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Full text of "Petits crayons"

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Petits   Crayons 


LES    ÉDITIONS    G.    CRES    &    0^» 


DU  MÊME  AUTEUR 


Collection  «  LES  MAITRES  DU  LIVRE  » 

Divertissements Épuisé 

Les  lettres  d'un  satyre Épuisé 

Lettres  a  l'amazone Épuisé 

Physique  de  l'amour Épuisé 

*   *   * 

Dans  la  tourmente.  Un  vol.  petit 
in-i6 2  fr. 

Les  idées  du  jour.  Deux  vol.  petit 
in-i6  avec  portrait  d'après  un  bois 
dessiné  et  gravé  par  P.-E.  Vibert  .        6  fr. 

La  BELGIQUE  LITTÉRAIRE.  Un  VOl.  petit 

in-i6 2  fr. 

Sous  presse  : 
Le  LATIN  MYSTIQUE.  Nouvelle  édition. 


REMY  DE   GOURMONT 


'^ 


Petits  Crayons 


PARIS 

LES    ÉDITIONS    G.    GRÈS    &    a 
21,  rue  Hautefeuille,  21 


MC.MXXI 


BIELIOTHECA 


LE  PRÉSENT  OUVRAGE  A  ÉTÉ  TIRÉ 
A  ONZE  CENTS  EXEMPLAIRES  (DONT 
CENT  HORS  commerce)  SUR  VÉLIN 
PUR  FIL  LAFUMA,  NUMÉROTÉS  DE 
I    A    I.OOe,  ET    DE    I.OOI    A    I.IOO 

N°818 


Copyright  by  Les  Éditions  G.  Grès  et  C",  1921. 

Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 
réservés  pour  tous  pays. 


Le  manuscrit  de  ces  Petits  Crayons  nous  fut 
remis  par  Remy  de  Gourmont,  quelques  mois 
avant  la  guerre,  quelques  mois  avant  sa  mort. 
Plusieurs  de  ces  petits  billets  du  maître  évoquent 
des  faits  déjà  lointains  et  déjà  évanouis,  mais 
la  philosophie  dont  ils  sont  enveloppés  demeure. 
Nous  publions  donc  aujourd'hui,  tel  qu'il  le 
composa,  ce  volume  :  Petits  Crayons^  de  Remy 
de  Gourmont. 


LE   SONGE   BRISE 


PRÉFACE 

«  Il  me  sembla  que  le  songe  que  je  poursui- 
vais se  brisait  soudain  en  petits  morceaux  in- 
nombrables, mais  dont  chacun  avait  gardé  sa 
place,  à  peu  près  comme  dans  un  jeu  de  patience 
l'histoire  peinte  sur  le  carton  se  trouve  parta- 
gée en  petits  carrés,  losanges,  oves  et  figures 
encore  plus  capricieusement  découpées.  Peu  à 
peu,  l'ensemble  se  désagrégea  et,  comme  un 
enfant  en  colère,  j'emmêlai  si  bien  toutes  ces 

—  7  — 


Petits  Crayons 


petites  peintures  qu'U  me  fiât  impossible  en- 
suite de  reformer  l'originale  vision.  Il  me  res- 
tait toujours  dans  la  main  un  nez  ou  un  pied, 
une  bouche  dont  je  ne  savais  que  faire,  encore 
que  le  tableau  parût  complet.  Alors,  dans  un 
nouvel  accès  d'impatience,  je  les  mêlai  à  nouveau 
et  je  m'endormis  au  milieu  de  ma  destruction. 
Quand  je  me  réveillai,  je  vis  clairement  que 
ce  que  j'avais  bousculé  ainsi  c'était  l'image  même 
des  événements  de  la  vie  tels  que  perçus  jour- 
nellement.  Et    je   trouvai   qu'ils    avaient  tout 
autant  de  signification  dans  leur  désarroi  que 
dans    le    classement    logique    selon   lequel    ils 
m'étaient  d'abord  apparus. 

Ce  fut  pour  moi  une  leçon.  J'y  appris  que  les 
choses  faisaient  tout  aussi  bien  à  l'envers  qu'à 
l'endroit  et  que  c'est  une  grande  duperie  de 
passer  à  les  redresser  même  un  instant  de  vie, 
même  un  instant  de  songe.  » 


—  8  — 


L'ESCLAVE 


«  Un  des  faits  les  plus  importants  de  l'his- 
toire zoologique  de  la  terre  est  la  domestication 
de  rhomme  par  les  animaux  qu'à  cause  de  cela 
on  appelle  domestiques.  Animal  féroce,  doué 
d'une  belle  vigueur  musculaire,  l'homme  a  été 
réduit  en  esclavage  par  les  éléphants,  les  cha- 
meaux, les  vigognes,  les  yacks,  les  buffles,  les 
chevaux,  les  moutons  et  autres  espèces  animales 
que  tout  le  monde  connaît.  On  ne  rencontre 
pour  ainsi  dire  aucun  homme  en  Uberté  sur  la 
surface  de  la  terre  ;  s'il  y  en  a  encore  quelques- 

—  9  — 


Petits  Crayons 


uns^  ils  mènent  une  vie  fort  misérable,  car  il  leur 
est  très  diJBficile,  sans  le  secours  d'une  des  espèces 
aptes  au  travail  et  à  la  civilisation,  de  pourvoir 
à  leur  propre  existence.  Ces  subtils  animaux  trai- 
tent leur  conquête  avec  douceur,  n'exigent  de 
lui  que  des  travaux  utiles,  Tentretiennent  même 
dans  im  certain  bien-être.  Il  y  en  a  d'extrême- 
ment modérés  dans  leur  domination,  comme  les 
ruminants  qui  n'exigent  de  lui  que  de  l'eau,  de 
l'herbe  fraîche  et,  en  hiver,  du  foin  ;  il  faut  dire 
que  tant  de  mansuétude  permet  aux  mauvais 
instincts  de  l'homme  de  reparaître  ;  les  assas- 
sinats ne  sont  pas  rares  parmi  ces  doux  animaux, 
qui  n'ont  que  bien  rarement  le  courage  de  sévir. 
Le  cheval  est  plus  exigeant.  Outre  une  succu- 
lente nourriture,  à  laquelle  l'homme  pourvoit 
avec  une  ponctualité  rare,  il  exige  qu'on  le  mène 
à  la  promenade,  qu'on  lui  cire  ses  bottes,  qu'on 
fasse  sa  toilette.  Ce  n'est  pas  un  sort  très  en- 
viable d'être  l'esclave  d'un  cheval.  Mais  les  plus 
terribles  des  maîtres  sont,  pour  l'homme,  le 
chien  et  le  chat,  qui  en  sont  arrivés,  surtout  à 

—  10  — 


UEsclave 

Paris^  où  ces  mœurs  ont  été  observées,  à  vivre 
dans  une  indolence  absolue.  Il  faut  que  le  mal- 
heureux esclave  soit  aux  petits  soins  pour  eux. 
Le  chat,  qui  est  tout  petit,  le  fait  trembler,  lui 
commande  d'ouvrir  les  portes,  d'apporter  à 
manger  rien  qu'en  le  regardant  d'un  certain  air. 
Son  mauvais  naturel  est  bien  dompté.  Tel  est 
l'ascendant  d'un  caractère  dominateur  qu'il  a 
fini  par  sentir  que  la  révolte  est  inutile.  Un  coup 
de  griffe  le  lui  rappelle  de  temps  en  temps.  Ces 
choses  sont  encore  mal  connues.  On  croit  que 
ce  n'est  pas  la  même  espèce  d'hommes  qui  est 
esclave  de  l'éléphant,  esclave  de  telles  ou  telles 
autres  espèces...  »  Extrait  d'un  Rapport  présenté 
à  r Académie  martienne.  Traduit  par  Remy  de 
Gourmont. 


—  II  — 


LA   ROBE 


Il  se  dessine  une  campagne,  on  n'ose  dire  un 
mouvement,  contre  le  costume  masculin.  On 
lui  trouve  beaucoup  d'inconvénients,  dont  le 
principal  est  d'être  fait  de  pièces  et  de  morceaux. 
Comptez-les.  Il  en  faut  davantage  pour  vêtir 
un  homme  que  pour  habiller  une  femme.  Il 
n'est  pas  hygiénique,  il  préserve  mal  du  chaud 
et  du  froid.  Il  engonce  les  articulations.  De  quels 
gestes  un  homme  est-il  capable,  revêtu  d'un 
gros  pardessus  d'hiver?  Il  est  de  tissus  rugueux, 
lourdement  feutrés.   Supplice  l'hiver,  il  n'est 


—   12  — 


La  Robe 


pas  moins  supplice  Tété,  car  en  aucune  saison 
il  n'ose  évoluer  vers  l'ampleur  et  vers  le  flot- 
tant. Alors,  quelques-uns  pensent  à  la  robe,  qui 
permet  à  son  gré  de  courir  ou  de  découvrir  le 
corps  en  dessous  de  la  robe.  Quelle  joie  ne  nous 
serait  pas  l'été,  même  le  plus  torride,  avec  une 
ample  et  longue  tunique  de  souple  et  légère 
étoffe  qui  laisserait  libres  les  jambes,  permet- 
trait à  l'air  de  circuler  tout  autour  du  corps  ! 
On  aurait  vite  la  peau  poussiéreuse.  Oui,  mais 
quelle  excellente  occasion  pour  se  baigner  !  En 
hiver,  ce  serait  la  robe  de  fourrure,  comme  encore 
au  quatorzième  siècle.  Car  il  n'y  a  pas  une  éter- 
nité que  l'homme  s'emprisonne  dans  des  vête- 
ments ajustés  ;  il  n'y  a  que  quelques  siècles. 
En  de  vieilles  miniatures,  l'homme  et  la  femme 
se  ressemblent  singulièrement.  La  robe  (le  froc, 
mais  en  plus  ample,  donne  assez  bien  l'idée  de 
la  robe  qu'il  faudrait)  n'empêche  nullement  l'ac- 
tivité. Les  soldats  lydiens,  d'autres  aussi,  com- 
battaient en  robe.  La  robe  prive-t-elle  la  femme 
du  tennis,  du  cheval  ou  de  la  bicyclette  ?  Mais 


13  — 


2 


Petits  Crayons 


si  elle  était  un  obstacle  à  certains  exercices  t\ 
à  certains  métiers,  elle  s'accommoderait  à  mer- 
veille avec  beaucoup  d'autres.  Pour  moi,  j'enj 
suis  arrivé  à  presque  trouver  ridicule  un  homme 
qui  ne  revêt  pas  la  robe  pour  rester  chez  soi.»] 
Je  ne  me  conçois  pas  autrement  vêtu  quand  je 
m'assieds  pour  écrire  et  même  je  ne  m'astreins 
au  costume  masculin  que  quand  je  dois  sortir 
ou  recevoir  des  gens  sans  familiarité.  Ce  n'est 
pas  une  robe  de  chez  Faquin.  Non,  c'est  la  robe 
du  treizième  siècle,  souple,  ample  et  drapée. 
Quand  la  mode  me  permettra-t-elle  de  sortir 
ainsi  ?  Je  suis  sans  espérance. 


—  14  - 


L'ÉVADÉ 


On  signalait  ces  jours  derniers  un  mauvais 
sujet  dont  la  profession  semble  être  de  s'évader 
des  prisons  où  le  dirigent  ses  méfaits.  J'aime 
assez  ce  personnage,  si  peu  recommandable  que 
soit  sa  conduite,  et  je  le  proposerais  volontiers  en 
exemple  à  ceux  qui  se  laissent  trop  docilement 
interner  dans  une  croyance,  une  idée,  une  habi- 
tude. Oui,  faisons  comme  lui,  évadons-nous. 
La  vie  ne  devrait  être  qu'une  évasion  perpé- 
tuelle. Nous  nous  croyons  libres  ;  quelle  bêtise  ! 
Nous  ne  pouvons  pas  même  sortir  d'une  habi- 


—  15  — 


Petits  Crayons 


tude^  ou  si  nous  en  sortons,  c'est  pour  revenir 
bientôt  reprendre  notre  collier  et  notre  chaîne, 
comme  un  bon  chien  docile.  Changer  de  vie, 
de  vie  matérielle,  de  vie  intellectuelle,  de 
vie  sentimentale,  ce  serait  pourtant  comme  si 
Ton  recommençait  de  vivre  à  nouveaux  frais. 
Les  choses  ne  sont  plus  les  mêmes,  les  visages 
ont  d'autres  sourires  ou  d'autres  grimaces.  Nous 
comprenons  autrement  les  hommes,  puisque  ce 
ne  sont  pas  les  mêmes  hommes  auxquels  nous 
devrons  notre  nouvelle  éducation.  Quand  on 
aime  une  autre  femme,  l'amour  ne  semble-t-il 
pas  tout  nouveau  ?  Ne  semble-t-il  pas  que  nous 
n'ayons  pas  encore  aimé,  tant  est  vif  notre  sen- 
timent de  rajeunissement  ?  Quel  ne  serait-il 
pas  si  nous  pouvions  sortir  ainsi  périodiquement 
de  tout  ce  qui  nous  entoure,  nous  étreint,  nous 
courbe.  Je  veux  essayer,  j'essaye,  mais  quel 
poids  j'ai  à  traîner  !  Je  ne  laisse  rien  ?  Non, 
rien.  Ah  !  que  c'est  lourd  !  Je  m'en  vais,  les 
mains  dans  mes  poches,  et  il  me  paraît  que  je 
tire  un  monde  derrière  moi  et  que  j'ai  des  far- 


i6  — 


UEvadé 

deaux  à  chaque  bras  et  que  mes  épaules  sont 
écrasées  par  des  poids  inconnus.  Ah  !  je  vois  ce 
que  c'est,  j'ai  oublié  de  me  délivrer  de  moi. 
Mais  comment  faire  ?  Je  ne  pourrai  jamais  !  Je 
m'étais  débarrassé  de  tout,  j'étais  nu,  je  me 
croyais  Hbre.  Hélas  !  j'avais  oublié  le  fardeau 
que  je  me  suis  à  moi-même.  Je  reste. 


—  17  — 


LE   TÉLÉPHONE 


La  plupart  des  Français  pensent  obscurément 
du  téléphone  ce  que  M.  Degas  en  a  dit  tout  haut. 
Ils  se  résignent  mal  à  répondre,  comme  des 
domestiques,  à  une  sonnerie.  Aussi  n'est-ce  guère 
chez  nous  qu'un  instrument  d'affaires.  Encore 
connaît-on  beaucoup  de  commerçants  qui,  met- 
tant en  balance  les  commodités  et  les  ennuis  du 
téléphone,  s'en  privent,  même  à  leur  détriment. 
Cela  fait  certainement  pitié  aux  Américains, 
mais  le  Français,  qui  goûte  le  plaisir  de  gagner 
de  l'argent,  goûte  aussi  d'autres  plaisirs,  parmi 

—  i8  — 


Le  Téléphone 


lesquels  celui  d'avoir  la  paix  chez  soi  et  de  n'y 
être  pas  dérangé  par  le  premier  venu.  Cela 
explique  que  la  France  occupe  le  dernier  rang 
parmi  les  peuples  qui  téléphonent. 

L'Angleterre  n'est  pas  beaucoup  plus  empres- 
sée. Sans  doute^  il  y  a  d'autres  causes,  comme 
la   mauvaise  organisation  de  ce  service,  mais 
il  y  a  une  cause  psychologique  qui  me  paraît 
être  celle  que  j'ai  indiquée.  Parler  à  distance 
est  merveilleux,  mais  c'est  une  de  ces  merveilles 
dont  on  se  passe  fort  bien  et  de  celles  qui  n'ont 
pas  beaucoup  amélioré  le  bonheur  des  hommes. 
Il  a  même  de  sérieux  inconvénients.  S'il  habitue 
les  gens  à  prendre  des  décisions  rapides,  il  les 
habitue  aussi  aux  décisions  inconsidérées  ainsi 
qu'au  bavardage  oiseux.  Le  téléphone,  qui  fait 
gagner  du  temps,  en  fait  peut-être  perdre  plus 
encore,  sans   qu'on  s'en  aperçoive,  en  même 
temps  qu'il  incite  à  une  activité  un  peu  fébrile. 
Que  de  choses  se  disent  par  le  fil  auxquelles  on 
ne  pense  plus  dix  minutes  plus  tard  et  qu'on 
n'aurait  jamais  écrites  !  Certes,  il  est  des  gens, 

—  19  — 


Petits  Crayons 


pas  beaucoup^  peut-être  pas  deux,  avec  lesquels 
j'aimerais  bien  parler  quelques  minutes  tous  les 
matins,  mais  de  quel  prix  faudrait-il  payer  ce 
plaisir  !  Que  d'autres  voix  indifférentes  ne  fau- 
drait-il pas  écouter  !  Je  n'ai  nullement  l'âme 
téléphonique. 


—  20  — 


LA    RÉVOLUTION 


Quand  connaîtra-t-on  la  Révolution,  son  es- 
prit,  sa  diversité  ?  M.  G.  Lenôtre  avoue  en  être 
encore  loin,  ce  qui  me  fait  croire  qu'il  n'y  a  peut- 
être  que  les  ignorants  pour  qui  cela  n'a  plus  de 
secrets.  Ignorants  n'est  pas  le  mot,  je  veux  dire 
les  simples  et  qui  ne  voient  les  événements  et 
les  hommes  que  d'après  le  patron  de  leur  propre 
esprit.  L'autre  jour,  Mme  E.  de  Clermont- 
Tonnerre,  au  cours  d'une  étude,  bien  jolie  et 
d'un  ton  si  mesuré,  sur  le  château  de  Passy, 
nous  révélait  que  le  marquis  de  Boulainvilliers 

—  21  — 


Petits  Crayons 


était  l'ami  de  Fouquier-Tinville,  qui  le  laissa  se 
livrer  pendant  la  Terreur  à  toutes  sortes  d'im- 
prudentes démarches  pour  sauver  sa  fortune. 
M.  Lenôtre  nous  disait  hier  que  le  même  Fou- 
quier-Tinville portait  sous  sa  chemise  une  mé- 
daille de  la  Vierge,  qu'il  avait  des  sentiments 
religieux  au  point  de  veiller  à  ce  que  ses  vic- 
times reçussent  l'absolution.  Il  en  envoyait  régu- 
lièrement   la  liste   à  l'évêque    constitutionnel, 
Gobel,  qui  y  pourvoyait,  mais  de  plus  il  auto- 
risait tacitement,  le  fait  semble  incontestable, 
l'activité  d'un  prêtre  non-jureur,  l'abbé  Eymery, 
à  la  Conciergerie.  C'est  par  ses  soins  que  Danton 
(qu'il  avait  marié  secrètement)   rencontra  sur 
son  chemin  vers  la  guillotine  un  prêtre,  sous  le 
geste  duquel  le  tribun  baissa  la  tête.  M.  Eymery 
faisait  ce  qu'il  voulait  à  la  Conciergerie  ;  libéré, 
il  y  rentra  jusqu'à  trois  fois.  Il  hantait  les  cou- 
loirs la  nuit,  distribua  force   consolations  de  la 
dernière  heure  et  à  la  reine  même.  Qui  avait 
assez  d'autorité  pour  le  laisser  faire,  sinon  Fou- 
quier-Tinville ?    Pour   moi,  je    suis    bien  aise 


—   22    — 


La  Révolution 


qu'il  ait  protégé  ce  curé,  qu'il  portât  un  pieux 
médaillon  et  qu'il  eût  de  l'amitié  pour  M.  de 
Boulainvilliers,  lequel,  prévôt  de  Paris,  lui  avait 
épargné  la  potence.  Ce  cruel  homme  était  donc 
capable  de  plusieurs  sentiments  humains  et 
même  de  celui  de  la  reconnaissance.  Mais  quelles 
âmes  mêlées  que  celles  de  tous  ces  révolution- 
naires et  quelle  naïveté  de  les  voir  tels  que  des 
blocs  rigides  !  Tigres  ou  héros,  vous  retrouvez 
au  fond  de  tous  le  petit  garçon  qui  n'a  point 
perdu  le  souvenir  des  leçons  de  son  curé. 


—  23  — 


LA   MORT 


Il  me  semble  que  M.  Maeterlinck  a  fait  bien 
de  l'honneur  aux  théosophes^  spirites  et  autres 
apôtres  de  la  réincarnation  ou  de  la  communica- 
tion avec  les  morts^  en  discutant  leurs  théories. 
Il  est  vrai  que  ce  fut  pour  en  montrer  le  néant. 
Les  hommes  ne  peuvent  pas  parler  sérieusement 
de  la  mort  ;  ils  y  mêlent  toujours  de  la  fantaisie^ 
des  idées  de  survivance^  de  promenade  dans  les 
étoiles.  Il  n'est  pourtant  pas  de  question  plus 
simple  ni  qui  prête  moins  au  rêve.  La  vie  est  de 
la  matière  organisée  ;  la  mort  est  la  destruction 

—  24  — 


La  Mort 

de  cet  organisme,  ranéantissement  des  effets 
qu'il  produisait.  Par  une  illusion,  qui  est  com- 
mode pour  le  discours,  on  distingue  toujours 
soigneusement,  dans  l'homme,  le  corps  qui  est 
matériel  et  l'âme  qui  ne  l'est  pas.  On  va  plus 
loin  ;  comme  il  faut  bien  consentir  à  la  désagré- 
gation de  l'organisme,  qui  est  un  fait,  on  reporte 
ses  complaisances  sur  l'âme  qui,  n'étant  pas 
visible,  supporte  assez  bien  l'hypothèse  de  la 
permanence.  Ici  a  Heu  l'envol  vers  les  reUgions, 
les  philosophies  et  aussi  les  escamotages.  L'âme 
est  un  effet,  c'est  un  produit,  mais  que  répondre 
à  ceux  qui  la  tiennent  pour  une  cause  et  une 
cause  productrice.  On  ne  peut  répUquer  aux 
immortaUstes  qu'en  leur  démontrant  qu'ils  rai- 
sonnent mal,  mais  comme  ils  n'acceptent  pas 
la  critique  et  la  retournent,  ni  l'un  ni  l'autre 
parti  ne  peut  être  vaincu.  L'anéantissement  est 
impossible,  dit  M.  Maeterlinck.  Mais  prenez 
garde  qu'il  ne  joue  qu'en  apparence  sur  les  mots. 
Les  éléments  corporels  sont  immortels,  comme 
la  matière  même.  La  question  n'est  pas  l'anéan- 

—  25  — 


Petits  Crayons 


tissement  des  éléments,  mais  la  désagrégation 
des  éléments,  à  laquelle  ne  peut  pas  sur- 
vivre une  conscience  qui  était  le  produit  de 
l'organisme  qu'ils  form^aient.  Il  sait  cela,  et  c'est 
cela  qui  donne  à  son  livre  au  titre  brutal,  La 
Mort,  son  air  terrible  de  consolation  ironique 


—  26  — 


AU    POLE 


La  fin  héroïque  et  horrifique  du  capitaine  Scott 
et  de  ses  compagnons  d'aventure  montre  que 
ce  n'est  pas  le  tout  d'aller  au  pôle  Sud,  mais  qu'il 
faut  en  revenir.  Ce  chemin  est  semé  d'embûches, 
mais  ces  hommes  n'auraient  pas  touché  au  but 
mystérieux  de  leur  voyage,  qu'on  ne  les  admi- 
rerait pas  moins.  Car  le  pôle  est  bien  secondaire 
dans  une  telle  entreprise,  dont  la  beauté  est  faite 
surtout  de  l'énergie  qu'il  faut  pour  s'y  jeter.  Je 
vois  aussi  moins  d'héroïsme  dans  leur  mort 
même,  dont  un  hasard  les  sauvait,  une  saute  de 


27 


Petits  Crayons 


vent,  que  dans  Tidée  de  risquer  sa  vie  pour  une 
vaine  conquête.  Il  avait  voulu,  ce  Scott,  être 
celui  qui  a  vécu  quelques  Jours,  ou  quelques 
heures,  sur  ce  point  chimérique,  puisqu'il  n'y  a 
peut-être  aucun  moyen  de  savoir  si  on  le  foule 
exactement,  car  il  se  déplace  sans  cesse  ;  c'est 
d'un  beau  désintéressement,  encore  que  de  telles 
découvertes  n'aillent  pas  sans  certains  avantages 
corrélatifs.  Le  désintéressement  consiste  sur- 
tout en  ceci,  que  si  on  manque  le  but,  on  n'est 
rien  pour  les  peuples  et  que  les  chances  de  le 
manquer  sont  beaucoup  plus  grandes  que  celles 
de  l'atteindre.  Est-ce  l'avoir  atteint  que  d'être 
mort  sur  la  route  du  retour  ?  Sans  doute,  si  l'on 
ne  regarde  que  le  fait  lui-même,  le  fait  matériel 
et  séparé  de  ses  conséquences  dans  le  monde. 
Sans  doute  Scott  est  mort  avec  la  conscience 
d'avoir  touché  au  pôle,  avec  la  conscience  de 
sa  gloire,  mais  de  quelle  amertume  ce  succès  et 
cette  gloire  intérieure  ne  s'imprégnèrent-ils 
pas,  là-bas,  sur  un  lit  de  neige  ?  Voilà  le  désin- 
téressement et  voilà  le  courage  :  risquer  cela. 

