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Petits Crayons
LES ÉDITIONS G. CRES & 0^»
DU MÊME AUTEUR
Collection « LES MAITRES DU LIVRE »
Divertissements Épuisé
Les lettres d'un satyre Épuisé
Lettres a l'amazone Épuisé
Physique de l'amour Épuisé
* * *
Dans la tourmente. Un vol. petit
in-i6 2 fr.
Les idées du jour. Deux vol. petit
in-i6 avec portrait d'après un bois
dessiné et gravé par P.-E. Vibert . 6 fr.
La BELGIQUE LITTÉRAIRE. Un VOl. petit
in-i6 2 fr.
Sous presse :
Le LATIN MYSTIQUE. Nouvelle édition.
REMY DE GOURMONT
'^
Petits Crayons
PARIS
LES ÉDITIONS G. GRÈS & a
21, rue Hautefeuille, 21
MC.MXXI
BIELIOTHECA
LE PRÉSENT OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉ
A ONZE CENTS EXEMPLAIRES (DONT
CENT HORS commerce) SUR VÉLIN
PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE
I A I.OOe, ET DE I.OOI A I.IOO
N°818
Copyright by Les Éditions G. Grès et C", 1921.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Le manuscrit de ces Petits Crayons nous fut
remis par Remy de Gourmont, quelques mois
avant la guerre, quelques mois avant sa mort.
Plusieurs de ces petits billets du maître évoquent
des faits déjà lointains et déjà évanouis, mais
la philosophie dont ils sont enveloppés demeure.
Nous publions donc aujourd'hui, tel qu'il le
composa, ce volume : Petits Crayons^ de Remy
de Gourmont.
LE SONGE BRISE
PRÉFACE
« Il me sembla que le songe que je poursui-
vais se brisait soudain en petits morceaux in-
nombrables, mais dont chacun avait gardé sa
place, à peu près comme dans un jeu de patience
l'histoire peinte sur le carton se trouve parta-
gée en petits carrés, losanges, oves et figures
encore plus capricieusement découpées. Peu à
peu, l'ensemble se désagrégea et, comme un
enfant en colère, j'emmêlai si bien toutes ces
— 7 —
Petits Crayons
petites peintures qu'U me fiât impossible en-
suite de reformer l'originale vision. Il me res-
tait toujours dans la main un nez ou un pied,
une bouche dont je ne savais que faire, encore
que le tableau parût complet. Alors, dans un
nouvel accès d'impatience, je les mêlai à nouveau
et je m'endormis au milieu de ma destruction.
Quand je me réveillai, je vis clairement que
ce que j'avais bousculé ainsi c'était l'image même
des événements de la vie tels que perçus jour-
nellement. Et je trouvai qu'ils avaient tout
autant de signification dans leur désarroi que
dans le classement logique selon lequel ils
m'étaient d'abord apparus.
Ce fut pour moi une leçon. J'y appris que les
choses faisaient tout aussi bien à l'envers qu'à
l'endroit et que c'est une grande duperie de
passer à les redresser même un instant de vie,
même un instant de songe. »
— 8 —
L'ESCLAVE
« Un des faits les plus importants de l'his-
toire zoologique de la terre est la domestication
de rhomme par les animaux qu'à cause de cela
on appelle domestiques. Animal féroce, doué
d'une belle vigueur musculaire, l'homme a été
réduit en esclavage par les éléphants, les cha-
meaux, les vigognes, les yacks, les buffles, les
chevaux, les moutons et autres espèces animales
que tout le monde connaît. On ne rencontre
pour ainsi dire aucun homme en Uberté sur la
surface de la terre ; s'il y en a encore quelques-
— 9 —
Petits Crayons
uns^ ils mènent une vie fort misérable, car il leur
est très diJBficile, sans le secours d'une des espèces
aptes au travail et à la civilisation, de pourvoir
à leur propre existence. Ces subtils animaux trai-
tent leur conquête avec douceur, n'exigent de
lui que des travaux utiles, Tentretiennent même
dans im certain bien-être. Il y en a d'extrême-
ment modérés dans leur domination, comme les
ruminants qui n'exigent de lui que de l'eau, de
l'herbe fraîche et, en hiver, du foin ; il faut dire
que tant de mansuétude permet aux mauvais
instincts de l'homme de reparaître ; les assas-
sinats ne sont pas rares parmi ces doux animaux,
qui n'ont que bien rarement le courage de sévir.
Le cheval est plus exigeant. Outre une succu-
lente nourriture, à laquelle l'homme pourvoit
avec une ponctualité rare, il exige qu'on le mène
à la promenade, qu'on lui cire ses bottes, qu'on
fasse sa toilette. Ce n'est pas un sort très en-
viable d'être l'esclave d'un cheval. Mais les plus
terribles des maîtres sont, pour l'homme, le
chien et le chat, qui en sont arrivés, surtout à
— 10 —
UEsclave
Paris^ où ces mœurs ont été observées, à vivre
dans une indolence absolue. Il faut que le mal-
heureux esclave soit aux petits soins pour eux.
Le chat, qui est tout petit, le fait trembler, lui
commande d'ouvrir les portes, d'apporter à
manger rien qu'en le regardant d'un certain air.
Son mauvais naturel est bien dompté. Tel est
l'ascendant d'un caractère dominateur qu'il a
fini par sentir que la révolte est inutile. Un coup
de griffe le lui rappelle de temps en temps. Ces
choses sont encore mal connues. On croit que
ce n'est pas la même espèce d'hommes qui est
esclave de l'éléphant, esclave de telles ou telles
autres espèces... » Extrait d'un Rapport présenté
à r Académie martienne. Traduit par Remy de
Gourmont.
— II —
LA ROBE
Il se dessine une campagne, on n'ose dire un
mouvement, contre le costume masculin. On
lui trouve beaucoup d'inconvénients, dont le
principal est d'être fait de pièces et de morceaux.
Comptez-les. Il en faut davantage pour vêtir
un homme que pour habiller une femme. Il
n'est pas hygiénique, il préserve mal du chaud
et du froid. Il engonce les articulations. De quels
gestes un homme est-il capable, revêtu d'un
gros pardessus d'hiver? Il est de tissus rugueux,
lourdement feutrés. Supplice l'hiver, il n'est
— 12 —
La Robe
pas moins supplice Tété, car en aucune saison
il n'ose évoluer vers l'ampleur et vers le flot-
tant. Alors, quelques-uns pensent à la robe, qui
permet à son gré de courir ou de découvrir le
corps en dessous de la robe. Quelle joie ne nous
serait pas l'été, même le plus torride, avec une
ample et longue tunique de souple et légère
étoffe qui laisserait libres les jambes, permet-
trait à l'air de circuler tout autour du corps !
On aurait vite la peau poussiéreuse. Oui, mais
quelle excellente occasion pour se baigner ! En
hiver, ce serait la robe de fourrure, comme encore
au quatorzième siècle. Car il n'y a pas une éter-
nité que l'homme s'emprisonne dans des vête-
ments ajustés ; il n'y a que quelques siècles.
En de vieilles miniatures, l'homme et la femme
se ressemblent singulièrement. La robe (le froc,
mais en plus ample, donne assez bien l'idée de
la robe qu'il faudrait) n'empêche nullement l'ac-
tivité. Les soldats lydiens, d'autres aussi, com-
battaient en robe. La robe prive-t-elle la femme
du tennis, du cheval ou de la bicyclette ? Mais
13 —
2
Petits Crayons
si elle était un obstacle à certains exercices t\
à certains métiers, elle s'accommoderait à mer-
veille avec beaucoup d'autres. Pour moi, j'enj
suis arrivé à presque trouver ridicule un homme
qui ne revêt pas la robe pour rester chez soi.»]
Je ne me conçois pas autrement vêtu quand je
m'assieds pour écrire et même je ne m'astreins
au costume masculin que quand je dois sortir
ou recevoir des gens sans familiarité. Ce n'est
pas une robe de chez Faquin. Non, c'est la robe
du treizième siècle, souple, ample et drapée.
Quand la mode me permettra-t-elle de sortir
ainsi ? Je suis sans espérance.
— 14 -
L'ÉVADÉ
On signalait ces jours derniers un mauvais
sujet dont la profession semble être de s'évader
des prisons où le dirigent ses méfaits. J'aime
assez ce personnage, si peu recommandable que
soit sa conduite, et je le proposerais volontiers en
exemple à ceux qui se laissent trop docilement
interner dans une croyance, une idée, une habi-
tude. Oui, faisons comme lui, évadons-nous.
La vie ne devrait être qu'une évasion perpé-
tuelle. Nous nous croyons libres ; quelle bêtise !
Nous ne pouvons pas même sortir d'une habi-
— 15 —
Petits Crayons
tude^ ou si nous en sortons, c'est pour revenir
bientôt reprendre notre collier et notre chaîne,
comme un bon chien docile. Changer de vie,
de vie matérielle, de vie intellectuelle, de
vie sentimentale, ce serait pourtant comme si
Ton recommençait de vivre à nouveaux frais.
Les choses ne sont plus les mêmes, les visages
ont d'autres sourires ou d'autres grimaces. Nous
comprenons autrement les hommes, puisque ce
ne sont pas les mêmes hommes auxquels nous
devrons notre nouvelle éducation. Quand on
aime une autre femme, l'amour ne semble-t-il
pas tout nouveau ? Ne semble-t-il pas que nous
n'ayons pas encore aimé, tant est vif notre sen-
timent de rajeunissement ? Quel ne serait-il
pas si nous pouvions sortir ainsi périodiquement
de tout ce qui nous entoure, nous étreint, nous
courbe. Je veux essayer, j'essaye, mais quel
poids j'ai à traîner ! Je ne laisse rien ? Non,
rien. Ah ! que c'est lourd ! Je m'en vais, les
mains dans mes poches, et il me paraît que je
tire un monde derrière moi et que j'ai des far-
i6 —
UEvadé
deaux à chaque bras et que mes épaules sont
écrasées par des poids inconnus. Ah ! je vois ce
que c'est, j'ai oublié de me délivrer de moi.
Mais comment faire ? Je ne pourrai jamais ! Je
m'étais débarrassé de tout, j'étais nu, je me
croyais Hbre. Hélas ! j'avais oublié le fardeau
que je me suis à moi-même. Je reste.
— 17 —
LE TÉLÉPHONE
La plupart des Français pensent obscurément
du téléphone ce que M. Degas en a dit tout haut.
Ils se résignent mal à répondre, comme des
domestiques, à une sonnerie. Aussi n'est-ce guère
chez nous qu'un instrument d'affaires. Encore
connaît-on beaucoup de commerçants qui, met-
tant en balance les commodités et les ennuis du
téléphone, s'en privent, même à leur détriment.
Cela fait certainement pitié aux Américains,
mais le Français, qui goûte le plaisir de gagner
de l'argent, goûte aussi d'autres plaisirs, parmi
— i8 —
Le Téléphone
lesquels celui d'avoir la paix chez soi et de n'y
être pas dérangé par le premier venu. Cela
explique que la France occupe le dernier rang
parmi les peuples qui téléphonent.
L'Angleterre n'est pas beaucoup plus empres-
sée. Sans doute^ il y a d'autres causes, comme
la mauvaise organisation de ce service, mais
il y a une cause psychologique qui me paraît
être celle que j'ai indiquée. Parler à distance
est merveilleux, mais c'est une de ces merveilles
dont on se passe fort bien et de celles qui n'ont
pas beaucoup amélioré le bonheur des hommes.
Il a même de sérieux inconvénients. S'il habitue
les gens à prendre des décisions rapides, il les
habitue aussi aux décisions inconsidérées ainsi
qu'au bavardage oiseux. Le téléphone, qui fait
gagner du temps, en fait peut-être perdre plus
encore, sans qu'on s'en aperçoive, en même
temps qu'il incite à une activité un peu fébrile.
Que de choses se disent par le fil auxquelles on
ne pense plus dix minutes plus tard et qu'on
n'aurait jamais écrites ! Certes, il est des gens,
— 19 —
Petits Crayons
pas beaucoup^ peut-être pas deux, avec lesquels
j'aimerais bien parler quelques minutes tous les
matins, mais de quel prix faudrait-il payer ce
plaisir ! Que d'autres voix indifférentes ne fau-
drait-il pas écouter ! Je n'ai nullement l'âme
téléphonique.
— 20 —
LA RÉVOLUTION
Quand connaîtra-t-on la Révolution, son es-
prit, sa diversité ? M. G. Lenôtre avoue en être
encore loin, ce qui me fait croire qu'il n'y a peut-
être que les ignorants pour qui cela n'a plus de
secrets. Ignorants n'est pas le mot, je veux dire
les simples et qui ne voient les événements et
les hommes que d'après le patron de leur propre
esprit. L'autre jour, Mme E. de Clermont-
Tonnerre, au cours d'une étude, bien jolie et
d'un ton si mesuré, sur le château de Passy,
nous révélait que le marquis de Boulainvilliers
— 21 —
Petits Crayons
était l'ami de Fouquier-Tinville, qui le laissa se
livrer pendant la Terreur à toutes sortes d'im-
prudentes démarches pour sauver sa fortune.
M. Lenôtre nous disait hier que le même Fou-
quier-Tinville portait sous sa chemise une mé-
daille de la Vierge, qu'il avait des sentiments
religieux au point de veiller à ce que ses vic-
times reçussent l'absolution. Il en envoyait régu-
lièrement la liste à l'évêque constitutionnel,
Gobel, qui y pourvoyait, mais de plus il auto-
risait tacitement, le fait semble incontestable,
l'activité d'un prêtre non-jureur, l'abbé Eymery,
à la Conciergerie. C'est par ses soins que Danton
(qu'il avait marié secrètement) rencontra sur
son chemin vers la guillotine un prêtre, sous le
geste duquel le tribun baissa la tête. M. Eymery
faisait ce qu'il voulait à la Conciergerie ; libéré,
il y rentra jusqu'à trois fois. Il hantait les cou-
loirs la nuit, distribua force consolations de la
dernière heure et à la reine même. Qui avait
assez d'autorité pour le laisser faire, sinon Fou-
quier-Tinville ? Pour moi, je suis bien aise
— 22 —
La Révolution
qu'il ait protégé ce curé, qu'il portât un pieux
médaillon et qu'il eût de l'amitié pour M. de
Boulainvilliers, lequel, prévôt de Paris, lui avait
épargné la potence. Ce cruel homme était donc
capable de plusieurs sentiments humains et
même de celui de la reconnaissance. Mais quelles
âmes mêlées que celles de tous ces révolution-
naires et quelle naïveté de les voir tels que des
blocs rigides ! Tigres ou héros, vous retrouvez
au fond de tous le petit garçon qui n'a point
perdu le souvenir des leçons de son curé.
— 23 —
LA MORT
Il me semble que M. Maeterlinck a fait bien
de l'honneur aux théosophes^ spirites et autres
apôtres de la réincarnation ou de la communica-
tion avec les morts^ en discutant leurs théories.
Il est vrai que ce fut pour en montrer le néant.
Les hommes ne peuvent pas parler sérieusement
de la mort ; ils y mêlent toujours de la fantaisie^
des idées de survivance^ de promenade dans les
étoiles. Il n'est pourtant pas de question plus
simple ni qui prête moins au rêve. La vie est de
la matière organisée ; la mort est la destruction
— 24 —
La Mort
de cet organisme, ranéantissement des effets
qu'il produisait. Par une illusion, qui est com-
mode pour le discours, on distingue toujours
soigneusement, dans l'homme, le corps qui est
matériel et l'âme qui ne l'est pas. On va plus
loin ; comme il faut bien consentir à la désagré-
gation de l'organisme, qui est un fait, on reporte
ses complaisances sur l'âme qui, n'étant pas
visible, supporte assez bien l'hypothèse de la
permanence. Ici a Heu l'envol vers les reUgions,
les philosophies et aussi les escamotages. L'âme
est un effet, c'est un produit, mais que répondre
à ceux qui la tiennent pour une cause et une
cause productrice. On ne peut répUquer aux
immortaUstes qu'en leur démontrant qu'ils rai-
sonnent mal, mais comme ils n'acceptent pas
la critique et la retournent, ni l'un ni l'autre
parti ne peut être vaincu. L'anéantissement est
impossible, dit M. Maeterlinck. Mais prenez
garde qu'il ne joue qu'en apparence sur les mots.
Les éléments corporels sont immortels, comme
la matière même. La question n'est pas l'anéan-
— 25 —
Petits Crayons
tissement des éléments, mais la désagrégation
des éléments, à laquelle ne peut pas sur-
vivre une conscience qui était le produit de
l'organisme qu'ils form^aient. Il sait cela, et c'est
cela qui donne à son livre au titre brutal, La
Mort, son air terrible de consolation ironique
— 26 —
AU POLE
La fin héroïque et horrifique du capitaine Scott
et de ses compagnons d'aventure montre que
ce n'est pas le tout d'aller au pôle Sud, mais qu'il
faut en revenir. Ce chemin est semé d'embûches,
mais ces hommes n'auraient pas touché au but
mystérieux de leur voyage, qu'on ne les admi-
rerait pas moins. Car le pôle est bien secondaire
dans une telle entreprise, dont la beauté est faite
surtout de l'énergie qu'il faut pour s'y jeter. Je
vois aussi moins d'héroïsme dans leur mort
même, dont un hasard les sauvait, une saute de
27
Petits Crayons
vent, que dans Tidée de risquer sa vie pour une
vaine conquête. Il avait voulu, ce Scott, être
celui qui a vécu quelques Jours, ou quelques
heures, sur ce point chimérique, puisqu'il n'y a
peut-être aucun moyen de savoir si on le foule
exactement, car il se déplace sans cesse ; c'est
d'un beau désintéressement, encore que de telles
découvertes n'aillent pas sans certains avantages
corrélatifs. Le désintéressement consiste sur-
tout en ceci, que si on manque le but, on n'est
rien pour les peuples et que les chances de le
manquer sont beaucoup plus grandes que celles
de l'atteindre. Est-ce l'avoir atteint que d'être
mort sur la route du retour ? Sans doute, si l'on
ne regarde que le fait lui-même, le fait matériel
et séparé de ses conséquences dans le monde.
