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Full text of "Philosophie de l'anarchie (1888-1897)"

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1 



v 



4 




PHILOSOPHIE 

DE L'ANARCHIE 



(1888-1897) 



L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de repro- 
duction pour tous pays, y compris la Suède et la Norwège. 

Ce volume a clé déposé au Ministère de l'intcrieur (section de la librairie) en 
avril 1897. 

A LA MÊME LIBRAIRIE 

Ouvrages déjà publiés 
dans la Bibliothèque Sociologique : 

1. — La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine. Un 
volume in- 18, avec préface par Elisée Reclus^ 5® édition. 
Prix 3 5o 

2. — La Société Mourante et l'Anarchie, parje^w Grave. 
Un volume in- 18, avec préface par Octave Mirbeau. (In- 
terdit. — Rare) . Prix 5 fr. 

3. — De la Commune a l'Anarchie, par Charles Malato. 
Un volume in- 18, 2® édition. Prix 3 5o 

4. — Œuvres de Michel Bakounine. Fédéralisme, Socia- 
lisme et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme. 
Dieu et l'Etat. Un volume in-i8, 2® édition. Prix. 3 5o 

5. — Anarchistes, mœurs du jour, roman, par John-Henry 
Mackay, traduction de Louis de Hessem. Un volume 
in-i8. {Épuisé.) Prix 5 fr. 

6. — Psychologie te l'Anarchiste-Socialiste, par A. Ha^ 
mon. Un volume in-i8, 2° édit. Prix 3 5o 

7. — Philosophie du Déterminisme. Réflexions sociales, par 
Jacques Sautarel. Un volume in-i8, 2® édit. Prix. . 3 5o 

8. — La Société Future, par Jean Grave. Un vol. in- 18, 
6^ édition. 

9. — L'Anarchie. Sa philosophie. — Son idéal, par Pierre 
Kropotkine. Une brochure in- 1^. 3® édition. Prix. i » 

10. — La Grande Famille, roman militaire, par Jean 
Grave. Un vol. in-i8, 3'' édition. Prix 3 5o 

11. — Le Socialisme et le Congrès de Londres, par A. 
ii/â!mo«. Un volume in-i8, 2*^ édit 3 5o 

12. — Les .Ioyeusetés de l'Exil, par Charles Malato. Un 
volume in-i8. 1^ édit. Prix 3 5o 

i3. — Humanisme Intégral. Le duel des sexes. — La cité 

future, par Leopold Lacour. Un volume in- 18, 2® édit. 

Prix 3 5o 

14. — BiRiBi, armée d'Afrique, roman, par Georges Darien. 

Un volume in- 18, i" édition. Prix 3 5o 

i5. — Le Socialisme en danger, par Doméla Nieiuvenhuis 

Un vol. in- 18, avec préface par Elisée Reclus. Prix. 3 5o 

Sous Presse : 

L'Individu et la Société, par Jeaii Grave. 

L'Evolution, la Révolution et l'Idéal anarchique, par 

Elisée Reclus. 
Sous l'aspect de la révolution, par Bernard Lazare. 
L'Etat, par Pierre Kropotkine, 



BIBLIOTHEQUE SOCIOLOGIQUE. - N- 16 

CHARLES MALATO 

PHILOSOPHIE 

DE L'ANARCHIE 

(1888-1897) 



PARIS 

P.-V. STOCK, ÉDITEUU 
AncLeuna Librairie TRESSE ft STOCK) 
8,9, ,0, .,, o»,.i!«ie 

PALAIK-KOKAI, 










* I 



P.-V. STOCK, ÉDITEUR, PARIS. 



DU MÊME AUTEUR 



De la Commune a l'Anarchie, i volume. 

(Bibliothèque Sociologique.) 
Les Joyeusetés de l'Exil, i volume. 

(Bibliothèque Sociologique.) 

RÉVOLUTION chrétienne ET RÉVOLUTION SOCIALE, I VOl. 



// a été tiré à part, de cet ouvrage, 5 exemplaires nu- 
mérotés à la presse^ sur papier de hollande. 



x^y^/v-/'- ^vo 



PREFACE 



En 1888, étant mon propre éditeur, je 
publiai sous ce titre « Philosophie de l'A- 
narchie» une étude qui, aujourd'hui, re- 
vue, corrigée et très considérablement 
augmentée, est livrée au public par l'é- 
diteur Stock, avec cette mention sup- 
plémentaire : 1888- 1897. 

Quelques-unes des propositions con- 
tenues dans ces fteges pourront paraî- 
tre, au critique, énoncées sous une forme 
trop péremptoirement affirmative. La 



VI PRÉFACE 

cause en a été l'impossibilité alors d'é- 
diter un gros volume et, par suite, To- 
bligation de résumer, beaucoup plus 
que la prétention à vaticiner. Cette ex- 
plication donnée, j'ai préféré conserver 
au livre son allure :. écrit en une période 
de vibration révolutionnaire, alors qu'im- 
médiate apparaissait la bataille, il fut 
plutôt une sorte de manifeste jeté en cou- 
rant pour montrer aux détracteurs que 
les anarchistes n'étaient point des vio- 
lents sans but, rués en une poussée aveu- 
gle d'esclaves ivres, mais bien des hom- 
mes ayant leurs conceptions, leur idéal 
et, n'en déplaise aux railleurs, leurs 
moyens pratiques. 

Charles Malato. 



1888 



«V MTT-Ar^'TI rr- -«j^-» •' î|jV" f «Tf-vT .V «V-TTi" '■•'> 



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PHILOSOPHIE DE UMME 



CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES 



Au sein de la révolution politique du 
siècle dernier, apparut le gei'me d'une ré- 
volution économique ultérieure. Jacques 
Roux, Chaumette, les Hébertistes et, plus 
tard, Babeuf avec ses amis, firent entendre 
le cri des revendications sociales. Ce socia- 
lisme hâtif, à peine compris par quelques- 
uns, ne pouvait triompher alors, mais, 
grâce a ces généreux précurseurs, il devint 
le mot d'ordre du siècle d'évolution qui 
suivit et, aujourd'hui, il tend à s'imposer. 

Tout indique qu'il en sera de même de 
l'anarchie : pressentie par Proudhon, affir- ' 



2 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

mée par Bakounine, entrevue plus distinc- 
tement depuis peu d'années et professée 
actuellement par un petit nombre d'adep- 
tes S elle aura sa part dans la révolution 
sociale imminente sans toutefois triom- 
pher. Mais, une fois le socialisme vain- 
queur, les efforts, les études se porteront 
vers cette nouvelle venue et, elle aussi, 
aura son tour. 

Et plus tôt qu'on ne le croit : la durée 
des évolutions humaines est singulière- 
ment abrégée. Il a fallu toute la nuit des 
temps pour que l'esclavage antique se 
transformât en simple servage, une suite 
de siècles pour que le servage aboutit au 
libéralisme constitutionnel, un seul siècle 
pour mener à l'éclosion du socialisme. On 
peut hardiment présumer que quelques 
générations suffiront pour arriver à un état 
où la hiérarchie gouvernementale sera 
remplacée par la libre association des indi- 

\. Depuis 1888, ce petit nombre « demi -quarte- 
ron », disait-on alors, a. singulièrement augmenté 
(1897). 



PHILOSOPHIE DE I/ANARGHIE 3 

vidus et de$ groupements; la loi, imposée 
à tous et de durée illimitée, par le con- 
trat volontaire ; l'hégémonie de la fortune 
et du rang par Tuniversalisation du bien- 
être et Téquivalence. des -fonctions, enfin 
la morale actuelle, toute d'hypocrite féro- 
cité par une morale supérieure découlant 
tout naturellement du nouvel ordre de 
chosesv^ 

Cela est l'anarchie : nous énonçons la 
cliose avant le mot pour ceux que les mots 
épouvantent. 

L'anarchie est le complément et, on peut 
bien reconnaître, le correctif du commu- 
nisme. Qu'on le veuille ou non, la marche 
des peuples civilisés vers un large commu- 
nisme est indéniable. « La démocratie 
coule à pleins bords », a dit Tocqueville. 
Or, vu en dehors du couvent et de la ca- 
serne, qu'est donc le communisme, sinon 
3a confirmation, l'aboutissant de la démo- 
cratie, la généralisation des intérêts, non 
pas politiques — la politique, cette hypo- 
crisie, est appelée à disparaître, — mais 



— _.. -.x- « .:. ^; 



4 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

de$ intérêts matériels, tangibles, qui font 
vivre, des intérêts économiques? 

C'est là le communisme moderne, " non 
plus sentimental et intuitif des tribus bar- 
bares, mais rationaliste et scientifique, 
qui, depuis Babeuf jusqu'à nos jours, a 
percé à travers les couches sociales, se pré- 
cisant de plus en plus, de Saint-Simon à 

Fourier *, de Fourier à Cabet, de Cabet à 
Karl Marx. 

Les ignorants, qui ne voient pas plus 
loin que l'écorce, sont surpris par les chan- 
gements qu'ils n'ont pas su prévoir, sem- 
blables au pilote qui, les yeux fixés sur la 
surface dormeuse de la mer, ne sent pas 
sourdre dans son sein les tempêtes pro- 
chaines. Vienne la révolution sociale, — et 
cela est affaire de quelques années seule- 
ment, — nombre de gens crieront au mira- 
cle, à l'imprévu. 

i , Bien que Saint-Simon et Fourier n'aient pas été 
des communistes, ils ont contribué à l'éclosion du 
communisme en développant puissamment l'esprit 
d'association, qui est l'essence même d'un commu- 
nisme libertaire. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 5 

L'humanité commence à avoir cons- 
cience d'elle-même ; la similitude et la soli- 
darité des intérêts, le besoin de jouir en- 
semble des découvertes, les promiscuités 
plus ou moins passagères, — le simple 
fait, par exemple, de voyager réunis en 
wagon ou en tramway — mènent au com- 
munisme. ' 

Mais, entendons-nous sur le mot, il y a 
communisme et communisme. Si, parmi 
les masses, se fait jour de plus en plus 
cette idée Socialisation des forces produc- 
trices, Sol, sous-sol, machines, c'est-à-dire 
non pas partage mais jouissance du patri- 
moine universel, maintenu inaliénable, les 
uns veulent un contrôle, une réglementa- 
tion émanant d'un pouvoir central, les 
autres, tout en admettant le concours de 
tous à la production, proclament l'autono- 
mie absolue de l'individu ; ces derniers 
sont les anarchistes. 

Le mot anarchie a été pendant longtemps 
pris en fort mauvaise part. De même que 
sou§ Louis XIV, les bourgeois du Marais 



6 PHILOSOPHIE DE I/ANARCHIE 

ne concevaient pas qu'il pût y avoir des 
Etats subsistant sans un monarque à leur 
tête, de même, sans s'en tenir à l'étymo- 
logie qui dit simplement : an arckib — 
absence de gouvernement, la pensée qu'un 
homme puisse être autonome, c'est-à-dire 
autre chose, qu'un pantin, mû par un autre 
homme, paraît renversante à ceux qui ont 
végété toute leur vie avec cette idée reçue 
de leurs ancêtres : // est indispensable 
qu'il y ait un gouvernement ^ c'est-à-dire une 
minorité d'individus chargés de mener la 
majorité et d^ penser pour elle. 

Et cependant quel homme de bon sens, 
de bonne foi, pourrait nier que la vraie 
liberté, cette -liberté dont on trace le nom 
sur les murs et que Ton cherche toujours 
à atteindre, consiste à être maître absolu 
de sa personne et de sa volonté, l'indépen- 
dance de chacun assurant naturellement 
l'indépendance de tous? 

La masse est inconsciente encore, nous 
dit-on; certes, pourquoi la flatterions-nous? 
son inconscience crève les yeux. Mais per- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 7 

pétuer les lisières qui l'enserrent, rempla- 
çant par des neuves les vieilles lorsque cel- 
les-ci sont usées, lui pétrir le crâne sur un 
modèle unique pour tous, est-ce le moyen 
d'assurer son émancipation morale? 

Quel est l'homme providentiel, le génie 
incomparable, qui pourrait se vanter de 
penser sainement pour tous? Et quant au 
gouvernement des assemblées, il vaut celui 
des individus isolés, avec peut-être plus 
d'indécision et de chaos. S'il est parfois 
moins despotique, c'est, non en vertu 
d'une moralité supérieure, mais parce que 
les intérêts s'y entrechoquant le neutrali- 
sent. 

En un siècle, la France a expérimenté à 

peu près tous les modes de gouvernement : 
monarchie absolue, monarchie constitu- 
tionnelle, république, consulat, empire, 
parlementarisme, dictature simple ou mi- 
tigée. Les résultats en ont-ils été, sinon le 
parfait bonheur — des charlatans pour- 
raient seuls le promettre — - du moins un 
sentiment à peu près général de bien-être 



8 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

suffisant, la conviction que plus n'était 
besoin de demander à la violence la con- 
quête des progrès ultérieurs? Nullement. 
Mêmes malaises sociaux : despotisme, cor- 
ruption, misère, prostitution morale en 
haut, physique en bas. Et, chaque fois, 
appel a dû être fait à ce médecin, redouté 
cependant, la révolution. 

De l'impuissance des modifications d'éti- 
quette gouvernementale à équilibrer et 
harmoniser les intérêts en lutte au sein 
d'une société dont les rouages essentiels 
demeuraient les mêmes, est née la concep- 
tion anarchiste. 

Les gens, et ils sont nombreux, même 
dans l'armée révolutionnaire, qui affectent 
de considérer l'anarchie comme l'emploi 
exclusif de la force brutale et non comme 
une philosophie raisonnée, très raisonnée, 
font simplement preuve d'ignorance ou de 
mauvaise foi. La force n'a ici qu'à être la 
subordonnée, l'appui du droit : on peut 
être un homme violent et un esclave. 

Les débuts un peu confus du parti anar- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 9 

chiste en France ne doivent en rien jeter 
de la défaveur sur les idées. Les groupe- 
ments d'avant-garde renferment toujours 
les meilleurs et les pires éléments : à côté 
des penseurs qui rêvent l'humanité heu- 
reuse et libre, il y a les batailleurs par 
amour de la bataille, les romantiques et 
les fruits secs qui se disent sommairement 
du parti le plus avancé parce que, selon 
eux, cela dispense d'étudier, les amateurs 
de paradoxes, parfois brillants et agréables 
à entendre pour ceux qui, habitués aux 
joutes d'écoles, ne s'effraient pas d'un mot 
mais, le plus souvent, dangereux pour la 
masse simpliste. Mais les années se pas- 
sent, les partis s'épurent, les idées se pré- 
cisent, les formules se clarifient. L'anar- 
chie, bien différente des systèmes morts-nés 
de Fourier et de Cabet, a tout un avenir de 
vitalité, parce qu'elle répond non à la con- 
ception d'un philosophe, mais à la marche 
des événements, à l'idéal des meilleurs et 
aux aspirations de tous. 

Ce qui détourne de l'anarchie un grand 

1. 



s.. 



10 PHILOSOPHIl^: DE L'ANARCHIE 

nombre de révolutionnaires français, c'est 
que la plupart, malgré leurs discours ima- 
gés et leur turbulence apparente, sont très 
routiniers. Tandis que d'autres, plus socia- 
listes que révolutionnaires, veulent impo- 
ser le système fruit de leurs recherches ^ 
les premiers, plus amoureux de l'action 
que de l'étude, en sont encore au fétichisme 
qu'on leur a inculqué pour les Géaiits de la 
Convention. Pour eux, les révolutions futu- 
res devront être calquées absolument sur 
celle de 92; il devra, chaque fois, y avoir 

\ . Les faiseurs de systèmes, qui ont leur utilité 
tant qu'ils se bornent à émettre des idées sans pré- 
tendre y soumettre leurs contemporains, éclosent à 
toutes les époques de fermentation. Dès que les cir- 
constances leur paraissent favorables, ils accourent, 
sortant de leurs poches décrets, projets de loi et 
plans de reconstruction sociale. En général, cepen- 
dant, ils s'clTarent lorsque souffle trop fort la tem- 
pête. C'est pour cela que depuis la période d'atten- 
tats anarchistes et de répressions gouvernementales 
i 892-05, ils ont à peu près rlisparu, après s'être fort 
agités vers l'époque où parut la première édition de 
ce livre; mais cette éclipse n'est que momentanée: 
on les verra revenir (1897). 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 11 

une Commune, un Comité de Salut public 
et quatorze armées, pas une de plus, pas 
une de moins; Robespierre et Saint-Just 
devront ressusciter et qui sait si ces pasti- 
cheurs ne pousseront Tamour de l'analogie 
jusqu'à vouloir porter leur tête sur le billot 
de la guillotine ! 

La grande erreur des esprits superficiels 
est de s'imaginer qu'après l'accomplisse- 
ment de leur idéal à eux, l'humanité n'aura 
plus d'idéal à poursuivre. C'est ainsi que 
les républicains opportunistes, traités d'exa- 
gérés par les monarchistes, traitent d'exa- 
gérés les républicains radicaux, lesquels 
décernent cette même épithète aux possi- 
bilistes, lesquels l'appliquent aux anar- 
chistes. 

On peut dire, sans crainte de paradoxe, 
que tout homme est à la fois le réaction- 
naire d'un autre homme et le révolution- 
naire d'un autre encore. Les conceptions 
les plus avancées n'ont été jusqu'ici que 
des étapes, des points de repère. Par exem- 
ple, de la famille à la tribu ou à la com- 



12 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

mune, de la commune à la province, de la 
province à la patrie, combien de modifica- 
tions et d'élargissements l'idée de groupe- 
ment n'a-telle pas reçu? Aujourd'hui, sor- 
tant du patriotisme, on marche au ra- 
cisme : panslavisme, panlatinisme, panger- 
manisme, et, au delà du racisme lui-même, 
c'est la notion A' humanité qui, déjà, com- 
mence à se former. 11 en est de même pour 
tout, et cette marche ascensionnelle des 
conceptions humaines, si elle doit nous 
rendre indulgents pour les arriérés, doit 
surtout nous empêcher de traiter d'uto- 
pistes, ceux dont les vues dépassent les 
nôtres. 

« Tout progrès, a dit Bakounine, suppose 
la négation du point de départ. » Toute idée, 
pouvons-nous dire, contient une négation 
destinée à disparaître tôt ou tard et une 
affirmation destinée à devenir la base d'une 
idée nouvelle. 

Ainsi, dans V\^k% ^^ patriotisme, le prin- 
cipe positif, réel indestructible est celui de 
solidarité ; la partie négative est celle qui 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 13 

montre comme des ennemis ou tout au moins 
comme des suspects, les hommes vivant 
de l'autre côté de la frontière. 

Ainsi, de la révolution de 89, ce qui est 
juste, logique et qui restera, c'est Taffir- 
mation des droits de l'homme, de la liberté 
de l'individu au sein de la société. Ce qui, 
au contraire, est faux et destiné à s'éva- 
nouir au souffle du progrès, c'est la consti- 
tution d'un fonctionnarisme oligarchique 
et l'établissement d'un despotisme plus 
dangereux que le despotisme monarchique 
parce qu'il est insaisissable et imperson- 
nel : celui de la loi. Les lois, considérées à 
tort comme la sauvegarde de la liberté, en 
sont au contraire les pires ennemies, puis- 
qu'elles enchaînent indéfiniment, non seu- 
lement les censés contractants, mais même 
des générations à venir et que ces lois, 
fussent-elles au moment de leur promulga- 
tion, justes, merveilleuses, divines, devien- 
dront forcément oppressives à une époque 
où les hommes, les mœurs et les idées au- 
ront changé, la mobilité incessante étant 
le propre de l'humanité. 



1^7^ 



14 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Il faut en finir avec cette fable de l'im- 
manité dominée et enchaînée par des prin- 
cipes éternels: patrie, religion, propriété, 
famille, mariage. S'ils sont immuables, 
leurs défenseurs n'ont pas à s'alarmer de 
nos attaques. Mais l'histoire nous montre 
qu'ils ont constamment varié selon les 
temps et les lieux. La patrie, où était-elle 
lorsque, aux débuts de Thumanité, nos an- 
cêtres vivaient dans des grottes obscures ? 
La religion n'existait pas davantage ; il n'y 
avait que l'ignorance des phénomènes na- 
turels qui devait, hélas ! faire passer l'homme 
par tant de phases : fétichisme, sabéisme, 
polythéisme, monothéisme, avant de lui 
faire entrevoir les. réalités de la philosophie 
expérimentale. 

La propriété a, tour à tour, été familiale, 
féodale, monarchique et individuelle. La 
famille a été patriarcale, matriarcale, des- 
potique selQU la forme grecque, romaine 
ou chrétienne. Le mariage a été amorphe 
(promiscuité), polygamique, monogamique, 
polyandrique (il l'est encore dans les îles 



PHILOSOPHIE DE l/AXAP.CHIE 15 

de la Sonde), indissoluble, dissohible ; les 
formalités qui l'ont accompagné ont varié 
à rinfini et sont devenues allaire de mode, 
rien de plus. 

Il en sera de même dans la révolution 
qui se prépare. Cette révolution sera avant 
tout socialiste ou pour être plus exact, 
communiste, le socialisme n'étant plus que 
l'hypocrisie du communisme * ; la marche 
constante des hommes et des choses nous 
y mène inévitablement. Mais on est effrayé 
à la pensée de ce que serait un commu- 
nisme codifié, ordonnancé par des législa- 
teurs dont chacun aurait son svstème fa- 

1. Si nous maintenons le mot, ce n'est pas sans 
faire encore expressément remaniuer que nous enten- 
dons par là le transfert à la société tout entière de 
la propriété des moyens de production et d'échange, 
le moyen d'assurer l'existence à tous, mais non l'as- 
sujettissement de la pensée individuelle à la pensée 
du plus grand nombre. Quant à la « prise au tas », 
préconisée par Kropotkine, c'est-à-dire à la main 
mise indistinctement sur les produits, nous y voyons 
surtout un expédient révolutionnaire pondant une 
lutte de quelques jours, et plus tard seulement une 
conséquence de la surabondance dans la production. 



16 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

vori duquel il ne voudrait pas démordre, 
système basé d'ailleurs sur de laborieuses 
études, mais où seraient tenus pour rien 
la volonté, le tempérament, les passions, 
en un mot, la liberté de chaque individu. 
L'anarchie, qui ne triomphera pas encore 
— malheureusement! — à la prochaine ré- 
volution, qui ne peut triompher parce qu'elle 
n'aura pas eu le temps de pénétrer les 
masses, que la succession des événements 
sera plus rapide que l'évolution des cer- 
veaux, l'anarchie sera le contrepoids indis- 
pensable pour empêcher la liberté de som- 
brer à jamais dans le débordement com- 
muniste, pour nous mener, en un mot, à 
un communisme de mœurs, non pas à un 
communisme de lois. 

Alors, on travaillera par conscience et 
aussi par habitude, comme on a l'habitude 
de se laver. On consommera à sa suffi- 
sance, sans rien gâcher, sans rien acca- 
parer non plus, parce qu'on aura la certi- 
tude que, la terre et les machines restant à 
tous, le lendemain les produits continue- 



■-i-Mir»,'^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 17 

ront à abonder dans les magasins com 
muns. 

L'appréhension, exprimée le plus sou- 
vent par d'oisifs jouisseurs, de voir les 
travailleurs se livrer à la paresse et aux 
excès, une fois qu'ils seront débarrassés de 
leurs patrons, est tout au moins exagérée. 
Il arrive fréquemment que ceux qui, man- 
quant de tout, se promettent des goinfreries 
folles le jour où ils auront de l'argent, de- 
viennent ce jour-là, très indifférents aux 
choses qu'ils convoitaient. 

Nous le répétons, l'anarchie absolue, 
idéal supérieur à tous les systèmes en isme, 
ne se réalisera pas au lendemain de la ré- 
volution sociale. Ce n'est pas une raison 
pour la nier, encore moins pour la combat- 
tre. 

A ne la considérer que comme un état 
extra-humain, — ce qui serait absurde, nul 
n'ayant qualité pour tracer une limite au 
progrès, — elle représenterait encore l'ef- 
fort incessant vers le mieux, le contraire 
de l'immobilisme qui marque la mort des 



18 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

sociétés. Pour avoir un peu, il faut deman- 
der beaucoup; sans- une revendication 
complète, excessive même, des droits de 
l'individu, l'individu classé, enrégimenté, 
étoulfera dans la masse, périra dans la col- 
lectivité, 

Rien ne serait plus criminellement ab- 
surde que de vouloir, au nom de l'égalité, 
forcer tous les hommes à travailler le même 
nombre d'heures, à absorber la même quan- 
tité de nourriture, les mêmes mets, à se 
vêtir des mêmes habits, sans tenir compte 
des diiFérences de tempérament, d'orga- 
nisation, d'âge, de goûts, d'habitudes. Au- 
tant vaudrait décréter que tous les hommes 
auront les cheveux bruns et \ mètre 65 cen- 
timètres de hauteur ! 

L'égalité, telle que la comprennent ces 
réglementateurs, n'est pas la vraie égalité, 
ce n'est qu'une égalité de surface, une éga- 
lité apparente. Les individus n'étant pas 
identiques, leur vie ne peut être soumise à 
des règles identiques. Le communisme doit 
se borner ù mettre la richesse sociale à la 



PHILOSOPHIE DE T/ANARGHIE 19 

portée de tous, sans permettre à quelques- 
uns d'accaparer ce qui est nécessaire au 
bien-être général, pas plus les machines, 
les mines ou les forêts que la lumière du 
soleil. 

Chose étrange, d'ailleurs, les écrivains 
socialistes contemporains ont tiré presque 
tous leurs arguments de l'état de l'indus- 
trie, phénomène contingent, accidentel, 
qu'un événement imprévu, une découverte 
quelconque peut modifier de fond en com- 
ble S et bien peu se sont appuyés sur l'eth- 

J. Par exemple, ravénément du petit commerce et 
de la petite bourgeoisie, favorisé par un pouvoir in- 
telligent, au détriment à la fois des grands capitalis- 
tes et du prolétariat, reculerait la révolution en recu- 
lant la concentration des capitaux ; en effet si cette 
concentration se poursuit, le jour où la fortune pu- 
blique sera possédée par quelques centaines d'indi- 
vidus (les grands capitalistes), au lieu d'être par plu- 
sieurs milliers (les petits capitalistes) le peuple sera 
forcé de s'insurger. De même, l'emploi d'une nou- 
velle force motrice supprimant le grand outillage, la 
S'mplification d'appareils compli(ju(;s et coùteuv., 
pourraient changer l'état de l'industrie. Et, cepen- 
dant, le communisme resterait le point de mire de 



20 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

nologie, sur la connaissance des races, sur 
la tendance, les affinités, le passé histori- 
que des peuples. 

En dépit des rapprochements et des fu- 
sions qui tendent heureusement de plus en 

plus à supprimer les frontières, chaque 
race a conservé un mode de vivre et de 
penser qui constitue son originalité, son 
génie. Si les Allemands systématiques à 
l'excès, offrent prise à un communisme au- 
toritaire, à un socialisme d'Etat, les Latins, 
eux, plus mobiles et plus légers, ont de 
grandes tendances vers l'anarchie ; l'insta- 
bilité des gouvernements modernes chez 
les Français et les Espagnols, les révolu- 
tions populaires des républiques italiennes 
du moyen-âge en sont une preuve irréfuta- 
ble. 

Autonomie et fédération sont les deux 
grandes formules de l'avenir. Dorénavant, 
la plupart des mouvements sociaux seront 

noire évolution actuelle, parce que l'esprit d'associa- 
tion se dt^veloppe de plus en plus. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 31 

orientés dans cette direction ; toutefois, 
tous les peuples ne marcheront pas du 
même pas vers ce but. 

Le mélange de races différentes (la celti- 
que, la latine, la germaine) a fait de la 
France, par excellence, une terre d'expéri- 
mentation. Or, en France, les socialistes 
qui ne relèvent ni des bureaux de bienfai- 
sance ni du pape se divisent actuellement 
en : 

Possibilistes ou modérés, 

Marxistes ou révolutionnaires autori- 
taires, 

Anarchistes. 

11 convient de laisser en dehors de cette 
énumération les indépendants * qui forment 
non une école mais des groupements d'u- 
nion dont les membres se rattachant à telle 
ou telle secte, et les blanquistes qui, n'ayant 
aucun corps de doctrines et cherchant avant 
tout à conquérir le pouvoir, plutôt pour 

i. Néanmoins, un grand nombre d'indépendants, 
autrefois rapprochés des marxistes, ont évolué sen- 
siblement vers l'anarchie. 



23 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

faire des réformes politiques que pour ré- 
volutionner l'ordre social, sont, S3lon les 
circonstances, tantôt avec les marxistes, 
tantôt avec les bourgeois radicaux K 

Chacune de ces tt*ois écoles coexistantes 
semble correspondre à une race différente, 
s'adapter à son état d'esprit ou de ma3urs. 
Certes, il faut se défier de toute classifica- 
tion, cependant, il est difficile de ne point 
constater que le possibilisme a pris racine 
surtout parmi les agglomérations celtiques, 
se propageant en Belgique avec le parti 
ouvrier, entraînant la Grande Bretagne, 
cette terre mi-celtique mi-saxonne, par des 
associations (coopératives, trades unions) 
analogues à celles qui composent en France 
l'armée du socialisme réformiste. Il appa- 

1. Depuis l'époque où ces lignes ont été écrites, le 
mouvennent boulangisle a fractionné en deux camps 
le parti blanquiste. Quelques-uns de ses chefs, écœu- 
rés ou lassés, se sont retirés, les autres ont perdu de 
leur influence. A la vérité, restent des militants actifs 
mais qui semblent s'acheminer vers la révolution 
plutôt sous leur propre impulsion que sous la direc- 
tion des anciens leaders (1807). 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 23 

raît non moins clairement que, tandis que 
le marxisme, doctrine d -importation, s'a- 
dapte aux allures allemandes, l'anarchisme 
dans sa spontanéité, dans sa fougue, dans ^ 
son idéal plus brillant, reflète l'esprit des 
modernes latins. 

Il y a loin, certes, des enthousiasmes 
méridionaux à l'esprit froidement analyti- 
que de l'Anglais; celui-ci, en général, pé- 
nétré de loyalisme aborde les questions par 
leurs détails immédiatement réalisables. 
Malgré cette différence. énorme, l'anarchie, 
sous sa forme la plus précise, la plus prati- 
que, celle de groupement libre, a en 
Angleterre tout un avenir, car le sentiment 
de l'individualité y existe, bien moins com- 
primé qu'ailleurs par les institutions, et 
l'esprit d'association est également déve- 
loppé. Quant au tempérament révolution- 
naire, il l'est beaucoup moins et, i)]us d'une 
fois, ce sont les éléments étrangers irlan- 
dais, émigrés latins ou germains qui, bien 
que peu nombreux, ont donné au mouve- 
ment social sa véritable orientation. 



24 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Les socialistes allemands, doctrinaires et 
amourei\x de l'autorité, — car l'esprit de 
militarisme et de hiérarchie les a pénétrés 
— seront sans doute de violents révolution- 
naires. Impitoyables destructeurs de l'ordre 
actuel, ils lui substitueront un commu- 
nisme scientifique, disent-ils, mais lourd, 
qui donnera aux travailleurs, groupés sous 
la tutelle de l'Etat, plus de bien-être que 
de liberté. 

Moins profond peut-être, moins exact à 
coup sûr, d'une fantaisie plus ailée, l'es- 
prit mobile, léger des Latins ne se prêtera 
jamais à la prolongation d'un communisme 
de caserne fonctionnant à la prussienne. 

Au lendemain de la révolution sociale, 
révolution qui, avec des phases diverses, 
peut durer dix ou douze ans, il est présu- 
mable que, des tendances diverses, doctri- 
naires et libertaires, se formera une résul- 
tante, un modus vivendi qui, s'il n'est pas 
encore l'anarchie, protégera toutefois l'auto- 
nomie individuelle contre l'oppression de 
la commune ou de-la corporation. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 25 

Rien n'est plus tyrannique qu'un par- 
venu, qu'un être fraîchement émancipé. 
Débarrassée du joug de l'Etat, il est proba- 
ble que la Commune * cherchera à régenter 
les corporations; qu'à leur tour, celles-ci 
n'auront pas toujours un respect suffisant 
de la liberté individuelle. 

Un tel organisme, disons le mot, un tel 
gouvernement, pourrait être plus oppressif 
que celui de l'Etat, parce qu'il serait un 
maître plus immédiat. 

C'est en sens inverse qu'est appelée à se 
former une société harmonique : le point 
de départ sera non plus l'Etat, être fictif, au 
nom duquel des lois aveugles régissent des 
millions d'êtres dissemblables de tempéra- 
ment, de goûts et de caractère, mais l'indi- 
vidu, — l'individu qui est le germe de 

i. Nous entendons ici non la Commune anarchiste 
idéale, mais la Commune qui naîtra au lendemain de 
la révolution et qui, sorte de Conseil des corporations, 
jouira d'une autorité dont elle sera fatalement portée 
k abuser si la masse des travailleurs ne prend soin 
de la maintenir dans ses attributions. 

2 



I 






26 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

rhumanité, qui est, à lui seul, un micros- 
comte. — un petit monde — et qu'on ne 
doit pas plus écraser au nom de la majorité 
du peuple qu'au nom du souverain. Sauf en 
période de lutte, où les nécessités amène- 
ront les plus libertaires à faire de la pres- 
sion et de l'autoritarisme, — prétendre le 
contraire serait aveuglement ou hypocrisie 
— le droit collectif n'est respectable qu'au- 
tant qu'il est l'expression du droit indivi- 
duel, autrement il n'est que la plus tyran- 
nique des abstractions. 

Quoi qu'on ait dit, communisme et 
individualisme ne sont pas forcément deux 
termes inconciliables : au contraire, l'un 
renforce l'autre. L'avenir montrera que 
l'individu peut fort bien vivre libre au sein 
de la communauté. 

Jusqu'à ce jour la vie des sociétés s'est 
passée en oscillations entre le communisme 
et l'individualisme. Privés de contre-poids, 
ils deviennent généralement, l'un trop 
étoulfant pour que la personnalité humaine 
puisse le supporter impunément, l'autre 



J 



r'*g^'^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 27 

férocement égoïste et écrasant les plus fai- 
bles. Cet excès appelle chaque fois une réac- 
tion. Actuellement la réaction se prépare 
dans le sens du communisme. Mais si celui- 
ci une fois les grandes secousses passées, 
ne s'équilibrait pas, avec la liberté indivi- 
duelle, les revendications en faveur de cette 
dernière acquerraient bientôt une force ir- 
résistible. D'autant plus irrésistible que, la 
vie matérielle étant garantie, la vie intellec- 
tuelle et morale deviendrait plus intense, 
partant plus exigeante. 

L'insiibordination latine*, faite plus sou- 
vent encore du besoin d'expansion que de 
vrai libertarisme, apparaît il faut le recon- 
naître en dehors de tout préjugé patrioti- 
que, -— nécessaire pour contrebalancer les 

i. Quoi qu'en puissent dire des écrivains comme 
Félix Pjat, il est évident que les Latins que n'ont pas 
abrutis la misère et le fanatisme ont très développé 
le souci de leur liberté individuelle; leur indiscipline, 
si souvent critiquée, en est la preuve, pans l'anti- 
quité si les Germains furent plus libertaires que les 
Latins, c'est qu'ils étaient encore barbares; en se ci- 
vilisant, ils sont devenus plus autoritaires. 






28 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

instincts hiérarchiques des Allemands qui, 
très prolifiques, pourraient, à un moment 
donné, par suite de leur nombre, exercer 
sur les autres nations une prépondérance 
qui, pour être pacifique, n'en serait pas 
moins lourde. Du scientifique pays de Goe- 
the et de Schiller, les Hohenzollern ont fait 
une caserne, et même le socialisme y a re- 
vêtu une forme cassante : Liebknecht semble 
parfois parler comme Frédéric IL Peut-être 
est-il heureux que derrière la race germaine 
qui, au plein apogée de sa force, semble 
destinée à submerger le vieux monde Jatin, 
se dresse la race slave, encore neuve, encore 
barbare mais qui, au déclin du xx® siècle, 
alors que les Latins seront endormis et les 
Allemands épuisés, surgira à son tour et 
fera briller sur l'Europe une civilisation 
bien supérieure à toutes les précédentes et 
dont le poète Pouschkine, l'écrivain Tolstoï 
les penseurs Bakounine, Herzen, Kropo- 
tkine auront été les brillants précurseurs. 
Saint-Pétersbourg sera alors à Paris ce que 
Paris aura été à Athènes. Cette civilisation 




1 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE S9 

légère, ailée, profondément humaine, com- 
binant avec le sentimentalisme slave, l'art 
grec, la force latine et le génie allemand, 
s'épanouira sans entraves dans un pays 
destiné vraisemblablement à passer 'pres- 
que sans transition de l'autocratisme le 
plus absolu à l'entière liberté. 

Dans l'histoire de l'humanité, on voit les 
races et les institutions sociales se dévelop- 
per parallèlement. Chaque peuple, prenant 
sa place dans la série des évolutions, ap- 
porte son contingent de faits et d'idées, 
jette une semence à l'avenir. De même que 
la Grèce nous a légué l'art et Rome l'Etat, 
— un mal qui a été nécessaire pour com- 
battre et vaincre la féodalité gothique; — 
que les barbares eux-mêmes ont revivifié 
l'Europe en proie à la pourriture du Bas- 
Empire, de même, il semble que, successi- 
vement, la France soit destinée à donner à 
l'Europe les premières notions de républi- 
canisme, l'Allemagne à organiser le com- 
munisme autoritaire, la Russie à faire pré- 
valoir l'anarchie. 

2. 



30 PHILOSOPHIE DE î/AXARCHIE 

La victoire de Tidée républicaine corres- 
pondant avec la suprématie de la France, 
a été le terme de l'évolution du xviii® siècle. 

A la fin du xixe, le triomphe du commu- 
nisme concorde avec l'hégémonie de l'Alle- 
magne. 

Le siècle prochain sera le siècle de la 
Russie, cela est hors de doute, et quel sera 
alors le but de l'évolution ? Cette idée, au- 
jourd'hui naissante et encore mal comprise 
parce que la misère a abruti les masses : 
l'anarchie. 

Les Russes qui, bien que vivant sous un 
gouvernement du moyen-âge, mordent à la 
civilisation du xix« siècle, s'imprègnent 
particulièrement de l'esprit français et voient 
se développer hors de chez eux des institu- 
tions et des régimes différents, n'auront 
pas besoin, lorsque tombera leur dernier 
tzar, de passer par les mêmes phases que 
les Occidentaux \ Instruits par nos vicissi- 

i. Ces lignes, faut-il le rappeler, étaient écrites 
cinq ans avant la conclusion de Talliance franco- 
russe. Pour bon nombre de réactionnaires français, 



PriILOSOPIITR DE L'ANAIIGHIK 31 

tudes et vivant do- la vie de leur époque, 
ils iront droit au but. Tandis que, dans les 
campagnes, l'esprit de sociabilité, entretenu 
par la vie du mir ^ les fait communistes, 
dans les grandes villes, le besoin de liberté 
qu'ils ressentent de plus en plus à mesure 
qu'ils s'occideritalisent les prépare à devenir 
entièrement anarchistes '-. 

le tzar est le gendarme appelé de tous leurs vœux 
qui pourra vaincre la révolution sociale. Mais en de- 
hors du tzar, il y a aujourd'hui cent vingt millions 
de Russes, chez lesquels s'éveille la conscience hu- 
maine : la tendance des peuples est plus forte que la 
politique des dirigeants (1897). 

\. Commune agricole analogue à l'ancien clan cel- 
ti |ue et au mark germanique, où la terre, considé- 
rée comme un capital inaliénable, est répartie pério- 
diquement entre les diverses familles. 

