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Full text of "Philoctete : tragedie, traduite du grec de Sophocle, en trois acts et en vers"

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IN  THE  CUSTODY  OE  TME 

BOSTON     PUBLIC   LIBRÀRY. 


5HELF    N° 

1 2  a,  3 


PHîLQCfTETE, 

TRAGÉDIE, 

TRADUITE  DU  GREC  DE  SOPHOCLE , 

EN   TROIS  ACTES  ET  EN  VERS; 

Far  M.  DELA  H  A  RP  e}  de  l'Académie 
Française. 

Sophocleo  quét  carmina  digna  cothuroo  ~>.  Virg. 
Prix  xxx  fols. 


A    PARIS, 

Chez  M.  Lambert  8c  F,  J.  Baudouin  ,   Imp, 
Libraires ,  rue  de  la  Harpe,  près  S.  Côme. 

'W iiiimiw ■iwrwiiw m !■ inu»w 

i  -i 

M.  DCC.  LXXXI. 

Avec  Approbation  &  Privilège  du  Roi 


Le  Privilège  fe  trouve   a  la  Tragédie  de 
MENZICOFF  ,  du  même  Auteur. 


M0i 


PREFACE. 

L  eft  fans   doute  bien  honorable  pour  la 
mémoire  de  Sophocle  ,  qu'en  voulant  trouver 
ie  chef-d'œuvre  de  l'ancienne  Tragédie ,  il  faille 
choifk  entre  deux  de  fes  ouvrages,  Ly(Edipe  Roi 
&;  le  Philoâete.  11  paraît  que  l'opinion  du  plus 
grand  nombre  s'ell  déclarée  pour  ie  premier  : 
j'avoue  que  mon  fentiment  inclinerait  pour  lé 
fécond.  Il  y  a  çans  l'un»  il  eft  vrai ,  un  plus 
grand  intérêt  de  curiofité  ;  il  y  a  dans  l'autre 
un  pathétique  plus  touchant.  L'intrigue  de  l'un 
des  deux  fujets  fé  développe  &  fe  dénoue  avec 
beaucoup  d'art  :  c'eft  peut-être  un  art  encore 
plus  admirable  d'avoir  pu  foutenir  la  iimplicité 
de  l'autre  \  peut-être  eft-il  encore  plus  difficile 
de  parler  toujours  au  cœur,  par  Texpreffion  des 
fentimens  vrais ,  que  d'attacher  l'attention ,  §C 
de  la  fufpendre,  pour  ainfl  dire,  au  fil  des  évé- 
nemens.  D'ailleurs,  on  pourrait,  ce  me  femble, 
faire  à  la  Tragédie  d'QEdipe  des  reproches  plus 
graves  qu  à  celle  de  Philottete  :  car  telle  eft  la 
condition  de  l'humanité ,  qu'il  y  a  des  fautes 
même  dans  les  chef-d'œuvres.  Sans  parler  des 
défauts  effentiels ,  reconnus  dans  l'Œdipe,  tels 
que  celui  du  fujet  même,  qui  a  quelque  chofe 

A.ij 


4  PRÉFACE. 

de  révoltant,  puifque  l'innocence  y  eft  là  vïfbiftie- 
des  Dieux  ôc  de  la  fatalité,  celui  des  invraifem- 
blances  de  l'avant-fcène ,  puifqu'il  n'eft  guères 
probable  qu'Œdipe  ni  Jocafte  n'ayent  jamais 
fait  aucune  recherche  fur  la  mort  de  Laïus  J 
fans  relever  d'autres  fautes  qui  tiennent  a  la 
nature  du  fujet ,  il  y  en  a  une  dans  la  texture  dô 
la  pièce  ,  &;  qui  n'appartient  qu'à  l'Auteur: 
c'eft  la  querelle  d'Œdipe  avec  Créon  ,  qui  oc- 
cupe une  grande  place  ,  &:_  qui  eft  à-  la-  fois 
fans  intérêt  &:  fans  motif.  Le  Roi  de  Thèbes 
accufc  fon  parent  avec  une  témérité  &:  une 
précipitation  inexcufables  ;  je  fais  bien  que  cet 
incident  fert  à  remplir  la  pièce  grecque  ,  de 
que  dans  l'Œdipe  français  ,  Voltaire  s'eft  fervi 
d'un  épifode  pareil ,  mais  le  befoin  d'un  rem- 
pliffage  eft  un  défaut ,  ôc  non  pas  une  exeufe  y 
6c  Sophocle  dans  Philo&ete,  fujet  encore  plus 
fimple  que  l'Œdipe,  s'eft  paffé  de  cette  ref- 
fource.  On  n'y  peut  remarquer  qu'une  fcène 
inutile,  celle  du  fécond  aâe,  où.  un  foldat 
d'Ulyffe,  déguifé,  vient,  par  de  fauffes  alarmes, 
preffer  le  départ  de  Pyrrhus  &  de  Philodete , 
reffort  fuperflu  ,  puifque  celui-ci  n'a  pas  de 
defir  plus  ardent  que  de  partir  au  plutôt.  Cette 
fcène  ne  fert  donc  qu'a  allonger  inutilement 
la  marche  de  l'a&ion,  8f  j'ai  cru  devoir  la 
ïetraacherj  mais ,  à  cette  faute  près,  fi  l'on 


PRÉFACE.  s 

confidëré  que  la  pièce ,  faite  avec  trois  perfon- 
nages,dans  un  défert,  ne  languit  pas  un  moment, 
que  Tintérêt  fe  gradue  &:  fe  foutient  par  les 
moyens  les  plus  naturels,  toujours  tirés  des 
cara&ères,qui  font  fupérieurement  défîmes;  que 
la  fituation  de  Philoftete  rqui  femblerait  de  voir 
être  toujours  la  même ,  eft  fi  adroitement 
variée,  qu'après  s'être  montré  le  plus  à  plaindre 
des  hommes  dans  l'Hle  de  Lemnos  >  il  regarde 
comme  le  plus  grand  des  maux  d'être  obligé 
d'en  fortir  \  que  ce  perfonnage  eft  un  des  plus 
théâtrals  qui  fe  puiffe  concevoir ,  parce  qu'il 
réunit  les  dernières  mifères  de  l'humanité  aux 
reffentimens  les  plus  légitimes,  Se  que  le  cri 
de  la  vengeance  n'eft  chez  lui  que  le  cri  de 
l'oppreffion >  qu'enfin ,  fon  rôle  eft  d'un  bout 
à  l'autre  un  modèle  parfait  de  l'éloquence  tra- 
gique; on  conviendra  facilement  qu'en  voilà 
afîez  pour  juftifier  ceux  qui  voyent  dans  cet 
ouvrage  la  plus  belle  conception  dramatique 
dont  l'antiquité  piaffe  s'applaudir. 

On  a  regardé  comme  un  défaut ,  du  moins 
pour  nous,  l'ombre  d'Hercule,  qui  produit 
le  dénouement.  Cette  critique  ne  me  paraît  pas 
fondée:  certes,  ce  n'eft  point  ici  que  le  Dieu 
n'eft  qu'une  machine.  Si  jamais  l'intervention 
d'une  Divinité  a  été  fuffifamment  motivée,  c'eft 

fans  contredit  dans  cette  occafion  ;  Se  ce  dé- 

Aiij 


*  PRÉFACE. 

Bouementà  qui  né  choquepoint k  vraifeniblance 
théâtrale,  puifqu'il  eft  conforme  aux  idées  re- 
ligieiifçs  duPays  où  fepaffe  l'aâionjeft  d'ailleurs 
très-bien  amené ,  néceffaire  Se  heureux.  Hercule 
n'eft  rien  moins  qu'étranger  à  la  pièce  j  fans 
ceffe  il  y  eft  queftion  de  lui;  la  pôiïemon  de 
fes  flèches  en  eft  le  noeud  principal  ;  le  Héros 
eft  fon  compagnon ,  fon  ami ,  fou  héritier  • 
Philo&ete  a  réfifté  &:  a  dû  réfifter  à  tout  :  qui 
l'emportera  de  lui  ou  de  la  Grèce  i  &  qui  tran- 
chera plus  dignement  ce  grand  nœud  qu'Hercule 
lui-même  )  De  plus ,  ne  voit-on  pas  avec  plaifir 
-que  Philoftete  ,  jufqu'alors  inflexible  ,  ne  cède 
qu'à  la  voix  d'un  demi- Dieu  ,  &:  d'un  demi- 
Dieu  fon  ami?  C'eft  bien  ici  qu'on  peut  appli- 
quer le  précepte  d'Horace,  qui  peut-être  même 
penfait  au  Philo&ete  de  Sophocle ,  quand  U 
$  dit  : 
Ttf'èç  Deus  huer  fit  y  nifi  dignus,  vlndïce  rtodus. 

Art.  Poët. 
Quant  a  moi ,  j'ofe  croire  que  ce  dénouement 
reuffirait  parmi  nous,  comme  il  a  réuffi  chez 
les  Grecs. 

Brumoy  s'exprime  t/ès  -  judicieufement  fur 
ce  fujet ,  &:  en  général  fur  les  différens  mérites 
de  cette   Tragédie  ,    qu'il   a   très-bien  déve- 
loppés. 
*  Les  Dieux  (  (Jit- il  )  font  entendre  que  lat 


PRÉFACE.  7 

»  vî&oîre  dépend  de  Philo&ete  Se  des  flèches 
»  d'Hercule  >  mais  comment  déterminer  ce 
v  guerrier  malheureux  à  fecourir  les  Grecs , 
»  qu'il  a  droit  de  regarder  comme  les  auteurs 
»  de  fes  maux  ï  Ceft  un  Achille  irrité  qu'il  faut 
»  regagner,  parce  qu  on  a  befoin  de  fon  bras  , 
»  &  l'on  a  dû  voir  que  Philoâete  n'eft  pas 
»  moins  inflexible  qu  Achille ,  &:  que  Sophocle 
»  n'eft  pas  au-deffous  d'Homère.  Ulyfle  eft 
»  employé  a  cette  ambaffade  avec  Néopto- 
«  lème*;  heureux  contrarie,  dont  Sophocle  a 
»  tiré  toute  fon  intrigue  ;  car  Ulyffe  ,  politique 
»  jufqurà  la  fraude,  &:  Néoptolème,  fincère 
»  jufqu'à  l'extrême  franchife  ,  en  font  tout  le 
»  nœud  ,  tandis  que  Philoékte  ,  défiant  ôc 
»  inexorable ',  élude  la  rufe  de  l'un  ,  &:  ne  ie 
»  rend  point  à  la  générofité  de  l'autre,  de  forte 
»  qu'il  faut  qu'Hercule  defeende  du  ciel  pour 
»  dompter  ce  cœur  féroce  ,  &  pour  faire  le 
»  dénouement.  On  ne  peut  nier  qu'un  pareil 
»  nœud  ne  mérite  d'être  dénoué  par  Hercule.» 
En  conféquence  de  tout  ce  qu'on  vient  de 
lire,  on  me  demandera  pourquoi  je  ne  fais  pas 
paraître  cet  Ouvrage  fur  la  fcène.  Ce  ferait  peut- 
être  un  genre  de  nouveauté  aiTez  piquant  &: 
•*■■  , 

*    Pyrrhus   ou  Néoptolème,   eft  le   même  perionnage  fo.tjs 
itifFérens  noms. 

A  m 


8  '    PRÉFACE. 

affez  digne  d'attention  j  ce  ferait  au  moins  la 
première  fois  qu'on  aurait  vu  fur  le  théâtre 
français  une    tragédie  grecque  ,  telle  à  peu- 
près  qu'elle  a  été  jouée  fur  le  théâtre  d'Athè- 
nes. Nous  n'avons  eu  jufqu  ici  que  des  imita- 
tions plus  ou  moins  éloignées  des  originaux , 
plus  ou  moins  rapprochées  de  nos  convenances 
Se  de  nos  mœurs  ;  &  il  y  a  long  -  temps  que 
je  penfe,  comme  je  i'aixlit  ailleurs*,  que  ce 
fujet'eft  le  feul,de  ceux  qu'ayent  traités  les 
Anciens,  qui  foi t  de  nature  à  être  tranfporté 
€n  entier,  &:  fans  aucune  altération,  fur  les  Théâ- 
tres  modernes  ,  parce  qu'il  eft  fondé  fur  un 
intérêt  qui  eft  de  tous  les  temps  &:  de  tous 
les  lieux  ,  celui  de  l'humanité  fouffrante.  Mais 
indépendamment  des  raifons  que  j'ai  de  ne  faire 
repréfenter,  daris  les  circonstances  actuelles,  ni 
cet  ouvrage  ni  aucun  autre  (  raifons  que  j'ai  in- 
diquées dans  la  Préface  de  MenzikofP*  )  J'opi- 
nion  avantageufe  que  j'aide  l'original  grec  ,ne 
me  raffurerait  pas  âbfolument  fur  le  fort  de 
la  traduction  >  même   en   la  fuppofant  auflî 
bonne  que  j'aurais  voulu  la  faire.   Le  fuccès 
quelle  a  eu  a  la  féance  publique  de  l'Académie 
Françaife,  ne  ferait  pas  même  un  garant  infailli- 
ble de  celui  qu'elle  pourrait  avoir  fur  la  fcène: 

^ ,  TT 

*  Dans  l'EfTai  fur  les  Tragiques  Grecs.  ; 

*  fr  Cette  Tragédie  i(ï  a&uelkmem  fous  prefie* 


PRÉ  FACE.  9 

le  jugement  d'une  afiemblée ,  quelle    qu'elle 
foit ,  ne  peut  s'affimiler  aux  effets  du  théâtre. 
Et  qui  fait  fi  Ton  goûterait  beaucoup  fur  le 
nôtre  un  drame  grec  d'une  (implicite  fi  nue , 
trois  perfonnages  dans  une  Ifle  déferte,  une 
pièce  non  -  feulement  fans  amour  ,  mais  fans 
rôle  de  femme  !  Il  y  a  là  de  quoi  effaroucher  bien 
des  gens.  La  feule  tentative  qu'on  ait  faite  en 
ce  genre ,  foutenue  du  nom   &:  du  génie  de 
Voltaire  dans  fa  force,  n'a  pasréuffi  de  manière 
à  encourager  ceux  qui  voudraient  la  renou- 
veler. La  Mort  de  Céfar  a  obtenu  le  fuffrage 
de  tous  les  connaiffeurs ,  mais  n'a  pu  encore 
(peut-être  à  notre  honte)  s'établir  *  fur  notre 
théâtre.  C'eft  en  vain  que  le§  Étrangers  nous 
reprochent  depuis  long-temps  >  non  fans  quel- 
que raifon  ,  cette  préférence  trop  exelufive  que 
nous  donnons  aux  intrigues  amoureufes,  &  d'où 
naît,  dans  nos  pièces,  une  forte  d'uniformité, 
dont  l'Auteur  de  Mérope ,  d'Orefte  èc  de  la 
Mort  de  Céfar ,  s'efl  efforcé  de  nous  affranchir. 
Ce  grand  Homme ,  dont  le  goût  était  fi  exquis 
&;  û  exercé ,  avait  fenti  tout  le  mérite  de  cette 
antique  fimplicité,  qui  ferait  aujourd'hui  d'au- 
&  i  ■ '      "  '  ■     "■■  ■  ii  i 

*  Cet  admirable  Ouvrage,  joué  en  1745  ,  n'eut  que  fept 
repréfentations  j  il  n'a  été' repris  qu'aux  fêtes  de  la  Paix,  en  1765, 
&  depuis  il  n'a  pas  reparu. 


xo  PRÉFACE. 

tant  plus  recommandable  ,  qu'elle  pourrait 
fervir  d'antidote  contre  l'extrême  corruption  du 
goût,,  Mais  comment  accréditer  ce  genre  de 
nouveauté ,  au  milieu  de  la  contagion  générale r 
lorfqu'atteints  de  la  maladie  des  gens  raffafiés, 
nous  voudrions  au  contraire  raffembier  tous  les 
tableaux  dans  un  même  cadre,  tous  les  intérêts 
dans  un  drame  ,  tous  les  plaifirs  dans  un  fpec- 
îade,  tranfporter  l'Opéra  dans  la  Tragédie, 
ëc  la  Tragédie  fur  la  fcène  Lyrique*  De-  là  cette 
perverftté  d'efprit  qui  précipite  tant  d'Écrivains 
dans  le  bigarre  &:  le  monftrueux  :  on  ne  fonge 
pas  allez  qu'il  faudrait  prendre  garde  à  ne  pas 
ufèr  à -la-fois  toutes  les  fenfations  &c  toutes 
les  jouiffances  ,  ménager  fes  reffources  afin  de 
les  perpétuer,  admettre  chaque  genre  à  fa  place 
&  a  fon  rang ,  n'en  dénaturer  aucun ,  ne  rejeter 
que  ce  qui  eft  froid  &  faux,  Se  fur-tout  éviter 
les  extrêmes,  qui  font  toujours  des  abus. 

Je  fais  que  dans  le  moment  où  j'écris,  un 
certain  nombre  d'amateurs  s'occupent  à  rani- 
mer l'étude  de  l'antiquité  ;  que  Ton  a  fu  gré 
à  l'Auteur  d*  (Edipe  chez  Âdmète  3  d'avoir  fi  heu- 
seufement  emprunté  les  deux  plus  belles  fcènes 
de  Y(Edipe  h  Colorie  y  en  y  ajoutant  de  nouvelles 
beautés?  que  quelques  perfonnes  ont  cru  pou- 
voir en  tirer  un  préfage  pour  le  fuccès  de  Phi- 
loâQtCi  mais  je  prie  qu'où  fafiç  attention  que 


P  R  Ê  F  A  CE.  il 

la  vieilleffe  d'QEdipe  aurait  pu  nous  intérefleç 
beaucoup  moins ,  fans  les  pleurs  d'Antigone; 
&  je  n'ai  point  d'Antigone  ;  en  un  mot ,  nous 
fommes  accoutumés  à  voir  des  femmes  fur 
la  fcène.  Je  conçois  auïïï  bien  que  perfonne 
comment  ce  plaifir  a  pu  devenir  un  befoin 
fort  doux;  je  ne  dis  pas  qu'il  fût  impoffiblc 
de  s'en  parler  avec  le  génie  de  Sophocle  ;  mais 
il  eft  auïïï  très  -  poffible  qu'on  ne  pardonnât 
pas  au  Tradufteur  de  l'avoir  entrepris. 

Et  puifque j'ai  parlé  à9 Œdipe  che\Admète,  cette 
pièce,  malgré  fon  mérite  réel,  qu'on  ne  m'ac- 
cufera  pas  de  méconnaître ,  n'eft-elle  pas  elle- 
même  un  exemple  de  ces  fortes  d'alliages  où 
nous  jette  la  crainte  de  paraître  trop  fimple  ? 
Perfonne  n'applaudit  (  *  )  plus  volontiers  que 
moi  aux  fuccès  d'un  Confrère  dont  j'honore 
&:  chéris  les  talens  de  l'honnêteté  ;  mais  ç'eft 
ici  le  lieu  d'invoquer  fon  propre  témoignage, 
&:  de  répéter  ce  que  j'ai  ofé  lui  dire  à  lui- 
même,  &;  ce  qu'il  a  fenti  mieux  que  tout  autre , 
parce  que  l'amour  propre  du  véritable  talent  eft 
toujours  fubordonné  à  l'amour  de  fart  èc  de 
la  vérité.  Si  M.  Ducis  fe  fût  borné  au  fujet 
d'QEdipe  à  Colone,  qui.,  a  la  vérité.» ne  com- 
portait que  trois  aftes ,  il  eût  pu  faire  un  ou> 

(*)  Voyez  lç  Mercure  du  i;  Décembre  177 8, 


ï*  F  RE  F  A  CE. 

vrage  digne  d'être  mis  en  parallèle  avec  la  More 
de  Céfar ,  un  tout  complet  ôc  régulier ,  qui 
n'aurait  été  que  plus  intéreffant  en  devenant 
plus  fimple;  Se  il  aurait  évité  le  reproche  d'avoir 
affaibli  une  pièce  d'Euripide  en  l'amalgamant 
avec  une  pièce  de  Sophocle. 

