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1
v
4
PHILOSOPHIE
DE L'ANARCHIE
(1888-1897)
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de repro-
duction pour tous pays, y compris la Suède et la Norwège.
Ce volume a clé déposé au Ministère de l'intcrieur (section de la librairie) en
avril 1897.
A LA MÊME LIBRAIRIE
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dans la Bibliothèque Sociologique :
1. — La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine. Un
volume in- 18, avec préface par Elisée Reclus^ 5® édition.
Prix 3 5o
2. — La Société Mourante et l'Anarchie, parje^w Grave.
Un volume in- 18, avec préface par Octave Mirbeau. (In-
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lisme et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme.
Dieu et l'Etat. Un volume in-i8, 2® édition. Prix. 3 5o
5. — Anarchistes, mœurs du jour, roman, par John-Henry
Mackay, traduction de Louis de Hessem. Un volume
in-i8. {Épuisé.) Prix 5 fr.
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mon. Un volume in-i8, 2° édit. Prix 3 5o
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Jacques Sautarel. Un volume in-i8, 2® édit. Prix. . 3 5o
8. — La Société Future, par Jean Grave. Un vol. in- 18,
6^ édition.
9. — L'Anarchie. Sa philosophie. — Son idéal, par Pierre
Kropotkine. Une brochure in- 1^. 3® édition. Prix. i »
10. — La Grande Famille, roman militaire, par Jean
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12. — Les .Ioyeusetés de l'Exil, par Charles Malato. Un
volume in-i8. 1^ édit. Prix 3 5o
i3. — Humanisme Intégral. Le duel des sexes. — La cité
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i5. — Le Socialisme en danger, par Doméla Nieiuvenhuis
Un vol. in- 18, avec préface par Elisée Reclus. Prix. 3 5o
Sous Presse :
L'Individu et la Société, par Jeaii Grave.
L'Evolution, la Révolution et l'Idéal anarchique, par
Elisée Reclus.
Sous l'aspect de la révolution, par Bernard Lazare.
L'Etat, par Pierre Kropotkine,
BIBLIOTHEQUE SOCIOLOGIQUE. - N- 16
CHARLES MALATO
PHILOSOPHIE
DE L'ANARCHIE
(1888-1897)
PARIS
P.-V. STOCK, ÉDITEUU
AncLeuna Librairie TRESSE ft STOCK)
8,9, ,0, .,, o»,.i!«ie
PALAIK-KOKAI,
* I
P.-V. STOCK, ÉDITEUR, PARIS.
DU MÊME AUTEUR
De la Commune a l'Anarchie, i volume.
(Bibliothèque Sociologique.)
Les Joyeusetés de l'Exil, i volume.
(Bibliothèque Sociologique.)
RÉVOLUTION chrétienne ET RÉVOLUTION SOCIALE, I VOl.
// a été tiré à part, de cet ouvrage, 5 exemplaires nu-
mérotés à la presse^ sur papier de hollande.
x^y^/v-/'- ^vo
PREFACE
En 1888, étant mon propre éditeur, je
publiai sous ce titre « Philosophie de l'A-
narchie» une étude qui, aujourd'hui, re-
vue, corrigée et très considérablement
augmentée, est livrée au public par l'é-
diteur Stock, avec cette mention sup-
plémentaire : 1888- 1897.
Quelques-unes des propositions con-
tenues dans ces fteges pourront paraî-
tre, au critique, énoncées sous une forme
trop péremptoirement affirmative. La
VI PRÉFACE
cause en a été l'impossibilité alors d'é-
diter un gros volume et, par suite, To-
bligation de résumer, beaucoup plus
que la prétention à vaticiner. Cette ex-
plication donnée, j'ai préféré conserver
au livre son allure :. écrit en une période
de vibration révolutionnaire, alors qu'im-
médiate apparaissait la bataille, il fut
plutôt une sorte de manifeste jeté en cou-
rant pour montrer aux détracteurs que
les anarchistes n'étaient point des vio-
lents sans but, rués en une poussée aveu-
gle d'esclaves ivres, mais bien des hom-
mes ayant leurs conceptions, leur idéal
et, n'en déplaise aux railleurs, leurs
moyens pratiques.
Charles Malato.
1888
«V MTT-Ar^'TI rr- -«j^-» •' î|jV" f «Tf-vT .V «V-TTi" '■•'>
»*v--,-- ' - r-
Hx
PHILOSOPHIE DE UMME
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
Au sein de la révolution politique du
siècle dernier, apparut le gei'me d'une ré-
volution économique ultérieure. Jacques
Roux, Chaumette, les Hébertistes et, plus
tard, Babeuf avec ses amis, firent entendre
le cri des revendications sociales. Ce socia-
lisme hâtif, à peine compris par quelques-
uns, ne pouvait triompher alors, mais,
grâce a ces généreux précurseurs, il devint
le mot d'ordre du siècle d'évolution qui
suivit et, aujourd'hui, il tend à s'imposer.
Tout indique qu'il en sera de même de
l'anarchie : pressentie par Proudhon, affir- '
2 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
mée par Bakounine, entrevue plus distinc-
tement depuis peu d'années et professée
actuellement par un petit nombre d'adep-
tes S elle aura sa part dans la révolution
sociale imminente sans toutefois triom-
pher. Mais, une fois le socialisme vain-
queur, les efforts, les études se porteront
vers cette nouvelle venue et, elle aussi,
aura son tour.
Et plus tôt qu'on ne le croit : la durée
des évolutions humaines est singulière-
ment abrégée. Il a fallu toute la nuit des
temps pour que l'esclavage antique se
transformât en simple servage, une suite
de siècles pour que le servage aboutit au
libéralisme constitutionnel, un seul siècle
pour mener à l'éclosion du socialisme. On
peut hardiment présumer que quelques
générations suffiront pour arriver à un état
où la hiérarchie gouvernementale sera
remplacée par la libre association des indi-
\. Depuis 1888, ce petit nombre « demi -quarte-
ron », disait-on alors, a. singulièrement augmenté
(1897).
PHILOSOPHIE DE I/ANARGHIE 3
vidus et de$ groupements; la loi, imposée
à tous et de durée illimitée, par le con-
trat volontaire ; l'hégémonie de la fortune
et du rang par Tuniversalisation du bien-
être et Téquivalence. des -fonctions, enfin
la morale actuelle, toute d'hypocrite féro-
cité par une morale supérieure découlant
tout naturellement du nouvel ordre de
chosesv^
Cela est l'anarchie : nous énonçons la
cliose avant le mot pour ceux que les mots
épouvantent.
L'anarchie est le complément et, on peut
bien reconnaître, le correctif du commu-
nisme. Qu'on le veuille ou non, la marche
des peuples civilisés vers un large commu-
nisme est indéniable. « La démocratie
coule à pleins bords », a dit Tocqueville.
Or, vu en dehors du couvent et de la ca-
serne, qu'est donc le communisme, sinon
3a confirmation, l'aboutissant de la démo-
cratie, la généralisation des intérêts, non
pas politiques — la politique, cette hypo-
crisie, est appelée à disparaître, — mais
— _.. -.x- « .:. ^;
4 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
de$ intérêts matériels, tangibles, qui font
vivre, des intérêts économiques?
C'est là le communisme moderne, " non
plus sentimental et intuitif des tribus bar-
bares, mais rationaliste et scientifique,
qui, depuis Babeuf jusqu'à nos jours, a
percé à travers les couches sociales, se pré-
cisant de plus en plus, de Saint-Simon à
Fourier *, de Fourier à Cabet, de Cabet à
Karl Marx.
Les ignorants, qui ne voient pas plus
loin que l'écorce, sont surpris par les chan-
gements qu'ils n'ont pas su prévoir, sem-
blables au pilote qui, les yeux fixés sur la
surface dormeuse de la mer, ne sent pas
sourdre dans son sein les tempêtes pro-
chaines. Vienne la révolution sociale, — et
cela est affaire de quelques années seule-
ment, — nombre de gens crieront au mira-
cle, à l'imprévu.
i , Bien que Saint-Simon et Fourier n'aient pas été
des communistes, ils ont contribué à l'éclosion du
communisme en développant puissamment l'esprit
d'association, qui est l'essence même d'un commu-
nisme libertaire.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 5
L'humanité commence à avoir cons-
cience d'elle-même ; la similitude et la soli-
darité des intérêts, le besoin de jouir en-
semble des découvertes, les promiscuités
plus ou moins passagères, — le simple
fait, par exemple, de voyager réunis en
wagon ou en tramway — mènent au com-
munisme. '
Mais, entendons-nous sur le mot, il y a
communisme et communisme. Si, parmi
les masses, se fait jour de plus en plus
cette idée Socialisation des forces produc-
trices, Sol, sous-sol, machines, c'est-à-dire
non pas partage mais jouissance du patri-
moine universel, maintenu inaliénable, les
uns veulent un contrôle, une réglementa-
tion émanant d'un pouvoir central, les
autres, tout en admettant le concours de
tous à la production, proclament l'autono-
mie absolue de l'individu ; ces derniers
sont les anarchistes.
Le mot anarchie a été pendant longtemps
pris en fort mauvaise part. De même que
sou§ Louis XIV, les bourgeois du Marais
6 PHILOSOPHIE DE I/ANARCHIE
ne concevaient pas qu'il pût y avoir des
Etats subsistant sans un monarque à leur
tête, de même, sans s'en tenir à l'étymo-
logie qui dit simplement : an arckib —
absence de gouvernement, la pensée qu'un
homme puisse être autonome, c'est-à-dire
autre chose, qu'un pantin, mû par un autre
homme, paraît renversante à ceux qui ont
végété toute leur vie avec cette idée reçue
de leurs ancêtres : // est indispensable
qu'il y ait un gouvernement ^ c'est-à-dire une
minorité d'individus chargés de mener la
majorité et d^ penser pour elle.
Et cependant quel homme de bon sens,
de bonne foi, pourrait nier que la vraie
liberté, cette -liberté dont on trace le nom
sur les murs et que Ton cherche toujours
à atteindre, consiste à être maître absolu
de sa personne et de sa volonté, l'indépen-
dance de chacun assurant naturellement
l'indépendance de tous?
La masse est inconsciente encore, nous
dit-on; certes, pourquoi la flatterions-nous?
son inconscience crève les yeux. Mais per-
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 7
pétuer les lisières qui l'enserrent, rempla-
çant par des neuves les vieilles lorsque cel-
les-ci sont usées, lui pétrir le crâne sur un
modèle unique pour tous, est-ce le moyen
d'assurer son émancipation morale?
Quel est l'homme providentiel, le génie
incomparable, qui pourrait se vanter de
penser sainement pour tous? Et quant au
gouvernement des assemblées, il vaut celui
des individus isolés, avec peut-être plus
d'indécision et de chaos. S'il est parfois
moins despotique, c'est, non en vertu
d'une moralité supérieure, mais parce que
les intérêts s'y entrechoquant le neutrali-
sent.
En un siècle, la France a expérimenté à
peu près tous les modes de gouvernement :
monarchie absolue, monarchie constitu-
tionnelle, république, consulat, empire,
parlementarisme, dictature simple ou mi-
tigée. Les résultats en ont-ils été, sinon le
parfait bonheur — des charlatans pour-
raient seuls le promettre — - du moins un
sentiment à peu près général de bien-être
8 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
suffisant, la conviction que plus n'était
besoin de demander à la violence la con-
quête des progrès ultérieurs? Nullement.
Mêmes malaises sociaux : despotisme, cor-
ruption, misère, prostitution morale en
haut, physique en bas. Et, chaque fois,
appel a dû être fait à ce médecin, redouté
cependant, la révolution.
De l'impuissance des modifications d'éti-
quette gouvernementale à équilibrer et
harmoniser les intérêts en lutte au sein
d'une société dont les rouages essentiels
demeuraient les mêmes, est née la concep-
tion anarchiste.
Les gens, et ils sont nombreux, même
dans l'armée révolutionnaire, qui affectent
de considérer l'anarchie comme l'emploi
exclusif de la force brutale et non comme
une philosophie raisonnée, très raisonnée,
font simplement preuve d'ignorance ou de
mauvaise foi. La force n'a ici qu'à être la
subordonnée, l'appui du droit : on peut
être un homme violent et un esclave.
Les débuts un peu confus du parti anar-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 9
chiste en France ne doivent en rien jeter
de la défaveur sur les idées. Les groupe-
ments d'avant-garde renferment toujours
les meilleurs et les pires éléments : à côté
des penseurs qui rêvent l'humanité heu-
reuse et libre, il y a les batailleurs par
amour de la bataille, les romantiques et
les fruits secs qui se disent sommairement
du parti le plus avancé parce que, selon
eux, cela dispense d'étudier, les amateurs
de paradoxes, parfois brillants et agréables
à entendre pour ceux qui, habitués aux
joutes d'écoles, ne s'effraient pas d'un mot
mais, le plus souvent, dangereux pour la
masse simpliste. Mais les années se pas-
sent, les partis s'épurent, les idées se pré-
cisent, les formules se clarifient. L'anar-
chie, bien différente des systèmes morts-nés
de Fourier et de Cabet, a tout un avenir de
vitalité, parce qu'elle répond non à la con-
ception d'un philosophe, mais à la marche
des événements, à l'idéal des meilleurs et
aux aspirations de tous.
Ce qui détourne de l'anarchie un grand
1.
s..
10 PHILOSOPHIl^: DE L'ANARCHIE
nombre de révolutionnaires français, c'est
que la plupart, malgré leurs discours ima-
gés et leur turbulence apparente, sont très
routiniers. Tandis que d'autres, plus socia-
listes que révolutionnaires, veulent impo-
ser le système fruit de leurs recherches ^
les premiers, plus amoureux de l'action
que de l'étude, en sont encore au fétichisme
qu'on leur a inculqué pour les Géaiits de la
Convention. Pour eux, les révolutions futu-
res devront être calquées absolument sur
celle de 92; il devra, chaque fois, y avoir
\ . Les faiseurs de systèmes, qui ont leur utilité
tant qu'ils se bornent à émettre des idées sans pré-
tendre y soumettre leurs contemporains, éclosent à
toutes les époques de fermentation. Dès que les cir-
constances leur paraissent favorables, ils accourent,
sortant de leurs poches décrets, projets de loi et
plans de reconstruction sociale. En général, cepen-
dant, ils s'clTarent lorsque souffle trop fort la tem-
pête. C'est pour cela que depuis la période d'atten-
tats anarchistes et de répressions gouvernementales
i 892-05, ils ont à peu près rlisparu, après s'être fort
agités vers l'époque où parut la première édition de
ce livre; mais cette éclipse n'est que momentanée:
on les verra revenir (1897).
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 11
une Commune, un Comité de Salut public
et quatorze armées, pas une de plus, pas
une de moins; Robespierre et Saint-Just
devront ressusciter et qui sait si ces pasti-
cheurs ne pousseront Tamour de l'analogie
jusqu'à vouloir porter leur tête sur le billot
de la guillotine !
La grande erreur des esprits superficiels
est de s'imaginer qu'après l'accomplisse-
ment de leur idéal à eux, l'humanité n'aura
plus d'idéal à poursuivre. C'est ainsi que
les républicains opportunistes, traités d'exa-
gérés par les monarchistes, traitent d'exa-
gérés les républicains radicaux, lesquels
décernent cette même épithète aux possi-
bilistes, lesquels l'appliquent aux anar-
chistes.
On peut dire, sans crainte de paradoxe,
que tout homme est à la fois le réaction-
naire d'un autre homme et le révolution-
naire d'un autre encore. Les conceptions
les plus avancées n'ont été jusqu'ici que
des étapes, des points de repère. Par exem-
ple, de la famille à la tribu ou à la com-
12 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
mune, de la commune à la province, de la
province à la patrie, combien de modifica-
tions et d'élargissements l'idée de groupe-
ment n'a-telle pas reçu? Aujourd'hui, sor-
tant du patriotisme, on marche au ra-
cisme : panslavisme, panlatinisme, panger-
manisme, et, au delà du racisme lui-même,
c'est la notion A' humanité qui, déjà, com-
mence à se former. 11 en est de même pour
tout, et cette marche ascensionnelle des
conceptions humaines, si elle doit nous
rendre indulgents pour les arriérés, doit
surtout nous empêcher de traiter d'uto-
pistes, ceux dont les vues dépassent les
nôtres.
« Tout progrès, a dit Bakounine, suppose
la négation du point de départ. » Toute idée,
pouvons-nous dire, contient une négation
destinée à disparaître tôt ou tard et une
affirmation destinée à devenir la base d'une
idée nouvelle.
Ainsi, dans V\^k% ^^ patriotisme, le prin-
cipe positif, réel indestructible est celui de
solidarité ; la partie négative est celle qui
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 13
montre comme des ennemis ou tout au moins
comme des suspects, les hommes vivant
de l'autre côté de la frontière.
Ainsi, de la révolution de 89, ce qui est
juste, logique et qui restera, c'est Taffir-
mation des droits de l'homme, de la liberté
de l'individu au sein de la société. Ce qui,
au contraire, est faux et destiné à s'éva-
nouir au souffle du progrès, c'est la consti-
tution d'un fonctionnarisme oligarchique
et l'établissement d'un despotisme plus
dangereux que le despotisme monarchique
parce qu'il est insaisissable et imperson-
nel : celui de la loi. Les lois, considérées à
tort comme la sauvegarde de la liberté, en
sont au contraire les pires ennemies, puis-
qu'elles enchaînent indéfiniment, non seu-
lement les censés contractants, mais même
des générations à venir et que ces lois,
fussent-elles au moment de leur promulga-
tion, justes, merveilleuses, divines, devien-
dront forcément oppressives à une époque
où les hommes, les mœurs et les idées au-
ront changé, la mobilité incessante étant
le propre de l'humanité.
1^7^
14 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Il faut en finir avec cette fable de l'im-
manité dominée et enchaînée par des prin-
cipes éternels: patrie, religion, propriété,
famille, mariage. S'ils sont immuables,
leurs défenseurs n'ont pas à s'alarmer de
nos attaques. Mais l'histoire nous montre
qu'ils ont constamment varié selon les
temps et les lieux. La patrie, où était-elle
lorsque, aux débuts de Thumanité, nos an-
cêtres vivaient dans des grottes obscures ?
La religion n'existait pas davantage ; il n'y
avait que l'ignorance des phénomènes na-
turels qui devait, hélas ! faire passer l'homme
par tant de phases : fétichisme, sabéisme,
polythéisme, monothéisme, avant de lui
faire entrevoir les. réalités de la philosophie
expérimentale.
La propriété a, tour à tour, été familiale,
féodale, monarchique et individuelle. La
famille a été patriarcale, matriarcale, des-
potique selQU la forme grecque, romaine
ou chrétienne. Le mariage a été amorphe
(promiscuité), polygamique, monogamique,
polyandrique (il l'est encore dans les îles
PHILOSOPHIE DE l/AXAP.CHIE 15
de la Sonde), indissoluble, dissohible ; les
formalités qui l'ont accompagné ont varié
à rinfini et sont devenues allaire de mode,
rien de plus.
Il en sera de même dans la révolution
qui se prépare. Cette révolution sera avant
tout socialiste ou pour être plus exact,
communiste, le socialisme n'étant plus que
l'hypocrisie du communisme * ; la marche
constante des hommes et des choses nous
y mène inévitablement. Mais on est effrayé
à la pensée de ce que serait un commu-
nisme codifié, ordonnancé par des législa-
teurs dont chacun aurait son svstème fa-
1. Si nous maintenons le mot, ce n'est pas sans
faire encore expressément remaniuer que nous enten-
dons par là le transfert à la société tout entière de
la propriété des moyens de production et d'échange,
le moyen d'assurer l'existence à tous, mais non l'as-
sujettissement de la pensée individuelle à la pensée
du plus grand nombre. Quant à la « prise au tas »,
préconisée par Kropotkine, c'est-à-dire à la main
mise indistinctement sur les produits, nous y voyons
surtout un expédient révolutionnaire pondant une
lutte de quelques jours, et plus tard seulement une
conséquence de la surabondance dans la production.
16 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
vori duquel il ne voudrait pas démordre,
système basé d'ailleurs sur de laborieuses
études, mais où seraient tenus pour rien
la volonté, le tempérament, les passions,
en un mot, la liberté de chaque individu.
L'anarchie, qui ne triomphera pas encore
— malheureusement! — à la prochaine ré-
volution, qui ne peut triompher parce qu'elle
n'aura pas eu le temps de pénétrer les
masses, que la succession des événements
sera plus rapide que l'évolution des cer-
veaux, l'anarchie sera le contrepoids indis-
pensable pour empêcher la liberté de som-
brer à jamais dans le débordement com-
muniste, pour nous mener, en un mot, à
un communisme de mœurs, non pas à un
communisme de lois.
Alors, on travaillera par conscience et
aussi par habitude, comme on a l'habitude
de se laver. On consommera à sa suffi-
sance, sans rien gâcher, sans rien acca-
parer non plus, parce qu'on aura la certi-
tude que, la terre et les machines restant à
tous, le lendemain les produits continue-
■-i-Mir»,'^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 17
ront à abonder dans les magasins com
muns.
L'appréhension, exprimée le plus sou-
vent par d'oisifs jouisseurs, de voir les
travailleurs se livrer à la paresse et aux
excès, une fois qu'ils seront débarrassés de
leurs patrons, est tout au moins exagérée.
Il arrive fréquemment que ceux qui, man-
quant de tout, se promettent des goinfreries
folles le jour où ils auront de l'argent, de-
viennent ce jour-là, très indifférents aux
choses qu'ils convoitaient.
Nous le répétons, l'anarchie absolue,
idéal supérieur à tous les systèmes en isme,
ne se réalisera pas au lendemain de la ré-
volution sociale. Ce n'est pas une raison
pour la nier, encore moins pour la combat-
tre.
A ne la considérer que comme un état
extra-humain, — ce qui serait absurde, nul
n'ayant qualité pour tracer une limite au
progrès, — elle représenterait encore l'ef-
fort incessant vers le mieux, le contraire
de l'immobilisme qui marque la mort des
18 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
sociétés. Pour avoir un peu, il faut deman-
der beaucoup; sans- une revendication
complète, excessive même, des droits de
l'individu, l'individu classé, enrégimenté,
étoulfera dans la masse, périra dans la col-
lectivité,
Rien ne serait plus criminellement ab-
surde que de vouloir, au nom de l'égalité,
forcer tous les hommes à travailler le même
nombre d'heures, à absorber la même quan-
tité de nourriture, les mêmes mets, à se
vêtir des mêmes habits, sans tenir compte
des diiFérences de tempérament, d'orga-
nisation, d'âge, de goûts, d'habitudes. Au-
tant vaudrait décréter que tous les hommes
auront les cheveux bruns et \ mètre 65 cen-
timètres de hauteur !
L'égalité, telle que la comprennent ces
réglementateurs, n'est pas la vraie égalité,
ce n'est qu'une égalité de surface, une éga-
lité apparente. Les individus n'étant pas
identiques, leur vie ne peut être soumise à
des règles identiques. Le communisme doit
se borner ù mettre la richesse sociale à la
PHILOSOPHIE DE T/ANARGHIE 19
portée de tous, sans permettre à quelques-
uns d'accaparer ce qui est nécessaire au
bien-être général, pas plus les machines,
les mines ou les forêts que la lumière du
soleil.
Chose étrange, d'ailleurs, les écrivains
socialistes contemporains ont tiré presque
tous leurs arguments de l'état de l'indus-
trie, phénomène contingent, accidentel,
qu'un événement imprévu, une découverte
quelconque peut modifier de fond en com-
ble S et bien peu se sont appuyés sur l'eth-
J. Par exemple, ravénément du petit commerce et
de la petite bourgeoisie, favorisé par un pouvoir in-
telligent, au détriment à la fois des grands capitalis-
tes et du prolétariat, reculerait la révolution en recu-
lant la concentration des capitaux ; en effet si cette
concentration se poursuit, le jour où la fortune pu-
blique sera possédée par quelques centaines d'indi-
vidus (les grands capitalistes), au lieu d'être par plu-
sieurs milliers (les petits capitalistes) le peuple sera
forcé de s'insurger. De même, l'emploi d'une nou-
velle force motrice supprimant le grand outillage, la
S'mplification d'appareils compli(ju(;s et coùteuv.,
pourraient changer l'état de l'industrie. Et, cepen-
dant, le communisme resterait le point de mire de
20 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
nologie, sur la connaissance des races, sur
la tendance, les affinités, le passé histori-
que des peuples.
En dépit des rapprochements et des fu-
sions qui tendent heureusement de plus en
plus à supprimer les frontières, chaque
race a conservé un mode de vivre et de
penser qui constitue son originalité, son
génie. Si les Allemands systématiques à
l'excès, offrent prise à un communisme au-
toritaire, à un socialisme d'Etat, les Latins,
eux, plus mobiles et plus légers, ont de
grandes tendances vers l'anarchie ; l'insta-
bilité des gouvernements modernes chez
les Français et les Espagnols, les révolu-
tions populaires des républiques italiennes
du moyen-âge en sont une preuve irréfuta-
ble.
Autonomie et fédération sont les deux
grandes formules de l'avenir. Dorénavant,
la plupart des mouvements sociaux seront
noire évolution actuelle, parce que l'esprit d'associa-
tion se dt^veloppe de plus en plus.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 31
orientés dans cette direction ; toutefois,
tous les peuples ne marcheront pas du
même pas vers ce but.
Le mélange de races différentes (la celti-
que, la latine, la germaine) a fait de la
France, par excellence, une terre d'expéri-
mentation. Or, en France, les socialistes
qui ne relèvent ni des bureaux de bienfai-
sance ni du pape se divisent actuellement
en :
Possibilistes ou modérés,
Marxistes ou révolutionnaires autori-
taires,
Anarchistes.
11 convient de laisser en dehors de cette
énumération les indépendants * qui forment
non une école mais des groupements d'u-
nion dont les membres se rattachant à telle
ou telle secte, et les blanquistes qui, n'ayant
aucun corps de doctrines et cherchant avant
tout à conquérir le pouvoir, plutôt pour
i. Néanmoins, un grand nombre d'indépendants,
autrefois rapprochés des marxistes, ont évolué sen-
siblement vers l'anarchie.
23 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
faire des réformes politiques que pour ré-
volutionner l'ordre social, sont, S3lon les
circonstances, tantôt avec les marxistes,
tantôt avec les bourgeois radicaux K
Chacune de ces tt*ois écoles coexistantes
semble correspondre à une race différente,
s'adapter à son état d'esprit ou de ma3urs.
Certes, il faut se défier de toute classifica-
tion, cependant, il est difficile de ne point
constater que le possibilisme a pris racine
surtout parmi les agglomérations celtiques,
se propageant en Belgique avec le parti
ouvrier, entraînant la Grande Bretagne,
cette terre mi-celtique mi-saxonne, par des
associations (coopératives, trades unions)
analogues à celles qui composent en France
l'armée du socialisme réformiste. Il appa-
1. Depuis l'époque où ces lignes ont été écrites, le
mouvennent boulangisle a fractionné en deux camps
le parti blanquiste. Quelques-uns de ses chefs, écœu-
rés ou lassés, se sont retirés, les autres ont perdu de
leur influence. A la vérité, restent des militants actifs
mais qui semblent s'acheminer vers la révolution
plutôt sous leur propre impulsion que sous la direc-
tion des anciens leaders (1807).
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 23
raît non moins clairement que, tandis que
le marxisme, doctrine d -importation, s'a-
dapte aux allures allemandes, l'anarchisme
dans sa spontanéité, dans sa fougue, dans ^
son idéal plus brillant, reflète l'esprit des
modernes latins.
Il y a loin, certes, des enthousiasmes
méridionaux à l'esprit froidement analyti-
que de l'Anglais; celui-ci, en général, pé-
nétré de loyalisme aborde les questions par
leurs détails immédiatement réalisables.
Malgré cette différence. énorme, l'anarchie,
sous sa forme la plus précise, la plus prati-
que, celle de groupement libre, a en
Angleterre tout un avenir, car le sentiment
de l'individualité y existe, bien moins com-
primé qu'ailleurs par les institutions, et
l'esprit d'association est également déve-
loppé. Quant au tempérament révolution-
naire, il l'est beaucoup moins et, i)]us d'une
fois, ce sont les éléments étrangers irlan-
dais, émigrés latins ou germains qui, bien
que peu nombreux, ont donné au mouve-
ment social sa véritable orientation.
24 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Les socialistes allemands, doctrinaires et
amourei\x de l'autorité, — car l'esprit de
militarisme et de hiérarchie les a pénétrés
— seront sans doute de violents révolution-
naires. Impitoyables destructeurs de l'ordre
actuel, ils lui substitueront un commu-
nisme scientifique, disent-ils, mais lourd,
qui donnera aux travailleurs, groupés sous
la tutelle de l'Etat, plus de bien-être que
de liberté.
Moins profond peut-être, moins exact à
coup sûr, d'une fantaisie plus ailée, l'es-
prit mobile, léger des Latins ne se prêtera
jamais à la prolongation d'un communisme
de caserne fonctionnant à la prussienne.
Au lendemain de la révolution sociale,
révolution qui, avec des phases diverses,
peut durer dix ou douze ans, il est présu-
mable que, des tendances diverses, doctri-
naires et libertaires, se formera une résul-
tante, un modus vivendi qui, s'il n'est pas
encore l'anarchie, protégera toutefois l'auto-
nomie individuelle contre l'oppression de
la commune ou de-la corporation.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 25
Rien n'est plus tyrannique qu'un par-
venu, qu'un être fraîchement émancipé.
Débarrassée du joug de l'Etat, il est proba-
ble que la Commune * cherchera à régenter
les corporations; qu'à leur tour, celles-ci
n'auront pas toujours un respect suffisant
de la liberté individuelle.
Un tel organisme, disons le mot, un tel
gouvernement, pourrait être plus oppressif
que celui de l'Etat, parce qu'il serait un
maître plus immédiat.
C'est en sens inverse qu'est appelée à se
former une société harmonique : le point
de départ sera non plus l'Etat, être fictif, au
nom duquel des lois aveugles régissent des
millions d'êtres dissemblables de tempéra-
ment, de goûts et de caractère, mais l'indi-
vidu, — l'individu qui est le germe de
i. Nous entendons ici non la Commune anarchiste
idéale, mais la Commune qui naîtra au lendemain de
la révolution et qui, sorte de Conseil des corporations,
jouira d'une autorité dont elle sera fatalement portée
k abuser si la masse des travailleurs ne prend soin
de la maintenir dans ses attributions.
2
I
26 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
rhumanité, qui est, à lui seul, un micros-
comte. — un petit monde — et qu'on ne
doit pas plus écraser au nom de la majorité
du peuple qu'au nom du souverain. Sauf en
période de lutte, où les nécessités amène-
ront les plus libertaires à faire de la pres-
sion et de l'autoritarisme, — prétendre le
contraire serait aveuglement ou hypocrisie
— le droit collectif n'est respectable qu'au-
tant qu'il est l'expression du droit indivi-
duel, autrement il n'est que la plus tyran-
nique des abstractions.
Quoi qu'on ait dit, communisme et
individualisme ne sont pas forcément deux
termes inconciliables : au contraire, l'un
renforce l'autre. L'avenir montrera que
l'individu peut fort bien vivre libre au sein
de la communauté.
Jusqu'à ce jour la vie des sociétés s'est
passée en oscillations entre le communisme
et l'individualisme. Privés de contre-poids,
ils deviennent généralement, l'un trop
étoulfant pour que la personnalité humaine
puisse le supporter impunément, l'autre
J
r'*g^'^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 27
férocement égoïste et écrasant les plus fai-
bles. Cet excès appelle chaque fois une réac-
tion. Actuellement la réaction se prépare
dans le sens du communisme. Mais si celui-
ci une fois les grandes secousses passées,
ne s'équilibrait pas, avec la liberté indivi-
duelle, les revendications en faveur de cette
dernière acquerraient bientôt une force ir-
résistible. D'autant plus irrésistible que, la
vie matérielle étant garantie, la vie intellec-
tuelle et morale deviendrait plus intense,
partant plus exigeante.
L'insiibordination latine*, faite plus sou-
vent encore du besoin d'expansion que de
vrai libertarisme, apparaît il faut le recon-
naître en dehors de tout préjugé patrioti-
que, -— nécessaire pour contrebalancer les
i. Quoi qu'en puissent dire des écrivains comme
Félix Pjat, il est évident que les Latins que n'ont pas
abrutis la misère et le fanatisme ont très développé
le souci de leur liberté individuelle; leur indiscipline,
si souvent critiquée, en est la preuve, pans l'anti-
quité si les Germains furent plus libertaires que les
Latins, c'est qu'ils étaient encore barbares; en se ci-
vilisant, ils sont devenus plus autoritaires.
28 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
instincts hiérarchiques des Allemands qui,
très prolifiques, pourraient, à un moment
donné, par suite de leur nombre, exercer
sur les autres nations une prépondérance
qui, pour être pacifique, n'en serait pas
moins lourde. Du scientifique pays de Goe-
the et de Schiller, les Hohenzollern ont fait
une caserne, et même le socialisme y a re-
vêtu une forme cassante : Liebknecht semble
parfois parler comme Frédéric IL Peut-être
est-il heureux que derrière la race germaine
qui, au plein apogée de sa force, semble
destinée à submerger le vieux monde Jatin,
se dresse la race slave, encore neuve, encore
barbare mais qui, au déclin du xx® siècle,
alors que les Latins seront endormis et les
Allemands épuisés, surgira à son tour et
fera briller sur l'Europe une civilisation
bien supérieure à toutes les précédentes et
dont le poète Pouschkine, l'écrivain Tolstoï
les penseurs Bakounine, Herzen, Kropo-
tkine auront été les brillants précurseurs.
Saint-Pétersbourg sera alors à Paris ce que
Paris aura été à Athènes. Cette civilisation
1
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE S9
légère, ailée, profondément humaine, com-
binant avec le sentimentalisme slave, l'art
grec, la force latine et le génie allemand,
s'épanouira sans entraves dans un pays
destiné vraisemblablement à passer 'pres-
que sans transition de l'autocratisme le
plus absolu à l'entière liberté.
Dans l'histoire de l'humanité, on voit les
races et les institutions sociales se dévelop-
per parallèlement. Chaque peuple, prenant
sa place dans la série des évolutions, ap-
porte son contingent de faits et d'idées,
jette une semence à l'avenir. De même que
la Grèce nous a légué l'art et Rome l'Etat,
— un mal qui a été nécessaire pour com-
battre et vaincre la féodalité gothique; —
que les barbares eux-mêmes ont revivifié
l'Europe en proie à la pourriture du Bas-
Empire, de même, il semble que, successi-
vement, la France soit destinée à donner à
l'Europe les premières notions de républi-
canisme, l'Allemagne à organiser le com-
munisme autoritaire, la Russie à faire pré-
valoir l'anarchie.
2.
30 PHILOSOPHIE DE î/AXARCHIE
La victoire de Tidée républicaine corres-
pondant avec la suprématie de la France,
a été le terme de l'évolution du xviii® siècle.
A la fin du xixe, le triomphe du commu-
nisme concorde avec l'hégémonie de l'Alle-
magne.
Le siècle prochain sera le siècle de la
Russie, cela est hors de doute, et quel sera
alors le but de l'évolution ? Cette idée, au-
jourd'hui naissante et encore mal comprise
parce que la misère a abruti les masses :
l'anarchie.
Les Russes qui, bien que vivant sous un
gouvernement du moyen-âge, mordent à la
civilisation du xix« siècle, s'imprègnent
particulièrement de l'esprit français et voient
se développer hors de chez eux des institu-
tions et des régimes différents, n'auront
pas besoin, lorsque tombera leur dernier
tzar, de passer par les mêmes phases que
les Occidentaux \ Instruits par nos vicissi-
i. Ces lignes, faut-il le rappeler, étaient écrites
cinq ans avant la conclusion de Talliance franco-
russe. Pour bon nombre de réactionnaires français,
PriILOSOPIITR DE L'ANAIIGHIK 31
tudes et vivant do- la vie de leur époque,
ils iront droit au but. Tandis que, dans les
campagnes, l'esprit de sociabilité, entretenu
par la vie du mir ^ les fait communistes,
dans les grandes villes, le besoin de liberté
qu'ils ressentent de plus en plus à mesure
qu'ils s'occideritalisent les prépare à devenir
entièrement anarchistes '-.
le tzar est le gendarme appelé de tous leurs vœux
qui pourra vaincre la révolution sociale. Mais en de-
hors du tzar, il y a aujourd'hui cent vingt millions
de Russes, chez lesquels s'éveille la conscience hu-
maine : la tendance des peuples est plus forte que la
politique des dirigeants (1897).
