  pourrait  causer.  L'on  ne  se 
repose  qu'afin  de  ne  pas  mourir  de  lassi- 
tude. L'on  est  donc  sans  cesse  aux  prises 
avec  la  mort.  En  étant  ainsi  obligés  de  faire 
de  continuels  efforts  pour  la  repousser,  il 
est  bien  étrange  que  nous  puissions  nous 
empêcher  d'y  penser. 

L'image  de  la  mort,  quand  elle  est  pro- 
che et  certaine,  ébranle  les  plus  intrépides 
et  les  plus  fermes.  Et  quand  on  annonce  à 
quelqu'un  qu'il  n'a  plus  que  fort  peu  de 
temps  à  vivre  ,  on  est  bien  plus  en  peine  de 
modérer  la  crainte  qu'il  en  conçoit  que  de 
le  porter  à  y  penser. 


ÔO  PENSEES  MORALES. 

Ou  peut  prévoir  ordinairement  la  chute 
des  bâtimens  ,  parce  que  Ton  en  voit  pres- 
que toutes  les  parties ,  et  il  y  a  des  voies 
certaines  de  s'en  assurer  quand  on  en  doute. 
Mais  le  corps  humain  est  un  édifice  qu'on 
ne  saurait  visiter  :  c'esj;  une  machine  dont 
les  ressorts  sont  cachés  ,  et  qui  peut  être 
toute  prête  à  se  briser  et  à  tomber  en  ruine, 
sans  qu'on  s'en  aperçoive.  Tel  croit  être  bien 
éloigné  de  la  mort  ,  qui  la  porte  dans  le 
sein.  Et  tel  en  est  effectivement  fort  éloigné 
à  ce  moment,  qui  en  sera  tout  proche  un 
moment  après. 

Il  est  plus  terrible  qu'on  ne  pense  de  se 
voir  étendu  dans  un  lit,  une  croix  à  la  main, 
attendant  le  coup  de  la  mort  et  l'exécution 
de  la  sentence  donnée  contre  tous  les  hom- 
mes, de  voir  que  non  seulement  ceux  qui 
nous  environnent ,  mais  que  toutes  les  créa- 
tures ensemble,  sont  dans  l'impuissance  de 
nous  secourir,  de  sentir  la  mort  qui  s'em- 
pare peu  à  peu  de  notre  corps,  d'éprouver 
le  renversement  qui  la  précède  ,  et  enfui  de 
se  voir  périr  et  anéantir  à  l'égard  du  monde. 


PENSEES  MORALES. 


&1 


ïl  est  bon  de  considérer  que  nous  nous 
verrons  tous,  avant  que  de  mourir,  dans  le 
dernier  rang  des  hommes,  c'est-à-dire  dans 
un  état  auquel  on  préférerait  les  plus  viles 
d'entre  les  conditions  des  hommes.  Il  n'y  a 
point,  par  exemple  ,  de  roi  mourant  qui  ne 
voulut  être  le  dernier  de  ses  sujets.  Et  il  n'y 
a  point  de  misérable  esclave  qui  voulût 
changer  sa  fortune  avec  celle  de  ce  roi  qui 
n'aurait  plus  qu'un  quart-d'heure  à  vivre. 
Il  est  donc  déjà  en  effet  dans  cet  extrême 
rabaissement  ;  il  est  déjà  privé  de  toute  sa 
félicité  humaine,  et  il  éprouve  déjà  cette 
mort  avant  celle  du  corps. 

Ainsi ,  toutes  les  grandeurs  et  tous  les 
plaisirs  ont  pour  terme,  dès  cette  vie  même, 
le  dernier  degré  de  la  bassesse  et  de  la  mi- 
sère. C'est  là  la  fin  qui  attend  la  plus  écla- 
tante vie  du  monde. 

Quel  aveuglement  est-ce  donc  de  regar- 
der comme  un  bonheur  la  possession  et  la 
jouissance  des  créatures,  l'abondance  des 
richesses  ,  l'élévation  des  grandeurs  hu- 
maines, les  grands  emplois,  les   grandes 


62  PENSÉES  MORALES. 

affaires,  ta  pompe,  l'éclat,  la  réputation 
du  monde ,  et  tout  ce  qui  flatte  les  sens  et 
la  vanité  des  hommes  ?  Hélas  !  est-on  heu- 
reux d'avaler  des  poisons  dont  on  doit  bien- 
tôt avoir  les  entrailles  déchirées  ?  Est-on 
heureux  de  se  lier  à  la  roue  sur  laquelle  on 
doit  souffrir  un  cruel  supplice?  Que  peu- 
vent produire  dans  l'âme  tous  ces  objets  de 
cupidité,  que  de  fortes  attaches,  que  des 
nœuds  étroits?  Et  que  produiront  ces  atta- 
ches et  ces  nœuds  quand  la  mort  viendra  à 
nous  séparer  de  ces  objets  ,  sinon  de  ter- 
ribles douleurs  ? 

Apprenons  de  la  fin  du  temps  à  juger  du 
prix  du  temps,  et  apprenons  du  prix  du 
temps  à  juger  de  la  vie  du  monde  et  de  la 
nôtre.  Car  à  quoi  l'emploie-t-on  ,  et  à  quoi 
l'avons-nous  nous-mêmes  employé  jusqu'ici? 
Que  fait-on  de  ce  temps  si  précieux  ?  Les 
uns  le  passent  en  des  désordres  grossiers, 
les  autres  endevainsamusemens,  les  autres 
en  des  desseins  chimériques  et  en  des  tra- 
vaux inutiles;  les  autres  ne  savent  qu'en 
faire  ,  et  ne   cherchent  qu'à  le  perdre.  On 


PENSÉES   MORALES.  63> 

le  donne  au  premier  venu.  On  se  le  laisse 
ravir  sans  s'en  plaindre  ;  c'est  la  seule  chose 
dont  on  est  libéral.  On  estime  sages  ceux 
qui  le  consument  à  chercher  de  vains  éta- 
blissemens  ,  et  généreux  ceux  qui  le  per- 
dent pour  un  vain  honneur.  La  vie  des 
hommes  est  à  tout  prix,  et  on  la  donne 
souvent  pour  rien  ,  c'est-à-dire  qu'on 
donne  tout  pour  un  néant. 

SUR  LA  CRAINTE  DE    LA   MORT. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  inutile  que  les  efforts 
que*  font  les  philosophes  païens  et  ceux  qui 
raisonnent  en  païens,  comme  Montaigne, 
pour  délivrer  les  hommes  de  la  crainte  de 
la  mort. 

Cette  crainte  ,  qu'ils  considèrent  comme 
un  des  plus  grands  maux  de  la  vie,  est  ce 
qui  travaille  le  moins  la  plupart  des  hommes. 
Qu'on  jette  les  yeux  sur  les  pauvres,  qui  font 
les  trois  quarts  du  monde ,  on  n'en  trouvera 
point  qui  pensent  à  la  mort  avec  grand 
effroi. 

La  plupart  des  riches  même  sont  très- 


64  PENSEES    MOBALES. 

peu  frappés  de  cette  crainte ,  et  comme  ils 
la  regardent  toujours  comme  éloignée  ,  ils 
la  regardent  aussi  avec  assez  de  froideur. 

Ensuite,  les  maladies  qui  les  surprennent 
portent  avec  elles  les  remèdes  de  cette 
crainte  ,  par  l'affaiblissement  de  l'esprit 
qu'elles  causent ,  qui  dispose  mieux  à  re- 
cevoir ta  mort  sans  frayeur  que  toutes  les 
raisons  d'Epictète  et  de  Sénèque. 

Ce  n'est  pas  même  un  bien  que  d'inspirer 
aux  hommes  le  mépris  de  la  mort  ;  il  est 
dangereux  d'en  bannir  la  crainte  de  l'esprit 
du  commun  des  hommes  ,  parce  que  l'a* 
mour  du  bien  est  trop  faible  pour  les  re- 
tenir dans  l'ordre. 

SUR  LES  JUGEMEXS  DES  HOMMES. 

Il  y  a  peu  de  choses  qui  fassent-  plus 
d'impression  sur  notre  esprit  que  les  ju- 
gemeris  que  les  hommes  portent  de  nous, 
soit  en  bien,  soit  en  mal.  Il  est  étrange 
combien  les  pensées  des  autres  hommes  ont 
de  part  à  nos  actions.  Leurs  soupçons,  leurs 
défiances  |    leurs   mépris    nous    troublent, 


PENSÉES    MORALES.  65 

nous  aigrissent  ,  nous  inquiètent.  Leur 
louange,  leur  approbation,  leur  confiance, 
leur  affection,  nous  gagnent,  nous  soutien- 
nent, nous  élèvent,  nous  donnent  de  la 
la  joie  ;  on  s'y  repose  ,  on  s'y  assure  ,  l'on 
s'en  croit  plus  fort. 

SUR  LES  PASSIONS. 

Quelle  misère  de  n'être  maître  ni  de  son 
esprit  ni  de  son  cœur ,  et  de  voir  l'un  oc- 
cupé de  mille  pensées  ridicules  et  déréglées, 
et  l'autre  agité  d'une  infinité  de  mauvais 
desseins  et  de  sentimens  corrompus  ,  sans 
pouvoir  arrêter  cette  malheureuse  fécon- 
dité !  d'être  obligé  de  vivre  avec  cette  foui*1 
d'ennemis  intérieurs  ;  d'être  toujours  aux 
mains  avec,  eux,  sans  pouvoir  jamais  les 
exterminer  !  Il  ne  faut  point  autre  chose 
pour  se  perdre  que  de  se  livrer  à  eux  et  de 
cesser  de  les  combattre,  et  l'on  ne  s'en  peut 
garantir  que  par  une  résistance  continuelles 


6* 


66  PENSÉES   MORALES, 


SUR  LA  VIE   HUMAINE 


La  vie  humaine  est  toute  pleine  cle  fausses 
voies  qui  nous  détournent  de  notre  chemin, 
et  qui  nous  engagent  dans  des  égaremens 
dangereux  ,  et.  la  cupidité  qui  vit  toujours 
en  nous  est  un  conseiller  infidèle,  qui  nous 
sollicite  continuellement  d'entrer  dans  ces 
voies  et  qui  nous  les  fait  paraître  agréables. 

sur  l'obéissance. 

On  n'aime  à  commander  aux  autres,  ni  à 
se  conduire  soi-même,  que  parce  qu'on  s'en 
croit  capable.  Il  ne  faut  donc ,  pour  aimer 
que  les  autres  nous  conduisent,  qu'être  bien 
convaincus  de  nos  ténèbres  et  de  la  faiblesse 
de  nos  lumières.  Quand  on  est  bien  per- 
suadé de  son  imprudence  et  de  sa  témérité, 
OD  est  toujours  bien  aise  de  n'être  point 
chargé  des  événemens.  Or,  quand  làmeest 
bien  pénétrée  de-  ces  seutimens,  bien  loin 
que  ce  lui  soit  une  peine  d'être  soumise  à 
la  volonté  d'autrui ,  elle  ne  trouve  sa  paix 


PENSÉES    MOftALES.  67 

et  son  repos  qu'en  cette  soumission.  L'assu- 
jétissement  ne  lui  est  plus  un  joug  ,   mais 


un  soulagement. 


SUR  LE  TRAVAIL  ET  L  EMPLOI  DU  TEMPS. 

Pour  le  travail ,  chacun  doit  le  propor- 
tionner à  son  état  et  au  temps  qu'il  y  peut 
employer;  mais  rien  ne  contribue  plus  au 
repos  et  au  bonheur  de  la  vie  ,  que  savoir 
s'y  divertir  et  y  passer  son  ennui,  et  utile- 
ment, autant  de  temps  que  l'on  veut. 

On  s'amuse  cà  apprendre  aux  personnes 
de  qualité  des  arts  et  des  exercices  de  peu 
d'usage  ;  mais  on  ne  pense  point  à  leur  ap- 
prendre à  savoir  se  divertir  dans  un  travail 
solitaire.  Cependant  cette  science  est  de 
toute  une  autre  importance  que  toutes  celles 
qu'on  a  soin  de  leur  montrer.  Car  c'est  elle 
qui  les  rend  indépendantes  des  compagnies, 
des  entretiens,  des  visites,  des  divertisse- 

mens  du  monde C'est  ce  qui  fait  que  l'on 

n'est  nulle  part  isolé  et  déplacé,  parce  qu'il 
est  facile  de  trouver  partout  une  chambre 
où  l'on  soit  seul. 


68  PENSÉES    MORALES. 

SUR  LA  DIVERSITÉ  DES  OPINIONS  DES  HOMMES. 

Les  gens  du  monde  méprisent  intérieure- 
ment les  philosophes  et  les  enfans,  les  uns 
comme  se  repaissant  de  spéculations  vides 
et  creuses ,  les  autres  comme  s'attachant  à 
un  vain  plaisir,  et  n'en  voyant  pas  le  peu 
de  solidité.  Les  philosophes  méprisent  et  les 
gens  du  monde  comme  n'étant  point  tou- 
chés des  beautés  de  l'esprit  et  de  la  nature, 
et  les  enfans  comme  étant  trop  touchés  des 
objets  des  sens.  Les  enfans  ne  méprisent 
personne ,  ils  jouissent  sans  réflexion  de  la 
beauté  de  l'objet  qui  les  attire  :  et  je  pense 
que,  bien  que  toutes  ces  trois  dispositions 
soient  défectueuses ,  celle  des  enfans  l'est 
moins  que  les  autres. 

Si  tout  le  monde  avait  des  palais ,  per- 
sonne ne  se  trouverait  heureux  d'en  avoir. 
Qui  est-ce  qui  compte  entre  les  avantages 
de  sa  condition ,  de  voir  le  soleil ,  les  étoi- 
les ,  les  nuées,  les  campagnes,  les  monta- 
gnes  ?  Toutes  les  beautés  de  la  pâture  ne  noos 


PENSÉES    MORALES.  69 

sont  rien ,  parce  qu'elles  sont  communes 
à  tous.  Et  l'envie  que  les  hommes  ont  de  se 
distinguer  les  a  portés  à  attacher  leur  plai- 
sir à  des  parterres  ,  à  des  allées  ,  à  des 
lambris,  à  des  vases,  à  quelques  ornemens 
qui  sont  infiniment  moins  beaux  que  les 
objets  communs  qui  sont  exposés  à  tout  le 
monde,  et  cela  parce  que  les  pauvres  ne 
jouissent  pas  de  ces  objets  et  qu'on  loue 
les  riches  de  les  avoir. 

Le  plaisir  des  hommes  est  donc  un  plai- 
sir de  vanité  et  de  malice.  11  est  tout  ap- 
puyé sur  les  faux  jugemens  des  hommes  , 
qui  louent  excessivement  certaines  choses, 
parce  que  les  autres  ne  les  peuvent  pas 
avoir.  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans 
les  objets  qui  nous  plaît ,  c'est  de  voir  que 
nous  avons  ce  que  les  autres  n'ont  pas.  Ces 
plaisirs  d'orgueil  sont  proprement  ceux 
dont  les  hommes  sont  insatiables.  Ils  se 
dégoûtent  de  tous  les  autres  ;  mais  ils  ne 
se  lassent  jamais  de  ceux-là ,  parce  qu'il 
y  a  des  bornes  dans  les  plaisirs  des  sens, 
mais  il  n'y  en  a  point  dans  ceux  de  l'or- 
gueil. 


PEHSEES    MORALES. 


DES    DIFFERENTES    MANIERES    DE    BLESSER 
LA   VÉRITÉ. 

On  peut  blesser  la  venté  en  diverses  ma- 
nières, et  il  n'est  pas  juste  que  ceux  qui  la 
blessent  d'une  manière  parlent  durement 
de  ceux  qui  la  blessent  en  une  autre.  On 
blesse  la  vérité  en  la  combattant ,  en  lui 
résistant,  en  ne  lui  cédant  pas,  en  inspirant 
aux  autres  la  fausseté.  Cela  est  vrai  ;  mais 
on  ne  la  blesse  pas  moins  en  s'en  glorifiant, 
et  en  l'employant  à  nos  intérêts  et  à  notre 
vanité,  en  la  faisant  servir  d'arme  contre  la 
charité.  Que  ceux  qui  blâment  les  autres 
d'une  simple  ignorance  et  d'un  défaut  d'in- 
telligence prennent  garde  s'ils  n'ont  point 
déshonoré  la  vérité  en  ces  autres  manières  , 
qui  ne  lui  sont  pas  moins  injurieuses. 

Celui  qui  combat  la  vérité  en  est  ennemi 
en  ce  point  :  mais  celui  qui  s'en  sert  contre 
ia  charité  ,  en  fait  un  usage  aussi  indigne 
d'elle, puisque  Dieu  ne  donne  jamaisla  vérité 
pour  affaiblir  la  charité. 


PENSEES   MORALES.  71 

DES  PASSIONS  DES  PETITS  ET  DES  GRANDS. 

Les  passions  des  petits  sont  quelquefois 
aussi  fortes  que  celles  des  grands;  mais  elles 
sont  impuissantes.  Comme  ils  y  trouvent 
des  obstacles  de  toutes  parts,  ils  sont  obli- 
gés de  les  modérer.  Et  ainsi,  elles  demeu- 
rent sans  effet  :  mais  le  malheur  des  .grands 
est,  ou  que  l'on  ne  s'oppose  point  à  leurs 
passions,  ou  que,  s'ils  y  trouvent  quelques 
obstacles  ,  ils  trouvent  aussi  bien  des 
moyens  de  les  surmonter.  Mille  gens  se 
joignent  à  eux  pour  les  y  aider.  On  les 
pousse  à  les  satisfaire,  et  on  leur  fait  un 
honneur  de  ne  pas  reculer.  Ainsi  ils  s'en- 
foncent de  plus  en  plus  dans  les  fautes 
mêmes  ,  auxquelles  ils  s'étaient  portés  avec 
peu  de  passion. 

SLR    l/.lNTER- 

A  quels  dangers  n'expose  point  ceux  qui 
vivent  dans  le  monde  la  nécessité  de  sub- 
sister et  de  conserver  son  bien  pour  soi  et 


72  PENSEES    MORALES. 

pour  ses  enfans  ?  La  plupart  des  gens  du 
monde  sont  tellement  occupés  de  ce  soin , 
qu'ils  ne  pensent  qu'à  cela.  Il  y  en  a  peu 
que  ces  soins  n'engagent  à  des  injustices,  et 
au  moins  à  des  sollicitudes  dangereuses. 


SUR    I.À    MEDISANCE. 


Les  personnes  du  monde  sont  exposées 
par  leur  état  à  entendre  une  infinité  de  mé- 
disances. La  curiosité  porte  à  les  écouter,  la 
malignité  à  les  croire  ,  la  légèreté  à  les  ré- 
pandre et  à  les  communiquer  à  d'autres. 
Ainsi,  selon  saint  Bernard,  une  seule  mé- 
disance fait  souvent  périr  un  grand  nombre 
de  personnes  ,  ceux  qui  les  écoutent  avec 
plaisir  et  ceux  qui  les  publient. 


SUR    LA    PRESOMPTION. 


Le  grand  écueil  de  tous  les  hommes  ,  et 
surtout  des  jeunes  personnes  ,  est  de  vou- 
loir éprouver  si  ce  qu'on  leur  représente 
comme  dangereux  l'est  autant  qu'on  leur 
dit.  IK  croieflt   qu'ils  jugeront  oiieui   d< 


PF.XSEES  MORALES.  7  > 

Unit  par  leur  propre  essai  que  par  la  lu- 
mière d'autrui,  ou  par  la  simple  défense  de 
la  loi.  Ils  espèrent  qu'il  y  aura  une  excep- 
tion pour  eux  ,  et  qu'ils  auront  assez  de 
discernement  et  de  force  pour  découvrir  le 
piège  où  tombent  les  autres,  et  pour  l'éviter. 
Aussi  de  tels  essais  ne  sont  jamais  impunis. 
Car,  ou  ils  affaiblissent,  ce  qui  est  leur  effet 
ordinaire, ou  ils  rendent  présomptueux,  ce 
qui  est  un  mal  sans  comparaison  plus  grand. 

C'est  une  maxime  certaine  que  l'orgueil 
est  toujours  dans  la  même  proportion  que 
la  misère,  et  que  rien  ne  marque  plus  une  ex- 
trême faiblesse,  qu'une  grande  présomption. 

DES   DEVOIRS    MUTUELS    DES    INFÉRIEURS 

ET   DES  SUPÉRIEURS. 

Pour  nous  acquitter  de  ce  que  nous  de- 
vons aux  hommes,  il  faut  leur  rendre  ce 
qu'on  doit,  non  seulement  selon  la  justice, 
mais  aussi  selon  la  charité;  car  la  charité 
est  un  devoir  et  une  espèce  de  justice. 

C'est  un  devoir  invariable  que  celui  de 

7 


;  \  PE3SKES    MORALES. 

l'affection;  nous  la  devons. à  nos  ennemis, 
et  à  plus  forte  raison  à  nos  amis.  C'est  en- 
core un  autre  devoir  indispensable  que 
celui  du  respect  envers  tons  ceux  qu'on  est 
obligé  de  regarder  comme  au-dessus  de  soi, 
selon  l'ordre  de  Dieu ,  parce  que  cet  ordre 
est  chose  subsistante  et  qui  ne  dépend  point 
des  qualités  personnelles. 

Mais  il  faut  bien  examiner  en  quoi  con- 
siste ce  respect,  parce  qu'il  y  a  un  combat 
mutuel  entrç  la  concupiscence  des  infé- 
rieurs qui  tend  à  le  diminuer,  et  celle  des 
su]  irrieurs  qui  tend  à  l'augmenter.  L'homme 
désire  naturellement  de  n'être  sujet  à  per- 
sonne et  de  dominer  sur  tout  le  monde.  Par 
la  première  inclination,  il  est  porte  à  refu- 
ser tout  aux  supérieurs,  et  par  la  seconde  à 
exiger  tout  des  inférieurs. 

L'une  et  l'autre  inclination  est  également 
vicieuse,  et  vient  de  la  même  racine  d'or- 
gueii,  qui  porte  d'un  coté  à  l'indépendance 
et  de  l'autre  à  la  tyrannie.  Il  n'es!  point 
vrai  que  nous  soyons  sujets  <'ii  tt.ut  à  nos 
supérieurs.  Il  n'est  pOÛll  vrai  que  nous 
ue  leur  soyons  soumis  en   rien.  Il  v  a  un 


FEHSKE6    MORALES.  7J 

milieu,  et  c'est ce  milieu  que  nous  cherchons. 

Il  est  facile  de  juger  comment  on  doit 
agir  avec  ceux  qu'on  respecte.  Il  faut  tâ- 
cher  d'avoir  les  sentimens  les  plus  justes 
et  les  plus  raisonnables  qu'au  peut  avoir 
d'eux;  mais  après  qu'on  a  réglé  ses  senti- 
mens autant  qu'on  peut  selon  la  vérité,  il 
faut  les  leur  dire  dans  toute  l'étendue  se- 
lon laquelle  ils  sont  capables  de  les  souf- 
frir, en  mesurant  ses  paroles  sur  la  vérité 
d'une  part,  et  sur  leur  force  ou  leur  faiblesse 
de  l'autre.  Voilà  le  devoir  des  inférieurs. 

Mais,  pour  les  supérieurs,  on  peut  dire 
qu'ils  ne  sauraient  donner  trop  de  liberté 
aux  inférieurs  de  leur  dire  leurs  sentimens, 
et  qu'ils  n'ont  jamais  une  juste  raison  de  se 
choquer  qu'on  les  leur  découvre,  pourvu 
qu'on  le  fasse  sans  malignité,  sans  colère, 
sans  indiscrétion.  Car,  encore  qu'il  y  ait  de 
l'imprudence  et  du  défaut  de  charité  dans 
celui  qui  ne  sait  pas  se  proportionner  à 
l'esprit  d'un  autre,  c'est-à-dire  à  sa  fai- 
blesse, néanmoins  celte  faiblesse  n'excuse 
nullement  celui  qui  s'en  blesse,  parce  ()\v 
c'est  uno  faiblesse  d'orgueil. 


7^>  PENSÉES    MORAI.Es. 

Il  est  si  nécessaire  de  donner  cette  liberté 
à  nos  amis,  et  généralement  à  tout  le  monde, 
que  l'on  peut  dire  que  le  défaut  de  cette  ou- 
verture est  la  cause  de  la  plupart  des  dés- 
ordres du  monde,  à  commencer  depuis  les 
princes  jusqu'aux  plus  petits  d'entre  le  peu- 
ple. Car  pourquoi  y  a- 1— il  tant  de  désor- 
dres dans  le  monde?  C'est  que  personne  ne 
dit  la  vérité  aux  autres,  parce  qu'on  sait 
qu'elle  n'est  agréable  à  personne. 

Il  ne  faut  pas  être  prince  pour  empêcher 
qu'on  ne  nous  la  dise  :  chacun  se  fait  prince 
pour  cela.  Si  on  ne  l'est  point  par  nais- 
sance, on  le  devient  par  humeur.  On  té- 
moigne qu'on  ne  trouve  pas  bon  qu'on 
nous  dise  ce  que  l'on  pense  de  nous  :  et 
quand  quelqu'un  se  hasarde  de  nous  le  dire, 
si  l'on  ne  peut  s'attacher  au  fond,  on  se 
prend  à  la  manière;  ce  qui  suffit  pour  em- 
pêcher qu'on  nous  le  dise  jamais.  Car  c'est 
une  chose  pénible  que  de  dire  aux  autres 
ce  qui  ne  leur  plaît  pas  ,  parce  que  l'on 
aime  naturellement  à  plaire.  (Test  pourquoi, 
t»i  l'on  y  ajoute  de  nouvelles  difficultées  par 
•>"i)  humeur,  et  si   l'on  exige  tant  de  pn 


PENSEES    MORALES.  77 

cautions  étudiées  de  ceux  qui  voudraient 
nous  rendre  cet  office,  on  aime  mieux  lais- 
ser tout  là,  et  ainsi  toute  notre  vie  on  nous 
laisse  dans  l'erreur  que  nous  aimons. 

Il  arrive  de  là  qu'on  ne  fait  dans  le 
monde  que  s'entre-tromper  et  s'entre-flat- 
ter;  parce  que  chacun  sait  que  la  vérité  est 
odieuse,  et  qu'il  n'y  a  que  la  complaisance 
qui  agrée.  On  vit  dans  une  espèce  d'illu- 
sion, sans  se  connaître  soi-même,  et  sans 
connaître  les  autres;  et  l'on  tombe  dans  une 
infinité  de  fautes,  parce  qu'on  ne  peut  pas 
proportionner  ses  actions  et  ses  paroles  aux 
dispositions  des  autres  que  l'on  ignore  et 
que  l'on  veut  ignorer. 

DU    SCANDALE. 

Le  monde  a  donné  au  mot  de  scandale 
une  signification  fort  resserrée  :  car  il  n'en- 
tend d'ordinaire  par  ce  terme  que  les  ac- 
tions qu'il  appelle  scandaleuses,  c'est-à-dire 
relies  qui  frappent  l'esprit  par  leur  énor- 
mité,  et  qui  y  causent  de  l'horreur. 

Scandale  signifie  ce  qui  cause  une  chute. 


78  FESSEES     MORALES. 

un  péché  ,  ou  qui  est  capable  d'en  cau- 
ser. Ainsi  scandaliser,  c'est  donner  occa- 
sion de  chute  à  quelqu'un.  Or,  encore  qui 
les  actions  infâmes,  injustes  et  cruelles  qui 
causent  de  l'horreur,  soient  effectivement 
scandaleuses,  parce  que  celui  qui  les  com- 
met porte,  autant  qu'il  peut,  les  autres  à  les 
imiter,  on  peut  dire  néanmoins  que  ces 
actions  qui  portent  leur  condamnation  Mil- 
le front,  sont  en  quelque  sorte  les  moins 
scandaleuses,  parce  qu'elles  font  tomber 
moins  de  personnes.  L'horreur  qu'on  en 
conçoit,  bien  loin  d'être  un  scandale,  en 
est  au  contraire  un  remède  et  un  préser- 
vatif, puisque  c'est  ce  qui  nous  empêche 
d'imiter  les  actions  vicieuses. 

Il  y  a  donc  bien  plus  de  scandale  dans  cer 
taines  actions  qui  ne  frappent  point  l'esprit 
d'un  sentiment  d'horreur,  qui: se  glissent  dou- 
cement dans  l'âme,  parer  qu'elles  sont  com- 
munément ou  approuvées  ou  tolérées.  G 
tions  sont  d'autant  plus  scandaleuses,  que 
l'esprit  se  porte  plus  facilement  à  les  imiter, 
et  qu'elles  sont  ainsi  de  véritables  causes  «le 
chutes. 


PENSEES  MORALES. 


SLR  LLs  PASSIONS 


Pour  voir  les  passions  dans  leur  dil for- 
mite  naturelle,  il  faut  les  considérer  toutes 
nues  et  dépouillées  de  ce  (aux éclat  qu'elles 
empruntent  ou  des  personnes  ou  des  ob- 
jets, et  pour  cela  ,  il  est  bon  de  les  regarder 
dans  les  personnes  basses  et  obscures,  et 
dans  les  petites  affaires,  où,  n'étant  que  peu 
excitées  par  ce  qui  est  au-dehors,  elles 
naissent  toutes  du  dedans,  et  elles  se  mon- 
trent telles  qu'elles  sont. 

l'abus  de  la  prévention. 

Il  faut  se  délier  des  maximes  générales, 
parce  qu'il  y  a  peu  de  vérités  générales  : 
elles  ont  toutes  leurs  exceptions  et  leurs 
bornes,  et  l'on  en  peut  faire  des  appli- 
cations très  -  fausses  ;  parce  que  l'esprit, 
étant  occupé  de  la  vérité  apparente  de  la 
maxime,  examine  souvent  avec  peu  de  soin 
les  sujets  où  il  l'applique. 

Les  maximes  de  la  jurisprudence  ne  dis 
pensenl  jamais  de  c<  lies  delaraison,el  ainsi 


So  PENSÉES    MORALES. 

cfi  que  la  raison  condamne  comme  injuste 
et  déraisonnable  ne  peut  être  justifié  par 
aucun  principe,  ni  aucune  maxime  d'une 
autre  science. 

Il  n'y  a  poi.it  de  principe  de  raison  plus 
évident  que  celui-là  :  qu'il  faut  se  rendre 
aux  choses  claires,  qu'il  faut  douter  des 
choses  douteuses,  et  qu'il  faut  juger  plus 
vraisemblable  ce  qui  est  appuyé  sur  des 
preuves  plus  vraisemblables.  Il  y  a  un  de- 
voir de  conviction  et  de  persuasion,  parce 
que  nous  le  devons  à  l'évidence  ;  un  devoir 
de  doute ,  parce  qu'il  est  contre  la  raison 
de  ne  douter  pas  des  choses  douteuses;  et 
un  devoir  d'opinion ,  c'est-à-dire  qu'il  y  a 
obligation  de  juger  qu'une  chose  dont  on 
nous  apporte  des  preuves  plus  vraisembla- 
bles est  en  effet  plus  vraisemblable,  qui  est 
ce  qu'on  appelle  opinion. 

LES    CONTRADICTIONS. 

Jl  n'y  a  point  de  personnes  plus  contre- 
disantes et  plus  contredites  que  celles  qui 
sont    les   plus  môflcrécs  dans  leurs   senti- 


PENSEES    MORALES. 


«S! 


mens.  Cela  paraît  étrange  et  est  pourtant 
vrai.  La  raison  en  est  que  la  plupart  du 
inonde  se  jette  dans  l'excès,  ou  en  blâmant, 
ou  en  approuvant  :  d'où  il  arrive  que  les 
personnes  modérées  qui  ne  louent  rien  et 
qui  ne  blâment  rien  avec  excès ,  mais  qui 
souvent  approuvent  le  bien  et  blâment  le 
mal  dans  les  mêmes  personnes  se  trou- 
vent toujours  contraires  au  jugement  des 
autres. 


LA    MODERATION. 


Il  y  a  une  modération  de  langage  et  une 
modération  de  sentiment,  et  ce  sont  deux 
qualités  très-différentes.  Car  souvent  ceux 
qui  sont  dans  des  sentimens  justes  et  mo- 
dérés ne  sont  point  modérés  dans  leurs 
discours,  et  y  font  paraître  plus  de  cha- 
leur qu'il  ne  faut.  Et  au  contraire,  il  arrive 
souvent  que  des  personnes  dont  les  senti- 
mens sont  très-injustes  et  très-excessifs  ne 
laissent  pas  d'être  très-modérées  dans  leurs 
paroles  ;  ce  qui  ne  sert  qu'à  les  abuser,  en 
leur  faisant  prendre  cette  modération  appa- 


8'2  PENSÉES    MORALES. 

rente   pour  une  véritable   modérât lun    de 
sentiment. 

DESRESPECTS. 

Les  respects  qui  sont  dûs  à  notre  charge 
peuvent  s'exiger  avec  quelque  sorte  do  jus- 
tice ,  parce  qu'ils  sont  certains ,  mais  non 
ceux  qui  sont  dûs  à  notre  mérite;  c'est 
une  bassesse  que  de  croire  en  avoir  ;  mais 
c'est  une  tyrannie  d'obliger  les  autres  à 
croire  que  nous  en  avons  :  il  faut  le  leur 
montrer  et  les  en  persuader ,  mais  non 
pas  les  forcer  à  le  croire  malgré  qu'ils  en 
aient. 

DIFFÉRENTES    SORTES   D  ESFRIT. 

Il  y  a  des  esprits  qui  n'ont  que  de  la 
surface  sans  fond;  il  v  en  a  qui  ont  du  fond 
sans  surface,  et  il  v  en  a  enfin  qui  oui  •  t 
surface  et  fond  tout  ensemble.  Les  pre- 
miers trompent  le  inonde  et  se  trompent 
eux-mêmes,  «tant  pris  et  s<-  prenant  pour 
ce  qu'ils  ne  sont  pas.  Le  monde  se  tronq» 
dans  les  seconds,  en  ne  les  prenant  paspouj 


PENSÉES    MORALES.  83 

ce  qu'ils  sont,  mais  ils  ne  se  trompent  pas 
eux-mêmes.  Il  n'y  a  que  les  derniers  qui 
ne  trompent  ni  les  autres  ni  eux-mêmes. 

Il  y  a  des  gens  propres  à  trouver  des 
vérités;  d'autres  qui  sont  propres  à  trouver 
des  images  aux  vérités,  comme  des  compa- 
raisons; d'autres  qui  sont  propres  à  trouver 
des  vérités  aux  images.  Ce  sont  trois  ca- 
ractères différens  d'esprits. 

Le  premier  vient  de  la  lumière  et  de  la 
subtilité  de  l'esprit.  Le  second  vient  d'un 
feu  d'esprit  qui,  concevant  les  choses  vi- 
vement, trouve  par  cette  vivacité  même 
des  comparaisons  pour  les  exprimer. 

Le  troisième  ne  vient  ni  de  feu  ni  de 
subtilité  d'esprit,  mais  d'une  certaine  agi- 
lité qui  applique  la  même  image  à  diverses 
idées  de  vérité  qui  sont  dans  l'esprit,  et  qui 
trouve  ainsi  facilement  celle  à  qui  elle  con- 
vient. 

Il  y  a  des  gens  qui  ne  font  qu'effleurer 
les  matières,  et  qui  s'y  promènent  comme 
des  mouches;  ils  n'approfondissent  rien  : 
d'autres  au  contraire  laisse n  des  traces  et 
cavenl  ce  qu'ils  manient. 


«4  PENSEES    MORALES. 

Ce  sont  deux  qualités  différentes  d'esprit 
que  d'avoir  beaucoup  de  lumières  et  de  bien 
juger  des  choses  :  l'une  vient  d'une  fertilité 
qui  produit  beaucoup  de  pensées  par  la 
comparaison  de  divers  objets  qui  se  pré- 
senient  à  l'esprit;  l'autre,  d'une  exactitude 
qui  fait  examiner  chacune  de  ces  pensées 
avec  plus  d'attention  et  de  pénétration.  Les 
terres  qui  portent  le  plus  de  vin  ne  por- 
tent pas  toujours  le  meilleur. 

La  stérilité  qui  parait  dans  plusieurs 
esprits  vient  quelquefois  de  leur  jugement 
qui,  retranche  une  infinité  de  pensées,  et 
qui  prenant  les  choses  par  la  voie  natu- 
relle, ne  s'écarte  point  tant  en  d'autres 
détours  plus  longs  et  moins  naturels. 

Les  esprits  abondans  voient  tout  ce  qui 
est  à  l'entour  de  leur  objet.  Les  esprits 
pénétrans  voient  tout  ce  qui  est  dans  cet 
objet. 

Pourquoi  les  gens  qui  paraissent  bétes  dans 
la  conversation  commune  font-ils  souvent 
paraître  beaucoup  d'esprit  quand  on  les 
excite?  C'est  qu'il  y  a  un  froid  et  une  cha- 
leur d'esprit;  or  le  froid  de  ces  gens-là  est 


PENSÉES    MORALES.  85 

stupide,  parce  que  leurs  esprits  ne  sont 
point  assez  agités;  et  au  contraire  leur 
chaleur  est  spirituelle,  parce  qu'étant  exci- 
tés, ils  trouvent  et  remuent  beaucoup  de 
choses. 

C'est  un  assez  grand  mal  que  de  con- 
naître les  défauts  de  son  esprit ,  de  les 
sentir  et  de  ne  pouvoir  les  corriger.  Il  y 
en  a  qui  sont  sots  si  doucement,  qu'ils  ne 
s'en  aperçoivent  point  du  tout;  leurs  pa- 
roles et  leurs  jugemens  sont  toujours  d'ac- 
cord, et  ils  ne  sentent  jamais  aucun  re- 
proche intérieur  qui  les  avertisse  de  leurs 
défauts. 

Mais  ces  autres  dont  nous  parlons  ne 
sont  pas  de  même;  comme  ils  ne  disent 
rien  de  bon,  ils  n'approuvent  presque  rien 
de  ce  qu'ils  disent;  ils  sont  toujours  leurs 
premiers  censeurs,  et  leur  esprit  ne  leur 
sert  quasi  que  pour  condamner  ce  qui  en 
naît. 

La  différence  des  uns  et  des  autres  con- 
siste, ce  semble,  en  ce  que  les  uns  n'ont 
qu'un  esprit,  et  que  les  autres  en  ont  deux. 
Ceux  qui  sont  ainsi  contens  d'eux-mêmes 

8 


86  PENSÉES    MORALES. 

jugent  et  parlent  par  le  même  esprit,  c'est-à- 
dire  que  leurs  paroles  égalent  et  suivent 
leurs  pensées,  et  qu'ils  n'ont  pas  plus  de 
lumières  qu'ils  en  font  paraître.  Ces  per- 
sonnes ont  d'ordinaire  quelque  facilité  de 
parler,  et  comme  elles  pensent  peu  et  que 
leur  esprit  est  extrêmement  borné,  qu'ils 
ne  conçoivent  rien  de  grand  ni  de  subtil , 
leur  imagination  s'accoutume  à  leur  four- 
nir promptement  les  images  des  sons  qui 
sont  nécessaires  pour  exprimer  ces  choses 
communes. 

Mais  ces  autres  qui  sont  malheureux 
dans  leurs  défauts,  ne  sont  pas  de  même; 
ils  ont  une  lumière  assez  étendue, mais  fort 
obscure;  ils  ont  l'idée  du  vrai  et  du  bien,  mais 
ils  ne  se  conçoivent  que  confusément,  de 
sorte  que,  <piand  il  s'agit  de  s'exprimer, 
comme  leur  entretien  ne  leur  donne  pas  le 
temps  de  chercher  les  termes  propres ,  ils 
sont  contraints  de  hasarder  et  de  prendre 
les  premiers  venus,  et  le  plus  souvent  ils 
n'expriment  rien  moins  que  ce  qu'ils  ont 
dans  l'esprit. 

Ainsi  les  véritables  gens  d'esprit   sont 


PENSÉES    MORALES.  87 

ceux  qui  n'en  ont  qu'un,  mais  qui  est  juste, 
et  qui  conçoit  assez  promptement  et  assez 
nettement  les  choses  pour  les  exprimer  sur- 
le-champ  d'une  manière  agréable.  Les  sots 
heureux  sont  ceux  qui  n'ont  aussi  qu'un 
esprit  et  qui  disent  les  sottises  sans  s'en 
apercevoir. 

Mais  les  gens  d'entre -deux,  qui  ont  un 
double  esprit,  sont  nécessairement  malheu- 
reux en  ce  qu'ils  sentent  leurs  défauts;  et 
l'on  peut  dire  que  ce  double-esprit  fait 
qu'ils  sont  sots  aux  sots  et  ne  le  sont  pas 
aux  gens  d'esprit,  parce  que  les  uns  ne 
voient  que  leurs  défauts ,  et  que  les  autres 
sentent  au  contraire  davantage  ce  qu'ils 
ont  de  bon. 

On  peut  avoir  l'esprit  très-juste,  très- 
raisonnable,  très-agréable  ,  et  très-faible 
en  même  temps  :  l'extrême  délicatesse  de 
l'esprit  est  une  espèce  de  faiblesse.  On 
sent  vivement  les  choses  ,  et  on  succombe 
à  ce  sentiment  si  vif.  Il  y  a  des  gens  qui 
sont  douloureux  partout. 


88  PENSÉES  MORALES. 

0RIOINE    DES    CÉRÉMONIES. 

Si  les  hommes  étaient  parfaitement  rai- 
sonnables ,  il  eût  suffi  de  faire  connaître 
qu'un  tel  est  magistrat,  afin  de  lui  rendre 
obéissance  ;  mais  parce  qu'ils  sont  grossiers 
et  attachés  à  leurs  sens,  il  a  été  utile  de 
donner  à  ces  magistrats  certains  ornemens 
extérieurs  qui  les  distinguassent,  et  d'or- 
donner qu'on  leur  fît  certains  gestes  ,  et , 
pour  ainsi  dire ,  certaines  grimaces  qu'on 
appelle  cérémonies.  Celte  invention  a  réussi 
selon  le  dessein  de  ceux  qui  l'ont  trouvée. 

Mais  ces  cérémonies  ont  incontinent 
changé  de  nature  dans  l'esprit  du  peuple; 
car,  au  lieu  qu'on  ne  doit  au  magistrat  qu'un 
respect  purement  extérieur  ,  et  une  recon- 
naissance qu'il  est  magistrat,  c'est-à-dire 
charge  de  faire  exécuter  les  lois,  ce  qui  peut 
subsister  avec  l'idée  qu'il  est  un  méchant , 
un  malheureux,  un  homme  digne  de  mé- 
pris, le  peuple  et  tous  les  esprits  charnels, 
mesurant  tout  par  leur  orgueil ,  trouvent 
que  c'est  une  grande  chose  et   un   grand 


PENSÉES    MORALES.  89 

bonheur,  que  de  donner  ainsi  des  ordres, 
d'être  obéi ,  et  de  recevoir  des  honneurs 
extérieurs  :  ainsi,  il  commence  à  considérer 
les  magistrats  comme  grands ,  élevés ,  heu- 
reux; et  ces  magistrats,  connaissant  les  ju- 
gemens  qu'on  porte  d'eux ,  commencent 
aussi  à  s'en  estimer  davantage,  et  à  se 
plaire  dans  leur  condition. 

SUR  LE  BONHEUR. 

Le  bonheur  ne  nous  est  guère  sensible  en 
cette  vie  que  par  la  délivrance  du  mal.  Nous 
n'avons  pas  de  biens  réels  et  positifs.  Heu- 
reux celui  qui  voit  le  jour,  dit  un  aveugle; 
mais  un  homme  qui  voit  clair  ne  le  dit  plus. 
Heureux  celui  qui  est  sain ,  disent  les  ma- 
lades; mais  quand  ils  sont  sains  ils  ne  sen- 
tent plus  le  bonheur  de  la  santé. 

SUR  LE  STYLE  DE   L'ÉCRITURE    SAINTE. 

Il  y  a  dans  l'écriture  un  caractère  inimi- 
table à  tous  les  hommes  ;  nul  de  ceux  qui 
:'oiit  point  voulu   paraître  plus   que   des 


90  PENSÉES    MORALES. 

hommes  ne  s'est  avisé  de  se  servir  de  ce 
langage  ;  et  ceux  qui  ont  voulu  l'imiter , 
comme  Mahomet ,  en  sont  plus  éloignés  que 
les  singes  ne  le  sont  des  hommes. 