—  28  — 


Au  Pôle 


Tenir  son  rêve  dans  sa  main  et  ne  pouvoir  re- 
fermer ses  doigts  sur  lui  !  Nous  lui  rendrons 
justice,  et  ce  ne  sera  qu'une  dérision  de  plus  ? 
Peut-on  rendre  justice  à  celui  qui  n'est  plus  ? 
Non.  Dans  ce  cas-là,  la  justice  que  nous  ren- 
dons n'est  rendue  qu'à  nous-mêmes.  Et  la  jus- 
tice même  n'est  qu'une  dérision. 


—  29  — 

-3 


LA  VIE   FLUIDE 


Quand  une  crise  d'un  mal  quelconque  vous 
impose  une  diète  presque  parfaite,  on  a  du  moins 
la  satisfaction  de  considérer  la  vie  d'un  regard 
tout  a  fait  désintéressé.  Celui  qui  vit  avec  trois 
tasses  de  thé  et  quelques  cigarettes  russes  se  sen 
au-dessus    des    contingences,  sur  lesquelles    il 
flotte  avec  une  lucidité  malheureusement  un  peu 
vague.  Le  principal  inconvénient  d'un  tel  régime 
est  d'amener  une  certaine  difficulté  à  joindre 
ses  idées.  On  les  aperçoit  bien,  mais  elles    ne 
se  laissent  pas  saisir  ;  à  cela  près,  quelle  liberté 


—  30  — 


La  Vie  fluide 

d'esprit  et  quelle  indépendance  !  On  ne  se  sent 
tenu  par  rien,  on  n'a  que  de  toutes  petites  préoc- 
cupations qui  ne  sont  là  vraiment  que  pour  vous 
distraire,  et  les  heures  passent  fluides.  Oui,  ce  que 
j'éprouve  surtout  en  cet  état,  c'est  la  fluidité  du 
temps.  Il  coule  comme  de  l'eau  et  coule  sur  place, 
si  l'on  peut  dire,  disparaissant  à  mesure  qu'il  est 
créé.  Ce  n'est  pas  un  problème  pour  moi  de 
savoir  comment  vont  passer  les  heures  d'une 
longue  journée,  sans  travail,  sans  presque  de 
lecture,  sans  conversation,  sans  incidents.  Elles 
passent  très  bien.  Je  crois  que  je  me  résignerais 
difficilement  à  vivre  plus  que  quelques  jours  de 
cette  vie  ralentie,  un  peu  animale,  peut-être, 
mais  une  semaine,  parfois,  ce  ne  serait  pas  désa- 
gréable. Je  dois  dire  que  cet  état  est  tout  nou- 
veau pour  moi  :  c'est  peut-être  sa  nouveauté  qui 
en  fait  le  charme  relatif.  Il  n'a  rien  d'extraor- 
dinaire pour  certaines  personnes  qui,  pour  un 
rien,  se  mettent  à  la  diète,  gardent  la  chambre 
et  même  le  lit.  C'est  un  système,  c'est  même  un 
bon  système  et  qui  vaut  sans  doute  mieux  que 

—  31  — 


Petits  Crayons 


les  médicaments  dont  on  abuse  tant  aujourd'hui. 
Se  reposer  et  attendre  :  la  nature  fait  le  reste. 
Adieu.  Après  ce  grand  effort,  je  me  replonge 
dans  le  Nirvana. 


—  32  — 


LES  MUSÉES   ET   LA  VIE 


A  la  suite  de  l'aventure  du  Louvre,  on  va 
beaucoup  parler  des  musées  et  les  uns  vont  se 
prosterner  devant  ces  sanctuaires  de  Tart,  tandis 
que  les  autres,  avec  irrévérence,  vont  hausser 
les  épaules  devant  ces  vastes  repaires  du  bric-à- 
brac.  Pour  visiter  avec  fruit  le  Vatican,  qui  est 
le  plus  vaste  et  le  plus  riche  musée  du  monde, 
on  estime  qu'il  faudrait  deux  ans.  Peut-être 
faudrait-il  un  peu  plus  pour  se  mettre  dans  l'œil 
les  autres  musées  d'Italie,  y  compris  les  Églises 
et  encore  omettrait-on  fatalement,  si  on  dispo- 

—  33  — 


Petits  Crayons 


sait  de  si  peu  de  temps,  bien  des  coins  curieux. 
Mettons  qu'en  cinq  ans  on  en  vînt  à  bout,  ces 
cinq  ans  ne  seraient-ils  pas  mieux  employés  à 
vivre,  à  fréquenter  les  hommes  intelligents,  les 
femmes  belles,  la  nature  vivante,  à  étudier  les 
ressorts  secrets  de  la  Société,  si  difficiles  à  bien 
comprendre  et  qui  pourtant  devraient  nous  in- 
téresser avant  tout  ?  Il  est  convenu,  entre  gens 
cultivés  ou  qui  se  croient  tels,  que  l'étude  des 
musées  est  indispensable  à  une  bonne  éduca- 
tion. Sans  doute,  mais  ce  n'est  qu'une  conven- 
tion. Si  l'on  réfléchit,  on  s'aperçoit  assez  vite 
que  la  contemplation  de  tant  de  choses  peintes 
ou  sculptées  n'est  pas  d'une  grande  ressource 
pour  l'intelligence.  La  manière  dont  un  homme 
a  interprété  la  nature  n'est  qu'un  fait  fort  secon- 
daire. Allez  dans  les  musées,  si  l'œuvre  d'art 
vous  donne  du  plaisir,  mais  prenez  garde  aussi 
d'y  fausser  votre  jugement,  dont  vous  avez 
besoin  pour  participer  à  la  vie.  J'ai  toujours 
observé  que  les  amateurs  frénétiques  de  pein- 
ture, c'est-à-dire  d'artificiel,  avaient  un  grand 


—  34  — 


Les  Musées  et  la  Vie 


dédain  pour  la  vie  ou  ne  la  jugeaient  qu'en  com- 
paraison avec  l'art,  qui  en  diffère  tant.  Avez- 
vous  entendu  de  ces  gens  qui  disent  devant  un 
paysage  :  «  Un  vrai  Corot  !  un  Ziem  !  un  Mo- 
net  !»  —  et  n'avez-vous  jamais  eu  envie  de  les 
étrangler  ?  Ne  vous  semblait-il  pas  que  la  ma- 
gnificence des  choses  se  rapetissait  en  prenant 
un  nom  ?  «  Regardez  ce  coucher  de  soleil,  di- 
sait-on à  un  marchand  de  tableaux.  —  Oui,  c'est 
bien,  mais  ça  manque  de  cadre  !  » 


35 


LES   EUGÉNISTES 


C'est  la  première  année  qu'on  s'occupe  d'eux. 
Il  y  a  pourtant  longtemps  déjà  qu'ils  écrivent, 
qu'Us  se  réunissent  et  qu'ils  parlent.  Ce  sont 
des  gens  qui  ont  quelques  idées  déplaisantes  et 
qui  veulent  les  imposer  aux  autres  personnes. 
La  plus  grave  est  l'intrusion  de  la  science  dans 
l'amour.  Et  ils  ne  prennent  pas  la  chose  au  point 
de  vue  humoristique,  comme  Charles  Cros  qui 
a  précisément  écrit  la  Science  de  Vamour.  Non, 
la  principale  idée  eugéniste,  c'est  la  Science  dans 
l'Amour,  ce  qui  n'est  pas  du  tout  la  même  chose. 

-  36  - 


Les  Eugénistes 


Bref,  ils  voudraient  que  Ton  s'occupât  de  la 
reproduction  humaine  avec  le  même  soin  que 
Ton  s'occupe  de  la  reproduction  chevaline,  ovine, 
bovine,  voire  porcine.  Permet-on,  par  hasard, 
à  un  étalon,  à  un  taureau,  de  se  promener  par 
les  herbages  et  d'élire  celles  qui  lui  donnent 
dans  l'œil  ?  Non  pas.  Outre  qu'on  a  choisi  avec 
soin  l'animal  qu'on  destine  au  noble  rôle  de 
reproducteur,  on  l'entoure  encore  de  soins  par- 
ticuliers, puis  on  le  surveille,  pour  qu'il  ne  se 
galvaude  pas,  enfin  on  l'enferme  et  on  lui  amène 
une  par  une  ses  petites  épouses.  L'espèce  hu- 
maine n'est  soumise  à  aucune  discipline  de  ce 
genre.  Il  y  a  bien  des  endroits  où  ce  sont  les 
épouses  momentanées  qui  sont  parquées  en 
attendant  la  visite  nuptiale,  mais,  malgré  les 
apparences,  ces  lieux  ne  sont  pas  destinés  à  la 
reproduction.  Parmi  l'humanité,  les  unions  se 
font  au  hasard  et,  en  principe,  tout  homme  peut 
épouser  toute  femme  et  lui  faire  un  enfant  sans 
nulle  autorisation.  Les  eugénistes  trouvent  cela 
déplorable.  En  effet,  parmi  les  hommes  qui  se 


—  37  — 


Petits  Crayons 


destinent  d'eux-mêmes  au  noble  état  susdit,  il 
y  a  des  quantités  de  malades,  tuberculeux, 
alcooliques  et  autres,  qui  n'obtiennent  qu'une 
progéniture  médiocre  et  tarée  comme  leurs  pa- 
rents. Les  eugénistes  voudraient  mettre  fin  à 
cela.  Ce  sont  eux  qui  ont  inventé  le  certificat 
d'aptitude  au  mariage. 


-38- 


L'AVENIR    DES    CHEVAUX 


L'autre  jour^  un  chroniqueur  de  beaucoup 
d'esprit  s'étonnait  qu'on  s'intéressât  encore  à  la 
cavalerie,  cette  vieillerie.  Que  ne  remplace-t-on, 
disait-il,  tous  ces  quadrupèdes  par  des  bicy- 
clettes et  par  des  autos.  Je  crois  qu'il  n'a  pas  eu 
bien  nettement  la  vision  des  terres  labourées 
de  la  Beauce  ou  de  la  Normandie,  ou  de  partout  ; 
la  vision  des  prairies  humides,  ni  celles  des  haies 
multiples,  ni  celles  des  champs  de  betteraves, 
ni  du  reste  des  campagnes.  Qui  dit  roues,  dit 
aussi  routes,  ou  du  moins  terrains  suffisamment 

—  39  — 


Petits  Crayons 


unis  pour  permettre  de  rouler.  Heureusement 
que  la  terre  entière  de  France  n'est  pas  encore 
toute  en  routes,  il  faut  tout  de  même  qu'il  en 
reste  pour  la  culture  et  pour  le  pittoresque.  Donc, 
en  temps  de  guerre,  si  on  peut  passer  partout 
avec  un  cheval,  le  chemin  est  fort  restreint  pour 
ime  machine  montée  sur  roues.  Donc  l'avenir 
militaire  est  aux  chevaux  aujourd'hui  comme 
au  temps  de  Charlemagne.  Cela  serait,  d'ailleurs, 
grand  malheur  pour  l'agriculture,  si  le  cheval 
venait,  non  pas  à  disparaître,  ce  qui  n'est  guère 
possible,  mais  à  diminuer  trop  sensiblement. 
Le  cheval  est,  en  effet,  la  grande  ressource  des 
paysans  et  le  seul  élevage  qui  lui  procure  des 
bénéfices.  Le  reste  de  la  ferme  sert  à  son  fermage 
et  à  son  entretien.  Le  cheval,  acheté  par  la  re- 
monte, représente  le  gain,  aléatoire  comme  tous 
les  gains,  ce  que  l'on  met  de  côté,  ce  qui  compense 
les  années  de  désastre,  qui  se  représentent  trop 
souvent.  Mais,  à  bien  d'autres  points  de  vue, 
l'utilité  du  cheval  est  tout  aussi  grande  aujour- 
d'hui qu'hier.  Plus  de  la  moitié  des  Français 


—  40  — 


L'Avenir  des  Chevaux 


habitent  la  campagne  et,  à  la  campagne,  un 
cheval  coûte  peu  de  chose  ;  il  reste  donc,  par 
excellence,  la  machine  économique  et  celle  qui 
a  l'avantage  de  pouvoir  s'entretenir  avec  des 
produits  du  sol,  tandis  que  la  nourriture  des 
chevaux  d'automobile  s'achète,  et  assez  cher,  à 
l'étranger.  Le  cheval  est  archaïque  aux  yeux  de 
quelques-uns.  Mais  le  pain  aussi  est  archaïque 
et  le  vin  et  l'air  que  nous  respirons.  Et  au  fond, 
il  n'y  a  peut-être  de  vraiment  bon  dans  la  vie 
que  ce  qui  est  archaïque. 


41  — 


LA   NOURRITURE 


Il  faut  avoir  senti  la  faim,  ne  fût-ce  que  par 
ordonnance,  pour  comprendre  l'importance  de 
la  nourriture  dans  l'humanité  et  ce  qu'elle  peut 
comporter  de  tragique.  Comme  on  voit  alors  que 
de  toutes  les  questions,  une  seule  importe  vrai- 
ment, la  question  physiologique.  On  ne  s'en  rend 
pas  bien  compte  dans  le  courant  de  la  vie  orga- 
nisée, mais  il  suffit  d'un  accident  qui  la  dé- 
traque un  peu  pour  que  nous  nous  sentions  aus- 
sitôt des  êtres  primitifs,  que  passionne  une  seule 
chose,  la  nourriture.  Elle  prend  vraiment  une 

—  42  — 


La  Nourriture 


importance  eucharistique.  Le  pain,  auquel  nous 
ne  pouvons  toucher,  nous  semble  vraiment  ren- 
fermer la  vie.  Il  contient  toute  la  nature.  Nous 
lui  sourions  comme  à  une  bénédiction,  et  il 
semble  que  par  lui,  nous  pourrions  communier 
avec  le  monde  fini  et  avec  le  monde  infini.  Et 
c'est  la  vérité  même,  le  pain  étant  pris  pour  sym- 
bole. L'homme  qui  a  faim  acquiert  plus  de  choses 
en  mangeant  qu'il   n'en   pourrait   acquérir  en 
lisant  tous  les  livres  qui  ne  contiennent  jamais 
que  les  divagations  des  hommes  rassasiés.  Préoc- 
cupation vulgaire,  disent  les  marchands  de  spi- 
ritualité, dans  lesquels  se  tasse  un  bon  repas. 
Préoccupation  très  haute,  doit  répondre  le  phi- 
losophe, parce  que  sans  celle-là,  toutes  les  autres 
seraient  vaines.  Il  ne  semble  pourtant  pas  que 
les  États,  qui  s'occupent  tant  de  l'esprit  et  aux- 
quels  cela  réussit  généralement  si  mal,  aient 
regardé  avec  beaucoup  de  soin  cette  question 
de  la  nourriture  matérielle.  C'est  au  delà  qu'ils 
portent  leur  souci,  sans  se  rendre  bien  compte 
que  c'est  pourtant  l'étape  nécessaire.  Or,  la  plu- 

—  43  — 


Petits  Crayons 


part  des  gens  ne  mangent  pas,  ou  mangent  si 
mal  et  si  peu  qu'ils  ne  peuvent  former  un  ter- 
rain solide  sur  lequel  pousse  la  plante  spirituelle. 
Celui  qui  ne  mange  pas  n'a  pas  d'âme  saine.  Elle 
végète,  elle  est  desséchée,  elle  se  fane.  Les  mal- 
heureux l'arrosent  avec  de  l'alcool. 


—  44  — 


MÉTHODE   FUNERAIRE 


Je  trouve  dans  un  journal  spécial  Texposé 
d'une  méthode  décisive  qui  doit  permettre  aux 
citoyens  conscients  et  autres  d'obtenir^  malgré 
leur  famille^  des  obsèques  conformes  à  leurs 
idées  philosophiques,  c'est-à-dire  civiles.  Il  est 
très  bien  d'avoir  de  la  logique  dans  l'esprit  et 
de  se  vouloir  une  fin  sans  contradiction  avec  sa 
vie,  mais  n'est-ce  point  aussi  pousser  les  choses 
un  peu  loin  que  de  prendre  tant  de  précautions 
pour  une  formalité  dont  nous  serons  absents, 
au  moins  par  la  pensée  ?  Puis,  réfléchissons  que 

—  45  — 


Petits  Crayons 


l'Église  est  merveilleusement  organisée  pour  les 
enterrements  et  que  la  Société  civile  ne  Test  nul- 
lement. Elle  traite  avec  une  parfaite  égalité 
l'homme  et  le  caniche^  Lesbie  et  son  moineau. 
Tandis  que  l'Église  dispose  pour  les  réunions 
funéraires  d'admirables  édifices,  frais  en  été, 
chaufifés  en  hiver,  où  se  déroule  avec  sécurité 
le  symbolisme  de  ses  cérémonies,  appuyées  à 
l'occasion  par  des  chants  et  des  musiques  qui 
peuvent  être  sublimes,  la  Société  civile  n'a 
pourvu  à  rien  de  ce  genre.  Elle  ne  nous  ofïre 
même  pas  un  hangar  pour  nous  abriter  de  la 
pluie  ou  du  vent.  Si  on  ne  veut  pas  de  l'ÉgUse, 
on  n'a  rien.  Il  faut  se  réunir  à  la  porte  d'un  cime- 
tière lointain  où  l'on  piétine  dans  la  boue,  dans 
la  neige  ou  dans  la  poussière.  C'est  indécent, 
malsain  et  même  dangereux.  Les  gens  qui  veu- 
lent faire  acte  de  déférence  aux  parents  du 
défunt  les  saluent  à  l'Église  et  s'en  retournent 
chez  eux.  Dans  la  méthode  civile,  ils  sont  obli- 
gés à  un  pèlerinage  rebutant,  même  si  aucun 
sentiment  intime  ne  les  pousse.  C'est  là  un  des 


-46 


Méthode  funéraire 


points  où  Ton  voit  que  la  Société  civile  n'est  pas 
encore  organisée,  et  tant  qu'elle  ne  le  sera  pas 
sur  ce  point,  on  donnera,  même  incroyant,  la 
préférence  à  l'Église,  où  tout  est  prévu,  où  tout 
se  fait  avec  décence  et,  si  l'on  veut,  avec  magni- 
ficence. 


47  — 


LES    ÉTOILES 


Il  paraît  que  l'autre  jour^  comme  on  repré- 
sentait à  Lyon  la  tragédie  lyrique^  musique  de 
M.  Mariotte^  le  Vieux  Roiy  le  public  s'égaya 
beaucoup  de  cette  phrase  dite  par  une  jeune  fille 
qui  contemple  par  la  fenêtre  le  ciel  étoile  :  «  Je 
suis  enivrée  de  l'odeur  des  étoiles.  »  Cela  prouve 
seulement,  je  pense,  que  ces  braves  gens,  quand 
il  leur  est  arrivé,  ce  qui  doit  être  rare,  de  regarder 
le  ciel  par  ime  claire  nuit  d'été,  l'ont  fait  sans 
arrière-pensée  et  n'ont  aucunement  senti  le  be- 
soin, pour  justifier  leur  sensation,  de  faire  appel 

-48- 


Les  Etoiles 


à  une  des  nombreuses  comparaisons  qui  vien- 
nent naturellement  à  Tesprit.  Un  jour,  Victor 
Hugo  y  vit  un  champ  de  blé,  où  le  moissonneur 
avait  oublié  sa  faucille,  le  croissant  de  la  lune. 
Tout  le  monde  connaît  ces  vers  admirables  : 
«  Et  Ruth  se  demandait...  —  Quel  dieu,  quel 
moissonneur  de  Téternel  été  —  Avait  en  s'en 
allant  négligemment  jeté  —  Cette  faucille  d'or 
dans  le  champ  des  étoiles.  »  Pour  moi,  le  ciel 
m'apparaît  sans  doute  comme  un  jardin  écla- 
tant de  fleurs,  et  l'idée  des  fleurs  mène  à  l'odeur 
des  fleurs,  nécessairement.  Il  est  même  plus 
naturel  de  se  représenter  des  fleurs  odorantes 
que  des  fleurs  sans  parfum.  Dès  qu'on  laisse 
aller  son  esprit  à  quelque  poésie,  les  images 
naissent,  se  transposent  et  s'entrelacent.  Quand 
on  n'a  aucune  poésie  dans  l'esprit,  il  ne  faut  pas 
lire  les  poètes^  pas  même  aller  écouter  des  poèmes 
mis  en  musique.  La  logique  ordinaire  en  sera 
choquée.  Les  étoiles  m'évoquent  toujours  quelque 
chose  qui  n'a  directement  aucun  rapport  avec 
elles.  Hier  soir,  le  long  d'une  avenue,  qui  mène 


—  49  — 


Petits  Crayons 


au  bois  de  Boulogne,  je  les  regardais  à  travers 
les  branches  sans  feuilles,  et  elles  me  semblaient 
encore  des  fleurettes  Imnineuses  apparues,  comme 
des  pâquerettes  ou  des  anémones,  sous  les  arbres 
nus  du  bois  ou  du  verger.  Pour  saisir  les  étoiles 
et  les  incorporer  à  sa  sensibilité,  il  faut  bien  les 
transformer  en  quelque  chose  de  sensible.  Les 
étoiles  sont  des  apparences  et  ne  nous  appar- 
tiennent qu'en  leur  qualité  d'apparences.  Si  je 
ne  pouvais  pas  en  faire  ce  que  je  veux,  elles  ne 
m'intéresseraient  plus,  car  je  ne  suis  pas  astro- 
nome. Les  spectateurs  du  Grand  Théâtre  de 
Lyon,  non  plus.  Alors  qu'est-ce  que  c'est  pour 
eux  que  les  étoiles  ? 


50 


STÈLES 


Il  m'est  arrivé  de  Chine,  l'autre  jour,  un  livre 
imprimé  sur  papier  de  Corée,  disposé  à  la  chi- 
noise en  forme  d'accordéon,  semé,  çà  et  là,  de 
caractères  chinois,  donc  que  la  plus  élémentaire 
curiosité  commandait  d'ouvrir  aussitôt.  C'est 
ce  que  je  fis,  et  je  fus  soudain  plongé  dans  l'en- 
chantement. Ce  livre  a  pour  titre  Stèles  et  pour 
auteur  un  médecin  de  la  marine,  Victor  Ségalen  ; 
c'est  un  recueil  de  poèmes  en  prose.  Mais  ce  qui 
le  caractérise  encore  et  mieux  que  tout,  c'est  sa 
beauté  profonde  et  sereine.  Je  n'ai  qu'un  regret, 

—  51  — 


Petits  Crayons 


c'est  qu'il  soit  tiré  à  petit  nombre^  et  surtout  qu'D 
ne  soit  pas  mis  dans  le  commerce.  Il  y  a  des  jours 
où  je  ne  suis  pas  égoïste.  J'espère  que  nous  le 
verrons  bientôt  sur  toutes  les  tables  où  il  doit 
être^  près  de  ceux  qui  aiment  la  poésie^  la  philo- 
sophie et  le  mystère.  Es-tu  «  attentif  à  ce  qui  n'a 
pas  été  dit^  soumis  à  ce  qui  n'a  pas  été  promulgué, 
prosterné  vers  ce  qui  n'est  pas  encore  ?  )>,  rêve 
de  ce  livre  aux  mille  pensées.  Es-tu  philosophe, 
écoute  ce  qui  convient  aux  solitaires  :  «  Moi,  le 
Solitaire,  je  n'aime  pas  les  visiteurs  importuns  »  ; 
le  Sage  dit  :  «  Étant  sage,  je  ne  me  suis  jamais 
occupé  des  hommes.  »  Penses-tu  souvent  à  la 
mort,  écoute  ceci  :  «  Certes  la  mort  est  plaisante 
et  noble.  La  mort  est  fort  habitable.  J'habite 
dans  la  mort  et  m'y  complais.  »  Es-tu  poète,  donne 
tes  poèmes  à  «  Celle  dont  on  ne  peut  dire  qui 
elle  est,  ni  pourquoi  elle  est  belle.  »  As-tu  une 
amante,  célèbre-la  en  ces  termes  :  «  Mon  amante 
a  les  vertus  de  l'eau  :  un  sourire  clair,  des  gestes 
coulants,  une  voix  pure  et  chantante  goutte  à 
goutte.  »  Avec  M.  Claudel,  à  qui  ces  stèles  de 


—  52  — 


Stèles 

Chine  sont  dédiées,  M.  Ségalen  a  façonné,  le 
premier,  avec  de  la  terre  jaune,  autre  chose  que 
des  figurines  en  porcelaine.  Est-ce  l'âme  cachée 
de  la  Chine  que  l'on  découvre  là  ?  Est-ce  la 
sienne  ?  N'importe.  Elle  est  belle. 