Quoi  qu'il  en  foit  ,  c'eft  principalement  au 
petit  nombre  de  le&eurs  verfés  dans  les  lettres 
grecques  &  dans  l'étude  de  l'antiquité  ,  que 
f  offre  cette  tradu&ion  fidelle  de  l'un  des  plus 
beaux  ouvrages  que  l'on  ait  écrits  dans  la  plus 
belle  des  langues  connues.  C'eft  fur- tout  à 
cette  clafle  de  juges  choifis,  que  je  dois  rendre 
compte  de  mon  travail,  qu'eux  feuls  peuvent 
apprécier  :  ils  fe  fouviendront  fans  doute  que 
lorfqu'un  poète  traduit  un  poète ,  la  véritable 
fidélité  de  la  verfion  confifte  à  rendre»  s'il  fe 
peut ,  toutes  les  beautés  plutôt  que  tous  les 
mots  y  Se  ce  principe  ,  reçu  même  dans  la 
profe  y  eft  d'un  ufage  inconteftable  quand  il 
s'agit  de  vers.  Ce  que  je  puis  affurer ,  c'eft  qu'au- 
tant que  me  l'a.,  permis  la  différence  des  Lan- 
gues &:  le  caractère  de  notre  vérification,  j'ai 
fuivi  non  -  feulement  les  idées  &  le  dialogue , 
mais  même  les  tournures  &;  les  conftruftions 
du  texte  grec  :  perfuadé  qu'en  traduifant  un 
écrivain  tel  que  Sophocle,  plus  on  fe  rap- 
proche de  lui,  plus  on  eft  près  de  la  perfe&ioo» 


P  R  É  FA  CE.  13 

£ârcc  que  les  mouvemens  de  fon  ftyie  font 
toujours  ceux  de  la  nature.  C'eft  ce  que  n'a  pas 
aiïez  fenti  le  P.  Brumoy  ,  homme  éclairé  3c 
écrivain  pur,  qui  connaiffait  le  mérite  des  an- 
ciens ,  mais  qui  ne  s'était  pas  affez  rempli  du 
génie  de  leur  compofition  :  il  femble  fe  faire 
une  loi  de  ne  conferver  que  le  fens  de  fon 
auteur ,    ôc  de  fubftituer  d'ailleurs  l'élégance 
moderne  à  cette  expreffion  fimple ,  énergique 
&  vraie  de  la  poëfie  antique  :  fouvent  ilpara~ 
phrafe  Sophocle,   &;  quelquefois  le  défigure, 
comme  je  l'ai  obfervé  dans  plufieurs  endroits 
que  l'on  verra  cités  dans  des  notes.   Mais  oit 
lui  pardonnerait  plus  aifément  quelques  fautes* 
toujours  difficiles  à  éviter  dans  toute  traduc* 
tion ,  que  la  difproportion  continuelle  où  il 
tft  à  l'égard  de  fon  original.  Peut-être  aufli 
aura-t-on  quelque   peine  à  pardonner  à  fon 
goût  3c  à  fon  jugement,  la  fingulière  compa- 
raifon  qu'il  fait  de  Philo&ete  avec  Nicomèdey 
6c  qui  eft  le  réfultat  de  réflexions    d'ailleursv 
fages  3c  inftruftives.  Voici  comme  il  les  ter- 
mine :  (  *  )  »  A  fuivre  le  goût  de  l'antiquité , 
»  on  ne  peut  reprocher  à  cette  tragédie  aucurî 
»  défaut  confidérable  ;  tout  y  eft  lié ,  tout  y 

(  *  )  Voyez  d  ans  le  fécond  Volume  du  Théâtre  des  Grecs  ; 
les  rgjïexions  furPhilofigic» 


t4  P  R  E  P  À  C  Et 

»  cil  foutenù ,  tout  tend  dire&ement  au  but  > 
»  c'eft  l'action  même  ,  telle  qu'elle  a  dû  fé 
*  paffer.  Mais  à  en  juger  par  rapport  à  nous* 
»  le  trop  de  {implicite  &:  le  fpe&acle  domi- 
»  nant  d'ua  homme  auffi  triftement  malheu- 
»  rcux  que  Philo&ete  ,  ne  peuvent  nous  faire 
»  un plaifir  aujji  vif "que  les  malheurs  plus  brib- 
»  lans  &  plus  variés  de  Niconiède  dans  Cor- 
*>  neille.  *> 

Ces  dernières  lignes  offrent  un   rapproche- 
ment bien  étrange.  Quant  au  trop  de /implicite 
par  rapport  à  nous ,  on  a  vu  que  je  ne  m'éloi- 
gnais pas  de  le  penfer.  Il  n'en  eft  pas  de  même 
du  rôle  de  Philoftete  ,  que  Brumoy  trouve  fi 
triftement  malheureux.  Si  j'ai  bien  compris  dans 
quel  fens  ces  mots  peuvent  s'appliquer  à  un 
perfonnage  dramatique,  il  me  femblé  qu'ils  né 
peuvent  convenir  qu'à  celui  qui  ferait  dans 
une  fituation  monotone  ôc  irrémédiable  $  c'eft 
alors  que  le  malheur  afflige  plus  qu'il  n'intéreffe, 
parce  qu'au  théâtre   il  n'y  a  guères  d'intérêt 
fans  efpérance.     Mais    Philodete  n'eft  nulle- 
ment dans  ce  cas ,  ô£  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces 
deux  reproches  ne   peut  tomber  fur  ce  rôle* 
reconnu    fi    éminemment    tragique.     Enfin , 
de  tous   les  ouvrages  que  l'on  pourrait  com- 
parer au  Philoâete  de  Sophocle  y  Nicomède 
eft  peut-être  celui  qu'il  était  le  pins  extraordi- 


PRÉFACE.  î| 

Mire  de  choifir.  Quel  rapport  entre  ces  deu& 
pièces  ,  quand  le  principal  mérite  de  lune  e£l 
d'abonder  en  pathétique  ,  &:  que  le  plus  grand 
défaut  de  l'autre  eft  d'en  être  totalement  dé- 
pourvue >  On  peut  affurément,  fans  manquer 
de  refped  pour  le  génie  de  Corneille ,  s'étonner 
Auplaifir  vif  que  procure  ,  félon  Brumoy  ,  le 
drame  qui  eft  en  effet  le  moins  tragique  de  îqus 
ceux  où  Corneille  n'a  pas  été  abfolument  au- 
deflbus  de  lui-même,  ouvrage  dans  lequel  il  y 
a  quelques  traits  de  grandeur ,  mais  pas  «a 
moment  d'émotion. 

Le  grand  intérêt  du  rôle  de  Philo&ete  n'avait 
pas  échappé  a  l'un  des  plus  illuftres  élèves  de 
l'antiquité  ,  Fénelon  ,  qui  ,  du  chef 'd'oeuvre  de 
Sophocle  ,  a  tiré  le  plus  bel  épifode  du  fiée  ; 
c'eft  encore  le  morceau  du  Télémaque  qu  ou 
relit  le  plus  volontiers.  Fénelon  s'eft  approprié 
les  traits  les  plus  heureux  du  grec ,  &  les  a 
rendus  dans  notre  langue  avec  tout  le  charme 
de  leur  (implicite  primitive,  &:  en  homme  pkïn. 
de  Tefprit  des  anciens,  &  pénétré  de  leur  fubf- 
tance.  Racine  le  fils,  à  qui  fon  père  avait  ap- 
pris a  les  étudier  &:  à  les  admirer,  mais  qui 
n'avait  pas  hérité  de  lui  le  talent  de  lutter 
contr'eux,  a  eQayé  ,  dans  fes  Réflexions  fur  la 
Poëfie  3  de  traduire  en  vers  quelques  endroirs 
de  Sophocle ,  &  en  particulier  de   Philoctcte* 


16  P  R  Ê  F  A  C  Ë. 

Je  ne  crains  pas  qu'on  rn  accufe  d'une  concur- 
rence mal  entendue  :  tel  eft  mon  amour  pour 
le  beau ,  que  fi  fa  verfion  m'avait  paru  digne 
de  l'original,  je  l'aurais,  fans  balancer,  fubftituée 
à  la  mienne.  Mais  ceux  qui  entendent  le  Grec 
verront  aifément  combien  le  fils  du  grand 
Racine  eft  loin  de  Sophocle  :  fes  vers  ont  de 
la*  correction  &:  quelquefois  de  l'élégance  > 
mais  ils  manquent  le  plus  fou  vent  de  vérité ,  de 
précifion  &c  d'énergie  j  fes  fautes  même  font 
fi  palpables,  qu'il  eft  facile  de  les  faire  apperce- 
voir  à  ceux  qui  ne  connaiffent  point  l'original. 
Je  me  bornerai  à  un  feul  morceau  fort  court , 
mais  dont  l'examen  peut  fervir  à  faire  voir  en 
même-temps  combien  les  anciens  étaient  de 
fidèles  inteprètes  de  la  nature,  $c  combien 
Racine  le  fils,  qui  les  aime  &:  qui  les  loue, 
les  traduit  infidèlement.  Je  choifis  l'entrée  de 
Philo&ete  fur  la  fcène  :  voici  la  verfion  en 
profe  littérale. 

»  Hélas  !  ô  Étrangers  !  qui  êtes-vous  ,  vous 
»  qui  abordez  dans  cette  terre,  où  il  n'y  a  ni 
»  port  ni  habitation  ?  quelle  eft  votre  patrie  * 
»  quelle  eft  votre  naiiTance  ?  A  votre  habit,  je 
«  crois  reconnaître  la  Grèce ,  qui  m'eft  toujours 
»  fi  chère  j  mais  je  voudrais  entendre  votre 
j>  voix  ;  &:  ne  foyez  point  effrayés  de  mon  ex- 

>»  térieur  farouche ,  ne  me  craignez  point  -,  mais 

plutôt 


PRÉFACE.  i7 

»  plutôt  ayez  pitié  d'un  malheureux  ,  feul  dans 
*>  un  défcrt ,  fans  fecours,  fans  appui.  Parlez; 
»  fi  vous  venez  comme  amis,  que  vos  paroles 
9>  répondent  aux  miennes  -y  c'eft  une  grâce ,  une 
»  juftice  que  vous  ne  pouvez  me  refufer.  » 

Voilà  Sophocle  >  ce  langage  eft  celui  qu'a 
dû  tenir  Philoûete:  rien  d'effentiel  n'y  eft  omis , 
&:  il  n'y  a  pas  un  mot  de  trop;  c'eft  la  per- 
fection du  ftyle  dramatique.  Voici  Racine  le 
fils- 

Quel  malheur  vous  conduit  dans  cette  Ijîe  fauvage , 
Et  vous  force  à  chercher  ce  funefie  rivage  î 
Vous  que  fans  doute  ici  la  tempête  a  jetés  , 
De  quel  lieu ,  de  quel  peuple  êtes  vous  écartés? 
Mais  ,  quel  eft  cet  habit  que  je  revois  paraître"*. 
N'eft-ce  pas  l'habit  Grec  >  que  je  crois  reconnaître  \ 
Que  cette  vue ,  ô  ciel  1  chère  à  m©n  fouvenir^ 
Redouble  en  moi  Y  ardeur  de  vous  entretenir  ! 
Hâtez- vous  donc  ,  parlez ,  qu'il  me  tarde  d'entendre 
Les  fons  qui  m'ont  frappé  dans  l'âge  le  plus  tendre, 
Et  cette  laugue,  hélas  1  que  je  ne  parle  plus  l 
Vous  voyez  un  mortel  qui  de  la  terre  exclus  , 
Des  hommes  &  des  Dieux  fatisfait  la  colère  : 
"Généreux  inconnus ,  d'un  regard  moins  févere  , 
IConfidérez  l'objet  de  tant  d'inimitié, 
Et  foyez  moins  faifîs  d'horreur  que  de  pitié. 

Ces  vers ^confidérés  en  eux-mêmes,  ont  de 

la  douceur  >  &:  en   général  ne  font  pas  mal 

tournés  $  mais  jugez-les  fur  l'original  Ôc  fuie 

B 


t8  PRÉFACE. 

la  fituation ,  de  vous  ferez  étonné  de  voir  com- 
bien de  fautes  ,  pires  que  des  solécifmes ,  com- 
bien de  chevilles,  d'inutilités,  d'omiflïons  eflen- 
tieiles  ! 

D'abord  ,  quelle  langueur  dans  les  huit 
premiers  vers,  qui  tombent  tous  deux  à  deux, 
&  fe  répètent  les  uns  les  autres  !  quelle  unifor- 
mité dans  ces  hémiftiches  accouplés ,  cette  Ijle 
fauvage,  cefunefte  rivage,  que  je  revois  paraître, 
que  je  crois  reconnaître  !  Ce  défaut  ferait  peut-être 
moins  repréhenfible  ailleurs;  mais  ici  c'eft  l'op- 
pofé  des  mouvemens  qui  doivent  fe  fuccéder 
avec  rapidité  dans Tarne  de  Philo&ete ,  &  que 
Sophocle  a  fi  bien  exprimés.  Où  font  ces  in- 
terrogations accumulées,  qui  doivent  fe  preffer 
dans  la  bouche  de  cet  infortuné  qui  voit  enfin 
des  hommes  ) 

Quel  malheur  vous  conduit  dans  cette  Ijïe  fauvage  , 
Et  vous  ferce  à  chercher  ce  funefte  rivage? 

Suppofons  un  foùverain  dans  fa  cour,  rece- 
vant des  étrangers  ;  parlerait-il  autrement  ?  Ce 
tranquille  interrogatoire  reffemble-t-il  à  ce  pre- 
mier cri  que  jette  Philodete  >  sa  %itoi,Tiv\ç  taror 
&cc.  Hélas  !  ô  Étrangers!  qui  êtes- vous  ?  Ce  cri 
demande  du  fecours ,  implore  la  pitié ,  &  peint 
l'impatience  de  la  curiofité  :  rien  ne  pouvait 
le  fuppléer,  ôc  les  deux  premiers  vers  de  Racine 


PRÉFACE.  î9 

le  fils ,  font  une  efpèce  de  contre-fens  dans 
la  (ituation. 

De  quel  peuple  étes-Vôui  écartés  ? 

Ailleurs  cette  expreffion  pourrait  n'être  pas 
mauvaife  :  ici  elle  eft  d'une  recherche  froide  , 
parce  que  tout  doit  être  (impie,  rapide  &  précis: 
quel  eft  votre  nom  >  quelle  eft  votre  patrie  > 
voilà  ce  qu  il  fallait  dire ,  tout  autre  langage 
eft  faux. 

Maïs  y  quel  eft  cet  habit  î 

Que  ce  mais  eft  déplacé  !  &  pourquoi  interro^ 
ger  ici  hors  de  propos ,  quand  la  chofe  eft  fous 
les  yeux  ?  Sophocle  dit  Amplement  :  »  fi  j'en 
»  crois  l'apparence  ,  votre  habit  eft  celui  des 
»>  Grecs.  »  Et  qu'eft-ce  que  V  ardeur  devons  en- 
tretenir  ?  il  eft  bien  queftion  d'entretien  ;  c'eft  le 
fon  de  la  voix  d'un  humain  ,  c'eft  la  voix  d'un 
Grec  que  Philo&ete  veut  entendre  ;  Sophocle  le 
dit  mot  pour  mot,  0aw8ç  JV  à%ov<jtti  CSAojuch^ 
je  veux  entendre  votre  voix  :  quelle  différence  1 

Qu'il  me  tarde  d'entendre 
Les  fons  qui  m'ont  frappé  dans  l'âge  le  plus  tendre, 
Et  cette  langue  t  hélas  1  que  je  ne  parle  plus  l 

Ces  vers  ne  font  pas  dans  le  grec ,  mais  ils 
font  dans  lafituation,  ils  font  bien  faits;  cepen- 

Bij 


io  PRÉFACE. 

dant  il  eût  mieux  valu  ne  pas  ajouter  ici  X 
Sophocle ,  &c  le  traduire  mieux  dans  le  refte. 
Ce  qu'on  lui  donne  ne  vaut  pas  ce  qu'on  lui 
a  ôté  '•>  il  eût  mieux  valu  ne  pas  commencer  par 
mentir  à  la  nature ,  ne  pas  omettre  enfuite  ce 
mouvement  fi  vrai  &:  fi  touchant:  *  ne  foyez 
»  point  effrayés  a  mon  afpeft  ,  ne  me  voyez 
«  point  avec  horreur.  »  Ceft  qu'en  effet  dans 
Tétat  où  eft  Philo&ete ,  il  peut  craindre  cette 
efpèee  d'horreur  qu'une  profonde  mifère  peut 
infpirer.  Le  Traduûeur  a  reporté  cette  idée  dans 
le  dernier  vers  ;  mais  une  idée  ne  remplace  pas 
un  mouvement  de  l'ame ,  ne  remplace  pas  ce 
beau  vers  : 


*£  fM  JH.OX90 


fotrcivTtt  \»'ff>\eiyîjT   ùtw/çtâptw* 


Généreux  inconnus ,  d'un  regard  moins  févere 
Coniîclérez  l'objet  de.  tant  d'inimitié. 

Tout  cela  eft  vague  &  faible,  &n'eft  point 
dans  Sophocle  j  Philo&ete  ne  les  appelle  point 
généreux  3  car  il  ne  fait  pas  encore  s'ils  le  feront , 
ôc  tout  ce  qu'il  dit,  peint  la  défiance  naturelle  au 
malheur  ;  &:  fi  leur  regard  ç&févère  y  pourquoi 
les  fuppofe  t-il  généreux?  Ce  font  des  chevilles 
qui  amènent  des  inconféquences.  Pourquoi 
leur  parle- t-il  de  tant  d'inimitié?  Toutes  ces  ex- 
preflîons  parafites  ne  vont  point  au  fait ,  ne 


PRÉFACE.  21 

rendent  point  ce  que  dit  &  ce  que  doit  dire 
Philodete  :  »  ayez  pitié  d\ui  malheureux  aban- 
»  donné  dans  un  défert,  fans  fecours  &  fans 
»  amis.  • 

Cette  analyfe  peut  paraître  rigoureufe  ; 
elle  n'eft  pourtant  que  jufte  ,  elle  eft  mo- 
tivée ,  évidente ,  &  parte  fur  des  fautes  capi- 
tales. Ceft  en  examinant  dans  cet  efprit  la 
poëfîe  dramatique  T  que  Ton  concevra  quel  eft 
le  mérite  d'un  Racine  &  d'un  Voltaire,  qui, 
dans  leurs  bons  ouvrages,  ne  commettent  jamais 
de  pareilles  fautes  ?  c'eft  ainfi  que  Ton  conce- 
vra en  même  -  temps  pourquoi  il  n'eft  pas 
poffibîe  de  lire  une  fcène  de  tant  de  pièces 
applaudies  un  moment  par  une  multitude 
égarée  ,  &:  dont  les  fuccès  fcandaleux  nous 
ramènent  à  la  barbarie. 

Ce  n'était  pas  un  barbare  que  Châteaubrun, 
qui  emprunta  des  Grecs  fa  tragédie  des  Troyen- 
nesy  pièce  touchante,  malgré  les  défauts  du  plan 
6c  le.s  inégalités  du  ftyle  -,  mais  s'il  a  réufli  à 
imiter  quelques  fituations  d'Euripide  ,  il  n'a 
pas  été  auiïî  heureux  en  traitant  le  fujet  de 
Phiiodete  après  Sophocle.  Sa  didiori ,  qui  a 
du  naturel  ëc  de  l'intérêt  ,  quoique  fouvent 
faible  &  incorrede,  s'élève  rarement  à  l'éner- 
gie du  plus  grand  des    tragiques    grecs.    Son 

plan  eft  fort  loin  de  la  fublime  (implicite  de 

Bii) 


il  PRÉFACE. 