SUR  L  ELOQUENCE. 

L'éloquence  ne  doit  pas  seulement  causer 
un  sentiment  de  plaisir ,  mais  elle  doit  lais- 
ser le  dard  dans  le  cœur. 

C'est  un  mauvais  discours  que  celui  dont 
on  ne  retient  rien. 


SUR  LA   BIZARRERIE. 

Il  est  dangereux  de  s'acquérir  la  réputa- 
tion de  bizarre ,  parce  qu'il  n'y  a  rien  qui 
détruise  tant  la  confiance  qu'on  pourrait 
avoir  en  nous ,  et  qui  nous  fasse  plus  re- 
garder comme  des  gens  avec  qui  il  n'y  a 
aucune  mesure  à  prendre  :  la  raison  en  est 
que  le  fondement  de  la  confiance  qu'on  ;i 
en  certaines  gens  ,  et  qui  les  l'ait  regarder 
comme  sûrs,  c'est  qu'on  les  croit  incapables 
de  s'écarter  de  l'honnêteté  et  de  la  raison 


PENSEES     MORALES.  f)I 

Or,  comme  la  bizarrerie  consiste  à  s'écarter 
sans-  raison  des  règles  communes  ,  et  à  se 
conduire  par  des  caprices  déraisonnables  , 
elle  donne  une  juste  défiance  de  ceux  en 
qui  on  reconnaît  ces  sortes  de  procédés, 
parce  qu'on  ne  saurait  plus  sur  quoi  se 
fonder. 

La  bizarrerie  est  une  éclipse  de  raison , 
sans  aucune  cause  certaine  et  réglée.  Ainsi, 
comme  on  ne  sait  quand  elle  doit  arriver, 
on  la  craint  toujours. 

DU   CHAGRIN  ET  DU   DIVERTISSEMENT. 

C'est  un  sentiment  dangereux  que  de  dire 
qu'il  faut  mesurer  ses  divertisscmens  par  1< 
besoin  que  l'on  a  d'éviter  le  chagrin,  qu'ainsi 
chacun  doit  avoir  pour  principe  de  n'être 
pas  chagrin  ,  et  que  l'on  doit  prendre  au- 
tant de  divertissement  qu'il  est  nécessaire 
pour  cela.  Car  cette  règle  est  très-capable 
de  tromper  ceux  qui  s'y  voudront  arrêter: 
•chacun  s'imaginera  qu'il  sera  chagrin  et  qu'il 
i  besoin  de  divertissement. 

Si  une  femme  ne  joue,  elle  se  trouvera 


92  PENSÉES    MORALES. 

chagrine  ,  et  pour  éviter  le  chagrin  elle 
jouera.  Si  l'autre  demeure  à  la  maison,  elle 
sera  chagrine  ;  il  faut  donc  qu'elle  passe  sa 
vie  en  visites,  en  en-tre  tiens,  et  qu'elle  soit 
comme  cette  femme  dont  parle  l'Écriture, 
qui  ne  pouvait  demeurer  en  sa  maison.  En- 
fin il  n'y  aura  point  de  divertissement  que 
l'on  ne  se  permette  par  cette  règle ,  parce 
que  la  privation  de  ce  divertissement  ren- 
dra chagrin  ,  et  que  le  chagrin  le  rendra 
permis. 

On  doit  avoir  une  règle  presque  toute 
contraire ,  qui  est  de  ne  se  relâcher  en  rien 
par  la  crainte  du  chagrin ,  et  de  souffrir  le 
chagrin  comme  un  autre  mal  ;  parce  moyen, 
la  plupart  de  nos  chagrins  passeront,  et 
l'accoutumance  les  dissipera. 

SUR   LA  CONDUITE  DES  HOMMES. 

Il  y  a  deux  grands  ressorts  de  la  conduite 
des  hommes,  la  fantaisie  et  la  raison.  J'ap- 
pelle raison  une  connaissance  véritable  des 
choses  telles  qu'elles  sont,  qui  fait  que  nous 
en  jugeons  sainement,  et  que  nous  les  aimons 


PENSÉES    MORALES.  9^ 

et  les  haïssons  selon  qu'elles  méritent  ;  et 
j'appelle  fantaisie  une  impression  fausse 
que  nous  nous  formons  des  choses ,  en  les 
concevant  autres  qu'elles  ne  sont ,  ou  plus 
grandes  ou  plus  petites  ,  plus  plaisantes  ou 
plus  fâcheuses  qu'elles  ne  sont  effective- 
ment ,  ce  qui  nous  engage  en  plusieurs  ju- 
gemens  faux  et  produit  des  passions  dérai- 
sonnables. 


L  AMITIE. 


Un  des  défauts  des  hommes  est  de  ne  sa- 
voir pas  aimer  les  hommes  tels  qu'ils  sont, 
et  de  fonder  l'amour  qu'on  leur  porte  sur 
une  fausse  espérance  de  trouver  en  eux  ce 
qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  hommes,  qui 
est  une  exemption  de  tout  défaut  :  de  là  vient 
qu'on  se  rebute  des  moindres  défauts  qu'on 
découvre  en  eux  ,  et  que  l'on  conclut  qu'ils 
n'ont  rien  d'aimable,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  aimables  en  tout. 

Ce  n'est  point  sur  les  simples  préventions 
de  l'esprit  qu'il  faul  juger  des  gens,  puisque 
tout  le  monde  y  est  sujet ,  mais  sur  la  ma- 


g4  PENSEES   MORALES. 

nière  dont  on  y  agit.  On  ne  saurait  presque 
éviter  de  se  prévenir ,  mais  on  peut  agir 
très-diversement ,  lorsqu'on  est  prévenu.  Il 
y  en  a  qui  ont  des  préventions  aigres  ,  fa- 
rouches ,  impétueuses  ,  sans  règle  ,  sans 
mesure,  qui  leur  font  oublier  en  un  moment 
tous  les  devoirs  de  l'honnêteté  et  de  l'ami- 
tié à  l'égard  de  ceux  qui  ont  le  malheur  d'en 
être  l'objet.  Il  y  en  a ,  au  contraire  ,  dont 
les  préventions  sont  civiles  et  obligeantes , 
et  qui,  demeurant  dans  leurs  tètes  telles 
qu'elles  sont,  les  laissent  agir  à  l'égard  de 
leurs  amis  avec  la  même  bonté  qu'ils  avaient 
accoutumé  d'avoir  pour  eux  :  parce  qu'ils 
ont  devant  les  yeux  ce  principe  d'équité  , 
qui  est  d'une  extrême  conséquence  dans  la 
vie:  que,  si  l'on  rompt  avec  ses  amis  à  cause 
des  diversités  de  sentiment  qui  arrivent  sur 
des  points  de  conduite,  il  n'y  aura  plus 
d'union  et  d'amitié  parmi  les  chrétiens  qui 
puisse  avoir  quelque  fermeté  et  quelque 
stabilité.  Chacun  voudra  assujettir  les  au- 
tres à  ses  sentimens  ;  ce  ne  seront  que  con- 
testations et  divisions  continuelles. 


PENSÉES     MORALES.  95 

Ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  amitié 
et  affection  n'est  le  plus  ordinairement 
que  de  beaux  noms  dont  on  couvre  l'a- 
mour-propre,  et  la  véritable  charité  v  a  si 
peu  de  part,  que  l'on  pourrait  presque  dire 
que  nous  n'aimons  dans  les  autres  que 
nous-mêmes. 

Si  cela  n'était,  pourquoi  serions-nous  si 
peu  touchés  de  ce  que  nous  voyons  de  bien 
dans  les  autres,  quand  nous  n'y  apercevons 
aucun  regard  vers  nous  ?  Et  pourquoi  se- 
rions-nous au  contraire  si  insensibles  à  ce 
que  nous  y  voyons  de  mal ,  quand  ils  ont 
de  la  complaisance  pour  nous?  L'idée  d'être 
aimé  couvre  en  quelque  sorte  à  notre  égard 
tous  les  défauts  du  prochain  ;  et  l'idée  de 
ne  l'être  pas  anéantit  toutes  ses  vertus  et 
grossit  tous  ses  défauts.  On  supporte  tout 
de  ceux  qui  nous  aiment,  et  tout  nous  est 
insupportable  de  la  part  de  ceux  dont  nous 
croyons  n'être  pas  aimés. 

Qu'une  personne  soit  éclairée,  vigilante, 
laborieuse ,  appliquée  à  toutes  sortes  de 
bonnes  œuvres;  s'il  arrive  par  quelque  ren- 
contre qu'elle  soit  un  peu  prévenue  contre 


g6  PENSÉES    MORALES. 

nous,  nous  ne  regardons  toutes  ses  vertus» 
qu'avec  dégoût  ;  les  louanges  qu'on  lui 
donne  nous  incommodent,  et  nous  lui  pré- 
férons, au  moins  en  affection  et  en  ten- 
dresse, des  personnes  imparfaites  qui  nous 
témoigneront  plus  d'affection.  Nous  serons 
fermes  à  l'égard  de  l'une  ,  et  ouverts  à  Re- 
gard de  l'autre,  parce  que  ce  pauvre  cœur 
ne  s'ouvre  et  ne  se  ferme  que  par  l'amour- 
propre.  Nous  ne  savons  pas  même  nous 
aimer  raisonnablement ,  ni  régler  notre  af- 
fection par  nos  véritables  intérêts.  Et  j'ai 
fait  quelquefois  réflexion  que  des  offices 
trés-réels  et  très-solides  étaient  souvent  ef- 
facés par  de  fades  complaisances  ,  et  que  de 
deux  personnes  dont  l'une  rendrait  des  ser- 
vices très-utiles ,  mais  avec  quelque  cha- 
grin, l'autre  témoignerait  seulement  de  la 
complaisance,  sans  être  utile  à  rien;  l'on 
préférait  d'ordinaire  la  complaisante  à 
l'autre ,  au  moins  par  la  pente  du  cœur  et 
par  l'inclination  qui  ne  manquait  pas  en- 
suite de  se  faire  paraître,  lorsqu'on  était 
en  état  de  se  passer  des  services  de  celui 
dont  l'humeur  était  un  peu  plus  chagrine. 


PENSEES    MORALES.  O/J 

Le  plus  sûr ,  pour  conserver  ses  amis  , 
est  de  les  laisser  agir  comme  ils  l'entendent, 
d'avoir  de  la  reconnaissance  quand  ils  agis- 
sent bien  ,  et  de  n'en  rien  témoigner  quand 
ils  agissent  autrement.  On  ne  doit  rien  exi- 
ger de  ce  qui  dépend  de  la  bonne  volonté, 
et  à  quoi  on  n'est  pas  obligé  par  un  devoir 
de  justice.  Chacun  à  ses  vues,  ses  princi- 
pes, ses  défauts,  et  il  faut  peu  s'occuper  de 
ceux  d'autrui  ,  ayant  tant  de  matière  de 
s'occuper  en  soi-même. 

Il  en  est  des  amis  comme  des  habits.  Il 
y  en  a  qui  ne  sont  bons  que  pour  l'été  , 
d'autres  pour  l'hiver,  d'autres  pour  le  prin- 
temps et  pour  l'automne.  Mais  comme  on 
ne  jette  pas  les  habits  d'été ,  dès-lors  que 
leur  saison  est  passée,  et  qu'on  les  réserve 
pour  une  autre  année,  ii  faut  de  même 
épargner  ses  amis,  quoiqu'ils  ne  soient  pas 
bons  en  certains  temps,  et  les  réserver  pour 
ceux  où  ils  peuvent  être  d'usage.  Il  y  en  a 
qui  ne  sont  bons  que  pour  le  mois  de  juil- 
let, lorsqu'il  n'y  a  pas  de  froid  à  craindre, 
et  le  nombre  en  est  assez  grand. 


9^  PEXSÉES  MORALES. 

DE  L'ESPRIT   DE  CHARITE. 

Si  l'on  est  maltraité  par  des  gens  d'une 
humeur  difficile,  il  ne  faut  regarder  le 
sujet  de  notre  trouble  que  lorsque  la  cha- 
leur en  est  passée,  et  alors  il  se  faut  ré- 
duire ;tux  bornes  de  la  vérité.  Or  se  ré- 
duire à  ces  bornes,  c'est  en  retrancher 
tout  ce  qui  est  incertain,  n'étant  pas  juste 
d'attribuer  aux  autres  des  dispositions  in- 
certaines. 

Ce  retranchement  va  assez  loin  ;  car  il 
oblige  d'abord  à  ne  juger  jamais  du  fond 
de  l'esprit  qui  fait  agir  et  parler  les  au- 
tres, parce  que  nous  ne  le  connaissons  pas. 
Souvent  il  n'y  a  nulle  malice  dans  ces  em- 
portemens;  c'est  une  simple  faiblesse  d'une 
imagination  qui  se  prévient  aisément,  qui 
reçoit  de  vives  impressions  des  objets,  qui 
ne  les  examine  pas,  et  qui  les  suit  avec 
chaleur  dans  ses  discours.  Retranchons 
donc  d'abord  toutes  ces  idées  ooires  de 
malignité,  de  haine,  d'envie,  et  ne  donnons 
nolut  de  noms  si  odieux  à  des  effets  d'une 


PENSEES     MORALES,  99 

imagination  faible.  Demandons  à  nous- 
mêmes,  si  nous  ne  nous  prévenons  jamais 
contre  personne,  si  nous  ne  portons  jamais 
nos  jiïgemens  au-delà  de  levidence,  et 
apprenons  des  fautes  que  nous  avons  faites 
en  ce  genre  à  souffrir  patiemment  celles 
que  l'on  peut  faire  contre  nous. 

La  seconde  idée  qu'il  faut  retrancher, 
c'est  celle  qui  nous  fait  regarder  ces  dis- 
positions d'esprit  comme  fixes,  durables, 
perpétuelles.  Quand  elles  léseraient,  nous 
n'en  savons  rien  et  nous  ne  le  devons  pas 
juger;  mais  pour  l'ordinaire,  les  passions 
sont  sujettes  à  bien  des  vicissitudes.  La  vi- 
vacité de  l'imagination  qui  les  excite  con- 
tribue souvent  à  les  détruire.  Si  ces  per- 
sonnes sont  aujourd'hui  prévenues,peut-ètre 
ne  le  seront-elles  pas  demain.  Il  ne  faut 
que  laisser  passer  ces  tempêtes,  le  beau 
temps  ne  manquera  guère  à  revenir ,  pourvu 
qu'on  ne  se  tienne  pas  fier  et  serré,  et 
qu'on  ne  néglige  pas,  dans  les  occasions 
que  l'on  a,  de  les  éclaircir  avec  humilité  de 
ce  qui  aura  pu  leur  faire  de  la  peine. 


IOO  PENSEES    MORALES. 

DE  LA  DÉFIANCE  DE  SOI-MEME. 

Lors  même  que  nous  croyons  avoir  le 
plus  de  raison,  nous  devons  toujours  crain- 
dre de  nous  tromper  dans  ce  que  nous 
imaginons  voir  avec  le  plus  d'évidence.  Et 
ainsi  nous  devons  être  bien  aises  d'avoir 
lieu  de  rendre  compte  de  notre  conduite  à 
des  personnes  sages  et  éclairées.  Le  monde 
est  plein  de  gens  qui  se  trompent  de  bonne 
foi,  et  qui  ne  voient  point  en  eux  -  mêmes 
ce  que  les  autres  y  voient.  Et  cela  nous 
doit  suffire  pour  craindre  pour  nous,  ce 
que  nous  voyons  que  tant  de  gens  ne  crai- 
gnent pas  assez  pour  eux-mêmes,  et  pour 
avoir  de  la  défiance  des  choses  mêmes  dont 
nous  croyons  être  les  plus  assurés. 

DE    LA    CIVILITÉ     HUMAINE    COMPARÉE    A    LA 
CHARITÉ. 

Si  nous  étions  tels  que  nous  devrions 
être,  nous  trouverions  dans  tout  ce  qui 
11  rive  aux   autres   de  quoi  nous  instruire 


PENSÉES   MORALES.  IOI 

nous-mêmes;  nous  nous  revêtirions  de 
tous  les  sentimens  qu'ils  devraient  avoir; 
nous  nous  réjouirions  de  tous  leurs  biens, 
nous  serions  touchés  de  tous  leurs  maux, 
et  nous  profiterions  ainsi  des  uns  et  des 
autres.  La  civilité  humaine  a  établi  qu'on 
disLj  que  l'on  fait  tout  cela,  quoique,  pour 
l'ordinaire,  on  ne  dise  pas  trop  \rai;  mais 
aussi  cela  n'est-il  pas  absolument  faux. 
Quand  on  désire  sincèrement  de  le  faire , 
c'est  avoir  en  quelque  sorte  tous  ces  sen- 
timens, que  de  désirer  de  les  avoir;  parce 
que  c'est  avoir  la  charité  que  d'aimer  la 
charité.  Ces  devoirs  établis  par  la  coutume, 
nous  marquent  donc  en  même  temps  les 
sentimens  que  nous  devrions  avoir,  et 
nous  fournissent  des  occasions  de  les  ré- 
duire en  pratique. 

DE  L'INJUSTICE  DES  HOMMES  ENTRE  EUX. 

J'ai  été  frappé  de  la  misère  des  hommes, 
qui,  suivant  les  sombres  lumières  de  leurs 
raisonnemens,  se  partagent  en  différent 
sentimens,  qui  se  terminent  presque  tou- 

9* 


I05  PENSEES    MORAEES. 

jours  à  se  justifier  eux-mêmes  et  à  con- 
damner les  autres;  de  sorte  qu'on  peut 
presque  dire  de  tous  les  hommes  que  c'est 
une  société  de  gens  qui  s'entre-condam- 
nent.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  bons  qui 
éprouvent  ce  procédé  de  la  part  des  mé- 
dians qu'ils  sont  obliges  de  condamner;  ce 
ne  sont  pas  seulement  les  médians  qui  le 
pratiquent  à  l'égard  des  autres  bons  ou 
médians  ;  ce  sont  les  gens  de  bien  même  et 
ceux  qui  voudraient  bien  l'être  qui  l'éprou- 
vent tous  les  jours  de  la  part  de  ceux  à  qui 
ils  voudraient  être  le  plus  unis.  Ce  ne  sont 
que  des  unions  ouvertes  ou  cachées;  peu 
de  personnes  s'approuvent  sincèrement  les 
unes  les  autres.  L'on  garde  quelquefois 
certains  dehors  et  l'on  se  contraint  plus 
avec  certaines  personnes  qu'avec  d'autres; 
niais  parmi  ces  dehors,  Dieu  voit  souvent 
dans  le  cœnr  qu'on  se  condamne  très-durre- 
ment  les  uns  les  autres. 


PENSEES  MORALES. 


[03 


REGLES    POUR    S  ECLAIRER    L  ESPRIT    ET    LE 
COEUR   DANS  LES  DISPUTES. 

Les  règles  pour  conduire  sûrement  notre 
esprit,  sont  d'appliquer  de  bonne  foi  sa 
lumière  pour  connaître,  si  l'on  peut,  la  vé- 
rité dans  les  choses  que  l'on  est  obligé  de 
juger  par  soi-même,  et  dans  les  choses 
dont  on  doit  juger  par  autorité;  de  s'ap- 
pliquer de  bonne  foi  à  comparer  l'autorité 
des  personnes  qui  les  décident,  en  ne  pré- 
férant pas  sans  raison  les  unes  aux  autres  y 
et  ne  portant  pas  cette  déférence  au-delà 
de  la  raison. 

A  ne  s'attacher  au  sentiment  qu'on  pré- 
férera que  selon  la  mesure  de  son  évidence 
qui  n'étant  qu'humaine,  doit  être  toujours 
accompagnée  de  défiance ,  par  la  vue  des 
egaremens  de  ceux  que  nous  croyons  être 
dans  l'erreur.  Car,  quoique  nous  jugions 
qu'ils  se  trompent  selon  une  lumière  par- 
ticulière, nous  devons  craindre  de  nous 
tromper  nous-mêmes,  selon  une  lumière 
plus  générale,  c'est-à-dire  selon  la  connais- 


ï<>4  PEN'SÉES   MORALES. 

sance  que  nous  devons  avoir  de  la  faiblesse 
de  nos  lumières,  et  l'expérience  sensible 
que  nous  avons  tous  les  jours,  que  l'on  se 
trompe  très -souvent  dans  les  choses  que 
l'on  croit  le  plus  évidentes. 

La  règle  pour  conduire  le  cœur  est  de 
chercher  toutes  les  excuses  raisonnables 
pour  couvrir  les  défauts  et  les  erreurs  que 
nous  sommes  obligés  d'attribuer  au  pro- 
chain, en  n'attribuant  jamais  à  un  certain 
principe  ce  qui  peut  naître  d'un  autre;  en 
regardant  leurs  actions  du  meilleur  biais 
qu'il  est  possible,  en  bornant  sa  lumière  à 
ce  que  l'on  voit,  sans  se  donner  la  liberté 
de  deviner  au-delà.  C'est  de  désirer  inté- 
rieurement que  le  prochain  n'ait  point  la 
faute  ou  le  défaut  que  nous  sommes  obligés 
de  lui  imputer.  Ce  qui  paraîtra,  si  nous 
sommes  bien  aises  qu'il  s'en  justifie,  si  nous 
l'écoutons  avec  inclination  et  sans  désespé- 
rer que  la  justice  puisse  être  de  son  côté. 

Qui  aurait  soin  de  demeurer  ferme  dans 
ces  règles  ne  commettrait  guère  de  fautes 
dans  les  partages  d'opinions  si  ordinaires 
parmi  les  hommes. 


PENSEES    MORALES.  IQJ 

S!  R    LES    CONTESTATIONS. 

On  peut  remarquer  presque  dans  tous 
les  différens,  les  contestations  et  les  que 
relies  qui  arrivent  parmi  les  hommes,  que 
lorsqu'on  s'est  emporté  de  part  et  d'autre 
en  des  paroles  de  chaleur  et  de  passion , 
chacun  s'occupe  ensuite  à  se  justifier  soi- 
même,  à  chercher  des  raisons  pour  mon- 
trer qu'il  a  eu  raison  de  parler  comme  il  a 
fait,  et  a  trouver  au  contraire  que  ceux  avec 
qui  il  a  eu  ce  différent  avaient  grand  tort; 
la  cause  en  est  évidente,  quoique  peu  de 
personnes  s'en  aperçoivent,  c'est  que  les 
ressorts  qui  font  agir  notre  esprit  et  qui 
l'appliquent  aux  objets  sont  l'orgueil  et 
l'amour-propre,  et  non  pas  la  raison,  la 
vérité  et  nos  intérêts  réels. 

DU  LANGAGE    D\NS   LA   CONVERSATION. 

Il   est  bon  de  parler  toujours  sérieuse 
ment;  car  quand  on  ne  se  sert  que   dex- 
pr<    -ions  simples  et  naturelles,  et  qu'elles 


106  PENSÉES    MORALES. 

sont  prises  en  quelque  mauvais  sens ,  c'est 
en  quelque  sorte  la  faute  de  ceux  qui  les  y 
prennent,  parce  que  l'on  a  droit  de  suppo- 
ser en  ceux  à  qui  1  on  parle  l'intelligence 
des  mots  ordinaires.  Mais  quand  on  s'en 
sert  dans  un  sens  extraordinaire,  et  qui 
tient  de  la  raillerie,  c'est  la  faute  de  ceux 
qui  s'en  servent,  s'ils  ne  sont  pas  entendus. 


SUR   CICERON. 


Il  y  a  des  livres  à  lire  et  d'autres  à  ap- 
prendre par  mémoire.  On  choisit  d'ordi- 
naire Cieéron  dans  les  collèges,  pour  le 
faire  apprendre  par  cœur  aux  enfans ,  et 
on  le  lit  peu;  cependant  il  semble  que  l'on 
devrait  faire  tout  le  contraire.  Car  il  n'y  a 
pas  tant  de  choses  vivement  éclatantes  dans 
cet  auteur  qui  méritent  d'être  retenues 
en  particulier,  et  il  y  a  au  contraire,  une 
infinité  de  choses  étendues  et  fort  bien 
écrites  qui  méritent  d'être  lues;  les  ou- 
vrages mêmes  qu'on  leur  fait  apprendre 
qui  sont  ses  Oraisons,  à  l'exception  de 
trois  ou  quatre,  sont   les  moins  considé- 


PENSEES     MORALES.  IO7 

rables  de  tous  ;  et  ses  livres  philosophiques , 
comme  les  Tusculanes,  les  livres  de  la 
Nature  des  Dieux,  de  la  Divination,  des 
Offices ,  de  la  Fin  de  l'Homme,  de  Y J ini- 
tié, de  la  Vieillesse  et  même  ses  Lettres, 
sont  infiniment  plus  utiles  et  plus  propres 
à  former  le  styie  et  l'esprit  des  ènfans.  Les 
livres  de  Y  Orateur  sont  aussi  fort  beaux, 
mais  le  style  en  est  un  peu  long  et  par 
conséquent  moins  propre  à  être  imité, 
étant  difficile  de  se  soutenir  en  écrivant  en 
latin  d'un  style  long  et  périodique. 

SUR    LES   ESSAIS  DE   MONTAIGNE. 

Montaigne  est  un  homme  qui,  après 
avoir  promené  son  esprit  par  toutes  les 
choses  du  monde,  pour  juger  ce  qu'il  y  a 
en  elles  de  bien  et  de  mal,  a  eu  assez  de  lu- 
mières pour  en  reconnaître  la  sottise  et  la 
vanité. 

Il  a  très-bien  découvert  le  néant  de  la 
grandeur  et  l'inutilité  des  sciences;  niais 
comme  il  ne  connaissait  guère  d'autre  vie 
que  celle-ci,   il  a  conclu   qu'il   n'y    avait 


jort  Censées  morales. 

donc  rien  à  faire  qu'à  tacher  de  passer  agréa  ■ 

blement  le  petit  espace  qui  nous  en  est  donné. 

SUR  LES  PENSÉES  DE  PASCAL. 

Il  vient  de  paraître  un  livre  qui  est 
peut-être  un  des  pins  utiles  que  l'on  puisse 
mettre  entre  les  mains  des  princes;  c'est  le 
recueil  des  Pensées  de  31.  Pascal.  Outre 
l'avantage  qu'on  en  peut  tirer  pour  les  af- 
fermir dans  la  véritable  religion,  il  y  a  de 
plus  un  air  si  grand,  si  élevé  et  en  même 
temps  si  simple,  si  éloigné  d'affectation 
dans  tout  ce  qu'il  écrit,  que  rien  n'est  plus 
capable  de  leur  donner  le  goût  et  l'idée 
d'une  manière  noble  et  naturelle  d'écrire 
et  de  parler. 

Je  ne  dirai  pas  que  fout  soit  également 
bon.  Qu'on  me  permette  donc  d'exprimer 
ma  pensée.  J'y  trouve  un  grand  nombre 
de  pierres  assez  bien  taillées  et  capables 
d'orner  un  grand  bâtiment;  mais  le  reste 
ne  m'a  paru  que  des  matériaux  confus, 
sans  que  je  visse  l'usage  que  M.  Pascal  en 
voulait  faire-. 


PENSEES   MORALES.  IOO, 

Il  v  a  même  quelques  sentimens  qui  ne 
me  paraissent  point  tout  à  fait  exacts,  et 
qui  ressemblent  à  des  pensées  hasardées, 
que  l'on  écrit  seulement  pour  les  examiner 
avec  plus  de  soin. 

Ses  réflexions  sur  les  Principes  naturels 
me  paraissent  trop  générales.  Nous  nous 
aimons  naturellement,  c'est-à-dire  notre 
corps,  notre  âme,  notre  être;  nous  aimons 
tout  ce  qui  est  naturellement  joint  à  ces 
premiers  objets  de  notre  amour,  comme  le 
plaisir,  la  vie,  l'estime,  la  grandeur;  nous 
haïssons  tout  ce  qui  y  est  contraire,  comme 
la  douleur,  la  mort,  l'infamie  :  la  bizarrerie 
des  coutumes  n'a  lieu  que  dans  les  choses 
qui  ne  sont  pas  naturellement  liées  avec  ce.-» 
premiers  objets  de  nos  affections. 

M.  Pascal  suppose  que  l'ennui  vient  de 
ce  que  l'on  se  voit,  de  ce  que  l'on  pense  à 
soi,  et  que  le  divertissement  consiste  en  ce 
qui  nous  ôte  cette  pensée;  cela  est  peut-être 
plus  subtil  que  solide. 

Mille  personnes  s'ennuient  sans  penser  à 
eux;  ils  s'ennuient,  non  de  ce  qu'ils  pen- 
sant, mais  de  ce  qu'ils  ne  pensent  pas  assez* 


10 


1IO  PEKSKtS     MORALES. 

Le  plaisir  de  l'âme  consiste  à  penser,  et 
à  penser  vivement  et  agréablement;  elle 
s'ennuie  sitôt  qu'elle  n'a  plus  que  des  pen- 
sées languissantes,  ce  qui  lui  arrive  dans  la 
solitude,  parce  qu'elle  n'y  est  pas  si  forte- 
ment remuée  :  c'est  pourquoi  ceux  qui  sont 
bien  occupés  d'eux-mêmes  peuvent  s'at- 
trister ,  mais  ne  s'ennuient  pas. 

La  tristesse  et  l'ennui  sont  des  mouve- 
mens  différens;  l'ennui  cherche  le  divertis- 
sement, la  tristesse  le  fuit  :  l'ennui  vient  de 
la  privation  du  plaisir  et  de  la  langueur  de 
l'âme  qui  ne  pense  pas  assez;  la  tristesse 
vient  des  pensées  vives,  mais  affligeantes. 
M.  Pascal  confond  tout  cela;  je  pourrais 
faire  encore  plusieurs  objections  sur  ces 
pensées,  qui  me  semblent  quelquefois  un 
peu  trop  dogmatiques,  et  qui  incommo- 
dent ainsi  mon  amour-propre,  qui  n'aime 
pas  à  être  régenté  si  fièrement. 


PE5SEES     MORAIE»,  ]Ii 

i>u  discours  sua  l'histoire  UNIVERSELLE, 

PAR    ROSSUET. 

Il  y  a  dans  ce  livre  tant  d'esprit,  de  so- 
lidité, d'élévation,  de  grandeur,  de  génie, 
de  lumière  sur  le  fond  de  la  religion,  qu'il 
serait  honteux  de  ne  l'avoir  pas  lu  et  relu 
plusieurs  fois.  Je  ne  sais  même  pas  s'il  n'y 
aurait  pas  de  l'injustice  en  cela.  Car  c'est 
un  devoir  que   les  personnes  judicieuses 
doivent  aux  ouvrages  solides  et  judicieux 
comme  celui-là ,  de  les  distinguer ,  par  une 
application    et  une   approbation   particu- 
lières ,  de  la  foule  de  ces  écrits  qui  ne  sont 
propres   qu'à   contenter    l'imagination,  et 
non  la  raison.  Il  est  peu  de  livres  où  un 
esprit  bien  fait  puisse  trouver  plus  de  lu- 
mières. 

Quel  livre  peut  plus  contribuer  à  bohs 
inspirer  une  liante  idée  de  la  Divinité,  que 
cet  excellent  ouvrage,  qui  fait  voir  d'une 
manière  si  noble  et  si  profonde  que,  depuis 
la  chute  de  l'homme ,  tout  n'existe  que  pour 
Jesus-Christ  et  par  Jésus-Cln^t  ;  que  tout 


il  A  PENSEES    MORALE?. 

tend  à  lui  comme  à  la  fin  de  toute  conduite 
de  Dieu  sur  les  hommes;  que  tout  sert  à 
relever  sa  gloire  et  sa  grandeur;  que  tous 
les  siècles  qui  l'ont  précédé  n'ont  servi  qu'à 
préparer  sa  venue,  à  marquer  les  besoins 
que  les  hommes  ont  de  lui,  à  prouver  la 
religion  qu'il  devait  établir  ;  que  tous  ceux 
qui  l'ont  suivi  ne  servent  qu'à  relever  sa 
miséricorde  et  sa  puissance;  qu'il  n'y  aura 
que  la  seule  grandeur  de  Jésus- Christ  tout 
entier,  c'est-à-dire  du  chef  et  des  membres , 
qui  subsistera  éternellement ,  et  que  tout  le 
reste  sera  détruit  et  abîmé  dans  l'extrémité 
de  la  misère  et  de  la  bassesse? 

Tout  ce  que  l'on  peut  accorder  aux  va- 
peurs,  langueurs  et  autres  prétextes  dont 
1rs  dames  ne  manquent  jamais  quand  elles 
\mlent  s'exempter  de  quelque  lecture  qui 
demande  une  application  sérieuse  ,  est  de 
passer  légèrement  sur  la  première  et  troi- 
sième partie  de  cet  ouvrage,  dont  l'une  con- 
tient un  abrégé  rapide  de  l'histoire  de  5ooo 
ans  ,  très-noblement  écrit,  et  l'autre  des 
réflexions  judicieuses  sur  rarcroissement  et 
l.i  décadence  des  grands  empires.  Mais  la 


PENSÉES    MORALES.  Il3 

seconde  partie,  qui  est  la  principale,  mérite 
sans  doute  que  celles  qui  sont  capables  d'en 
profiter  fassent  céder  le  divertissement  à 
l'utilité,  et  qu'elles  s'accoutument  à  cher- 
cher leur  divertissement  dans  la  vue  de  ces 
grands  objets  qui  fournissent  à  l'âme  une 
nourriture  forte  et  solide. 


DE    L  OPINIATRETE. 


Il  y  en  a  qui  traitent  d'opiniâtres  tous 
ceux  qui  ne  sont  pas  de  leur  sentiment ,  et 
qui ,  se  mettant  en  possession  de  la  vérité , 
ne  croient  pas  qu'on  leur  puisse  rien  con- 
tester sans  opiniâtreté.  Mais  cette  idée  est 
très-fausse.  Il  n'y  a  point  proprement  d'o- 
piniâtreté à  n'être  pas  du  sentiment  d'un 
autre.  Si  l'on  a  raison  de  n'en  être  pas,  on 
est  louable  de  ne  s'y  pas  rendre  ;  et  si  l'on 
se  trompe,  c'est  une  erreur  de  l'esprit.  Mais 
c'est  toujours  un  effet  de  sincérité  que  d'a- 
vouer de  bonne  foi  que  l'on  n'est  pas  per- 
suadé de  ce  sentiment.  Qu'est-ce  donc  que 
d'être  opiniâtre?  C'est  d'être  attaché  à  son 
sentiment  vrai  ou  faux:  en  sorte  qu'on  ac 


Il4  PENSEES    MORALES. 

s'imagine  pas  pouvoir  avoir  tort,  et  que 
l'on  ne  daigne  pas  examiner  les  raisons  de 
ceux  qui  sont  persuadés  que  nous  nous 
trompons  ;  c'est  se  blesser  d'être  contredit 
et  s'imaginer  qu'en  combattant  notre  opi- 
nion on  combat  la  raison  même. 

DE  LA   LOUANGE   ET   DU   BLAME. 

La  louange  et  le  blâme  sont  des  actions 
difficiles,  qui  ont  besoin  de  beaucoup  d'é- 
gards et  de  précautions.  Souvent  les  louan- 
ges ne  sont  qu'un  commerce  de  vanité.  On 
loue  ceux  qui  nous  louent,  ou  de  qui  l'on 
espère  être  loué,  et  l'on  se  regarde  presque 
toujours  soi-même  dans  les  louanges  que 
l'on  donne  aux  autres.  On  veut  paraître 
équitable,  éviter  le  soupçon  de  jalousie, 
plaire  à  ceux  qui  estiment  ceux  que  l'on 
loue. 

DE   L'iNCOXSTANCE  HUMAINE. 

Ce  sont  les  divers  intérêts  des  hommes 
qui  sont  les  causes  ordinaires  de  leur  in- 
constance;  car,  comme  ces  intérêts  chau- 


PENSE KS   .MORALES. 


geDt ,  ceux  qui  ont  pour  but  de  plaire  aux. 
hommes  sont  obligés  de  changer  avec  eux. 


DE   LA   MODERATION. 

La  modération  chrétienne  renferme  la 
douceur,  puisqu'elle  retranche  toute  rigueur 
de  nos  paroles,  de  nos  actions  et  de  notre 
cœur.Il  y  a  toujours  de  l'excès  dans  l'aigreur, 
parce  que  nous  n'en  devons  point  avoir;  et 
cette  même  modération  est  une  vraie  mo- 
destie ,  parce  qu'elle  bannit  de  nos  actions 
et  de  nos  paroles  l'orgueil,  la  vanité,  la 
hardiesse,  l'effronterie,  qu'elle  calme  nos 
passions,  et  qu'elle  ne  permet  pas  qu'elles 
se  produisent. 

de  l'humilité. 

L'humilité  doit  être  toujours  le  fonde- 
ment de  toute  vertu  chrétienne ,  de  tout 
emploi,  de  tout  ministère.  Qui  y  entre  et 
qui  est  obligé  de  se  montrer  aux  hommes 
sans  s'y  être  bien  établi,  sans  s'être  bien 
dit  à  soi-même  ce  qu'il  n'est  pas,  non  snm, 
est  bien  en  danger,  en  se  faisant  voir  et  en 


llG  PENSEE>    MORALES. 

montrant  par  ses  paroles,  par  ses  actions, 

qu'il  est  quelque  chose,  qu'il  est  savant, 
éloquent,  éclairé,  qu'il  a  des  talens  de 
conduite  et  de  prudence;  il  est  bien  en 
danger,  dis-je,  de  faire  naufrage  contre 
deux  écueils,  très-dangereux,  qui  sont  la 
faveur  et  la  disgrâce  des  hommes.  Car  il 
arrive  d'ordinaire  de  deux  choses  l'une,  ou 
que  le  monde,  favorisant  ceux  qui  se  mon- 
trent à  lui,  les  élève  et  les  porte  aux  di- 
gnités éclatantes  et  à  des  engagemens  dont 
ils  ne  sont  pas  capables  par  le  défaut  des 
vertus  intérieures,  ou  que  se  bandant  contre 
eux  ou  faisant  ses  efforts  pour  les  oppri- 
mer,  il  leur  suscite  des  traverses  et  des 
persécutions  qui  surpassent  leurs  forces, 
et  dans  lesquelles  ils  s'affaiblissent,  ils 
succombent,  ils  abandonnent  la  justice  et 
la  vérité  pour  se  conserver  la  sûreté  et  le 
repos  de  cette  vie 

DES  VISITES. 

1  es  visites,  quand  elles  sont  faites  comme 
|]  faul,  SOIll  des  devoirs  de  la  vie  phi  étteuu< 


PENSÉES    MORALES.  1*7 

et  des  actions  de  charité.  Ce  sont  des  liens 
nécessaires  de  la  société  civile,  des  moyens 
d'augmenter  et  d'entretenir  l'union  des 
cœurs,  et  enfin  des  occasions  propres  ou  à 
édifier  le  prochain,  ou  à  en  recevoir  de 
l'édification.  Peu  de  gens  sont  assez  spiri- 
tuels pour  se  passer  de  ces  secours.  Il  faut 
quelque  nourriture ,  aussi  bien  à  leur  cha- 
rité envers  les  hommes,  qu'à  leur  piété  en- 
vers Dipu  :  et  comme  leur  amour  pour  Dieu 
s'évanouirait  bientôt  s'ils  n'avaient  aucun 
commerce  avec  lui  par  le  moyen  de  la 
prière  et  des  bonnes  œuvres  qu'ils  font  dans 
la  vue  de  lui  plaire;  de  même  leur  amitié 
envers  les  hommes  se  refroidirait  bientôt 
si  elle  n'était  entretenue  par  des  témoigna- 
ges réciproques  de  charité. 

PE  LA    CUPIDITÉ. 

Les  hôtelleries  sont  une  assez  vive  image 
du  règne  de  la  cupidité  et  de  l'amour-pro- 
pre.  Car  d'ordinaire  chacun  n'y  songe  qu'à 
soi  et  ne  s'y  met  guère  en  peine  des  autres. 
Des  cens  s'v  rassemblent  de  divers  lieux 


Il8  PENSEES    MORALES. 

pour  divers  desseins,  et  occupés  de  diffé- 
rentes affaires;  et  ils  croient  n'avoir  rien  à 
faire  qu'à  songer  à  eux,  et  à  s'y  accommoder 
le  mieux  qu'ils  peuvent,  pendant  qu'ils  sont 
obligés  d'y  faire  séjour,  sans  se  mettre  en 
peine  de  ceux  qui  y  logent  avec  eux.  Or, 
c'est  là  presque  la  disposition  générale  de 
tout  le  monde.  Car  combien  y  trouve-t-on 
peu  de  gens  qui  s'intéressent  sincèrement 
pour  les  autres,  et  qui  aient  eu  un  désir 
effectif  de  les  servir?  Cependant  il  ne  laisse 
pas  de  se  former  des  villes,  des  républi- 
ques et  des  royaumes  de  gens  ainsi  disposés, 
qui  n'ont  point  d'autre  lien  entre  eux  que 
leur  cupidité  et  leur  intérêt.  Ainsi  le  monde 
entier  n'est  réellement  qu'une  grande  hô- 
tellerie, où  chacun  ne  songe  en  effet  qu'à 
soi. 

Il  n'y  a  rien  dont  on  tire  de  plus  grands 
services  que  de  la  cupidité  même  des  hom- 
mes. Mais  afin  qu'elle  soit  disposée  à  les 
rendre,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose 
qui  la  retienne.  Car  si  on  la  laisse  à  elle- 
même,  elle  n'a  ni  bornes,   ni  mesures.  Au 


PRWSEES   MORALES.  II9 

lieu  de  servir  à  la  société  humaine,  elle  la 
détruit.  Il  n'y  a  point  d'excès  dont  elle  ne 
soit  capable  lorsqu'elle  n'a  point  de  lien, 
son  inclination  et  sa  pente  allant  droit  au 
vol,  aux  meurtres,  aux  injustices  et  aux 
plus  grands  déréglemens. 

Qui  n'admirerait  un  homme  qui  aurait 
trouvé  l'art  d'apprivoiser  les  lions,  les  ours, 
les  tigres  et  les  autres  bétes  farouches ,  et 
de  les  faire  servir  aux  usages  de  la  vie  ?  Or, 
c'est  ce  que  fait  l'ordre  des  états.  Car  les 
hommes  pleins  de  cupidité  sont  pires  que 
des  tigres,  des  ours  et  des  lions.  Chacun 
(Youx  voudrait  dévorer  les  autres  :  ce- 
pendant, par  le  moyen  des  lois  et  des  po- 
lices, on  apprivoise  tellement  ces  bétes 
féroces,  que  l'on  en  tire  tous  les  services 
humains  que  l'on  pourrait  tirer  de  la  plus 
pure  charité. 

DES  PLAISIRS   TERRESTRES. 

Toutes  les  joies  du  monde  sont  fondées 
sur  l'illusion  ei/la  fausseté. 

La  .joie  de  la  jouissance  et  de  la  pos- 


ISO  PENSEES    MORALES, 

session  des  biens  créés  est  toujours  ac- 
compagnée non  seulement  de  la  crainte 
de  les  perdre,  mais  de  la  certitude  d'en 
être  éternellement  privé.  C'en  est  une  con- 
dition inséparable;  et  par  conséquent,  elle 
contient  beaucoup  plus  de  mal  que  de 
bien ,  et  elle  ne  nous  peut  satisfaire  que 
parce  qu'il  nous  plaît  de  nous  cacher  le 
mal  qu'il  enferme.  On  peut  de  même  être 
assuré  que,  quel  que  soit  ce  bien  dont 
nous  jouissons  ou  dont  nous  espérons  de 
jouir,  en  peu  de  temps  on  y  deviendra 
insensible.  Car  rien  n'est  capable  de  nous 
donner  long-temps  de  la  joie.  La  gran- 
deur, les  richesses,  les  victoires,  et  tout 
ce  qui  excite  les  plus  violens  désirs ,  tout 
cela,  dis- je,  n'est  pas  capable,  après  quel- 
que temps ,  de  surmonter  les  moindres 
chagrins.  Ainsi,  non  seulement  il  n'y  a  pas 
de  joie  humaine  qui  soit  éternelle,  mais  il 
n'y  en  a  point  qui  soit  durable.  Ce  n'est 
qu'une  émotion  passagère,  qui  est  bientôt 
suivie  de  dégoûts  et  d'insensibilité. 