—  53  — 


LE   SEXE   FAIBLE 


Biologiquement,  c'est  Thomme.  Les  garçons 
naissent  plus  difficilement.  Ils  ne  s'élèvent  pas 
aussi  bien  et,  durant  toute  leur  vie,  qui  est  moins 
longue  que  celle  des  filles,  ils  demeurent  plus 
fragiles,  moins  bien  assurés  contre  le  mal.  A 
cela,  il  y  a  des  causes  sociales,  mais  il  y  en  a  aussi 
de  fondamentales.  La  femme,  en  somme,  est 
mieux  douée  que  l'homme,  au  point  de  vue  vital. 
Deux  accoucheurs  de  Baudelocque  ont  essayé 
de  le  contester,  pour  ce  qui  est  de  la  naissance  et 
du  jeune  âge.  Je  ne  crois  pas  qu'ils  y  aient  en- 

—  54  — 


Le  Sexe  faible 


tièrement  réussi  et  la  théorie  reste  vraie  d'une 
plus  grande  résistance  de  la  femme  aux  causes 
de  destruction.  De  sorte  qu'il  reste  vrai  aussi, 
si  paradoxal  que  cela  paraisse,  que  de  l'homme 
et  de  la  femme,  le  sexe  de  luxe,  c'est  l'homme. 
C'est  une  chose  que  j'ai  déjà  dite  dans  la  Phy- 
sique de  Vamour  :  La  femme  aurait  suflft.  En 
quelques  espèces  d'invertébrés,  la  chaîne  des 
générations  est  assurée  par  les  seules  femelles. 
Ce  n'est  qu'à  de  longs  intervalles  qu'il  paraît  un 
mâle  dont  l'intervention  suffit  à  la  fécondation 
d'une  longue  lignée  de  femelles  en  femelles. 
C'est  ce  qu'on  appelle  la  parthénogenèse.  Un 
pas  de  plus  et  elle  était  complète.  Il  y  aurait  des 
espèces  composées  de  seules  femelles.  De  ré- 
centes expériences  laisseraient  croire  que  ce  ré- 
sultat pourrait  être  obtenu  artificiellement, 
quoiqu'il  n'y  en  ait  pas  encore  d'exemple.  Pour 
s'en  tenir  aux  vertébrés  et  aux  mammifères, 
dont  nous  sommes  le  plus  bel  échantillon,  il 
ne  saurait  être  question  de  fécondation  artifi- 
cielle, c'est-à-dire  chimique,  l'intervention  du 

—  55  — 


Petits  Crayons 


mâle  est  toujours  nécessaire  et,  quoiqu'il  ne 
serve  qu'à  cela,  il  sert  à  cela  et  c'est  quelque 
chose.  Il  a  donc  fallu,  pour  ainsi  dire,  qu'il  jus- 
tifiât, non  son  existence,  mais  ses  loisirs,  par 
toutes  sortes  d'inventions  propres  à  aider  la  vie. 
Et  dans  le  fait,  parmi  l'espèce  humaine,  c'est 
le  mâle  qui  a  tout  inventé.  La  femme  conserve, 
tel  est  son  rôle.  Sa  besogne  est  celle  qui  se  rap- 
proche le  plus  de  l'œuvre  même  de  vie  dont  le 
but  est  la  conservation  de  la  vie.  La  femme  est 
plus  près  de  la  nature.  Elle  participe  mieux  de 
ses  forces  et  avec  plus  de  simplicité.  Elle  est, 
dans  le  couple,  l'être  fondamental.  La  biologie 
détient  de  forts  arguments  pour  le  féminisme 
et  de  non  moins  forts  contre  le  féminisme. 


-56- 


AUTOUR   D'UNE   LETTRE 


Alfred  de  Vigny  est  Thomme  qui  a  su  le  mieux 
se  dissimuler  aux  yeux  de  la  postérité.  On  ne  le 
connaît  pas  encore  et  peut-être  ne  le  connaîtra- 
t-on  jamais,  malgré  qu'il  ait  beaucoup  écrit  sur 
lui-même,  avec  une  feinte  franchise.  Mais  il  avait 
si  bien  réussi  à  se  refaçonner  sur  un  patron  idéal 
que  cette  franchise  suspecte  était  sans  doute, 
sur  le  tard,  dénuée  de  tout  mensonge.  Les  hommes 
sont  ce  qu'ils  sont.  Ils  sont  aussi  ce  qu'ils  de- 
viennent. A  force  de  vouloir  paraître  doué  de 
toutes  les  vertus  stoïciennes,  je  croirais  volon- 

—  57  — 


Petits  Crayons 


tiers  qu'il  finit  par  en  acquérir  quelques-unes. 
En  tout  cas,  il  finit  par  oublier  ses  tendances 
naturelles,  et  la  postérité  a  fait  comme  lui.  Elle 
Ta  fait  avec  une  complaisance  singulière.  Qui  se 
douterait  que  Vigny  était  d'un  tempérament 
fougueusement  erotique  ?  Mais  il  fut  doué  aussi 
de  la  volonté  de  n'y  céder  qu'avec  décence.  Il  y 
avait  en  lui  l'étoffe  d'un  Verlaine  aristocrate, 
d'un  Mirabeau  taciturne.  Il  y  tailla  un  Alfred 
de  Vigny.  Il  n'est  donc  nullement  étonnant,  mais 
au  contraire  parfaitement  naturel,  qu'il  ait  écrit 
dans  sa  jeunesse  encore  inconsidérée,  des  lettres 
d'amour  en  accord  avec  son  tempérament,  lequel, 
on  le  tient  de  lui-même,  avait  beaucoup  de  rap- 
ports avec  celui  du  légendaire  Jean  Quatornoy. 
Mais,  devenu  morose,  étant  devenu  malade, 
loin  de  se  vanter  de  ce  passé  impérieux,  il 
n'était  pas  loin  de  le  déplorer.  Et,  comme  lui, 
on  le  déplore  encore,  puisque  la  dernière  sur- 
vivante de  ces  lettres  n'a  pu  vaincre  l'hypo- 
crisie de  notre  époque.  On  l'a  brûlée,  non  sans 
naïveté,  car  il  est  évident  qu'il  en  est  plus  d'une 

-58  - 


Autour  d'une  lettre 


copiCj'et  évident  qu'il  y  a  aussi  d'autres  lettres 
du  même  mode.  Même  si  elles  ont  été  détruites, 
le  Vigny  primitif  et  naturel  aura  laissé  des  traces 
certaines  qui  ne  sont  scandaleuses  que  pour  les 
sots.  Pour  moi,  le  Vigny  d'un  égoïsme  si  com- 
passé me  scandalise  bien  plus  que  l'aveu  de  ses 
exaltations  amoureuses.  Et  même... 


—  59 


RETOURS 


Un  proverbe  d'autrefois,  oriental  peut-être, 
disait  que  lorsqu'on  rentre  de  voyage  on  doit 
s'attendre  à  tous  les  malheurs,  à  trouver  sa 
femme  partie,  sa  maison  incendiée,  sa  fortune 
compromise.  Mais  il  s'agissait  de  longs  et  lents 
voyages.  Ce  qui  nous  attend,  nous  autres  qui  ne 
faisons  guère  que  des  excursions,  c'est  de  re- 
trouver les  choses  dans  l'état  exact  où  nous  les 
laissâmes  et,  si  cela  est  plus  agréable,  c'est  beau- 
coup moins  flatteur  pour  notre  amour-propre» 

—  60  — 


Retours 

Nous  nous  apercevons  que  notre  absence  n'a  eu 
aucune  influence  sur  rien.  La  destinée  a  continué 
sa  marche  monotone  comme  pour  nous  prouver 
que  les  événements  n'avaient  pas  besoin  de  nous 
pour  s'endormir  dans  leur  petite  vie  rythmique. 
Et  cela  nous  fait  penser  aussi  que  si  nous  avions 
disparu  au  cours  de  cette  absence,  il  n'en  aurait 
été  ni  plus  ni  moins,  ce  qui  est  peut-être  un  mau- 
vais raisonnement,  car  chacun  de  nous  régit, 
sans  toujours  s'en  douter,  quantité  de  mouve- 
ments qui  partent  de  lui,  en  reçoivent  l'impulsion. 
Nous  ne  sommes  qu'un  des  poteaux  télégra- 
phiques de  la  route,  mais  il  sufiSt  qu'un  coup  de 
vent  l'ait  renversé  pour  suspendre  les  communi- 
cations entre  les  groupes  qui  ne  connaissaient 
même  pas  notre  existence.  Sans  doute,  la  frac- 
ture ne  tarde  pas  à  se  consoUder,  et  il  ne  reste 
bientôt  plus  trace  du  désarroi  momentané,  car 
il  ne  faut  pas  que  le  mécanisme  s'arrête,  et  il  ne 
s'est  jamais  arrêté.  C'est  un  orgueil  que  chacun 
peut  avoir,  et  même  le  plus  humble,  qu'il  a  sa 
place  dans  l'ordre  général.  Mais  cela  n'empêche 

—  6i  — 


Petits  Crayons 


pas  que  Ton  ne  soit  pas  un  peu  vexé  à  songer  que 
la  vie  fonctionne  sans  même  que  nous  la  regar- 
dions et  qu'absents  ou  présents,  le  mouvement 
continue  avec  indifférence. 


—  62  — 


SUR   LES   VOYAGES 


Autrefois,  on  voyageait  surtout  pour  voir  les 
hommes,  pour  s'enquérir  de  leurs  mœurs,  de 
leur  caractère,  et  le  premier  soin  de  qui  entrait 
dans  une  auberge  était  de  s'enquérir  des  nou- 
velles du  pays  ;  c'était  un  bonheur  de  rencontrer 
un  homme  aimable  et  un  peu  bavard.  Stendhal 
appartenait  encore  à  cette  école.  Bien  qu'il  fût 
extrêmement  sensible  aux  paysages  et  même 
aux  monuments,  jamais  il  ne  négligeait  l'huma- 
nité, qui  leur  donne  sa  valeur.  Ses  voyages  en 
ItaUe  ou  en  France  sont  beaucoup  plus  des 

-63- 


Petits  Crayons 


excursions  à  travers  les  esprits  qu'à  travers  la 
nature  inanimée.  Il  est  le  dernier  des  grands  tou- 
ristes intellectuels.  Cependant,  on  pourrait  en- 
core noter  Taine  qui  l'admirait  trop  pour  n'avoir 
pas  essayé  de  l'imiter  en  cette  matière  :  mais 
qu'il  est  gourmé,  sec  et  sévère  !  Il  s'enquiert 
des  mœurs  plutôt  par  devoir  que  par  curiosité, 
et  sa  précipitation  à  généraliser  géométriquement 
est  bien  fatigante.  Ce  n'est  qu'après  lui,  cepen- 
dant, que  les  touristes  perdent  tout  intérêt 
pour  l'humanité  :  une  seule  chose  va  mainte- 
nant les  requérir,  le  pittoresque.  C'est  unique- 
ment pour  le  pittoresque  que  l'on  voyage  doré- 
navant. On  va  de  site  en  site  et  de  monument  en 
monument  en  lisant  un  journal  et  en  se  désin- 
téressant de  la  vie,  qui  n'est  plus  perçue  que  par 
l'extérieur  et  avec  laquelle  on  ne  se  soucie  même 
plus  de  prendre  contact.  Il  semble  que  les  pays, 
que  l'on  traverse  trop  vite,  ne  soient  plus  que 
des  déserts  où  l'oasis  seule  mérite  un  court 
séjour.  On  arrive,  on  regarde  et  l'on  repart.  On 
va  voir  la  cathédrale  et  le  musée,  ces  choses 


-64- 


Sur  les  Voyages 


mornes  et  mortes^  on  ne  s'avise  plus  de  faire  le 
tour  du  marché  et  de  causer  avec  les  paysans. 
Mallarmé  disait  bien  qu'une  seule  chose  est 
désormais  utile  en  voyage,  une  pièce  de  mon- 
naie, la  monnaie  du  pourboire  !  L'esprit  d'obser- 
vation, l'âme,  quand  on  en  a,  on  les  peut  laisser 
chez  soi  :  c'est  bien  encombrant  et  ce  n'est  plus 
à  la  mode. 


-65  - 


UN   JARDIN 


Je  vis  hier  un  jardin,  qui  est  un  vrai  jardin, 
c'est-à-dire  un  monde  enchanté.  Comme  il  fait 
paraître  ridicules  toutes  nos  dissertations  sur 
l'excellence  du  jardin  français  ou  l'excellence 
du  jardin  anglais  !  On  ne  conçoit  pas  les  théo- 
ries, en  le  parcourant,  on  ressent  une  émotion 
constante  et  variée  à  chaque  pas,  une  émotion 
faite  de  fleurs,  d'arbustes,  de  ruisseaux.  C'était 
au  crépuscule  :  un  crapaud  faisait  entendre  sa 
voix  de  cristal  :  j'étais  enivré.  Toutes  les  roses 

—  66  — 


Un  Jardin 

vivent  là^  en  buisson,  en  arceaux,  à  deux  pas  de 
ces  pins  bleus  du  Japon,  qui  font  l'air  si  lumi- 
neux. Puis  c'est  le  fouillis  des  digitales  roses  et 
des  digitales  blanches,  des  genévriers  et  des  ab- 
sinthes, le  long  d'une  allée  qui  monte  en  serpen- 
tant et  mêle  encore  la  fraise  des  bois  au  serpolet 
des  landes.  On  va  toujours,  voici  une  pelouse 
entourée  de  géraniums.  C'est  correct,  c'est  le 
goût  français,  le  goût  pauvre,  mais  le  contraste 
était  nécessaire  car  on  va  entrer  dans  un  vrai 
jardin  japonais,  un  petit  parc  où  les  arbres  cen- 
tenaires ne  viennent  pas  au  genou,  où  sous  les 
mélèzes  de  petites  maisons  carrées  en  bois  et  en 
nattes  surgissent  comme  de  grands  joujoux.  Là, 
le  paysage  prend  une  sorte  de  furie  bizarre, 
de  furie  en  miniature,  avec  ses  vallonnements, 
ses  ponts  courbés,  ses  pierres  roulées.  Le  mé- 
lange des  styles  pourrait  rendre  cela  incohérent, 
mais  il  reste  pittoresque,  car  ce  sont  partout 
des  fleurs  rares  ou  communes,  éclatantes  ou 
pâles,  odorantes,  prenantes,  des  fleurs  et  du  vert 
qu'on  voudrait  mordre,  que  l'on  flatte  en  pas- 

-67- 


Petits  Crayons 


sant,  comme  des  petites  choses  de  vie.  On  re- 
vient, la  Seine  luit  sous  les  arbres,  les  coteaux 
de  Saint-Cloud  bleuissent.  C'est  un  jardin  de 
volupté. 


—  68  — 


PAYSAGES 


«  Pourquoi  nous  trompez-vous,  beauté  des 
paysages  ?...  w,  demande  Mme  de  Noailles  dans 
un  de  ces  vers  où  tous  les  mots  semblent  rêver. 
Mais,  est-ce  vrai  que  les  paysages  nous  trompent 
et  que  nous  ayant  promis  tout  ils  ne  nous  don- 
nent rien  ?  Sans  doute,  ils  ne  nous  donnent  pas 
le  bonheur,  mais  peut-être  que  pour  un  instant, 
qui  peut  se  prolonger  et  se  renouveler,  ils  nous 
en  donnent  l'illusion,  et  plus  que  l'illusion,  le 
sentiment.  Ce  ne  sont  pas  des  promesses  ;  les 
visages  humains  nous  donnent  des  promesses 

-69  - 


Petits  Crayons 


de  bonheur  et  savent  bien  rarement  les  réaliser. 
Le  visage  des  paysages  souvent  se  dévoile  sou- 
dain et  nous  apparaît  comme  un  fait  dont  l'in- 
tensité nous  enivre.  Je  n'ai  jamais  été  trompé 
par  un  paysage,  et  même,  ceux  que  j'ai  regardés, 
je  me  suis  toujours  reproché  de  ne  pas  les  avoir 
pénétrés  assez  profondément.  Ils  auraient  pu, 
peut-être,  me  donner  quelque  chose  de  plus, 
mais  s'ils  ne  l'ont  pas  fait,  ce  n'est  pas  leur  faute, 
c'est  la  mienne.  En  somme,  cela  vaut  mieux 
ainsi.  Je  ne  les  ai  pas  épuisés.  Ils  ont  gardé  pour 
moi  une  jeunesse  et  une  fraîcheur  éternelles  et 
je  les  prendrais  toujours  dans  une  possession 
toujours  nouvelle.  C'est  que  si  rien  n'est  plus 
matériel  qu'un  paysage,  rien  n'est  plus  spirituel 
que  le  contact  que  nous  en  ressentons.  Non,  ils 
ne  m'ont  pas  trompé  les  paysages  que  j'ai  aimés, 
et  même  il  m'a  semblé  qu'ils  m'aimaient  aussi. 
Il  se  fait  une  communion  entre  l'être  qui  sent 
la  beauté  et  la  beauté  elle-même,  encore  qu'insen- 
sible, et  elle  frémit  à  notre  émotion.  Rétractez- 
vous,  poète,  laissez  que  nous  ayons  un  recours 


70  — 


Paysages 

contre  l'amour  des  êtres  dans  Tamour  des  pay- 
sages et  que  nous  soyons  sûrs  de  trouver  dans 
leur  calme  beauté  la  paix  que  d'autres  senti- 
ments avaient  troublée.  Car  pouvons-nous  vivre 
sans  paix  ? 


—  71  — 


CHEVAUX    ET    FEMMES 


Il  paraît  qu'un  maquignon  dupa,  Tautre  jour, 
un  client,  lui  vendant  un  cheval  au  sabot  de 
gutta-percha.  Les  tours  des  maquignons  sont 
célèbres.  Il  n'est  pas  une  maladie  des  chevaux 
qu'ils  ne  savent  masquer,  pas  une  robe  qu'ils 
ne  savent  imiter,  une  allure  qu'ils  ne  savent 
imposer  à  la  bête.  Comme  la  femme,  le  cheval 
est  souvent  un  animal  truqué  ;  on  lui  impose 
l'hypocrisie  que  la  femme  s'impose  à  elle-même 
pour  duper  l'homme,  son  éternel  désir  et  son 

—  72  — 


Chevaux  et  Femmes 


éternel  ennemi.  Aussi  doit-il  y  avoir  quelque 
part  un  dicton  de  ce  genre  :  «  Il  ne  faut  se  fier 
ni  à  un  cheval  ni  à  une  femme.  »  N'étant  plus  à 
la  mode,  le  cheval  ne  nous  préoccupe  plus  guère, 
mais  la  femme  est  toujours  à  la  mode.  Malgré 
l'habileté  des  maquignons,  le  cheval  se  vendant 
nu,  il  y  a  une  limite  à  son  truquage  ;  celui  de 
la  femme  qui  se  vend  habillée  n'en  a  pas.  Une 
femme   quasi  tout   entière  factice  allume  fort 
bien  la  convoitise  des  connaisseurs  et  d'autant 
mieux  que  la  femme  refaite  par  les  couturiers, 
les  coiffeurs,  les  dentistes  et  les  bandagistes  est 
presque  toujours  d'aspect  supérieur  à  la  femme 
naturelle.  Le  factice  va  même  plus  loin  que  l'ex- 
térieur :  il  n'y  a  pas  de  perruques  que  pour  la 
tête  !  Que  d'amants  ont  caressé  de  magnifiques 
cheveux  blonds  morts  depuis  peu  sur  la  tête 
d'une  phtisique  d'hôpital.  Que  d'amants  ont  été 
troublés  par  le  rythme  bien  ordonné  d'une  poi- 
trine qu'ils  avaient  peut-être  déjà   vue,  mais 
muette,  à  la  vitrine  d'un  marchand  de  caoutchouc. 
La  pudeur,  une  pudeur  farouche,  n'est  pas  sans 

—  73  — 


Petits  Crayons 


ajouter  au  charme  de  la  femme  factice.  Elle  se 
dérobe  et  se  défend  avec  désespoir.  Ce  n'est  pas 
elle  qui  laisserait  vérifier  sa  gutta-percha,  conmie 
le  pauvre  innocent  cheval  ! 


—  74  — 


LE   CHAT   BLESSÉ 


Le  soir,  dans  un  jardin  sur  lequel  ouvrent  des 
fenêtres,  d'où  tombent  toutes  sortes  de  bruits 
humains  à  travers  la  beauté  vaincue  des  grands 
arbres  douloureux.  Mais  nous  entendons  aussi 
des  grondements  qui  sont  des  miaulements.  Des 
chats  se  battent  ou  font  l'amour.  On  ne  sait 
jamais,  sans  doute  les  deux,  car  l'amour  pour 
cette  gent  ne  va  pas  sans  colère,  sans  bataille, 
sans  gémissements.  Les  plaintes  furieuses  s'exas- 
pèrent, s'apaisent,  repartent,  gerbes  exaspérées. 
Un  dernier  cri,  car  cette  fois  c'est  bien  un  cri,  et 

—  75  — 


Petits  Crayons 


une  des  bêtes  blessées  s'échappe^  bondit,  nous 
frôle,  puis  disparaît  dans  un  arbre.  Il  semble 
qu'on  entende  avec  le  bruit  des  feuilles  froissées 
celui  des  ongles  qui  entrent  dans  Técorce.  Puis 
c'est  le  silence  revenu,  et  nous  comparons  le  bruit 
humain  au  bruit  félin  :  nous  serions  humiliés  si 
nous  nous  sentions  pareils  à  tous  ces  hommes  et 
à  toutes  ces  femmes.  Peut-être  bien,  après  tout, 
mais  nous  ne  voulons  pas.  Nous  nous  faisons 
chats,  nous  nous  faisons  animaux  sauvages  par 
la  pensée  que  les  animaux  n'ont  pas,  afin  d'égaler 
leur  beauté  et  de  vivre  en  harmonie  avec  l'incon- 
sciente nature.  Le  chat  n'a  pas  reparu,  n'a  même 
pas  remué.  Là-haut,  dans  les  feuilles,  il  lèche 
sa  blessure,  il  endort  sa  douleur,  passe  sa  patte 
mouillée  sur  ses  oreilles  sanglantes.  Il  ne  regrette 
rien,  car  il  a  vaincu  la  femelle  effarée  et,  si  c'est 
une  femelle,  elle  a  la  satisfaction  de  son  ventre 
apaisé.  La  conscience  des  hommes  ne  leur  fait  pas 
tenir  une  conduite  différente,  mais  ils  y  mêlent 
tant  de  laideur,  tant  de  petites  craintes  qu'ils  sont 
pitoyables.  Le  chat  n'a  pas  besoin  de  pitié. 