Sans doute Scott est mort avec la conscience
d'avoir touché au pôle, avec la conscience de
sa gloire, mais de quelle amertume ce succès et
cette gloire intérieure ne s'imprégnèrent-ils
pas, là-bas, sur un lit de neige ? Voilà le désin-
téressement et voilà le courage : risquer cela.
— 28 —
Au Pôle
Tenir son rêve dans sa main et ne pouvoir re-
fermer ses doigts sur lui ! Nous lui rendrons
justice, et ce ne sera qu'une dérision de plus ?
Peut-on rendre justice à celui qui n'est plus ?
Non. Dans ce cas-là, la justice que nous ren-
dons n'est rendue qu'à nous-mêmes. Et la jus-
tice même n'est qu'une dérision.
— 29 —
-3
LA VIE FLUIDE
Quand une crise d'un mal quelconque vous
impose une diète presque parfaite, on a du moins
la satisfaction de considérer la vie d'un regard
tout a fait désintéressé. Celui qui vit avec trois
tasses de thé et quelques cigarettes russes se sen
au-dessus des contingences, sur lesquelles il
flotte avec une lucidité malheureusement un peu
vague. Le principal inconvénient d'un tel régime
est d'amener une certaine difficulté à joindre
ses idées. On les aperçoit bien, mais elles ne
se laissent pas saisir ; à cela près, quelle liberté
— 30 —
La Vie fluide
d'esprit et quelle indépendance ! On ne se sent
tenu par rien, on n'a que de toutes petites préoc-
cupations qui ne sont là vraiment que pour vous
distraire, et les heures passent fluides. Oui, ce que
j'éprouve surtout en cet état, c'est la fluidité du
temps. Il coule comme de l'eau et coule sur place,
si l'on peut dire, disparaissant à mesure qu'il est
créé. Ce n'est pas un problème pour moi de
savoir comment vont passer les heures d'une
longue journée, sans travail, sans presque de
lecture, sans conversation, sans incidents. Elles
passent très bien. Je crois que je me résignerais
difficilement à vivre plus que quelques jours de
cette vie ralentie, un peu animale, peut-être,
mais une semaine, parfois, ce ne serait pas désa-
gréable. Je dois dire que cet état est tout nou-
veau pour moi : c'est peut-être sa nouveauté qui
en fait le charme relatif. Il n'a rien d'extraor-
dinaire pour certaines personnes qui, pour un
rien, se mettent à la diète, gardent la chambre
et même le lit. C'est un système, c'est même un
bon système et qui vaut sans doute mieux que
— 31 —
Petits Crayons
les médicaments dont on abuse tant aujourd'hui.
Se reposer et attendre : la nature fait le reste.
Adieu. Après ce grand effort, je me replonge
dans le Nirvana.
— 32 —
LES MUSÉES ET LA VIE
A la suite de l'aventure du Louvre, on va
beaucoup parler des musées et les uns vont se
prosterner devant ces sanctuaires de Tart, tandis
que les autres, avec irrévérence, vont hausser
les épaules devant ces vastes repaires du bric-à-
brac. Pour visiter avec fruit le Vatican, qui est
le plus vaste et le plus riche musée du monde,
on estime qu'il faudrait deux ans. Peut-être
faudrait-il un peu plus pour se mettre dans l'œil
les autres musées d'Italie, y compris les Églises
et encore omettrait-on fatalement, si on dispo-
— 33 —
Petits Crayons
sait de si peu de temps, bien des coins curieux.
Mettons qu'en cinq ans on en vînt à bout, ces
cinq ans ne seraient-ils pas mieux employés à
vivre, à fréquenter les hommes intelligents, les
femmes belles, la nature vivante, à étudier les
ressorts secrets de la Société, si difficiles à bien
comprendre et qui pourtant devraient nous in-
téresser avant tout ? Il est convenu, entre gens
cultivés ou qui se croient tels, que l'étude des
musées est indispensable à une bonne éduca-
tion. Sans doute, mais ce n'est qu'une conven-
tion. Si l'on réfléchit, on s'aperçoit assez vite
que la contemplation de tant de choses peintes
ou sculptées n'est pas d'une grande ressource
pour l'intelligence. La manière dont un homme
a interprété la nature n'est qu'un fait fort secon-
daire. Allez dans les musées, si l'œuvre d'art
vous donne du plaisir, mais prenez garde aussi
d'y fausser votre jugement, dont vous avez
besoin pour participer à la vie. J'ai toujours
observé que les amateurs frénétiques de pein-
ture, c'est-à-dire d'artificiel, avaient un grand
— 34 —
Les Musées et la Vie
dédain pour la vie ou ne la jugeaient qu'en com-
paraison avec l'art, qui en diffère tant. Avez-
vous entendu de ces gens qui disent devant un
paysage : « Un vrai Corot ! un Ziem ! un Mo-
net !» — et n'avez-vous jamais eu envie de les
étrangler ? Ne vous semblait-il pas que la ma-
gnificence des choses se rapetissait en prenant
un nom ? « Regardez ce coucher de soleil, di-
sait-on à un marchand de tableaux. — Oui, c'est
bien, mais ça manque de cadre ! »
35
LES EUGÉNISTES
C'est la première année qu'on s'occupe d'eux.
Il y a pourtant longtemps déjà qu'ils écrivent,
qu'Us se réunissent et qu'ils parlent. Ce sont
des gens qui ont quelques idées déplaisantes et
qui veulent les imposer aux autres personnes.
La plus grave est l'intrusion de la science dans
l'amour. Et ils ne prennent pas la chose au point
de vue humoristique, comme Charles Cros qui
a précisément écrit la Science de Vamour. Non,
la principale idée eugéniste, c'est la Science dans
l'Amour, ce qui n'est pas du tout la même chose.
- 36 -
Les Eugénistes
Bref, ils voudraient que Ton s'occupât de la
reproduction humaine avec le même soin que
Ton s'occupe de la reproduction chevaline, ovine,
bovine, voire porcine. Permet-on, par hasard,
à un étalon, à un taureau, de se promener par
les herbages et d'élire celles qui lui donnent
dans l'œil ? Non pas. Outre qu'on a choisi avec
soin l'animal qu'on destine au noble rôle de
reproducteur, on l'entoure encore de soins par-
ticuliers, puis on le surveille, pour qu'il ne se
galvaude pas, enfin on l'enferme et on lui amène
une par une ses petites épouses. L'espèce hu-
maine n'est soumise à aucune discipline de ce
genre. Il y a bien des endroits où ce sont les
épouses momentanées qui sont parquées en
attendant la visite nuptiale, mais, malgré les
apparences, ces lieux ne sont pas destinés à la
reproduction. Parmi l'humanité, les unions se
font au hasard et, en principe, tout homme peut
épouser toute femme et lui faire un enfant sans
nulle autorisation. Les eugénistes trouvent cela
déplorable. En effet, parmi les hommes qui se
— 37 —
Petits Crayons
destinent d'eux-mêmes au noble état susdit, il
y a des quantités de malades, tuberculeux,
alcooliques et autres, qui n'obtiennent qu'une
progéniture médiocre et tarée comme leurs pa-
rents. Les eugénistes voudraient mettre fin à
cela. Ce sont eux qui ont inventé le certificat
d'aptitude au mariage.
-38-
L'AVENIR DES CHEVAUX
L'autre jour^ un chroniqueur de beaucoup
d'esprit s'étonnait qu'on s'intéressât encore à la
cavalerie, cette vieillerie. Que ne remplace-t-on,
disait-il, tous ces quadrupèdes par des bicy-
clettes et par des autos. Je crois qu'il n'a pas eu
bien nettement la vision des terres labourées
de la Beauce ou de la Normandie, ou de partout ;
la vision des prairies humides, ni celles des haies
multiples, ni celles des champs de betteraves,
ni du reste des campagnes. Qui dit roues, dit
aussi routes, ou du moins terrains suffisamment
— 39 —
Petits Crayons
unis pour permettre de rouler. Heureusement
que la terre entière de France n'est pas encore
toute en routes, il faut tout de même qu'il en
reste pour la culture et pour le pittoresque. Donc,
en temps de guerre, si on peut passer partout
avec un cheval, le chemin est fort restreint pour
ime machine montée sur roues. Donc l'avenir
militaire est aux chevaux aujourd'hui comme
au temps de Charlemagne. Cela serait, d'ailleurs,
grand malheur pour l'agriculture, si le cheval
venait, non pas à disparaître, ce qui n'est guère
possible, mais à diminuer trop sensiblement.
Le cheval est, en effet, la grande ressource des
paysans et le seul élevage qui lui procure des
bénéfices. Le reste de la ferme sert à son fermage
et à son entretien. Le cheval, acheté par la re-
monte, représente le gain, aléatoire comme tous
les gains, ce que l'on met de côté, ce qui compense
les années de désastre, qui se représentent trop
souvent. Mais, à bien d'autres points de vue,
l'utilité du cheval est tout aussi grande aujour-
d'hui qu'hier. Plus de la moitié des Français
— 40 —
L'Avenir des Chevaux
habitent la campagne et, à la campagne, un
cheval coûte peu de chose ; il reste donc, par
excellence, la machine économique et celle qui
a l'avantage de pouvoir s'entretenir avec des
produits du sol, tandis que la nourriture des
chevaux d'automobile s'achète, et assez cher, à
l'étranger. Le cheval est archaïque aux yeux de
quelques-uns. Mais le pain aussi est archaïque
et le vin et l'air que nous respirons. Et au fond,
il n'y a peut-être de vraiment bon dans la vie
que ce qui est archaïque.
41 —
LA NOURRITURE
Il faut avoir senti la faim, ne fût-ce que par
ordonnance, pour comprendre l'importance de
la nourriture dans l'humanité et ce qu'elle peut
comporter de tragique. Comme on voit alors que
de toutes les questions, une seule importe vrai-
ment, la question physiologique. On ne s'en rend
pas bien compte dans le courant de la vie orga-
nisée, mais il suffit d'un accident qui la dé-
traque un peu pour que nous nous sentions aus-
sitôt des êtres primitifs, que passionne une seule
chose, la nourriture. Elle prend vraiment une
— 42 —
La Nourriture
importance eucharistique. Le pain, auquel nous
ne pouvons toucher, nous semble vraiment ren-
fermer la vie. Il contient toute la nature. Nous
lui sourions comme à une bénédiction, et il
semble que par lui, nous pourrions communier
avec le monde fini et avec le monde infini. Et
c'est la vérité même, le pain étant pris pour sym-
bole. L'homme qui a faim acquiert plus de choses
en mangeant qu'il n'en pourrait acquérir en
lisant tous les livres qui ne contiennent jamais
que les divagations des hommes rassasiés. Préoc-
cupation vulgaire, disent les marchands de spi-
ritualité, dans lesquels se tasse un bon repas.
Préoccupation très haute, doit répondre le phi-
losophe, parce que sans celle-là, toutes les autres
seraient vaines. Il ne semble pourtant pas que
les États, qui s'occupent tant de l'esprit et aux-
quels cela réussit généralement si mal, aient
regardé avec beaucoup de soin cette question
de la nourriture matérielle. C'est au delà qu'ils
portent leur souci, sans se rendre bien compte
que c'est pourtant l'étape nécessaire. Or, la plu-
— 43 —
Petits Crayons
part des gens ne mangent pas, ou mangent si
mal et si peu qu'ils ne peuvent former un ter-
rain solide sur lequel pousse la plante spirituelle.
Celui qui ne mange pas n'a pas d'âme saine. Elle
végète, elle est desséchée, elle se fane. Les mal-
heureux l'arrosent avec de l'alcool.
— 44 —
MÉTHODE FUNERAIRE
Je trouve dans un journal spécial Texposé
d'une méthode décisive qui doit permettre aux
citoyens conscients et autres d'obtenir^ malgré
leur famille^ des obsèques conformes à leurs
idées philosophiques, c'est-à-dire civiles. Il est
très bien d'avoir de la logique dans l'esprit et
de se vouloir une fin sans contradiction avec sa
vie, mais n'est-ce point aussi pousser les choses
un peu loin que de prendre tant de précautions
pour une formalité dont nous serons absents,
au moins par la pensée ? Puis, réfléchissons que
— 45 —
Petits Crayons
l'Église est merveilleusement organisée pour les
enterrements et que la Société civile ne Test nul-
lement. Elle traite avec une parfaite égalité
l'homme et le caniche^ Lesbie et son moineau.
Tandis que l'Église dispose pour les réunions
funéraires d'admirables édifices, frais en été,
chaufifés en hiver, où se déroule avec sécurité
le symbolisme de ses cérémonies, appuyées à
l'occasion par des chants et des musiques qui
peuvent être sublimes, la Société civile n'a
pourvu à rien de ce genre. Elle ne nous ofïre
même pas un hangar pour nous abriter de la
pluie ou du vent. Si on ne veut pas de l'ÉgUse,
on n'a rien. Il faut se réunir à la porte d'un cime-
tière lointain où l'on piétine dans la boue, dans
la neige ou dans la poussière. C'est indécent,
malsain et même dangereux. Les gens qui veu-
lent faire acte de déférence aux parents du
défunt les saluent à l'Église et s'en retournent
chez eux. Dans la méthode civile, ils sont obli-
gés à un pèlerinage rebutant, même si aucun
sentiment intime ne les pousse. C'est là un des
-46
Méthode funéraire
points où Ton voit que la Société civile n'est pas
encore organisée, et tant qu'elle ne le sera pas
sur ce point, on donnera, même incroyant, la
préférence à l'Église, où tout est prévu, où tout
se fait avec décence et, si l'on veut, avec magni-
ficence.
47 —
LES ÉTOILES
Il paraît que l'autre jour^ comme on repré-
sentait à Lyon la tragédie lyrique^ musique de
M. Mariotte^ le Vieux Roiy le public s'égaya
beaucoup de cette phrase dite par une jeune fille
qui contemple par la fenêtre le ciel étoile : « Je
suis enivrée de l'odeur des étoiles. » Cela prouve
seulement, je pense, que ces braves gens, quand
il leur est arrivé, ce qui doit être rare, de regarder
le ciel par ime claire nuit d'été, l'ont fait sans
arrière-pensée et n'ont aucunement senti le be-
soin, pour justifier leur sensation, de faire appel
-48-
Les Etoiles
à une des nombreuses comparaisons qui vien-
nent naturellement à Tesprit. Un jour, Victor
Hugo y vit un champ de blé, où le moissonneur
avait oublié sa faucille, le croissant de la lune.
Tout le monde connaît ces vers admirables :
« Et Ruth se demandait... — Quel dieu, quel
moissonneur de Téternel été — Avait en s'en
allant négligemment jeté — Cette faucille d'or
dans le champ des étoiles. » Pour moi, le ciel
m'apparaît sans doute comme un jardin écla-
tant de fleurs, et l'idée des fleurs mène à l'odeur
des fleurs, nécessairement. Il est même plus
naturel de se représenter des fleurs odorantes
que des fleurs sans parfum. Dès qu'on laisse
aller son esprit à quelque poésie, les images
naissent, se transposent et s'entrelacent. Quand
on n'a aucune poésie dans l'esprit, il ne faut pas
lire les poètes^ pas même aller écouter des poèmes
mis en musique. La logique ordinaire en sera
choquée. Les étoiles m'évoquent toujours quelque
chose qui n'a directement aucun rapport avec
elles. Hier soir, le long d'une avenue, qui mène
— 49 —
Petits Crayons
au bois de Boulogne, je les regardais à travers
les branches sans feuilles, et elles me semblaient
encore des fleurettes Imnineuses apparues, comme
des pâquerettes ou des anémones, sous les arbres
nus du bois ou du verger. Pour saisir les étoiles
et les incorporer à sa sensibilité, il faut bien les
transformer en quelque chose de sensible. Les
étoiles sont des apparences et ne nous appar-
tiennent qu'en leur qualité d'apparences. Si je
ne pouvais pas en faire ce que je veux, elles ne
m'intéresseraient plus, car je ne suis pas astro-
nome. Les spectateurs du Grand Théâtre de
Lyon, non plus. Alors qu'est-ce que c'est pour
eux que les étoiles ?
50
STÈLES
Il m'est arrivé de Chine, l'autre jour, un livre
imprimé sur papier de Corée, disposé à la chi-
noise en forme d'accordéon, semé, çà et là, de
caractères chinois, donc que la plus élémentaire
curiosité commandait d'ouvrir aussitôt. C'est
ce que je fis, et je fus soudain plongé dans l'en-
chantement. Ce livre a pour titre Stèles et pour
auteur un médecin de la marine, Victor Ségalen ;
c'est un recueil de poèmes en prose. Mais ce qui
le caractérise encore et mieux que tout, c'est sa
beauté profonde et sereine. Je n'ai qu'un regret,
— 51 —
Petits Crayons
c'est qu'il soit tiré à petit nombre^ et surtout qu'D
ne soit pas mis dans le commerce. Il y a des jours
où je ne suis pas égoïste. J'espère que nous le
verrons bientôt sur toutes les tables où il doit
être^ près de ceux qui aiment la poésie^ la philo-
sophie et le mystère. Es-tu « attentif à ce qui n'a
pas été dit^ soumis à ce qui n'a pas été promulgué,
prosterné vers ce qui n'est pas encore ? )>, rêve
de ce livre aux mille pensées. Es-tu philosophe,
écoute ce qui convient aux solitaires : « Moi, le
Solitaire, je n'aime pas les visiteurs importuns » ;
le Sage dit : « Étant sage, je ne me suis jamais
occupé des hommes. » Penses-tu souvent à la
mort, écoute ceci : « Certes la mort est plaisante
et noble. La mort est fort habitable. J'habite
dans la mort et m'y complais. » Es-tu poète, donne
tes poèmes à « Celle dont on ne peut dire qui
elle est, ni pourquoi elle est belle. » As-tu une
amante, célèbre-la en ces termes : « Mon amante
a les vertus de l'eau : un sourire clair, des gestes
coulants, une voix pure et chantante goutte à
goutte. » Avec M. Claudel, à qui ces stèles de
— 52 —
Stèles
Chine sont dédiées, M. Ségalen a façonné, le
premier, avec de la terre jaune, autre chose que
des figurines en porcelaine. Est-ce l'âme cachée
de la Chine que l'on découvre là ? Est-ce la
sienne ? N'importe. Elle est belle.