"2. Cette affirmation peut faire sourire; les indul- 
gents se borneront peut-être à montrer que la plu- 
part des nihilistes en vue, ceux qui parlent dans les 
Congrès, maintenant que la période d'action terroriste 
est suspendue, se réclament de l'étiquette démocrate- 
socialiste. Nous leur répondrons que ce sont là tour- 
nois ayant certainement une publicité momentanée 
mais nullement une influence éducatrice comparable 
à celle de Kropotkine, et de Tolstoï lequel, en dépit 



3â PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Un jour viendra où les peuples européens 
se trouveront face à face avec la race jaune 
réveillée de sa léthargie. Sans qu'il soit 
besoin de- guerres ou de conquêtes, par le 
seul fait d'une expansion inévitable, cinq 
cents millions d'inconscients à face hu- 
maine prosternés devant leurs dragons et 
leurs idoles, léchant la poussière aux pieds 
de leurs rois, remplaçant la femme par 
l'homme et la philosophie par le monosyl- 
labisme, menaceront de déborder sur l'Eu- 
rope. Ce sera un choc redoutable ; si nos 
petits-fils n'ont pas ce levier puissant, la 
conscience et la liberté de l'individu, com- 
ment pourront-ils réagir contre un nouveau 
moyen-âge, endiguer le torrent et faire 
triompher la civilisation ? A la suprématie 
du nombre qu'opposer sinon l'inviolabilité 
de l'être ? Comment combattre le fléau des 
vieux préjugés, des vieilles religions qui 
ont momifié l'Orient, le bouddhisme, frère 
du christianisme, si ce n'est par l'impitoya- 

de ses tendances mystiques, fait presque toujours œu- 
vre d'anarchiste. 



,- igT» -«■"--■- -•- ^T"-" 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 33 

ble rationalisme de la science, qui, déli- 
vrée de toute entrave officielle, aura pris 
un prodigieux essor ? Et à l'adoration de 
Dieu et du maître, par quoi répondre, si ce 
n'est par l'affirmation tout anarchiste : «Ni 
Dieu ni maître ! » 



1 



RELIGION ET PATRIE 



Les écrivains bourgeois, qui ramassent, 
pour les jeter à la tôte de leurs adversai- 
res, toutes les stupidités courantes, tous 
les clichés usés, accusent les socialistes de 
vouloir détruire indistinctement religion, 
patrie, famille, propriété, arts et sciences 
Ces reproches s'adressent surtout aux anar- 
chistes qui, différents des socialistes parle- 
mentaires, repoussent tout palliatif. 

Examinons ces imputations : nous ver- 
rons que les unes sont justement fondées, 
les autres erronées. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 35 

La religion ? 

Il n'est pas sans étrangeté de voir les 
voltairiens qui ont supprimé Dieu pour 
leur usage personnel, préconiser son main- 
tien ou même son invention pour l'usage 
du peuple. « A celui-ci, estiment-ils, il 
faut, ainsi que pour les enfants (et le peu- 
ple est-il autre chose qu'un éternel enfant) 
une religion »... Ils n'ajoutent pas mais ils 
pensent : « qui fasse supporter patiemment 
aux damnés de ce monde leur enfer terres- 
tre en leur montrant au bout de cet enfer 
un paradis imaginaire. » 

Les anticléricaux bourgeois de la troi- 
sième* république, beaucoup plus préoccu- 
pés de conquérir le pouvoir que de défricher 
les intelligences populaires, n'abordèrent 
la question que par ses très petits côtés, 
combattant le culte officiel non dans son 
essence constitutive, mais seulement dans 
sa forme accessoire et à travers la vie de 
ses ministres, hommes ni meilleurs ni pi- 
res que d'autres. Ils attaquèrent le curé, 
ce qui eût été excellent s'ils se fussent 



36 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

donné la peine d'aller jusqu'au bout et de 
présenter, à la place du vieux mythe im- 
posé aux esprits, la vérité scientilique mise 
à la portée des moins subtils. Au lieu de 
cela, ils se bornèrent à des pasquinades, 
ridiculisant la soutane pour glorifier le tri- 
corne du gendarme et souvent reprochant 
au christianisme les seules choses qu'il eut 
de vraiment respectables, son primitif cri 
de révolte contre l'oppression sociale, son 
affirmation de la solidarité humaine. 

Il est juste de séparer dans le christia- 
nisme, comme dans le boudhisme ou tout 
autre culte devenu officiel et conservateur 
avec l'âge, ce qui, initialement, fut revendi- 
cation généreuse de ce qui plus tard devint 
spéculations intéressées, ergotages ou folie. 

Les croyances religieuses basées soit sur 
l'observation superficielle des phénomè- 
nes naturels, soit sur l'ambition de faire 
prédominer une caste aux dépens de la 
masse ignorante, soit sur les conceptions 
personnelles d'un réformateur, conceptions 
qui, originairement, ont pu être sincères 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 37 

mais cessent peu à peu de se trouver en 
harmonie avec les progrès de Tesprît hu- 
main et les mœurs de Tépoque, ont été de 
tous temps les fléaux de l'humanité K Tous 
les dogmes sont appelés à être remplacés 
par la philosophie, édifiée sur les bases du 
rationalisme scientifique. 

C'est une erreur grossière, digne au plus 
de M. Prudhomme, de croire que les reli- 
gions ont été inventées tout d'une pièce. 
Elles ont été créées peu à peu par l'igno- 
rance des foules, puis condensées, entrete- 
nues et exploitées par des charlatans. De 

i . Le bouddhisme et le christianisme, ces deux 
religions qui ont tant de rapports et qui, au début, 
ont été, sans contredit, réformatrices, ont abouti, le 
premier, à la momilication de l'Orient, en exaltant 
le désir de l'anéantissement, le nirvatia; le second à 
rinquisition, au moyen âge, à la monstrueuse tyran- 
nie des papes. Le protestantisme, progrès à sa nais- 
sance, n'a pas tardé à constituer une religion hypo- 
crite et égoïste comme la société moderne à laquelle 
il convient admirablement, religion devenue plus 
redoutable que le catholicisme, parce que, plus jeune 
et en apparence moins stupide, elle a plus de vitalité. 

3 



I 



38 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

radoration de la matière brute ou animée 
(fétichisme), Tliomme s'est élevé à Tadora- 
tion des forces naturelles, Teau, le feu, le 
vent, les astres (sabéisme), puis il leur a 
supposé des moteurs conscients qu'il a 
qualifiés du nom de dieux (polythéisme) ; 
enfin, réduisant de plus en plus le nombre 
de ces dieux en augmentant leur puissance, 
il est arrivé à n'en admettre qu'un seul 
(monothéisme). Aujourd'hui, on s'aperçoit 
que les phénomènes, aussi bien moraux 
que physiques, sont l'œuvre, non pas d'une 
volonté suprême, indépendante, mais d'un 
enchaînement de faits qui se déterminent 
les uns les autres, au point que, raison- 
nant sur un ensemble de faits connus, on 
peut en déduire ce qui résultera : une mai- 
son est épargnée par la foudre, non par 
suite de la protection divine mais parce 
que son toit est muni d'un paratonnerre ; 
une nation sera vaincue, non par l'effet du 
courroux céleste, mais parce que ses ar- 
mées sont inférieures à celles de l'ennemi 
ou manquent d'officiers expérimentés. De 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 39 

même qu'on prédit qu'un homme mangeant 
outre mesure étouffera d'indigestion , qu'un 
temps sec amènera une mauvaise récolte 
ou que, dans telle circonstance, un indi- 
vidu nerveux agira différemment d'un lym- 
phatique, de même, on conclut que tel fait 
s'est passé pour tel motif relié lui-même à 
une cause plus éloignée. Lés lois naturel- 
les, qui sont simplement la manière d'être 
des corps, éliminent donc de plus en plus 
ridée de Dieu. 

Les socialistes non anarchistes qui, ne 
comprenant pas que leur société idéale ne 
peut s'établir que sur la destruction com- 
plète de la société actuelle, ont commis la 
faute de s'engager dans l'engrenage parle- 
mentaire, seront aussi impuissants contre 
la religion que l'ont été les républicains 
radicaux qui, après avoir promis la sépara- 
tion de l'Eglise et de l'Etat, la suppression 
du budget des cultes et le retoui:à la nation 
des biens accaparés par les congrégations 
religieuses, n'ont pu exécuter aucun des 
points de leur programme. De concessions 



40 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

en concessions, d'ajourïiements en ajourne- 
ments, les socialistes parlementaires lais- 
seraient toutes choses en Tétat. Seuls les 
anarchistes, qui ont pris pour eux la de- 
vise de Blanqui: Ni Dieu, ni maître, résou- 
dront le problème, non en séparant, mais 
en supprimant l'Eglise et TEtat. 

La pensée a tué la foi, toutes les religions 
sont irrévocablement condamnées *. 

Le christianisme se meurt ; né dans l'O-' 
rient, il n'a jamais pu y prendre racine ; 
l'islamisme lui faik échec en Afrique ; en' 
Europe et en Amérique, il perd du terrain 
de jour en jour. Il ne lui reste à recruter 
que les peuplades primitives de l'Océanie, 
condamnées à la disparition dans un bref 
délai. 

1 . N'a-t-on pas naguère assisté à ce fait d'un haut 
comique, le sultan, chef de rislamisme, priant le 
pape, chef du catholicisme de se réconcilier avec le 
prince de Bulgarie, coupable de complaisances schis- 
matiques et de lui permettre de faire ses pâques ; et le 
pape se rendant à requête de son concurrent î 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 41 

L'islamisme, d'autre part, ne peut con- 
venir aux nations civilisées. Il a encore de 
longs jours assurés en Afrique et dans 
l'Inde, mais le moment viendra où l'indus- 
trie et la science auront pris définitivement 
possession du pays des Mille et une nuits : 
ce jour-là, l'islamisme aura vécu. 

Le judaïsme ne fait pas de prosélytes ; 
bien au contraire, ses adhérents l'abandon- 
nent pour devenir libres-penseurs et athées. 
Cette religion s'éteindra doucement. 

Le brahmanisme, bien que comptant 200 
millions de fidèles, se débat difficilement 
contre l'islamisme professé par 50 millions 
d'Indous. Le jour où de grands change- 
ments sociaux, rendus de plus en plus 
inévitables par la rivalité des Anglais et 
des Russes, se produiront dans l'Asie cen- 
trale, le brahmanisme s'effondrera. 

Le bouddhisme renferme, au fond, une 
conception de panthéisme matérialiste, mais 
l'ignorance et la superstition n'ont pas tardé 



42 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

à l'altérer profondément. Moins tyrannique 
que le brahmanisme contre lequel il eut à 
soutenir des luttes terribles, il mène cepen- 
dant au mépris de la vie humaine et du 
progrès. Professé par l'immense majorité 
de la race jaune, il se trouvera, dans un 
siècle, en contact avec le matérialisme 
scientifique qui aura enterré le christia- 
nisme. Nul doute que, dans ce duel, la vic- 
toire restera à la pensée libre. 

Une religion plus terre à. terre, celle de 
la patrie, s'est, depuis un siècle surtout, 
substituée à la vieille foi, tombant peu à 
peu en désuétude. On a vivement reproché 
aux anarchistes de s'attaquer à l'une comme 
à l'autre; avant d'aller plus loin, il est né- 
cessaire de s'entendre. 

Tout d'abord, il est évident que rien n'est 
plus absurde que de haïr un homme parce 
qu'il est né sur la rive droite de tel fleuve 
plutôt que sur la rive gauche. Prétendre 
qu'un habitant de Paris sente son cœur se 
dilater à Rayonne et se resserrer à Saint- 



PHILOSOPHIK DÉ L'ANARCHIE 43 

Sébastien est le comble de l'absurde et Ton 
se demande comment une pareille folie peut 
encore trouver des adeptes. La nature hu- 
maine, non moins que la logique; proteste 
contre un raisonnement aussi barbare : 
qu'un individu tombe dans la Seine, les 
courageux citoyens qui risqueront leur vie 
pour sauver la sienne n'iront pas s'enquérir 
s'il est Français ou Allemand, ils ne ver- 
ront en lui qu'un homme, 

Génois et Vénitiens appartiennent au- 
jourd'hui à la même patrie ; il n'en était pas 
de même au moyen-âge. C'était au nom de 
la patrie que les Doria et les Dandolo se 
faisaient la guerre et c'est au nom delà 
même abstraction que]les Génois mouraient, 
en 1866, à Custozza pour arracher Venise 
au joug autrichien l 

Et ces habitants de Tiflis et de Khiva, 
jadis ennemis de la Russie, aujourd'hui 
combattant pour elle I Tout cela ne prouve- 
.t-il pas que l'idée de patrie, si restreinte à 
son début et encore aujourd'hui tout étroite. 



44 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

finira, en s'élargissant, par se fondre dans 
celle d'humanité ? 

L'humanité, dans son développement, a 
toujours élargi de plus en plus le cercle où 
elle était primitivement parquée. Au grou- 
pement familial \ imposé par les besoins 
physiologiques et la nécessité de reproduc- 
tion, a succédé la tribu chez les nomades, 
la cité chez les sédentaires. Cette forme, qui 
a duré longtemps, qui dure encore chez les 
moins civilisés, a fait place aux fédérations 
chez les peuples les plus libres, à l'Etat 
chez les autres. Au moyen-âge, la France 
n'existait pas moralement ; elle était rem- 
placée par riIe-de-France, la Champagne, 
la Bourgogne, la Flandre, la Normandie, etc.; 
quatre-vingt-neuf vint, qui rompit les bar- 
rières et, de toutes ces provinces, différentes 
de mœurs, d'idiomes, de lois , longtemps 

i. Ce groupement arriva à comprendre presque 
partout, non seulement la famille immédiate formée 
des parents et des enfants, mais aussi des groupes 
apparentés {gens chez les Latins, clan chez les Cel- 
tes, mark chez les Germains, etc.) 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 45 

ennemies mortelles les unes des autres, fit 
une nation, une patrie. 

C'était là un immense progrès, et il fal- 
lut la défendre, cette patrie, contre les des- 

I 

potes du dehors, les réactionnaires et les 
immobilistes du dedans, qui voulaient main- 
tenir l'ancien morcellement. Aujourd'hui, 
les immobilistes s'appellent des patriotes et 
les disciples des patriotes d'alors, dévelop- 
pant l'idée primitive, sont des cosmopoli- 
tes K 

Il est deux manières de nier la patrie : 
l'une étroite, barbare, irréalisable d'ailleurs, 
qui serait de vouloir le dépècement d'un 
pays unifié par la langue et un ensemble 
de mœurs, ce serait le retour au provincia- 
lisme, au moyen-âge ; l'autre, noble, géné- 
reuse, juste d'ailleurs, parce qu'elle est 

i. Ou internalionalisles. Depuis 1888, époque à la- 
quelle furent écrites les lignes ci-dèssus, certains jé- 
suites de robe courte, poursuivant un but facile à 
comprendre, se sont efforcés de faire tomber en 
discrédit le mot « cosmopolite » (pour discréditer en- 
suite l'idée) en l'appliquant tout spécialement aux 
loups-cerviers de la finance (1897). 

3. 



m^ 



46 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

conforme au mouvement des choses, qui 
est de préconiser la fédération des peuples 
libres, constituant une patrie unique, sans 
rivale *. 

On peut objecter que la fusion de tant 
d'éléments ethniques différents ne se fera 
pas du premier coup. Il est vraisemblable 
que les premières à se grouper entre elles 
seront les nations de même race ayant des 

i . Le principal sinon le seul obstacle à la fédéra- 
tion des peuples, c'est l'existence des gouvernements 
même républicains. Ainsi, par suite des intérêts de 
la classe capitaliste et gouTernemcntale, les Républi- 
ques de l'Amérique latine, quoique de même race et 
de même langue, sont souvent en guerre les unes 
contre les autres. Croit-on qu'une république univer- 
selle pourra s'établir tant qu'il y aura des préjugés* 
de patrie et des gouvernements rivaux à Washing- 
ton, Paris, Londres, Berlin, Vienne Saint-Péters- 
bourg, Rome, Mexico ? Ces gouvernements consenti- 
raient-ils à se dissoudre ou à se subordonner les uns 
aux autres pour opérer le rapprochement des na- 
tions ? Certes non, l'unité humaine, à laquelle nous 
marchons indiscutablement, ne s'établira donc que 
par la suppression des frontières et des gouverne- 
ments. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 47 

affinités naturelles, des aspirations commu- 
nes. 

Nul doute qu'avant d'arriver à l'interna- 
tionalisme complet, il y aura une étape qui 
sera le racisme -, mais il y a lieu d'espérer 
que la halte ne sera pas trop longue, que 
l'étape sera brûlée. Le communisme qui, 
au début de son fonctionnement, apparaît 
devoir être fatalement réglementé, surtout 
au point de vue des échanges internatio- 
naux, entraînera la constitution de fédéra- 
tions racistes, (latine, slave, germaine, etc.) 
L'anarchie qu'on peut entrevoir au bout de 
deux ou trois générations, lorsque, par suite 
du développement de la production toute 
réglementation sera devenue superflue, 
amènera la fin du racisme et l'avènement 
d'une humanité sans frontières. 

Ce que les anarchistes attaquent impi- 
toyablement dans le patriotisme, c'est donc 
non un lien, plus ou moins réel de solida- 
rité, entre hommesdela même région, mais, 
au contraire, le particularisme féroce qui 
empêche d'étendre ce lien aux hommes des 



48 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

autres régions^ Alors que près de soi, par- 
lant même langue et respirant même air, 
se trouvé l'ennemi impitoyable qui opprime 
et exploite, est -il logique de faire provision 
de haine contre les inconnus, eux aussi op- 
primés et exploités d'au delà les frontières? 
Honneur à Rothschild I paix à Galliffet ! 
mais sus au Jacques Misère allemand ou 
italien, telle est la leçon qu'apprennent les 
gouvernants aux gouvernés. 

Quel homme vraiment conscient ne rou- 
girait aujourd'hui de la réciter ? 

Quant à l'antagonisme fondé sur la con- 
currence économique que se font les travail- 
leurs des diverses nationalités, bien que 
vivace au sein des masses ouvrières, il est 
tout aussi déraisonnable. Si des ouvriers 
chassés de leur pays par le surcroît de po- 
pulation et le manque de travail sont trop 
souvent réduits à s'employer à des salaires 
de famine, la faute en est-elle à ces malheu- 
reux ou à ceux qui les exploitent? Et, jus- 
tement par manque de compréhension de 
la solidarité sociale, quel peuple n'a jamais 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 49 

fait supporter à d'autres le poids de sa pro- 
pre misère? Sans remonter aux temps pas- 
sés, ne voyons-nous pas de nos jours les 
mêmes prolétaires français et anglais, qui 
reprochent aux Allemands, Italiens et Bel- 
ges de venir travailler chez eux, se diriger 
par milliers vers les rivages du Nouveau- 
Monde pour y vendre leur force musculaire 
à des exploiteurs? 

Plus encore que le sentimentalisme, la 
conscience des intérêts fera disparaître ces 
illogismes barbares. 



L'ANARCHIE DANS LA FAMILLE 
L'UNION ET L'AMOUR LIBRES 



« Malheureux 1 vous prêchez le mépris 
de la famille », disent à tout propos aux 
révolutionnaires les moralistes bourgeois. 
— Et la famille n'existe pas. 

Qu'est-ce que cette famille où l'homme, 
la femme et l'enfant, travaillant comme des 
mercenaires dans une fabrique pour ne pas 
mourir de faim, se font mutuellement con- 
currence ? où tous trois, séparés pendant 
dix ou douze heures de la journée par leur 
tâche de forçat, se retrouvent la nuit, four- 
bus, écœurés, n'ayant à la bouche, au lieu 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 51 

de paroles d'amour, que des imprécations 
qui retombent sur le compagnon de chaîne? 

Qu'est-ce que cette famille où la mère ne 
peut surveiller sa fille qu'un fils de bour- 
geois raccrochera dans la rue pour l'aban- 
donner après l'avoir engrossée ? Cette famille 
où l'enfant, né d'un hasard, ne connaîtra 
jamais son père ? où la mère, tremblante 
d'être surprise par ses parents ou ses pa- 
trons, ne songera qu'A se débarrasser furti- 
vement de sa progéniture ? 

Qu'est-ce que cette famille où tous, vieux 
et jeunes, mâles et femelles, atrophiés, dé- 
pravés, blasés, par lamisère, couchant dans 
la même pièce, sur le même grabat, se dis- 
putent avec une avidité jalouse une horri- 
ble pâtée ? 

Qu'est-ce que cette famille de riches bour- 
geois, guindés, cérémonieux entre eux et 
courant : Monsieur les impures, madame 
Jes fêtes ; le fils rêvant actrices, la fille rê- 
vant gorameux ou officiers, — dépravant 
de leurs ardeurs étouffées les camarades de 
lycée ou les compagnes de couvent ? 



53. PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Qu'est-ce que cette famille, ribambelle de 
cousins, cousines, neveux, nièces, oncles, 
tantes, qui vous importunent, vous espion- 
nent et attendent avec impatience le mo- 
ment où vous trépasserez pour se partager 
vos dépouilles * ? 

La famille est morte et, quand on repro- 
che aux anarchistes de vouloir la suppri- 
mer, on fait preuve d'une singulière igno- 
rance. Il ne s'agit pas de diviser des individus 
déjà moralement séparés mais, au contraire, 
d'étendre à tous le lien de solidarité d'amour. 

Ce cercle familial qui n'existe plus, que 
la société actuelle, fondée sur l'intérêt rf'wn 
contre lous, a brisé, reformez-le en l'élar- 
gissant, brisez la chaîne, vous aurez l'u- 
nion, voilà ce que prêchent les anarchistes. 

C'est ce qu'a exprimé l'un d'eux ^ dans ce 

i. Les bourgeois ont donné au mot espérance une 
acception épouvantable. Quand ils disent d'une jeune 
fllle à marier qu'elle a des espérances, cela signifie 
que la mort de ses parents viendra bientôt Tenrichir ! 

2. Le chansonnier Paul Paillette, dans les Enfants 
de la nature. 



". *N 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 53 

couplet qui est à la fois un Credo et un 
chant d'amour : 

Autrement qu'aux civilisés, 

Il faut à nos sens apaisés 

Les caresses et les baisers 

Des vieux, des bébés et des mères. 

Tous les vieillards sont nos parents. 

Tous les petits sont nos enfants 

Et, qu'ils soient jaunes, noirs ou blancs. 

Partout les hommes sont nos frères. 

Jamais la fraternité, sur laquelle ont tant 
rabâché les tartufes dé la philanthropie, 
n'a été glorifiée à la fois plus simplement 
et avec plus d'élan. Ces vers resteront comme 
l'hvmne de la famille humaine. 
. Est-ce à dire que l'affection puisse deve- 
nir uniforme, égale pour tous? Nous ne 
le croyons pas. 

Dans toute société, si harmonique soit- 
elle, il y a toujours des individus qui ins- 
pirent, à leurs compagnons plus de sympa- 
thie que d'autres. Il est évident que les 
différences de caractères, de goûts, d'aptitu- 
des créeront des liens non plus fictifs et 



54 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

conventionnels mais moraux, autrement 
puissants que la parenté. 

D'autre part, il semble certain que si 
l'homme peut .arriver à aimer comme siens 
les enfants qu'il n'a pas créés, la femme 
aura toujours une préférence pour ceux for- 
més de sa chair et de son sang. Réciproque- 
ment, ceux-ci témoigneront à leur mère plus 
d'affection qu'aux autres femmes. 

L'amour de la progéniture, — les phré- 
nologistes l'ont constaté, — est plus dé- 
veloppé chez les femelles de tous les animaux 
l'animal humain compris ; c'est une consé- 
quence de leur structure interne et externe. 
La présence d'organco absents chez l'homme^ 
adaptés à des fonctions spéciales : la matrice 
qui abrite le germe, les seins qui nourris- 
sent, détermine évidemment sur la matière 
cérébrale des impressions et, partant, des 
sentiments et des idées distinctes. En géné- 
ral, l'amour du père est plus intellectuel, 
celui de la mère plus sensitif. 

Le nouvel ordre social, en supprimant 
les causes de conflits, développera les sen- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 55 

timents affectifs comprimés dans notre so- 
ciété égoïste; loin de diminuer l'amour 
maternel, il lui donnera plus de douceur et 
de charme. 

Débarrassés des préjugés et des liens con- 
ventionnels, les êtres évolueront selon l'im- 
pulsion de leur organisme. On ne sera plus 
obligé à chaque instant de se bronzer, de 
se cuirasser le cœur. 

L'union entre les sexes ne sera plus l'i- 
gnoble marchandage actuel : jeunes filles 
livrées à des vieillards impuissants, jeunes 
hommes convolant avec vieilles coquettes 
enrichies, un titre épousant un coffre-fort. 
Des tyrans au coaur glacé, aux ^ens éteints 
n'auront plus le droit ni le pouvoir d'im- 
moler leurs enfants à leurs préjugés stupi- 
des ou à leur avarice. 

Que si les défenseurs du matrimoniat 
actuel allèguent les erreurs de la jeunesse 
et le besoin qu'elle a d'être guidée par l'ex; 
périence des parents, il est facile de leur 
répondre que l'union anarchiste n'étant pas 
indissoluble, dès que la vie commune de- 



56 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

viendra insupportable aux époux, ils repren- 
dront leur liberté : ce sera l'amour libre 
autant que l'union libre K II serait curieux 
que les mêmes bourgeois qui ont institué 
le divorce comme correctif du mariage, — 
à l'usage surtout des riches, car les forma- 
lités qu'il nécessite sont trop coûteuses pour 
les pauvres, — fussent pris d'une pudeur 
hypocrite à l'idée de cette facilité de rup- 
ture. En réalité, c'est justement cette grande 
liberté qui fera que les unions pourront se 

i, U ne serait même pas utile de faire cette remar- 
que qui tombe sous le sens commun de certains ti- 
morés, cherchant une transition entre la morale 
bourgeoise et J a morale nouvelle, n*acceptaient l'u- 
nion libre qu'à la condition implicite de la rendre 
quoi qu'il arrive aussi indissoluble que l'union légale. 
Cet excès de rigorisme, qui démontre tout simple- 
ment un fonds bourgeois chez nombre de révolution- 
naires, a, pendant quelque temps, produit un excès 
en sens inverse et on a vu d'aimables fantaisistes, 
doués sans doute d'un heureux tempérament, pros- 
crire au nom d'amour libre, toute union d'un caractère 
continu. Cette effervescence s'est calmée depuis : en 
réalité, nuls autres que les deux intéressés n'ont quoi 
que ce soit à décider en matière de cœur et de 
sens (1897). 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 57 

rompre moins souvent ou avec moins de 
scandale que de nos jours; ne voyons-nous 
pas, en effet, que dans les ménages appelés 
illégitimes, — sans doute parce que l'amour 
et le libre choix y ont seuls présidé ! — la 
crainte d'être quitté est le plus souvent un 
stimulant à la tendresse et aux prévenances. 

« Mais la légalisation du mariage, l'église 
ou, tout au moins, la mairie qu'en ferez- 
vous? » clament les pudibonds moralistes, 
trop portés à oublier sur le retour leurs 
entrechats de Bullier et leur mépris d'antan 
pour cette chose qu'ils traitaient eux-mêmes 
de bourgeoise, le mariage. 

Eh bien, est-ce cela, le surplis du curé 
ou l'écharpe du maire qui constitue l'union 
de deux êtres? Qu'un homme et une femme 
soient jetés sur une île déserte, attendront- 
ils, qu'elle qu'ait pu être l'austérité de leur 
éducation, qu'un maire problématique 
tombe du ciel pour leur permettre de s'unir? 

La comparution devant un étranger qui 
prononce votre enchaînement n'est qu'une 
formalité accessoire, variant selon les peu- 






58 PHILOSOPHIE DE L'ANARCUIE 

pies, selon les temps et les lieux, instituée 
pour garantir un contrat d'intérêts. Dans 
une société communiste, où il n'y aura pas 
de privilégiés, il sera tout naturel de re- 
noncer à l'indécente intrusion d'un tiers 
dans un acte que l'homme et la femme se- 
raient portés par eux-mêmes à entourer d'un 
doux mystère. A une époque où le sentiment 
se confondait avec la foi, on pouvait admet- 
tre l'intervention du prêtre appelant sur les 
deux époux la bénédiction du ciel; aujour- 
d'hui que l'Etat, — cette église laïque, — a 
chassé l'église chrétienne, c'est l'article 212 
du code civil qui préside aux palpitations 
du cœur, au trouble du marié, aux rougeurs 
de la jeune vierge. Au fond, rien n'est plus 
contraire à la pudeur que cette déclaration 
. d'un acte physiologique à accomplir faite a 
un indifférent qui vous immatricule sur un 
gros livre. 

L'union libre implique l'égalité de 
l'homme et de la femme; l'union légale, au 
contraire, ne délivre la jeune fille, même 
majeure, delà tutelle de sa famille que pour 



-'WT--*- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 59 

la soumettre au despotisme de son mari. 
Malheur à celle dont la bonne foi aura été 
surprise, qui aura épousé un brutal ou un 
débauché; la loi est formelle : « La femme 
doit suivre son mari partout où il résidera. )» 
Ruinée, maltraitée, elle ne pourra quitter 
le domicile conjugal tSLUtqxie la Justice (I), 
après beaucoup de lenteurs et beaucoup de 
frais, ne. lui aura pas octroyé le divorce ou 
la séparation. 

Comme conséquence, la femme, annihilée 
par la loi, livrée par un code d'un autre âge 
au bon plaisir du mari, cherche à lutter 
contre la force par la ruse; elle devient as- 
tucieuse, revéche, souvent perfide. Dans cet 
état d'antagonisme ouvert ou latent, elle se 
dépouille de tout ce qui fait le charme de 
son sexe. 

La raison et la dignité sont pour l'union 
libre; bien mieux que le mariage légal, elle 
entretient raffection et réveille Famour. De 
tous temps, le sentiment humain, plus fort 
que les préjugés, n*a-t-il pas chéri ces types 
d*amoureux illégitimes transmis par Phis- 



60 PHILOSOPHIE DE L'âNARGHIE 

toire ou créés par la légende : Léandre et 
Héro, Abélard et Héloïse, Paul et Françoise 
de Rimini? Quel honnête ménage de bour- 
geois excita jamais Tattendrissement qu'ins- 
pira le roman de Tabbé Prévost : Des Grieux 
et sa Manon Lescaut, tous deux si vicieux, 
si névrosés, mais ayant au cœur la flamme 
vivante de l'amour? Et Faust et Marguerite? 
L'union libre répond, d'ailleurs, à la mar- 
che du progrès social. La statistique établit 
que, dans les grandes villes et surtout à 
Paris, le nombre des faux ménages et des 
naissances naturelles augmente de jour en 
jour et dans des proportions relativement 
bien supérieures à l'accroissement de po- 
pulation . 

Les partisans du mariage légal accusent 
leurs adversaires de rechercher la satis- 
faction des sens au point de vouloir faire 
de la société un immense lupanar. Ce repro- 
che, dicté par un reste de cet esprit chré- 
tien de renoncement et de mortification qui 
faisait croire que, pour gagner le ciel, il 
f^tUait faire de ce monde un enfer, ce repro- 



*i«^ s- ' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 61 

che est absolument faux : rien ne différerait 
plus qu'une société où régnerait l'amour 
libre, sincère, désintéressé, de ces repaires 
tolérés par l'Etat où des exploiteurs s'enri- 
chissent en forçant des malheureuses à 
subir des caresses tarifées. 

Il fut un temps où l'on enseignait que, 
pour plaire à Dieu, il fallait se priver de 
manger quand on avait faim et de boire 
quand on avait soif, qu'il fallait aller pieds 
nus, se vêtir de haillons et coucher sur la 
dure. Pour achever de- dégrader la pauvre 
bête humaine, on lui prêchait la chasteté à 
outrance, le renoncement à la femme. Cela 
nous a donné le moyen-âge, l'abrutissement 
de l'Europe pendant onze siècles. Aujour- 
d'hui, la lutte est entre ceux qui cherchent 
à continuer le passé et ceux qui veulent 
l'émancipation intégrale de l'individu. 
Emanciper l'individu, c'est augmenter sa 
valeur en donnant à ses aptitudes, à ses fa- 
cultés, toute leur somme de développement. 

C'est, au contraire, en comprimant ou en 

contraignant les sens qu'on arrive à les 

4 



• ' "Vf '.• ï> 



63 PHILOSOPHIE DE L'AKABUHIE 

pervertir, à créer ces affections anorma] 
onanisme, sodomie, sophisme. Combien 
victimes faites par le couvent et le doit 
La fougue des 'passions est moins dan 
reuse que l'isolement qui finit par har 
de rêves étranges le cerveau des jeu: 
gens, qui les livre aux pratiques honteu 
et eu fait des impuissants ou des névros 

Le libre choix , déterminant seul 
unions, régénérera moralement et ph; 
quement l'espèce humaine abêtie par 
gnorance, atrophiée par la misère e1 
vice, étiolée par un industrialisme effn 
Les Taïtiens, jadis le peuple le plus li 
ment amoureux, constituaient une race 
perbe ; l'arrivée de missionnaires catl 
ques et protestants qui bouleversèrent 
manière de vivre et voulurent régulai 
leurs unions, fut une des principales cai 
de la décadence physique et de la dépc 
latiou. 

On peut hardiment affirmer que la ! 
pression de tous les liens conventionr 
qui permettra de faire ouvertement et i 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 63 

crainte ce que la plupart font hypocrite- 
ment, ne ramènera pas les orgies du Direc- 
toire, les débauches de la bourgeoisie 
émancipée. Certes, dans les premières an- 
nées qui suivent une révolution, il règne 
forcément un certain désordre dans les 
idées et dans les mœurs, — le temps pour 
la génération (T essuyer les plâtres, •— mais le 
bouillonnement se calme, les excès devien- 
nent de plus en plus rares, Téquilibre se 
rétablit sur une autre base et avec d'autant 
plus de stabilité. 



!--.■■ 



LA PROPRIÉTÉ 



A une époque où l'amour du lucre, 
arrivé à son paroxysme, prime tout, rien 
ne pouvait être aussi vivement reproché 
aux anarchistes que leurs attaques à la 
propriété. 

Naguère, on accusait les socialistes d'être 
des partageux ; cette calomnie a fait son 
temps, si les ignorants la reproduisent 
encore quelquefois, les écrivains tant soit 
peu sérieux n'osent plus la rééditer. 

En effet, la mise en commun, la socialisa- 
iion des capitaux est exactement le con- 
traire du partage : c'est la propriété cessant 
d'être accaparée individuellement et rendue, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 65 

indivisible, à la société, afin que tous puis- 
sent en avoir la jouissance. 

De quoi se compose la richesse sociale ? 
De capitaux (numéraire S terre, mines, 
machines, inventions), sources de produc- 
tion. 

De produits (agricoles ou industriels). 

Lorsque les communistes demandent que 
les sources de production soient à tous et 
que les produits ne soient pas enlevés à 
ceux-mêmes qui les créent, sont-ils dans 
la logique, dans la justice? 

Quel est l'homme, par exemple, qui pour- 
rait se dire propriétaire légitime de la plus 
petite parcelle de terre ? quand l'a-t-il créée ? 
lequel de ses prédécesseurs a jamais eu un 
vrai titre de possession? 

Les propriétaires légitimes du sol fran- 
çais étaient-ils les Celtes, les Latins ou les 

1. Nous mentionnons le numéraire, parce que, 
actuellement, il e^t considéré comme un capital ; en 
réalité, il est improductif par nature et n'aura plus 
lieu d'exister dans une société communiste. (Voir 
plus loin.] 

4. 



I 

^ 



I 



« • 



66 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Francs qui se le sont successivement arra- 
ché ? Les possesseurs dits légitimes du sol 
algérien furent les tribus arabes jusqu'en 
1830; depuis, ce sont les gouvernants fran- 
çais qui, selon leur bon plaisir, distribuent 
les terres aux colons européens. L'histoire 
n'est qu'un conflit perpétuel de races et de 
peuples se bousculant, s'arrachant une 
place au soleil et prétendant légitimer par 
des lois leurs conquêtes dues à la force ou à 
la ruse. Les bons bourgeois qui, en France, 
prêchent le respect de la propriété, sont les 
mêmes qui acclament la dépossession des 
races indigènes au Tonkin et en Tunisie. 
Quels sont les voleurs, de ceux qui ayant 
accaparé, — pacifiquement ou non, peu 
importe, — le sol et ses richesses, préten- 
dent condamner à l'indigence le reste de 
leurs semblables, ou de ceux qui, niant 
tout privilège et tout droit d'hérédité, veu- 
lent donner la jouissance de son domaine 
à l'humanité tout entière ? 

Cependant, si les anarchistes proclament 
l'universalisation du sol, ils se montrent 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 67 

relativement modérés dans la pratique. Te- 
nant compte de Tamour qu'a pour son lo- 
pin celui qui le cultive lui-même, ils ne 
veulent arracher la terre qu'aux grands 
accapareurs pour en faire une propriété 
commune où, peu à peu, viendront se fon- 
dre les parcelles des petits propriétaires. 
« Lorsque ceux-ci, disent-ils et avec raison, 
verront la supériorité de la grande culture 
opérée avec des machines sur la petite 
culture faite avec des instruments primitifs, 
ils déracineront leurs haies, raseront leurs 
murs, combleront leurs fossés pour join- 
dre leur part à la propriété commune. » 
Cette manière de procéder est plus sensée 
que le système autoritaire qui, expropriant 
indifféremment grands et petits possesseurs, 
provoquerait des révoltes terribles *. 

La petite culture, a-ton dit, stimule l'ac- 
tivité du paysan qui est obligé de se mul- 
tiplier pour trouver sur un espace restreint 

1. n est juste de constater que nombre de socia- 
listes autoritaires ont modifié leurs vues à ce sujet 
(1897). 



68 PHILOSOPHIE DE L*ANARGH1E 

des ressources suffisantes. Oui, mais elle 
tue l'homme et épuise le sol en demandant 
au même champ les produits les plus va- 
riés. Les terrains, en France, ont perdu de 
leur ancienne fertilité. Les populations ru- 
rales se lassent de cet état de misère ; en 
quête d'une augmentation de bien-être, elles 
émigrent de plus en plus vers les cités. La 
continuation du régime économique géné- 
ral mènerait droit à la banqueroute et à la 
famine. Dans une société communiste, au 
contraire, basée non sur l'exploitation mais 
sur la solidarité, les habitants des pays 
appauvris pourront laisser reposer le sol et 
se nourrir avec les récoltes des autres ré- 
gions. 

L'organisation sociale que nous subis- 
sons aboutit partout à l'expropriation des 
masses, à l'hégémonie d'une caste. De plus 
en plus, le nombre des possédants se res- 
treint et il se reproduit, dans l'ordre éco- 
nomique, le même phénomène qui eut 
lieu autrefois dans l'ordre politique : une 
aristocratie se constituant à la suite de 



PHILOSOPHIE DE L'ANAUGHIE 6Î) 

grandes commotions, puis les seigneurs 
luttant et s'élirainant réciproquement au 
point de n'être plus que quelques-uns do- 
minés, absorbés par un seigneur plus 
puissant : le roi. Quand lo roi fut seul, on 
lui coupa la tête. Voilà ce qui arriva à 
Louis XVI et qui arrivera, — au figuré ou 
non, — à ces rois modernes qui s'appellent 
Rothschild, Bleichrœder, Gould, Mackay, 
Vanderbilt. 