-76- 


LA   CHASSE 


Enfin,  nous  avons  donc  un  président  de  la 
République  qui  n'aime  pas  la  chasse  et  qui  n'y 
va  que  pour  faire  plaisir  à  ses  amis  et  hon- 
neur à  sa  situation,  car  la  noblesse  de  la  chasse 
est  toujours  incontestée,  et  tuer  des  faisans  tou- 
jours le  sport  le  plus  digne  d'envie.  Il  me  semble 
qu'on  devrait  avoir  des  gens  pour  cela,  comme  on 
a  des  bouchers  qui  ont  l'office  de  nous  préparer 
gigots  et  aloyaux.  C'est  à  peine  si  je  comprends 
la  chasse  solitaire  à  la  campagne,  la  vulgaire 
chasse  au  chien  d'arrêt.  Pourtant,  là,  elle  est 
presque  nécessaire,  car  le  gibier  n'est  pas  seule- 

—  77  — 


Petits  Crayons 


ment  une  bête  qui  se  mange,  c'est  aussi  une  bête 
qui  mange  et  le  chasseur  peut  être  considéré 
comme  un  défenseur  des  moissons.  Ainsi  chas- 
sait le  père  Grévy.  Ainsi  chassent  les  braves 
propriétaires  campagnards,  quand  ils  veulent 
goûter  d'un  lièvre.  Mais  élever  des  bêtes,  les 
nourrir,  les  surveiller,  pour  avoir  le  plaisir  de 
les  tuer,  l'automne  venu,  cela  me  semble  une 
extraordinaire  et  barbare  survivance  des  plus 
mauvais  instincts  de  l'homme.  Au  dire  même  de 
tous  les  vrais  chasseurs,  c'est  aussi  un  plaisir  bien 
médiocre.  Le  rabatteur  enlève  à  la  chasse  tout  son 
imprévu,  tout  son  caractère  de  lutte  entre  la  ruse 
du  gibier  et  la  ruse  du  chasseur,  qui  n'est  plus, 
dans  ces  conditions,  qu'un  tireur  et  qu'un  tueur. 
Autant  aller  à  la  foire  exercer  son  adresse  sur 
des  cibles  mouvantes  ou  sur  des  coquilles  d'œufs 
qui  font  la  cabriole  à  cheval  sur  un  jet  d'eau.  Au 
moins,  il  n'y  a  pas  de  sang  répandu.  Fi  de  la 
chasse  où  l'on  tue  à  coup  sûr  !  Pour  moi  je  suis 
toujours  du  parti  du  lièvre  qui  détale,  de  la  per- 
drix qui  s'envole  avec  un  bruit  d'ailes  ironique. 


78  - 


L'AUTOMNE 


L'automne  à  ses  débuts  a  cette  année  une 
grande  douceur.  La  fin  des  vacances  en  va  être 
charmée,  mais  chargée  aussi  de  plus  de  regrets. 
L'automne  est  peut-être  la  seule  saison  où  le  ciel 
peut  être  bleu  impunément.  Au  printemps,  cela 
a  l'air  un  peu  mièvre,  cela  sent  trop  l'aubépine 
et  la  première  communion.  L'été,  c'est  franche- 
ment pénible.  Le  bleu  de  l'été  est  sans  espoir  et 
sans  promesses.  Il  est  desséchant.  A  l'automne, 
il  est  une  caresse  et  même  quand  il  prend  des 
teintes  un  peu  surchauffées,  on  le  supporte  vo- 


—  79  — 


Petits  Crayons 


lontiers  et  même  avec  amour.  On  sait  trop  que 
cela  ne  va  pas  durer,  que  ce  n'est  qu'un  dernier 
sourire.  L'automne  est  certainement  la  saison 
où  la  nature  est  la  plus  belle.  EUe  est  diverse. 
Elle  prend  toutes  les  couleurs.  Cela  va  du  vert 
au  rouge.  Les  dernières  feuilles  deviennent  écla- 
tantes comme  des  fleurs.  L'automne  est  riche,  il 
est  plein  de  fruits.  Il  se  répand  en  raisins,  en 
pommes,  en  poires.  Les  hommes,  qui  sont  bêtes, 
ont  fait  de  la  poire  toutes  sortes  de  symboles 
ridicules.  QueUe  bassesse  d'outrager  le  fruit  le 
plus  merveilleux,  le  plus  clément  qui  existe  ! 
La  poire  d'été  n'est  qu'une  esquisse,  qui  ne  s'ac- 
complit qu'à  l'automne,  quelquefois  même  dans 
l'hiver.  Le  symbolisme  de  la  pomme  est  plus 
agréable.  Pour  les  chrétiens,  c'est  le  péché,  sans 
lequel  la  vie  serait  morne  et  même  absurde.  La 
pomme  joue  un  grand  rôle  dans  la  gaudriole  ; 
c'est  moins  heureux.  Quant  au  raisin,  c'est  l'au- 
tomne même,  c'est  le  ciel  et  la  terre  unis  en  un 
dernier  baiser. 


—  80  — 


EN    FUMEE 


Tous  les  ans^  au  printemps,  je  reçois  un  pros- 
pectus de  la  Société  pour  la  propagation  de  Tin- 
cinération.  En  d'autres  termes,  on  m'invite  à 
me  faire  rôtir,  non  tout  de  suite,  sans  doute, 
mais  quand  le  moment  sera  venu.  Cette  idée 
n'est  pas  souriante,  mais  elle  est  nécessaire.  Le 
moment  viendra  où  il  faudra  bien  faire  son  choix, 
et  si  on  ne  le  fait  pas,  la  société  se  débarrassera 
de  vous  par  les  moyens  ordinaires.  Est-il  vrai- 
ment moins  désagréable  d'être  incinéré  que  d'être 
inhumé  ?   Je  dirais  que  c'est  une  question  de 

—  8i  — 


Petits  Crayons 


goût.  Comme  je  ne  suis  pas  sensible  aux  ques- 
tions accessoires  qu'énumère  le  prospectus  et 
que  je  ne  transcris  pas  pour  ménager  la  sensi- 
bilité nerveuse  de  mes  lecteurs,  je  n'ai  pas  encore 
choisi.  Le  meilleur  argument  pour  ne  pas  choisir 
est  de  se  dire  que  des  millions  et  des  millions 
de  personnes  ayant  pris  avant  nous  le  chemin 
de  la  terre,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  vouloir 
prendre  celui  du  feu  et  de  la  fumée  :  les  deux 
chemins  d'ailleurs  mènent  au  même  but.  Je  me 
garderai  donc  de  faire  de  la  propagande,  tout  en 
reconnaissant  que  l'incinération  est  un  mode 
plus  propre,  plus  décent  peut-être  et  qui,  comm.e 
le  dit  le  prospectus,  «  conjure  le  plus  épouvan- 
table des  supplices,  la  possibilité  du  réveil  après 
la  mort  apparente  )>.  Ceci  est  à  prendre  en  consi- 
dération. Il  semble  que  cela  n'ait  encore  touché 
qu'un  petit  nombre  de  nos  contemporains  no- 
toires, si  j'en  juge  par  la  liste  des  célébrités,  que 
l'on  nous  donne,  qui  se  sont  fait  incinérer.  Après 
l'incinération  de  Moréas,  j'avais  eu  un  instant 
de  sympathie  pour  ce  mode  de  disparition,  mais 


82 


En  Fumée 


les  impressions  s'effacent.  Peut-être  aussi  qu'à 
mesure  que  l'on  se  rapproche  du  moment  fatal, 
on  aime  moins  aussi  à  y  arrêter  sa  pensée.  Pour- 
tant, j'ai  une  philosophie  assez  ferme  et,  à  de 
certains  jours,  je  m'en  irais  très  volontiers  — 
en  fumée  ! 


-83  - 


LA   BEAUTE 


Des  deux  sexes^  un  seul^  l'homme  a  souci  de 
la  beauté  du  sexe  adverse  et  comme  il  la  désire, 
violemment,  il  la  trouve  ;  l'autre  n'en  a  cure  et 
comme  elle  lui  est  indifférente,  il  ne  la  trouve  pas. 
De  là  cette  notion  s'est  répandue  que  la  femme 
seule  possède  la  beauté  et  ces  expressions  sont 
entrées  dans  la  langue  :  le  beau  sexe,  le  sexe  laid. 
Cependant  un  artiste,  connaissant  bien  l'ana- 
tomie  esthétique  des  formes  humaines  et  vou- 
lant publier  un  album  où  seraient  figurés  par 
des  photographies  les  types  des  deux  beautés 

-84- 


La  Beauté 


féminine  et  masculine^  s'enquit  de  beaux  hommes 
et  de  belles  femmes.  Il  en  put  examiner  un  grand 
nombre  et  découvrit  que  les  êtres  à  belles  et 
suffisamment  harmonieuses  proportions  étaient, 
et  de  beaucoup 5  plus  nombreux  chez  les  hommes 
que  chez  les  femmes.  Sur  cent  femmes,  il  n'en 
trouvait  que  dix  dignes  de  poser  l'ensemble, 
comme  disent  les  peintres  ;  sur  cent  hommes,  il 
en  trouvait  cinquante.  De  là  à  conclure  que  l'idée 
de  beauté  est  d'origine  sexuelle  et  qu'elle  est 
évoquée  par  le  désir  et  non  par  le  sentiment  es- 
thétique, il  n'y  a  qu'un  pas.  Je  l'avais  franchi 
bien  avant  d'avoir  connaissance  de  cette  enquête, 
déjà  ancienne,  mais  qui  me  fut  révélée  hier  par 
hasard.  J'avoue  qu'une  telle  notion  ne  peut  être 
dans  la  vie  d'aucune  utilité  et  qu'elle  ne  chan- 
gera rien  à  notre  manière  de  considérer  les  choses 
et  les  femmes,  mais  elle  peut  servir  à  mesurer 
le  degré  de  l'illusion  au  milieu  de  laquelle  nous 
sommes  plongés.  Les  femmes,  dont  c'est  le 
moyen  de  domination,  sont  les  premières  dupes 
de  cette  croyance  en  leur  beauté,  mais  elles  pour- 


85 


Petits  Crayons 


raient  se  consoler^  s'il  y  avait  lieu,  en  consta- 
tant avec  quelle  facilité  les  hommes  sont  pris 
au  piège.  Les  deux  sexes  sont  parfaitement  d'ac- 
cord,  l'un  pour  accepter  sa  laideur,  l'autre  pour 
triompher  de  sa  beauté.  Mais  inutile  de  vouloir 
renverser  les  valeurs  :  ils  les  remettraient  à  l'en- 
droit, sans  tarder. 


—  86 


LA   CITE 


Voilà  les  peuples  des  Balkans  munis  de  nou- 
velles frontières.  Il  va  falloir  refaire  cette  feuille 
des  atlas  et  en  changer  le  coloriage^  modification 
bien  superficielle^  car  ni  conquêtes  ni  traités 
ne  touchent  à  l'essentiel  d'un  pays,  qui  est  sa 
forme  terrestre,  sa  figure,  comme  disait  déjà 
Strabon.  A  cette  figure,  qui  est  l'œuvre  de  la 
géologie,  les  hommes  ajoutent  un  trait  important, 
la  cité,  d'un  terme  plus  étendu,  le  municipe. 
Partout  où  des  hommes  se  groupent  en  nombre 
plus  ou  moins  grand,  le  municipe  surgit  et  prend 

-  87- 


Petits  Crayons 


la  direction  de  leurs  intérêts.  Il  devient  fonda- 
mental et  quasi  éternel,  au  même  titre  que  les 
fleuves  et  les  montagnes.  Que  Salonique  ait  subi 
la  loi  grecque,  la  loi  romaine,  la  loi  byzantine, 
la  loi  musulmane,  cela  a  influé  sans  doute  sur 
sa  destinée,  mais  pas  d'une  manière  extrême. 
Dans  l'instabilité  des  empires,  elle  est  restée  elle- 
même,  elle  est  demeurée  la  cité  permanente, 
opposant  le  faisceau  de  ses  intérêts  humains  aux 
caprices  ambitieux  de  la  politique.  La  cité  est 
primordiale    et   l'état   est   secondaire,    puisque 
toutes  les  cités  antiques  se  sufiirent  d'abord  à 
soi-même  et  furent  à  elles  seules  des  États,  assu- 
rant la  protection  de  leur  entourage.  Et  quand 
elles  sont  devenues,  au  cours  de  l'évolution,  des 
parties  d'un  État  plus  vaste,  elles  ont  continué 
de  vivre  une  vie  propre  et  indépendante,  jus- 
qu'à un  certain  point,  de  l'État  qui  se  les  était 
incorporées.   Tout  ceci  apparaît   jusqu'à  l'évi- 
dence  à  qui  considère  avec  soin  les  actuelles 
convulsions  balkaniques  et  macédoniennes.  On 
se  dispute  les  cités.  Elles  sont  antérieures  à  la 

—  88  — 


La  Cité 

nationalité  qu'elles  perdent  ou  qu'elles  acquiè- 
rent. Elles  existaient  avant  qu'il  n'y  ait  eu  dans 
ces  régions  aucune  nationalité  définie  et  elles 
survivront  aux  nouvelles  nationalités  sans  doute 
éphémères.  Si  je  composais  un  atlas^  je  mettrais 
les  cités  dans  les  cartes  physiques^  sans  les  ou- 
blier dans  les  autres,  car  elles  sont  en  vérité  des 
morceaux  de  la  nature,  au-dessus  de  toute  poli- 
tique. 


-89- 


UNE   CITE 


Les  villes  trop  grandes  ne  sont  plus  des  villes, 
mais  des  agglomérations  de  maisons  sans  unité, 
sans  lien  véritable.  Il  faut  qu'une  cité  soit  limi- 
tée et  que,  de  certains  points,  tout  au  moins,  on 
puisse  en  prendre  possession  d'un  coup  d'ceil, 
qu'elle  soit  une  île  de  pierre  à  l'ancre  au  milieu 
des  campagnes.  Rouen  répond  parfaitement  à 
ces  conditions.  De  presque  partout  et  même  sou- 
vent du  fond  de  ses  ruelles  les  plus  étroites,  on 
aperçoit  les  collines  qui  l'encerclent,  les  forêts 
qui  lui  font  une  ceinture  d'infini.  Il  semble  qu'on 

—  90  — 


Une  Cité 

va  les  toucher^  rien  qu'en  agrandissant  un  peu 
son  geste  et  cette  illusion  se  transforme  aisé- 
ment en  réalité.  Aussi  n'a-t-on  jamais  la  sensa- 
tion d'y  être  prisonnier.  On  sait  à  tout  moment 
qu'on  peut  s'évader  et  quitter,  pour  la  forêt 
d'arbres,  la  forêt  de  pierres.  C'est  un  labeur  de 
gagner,  du  centre  de  Paris,  la  forêt  factice,  en- 
core encombrée  d'humanité.  A  Rouen,  en  quel- 
ques minutes,  on  est  seul  sous  les  voûtes  de  ver- 
dure. C'est  peut-être  cela  que  je  goûte  le  plus 
dans  ces  cités  modérées,  c'est  qu'elles  vous 
offrent  avec  le  charme  des  campagnes  les  res- 
sources d'une  civilisation  complète.  Stendhal  ne 
put  jamais  se  plaire  complètement  à  Paris  parce 
qu'on  n'y  voyait  pas  de  montagnes.  C'est  être 
exigeant,  comme  de  lui  reprocher  de  ne  pas  ren- 
fermer de  forêts,  mais  on  peut,  du  moins,  re- 
gretter une  étendue  qui  tend  à  être  démesurée 
et  qui  coupe  toutes  relations  faciles  avec  la  na- 
ture. Mais  la  grandeur,  dans  tous  les  domaines, 
se  paie,  qu'elle  soit  une  métaphore  ou  une 
réalité. 

—  91  — 


LES    CLOCHES 


Goethe,  qui  aima  tant  de  choses,  en  détesta 
trois  particulièrement.  J'ai  oublié  deux  de  ces 
hai-nes,  mais  je  me  souviendrai  toujours  que  la 
troisième  était  le  son  des  cloches.  Certes,  j'ad- 
mire et  j'aime  Goethe  presque  en  tout,  mais  je 
ne  puis  lui  passer  cela.  Ce  matin,  de  très  bonne 
heure,  j'entendais  une  cloche  à  la  voix  d'argent 
presque  pareille  à  une  autre  cloche  que  j'enten- 
dis pendant  plusieurs  années  de  ma  jeunesse  ; 
je  l'entendais  clairement  et  j'en  étais  naïvement 
et  très  confusément  ému.  Ce  n'est  pas  la  première 
fois,  puisque  ce  son,  qui  provient  d'un  couvent 

—  92  — 


Les  Cloches 


lointain,  à  n'en  pas  douter,  m'arrive  par  vent 
d'ouest,  quand  les  bruits  de  la  rue  sont  éteints, 
comme  le  dimanche  ;  mais  aujourd'hui  je  ne 
sais  quelle  disposition  d'esprit,  peut-être  la  soli- 
tude de  ce  mois  d'août,  a  fait  que  j'y  ai  prêté 
plus  d'attention.  Pour  qu'un  son  actuel  de  cloche, 
d'orgue  ou  de  violon  éveille  en  nous  un  souvenir 
un  peu  distinct,  il  faut  que  nous  nous  trouvions 
dans  un  état  de  résonance  et  de  sensibilité  fort 
analogue,  mystérieusement  analogue  à  l'état  an- 
cien, et  c'est  bien  ce  qui  s'est  produit,  sans 
doute,  quoique  je  ne  puisse  rien  évoquer  de 
précis,  rien  d'agréable,  ni  rien  de  douloureux. 
Je  me  souviens  tout  au  plus  que  le  jeune  homme 
écoutait  ce  son  avec  une  joie  mêlée  de  langueur, 
mêlée  aussi  d'impatience.  Il  semblait  porter  avec 
lui  je  ne  sais  quelle  promesse,  mais  puis-je  dire 
que  cette  promesse  s'est  réalisée  ?  Oui,  si  c'était 
celle  de  la  vie.  Non,  si  c'était  celle  du  contenu 
de  la  vie,  car  je  n'en  avais  aucune  idée  un  peu 
claire,  à  peine  un  pressentiment.  La  concordance 
serait-elle  entre  deux  états  d'attente  ?  A  l'heure 


—  93  — 


Petits  Crayons 


actuelle,  je  n'attends  plus  rien  et  ne  puis  plus 
rien  attendre.  Le  rapport  est  plutôt  entre  un 
commencement  et  une  fin.  De  même  qu'on  ne 
sait  pas  ce  qui  va  suivre  le  commencement,  on 
ne  sait  pas  comment  la  fin  va  venir.  Mais  je  me 
trompais  tout  à  l'heure  ;  on  attend  toujours 
quelque  chose,  on  attend  toujours  la  suite,  même 
quand  cette  suite  est  une  fin. 


—  94  — 


LA    CATHEDRALE 


Il  bruine,  il  fait  sale  et  presque  froid.  C'est 
le  moment  d'aller  voir  les  touristes  à  la  cathé- 
drale. Beaucoup  se  sont  réfugiés  là,  cependant 
que  les  chanoines  achèvent  de  psalmodier  leur 
oflSce,  soutenus  par  l'orgue  qui  retient  son  souffle. 
Bientôt  il  se  tait  et  les  pas  résonnent.  Je  m'as- 
sieds, je  regarde  et,  parmi  tous  ces  insectes  en 
complet  gris,  dans  ce  cadre  grandiose,  le  titre 
et  les  premiers  mots  d'une  plaisante  satire  du 
moyen  âge  me  reviennent  à  la  mémoire,  c'est- 
à-dire  «  Les   XIV  manières  de    vilains  ».   Le 

—  95  — 


Petits  Crayons 


vilain^  c'est  le  rustre  qui,  n'ayant  plus  rien  d'utile 
à  faire  dans  la  ville,  va  voir  les  curiosités,  et  je 
songe  que  l'on  pourrait  écrire  les  «  XIV  manières 
de  touristes  ».  Il  y  a  celui  qui  fait  sonner  ses  talons, 
jette  un  coup  d'oeil  circulaire,  frise  sa  mous- 
tache et  s'en  va.  Il  y  a  celui  qui  marche  sur  la 
pointe  des  pieds,  s'approche  des  tableaux,  lorgne 
longuement  les  sculptures  et  hoche  la  tête  ;  celui 
qui  porte  alternativement  les  yeux  vers  les  voûtes 
et  sur  son  guide,  confronte  avec  soin  les  descrip- 
tions, ressemble  à  un  architecte  qui  vérifie  un 
mémoire  d'entrepreneur.  Il  y  a  le  touriste  pieux, 
qui  prend  de  l'eau  bénite  et  fait  soigneusement 
le  signe  de  la  croix,  puis,  s'étant  orienté,  se  dirige 
vers  l'autel  de  la  Vierge  ;  il  prie  et  il  approuve  ; 
il  s'entretient  avec  le  suisse  :  il  est  chez  lui.  Il  y  a 
le  touriste  hurluberlu  qui  se  démanche  le  cou, 
voudrait  tout  voir  à  la  fois  et  ne  voit  rien  du  tout  ; 
le  touriste  libre-penseur,  mais  qui  protège  les 
arts  et  leur  manifeste  de  la  condescendance  ;  le 
touriste  effaré  qui  ne  sait  pas  où  commencer  et 
reste  planté  debout.  Le  touriste  effaré  est  sou- 

-96  - 


La  Cathédrale 


vent  une  femme,  mais  les  femmes,  au  lieu  de 
prendre  racine,  se  mettent  à  tourner  en  cercle 
et  sur  elles-mêmes,  comme  une  planète.  Il  y  a 
le  touriste  qui  conduit  une  troupe  de  touristes 
et  leur  fait  une  démonstration;  il  y  a  Bouvard 
et  Pécuchet  :  «  Ah  !  voici  du  flamboyant  !  »  Le 
touriste  est  une  bonne  distraction,  quand  il  pleut. 


—  97 


DÉPLACEMENTS 


J'ai  transporté  mon  ennui  dans  une  chambre 
d'hôtel  et,  arrivé  la  nuit,  je  me  réveille  avec  une 
sorte  de  désespoir.  Mais  il  le  fallait,  la  fièvre  du 
départ  avait  pris  une  telle  intensité  que  je  ne 
pouvais  plus  ni  Ure  ni  écrire.  Tous  les  ans,  vers 
la  même  époque,  c'est  le  même  mal,  et,  en  écri- 
vant le  mien,  je  décris  celui  de  beaucoup  de  mes 
contemporains.  L'indifférence  à  ce  qu'on  laisse 
devient  formidable,  on  a  une  sorte  d'effroi  de 
son  égoïsme,  mais  il  faut  partir  et  l'on  part  dans 
une  ivresse  morne  qui  résiste  mal  au  premier 

-98  - 


Déplacements 

désagrément.  Mais  c'en  est  fait.  Il  est  trop  tard. 
Marche  !  Marche  !  comme  dit  Bossuet,  et  tâche 
de  te  rasséréner  en  songeant  avec  quelle  joie  tu 
retrouveras  ton  vieux  cabinet  d'étude  tout  ra- 
fraîchi par  l'absence.  Je  crois  bien  qu'en  secret 
on  ne  part  que  pour  revenir.  On  s'en  ménage  le 
plaisir  et  on  se  résigne  à  le  payer  ce  qu'il  vaut, 
c'est-à-dire  très  cher.  Mais  tout  cela  est  incon- 
scient. On  ne  ressent  provisoirement  que  la  fièvre 
qui  a  changé  dans  notre  cervelle  la  valeur  des 
sentiments.   Rien  n'aurait  pu  m'arrêter,  hier, 
encore  que  je  me  rendisse  assez  bien  compte 
que  rien  de  ce  que  je  devais  trouver  ne  valait 
ce  que  je  quittais.  Ceci  n'a  rien  de  commun  avec 
la  psychologie  du  voyageur,  c'est  le  dessein  de 
celui   qui  ressent  la  nostalgie  du  déplacement 
annuel  et  qui  n'y  cède  que  parce  qu'il  n'a  pas 
pu  faire  autrement.  C'est  un  état  d'esprit  qu'on 
n'avoue  pas  volontiers.  On  feint  d'éprouver  à 
ce  moment  mille  féhcités,  tandis  qu'on  n'obéit 
qu'à  une  nécessité  organique. 