\. Commune agricole analogue à l'ancien clan cel-
ti |ue et au mark germanique, où la terre, considé-
rée comme un capital inaliénable, est répartie pério-
diquement entre les diverses familles.
"2. Cette affirmation peut faire sourire; les indul-
gents se borneront peut-être à montrer que la plu-
part des nihilistes en vue, ceux qui parlent dans les
Congrès, maintenant que la période d'action terroriste
est suspendue, se réclament de l'étiquette démocrate-
socialiste. Nous leur répondrons que ce sont là tour-
nois ayant certainement une publicité momentanée
mais nullement une influence éducatrice comparable
à celle de Kropotkine, et de Tolstoï lequel, en dépit
3â PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Un jour viendra où les peuples européens
se trouveront face à face avec la race jaune
réveillée de sa léthargie. Sans qu'il soit
besoin de- guerres ou de conquêtes, par le
seul fait d'une expansion inévitable, cinq
cents millions d'inconscients à face hu-
maine prosternés devant leurs dragons et
leurs idoles, léchant la poussière aux pieds
de leurs rois, remplaçant la femme par
l'homme et la philosophie par le monosyl-
labisme, menaceront de déborder sur l'Eu-
rope. Ce sera un choc redoutable ; si nos
petits-fils n'ont pas ce levier puissant, la
conscience et la liberté de l'individu, com-
ment pourront-ils réagir contre un nouveau
moyen-âge, endiguer le torrent et faire
triompher la civilisation ? A la suprématie
du nombre qu'opposer sinon l'inviolabilité
de l'être ? Comment combattre le fléau des
vieux préjugés, des vieilles religions qui
ont momifié l'Orient, le bouddhisme, frère
du christianisme, si ce n'est par l'impitoya-
de ses tendances mystiques, fait presque toujours œu-
vre d'anarchiste.
,- igT» -«■"--■- -•- ^T"-"
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 33
ble rationalisme de la science, qui, déli-
vrée de toute entrave officielle, aura pris
un prodigieux essor ? Et à l'adoration de
Dieu et du maître, par quoi répondre, si ce
n'est par l'affirmation tout anarchiste : «Ni
Dieu ni maître ! »
1
RELIGION ET PATRIE
Les écrivains bourgeois, qui ramassent,
pour les jeter à la tôte de leurs adversai-
res, toutes les stupidités courantes, tous
les clichés usés, accusent les socialistes de
vouloir détruire indistinctement religion,
patrie, famille, propriété, arts et sciences
Ces reproches s'adressent surtout aux anar-
chistes qui, différents des socialistes parle-
mentaires, repoussent tout palliatif.
Examinons ces imputations : nous ver-
rons que les unes sont justement fondées,
les autres erronées.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 35
La religion ?
Il n'est pas sans étrangeté de voir les
voltairiens qui ont supprimé Dieu pour
leur usage personnel, préconiser son main-
tien ou même son invention pour l'usage
du peuple. « A celui-ci, estiment-ils, il
faut, ainsi que pour les enfants (et le peu-
ple est-il autre chose qu'un éternel enfant)
une religion »... Ils n'ajoutent pas mais ils
pensent : « qui fasse supporter patiemment
aux damnés de ce monde leur enfer terres-
tre en leur montrant au bout de cet enfer
un paradis imaginaire. »
Les anticléricaux bourgeois de la troi-
sième* république, beaucoup plus préoccu-
pés de conquérir le pouvoir que de défricher
les intelligences populaires, n'abordèrent
la question que par ses très petits côtés,
combattant le culte officiel non dans son
essence constitutive, mais seulement dans
sa forme accessoire et à travers la vie de
ses ministres, hommes ni meilleurs ni pi-
res que d'autres. Ils attaquèrent le curé,
ce qui eût été excellent s'ils se fussent
36 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
donné la peine d'aller jusqu'au bout et de
présenter, à la place du vieux mythe im-
posé aux esprits, la vérité scientilique mise
à la portée des moins subtils. Au lieu de
cela, ils se bornèrent à des pasquinades,
ridiculisant la soutane pour glorifier le tri-
corne du gendarme et souvent reprochant
au christianisme les seules choses qu'il eut
de vraiment respectables, son primitif cri
de révolte contre l'oppression sociale, son
affirmation de la solidarité humaine.
Il est juste de séparer dans le christia-
nisme, comme dans le boudhisme ou tout
autre culte devenu officiel et conservateur
avec l'âge, ce qui, initialement, fut revendi-
cation généreuse de ce qui plus tard devint
spéculations intéressées, ergotages ou folie.
Les croyances religieuses basées soit sur
l'observation superficielle des phénomè-
nes naturels, soit sur l'ambition de faire
prédominer une caste aux dépens de la
masse ignorante, soit sur les conceptions
personnelles d'un réformateur, conceptions
qui, originairement, ont pu être sincères
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 37
mais cessent peu à peu de se trouver en
harmonie avec les progrès de Tesprît hu-
main et les mœurs de Tépoque, ont été de
tous temps les fléaux de l'humanité K Tous
les dogmes sont appelés à être remplacés
par la philosophie, édifiée sur les bases du
rationalisme scientifique.
C'est une erreur grossière, digne au plus
de M. Prudhomme, de croire que les reli-
gions ont été inventées tout d'une pièce.
Elles ont été créées peu à peu par l'igno-
rance des foules, puis condensées, entrete-
nues et exploitées par des charlatans. De
i . Le bouddhisme et le christianisme, ces deux
religions qui ont tant de rapports et qui, au début,
ont été, sans contredit, réformatrices, ont abouti, le
premier, à la momilication de l'Orient, en exaltant
le désir de l'anéantissement, le nirvatia; le second à
rinquisition, au moyen âge, à la monstrueuse tyran-
nie des papes. Le protestantisme, progrès à sa nais-
sance, n'a pas tardé à constituer une religion hypo-
crite et égoïste comme la société moderne à laquelle
il convient admirablement, religion devenue plus
redoutable que le catholicisme, parce que, plus jeune
et en apparence moins stupide, elle a plus de vitalité.
3
I
38 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
radoration de la matière brute ou animée
(fétichisme), Tliomme s'est élevé à Tadora-
tion des forces naturelles, Teau, le feu, le
vent, les astres (sabéisme), puis il leur a
supposé des moteurs conscients qu'il a
qualifiés du nom de dieux (polythéisme) ;
enfin, réduisant de plus en plus le nombre
de ces dieux en augmentant leur puissance,
il est arrivé à n'en admettre qu'un seul
(monothéisme). Aujourd'hui, on s'aperçoit
que les phénomènes, aussi bien moraux
que physiques, sont l'œuvre, non pas d'une
volonté suprême, indépendante, mais d'un
enchaînement de faits qui se déterminent
les uns les autres, au point que, raison-
nant sur un ensemble de faits connus, on
peut en déduire ce qui résultera : une mai-
son est épargnée par la foudre, non par
suite de la protection divine mais parce
que son toit est muni d'un paratonnerre ;
une nation sera vaincue, non par l'effet du
courroux céleste, mais parce que ses ar-
mées sont inférieures à celles de l'ennemi
ou manquent d'officiers expérimentés. De
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 39
même qu'on prédit qu'un homme mangeant
outre mesure étouffera d'indigestion , qu'un
temps sec amènera une mauvaise récolte
ou que, dans telle circonstance, un indi-
vidu nerveux agira différemment d'un lym-
phatique, de même, on conclut que tel fait
s'est passé pour tel motif relié lui-même à
une cause plus éloignée. Lés lois naturel-
les, qui sont simplement la manière d'être
des corps, éliminent donc de plus en plus
ridée de Dieu.
Les socialistes non anarchistes qui, ne
comprenant pas que leur société idéale ne
peut s'établir que sur la destruction com-
plète de la société actuelle, ont commis la
faute de s'engager dans l'engrenage parle-
mentaire, seront aussi impuissants contre
la religion que l'ont été les républicains
radicaux qui, après avoir promis la sépara-
tion de l'Eglise et de l'Etat, la suppression
du budget des cultes et le retoui:à la nation
des biens accaparés par les congrégations
religieuses, n'ont pu exécuter aucun des
points de leur programme. De concessions
40 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
en concessions, d'ajourïiements en ajourne-
ments, les socialistes parlementaires lais-
seraient toutes choses en Tétat. Seuls les
anarchistes, qui ont pris pour eux la de-
vise de Blanqui: Ni Dieu, ni maître, résou-
dront le problème, non en séparant, mais
en supprimant l'Eglise et TEtat.
La pensée a tué la foi, toutes les religions
sont irrévocablement condamnées *.
Le christianisme se meurt ; né dans l'O-'
rient, il n'a jamais pu y prendre racine ;
l'islamisme lui faik échec en Afrique ; en'
Europe et en Amérique, il perd du terrain
de jour en jour. Il ne lui reste à recruter
que les peuplades primitives de l'Océanie,
condamnées à la disparition dans un bref
délai.
1 . N'a-t-on pas naguère assisté à ce fait d'un haut
comique, le sultan, chef de rislamisme, priant le
pape, chef du catholicisme de se réconcilier avec le
prince de Bulgarie, coupable de complaisances schis-
matiques et de lui permettre de faire ses pâques ; et le
pape se rendant à requête de son concurrent î
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 41
L'islamisme, d'autre part, ne peut con-
venir aux nations civilisées. Il a encore de
longs jours assurés en Afrique et dans
l'Inde, mais le moment viendra où l'indus-
trie et la science auront pris définitivement
possession du pays des Mille et une nuits :
ce jour-là, l'islamisme aura vécu.
Le judaïsme ne fait pas de prosélytes ;
bien au contraire, ses adhérents l'abandon-
nent pour devenir libres-penseurs et athées.
Cette religion s'éteindra doucement.
Le brahmanisme, bien que comptant 200
millions de fidèles, se débat difficilement
contre l'islamisme professé par 50 millions
d'Indous. Le jour où de grands change-
ments sociaux, rendus de plus en plus
inévitables par la rivalité des Anglais et
des Russes, se produiront dans l'Asie cen-
trale, le brahmanisme s'effondrera.
Le bouddhisme renferme, au fond, une
conception de panthéisme matérialiste, mais
l'ignorance et la superstition n'ont pas tardé
42 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
à l'altérer profondément. Moins tyrannique
que le brahmanisme contre lequel il eut à
soutenir des luttes terribles, il mène cepen-
dant au mépris de la vie humaine et du
progrès. Professé par l'immense majorité
de la race jaune, il se trouvera, dans un
siècle, en contact avec le matérialisme
scientifique qui aura enterré le christia-
nisme. Nul doute que, dans ce duel, la vic-
toire restera à la pensée libre.
Une religion plus terre à. terre, celle de
la patrie, s'est, depuis un siècle surtout,
substituée à la vieille foi, tombant peu à
peu en désuétude. On a vivement reproché
aux anarchistes de s'attaquer à l'une comme
à l'autre; avant d'aller plus loin, il est né-
cessaire de s'entendre.
Tout d'abord, il est évident que rien n'est
plus absurde que de haïr un homme parce
qu'il est né sur la rive droite de tel fleuve
plutôt que sur la rive gauche. Prétendre
qu'un habitant de Paris sente son cœur se
dilater à Rayonne et se resserrer à Saint-
PHILOSOPHIK DÉ L'ANARCHIE 43
Sébastien est le comble de l'absurde et Ton
se demande comment une pareille folie peut
encore trouver des adeptes. La nature hu-
maine, non moins que la logique; proteste
contre un raisonnement aussi barbare :
qu'un individu tombe dans la Seine, les
courageux citoyens qui risqueront leur vie
pour sauver la sienne n'iront pas s'enquérir
s'il est Français ou Allemand, ils ne ver-
ront en lui qu'un homme,
Génois et Vénitiens appartiennent au-
jourd'hui à la même patrie ; il n'en était pas
de même au moyen-âge. C'était au nom de
la patrie que les Doria et les Dandolo se
faisaient la guerre et c'est au nom delà
même abstraction que]les Génois mouraient,
en 1866, à Custozza pour arracher Venise
au joug autrichien l
Et ces habitants de Tiflis et de Khiva,
jadis ennemis de la Russie, aujourd'hui
combattant pour elle I Tout cela ne prouve-
.t-il pas que l'idée de patrie, si restreinte à
son début et encore aujourd'hui tout étroite.
44 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
finira, en s'élargissant, par se fondre dans
celle d'humanité ?
L'humanité, dans son développement, a
toujours élargi de plus en plus le cercle où
elle était primitivement parquée. Au grou-
pement familial \ imposé par les besoins
physiologiques et la nécessité de reproduc-
tion, a succédé la tribu chez les nomades,
la cité chez les sédentaires. Cette forme, qui
a duré longtemps, qui dure encore chez les
moins civilisés, a fait place aux fédérations
chez les peuples les plus libres, à l'Etat
chez les autres. Au moyen-âge, la France
n'existait pas moralement ; elle était rem-
placée par riIe-de-France, la Champagne,
la Bourgogne, la Flandre, la Normandie, etc.;
quatre-vingt-neuf vint, qui rompit les bar-
rières et, de toutes ces provinces, différentes
de mœurs, d'idiomes, de lois , longtemps
i. Ce groupement arriva à comprendre presque
partout, non seulement la famille immédiate formée
des parents et des enfants, mais aussi des groupes
apparentés {gens chez les Latins, clan chez les Cel-
tes, mark chez les Germains, etc.)
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 45
ennemies mortelles les unes des autres, fit
une nation, une patrie.
C'était là un immense progrès, et il fal-
lut la défendre, cette patrie, contre les des-
I
potes du dehors, les réactionnaires et les
immobilistes du dedans, qui voulaient main-
tenir l'ancien morcellement. Aujourd'hui,
les immobilistes s'appellent des patriotes et
les disciples des patriotes d'alors, dévelop-
pant l'idée primitive, sont des cosmopoli-
tes K
Il est deux manières de nier la patrie :
l'une étroite, barbare, irréalisable d'ailleurs,
qui serait de vouloir le dépècement d'un
pays unifié par la langue et un ensemble
de mœurs, ce serait le retour au provincia-
lisme, au moyen-âge ; l'autre, noble, géné-
reuse, juste d'ailleurs, parce qu'elle est
i. Ou internalionalisles. Depuis 1888, époque à la-
quelle furent écrites les lignes ci-dèssus, certains jé-
suites de robe courte, poursuivant un but facile à
comprendre, se sont efforcés de faire tomber en
discrédit le mot « cosmopolite » (pour discréditer en-
suite l'idée) en l'appliquant tout spécialement aux
loups-cerviers de la finance (1897).
3.
m^
46 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
conforme au mouvement des choses, qui
est de préconiser la fédération des peuples
libres, constituant une patrie unique, sans
rivale *.
On peut objecter que la fusion de tant
d'éléments ethniques différents ne se fera
pas du premier coup. Il est vraisemblable
que les premières à se grouper entre elles
seront les nations de même race ayant des
i . Le principal sinon le seul obstacle à la fédéra-
tion des peuples, c'est l'existence des gouvernements
même républicains. Ainsi, par suite des intérêts de
la classe capitaliste et gouTernemcntale, les Républi-
ques de l'Amérique latine, quoique de même race et
de même langue, sont souvent en guerre les unes
contre les autres. Croit-on qu'une république univer-
selle pourra s'établir tant qu'il y aura des préjugés*
de patrie et des gouvernements rivaux à Washing-
ton, Paris, Londres, Berlin, Vienne Saint-Péters-
bourg, Rome, Mexico ? Ces gouvernements consenti-
raient-ils à se dissoudre ou à se subordonner les uns
aux autres pour opérer le rapprochement des na-
tions ? Certes non, l'unité humaine, à laquelle nous
marchons indiscutablement, ne s'établira donc que
par la suppression des frontières et des gouverne-
ments.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 47
affinités naturelles, des aspirations commu-
nes.
Nul doute qu'avant d'arriver à l'interna-
tionalisme complet, il y aura une étape qui
sera le racisme -, mais il y a lieu d'espérer
que la halte ne sera pas trop longue, que
l'étape sera brûlée. Le communisme qui,
au début de son fonctionnement, apparaît
devoir être fatalement réglementé, surtout
au point de vue des échanges internatio-
naux, entraînera la constitution de fédéra-
tions racistes, (latine, slave, germaine, etc.)
L'anarchie qu'on peut entrevoir au bout de
deux ou trois générations, lorsque, par suite
du développement de la production toute
réglementation sera devenue superflue,
amènera la fin du racisme et l'avènement
d'une humanité sans frontières.
Ce que les anarchistes attaquent impi-
toyablement dans le patriotisme, c'est donc
non un lien, plus ou moins réel de solida-
rité, entre hommesdela même région, mais,
au contraire, le particularisme féroce qui
empêche d'étendre ce lien aux hommes des
48 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
autres régions^ Alors que près de soi, par-
lant même langue et respirant même air,
se trouvé l'ennemi impitoyable qui opprime
et exploite, est -il logique de faire provision
de haine contre les inconnus, eux aussi op-
primés et exploités d'au delà les frontières?
Honneur à Rothschild I paix à Galliffet !
mais sus au Jacques Misère allemand ou
italien, telle est la leçon qu'apprennent les
gouvernants aux gouvernés.
Quel homme vraiment conscient ne rou-
girait aujourd'hui de la réciter ?
Quant à l'antagonisme fondé sur la con-
currence économique que se font les travail-
leurs des diverses nationalités, bien que
vivace au sein des masses ouvrières, il est
tout aussi déraisonnable. Si des ouvriers
chassés de leur pays par le surcroît de po-
pulation et le manque de travail sont trop
souvent réduits à s'employer à des salaires
de famine, la faute en est-elle à ces malheu-
reux ou à ceux qui les exploitent? Et, jus-
tement par manque de compréhension de
la solidarité sociale, quel peuple n'a jamais
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 49
fait supporter à d'autres le poids de sa pro-
pre misère? Sans remonter aux temps pas-
sés, ne voyons-nous pas de nos jours les
mêmes prolétaires français et anglais, qui
reprochent aux Allemands, Italiens et Bel-
ges de venir travailler chez eux, se diriger
par milliers vers les rivages du Nouveau-
Monde pour y vendre leur force musculaire
à des exploiteurs?
Plus encore que le sentimentalisme, la
conscience des intérêts fera disparaître ces
illogismes barbares.
L'ANARCHIE DANS LA FAMILLE
L'UNION ET L'AMOUR LIBRES
« Malheureux 1 vous prêchez le mépris
de la famille », disent à tout propos aux
révolutionnaires les moralistes bourgeois.
— Et la famille n'existe pas.
Qu'est-ce que cette famille où l'homme,
la femme et l'enfant, travaillant comme des
mercenaires dans une fabrique pour ne pas
mourir de faim, se font mutuellement con-
currence ? où tous trois, séparés pendant
dix ou douze heures de la journée par leur
tâche de forçat, se retrouvent la nuit, four-
bus, écœurés, n'ayant à la bouche, au lieu
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 51
de paroles d'amour, que des imprécations
qui retombent sur le compagnon de chaîne?
Qu'est-ce que cette famille où la mère ne
peut surveiller sa fille qu'un fils de bour-
geois raccrochera dans la rue pour l'aban-
donner après l'avoir engrossée ? Cette famille
où l'enfant, né d'un hasard, ne connaîtra
jamais son père ? où la mère, tremblante
d'être surprise par ses parents ou ses pa-
trons, ne songera qu'A se débarrasser furti-
vement de sa progéniture ?
Qu'est-ce que cette famille où tous, vieux
et jeunes, mâles et femelles, atrophiés, dé-
pravés, blasés, par lamisère, couchant dans
la même pièce, sur le même grabat, se dis-
putent avec une avidité jalouse une horri-
ble pâtée ?
Qu'est-ce que cette famille de riches bour-
geois, guindés, cérémonieux entre eux et
courant : Monsieur les impures, madame
Jes fêtes ; le fils rêvant actrices, la fille rê-
vant gorameux ou officiers, — dépravant
de leurs ardeurs étouffées les camarades de
lycée ou les compagnes de couvent ?
53. PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Qu'est-ce que cette famille, ribambelle de
cousins, cousines, neveux, nièces, oncles,
tantes, qui vous importunent, vous espion-
nent et attendent avec impatience le mo-
ment où vous trépasserez pour se partager
vos dépouilles * ?
La famille est morte et, quand on repro-
che aux anarchistes de vouloir la suppri-
mer, on fait preuve d'une singulière igno-
rance. Il ne s'agit pas de diviser des individus
déjà moralement séparés mais, au contraire,
d'étendre à tous le lien de solidarité d'amour.
Ce cercle familial qui n'existe plus, que
la société actuelle, fondée sur l'intérêt rf'wn
contre lous, a brisé, reformez-le en l'élar-
gissant, brisez la chaîne, vous aurez l'u-
nion, voilà ce que prêchent les anarchistes.
C'est ce qu'a exprimé l'un d'eux ^ dans ce
i. Les bourgeois ont donné au mot espérance une
acception épouvantable. Quand ils disent d'une jeune
fllle à marier qu'elle a des espérances, cela signifie
que la mort de ses parents viendra bientôt Tenrichir !
2. Le chansonnier Paul Paillette, dans les Enfants
de la nature.
". *N
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 53
couplet qui est à la fois un Credo et un
chant d'amour :
Autrement qu'aux civilisés,
Il faut à nos sens apaisés
Les caresses et les baisers
Des vieux, des bébés et des mères.
Tous les vieillards sont nos parents.
Tous les petits sont nos enfants
Et, qu'ils soient jaunes, noirs ou blancs.
Partout les hommes sont nos frères.
Jamais la fraternité, sur laquelle ont tant
rabâché les tartufes dé la philanthropie,
n'a été glorifiée à la fois plus simplement
et avec plus d'élan. Ces vers resteront comme
l'hvmne de la famille humaine.
. Est-ce à dire que l'affection puisse deve-
nir uniforme, égale pour tous? Nous ne
le croyons pas.
Dans toute société, si harmonique soit-
elle, il y a toujours des individus qui ins-
pirent, à leurs compagnons plus de sympa-
thie que d'autres. Il est évident que les
différences de caractères, de goûts, d'aptitu-
des créeront des liens non plus fictifs et
54 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
conventionnels mais moraux, autrement
puissants que la parenté.
D'autre part, il semble certain que si
l'homme peut .arriver à aimer comme siens
les enfants qu'il n'a pas créés, la femme
aura toujours une préférence pour ceux for-
més de sa chair et de son sang. Réciproque-
ment, ceux-ci témoigneront à leur mère plus
d'affection qu'aux autres femmes.
L'amour de la progéniture, — les phré-
nologistes l'ont constaté, — est plus dé-
veloppé chez les femelles de tous les animaux
l'animal humain compris ; c'est une consé-
quence de leur structure interne et externe.
La présence d'organco absents chez l'homme^
adaptés à des fonctions spéciales : la matrice
qui abrite le germe, les seins qui nourris-
sent, détermine évidemment sur la matière
cérébrale des impressions et, partant, des
sentiments et des idées distinctes. En géné-
ral, l'amour du père est plus intellectuel,
celui de la mère plus sensitif.
Le nouvel ordre social, en supprimant
les causes de conflits, développera les sen-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 55
timents affectifs comprimés dans notre so-
ciété égoïste; loin de diminuer l'amour
maternel, il lui donnera plus de douceur et
de charme.
Débarrassés des préjugés et des liens con-
ventionnels, les êtres évolueront selon l'im-
pulsion de leur organisme. On ne sera plus
obligé à chaque instant de se bronzer, de
se cuirasser le cœur.
L'union entre les sexes ne sera plus l'i-
gnoble marchandage actuel : jeunes filles
livrées à des vieillards impuissants, jeunes
hommes convolant avec vieilles coquettes
enrichies, un titre épousant un coffre-fort.
Des tyrans au coaur glacé, aux ^ens éteints
n'auront plus le droit ni le pouvoir d'im-
moler leurs enfants à leurs préjugés stupi-
des ou à leur avarice.
Que si les défenseurs du matrimoniat
actuel allèguent les erreurs de la jeunesse
et le besoin qu'elle a d'être guidée par l'ex;
périence des parents, il est facile de leur
répondre que l'union anarchiste n'étant pas
indissoluble, dès que la vie commune de-
56 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
viendra insupportable aux époux, ils repren-
dront leur liberté : ce sera l'amour libre
autant que l'union libre K II serait curieux
que les mêmes bourgeois qui ont institué
le divorce comme correctif du mariage, —
à l'usage surtout des riches, car les forma-
lités qu'il nécessite sont trop coûteuses pour
les pauvres, — fussent pris d'une pudeur
hypocrite à l'idée de cette facilité de rup-
ture. En réalité, c'est justement cette grande
liberté qui fera que les unions pourront se
i, U ne serait même pas utile de faire cette remar-
que qui tombe sous le sens commun de certains ti-
morés, cherchant une transition entre la morale
bourgeoise et J a morale nouvelle, n*acceptaient l'u-
nion libre qu'à la condition implicite de la rendre
quoi qu'il arrive aussi indissoluble que l'union légale.
Cet excès de rigorisme, qui démontre tout simple-
ment un fonds bourgeois chez nombre de révolution-
naires, a, pendant quelque temps, produit un excès
en sens inverse et on a vu d'aimables fantaisistes,
doués sans doute d'un heureux tempérament, pros-
crire au nom d'amour libre, toute union d'un caractère
continu. Cette effervescence s'est calmée depuis : en
réalité, nuls autres que les deux intéressés n'ont quoi
que ce soit à décider en matière de cœur et de
sens (1897).
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 57
rompre moins souvent ou avec moins de
scandale que de nos jours; ne voyons-nous
pas, en effet, que dans les ménages appelés
illégitimes, — sans doute parce que l'amour
et le libre choix y ont seuls présidé ! — la
crainte d'être quitté est le plus souvent un
stimulant à la tendresse et aux prévenances.
« Mais la légalisation du mariage, l'église
ou, tout au moins, la mairie qu'en ferez-
vous? » clament les pudibonds moralistes,
trop portés à oublier sur le retour leurs
entrechats de Bullier et leur mépris d'antan
pour cette chose qu'ils traitaient eux-mêmes
de bourgeoise, le mariage.
Eh bien, est-ce cela, le surplis du curé
ou l'écharpe du maire qui constitue l'union
de deux êtres? Qu'un homme et une femme
soient jetés sur une île déserte, attendront-
ils, qu'elle qu'ait pu être l'austérité de leur
éducation, qu'un maire problématique
tombe du ciel pour leur permettre de s'unir?
La comparution devant un étranger qui
prononce votre enchaînement n'est qu'une
formalité accessoire, variant selon les peu-
58 PHILOSOPHIE DE L'ANARCUIE
pies, selon les temps et les lieux, instituée
pour garantir un contrat d'intérêts. Dans
une société communiste, où il n'y aura pas
de privilégiés, il sera tout naturel de re-
noncer à l'indécente intrusion d'un tiers
dans un acte que l'homme et la femme se-
raient portés par eux-mêmes à entourer d'un
doux mystère. A une époque où le sentiment
se confondait avec la foi, on pouvait admet-
tre l'intervention du prêtre appelant sur les
deux époux la bénédiction du ciel; aujour-
d'hui que l'Etat, — cette église laïque, — a
chassé l'église chrétienne, c'est l'article 212
du code civil qui préside aux palpitations
du cœur, au trouble du marié, aux rougeurs
de la jeune vierge. Au fond, rien n'est plus
contraire à la pudeur que cette déclaration
. d'un acte physiologique à accomplir faite a
un indifférent qui vous immatricule sur un
gros livre.
L'union libre implique l'égalité de
l'homme et de la femme; l'union légale, au
contraire, ne délivre la jeune fille, même
majeure, delà tutelle de sa famille que pour
-'WT--*-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 59
la soumettre au despotisme de son mari.
Malheur à celle dont la bonne foi aura été
surprise, qui aura épousé un brutal ou un
débauché; la loi est formelle : « La femme
doit suivre son mari partout où il résidera. )»
Ruinée, maltraitée, elle ne pourra quitter
le domicile conjugal tSLUtqxie la Justice (I),
après beaucoup de lenteurs et beaucoup de
frais, ne. lui aura pas octroyé le divorce ou
la séparation.
Comme conséquence, la femme, annihilée
par la loi, livrée par un code d'un autre âge
au bon plaisir du mari, cherche à lutter
contre la force par la ruse; elle devient as-
tucieuse, revéche, souvent perfide. Dans cet
état d'antagonisme ouvert ou latent, elle se
dépouille de tout ce qui fait le charme de
son sexe.
La raison et la dignité sont pour l'union
libre; bien mieux que le mariage légal, elle
entretient raffection et réveille Famour. De
tous temps, le sentiment humain, plus fort
que les préjugés, n*a-t-il pas chéri ces types
d*amoureux illégitimes transmis par Phis-
60 PHILOSOPHIE DE L'âNARGHIE
toire ou créés par la légende : Léandre et
Héro, Abélard et Héloïse, Paul et Françoise
de Rimini? Quel honnête ménage de bour-
geois excita jamais Tattendrissement qu'ins-
pira le roman de Tabbé Prévost : Des Grieux
et sa Manon Lescaut, tous deux si vicieux,
si névrosés, mais ayant au cœur la flamme
vivante de l'amour? Et Faust et Marguerite?
L'union libre répond, d'ailleurs, à la mar-
che du progrès social. La statistique établit
que, dans les grandes villes et surtout à
Paris, le nombre des faux ménages et des
naissances naturelles augmente de jour en
jour et dans des proportions relativement
bien supérieures à l'accroissement de po-
pulation .
Les partisans du mariage légal accusent
leurs adversaires de rechercher la satis-
faction des sens au point de vouloir faire
de la société un immense lupanar. Ce repro-
che, dicté par un reste de cet esprit chré-
tien de renoncement et de mortification qui
faisait croire que, pour gagner le ciel, il
f^tUait faire de ce monde un enfer, ce repro-
*i«^ s- '
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 61
che est absolument faux : rien ne différerait
plus qu'une société où régnerait l'amour
libre, sincère, désintéressé, de ces repaires
tolérés par l'Etat où des exploiteurs s'enri-
chissent en forçant des malheureuses à
subir des caresses tarifées.
Il fut un temps où l'on enseignait que,
pour plaire à Dieu, il fallait se priver de
manger quand on avait faim et de boire
quand on avait soif, qu'il fallait aller pieds
nus, se vêtir de haillons et coucher sur la
dure. Pour achever de- dégrader la pauvre
bête humaine, on lui prêchait la chasteté à
outrance, le renoncement à la femme. Cela
nous a donné le moyen-âge, l'abrutissement
de l'Europe pendant onze siècles. Aujour-
d'hui, la lutte est entre ceux qui cherchent
à continuer le passé et ceux qui veulent
l'émancipation intégrale de l'individu.
Emanciper l'individu, c'est augmenter sa
valeur en donnant à ses aptitudes, à ses fa-
cultés, toute leur somme de développement.
C'est, au contraire, en comprimant ou en
contraignant les sens qu'on arrive à les
4
• ' "Vf '.• ï>
63 PHILOSOPHIE DE L'AKABUHIE
pervertir, à créer ces affections anorma]
onanisme, sodomie, sophisme. Combien
victimes faites par le couvent et le doit
La fougue des 'passions est moins dan
reuse que l'isolement qui finit par har
de rêves étranges le cerveau des jeu:
gens, qui les livre aux pratiques honteu
et eu fait des impuissants ou des névros
Le libre choix , déterminant seul
unions, régénérera moralement et ph;
quement l'espèce humaine abêtie par
gnorance, atrophiée par la misère e1
vice, étiolée par un industrialisme effn
Les Taïtiens, jadis le peuple le plus li
ment amoureux, constituaient une race
perbe ; l'arrivée de missionnaires catl
ques et protestants qui bouleversèrent
manière de vivre et voulurent régulai
leurs unions, fut une des principales cai
de la décadence physique et de la dépc
latiou.
On peut hardiment affirmer que la !
pression de tous les liens conventionr
qui permettra de faire ouvertement et i
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 63
crainte ce que la plupart font hypocrite-
ment, ne ramènera pas les orgies du Direc-
toire, les débauches de la bourgeoisie
émancipée. Certes, dans les premières an-
nées qui suivent une révolution, il règne
forcément un certain désordre dans les
idées et dans les mœurs, — le temps pour
la génération (T essuyer les plâtres, •— mais le
bouillonnement se calme, les excès devien-
nent de plus en plus rares, Téquilibre se
rétablit sur une autre base et avec d'autant
plus de stabilité.
!--.■■
LA PROPRIÉTÉ
A une époque où l'amour du lucre,
arrivé à son paroxysme, prime tout, rien
ne pouvait être aussi vivement reproché
aux anarchistes que leurs attaques à la
propriété.
Naguère, on accusait les socialistes d'être
des partageux ; cette calomnie a fait son
temps, si les ignorants la reproduisent
encore quelquefois, les écrivains tant soit
peu sérieux n'osent plus la rééditer.
En effet, la mise en commun, la socialisa-
iion des capitaux est exactement le con-
traire du partage : c'est la propriété cessant
d'être accaparée individuellement et rendue,
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 65
indivisible, à la société, afin que tous puis-
sent en avoir la jouissance.
De quoi se compose la richesse sociale ?
De capitaux (numéraire S terre, mines,
machines, inventions), sources de produc-
tion.
De produits (agricoles ou industriels).
Lorsque les communistes demandent que
les sources de production soient à tous et
que les produits ne soient pas enlevés à
ceux-mêmes qui les créent, sont-ils dans
la logique, dans la justice?
Quel est l'homme, par exemple, qui pour-
rait se dire propriétaire légitime de la plus
petite parcelle de terre ? quand l'a-t-il créée ?
lequel de ses prédécesseurs a jamais eu un
vrai titre de possession?
Les propriétaires légitimes du sol fran-
çais étaient-ils les Celtes, les Latins ou les
1. Nous mentionnons le numéraire, parce que,
actuellement, il e^t considéré comme un capital ; en
réalité, il est improductif par nature et n'aura plus
lieu d'exister dans une société communiste. (Voir
plus loin.]
4.
I
^
I
« •
66 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Francs qui se le sont successivement arra-
ché ? Les possesseurs dits légitimes du sol
algérien furent les tribus arabes jusqu'en
1830; depuis, ce sont les gouvernants fran-
çais qui, selon leur bon plaisir, distribuent
les terres aux colons européens. L'histoire
n'est qu'un conflit perpétuel de races et de
peuples se bousculant, s'arrachant une
place au soleil et prétendant légitimer par
des lois leurs conquêtes dues à la force ou à
la ruse. Les bons bourgeois qui, en France,
prêchent le respect de la propriété, sont les
mêmes qui acclament la dépossession des
races indigènes au Tonkin et en Tunisie.
Quels sont les voleurs, de ceux qui ayant
accaparé, — pacifiquement ou non, peu
importe, — le sol et ses richesses, préten-
dent condamner à l'indigence le reste de
leurs semblables, ou de ceux qui, niant
tout privilège et tout droit d'hérédité, veu-
lent donner la jouissance de son domaine
à l'humanité tout entière ?
Cependant, si les anarchistes proclament
l'universalisation du sol, ils se montrent
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 67
relativement modérés dans la pratique. Te-
nant compte de Tamour qu'a pour son lo-
pin celui qui le cultive lui-même, ils ne
veulent arracher la terre qu'aux grands
accapareurs pour en faire une propriété
commune où, peu à peu, viendront se fon-
dre les parcelles des petits propriétaires.
« Lorsque ceux-ci, disent-ils et avec raison,
verront la supériorité de la grande culture
opérée avec des machines sur la petite
culture faite avec des instruments primitifs,
ils déracineront leurs haies, raseront leurs
murs, combleront leurs fossés pour join-
dre leur part à la propriété commune. »
Cette manière de procéder est plus sensée
que le système autoritaire qui, expropriant
indifféremment grands et petits possesseurs,
provoquerait des révoltes terribles *.
La petite culture, a-ton dit, stimule l'ac-
tivité du paysan qui est obligé de se mul-
tiplier pour trouver sur un espace restreint
1. n est juste de constater que nombre de socia-
listes autoritaires ont modifié leurs vues à ce sujet
(1897).
68 PHILOSOPHIE DE L*ANARGH1E
des ressources suffisantes. Oui, mais elle
tue l'homme et épuise le sol en demandant
au même champ les produits les plus va-
riés. Les terrains, en France, ont perdu de
leur ancienne fertilité. Les populations ru-
rales se lassent de cet état de misère ; en
quête d'une augmentation de bien-être, elles
émigrent de plus en plus vers les cités. La
continuation du régime économique géné-
ral mènerait droit à la banqueroute et à la
famine. Dans une société communiste, au
contraire, basée non sur l'exploitation mais
sur la solidarité, les habitants des pays
appauvris pourront laisser reposer le sol et
se nourrir avec les récoltes des autres ré-
gions.