Sophocle  \  fon  Philo&ete  cft  entièrement  mo-' 
derne  :  il  y  a  mêlé  une  intrigue  d'amour  ; 
Pyrrhus  devient  tout  d'un  coup  amoureux  dune 
fille  de  Philoétete  ,  qu'il  n'a  fait  qu'entrevoir  \ 
&:  l'on  fent  qu'une  pafiïon  fi  fubite  ,  qui  ne 
faurait  être  d'un  grand  effet  au  théâtre  ,  où 
il  faut  que  tout  foit  préparé,  ne  fert  qu'a  par- 
tager l'intérêt  qui  doit  fe  réunir  fur  Philoétete. 
D'ailleurs  y  Châteaubrun  a-t-il  pu  penfer  que  ce 
fût  la  riiême  chofe  pour  ce  malheureux  Prince  » 
d'être  feul  dans  l'Ille  de  Lemnos,  ou  d'y  être 
avec  fa  fille  \  Eft-H  vraiiemblable  encore  que 
Sophie  foit  venue  joindre  fon  père  ,  &:  que 
depuis  dix  ans  le  père  de  Philo&ete  &  fa  famille 
entière  l'aient  abandonné?Un  autre  inconvénient 
de  la  pièce  française ,  c'eft  que  l'auteur  3  en 
rejetant  le  dénouement  de  Sophocle  ,  a  été 
obligé  de  faire  d'UlyfTe  fon  principal  perfonnage 
8c  le  héros  de  fa  tragédie.  C'eft  lui  dont  l'é- 
loquence finit  par  vaincre  la  haine  dePhiloclxte  °y 
6c  pour  préparer  cette  révolution  ,  il  a  fallu 
affaiblir  beaucoup  le  eara&ère  de  ce  dernier , 
ôc  fortifier  &:  embellir  celui  d'Uiyffe  ,  ce  qui  eft 
contraire  à  la  nature  du  fujet  ,  3c  ce  qui  ne 
fuffit  pas  même  pour  juftîfier  le  dénouement: 
car  u  Philodete  peut  être  fléchi ,  eft-ce  bien 
par  Ulyfic ,  celui  de  tous  lès  mortels  qu  i\  doit 
le  plus  abhorrer  :  S'il  peut  réfifter  à  Pyrrhus,  qu'il 


PRÉFACE.  23 

aime,  comment  cède-t-il  à  Ulyfle,  qu'il  détefte  > 
Un  changement  fi  peu  ordinaire  au  cœur  hu- 
main ,  ne  peut  pas  être  amené  par  des  difeours: 
il  faut  des  refïbrts  plus  puifflans. 

En  fuivant  cette  marche  nouvelle ,  non-feu- 
lement Châteaubrun  s'eft  privé  des  plus  grandes 
beautés  du  Poète  Grec  ,  mais  même  il  a  très- 
peu  profité  de  celles  dont  il  aurait  pu  faire  ufage. 
Par  exemple  ,  combien  n'a-t-il  pas  affaibli  la 
belle  fcène  du  poifon,  fi  déchirante  dans  Sopho- 
cle? Voici  à  quoi  elle  eft  réduite  dans  l'auteur 
français  : 

PYRRHUS. 
Partons. 

PHILOCTETE. 

Ciel  1  je  me  meurs. 

PYRRHUS. 
Et  quelle  horreur  fubite  ; 
Quel  trouble  s*ejl  faifî  de   votre  ame  interdite  ? 

PHILOCTETL 
Ahl  Dieux! 

P  I  R  R  H  U  S. 
Vous  gémifFez ,  vous  implorez  tes  Dieux  ji 
Et  de  vives  douleurs  font  peintes  dans  vos  yeux. 

SOPHIE. 
Mon  père  !  Ciel  1  reçois  ma  vie  en  faciifîce  , 
Et  fais  tomber  fur  moi  Ton  injufte  fttpplice  t 

PHILOCTETE. 
Pyrrhus  >  que  mes  tourraens  qç  yous  rebutent  pas. 

B  W 


24  PRÉFACE. 

PYRRHUS. 
Votre  malheur  me  touche ,  &  m'attache  à  yos  pa$. 
PHILOCTETE. 

Oui ,  je  puis hâtons  nous  d'atteindre  le  rivage. 

Non,  relions le  poifon  fe  déployé  avec  rage, 

SOPHIE. 
Ah  1  Seigneur,  vous  voyez  l'horreur  de  Ton  deftin. 

PHILOCTETE. 
Bieux  l  quel  feu  dévorant  fe  glijfe  dans  mon  fèin  1 
Pyrrhus,  tranchez  des  jours  fi  remplis  d'amertume j 
Qu'un  bûcher  allumé  m'embrafc  &  me  œniume. 

(  Il  rentre  dans  fa  caverne.  ) 

Retrouve  - 1  -  on  là  ces  gradations  fi  bien 
ménagées  dans  le  Philoftete  Grec  ,  ce  mélange 
de  douleur,  de  défefpoir&:  d'effroi,  ces  efforts 
qu'il  fait  pour  cacher  fes  tourmens  ,  cette  in- 
quiétude fi  naturelle  &  fi  intéreffante,  qui  lui 
fait  craindre  fans  ceife  que  l'horreur  de  fon  état 
ne  rebute  la  pitié  de  Pyrrhus; ces  fupplications 
qu'il  lui  adrefîe  ,  cesfermens  qu'il  lui  demande, 
enfin  tous  ces  grands  développemens  qui 
portent  jufqu'au  fond  du  cœur  l'intérêt  d'une 
fituation  dramatique? 

Ce  n'eft  pas  qu'il  n'y  ait  des  beautés  dans 
l'ouvrage  >  &:  qui,  même,  n'appartiennent  qu'à 
l'auteur  ;  tels  font  ces  deux  beaux  vers  de 
Philo&ete ,  parlant  à  Ulyffc  &:  aux  Grçcs  : 

Un  oracle  fatal  vous  a  glacés  d'effroi  ; 

Vous  vous  trouvez  prefles  entre  les  dieux  &  moi 


PRÉFACE.  15 

Tel  cft  encore  cet  endroit  de  fon  récit: 

Loin  des   hommes  cruels,  injuftes  &  fans  foi, 
Quelquefois  mon  défert  eut  des  attraits  pour  moi: 
Les  bienfaits  n'avaient  pu  m'attacher  les  Atrides , 
Je  fus  apprivoifer  jufqu'aux  monftres  avides. 

Mais  ailleurs  on  voit  avec  peine  les  lieux 
communs  du  bel  efprit  moderne ,  comme  des 
parures  de  nos  jours,  qu'un  peintre  mêlerait 
dans  un  fujet  de  l'antiquité.  Pyrrhus,  en  con- 
fidérant  le  fort  de  Philo&ete ,  s'exprime  ainfi 
dans  un  monologue: 

Quel  contraire  grands  Dieux  1  dès  la  plus  tendre  enfance, 

On  étale  à  nos  yeux  la  fuperbe  opulence  , 

On  écarte  de  nous  jufqu'ù  l'ombre  des  maux, 

On  n'offre  à  nos  regards  que  de  rians  tableaux  \ 

Pour  ne  point  nous  déplaire,  on  nous  cache  à  nous-mêmes^ 

On  ne  nous  entretient  que  de  grandeurs  fuprêmes  ; 

On  ajoute  à  nos  noms  des  noms  ambitieux  ; 

Autant  que  l'on  le  peut,  on  fait  de 'nous  des  dieux. 

Victimes  des  flatteurs ,  malheureux  que  nous   fommes , 

Que  ne  nous  apprend-t-on  que  les  rois  font  des  hommes? 

Il  eft  clair  que  l'auteur ,  ne  fongeant  qu'au 
temps  où  il  écrivait ,  a  oublié  que  dans  les 
temps  héroïques,  tels  qu'ils  font  décrits  dans 
Homère ,  les  rois  n'étaient  pas  élevés  comme 
ils  l'ont  été  depuis ,  dans  le  luxe  &:  la  corrup- 
tion   des    grands    empires  >  que  l'éducation 


z6  PRÉFACE. 

qu'Achille  avait  reçue  de  Chiron,  ne  l'avait 
pas  amolli  ,  Se  que  le  fils  d'Achille  n'avait 
pas  befoin  de  voir  Philodete  à  Lemnos  ,  pour 
favoir  que  les  rois  font  des  hommes.  Ces  vers, 
qui  pourtant  furent  applaudis  à  caufe  des  rois 
ôc  des  hommes  ,  ne  font  donc  qu'une  vaine 
déclamation,  qui  aurait  paru  bien  déplacée  fur 
le  théâtre   d'Athènes. 

Je  m'explique  fur  cet  objet  avec  d'autant 
plus  de  liberté  ,  que  je  ne  croîs  pas  qu'on 
m'attribue  la  prétention  de  lutter  contre  le 
Philodete  de  Châteaubrun  :  fon  ouvrage ,  au 
fujet  près,  eft  à  lui  ;  le  mien  eft  tout  entier  a 
Sophocle  j  car  je  ne  compte  pour  rien  le  très- 
petit  nombre  de  vers  que  j'ai  été  obligé  d'à* 
jouter  à  ma  tradudion,  3c  que  j'ai  marqués 
avec  des  guillemets  ,  par  un  excès  de  fcrupule, 
&:  pour  faire  mieux  comprendre  quelle  a  été 
mon  exaditude  dans  tout  le  refte.  Je  dois 
même  expofer  le  motif  de  ces  légères  addi- 
tions. 

Dans  la  première  (cène,  je  fais  dire  à  Pyrrhus, 
au  moment  où  il  cède  aux  raifons  d'Ulyfle: 

Je  dois  venger  un  père  &  foutenir  fon  nom  ; 
Cet  honneur  n'appartient  qu'au  vainqueur  d'Ilionj 
J'ai ,  pour  le  mériter  ,  fait  plus  d'un  facrifîce  .  . . 
A  Philodete  au  moins ,  je  puis  fans   artifice  , 
Me  plaindre  des  affronts  dont  js  fus  indigné  $ 


PRÉFACE.  17 

Je  tairai  feulement  que  j'ai  tout  pardonné. 
Puifqu'il  le  faut  enfin ,  je  confens  qu'il   ignore 
Qu'ofFenfé  par  les  Grecs,  Pyrrhus  les  fert  encore. 
Il  en  coûte  à  mon  cœur ,  &  je  cède  à  regret. 

Ces  vers  ajoutés  ont  pour  but  cTinftruire 
le  lecteur  que  Pyrrhus  ,  dans  tout  ce  qu  il  ra- 
conte enfuite  a  Philo&ete,  ne  lui  dit  que  la 
vérité,  &  ne  le  trompe  qu'en  lui  faifant  croire 
qu'il  abandonne  les  Grecs ,  &  qu'il  retourne 
à  Scyros.  Sophocle  n'avait  pas  befoin  de  cette 
précaution  avec  des  fpectateurs  inftruits  comme 
lui  de  ces  événemens;  mais  elle  était  néceffaire 
pour  des  ledeurs  Français  ,  qui  ,  fans  cela  , 
pourraient  ne  pas  diflinguer  dans  la  fcène  fui- 
vante  ce  qui  eft  conforme  à  la  vérité  ,  &: 
ce  qui  ne  l'eft  pas.  Par  la  même  raifon,  j'ai 
fait direà Pyrrhus?  autroifïème  a&e,  en  parlant 
de  la  Grèce  : 

Je  veux  bien  pour  elle 

Oublier ,  je  l'avoue  ,   une  injure  cruelle. 
Mon  cœur,  qui  s'en  plaignait,  ne   vous  a  point  déçu  *, 
Mais  j'immole  à  l'État  l'affront  que  j'ai  reçu  : 
Imitez  mon  exemple. 

Le  monologue  qui  ouvre  le  fécond  ade , 
eft  aufli  entièrement. de  moi;  il  était  néceffaire 
pour  préparer  l'aveu  que  Pyrrhus  va  faire  à 
Philoâete,  &:  annoncer  l'impreffion  qu'a  faite 
fur  lui  le  fpeélacle  des  douleurs  de  cet  infor- 


.ig.  PRÉFACE. 

tuné.  Ce  changement  eft  indiqué  dans  le  grec 
lorfque  Philo&ete  quitte  la  fcène  ,  &  que 
Pyrrhus  refte  avec  le  Choeur:  retranchant  ce 
Choeur ,  ainfi  que  tous  les  autres  ,  il  a  fallu  y 
fuppléer  par  un  monologue ,  puifque  la  pièce 
n'a  point  de  confidens. 

On  fait  ce  qu  étaient  les  Chœurs  chez  les 
Grecs,  des  morceaux  de  poëfïe  lyrique,  fouvent 
fort  beaux,  qui  tenaient  à  leur  fyftême  dra- 
matique,  mais  qui  ne  fervaient  de  rien  à  l'ac- 
tion, &:  quelquefois  même  la  gênaient  Je  les 
ai  fupprimés  tous  >  comme  inutiles  &,  déplacés 
dans  une  traduftion  françaife  qui  peut  être 
jouée.  Je  n'en  ai  confervé  qu'un  ,  dont  j'ai 
mis  les  paroles  dans  la  bouche  de  Pyrrhus,  au 
premier  a£te,>  parce  qu'il  exprime  des  idées  &C 
des  fentimens  •  analogues  à  la  fituation  &;  au 
èara&ère  de  Pyrrhus. 

Ce  cara&ère  n'a  pas  été  k  l'abri  de  la  cri- 
tique ;  on  a  reproché  au  fils  d'Achille  de  fe 
plier  à  la  diffimulation  ,  &  même  de  favoir 
à  fon  âge  trop  bien  diffîmuler.  Mais  que 
l'on  fonge  qu'il  avait  ordre  de  fuivre  en  tout 
les  confeils  d'Ulyfle  ,  &:  que  s'il  ne  les  fuit  pas». 
il  perd  toute  efpérance  de  prendre  Troye  de 
de  venger  fon  père.  Voila  fans  doute  des  morifs 
fuffifans  pour  Pyrrhus  ;  &  les  leçons  d'Ulyffe 
font  fi  bien  tracées,  qu'il  ne  faut  pas  une  grande 


PRÉFACE.  i9 

expérience  pour  les  fuivre  5  &  avec  quel  plaifit- 
on  voit  enfuite  ce  jeune  guerrier  revenir  à  fon 
cara&ère  ,  qu'il  n'a  pu  forcer  qu'un  moment , 
ôc  fe  rendre  à  la  pitié  ,  après  avoir  cédé  à  la 
politique  ?  Que  le  moment  où  il  rend  les  flèches 
à  Philo&ete ,  eft  noble  ôc  attendriflant  !  3c 
que  c'eft  bien -là  le  tableau  de  la  nature! 

Enfin  ,  fi  cette  Traduction,  (  dans  laquelle  je 
n'ai  retranché  du  texte  qu'environ  une  foixan- 
taine  de  vêts  ,  qui  m'ont  paru  allonger  le 
dialogue  )  peut  plaire  à  ceux  qui  connaiflent 
la  poëfic  de  Sophocle ,  &  en  donner  aux  autres 
une  idée  plus  fidelie  que  les  verfions  en  profe 
que  nous  en  avons,  je  ferai  affezpayé  de  mon 
travail  ,  qui,  malgré  fes  difficultés,  a  été  pour 
moi  un  plaifir ,  qu'on  ne  peut  goûter  qu'en 
traduifant  un  homme  de  génie.  Il  eft  doux 
d'être  foutenu  par  le  fentiment  d'une  admira- 
tion continuelle,  Se  c'eft  alors  que  Ton  jouit 
de  ce  qu'on  ne  faurait  égaler. 

11  ni         11        1  mu  n   1    1  1       m  ■■  ■  1 

APPROBATION. 

J  'a  1  lu  ,  par  ordre  de  Mgr  le  Garde  des  Sceaux  ; 
les  Œuvres  de  M.  De  la  Harpe  ,  de  l'Académie 
Françoife,  contenant  les  Tragédies  de  Philociete  &  de 
Men^içoff.  A  Paris,  le  27  Janvier  178 1. 

GAILLARD. 


PERSONNAGES. 

PHILOCTETE. 
ULYSS  E. 
PYRRHUS,. 
HERCULE,  dans  un  nuage. 
UN    GREC. 
SOLDATS. 


La  Scène  ejl  à   Lemnos* 


PHILOCTETE, 

TRAGÉDIE. 


ACTE    PREMIER. 

Le  Théâtre  repréfente  le  bord  de  la  mer.  On  voit 
de  côté  &  d'autre  différentes  ouvertures  entre  des 
rockers  ;  mais  la  grotte  de  Philociete  eft  fuppofée  ne 
pouvoir  être  vue  que  dans  le  fond  du  Théâtre. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

ULYSSE,  PYRRHUS,  deux  Soldats  Grecs. 

ULYSSE. 

Ju^ous  voici  dans  Lemnos  ,  dans  cette  Ifle  fauvage, 
Dont  jamais  nul  mottel  n'habita  le  rivage* 
Du  plus  vaillant  des  Grecs,  ô  vous,  fils  ôc  rival, 
Fils  d'Achille ,  ô  Pyrthus  !  c'eft  fur  ce  bord  fatal , 


tz  PHILO  CT  ETE, 

Au  pied  de  ces  rochers,  près  de  cette  retraite  , 
Que  Ton  abandonna  le  trifte  Philo&ete. 
C'eft  moi  qui  l'ai  rempli  cet  ordre  de  rigueur.1 
Il  le  fallait  :  frappé  par  quelque  Dieu  vengeur,' 
D'une  incurable  plaie  éprouvant  les  fupplices  , 
Il  troublait  de  fes  cris  la  paix  des  facrifices  3 
De  fon  afpect  impur  bleflait  leur  fainteté , 
Et  fouillait  tout  le  camp  de  fa  calamité. 
Mais  lahTonsce  récit  :  letems,  le  danger  prefTe. 
Je  veux  rendre  aujourd'hui  Philoclete  à  la  Grèce. 
S'il  fait  que  dans  cette  Ifle  Uiyfle  eft  defcendu , 
De  nos  travaux  communs  tout  le  fruit  eft  perdu  : 
Je  dois  fuir  fes  regards.  Vous ,  dont  le  noble  zèle 
Promit  à  mes  projets  l'appui  le  plus  fidèle , 
Approchez  de  cet  antre  ,  5c  voyez  fon  féjour: 
Par  une  double  iflue  il  eft  ouvert  au  jour  ; 
Un  ruifTeau  ,  fi  le  tems  n'a  point  tari  fon  onde. 
Goule  des  flancs  creufés  d'une  roche  profonde. 
Vous  pouvez  aifément  reconnaître  à  ces  traits 
L'afyle  qu'il  habite  :  obfervez-en  l'accès. 
Tâchez  de  découvrir  s'il  eft  dans  fa  demeure. 
S'il  eft  abfent ,  je  puis  vous  apprendre  fur  l'heure 
Quels  grands  defleins  ici  je  dois  exécuter, 
Et  fur-tout  quels  fecours  vous  devez  leur  prêter 

PYRRHUS,  s3 avançant  au  fond  du  Théâtre: 
Au  premier  de  vos  foins  je  m'en  vais  fatisfaire. 
Oui,  je  crois  voir  déjà  cefauvage  repaire, 
Cette  grotte.».» 

ULYSSE; 


TR  A  GË  D  I  %  3j 

UjLYSS  E,, 
Au  fommeil  peut-être  eft-il  livré, 

PYRRHUS. 

Nul  homme  ne  fe  montre  en  ce  lieu  retire. 
Tout  ce  que  j'apperçois ,  ceft  un  lit  de  feuillage^ 
Un  vàfe  d'un  bois  vil  &  d'un  greffier  ouvrage,,. 

ULYSSE. 

Ce  font- là  fes  tréTors. 

PYRRHUS. 

Des  rameaux  dépouillés,.: 
Que  dis  Je  !  des  lambeaux  que  le  fang  a  fouillés* 
Ah!  Dieux! 

ULYSSE. 

C'eft  fa  retraite  :  à  nos  yeux  tout  Tattefte; 
Sans  doute  il  n'eft  pas  loin  )  fa  bleflure  funefte 
LaifTe  bien  peu  de  force  à  fes  pas  douloureux.  ." 
Pourrait-il  s'écarter?  Hélas!  le  malheureux 
Eft  allé  fur  ces  bords  chercher  fa  nourriture, 
Quelque  plante,  remède  aux  tourmens qu'il  endure, 

(  Aux  Soldats.  ) 
Vous,  d'un  œil  attentif ,  obfervez  tout  ■>  Soldats  ; 
Que  fon  retour  ici  ne  nous  furprenne  pas. 
De  tous  les  Grecs ,  objets  du  courroux  qui  l'anime., 
Ceft  Ulyffe  fur-tout  qu'il  voudrait  pour  victime. 

(  Les  deux  Soldats  s'éloignent,  ) 
G 


f4  P  H  IL  0  CT  ET  E, 

PYRRHUS. 

Il  fuffit.  On  fe  peut  aflfurer  fur  leur  foi. 
Sur  vos  deifeins  fecrets  ouvrez-vous  avec  moi. 
Pariez. 