—  99  — 


0    :^ 


LE   BOUT    DU    MONDE 


Quand  Alexandre  fut  arrivé  au  bout  du  monde, 
il  s'apprêtait  à  goûter  une  grande  joie,  mais  il 
n'en  éprouva  aucune.  Ayant  touché  de  ses  lèvres 
un  peu  de  sable  et  un  peu  d'eau  marine,  il  s'en 
revint  et  tous  les  pays  par  lesquels  il  passait  lui 
étaient  connus,  et  il  n'était  plus  heureux.  Cette 
histoire  d'Alexandre,  telle  que  nous  l'a  contée 
la  princesse  Bibesco  dans  son  précieux  petit 
hvre,  conçu  d'après  les  historiens  et  les  poètes 
de  l'Orient,  est  d'une  philosophie  bien  amère  et 
bien  vraie.  On  la  résumera  ainsi  :  on  n'est  heu- 


100  — 


Le  Bout  du  monde 


reux  qu'avant  d*être  heureux,  c'est-à-dire  avant 
d'avoir  atteint  le  but  que  l'on  cherchait,  avant 
d'avoir  franchi  les  limites  de  son  désir.  Comme 
il  conquit  facilement  le  monde,  Alexandre, 
comme  les  cités  et  les  cœurs  s'ouvraient  devant 
lui,  si  vite  qu'il  avait  à  peine  le  temps  de  les 
vaincre  !  C'est  qu'il  n'était  pas  le  fils  de  Philippe, 
comme  le  crurent  les  Grecs,  mais,  par  un  jeu 
de  la  destinée,  le  fils  de  Darius  et  qu'en  péné- 
trant dans  l'Asie  il  entrait  dans  son  héritage.  Il 
connut  la  soumission  de  tous  les  peuples,  l'amour 
de  toutes  les  femmes,  les  rêveries  de  tous  les 
philosophes  et  il  était  heureux,  non  parce  qu'il 
avait  trouvé  le  bonheur,  mais  parce  qu'il  était 
Alexandre.  Il  n'était  pas  heureux  à  la  manière 
des  hommes  qui  suivent  leur  bonheur,  comme 
on  suit  une  bête  à  la  chasse  et  qui  la  visent  lon- 
guement, avec  la  crainte  de  la  manquer  et  de 
la  voir  s'échapper  sans  espoir.  La  princesse  Bi- 
besco  a  appelé  ce  petit  conte,  fait  de  mille  contes 
orientaux,  Alexandre  Asiatique^  et  c'est  une  bien 
curieuse  contre-partie  de  l'Alexandre  grec,  si 

—   ICI    — 


Petits  Crayons 


sage,  si  pondéré,  si  morale  en  action.  Sans  doute 
il  contient  moins  d'histoires  que  celui  d'Arrien, 
mais  il  contient  aussi  plus  de  philosophie  et  plus 
de  poésie. 


—   102  — 


LE   DINER   PERSAN 


J'ai  donc  assisté  à  un  dîner  persan^  avec  des 
convives  persans  ou  qui  avaient  fait  leur  pos- 
sible pour  en  prendre  l'apparence.  Ayant  donc 
revêtu  l'aba  et  coiffé  le  tarbouch  noir  orné  d'un 
léger  turban  de  soie  mauve,  je  contemplai  d'abord 
la  table  toute  chargée  de  fruits  et  de  fleurs, 
oranges  vertes,  d'or  et  de  cuivre,  abricots,  rai- 
sins bleus  qui  venaient  peut-être  d'Alicante, 
grains  de  blé  soufflés  et  de  ces  noix  fragiles  dans 
lesquelles  on  trouve  une  fraise  brune  et  séchée. 
Çà  et  là,  de  petites  terrines  de  crème  aigre,  que 

—  103  — 


Petits  Crayons 


les  Persans  mêlent  à  tous  mets  et  des  fiasques 
de  vins  de  Chiraz  et  de  Frangistan,  comme  il 
était  écrit  sur  le  menu,  et  que  je  sus  bientôt  être 
une  ambroisie  amère,  puissante  et  délectable. 
Un  repas  persan  comporte  toujours  l'agneau 
entier  rôti  en  plein  air.  Ce  rite  fut  observé  et, 
après  divers  plats  persans,  dont  la  saveur  m'est 
plutôt  restée  que  le  nom,  deux  serviteurs,  la  por- 
tant sur  un  vaste  plateau  d'argent,  viennent  mon- 
trer la  bête  posée  parmi  les  aromates.  Elle  revint 
dépecée  et  fut  fort  bien  accueillie.  Peu  de  temps 
après,  il  commença  de  pleuvoir  des  feuilles  de 
roses  et  d'azalées.  Cela  devenait  sérieusement 
persan.  La  musique  persane,  qui  avait  accom- 
pagné le  repas,  s'exalta,  les  danseuses  entrèrent, 
la  voix  et  les  mains  rythmaient  leurs  pas,  et  l'on 
se  leva,  pour  n'être  pas  ensevelis  sous  les  roses, 
car  elles  pleuvaient  toujours.  Voilà  comment  on 
dîne,  quand  on  est  persan.  La  fête  reprit,  après 
le  café  et  le  narghilé,  les  danses  s'amplifièrent, 
danse  du  ventre,  danse  des  épées,  danses  du  cou, 
qui  est  un  bien  singulier  jeu  des  muscles.  Puis 

—  104  — 


Le  Dîner  persan 


la  maîtresse  de  maison  voulut  nous  montrer 
comme  sont  vêtues  les  femmes  de  là-bas^  à  l'in- 
térieur des  harems.  Ah  !  les  vrais  costumes  orien- 
taux sont  bien  laids  et  bien  pauvres  et  il  faut 
qu'une  femme  soit  bien  gracieuse  pour  y  ré- 
sister :  c'est  ce  qui  advint^  mais  elle  fut  aise  de 
se  transformer  à  nouveau  en  fausse  Persane^  et 
nous  de  la  revoir.  Satisfait,  je  m'éclipsai  pour 
écrire  ceci. 


—  105  — 


LA   QUESTION    DE    L'AGE 


C'est  toujours  un  plaisir  de  voir  tomber  ou  du 
moins  de  voir  attaqué  un  vieux  préjugé.  Les 
Anglais,   qui   en   gardent   beaucoup   d'inexpu- 
gnables, viennent  de  porter  un  coup  sensible  à 
celui  qui  marquait  l'âge  de  quarante  ans  comme 
l'extrême  limite  de  la  grande  valeur  humaine. 
Ils  la  reportent  à  cinquante  ans,  mais  il  ne  fau- 
drait pas  tomber  dans  le  paradoxe  et  l'étendre 
beaucoup  au  delà,  encore  qu'U  y  ait  des  sexagé- 
naires capables  de  toutes  les  prouesses  du  tra- 
vail et  du  plaisir.  La  vérité,  je  crois,  est  que  l'âge 
ne  signifie  rien  comme  donnée  générale  et  qu'il 


—  io6 


La  Question  de  Vâge 


ne  faut  jamais  considérer  que  les  individus. 
Victor  Hugo  disait  à  soixante-douze  ans  :  «  J'ai- 
merais mieux  avoir  à  faire  face  à  trois  rendez- 
vous  galants  dans  la  même  nuit,  »  ce  qui,  pour 
certains  hommes  de  trente  ans,  serait  pure  chi- 
mère, pure  vantardise.  Ce  que  BuflFon  disait, 
que  les  espèces  animales  n'existent  pas,  qu'il 
n'y  a  que  des  individus  est  vrai  sous  tous  les  rap- 
ports. Espèce  veut  dire  moyenne.  C'est  une  ex- 
pression de  statistique,  sans  autre  valeur  que 
mnémonique.  Dans  les  romans  du  temps  de  la 
Restauration,  on  tient  pour  déjà  vieille  une 
femme  de  vingt-cinq  ans.  Quand  Balzac  décou- 
vrit la  femme  de  trente  ans,  cela  parut  un  para- 
doxe. Cela  tenait  à  ce  que  les  femmes  se  ma- 
riaient encore  très  jeunes,  et  qu'à  trente  ans  il 
n'était  pas  rare  qu'elles  eussent  des  filles  qui 
pouvaient  songer  au  mariage.  La  société  d'alors, 
la  société  active,  se  renouvelait  très  vite,  ou  du 
moins  très  tôt  ;  mais  en  revanche,  la  vie  com- 
mençait de  très  bonne  heure  pour  les  femmes, 
pour  les  hommes  aussi. 


—  107  — 


Petits  Crayons 


Quinze  ans,  ô  Roméo,  l'âge  de  Juliette! 

A  quinze  ans,  les  Juliette  Capulet  vont  au 
cours,  un  carton  sous  le  bras  ;  elles  sont  mal 
peignées  et  ont  de  l'encre  aux  doigts.  Elles  sont 
quelquefois  amoureuses  du  père  Montagne, 
mais  de  leur  camarade  potache,  jamais  ! 


io8 


LE   LENDEMAIN 


Tant  qu'on  ne  le  touche  pas^  il  semble  qu'on 
voie  le  commencement  de  Tannée  tel  qu'une 
sorte  de  printemps  de  l'activité^  tel  qu'un  re- 
nouveau ;  et  quand  on  y  est  entrée  on  s'aperçoit 
que  rien  du  tout  ne  s'est  renouvelé^  mais  que 
tout  continue^  aussi  morne  que  la  veille^  et  comme 
enlaidi  encore  par  la  confuse  espérance  déçue. 
La  femme  qu'on  aime  en  vain  semble  plus  iro- 
nique et  celle  qui  vous  aime^  plus  décevante, 
car  il  est  de  règle  qu'on  aime  ce  qui  ne  vous  aime 
pas  et  qu'on  soit  aimé  de  qui  vous  est  indiflfé- 

—  109  — 


Petits  Crayons 


rent.  L'an  neuf  n'a  rien  changé  à  ces  fatalités 
du  cœur.  On  attendait  de  grands  changements 
en  soi-même,  une  meilleure  activité,  d'ailleurs 
on  avait  pris  des  résolutions  :  rien  ne  se  produit. 
On  retrouve  la  besogne  entamée  et  toutes  ses 
difficultés.  La  perspective  a  seulement  un  peu 
changé  et  le  but  que  l'on  poursuivait  et  qu'on 
croyait  atteindre  se  trouve  un  peu  plus  éloigné. 
Rien  n'arrive.  Il  faut  se  remettre  à  fabriquer  de 
nouveaux  espoirs,  puisque  les  anciens  ne  sont 
plus  bons  et  qu'on  ne  saurait  vivre  sans  cela. 
On  le  sent,  cela  va  être  difficile,  et  qu'ils  seront 
de  plus  en  plus  chétifs,  et  pourtant  de  plus  en 
plus  tyranniques.  Enfin,  on  est  chargé  et  Ton 
se  remet  en  marche  avec  son  fardeau  de  chimères. 
Si  on  pouvait  tourner  la  tête  et  les  regarder, 
on  s'apercevrait  qu'elles  sont  toutes  pareilles  à 
celles  qui  vous  grimpèrent  sur  le  dos  l'an  passé. 
Avec  un  peu  plus  d'attention  on  découvrirait 
que  ce  sont  les  mêmes.  Les  mêmes  !  Cela  ferait 
peur,  mais  on  ne  peut  pas  tourner  la  tête,  il  faut 
regarder  devant  soi,  et  c'est  bien  heureux,  car 

—  iio  — 


Le  Lendemain 


voudrait-on  porter  jusqu'au  seuil  de  Tan  qui 
vient  ces  vieux  oiseaux  déplumés  ?  Ils  se 
tiennent  bien  tranquilles,  d'ailleurs,  ils  ont  été 
tellement  trimballés  de  hotte  en  hotte,  depuis  le 
commencement  du  monde,  qu'ils  sont  sans  in- 
quiétude. Les  hommes  ne  leur  tordront  jamais 
le  cou. 


III  — 


LA  VERTU 


C'était  jeudi  le  jour  de  la  vertu,  à  rAcadémie 
française.  Malgré  le  regain  de  popularité  que 
le  reportage  dit  littéraire  a  donné  à  cette  insti- 
tution anachronique,  il  ne  semble  pas  que  son 
annuelle  cérémonie  vertueuse  soulève  de  grands 
enthousiasmes.  Je  n'ai  pas  lu  le  discours  pro- 
noncé, et  il  est  probable  que  je  ne  lirai  plus 
jamais  aucun  devoir  de  ce  genre.  La  vie  est  trop 
courte.  Je  ne  sais  même  pas  qui  en  fut  chargé, 
mais  il  mérite,  j'en  suis  sûr,  toutes  les  louanges 
d'usage  et  même  quelques  autres  en  plus.  Il  faut 

—   112   — 


La  Vertu 

qu'il  y  ait  progression  dans  Téloge  à  mesure  que 
les  années  passent,  quand  cela  ne  serait  que  pour 
donner  aux  académiciens  l'illusion  d'avoir  fait 
quelques  pas  dans  la  stagnation.  Ce  que  je  par- 
cours, cependant,  c'est  le  palmarès  qui  suit 
l'éloquence  officielle,  car  la  littérature  m'inté- 
resse, comme  la  cordonnerie  intéresse  les  cordon- 
niers. C'est  mon  métier  et  j'aime  à  connaître 
ceux  que  l'Académie  archi-millionnaire  approuva 
et  auxquels  elle  distribua  de  modestes  encoura- 
gements. Je  ne  dis  pas  de  mal  de  cette  distri- 
bution de  prix.  J'ai  passé  par  là  et  je  touchai 
volontiers  la  petite  somme  qu'on  vous  remet 
au  secrétariat  avec  une  politesse  qui  se  ressent 
de  son  milieu.  Cette  partie  de  la  cérémonie,  qui 
la  devance  de  plusieurs  mois,  est  généralement 
la  plus  goûtée  des  bénéficiaires,  mais  je  sais  que 
des  ecclésiastiques  et  des  dames  du  meilleur 
monde  se  pressent  toujours  avec  une  curiosité 
bien  académique,  autour  des  orateurs  de  cette 
journée.  Parmi  eux,  nombre  de  gens  dont  c'est 
la   profession,  fort  honorable,   de  protéger  la 

—  113  — 


Petits  Crayons 


vertu  et  de  la  faire  valoir.  Il  y  a  aussi  des  écri- 
vains. C'est  un  monde  bigarré^  et,  pour  des 
causes  diverses,  très  attentif.  Mais  c'est  un  monde 
qui  rayonne  de  moins  en  moins.  Ni  la  vertu,  ni 
le  talent,  qu'on  y  célèbre,  ne  sont  guère  à  la 
mode. 


—  114  — 


AMOUR    ET   MARIAGE 


Il  paraît^  c'est  ce  que  nous  disait  dernière- 
ment un  conférencier^  qu'il  y  a  une  crise  du 
mariage.  Sans  doute^  et  les  statistiques  le  prou- 
vent, on  se  marie  beaucoup,  mais  on  divorce 
également  beaucoup.  Il  semble  même  y  avoir 
des  milieux  où  on  ne  se  marie  que  pour  divor- 
cer, où  du  moins  on  ne  se  marie  que  parce 
que  le  divorce  est  là,  prêt  à  ouvrir  la  porte. 
J'ai  même  vu  un  billet  de  faire-part  de  ma- 
riage où,  dans  un  coin,  figurait  la  sympathique 
chaîne  avec  un  marteau  pour  la  briser  au  be- 

.     —  115  — 


Petits  Crayons 


soin.  C'est  d'un  extrême  mauvais  goût^  mais 
cela  signale  un  état  d'esprit  qui,  pour  ne  pas 
s'afficher  souvent  avec  tant  d'emphase,  n'en 
existe  pas  moins.  Admettons  la  crise.  Quel  en 
serait  le  remède  ?  L'amour,  disait  le  conféren- 
cier qui  mit  à  ce  paradoxe  beaucoup  d'élo- 
quence, puisque  c'est  M.  Hyacinthe  Loyson. 
Mais  je  crois  que  c'est  tout  le  contraire  et  que 
c'est  pour  avoir  voulu  concilier  l'amour  et  le 
mariage,  qu'on  aboutit  si  souvent  au  mariage 
malheureux,  au  mariage  dont  la  solution  la 
moins  tragique  est  encore  le  divorce.  L'amour 
est  passager.  Le  mariage  se  présente  sous  des 
aspects  d'éternité.  Le  mariage  qui  a  eu,  pour 
unique  lien,  l'amour,  risque  fort  de  perdre  son 
caractère  et  de  ne  fournir  qu'une  carrière  assez 
fugitive.  Il  est  singulier  de  voir  im  homme 
d'âge  vénérable,  d'expérience  et  d'intelligence, 
confondre  ainsi  une  fonction  et  un  sentiment 
et  vouloir  unir  cette  fonction,  essentiellement 
durable,  à  ce  sentiment,  essentiellement  fugitif. 
Le  mariage,  par  l'intimité  qu'il  impose,  dévoile 


—  ii6  — 


Amour  et  Mariage 


promptement  les  caractères,  alors  que  Tamour 
les  voile,  de  sorte  qu'on  pourrait  dire  que  le 
meilleur  moyen  de  désunir  deux  amants  serait 
de  les  marier.  Amour  conjugal  et  amour-pas- 
sion ne  vont  pas  très  bien  ensemble,  et  chaque 
fois  que  Ton  veut  fonder  le  premier  sur  le  se- 
cond, on  aboutit  à  une  catastrophe.  Dans  ces 
questions-là,  il  y  a  toujours  des  exceptions.  Ce 
n'est  pas  sur  elles  qu'on  peut  bâtir  la  vie  or- 
dinaire. 


—  117  — 


CHEZ   L'OCULISTE 


On  me  faisait  l'autre  jour  un  petit  tableau  de 
mœurs  bien  curieux.  Une  de  ces  sévères  et  con- 
fortables pensions  de  famUle  de  la  rive  gauche 
où,  parmi  les  allants  et  venants,  demeurent  de- 
puis longtemps  déjà  deux  Américaines  diverse- 
ment infortunées  :  l'une,  au  cours  d'un  voyage 
en  Orient,  se  réveilla  un  matin  complètement 
aveugle,  et  peu  s'en  fallut  qu'elle  ne  devînt 
folle  de  désespoir  ;  l'autre,  sa  belle-sœur,  je  crois, 
est  sourde  et  ne  communique  avec  le  monde 
extérieur  qu'au  moyen  d'un  appareil  acoustique. 


—  ii8  — 


Chez  rOculiste 


EUes  sont  restées  très  gaies  et  elles  sont  bonnes 
comme  des  personnes  qui  connaissent  le  mal- 
heur. 

Non  ignara  malt... 

EUes  s'entr'aident  et  trouvent  encore  le  moyen 
de  s'intéresser  aux  autres.  La  sourde,  qui  n'a 
plus  guère  d'espérance,  accompagne,  chaque  fois 
qu'U  le  faut,  l'aveugle,  qui  en  a  beaucoup,  au 
contraire,  chez  un  grand  oculiste,  qui  est  un 
faiseur  de  miracles.  Et  voici  le  trait  qui  m'a 
frappé.  Les   cures    de    certaines  maladies  qui 
attaquent  la  vue  peuvent  durer  des  années  et 
des  années.  Quand  il  se  produit  une  amélio- 
ration, c'est  d'une  façon  si  lente  que  le  progrès 
n'en  est  perceptible  qu'à  la  longue.  Or,  l'autre 
jour,  l'oculiste  donnait  enfin  congé  de  voir  à  des 
yeux  qui  habitaient  la  nuit  depuis  huit  ans  et, 
chargeant  de  ce  soin  suprême  un  de  ses  aides,  il 
se  réfugiait  dans  le  salon  d'attente  :  «  Quand  ils 
sont  guéris,  disait-il,  ils  veulent  tous  m'embrasser. 
Les  effusions  de  leur  reconnaissance  sont  vrai- 

—  119  — 


Petits  Crayons 


ment  gênantes...  »  Il  paraît,  en  effet,  que  le  pa- 
tient auquel  la  vue  est  rendue  est  tout  à  coup 
pris  d'une  sorte  de  délire  et  son  sauveur  n'échappe 
pas  à  la  frénésie  de  ses  baisers.  Mais,  paraît-il 
encore^  à  défaut  du  praticien,  ils  embrassent  le 
premier  venu.  Et  ceci  montre  que,  dans  la  grande 
émotion,  le  baiser  est  invincible  et  aussi  que  la 
vue  est  peut-être  le  plus  cher  des  biens. 


—    120 


LE   MUSÉE   RODIN 


Judith  Cladel  désire  que  Ton  organise  un 
musée  Rodin.  Elle  m'a  convié^  avec  beaucoup 
d'autres,  à  être  de  son  avis  et  je  le  serais  assu- 
rément si  je  croyais  que  la  statuaire  est  faite  pour 
s'entasser  dans  les  musées.  Rodin  est  un  grand 
sculpteur  ;  s'il  n'y  avait  que  ce  moyen  de  l'ho- 
norer et  de  faire  connaître  son  œuvre,  je  le  trou- 
verais nécessaire,  mais  il  y  en  a  un  autre,  qui  le 
rend  inutile.  C'est  de  répartir  ses  bronzes  et  ses 
marbres  sur  les  places  publiques,  dans  les  jar- 
dins, de  les  incorporer  à  l'architecture  ou  au 

—   121   — 


Petits  Crayons 


paysage  sans  lesquels  les  statues  ont  toujours  un 
peu  l'air  d'être  ce  qu'elles  deviennent,  en  effet, 
si  on  les  loge  en  un  musée,  des  modèles  à  copier. 
Il  y  a  tant  de  vilaines  choses  exposées  à  nos 
pauvres  yeux  aux  endroits  même  où  nous  les 
menons  se  reposer  !  Pourquoi  ne  pas  peupler 
nos  pelouses   de  merveilles,  puisque  nous  en 
avons  ?  Craint-on  que  la  beauté  fasse  peur  aux 
oiseaux  ?  C'est  une  idée  de  barbares,  des  bar- 
bares que  nous  sommes,  au  milieu  de  nos  essais 
pour  ne  pas  l'être,  de  mettre  à  l'air  tant  de  mau- 
vaises anatomies,  de  poses  grotesques,  de  figures 
tristes,  et  d'enfermer  en  des  murs,  à  l'usage  de 
quelques  amateurs,  de  grands  exemples  de  vie, 
d'harmonie,  d'art,  de  pensée.  Le  musée,  si  l'on 
y  réfléchit  bien,  n'est  que  cela,  le  témoignage 
de  la  honte  que  nous  éprouvons  devant  les  choses 
trop   lumineuses.    Si   nous    aimions   les   belles 
formes,  nous  leur  donnerions  un  autre  cadre  que 
les  caves  du  Louvre  ou  le  hangar  du  Luxembourg; 
nous  les  voudrions  pour  témoins  de  notre  vie 
et  nous  les  mêlerions  à  notre  existence  quoti- 

—   122  — 


Le  Musée  Rodin 


dienne.  Oui,  c'est  dehors,  à  la  vue  de  tous,  qu'il 
faut  placer  d'abord  l'œuvre  de  Rodin.  Les  mu- 
sées, ou  le  musée,  conserveront  les  ébauches,  les 
études,  les  fragments,  pour  la  curiosité  ou  la 
passion  des  amateurs  et  des  artistes.  Ne  cachons 
pas  la  beauté. 