— 53 —
LE SEXE FAIBLE
Biologiquement, c'est Thomme. Les garçons
naissent plus difficilement. Ils ne s'élèvent pas
aussi bien et, durant toute leur vie, qui est moins
longue que celle des filles, ils demeurent plus
fragiles, moins bien assurés contre le mal. A
cela, il y a des causes sociales, mais il y en a aussi
de fondamentales. La femme, en somme, est
mieux douée que l'homme, au point de vue vital.
Deux accoucheurs de Baudelocque ont essayé
de le contester, pour ce qui est de la naissance et
du jeune âge. Je ne crois pas qu'ils y aient en-
— 54 —
Le Sexe faible
tièrement réussi et la théorie reste vraie d'une
plus grande résistance de la femme aux causes
de destruction. De sorte qu'il reste vrai aussi,
si paradoxal que cela paraisse, que de l'homme
et de la femme, le sexe de luxe, c'est l'homme.
C'est une chose que j'ai déjà dite dans la Phy-
sique de Vamour : La femme aurait suflft. En
quelques espèces d'invertébrés, la chaîne des
générations est assurée par les seules femelles.
Ce n'est qu'à de longs intervalles qu'il paraît un
mâle dont l'intervention suffit à la fécondation
d'une longue lignée de femelles en femelles.
C'est ce qu'on appelle la parthénogenèse. Un
pas de plus et elle était complète. Il y aurait des
espèces composées de seules femelles. De ré-
centes expériences laisseraient croire que ce ré-
sultat pourrait être obtenu artificiellement,
quoiqu'il n'y en ait pas encore d'exemple. Pour
s'en tenir aux vertébrés et aux mammifères,
dont nous sommes le plus bel échantillon, il
ne saurait être question de fécondation artifi-
cielle, c'est-à-dire chimique, l'intervention du
— 55 —
Petits Crayons
mâle est toujours nécessaire et, quoiqu'il ne
serve qu'à cela, il sert à cela et c'est quelque
chose. Il a donc fallu, pour ainsi dire, qu'il jus-
tifiât, non son existence, mais ses loisirs, par
toutes sortes d'inventions propres à aider la vie.
Et dans le fait, parmi l'espèce humaine, c'est
le mâle qui a tout inventé. La femme conserve,
tel est son rôle. Sa besogne est celle qui se rap-
proche le plus de l'œuvre même de vie dont le
but est la conservation de la vie. La femme est
plus près de la nature. Elle participe mieux de
ses forces et avec plus de simplicité. Elle est,
dans le couple, l'être fondamental. La biologie
détient de forts arguments pour le féminisme
et de non moins forts contre le féminisme.
-56-
AUTOUR D'UNE LETTRE
Alfred de Vigny est Thomme qui a su le mieux
se dissimuler aux yeux de la postérité. On ne le
connaît pas encore et peut-être ne le connaîtra-
t-on jamais, malgré qu'il ait beaucoup écrit sur
lui-même, avec une feinte franchise. Mais il avait
si bien réussi à se refaçonner sur un patron idéal
que cette franchise suspecte était sans doute,
sur le tard, dénuée de tout mensonge. Les hommes
sont ce qu'ils sont. Ils sont aussi ce qu'ils de-
viennent. A force de vouloir paraître doué de
toutes les vertus stoïciennes, je croirais volon-
— 57 —
Petits Crayons
tiers qu'il finit par en acquérir quelques-unes.
En tout cas, il finit par oublier ses tendances
naturelles, et la postérité a fait comme lui. Elle
Ta fait avec une complaisance singulière. Qui se
douterait que Vigny était d'un tempérament
fougueusement erotique ? Mais il fut doué aussi
de la volonté de n'y céder qu'avec décence. Il y
avait en lui l'étoffe d'un Verlaine aristocrate,
d'un Mirabeau taciturne. Il y tailla un Alfred
de Vigny. Il n'est donc nullement étonnant, mais
au contraire parfaitement naturel, qu'il ait écrit
dans sa jeunesse encore inconsidérée, des lettres
d'amour en accord avec son tempérament, lequel,
on le tient de lui-même, avait beaucoup de rap-
ports avec celui du légendaire Jean Quatornoy.
Mais, devenu morose, étant devenu malade,
loin de se vanter de ce passé impérieux, il
n'était pas loin de le déplorer. Et, comme lui,
on le déplore encore, puisque la dernière sur-
vivante de ces lettres n'a pu vaincre l'hypo-
crisie de notre époque. On l'a brûlée, non sans
naïveté, car il est évident qu'il en est plus d'une
-58 -
Autour d'une lettre
copiCj'et évident qu'il y a aussi d'autres lettres
du même mode. Même si elles ont été détruites,
le Vigny primitif et naturel aura laissé des traces
certaines qui ne sont scandaleuses que pour les
sots. Pour moi, le Vigny d'un égoïsme si com-
passé me scandalise bien plus que l'aveu de ses
exaltations amoureuses. Et même...
— 59
RETOURS
Un proverbe d'autrefois, oriental peut-être,
disait que lorsqu'on rentre de voyage on doit
s'attendre à tous les malheurs, à trouver sa
femme partie, sa maison incendiée, sa fortune
compromise. Mais il s'agissait de longs et lents
voyages. Ce qui nous attend, nous autres qui ne
faisons guère que des excursions, c'est de re-
trouver les choses dans l'état exact où nous les
laissâmes et, si cela est plus agréable, c'est beau-
coup moins flatteur pour notre amour-propre»
— 60 —
Retours
Nous nous apercevons que notre absence n'a eu
aucune influence sur rien. La destinée a continué
sa marche monotone comme pour nous prouver
que les événements n'avaient pas besoin de nous
pour s'endormir dans leur petite vie rythmique.
Et cela nous fait penser aussi que si nous avions
disparu au cours de cette absence, il n'en aurait
été ni plus ni moins, ce qui est peut-être un mau-
vais raisonnement, car chacun de nous régit,
sans toujours s'en douter, quantité de mouve-
ments qui partent de lui, en reçoivent l'impulsion.
Nous ne sommes qu'un des poteaux télégra-
phiques de la route, mais il sufiSt qu'un coup de
vent l'ait renversé pour suspendre les communi-
cations entre les groupes qui ne connaissaient
même pas notre existence. Sans doute, la frac-
ture ne tarde pas à se consoUder, et il ne reste
bientôt plus trace du désarroi momentané, car
il ne faut pas que le mécanisme s'arrête, et il ne
s'est jamais arrêté. C'est un orgueil que chacun
peut avoir, et même le plus humble, qu'il a sa
place dans l'ordre général. Mais cela n'empêche
— 6i —
Petits Crayons
pas que Ton ne soit pas un peu vexé à songer que
la vie fonctionne sans même que nous la regar-
dions et qu'absents ou présents, le mouvement
continue avec indifférence.
— 62 —
SUR LES VOYAGES
Autrefois, on voyageait surtout pour voir les
hommes, pour s'enquérir de leurs mœurs, de
leur caractère, et le premier soin de qui entrait
dans une auberge était de s'enquérir des nou-
velles du pays ; c'était un bonheur de rencontrer
un homme aimable et un peu bavard. Stendhal
appartenait encore à cette école. Bien qu'il fût
extrêmement sensible aux paysages et même
aux monuments, jamais il ne négligeait l'huma-
nité, qui leur donne sa valeur. Ses voyages en
ItaUe ou en France sont beaucoup plus des
-63-
Petits Crayons
excursions à travers les esprits qu'à travers la
nature inanimée. Il est le dernier des grands tou-
ristes intellectuels. Cependant, on pourrait en-
core noter Taine qui l'admirait trop pour n'avoir
pas essayé de l'imiter en cette matière : mais
qu'il est gourmé, sec et sévère ! Il s'enquiert
des mœurs plutôt par devoir que par curiosité,
et sa précipitation à généraliser géométriquement
est bien fatigante. Ce n'est qu'après lui, cepen-
dant, que les touristes perdent tout intérêt
pour l'humanité : une seule chose va mainte-
nant les requérir, le pittoresque. C'est unique-
ment pour le pittoresque que l'on voyage doré-
navant. On va de site en site et de monument en
monument en lisant un journal et en se désin-
téressant de la vie, qui n'est plus perçue que par
l'extérieur et avec laquelle on ne se soucie même
plus de prendre contact. Il semble que les pays,
que l'on traverse trop vite, ne soient plus que
des déserts où l'oasis seule mérite un court
séjour. On arrive, on regarde et l'on repart. On
va voir la cathédrale et le musée, ces choses
-64-
Sur les Voyages
mornes et mortes^ on ne s'avise plus de faire le
tour du marché et de causer avec les paysans.
Mallarmé disait bien qu'une seule chose est
désormais utile en voyage, une pièce de mon-
naie, la monnaie du pourboire ! L'esprit d'obser-
vation, l'âme, quand on en a, on les peut laisser
chez soi : c'est bien encombrant et ce n'est plus
à la mode.
-65 -
UN JARDIN
Je vis hier un jardin, qui est un vrai jardin,
c'est-à-dire un monde enchanté. Comme il fait
paraître ridicules toutes nos dissertations sur
l'excellence du jardin français ou l'excellence
du jardin anglais ! On ne conçoit pas les théo-
ries, en le parcourant, on ressent une émotion
constante et variée à chaque pas, une émotion
faite de fleurs, d'arbustes, de ruisseaux. C'était
au crépuscule : un crapaud faisait entendre sa
voix de cristal : j'étais enivré. Toutes les roses
— 66 —
Un Jardin
vivent là^ en buisson, en arceaux, à deux pas de
ces pins bleus du Japon, qui font l'air si lumi-
neux. Puis c'est le fouillis des digitales roses et
des digitales blanches, des genévriers et des ab-
sinthes, le long d'une allée qui monte en serpen-
tant et mêle encore la fraise des bois au serpolet
des landes. On va toujours, voici une pelouse
entourée de géraniums. C'est correct, c'est le
goût français, le goût pauvre, mais le contraste
était nécessaire car on va entrer dans un vrai
jardin japonais, un petit parc où les arbres cen-
tenaires ne viennent pas au genou, où sous les
mélèzes de petites maisons carrées en bois et en
nattes surgissent comme de grands joujoux. Là,
le paysage prend une sorte de furie bizarre,
de furie en miniature, avec ses vallonnements,
ses ponts courbés, ses pierres roulées. Le mé-
lange des styles pourrait rendre cela incohérent,
mais il reste pittoresque, car ce sont partout
des fleurs rares ou communes, éclatantes ou
pâles, odorantes, prenantes, des fleurs et du vert
qu'on voudrait mordre, que l'on flatte en pas-
-67-
Petits Crayons
sant, comme des petites choses de vie. On re-
vient, la Seine luit sous les arbres, les coteaux
de Saint-Cloud bleuissent. C'est un jardin de
volupté.
— 68 —
PAYSAGES
« Pourquoi nous trompez-vous, beauté des
paysages ?... w, demande Mme de Noailles dans
un de ces vers où tous les mots semblent rêver.
Mais, est-ce vrai que les paysages nous trompent
et que nous ayant promis tout ils ne nous don-
nent rien ? Sans doute, ils ne nous donnent pas
le bonheur, mais peut-être que pour un instant,
qui peut se prolonger et se renouveler, ils nous
en donnent l'illusion, et plus que l'illusion, le
sentiment. Ce ne sont pas des promesses ; les
visages humains nous donnent des promesses
-69 -
Petits Crayons
de bonheur et savent bien rarement les réaliser.
Le visage des paysages souvent se dévoile sou-
dain et nous apparaît comme un fait dont l'in-
tensité nous enivre. Je n'ai jamais été trompé
par un paysage, et même, ceux que j'ai regardés,
je me suis toujours reproché de ne pas les avoir
pénétrés assez profondément. Ils auraient pu,
peut-être, me donner quelque chose de plus,
mais s'ils ne l'ont pas fait, ce n'est pas leur faute,
c'est la mienne. En somme, cela vaut mieux
ainsi. Je ne les ai pas épuisés. Ils ont gardé pour
moi une jeunesse et une fraîcheur éternelles et
je les prendrais toujours dans une possession
toujours nouvelle. C'est que si rien n'est plus
matériel qu'un paysage, rien n'est plus spirituel
que le contact que nous en ressentons. Non, ils
ne m'ont pas trompé les paysages que j'ai aimés,
et même il m'a semblé qu'ils m'aimaient aussi.
Il se fait une communion entre l'être qui sent
la beauté et la beauté elle-même, encore qu'insen-
sible, et elle frémit à notre émotion. Rétractez-
vous, poète, laissez que nous ayons un recours
70 —
Paysages
contre l'amour des êtres dans Tamour des pay-
sages et que nous soyons sûrs de trouver dans
leur calme beauté la paix que d'autres senti-
ments avaient troublée. Car pouvons-nous vivre
sans paix ?
— 71 —
CHEVAUX ET FEMMES
Il paraît qu'un maquignon dupa, Tautre jour,
un client, lui vendant un cheval au sabot de
gutta-percha. Les tours des maquignons sont
célèbres. Il n'est pas une maladie des chevaux
qu'ils ne savent masquer, pas une robe qu'ils
ne savent imiter, une allure qu'ils ne savent
imposer à la bête. Comme la femme, le cheval
est souvent un animal truqué ; on lui impose
l'hypocrisie que la femme s'impose à elle-même
pour duper l'homme, son éternel désir et son
— 72 —
Chevaux et Femmes
éternel ennemi. Aussi doit-il y avoir quelque
part un dicton de ce genre : « Il ne faut se fier
ni à un cheval ni à une femme. » N'étant plus à
la mode, le cheval ne nous préoccupe plus guère,
mais la femme est toujours à la mode. Malgré
l'habileté des maquignons, le cheval se vendant
nu, il y a une limite à son truquage ; celui de
la femme qui se vend habillée n'en a pas. Une
femme quasi tout entière factice allume fort
bien la convoitise des connaisseurs et d'autant
mieux que la femme refaite par les couturiers,
les coiffeurs, les dentistes et les bandagistes est
presque toujours d'aspect supérieur à la femme
naturelle. Le factice va même plus loin que l'ex-
térieur : il n'y a pas de perruques que pour la
tête ! Que d'amants ont caressé de magnifiques
cheveux blonds morts depuis peu sur la tête
d'une phtisique d'hôpital. Que d'amants ont été
troublés par le rythme bien ordonné d'une poi-
trine qu'ils avaient peut-être déjà vue, mais
muette, à la vitrine d'un marchand de caoutchouc.
La pudeur, une pudeur farouche, n'est pas sans
— 73 —
Petits Crayons
ajouter au charme de la femme factice. Elle se
dérobe et se défend avec désespoir. Ce n'est pas
elle qui laisserait vérifier sa gutta-percha, conmie
le pauvre innocent cheval !
— 74 —
LE CHAT BLESSÉ
Le soir, dans un jardin sur lequel ouvrent des
fenêtres, d'où tombent toutes sortes de bruits
humains à travers la beauté vaincue des grands
arbres douloureux. Mais nous entendons aussi
des grondements qui sont des miaulements. Des
chats se battent ou font l'amour. On ne sait
jamais, sans doute les deux, car l'amour pour
cette gent ne va pas sans colère, sans bataille,
sans gémissements. Les plaintes furieuses s'exas-
pèrent, s'apaisent, repartent, gerbes exaspérées.
Un dernier cri, car cette fois c'est bien un cri, et
— 75 —
Petits Crayons
une des bêtes blessées s'échappe^ bondit, nous
frôle, puis disparaît dans un arbre. Il semble
qu'on entende avec le bruit des feuilles froissées
celui des ongles qui entrent dans Técorce. Puis
c'est le silence revenu, et nous comparons le bruit
humain au bruit félin : nous serions humiliés si
nous nous sentions pareils à tous ces hommes et
à toutes ces femmes. Peut-être bien, après tout,
mais nous ne voulons pas. Nous nous faisons
chats, nous nous faisons animaux sauvages par
la pensée que les animaux n'ont pas, afin d'égaler
leur beauté et de vivre en harmonie avec l'incon-
sciente nature. Le chat n'a pas reparu, n'a même
pas remué. Là-haut, dans les feuilles, il lèche
sa blessure, il endort sa douleur, passe sa patte
mouillée sur ses oreilles sanglantes. Il ne regrette
rien, car il a vaincu la femelle effarée et, si c'est
une femelle, elle a la satisfaction de son ventre
apaisé. La conscience des hommes ne leur fait pas
tenir une conduite différente, mais ils y mêlent
tant de laideur, tant de petites craintes qu'ils sont
pitoyables. Le chat n'a pas besoin de pitié.