PENSEES    MORALES.  121 

DE  LA  RELIGION   CHRETIENNE. 

La  religion  chrétienne  est  tellement  con- 
forme à  la  raison,  qu'elle  ne  condamne 
rien  que  la  raison  ne  condamne  et  qui  ne 
soit  fondé  sur  la  fausseté  et  l'illusion. 

11E  LA  DÉVOTION. 

Une  femme  se  croira  dévote,  en  faisant 
de  longues  prières ,  en  passant  les  jours  et 
les  nuits  à  l'église,  pendant  qu'elle  néglige 
le  soin  qu'elle  doit  avoir  de  son  mari ,  de 
ses  enfans,  de  ses  domestiques.  Elle  ne 
s'acquitte  donc  pas  par  là  de  ce  qu'elle 
doit  à  sa  famille,  et  par  conséquent  elle 
pêche  contre  la  règle  de  l'apôtre  :  acquit- 
tez-vous envers  tous  de  tout  ce  que  vous 
leur  devez. 

DE  LA  MISÉRICORDE  DE   DIEU. 

Il  ne  faut  point  douter  de  l'étendue  et  do 
la  grandeur  de  la  miséricorde  de  Dieu.  Elle 


122  PMISE1S     MORALES. 

surpasse  infiniment  toutes  les  iniquités  des 
hommes.  Elle  exige  seulement  d'eux,  lors- 
qu'elle les  appelle,  et  qu'elle  leur  fait  la 
grâce  de  les  toucher,  qu'ils  emploient  tout 
le  reste  de  leur  vie  dans  des  œuvres  de 
justice  proportionnées  à  leurs  péchés  et  aux 
forces  de  leur  corps  et  de  leur  esprit.  En 
pratiquant  cette  règle  jusqu'à  la  fin  de  leur 
vie,  ils  "doivent  espérer  que  Dieu  ne  man- 
quera pas  de  leur  donner  la  récompense  de 
la  vie  éternelle  ,•  aussi  bien  qu'à  ceux  qui 
l'auraient  servi  depuis  le  commencement 
de  leur  vie. 

I)F.    LA   FIERTÉ. 

Un  air  de  fierté  et  d'ascendant  est  très- 
capable  d'imposer  aux  âmes  faibles.  Il 
couvre  les  défauts  de  ceux  qui  l'emploient. 
On  craint  de  s'opposer  à  la  vérité  en  s'op- 
posait à  eux;  et  l'on  ne  se  sert  point  de 
son  discernement  pour  en  juger,  parce  que 
l'esprit,  par  une  fausse  humilité,  fait  con- 
science d'en  user.  On  souffre  même  dans 
ces  gens  autorisés  des  défauts  visibles, 
parce  qu'on  n'en  juge  point. 


PENSÉES    MORALES.  123 


DE  LA  CREDULITE 


Il  semble  que  la  crédulité,  quoique  im- 
prudente, soit  un  principe  moins  mauvais 
que  la  présomption  et  l'orgueil.  Cependant 
elle  a  à  peu  près  les  mêmes  effets;  et  ce  qui 
est  étrange,  c'est  qu'elle  est  capable  d'en- 
gager ceux  qui  s'y  laissent  aller,  à  des  ju- 
gemens  pleins  de  présomption  et  d'orgueil. 
C'est  par  faiblesse  qu'on  se  livre  à  ces  es- 
prits fiers,  qui  se  rendent  maîtres  de  la 
créance  des  peuples  par  un  air  d'autorité  : 
mais  quand  on  s'y  est  une  fois  livré  on  em- 
prunte leur  jugement  et  on  traite  les  autres 
avec  la  même  hauteur  qu'on  les  a  vu  traiter 
à  ces  directeurs.  Combien  de  gens  se  don- 
nent la  liberté  d'en  décrier  d'autres  dont  ils 
ne  voudraient  pas  juger  par  eux-mêmes, 
seulement  parce  qu'ils  en  ont  ouï  parler  à 
ceux  qui  les  conduisent?  Il  ne  leur  plaît 
jamais  de  considérer  que  ces  directeurs  se 
pouvant  tromper,  c'est  une  grande  impru- 
dence à  eux  que  de  se  mettre  en  danger 
d'avancer   des  calomnies    en  suivant    leur 


124  PENSÉES     MORALES. 

jugement  :  au  lieu  qu'ils  pourraient  de- 
meurer en  sûreté,  en  ne  jugeant  point  et 
en  se  taisant.  Cependant  la  crédulité  rem- 
porte. Les  ignorans  parlent  avec  la  même 
confiance  que  les  savans. 

de  l'évangile. 

Jésus-Christ  n'est  pas  seulement  admi- 
rable dans  la  hauteur  et  la  sainteté  de  ses 
préceptes,  mais  aussi  dans  la  manière  dont 
il  les  propose  et  dans  la  sagesse  avec  la- 
quelle il  ménage  toutes  les  lumières,  et 
même  toutes  les  préventions  qu'il  trouve 
dans  ceux  à  qui  il  parle,  pour  les  conduire 
â  la  vérité. 

SUR    LA    VIE    DES    GENS   DU    MONDE. 

Qu'on  examine  la  vie  du  monde,  et  la 
conduite  des  gens  qui  agissent  par  cupidité, 
et  l'on  trouvera  que  ce  n'est  qu'un  vrai 
trafic  bas  et  mercenaire.  On  n'y  donne  rien 
pour  rien;  et  ceux  qui  n'ont  rien  à  donner 
n'ont  rien  à  y  espérer.   Tout  y  entre   en 


PENSÉES    MORALES.  ISS 

commerce ,  paroles ,  louanges ,  services ,  té- 
moignages, considérations,  crédit,  prières, 
sollicitations ,  autorité.  C'est  ce  qui  fait  si 
fort  rechercher  les  charges  où  l'on  peut 
nuire  et  servir  :  car  tout  cela  entrant  dans 
le  trafic  du  monde ,  rend  tout  facile  à  ceux 
qui  les  ont.  On  leur  accorde  tout  sur  le  prix 
de  ce  qu'on  espère  d'eux,  ou  que  l'on 
craint  d'eux;  mais  il  n'y  a  rien  de  plus 
abandonné  qu'un  homme  qui  n'a  que  la 
raison  et  la  justice  pour  lui.  Personne  ne 
se  croit  chargé  de  ses  intérêts,  et  ceux  qui 
ont  assez  de  conscience  pour  ne  le  pas  op- 
primer ne  manquent  guère  de  prétexte 
pour  s'exempter  de  le  protéger.  Ainsi,  dans 
la  vérité,  le  monde  n'est  qu'une  compa- 
gnie de  marchands  de  toutes  robes,  de  tout 
rang. 

La  vie  des  gens  du  monde  n'est  qu'une 
vie  de  commerce,  comme  on  l'a  déjà  dit; 
mais  c'est  le  plus  honteux  et  le  plus  indigne 
commerce  du  monde.  C'est  un  commerce 
de  boue  pour  boue ,  de  fumier  pour  fu- 
mier, de  bagatelles  pour  bagatelles.  Ce  que 
l'on  y  donne  n'est  rien  non  plus  que  ce 

a* 


I2Ô  PENSÉES     MORALES. 

qu'on  y  reçoit  :  ou  plutôt  c'est  le  plus 
préjudiciable  et  le  plus  insensé  trafic  du 
monde  ;  car  on  y  donne  tout  pour  n'acqué- 
rir rien.  On  y  donne  son  temps,  sa  vie,  son 
éternité,  sa  félicité,  pour  acquérir,  et 
encore  avec  incertitude,  des  biens  si  vils  et 
si  méprisables ,  qu'on  est  bien  plus  heureux 
de  s'en  passer  et  d'en  être  privé,  que  de  les 
posséder  et  d'en  jouir. 

DEVOIRS    ET    OBLIGATIONS    DE    l'amTTIL. 

Qui  ne  connaît  point  le  secret  de  ses 
amis ,  n'est  point  en  danger  de  le  découvrir, 
par  légèreté  ou  par  imprudence.  Il  n'est 
point  soupçonné  de  l'avoir  découvert,  et  il 
est  par  conséquent  exempt  de  tous  les  re- 
proches que  ces  soupçons  peuvent  attirer. 
Il  n'est  point  non  plus  en  danger  de  donner 
de  mauvais  conseils ,  ni  d'autoriser  des  af- 
faires mal  entreprises.  C'est  donc  tout  à  fait 
injustement  qu'on  s'offense  de  ce  qu'on  ne 
nous  dit  pas  tout ,  puisque  cette  réserve 
nous  est  utile.  Cependant  on  s'offense  que 
nos  amis  ne  nous  fassent  pas  confiance  di 


PENSÉES    MORALES.  12J 

ce  qu'ils  découvrent  à  d'autres.  C'est  que 
l'on  aime  plus  la  satisfaction  de  son  amour- 
propre  que  la  sûreté  de  sa  conscience.  La 
confiance  nous  flatte,  parce  que  c'est  une 
marque  qu'on  nous  croit  prudens  et  fidèles; 
et  l'on  aime  mieux  cette  vaine  réputation 
que  d'être  exempt  du  danger  effectif  où 
l'on  s'expose  ,  en  prenant  part  aux  affaires 
d'autrui.  Il  est  vrai  que  les  païens  ont  cru 
que,  quand  on  avait  un  ami,  il  lui  fallait 
tout  dire  ;  mais  c'était  une  suite  de  l'idée 
fausse  et  chimérique  d'amitié  qu'il  leur  avait 
plu  de  se  former.  L'amitié  ne  nous  doit  point 
aveugler  sur  le  sujet  de  nos  amis,  ni  nous 
porter  à  prétendre  qu'ils  se  doivent  aveu- 
gler à  notre  égard.  Ils  peuvent  connaître 
nos  défauts,  comme  nous  pouvons  connaî- 
tre les  leurs;  et  c'est  même  un  des  princi- 
paux devoirs  de  l'amitié,  de  travailler  réci- 
proquement à  s'en  corriger  l'un  l'autre , 
après  les  avoir  connus.  On  peut  donc  con- 
naître que  quelque  secret  est  dangereux  à 
un  ami ,  et  qu'il  est  capable  d'en  abuser  par 
indiscrétion  ou  autrement.  Et  en  ce  cas ,  il 
est  certain  que  la  raison  nous  oblige  de  le 


128  PENSÉES     MORALES. 

lui  cacher,  et  qu'il  ne  doit  point  s'en  offen- 
ser comme  d'un  défaut  d'amitié.  On  cache 
aux  malades,  selon  le  corps,  quantité  de 
choses  qui  les  peuvent  inquiéter,  de  crainte 
de  nuire  à  leur  santé.  Et  pourquoi  ne  cache- 
rions-nous pas  de  même  à  nos  amis  tout  ce 
que  nous  jugeons  leur  pouvoir  nuire  selon 
l'âme  ?  Il  est  vrai  qu'on  se  peut  tromper  en 
crovant  ses  amis  ou  indiscrets  ou  impru- 
dens.  Biais  tandis  que  cette  pensée  qu'on  a 
d'eux  ne  se  termine  qu'à  leur  cacher  des 
choses  inutiles ,  elle  ne  leur  fait  point  de 
tort;  et  c'est  être  trop  délicat  sur  soi-même , 
que  de  ne  pouvoir  souffrir  d'être  soup- 
çonné d'un  défaut  que  Ton  n'a  pas. 

DES    PAROLES    ET    DES    PENSÉES. 

Il  y  a  une  telle  communication  entre  le 
cœur  et  la  langue ,  que  c'est  presque  la 
même  chose  de  régler  la  langue  que  de  ré- 
gler le  cœur.  Il  est  difficile  que  le  cœur  soit 
déréglé  sans  que  la  langue  le  soit  ;  mais  il 
est  impossible  que  la  langue  soit  déréglée 
sans  que  le  cœur  le  soit.  Toutes  les  fautes 


PENSEES  MORALES.  1^9 

qu'on  fait  dans  les  paroles  sont  en  même 
temps  des  fautes  du  cœur.  Ainsi  ne  point 
vouloir  réprimer  sa  langue,  c'est  ne  vouloir 
point  corriger  la  corruption  de  son  cœur, 
puisque  c'est  le  cœur  qui  fait  parler  la 
langue,  selon  l'évangile.  Tous  les  dérégle- 
mens  de  nos  pensées  ne  paraissent  pas 
dans  nos  paroles  ;  mais  tous  les  dérégle- 
jnens  de  nos  paroles  sont  conçus  dans  nos 
pensées.  Et  il  y  a  même  quelque  chose  de 
pis  dans  les  paroles  que  dans  les  pensées. 
Car  il  y  a  des  pensées  qui  ne  sont  pas  vo- 
lontaires, et  qui  se  présentent  d'elles-mê- 
mes à  l'esprit  sans  qu'il  les  approuve  ni 
les  autorise;  mais  les  paroles  sont  des  pen- 
sées toutes  volontaires,  puisqu'on  ne  parle 
que  parce  qu'on  veut  parler. 

DE    LA    MORALE    PUREMENT    THEORIQUE, 

Ceux  qui  ne  font  qu'écouter  simplement 
la  vérité,  sans  avoir  soin  de  la  mettre  en 
pratique,  se  trompent  eux-mêmes  en  plu- 
sieurs manières. 

Ils  s'imaginent  souvent  avoir  les  vertus, 


l3o  PENSÉES    MORALES. 

parce  qu'ils  en  ont  l'idée.  Ainsi ,  sans  être 
en  effet  pins  vertueux  ,  ils  n'en  deviennent 
que  plus  orgueilleux. 

Ils  se  persuadent  d'être  plus  disposés  à 
les  pratiquer,  à  cause  de  la  connaissance 
qu'ils  en  ont  ;  cependant  ils  y  sont  moins 
disposés  que  les  autres  :  car  ces  connais- 
sances stériles  émoussent  la  pointe  des  vé- 
rités, et  les  empêchent  de  pénétrer  dans  le 
cœur.  Une  vérité  qu'on  n'a  jamais  enten- 
due cause  d'abord  à  l'âme  une  certaine 
surprise  qui  la  touche  assez  vivement;  mais 
quand  elle  s'est  accoutumée  à  l'entendre  , 
elle  y  devient  insensible. 

Ils  croient  être  plus  riches  par  l'amour 
de  ces  vérités  qu'ils  ont  dans  l'esprit,  et 
elles  ne  font  au  contraire  qu'augmenter 
leur  pauvreté.  Car  le  lieu  de  la  vérité  n'est 
pas  l'esprit,  mais  le  cœur.  Elle  ne  nous  est 
donnée  que  pour  être  adorée,  aimée  et 
pratiquée  par  le  cœur.  Quiconque  donc  la 
retient  dans  son  esprit,  sans  la  réduire  en 
pratique  et  sans  l'aimer,  la  retient  dans  un 
lieu  indigne  d'elle.  Enfin,  il  en  est  non  un 
possesseur  légitima  ,  niais  un  injuste  usur- 


PENSÉES    MORALES.  l3l 

pateur.  La  vérité  est  ,  dans  son  esprit , 
comme  un  arrêt  qui  le  condamne,  et  qui 
rend  témoignage  contre  lui.  Ainsi,  le  soin 
qu'il  a  de  faire  amas  de  vérités,  est  sem- 
blable à  la  folie  d'un  homme  qui ,  pour 
s'honorer,  ferait  un  amas  de  sentences  et 
d'arrêts  qui  le  condamneraient  au  fouet  et  à 
la  potence. 

La  parole  de  Dieu  est  un  miroir.  Elle  est 
seule  capable  de  nous  représenter  à  nous- 
mêmes  tels  que  nous  sommes.  Elle  nous 
avertit  de  nos  défauts,  et  elle  nous  donne 
lieu  de  nous  connaître.  Mais  afin  de  rendre 
cette  connaissance  durable  ,  et  d'empêcher 
qu'elle  ne  s'efface,  il  faut  réduire  la  vérité 
en  pratique  ,  et  que  le  cœur  en  soit  pénétré. 
Autrement,  elle  se  perd  et  se  dissipe ,  et  on 
ne  la  connaît  pas  mieux  que  si  on  n'y  avait 
jamais  fait  de  réflexion. 

Il  n'est  pas  même  nécessaire  pour  cela 
de  cesser  de  l'écouter.  Il  faut  quitter  un 
miroir  pour  cesser  de  s'y  voir  ;  mais  on 
peut  continuer  de  s'appliquer  à  la  considé- 
ration des  vérités,  et  cesser  en  même  temps 
de  s'y  voir  soi-même,  parce  qu'on  les  rap- 


l32  PENSÉES   MORALES. 

porte  à  d'autres  objets.  Il  y  en  a  qui  n'y 
voient  que  les  défauts  des  autres.  On  pour- 
rait ,  disent-ils,  se  servir  de  ce  passage  de 
l'écriture  contre  tels  et  tels.  Un  prédicateur 
n'y  voit  que  l'usage  qu'il  en  peut  faire  dans 
ses  sermons.  Cette  pensée ,  dira-t-il ,  sera 
Lien  placée  dans  tel  et  tel  discours,  et  j'en 
puis  faire  une  fort  belle  application.  Il  se 
conçoit  préchant  cette  vérité ,  mais  il  ne  se 
prêche  point  lui-même.  Un  savant  y  verra 
le  moven  de  s'acquérir  la  réputation 
d'homme  exact  et  pénétrant.  Ainsi,  par  l'ap- 
plication de  ces  vérités  à  ces  usages  qui  ne 
regardent  que  les  autres ,  on  s'accoutume 
à  ne  se  les  appliquer  jamais  à  soi-même, 
et  tant  s'en  faut  qu'on  y  apprenne  à  se 
connaître,  que  c'est  un  moyen  de  ne  se 
connaître  jamais,  et  de  ne  point  faire  ré- 
flexion sur  soi,  pendant  qu'il  semble  qu'on 
est  tout  occupé  des  principales  vertus. 


PENSEES    MORALES.  i33 


DE  LA  MALIGNITÉ  ,    DE    LA    TÉMÉRITÉ    ET  DE 
LA   PRÉSOMPTION  DANS   LES  PAROLES. 

Qui  veut  s'appliquer  avec  le  soin  néces- 
saire à  corriger  les  défauts  de  ses  paroles , 
doit  avoir  en  vue  d'y  en  éviter  trois  prin- 
cipaux :  la  malignité,  la  témérité  et  la  pré- 
somption. Il  faut  éviter  la  malignité,  parce 
que   la    langue   est    l'instrument    le    plus 
prompt  de   tontes  les  passions   malignes. 
C'est  lé  canal  que  prennent  ordinairement 
la  colère  ,  la  haine,  la  joie  du  mal  d'autrui , 
et  toutes  les  autres  passions  qui  tendent  à 
nuire  au  prochain.  C'est  par  la  langue  que 
l'on  produit  au  dehors  les  calomnies ,  les 
médisances,  les  soupçons  injustes,  les  in- 
jures, et  généralement  tout  ce    qui  peut 
blesser  la  charité.   C'est  la  porte  par  où 
sortent  les  blasphèmes  et  les  emportemens 
contre  Dieu ,  et  toutes  les  saillies  d'un  es- 
prit déréglé  et    furieux.  Enfin ,  toutes  les 
passions  qui  ôtent  à  l'esprit  sa  tranquillité 
altèrent  d'ordinaire  le  ton  de  nos  paroles, 
et  portent  «lans  l'esprit  des  autres  de  sem- 


l34  PENSÉES   MORALE». 

blables  rnouvemens.  Il  faut  retrancher  tout 
ceia  de  nos  paroles  ,  parce  que  c'est  le 
moyen  de  le  retrancher  de  notre  cœur  ,  et 
parce  que  le  mal  devient  infiniment  plus 
grand  en  se  communiquant  aux  autres  par 
la  parole.  On  ne  saurait  concevoir  les  maux 
que  les  paroles  causent  dans  l'esprit  des 
autres,  en  v  éteignant  la  charité,  et  en  y 
excitant  des  passions  déréglées. 

Le  monde  connaît  assez  la  malignité  des 
paroles;  et  l'on  peut  dire  que  c'est  un  des 
défauts  sur  lequel  on  fait  d'ordinaire  le 
plus  de  réflexion.  Mais  on  n'en  fait  pres- 
que point  sur  la  témérité  avec  laquelle  on 
avance  une  infinité  de  choses  ou  fausses  ou 
incertaines.  Chacun  prend  des  sentimens  et 
se  fait  des  maximes  avec  une  légèreté  pro- 
digieuse. On  les  ramasse  dans  les  discours 
des  gens  sans  lumière;  on  les  reçoit  sans 
examen;  on  les  produit  sans  discernement 
Il  suffit  à  la  plupart  du  monde,  pour  les 
avancer  ,  qu'ils  les  aient  dites  plusieurs  fois. 
Ce  qu'on  a  reçu  sans  examen  devient  cer- 
tain à  notre  égard  en  le  répétant.  C'est  ainsi 
que  le  monde  se  remplit  de  jugemens  faux 


PENSÉES   MORALES.  l35 

et  d'opinions  téméraires.  Chacun  croit  qu'il 
est  honteux  de  reconnaître  qu'il  ne  sait  pas 
tout.  Et  l'on  aime  mieux  parler  au  hasard 
que  de  faire  paraître  qu'on  ignore  quelque 
chose. 

Cette  témérité  est  encore  beaucoup  plus 
dangereuse  quand  on  l'emploie  à  l'égard 
des  cas  de  conscience.  Car  une  décision 
téméraire  peut  être  la  cause  d'une  infinité 
de  mauvaises  actions.  On  engage  par  là  les 
i<ens  à  des  charges  et  des  emplois  qui  ne 
leur  conviennent  point.  On  leur  ôte  le  scru- 
pule sur  plusieurs  choses  dont  ils  en  de- 
vraient avoir.  Enfin  on  leur  procure  une 
fausse  paix  dans  des  états  où  le  trouble 
leur  serait  infiniment  plus  avantageux. 

Ce  défaut  est  ordinairement  joint  à  un 
autre,  qui  est  la  présomption,  qui,  donnant 
aux  gens  trop  de  confiance  en  leur  lumière , 
les  porte  à  proposer  leurs  scntimens  d'une 
manière  fière  et  décisive.  C'est  ce  qui  arrive 
d'ordinaire  aux  personnes  qui  sont  peu 
contredites,  parce  que  leur  qualité,  leurs 
rharges,  leurs  richesses,  leurs  talens  les 
mettant  au-dessus  des  autres,  et  leur  fai- 


l36  PENSÉES    MORALES. 

saut  trouver  une  complaisance  aveugle 
dans  ceux  qui  sont  au-dessous  d'eux  ,  ils 
s'attachent  à  leurs  sentimens  et  à  leurs  pen- 
sées ,  et  attribuent  à  leur  lumière  ce  qui 
n'est  qu'un  effet  de  l'impression  qu'ils  font 
sur  l'esprit  des  autres  par  des  qualités  qui 
n'ont  rien  de  commun  avec  la  vérité.  Ainsi, 
ils  prennent  d'ordinaire  un  air  de  hardiesse 
et  de  fierté.  Ils  ne  doutent  de  rien  et  par- 
lent décisivement  de  tout. 

4 

DE  LA  VENGEANCE. 

Quiconque  rend  le  mal  pour  le  mal,  aug- 
mente le  mal  d'autrui  sans  diminuer  le 
sien  ;  ou  plutôt  il  augmente  le  mal  du  pro- 
chain, et  se  fait  un  nouveau  mal  beaucoup 
pire  que  celui  qu'il  avait  reçu.  Celui  qui 
s'est  porté  à  nuire  au  prochain,  et  à  lui 
faire  quelque  outrage  ,  est  déjà  bien  à 
plaindre.  Il  a  fait  une  plaie  dangereuse  à 
son  âme.  Il  faut  donc  éviter  de  lui  en  faire 
une  nouvelle.  Or,  on  lui  en  fait  une  en  se 
vengeant  de  lui.  Car  on  augmente  par  là  sa 
haine  et  son  aversion  qui  fait  sa  plaie,  fifais 


PENSEES    MORALES.  1^7 

de  plus,  on  s'en  fait  une  à  soi-même  par 
cette  vengeance:  car  on  se  prive,  par  là,  du 
bien  de  la  patience  et  de  la  charité;  et  l'on 
se  rend  criminel ,  d'innocent  qu'on  était 
auparavant. 

DE    LA    PRIÈRE    CHRETIENNE. 

Le  ternie  de  prière  se  peut  prendre  ge  - 
néralement  ,  ou  particulièrement.  Étant 
pris  généralement,  il  comprend  toutes  les 
bonnes  pensées  de  l'esprit  qu'une  ame  chré- 
tienne peut  former  en  la  présence  de  Dieu , 
lorsqu'elles  sont  jointes  avec  quelques  bons 
mouvemens  de  la  volonté.  Dans  ce  sens, 
s'entretenir  devant  Dieu  de  ses  grandeurs, 
de  ses  œuvres,  de  ses  bienfaits,  l'en  louer, 
l'en  remercier  ,  penser  aux  souffrances  de 
Jésus-Christ,  s'en  attendrir,  y  compatir, 
faire  des  résolutions  de  souffrir  à  son 
exemple;  enfin  toutes  les  considérations, 
affections  et  résolutions  qu'on  peut  former, 
sont  des  prières. 

Le  mot  de  prière,  étant  pris  particuliè- 
rement ,  ne   comprend  que  les  demandes 


l38  PENSÉES   MORALES. 

que  l'on  fait  à  Dieu,  par  l'esprit  de  charité, 
de  quelque  bienfait  qu'on  attend  de  lui, 
soit  pour  soi-même,  soit  pour  le  prochain. 

DU    PARDON    DES    OFFENSES. 

Il  ne  suffit  pas  d'avoir  pardonné  une  lois 
les  offenses  qu'on  a  reçues,  mais  il  les  faut 
pardonner  continuellement  et  empêcher 
que  la  malignité  du  cœur  ne  les  rétablisse 
insensiblement  dans  notre  imagination,  et 
ne  porte  de  nouveau  le  cœur  à  une  aver- 
sion volontaire  contre  ceux  dont  on  s'est 
cru  offensé.  Ce  qui  fait  voir  que  ce  n'est 
pas  peu  de  chose  que  de  blesser  la  charité 
par  quelque  offense  faite  au  prochain;  car 
outre  le  mal  qu'on  lui  fait,  s'il  en  conçoit 
quelque  sentiment  d'aversion  et  quelque 
désir  de  vengeance,  on  lui  cause  une  tenta- 
tion continuelle ,  après  même  qu'il  a  par- 
donné ,  par  le  souvenir  de  l'injure  qui,  ne 
s'effaçant  pas  entièrement  de  sa  mémoire, 
peut  à  tout  moment  renouveler  la  mém< 
plaie.  C'est  pour  remédier  à  cette  plaie  si 
contraire  à  la  charité  que  Jésus-Christ  nous 


PENSÉES   MORALES.  l3<) 

a  obligés  à  réitérer  le  pardon  des  offenses  , 
toutes  les  fois  que  nous  lui  demandons  la 
rémission  de  nos  péchés,  en  récitant  l'orai- 
son dominicale. 

DE  L'IMMUTABILITÉ  DE  DIEU. 

11  faut  concevoir  l'immutabilité  de  Dieu 
par  opposition  à  la  mutabilité  des  créatures, 
sur  laquelle  on  peut  considérer  que  nous 
ne  voyons  dans  le  monde  que  changemens 
perpétuels.  Tout  passe.  Tout  finit.  Rien  n'est 
stable  ni  permanent.  Non  seulement  les  par- 
ticuliers, mais  les  États  et  les  royaumes,  ont 
leurs  âges,  leurs  vicissitudes,  leurs  révolu- 
tions. Ce  ne  sont  à  tous  momens  que  chan- 
gemens   de  théâtre.  Les  uns  sortent  pour 
faire  place  à  d'autres;  et  l'on  voit  en  moins 
de  rien  renouveler  la  face  du  monde. 

Bien  loin  de  trouver  de  la  stabilité  dans 
les  choses  qui  sont  hors  de  nous ,  nous  n'en 
saurions  trouver  en  nous-mêmes. 

C'est  un  flux  et  un  reflux  continuel  d« 
pensées  et  de  mouvemens.  Nous  ne  voyons 
presque  jamais  les  mêmes  objets  d'un  même 


I^O  PENSÉES    MORALES. 

œil.  Ce  qui  nous  paraît  vrai ,  bon  et  utile 
aujourd'hui,  nous  paraîtra  demain  faux, 
mauvais  et  inutile.  Nos  affections  et  nos 
humeurs  sont  encore  plus  changeantes  que 
nos  jugemens.  Nous  éprouvons  une  variété 
perpétuelle  de  mouvemens  et  de  disposi- 
tions différentes  ,  tantôt  agités  et  tantôt 
tranquilles,  tantôt  tristes  et  tantôt  gais, 
tantôt  pleins  de  courage  et  tantôt  découra- 
gés et  abattus.  Enfin  nous  ne  trouvons  en 
nous-mêmes  rien  de  ferme,  rien  d'uni- 
forme, rien  de  constant. 

La  mutabilité  est  si  naturelle  à  l'homme , 
qu'elle  lui  est  nécessaire;  l'uniformité  d'une 
action  suffit  pour  le  détruire:  s'il  mange, 
s'il  dort,  s'il  se  repose,  s'il  marche,  s'il 
travaille  sans  discontinuation,  il  est  mort. 
Il  suffit,  pour  perdre  l'esprit,  de  s'appli- 
quer trop  long-temps  à  un  même  objet, 
sans  variété.  La  constance  même  et  la  fer- 
meté, quand  on  les  attribue  à  l'homme, 
ne  marquent  qu'un  changement  moins  dé- 
réglé ;  car  on  ne  prétend  pas  dire ,  par 
exemple,  que  l'homme  constant  pense  tou- 
jours aux.  mêmes  choses,  et  aime  toujours 


PJEN<jJ£ES    MORALES,  l^-* 

les  moines  objets  par  une  aetion  conti- 
nuelle; mais  on  veut  dire  que,  quand  il  y 
pense,  il  n'en  forme  point  de  jugemens 
contraires  les  uns  aux  autres;  et  que,  quand 
son  cœur  se  porte  vers  un  objet,  c'est  avec 
des  mouvemcns  qui  sont  de  même  genre, 
quoique  fort  inégaux  entre  eux. 

Pour  concevoir  donc  l'immutabilité  de 
Dieu  ,  il  n'y  a  qu'à  en  retrancher  toutes  les 
idées  de  la  mutabilité  des  créatures.  Son 
être  est  incapable  d'altération  ;  il  ne  reçoit 
ni  augmentation  ni  diminution ,  ni  diver- 
sité de  perfection;  parce  qu'étant  parfait, 
il  ne  peut  rien  acquérir  de'uouyeau ,  ni  rien 
perdre  de  ce  qu'il  a.  Il  n'y  a  point  en  Dieu 
de  succession  ni  de  contrariété  de  pensées. 
Il  pense  toujours  aux  mêmes  choses ,  et  il 
comprend  tout  par  une  pensée  unique  et 
immuable.  Sa  volonté  est  aussi  stable  que 
son  intelligence.  Il  aime  toujours  les  mêmes 
choses,  et  dans  le  même  degré  et  par  la 
même  action.  Enfin  il  fait  toujours  les 
mêmes  choses,  parce  que  son  opération 
n'est  autre  chose  que  la  volonté  qu'il  a  qu<- 
les  choses  soient  faites,  et  que  sa  volonté  (">l 
son  essence  et  sa  substance. 


T/,2  PENSEES    MORALES. 

DE    l'eMPIFxE    DE    L'HABITUDE. 

Un  peu  d'habitude  adoucit  presque  tout 
ce  qui  paraît  le  plus  affreux  dans  la  vie. 
Combien  de  choses  avons-nous  regardées 
comme  insupportables,  et  que  nous  suppor- 
tons néanmoins  sans  peine  dans  la  suite  ? 
Combien  de  gens  les  souffrent ,  non  seule- 
ment sans  impatience,  mais  encore  même 
avec  joie  ?  Elles  ne  sont  donc  pénibles  que 
par  l'imagination.  Or ,  l'habitude  et  le  temps 
corrigent  et  détruisent  absolument  l'ima- 
gination; pourquoi  nous  priverons -nous 
donc  pour  un  mal  de  fantaisie ,  et  que  le 
temps  guérit  nécessairement,  d'un  bien  réel 
qu'il  ne  tient  qu'à  nous  de  nous  procurer? 

L'habitude  adoucit  même  les  calamités 
et  les  misères  réelles.  Personne,  dit  un  phi- 
losophe païen ,  ne  pourrait  souffrir  les 
adversités,  si  elles  faisaient  dans  la  suite 
une  impression  aussi  vive  qu'elles  font  au 
commencement. 

Ainsi  donc,  à  plus  forte  raison  ,  l'habi- 
tude peut-elle  adoucir  certains  états  qui  m 


PENSÉES    MORALES.  14^ 

sont  pénibles  que  parce  que  notre  imagi- 
nation nous  les  représente  comme  tels. 

de  l'envie. 

L'envie  est  une  espèce  de  tristesse  que 
Ton  conçoit  du  bien  qui  arrive  au  pro- 
chain ;  elle  produit  aussi  une  joie  maligne 
du  mal  qui  lui  arrive;  parce  que  la  même 
passion  qui  fait  que  l'on  s'attriste  du  bien 
du  prochain  ,  fait  que  l'on  se  réjouit  do 
son  mal  et  de  son  rabaissement. 

La  source  de  l'envie,  c'est  l'orgueil  ;  car 
on  n'a  de  la  jalousie  du  bien  des  autres , 
que  parce  qu'on  appréhende  que  le  bien 
ne  les  élève  au-dessus  de  nous,  ou  ne  les 
égale  à  nous  ;  c'est  pourquoi  l'envie  ne  s'at- 
tache point  à  ceux  à  qui  on  ne  peut  être 
comparé.  On  n'est  point,  par  exemple,  ja- 
loux de  ceux  qui  sont  morts  ,  ni  de  ceux 
qui  ne  sont  pas  encore  nés ,  parce  qu'ils  ne 
nous  font  aucune  concurrence. 


7f4  PENSEES    MORALES. 


DE    LA   COLERE. 


La  colère  est  un  soulèvement  de  l'âme 
contre  la  personne  dont  on  croit  avoir  reçu 
quelque  injure  ou  quelque  déplaisir  ,  qui 
nous  porte  à  lui  désirer  du  mal  et  à  lui  en 
faire  si  l'on  peut. 

Comme  cette  passion  a  de  très-mauvais 
effets,  qu'elle  trouble  la  raison,  qu'elle  fait 
sortir  L'âme  de  son  assiette  naturelle,  qu'elle 
lui  cause  des  transports,  des  convulsions 
et  une  espèce  de  fureur  ;  qu'elle  la  pousse 
à  toutes  sortes  d'excès,  qu'elle  ruine  sou- 
vent les  familles  et  les  états;  la  sagesse  hu- 
maine a  toujours  cru  qu'il  était  très-impor- 
tant de  porter  les  hommes  non  seulement 
a  réprimer  les  mouvemens.  de  la  colère, 
mais  aussi  à  les  étouffer,  s'il  était  pos- 
sible. 

Pour  y  parvenir  ,  elle  a  tâché  d'abord 
de  donner  de  l'horreur  de  cette  passion , 
par  l'état  où  elle  met  le  corps,  et  par  les 
marques  extérieures  de  dérèglement  qu'elle 
y  imprime.  Car  il  n'y  a  point  de  passion 


PENSÉES  MORALES.  l4$ 

dont  l'image  soit  plus  capable  de  causer  de 
l'aversion  ;  les  autres  ont  quelque  chose 
d'attirant  et  de  trompeur ,  mais  la  colère 
n'a  rien  que  d'affreux  et  de  terrible.  Elle 
nous  a  ensuite  proposé  divers  exemples 
des  excès  où  la  colère  a  porté  les  hommes, 
et  principalement  les  princes  :  elle  a  ensuite 
opposé  d'autres  exemples  de  modération 
et  de  douceur,  capables  d'attirer  à  l'amour 
de  ses  vertus;  et  enfin  elle  a  donné  quel- 
ques remèdes ,  soit  pour  réprimer  la  co- 
lère quand  elle  est  née,  soit  pour  l'empê- 
cher de  naître. 

La  philosophie  humaine  ne  s'arrètant 
qu'aux  causes  secondes,  ne  pouvait  per- 
suader les  hommes  que  ce  qu'on  souffrait 
fût  juste,  et  ainsi  elle  ne  pouvait  ôter  de 
l'esprit  d'un  homme  offensé,  que  l'offen- 
seur ne  lui  eût  fait  tort,  et  que  ce  qu'il 
souffrait  ne  fût  injuste.  Mais  la  religion 
chrétienne  va  bien  plus  loin  :  elle  nous  fait 
voir  que  ce  que  nous  prenons  pour  injure, 
et  qui  est  injuste  en  effet  de  la  part  des 
hommes,  a  une  cause  première  qui  l'or 
donne  sans  injustice;  ainsi  elle  nous  montre 


1^6  PENSÉES    MORALES. 

qu'on  ne  nous  fait  jamais  d'injustice  ;  que 
nous  méritons  tous  les  traitemens  que  nous 
pouvons  recevoir  des  hommes  ;  qu'ils  n'en 
sont  point  les  premières  causes;  qu'ils  ne 
sont  que  les  simples  instrumens  et  les  sim- 
ples ministres  des  ordres  de  Dieu  ;  et  par 
là,  elle  apaise  nos  plaintes  d'une  manière 
bien  plus  efficace;  elle  nous  fait  découvrir 
dans  ces  traitemens  que  nous  prétendons 
injurieux,  non  seulement  la  justice  de  Dieu, 
mais  encore  sa  bonté  qui  les  permet ,  par 
des  vues  de  miséricorde,  pour  nous  donner 
moyen  d'en  profiter ,  pour  guérir  le  plus 
grand  de  nos  maux,  qui  est  l'orgueil,  et 
pour  nous  procurer  le  plus  grand  des 
biens,  qui  est  l'humilité. 


DE    LA     HAIXF. 


Si  on  regarde  la  haine  en  général,  ce 
n'est  qu'un  simple  éloignement  d'un  objet 
qui  nous  paraît  contraire  à  notre  propre 
bien;  mais  en  la  regardant  comme  une  in- 
clination vicieuse,  on  doit  dire  que  c'est 
le  même  sentiment  que  la  colère;  c'est-à- 


PEWsfcïs    MOIiALES.  l47 

dire  uu  sentiment  d'aigreur  contre  une 
personne  dont  on  croit  avoir  été  offensé  ; 
avec  cette  différence  qu'il  est  plus  affermi 
dans  l'âme  et  qu'il  subsiste  sans  émotion; 
c'est  pourquoi  la  colère  persévérante  pro- 
duit la  haine,  l'âme  se  faisant  une  disposi- 
tion fixe  et  constante  de  ces  sentimens  tu- 
multueux qu'on  appelle  colère;  et  c'est  la 
raison  de  ce  précepte  de  l'Écriture  qui  nous 
ordonne  d'apaiser  notre  colère  avant  le 
coucher  du  soleil,  de  peur  qu'elle  ne  se 
change  en  haine.  Il  y  a  donc  plus  d'eloi- 
gnement  et  d'aigreur  dans  la  haine  et  plu -s 
d'impétuosité  dans  la  colère. 

pf.  l'aumôhs. 

L'aumône  nous  est  commandée  par  cette 
raison  générale  qu'il  faut  aimer  le  prochain. 
Il  y  faut  joindre  plusieurs  autres  raisons, 
qui  en  forment  en  quelque  sorte  un  devoir 
de  justice. 

La  principale  de  ces  raisons  esi  que  la 
Providence  ayant  créé  des  biens  suffisant! 
pour  la  nouriiliiK  de  tons  les  hommes,  pe 


l48  PENSEES    MORALES. 

les  a  distribués  inégalement ,  qu'afin  de 
faire  subsister  les  pauvres  par  l'assistance 
des  riches.  Ainsi ,  en  ne  donnant  pas  aux 
pauvres  ce  que  l'on  a  de  trop  ,  on  renverse 
ce  dessein  de  la  Providence  ;  on  donne  oc- 
casion aux  pauvres  de  murmurer  contre 
Dieu,  et  on  use  des  biens  qu'on  a  reçus  de 
Dieu  contre  son  intention. 


DU    MENSOXGE. 


Le  mensonge  est  une  déclaration  exté- 
rieure de  nos  pensées  et  de  nos  mouvemens 
intérieurs,  contraire  à  ces  pensées  et  à  ces 
mouvemens. 

Tout  mensonge  est  un  démenti  qu'on 
donne  à  la  vérité  et  à  Dieu  même.  Il  en- 
ferme plusieurs  autres  déréglemens;  c'est 
wne  espèce  de  violentent  de  la  foi  publique 
et  de  la  convention  qui  est  entre  les  hommes; 
car  la  société  des  hommes  ne  pont  subsister 
-  m-,  l<-  commerce  du  langage,  et  ce  com- 

O      G        • 

merce  demande  deux  choses  :  l'une,  que 
celui  qui  parle,  parle  conformément  à  sa 
pensée;  l'autre,  que  celui  à  qui  l'on  parle. 


PENSÉES    MORALES.  I  ty 

ic  croie  ;  et  la  créance  de  l'un  n'est  fondée 
que  sur  la  fidélité  de  l'autre.  Ainsi  le  men- 
teur qui  viole  de  sa  part  la  première  des 
conditions,  est  visiblement  injuste;  car  il 
veut  être  cru  comme  s'il  parlait  conformé- 
ment à  sa  pensée,  et  cependant  il  viole  la 
condition  sans  laquelle  il  est  injuste  de 
prétendre  d'être  cru. 

Il  est  donc  clair  que  l'opinion  qu'il  est 
permis  de  mentir,  détruit  la  société  des 
hommes.  Or,  toute  opinion  qui  détruit  la 
société  des  hommes  est  fausse,  et  par  con- 
séquent il  est  faux  qu'il  soit  quelquefois 
permis  de  mentir. 


]>E    L  HYPOCRISIE. 


L'hypocrisie  consiste  proprement  à  avoir 
dessein  de  donner  par  ses  actions  exté- 
rieures une  opinion  plus  avantageuse  de  sa 
vertu,  que  la  vérité  ne  le  permet. 

Je  dis  que  c'est  avoir  le  dessein  ;  car  il 
est  certain  que  tout  le  monde  serait  hypo- 
crite ,  si  l'hypocrisie  consistait  à  donner  en 
effet  une  opinion  de  sa  vertu  qui  aille  au- 

i3" 


l5o  PENSEES    MORALES. 

delà  de  la  vérité  ;  parce  qu'il  y  a  une  Infinité 
de  défauts  dans  nos  dispositions  intérieures; 
et  cependant  nos  actions  extérieures  les 
représententsouvent,  comme  si  elles  étaient 
sans  défauts. 

PUS    QUALITÉS     D'UN    VRAI    MINISTRE    DE    LA 
RELIGION. 

Les  qualités  nécessaires  pour  s'acquit- 
ter dignement  des  emplois  ecclésiastiques , 
sont  : 

i°.  Le  mépris  du  monde  et  l'éloignement 
des  désirs  séculiers,  et  un  goût  pour  les 
choses  spirituelles  et  divines; 

2°.  L'amour  de  la  retraite,  qui  est  une 
marque  de  ce  goût  spirituel;  car  l'amour 
du  monde  pousse  l'àme  au  dehors,  afin  de 
jouir  du  monde;  mais  il  faut  prendre  garde 
que  cet  amour  de  la  retraite  tende  à  s'en- 
tretenir de  Dieu  ,  et  non  a  s'entretenir  de 
soi-même  ; 

3°.  Estimer  plus  les  moindres  fonctions 
de  l'église,  que  les  plus  grandes  dignités. 
ft  préférer  1rs  marques  de  cet    étal  a  ions 


PENSKBS    MOKA  LES.  Ul 

les  autres  ornemens.  Car  on  juge  facilement 
qu'un  homme  qui  porte  de  longs  cheveux, 
et  qui  veut  paraître  dans  un  autre  état  que 
celui  que  l'église  prescrit  aux  clercs,  n'est 
pas  appelé  à  l'église  ; 

4°.  L'amour  de  la  prière,  qui  est  le  vrai 
canal  des  lumières  de  Dieu  ; 

5°.  Une  certaine  droiture  d'esprit  qui  fait 
bien  juger  des  choses  et  éviter  les  excès  des 
entètemens; 

6".  L'exemption  des  passions  qui  s'irri- 
tent beaucoup  par  le  commerce  du  monde 
et  par  les  emplois  ecclésiastiques  ; 

7°.  La  patience  courageuse,  pour  ne  se 
pas  décourager  par  les  contradictions,  les 
oppositions  et  les  difficultés; 

8°.  La  douceur  d'esprit  pour  supporte? 
les  défauts  du  prochain; 

9°.  La  lumière  qui  fait  comprendre  la 
vérité  et  empêche  de  s'égarer  ; 

io°.  La  défiance  de  soi-même,  de  son 
propre  esprit,  qui  porte  à  n'être  pas  témé- 
raire dans  ses  avis,  et  à  prendre  conseil 
quand  on  ne  voit  pas  assez  clair  ; 

)  i°.  Certaines    vertus    qu'il    faut    rivair 


l52  PENSÉES   MORALES. 

pour  s'acquitter  de  ces  ministères,  comme 
la  prudence,  la  chasteté,  le  zèle  du  salut 
des  âmes,  et  surtout  une  charité  qui  nous 
fasse  aimer  Dieu  plus  que  nos  intérêts,  plus 
que  nos  parens,  plus  que  nous-mêmes; 

12°.  L'éloignement  d'ambition  et  du  dé- 
sir du  sacerdoce,  l'exemption  des  défauts 
pour  lesquels  l'église  exclut  des  ordres  ceux 
qui  les  ont  ,  comme  certaines  difformités 
qui  rendent  la  personne  méprisable. 