Le sol et, ainsi que le sol, tous les capi- 
taux ont des possesseurs de plus en plus 
limités. En France, si, dans quelques dé- 
partements reculés, sans communications, 
sans débouchés, le nombre des petits pro- 
priétaires a augmenté, dans la masse des 
autres départements, complètement indus- 
trialisés, le sol appartient aux compagnies 
ou à un petit nombre de capitalistes. On 
ne peut s'en rapporter aux indications du 
cadastre, lequel montre, non le nombre des 
propriétaires mais celui des propriétés ; 
or, un individu ou une société possédant 
souvent plusieurs domaines soit dans la 



70 PHILOSOPHIE DÇ L'ANARCHIE 

même région, soit dans dés régions diffé- 
rentes, il convient de réduire singulière- 
ment le noiùbre des propriétaires fonciers. 
D'après les calculs les plus sérieux, on 
peut l'évaluer à 900,000 individus, sur les- 
quels 100,000 possèdent à eux seuls les 
2/5 du territoire ^ 

En Italie et en Espagne, la situation des 
petits agriculteurs, accablés d'impôts, sai- 
gnés par le fisc, est effroyable. 

L'Irlande se débat sous le pied du land- 
lord. 

En Amérique, la nationalisation du sol 
est le cri d'un parti nombreux. Chirac cons- 
tatait dès 1883 que, dans l'espace de cinq 
ans, vingt-neuf individus ou groupes capi- 
talistes avaient accaparé environ 21 mil- 
lions d'acres du sol arable américain, re- 



{ . Ne sont compris dans ce chiffre ni les proprié- 
taires de bâtisses ni l'es paysans qui, ne possédant 
qu'un lambeau de terre insuffisant pour les faire vi- 
vre, sont les véritables non-possédants, obligés de 
travailler comme salariés pour le compte des vrais 
propriétaires. 



r;r'- ■ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 71 

présentant une valeur de 6 à 8 milliards. 

Pour les mines, l'exploitation est encore 
plus épouvantable. Quel contraste entre les 
malheureux travaillant pour un salaire quo- 
tidien de 3 francs 50 centimes S à six cents 
pieds du sol, dans les ténèbres, avec leur 
lampe pour soleil, et les oisifs actionnaires 
qui, grâce aux salariés, voient leurs cou- 
pons doubler, tripler, quadrupler de va- 
leur I Des chiffons de papier, passant de 
mains en mains, donnent au 'premier capi- 
taliste venu la propriété du sous-sol, de 
ceux qui le creusent, de leur liberté, de leurs 
muscles, de leurs sueurs. Et ce troupeau, 
obligé de travailler jusqu'à la limite des 
forces humaines pour ne pas mourir de faim, 
ignorant de la richesse qu'il produit, ne 
connaît même pas le nom de ses maîtres ! 

Sans avoir pâli sur les gros livres, sur 
les manuels des économistes, n'est-ce pas 
une idée simple, qui frappe tout d'abord, 
que ces richesses incréées, préexistantes à 
l'humanité : sol et sous-sol, ne peuvent être 

\, C'est le prix moyep de la journée d'un mineur. 



72 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

l'apanage de quelques-uns, pas plus que 
rOcéan, l'air, la lumière du soleil? 

Quant aux richesses créées parThomme, 
si abondantes aujourd'hui que tous pour- 
raient, sans crainte, y puiser S tout au moins 
si elles devaient avoir une classe de pos- 
sesseurs immédiats, Y{Q serait-cepas la classe 
des producteurs? 

La machine, et ce mot s'étend aux engins 
les plus divers, depuis le bateau jusqu'à la 
charrue, — ne peut, en tant que source de 
production utile à la société entière, être le 
monopole de quelques individus. Toutefois 
il serait hasardé de croire qu'elle deviendra 

\ . La statistique officielle montre, qu'il y a envi- 
ron 3 fois plus de produits manufacturés et 2 fois \yt 
plus de produits agricoles que l'on n'en consomme. 
Et c'est surtout à la statistique à trancher la que- 
relle entre communistes et collectivistes. 

D'ailleurs, m'îme en n'accordant aux indications 
de la statistique qu'une valeur approximative, il est 
indéniable que, plus encore que la surabondance des 
produits, existe la capacité presque illimitée de pro- 
duction. Si prolifique soit la race humaine, il y aurait 
de quoi assurer la subsistance et le bien-être maté- 
riel à fous ses fils. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 73 

la propriété immédiate de tous ; des engins 
compliqués, d'un maniement difficile ne 
pourraient, sans péril ou désavantage, être 
laissés à la disposition du premier venu. 
Les machines semblent devoir être, du moins 
au début de la prochaine transformation 
économique, propriété non plus individuelle 
non pas absolument commune mais col- 
lective, appartenant aux groupes qui les 
feront fonctionner. 

De même que le champ, la mine ou Tou- 
til, Cidée est un capital, — le plus impor- 
tant de tous, qui doit être universalisé au 
profit de la masse. Instruction, inventions, 
découvertes, perfectionnements, tout cela a 
un but social et résume le travail collectif 
des contemporains et des générations pré- 
cédentes. Ljes Pascal, découvrant une série 
de théorèmes de géométrie sans avoir reçu 
d'un maître les premiers éléments de cette 
science, sont une exception et encore, sans 
le secours d'autrui, leurs découvertes ne 
peuvent recevoir aucune application; les 
conceptions les plus audacieuses de ces 



74 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

génies Copernic, Kepler, Galilée, Newton, 
Laplace, se basent sur les travaux, parfois 
éclatants, souvent modestes d'une foule 
d'autres hommes. Que serait la locomotive 
sans le forgeron, le fondeur, le mineur, le 
chauffeur, le mécanicien ? Les ingénieurs, 
jeteurs de ponts ou perceurs d'isthmes, se- 
raient-ils jamais arrivés à concevoir et faire 
exécuter les gigantesques travaux dont ils 
ont seuls l'honneur, sans le concours du 
carrier, du maçon, du charpentier, de tous 
ces obscurs manouvriers et aussi sans le 
professeur qui leur a enseigné jadis la géo- 
métrie et l'algèbre ? 

La propriété intellectuelle, que l'on est 
forcé de défendre avec acharnement dans 
un milieu où tout est monopole et exploi- 
tation, où le pauvre de génie est à la merci 
du riche ignorant, n'a plus raison d'exis- 
ter dans une société communiste-anarchiste ; 
elle tombera immédiatement dans le do- 
maine public. Les inventeurs, jusqu'ici du- 
pés, frustrés, affamés par les capitalistes, n y 
perdront rien. Ils auront la joie de voir leurs 



♦* 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 75 

travaux connus, utilisés ; ils assisteront avec 
un orgueil intérieur bien admissible au dé- 
veloppement de leur œuvre qui /de nos jours 
eût peut-être été étouffée par la jalousie ou 
la routine. L'universalisation delapropriété 
intellectuelle n'empêchera nullement l'ad- 
miration pour le génie, admiration néces- 
saire pour stimuler les initiatives et d'au- 
tant plus légitime que, dans une société 
où tout le bien-être possible sera à la por- 
tée de tous, ce sentiment ne créera pas 
à quelques-uns une situation privilégiée. 
L'harmonie sociale ne pourra, d'ailleurs, 
plus être troublée par cette éternelle cause 
d'ambitions, de conflits et de crimes : l'or. 
Le numéraire sous toutes ses formes : ar- 
gent monnayé, billets de banque, chèques, 
effets commerciaux, etc., n'a qu'une valeur 
représentative, ce n'est pas un instrument 
de production. Dans une société abondant 
en produits mis à la portée de tous, l'argent 
devient d'autant plu^ inutile que les con- 
ditions de l'échange sont profondément mo- 
difiées. A vrai dire, ce n'est plusl'échange, — 



-^^~ 



76 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

sauf entre pays vivant sous un régime éco- 
nomique différent, —- c'est une circulation 
ininterrompue, production et consomma- 
tion, réglée par les besoins dûment cons- 
tatés par la statistique. Sans argent, sans 
bons de travail, les membres de la société, 
à la fois producteurs et consommateurs, 
prennent librement ce qui leur est néces- 
saire, sachant bien que la production sera 
toujours supérieure à la consommation. Le 
numéraire, déprécié pendant la crise vio- 
lente qui précédera l'établissement d'une 
société communiste et où chacun prendra 
un peu partout selon ses besoins, inutilisé 
au lendemain de la révolution, n'est donc 
pas un capital socialisable. Vouloir lui main- 
tenir sa valeur fictive serait provoquer, au 
bout d'un temps plus ou moins long, le 
rétablissement du salariat et de l'inégalité 
sociale actuelle. 

En effet, rien n'empêcherait les plus éco- 
nomes ou les plus aptes au travail de 
transmettre à leurs enfants (secrètement si 
l'héritage était supprimé) l'argent qu'ils au- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 77 

raient légitimement touché pour rétribution 
de leur concours à la production, tandis 
que les enfants d'un infirme ou d'un pares- 
seux, ne possédant rien, seraient amenés à 
se faire les serviteurs des premiers pour 
amasser de quoi satisfaire leurs besoins ou 
leurs caprices. Au bout de plusieurs géné- 
rations, l'exploitation capitaliste aurait re- 
paru avec toutes ses conséquences. Un tel 
système n'est pas compatible avec le com- 
munisme. Si les instruments de production 
et la richesse sociale sont à tous, plus n'est 
besoin de numéraire. 

La petite propriété qui, écrasée fatale- 
ment parla grande, engendre la misère ma- 
térielle, produit comme corollaire, la misère 
morale. Que Ton étudie les mœurs des petits 
patrons, des petits commerçants, des bouti- 
quiers, on trouvera presque partout la bas- 
sesse, la cupidité sordide, la défiance, l'é- 
goïsme le plus brutal, et cela se conçoit : 
ils sont les esclaves de leur situation ; con- 
traints par leurs riches concurrents à une 
lutte impossible, ils n'ont qu'un but, se 



78 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

rattraper le plus chèrement sur ceux qui 
tombent entre les mains, exploiter sans 
merci le malheureux. Chauvins par haine 
de la concurrence étrangère, ils réclament 
avec chaleur l'extermination des peuples ; 
réactionnaires à outranee, soutenant le gou- 
vernement quel qu'il soit : Louis Philippe, 
Napoléon III ou la République, ces gens, 
refoulés peu à peu dans le prolétariat sont 
les plus redoutables ennemis du socialisme. 
Au moment de la révolution, ils mordront 
et plus que ceux qui, habitués à la misère, 
ne seront pas stimulés de même par la pen- 
sée d'un bien-être à reconquérir * ; mais il 
faudra s'en défier et leur barrer à temps le 
chemin, car, foncièrement hostiles au com- 
munisme, ils n'auront qu'une pensée : ren- 
verser les grands propriétaires, et les grands 

industriels, non au profit de tous, mais pour 
prendre leur place. 

\. Ceux qui firent trembler Rome avec Spartacus 
étaient non des esclaves façonnés à la servitude dès 
la naissance, mais des prisonniers barbares, récem- 
ment privés de leur liberté et bien décidés à la re- 
conquérir. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 79 

"C'est avec des larmes et du sang qu'on 
trouve écrite partout l'histoire de la pro- 
priété.- Chose monstrueuse, elle ne se borna 
pas aux objets inanimés, elle comprit et 
comprend encore les êtres raisonnables 
pensant et souffrant. L'esclavage, le servage, 
le droit de mort des patriarches et des chefs 
de famille latins sur leurs enfants, furent 
des formes de la propriété. Et si le code 
français, inspiré du droit romain, déclare 
la femmemineure, subordonnée à son mari, 
lui devant obéissance^ il nt fait que sanc 
tionner la possession de l'être faible par l'ê- 
tre fort. 

En résumé, après s'être modifiée à l'in- 
fini au cours des siècles et suivant les mi- 
lieux, la propriété, dans son moue présent, 
l'accaparement individuel, ne répond plus 
aux besoins sociaux, aux aspirations des 
masses. Trois formes se dessinent, qui sem- 
blent destinées à prévaloir au lendemain 
de la révolution sociale. 

La propriété commune ou universelle, 
s'étendant aux sources naturelles de pro- 



80 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

duction (terre, mines, eaux) et comprenant 
le capital-idée (instruction, inventions, dé- 
couvertes). 

La propriété collective, embrassant la pos- 
session de l'outillage industriel parles grou- 
pements ouvriers. 

La propriété individuelle, affectée aux ob- 
jets d'un usage personnel ^ 

Il est évident que, si la justice et l'inté- 
rêt public veulent que les sources de ri- 
chesse soient à la disposition de la société 
entière, il est une sorte de propriété privée 
qu'il convient absolument de respecter, sous 
peine de méconnaître toute liberté et de 
provoquer des conflits incessants, c'est la 
propriété des choses servant à l'individu 
pour ses besoins particuliers. Venir enle- 

r A ce genre de propriété, se rattache celle des 
objets auxquels est attaché un souvenir de famille ou 
d'amitié. Cette propriété est la seule dont on puisse 
raisonnablement soutenir la transmission et, en i869, 
le Congrès de Bâle de l'Association internationale des 
^^ravailleurs, acceptant l'abolition de l'héritage sous 
toutes ses formes, en exceptait à juste raison, la 
forme sentimentale. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 81 

ver le pain ou l'habit de quelqu'un serait 
un acte inconcevable, d'autantplusque pain 
et habits ne manqueront pas dans les ma- 
gasins généraux où les consommateurs 
pourront puiser selon leurs besoins. 

Le communisme débutera simplement 
par la socialisation des moyens de produc- 
tion ; entrant peu à peu dans les mœurs, il 
multipliera la circulation des produits pas- 
sant de mains en mains, au point que la 
propriété individuelle arrivera à être en 
quelque sorte partout et nulle part. 



5 



PRODUCTION — CONSOMMATION 

ECHANGE 



Le communisme-anarchiste, généralisant 
la richesse, entraîne la suppression de Vzr- 
gent devenu inutile. Le numéraire, source 
perpétuelle d'inégalités, n'aura plus dérai- 
son d'être alors que tous les membres de la 
société, concourant à la production pour- 
ront, à ce titre, aller chercher ce qui leur 
est nécessaire dans les magasins généraux 
où seront accumulés les produits de la na- 
ture et de l'industrie. 

Tous les communistes ont adopté l'idée 



PHILOSOPHIE DK L'ANARCHIE S3 

de ces établissements, assez analogues à 
nos grands bazars. Les autoritaires les 
conçoivent fonctionnant sous la tutelle de 
l'Etat avec une administration assez com- 
pliquée, délivrant des produits en échange 
de bons de travail. Les anarchistes, parti- 
sans de la production selon les forces de 
l'individu et de la consommation selon ses 
besoins *, préconisent la prise au tas par les 

i. La formule produire selon ses forces et consommer 
selon ses besoins, dont se servent les communistes- 
anarchistes, ne reflète cependant pas exactement leur 
pensée. Voulant assurer à Thomme toute son auto- 
nomie, ils doivent le laisser libre de travailler non 
selon son pouvoir mais selon son vouloir. Du reste, la 
socialisatioh de l'outillage devant amener logiquc- 
ifiënè la rédiictibti dé§ heures de travail eti mêmt} 
temps tju*un énorme accroissement de production, peu 
importera que, tel jour, un individu délaisse sa tâche 
s'il se ratlrape lé lendemain ou les jours siiivants. 
til*âîlleuk^, cdmfhëttt t)0(irrdit-oii détei'minër ciàcte- 
mebl les tbhn^ et les besoins de bhactin? Le mieux sor& 
encore (te s'en rapporter aux individus eux-mêmes 
qui, certes, n'abandonneront pas le labeur parce qu'ils 
tràvaillerôiit pour eux et non poiir des parasites et 
qili B'âcéâtiardrèni pas Ic^ f)rodUits au delà de leurs 
besoins s'ils sont sûrs d'éti retrouver le lendemain. 



ir,*jjr 



84 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

travailleurs des objets qui leur sont néces- 
saires ; les bons de travail aussi bien que 
la monnaie se trouvent ainsi supprimés; 
toutefois, une comptabilité, très simple il 
est vrai, est indispensable pour se tenir au 
courant de la production et des besoins de 
la consommation. 

Certes, il serait naïf de s'imaginer que la 
valeur conventionnelle du numéraire pourra 
être amunlée ex-abf^upto par décret d'un gou- 
vernement ou par décision d'une piartie du 
peuple. L'argent s'effacera peu à peu, à me- 
sure qu'augmentera la production ; il s'e^a- 
cera parce qu'il n'aura plus d'utilité, fout 
étant à tous; il en sera pour les produits 
de toutes sortes comme pour ces fruits des 
régions tropicales, si abondants que les ha- 
bitants les donnent au lieu de les vendre. 

Toutefois, il serait non moins naïf de se 
figurer que le communisme s'établira iden- 
tiquement partout au lendemain de la ré- 
volution sociale. La forme économique sera 
déterminée surtout par l'esprit et les mœurs 
des peuples. Les Latins seront entraînés 



>--. '■' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCH^ 85 

rapidement par le courant libertaire, les 
Allemands s'en tiendront pour un laps de 
temps assez long au collectivisme ; nul doute 
que cette différence d'organisation ne con- 
tribue à retarder la fusion complète des ra- 
ces. 

Il est évident que les nations vivant avec 
des formes sociales sensiblement diiférentes 
seront obligées d'adopter des conventions 
pour régler l'échange de leurs produits. En 
un mot, le communisme pourra exister entre 
groupes ou communes d'une même région, 
mais ce sera le collectivisme ou commu- 
nisme réglementé et restreint qui, au dé- 
but» réglera les rapports des nations entre 
elles. 

La diversité des productions dans les 
différents pays contribuera pour beaucoup 
à cet état de choses : il faudra bien assurer 
la satisfaction des besoins locaux avant de 
pourvoir à ceux des régions éloignées. L'Inde 
et les Etats-Unis ne pourront exporter leurs 
cotons, la Russie ses blés, la France ses 
vins, sans tenir compte des indications de 



86 PHILOSOPHIE DE L'ANAROHIE 

la statistique. Toutefois cela ne durera qu'un 
temps, la socialisation des forces productri- 
ces donnera un essor prodigieux à toutes les 
branches de l'activité humaine. Travaillant 
pour leur compte direct, les hommes s'effor- 
ceront d'augmenter leur bien-être, les in- 
ventions et les perfectionnements se multi- 
plieront, tandis que, l'usage des machines 
supprimant de plus en plus la fatigue mus- 
culaire, le travail deviendra une simple 
surveillance ou un exercice agréable. 

Les socialistes autoritaires, qui sacrifient 
la liberté de l'individu à la régularité des 
rouages sociaux, rêvent de transformer tou- 
tes les branches de l'activité humaine en 
services publics fonctionnant sous la tutelle 
dti gouvernement i services publies: la vi- 
dangeetrenseignemènt,' la poste et la voirie, 
la pharmûGiej là parfumeriej le télégraphe, 
là boulangerie^ la boucherie, l'imprimerie, 
ratnjaublement, etC; 

Le plus grand inconvénient de ce système 
est qu'il créerait une innombrable armée de 
fonctionnaires recevant leur impulsion d'un 



'«^-^«ÎS ,^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 87 

seul moteur, lequel posséderait ainsi un0 
puissance formidable. Ce moteur, — l'Etat, 
— réglant la production et la consomma- 
tion, joignant le pouvoir économique au 
pouvoir politique, unifiant peu à peu la vie 
de tous les membres du corps social, fini- 
rait par absorber toute initiative privée, par 
annihiler toute liberté, ce serait le commu' 
nisme de la caserne, transformant en auto- 
mates les producteurs-consommateurs. Et 
cependant, la régularité des services pu- 
blics serait encore plus apparente que réelle. 
L'Etat, ce maître aveugle parce qu'il est 
trop puissant, n'acquerrait pas plus qu'au- 
jourd'hui l'omniscienoe ; à force de diriger 
tous les services, il finirait par les négliger 
et s'y confondre : Qui trop embrasse^ mal 
étre%nti Une foule d'intérêts locaux, plus ou 
moins éloignés seraient en souffrance, ou- 
bliés, méconnus. 

Au contraire, en laissant les différents 
groupements se développer et agir chacun 
dans sa spécialité, on arriverait^ après les 
difficultés inhérentes à tout début, à un 



88 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

fonctionnement beaucoup plus rapide. Les 
travauxentrepris actuellement par des asso- 
ciations ne s'exécutent-ils pas aussi bien 
que ceux des administrations de l'Etat et 
ne s'exécuteront-ils pas beaucoup mieux 
lorsqu'il y aura concordance d'intérêts et 
parfaite égalité entre les membres de l'asso- 
ciation? Cesser a-t-on de creuser des tunnels, 
de jeter des ponts, de percer des isthmes 
parce que les charpentiers, les maçons, les 
forgerons et les mécaniciens y trouveront 
le même avantage que les ingénieurs et que 
tous bénéficieront directement de leur tâche, 
ainsi que les autres membres du corps so- 
cial, au lieu d'enrichir, moyennant salaires 
scandaleusement inégaux, d'oisifs action- 
naires? L'absence de cette hiérarchie inhé- 
rente à toutes les administrations de l'Etat 
est, au contraire, bien propre à développer 
l'esprit d'initiative que s'efforcent d'annihi- 
ler avec tant de soin, dans les bureaux, les 
chefs, sous-chefs, contrôleurs, commis-prin- 
cipaux, etc., petits autocrates pour lesquels 
la routine et la forme sont tout. 



*mf H^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHÏE 89 

D'autres socialistes, autoritaires honteux , 
n'osant pas préconiser ouvertement la con- 
servation de la machine gouvernementale, 
déclarent que, dans la société future, le 
pouvoir appartiendra seulement à des com- 
missions techniques et de statistique réglant 
la production, la consommation et l'échange, 
— un gouvernement anodin, presque nul, 
aies entendre. En réalité, ces commissions, 
régissant les groupes ouvriers, au lieu de 
fonctionner à côté d'eux, à titre consultatif, 
jouiraient d'un pouvoir eflFrayant. Ce serait 
ressusciter le patronat avec le bien-être en 
plus, mais avec une plus grande somme 
d'esclavage ; la sujétion morale serait per- 
manente : le travailleur qui, aujourd'hui, 
peut quitter son patron, ne saurait, dans 
la dite société, se soustraire un instant à 
l'autorité de l'Etat-patron. L'Etat, quelle 
que soit sa forme, quel que soit son nom, 
est toujours une institution basée sur la dé- 
pendance de la masse à la volonté d'un 
petit nombre. 

Est-ce à dire que la production devra être 



UIP'Jil 



■^iB^ 



9a PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

absolument irrégulière, désordonnée, la 
consommation devenir gaspillage, rechange 
avec les peuples vivant sous un régime éco- 
nomique différent s'effectuer au hasard, sans 
méthode ? Ce serait une grave erreur qui, 
si elle avait cours, préparerait de cruelles 
déceptions : les anarchistes ne nient aucu- 
nement la nécessité de la statistique; seu- 
lement, ils ne veulent pas qu'elle serve de 
prétexte à l'instauration d'un pouvoir dé- 
guisé. 

Abolition du gouvernement ne veut pas 
dire désorganisation, isolement de l'indi- 
vidu. Il faut se garder de confondre auto- 
rité avec organisation *; il est vrai que 
certains anarchistes, par haine et par peur 
de l'autorité, en sont venus à nier toute 
organisation, disant, non sans vraisem- 
blance, qu'il n'est pas toujours facile de 
déterminer où l'organisation finit et où l'au- 

i . Autant Torganisation imposée par un individu 
ou une caste est haïssable, autant l'organisation éla- 
borée et consentie par tous est juste, logique, néces- 
saire. 



PHILOSOPHIE DE L'ANAHCHIE 9i 

torité commence. Mais c'est là un excès 
dangereux : l'organisation est la condition 
indispensable de tout développement, de 
tout progrès, il faut seulement faire en sorte 
qu'au lieu de reposer sur l'autorité d'un ou 
de quelques-uns, elle soit basée sur l'ac- 
cord mutuel, de manière à laisser à cha- 
cun sa plus grande liberté. Les sociétés, les 
corporations qui vont se multipliant de jour 
en jour et qui, sans ou malgré l'ingérence 
de l'Etat, vivent de leur vie propre, nous 
offrent d'une façon rudimentaire, l'image 
de ce que sera la société de demain. 

L'homme est surtout un être sociable, et 
c'est l'esprit d'association, développé d'une 
façon incroyable depuis le commencement 
de ce siècle, qui finira par avoir raison de 
ce pouvoir central, qui s'introduit jusque 
dans les actes de notre vie privée, nous épie, 
nous bâillonne et nous frappe et qui, au- 
jourd'hui, à l'odieux de l'autoritarisme, 
joint le ridicule de la caducité. 

La crainte de voir l'homme, maître de 
prendre les produits nécessaires à sa vie. 



98 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

se condamner à l'isolement, à vivre en pa- 
ria pour ne pas apporter sa part de travail 
à la société, est fort exagérée. D'ailleurs, 
ce qui est possible à un individu isolé ne 
l'est pas dans les associations où existent 
le contrôle et l'esprit d'émulation. 

En résumé, autonomie de l'homme au 
sein de son groupe, autonomie des grou- 
pes au sein de la commune * cité ou village 
— autonomie des communes se fédérant 
par régions selon les nécessités de la pro- 
duction et de la consommation ; union des 
peuples qui, rapprochés d'abord par affini- 
tés naturelles, arriveront progressivement 
à se fondre dans Tunique patrie humaine : 
voilà l'idéal social des anarchistes. 



■ I. Il s*agit non de la commune politique, écrasée 
par TEtat ou gouvernée despotiquement par un con- 
seil municipal. La commune communiste, dont nous 
parlons, est Tensemble des groupements existant sur 
une certaine portion de territoire : ce sera un orga- 
nisme social intermédiaire entre le groupe et la fé- 
dération régionale. 



LES PASSIONS 



Dans une société libre, vivant sans maî- 
tres et sans lois, ayant fait litière des pré- 
jugés, en un mot, assurant à l'individu sa 
plus grande somme d'indépendance, les 
dangers les plus à craindre seraient, dit-on, 
ces ruptures d'équilibre moral appelées 
passions. Un grand nombre de socialistes 
autoritaires y voient la pierre d'achoppe- 
merit de l'anarchie. 

Examinons l'argument, il en vaut la 
peine. 

■ C'est un vieux cliché mis à la mode par 



94 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

le christianisme et repris par l'hypocrisie 
bourgeoise que de déblatérer contre la fou- 
gue de ces vilaines passions qui entraînent 
l'homme et lui font perdre, en mêmetemps 
que la sagesse I — cette douce sagesse con- 
sistant à obéir et se résigner I — le repos 
et le bonheur. Oui, les passions boulever- 
sent la vie, rendent souvent malheureux 
et, cependant, elles sont le plus grand élé- 
ment de progrès. Toute amélioration sociale 
vient d'une lutte contre le passé et cette 
lutte n'est jamais entreprise par ceux dont 
les sens, parfaitement pondérés, s'accom- 
modent sans résistance au milieu où ils 
vivent. Ceux-là sont les sages qui trouvent 
que tout est pour le mieux dans le meil- 
leur des mondes possibles et que chercher 
à modifier les idées reçues ou les institu- 
tions établies, est faire œuvre de fous. Fous : 
Socrate, Caïus et Tibérius Gracchus, 
Wicleff, Colomb, Marat, Clootz, Babeuf, 
Fulton, Blanqui, Garibaldi, Darwin, Reclus, 
Louise Michel ; M. Prudhomme est un sage I 
Cependant, les années s'écoulent ; grâce 



-•i f r- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 95 

à la poussée des fous, la vie sociale s'est 
améliorée, le cercle des découvertes et des 
jouissances s'est agrandi et tel bourgeois, 
acharné contre les novateurs de son épo- 
que, élève des statues à ceux qu'il aurait 
fait brûler vifs s'il avait vécu de leur temps. 

La passion de la liberté a fait les Grecs 
vainqueurs de l'Asie, la passion de la haine 
a fait Annibal, la passion de l'aventure 
Cortez, Pizarre, Magellan, Cook toute la 
foule des conquistadores et des grands na- 
vigateurs ; la passion de la science a fait 
Galilée, la passion de l'amour a inspiré 
Dante, Pétrarque, le Tasse et Musset, la 
passion de la justice a fait John Brown 
mourant pour l'émancipation des noirs. 

Connaît-il vraiment l'existence, celui qui 
n'a jamais senti ses artères battre, son cœur 
se dilater, son être entier grandir à la pen- 
sée d'une femme à conquérir, d'un oppres- 
seur à écraser, d'un péril à braver, d'un 
secret à arracher à la nature ou à la science? 
Cet être amorphe et aphone, visqueux, 
glacé, n'éprouvant que des sensations mol- 






96 PHILOSOPHIE DE L'ANARGHÏE 

les, traçant sa vie au cordeau et àl'é^uerre, 
est-il véritablement un homme ? 

Trois mots suffisent pour déshÉlbiller le 
bourgeois : égoïsme, hypocrisie, lâcheté; 
un seul pour rhabiller : parvenu. Tant que 
M. Prudhomme vivra, il poursuivra de ses 
colères de pygmée les grands passionnés 
qui troublent son repos et font baisser la 
rente. 

L'orateur, le général, le tribun, l'artiste, 
à quoi s'adressent-ils? A la passion. 

Supprimez ce grand moteur et l'huma- 
nité retombe dans les ténèbres. 

Les passions sont donc par elles-mêmes 
chose noble et utile; si, dans la société 
actuelle, elles mènent l'homme à des écarts 
parfois monstrueux, c'est que, contrariées 
à chaque instant dans leur essor par des 
conventions et des règlements anti-natu- 
rels, elles se faussent et se dépravent. 
Dans une société basée sur la liberté indi- 
viduelle, l'égalité sociale et l'harmonisa- 
tion des intérêts, il n'en sera pas ainsi. Qui 
peut affirmer que Pranzini, dans un autre 



! 



PHIL0S0PH1E.de L'ANARCHIE 97 

milieu, n'eût pas été un homme fort utile, 
mettant au service de tous ses remarqua- 
bles facultés d'assimilation; que Cartou- 
che, Mandrin S sans cet or qui les tentait 
et les lois qui, donnant les fonctions au 
hasard de la naissance, inutilisaient les 
talents, n'eussent pas été des Hoche et des 
Garibaldi? Jetez Washington chez un peu- 
ple vieilli, abâtardi par le byzantisme par- 
lementaire et les préjugés, vous aurez Bou- 
langer. Une société où l'or n'existe pas, où 
tout est à tous, supprime l'avarice; une 
société où tous sont libres et égaux, sup- 
prime ou tout au moins atténue beaucoup 
•la jalousie et l'orgueil. La colère, plus no- 
ble, certes, que la résignation chrétienne, 
n'aura plus à soulever des opprimés contre 
des tyrans; l'élan pour la lutte se transfor- 

i. Mandrin fut, non un scélérat comme on le croit 
généralement, mais un rebelle, aimé des paysans 
qu'il défendait contre les gens du roi . Un autre brigand, 
Poulailler fut humain, poli, bienfaisant pour les 
pauvres auxquels il distribuait ce qu'il avait enlevé 
aux riches, en somme, un niveleur de fortunes, un 
socialiste à maiatirméc. 

6 



r 



98 PHILOSOPHIE DE* L'AN-ARGHIB 

mera en une activité mise au service dijL 
bien-être général. 

La chute du régime économique et des 
institutions caduques que subissent actuel- 
lement les peuples d'Europe et d'Améri- 
que, amènera tout un bouleversement dans 
Tordre psychologique, l'homme fera peau 
neuve. 

Il est cependant un sentiment qui, plus 
intense que les- autres, est moins suscep- 
tible de se ressentir des modifications so- 
ciales. Ce sentiment, auquel nous devons 
nos plus grandes joies et nos, plus grandes 
douleurs, c'est l'amour ou, pour mieux 
dire, la convoitise sexuelle, — l'amour, 
même sous sa forme la moins brutale, n'é- 
tant que le raffinement d'un besoin phy- 
siologique. 

Certes, la liberté absolue des unions est 
une puissante cause d'harmonie. Que de 
désespoirs, de crimes évités I mais la dis- 
pute de la môme femme par deux ou un - 
plus grand nombre de rivaux est un cas à 
prévoir et la préférence donnée à l'un des 



.% ' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 99 

amoureux peut, dans une société anar- 
chiste tout comme dans une société bour- 
geoise, causer de graves conflits. Ces con- 
flits seront-ils plus dangereux pour le corps 
social tout entier lorsqu'il ne se trouvera 
plus des lois et des juges pour les punir? 
Non, car ils ne seront que des cas isolés, 
regrettables sans nul doute, mais que tou- 
tes les lois et tous les juges du monde ne 
sauraient prévenir. Les codes et les gen- 
darmes empêchent-ils actaellement un ja- 
oux de se venger d'une femme infidèle ? 
Aucunement : tout au plus détermineront- 
ils le meurtrier à user de précautions pour 
échapper au châtiment légal, mais l'acte 
n'en sera pas moins commis. 

Mieux vaut prévenir que châtier : le 
vrai remède est dans une éducation basée 
sur le respect de la liberté individuelle. 
L'éducation et le milieu font l'homme ; 
l'histoire entière en est la preuve. Si l'édu- 
cation chrétienne a pu faire supporter pen- 
dant onze siècles à cent millions d'hom- 
mes le joug du moyen -âge, l'éducation 



100 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

anarchiste saura, sans prêtres, sans juges 
et gendarmes, faire régner la véritable har- 
monie sociale. 



1 



JUSTICE ET RESPONSABILITE 



Deux forces, le plus souvent antagonis- 
tes, agissent sur Thomme : l'une, l'héré- 
dité, tend à rimmobiliser dans le passé; 
l'autre, l'influence du milieu, le fait s'a- 
dapter à des formes nouvelles et chan- 
geantes. 

Aveugle qui méconnaît le poids de Tata- 
vismel Ne nous surprenons-nous pas, à 
tout instant, à reproduire involontairement 
tel geste, telle attitude de nos parents sans 
cependant avoir jamais cherché à les imi- 
ter? Tel enfant n'est-il pas le portrait frap- 

6. 



102 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

pant d'un ancêtre? Enfin, dans les pays 
peuplés par des habitants de couleurs dif- 
férentes, n'arrive-t-il pas qu'une mère blan- 
che, mariée à un quarteron, par exemple, 
donne le jour à un enfant nègre, reprodui- 
sant le type de quelque ancêtre paternel? 
Nous citons cet exemple de régression ata- 
vique parce qu'il est le plus frappant. 

L'embryologie ne nous montre-t-elle pas 
que l'être humain, au cours des neuf mois 
de sa vie intra-utérine, présente successi- 
vement toutes les formes des espèces ani- 
males desquelles, par un long processus, 
s'est dégagée notre race. Le spermatozoïde 
devient ver, poisson, têtard, quadrupède, 
mammifère, puis enfin, fils de l'homme. 

Une fois né à la vie terrestre, l'évolu- 
tion, insensiblement, se poursuit, mais 
contrariée ou accélérée par les conditions 
ambiantes et la force de résistance ou d'a- 
daptation des individus. Combien, favori- 
sés, arrivent à se dépouiller des grossiè- 
retés ancestrales et à sembler, au milieu 
de voisins plus abrupts, comme les pré- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 103 

curseurs d'un type humain plus haute- 
ment cérébralisé que le type actuel. Phé 
nomène analogue à Tapparition, dans le 
monde animal inférieur, de ce que les pa- 
léontologues ont appelé les « espèces pro- 
phétiques », êtres qui, en général, ne font 
qu'apparaître, les conditions favorables à 
leur vie et à leur propagation n'étant pas 
encore atteintes. D'autres, au contraire, 
subissent un arrêt de développement ou 
même une régression. Dépourvus d'armes 
ou de force pour lutter contre un milieu 
délétère, ils retournent à la bête ances- 
trale : à tout moment, on s'attend à les 
voir tomber à quatre pattes et rugir. 

Combien aussi, sous le masque humain 
le plus affiné et le plus trompeur, sont 
demeurés de véritables brutes I 

L'homme n'est pas né bon, comme l'af- 
firment en dépit de toutes preuves quel- 
ques optimistes. Quoique descendant d'ê- 
tres primitifs, il n'est pas non plus essen- 
tiellement mauvais. Il est, par dessus tout, 
modifiable. 



104 PHILOSOPHIE DE L'ANABGHIE 

En conséquence, non seulement les ré- 
pressions draconiennes sont impuissantes 
à moraliser mais elles n'ont aucune juste 
raison d'être. 

Les spiritualistes ont beau prêcher âme 
indépendante, libre arbitre, les gens sen- 
sés, aujourd'hui, haussent les épaules. 
Qu'est-ce que cette âme indépendante qui 
vagit chez l'enfant, qui s'emporte chez 
l'adulte, qui s'éteint chez le vieillard? 
Qu'est-ce que ce libre arbitre, qu'une 
maladie enchaînera, qu'un doigt de vin 
fera divaguer, qu'une tasse de café exal- 
tera? 

Comme il a été fort bien dit, la croyance 
au libre arbitre, n'est que l'ignorance des 
causes premières qui nous font agir. 

Un homme rencontre dans un lieu isolé 
un enfant sans défense ; il se jette, sur lui 
et le tue. Ne considérant que l'atrocité du 
fait, douze jurés, pères de famille, enver- 
ront l'homme à l'échafaud ou aux galères. 

Il est admis que le tigre tue en raison de 
sa conformation physiologique, qui le con- 



y9-^rjr^- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 105 

damne à manger de la viande au lieu de 
racines, et de la structure de son cerveau, 
déprimé sur la face, renflé aux tempes et à 
l'occiput. 

Il est admis que le requin, armé d'une 
formidable mâchoire et doué d'un robuste 
estomac, ne peut avoir les mœurs inoffen- 
sives du marsouin. 

Et cette fatalité qu'on admet pour les ani- 
maux, on la nie pour l'homme I 

Il n'y a pas de milieu : ou le hasard ou la 
fatalité prise dans son vrai sens, c'est-à-dire 
l'enchaînement logique des choses. 

L'univers forme un tout dont les parties 
réagissent les unes sur les autres, le moin- 
dre mouvement atomique a sa répercussion 
à l'infini. 

Sur les hauts plateaux des glaciers suisses, 
le plus faible son ébranlant les couches d'air 
peut déterminer la chute d'un flocon de neige 
qui, entraînant sur son parcours des masses 
de plus en plus considérables, finit par en- 
gloutir des villages, sous une formidable 
avalanche. Ainsi, une simple émission des 



106 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

cordes vocales et non le hasard, aura pour 
résultat la mort de plusieurs personnes. 

Le hasard, c'est l'absurde idée d'effets 
sans cause ; il peut convenir à des ignorants, 
la science le répudie. 

« Heureux celui qui peut connaître le 
pourquoi des choses » s'est écrié Virgile, il 
y a dix-huit cents ans. C'est à connaître ce 
pourquoi que l'intelligence humaine a, jus- 
qu'à ce jour, multiplié ses efforts. 

Mais cette interrogation que l'on a adres- 
sée aux forces régissant la matière brute, 
on tremble de l'adresser à l'esprit humain. 
. L'ame, d'essence divine, disent les spi- 
ritualistes, domine la matière qui ne peut 
rien faire que par son ordre. Conséquence 
logique, si la matière a été malfaisante, le 
bras lourd, le sang bouillonnant, c'est à 
l'âme qu'on s'en prend et, pour la corriger, 
on la supprime. 

Si, encore, on ne supprimait que cette 
abstraction, l'âme, le mal ne serait pas grand; 
mais c'est qu'on enlève du môme coup quel- 
que chose de bien plus réel : la vie ! 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 107 
« Quand le bras a failli, on en punit la tète. » 

a dit le vieux Corneille. 

De quel droit condamner les tortionnai- 
res du moyen-âge, alors que notre civilisa- 
tion maintient le bourreau ? 

Les pénalités sont impuissantes à proté- 
ger Igi société contre des actes qui ne sont 
pas imputables à leurs auteurs, parce qu'ils 
sont déterminés par des causes physiologi- 
ques ou sociales. 