L'organisation sociale que nous subis-
sons aboutit partout à l'expropriation des
masses, à l'hégémonie d'une caste. De plus
en plus, le nombre des possédants se res-
treint et il se reproduit, dans l'ordre éco-
nomique, le même phénomène qui eut
lieu autrefois dans l'ordre politique : une
aristocratie se constituant à la suite de
PHILOSOPHIE DE L'ANAUGHIE 6Î)
grandes commotions, puis les seigneurs
luttant et s'élirainant réciproquement au
point de n'être plus que quelques-uns do-
minés, absorbés par un seigneur plus
puissant : le roi. Quand lo roi fut seul, on
lui coupa la tête. Voilà ce qui arriva à
Louis XVI et qui arrivera, — au figuré ou
non, — à ces rois modernes qui s'appellent
Rothschild, Bleichrœder, Gould, Mackay,
Vanderbilt.
Le sol et, ainsi que le sol, tous les capi-
taux ont des possesseurs de plus en plus
limités. En France, si, dans quelques dé-
partements reculés, sans communications,
sans débouchés, le nombre des petits pro-
priétaires a augmenté, dans la masse des
autres départements, complètement indus-
trialisés, le sol appartient aux compagnies
ou à un petit nombre de capitalistes. On
ne peut s'en rapporter aux indications du
cadastre, lequel montre, non le nombre des
propriétaires mais celui des propriétés ;
or, un individu ou une société possédant
souvent plusieurs domaines soit dans la
70 PHILOSOPHIE DÇ L'ANARCHIE
même région, soit dans dés régions diffé-
rentes, il convient de réduire singulière-
ment le noiùbre des propriétaires fonciers.
D'après les calculs les plus sérieux, on
peut l'évaluer à 900,000 individus, sur les-
quels 100,000 possèdent à eux seuls les
2/5 du territoire ^
En Italie et en Espagne, la situation des
petits agriculteurs, accablés d'impôts, sai-
gnés par le fisc, est effroyable.
L'Irlande se débat sous le pied du land-
lord.
En Amérique, la nationalisation du sol
est le cri d'un parti nombreux. Chirac cons-
tatait dès 1883 que, dans l'espace de cinq
ans, vingt-neuf individus ou groupes capi-
talistes avaient accaparé environ 21 mil-
lions d'acres du sol arable américain, re-
{ . Ne sont compris dans ce chiffre ni les proprié-
taires de bâtisses ni l'es paysans qui, ne possédant
qu'un lambeau de terre insuffisant pour les faire vi-
vre, sont les véritables non-possédants, obligés de
travailler comme salariés pour le compte des vrais
propriétaires.
r;r'- ■
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 71
présentant une valeur de 6 à 8 milliards.
Pour les mines, l'exploitation est encore
plus épouvantable. Quel contraste entre les
malheureux travaillant pour un salaire quo-
tidien de 3 francs 50 centimes S à six cents
pieds du sol, dans les ténèbres, avec leur
lampe pour soleil, et les oisifs actionnaires
qui, grâce aux salariés, voient leurs cou-
pons doubler, tripler, quadrupler de va-
leur I Des chiffons de papier, passant de
mains en mains, donnent au 'premier capi-
taliste venu la propriété du sous-sol, de
ceux qui le creusent, de leur liberté, de leurs
muscles, de leurs sueurs. Et ce troupeau,
obligé de travailler jusqu'à la limite des
forces humaines pour ne pas mourir de faim,
ignorant de la richesse qu'il produit, ne
connaît même pas le nom de ses maîtres !
Sans avoir pâli sur les gros livres, sur
les manuels des économistes, n'est-ce pas
une idée simple, qui frappe tout d'abord,
que ces richesses incréées, préexistantes à
l'humanité : sol et sous-sol, ne peuvent être
\, C'est le prix moyep de la journée d'un mineur.
72 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
l'apanage de quelques-uns, pas plus que
rOcéan, l'air, la lumière du soleil?
Quant aux richesses créées parThomme,
si abondantes aujourd'hui que tous pour-
raient, sans crainte, y puiser S tout au moins
si elles devaient avoir une classe de pos-
sesseurs immédiats, Y{Q serait-cepas la classe
des producteurs?
La machine, et ce mot s'étend aux engins
les plus divers, depuis le bateau jusqu'à la
charrue, — ne peut, en tant que source de
production utile à la société entière, être le
monopole de quelques individus. Toutefois
il serait hasardé de croire qu'elle deviendra
\ . La statistique officielle montre, qu'il y a envi-
ron 3 fois plus de produits manufacturés et 2 fois \yt
plus de produits agricoles que l'on n'en consomme.
Et c'est surtout à la statistique à trancher la que-
relle entre communistes et collectivistes.
D'ailleurs, m'îme en n'accordant aux indications
de la statistique qu'une valeur approximative, il est
indéniable que, plus encore que la surabondance des
produits, existe la capacité presque illimitée de pro-
duction. Si prolifique soit la race humaine, il y aurait
de quoi assurer la subsistance et le bien-être maté-
riel à fous ses fils.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 73
la propriété immédiate de tous ; des engins
compliqués, d'un maniement difficile ne
pourraient, sans péril ou désavantage, être
laissés à la disposition du premier venu.
Les machines semblent devoir être, du moins
au début de la prochaine transformation
économique, propriété non plus individuelle
non pas absolument commune mais col-
lective, appartenant aux groupes qui les
feront fonctionner.
De même que le champ, la mine ou Tou-
til, Cidée est un capital, — le plus impor-
tant de tous, qui doit être universalisé au
profit de la masse. Instruction, inventions,
découvertes, perfectionnements, tout cela a
un but social et résume le travail collectif
des contemporains et des générations pré-
cédentes. Ljes Pascal, découvrant une série
de théorèmes de géométrie sans avoir reçu
d'un maître les premiers éléments de cette
science, sont une exception et encore, sans
le secours d'autrui, leurs découvertes ne
peuvent recevoir aucune application; les
conceptions les plus audacieuses de ces
74 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
génies Copernic, Kepler, Galilée, Newton,
Laplace, se basent sur les travaux, parfois
éclatants, souvent modestes d'une foule
d'autres hommes. Que serait la locomotive
sans le forgeron, le fondeur, le mineur, le
chauffeur, le mécanicien ? Les ingénieurs,
jeteurs de ponts ou perceurs d'isthmes, se-
raient-ils jamais arrivés à concevoir et faire
exécuter les gigantesques travaux dont ils
ont seuls l'honneur, sans le concours du
carrier, du maçon, du charpentier, de tous
ces obscurs manouvriers et aussi sans le
professeur qui leur a enseigné jadis la géo-
métrie et l'algèbre ?
La propriété intellectuelle, que l'on est
forcé de défendre avec acharnement dans
un milieu où tout est monopole et exploi-
tation, où le pauvre de génie est à la merci
du riche ignorant, n'a plus raison d'exis-
ter dans une société communiste-anarchiste ;
elle tombera immédiatement dans le do-
maine public. Les inventeurs, jusqu'ici du-
pés, frustrés, affamés par les capitalistes, n y
perdront rien. Ils auront la joie de voir leurs
♦*
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 75
travaux connus, utilisés ; ils assisteront avec
un orgueil intérieur bien admissible au dé-
veloppement de leur œuvre qui /de nos jours
eût peut-être été étouffée par la jalousie ou
la routine. L'universalisation delapropriété
intellectuelle n'empêchera nullement l'ad-
miration pour le génie, admiration néces-
saire pour stimuler les initiatives et d'au-
tant plus légitime que, dans une société
où tout le bien-être possible sera à la por-
tée de tous, ce sentiment ne créera pas
à quelques-uns une situation privilégiée.
L'harmonie sociale ne pourra, d'ailleurs,
plus être troublée par cette éternelle cause
d'ambitions, de conflits et de crimes : l'or.
Le numéraire sous toutes ses formes : ar-
gent monnayé, billets de banque, chèques,
effets commerciaux, etc., n'a qu'une valeur
représentative, ce n'est pas un instrument
de production. Dans une société abondant
en produits mis à la portée de tous, l'argent
devient d'autant plu^ inutile que les con-
ditions de l'échange sont profondément mo-
difiées. A vrai dire, ce n'est plusl'échange, —
-^^~
76 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
sauf entre pays vivant sous un régime éco-
nomique différent, —- c'est une circulation
ininterrompue, production et consomma-
tion, réglée par les besoins dûment cons-
tatés par la statistique. Sans argent, sans
bons de travail, les membres de la société,
à la fois producteurs et consommateurs,
prennent librement ce qui leur est néces-
saire, sachant bien que la production sera
toujours supérieure à la consommation. Le
numéraire, déprécié pendant la crise vio-
lente qui précédera l'établissement d'une
société communiste et où chacun prendra
un peu partout selon ses besoins, inutilisé
au lendemain de la révolution, n'est donc
pas un capital socialisable. Vouloir lui main-
tenir sa valeur fictive serait provoquer, au
bout d'un temps plus ou moins long, le
rétablissement du salariat et de l'inégalité
sociale actuelle.
En effet, rien n'empêcherait les plus éco-
nomes ou les plus aptes au travail de
transmettre à leurs enfants (secrètement si
l'héritage était supprimé) l'argent qu'ils au-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 77
raient légitimement touché pour rétribution
de leur concours à la production, tandis
que les enfants d'un infirme ou d'un pares-
seux, ne possédant rien, seraient amenés à
se faire les serviteurs des premiers pour
amasser de quoi satisfaire leurs besoins ou
leurs caprices. Au bout de plusieurs géné-
rations, l'exploitation capitaliste aurait re-
paru avec toutes ses conséquences. Un tel
système n'est pas compatible avec le com-
munisme. Si les instruments de production
et la richesse sociale sont à tous, plus n'est
besoin de numéraire.
La petite propriété qui, écrasée fatale-
ment parla grande, engendre la misère ma-
térielle, produit comme corollaire, la misère
morale. Que Ton étudie les mœurs des petits
patrons, des petits commerçants, des bouti-
quiers, on trouvera presque partout la bas-
sesse, la cupidité sordide, la défiance, l'é-
goïsme le plus brutal, et cela se conçoit :
ils sont les esclaves de leur situation ; con-
traints par leurs riches concurrents à une
lutte impossible, ils n'ont qu'un but, se
78 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
rattraper le plus chèrement sur ceux qui
tombent entre les mains, exploiter sans
merci le malheureux. Chauvins par haine
de la concurrence étrangère, ils réclament
avec chaleur l'extermination des peuples ;
réactionnaires à outranee, soutenant le gou-
vernement quel qu'il soit : Louis Philippe,
Napoléon III ou la République, ces gens,
refoulés peu à peu dans le prolétariat sont
les plus redoutables ennemis du socialisme.
Au moment de la révolution, ils mordront
et plus que ceux qui, habitués à la misère,
ne seront pas stimulés de même par la pen-
sée d'un bien-être à reconquérir * ; mais il
faudra s'en défier et leur barrer à temps le
chemin, car, foncièrement hostiles au com-
munisme, ils n'auront qu'une pensée : ren-
verser les grands propriétaires, et les grands
industriels, non au profit de tous, mais pour
prendre leur place.
\. Ceux qui firent trembler Rome avec Spartacus
étaient non des esclaves façonnés à la servitude dès
la naissance, mais des prisonniers barbares, récem-
ment privés de leur liberté et bien décidés à la re-
conquérir.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 79
"C'est avec des larmes et du sang qu'on
trouve écrite partout l'histoire de la pro-
priété.- Chose monstrueuse, elle ne se borna
pas aux objets inanimés, elle comprit et
comprend encore les êtres raisonnables
pensant et souffrant. L'esclavage, le servage,
le droit de mort des patriarches et des chefs
de famille latins sur leurs enfants, furent
des formes de la propriété. Et si le code
français, inspiré du droit romain, déclare
la femmemineure, subordonnée à son mari,
lui devant obéissance^ il nt fait que sanc
tionner la possession de l'être faible par l'ê-
tre fort.
En résumé, après s'être modifiée à l'in-
fini au cours des siècles et suivant les mi-
lieux, la propriété, dans son moue présent,
l'accaparement individuel, ne répond plus
aux besoins sociaux, aux aspirations des
masses. Trois formes se dessinent, qui sem-
blent destinées à prévaloir au lendemain
de la révolution sociale.
La propriété commune ou universelle,
s'étendant aux sources naturelles de pro-
80 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
duction (terre, mines, eaux) et comprenant
le capital-idée (instruction, inventions, dé-
couvertes).
La propriété collective, embrassant la pos-
session de l'outillage industriel parles grou-
pements ouvriers.
La propriété individuelle, affectée aux ob-
jets d'un usage personnel ^
Il est évident que, si la justice et l'inté-
rêt public veulent que les sources de ri-
chesse soient à la disposition de la société
entière, il est une sorte de propriété privée
qu'il convient absolument de respecter, sous
peine de méconnaître toute liberté et de
provoquer des conflits incessants, c'est la
propriété des choses servant à l'individu
pour ses besoins particuliers. Venir enle-
r A ce genre de propriété, se rattache celle des
objets auxquels est attaché un souvenir de famille ou
d'amitié. Cette propriété est la seule dont on puisse
raisonnablement soutenir la transmission et, en i869,
le Congrès de Bâle de l'Association internationale des
^^ravailleurs, acceptant l'abolition de l'héritage sous
toutes ses formes, en exceptait à juste raison, la
forme sentimentale.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 81
ver le pain ou l'habit de quelqu'un serait
un acte inconcevable, d'autantplusque pain
et habits ne manqueront pas dans les ma-
gasins généraux où les consommateurs
pourront puiser selon leurs besoins.
Le communisme débutera simplement
par la socialisation des moyens de produc-
tion ; entrant peu à peu dans les mœurs, il
multipliera la circulation des produits pas-
sant de mains en mains, au point que la
propriété individuelle arrivera à être en
quelque sorte partout et nulle part.
5
PRODUCTION — CONSOMMATION
ECHANGE
Le communisme-anarchiste, généralisant
la richesse, entraîne la suppression de Vzr-
gent devenu inutile. Le numéraire, source
perpétuelle d'inégalités, n'aura plus dérai-
son d'être alors que tous les membres de la
société, concourant à la production pour-
ront, à ce titre, aller chercher ce qui leur
est nécessaire dans les magasins généraux
où seront accumulés les produits de la na-
ture et de l'industrie.
Tous les communistes ont adopté l'idée
PHILOSOPHIE DK L'ANARCHIE S3
de ces établissements, assez analogues à
nos grands bazars. Les autoritaires les
conçoivent fonctionnant sous la tutelle de
l'Etat avec une administration assez com-
pliquée, délivrant des produits en échange
de bons de travail. Les anarchistes, parti-
sans de la production selon les forces de
l'individu et de la consommation selon ses
besoins *, préconisent la prise au tas par les
i. La formule produire selon ses forces et consommer
selon ses besoins, dont se servent les communistes-
anarchistes, ne reflète cependant pas exactement leur
pensée. Voulant assurer à Thomme toute son auto-
nomie, ils doivent le laisser libre de travailler non
selon son pouvoir mais selon son vouloir. Du reste, la
socialisatioh de l'outillage devant amener logiquc-
ifiënè la rédiictibti dé§ heures de travail eti mêmt}
temps tju*un énorme accroissement de production, peu
importera que, tel jour, un individu délaisse sa tâche
s'il se ratlrape lé lendemain ou les jours siiivants.
til*âîlleuk^, cdmfhëttt t)0(irrdit-oii détei'minër ciàcte-
mebl les tbhn^ et les besoins de bhactin? Le mieux sor&
encore (te s'en rapporter aux individus eux-mêmes
qui, certes, n'abandonneront pas le labeur parce qu'ils
tràvaillerôiit pour eux et non poiir des parasites et
qili B'âcéâtiardrèni pas Ic^ f)rodUits au delà de leurs
besoins s'ils sont sûrs d'éti retrouver le lendemain.
ir,*jjr
84 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
travailleurs des objets qui leur sont néces-
saires ; les bons de travail aussi bien que
la monnaie se trouvent ainsi supprimés;
toutefois, une comptabilité, très simple il
est vrai, est indispensable pour se tenir au
courant de la production et des besoins de
la consommation.
Certes, il serait naïf de s'imaginer que la
valeur conventionnelle du numéraire pourra
être amunlée ex-abf^upto par décret d'un gou-
vernement ou par décision d'une piartie du
peuple. L'argent s'effacera peu à peu, à me-
sure qu'augmentera la production ; il s'e^a-
cera parce qu'il n'aura plus d'utilité, fout
étant à tous; il en sera pour les produits
de toutes sortes comme pour ces fruits des
régions tropicales, si abondants que les ha-
bitants les donnent au lieu de les vendre.
Toutefois, il serait non moins naïf de se
figurer que le communisme s'établira iden-
tiquement partout au lendemain de la ré-
volution sociale. La forme économique sera
déterminée surtout par l'esprit et les mœurs
des peuples. Les Latins seront entraînés
>--. '■'
PHILOSOPHIE DE L'ANARCH^ 85
rapidement par le courant libertaire, les
Allemands s'en tiendront pour un laps de
temps assez long au collectivisme ; nul doute
que cette différence d'organisation ne con-
tribue à retarder la fusion complète des ra-
ces.
Il est évident que les nations vivant avec
des formes sociales sensiblement diiférentes
seront obligées d'adopter des conventions
pour régler l'échange de leurs produits. En
un mot, le communisme pourra exister entre
groupes ou communes d'une même région,
mais ce sera le collectivisme ou commu-
nisme réglementé et restreint qui, au dé-
but» réglera les rapports des nations entre
elles.
La diversité des productions dans les
différents pays contribuera pour beaucoup
à cet état de choses : il faudra bien assurer
la satisfaction des besoins locaux avant de
pourvoir à ceux des régions éloignées. L'Inde
et les Etats-Unis ne pourront exporter leurs
cotons, la Russie ses blés, la France ses
vins, sans tenir compte des indications de
86 PHILOSOPHIE DE L'ANAROHIE
la statistique. Toutefois cela ne durera qu'un
temps, la socialisation des forces productri-
ces donnera un essor prodigieux à toutes les
branches de l'activité humaine. Travaillant
pour leur compte direct, les hommes s'effor-
ceront d'augmenter leur bien-être, les in-
ventions et les perfectionnements se multi-
plieront, tandis que, l'usage des machines
supprimant de plus en plus la fatigue mus-
culaire, le travail deviendra une simple
surveillance ou un exercice agréable.
Les socialistes autoritaires, qui sacrifient
la liberté de l'individu à la régularité des
rouages sociaux, rêvent de transformer tou-
tes les branches de l'activité humaine en
services publics fonctionnant sous la tutelle
dti gouvernement i services publies: la vi-
dangeetrenseignemènt,' la poste et la voirie,
la pharmûGiej là parfumeriej le télégraphe,
là boulangerie^ la boucherie, l'imprimerie,
ratnjaublement, etC;
Le plus grand inconvénient de ce système
est qu'il créerait une innombrable armée de
fonctionnaires recevant leur impulsion d'un
'«^-^«ÎS ,^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 87
seul moteur, lequel posséderait ainsi un0
puissance formidable. Ce moteur, — l'Etat,
— réglant la production et la consomma-
tion, joignant le pouvoir économique au
pouvoir politique, unifiant peu à peu la vie
de tous les membres du corps social, fini-
rait par absorber toute initiative privée, par
annihiler toute liberté, ce serait le commu'
nisme de la caserne, transformant en auto-
mates les producteurs-consommateurs. Et
cependant, la régularité des services pu-
blics serait encore plus apparente que réelle.
L'Etat, ce maître aveugle parce qu'il est
trop puissant, n'acquerrait pas plus qu'au-
jourd'hui l'omniscienoe ; à force de diriger
tous les services, il finirait par les négliger
et s'y confondre : Qui trop embrasse^ mal
étre%nti Une foule d'intérêts locaux, plus ou
moins éloignés seraient en souffrance, ou-
bliés, méconnus.
Au contraire, en laissant les différents
groupements se développer et agir chacun
dans sa spécialité, on arriverait^ après les
difficultés inhérentes à tout début, à un
88 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
fonctionnement beaucoup plus rapide. Les
travauxentrepris actuellement par des asso-
ciations ne s'exécutent-ils pas aussi bien
que ceux des administrations de l'Etat et
ne s'exécuteront-ils pas beaucoup mieux
lorsqu'il y aura concordance d'intérêts et
parfaite égalité entre les membres de l'asso-
ciation? Cesser a-t-on de creuser des tunnels,
de jeter des ponts, de percer des isthmes
parce que les charpentiers, les maçons, les
forgerons et les mécaniciens y trouveront
le même avantage que les ingénieurs et que
tous bénéficieront directement de leur tâche,
ainsi que les autres membres du corps so-
cial, au lieu d'enrichir, moyennant salaires
scandaleusement inégaux, d'oisifs action-
naires? L'absence de cette hiérarchie inhé-
rente à toutes les administrations de l'Etat
est, au contraire, bien propre à développer
l'esprit d'initiative que s'efforcent d'annihi-
ler avec tant de soin, dans les bureaux, les
chefs, sous-chefs, contrôleurs, commis-prin-
cipaux, etc., petits autocrates pour lesquels
la routine et la forme sont tout.
*mf H^
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHÏE 89
D'autres socialistes, autoritaires honteux ,
n'osant pas préconiser ouvertement la con-
servation de la machine gouvernementale,
déclarent que, dans la société future, le
pouvoir appartiendra seulement à des com-
missions techniques et de statistique réglant
la production, la consommation et l'échange,
— un gouvernement anodin, presque nul,
aies entendre. En réalité, ces commissions,
régissant les groupes ouvriers, au lieu de
fonctionner à côté d'eux, à titre consultatif,
jouiraient d'un pouvoir eflFrayant. Ce serait
ressusciter le patronat avec le bien-être en
plus, mais avec une plus grande somme
d'esclavage ; la sujétion morale serait per-
manente : le travailleur qui, aujourd'hui,
peut quitter son patron, ne saurait, dans
la dite société, se soustraire un instant à
l'autorité de l'Etat-patron. L'Etat, quelle
que soit sa forme, quel que soit son nom,
est toujours une institution basée sur la dé-
pendance de la masse à la volonté d'un
petit nombre.
Est-ce à dire que la production devra être
UIP'Jil
■^iB^
9a PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
absolument irrégulière, désordonnée, la
consommation devenir gaspillage, rechange
avec les peuples vivant sous un régime éco-
nomique différent s'effectuer au hasard, sans
méthode ? Ce serait une grave erreur qui,
si elle avait cours, préparerait de cruelles
déceptions : les anarchistes ne nient aucu-
nement la nécessité de la statistique; seu-
lement, ils ne veulent pas qu'elle serve de
prétexte à l'instauration d'un pouvoir dé-
guisé.
Abolition du gouvernement ne veut pas
dire désorganisation, isolement de l'indi-
vidu. Il faut se garder de confondre auto-
rité avec organisation *; il est vrai que
certains anarchistes, par haine et par peur
de l'autorité, en sont venus à nier toute
organisation, disant, non sans vraisem-
blance, qu'il n'est pas toujours facile de
déterminer où l'organisation finit et où l'au-
i . Autant Torganisation imposée par un individu
ou une caste est haïssable, autant l'organisation éla-
borée et consentie par tous est juste, logique, néces-
saire.
PHILOSOPHIE DE L'ANAHCHIE 9i
torité commence. Mais c'est là un excès
dangereux : l'organisation est la condition
indispensable de tout développement, de
tout progrès, il faut seulement faire en sorte
qu'au lieu de reposer sur l'autorité d'un ou
de quelques-uns, elle soit basée sur l'ac-
cord mutuel, de manière à laisser à cha-
cun sa plus grande liberté. Les sociétés, les
corporations qui vont se multipliant de jour
en jour et qui, sans ou malgré l'ingérence
de l'Etat, vivent de leur vie propre, nous
offrent d'une façon rudimentaire, l'image
de ce que sera la société de demain.
L'homme est surtout un être sociable, et
c'est l'esprit d'association, développé d'une
façon incroyable depuis le commencement
de ce siècle, qui finira par avoir raison de
ce pouvoir central, qui s'introduit jusque
dans les actes de notre vie privée, nous épie,
nous bâillonne et nous frappe et qui, au-
jourd'hui, à l'odieux de l'autoritarisme,
joint le ridicule de la caducité.
La crainte de voir l'homme, maître de
prendre les produits nécessaires à sa vie.
98 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
se condamner à l'isolement, à vivre en pa-
ria pour ne pas apporter sa part de travail
à la société, est fort exagérée. D'ailleurs,
ce qui est possible à un individu isolé ne
l'est pas dans les associations où existent
le contrôle et l'esprit d'émulation.
En résumé, autonomie de l'homme au
sein de son groupe, autonomie des grou-
pes au sein de la commune * cité ou village
— autonomie des communes se fédérant
par régions selon les nécessités de la pro-
duction et de la consommation ; union des
peuples qui, rapprochés d'abord par affini-
tés naturelles, arriveront progressivement
à se fondre dans Tunique patrie humaine :
voilà l'idéal social des anarchistes.
■ I. Il s*agit non de la commune politique, écrasée
par TEtat ou gouvernée despotiquement par un con-
seil municipal. La commune communiste, dont nous
parlons, est Tensemble des groupements existant sur
une certaine portion de territoire : ce sera un orga-
nisme social intermédiaire entre le groupe et la fé-
dération régionale.
LES PASSIONS
Dans une société libre, vivant sans maî-
tres et sans lois, ayant fait litière des pré-
jugés, en un mot, assurant à l'individu sa
plus grande somme d'indépendance, les
dangers les plus à craindre seraient, dit-on,
ces ruptures d'équilibre moral appelées
passions. Un grand nombre de socialistes
autoritaires y voient la pierre d'achoppe-
merit de l'anarchie.
Examinons l'argument, il en vaut la
peine.
■ C'est un vieux cliché mis à la mode par
94 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
le christianisme et repris par l'hypocrisie
bourgeoise que de déblatérer contre la fou-
gue de ces vilaines passions qui entraînent
l'homme et lui font perdre, en mêmetemps
que la sagesse I — cette douce sagesse con-
sistant à obéir et se résigner I — le repos
et le bonheur. Oui, les passions boulever-
sent la vie, rendent souvent malheureux
et, cependant, elles sont le plus grand élé-
ment de progrès. Toute amélioration sociale
vient d'une lutte contre le passé et cette
lutte n'est jamais entreprise par ceux dont
les sens, parfaitement pondérés, s'accom-
modent sans résistance au milieu où ils
vivent. Ceux-là sont les sages qui trouvent
que tout est pour le mieux dans le meil-
leur des mondes possibles et que chercher
à modifier les idées reçues ou les institu-
tions établies, est faire œuvre de fous. Fous :
Socrate, Caïus et Tibérius Gracchus,
Wicleff, Colomb, Marat, Clootz, Babeuf,
Fulton, Blanqui, Garibaldi, Darwin, Reclus,
Louise Michel ; M. Prudhomme est un sage I
Cependant, les années s'écoulent ; grâce
-•i f r-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 95
à la poussée des fous, la vie sociale s'est
améliorée, le cercle des découvertes et des
jouissances s'est agrandi et tel bourgeois,
acharné contre les novateurs de son épo-
que, élève des statues à ceux qu'il aurait
fait brûler vifs s'il avait vécu de leur temps.
La passion de la liberté a fait les Grecs
vainqueurs de l'Asie, la passion de la haine
a fait Annibal, la passion de l'aventure
Cortez, Pizarre, Magellan, Cook toute la
foule des conquistadores et des grands na-
vigateurs ; la passion de la science a fait
Galilée, la passion de l'amour a inspiré
Dante, Pétrarque, le Tasse et Musset, la
passion de la justice a fait John Brown
mourant pour l'émancipation des noirs.
Connaît-il vraiment l'existence, celui qui
n'a jamais senti ses artères battre, son cœur
se dilater, son être entier grandir à la pen-
sée d'une femme à conquérir, d'un oppres-
seur à écraser, d'un péril à braver, d'un
secret à arracher à la nature ou à la science?
Cet être amorphe et aphone, visqueux,
glacé, n'éprouvant que des sensations mol-
96 PHILOSOPHIE DE L'ANARGHÏE
les, traçant sa vie au cordeau et àl'é^uerre,
est-il véritablement un homme ?
Trois mots suffisent pour déshÉlbiller le
bourgeois : égoïsme, hypocrisie, lâcheté;
un seul pour rhabiller : parvenu. Tant que
M. Prudhomme vivra, il poursuivra de ses
colères de pygmée les grands passionnés
qui troublent son repos et font baisser la
rente.
L'orateur, le général, le tribun, l'artiste,
à quoi s'adressent-ils? A la passion.
Supprimez ce grand moteur et l'huma-
nité retombe dans les ténèbres.
Les passions sont donc par elles-mêmes
chose noble et utile; si, dans la société
actuelle, elles mènent l'homme à des écarts
parfois monstrueux, c'est que, contrariées
à chaque instant dans leur essor par des
conventions et des règlements anti-natu-
rels, elles se faussent et se dépravent.
Dans une société basée sur la liberté indi-
viduelle, l'égalité sociale et l'harmonisa-
tion des intérêts, il n'en sera pas ainsi. Qui
peut affirmer que Pranzini, dans un autre
!
PHIL0S0PH1E.de L'ANARCHIE 97
milieu, n'eût pas été un homme fort utile,
mettant au service de tous ses remarqua-
bles facultés d'assimilation; que Cartou-
che, Mandrin S sans cet or qui les tentait
et les lois qui, donnant les fonctions au
hasard de la naissance, inutilisaient les
talents, n'eussent pas été des Hoche et des
Garibaldi? Jetez Washington chez un peu-
ple vieilli, abâtardi par le byzantisme par-
lementaire et les préjugés, vous aurez Bou-
langer. Une société où l'or n'existe pas, où
tout est à tous, supprime l'avarice; une
société où tous sont libres et égaux, sup-
prime ou tout au moins atténue beaucoup
•la jalousie et l'orgueil. La colère, plus no-
ble, certes, que la résignation chrétienne,
n'aura plus à soulever des opprimés contre
des tyrans; l'élan pour la lutte se transfor-
i. Mandrin fut, non un scélérat comme on le croit
généralement, mais un rebelle, aimé des paysans
qu'il défendait contre les gens du roi . Un autre brigand,
Poulailler fut humain, poli, bienfaisant pour les
pauvres auxquels il distribuait ce qu'il avait enlevé
aux riches, en somme, un niveleur de fortunes, un
socialiste à maiatirméc.
6
r
98 PHILOSOPHIE DE* L'AN-ARGHIB
mera en une activité mise au service dijL
bien-être général.
La chute du régime économique et des
institutions caduques que subissent actuel-
lement les peuples d'Europe et d'Améri-
que, amènera tout un bouleversement dans
Tordre psychologique, l'homme fera peau
neuve.
Il est cependant un sentiment qui, plus
intense que les- autres, est moins suscep-
tible de se ressentir des modifications so-
ciales. Ce sentiment, auquel nous devons
nos plus grandes joies et nos, plus grandes
douleurs, c'est l'amour ou, pour mieux
dire, la convoitise sexuelle, — l'amour,
même sous sa forme la moins brutale, n'é-
tant que le raffinement d'un besoin phy-
siologique.
Certes, la liberté absolue des unions est
une puissante cause d'harmonie. Que de
désespoirs, de crimes évités I mais la dis-
pute de la môme femme par deux ou un -
plus grand nombre de rivaux est un cas à
prévoir et la préférence donnée à l'un des
.% '
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 99
amoureux peut, dans une société anar-
chiste tout comme dans une société bour-
geoise, causer de graves conflits. Ces con-
flits seront-ils plus dangereux pour le corps
social tout entier lorsqu'il ne se trouvera
plus des lois et des juges pour les punir?
Non, car ils ne seront que des cas isolés,
regrettables sans nul doute, mais que tou-
tes les lois et tous les juges du monde ne
sauraient prévenir. Les codes et les gen-
darmes empêchent-ils actaellement un ja-
oux de se venger d'une femme infidèle ?
Aucunement : tout au plus détermineront-
ils le meurtrier à user de précautions pour
échapper au châtiment légal, mais l'acte
n'en sera pas moins commis.
Mieux vaut prévenir que châtier : le
vrai remède est dans une éducation basée
sur le respect de la liberté individuelle.
L'éducation et le milieu font l'homme ;
l'histoire entière en est la preuve. Si l'édu-
cation chrétienne a pu faire supporter pen-
dant onze siècles à cent millions d'hom-
mes le joug du moyen -âge, l'éducation
100 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
anarchiste saura, sans prêtres, sans juges
et gendarmes, faire régner la véritable har-
monie sociale.
1
JUSTICE ET RESPONSABILITE
Deux forces, le plus souvent antagonis-
tes, agissent sur Thomme : l'une, l'héré-
dité, tend à rimmobiliser dans le passé;
l'autre, l'influence du milieu, le fait s'a-
dapter à des formes nouvelles et chan-
geantes.
Aveugle qui méconnaît le poids de Tata-
vismel Ne nous surprenons-nous pas, à
tout instant, à reproduire involontairement
tel geste, telle attitude de nos parents sans
cependant avoir jamais cherché à les imi-
ter? Tel enfant n'est-il pas le portrait frap-
6.
102 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
pant d'un ancêtre? Enfin, dans les pays
peuplés par des habitants de couleurs dif-
férentes, n'arrive-t-il pas qu'une mère blan-
che, mariée à un quarteron, par exemple,
donne le jour à un enfant nègre, reprodui-
sant le type de quelque ancêtre paternel?
Nous citons cet exemple de régression ata-
vique parce qu'il est le plus frappant.
L'embryologie ne nous montre-t-elle pas
que l'être humain, au cours des neuf mois
de sa vie intra-utérine, présente successi-
vement toutes les formes des espèces ani-
males desquelles, par un long processus,
s'est dégagée notre race. Le spermatozoïde
devient ver, poisson, têtard, quadrupède,
mammifère, puis enfin, fils de l'homme.
Une fois né à la vie terrestre, l'évolu-
tion, insensiblement, se poursuit, mais
contrariée ou accélérée par les conditions
ambiantes et la force de résistance ou d'a-
daptation des individus. Combien, favori-
sés, arrivent à se dépouiller des grossiè-
retés ancestrales et à sembler, au milieu
de voisins plus abrupts, comme les pré-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 103
curseurs d'un type humain plus haute-
ment cérébralisé que le type actuel. Phé
nomène analogue à Tapparition, dans le
monde animal inférieur, de ce que les pa-
léontologues ont appelé les « espèces pro-
phétiques », êtres qui, en général, ne font
qu'apparaître, les conditions favorables à
leur vie et à leur propagation n'étant pas
encore atteintes. D'autres, au contraire,
subissent un arrêt de développement ou
même une régression. Dépourvus d'armes
ou de force pour lutter contre un milieu
délétère, ils retournent à la bête ances-
trale : à tout moment, on s'attend à les
voir tomber à quatre pattes et rugir.
Combien aussi, sous le masque humain
le plus affiné et le plus trompeur, sont
demeurés de véritables brutes I
L'homme n'est pas né bon, comme l'af-
firment en dépit de toutes preuves quel-
ques optimistes. Quoique descendant d'ê-
tres primitifs, il n'est pas non plus essen-
tiellement mauvais. Il est, par dessus tout,
modifiable.
104 PHILOSOPHIE DE L'ANABGHIE
En conséquence, non seulement les ré-
pressions draconiennes sont impuissantes
à moraliser mais elles n'ont aucune juste
raison d'être.
Les spiritualistes ont beau prêcher âme
indépendante, libre arbitre, les gens sen-
sés, aujourd'hui, haussent les épaules.
Qu'est-ce que cette âme indépendante qui
vagit chez l'enfant, qui s'emporte chez
l'adulte, qui s'éteint chez le vieillard?
Qu'est-ce que ce libre arbitre, qu'une
maladie enchaînera, qu'un doigt de vin
fera divaguer, qu'une tasse de café exal-
tera?
Comme il a été fort bien dit, la croyance
au libre arbitre, n'est que l'ignorance des
causes premières qui nous font agir.
Un homme rencontre dans un lieu isolé
un enfant sans défense ; il se jette, sur lui
et le tue. Ne considérant que l'atrocité du
fait, douze jurés, pères de famille, enver-
ront l'homme à l'échafaud ou aux galères.
Il est admis que le tigre tue en raison de
sa conformation physiologique, qui le con-
y9-^rjr^-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 105
damne à manger de la viande au lieu de
racines, et de la structure de son cerveau,
déprimé sur la face, renflé aux tempes et à
l'occiput.
Il est admis que le requin, armé d'une
formidable mâchoire et doué d'un robuste
estomac, ne peut avoir les mœurs inoffen-
sives du marsouin.