—  123  — 


BAL   PARÉ 


Je  sors  d'un  bal  paré^  et  dans  la  lucidité  mo- 
dérée que  laisse,  même  quittée  avant  la  fin,  une 
pareille  fête,  j'en  voudrais  noter  quelques-unes 
des  impressions  qu'elle  m'a  laissées.  Le  costume 
qui  semble  de  beaucoup  avoir  la  préférence,  pour 
les  femmes  aussi  bien  que  pour  les  hommes, 
jeunes  ou  mûrs,  c'est  le  costume  oriental,  arabe, 
turc,  persan,  et  même  chinois.  Rien  ne  corrige 
mieux,  ne  redresse  mieux  l'esthétique  mâle  dont 
les  vêtements  trop  ajustés  font,  au  contraire, 
saiUir  les  défauts.  Les  Orientaux  sont  vraiment 

—  124  — 


Bal  paré 

des  maîtres  en  fait  d'habillement.  Et  je  ne  parle 
pas  des  nuances  de  l'étoffe,  aux  tons  amortis  et 
pourtant  éclatants.  L'homme  d'Occident  a  beau- 
coup perdu,  vraiment,  en  abandonnant  la  robe 
qui  a  naturellement,  quand  elle  est  simple  et 
riche,  de  l'autorité  et  même  de  la  majesté.  La 
robe  est  dominatrice  ;  il  est  évident  qu'une  partie 
du  prestige  féminin  tient  à  la  robe  et  à  son  mys- 
tère. Comme  il  y  avait  au  programme  une  petite 
comédie  dix-huitième  siècle,  on  vit  aussi  quel- 
ques costumes  du  même  style  :  une  robe  de 
pacha  éclipse  vite  un  habit  de  cour.  Un  homme 
de  lettres,  connu  pour  son  ampleur  (qu'il  ne 
soit  pas  qualifié  autrement)  afiirma,  sous  la 
pourpre  romaine,  la  dignité  de  l'Occident  : 
l'ÉgHse  a  quelque  chose  d'oriental.  Le  masque, 
loup  ou  cagoule,  n'est  plus  très  en  faveur. 
Presque  seule,  la  maîtresse  de  la  maison  en  garda 
l'énigme,  assurée  ainsi  d'un  peu  plus  de  liberté. 
Il  y  en  eut  quelques  autres,  pourtant,  et  cela 
mettait  çà  et  là  une  note  d'intrigue.  Même  quand 
on  connaît  bien  les  personnes,  on  y  est  pris,  au 

—  125  — 


Petits  Crayons 


moins  un  instant  ;  on  dirait  que  le  masque  voile 
aussi  le  timbre  de  la  voix.  En  somme,  un  bal 
paré,  entre  personnes  distinguées,  n'est  aucu- 
nement un  plaisir  médiocre.  En  se  travestissant, 
les  hommes  se  manifestent  avec  plus  de  vérité 
que  sous  l'uniforme  habit  moderne  ;  les  goûts 
se  font  voir  ingénument,  s'avouent  avec  bon- 
heur. C'est  peut-être  dans  la  vie  quotidienne  que 
les  hommes  portent  le  loup  le  plus  opaque  et  le 
déguisement  le  plus  absolu.  C'est  bien  ainsi. 
Remets  ton  masque  de  chair,  amie,  voici  les 
autres. 


—  126 


PHILOSOPHIE 


Tous  les  jours,  après  déjeuner,  mon  chat 
commence,  comme  un  héros  de  Stendhal,  sa 
chasse  au  bonheur.  On  a  jeté  du  grain  ou  émietté 
du  pain  sur  une  corniche,  vers  laquelle  trois 
fenêtres  convergent  et  le  voilà  occupé  à  aller  de 
l'une  à  l'autre  au  guet  des  moineaux.  Il  n'en  a 
jamais  pris  un  seul,  jamais,  parce  que,  de  ces 
trois  fenêtres,  l'une  est  grillée  et  les  autres  tou- 
jours fermées.  Cela  ne  le  décourage  pas  et  son 
émotion  est  toujours  pareille,  lorsqu'il  aperçoit, 
à  travers  la  vitre,  ou  à  travers  le  lacis  de  fil  de 

—  127  — 


Petits  Crayons 


feij  l'oiseau  de  ses  rêves.  Il  se  tapit,  puis  il  se 
dresse,  les  pattes  crispées,  un  petit  cri  de  con- 
cupiscence sort  de  sa  gorge,  toute  sa  fourrure 
frissonne.  Quand  les  oiseaux  s'envolent,  il  les 
suit  des  yeux,  il  court  à  la  seconde  fenêtre,  à  la 
troisième  :  il  n'a  pas  un  moment  de  répit.  Enfin, 
lassé,  non  d'avoir  en  vain  poursuivi  son  désir, 
mais  d'avoir  tant  couru,  il  se  pose  sur  un  fau- 
teuil, les  pattes  sous  le  ventre,  la  tête  dans  le  cou 
et  il  s'endort. 

Moi  aussi,  jadis,  quand  je  n'avais  pas  de  chat 
et  quand  je  n'avais  pas  d'expérience,  je  partais 
après  déjeuner  à  la  chasse  au  bonheur.  Je  ne  l'ai 
jamais  rencontré  et  cela  ne  me  décourageait  pas, 
car  j'avais  vu  son  ombre  passer  et  cela  avait 
suffi  pour  me  tendre  les  nerfs  et  me  remuer  le 
cœur.  Quel  jour  me  suis-je  découragé,  quel  jour 
d'amertume  et  de  désolation  ?  Ah  !  je  me  sou- 
viens. Ce  jour-là  le  grand  oiseau  m'avait  frôlé 
la  joue,  et  j'avais  saisi  son  aile  errante  :  une  plume 
m'en  resta  aux  doigts.  C'est  avec  cela  que  j'écris 
quand  je  ne  contemple  pas  les  mouvements  de 

—  128  — 


Philosophie 

mon  chat  et  les  joies  que  lui  donnent  les  moi- 
neaux. Mais  je  la  cache.  Il  ne  faut  pas  qu'il 
apprenne  que  l'on  peut  parfois  arracher  une 
plume  aux  ailes  du  bonheur,  une  plume  vaine, 
une  plume  morte  et  qui  n'est  bonne  qu'à  écrire 
l'histoire  des  rêves  dont  on  a  vu  passer  l'ombre 
ou  les  ailes  au-dessus  de  la  vie 


—  129  — 


LE    BRUIT 


Dans  rétat  de  civilisation,  tous  les  organes  des 
sens  sont  plus  ou  moins  protégés  contre  les  con- 
tacts brutaux  du  monde  extérieur,  tous,  un  seul 
excepté,  —  l'oreille. 

On  n'a  pas  le  droit  de  vous  toucher  sans  votre 
permission,  et  fussiez-vous  la  femme  de  Sgana- 
relle,  on  vous  empêcherait  d'être  battue. 

On  pense  à  vos  yeux.  C'est  à  leur  intention 
que  les  personnes  délicates  protègent  les  pay- 
sages et  veillent,  sans  y  réussir  bien  souvent,  que 
les  monuments  s'élèvent  selon  d'agréables  Hgnes 
Mais  l'intention  y  est. 


130 


Le  Bruit 

On  a  soin  des  papilles  de  votre  bouche  et  l'on 
veille  à  ce  que  leur  inconscience  ne  subisse  pas 
de  trop  frauduleux  contacts. 

Votre  nez  est  l'objet  de  constantes  sollicitudes, 
que  la  chaleur  contrarie  souvent,  mais  les  rues 
sont  à  peu  près  nettoyées  à  votre  intention,  et 
purgées  de  leurs  odeurs.  Seule,  l'oreille  a  été 
oubliée. 

Contre  elle,  on  dirait  que  tout  est  permis. 
Contre  elle  on  a  mis  en  liberté  tous  les  bruits, 
qui  comme  autant  de  furieux  dogues,  montent 
à  l'assaut  de  sa  tranquillité.  Les  pianos,  les 
autos,  les  gramophones  et  les  cris  humains  em- 
plissent les  rues  et  les  maisons,  où  le  point 
d'orgue  est  donné  par  des  tuyauteries  qui  ont 
pour  but  d'amener  l'eau,  mais  surtout  de  faire 
de  la  musique.  Il  n'y  a  plus  de  silence.  Les 
hommes,  qui  le  détestent,  ont  fini  par  le  tuer. 
Pour  inexplicable  que  soit  cette  haine,  elle  est. 
Même  quand  il  est  seul,  l'homme  fait  du  bruit. 
Il  chante.  C'est  une  hantise.  Mais  peut-être  que 
s'il  demeurait  silencieux,  il  s'entendrait  penser 


131 


Petits  Crayons 


et  qu'il  aurait  honte.  Si  parfois  on  a  un  instant 
de  répit,  le  soir,  ce  n'est  qu'un  instant.  Bientôt 
monte  une  voix  en  dents  de  scie  avec  laquelle 
vient  alterner  un  délicieux  solo  de  phonographe 
qui  imite  la  foire  de  Neuilly.  Sacrum  silentium^ 
disait  le  vieux  moine  de  jadis,  ô  silence  sacré, 
où  es-tu  ?  Et  dire  que  si  tout  le  monde  était 
comme  moi,  on  entendrait  voler  les  mouches  ! 


—  132  — 


L'AME    DU    BIBLIOPHILE 


Il  n'est  pas  toujours  facile  de  pénétrer  dans 
l'âme  d'un  bibliophile^  de  démêler  les  raisons 
pour  lesquelles  il  convoite  un  livre,  en  dédaigne 
un  autre.  Le  bibliophile  est  un  être  fort  subtil 
et  beaucoup  moins  fol  que  le  public  ne  le  croit. 
Fini,  le  temps  où  on  pouvait  encore  se  le  re- 
présenter sous  les  traits  dessinés  par  La  Bruyère, 
enfermé  dans  sa  tannerie  et  couvant  d'un  œil 
jaloux  des  livres  magnifiquement  reliés  et  qu'il 
n'ouvrait  jamais.  Fini  de  se  le  figurer  comme  un 

—  133  — 


Petits  Crayons 


maniaque  n'ayant  d'autre  motif  à  préférer  une 
édition  que  la  faute  d'impression  qui  la  dépare. 
Le  bibliophile  contemporain  doit  être  un  homme 
de  goût,  avoir  des  lettres  et  savoir  se  décider 
autant  pour  des  motifs  littéraires  que  pour  des 
motifs  matériels  ou  de  pure  curiosité.  Il  doit 
suivre  la  mode,  nécessairement,  mais  avec  pru- 
dence et  ne  pas  craindre  de  dédaigner  ce  qu'elle 
prône  sans  raisons  valables,  de  rechercher  ce 
qu'elle  néglige.  Il  doit  avoir,  ce  qui  a  trop  manqué 
à  beaucoup  de  ses  prédécesseurs,  l'esprit  critique, 
ne  pas  moins  se  connaître  en  littérature  qu'en 
papiers  et  en  parfaits  tirages.  Son  affaire  est  de 
conserver  intacts  des  livres  dont  le  texte  oflFre 
une  valeur  certaine,  de  les  conserver  avec  toute 
la  fraîche  apparence  qu'ils  eurent  à  leur  appari- 
tion. C'est  de  là  que  vient  l'extrême  importance 
qu'ils  attachent  à  leur  couverture  et  vraiment  il 
faudrait  être  un  barbare  pour  se  moquer  d'un  tel 
souci,  car  la  couverture  est  une  peau  et  jamais 
écorché  ne  fut  très  séduisant.  C'est   grâce   aux 
bibliophiles  que   l'on  saura  un  jour  comment 

—  134  — 


VA  me  du  Bibliophile 


étaient  faits  nos  livres  et  quelle  était  leur  beauté 
extérieure,  car  seuls  ils  exigent  des  papiers  du- 
rables et  seuls  ils  savent  les  vêtir  avec  soin. 
Tous  les  écrivains  doivent  aimer  les  biblio- 
philes. 


135  — 


LA   CHOSE   CULINAIRE 


Il  y  a  des  gens  qui  pardonneront  difficilement 
à  réditeur  du  passage  Choiseul  d'avoir  con- 
damné Anatole  France  à  rédiger  un  Dictionnaire 
de  cuisine.  Pour  moi,  je  suis  persuadé  que  le  pur 
écrivain  a  Tâme  trop  romantique  et  trop  pitto- 
resque pour  avoir  gardé  de  cette  burlesque  aven- 
ture un  souvenir  très  amer.  Qui  sait  d'ailleurs 
si  ce  n'est  pas  de  là  qu'est  sorti  le  premier  des- 
sein de  la  Rôtisserie  de  la  reine  Pédauque  ?  La 
cuisine  touche  de  toutes  parts  à  la  littérature. 
Pour  savoir  bien  écrire,  il  faut  savoir  bien  man- 

-  136  - 


La  Chose  culinaire 


ger,  et  pour  bien  manger  il  n'est  rien  de  tel 
que  d'avoir  bonne  provision  de  recettes. 
Alexandre  Dumas,  Clésinger,  Théophile  Gau- 
tier et  d'autres  romantiques  illustres  pen- 
saient même  qu'il  fallait  mettre  soi-même  la 
main  à  la  pâte.  Judith,  l'actrice,  dont  les 
agréables  «  Souvenirs  »  viennent  de  paraître,  a 
vu  chez  elle  Théo  se  charger  fièrement  du  rôle 
modeste  de  gâte-sauce,  cependant  que  Dumas 
accommodait  un  lièvre  avec  autant  de  dextérité 
qu'im  roman.  Il  n'est  guère  de  bon  livre  qui 
ne  contienne  quelques  bonnes  idées  culinaires. 
Rabelais  en  est  plein,  et  les  plus  doctes  se  dis- 
putent l'honneur  de  les  commenter.  Par  ma  foi, 
j'aimerais  mieux  rédiger  un  dictionnaire  de 
cuisine  qu'un  dictionnaire  de  morale.  Plus  savou- 
reuse, la  matière  en  est  plus  précise  aussi  et  laisse 
moins  de  prise  à  la  dispute.  La  cuisine  est  un 
art  péremptoire,  qui  n'est  limité  que  par  le  goût. 
Les  vieux  livres  sur  ce  sujet  m'agréent  fort,  et 
il  m'a  été  douloureux  d'apprendre  que  le  De 
re  culinaria^  d'Apicius,  était  apocryphe.  Je  m'en 


—  137  — 


Petits  Crayons 


consolerais  si  Anatole  France  avait  rédigé  vrai- 
ment les  recettes  du  traité  de  chez  Lemerre,  mais 
il  ne  faut  pas  trop  y  compter,  et  cela  restera  un 
problème  apicien,  enveloppant,  comme  une 
odeur  gourmande,  le  nom  du  premier  de  nos 
écrivains. 


138- 


SUR   DEUX  ŒUVRES   D'ART 


Deux  étonnements  m'attendaient  hier  au 
Salon  d'automne  où  j'ai  pénétré  par  la  porte  des 
artistes  qui  viennent  jeter,  avant  le  vernissage, 
un  dernier  coup  d'œil  à  leurs  œuvres,  avant  de 
les  laisser  seules  avec  le  public  :  l'exposition 
particulière  du  peintre-sculpteur  Henry  de 
Groux  et  le  monument  de  Beethoven  du  sculp- 
teur-architecte José  de  Charmoy.  Au  monument 
il  manque  encore  la  figure  principale,  mais  je 
l'ai  vue  antérieurement,  presque  finie,  et  il  me 
semble  que  mon  imagination  en  reconstitue  assez 


139 


Petits  Crayons 


aisément  l'ensemble  grandiose,  dont  les  quatre 
figures  d'angle,  exposées  en  ligne,  éploient  leurs 
ailes  assyriennes  en  un  fantastique  groupement. 
C'est  de  la  sculpture  qui  n'est  pas  seulement 
haute  et  large,  mais  qui  est  grande.  Les  faces^ 
sévèrement  taillées,  les  plis  des  robes  harmo- 
nieusement développés,  les  bras  levés  selon  des 
courbes  graduées  pour  dire  la  continuité  de 
l'effort,  tout  cela  cause  une  sorte  d'émerveille- 
ment. On  n'est  plus  habitué  à  cela.  Malgré  qu'on 
voudrait  rester  encore,  on  gravit  l'escaUer  et 
voici  une  salle  remplie  des  œuvres  anciennes  et 
récentes  de  Henry  de  Groux  et  d'abord,  rem- 
plissant une  large  partie  du  panneau  du  fond, 
le  fameux  Christ  aux  outrages  qui  fut  presque 
célèbre  il  y  a  quinze  ans  et  qui  n'a  perdu,  bien 
au  contraire,  aucune  de  ses  qualités.  Il  semble 
que  les  tons  en  sont  mieux  fondus  ou  peut-être 
la  lumière  est-elle  meilleure  là  que  dans  l'étrange 
atelier  de  la  rue  Blomet,  où  il  fut  un  instant 
exposé.  C'est  décidément  une  œuvre.  Elle  s'en- 
toure de  toutes  sortes  de  toiles  dans  la  manière 


—  140  — 


Sur  deux  œuvres  (ïart 


fougueuse,  énigmatique  et  tourmentée  qui  lui 
est  chère,  et,  nouveauté  que  rien  ne  laissait  pré- 
voir, d'une  théorie  de  statues,  de  bustes,  de 
groupes  d'une  facture  un  peu  singulière,  mais 
qui  témoignent  d'un  elSfort  rare.  Et  c'est  bien 
toujours  le  de  Groux  que  nous  avons  connu,  le 
de  Groux  qui  n'est  pas  rentré  dans  le  conte 
d'Hoffmann  dont  il  était  sorti.  Il  m'a  confié  que 
rien  ne  l'étonnait,  qu'il  avait  retrouvé,  après 
quinze  ans,  Paris  identique  à  lui-même.  Peut- 
être  n'a-t-il  pas  encore  eu  le  temps  de  regarder 
les  cubistes  ? 


—  141  — 

10 


STATUES    DE   PARIS 


Quand  on  entre  au  jardin  du  Luxembourg  par 
la  porte  qui  s'ouvre  en  face  de  l'Odéon,  la  pre- 
mière chose  que  Ton  découvre  sur  la  gauche,  c'est 
le  buste  de  Murger.  Et  voilà  ce  qu'on  appelle 
le  jardin  des  poètes  !  Enfin,  supposons  qu'il  en 
est  le  concierge  et  qu'on  l'a  mis  là  pour  symbo- 
liser la  profession  de  son  père.  C'est  l'interpré- 
tation la  plus  favorable.  Elle  n'en  donne  pas 
moins  une  fâcheuse  idée  des  effigies  que  l'on  est 
exposé  à  rencontrer  dans  un  lieu  public.  Eh 
bien  !  Murger  n'est  rien,  Murger  n'est  qu'une 

—  142  — 


Statues  de  Paris 


statue  comique  :  il  y  en  a^  dans  Paris,  d'effa- 
rantes, il  y  en  a  de  honteuses.  Et  je  ne  parle  pas 
seulement  des  bonshommes  érigés  çà  et  là  en 
bronze  ou  en  marbre,  je  parle  aussi  de  la  qua- 
lité de  ces  œuvres  d'art.  Montez  sur  l'impériale 
d'un  des  deux  grands  tramways  qui  suivent  le 
boulevard  Saint-Germain.  Ils  s'arrêtent  place 
Maubert,  juste  en  face  le  monument  d'Etienne 
Dolet;  vous  vous  trouverez  nez  à  nez  avec  les 
deux  nymphes  mélancoliques  dont  s'accole  ledit 
monument  et  vous  ressentirez  aussitôt  une 
grande  pitié  pour  la  statuaire  française.  Qui  a 
fait  cela  ?  On  ne  sait.  Peut-être  bien  l'Adminis- 
tration, peut-être  la  Ligue  de  M.  Bérenger  ?  Ah  ! 
ces  femmes  nues,  au  moins,  ne  corrompront  pas 
la  jeunesse  !  Ayant  vu  que  les  femmes  sont  en 
bois,  elle  continuera  son  chemin  vers  les  pan- 
thères du  Jardin  des  Plantes,  auxquelles  il  passe 
quelquefois  de  beaux  frissons  sous  la  peau.  De 
quelque  côté  qu'on  les  prenne,  elles  font  de  la 
peine,  les  statues  de  Paris.  Oui,  je  sais,  il  y  a 
quelques  exceptions.  C'est  probablement  pour 


—  143  — 


Petits  Crayons 


ne  pas  en  augmenter  le  nombre  qu'on  s'obstine 
à  refuser  un  Beethoven,  qui  a  le  mérite  d'être 
bien  représentatif  de  la  sérénité  et  de  la  sévérité 
du  grand  musicien.  On  lui  reproche,  dit-on,  de 
ne  pas  être  assez  guilleret.  Mais  n'avons-nous 
pas,  dans  le  genre  gai,  les  deux  pharmaciens  qui 
éploient  à  la  brise  leurs  robes  dévergondées, 
quelque  part  du  côté  de  l'Observatoire  ?  N'avons- 
nous  pas  Chappe  et  son  appareil  à  faire  peur 
aux  oiseaux?  Allez,  les  statues  hilares  ne  nous 
manquent  pas. 


—  144  — 


LA    BEAUTÉ    DE   PARIS 


Paris  est-il  une  belle  ville  ?  Sans  doute.  Mais 
il  ne  faut  pas  exagérer  et  confondre  ce  qui  nous 
est  utile,  ce  qui  nous  plaît  par  l'accoutumance, 
avec  ce  qui  est  beau,  absolument.  J'entendais 
dire  à  un  Américain  de  Washington  que  Paris 
manquait  de  verdure  et  que  ses  rares  pelouses 
étaient  bien  étriquées.  Il  est  certain  que  le  fau- 
bourg Montmartre  est  plutôt  dénué  d'espaces 
libres,  mais  un  Parisien  ne  prend  guère  garde 
à  cela.  Au  conseil  municipal,  on  considère  que 
l'avenue  de  l'Opéra  est  de  la  plus  belle  esthé- 

—  145  — 


Petits  Crayons 


tique^  et  Ton  voudrait  bien  fabriquer  un  Paris 
tout  en  avenues  de  l'Opéra.  Pensez  donc^  on 
pourrait  y  lancer  des  milliers  d'autobus  à  la 
fine  silhouette.  D'autres,  il  n'y  en  a  pas  beau- 
coup,  regardent  la  ligne  des  quais  du  jardin 
des  Plantes  à  l'Aima,  comme  un  des  plus  beaux 
paysages  urbains  qui  soient  au  monde.  Je  le 
croirais  volontiers  ;  aussi  projette-t-on  un  pont 
monumental  qui  en  coupera  en  deux  la  perspec- 
tive !  On  n'a  pas  pu  encore  se  mettre  dans  la 
tête,  en  France,  qu'un  pont  doit  être  tout  uni, 
que  sa  beauté  est  de  passer  inaperçu.  Oh  !  cette 
garniture  de  foyer  pour  géant  enrichi  qu'est  le 
pont  Alexandre  III  !  Paris,  en  somme,  serait 
une  assez  belle  ville  si  on  en  pouvait  raser  les 
monuments  absurdes  qui  la  déparent  et  ployer 
un  peu  trop  de  rues  rectilignes  qui  la  raidissent 
et  qui  l'ont  aplatie.  Le  sol  de  Paris  était  mouve- 
menté, il  n'y  a  pas  encore  si  longtemps  ;  mais 
quand  on  nous  parle  de  la  butte  des  Moulins, 
il  nous  est  bien  difficile  de  nous  la  représenter 
entre  le  Théâtre-Français  et  l'Opéra.  Si  les  vrais 


—  146 


La  Beauté  de  Paris 


amis  de  Paris  savaient  ce  que  Haussmann  lui  a 
enlevé  de  pittoresque,  comme  sites,  comme 
vieilles  et  nobles  architectures  !  J'ai  trouvé, 
Tautre  jour,  sur  les  quais,  un  mauvais  album 
du  vieux  Paris.  Je  n'ai  pas  osé  Tacheter  :  cela 
me  faisait  trop  de  peine. 


147  — 


VILLES    D'ART 


Rouen  est  célèbre  parmi  ce  qu'on  appelle  un 
peu  légèrement  les  «  villes  d'art  )y^  car  il  n'y  en 
a  plus  guère,  mais  elle  serait  plus  célèbre  encore 
auprès  des  Français,  si  elle  se  trouvait  en  Alle- 
magne ou  en  Belgique.  La  plupart  d'entre  nous 
ont  connu,  avant  celle  de  Rouen,  la  réputation 
de  Bruges  et  celle  de  Nuremberg,  par  exemple, 
et  si  ces  cités  illustres  n'ont  pas  tenu  pour 
nous  tout  ce  que  leur  nom  promettait,  combien 
sommes-nous  qui  osent  l'avouer  ?  Peut-être  que 
l'activité  un  peu  vulgaire  de  son  port,  plein  de 

—  148  — 


Villes  d'Art 


charbon,  de  pétrole  et  de  planches  de  sapin  a 
fait  du  tort  à  Rouen  près  de  quelques  rêveurs, 
amis  du  silence  et  du  repos.  A  ceux-là,  la  mort 
de  Bruges  est  un  plus  émouvant  sujet  de  médi- 
tation. Je  n'en  suis  pas,  je  l'avoue,  et  pour  moi 
le  charme  unique  de  Rouen  est  fait  de  ce  mé- 
lange ou  de  cette  juxtaposition  de  la  vie  et  de 
la  mort.  Sans  les  sirènes  qui  gémissent  à  l'en- 
trée et  à  la  sortie  du  port,  la  cathédrale  serait 
moins  belle  et  cette  activité  moderne  donne  une 
valeur  à  ce  qui,  deux  pas  plus  loin,  sommeille 
du  passé.  C'est  le  caractère  de  l'art  d'être  tou- 
jours vivant,  sans  doute,  mais  ne  semble-t-il  pas 
que  les  vieilles  pierres  sculptées  acquièrent,  au 
contact  d'une  intense  vie  quotidienne,  une  beauté 
nouvelle  et  de  contraste  ?  On  regrette  assuré- 
ment que  nos  activités  industrielles  n'aient  pas 
su  se  développer  selon  un  mode  plus  harmonieux, 
mais  c'est  précisément  pour  cela  qu'il  faut  se 
réjouir  de  voir  dans  une  même  ville  exister  les 
deux  civilisations,  celle  d'hier  qui  voulait  de 
la  beauté  et  celle  d'aujourd'hui  qui  n'y  pense 

—  149  — 


Petits  Crayons 


qu'en  second  lieu,  quand  elle  y  pense.  Que  les 
trolleys  longent  la  cathédrale,  frôlent  Saint- 
Maclou,  enserrent  Saint-Ouen,  cela  peut  cho- 
quer les  naïfs  pour  qui  l'art  réside  surtout  dans 
les  musées,  mais  plaît  au  contraire  à  celui  qui 
y  voit  comme  le  symbole  du  présent  prenant 
sous  sa  protection  le  passé  et  s'en  faisant  le  guide 
et  le  gardien.  C'est  à  cette  condition  que  «  les 
villes  d'art  »  sont  des  villes  complètes,  —  et 
Rouen  en  est  une. 