DE    L'ÉTAT    DU     MARIAGE. 

Le  mariage  est  l'union  légitime  d'un 
homme  et  d'une  femme,  par  laquelle  ils 
s'obligent  mutuellement  à  une  société  de 
vie  inséparable  :  ce  qui  exclut  une  domi- 
nation impérieuse  du  mari  sur  la  femme  , 
ou  de  la  femme  sur  le  mari. 

Un  mariage  sans  union  est  une  espèce 
d'enfer  :  car  la  présence  d'une  personne 
dont  on  est  intérieurement  divisé,  et  pour 
laquelle  on  sent  de  l'aversion,  jointe  à  la 
pensée  qu'on  ne  peut  en  être  délivré  que 
par   la    mort ,   augmente  cette   peine  jus- 


PENSÉES    MORALES.  l53 

qu'à  un  point  qui  ne   se  peut   exprimer. 

Il  est  très-rare  que  l'on  trouve,  en  se 
mariant,  une  personne  avec  qui  l'on  puisse 
être  long-temps  uni.  Toutes  les  imperfec- 
tions ,  bizarreries  ,  mauvaises  humeurs ,  se 
découvrent  tout  autrement  dans  une  société 
telle  que  celle  du  mariage,  qu'elles  ne  font 
dans  les  liaisons  moins  étroites  et  plus 
extérieures.  L'on  se  fait  d'ordinaire  une 
manière  de  converser  avec  les  gens  du 
dehors  ,  qui  n'est  pas  choquante;  mais  on 
se  dépouille  de  ce  masque  dans  la  vie  do- 
mestique, et  l'on  se  montre  tel  que  l'on  est. 
Ainsi,  il  est  incroyable  ce  qu'une  honnête 
femme  a  à  souffrir  d'un  mari  bizarre ,  dé- 
raisonnable et  brutal;  et  ce  qu'un  honnête 
homme  a  à  endurer  d'une  femme  emportée, 
capricieuse,  coquette,  déraisonnable  et  qui 
prend  tout  de  travers. 

Les  mauvais  choix  que  l'on  fait  dans  les 
mariages  viennent  ordinairement  de  l'am- 
bition ,  et  de  l'avarice  des  parens  et  de 
ceux  qui  se  marient ,  et  de  plus ,  de  cer- 
taines lois  chimériques  qu'ils  se  mettent 
dan3  l'esprit  ;  par  exemple,  qu'il  faut  être 


I  54  PENSÉES   MORALES. 

dans  un  certain  rang  dans  le  monde,  et  j 
vivre  avec  un  certain  éclat  ;  que  c'est  un 
très-grand  mal  d'être  un  peu  au-dessous  de 
l'état  auquel  on  prétend  avoir  droit.  Ainsi, 
pour  éviter  ce  malheur  d'imagination  et 
d'ambition,  on  préférera  une  fille  riche, 
mais  mondaine,  qui  aura  la  tète  pleine  des 
folies  du  monde,  avec  qui  on  n'aura  ja- 
mais de  paix  ni  d'union  véritable  ,  à  une 
fille  sage ,  modeste  et  bien  élevée. 


Fiy  DES  PISSEES. 


TRAITÉ 

DES 

moyens  dp:  conserver  la  paix 
AVEC  LES  HOMMES. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Hommes  citoyens  de  plusieurs  villes.  Ils 
doivent  procurer  la  paix  de  toutes  ;  et 
s'appliquer  en  particulier  a  vivre  en  paix 
dans  la  société  où.  ils  passent  leur  vie  et 
dont  ils  font  partie. 

Toutes  les  sociétés  dont  nous  faisons 
partie,  toutes  les  choses  avec  lesquelles 
nous  avons  quelque  liaison  et  quelque  com- 
merce ,  sur  lesquelles  nous  agissons  et  qui 
agissent  sur  nous,  et  dont  le  différent  état  est 
capable   d'altérer  la    disposition   de  notre 


l56  DE    LA    PAIX 

âme  ,  sont  les  villes  où  nous  passons  le 
temps  de  notre  pèlerinage,  parce  que  notre 
âme  s'y  occupe  et  s'y  repose. 

Ainsi  le  monde  entier  est  notre  ville, 
parce  qu'en  qualité  d'habitans  du  inonde, 
nous  avons  liaison  avec  tous  les  hommes, 
et  que  nous  en  recevons  même  tantôt  de 
l'utilité  et  tantôt  du  dommage.  Les  Hollan- 
dais ont  commerce  avec  ceux  du  Japon. 
Nous  en  avons  avec  les  Hollandais.  Nous  en 
avons  donc  avec  ces  peuples  qui  sont  aux 
extrémités  du  monde,  parce  que  les  avan- 
tages que  les  Hollandais  en  tirent  leur 
donnent  le  moyen  ou  de  nous  servir,  ou 
de  nous  nuire.  On  en  peut  dire  autant  de 
tous  les  autres  peuples.  Ils  tiennent  tous  à 
nous  par  quelque  endroit,  et  ils  entrent 
tous  dans  la  chaîne  qui  lie  tous  les  hommes 
entre  eux  par  les  besoins  réciproques  qu'ils 
ont  les  uns  des  autres.  Mais  nous  sommes 
encore  plus  particulièrement  citoyens  du 
royaume  où  nous  sommes  nés  et  où  nous 
vivons,  de  la  ville  où  nous  habitons,  de  la 
société  dont  nous  faisons  partie  ;  et  enfin 
nous  nous  pouvons  dire  en  quelque  sorte 


AVEC  LES  HOMMES.  l57 

citoyens  de  nous-mêmes  et  de  notre  propre 
cœur;  car  nos  diverses  passions  et  nos  di- 
verses pensées  tiennent  lieu  d'un  peuple 
avec  qui  nous  avons  à  vivre  ;  et  souvent  il 
est  plus  facile  de  vivre  avec  tout  le  monde 
extérieur,  qu'avec  ce  peuple  intérieur  que 
nous  portons  en  nous-mêmes. 

L'Écriture,  qui  nous  oblige  de  chercher 
la  paix  de  la  ville  où  Dieu  nous  fait  habi- 
ter, l'entend  également  de  toutes  ces  diffé- 
rentes villes.  C'est-à-dire  qu'elle  nous  oblige 
de  chercher  et  de  désirer  la  paix  et  la  tran- 
quillité du  monde  entier,  de  notre  royaume, 
de  notre  ville ,  de  notre  société  et  de  nous- 
mêmes.  Mais  comme  nous  avons  plus  de 
pouvoir  de  la  procurer  à  quelques-unes  de 
ces  villes  qu'aux  autres,  il  faut  aussi  que 
nous  y  travaillions  diversement. 

Car  il  n'y  a  guère  de  gens  qui  soient  en 
état  de  procurer  la  paix,  ni  au  monde,  ni 
à  des  royaumes,  nia  des  villes,  autrement 
que  par  leurs  prières.  Ainsi  notre  devoir  à 
cet  égard ,  se  réduit  à  la  demander  sincè- 
rement à  Dieu  et  à  croire  que  nous  y  sommes 
obligés.  Et  nous  le  sommes  en  effet,  puis- 


l58  DE    LA    PAIX 

que  les  troubles  extérieurs  qui  divisent  les 
royaumes  viennent  souvent  du  peu  de  soin 
que  ceux  qui  en  font  partie  ont  de  de- 
mander la  paix  à  Dieu,  et  de  leur  peu  de 
reconnaissance,  lorsque  Dieu  la  leur  a  ac- 
cordée. Les  guerres  temporelles  ont  de  si 
étranges  suites  et  des  effets  si  funestes  pour 
les  âmes  mêmes,  qu'on  ne  saurait  trop  les 
appréhender.  C'est  pourquoi  saint  Paul,  en 
recommandant  de  prier  pour  les  rois  du 
monde,  marque  expressément  comme  un 
principe  de  cette  obligation,  le  besoin  que 
nous  avons  pour  nous-mêmes  de  la  tran- 
quillité extérieure:  Ut  quidam  et  tranquil- 
lam  vltam  àgamus. 

On  se  procure  la  paix  à  soi-même,  en 
réglant  ses  pensées  et  ses  passions.  Et  par 
cette  paix  intérieure ,  on  contribue  beau- 
coup à  la  paix  de  la  société  dans  laquelle 
on  vit  ,  parce  qu'il  n'y  a  guère  que  les  pas- 
sions qui  la  troublent.  3Iais  comme  cette 
paix  avec  ceux  qui  nous  sont  unis  par  de» 
liens  plus  étroits  et  par  un  commerce  plus 
fréquent,  est  d'une  extrême  importance 
pour  entretenir  la  tranquillité  dans  nous- 


AVEC    LES    HOMMES.  l5c} 

mêmes,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  capable 
de  la  troubler  que  la  division  opposée  à 
cette  paix,  c'est  de  celle-là  principalement 
qu'il  faut  entendre  cette  instruction  du  pro- 
phète :  Quœrîte  pacem  civitatis  ad  quam 
transrnigrare  vos  fer/.  Cherchez  la  paix  de 
la  ville  qui  est  le  lieu  de  votre  exil. 


CHAPITRE  II. 

Union  de  la  raison  et  de  la  religion  à  nous 
inspirer  le  soin  de  la  paix. 

Les  hommes  ne  se  conduisent  d'ordi- 
naire dans  leur  vie,  ni  par  la  foi,  ni  par  la 
raison.  Ils  suivent  témérairement  les  im- 
pressions des  objets  présens  ou  les  opi- 
nions communément  établies  parmi  ceux 
avec  qui  ils  vivent.  Et  il  y  en  a  peu  qui 
s'appliquent  avec  quelque  soin  à  considé- 
rer ce  qui  leur  est  véritablement  utile  poui 
passer  heureusement  cette  vie,  ou  selon 
Dieu,  ou  selon  le  monde.  S'ils  y  faisaient 


lÔO  DE    LA    PAIX 

réflexion  ,  ils  verraient  que  la  foi  et  la  rai- 
son sont  d'accord  sur  la  plupart  des  devoirs 
et  des  actions  des  hommes;  que  les  choses 
dont  la  religion  nous  éloigne  sont  souvent 
aussi  contraires  au  repos  de  cette  vie  qu'au 
bonheur  de  l'autre,  et  que' la  plupart  de 
celles  où  elle  nous  porte  contribuent  plus 
au  bonheur  temporel  que  tout  ce  que 
notre  ambition  et  notre  vanité  nous  l'ont 
rechercher  avec  tant  d'ardeur. 

Or,  cet  accord  de  la  raison  et  de  la  foi 
ne  paraît  nulle  part  si  bien  que  dans  le 
devoir  de  conserver  la  paix  avec  ceux  qui 
nous  sont  unis ,  et  d'éviter  toutes  les  occa- 
sions et  tous  les  sujets  qui  sont  capables  de 
la  troubler.  Et  si  la  religion  nous  prescrit 
ce  devoir  comme  un  des  plus  essentiels  à 
la  piété  chrétienne,  la  raison  nous  y  porte 
aussi  comme  à  un  des  plus  importans  pour 
notre  propre  intérêt. 

Car  on  ne  saurait  considérer  avec  quel- 
que attention  la  source  de  la  plupart  des 
inquiétudes  et  des  traverses  qui  nous  arri- 
vent ou  que  nous  voyons  arriver  aux  autres, 
qu'on  ne  reconnaisse  qu'elles  viennent  or- 


AVEC    LES    HOMMES.  l6f 

dinairement  de  ce  qu'on  ne  se  ménage  pas 
assez  les  uns  les  autres.  Et  si  nous  voulons 
nous  faire  justice,  nous  trouverons  qu'il 
est  rare  qu'on  médise  de  nous  sans  sujet, 
et  que  l'on  prenne  plaisir  à  nous  nuire  et  à 
nous  choquer  de  gaîté  de  cœur.  Nous  y  con- 
tribuons toujours  pour  quelque  chose.  S'il 
n'y  en  a  pas  de  causes  prochaines ,  il  y  en 
a  d'éloignées.  Et  nous  tombons,  sans  y  pen- 
ser ,  dans  une  infinité  de  petites  fautes ,  à 
l'égard  de  ceux  avec  qui  nous  vivons,  qui 
les  disposent  à  prendre  en  mauvaise  part 
ce  qu'ils  souffriraient  sans  peine,  s'ils  n'a- 
vaient déjcà  un  commencement  d'aigreur 
dans  l'esprit.  Enfin,  il  est  presque  toujours 
vrai  que  si  l'on  ne  nous  aime  pas  ,  c'est  que 
nous  ne  savons  pas  nous  faire  aimer. 

Nous  contribuons  donc  nous-mêmes  à  ces 
inquiétudes ,  à  ces  traverses  et  à  ces  trou- 
bles que  les  autres  nous  causent  ;  et  comme 
c'est  en  partie  ce  qui  nous  rend  malheu- 
reux ,  rien  ne  nous  est  plus  important , 
même  selon  le  monde,  que  de  nous  appli- 
quer à  les  éviter.  Et  la  science  qui  nous 
apprend  à  le  faire  nous  est  mille  fois  plus 

14* 


l6'2  DE    LA     PAIX 

utile  que  toutes  celles  que  les  hommes  ap- 
prennent avec  tant  de  soin  et  tant  de  temps. 
C'est  pourquoi  il  y  a  lieu  de  déplorer  le 
mauvais  choix  que  les  hommes  font  dans 
l'étude  des  arts,  des  exercices  et  des  scien- 
ces. Ils  s'appliquent  avec  soin  à  connaître 
la  matière  et  à  trouver  les  moyens  de  la 
faire  servir  à  leurs  besoins.  Ils  apprennent 
l'art  de  dompter  les  animaux  et  de  les  em- 
ployer à  l'usage  de  la  vie,  et  ils  ne  pensent 
pas  seulement  à  celui  de  se  rendre  les 
hommes  utiles  ,  et  d'empêcher  qu'ils  ne  les 
troublent  et  ne  rendent  leur  vie  malheu- 
reuse, quoique  les  hommes  contribuent  in- 
finiment plus  à  leur  bonheur  ou  à  leur 
malheur  que  tout  le  reste  des  créatures. 

C'est  ce  que  la  raison  nous  dicte  touchant 
ce  devoir.  Mais  si  l'on  en  consulte  la  reli- 
gion et  la  foi,  elles  nous  y  engagent  encore 
tout  autrement  par  l'autorité  de  leurs  pré- 
ceptes et  par  les  raisons  divines  qu'elles 
nous  en  apportent.  Jésus-Christ  a  tellement 
aimé  la  paix  qu'il  en  a  fait  deux  des  huit 
béatitudes  qu'il  nous  propose  dans  l'Évan- 
gile :  Heureux  y  dit-il  ,  ceux  qui  sont  doux , 


AVEC     LES     HOMMES.  l63 

parce  qu'ils  posséderont  la  terre.  Ce  qui  com- 
prend la  tranquillité  de  cette  vie  et  le  repos 
de  l'autre.  Heureux,  dit-il  encore,  ceux 
qui  seront  pacifiques ,  parce  qu'ils  auront  le 
nom  d'en/ans  de  Dieu,  qui  est  la  plus  haute 
qualité  dont  les  hommes  soient  capables, 
et  qui  n'est  due  par  conséquent  qu'à  la  plus 
grande  des  vertus.  Saint  Paul  fait  une  loi 
expresse  touchant  la  paix,  en  commandant 
de  la  garder  autant  qu'il  est  possible  avec 
tous  les  hommes,  si  ficri  potest,  cum  omnibus 
hominibus  pacem  habentes.  Il  nous  défend 
les  contentions,  et  nous  ordonne  la  pa- 
tience et  la  douceur  avec  tout  le  monde  : 
Servum  Dornini  non  oportet  litigare ,  sed 
mansuetum  esse  ad  omnes.  Et  enfin  il  nous 
déclare  que  l'esprit  de  contention  n'est  point 
celui  de  l'église.  Siquis  videtur  contentiosus 
esse,  nos  talem  consuetudinem  non  habemus, 
neque  Ecclcsia  Dei. 

Il  n'y  a  guère  d'avertissement  plus  fré- 
quent dans  les  livres  du  Sage,  que  ceux  qui 
"endent  à  nous  régler  dans  le  commerce  que 
*ous  avons  avec  le  prochain,  et  à  nous  faire 


164  Dfi  LA  PAIX 

éviter  ce  qui  peut  exciter  des  divisions  et 
des  querelles.  C'est  dans  cette  vue  qu'il  nous 
dit  que  la  douceur  dans  les  paroles  multi- 
plie les  amis  et  adoucit  les  ennemis  :  verbum 
dulce  multipliait  amicos,  et  que  les  gens  de 
bien  sont  pleins  de  douceur  et  de  complai- 
sance :  et  lingua  eucharis  in  bono  homine 
abundat. 

Il  dit  en  un  autre  endroit  que  les  réponses 
douces  apaisent  la  colère,  et  que  celles  qui 
sont  aigres  excitent  la  fureur  :  responsio 
mollis  frangit  iram,  sermo  durus  suscitât  fu- 
rorcm.  Il  dit  que  le  sage  se  fait  aimer  par 
ses  paroles  :  sapiens  in  verbis  seipsum  ama- 
bilem  fa  cit. 

Enfin  il  relève  tellement  cette  vertu  qu'il 
l'appelle  l'arbre  de  vie,  parce  qu'elle  nous 
procure  le  repos,  et  dans  cette  vie  et  dans 
l'autre  :  lingua  placabilis  lignum  vitœ. 

Il  a  bien  voulu  nous  apprendre  que  l'a- 
vantage que  cette  vertu  nous  apporte  en 
nous  faisant  aimer  est  préférable  à  ceux 
que  les  hommes  désirent  le  plus ,  qui  sont 
l'honneur  et  la  gloire.  Car  c'est  un  des  sens 


AVEC    LES    HOMMES.  l65 

de  ces  paroles  :  fili ,  in  mansuctudlne  opéra 
tua  pcrfice  et  super  hominum  gloriam  dili- 
geris  :  mon  fils,  accomplissez  vos  œuvres 
avec  douceur,  et  vous  vous  attirerez  non 
seulement  l'estime ,  mais  aussi  l'amour  des 
hommes. 

Le  Sage  y  compare  les  deux  choses  que 
les  hommes  y  recherchent  principalement 
des  autres  hommes,  qui  sont  l'amour  et  la 
gloire.  La  gloire  vient  de  l'idée  de  l'excel- 
lence ;  l'amour  de  l'idée  de  la  bonté;  et  cette 
bonté  se  témoigne  par  la  douceur  ;  or  il  nous 
apprend  dans  cette  comparaison  que,  quoi- 
que l'estime  des  hommes  flatte  plus  notre 
vanité,  il  vaut  mieux  néanmoins  en  être 
aimé.  Car  l'estime  ne  nous  donne  entrée  que 
dans  leur  esprit,  au  lieu  que  l'amour  nous 
ouvre  leur  cœur.  L'estime  est  souvent  ac- 
compagnée de  jalousie,  mais  l'amour  éteint 
toutes  les  malignes  passions,  et  ce  sont  celles- 
là  qui  troublent  notre  repos. 


66  DE    LA    PAIX 


CHAPITRE  III. 


Raison  du  devoir  de  garder  la  paix  avec 
ceux  avec  qui  Von  vit. 

On  peut  tirer  de  L'Ecriture  une  infinité 
de  raisons  pour  nous  exciter  à  conserver  la 
paix  avec  les  hommes  par  tous  les  movens 
qui  nous  sont  possibles. 

I.  Il  n'y  a  rien  de  si  conforme  a  l'esprit 
de  la  loi  nouvelle  que  la  pratique  de  ce  de- 
voir ;  et  l'on  peut  dire  qu'elle  nous  y  porte 
par  son  essence  même.  Car.  au  lieu  que  la 
cupidité,  qui  est  la  loi  de  la  chair,  désunis- 
sait l'homme  d'avec  Dieu  ,  elle  le  désunit 
d'avec  lui-même  par  le  soulèvement  des 
passions  contre  la  raison,  et  d'avec  tous  les 
autres  hommes  en  s'en  rendant  ennemi,  et 
le  portant  à  tâcher  de  s'en  rendre  le  tyran. 
Le  propre,  au  contraire,  de  la  charité,  qui 
est  cette  loi  nouvelle  que  Jésus-Christ  est 
venu  apporter  au  monde,  c'est  de  réparer 
toutes  les  desunions  que  le    péché  a  pro- 


AVEC    LES    HOMMES.  167 

duites;  de  réconcilier  l'homme  avec  Dieu, 
en  l'assujettissant  à  ses  lois  ;  de  le  réconci- 
lier avec  lui-même,  en  assujettissant  ses 
passions  à  la  raison  ;  et  enfin  de  le  récon- 
cilier avec  tous  les  hommes,  en  lui  étant  le 
désir  de  les  dominer. 

Or,  un  des  principaux  effets  de  cette 
charité,  à  l'égard  des  hommes,  est  de  nous 
appliquer  à  conserver  la  paix  avec  eux,  puis- 
qu'il est  impossible  qu'elle  soit  vive  et  sen- 
sible dans  le  cœur,  sans  y  produire  cette 
application.  On  craint  naturellement  de 
blesser  ceux  que  l'on  aime.  Et  cet  amour 
nous  faisant  regarder  toutes  les  fautes  que 
nous  commettons  contre  les  autres  comme 
grandes  et  importantes ,  et  toutes  celles 
qu'ils  commettent  contre  nous  comme  pe- 
tites et  légères,  il  éteint  par  là  la  plus  ordi- 
naire source  des  querelles,  qui  ne  naissent 
le  plus  souvent  (pie  des  fausses  idées  qui 
grossissent  à  notre  vue  tout  ce  qui  nous 
touche  en  particulier,  et  qui  amoindrissent 
tout  ce  qui  touche  les  autres. 

TI.  Il  est  impossible  d'aimer  les  hommes, 
sans  désirer  de  les  servir;  et  il  est  impos- 


l68  DE    LA    PAIX 

sible  de  les  servir  sans  être  bien  avec  eux  ; 
de  sorte  que  le  même  devoir  qui  nous  charge 
des  autres  hommes,  selon  l'Écriture,  pour 
les  servir  en  toutes  les  manières  dont  nous 
sommes  capables,  nous  oblige  aussi  de  nous 
entretenir  en  paix  avec  eux ,  parce  que  la 
paix  est  la  porte  du  cœur,  et  que  l'aversion 
nous  le  ferme  et  nous  le  rend  entièrement 
inaccessible. 

III.  Il  est  vrai  que  l'on  n'est  pas  toujours 
en  état  de  servir  les  autres  par  des  discours 
d'édification  ,  mais  il  y  aura  bien  d'autres 
manières  de  les  servir.  On  le  peut  faire  par 
le  silence,  par  des  exemples  de  modestie,  de 
patience  et  de  toutes  les  autres  vertus;  et 
c'est  la  paix  et  l'union  qui  leur  ouvre  le 
cœur  pour  les  en  faire  profiter. 

Or,  la  charité,  non  seulement  embrasse 
tous  les  hommes;  mais  elle  les  embrasse  en 
tous  temps.  Ainsi,  nous  devons  avoir  la  paix 
avec  tous  les  hommes,  et  en  tous  temps; 
car  il  n'y  en  a  pas  où  nous  ne  devions  les 
aimer  et  désirer  de  les  servir ,  et  par  con- 
séquent il  n'y  en  a  point  où  nous  ne  devions 
ôter,  de  notre  part,  tous  les  obstacles  qui  s'y 


AVEC    LES    HOMMES.  1 69 

pourraient  rencontrer,  dont  le  plus  grand 
est  l'aversion  et  l'éloignement  qu'ils  pour- 
raient avoir  pour  nous.  De  sorte  que  lors 
même  que  l'on  ne  peut  conserver  avec  eux 
une  paix  intérieure  qui  consiste  dans  l'union 
de  senî.imens,  il  faut  tâcher  au  moins  d'en 
conserver  une  extérieure,  qui  consiste  dans 
les  devoirs  de  la  civilité  humaine,  afin  de 
ne  se  rendre  pas  incapable  de  les  servir 
quelque  jour,  et  de  témoigner  toujours  à 
Dieu  le  désir  sincère  que  l'on  en  a. 

De  plus,  si  nous  ne  leur  servons  pas  ac- 
tuellement, nous  sommes  au  moins  obligés 
de  ne  leur  pas  nuire;  or,  c'est  leur  nuire 
que  de  les  porter,  en  les  choquant,  à  tom- 
ber en  quelque  froideur  à  notre  égard.  C'est 
leur  causer  un  dommage  réel,  que  de  les 
disposer  par  l'éloignement  qu'ils  conce- 
vront de  nous,  à  prendre  nos  actions  ou 
nos  paroles  en  mauvaise  part ,  à  en  parler 
d'une  manière  peu  équitable,  et  qui  blesse- 
rait leur  conscience ,  et  enfin  à  mépriser 
même  la  vérité  dans  notre  bonche,  et  à  n'ai- 
mer pas  la  justice,  lorsque  c'est  nous  qui 
la  défendons. 

i5 


I70  DE    LA    PAIX 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  i'intérèt  des 
hommes,  c'est  celui  de  la  vérité  même,  qui 
nous  oblige  à  ne  les  pas  aigrir  inutilement 
contre  nous;  si  nous  l'aimons,  nous  devons 
éviter  de  la  rendre  odieuse  par  notre  im- 
prudence, et  de  lui  fermer  l'entrée  du  cœur 
et  de  l'esprit  des  hommes,  en  nous  la  fer- 
mant à  nous-mêmes  :  et  c'est  aussi  pour  nous 
porter  à  éviter  ce  défaut,  que  l'Écriture 
nous  avertit  que  les  sages  ornent  la  science^ 
c'est-à-dire  qu'ils  la  rendent  vénérable  aux 
hommes,  et  que  l'estime  qu'ils  s'attirent  par 
leur  modération  fait  paraître  plus  auguste 
la  vérité  qu'ils  annoncent  :  au  lieu  qu'en  se 
faisant  ou  mépriser  ou  haïr  des  hommes , 
on  la  déshonore,  parce  que  le  mépris  et  la 
haine  passent  ordinairement  delà  personne 
à  la  doctrine. 

Il  est  vrai  qu'il  est  impossible  que  les  gens 
de  bien  soient  toujours  en  paix  avec  les 
hommes,  après  que  Jésus-Christ  les  a  avertis 
qu'ils  ne  devaient  pas  espérer  d'être  autre- 
ment traités  d'eux  qu'il  l'a  été  lui-même. 
C'est  pourquoi  saint  Paul,  en  nous  exhor- 
tant de  conserver  la  paix  avec  *ux .  y  ajoute 


AVEC    LES    HOMMES.  I7I 

cette  restriction,  s'il  est  possible,  sifieripo— 
test;  sachant  que  cela  n'est  pas  toujours 
possible,  et  qu'il  y  a  des  occasions  où  il 
faut  par  nécessité  hasarder  de  les  choquer, 
en  s'opposant  à  leurs  passions  ;  mais  afin  de 
le  faire  utilement,  et  sans  avoir  un  juste 
sujet  de  crainte  que  nous  n'ayons  contribué 
aux  suites  fâcheuses  qui  en  naissent  quel- 
quefois, il  faut  éviter  avec  un  extrême  soin, 
de  les  choquer  inutilement,  ou  pour  des 
choses  de  peu  d'importance  ,  ou  par  une 
manière  trop  dure,  parce  qu'il  n'y  a  en  ef- 
fet que  ceux  qui  épargnent  les  autres,  au- 
tant qu'il  est  en  leur  pouvoir,  qui  les  puis- 
sent reprendre  avec  quelque  fruit. 

Si  saint  Pierre  donc,  sachant  bien  qu'il 
est  inévitable  que  les  chrétiens  souffrent 
et  soient  persécutés,  leur  recommande  de 
ne  se  pas  attirer  leurs  souffrances  par  leurs 
crimes,  on  leur  peut  dire  de  même  qu'é- 
tant inévitable  qu'ils  soient  haïs  des  hom- 
mes, ils  doivent  extrêmement  éviter  de  se 
faire  haïr  par  leur  imprudence  et  leur  in- 
discrétion, et  de  perdre  par  là  le  mérite 
qu'ils  peuvent  acquérir  par  cette  sotie  di 
souffrance. 


1^1  DE    LA    PAIX 

Voici  encore  une  autre  raison  qui  rend 
la  paix  nécessaire,  et  qui  nous  oblige  de  la 
procurer,  autant  qu'il  nous  est  possible; 
c'est  que  la  correction  fraternelle  est  un  de- 
voir qui  nous  est  recommandé  expressé- 
ment par  l'Évangile,  et  dont  l'obligation 
est  très  -  étroite.  Cependant,  il  est  certain 
qu'il  y  a  peu  de  gens  qui  le  puissent  pra- 
tiquer utilement  et  sans  causer  plus  de 
mal  que  de  bien  à  ceux  qu'ils  reprennent; 
mais  il  ne  faut  pas  pour  cela  qu'ils  s'en 
croient  dispensés.  Car,  comme  on  n'est  pas 
exempt  de  fautes  devant  Dieu,  lorsqu'on  se 
met  par  imprudence  hors  d'état  de  prati- 
quer la  charité  corporelle  ,  et  qu'il  nous 
impute  le  défaut  des  bonnes  œuvres,  dont 
nous  nous  privons  par  notre  faute  ;  nous 
ne  devons  pas  plus  nous  croire  exempts 
•de  péchés,  lorsque  le  peu  de  soin  que  nous 
avons  de  conserver  la  paix  avec  notre  pro- 
chain nous  met  dans  l'impuissance  de  pra- 
tiquer envers  lui  la  charité  spirituelle  que 
nous  lui  devons. 

Enfin, notre  intérêt  spirituel  et  la  charité 
que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes,  nous 


AVEC    LES    HOMMES.  17  ) 

doit  porter  à  éviter  tout  ce  qui  nous  peut 
commettre  avec  les  hommes,  et  nous  ren- 
dre l'objet  de  leur  haine  ou  de  leur  mépris. 
Car  rien  n'est  plus  capable  d'éteindre  ou  de 
refroidir  dans  nous-mêmes  la  charité  que 
nous  leur  devons,  puisqu'il  n'y  a  rien  de 
si  difficile  que  d'aimer  ceux  en  qui  l'on  ne 
trouve  que  de  la  froideur  ou  même  de  l'a- 
version. 


CHAPITRE  IV. 

Régie  générale  pour  conserver  lu  paix.  Vc 
blesser  personne  y  et  ne  se  blesser  de  rien. 
Deux  manières  de  choquer  les  autres. 
Contredire  leurs  opinions  ;  s'opposer  à 
leurs  pussions. 

Mais  la  peine  n'est  pes  de  se  commettre 
soi-même  de  la  nécessité  de  conserver  l'u- 
nion avec  le  prochain;  c  est  de  la  conserves? 
effectivement  en  évitant  tout  ce  qui  la  peut 
altérer.  Il  est  certain  qu'il  n'y  a  qu'une 
charité  abondante  qui  puisse  produire  ce 

i5* 


1~4  I>E    LA     PAIX 

grand  effet;  mais  entre  les  moyens  humains 
qu'il  est  utile  d'y  employer,  il  semble 
qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  propre  que  de 
s'appliquer  à  bien  connaître  les  causes  or- 
dinaires des  divisions  qui  arrivent  entre 
les  hommes,  afin  de  les  pouvoir  prévenir. 
Or,  en  les  considérant  en  général,  on  peut 
dire  qu'on  ne  se  brouille  avec  les  hommes, 
que  parce  qu'en  les  blessant ,  on  les  porte 
à  se  séparer  de  nous;  ou  parce  qu'étant 
blessés  par  leurs  actions  ou  par  leurs  pa- 
roles ,  nous  venons  nous-mêmes  à  nous  éloi- 
gner d'eux,  et  à  renoncer  à  leur  amitié. 
L'un  et  l'autre  se  peut  faire,  ou  par  une 
rupture  manifeste,  ou  par  un  refroidisse- 
ment insensible.  .Mais,  de  quelque  manière 
que  cela  se  fasse,  ce  sont  toujours  ces  mé- 
contentemens  réciproques  qui  sont  les  cau- 
-  s  des  divisions;  et  l'unique  moyen  de  les 
éviter,  c'est  de  ne  faire  jamais  rien  qui 
puisse  blesser  personne,  et  de  ne  se  blesser 
jamais  de  rien. 

Il  n'y  a  rien  de  i  facile  (jne  de  prescrire 
cela  <n  général,  mais  il  y  a  peu  de  chose 
|.  u     diiiïrile  à  pratiquer  en  particulier;  et 


AVEC     LES    HOMMES.  I7& 

i'ou  peut  dire  que  c'est  ici  une  des  deux 
règles  qui ,  étant  fort  courtes  dans  les  pa- 
roles, sont  d'une  extrême  étendue  dans  le 
sens,  et  renferment  dans  leur  généralité 
un  grand  nombre  ds  devoirs  très-importans. 
C'est  pourquoi  il  est  bon  de  la  développer, 
en  examinant  plus  particulièrement  par 
quels  moyens  on  peut  éviter  de  blesser  les 
hommes ,  et  mettre  son  esprit  dans  la  dis- 
position de  ne  se  point  blesser  de  ce  qu'ils 
peuvent  faire  ou  dire  contre  nous. 

Le  moyen  de  réussir  dans  la  pratique  du 
premier  de  ces  devoirs  ,  est  de  savoir  ce 
qui  les  choque  et  ce  qui  forme  en  eux  cette 
impression  qui  produit  l'aversion  et  l'eloi- 
gnement.  Or,  il  semble  que  toutes  les  causes 
s'en  peuvent  réduire  à  deux,  qui  sont  de 
contredire  leur  opinion,  et  de  s'opposer  à 
leurs  passions.  Mais  comme  cela  se  peut 
faire  en  diverses  manières  ,  que  ces  opi- 
nions et  ces  passions  ne  sont  pas  toutes  de 
même  nature,  et  qu'il  y  en  a  pour  les- 
quelles ils  sont  plus  sensibles  que  pour 
d'autres,  il  faut  encore  pousser  cette  re- 
cherche plus  loin,  ^n  considérant  plus  en 


*1&  DE     LA     PA1V 

détail  les  jugemens  et  les  passions  qu'il  est 
plus  dangereux  de  choquer. 


CHAPITRE  V. 

Cause  de  t  attache  que  les  hommes  ont  à 
leurs  opinions.  Qui  sont  ceux  qui  y 
sont  plus  sujets. 

Les  hommes  sont  naturellement  attachés 
à  leurs  opinions,  parce  qu'ils  ne  sont  jamais 
sans  quelque  cupidité  qui  les  porte  à  dé- 
sirer de  régner  sur  les  autres,  en  toutes 
les  manières  qui  leur  sont  possibles.  Or,  on 
y  règne  en  quelque  sorte   par  la  créance. 
Car  c'est  une  espèce  d'empire  que  de  faire 
recevoir  son  opinion  aux  autres.  El  ainsi 
1  opposition    que    nous    y    trouvons   nous 
blesse  à  proportion  que  lions  aimons  plus 
cette  sorte  de  domination.  L'homme  met  sa 
joie ,    dit    l'Écriture  ,    dans  les   sentimens 
qu'il  propose  :  lœtatur  ho/no  in  sente/aie 
oris  sul.  Car  en  les  proposant   il   les   rend 
siens,   il    en  fait   son  bien,   il   s'v  attache 


AVEC    LES    HOIÏMES.  I77 

dlotérêt;  et  les  détruire,  c'est  détruire 
quelque  chose  qui  lui  appartient.  On  ne 
le  peut  faire  sans  lui  montrer  qu'il  se  trom- 
pe; et  il  ne  prend  point  plaisir  à  s'être 
trompé.  Celui  qui  contredit  un  autre  dans 
quelque  point,  prétend  en  cela  avoir  plus 
de  lumières  que  lui.  Et  ainsi ,  il  lui  présente 
en  même  temps  deux  idées  désagréables  : 
l'une  qu'il  manque  de  lumières ,  l'autre  que 
celui  qui  le  reprend  le  surpasse  en  intelli- 
gence. La  première  l'humilie,  la  seconde 
l'irrite  et  excite  sa  jalousie.  Ces  effets  sont 
plus  vifs  et  plus  sensibles  à  mesure  que  la 
cupidité  est  plus  vive  et  plus  agissante; 
mais  il  y  a  peu  de  gens  qui  ne  les  ressentent 
en  quelque  degré ,  et  qui  souffrent  la  con- 
tradiction sans  quelque  sorte  de  dépit. 

Outre  cette  cause  générale,  il  y  en  a 
plusieurs  autres  qui  rendent  les  hommes 
plus  attachés  à  leur  sens,  ou  plus  sensibles 
à  la  contradiction.  Quoiqu'il  semble  que  la 
piété,  en  diminuant  l'estime  qu'on  peut 
avoir  de  soi-même,  et  le  désir  de  dominer 
sur  l'esprit  des  autres,  doive  diminuer  l'at- 
tache à  ses  propres  sentimens,  elle  fait  sou- 


I78  S  F.     LA    PAIX 

vent  un  effet  tout  contraire.  Car,  comme 
les  personnes  spirituelles  regardent  toutes 
choses  par  des  vues  spirituelles,  et  qu'il 
leur  arrive  néanmoins  quelquefois  de  se 
tromper,  il  leur  arrive  aussi  quelquefois  de 
spiritunliser  certaines  faussetés,  et  de  re- 
vêtir des  opinions  ou  incertaines  ou  mal 
fondées,  des  raisons  de  conscience  qui  les 
portent  à  s'v  attacher  opiniâtrement.  De 
sorte  qu'appliquant  l'amour  qu'elles  ont  en 
général  pour  la  vérité,  pour  la  vertu,  et 
pour  les  intérêts  de  Dieu ,  à  ces  opinions 
qu'elles  n'ont  pas  assez  examinées,  leur 
zèle  s'excite  et  s'échauffe  contre  ceux  qui 
les  combattent  ou  qui  témoignent  de  n'en 
être  pas  peisuadés;  et  ce  qui  leur  reste 
même  de  cupidité,  se  mêlant  et  se  confon- 
dant avec  ces  mouvemens  de  zèle  ,  se  ré- 
pand avec  d'autant  plus  de  liberté,  qu'elles 
y  résistent  moins  et  qu'elles  ne  distinguent 
point  ce  double  mouvement  qui  agit  dans 
leur  cœur,  parce  que  leur  esprit  n'est  sen- 
siblement occupé  que  de  ces  raisons  spiri- 
tuelles ,  qui  leur  paraissent  être  l'unique 
source  de  leur  zèle 


AVEC     LES    HOMMES.  I79 

C'est  par  un  effet  de  cette  illusion  se- 
crète ,  que  l'on  voit  des  personnes  fort  à 
Dieu,  s'attacher  tellement  à  des  opinions  de 
philosophie,  quoique  très-fausses,  qu'elles 
regardent  avec  pitié  ceux  qui  n'en  sont  pas 
persuadés,  et  les  traitent  d'amateurs  de 
nouveautés  ,  lors  même  qu'ils  n'avancent 
rien  que  d'indubitable.  Il  y  en  a  devant  qui 
l'on  ne  saurait  parler  contre  les  formes 
substantielles,  sans  leur  causer  de  l'indi- 
gnation. D'autres  s'intéressent  pour  Aris- 
tote  et  pour  les  anciens  philosophes, 
comme  ils  pourraient  faire  pour  des  Pères 
de  l'Église.  Quelques-uns  prennent  le  parti 
du  soleil  ,  et  prétendent  qu'on  lui  fait  in- 
jure en  le  faisant  passer  pour  un  amas  de 
poussière  qui  se  remue  avec  rapidité.  La 
vérité  est  que  ce  n'est  point  la  cupidité  qui 
produit  ces  mouvemens ,  et  que  ce  ne  sont 
que  certaines  maximes  spirituelles  qui  sont 
vraies  en  général,  et  qu'ils  appliquent  mal 
en  particulier.  Il  faut  avoir  de  1  aversion 
de  la  nouveauté.  Il  ne  faut  pas  prendre 
plaisir  à  rabaisser  ceux  que  le  consente- 
ment public  de  tous  les  gens  habiles  a  jugés 


l8o  DK    LA    PAIX 

dignes  d'estime  :  il  est  encore  vrai  ;  mais 
avec  tout  cela,  quand  il  s'agit  de  choses 
qui  n'ont  pas  d'autres  règles  que  la  raison , 
la  vérité  connue  doit  l'emporter  sur  toutes 
ces  maximes;  et  elles  ne  doivent  servir 
qu'à  nous  rendre  plus  circonspects,  pour  ne 
nous  pas  laisser  surprendre  par  de  légères 
apparences. 

Toutes  les  qualités  extérieures  qui,  sans 
augmenter  notre  lumière,  contribuent  à 
nous  persuader  que  nous  avons  raison , 
nous  rendant  plus  attachés  à  notre  sens, 
nous  rendent  aussi  plus  sensibles  à  la  con- 
tradiction. Or,  il  y  en  a  plusieurs  qui  pro- 
duisent en  nous  cet  effet. 

Ceux  qui  parlent  bien  et  facilement  sont 
sujets  à  être  attachés  à  leur  sens,  et  à  ne 
se  laisser  pas  facilement  détromper;  parce 
qu'ils  sont  portes  à  croire  qu'ils  ont  le 
même  avantage  qu'ils  ont  sur  l'esprit  des 
autres,  qu'ils  ont,  pour  le  dire  ainsi,  sur 
la  langue  des  autres  :  l'avantage  qu'ils  ont 
en  cela  leur  est  visible  et  palpable ,  au  lieu 
que  leur  manque  de  lumière  et  d'exactitude 
dans  le  raisonnement  leur  est  caché.  De 


AVEC    LES    HOMMES.  l8l 

plus ,  la  facilité  qu'ils  ont  à  parler  donne 
un  certain  éclat  à  leurs  pensées ,  quoique 
fausses  ,  qui  les  éblouit  eux-mêmes  ;  au 
lieu  que  ceux  qui  parlent  avec  peine  obscur- 
cissent les  vérités  les  plus  claires  et  leur 
donnent  l'air  de  fausseté;  et  ils  sont  sou- 
vent obligés  de  céder  et  de  paraître  con- 
vaincus, faute  de  trouver  des  termes  pour 
se  démêler  de  ces  faussetés  éblouissantes. 

Ce  qui  fortifie  cette  attache  dans  ceux 
qui  ont  cette  facilité  de  parler,  c'est  qu'ils 
entraînent  d'ordinaire  la  multitude  dans 
leurs  sentimens,  parce  qu'elle  ne  manque 
jamais  de  donner  l'avantage  de  la  raison 
à  ceux  qui  ont  l'avantage  de  la  parole.  Et. 
ce  consentement  public  revenant  à  eux,  les 
rend  encore  plus  contents  de  leurs  pensées, 
parce  qu'ils  prennent  déjà  sujet  de  les 
croire  conformes  à  la  lumière  du  sens 
commun.  De  sorte  qu'ils  reçoivent  des 
autres  ce  qu'ils  leur  ont  prêté,  et  sont 
trompés  à  leur  tour  par  ceux  mêmes  qu'ils 
ont  trompés. 