Pourquoi les attentats contre les person- 
nes sont-ils plus fréquents en été qu'en 
hiver ? — Parce que le sa.ng est plus échauffé 
et le système nerveux plus impressionna- 
ble. C'est cette influence indéniable de la 
température qui fait que les méridionaux, 
Italiens, Espagnols, Portugais, Grecs, Ara- 
bes, Américains du Sud, sont si prompts à 
vider leurs querelles à l'arme blanche.. 

Pourquoi les attentats contre la propriété 
sont-ils plus fréquents en hiver qu'en été? 
— Parce que, soumis comme tous les ani- 
maux aux lois de conservation, l'homme, 



108 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

en cette saison plus qu'en toute autre, a 
besoin d'un abri, de vêtements, d'aliments 
pour ranimer la circulation du sang en- 
gourdie par le froid et que la nature le force 
à prendre, sous peine de mort, ce que la 
société marâtre lui refuse. 

Or, si les pénalités sont impuissantes à 
réprimer ces actes; si, par dessus tout, il 
appert que ceux qui les commettent ne sont 
que des machines agissant en vertu de 
causes plus ou moins apparentes, supérieu- 
res à leur volonté, il est évident qu'une 
société basée sur la justice et l'intérêt bien 
entendu se hâtera de supprimer bourreaux, 
bagnes, prisons, geôliers. 

« Mais le droit de défense, crient les ad- 
versaires de l'anarchie, qu'en ferez-vous? 
Comment donnerez-vous à la société les 
moyens de se protéger? » 

Du moment que les actes anti-sociaux 
sont déterminés par des causes plus fortes 
que les lois, il n'existe qu'un moyen réel 
de les prévenir, c'est de s'attaquer à ces cau- 
ses. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 109 

> Lorsque la propriété sera universalisée, 
commune, il n'y aura plus d'attaques à la 
propriété : on ne se vole pas soi-même. 

Lorsque les causes de conflits : hiérarchie, 
despotisme, exploitation, ignorance auront 
disparu, les attentats contre leè personnes 
deviendront extrêmement rares. 

Les seuls criminels seront les quelques 
malheureux, victimes d'une organisation 
cérébrale défectueuse. Ceci ressort non plus 
du Code mais de la pathologie ; la véritable 
conduite à suivre à leur égard sera de les 
soigner avec dévouement S non de les em- 
prisonner ou de leur couper la tête. 



1. Tandis que la mécanique, la physique, la chimie 
et la chirurgie ont réalisé de véritables prodiges, la 
médecine est restée à peu près slationnaire. Tout 
porte à croire que, rompant avec la routine et s'ai- 
dant des autres sciences, elle fera, au siècle prochain, 
des progrès immenses. Il n'est pas téméraire d'affir- 
mer que si, dès aujourd'hui, on peut remplacer des 
organes absents, entretenir artificiellement les fonc- 
tions vitales, on pourra, avec l'aide de la science, mo* 
ralement et physiologiquement, refaire l'homme. 

7 



L 



INSTRUCTION ET EDUCATION 



Il est cependant une branche qui, dans 
la société la plus libertaire, exige une cer- 
taine somme d'autorité, c'est l'instruction. 

Certes, les systèmes pédagogiques repo- 
sant sur les punitions corporelles, les 
menaces terrifiantes, la compression céré- 
brale et le surmenage seront absolument 
proscrits, mais il ne s'en suit pas que toute 
autorité doive être bannie dans les rapports 
des professeurs avec les élèves et qu'on 
puisse reconnaître à des enfants ignorants 
de tout la même liberté illimitée qu'à des 
hommes faits. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 111 

Le vrai précurseur de l'anarchie, Bakou- 
nine, est d'avis que les enfants doivent 
être soumis à une discipline de plus en 
plus atténuée à mesure qu'ils avancent en 
âge; parvenus au couronnement de l'ado- 
lescence, ils ne trouveront plus en leurs 
maîtres que des conseillers et des amis. 

C'est celte progression rationnelle qui a 
marqué les phases de l'existence des peu- 
ples. Soumis dans leur enfance au despo- 
tisme absolu de la force, ils s'émancipent 
peu à peu, obtiennent des garanties, des 
constitutions sur lesquelles ils piétineront 
demain, les trouvant insuffisantes : le droit 
électif remplace le droit héréditaire et bien- 
tôt l'élection elle-même sera jugée incom- 
patible avec l'autonomie de tous ; le pou- 
voir imposé ou consenti sera brisé. 

L'humanité, en effet, est un homme qui 
se perfectionne toujours et ne meurt ja- 
mais : l'homme est un résumé de l'huma- 
nité. 

Il faut se garder de confondre instruc- 
tion et éducation : cette dernière, qui est 



•V. 



112 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

l'assimilation d'habitudes sociales, doit 
s'inspirer du plus grand principe de li- 
berté; l'instruction, au contraire, ensei- 
gnement de connaissances utiles mais sou- 
vent arides, suppose un plan, une mé- 
thode qui, rendue aussi attrayante que 
possible, sera toujours autoritaire *. 

L'enseignement universitaire, qui fait 
perdre un temps précieux dans l'étude des 
langues mortes, qui incarne l'histoire dans 
les faits et gestes des souverains et dans 
quelques dates douteuses, qui bourre les 
cervelles encore non développées de ma- 
thématiques apprises dans le livre ou sur 
le tableau noir et non dans la pratique 

i. Infiniment moins qu'aujourd'hui, certes, mais 
autoritaire en ce sens que l'élève ne peut être abso- 
lument abandonné à lui-même; les initiatives étant 
éveillées, c'est au professeur à les contrôler et à les 
guider vers ce but qu'il connaît et que les élèves 
ignorent. C'est ce que semble démontrer une tenta- 
tive d'enseignement sans autorité^ faite à Yasnaïa 
Touliana (Russie), sous les auspices de Léon Tolstoï 
et qui a donné des résultats excellents dans certaines 
i)ranchcs, négatifs dans d'autres. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 113 

journalière, est depuis longtemps et malgré 
les pseudo-réformes qu'on y a apportées, 
condamné par tous les esprits sérieux. 
L'instruction donnée dans les écoles pro- 
fessionnelles est préférable; moins bril- 
lante mais plus solide, elle se perd moins 
vite que les formules latines ou les mathé- 
matiques inappliquées; toutefois, il faut 
reconnaître que ce n'est encore qu'une 
ébauche de l'enseignement de l'avenir. L'in- 
ternat, cette forme de réclusion qui tient 
rélève dans l'ignorance du monde exté- 
rieur, aboli; les études rendues aussi 
attrayantes que possible et continuées in- 
sensiblement dans les récréations; l'ému- 
lation entretenue tout autrement que par la 
crainte de punitions ; l'histoire apprise dans 
la vie des peuples et non dans celle des 
rois; l'étude des langues vivantes primant 
celle des langues mortes, ces dernières en- 
seignées dans leurs racines et leur méca- 
nisme, non plus à travers les documents 
poudreux d'auteurs momifiés dans la nuit 
des siècles; les mathématiques montrées 



114 PHILOSOPHIE DE "L'ANARCHIE 

insensiblement et d'une façon pratique au 
cours des promenades et des récréations; 
la géologie apprise sur place dans des 
excursions amusantes ; la mécanique mon- 
trée à l'atelier plus souvent qu'au tableau ; 
des exercices corporels marchant de front 
avec les études techniques; enfin, et comme 
couronnement, la philosophie expérimen- 
tale synthétisant toutes les sciences et 
éclaintfil l'àfiiaanité dans sa marche inin- 
terrompue vers 1« p«gKS iadéiini, telles 
seront à grands traits les ba^^ôe Ahh»- 
gnement nouveau *. 

i. Un établissement réalisait d'aussi près que 
possible cet idéal : celui de Gempuis, dirigé par un 
novateur audacieux en même temps que pédagogue 
de haute valeur, Paul Robin. Une guerre ininter- 
rompue réussit à amener le renvoi du savant éduca- 
teur. 

A Gempuis était réalisée la coéducation des sexes. 
Normale aux Etats-Unis, elle fut trouvée abominable 
en France et fut une des raisons apparentes de la 
mesure prise contre le chef de rétablissement. Gela 
prouve, une fois de plus, combien les réformes sé- 
rieuses sont difficiles, pour ne pas dire impossibles, 
dans le milieu actuel. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 115 

Les Etats-Unis, qui n'ont pas notre 
vieux barbarisme universitaire, produisent 
plus que nous des ingénieurs, des physi- 
ciens, des chimistes, des savants de la 
science pratique, en un mot, des hommes 
vraiment utiles. Leur système d'enseigne- 
ment, mis entièrement en rapport avec 
les tendances nouvelles et affiné par le 
génie des races latines, prévaudra sur les 
pédagogies du passé. 

L'éducation diffère de l'instruction : deux 
individus également instruits peuvent être, 
l'un une brute orgueilleuse, l'autre un 
homme modeste et serviable. 

L'éducation commence dès le berceau j 
on peut dire qif'elle se cor^tinue toute la 
vie, car le milieu social se modifiant indé- 
finiment, les habitudes * contractées et les 
idées reçues sont forcées de se modifier 
aussi. Il est évident aussi qu'elle ne peut 
avoir la même prise sur un vieillard fixé 
dans ses idées, ancré dans ses habitudes 
que sur un enfant à l'esprit éveillé, à l'ima- 
gination confiante et naïve. 



116 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

La véritable éducation, celle que Ton ne 
donne pas aujourd'hui, doit être non l'en- 
seignement de conventions plus ou moins 
ridicules, de formules apprises par cœur, 
mais le développement normal des apti- 
tudes et leur adaptation au milieu social, 
le .redressement des penchants mauvais 
légués par hérédité ou plutôt leur dévia- 
tion, de manière à les utiliser, car il est à 
remarquer que même les défauts : orgueil, 
avarice, colère, peuvent, lorsqu'ils sont 
orientés d'une certaine façon, tourner au 
profit des ipdividus et de la société tout 
entière. Elle doit viser surtout à faire de 
l'enfant un homme libre, ayant conscience 
de sa liberté, considérant son indépen- 
dance et son bien-être comme intimement 
liés à l'indépendance et au bien-être de ses 
semblables. 

La première éducation se fait par les 
yeux, les sens sont éveillés bien avant la 
raison. Il importera donc que l'enfant n'ait 
jamais devant lui de spectacle dégradant : 
père et mère se maltraitant ou s'humi- 




PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 117 

liant, camarades frappés par leurs parents, 
délations même puériles, terreurs devant 
un danger soit réel soit imaginaire. 

L'amour-propre et Tesprit de solidarité 
sont deux sentiments qu'il convient d'é- 
veiller et développer parallèlement chez 
l'enfant, l'un corrigeant ce que l'autre 
pourrait avoir d'excessif. Tandis que le 
christianisme prêchait la dégradante rési- 
gnation, « la joue gauche après la joue 
droite », l'individu vivant au sein d'une 
société anarchiste ne doit pas souffrir le 
moindre empiétement sur son droit im- 
prescriptible d'être libre. Tandis que le 
mot d'ordre de la bourgeoisie est « Chacun 
pour soi et Dieu pour tous », égoïsme bête 
qui ne garantit pas la digestion des heu- 
reux contre la révolte des affamés, — la 
devise du communisme est : « Tous pour 
un, un pour tous ». 

La curiosité, insupportable quand elle, 
s'exerce aux dépens d'autrui, dirigée dans 
un sens scientifique, sera un stimulant 
précieux à l'esprit d'initiative. Elle contri- 

7. 



118 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

buera à entretenir l'activité que des pessi- 
mistes redoutent de voir s'éteindre dans 
une société où les hommes, gorgés de bien- 
être, pourront, sans une grande somme de 
travail, satisfaire tous leurs besoins. 

L'émulation, nécessaire pour entretenir 
le progrès, agira sur les enfants et sur les 
hommes ; elle sera nourrie par le contente- 
ment moral et aussi par ce sentiment, 
moins parfait peut-être, mais tout aussi 
nécessaire : la recherche d'une approba- 
tion flatteuse. Il ne faut pas, sous le pré- 
texte d'une étroite égalité, briser toute ini- 
tiative individuelle et couper les ailes au 
génie. S'il est faux de prétendre qu'un 
savant ait droit à des privilèges et à des ^ 
distinctions qu'on n'accorde pas au char- 
pentier ou au maçon, par* contre, l'admi- 
ration est un sentiment qu'on ne peut ni , 
ne doit proscrire. Admirer les vers d'un 
poète, les ciselures d'un orfèvre, les cos- 
tumes d'un tailleur, les meubles d'un ébé-. 
niste ne trouble pas la paix sociale, ne 
blesse en rien les sentiments égalitaires. 



PHILOSOPHIE I>E L'ANARCHIE 119 

Avec son caractère artistique, la race 
latine est portée à s'enthousiasmer plus 
spécialement pour les œuvtes agréables ; la 
race saxonne, au contraire, donne la préfé- 
rence à l'utile : un tableau admiré par les 
Français sera négligé par les Américains 
pour un outil perfectionné *. De ces ten- 
dances différentes, se formera, lorsque le 
communisme aura internationalisé les peu- 
ples et fusionné les mœurs, un juste mi- 
lieu, une résultante. 

Les races tendent à s'équilibrer; les qua- 
lités qui manquent aux unes sont, chez 
d'autres, poussées à l'excès. C'est ainsi que 
les peuples latins sont doués d'une viva- 
cité de sentiment qui fait défaut aux na- 
tions saxonnes plus savantes, mais savantes 
avec raideur. Quel contraste entre l'An- 

i . Bien entendu, nous parlons ici au point de vue 
de la masse et non de quelques exceptions. Les ri- 
chissimes bourgeois américains qui couvrent d'or l(xs 
tableaux d'un Meissonnier, obéissent non à un senti- 
ment artistique mais à un orgueil de parvenu. Ils 
font généralement preuve d'ignorance et de mauvais 
goût. 



120 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

glais flegmatique et le Napolitain tradui- 
sant toutes ses impressions par ses cris, 
ses rires et ses pleurs, par le jeu de sa phy- 
sionomie mobile! 

Proscrire la passion comme le rêvent 
quelques sectaires effrénés, serait pros- 
crire la vie même, faire, selon la maxime 
jésuite, de l'être humain un cadavre. Cer- 
tes, il faudra, aux approches de la tempête 
qui balaiera le monde bourgeois, se garder 
du sentimentalisme, mais, au lendemain 
de la crise, le sentimentalisme revivra. 
C'est la 'loi naturelle qui veut que des 
excès contraires se succèdent avant le réta- 
blissement de l'équilibre. Tant que la révo- 
lution n'aura pas accompli son œuvre, les 
champions de la nouvelle société devront 
seTbronzer le cœur ; trop souvent, les effu- 
sions de pitié, les attendrissements intem- 
pestifs ont fait perdre la bataille et abouti 
au massacre [des prolétaires, salué par les 
acclamations des philanthropes à la, Jules 
Simon. Mais après, quand le bien-être sera 
général, qu'il n'y aura plus de papes, ^de 



^y^ m ^Tf^^J ,t 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 131 

rois, d'empereurs, de gouvernants d'au- 
cune sorte, que les luttes du passé ne se- 
ront plus qu'un souvenir, on sentira com- 
bien il est bon de vivre en aimant; le 
nouvel état social amènera une détente, 
une explosion de sentimentalisme, mais 
non plus de ce sentimentalisme hypocrite 
qui prévalait au xviii® siècle chez les faus- 
ses bergères de Trianon, non plus de ce 
sentimentalisme bête qu'au lendemain de 
son triomphe, la bourgeoisie sut incul- 
quer au peuple ignorant. Ce qui se mani- 
festera alors dans toute son ampleur, ce 
sera ce sentiment jusqu'ici entrevu plutôt 
que réalisé, irréalisable d'ailleurs dans 
notre société pourrie : la fraternité. 



DÉFENSE SOCIALE : L'ANARCHIE 
AU POINT DE VUE MILITAIRE * 



S'il est un état absolument opposé à l'a- 
narchie, développement libre et pacifique 
des individus, c'est l'état de guerre, restant 

i . Ce chapitre ayant, lors de rapparition du pre- 
mier ouvrage, suscité de vives controverses dans la 
presse et les groupes anarchistes, Fauteur croit de- 
voir déclarer qu'il y a exposé des idées purement 
personnelles. l\ considère naturellement la guerre 
comme une monstrueuse antithèse de Tidéal anar- 
chiste, mais il a dû se préoccuper de la façon dont 
pourraient le plus efficacement se défendre les mem- 
bres d'une société libertaire (1897). 



PHILéSOFHIE DE L'ANARCHIE 128 

de la sauvagerie des âges préhistoriques. 
Considérée aujourd'hui ajuste titre comme 
un fléau, la guerre fut l'état normal des 
êtres humains alors que, dégagés à peine 
de la plus grossière animalité, étrangers à 
toute conception de morale, à toute idée 
abstraite, ils durent combattre désespéré- 
ment pour le droit à la vie, contre les fau- 
ves d'abord, puis entre eux. L'homme n'est 
pas « un Dieu déchu, qui se souvient des 
deux », comme l'a dit un poète menteur, 
et les sciences qui, aujourd'hui, reconsti- 
tuent son origine, nous le montrent mar- 
quant ses lentes étapes à travers les siècles 
par la bestialité, l'anthropophagie, l'escla- 
vage et le servage féodal. A mesure qu'il 
s'éloigne de son point de départ, que les 
masses apprennent à penser, en un mot 
que l'humanité se constitue, la guerre de- 
vient moins fréquente et excite plus d'hor- 
reur : de nos jours, le carnage est régle- 
menté, limité, les prisonniers de guerre 
sont épargnés, les blessés ennemis recueillis 
et soignés. Certes, les luttes entre nations 



^TT«" 



124 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

sont autrement sanglantes que ne le furent 
les combats de tribu à tribu et, si la révo- 
lution sociale universelle n'y met ordre, 
les guerres de race produiront des hécatom- 
bes épouvantables, mais, si, par suite des 
progrès incessants de l'outillage militaire 
et aussi du plus grand nombre de combat- 
tants engagés, les batailles modernes nous 
apparaissent plus. redoutables S ces duels 
de peuples ont lieu à des intervalles plus 
éloignés, la cupidité d'un chef, le ressenti- 

i . Plus redoutables que les luttes de peuplades pri- 
mitives, mal armées, ou que les rencontres du 
moyen-âge entre cheva,lîers bardés de fer qui pou- 
vaient à peine se blesser, mais moins meurtrières 
que ces chocs de races qui remplissent l'antiquité : 
Grecs contre Perses, Latins contre Africains, Gim- 
bres, Teutons, Germains. Alors, le massacre accom- 
pagnait et suivait toujours le combat : de là, ces cent 
cinquante mille hommes tués dans une seule bataille 

4 

lors de l'invasion d'Attila en Gaule. Aujourd'hui, l'é- 
loignement des combattants, l'écartement des rangs, 
tendent à neutraliser l'efifet des armes modernes. Il 
semble d'ailleurs qu'il arrive un moment psycholo- 
gique où, quel que soit le nombre d'hommes hors 
de combat, la résistance doive être brisée, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 126 

ment d'un roi ne suffisent plus à les occa- 
sionner; il faut tout un ensemble de causes 
qu'invoquent, avec plus ou moins d'à pro- 
pos, il est vrai, les chefs d'Etats pour se 
justifier de la cruelle nécessité où ils se pré- 
tendent de verser le sang. 

Autrefois, le corps à corps engendrait la 
stupide admiration de la force physique, 
suffisante à déterminer la victoire. L'inven- 
tion de l'artillerie fut toute une révolution 
dans l'art de s'anéantir ; elle élimina pro- 
gressivement les lourdes armes défensives : 
casque, cuirasse, bouclier, et remplaça les 
sanglants pugilats par des combinaisons 
savantes. Aujourd'hui, la guerre est deve- 
nue exclusivement affaire de calcul; le 
temps des charges de cavalerie, des assauts 
à la baïonnette, de toute cette brillante fan- 
tasia, est passé ; la furia est annihilée par 
la puissance supérieure du feu. Le soldat, 
qui ne mâche plus sa cartouche, qui ne 
croise plus la baïonnette, qui, bientôt, n'en- 
tendra plus le fracas de l'artillerie couvrant 
les hurlements d'agonie, n'est plus surex- 



126 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

cité par l'odeur delà poudre, Taveuglement 
de la fumée S toute cette griserie du combat 
qui lui communiquait une ardeur factice. 
Aussi, maintenant, aime-t-il de moins en 
moins la guerre et, souvent, dans son for 
intérieur, se moque-t-il des radotages pa- 
triotiques des bourgeois: 

Les hommes apprennent, — chèrement, 
il est vrai, — à réfléchir; les perfectionne- 
ments mêmes apportés aux machines à tuer, 
contribuent à propager la crainte et la haine 
de la guerre. Sauf quelques vétérans en- 
durcis ou quelques jeunes fanatiques, éle- 
vés dans l'ignorance des besoins de leur 
époque, les peuples soupirent après le mo- 
ment où leur travail ne servira plus à en- 
tretenir ces armées permanentes prêtes à 
s'entredéchirer. 

En dépit des réformes, la troupe cons- 
titue entre les mains de la caste gouverne- 
mentale une arme dirigée surtout contre 

1. Avec la poudre sans fumée et presque sans dé- 
tonation, employée aujourd'hui par presque toutes 
les armées européennes. 



1 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 127 

le peuple. Excellente pour fusiller les gré- 
vistes et mettre à TordVe les ouvriers mé- 
contents, elle ne peut guère défendre le sol, 
— rhistoire le démontre — sans la coopé- 
ration de ce même peuple. 

En effet, Tesprit de l'armée, sa fonction, 
sa, raison d'être en temps de guerre, c'est 
la marche en avant, l'invasion du territoire 
ennemi, la terreur imposée à graads ren- 
forts de réquisitions, d'exéeotions sommai- 
res, d'états de ^lè^, àe contributions. Ré- 
4màiô à Im défensive par une série d'échecs 
au début d'une campagne, elle est atteinte 
profondément dans son moral, son organi- 
sation s'en ressent non moins que des coups 
de l'ennemi ; la discipline disparaît avec 
la confiance dans les chefs et c'est la dé- 
faite irrémédiable, à moins que le peuple 
ne soit prêt à se soulever contre les enva- 
hisseurs, contrariant leurs mouvements, 
déroutant leurs plans, coupant leurs com- 
munications, permettant, en un mot, aux 
armées vaincues de reprendre haleine et de 
se réorganiser pour l'offensive. 



128 PHILOSOPHIE DK L'AKARGHIE 

L'armée, telle qu'elle existe actuellement, 
est donc un rouage oppressif et coûteux 
pour le peuple, peu utile pour la défense et 
par lequel, souvent, se perpètrent de véri- 
tables atrocités au nom de la discipline et 
de l'intérêt général ; c'est un rouage à sup- 
primer ; mais s'en suivrait-il qu'une société 
absolument libre et égalitaire dût être lais- 
sée sans moyens de défense contre les na- 
tions despotiques ou barbares qui l'entou- 
reraient ? 

Evidemment non. Aussi, en attendant 
l'époque harmonique où la guerre sera de- 
venue un hideux souvenir du passé, peut- 
on concevoir l'armement général du peuple 
comme une solution, sinon parfaite, du 
moins préférable au maintien des armées 
permanentes. 

La nouvelle force ainsi créée pourrait-elle 

se passer d'instructeurs, de cadres, disons 

le mot qui détonne chez des anarchistes, 

de chefs? Ce n'est guère admissible ; des 

milliers et même des millions de combat- 
tants, éparpillant confusément leurs efforts, 



. «<' V " • ^» -• l'»^. . 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 129 

incapables d'exécuter tout mouvement 
d'ensemble faute d'unité de direction, se- 
raient vite vaincus par un nombre bien 
inférieur d'adversaires. Sauf quelques com- 
bats d'avant-postes, quelques épisodes iso- 
lés ; coups de main, attaque d'un convoi, 
défense d'un défilé, la résistance serait im- 
possible. 

Que la guerre soit offensive ou défensive, 
elle nécessite toujours l'autorité d'une part, 
la subordination de l'autre ; certes, les ef- 
forts d'un peuple défendant ses foyers re- 
vêtent un tout autre caractère que l'invasion 
d'armées despotiques : ils laissent une bien 
plus large place à l'esprit de liberté, d'é- 
galité et d'initiative, à la spontanéité des 
masses, mais ils exigent, pour être couron- 
nés de succès, une certaine somme de dis- 
cipline et de réelle organisation K 

\. La guerre qui, depuis, deux ans, se déroule à 
Cuba et dans laquelle trente mille insurgés, insuffi- 
samment armés et approvisionnés tiennent en échec 
deux cent mille hommes de troupes régulières est la 
plus frappante confirmation de ce que nous avan- 
çons (1897). 



1 



130 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Fatalement, il doit en être ainsi : une 
société de combat ne peut ressembler à une 
société de paix et travail : on ne violente 
pas la nécessité. Mais aussi, l'autorité des 
chefs militaires ne devra-t-elle pas survivre 
aux besoins qui l'auront créée et appar- 
tiendra-t-il à tous les citoyens d'y tenir la 
main ; là encore, l'éducation anarchiste 
sera le meilleur préservatif contre les pro- 
nunciamientos. 

D'ailleurs, il n'y a pas lieu de s'alarmer 
outre mesure : l'art de la guerre, en atten- 
dant qu'il disparaisse, est condamné à une 
transformation à laquelle la vieille discipline 
ne survivra pas. L'homme cessera d'être un 
zéro noyé dans la foule ; par suite des in- 
ventions pyrotechniques rendant les masses 
de plus en plus vulnérables, le combat tend 
à s'individualiser, le soldat à conquérir son 
autonomie. Si le bataillon est resté l'unité 
tactique, la compagnie est devenue l'unité 
de combat (règlement du 12 juin 1875 sur 
les manœuvres de l'infanterie) ; avec les 
canons portant à 24 kilomètres et les fusils 



> -» V»» 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 131 

à répétition, cet ordre est encore trop serré, 
la véritable unité de combat devra se ré- 
duire à une vingtaine d'hommes et l'unité 
tactique à une centaine : ce sera la guerre 
de francs-tireurs, la plus appropriée à un 
peuple qui se défend chez lui. Cette trans- 
formation, rendue inévitable par les progrès 
de la science militaire, supprimera toute 
la hiérarchie des sous-Ramollots ; dans ces 
petits corps susceptibles de manœuvrer i\so- 
lément ou de se relier entre eux pour une 
action commune, il n'y aura plus guère 
qu'un chef temporaire en contact immédiat 
avec la troupe, ce qui est le meilleur moyen 
d'entretenir l'esprit d'égalité, de confiance 
et d'initiative. D'un autre côté, l'organisa- 
tion communiste du pays laissantses défen- 
seurs libres de prendre sans formalités et 
sans délais, partout où il y aura, pour leur 
nourriture et leur équipement, supprime 
la kyrielle des fournisseurs, intendants et 
autres riz-pain-sel, ces affameurs constam- 
ment maudits des soldats. Plus de ces dé- 
pôts, de ces files interminables de bagages. 



. «r ■« -.-» ' 



132 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

de ces impedimenta qui embarrassent la 
marche des armées et font perdre labataille; 
d'ailleurs, grâce aux procédés chimiques 
qui permettent de concentrer sous un vo- 
lume réduit une grande quantité de nour- 
riture, les combattants pourront emporter 
des vivres pour plusieurs jours. 

La centralisation peut être une nécessité 
du moment, toutefois, il faut s'en défier : 
elle s'approprie plus à l'agression qu'à la 
défense. Elle expose en une fois les forces 
d'un peuple et retire toute la vie du pays 
pour la porter à un moment donné sur tel 
ou tel point : si l'effort suprême échoue, 
tout est perdu. 

Tandis que les vices de la centralisation 
au triple point de vue militaire, adminis- 
tratif et politique nous apparaissent d'une 
manière frappante dans l'histoire avec l'em- 
pire romain ouvert aux barbares, celui de 
Charlemagne croulant par son étendue, l'Es- 
pagne incapable de défendre ou de recon- 
quérir ses colonies, l'Autriche tiraillée entre 
ses sujets latins, tchèques, slaves, magyars, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 133 

la France, livrée à l'arbitraire d'un fonc- 
tionnarisme aussi absolu que routinier, 
nous pouvons reconnaître partout les avan- 
tages de Fautonomie quand elle est combinée 
avec une entière solidarité. Les Suisses, au- , 
tonomes et solidaires, repoussent au moyen- 
âge toutes les attaques de l'Empire; les com- 
munes flamandes chassent leurs seigneurs 
et tiennent tête aux Français; les Hollan- 
dais secouent le joug de l'Espagne et les 
Espagnols, à leur tour, reprennent leur 
pays aux puissantes armées de Napoléon P^. 
Que si les adversaires de l'autonomie citent 
l'exemple des Gaulois succombant sous les 
efforts de César, l'exemple est faux : les Gau- 
lois succombèrent non parce qu'ils furent 
autonomes mais parce qu'ils étaient enne- 
mis les uns des autres, et encore les confé- 
dérations qui surent s'allier tinrent-elles 
en échec les Romains bien plus longuement 
que ne l'eût fait un Etat fortement centra- 
lisé qui, au bout de trois ou quatre grandes 
défaites, n'aurait plus su opposer de résis- 
tance au vainqueur. Que l'on compare en- 



134 PHILOSOPHIE DE L*ikNAAGHI£ 

core la défaite de la France centralisée à 
outrance par Napoléon P**, bondée de fonc- 
tionnaires, d'administrateurs, de généraux, 
avec la victoire sur l'Europe presque entière 
de cette même France en 93, de cette France 
encore fédéralisée, défendue par des armées 
de sans-culottes organisées, équipées, et 
nourries sur place par les municipalités, 
les commissaires et une foule de comités 
locaux. 

Au lendemain de la guerre franco-alle- 
mande de 1870-71, Juarez, avec son expé- 
rience de vieux guérillero, écrivait que la 
véritable tactique, qu'eussent dû employer 
les Français pour épuiser et détruire leurs 
adversaires était la création d'une foule de 
petites armées de 10 à 15 mille hommes, 
faciles à conduire et à ravitailler, au lieu de 
ces grandes armées de cent mille hommes 
disloquées au moindre choc et dégénérant 
en cohues sous le commandement de chefs 
traîtres ou incapables. Les luttes de toutes 
sortes qui marqueront la révolution so- 
ciale montreront que cette méthode est 






IIP "Il p«f VWV -^'^ 
** I 



PHILOSOPHIE 1>E L'ANARCHIE 18& 

la meilleure pour, une giierre défensive*. 
Voiià pour les combats en î«se campagne. 
Quant à la résistance des villes, te laoyens 
scientifiques y joueront le principal ïèie. 
Une cité comme Paris, Londres ou Berlin 
a des ressources incalculables : toutes les 
armées assiégeantes fondraient sous la pluie 
de feu lancée par des aérostats, s'englouti- 
raient dans le sol déchiré par des. substances 
explosives, tomberaient foudroyées par l'é- 
lectricité. Plus de citadelles, de remparts, 
de murs crénelés, tout cela a fait son temps 
et doit rejoindre dans le musée des antiques 
le casque et le bouclier ; la vieille barricade 
agonise et, à la place des bastions où les 
sentinelles montaient la garde, Tarme au 
bras, s'allongeront, fortifications mobiles^ les 
lignes de chemin de fer, sillonnées de loco- 

\ . Nous avouons avoir eu en vue, en écrivant ce 
chapitre, beaucoup moins des conflits hypothétiques 
en Pan 2000 que d'autres luttes à plus brève échéance. 
La guerre européenne et la révolution sociale nous 
ont toujours apparu deux fatalités historiques, insé- 
parables Tune de l'autre (4897). 



7*»^ 



136 PHILOSOPHIE DK L'ANARCHIE 

motives armées de canons S meurtrières et 
insaisissables aux coups de l'ennemi. 

La découverte de la direction des aéros- 
tats aura pour résultat, un jour, — bientôt 
peut-être, — de rendre la guerre si effroya- 
ble qu'elle deviendra impossible 2. Le pro- 
blème de la navigation sous-marine n'est 
pas encore résolu, on le trouvera; en atten- 
dant, les cuirassés géants, malgré tous leurs 
engins protecteurs, blindages et filets, sont 
livrés aux atteintes mortelles des invisibles 
torpilleurs : dix hommes dans une coquille 
de noix peuvent faire sauter un navire avec 
tout son équipage. C'est la révolution de la 
tactique sur mer comme sur terre. 

On le voit, tout contribue à détruire cette 
vieille machine oppressive et disciplinée : 
les armées permanentes, pour les rempla- 
cer par l'action spontanée du peuple valide 

1. Ce système de défense, le plus logique, est re- 
commandé pour les camps retranchés par le comman- 
dant Mougin et le général Brialmont. 

2. Et d'internationaliser les peuples : octrois, doua- 
nes, frontières seront, du fait, annihilés. 



T^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 137 

tout entier. Si cette organisation admet en 
temps de crise, l'autorité, fondée du moins 
sur les talents et justifiée par les nécessités, 
ce n'est qu'un accident qui finit avec le dan- 
ger. D'ailleurs, et ceci doit être un stimu- 
lant énergique pour les propagandistes du 
socialisme international, il n'y a pas à dou- 
ter que lorsque les gouvernements auront 
sombré sous la colère des masses et que les 
frontières seront effacées, tout motif de 
guerre entre les humains aura disparu. 



8. 



ART ET SCIENCE 



La haine dont les anarchistes poursui- 
vent les monuments d'un passé odieux in- 
digne les partisans de la science et de Tart 
officiels. 

« Vous êtes des barbares! » crient-ils 
aux révolutionnaires. 

Il s'en faut, mais, d'abord, qu'on se rap- 
pelle que jamais les barbares n'ont amon- 
celé autant de ruines que les prétendus 
civilisés. 

Les Romains, vainqueurs incultes, res- 
pectèrent^les tableaux etjles statues de la 



PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE 139 

Grèce conquise; les Goths épargnèrent les 
monuments de Rome, que devaient détruire 
. les papes ; les Arabes civilisèrent l'Espagne 
que désolèrent les pieux chrétiens; les bri- 
gands de 93 transformèrent Paris, élargi- 
rent les rues, percèrent des voies, jetèrent 
bas des cloaques, célébrèrent des fêtes pom- 
peuses, défrichèrent le sol français; Bona- 
parte, homme d'ordre, pilla les musées de 
l'Italie et, devenu empereur, dévalisa l'Eu- 
rope de ses chefs-d'œuvre. 

« La force estl'accoucheuse dès sociétés», 
a dit Karl Marx : les anarchistes sont les 
accoucheurs du xx® siècle. Au cours de leur 
rude travail peuvent-ils marchander leurs 
coups? Quand il s'agit de délivrer l'huma- 
nité, qu'importe si quelque joyau rare vient 
à être brisé I 

L'homme, n'ayant pas encore de raison 
et ignorant la science, .s'est fait une religion. 
C'est cette religion, dont il se détache de 
plus en plus, qui continue à peser sur lui 
et dont il faut détruire les vestiges. Jusr 
qu'ici, elle s'est transformée, atténuée 



«" • 



140 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

même, sans disparaître. Les chrétiens bri- 
sèrent les statues des divinités olympien- 
nes tout en s'appropriant les pompes du t 
paganisme susceptibles de séduire; ce fut, 
du reste, la fusion de deux mythologies : 
le dogme ancien disparut, les cérémonies 
plus ou moins modifiées restèrent. . 

A leur tour, les déistes du xviii* siècle 
proscrivirent le culte chrétien et le rempla- 
cèrent par celui de la Raison, — quelle 
folie ! — puis de TEtre-Suprême : une grave ' 
mascarade. De Numa à Grégoire VII, de 
Grégoire VII à Robespierre, il y a toute 
une filiation. 

Et aujourd'hui, la Franc-Maçonnerie est 
une religion; la Libre-Pensée en est une 
autre : le matérialisme a ses rites, tout 
comme le déisme : autrefois, on mangeait 
maigre le vendredi-saint, c'était la règle, 
aujourd'hui, on mange gras, c'est la mode, 
— mode qui devient tradition, — où est 
la différence? Le respect de l'Etat est un 
restant de religiosité. 

Ce sont les rôverie3 métaphysiques qui 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 141 

rendent l'homme esclave sur la terre, lui 
ouvrant en échange les régions vides du 
ciel, que les anarchistes doivent combattre 
sans pitié. Tout ce qui symbolise le mysti- 
cisme doit être brisé : l'autel, devant lequel 
l'homme agenouillé perd son moi, fait abs- 
traction de son être; le confessionnal, où 
un espion enjuponné se fait Dieu; la croix, 
emblème de ces odieuses vertus chrétiennes : 
l'humilité, la résignation. 

Vous êtes-vous jamais promené sous ces 
hautes voûtes, frappant du pied la dalle 
sonore qui vous renvoyait un écho ? Vous 
êtes-vous arrêté demi-perdu dans l'ombre 
des colonnades, fixant les vitraux gothiques 
où, parmi les rosaces violacées, se joue 
mystérieusement la lumière? Avez-vous 
respiré cette odeur à la fois fade et péné- 
trante de l'encens, pendant que des chants 
inintelligibles montaient à votre oreille 
comme une harmonie d'outre-monde? Oh I 
tout est bien combiné pour saisir, annihi- 
ler l'être humain; de cette ombre, de ces vi- 
traux^ de cet encens, de ces chants latins, 



142 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

il ôe dégage un ensemble d'impressions qui, 
comme un haschich, monte au cerveau et 
le déséquilibre. 

Tout cela est à détruire de fond en com- 
ble, il n'y a pas de modification possible : 
ou toute la vérité ou toute Terreur. Après 
Lamarck, Darwin, Bûchner, Moleschott, il 
n'y a plus place pour l'Ètre-Suprême ou la 
déesse Raison. 

Les saints sacrements au creuset! les 
Bons Dieux de plâtre au mortier ! les con- 
fessionnaux au chantier pour faire des fa- 
gots! si c'est là être iconoclastes, oui les 
anarchistes le sont. Quant à la carcasse des 
églises, elle pourra servir d'école ou de gre- 
nier public. 

Un autre fanatisme, c'est celui de la pa- 
trie. A grand accompagnement de cuivres, 
on rugit : 

« Tremblez, ennemis de la France. » 

Et des violons pleureux, des accordéons 
enrhumés, des orgues criardes renchéris- 
sent. 

« Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre. » 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 143 

Et les drapeaux claquent au vent, les co- 
cardes s'arborent, des centaines de milliers 
d'images représentent des généraux cha- 
marrés, le laurier au front, l'épéeàlamain, — 
on est si enthousiaste qu'on assommerait 
un Allemand par amour de la patrie, comme 
^u moyen-âge on offrait à Dieu là grillade 
d'un hérétique, — pendant que quelque 
peiïxtee de médiocre talent, spéculant sur les 
sentiments patriotiques du jury, présente à 
l'Exposition un tableau de bataille qu'on 
ne pourra faire autrement que d'accepter. 

Tout cela est à supprimer, mais tout cela 
n'est pas l'art. 

Qu'est-ce donc que l'art? Eh! tout ce qui, 
en charmant l'esprit, flattant les sens, con- 
tribue au progrès humain. Qu'on éventre 
les églises, qu'on brûle les drapeaux, l'art 
n'en reculera pas d'une ligne : bien au con- 
traire. Mais celui qui détruirait par plaisir 
le Louvre ou la Bibliothèque Nationale se- 
rait un insensé. 