ULYSSE. 

Fils  d'un  Héros ,  fongez  bien  que  la  Grèce 
A  de  fes  intérêts  chargé  votre  jéuneiîe. 
L'État  n'a  point  ici  béfoin  de  votre  bras,  , 
Et  la  feule  prudence  y  doit  guider  vos  pas, 
Doit  fléchir  la  hauteur  de  votre  caractère.    % 
Quoi  qu'on  exige  enfin  de  notre  mïniftère , 
Pour  fervir  la  Patrie ,  il  faut  nous  réunir  ; 
Elle  attend  tout  de  vous ,  Se  doit  tout  obtenir. 

PYRRHUS. 

Que  faut  il? 

ULYSSE. 

II  s'agit  de  tromper  Phiioctete. 
Je  vois  Façonnement  où  ce  feul  mot  vous  jette  ; 
Mais ,  n'importe ,  écoutez  :  il  va  vous  demander 
Qui  vous  êtes ,  quel  fore  vous  a  fait  aborder 
Sur  les  rochers  déferts  qui  défendent  cette  Me  : 
Dites-lui.,  fans  détour,  je  fuis  le  fils  d'Achille. 
Mais  feignez  qu'animé  d'un  fier  reffentiment , 
Et  contre  des  ingrats  irrité  juftement, 
Vous  retournez  au  lieu  où  vous  prîtes  naifTance , 
Que  vous  abandonnez  les  Grecs  8c  leur  vengeance; 
Les  Grecs  qui ,  fupplians ,  abailfés  devant  vous , 


TRAGÉDIE.  m 

Trop  înftruits  qu'Ilion  doit  tomber  fous  vos  coups, 
One  au  pied  de  fes  murs  conduit  votre  courage , 
Et  qui  de  vos  bienfaits  vous  payant  par  l'outrage  , 
Près  du  tombeau  d'Achille  ont  dépouillé  fon  fils,. 
De  vos  exploits ,  des  liens  ,  vous  ont  ravi  le  prix, 
Et  préférant  Ulylfe,  ont  à  votre  prière 
Refufé  l'héritage  &  l'armure  d'un  père. 
Contre  moi-même  alors,  s'il  le  faut^  éclatez 
En  reproches  amers  par  le  courroux  dictés  , 
Sans  craindre  que  ma  gloire  en  paraifle  flétrie: 
On  ne  peut  m'orTenfer  en  fervant  la  Patrie  j 
Et  vous  la  trahirez  j  Ci  Philoétete  enfin 
Echappe  au  piège  adroit  préparé  par  ma  main. 5 
Ne  vous  y  trompez  pas  :  fans  les  flèches  d'Hercule  , 
En  vain  vous  nourririez  Fefpérance  crédule 
De  renverfer  les  murs  du  fuperbe  Ilion  . 
Oui ,  pour  marquer  le  jour  de  fa  deftruclion , 
Il  faut  que  Philodete  aille  aux  remparts  de  Troye; 
Et  des  flèches  qu'il  porte  Ilion  eft  la  proye. 
Vous  feul  de  tous  les  Grecs  ,  vous  pouvez  aujourd'hui  ' 
Sans  crainte  Ôc  fans  danger ,  paraître  devant  lui. 
ïl  ne  peut  avec  eux  vous  confondre  en  fa  haine; 
Vous  n'avez  point  prêté  le  ferment  qui  m'enchaîne. 
Vous  n'eûtes  point,  trop  jeune  au  gré  de  votre  ardeur 
De  part  à  nos  exploits ,  non  plus  qu'à  fon  malheur. 
Mais,  s'il  favaitqu'UlyiTe  a  touché  ce  rivage, 
Nous  devons  ,  vous  Se  moi ,  tout  craindre  de  fa  rase. 
C'eft  la  rufe  3  en  un  mot,  qui  feule  dans  vos  mains 

Ci; 


fS  PHILOCTE  TE, 

Fera  pafTer  ces  traits  dont  les  coups  font  certains  ; 
Ces  traits ,  dépôt  fatal  _,  tréfor  cher  ôc  terrible, 
Armes  d'un  demi-Dieu ,  qui  l'ont  fait  invincible.  • 
Je  connais  votre  cœur ,  il  feint  mal-aifément; 
Sans  douce  il  n'eft  pas  ne  pour  le  déguifement. 
Mais  le  prix  en  eft  doux  ,  Seigneur  ;  c'eft  la  victoire. 
L'artifice  eft  ici  le  chemin  de  la  gloire. 
Ofea  1  tromper  pour  vaincre ,  &  n'en  croyez  que  moi| 
Ailleurs  de  l'équité  fuivons  l'auftèreloij 
Sachons-en  refpecter  les  bornes  légitimes  \ 
Aujourd'hui  feulement  oublions  fes  maximes. 
Je  ne  veux  rien  qu'un  jour,  un  feul  jour;  déformais 
A  vous ,  à  vos  vertus  ,  je  vous  rends  pour  jamais. 

PYRRHUS. 

A  fuivre  vos  confeiîs  comment  puis-je defcendre  *■} 
Loin  de  les  approuver,  je  fouffre  à  les  entendre. 


1  Brumoy  traduit  :  Ofons  faire  un  crime  léger  ,  mais  nécef- 
falre.  Cette  phrafe^qui  n'eft  point  dans  l'original  3  eft  très-déplacée 
dans  la  traduction.  Sophocle  ne  met  qu'un  feul  mot,  qui  forme  une 
efpèce  de  réticence  très-adroite  :  toA*««  ,  «  ofez  ,  &  nous  ferons 
s*  enfuite  vertueux.  "  îî  ne  fe  fert  point  du  mot  de  crime ,  qui  eft 
beaucoup  trop  fort  pour  la  fituation  ,  &  qui  blefferait  trop  l'oreille 
cle  Pyrrhus.  UlyiTe  dit  feulement  :  «  livrez-vous  à  moi ,  &  oubliez 
»  de  rougir  pendant  quelques  heures,  a»  îU  âvut^ts ,  vjuipxs  p'epoç 
fyo>.%v  ,  $aç  po)  crzuuTov.  Il  a  obfervc  les  convenances  ,  &  le  Traduc- 
teur les  viole. 

*  Brumoy  traduit  :  vos  confells  me  font  horreur  a  entendre.  Le 
Traducteur  commet  ici  encore  la  même  faute.  Il  outre  l'expreilioa 


TRAGÉDIE.  î7 

Cerfez  ,  fils  de  Laërce ,  un  femblable  difcours  ; 
Achille  ne  m'a  point  inftruit  à  ces  détours  : 
A  fon  fang  ,  comme  à  lui ,  la  fraude  efl  étrangère , 
Et  ce  n'étaient  point  là  les  armes  de  mon  père. 
S'il  nous  faut  entraîner  Philoctete  aux  combats, 
Je  prétends  contre  lui  n'employer  que  mon  bras. 
Faible  &  feul  contre  tous .,  où  ferait  fa  défenfe  ? 
J'ai  promis  avec  vous  d'agir  d'intelligence  j 
Mais  dût-on  m'accufer  de  faiblelfe  &  d'erreur, 
Je  crains  le  nom  de  traître ,  il  me  fait  trop  d'horreur. 
J'aime  mieux ,  s'il  le  faut ,  fuccomber  avec  gloire , 
Que  d'avoir  a  rougir  d'une  indigne  victoire. 

ULYSSE. 

Et  moi  j  Pyrrhus  ,  auflî ,  comme  vous  autrefois  ,  5 
Sans  peur  dans  les  dangers  ,  dans  les  confeils,,  fans  voix, 
Je  crus  que  la  valeur  feule  pouvait  tout  faire. 
Aujourd'hui  que  le  tems  me  détrompe  &  m'éclaire , 


qui  eft  jufte  dans  l'original.  Il  y  a  dans  le  grec:  aXya  xXow',  mot 
à  mot ,  je  fouffre  à  les  entendre.  Si  le  Traducteur  avoit  fait  réfle- 
xion que  Pyrrhus  finit  par  facrifîer  Tes  répugnances  il  juftes  &  fi 
nobles,  il  n'auroit  pas  employé  le  mot  d'horreur.  Ces  nuances  font 
efTentielles  à  la  vérité  dramatique. 

3  Brumoy  traduit  :  Prince  trop  généreux  3  f  approuve  de  fi 
beaux  &  de  fi  nobles  fentimens.  Il  n'y  a  pas  un  mot  de  cela  dans 
l'original  :  <«  fils  d'un  Héros  ,  &  moi  aufli  3  quand  j'étais  jeune  , 
«  j'ai  cru ,  &c.  »  k'oujtqs  m  vias  %*iz ,  &c.  Combien  ce  dialogue 
eft  plus  vif  &:  plus  précis  ! 

Ciij 


5$  PHILOCTETE, 

Je  vois  qu'il  faut,  fur-tout,  pour  régir  des  États  % 
Que  la  tête  commande  &  conduife  le  bras. 

PYRRHUS. 

Mais  quoi  !  c'efl  un  menfonge  enfin  qu'on  me  demande. 

ULYSSE. 
Le  menfonge  eft  léger  -y  la  récompenfe  eft  grande. 

PYRRHUS. 
De  fléchir  ce  Guerrier  n'eft-il  aucun  moyen  ? 

ULYSSE. 
La  douceur  ni  la  force  ici  ne  peuvent  rien* 

PYRRHUS. 
La  force  !  ce  mortel  eft-il  donc  indomptable  ? 

ULYSSE. 

Ses  traits  portent  la  mort ,  la  mort  inévitable. 

PYRRHUS. 

Amiî ,  l'on  risque  même  à  s'offrir  devant  lui  ? 

ULYSSE. 
Oui ,  fi  l'art  ne  vous  fert  &  de  guide  ôc  d'appui* 

PYRRHUS. 
Trahir  la  vérité  !  le  peut-on  fans  bafTeiTe  ? 

ULYSSE. 
On  le  doit ,  s'il  s'agit  du  falut  de  la  Grèce. 

PYRRHUS. 
Me  réfoudre  à  tromper  !  moi ,  Seigneur  !  j'en  rougis» 

U  L  Y  S  S  E. 
Eh  !  comment  rougit  on  de  feryir  fon  pays } 


T  JRA  G  É  D  I  E.  y) 

PYRRHUS. 

Quoi!  pour  fervir  les  Grecs,  n'eft-ii  point  d'autre  voie? 

U  LYSSE. 
A  Philo&ete  en&n  les  Dieux  ont  promis  Troie. 

PYRRHUS. 
Ainfî  l'on  m'abufait ,  lorfqu'on  a  prétendu 
Qu'à  mes  deftins  ,  à  moi ,  ce  triomphe  était  dû  *7. 
Et  mon  cœur  que  flatta  (on  erreur  &  la  vôtre  , 
S'enivrait  d'un  honneur  réfervé  pour  un  autre  t 

ULYSSE. 
La  gloire  entre  tous  deux  eft  commune  aujourd'hui  y 
11  ne  peut  rien  fans  vous ,  ni  Pyrrhus  rien  fans  lui. 

PYRRHUS. 

»   Eh  bien,  des  Immortels  il  faut  remplir  l'oracle;. 
»  A  leurs  profonds  defTeins  qui  pourrait  mettre  obftacle? 
»  Je  dois  venger  un  père  j  &  foutenir  fon  nom: 
»  Cet  honneur  n'appartient  qu'au  vainqueur  d'Ilion, 
»  J'ai,  pour  le  mériter  ,  fait  plus  d'un  facrifice . . . 
«  A  Philocl:ete  au  moins  je  puis  ,  fans  artifice, 
»  Me  plaindre  des  affronts  dont  je  fus  indigné  j 
»  Je  tairai  feulement  que  j'ai  tout  pardonné. 
»  Puifqu'il  le  faut  enfin .,  je  confens  qu'il  ignore  % 
as  Qu'offenfé  par  les  Grecs  ,  Pyrrhus  les  fert  encore. 
»  11  en  coûte  à  mon  cœur ,  ôc  je  cbdQ  à  regret.  i> 

ULYSSE. 
Accomplirez  des  Dieux  l'immuable  décrets 
Le  prix  de  la  figeffe  &  celui  du  courage  , 
De  qui  leur  eft  fournis  eft  le  double  apanage. 

C  iv 


Xà  PHILOCTETE, 

4  PYRRHUS. 

Je  bannis  tout  fcruptile  .  .  .on  le  veut . . .  j'obéis. 

ULYSSE. 

Mes  confeils  dans  ce  cœur  font-ils  bien  affermis? 
Puis-je  compter  fur  vous  ? 

PYRRHUS. 

Ma  parole  eft  un  gage  » 
Qui  doit  vous  raffurer. 

ULYSSE. 

Je  retourne  au  rivage. 
Demeurez  :  attendez  Philo&ete  en  ces  lieux. 
Je  vous  laiife  un  moment  \  5c  que  puiflent  les  Dieux , 
Mercure  protecteur .,.  Minerve  tutélaire  > 
De  nos  foins  partagés  aflurer  le  falaire. 
Adieu. 


SCÈNE    IL 

PYRRHUS,  feul. 

j*-a  A  pitié  parle  à  mon  cœur  combattu* 
Sous  quel  affreux  deftin  Philoctete  abattu 
Traîne  depuis  dix  ans  fa  vie  infortunée  l 
Sa  misère  en  ces  lieux  gémit  abandonnée. 
Tourmenté  de  fa  plaie  ,  afïiégé  de  befoins , 
II  fouffre  fans  remède.vil  pleure,  fans  témoins» 


T  R  A  GÊ  D  IE.  4 

Seul ,  il  conte  fes  maux  à  la  mer  ,  au  rivage , 
Sans  avoir  un  ami  dont  la  voix  le  foulage. 
Ignorant  la  douceur  des  foins  compatiffans  , 
Il  n'a  point  de  foutien  de  fes  jours  languiflans. 
Pas  même  ce  plaifîr  .,  Il  cher  aux  miférables  , 
De  voir,  d'entretenir ,  d'entendre  fes  femblables. 
De  l'afpect  des  humains  privé  dans  fes  malheurs , 
L'écho  feul  des  rochers  répond  à  fes  douleurs. 
Quel  fort!  &  cependant ,  illuftre  dans  la  Grèce , 
Egal  à  tous  nos  Chefs,  en  courage  ,  en  noblelfe, 
Pour  un  autre  avenir  il  femblait  deftiné  : 
A  cette  épreuve  ,  hélas  !  les  Dieux  l'ont  condamné  ! 
Nos  jours  font  leur  préfent  j  nos  deftins  ,  leur  ouvrage 
Heureux  qui  de  leur  main  ne  reçut  en  partage 
Que  cet  état  obfcur ,  que  du  moins  leur  faveur 
Eloigna  des  dangers  qui  fuivent  la  grandeur  ï 
Mais  un  foldat  revient. 

■  .    .        ..  i    , ...  „       ,        ...  .   .  ,■ 

SCÈNE    I  I  L 

PYRRHUS,  UN  SOLDAT. 

LE  SOLDAT. 

Jr  hiloctete  s'approche 
Dans  un  fentier  étroit ,  non  loin  de  cette  roche  j 
Je  l'ai  vu  fe  traîner  d'un  pas  appefanti , 
Tremblant ,  par  la  douleur  fans  eeffe  rallenti. 
Il  m'a  vu  y  fur  nies  pas  fans  doute  il  va  paraître. 


4ï  PHILO  CTETE, 


SCÈNE     I  V. 

PYRRHUS,  PHILOCTETE,  deux  Soldats. 
PHILOCTETE. 

XJLÉLAsiaunomdes  Dieux ,  qui  que  vous  puifîiez  être 
Etrangers ,  que  les  vents  dans  cette  Ifle  ont  portés , 
D'où  venez- vous  chercher  ces  bords  inhabités  ? 
Et  quel  eft  votre   nom  ?   quelle  eft  votre  Patrie  ï 
Vous  m'offrez  de  la  mienne  une  image  chérie  ; 
Oui ,  c'eft  riiabit  des  Grecs  qu'avec  tranfport  je  vois» 
Répondez  ,  que  je  puiiTe  entendre  votre  voix , 
Reconnaître  des  Grecs  l'accent  Se  le  langage. 
Ah  !  n'ayez  point  d'horreur  de  mon  afpect  fauvage. 
Je  ne  fuis  point  à  craindre  ;  ayez ,  ayez  pitié 
D'un  malheureux,  du  monde  &  des  Dieux  oublié» 
La  grâce  que  de  vous  ici  je  dois  attendre , 
C'eil  qu'au  moins  vous  daigniez  meparler  Se  m'entendre. 

PYRRHUS. 

Soyez  donc  fatisfait ,  nous  fommes  Grecs. 

PHILOCTETE.    4 

O  Ciel! 
Après  un   (î  long  temps  d'un  exil  (i  cruel  , 

»"'  '         »  »'  '  ■        ■    ■  '  ■         '  — 

4  Réponfe  Favorable  à  mon  impatience  I 
Chère  &  douce  parole ,  après  tant  de  lîlence  ! 


TRAGEDIE.  45 

O  que  cette  parole  à  mon  oreille  eit  chère! 
Quel  deiîèin,  ou  pour  moi  quel  vent  arlez  profpère , 
A  guidé  vos  vaifTeaux  &  vous  mène  en  ces  lieux  ? 
Parlez  ,  &  concernez  mes  defirs  curieux. 

PYRRHUS. 
On  me  nomme  Pyrrhus;  je  fuis  le  fils  d'Achille, 
Je  fuis  né  dans  Scyros,  tk  retourne  à  cette  Me. 
Vous  favez  tour. 

PHI  LOCTETE.   5 

O  fils  d'un  mortel  renommé , 
D'un  Héros  que  jadis  mon  cœur  a  tant  aimé  ! 
O  du  vieux  Lycomède  &:  l'élève  Ôc  la  joie  ! 
De   quels    bords  venez-vous  ? 

PYRRHUS. 

Des  rivages  de  Troye. 
PH1LOCTETE. 
Comment  ?  vous  n'étiez  point  au  nombre  des  Guerriers 
Qui  contre  fes  remparts  marchèrent  les  premiers. 

C'eft  don:  toi  que  j'entends'.  Quoi  1  mon  fils,  je  te  voi  1 

Quel  deftin  ,  quel  hafard  ,  quel  vent  heureux  pour  moi , 

T'a  conduit  jufqu'ici  ,  ccnfolateur  aimable  , 

Pour  efïuyer  enfin  les  pleurs  d'un  mifcrable  "i 

Racine  le  fils, 

5  Fils  d'un  père  fameux ,  digne  appui  de  fon  nom  , 

O  1  du  vieux  Lycomède  illufcre  nourriiîon  , 

Habitant  d'un  pays  11  doux  à  ma  mémoire, 

Héias  1  éft-ce  toi  même  ?  oferai-je  le  croire? 

D'où  viens-tu  ?  quels  vaiileaux  t'amènent  en  ces  lieux  ? 

Racine  le  fils. 


44  PHILOCTETE, 

PYRRHUS. 

Vous-même,  en  étiez-vous  ? 

PHILOCTETE. 

Vous  ignorez  peut-être 
Quel  mortel  devant  vous  le  deftin  fait  paraître. 

PYRRHUS. 

(  à  part  )  (  haut  ) 

»I1  faut  difïimuler.  »  D'où  puis-je  le  favoir? 
Pour  la  première  fois  nous  venons  de  vous  voir. 

PHILOCTETE. 

Quoi!  mon  nom ,  mes  revers ,  ma  funefte  aventure! * 

PYRRHUS. 

Je  n'en  ai  rien  appris. 

PHILOCTETE. 