Il  y  a  plusieurs  qualités  extérieures  qui 
produisent  le  même  effet,  comme  la  w&~ 

iG 


tSi  de   la   paix 

dération,  la  retenue,  la  froideur,  la  pa- 
tience. Car  ceux  qui  les  possèdent,  se 
comparant  par  là  avec  ceux  qui  ne  les  ont 
pas ,  ne  sauraient  s'empêcher  de  se  préférer 
à  eux  en  ce  point;  en  quoi  ils  ne  leur  font 
pas  d'injustice.  Mais,  comme  ces  sortes 
d'avantages  paraissent  bien  plus  que  ceux 
de  l'esprit,  et  qu'ils  attirent  la  créance  et 
l'autorité  dans  le  monde,  ces  personnes 
passent  souvent  jusques  à  préférer  leur  ju- 
gement à  celui  des  autres  qui  n'ont  pas  ces 
qualités;  non  en  croyant,  par  une  vanité 
grossière,  avoir  plus  de  lumière  d'esprit 
qu'eux,  mais  d'une  manière  plus  fine  et 
plus  insensible.  Car,  outre  l'impression  que 
fait  sur  eux  l'approbation  de  la  multitude, 
à  qui  ils  imposent  par  leurs  qualités  exté- 
rieures, ils  s'attachent  de  plus  aux  défauts 
qu'ils  remarquent  dans  la  manière  dont  les 
Mitres  proposent  leur  sentiment,  et  ils  vien- 
nent enfin  à  les  prendre  insensiblement 
pour  des  marques  de  défauts  de  raisons. 
Il  y  en  a  même  à  qui  le  soin  qu'ils  ont 
eu  de  demander  à  Dieu  la  lumière  dont  ils 
ont  besoin  pour  se  conduire  en  certaines 


AVEC     LES    HOMMES.  l85 

occasions  difficiles,  suffit  pour  préférer  les 
sentimens  où  ils  se  trouvent ,  à   ceux  des 
autres  en  qui  ils  ne  voient  pas  la  même 
vigilance  dans  la  prière;  mais  ils  ne  consi- 
dèrent pas   que   le   vrai  effet  des  prières 
n'est  pas  tant  de  nous  rendre  plus  éclairés, 
que  de  nous  obtenir  plus  de  défiance  de 
nos  propres  lumières,  et  de  nous  rendre 
plus  disposés  à  embrasser  celles  des  autres. 
De  sorte  qu'il  arrive  souvent  qu'une  per- 
sonne moins  vertueuse  aura  en  effet  plus 
de  lumières  sur  un  certain  point ,  qu'une 
autre  qui  aura   beaucoup  plus  de  vertu. 
Mais  en  même  temps,  toute  cette  lumière 
lui  servira  beaucoup  moins  par  le  mauvais 
usage  qu'elle  en  fait,  Cfue  si  elle  avait  ob- 
tenu par   ses  prières  et  la   docilité    pour 
recevoir  la  vérité  d'un  autre  et  la  grâce 
d'en  bien  user. 

Ceux  qui  ont  l'imagination  vive  et  qui 
conçoivent  fortement  les  choses,  sont  en- 
core sujets  à  s'attacher  à  leur  propre  juge- 
ment ;  parce  que  l'application  vive  qu'ils 
vmt  à  certains  objets  les  empêche  d'éten- 
dre assez  la  vue  de  leur  esprit  pour  fofraex 


l84  DE    LA     PAIX 

un  jugement  équitable,  qui  dépend  de  la 
comparaison  de  diverses  raisons.  Ils  se 
remplissent  tellement  d'une  raison,  qu'ils 
ne  donnent  plus  entrée  à  toutes  les  autres, 
et  ils  ressemblent  proprement  à  ceux,  qui 
sont  trop  près  des  objels,  et  qui  ne  voient 
ainsi  que  ce  qui  est  précisément  devant 
eux. 

C'est  par  plusieurs  de  ces  raisons  que 
les  femmes,  et  particulièrement  celles  qui 
ont  beaucoup  d'esprit,  sont  sujettes  à  être 
fort  arrêtées  à  leur  sens  ,  car  elles  ont 
d'ordinaire  un  esprit  d'imagination,  c'est- 
à-dire  plus  vif  qu'étendu;  et  ainsi  elles 
s'occupent  fortement  de  ce  qui  les  frappe , 
et  considèrent  fort  peu  le  reste.  Elles  par- 
lent bien  et  facilement,  et  par  là  elles  at- 
tirent la  créance  et  l'estime.  Elles  ont  de 
la  modération  et  elles  sont  exactes  dans 
les  actions  de  piété.  De  sorte  que  tout 
contribue  à  leur  faire  exprimer  leurs  pro- 
pres pensées ,  parce  que  rien  ne  les  porte 
à  s'en  défier. 

Enfin,  tout  ce  qui  élève  les  hommes  dans 
le  monde,  comme  1rs  richesses,  la  puis- 


AVEC    LES     HOMMES.  IOI) 

sauce,  l'autorité,  les  rend  insensiblement 
plus  attachés  à  leurs  sentimens,  tant  par 
la  complaisance  et  la  créance  que  ces  cho- 
ses leur  attirent,  que  parce  qu'ils  sont  moins 
accoutumés  à  la  contradiction;  ce  qui  les 
y  rend  plus  délicats.  Comme  on  ne  les 
avertit  pas  souvent  qu'ils  se  trompent ,  ils 
s'accoutument  à  croire  qu'ils  ne  se  trom- 
pent point ,  et  ils  sont  surpris  lorsqu'on 
entreprend  de  leur  faire  remarquer  qu'ils 
y  sont  sujets  comme  les  autres. 

Ce  serait  ,  cà  la  vérité  ,  abuser  de  ces 
observations  générales ,  que  d'en  prendre 
sujet  d'attribuer  en  particulier  cette  attache 
vicieuse  à  ceux  en  qui  l'on  remarque  les 
qualités  qui  sont  capables  de  la  produire, 
parce  qu'elles  ne  la  produisent  pas  néces- 
sairement. Ainsi  l'usage  qu'on  en  doit  faire 
n'est  pas  de  soupçonner  ou  de  condamner 
personne  en  particulier  sur  ces  signes  in- 
certains; mais  seulement  de  conclure  que 
quand  on  traite  avec  des  personnes  qui,  par 
leur  état  ou  par  la  qualité  de  leur  esprit, 
peuvent  avoir  ce  défaut ,  soit  qu'ils  l'aient 

ou  ne  l'aient  pas  effectivement ,  il  est  tou- 

16* 


ï86  *>&     LA    PAIX 

jours  utile  de  se  tenir  davantage  sur  ses 
gardes  ,  pour  ne  pas  choquer  ,  sans  de 
grandes  raisons ,  leurs  opinions  et  leurs 
sentimens.  Car  cette  précaution  ne  saurait 
jamais  nuire,  et  elle  peut  être  très-utile 
en  de  certaines  rencontres. 


CHAPITRE  VI. 

Quelles  .sont  les  opinions  rjuil  est  plus 
dangereux  de  choquer. 

Mais  il  faut  remarquer  que,  comme  il  y 
a  des  personnes  qu'il  est  plus  dangereux  de 
contredire  que  d'autres,  il  y  a  aussi  cer- 
taines opinions  auxquelles  il  faut  avoir  plus 
d'égard.  Et  ce  sont  celles  qui  ne  sont  pas 
particulières  à  une  seule  personne  du  lieu 
où  l'on  vit,  mais  qui  y  sont  établies  par 
une  approbation  universelle.  Car  en  cho- 
quant ces  sortes  d'opinions,  il  semble  qu'on 
se  veuille  élever  au-dessus  de  tous  les  au- 
tres; et  l'on  donne  lieu  à  tous  eeux  qui  eu 


AVEC    LES    HOMMES.  187 

-sont  prévenus  de  s'y  intéresser  avec  d'au- 
tant plus  de  chaleur,  qu'ils  croient  ne  s'in- 
téresser pas  pour  leurs  propres  sentimens, 
mais  pour  ceux  de  tout  le  corps.  Or  la 
malignité  naturelle  est  infiniment  plus  vive 
et  plus  agissante,  lorsqu'elle  a  un  prétexte 
honnête  pour  se  couvrir,  et  qu'elle  se  peut 
déguiser  à  elle-même ,  sous  le  prétexte  du 
zèle  que  l'on  doit  avoir  pour  ses  supérieurs 
et  pour  le  corps  dont  on  fait  partie. 

Celte  remarque  est  d'une  extrême  im- 
portance pour  la  conservation  de  la  paix. 
Et  pour  en  pénétrer  l'étendue,  il  faut  ajou- 
ter qu'en  tout  corps  et  en  toute  société,  il 
y  a  d'ordinaire  certaines  maximes  qui  ré- 
gnent ,  qui  sont  formées  par  le  jugement  de 
ceux  qui  y  possèdent  la  créance,  et  dont 
l'autorité  domine  sur  les  esprits.  Souvent 
ceux  qui  les  proposent  y  ont  peu  d'attache, 
parce  qu'elles  leur  paraissent  à  eux-mêmes 
peu  claires  :  mais  cela  n'empêche  pas  que 
les  inférieurs  recevant  ces  maximes  sans 
examen,  et  par  la  voie  de  la  simple  auto- 
rité, ne  les  reçoivent  comme  indubitables, 
et  que,  faisant    d'ordinaire   consister  lem 


l88  DE    LA    PAIX 

bonheur  à  les  maintenir,  à  quelque  prix 
que  ce  soit,  ils  ne  s'élèvent  avec  zèle  con- 
tre ceux  qui  les  contredisent.  Ces  maximes 
et  ces  opinions  regardent  quelquefois  des 
choses  spéculatives  et  des  questions  de  doc- 
trine. On  estime  en  quelques  lieux  une 
sorte  de  philosophie,  en  d'autres  une  autre. 
Il  y  en  a  où  toutes  les  opinions  sévères 
sont  bien  reçues ,  et  d'autres  où  elles  sont 
toutes  suspectes.  Quelquefois  elles  regardent 
l'estime  que  l'on  doit  faire  de  certaines 
personnes,  et  principalement  de  celles  qui 
sont  de  la  société  même,  parce  que  ceux 
qui  y  régnent  par  la  créance  leur  donnent 
à  chacun  leur  rang  et  leur  place,  selon  la 
manière  dont  ils  les  traitent  ou  dont  ils 
en  parlent;  et  cette  place  leur  est  confirmée 
par  la  multitude,  qui  autorise  le  jugement 
des  supérieurs  et  qui  est  toujours  prête  de 
le  défendre. 

Or,  comme  ces  jugemens  peuvent  être 
faux  et  excessits,  il  peut  arriver  que  des 
particuliers  de  cette  société  même  ne  les  ap- 
prouvent pas,  et  qu'ils  trouvent  ces  places 
mal  données  ;  et  s'ils  n'en  usent  avec  bien 


AVEC    LES    HOMMES.  1 89 

de  la  discrétion,  et  qu'ils  n'apportent  de 
grandes  précautions  pour  ne  pas  choquer 
ceux  avec  qui  ils  vivent,  par  la  diversité 
de  leurs  sentimens ,  il  est  difficile  qu'ils  ne 
se  fassent  condamner  de  présomption  et  de 
témérité  ,  et  que  l'on  ne  porte  même  ce 
qu'ils  auront  témoigné  de  leurs  sentimens 
beaucoup  au-delà  de  leur  pensée,  en  les 
accusant  de  mépriser  absolument  ceux  dont 
ils  n'auraient  pas  toute  l'estime  que  les  au- 
tres en  ont. 

Pour  éviter  donc  ces  inconvéniens  et 
beaucoup  d'autres  dans  lesquels  on  peut 
tomber  en  combattant  les  opinions  reçues, 
il  faut  en  quelque  lieu  et  en  quelque  so- 
ciété que  l'on  soit ,  se  faire  un  plan  des 
opinions  qui  y  régnent  et  du  rang  que 
chacun  y  possède,  afin  d'y  avoir  tous  les 
égards  que  la  charité  et  la  vérité  peuvent 
permettre. 

Il  se  peut  faire  que  plusieurs  de  ces 
opinions  soient  fausses,  et  que  plusieurs 
de  ces  rangs  soient  mal  donnés;  mais  le 
premier  soin  que  l'on  doit  avoir  est  de  se 
défier  de  soi-même  dans  ce  point.  Car  s'il 


I9O  i>E    LA.    PAIX 

y  a  dans  les  hommes  une  faiblesse  natu- 
relle qui  les  dispose  à  se  laisser  entraîner 
sans  examen  par  l'impression  d'autrui ,  il 
y  a  aussi  une  malignité  naturelle  qui  les 
porte  à  contredire  les  sentimens  des  autres, 
et  principalement  de  ceux  qui  ont  beau- 
coup de  réputation.  Or,  il  faut  encore  plus 
-éviter  ce  vice  que  l'autre,  parce  qu'il  est 
plus  contraire  à  la  société,  et  qu'il  marque 
une  plus  grande  corruption  dans  le  cœur 
et  dans  l'esprit_,  de  sorte  que  pour  y  résis- 
ter, il  faut,  autant  que  Ton  peut,  favori- 
ser les  opinions  des  autres ,  et  être  bien 
aise  de  les  pouvoir  approuver,  et  prendre 
même  pour  un  préjugé  de  leur  vérité  de 
ce  qu'elles  sont  reçues. 


AVEC    LES   HOMMES. 


CHAPITRE  VII. 

L'impatience  qui  porte  à  contredire  les 
autres  est  un  défaut  considérable.  Qu'on 
n'est  ]>as  obligé  de  contredire  toutes  les 
fausses  opinions.  Qu'il  faut  avoir  une 
retenue  générale  ,  et  se  passer  de  confi- 
dent, ce  qui  est  difficile  à  l' amour-propre. 

L'impatience  qui  porte  à  contredire  les 
autres  avec  chaleur  ne  vient  que  de  ce 
que  nous  ne  souffrons  qu'avec  peine  qu'ils 
aient  des  sentimens  différées  des  nôtres. 
C'est  parce  que  ces  sentimens  sont  con- 
traires à  nos  sens,  qu'ils  nous  blessent,  et 
non  pas  parce  qu'ils  sont  contraires  à  la 
vérité.  Si  nous  avions  pour  but  de  profiter 
à  ceux  que  nous  contredisons  ,  nous  pren- 
drions d'autres  mesures  et  d'autres  voies. 
Nous  ne  voulons  que  les  assujétir  à  nos 
opinions,  et  nous  élever  au-dessus  d'eux, 
ou  plutôt  nous  voulons  tirer  ,  en  les  con- 
tredisant,  une  petite  vengeance  du  dépit 


I92  DE    LA    PAIX 

qu'ils  nous  ont  fait  en  choquant  nos  sens. 
De  sorte  qu'il  y  a  tout  ensemble  dans  ce 
procédé  et  de  l'orgueil  qui  nous  cause  ce 
dépit,  et  du  défaut  de  charité  qui  nous 
porte  à  nous  en  venger  par  une  contradic- 
tion indiscrète ,  et  de  l'hypocrisie  qui  nous 
fait  couvrir  tous  nos  sentimens  corrompus 
du  prétexte  de  l'amour  de  la  vérité  et 
du  désir  charitable  de  désabuser  les  autres; 
au  lieu  que  nous  ne  recherchons  en  effet 
qu'à  nous  satisfaire  nous-mêmes.  Et  ainsi, 
on  nous  peut  justement  appliquer  ce  que 
dit  le  sage  :  Que  les  avertissemens  que 
donne  un  homme  qui  veut  faire  injure 
sont  faux  et  trompeurs  :  Est  correptio  men- 
dax  in  ira  contumeliosi.  Ce  n'est  pas  qu'il 
dise  toujours  des  choses  fausses,  mais  c'est 
qu'en  voulant  paraître  avoir  le  dessein  de 
nous  servir  en  nous  corrigeant  de  quelque 
défaut ,  il  n'a  que  le  dessein  de  déplaire  et 
d'insulter. 

Nous  devons  donc  regarder  cette  impa- 
tience qui  nous  porte  à  nous  élever  saas 
discernement  contre  tout  ce  qui  nous  pa- 
raît faux ,  comme  un  défaut  très-considé- 


AVEC    LES    HOMMES.  10,3 

rable ,  et  qui  est  souvent  beaucoup  plus 
grand  que  l'erreur  prétendue  dont  nous 
voudrions  délivrer  les  autres.  Ainsi,  comme 
nous  nous  devons  à  nous  -  mêmes  la  pre- 
mière charité ,  notre  premier  soin  doit  être 
de  travailler  sur  nous-mêmes,  et  de  tâcher 
de  mettre  notre  esprit  en  état  de  suppor- 
ter sans  émotion  les  opinions  des  autres , 
qui  nous  paraissent  fausses,  afin  de  ne  les 
combattre  jamais  que  dans  le  désir  de  leur 
être  utiles. 

Or,  si  nous  n'avions  que  cet  unique  dé- 
sir ,  nous  reconnaîtrions  sans  peine  qu'en- 
core que  toute  erreur  soit  un  mal ,  il  y  en 
a  néanmoins  beaucoup  qu'il  ne  faut  pas 
s'efforcer  de  détruire  ,  parce  que  le  remède 
serait  souvent  pire  que  le  mal ,  et  que  s'at- 
tachant  à  ces  petits  maux,  on  se  mettrait 
hors  d'état  de  remédier  à  ceux  qui  sont 
vraiment  importons.  C'est  pourquoi  encore 
que  Jésus-Christ  fût  plein  de  toute  vérité , 
comme  dit  saint  Jean,  on  ne  voit  pas  qu'il 
ait  entrepris  d'ôter  aux  hommes  d'autres 
erreurs  que  celles  qui  regardaient  Dieu  et 
les  moyens  de  leur   salut.  Il  savait  tous 

*7 


19  f  DE    LA    PAIX 

leurs  égaremens  dans  ies  choses  de  la  na- 
ture. Il  connaissait  mieux  que  personne 
en  quoi  consiste  la  véritable  éloquence.  La 
vérité  de  tous  les  événemens  passés  lui 
était  parfaitement  connue.  Cependant  il  n'a 
pas  donné  charge  à  ses  apôtres  ,  ni  de 
combattre  les  erreurs  des  hommes  dans  la 
physique ,  ni  de  leur  apprendre  à  bien  par- 
ler, ni  de  les  desabuser  d'une  infinité  d'er- 
reurs de  fait,  dont  leurs  histoires  étaient 
remplies. 

!Xous  ne  sommes  pas  obligés  d'être  plus 
charitables  que  les  apôtres.  Et  ainsi,  lors- 
que nous  apercevons  qu'en  contredisant 
certaines  opinions  qui  ne  regardent  que 
des  choses  humaines,  nous  choquons  plu- 
sieurs personnes  ,  nous  les  aigrissons,  nous 
les  portons  à  faire  des  jugemens  berné  • 
raires  et  injustes ,  non  seulement  nous 
pouvons  nous  dispenser  de  combattre  ces 
opinions,  mais  même  nous  y  sommes  sou- 
vent obligés  par  la  loi  de  la  charité. 

Mais  en  pratiquant  cette  retenue,  il  fan: 
qu'elle  soit  entière,  et  il  ne  se  faut  pas 
contenter  de  ne  choquer  pas  en  face  ceux 


AVEC    LES    HOMMES.  19^> 


qu'on  se   croit  obligé  de    ménager  ;  il  ne 
faut  faire  confidence  à  personne  des  senti- 
mens  que  l'on  a  d'eux,  parce  que  cela  ne 
sert  de  rien  qu'à  nous  décharger  inutile- 
ment. Et  il  y  a  souvent  plus  de  danger  de 
dire  à  d'autres  ce  que  l'on  pense  des  per- 
sonnes qui  ont  du  crédit  et  de  l'autorité 
dans  un  corps,  et  qui  régnent  sur  les  es- 
prits, que  de  le  dire  à  eux-mêmes,  parce 
que  ceux  à  qui  l'on  s'ouvre,  ayant  souvent 
moins  de  lumière,  moins  d'équité,  moins 
de  charité,  plus  de  faux  zèle  et  plus  d'em- 
portement ,  ils  en  sont  plus    blessés  que 
ceux  même  de  qui  on  parle  ne  le  seraient; 
et  enfin,  puisqu'il  n'y  a  presque  point  de 
personnes  vraiment  secrètes,  que  tout  ce 
qu'on  dit  des  autres  leur  est  rapporté,  et 
encore  d'une  manière  qui  les   pique  plus 
qu'ils  ne  le  seraient  de  la  chose  même.  Et 
ainsi,  il  n'y   a  aucun  moyen  d'éviter  ces 
inconvéniens  ,  qu'en  gardant  presque  une 
retenue  générale  à  l'égard  de  tout  le  monde. 
Cette   précaution    est   très  -  nécessaire  , 
mais  elle  est  difficile;  car  ce  n'est  pas  uno 
chose  aisée  que  de  se  passer  de  confident, 


I96  DE    LA    PAIX 

quand  on  désapprouve  quelque  chose  dans 
le  cœur,  et  qu'on  se  croit  obligé  de  ne  le 
pas  témoigner.  L'amour -propre  cherche 
naturellement  cette  décharge ,  et  on  est 
bien  aise  au  moins  d'avoir  un  témoin  de  sa 
retenue.  Cette  vapeur  maligne  qui  porte  à 
contredire  ce  qui  nous  choque  étant  en- 
fermée dans  un  esprit  peu  mortifié,  fait  un 
effort  continuel  pour  en  sortir;  et  souvent 
le  dépit  qu'elle  cause  s'augmente  par  la 
violence  qu'on  se  fait  à  la  retenir.  Mais  plus 
ces  mouvemens  sont  vifs,  plus  nous  devons 
en  conclure  que  nous  sommes  obligés  de 
les  réprimer ,  et  que  ce  n'est  pas  à  nous  à 
nous  mêler  de  la  conduite  des  autres,  lors- 
que nous  avons  tant  de  besoin  de  travailler 
sur  nous-mêmes. 

Ainsi,  en  résistant  à  cette  envie  de  par- 
ler des  défauts  d'autrui ,  lorsque  la  pru- 
dence ne  nous  permet  pas  de  les  découvrir, 
il  arrivera  ou  que  nous  reconnaîtrons  dans 
la  suite  que  nous  n'avions  pas  tout  à  fait 
raison  ,  ou  que  nous  trouverons  le  temps 
de  nous  en  ouvrir  avec  fruit;  et  par  là 
nous  pratiquerons  ce  que  l'Écriture  nous 


AVEC    LES    HOMMES.  1 97 

ordonne  par  ces  paroles  :  L'homme  de  bon 
sens  retiendra  en  lui-même  ses  paroles,  jus- 
qu'à un  certain  temps,  et  les  lèvres  de  plu- 
sieurs publieront  sa  prudence  :  Bonus  sen- 
sus  usquè  in  tempus  abscondet  verba  illius, 
et  labia  multorum  enarrabunt  sensum  illius. 
Or,  quand  ni  l'un  ni  l'autre  n'arriverait, 
nous  jouirons  toujours  du  bien  de  la  paix, 
et  nous  pourrons  justement  espérer  la  ré- 
compense de  cette  retenue  dont  nous  nous 
serions  privés ,  en  nous  abandonnant  à 
nos  passions. 


CHAPITRE  VIII. 

Qu'il  faut  avoir  égard  à  l'état  où  l'on  est 
dans  V esprit  des  autres ,  pour  les  con- 
tredire. 

S'il  faut  avoir  égard  ,  comme  j'ai  dit,  à 
la  qualité ,  à  l'esprit  et  à  l'état  des  per- 
sonnes ,  quand  il  s'agit  de  les  contredire , 
il  en  faut  encore  plus  avoir  à  soi-même , 

<7* 


igS  UE    LA    PAIX 

et  à  l'état  où  l'on  est  dans  leur  esprit  ;  car , 
puisqu'il  ne  faut  combattre  les  opinions  des 
autres  que  dans  le  dessein  de  leur  procurer 
quelque  avantage,  il  faut  voir  si  l'on  est  en 
état  d'y  réussir;  et  comme  ce  ne  peut  être 
qu'en  les  persuadant ,  et  qu'il  n'y  a  que 
deux  moyens  de  persuader ,  qui  sont  l'au- 
torité et  la  raison ,  il  faut  bien  connaître 
ce  que  l'on  peut  par  l'un  et  par  l'autre. 

Le  plus  faible  est  sans  doute  celui  de  la 
raison  ;  et  ceux  qui  n'ont  que  celui-là  à 
employer  n'en  peuvent  pas  espérer  un 
grand  succès  ,  la  plupart  des  gens  ne  se 
conduisant  que  par  autorité.  C'est  donc  sur 
quoi  il  faut  particulièrement  s'examiner  ; 
et  si  nous  sentons  que  nous  n'avons  pas  le 
crédit  et  l'estime  nécessaires  pour  faire  bien 
recevoir  tous  noa  avertissemens  ,  nous  de- 
vons croire  ordinairement  que  Dieu  nous 
dispense  de  dire  ce  que  nous  pensons  sur 
les  choses  qui  nous  paraissent  blâmables  , 
et  que  ce  qu'il  demande  de  nous  en  cette 
occasion  ,  c'est  la  retenue  et  le  silence.  En 
suivant  une  autre  conduite  ,  on  ne  fait  que 
se  décrier  et  se  commettre  sans  profiter  à 


AVEC    LES    HOMMES.  IQ9 

personne  ,  et  troubler  la  paix  des  autres 
et  la  sienne  propre. 

L'avis  que  Platon  donne  de  ne  prétendre 
réformer  et  établir  dans  les  républiques 
que  ce  qu'on  se  sent  en  état  de  faire  ap- 
prouver à  ceux  qui  les  composent ,  tantum 
contendere  in  republicd  ,   quantum  probare 
civibus  tuis  possù,  ne  regarde  pas  seule- 
ment les  états,  mais  toutes  les  sociétés  par- 
ticulières; et  ce  n'est  pas  seulement  la  pen- 
sée d'un   païen,  mais  une    vérité  et    une 
règle  chrétienne  qui   a  été  enseignée  par 
saint  Augustin,  comme  absolument  néces- 
saire au  gouvernement  de  l'Église.  Le  vrai 
pacifique,  dit  ce  saint,  est  celui  qui  corrige 
ce  qu'il  peut  des  désordres  qu'il  connaît, 
et  qui,  désapprouvant  par  une  lumière  équi- 
table ceux  qu'il  ne  peut  corriger ,  ne  laisse 
pas  de  les  supporter  avec  une  fermeté  iné- 
branlable. Que    si  ce    père  prescrit   cette 
conduite  à  ceux  mêmes  qui  sont  chargés 
du  gouvernement  de  l'Église  ,  et  s'il  veut 
que  la  paix  soit  leur  principal  objet ,   et 
qu'ils   tolèrent  une  infinité  de  choses,  de 
peur  de  la  troubler ,  combien  est-elle  plus 


200  DE    LA.    PAIX 

nécessaire  à  ceux  qui  ne  sont  chargés  de 
rien,  et  qui  n'ont  que  l'obligation  commune 
à  tous  les  Chrétiens,  de  contribuer  ce  qu'ils 
peuvent    au    bien    de    leurs   frères.    Car , 
comme  c'est  une  sédition  dans  un  état  po- 
litique d'en  vouloir  réformer  les  désordres, 
lorsque  l'on  n'y  est  pas  dans  un  rang  qui 
en  donne  le  droit,  c'est  aussi  une  espèce 
de  sédition  dans  les  sociétés,  lorsque  les 
particuliers  qui  n'y  ont  pas  d'autorité  s'é- 
lèvent contre  les  sentimens  qui  y  sont  éta- 
blis, et  que,  par  leur  opposition,  ils  trou- 
blent la  paix  de  tout  ce  corps  ;  ce  qui  ne 
se  doit  néanmoins  entendre  que  des  dés- 
ordres qu'on  doit  tolérer,  et  qui  ne  sont 
pas  si  considérables  que  le  trouble  que  l'on 
causerait  en  s'y  opposant.  Car  il  y  en  a  de 
tels    qu'il  est  absolument  nécessaire  aux 
particuliers  même    de  s'y  opposer  ;  mais 
ce  n'est  pas  de  ceux-là  dont  nous  parlons 
présentement. 


AVEC    LES    HOMMES.  ÎIOI 


CHAPITRE  IX. 

Qu'il  faut  éviter  certains  défauts  en 
contredisant  les  autres. 

Il  ne  faut  pourtant  pas  porter  les  maxi- 
mes que  nous  avons  proposées ,  jusqu'à 
faire  généralement  scrupule ,  dans  la  con- 
versation ,  de  témoigner  que  l'on  n'ap- 
prouve pas  quelques  opinions  de  ceux  avec 
qui  l'on  vit.  Ce  serait  détruire  la  société  au 
lieu  de  la  conserver  ,  parce  que  cette 
contrainte  serait  trop  gênante  ,  et  que 
chacun  aimerait  mieux  se  tenir  en  son  par- 
ticulier. Il  faut  donc  réduire  cette  réserve 
aux  choses  plus  essentielles  et  auxquelles 
on  voit  que  les  gens  prennent  plus  d'inté- 
rêt, et  encore  y  aurait-il  des  voies  pour 
les  contredire  de  telle  sorte  qu'il  serait  im- 
possible qu'ils  s'en  offensassent.  Et  c'est  à 
quoi  il  faut  particulièrement  s'étudier,  le 
commerce  de  la  vie  ne  pouvant  même  sub- 


202  DE    LA    PAIX 

sisîer ,  si  l'on  n'a  la  liberté  de  témoigner 
que  l'on  n'est  pas  du  sentiment  des  autres. 

A.insi  ,  c'est  une  chose  très  -  utile  que 
d'étudier  avec  soin  comment  on  peut  pro- 
poser ses  sentimens  d'une  manière  si  douce, 
si  retenue  et  si  agréable,  que  personne  ne 
s'en  puisse  choquer.  Les  gens  du  monde 
le  pratiquent  admirablement  à  l'égard  des 
grands,  parce  que  la  cupidité  leur  en  l'ait 
trouver  les  moyens.  Et  nous  les  trouve- 
rions aussi  bien  qu'eux ,  si  la  charité  était 
aussi  agissante  en  nous  que  la  cupidité 
l'est  en  eux,  et  qu'elle  nous  fit  autant  ap- 
préhender de  blesser  nos  frères,  que  nous 
devons  regarder  comme  supérieurs  dans  le 
royaume  de  Jésus-Christ,  qu'ils  appréhen- 
dent de  blesser  ceux  qu'ils  ont  intérêt  de 
ménager  pour  leur  fortune. 

Cette  pratique  est  si  importante  et  si  né- 
cessaire dans  tout  le  cours  de  la  vie,  qu'il 
faudrait  avoir  un  soin  tout  particulier  de  s'y 
exercer.  Car  souvent,  ce  ne  sont  pas  tant 
nos  sentimens  qui  choquent  les  autres,  que 
la  manière  hère ,  présomptueuse,  passion- 
née, méprisante,  insultante,  avec  laquell< 


AVEC    LÈS    HOMMES.  2o3 

nous  les  proposons.  Il  faudrait  donc  ap- 
prendre cà  contredire  civilement  et  avec 
humilité,  et  regarder  les  fautes  que  l'on  y 
fait  comme  très-considérables. 

Il  est  difficile  de  renfermer  dans  des 
règles  et  des  préceptes  particuliers  toutes 
les  diverses  manières  de  contredire  les  opi- 
nions des  autres  sans  les  blesser.  Ce  sont 
les  circonstances  qui  les  font  naître,  et  la 
crainte  charitable  de  choquer  nos  frères 
qui  nous  les  fait  trouver.  Mais  il  y  a  cer- 
tains défauts  généraux  qu'il  faut  avoir  en 
vue  d'éviter ,  et  qui  sont  les  sources  ordi- 
naires de  ces  mauvaises  manières.  Le  pre- 
mier est  l'ascendant,  c'est-à-dire  une  ma- 
nière impérieuse  de  dire  ses  sentimens  que 
peu  de  gens  peuvent  souffrir,  tant  parce 
qu'elle  représente  l'image  d'une  âme  fière 
et  hautaine,  dont  on  a  naturellement  de 
l'aversion,  que  parce  qu'il  semble  que  l'on 
veuille  dominer  sur  les  esprits ,  et  s'en 
rendre  le  maître.  On  connaît  assez  cet  air, 
et  il  faut  que  chacun  observe  en  particulier 
ce  qui  le  donne. 

C'est,  par  exemple  ,  une  espèce  d'ascen- 


204  DE    LA    PAIX 

dant  que  de  faire  paraître  du  dépit  dès 
qu'on  ne  nous  croit  pas ,  et  d'en  faire  des 
reproches  ;  car  c'est  comme  accuser  ceux  à 
qui  l'on  parle,  ou  d'une  stupidité  qui  fait 
qu'ils  ne  sauraient  entrer  dans  nos  raisons, 
ou  d'une  opiniâtreté  qui  les  empêche  de  s'y 
rendre.  Nous  devons  être  persuadés  ,  au 
contraire,  que  ceux  qui  ne  sont  pas  con- 
vaincus par  nos  raisons  ne  doivent  pas 
être  ébranlés  par  nos  reproches  ,  puisque 
ces  reproches  ne  leur  donnent  aucune  lu- 
mière ,  et  qu'ils  marquent  seulement  que 
nous  préférons  notre  jugement  au  leur, 
et  que  nous  ne#  nous  soucions  pas  de  l«s 
blesser. 

C'est  encore  un  fort  grand  défaut  que  de 
parler  d'un  air  désisif ,  comme  si  ce  qu'on 
dit  ne  pouvait  être  raisonnablement  con- 
testé. Car  l'on  choque  ceux  à  qui  l'on  parle 
de  cet  air  ,  ou  en  leur  faisant  sentir  qu'ils 
contestent  une  chose  indubitable,  ou  en  leur 
faisant  paraître  qu'on  leur  veut  ôter  la  li- 
berté de  l'examiner  et  d'en  juger  par  leur 
propre  lumière,  ce  qui  leur  parait  une  do- 
mination injuste. 


AVEC     LES    HOMMES.  205 

C'est  pour  porter  les  religieux  à  éviter 
cette  manière  choquante ,  qu'un  saint  leur 
prescrivait  d'assaisonner  tous  leurs  discours 
par  le  sel  du  doute,  opposé  à  cet  air  dog- 
matique et  désisif ,  omnis  sermo  veste?'  clubi- 
tationis  sale  sit  conditus  ;  parce  qu'il  croyait 
que  l'humilité  ne  permettait  pas  de  s'attri- 
buer une  connaissance  si  éclairée  de  la  vé- 
rité, qu'il  ne  laissât  aucun  lieu  d'en  douter. 
Car  ceux  qui  ont   cet  air  affirmatif  té- 
moignent non  seulement  qu'ils  ne  doutent 
pas  de  ce  qu'ils  avancent,  mais  aussi  qu'ils 
ne  veulent  pas  qu'on  en  puisse  douter.  Or 
c'est  trop  exiger  des  autres  et  s'attribuer 
trop  à  soi-même.  Chacun  veut  être  juge  de 
ses  opinions,  et  ne  les  recevoir  que  parce 
qu'il  les  approuve.  Tout  ce  que  ces  per- 
sonnes gagnent  donc  par  là,  est  que  l'on 
s'applique  encore  plus  qu'on  ne  ferait  aux 
raisons  de  douter  de  ce  qu'ils  disent,  parce 
que  cette  manière  de  parler  excite  un  désir 
secret  de  les  contredire,  et  de  trouver  que 
ce  qu'ils  proposent  avec  tant  d'assurance 
n'est  pas  certain,  ou  ne  l'est  pas  au  point 
qu'ils  se  l'imaginent. 

18 


206  DE    LA    PAIX 

La  chaleur  qu'on  témoigne  pour  ses  opi- 
nions est  un  défaut  différent  de  ceux  que  je 
viens  de  marquer,  qui  sont  compatibles 
avec  la  froideur.  Celui-ci  fait  croire  que, 
non  seulement  on  est  attaché  à  ses  senti- 
mens  par  persuasion ,  mais  aussi  par  pas- 
sion ;  ce  qui  sert  à  plusieurs  de  préjugé  de 
la  fausseté  de  ces  sentimens,  et  leur  fait  une 
impression  toute  contraire  à  celle  que  l'on 
prétend.  Car  le  seul  soupçon  qu'on  a  plutôt 
embrasse  une  opinion  par  passion  que  par 
lumière,  la  leur  rend  suspecte.  lis  y  résis- 
tent comme  à  une  injuste  violence  qu'on 
leur  veut  faire,  en  prétendant  leur  faire  en- 
trer par  force  les  choses  dans  l'esprit;  et 
souvent  même  prenant  ces  marques  de  pas- 
sion pour  des  espèces  d'injures,  ils  se  por- 
tent à  se  défendre  avec  la  même  chaleur 
qu'ils  sont  attaqués. 

C'est  un  défaut  si  visible  que  de  s'em- 
porter dans  la  dispute  à  des  termes  inju- 
rieux et  meprisans,  qu'il  n'est  pas  néces- 
saire d'en  avertir.  Mais  il  est  bon  de  remar- 
quer qu'il  y  a  de  certaines  rudesses  et  de 
certaines  civilités  qui  tiennent  du  mépris, 


AVEC    LES    BOHMES,  207 

quoiqu'elles  puissent  venir  d'un  autre  prin- 
cipe. C'est  bien  assez  qu'on  persuade  à  ceux 
que  l'on  contredit  qu'ils  ont  tort  et  qu'ils  se 
trompent,  sans  leur  faire  encore  sentir  par 
des  termes  durs  et  humilians,  qu'on  ne  leur 
trouve  pas  la  moindre  étincelle  de  raison. 
Et  le  changement  d'opinions  où  on  les  veut 
réduire  est  assez  dur  à  la  nature,  sans  y 
ajouter  encore  de  nouvelles  duretés.  Ces 
termes  ne  peuvent  être  bons  que  dans  les 
réfutations  que  l'on  fait  par  écrit,  où  l'on 
a  plus  dessein  de  persuader  ceux  qui  les  li- 
sent du  peu  de  lumière  de  celui  qu'onréfute, 
que  de  l'en  persuader  lui-même. 

Enfin  la  sécheresse  qui  ne  consiste  pas 
tant  dans  la  dureté  des  termes,  que  dans  le 
défaut  de  certains  adoucissemens ,  choque 
aussi  pour  l'ordinaire,  parce  qu'elle  en- 
ferme quelque  sorte  d'indifférence  et  de 
mépris.  Car  elle  laisse  la  plaie  que  la  con- 
tradiction fait,  sans  aucun  remède  qui  en 
puisse  diminuer  la  douleur.  Or,  ce  n'est 
pas  avoir  assez  d'égard  pour  les  hommes, 
<pie  de  Leur  faire  quelque  peine  sans  la  res- 
sentir et  KU1S  essayer  de  l'adoucir  :  et  c'est 


Sto8  DE    LA.    PAIX 

ce  que  la  sécheresse  ne  fait  point;  parce 
qu'elle  consiste  proprement  à  ne  le  point 
faire,  et  à  dire  durement  les  choses  dures. 
On  ménage  ceux  que  l'on  aime  et  que  l'on 
estime,  et  ainsi  on  témoigne  proprement  à 
ceux  que  l'on  ne  ménage  point  qu'on  n'a 
ni  amitié  ni  estime  pour  eux. 


CHAPITRE  X. 

Qui  sont  ceux  qui  sont  les  plus  obligés  d'évi- 
ter les  défauts  marqués  ci— dessus.  Qu'il 
faut  régler  son  intérieur  aussi  bien  que 
son  extérieur ,  pour  ne  pas  choquer  ceux 
avec  qui  Von  vit. 

Il  n'y  a  personne  qui  ne  soit  obligé  de 
tâcher  d'éviter  les  défauts  que  nous  avons 
marqués.  3Iais  il  y  en  a  qui  y  sont  bien  plus 
obligés  que  les  autres,  parce  qu'il  y  en  a  en 
qui  ils  sont  plus  choquans  et  plus  visibles. 
L'ascendant,  par  exemple,  n'est  pas  un  aussi 
taraud  défaut  dans  un  supérieur,  dans  un 


AVEG    LES    HOMMES.  20J) 

vieillard,  dans  un  homme  de  qualité,  que 
dans  un  inférieur,  un  jeune  homme,  un 
homme  de  peu  de  considération.  On  en  peut 
dire  autant  des  autres  défauts,  parce  qu'ils 
blessent  moins,  en  effet,  quand  ils  se  trou- 
vent dans  des  personnes  considérables,  et 
qui  ont  autorité.  Car  dans  celles-là  on  les 
confond  presque  avec  une  juste  confiance 
que  leur  dignité  leur  donne,  et  ils  en  pa- 
raissent d'autant  moins;  mais  ils  sont  ex- 
traordinairement  choquans  dans  les  per- 
sonnes du  commun,  de  qui  l'on  attend  un 
air  modeste  et  retenu. 

Les  savans  voudraient  bien  s'attribuer 
en  cette  qualité  le  droit  de  parler  dogma- 
tiquement de  toutes  choses ,  mais  ils  se 
trompent.  Les  hommes  n'ont  pas  accordé 
ce  privilège  à  la  science  véritable,  mais 
à  la  science  reconnue.  Si  la  nôtre  n'est  pas 
dans  ce  rang ,  c'est  comme  si  elle  n'était 
pas  à  l'égard  des  autres  :  et  ainsi,  elle  ne 
nous  donne  aucun  droit  de  parler  décisi- 
vement,  puisque  tout  ce  que  nous  disons 
doit  toujours  être  proportionné  à  l'esprit 
de  ceux  à  qui  nous  parlons,  et  que  cette 


.s* 


2IO  DE    LA    PAiX 

proportion  dépend  de  l'estime  et  de  la. 
créance  qu'ils  ont  pour  nous,  et  non  pas  de 
la  vérité. 

Pour  parler  donc  avec  autorité  et  décisi- 
vement,  il  faut  avoir  la  science  et  la  créance 
tout  ensemble ,  et  Ton  choque  presque  tou- 
jours les  gens  si  l'on  manque  de  l'un  ou  de 
l'autre. Il  s'ensuit  de  là  queles  gens  de  mau- 
vaise mine,  les  petits  hommes,  et  générale- 
ment tous  ceux  qui  ont  des  défauts  exté- 
rieurs et  naturels ,  quelque  habiles  qu'ils 
soient,  sont  plus  obligés  que  les  autres  de 
parler  modestement  et  d'éviter  l'air  d'as- 
cendant et  d'autorité.  Car  à  moins  d'avoir 
un  mérite  fort  extraordinaire ,  il  est  bien 
rare  qu'ils  s'attirent  du  respect.  On  les  re- 
garde presque  toujours  avec  quelque  sorte 
de  mépris  :  parce  que  ces  défauts  frappent 
les  sens  et  entraînent  l'imagination;  et  que 
peu  de  gens  sont  touchés  des  qualités  spi- 
rituelles et  sont  même  capables  de  les  dis- 
cerner. 

On  doit  conclure  de  ces  remarques  que 
(es  principaux  moyens  pour  ne  point  bles- 
ser les  hommes  se  réduisent  au  silence  et  à 


AVEC    LES     HOMMES.  1l\ 

la  modestie,  c'est-à— dire  à  la  suppression 
des  sentimens  qui  pourraient  choquer,  lors- 
que l'utilité  n'est  pas  assez  grande  pour  s'y 
exposer;  et  à  garder  tant  de  mesure,  quand 
on  est  obligé  de  les  faire  paraître,  qu'on 
en  ôte,  autant  qu'il  est  possible,  ce  qu'il  y 
a  de  dur  dans  la  contradiction. 

Mais  on  ne  réussira  jamais  dans  la  pra- 
tique de  ces  règles,  si  l'on  ne  travaille  que 
sur  l'extérieur,  et  que  l'on  ne  tâche  de  ré- 
former l'inférieur  même.  Car  c'est  le  cœur 
qui  règle  nos  paroles,  selon  le  sage  :  cor  sa- 
picntis  erudiet  os  ejus.  Il  faut  donc  tâcher 
d'acquérir  cette  sagesse  et  cette  humilité  de 
cœur,  en  gémissant  devant  Dieu  des  mou- 
vemens  d'orgueil  que  l'on  ressent,  en  lui 
demandant  sans  cesse  la  grâce  de  les  répri- 
mer, et  en  tâchant  d'entrer  dans  les  dispo- 
sitions dont  cette  retenue  est  une  suite  na- 
turelle, et  qui  la  produisent  sans  peine, 
lorsque  nous  y  sommes  bien  établis. 