La nature ne fait pas de saut, a dit Leib- 
nitz. On peut faire table rase de toutes les 



144 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

institutions politiques et sociales de l'huma- 
nité, on n'anéantira ni en un jour ni en un 
siècle le souvenir de son histoire, de ses ef- 
forts, dé ses ébauches. A quelques pas des 
massives divinités assyriennes, la Vénus 
de Milo apparaît comme une évocation dû 
génie grec. Les madones déjà vivantes de 
Raphaël reposent des froides vierges de mar- 
bre couchées sur les sépulcres chrétiens. 
Murillo, Rubens, Watteau, vos personna- 
ges si différents, nerveux,^ hâlés, épanouis, 
débordant de chair, roses et pomponnés font 
revivre les siècles écoulés. Qu'on débou- 
lonne une deuxième fois la colonne Vendôme 
monument élevé à la gloire du crime; qu'on 
jette bas les statues de Louis XIV, de Henri 
IV, ce renégat royal, et de Gambetta, ce re- 
négat bourgeois, mais qu'on respecte dans 
le Louvre le musée de l'art international. 
Il n'est meilleur terrain pour faire ger- 
mer et développer l'art qu'une société libre, 
entièrement libre. Tous les tyrans de génie 
qui, sous prétexte d'encourager les talents, 
ont pensionné leurs flatteurs aux frais des 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 145 

peuples, n'ont fait que fausser l'esprit, cou- 
per les ailes à l'inspiration, rapetisser tout 
à leur goût personnel. 

L'art grec n'avait pas attendu Périclès. 
Quelle différence entre les œuvres d'Eschyle 
et celles des poéticules de l'époque démé- 
trienne et de la domination romaine, entre 
les Philippiques de Démosthènes et les ha- 
rangues des rhéteurs enseignant à prix d'or 
l'éloquence selon les règles! A l'Agora, on 
parle une autre langue: tout est subtilisé, 
quintessencié, maniéré; on sent que la li- 
berté n'enflamme plus les cœurs des petits- 
fils de Thrasybule. 

Partout où règne la servitude, l'inspira- 
tion fait défaut, le génie se tarit. Les meil- 
leures odes d'Horace, ne sont pas celles où 
il célèbre , Auguste et Mécène *; l'Enéide, 
monument de flagornerie élevé à la gloire 
delà maison de César, ne vaut pas les Géor- 

{, Sauf une, Tode « Justum ac tenacem,., » où, 
après avoir célébré avec beaucoup d'élan l'homme 
qui ne fléchit devant aucun maître, il place modes- 
tement Auguste au rang des dieux. 

9 



-F 'V.Ti 



146 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

giques qui chantent l'impérissable nature 
et, peut-être, Virgile s'en rendit-il compte, 
lorsqu'à sa mort, il ordonna de brûler son 
œuvre. De tous, le plus grand est peut-être 
le plébéien Plante, qui anime d'un souffle 
de vie ses personnages : marchands, para- 
sites, esclaves, courtisanes *. 

Dureste, les Latins n'eurent guère qu'un 
art d'importation ; chez, eux, le culte exclu- 
sif de la force tua le culte de Tesprit. On 
sait les vers du poète : 

Grœcia capta ferum victorem cepit et aries 
Intulit agrès ti Latio ^. 

Après Auguste, il n'y eut plus à Rome 
que des professeurs grecs enseignant la rou- 
tine et les règles qu'ils avaient apprises. Ce 
fut un malheur; ils créèrent un peuple de 

i . Le théâtre se développe surtout chez les peuples 
à tcQdances libertaires; les nations croupies dans l'i- 
dolâtrie monarchique n'ont que de froides et immo- 
biles statues. 

2. «La Grèce conquise subjugua son farouche vain- 
queur et introduisit les arts dans le grossier Latium, » 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 147 

copistes qui se croyaient des écrivains et 
de bavards qui se croyaient des orateurs. 

Quelques historiens indignés, Tacite, 
Suétone ; deux poètes pamphlétaires ; puis, 
la pourriture du bas-empire, l'effondrement 
irrémédiable : personne n'ose ramasser le 
Ipuet de Juvénal. Plus rien, sauf quelques 
Plissages de TertuUien et d'Origène, qui ont 
enccfcc^ la flamme de l'apostolat ; aussi, 
combien ^s champions du christianisme 
encore naiagaoït sont-ils supérieurs à leurs 
successeurs déj^ gangrenés, les disputeurs 
bavards des conciles., les moines fanatiques 
et ignorants ! 

Au moyen-âge, il fufe défendu de penser : 
tout art fut réduit à l'archît%cture religieuse. 

Mais des <;ommotions politiques commen- 
cent à faire chanceler la tyrannie féodale 
et voici une littérature qui se forme : chro- 
niques, romans, poésies. 

Secouant le joug du latin, Dante ose 
écrire dans sa langue. Les idées théologî- 
ques du proscrit républicain font sourire 
aujourd'hui ; mais la forme de l'œuvre 



?^- - ■\- 



148 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

reste et elle est bien supérieure aux fadas- 
séries des poètes courtisans d'un Léon X 
ou d'un Alphonse d'Esté. 

Et Villon, le gamin frondeur et voleur, 
Rabelais, le curé anarchiste, combien ne 
sont-ils pas au-dessus d'un Boileau ? 

La Réforme et la Renaissance font à l'Eu- 
rope une vie nouvelle. Des républiques 
italiennes débordent des légions de glorieux 
artistes qui traitent d'égal à égal avec les 
rois, les empereurs et les papes. 

Dans les libres communes des Flandres, 
à l'abri des brutalités féodales, des peintres 
audacieux osent reproduire la vie telle qu'elle 
est. Plus de ces madones chlorotiques, de 
ces archanges anémiés 1 place au sang plé- 
béien, aux chairs roses et vivantes de Ru- 
bens et de Rembrandt. 

Richelieu se piquait de protéger les arts 
et il ne put souffrir un Corneille. Les vers 
enflammés du vieux poète sonnaient aux . 
oreilles du cardinal comme une évocation 
de la république romaine dangereuse pour 
la foi monarchique. L'Académie lui plaisait 



jf. 



• '^^T*'?*^*'-.' '"^^. ^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 149 

mieux avec son cortège de nullités officiel- 
les : Conrard, Chapelain, Desmarets, Bois- 
robert. 

Louis XIV voulut renforcer sa cour d'une 
basse-cour : les hommes de plume furent 
pensionnés presque à l'égal des valets de 
chambre. Tandis que le bon Lafontaine", 
vivant prudemment loin du Roi-Soleil met. 
tait dans la bouche des animaux ce qu'un 
homme n'eût pas osé dire : Notre ennemi, 
c'est notre maître, et que Molière philo- 
sophe mélancolique et railleur, trouvait 
l'homme avec ses vices et ses ridicules, là 
où l'harmonieux Racine ne voyait que des 
courtisans de Versailles, transformés en 
Grecs et en Romains, un pédant chagrin, 
Despréaux, qui eût pu se contenter d'être 
un bon critique, crut devoir formuler les 
règles de l'art d'écrire. 

Se figure-t-on une chose aussi intangible 
que la pensée, aussi subtile que l'inspira- 
tion, soumise à des règles, chargée de chaî- 
nes I Défense de voler de ses propres ailes : 
arrière les adjectifs vulgaires et les mots 



150 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

roturters : place au style noble ! Arrière 
l'imagination, l'audace, le caprice : place 
à l'unité d'action, de temps et de lieu. Fai- 
tes amende honorable, Arioste, Camoëns, 
Hercilla I cache-toi, Shakespeare, qui t'i- 
magines qu'il est permis d'avoir du génie 
en dépit des législateurs de l'art l Mais, qui 
daigne s'occuper de Shakespeare ? Et Val- 
miki, sait-on s'il a écrit le Ramayanâ ? 

Le propre du génie, c'est de s'élever d'un 
coup d'aile au-dessus de toutes les règles ; 
les aristarques ont engendré la foule des 
misérables copistes. 

Après la mort du Grand Roi, il y eut en 
France iine détente : tout le monde voulant 
vivre, on eut presque le droit de penser ; 
l'idée commença à se dégager de la forme; 
on interrogea moins les maîtres et davan- 
tage la nature. Résultat : Montesquieu, 
Voltaire, Rousseau, Diderot. 

Sous Napoléon P^ il y eut pour la parole 
un bâillon et pour la pensée un éteignoir. 
Les poètes ne pouvaient que célébrer sur 
commande les lauriers de Bellone ; les élè- 



%■;'" 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 161 

ves de David peignaient des Romains : 
beaux-arts, littérature, poésie, tout fut 
guindé, contrefait, atroce. 

La Restauration remit u^n peu d'ombre 
sur l'ombre : le père Loriquet écrivit l'his- 
toire et Cuvier se chargea de marier la science 
etlaBible. Unseul homme, Courrier, fouetté 

« 

par l'indignation, s'éleva dans le pamphlet 
à l'éloquence de Juvénal. 

Mais le xix^ siècle rompt ses lisières : on 
arrive à 1830. De toutes parts, déborde le 
besoin de liberté : guidée par un poète de 
génie, une pléiade de beaux talents part en 
guerre contre les classiques : « A bas Des- 
préaux I à bas ce polisson de Racine I à 
l'eau les académiciens ! » Et les Gautier, 
les Banville, les Musset, les Barbey d'Au- 
revilly, les Méry, les. Sandeau, les Dumas 
brillent tout d'un coup dans le roman, dans 
la critique, dans le théâtre, renversant les 
vieilles idoles, traçant des voies nouvelles, 
pendant que les écrivains socialistes formu- 
lent avec chaleur la critique de la vieille 
société et que, révolutionnaire malgré lui, 



152 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Henri Heine, ce Prussien si français et si 
parisien, crible des traits de son esprit 
mordant les politiciens de France, les chau- 
vins d'Allemagne et salue le communisme *. 
Le 2 décembre marqua un recul : Napo- 
léon in, en bon tyran, proscrit la pensée. 
Sous son règne, le roman est nul, — Mon- 
tépin remplace Balzac, — le journal est 
au-dessous de rien, le théâtre tourne à la 
féerie et aux exhibitions de chair. Mais 
quel est ce refrain d'opérette qui arrive? Aux 
applaudissements de spectateurs couron- 
nés, deux hommes, révolutionnaires à leur 
façon, bafouent sur des airs d'Offenbachles 
rois et les dieux. Laissez clamer les rigo- 
ristes, cette folie réveillera le bon sens ; 
l'esprit revient par le rire et, avec l'esprit, 
la dignité : la satire va devenir pamphlet. 
Dans les dernières années de l'empire, la 
révolte souffle partout : elle se traduit par 
le pinceau, par le crayon, par la plume ; 
Rochefort allume saLanierne, vingt journaux 

i . Notamment dans la préface de Lutèce. 



PLILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 153 

criblent le pouvoir de leurs fines attaques. 
Enfin, Tempire est à terre ! à terre ]a 
censure et les tribunaux ! l'art va être li- 
bre... non, pas encore : ce n'est la vraie 
révolution, les hommes seuls ont changé. 
Mais n'importe, une bouffée d'air frais passe 
sur les fronts alourdis. Malgré la chute de 
la Commune, de la Commune qui compta 
tant de beaux talents : le peintre Courbet, 
le poète Vermersch, le chansonnier Pottier, 
le réaliste Vallès, le romantique Pyat, le 
sincère Vermorel, l'élégant Grousset ; mal- 
gré la répression, l'état de siège, le retour 
offensif de la littérature vénale, on se déta- 
che des vieilles idoles. On commente Dar- 
win, on lit Biichner, on délaisse les froids 
rabâchages, on cherche l'art dans la vie et 
la science dans l'observation. Zola et les 
naturalistes livrent une guerre à mort aux 
romantiques : sous leurs coups, la vieille 
ferblanterie vole en éclats. Démolisseurs 
avant tout, ils manient la plume brutale- 
ment, comme une massue : on sent qu'on 

n'est encore qu'à une époque de transition. 

9. 



15i PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

La liberté seule peut permettre à l'art 
d'atteindre tout son développement, aux 
connaissances de se vulgariser dans les 
masses. Demain, l'art devenu vraiment po- 
pulaire et accessible à tous, brillera plus 
radieux que jamais. 

Certes, au début de la révolution sociale, 
la satisfaction des besoins vitaux, si long- 
temps inassouvis, primera toutes les aspi- 
rations esthétiques. Il faudra assurer le 
pain, le logement, pourvoir à l'avenir et con- 
solider l'œuvre accomplie, avant de songer 
aux brillantes superfluités ; mais, attendez 
un peu, et ces superfluités seront devenues 
un besoin. Les prolétaires, sevrés jusqu'ici 
de toutes distractions intellectuelles, con- 
damnés au cabaret parce que l'art n'a pas 
été mis à leur portée, une fois devenus de 
bêtes de somme des créatures pensantes, 
ne resterontpas en retard sur les bourgeois *. 

i. Actuellement, la misère forçant les familles 
pauvres à envoyer en apprentissage leurs enfants 
avant l'âge où une vocation se dessine, le dégoût 
8*empare de ces petits sacrifiés qui gâchent le métier 



-«aaa 



T-^r»?*^ 



PlilLOSOPHIE DK L'ANARCHIE 155 

lien est de même pour les sciences. Qu'on 
n'argue pas de quelques princes philoso 
phes tenant en laisse des savants dans 
leur ménagerie : découplés, ces savants eus- 
sent peut-être été plus redoutables. Faut-il 
rappeler le grand nombre des inventeurs 
méconnus, repoussés par la routine des 
corps officiels : Jacquart, Cugnot, Fulton ; 
les Aristarque, les Colomb, les Vésale, les 
Palissy et les Galilée persécutés ; les au- 
tres, comme Cuvier, achetés pour concilier 
ce qui est inconciliable : la science et la 
foi? 

L'ignorance des masses fait la force des 
gouvernants ; de tout temps, la grande ques- 
tion a été de soustraire au peuple les bri- 
bes du savoir humain. Profane qui osait 

auquel ils soot attachés. Quel soin peut apporter à 
son travail l'apprenti serrurier, qui, regardant une 
statue ou un tableau, a senti s'éveiller en lui le goût 
des beaux-arts, tandis que tel autre enfant, mis à 
l'école de dessin, ne fera jamais qu'un artiste mé- 
diocre et eût pu faire un excellent serrurier ? Que 
de forces, de talents ainsi inutilisés, contrariés, per- 
dus! 



,» 




156 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

jeter un coup d'œil sur la mystérieuse Na- 
ture l Les prêtres d'Egypte et de Chaldée, 
les brahmanes de l'Inde ont préféré laisser 
perdre des trésors de connaissances plutôt 
qued'enfaire profiter l'humanité. Lascience. 
désormais, doit être vulgarisée, car si elle 
demeurait l'apanage d'un petit nombre 
d'hommes, une aristocratie ne tarderait pas 
à se reformer : c'est ainsi que se sont créées 
la plupart des religions et des castes. 

Dans une société communiste-anarchiste, 
la liberté de tout penser et de tout dire, la 
certitude de ne pas manquer du nécessaiire 
pendant la période d'étude et d'expérimen- 
tation, la faculté de se procurer les engins 
spéciaux, aujourd'hui si coûteux, demain 
mis à la disposition de tous, feront faire aux 
sciences des pas de géant. 



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QUELQUES ANTITHÈSES : 

DROIT ET LOI — SUFFRAGE ET DÉLÉGATION 

— LIBERTÉ ET IDENTITÉ — 

INITIATIVE ET AUTORITÉ 



Rien n'est plus fréquent que de voir la 
masse, jugeant sur l'apparence, confondre 
des idées en réalité fort contradictoires. 

Ainsi droit est négation de loi. Le premier 
vient de la nature ; la seconde du caprice 
d*un maître. Le droit, résultant des rap- 
ports et de la manière d'être des individus, 
est imprescriptible et inaliénable, il est inhé- 
rent à l'humanité : dans mille ans, comme 



1&8 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

aujourd'hui, comme jadis, tous les hommes 
auront le droit de vivre et d'être libres; chez 
les Lapons comme chez les Français, 
comme chez les Chinois, chacun, en dépit 
des lois plus ou moins baroques, a le droit 
de manger, de se vêtir et de s'abriter, et, 
tandis que la loi défend au malheureux va- 
gabond d'apaiser sa faim avec les fruits de 
la terre et de reposer sa tête même sur le 
sol nu, le droit lui crie : « Mange et dors! » 

Le droit est la négation de la loi humaine 
par cela seul qu'il est l'affirmation de la loi 
naturelle. 

Les lois naturelles, auxquelles nous som- 
mes tous soumis, qui nous ont faits ce que 
nous sommes, ont donné à l'homme un 
estomac, — et il a le droit de manger ; — 
un cerveau, — et il a le droit de penser ; — 
des sens, — et il a le droitd'aimer. 

Le droit est juste parce qu'il est essentiel- 
lement humain; la loi, au contraire, est es- 
sentiellement tyrannique parce qu'elle est 
faite par des hommes contre d'autres hom- 
mes. Tout individu sain d'esprit connaît, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 159 

sent son droit, mais les lois, souvent obs- 
cures et contradictoires, ne sont que l'ex- 
pression d'une volonté despotique, que ce 
soit celle d'un souverain ou d'une assemblée. 
Tibère, Néron, Alexandre VI, Louis XIV, 
Bonaparte ont fait des lois; les lois de Louis- 
Philippe proscrivaient les bonapartistes et 
les républicains ; les lois du second Empire 
proscrivaient les républicains et les orléa- 
nistes; les lois de la troisième république 
proscrivent les princes d'Orléans et les Bo- 
naparte. Parmi ces lois contradictoires, 
quelles sont les vraies, les justes, les res- 
pectables? Affaire d'appréciation, d'oppor- 
tunité ! 

Dans notre société criblée de lois, le droit 
est partout méconnu. Dans une société 
libre, respectueuse du droit de tous, la loi 
despotique doit céder la place au contrat 
toujours modifiable et révocable, aux déci- 
sions prises d'un commun accord. 

Cela nous amène à la question du suf- 
frage universel : est-il juste que la volonté 
du plus grand nombre doive l'emporter ? 



160 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Tout d'abord, remarquons qu'il est ab- 
surde de prétendre que le nombre ait quel- 
que chose à faire avec la logique. Bien au 
contraire, dans la longue histoire de l'hu- 
manité, tous les progrès ont été conquis de 
haute lutte par des minorités. Colomb était 
minorité lorsqu'il affirmait l'existence d'un 
nouveau monde; Galilée était minorité lors- 
qu'il attestait le mouvement de la terre : Ba- 
beuf, proclamant le droit à la vie, était mino- 
rité, et les anarchistes, qui ont certainement 
le mot de l'avenir, sont actuellement mi- 
norité. 

Le suffrage universel n'a donc rien à voir 
dans les questions de philosophie où de 
science. 

Dans les questions politiques? Ne l'a- 
t-on pas vu acclamer successivement la 
royauté, l'empire et la république? Et, d'ail- 
leurs, les travailleurs ne vivent pas de la 
politique, ils en meurent : leur rôle doit 
être. de la supprimer. 

Cependant, il est un point sur lequel le 
suffrage seul peut décider : c'est sur ces 



r •■'■/ "i — 7 V i 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 161 

questions primordiales qui touchent à la vie 
quotidienne de tous : Tallègement du tra- 
vail, la production, rechange, la répartition 
des produits, la nourriture, le logement. Là, 
les plus simples comprennent à merveille 
leurs intérêts, et les intérêts de chacun de- 
vant, dans une société communiste, s'iden- 
tifier aux intérêts de tous, il n'y a plus à 
craindre ces divisions profondes d'opinion,' 
ces émiettements, ces intrigues qui, dans 
les assemblées parlementaires, empêchent 
toute réforme d'aboutir. D'ailleurs, il n'y a 
pas d'autres moyens de se rendre compte 
des besoins d'une société que de consulter 
chacun de ses membres. Dire qu'il n'y aura 
point parfois quelques heurts serait hasar- 
deux, mais là, encore, le remède est dans la 
liberté, les mécontents ayant toute latitude 
de quitter les groupements dont l'esprit 
leur déplairait pour s'associer à des citoyens 
partageant leur manière de voir. 

Le suffrage, c'est la liberté qu'a un ci- 
toyen de régler ses affaires dans la chose 
publique. Par quelle monstrueuse aberration 



162 >flILOSOPHIB DE L'ANARCHIE 

ce suffrage a-t-il pu être confondu avec la 
délégation de pouvoir qui enlève aux citoyens 
leur souveraineté pour en investir un petit 
nombre d'individus? 

C'est justement au nom de sa souverai- 
neté que le peuple doit refuser de se donner 
des maîtres dans la personne de soi-disants 
représentants qui le gouvernent à leur gré. 
Quelle triste comédie que d'entendre l'élec- 
teur de Bonaparte, Thiers ou Ferry dire 
avec orgueil : « Je suis souverain l » Eh ! 
non, tu n'es qu'un pauvre esclave. 

Il est impossible de définir dans ses dé- 
tails ce que sera la société de demain; elle 
ne se laisse entrevoir que dans ses grandes 
lignes. Toutefois, on peut hardiment décla- 
rer que Chambre et Sénat disparaîtront 
comme disparurent les antiques parlements 
qui, sous la monarchie absolue, pouvaient 
être le palliatif mais jamais le frein de l'ar- 
bitraire royal. Les groupements et corpora- 
tions constituant la commune seront en 
pleine vie et c'est là que s'élaboreront con- 
trats et décisions, mesures d'intérêt général, 



-j^, ■^*- V • - -\i r- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 163 

en un mot, tout ce qui concerne la vie so- 
ciale. 

Une société libre pourrait-elle être une 
société d'égaux? liberté, égalité, ces deux 
idées ne sont-elles pas incompatibles? 

Incompatibles, oui évidemment, si, par 
égalité, on «ntend identité. Certains socia- 
listes, poussant l'esprit de système à des 
limites invraisemblables,' voudraient que 
tous, mangeant à la même table, CÔiïse*û- 
massent le môme nombre et la même qua- 
lité de mets, fussent habillés d'une même 
étoffe, logés et meublés pareillement : on a 
peine à croire à un pareil fanatisme. Si un 
tel genre de vie prévalait, i6 spleen ne tar- 
derait pa§ à s'emparer de l'humanité et le 
suicide à devenir le grand refuge. 

Mais, par égalité, les hommes sensés ne 
peuvent entendre l'égalité physique, intel- 
lectuelle, et morale qui réduirait notre es- 
pèce à un seul homme tiré à des millions 
d'exemplaires. Ce serait la mort du progrès 
qu'alimentent seuls la diversité,, le choc 
des idées et des efforts. 



164 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Par égalité, il s'agit pour les anarchistes 
d'égalité sociale, tous les êtres humains 
ayant le même droit à la jouissance de la 
richesse collective et le môme devoir de 
contribuer à sa production. Il ne peut plus 
être question d'égalité politique, la politi- 
que disparaissant avec ses mensonges, ni 
d'égalité civile, les lois et les codes cessant 
de régir la libre humanité. 

La femme n'aura plus à s'agiter pour con- 
quérir des droits dont elle n'eût pas fait un 
meilleur usage que l'homme. Plus de par- 
lements, donc point de femmes électrices 
et éligibles. Plus de lois, donc plus de re- 
vendications en faveur de l'égalité civile 
des sexes. 

Un cordonnier sera autant qu'une insti- 
tutrice et une couturière autant qu'un as- 
tronome, pas de différence entre ces fonc- 
tions. Point de commandants, point de 
commandés : ce sera la véritable harmonie 
basée sur la liberté individuelle et l'égalité 
sociale. 

Cependant, beaucoup, tablant sur l'apa- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 165 

thie actuelle des masses, redoutent que la 
disparition d'un gouvernement chargé de 
penser pour le peuple n'entraîne l'affaiblis- 
sement de l'activité humaine. 

Cette activité, sans laquelle nous tombe- 
rions dans l'immobilité des vieux peuples 
d'Orient, se manifestera au contraire avec 
d'autant plus d'intensité qu'elle ne sera 
plus entravée par un pouvoir s'efforçant 
d'absorber, de concentrer toutes les forces 
vives de la société. 

Le rôle des gouvernements n'a-t-il pas 
été jusqu'ici de servir non de stimulant 
mais de frein ? 

Les individus libres jetant au vent leurs 
idées, se groupant par affinités, impulsant 
la masse, l'activité, non plus de quelques 
dirigeants mais de millions de citoyens, 
voilà la garantie que l'anarchie donnera au 
progrès humain *. 

i. Dans une telle société, il est évident que la presse 
aura un rôle immense à jouer. Ce sera elle qui re- 
cueillant, concentrant la pensée éparse dans les fou- 
les, servira de grand moteur. Et son action^ dirigée 



-, -■•■ — ■•-• 



166 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

L'esprit d'initiative d'un individu peut, à 
la vérité, se transformer insensiblement en 
esprit d'autorité: le correctif, le remède 
tout-puissant, réside justement dans l'es- 
prit d'initiative de tous. 

Grâce à cette constante émulation,rhomme 
croîtra en valeur sans être à même pour 
cela de devenir le tyran de ses semblables. 



cxclusÎTemenl ^ets le» entreprises utiles, ne sera 
plus à craindre puisqu'il n'y aura plus ni poIitiqtt&, 
ni numéraire, ni gouvernement. Quelle différence 
avec le journalisme actuel où la sincérité et le ta- 
lent ne peuvent être qu'exception I 



k • 



NOUVEL ORGANISME. - LES 
AFFINITÉS 



En ce moment, le monde de la politique 
s'écroule, le monde du travail se crée. 

Sénat, Chambre, conseils municipaux et 
généraux, présidence de la république, 
ministères, conseil d'État, tous ces rouages 
d'une société usée, s'arrêtent ; ils ont fait 
leur temps, ils ne comptent plus dans la 
vie publique ; si quelque chose se fait en- 
core, c'est sans eux ou malgré eux. 

Ces corps majestueux, devenus de véri- 



168 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE * 

tables superfétations, n'ont plus de base ; 
ils s'effondreront au premier choc. 

Quel signe des temps, quand on entend 
le campagnard inculte, celui qui dans son 
ignorance assommerait un anarchiste, appe- 
ler les ânes des ministres et les cochons 
des sénateurs ; quand on voit l'ouvrier des 
villes, tout enclin qu'il est à politicailler, 
poursuivre de ses lazzis les députés, les 
vingt-cinq francs î 

La politique, vieille prostituée qui vou- 
drait, mais ne peut, se faire passer pour 
vierge ! 

Tant que le régime des castes, aboli 
nominalement par la grande révolution, 
subsiste, la bourgeoisie étant implicite- 
ment considérée comme le centre et le cœur 
de la nation, les institutions bourgeoises 
ont leur raison d'être. Mais voilà que le 
prolétariat, de plus en plus nombreux et 
conscient, refoule à son tour la bourgeoisie 

comme celle-ci a refoulé la noblesse. Les 

• 

institutions de la bourgeoisie ne peuvent 
convenir au prolétariat, elles tomberont 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 169 

avec' la classe dont elles sont l'émanation. 

Les bourgeois, qui vivent sans travailler, 
font des avocats, qui vendent leurs paroles 
et qui font des députés, lès députés font des 
sénateurs et des ministres. Les prolétaires, 
qui n'ont ni temps, ni argent, ni instruction, 
n'entrent guère dans cet Olympe; quand 
ils y entrent, c'est pour s'y corrompre. 

Et cela se comprend : pris dans l'engre- 
nage, députés, sénateurs, ministres sont 
obligés de subir l'impulsion qui régit leur 
milieu. Les voilà, malgré leurs résolutions 
primitives, obligés de vivre au jour le jour 
d'intrigues, de parlottages, de cabalQ3 de 
couloirs, de subordonner leurs projets à des 
coalitions de groupes. Les affaires sérieuses 
sont délaissées, abandonnées à des secré- 
taires, à des bureaux et, en route, tout 
s'arrête, se déforme *. 

1. Une preuve entre mille de celte impuissance, 
c'est la situation d'annihilement pénible même pour 
leurs adversaires dans laquelle se sont trouvés trois 
leaders socialistes considérés comme de hautes va- 
leurs : Granger, Lafargue et Guesde. Le premier, 

16 



170 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Ce sont les groupements ouvriers, syndi- 
cats, corporations, qui briseront un jour la 
puissance de la bourgeoisie. Mais troquer 
un despotisme contre un autre serait une 
véritable duperie ; rien n'est plus oppressif 
que ces parvenus si humbles à leurs dé- 
buts. Remplacer l'autorité d'un parlement 
par celle d'un conseil syndical ne peut être 
l'idéal des prolétaires désireux de s'éman- 
ciper ; si ceux-ci laissent quelques délégués 
s'ériger en maîtres, ils sont perdus: le pe- 
tit pouvoir grandira, le temps consacrera 
les usurpations et une hiérarchie nouvelle 
viendra détruire l'égalité sociale. 

Dans la peau de tout Français, a-t-on 

organisateur puissant et chef du vieux parti blan- 
quiste, se retira de la vie politique, écœuré. Le se- 
cond, savant nourri, se fit ramasser d'importance 
par le clérical de Mun, et Guesde, l'infatigable im- 
portateur et propagandiste du marxisme en France 
ne parut au parlement que pour s'y faire souffler son 
prestige par l'ex-centre gaucher Jaurès, bel orateur 
sans convictions, et abdiquer la direction de son 
parti aux mains du radical-socialiste Miljerand» 
chef désigné du futur cabinet socialiste (1897). 



PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIB 171 

dit, il y a un fonctionnaire qui sommeille. 
Dans la peau de combien de révoltés n'y a- 
t-il pas un oppresseur du lendemain ? Or il 
s'agit non de déplacer l'oppression, mais de 
la détruire. 

Le groupement des efforts est nécessaire 
pour la lutte, il est nécessaire aussi pour 
assurer au lendemain le fonctionnement de 
la machine sociale. 

Mais comment doit - s'effectuer ce grou- 
pement? -- Suivant les nécessités, disent 
les autoritaires. Suivant les affinités, ré- 
pondent les anarchistes. 

Il faut se garder d'être absolu et de se 
payer de mots. 

Les nécessités ne se violentent pas, cela est 
de toute évidence, mais si, sous prétexte de 
nécessité, les éléments les plus divers vien- 
nent s'agglomérer, on n'a qu'un je ne sais 
quoi hybride, sujet à des déchirements per- 
pétuels, tiraillé dans tous les sens et inca- 
pable d'efforts. 

Les groupements opérés à la diable se 
dissolvent rapidement ; seuls, les groupe- 



172 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

ments. basés sur la communauté de but, la 
sympathie et l'étroite solidarisation des in- 
térêts résistent au temps et aux obstacles. 

C'est ce qui explique pourquoi Vunion 
des révolutionnaires des différentes écoles, 
souhaitée pourtant par un grand nombre, a 
toujours été impossible, chacun voulant 
tirer de son côté dans le sens de ses idées 
et de ses préférences théoriques, tandis que 
l'union de certains petits groupes, fondée 
sur l'entente absolue et l'amitié, a toujours 
été inébranlable. 

Certes, le bouleversement révolutionnaire 
amènera des coalitions disparates, des al- 
liances singulières, mais cas coalitions et 
ces alliances se dissiperont avec les événe- 
ments qui leur auront donné naissance et 
l'individu reprendra sa liberté pour s'asso- 
cier à ceux dont le caractère et le genre de 
vie lui plairont davantage. 

Le groupement corporatif est aujourd'hui 
une nécessité, mais il est à souhaiter qu'il 
ne soit que transitoire ; il porte en lui le 
germe d'une autorité dangereuse si on u-e 



-^,-rf. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 173 

l'arrête à temps. L'humanité, au seuil du 
xx'' siècle, ne peut retourner an système 
social du moyen-âge. Dès maintenant, les 
groupes ouvriers doivent prendre en 
main la direction de leurs affaires et n'a- 
bandonner à leurs commissions et déléga- 
tions syndicales que les questions de détail 
et de coordination, impossibles à traiter 
dans des assemblées générales. Pendant la 
période révolutionnaire, les plus conscients 
auront à veiller à ce que, sous prétexte de 
bon ordre et de division du travail, un nou- 
veau fonctionnarisme ne vienne pas rem- 
placer l'ancien. Du reste, la socialisation 
des forces productrices aura pour effet de 
multiplier prodigieusement la richesse mise 
à la portée de tous; dans une telle société, 
toute réglementation devient superflue, les 
associations autoritaires céderont la place 
aux groupements libres qui seront la base 
de la commune anarchiste. 



10. 



DÉVELOPPEiVIEiST DE L'HUMANITÉ 



Dans le présent, l'avenir est en germe : 
à l'époque où la terre, à l'état de vapeur 
brûlante, flottait dans Tespace, -elle conte- 
nait déjà tous les éléments de sa future vie 
géologique. 

Que de phases parcourues! de millions 
d'années et de siècles qui s'effacent comme 
une lueur au tableau noir de l'éternité i 

Arrière les cosmogonies primitives! ar- 
rière les Védas, l'Iliade, la Bible! voici 
l'épopée selon Darwin, le livre de la na- 
ture et de l'humanité. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 175 

Le globe de feu s'est refroidi, les vapeurs 
se sont condensées, l'astre lumineux est 
mort, une planète s'est formée, et les va- 
gues de flamme deviennent les flots d'un 
océan sans bornes. 

Dans les eaux profondes, s'élaborent des 
organismes. Quelle est cette gelée amorphe * 
qui tremble au soleil sur le rivage? Eh! dou- 
cement, cette matière que vous dédaignez, 
c'est la première ébauche des créatures vi- 
vantes qui, de modificationsen modifications 
aboutiront à vous, ô homme orgueilleux! 
là où commence le mouvement commence 
aussi la vie. 

Des successives combinaisons de la ma- 
tière incréée, surgiront peu à peu végétaux, 

1. Le Bathybius, considéré comme la forrac primi- 
tive et la plus rudimenlaire delà matière animée. C'est 
une masse gélatineuse de dimensions extrêmement 
variables. On Ta dragué dans le nord de T Atlantique 
par des fonds de 4 à 8 mille mètres, maison peut le 
rencontrer à la surface et nous-môme avons trouvé 
sur le rivage d'Oubaldhe (nord de la Nouvelle Calé- 
donie)un organisme protoplasmique tout à fait ana- 
logue au bathybius. 



176 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

zoophytes, poissons, reptiles, oiseaux, mam- 
mifères. La chaîne des êtres se ramifie, s'é- 
tend et se perfectionne. Humbles lichens des 
premiers âgesl vous êtes parents des super- 
bes fougères et des palmiers de la période 
houillère, de nos chênes et de nos sapins. 
Ptérodactyles, ancêtres de nos chauves-sou- 
ris I ichtyosaures, vénérables pères de nos 
crocodiles i singe, précurseur de l'homme l 

Eh ! oui, en dépit de la Bible qui, consi- 
dérant comme étrangères les unes aux au- 
tres toutes les parties de l'univers, admet 
à chaque instant Tintervention d'une force 
créatrice faisant quelque chose avec rien, 
tout se passe le plus simplement du monde : 
tout se transforme et rien ne se crée parce 
que rien ne se détruit, — la mort n'est 
que le point de départ d'une forme nou- 
velle. De l'homme au ciron, du rocher 
à la fleur, de l'Océan au nuage, toutes les 
parties de Téternelle matière se relient, sont 
solidaires les unes des autres. 

Partout et toujours contre la force d'i- 
nertie, — force de réaction, — agit la force 



PHILOSOPHIE DE L'ANAUGHIE 177 

de mouvement, — force de progrès. Au 
moral, à l'intellectuel, au physiologique, 
comme au physique, — car, au fond tous 
ces mondes n'en font qu'un seul, dominé 
par les mêmes lois, — le même combat se 
livre. La réaction, c'est le sol refusant à 
l'arbre sa sève, l'écorce emprisonnant le 
bourgeon, l'animal subissant son sort avec 
résignation, l'homme cherchant des mo- 
dèles dans le passé. Le progrès, c'est la vie , 
circulant partout, se communiquant du sol à 
la plante, faisant jaillir des vieilles prisons 
rompues les germinations nouvelles, aiguil- 
lonnant la créature organisée et lui donnant 
de nouvelles armes pour le combat de la 
vie; c'est l'homme rejetant bien loin son 
restant d'animalité et, sans rougir de son 
origine, cherchant l'idéal dans la négation 
du passé. 

Dans sa marche ascendante, le progrès 
décrit une immense spirale ; à chaque ins- 
tant, des obstacles semblent devoir le rame- 
ner à son point de départ ; mais, après ces 
reculs, il acquiert une nouvelle impulsion 



178 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

grâce à laquelle il renverse tout ce qui sem- 
blait devoir l'enrayer. 

Derniers venus et, par cela même, les 
plus élevés dans l'échelle des êtres, les an- 
thropoïdes * ont essaimé : leur progéniture 
couvre toute la partie centrale de l'ancien 
continent. Des rivages de l'Océan Indien, 
des plateaux de l'Iran et du Thibet, des fa- 
milles se mettent en marche dans tous les 
sens, et, à chaque étape de l'émigration, 
les sédentaires se fixent, le climat, la nour- 
riture, les habitudes les différencient, cha- 
que variété animale devient la souche de 
plusieurs variétés humaines. 

En s'éloignant des forêts, les quadruma- 
nes sont devenus peu à peu des bimanes, 
leur torse s'est redressé, ils marchent à demi- 
courbés, les genoux infléchis. Les nuits sont 

i . n est admis par la plupart des savants matéria- 
listes, partisans des théories darwiniennes, que les 
hommes descendent, non pas des variétés de singes 
que nous connaissons actuellement, mais biea d'une 
souche de singes anthropoïdes (anthropos homme, 
éidos forme), d'où sont parties en se différenciant de 
plus en plus les espèces humaine et simienne. 




PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 179 

fraîches dans la vallée, ils s'abritent sous 
des monceaux de branches, ébauche de 
la cabane humaine. Les vivres sont rares 
sur la montagne, et les montagnards devien- 
nent industrieux, chasseurs, carnivores et 
cannibales. 

L'Inde, cette terre antique entre toutes, 
a conservé le souvenir de la parenté homo- 
simienne. Dans ses villes et dans ses tem- 
ples, les singes sont accueillis comme des 
frères et vénérés comme des ancêtres. Et le 
plus grand poème de l'Inde, le Ramayanâ, 
consacre dans Tembrassadie de Rama et du 
singe Hanouman l'universel lien de tous 
les êtres vivants. 

Avec le langage articulé, l'humanité s'est 
élaborée. Quel est cet être noir et velu, cou- 
chant dans les cavernes et affrontant les 
fauves une hache de pierre à la main? C'est 
l'homme préhistorique, sauvage au crâne 
déprimé et aux mâchoires épaisses, qui dé- 
vore crue et sanglante la chair de ceux de 
son espèce. C'est le règne de la violence et 
de la force aveugle. 






180 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

La loi du combat pour la vie crée des 
luttes incessantes : malheur à ceux qui s'en- 
dorment! l'adversaire, fauve ou homme, 
est là qui les guette. Le premier art de l'hu- 
manité naissante est l'art de faire des flè- 
ches et des haches de silex. 

Un commencement de vie sociale s'ébau- 
che : les familles se groupent, deviennent 
tribus, les fonctions se différencient : au 
mâle la guerre et la chasse, à sa compagne 
les soins de l'intérieur; l'esclavage, — do- 
mestication de l'homme plus profitable que 
celle des animaux, — remplace le carnage 
et l'anthropophagie : l'exploitation humaine 
commence. 

Avec la main-d'œuvre de l'esclavage, la 
culture reçoit une impulsion, le commerce 
se propage. La bête humaine de l'âge paléo- 
lithique * a disparu ; des Callots inconnus 

4. Paleos ancienne, lithos pierre (âge de la pierre 
brute). Les étapes de Thumanité antérieures aux temps 
historiques ont été divisées en :âge de la pierre brute, 
âge de la pierre polie (néolithique), âge du bronze, âge 
du fer. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 181 

gravent sur leurs instruments de corne 
l'image des mammouths et des rennes. 

Les habitudes sont devenues des lois et 
les lois, partout, consacrent Tempire de la 
force; la femme sera la propriété de son 
mari parce qu'elle est plus faible que lui; la 
même disposition subsiste chez les sauva- 
ges australiens et dans le droit romain qui 
nous régit encore. 