-76-
LA CHASSE
Enfin, nous avons donc un président de la
République qui n'aime pas la chasse et qui n'y
va que pour faire plaisir à ses amis et hon-
neur à sa situation, car la noblesse de la chasse
est toujours incontestée, et tuer des faisans tou-
jours le sport le plus digne d'envie. Il me semble
qu'on devrait avoir des gens pour cela, comme on
a des bouchers qui ont l'office de nous préparer
gigots et aloyaux. C'est à peine si je comprends
la chasse solitaire à la campagne, la vulgaire
chasse au chien d'arrêt. Pourtant, là, elle est
presque nécessaire, car le gibier n'est pas seule-
— 77 —
Petits Crayons
ment une bête qui se mange, c'est aussi une bête
qui mange et le chasseur peut être considéré
comme un défenseur des moissons. Ainsi chas-
sait le père Grévy. Ainsi chassent les braves
propriétaires campagnards, quand ils veulent
goûter d'un lièvre. Mais élever des bêtes, les
nourrir, les surveiller, pour avoir le plaisir de
les tuer, l'automne venu, cela me semble une
extraordinaire et barbare survivance des plus
mauvais instincts de l'homme. Au dire même de
tous les vrais chasseurs, c'est aussi un plaisir bien
médiocre. Le rabatteur enlève à la chasse tout son
imprévu, tout son caractère de lutte entre la ruse
du gibier et la ruse du chasseur, qui n'est plus,
dans ces conditions, qu'un tireur et qu'un tueur.
Autant aller à la foire exercer son adresse sur
des cibles mouvantes ou sur des coquilles d'œufs
qui font la cabriole à cheval sur un jet d'eau. Au
moins, il n'y a pas de sang répandu. Fi de la
chasse où l'on tue à coup sûr ! Pour moi je suis
toujours du parti du lièvre qui détale, de la per-
drix qui s'envole avec un bruit d'ailes ironique.
78 -
L'AUTOMNE
L'automne à ses débuts a cette année une
grande douceur. La fin des vacances en va être
charmée, mais chargée aussi de plus de regrets.
L'automne est peut-être la seule saison où le ciel
peut être bleu impunément. Au printemps, cela
a l'air un peu mièvre, cela sent trop l'aubépine
et la première communion. L'été, c'est franche-
ment pénible. Le bleu de l'été est sans espoir et
sans promesses. Il est desséchant. A l'automne,
il est une caresse et même quand il prend des
teintes un peu surchauffées, on le supporte vo-
— 79 —
Petits Crayons
lontiers et même avec amour. On sait trop que
cela ne va pas durer, que ce n'est qu'un dernier
sourire. L'automne est certainement la saison
où la nature est la plus belle. EUe est diverse.
Elle prend toutes les couleurs. Cela va du vert
au rouge. Les dernières feuilles deviennent écla-
tantes comme des fleurs. L'automne est riche, il
est plein de fruits. Il se répand en raisins, en
pommes, en poires. Les hommes, qui sont bêtes,
ont fait de la poire toutes sortes de symboles
ridicules. QueUe bassesse d'outrager le fruit le
plus merveilleux, le plus clément qui existe !
La poire d'été n'est qu'une esquisse, qui ne s'ac-
complit qu'à l'automne, quelquefois même dans
l'hiver. Le symbolisme de la pomme est plus
agréable. Pour les chrétiens, c'est le péché, sans
lequel la vie serait morne et même absurde. La
pomme joue un grand rôle dans la gaudriole ;
c'est moins heureux. Quant au raisin, c'est l'au-
tomne même, c'est le ciel et la terre unis en un
dernier baiser.
— 80 —
EN FUMEE
Tous les ans^ au printemps, je reçois un pros-
pectus de la Société pour la propagation de Tin-
cinération. En d'autres termes, on m'invite à
me faire rôtir, non tout de suite, sans doute,
mais quand le moment sera venu. Cette idée
n'est pas souriante, mais elle est nécessaire. Le
moment viendra où il faudra bien faire son choix,
et si on ne le fait pas, la société se débarrassera
de vous par les moyens ordinaires. Est-il vrai-
ment moins désagréable d'être incinéré que d'être
inhumé ? Je dirais que c'est une question de
— 8i —
Petits Crayons
goût. Comme je ne suis pas sensible aux ques-
tions accessoires qu'énumère le prospectus et
que je ne transcris pas pour ménager la sensi-
bilité nerveuse de mes lecteurs, je n'ai pas encore
choisi. Le meilleur argument pour ne pas choisir
est de se dire que des millions et des millions
de personnes ayant pris avant nous le chemin
de la terre, il n'y a aucune raison pour vouloir
prendre celui du feu et de la fumée : les deux
chemins d'ailleurs mènent au même but. Je me
garderai donc de faire de la propagande, tout en
reconnaissant que l'incinération est un mode
plus propre, plus décent peut-être et qui, comm.e
le dit le prospectus, « conjure le plus épouvan-
table des supplices, la possibilité du réveil après
la mort apparente )>. Ceci est à prendre en consi-
dération. Il semble que cela n'ait encore touché
qu'un petit nombre de nos contemporains no-
toires, si j'en juge par la liste des célébrités, que
l'on nous donne, qui se sont fait incinérer. Après
l'incinération de Moréas, j'avais eu un instant
de sympathie pour ce mode de disparition, mais
82
En Fumée
les impressions s'effacent. Peut-être aussi qu'à
mesure que l'on se rapproche du moment fatal,
on aime moins aussi à y arrêter sa pensée. Pour-
tant, j'ai une philosophie assez ferme et, à de
certains jours, je m'en irais très volontiers —
en fumée !
-83 -
LA BEAUTE
Des deux sexes^ un seul^ l'homme a souci de
la beauté du sexe adverse et comme il la désire,
violemment, il la trouve ; l'autre n'en a cure et
comme elle lui est indifférente, il ne la trouve pas.
De là cette notion s'est répandue que la femme
seule possède la beauté et ces expressions sont
entrées dans la langue : le beau sexe, le sexe laid.
Cependant un artiste, connaissant bien l'ana-
tomie esthétique des formes humaines et vou-
lant publier un album où seraient figurés par
des photographies les types des deux beautés
-84-
La Beauté
féminine et masculine^ s'enquit de beaux hommes
et de belles femmes. Il en put examiner un grand
nombre et découvrit que les êtres à belles et
suffisamment harmonieuses proportions étaient,
et de beaucoup 5 plus nombreux chez les hommes
que chez les femmes. Sur cent femmes, il n'en
trouvait que dix dignes de poser l'ensemble,
comme disent les peintres ; sur cent hommes, il
en trouvait cinquante. De là à conclure que l'idée
de beauté est d'origine sexuelle et qu'elle est
évoquée par le désir et non par le sentiment es-
thétique, il n'y a qu'un pas. Je l'avais franchi
bien avant d'avoir connaissance de cette enquête,
déjà ancienne, mais qui me fut révélée hier par
hasard. J'avoue qu'une telle notion ne peut être
dans la vie d'aucune utilité et qu'elle ne chan-
gera rien à notre manière de considérer les choses
et les femmes, mais elle peut servir à mesurer
le degré de l'illusion au milieu de laquelle nous
sommes plongés. Les femmes, dont c'est le
moyen de domination, sont les premières dupes
de cette croyance en leur beauté, mais elles pour-
85
Petits Crayons
raient se consoler^ s'il y avait lieu, en consta-
tant avec quelle facilité les hommes sont pris
au piège. Les deux sexes sont parfaitement d'ac-
cord, l'un pour accepter sa laideur, l'autre pour
triompher de sa beauté. Mais inutile de vouloir
renverser les valeurs : ils les remettraient à l'en-
droit, sans tarder.
— 86
LA CITE
Voilà les peuples des Balkans munis de nou-
velles frontières. Il va falloir refaire cette feuille
des atlas et en changer le coloriage^ modification
bien superficielle^ car ni conquêtes ni traités
ne touchent à l'essentiel d'un pays, qui est sa
forme terrestre, sa figure, comme disait déjà
Strabon. A cette figure, qui est l'œuvre de la
géologie, les hommes ajoutent un trait important,
la cité, d'un terme plus étendu, le municipe.
Partout où des hommes se groupent en nombre
plus ou moins grand, le municipe surgit et prend
- 87-
Petits Crayons
la direction de leurs intérêts. Il devient fonda-
mental et quasi éternel, au même titre que les
fleuves et les montagnes. Que Salonique ait subi
la loi grecque, la loi romaine, la loi byzantine,
la loi musulmane, cela a influé sans doute sur
sa destinée, mais pas d'une manière extrême.
Dans l'instabilité des empires, elle est restée elle-
même, elle est demeurée la cité permanente,
opposant le faisceau de ses intérêts humains aux
caprices ambitieux de la politique. La cité est
primordiale et l'état est secondaire, puisque
toutes les cités antiques se sufiirent d'abord à
soi-même et furent à elles seules des États, assu-
rant la protection de leur entourage. Et quand
elles sont devenues, au cours de l'évolution, des
parties d'un État plus vaste, elles ont continué
de vivre une vie propre et indépendante, jus-
qu'à un certain point, de l'État qui se les était
incorporées. Tout ceci apparaît jusqu'à l'évi-
dence à qui considère avec soin les actuelles
convulsions balkaniques et macédoniennes. On
se dispute les cités. Elles sont antérieures à la
— 88 —
La Cité
nationalité qu'elles perdent ou qu'elles acquiè-
rent. Elles existaient avant qu'il n'y ait eu dans
ces régions aucune nationalité définie et elles
survivront aux nouvelles nationalités sans doute
éphémères. Si je composais un atlas^ je mettrais
les cités dans les cartes physiques^ sans les ou-
blier dans les autres, car elles sont en vérité des
morceaux de la nature, au-dessus de toute poli-
tique.
-89-
UNE CITE
Les villes trop grandes ne sont plus des villes,
mais des agglomérations de maisons sans unité,
sans lien véritable. Il faut qu'une cité soit limi-
tée et que, de certains points, tout au moins, on
puisse en prendre possession d'un coup d'ceil,
qu'elle soit une île de pierre à l'ancre au milieu
des campagnes. Rouen répond parfaitement à
ces conditions. De presque partout et même sou-
vent du fond de ses ruelles les plus étroites, on
aperçoit les collines qui l'encerclent, les forêts
qui lui font une ceinture d'infini. Il semble qu'on
— 90 —
Une Cité
va les toucher^ rien qu'en agrandissant un peu
son geste et cette illusion se transforme aisé-
ment en réalité. Aussi n'a-t-on jamais la sensa-
tion d'y être prisonnier. On sait à tout moment
qu'on peut s'évader et quitter, pour la forêt
d'arbres, la forêt de pierres. C'est un labeur de
gagner, du centre de Paris, la forêt factice, en-
core encombrée d'humanité. A Rouen, en quel-
ques minutes, on est seul sous les voûtes de ver-
dure. C'est peut-être cela que je goûte le plus
dans ces cités modérées, c'est qu'elles vous
offrent avec le charme des campagnes les res-
sources d'une civilisation complète. Stendhal ne
put jamais se plaire complètement à Paris parce
qu'on n'y voyait pas de montagnes. C'est être
exigeant, comme de lui reprocher de ne pas ren-
fermer de forêts, mais on peut, du moins, re-
gretter une étendue qui tend à être démesurée
et qui coupe toutes relations faciles avec la na-
ture. Mais la grandeur, dans tous les domaines,
se paie, qu'elle soit une métaphore ou une
réalité.
— 91 —
LES CLOCHES
Goethe, qui aima tant de choses, en détesta
trois particulièrement. J'ai oublié deux de ces
hai-nes, mais je me souviendrai toujours que la
troisième était le son des cloches. Certes, j'ad-
mire et j'aime Goethe presque en tout, mais je
ne puis lui passer cela. Ce matin, de très bonne
heure, j'entendais une cloche à la voix d'argent
presque pareille à une autre cloche que j'enten-
dis pendant plusieurs années de ma jeunesse ;
je l'entendais clairement et j'en étais naïvement
et très confusément ému. Ce n'est pas la première
fois, puisque ce son, qui provient d'un couvent
— 92 —
Les Cloches
lointain, à n'en pas douter, m'arrive par vent
d'ouest, quand les bruits de la rue sont éteints,
comme le dimanche ; mais aujourd'hui je ne
sais quelle disposition d'esprit, peut-être la soli-
tude de ce mois d'août, a fait que j'y ai prêté
plus d'attention. Pour qu'un son actuel de cloche,
d'orgue ou de violon éveille en nous un souvenir
un peu distinct, il faut que nous nous trouvions
dans un état de résonance et de sensibilité fort
analogue, mystérieusement analogue à l'état an-
cien, et c'est bien ce qui s'est produit, sans
doute, quoique je ne puisse rien évoquer de
précis, rien d'agréable, ni rien de douloureux.
Je me souviens tout au plus que le jeune homme
écoutait ce son avec une joie mêlée de langueur,
mêlée aussi d'impatience. Il semblait porter avec
lui je ne sais quelle promesse, mais puis-je dire
que cette promesse s'est réalisée ? Oui, si c'était
celle de la vie. Non, si c'était celle du contenu
de la vie, car je n'en avais aucune idée un peu
claire, à peine un pressentiment. La concordance
serait-elle entre deux états d'attente ? A l'heure
— 93 —
Petits Crayons
actuelle, je n'attends plus rien et ne puis plus
rien attendre. Le rapport est plutôt entre un
commencement et une fin. De même qu'on ne
sait pas ce qui va suivre le commencement, on
ne sait pas comment la fin va venir. Mais je me
trompais tout à l'heure ; on attend toujours
quelque chose, on attend toujours la suite, même
quand cette suite est une fin.
— 94 —
LA CATHEDRALE
Il bruine, il fait sale et presque froid. C'est
le moment d'aller voir les touristes à la cathé-
drale. Beaucoup se sont réfugiés là, cependant
que les chanoines achèvent de psalmodier leur
oflSce, soutenus par l'orgue qui retient son souffle.
Bientôt il se tait et les pas résonnent. Je m'as-
sieds, je regarde et, parmi tous ces insectes en
complet gris, dans ce cadre grandiose, le titre
et les premiers mots d'une plaisante satire du
moyen âge me reviennent à la mémoire, c'est-
à-dire « Les XIV manières de vilains ». Le
— 95 —
Petits Crayons
vilain^ c'est le rustre qui, n'ayant plus rien d'utile
à faire dans la ville, va voir les curiosités, et je
songe que l'on pourrait écrire les « XIV manières
de touristes ». Il y a celui qui fait sonner ses talons,
jette un coup d'oeil circulaire, frise sa mous-
tache et s'en va. Il y a celui qui marche sur la
pointe des pieds, s'approche des tableaux, lorgne
longuement les sculptures et hoche la tête ; celui
qui porte alternativement les yeux vers les voûtes
et sur son guide, confronte avec soin les descrip-
tions, ressemble à un architecte qui vérifie un
mémoire d'entrepreneur. Il y a le touriste pieux,
qui prend de l'eau bénite et fait soigneusement
le signe de la croix, puis, s'étant orienté, se dirige
vers l'autel de la Vierge ; il prie et il approuve ;
il s'entretient avec le suisse : il est chez lui. Il y a
le touriste hurluberlu qui se démanche le cou,
voudrait tout voir à la fois et ne voit rien du tout ;
le touriste libre-penseur, mais qui protège les
arts et leur manifeste de la condescendance ; le
touriste effaré qui ne sait pas où commencer et
reste planté debout. Le touriste effaré est sou-
-96 -
La Cathédrale
vent une femme, mais les femmes, au lieu de
prendre racine, se mettent à tourner en cercle
et sur elles-mêmes, comme une planète. Il y a
le touriste qui conduit une troupe de touristes
et leur fait une démonstration; il y a Bouvard
et Pécuchet : « Ah ! voici du flamboyant ! » Le
touriste est une bonne distraction, quand il pleut.
— 97
DÉPLACEMENTS
J'ai transporté mon ennui dans une chambre
d'hôtel et, arrivé la nuit, je me réveille avec une
sorte de désespoir. Mais il le fallait, la fièvre du
départ avait pris une telle intensité que je ne
pouvais plus ni Ure ni écrire. Tous les ans, vers
la même époque, c'est le même mal, et, en écri-
vant le mien, je décris celui de beaucoup de mes
contemporains. L'indifférence à ce qu'on laisse
devient formidable, on a une sorte d'effroi de
son égoïsme, mais il faut partir et l'on part dans
une ivresse morne qui résiste mal au premier
-98 -
Déplacements
désagrément. Mais c'en est fait. Il est trop tard.
Marche ! Marche ! comme dit Bossuet, et tâche
de te rasséréner en songeant avec quelle joie tu
retrouveras ton vieux cabinet d'étude tout ra-
fraîchi par l'absence. Je crois bien qu'en secret
on ne part que pour revenir. On s'en ménage le
plaisir et on se résigne à le payer ce qu'il vaut,
c'est-à-dire très cher. Mais tout cela est incon-
scient. On ne ressent provisoirement que la fièvre
qui a changé dans notre cervelle la valeur des
sentiments. Rien n'aurait pu m'arrêter, hier,
encore que je me rendisse assez bien compte
que rien de ce que je devais trouver ne valait
ce que je quittais. Ceci n'a rien de commun avec
la psychologie du voyageur, c'est le dessein de
celui qui ressent la nostalgie du déplacement
annuel et qui n'y cède que parce qu'il n'a pas
pu faire autrement. C'est un état d'esprit qu'on
n'avoue pas volontiers. On feint d'éprouver à
ce moment mille féhcités, tandis qu'on n'obéit
qu'à une nécessité organique.