—  150  — 


LA   SEINE 


A  bord  du  Druide. 

On  ne  célèbre  pas  assez  la  Seine.  Il  semble  vrai- 
ment qu'elle  ne  soit  aimée  et  admirée  que  par  des 
muets  ou  par  de  ces  gens  qui  gardent  farouche- 
ment pour  eux-mêmes  leurs  impressions  égoïstes. 
Ce  qu'on  pourrait  appeler  la  «  littérature  de  la 
Seine  »  est,  en  effet,  assez  pauvre,  depuis  les 
fadeurs  de  Mme  Deshoulières  aux  terribles  phi- 
losophies  de  Jean  Revel.  Flaubert,  qui  passa 
presque  toute  sa  vie  les  yeux  fixés  sur  elle,  ne 
semble  pas  l'avoir  vue  comme  il  eût  dû  la  voir, 

—  151  — 


Petits  Crayons 


selon  toutes  ses  grâces  et  toutes  ses  fraîcheurs. 
Seul^  Maupassant  Ta  un  peu  sentie,  mais  ce  sont 
des  impressions  de  canotier.  Il  y  a  toujours  du 
canotier  dans  les  impressions  de  Maupassant  et 
dans  sa  littérature.  La  Seine  est  agréable  à  con- 
templer de  la  rive  ou  du  haut  d'une  des  collines 
de  verdure  ou  de  craie,  mais  pour  en  jouir  plei- 
nement, il  faut  en  suivre  sur  un  bateau  tous  les 
détours,  pénétrer  successivement  dans  tous  ses 
paysages.  La  solitude  d'un  yacht  (où  on  n'entend 
pas  le  gramophone  !)  convient  admirablement. 
Le  léger  bruit  de  la  machine  n'empêche  pas  la 
pensée  de  suivre  ou  de  remonter  le  courant, 
d'accompagner  les  légères  barques  qui  traver- 
sent le  fleuve  ou  de  s'accrocher  aux  lourds  ba- 
teaux qui  le  remontent  ou  qui  le  descendent. 
On  s'attarde  au  milieu  des  larges  nappes  d'ar- 
gent ridées  d'un  petit  friselis  et  où  on  a,  si  on 
regarde  l'eau,  uniformément  d'un  bleu  d'acier, 
la  sensation  de  stationner  au  milieu  d'un  lac. 
Plus   loin,   des   reflets    verts   la   traversent   en 
fonçant  sa  teinte  :  on  longe  des  forêts  ou  de  hauts 


152 


La  Seine 

coteaux  de  bruyères.  Aujourd'hui,  il  y  a  peu  de 
trains  de  bateaux,  le  silence  est  vaste,  doux  et 
profond.  Qu'il  fait  bon  vivre  sur  la  Seine  et 
qu'elle  a  de  douceurs  !  Au  delà  de  Rouen,  elle 
bouillonne  tout  à  coup,  se  gonfle  et  le  courant 
comme  un  beau  serpent  se  retourne  tête  à  queue 
et  fuit  en  sens  inverse  :  c'est  le  flot,  comme  on 
dit  ici.  Ce  n'est  qu'un  moment  de  trouble.  Le 
silence  redevient  le  maître,  les  ombres  s'allon- 
gent. Le  fleuve  vit  d'une  vie  encore  plus  lente, 
plus  profonde,  plus  intérieure.  Allez  sur  la 
Seine  et  soyez  ses  amis. 


-  153  — 


A    LA   VOILE 


Cela  m'a  fait  plaisir  d'apprendre  que  Ton 
vient  de  lancer,  à  Bordeaux,  un  bateau  à  voile 
presque  grand  et  rapide  comme  un  transatlan- 
tique, un  bateau  à  cinq  mâts.  Le  bateau  à  voiles, 
c'est  peut-être  ce  que  l'homme  a  créé  de  plus 
beau,  et  la  simplicité  et  la  grandeur  du  paysage 
où  il  évolue  lui  donnent  même  je  ne  sais  quelle 
supériorité  sur  les  cathédrales,  toujours  dimi- 
nuées et  contaminées  par  leur  milieu  urbain. 
Mais  à  quoi  bon  comparer  ces  deux  choses  ? 
Il  faut  les  regarder  en  elles-mêmes.  Le  bateau 

—  154  — 


A  la  Voile 

à  voiles  est  plus  majestueux  et  beaucoup  plus 
vivant  que  le  bateau  à  vapeur.  Cela  tient  sans 
doute  à  ce  que  son  moteur  est  visible^  à  ce  que, 
grâce  à  sa  voilure,  il  semble  naviguer  à  la  fois 
sur  Teau  et  dans  le  ciel,  et  naviguer  sans  effort, 
par  le  seul  fait  de  son  existence.  J'ai  toujours 
rêvé  d'une  longue  traversée  sur  un  voilier  pareil 
à  ceux  que  Ton  voit  dans  les  vieilles  gravures 
coloriées  et  qui  portent  sur  leur  pont  des  balles 
de  coton  et  des  cages  à  perroquets.  Ces  bateaux, 
qu'on  le  sache,  ne  faisaient  pas  plus  naufrage  que 
les  bateaux  à  vapeur.  Ils  savaient  fuir  avec  élé- 
gance, quoique  parfois  avec  angoisse,  sous  la 
tempête.  Courbés,  les  vergues  à  toucher  les  va- 
gues, ils  se  relevaient  avec  grâce,  les  mâts  leur 
servant  en  quelque  sorte  de  balancier,  dans  ces 
formidables  jeux  d'équilibre.  Rien  ne  fait  mieux 
voir  le  génie  humain  que  ces  grands  voiliers  où 
tous  les  résultats  utiles  sont  obtenus  par  les 
moyens  les  plus  simples,  le  mécanisme  le  plus 
élémentaire.  La  voile  est  très  loin  encore  d'avoir 
donné  toute  son  utilité.  Est-ce  que,  récemment, 

—  155  — 


Petits  Crayons 


on  n'y  a  pas  songé  pour  les  aéroplanes  ?  La 
voilure  d'un  aéroplane  différerait  beaucoup  de 
forme  de  la  voilure  d'un  bateau,  mais  elle  la 
surpasserait  encore  en  simplicité.  Le  définitif 
ne  peut  être  trouvé  que  dans  le  simple. 


-156- 


CARTES   POSTALES 


Il  y  a  une  chose  qui  m'amuse  toujours  en 
voyage,  c'est  le  rôle  de  la  carte  postale  illustrée. 
On  dirait  vraiment  que  la  plupart  des  gens  ne 
se  déplacent  que  pour  avoir  le  plaisir  d'envoyer 
à  leurs  amis  la  photographie  des  sites  ou  des 
monuments  rencontrés  sur  leur  chemin.  Je  me 
souviendrai  toujours  de  cette  famille  faisant 
irruption  à  la  terrasse  d'un  hôtel  d'où  l'on  avait 
sur  la  mer  et  les  rochers  une  vue  des  plus  pitto- 
resques. Ils  arrivèrent,  jetèrent  un  coup  d'oeil  au 
paysage,  s'assirent  résolument  en  lui  tournant 

—  157  — 

II 


Petits  Crayons 


le  dos  et  se  mirent  à  signer  et  à  timbrer  à  l'en- 
vers des  cartes  postales.  Puis  leur  besogne  ma- 
niaque achevée,  ils  disparurent  par  les  rues  de 
la  petite  ville.  On  s'est  beaucoup  moqué  des 
Anglaises  qui  admirent  les  tableaux  des  musées 
dans  les  descriptions  de  leur  Baedeker  ou  de 
leur  Murray,  on  peut  bien  rire  un  peu  des  Fran- 
çaises qui  ne  regardent  les  paysages  que  sur  les 
cartes  postales.  A  quoi  bon  voyager,  alors  ?  Il 
serait  beaucoup  plus  simple  de  se  rendre  dans 
une  bonne  maison  de  photographie  et  de  choisir 
là  les  images  dont  on  voudrait  faire  croire  qu'on 
en  a  contemplé  la  réahté.  D'autant  plus  qu'il 
existe  à  Paris  des  agences  qui  peuvent  faire  par- 
venir à  leur  adresse,  d'un  point  quelconque  du 
globe,  les  lettres  et  les  cartes  qu'on  leur  remet. 
Je  signale  aux  amateurs  ce  moyen  de  voyager  éco- 
nomique et  reposant.  Voulez-vous  faire  croire  à 
vos  amis  et  même  à  vos  simples  connaissances 
que  vous  êtes  en  train  de  vous  extasier  sur  les 
chutes  du  Niagara  ?  Rien  de  plus  simple,  et 
pas  besoin  de  prendre  le  paquebot.  Votre  écri- 


-158- 


Cartes  postales 


ture  fera  le  voyage  pour  vous  et  vous  en  retirerez 
beaucoup  plus  de  considération  que  si  vous  aviez 
été  expédier  vous-même  la  preuve  de  vos  excur- 
sions au  Puy-de-Dôme  ou  à  Roscoff.  Je  connais 
une  de  ces  agences.  Souffrez  que  je  ne  vous 
en  décèle  pas  l'adresse.  Croyez  plutôt  que  j'ai 
beaucoup  d'imagination.  Cela  me  flattera. 


—  159  — 


LE   CIEL    BLEU 


Ce  qu'il  y  a  de  plus  énervant  dans  ces  cha- 
leurs sèches,  dans  cet  éternel  beau  temps  que 
nous  subissons,  c'est  la  couleur  du  ciel.  Cet 
implacable  bleu  qui  se  déploie  quotidiennem.ent 
au-dessus  de  nos  têtes  n'est  ni  profond,  ni  res- 
plendissant, ni  saphirien  ;  c'est  un  bleu  lai- 
teux, un  bleu  plombé,  un  bleu  bête,  un  bleu 
pauvre.  On  dirait  que  toute  la  pluie  des  anciens 
temps  l'a  tant  lavé  et  relavé,  que  la  couleur  en 
a  fondu,  comme  d'une  mauvaise  étoffe.  Oh  !  ce 
bleu  lessivé  qui  s'étend  là-haut^  interminable- 

—  i6o  — 


Le  Ciel  bleu 


ment  !  Comme  on  comprend  que  cela  soit  Tidéal 
des  mauvais  poètes  et  des  rêveurs  jobards,  et 
que  Zola  avait  raison  de  railler  les  culbutes  dans 
le  bleu.  Qui  voudrait  vraiment  jouer  à  se 
rouler  dans  ces  solitudes  déteintes  ?  Les  enfants 
eux-mêmes  y  regarderaient  à  deux  fois.  Dire 
que  Mallarmé  lui-même  a  chanté  l'azur  !  Il  ne 
le  connaissait  pas,  c'est  son  excuse,  il  le  rêvait. 
Nous  le  connaissons,  nous  misérables,  et  nous  ne 
serons  nullement  tentés  d'en  rêver,  quand  il 
ne  sera  plus.  Nous  sommes  hantés  par  les  nuages 
changeants.  O  nuages  admirables,  nuages  clé- 
ments, nuages  doux,  nuages  lumineux,  vastes 
fleurs  du  ciel,  quand  reviendrez-vous  sourire  au- 
dessus  de  vos  fils  désolés,  de  vos  fils  abrutis  par 
l'azur  ?  Quand  nous  rendrez-vous  les  belles 
féeries  de  lumière  et  de  forme  dont  vous  seuls 
avez  le  génie  ?  Sans  les  nuages,  il  n'est  plus  de 
joie,  plus  d'espoir,  plus  d'apaisement,  plus  de 
sourires,  plus  d'air.  Ce  sont  les  nuages  que  berce 
le  vent  qui  nous  donnent  la  sensation  de  respirer 
dans  une  atmosphère  vivante  et  de  participer  au 


—  i6i  — 


Petits  Crayons 


rythme  des  choses.  Même  gris^  même  noirs  et 
furieux,  j'aime  les  nuages.  Tout  plutôt  qu'un 
ciel  bleu.  Un  ciel  sans  nuages,  c'est  un  œil  sans 
paupières. 


—  162  — 


L^AUTOMNE 


L'Automne,  grave  et  joyeux,  car  la  vraie  joie 
est  presque  toujours  grave,  se  promenait  hier 
dans  le  bois  de  Saint-Cloud.  Du  moins,  c'est  là 
que  je  l'ai  rencontré,  allant  des  futaies  de  chênes 
aux  allées  de  marronniers.  L'herbe,  redevenue 
fraîche,  se  bombait  de  taupinières  où  le  pied  sou- 
dain s'affaissait.  Les  voûtes  de  feuillage  s'étaient 
faites  belles  pour  mourir,  belles  de  toutes  les 
couleurs  de  l'or,  du  feu  et  du  désespoir.  Selon 
qu'on  gravissait  ou  qu'on  descendait  une  colline, 
le  soleil  disparaissait  ou  renaissait,  pâle,  échancré 

_  163  - 


Petits  Crayons 


par  un  branchage.  Sa  lumière  avait  un  air  d'adieu, 
elle  était  douce  comme  un  adieu,  tendre  comme 
un  adieu.  Les  amours  nées  sous  un  tel  soleil 
n'auront-elles  pas  au  cœur  un  peu  de  cette  mé- 
lancolie divine  de  l'automne  qui  marque  les  ima- 
ginations au  moment  où  elles  furent  le  plus  émues  ? 
Ne  sentiront-elles  pas  toujours  au  milieu  de  leurs 
joies  cette  odeur  amère  de  terre  et  de  mousse 
écrasée  ?  Il  n'y  avait  pas  un  chant  d'oiseau, 
pas  une  parole  humaine  dans  les  feuillages  ou 
dans  les  chemins.  Ou  bien  je  n'entendais  rien.  Je 
buvais  et  je  respirais  l'automne,  j'écoutais  l'au- 
tomne et  sa  voix  était  si  basse  à  la  fois  et  si  pro- 
fonde qu'il  me  semblait  qu'elle  sortait  de  moi- 
même.  Son  enchantement  éteignait  tous  les  au- 
tres bruits,  mais  non  pas  cependant  celui  d'une 
feuille  morte  qui  tomba  à  mes  pieds.  Les  feuilles 
des  arbres  sont-elles  mortes  quand  elles  tombent, 
ou  au  contraire  plus  vivantes  et  plus  individuelles  ? 
Aucune  ne  se  ressembla.  Le  jaune  et  le  roux  font 
des  dessins  différents  le  long  de  leurs  nervures. 
On  a  envie  de  les  cueillir  et  d'en  faire  des  bouquets 


—  164 


UAutomne 

d'automne.  Les  feuilles  de  rautomne  ne  sont- 
elles  pas  les  dernières  fleurs  ?  Elles  ne  tombent 
peut-être  que  pour  cela,  pour  qu'on  les  prenne, 
pour  qu'on  les  garde,  pour  qu'on  les  aime.  Je 
les  ai  laissées,  cruel  pour  les  feuilles  et  cruel 
pour  moi-même.  Je  n'ai  pas  besoin  des  souvenirs 
de  l'automne,  puisque  l'automne  est  dans  mon 
cœur. 


- 165  - 


LE  SOIR,  EN  CETTE  SAISON 


Le  soir,  en  cette  saison,  la  Seine  et  ses  bords 
nous  donnent  un  spectacle  admirable,  et  la 
douceur  de  ces  derniers  jours  d'automne  fait 
que  j'y  passe  bien  des  instants.  Il  faut,  pour  que 
l'animation  contribue  à  cette  fête,  et  en  aug- 
mente l'éclat,  que  la  nuit  arrive  de  bonne  heure, 
en  pleine  vie  de  Paris,  c'est-à-dire  avant  sept 
heures  du  soir.  Alors,  aux  feux  fixes  de  la  Seine, 
s'ajoutent  tous  ceux  des  bateaux  et  des  remor- 
queurs et,  sur  les  rives,  aux  feux  des  rues,  ceux 
des  boutiques.  Le  scintillement  est  partout,  ici 

—  i66  — 


Le  Soir^  en  cette  saison 


rouge,  ici  vert,  ici  Jaune.  Au  port  Saint-Nicolas, 
une  grue  à  vapeur  s'illumine  d'un  fantastique 
effet  de  torche  tournante.  Les  lueurs  traînent  dans 
l'eau  et  le  courant  les  brise  en  éclats  ;  les  sil- 
lages se  teintent  de  vert  et  de  rouge.  D'énormes 
rubis  luisent  aux  arches  des  ponts  d'un  côté  ; 
de  l'autre,  ce  sont  des  émeraudes.  Pendant  cela, 
les  sirènes  lancent  leur  appel  à  l'écluse,  les  gens 
débouchent  ahuris  au  pont  des  Arts  et  s'engouf- 
frent dans  les  petites  rues  sombres.  Le  long  des 
quais,  quelques  bouquinistes  prolongent  leur 
journée  à  la  lumière  du  gaz,  les  tramways  élec- 
triques ont  l'air  de  trouer  la  nuit  de  leur  gros 
œil  éclatant  et  des  voitures  filent,  rigide  fourmi- 
lière, vers  la  gare  d'Orsay.  Il  flotte  sur  tout  cela 
une  atmosphère  d'une  luminosité  triste,  malgré 
tant  de  points  brillants,  qui  donne  à  ce  coin  de 
Paris,  devant  l'Institut,  un  air  de  vieille  estampe 
trouée  qu'on  regarderait  devant  une  lampe,  un 
air  à  la  fois  inexistant  et  fantastique.  Quelquefois 
le  brouillard  en  change  le  caractère  et  comme  on 
ne  voit  à  peu  près  plus  rien  qu'une  masse  grise 


—  167  — 


Petits  Crayons 


ponctuée  de  lueurs,  dont  les  plus  voisines  sem- 
blent lointaines,  l'expression  chimérique  de  ce 
paysage  nocturne  est  encore  augmentée.  C'est 
un  bon  endroit  pour  imaginer  un  pays  de  rêve, 
où  il  ne  se  passerait  plus  rien  que  de  l'obscurité, 
quelques  lueurs  et  quelques  bruits.  On  n'a  même 
pas  besoin  de  l'imaginer  ;  on  l'a  devant  les  yeux 
et  l'on  doute  si  c'est  la  vie  ou  si  ce  n'en  est  que 
l'ombre. 


—  i68 


LA    ROSE    SOUFRE 


La  jeune  femme  disait,  tenant  à  la  main  une 
belle  rose  soufre,  un  peu  penchante  :  «  Voyez, 
elle  est  lourde  de  parfum.  »  Et  la  fleur,  toute 
fraîche,  semblait  accablée,  comme  une  tête  lasse 
d'une  pensée  trop  pesante.  C'était  peut-être  vrai. 
Les  fleurs  les  plus  odorantes  sont  aussi  celles 
dont  les  pétales  sont  le  plus  charnus,  dont  la 
corolle  est  la  plus  tassée,  dont  l'étoffe  a  le  velouté 
et  le  duveté  des  chairs  riches  et  précieuses.  Mais 
le  parfum,  qui  est  matière,  est  si  peu  matériel  ! 
Le  contraire  est  sans  doute  vrai  aussi  et  la  surface 


169 


Petits  Crayons 


des  fleurs  les  plus  légères  et  les  plus  transpa- 
rentes peut  laisser  monter  les  plus  magnifiques 
émanations.  Où  s'élabore  l'odeur,  dans  quel 
mystérieux  laboratoire  se  triture  le  parfum  des 
roses,  des  violettes  et  celui  des  lys  ?  Les  pollens 
sont  odorants,  mais  la  rose  ne  produit  pas  de 
pollen,  toutes  ses  étamines  se  transformant  en 
pétales.  Peut-être  que  la  fleur  s'est  toute  changée 
en  désir.  Oui,  c'est  cela,  le  parfum  des  roses,  c'est 
leur  amour,  nous  respirons  leur  désir  odorant.  Ce 
monde  des  fleurs  est  presque  tout  entier  une 
création  de  l'homme.  La  nature  n'en  a  fourni 
que  les  éléments.  La  rose  sauvage,  l'églantine 
n'est  que  charmante.  La  rose  seule  est  belle.  Il 
y  a  autant  de  civilisation  condensée  dans  la  mer- 
veilleuse rose  soufre,  dans  la  rose  thé,  si  déli- 
cate, dans  la  pénétrante  rose  rouge,  autant  de 
génie  que  dans  la  tête  de  l'homme  qui  pense, 
que  dans  le  visage  de  la  femme  qui  sourit.  Ce 
sont  les  trois  choses  qui  éclairent  le  monde  et 
qui  empêchent  la  vie  de  se  corrompre,  les  trois 
choses  qu'il  faut  admirer  et  qu'il  faut  aimer.  Mais 

—  170  — 


La  Rose  soufre 


qui  oserait  délibérément  insulter  la  pensée,  frap- 
per le  sourire,  souiller  la  rose  ?  Voilà  ce  que  j'ai 
vu  et  senti  dans  la  beauté  et  dans  le  parfum  d'une 
rose  soufre,  avec  beaucoup  d'autres  choses  dont 
Je  me  souviendrai  toujours,  parce  qu'elles  me 
touchaient  pour  la  première  fois.  La  nuit  tom- 
bait. Parfum,  pensée,  sourire  :  je  respirais 

Une  rose  dans  les  ténèbres. 


— 171  — 


LA  TOUFFE  DE  VIOLETTES 


C'est  une  histoire  qui  ne  signifie  rien,  puis- 
qu'elle n'a  de  rapports  qu'avec  le  pur  amour, 
avec  la  beauté,  avec  les  tendres  souvenirs  nés 
de  l'imagination  et  de  la  rêverie.  Ce  n'est  même 
pas  une  histoire,  c'est  un  geste,  un  mouvement  du 
cœur.  Une  jeune  femme,  qui  était  aussi  un  de 
nos  poètes  les  plus  pénétrants  et  celui  dont  la 
divine  mélancolie  va  le  plus  haut  et  le  plus  loin, 
eut  l'idée  charmante,  se  promenant  à  travers  l'Ar- 
chipel, de  vouloir  planter  de  sa  main  une  touffe 
de  violettes  dans  la  terre  même  où  avait  vécu  et 
aimé  Sapho,  à  Mytilène,  l'antique  Lesbos.  Or 
dans  ce  temps,  en  vertu  de  je  ne  sais  quel  décret 

—  172  — 


La  Touffe  de  violettes 


ou  caprice  de  Sultan^  il  était  défendu  d'intro- 
duire aucune  plante  à  Mytilène,  qui  est  en  effet 
possession  turque.  Mais  l'amour  connaît  toutes 
les  ruses  et  la  jeune  femme  cacha  dans  son  sein 
la  touffe  de  violettes  qu'elle  voulait  voir  fleurir 
sur  ce  col  sacré.  Je  ne  sais  et  personne  sans  doute 
ne  sait  ce  qu'il  est  advenu  de  la  petite  touffe 
de  violettes^  mais  les  dieux  l'ont  peut-être  prise 
sous  leur  protection,  et  peut-être  que  là-bas  elle 
a  encore  quelque  puissance.  N'importe.  Quelle 
qu'ait  été  la  suite  de  ce  geste,  il  est  si  délicat  que 
j'ai  voulu  le  noter,  tel  qu'il  est  venu  à  ma  con- 
naissance. Seule,  une  femme,  et  une  femme  au 
cœur  profond  comme  Renée  Vivien,  car  c'est 
elle,  en  était  capable.  Vous  qui  aborderez  à  My- 
tilène  et  qui  songerez  à  Sapho  et   à  Lesbos, 

Mére  des  jeux  latins  et  des  voluptés  grecques, 

songez  aussi  à  la  jeune  femme  qui  porta  dans  son 
sein  la  touffe  de  violettes  avec  ses  racines  et  sa 
terre  et  qui  la  planta  tendrement  aux  pieds  de 
l'idéale  statue  de  la  Poésie. 