La plupart des lois sont la consécration 
de vieilles habitudes : les habitudes du passé 
ne peuvent convenir à l'avenir : donc plus 
de lois. 

Cette brute, qui nous lègue des lois, se 
crée et nous crée aussi une religion. Igno- 
rant la physique comme tout le reste, elle 
invente un dieu par peur du tonnerre. Et 
des intrigants, des astucieux, des poètes 
font parler ce dieu , s'en emparent pour 
créer leur domination : origine des castes. 
La première idée métaphysique fut la des- 
truction de l'égalité humaine. 

Cela est si vrai que tous les grands mouve- 
ments sociaux donnant des résult.its éman- 

11 



182 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

cipateurs se matérialisent de plus en plus. 
Le bouddhisme et le christianisme, popu- 
laires à leur origine, se stérilisent au con- 
tact des théologiens. L'islamisme, mêlant 
aux élucubrations religieuses un matéria- 
lisme sensuel, soulève tout l'ancien monde 
et refoule le christianisme. Plus hardi que 
Wicleff, Jean Huss et Ziska, le chef de 
paysans Munzer parle tout haut d'égalité et 
de communisme ; complétée par lui, la Ré- 
forme est la révolution des cerveaux contre 
le dogme et des pauvres serfs contre les 
riches évêques. La révolution anglaise est 
la dernière où l'idée religieuse joue un rôle 
important; 89 est un mouvement purement 
politique conduit par la société civile agis- 
sant pour son propre compte. Et, aujour- 
d'hui plus que jamais, les nuages de la 
métaphysique se dissipent : la révolution 
sociale sera celle des estomacs vides contre 
les estomacs pleins. 

Depuis sa naissance, l'humanité est en 
révolte contre elle-même, et c'est cette per- 
pétuelle révolte qui est le plus grand fac- 



♦- ♦ • 



r^fvr" .- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 183 

teurdu progrès, — progrè&dièreinent acheté 
mais enfin progrès I Tous ces soulèvements, 
ces guerres fusionnent les peuples, rom- 
pent les barrières derrière lesquelles se 
retranchaient les vieilles races. Mis vio- 
lemment en contact, Aryas, Touraniens, 
Sémites, Chamites, Négritos entrent mé- 
langés dans le grand tourbillon qui emporte 
l'humanité. 

Après le heurt brutal, le repos se rétablit 
peu à peu, les forces tendent à s'équilibrer 
jusqu'à ce qu'une force nouvelle survienne 
qui changera l'ordre de choses. Dans l'Asie, 
fourmilière de peuples et berceau des reli- 
gions, des castes naissent des races super- 
posées : soudras et vaycias, descendants des 
vaincus, vous travaillerez pour entretenir 
dans leur superbe abondance les brahma- 
nes et les kchatryas. Des despotes, bientôt 
divinisés, ont conquis vos ancêtres, il vous 
faut porter le joug en attendant que, dans 
des siècles et des siècles, le démocrate 
Bouddha tente d'émanciper vos descen- 
dants. 



18i PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Mais, pendant que les Indiens adorent 
autant de dieux qu'ils eurent de tyrans, que 
les Perses vénèrent le soleil et les Chinois 
leurs dragons ; pendant que les pasteurs de 
Chaldée et d'Egypte fondent l'astronomie, 
que des Phéniciens affrontent la pleine mer 
pour se procurer non'plus des armes de pierre 
mais des métaux, et que les conquérants de 
Ninive et d'Assur étayent sur d'épouvan- 
tables holocaustes leur puissance de rois- 
dieux; pendant que des hordes de barbares 
mugissent aux portes du jeune monde, un: 
peuple divinise la nature. Hardis, riants et 
mobiles comme les flots de cette Méditer- 
ranée au bord de laquelle ils viennent s'as- 
seoir, les Grecs, race vivifiée par des élé- 
ments étrangers, échappent à l'atmosphère^ 
de servitude qu'on respire partout. En placer 
de ces énormes divinités monolithiques qui» 
attristent et qui écrasent, ils mettent desi 
arbres, des ruisseaux, des fleurs; les dieux: 
que, par une aberration commune à toutes 
l'antiquité, ils se donnent, ont, au moins,r 
forme humaine et l'œil, fatigué par lesblocsî 



iVTijr-^rvy.-Vi^',»--; » -- -, ->-»— Il ^.^, 1- ir -« - -, r'-r^ 1 -fr t'— .'^'f—w^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 185 

assyriens, par les monstrueuses Trinjour- 
tis indiennes aux milliers de bras et de tê- 
tes, se repose sur la Vénus de Milo et l'A- 
pollon de Praxitèle. 

A une époque où tout était barbarie on 
monocratie, les Grecs tirent entendre cette 
parole qui les rendit le premier peuple de 
l'antiquité : « Liberté. » 

Dans la pratique, ce furent des marchands 
astucieux et pillards, plus jaloux de leur in- 
dépendance que respectueux de celle de 
leurs voisins, entretenantd'ailleurs soigneu- 
sement cette plaie que leur avaient léguée 
leurs pères de l'âge préhistorique : l'escla- 
vage. Mais ils favorisèrent l'éclosion de la 
pensée, vivifièrent l'art en le popularisant 
et, à l'encontre des Latins centralisateurs, 
s'inspirèrent souvent de cette idée qui, 
mieux comprise, deviendra le mot d'ordre 
de l'avenir : Autonomie, Fédération. Enfin, 
plusieurs de leurs philosophes* entrevirent, 
sous une forme peu séduisante, il est vrai, 

i. Miuos, Lycurguc, Platon. 



186 PHILOSOPHIE DB L'ANARCHIE 

cette solidarisation des intérêts humains : 
le communisme. 

Le communisme s'ébauche surtout chez 
les barbares du nord. Le mark germanique 
et le clan celtique sont la forme rudimen- 
taire d'association que nous retrouvons au- 
jourd'hui dans le mir russe : groupement 
de familles apparentées, possédant en com- 
mun les terres en friche, forêts, marais, 
pacages et répartissant périodiquement en- 
tre elles les terres arables. La propriété 
n'est plus accaparée par un seul maître 
comme chez les patriarches sémites et les 
chefs de famille latins : elle est accessi- 
ble à tous. Pas de inalheureux réduits au 
désespoir par des créanciers impitoyables 
comme Rome : la bonne et la mauvaise 
fortune se font ressentir pour tous. Que la 
récolte soit abondante et tous sont en liesse; 
qu'une irruption de la mer détruise les 
champs et les voici tous en route, famil- 
les, clans, tribus, entraînant des flots de 
barbares sur les fertiles pays du midi. 

Cependant, la conquête romaine met en 



• n-- -•»■*• 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 187 

communication toutes ces races. La fusion 
de tant d'éléments divers se prépare mais 
elle portera un coup terrible au vieux monde. 
L'art grec et le luxe asiatique ont tué la sim- 
plicité primitive des Latins; l'avidité des 
marchands carthaginois s'est communiquée 
aux enfants de I^omulus. Mais voici venir 
le véritable ennemi, ennemi d'autant plus 
dangereux qu'il a débuté inaperçu. Drainant 
tous les espoirs de révolte, toutes les aspi- 
rations confuses, toutes les amertumes phi- 
losophiques, le christianisme passe d'Orient 
en Europe. 11 appartenait à cette forte race 
juive qui avait réalisé la centralisation des 
dieux en un seul et qui devait, dix-huit siè- 
cles plus tard, réaliser celle des capitaux, 
d'abattre la puissance de Rome, cette cen- 
tralisatrice politique par excellence. Prê- 
cheurs nazaréens et disciples de Platon se 
coalisent contre les anciennes divinités. 

En deux siècles, le christianisme s'est 
infiltré en Afrique, en Grèce, et Italie et a 
poussé des racines en Gaule. Le peuple im- 
mense des esclaves, qui avait cherché en 



) 



188 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

vain son affranchissement dans la révolte, 
en Italie avec Spartacus, en Sicile avec Eu- 
nus et Athénion, tressaille. Ah! que leur 
importent, à ceux-là, les subtilités théolo- 
giques ! les prêcheurs d'Evangile leur crient : 
c( Egalité ! » donc Liberté I Allons, tous de- 
bout! et lesBagaudes chrétiens se soulèvent 
avec^lianus et Araandus. Mais, que veut 
dire ceci ? d'autres chrétiens marchent con- 
tre eux avec César Maximien ; Maurice, Vic- 
tor, Candide, Exupère et tous ceux de la 
légion thébéenne sont là pour les combat- 
tre? Ehl oui, les grands chefs du christia- 
nisme ont baisé les genoux de César, l'assu- 
rant qu'ils ne vo niaient en rien compromettre 
son autorité : leur royaume n'est pas de ce 
monde. Eternelle lâcheté des novateurs qui 
n'osent pas aller jusqu'au bout dans la voie 
de la révolte! lâcheté qui n'empêchera pas 
César de faire mettre à mort ces soldats 
chrétiens dont il se défie et qui tendent le 
cou docilement. Robespierre le mystique 
devait, lui aussi, tendre le cou en place de 
Révolution quinze cents ans plus tard, après 



^T 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 189 

avoir immolé à ses meurtriers les meilleurs 
amis du peuple. 

Le christianisme a déjà jeté son cri déso- 
lant : « Résignation I » cri funèbre qui re- 
tentira dans toute la nuit du moyen-âge et 
courbera les déshérités jusqu'au jour où 
une autre voix, celle de la conscience hu- 
maine, leur criera : « Révolte! » Trahissant 
Tespoir des masses opprimées, il s'allie aux 
Césars, persécuteurs de la veille, fait la cour- 
bette aux Barbares, dominateurs de demain. 

Cette rencontre du christianisme et des 
barbares fut un des plus grands événements 
historiques. Sans le christianisme, les Bar- 
bares eussent trouvé l'empire romain plus 
compact, plus apte à se défendre; sans les 
Barbares, le christianisme, diversement in- 
terprété par les philosophes, déjà sophisti- 
qué par la foule des docteurs et des évo- 
ques, eût périclite ou végété modestement 
jusqu'au jour où sa fusion avecle paganisme 
se serait accomplie. Mais voici que tout un 
monde de sauvages ignorants et crédules se 

précipite sur l'Europe. Et, à mesure que le 

11. 



190 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

danger s'approche, les Césars de baisser le 
ton ; les évoques chrétiens de jouer double 
jeu, comprenant qu'entre les deux parties, 
Romains et Barbares, ils auront le rôle d'ar- 
bitres, c'est-à-dire de maîtres. Et les voilà, 
zélés défenseurs de l'empire avec les em- 
pereurs, zélés convertisseurs avec les Bar- 
bares. 

Ils arrivèrent à leurs fins : ils éliminèrent 
d'abord le César, poussant l'imbécile Cons- 
tantin dans Byzance et s'installant solide- 
ment à Rome. Puis, ils s'attachèrent à di- 
viser ' politiquement lesBarbares; les ayant 
divisés, ils les annulèrent et fondèrent leur 
royaume temporel, royaume suzerain de 
tous les autres. 

Les deux plus grands mouvements so- 
ciaux de l'antiquité, le bouddhisme et le 
christianisme, commencés par la révolte, 
continués par la philosophie, s'étaient ter- 
minés en autocratie. Mais, moins humains 

1. Ce qui était facile; aux rivalités de langues et 
de races, se joignirent les rivalités religieuses ; ca- 
tholicisme, arianisme, priscillianisme, etc. 




PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 191 

que les prêtres asiatiques, les pontifes ro- 
mains firent peser sur l'Europe la plus dé- 
testable des tyrannies, celle des consciences. 
Au milieu de tous ces événements, l'es- 
clavage ne s'était qu'insensiblement modi- 
fié. Placés entre leurs maîtres dégénérés et 
les hordes barbares, les esclaves, qui étaient 
le nombre, eussent pu, avec un peu de vi- 
gueur, écraser complètement les premiers 
et arrêter les seconds ou tout au moins trai- 
ter avec eux. Moment solennel dans l'his- 
toire et qui semble se représenter à cette 
heure où, entre le vieux monde latin et le 
monde germain, prêts à s'exterminer, se 
dresse le socialisme international! Mais 
l'esclavage avait avachi cette multitude et, 
plus que l'esclavage, le christianisme, par- 
lant sans cesse de soumission et d'humilité 
lui avait ôté tout ressort. Elle subit presque ' 
sans résistance le jougdes conquérants. Une 
hideuse fusion de la barbarie gothique et ' 
de la pourriture romaine se fit dans les té- 
nèbres du moyen-âge et, sur toute cette 
nuit, l'Eglise étendit son règne. 



'^'T'""^-"»Tjfr 



192 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Ue l'Océan Indien à l'Océan Altantique, 
toute cette grande race aryenne initiatrice 
du progrès humain, halète sous le talon du 
prêtre. Où donc s'est réfugiée la vie ? Peut- 
être dans ce mystérieux continent entrevu 
par Platon sous le nom d'Atlantide, que 
les Islandais découvriront au x*' siècle * 
pour l'abandonner bientôt et que Colomb 
mettra au jour en 1492 : TAmérique. Moins 
barbares que les hommes du vieux monde, 
les Peaux-Rouges vivent libres par tribus, 
se fédèrent et n'adorent que la nature. Des 
races intelligentes et fortes s'établissent au 
Mexique, au Pérou, y créent des villes, y 
font fleurir la civilisation, une civilisation 
qui n'est pas mercantile et qui coûte peu 
de sang. Aztèques, Mayas, Incas, hâtez- 
vous de vivre votre vie libre : les jours de 
deuil ne sont pas loin. 

\. L'Amérique sepleutrionalo fut découverte par 
Eric le Rouge en 970. Les Islaadais j formèrent quel- 
ques établissements qu'ils abandonnèrent. l\ paraît 
que cette découverte n'était pas connue de Colomb 
lorsqu'il partit, en 1492, à la recherche d'un nouveau 
monde. 



I 4Kf« 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 193 

Car le vieux monde se remue. Le chris- 
tianisme est attaqué : Mahomet a entrepris 
la fusion des croyances * ; ses disciples con- 
quièrent l'Arabie, la Perse, l'Asie mineure, 
partie de l'Inde et de la Chine, tout le nord 
de l'Afrique et passent en Europe. Les deux 
religions sont aux prises. Et, pendant que, 
de l'Orient, il arrive toujours des fanati- 
ques, du nord, il descend toujours des 
Barbares ^ Foulés par les prêtres, par les 
conquérants de toutes races, les serfs, es- 
claves des champs, se révoltent enfin et, 
en France, en Germanie, dans les Flandres, 
les châteaux brûlent. Les habitants des ci- 
tés suivent l'exemple, ils se révoltent aussi 
et proclament la commune. Sera-ce la dé- 
livrance? Non, car la révolte, pour être fé- 
conde, doit être consciente et la foi a tué 
toute intelligence. Que d'efforts et de sang 
il faudra encore pour arracher aux tyrans 

\. La religion formulée par Mahomet dans le Co- 
ran est une fusion du christianisme, du judaïsme et 
même du sabéisme. 

2. Invasions des Saxons, Danois, Normands. 



194 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

une reconnaissance platonique des droits 
de l'être humain ! Mordue par les Pastou- 
reaux, les Jacques, les bourgeois, les mon- 
tagnards suisses, la féodalité a toujours 
bonne griffe et bonne dent. A Lyon, à Lon- 
dres, à Rome, en plein cœur du catholicisme, 
jusqu'à la fin du xiii* siècle, on vend des 
hommes, sous l'œil bienveillant des chefs 
de l'Eglise qui, plus que jamais, prêchent 
soumission et résignation. Et bientôt, l'es- 
clavage ne suffit plus : la viande humaine 
rôtit sur les bûchers. 

Quel plus puissant argument à jeter à 
ceux qui nient l'origine animale de l'homme 
pour en faire un dieu déchu, que ces mutila- 
tions barbares infligées à la chair : hommes 
châtrés, hommes brûlés, hommes roués! 
Dans les yeux des mystiques disciples de 
Saint-Dominique, brille la volupté du tigre 
qui entend craquer les os et jicler le sang. 
La différence est-elle plus grande du cer- 
veau de l'anthropoïde à celui de l'homme 
primitif que de Torquemada à Darwin ? 

L'humanité va-t-elle croupir dans son 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 195 

abaissement? Va-t-elle retourner à l'anima- 
lité ? Non, car après Schwarz qui invente 
la poudre, Gutenberg invente l'imprimerie 
et Colomb découvre l'Amérique. Les idées 
longtemps comprimées jaillissent, des scien- 
ces inconnues s'ébauchent et, pendant que 
la vieille scolastique chancelle sur ses ba- 
ses, des novateurs attaquent l'omnipotence 
du pape. Au nom de l'Evangile?.. Eh! 
qu'importe ! l'esprit d'examen, de critique 
se révèle enfin. Aujourd'hui niant le pape, 
demain il niera le roi et il niera Dieu. 

Comme toujours, hélas l les penseurs et 
les héros sont minorité. Combien de Sigis- 
mond pour un Ziska, de Borgia pour un 
Rabelais I Au prix de flots de sang, de mi- 
nuscules libertés sont conquises par les 
bourgeois des villes, mais un despotisme 
n'est-il destiné à disparaître que pour" être 
remplacé par un autre? Dans l'air vicié, on 
ne respire qu'oppression: pontifes, sei- 
gneurs, rois, marchands, qui se succèdent, 
se gonflent d'or et de pourpre aux dépens 
de la masse. 



1 



196 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Lamassejadisesclave, aujourd'hui serve, 
différence de mots qui n'est qu'apparente *, 
il faudra encore près de trois siècles pour 
lui donner l'émancipation... réelle? non, 
nominale. A la fin du dix-septième siècle, 
les paysans sont encore des animaux noi- 
râtres, maigres et velus, déchirant le sol 
avec leurs mains pour se nourrir de raci- 
nes 2. Et, si des pinceaux italiens et flamands 
multiplient des chefs-d'œuvre, si des phi^ 
losophes, laissant la scolastique aux moi- 
nes, créent la science par l'observation, si 
des écrivains expriment lapensée dans une 



1 . Eu effet, serf vient de servus, qui veut dire es- 
clave, condamné à servir. 

2. L'on voit certains animaux farouches, des mâles 
et des femelles répandus par la campagne, noirs, 
livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre 
qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté 
invincible ; ils ont comme une voix articulée et, 
quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une 
face humaine et, en effet, ils sont des hommes. Ils 
se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de 
pain noir, d'eau et de racines... (La Bruyère. — Les 
Caractères.) 






PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 197 

langue claire et brillante, la masse, elle, 
n'a point part à tout cela. 

Le coup de tonnerre de 89-92 ne résout 
rien pour elle. Chassés les seigneurs, arri- 
vent les bourgeois : la domination par l'hé- 
rédité fait place à la domination par les 
écus, c'est-à-dire à la fraude, à l'exploitation 
lâche. Comme au temps des Bagaudes, 
comme au temps des Jacques, un peuple 
innombrable travaille et souffre pour entre- 
tenir dans l'abondance une poignée de pa- 
rasites. Certes, des patriciens ne jettent 
plus en pâture aux poissons de leurs viviers 
des hommes vivants *; des seigneurs n'at- 
tellent plus leurs vassaux à la charrue, 
— c'est un progrès dont peuvent jouir les 
philanthropes. L'ergastule n'est plus ni le 
donjon féodal ; mais, en place, se dressent 
le bagne, l'usine et le lupanar où s'entas- 
sent les êtres que la misère a marqués de 
sa griffe. La loiimpersonnelle, majestueuse, 

1. Et encore ! H y a peu de temps, des chasseurs 
de crocodiles, dans l'Inde, n'amorçaient-ils pas leur 
gibier avec des êtres humains vivants ! 



198 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

souveraine partout, vulnérable nulle part, 
a remplacé la religion à laquelle oh ne croit 
plus, et, comme elle, crie : «Soumission! » 

Soumission! ah! non! révolte! révolte 
tant qu'un homme sera chair à canon ! ré- 
volte tant qu'une femme sera chair à plai- 
sir! Par la révolte contre le dogme, le 
croyant s'est fait penseur ; par la révolte 
contre l'autorité, le citoyen achèvera de se 
faire homme. Pourquoi donc les peuples, 
qui ont conquis le droit de penser, ne con- 
querraient-ils pas le droit de vivre ? 

L'Europe et l'Amérique possèdent envi- 
ron trois fois plus de produits agricoles et 
industriels que leurs habitants n'en pour- 
raient consommer et partout la misère 
chasse les travailleurs des champs dans les 
villes et des villes dans les pays inconnus 
où, sous un mirage parfois brillant, les at- 
tendent de nouvelles déceptions. L'Asie 
renferme d'incalculables richesses qui se 
perdent faute de débouchés ou sont acca- 
parées par un petit nombre de privilégiés, 
tandis que, chaque année, des millions d'ô- 



-nr. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 199 

très humains se débattent dans les tortures 
de la faim. 

Seule, la prise de possession des forces 
productrices et, avant tout, du sol, cette 
source primitive de toutes les richesses, 
donnera à l'humanité le bien-être, le déve- 
loppement physique de l'espèce, raffinement 
intellectuel, l'urbanité de mœurs. 

Le bien-être et la liberté avaient fait des 
anciens Grecs une des races les mieux 
douées. Que l'on compare au Turc abruti 
par le despotisme l'Arabe indépendant, aux 
formes affinées, à l'esprit ouvert, propre à 
la fois à la poésie et au calcul. 

Les sauvages communistes de Taïti et de 
la plupart des îles océaniennes étaient doux 
et hospitaliers; les habitants de la Terre de 
Feu, misérables et affamés, sont farouches. 
Transporté sur le radeau de la Méduse, le 
meilleur homme du monde, au bout de six 

> 

jours, optera entre le suicide ou l'anthro- 
pophagie. 

L'homme, on ne saurait se lasser de le 
répéter, est ce qu'en fait l'ambiant dans 



200 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

lequel il vit : goitreux dans un pays de 
marais, sauvage au milieu des forêts, rê- 
veur au bord de TOcéan. 

Des différences profondes distinguent les 
races. Chez les septentrionaux, le caractère 
a quelque chose de la gravité de la nature 
hyperboréenne; chez les montagnards suis- 
ses et écossais, il reflète la sérénité des lacs 
et des glaciers. Chez les peuples du midi, 
où l'air pur enivre comme une liqueur, la 
respiration est intense, fréquente; Thomme 
absorbe la vie qui l'entoure, tend à se con- 
fondre avec la nature : aussi, est-il moins 
lui-même, plus mobile, plus impressionna- 
ble. De sa bouche grande ouverte, la parole 
s'échappe spontanément; il devient plus lo- 
quace que l'homme du Nord qui, dans son 
atmosphère de brume, en face de ses paysa- 
ges monotones, desserre à peine les dents 
pour laisser pénétrer dans ses poumons un 
peu d'air glacé. 

Peu àpeu, toutes ces différences s'atténue 
ront : par la science, par les relations inter- 
nationales, par la diffusion des idées, notre 



ir.^rP|pHni|Rr!|^W'(*^r7'^Ff^^^'u^ ;fi-,;> -r-^. ■^-' -^V «-^ -^ ,— '-r'iir,y—?-VT»r,î»' "-^-if-J 1^' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 201 

globe est en train de s'unifier. Jusqu'à ce 
jour, un grand obstacle au progrès a été la 
difficulté pour les peuples d'échanger leurs 
idées. Frappés de cet inconvénient, certains 
savants se sont arrêtés à l'idée chimérique de 
ressusciter une langue morte; d'autres, 
poussés par l'orgueil national, luttent pour 
imposer au reste de l'humanité l'idiome de 
leur patrie ; quelques-uns, plus logiques, se 
sont arrêtés à l'idée de créer ce parler uni- 
versel en y faisant entrer les racines des 
principales langues européennes, * inven- 
tion qui, en dépit des railleries, pourra ren- 
dre d'inappréciables services mais qui, se- 
lon toute vraisemblance, demeurera toujours 
peu accessible aux masses. Or, pendant ce 
temps, s'ébauchaient trois dialectes appelés 
à jouer un grand rôle dans les transactions 
internationales et dont le développement 
nous montre ce que sera un jour la langue 
universelle. 



1 . Le volapûk, langue artificielle, renferme des ra- 
cines françaises, anglaises, allemandes et russes. 



201 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Le sabir i, mélange d'arabe, de français, 
d'espagnol, d'italien et de maltais, se parle 
sur toute la côte septentrionale de TAfrique. 
Le pidgeonenglish 2, mélange d'anglais, de 
portugais et de chinois, permet aux races 
indigènes et étrangères de communiquer 
entre elles d'un bout à l'autre du littoral 
sud de l'Asie. Le bichelamare ^ composé 
de mots français, anglais, espagnols, por- 
tugais et canaques, est destiné à régner dé- 
finitivement sur toute rOcéanie. 

Nés au contact de peuples différents, ces 
idiomes forment dans les pays où ils sont 
parlés la langue démocratique et internatio- 
nale en opposition à la langue officielle des 
fonctionnaires. Qui sait s'ils ne sont pas 
destinés à se rencontrer et à fusionner pour 
devenir, pendant de longues années le vrai 
parler maritime de l'Afrique occidentale aux 
côtes du Pacifique ? 

i . Sabir, mot qui signifie savoir. 

2. Pidgeon, corruption du mot busines affaires. Pid 
geon english veut donc dire l'anglais d'affaires. 

3. Bichelamare, langage des pêcheurs de rholoturie 
ou biche de mer^ très abondante eu Océanie. 



I I mimSfX '**--~? »**îrr 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 203 

D'importants mouvements ethniques sont 
à prévoir avant peu ; la grande poussée li- 
bératrice qui se produira en Europe, à la 
fin de ce siècle, très vraisemblablement, je- 
tant bas gouvernants et frontières, aura des 
répercussions profondes dans les autres 
parties du monde : souverains protégés, 
ambassadeurs, résidents, toute la kyrielle 
des parasites européens, disparaîtront, lais- 
sant, en maintes contrées, les populations, 
redevenues autonomes élaborer elles-mêmes 
les formes de leur vie sociale. 

Les grands travaux exécutés à la surface 
de notre planète auront pour résultat d'en 
modifier considérablement l'aspect, les pro- 
ductions et même les climats. Le simple 
percement de l'isthme de Suez a, par l'éva- 
poration de la mer, amené des nuages et, 
par suite, des pluies dans une région où, 
auparavant, il ne tombait pas une goutte 
d'eau. La dérivationdes glaces qui, pendant 
six mois de Tannée, obstruent l'embouchure 
du Saint -Laurent, mise plusieurs fois à 
l'ordre du jour, aura pour effet d'augmen- 



204 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

ter la température sur un parcours de plu- 
sieurs centaines de raille. Qui peut dire que 
le courant chaud du Gulf Stream ne servira 
pas à revivifier les côtes de l'hémisphère 
boréal, tandis que la création d'une mer 
intérieure au Sahara tempérait les chaleurs 
de l'Afrique centrale? Le problème de la di- 
rection des aérostats, sinon résolu du moins 
bien près de l'être, réduira les explorations, 
aujourd'hui encore si périlleuses, à de sim- 
ples promenades. 

De la fusion de. tous les peuples, sortira 
vraisemblablement, dans un nombre de siè- 
cles qu'on ne peut déterminer, une race uni- 
jQée, résumant les principaux caractères de 
celles qui auront servi à la constituer. Cette 
race, qui sera la race humaine tout simple- 
ment, différera de nous plus encore que 
nous ne différons de nos sauvages ancêtres 
de l'âge de pierre. Nul ne peut assigner des 
• limites au progrès ; qui dit que l'humanité 
n'acquerra pas de nouveaux sens? 

Bien plus, on peut se demander si, dès 
maintenant, un sixième sens n'est pas en 



' PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 205 

germe, tout au moins dans les cerveaux les 
plus affinés. Qu'est-ce que cette faculté de 
transmettre ou de recevoir la pensée sans 
le secours d'agents extérieurs, cette sorte 
de télégraphie sans fils, tour à tour exagé- 
rée par les simples, exploitée par les char- 
latans, raillée par les sceptiques, niée par 
les pontifes de la science sous le nom de 
magnétisme, admise aujourd'hui de tous 
sous le nom d'hypnotisme? On rit du pres- 
sentiment, on admet l'intuition : jusqu'à 
quel point, cependant. L'intuition différé-t- 
elle du pressentiment *? 

1. Au fond, rien de merveilleux dans le pressenti- 
ment ou intuition. Etant donné que le hasard n'existe 
pas, que les faits réagissent les uns sur les autres, 
se déterminent, un cerveau assez vaste, assez affiné 
pour embrasser tout ce qui se fait, pourrait en dé- 
duire sûrement tout ce qui se fera : le résultat est 
donc tracé d'avance. U n'y a rien d'extravagant ù sup- 
poser que le cerveau des individus doués d'une ner- 
vosité excessive, saisissant des perceptions qui échap- 
pent à la masse, en tire spontanément, par un travail 
psychique, sorte d'opération algébrique, si prompte 
qu'elle leur échappe à eux-mêmes, des déductions qui 
déconcerlent les esprits superficiels, lï y a, dans l'or- 

12 



V >' 



306 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Tout en se défiant du merveilleux autant 
que des préjugés, n'est-on pas en droit d'a- 
vancer que le cerveau humain, qui se dé- 
veloppe de plus en plus, tend à s'adapter 
à de nouvelles fonctions. 

Nos cinq sens ne se résument-ils pas en 
un seul dont les autres sont dérivés : le 
toucher? Qu'est-ce que la vue? sinon le tou- 
cher par notre rétine des ondes lumineu- 
ses; l'ouïe? sinon le toucher par notre tym- 
pan des ondes sonores, le goût sinon le 
toucher par les papilles de la langue» l'o- 
dorat? sinon le toucher par la membrane 
pituitaire; — impressions transmises au 
cerveau par le toucher de la matière ner- 
veuse. Aux premiers organismes, aux êtres 
qui occupentle bas del'échelle zoologique, 
il n'a été dévolu que ce sens unique; c'est 
encore celui qui s'éveille le premier chez 
l'enfant nouveau né. 

Le progrès continue sa marche : nous 
voyons les races encore éparses qui compo- 

dre psycho-physiologique tout un monde de faits mal 
définis, que Ton commence à peine à étudier. 



»■» 



i 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 307 

sent notre humanité marcher d'un pas fent 
mais sûr à leur fusion et à la prise de pos- 
session du globe. Dans la vieille Europe, 
le groupement des peuples en trois ou qua- 
tre faisceaux distincts : latin, germain, slave 
et peut-être gréco-danubien, ne précédera 
que de peu la fédération de ces peuples au- 
jourd'hui rivaux. 

L'Amérique est mûre, peut-être plus que 
nous pour sa révolution sociale. Tandis que 
les expériences de colonisation socialiste, 
tentés sur divers points S répandent des 
idées et mieux que des idées, des exemples, 
l'arrivée d'une foule d'immigrants latins et 
saxons, introduit aux Etats-Unis et à la 
Plata des éléments intelligents et énergi- 
ques. La vie des forêts et des pampas déve- 

1. Notamment au Texas et dans l'Illinois où Ga- 
bet fonda un centre communiste à Nauwoo. L'expé- 
rience, tentée sur des bases trop autoritaires, ne réus- 
sit pas mais les idées socialistes se répandirent de là 
dans la région. 

A Diamenti, au Paraguay, une colonie de 3000 Rus- 
ses fonctionne avec un plein succès sur des bases à 
peu près communistes anarchistes. 



208 PHILOSOPHIE DE L'aNARGHIE 

loppe les lïKxmrs indépendantes; la révolu- 
tion trouvera eu Amérique ses soldats les 
plus résolus. 

Emancii)és politiquement et économique- 
ment, ces régions, dont la population dé- 
passera alors 150 millions d'habitants, ac- 
querront au commencement du siècle pro- 
chain une importance prédominante. Très 
probablement la civilisation humaine y aura 
son principal foyer, les nations momenta- 
nément épuisées de l'Europe étant appelées 
à jouer par rapport à la jeune Amérique le 
rôle que, par rapport à elles-mêmes, jouent 
les peuples de l'Asie. 

Et cependant l'Asie, n'est pas morte : 
elle n'est qu'endormie. Ce grand réservoir 
de races qui a lancé successivement sur le 
vieux monde les Scythes, les Arabes, Içs 
Mongols et les Turcs, tient encore en ré- 
serve 500 millions d'êtres humains entassés 
dans la Chine, l'Indo-Chine et le Japon. Il 
y a là une éventualité redoutable. L'inva- 
sion de la race jaune, pour ne pas s'exercer 
violemment, n'en constitue pas moins un 



rv,^ISfiii3n:;:i;y':^^:"r,*--,':.-^--'^y--'/rr.i -.- ^ ^ , ;;• 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 209 

péril et si, d'ici à la fin de ce siècle, les tra- 
vailleurs n'avaient repris à leurs maîtres le 
sol et les instruments de production pour les 
exploiter eux-mêmes, ils se trouveraient dé- 
possédés de leurs maigres salaires et accu- 
lés au suicide par l'arrivée d'ouvriers chi- 
nois K Contre ceux-là, la résistance est im- 
possible : une écuelle de riz et une pincée 
de thé, coût total 25 centimes par jour, 
voilà pour leur nourriture. Pour logement, 
un taudis où l'on s'entasse à quinze ou 
vingt. Pas de superfluités : théâtre, café, 
livres, journaux et... pas de femmes, ils se 
suffisent. Pour les plus raffinés, une pipe 
de cet opium qui empoisonne l'individu et 
atrophie la race. 

Contre ce danger, quel est le remède ! 

Prohiberl'immigration chinoise qui, après 

1 . Il ne serait même pas nécessaire pour affamer 
le prolétariat européen et américain, que les capita- 
listes fissent venir des ouvriers chinois; il suffirait 
qu'ils créassent dans l'Orient des fabriques et des 
usines qui, vu le bon marché invraisemblable de la 
main-d'œuvre, leur permettraient d'inonder le monde 
de leurs produits. 

12. 



210 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

r Amérique et l'Australie, menace TEurope ? 
Outre que ce palliatif est barbare, jamais 
les gouvernements capitalistes ne voudront 
perdre une belle occasion d'écraser le pro- 
létariat, car les envahisseurs jaunes pour- 
ront servir, non seulement à peiner dans 
les usines, mais aussi àfusiller le peuple. Car- 
thage, dans l'antiquité et les républiques, 
de marchands, au moyen-âge, n'avaient- 
elles pas des mercenaires plus redoutables 
à la plèbe insoumise qu'aux ennemis du 
dehors ? 

Les Etats-Unis ont essayé de la prohibi- 
tion; n'empêche que les Etats de l'ouest 
pullulent de Chinois; nul doute, d'ailleurs, 
que les richissimes bourgeois qui compo- 
sent le gouvernement de l'union ne pren- 
dront à un moment donné, prétexte des 
grèves ouvrières pour rapporter le décret. 

Le remède souverain, le seul, est dans 
la révolution sociale. Quand les travailleurs 
auront exproprié leurs patrons, ils n'auront 
plus à craindre la concurrence des ouvriers 
chinois. 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 211 

« Mais, pourra-t-on dire, une fois la révo- 
» lution accomplie, le contact d'une race 
» façonnée à la servitude, ayant des mœurs 
y> et une civilisation aussi différentes des 
» nôtres, cessera-t-il de constituer un dan- 
» ger? Ne sera-t-on pas obligé d'en venir à 
» des guerres d'extermination, de recom- 
» mencer l'éternel duel de l'Europe et de 
» l'Asie? » 

Le danger existera encore ; seulement plus 
facile à conjurer : l'Orient barbare trouve- 
rait pour lui résister l'Europe unie et unie 
précisément par la destruction des patries 
qui la divisent en une vingtaine de nations 
ennemies les unes des autres. En outre, la 
race jaune, sortie de sa longue léthargie, 
commence actuellement l'apprentissage de 
la civilisation. Ces ouvriers chinois, qui 
font aux ouvriers européens et américains 
une si rude concurrence, subissent et rappor- 
tent chez eux quelques idées de progrès. Les 
voyages, les relations internationales sont 
autrement efficaces que les conquêtes qui 
dépravent vainqueurs et vaincus. 



213 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

A Test de la Chine, se trouve un peuple 
de même race, les Japonais, mais jeune, vi- 
goureux, plein de sève, doué d'affinité pour 
les mœurs européennes *. Les Japonais qui 
sont en quelque sorte les Français de l'Ex- 
trême-Orient, contribueront à désinfecter la 
vieille Asie de ses religions et de ses auto- 
craties. 

Car, il n'y a pas à s'y tromper, ce n'est 
que par une propagande incessante, une 
croisade pacifique que l'on pourra se déli- 
vrer définitivement du péril chinois en 
poussant la race jaune à s'affranchir. Une 
guerre d'extermination serait fatale aux 
Européens, même vainqueurs; elle néces- 
siterait la reconstitution d'armées perma- 
nentes et de tout l'attirail de l'Etat bour- 
geois ; au prix de flots de sang, les Asiati- 
ques pourraient être matés, mais alors la 

{. Ces lignes étaient écrites huit ans avant la guerre 
sino-japonaise. Les Japonais ont démontré leur vitalité : 
au point de vue industriel et maritime, ils ont devant 
eux un rôle considérable. Il est à souhaiter que l'es- 
prit militaire et chauvin, momentanément développé 
par leurs victoires, ne les contamine pas (4897). 



r 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 213 

race blanche formerait tout entière une nou- 
velle bourgeoisie opprimant un immense 
prolétariat^ car c'est ainsi, par la conquête, 
que naissent les castes et les révoltes. Et ce 

serait condamner l'humanité à de nouvelles 
luttes. 

Outre la propagande, moyen moral, il 
existe une autre manière de parera l'inva- 
sion de la race chinoise ou, du moins, de la 
retarder jusqu'au moment où cette race, 
émancipée, cessera d'être dangereuse, c'est 
de la faire dévier sur l'Afrique K 

Ce continent, merveilleusement fertile, 
trois fois plus étendu que l'Europe et trois 
fois moins peuplé, contient des richesses 
prêtes à être exploitées. Une immigration 
chinoise, consciencieusement entreprise, 
favorisée non plus par d'ignobles trafiquants 
mais par des groupements sérieux et hon- 
nêtes, pénétrés d'une haute idée de civilisa- 

1. Le percement de l'isthme de Panama, rappro- 
chant rExtrôme-0 rient de Tancien continent, rend 
encore plus imminente cette rencontre de peuples, 
grosse de conséquences économiques. 



214 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

tion, stimulerait l'activité des populations 
nègres et, multipliant la main d'œuvre, 
porterait le coup mortel à l'esclavage. Le 
sang ardent des Africains revivifierait la 
race asiatique. 

Nul doute que, pendant longtemps en- 
core, l'initiative et la direction des grands 
mouvements sociaux, direction non plus 
égoïste, non plus autoritaire, mais morale, 
mais fraternelle, resteront aux Ariens, re- 
présentés surtout par les éléments latins, 
saxons et slaves. Deux ou trois siècles de 
relations et de croisements sont nécessaires 
pour amener des races que nous n'avons 
pas le droit d'assassiner, à se fondre sans 
péril dans l'unique race humaine. 

Libre, désormais, pacifiée et unie, l'hu- 
manité poursuivra sa marche vers le pro- 
grès sans limites, comme pour justifier cette 
fière parole d'un philosophe : « Les hommes 
descendent des animaux et doivent devenir 
des dieux. » 



' rr- ; * ' e«- 



■ V 



1897 



11 






MOYENS PRATIQUES 



Une des plus grandes objections qui aient 
été formulées contre l'anarchie, c'est son 
absence de « moyens pratiques. » 

— L'idée est belle, avouent maints ad- 
versaires, elle peut séduire, encore que 
d'aucunes fois compromise ou obscurcie 
par les exagérations de quelques-uns de 
ses adeptes ; mais elle n'est, ne peut être 
qu'un rêve, aussi éphémère qu'enchanteur, 
destiné à s'évanouir bien vite devant les 
froides réalités de la vie. 