Et cette fatalité qu'on admet pour les ani-
maux, on la nie pour l'homme I
Il n'y a pas de milieu : ou le hasard ou la
fatalité prise dans son vrai sens, c'est-à-dire
l'enchaînement logique des choses.
L'univers forme un tout dont les parties
réagissent les unes sur les autres, le moin-
dre mouvement atomique a sa répercussion
à l'infini.
Sur les hauts plateaux des glaciers suisses,
le plus faible son ébranlant les couches d'air
peut déterminer la chute d'un flocon de neige
qui, entraînant sur son parcours des masses
de plus en plus considérables, finit par en-
gloutir des villages, sous une formidable
avalanche. Ainsi, une simple émission des
106 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
cordes vocales et non le hasard, aura pour
résultat la mort de plusieurs personnes.
Le hasard, c'est l'absurde idée d'effets
sans cause ; il peut convenir à des ignorants,
la science le répudie.
« Heureux celui qui peut connaître le
pourquoi des choses » s'est écrié Virgile, il
y a dix-huit cents ans. C'est à connaître ce
pourquoi que l'intelligence humaine a, jus-
qu'à ce jour, multiplié ses efforts.
Mais cette interrogation que l'on a adres-
sée aux forces régissant la matière brute,
on tremble de l'adresser à l'esprit humain.
. L'ame, d'essence divine, disent les spi-
ritualistes, domine la matière qui ne peut
rien faire que par son ordre. Conséquence
logique, si la matière a été malfaisante, le
bras lourd, le sang bouillonnant, c'est à
l'âme qu'on s'en prend et, pour la corriger,
on la supprime.
Si, encore, on ne supprimait que cette
abstraction, l'âme, le mal ne serait pas grand;
mais c'est qu'on enlève du môme coup quel-
que chose de bien plus réel : la vie !
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 107
« Quand le bras a failli, on en punit la tète. »
a dit le vieux Corneille.
De quel droit condamner les tortionnai-
res du moyen-âge, alors que notre civilisa-
tion maintient le bourreau ?
Les pénalités sont impuissantes à proté-
ger Igi société contre des actes qui ne sont
pas imputables à leurs auteurs, parce qu'ils
sont déterminés par des causes physiologi-
ques ou sociales.
Pourquoi les attentats contre les person-
nes sont-ils plus fréquents en été qu'en
hiver ? — Parce que le sa.ng est plus échauffé
et le système nerveux plus impressionna-
ble. C'est cette influence indéniable de la
température qui fait que les méridionaux,
Italiens, Espagnols, Portugais, Grecs, Ara-
bes, Américains du Sud, sont si prompts à
vider leurs querelles à l'arme blanche..
Pourquoi les attentats contre la propriété
sont-ils plus fréquents en hiver qu'en été?
— Parce que, soumis comme tous les ani-
maux aux lois de conservation, l'homme,
108 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
en cette saison plus qu'en toute autre, a
besoin d'un abri, de vêtements, d'aliments
pour ranimer la circulation du sang en-
gourdie par le froid et que la nature le force
à prendre, sous peine de mort, ce que la
société marâtre lui refuse.
Or, si les pénalités sont impuissantes à
réprimer ces actes; si, par dessus tout, il
appert que ceux qui les commettent ne sont
que des machines agissant en vertu de
causes plus ou moins apparentes, supérieu-
res à leur volonté, il est évident qu'une
société basée sur la justice et l'intérêt bien
entendu se hâtera de supprimer bourreaux,
bagnes, prisons, geôliers.
« Mais le droit de défense, crient les ad-
versaires de l'anarchie, qu'en ferez-vous?
Comment donnerez-vous à la société les
moyens de se protéger? »
Du moment que les actes anti-sociaux
sont déterminés par des causes plus fortes
que les lois, il n'existe qu'un moyen réel
de les prévenir, c'est de s'attaquer à ces cau-
ses.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 109
> Lorsque la propriété sera universalisée,
commune, il n'y aura plus d'attaques à la
propriété : on ne se vole pas soi-même.
Lorsque les causes de conflits : hiérarchie,
despotisme, exploitation, ignorance auront
disparu, les attentats contre leè personnes
deviendront extrêmement rares.
Les seuls criminels seront les quelques
malheureux, victimes d'une organisation
cérébrale défectueuse. Ceci ressort non plus
du Code mais de la pathologie ; la véritable
conduite à suivre à leur égard sera de les
soigner avec dévouement S non de les em-
prisonner ou de leur couper la tête.
1. Tandis que la mécanique, la physique, la chimie
et la chirurgie ont réalisé de véritables prodiges, la
médecine est restée à peu près slationnaire. Tout
porte à croire que, rompant avec la routine et s'ai-
dant des autres sciences, elle fera, au siècle prochain,
des progrès immenses. Il n'est pas téméraire d'affir-
mer que si, dès aujourd'hui, on peut remplacer des
organes absents, entretenir artificiellement les fonc-
tions vitales, on pourra, avec l'aide de la science, mo*
ralement et physiologiquement, refaire l'homme.
7
L
INSTRUCTION ET EDUCATION
Il est cependant une branche qui, dans
la société la plus libertaire, exige une cer-
taine somme d'autorité, c'est l'instruction.
Certes, les systèmes pédagogiques repo-
sant sur les punitions corporelles, les
menaces terrifiantes, la compression céré-
brale et le surmenage seront absolument
proscrits, mais il ne s'en suit pas que toute
autorité doive être bannie dans les rapports
des professeurs avec les élèves et qu'on
puisse reconnaître à des enfants ignorants
de tout la même liberté illimitée qu'à des
hommes faits.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 111
Le vrai précurseur de l'anarchie, Bakou-
nine, est d'avis que les enfants doivent
être soumis à une discipline de plus en
plus atténuée à mesure qu'ils avancent en
âge; parvenus au couronnement de l'ado-
lescence, ils ne trouveront plus en leurs
maîtres que des conseillers et des amis.
C'est celte progression rationnelle qui a
marqué les phases de l'existence des peu-
ples. Soumis dans leur enfance au despo-
tisme absolu de la force, ils s'émancipent
peu à peu, obtiennent des garanties, des
constitutions sur lesquelles ils piétineront
demain, les trouvant insuffisantes : le droit
électif remplace le droit héréditaire et bien-
tôt l'élection elle-même sera jugée incom-
patible avec l'autonomie de tous ; le pou-
voir imposé ou consenti sera brisé.
L'humanité, en effet, est un homme qui
se perfectionne toujours et ne meurt ja-
mais : l'homme est un résumé de l'huma-
nité.
Il faut se garder de confondre instruc-
tion et éducation : cette dernière, qui est
•V.
112 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
l'assimilation d'habitudes sociales, doit
s'inspirer du plus grand principe de li-
berté; l'instruction, au contraire, ensei-
gnement de connaissances utiles mais sou-
vent arides, suppose un plan, une mé-
thode qui, rendue aussi attrayante que
possible, sera toujours autoritaire *.
L'enseignement universitaire, qui fait
perdre un temps précieux dans l'étude des
langues mortes, qui incarne l'histoire dans
les faits et gestes des souverains et dans
quelques dates douteuses, qui bourre les
cervelles encore non développées de ma-
thématiques apprises dans le livre ou sur
le tableau noir et non dans la pratique
i. Infiniment moins qu'aujourd'hui, certes, mais
autoritaire en ce sens que l'élève ne peut être abso-
lument abandonné à lui-même; les initiatives étant
éveillées, c'est au professeur à les contrôler et à les
guider vers ce but qu'il connaît et que les élèves
ignorent. C'est ce que semble démontrer une tenta-
tive d'enseignement sans autorité^ faite à Yasnaïa
Touliana (Russie), sous les auspices de Léon Tolstoï
et qui a donné des résultats excellents dans certaines
i)ranchcs, négatifs dans d'autres.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 113
journalière, est depuis longtemps et malgré
les pseudo-réformes qu'on y a apportées,
condamné par tous les esprits sérieux.
L'instruction donnée dans les écoles pro-
fessionnelles est préférable; moins bril-
lante mais plus solide, elle se perd moins
vite que les formules latines ou les mathé-
matiques inappliquées; toutefois, il faut
reconnaître que ce n'est encore qu'une
ébauche de l'enseignement de l'avenir. L'in-
ternat, cette forme de réclusion qui tient
rélève dans l'ignorance du monde exté-
rieur, aboli; les études rendues aussi
attrayantes que possible et continuées in-
sensiblement dans les récréations; l'ému-
lation entretenue tout autrement que par la
crainte de punitions ; l'histoire apprise dans
la vie des peuples et non dans celle des
rois; l'étude des langues vivantes primant
celle des langues mortes, ces dernières en-
seignées dans leurs racines et leur méca-
nisme, non plus à travers les documents
poudreux d'auteurs momifiés dans la nuit
des siècles; les mathématiques montrées
114 PHILOSOPHIE DE "L'ANARCHIE
insensiblement et d'une façon pratique au
cours des promenades et des récréations;
la géologie apprise sur place dans des
excursions amusantes ; la mécanique mon-
trée à l'atelier plus souvent qu'au tableau ;
des exercices corporels marchant de front
avec les études techniques; enfin, et comme
couronnement, la philosophie expérimen-
tale synthétisant toutes les sciences et
éclaintfil l'àfiiaanité dans sa marche inin-
terrompue vers 1« p«gKS iadéiini, telles
seront à grands traits les ba^^ôe Ahh»-
gnement nouveau *.
i. Un établissement réalisait d'aussi près que
possible cet idéal : celui de Gempuis, dirigé par un
novateur audacieux en même temps que pédagogue
de haute valeur, Paul Robin. Une guerre ininter-
rompue réussit à amener le renvoi du savant éduca-
teur.
A Gempuis était réalisée la coéducation des sexes.
Normale aux Etats-Unis, elle fut trouvée abominable
en France et fut une des raisons apparentes de la
mesure prise contre le chef de rétablissement. Gela
prouve, une fois de plus, combien les réformes sé-
rieuses sont difficiles, pour ne pas dire impossibles,
dans le milieu actuel.
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 115
Les Etats-Unis, qui n'ont pas notre
vieux barbarisme universitaire, produisent
plus que nous des ingénieurs, des physi-
ciens, des chimistes, des savants de la
science pratique, en un mot, des hommes
vraiment utiles. Leur système d'enseigne-
ment, mis entièrement en rapport avec
les tendances nouvelles et affiné par le
génie des races latines, prévaudra sur les
pédagogies du passé.
L'éducation diffère de l'instruction : deux
individus également instruits peuvent être,
l'un une brute orgueilleuse, l'autre un
homme modeste et serviable.
L'éducation commence dès le berceau j
on peut dire qif'elle se cor^tinue toute la
vie, car le milieu social se modifiant indé-
finiment, les habitudes * contractées et les
idées reçues sont forcées de se modifier
aussi. Il est évident aussi qu'elle ne peut
avoir la même prise sur un vieillard fixé
dans ses idées, ancré dans ses habitudes
que sur un enfant à l'esprit éveillé, à l'ima-
gination confiante et naïve.
116 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
La véritable éducation, celle que Ton ne
donne pas aujourd'hui, doit être non l'en-
seignement de conventions plus ou moins
ridicules, de formules apprises par cœur,
mais le développement normal des apti-
tudes et leur adaptation au milieu social,
le .redressement des penchants mauvais
légués par hérédité ou plutôt leur dévia-
tion, de manière à les utiliser, car il est à
remarquer que même les défauts : orgueil,
avarice, colère, peuvent, lorsqu'ils sont
orientés d'une certaine façon, tourner au
profit des ipdividus et de la société tout
entière. Elle doit viser surtout à faire de
l'enfant un homme libre, ayant conscience
de sa liberté, considérant son indépen-
dance et son bien-être comme intimement
liés à l'indépendance et au bien-être de ses
semblables.
La première éducation se fait par les
yeux, les sens sont éveillés bien avant la
raison. Il importera donc que l'enfant n'ait
jamais devant lui de spectacle dégradant :
père et mère se maltraitant ou s'humi-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 117
liant, camarades frappés par leurs parents,
délations même puériles, terreurs devant
un danger soit réel soit imaginaire.
L'amour-propre et Tesprit de solidarité
sont deux sentiments qu'il convient d'é-
veiller et développer parallèlement chez
l'enfant, l'un corrigeant ce que l'autre
pourrait avoir d'excessif. Tandis que le
christianisme prêchait la dégradante rési-
gnation, « la joue gauche après la joue
droite », l'individu vivant au sein d'une
société anarchiste ne doit pas souffrir le
moindre empiétement sur son droit im-
prescriptible d'être libre. Tandis que le
mot d'ordre de la bourgeoisie est « Chacun
pour soi et Dieu pour tous », égoïsme bête
qui ne garantit pas la digestion des heu-
reux contre la révolte des affamés, — la
devise du communisme est : « Tous pour
un, un pour tous ».
La curiosité, insupportable quand elle,
s'exerce aux dépens d'autrui, dirigée dans
un sens scientifique, sera un stimulant
précieux à l'esprit d'initiative. Elle contri-
7.
118 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
buera à entretenir l'activité que des pessi-
mistes redoutent de voir s'éteindre dans
une société où les hommes, gorgés de bien-
être, pourront, sans une grande somme de
travail, satisfaire tous leurs besoins.
L'émulation, nécessaire pour entretenir
le progrès, agira sur les enfants et sur les
hommes ; elle sera nourrie par le contente-
ment moral et aussi par ce sentiment,
moins parfait peut-être, mais tout aussi
nécessaire : la recherche d'une approba-
tion flatteuse. Il ne faut pas, sous le pré-
texte d'une étroite égalité, briser toute ini-
tiative individuelle et couper les ailes au
génie. S'il est faux de prétendre qu'un
savant ait droit à des privilèges et à des ^
distinctions qu'on n'accorde pas au char-
pentier ou au maçon, par* contre, l'admi-
ration est un sentiment qu'on ne peut ni ,
ne doit proscrire. Admirer les vers d'un
poète, les ciselures d'un orfèvre, les cos-
tumes d'un tailleur, les meubles d'un ébé-.
niste ne trouble pas la paix sociale, ne
blesse en rien les sentiments égalitaires.
PHILOSOPHIE I>E L'ANARCHIE 119
Avec son caractère artistique, la race
latine est portée à s'enthousiasmer plus
spécialement pour les œuvtes agréables ; la
race saxonne, au contraire, donne la préfé-
rence à l'utile : un tableau admiré par les
Français sera négligé par les Américains
pour un outil perfectionné *. De ces ten-
dances différentes, se formera, lorsque le
communisme aura internationalisé les peu-
ples et fusionné les mœurs, un juste mi-
lieu, une résultante.
Les races tendent à s'équilibrer; les qua-
lités qui manquent aux unes sont, chez
d'autres, poussées à l'excès. C'est ainsi que
les peuples latins sont doués d'une viva-
cité de sentiment qui fait défaut aux na-
tions saxonnes plus savantes, mais savantes
avec raideur. Quel contraste entre l'An-
i . Bien entendu, nous parlons ici au point de vue
de la masse et non de quelques exceptions. Les ri-
chissimes bourgeois américains qui couvrent d'or l(xs
tableaux d'un Meissonnier, obéissent non à un senti-
ment artistique mais à un orgueil de parvenu. Ils
font généralement preuve d'ignorance et de mauvais
goût.
120 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
glais flegmatique et le Napolitain tradui-
sant toutes ses impressions par ses cris,
ses rires et ses pleurs, par le jeu de sa phy-
sionomie mobile!
Proscrire la passion comme le rêvent
quelques sectaires effrénés, serait pros-
crire la vie même, faire, selon la maxime
jésuite, de l'être humain un cadavre. Cer-
tes, il faudra, aux approches de la tempête
qui balaiera le monde bourgeois, se garder
du sentimentalisme, mais, au lendemain
de la crise, le sentimentalisme revivra.
C'est la 'loi naturelle qui veut que des
excès contraires se succèdent avant le réta-
blissement de l'équilibre. Tant que la révo-
lution n'aura pas accompli son œuvre, les
champions de la nouvelle société devront
seTbronzer le cœur ; trop souvent, les effu-
sions de pitié, les attendrissements intem-
pestifs ont fait perdre la bataille et abouti
au massacre [des prolétaires, salué par les
acclamations des philanthropes à la, Jules
Simon. Mais après, quand le bien-être sera
général, qu'il n'y aura plus de papes, ^de
^y^ m ^Tf^^J ,t
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 131
rois, d'empereurs, de gouvernants d'au-
cune sorte, que les luttes du passé ne se-
ront plus qu'un souvenir, on sentira com-
bien il est bon de vivre en aimant; le
nouvel état social amènera une détente,
une explosion de sentimentalisme, mais
non plus de ce sentimentalisme hypocrite
qui prévalait au xviii® siècle chez les faus-
ses bergères de Trianon, non plus de ce
sentimentalisme bête qu'au lendemain de
son triomphe, la bourgeoisie sut incul-
quer au peuple ignorant. Ce qui se mani-
festera alors dans toute son ampleur, ce
sera ce sentiment jusqu'ici entrevu plutôt
que réalisé, irréalisable d'ailleurs dans
notre société pourrie : la fraternité.
DÉFENSE SOCIALE : L'ANARCHIE
AU POINT DE VUE MILITAIRE *
S'il est un état absolument opposé à l'a-
narchie, développement libre et pacifique
des individus, c'est l'état de guerre, restant
i . Ce chapitre ayant, lors de rapparition du pre-
mier ouvrage, suscité de vives controverses dans la
presse et les groupes anarchistes, Fauteur croit de-
voir déclarer qu'il y a exposé des idées purement
personnelles. l\ considère naturellement la guerre
comme une monstrueuse antithèse de Tidéal anar-
chiste, mais il a dû se préoccuper de la façon dont
pourraient le plus efficacement se défendre les mem-
bres d'une société libertaire (1897).
PHILéSOFHIE DE L'ANARCHIE 128
de la sauvagerie des âges préhistoriques.
Considérée aujourd'hui ajuste titre comme
un fléau, la guerre fut l'état normal des
êtres humains alors que, dégagés à peine
de la plus grossière animalité, étrangers à
toute conception de morale, à toute idée
abstraite, ils durent combattre désespéré-
ment pour le droit à la vie, contre les fau-
ves d'abord, puis entre eux. L'homme n'est
pas « un Dieu déchu, qui se souvient des
deux », comme l'a dit un poète menteur,
et les sciences qui, aujourd'hui, reconsti-
tuent son origine, nous le montrent mar-
quant ses lentes étapes à travers les siècles
par la bestialité, l'anthropophagie, l'escla-
vage et le servage féodal. A mesure qu'il
s'éloigne de son point de départ, que les
masses apprennent à penser, en un mot
que l'humanité se constitue, la guerre de-
vient moins fréquente et excite plus d'hor-
reur : de nos jours, le carnage est régle-
menté, limité, les prisonniers de guerre
sont épargnés, les blessés ennemis recueillis
et soignés. Certes, les luttes entre nations
^TT«"
124 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
sont autrement sanglantes que ne le furent
les combats de tribu à tribu et, si la révo-
lution sociale universelle n'y met ordre,
les guerres de race produiront des hécatom-
bes épouvantables, mais, si, par suite des
progrès incessants de l'outillage militaire
et aussi du plus grand nombre de combat-
tants engagés, les batailles modernes nous
apparaissent plus. redoutables S ces duels
de peuples ont lieu à des intervalles plus
éloignés, la cupidité d'un chef, le ressenti-
i . Plus redoutables que les luttes de peuplades pri-
mitives, mal armées, ou que les rencontres du
moyen-âge entre cheva,lîers bardés de fer qui pou-
vaient à peine se blesser, mais moins meurtrières
que ces chocs de races qui remplissent l'antiquité :
Grecs contre Perses, Latins contre Africains, Gim-
bres, Teutons, Germains. Alors, le massacre accom-
pagnait et suivait toujours le combat : de là, ces cent
cinquante mille hommes tués dans une seule bataille
4
lors de l'invasion d'Attila en Gaule. Aujourd'hui, l'é-
loignement des combattants, l'écartement des rangs,
tendent à neutraliser l'efifet des armes modernes. Il
semble d'ailleurs qu'il arrive un moment psycholo-
gique où, quel que soit le nombre d'hommes hors
de combat, la résistance doive être brisée,
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 126
ment d'un roi ne suffisent plus à les occa-
sionner; il faut tout un ensemble de causes
qu'invoquent, avec plus ou moins d'à pro-
pos, il est vrai, les chefs d'Etats pour se
justifier de la cruelle nécessité où ils se pré-
tendent de verser le sang.
Autrefois, le corps à corps engendrait la
stupide admiration de la force physique,
suffisante à déterminer la victoire. L'inven-
tion de l'artillerie fut toute une révolution
dans l'art de s'anéantir ; elle élimina pro-
gressivement les lourdes armes défensives :
casque, cuirasse, bouclier, et remplaça les
sanglants pugilats par des combinaisons
savantes. Aujourd'hui, la guerre est deve-
nue exclusivement affaire de calcul; le
temps des charges de cavalerie, des assauts
à la baïonnette, de toute cette brillante fan-
tasia, est passé ; la furia est annihilée par
la puissance supérieure du feu. Le soldat,
qui ne mâche plus sa cartouche, qui ne
croise plus la baïonnette, qui, bientôt, n'en-
tendra plus le fracas de l'artillerie couvrant
les hurlements d'agonie, n'est plus surex-
126 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
cité par l'odeur delà poudre, Taveuglement
de la fumée S toute cette griserie du combat
qui lui communiquait une ardeur factice.
Aussi, maintenant, aime-t-il de moins en
moins la guerre et, souvent, dans son for
intérieur, se moque-t-il des radotages pa-
triotiques des bourgeois:
Les hommes apprennent, — chèrement,
il est vrai, — à réfléchir; les perfectionne-
ments mêmes apportés aux machines à tuer,
contribuent à propager la crainte et la haine
de la guerre. Sauf quelques vétérans en-
durcis ou quelques jeunes fanatiques, éle-
vés dans l'ignorance des besoins de leur
époque, les peuples soupirent après le mo-
ment où leur travail ne servira plus à en-
tretenir ces armées permanentes prêtes à
s'entredéchirer.
En dépit des réformes, la troupe cons-
titue entre les mains de la caste gouverne-
mentale une arme dirigée surtout contre
1. Avec la poudre sans fumée et presque sans dé-
tonation, employée aujourd'hui par presque toutes
les armées européennes.
1
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 127
le peuple. Excellente pour fusiller les gré-
vistes et mettre à TordVe les ouvriers mé-
contents, elle ne peut guère défendre le sol,
— rhistoire le démontre — sans la coopé-
ration de ce même peuple.
En effet, Tesprit de l'armée, sa fonction,
sa, raison d'être en temps de guerre, c'est
la marche en avant, l'invasion du territoire
ennemi, la terreur imposée à graads ren-
forts de réquisitions, d'exéeotions sommai-
res, d'états de ^lè^, àe contributions. Ré-
4màiô à Im défensive par une série d'échecs
au début d'une campagne, elle est atteinte
profondément dans son moral, son organi-
sation s'en ressent non moins que des coups
de l'ennemi ; la discipline disparaît avec
la confiance dans les chefs et c'est la dé-
faite irrémédiable, à moins que le peuple
ne soit prêt à se soulever contre les enva-
hisseurs, contrariant leurs mouvements,
déroutant leurs plans, coupant leurs com-
munications, permettant, en un mot, aux
armées vaincues de reprendre haleine et de
se réorganiser pour l'offensive.
128 PHILOSOPHIE DK L'AKARGHIE
L'armée, telle qu'elle existe actuellement,
est donc un rouage oppressif et coûteux
pour le peuple, peu utile pour la défense et
par lequel, souvent, se perpètrent de véri-
tables atrocités au nom de la discipline et
de l'intérêt général ; c'est un rouage à sup-
primer ; mais s'en suivrait-il qu'une société
absolument libre et égalitaire dût être lais-
sée sans moyens de défense contre les na-
tions despotiques ou barbares qui l'entou-
reraient ?
Evidemment non. Aussi, en attendant
l'époque harmonique où la guerre sera de-
venue un hideux souvenir du passé, peut-
on concevoir l'armement général du peuple
comme une solution, sinon parfaite, du
moins préférable au maintien des armées
permanentes.
La nouvelle force ainsi créée pourrait-elle
se passer d'instructeurs, de cadres, disons
le mot qui détonne chez des anarchistes,
de chefs? Ce n'est guère admissible ; des
milliers et même des millions de combat-
tants, éparpillant confusément leurs efforts,
. «<' V " • ^» -• l'»^. .
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 129
incapables d'exécuter tout mouvement
d'ensemble faute d'unité de direction, se-
raient vite vaincus par un nombre bien
inférieur d'adversaires. Sauf quelques com-
bats d'avant-postes, quelques épisodes iso-
lés ; coups de main, attaque d'un convoi,
défense d'un défilé, la résistance serait im-
possible.
Que la guerre soit offensive ou défensive,
elle nécessite toujours l'autorité d'une part,
la subordination de l'autre ; certes, les ef-
forts d'un peuple défendant ses foyers re-
vêtent un tout autre caractère que l'invasion
d'armées despotiques : ils laissent une bien
plus large place à l'esprit de liberté, d'é-
galité et d'initiative, à la spontanéité des
masses, mais ils exigent, pour être couron-
nés de succès, une certaine somme de dis-
cipline et de réelle organisation K
\. La guerre qui, depuis, deux ans, se déroule à
Cuba et dans laquelle trente mille insurgés, insuffi-
samment armés et approvisionnés tiennent en échec
deux cent mille hommes de troupes régulières est la
plus frappante confirmation de ce que nous avan-
çons (1897).
1
130 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Fatalement, il doit en être ainsi : une
société de combat ne peut ressembler à une
société de paix et travail : on ne violente
pas la nécessité. Mais aussi, l'autorité des
chefs militaires ne devra-t-elle pas survivre
aux besoins qui l'auront créée et appar-
tiendra-t-il à tous les citoyens d'y tenir la
main ; là encore, l'éducation anarchiste
sera le meilleur préservatif contre les pro-
nunciamientos.
D'ailleurs, il n'y a pas lieu de s'alarmer
outre mesure : l'art de la guerre, en atten-
dant qu'il disparaisse, est condamné à une
transformation à laquelle la vieille discipline
ne survivra pas. L'homme cessera d'être un
zéro noyé dans la foule ; par suite des in-
ventions pyrotechniques rendant les masses
de plus en plus vulnérables, le combat tend
à s'individualiser, le soldat à conquérir son
autonomie. Si le bataillon est resté l'unité
tactique, la compagnie est devenue l'unité
de combat (règlement du 12 juin 1875 sur
les manœuvres de l'infanterie) ; avec les
canons portant à 24 kilomètres et les fusils
> -» V»»
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 131
à répétition, cet ordre est encore trop serré,
la véritable unité de combat devra se ré-
duire à une vingtaine d'hommes et l'unité
tactique à une centaine : ce sera la guerre
de francs-tireurs, la plus appropriée à un
peuple qui se défend chez lui. Cette trans-
formation, rendue inévitable par les progrès
de la science militaire, supprimera toute
la hiérarchie des sous-Ramollots ; dans ces
petits corps susceptibles de manœuvrer i\so-
lément ou de se relier entre eux pour une
action commune, il n'y aura plus guère
qu'un chef temporaire en contact immédiat
avec la troupe, ce qui est le meilleur moyen
d'entretenir l'esprit d'égalité, de confiance
et d'initiative. D'un autre côté, l'organisa-
tion communiste du pays laissantses défen-
seurs libres de prendre sans formalités et
sans délais, partout où il y aura, pour leur
nourriture et leur équipement, supprime
la kyrielle des fournisseurs, intendants et
autres riz-pain-sel, ces affameurs constam-
ment maudits des soldats. Plus de ces dé-
pôts, de ces files interminables de bagages.
. «r ■« -.-» '
132 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
de ces impedimenta qui embarrassent la
marche des armées et font perdre labataille;
d'ailleurs, grâce aux procédés chimiques
qui permettent de concentrer sous un vo-
lume réduit une grande quantité de nour-
riture, les combattants pourront emporter
des vivres pour plusieurs jours.
La centralisation peut être une nécessité
du moment, toutefois, il faut s'en défier :
elle s'approprie plus à l'agression qu'à la
défense. Elle expose en une fois les forces
d'un peuple et retire toute la vie du pays
pour la porter à un moment donné sur tel
ou tel point : si l'effort suprême échoue,
tout est perdu.
Tandis que les vices de la centralisation
au triple point de vue militaire, adminis-
tratif et politique nous apparaissent d'une
manière frappante dans l'histoire avec l'em-
pire romain ouvert aux barbares, celui de
Charlemagne croulant par son étendue, l'Es-
pagne incapable de défendre ou de recon-
quérir ses colonies, l'Autriche tiraillée entre
ses sujets latins, tchèques, slaves, magyars,
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 133
la France, livrée à l'arbitraire d'un fonc-
tionnarisme aussi absolu que routinier,
nous pouvons reconnaître partout les avan-
tages de Fautonomie quand elle est combinée
avec une entière solidarité. Les Suisses, au- ,
tonomes et solidaires, repoussent au moyen-
âge toutes les attaques de l'Empire; les com-
munes flamandes chassent leurs seigneurs
et tiennent tête aux Français; les Hollan-
dais secouent le joug de l'Espagne et les
Espagnols, à leur tour, reprennent leur
pays aux puissantes armées de Napoléon P^.
Que si les adversaires de l'autonomie citent
l'exemple des Gaulois succombant sous les
efforts de César, l'exemple est faux : les Gau-
lois succombèrent non parce qu'ils furent
autonomes mais parce qu'ils étaient enne-
mis les uns des autres, et encore les confé-
dérations qui surent s'allier tinrent-elles
en échec les Romains bien plus longuement
que ne l'eût fait un Etat fortement centra-
lisé qui, au bout de trois ou quatre grandes
défaites, n'aurait plus su opposer de résis-
tance au vainqueur. Que l'on compare en-
134 PHILOSOPHIE DE L*ikNAAGHI£
core la défaite de la France centralisée à
outrance par Napoléon P**, bondée de fonc-
tionnaires, d'administrateurs, de généraux,
avec la victoire sur l'Europe presque entière
de cette même France en 93, de cette France
encore fédéralisée, défendue par des armées
de sans-culottes organisées, équipées, et
nourries sur place par les municipalités,
les commissaires et une foule de comités
locaux.
Au lendemain de la guerre franco-alle-
mande de 1870-71, Juarez, avec son expé-
rience de vieux guérillero, écrivait que la
véritable tactique, qu'eussent dû employer
les Français pour épuiser et détruire leurs
adversaires était la création d'une foule de
petites armées de 10 à 15 mille hommes,
faciles à conduire et à ravitailler, au lieu de
ces grandes armées de cent mille hommes
disloquées au moindre choc et dégénérant
en cohues sous le commandement de chefs
traîtres ou incapables. Les luttes de toutes
sortes qui marqueront la révolution so-
ciale montreront que cette méthode est
IIP "Il p«f VWV -^'^
** I
PHILOSOPHIE 1>E L'ANARCHIE 18&
la meilleure pour, une giierre défensive*.
Voiià pour les combats en î«se campagne.
Quant à la résistance des villes, te laoyens
scientifiques y joueront le principal ïèie.
Une cité comme Paris, Londres ou Berlin
a des ressources incalculables : toutes les
armées assiégeantes fondraient sous la pluie
de feu lancée par des aérostats, s'englouti-
raient dans le sol déchiré par des. substances
explosives, tomberaient foudroyées par l'é-
lectricité. Plus de citadelles, de remparts,
de murs crénelés, tout cela a fait son temps
et doit rejoindre dans le musée des antiques
le casque et le bouclier ; la vieille barricade
agonise et, à la place des bastions où les
sentinelles montaient la garde, Tarme au
bras, s'allongeront, fortifications mobiles^ les
lignes de chemin de fer, sillonnées de loco-
\ . Nous avouons avoir eu en vue, en écrivant ce
chapitre, beaucoup moins des conflits hypothétiques
en Pan 2000 que d'autres luttes à plus brève échéance.
La guerre européenne et la révolution sociale nous
ont toujours apparu deux fatalités historiques, insé-
parables Tune de l'autre (4897).
7*»^
136 PHILOSOPHIE DK L'ANARCHIE
motives armées de canons S meurtrières et
insaisissables aux coups de l'ennemi.
La découverte de la direction des aéros-
tats aura pour résultat, un jour, — bientôt
peut-être, — de rendre la guerre si effroya-
ble qu'elle deviendra impossible 2. Le pro-
blème de la navigation sous-marine n'est
pas encore résolu, on le trouvera; en atten-
dant, les cuirassés géants, malgré tous leurs
engins protecteurs, blindages et filets, sont
livrés aux atteintes mortelles des invisibles
torpilleurs : dix hommes dans une coquille
de noix peuvent faire sauter un navire avec
tout son équipage. C'est la révolution de la
tactique sur mer comme sur terre.
On le voit, tout contribue à détruire cette
vieille machine oppressive et disciplinée :
les armées permanentes, pour les rempla-
cer par l'action spontanée du peuple valide
1. Ce système de défense, le plus logique, est re-
commandé pour les camps retranchés par le comman-
dant Mougin et le général Brialmont.
2. Et d'internationaliser les peuples : octrois, doua-
nes, frontières seront, du fait, annihilés.
T^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 137
tout entier. Si cette organisation admet en
temps de crise, l'autorité, fondée du moins
sur les talents et justifiée par les nécessités,
ce n'est qu'un accident qui finit avec le dan-
ger. D'ailleurs, et ceci doit être un stimu-
lant énergique pour les propagandistes du
socialisme international, il n'y a pas à dou-
ter que lorsque les gouvernements auront
sombré sous la colère des masses et que les
frontières seront effacées, tout motif de
guerre entre les humains aura disparu.
8.
ART ET SCIENCE
La haine dont les anarchistes poursui-
vent les monuments d'un passé odieux in-
digne les partisans de la science et de Tart
officiels.
« Vous êtes des barbares! » crient-ils
aux révolutionnaires.
Il s'en faut, mais, d'abord, qu'on se rap-
pelle que jamais les barbares n'ont amon-
celé autant de ruines que les prétendus
civilisés.
Les Romains, vainqueurs incultes, res-
pectèrent^les tableaux etjles statues de la
PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE 139
Grèce conquise; les Goths épargnèrent les
monuments de Rome, que devaient détruire
. les papes ; les Arabes civilisèrent l'Espagne
que désolèrent les pieux chrétiens; les bri-
gands de 93 transformèrent Paris, élargi-
rent les rues, percèrent des voies, jetèrent
bas des cloaques, célébrèrent des fêtes pom-
peuses, défrichèrent le sol français; Bona-
parte, homme d'ordre, pilla les musées de
l'Italie et, devenu empereur, dévalisa l'Eu-
rope de ses chefs-d'œuvre.
« La force estl'accoucheuse dès sociétés»,
a dit Karl Marx : les anarchistes sont les
accoucheurs du xx® siècle. Au cours de leur
rude travail peuvent-ils marchander leurs
coups? Quand il s'agit de délivrer l'huma-
nité, qu'importe si quelque joyau rare vient
à être brisé I
L'homme, n'ayant pas encore de raison
et ignorant la science, .s'est fait une religion.
C'est cette religion, dont il se détache de
plus en plus, qui continue à peser sur lui
et dont il faut détruire les vestiges. Jusr
qu'ici, elle s'est transformée, atténuée
«" •
140 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
même, sans disparaître. Les chrétiens bri-
sèrent les statues des divinités olympien-
nes tout en s'appropriant les pompes du t
paganisme susceptibles de séduire; ce fut,
du reste, la fusion de deux mythologies :
le dogme ancien disparut, les cérémonies
plus ou moins modifiées restèrent. .
A leur tour, les déistes du xviii* siècle
proscrivirent le culte chrétien et le rempla-
cèrent par celui de la Raison, — quelle
folie ! — puis de TEtre-Suprême : une grave '
mascarade. De Numa à Grégoire VII, de
Grégoire VII à Robespierre, il y a toute
une filiation.
Et aujourd'hui, la Franc-Maçonnerie est
une religion; la Libre-Pensée en est une
autre : le matérialisme a ses rites, tout
comme le déisme : autrefois, on mangeait
maigre le vendredi-saint, c'était la règle,
aujourd'hui, on mange gras, c'est la mode,
— mode qui devient tradition, — où est
la différence? Le respect de l'Etat est un
restant de religiosité.
Ce sont les rôverie3 métaphysiques qui
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 141
rendent l'homme esclave sur la terre, lui
ouvrant en échange les régions vides du
ciel, que les anarchistes doivent combattre
sans pitié. Tout ce qui symbolise le mysti-
cisme doit être brisé : l'autel, devant lequel
l'homme agenouillé perd son moi, fait abs-
traction de son être; le confessionnal, où
un espion enjuponné se fait Dieu; la croix,
emblème de ces odieuses vertus chrétiennes :
l'humilité, la résignation.