O  comble  de  l'injure  ï 
Eh  bien  \  fuis-je  en  effet  aflfez  infortuné  , 
Des  Dieux  &  des  mortels  affez  abandonné  ? 
La  Grèce  de  mes  maux  n'eft  pas  même  informée  '% 
On  en  étouffe  ainfi  jufqu'à  la  renommée  > 
Et  quand  le  mal  affreux  dont  je  fuis  confumé  ,. 
Devient  plus  dévorant  8c  plus  envenimé, 
Mes  lâches  oppreffeurs ,  dans  leur  fecrète  joie , 
Infultent  aux  tour  mens  dont  ils  m'ont  fait  la  proie. 
O  mon  fils  !  vous  voyez  déiaiffé  dans  Lemnos, 
Ce  Guerrier, -autrefois compagnon  d'un  Héros, 
Inutile  héritier  des  traits  du  grand  Alcide, 
Philo&ete ,  en  un  mot,  que  l'un  de  l'autre  Atride, 


TRAGÉDIE.  4J 

Excités  par  Ulyffe  à  cette  lâcheté  ,' 
Et  feul  &  fans  fecours  dans  cette  ifle  ont  jeté, 
BlefTé  par  un  ferpent  de  qui  la  dent  impure 
M'infecta  des  poifons  d'une  horrible  morfure. 
Les  cruels  !  . . .  De  Chryfa ,  vers  les  bords  Phrygiens, 
La  victoire  appelait  leurs  vaifTeaux  Ôc  les  miens, 
Nous  touchons  à  Lemnos  :  fatigué  du  voyage , 
Le  fommeil  me  furprend  fous  un  antre  fauvage. 
On  faiiit  cet  inftant ,  on  m'abandonne ,  on  part  j 
On  part,  en  me  lahTant ,  par  un  refte  d'égard, 
Quelques  vafes  grofliers,  quelque  vile  pâture  9 
Dçs  voiles  déchirés ,  pour  fécher  ma  blefïure  , 
Quelques  lambeaux,,  rebut  du  dernier  des  humains: 
PuifTe  Atride  éprouver  de  femblables  deftins  î 
Quel  réveil  !  quel  moment  de  furprife  ôc  d'alarmes!  * 
Que  d'imprécations  !  que  de  cris  ôc  de  larmes  ! 


6  O  réveil  1  6  moment  de  furprife  &  d'alarmes  l 

O  fpectacle  1  6  douleur  !  que  de  cris  1  que  de  larmes  i 

Lorfque  je  me  vis  feul  couché  dans  ces  déferts , 

Et  mes  vaifTeaux  fans  moi  fendant  le  fein  des  mers  î 

J'appelle  ,  mais  en  vain ,  mes  compagnons  perfides  , 

Et  d'imprécations  accablant  les  Atrides  , 

Quand  je  jette  par-tout  un  regard  empreffé , 

Je  ne  trouve  par-tout  que  ce  qu'ils  m'ont  laifTé  t 

Un  fauvage  rocher  3  folitude  cruelle  , 

Et  de  gémifTemens  une  fource  éternelle. 

Quel  fera  le  foutien  de  mes  malheureux  jours  ? 

Le  teras  m'y  fit  fonger  :  mon  arc  fut  mon  fecours. 


4£  PHIL  0  CTETE3 

Lorfqu'en  ouvrant  les  yeux  ,  je  vis  fuir  mes  vaiffeaux 
Que  loin  de  moi  les  vents  emportaient  fur  les  eaux  ! 
Lorfque  je  me  vis  feul,  fur  cette  plage  aride, 
Sans  appui  dans  mes  maux ,  fans  compagnon ,  fans  guide! 

Aux  habitans  de  l'air  je  déclarai  la  guerre  j 

Mais  réduit  à  tramer  mes  membres  contre. terre , 

Pour  chercher  les  oifeaux,  par  mes  flèches  percés , 

Ou  des  reftes  de  bois  avec  peine  amalTés , 

Par  combien  de  douleur  ma  pénible  induftrie 

Me  fît-elle  acheter  une  mourante  vie  1 

Le  feu  qu'en  foupirant  j'arrache  des  cailloux  , 

De  mes  triftes  hivers  m'adoucit  le  courroux. 

Dans  l'horreur  de  cette  Ifle  inculte ,  inhabitée , 

Sans  commerce  ,  fans  port  ,  loin  du  monde  écartée, 

Et  dont  les  voyageurs  craignent  tous  d'approcher  v 

Dans  ces  horribles  lieux  ,  que  viendroient-ils  chercher  ? 

Non,  ce  n'eft  qu'à  des  vents  pour  eux  impitoyables, 

Que  je  dois  la  douceur  de  revoir  mes  femblables^  - 

Les  uns  m'ont  accordé  quelques  vieux  vêtemens , 

Les  autres  m'ont  laifîe  des  reftes  d'alimens  : 

Tous  m'ont  plaint  \  mais  ,  hélas  !  o  tendreife  inutile  t 

Qu'ai-je  gagné  de  plus  de  leur  pitié. ftérile  ï  ' 

Tous  m'ont  abandonné  :  d'un  horrible  fardeau , 

Qui  voudroit ,  o  mon  fils  1  infe&er  fon  vaiffeau  ï 

Tel  eft  l'état  affreux  où  depuis  tant  d'années, 

Je  remplis  constamment  mes  dures'deftinées. 

Aux  Atrides  cruels,  voilà  ce  que  je  doi»  ""  ; 

TJlyffe  leur  apprit  à  fe  venger  de  moi. 

Dans  ce  fuppïice  lent ,  c'eft  ma  mort  qu'ils  attendent  : 

Voilà  ce  qu'ils  m'ont  fait  5  que  les  Dieux  le  leur  rendent  1 

Racine-  le  fils» 


TRAGÉDIE.  47 

Jetant  de  tout  côté  des  regards  de  douleur , 
Je  ne  vis  qu'un  défert,  hélas  !  &:  le  malheur, 
Tout  ce  qu'on  m'a  lailTé ,  le  défefpoir ,  la  rage  ! .  •  ; 
Le  tems  accrut  ainfi  mes  maux  &  mon  outrage. 
J'appris  à  foutenir  mes  miférables  jours. 
Mon  arc,  entre  mes  mains  feul  8c  dernier  recours. 
Servit  à  me  nourrir  5  &  lorfqu  un  trait  rapide 
Faifait,  du  haut  des  airs,  tomber  Poifeau  timide, 
Souvent  il  me  fallait ,  pour  aller  le  chercher , 
D'un  pied  faible  Se  fouffrant ,  gravir  fur  le  rocher, 
Me  traîner, -en  rampant .,  vers  ma  chéri ve  proie  ^ 
Il  fallait  employer  cette  pénible  voie 
Pour  brifer  des  rameaux  ,  &  pour  y  recueillir 
JLe  feu  que  des  cailloux  mes  mains  faisaient  jaillir. 
Des  glaçons,  dont  l'hiver  bknehiflait  ce  rivage, 
J'exprimais  avec  peine  un  douloureux  breuvage. 

■  ■       I     1       II        I     )      H  W  I..IP..W.J.H        .1..     ....    III     ■  ■       .     «Illl      I       .11     III      IMJI       llll.ll  .Mil      I  II. 

7  J'ai  fuivi  ici  un  fens  diftérènt  de  celui  de  Brumoy  *,  ii  tra- 
duit ainfi  :  «  je  rampais  de  même  pour  chercher  de  l'eau ,  &  quan<l 
99  il  faîioit  couper  le  bois  qui  m'étoit  néceflaire  ,  fur-tout  dans  les 
y*  rigueurs  de  l'hiver ,  oh  l'IJle  eft  inondée,  je  n'en  venais  à  bout 
»  qu'avec  d'extrêmes  travaux.  »  Voici  les  vers  grecs  : 

IIûW     TXT     UV      U      T     Wlt     t)     *£      7T0T0V    XotÇiïv  , 

Ket)  7iov  nct-yx   xu^'iyTOt  »    clcc  /C^^ari 
"BÙXov    t)    êpœuff-ut  ,    tout     «v   Vfctpxiàv   T»^aç 

La  feule  équivoque  qui  puiife  s'offrir  dans  le  texte ,  eft  dans  ces 
mots  fraya  %v6Îvtqs  ,  la  glace  étant  fondue ,  que  Brumoy  expli- 


•48  PHILO  CT  E  TE, 

Enfin ,  cette  caverne  &  mon  arc  deftructeur  5 
Et  le  feu ,  de  la  vie  heureux  confervateur , 
Ont  foulage  du  moins  les  befoins  que  j'endure; 
Mais  rien  n'a  pu  guérir  ma  funefte  ble(Ture. 
Nul  commerce ,  nul  port  aux  voyageurs  ouvert , 
N'attire  les  vaiifeaux  dans  ce  trifte  défert. 
On  ne  vient  à  Lemnos  que  pou(Fé  par  Forage  y 
Et  depuis  iî  long-tems  errant  fur  cette  plage , 
Si  j'ai  vu  des  nochers,  malgré  tous  leurs  efforts, 
Pour  obéir  aux  vents ,  defcendre  fur  ces  bords , 
Je  n'en  obtenais  rien  qu'une  pitié  ftérile , 
Des  confoîations  le  langage  inutile  , 


que  par  Vljle  inondée.  Mais  pour  adopter  ce  fèns ,  il  faut  faire 
quelque  violence  à  la  conftruc~rion  naturelle  ,  &  changer  la  ponc- 
tuation. Car  Brumoy  a  dû  lire  ainfi  le  fécond  Vers,  en  mettant 
une  virgule  après  ^ei^art ,  qui  n'eft  point  dans  le  texte , 

£ÔXov    ri    épave-ut 

&  alors  il  a  pu  entendre  ,  &  glacie  fufa  >  qualiter  hiemt ,  (  fît  ) 
tîgni  aliquid frangere.  Moi ,  au  contraire  ,  j'ai  rapporté  ces  mots  , 
s£  zra  nkys  ^vùivroç  ,  au  Vers  précèdent  j  h  r*'éê\t  ri  k}  ttotov  XaQliv , 
«  &  s'il  fallait  chercher  quelque  boiffon ,  &  qu'idem  glacie  fusa ,  que 
=»je  ne  trouvais  que  dans  la  glace  fondue ,  Se  de.  même  dans  l'hiver 
*>  ramaffer  du  bois ,  ™  &c.  J'ai  joint  enfemble  la  fin  du  fécond  Vers 
&  le  commencement  du  troifième ,  commme  il  l'eft  dans  le  texte, 
&  j'ai  traduit  oïa,  par  de  même ,  pariter,  comme  a  fait  le  Scho- 
liafte  Latin  qui  a  fuivi  le  même  fens.  C'efl  aux  Helléniftes  à 
juger. 

Des 


TRAGÉDIE,  4? 

Des  fecoufs  paffagers,  ou  de  vieux  vêtemens; 

Mais  malgré  ma  prière  3c  mes  gémiffemens , 

Nul  n'a  fur  fes  vaifTeaux  accueilli  ma  misère  » 

Ni  voulu  fur  les  flots  me  conduire  à  mon  père. 

Depuis  dix  ans ,  mon  fils ,  je  languis  dans  ces  lieux  l 

Sans  ceffe  dévoré  d'un  mal  contagieux , 

Victime  d'une  lâche  &  noire  ingratitude  , 

Souffrant  dans  l'abandon  ôc  dans  la  folitude. 

Les  Atrides,  Ulyffe,  ainfi  mont  attaché 

A  ce  fuppiice  lent  que  leur  haine  a  cherché  ; 

ils  m'ont  furpris  ainfi  dans  les  pièges  qu'ils  tendent; 

Ils  m'ont  fait  tous  ces  maux:  que  les  Dieux  les  leur  rendent! 

PYRRHUS. 

Noble  fils  de  Pœan ,  je  refïèns  vos  malheurs  ; 

J'en  détefte  avec  vous  les  coupables  auteurs  ; 

J'y  reconnais  la  main  d' Ulyffe  &  des  Atrides  ; 

Eh  !  qui  fait  mieux  que  moi  combien  ils  font  perfides  ?, 

PHILOCTETE. 

Quoi  !  vous-même ,  Pyrrhus ,  vous  ont-ils  outragé  ? 

PYRRHUS. 

Que  puiffé-je  du  moins  être  bientôt  vengé  ! 

PuiflTé-je  apprendre  aux  Rois  d'Ithaque  Ôc  de  Mycène$;j 

A  refpecter  le  fang  qui  coule  dans  mes  veines  !    - 

PHILOCTETE. 

De  grâce ,  iniWifez-moi  de  leurs  nouveaux  forfaits. 

D 


5*  PHILOCTETE, 

P  Y  R  RH  U  S. 

Comment  vous  raconter  les  affronts  qu'ils  mont  faits  ? 
'  Quand  la  Parque  d'Achille  eut  borné  la  cacrière 

PHILOCTETE. 

Quentends-je ?  Achille  eft  mort! 
PYRRHUS. 

Oui,  Seigneur;  mais  mon  père 
Sous  les  coups  d'un  mortel  du  moins  n'eft  pas  tombé  \ 
Sous  les  traits  d'Apollon  Achille  a  fuccombé, 

PHILOCTETE. 
O  mort  digne ,  en  effet,  d'un  Héros  invincible  ! 
O  perte  qui  pour  moi  n'en  eft  pas  moins  feniiblel 
Pardonnez  fi  mes  pleurs  vous  ont  interrompu  j 
Aux  mânes  d'un  ami  cet  hommage  était  dû. 

PYRRHUS. 
Ce  tribut  douloureux  pour  mon  cœur  a  des  charmes  ; 
Mais  pour  d'autres  que  vous 3  vous  refte-t-il  des  larmes? 

PHILOCTETE. 
O  mon  fils  ! . . .  pourfuivez. 

PYRRHUS. 

Je  pleurais  ce  Héros, 
jQuand  Ulyffe  &  Phœnix ,  defcendus  à  Scyros, 
Alléguant  un  Oracle ,  &  flattant  ma  jeuneffe , 
Vinrent ,  au  nom  des  Dieux  protecteurs  de  la'  Grèce, 
M'aflurer  qu'à  moi  feul,  à  mon  fang,  à  mon  nom  , 
appartenait  l'honneur  de  détruire  Ilion , 


TRAGÉDIE,  5i 

Que  Pyrrhus  héritait  des  grands  deftins  d'Achille. 

De  me  perfuader  fans  doute  il  fut  facile. 

Le  defir  d'embrafTer  les  reftes  précieux 

D'un  père  que  jamais  n'avaient  connu  mes  yeux  i 

D'aller  offrir  mes  pleurs  à  des  cendres^aimées  9 

Qui  fous  la  tombe  encor  n'étaient  poinr  enfermées  j 

L'ardeur  de  le  venger,  le 'dirai- je?  l'orgueil 

De  renverfer  des  murs  qui  furent  fon  écueil  9 

Tout  entraînait  mes  pas.  Par  le  Ciel  protégée , 

Ma  flotte ,  au  fécond  jour ,  touche  au  port  de  Sigée.1 

Au  fortir  du  vaifleau»  je  me  vois  entouré 

De  tout  un  camp  s  de  joie  &  d'efpoir  enivré. 

Tous  jurent  à  la  fois  qu'on  voit  revivre  Achille: 

Hélas!  il  n'était  plus!...  d'une  douleur  ftérile 

A  fes  mânes  facrés  je  porte  les  tributs  ; 

Et  l'oeil  humide  encor  de  mes  pleurs  répandus; 

Je  me  préfente  aux  Chefs  ,  &  ma  jufte  prière 

Réclame  devant   eux  l'héritage  d'un  père. 

Quelle  fut  leur  réponfe  !  Oui ,  ces  biens  font  à  vous; 

Difpofe\-en ,  Seigneur  '}  &  les  recueille^  tous» 

Mais  fes  armes  ,  d'un  autre  ont  été  le  partage  j, 

Ulyjfe  les  pojjède.   Indigné  de  l'outrage, 

Des  larmes  de  dépit  coulèrent  de  mes  yeux: 

Ces  armes  font  à.  moi  j  j'en  attejie  les  Dieux; 

(  dis-je  alors.  )  de  quel  droit  une  main  étrangère 

M'a-t-elle  ofé  ravir  une  armure  fi  chère  ? 

Je  l'obtins ,  dit  UlyfTe  ,  &  ce  don  m'était  du; 

Cejl  le  prix  du  feryiee  à  la  Grèce  rendu , 


ij  PHI  LOC  T  E  TE, 

Quand  je  fauvai  V armée.  &  votre  père  même, 
A  ces  mots  ,  révolté  de  fon  audace  extrême  , 
J'exhale  les  tranfports  d'un  courroux  éclatant, 
Et  menace  les  Grecs  de  partir  à  l'inftant , 
Si  je  n'obtiens  raifon  de  ce  vol  facrilége. 
Jeune  homme j  me  dit-il ,  tu  n'étais  point  au  Siège  % 
'Tu  n'as  rien  fait  pour  nous  ^  &  menaces  encorï 
Ne  crois  pas   à  Scyros  remporter  ce  tréfor? 
Tu  ne  l'auras  jamais.  Les  Chefs  ,  amis  d'UlylTe  , 
Se  déclarent  pour  lui ,  défendent  l'injuftice  \ 
Et  moi,  qu'un  tel  affronta  percé  jufqu'au  ceeur, 
Moi,  qu'on  dépouille  ainfi  fans  égard ,  fans  pudeur," 
Je  retourne  à  Scyros,  loin  de  ces  Rois  perfides, 
Et  plus  qu'UlylTe  encor ,  j'aceufe  les  Atrides. 
Ce  font  eux  qui  3  médians  avec  impunité , 
Prote&eurs  de  la  fraude  &  de  l'iniquité  , 
Infeéfcent  tous  les  cœurs  de  leurs  lâches  maximes; 
Et  l'abus  du  pouvoir  enfante  tous  les  crimes. 
O  Ciel!  que  l'ennemi  de  ces  Rois  odieux, 
Soit  l'ami  de  Pyrrhus  &  foit l'ami  des  Dieux! 

PHILOCTETE. 

7e  vois  qu'on  vous  a  fait  une  cruelle  injure. 

Ce  n'eft  pas  fans  raifon  que  loin  d'un  camp  parjure^ 

Vous  avez  vers  Scyros  prefTé  l'heureux  retour 

Qui  vous  a  ,  grâce  aux  Dieux  ,  conduit  dans  ce  féjour^ 

De  Syfi.phe  en  effet  le  rejeton  profane , 

Du  menfonge  toujours  fut  l'auteur  &  l'organe  ; 


TRAGÉDIE.  %$ 

De  l'adroite  impofture  il  aiguife  les  traits, 
Sa  main  eft  occupée  à  tramer  des  forfaits. 
Mais ,  de  quel  ceil  Ajax  a-t-il  vu  cette  ofFenfe  ? 

PYRRHUS. 
On  ne  l'eût  pas  ofé  commettre  en  fa  préfence. 
Mais  le  trépas  d'Ajax  a  mis  la  Grèce  en  deuil. 

P  H  IL  OC  TETE. 

Dieux  î  Ulyfle  refpire  !  Ajax  eft  au  cercueil  ! 
Et  ce  fage  mortel  à  qui  l'expérience 
Donnait  de  l'avenir  la  trille  prévoyance , 
Neftor ,  mon  vieil  ami ,  l'ame  de  nos  confeils , 
•Qui  confondit  cent  fois  UlyfTe  Se  fes  pareils  , 
Que  fait- il? 

PYRRHUS. 

L'infortune  accable  fa  vieilîefTe  5 
Il  fe  traîne  au  tombeau  >  confumé  de  trifteife  $ 
11  gémit  d'être  père  :  il  furvit  à  .fon  fils, 

PHI  LOG  TETE. 

Àntiloque  ?  . .  .   ' 

PYRRHUS. 

Eft  tombé  fous  des  traits  ennemis^ 

PHILO  G  TETE. 

A  de  nouveaux  regrets  chaque  moment  me  livre. 
Quoi  !  tous  ceux  que  j'aimais  ont  donc  cefTé  de  vivre  , 
Ou  fubi  les  rigueurs  d'un  deftin  ennemi  ! . . . 
Et  d'Achille  du  moins  ce  vertueux  ami  _, 
Partrocle .,  dont  les  Grecs  admiraient  le  courage  * 

D  iij 


54  P  H  I  L  0  C  TE  TE, 

PYRRHUS. 

Du  redoutable  He&or  fon  trépas  fut  l'ouvrage. 
Telle  eft  la  guerre  enfin:  Mars  dans  fes  jeux  fangtans^ 
MoilTonne  les  vertus  &  fait  grâce  aux  méchans. 

PHÏLOCTETE. 

Grâce  au  Ciel  5  mon  attente  eft  trop  bien  confirmée  > 
^La  mort  a  refpe&é  le  rebut  de  l'armée? 
Les  Héros  ne  font  plus  !  aux  lâches  ,  aux  pervers , 
Les  Dieux  fembient  fermer  le  chemin  des  Enfers  > 
Aux  plus  grands  des  humains  ils  en  ouvrent  la  route. 
Ulyfle  eft  donc  vivant  î . .  •  &  Therfite ,  fans  doute* 
Voilà  3  voilà  les  Dieux ,  ôc  nous  les  adorons  1 

P  Y  R  R  H  U  S. 