Traités d'Utopistes par les républicains 

13 



318 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

bourgeois, les socialistes parlementaires 
sont enchantés de pouvoir, à leur tour, dé- 
cocher à d'autres cette épithète. 

Il serait puéril de contester que la réa- 
lisation de l'idéal anarchiste n'est ni très 
aisée ni très immédiate. Si conforme soit-il 
aux aspirations, et aux meilleures, de l'être 
humain, cet idéal se heurte à trop d'obsta- 
cles : routine, ignorance, atavisme de la 
servitude, résistance des privilégiés, insti- 
tutions sociales, pour pouvoir être mis en 
pratique du jour au lendemain. Tout pro- 
grès implique lutte et plus l'un est élevé 
plus l'autre est intense : il y a certainement 
beaucoup plus de facilités à transformer le 
premier beau parleur venu en député qu'à 
habituer les hommes à se passer de maî- 
tres. 

Néanmoins, il serait beaucoup plus ridi- 
cule de crier à l'impossible, à une époque 
qui a vu l'éclosion, la mise en pratique de 
tant d'impossibilités : emmagasinement de 
la voix dans le phonographe, photographie 
du mouvement, de la couleur, du son et de 






PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 219 

rinvisiblemême, analyse et reconnaissance 
des mondes distants de millions de lieues, 
qui demain aura sans doute trouvé le moyen 
de correspondre avec les habitants de ces 
mondes. 

L'anarchie, on ne saurait trop le répéter, 
est non une doctrine fabriquée de toutes 
pièces par quelques songeurs, mais la ré- 
sultante de tendances, d'aspirations, le 
phare brillant vers lequel, à tâtons et au 
milieu des obstacles, se dirige le voyageur. 
« C'est l'avenir de l'humanité », constatait 
Blanqui, déclaration d'autant plus remar- 
quable que le vieux lutteur révolutionnaire 
n'était pas anarchiste. 

Ce n'est pas en quelques années qu'une 
humanité sur laquelle pèsent, douloureux 
atavisme, des siècles de servitude, peut 
conquérir l'intégrale liberté : c'est vrai. 
Mais, l'histoire nous apprend, d'une part, 
que toute idée, éclose au sein des masses, 
ayant eu ses propagandistes et ses martyrs, 
finit par s'imposer, passer du domaine de 
la théorie pure dans celui de la pratique ; 



220 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

d'autre part, que la rapidité des progrès 
humains croît de plus en plus, proportion- 
nellement aux connaissances que s'assimile 
l'humanité et aux moyens de perfectionne- 
ment qu'elle conquiert chaque jour. 

Ce n'est pas aux propagandistes d^une 
idée à l'amoindrir pour la faire adopter plus 
vite. Les résistances du milieu, des intérêts 
hostiles, de la routine, etc., se chargent 
suffisamment de cette œuvre. Une révolution 
n'accomplissant jamais entièrement l'idéal 
de ceux qui la font, mais laissant l'accom- 
plissement d'une partie de cet idéal aux 
efforts de la génération suivante — ceci est 
une loi historique — il est nécessaire de 
viser si possible plus haut môme que le but 
pour parvenir à s'en approcher. Il en est 
sur ce point en sociologie révolutionnaire 
comme en balistique. 

Ce n'est donc point par manque de lu- 
cidité, comme on l'a prétendu maintes fois, 
que les anarchistes proclament leur idéal 
dans toute sa largeur. 

Toutefois, il est évident que se croiser 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 221 

les bras après avoir formulé leurs desiderata 
et attendre, enfermés dans une tour d'i- 
voire inaccessible aux profanes, que l'har- 
monie sociale se réalise toute seule, serait 
absurde. La fatalité de la révolution, affir- 
mée principalement par les disciples de 
Karl Marx, ne l'a pas toujours été de façon 
heureuse. Oubliant que l'activité humaine 
est un facteur puissant, peut hâter, retar- 
der ou modifier les événements en gesta- 
tion, nombre de convaincus en arrivaient 
à se croiser les bras, figés dans un espoir 
messianique et éloignés de tout effort. 

Ce fut contre cet état psychique très né- 
faste que se produisit la réaction de l'ini- 
tiative individuell|| très préconisée par les 
théoriciens anarchistes,, quoique souvent 
très mal appliquée. 

N'avoir pas à s'emprisonner dans la rou- 
tine du parlementarisme révolutionnaire — 
quelle antithèse que ces deux mots î — 
pouvoir agir d'après sa conception sans 
s'attarder aux enquêtes, rapports, débats, 
votes, amendements d'individualités le plus 



■^T" 



n 



2S« ï>HÏLOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

souvent parfaîtCTient étrangères aux ques- 
tions traitées, c'est une îortse im&ense. 
C'est ce qui a permis aux militants anar- 
chistes, au début presque isolés et sans 
ressources, d'arriver à des résultats remar- 
quables. Combien de leurs journaux, par 
exemple, créés avec un capital de quelques 
francs, comme le Révolté (fondé à Genève 
en 1881), eussent sombré au bout de quel- 
ques mois s'ils avaient dû subordonner leur 
existence aux décisions d'une majorité fluc- 
tuante et dépourvue d'esprit de suite ! Il est 
vraisemblable aussi que les insurrections 
anarchistes de Benevent (1877) et de Xé- 
rès (1891), qui. bien que vaincues ont eu 
leurs résultats moraux, n'auraient non plus 
jamais pu se produire. 

Suivre son idée, rechercher les hommes 
sûrs qui la partagent, travailler avec eux 
à sa réalisation, s'organiser avec eux sans 
peur du mot -— car tout but tant soit peu 
complexe demande une organisation réelle 
— telle est la vraie méthode anarchiste, 
celle qui, dans le passé même, a assuré le 



FFV 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 223 

succès aux résolus confiants en eux-mêmes. 
N'est-ce point grâce à son initiative in- 
dividuelle que Colomb, raillé, entravé par 
l'immense majorité de ses contemporains, 
put à la fin organiser l'expédition qui lui 
fit découvrir un monde? N'est-ce point ainsi 
que Garibaldi, honni par les bien pensants, 
désavoué par les modérés, abandonné par 
les hommes d'Etat, put, par ses coups d'au- 
dace, combinés avec quelques poignées de 
braves, arriver à réveiller l'Italie encore 
alourdie de son sommeil séculaire ? Il y 
avait, plus ou moins altérée par les idées 
de leur milieu et de leur temps, une forte 
dose d'anarchisme chez ces hommes d'ini- 
tiative individuelle. 

N'attendant rien, sinon des persécutions, 
du gouvernement qu'il combat, l'anarchiste 
doit agir directement sur les milieux popu- 
laires. La prochaine révolution sera avant 
tout, il est facile de s'en rendre compte, 
celle du travail contre le capital, du déshé- 
rité contre le possédant : c'est donc princi- 
palement dans les masses ouvrières et aussi 



• h 



324 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

parmi les parias privés même du bonheur 
relatif de trouver exploiteur que le propa- 
gandiste aura bonne besogne à faire. A l'a- 
telier, au syndicat, au restaurant, dans la 
mansarde du pauvre, à l'asile de nuit, sous 
l'arche des ponts, sur la route où passe le 
trimardeur, il y a pour le convaincu qui 
rêve autre chose que la conquête d'un man- 
dat, œuvre utile à faire : une conscience à 
éveiller, des droits à évoquer, des espéran- 
ces, un désir de révolte et de mieux-être à 
faire naître. 

Plus encore que les joutes oratoires ou 
les réunions retentissantes, la conversation 
intime, qui se prête à la franche discus- 
sion, aux développements, aux réfutations, 
est féconde en résultats. La réunion pubh- 
que, surtout dans les pays latins où elle a 
conservé une allure quelque peu théâtrale, 
est propre plutôt à affirmer l'existence d'un 
parti, sa volonté et sa force, qu'à convain- 
cre très sérieusement les auditeurs. Elle 
sert aussi à mettre en rapports mutuels les 
adeptes d'une même idée et, donnant un 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 225 

alimenta leur activité, aies retenir dans 
Torbe du mouvement. 

La propagande syndicale a été longtemps 
assez négligée : c'est là une erreur dont, 
actuellement, les anarchistes tendent à re- 
venir. 

Le syndicat ouvrier, comme jadis les 
corporations et compagnonnages, a été ins- 
titué par le travailleur comme un moyen 
de défense. Contraint à poursuivre l'âpre 
lutte au jour le jour, il n'a évidemment pu 
s'élever à la haute conception des transfor- 
mations futures : les questions de salaire 
doivent primer pour lui celles de philoso- 
phie et même d'une transformation sociale 
à laquelle il ne peut subordonner son exis- 
tence présente. Obligé dans sa lutte inégale 
contre le patronat de s'appuyer sur tous 
les supports qu'il croit entrevoir ; protec- 
tion des pouvoirs publics, philanthropie, 
coopération, il est forcément aussi modéré 
dans sa tactique que dans ses aspirations. 
Il reflète, d'ailleurs, l'état d'esprit des mem- 
bres qui le composent. 

13* 




226 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Ces raisons ont jusqu'à ces dernières an- 
nées détourné non seulement les anarchis- 
tes mais encore les blanquistes de la pro- 
pagande et de l'action syndicales. 

n est bien évident cependant que les grou- 
pements économiques sont, dans une révo- 
lution économique, appelés àjouer un rôle 
prépondérant. Qu'on le veuille ou non, ils au- 
ront, lors du règlement de comptes entre 
le travail et le capital, un mot décisif à dire. 
Si on les laisse à leur timidité et à leur rou- 
tine, on aura un avortement; si les socia- 
listes autoritaires s'en emparent comme, à 
l'exception des blanquistes, ils cherchent à 
le faire, ce sera, tout au moins jusqu'à ce 
qu'une réaction s'opère, le triomphe de la 
tyrannie étatiste, toute vie des groupes et 
des individus broyée sous l'hégémonie du 
pouvoir central ; comme l'avait prévu Bel- 
lamy dans « Looking backward,y> les armées 
industrielles remplaceraient les armées mi- 
litaires, embrigadement qui ne serait pas 
du goût de tout le monde. Or, bien que 
leur éducation intellectuelle et révolution- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 227 

naire tende chaque jour à se perfectionner, 
les syndicats ouvriers n'ont encore que 
trop de tendances à se mettre à la remor- 
que d'un gouvernement fort : il est donc de 
toute nécessité pour ceux qui n'entendent 
pas être broyés par cette lourde machine de 
ne point la laisser entre des mains ennemies. 
C'est justement parce que les syndicats sont 
animés encore d'un osprit autoritaire et rou- 
tinier qu'il convient d'y pénétrer pour, tout 
en participant à la luttte au jour le jour, 
élargir le cadre du groupement et y semer 
des germes d'idées fécondes. 

Nombre d'anarchistes de la première 
heure, après avoir essayé de la propagande 
dans les syndicats, étaient tout découragés 
de les voir demeurer réfractaires à des idées 
très belles, très justes, mais souvent peu 
accessibles à des travailleurs incultes, pré- 
occupés avant tout des nécessités immédia- 
tes. Ils parlaient affinités, libre entente, abo- 

• 

lition du salariat, on leur répondait ordres 
du jour, collectes et prix de série. Oubliant 
alors que tout progrès demande un effort 



228 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

proportionnel et que le temps est un grand 
facteur, ils se retiraient, cédant la place à 
d'autres, moins sincères peut-être mais plus 
habiles et plus persistants. 

Depuis un an ou deux, les anarchistes 
ont reconnu combien leur était nuisible ce 
manque de ténacité, contre lequel les plus 
clairvoyants n'avaient cessé de s'élever. Ils 
reparaissent dans les syndicats et, plus ha- 
biles qu'autrefois, ils réussissent h y pren- 
dre pied : ils en créent à côté de ceux dans 
lesquels l'intolérance des adversaires les 
empêche de se maintenir. Cette tactique si 
naturelle, qui gagne aux idées libertaires 
les vraies forces prolétariennes, a une dou- 
ble et heureuse influence : ramené dans les 
milieux ouvriers, l'anarchiste, qui s'en était 
parfois écarté jusqu'à l'isolement, y puise 
l'esprit de cohésion et d'organisation, en 
même temps qu'il communique à son mi- 
lieu l'esprit de libre examen, d'initiative 
et d'autonomie. 

Plus clairvoyants que certains révolution- 
naires, les hommes de tête du parti clérical 



-ra 'iV' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 229 

ne s'étaient pas trompés sur l'importance du 
mouvement syndical et son rôle dans un 
avenir certainement peu éloigné. Pour do- 
miner la société, ils l'avaient autrefois prise 
entre deux couches : celle d'en haut, formée 
par le pape, vicaire de Dieu, les prélats, 
princes et hauts dignitaires de l'église ; celle 
d'en bas, formée par le bas clergé, les moi- 
nes et les ordres mendiants; une hiérarchie 
savamment étagée, des liens quelquefois in- 
visibles, rattachaient ces deux couches l'une 
à l'autre, emprisonnant les massés dans un 
réseau formidable. 

Aujourd'hui, pape, prélats, princes et 
hauts dignitaires de l'église ont perdu leur 
prestige sur les foules; mais, d'autre part, 
le révoltant égoïsme de la bourgeoisie, qui 
voltairienne maintient une religion pour le 
peuple, et libérale règle les questions so- 
ciales à coups de fusil, a créé un état d'es- 
prit dont les ultramontains croient pouvoir 
profiter. Tandis que quelques-uns adjurent 
les pouvoirs d'endiguer^le mouvement révo- 
lutionnaire, d'autres plus audacieux ou plus 



230 PHILOSOPHIE DE l/ANARGHIE 

habiles s'efforcent de faire dévier le courant 
qu'ils ne peuvent attaquer de front. Une 
révolution ne leur déplairait pas si, à un 
moment donné, ils pouvaient l'orienter et 
s'en servir, balayant les institutions de la 
bourgeoisie républicaine, pour revenir au 
passé, comme ils tentèrent de le faire à la 
Restauration. 

Ayant perdu le pouvoir par les hauteurs 
d'où démocrates et francs-maçons les ont 
délogés, ils ne peuvent le réconquérir qu'en 
l'escaladant d'en bas : c'est ce qu'ils tâchent 
de faire. De là l'activité avec laquelle, de- 
puis plusieurs années, les champions du 
socialisme chrétien ont fondé des syndicats 
mixtes, des cercles d'ouvriers catholiques, 
des coopératives à leur dévotion. A la tête 
de ces troupes, ils s'efforceraient au moment 
psychologique de la conflagration qu'ils 
prévoient de réorganiser la société au mieux 
de leurs intérêts. Et si les choses n'allaient 
pas jusqu'à l'extrême, ils se disent qu'entre 
gouvernants et gouvernés, exploiteurs et 
exploités, ils auront une fois de plus le rôle 



rHf.^-' 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 331 

fructueux d'arbitres qui, au sortir de Tan- 
tiquité et pendant tout le moyen-âge, leur 
a assuré la domination. 

La naïveté populaire est grande et, au 
premier moment, il n'a pas manqué de bon- 
nes gens pour considérer, comme un témoi- 
gnage d'audace et de sincérité cet avatar 
de cléricaux en socialistes, qui n'était qu'une 
profonde roublardise de l'éternel Basile. 
Ils oubliaient ou ignoraient, ceux-là, les 
enseignements de l'histoire : les persécutés 
devenant persécuteurs, les abbés patriotes 
du Tiers-Etat se transformant, trois ans 
plus tard, en fougueux Vendéens, les curés 
de 1848^ bénisseurs d'arbres de la liberté, 
poussant bientôt après à l'étranglement de 
la république romaine et chantant un Te 
Deum à Louis Bonaparte au lendemain du 
2 décembre. 

Mais d'autres ont vu plus clair, signalé le 
péril, et aujourd'hui les anarchistes dispu- 
tent victorieusement à leurs ennemis mas- 
qués ou non l'orientation des forces ou- 
vrières. Ils s'inspirent, d'ailleurs, dans leur 



À 



282 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

tactique au sein du groupement ouvrier de 
ces deux principes qui leur permettent de 
participer à l'action au jour le jour, si mo- 
dérée soit elle, sans cesser de poursuivre 
intégralement leur idéal : 

Ne représenter les améliorations partiel- 
les que comme transitoires, insuffisantes 
et, sans s'opposer à leur application qui, 
mieux que tous raisonnements, convaincra 
les intéressés de leur inefficacité, ne cesser 
de montrer le vrai but : la substitution de 
la propriété commune au salariat; 

Dans tous les conflits entre travailleurs 
et capitalistes, s'adresser directement à 
ceux-ci, sans jamais faire intervenir les 
pouvoirs publics, lesquels, d'ailleurs, ne 
peuvent s'écarter de leur rôle historique : 
la défense du capital. 

La propagande dans les campagnes a été 
longtemps négligée. Sans cesse, les paysans 
épuisés par l'âpre lutte contre le sol, par- 
qués sous le ciel pur, c'est vrai, mais loin 
des grandes agglomérations où véhiculent 
les idées, nourris dans la défiance et la ja- 



-'r^T-- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 233 

lousie du travailleur des villes, écrasaient 
sous leur nombre toutes les tentatives gé- 
néreuses de ces derniers. Chair exploitable 
à merci par le hobereau, le fonctionnaire 
et le grand propriétaire, les ruraux^ masse 
enténébrée, longtemps n'agissant que sous 
rinpulsion du maire et du curé, ont, depuis 
la révolution, soutenu de leurs votes tous 
les régimes réactionnaires. De là un éloi- 
gnement marqué de la démocratie bour- 
geoise pour les paysans : n'ayant guère de 
suffrages à en attendre, les républicains 
chercheurs de sièges législatifs négligeaient 
les campagnes. 

Mais ceux qui évoquent la grande trans- 
formation sociale et non la conquête d'un 
mandat se rendent compte qu'un nouveau 
régime économique ne serait pas viable s'il 
voyait, dès son avènement, se dresser con- 
tre lui, comme autant de Vendées, la contre- 
révolution paysanne. Le laboureur au cer- 
,veau jusqu'ici déprimé par le dur travail de 
la glèbe et surtout le manque d'impressions 
variées, n'a, dit Michelet, qu'une idée tous 



234 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

les mille ans. Celle qu'il poursuit obstiné- 
ment à l'heure actuelle, c'est la concpiête 
de la terre, de cette terre que 1789 lui a 
donnée nominalement, mais qu'une nou- 
velle féodalité est en train de lui ravir. 

Etant donné cet état d'esprit, on concevra 
que le paysan ait toujours prêté Toreille 
aux calomnies qui lui représentaient les 
« rouges » comme des pillards avides de se 
partager ses dépouilles — maigres dépouil- 
les 1 Au lieu de voir son ennemi naturel là 
où il est, il se trouvait toujours prêt à s'in- 
cliner devant le seigneur terrien ou le sa- 
trape gouvernemental et à saisir sa fourche 
pour courir sus au communiste. 

Peu à peu les anarchistes ont compris et 
ensuite expliqué à l'agriculteur propriétaire 
d'un maigre lopin qu'il cultive seul ou 
avec sa famille qu'il n'était nullement 
question de l'exproprier, mais au contraire 
d'exproprier au bénéfice de tous, petits cul- 
tivateurs et déshérités, l'oisif détenteur de 
la grande propriété foncière et de former de 
celle-ci un patrimoine commun à côté des 



— •¥-■" 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE ^85 

microscopiques possessions individuelles. 
Ils ajoutaient que la vue des avantages ré- 
sultant de I9 grande culture modifierait in- 
sensiblement le vieil esprit particulariste 
des paysans et les entraînerait à associer 
leurs parts, puis à les fondre dans la pro- 
priété commune. 

Ainsi comprise, la nouvelle conception 
économique n'a plus rien qui puisse épou- 
vanter les fils de la glèbe. 

S'il n'a jusqu'à ce jour montré que de 
l'hostilité contre toute doctrine qui lui pa- 
raissait mettre en péril sa modeste part de 
biens, le paysan est, par contre, bien moins 
éloigné qu'on ne croit de l'idée anarchiste. 
N'entrevoyant guère l'Etat que par le per- 
cepteur et le conseil de recrutement, il 
nourrit une sourde animosité pour cet Etat 
qui le grève d'impositions et lui enlève 
Ses fils. 

Bien plus que les socialistes autoritaires, 
qui conservent le mécanisme gouverne- 
mental, les anarchistes ont donc dans les 
campagnes un excellent champ d'opéra- 



236 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

tions. C'est ce qu'a démontré la rapidité 
avec laquelle certaines brochures de vulga- 
risation, telles que Le$ travailleurs des vil- 
les aux travailleurs des campagnes ont ^é 
enlevées et aussi le succès qu'avait, dès le 
début, rencontré l'idée d'une fédération li- 
bertaire des ouvriers et paysans, idée mal- 
heureusement entravée dans son exécution 
par différentes causes, mais qui est tout 
entière à reprendre. 

En somme, avec mille centres d'action, 
groupes, comités, fédérations, autonomes 
mais en rapport constant les uns avec les 
autres et n'ayant pas peur, lorsque les cir- 
constances l'exigent, de subordonner leurs 
préférences personnelles à la nécessité d'une 
action commune, l'anarchisme est plus fort 
et surtout moins vulnérable que le socia- 
lisme autoritaire avec sa hiérarchie, ses 
mots d'ordre, ses parlements et ses ficelles 
rudimentaires que le gouvernement peut 
trancher du premier coup de sabre. 

Si on joint à l'influence de tous ces pe- 
tits foyers de mouvement syndical l'action 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 237 

des individus, la propagande écrite et orale, 
les journaux, brochures, livres, car la lit- 
térature anarchiste, symptôme caractéris- 
tique, s'enrichit tous les jouf s, tandis que 
la littérature socialiste demeure station- 
naire, on reconnaîtra que les moyens pra- 
tiques ne manquent pas aux propagandistes 
de ridée libertaire. Si, lorsque s'ouvrira la 
période révolutionnaire, leur influence n'est 
pas prédominante, du moins, elle sera 
assez considérable pour enrayer la tyrannie 
d'un nouvel Etat, tout en assurant le bien- 
être, et pour féconder l'avenir. 



■• ■ ^i ' i ' im k êi t . 



MYSTICISME 



Nous avons constaté, dans la première 
partie de ce livre, que la pensée libre était 
appelée à l'emporter sur les religions : ce- 
pendant, il n'est que juste de reconnaître 
que des retours offensifs du mysticisme se 
manifestent de temps à autre. 

D'une part le désir de savoir et de savoir 
tout de suite entraîne des imaginations im- 
pressionnables sur un terrain qui n'est pas 
toujours celui du raisonnement et de l'ob- 
servation. Si féconds qu'aient été depuis un 
siècle les résultats de la science expérimen- 



i^^ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 239 

taie, ses procédés ne peuvent être ni infail- 
libles ni instantanés. Et alors, beaucoup, 
de découragement ou d'impatience, en ar- 
rivent à nier la méthode qui a cependant 
révélé l'histoire du globe terrestre et de ses 
habitants, dégagé les lois d'évolution, com- 
mencé à expliquer l'homme moral et phy- 
sique, exploré les mondes planétaires, sou- 
levé, mieux qu'en trois mille ans de rai- 
sonnements abstraits, un coin du voile qui 
nous enveloppe. Alors que nombre de pro- 
blèmes, que l'avenir résoudra, demeurent 
encore indéchiffrables pour le faible cerveau 
humain, il est si commode de se contenter 
de légendes fabriquées tout d'une pièce, 
présentées parfois sous des apparences quasi 
scientifiques l 

D'autre part, le sectarisme de certains 
savants, qui font du matérialisme une nou- 
velle religion étroite et fermée et non un 
procédé d'investigation, ne peut que cho- 
quer nombre d'esprits et les rejeter dans 
le spiritualisme qui, s'il ne prouve pas, 
affirme. 



240 PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE 

C'est ainsi que des pontifes de la science, 
ne comprenant pas cpie cette science in- 
timement liée à révolution de l'esprit hu- 
main, est appelée à se transformer et gran- 
dir avec lui, ont nié de parti pris jusqu'à 
ces derniers temps tous les phénomènes 
nerveux et psychiques qui leur étaient pré- 
sentés sous le nom de magnétisme. Au lieu 
de condescendre à les étudier, ils décla- 
raient péremptoirement qu'ils ne pouvaient 
se produire et que tous ceux qui s'en occu- 
paient étaient des charlatans ou des fous. 
Aujourd'hui, les mêmes faits sont officiel- 
lement admis et constatés sous le nom 
d'hypnotisme. 

Amalgamant à des bribes de science, des 
conceptions propres à séduire les sentimen- 
talistes ou les amis du merveilleux, une 
morale certainement plus large, plus en 
harmonie avec les tendances modernes que 
la morale des vieilles religions, le spiritisme 
a pu un moment sembler appelé à prendre 
la succession du christianisme qui tombe 
en morceaux. L'intolérance prétentieuse 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 241 

de certains savants proscrivant toute étude 
de rinconnu, tout comme saint Augustin 
et ses pareils imposaient la foi à l'absurde, 
le favorisait : les faits, si troublants au pre- 
mier abord, pouvaient d'autant plus frap- 
per les imaginations et passer pour surna- 
turels que les hommes à même de les ana- 
lyser s'en écartaient avec empressement, 
les laissant exploiter par la tourbe des char- 
latans sans scrupules. 

Ce n'est que tout récemment, après avoir 
accepté, présenté par Charcot ce qu'on re- 
poussait autrefois présenté par Mesmer et 
ses continuateurs, qu'on en vint à étudier 
d'assez près la catalepsie, la suggestion, les 
altérations dont la personnalité mentale, la 
lucidité somnambulique, la projection delà 
pensée, la transformation de l'activité ner- 
veuse en activité dynamique, simple consé- 
quence de l'unité et de la corrélation des 
forces physiques, et que Rochas a baptisée 
du nom scientifique d'extériorisation de la 
motricité. 

C'est grâce à l'éternelle tension de l'es- 

14 



1 



242 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

prit humain vers rinconnu que se réalisent 
. tous les progrès. Le réveil momentané du 
mysticisme mérite de préoccuper ceux qui 
poursuivent l'œuvre d'émancipation, car 
l'ennemi, sans cesse à l'afifùt, cherche à 
s'en prévaloir pour obscurcir les idées nou- 
velles et faire perdre de vue le but véritable» 
mais, comme l'établit Auguste Comte, c'est 
le sort de toute science nouvelle de se déga- 
ger peu à peu d'un fatras métaphysique 
pour prendre peu à peu la voie sûre de 
l'expérimentation. Ce qui, très vraisembla- 
blement restera, une fois la crise passée, de 
l'épidémie religiosâtre, des évocations, des 
esprits frappeurs, des réincarnations, de 
la magie noire, c'est la découverte de nou- 
velles lois naturelles, inhérentes à des états 
'particuliers de la matière. Celui qui, au 
moyen âge, eût affirmé la possibilité d'em- 
magasiner la voix, de créer la communica- 
tion instantanée à distance, de photogra- 
phier le mouvement et l'invisible, n'aurait- 
il pas été qualifié d'imposteur, et sans doute 
torturé ?La routine humaine n'a pas encore 






^, ^'T- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 243 

abdiqué et sans cesse elle ressasse sa phrase 
bête : « Cela a toujours été, cela sera tou- 
jours. » Les clairvoyants, les chercheurs 
n'ont qu'à aller de l'avant, sans s'arrêter 
aux ricanements de monsieur Prudhomme, 
quelquefois déguisé en âne savant, mais 
aussi en se garant, autant que possible 
de toute glissade dans le champ, sans 
cessé ouvert, de la foi aveugle et de la 
folie. 

Il est indéniable que l'éducation religieuse 
et l'atavisme ont entretenu chez l'homme, 
même chez celui qui lutte le plus énergi- 
quement contre ces influences un grand 
fond de mysticisme. Pour beaucoup de 
socialistes et d'anarchistes, la révolution 
est une sorte de divinité qui doit, à un mo- 
ment donné, apparaître et, par sa propre 
force, transformer le monde. Les commé- 
morations de la semaine sanglante, de la 
mort de Blanqui, Eudes, des martyrs de 
Chicago, d'Auguste Vaillant ont, à main- 
tes reprises, revêtu un caractère religieux, 
donné lieu dans les cimetières à des défi- 



244 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

lés avec accompagnement d'emblèmes va- 
lant tout juste ceux du catholicisme. A la 
suite des exécutions d'anarchistes qui mar- 
quèrent la période 1892-95, on vit môme 
refleurir le culte des images. Enfin, croyant 
combattre la vieille religion, des libres- 
penseurs sont allés jusqu'à en instituer 
une nouvelle : on avait déjà les banquets 
gras du vendredi saint, cérémonial gastro- 
nomique à rebours du jeûne catholique, 
on a eu le baptême civil, qui n'est aucune- 
ment plus logique que l'autre. Il n'est pas 
bien sûr que les autres sacrements ne 
soient pas exhumés et remis en honneur 
par les mêmes personnes, sous une forme 
laïque. 

Les meilleurs échappent difficilement à 
cette rage de pasticher les formes de la so- 
ciété qu'ils combattent. Au troisième siècle 
de l'ère chrétienne, les Bagaudes, révoltés 
contre l'oppression romaine , se donnent 
un Auguste et un César. La première ré- 
publique imite alternativement Londres, 
Rome, Sparte et Athènes; les jacobins 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 245 

dégradent Jéhovah pour adorer un Etre 
Suprême ; les athées encensent une déesse 
Raison ; les communards de 71 se donnent 
un comité de salut public, qui ne peut rien 
sauver. 

Il y a fort à compter, certes, avec cette 
tendance régressive, aussi importe-t-il de la 
signaler chaque fois qu'elle se manifeste. Il 
importe surtout de démasquer les tentati- 
ves de ceux qui falsifiant les idées de rénova- 
tion, de science et de progrès voudraient je- 
ter l'humanité dans des chemins de traverse 
pour la ramener à son insu en arrière de 
plusieurs siècles. La récente campagne, vé- 
ritablement abominable, entreprise par cer- 
tains jésuites de robe courte S absolument 
sceptiques dans l'intimité, pour agir sur les 
cerveaux impressionnables et créer dans la 
masse un état d'esprit analogue à celui du 
moyen-âge, mérite d'être signalée et com- 
battue sans relâche. Ce n'est pas par un 
dogme, même matérialiste, qu'on peut ré- 

i, La grotesque voyante de la rue de Paradis; les 
apparitions miraculeuses de Tilly-sur-Seine, etc. 

14i 



1 



246 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

futer leurs impostures mais par une science 
large, claire et précise n'écartant de parti 
pris aucun fait, quel qu'il soit, de son champ 
d'observation. 



CONJECTURES — GRÈVE, 
BANQUEROUTE OU GUERRE 



La vie des sociétés, comme celle des in- 
dividus qui les composent, se passe en un 
duel permanent entre les idées et les mœurs, 
celles-là étant toujours en avance sur cel- 
les-ci. 

Sentir le mal présent et désirer le mieux- 
être, rien de plus simple ; laisser errer son 
esprit à l'exploration de l'inconnu ou si 
l'on est d'une mentalité plus positive, dé- 
duire du présent l'avenir, entrevoir par le 
raisonnement et l'étude des faits les phases 



— J-Jl 



248 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

d'évolutions futures, cela n'implique ni 
des efforts ni une hardiesse extraordinaires. 
Il est autrement difficile de rompre en vi- 
sière avec les préjugés et les intérêts am- 
bi'ants pour harmoniser sa manière de vi- 
vre avec celle de penser. 

De là vient le contraste frappant que 
présentent souvent les paroles et les actes 
des personnes les plus émancipées intellec- 
tuellement. « Faites ce que je dis et non 
ce que je fais, » pourraient répéter après 
Jean-Jacques Rousseau nombre de révolu- 
tionnaires. 

C'est surtout dans les habitudes qu'on 
est la proie de l'atavisme. Tandis 'que des 
objets nouveaux font naître des impressions, 
et par suite des pensées nouvelles, les 
mœurs transjnises par l'hérédité, entrete- 
nues par l'éducation, viennent ressaisir et 
clouer au passé celui qui, en esprit, s'en 
éloignait. 

C'est ce qui a causé l'avortement partiel 
de tant de révolutions, empêché que le but 
atteint fût plus en rapport avec les efforts 



PHILOSOPHIE DE L'ANABGHIE 349 

faits. Après avoir proclamé de fort belles 
choses, les novateurs, effrayés de se sentir 
inaptes à vivre dans l'idéal rêvé, retenus 
qu'ils étaient au passé par mille liens, s'ar- 
rêtaient à moitié chemin et se contentaient 
pour le surplus de phrases grandilo- 
quentes. 

D'une très belle étude publiée par Jean 
Grave dans les Temps Nouveaux S nous 
extrayons le passage suivant : 
« La révolution n'est pas une entité dont 
la puissance agit par elle-même. Ce n'est 
pas un personnage métaphysique doué 
de toutes les vertus. C'est un fait qui 
s'accomplit sous l'impulsion d'individua- 
lités qui ne pourront opérer autour d'elles 
que les transformations qu'elles auront 
su, au préalable, déjà opérer en leur cer- 
veau. Voilà pourquoi je concluais que 
les individus devraient, en leurs concep- 
tions, en leurs actes, essayer de faire ta- 
ble rase des anciens préjugés dont ils 

u 

4. Les Temps Nouveaux, 2® année, n® 33, du 12 a 
8 décembre 1896. 




250 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

» ont compris l'absurdité, afin d'opérer 
» déjà en eux, en leur petit cercle, la trans- 
» formation qui doit s'opérer en l'état so- 
' » cial. Celui qui ne sait pas se réformer 
» lui-même, serait, du reste, toujours très 
» mal venu à vouloir réformer les autres. » 

Les anarchistes doivent donc être et sont 
évolutionnistes en même temps que révo- 
lutionnaires. Les partisans confiants de la 
transformation pacifique peuvent se can- 
tonner dans ia propagande peu périlleuse 
des idées qui leur sont chères; les socia- 
listes autoritaires, qui rêvent l'améliora- 
tion du genre humain à coups de décrets, 
n'ont besoin que de grouper des hommes- 
machines leur servant, soit par le vote soit 
autrement, à conquérir le pouvoir. Pour 
ceux qui veulent vivre et apprendre aux 
autres à vivre sans maîtres, il. faut de toute 
nécessité qu'ils éveillent la conscience des 
foules par le raisonnement et plus encore 
par l'exemple, tout en guettant l'heure ré- 
volutionnaire. 

Quand et dans quelles circonstances son- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 251 

nera cette heure? C'est ce qu'on ne peut 
prédire d'une façon positive; peut-être ce- 
pendant est-il possible de déterminer ap- 
proximativement quelles catégories d'évé- 
nements peuvent produire le choc attendu. 
Les révolutions qui, aux différentes 
époques de l'histoire, ont secoué les sociétés 
ont été tantôt politiques, tantôt économi- 
ques, ou religieuses. Le bas-empire fut 
même, à plusieurs reprises, bouleversé 
pour des questions de moindre importance : 
la victoire des bleus ou des verts aux cour- 
ses des cirques soulevait la foule byzantine, 

badaude, et imbécilement disputeuse. Les 

• 

révoltes du moyen-âge, époque de foi vive 
et d'âpres souffrances, furent mi-sociales 
mi-religieuses; la-révolution anglaise, d'où 
naquit la puissance de la bourgeoisie pu- 
ritaine, s'opéra au nom de la Bible; la ré- 
volution française^ au contraire, fut avant 
tout politique. 

Or, il est facile de voir par l'idée domi- 
nante de tout notre siècle et les tendances 
populaires, parfois latentes^ parfois affir- 



252 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

mées dans des luttes de plus en plus san- 
glantes (1831, juin 1848, 1871) que la révo- 
lution qui, en Europe, semble appelée à 
clore le dix-nouvième siècle, sera, avant 
tout, économique. Sans doute, penseurs et 
idéologues, qui voient en l'homme autre 
chose qu'un sous-ventre, la veulent-ils in- 
tégrale, mais il est certain que la clameur 
des déshérités affirmant leur droit à la vie 
et au bien-être dominera cette fois les ha- 
rangues des politiciens, les pétarades ro- 
mantiques des dilettantes et même les con- 
sidérations des philosophes. Les progrès 
de l'esprit viendront après la conquête du 
pain. 

Un peuple ne fait de révolution que pour 
des besoins qu'il ressent ou des choses, 
sinon des idées, auxquelles il croit. 

Les prolétaires de France ne croient plus 
du tout à la religion, croient de moins en 
moins à la politique et n'ont guère le temps 
ou la possibilité de se passionner pour des 
questions d'esthétique. Par contre, sous la 
prodigieuse poussée de l'industrialisme 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 253 

moderne, les problèmes économiques ont 
surgi tout naturellement : les serfs de l'a- 
telier et de l'usine veulent cesser d'être 
chair exploitable, livrée à toutes les exi- 
gences du capitaliste, à toutes les fluctua- 
tions de l'offre et de la demande ; lés sans- 
travai], de plus en plus évincés par les 
progrès du machinisme, veulent trouver un 
régime social qui leur garantisse la vie. 

A une époque où le clergé omnipotent 
persuadait aux hommes que la pensée était 
un crime, les révoltes, lorsque l'excès de 
misère les faisait naître, devaient être très 
peu conscientes : aussi étaient-elles facile- 
ment écrasées. Du moins, les révoltes po- 
pulaires, car la bourgeoisie, elle, nettement 
séparée du peuple dès le xii« siècle, témoi- 
gnait d'autant de ténacité et d'esprit poli- 
tique que d'égoïste âpreté. Albigeois, Pas- 
toureaux et Jacques, animés d'un farouche 
mvsticisme révolutionnaire, ne faisaient 
guère que promener leurs bandes dévasta- 
trices, terribles au premier abord, bientôt 

dégénérées en cohues, torrent qui s'épui- 

15 



'~r:«vr 



254 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

sait en éparpillant ses ondes de ci de là et 
finissait par se dessécher. 

Babeuf et ses amis, à la fin du siècle 
dernier, donnèrent une nouvelle orienta- 
tion à la poussée prolétarienne. Ils ne pou- 
vaient résoudre le problème social; du 
moins, ils posèrent quelques-uns de ses 
termes : bonheur commun, égalité de fait. 
Toutefois, ce n'était encore là qu'une mi- 
norité, élite d'avant-garde, qui cherchait 
sa voie à tâtons, tendant parfois à son insu 
à reconstituer et à étendre à la société tout 
entière le communisme monacal. 

Durant la première moitié de ce siècle, 
le prolétariat, écrasé par un impitoyable 
industrialisme, acheva de se séparer de la 
bourgeoisie, sa moderne exploitrice; mais 
cette séparation s'opérait encore plutôt 
d'instinct que par une nette conscience du 
but et des moyens. Le développement du 
machinisme cassait les bras à la classe ou- 
vrière : « détruisons les machines I » criaient 
les ouvriers, qui, menacés de mourir de 
faim, réclamaient comme un suprême bien 



Tî" 



PHtliOSOPHIE DE L'ANARCHEB: 355 

la continuation de leur esclavage. La pen- 
sée ne leur venait pas qu'ils pussent reven- 
diquer pour eux-mêmes la possession com- 
mune de cet outillage» le transformant de 
moyen d'oppression en moyen d'émancipa- 
tion et de bien-être pour tous. 

Cette idée de socialisation a enfin pris 
naissance dans les milieux populaires et, 
sous l'impulsion d'un petit nombre d'hom- 
mes phis préoccupés des problèmes écono- 
miques que des phrases àej[fet,la'Commune 
de 1871, ébaucha quelques décrets en ce 
sens. Des ateliers, des usines, abandonnés 
par leurs patrons furent déclarés propriété 
ouvrière : décision qui devait demeurer 
platonique, mais qui n'en indiquait pas 
moins la tendance du mouvement prolé- 
tarien. 