Vous êtes-vous jamais promené sous ces
hautes voûtes, frappant du pied la dalle
sonore qui vous renvoyait un écho ? Vous
êtes-vous arrêté demi-perdu dans l'ombre
des colonnades, fixant les vitraux gothiques
où, parmi les rosaces violacées, se joue
mystérieusement la lumière? Avez-vous
respiré cette odeur à la fois fade et péné-
trante de l'encens, pendant que des chants
inintelligibles montaient à votre oreille
comme une harmonie d'outre-monde? Oh I
tout est bien combiné pour saisir, annihi-
ler l'être humain; de cette ombre, de ces vi-
traux^ de cet encens, de ces chants latins,
142 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
il ôe dégage un ensemble d'impressions qui,
comme un haschich, monte au cerveau et
le déséquilibre.
Tout cela est à détruire de fond en com-
ble, il n'y a pas de modification possible :
ou toute la vérité ou toute Terreur. Après
Lamarck, Darwin, Bûchner, Moleschott, il
n'y a plus place pour l'Ètre-Suprême ou la
déesse Raison.
Les saints sacrements au creuset! les
Bons Dieux de plâtre au mortier ! les con-
fessionnaux au chantier pour faire des fa-
gots! si c'est là être iconoclastes, oui les
anarchistes le sont. Quant à la carcasse des
églises, elle pourra servir d'école ou de gre-
nier public.
Un autre fanatisme, c'est celui de la pa-
trie. A grand accompagnement de cuivres,
on rugit :
« Tremblez, ennemis de la France. »
Et des violons pleureux, des accordéons
enrhumés, des orgues criardes renchéris-
sent.
« Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre. »
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 143
Et les drapeaux claquent au vent, les co-
cardes s'arborent, des centaines de milliers
d'images représentent des généraux cha-
marrés, le laurier au front, l'épéeàlamain, —
on est si enthousiaste qu'on assommerait
un Allemand par amour de la patrie, comme
^u moyen-âge on offrait à Dieu là grillade
d'un hérétique, — pendant que quelque
peiïxtee de médiocre talent, spéculant sur les
sentiments patriotiques du jury, présente à
l'Exposition un tableau de bataille qu'on
ne pourra faire autrement que d'accepter.
Tout cela est à supprimer, mais tout cela
n'est pas l'art.
Qu'est-ce donc que l'art? Eh! tout ce qui,
en charmant l'esprit, flattant les sens, con-
tribue au progrès humain. Qu'on éventre
les églises, qu'on brûle les drapeaux, l'art
n'en reculera pas d'une ligne : bien au con-
traire. Mais celui qui détruirait par plaisir
le Louvre ou la Bibliothèque Nationale se-
rait un insensé.
La nature ne fait pas de saut, a dit Leib-
nitz. On peut faire table rase de toutes les
144 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
institutions politiques et sociales de l'huma-
nité, on n'anéantira ni en un jour ni en un
siècle le souvenir de son histoire, de ses ef-
forts, dé ses ébauches. A quelques pas des
massives divinités assyriennes, la Vénus
de Milo apparaît comme une évocation dû
génie grec. Les madones déjà vivantes de
Raphaël reposent des froides vierges de mar-
bre couchées sur les sépulcres chrétiens.
Murillo, Rubens, Watteau, vos personna-
ges si différents, nerveux,^ hâlés, épanouis,
débordant de chair, roses et pomponnés font
revivre les siècles écoulés. Qu'on débou-
lonne une deuxième fois la colonne Vendôme
monument élevé à la gloire du crime; qu'on
jette bas les statues de Louis XIV, de Henri
IV, ce renégat royal, et de Gambetta, ce re-
négat bourgeois, mais qu'on respecte dans
le Louvre le musée de l'art international.
Il n'est meilleur terrain pour faire ger-
mer et développer l'art qu'une société libre,
entièrement libre. Tous les tyrans de génie
qui, sous prétexte d'encourager les talents,
ont pensionné leurs flatteurs aux frais des
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 145
peuples, n'ont fait que fausser l'esprit, cou-
per les ailes à l'inspiration, rapetisser tout
à leur goût personnel.
L'art grec n'avait pas attendu Périclès.
Quelle différence entre les œuvres d'Eschyle
et celles des poéticules de l'époque démé-
trienne et de la domination romaine, entre
les Philippiques de Démosthènes et les ha-
rangues des rhéteurs enseignant à prix d'or
l'éloquence selon les règles! A l'Agora, on
parle une autre langue: tout est subtilisé,
quintessencié, maniéré; on sent que la li-
berté n'enflamme plus les cœurs des petits-
fils de Thrasybule.
Partout où règne la servitude, l'inspira-
tion fait défaut, le génie se tarit. Les meil-
leures odes d'Horace, ne sont pas celles où
il célèbre , Auguste et Mécène *; l'Enéide,
monument de flagornerie élevé à la gloire
delà maison de César, ne vaut pas les Géor-
{, Sauf une, Tode « Justum ac tenacem,., » où,
après avoir célébré avec beaucoup d'élan l'homme
qui ne fléchit devant aucun maître, il place modes-
tement Auguste au rang des dieux.
9
-F 'V.Ti
146 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
giques qui chantent l'impérissable nature
et, peut-être, Virgile s'en rendit-il compte,
lorsqu'à sa mort, il ordonna de brûler son
œuvre. De tous, le plus grand est peut-être
le plébéien Plante, qui anime d'un souffle
de vie ses personnages : marchands, para-
sites, esclaves, courtisanes *.
Dureste, les Latins n'eurent guère qu'un
art d'importation ; chez, eux, le culte exclu-
sif de la force tua le culte de Tesprit. On
sait les vers du poète :
Grœcia capta ferum victorem cepit et aries
Intulit agrès ti Latio ^.
Après Auguste, il n'y eut plus à Rome
que des professeurs grecs enseignant la rou-
tine et les règles qu'ils avaient apprises. Ce
fut un malheur; ils créèrent un peuple de
i . Le théâtre se développe surtout chez les peuples
à tcQdances libertaires; les nations croupies dans l'i-
dolâtrie monarchique n'ont que de froides et immo-
biles statues.
2. «La Grèce conquise subjugua son farouche vain-
queur et introduisit les arts dans le grossier Latium, »
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 147
copistes qui se croyaient des écrivains et
de bavards qui se croyaient des orateurs.
Quelques historiens indignés, Tacite,
Suétone ; deux poètes pamphlétaires ; puis,
la pourriture du bas-empire, l'effondrement
irrémédiable : personne n'ose ramasser le
Ipuet de Juvénal. Plus rien, sauf quelques
Plissages de TertuUien et d'Origène, qui ont
enccfcc^ la flamme de l'apostolat ; aussi,
combien ^s champions du christianisme
encore naiagaoït sont-ils supérieurs à leurs
successeurs déj^ gangrenés, les disputeurs
bavards des conciles., les moines fanatiques
et ignorants !
Au moyen-âge, il fufe défendu de penser :
tout art fut réduit à l'archît%cture religieuse.
Mais des <;ommotions politiques commen-
cent à faire chanceler la tyrannie féodale
et voici une littérature qui se forme : chro-
niques, romans, poésies.
Secouant le joug du latin, Dante ose
écrire dans sa langue. Les idées théologî-
ques du proscrit républicain font sourire
aujourd'hui ; mais la forme de l'œuvre
?^- - ■\-
148 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
reste et elle est bien supérieure aux fadas-
séries des poètes courtisans d'un Léon X
ou d'un Alphonse d'Esté.
Et Villon, le gamin frondeur et voleur,
Rabelais, le curé anarchiste, combien ne
sont-ils pas au-dessus d'un Boileau ?
La Réforme et la Renaissance font à l'Eu-
rope une vie nouvelle. Des républiques
italiennes débordent des légions de glorieux
artistes qui traitent d'égal à égal avec les
rois, les empereurs et les papes.
Dans les libres communes des Flandres,
à l'abri des brutalités féodales, des peintres
audacieux osent reproduire la vie telle qu'elle
est. Plus de ces madones chlorotiques, de
ces archanges anémiés 1 place au sang plé-
béien, aux chairs roses et vivantes de Ru-
bens et de Rembrandt.
Richelieu se piquait de protéger les arts
et il ne put souffrir un Corneille. Les vers
enflammés du vieux poète sonnaient aux .
oreilles du cardinal comme une évocation
de la république romaine dangereuse pour
la foi monarchique. L'Académie lui plaisait
jf.
• '^^T*'?*^*'-.' '"^^. ^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 149
mieux avec son cortège de nullités officiel-
les : Conrard, Chapelain, Desmarets, Bois-
robert.
Louis XIV voulut renforcer sa cour d'une
basse-cour : les hommes de plume furent
pensionnés presque à l'égal des valets de
chambre. Tandis que le bon Lafontaine",
vivant prudemment loin du Roi-Soleil met.
tait dans la bouche des animaux ce qu'un
homme n'eût pas osé dire : Notre ennemi,
c'est notre maître, et que Molière philo-
sophe mélancolique et railleur, trouvait
l'homme avec ses vices et ses ridicules, là
où l'harmonieux Racine ne voyait que des
courtisans de Versailles, transformés en
Grecs et en Romains, un pédant chagrin,
Despréaux, qui eût pu se contenter d'être
un bon critique, crut devoir formuler les
règles de l'art d'écrire.
Se figure-t-on une chose aussi intangible
que la pensée, aussi subtile que l'inspira-
tion, soumise à des règles, chargée de chaî-
nes I Défense de voler de ses propres ailes :
arrière les adjectifs vulgaires et les mots
150 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
roturters : place au style noble ! Arrière
l'imagination, l'audace, le caprice : place
à l'unité d'action, de temps et de lieu. Fai-
tes amende honorable, Arioste, Camoëns,
Hercilla I cache-toi, Shakespeare, qui t'i-
magines qu'il est permis d'avoir du génie
en dépit des législateurs de l'art l Mais, qui
daigne s'occuper de Shakespeare ? Et Val-
miki, sait-on s'il a écrit le Ramayanâ ?
Le propre du génie, c'est de s'élever d'un
coup d'aile au-dessus de toutes les règles ;
les aristarques ont engendré la foule des
misérables copistes.
Après la mort du Grand Roi, il y eut en
France iine détente : tout le monde voulant
vivre, on eut presque le droit de penser ;
l'idée commença à se dégager de la forme;
on interrogea moins les maîtres et davan-
tage la nature. Résultat : Montesquieu,
Voltaire, Rousseau, Diderot.
Sous Napoléon P^ il y eut pour la parole
un bâillon et pour la pensée un éteignoir.
Les poètes ne pouvaient que célébrer sur
commande les lauriers de Bellone ; les élè-
%■;'"
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 161
ves de David peignaient des Romains :
beaux-arts, littérature, poésie, tout fut
guindé, contrefait, atroce.
La Restauration remit u^n peu d'ombre
sur l'ombre : le père Loriquet écrivit l'his-
toire et Cuvier se chargea de marier la science
etlaBible. Unseul homme, Courrier, fouetté
«
par l'indignation, s'éleva dans le pamphlet
à l'éloquence de Juvénal.
Mais le xix^ siècle rompt ses lisières : on
arrive à 1830. De toutes parts, déborde le
besoin de liberté : guidée par un poète de
génie, une pléiade de beaux talents part en
guerre contre les classiques : « A bas Des-
préaux I à bas ce polisson de Racine I à
l'eau les académiciens ! » Et les Gautier,
les Banville, les Musset, les Barbey d'Au-
revilly, les Méry, les. Sandeau, les Dumas
brillent tout d'un coup dans le roman, dans
la critique, dans le théâtre, renversant les
vieilles idoles, traçant des voies nouvelles,
pendant que les écrivains socialistes formu-
lent avec chaleur la critique de la vieille
société et que, révolutionnaire malgré lui,
152 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Henri Heine, ce Prussien si français et si
parisien, crible des traits de son esprit
mordant les politiciens de France, les chau-
vins d'Allemagne et salue le communisme *.
Le 2 décembre marqua un recul : Napo-
léon in, en bon tyran, proscrit la pensée.
Sous son règne, le roman est nul, — Mon-
tépin remplace Balzac, — le journal est
au-dessous de rien, le théâtre tourne à la
féerie et aux exhibitions de chair. Mais
quel est ce refrain d'opérette qui arrive? Aux
applaudissements de spectateurs couron-
nés, deux hommes, révolutionnaires à leur
façon, bafouent sur des airs d'Offenbachles
rois et les dieux. Laissez clamer les rigo-
ristes, cette folie réveillera le bon sens ;
l'esprit revient par le rire et, avec l'esprit,
la dignité : la satire va devenir pamphlet.
Dans les dernières années de l'empire, la
révolte souffle partout : elle se traduit par
le pinceau, par le crayon, par la plume ;
Rochefort allume saLanierne, vingt journaux
i . Notamment dans la préface de Lutèce.
PLILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 153
criblent le pouvoir de leurs fines attaques.
Enfin, Tempire est à terre ! à terre ]a
censure et les tribunaux ! l'art va être li-
bre... non, pas encore : ce n'est la vraie
révolution, les hommes seuls ont changé.
Mais n'importe, une bouffée d'air frais passe
sur les fronts alourdis. Malgré la chute de
la Commune, de la Commune qui compta
tant de beaux talents : le peintre Courbet,
le poète Vermersch, le chansonnier Pottier,
le réaliste Vallès, le romantique Pyat, le
sincère Vermorel, l'élégant Grousset ; mal-
gré la répression, l'état de siège, le retour
offensif de la littérature vénale, on se déta-
che des vieilles idoles. On commente Dar-
win, on lit Biichner, on délaisse les froids
rabâchages, on cherche l'art dans la vie et
la science dans l'observation. Zola et les
naturalistes livrent une guerre à mort aux
romantiques : sous leurs coups, la vieille
ferblanterie vole en éclats. Démolisseurs
avant tout, ils manient la plume brutale-
ment, comme une massue : on sent qu'on
n'est encore qu'à une époque de transition.
9.
15i PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
La liberté seule peut permettre à l'art
d'atteindre tout son développement, aux
connaissances de se vulgariser dans les
masses. Demain, l'art devenu vraiment po-
pulaire et accessible à tous, brillera plus
radieux que jamais.
Certes, au début de la révolution sociale,
la satisfaction des besoins vitaux, si long-
temps inassouvis, primera toutes les aspi-
rations esthétiques. Il faudra assurer le
pain, le logement, pourvoir à l'avenir et con-
solider l'œuvre accomplie, avant de songer
aux brillantes superfluités ; mais, attendez
un peu, et ces superfluités seront devenues
un besoin. Les prolétaires, sevrés jusqu'ici
de toutes distractions intellectuelles, con-
damnés au cabaret parce que l'art n'a pas
été mis à leur portée, une fois devenus de
bêtes de somme des créatures pensantes,
ne resterontpas en retard sur les bourgeois *.
i. Actuellement, la misère forçant les familles
pauvres à envoyer en apprentissage leurs enfants
avant l'âge où une vocation se dessine, le dégoût
8*empare de ces petits sacrifiés qui gâchent le métier
-«aaa
T-^r»?*^
PlilLOSOPHIE DK L'ANARCHIE 155
lien est de même pour les sciences. Qu'on
n'argue pas de quelques princes philoso
phes tenant en laisse des savants dans
leur ménagerie : découplés, ces savants eus-
sent peut-être été plus redoutables. Faut-il
rappeler le grand nombre des inventeurs
méconnus, repoussés par la routine des
corps officiels : Jacquart, Cugnot, Fulton ;
les Aristarque, les Colomb, les Vésale, les
Palissy et les Galilée persécutés ; les au-
tres, comme Cuvier, achetés pour concilier
ce qui est inconciliable : la science et la
foi?
L'ignorance des masses fait la force des
gouvernants ; de tout temps, la grande ques-
tion a été de soustraire au peuple les bri-
bes du savoir humain. Profane qui osait
auquel ils soot attachés. Quel soin peut apporter à
son travail l'apprenti serrurier, qui, regardant une
statue ou un tableau, a senti s'éveiller en lui le goût
des beaux-arts, tandis que tel autre enfant, mis à
l'école de dessin, ne fera jamais qu'un artiste mé-
diocre et eût pu faire un excellent serrurier ? Que
de forces, de talents ainsi inutilisés, contrariés, per-
dus!
,»
156 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
jeter un coup d'œil sur la mystérieuse Na-
ture l Les prêtres d'Egypte et de Chaldée,
les brahmanes de l'Inde ont préféré laisser
perdre des trésors de connaissances plutôt
qued'enfaire profiter l'humanité. Lascience.
désormais, doit être vulgarisée, car si elle
demeurait l'apanage d'un petit nombre
d'hommes, une aristocratie ne tarderait pas
à se reformer : c'est ainsi que se sont créées
la plupart des religions et des castes.
Dans une société communiste-anarchiste,
la liberté de tout penser et de tout dire, la
certitude de ne pas manquer du nécessaiire
pendant la période d'étude et d'expérimen-
tation, la faculté de se procurer les engins
spéciaux, aujourd'hui si coûteux, demain
mis à la disposition de tous, feront faire aux
sciences des pas de géant.
?3^
♦"' " »-- ^-rwi
QUELQUES ANTITHÈSES :
DROIT ET LOI — SUFFRAGE ET DÉLÉGATION
— LIBERTÉ ET IDENTITÉ —
INITIATIVE ET AUTORITÉ
Rien n'est plus fréquent que de voir la
masse, jugeant sur l'apparence, confondre
des idées en réalité fort contradictoires.
Ainsi droit est négation de loi. Le premier
vient de la nature ; la seconde du caprice
d*un maître. Le droit, résultant des rap-
ports et de la manière d'être des individus,
est imprescriptible et inaliénable, il est inhé-
rent à l'humanité : dans mille ans, comme
1&8 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
aujourd'hui, comme jadis, tous les hommes
auront le droit de vivre et d'être libres; chez
les Lapons comme chez les Français,
comme chez les Chinois, chacun, en dépit
des lois plus ou moins baroques, a le droit
de manger, de se vêtir et de s'abriter, et,
tandis que la loi défend au malheureux va-
gabond d'apaiser sa faim avec les fruits de
la terre et de reposer sa tête même sur le
sol nu, le droit lui crie : « Mange et dors! »
Le droit est la négation de la loi humaine
par cela seul qu'il est l'affirmation de la loi
naturelle.
Les lois naturelles, auxquelles nous som-
mes tous soumis, qui nous ont faits ce que
nous sommes, ont donné à l'homme un
estomac, — et il a le droit de manger ; —
un cerveau, — et il a le droit de penser ; —
des sens, — et il a le droitd'aimer.
Le droit est juste parce qu'il est essentiel-
lement humain; la loi, au contraire, est es-
sentiellement tyrannique parce qu'elle est
faite par des hommes contre d'autres hom-
mes. Tout individu sain d'esprit connaît,
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIE 159
sent son droit, mais les lois, souvent obs-
cures et contradictoires, ne sont que l'ex-
pression d'une volonté despotique, que ce
soit celle d'un souverain ou d'une assemblée.
Tibère, Néron, Alexandre VI, Louis XIV,
Bonaparte ont fait des lois; les lois de Louis-
Philippe proscrivaient les bonapartistes et
les républicains ; les lois du second Empire
proscrivaient les républicains et les orléa-
nistes; les lois de la troisième république
proscrivent les princes d'Orléans et les Bo-
naparte. Parmi ces lois contradictoires,
quelles sont les vraies, les justes, les res-
pectables? Affaire d'appréciation, d'oppor-
tunité !
Dans notre société criblée de lois, le droit
est partout méconnu. Dans une société
libre, respectueuse du droit de tous, la loi
despotique doit céder la place au contrat
toujours modifiable et révocable, aux déci-
sions prises d'un commun accord.
Cela nous amène à la question du suf-
frage universel : est-il juste que la volonté
du plus grand nombre doive l'emporter ?
160 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Tout d'abord, remarquons qu'il est ab-
surde de prétendre que le nombre ait quel-
que chose à faire avec la logique. Bien au
contraire, dans la longue histoire de l'hu-
manité, tous les progrès ont été conquis de
haute lutte par des minorités. Colomb était
minorité lorsqu'il affirmait l'existence d'un
nouveau monde; Galilée était minorité lors-
qu'il attestait le mouvement de la terre : Ba-
beuf, proclamant le droit à la vie, était mino-
rité, et les anarchistes, qui ont certainement
le mot de l'avenir, sont actuellement mi-
norité.
Le suffrage universel n'a donc rien à voir
dans les questions de philosophie où de
science.
Dans les questions politiques? Ne l'a-
t-on pas vu acclamer successivement la
royauté, l'empire et la république? Et, d'ail-
leurs, les travailleurs ne vivent pas de la
politique, ils en meurent : leur rôle doit
être. de la supprimer.
Cependant, il est un point sur lequel le
suffrage seul peut décider : c'est sur ces
r •■'■/ "i — 7 V i
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 161
questions primordiales qui touchent à la vie
quotidienne de tous : Tallègement du tra-
vail, la production, rechange, la répartition
des produits, la nourriture, le logement. Là,
les plus simples comprennent à merveille
leurs intérêts, et les intérêts de chacun de-
vant, dans une société communiste, s'iden-
tifier aux intérêts de tous, il n'y a plus à
craindre ces divisions profondes d'opinion,'
ces émiettements, ces intrigues qui, dans
les assemblées parlementaires, empêchent
toute réforme d'aboutir. D'ailleurs, il n'y a
pas d'autres moyens de se rendre compte
des besoins d'une société que de consulter
chacun de ses membres. Dire qu'il n'y aura
point parfois quelques heurts serait hasar-
deux, mais là, encore, le remède est dans la
liberté, les mécontents ayant toute latitude
de quitter les groupements dont l'esprit
leur déplairait pour s'associer à des citoyens
partageant leur manière de voir.
Le suffrage, c'est la liberté qu'a un ci-
toyen de régler ses affaires dans la chose
publique. Par quelle monstrueuse aberration
162 >flILOSOPHIB DE L'ANARCHIE
ce suffrage a-t-il pu être confondu avec la
délégation de pouvoir qui enlève aux citoyens
leur souveraineté pour en investir un petit
nombre d'individus?
C'est justement au nom de sa souverai-
neté que le peuple doit refuser de se donner
des maîtres dans la personne de soi-disants
représentants qui le gouvernent à leur gré.
Quelle triste comédie que d'entendre l'élec-
teur de Bonaparte, Thiers ou Ferry dire
avec orgueil : « Je suis souverain l » Eh !
non, tu n'es qu'un pauvre esclave.
Il est impossible de définir dans ses dé-
tails ce que sera la société de demain; elle
ne se laisse entrevoir que dans ses grandes
lignes. Toutefois, on peut hardiment décla-
rer que Chambre et Sénat disparaîtront
comme disparurent les antiques parlements
qui, sous la monarchie absolue, pouvaient
être le palliatif mais jamais le frein de l'ar-
bitraire royal. Les groupements et corpora-
tions constituant la commune seront en
pleine vie et c'est là que s'élaboreront con-
trats et décisions, mesures d'intérêt général,
-j^, ■^*- V • - -\i r-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 163
en un mot, tout ce qui concerne la vie so-
ciale.
Une société libre pourrait-elle être une
société d'égaux? liberté, égalité, ces deux
idées ne sont-elles pas incompatibles?
Incompatibles, oui évidemment, si, par
égalité, on «ntend identité. Certains socia-
listes, poussant l'esprit de système à des
limites invraisemblables,' voudraient que
tous, mangeant à la même table, CÔiïse*û-
massent le môme nombre et la même qua-
lité de mets, fussent habillés d'une même
étoffe, logés et meublés pareillement : on a
peine à croire à un pareil fanatisme. Si un
tel genre de vie prévalait, i6 spleen ne tar-
derait pa§ à s'emparer de l'humanité et le
suicide à devenir le grand refuge.
Mais, par égalité, les hommes sensés ne
peuvent entendre l'égalité physique, intel-
lectuelle, et morale qui réduirait notre es-
pèce à un seul homme tiré à des millions
d'exemplaires. Ce serait la mort du progrès
qu'alimentent seuls la diversité,, le choc
des idées et des efforts.
164 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Par égalité, il s'agit pour les anarchistes
d'égalité sociale, tous les êtres humains
ayant le même droit à la jouissance de la
richesse collective et le môme devoir de
contribuer à sa production. Il ne peut plus
être question d'égalité politique, la politi-
que disparaissant avec ses mensonges, ni
d'égalité civile, les lois et les codes cessant
de régir la libre humanité.
La femme n'aura plus à s'agiter pour con-
quérir des droits dont elle n'eût pas fait un
meilleur usage que l'homme. Plus de par-
lements, donc point de femmes électrices
et éligibles. Plus de lois, donc plus de re-
vendications en faveur de l'égalité civile
des sexes.
Un cordonnier sera autant qu'une insti-
tutrice et une couturière autant qu'un as-
tronome, pas de différence entre ces fonc-
tions. Point de commandants, point de
commandés : ce sera la véritable harmonie
basée sur la liberté individuelle et l'égalité
sociale.
Cependant, beaucoup, tablant sur l'apa-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 165
thie actuelle des masses, redoutent que la
disparition d'un gouvernement chargé de
penser pour le peuple n'entraîne l'affaiblis-
sement de l'activité humaine.
Cette activité, sans laquelle nous tombe-
rions dans l'immobilité des vieux peuples
d'Orient, se manifestera au contraire avec
d'autant plus d'intensité qu'elle ne sera
plus entravée par un pouvoir s'efforçant
d'absorber, de concentrer toutes les forces
vives de la société.
Le rôle des gouvernements n'a-t-il pas
été jusqu'ici de servir non de stimulant
mais de frein ?
Les individus libres jetant au vent leurs
idées, se groupant par affinités, impulsant
la masse, l'activité, non plus de quelques
dirigeants mais de millions de citoyens,
voilà la garantie que l'anarchie donnera au
progrès humain *.
i. Dans une telle société, il est évident que la presse
aura un rôle immense à jouer. Ce sera elle qui re-
cueillant, concentrant la pensée éparse dans les fou-
les, servira de grand moteur. Et son action^ dirigée
-, -■•■ — ■•-•
166 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
L'esprit d'initiative d'un individu peut, à
la vérité, se transformer insensiblement en
esprit d'autorité: le correctif, le remède
tout-puissant, réside justement dans l'es-
prit d'initiative de tous.
Grâce à cette constante émulation,rhomme
croîtra en valeur sans être à même pour
cela de devenir le tyran de ses semblables.
cxclusÎTemenl ^ets le» entreprises utiles, ne sera
plus à craindre puisqu'il n'y aura plus ni poIitiqtt&,
ni numéraire, ni gouvernement. Quelle différence
avec le journalisme actuel où la sincérité et le ta-
lent ne peuvent être qu'exception I
k •
NOUVEL ORGANISME. - LES
AFFINITÉS
En ce moment, le monde de la politique
s'écroule, le monde du travail se crée.
Sénat, Chambre, conseils municipaux et
généraux, présidence de la république,
ministères, conseil d'État, tous ces rouages
d'une société usée, s'arrêtent ; ils ont fait
leur temps, ils ne comptent plus dans la
vie publique ; si quelque chose se fait en-
core, c'est sans eux ou malgré eux.
Ces corps majestueux, devenus de véri-
168 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE *
tables superfétations, n'ont plus de base ;
ils s'effondreront au premier choc.
Quel signe des temps, quand on entend
le campagnard inculte, celui qui dans son
ignorance assommerait un anarchiste, appe-
ler les ânes des ministres et les cochons
des sénateurs ; quand on voit l'ouvrier des
villes, tout enclin qu'il est à politicailler,
poursuivre de ses lazzis les députés, les
vingt-cinq francs î
La politique, vieille prostituée qui vou-
drait, mais ne peut, se faire passer pour
vierge !
Tant que le régime des castes, aboli
nominalement par la grande révolution,
subsiste, la bourgeoisie étant implicite-
ment considérée comme le centre et le cœur
de la nation, les institutions bourgeoises
ont leur raison d'être. Mais voilà que le
prolétariat, de plus en plus nombreux et
conscient, refoule à son tour la bourgeoisie
comme celle-ci a refoulé la noblesse. Les
•
institutions de la bourgeoisie ne peuvent
convenir au prolétariat, elles tomberont
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 169
avec' la classe dont elles sont l'émanation.
Les bourgeois, qui vivent sans travailler,
font des avocats, qui vendent leurs paroles
et qui font des députés, lès députés font des
sénateurs et des ministres. Les prolétaires,
qui n'ont ni temps, ni argent, ni instruction,
n'entrent guère dans cet Olympe; quand
ils y entrent, c'est pour s'y corrompre.
Et cela se comprend : pris dans l'engre-
nage, députés, sénateurs, ministres sont
obligés de subir l'impulsion qui régit leur
milieu. Les voilà, malgré leurs résolutions
primitives, obligés de vivre au jour le jour
d'intrigues, de parlottages, de cabalQ3 de
couloirs, de subordonner leurs projets à des
coalitions de groupes. Les affaires sérieuses
sont délaissées, abandonnées à des secré-
taires, à des bureaux et, en route, tout
s'arrête, se déforme *.
1. Une preuve entre mille de celte impuissance,
c'est la situation d'annihilement pénible même pour
leurs adversaires dans laquelle se sont trouvés trois
leaders socialistes considérés comme de hautes va-
leurs : Granger, Lafargue et Guesde. Le premier,
16
170 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Ce sont les groupements ouvriers, syndi-
cats, corporations, qui briseront un jour la
puissance de la bourgeoisie. Mais troquer
un despotisme contre un autre serait une
véritable duperie ; rien n'est plus oppressif
que ces parvenus si humbles à leurs dé-
buts. Remplacer l'autorité d'un parlement
par celle d'un conseil syndical ne peut être
l'idéal des prolétaires désireux de s'éman-
ciper ; si ceux-ci laissent quelques délégués
s'ériger en maîtres, ils sont perdus: le pe-
tit pouvoir grandira, le temps consacrera
les usurpations et une hiérarchie nouvelle
viendra détruire l'égalité sociale.
Dans la peau de tout Français, a-t-on
organisateur puissant et chef du vieux parti blan-
quiste, se retira de la vie politique, écœuré. Le se-
cond, savant nourri, se fit ramasser d'importance
par le clérical de Mun, et Guesde, l'infatigable im-
portateur et propagandiste du marxisme en France
ne parut au parlement que pour s'y faire souffler son
prestige par l'ex-centre gaucher Jaurès, bel orateur
sans convictions, et abdiquer la direction de son
parti aux mains du radical-socialiste Miljerand»
chef désigné du futur cabinet socialiste (1897).
PHILOSOPHIE DE L'ANARGHIB 171
dit, il y a un fonctionnaire qui sommeille.
Dans la peau de combien de révoltés n'y a-
t-il pas un oppresseur du lendemain ? Or il
s'agit non de déplacer l'oppression, mais de
la détruire.
Le groupement des efforts est nécessaire
pour la lutte, il est nécessaire aussi pour
assurer au lendemain le fonctionnement de
la machine sociale.
Mais comment doit - s'effectuer ce grou-
pement? -- Suivant les nécessités, disent
les autoritaires. Suivant les affinités, ré-
pondent les anarchistes.
Il faut se garder d'être absolu et de se
payer de mots.
Les nécessités ne se violentent pas, cela est
de toute évidence, mais si, sous prétexte de
nécessité, les éléments les plus divers vien-
nent s'agglomérer, on n'a qu'un je ne sais
quoi hybride, sujet à des déchirements per-
pétuels, tiraillé dans tous les sens et inca-
pable d'efforts.
Les groupements opérés à la diable se
dissolvent rapidement ; seuls, les groupe-
172 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
ments. basés sur la communauté de but, la
sympathie et l'étroite solidarisation des in-
térêts résistent au temps et aux obstacles.
C'est ce qui explique pourquoi Vunion
des révolutionnaires des différentes écoles,
souhaitée pourtant par un grand nombre, a
toujours été impossible, chacun voulant
tirer de son côté dans le sens de ses idées
et de ses préférences théoriques, tandis que
l'union de certains petits groupes, fondée
sur l'entente absolue et l'amitié, a toujours
été inébranlable.
Certes, le bouleversement révolutionnaire
amènera des coalitions disparates, des al-
liances singulières, mais cas coalitions et
ces alliances se dissiperont avec les événe-
ments qui leur auront donné naissance et
l'individu reprendra sa liberté pour s'asso-
cier à ceux dont le caractère et le genre de
vie lui plairont davantage.
Le groupement corporatif est aujourd'hui
une nécessité, mais il est à souhaiter qu'il
ne soit que transitoire ; il porte en lui le
germe d'une autorité dangereuse si on u-e
-^,-rf.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 173
l'arrête à temps. L'humanité, au seuil du
xx'' siècle, ne peut retourner an système
social du moyen-âge. Dès maintenant, les
groupes ouvriers doivent prendre en
main la direction de leurs affaires et n'a-
bandonner à leurs commissions et déléga-
tions syndicales que les questions de détail
et de coordination, impossibles à traiter
dans des assemblées générales. Pendant la
période révolutionnaire, les plus conscients
auront à veiller à ce que, sous prétexte de
bon ordre et de division du travail, un nou-
veau fonctionnarisme ne vienne pas rem-
placer l'ancien. Du reste, la socialisation
des forces productrices aura pour effet de
multiplier prodigieusement la richesse mise
à la portée de tous; dans une telle société,
toute réglementation devient superflue, les
associations autoritaires céderont la place
aux groupements libres qui seront la base
de la commune anarchiste.
10.
DÉVELOPPEiVIEiST DE L'HUMANITÉ
Dans le présent, l'avenir est en germe :
à l'époque où la terre, à l'état de vapeur
brûlante, flottait dans Tespace, -elle conte-
nait déjà tous les éléments de sa future vie
géologique.
Que de phases parcourues! de millions
d'années et de siècles qui s'effacent comme
une lueur au tableau noir de l'éternité i
Arrière les cosmogonies primitives! ar-
rière les Védas, l'Iliade, la Bible! voici
l'épopée selon Darwin, le livre de la na-
ture et de l'humanité.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 175
Le globe de feu s'est refroidi, les vapeurs
se sont condensées, l'astre lumineux est
mort, une planète s'est formée, et les va-
gues de flamme deviennent les flots d'un
océan sans bornes.
Dans les eaux profondes, s'élaborent des
organismes. Quelle est cette gelée amorphe *
qui tremble au soleil sur le rivage? Eh! dou-
cement, cette matière que vous dédaignez,
c'est la première ébauche des créatures vi-
vantes qui, de modificationsen modifications
aboutiront à vous, ô homme orgueilleux!
là où commence le mouvement commence
aussi la vie.
Des successives combinaisons de la ma-
tière incréée, surgiront peu à peu végétaux,
1. Le Bathybius, considéré comme la forrac primi-
tive et la plus rudimenlaire delà matière animée. C'est
une masse gélatineuse de dimensions extrêmement
variables. On Ta dragué dans le nord de T Atlantique
par des fonds de 4 à 8 mille mètres, maison peut le
rencontrer à la surface et nous-môme avons trouvé
sur le rivage d'Oubaldhe (nord de la Nouvelle Calé-
donie)un organisme protoplasmique tout à fait ana-
logue au bathybius.
176 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
zoophytes, poissons, reptiles, oiseaux, mam-
mifères. La chaîne des êtres se ramifie, s'é-
tend et se perfectionne. Humbles lichens des
premiers âgesl vous êtes parents des super-
bes fougères et des palmiers de la période
houillère, de nos chênes et de nos sapins.
Ptérodactyles, ancêtres de nos chauves-sou-
ris I ichtyosaures, vénérables pères de nos
crocodiles i singe, précurseur de l'homme l
Eh ! oui, en dépit de la Bible qui, consi-
dérant comme étrangères les unes aux au-
tres toutes les parties de l'univers, admet
à chaque instant Tintervention d'une force
créatrice faisant quelque chose avec rien,
tout se passe le plus simplement du monde :
tout se transforme et rien ne se crée parce
que rien ne se détruit, — la mort n'est
que le point de départ d'une forme nou-
velle. De l'homme au ciron, du rocher
à la fleur, de l'Océan au nuage, toutes les
parties de Téternelle matière se relient, sont
solidaires les unes des autres.