— 99 —
0 :^
LE BOUT DU MONDE
Quand Alexandre fut arrivé au bout du monde,
il s'apprêtait à goûter une grande joie, mais il
n'en éprouva aucune. Ayant touché de ses lèvres
un peu de sable et un peu d'eau marine, il s'en
revint et tous les pays par lesquels il passait lui
étaient connus, et il n'était plus heureux. Cette
histoire d'Alexandre, telle que nous l'a contée
la princesse Bibesco dans son précieux petit
hvre, conçu d'après les historiens et les poètes
de l'Orient, est d'une philosophie bien amère et
bien vraie. On la résumera ainsi : on n'est heu-
100 —
Le Bout du monde
reux qu'avant d*être heureux, c'est-à-dire avant
d'avoir atteint le but que l'on cherchait, avant
d'avoir franchi les limites de son désir. Comme
il conquit facilement le monde, Alexandre,
comme les cités et les cœurs s'ouvraient devant
lui, si vite qu'il avait à peine le temps de les
vaincre ! C'est qu'il n'était pas le fils de Philippe,
comme le crurent les Grecs, mais, par un jeu
de la destinée, le fils de Darius et qu'en péné-
trant dans l'Asie il entrait dans son héritage. Il
connut la soumission de tous les peuples, l'amour
de toutes les femmes, les rêveries de tous les
philosophes et il était heureux, non parce qu'il
avait trouvé le bonheur, mais parce qu'il était
Alexandre. Il n'était pas heureux à la manière
des hommes qui suivent leur bonheur, comme
on suit une bête à la chasse et qui la visent lon-
guement, avec la crainte de la manquer et de
la voir s'échapper sans espoir. La princesse Bi-
besco a appelé ce petit conte, fait de mille contes
orientaux, Alexandre Asiatique^ et c'est une bien
curieuse contre-partie de l'Alexandre grec, si
— ICI —
Petits Crayons
sage, si pondéré, si morale en action. Sans doute
il contient moins d'histoires que celui d'Arrien,
mais il contient aussi plus de philosophie et plus
de poésie.
— 102 —
LE DINER PERSAN
J'ai donc assisté à un dîner persan^ avec des
convives persans ou qui avaient fait leur pos-
sible pour en prendre l'apparence. Ayant donc
revêtu l'aba et coiffé le tarbouch noir orné d'un
léger turban de soie mauve, je contemplai d'abord
la table toute chargée de fruits et de fleurs,
oranges vertes, d'or et de cuivre, abricots, rai-
sins bleus qui venaient peut-être d'Alicante,
grains de blé soufflés et de ces noix fragiles dans
lesquelles on trouve une fraise brune et séchée.
Çà et là, de petites terrines de crème aigre, que
— 103 —
Petits Crayons
les Persans mêlent à tous mets et des fiasques
de vins de Chiraz et de Frangistan, comme il
était écrit sur le menu, et que je sus bientôt être
une ambroisie amère, puissante et délectable.
Un repas persan comporte toujours l'agneau
entier rôti en plein air. Ce rite fut observé et,
après divers plats persans, dont la saveur m'est
plutôt restée que le nom, deux serviteurs, la por-
tant sur un vaste plateau d'argent, viennent mon-
trer la bête posée parmi les aromates. Elle revint
dépecée et fut fort bien accueillie. Peu de temps
après, il commença de pleuvoir des feuilles de
roses et d'azalées. Cela devenait sérieusement
persan. La musique persane, qui avait accom-
pagné le repas, s'exalta, les danseuses entrèrent,
la voix et les mains rythmaient leurs pas, et l'on
se leva, pour n'être pas ensevelis sous les roses,
car elles pleuvaient toujours. Voilà comment on
dîne, quand on est persan. La fête reprit, après
le café et le narghilé, les danses s'amplifièrent,
danse du ventre, danse des épées, danses du cou,
qui est un bien singulier jeu des muscles. Puis
— 104 —
Le Dîner persan
la maîtresse de maison voulut nous montrer
comme sont vêtues les femmes de là-bas^ à l'in-
térieur des harems. Ah ! les vrais costumes orien-
taux sont bien laids et bien pauvres et il faut
qu'une femme soit bien gracieuse pour y ré-
sister : c'est ce qui advint^ mais elle fut aise de
se transformer à nouveau en fausse Persane^ et
nous de la revoir. Satisfait, je m'éclipsai pour
écrire ceci.
— 105 —
LA QUESTION DE L'AGE
C'est toujours un plaisir de voir tomber ou du
moins de voir attaqué un vieux préjugé. Les
Anglais, qui en gardent beaucoup d'inexpu-
gnables, viennent de porter un coup sensible à
celui qui marquait l'âge de quarante ans comme
l'extrême limite de la grande valeur humaine.
Ils la reportent à cinquante ans, mais il ne fau-
drait pas tomber dans le paradoxe et l'étendre
beaucoup au delà, encore qu'U y ait des sexagé-
naires capables de toutes les prouesses du tra-
vail et du plaisir. La vérité, je crois, est que l'âge
ne signifie rien comme donnée générale et qu'il
— io6
La Question de Vâge
ne faut jamais considérer que les individus.
Victor Hugo disait à soixante-douze ans : « J'ai-
merais mieux avoir à faire face à trois rendez-
vous galants dans la même nuit, » ce qui, pour
certains hommes de trente ans, serait pure chi-
mère, pure vantardise. Ce que BuflFon disait,
que les espèces animales n'existent pas, qu'il
n'y a que des individus est vrai sous tous les rap-
ports. Espèce veut dire moyenne. C'est une ex-
pression de statistique, sans autre valeur que
mnémonique. Dans les romans du temps de la
Restauration, on tient pour déjà vieille une
femme de vingt-cinq ans. Quand Balzac décou-
vrit la femme de trente ans, cela parut un para-
doxe. Cela tenait à ce que les femmes se ma-
riaient encore très jeunes, et qu'à trente ans il
n'était pas rare qu'elles eussent des filles qui
pouvaient songer au mariage. La société d'alors,
la société active, se renouvelait très vite, ou du
moins très tôt ; mais en revanche, la vie com-
mençait de très bonne heure pour les femmes,
pour les hommes aussi.
— 107 —
Petits Crayons
Quinze ans, ô Roméo, l'âge de Juliette!
A quinze ans, les Juliette Capulet vont au
cours, un carton sous le bras ; elles sont mal
peignées et ont de l'encre aux doigts. Elles sont
quelquefois amoureuses du père Montagne,
mais de leur camarade potache, jamais !
io8
LE LENDEMAIN
Tant qu'on ne le touche pas^ il semble qu'on
voie le commencement de Tannée tel qu'une
sorte de printemps de l'activité^ tel qu'un re-
nouveau ; et quand on y est entrée on s'aperçoit
que rien du tout ne s'est renouvelé^ mais que
tout continue^ aussi morne que la veille^ et comme
enlaidi encore par la confuse espérance déçue.
La femme qu'on aime en vain semble plus iro-
nique et celle qui vous aime^ plus décevante,
car il est de règle qu'on aime ce qui ne vous aime
pas et qu'on soit aimé de qui vous est indiflfé-
— 109 —
Petits Crayons
rent. L'an neuf n'a rien changé à ces fatalités
du cœur. On attendait de grands changements
en soi-même, une meilleure activité, d'ailleurs
on avait pris des résolutions : rien ne se produit.
On retrouve la besogne entamée et toutes ses
difficultés. La perspective a seulement un peu
changé et le but que l'on poursuivait et qu'on
croyait atteindre se trouve un peu plus éloigné.
Rien n'arrive. Il faut se remettre à fabriquer de
nouveaux espoirs, puisque les anciens ne sont
plus bons et qu'on ne saurait vivre sans cela.
On le sent, cela va être difficile, et qu'ils seront
de plus en plus chétifs, et pourtant de plus en
plus tyranniques. Enfin, on est chargé et Ton
se remet en marche avec son fardeau de chimères.
Si on pouvait tourner la tête et les regarder,
on s'apercevrait qu'elles sont toutes pareilles à
celles qui vous grimpèrent sur le dos l'an passé.
Avec un peu plus d'attention on découvrirait
que ce sont les mêmes. Les mêmes ! Cela ferait
peur, mais on ne peut pas tourner la tête, il faut
regarder devant soi, et c'est bien heureux, car
— iio —
Le Lendemain
voudrait-on porter jusqu'au seuil de Tan qui
vient ces vieux oiseaux déplumés ? Ils se
tiennent bien tranquilles, d'ailleurs, ils ont été
tellement trimballés de hotte en hotte, depuis le
commencement du monde, qu'ils sont sans in-
quiétude. Les hommes ne leur tordront jamais
le cou.
III —
LA VERTU
C'était jeudi le jour de la vertu, à rAcadémie
française. Malgré le regain de popularité que
le reportage dit littéraire a donné à cette insti-
tution anachronique, il ne semble pas que son
annuelle cérémonie vertueuse soulève de grands
enthousiasmes. Je n'ai pas lu le discours pro-
noncé, et il est probable que je ne lirai plus
jamais aucun devoir de ce genre. La vie est trop
courte. Je ne sais même pas qui en fut chargé,
mais il mérite, j'en suis sûr, toutes les louanges
d'usage et même quelques autres en plus. Il faut
— 112 —
La Vertu
qu'il y ait progression dans Téloge à mesure que
les années passent, quand cela ne serait que pour
donner aux académiciens l'illusion d'avoir fait
quelques pas dans la stagnation. Ce que je par-
cours, cependant, c'est le palmarès qui suit
l'éloquence officielle, car la littérature m'inté-
resse, comme la cordonnerie intéresse les cordon-
niers. C'est mon métier et j'aime à connaître
ceux que l'Académie archi-millionnaire approuva
et auxquels elle distribua de modestes encoura-
gements. Je ne dis pas de mal de cette distri-
bution de prix. J'ai passé par là et je touchai
volontiers la petite somme qu'on vous remet
au secrétariat avec une politesse qui se ressent
de son milieu. Cette partie de la cérémonie, qui
la devance de plusieurs mois, est généralement
la plus goûtée des bénéficiaires, mais je sais que
des ecclésiastiques et des dames du meilleur
monde se pressent toujours avec une curiosité
bien académique, autour des orateurs de cette
journée. Parmi eux, nombre de gens dont c'est
la profession, fort honorable, de protéger la
— 113 —
Petits Crayons
vertu et de la faire valoir. Il y a aussi des écri-
vains. C'est un monde bigarré^ et, pour des
causes diverses, très attentif. Mais c'est un monde
qui rayonne de moins en moins. Ni la vertu, ni
le talent, qu'on y célèbre, ne sont guère à la
mode.
— 114 —
AMOUR ET MARIAGE
Il paraît^ c'est ce que nous disait dernière-
ment un conférencier^ qu'il y a une crise du
mariage. Sans doute^ et les statistiques le prou-
vent, on se marie beaucoup, mais on divorce
également beaucoup. Il semble même y avoir
des milieux où on ne se marie que pour divor-
cer, où du moins on ne se marie que parce
que le divorce est là, prêt à ouvrir la porte.
J'ai même vu un billet de faire-part de ma-
riage où, dans un coin, figurait la sympathique
chaîne avec un marteau pour la briser au be-
. — 115 —
Petits Crayons
soin. C'est d'un extrême mauvais goût^ mais
cela signale un état d'esprit qui, pour ne pas
s'afficher souvent avec tant d'emphase, n'en
existe pas moins. Admettons la crise. Quel en
serait le remède ? L'amour, disait le conféren-
cier qui mit à ce paradoxe beaucoup d'élo-
quence, puisque c'est M. Hyacinthe Loyson.
Mais je crois que c'est tout le contraire et que
c'est pour avoir voulu concilier l'amour et le
mariage, qu'on aboutit si souvent au mariage
malheureux, au mariage dont la solution la
moins tragique est encore le divorce. L'amour
est passager. Le mariage se présente sous des
aspects d'éternité. Le mariage qui a eu, pour
unique lien, l'amour, risque fort de perdre son
caractère et de ne fournir qu'une carrière assez
fugitive. Il est singulier de voir im homme
d'âge vénérable, d'expérience et d'intelligence,
confondre ainsi une fonction et un sentiment
et vouloir unir cette fonction, essentiellement
durable, à ce sentiment, essentiellement fugitif.
Le mariage, par l'intimité qu'il impose, dévoile
— ii6 —
Amour et Mariage
promptement les caractères, alors que Tamour
les voile, de sorte qu'on pourrait dire que le
meilleur moyen de désunir deux amants serait
de les marier. Amour conjugal et amour-pas-
sion ne vont pas très bien ensemble, et chaque
fois que Ton veut fonder le premier sur le se-
cond, on aboutit à une catastrophe. Dans ces
questions-là, il y a toujours des exceptions. Ce
n'est pas sur elles qu'on peut bâtir la vie or-
dinaire.
— 117 —
CHEZ L'OCULISTE
On me faisait l'autre jour un petit tableau de
mœurs bien curieux. Une de ces sévères et con-
fortables pensions de famUle de la rive gauche
où, parmi les allants et venants, demeurent de-
puis longtemps déjà deux Américaines diverse-
ment infortunées : l'une, au cours d'un voyage
en Orient, se réveilla un matin complètement
aveugle, et peu s'en fallut qu'elle ne devînt
folle de désespoir ; l'autre, sa belle-sœur, je crois,
est sourde et ne communique avec le monde
extérieur qu'au moyen d'un appareil acoustique.
— ii8 —
Chez rOculiste
EUes sont restées très gaies et elles sont bonnes
comme des personnes qui connaissent le mal-
heur.
Non ignara malt...
EUes s'entr'aident et trouvent encore le moyen
de s'intéresser aux autres. La sourde, qui n'a
plus guère d'espérance, accompagne, chaque fois
qu'U le faut, l'aveugle, qui en a beaucoup, au
contraire, chez un grand oculiste, qui est un
faiseur de miracles. Et voici le trait qui m'a
frappé. Les cures de certaines maladies qui
attaquent la vue peuvent durer des années et
des années. Quand il se produit une amélio-
ration, c'est d'une façon si lente que le progrès
n'en est perceptible qu'à la longue. Or, l'autre
jour, l'oculiste donnait enfin congé de voir à des
yeux qui habitaient la nuit depuis huit ans et,
chargeant de ce soin suprême un de ses aides, il
se réfugiait dans le salon d'attente : « Quand ils
sont guéris, disait-il, ils veulent tous m'embrasser.
Les effusions de leur reconnaissance sont vrai-
— 119 —
Petits Crayons
ment gênantes... » Il paraît, en effet, que le pa-
tient auquel la vue est rendue est tout à coup
pris d'une sorte de délire et son sauveur n'échappe
pas à la frénésie de ses baisers. Mais, paraît-il
encore^ à défaut du praticien, ils embrassent le
premier venu. Et ceci montre que, dans la grande
émotion, le baiser est invincible et aussi que la
vue est peut-être le plus cher des biens.
— 120
LE MUSÉE RODIN
Judith Cladel désire que Ton organise un
musée Rodin. Elle m'a convié^ avec beaucoup
d'autres, à être de son avis et je le serais assu-
rément si je croyais que la statuaire est faite pour
s'entasser dans les musées. Rodin est un grand
sculpteur ; s'il n'y avait que ce moyen de l'ho-
norer et de faire connaître son œuvre, je le trou-
verais nécessaire, mais il y en a un autre, qui le
rend inutile. C'est de répartir ses bronzes et ses
marbres sur les places publiques, dans les jar-
dins, de les incorporer à l'architecture ou au
— 121 —
Petits Crayons
paysage sans lesquels les statues ont toujours un
peu l'air d'être ce qu'elles deviennent, en effet,
si on les loge en un musée, des modèles à copier.
Il y a tant de vilaines choses exposées à nos
pauvres yeux aux endroits même où nous les
menons se reposer ! Pourquoi ne pas peupler
nos pelouses de merveilles, puisque nous en
avons ? Craint-on que la beauté fasse peur aux
oiseaux ? C'est une idée de barbares, des bar-
bares que nous sommes, au milieu de nos essais
pour ne pas l'être, de mettre à l'air tant de mau-
vaises anatomies, de poses grotesques, de figures
tristes, et d'enfermer en des murs, à l'usage de
quelques amateurs, de grands exemples de vie,
d'harmonie, d'art, de pensée. Le musée, si l'on
y réfléchit bien, n'est que cela, le témoignage
de la honte que nous éprouvons devant les choses
trop lumineuses. Si nous aimions les belles
formes, nous leur donnerions un autre cadre que
les caves du Louvre ou le hangar du Luxembourg;
nous les voudrions pour témoins de notre vie
et nous les mêlerions à notre existence quoti-
— 122 —
Le Musée Rodin
dienne. Oui, c'est dehors, à la vue de tous, qu'il
faut placer d'abord l'œuvre de Rodin. Les mu-
sées, ou le musée, conserveront les ébauches, les
études, les fragments, pour la curiosité ou la
passion des amateurs et des artistes. Ne cachons
pas la beauté.
— 123 —
BAL PARÉ
Je sors d'un bal paré^ et dans la lucidité mo-
dérée que laisse, même quittée avant la fin, une
pareille fête, j'en voudrais noter quelques-unes
des impressions qu'elle m'a laissées. Le costume
qui semble de beaucoup avoir la préférence, pour
les femmes aussi bien que pour les hommes,
jeunes ou mûrs, c'est le costume oriental, arabe,
turc, persan, et même chinois. Rien ne corrige
mieux, ne redresse mieux l'esthétique mâle dont
les vêtements trop ajustés font, au contraire,
saiUir les défauts. Les Orientaux sont vraiment
— 124 —
Bal paré
des maîtres en fait d'habillement. Et je ne parle
pas des nuances de l'étoffe, aux tons amortis et
pourtant éclatants. L'homme d'Occident a beau-
coup perdu, vraiment, en abandonnant la robe
qui a naturellement, quand elle est simple et
riche, de l'autorité et même de la majesté. La
robe est dominatrice ; il est évident qu'une partie
du prestige féminin tient à la robe et à son mys-
tère. Comme il y avait au programme une petite
comédie dix-huitième siècle, on vit aussi quel-
ques costumes du même style : une robe de
pacha éclipse vite un habit de cour. Un homme
de lettres, connu pour son ampleur (qu'il ne
soit pas qualifié autrement) afiirma, sous la
pourpre romaine, la dignité de l'Occident :
l'ÉgHse a quelque chose d'oriental. Le masque,
loup ou cagoule, n'est plus très en faveur.