Depuis, l'idée a" fait son chemin, et il 
n'est pas douteux que l'enjeu de la pro- 
chaîne bataille entre la bourgeoisie et le 
peuple sera la possession du capital pro- 
ductif. 

« Tout est à tous ! » déclaren t:ïavec Kro- 



256 PHILOSOPHIE DE L'ANAPiGHIE 

potkine les communistes français et ita- 
liens. « A chacun le produit intégral de 
son travail I », affirment les collectivistes- 
anarchistes d'Espagne. Quelle que soit de 
ces deux formules la plus appropriée aux 
circonstances, il n'est pas douteux que 
l'une comme l'autre implique un complet 
renversement des bases économiques ac- 
tuelles. 

Comme conséquence de cette tendance, 
de ce mouvement d'idées, il s'est dégagé 
la conception de la grècc générale, 

La grève fut longtemps, est encore la 
plupart du temps une arme défensive et 
dérisoire. La concurrence que se font entre 
eux les meurt-de-faim,' la possibilité pour 
les capitalistes de se recruter des esclaves 
à bas prix, en nombre illimité dans les 
régions les moins favorisées, et l'impossi- 
bilité pour des travailleurs sans ressources 
de faire durer la lutte des « bras croisés » 
jusqu'à ce que leurs riches exploiteurs 
capitulent, ont fini par montrer l'inanité de 
la vieille grève passive et limitée. 



I 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 257 

. Mais, en même temps, germait dans les 
cerveaux cette idée : si tous les travail- 
leurs peuvent s'entendre pour cesser leur 
tâche simultanément et revendiquer leur 
droit à la richesse qu'ils produisent, la vie 
sociale se trouvera interrompue et la bour- 
geoisie affolée, menacée de mourir de faim 
devant ses coffres-forts, sera obligée de 
capituler. 

Il y a bien des objections à formuler à 
cela. D'abord l'impossibilité d'organiser 
une grève absolument générale, étant 
donné les différences de salaires, partant 
d'intérêts relatifs, et d'esprit de tous les 
syndicats ouvriers, la possibilité* pour la 
coalition patronale de recruter dans l'im- 
mense armée des sans-travail de nouveaux 
esclaves et enfin ce fait que la force armée 
est tout entière entre les mains du gouver- 
nement, qui ne demeurerait pas spectateur 
désintéressé de la lutte. Toutefois, il est 
certain qu'à défaut de grève générale, des 
grèves de plus en plus généralisées sont 
possibles, telles celles qui, depuis dix ans, 



258 PHILOSOPHIE DE L'ANà.ECHIE 

mettent debout en Angleterre des armées 
de cent et deux cent mille ouvriers. La 
cessation de trois ou quatre grandes indus- 
tries, par exemple celle des mines, de l'ali- 
mentation et des transports, entraînerait 
la grève d'une foule d'autres. Il est vrai- 
semblable alors que le mouvement n'au- 
rait pas une allure seulement passive et 
que, d'autre part, l'intervention obligée du 
gouvernement créerait une situation qui 
pourrait tout précipiter. 

Sans donc professer une foi supersti- 
tieuse en la grève générale, il est permis 
de croire à l'efficacité de grèves générali- 
sées. Ce serait peut-être le meilleur terrain 
pour la révolution économique et l'évolu- 
tion de la grande industrie rend cette éven- 
tualité possible. 

Non moins que la grève, une banque- 
route colossale, un krach dans lequel s'en- 
gloutirait l'épargne de la bourgeoisie grande 
et petite peut mettre le feu aux poudres. 
La haute banque, devenue la maîtresse du 
monde, est à même, en une heure, par 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 259 

quelque prodigieux coup de bourse, de 
ruiner une partie des [possédants, capita- 
listes et rentiers, en produisant par réper- 
cussion faillites, fermeture de maisons 
commerciales ou industrielles, chômages, 
misère et révoltes. L'effondrement prévu 
par beaucoup de certains grands établisse- 
ments de crédit, dont l'encaisse métallique 
est notoirement inférieure à la valeur totale 
du papier qu'ils émettent, ne manquerait 
pas de produire des résultats violents, car 
la fraction de la bourgeoisie ruinée, me- 
nacée d'être refoulée dans les rangs du 
prolétariat, n'abdiquerait pas sans lutte 
l'indépendance et le bien-être qu'elle a 
connus. 

A plus forte raison s'il s'agit de la débâ- 
cle financière non plus d'une banque mais 
de l'Etat lui-même, croulant sous le poids 
de ses charges et incapable de faire face à 
ses obligations. 

Plus encore que la banqueroute et que 
la grève elle-même, il est — et en disant 
ceci nous exprimons une opinion person- 



>7^ 



1 



260 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

nelle — un événement qui peut, déplaçant 
où disloquant les forces sociales, ouvrir la 
voie à la révolution : c'est la guerre. 

Le régime, si écrasant pour le peuple 
producteur et contribuable de paix armée 
sous lequel, depuis 1871, vivent les nations 
européennes, ne trompe personne. Certes, 
le sentiment guerrier, vestige de sauvage- 
rie et d'animalité ancestrales, diminue à 
mesure que s'élève le niveau intellectuel; 
d'autre part, l'universalisation du service 
militaire faisant entrer à la caserne une 
foule d'éléments instruits et raisonneurs 
qui, auparavant, en étaient exemptés, a 
contribué à montrer sous son véritable 
jour l!esclavage en unifol^me auquel sont 
soumis pendant leurs plus belles années 
des hommes qui n'ont à défendre en réa- 
lité que la richesse de quelques privilé- 
giés, dissimulée sous le nom prestigieux et 
menteur de patrie. 

A part quelques officiers, professionnels 
assoiffés d'avancement, et quelques chau- 
vins endurcis qui rêvent avec un orgueil- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 261 

leux attendrissement aux entr'égorgements 
futurs, on peut donc dire que la guerre 
n'est pas désirée. Du moins, une grande 
guerre qui menacerait les nations euro- 
péennes dans leurs foyers mêmes, car si 
la mentalité humaine s'est développée 
considérablement) les progrès apparaissent 
moins appréciables au point de vue moral 
et, tout en détestant l'extermination à ses 
portes, on trouve encore fort bien d'aller, 
sous prétexte de civilisation, mitrailler à 
distance et sans danger quelques peuplades 
mal armées pour s'emparer de leurs terri- 
toires. Mais, qu'on le veuille ou non, les 
événements se déterminent, les situations 
ont leur issue logique et, en dépit des con- 
grès, des Ligues pour la paix, des efforts 
humanitaires des philosophes et même du 
sentiment anti-militariste des masses tra- 
vailleuses, il est probable que l'Europe 
verra encore le choc des masses armées. 

D'une part, les budgets de la guerre et 
de la marine absorbent chaque année des 

sommes plus formidables et si la perspec- 

15. 



262 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

tive de l'enjeu terrible à risquer a, jusqu'à 
ce jour, fait hésiter les gouvernements, 
ceux-ci pourront se trouver, à la fin, accu- 
lés à cette alternative : ou arrêter les frais 
ruineux de leur armement sans cesse re- 
nouvelé, ou s'en servir. Il n'est pas jus- 
qu'aux petits Etats, comme la Suisse, la 
Belgique, la Hmlande qui, gagnés par la 
contagion et préoccupés aussi du souci de 
faire respecter leur neutralité et de se dé- 
fendre contre des annexions futures, ne 
soient entrés dans cette voie au bout de 
laquelle se trouve non plus seulement le 
déficit mais la banqueroute. 

D'autre part, l'état politique autant que 
l'état social de l'Europe actuelle est émi- 
nemment instable. La Grande-Bretagne, 
maîtresse commerciale du monde, a der- 
rière elle l'Irlande affamée; la Russie, 
arbitre de la paix européenne, a la Pologne 
asservie ; l'Allemagne a l' Alsace-Lorraine ; 
l'Italie la question romaine, l' Autriche- 
Hongrie ses redoutables conflits de natio- 
nalités; la Turquie se débat entre les 






PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 263 

révoltes de ses sujets de toutes races et la 
protection intermittente des grandes puis- 
sances européennes, qui ne la laissent pro- 
visoirement debout que parce qu'elles ne 
s'entendent pas pour la dépecer. 

Il est donc très possible que la paix boi- 
teuse dans laquelle vit l'Europe soit brus- 
quement détruite par tel événement d'O- 
rient déjouant les efforts de la diplomatie 
internationale ou par l'initiative d'une 
grande puissance jugeant les circonstances 
favorables pour lui permettre d'accabler 
l'adversaire qu'elle redoute. 

Cette guerre peut — tout au moins dans 
le pays vaincu — entraîner la révolution, 
tout comme la révolution, éclatant la pre- 
mière, entraînerait vraisemblablement la 
guerre. Les deux événements apparaissent, 
du moins, inséparables l'un de l'autre. 
Car s'il est évident que l'Europe monarchi- 
que et capitaliste formerait une ligue inter- 
nationale — oh ! ironie des mots l — pour 
s'opposer à l'avènement d'un nouveau ré- 
gime «ocial (resterait à compter avec les 



♦ 4 • 



^■WFT|M 



264 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

peuples), il est non moins évident que la 
guerre, arrêtant net l'industrie, le com- 
merce, les affaires, enlevant les hommes 
valides à la vie civile et jetant sur le pavé 
leurs familles par milliers produirait dans 
tout le pays un ébranlement profond dont 
il sortirait quelque chose de nouveau. 

Dans ces conditions, quel pourrait être, 
en France, par exemple, le rôle des révo- 
lutionnaires ? 

Attendre, estiment un grand nombre, 
qu'une défaite ait montré au peuple l'in- 
capacîté et la trahison de ses maîtres et 
l'amène à prendre lui-même en mains ses 
destinées, profitant de la dislocation des 
forces militaires qui eussent pu faire obs- 
tacle à son action. 

Nous ne croyons pas que cette tactique 
soit la bonne, et l'éventualité d'une guerre 
nous ayant toujours paru probable, nous 
demandons au lecteur la permission d'ou- 
vrir une parenthèse pour exposer en quel- 
ques lignes notre opinion personnelle. 

La révolution du 4 septembre, faite à un 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 265 

point de vue républicain national, et celle 
du 18 mars, mi-patriotique mi-sociale, 
n'ont pas abouti, justement parce qu'en 
face d'une population atteinte et, à la fin 
épuisée, par des défaites sanglantes, se 
dressaient à la fois les armées française et 
allemande prêtes, après s'être combattues, 
à s'unir pour le rétablissement de l'ordre. 
Après avoir jeté bas l'empire, les démo- 

É 

crates les plus fougueux, ceux qui esti- 
maient que l'avènement d'une commune 
révolutionnaire, prête à employer tous 
moyens, pouvait seule avoir raison de l'en- 
vahisseur, se sout sentis paralysés par la 
foule crédule qui leur criait : « Pas de 
divisions devant l'ennemi I » Et le 18 mars, 
malgré la victoire du début, était aussi 
condamné à l'avortement final parce que, 
les troupes de l'ordre eussent-elles été bat- 
tues, la réaction française était prête 'à 
faire appel aux baïonnettes allemandes. 

Ce qui s'est passé alors se reproduirait 
sûrement si les révolutionnaires français, 
inférieurs à leur tâche, attendaient une 




266 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

défaite pour donner signe de vie. Il serait 
trop tard pour tirer parti au profit du pro- 
létariat du désarroi gouvernemental. D'ail- 
leurs, la défaite, bien que prédite par des 
écrivains militaires S n'est pas une certi- 
tude : c'est une possibilité. La victoire 
pourrait favoriser un général français qui 
n'hésiterait pas, alors, à violer à son pro- 
fit, Monk ou Cromwell, les quelques liber- 
tés politiques péniblement conquises et à 
résoudre la question sociale par d'oppor- 
tunes fusillades. 

C'est avant la solution, dès le début du 
conflit que les révolutionnaires, s'ils sont 
autre chose que des rabâcheurs de clichés, 
doivent payer d'audace et montrer au 
peuple qu'en engageant la guerre au profit 
et sous la direction d'une oligarchie qui a 
fait ses preuves, il irait au devant de nou- 
veaux désastres. La masse se trouvera à ce 
moment dans un état psychologique dont, 

i . Entre autres le capitaine Nercj dans la Future 
Débâcle et le commandant Picard-Destelan dans Notre 
Marine, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 267 

SOUS peine de mort, il faudra savoir profi- 
ter. Lui prêcher au milieu de sa fièvre des 
théories antipatriotiques, souvent mal en- 
tendues, ne servirait à rien qu'à détourner 
sur les révolutionnaires' les défiances et les 
colères. Mais patriotes sincères et interna- 
tionalistes pourront fort bien et devront 
même se coaliser pour engager le peuple à 
se ressaisir. Une épuration rapide, quel- 
ques grandes mesures sociales décidées et 
appliquées d'emblée, un appel vibrant aux 
prolétariats étrangers; en même temps, 
l'organisation ininterrompue de la défense, 
et la situation change de face : ce n'est 
plus la banque de Rothschild et le comp- 
toir de Jaluzot que les déshérités défen- 
dent ; c'est leur avènement au bien-être et 
en même temps une idée plus haute que 
celle d'entr'égorgements. C'est le prélude 
de la révolution sociale : après, les événe- 
ments ne tarderont pas à se précipiter. 

La parole devra être non plus aux sec- 
taires ou aux illuminés mais aux clair- 
voyants. De la décision des révolution- 



268 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

naires à l'heure solennelle qui ne sonne 
qu'une fois dépendra la transformation de 
tout un monde. Autrement, s'ils mentaient 
à leur rôle historique, les sociétés euro- 
péennes devraient, transformées en trou- 
peaux humains à Tinstar des aggloméra- 
tions asiatiques, se courber pour longtemps 
sous le joug d'un kaiser ou d'un tzar, pen- 
dant qu'ailleurs, en Amérique, en Afrique 
et au Japon, de jeunes peuples s'éveille- 
raient au progrès humain et à la liberté. 



COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF 
IDÉES ET FAITS 



Depuis l'époque où parut, sous forme de 
brochure, la première partie de ce livre, 
neuf années se sont écoulées. La profonde 
révolution, qui, alors, semblait toute pro- 
che, ne s'est pas encore réalisée : elle reste, 
cependant, le but vers lequel nous empor- 
tent des tendances incompressibles et la 
logique de l'histoire. D'ailleurs, que les 
impatients — et nous avons l'honneur d'ê- 
tre parmi ces impatients ne s'y trompent 
pas : la révolution consiste beaucoup moins 



370 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

dans le coup de fusil — ou de dynamite — 
cher aux romantiques, qui n'en est, à pro- 
prement parler, que le corollaire, que dans 
l'effondrement d'un vieil ordre de choses. 
La révolution de 1789 était accomplie dans 
les esprits avant la prise de la Bastille : la 
révolution morale, prélude nécessaire à 
une refonte sociale, s'accomplit partielle- 
ment autour de nous. 

Le progrès dans les idées n'a guère eu 
d'égal, depuis une dizaine d'années, que 
l'enlisement dans les institutions du passé. 
La peine de mort est jugée par tous les es- 
prits clairvoyants, mais on conserve le 
bourreau ; on ne croit plus au dogme reli- 
gieux,, mais on continue à subventionner 
le curé, le pasteur et le rabbin ; partout des 
voix s'élèvent contre le militarisme, et les 
armées permanentes subsistent; la magis- 
trature, jadis objet d'un respect sacro-saint, 
a subi les plus rudes attaques tant dans 
son principe que dans la personne de ses 
membres, et le juge d'instruction jouit tou- 
jours de son pouvoir discrétionnaire, des 



PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE 271 

victimes de rincohérence sociale sont, cha- 
que jour, condamnées par fournées. Qui 
croit aujourd'hui à la légitimité de la pro- 
priété capitaliste ? Bien peu. Mais comme 
autrefois, le capitaliste et le propriétaire 
écrasent la masse serve. 

Que de Bastilles restent encore à prendre I 

Cette différence entre l'état moral et 
l'état social constitue une situation émi- 
nemment instable, d'où peut, à tout mo- 
ment, surgir le choc depuis si longtemps 
attendu. 

L'écrasement de la Commune, en 1871, 
avait plus fait qu'une victoire pour la pro- 
pagation d'idées sociales, timides d'abord, 
plus' impérieuses par la suite. Les prolétai- 
res d'Europe et d'Amérique voulurent sa- 
voir pourquoi ceux de Paris avaient combattu 
et, lorsque les proscrits arrivèrent au milieu 
d'eux, un travail latent de propagande s'é- 
baucha. 

Au lendemain de l'amnistie, commença 
en France un éveil révolutionnaire : des 
groupes et syndicats se formaient en parti 



272 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

ouvrier ; les blanqaistes s'organisaient mî- 
litairement ; à côté d'eux apparaissaient 
des éléments libertaires, — indépendants 
et anarchistes, — les uns, le plus petit nom- 
bre séduits par les théories de Bàkounine, 
Kropotkine et Reclus, les autres impulsés, 
par leur tempérament ou le dégoût du sec- 
tarisme. 

Car, à peine formés, ces groupements 
entraient déjà en antagonisme : le parti 
ouvrier se scindait en deux ; puis survin- 
rent les compétitions électorales qui ache- 
vèrent de transformer des divergences de 
vues et de tactique en haines mortelles. 
Sans les élections, essayées d'abord comme 
moyen de protestation, puis pour se comp- 
ter, puis pour conquérir les pouvoirs pu- 
blics, aujourd'hui, en fin de compte, par 
simple intérêt personnel — on embrasse 
le métier de candidat comme celui de mar- 
chand de vins, en dehors de toute idée gé- 
néreuse et impersonnelle — ces divergen- 
ces eussent subsisté, mais sans doute avec 
moins d'animosité. 



_ 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 273 

Enfin il fallait donner, un aliment aux 
groupes révolutionnaires et, une prise d'ar- 
mes immédiate paraissant impossible, la 
lutte terre-à-terre d'expédients et de pallia- 
tifs dans le's syndicats ne pouvant absorber 
toutes les activités, on en vint aux tentati- 
ves électorales, quitte à s'y diviser et à s'y 
briser : l'intérêt personnel y trouva trop 
bien son compte pour qu'on y renonçât 
ensuite. 

Ces luttes intestines, d'ailleurs, se repro- 
duisent fatalement à toute époque de fer- 
mentation sociale. La même idée n'est pas 
saisie identiquement. par tous ses adeptes : 
de là conflit ; Luthériens , Zwingliens et 
anabaptistes du xvi® siècle ; presbytériens, 
indépendants et niveleurs du xvii® siècle ; gi- 
rondins, montagnards et hébertistes duxviii» 
siècle sont des types, on pourrait dire 
éternels, s'il était quelque chose d'éternel 
sur notre planète, qui revivent sous d'au- 
tres noms à chaque grande convulsion de 
l'humanité. On peut déplorer cette loi his- 
torique : il est moins facile de l'enrayer et 



274 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

les .appels les plus sincères adressés en fa- 
veur d'une union dans laquelle chacun sa- 
crifierait quelque chose de ses convictions 
n'ont autant dire jamais de réalisation. La 
révolution n'est pas enrégimentable ; elle 
se fait avec le concours tumultueux de tou- 
tes les écoles, usant les unes après les au- 
tres. 

De 1881 à 1887, il y eut en France une 
véritable effervescence révolutionnaire, tout 
au moins dans la partie active et pensante 
du prolétariat. Il était trop dur de renoncer 
aux espérances de liberté et de bien-être 
pour tous qu'avait fait naître Tavénement 
de la république : si cet idéal demeurait 
irréalisé, c'était sans doute parce qu'après 
la réaction, l'opportunisme accaparait le 
pouvoir, barrant la route à tout progrès po- 
litique et économique. La vraie république, 
la sociale, celle de tous — res publica — il 
fallait la conquérir par la révolution. 

Il n'est pas sans intérêt de jeter un coup 
d'œil rétrospectif sur ces événements et, 
après avoir étudié succinctement l'anar- 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 275 

chisme en tanf que philosophie, d'étudier 
le rôle des anarchistes en tant que parti : 
faits et idées sont connexes, du passé se 
dégage l'avenir. 

Les partis révolutionnaires épris de forte 
organisation craignirent de se briser en se 
risquant dans la lutte autrement qu'avec 
des métaphores enflammées. Cela montrait 
bien le défaut de la cuirasse : il eût fallu 
des groupements tenaces mais très plasti- 
ques : on avait une armée en bois. C'était 
sans doute la faute des circonstances plus 
que des hommes. A défaut de conceptions 
très larges, le grand nombre de ces militants 
témoignaient d'une sincérité et d'une fer- 
veur grandes. Période bien curieuse I on 
eut les « flamboyantes bannières», le « coq 
rouge battant des ailes », les « mitrailles 
de gros sous » destinées à « faire crouler la 
forteresse capitaliste », les « triomphes 
écrasants » remportés avec « l'arme venge- 
resse du bulletin de vote », les « protesta- 
tions énergiques » par voie d'ordres du 
jour. A côté de cette déclamation parfois 



'^^ 



276 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

littéraire, les idées cheminSient plus vite 
que les faits. 

La rage électorale. et l'excès d'organisa- 
tion des socialistes autoritaires avaient leur 
contre-poids dans les groupements anar- 
chistes, mais encore n'était-ce qu'un con- 
tre-poids. Disons-le bien haut, jamais idéal 
plus noble ne fut proclamé à la face du 
vieux monde : c'était la vision superbe, 
lointaine mais réelle, entrevue par des pen- 
seurs à l'avant-gardedu mouvement social, 
non le système d'un homme'se croyant ap- 
pelé à légiférer pour tous. Mais c'est le sort 
des idées' nouvelles de n'apparaître à la 
foule qu'à travers les bouillonnements et 
le mirage : lorsque Bakounine, Reclus, Kro- 
potkine, déduisant des faits sociaux l'ave- 
nir de l'humanité, parlaient autonomie, 
groupements par affinités, organisation 
spontanée, ils entrevoyaient de haut et dans 
toute leur largeur les mouvements des 
masses créant l'histoire de demain. Beau- 
coup qu'entraînait le tempérament seul, 
apprirent par cœur les mots sans pénétrer 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 277 

l'esprit : pour eux le groupe d'affinité se 
séparant après avoir accompli sa tâche fut 
la bande de quatre ou cinq« bons copains » 
se quittant et se retrouvant au hasard des 
réunions familiales. 

Ce n'était pas tout à fait ainsi que l'en- 
tendaient les penseurs anarchistes. Lorsque 
Kropotkine cite comme exemples la Société 
de la Croix Rouge, les associations scienti- 
fiques, qui toutes se sont donné des bases 
et un fonctionnement très réguliers, il se- 
rait singulièrement injuste de prétendre que 
la conception anarchiste est ennemie née de 
tout mode défini de groupements. Mais, 
voilà: l'étroitesse des organisations existan- 
tes, chapelles et casernes, faisait naître la 
tendance irrésistible à l'inorganisation. 

Nous avons fait ailleurs * cette critique, 
nous la renouvelons ici, croyant accomplir 
œuvre utile pour le triomphe de l'idée 
mêine que nous revendiquons. Que l'ennemi 
la combatte et cherche à la discréditer, c'est 

L De la Commune à V Anarchie, Paris, 1894, chez 
Tresse et Stock, éditeurs. 

16 



278 FHIItOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

son rôle logique ; celui de ses défenseurs 
est de la faire comprendre et respecter. 

L'impuissance des partis révolutionnai- 
res à agir pour leur propre compte, d'une 
part, le besoin d'un changement mal défini 
chez la masse, d'autre part, créèrent k 
mouvement boulangiste. 

Mouvement hétérogène et d'une psycho- 
logie curieuse où? à caté,de démocrates con- 
vaincus et désintéressés, se rencontrèrent 
les pires réactionnaires à l'affût de l'occa- 
sion pouT revenir au passé. Quant aux pê- 
cheurs en eau trouble, personnages prêts 
à abjurer toutes les opinions, à trahir tous 
les partis, il serait profondément injuste de 
les représenter comme les vrais champions 
du parti : les mêmes types se retrouvent 
aux aguets de toute agitation populaire et 
prêts à en tirer tout le profit personnel pos- 
sible. En 1889, Fouché s'est appelé Mer- 
^neix, voilà tout. 

Possédant ce. que n'avaient pas les frac- 
tions révolutionnaires : l'argent et la presse, 
le boulangisme remua profondément les 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 279 

couches populaires. Beaucoup de révoltés 
instinctifs que rebutait l'aridité des doc- 
trines marxistes ou la hauteur de la philo- 
sophie anarchiste, vinrent à lui. 

En présence de ce nou.veau facteur, im- 
prévu, et qu'ils avaient cependant contri- 
bué à créer par leur inertie, les socialistes 
se divisèrent. Les uns, les bls^nquistes hom- 
mes d'agitation 5 allèrent au boulangisme, 
espérant en faire surgir tout au moins une 
république radicale «'acheminant vers une 
solution étatiste des jU'oblèmes économi- 
ques.* Les autres, les possibilistes, s'alliè- 
rent au gouvernement pour combattre la 
dictature militaire qu'ils entrevoyaient : leur 
concours assura la victoire aux politiciens 
opportunistes, et l'on eut la dictature ci- 
vile. 

Peut-être eût-il été d'une politique ma- 
chiavélique de laisser les forces en pré- 
sence s'user mutuellement pour intervenir 
au dernier moment comme arbitres de la 
situation. Mais les partis révolutionnaires 
ont, en général, plus de fougue exubé- 



\ 



280 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

rante que de diplomatie : cela se comprend 
et il ne peut guère en être autrement. Si 
Hébert était Talleyrand, il ne serait plus 
Hébert. L'attitude des anarchistes, au 
cours de ce duel, fut très droite : Ni par- 
lementarisme ni dictature, tel fut leur pro- 
gramme ; mais c'était un programme néga- 
tif : après avoir proclamé ce qu'ils ne 
voulaient pas, il leur fallait dire ce qu'ils 
réclamaient. Ils synthétisèrent leurs espé- 
rances dans ce cri : « Vive la sociale! .» 

La sociale, c'est-à-dire l'avènement d'un 
régime de bien-être et de liberté. Le bou- 
langisme avait fait sa plate-forme de la 
révision de la constitution, et c'était très 
logique au point de vue purement politi- 
que; les anarchistes continuèrent à affirmer 
que la révision qui s'imposait était celle 
de la société tout entière. 

Mais il ne suffisait pas de crier : « Vive 
la sociale! », il fallait la faire. En 1890, le 
boulangisme étant aux trois quarts vaincu, 
au lieu de s'acharner maladroitement à 
écraser ses tronçons au profit du pouvoir, 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 281 

il n'y avait qu'à tenter un retour offensif 
hardi sur le terrain révolutionnaire rede- 
venu libre. On.se fût sans doute grossi 
d'éléments très divers; qu'importe! n'est- 
ce pas le sort de toutes les révolutions? On 
donnait ainsi l'orientation au lieu de la 
subir, on était en tête non en queue. 

Aux approches du 1®^ mai, il y eut un 
peu de vibration : la date avait été jetée 
dans un congrès comme celle d'une mani- 
festation internationale des travailleurs. 
Qu'allait-il en sortir? L'inconnu planait. 

Les partis socialistes autoritaires, qui se 
montraient surtout socialistes parlemen- 
taires, craignirent de trop s'affirmer et, 
après avoir parlé .très haut, baissèrent le 
ton. On vit même un des excitateurs de la 
veille, et non des moindres, inviter dans 
son journal la foule à livrer à la police 
ceux qui commettraient des actes de ré- 
volte. 

Seuls, les anarchistes montrèrent des 
dispositions sinon à provoquer — le pou- 
vaient-ils ? — du moins à accepter la lutte 

16. 



282 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

si les circonstances la faisaient naître. Il y 
eut de nombreuses arrestations à Paris, 
quelques échauffourées en province et ce 
fut tout : la révolution ne s'accomplit pas 
à date fixe. 

Certains ultra-conservateurs, plus clair- 
voyants que la masse de leurs amis, avaient 
entrevu de près la révolution sociale et 
cherché le moyen de la faire avorter : Lojiis 
Veuillot laissait des successeurs. Selon la 
vieille tactique, ils conçurent l'idée d'y 
parer par une diversion ; sous Je' masque 
socialiste, ces hommes, qui rêvaient nou- 
velles Vendées et Satory, commencèrent 
une campagne très habile, bien que l'idée 
n'en fût pas neuve. ^ 

Leur cri de guerre fat : « Sus aux Juifs I » 
Le peuple qui, depuis longtemps, englobe 
sous ce nom le monde peu sympathique 
des agioteurs et des usuriers, n'y vit pas 
malice et fit chorus; des révolutionnaires 
même se laissèrent ébranler. Il était cepen- 
dant facile de pressentir que l'objectif véri- 
table était beaucoup moins une défense 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 283 

économique .— les exploitations juive, 
chrétienne ou athée se valant — qu'un 
retour déguisé à l'obscurantisme passé, 
aux haines de races, aux guerres religieu- 
ses nécessaires pour consolider Tautorité. 
Une propagande soutenue en ce sens com- 
mença, en même temps que quelques ecclé- 
siastiques, pressentant le futur rôle des 
groupements économiques, s'efforçaient de 
constituer des cercles ouvriers, des asso- 
ciations coopératives et des syndicats à 
leur dévotion. 

On aurait eu ainsi, un jour, non plus le 
libre groupement des travailleurs émanci- 
pés moralement et matériellement, mais 
l'analogue des corporations du moyen-âge. 
massives et hiérarchisées. 

Peu à peu, une réaction de l'esprit s'o- 
pérait. Certaines grossièretés de la littéra- 
ture naturaliste avaient réveillé le besoin 
d'idéal, mais sous une forme exacerbée, 
maladive; la science, dont les progrès en 
un siècle ont été si prodigieux, n'avait pu, 
cependant, tout expliquer; en outre, grief 



284 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

plus justifié bien qu'imputable seulement 
à quelques pontifes laïques, elle s'était, 
par peur des retours offensifs du surnatu- 
ralisme, faite plus d'une fois sectaire, dog- 
matisante à rebours, niant a priori ce qui 
se présentait enveloppé de merveilleux, au 
lieu de chercher à l'élucider. On se trouva 
tout d'un coup en plein mysticisme : la 
crise aura sa fin, mais elle dure encore. 

Il faut bien reconnaître que les boulever- 
sements introduits dans la vie sociale et 
les mœurs par un siècle d'industrialisme à 
outrance ont profondément perturbé la race. 
On a vécu à la vapeur et les moins résis- 
tants s'y sont brûlés. Dans l'atmosphère 
étiolante, empuantie des usines, dans le 
travail automatique du buçeau ou du comp- 
toir, les corps se sont déprimés, les cer- 
veaux ossifiés; la science, sans cesse plus 
complexe, n'ayant pas encore trouvé les 
formules claires qui assurent son assimi- 
lation, a troublé bien des esprits. Que de 
malheureux, d'une intelligence et d'une 
intuition réelles,] dont la raison naufrage 






PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 285 

faute d'avoir pu se guider au milieu des 
formules inintelligibles ! Autres résultats 
de notre régime social, la falsification gé- 
nérale des denrées et l'empoisonnement 
légalisé, dans le commerce, l'alcoolisation 
continue des classes travailleuses obligées 
de surchauffer leur pauvre carcasse en 
s'intoxicant pour fournir la somme de tra- 
vail exigée par le patron, la propagation 
des maladies infectieuses par l'armée et les 
expéditions coloniales. Qu'on y joigne les 
grandes guerres de la révolution du premier 
et du second empire, les répressions des 
mouvements prolétariens, qui ont tiré des 
veines du peuple des flots de sang, et qu'on 
s'étonne encore du déséquilibre général! 

Il est temps, certes, sous peine de mort 
pour la race, que la grande commotion 
amène un renouveau : on étouffe faute d'air 
respirable. 

Cet état psychique et moral, auquel les 
plus forts ne pouvaient complètement 
échapper, a influé fortement sur le mouve- 
ment social. L'esprit enthousiaste mais 



286 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

désordonné des anciens Gaulois semble 
revivre avec, en moins, la vigueur de la 
barbarie et, en plus, une fièvre maladive 
parmi même les plus intelligents, les plus 
hardis de ces prolétaires livrés depuis des 
générations à l'anémie et à l'alcoolisme. Sa- 
voir c'est prévoir, dit-on : ignorant le passé, 
exécrant le présent qui les écrase, nombre 
d'entre eux s'acheminent en aveugles, de 
simple intuition, vers l'avenir, inconscients 
de tout ce qui les entoure, hommes et cho- 
ses. Ils croient à Drumont socialiste comme 
d'autres à Rothschild philanthrope ! 

Dans ces conditions, rien n'était plus 
difficile que de diriger les événements au 
lieu de se laisser emporter par eux. Un 
parti ne vit pas seulement de théories mais 
aussi d'agitation : une action continue, bien 
orientée, avec plans de campagne et plate- 
formes était nécessaire, si l'on ne voulait 
choir au rang de simple secte philosophi- 
que impuissante à réaliser son idéal. Cette 
action, les socialistes autoritaires ne sem- 
blaient pas la vouloir ou, du moins, l'oser 



PHILOSOFEIE DE L'ANARCHIE 287 

entreprendre ; les anarchistes, eux, ne pou- 
vaient. 

Plusieurs, cependant, essayèrent. Pen- 
dant que quelques-uns s'efforçaient de pren- 
dre pied plus solidement qu*auparavant 
dans la masse ouvrière et de rendre au mou- 
vement social, menacé par la réaction mys- 
tico-religieuse son vrai caractère de mar- 
che vers l'avenir, non de retour au passé, 
les plus impatients, las d'attendre aans 
cesse, partirent en guerre, soit isolément 
soit à quelques-uns, et firent parler la dy^ 
namite. 

Nous aborderons sans doute un jour l'é- 
tude plus détaillée du grand mouvement 
libertaire et des individualités qu'il fit sur- 
gir. En ces pages, il nous est impossible 
d'analyser scrupuleusement, comme le ré- 
clamerait la vérité historique, la psycholo- 
. gie d'hommes tels que Ravachol, Pauwels, 
Vaillant, Emile Henry, Caserio. La philo- 
sophie anarchiste avait eu à Chicago ses 
héros, martyrs sublimes, immaculés, en les 
personnes de Spies, Parsons, Engels et 



288 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

Fischer. Les dynamiteurs et propagandis- 
tes par le fait qui, de 1892 à 1895, ter- 
rorisèrent la bourgeoisie française, provo- 
quant par la contagion de l'exemple des 
actes similaires en Italie et en Espagne, 
furent surtout Tincarnation de la passion 
révolutionnaire exacerbée et, après avoir 
été longtemps comprimée, cherchant une 
issue. 

Très différents les uns des autres par la 
culture et la mentalité, quelques-uns sen- 
timentalistes, d'autres raisonneurs, d'au- 
tres agissant sous l'impulsion irrésistible du 
tempérament, ils eurent néanmoins, cette 
caractéristique commune : le mépris in- 
domptable du danger, la croyance en un 
idéal supérieur, la conviction que, quels que 
fussent leurs actes, ce n'était pas à la société 
gangrenée qui, plus forte qu'eux, les ju- 
geait, qu'il appartenait de s'indigner et de 
parler morale. 

Avec eux, les magistrats passèrent quel- 
ques mauvais moments et, plus d'une fois, 
ce fut le président en robe rouge qui se 
trouva sur la sellette 



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PHILOSOPHIE DE L'ANàUGHIE 289 

Leur action individualiste fut-elle prati- 
que, utile à la cause de ralfranchissement 
humain? Ceci est une autre question; on 
peut, certes, regretter que des hommes de 
pareille trempe n'aient pas pesé tous leurs 
actes et opéré sur un terrain où les masses 
déshéritées pouvaient plus facilement les 
suivre : au sein, d'une grande grève, par 
exemple, ou dans quelque manifestation 
contre le pouvoir. Decamps et quelques-uns 
de ses amis avaient, d'intuition, au i®*" mai 
1891, éhauché quelque chose dans ce genre, 
avec moins de succès que de courage, à la 
vérité. Sans doute, cet isolement dans l'ef- 
fort n'était-il pas tout à fait la faute des 
hommes qui risquaient ainsi leur vie. On 
s'était isolé de la foule tumultueuse pour 
penser, édifier son idéal; on n'avait pas 
encore eu le temps d'y rentrer d'une façon 
sérieuse. 

Quelles que puissent être les opinions 

sur certains attentats dont les mobiles 

apparurent parfois avec un caractère moins 

net, il est incontestable que l'attitude hau- 

17 



390 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 

taine des condamnés vis-à-vis de la mort 
— aucun ne défaillit — et certaines paroles 
vibrantes jetées à la face de la vieille so- 
ciété, non seulement compensèrent ce que 
tels de ces actes avaient pu avoir de regret- 
table, mais encore firent faire à la propa- 
gande libertaire, une fois la première ter- I 
reur passée, un chemin immense. Le fracas i 
de la dynamite parvint aux oreilles de 
beaucoup restés sourds au paisible exposé 
des théories et les arracha à leur torpeur. 
La foule, malheureusement, est encore ainsi, ; 
qu'on ne peut l'attirer qu'avec du bruit. 

En somme, si les conséquences maté- 
rielles n'apparurent pas immédiatement 
heureuses, il en résulta une commotion, et 
un progrès indéniable dans les esprits. 

Les défenseurs du vieil ordre de choses 
ont surtout flétri ces attentats au nom des 
« victimes innocentes ». Il serait féroce- 
ment absurde de prétendre, comme l'ont 
avancé quelques dilettantes de l'anarchie, 
bien refroidis depuis la répression, qu'il n'y 
a pas d'innocents dans la société actuelle; 



PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 291 

il serait bien plus conforme à la rigoureuse 
vérité scientifique de déclarer qu'il n'y a 
pas de coupables, tous les êtres étant sou- 
mis à la double loi de Tatavisme et du 
milieu. Mais, sans discuter à perte de vue 
sur cette question, comment ne pas hausser 
les épaules devant l'indignation hypocrite 
de ceux qui admettent parfaitement l'écra- 
sement silencieux et continu des faibles, 
baptisé du beau nom d'ordre social? 

Cette iniquité est jugée, elle ne peut 
durer. L'humanité est grosse d'une révolu- 
tion qui la remuera jusqu'aux entrailles, 
révolution aux conséquences incalculables. 
Emancipation de l'esprit par la liberté, 
émancipation du corps par l'universalisa- 
tion du bien-être, c'est l'avenir de demain. 
En dépit des résistances de la classe privi- 
légiée et de l'inconscience grande encore 
des déshérités, cet avenir s'accomplira. 
Vaincus momentanément sur tel point, 
qu'importe aux propagateurs de l'idée anar- 
chiste? leur champ de bataille, c'est le 
monde . 

FIN 



^ . -.-Y-^. *4^ifjyfl^'B^*.'V.' HW-*-' 




TABLE DES MATIERES 



Préface vi 

— 1888 — 

Considérations générales 1 

Religion et .Patrie 34 

L'anarchie dans la famille. — L'union et 

l'amour libres 50 

La propriété . 64 

Production — Consommation — Echange. 82 

Les passions 93 

Justice et responsabilité 101 

Instruction et éducation HO 

Défense sociale: Tanarchie au point de vue 

militaire 122 

Art et science 138 

Quelques antithèses : Droit et loi. Suffrage 



2»i TABLE 

et délégation. Liberté et identité. Ini- 
tiative et autorité 157 

Nouvel organisme. — Les affinités . ... <S7 

Développement de l'humanité 174 

— 1897 — 

Moyens pratiques 317 

Mysticisme 238 

Conjectures — Orfrve, banqueroute ou 

guerre 247 

Coup d'oeil rétrospectif. — Idées et faits. . 269 



Imprimerie ataért\* de CbMillon.]- Seine, — A. Pichat.