Partout et toujours contre la force d'i-
nertie, — force de réaction, — agit la force
PHILOSOPHIE DE L'ANAUGHIE 177
de mouvement, — force de progrès. Au
moral, à l'intellectuel, au physiologique,
comme au physique, — car, au fond tous
ces mondes n'en font qu'un seul, dominé
par les mêmes lois, — le même combat se
livre. La réaction, c'est le sol refusant à
l'arbre sa sève, l'écorce emprisonnant le
bourgeon, l'animal subissant son sort avec
résignation, l'homme cherchant des mo-
dèles dans le passé. Le progrès, c'est la vie ,
circulant partout, se communiquant du sol à
la plante, faisant jaillir des vieilles prisons
rompues les germinations nouvelles, aiguil-
lonnant la créature organisée et lui donnant
de nouvelles armes pour le combat de la
vie; c'est l'homme rejetant bien loin son
restant d'animalité et, sans rougir de son
origine, cherchant l'idéal dans la négation
du passé.
Dans sa marche ascendante, le progrès
décrit une immense spirale ; à chaque ins-
tant, des obstacles semblent devoir le rame-
ner à son point de départ ; mais, après ces
reculs, il acquiert une nouvelle impulsion
178 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
grâce à laquelle il renverse tout ce qui sem-
blait devoir l'enrayer.
Derniers venus et, par cela même, les
plus élevés dans l'échelle des êtres, les an-
thropoïdes * ont essaimé : leur progéniture
couvre toute la partie centrale de l'ancien
continent. Des rivages de l'Océan Indien,
des plateaux de l'Iran et du Thibet, des fa-
milles se mettent en marche dans tous les
sens, et, à chaque étape de l'émigration,
les sédentaires se fixent, le climat, la nour-
riture, les habitudes les différencient, cha-
que variété animale devient la souche de
plusieurs variétés humaines.
En s'éloignant des forêts, les quadruma-
nes sont devenus peu à peu des bimanes,
leur torse s'est redressé, ils marchent à demi-
courbés, les genoux infléchis. Les nuits sont
i . n est admis par la plupart des savants matéria-
listes, partisans des théories darwiniennes, que les
hommes descendent, non pas des variétés de singes
que nous connaissons actuellement, mais biea d'une
souche de singes anthropoïdes (anthropos homme,
éidos forme), d'où sont parties en se différenciant de
plus en plus les espèces humaine et simienne.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 179
fraîches dans la vallée, ils s'abritent sous
des monceaux de branches, ébauche de
la cabane humaine. Les vivres sont rares
sur la montagne, et les montagnards devien-
nent industrieux, chasseurs, carnivores et
cannibales.
L'Inde, cette terre antique entre toutes,
a conservé le souvenir de la parenté homo-
simienne. Dans ses villes et dans ses tem-
ples, les singes sont accueillis comme des
frères et vénérés comme des ancêtres. Et le
plus grand poème de l'Inde, le Ramayanâ,
consacre dans Tembrassadie de Rama et du
singe Hanouman l'universel lien de tous
les êtres vivants.
Avec le langage articulé, l'humanité s'est
élaborée. Quel est cet être noir et velu, cou-
chant dans les cavernes et affrontant les
fauves une hache de pierre à la main? C'est
l'homme préhistorique, sauvage au crâne
déprimé et aux mâchoires épaisses, qui dé-
vore crue et sanglante la chair de ceux de
son espèce. C'est le règne de la violence et
de la force aveugle.
180 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
La loi du combat pour la vie crée des
luttes incessantes : malheur à ceux qui s'en-
dorment! l'adversaire, fauve ou homme,
est là qui les guette. Le premier art de l'hu-
manité naissante est l'art de faire des flè-
ches et des haches de silex.
Un commencement de vie sociale s'ébau-
che : les familles se groupent, deviennent
tribus, les fonctions se différencient : au
mâle la guerre et la chasse, à sa compagne
les soins de l'intérieur; l'esclavage, — do-
mestication de l'homme plus profitable que
celle des animaux, — remplace le carnage
et l'anthropophagie : l'exploitation humaine
commence.
Avec la main-d'œuvre de l'esclavage, la
culture reçoit une impulsion, le commerce
se propage. La bête humaine de l'âge paléo-
lithique * a disparu ; des Callots inconnus
4. Paleos ancienne, lithos pierre (âge de la pierre
brute). Les étapes de Thumanité antérieures aux temps
historiques ont été divisées en :âge de la pierre brute,
âge de la pierre polie (néolithique), âge du bronze, âge
du fer.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 181
gravent sur leurs instruments de corne
l'image des mammouths et des rennes.
Les habitudes sont devenues des lois et
les lois, partout, consacrent Tempire de la
force; la femme sera la propriété de son
mari parce qu'elle est plus faible que lui; la
même disposition subsiste chez les sauva-
ges australiens et dans le droit romain qui
nous régit encore.
La plupart des lois sont la consécration
de vieilles habitudes : les habitudes du passé
ne peuvent convenir à l'avenir : donc plus
de lois.
Cette brute, qui nous lègue des lois, se
crée et nous crée aussi une religion. Igno-
rant la physique comme tout le reste, elle
invente un dieu par peur du tonnerre. Et
des intrigants, des astucieux, des poètes
font parler ce dieu , s'en emparent pour
créer leur domination : origine des castes.
La première idée métaphysique fut la des-
truction de l'égalité humaine.
Cela est si vrai que tous les grands mouve-
ments sociaux donnant des résult.its éman-
11
182 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
cipateurs se matérialisent de plus en plus.
Le bouddhisme et le christianisme, popu-
laires à leur origine, se stérilisent au con-
tact des théologiens. L'islamisme, mêlant
aux élucubrations religieuses un matéria-
lisme sensuel, soulève tout l'ancien monde
et refoule le christianisme. Plus hardi que
Wicleff, Jean Huss et Ziska, le chef de
paysans Munzer parle tout haut d'égalité et
de communisme ; complétée par lui, la Ré-
forme est la révolution des cerveaux contre
le dogme et des pauvres serfs contre les
riches évêques. La révolution anglaise est
la dernière où l'idée religieuse joue un rôle
important; 89 est un mouvement purement
politique conduit par la société civile agis-
sant pour son propre compte. Et, aujour-
d'hui plus que jamais, les nuages de la
métaphysique se dissipent : la révolution
sociale sera celle des estomacs vides contre
les estomacs pleins.
Depuis sa naissance, l'humanité est en
révolte contre elle-même, et c'est cette per-
pétuelle révolte qui est le plus grand fac-
♦- ♦ •
r^fvr" .-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 183
teurdu progrès, — progrè&dièreinent acheté
mais enfin progrès I Tous ces soulèvements,
ces guerres fusionnent les peuples, rom-
pent les barrières derrière lesquelles se
retranchaient les vieilles races. Mis vio-
lemment en contact, Aryas, Touraniens,
Sémites, Chamites, Négritos entrent mé-
langés dans le grand tourbillon qui emporte
l'humanité.
Après le heurt brutal, le repos se rétablit
peu à peu, les forces tendent à s'équilibrer
jusqu'à ce qu'une force nouvelle survienne
qui changera l'ordre de choses. Dans l'Asie,
fourmilière de peuples et berceau des reli-
gions, des castes naissent des races super-
posées : soudras et vaycias, descendants des
vaincus, vous travaillerez pour entretenir
dans leur superbe abondance les brahma-
nes et les kchatryas. Des despotes, bientôt
divinisés, ont conquis vos ancêtres, il vous
faut porter le joug en attendant que, dans
des siècles et des siècles, le démocrate
Bouddha tente d'émanciper vos descen-
dants.
18i PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Mais, pendant que les Indiens adorent
autant de dieux qu'ils eurent de tyrans, que
les Perses vénèrent le soleil et les Chinois
leurs dragons ; pendant que les pasteurs de
Chaldée et d'Egypte fondent l'astronomie,
que des Phéniciens affrontent la pleine mer
pour se procurer non'plus des armes de pierre
mais des métaux, et que les conquérants de
Ninive et d'Assur étayent sur d'épouvan-
tables holocaustes leur puissance de rois-
dieux; pendant que des hordes de barbares
mugissent aux portes du jeune monde, un:
peuple divinise la nature. Hardis, riants et
mobiles comme les flots de cette Méditer-
ranée au bord de laquelle ils viennent s'as-
seoir, les Grecs, race vivifiée par des élé-
ments étrangers, échappent à l'atmosphère^
de servitude qu'on respire partout. En placer
de ces énormes divinités monolithiques qui»
attristent et qui écrasent, ils mettent desi
arbres, des ruisseaux, des fleurs; les dieux:
que, par une aberration commune à toutes
l'antiquité, ils se donnent, ont, au moins,r
forme humaine et l'œil, fatigué par lesblocsî
iVTijr-^rvy.-Vi^',»--; » -- -, ->-»— Il ^.^, 1- ir -« - -, r'-r^ 1 -fr t'— .'^'f—w^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 185
assyriens, par les monstrueuses Trinjour-
tis indiennes aux milliers de bras et de tê-
tes, se repose sur la Vénus de Milo et l'A-
pollon de Praxitèle.
A une époque où tout était barbarie on
monocratie, les Grecs tirent entendre cette
parole qui les rendit le premier peuple de
l'antiquité : « Liberté. »
Dans la pratique, ce furent des marchands
astucieux et pillards, plus jaloux de leur in-
dépendance que respectueux de celle de
leurs voisins, entretenantd'ailleurs soigneu-
sement cette plaie que leur avaient léguée
leurs pères de l'âge préhistorique : l'escla-
vage. Mais ils favorisèrent l'éclosion de la
pensée, vivifièrent l'art en le popularisant
et, à l'encontre des Latins centralisateurs,
s'inspirèrent souvent de cette idée qui,
mieux comprise, deviendra le mot d'ordre
de l'avenir : Autonomie, Fédération. Enfin,
plusieurs de leurs philosophes* entrevirent,
sous une forme peu séduisante, il est vrai,
i. Miuos, Lycurguc, Platon.
186 PHILOSOPHIE DB L'ANARCHIE
cette solidarisation des intérêts humains :
le communisme.
Le communisme s'ébauche surtout chez
les barbares du nord. Le mark germanique
et le clan celtique sont la forme rudimen-
taire d'association que nous retrouvons au-
jourd'hui dans le mir russe : groupement
de familles apparentées, possédant en com-
mun les terres en friche, forêts, marais,
pacages et répartissant périodiquement en-
tre elles les terres arables. La propriété
n'est plus accaparée par un seul maître
comme chez les patriarches sémites et les
chefs de famille latins : elle est accessi-
ble à tous. Pas de inalheureux réduits au
désespoir par des créanciers impitoyables
comme Rome : la bonne et la mauvaise
fortune se font ressentir pour tous. Que la
récolte soit abondante et tous sont en liesse;
qu'une irruption de la mer détruise les
champs et les voici tous en route, famil-
les, clans, tribus, entraînant des flots de
barbares sur les fertiles pays du midi.
Cependant, la conquête romaine met en
• n-- -•»■*•
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 187
communication toutes ces races. La fusion
de tant d'éléments divers se prépare mais
elle portera un coup terrible au vieux monde.
L'art grec et le luxe asiatique ont tué la sim-
plicité primitive des Latins; l'avidité des
marchands carthaginois s'est communiquée
aux enfants de I^omulus. Mais voici venir
le véritable ennemi, ennemi d'autant plus
dangereux qu'il a débuté inaperçu. Drainant
tous les espoirs de révolte, toutes les aspi-
rations confuses, toutes les amertumes phi-
losophiques, le christianisme passe d'Orient
en Europe. 11 appartenait à cette forte race
juive qui avait réalisé la centralisation des
dieux en un seul et qui devait, dix-huit siè-
cles plus tard, réaliser celle des capitaux,
d'abattre la puissance de Rome, cette cen-
tralisatrice politique par excellence. Prê-
cheurs nazaréens et disciples de Platon se
coalisent contre les anciennes divinités.
En deux siècles, le christianisme s'est
infiltré en Afrique, en Grèce, et Italie et a
poussé des racines en Gaule. Le peuple im-
mense des esclaves, qui avait cherché en
)
188 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
vain son affranchissement dans la révolte,
en Italie avec Spartacus, en Sicile avec Eu-
nus et Athénion, tressaille. Ah! que leur
importent, à ceux-là, les subtilités théolo-
giques ! les prêcheurs d'Evangile leur crient :
c( Egalité ! » donc Liberté I Allons, tous de-
bout! et lesBagaudes chrétiens se soulèvent
avec^lianus et Araandus. Mais, que veut
dire ceci ? d'autres chrétiens marchent con-
tre eux avec César Maximien ; Maurice, Vic-
tor, Candide, Exupère et tous ceux de la
légion thébéenne sont là pour les combat-
tre? Ehl oui, les grands chefs du christia-
nisme ont baisé les genoux de César, l'assu-
rant qu'ils ne vo niaient en rien compromettre
son autorité : leur royaume n'est pas de ce
monde. Eternelle lâcheté des novateurs qui
n'osent pas aller jusqu'au bout dans la voie
de la révolte! lâcheté qui n'empêchera pas
César de faire mettre à mort ces soldats
chrétiens dont il se défie et qui tendent le
cou docilement. Robespierre le mystique
devait, lui aussi, tendre le cou en place de
Révolution quinze cents ans plus tard, après
^T
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 189
avoir immolé à ses meurtriers les meilleurs
amis du peuple.
Le christianisme a déjà jeté son cri déso-
lant : « Résignation I » cri funèbre qui re-
tentira dans toute la nuit du moyen-âge et
courbera les déshérités jusqu'au jour où
une autre voix, celle de la conscience hu-
maine, leur criera : « Révolte! » Trahissant
Tespoir des masses opprimées, il s'allie aux
Césars, persécuteurs de la veille, fait la cour-
bette aux Barbares, dominateurs de demain.
Cette rencontre du christianisme et des
barbares fut un des plus grands événements
historiques. Sans le christianisme, les Bar-
bares eussent trouvé l'empire romain plus
compact, plus apte à se défendre; sans les
Barbares, le christianisme, diversement in-
terprété par les philosophes, déjà sophisti-
qué par la foule des docteurs et des évo-
ques, eût périclite ou végété modestement
jusqu'au jour où sa fusion avecle paganisme
se serait accomplie. Mais voici que tout un
monde de sauvages ignorants et crédules se
précipite sur l'Europe. Et, à mesure que le
11.
190 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
danger s'approche, les Césars de baisser le
ton ; les évoques chrétiens de jouer double
jeu, comprenant qu'entre les deux parties,
Romains et Barbares, ils auront le rôle d'ar-
bitres, c'est-à-dire de maîtres. Et les voilà,
zélés défenseurs de l'empire avec les em-
pereurs, zélés convertisseurs avec les Bar-
bares.
Ils arrivèrent à leurs fins : ils éliminèrent
d'abord le César, poussant l'imbécile Cons-
tantin dans Byzance et s'installant solide-
ment à Rome. Puis, ils s'attachèrent à di-
viser ' politiquement lesBarbares; les ayant
divisés, ils les annulèrent et fondèrent leur
royaume temporel, royaume suzerain de
tous les autres.
Les deux plus grands mouvements so-
ciaux de l'antiquité, le bouddhisme et le
christianisme, commencés par la révolte,
continués par la philosophie, s'étaient ter-
minés en autocratie. Mais, moins humains
1. Ce qui était facile; aux rivalités de langues et
de races, se joignirent les rivalités religieuses ; ca-
tholicisme, arianisme, priscillianisme, etc.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 191
que les prêtres asiatiques, les pontifes ro-
mains firent peser sur l'Europe la plus dé-
testable des tyrannies, celle des consciences.
Au milieu de tous ces événements, l'es-
clavage ne s'était qu'insensiblement modi-
fié. Placés entre leurs maîtres dégénérés et
les hordes barbares, les esclaves, qui étaient
le nombre, eussent pu, avec un peu de vi-
gueur, écraser complètement les premiers
et arrêter les seconds ou tout au moins trai-
ter avec eux. Moment solennel dans l'his-
toire et qui semble se représenter à cette
heure où, entre le vieux monde latin et le
monde germain, prêts à s'exterminer, se
dresse le socialisme international! Mais
l'esclavage avait avachi cette multitude et,
plus que l'esclavage, le christianisme, par-
lant sans cesse de soumission et d'humilité
lui avait ôté tout ressort. Elle subit presque '
sans résistance le jougdes conquérants. Une
hideuse fusion de la barbarie gothique et '
de la pourriture romaine se fit dans les té-
nèbres du moyen-âge et, sur toute cette
nuit, l'Eglise étendit son règne.
'^'T'""^-"»Tjfr
192 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Ue l'Océan Indien à l'Océan Altantique,
toute cette grande race aryenne initiatrice
du progrès humain, halète sous le talon du
prêtre. Où donc s'est réfugiée la vie ? Peut-
être dans ce mystérieux continent entrevu
par Platon sous le nom d'Atlantide, que
les Islandais découvriront au x*' siècle *
pour l'abandonner bientôt et que Colomb
mettra au jour en 1492 : TAmérique. Moins
barbares que les hommes du vieux monde,
les Peaux-Rouges vivent libres par tribus,
se fédèrent et n'adorent que la nature. Des
races intelligentes et fortes s'établissent au
Mexique, au Pérou, y créent des villes, y
font fleurir la civilisation, une civilisation
qui n'est pas mercantile et qui coûte peu
de sang. Aztèques, Mayas, Incas, hâtez-
vous de vivre votre vie libre : les jours de
deuil ne sont pas loin.
\. L'Amérique sepleutrionalo fut découverte par
Eric le Rouge en 970. Les Islaadais j formèrent quel-
ques établissements qu'ils abandonnèrent. l\ paraît
que cette découverte n'était pas connue de Colomb
lorsqu'il partit, en 1492, à la recherche d'un nouveau
monde.
I 4Kf«
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 193
Car le vieux monde se remue. Le chris-
tianisme est attaqué : Mahomet a entrepris
la fusion des croyances * ; ses disciples con-
quièrent l'Arabie, la Perse, l'Asie mineure,
partie de l'Inde et de la Chine, tout le nord
de l'Afrique et passent en Europe. Les deux
religions sont aux prises. Et, pendant que,
de l'Orient, il arrive toujours des fanati-
ques, du nord, il descend toujours des
Barbares ^ Foulés par les prêtres, par les
conquérants de toutes races, les serfs, es-
claves des champs, se révoltent enfin et,
en France, en Germanie, dans les Flandres,
les châteaux brûlent. Les habitants des ci-
tés suivent l'exemple, ils se révoltent aussi
et proclament la commune. Sera-ce la dé-
livrance? Non, car la révolte, pour être fé-
conde, doit être consciente et la foi a tué
toute intelligence. Que d'efforts et de sang
il faudra encore pour arracher aux tyrans
\. La religion formulée par Mahomet dans le Co-
ran est une fusion du christianisme, du judaïsme et
même du sabéisme.
2. Invasions des Saxons, Danois, Normands.
194 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
une reconnaissance platonique des droits
de l'être humain ! Mordue par les Pastou-
reaux, les Jacques, les bourgeois, les mon-
tagnards suisses, la féodalité a toujours
bonne griffe et bonne dent. A Lyon, à Lon-
dres, à Rome, en plein cœur du catholicisme,
jusqu'à la fin du xiii* siècle, on vend des
hommes, sous l'œil bienveillant des chefs
de l'Eglise qui, plus que jamais, prêchent
soumission et résignation. Et bientôt, l'es-
clavage ne suffit plus : la viande humaine
rôtit sur les bûchers.
Quel plus puissant argument à jeter à
ceux qui nient l'origine animale de l'homme
pour en faire un dieu déchu, que ces mutila-
tions barbares infligées à la chair : hommes
châtrés, hommes brûlés, hommes roués!
Dans les yeux des mystiques disciples de
Saint-Dominique, brille la volupté du tigre
qui entend craquer les os et jicler le sang.
La différence est-elle plus grande du cer-
veau de l'anthropoïde à celui de l'homme
primitif que de Torquemada à Darwin ?
L'humanité va-t-elle croupir dans son
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 195
abaissement? Va-t-elle retourner à l'anima-
lité ? Non, car après Schwarz qui invente
la poudre, Gutenberg invente l'imprimerie
et Colomb découvre l'Amérique. Les idées
longtemps comprimées jaillissent, des scien-
ces inconnues s'ébauchent et, pendant que
la vieille scolastique chancelle sur ses ba-
ses, des novateurs attaquent l'omnipotence
du pape. Au nom de l'Evangile?.. Eh!
qu'importe ! l'esprit d'examen, de critique
se révèle enfin. Aujourd'hui niant le pape,
demain il niera le roi et il niera Dieu.
Comme toujours, hélas l les penseurs et
les héros sont minorité. Combien de Sigis-
mond pour un Ziska, de Borgia pour un
Rabelais I Au prix de flots de sang, de mi-
nuscules libertés sont conquises par les
bourgeois des villes, mais un despotisme
n'est-il destiné à disparaître que pour" être
remplacé par un autre? Dans l'air vicié, on
ne respire qu'oppression: pontifes, sei-
gneurs, rois, marchands, qui se succèdent,
se gonflent d'or et de pourpre aux dépens
de la masse.
1
196 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Lamassejadisesclave, aujourd'hui serve,
différence de mots qui n'est qu'apparente *,
il faudra encore près de trois siècles pour
lui donner l'émancipation... réelle? non,
nominale. A la fin du dix-septième siècle,
les paysans sont encore des animaux noi-
râtres, maigres et velus, déchirant le sol
avec leurs mains pour se nourrir de raci-
nes 2. Et, si des pinceaux italiens et flamands
multiplient des chefs-d'œuvre, si des phi^
losophes, laissant la scolastique aux moi-
nes, créent la science par l'observation, si
des écrivains expriment lapensée dans une
1 . Eu effet, serf vient de servus, qui veut dire es-
clave, condamné à servir.
2. L'on voit certains animaux farouches, des mâles
et des femelles répandus par la campagne, noirs,
livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre
qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté
invincible ; ils ont comme une voix articulée et,
quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une
face humaine et, en effet, ils sont des hommes. Ils
se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de
pain noir, d'eau et de racines... (La Bruyère. — Les
Caractères.)
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 197
langue claire et brillante, la masse, elle,
n'a point part à tout cela.
Le coup de tonnerre de 89-92 ne résout
rien pour elle. Chassés les seigneurs, arri-
vent les bourgeois : la domination par l'hé-
rédité fait place à la domination par les
écus, c'est-à-dire à la fraude, à l'exploitation
lâche. Comme au temps des Bagaudes,
comme au temps des Jacques, un peuple
innombrable travaille et souffre pour entre-
tenir dans l'abondance une poignée de pa-
rasites. Certes, des patriciens ne jettent
plus en pâture aux poissons de leurs viviers
des hommes vivants *; des seigneurs n'at-
tellent plus leurs vassaux à la charrue,
— c'est un progrès dont peuvent jouir les
philanthropes. L'ergastule n'est plus ni le
donjon féodal ; mais, en place, se dressent
le bagne, l'usine et le lupanar où s'entas-
sent les êtres que la misère a marqués de
sa griffe. La loiimpersonnelle, majestueuse,
1. Et encore ! H y a peu de temps, des chasseurs
de crocodiles, dans l'Inde, n'amorçaient-ils pas leur
gibier avec des êtres humains vivants !
198 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
souveraine partout, vulnérable nulle part,
a remplacé la religion à laquelle oh ne croit
plus, et, comme elle, crie : «Soumission! »
Soumission! ah! non! révolte! révolte
tant qu'un homme sera chair à canon ! ré-
volte tant qu'une femme sera chair à plai-
sir! Par la révolte contre le dogme, le
croyant s'est fait penseur ; par la révolte
contre l'autorité, le citoyen achèvera de se
faire homme. Pourquoi donc les peuples,
qui ont conquis le droit de penser, ne con-
querraient-ils pas le droit de vivre ?
L'Europe et l'Amérique possèdent envi-
ron trois fois plus de produits agricoles et
industriels que leurs habitants n'en pour-
raient consommer et partout la misère
chasse les travailleurs des champs dans les
villes et des villes dans les pays inconnus
où, sous un mirage parfois brillant, les at-
tendent de nouvelles déceptions. L'Asie
renferme d'incalculables richesses qui se
perdent faute de débouchés ou sont acca-
parées par un petit nombre de privilégiés,
tandis que, chaque année, des millions d'ô-
-nr.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 199
très humains se débattent dans les tortures
de la faim.
Seule, la prise de possession des forces
productrices et, avant tout, du sol, cette
source primitive de toutes les richesses,
donnera à l'humanité le bien-être, le déve-
loppement physique de l'espèce, raffinement
intellectuel, l'urbanité de mœurs.
Le bien-être et la liberté avaient fait des
anciens Grecs une des races les mieux
douées. Que l'on compare au Turc abruti
par le despotisme l'Arabe indépendant, aux
formes affinées, à l'esprit ouvert, propre à
la fois à la poésie et au calcul.
Les sauvages communistes de Taïti et de
la plupart des îles océaniennes étaient doux
et hospitaliers; les habitants de la Terre de
Feu, misérables et affamés, sont farouches.
Transporté sur le radeau de la Méduse, le
meilleur homme du monde, au bout de six
>
jours, optera entre le suicide ou l'anthro-
pophagie.
L'homme, on ne saurait se lasser de le
répéter, est ce qu'en fait l'ambiant dans
200 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
lequel il vit : goitreux dans un pays de
marais, sauvage au milieu des forêts, rê-
veur au bord de TOcéan.
Des différences profondes distinguent les
races. Chez les septentrionaux, le caractère
a quelque chose de la gravité de la nature
hyperboréenne; chez les montagnards suis-
ses et écossais, il reflète la sérénité des lacs
et des glaciers. Chez les peuples du midi,
où l'air pur enivre comme une liqueur, la
respiration est intense, fréquente; Thomme
absorbe la vie qui l'entoure, tend à se con-
fondre avec la nature : aussi, est-il moins
lui-même, plus mobile, plus impressionna-
ble. De sa bouche grande ouverte, la parole
s'échappe spontanément; il devient plus lo-
quace que l'homme du Nord qui, dans son
atmosphère de brume, en face de ses paysa-
ges monotones, desserre à peine les dents
pour laisser pénétrer dans ses poumons un
peu d'air glacé.
Peu àpeu, toutes ces différences s'atténue
ront : par la science, par les relations inter-
nationales, par la diffusion des idées, notre
ir.^rP|pHni|Rr!|^W'(*^r7'^Ff^^^'u^ ;fi-,;> -r-^. ■^-' -^V «-^ -^ ,— '-r'iir,y—?-VT»r,î»' "-^-if-J 1^'
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 201
globe est en train de s'unifier. Jusqu'à ce
jour, un grand obstacle au progrès a été la
difficulté pour les peuples d'échanger leurs
idées. Frappés de cet inconvénient, certains
savants se sont arrêtés à l'idée chimérique de
ressusciter une langue morte; d'autres,
poussés par l'orgueil national, luttent pour
imposer au reste de l'humanité l'idiome de
leur patrie ; quelques-uns, plus logiques, se
sont arrêtés à l'idée de créer ce parler uni-
versel en y faisant entrer les racines des
principales langues européennes, * inven-
tion qui, en dépit des railleries, pourra ren-
dre d'inappréciables services mais qui, se-
lon toute vraisemblance, demeurera toujours
peu accessible aux masses. Or, pendant ce
temps, s'ébauchaient trois dialectes appelés
à jouer un grand rôle dans les transactions
internationales et dont le développement
nous montre ce que sera un jour la langue
universelle.
1 . Le volapûk, langue artificielle, renferme des ra-
cines françaises, anglaises, allemandes et russes.
201 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Le sabir i, mélange d'arabe, de français,
d'espagnol, d'italien et de maltais, se parle
sur toute la côte septentrionale de TAfrique.
Le pidgeonenglish 2, mélange d'anglais, de
portugais et de chinois, permet aux races
indigènes et étrangères de communiquer
entre elles d'un bout à l'autre du littoral
sud de l'Asie. Le bichelamare ^ composé
de mots français, anglais, espagnols, por-
tugais et canaques, est destiné à régner dé-
finitivement sur toute rOcéanie.
Nés au contact de peuples différents, ces
idiomes forment dans les pays où ils sont
parlés la langue démocratique et internatio-
nale en opposition à la langue officielle des
fonctionnaires. Qui sait s'ils ne sont pas
destinés à se rencontrer et à fusionner pour
devenir, pendant de longues années le vrai
parler maritime de l'Afrique occidentale aux
côtes du Pacifique ?
i . Sabir, mot qui signifie savoir.
2. Pidgeon, corruption du mot busines affaires. Pid
geon english veut donc dire l'anglais d'affaires.
3. Bichelamare, langage des pêcheurs de rholoturie
ou biche de mer^ très abondante eu Océanie.
I I mimSfX '**--~? »**îrr
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 203
D'importants mouvements ethniques sont
à prévoir avant peu ; la grande poussée li-
bératrice qui se produira en Europe, à la
fin de ce siècle, très vraisemblablement, je-
tant bas gouvernants et frontières, aura des
répercussions profondes dans les autres
parties du monde : souverains protégés,
ambassadeurs, résidents, toute la kyrielle
des parasites européens, disparaîtront, lais-
sant, en maintes contrées, les populations,
redevenues autonomes élaborer elles-mêmes
les formes de leur vie sociale.
Les grands travaux exécutés à la surface
de notre planète auront pour résultat d'en
modifier considérablement l'aspect, les pro-
ductions et même les climats. Le simple
percement de l'isthme de Suez a, par l'éva-
poration de la mer, amené des nuages et,
par suite, des pluies dans une région où,
auparavant, il ne tombait pas une goutte
d'eau. La dérivationdes glaces qui, pendant
six mois de Tannée, obstruent l'embouchure
du Saint -Laurent, mise plusieurs fois à
l'ordre du jour, aura pour effet d'augmen-
204 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
ter la température sur un parcours de plu-
sieurs centaines de raille. Qui peut dire que
le courant chaud du Gulf Stream ne servira
pas à revivifier les côtes de l'hémisphère
boréal, tandis que la création d'une mer
intérieure au Sahara tempérait les chaleurs
de l'Afrique centrale? Le problème de la di-
rection des aérostats, sinon résolu du moins
bien près de l'être, réduira les explorations,
aujourd'hui encore si périlleuses, à de sim-
ples promenades.
De la fusion de. tous les peuples, sortira
vraisemblablement, dans un nombre de siè-
cles qu'on ne peut déterminer, une race uni-
jQée, résumant les principaux caractères de
celles qui auront servi à la constituer. Cette
race, qui sera la race humaine tout simple-
ment, différera de nous plus encore que
nous ne différons de nos sauvages ancêtres
de l'âge de pierre. Nul ne peut assigner des
• limites au progrès ; qui dit que l'humanité
n'acquerra pas de nouveaux sens?
Bien plus, on peut se demander si, dès
maintenant, un sixième sens n'est pas en
' PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 205
germe, tout au moins dans les cerveaux les
plus affinés. Qu'est-ce que cette faculté de
transmettre ou de recevoir la pensée sans
le secours d'agents extérieurs, cette sorte
de télégraphie sans fils, tour à tour exagé-
rée par les simples, exploitée par les char-
latans, raillée par les sceptiques, niée par
les pontifes de la science sous le nom de
magnétisme, admise aujourd'hui de tous
sous le nom d'hypnotisme? On rit du pres-
sentiment, on admet l'intuition : jusqu'à
quel point, cependant. L'intuition différé-t-
elle du pressentiment *?
1. Au fond, rien de merveilleux dans le pressenti-
ment ou intuition. Etant donné que le hasard n'existe
pas, que les faits réagissent les uns sur les autres,
se déterminent, un cerveau assez vaste, assez affiné
pour embrasser tout ce qui se fait, pourrait en dé-
duire sûrement tout ce qui se fera : le résultat est
donc tracé d'avance. U n'y a rien d'extravagant ù sup-
poser que le cerveau des individus doués d'une ner-
vosité excessive, saisissant des perceptions qui échap-
pent à la masse, en tire spontanément, par un travail
psychique, sorte d'opération algébrique, si prompte
qu'elle leur échappe à eux-mêmes, des déductions qui
déconcerlent les esprits superficiels, lï y a, dans l'or-
12
V >'
306 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Tout en se défiant du merveilleux autant
que des préjugés, n'est-on pas en droit d'a-
vancer que le cerveau humain, qui se dé-
veloppe de plus en plus, tend à s'adapter
à de nouvelles fonctions.
Nos cinq sens ne se résument-ils pas en
un seul dont les autres sont dérivés : le
toucher? Qu'est-ce que la vue? sinon le tou-
cher par notre rétine des ondes lumineu-
ses; l'ouïe? sinon le toucher par notre tym-
pan des ondes sonores, le goût sinon le
toucher par les papilles de la langue» l'o-
dorat? sinon le toucher par la membrane
pituitaire; — impressions transmises au
cerveau par le toucher de la matière ner-
veuse. Aux premiers organismes, aux êtres
qui occupentle bas del'échelle zoologique,
il n'a été dévolu que ce sens unique; c'est
encore celui qui s'éveille le premier chez
l'enfant nouveau né.
Le progrès continue sa marche : nous
voyons les races encore éparses qui compo-
dre psycho-physiologique tout un monde de faits mal
définis, que Ton commence à peine à étudier.
»■»
i
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 307
sent notre humanité marcher d'un pas fent
mais sûr à leur fusion et à la prise de pos-
session du globe. Dans la vieille Europe,
le groupement des peuples en trois ou qua-
tre faisceaux distincts : latin, germain, slave
et peut-être gréco-danubien, ne précédera
que de peu la fédération de ces peuples au-
jourd'hui rivaux.
L'Amérique est mûre, peut-être plus que
nous pour sa révolution sociale. Tandis que
les expériences de colonisation socialiste,
tentés sur divers points S répandent des
idées et mieux que des idées, des exemples,
l'arrivée d'une foule d'immigrants latins et
saxons, introduit aux Etats-Unis et à la
Plata des éléments intelligents et énergi-
ques. La vie des forêts et des pampas déve-
1. Notamment au Texas et dans l'Illinois où Ga-
bet fonda un centre communiste à Nauwoo. L'expé-
rience, tentée sur des bases trop autoritaires, ne réus-
sit pas mais les idées socialistes se répandirent de là
dans la région.
A Diamenti, au Paraguay, une colonie de 3000 Rus-
ses fonctionne avec un plein succès sur des bases à
peu près communistes anarchistes.
208 PHILOSOPHIE DE L'aNARGHIE
loppe les lïKxmrs indépendantes; la révolu-
tion trouvera eu Amérique ses soldats les
plus résolus.
Emancii)és politiquement et économique-
ment, ces régions, dont la population dé-
passera alors 150 millions d'habitants, ac-
querront au commencement du siècle pro-
chain une importance prédominante. Très
probablement la civilisation humaine y aura
son principal foyer, les nations momenta-
nément épuisées de l'Europe étant appelées
à jouer par rapport à la jeune Amérique le
rôle que, par rapport à elles-mêmes, jouent
les peuples de l'Asie.
Et cependant l'Asie, n'est pas morte :
elle n'est qu'endormie. Ce grand réservoir
de races qui a lancé successivement sur le
vieux monde les Scythes, les Arabes, Içs
Mongols et les Turcs, tient encore en ré-
serve 500 millions d'êtres humains entassés
dans la Chine, l'Indo-Chine et le Japon. Il
y a là une éventualité redoutable. L'inva-
sion de la race jaune, pour ne pas s'exercer
violemment, n'en constitue pas moins un
rv,^ISfiii3n:;:i;y':^^:"r,*--,':.-^--'^y--'/rr.i -.- ^ ^ , ;;•
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 209
péril et si, d'ici à la fin de ce siècle, les tra-
vailleurs n'avaient repris à leurs maîtres le
sol et les instruments de production pour les
exploiter eux-mêmes, ils se trouveraient dé-
possédés de leurs maigres salaires et accu-
lés au suicide par l'arrivée d'ouvriers chi-
nois K Contre ceux-là, la résistance est im-
possible : une écuelle de riz et une pincée
de thé, coût total 25 centimes par jour,
voilà pour leur nourriture. Pour logement,
un taudis où l'on s'entasse à quinze ou
vingt. Pas de superfluités : théâtre, café,
livres, journaux et... pas de femmes, ils se
suffisent. Pour les plus raffinés, une pipe
de cet opium qui empoisonne l'individu et
atrophie la race.
Contre ce danger, quel est le remède !
Prohiberl'immigration chinoise qui, après
1 . Il ne serait même pas nécessaire pour affamer
le prolétariat européen et américain, que les capita-
listes fissent venir des ouvriers chinois; il suffirait
qu'ils créassent dans l'Orient des fabriques et des
usines qui, vu le bon marché invraisemblable de la
main-d'œuvre, leur permettraient d'inonder le monde
de leurs produits.
12.
210 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
r Amérique et l'Australie, menace TEurope ?