Presque seule, la maîtresse de la maison en garda
l'énigme, assurée ainsi d'un peu plus de liberté.
Il y en eut quelques autres, pourtant, et cela
mettait çà et là une note d'intrigue. Même quand
on connaît bien les personnes, on y est pris, au
— 125 —
Petits Crayons
moins un instant ; on dirait que le masque voile
aussi le timbre de la voix. En somme, un bal
paré, entre personnes distinguées, n'est aucu-
nement un plaisir médiocre. En se travestissant,
les hommes se manifestent avec plus de vérité
que sous l'uniforme habit moderne ; les goûts
se font voir ingénument, s'avouent avec bon-
heur. C'est peut-être dans la vie quotidienne que
les hommes portent le loup le plus opaque et le
déguisement le plus absolu. C'est bien ainsi.
Remets ton masque de chair, amie, voici les
autres.
— 126
PHILOSOPHIE
Tous les jours, après déjeuner, mon chat
commence, comme un héros de Stendhal, sa
chasse au bonheur. On a jeté du grain ou émietté
du pain sur une corniche, vers laquelle trois
fenêtres convergent et le voilà occupé à aller de
l'une à l'autre au guet des moineaux. Il n'en a
jamais pris un seul, jamais, parce que, de ces
trois fenêtres, l'une est grillée et les autres tou-
jours fermées. Cela ne le décourage pas et son
émotion est toujours pareille, lorsqu'il aperçoit,
à travers la vitre, ou à travers le lacis de fil de
— 127 —
Petits Crayons
feij l'oiseau de ses rêves. Il se tapit, puis il se
dresse, les pattes crispées, un petit cri de con-
cupiscence sort de sa gorge, toute sa fourrure
frissonne. Quand les oiseaux s'envolent, il les
suit des yeux, il court à la seconde fenêtre, à la
troisième : il n'a pas un moment de répit. Enfin,
lassé, non d'avoir en vain poursuivi son désir,
mais d'avoir tant couru, il se pose sur un fau-
teuil, les pattes sous le ventre, la tête dans le cou
et il s'endort.
Moi aussi, jadis, quand je n'avais pas de chat
et quand je n'avais pas d'expérience, je partais
après déjeuner à la chasse au bonheur. Je ne l'ai
jamais rencontré et cela ne me décourageait pas,
car j'avais vu son ombre passer et cela avait
suffi pour me tendre les nerfs et me remuer le
cœur. Quel jour me suis-je découragé, quel jour
d'amertume et de désolation ? Ah ! je me sou-
viens. Ce jour-là le grand oiseau m'avait frôlé
la joue, et j'avais saisi son aile errante : une plume
m'en resta aux doigts. C'est avec cela que j'écris
quand je ne contemple pas les mouvements de
— 128 —
Philosophie
mon chat et les joies que lui donnent les moi-
neaux. Mais je la cache. Il ne faut pas qu'il
apprenne que l'on peut parfois arracher une
plume aux ailes du bonheur, une plume vaine,
une plume morte et qui n'est bonne qu'à écrire
l'histoire des rêves dont on a vu passer l'ombre
ou les ailes au-dessus de la vie
— 129 —
LE BRUIT
Dans rétat de civilisation, tous les organes des
sens sont plus ou moins protégés contre les con-
tacts brutaux du monde extérieur, tous, un seul
excepté, — l'oreille.
On n'a pas le droit de vous toucher sans votre
permission, et fussiez-vous la femme de Sgana-
relle, on vous empêcherait d'être battue.
On pense à vos yeux. C'est à leur intention
que les personnes délicates protègent les pay-
sages et veillent, sans y réussir bien souvent, que
les monuments s'élèvent selon d'agréables Hgnes
Mais l'intention y est.
130
Le Bruit
On a soin des papilles de votre bouche et l'on
veille à ce que leur inconscience ne subisse pas
de trop frauduleux contacts.
Votre nez est l'objet de constantes sollicitudes,
que la chaleur contrarie souvent, mais les rues
sont à peu près nettoyées à votre intention, et
purgées de leurs odeurs. Seule, l'oreille a été
oubliée.
Contre elle, on dirait que tout est permis.
Contre elle on a mis en liberté tous les bruits,
qui comme autant de furieux dogues, montent
à l'assaut de sa tranquillité. Les pianos, les
autos, les gramophones et les cris humains em-
plissent les rues et les maisons, où le point
d'orgue est donné par des tuyauteries qui ont
pour but d'amener l'eau, mais surtout de faire
de la musique. Il n'y a plus de silence. Les
hommes, qui le détestent, ont fini par le tuer.
Pour inexplicable que soit cette haine, elle est.
Même quand il est seul, l'homme fait du bruit.
Il chante. C'est une hantise. Mais peut-être que
s'il demeurait silencieux, il s'entendrait penser
131
Petits Crayons
et qu'il aurait honte. Si parfois on a un instant
de répit, le soir, ce n'est qu'un instant. Bientôt
monte une voix en dents de scie avec laquelle
vient alterner un délicieux solo de phonographe
qui imite la foire de Neuilly. Sacrum silentium^
disait le vieux moine de jadis, ô silence sacré,
où es-tu ? Et dire que si tout le monde était
comme moi, on entendrait voler les mouches !
— 132 —
L'AME DU BIBLIOPHILE
Il n'est pas toujours facile de pénétrer dans
l'âme d'un bibliophile^ de démêler les raisons
pour lesquelles il convoite un livre, en dédaigne
un autre. Le bibliophile est un être fort subtil
et beaucoup moins fol que le public ne le croit.
Fini, le temps où on pouvait encore se le re-
présenter sous les traits dessinés par La Bruyère,
enfermé dans sa tannerie et couvant d'un œil
jaloux des livres magnifiquement reliés et qu'il
n'ouvrait jamais. Fini de se le figurer comme un
— 133 —
Petits Crayons
maniaque n'ayant d'autre motif à préférer une
édition que la faute d'impression qui la dépare.
Le bibliophile contemporain doit être un homme
de goût, avoir des lettres et savoir se décider
autant pour des motifs littéraires que pour des
motifs matériels ou de pure curiosité. Il doit
suivre la mode, nécessairement, mais avec pru-
dence et ne pas craindre de dédaigner ce qu'elle
prône sans raisons valables, de rechercher ce
qu'elle néglige. Il doit avoir, ce qui a trop manqué
à beaucoup de ses prédécesseurs, l'esprit critique,
ne pas moins se connaître en littérature qu'en
papiers et en parfaits tirages. Son affaire est de
conserver intacts des livres dont le texte oflFre
une valeur certaine, de les conserver avec toute
la fraîche apparence qu'ils eurent à leur appari-
tion. C'est de là que vient l'extrême importance
qu'ils attachent à leur couverture et vraiment il
faudrait être un barbare pour se moquer d'un tel
souci, car la couverture est une peau et jamais
écorché ne fut très séduisant. C'est grâce aux
bibliophiles que l'on saura un jour comment
— 134 —
VA me du Bibliophile
étaient faits nos livres et quelle était leur beauté
extérieure, car seuls ils exigent des papiers du-
rables et seuls ils savent les vêtir avec soin.
Tous les écrivains doivent aimer les biblio-
philes.
135 —
LA CHOSE CULINAIRE
Il y a des gens qui pardonneront difficilement
à réditeur du passage Choiseul d'avoir con-
damné Anatole France à rédiger un Dictionnaire
de cuisine. Pour moi, je suis persuadé que le pur
écrivain a Tâme trop romantique et trop pitto-
resque pour avoir gardé de cette burlesque aven-
ture un souvenir très amer. Qui sait d'ailleurs
si ce n'est pas de là qu'est sorti le premier des-
sein de la Rôtisserie de la reine Pédauque ? La
cuisine touche de toutes parts à la littérature.
Pour savoir bien écrire, il faut savoir bien man-
- 136 -
La Chose culinaire
ger, et pour bien manger il n'est rien de tel
que d'avoir bonne provision de recettes.
Alexandre Dumas, Clésinger, Théophile Gau-
tier et d'autres romantiques illustres pen-
saient même qu'il fallait mettre soi-même la
main à la pâte. Judith, l'actrice, dont les
agréables « Souvenirs » viennent de paraître, a
vu chez elle Théo se charger fièrement du rôle
modeste de gâte-sauce, cependant que Dumas
accommodait un lièvre avec autant de dextérité
qu'im roman. Il n'est guère de bon livre qui
ne contienne quelques bonnes idées culinaires.
Rabelais en est plein, et les plus doctes se dis-
putent l'honneur de les commenter. Par ma foi,
j'aimerais mieux rédiger un dictionnaire de
cuisine qu'un dictionnaire de morale. Plus savou-
reuse, la matière en est plus précise aussi et laisse
moins de prise à la dispute. La cuisine est un
art péremptoire, qui n'est limité que par le goût.
Les vieux livres sur ce sujet m'agréent fort, et
il m'a été douloureux d'apprendre que le De
re culinaria^ d'Apicius, était apocryphe. Je m'en
— 137 —
Petits Crayons
consolerais si Anatole France avait rédigé vrai-
ment les recettes du traité de chez Lemerre, mais
il ne faut pas trop y compter, et cela restera un
problème apicien, enveloppant, comme une
odeur gourmande, le nom du premier de nos
écrivains.
138-
SUR DEUX ŒUVRES D'ART
Deux étonnements m'attendaient hier au
Salon d'automne où j'ai pénétré par la porte des
artistes qui viennent jeter, avant le vernissage,
un dernier coup d'œil à leurs œuvres, avant de
les laisser seules avec le public : l'exposition
particulière du peintre-sculpteur Henry de
Groux et le monument de Beethoven du sculp-
teur-architecte José de Charmoy. Au monument
il manque encore la figure principale, mais je
l'ai vue antérieurement, presque finie, et il me
semble que mon imagination en reconstitue assez
139
Petits Crayons
aisément l'ensemble grandiose, dont les quatre
figures d'angle, exposées en ligne, éploient leurs
ailes assyriennes en un fantastique groupement.
C'est de la sculpture qui n'est pas seulement
haute et large, mais qui est grande. Les faces^
sévèrement taillées, les plis des robes harmo-
nieusement développés, les bras levés selon des
courbes graduées pour dire la continuité de
l'effort, tout cela cause une sorte d'émerveille-
ment. On n'est plus habitué à cela. Malgré qu'on
voudrait rester encore, on gravit l'escaUer et
voici une salle remplie des œuvres anciennes et
récentes de Henry de Groux et d'abord, rem-
plissant une large partie du panneau du fond,
le fameux Christ aux outrages qui fut presque
célèbre il y a quinze ans et qui n'a perdu, bien
au contraire, aucune de ses qualités. Il semble
que les tons en sont mieux fondus ou peut-être
la lumière est-elle meilleure là que dans l'étrange
atelier de la rue Blomet, où il fut un instant
exposé. C'est décidément une œuvre. Elle s'en-
toure de toutes sortes de toiles dans la manière
— 140 —
Sur deux œuvres (ïart
fougueuse, énigmatique et tourmentée qui lui
est chère, et, nouveauté que rien ne laissait pré-
voir, d'une théorie de statues, de bustes, de
groupes d'une facture un peu singulière, mais
qui témoignent d'un elSfort rare. Et c'est bien
toujours le de Groux que nous avons connu, le
de Groux qui n'est pas rentré dans le conte
d'Hoffmann dont il était sorti. Il m'a confié que
rien ne l'étonnait, qu'il avait retrouvé, après
quinze ans, Paris identique à lui-même. Peut-
être n'a-t-il pas encore eu le temps de regarder
les cubistes ?
— 141 —
10
STATUES DE PARIS
Quand on entre au jardin du Luxembourg par
la porte qui s'ouvre en face de l'Odéon, la pre-
mière chose que Ton découvre sur la gauche, c'est
le buste de Murger. Et voilà ce qu'on appelle
le jardin des poètes ! Enfin, supposons qu'il en
est le concierge et qu'on l'a mis là pour symbo-
liser la profession de son père. C'est l'interpré-
tation la plus favorable. Elle n'en donne pas
moins une fâcheuse idée des effigies que l'on est
exposé à rencontrer dans un lieu public. Eh
bien ! Murger n'est rien, Murger n'est qu'une
— 142 —
Statues de Paris
statue comique : il y en a^ dans Paris, d'effa-
rantes, il y en a de honteuses. Et je ne parle pas
seulement des bonshommes érigés çà et là en
bronze ou en marbre, je parle aussi de la qua-
lité de ces œuvres d'art. Montez sur l'impériale
d'un des deux grands tramways qui suivent le
boulevard Saint-Germain. Ils s'arrêtent place
Maubert, juste en face le monument d'Etienne
Dolet; vous vous trouverez nez à nez avec les
deux nymphes mélancoliques dont s'accole ledit
monument et vous ressentirez aussitôt une
grande pitié pour la statuaire française. Qui a
fait cela ? On ne sait. Peut-être bien l'Adminis-
tration, peut-être la Ligue de M. Bérenger ? Ah !
ces femmes nues, au moins, ne corrompront pas
la jeunesse ! Ayant vu que les femmes sont en
bois, elle continuera son chemin vers les pan-
thères du Jardin des Plantes, auxquelles il passe
quelquefois de beaux frissons sous la peau. De
quelque côté qu'on les prenne, elles font de la
peine, les statues de Paris. Oui, je sais, il y a
quelques exceptions. C'est probablement pour
— 143 —
Petits Crayons
ne pas en augmenter le nombre qu'on s'obstine
à refuser un Beethoven, qui a le mérite d'être
bien représentatif de la sérénité et de la sévérité
du grand musicien. On lui reproche, dit-on, de
ne pas être assez guilleret. Mais n'avons-nous
pas, dans le genre gai, les deux pharmaciens qui
éploient à la brise leurs robes dévergondées,
quelque part du côté de l'Observatoire ? N'avons-
nous pas Chappe et son appareil à faire peur
aux oiseaux? Allez, les statues hilares ne nous
manquent pas.
— 144 —
LA BEAUTÉ DE PARIS
Paris est-il une belle ville ? Sans doute. Mais
il ne faut pas exagérer et confondre ce qui nous
est utile, ce qui nous plaît par l'accoutumance,
avec ce qui est beau, absolument. J'entendais
dire à un Américain de Washington que Paris
manquait de verdure et que ses rares pelouses
étaient bien étriquées. Il est certain que le fau-
bourg Montmartre est plutôt dénué d'espaces
libres, mais un Parisien ne prend guère garde
à cela. Au conseil municipal, on considère que
l'avenue de l'Opéra est de la plus belle esthé-
— 145 —
Petits Crayons
tique^ et Ton voudrait bien fabriquer un Paris
tout en avenues de l'Opéra. Pensez donc^ on
pourrait y lancer des milliers d'autobus à la
fine silhouette. D'autres, il n'y en a pas beau-
coup, regardent la ligne des quais du jardin
des Plantes à l'Aima, comme un des plus beaux
paysages urbains qui soient au monde. Je le
croirais volontiers ; aussi projette-t-on un pont
monumental qui en coupera en deux la perspec-
tive ! On n'a pas pu encore se mettre dans la
tête, en France, qu'un pont doit être tout uni,
que sa beauté est de passer inaperçu. Oh ! cette
garniture de foyer pour géant enrichi qu'est le
pont Alexandre III ! Paris, en somme, serait
une assez belle ville si on en pouvait raser les
monuments absurdes qui la déparent et ployer
un peu trop de rues rectilignes qui la raidissent
et qui l'ont aplatie. Le sol de Paris était mouve-
menté, il n'y a pas encore si longtemps ; mais
quand on nous parle de la butte des Moulins,
il nous est bien difficile de nous la représenter
entre le Théâtre-Français et l'Opéra. Si les vrais
— 146
La Beauté de Paris
amis de Paris savaient ce que Haussmann lui a
enlevé de pittoresque, comme sites, comme
vieilles et nobles architectures ! J'ai trouvé,
Tautre jour, sur les quais, un mauvais album
du vieux Paris. Je n'ai pas osé Tacheter : cela
me faisait trop de peine.
147 —
VILLES D'ART
Rouen est célèbre parmi ce qu'on appelle un
peu légèrement les « villes d'art )y^ car il n'y en
a plus guère, mais elle serait plus célèbre encore
auprès des Français, si elle se trouvait en Alle-
magne ou en Belgique. La plupart d'entre nous
ont connu, avant celle de Rouen, la réputation
de Bruges et celle de Nuremberg, par exemple,
et si ces cités illustres n'ont pas tenu pour
nous tout ce que leur nom promettait, combien
sommes-nous qui osent l'avouer ? Peut-être que
l'activité un peu vulgaire de son port, plein de
— 148 —
Villes d'Art
charbon, de pétrole et de planches de sapin a
fait du tort à Rouen près de quelques rêveurs,
amis du silence et du repos. A ceux-là, la mort
de Bruges est un plus émouvant sujet de médi-
tation. Je n'en suis pas, je l'avoue, et pour moi
le charme unique de Rouen est fait de ce mé-
lange ou de cette juxtaposition de la vie et de
la mort. Sans les sirènes qui gémissent à l'en-
trée et à la sortie du port, la cathédrale serait
moins belle et cette activité moderne donne une
valeur à ce qui, deux pas plus loin, sommeille
du passé. C'est le caractère de l'art d'être tou-
jours vivant, sans doute, mais ne semble-t-il pas
que les vieilles pierres sculptées acquièrent, au
contact d'une intense vie quotidienne, une beauté
nouvelle et de contraste ? On regrette assuré-
ment que nos activités industrielles n'aient pas
su se développer selon un mode plus harmonieux,
mais c'est précisément pour cela qu'il faut se
réjouir de voir dans une même ville exister les
deux civilisations, celle d'hier qui voulait de
la beauté et celle d'aujourd'hui qui n'y pense
— 149 —
Petits Crayons
qu'en second lieu, quand elle y pense. Que les
trolleys longent la cathédrale, frôlent Saint-
Maclou, enserrent Saint-Ouen, cela peut cho-
quer les naïfs pour qui l'art réside surtout dans
les musées, mais plaît au contraire à celui qui
y voit comme le symbole du présent prenant
sous sa protection le passé et s'en faisant le guide
et le gardien. C'est à cette condition que « les
villes d'art » sont des villes complètes, — et
Rouen en est une.