Il  faut  pour  cela  tâcher  d'être  vivement 
touché  du  danger  où  l'on  s'expose,  en  bles- 
sant les  autres  par  son  indiscrétion.  Car  les 
plaies  des  âmes  ont  cela  de  commun  aver 


212  DE    LA    PAIX 

celles  du  corps,  que , quoiqu'elles  ne  soient 
pas  toutes  mortelles  de  leur  nature,  elles  le 
peuvent  toutes  devenir,  si  on  les  irrite  et 
les  envenime.  La  gangrène  se  peut  mettre  à 
la  moindre  égratignure  si  des  humeurs  ma- 
lignes se  jettent  sur  la  partie  blessée.  Ainsi 
le  moindre  mécontentement  que  l'on  aura 
donné  à  quelqu'un  par  une  contradiction 
imprudente,  peut  être  cause  de  sa  mort 
spirituelle  et  de  la  nôtre,  parce  que  ce  sera 
le  principe  d'une  aigreur  qui  pourra  s'aug- 
menter dans  la  suite,  jusqu'à  éteindre  la 
charité  en  lai  et  en  nous.  Ce  refroidissement 
le  disposera  à  prendre  en  mauvaise  part 
d'autres  paroles  qu'il  aurait  sou  fiertés  sans 
peine,  s'il  n'avait  point  eu  le  cœur  aigri;  il 
en  sera  moins  retenu  à  notre  égard  et  il  nous 
portera  peut  être  à  lui  parler  encore  plus 
durement  en  d'autres  occasions  :  les  occa- 
sions même  deviendront  plus  fréquentes, 
et  la  froideur  se  changeant  en  haine,  ban- 
nira entièrement  la  charité. 

Non  seulement  ces  accidens  sont  possi- 
bles, mais  ils  sont  ordinaires.  Car  il  arrive 
rarement  que  les  inimitiés  et  les  haines  qui 


AVEC    LES    SOMMES.  2l3 

teent  l'âme  n'aient  été  précédées,  et  ne 
soient  même  attachées  à  ces  petits  refroi- 
dissemens  que  les  indiscrétions  produisent. 
C'est  pourquoi  je  ne  m'étonne  point  que  le 
sage  demande  avec  tant  d'instance  à  Dieu, 
qu'il  imprime  un  cachet  sur  ses  lèvres,  su- 
per labia  mca  signaculum  ccrtum ,  de  peur 
que  sa  langue  ne  le  perdit,  ne  lingua  mca 
perdat  me  ;  et  je  comprends  aisément  qu'il 
demandait  à  Dieu  par  là  qu'il  n'en  sortît 
aucune  parole  sans  son  ordre,  comme  on 
ne  tire  rien  d'un  lieu  où  l'on  a  mis  un  sceau, 
sans  l'ordre  de  celui  qui  l'y  a  mis.  C'est-à- 
dire,  qu'il  désirait  de  pouvoir  veiller  avec; 
tant  d'exactitude  sur  toutes  ses  paroles, 
qu'il  n'y  en  eût  aucune  qui  ne  fût  réglée 
selon  les  lois  de  Dieu ,  qui  sont  les  mêmes 
que  celles  de  la  charité  ;  parce  que,  si  l'on  ne 
s'attache  qu'à  celles  qui  s'en  écartent  visi- 
blement et  grossièrement,  il  est  impossible 
qu'il  n'en  échappe  beaucoup  d'autres  qui 
produisent  de  très-mauvais  effets. 

C'est  donc  une  étrange  condition  que 
celle  des  hommes  dans  cette  vie.  Non  seu- 
lement ils  marchent  toujours  vers  une  éter- 


2l4  f>E     LA    PAIX 

nite  de  bonheur  on  de  malheur  :  mais  cha- 
que démarche,  chaque  action,  chaque  pa- 
role, les  détermine  souvent  à  l'un  ou  à 
l'autre  des  deux  états  :  leur  salut  ou  leur 
perte  y  peuvent  être  attachés,  quoiqu'elles 
ne  paraissent  d'aucune  conséquence.  Nous 
sommes  tous  sur  le  bord  d'un  précipice,  et 
souvent  il  ne  faut  que  le  moindre  faux  pas 
pour  nous  y  faire  tomber.  Une  parole  in- 
discrète fait  d'abord  sortir  l'esprit  de  son 
assiette,  et  notre  propre  poids  est  capable 
de  l'entraîner  ensuite  jusque  dans  l'abîme. 


CHAPITRE   XI. 

Qu'il  faut  respecter  les  hommes ,  et  ne  re- 
garder pas  comme  dure  l'obligation  que 
l'on  a  de  les  ménager.  Que  c'est  un  bien 
de  n'avoir  ni  autorité  ni  créance. 

Mus  il  ne  suffit  pas  de  ménager  les 
hommes,  il  les  faut  encore  respecter;  n'y 
ayant  rien  qui  nous  puisse  plus  éloigner  de 


AVEC    LES    HOMMES.  2 1  J> 

les  blesser,  que  ce  respect  intérieur  que  nous 
aurions  pour  eux.  Les  serviteurs  n'ont  point 
de  peine  à  ne  pas  contredire  leurs  maî- 
tres, ni  les  courtisans  à  ne  pas  choquer  les 
rois ,  parce  que  la  disposition  intérieure 
d'assujettissement  où  ils  sont  apaise  l'ai- 
greur de  leurs  sentimens  et  règle  insensi- 
blement leurs  paroles.  Nous  serions  au 
même  état,  à  l'égard  de  tous  les  chrétiens, 
si  nous  les  regardions  tous  comme  nos  su- 
périeurs et  comme  nos  maîtres  ,  ainsi  que 
saint  Paul  nous  l'ordonne;  si  nous  considé- 
rions Jésus-Christ  en  eux  ;  si  nous  nous 
souvenions  qu'il  les  a  mis  en  sa  place,  et  si, 
au  lieu  d'appliquer  notre  esprit  à  leurs  dé- 
fauts ,  nous  nous  appliquions  aux  sujets  que 
nous  avons  de  les  estimer  et  de  les  préférer 
a  nous. 

Surtout,  il  faut  tâcher  de  ne  pas  regarder 
cette  obligation  au  silence,  à  la  retenue, 
à  la  modestie  dans  les  paroles,  comme  une 
nécessité  dure  et  fâcheuse;  mais  de  la  con- 
sidérer, au  contraire,  comme  heureuse,  fa- 
vorable et  avantageuse;  parce  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  propre  à  nous  tenir  dans  l'hu- 


2lC  DP.    L.t     J'klX 

milite,  qui  est  \r  plus  grand  bonheur  des 
chrétiens.  C'est  ce  qui  nous  doit  rendre  ai- 
mable tout  ce  qui  nous  y  engage,  comme, 
par  exemple,  le  manque  d'autorité  et  tous 
les  défauts  naturels  qui  l'attirent.  Car  il  est 
vrai ,  d'une  part ,  que  ceux,  qui  n'ont  pas 
d'autorité  ni  de  créance  sont  obliges  de 
parier  avec  plus  de  modestie  et  plus  d'égard 
que  les  autres,  quelque  science  et  quelque 
lumière  qu'ils  aient;  mais  il  est  vrai  aussi 
qu'ils  s'en  doivent  tenir  beaucoup  plus  heu- 
reux. 

Car  ce  n'est  pas  un  petit  danger  que  d'être 
maître  de  ses  esprits,  et  de  leur  donner  le 
branle  et  les  impulsions  que  l'on  veut,  parce 
qu'il  arrive  de  là  qu'on  leur  communique 
toutes  les  faussetés  dont  on  est  prévenu,  et 
tous  les  jugemens  téméraires  que  l'on  forme. 
Au  lieu  que  ceux  qui  ne  sont  point  en  cet 
état  sont  exempts  de  ce  péril,  et  que  s'ils  se 
trompent,  ils  ne  se  trompent  que  pour  eux 
et  n'ont  point  à  répondre  pour  les  autres. 
Ils  ne  voient  point,  de  plus,  dans  ceux  qui 
les  environnent,  ces  jugemens  avantageux  à 
leur  égard,  qui  sont  la  plus  grande  nourri- 


AVEC    LRS    HOMMES.  21  7 

ture  de  la  vanité;  et  comme  les  hommes  s'at- 
tachent peu  à  eux,  ils  en  sont  moins  portés 
à  s'attacher  eux-mêmes  aux  hommes,  et  ils 
ont  plus  de  facilité  à  ne  regarder  que  Dieu 
dans  leurs  actions. 

Ce  n'est  pas  qu'il  faille  rechercher  di- 
rectement cette  privation  d'autorité  et  de 
créance,  et  que  nous  n'ayons  sujet  de  nous 
humilier,  quand  c'est  par  nos  défauts  que 
nous  l'avons  attirée.  Mais  de  quelque  sorte 
qu'elle  arrive,  si  nous  ne  sommes  pas  obli- 
gés d'en  aimer  la  cause,  il  faut  pourtant 
reconnaître  que  les  effets  en  sont  favora- 
bles; puisque  cet  état  nous  retranche  cette 
nourriture  de  l'orgueil,  qu'il  nous  exempte 
de  prendre  part  à  beaucoup  de  choses  dan- 
gereuses ;  et  que,  nous  obligeant  à  une  ex- 
trême modération  dans  les  paroles,  il  nous 
met  à  couvert  d'une  infinité  de  périls.  Il  est 
vrai  qu'il  nous  prive  aussi  du  bien  d'édifier 
les  autres.  Mais,  comme  Dieu  nous  a  charge  s 
plus  particulièrement  de  notre  salut  que 
de  celui  de  nos  frères,  il  semble  qu'il  y  ait 
plus  de  sujet  de  désirer  cet  état  que  de  s'en 
affliger;  et  que  ceux  qui  y  sont  réduits,  d< 

19 


2l8  DE     LA    PAIX 

quelque  manière  que  cela  soit  arrivé,  ont 
raison  de  dire  à  Dieu  avec  confiance  et  avec 
joie  :  Il  m'est  bon  que  vous  m'ayez  humilié, 
afin  que  j'apprenne  vos  ordonnances  pleines 
de  justice  :  bonwn  mihi  quia  humiliasti  me, 
ut  discam  justifieationes  tuas. 


CHAPITRE  XII. 

Que,  quoique  le  dépit  que  les  hommes  ont  , 
quand  on  s' 'oppose  à  leurs  passions  ,  soit 
i/n'ustc  ,  il  n'est  pas  à  propos  de  ■>  >  oppo- 
ser. Trois  sortes  de  passions ,  justes ,  in- 
différentes ,  injustes.  Comment  on  se  doit 
conduire  à  l'égard  des  passions  injustes. 

Ce  que  nous  avons  dit  des  moyens  de  ne 
point  blesser  les  hommes  en  contredisant 
leurs  opinions,  nous  donne  beaucoup  d'ou- 
verture pour  comprendre  de  quelle  sorte 
il  les  faut  ménager  dans  leurs  passions, 
puisque  ces  opinions  mêmes  en  font  partie, 
et  qu'ils  ne  se  piquent,  quand  on  com- 
bat  leurs    opinions,   que    parce   qu'ils   les 


AVEC    LES    HOMMES.  2 1 9 

aiment  et  qu'ils  y  sont  attachés  par  passion. 

Ce  dépit  qu'ils  ressentent,  quand  on  s'op- 
pose à  leurs  désirs,  vient  de  la  même  source 
que  celui  qu'ils  ont  quand  on  contredit  leur 
sentiment;  c'est-à-dire,  d'une  tyrannie  na- 
turelle par  laquelle  ils  voudraient  dominer 
sur  tous  les  hommes,  et  les  assujétir  à  leurs 
volontés.  Mais  parce  qu'elle  paraît  trop  dé- 
raisonnable, lorsqu'elle  se  montre  à  décou- 
vert, l'amour-propre  a  soin  de  la  déguiser 
en  couvrant  les  passions  d'un  voile  de  jus- 
tice et  en  leur  persuadant  que  l'opposition 
qu'ils  y  trouvent  ne  les  offense  que  parce 
qu'elle  est  injuste  et  contraire  à  la  raison. 

Mais  encore  que  ce  sentiment  soit  injuste 
et  qu'on  ne  dût  pas  l'avoir,  il  n'est  pas  juste 
néanmoins  de  se  mettre  au  hasard  de  l'ex- 
citer par  son  indiscrétion  :  et  il  peut  sou- 
vent arriver  que,  comme  celui  qui  s'offense 
de  ce  qu'on  ne  suit  pas  ses  inclinations  a 
tort,  celui  qui  ne  les  suit  pas  en  a  encore 
davantage  ;  parce  qu'il  manque  à  quelque 
devoir  à  quoi  la  raison  L'obligeait,  et  qu'il 
est  cause  des  fautes  que  ce  dépit  fait  com- 
mettre à  ceux  qui  le  ressentent. 


220  DE    LA    PAIX 

Il  faut  donc  s'appliquer  à  ce  que  l'on  doit 
aux  inclinai ions  des  autres,  parce  qu'autre- 
ment il  est  impossible  d'éviter  les  plaintes  , 
les  murmures,  les  querelles  qui  sont  con- 
traires à  la  tranquillité  de  l'esprit  et  à  la  cha- 
rité, et  par  conséquent  à  l'état  d'une  vie 
vraiment  chrétienne. 

Or,  il  faut  remarquer  d'abord  que  nous 
ne  recherchons  pas  ici  le  moyen  de  plaire 
aux  hommes,  mais  seulement  celui  de  ne 
leur  pas  déplaire  et  de  ne  nous  pas  attirer 
leur  aversion,  parce  que  cela  suffît  à  la  paix 
dont  nous  parlons.  Il  est  vrai  qu'en  gagnant 
leur  affection  ,  on  y  réussit  mieux,  mais 
souvent  cette  affection  coûte  trop  à  acqué- 
rir. Il  faut  se  contenter  de  ne  pas  se  faire 
haïr,  et  d'éviter  les  reproches  et  les  plaintes. 
Et  c'est  ce  que  l'on  ne  peut  faire  qu'en  étu- 
diant les  inclinations  des  hommes,  et  en  les 
suivant  autant  que  la  justice  ou  l'exige  ou 
le  permet. 

Entre  ces  inclinations,  il  y  en  a  que  l'on 
peut  appeler  justes,  d'autres  indifférentes 
et  d'autres  injustes.  Il  ne  faut  jamais  con- 
tenter positivement  celles  qui  sont  injustes; 


AVEC    LES    HOMMES.  221 

mais  il  n'est  pas  toujours  nécessaire  de  s'y 
opposer.  Lorsqu'on  le  fait,  il  faut  toujours 
comparer  le  bien  et  le  mal ,  et  voir  si  l'on  a 
sujet  d'espérer  un  plus  grand  bien  de  cette 
opposition,  que  le  mal  qu'elle  pourra  cau- 
ser. Car  on  peut  appliquer  à  toute  sorte  de 
gens  la  règle  que  saint  Augustin  donne  pour 
reprendre  les  gens  du  monde  :  Que ,  s'il  y  a 
à  craindre  qu'en  les  irritant  par  la  répré- 
hension, on  ne  les  porte  à  faire  quelque  mal 
plus  grand  que  nest  le  bien  qu'on  leur  veut 
procurer,  c'est  alors  un  conseil  de  charité,  de 
ne  les  pas  reprendre ,  et  non  pas  un  prétexte 
de  la  cupidité.  Au  reste,  il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner qu'il  soit  besoin  de  peu  de  vertu  pour 
souffrir  ainsi  en  patience  les  défauts  que 
l'on  ne  croit  pas  pouvoir  corriger,  et  que 
la  liberté  qui  fait  reprendre  fortement  les 
désordres  soit  plus  rare  et  plus  difficile  que 
la  disposition  d'une  personne  qui  en  gémit 
devant  Dieu,  qui  se  fait  violence  pour  n'en 
rien  témoigner,  et  qui,  bien  loin  d'en  mépri- 
ser les  autres,  s'en  sert  pour  s'humilier  soi- 
même  par  la  vue  de  la  misère  commune  des 
hommes.  Car  cette  disposition  renferme  en 

19* 


222,  DE     LA    PAIX 

même  temps  la  pratique  de  la  mortifica- 
tion, en  réprimant  l'impétuosité  naturelle 
qui  porte  à  s'élever  contre  ceux  que  l'on 
n'est  pas  en  état  de  corriger;  celle  de  l'hu- 
milité, en  nous  donnant  une  idée  plus  vive 
de  notre  propre  corruption;  et  celle  de  la 
charité,  en  nous  faisant  supporter  patiem- 
ment les  défauts  du  prochain. 

Enfin  ,  on  résiste  par  là  à  l'un  des  grands 
défauts  des  hommes,  qui  est  que  leurs  pas- 
sions se  mêlent  partout,  et  que  c'est  par  là 
qu'ils  choisissent  jusqu'aux  vertus  qu'ils 
veulent  pratiquer. Us  veulentreprendre  ceux 
qu'il  faudrait  se  contenter  de  souffrir,  et  se 
contentent  de  souffrir  ceux  qu'il  faudrait  re- 
prendre. Ils  s'appliquent  aux  autres  quand 
Dieu  demande  qu'ils  ne  s'appliquent  qu'à 
eux-mêmes,  et  ils  veulent  ne  s'appliquer  qu'à 
eux-mêmes  lorsque  Dieu  veut  qu'ils  s'ap- 
pliquent aux  autres.  S'ils  ne  peuvent  pra- 
tiquer certaines  actions  de  vertu  qu'ils  ont 
dans  l'esprit,  ils  abandonnent  tout;  au  lieu 
de  voir  que  cette  impuissance  où  Dieu  les 
met  à  l'égard  de  ces  vertus  leur  donne  le 
moyen  d'en  pratiquer  d'autres  qui  seraient 


AVEC    LES    HOMMES.  223 

d'autant  plus  agréables  à  Dieu ,  que  leur  vo- 
lonté et  leur  propre  choix  y  auraient  moins 
de  part. 

C'est  encore  une  faute  que  l'on  peut  com- 
mettre sur  ce  sujet,  de  prendre  la  charge 
de  s'opposer  aux  passions  mêmes  les  plus 
injustes,  lorsque  d'autres  le  peuvent  faire 
avec  plus  de  fruit  que  nous;  parce  qu'il  est 
visible  que  cet  empressement  vient  d'une 
espèce  de  malignité  qui  se  plaît  à  incom- 
moder. Car  il  s'en  mêle  dans  les  répréhen- 
sions justes,  aussi  bien  que  dans  les  injustes  ; 
et  elle  est  même  bien  aise  d'avoir  des  pré- 
textes justes  de  s'opposer  aux  autres,  parce 
que  ceux  qu'elle  contriste  le  sont  d'autant 
plus  qu'ils  l'ont  mieux  mérité. 

Cette  même  règle  oblige  de  prendre  lés 
voies  les  moins  choquantes  et  les  plus  douces, 
quand  on  est  obligé  de  faire  quelque  action 
désagréable  au  prochain;  et  il  ne  faut  pas 
se  croire  exempt  de  faute,  lorsqu'on  se 
contente  d'avoir  raison  dans  le  fond  ,  et 
que  l'on  n'a  nul  égard  à  la  manière  dont  on 
fait  les  choses,  que  Ton  né  prend  aucun 
soin  d'en  diminuer  l'amertume  et  de  per- 


224  DE    LA    PAIX 

suader  à  ceux  dont  on  traverse  les  pas- 
sions, que  c'est  par  nécessité  que  l'on  s'y 
porte,  et  non  par  inclination. 


CHAPITRE  XIII. 

Comment  on  se  doit  conduire  à  l'égard  des 
passions  indifférentes  et  justes  des  au- 
tres. 

J'appelle  passions  indifférentes  celles 
dont  les  objets,  n'étant  pas  mauvais  d'eux- 
mêmes,  pourraient  être  recherchés  sans 
passion  et  par  raison,  quoique  peut-être 
on  les  recherche  avec  une  attache  vicieuse. 
Or,  dans  ces  sortes  de  choses ,  nous  avons 
encore  plus  de  liberté  de  nous  rendre  aux 
inclinations  des  autres;  car  nous  ne  sommes 
pas  leurs  juges ,  et  il  faut  une  évidence  en- 
tière pour  avoir  droit  de  juger  qu'ils  ont 
trop  d'attache  à  ces  objets,  d'ailleurs  inno- 
cens.  Nous  ne  savons  pas  même  si  ces  at- 
taches ne  leur  sont  point  nécessaires,  puis- 


AVEC    LES    HOMMES.  223 

qu'il   y  a  bien    des  gens  qui  tomberaient 
dans  un  état  dangereux ,  si  on  les  séparait 
tout  d'un  coup  de  toutes  les  choses  aux- 
quelles ils   ont  de  l'attache.  De  plus,  ces 
sortes  d'attache  se   doivent  détruire   avec 
prudence  et  circonspection,  et  nous  ne  de- 
vons point  nous  attribuer  le  droit  déjuger 
de  la  manière  dont  il  s'y  faut  prendre.  En- 
fin ,  il  est  souvent  à  craindre  que  nous  ne 
leur  fassions  plus  de  mal  par  l'aigreur  que 
nous  leur  causons  ,  en  nous  opposant  in- 
discrètement à  ces  passions  que  l'on  appelle 
innocentes,  que  nous  ne  leur  procurons 
de   bien  par  l'avis    que  nous    leur  don- 
nons. 

Il  peut  donc  y  avoir  de  l'indiscrétion  à 
parler  fortement  contre  l'excès  de  la  pro- 
preté devant  les  personnes  qui  y  ont  de  l'at- 
tache; contre  l'inutilité  des  peintures  de- 
vant ceux  qui  les  aiment  ;  contre  les  vers 
et  la  poésie  devant  ceux  qui  s'en  mêlent. 
Ces  sortes  d'avertissemens  sont  des  espèces 
de  remèdes;  ils  ont  leur  amertume,  leur 
désagrément  et  leur  danger.  Il  faut  donc 
les  donner  avec  les  mêmes  précautions  que 


22Ô  DE     LA    PAIX 

les  médecins  dispensent  les  leurs;  et  c'est 
agir  en  empirique  ignorant,  que  de  les  pro- 
poser à  tout  le  monde  sans  discernement. 

Il  suffit,  pour  se  rendre  aux  inclinations 
des  autres,  lors  même  qu'on  les  soupçonne 
d'y  avoir  de  l'attache,  de  ne  pas  voir  clai- 
rement qu'on  leur  soit  utile  en  s'y  opposant. 
Il  faut  de  la  lumière  et  de  l'adresse  pour 
entreprendre  de  les  guérir  ;  mais  le  défaut 
de  l'une  ou  de  l'autre  suffit  pour  se  rendre  à 
leurs  désirs  dans  les  choses  qui  ne  sont  pas 
mauvaises  d'elles-mêmes.  Car  alors  on  a 
droit  de  régler  ses  actions  par  la  loi  géné- 
rale de  la  charité,  qui  nous  doit  rendre  dis- 
posés à  obliger  et  à  servir  tout  le  monde  ; 
et  l'utilité  d'acquérir  leur  affection,  en  leur 
témoignant  qu'on  les  aime ,  se  rencontrant 
toujours  dans  cette  condescendance,  il  faut 
un  avantage  plus  grand  et  plus  clair  pour 
nous  porter  à  nous  en  priver. 

J'appelle  passions  justes  celles  dans  les- 
quelles nous  sommes  obligés,  par  quelques 
lois,  de  suivie  les  autres,  quoiqu'il  ne 
soit  peut-être  pas  juste  qu'ils  exigent  de 
nous  cette  déférence.  Car,  comme  nous  soin- 


AVEC    LES    HOMMES.  11^ 

mes  plus  obligés  de  satisfaire  à  nos  obliga- 
tions que  de  corriger  leurs  défauts  ,  la 
raison  veut  que  nous  nous  acquittions  avec 
simplicité  de  ce  que  nous  leur  devons  ,  et 
que  nous  leur  ôtions  ainsi  tout  sujet  de 
plainte,  sans  nous  mettre  en  peine  s'ils  ne 
l'exigent  point  avec  trop  d'empire  ou  trop 
d'empressement.  Or,  pour  comprendre  l'é- 
tendue de  ces  devoirs,  il  faut  savoir  qu'il 
y  a  des  choses  que  nous  devons  aux  hom- 
mes selon  certaines  lois  de  justice,  que  l'on 
appelle  proprement  lois,  et  d'autres  que 
nous  leur  devons  selon  de  simples  lois  de 
bienséance,  dont  l'obligation  naît  du  con- 
sentement des  hommes  ,  qui  sont  convenus 
entre  eux  de  blâmer  ceux  qui  y  manque- 
raient. C'est  de  cette  dernière  manière  que 
nous  devons  à  ceux  avec  qui  nous  vivons 
les  civilités  établies  entre  les  honnêtes  gens, 
quoiqu'elles  ne  soient  point  réglées  par  des 
lois  expresses;  que  nous  leur  devons  cer- 
tains services,  selon  le  degré  de  liaison  que 
nous  avons  avec  eux  ;  que  nous  leur  de- 
vons une  correspondance  d'ouverture  et 
de    confiance,    à   proportion    de    ce  qu'ils 


228  DE    LA     PAIX 

nous  eu  témoignent.  Car  les  hommes  ont 
établi  toutes  ces  lois.  Il  y  a  de  certaines 
choses  qu'on  doit  faire  pour  ceux  avec  qui 
on  est  en  un  certain  degré  de  familiarité, 
que  l'on  pourrait  refuser  à  d'autres,  sans 
qu'ils  eussent  droit  de  le  trouver  mauvais. 
Il  faut  tâcher  de  se  rendre  exact  à  tous  ces 
devoirs,  autrement  il  est  impossible  d'é- 
viter les  plaintes ,  les  murmures  et  l'aver- 
sion des  hommes.  Car  il  n'est  pas  crovable 
combien  ceux  qui  ont  peu  de  vertu  sont 
choqués  quand  on  manque  de  leur  rendre 
les  devoirs  de  reconnaissance  et  de  ci- 
vilité établis  dans  le  monde,  et  combien 
ces  choses  refroidissent  le  peu  qu'ils  ont  de 
charité.  Ce  sont  des  objets  qui  les  trou- 
blent et  qui  les  irritent  toujours,  et  qui  dé- 
truisent l'édification  qu'ils  pourraient  rece- 
voir du  bien  qu'ils  voient  en  nous;  parce 
que  ces  défauts  qui  le>  blessent  en  particu- 
lier leur  sont  infiniment  plus  sensibles  que 
des  vertus  qui  ne  les  regardent  point. 


AVF.C    LF.S    HOMMES.  22g 

CHAPITRE  XIV. 

Que  la  loi  éternelle  nous  oblige  à  lu  gratitude. 

La  charité  nous  obligeant  à  compatir  à 
la  faiblesse  de  nos  frères,  et  à  leur  ôter  tout 
sujet  de  tentation ,  nous  oblige  aussi  à  nous 
acquitter  avec  soin  des  devoirs  que  nous 
avons  marqués.  Mais  ce  n'est  pas  la  charité 
seulement,  c'est  la  justice  même,  et  la  loi 
éternelle,  qui  le  prescrit,  comme  il  est  facile 
de  le  faire  voir,  tant  au  regard  des  témoi- 
gnages de  gratitude  qu'à  l'égard  des  de- 
voirs de  civilité  à  laquelle  on  peut  réduire 
les  autres  dont  nous  avons  parlé,  comme 
l'ouverture,  la  confiance,  l'application,  qui 
sont  des  espèces  de  civilités. 

La  source  de  toute  la  gratitude  que  nous 
devons  aux  hommes  est  que,  comme  Dieu 
se  sert  de  leur  ministère  pour  nous  procu- 
rer divers  biens  de  l'àme  et  du  corps,  il  veut 
aussi  que  notre  gratitude  remonte  à  lui  par 

20 


23o  DE    LA    FAIX 

les  hommes,  et  qu'elle  embrasse  les  instru- 
mens  dont  il  se  sert.  Et  comme  il  se  cache 
dans  ses  bienfaits ,  et  qu'il  veut  que  les 
hommes  en  soient  les  causes  visibles,  il  veut 
aussi  qu'ils  tiennent  sa  place  pour  recevoir 
extérieurement  de  nous  les  effets  de  la  re- 
connaissance que  nous  lui  devons.  Ainsi, 
c'est  violer  l'ordre  de  Dieu,  que  de  se  vou- 
loir contenter  d'être  reconnaissant  envers 
lui ,  et  de  ne  l'être  point  envers  ceux  dont 
il  s'est  servi  pour  nous  faire  sentir  les  effets 
de  sa  bonté. 

Si  donc  les  hommes  sont  attentifs  par  un 
mouvement  intéressé  à  ceux  qui  leur  doi- 
vent de  la  reconnaissance,  Dieu  l'est  aussi, 
selon  l'Écriture,  mais  par  une  justice  toute 
pure  et  toute  désintéressée.  Car  c'est  ce  que 
dit  le  sage  dans  ces  paroles  :  Deus prospec- 
ter est  ejus  qui  reddit  gratiam.  Et  il  faut  se 
servir  de  cette  double  attention  pour  exci- 
ter la  nôtre,  et  pour  tenir  nos  yeux  arrêtés 
et  sur  les  hommes  qui  nous  demandent  ces 
devoirs ,  et  sur  Dieu  qui  nous  ordonne  de 
les  rendre. 

Il  ne  faut  pas  prétendre  s'en  exemptei 


AVEC    LES    H031MES.  2'3l 

par  le  prétexte  dii  désintéressement  et  de  la 
piété  de  ceux  à  qui  nous  avons  obligation  , 
et  sur  ce  qu'ils  n'attendent  rien  de  nous.  Car, 
quelque  désintéressés  qu'ils  soient,  ils  ne 
laissent  pas  de  voir  ce  qui  leur  est  du;  et  il 
est  rare  qu'ils  le  soient  jusqu'au  point  de 
n'avoir  aucun  ressentiment,  lorsque  l'on  a 
peu  d'application  à  s'en  acquitter.  Outre 
que,  s'ils  n'en  viennent  pas  jusqu'aux  repro- 
ches, il  est  très-aisé  qu'ils  prennent  un  cer- 
tain ton  qui  fait  à  peu  près  le  même  effet 
qu'un  ressentiment  humain.  Ils  disent  qu'ils 
ne  peuvent  pas  s'aveugler  pour  ne  pas  voir 
que  ces  personnes  en  usent  mal,  mais  qu'ils 
les  en  dis  pensentde  bon  cœur.  Ainsi,  en  les 
en  dispensant,  on  ne  laisse  pas  de  blâmer 
leur  procédé,  et  par  là  on  vient  insensible- 
ment à  les  moins  aimer,  et.  enfin  à  leur  don- 
ner moins  de  marque  d'affection. 

Il  en  est  de  même  des  devoirs  de  civilité. 
Les  gens  les  plus  détachés  ne  laissent  pas 
de  remarquer  quand  on  y  manque  ;  et  les 
autres  s'en  offensent  effectivement.  Quand 
on  n'est  pas  persuadé  parles  sens  qu'on  est 
aimé  et  considéré, il  est  difficile  que  le  cœur 


lZ2  DE    LA    PAIX 

le  soit,  ou  qu'il  le  soit  vivement.  Or,  c'est  la 
civilité  qui  fait  cet  effet  sur  les  sens,  et  par 
les  sens  sur  l'esprit;  et  si  l'on  y  manque, 
cette  négligence  ne  manque  jamais  de  pro- 
duire dans  les  autres  un  refroidissement  qui 
passe  souvent  des  sens  jusqu'au  cœur. 


CHAPITRE  XV. 

Baisons  fondamentales  du  devoir  de  la  civilité» 

Les  hommes  croient  qu'on  leur  doit  la 
civilité,  et  on  la  leur  doit  en  effet  selon 
qu'elle  se  pratique  dans  le  monde;  mais  ils 
n'en  savent  pas  la  raison.  S'ils  n'avaient  pas 
d'autre  droit  de  l'exiger  que  celui  que  leur 
donne  la  coutume,  on  ne  la  leur  devrait 
pas.  Car  cela  ne  suffit  pas  pour  asservir  les 
autres  à  certaines  actions  pénibles.  Il  faut 
remonter  plus  haut  pour  en  trouver  la 
source,  aussi  bien  que  dans  ce  qui  regarde 
la  gratitude.  Et  s'il  est  vrai,  comme  le  dit 
un  homme  de  Dieu,  qu'il  n'y  a  rien  de  si 


AVEC    LES    HOMMES.  233 

civil  qu'un  bon  chrétien,  il  faut  qu'il  y  ait 
des  raisons  divines  qui  y  obligent  :  et  ce  que 
nous  allons  dire  peut  aider  à  les  découvrir. 
Il  faut  considérer  pour  cela  que  les  hom- 
mes sont  liés  entre  eux  par  une  infinité  de 
besoins  qui  les  obligent  par  nécessité  de  vi- 
vre en  société,  chacun  en  particulier  ne  se 
pouvant  passer  des  autres  :  et  cette  société- 
est  conforme  à  l'ordre  de  Dieu ,  puisqu'il 
permet  ces  besoins  pour  cette  fin.  Tout  ce 
qui  est  donc  nécessaire  pour  la  maintenir 
est  dans  cet  ordre,  et  Dieu  le  commande 
en  quelque  sorte  par  cette  loi  naturelle  qui 
oblige  chaque  partie  à  la  conservation  de 
son  tout.  Or,  il  est  absolument  nécessaire, 
afin  que  la  société  des  hommes  subsiste, 
qu'ils  s'aiment  et  se  respectent  les  uns  les 
autres;  car  le  mépris  et  la  haine  sont  des 
causes  certaines  de  désunion.  Il  y  a  une  in- 
finité de  petites  choses  très-nécessaires  à  la 
vie,  qui  se  donnent  gratuitement,  et  qui 
n'entrant  pas  en  commerce,  ne  se  peuvent 
acheter  que  par  l'amour.  De  plus,  cette  so- 
ciété étant  composée  d'hommes  qui  s'ai- 
nienl    eux- mêmes,  et  qui   sont   pleins   de 


2*34  I,E  1A  paix 

leur  propre  estime,  s'ils  n'ont  quelque  soin 
de  se  contenter  et  de  se  ménager  récipro- 
quement, ce  ne  sera  qu'une  troupe  de  gens 
mal  satisfaits  les  uns  des  autres,  qui  ne 
pourront  demeurer  unis.  Mais,  comme  l'a- 
mour et  l'estime  que  nous  avons  pour  les 
autres  ne  paraissent  point  aux  yeux,  ils  se 
sont  avisés  d'établir  entre  eux  certains  de- 
voirs qui  seraient  des  témoignages  de  res- 
pect et  d'affection  ;  et  il  arrive  de  là  néces- 
sairement que  de  manquer  à  ces  devoirs, 
c'est  témoigner  une  disposition  contraire  à 
l'amour  et  au  respect.  Ainsi,  nous  devons 
ces  actions  extérieures  à  ceux  à  qui  nous 
devons  les  dispositions  qu'elles  marquent'; 
et  nous  leur  faisons  injure  en  y  manquant, 
parce  que  cette  omission  marque  des  senti- 
mens  où  nous  ne  devons  pas  être  à  leur 
égard. 

On  peut  donc  et  l'on  doit  même  se  ren- 
dre exact  aux  devoirs  de  civilité  que  lc> 
hommes  ont  établis  ;  et  les  motifs  de  cette 
exactitude  sont  non  seulement  très-justes, 
mais  ils  sont  même  fondés  sur  la  loi  de 
Dieu.  Ou  le  doil  Faire  pour  éviter  de  don 


AVEC    LKS    HOMMES.  7.JJ 

ner  l'idée  qu'on  a  du  mépris  ou  de  l'indif- 
férence pour  ceux  à  qui  on  ne  les  rendrait 
pas;  pour  entretenir  la  société  humaine,  à 
laquelle  il  est  juste  que  chacun  contribue, 
puisque  chacun  en  retire  des  avantages  très- 
considérables  ;  et  enfin  pour  éviter  les  re- 
proches intérieurs  ou  extérieurs  de  ceux 
à  l'égard  de  qui  on  y  manquerait,  qui  sont 
les  sources  des  divisions  qui  troublent  la 
tranquillité  de'  la^vie  et  cette  paix  chrétienne 
qui  est  l'objet  de   ce  discours. 


236  DE    LA    PAIX 


DEUXIEME   PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Quil  ne  faut  pas  établi?'  sa  paix  sur  la  cor- 
rection des  autres.  Utilité  de  la  suppres- 
sion des  plaintes.  Qu  elles  font  ordinaire- 
ment plus  de  mal  que  de  bien. 

Il  ne  suffit  pas ,  pour  conserver  la  paix 
avec  les  hommes,  d'éviter  de  les  blesser;  il 
faut  encore  savoir  souffrir  d'eux  lorsqu'ils 
font  des  fautes  à  notre  égard.  Car  il  est  impos- 
sible de  conserver  la  paix  intérieure,  si  l'on 
est  si  sensible  à  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  et 
dire  de  contraire  à  nos  inclinations  et  à  nos 
sentimens  :  et  il  est  difficile  même  que  le 
mécontentement  intérieur  que  nous  aurons 
conçu  n'éclate  au  dehors,  et  ne  nous  dispose 
à  agir  envers  ceux  qui  nous  auront  choqués 
d'une  manière  capable  de  les  choquer  à  leur 


AVEC    LES    HOMMES.  2$7 

tour  :  ce  qui  augmente  peu  à  peu  les  diffé- 
rends, et  les  porte  souvent  aux  extrémités. 

Il  faut  donc  tâcher  d'arrêter  les  divisions 
et  les  querelles  dans  leur  naissance  même; 
et  l'amour  propre  ne  manque  jamais  de  nous 
suggérer,  sur  ce  sujet,  que  le  moyen  d'y 
réussir  serait  de  corriger  ceux  qui  nous 
incommodent,  et  de  les  rendre  raisonnables, 
en  leur  faisant  connaître  qu'ils  ont  tort 
d'agir  avec  nous  comme  ils  font.  C'est  ce  qui 
nous  rend  si  sujets  à  nous  plaindre  du  pro- 
cédé des  autres  et  à  faire  remarquer  leurs 
défauts ,  ou  pour  les  corriger  de  ce  qui 
nous  déplaît  en  eux,  ou  pour  les  en  punir 
par  le  dépit  que  nos  plaintes  leur  peuvent 
causer,  et  par  le  blâme  qu'elles  leur  attirent. 

Mais,  si  nous  étions  nous-mêmes  vraiment 
raisonnables ,  nous  verrions  sans  peine  que 
le  dessein  d'établir  la  paix  sur  la  réforma- 
tion des  autres  est  ridicule  par  cette  raison 
même  que  le  succès  en  est  impossible.  Plus 
nous  nous  plaindrons  des  procédés  des  au- 
tres ,  plus  nous  les  aigrirons  contre  nous 
sans  les  corriger.  Nous  nous  ferons  passer 
pour  délicats,  fiers,  orgueilleux,  et  le  pis 


238  DE     LA     PAIX 

est  que  cette  opinion  qu'on  aura  de  nous 
ne  sera  pas  tout  à  fait  injuste,  puisqu'en  ef- 
fet ces  plaintes  ne  viennent  que  de  délica- 
tesse et  d'orgueil.  Ceux  mêmes  qui  témoi- 
gneront entrer  dans  nos  raisons  ,  et  qui 
croiront  qu'on  nous  aura  fait  quelque  injus- 
tice, ne  laisseront  pas  d'être  mal  édifiés  de 
notre  sensibilité.  Et  comme  les  hommes  sont 
naturellement  portés  à  se  justifier,  si  ceux 
dont  nous  nous  plaindrons  ont  un  peu  d'a- 
dresse, ils  tourneront  les  choses  de  manière 
que  l'on  nous  donnera  le  tort.  Car  souvent 
le  même  défaut  de  justesse  d'esprit  et  d'é- 
quité qui  fait  faire  aux  gens  les  fautes  dont 
nous  nous  plaignons ,  les  empêche  aussi  de 
les  reconnaître,  et  leur  fait  prendre  pour 
vrai  et  pour  juste  tout  ce  qui  peut  servir  à 
les  en  justifier. 

Que  si  ceux  dont  nous  nous  plaignons 
sont  élevés  au-dessus  de  nous  par  le  rang, 
par  la  créance  et  par  l'autorité,  les  plaintes 
que  nous  en  pourrions  faire  seraient  en- 
core plus  inutiles  et  plus  dangereuses.  Elles 
ne  nous  peuvent  donner  que  de  la  satisfac- 
tion maligne  <'t  passagère,  de  les  faire  con- 


AVEC    LES    HOMMr.v  I^Q 

damner  par  ceux  à  qui  nous  nous  en  plain- 
drions ;  et  elles  produisent  dans  la  suite  de 
mauvais  effets,  durables  et  permanens,  en 
aigrissant  ces  gens-là  contre  nous,  et  en  rom- 
pant toute  l'union  que  nous  pourrions  avoir 
avec  eux. 

La  prudence  nous  oblige  donc  à  prendre 
une  route  toute  contraire;  à  quitter  abso- 
lument le  dessein  chimérique  de  corriger  tout 
ce  qui  nous  déplaît  dans  les  autres,  et  à  tâ- 
cher d'établir  notre  paix  et  notre  repos  sur 
notre  propre  réformation  et  sur  la  modé- 
ration de  nos  passions.  Nous  ne  rendrons 
compte  de  leurs  actions  qu'autant  que  nous 
y  aurons  donné  occasion;  mais  nous  ren- 
drons compte  de  nos  actions,  de  nos  pa- 
roles et  de  nos  pensées.  Nous  sommes  char- 
gés de  travailler  sur  nous-mêmes,  et  de  nous 
corriger  de  nos  défauts  :  et  si  nous  le  fai- 
sions comme  il  faut,  rien  de  ce  qui  vien- 
drait du  dehors  ne  serait  capable  de  nous 
troubler. 

Nous  ne  manquerons  jamais,  dans  les  af- 
faires temporelles,  de  préférer  un  bien  cer- 
tain qui  nous  regarde  à  un   bien  incertain 


2.'|0  DE    LA    PAIX 

qui  regarde  les  autres.  Si  nous  eu  faisions 
de  même  dans  les  affaires  de  notre  salut, 
nous  reconnaîtrions  tout  d'un  coup  que  le 
parti  de  se  plaindre  est  ordinairement  un 
parti  faux  et  que  la  raison  condamne.  Car, 
en  ne  nous  plaignant  point,  nous  profitons 
certainement  à  nous-mêmes.  Et  il  est  fort 
incertain  qu'en  nous  plaignant  nous  pro- 
fitions au  prochain.  Pourquoi  donc  nous 
privons-nous  du  bien  de  la  patience ,  sous 
prétexte  de  leur  procurer  le  bien  de  la  cor- 
rection ?  Il  faudrait  au  moins  qu'il  v  eût 
une  grande  apparence  d'y  réussir  :  et  à 
moins  que  de  cela,  c'est  agir  contre  la  vraie 
raison,  que  de  renoncer,  sur  une  espérance 
aussi  incertaine,  au  bien  certain  qu'apporte 
la  souffrance  humble  et  paisible. 

On  peut  dire,  en  général,  à  l'égard  du 
silence,  qu'il  faut  des  raisons  pour  parler, 
mais  qu'il  n'en  faut  point  pour  se  taire; 
c'est-à-dire  qu'il  suffit,  pour  être  oblige  au 
silence,  de  n'avoir  pas  d'engagement  à 
parler.  Mais  cette  maxime  se  peut  encore 
appliquer  avec  plus  de  raison  à  ce  silence 
qui  étouffe  les  plaintes.  Il  faut  des  raison* 


AVEC    LES    HOMMES.  2.4  I 

très-fortes  et  très-évidentes  pour  se  plain- 
dre :  mais  pour  ne  se  plaindre  pas,  il  suffit 
de  ne  pas  être  dans  une  nécessité  évidente 
de  se  plaindre. 

Quelles  dettes  remettrons-nous  à  nos 
frères ,  si  nous  exigeons  d'eux ,  par  nos 
plaintes,  tout  ce  qu'ils  nous  peuvent  de- 
voir, et  si  nous  nous  vengeons  d'eux  pour 
les  moindres  fautes  qu'ils  commettent  con- 
tre nous,  en  les  faisant  condamner  par 
tous  ceux  que  nous  pouvons  ?  Comment 
pourrons -nous  demander  à  Dieu  avec 
quelque  confiance  qu'il  nous  remette  nos 
offenses,  si  nous  n'en  remettons  aucune 
de  celles  que  nous  croyons  qu'on  nous 
fait? 