Pour  moi  5  je  vous  l'ai  dit ,  la  (Té  de  tant  d'affronts  » 
Je  m'éloigne  à  jamais  d'une  odieufe  armée 
Où  la  vertu  rougit  par  la  brigue  opprimée. 
Scyros  eft  pour  mon  cœur  un  féjour  affez  doux» 
Et  toujours  la  patrie  a  des  charmes  pour  nous. 
Puifife  des  Dieux  fléchis  la  bonté  tutélaire 
Guérir  les  maux  affreux  que  vous  fit  leur  colère? 
Tels  font ,  fils  de  Pœan  5  tels  font  les  juftes  vœux 
Que  Pyrrhus  en  partant  peut  joindre  à  fes  adieux. 

PH  IL  OC  TETE, 

Vous  partez  i 

PYRRHUS. 

Il  le  faut,  &  mes  vaiffeaux  n'attendent 
Que  rinftant  d'obéir  aux  vents  qui  nous  commandent. 


TRAGÉDIE.  iî 

PHILOCTETE. 

Àh  !  par  les  Immortels  de  qui  tu  tiens  le  jour , 

Par  tout  ce  qui  jamais  fut  cher  à  ton  amour , 

Par  les  mânes  d'Achille  Se  l'ombre  de  ta  mère, 

Mon  fils,  je  t'en  conjure,  écoute  ma  prière, 

Ne  me  lailfe  pas  feul  en  proie  au  défefpoir, 

En  proie  à  tous  les  maux  que  tes  yeux  peuvent  voir. 

Cher  Pyrrhus ,  tire-moi  des  lieux  où  ma  misère 

M'a  long-temps  féparé  de  la  nature  entière. 

C'eil  te  charger ,  hélas  !  d'un  bien  trifte  fardeau  j 

Je  ne  l'ignore  pas  j  l'effort  fera  plus  beau  > 

De   m'avoir  fupporté  :  toi  feul  en  étais  digne  > 

Et  de  m'abandonner  la  honte  eft  trop  infigne  ; 

Tu  n'en  es  pas  capable  }  il  n'eft  que  les  grands  cœurs 

Qui  fentent  la  pitié  que  l'on  doit  aux  malheurs , 

Qui  fentent  d'un  bienfait  le  plaifîr  &  la  gloire. 

11  fera  glorieux ,  fi  tu  daignes  m'en  croire  , 

D'avoir  pu  me  fauver  de  ce  fatal  féjour  : 

Jufqu'aux  vallons  d'GEta  le  trajet  eft  d'un  jour* 

Jette  -  moi  dans  un  coin  du  vaiffeau  qui  te  porte  t 

A  la  pouppe.,  à  la  proue,  où  tu  voudras,  n'importe. 

Je  t'en  conjure  encore,  &  j'attefte  les  Dieux: 

Le  mortel  fuppliant  eft  facré  devant  eux. 

Je  tombe  à  tes  genoux ,  ô  mon  fils  !  je  les  preffe 

D'un  effort  douloureux  qui  coûte  à  ma  faible(fe. 

Que  j'obtienne  de  toi  la  fin  de  mes  tourmens  ; 

Accorde  cette  grâce,  à  mes  gémiffemens. 

D  iv 


\é  PHILOCTETE, 

Mène-moi  dans  l'Eubœe  ,  ou  bien  dans  ta  patrie  5 

Le  chemin  n*eft  pas  long  à  la  rive  chérie 

Où  j'ai  reçu  le  jour,  aux  bords  du  Sperchius., 

Bords  charmans,&: pour  moi  depuis  long-temps  perdus! 

Mène-moi  vers  Pœan  :  rends  un  fils  à  fon  père. 

Et  que  je  crains ,  6  Ciel  !  que  la  Parque  févère 

De  fes  ans ,  loin  de  moi,  n'ait  terminé  le  cours  S 

J'ai  fait  plus  d'une  fois  demander  fes  fecours. 

Mais  il  eft  mort  fans  doute  3  ou  ceux  de  qui  le  zèle 

Lui  devait  de  mon  fort  porter  l'avis  fidèle , 

A  peine  en  leur  pays  ,  ont  bien  vite  oublié 

Les  fermetis  qu'avait  faits  leur  trompeufe  pitié. 

Ce  n'eftpîus  qu'en  toifeul  que  mon  efpoir  réiide; 

Sois  mon  libérateur  j  ô  Pyrrhus  >  fois  mon  guide  l 

Gonfidère  le  fort  des  fragiles  humains  y 

Et  qui  peut  un  moment  compter  fur  les  deftins  * 

Tel  repoufle  aujourd'hui  la  milere  importune  , 

Qui  tombera  demain  dans  la  même  infortune» 

11  eft  beau  de  prévoir  ces  retours  dangereux  > 

Et  d'être  bienfaifant ,  alors  qu'on  eft  heureux. 

PYRRHUS. 

A  la  voix  du  malheur  pourrais-je  être  infenfîbîeB 
Non ,  vous  m'avez  rendu  le  refus  impoflible. 
Je  cède  à  vos  defirs  y  venez  fur  mes  vaifTeàux , 
Que  le  Ciel ,  qui  par  moi  veut  terminer  vos  maux^ 
Accorde  un  vent  propice  a  votre  impatience -9 
Ec  nous  conduife  au  port  ou  teud  votre  efpérance  ! 


TRAGÉDIE.  % 7 

PHILOCTETE. 

Jour  heureux!  cher  Pyrrhus,  vous,  compagnons  chérïs  ; 

O  Grecs  !  dans  les  tranfports  de  mes  fens  attendris  , 

Que  ma  reconnaifTance  au  moins  fe  falTe  entendre  ! 

Pour  un  fi  grand  bienfait  d'ailleurs  que  puis-je  rendre  ? 

Souffrez  que  Phiio&etç ,  abandonnant  ce  lieu , 

A  cet  afyle  encor  dife  un  dernier  adieu. 

Ma  grotte  ,  après  dix  ans,  me  doit  être  facrée. 

Venez  voir  ma  demeure  obfcure  Se  refferrée , 

Et  connaiffez  quels  maux  vous  daignez  fecourir  5 

Vous  ne  pourrez  les  voir  j  Se  j'ai  pu  les  fourTrïr* 

Et  la  néceiîité  ,  des  loix  la  plus  févère  3 

Ma  rendu  bien  fouvent  cette  caverne  chère* 

PYRRHUS. 
Je  ne  m'oppofe  point  à  de  û  jufles  foins; 
Prenez  tout  ce  cjlii  peut  fervîr  à  vos  beloîns. 
PHILOCTETE. 

Eh  !  que  puis-je  emporter  ?  qu  eft-ce  que  je  pofîede  ? 
Des  plantes  de  ces  bords ,  leul  &  faible  remède  , 
Dont  l'effet  pafTager  affoupit  mes  douleurs. 
Mes  feuls  biens  font  mon  arc  Ôe  mes  traits  deftructeurs. 

PYRRHUS. 

Ah  !  fans  doute  ce  font  les  flèches  redoutées 
Que  de  fon  fang  impur  l'Hydre  avait  infe&ées, 

PHILOCTETE. 

Oui  5  jen'ai point  d'autrearme,  &  quepuifTent  lesCieux 
Ne  m'enlever  jamais  ce  tréfor  précieux  ! 


:5s  F  H  IL  OCTET  E; 

PYRRHUS. 

Pms-je  toucher  aa  moins  ces  armes  révérées  , 
Que  jadis  d'un  Héros  les  mains  ont  confacrées  ? 
Puis-je  les  regarder  d'un  oeil  religieux  ? 

PHILOCTETE. 
Ah  !  fur  moi,  mon  cher  fils  ,  tu  peux  ce  que  tu  veux; 

PYRRHUS. 
Rejetez ,  s'il  le  faut,  ma  prière  timide, 
Et  ne  profanez  point  l'héritage  d' Alcide* 

PHILOCTETE. 
Ta  piété  me  charme  :  hélas  1  n'eft-ce  pas  toi 
Qui  me  rends  à  la  vie ,  à  ma  famille  ^  à  moi  -y 
Qui  daignes  fur  ces  bords ,  où  chaque  inftant  mctiie* 
Relever  ma  mifère  à  tes  pieds  abattue? 
Tu  trompes  les  fureurs  de  mes  vils  ennemis  ; 
J  étais  mort  en  ces  lieux,  tu  parais,  je  revis. 
Prends  fur  moi  déformais  une  entière  puiffance  r 
Le  plaifïr  des  bons  coeurs  ,  c'eft  la  reconnaiffance* 
Cet  arc  qui  fut  jadis  un  don  de  l'amitié , 
Pour  prix  de  tes  bienfaits ,  te  fera  confié.. 
Tu  dois  à  tes  vertus  ce  noble  privilège  ; 
Nal  n'y  porta  jamais  une  main  facrilége  ; 
Nul ,  fans  craindre  la  mort ,  n'ofâ  s'en  approcher  * 
Viens  x  toi  feul  des  mortels  auras  pu  le  toucher». 
Allons ....  Ciel  I ....  6  douleurs  ! 
PYRRHUS. 
Quelle  foudaine  atteinte, 
Seigneur,  de  votre  fçin  arrache  cette  plainte  î 


TRAGÉDIE.  5> 

PHILOCTETE. 

Rien  ....  je  te  fuis ah  !.  Dieux  ! 

PYRRHUS. 
Que  leur  demandez-  vous  ? 

PHILOCTETE. 

De  nous  ouvrir  la  route  &  de  veiller  fur  nous. 

Dieux  ! 

PYRRHUS. 

Vous  déguifez  mal  le  trouble  qui  vous  prefTe.1 

PHILOCTETE. 

Non  :  je  reviens  à  moi  \  pardonne  à  ma  faiblefTe  s 

Marchons ah  !  je  ne  puis. 

PYRRHUS. 

Comment  ? 
PHILOCTETE. 

Il  n'eft  plus  temps 
De  te  cacher  encor  de  fi  cruels  tourmens. 
Non,  c'eft  trop,  c'eft  en  vain  diflîmuler  mes  peines; 
Le  poifon  fe  répand  dans  mes  brûlantes  veines. 
Mon  fils ,  avec  le  fer  termine  mes  douleurs  , 
Tranche  ,  tranche  mes  jouts. ..  frappe,  dis-je...  je  meurs," 
Je  meurs  à  chaque  inftant. 

PYRRHUS. 

Mon  ame  intimidée 
De  cet  horrible  état 

PHILOCTETE. 

Tu  ïiQn  as  pas .i'idée.\ 


go  PHILO  CTETES 

Mais  prends  pitié  de  moi ,  je  t'en  conjure ,  hélas  l 
Que  l'afpect  de  mes  maux  ne  te  rebute  pas. 
Ne  m'abandonne  point ....  ma  blelTure  fatale 
Produit  ces  noirs  accès,  calmés  par  intervalle. 
Je  dois  te  l'avouer. 

PYRRHUS. 

Ne  craignez  rien.  Qui  !  moi  , 
Moi  vous  abandonner ,  quand  vous  avez  ma  foi  i 
yenez  ,  de  rappelant  votre  force  première  . .,  .  .- 

PHILOCTETE. 

J'implore,  mon  cher  fils  ,  une  grâce  dernière; 

Le  mal  qui  m'a  furpris,  finit  par  le  fommeil* 

Et  le  foulagement  eu  l'effet  du  réveil. 

Maintenanr  abattu ,  trop  faible  pour  te  fuivre  ,- 

A  tes  foins  généreux  Philoctete  fe  livre. 

Viens  dans  ma  grotte ,  viens  ;  je  mets  en  ton  pouvoir 

Ces  flèches  que  tes  yeux  ont  fouhaité  de  voir  ; 

Mais  prends  garde  fur  tout  que  la  force  ou  l'adrefFe 

N'enlève  ce  dépôt  qu'entre  tes  mains  je  lanTe. 

Je  perds  tout  >  fi  jamais. . . . 

PYRRHU  S. 

Non  ,  foyez  raffuré  ; 
Je  réponds  fur  mes  jours  de  ce  tréfor  facré. 

PHILOCTETE. 
C'eft  mon  unique  bien ,  c'eft  le  feul  qui  me  refte  : 
Veuille  le  jufte  Ciel  qu'il  te  foit  moins  funefte 
Qu'il  ne  le  fut,  hélas  !  poux  Alcide  &  pour  moi 


TRAGÉDIE.  $4 

PYRRHUS. 

.  Le  Ciel  nous  conduira  ;  nous  marchons  fous  fa  loi: 
Puiflç-t-il  nous  frayer  une  route  profpère  ! 

PHILOCTETE. 
Il  n'exaucera  point  tes  vœux  &  ta  prière. 
L'indomptable  venin ,  paîTant  jufqu'à  mon  cœur  ,' 
Dans  mon  fang  embrafé  bouillonne  avec  fureur  > 
Il  redouble  de  rage,  il  s'acharne  à  fa  proie.  ... . . 

Ah  !  ne  me  quittez  pas  !  amis,  que  je  vous  voie! .  ,^r 
Ne  vous  éloignez  point....  Il  faut,  il  faut  qu'enfin... 2 

UlyfTe,  que  ce  feu  ne  brûle-t-il  ton  fein! 

C'eft  à  vous,  fils  d'Atrée,  à  vous,  6  Rois  perfides  ^ 

A  vous  feuls  qu'étaient  dûs  ces  tourmens  homicides, 

O  mort ,  dont  tant  de  fois  j'implorai  le  fecours  y 

Mort ,  que  toujours  j'appelle  Ôc  qui  me  fuis  toujours  3 

Quand  me  recevras-tu  dans  mon  dernier  afyîe  ? 

{à  Pyrrhus.  ) 

Prends  le  feu  de  Vukain  qui  brûle  dans  cette  iHe; 

Mets-moi  fur  le  bûcher ,  comme  jadis  mes  mains 

Olerent  y  placer  le  plus  grand  des  humains. 

Le  prix  que  j'en  reçus  fera  ta  récompenfe. ...  ; 

Mais  il  ne  m'entend  pas,  je  n'ai  plus  d'efpérance. 
PirrhuSj  où  donc  es-tu ,  cher  Pirrhus? 

PYRRHUS. 

Je  gémis, 
Je  pleure  fur  vos  maux. 

PHILOCTETE. 

Tu  pleures,  mon  cher  fils! 


6i  PHI  LO  CT E  TE-, 

Garde  cette  pitié  ;  jure ,  quoi  qu'il  arrive  , 
De  ne  point  me  laifFer  mourant  fur  cette  rive. 
Ta  bouche  Ta  promis  \  ton  coeur  ne  peut  changer. 
Mon  mal  eft  effrayant ,  mais  il  eft  paffager. 
Je  n'efpère  qu'en  toi. 

PYRRHUS. 

Soyez  fans  défiance, 
PHILOCTETE. 
•Qu'un  ferment  folennel  m'en  donne  l'afîurance. 

PYRRHUS. 
J'en  attefte  les  Dieux  :  recevez-en  ma  foi. 

PHILOCTETE. 
Ah  !  ne  me  touche  pas ,  n'approche  point  de  moi. 

PYRRHUS. 
Eh  !  quoi!  de  mes  fecours  voulez-vous  vous  défendre  ? 

PHILOCTETE. 
Peut-être  jufqu'à  toi  le  poifon  peut  s'étendre. 
LaifTe-moi. . . .  C'en  eft  fait....  O  terre  de  Lemnos! 
Reçois  donc  un  mourant  qui  fuccombe  à  fes  maux. 
(  Il  tombe  évanoui  fur  un  banc  de  pierre,  ) 
PYRRHUS,  aux  Soldats  Grecs. 
Aidez-moi ,  chers  amis  ;  portons-le  en  fon  afyle. 
Attendons  le  moment  où  d'un  fommeil  tranquille 
La  douceur  falutaire  aura  calmé  fes  fens  > 
Et  fufpendu  le  cours  de  fes  affreux  tourmens. 
(  Ils  foutiennent  PhiloUete  ,  &  l'amènent 
hors  du  Théâm.) 

fin  du  premier  dete* 


TRAGÉDIE. 


H 


ACTE    IL 

mmamnssmammmmmmmA 


SCÈNE     PREMIÈRE. 

PYRRHUS,  feul.  {Il  tient  à  fa  main  tare  & 

les  flèches  d'Hercule.  ) 

m  JL*  es  voilà  donc  ces  traits ,  par  qui  la  deftinée 
m  Doit  marquer  d'Hion  la  dernière  journée, 
*>  Ces  traits  à  qui  le  Ciel  attacha  notre  fort , 
»  Et  qui  d'Achille  enfin  doivent  venger  la  mort. 
»  Philoctete  en  mes  mains  ainfi  les  abandonne  ! 
99  On  veut  les  lui  ravir  ,  &  c'eft  lui  qui  les  donne  ! 
99  Mais  cen'eft  rien  encor,  fi  lui-même  avec  nous 
99  Ne  marche  à  ces  remparts  dévoués  à  nos  coups. 
99  II  eft  loin  d'y  penfer,  &:  tout  prêt  à  me  fuivre,; 
99  A  mes  foins,  à  ma  foi  l'infortuné  fe  livre. 
99  Et  je  le  trahirais  !  Non  :  ce  retour  affreux 
99  Eft  indigne  d'un  cœur  qu'il  a  cru  généreux. 
99  H  faut  lui  dire  tout  :  c'eft  trop  en  croire  Ulyfle , 
99  Trop  contre  Philo&ete  employer  l'artifice  , 
»9  Abufer  contre  lui  de  fon  horrible  état  : 
m  Tromper  un  malheureux  eft  un  double  attentat,  »: 
Mais  il  vient. 


;<r4  PHILOTECTE, 


SCÈNE    IL 

PYRRHUS,  PHILOCTETE ,  deux  Soldats. 
PHILOCTETE. 


réveil  !  ô  jour  qui  me  ranime! 

Pyrrhus  ,  eft-il  bien  vrai  !  ra  bonté  magnanime , 

Par  l'excès  de  mes  maux  n'a  pu  fe  rebuter  ! 

Pyrrhus  près  d'un  mourant  a  daigné  s'arrêter  ! 

Et  fans  que  mon  malheur  le  fatigue  ou  l'effraye , 

Il  fupporre  lafpe6t  de  l'horreur  de  ma  plaie  ! 

Achille  t'a  tranfmis  fa  généroiité. 

Les  Àtrides  ainfi  ne  m'avaient  pas  traité. 

Mais  allons.  Je  fuis  prêt  à  marcher  au  rivage. 

Le  fommeil  du  poifon  a  fufpendu  la  rage. 

Viens. 

PYRRHUS. 

Que  ferai-je ,  hélas  ! 

PHILOCTETE. 


Tu  balances  ! . ..  ô  Ciel  l 
PYRRHUS,  àpan. 
Oferai-je  lui  faire  un  aveu  fi  eruel  ? 
PHILOCTETE. 


La  pitié  que  d'abord  tu  m'avais  annoncée  ^ 
Du  poids  de  mes  malheurs  ferait-elle  la'flee. 

PYRRHUS, 


TRÀ  GÉDÏË.  If 

PYRRHUS. 

0  combien  la  vertu  foùffre  à  fe  démentir  ! 
PHILOCTETE. 

ï)e  quelle  faute  ici  peux-tu  te  repentir  ? 

Les  fecours  que  de  toi  j'attends  dans  ma  miser®  J 

Ne  feront  point  rougir  les  mânes  de  ton  père. 

PYRRHUS. 

Ceft  moi  qui  dois  rougir  >  moi  qui  fuis  déformai* 
Coupable  j  fi  je  parle ,  ôc  vil  >  fi  je  me  tais. 

PHILOCTETE. 

Tu  veux  m 'abandonner ,  ton  cœur  fe  le  propofe  £ 
Tu  veux  partir  fans  moi. 

PYRRHUS. 

Non ,  mais  fi  je  m'expofê 
À  mériter  de  vous  des  reproches  plus  vrais? 
Même  en  vous  emmenant ,  fi  je  vous  trahiffais  i 

PHILOCTETE. 

loi  ! .  i  h  que  veux- tu  me  dire  ?  explique  ce  myftèrè.1 

PYRRHUS. 

feh  bien,  fâchez  donc  tout:  je  ne  puis  plus  rien  taire» 

PHILOCTETE. 
Comment  ? 