— 150 —
LA SEINE
A bord du Druide.
On ne célèbre pas assez la Seine. Il semble vrai-
ment qu'elle ne soit aimée et admirée que par des
muets ou par de ces gens qui gardent farouche-
ment pour eux-mêmes leurs impressions égoïstes.
Ce qu'on pourrait appeler la « littérature de la
Seine » est, en effet, assez pauvre, depuis les
fadeurs de Mme Deshoulières aux terribles phi-
losophies de Jean Revel. Flaubert, qui passa
presque toute sa vie les yeux fixés sur elle, ne
semble pas l'avoir vue comme il eût dû la voir,
— 151 —
Petits Crayons
selon toutes ses grâces et toutes ses fraîcheurs.
Seul^ Maupassant Ta un peu sentie, mais ce sont
des impressions de canotier. Il y a toujours du
canotier dans les impressions de Maupassant et
dans sa littérature. La Seine est agréable à con-
templer de la rive ou du haut d'une des collines
de verdure ou de craie, mais pour en jouir plei-
nement, il faut en suivre sur un bateau tous les
détours, pénétrer successivement dans tous ses
paysages. La solitude d'un yacht (où on n'entend
pas le gramophone !) convient admirablement.
Le léger bruit de la machine n'empêche pas la
pensée de suivre ou de remonter le courant,
d'accompagner les légères barques qui traver-
sent le fleuve ou de s'accrocher aux lourds ba-
teaux qui le remontent ou qui le descendent.
On s'attarde au milieu des larges nappes d'ar-
gent ridées d'un petit friselis et où on a, si on
regarde l'eau, uniformément d'un bleu d'acier,
la sensation de stationner au milieu d'un lac.
Plus loin, des reflets verts la traversent en
fonçant sa teinte : on longe des forêts ou de hauts
152
La Seine
coteaux de bruyères. Aujourd'hui, il y a peu de
trains de bateaux, le silence est vaste, doux et
profond. Qu'il fait bon vivre sur la Seine et
qu'elle a de douceurs ! Au delà de Rouen, elle
bouillonne tout à coup, se gonfle et le courant
comme un beau serpent se retourne tête à queue
et fuit en sens inverse : c'est le flot, comme on
dit ici. Ce n'est qu'un moment de trouble. Le
silence redevient le maître, les ombres s'allon-
gent. Le fleuve vit d'une vie encore plus lente,
plus profonde, plus intérieure. Allez sur la
Seine et soyez ses amis.
- 153 —
A LA VOILE
Cela m'a fait plaisir d'apprendre que Ton
vient de lancer, à Bordeaux, un bateau à voile
presque grand et rapide comme un transatlan-
tique, un bateau à cinq mâts. Le bateau à voiles,
c'est peut-être ce que l'homme a créé de plus
beau, et la simplicité et la grandeur du paysage
où il évolue lui donnent même je ne sais quelle
supériorité sur les cathédrales, toujours dimi-
nuées et contaminées par leur milieu urbain.
Mais à quoi bon comparer ces deux choses ?
Il faut les regarder en elles-mêmes. Le bateau
— 154 —
A la Voile
à voiles est plus majestueux et beaucoup plus
vivant que le bateau à vapeur. Cela tient sans
doute à ce que son moteur est visible^ à ce que,
grâce à sa voilure, il semble naviguer à la fois
sur Teau et dans le ciel, et naviguer sans effort,
par le seul fait de son existence. J'ai toujours
rêvé d'une longue traversée sur un voilier pareil
à ceux que Ton voit dans les vieilles gravures
coloriées et qui portent sur leur pont des balles
de coton et des cages à perroquets. Ces bateaux,
qu'on le sache, ne faisaient pas plus naufrage que
les bateaux à vapeur. Ils savaient fuir avec élé-
gance, quoique parfois avec angoisse, sous la
tempête. Courbés, les vergues à toucher les va-
gues, ils se relevaient avec grâce, les mâts leur
servant en quelque sorte de balancier, dans ces
formidables jeux d'équilibre. Rien ne fait mieux
voir le génie humain que ces grands voiliers où
tous les résultats utiles sont obtenus par les
moyens les plus simples, le mécanisme le plus
élémentaire. La voile est très loin encore d'avoir
donné toute son utilité. Est-ce que, récemment,
— 155 —
Petits Crayons
on n'y a pas songé pour les aéroplanes ? La
voilure d'un aéroplane différerait beaucoup de
forme de la voilure d'un bateau, mais elle la
surpasserait encore en simplicité. Le définitif
ne peut être trouvé que dans le simple.
-156-
CARTES POSTALES
Il y a une chose qui m'amuse toujours en
voyage, c'est le rôle de la carte postale illustrée.
On dirait vraiment que la plupart des gens ne
se déplacent que pour avoir le plaisir d'envoyer
à leurs amis la photographie des sites ou des
monuments rencontrés sur leur chemin. Je me
souviendrai toujours de cette famille faisant
irruption à la terrasse d'un hôtel d'où l'on avait
sur la mer et les rochers une vue des plus pitto-
resques. Ils arrivèrent, jetèrent un coup d'oeil au
paysage, s'assirent résolument en lui tournant
— 157 —
II
Petits Crayons
le dos et se mirent à signer et à timbrer à l'en-
vers des cartes postales. Puis leur besogne ma-
niaque achevée, ils disparurent par les rues de
la petite ville. On s'est beaucoup moqué des
Anglaises qui admirent les tableaux des musées
dans les descriptions de leur Baedeker ou de
leur Murray, on peut bien rire un peu des Fran-
çaises qui ne regardent les paysages que sur les
cartes postales. A quoi bon voyager, alors ? Il
serait beaucoup plus simple de se rendre dans
une bonne maison de photographie et de choisir
là les images dont on voudrait faire croire qu'on
en a contemplé la réahté. D'autant plus qu'il
existe à Paris des agences qui peuvent faire par-
venir à leur adresse, d'un point quelconque du
globe, les lettres et les cartes qu'on leur remet.
Je signale aux amateurs ce moyen de voyager éco-
nomique et reposant. Voulez-vous faire croire à
vos amis et même à vos simples connaissances
que vous êtes en train de vous extasier sur les
chutes du Niagara ? Rien de plus simple, et
pas besoin de prendre le paquebot. Votre écri-
-158-
Cartes postales
ture fera le voyage pour vous et vous en retirerez
beaucoup plus de considération que si vous aviez
été expédier vous-même la preuve de vos excur-
sions au Puy-de-Dôme ou à Roscoff. Je connais
une de ces agences. Souffrez que je ne vous
en décèle pas l'adresse. Croyez plutôt que j'ai
beaucoup d'imagination. Cela me flattera.
— 159 —
LE CIEL BLEU
Ce qu'il y a de plus énervant dans ces cha-
leurs sèches, dans cet éternel beau temps que
nous subissons, c'est la couleur du ciel. Cet
implacable bleu qui se déploie quotidiennem.ent
au-dessus de nos têtes n'est ni profond, ni res-
plendissant, ni saphirien ; c'est un bleu lai-
teux, un bleu plombé, un bleu bête, un bleu
pauvre. On dirait que toute la pluie des anciens
temps l'a tant lavé et relavé, que la couleur en
a fondu, comme d'une mauvaise étoffe. Oh ! ce
bleu lessivé qui s'étend là-haut^ interminable-
— i6o —
Le Ciel bleu
ment ! Comme on comprend que cela soit Tidéal
des mauvais poètes et des rêveurs jobards, et
que Zola avait raison de railler les culbutes dans
le bleu. Qui voudrait vraiment jouer à se
rouler dans ces solitudes déteintes ? Les enfants
eux-mêmes y regarderaient à deux fois. Dire
que Mallarmé lui-même a chanté l'azur ! Il ne
le connaissait pas, c'est son excuse, il le rêvait.
Nous le connaissons, nous misérables, et nous ne
serons nullement tentés d'en rêver, quand il
ne sera plus. Nous sommes hantés par les nuages
changeants. O nuages admirables, nuages clé-
ments, nuages doux, nuages lumineux, vastes
fleurs du ciel, quand reviendrez-vous sourire au-
dessus de vos fils désolés, de vos fils abrutis par
l'azur ? Quand nous rendrez-vous les belles
féeries de lumière et de forme dont vous seuls
avez le génie ? Sans les nuages, il n'est plus de
joie, plus d'espoir, plus d'apaisement, plus de
sourires, plus d'air. Ce sont les nuages que berce
le vent qui nous donnent la sensation de respirer
dans une atmosphère vivante et de participer au
— i6i —
Petits Crayons
rythme des choses. Même gris^ même noirs et
furieux, j'aime les nuages. Tout plutôt qu'un
ciel bleu. Un ciel sans nuages, c'est un œil sans
paupières.
— 162 —
L^AUTOMNE
L'Automne, grave et joyeux, car la vraie joie
est presque toujours grave, se promenait hier
dans le bois de Saint-Cloud. Du moins, c'est là
que je l'ai rencontré, allant des futaies de chênes
aux allées de marronniers. L'herbe, redevenue
fraîche, se bombait de taupinières où le pied sou-
dain s'affaissait. Les voûtes de feuillage s'étaient
faites belles pour mourir, belles de toutes les
couleurs de l'or, du feu et du désespoir. Selon
qu'on gravissait ou qu'on descendait une colline,
le soleil disparaissait ou renaissait, pâle, échancré
_ 163 -
Petits Crayons
par un branchage. Sa lumière avait un air d'adieu,
elle était douce comme un adieu, tendre comme
un adieu. Les amours nées sous un tel soleil
n'auront-elles pas au cœur un peu de cette mé-
lancolie divine de l'automne qui marque les ima-
ginations au moment où elles furent le plus émues ?
Ne sentiront-elles pas toujours au milieu de leurs
joies cette odeur amère de terre et de mousse
écrasée ? Il n'y avait pas un chant d'oiseau,
pas une parole humaine dans les feuillages ou
dans les chemins. Ou bien je n'entendais rien. Je
buvais et je respirais l'automne, j'écoutais l'au-
tomne et sa voix était si basse à la fois et si pro-
fonde qu'il me semblait qu'elle sortait de moi-
même. Son enchantement éteignait tous les au-
tres bruits, mais non pas cependant celui d'une
feuille morte qui tomba à mes pieds. Les feuilles
des arbres sont-elles mortes quand elles tombent,
ou au contraire plus vivantes et plus individuelles ?
Aucune ne se ressembla. Le jaune et le roux font
des dessins différents le long de leurs nervures.
On a envie de les cueillir et d'en faire des bouquets
— 164
UAutomne
d'automne. Les feuilles de rautomne ne sont-
elles pas les dernières fleurs ? Elles ne tombent
peut-être que pour cela, pour qu'on les prenne,
pour qu'on les garde, pour qu'on les aime. Je
les ai laissées, cruel pour les feuilles et cruel
pour moi-même. Je n'ai pas besoin des souvenirs
de l'automne, puisque l'automne est dans mon
cœur.
- 165 -
LE SOIR, EN CETTE SAISON
Le soir, en cette saison, la Seine et ses bords
nous donnent un spectacle admirable, et la
douceur de ces derniers jours d'automne fait
que j'y passe bien des instants. Il faut, pour que
l'animation contribue à cette fête, et en aug-
mente l'éclat, que la nuit arrive de bonne heure,
en pleine vie de Paris, c'est-à-dire avant sept
heures du soir. Alors, aux feux fixes de la Seine,
s'ajoutent tous ceux des bateaux et des remor-
queurs et, sur les rives, aux feux des rues, ceux
des boutiques. Le scintillement est partout, ici
— i66 —
Le Soir^ en cette saison
rouge, ici vert, ici Jaune. Au port Saint-Nicolas,
une grue à vapeur s'illumine d'un fantastique
effet de torche tournante. Les lueurs traînent dans
l'eau et le courant les brise en éclats ; les sil-
lages se teintent de vert et de rouge. D'énormes
rubis luisent aux arches des ponts d'un côté ;
de l'autre, ce sont des émeraudes. Pendant cela,
les sirènes lancent leur appel à l'écluse, les gens
débouchent ahuris au pont des Arts et s'engouf-
frent dans les petites rues sombres. Le long des
quais, quelques bouquinistes prolongent leur
journée à la lumière du gaz, les tramways élec-
triques ont l'air de trouer la nuit de leur gros
œil éclatant et des voitures filent, rigide fourmi-
lière, vers la gare d'Orsay. Il flotte sur tout cela
une atmosphère d'une luminosité triste, malgré
tant de points brillants, qui donne à ce coin de
Paris, devant l'Institut, un air de vieille estampe
trouée qu'on regarderait devant une lampe, un
air à la fois inexistant et fantastique. Quelquefois
le brouillard en change le caractère et comme on
ne voit à peu près plus rien qu'une masse grise
— 167 —
Petits Crayons
ponctuée de lueurs, dont les plus voisines sem-
blent lointaines, l'expression chimérique de ce
paysage nocturne est encore augmentée. C'est
un bon endroit pour imaginer un pays de rêve,
où il ne se passerait plus rien que de l'obscurité,
quelques lueurs et quelques bruits. On n'a même
pas besoin de l'imaginer ; on l'a devant les yeux
et l'on doute si c'est la vie ou si ce n'en est que
l'ombre.
— i68
LA ROSE SOUFRE
La jeune femme disait, tenant à la main une
belle rose soufre, un peu penchante : « Voyez,
elle est lourde de parfum. » Et la fleur, toute
fraîche, semblait accablée, comme une tête lasse
d'une pensée trop pesante. C'était peut-être vrai.
Les fleurs les plus odorantes sont aussi celles
dont les pétales sont le plus charnus, dont la
corolle est la plus tassée, dont l'étoffe a le velouté
et le duveté des chairs riches et précieuses. Mais
le parfum, qui est matière, est si peu matériel !
Le contraire est sans doute vrai aussi et la surface
169
Petits Crayons
des fleurs les plus légères et les plus transpa-
rentes peut laisser monter les plus magnifiques
émanations. Où s'élabore l'odeur, dans quel
mystérieux laboratoire se triture le parfum des
roses, des violettes et celui des lys ? Les pollens
sont odorants, mais la rose ne produit pas de
pollen, toutes ses étamines se transformant en
pétales. Peut-être que la fleur s'est toute changée
en désir. Oui, c'est cela, le parfum des roses, c'est
leur amour, nous respirons leur désir odorant. Ce
monde des fleurs est presque tout entier une
création de l'homme. La nature n'en a fourni
que les éléments. La rose sauvage, l'églantine
n'est que charmante. La rose seule est belle. Il
y a autant de civilisation condensée dans la mer-
veilleuse rose soufre, dans la rose thé, si déli-
cate, dans la pénétrante rose rouge, autant de
génie que dans la tête de l'homme qui pense,
que dans le visage de la femme qui sourit. Ce
sont les trois choses qui éclairent le monde et
qui empêchent la vie de se corrompre, les trois
choses qu'il faut admirer et qu'il faut aimer. Mais
— 170 —
La Rose soufre
qui oserait délibérément insulter la pensée, frap-
per le sourire, souiller la rose ? Voilà ce que j'ai
vu et senti dans la beauté et dans le parfum d'une
rose soufre, avec beaucoup d'autres choses dont
Je me souviendrai toujours, parce qu'elles me
touchaient pour la première fois. La nuit tom-
bait. Parfum, pensée, sourire : je respirais
Une rose dans les ténèbres.
— 171 —
LA TOUFFE DE VIOLETTES
C'est une histoire qui ne signifie rien, puis-
qu'elle n'a de rapports qu'avec le pur amour,
avec la beauté, avec les tendres souvenirs nés
de l'imagination et de la rêverie. Ce n'est même
pas une histoire, c'est un geste, un mouvement du
cœur. Une jeune femme, qui était aussi un de
nos poètes les plus pénétrants et celui dont la
divine mélancolie va le plus haut et le plus loin,
eut l'idée charmante, se promenant à travers l'Ar-
chipel, de vouloir planter de sa main une touffe
de violettes dans la terre même où avait vécu et
aimé Sapho, à Mytilène, l'antique Lesbos. Or
dans ce temps, en vertu de je ne sais quel décret
— 172 —
La Touffe de violettes
ou caprice de Sultan^ il était défendu d'intro-
duire aucune plante à Mytilène, qui est en effet
possession turque. Mais l'amour connaît toutes
les ruses et la jeune femme cacha dans son sein
la touffe de violettes qu'elle voulait voir fleurir
sur ce col sacré. Je ne sais et personne sans doute
ne sait ce qu'il est advenu de la petite touffe
de violettes^ mais les dieux l'ont peut-être prise
sous leur protection, et peut-être que là-bas elle
a encore quelque puissance. N'importe. Quelle
qu'ait été la suite de ce geste, il est si délicat que
j'ai voulu le noter, tel qu'il est venu à ma con-
naissance. Seule, une femme, et une femme au
cœur profond comme Renée Vivien, car c'est
elle, en était capable. Vous qui aborderez à My-
tilène et qui songerez à Sapho et à Lesbos,
Mére des jeux latins et des voluptés grecques,
songez aussi à la jeune femme qui porta dans son
sein la touffe de violettes avec ses racines et sa
terre et qui la planta tendrement aux pieds de
l'idéale statue de la Poésie.