Outre que ce palliatif est barbare, jamais
les gouvernements capitalistes ne voudront
perdre une belle occasion d'écraser le pro-
létariat, car les envahisseurs jaunes pour-
ront servir, non seulement à peiner dans
les usines, mais aussi àfusiller le peuple. Car-
thage, dans l'antiquité et les républiques,
de marchands, au moyen-âge, n'avaient-
elles pas des mercenaires plus redoutables
à la plèbe insoumise qu'aux ennemis du
dehors ?
Les Etats-Unis ont essayé de la prohibi-
tion; n'empêche que les Etats de l'ouest
pullulent de Chinois; nul doute, d'ailleurs,
que les richissimes bourgeois qui compo-
sent le gouvernement de l'union ne pren-
dront à un moment donné, prétexte des
grèves ouvrières pour rapporter le décret.
Le remède souverain, le seul, est dans
la révolution sociale. Quand les travailleurs
auront exproprié leurs patrons, ils n'auront
plus à craindre la concurrence des ouvriers
chinois.
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 211
« Mais, pourra-t-on dire, une fois la révo-
» lution accomplie, le contact d'une race
» façonnée à la servitude, ayant des mœurs
y> et une civilisation aussi différentes des
» nôtres, cessera-t-il de constituer un dan-
» ger? Ne sera-t-on pas obligé d'en venir à
» des guerres d'extermination, de recom-
» mencer l'éternel duel de l'Europe et de
» l'Asie? »
Le danger existera encore ; seulement plus
facile à conjurer : l'Orient barbare trouve-
rait pour lui résister l'Europe unie et unie
précisément par la destruction des patries
qui la divisent en une vingtaine de nations
ennemies les unes des autres. En outre, la
race jaune, sortie de sa longue léthargie,
commence actuellement l'apprentissage de
la civilisation. Ces ouvriers chinois, qui
font aux ouvriers européens et américains
une si rude concurrence, subissent et rappor-
tent chez eux quelques idées de progrès. Les
voyages, les relations internationales sont
autrement efficaces que les conquêtes qui
dépravent vainqueurs et vaincus.
213 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
A Test de la Chine, se trouve un peuple
de même race, les Japonais, mais jeune, vi-
goureux, plein de sève, doué d'affinité pour
les mœurs européennes *. Les Japonais qui
sont en quelque sorte les Français de l'Ex-
trême-Orient, contribueront à désinfecter la
vieille Asie de ses religions et de ses auto-
craties.
Car, il n'y a pas à s'y tromper, ce n'est
que par une propagande incessante, une
croisade pacifique que l'on pourra se déli-
vrer définitivement du péril chinois en
poussant la race jaune à s'affranchir. Une
guerre d'extermination serait fatale aux
Européens, même vainqueurs; elle néces-
siterait la reconstitution d'armées perma-
nentes et de tout l'attirail de l'Etat bour-
geois ; au prix de flots de sang, les Asiati-
ques pourraient être matés, mais alors la
{. Ces lignes étaient écrites huit ans avant la guerre
sino-japonaise. Les Japonais ont démontré leur vitalité :
au point de vue industriel et maritime, ils ont devant
eux un rôle considérable. Il est à souhaiter que l'es-
prit militaire et chauvin, momentanément développé
par leurs victoires, ne les contamine pas (4897).
r
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 213
race blanche formerait tout entière une nou-
velle bourgeoisie opprimant un immense
prolétariat^ car c'est ainsi, par la conquête,
que naissent les castes et les révoltes. Et ce
serait condamner l'humanité à de nouvelles
luttes.
Outre la propagande, moyen moral, il
existe une autre manière de parera l'inva-
sion de la race chinoise ou, du moins, de la
retarder jusqu'au moment où cette race,
émancipée, cessera d'être dangereuse, c'est
de la faire dévier sur l'Afrique K
Ce continent, merveilleusement fertile,
trois fois plus étendu que l'Europe et trois
fois moins peuplé, contient des richesses
prêtes à être exploitées. Une immigration
chinoise, consciencieusement entreprise,
favorisée non plus par d'ignobles trafiquants
mais par des groupements sérieux et hon-
nêtes, pénétrés d'une haute idée de civilisa-
1. Le percement de l'isthme de Panama, rappro-
chant rExtrôme-0 rient de Tancien continent, rend
encore plus imminente cette rencontre de peuples,
grosse de conséquences économiques.
214 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
tion, stimulerait l'activité des populations
nègres et, multipliant la main d'œuvre,
porterait le coup mortel à l'esclavage. Le
sang ardent des Africains revivifierait la
race asiatique.
Nul doute que, pendant longtemps en-
core, l'initiative et la direction des grands
mouvements sociaux, direction non plus
égoïste, non plus autoritaire, mais morale,
mais fraternelle, resteront aux Ariens, re-
présentés surtout par les éléments latins,
saxons et slaves. Deux ou trois siècles de
relations et de croisements sont nécessaires
pour amener des races que nous n'avons
pas le droit d'assassiner, à se fondre sans
péril dans l'unique race humaine.
Libre, désormais, pacifiée et unie, l'hu-
manité poursuivra sa marche vers le pro-
grès sans limites, comme pour justifier cette
fière parole d'un philosophe : « Les hommes
descendent des animaux et doivent devenir
des dieux. »
' rr- ; * ' e«-
■ V
1897
11
MOYENS PRATIQUES
Une des plus grandes objections qui aient
été formulées contre l'anarchie, c'est son
absence de « moyens pratiques. »
— L'idée est belle, avouent maints ad-
versaires, elle peut séduire, encore que
d'aucunes fois compromise ou obscurcie
par les exagérations de quelques-uns de
ses adeptes ; mais elle n'est, ne peut être
qu'un rêve, aussi éphémère qu'enchanteur,
destiné à s'évanouir bien vite devant les
froides réalités de la vie.
Traités d'Utopistes par les républicains
13
318 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
bourgeois, les socialistes parlementaires
sont enchantés de pouvoir, à leur tour, dé-
cocher à d'autres cette épithète.
Il serait puéril de contester que la réa-
lisation de l'idéal anarchiste n'est ni très
aisée ni très immédiate. Si conforme soit-il
aux aspirations, et aux meilleures, de l'être
humain, cet idéal se heurte à trop d'obsta-
cles : routine, ignorance, atavisme de la
servitude, résistance des privilégiés, insti-
tutions sociales, pour pouvoir être mis en
pratique du jour au lendemain. Tout pro-
grès implique lutte et plus l'un est élevé
plus l'autre est intense : il y a certainement
beaucoup plus de facilités à transformer le
premier beau parleur venu en député qu'à
habituer les hommes à se passer de maî-
tres.
Néanmoins, il serait beaucoup plus ridi-
cule de crier à l'impossible, à une époque
qui a vu l'éclosion, la mise en pratique de
tant d'impossibilités : emmagasinement de
la voix dans le phonographe, photographie
du mouvement, de la couleur, du son et de
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 219
rinvisiblemême, analyse et reconnaissance
des mondes distants de millions de lieues,
qui demain aura sans doute trouvé le moyen
de correspondre avec les habitants de ces
mondes.
L'anarchie, on ne saurait trop le répéter,
est non une doctrine fabriquée de toutes
pièces par quelques songeurs, mais la ré-
sultante de tendances, d'aspirations, le
phare brillant vers lequel, à tâtons et au
milieu des obstacles, se dirige le voyageur.
« C'est l'avenir de l'humanité », constatait
Blanqui, déclaration d'autant plus remar-
quable que le vieux lutteur révolutionnaire
n'était pas anarchiste.
Ce n'est pas en quelques années qu'une
humanité sur laquelle pèsent, douloureux
atavisme, des siècles de servitude, peut
conquérir l'intégrale liberté : c'est vrai.
Mais, l'histoire nous apprend, d'une part,
que toute idée, éclose au sein des masses,
ayant eu ses propagandistes et ses martyrs,
finit par s'imposer, passer du domaine de
la théorie pure dans celui de la pratique ;
220 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
d'autre part, que la rapidité des progrès
humains croît de plus en plus, proportion-
nellement aux connaissances que s'assimile
l'humanité et aux moyens de perfectionne-
ment qu'elle conquiert chaque jour.
Ce n'est pas aux propagandistes d^une
idée à l'amoindrir pour la faire adopter plus
vite. Les résistances du milieu, des intérêts
hostiles, de la routine, etc., se chargent
suffisamment de cette œuvre. Une révolution
n'accomplissant jamais entièrement l'idéal
de ceux qui la font, mais laissant l'accom-
plissement d'une partie de cet idéal aux
efforts de la génération suivante — ceci est
une loi historique — il est nécessaire de
viser si possible plus haut môme que le but
pour parvenir à s'en approcher. Il en est
sur ce point en sociologie révolutionnaire
comme en balistique.
Ce n'est donc point par manque de lu-
cidité, comme on l'a prétendu maintes fois,
que les anarchistes proclament leur idéal
dans toute sa largeur.
Toutefois, il est évident que se croiser
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 221
les bras après avoir formulé leurs desiderata
et attendre, enfermés dans une tour d'i-
voire inaccessible aux profanes, que l'har-
monie sociale se réalise toute seule, serait
absurde. La fatalité de la révolution, affir-
mée principalement par les disciples de
Karl Marx, ne l'a pas toujours été de façon
heureuse. Oubliant que l'activité humaine
est un facteur puissant, peut hâter, retar-
der ou modifier les événements en gesta-
tion, nombre de convaincus en arrivaient
à se croiser les bras, figés dans un espoir
messianique et éloignés de tout effort.
Ce fut contre cet état psychique très né-
faste que se produisit la réaction de l'ini-
tiative individuell|| très préconisée par les
théoriciens anarchistes,, quoique souvent
très mal appliquée.
N'avoir pas à s'emprisonner dans la rou-
tine du parlementarisme révolutionnaire —
quelle antithèse que ces deux mots î —
pouvoir agir d'après sa conception sans
s'attarder aux enquêtes, rapports, débats,
votes, amendements d'individualités le plus
■^T"
n
2S« ï>HÏLOSOPHIE DE L'ANARCHIE
souvent parfaîtCTient étrangères aux ques-
tions traitées, c'est une îortse im&ense.
C'est ce qui a permis aux militants anar-
chistes, au début presque isolés et sans
ressources, d'arriver à des résultats remar-
quables. Combien de leurs journaux, par
exemple, créés avec un capital de quelques
francs, comme le Révolté (fondé à Genève
en 1881), eussent sombré au bout de quel-
ques mois s'ils avaient dû subordonner leur
existence aux décisions d'une majorité fluc-
tuante et dépourvue d'esprit de suite ! Il est
vraisemblable aussi que les insurrections
anarchistes de Benevent (1877) et de Xé-
rès (1891), qui. bien que vaincues ont eu
leurs résultats moraux, n'auraient non plus
jamais pu se produire.
Suivre son idée, rechercher les hommes
sûrs qui la partagent, travailler avec eux
à sa réalisation, s'organiser avec eux sans
peur du mot -— car tout but tant soit peu
complexe demande une organisation réelle
— telle est la vraie méthode anarchiste,
celle qui, dans le passé même, a assuré le
FFV
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 223
succès aux résolus confiants en eux-mêmes.
N'est-ce point grâce à son initiative in-
dividuelle que Colomb, raillé, entravé par
l'immense majorité de ses contemporains,
put à la fin organiser l'expédition qui lui
fit découvrir un monde? N'est-ce point ainsi
que Garibaldi, honni par les bien pensants,
désavoué par les modérés, abandonné par
les hommes d'Etat, put, par ses coups d'au-
dace, combinés avec quelques poignées de
braves, arriver à réveiller l'Italie encore
alourdie de son sommeil séculaire ? Il y
avait, plus ou moins altérée par les idées
de leur milieu et de leur temps, une forte
dose d'anarchisme chez ces hommes d'ini-
tiative individuelle.
N'attendant rien, sinon des persécutions,
du gouvernement qu'il combat, l'anarchiste
doit agir directement sur les milieux popu-
laires. La prochaine révolution sera avant
tout, il est facile de s'en rendre compte,
celle du travail contre le capital, du déshé-
rité contre le possédant : c'est donc princi-
palement dans les masses ouvrières et aussi
• h
324 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
parmi les parias privés même du bonheur
relatif de trouver exploiteur que le propa-
gandiste aura bonne besogne à faire. A l'a-
telier, au syndicat, au restaurant, dans la
mansarde du pauvre, à l'asile de nuit, sous
l'arche des ponts, sur la route où passe le
trimardeur, il y a pour le convaincu qui
rêve autre chose que la conquête d'un man-
dat, œuvre utile à faire : une conscience à
éveiller, des droits à évoquer, des espéran-
ces, un désir de révolte et de mieux-être à
faire naître.
Plus encore que les joutes oratoires ou
les réunions retentissantes, la conversation
intime, qui se prête à la franche discus-
sion, aux développements, aux réfutations,
est féconde en résultats. La réunion pubh-
que, surtout dans les pays latins où elle a
conservé une allure quelque peu théâtrale,
est propre plutôt à affirmer l'existence d'un
parti, sa volonté et sa force, qu'à convain-
cre très sérieusement les auditeurs. Elle
sert aussi à mettre en rapports mutuels les
adeptes d'une même idée et, donnant un
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 225
alimenta leur activité, aies retenir dans
Torbe du mouvement.
La propagande syndicale a été longtemps
assez négligée : c'est là une erreur dont,
actuellement, les anarchistes tendent à re-
venir.
Le syndicat ouvrier, comme jadis les
corporations et compagnonnages, a été ins-
titué par le travailleur comme un moyen
de défense. Contraint à poursuivre l'âpre
lutte au jour le jour, il n'a évidemment pu
s'élever à la haute conception des transfor-
mations futures : les questions de salaire
doivent primer pour lui celles de philoso-
phie et même d'une transformation sociale
à laquelle il ne peut subordonner son exis-
tence présente. Obligé dans sa lutte inégale
contre le patronat de s'appuyer sur tous
les supports qu'il croit entrevoir ; protec-
tion des pouvoirs publics, philanthropie,
coopération, il est forcément aussi modéré
dans sa tactique que dans ses aspirations.
Il reflète, d'ailleurs, l'état d'esprit des mem-
bres qui le composent.
13*
226 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Ces raisons ont jusqu'à ces dernières an-
nées détourné non seulement les anarchis-
tes mais encore les blanquistes de la pro-
pagande et de l'action syndicales.
n est bien évident cependant que les grou-
pements économiques sont, dans une révo-
lution économique, appelés àjouer un rôle
prépondérant. Qu'on le veuille ou non, ils au-
ront, lors du règlement de comptes entre
le travail et le capital, un mot décisif à dire.
Si on les laisse à leur timidité et à leur rou-
tine, on aura un avortement; si les socia-
listes autoritaires s'en emparent comme, à
l'exception des blanquistes, ils cherchent à
le faire, ce sera, tout au moins jusqu'à ce
qu'une réaction s'opère, le triomphe de la
tyrannie étatiste, toute vie des groupes et
des individus broyée sous l'hégémonie du
pouvoir central ; comme l'avait prévu Bel-
lamy dans « Looking backward,y> les armées
industrielles remplaceraient les armées mi-
litaires, embrigadement qui ne serait pas
du goût de tout le monde. Or, bien que
leur éducation intellectuelle et révolution-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 227
naire tende chaque jour à se perfectionner,
les syndicats ouvriers n'ont encore que
trop de tendances à se mettre à la remor-
que d'un gouvernement fort : il est donc de
toute nécessité pour ceux qui n'entendent
pas être broyés par cette lourde machine de
ne point la laisser entre des mains ennemies.
C'est justement parce que les syndicats sont
animés encore d'un osprit autoritaire et rou-
tinier qu'il convient d'y pénétrer pour, tout
en participant à la luttte au jour le jour,
élargir le cadre du groupement et y semer
des germes d'idées fécondes.
Nombre d'anarchistes de la première
heure, après avoir essayé de la propagande
dans les syndicats, étaient tout découragés
de les voir demeurer réfractaires à des idées
très belles, très justes, mais souvent peu
accessibles à des travailleurs incultes, pré-
occupés avant tout des nécessités immédia-
tes. Ils parlaient affinités, libre entente, abo-
•
lition du salariat, on leur répondait ordres
du jour, collectes et prix de série. Oubliant
alors que tout progrès demande un effort
228 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
proportionnel et que le temps est un grand
facteur, ils se retiraient, cédant la place à
d'autres, moins sincères peut-être mais plus
habiles et plus persistants.
Depuis un an ou deux, les anarchistes
ont reconnu combien leur était nuisible ce
manque de ténacité, contre lequel les plus
clairvoyants n'avaient cessé de s'élever. Ils
reparaissent dans les syndicats et, plus ha-
biles qu'autrefois, ils réussissent h y pren-
dre pied : ils en créent à côté de ceux dans
lesquels l'intolérance des adversaires les
empêche de se maintenir. Cette tactique si
naturelle, qui gagne aux idées libertaires
les vraies forces prolétariennes, a une dou-
ble et heureuse influence : ramené dans les
milieux ouvriers, l'anarchiste, qui s'en était
parfois écarté jusqu'à l'isolement, y puise
l'esprit de cohésion et d'organisation, en
même temps qu'il communique à son mi-
lieu l'esprit de libre examen, d'initiative
et d'autonomie.
Plus clairvoyants que certains révolution-
naires, les hommes de tête du parti clérical
-ra 'iV'
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 229
ne s'étaient pas trompés sur l'importance du
mouvement syndical et son rôle dans un
avenir certainement peu éloigné. Pour do-
miner la société, ils l'avaient autrefois prise
entre deux couches : celle d'en haut, formée
par le pape, vicaire de Dieu, les prélats,
princes et hauts dignitaires de l'église ; celle
d'en bas, formée par le bas clergé, les moi-
nes et les ordres mendiants; une hiérarchie
savamment étagée, des liens quelquefois in-
visibles, rattachaient ces deux couches l'une
à l'autre, emprisonnant les massés dans un
réseau formidable.
Aujourd'hui, pape, prélats, princes et
hauts dignitaires de l'église ont perdu leur
prestige sur les foules; mais, d'autre part,
le révoltant égoïsme de la bourgeoisie, qui
voltairienne maintient une religion pour le
peuple, et libérale règle les questions so-
ciales à coups de fusil, a créé un état d'es-
prit dont les ultramontains croient pouvoir
profiter. Tandis que quelques-uns adjurent
les pouvoirs d'endiguer^le mouvement révo-
lutionnaire, d'autres plus audacieux ou plus
230 PHILOSOPHIE DE l/ANARGHIE
habiles s'efforcent de faire dévier le courant
qu'ils ne peuvent attaquer de front. Une
révolution ne leur déplairait pas si, à un
moment donné, ils pouvaient l'orienter et
s'en servir, balayant les institutions de la
bourgeoisie républicaine, pour revenir au
passé, comme ils tentèrent de le faire à la
Restauration.
Ayant perdu le pouvoir par les hauteurs
d'où démocrates et francs-maçons les ont
délogés, ils ne peuvent le réconquérir qu'en
l'escaladant d'en bas : c'est ce qu'ils tâchent
de faire. De là l'activité avec laquelle, de-
puis plusieurs années, les champions du
socialisme chrétien ont fondé des syndicats
mixtes, des cercles d'ouvriers catholiques,
des coopératives à leur dévotion. A la tête
de ces troupes, ils s'efforceraient au moment
psychologique de la conflagration qu'ils
prévoient de réorganiser la société au mieux
de leurs intérêts. Et si les choses n'allaient
pas jusqu'à l'extrême, ils se disent qu'entre
gouvernants et gouvernés, exploiteurs et
exploités, ils auront une fois de plus le rôle
rHf.^-'
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 331
fructueux d'arbitres qui, au sortir de Tan-
tiquité et pendant tout le moyen-âge, leur
a assuré la domination.
La naïveté populaire est grande et, au
premier moment, il n'a pas manqué de bon-
nes gens pour considérer, comme un témoi-
gnage d'audace et de sincérité cet avatar
de cléricaux en socialistes, qui n'était qu'une
profonde roublardise de l'éternel Basile.
Ils oubliaient ou ignoraient, ceux-là, les
enseignements de l'histoire : les persécutés
devenant persécuteurs, les abbés patriotes
du Tiers-Etat se transformant, trois ans
plus tard, en fougueux Vendéens, les curés
de 1848^ bénisseurs d'arbres de la liberté,
poussant bientôt après à l'étranglement de
la république romaine et chantant un Te
Deum à Louis Bonaparte au lendemain du
2 décembre.
Mais d'autres ont vu plus clair, signalé le
péril, et aujourd'hui les anarchistes dispu-
tent victorieusement à leurs ennemis mas-
qués ou non l'orientation des forces ou-
vrières. Ils s'inspirent, d'ailleurs, dans leur
À
282 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
tactique au sein du groupement ouvrier de
ces deux principes qui leur permettent de
participer à l'action au jour le jour, si mo-
dérée soit elle, sans cesser de poursuivre
intégralement leur idéal :
Ne représenter les améliorations partiel-
les que comme transitoires, insuffisantes
et, sans s'opposer à leur application qui,
mieux que tous raisonnements, convaincra
les intéressés de leur inefficacité, ne cesser
de montrer le vrai but : la substitution de
la propriété commune au salariat;
Dans tous les conflits entre travailleurs
et capitalistes, s'adresser directement à
ceux-ci, sans jamais faire intervenir les
pouvoirs publics, lesquels, d'ailleurs, ne
peuvent s'écarter de leur rôle historique :
la défense du capital.
La propagande dans les campagnes a été
longtemps négligée. Sans cesse, les paysans
épuisés par l'âpre lutte contre le sol, par-
qués sous le ciel pur, c'est vrai, mais loin
des grandes agglomérations où véhiculent
les idées, nourris dans la défiance et la ja-
-'r^T--
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 233
lousie du travailleur des villes, écrasaient
sous leur nombre toutes les tentatives gé-
néreuses de ces derniers. Chair exploitable
à merci par le hobereau, le fonctionnaire
et le grand propriétaire, les ruraux^ masse
enténébrée, longtemps n'agissant que sous
rinpulsion du maire et du curé, ont, depuis
la révolution, soutenu de leurs votes tous
les régimes réactionnaires. De là un éloi-
gnement marqué de la démocratie bour-
geoise pour les paysans : n'ayant guère de
suffrages à en attendre, les républicains
chercheurs de sièges législatifs négligeaient
les campagnes.
Mais ceux qui évoquent la grande trans-
formation sociale et non la conquête d'un
mandat se rendent compte qu'un nouveau
régime économique ne serait pas viable s'il
voyait, dès son avènement, se dresser con-
tre lui, comme autant de Vendées, la contre-
révolution paysanne. Le laboureur au cer-
,veau jusqu'ici déprimé par le dur travail de
la glèbe et surtout le manque d'impressions
variées, n'a, dit Michelet, qu'une idée tous
234 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
les mille ans. Celle qu'il poursuit obstiné-
ment à l'heure actuelle, c'est la concpiête
de la terre, de cette terre que 1789 lui a
donnée nominalement, mais qu'une nou-
velle féodalité est en train de lui ravir.
Etant donné cet état d'esprit, on concevra
que le paysan ait toujours prêté Toreille
aux calomnies qui lui représentaient les
« rouges » comme des pillards avides de se
partager ses dépouilles — maigres dépouil-
les 1 Au lieu de voir son ennemi naturel là
où il est, il se trouvait toujours prêt à s'in-
cliner devant le seigneur terrien ou le sa-
trape gouvernemental et à saisir sa fourche
pour courir sus au communiste.
Peu à peu les anarchistes ont compris et
ensuite expliqué à l'agriculteur propriétaire
d'un maigre lopin qu'il cultive seul ou
avec sa famille qu'il n'était nullement
question de l'exproprier, mais au contraire
d'exproprier au bénéfice de tous, petits cul-
tivateurs et déshérités, l'oisif détenteur de
la grande propriété foncière et de former de
celle-ci un patrimoine commun à côté des
— •¥-■"
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE ^85
microscopiques possessions individuelles.
Ils ajoutaient que la vue des avantages ré-
sultant de I9 grande culture modifierait in-
sensiblement le vieil esprit particulariste
des paysans et les entraînerait à associer
leurs parts, puis à les fondre dans la pro-
priété commune.
Ainsi comprise, la nouvelle conception
économique n'a plus rien qui puisse épou-
vanter les fils de la glèbe.
S'il n'a jusqu'à ce jour montré que de
l'hostilité contre toute doctrine qui lui pa-
raissait mettre en péril sa modeste part de
biens, le paysan est, par contre, bien moins
éloigné qu'on ne croit de l'idée anarchiste.
N'entrevoyant guère l'Etat que par le per-
cepteur et le conseil de recrutement, il
nourrit une sourde animosité pour cet Etat
qui le grève d'impositions et lui enlève
Ses fils.
Bien plus que les socialistes autoritaires,
qui conservent le mécanisme gouverne-
mental, les anarchistes ont donc dans les
campagnes un excellent champ d'opéra-
236 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
tions. C'est ce qu'a démontré la rapidité
avec laquelle certaines brochures de vulga-
risation, telles que Le$ travailleurs des vil-
les aux travailleurs des campagnes ont ^é
enlevées et aussi le succès qu'avait, dès le
début, rencontré l'idée d'une fédération li-
bertaire des ouvriers et paysans, idée mal-
heureusement entravée dans son exécution
par différentes causes, mais qui est tout
entière à reprendre.
En somme, avec mille centres d'action,
groupes, comités, fédérations, autonomes
mais en rapport constant les uns avec les
autres et n'ayant pas peur, lorsque les cir-
constances l'exigent, de subordonner leurs
préférences personnelles à la nécessité d'une
action commune, l'anarchisme est plus fort
et surtout moins vulnérable que le socia-
lisme autoritaire avec sa hiérarchie, ses
mots d'ordre, ses parlements et ses ficelles
rudimentaires que le gouvernement peut
trancher du premier coup de sabre.
Si on joint à l'influence de tous ces pe-
tits foyers de mouvement syndical l'action
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 237
des individus, la propagande écrite et orale,
les journaux, brochures, livres, car la lit-
térature anarchiste, symptôme caractéris-
tique, s'enrichit tous les jouf s, tandis que
la littérature socialiste demeure station-
naire, on reconnaîtra que les moyens pra-
tiques ne manquent pas aux propagandistes
de ridée libertaire. Si, lorsque s'ouvrira la
période révolutionnaire, leur influence n'est
pas prédominante, du moins, elle sera
assez considérable pour enrayer la tyrannie
d'un nouvel Etat, tout en assurant le bien-
être, et pour féconder l'avenir.
■• ■ ^i ' i ' im k êi t .
MYSTICISME
Nous avons constaté, dans la première
partie de ce livre, que la pensée libre était
appelée à l'emporter sur les religions : ce-
pendant, il n'est que juste de reconnaître
que des retours offensifs du mysticisme se
manifestent de temps à autre.
D'une part le désir de savoir et de savoir
tout de suite entraîne des imaginations im-
pressionnables sur un terrain qui n'est pas
toujours celui du raisonnement et de l'ob-
servation. Si féconds qu'aient été depuis un
siècle les résultats de la science expérimen-
i^^
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 239
taie, ses procédés ne peuvent être ni infail-
libles ni instantanés. Et alors, beaucoup,
de découragement ou d'impatience, en ar-
rivent à nier la méthode qui a cependant
révélé l'histoire du globe terrestre et de ses
habitants, dégagé les lois d'évolution, com-
mencé à expliquer l'homme moral et phy-
sique, exploré les mondes planétaires, sou-
levé, mieux qu'en trois mille ans de rai-
sonnements abstraits, un coin du voile qui
nous enveloppe. Alors que nombre de pro-
blèmes, que l'avenir résoudra, demeurent
encore indéchiffrables pour le faible cerveau
humain, il est si commode de se contenter
de légendes fabriquées tout d'une pièce,
présentées parfois sous des apparences quasi
scientifiques l
D'autre part, le sectarisme de certains
savants, qui font du matérialisme une nou-
velle religion étroite et fermée et non un
procédé d'investigation, ne peut que cho-
quer nombre d'esprits et les rejeter dans
le spiritualisme qui, s'il ne prouve pas,
affirme.
240 PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE
C'est ainsi que des pontifes de la science,
ne comprenant pas cpie cette science in-
timement liée à révolution de l'esprit hu-
main, est appelée à se transformer et gran-
dir avec lui, ont nié de parti pris jusqu'à
ces derniers temps tous les phénomènes
nerveux et psychiques qui leur étaient pré-
sentés sous le nom de magnétisme. Au lieu
de condescendre à les étudier, ils décla-
raient péremptoirement qu'ils ne pouvaient
se produire et que tous ceux qui s'en occu-
paient étaient des charlatans ou des fous.
Aujourd'hui, les mêmes faits sont officiel-
lement admis et constatés sous le nom
d'hypnotisme.
Amalgamant à des bribes de science, des
conceptions propres à séduire les sentimen-
talistes ou les amis du merveilleux, une
morale certainement plus large, plus en
harmonie avec les tendances modernes que
la morale des vieilles religions, le spiritisme
a pu un moment sembler appelé à prendre
la succession du christianisme qui tombe
en morceaux. L'intolérance prétentieuse
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 241
de certains savants proscrivant toute étude
de rinconnu, tout comme saint Augustin
et ses pareils imposaient la foi à l'absurde,
le favorisait : les faits, si troublants au pre-
mier abord, pouvaient d'autant plus frap-
per les imaginations et passer pour surna-
turels que les hommes à même de les ana-
lyser s'en écartaient avec empressement,
les laissant exploiter par la tourbe des char-
latans sans scrupules.
Ce n'est que tout récemment, après avoir
accepté, présenté par Charcot ce qu'on re-
poussait autrefois présenté par Mesmer et
ses continuateurs, qu'on en vint à étudier
d'assez près la catalepsie, la suggestion, les
altérations dont la personnalité mentale, la
lucidité somnambulique, la projection delà
pensée, la transformation de l'activité ner-
veuse en activité dynamique, simple consé-
quence de l'unité et de la corrélation des
forces physiques, et que Rochas a baptisée
du nom scientifique d'extériorisation de la
motricité.
C'est grâce à l'éternelle tension de l'es-
14
1
242 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
prit humain vers rinconnu que se réalisent
. tous les progrès. Le réveil momentané du
mysticisme mérite de préoccuper ceux qui
poursuivent l'œuvre d'émancipation, car
l'ennemi, sans cesse à l'afifùt, cherche à
s'en prévaloir pour obscurcir les idées nou-
velles et faire perdre de vue le but véritable»
mais, comme l'établit Auguste Comte, c'est
le sort de toute science nouvelle de se déga-
ger peu à peu d'un fatras métaphysique
pour prendre peu à peu la voie sûre de
l'expérimentation. Ce qui, très vraisembla-
blement restera, une fois la crise passée, de
l'épidémie religiosâtre, des évocations, des
esprits frappeurs, des réincarnations, de
la magie noire, c'est la découverte de nou-
velles lois naturelles, inhérentes à des états
'particuliers de la matière. Celui qui, au
moyen âge, eût affirmé la possibilité d'em-
magasiner la voix, de créer la communica-
tion instantanée à distance, de photogra-
phier le mouvement et l'invisible, n'aurait-
il pas été qualifié d'imposteur, et sans doute
torturé ?La routine humaine n'a pas encore
^, ^'T-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 243
abdiqué et sans cesse elle ressasse sa phrase
bête : « Cela a toujours été, cela sera tou-
jours. » Les clairvoyants, les chercheurs
n'ont qu'à aller de l'avant, sans s'arrêter
aux ricanements de monsieur Prudhomme,
quelquefois déguisé en âne savant, mais
aussi en se garant, autant que possible
de toute glissade dans le champ, sans
cessé ouvert, de la foi aveugle et de la
folie.
Il est indéniable que l'éducation religieuse
et l'atavisme ont entretenu chez l'homme,
même chez celui qui lutte le plus énergi-
quement contre ces influences un grand
fond de mysticisme. Pour beaucoup de
socialistes et d'anarchistes, la révolution
est une sorte de divinité qui doit, à un mo-
ment donné, apparaître et, par sa propre
force, transformer le monde. Les commé-
morations de la semaine sanglante, de la
mort de Blanqui, Eudes, des martyrs de
Chicago, d'Auguste Vaillant ont, à main-
tes reprises, revêtu un caractère religieux,
donné lieu dans les cimetières à des défi-
244 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
lés avec accompagnement d'emblèmes va-
lant tout juste ceux du catholicisme. A la
suite des exécutions d'anarchistes qui mar-
quèrent la période 1892-95, on vit môme
refleurir le culte des images. Enfin, croyant
combattre la vieille religion, des libres-
penseurs sont allés jusqu'à en instituer
une nouvelle : on avait déjà les banquets
gras du vendredi saint, cérémonial gastro-
nomique à rebours du jeûne catholique,
on a eu le baptême civil, qui n'est aucune-
ment plus logique que l'autre. Il n'est pas
bien sûr que les autres sacrements ne
soient pas exhumés et remis en honneur
par les mêmes personnes, sous une forme
laïque.
Les meilleurs échappent difficilement à
cette rage de pasticher les formes de la so-
ciété qu'ils combattent. Au troisième siècle
de l'ère chrétienne, les Bagaudes, révoltés
contre l'oppression romaine , se donnent
un Auguste et un César. La première ré-
publique imite alternativement Londres,
Rome, Sparte et Athènes; les jacobins
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 245
dégradent Jéhovah pour adorer un Etre
Suprême ; les athées encensent une déesse
Raison ; les communards de 71 se donnent
un comité de salut public, qui ne peut rien
sauver.
Il y a fort à compter, certes, avec cette
tendance régressive, aussi importe-t-il de la
signaler chaque fois qu'elle se manifeste. Il
importe surtout de démasquer les tentati-
ves de ceux qui falsifiant les idées de rénova-
tion, de science et de progrès voudraient je-
ter l'humanité dans des chemins de traverse
pour la ramener à son insu en arrière de
plusieurs siècles. La récente campagne, vé-
ritablement abominable, entreprise par cer-
tains jésuites de robe courte S absolument
sceptiques dans l'intimité, pour agir sur les
cerveaux impressionnables et créer dans la
masse un état d'esprit analogue à celui du
moyen-âge, mérite d'être signalée et com-
battue sans relâche. Ce n'est pas par un
dogme, même matérialiste, qu'on peut ré-
i, La grotesque voyante de la rue de Paradis; les
apparitions miraculeuses de Tilly-sur-Seine, etc.
14i
1
246 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
futer leurs impostures mais par une science
large, claire et précise n'écartant de parti
pris aucun fait, quel qu'il soit, de son champ
d'observation.
CONJECTURES — GRÈVE,
BANQUEROUTE OU GUERRE
La vie des sociétés, comme celle des in-
dividus qui les composent, se passe en un
duel permanent entre les idées et les mœurs,
celles-là étant toujours en avance sur cel-
les-ci.
Sentir le mal présent et désirer le mieux-
être, rien de plus simple ; laisser errer son
esprit à l'exploration de l'inconnu ou si
l'on est d'une mentalité plus positive, dé-
duire du présent l'avenir, entrevoir par le
raisonnement et l'étude des faits les phases
— J-Jl
248 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
d'évolutions futures, cela n'implique ni
des efforts ni une hardiesse extraordinaires.
Il est autrement difficile de rompre en vi-
sière avec les préjugés et les intérêts am-
bi'ants pour harmoniser sa manière de vi-
vre avec celle de penser.
De là vient le contraste frappant que
présentent souvent les paroles et les actes
des personnes les plus émancipées intellec-
tuellement. « Faites ce que je dis et non
ce que je fais, » pourraient répéter après
Jean-Jacques Rousseau nombre de révolu-
tionnaires.
C'est surtout dans les habitudes qu'on
est la proie de l'atavisme. Tandis 'que des
objets nouveaux font naître des impressions,
et par suite des pensées nouvelles, les
mœurs transjnises par l'hérédité, entrete-
nues par l'éducation, viennent ressaisir et
clouer au passé celui qui, en esprit, s'en
éloignait.
C'est ce qui a causé l'avortement partiel
de tant de révolutions, empêché que le but
atteint fût plus en rapport avec les efforts
PHILOSOPHIE DE L'ANABGHIE 349
faits. Après avoir proclamé de fort belles
choses, les novateurs, effrayés de se sentir
inaptes à vivre dans l'idéal rêvé, retenus
qu'ils étaient au passé par mille liens, s'ar-
rêtaient à moitié chemin et se contentaient
pour le surplus de phrases grandilo-
quentes.
D'une très belle étude publiée par Jean
Grave dans les Temps Nouveaux S nous
extrayons le passage suivant :
« La révolution n'est pas une entité dont
la puissance agit par elle-même. Ce n'est
pas un personnage métaphysique doué
de toutes les vertus. C'est un fait qui
s'accomplit sous l'impulsion d'individua-
lités qui ne pourront opérer autour d'elles
que les transformations qu'elles auront
su, au préalable, déjà opérer en leur cer-
veau. Voilà pourquoi je concluais que
les individus devraient, en leurs concep-
tions, en leurs actes, essayer de faire ta-
ble rase des anciens préjugés dont ils
u
4. Les Temps Nouveaux, 2® année, n® 33, du 12 a
8 décembre 1896.