—  173  — 

12 


SAPPHO    LA    POÉTESSE 


L'autre  jour,  à  la  séance  publique  de  TAca- 
démie  des  inscriptions,  M.  Théodore  Reinach  a  lu 
une  bien  singulière  notice  sur  Sappho,  indigne 
vraiment  à  la  fois  de  son  solide  esprit  et  de  son 
ingéniosité.  Le  prétexte  fut  quelques  nouveaux 
fragments  de  la  poétesse,  d'ailleurs  déjà  bien 
connus,  d'une  interprétation  difficile,  mais  qui 
en  tout  cas  ne  permettent  aucunement  de  retoucher 
son  portrait  traditionnel.  De  plus,  M.  Reinach 
a  feint  de  vouloir  sauver  la  mémoire  de  Sappho 
de  l'accusation   d'avoir   été  une   courtisane  et 

—  174  — 


Sappho  la  poétesse 


il  n'a  fait  que  montrer  son  ignorance  de  notre 
littérature,  où,  sauf  d'insignifiantes  exceptions, 
elle  a  toujours  été  traitée  comme  une  personne 
de  mérite  et  de  haut  rang.  La  plus  abondante 
et  la  plus  populaire  des  romancières  du  dix-sep- 
tième siècle,  Mlle  de  Scudéry,  aimait  qu'on  l'ap- 
pelât «  l'illustre  Sappho  »  et  je  ne  pense  pas  que 
l'idée  de  se  faire  comparer  à  une  courtisane  soit 
jamais  venue  à  cette  pompeuse  et  vertueuse 
personne.  Quant  aux  poètes  et  aux  érudits  mo- 
dernes qui  en  ont  parlé,  que  ce  soit  Renée  Vivien 
ou  M.  Mario  Meunier,  ils  n'ont  pas  attendu 
M.  Théodore  Reinach  pour  différencier  Sappho 
d'Erèse,  la  courtisane,  plastron  des  comiques 
grecs,  d'avec  Sappho  de  Mytilène,  que  Platon 
nomme  la  dixième  muse.  L'intention  de  M.  Rei- 
nach part  peut-être  d'un  bon  naturel,  mais  il  a, 
par  amour  de  la  vertu  et  de  la  régularité,  forte- 
ment dépassé  la  mesure  en  faisant  de  la  poétesse 
une  sorte  de  Maintenon,  dirigeant  une  sorte 
de  Saint-Cyr,  aimant  ses  élèves  comme  une  bonne 
maîtresse  d'école  et  leur  adressant,  à  leur  départ. 


175  — 


Petits  Crayons 


quelques  petits  vers  d'amitié.  «  Elle  parle  de  sa 
jalousie,  explique-t-il,  mais  «  c'est  comme  on  dit 
d'un  élève  qu'il  fait  une  infidélité  à  son  profes- 
seur !  ))  Tant  de  candeur  entre-t-elle  dans  le 
cœur  des  membres  de  l'Institut  ?  Ce  n'est  pas 
possible.  M.  Reinach  s'est-il  moqué  de  ses  col- 
lègues et  du  public  académique  ?  Impossible 
également.  Je  pense  qu'il  a  été  pris  d'un  de  ces 
accès  de  vertu  qui  portent  malheur. 


176  — 


LE   TABAC 


On  a  raconté  dans  les  journaux  l'histoire  de 
ce  monsieur  qui  a  trouvé  dans  son  paquet  de 
caporal  une  bague  en  or  ornée  d'une  pierre  pré- 
cieuse. Ce  qu'on  y  trouve  d'ordinaire  est  moins 
excitant  :  ce  sont,  outre  les  traditionnelles  bû- 
ches,  des  bouts  de  corde,  des  clous  et  des  che- 
veux, les  cheveux,  comme  chose  de  luxe,  étant 
surtout  réservés  aux  cigares  auxquels  ils  com- 
muniquent une  petite  odeur  de  fer  à  friser  fort 
agréable.  L'odeur  du  tabac  ordinaire  vendu  au 
détail  varie  selon  qu'il  a  été  éclaboussé  d'ab- 

—  177  — 


Petits  Crayons 


sinthe  ou  de  vin  bleu  ou  encore  pesé  dans  le 
plateau  qui  vient  de  doser  «  quat'  sous  à  priser  ». 
C'est  le  parfum  le  moins  populaire,  mais  ça 
dépend  des  goûts.  Il  est  assez  singulier  que  le 
commerce  du  tabac  soit  si  intimement  lié  à 
celui  des  vins  et  liqueurs  et  qu'on  ne  puisse 
aller  acheter  un  cigare  qu'en  pénétrant  dans  une 
atmosphère  alcoolisée  et  absinthisée.  Les  bureaux 
de  tabac  qui  se  suffisent  à  eux-mêmes  sont  fort 
rares.  Est-ce  pour  réaliser  la  devise  des  Fran- 
çais, telle  qu'on  la  chante  dans  le  Chalet, 

Le  vin,  l'amour  et  le  tabac? 

mais  alors  il  faudrait  aussi  y  vendre  de  l'amour. 
Je  ne  dis  pas  que  cela  ne  se  rencontre  pas  ainsi, 
mais  c'est  beaucoup  plus  rare  que  l'absinthe.  Aux 
États-Unis,  les  timbres-poste  se  vendent  dans 
les  pharmacies.  On  ne  voit  pas  le  rapport...  Le 
voyez-vous  entre  l'absinthe  et  le  tabac  ?  Hélas  ! 
les  timbres  et  le  tabac  ne  peuvent  pas  chez  nous 
se  vendre  ailleurs  que  chez  le  marchand  de  vins. 
Lui  seul  ne  ferme  jamais,  ou  presque  jamais. 

-178- 


Le  Tabac 

C'est  pour  cela  aussi  qu'on  lui  confie  les  boîtes 
aux  lettres.  Cependant  j'ai  vu  en  province,  dans 
une  charmante  ville,  un  bureau  de  tabac  installé 
chez  une  marchande  de  fleurs.  Le  tabac  sentait 
la  rose,  le  lys  et  la  verveine  :  c'était  enchanteur. 


—  179 


LOGIQUE    DE    LA   MODE 


C'est  pendant  que  les  femmes  élégantes  ne 
sont  plus  à  Paris  qu'il  faut  parler  de  la  mode. 
On  risque  moins  de  leur  déplaire  et  un  homme 
qui  parle  de  la  mode  déplaît  toujours  auxfemmes. 
Il  y  a  une  autre  raison  pour  choisir  ce  moment, 
c'est  qu'on  juge  mieux  des  choses  à  quelque 
distance  que  lorsqu'on  les  a  directement  sous 
les  yeux.  Donc  hier,  en  regardant  se  coucher  le 
soleil  derrière  les  arbres  du  Luxembourg,  j'aper- 
cevais aussi  passer  quelques  robes  étroites, 
courtes  et  claires  qui  revêtaient,  selon  une  mode 

—  i8o  — 


Logique  de  la  mode 


assez  stricte,  des  femmes  de  mauvais  ton,  et  je 
remarquai  combien  Tenveloppe,  encore  que  sans 
beaucoup  de  grâce,  faisait  ressortir,  renouvelait, 
pour  ainsi  dire,  leur  hypothétique  beauté.  Vêtues 
comme  les  femmes  se  vêtaient  Tan  passé,  leur 
âge  assez  marqué  serait  d'abord  apparu  aux  yeux 
fâchés.  Habillées,  au  moins  d'intention,  à  la 
mode  la  plus  récente,  elles  paraissaient  littéra- 
lement rajeunies.  Et  voilà,  sans  aller  plus  loin, 
l'utilité  pour  les  femmes  de  suivre  la  mode.  La 
mode,  et  il  faut  insister  là-dessus,  quelle  qu'elle 
soit,  est  un  rajeunissement.  Si,  les  dieux  écartent 
ce  présage  !  la  mode  voulait  des  jupes  larges,  cer- 
clées, ramagées,  et  même  la  crinoline,  eh  bien, 
les  femmes  qui  ne  s'y  soumettraient  pas  paraî- 
traient immédiatement  plus  vieilles  ou  moins 
jeunes  que  leur  âge.  Leurs  robes  auraient-elles 
la  forme  la  plus  seyante,  la  plus  esthétique,  la 
mieux  accommodée  au  corps  féminin,  elles  au- 
raient avec  cela  l'air  de  sortir  des  anciens  temps, 
Tair  d'avoir  été  ressuscitées  par  quelque  magi- 
cien maladroit  ou  l'air  d'arriver  des  pays  où  les 


—  i8i  — 


Petits  Crayons 


modes  sont  toujours  périmées,  ce  qui  donne  Tair 
gauche  et  presque  revêche  à  la  plus  alerte  jeu- 
nesse. Les  femmes,  qui  veulent  plaire,  sont  donc 
obligées  logiquement  et  à  suivre  la  mode  et  à 
changer  de  mode  le  plus  souvent  possible. 
C'est  une  nécessité  de  leur  état  de  femme.  Les 
caprices  de  la  mode,  quelle  bêtise  !  C'est  la  lo- 
gique de  la  mode  qu'il  faut  dire.  Et  cette  lo- 
gique-là,  les  femmes  la  comprendront  toujours. 


—  182  — 


LE    BAHAISME 


Je  n'ai  jamais  vu  ce  mot  écrit  et  je  ne  Tai 
jamais  entendu  prononcer  que  selon  la  pronon- 
ciation anglaise,  mais  je  l'ai  entendu  si  souvent 
que  je  suis  sûr  au  moins  de  sa  sonorité.  C'est  le 
nom  d'une  religion  nouvelle  qui  a  quelques  fi- 
dèles à  Paris  et  dont  le  chef,  un  beau  vieillard 
persan,  est  en  ce  moment  parmi  nous.  La  Perse 
est  un  foyer  religieux.  Beaucoup  de  religions, 
qui  eurent  leur  heure,  sont  venues  de  là,  dont 
les  fondateurs  ou  les  réformateurs  furent  Zoro- 
astre,  Manès,  Ali  le  Bâb,  tant  persécuté.  Le 

-  183  - 


Petits  Crayons 


Bahaïsme  prolonge  le  Bâbisme^  mais  avec  encore 
moins  de  rites,  de  formes,  d'extérieur.  Il  se  pré- 
sente sous  l'apparence  d'une  philosophie  très 
douce  et  très  simple,  qui  veut  réunir  les  hommes 
dans  la  paix  et  dans  l'amour,  d'une  philosophie 
à  la  fois  naïve  et  douce,  contre  laquelle  on 
cherche  en  vain  des  objections.  Elle  me  fut  en- 
seignée hier  par  le  Maître,  en  un  langage  riche 
de  fleurs  orientales,  que  M.  H.  Dreyfus-Barney 
transplantait  dans  le  parterre  français  avec  une 
aisance  qui  m'émerveillait  presque  autant  que  le 
Bahaïsme  lui-même.  Le  patriarche  éloquent  nous 
disait  les  joies  primitives  que  l'on  éprouve  dans 
la  cité  Bahaïste,  joies  bien  faites  pour  enchanter 
les  cœurs  dociles,  l'éternel  printemps,  la  florai- 
son perpétuelle,  la  permanente  éclosion  des  lis, 
des  violettes  et  des  roses,  le  sourire  des  femmes, 
la  gravité  heureuse  des  hommes  dans  l'air  par- 
fumé d'amour.  Et  il  nous  parla  de  la  grande  Vé- 
rité qui  domine  toutes  les  vérités  passagères  et 
dans  laquelle  se  fondent  et  se  transforment  les 
petites  erreurs  humaines,  comme  les  querelles 


—  184  — 


Le  Bahaïsme 


disparaissent  à  l'ombre  de  la  grande  Paix.  Et 
on  sentait  une  ferveur  au  fond  de  la  voix  un  peu 
saccadée,  rythmée  rudement  par  les  sonorités 
gutturales  de  la  langue  persane,  mais  rythmée 
doucement  aussi  par  des  phases  de  rire  musical. 
Car  le  prophète  est  gai  et  tout  respire  en  lui  la 
gaîté  d'être  un  prophète,  sur  lequel  quarante 
ans  de  prison  n'ont  point  laissé  de  traces.  Il 
avait  près  de  lui  un  bouquet  de  violettes  ;  il 
l'offrit  à  une  de  ses  visiteuses,  la  plus  rebelle  à 
son  enseignement  et  qui  a  eu  l'audace  de  lui 
tenir  tête  :  les  violettes  de  Parme  lui  servent 
d'arguments  comme  son  rire  cordial,  comme 
ses  belles  comparaisons  poétiques  et  la  simplicité 
de  sa  robe  persane.  On  l'entendra,  paraît-il, 
dans  ime  controverse  à  la  Sorbonne,  où  il  aura 
pour  partenaires  M.  Loyson,  un  abbé  et  un  indé- 
pendant, si  on  en  trouve.  Il  ne  faudra  pas  man- 
quer cette  fête. 


-185  - 


LUI    ET   MARIE-LOUISE 


On  avait  conté  que  Napoléon,  guettant  fébri- 
lement,  sur  la  route  de  Compiègne,  la  fille  des 
Habsbourg,  s'était  jeté  sur  elle  comme  sur  ses 
autres  conquêtes,  avait  même,  dans  son  impa- 
tience des  réalisations,  devancé  l'heure  des  justes 
noces.  C'était  une  légende.  La  vérité  est  que, 
tout  empereur  et  maître  du  monde  qu'il  fût,  il 
se  trouva,  devant  la  femme  qu'il  allait  prendre, 
qu'il  devait  prendre,  fort  petit  garçon.  Le  grand 
homme,  non  pour  la  première,  mais  pour  la  der- 
nière fois  de  sa  vie,  peut-être,  connut  la  timi- 

—  i86  — 


Lui  et  Marie-Louise 


dite.  Il  se  conduisit  comme  le  premier  venu,  un 
peu  plus  gauchement,  voilà  tout.  Car  outre 
qu'il  était  assez  mal  élevé,  il  fit  quelques  efforts 
pour  paraître  aimable.  C'est  que,  en  amour, 
il  n'y  a  plus  de  caractères,  il  n'y  a  que  des  hom- 
mes. Il  n'y  a  plus  ni  habits,  ni  fonctions  politi- 
ques, ni  supériorités  sociales,  il  n'y  a  plus  que 
des  supériorités  physiques  et  sentimentales.  En- 
core est-on  à  peine  soi-même,  on  est  ce  que  l'on 
va  paraître  et  l'orgueil  abdique  devant  la  crainte. 
Très  peu  d'hommes  savent  rester  devant  l'amour 
ce  que  l'éducation,  la  vie,  l'exercice  de  l'intel- 
ligence les  ont  faits.  Il  semble  qu'il  se  fasse  un 
dépouillement  et  que  ce  soit  un  autre  être  qui 
se  lève,  dégagé  de  sa  personnalité,  non  plus  un 
homme,  mais  l'homme.  C'est  pour  cela  que  les 
amoureux  sont,  selon  le  point  de  vue,  si  touchants 
ou  si  ridicules.  La  parité  des  désirs  fait  l'unifor- 
mité des  sentiments  et  des  attitudes,  et  ce  sont 
les  êtres  d'intelligence  qui,  naturellement,  y 
perdent  le  plus  d'eux-mêmes,  à  moins,  chose  bien 
rare,  qu'ils  n'aient  affaire  à  une  femme  capable 

-  187- 


Petits  Crayons 


de  les  juger^  et  de  mesurer  la  partie  de  leur  in- 
telligence transformée  en  sentiment.  Marie- 
Louise  ne  semble  pas  avoir  été  de  celles-là. 
C'était  une  femme  toute  d'instinct  et  de  sensua- 
lité. Napoléon^  d'ailleurs,  n'en  connut  jamais 
d'autres,  et  cela  a  peut-être  été  fâcheux  pour  sa 
carrière  et  heureux  pour  le  monde.  Il  aurait 
pu  rencontrer,  sinon  son  égale,  du  moins  une 
femme  digne  de  lui,  et  la  terre  aurait  revu  la 
race  abolie  des  dieux. 


—  i88  — 


L'AN    NOUVEAU 


Et  voilà  encore  une  année  qui  vient  de  com- 
mencer et  qui  ressemblera  prodigieusement  à 
ses  vieilles  sœurs,  à  moins  qu'elle  ne  leur  res- 
semble pas  du  tout,  ce  qui  serait  terrible  pour 
les  hommes,  dont  le  bonheur  végétatif  est  en 
somme  dans  la  continuité,  dans  la  stabilité  des 
habitudes.  Il  y  aura  donc,  dans  les  douze  mois 
qui  vont  suivre,  les  mêmes  saisons,  les  mêmes 
fêtes,  les  mêmes  joies,  les  mêmes  douleurs  et 
aussi  les  mêmes  surprises.  Des  êtres  entreront 

—  189  — 

i3    , 


Petits  Crayons 


dans  la  vie  sans  s'en  apercevoir^  et  d'autres  en 
sortiront  malgré  eux.  Combien  auront  fêté  le 
premier  janvier  qui  ne  verront  pas  le 31  décembre. 
Ce  sera  moi,  vous  peut-être,  y  avez- vous  songé  ? 
Il  n'y  faut  point  songer,  si  on  ne  peut  le  faire 
avec  calme  et  même,  en  ce  dernier  cas,  c'est  une 
pensée  malsaine.  Rêvons  plutôt  que  l'heure  est 
douce,  que  tout  fut  bien  réglé,  et  que  demain 
nous  apportera  le  contentement,  si  la  destinée 
est  en  retard.  Demain  est  une  grande  ressource 
pour  les  hommes  et  on  en  a  vu  qui,  le  pied  dans 
la  tombe,  ne  vivaient  que  dans  l'avenir  et  ainsi 
vivaient  joyeusement.  Peut-être  avaient-ils  pris 
le  bon  parti,  car  le  présent  existe  si  peu  que  c'en 
est  pénible.  Le  futur  est  notre  création,  nous  l'or- 
donnons comme  il  nous  plaît  et  s'il  ne  se  réalise 
pas,  ce  qui  est  assez  l'ordinaire,  nous  en  sommes 
quittes  pour  recommencer  notre  construction. 
On  n'est  pas  malheureux  tant  que  l'on  cons- 
truit. Il  faut  construire,  même  l'inutile,  même 
l'impossible.  La  chimère  d'ailleurs  se  réalise  aussi 
souvent  que  la  chose  raisonnable,  c'est-à-dire 


—  190 


VAn  nouveau 


assez  rarement  pour  ne  pas  nous  décourager  d'être 
chimériques  et  pour  ne  pas  nous  conseiller  d'être 
plus  raisonnables  que  de  raison.  Unissez  les  deux 
tendances,  c'est  la  sagesse. 


—  191  — 


POUR    S'EN    ALLER  ! 


J'ai  appris  avec  plaisir,  avec  un  plaisir  mélan- 
colique,  que  la  crémation  était  en  progrès  parmi 
nous.  C'est  un  goût  qui  m'a  pris  sur  le  tard,  à  la 
suite  d'une  cérémonie  de  ce  genre  à  laquelle 
je  n'ai  pas  assisté  sans  émotion.  On  ne  comprend 
guère  que  l'Église  catholique  soit  réfractaire  à 
ce  mode  funéraire,  qui  semble  au  contraire  avoir 
été  imaginé  pour  elle  et  pour  répondre  à  ses  pa- 
roles liturgiques  :  '«(  Tu  es  cendre  et  tu  retour- 
neras en  cendre.  )>  Cendre  et  fumée.  J'étais 
resté  en  dehors  du  monument  et  je  ne  quittais 

—  192  — 


Pour  s^en  aller  ! 


pas  des  yeux  la  fumée,  qui  n'est  pas  seulement 
symbolique,  mais  bien  réelle,  bien  épaisse  et 
bien  noire.  C'était  fort  impressionnant  de  voir 
un  être  s'en  aller  ainsi,  disparaître  à  jamais  dans 
les  espaces,  sous  le  soleil  éternel.  C'est  moins 
sombre  que  l'enfouissement,  cela  éveille  des 
idées  moins  funèbres  et  il  me  semble  que  cela 
s'allierait  mieux  avec  l'idée  d'immortalité  avec 
laquelle  beaucoup  d'humains  n'ont  pas  encore 
rompu.  Mais  il  faudrait,  pour  donner  toute  sa 
grandeur  à  cette  dernière  scène,  qu'elle  puisse 
se  passer  en  plein  air,  comme  dans  les  funérailles 
de  jadis,  que  les  assistants  ne  fussent  pas  en- 
tassés dans  une  salle  sans  caractère  et  d'ailleurs 
souvent  trop  étroite.  Il  est  certain  que  ce  sys- 
tème réclame  encore  bien  des  perfectionnements. 
Il  est  trop  lent,  il  exalte  la  douleur  au  lieu  de 
l'assoupir,  comme  les  chants  liturgiques  dont 
la  grandeur  est  incomparable,  mais  peut-être  que 
sa  décence  et  sa  simplicité  l'emportent  sur  tout. 
Puis  son  antiquité  le  rend  vénérable.  Il  n'y  a 
de  fâcheux  que  son  vocabulaire.  Four  créma- 


193 


Petits  Crayons 


toire,  quelle  expression  !  Voilà  évidemment  qui 
n'attirera  pas  à  rincinération  la  clientèle  des  gens 
de  théâtre.  Maintenant  on  me  dira  que  ceci  ou 
cela...  Je  sais,  il  vaut  mieux  n'y  pas  penser.  C'est 
assez  mon  avis. 


—  194  — 


I 


TABLE 


TABLE 


Le  Songe  brisé 7 

L'Esclave 9 

La  Robe 12 

L'Évadé i5 

Le  Téléphone 18 

La  Révolution 21 

La  Mort 24 

Au  Pôle 27 

La  Vie  fluide 3o 

Les  Musées  et  la  Vie 33 

Les  Eugénistes 36 

L'Avenir  des  chevaux Bg 

La  Nourriture 42 

Méthode  funéraire 4^ 

Les  Étoiles 4^ 

Stèles 5i 

—   197  — 


Petits  Crayons 


Le  Sexe  faible ^^ 

Autour  d'une  lettre ^7 

Retours 60 

Sur  les  Voyages 63 

Un  Jardin 66 

Paysages 69 

Chevaux  et  Femmes 72 

Le  Chat  blessé 7^ 

La  Chasse 77 

L'Automne 79 

En  fumée 81 

La  Beauté 84 

La  Cité 87 

Une  Cité QO 

Les  Cloches 92 

La  Cathédrale 9^ 

Déplacements 9^ 

Le  Bout  du  Monde 100 

Le  Dîner  persan io3 

La  Question  de  Tâge 106 

Le  Lendemain 109 

La  Vertu 112 

Amour  et  Mariage ii5 

Chez  l'oculiste 118 

Le  Musée  Rodin 121 

Bal  paré 124 

Philosophie 127 

Le  Bruit i3o 

L'Ame  du  Bibliophile i33 

—   198  — 


Table 


La  Chose  culinaire i36 

Sur  deux  œuvres  d'art iSg 

Statues  de  Paris 142 

La  Beauté  de  Paris 145 

Villes  d'art 148 

La  Seine i5i 

A  la  voile 154 

Cartes  postales 167 

Le  Ciel  bleu 160 

L'Automne i63 

Le  Soir,  en  cette  saison 166 

La  Rose  soufre 169 

La  Touffe  de  violettes 172 

Sappho  la  poétesse 174 

Le  Tabac 177 

Logique  de  la  Mode 180 

Le  Bahaïsme i83 

Lui  et  Marie-Louise 186 

L'An  nouveau 189 

Pour  s'en  aller  ! 192 


499a.  —  Tours,  imprimerie  E^  Arrault  et  C*. 


.  l.  i  o 


)t3.Q^ 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


a39003 


CE    PQ       2266 
.P48    1921 
COQ      GOURMCNT, 
ACC#    12232  12 


RE    PETITS    CRAYC