PYRRHUS. 

Pour  Ilion  vous  partez  avec  riiôî< 

S 


Ht  PHILO  CTETË, 

PHILOCTETE. 

jQu as-tu  dit?  jufte  Ciel! 

PYRRHUS. 

Daignez  entendre  .  .  :  î 

PHILOCTETE. 

^  Eh!  quoi? 

Que  veux-tu  que  j'écoute  ,  &  que  prétends-tu  faire  } 
PYRRHUS. 

A  tant  de  maux  enfin  pour  jamais  vous  fouftraire^ 
Vous  guérir.,  &  bientôt  partager  avec  vous 
Un  honneur  que  les  Dieux  n'ont  réfervé  qu'à  nous.' 
Sous  vos  coups  >  fous  les  miens ,  ils  feront  tomber  Troyei 

PHILOCTETE. 

Ce  font  là  tes  defTeins  ? 

PYRRHUS. 

Oui ,  le  Ciel  qui  m'envoye; 
Du  foin  de  les  remplir  nous  a  chargés  tous  deux»1 

PHI  LOCTETE. 

Je  fuis  trahi ,  perdu  ;  qu'as-tu  fait ,  malheureux  ? 
Pyrrhus,eft-ilbienvrai?.4-ends-moi,rends-moimesarmes; 

PYRRHUS. 

Je  ne  le  puis,  Seigneur  ^  &  la  Grèce  en  alarmes; 
Nefaurait  aujourd'hui  voir  changer  fes  ckitins, 
Que  par  ces  traits  puiffans  remis  entre  mes  mains» 


T  RA  G  Ê  D  1  E:  '% 

%  je  fui  dois  obéir  >  3c  je  veux  bien  pour  elïé 
| >  Oublier,  je  l'avoue,  une  injure  cruelle. 
»  Mon  cœur^  qui  s'en  plaignait ,  ne  vous  a  point  déç'ùj 
s»  Mais  j'immole  à  l'État  l'affront  que  j'ai  reçu-. 
«  Imitez  mon  exemple. 

PHlLOCTETE. 

O  trahi fon  !  ô  rage!   * 
Quoi  !  tu  me  préparais  cet  exécrable  outrage  ! 
Lâche  ,  tu  m'as  féduit  par  d'indignes  détours  y 
Pour  m  enlever  ainfï  le  foutien  de  mes  jours  ! 
Et  lorfque  tu  trahis  la  foi  qui  m'était  due  , 
Tu  peux  me  regarder  ôc  foutenir  ma  vue  ! 
Tromper  un  fuppliant  qui  gémit  à  tes  pieds! 
Rends ,  mon  fils  ,  rends  ces  traits  que  je  t'ai  confTés,01 
Tunepeiix  les  garder  ;  c'eft  mon  bien>  c'eft  ma  vie  j,1 
Et  ma  crédulité  doit-elle  être  punie  ? 
Rougis  d'en  abufer . . .  au  nom  de  tous  les  Dieux  .  ;  i 
Tu  ne  me  réponds  rien  !  tu  détournes  les  yeux  l 


*  Brumoy  traduit  :  Ô  rage  digne  de  ton  nom  !  c'eft  un  contre-Iehs 
'étrange.  Comment  Philoctete  3  qui  ne  parle  jamais  d'Achille  qu'avec 
Vénération  >  tomberait-il  dans  une  contradi&ion  fi  choquante ,  lui 
qui  un  moment  après  dit  à  Tyrrhus ,  &çtç%  vetrfès  ï$tçùs  ytyaï:, 
fils  odieux  du  meilleur  des  pères  ;  &  ailleurs ,  quand  ce  même  Pyr- 
rhus lui  rend  Tes  armes,  rh  (purtv  ^'  efifas,  %  tUvov,  \\  h  inùuftfc;  tii 
Fais  bien  voir  de  quel  fang  tu  es  né?  Il  n'y  a  pas  dans  Sophocle  iïrl 
mot  qui  puiiTe  fervir  de  prétexte  ou  d'exeufe  à  cette  faute  grave  àà 
Traducteur. 


«8  PHÎLÔCTETË; 

Je  ne  puis  te  fléchir!....  6  rochers!  ô  rivages? 

Vous,  mes  feuls  compagnons,  o  vous*  monftres  fauvagesj 

(  Car  je  n'ai  plus  que  vous  à  qui  ma  voix  ,  hélas  1 

Puifle  adrefler  des  cris  que  l'on  n'écoute  pas ,) 

Témoins  accoutumés  de  ma  plainte  inutile  > 

Voyez  ce  que  m'a  fait  le  fils  du  grand  Achille. 

Il  promet  de  m'oter  de  ces  triftes  climats  ; 

Il  jure  qu'à  mon  père  il  conduira  mes  pas; 

Et  quand  il  me  flattait  de  cette  faufle  joie  , 

Le  perfide  !  c'était  pour  me  conduire  à  Troye. 

Il  confolait  un  cœur  qu'il  cherchait  à  frapper  'y 

Sa  main  touche  la  mienne  >  &  c'eft  pour  me  tromper! 

Il  ofe  me  ravir  mes  flèches  homicides  , 

Pour  en  faire  un  trophée  aux  infoiens  Atrides  ! 

Il  triomphe  de  moi ,  comme  s'il  m'eût  dompté  ! 

31  ne  s'apperçoit  pas  *  dans  ma  calamité. 

Qu'il  triomphe  d'une  omÊre  aux  Enfers  defcendue  ! 

Oh  !  devant  que  ma  force  en  ces  lieux  fut  perdue, 

S'il  m'avait  attaqué  ! .  .  .  même  tel  que  je  fuis  , 

Ce  n'eft  que  par  furprife. . .  Ah!  Pyrrhus  !  ah  !  mon  filst 

Souviens- toi  de  ton  nom ,  reprends  ton  caractère, 

Sois  femblable  à  toi-même ,  &  femblablè  à  ton  père.' 

Tu  gardes  le  filence ,  8c  je  te  parle  envain. . .. 

Antre  qui  m'as  reçu ,  je  reviens  dans  ton  fein  $ 

J'y  rentre  dépouillé  a  privé  de  nourriture, 

Et  je  n'attends  de  toi  rien  que  la  fépuîture; 

Tu  me  verras  mourir  :  les  hôtes  des  forêts 

Ne  -refleuriront  plus  l'atteinte  de  mes  traits; 


TRAGÉDIE.  Ci 

Ma  retraite  contre  eux  n'a  plus  rien  qui  m'aflkre  j 
J'en  avais  fait  ma  proie  &  ferai  leur  pâture  -y 
Et  je  fuis  donc  tombé  dans  ce  revers  affreux  , 
Pour  avoir  cru  Pyrrhus  iîncère  8c  généreux  !..  ; 
Écoute  :  jufqu'ici  mon  courroux  qui  balance  , 
N'a  point  aux  Immortels  demandé  la  vengeance. 
Tu  peux  changer  encore  8c  céder  à  mes  vœux  ; 
Tremble  d  y  réfifter,  crains  ma  voix  8c  les  Dieux. 

PYRRHUS, 

Te  ne  crains  que  mon  cœur  :  Philo&ete,  la  Grèce , 
Les  fermens  que  j'ai  faits ,  la  pitié  qui  me  preffe . .  : 
Ail  !  plût  au  Ciel  jamais  n'avoir  quitté  Scyros  ! 

PHILOCTETE. 

abjure  des  deffeins  indignes  d'un  Héros. 
Aux  yeux  de  l'univers  ^  aurais- tu  labaffeffe 
!)e  tromper  le  malheur ,  d'accabler  la  faible(fe  ? 
Tu  n'es  pas  né  méchant  :  quelque  autre  te  conduit  °y 
*ar  de  lâches  confeils  7  je  vois  qu'on  t'a  féduit. 
-e  crime  t'entraînait:  que  la  vertu  te  guide. 

PYRRHUS, 

Juel  parti  prendre  >  ô  Ciel  ! 


£  îij 


^  P  El  L  0  C  TET  El 


SCÈNE     II  I. 

PHILOCTETE,  PYRRHUS,  ULYSSE,  fiit* 
de  Soldats., 

ULYSSE,  arrivant  avec  précipitation., 

C^u'attenbez-vous,  perfide? 
flernettez-moi  ces  traits. 

PHILOCTETE. 

Ceft  UlyfTe  !  grands  Dieux } 

ULYSSE, 
l^ui-mlme. 

PHILOCTETE. 

Ciel  !  où  fuis-je?  UlyfTe  dans  ces  lieux X 
^h  !  lui  feu]  a  tout  fait  :  ce  cruel  artifice , 
Tout  cet  affreux  complot  eft  l'ouvrage  d'UlyfFeo. 
Ivles  armes,  c'en  eft  trop  _,  mes  armes  . . . . 

U  L  Y  S  S  E, 

Non  ,  Pyrrhus, 
Sait  refpe£fcer  des  Grecs  les  ordres  abfolus. 
Ces  armes  font  à  nous  :  il  ne  peut  vous  les  rendre»     * 
Vous,  marchez  fur  nos  pas  :  c'eft  trop  vous  en  défendrai 
Ne  vous  obftinez  plus  à.  réiifter  aux  Dieux , 
Ou  je  vous  fais  fur  l'heure  enlever  de  ces  lieux.. 

PH1LOCTET  E, 

Tu  me  nienaces  ^  traître  !  ,.,0  Lemnos  7  mon.  afvlçg 


TRAGÉDIE.  fr 

ïeux  facrcs  de  Vulcain  ,  allumés  dans  cette  ifle  ! 
Vous ,  mes  feuls  protecteurs ,  ô  Dieux  de  ces  climats  j 
Vous  voyez  cet;  outrage  ,  de  ne  le  vengez  pas  ! 

ULYSSE. 
Jupiter  eft  leur  maître ,  &  c'eft  lui  qui  m'amène. 
PH1LOCTETE. 

Ainfî  5  tu  fais  les  Dieux  complices  de  ta  haine , 
Artifans  du  parjure  ôc  de  l'iniquité  ! 
ULYSSE. 
Je  vous  parle  en  leur  nom  j  fuivez  leur  volonté. 

PHILOCTETE. 

Penfes-tu  donc  traiter  Philoctete  en  efclave? 

ULYSSE. 
Je  le  traite  en  guerrier  &  généreux  &  brave  ^ 
En  digne  compagnon  de  tant  de  rois  fameux  ; 
Qui  doit  renverfer  Troye  Se  triompher  comme  eux. 
Ne  fuyez  point  la  gloire  à  vos  regards  offerte  : 
Venez ,  le  Ciel  l'ordonne ,  &  la  route  eft  ouverte.! 

PHILOCTETE. 
Tant  que  cet  antre  obfcur  pourra  me  recevoir , 
De  m'arracher  d'ici  rien  n'aura  le  pouvoir. 
Oui ,  j'aime  mieux  mourir  j  du  haut  de  cette  roche  2 
J'aime  mieux  a  Pinftant. . . . 

ULYSSE,^  Soldats: 

Gardez  qu'il  n'en  approche  ; 
Préfervez-le,  Soldats ,  de  fa  propre  fureur. 

(  Les  Soldats  environnent  Philoclete.  ) 

E  iv 


?l' 


PHILOCTETE. 


O  comble  de  l'opprobre  &  ainfi  que  de  l'horreur  ? 

O  bras  9  jadis  à  craindre ,  aujourd'hui  fans  défenfe  l 

Du  plus  vil  des  mortels  je  reçois  cette  ofEenfet 

Lâche  y  qui  né  connais  ni  remords ,  ni  pudeur  * 

De  ce  jeune  Héros  tu  féduis  la  candeur* 

Son  ame  noble  ik  pure  &  femblable  à  la  mienne^ 

ïsHétait  pas  faite  >  hélas  \  pour  imiter  la  tienne, 

11  détefte  en  fectet  les  complots  qu'il  fervit  j 

Sa  faibjeffe  docile  à  regret  t'obéic. 

Son  cœur  fenfible  &  bon,  dont  j'entends  le  murmure* 

Se  reproche  à  préfent  fa  fraude  &  mon  injure* 

A  ton  fatal  génie  il  ne  put  échapper  5 

Et  toi  fèul ,  en  un  mot,  fus  l'info  uire  à  tromper,  $ 

Et  maintenant  encor ,  pour  combler  tes  outrages  ft 

Tu  prétends  m'enlever  de  ces  mêmes  rivages 

Où  tu  m'abandonnas ,  où  je  vi$  délaifTé, 

Du  nombre  dès  vivans  dès  long-tems  effacé  ! 

Ah  !  que  puilTent  les  Dieux  ! . , .  que  dis-je  ?  miférable  l 

J>es  Dieux  s'occupent-ils  de  mon  fore  déplorable  ? 


-* 


9îBrumoy  traduit  :  ceftfans  le  [avoir  qu'il  a  été  le  minijire  de 
ton  lâche  artifice.  Gela  n  eft  ni  exaét  pour  la  verfion ,  ni  vraifèm- 
blable  pour  le  féns.  Pyrrhus  ne  pouvait  pas  ignorer  les  defTeins 
d'Ulyfîe.  Phiio&ete  lui-même  ne  peut  pas  le  croire,  &  il  lui  reproche 
plus  d'une  fois  tout  le  contraire.  Il  y  a  dans  le  Grec  âç^rovra  *« 
îéhovra ,  ce  jeune  homme  fimple  &  qui  répugnait  à  t' obéir  j  ce  qui 
çft  tris-différent  de  la  tradii&ion  de  Brumoy», 


TRAGÉDIE.  73 

Et  pçnrquoi  répéter  trop  vainement,  hélas! 

Des  imprécations  que  le  Ciel  n'entend  pas  ? 

Ses  rigueurs  font  pour  moi,  fes  faveurs  pour  UlyfTe. 

Tu  triomphes ,  cruel ,  ôc  ris  de  mon  fupplice  j 

Ma  douleur  fait  ta  joie ,  Se  ta  profpérité 

Eft  un  affront  de  plus  à  ma  calamité. 

Va,  va  t'en  réjouir  avec  tes  chers  Atrides  ; 

Vante-leur  le  iuccès  de  tes  rufes  perfides. 

Malgré  toi  cependant  tu  fuivis  leurs  drapeaux  , 

Tandis  qu'à  leur  fecours  j'ai  conduit  mes  vaiiTeaux. 

Ils  prodiguent  pour  toi  leurs  biens  ôc  leur  puifiance  3 

Ils  m'ont  abandonné ,  voilà  ma  récompenfe  y 

Du  moins  tu  les  chargeais  de  ce  crime  honteux, 
Et  toi-même  à  ton  tour  en  es  chargé  par  eux. 
Mais ,  dis- moi ,  que  veux-tu  ?  Pourquoi  dans  fa  retraite, 
Pourquoi  dans  fon  tombeau  troubles  tu  Philcclete? 
Je  fuis  mort  pour  les  Grecs  y  Ôc  comment  à  tes  yeux 
Ne  fuis-je  plus  un  poids  incommode ,  odieux , 
OfFenfant  les  autels  de  ma  préfence  impure , 
L'horreur  de  -tout  un  camp  fouillé  par  ma  bleflure  ? 
C'étaient- là  tes  difeours. ,. .  barbare ,  fi  les  Dieux 
Sont  juûes  une  fois,  en  exauçant  mes  vœux. . . . 
Et  je  vois  qu'ils  le  font  :  je  vois  qu'ils  vous  puniiTent; 
Leurs  redoutables  mains  fur  vous  s'appefantifTent. 
De  quelque  trait  fatal  iî  vous  n'étiez  frappés , 
À  me  chercher  ici  feriez-vous  occupés  ? 
Eh  bien  !  égale  enfin  le  fupplice  à  l'ofFenfe , 
Ciel,  qui  m'as  fi  long-tems  refufé  la  vengeance  l 


9|  PHILO  CT  E  TE; 

De  mes  langues  douleurs  entends  le  dernier  cri  £ 
Extermine  les  Grecs ,  8c  je  me  crois  guéri. 

ULYSSE. 
Aux  tranfports  violens  d'une  aveugle  furie; 
Je  nbppofe  qu'un  mot  :  j'ai  fervi  la  Patrie. 
Ceit-là  mon  feu!  honneur ,  c'eft-là  mon  feul  devoir? 
Sur  les  cœurs  quelquefois  ma  voix  eut  du  pouvoir  -y 
Mais  je  ne  prétends  pas  en  avoir  fur  le  votre. 
Vous  voulez  demeurer  j  6c  je  vous  cède  :  un  autre 
Saura  des  Immortels  mériter  les  bienfaits  \ 
Cet  arc  eit  dans  nos  mains  garant  de  nos  fuccès* 
Le  valeureux  Teucer  en  faura  faire  ufage  \ 
Moi-même  de  cet  art  j'ai  fait  PapprentifTage , 
Et  pour  lancer  ces  traits  ,  arbitres  des  combats  ; 
Le  bras  d'Ulylfe  au  moins  peut  valoir  votre  bras<j 
Nourriflcz  à  ioiur  la  haine  de  la  colère  3 
Habites  cette  rive  à  votre  cœur  fi  chère. 
Peut-être  que  les  Dieux ,  en  conduifant  mes  coups  J 
M^ccorderont  un  prix  qu'ils  deftinaient  pour  vous., 
PHILOCTETL 

Toi!  poiféder  mes  traits  &  mon  arc  homicide! 
Armes  que  fi  long-tems  porta  le  grand  Alcide; 
Non ,  vous  ne  ferez  point  au  dernier  des  humains^ 
Vous  vous  indigneriez  de  pafTer  dans  fes  mains» 
Quoi!  tu  te  montrerais  à  la  Grèce  étonnée  * 
Paré  de  ma  dépouille  à  ce  point  profanée  ! 

ULYSSE. 
Je  n'écoute  plus  rien  :  je  pars. 


T  R'A  GÉ  DIE/  fi 

P  H  IL  Ô G  TE  TE 

Et  toi ,  Pyrrhus  ! 
Vous  \  amis,  à  ma  voix  vous  ne  répondez  plus  ? 
ULYSSE. 

Pyrrhus,  de  votre  cœur  furmontezla  faibleflfe. 
Si  vous  ne  me  fuivez ,  vous  trahiiTez  la  Grèce. 
.Venez  fans  lui  parler ,  fans  détourner  les  yeux. 

PYRRHUS. 

Souffrez  que  nos  Soldats  demeurent  en  ces  lieux; 
On  peut  à  fon  malheur  «  on  peut  à  ma  prière 
Accorder  fans  danger  cette  grâce  dernière  ; 
Et  tandis  qu*on  s'apprête  à  quitter  ce  féjour , 
Que  l'on  demande  aux  Dieux  un  fortuné  retour, 
Philoctete  abjurant. une  haine  funefte  , 
Pourra  mettre  à  profit  le  moment  qui  lui  refte. 
11  peut  enfin  fe  rendre,  il  peut  fe  repentir... . 
(  Aux  Grecs.  ) 
Vous ,  au  premier  fîgnai ,  foyez  prêts  à  partir. 


SCÈNE    IV. 

PHI  L  OC  TETE,  Soldats. 

JCiH  bien!  à  tant  d'horreurs  il  faut  que  je  fuccombe. 
Lemnos  fut  ma  demeure}  elle  fera  ma  tombe. 
Tout  efpoir  eft  perdu,  tout  fecours  rrTeft  ôté. 
Oifeaux,  ne  fuyez  plus  cet  antre  redouté. 


7?  PHILO CT S  TÊ: 

Hôtes  de  ces  rochers ,  approchez-moi  fans  crainte  ; 
Mes  mains  n'ont  plus  ces  traits  dont  vous  craigniez  l'atteinte^} 
Vengez- vous ,  ôc  tranchez  mes  jours  infortunés: 
Bientôt  la  faim ,  fans  vous  j  les  aura  terminés. 
Moi ,  j'irais  fecourir  des  ingrats ,  des  perfides  ! 
Non  ,  périfTent  les  Grecs  ,  périment  les  Atrides  ! 
C'en  eft  donc  fait,  helas  I  je  mourrai  loin  de  vousj 
O  Patrie  !  ô  mon  père  ! . . .  il  m'eût  été  bien  doux  , 
Avant  que  d'expirer,  de  vous  revoir  encore  ! 
Je  vous  abandonnai  pour  ces  Grecs  que  j'abhorre. 
Pour  eux  feuls  j'ai  tout  fait,  pour  eux  feulstout  quitte: 
Ma  mort  en  eft  le  prix . .  *  je  l'ai  bien  mérité. 