— 173 —
12
SAPPHO LA POÉTESSE
L'autre jour, à la séance publique de TAca-
démie des inscriptions, M. Théodore Reinach a lu
une bien singulière notice sur Sappho, indigne
vraiment à la fois de son solide esprit et de son
ingéniosité. Le prétexte fut quelques nouveaux
fragments de la poétesse, d'ailleurs déjà bien
connus, d'une interprétation difficile, mais qui
en tout cas ne permettent aucunement de retoucher
son portrait traditionnel. De plus, M. Reinach
a feint de vouloir sauver la mémoire de Sappho
de l'accusation d'avoir été une courtisane et
— 174 —
Sappho la poétesse
il n'a fait que montrer son ignorance de notre
littérature, où, sauf d'insignifiantes exceptions,
elle a toujours été traitée comme une personne
de mérite et de haut rang. La plus abondante
et la plus populaire des romancières du dix-sep-
tième siècle, Mlle de Scudéry, aimait qu'on l'ap-
pelât « l'illustre Sappho » et je ne pense pas que
l'idée de se faire comparer à une courtisane soit
jamais venue à cette pompeuse et vertueuse
personne. Quant aux poètes et aux érudits mo-
dernes qui en ont parlé, que ce soit Renée Vivien
ou M. Mario Meunier, ils n'ont pas attendu
M. Théodore Reinach pour différencier Sappho
d'Erèse, la courtisane, plastron des comiques
grecs, d'avec Sappho de Mytilène, que Platon
nomme la dixième muse. L'intention de M. Rei-
nach part peut-être d'un bon naturel, mais il a,
par amour de la vertu et de la régularité, forte-
ment dépassé la mesure en faisant de la poétesse
une sorte de Maintenon, dirigeant une sorte
de Saint-Cyr, aimant ses élèves comme une bonne
maîtresse d'école et leur adressant, à leur départ.
175 —
Petits Crayons
quelques petits vers d'amitié. « Elle parle de sa
jalousie, explique-t-il, mais « c'est comme on dit
d'un élève qu'il fait une infidélité à son profes-
seur ! )) Tant de candeur entre-t-elle dans le
cœur des membres de l'Institut ? Ce n'est pas
possible. M. Reinach s'est-il moqué de ses col-
lègues et du public académique ? Impossible
également. Je pense qu'il a été pris d'un de ces
accès de vertu qui portent malheur.
176 —
LE TABAC
On a raconté dans les journaux l'histoire de
ce monsieur qui a trouvé dans son paquet de
caporal une bague en or ornée d'une pierre pré-
cieuse. Ce qu'on y trouve d'ordinaire est moins
excitant : ce sont, outre les traditionnelles bû-
ches, des bouts de corde, des clous et des che-
veux, les cheveux, comme chose de luxe, étant
surtout réservés aux cigares auxquels ils com-
muniquent une petite odeur de fer à friser fort
agréable. L'odeur du tabac ordinaire vendu au
détail varie selon qu'il a été éclaboussé d'ab-
— 177 —
Petits Crayons
sinthe ou de vin bleu ou encore pesé dans le
plateau qui vient de doser « quat' sous à priser ».
C'est le parfum le moins populaire, mais ça
dépend des goûts. Il est assez singulier que le
commerce du tabac soit si intimement lié à
celui des vins et liqueurs et qu'on ne puisse
aller acheter un cigare qu'en pénétrant dans une
atmosphère alcoolisée et absinthisée. Les bureaux
de tabac qui se suffisent à eux-mêmes sont fort
rares. Est-ce pour réaliser la devise des Fran-
çais, telle qu'on la chante dans le Chalet,
Le vin, l'amour et le tabac?
mais alors il faudrait aussi y vendre de l'amour.
Je ne dis pas que cela ne se rencontre pas ainsi,
mais c'est beaucoup plus rare que l'absinthe. Aux
États-Unis, les timbres-poste se vendent dans
les pharmacies. On ne voit pas le rapport... Le
voyez-vous entre l'absinthe et le tabac ? Hélas !
les timbres et le tabac ne peuvent pas chez nous
se vendre ailleurs que chez le marchand de vins.
Lui seul ne ferme jamais, ou presque jamais.
-178-
Le Tabac
C'est pour cela aussi qu'on lui confie les boîtes
aux lettres. Cependant j'ai vu en province, dans
une charmante ville, un bureau de tabac installé
chez une marchande de fleurs. Le tabac sentait
la rose, le lys et la verveine : c'était enchanteur.
— 179
LOGIQUE DE LA MODE
C'est pendant que les femmes élégantes ne
sont plus à Paris qu'il faut parler de la mode.
On risque moins de leur déplaire et un homme
qui parle de la mode déplaît toujours auxfemmes.
Il y a une autre raison pour choisir ce moment,
c'est qu'on juge mieux des choses à quelque
distance que lorsqu'on les a directement sous
les yeux. Donc hier, en regardant se coucher le
soleil derrière les arbres du Luxembourg, j'aper-
cevais aussi passer quelques robes étroites,
courtes et claires qui revêtaient, selon une mode
— i8o —
Logique de la mode
assez stricte, des femmes de mauvais ton, et je
remarquai combien Tenveloppe, encore que sans
beaucoup de grâce, faisait ressortir, renouvelait,
pour ainsi dire, leur hypothétique beauté. Vêtues
comme les femmes se vêtaient Tan passé, leur
âge assez marqué serait d'abord apparu aux yeux
fâchés. Habillées, au moins d'intention, à la
mode la plus récente, elles paraissaient littéra-
lement rajeunies. Et voilà, sans aller plus loin,
l'utilité pour les femmes de suivre la mode. La
mode, et il faut insister là-dessus, quelle qu'elle
soit, est un rajeunissement. Si, les dieux écartent
ce présage ! la mode voulait des jupes larges, cer-
clées, ramagées, et même la crinoline, eh bien,
les femmes qui ne s'y soumettraient pas paraî-
traient immédiatement plus vieilles ou moins
jeunes que leur âge. Leurs robes auraient-elles
la forme la plus seyante, la plus esthétique, la
mieux accommodée au corps féminin, elles au-
raient avec cela l'air de sortir des anciens temps,
Tair d'avoir été ressuscitées par quelque magi-
cien maladroit ou l'air d'arriver des pays où les
— i8i —
Petits Crayons
modes sont toujours périmées, ce qui donne Tair
gauche et presque revêche à la plus alerte jeu-
nesse. Les femmes, qui veulent plaire, sont donc
obligées logiquement et à suivre la mode et à
changer de mode le plus souvent possible.
C'est une nécessité de leur état de femme. Les
caprices de la mode, quelle bêtise ! C'est la lo-
gique de la mode qu'il faut dire. Et cette lo-
gique-là, les femmes la comprendront toujours.
— 182 —
LE BAHAISME
Je n'ai jamais vu ce mot écrit et je ne Tai
jamais entendu prononcer que selon la pronon-
ciation anglaise, mais je l'ai entendu si souvent
que je suis sûr au moins de sa sonorité. C'est le
nom d'une religion nouvelle qui a quelques fi-
dèles à Paris et dont le chef, un beau vieillard
persan, est en ce moment parmi nous. La Perse
est un foyer religieux. Beaucoup de religions,
qui eurent leur heure, sont venues de là, dont
les fondateurs ou les réformateurs furent Zoro-
astre, Manès, Ali le Bâb, tant persécuté. Le
- 183 -
Petits Crayons
Bahaïsme prolonge le Bâbisme^ mais avec encore
moins de rites, de formes, d'extérieur. Il se pré-
sente sous l'apparence d'une philosophie très
douce et très simple, qui veut réunir les hommes
dans la paix et dans l'amour, d'une philosophie
à la fois naïve et douce, contre laquelle on
cherche en vain des objections. Elle me fut en-
seignée hier par le Maître, en un langage riche
de fleurs orientales, que M. H. Dreyfus-Barney
transplantait dans le parterre français avec une
aisance qui m'émerveillait presque autant que le
Bahaïsme lui-même. Le patriarche éloquent nous
disait les joies primitives que l'on éprouve dans
la cité Bahaïste, joies bien faites pour enchanter
les cœurs dociles, l'éternel printemps, la florai-
son perpétuelle, la permanente éclosion des lis,
des violettes et des roses, le sourire des femmes,
la gravité heureuse des hommes dans l'air par-
fumé d'amour. Et il nous parla de la grande Vé-
rité qui domine toutes les vérités passagères et
dans laquelle se fondent et se transforment les
petites erreurs humaines, comme les querelles
— 184 —
Le Bahaïsme
disparaissent à l'ombre de la grande Paix. Et
on sentait une ferveur au fond de la voix un peu
saccadée, rythmée rudement par les sonorités
gutturales de la langue persane, mais rythmée
doucement aussi par des phases de rire musical.
Car le prophète est gai et tout respire en lui la
gaîté d'être un prophète, sur lequel quarante
ans de prison n'ont point laissé de traces. Il
avait près de lui un bouquet de violettes ; il
l'offrit à une de ses visiteuses, la plus rebelle à
son enseignement et qui a eu l'audace de lui
tenir tête : les violettes de Parme lui servent
d'arguments comme son rire cordial, comme
ses belles comparaisons poétiques et la simplicité
de sa robe persane. On l'entendra, paraît-il,
dans ime controverse à la Sorbonne, où il aura
pour partenaires M. Loyson, un abbé et un indé-
pendant, si on en trouve. Il ne faudra pas man-
quer cette fête.
-185 -
LUI ET MARIE-LOUISE
On avait conté que Napoléon, guettant fébri-
lement, sur la route de Compiègne, la fille des
Habsbourg, s'était jeté sur elle comme sur ses
autres conquêtes, avait même, dans son impa-
tience des réalisations, devancé l'heure des justes
noces. C'était une légende. La vérité est que,
tout empereur et maître du monde qu'il fût, il
se trouva, devant la femme qu'il allait prendre,
qu'il devait prendre, fort petit garçon. Le grand
homme, non pour la première, mais pour la der-
nière fois de sa vie, peut-être, connut la timi-
— i86 —
Lui et Marie-Louise
dite. Il se conduisit comme le premier venu, un
peu plus gauchement, voilà tout. Car outre
qu'il était assez mal élevé, il fit quelques efforts
pour paraître aimable. C'est que, en amour,
il n'y a plus de caractères, il n'y a que des hom-
mes. Il n'y a plus ni habits, ni fonctions politi-
ques, ni supériorités sociales, il n'y a plus que
des supériorités physiques et sentimentales. En-
core est-on à peine soi-même, on est ce que l'on
va paraître et l'orgueil abdique devant la crainte.
Très peu d'hommes savent rester devant l'amour
ce que l'éducation, la vie, l'exercice de l'intel-
ligence les ont faits. Il semble qu'il se fasse un
dépouillement et que ce soit un autre être qui
se lève, dégagé de sa personnalité, non plus un
homme, mais l'homme. C'est pour cela que les
amoureux sont, selon le point de vue, si touchants
ou si ridicules. La parité des désirs fait l'unifor-
mité des sentiments et des attitudes, et ce sont
les êtres d'intelligence qui, naturellement, y
perdent le plus d'eux-mêmes, à moins, chose bien
rare, qu'ils n'aient affaire à une femme capable
- 187-
Petits Crayons
de les juger^ et de mesurer la partie de leur in-
telligence transformée en sentiment. Marie-
Louise ne semble pas avoir été de celles-là.
C'était une femme toute d'instinct et de sensua-
lité. Napoléon^ d'ailleurs, n'en connut jamais
d'autres, et cela a peut-être été fâcheux pour sa
carrière et heureux pour le monde. Il aurait
pu rencontrer, sinon son égale, du moins une
femme digne de lui, et la terre aurait revu la
race abolie des dieux.
— i88 —
L'AN NOUVEAU
Et voilà encore une année qui vient de com-
mencer et qui ressemblera prodigieusement à
ses vieilles sœurs, à moins qu'elle ne leur res-
semble pas du tout, ce qui serait terrible pour
les hommes, dont le bonheur végétatif est en
somme dans la continuité, dans la stabilité des
habitudes. Il y aura donc, dans les douze mois
qui vont suivre, les mêmes saisons, les mêmes
fêtes, les mêmes joies, les mêmes douleurs et
aussi les mêmes surprises. Des êtres entreront
— 189 —
i3 ,
Petits Crayons
dans la vie sans s'en apercevoir^ et d'autres en
sortiront malgré eux. Combien auront fêté le
premier janvier qui ne verront pas le 31 décembre.
Ce sera moi, vous peut-être, y avez- vous songé ?
Il n'y faut point songer, si on ne peut le faire
avec calme et même, en ce dernier cas, c'est une
pensée malsaine. Rêvons plutôt que l'heure est
douce, que tout fut bien réglé, et que demain
nous apportera le contentement, si la destinée
est en retard. Demain est une grande ressource
pour les hommes et on en a vu qui, le pied dans
la tombe, ne vivaient que dans l'avenir et ainsi
vivaient joyeusement. Peut-être avaient-ils pris
le bon parti, car le présent existe si peu que c'en
est pénible. Le futur est notre création, nous l'or-
donnons comme il nous plaît et s'il ne se réalise
pas, ce qui est assez l'ordinaire, nous en sommes
quittes pour recommencer notre construction.
On n'est pas malheureux tant que l'on cons-
truit. Il faut construire, même l'inutile, même
l'impossible. La chimère d'ailleurs se réalise aussi
souvent que la chose raisonnable, c'est-à-dire
— 190
VAn nouveau
assez rarement pour ne pas nous décourager d'être
chimériques et pour ne pas nous conseiller d'être
plus raisonnables que de raison. Unissez les deux
tendances, c'est la sagesse.
— 191 —
POUR S'EN ALLER !
J'ai appris avec plaisir, avec un plaisir mélan-
colique, que la crémation était en progrès parmi
nous. C'est un goût qui m'a pris sur le tard, à la
suite d'une cérémonie de ce genre à laquelle
je n'ai pas assisté sans émotion. On ne comprend
guère que l'Église catholique soit réfractaire à
ce mode funéraire, qui semble au contraire avoir
été imaginé pour elle et pour répondre à ses pa-
roles liturgiques : '«( Tu es cendre et tu retour-
neras en cendre. )> Cendre et fumée. J'étais
resté en dehors du monument et je ne quittais
— 192 —
Pour s^en aller !
pas des yeux la fumée, qui n'est pas seulement
symbolique, mais bien réelle, bien épaisse et
bien noire. C'était fort impressionnant de voir
un être s'en aller ainsi, disparaître à jamais dans
les espaces, sous le soleil éternel. C'est moins
sombre que l'enfouissement, cela éveille des
idées moins funèbres et il me semble que cela
s'allierait mieux avec l'idée d'immortalité avec
laquelle beaucoup d'humains n'ont pas encore
rompu. Mais il faudrait, pour donner toute sa
grandeur à cette dernière scène, qu'elle puisse
se passer en plein air, comme dans les funérailles
de jadis, que les assistants ne fussent pas en-
tassés dans une salle sans caractère et d'ailleurs
souvent trop étroite. Il est certain que ce sys-
tème réclame encore bien des perfectionnements.
Il est trop lent, il exalte la douleur au lieu de
l'assoupir, comme les chants liturgiques dont
la grandeur est incomparable, mais peut-être que
sa décence et sa simplicité l'emportent sur tout.
Puis son antiquité le rend vénérable. Il n'y a
de fâcheux que son vocabulaire. Four créma-
193
Petits Crayons
toire, quelle expression ! Voilà évidemment qui
n'attirera pas à rincinération la clientèle des gens
de théâtre. Maintenant on me dira que ceci ou
cela... Je sais, il vaut mieux n'y pas penser. C'est
assez mon avis.
— 194 —
I
TABLE
TABLE
Le Songe brisé 7
L'Esclave 9
La Robe 12
L'Évadé i5
Le Téléphone 18
La Révolution 21
La Mort 24
Au Pôle 27
La Vie fluide 3o
Les Musées et la Vie 33
Les Eugénistes 36
L'Avenir des chevaux Bg
La Nourriture 42
Méthode funéraire 4^
Les Étoiles 4^
Stèles 5i
— 197 —
Petits Crayons
Le Sexe faible ^^
Autour d'une lettre ^7
Retours 60
Sur les Voyages 63
Un Jardin 66
Paysages 69
Chevaux et Femmes 72
Le Chat blessé 7^
La Chasse 77
L'Automne 79
En fumée 81
La Beauté 84
La Cité 87
Une Cité QO
Les Cloches 92
La Cathédrale 9^
Déplacements 9^
Le Bout du Monde 100
Le Dîner persan io3
La Question de Tâge 106
Le Lendemain 109
La Vertu 112
Amour et Mariage ii5
Chez l'oculiste 118
Le Musée Rodin 121
Bal paré 124
Philosophie 127
Le Bruit i3o
L'Ame du Bibliophile i33
— 198 —
Table
La Chose culinaire i36
Sur deux œuvres d'art iSg
Statues de Paris 142
La Beauté de Paris 145
Villes d'art 148
La Seine i5i
A la voile 154
Cartes postales 167
Le Ciel bleu 160
L'Automne i63
Le Soir, en cette saison 166
La Rose soufre 169
La Touffe de violettes 172
Sappho la poétesse 174
Le Tabac 177
Logique de la Mode 180
Le Bahaïsme i83
Lui et Marie-Louise 186
L'An nouveau 189
Pour s'en aller ! 192
499a. — Tours, imprimerie E^ Arrault et C*.
. l. i o
)t3.Q^
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéonce
The Library
University of Ottawa
Date due
a39003
CE PQ 2266
.P48 1921
COQ GOURMCNT,
ACC# 12232 12
RE PETITS CRAYC