Il  n'y  a  rien, au  contraire  ,  de  plus  utile, 
que  de  supprimer  ainsi  ses  plaintes  et  son 
ressentiment.  C'est  le  meilleur  moyen  d'ob- 
tenir de  Dieu  qu'il  ne  nous  traite  pas  selon 
la  rigueur  de  sa  justice ,  et  qu'il  n'entre 
pas,  comme  dit  l'Écriture,  en  jugement 
avec  nous.  C'est  la  voie  la  plus  sûre  d'as- 
soupir les  différends  dans  leur  naissance, 
et  d'empêcher  qu'ils  ne   s'aigrissent.  C'est 


242  DE    LA    PAIX 

une  charité  qu'on  pratique  envers  soi-même, 
en  se  procurant  le  bien  de  la  patience ,  en 
ne  s'attirant  pas  la  réputation  de  délicat  et 
de  pointilleux,  et  s'épargnant  la  peine  que 
l'on  ressent ,  lorsque  l'adresse  des  hommes 
à  se  justifier  fait  que  l'on  nous  donne  ou- 
vertement le  tort  dans  les  choses  où  nous 
croyons  avoir  raison.  C'est  une  charité  que 
l'on  fait  aux  autres ,  en  les  souffrant  dans 
leurs  faiblesses,  et  en  leur  épargnant  et  la 
petite  confusion  qu'ils  ont  méritée,  et  les 
nouvelles  fautes  qu'ils  feraient  peut-être 
en  se  justifiant  et  en  chargeant  de  nou- 
veau ceux  à  qui  ils  ont  déjà  donné  sujet  de 
se  plaindre.  Enfin,  c'est  ordinairement  le 
meilleur  moyen  de  les  gagner  ,  l'exemple 
de  notre  patience  étant  bien  plus  capable 
que  nos  plaintes  de  leur  changer  le  cœur 
envers  nous.  Car  les  plaintes  ne  peuvent 
tout  au  plus  que  leur  faire  corriger  l'exté- 
rieur, qui  est  peu  de  chose;  et  elles  aug- 
mentent plutôt  l'aversion  intérieure,  qui 
produit  les  choses  dont  nous  nous  plai- 
gnons. 

Que  perdons-nous  en  faisant  résolution 


AVEC    LKS    HOMMES.  2^"i 

de  ne  nous  point  plaindre  ?  Rien  du  tout, 
je  dis  même  pour  ce  monde.  On  n'en  mé- 
dira pas  davantage  de  nous.  Au  contraire, 
sitôt  que  l'on  s'apercevra  de  notre  retenue, 
on  sera  moins  porté  à  en  médire.  On  ne 
nous  en  traitera  pas  plus  mal.  On  nous  en 
aimera  davantage.  Tout  se  réduira  à  quel- 
ques incivilités ,  et  à  quelques  discours  in- 
justes auxquels  nous  ne  remédierons  pas 
en  nous  plaignant.  Cette  maligne  satisfac- 
tion que  nous  recevons  en  communiquant 
notre  mécontentement  aux  autres  par  nos 
plaintes,  vaut-elle  la  peine  de  nous  priver 
du  trésor  que  nous  pouvons  acquérir  par 
l'humilité  et  par  la  patience? 

Le  temps  le  plus  propre  pour  nous  con- 
firmer dans  cette  résolution,  c'est  lorsqu'il 
nous  arrive  de  nous  échapper  en  quelques 
plaintes;  car  nous  ne  reconnaissons  jamais 
mieux  )a  vanité  et  le  néant  de  ce  plaisir 
que  nous  y  avions  cherché.  C'est  alors  qu'il 
faut  que  nous  nous  disions  à  nous-mêmes  : 
C'est  donc  pour  cette  vaine  satisfaction  que 
nous  nous  sommes  privés  du  bien  inesti- 
mable de  la  patience  et  de  la  récompense 


244  n«  LA  paix 

que  nous  en  pouvions  espérer  de  Dieu  ?  A 
quoi  nous  ont  servi  nos  plaintes ,  et  que 
nous  en  revient-il?  Nous  avons  tâché  de 
faire  condamner  par  les  hommes  ceux 
dont  nous  nous  sommes  plaint,  et  peut- 
être  ils  n'ont  condamné  que  nous  :  mais  ce 
qui  est  certain ,  c'est  que  Dieu  nous  à  con- 
damnés de  malignité,  d'impatience  et  de 
peu  d'estime  des  biens  du  ciel.  Avant  ces 
plaintes  ,  nous  avions  quelque  avantage  sur 
ceux  qui  nous  avaient  offensés  :  mais  en 
nous  plaignant,  nous  nous  sommes  mis 
au  dessous  d'eux  ,  parce  que  nous  avons  su- 
jet de  croire  que  la  faute  que  nous  avons 
commise  contre  Dieu  est  plus  grande  que 
toutes  celles  que  les  hommes  peuvent  faire 
contre  nous.  Ainsi  nous  nous  sommes  fait 
beaucoup  plus  de  tort  que  nous  n'en  pou- 
vions recevoir  par  les  petites  injustices  des 
hommes.  Car  elles  ne  nous  pouvaient  pri- 
ver que  de  choses  peu  considérables,  au 
lieu  que  l'injustice  que  nous  nous  faisons  à 
nous-mêmes  par  ces  plaintes  d'impatience 
nous  prive  du  bien  éternel  qui  est  atta- 
ché à  chaque  bonne    action.    Nous    avons 


AVEC    LTiS    HOMMES.  2^5 

donc  infiniment  plus    de    sujet    de    nous 
plaindre  de  nous-mêmes  que  des  autres. 

Ces  considérations  peuvent  beaucoup 
servir  pour  réprimer  l'inclination  que  nous 
avons  à  nous  décharger  le  cœur  par  des 
plaintes,  et  pour  nous  régler  extérieure- 
ment dans  nos  paroles.  Mais  il  n'est  pas 
possible  que  nous  demeurions  long-temps 
dans  cette  retenue,  si  nous  laissons  agir  au 
dedans  notre  ressentiment  dans  toute  sa 
force  et  toute  sa  violence.  Les  plaintes 
extérieures  viennent  des  intérieures,  et  il 
est  bien  difficile  de  les  retenir  quand  on  en 
a  le  cœur  rempli.  Elles  échappent  toujours 
et  se  font  ouverture  par  quelque  endroit. 
Outre  que  la  principale  fin  de  la  modéra- 
tion extérieure  étant  de  nous  procurer  la 
paix  extérieure,  il  servirait  peu  d'être  mo- 
déré et  patient  au  dehors,  si  tout  était  au 
dedans  dans  le  désordre  et  dans  le  tumulte. 
Il  faut  donc  tâcher  d'étouffer  aussi  bien 
ces  plaintes  que  l'âme  l'orme  en  elle-même, 
et  dont  elle  est  l'unique  témoin  ,  que  celles 
qui  éclatent  devant  les  hommes  :  et  le  seul 
moyen  de  le  faire  ,  est  de  se  dépouiller  ei< 


2^6  DE    LA    PAIX 

l'amour  des  choses  qui  les  excitent.  Car, 
enfin ,  on  ne  se  plaint  point  pour  des  choses 
qui  sont  absolument  indifférentes. 

Les  sujets  de  plaintes  sont  infinis,  puis- 
qu'ils comprennent  tout  ce  que  nous  pou- 
vons aimer,  et  en  quoi  les  hommes  nous 
peuvent  nuire  ou  déplaire.  On  les  peut 
néanmoins  réduire  à  quelques  chefs  géné- 
raux ,  comme  le  mépris  ,  les  jugemens  in- 
justes, les  médisances,  l'aversion,  l'inci- 
vilité, l'indifférence  ou  l'inapplication,  la 
réserve  ou  le  manque  de  confiance,  l'in- 
gratitude, les  humeurs  incommodes. 

Nous  haïssons  naturellement  toutes  ces 
choses,  parce  que  nous  aimons  celles  qui 
v  sont  contraires;  savoir,  l'estime  et  l'amour 
des  hommes,  la  civilité,  l'application  à  ce 
qui  nous  regarde,  la  confiance,  la  recon- 
naissance, les  humeurs  douces  et  com- 
modes. Ainsi  ,  pour  se  délivrer  de  l'im- 
pression que  font  sur  notre  esprit  ces  objets 
de  notre  haine,  il  faut  travailler  à  nous  dé- 
livrer de  l'attache  que  nous  avons  aux  ob- 
jets contraires.  Il  n'y  a  que  la  grâce  qui  le 
puisse  faire.  Mais  comme  la  grâce  se  sert 


AVEC    LES    HOMMES.  247 

des  moyens  humains ,  il  n'est  pas  inutile  de 
se  remplir  l'esprit  des  considérations  qui 
nous  découvrent  la  vanité  de  ces  objets  de 
notre  attachement.  Et  c'est  la  vue  que  nous 
avons  dans  les  réflexions  suivantes  que 
nous  ferons  sur  les  causes  ordinaires  de 
nos  plaintes,  en  commençant  par  l'amour 
de  l'estime  et  de  l'approbation  des  hommes. 


CHAPITRE  II. 

Vanité  et  injustice  de  la  complaisance  que 
l'on  prend  dans  les  jugemens  avantageux 
qu'on  porte  de  nous. 

Rien  ne  fait  plus  voir  combien  l'homme 
est  profondément  plongé  dans  la  vanité, 
dans  l'injustice  et  dans  l'erreur,  que  la  corn  - 
plaisance  que  nous  sentons  lorsque  nous 
nous  apercevons  qu'on  juge  avantageuse- 
ment de  nous  ,  et  qu'on  nous  estime  :  parce 
que,  d'une  part,  la  lumière  qui  nous  reste, 
toute  aveugle  qu'elle  est ,  ne  l'est  point  à 


2^8  DE    LA     PAIX 

cet  égard,  et  qu'elle  nous  convainc  claire- 
ment que  cette  passion  est  vaine ,  injuste 
et  ridicule;  et  que,  de  l'autre,  tout  con- 
vaincus que  nous  en  sommes,  nous  ne  la 
saurions  étouffer,  et  nous  la  sentons  tou- 
jours vivante  au  fond  de  notre  cœur.  Il  est 
bon  néanmoins  d'écouter  souvent  ce  que 
la  raison  nous  dit  sur  ce  sujet.  Si  cela  n'est 
pas  capable  d'éteindre  entièrement  cette 
malheureuse  pente,  c'est  assez  au  moins 
pour  nous  en  donner  de  la  honte  et  de  la 
confusion,  et  pour  en  diminuer  les  effels. 
Il  y  a  peu  de  gens  assez  grossièrement 
vains  pour  aimer  des  louanges  visiblement 
fausses,  et  il  ne  faut  qu'avoir  un  peu 
d'honnêteté  pour  n'être  pas  bien  aise  que 
l'on  se  trompe  tout  à  fait  sur  notre  sujet. 
C'est  une  sottise,  par  exemple,  dont  peu 
de  personnes  sont  capables,  que  d'aimei 
à  passer  pour  savant  dans  une  langue  que 
l'on  n'a  jamais  étudiée  ,  ou  pour  habile 
dans  les  mathématiques,  lorsque  l'on  n'y  sait 
rien  du  tout.  On  aurait  peine  à  ne  pas  res- 
sentir quelque  confusion  intérieure  d'une 
vanité  si  basse.  Mais,  pour  peu  de  Fonde- 


AVEC    LES    HOMMES.  2^9 

ment  qu'ait  cette  estime,  nous  la  recevons 
avec  une  complaisance  qui  nous  convainc 
à  peu  près  de  la  même  bassesse  et  de  la 
même  mauvaise  foi.  Car,  pour  en  donner 
quelque  image,  que  dirait-on  d'un  homme 
qui,  se  trouvant  frappé  et  défiguré,  depuis 
les  pieds  jusqu'à  la  tête,  d'un  mal  horrible 
et  incurable ,  sans  avoir  rien  de  sain  qu'une 
partie  du  visage ,  et  sans  savoir  même  si 
cette  partie  ne  serait  point  corrompue  au 
dedans ,  l'exposerait  à  la  vue  en  cachant 
tout  le  reste,  et  se  verrait  louer  avec  plaisir 
de  la  beauté  de  cette  partie?  On  dirait  sans 
doute  que  l'excès  de  cette  vanité  appro- 
cherait de  la  folie.  Cependant  ce  n'est  qu'un 
portrait  de  la  nôtre,  et  qui  ne  la  repré- 
sente pas  encore  dans  toute  sa  difformité. 
Nous  sommes  pleins  de  défauts,  de  péchés  , 
de  corruption.  Ce  que  nous  avons  de  bon 
est  fort  peu  de  chose  ,  et  ce  peu  de  chose 
est  souvent  gâté  et  corrompu  par  mille 
vues  et  mille  retours  d'amour-propre.  Et, 
néanmoins,  il  arrive  que  des  gens,  qui  ne 
voient  pas  la  plupart  de  nos  défauts,  re- 
gardent avec  quelque  èstimece  peu  de  bien 


'2JO  DE     LA    PAIX 

qui  pavait  ta  bous,  qui  est  peut-être  tout 
corrompu.  Ce  jugement,  tout  aveugle  et 
tout  mal  fondé  qu'il  est,  ne  laisse  pas  de 
nous  flatter. 

Je  dis  que  cette  image  ne  représente  pas 
notre  vanité  dans  toute  sa  difformité.  Car 
celui  qui,  se  trouvant  frappé  d'un  mal  si 
étrange,  se  plairait  dans  l'estime  que  l'on 
ferait  de  la  beauté  de  cette  partie  saine, 
serait  sans  doute  vain  et  ridicule;  mais  au 
moins  il  ne  serait  pas  aveugle,  et  ne  laisse- 
rait pas  de  connaître  son  état.  Mais  notre 
vanité  est  jointe  à  cet  aveuglement.  En  ca- 
chant aux  autres  nos  défauts,  nous  tâchons 
de  nous  les  cacher  à  nous-mêmes,  et  c'est 
à  quoi  nous  réussissons  le  mieux.  TSous  ne 
voulons  être  vus  que  par  ce  petit  endroit 
que  nous  considérons  comme  exempt  de 
défaut ,  et  nous  ne  nous  regardons  nous- 
mêmes  que  par-là. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  estime  qui  nous 
flatte  ?  un  jugement  fondé  sur  la  vue  d'une 
petite  partie  de  nous-mêmes  ,  et  sur  l'igno- 
rance de  tout  le  reste.  Et  qu'est-ce  que 
cette    complaisance  ?    une    vue    de   nous- 


A  V  KG    LES    HOMMES.  "2  SI 

mêmes  pleine  d'aveuglement,  d'erreur,  d'il- 
lusion, dans]  aquelle  nous  ne  nous  con- 
sidérons que  par  un  petit  endroit,  en  ou- 
bliant toutes  nos  misères  et  toutes  nos 
plaies. 

-Mais  qu'y-a-t-il  de  si  agréable  et  de  si 
digne  de  notre  attache  dans  ces  iugemens  ? 
Interrogeons-nous  nous-mêmes,  ou  plutôt 
interrogeons  notre  propre  expérience;  elle 
nous  dira  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  vain  et  de 
moins  durable  que  celte  estime.  Celui  qui 
nous  aura  approuvé  dans  quelque  rencontre 
particulière  ,  n'en  sera  pas  moins  disposé  à 
nous  rabaisser  dans  une  autre.  Souvent 
cette  estime  même  en  sera  la  cause,  parce 
qu'elle  excite  plutôt  la  jalousie  que  l'affec- 
tion. Après  avoir  tiré  de  la  bouche  des 
hommes  quelques  louanges  vaines  et  sté- 
riles, ils  nous  préféreront  les  derniers  des 
hommes  qui  seront  plus  dans  leurs  intérêts. 
Ils  empoisonneront  les  témoignages  qu'ils 
ne  pourront  refuser  à  ce  que  nous  avons 
de  bon  de  la  remarque  maligne  de  nos  dé- 
fauts. Ils  estimeront  en  nous  ce  qu'il  y  a  de 
moins  estimable,  et.  ils  condamneront  ce 


2J2  DE    LA    PAIX 

qui  méritera  d'y  être  estimé.  De  bonne  foi , 
ne  faut-il  pas  avoir  une  extrême  bassesse 
de  cœur,  ou  une  petitesse  d'esprit  bien 
étrange,  pour  se  plaire  à  un  objet  si  vain 
et  si  méprisable? 

Supposons  même  l'estime  la  plus  judi- 
cieuse et  la  plus  sincère  que  nous  puissions 
nous  imaginer,  et  que  notre  vanité  puisse 
souhaiter  ;  relevons-la  par  la  qualité  des 
personnes  ,  par  leur  esprit ,  et  par  tout  ce 
qui  peut  le  plus  servir  à  flatter  l'inclination 
que  nous  y  avons;  qu'y-a-t-il  d'aimable  et 
de  solide  en  tout  cela,  à  ne  regarder  cette 
estime  qu'en  elle-même?  C'est  un  regard 
de  ces  personnes  vers  nous,  qui  suppose 
que  nous  avons  quelque  bien,  mais  qui  ne 
l'y  met  pas,  et  qui  n'y  ajoute  rien.  Us  nous 
laissent  tels  que  nous  sommes;  et  ainsi  il 
nous  est  entièrement  inutile.  Ce  regard 
ne  subsiste  qu'autant  qu'ils  s'appliquent  à 
nous;  et  cette  application  est  rare.  Tel  de 
eux  dont  restitue  nous  flatte  ne  pensera 
pas  à  nous  deux  fois  l'an  :  et  quand  il  y 
pensera,  il  y  pensera  peu,  en  nous  ou- 
bliant le  reste  du  temps. 


à V1LC    LES    HOMMES.  2L>3 

Ce  regard  d'estime  est  de  plus  un  bien  si 
fragile  que  mille  rencontres  nous  le  peu- 
vent faire  perdre,  saus  qu'il  y  ait  même  de 
notre  faute.  Un  faux  rapport,  une  inad- 
vertance, une  petite  bizarrerie,  effacera 
toute  cette  estime,  ou  la  rendra  plus  nui- 
sible qu'avantageuse  ;  car  quand  l'estime 
es.t  jointe  à  l'aversion,  elle  ne  fait  qu'ou- 
vrir les  yeux  pour  remarquer  les  défauts, 
et  le  cœur  pour  recevoir  favorablement 
tout  ce  qu'on  entend  dire  contre  ceux  que 
l'on  estime  et  que  l'on  hait,  parce  qu'on 
hait  même  cette  estime,  et  que  l'on  est. 
bien  aise  de  s'en  délivrer  comme  d'une 
chose  dont  on  se  trouve  chargé. 

Si  nous  ne  voyons  point  ce  regard  d'es- 
time dans  l'esprit  des  autres,  il  esta  notre 
égard  comme  s'il  n'était  point.  Si  nous  le 
voyons ,  c'est  un  objet  dangereux  pour 
nous,  dont  la  vue  nous  peut  ravir  le  peu 
de  vertu  que  nous  avons.  Quel  est  donc  ce 
bien  qui  ne  sert  de  rien  quand  on  ne  le 
voit  pas,  et  qui  nuit  quand  on  le  voit  ,  et 
qui  a  tout  ensemble  toutes  ces  qualités 
d'être  vain,  inutile  ,  fragile  ,  dangereux  ? 

3t 


î54 


CHAPITRE  III. 

Qu'o/?  n'a  pas  choit  de  s'offenser  du  mépris, 
ni  desjugemens  désavantageux  qu'on  fait 
de  nous. 

Si  nous  n'aimions  point  l'approbation  des 
hommes,  nous  serions  peu  sensibles  à  tous 
les  discours  désavantageux  qu'ils  pour- 
raient faire  de  nous ,  puisque  l'effet  n'en 
serait  tout  au  plus  que  de  nous  priver 
d'une  chose  qui  nous  serait  indifférente. 
Mais  parce  qu'il  y  en  a  qui  s'imaginent 
qu'encore  qu'il  ne  soit  pas  permis  de  dé- 
sirer l'estime,  on  a  sujet  néanmoins  de 
s'offenser  du  mépris  et  de  la  médisance, 
il  est  bon  d'examiner  ce  qu'il  y  a  de  réel 
dans  ces  objets  qui  irritent  si  fort  nos 
passions. 

Pour  reconnaître  donc  combien  notre 
délicatesse  est  injuste  sur  ce  point,  et  que 
tous  les  sentimens  qu'elle  excite  en  nous 


AVEC     LK3    HOMMES.  ^55 

sont  contraires  à  la  vraie  raison  et  ne  nais- 
sent pas  tant  des  objets  même,  que  de  la 
corruption  de  notre  cœur,  il  ne  faut  que 
considérer  que  ces  juge  mens  et  ces  discours 
qui  nous  blessent  peuvent  être  de  trois 
sortes.  Car  ils  sont  ou  absolument  vrais, 
ou  absolument  faux,  ou  vrais  en  paFtic,  et 
en  partie  faux.  Or,  dans  toutes  ces  diverses 
espèces,  le  ressentiment  que  nous  en  avons 
est  également  injuste. 

Si  ces  jugemens  sont  vrais,  n'est-ce  pas 
une  chose  horrible  de  ne  se  mettre  pas  en 
peine  que  nos  défauts  soient  connus  de 
Dieu,  et  de  ne  pouvoir  souffrir  qu'ils  le 
soient  des  hommes  ?  Et  peut-on  témoigner 
plus  visiblement  que  l'on  préfère  ces  hom- 
mes à  Dieu?  N'est-ce  pas  le  comble  de  l'in- 
justice de  reconnaître  que  nos  péchés  mé- 
ritent une  éternité  de  supplices,  et  de  ne 
pas  accepter  avec  joie  une  peine  aussi  lé 
gère  que  l'est  la  petite  confusion  qu'ils 
nous  attirent  devant  les  hommes? 

Cette  connaissance  que  les  hommes  ont 
de  nos  fautes  et  de  nos  misères,  ne  les  aug- 
mente pas  ;  elle  serait  capable  ail  contraire 


2  56  DE    LA    PAIX 

<le  les  diminuer,  si  nous  la  souffrions  hum- 
blement. 

C'est  donc  une  folie  toute  visible  de 
n'avoir  aucun  sentiment  des  maux  réels  que 
nous  nous  faisons  nous-mêmes,  et  de  sentir 
si  vivement  des  maux  imaginaires  qui  ne 
nous  peuvent  faire  que  du  bien  :  et  cette  sen- 
sibilité n'est  qu'une  preuve  évidente  de  la 
grandeur  de  notre  aveuglement,  qui  doit 
nous  apprendre  que  ce  que  les  autres  con- 
naissent de  nos  défauts  n'en  est  qu'une 
bien  petite  partie. 

Que  si  ces  jugemens  et  ces  discours  sont 
faux  et  mal  fondés ,  le  ressentiment  que 
nous  en  avons  n'en  est  guère  moins  dérai- 
sonnable et  moins  injuste.  Car  pourquoi  le 
jugement  de  Dieu,  qui  nous  justifie,  ne  suffit- 
il  pas  pour  nous  faire  mépriser  celui  des 
hommes?  Pourquoi  ne  fait-il  pas  sur  nous 
le  même  effet  que  l'approbation  de  nos  amis 
et  de  ceux  que  nous  estimons,  qui  suffit 
ordinairement  pour  nous  consoler  de  ce 
que  les  autres  peuvent  penser  ou  dire  contre 
nous?  Pourquoi  la  raison,  qui  nous  (ail  voit 
que   ces   discours  ne  nous  peuvent  nuire. 


AVEC    LES    HOMMES.  25-7 

qu'ils  ne  font  aucun  mal  par  eux-mêmes, ni 
à  notre  âme ,  ni  à  notre  corps ,  qu'ils  nous 
peuvent  même  être  très-utiles,  a-t-elle  si 
peu  de  pouvoir  sur  notre  cœur  qu'elle  ne 
nous  puisse  faire  surmonter  une  passion  si 
vaine  et  si  déraisonnable? 

Nous  ne  nous  mettons  pas  en  colère  lors- 
que l'on  s'imagine  que  nous  avons  la  fièvre 
quand  nous  sommes  assurés  de  ne  pas  l'a- 
voir. Pourquoi  donc  s'aigrit-on  contre  ceux 
qui  croient  que  nous  avons  commis  des 
fautes  que  nous  n'avons  point  commises, 
ou  qui  nous  attribuent  des  défauts  que  nous 
n'avons  pas;  puisque  leur  jugement  peut 
encore  moins  nous  rendre  coupable  de  ces 
fautes  et  nous  donner  ces  défauts,  que  la 
pensée  d'un  homme  qui  croit  que  nous 
avons  la  fièvre  n'est  capable  de  nous  la 
donner  effectivement?  C'est,  dira-t-on,  qu'on 
ne  méprise  pas  une  personne  qui  a  la  fièvre 
et  que  c'est  un  mal  qui  ne  nous  rend  pas 
vils  aux  yeux  du  monde  ,  et  qu'ainsi  le  ju- 
gement de  ceux  qui  nous  l'attribuent  ne 
nous  blesse  pas  :  mais  que  ceux  qui  nous 
imputent  des  défauts  spirituels  y  joignent 


2  30  DE    LA     PAIX 

ordinairement  le  mépris,  et  causent  la 
même  idée  et  le  même  mouvement  dans  les 
autres. 

C'est  en  effet  la  véritable  cause  de  ce 
sentiment  ;  mais  cette  cause  n'en  fait  que 
mieux  connaître  l'injustice;  car,  si  nous 
nous  faisions  justice  nous-mêmes,  nous  re- 
connaîtrions sans  peine  que  ceux  qui  nous 
attribuent  des  défauts  que  nous  n'avons 
pas  ne  nous  en  attribuent  pas  aussi  un 
grand  nombre  d'autres  que  nous  avons  ef- 
fectivement; et  qu'ainsi  nous  gagnons  à 
tous  ces  jugemens  dont  nous  nous  plai- 
gnons, quelque  faux  qu'ils  soient.  Les  ju- 
gemens  des  hommes  nous  seraient  infini- 
ment moins  favorables,  s'ils  étaient  entiè- 
rement conformes  à  la  vérité,  et  si  ceux  qui 
les  font  connaissaient  tous  nos  véritables 
maux.  S'ils  nous  font  donc  quelque  petite 
injustice,  ils  nous  font  grâce  en  mille  ma- 
nières, et  nous  ne  voudrions  pour  rien  qu'ils 
nous  traitassent  avec  une  exacte  justice. 

Mais  nous  sommes  si  déraisonnables  et 
>i  injustes,  que  nous  voulons  profiter  de 
l'ignorance  des  hommes.  Nous  ne  pouvons 


4VIX     LLS    HOMMES.  2J<) 

Souffrir  qu'ils  nous  ôtent  rien  de  ce  que 
nous  croyons  avoir  :  et  nous  voulons  con- 
server dans  leur  esprit  la  réputation  de 
beaucoup  de  bonnes  qualités  que  nous 
n'avons  pas.  Nous  nous  plaignons  de  ce 
qu'ils  croient  voir  en  nous  des  défauts  qui 
n'y  sont  pas,  et  nous  ne  comptons  pour 
rien  de  ce  qu'ils  n'y  voient  pas  une  infinité 
de  défauts  qui  y  sont  réellement,  comme 
si  le  bien  et  le  mal  ne  consistaient  que  dans 
l'opinion  des  hommes. 

SLnous  n'avons  donc  aucun  sujet  de  nous 
plaindre,  ni  des  jugemens  véritables,  ni 
même  des  faux,  nous  n'en  avons  point  par 
conséquent  de  nous  offenser  de  ceux  qui 
sont  vrais  en  partie,  et  en  partie  faux.  Ce- 
pendant, par  le  plus  injuste  partage  qu'on 
se  puisse  imaginer,  nous  nous  blessons  de 
ce  qu'ils  ont  de  faux,  et  nous  ne  nous  hu- 
milions point  de  ce  qu'ils  ont  de  véritable. 
Et  au  lieu  qu'il  faudrait  étouffer  le  ressen- 
timent que  nous  avons  de  ce  qu'ils  ont  de 
faux  et  d'injuste,  par  celui  que  nous  de- 
vrions avoir  de  ce  qu'ils  ont  de  vrai,  non-, 
étouffons  au  contraire  ,  par  le  vain  senti- 


2Ô0  DE    LA    PAIX 

nient'  que  nous  avons  de  quelque  fausseté 
et  de  quelque  injustice  qui  y  est  mêlée,  ce- 
lui que  nous  devrions  avoir  de  ce  qu'ils  ont 


CHAPITRE  IV. 

Que  la  sensibilité  que  nous  ('prouvons  à  l'é- 
gard des  discours  et  des  jugemens  désa- 
vantageux que  l'on  fait  de  nous  vient  de 
l'oubli  de  nos  maux.  Quelques  remèdes 
de  cet  oubli  et  de  cette  sensibilité. 

Je  ne  prétends  pas  que  ces  considérations 
suffisent  pour  nous  corriger  de  notre  in- 
justice, mais  elles  peuvent  au  moins  nous 
en  convaincre  ;  et  c'est  quelque  chose  que 
(Yen  être  convaincu.  Car  il  y  a  toujours,  dans 
toutes  ces  plaintes  intérieures  et  dans  ce  dé- 
pit que  nous  ressentons  des  jugemens  et  des 
discours  qu'on  fait  de  nous,  un  oubli  de 
nos  défauts  et  de  nos  misères  véritables  ; 
puisqu'il  est  impossible  que  ceux  qui  les 
connaîtraient  dan>  leur  grandeur  réelle,  et 


AVEC    LIS    HOMMES.  1l6  l 

qui  en  auraient  le  sentiment  qu'ils  devraient, 
pussent  s'occuper  des  discours  et  des juge- 
mens  des  hommes.  Un  homme  chargé  de 
dettes,  accablé  de  procès,  de  pauvreté,  de 
maladies,  ne  pense  guère  à  ce  que  l'on  peut 
dire  de  lui.  La  réalité  de  ses  maux  véritables 
ne  lui  permet  pas  de  s'appliquer  à  ces  maux 
imaginaires. 

Aussi  le  vrai  remède  de  cette  délicatesse 
qui  nous  rend  si  sensibles  à  ce  que  l'on  dit 
de  nous,  est  de  nous  appliquer  fortement 
à  nos  maux  spirituels,  à  nos  faiblesses,  à 
nos  dangers,  à  notre  pauvreté  et  au  juge- 
ment que  Dieu  fait  de  nous,  et  qu'il  nous 
fera  connaître  à  l'heure  de  notre  mort.  Si 
ces  pensées  étaient  aussi  vives  et  aussi  con- 
tinuelles dans  notre  esprit  qu'elles  y  de- 
vraient être,  il  serait  malaisé  que  les  ré- 
flexions sur  les  jugemens  des  hommes  y 
pussent  trouver  entrée,  ou  du  moins  qu'elles 
l'occupassent  tout  entier,  et  le  remplissent 
de  dépit  et  d'amertume  comme  elles  font 
si  souvent. 

Il  est  utile  pour  cela  de  comparer  les  ju- 
gemens des  hommes  avec  celui  de  Dieu,  et 


■2(J1  DE    LA    PAÎX 

d'en  considérer  les  diverses  qualités.  Les 
jugemcns  des  hommes  sont  souvent  faux , 
injustes,  incertains,  téméraires,  et  toujours 
inconstans,  inutiles,  impuissans;  soit  qu'ils 
nous  approuvent  ou  nous  désapprouvent, 
ils  ne  changent  rien  à  ce  que  nous  sommes, 
et  ne  nous  rendent,  en  effet,  ni  plus  heureux, 
ni  plus  malheureux.  3Iais  c'est  du  jugement 
que  Dieu  portera  de  nous  que  dépend  tout 
notre  mal.  Ce  jugement  est  toujours  juste, 
toujours  véritable,  toujours  certain  et  iné- 
branlable; les  effets  en  sont  éternels.  Quelle 
plus  grande  folie  peut-on  donc  s'imaginer, 
que  de  n'appliquer  son  esprit  qu'à  des  juge- 
mcns humains,  qui  nous  importent  si  peu,  et 
d'oublier  celui  de  Dieu ,  d'où  dépend  tout 
notre  bonheur! 

On  prétend  souvent  colorer  envers  soi- 
même  le  dépit  intérieur  que  ces  jugemens 
désavantageux  nous  causent  d'un  prétexte 
de  justice,  en  s'imaginaut  que  nous  n'en 
sommes  blessés  que  parce  qu'ils  sont  in- 
justes, et  que  ceux  qui  le^  font  ont  tort. 
Mais  si  cela  était,  nous  serions  aussi  touchés 
des  jugemens  injustes  que  l'on  fait  des  autres 


AVEC     LES    HOMMES.  '263 

que  de  ceux  que  Fou  fait  de  nous;  et  comme 
cela  n'est  pas,  c'est  se  flatter  que  de  ne  pas 
voir  que  c'est  l'amour-propre  qui  produit 
ce  dépit  que  nous  sentons  dans  les  choses 
qui  nous  regardent.  Ce  n'est  pas  l'injustice 
en  soi  qui  nous  blesse,  c'est  d'en  être  l'ob- 
jet. Qu'on  lui  en  donne  un  autre ,  notre  res- 
sentiment cessera ,  et  nous  nous  contente- 
rons de  désapprouver  tranquillement  et  sans 
émotion  cette  même  injustice  qui  nous 
donnait  tant  d'indignation. 

Cependant,  si  nous  raisonnions  plus  juste, 
nous  trouverions  que  ces  jugemens  desa- 
vantageux ne  nous  regardent  point  propre- 
ment, et  que  c'est  le  hasard  et  non  le  choix: 
qui  les  détermine  à  nous  avoir  pour  objet. 
Car  il  faut  que  ceux  qui  jugent  ainsi  de  nous 
aient  été  frappés  par  quelques  apparences 
qui  les  y  aient  portés.  Et  quoique  ces  appa- 
rences fussent  trop  légères,  puisque  nous 
supposons  que  ces  jugemens  sont  faux,  il 
est  pourtant  vrai  que  ces  personnes  avaient 
l'esprit  disposé  à  former  ces  jugemens  sur 
ces  apparences,  de  sorte  qu'ils  ne  sont  nés 
que    sur  la   rencontre  de   ces  apparences 


H6\  DE     LA     PAIX 

avec  leur  mauvaise  disposition.  Elles  au- 
raient produit  le  même  effet,  s'ils  les  avaient 
vues  en  quelque  autre.  Ainsi,  nous  ne  devons 
point  croire  que  ces  jugemens  nous  regar- 
dent en  particulier  :  nous  devons  seulement 
supposer  que  ces  gens  étaient  disposes  à 
juger  mal  de  toute  personne  qui  les  frappe- 
rait par  telle  ou  telle  apparence.  Le  hasard 
a  voulu  que  ce  fût  nous.  Mais  cette  mau- 
vaise disposition  et  cette  légèreté  d'esprit, 
qui  produit  les  jugemens  téméraires,  n'était 
pas  moins  indifférente  d'elle-même  qu'une 
pierre  jetée  en  l'air,  qui  blesse  celui  sur 
qui  elle  tombe,  non  pas  par  choix  et  parce 
qu'il  est  un  tel  homme,  mais  parce  qu'il 
s'est  rencontré  au  lieu  où  elle  devait  tomber. 
Il  y  a  de  plus  une  bizarrerie  ridicule  dans 
le  dépit  que  nous  avons  des  jugemens  et  des 
discours  desavantageux  qu'on  a  faits  de 
nous.  Car  il  faut  avoir  peu  de  connaissance 
du  monde  pour  n'être  pas  persuadé  qu'il 
est  impossible  qu'on  n'en  fasse.  On  médit 
des  princes  dans  leurs  antichambres.  Leurs 
domestiques  les  contrefont.  On  parle  des 
défauts  de  ses  amis,  et  on  se  fait  une  e^ptrr 


A\EC    LEt>    HOMMES.  265 

d'honneur  de  les  reconnaître  de  bonne  foi. 
Il  y  a  même  des  occasions  où  l'on  le  peut 
faire  innocemment.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
certain  que  le  monde  est  en  possession  de 
parler  librement  des  défauts  des  autres  dans 
leur  absence.  Les  uns  le  font  par  malignité, 
les  autres  bonnement;  mais  il  y  en  a  peu 
qui  ne  le  fassent.  Il  est  donc  ridicule  de 
se  promettre  d'être  le  seul  au  monde  qu'on 
épargnera;  et  si  ces  jugemens  et  ces  dis- 
cours nous  mettent  en  colère,  nous  n'en  de- 
vons jamais  sortir.  Car  il  n'y  a  point  de 
temps  où  nous  ne  devions  nous  tenir  assurés 
en  général,  ou  qu'on  parle,  ou  qu'on  a  parlé 
de  nous  autrement  que  nous  ne  voudrions. 
Mais  parce  qu'une  colère  continuelle  nous 
incommoderait  trop,  il  nous  plaît  de  nous 
l'épargner  sans  raison,  et  d'attendre  à  nous 
fâcher  qu'on  nous  rapporte  ce  qui  se  dit 
de  nous ,  et  qu'on  nous  marque  ceux  qui  en 
parlent.  Cependant  ce  rapport  n'y  ajoute 
presque  rien,  et  avant  qu'on  nous  l'eût  fait, 
nous  devions  nous  tenir  presque  aussi  as- 
surés que  l'on  parlait  de  nous  et  de  nos 
défauts,  que  si  l'on  nous  en  eût  déjà  avertis 

a3 


266  DE    LA    PAIX 

Ce  petit  degré  d'assurance  que  produit  le 
rapport  qu'on  nous  fait  est  bien  peu  de 
chose ,  pour  changer  comme  il  fait  l'état 
de  notre  âme. 

Ainsi ,  de  quelque  manière  que  l'on  con- 
sidère cette  sensibilité  que  nous  éprouvons 
en  ces  rencontres,  on  trouvera  qu'elle  est 
toujours  ridicule  et  contraire  à  la  raison. 


CHAPITRE  Y. 

Qu'il  est  injuste  de  vouloir  être  aimé  des 
hommes. 

Quand  on  désire  d'être  aimé  des  hommes, 
et  que  l'on  est  fâche  d'en  être  haï,  à  cause 
que  cela  sert  ou  nuit  à  nos  desseins,  ce  n'est 
pas  proprement  vanité  ni  dépit,  c'est  inté- 
rêt bon  ou  mauvais,  juste  ou  injuste.  Et  ce 
n'est  pas  ce  que  nous  considérons  ici,  où. 
nous  n'examinons  que  l'impulsion  que  font 
par  eux-mêmes  dans  notre  cœur  les  senti- 
mens  d'amour  ou  de  haine  qu'on  a  pom 


AVEC    LES    HOMMES.  267 

nous  :  la  seule  vue  de  ces  objets  n'étant  en 
effet  que  trop  capable  de  nous  plaire  ou  de 
nous  troubler  sans  que  nous  en  considé- 
rions  les  suites.  Car  comme  l'estime  que 
nous   avons  pour  nous-mêmes  est  jointe  à 
un  amour  tendre  et  sensible,  nous  ne  dési- 
rons pas  seulement  que  les  hommes  nous 
approuvent,  nous  voulons  aussi  qu'ils  nous 
aiment;  et  leur  estime  ne  nous  satisfait  nul- 
lement, si  elle  ne  se  termine  à  l'affection. 
C'est   pourquoi  rien  ne  nous  choque  tant 
que  l'aversion ,  ni  n'excite  en  nous  de  plus 
vifs  ressentimens.  Mais  quoiqu'ils  noussoient 
devenus  naturels  depuis  le  péché,   ils  ne 
laissent  pas  d'être  injustes,  et  nous  ne  som- 
mes pas  moins  obligés  de  les  combattre;  ce 
qu'on  peut  faire  par  des  réflexions  peu  dif- 
férentes de  celles  que  nous  avons  proposées 
contre  l'amour  de  l'estime. 

La  recherche  de  l'amour  des  hommes  est 
injuste,  puisqu'elle  est  fondée  sur  ce  que 
nous  nous  jugeons  nous-mêmes  aimables, 
et  qu'il  est  faux  que  nous  le  soyons.  Elle 
naît  d'aveuglement  et  d'une  ignorance  vo- 
lontaire de  nos  défauts.  Un  homme  accablé 


2.6S  DE    LA    PAIX 

de  maux,  et  dans  l'indigence,  se  contenterait 
bien  qu'on  eût  de  la  charité  pour  lui  et  qu'on 
le  souffrît.  ]\Tous  n'en  demanderions  pas  da- 
vantage ,  si  nous  connaissions  bien  notre 
état ,  et  nous  le  connaîtrions ,  si  nous  ne 
nous  aveuglions  point  volontairement. 

Quiconque  sait  qu'il  mérite  que  toutes 
les  créatures  s'élèvent  contre  lui  peut-il 
prétendre  que  ces  mêmes  créatures  le  doi- 
vent aimer  ?  Au  lieu  donc  que  nous  regar- 
dions l'amour  des  hommes  comme  nous 
étant  dû,  et  leur  aversion  comme  une  in- 
justice qu'ils  nous  font*  nous  devrions  au 
contraire  regarder  leur  aversion  comme 
nous  étant  due,  et  leur  affection  comme 
une  grâce  que  nous  ne  méritons  pas. 

Mais  s'il  est  injuste,  en  général  de  se  croire 
digne  d'être  aimé,  il  l'est  encore  beaucoup 
plus  de  vouloir  être  aimé  par  la  force.  Rien 
n'est  plus  libre  que  l'amour,,  et  on  ne  doit 
pas  prétendre  de  l'obtenir  par  des  re- 
proches, ni  par  des  plaintes.  C'est  peut-être 
par  notre  faute  que  l'on  ne  nous  aiine  pas  ; 
c'est  peut-être  aussi  par  la  mauvaise  dispo- 
sition des  autres  ;  mais  ce  qui  est  certain  , 


AVEC    LES    HOMMES.  269 

c'est  que  !a  force  et  la  colère  ne  sont  pas 
des  moyens  pour  se  faire  aimer. 

INous  ne  prenons  pas  garde,  de  plus,  que 
ce  n'est  pas  proprement  sur  nous  que  tombe 
cette  aversion;  car  la  source  de  toutes  les 
aversions  est  la  contrariété  qui  se  rencontre 
entre  la  disposition  où  l'on  est  et  ce  que 
Ton  croit  voir  dans  les  autres.  Or,  cette  dis- 
position agit  contre  tous  ceux  en  qui  cette 
contrariété  paraît.  Quand  il  arrive  donc,  ou 
que  nous  avons  en  effet  ces  qualités  qui 
sont  l'objet  de  l'aversion  de  certaines  per- 
sonnes, ou  que  nous  ne  nous  montrons  à 
eux  que  par  des  endroits  qui  leur  donnent 
lieu  de  nous  les  attribuer,  nous  ne  devons 
point  nous  étonner  que  leur  disposition 
fasse  son  effet  contre  nous;  elle  l'aurait  fait 
de  même  contre  tout  autre  :  et  ce  n'est  pas 
proprement  nous  qu'ils  haïssent,  c'est  cet 
homme  en  général  qui  a  telles  et  telles  qua- 
lités qui  les  choquent. 

On  hait  en  général  les  avares,  les  gens 
intéressés,  les  présomptueux.  On  croit  en 
particulier  que  nous  le  sommes;  cette  aver- 
sion générale  agit  donc  contre  nous.  Qu'est- 

a3« 


I^O  DE    LA    PAIX 

ce  qui  nous  blesse  en  cela?  Est-ce  cette 
aversion  générale?  Mais  elle  est  juste  en 
quelque  manière  :  car  un  homme  en  qui  ces 
défauts  se  rencontrent  mérite  qu'on  ait 
quelque  espèce  d'aversion  pour  lui.  Est-ce 
le  jugement  que  l'on  fait  de  nous?  Mais  ce 
jugement  est  formé  sur  quelques  apparences 
qui  peuvent  être  légères  à  la  vérité,  mais 
qui  ne  laissent  pas  d'emporter  l'esprit  de 
ceux  qui  les  voient.  Nous  devons  donc  les 
plaindre  de  leur  légèreté  et  de  leur  faiblesse, 
au  lieu  de  nous  plaindre  de  leur  injustice. 