(  II  rentre  dans  la  caverne*  ) 

Fin  du  fécond  Acle* 


m 


T  RÀ  C  Ê  D  1  È.  n 


ACTE    III. 


SCÈNE    PREMIÈRE 

ULYSSE,  PYRRHUS, 
ULYSSE» 

V/u  courez-vous  3  Seigneur?  quel  tranfport  vous  agite? 
N'expliquerez-vous  point  cette  foudaine  fuite  ? 
£)e  tous  nos  compagnons  pourquoi  vous  féparer? 

PYRRHUS. 
Pour  expier  ma  faute  ,  Se  pour  la  réparer* 

ULYSSE. 
Et  quelle  faute  encore? 

PYRRHUS. 

Ah  !  d'avoir  pu  vous  croire  3 
Lorfque  fidèle  aux  Grecs  >  &  trahiflant  ma  gloire* 
Je  me  fuis  abaifTé  jufqu'à  tromper  la  foi 
De  cet  infortuné  qui  fe  livrait  à  moi. 

ULYSSE. 
Et  que  prétendez-vous  ? 

PYRRHUS. 
Lui  rendre  enfin  juftice; 


7i  PHILO  CT  ËT£l 

ULYSSE. 

Vous  !  comment  ? 

PYRRHUS, 

Je  n'obtins  que  par  un  artifice 
Ces  traits  que  d'un  Héros  lui  laifïa  l'amitié  j, 
Et  je  lui  remettrai  ee  qu'il  m'a  confié* 

ULYSSE. 

Julie  Ciel!  ce  deflein  qui  me  remplit  d'alarmes? 
Vous  pourrez  l'accomplir  !  vous  lui  rendrez  fes  armes  I 
Ah  !  de  grâce ,  fongez . . .  *  * 

PYRRHUS* 

Tout  eft  examinée 
ULYSSE, 
Vous  l'avez  réfolu? 

PYRRHUS, 

J'y  fuis  déterminé* 
ULYS  SE. 
Et  Pyrrhus  penfe-t-il  qu'ici  rien  ne  s'oppofe 
Au  funefte  projet  que   {oh  ceeur  fepropofH 

PYRRHUS, 
Et  qui  l'empêchera? 

ULYSSE, 

Qui  ?  tous  les  Grecs  8c  moi1 
PYRRHUS. 
J@  brave  leur  courroux,  &  l'attends  fans  effroi  £ 


TRAGÉDIE,  '  ff 

Quand  je  fais  mon  devoir  ;,  je  ne  fautais  rien  craindre* 

ULYSSE. 
Le  devoir!  croyez- vous,  Seigneur,  ne  point  l'enfreindre  ? 
Eft-ce  donc  à  vous  feul  que  doit  appartenir 
Un  bien  que  mes  confeils  vous  ont  fait  obtenir? 

PYRRHUS. 

Il  eft  vrai,  vos  confeils  (  il  faut  que  j'en  rougiiTe  ) 
M'avaient  fait  malgré  moi  commettre  une  injuftice* 
Ici  la  politique  emprunta  votre  voix  ; 
Mais  l'équité  l'emporte ,  ôc  j'accomplis  fes  loix* 

ULYSSE. 

Ainiî  donc  laifTant  Troye  à  nos  coups  échappée  , 
C'eft  contre  Vous,  Pyrrhus,  qu'il  faut  tirer  Fépée* 

PYRRHUS. 

Armez-vous  contre  moi ,  la  mienne  ell  prête  :  allez; 

ULYSSE. 

Les  Grecs  vont  vous  punir,  puifque  vous  le  voulez. 
Vous  n'aurez  pas  long-temps  défié  leur  puuTance; 
Et  la  peine  du  moins  fuivra  de  près  l'orfenfe. 

(Il  fort.). 


w* 


So  PHILO  C  TETE; 

SCÈNE    IL 

PYRRHUS,  feuL 

X^vus  viennent  :  j'aime  mieux  éprouver  leur  fureur,1 
Que  d'avoir  plus  long-temps  à  combattre  mon  cœur. 
Je  ne  rougirai  plus  aux  yeux  de  Philo  ttete* 
Je  l'ai  fait  avertit» 


scène  rtt 

PYRRHUS,  PHILOCTETE*  Soldats  Grecsi 
PHILOCTETE. 

3?o  v  r  q  v  o  i  de  ma  retraite 
Venez-vous  me  tirer  ?  que  voulez-vous  enfin  } 
Venez-vous  augmenter  l'horreur  de  mon  deftin  î 
Ah  !  fans  doute,  cruels,  c'eft  là  votre  efpérance.1 

(  Il  s* ajjied  fur  un  banc  de  pierre.) 

PYRRHUS, 

RaiTurez-voUs,  Seigneur  ,  foyez  fans  défiance*' 
Daignez  m'entendre  au  moins. 

PHILOCTETE, 

Il  m'en  a  trop  coûte  / 
Je  fuis  tfop  bien  puni  de  t'avoir  écouté* 
Auteur  de  tous  les  maux  dont  mon  cœur  eft  la  proie.  *ï~,< 

PYRRHUS* 


t  k  ÂGÉ DIE.  U 

PYRRHUS. 

Eh  bien  a  au  repentir  n'eft-il  aucune  voie  ? 

PH1LOCTETE. 

Ceil  avec  ces   difcours  que  tu  m'avais  féduit, 
Que  dans  lin  piège  afFteux  roi-même  m'as  conduit» 
Oui,  tu  trompas  àinfi  ta  crédule  victime* 

PYRRHUS. 

Vous  connaîtrez  bientôt  quel  intérêt  m'anime* 
Dites-moi  feulement  (  e'eft  tout  ce  que  je  veux  ) 
Si  Vous  vous  obftinez  â  reftcr  en  ces  lieux  , 
Si  vous  êtes  tôujouts  à"  vous-même  contraire, 
Si  rien  de  ce  deifein  ne  fautait  vous  diftraire  ? 
De  grâce  *  répondez. 

PHÏLOCTETE. 

Oui  ,  j'y  fuis  réfolu  j 
Réfolu  pour  jamais. 

PYRRHUS. 

Hélas!  j'aurais  voul* 
De  ce  cœur  trop  aigri  .fléchir  la  violeiice  y 
Mais  ii  vous  l'ordonnez ,  je  garde  le  filence. 

PH1LOCTEÎË. 
Tu  parlerais  erivain  :  traître*  ceft  bien  à  toi 
Qu'il  convient  de  prétendre  aucun  pouvoir  fur  moi* 
Va  5  trop  indigne  fiis  du  plus  iUuftrepère* 
Lorfqu'aujourd'hui  ta  fourbe  a  comblé  ma  miiere  ^ 
Tu  m'offres  des  confeils  !  ôte-toi  demies  yeux  j 
Va  retrouver  Ulyffe  c\  \s\  Grçç$  odieux, 


Û  P  H  ï  L  Ô  CT  ÊTËt 

Tu  n'échapperas  pas  *  ni  toi  5  ni  les  Atrides , 
Âù  célefte  courroux  qui  pôurfuit  les  perfides* 
Je  vous  ai  dévoués  aux  vengeances  des  Dieux  ; 
Qu'elles  tombent  fur  vous  s  ce  font  là  mes  adieui* 

PYRRHUS. 
Plus  d'imprécations,  plus  de  cris ,  ni  de  larmes» 
Connaiffez- mieux  Pyrrhus  5  ôc  reprenez  vos  armes. 

PHILOCf  ETE. 
Ëft-ce  un  piège  nouveau  qui  me  ferait  tendu? 

PYRRHUS, 
Recevez:  dé  mes  mains  ce  bien  qui  vous  eft  dû; 
Ne  craignez  rien  de  moi*  quand  je  viens  vous  le  rendre  £ 
Me  puniiTe  le  Ciel  »  fi  je  veux  vous  furprendre, 
PHILOGTETE, 
(  Se  levant  avec  joie  &  reprenant  fes flèches.} 
Je  reconnais  ton  fang  à  ce  noble  retour  my 
Ce  n'eft  pas  un  Syfiphe  à  qui  tu  dois  le  jour. 
Tu  viens  de  me  montrer  que  la  vertu  t'eft  chère , 
Que  la  gloke  t'anime  ,  3c  qu'Achille  eft  ton  père. 

PYRRHUS, 
Ah!  pour  fon  fils,  Seigneur  *  il  doit  être  bien  doux 
De  voir  que  ce  grand  nom  eft  ii  facré  pour  vous. 
Vous  avez  oublié  nia  faute  &  ma  faibleiïe. 
Eh  bien ,  s'il  eft  àinfi  ,-  fouffreZ  que  ma  |euneiTe> 
Inftruite  par  les  Dieux,  dicte  leur  volonté, 
Et  s  arme  contre  vous  de  leur  autorité. 
Seigneur*  il  eft  des  maux  dont  Une  loi  févère 
Nous  impofe  en  naiiTant  le  fardeau  néceiTaire^ 


T  MA  G  Ê  D  I  Er  % 

Pes  maux  donc  nul  mortel  ne  peut  être  exempté , 

Que  nous  fait  la  nature  &  la  fatalité. 

Mais  lorfque  nos  malheurs  font  notre  propre  ouvrage  ^ 

Lorfque  nous  repoufTons  la  main  qui  nous  foulage 

Rebelles  aux  confeils  8c  fourds  à  l'amitié  4 

Nous  devenons  dès- lors  indignes  de  pitié. 

Votre ame  eft  inflexible,,  elle  aigrit  fa  bleflfure; 

Les  avis  les  plus  chers  font  pour  vous  une  injure. 

Tous  les  foins  font  perdus  :  le  plus  fidèle  ami  , 

S'il  veut  vous  appaifer ,  vous  femble  un  ennemi. 

Je  parlerai  pourtant ,  6c  je  dois  vous  apprendre 

L'Oracle  que  fur  vous  les  Dieux  viennent  de  rendre^ 

Le  Troyen  Hélénus  3  ce  Prophète  facré , 

Sur  nos  deftins  communs  eft  par  eux  éclairé. 

Captif  entre  nos  mains,  il  nous  offre  fa  vie» 

Si  fa  prédiction  fe  trouve  démentie* 

Le  Ciel  vous  a  puni  :  c'eft  lui  dont  la  rigueur 

Sufcita  contre  vous  le  reptile  vengeur , 

Du  Temple  de  Chryfa  le  gardien  redoutable», 

Alors  que  profanant  l'afyle  inviolable 

A  fes  foins  confié  par  les  Dieux  immortels , 

Vous  alliez  y  porter  des  regards  criminels. 

Vous  ne  verrez  cefifer  le  fléau  qui  vous  frappe  y 

Qu'en  cherchant  parmi  nous  les  enfans  d'Efculape»^ 

Qu'en  prenant  llion  :  la  céielte  faveur 

De  fa  chute  entre  nous  a  partagé  Phonneur. 

De  tous  ces  grands  deftins  digne  dépoiitaire , 

Avez-vous  donc  aux  Dieux  quelque  reproche  a  faire.? 


U  F  H  IL*  OC  TE  TE, 

Ils  vous  offrent  y  Seigneur ,  les  plus  nobles  travaux  % 
Le  bonheur  x  la  victoire  êç  la  fin  de  vos  maux, 

PHILOCTETE. 

Pourquoi  traîné-je  encore  une  inutile  vieft 

Que  le  Ciel  dès  long-tems  devrait  m'avoir  ravie? 

Que  fàis^je ,  hélas  !  au  monde  où  je  n'ai  qu'à  foufFrir  } 

ïaut-ii  combattre  encpr  ce  que  je  dois  chérir  l 

Qu'un  mortel  généreux  qu'il  faut  que  je  révère  * 

M'adrefTe  cependant  une  vaine  prière  !; 

Pyrrhus,  épargne-moi,  ceiTe  de  m'àccufer ^ 

Va ,  mon  dernier  malheur  eft  de  te  refufer. 

Mais  ,  que  demandes-tu?  quelle  eft  ton  injuftice  ? 

Veux-tu  que  Philo&ere  à  ce  point  s'aviliiTe  ? 

Qu'il  reparaiffe  aux  yeux  des  mortels  indignés  % 

Couvert  de  tant  d'affronts  qu'il  aura  pardonnes? 

Où  porter  déformais  ma  honte  volontaire? 

Ce  fbleil  qui  voit  tout  %  ce  jour  qui  nous  éclaire  % 

Verrait-il  Philoclete  auprès  d'UlyfTe  afïis  ? 

Et  pourrai- je  d'Atrée  envifager  les  fils  ? 

Qu'en  puis-je  attendre  encore  ?  Ôc  fur  quelle  arTiirane^ 

D'un  avenir  meilleur  fondes-tu  refpérance? 

Sais-tu  quel  traitement  ils  me  gardent  un  jour  ? 

Va  3  de  ces  cœurs  ingrats  n'attends  point  de  retour.. 

Le  crime  Met  rit  lame  &  ne  conduit  qu'au  crime^ 

En  leur  faveur ,  dis-moi  a  quel  intérêt  t'anime? 

Je  dois  te.  ^avouer  ;  je  m'étonne  en  eifet 

Que  tu  ferves  les  Grecs  après  ce  qu'ils  t'eut  Sfaîç-, 


T  RAG  Ê'D  I  E.  %i 

Toi-même  me  Tas  dit ,  que  leur  lâche  infolence 
D'Ajax  &:  de  Pyrrhus  outragea  la  vaillance, 
Et  des  armes  d'Achille  ofa  priver  fon  fils  ; 
jEt  ton  bras  s'armerait  contre  leurs  ennemis  ! 
Garde,  garde  plutôt  le  ferment  qui  te  lie } 
Remène  Philo&ete  aux  bords  de  Theflalie  ; 
It  toi-même  à  Scyros ,  tranquille  &:  refpecté, 
LaiiTe  périr  les  Grecs  comme  ils  Font  mérité, 
.Ainfî  d'un  malheureux  tu  finis  la  misère  $ 
Ainii  dans  fon  rombeau  tu  confoles  ton  père  ; 
Et  tu  n'as  plus  la  honte  aux  yeux  de  l'Univers, 
JDe  refter  le  complice  &c  l'appui  des  pervers, 

PYRRHUS, 

C'eft  contre  vous  /Seigneur,  que  votre  voix  prononce, 
Le  Ciel  veut  vous  guérir  :  fa  clémence  l'annonce  ; 
Le  remède  eft  certain ,  Se  vous  le  rejetez  ! 

.  PHILOCTETE. 
LaifTe-les-moi  ces  maux  :,  je  les  ai  fupportés, 

PYRRHUS- 

Pyrrhus  eft  votre  ami, 

PHILOCTETE. 

C'eft  l'ami  des  Atrides, 
Tu  voudrais  me  traîner  au  camp  de  ces  perfides  , 
Où  de  tous  mes  malheurs  le  cruel  fouvenir  , . . . 

PYRRHUS, 

Il  les  vit  commencer  ,  il  hs  verra  finir  j 

Et  pour  vous  de  falut  il  n'eft  point  d'autre  voiç. 


ne  FHI  LOCT  ET  Ey 

PHILQCTETE. 
J£e  parle  plus  des  Grecs ,  ne  parle  plus  de  Troyç. 
Tous  deux  m'ont  trop  coûté  de  pleurs  &  de  tourment  ^ 
Je  ne  te  dis  qu'un  mot  :  j'ai  reçu  tes  fermens. 
Veux-tu  les  accomplir  ? 

PYRRHUS. 

Je  les  tiendrai  fans  doutç  % 
Malgré  tous  les  périls  qu'il  faut  que  je  redoute  %  , 
Dût  la  Grèce  en  fureur  contre  nous  deux  s'arme  r^ 

PHILO'CTETE. 
Va  ,  leiiF  relfentiment  ne  doit  pas  t'alarmer. 
Pyrrhus  aura  pour  lui  la  vertu  qui  le  guide , 
La  caufe  la  plus  jufte ,  &  les  flèches  d'Alcide. 

PYRRHUS. 
JLh  bien  donc  *  fuivez-moi. 

SCÈNE    I  V, 

PHILOCTETE,  PYRRHUS,  ULYSSE ,  Soldat*; 

de  la  fuite  d'UlyjJe. 

ULYSSE. 

JLii  on, ne l'efpcrez  pas,, 
Ulyfle  &  tous  les  Grecs  arrêteront  vos  pas. 
PHILOCTETE, 

Ulyflè!  attends ,  mes  traits  vont  punir  cet  outrage». 

PYRRHUS,/*  retenant. 
Ah!  gardez-vous  d'en  faire  un  fi  funefle  ufage* 
Vous  les  tenez  de  moi. 


T  R  A  G  Ë  DIE.  ty 

PHILOCTETE. 

Dans  un  fang  odieux 
LaifTe-moi  les  tremper .... 

PYRRHUS, 
Seigneur ,  au  nom  des  Dieux, . > 
(  Le  tonnerre  gronde.  ) 

Ecoutez,  leur  voix  parle*  entendez  le  tonnerre  t 
Leur  pouvoir  fe  déclare* 

PHILOCTETE. 

Oui ,  leur  jufte  colère 
M'encourage  à  frapper  nion  indigne  ennemL 

SCÈNE  Ve  &  dernière, 
PHILOCTETE,  PYRRHUS,  ULYSSE*' 

H  E R C  U L  E $  dans  un  nuage  lum'meux*     Soldats* 
HERCULE. 

it&.Rid:TE,  &  reconnais  Hercule  6c  ton  ami. 
Je  defeends  pour  toi  feul  de  la  voûte  éternelle. 
je  partage  des  Dieux  la  grandeur  immortelle. 
Tu  fais  par  quel  chemin  je  m'y  fuis  élevé: 
Par  les  mêmes  travaux  tu  dois  être  éprouvé. 
Ton  fort  eft  de  marcher  dans  les  fentiers  d'Âlcide-: 
Suis  ce  jeune  Héros  qui  s'offre  pour  ton  guide. 
La  Grèce  fur  tes  pas  conduira  fes  guerriers  , 
Et  le  fang  de  Paris  doit  teindre  tés  lauriers. 
Sa  vie  eft  dévouée  aux  fléchés  que  tu  portes* 
Du  coupable  Ilion  tu  briferas  les  portes* 


M    PHILOCTETE,  TRAGÉDIE* 

Pour  Pyrrhus  &  pour  toi  les  deftins  ont  gardé 
Ce  triomphe  éclatant ,  fi  long-temps  retardé. 
Allez  chercher  tous  deux  votre  commune  proye  ; 
Préfente  au  vieux  Pœan  les  dépouilles  de  Troye  j 
Mais,  lorfqu'enfon  palais  tu  rentreras  vainqueur  * 
Rapportant  dans  (Eta  le  prix  de  ta  valeur , 
Sur  le  tombeau  d'Alcide  ofFres-en  les  prémices  \ 
A  mes  flèches,  à  moi  tu  dois  ces  facrifices* 
Vas  ,  de  ta  guérifon  Efculape  eft  chargé. 
Rends  grâce  aux  Immortels  qui  t'auront  protégé* 
Honore-les  toujours  ;  ta  gloire  eft  leur  ouvrage  ; 
D'un  cœur  religieux  ils  chériffent  l'hommage  j 
Et  la  pure  vertu,  le  plus  beau  don  des  Cieux , 
Ne  meurt  point  avec  l'homme ,  &  fé  rejoint  aux  Dieu& 
(  //  remonte  dans  [on  nuage»  ) 
PHILOCTETE. 

Ô  voix  augufte  ëc  chère  ,  &  long-temps  attendue! 

O  voix  avec  tranfport  de  mon  cœur  entendue  1 

Je  vous  obéirai  :  tous  mes  refïentimens 

Doivent  être  effacés  dans  de  fi  doux  momens* 

Je  me  rends .,  c  en  eft  fait  :  fous  ces  heureux  aufpices  * 

Partons ,  brave  Pyrrhus ,  av.ee  les  vents  propices* 

RempluTons  le  deftin  qui  nous  eft  confié: 

Je  fers  3  en  vous  fuivant ,  les  Dieux  &  l'amitié. 

Fin  du  troifilmt  &  dernier  Aàt<