Quand  le^  hommes  nous  aiment,  ce  n'est 
pas  nous  proprement  qu'ils  aiment,  leur 
amour  n'étant  fondé  que  sur  ce  qu'ils  nous 
attribuent  des  qualités  que  nous  n'avons 
pas,  ou  qu'ils  ne  voient  pas  en  nous  des  dé- 
fauts que  nous  avons.  Us  en  font  de  même, 
quand  ils  nous  haïssent.  Ce  que  nous  avons 
de  bon  ne  leur  paraît  point  alors,  et  ils  ne 
voient  que  nos  défauts.  Or,  nous  ne  sommes 
ni  cette  personne  sans  défauts,  ni  cette  per- 
sonne qui  n'a  rien  de  bon.  Ce  n'est  donc 
pas  tant  nous  qu'un  fantôme  qu'ils  haïssent 
*'t  ainsi  nous   avons  tort,  et  de  nous  satis- 


AVEC    LES    HOMMES.  27 1 

faire  de  leur  amour,  et  de  nous  offenser  de 
leur  haine. 

3Iais  quand  cet  amour  ou  cette  haine 
nous  regarderait  directement  dans  notre 
être  véritable  ,  que  nous  en  revient-il  de 
bien  ou  de  mal,  à  ne  considérer,  comme 
nous  avons  dit,  ces  sentimens  qu'en  eux- 
mêmes?  Ce  ne  sont  que  des  vapeurs  pas- 
sagères qui  se  dissipent  d'elles-mêmes  en 
moins  de  rien  ,  les  hommes  étant  incapables 
de  s'arrêter  long-temps  à  un  même  objet. 
Quand  elles  subsisteraient,  elles  n'auraient 
aucun  pouvoir  par  elles-mêmes  de  nous 
rendre  plus  heureux  ni  plus  malheureux:. 
Ce  sont  des  choses  entièrement  séparées  de 
nous  qui  n'ont  sur  nous  aucun  effet,  à  moins 
que  notre  àme  ne  s'y  joigne,  et  que,  par  une 
imagination  fausse  ou  trompeuse,  elle  ne  les 
prenne  pour  des  biens  ou  pour  des  maux. 
Qu'on  iwiisse  ensemble  l'amour  de  toutes 
les  créatures,  et  qu'on  le  rende  le  plus 
ardent  et  le  plus  tendre  qu'on  se  le  puisse 
imaginer,  il  n'ajoutera  point  le  moindre 
degré  de  bonheur,  ni  à  notre  âme,  ni  à  notre 
:orps.  Et  si  notre  âme  s'y  amuse,  bien  loin 


»72  DE    LA    PAIX 

d'en  devenir  meilleure ,  elle  en  deviendra 
pire  par  la  vanité  qu'elle  en  concevra.  Qu'on 
unisse  de  même  contre  nous  l'aversion  de 
tous  les  hommes  ensemble,  elle  ne  saurait 
diminuer  le  moindre  de  nos  véritables  biens, 
qui  sont  ceux  de  l'âme.  Cette  seule  considé- 
ration de  l'impuissance  de  l'amour  et  de  la 
haine  des  créatures  à  nous  servir  ou  à  nous 
nuire,  ne  devrait- elle  pas  suffire  pour  nous 
v  rendre  indifférées  ? 

Quelle  liberté  serait  celle  d'un  homme 
qui  ne  se  soucierait  point  d'être  aimé,  qui 
ne  craindrait  point  d'être  haï,  et  qui  ferait 
néanmoins,  par  d'autres  motifs  ,  tout  ce  qui 
est  nécessaire  pour  être  aimé  et  pour  n'être 
point  haï?  qui  servirait  les  autres  sans  en 
attendre  de  récompense,  non  pas  même 
celle  de  leur  affection, et  qui  ferait  toujours 
son  devoir  envers  eux,  indépendamment  de 
leur  disposition  envers  lui?  qui  ne  se  pro- 
poserait, dans  les  offices  qu'il  leur  rendrait, 
qu'un  objet  stable  et  permanent,  qui  est 
d'obéir  à  Dieu  sans  aucune  vue  des  créa- 
turcs  ,  qui  ne  peuvent  que  diminuer  la  ré- 
compense qu'il  doit  attendre  de  Dieu? 


AVEC    LES    HOMMES.  27  3 

Qui  pourrait  haïr  un  homme  de  cette 
sorte,  et  même  s'empêcher  de  l'aimer?  Il 
arriverait  donc  qu'en  ne  craignant  point  la 
haine  des  hommes,  il  l'éviterait,  et  que,  sans 
rechercher  leur  amour,  il  ne  laisserait  pas 
que  de  se  l'acquérir;  au  lieu  que  ceux  que 
la  passion  d'être  aimés  rend  si  sensibles  à 
l'aversion  ne  font  d'ordinaire  que  se  [l'atti- 
rer par  cette  délicatesse  incommode. 


CHAPITRE  VI. 

Qu'il  est  injuste  de  ne  pouvoir  souffrir  l'in- 
différence. Que  l'indifférence  des  autres 
envers  nous  nous  est  plus  utile  que  leur 
amour. 

Il  y  a  encore  quelque  chose  de  plus  dérai- 
sonnable quand  nous  nous  offensons  de  ce 
que  les  autres  ont  de  l'indifférence  pour  nous. 
Car  s'il  était  à  notre  choix  de  leur  imprimer 
tels  sentimensque  nous  voudrions,  ce  serait 
rclui-là  proprement  que  notre  véritable  in- 


2 ; 4  DE    LA    PAIX 

térèt  nous  devrait  faire  choisir.  Leur  amour 
est  un  objet  dangereux  qui  attire  notre 
cœur  et  qui  l'empoisonne  par  une  douceur 
mortelle.  Leur  haine  est  un  objet  irritant 
qui  nous  met  en  danger  de  perdre  la  charité  ; 
mais  l'indifférence  est  un  milieu  très-pro- 
portionné à  notre  état  et  à  notre  faiblesse, 
et  qui  nous  laisse  la  liberté  d'aller  à  Dieu, 
sans  nous  détourner  vers  les  créatures. 

Tout  amour  des  autres  pour  nous  est  une 
espèce  de  lien  et  d'engagement ,  |non  seu- 
lement parce  que  la  concupiscence  s'y  at- 
tache et  que  nous  craignons  de  le  perdre , 
mais  aussi  parce  qu'il  produit  certains  de- 
voirs dont  il  est  difficile  de  se  bien  acquit- 
ter. Comme  il  ouvre  leur  cœur  pour  nous, 
il  nous  oblige  d'user  de  cette  ouverture  pour 
notre  bien  spirituel,  et  cet  usage  n'est  pas 
facile.  Il  est  vrai  que  c'est  un  grand  bien, 
quand  on  le  sait  ménager  :  mais  c'est  un  bien 
qu'il  ne  faut  pas  souhaiter,  parce  qu'il  est 
accompagne  de  trop  de  dangers.  On  s'ar- 
rête d'ordinaire  à  cette  affection,  on  s'y  plaît, 
on  craint  de  la  perdre  :  et  bien  loin  que  ce 
nous  soit  une  occasion  de  porter  les  autres 


AVEC     LES    HOMMES.  1"j  J 

à  Dieu,  c'en  est  souvent  une  de  nous  dé- 
tourner nous-mêmes,  et  de  nous  amollir,  en 
nous  faisant  entrer  dans  leurs  passions. 

Mais,  dit-on,  pourquoi  cette  personne  a- 
t-elle  tant  d'indifférence  pour  moi,  puisque 
je  n'en  ai  point  pour  elle?  pourquoi  n'a-t- 
elie  aucune  application  à  ce  qui  me  touche, 
puisque  je  m'applique  avec  tant  de  soin  à  ce 
qui  peut  la  regarder?  Ce  sont  les  discours 
que  l'amour-propre  forme  dans  le  cœur  des 
gens  sensibles  et  qui  ont  peu  de  vertu,  mais 
dont  il  est  aisé  de  découvrir  l'injustice. 

Si  notre  unique  fin,  dans  la  complaisance 
que  nous  avons  eue  pour  les  hommes,  a 
été  de  les  attacher  à  nous  et  de  faire  qu'ils 
nous  traitassent  de  la  même  sorte,  nous 
méritons  d'être  privés  d'une  si  vaine  récom- 
pense. 

Mais  si  nous  avons  eu  un  autre  but,  si 
nous  ne  nous  sommes  appliqués  aux  hom- 
mes que  pour  obéir  à  Dieu,  cette  application 
ne  portc-t-elle  passa  récompense  avec  elle- 
même,  et  pourrons-nous  en  exiger  une  autre 
sans  injustice? 

Il  est  vrai  qu'il  peut  y  avoir  de  la  faute 


•276  DE    LA    PAIX 

dans  l'application  et  l'indifférence  des  autres 
pour  nous  ;  mais  c'est  Dieu  et  non  pas  nous 
que  cette  faute  regarde.  Elle  leur  nuit  à 
eux  et  non  pas  à  nous.  Elle  nous  peut  don- 
ner sujet  de  les  plaindre,  mais  non  pas  de 
nous  plaindre  d'eux,  et  ainsi  le  ressenti- 
ment qui  nous  en  reste  est  toujours  injuste, 
puisqu'il  n'a  point  d'autre  objet  que  lui- 


CHAPITRE  VIL 

Combien  le  dépit  qu'on  ressent  contre  ceux 
qui  manquent  de  reconnedssance  envers 
nous  est  injuste. 

Rien  ne  marque  plus  combien  la  foi 
est  éteinte  et  peu  agissante  dans  les  chré- 
tiens, que  ce  dépit  qu'ils  ont  quand  on  n'a 
pas  pour  eux  toute  la  reconnaissance  qu'on 
devrait,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  op- 
posé aux  lumières  de  la  foi. 

S'ils  regardaient  comme  ils  doivent  les 
services  qu'ils  rendent  aux  autres,  ils  les 


AVEC    LES    HOMMES.  277 

considéreraient  comme  des  grâces  qu'ils 
ont  reçues  de  Dieu,  et  dont  ils  sont  rede- 
vables à  sa  bonté,  et  comme  des  œuvres 
qu'ils  ont  dû  lui  offrir  et  consacrer  sans 
aucun  égard  aux  créatures. 

Ils  regarderaient  ceux  à  qui  ils  ont  rendu 
ces  services  comme  leur  ayant  en  quelque 
façon  procuré  ce  bien,  et  par  conséquent 
ils  croiraient  qu'ils  ont  plus  reçu  d'eux  qu'ils 
ne  leur  ont  donné. 

Ils  craindraient  comme  le  plus  grand  des 
malheurs  de  recevoir  en  ce  monde  la  ré- 
compense de  ces  œuvres,  et  d'être  privés 
de  celle  qu'ils  auraient  reçue  en  l'autre, 
s'ils  avaient  regardé  Dieu  plus  purement. 

Ils  reconnaîtraient  que  ces  œuvres,  telles 
qu'elles  soient,  ont  été  mêlées  de  plusieurs 
imperfections,  et  qu'ainsi  ils  ont  sujet  de 
s'en  humilier  et  de  désirer  de  s'en  purifier 
par  la  pénitence. 

Le  moyen  d'allier  avec  ces  sentimens  où 
la  foi  doit  porter,  ce  dépit  et  ce  chagrin 
que  nous  éprouvons  quand  les  hommes 
manquent  à  ce  que  nous  nous  imaginons 
qu'ils  nous  doivent?  n'est-ce  pas  faire  voir 


2-8  DE    LA    PAIX 

au  contraire  que  nous  n'avons  travaille  que 
pour  les  hommes,  que  nous  n'avions  regardé 
qu'eux,  et  qu'ainsi  les  œuvres  dont  nous 
nous  glorifions  sont  un  larcin  que  nous 
avons  fait  à  Dieu,  et  dont  il  a  droit  ce  nous 
punir  ? 

Si  dans  les  services  que  nous  avons  ren- 
dus aux  hommes  nous  n'avons  eu  |que  les 
hommes  en  vue ,  c'est  un  bien  pour  nous 
qu'ils  en  soient  méconnaissais ,  parce  que 
leur  ingratitude  nous  peut  servir  à  obtenir 
miséricorde  de  Dieu,  si  nous  la  sourirons 
comme  il  faut.  Si  nous  n'avons  regarde  que 
Dieu,  c'est  encore  un  bien  que  les  hommes 
ne  nous  en  récompensent  pas,  parce  que  la 
vue  que  nous  aurions  de  leur  reconnaissance 
est  plus  capable  que  toute  chose  de  dimi- 
nuer ou  d'anéantir  la  récompense  que  nous 
attendons  de  Dieu.  De  quelque  manière 
que  nous  considérions  donc  la  gratitude 
des  hommes,  nous  trouverons  que,  si  c'est 
un  bien  pour  eux.  c'est  un  mal  pour  n 
et  que  leur  ingratitude  nous  est  infiniment 
plus  avantageuse.  Leur  gratitude  n'est  ca- 
pable que  de  nous  ravir  le  fruit  de  nos  meil- 


AVEC    LES    HOMMES.  279 

leures  actions,  et  d'augmenter  le  châtiment 
des  mauvaises.  Leur  ingratitude  nous  con- 
serve le  fruit  des  bonnes,  et  nous  peut  ser- 
vir à  payer  ce  que  nous  devons  à  la  justice 
de  Dieu  pour  les  mauvaises. 

On  ne  ferait  jamais  cette  injustice  à  un 
prince  qui  aurait  promis  de  grandes  récom- 
penses à  ceux  qui  le  serviraient,  et  qui  s'of- 
fenserait qu'on  en  attendît  d'ailleurs  que 
de  lui,  de  préférer  les  caresses  de  quelques- 
uns  de  ses  sujets,  aux  biens  solides  qu'on 
aurait  sujet  d'espérer  de  lui.  C'est  néan- 
moins la  manière  dont  nous  agissons  tous 
les  jours  envers  Dieu.  Il  promet  un  royaume 
éternel  aux  services  charitables  qu'on  rend 
au  prochain,  mais  il  veut  que  l'on  se  con- 
tente de  cette  récompense,  et  que  Ton  n'en 
attende  point  d'autres.  Cependant  l'esprit 
de  la  plupart  des  hommes  est  continuelle- 
ment occupé  à  examiner  si  l'on  leur  rend 
ce  qu'on  leur  doit,  si  ceux  qu'ils  ont  servi 
sentent  les  obligations  qu'ils  leur  ont,  et  s'ils 
s'acquittent  ponctuellement  des  devoirs  que 
les  hommes  ont  établis  pour  marquer  la  re- 
connaissance. 


7.So  DE    LA.    PAIX 

Si  l'on  avait  donc  les  vrais  sentimens  que 
la  foi  doit  inspirer,  on  serait  persuadé  que 
comme  Dieu  nous  fait  une  grande  irràce 
lorsqu'il  nous  donne  moyen  de  servir  les 
autres,  il  nous  en  fait  une  autre  qui  n'est 
pas  moindrelorsqu'il  permet  que  les  hommes 
ne  nous  en  témoignent  pas  la  reconnais- 
sance qu'ils  devraient.  Car  c'est  mettre  ordre, 
en  nous  donnant  un  trésor  inestimable,  que 
ce  trésor  nous  demeure,  et  qu'on  ne  nous 
le  ravisse  pas. 

Mais  notre  joie  doit  être  pleine  et  accom- 
plie, lorsque  nous  avons  lieu  de  croire  que 
les  personnes  qui  semblent  manquer  de 
reconnaissance  envers  nous  sont  d'elles- 
mêmes  très-reconnaissantes,  et  que  cela  ne 
vient  que  de  l'ignorance  de  l'obligation 
qu'elles  nous  ont.  Car,  quoiqu'il  nous  soit 
toujours  réellement  avantageux  que  les 
autres  manquent  de  gratitude  pour  nous , 
néanmoins  nous  ne  le  devons  pas  souhaiter, 
parce  que  c'est  ordinairement  un  mal  pour 
eux.  Mais  il  n'y  a  rien  que  de  souhaitable, 
lorsque  ce  n'est  un  mal  ni  pour  eux  ni  pour 
nous,  et  que,  sans  qu'ils  soient  coupables 


AVEC    LES    HOMMES.  iS  l 

«d'ingratitude,  ils  ne  nous  mettent  point  en 
danger  ,  par  une  reconnaissance  humaine  , 
de  perdre  la  récompense  que  nous  atten- 
dons de  Dieu. 

Il  y  a  donc  non  seulement  beaucoup  d'in- 
justice dans  cette  attente  de  la  reconnais- 
sance des  autres,  mais  aussi  beaucoup  de 
bassesse,  et  ce  nous  devrait  être  un  grand 
sujet  de  confusion,  quand  nous  considérons 
pour  quelles  choses  nous  nous  privons 
d'une  récompense  éternelle.  Ces  devoirs 
de  reconnaissance  que  nous  exigeons  se 
réduisent  le  plus  souvent  à  un  simple  com- 
pliment ou  à  quelques  civilités  inutiles,  et 
ce  sont  là  les  choses  que  nous  préférons  à 
Dieu  et  aux  biens  qu'il  nous  promet. 

Souvent  même  nous  sommes  cause  du 
défaut  que  nous  imputons  aux  autres.  Nous 
éteignons  la  gratitude  dans  leur  cœur  par 
la  manière  dont  nous  les  servons  ,  et  nous 
avons  presque  toujours  l'air  de  croire , 
quand  nous  voyons  que  l'on  est  moins  re- 
connaissant pour  nous  qu»e  pour  d'autres, 
qu'il  y  a  quelque  chose  en  nous  cjui  n'attire 
pas  la  reconnaissance.  Mais  soit  que  cela 

*4' 


282  DE    LA    PAIX 

arrive  par  notre  faute,  ou  par  celle  des 
autres,  c'est  toujours  une  faiblesse  que  de 
se  piquer  quand  on  ne  nous  rend  pas  des 
devoirs  que  nous  voyons  clairement  ne 
nous  pouvoir  être  que  dangereux. 


CHAPITRE  VIII. 

Qu'il  est  injuste  (F exiger  la  confiance  des 
autres,  et  que  c'est  un  grand  bien  que 
l'on  n'en  ait  pas  pour  nous. 

La  confiance  qu'on  a  pour  nous  étant 
une  marque  d'amitié  et  d'estime,  ce  n'est 
pas  merveille,  si  elle  flatte  notre  amour- 
propre,  et  si  la  réserve  de  ceux  que  nous 
croyons  devoir  avoir  ces  sentimens  pour 
nous,  le  blesse  ot  l'incommode.  Mais  la 
raison  et  la  foi  doivent  nous  donner  des 
sentimens  tout  contraires,  et  nous  persuader 
fortement  que  la  réserve  que  les  autres  au- 
ront pour  nous  nous  est  beaucoup  plus 
avantageuse  que  leur  confiance. 


AVEC    LES    HOMMES.  203 

Quand  il  n'y  aurait  point  d'autre  raison, 
sinon  qu'il  nous  est  utile  d'être  privés  de 
ces  petites  satisfactions  qui  contentent  et 
nourrissent  notre  vanité,  elle  nous  devrait 
suffire  pour  nous  porter  à  embrasser  avec 
joie  ces  occasions  d'une  mortification  spi- 
rituelle, oui  nous  pourrait  être  d'autantplus 
avantageuse  ,  qu'elle  combat  directement 
la  principale  de  nos  passions.  Mais  il  y  en 
a  encore  plusieurs  autres  aussi  solides  et 
aussi  importantes  que  celle-là.  Et  en  voici 
quelques-unes  : 

Celui  qui  s'ouvre  à  nous  nous  consulte 
en  quelque  sorte ,  et  nous  ne  lui  saurions 
parler  après  cela  sans  prendre  part  à  sa 
conduite,  parce  qu'il  est  comme  impossible 
d'éviter  que  ce  que  nous  dirons  n'ait  quel- 
que rapport  à  ce  qu'il  nous  aura  décou- 
vert ;  et  il  ne  se  peut  même  que  nous  ne 
fassions  par  ià  quelque  impression  sur  son 
esprit,  parce  qu'il  est  disposé,  par  cette  ou- 
verture même,  à  nous  écouter  et  à  nous 
croire.  Or,  ce  n'est  pas  un  petit  danger 
que  d'être  obligé  de  parler  dans  ces  cir- 
constances, parce  qu'il   faut  beaucoup  de 


a84  DE    LÀ    PAIX 

lumière  pour  le  pouvoir  faire  utilement 
et  pour  soi  et  pour  les  autres.  Souvent  on 
ne  fait  qu'a^oriser  les  gens  dans  leurs  pas- 
sions, parce  qu'on  est  naturellement  porté 
à  ne  les  pas  contrister,  et  l'on  seconde  ainsi 
le  désir  secret  qu'ils  ont  de  trouver  des 
approbateurs  de  leur  conduite ,  qui  est 
ordinairement  ce  qui  les  porte  à  s'ouvrir. 

Il  v  a  peu  de  gens  qui  puissent  recevoir 
l'effusion  du  cœur  et  de  l'esprit  des  autres 
sans  participer  à  leur  corruption.  On  entre 
insensiblement  dans  leurs  passions  ;  on  se 
prévient  contre  ceux  contre  qui  ils  sont 
prévenus  :  et  comme  la  confiance  qu'ils  ont 
pour  nous  nous  porte  à  croire  qu'ils  ne 
voudraient  pas  nous  tromper,  nous  em- 
brassons leurs  opinions  et  leurs  jugemens, 
sans  prendre  garde  qu'ils  se  trompent  sou- 
vent les  premiers;  et  nous  nous  remplis- 
sons ainsi  de  toutes  leurs  fausses  impres- 
sions. 

On  se  charge  souvent  par  là  de  diverses 
choses  qu'il  faut  tenir  secrètes;  ce  qui  n'est 
pas  un  fardeau  peu  considérable,  puisqu'il 
oblige  à  une  application  très-incommode 


AVEC     LKS    HOMMES.  2^5 

pour  ne  se  pas  laisser  surprendre,  et  qu'il 
met  souvent  au  hasard  de  blesser  la  vérité. 
Et  comme  il  arrive  d'ordinaire  que  ces  cho- 
ses viennent  à  être  sues  par  diverses  voies, 
le  soupçon  en  tombe  naturellement  sur 
ceux  à  qui  on  en  a  fait  confidence. 

On  contracte  même,  par  la  confiance  et 
l'ouverture  des  autres  pour  nous,  quelque 
sorte  d'obligation  de  s'ouvrir  à  eux ,  de  s'y 
confier,  parce  qu'on  les  choque  si  on  ne  les 
traite  comme  on  en  est  traité  :  au  lieu  que 
ceux  qui  agissent  avec  plus  de  réserve  ne 
trouvent  point  mauvais  qu'on  en  use  de 
même  à  leur  égard.  Or,  cette  obligation 
est  souvent  plus  incommode,  puisqu'on  n'y 
saurait  manquer  sans  fâcher  les  gens,  ni 
s'en  acquitter  sans  se  mettre  en  danger  de 
leur  nuire,  ou  de  se  nuire  à  soi-même,  par 
l'abus  qu'ils  peuvent  faire  de  ce  qu'on  leur 
découvre. 

Enfin,  si  nous  considérons  de  plus  com- 
bien le  plaisir  que  nous  avons  quand  on 
se  fie  en  nous  est  peu  réel  et  plein  de 
vanité;  combien  il  est  injuste  d'exiger  de* 
autres  une  chose  qui  doit  être  aus^i  libre 


286  DE     LA     PAIX 

que  la  découverte  de  ses  secrets;  et  si  nous 
nous  faisons  justice  à  nous-mêmes,  en  re- 
connaissant que,  puisque  l'on  n'a  pas  d'ou- 
verture pour  nous,  il  faut  qu'il  y  ait  en 
nous  quelque  chose  qui  l'éloigné  :  il  sera 
difficile  que  nous  ne  condamnions  ces  dé- 
pits intérieurs  que  la  réserve  nous  cause, 
et  que  nous  n'avons  honte  de  notre  fai  - 
blesse. 


CHAPITRE  IX. 

Qu'il  faut  souffrir  sans  chagrin  l'incivilité 
des  autres.  Bassesse  de  ceux  qui  exigent 
la  civilité. 

La  civilité  nous  gagne.  L'incivilité  nous 
choque.  Mais  l'un  nous  gagne  et  l'autre 
nous  choque,  parce  que  nous  sommes 
hommes,  c'est-à-dire  tons  vains  et  tous  in- 
justes. 

I!  y  a  très-peu  de  civilités  qui  nous  doi- 
vent plaire,  même  selon  la  raison  humaine, 
parce  qu'il  y  en  a  trè>:-peu  qui  soient  sin- 


AVEC     LES    HOMMES,  287 

cères  et  désintéressées.  Ce  n'est  souvent 
qu'un  jeu  de  paroles  et  un  exercice  de  va- 
nité, qui  n'a  rien  de  véritable  et  de  réel. 
Se  plaire  en  cela,  c'est  se  plaire  à  être 
trompé.  Car  ceux  qui  nous  en  témoignent 
le  plus 'en  apparence  sont  peut-être  les 
premiers  qui  se  moquent  de  nous  sitôt 
qu'ils  nous  ont  quittés. 

La  plus  sincère  et  la  plus  véritable  nous 
est  toujours  inutile,  et  même  dangereuse. 
Ce  n'est  tout  au  plus  qu'un  témoignage 
qu'on  noi;s  aime  et  qu'on  nous  estime.  Et 
ainsi,  elle  nous  présente  deux  objets  qui 
flattent  notre  amour-propre,  et  qui  sont  ca- 
pables de  nous  corrompre  le  cœur. 

Toutes  celles  qu'on  nous  rend  nous  en- 
gagent à  des  servitudes  fâcheuses.  Car  le 
monde  ne  donne  rien  pour  rien.  C'est  un 
commerce  et  une  espèce  de  trafic  qui  a  pour 
juge  l'amour-propre  ;  et  ce  juge  oblige  à 
une  égalité  réciproque  dL>  devoirs,  et  au- 
torise les  plaintes  que  l'on  lait  contre  ceux 
qui  y  manquent. 

Les  civilités  nous  corrompent  même  le 
jugement,  parce  qu'elles  nous  portent  sou- 


-l88  DE    LA     PJLIJ 

vent  à  préférer  ceux  de  qui  nous  les  rece- 
vons à  d'autres  qui  ont  les  qualités  essen- 
tielles qui  méritent  notre  estime. 

Mais  comme  les  civilités  qu'on  nous 
rend  nous  servent  peu ,  l'incivilité  nous 
fait  peu  de  mal  ;  et  ainsi ,  c'est  une  faiblesse 
extrême  que  d'en  être  choqué.  Ce  n'est 
souvent  qu'un  défaut  d'application ,  qui 
vient  de  ce  que  l'esprit  est  occupé  «à  d'autres 
choses  plus  solides.  Et  ceux  qui  sont  les 
moins  exacts  en  civilité  sont  souvent  ceux 
qui  ont  plus  de  désirs  effectifs  de  nous  ren- 
dre des  services  réels  etimportans. 

Quand  même  elle  viendrait  d'indiffé- 
rence, et  même  de  peu  d'affection,  quel  bien 
nous  ôte-t-elle?  quel  mal  est-ce  qu'elle  nous 
apporte?  et  comment  pouvons-nous  espé- 
rer que  Dieu  nous  remette  ces  dettes  im- 
menses dont  nous  lui  sommes  redevables, 
par  les  lois  inviolables  de  la  justice  éter- 
nelle, si  nous  ne  remettons  pas  aux  hommes 
de  petites  déférences  qu'ils  ne  nous  doi- 
vent que  par  des  établissemeus  humains? 

Ce  n'est  pas  que  Dieu  n'autorise  ces  éta- 
blissemens,  et  qu'ainsi  ou  ne  se  doive  de  hx 


ÀVF.C    LKS    HOMMES.  289 

civilité  les  uns  aux  autres ,  même  selon  la 
loi  de  Dieu ,  comme  nous  l'avons  montré 
dans  la  première  partie  de  ce  traité-  Mais 
c'est  une  sorte  de  dette  qu'il  ne  nous  est 
jamais  permis  d'exiger.  Car  ce  n'est  pas  à 
notre  mérite  qu'on  la  doit,  c'est  à  notre 
faiblesse.  Et  comme  nous  ne  devons  pas 
être  faibles,  et  que  c'est  par  notre  faute 
que  nous  le  sommes ,  notre  premier  devoir 
consiste  à  nous  corriger  de  cette  faiblesse  ; 
et  nous  n'avons  jamais  droit  de  nous  plain- 
dre de  ce  qu'on  n'y  a  pas  assez  d'égard,  et 
moins  encore  de  souhaiter  ce  qui  ne  sert 
qu'à  l'entretenir. 


CHAPITRE  X. 

Qu'il  faut  souffrir  les  humeurs  ira  ommodes. 

Cf.  n'est  pas  assez  pour  conserver  la 
paix,  et  avec  soi-même  et  avec  les  autres, 
de  ne  choquer  personne  et  de  n'exiger  de 
personne  ni  amitié,  ni  estime,  ni  confiance. 


29O  DE     LA.     PAIX 

ni  gratitude  ,  ni  civilité;  il  faut  encore  avoir 
une  patience  à.  l'épreuve  de  toutes  sortes 
d'humeurs  et  de  caprices.  Car,  comme  il 
est  impossible  de  rendre  tous  ceux  avec 
qui  l'on  vit,  justes,  modérés  et  sans  dé- 
fauts, il  faudrait  désespérer  de  pouvoir 
conserver  la  tranquillité  de  son  âme ,  si  on 
l'attachait  à  ce  moyen. 

Il  faut  donc  s'attendre  qu'en  vivant  avec 
les  hommes ,  on  y  trouvera  des  humeurs 
fâcheuses ,  des  gens  qui  se  mettront  en  co- 
lère sans  sujet ,  qui  prendront  les  choses 
de  travers,  qui  raisonneront  mal,  qui  au- 
ront un  ascendant  plein  de  fierté,  ou  une 
complaisance  basse  et  désagréable.  Les  uns 
seront  trop  passionnés  ,  les  autres  trop 
froids.  Les  uns  contrediront  sans  raison  . 
d'autres  ne  pourront  souffrir  que  Ton 
contredise  en  rien.  Les  uns  seront  envieux 
et  malins;  d'autres  insolents,  pleins  d'eux- 
mêmes,  et  sans  égards  pour  les  autres.  On 
en  trouvera  qui  croiront  que  tout  leur  est 
dû,  et  qui,  ne  faisant  jamais  réflexion  sur 
la  manière  dont  ils  agissent  envers  les  au- 
tres,  ne  laisseront  pas  d'en  exiger  des  de- 


AVEC    LES    HOMMES.  2g  1 

férenees  excessives.  Quelle  espérance  de 
vivre  en  repos,  si  tous  ces  défauts  nous 
ébranlent,  nous  troublent,  nous  renversent, 
et  font  sortir  notre  âme  de  son  assiette? 

Il  faut  donc  les  souffrir  avec  patience  et 
sans  se  troubler ,  si  nous  voulons  posséder 
nos  âmes,  comme  parte  l'Écriture,  et  em- 
pêcher que  l'impatience  ne  nous  fasse 
échapper  à  tous  momens ,  et  nous  précipite 
dans  tous  les  inconvéniens  que  nous  avons 
représentés.  Mais  cette  patience  n'est  pas 
une  vertu  bien  commune.  De  sorte  qu'il 
est  bien  étrange  qu'étant  si  difficile  d'une 
part  et  si  utile  de  l'autre,  on  ait  si  peu  de 
soin  de  s'y  exercer,  au  même  temps  que 
l'on  s'étudie  à  tant  d'autres  choses  inutiles 
et  de  peu  de  fruit. 

Un  des  principaux  moyens  de  l'acquérir 
est  de  diminuer  cette  forte  impression  que 
les  défauts  des  autres  font  sur  nous;  et 
pour  cela,  il  est  utile  de  considérer  : 

i°  Que  les  défauts  étant  aussi  communs 
qu'ils  sont,  c'est  une  sottise  d'en  être  sur- 
pris ,  et  de  ne  s'y  pas  attendre.  Les  hom- 
mes sont  mêlés  de  bonnes  et  de  mauvaises 


2g2  DE     LA     PAI\ 

qualités.  Il  les  faut  prendre  sur  ce  pied-la  : 
et  quiconque  veut  profiter  des  avantagea 
que  l'on  reçoit  de  leur  société  doit  se  ré- 
soudre à  souffrir  en  patience  les  incommo- 
dités qui  y  sont  jointes; 

2°.  Qu'il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  que 
d'être  déraisonnable  parce  qu'un  autre 
l'est;  de  se  nuire  à  soi-même,  parce  qu'un 
autre  se  nuit;  et  de  se  rendre  participant 
des  sottises  d'autrui,  comme  si  nous  n'a- 
vions pas  assez  de  nos  propres  défauts  et 
de  nos  propres  misères,  sans  nous  charger 
encore  des  défauts  et  des  misères  de  tous 
les  autres.  Or  ,  c'est  ce  que  l'on  fait  en 
s'impatientant  des  défauts  d'autrui; 

3°.  Que  quelque  grands  que  soient  les 
défauts  que  nous  trouvons  dans  les  autres, 
ils  ne  nuisent  qu'à  ceux  qui  les  ont,  et  ne 
nous  font  aucun  mal,  à  moins  que  nous 
n'en  recevions  volontairement  l'impression. 
Ce  sont  des  objets  de  pitié  et  non  de  co- 
lère ;  et  nous  avons  aussi  peu  de  sujet  de 
nous  irriter  contre  les  maladies  de  l'esprit 
des  autres,  que  contre  celles  qui  natta 
o  uent  que  le  corps.  Il  y  a  même  cette  dit 


AVEC    LES    HOMMES.  20,3 

ference  que  nous  pouvons  contracter  les 
maladies  du  corps  malgré  que  nous  en 
ayons,  au  lieu  qu'il  n'y  a  que  notre  vo- 
lonté qui  puisse  donner  entrée  dans  nos 
âmes  aux  maladies  de  l'esprit; 

4°.  Nous  ne  devons  pas  seulement  re- 
garder les  défauts  des  autres  comme  des 
maladies,  mais  aussi  comme  des  maladies 
qui  nous  sont  communes  :  car  nous  y  som- 
mes sujets  comme  eux.  Ii  n'y  a  point  do 
défauts  dont  nous  ne  soyions  capables;  et 
s'il  y  en  a  que  nous  n'ayons  pas  effective- 
ment, nous  en  avous  peut-être  de  plus 
grands.  Ainsi,  n'ayant  aucun  sujet  de  nous 
préférer  à  eux,  nous  trouverons  que  nous 
n'en  avons  point  de  nous  choquer  de  ce 
qu'ils  font,  et  que,  si  nous  souffrons  d'eux  , 
nous  les  faisons  souffrir  à  notre  tour; 

5°.  Les  défauts  des  autres,  si  nous  les 
pouvions  regarder  d'une  vue  tranquille  et 
charitable ,  nous  seraient  des  instructions 
plus  utiles;  nous  en  venions  bien  mieux 
la  difformité  que  des  nôtres,  dont  l'amour- 
proprc  nous  cache  toujours  une  partie.  Ils 
nous  pourraient  donne)   b<  u  de  remarquer 

u5* 


294  DE  LA  PAIX 

que  les  passions  fout  d'ordinaire  un  effet 
tout  contraire  à  celui  que  l'on  prétend.  On 
se  met  en  colère  pour  se  faire  croire;  et 
l'on  est  d'autant  moins  cru  que  l'on  fait 
paraître  plus  de  colère.  On  se  pique  de  ce 
qu'on  n'est  pas  aussi  estimé  qu'on  croit  le 
mériter;  et  on  l'est  d'autant  moins  qu'on 
cherche  plus  à  l'être.  On  s'offense  de  n'être 
pas  aimé;  et  en  le  voulant  être  par  force, 
l'on  attire  encore  plus  l'aversion  des  gens. 

?sous  v  pourrions  voir  aussi,  avec  éton- 
nement,  à  quel  point  ces  mêmes  passions 
aveuglent  ceux  qui  en  sont  possédés;  car 
ces  effets,  qui  sont  sensibles  aux  autres, 
leur  sont  d'ordinaire  inconnus.  Et  il  arrive 
souvent  que  ,  se  rendant  odieux  ,  incom- 
modes et  ridicules  à  tout  le  monde,  ils 
sont  les  seuls  qui  ne  s'en  aperçoivent  pas. 

Et  tout  cela  nous  pourrait  faire  ressou- 
venir ou  des  fautes  où  nous  sommes  autre- 
fois tombés  par  des  passions  semblables, 
ou  de  celles  où  nous  tombons  encore  par 
d'autres  passions,  qui  ne  sont  peut-être  pas 
moins  dangereuses,  et  dans  lesquelles  nous 
ne  sommes  pas  moins  aveugles  :  et  par  là 


AVKC    LES    HOMMES.  20,5 

toute  notre  application  se  portant  à  nos 
propres  défauts,  nous  en  deviendrons  beau- 
coup plus  disposés  à  supporter  ceux  des 
autres. 

Enfin,  il  faut  considérer  qu'il  est  aussi 
ridicule  de  se  mettre  en  colère  pour  les 
fautes  et  les  bizarreries  des  autres,  que 
de  s'offenser  de  ce  qu'il  fait  mauvais  temps, 
ou  de  ce  qu'il  fait  trop  froid  ou  trop 
chaud;  parce  que  notre  colère  est  aussi 
peu  capable  de  corriger  les  hommes  que 
de  faire  changer  les  saisons.  Il  y  a  même 
cela  de  plus  déraisonnable  en  ce  point, 
qu'en  se  mettant  en  colère  contre  les  sai- 
sons, on  ne  les  rend  ni  plus  ni  moins  in- 
commodes; au  lieu  que  l'aigreur  que  nous 
concevons  contre  les  hommes  les  irrite 
contre  nous  et  rend  leurs  passions  plus  vi- 
ves et  plus  agissantes. 


*9° 


DE    LA    PAIX 


CONCLUSION. 

Ce  que  nous  avons  vu  jusquici  suffit 
pour  donner  une  légère  idée  des  moyens 
qui  peuvent  servir  à  conserver  la  paix  en- 
tre les  hommes,  et  ils  sont  tous  compris 
dans  ce  verset  du  psaume  :  Pax  multa  dili- 
gentibus  legem  tuam ,  et  non  est  Mis  scan- 
dalum  :  ceux  qui  aiment  votre  loi  jouissent 
d'une  paix  abondante ,  et  ils  n'en  sont  point 
scandalisés.  Car,  si  nous  n'aimions  que  la 
loi  de  Dieu,  nous  nous  rendrions  attentifs  à 
ne  pas  choquer  nos  frères;  nous  ne  les 
irriterions  jamais  par  des  contestations  in- 
discrètes; et  jamais  leurs  fautes  ne  non* 
seraient  une  occasion  de  colère,  d'aigreur  , 
de  trouble  et  de  scandale ,  puisque  ces 
fautes  ne  nous  empêchent  pas  de  demeurei 
attachés  à  cette  loi;  qu'elle  nous  oblige  de 
les  souffrir  avec  patience;  et  que  c'est  en 
particulier  ce  précepte  de  la  toléra 
chrétienne  que  l'apôtre  appelle  la  loi  dj 


AVEC    LES    HOMMES.  297 

^esus-Christ.  Portez  ,  dit -il,  les  fardeaux 
les  uns  des  autres ,  et  vous  observerez  la  loi 
de  Jésus-Christ. 

Nous  devons  donc  reconnaître  que  toutes 
nos  impatiences  et  tous  nos  troubles  vien- 
nent de  ce  que  nous  n'aimons  pas  assez 
cette  loi  de  charité;  que  nous  avons  d'au- 
tres inclinations  que  celles  d'obéir  à  Dieu; 
et  que  nous  cherchons  notre  gloire,  notre 
plaisir,  notre  satisfaction  dans  les  créatures. 
Ainsi,  le  principal  moyen  pour  établir 
l'âme  dans  une  paix  solide  et  inébranlable, 
c'est  de  l'affermir  dans  cet  unique  amour 
qui  ne  regarde  que  Dieu  en  toutes  choses , 
qui  ne  désire  que  de  lui  plaire  ,  et  qui  met 
tout  son  bonheur  à  obéir  à  ses  lois. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIERES. 


PENSÉES. 

Notice  sur  Nicole Page      i 

Ame;  son  activité i  u 

Amitié. 92  et  suiv.  126 

Amour  propre 27  e(  28 

Aumône 147 

Bizarrerie 90 

Blâme  et  louange 114 

Bonheur 89 

Bossuet;  de  son  Discours  sur  l'histoire  univer- 
selle  , ni 

Cérémonies;  leur  origine 88 

Chagrin  et  divertissement 91 

Charité 98 

Cicéron;  sur  ses  ouvrages 106 

Civilité 100 

Colère 144 

Compensation  dans  les  conditions  de  la  vie  .      19 

Contestation io5 

Connaissance  de  soi-même  et  des  autres.    41  etsuiv. 

Contradictions 80 

Conversations  ;  leurs  dangers 22  etsuiv. 

Crédulité 123 

Cupidité 117 


3ûO  TABLE     DES     MATIERES. 

Défianee  de  soi-même Pag.    ioo 

Devoirs  des  inférieurs  et  des  supérieurs.   ...      7 3 

Dévotion i2i 

Dieu 10,  121,  1.39 

Disputes;  règles  à  leur  sujet io3 

Divertissement  et  chagrin,  voyez  Chagrin. 

Écriture  sainte 89 

F.loquence 38  et  90 

Enseignement 34  et  suiv. 

Envie iâ3 

Esprit  humain;  sa  grandeur  et  sa  justesse.   .    .      26 

Esprits  de  différentes  sortes 82.  et  sw\-, 

Évangile 124 

Eaiblesse  de  l'homme , .   .    .    1  etsuû>. 

Fierté 12a 

Gloire 25 

Gens  du  monde 124 

Grandeur  et  grands 28 

Habitude;  son  empire 142 

Haine 146 

Homme  (F);  son  orgueil  et  sa  faiblesse.   .    1  et  suiv. 

—  son  ineompréhensibilité i3 

—  son  inconstance n 

—  sa  misère ibid. 

Hommes;  leur  conduite 20  et  94 

—  incertitude  de  leurs  travaux. .   4oefWi\ 
Honneur 22 


TABLE    DES    MATIERES.  3oi 

Humilité " Pag.    n5 

Hypocrisie 149 

Incompréhensibilité  de  l'homme,  voyez  Homme. 

Inconstance 1 1  et  i  i  4 

Injustice  des  hommes  entre  eux ior 

Instruction;  son  but 34 

Intérêt 71 

Jugement 34 

Jugement  des  hommes 64 

Jugemens  téméraires i3 et suiv.  18 et suiv. 

Langage  des  conversations io5 

Livres 33 

Louange  et  blâme 1 1  4 

Mariage i5a 

Médisance 72 

Mensonge 148 

Modération n5et  suw. 

Montaigne;  sur  ses  Essais 107 

Morale 3i 

Morale  purement  théorique 129 

Mort 59 ,63  et  suiv. 

Néant  des  choses  du  monde 12 

Obéissance 66 

Opinion  ;  son  pouvoir 92 

Opinions  ;  leur  divei  sise 68 

Opiniâtreté ii3 

Orgueil  de  l'homme .   .       1  et  uù 


3o2  TABLE    UES    MATIERES. 

Pardon  des  offenses.  . Pag.    i38 

Paroles  et  pensées 128 

Paroles;  vices  qui  les  gâtent i33 

Pascal;  sur  ses  Pensées 108 

Passions 65,  71  et  79 

Plaisirs 119 

Présomption 72 

Prévention , 79 

Prédicateurs 58 

Prêtres,  rojez  Religion. 

Prières 187 

Prince  (de  l'éducation  d'un) 3^etsuiv. 

Princes ibid. 

Piapports 54 

Religion  chrétienne 121 

—  Des  qualités  de  ses  bons  ministres.   i5o 

Respects 82 

rhétorique 37 

Scandale 77 

Secret 10 

Soupçon D7 

Temps  ;  son  emploi 67 

Travail.    .  .   :   .   . ibid. 

Vengeance l36 

S  a  in- 70 

Vie 66  et  siiir. 

\  tSrteS..     . Il6 


TABLE    DES    MATIERES. 


3o3 


r&AITE  DES    MOYENS  D£  CONSERVER   LA    TAIX   AVEC   LES 
HOMMES. 

Première  partie Pag.    ï55 

Deuxième  partie 236 

Conclusion 296 


UN    D£   LA     I  ABT.i 


1MPRIUEBU:    DE    MARCHAND    DU    BREC1L, 

Rue  rlr  la  Harpe  ,  n.  80. 


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JNIVERSITY  OF  TORONTO  UBRARY 


Nicole,    Pie-       Qle  de  Port 
Pensées 
?3  Royal