250 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
» ont compris l'absurdité, afin d'opérer
» déjà en eux, en leur petit cercle, la trans-
» formation qui doit s'opérer en l'état so-
' » cial. Celui qui ne sait pas se réformer
» lui-même, serait, du reste, toujours très
» mal venu à vouloir réformer les autres. »
Les anarchistes doivent donc être et sont
évolutionnistes en même temps que révo-
lutionnaires. Les partisans confiants de la
transformation pacifique peuvent se can-
tonner dans ia propagande peu périlleuse
des idées qui leur sont chères; les socia-
listes autoritaires, qui rêvent l'améliora-
tion du genre humain à coups de décrets,
n'ont besoin que de grouper des hommes-
machines leur servant, soit par le vote soit
autrement, à conquérir le pouvoir. Pour
ceux qui veulent vivre et apprendre aux
autres à vivre sans maîtres, il. faut de toute
nécessité qu'ils éveillent la conscience des
foules par le raisonnement et plus encore
par l'exemple, tout en guettant l'heure ré-
volutionnaire.
Quand et dans quelles circonstances son-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 251
nera cette heure? C'est ce qu'on ne peut
prédire d'une façon positive; peut-être ce-
pendant est-il possible de déterminer ap-
proximativement quelles catégories d'évé-
nements peuvent produire le choc attendu.
Les révolutions qui, aux différentes
époques de l'histoire, ont secoué les sociétés
ont été tantôt politiques, tantôt économi-
ques, ou religieuses. Le bas-empire fut
même, à plusieurs reprises, bouleversé
pour des questions de moindre importance :
la victoire des bleus ou des verts aux cour-
ses des cirques soulevait la foule byzantine,
badaude, et imbécilement disputeuse. Les
•
révoltes du moyen-âge, époque de foi vive
et d'âpres souffrances, furent mi-sociales
mi-religieuses; la-révolution anglaise, d'où
naquit la puissance de la bourgeoisie pu-
ritaine, s'opéra au nom de la Bible; la ré-
volution française^ au contraire, fut avant
tout politique.
Or, il est facile de voir par l'idée domi-
nante de tout notre siècle et les tendances
populaires, parfois latentes^ parfois affir-
252 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
mées dans des luttes de plus en plus san-
glantes (1831, juin 1848, 1871) que la révo-
lution qui, en Europe, semble appelée à
clore le dix-nouvième siècle, sera, avant
tout, économique. Sans doute, penseurs et
idéologues, qui voient en l'homme autre
chose qu'un sous-ventre, la veulent-ils in-
tégrale, mais il est certain que la clameur
des déshérités affirmant leur droit à la vie
et au bien-être dominera cette fois les ha-
rangues des politiciens, les pétarades ro-
mantiques des dilettantes et même les con-
sidérations des philosophes. Les progrès
de l'esprit viendront après la conquête du
pain.
Un peuple ne fait de révolution que pour
des besoins qu'il ressent ou des choses,
sinon des idées, auxquelles il croit.
Les prolétaires de France ne croient plus
du tout à la religion, croient de moins en
moins à la politique et n'ont guère le temps
ou la possibilité de se passionner pour des
questions d'esthétique. Par contre, sous la
prodigieuse poussée de l'industrialisme
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 253
moderne, les problèmes économiques ont
surgi tout naturellement : les serfs de l'a-
telier et de l'usine veulent cesser d'être
chair exploitable, livrée à toutes les exi-
gences du capitaliste, à toutes les fluctua-
tions de l'offre et de la demande ; lés sans-
travai], de plus en plus évincés par les
progrès du machinisme, veulent trouver un
régime social qui leur garantisse la vie.
A une époque où le clergé omnipotent
persuadait aux hommes que la pensée était
un crime, les révoltes, lorsque l'excès de
misère les faisait naître, devaient être très
peu conscientes : aussi étaient-elles facile-
ment écrasées. Du moins, les révoltes po-
pulaires, car la bourgeoisie, elle, nettement
séparée du peuple dès le xii« siècle, témoi-
gnait d'autant de ténacité et d'esprit poli-
tique que d'égoïste âpreté. Albigeois, Pas-
toureaux et Jacques, animés d'un farouche
mvsticisme révolutionnaire, ne faisaient
guère que promener leurs bandes dévasta-
trices, terribles au premier abord, bientôt
dégénérées en cohues, torrent qui s'épui-
15
'~r:«vr
254 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
sait en éparpillant ses ondes de ci de là et
finissait par se dessécher.
Babeuf et ses amis, à la fin du siècle
dernier, donnèrent une nouvelle orienta-
tion à la poussée prolétarienne. Ils ne pou-
vaient résoudre le problème social; du
moins, ils posèrent quelques-uns de ses
termes : bonheur commun, égalité de fait.
Toutefois, ce n'était encore là qu'une mi-
norité, élite d'avant-garde, qui cherchait
sa voie à tâtons, tendant parfois à son insu
à reconstituer et à étendre à la société tout
entière le communisme monacal.
Durant la première moitié de ce siècle,
le prolétariat, écrasé par un impitoyable
industrialisme, acheva de se séparer de la
bourgeoisie, sa moderne exploitrice; mais
cette séparation s'opérait encore plutôt
d'instinct que par une nette conscience du
but et des moyens. Le développement du
machinisme cassait les bras à la classe ou-
vrière : « détruisons les machines I » criaient
les ouvriers, qui, menacés de mourir de
faim, réclamaient comme un suprême bien
Tî"
PHtliOSOPHIE DE L'ANARCHEB: 355
la continuation de leur esclavage. La pen-
sée ne leur venait pas qu'ils pussent reven-
diquer pour eux-mêmes la possession com-
mune de cet outillage» le transformant de
moyen d'oppression en moyen d'émancipa-
tion et de bien-être pour tous.
Cette idée de socialisation a enfin pris
naissance dans les milieux populaires et,
sous l'impulsion d'un petit nombre d'hom-
mes phis préoccupés des problèmes écono-
miques que des phrases àej[fet,la'Commune
de 1871, ébaucha quelques décrets en ce
sens. Des ateliers, des usines, abandonnés
par leurs patrons furent déclarés propriété
ouvrière : décision qui devait demeurer
platonique, mais qui n'en indiquait pas
moins la tendance du mouvement prolé-
tarien.
Depuis, l'idée a" fait son chemin, et il
n'est pas douteux que l'enjeu de la pro-
chaîne bataille entre la bourgeoisie et le
peuple sera la possession du capital pro-
ductif.
« Tout est à tous ! » déclaren t:ïavec Kro-
256 PHILOSOPHIE DE L'ANAPiGHIE
potkine les communistes français et ita-
liens. « A chacun le produit intégral de
son travail I », affirment les collectivistes-
anarchistes d'Espagne. Quelle que soit de
ces deux formules la plus appropriée aux
circonstances, il n'est pas douteux que
l'une comme l'autre implique un complet
renversement des bases économiques ac-
tuelles.
Comme conséquence de cette tendance,
de ce mouvement d'idées, il s'est dégagé
la conception de la grècc générale,
La grève fut longtemps, est encore la
plupart du temps une arme défensive et
dérisoire. La concurrence que se font entre
eux les meurt-de-faim,' la possibilité pour
les capitalistes de se recruter des esclaves
à bas prix, en nombre illimité dans les
régions les moins favorisées, et l'impossi-
bilité pour des travailleurs sans ressources
de faire durer la lutte des « bras croisés »
jusqu'à ce que leurs riches exploiteurs
capitulent, ont fini par montrer l'inanité de
la vieille grève passive et limitée.
I
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 257
. Mais, en même temps, germait dans les
cerveaux cette idée : si tous les travail-
leurs peuvent s'entendre pour cesser leur
tâche simultanément et revendiquer leur
droit à la richesse qu'ils produisent, la vie
sociale se trouvera interrompue et la bour-
geoisie affolée, menacée de mourir de faim
devant ses coffres-forts, sera obligée de
capituler.
Il y a bien des objections à formuler à
cela. D'abord l'impossibilité d'organiser
une grève absolument générale, étant
donné les différences de salaires, partant
d'intérêts relatifs, et d'esprit de tous les
syndicats ouvriers, la possibilité* pour la
coalition patronale de recruter dans l'im-
mense armée des sans-travail de nouveaux
esclaves et enfin ce fait que la force armée
est tout entière entre les mains du gouver-
nement, qui ne demeurerait pas spectateur
désintéressé de la lutte. Toutefois, il est
certain qu'à défaut de grève générale, des
grèves de plus en plus généralisées sont
possibles, telles celles qui, depuis dix ans,
258 PHILOSOPHIE DE L'ANà.ECHIE
mettent debout en Angleterre des armées
de cent et deux cent mille ouvriers. La
cessation de trois ou quatre grandes indus-
tries, par exemple celle des mines, de l'ali-
mentation et des transports, entraînerait
la grève d'une foule d'autres. Il est vrai-
semblable alors que le mouvement n'au-
rait pas une allure seulement passive et
que, d'autre part, l'intervention obligée du
gouvernement créerait une situation qui
pourrait tout précipiter.
Sans donc professer une foi supersti-
tieuse en la grève générale, il est permis
de croire à l'efficacité de grèves générali-
sées. Ce serait peut-être le meilleur terrain
pour la révolution économique et l'évolu-
tion de la grande industrie rend cette éven-
tualité possible.
Non moins que la grève, une banque-
route colossale, un krach dans lequel s'en-
gloutirait l'épargne de la bourgeoisie grande
et petite peut mettre le feu aux poudres.
La haute banque, devenue la maîtresse du
monde, est à même, en une heure, par
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 259
quelque prodigieux coup de bourse, de
ruiner une partie des [possédants, capita-
listes et rentiers, en produisant par réper-
cussion faillites, fermeture de maisons
commerciales ou industrielles, chômages,
misère et révoltes. L'effondrement prévu
par beaucoup de certains grands établisse-
ments de crédit, dont l'encaisse métallique
est notoirement inférieure à la valeur totale
du papier qu'ils émettent, ne manquerait
pas de produire des résultats violents, car
la fraction de la bourgeoisie ruinée, me-
nacée d'être refoulée dans les rangs du
prolétariat, n'abdiquerait pas sans lutte
l'indépendance et le bien-être qu'elle a
connus.
A plus forte raison s'il s'agit de la débâ-
cle financière non plus d'une banque mais
de l'Etat lui-même, croulant sous le poids
de ses charges et incapable de faire face à
ses obligations.
Plus encore que la banqueroute et que
la grève elle-même, il est — et en disant
ceci nous exprimons une opinion person-
>7^
1
260 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
nelle — un événement qui peut, déplaçant
où disloquant les forces sociales, ouvrir la
voie à la révolution : c'est la guerre.
Le régime, si écrasant pour le peuple
producteur et contribuable de paix armée
sous lequel, depuis 1871, vivent les nations
européennes, ne trompe personne. Certes,
le sentiment guerrier, vestige de sauvage-
rie et d'animalité ancestrales, diminue à
mesure que s'élève le niveau intellectuel;
d'autre part, l'universalisation du service
militaire faisant entrer à la caserne une
foule d'éléments instruits et raisonneurs
qui, auparavant, en étaient exemptés, a
contribué à montrer sous son véritable
jour l!esclavage en unifol^me auquel sont
soumis pendant leurs plus belles années
des hommes qui n'ont à défendre en réa-
lité que la richesse de quelques privilé-
giés, dissimulée sous le nom prestigieux et
menteur de patrie.
A part quelques officiers, professionnels
assoiffés d'avancement, et quelques chau-
vins endurcis qui rêvent avec un orgueil-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 261
leux attendrissement aux entr'égorgements
futurs, on peut donc dire que la guerre
n'est pas désirée. Du moins, une grande
guerre qui menacerait les nations euro-
péennes dans leurs foyers mêmes, car si
la mentalité humaine s'est développée
considérablement) les progrès apparaissent
moins appréciables au point de vue moral
et, tout en détestant l'extermination à ses
portes, on trouve encore fort bien d'aller,
sous prétexte de civilisation, mitrailler à
distance et sans danger quelques peuplades
mal armées pour s'emparer de leurs terri-
toires. Mais, qu'on le veuille ou non, les
événements se déterminent, les situations
ont leur issue logique et, en dépit des con-
grès, des Ligues pour la paix, des efforts
humanitaires des philosophes et même du
sentiment anti-militariste des masses tra-
vailleuses, il est probable que l'Europe
verra encore le choc des masses armées.
D'une part, les budgets de la guerre et
de la marine absorbent chaque année des
sommes plus formidables et si la perspec-
15.
262 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
tive de l'enjeu terrible à risquer a, jusqu'à
ce jour, fait hésiter les gouvernements,
ceux-ci pourront se trouver, à la fin, accu-
lés à cette alternative : ou arrêter les frais
ruineux de leur armement sans cesse re-
nouvelé, ou s'en servir. Il n'est pas jus-
qu'aux petits Etats, comme la Suisse, la
Belgique, la Hmlande qui, gagnés par la
contagion et préoccupés aussi du souci de
faire respecter leur neutralité et de se dé-
fendre contre des annexions futures, ne
soient entrés dans cette voie au bout de
laquelle se trouve non plus seulement le
déficit mais la banqueroute.
D'autre part, l'état politique autant que
l'état social de l'Europe actuelle est émi-
nemment instable. La Grande-Bretagne,
maîtresse commerciale du monde, a der-
rière elle l'Irlande affamée; la Russie,
arbitre de la paix européenne, a la Pologne
asservie ; l'Allemagne a l' Alsace-Lorraine ;
l'Italie la question romaine, l' Autriche-
Hongrie ses redoutables conflits de natio-
nalités; la Turquie se débat entre les
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 263
révoltes de ses sujets de toutes races et la
protection intermittente des grandes puis-
sances européennes, qui ne la laissent pro-
visoirement debout que parce qu'elles ne
s'entendent pas pour la dépecer.
Il est donc très possible que la paix boi-
teuse dans laquelle vit l'Europe soit brus-
quement détruite par tel événement d'O-
rient déjouant les efforts de la diplomatie
internationale ou par l'initiative d'une
grande puissance jugeant les circonstances
favorables pour lui permettre d'accabler
l'adversaire qu'elle redoute.
Cette guerre peut — tout au moins dans
le pays vaincu — entraîner la révolution,
tout comme la révolution, éclatant la pre-
mière, entraînerait vraisemblablement la
guerre. Les deux événements apparaissent,
du moins, inséparables l'un de l'autre.
Car s'il est évident que l'Europe monarchi-
que et capitaliste formerait une ligue inter-
nationale — oh ! ironie des mots l — pour
s'opposer à l'avènement d'un nouveau ré-
gime «ocial (resterait à compter avec les
♦ 4 •
^■WFT|M
264 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
peuples), il est non moins évident que la
guerre, arrêtant net l'industrie, le com-
merce, les affaires, enlevant les hommes
valides à la vie civile et jetant sur le pavé
leurs familles par milliers produirait dans
tout le pays un ébranlement profond dont
il sortirait quelque chose de nouveau.
Dans ces conditions, quel pourrait être,
en France, par exemple, le rôle des révo-
lutionnaires ?
Attendre, estiment un grand nombre,
qu'une défaite ait montré au peuple l'in-
capacîté et la trahison de ses maîtres et
l'amène à prendre lui-même en mains ses
destinées, profitant de la dislocation des
forces militaires qui eussent pu faire obs-
tacle à son action.
Nous ne croyons pas que cette tactique
soit la bonne, et l'éventualité d'une guerre
nous ayant toujours paru probable, nous
demandons au lecteur la permission d'ou-
vrir une parenthèse pour exposer en quel-
ques lignes notre opinion personnelle.
La révolution du 4 septembre, faite à un
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 265
point de vue républicain national, et celle
du 18 mars, mi-patriotique mi-sociale,
n'ont pas abouti, justement parce qu'en
face d'une population atteinte et, à la fin
épuisée, par des défaites sanglantes, se
dressaient à la fois les armées française et
allemande prêtes, après s'être combattues,
à s'unir pour le rétablissement de l'ordre.
Après avoir jeté bas l'empire, les démo-
É
crates les plus fougueux, ceux qui esti-
maient que l'avènement d'une commune
révolutionnaire, prête à employer tous
moyens, pouvait seule avoir raison de l'en-
vahisseur, se sout sentis paralysés par la
foule crédule qui leur criait : « Pas de
divisions devant l'ennemi I » Et le 18 mars,
malgré la victoire du début, était aussi
condamné à l'avortement final parce que,
les troupes de l'ordre eussent-elles été bat-
tues, la réaction française était prête 'à
faire appel aux baïonnettes allemandes.
Ce qui s'est passé alors se reproduirait
sûrement si les révolutionnaires français,
inférieurs à leur tâche, attendaient une
266 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
défaite pour donner signe de vie. Il serait
trop tard pour tirer parti au profit du pro-
létariat du désarroi gouvernemental. D'ail-
leurs, la défaite, bien que prédite par des
écrivains militaires S n'est pas une certi-
tude : c'est une possibilité. La victoire
pourrait favoriser un général français qui
n'hésiterait pas, alors, à violer à son pro-
fit, Monk ou Cromwell, les quelques liber-
tés politiques péniblement conquises et à
résoudre la question sociale par d'oppor-
tunes fusillades.
C'est avant la solution, dès le début du
conflit que les révolutionnaires, s'ils sont
autre chose que des rabâcheurs de clichés,
doivent payer d'audace et montrer au
peuple qu'en engageant la guerre au profit
et sous la direction d'une oligarchie qui a
fait ses preuves, il irait au devant de nou-
veaux désastres. La masse se trouvera à ce
moment dans un état psychologique dont,
i . Entre autres le capitaine Nercj dans la Future
Débâcle et le commandant Picard-Destelan dans Notre
Marine,
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 267
SOUS peine de mort, il faudra savoir profi-
ter. Lui prêcher au milieu de sa fièvre des
théories antipatriotiques, souvent mal en-
tendues, ne servirait à rien qu'à détourner
sur les révolutionnaires' les défiances et les
colères. Mais patriotes sincères et interna-
tionalistes pourront fort bien et devront
même se coaliser pour engager le peuple à
se ressaisir. Une épuration rapide, quel-
ques grandes mesures sociales décidées et
appliquées d'emblée, un appel vibrant aux
prolétariats étrangers; en même temps,
l'organisation ininterrompue de la défense,
et la situation change de face : ce n'est
plus la banque de Rothschild et le comp-
toir de Jaluzot que les déshérités défen-
dent ; c'est leur avènement au bien-être et
en même temps une idée plus haute que
celle d'entr'égorgements. C'est le prélude
de la révolution sociale : après, les événe-
ments ne tarderont pas à se précipiter.
La parole devra être non plus aux sec-
taires ou aux illuminés mais aux clair-
voyants. De la décision des révolution-
268 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
naires à l'heure solennelle qui ne sonne
qu'une fois dépendra la transformation de
tout un monde. Autrement, s'ils mentaient
à leur rôle historique, les sociétés euro-
péennes devraient, transformées en trou-
peaux humains à Tinstar des aggloméra-
tions asiatiques, se courber pour longtemps
sous le joug d'un kaiser ou d'un tzar, pen-
dant qu'ailleurs, en Amérique, en Afrique
et au Japon, de jeunes peuples s'éveille-
raient au progrès humain et à la liberté.
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF
IDÉES ET FAITS
Depuis l'époque où parut, sous forme de
brochure, la première partie de ce livre,
neuf années se sont écoulées. La profonde
révolution, qui, alors, semblait toute pro-
che, ne s'est pas encore réalisée : elle reste,
cependant, le but vers lequel nous empor-
tent des tendances incompressibles et la
logique de l'histoire. D'ailleurs, que les
impatients — et nous avons l'honneur d'ê-
tre parmi ces impatients ne s'y trompent
pas : la révolution consiste beaucoup moins
370 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
dans le coup de fusil — ou de dynamite —
cher aux romantiques, qui n'en est, à pro-
prement parler, que le corollaire, que dans
l'effondrement d'un vieil ordre de choses.
La révolution de 1789 était accomplie dans
les esprits avant la prise de la Bastille : la
révolution morale, prélude nécessaire à
une refonte sociale, s'accomplit partielle-
ment autour de nous.
Le progrès dans les idées n'a guère eu
d'égal, depuis une dizaine d'années, que
l'enlisement dans les institutions du passé.
La peine de mort est jugée par tous les es-
prits clairvoyants, mais on conserve le
bourreau ; on ne croit plus au dogme reli-
gieux,, mais on continue à subventionner
le curé, le pasteur et le rabbin ; partout des
voix s'élèvent contre le militarisme, et les
armées permanentes subsistent; la magis-
trature, jadis objet d'un respect sacro-saint,
a subi les plus rudes attaques tant dans
son principe que dans la personne de ses
membres, et le juge d'instruction jouit tou-
jours de son pouvoir discrétionnaire, des
PHILOSOPHIE DE L*ANARGHIE 271
victimes de rincohérence sociale sont, cha-
que jour, condamnées par fournées. Qui
croit aujourd'hui à la légitimité de la pro-
priété capitaliste ? Bien peu. Mais comme
autrefois, le capitaliste et le propriétaire
écrasent la masse serve.
Que de Bastilles restent encore à prendre I
Cette différence entre l'état moral et
l'état social constitue une situation émi-
nemment instable, d'où peut, à tout mo-
ment, surgir le choc depuis si longtemps
attendu.
L'écrasement de la Commune, en 1871,
avait plus fait qu'une victoire pour la pro-
pagation d'idées sociales, timides d'abord,
plus' impérieuses par la suite. Les prolétai-
res d'Europe et d'Amérique voulurent sa-
voir pourquoi ceux de Paris avaient combattu
et, lorsque les proscrits arrivèrent au milieu
d'eux, un travail latent de propagande s'é-
baucha.
Au lendemain de l'amnistie, commença
en France un éveil révolutionnaire : des
groupes et syndicats se formaient en parti
272 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
ouvrier ; les blanqaistes s'organisaient mî-
litairement ; à côté d'eux apparaissaient
des éléments libertaires, — indépendants
et anarchistes, — les uns, le plus petit nom-
bre séduits par les théories de Bàkounine,
Kropotkine et Reclus, les autres impulsés,
par leur tempérament ou le dégoût du sec-
tarisme.
Car, à peine formés, ces groupements
entraient déjà en antagonisme : le parti
ouvrier se scindait en deux ; puis survin-
rent les compétitions électorales qui ache-
vèrent de transformer des divergences de
vues et de tactique en haines mortelles.
Sans les élections, essayées d'abord comme
moyen de protestation, puis pour se comp-
ter, puis pour conquérir les pouvoirs pu-
blics, aujourd'hui, en fin de compte, par
simple intérêt personnel — on embrasse
le métier de candidat comme celui de mar-
chand de vins, en dehors de toute idée gé-
néreuse et impersonnelle — ces divergen-
ces eussent subsisté, mais sans doute avec
moins d'animosité.
_
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 273
Enfin il fallait donner, un aliment aux
groupes révolutionnaires et, une prise d'ar-
mes immédiate paraissant impossible, la
lutte terre-à-terre d'expédients et de pallia-
tifs dans le's syndicats ne pouvant absorber
toutes les activités, on en vint aux tentati-
ves électorales, quitte à s'y diviser et à s'y
briser : l'intérêt personnel y trouva trop
bien son compte pour qu'on y renonçât
ensuite.
Ces luttes intestines, d'ailleurs, se repro-
duisent fatalement à toute époque de fer-
mentation sociale. La même idée n'est pas
saisie identiquement. par tous ses adeptes :
de là conflit ; Luthériens , Zwingliens et
anabaptistes du xvi® siècle ; presbytériens,
indépendants et niveleurs du xvii® siècle ; gi-
rondins, montagnards et hébertistes duxviii»
siècle sont des types, on pourrait dire
éternels, s'il était quelque chose d'éternel
sur notre planète, qui revivent sous d'au-
tres noms à chaque grande convulsion de
l'humanité. On peut déplorer cette loi his-
torique : il est moins facile de l'enrayer et
274 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
les .appels les plus sincères adressés en fa-
veur d'une union dans laquelle chacun sa-
crifierait quelque chose de ses convictions
n'ont autant dire jamais de réalisation. La
révolution n'est pas enrégimentable ; elle
se fait avec le concours tumultueux de tou-
tes les écoles, usant les unes après les au-
tres.
De 1881 à 1887, il y eut en France une
véritable effervescence révolutionnaire, tout
au moins dans la partie active et pensante
du prolétariat. Il était trop dur de renoncer
aux espérances de liberté et de bien-être
pour tous qu'avait fait naître Tavénement
de la république : si cet idéal demeurait
irréalisé, c'était sans doute parce qu'après
la réaction, l'opportunisme accaparait le
pouvoir, barrant la route à tout progrès po-
litique et économique. La vraie république,
la sociale, celle de tous — res publica — il
fallait la conquérir par la révolution.
Il n'est pas sans intérêt de jeter un coup
d'œil rétrospectif sur ces événements et,
après avoir étudié succinctement l'anar-
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 275
chisme en tanf que philosophie, d'étudier
le rôle des anarchistes en tant que parti :
faits et idées sont connexes, du passé se
dégage l'avenir.
Les partis révolutionnaires épris de forte
organisation craignirent de se briser en se
risquant dans la lutte autrement qu'avec
des métaphores enflammées. Cela montrait
bien le défaut de la cuirasse : il eût fallu
des groupements tenaces mais très plasti-
ques : on avait une armée en bois. C'était
sans doute la faute des circonstances plus
que des hommes. A défaut de conceptions
très larges, le grand nombre de ces militants
témoignaient d'une sincérité et d'une fer-
veur grandes. Période bien curieuse I on
eut les « flamboyantes bannières», le « coq
rouge battant des ailes », les « mitrailles
de gros sous » destinées à « faire crouler la
forteresse capitaliste », les « triomphes
écrasants » remportés avec « l'arme venge-
resse du bulletin de vote », les « protesta-
tions énergiques » par voie d'ordres du
jour. A côté de cette déclamation parfois
'^^
276 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
littéraire, les idées cheminSient plus vite
que les faits.
La rage électorale. et l'excès d'organisa-
tion des socialistes autoritaires avaient leur
contre-poids dans les groupements anar-
chistes, mais encore n'était-ce qu'un con-
tre-poids. Disons-le bien haut, jamais idéal
plus noble ne fut proclamé à la face du
vieux monde : c'était la vision superbe,
lointaine mais réelle, entrevue par des pen-
seurs à l'avant-gardedu mouvement social,
non le système d'un homme'se croyant ap-
pelé à légiférer pour tous. Mais c'est le sort
des idées' nouvelles de n'apparaître à la
foule qu'à travers les bouillonnements et
le mirage : lorsque Bakounine, Reclus, Kro-
potkine, déduisant des faits sociaux l'ave-
nir de l'humanité, parlaient autonomie,
groupements par affinités, organisation
spontanée, ils entrevoyaient de haut et dans
toute leur largeur les mouvements des
masses créant l'histoire de demain. Beau-
coup qu'entraînait le tempérament seul,
apprirent par cœur les mots sans pénétrer
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 277
l'esprit : pour eux le groupe d'affinité se
séparant après avoir accompli sa tâche fut
la bande de quatre ou cinq« bons copains »
se quittant et se retrouvant au hasard des
réunions familiales.
Ce n'était pas tout à fait ainsi que l'en-
tendaient les penseurs anarchistes. Lorsque
Kropotkine cite comme exemples la Société
de la Croix Rouge, les associations scienti-
fiques, qui toutes se sont donné des bases
et un fonctionnement très réguliers, il se-
rait singulièrement injuste de prétendre que
la conception anarchiste est ennemie née de
tout mode défini de groupements. Mais,
voilà: l'étroitesse des organisations existan-
tes, chapelles et casernes, faisait naître la
tendance irrésistible à l'inorganisation.
Nous avons fait ailleurs * cette critique,
nous la renouvelons ici, croyant accomplir
œuvre utile pour le triomphe de l'idée
mêine que nous revendiquons. Que l'ennemi
la combatte et cherche à la discréditer, c'est
L De la Commune à V Anarchie, Paris, 1894, chez
Tresse et Stock, éditeurs.
16
278 FHIItOSOPHIE DE L'ANARCHIE
son rôle logique ; celui de ses défenseurs
est de la faire comprendre et respecter.
L'impuissance des partis révolutionnai-
res à agir pour leur propre compte, d'une
part, le besoin d'un changement mal défini
chez la masse, d'autre part, créèrent k
mouvement boulangiste.
Mouvement hétérogène et d'une psycho-
logie curieuse où? à caté,de démocrates con-
vaincus et désintéressés, se rencontrèrent
les pires réactionnaires à l'affût de l'occa-
sion pouT revenir au passé. Quant aux pê-
cheurs en eau trouble, personnages prêts
à abjurer toutes les opinions, à trahir tous
les partis, il serait profondément injuste de
les représenter comme les vrais champions
du parti : les mêmes types se retrouvent
aux aguets de toute agitation populaire et
prêts à en tirer tout le profit personnel pos-
sible. En 1889, Fouché s'est appelé Mer-
^neix, voilà tout.
Possédant ce. que n'avaient pas les frac-
tions révolutionnaires : l'argent et la presse,
le boulangisme remua profondément les
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 279
couches populaires. Beaucoup de révoltés
instinctifs que rebutait l'aridité des doc-
trines marxistes ou la hauteur de la philo-
sophie anarchiste, vinrent à lui.
En présence de ce nou.veau facteur, im-
prévu, et qu'ils avaient cependant contri-
bué à créer par leur inertie, les socialistes
se divisèrent. Les uns, les bls^nquistes hom-
mes d'agitation 5 allèrent au boulangisme,
espérant en faire surgir tout au moins une
république radicale «'acheminant vers une
solution étatiste des jU'oblèmes économi-
ques.* Les autres, les possibilistes, s'alliè-
rent au gouvernement pour combattre la
dictature militaire qu'ils entrevoyaient : leur
concours assura la victoire aux politiciens
opportunistes, et l'on eut la dictature ci-
vile.
Peut-être eût-il été d'une politique ma-
chiavélique de laisser les forces en pré-
sence s'user mutuellement pour intervenir
au dernier moment comme arbitres de la
situation. Mais les partis révolutionnaires
ont, en général, plus de fougue exubé-
\
280 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
rante que de diplomatie : cela se comprend
et il ne peut guère en être autrement. Si
Hébert était Talleyrand, il ne serait plus
Hébert. L'attitude des anarchistes, au
cours de ce duel, fut très droite : Ni par-
lementarisme ni dictature, tel fut leur pro-
gramme ; mais c'était un programme néga-
tif : après avoir proclamé ce qu'ils ne
voulaient pas, il leur fallait dire ce qu'ils
réclamaient. Ils synthétisèrent leurs espé-
rances dans ce cri : « Vive la sociale! .»
La sociale, c'est-à-dire l'avènement d'un
régime de bien-être et de liberté. Le bou-
langisme avait fait sa plate-forme de la
révision de la constitution, et c'était très
logique au point de vue purement politi-
que; les anarchistes continuèrent à affirmer
que la révision qui s'imposait était celle
de la société tout entière.
Mais il ne suffisait pas de crier : « Vive
la sociale! », il fallait la faire. En 1890, le
boulangisme étant aux trois quarts vaincu,
au lieu de s'acharner maladroitement à
écraser ses tronçons au profit du pouvoir,
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 281
il n'y avait qu'à tenter un retour offensif
hardi sur le terrain révolutionnaire rede-
venu libre. On.se fût sans doute grossi
d'éléments très divers; qu'importe! n'est-
ce pas le sort de toutes les révolutions? On
donnait ainsi l'orientation au lieu de la
subir, on était en tête non en queue.
Aux approches du 1®^ mai, il y eut un
peu de vibration : la date avait été jetée
dans un congrès comme celle d'une mani-
festation internationale des travailleurs.
Qu'allait-il en sortir? L'inconnu planait.
Les partis socialistes autoritaires, qui se
montraient surtout socialistes parlemen-
taires, craignirent de trop s'affirmer et,
après avoir parlé .très haut, baissèrent le
ton. On vit même un des excitateurs de la
veille, et non des moindres, inviter dans
son journal la foule à livrer à la police
ceux qui commettraient des actes de ré-
volte.
Seuls, les anarchistes montrèrent des
dispositions sinon à provoquer — le pou-
vaient-ils ? — du moins à accepter la lutte
16.
282 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
si les circonstances la faisaient naître. Il y
eut de nombreuses arrestations à Paris,
quelques échauffourées en province et ce
fut tout : la révolution ne s'accomplit pas
à date fixe.
Certains ultra-conservateurs, plus clair-
voyants que la masse de leurs amis, avaient
entrevu de près la révolution sociale et
cherché le moyen de la faire avorter : Lojiis
Veuillot laissait des successeurs. Selon la
vieille tactique, ils conçurent l'idée d'y
parer par une diversion ; sous Je' masque
socialiste, ces hommes, qui rêvaient nou-
velles Vendées et Satory, commencèrent
une campagne très habile, bien que l'idée
n'en fût pas neuve. ^
Leur cri de guerre fat : « Sus aux Juifs I »
Le peuple qui, depuis longtemps, englobe
sous ce nom le monde peu sympathique
des agioteurs et des usuriers, n'y vit pas
malice et fit chorus; des révolutionnaires
même se laissèrent ébranler. Il était cepen-
dant facile de pressentir que l'objectif véri-
table était beaucoup moins une défense
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 283
économique .— les exploitations juive,
chrétienne ou athée se valant — qu'un
retour déguisé à l'obscurantisme passé,
aux haines de races, aux guerres religieu-
ses nécessaires pour consolider Tautorité.
Une propagande soutenue en ce sens com-
mença, en même temps que quelques ecclé-
siastiques, pressentant le futur rôle des
groupements économiques, s'efforçaient de
constituer des cercles ouvriers, des asso-
ciations coopératives et des syndicats à
leur dévotion.
On aurait eu ainsi, un jour, non plus le
libre groupement des travailleurs émanci-
pés moralement et matériellement, mais
l'analogue des corporations du moyen-âge.
massives et hiérarchisées.
Peu à peu, une réaction de l'esprit s'o-
pérait. Certaines grossièretés de la littéra-
ture naturaliste avaient réveillé le besoin
d'idéal, mais sous une forme exacerbée,
maladive; la science, dont les progrès en
un siècle ont été si prodigieux, n'avait pu,
cependant, tout expliquer; en outre, grief
284 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
plus justifié bien qu'imputable seulement
à quelques pontifes laïques, elle s'était,
par peur des retours offensifs du surnatu-
ralisme, faite plus d'une fois sectaire, dog-
matisante à rebours, niant a priori ce qui
se présentait enveloppé de merveilleux, au
lieu de chercher à l'élucider. On se trouva
tout d'un coup en plein mysticisme : la
crise aura sa fin, mais elle dure encore.
Il faut bien reconnaître que les boulever-
sements introduits dans la vie sociale et
les mœurs par un siècle d'industrialisme à
outrance ont profondément perturbé la race.
On a vécu à la vapeur et les moins résis-
tants s'y sont brûlés. Dans l'atmosphère
étiolante, empuantie des usines, dans le
travail automatique du buçeau ou du comp-
toir, les corps se sont déprimés, les cer-
veaux ossifiés; la science, sans cesse plus
complexe, n'ayant pas encore trouvé les
formules claires qui assurent son assimi-
lation, a troublé bien des esprits. Que de
malheureux, d'une intelligence et d'une
intuition réelles,] dont la raison naufrage
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 285
faute d'avoir pu se guider au milieu des
formules inintelligibles ! Autres résultats
de notre régime social, la falsification gé-
nérale des denrées et l'empoisonnement
légalisé, dans le commerce, l'alcoolisation
continue des classes travailleuses obligées
de surchauffer leur pauvre carcasse en
s'intoxicant pour fournir la somme de tra-
vail exigée par le patron, la propagation
des maladies infectieuses par l'armée et les
expéditions coloniales. Qu'on y joigne les
grandes guerres de la révolution du premier
et du second empire, les répressions des
mouvements prolétariens, qui ont tiré des
veines du peuple des flots de sang, et qu'on
s'étonne encore du déséquilibre général!
Il est temps, certes, sous peine de mort
pour la race, que la grande commotion
amène un renouveau : on étouffe faute d'air
respirable.
Cet état psychique et moral, auquel les
plus forts ne pouvaient complètement
échapper, a influé fortement sur le mouve-
ment social. L'esprit enthousiaste mais
286 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
désordonné des anciens Gaulois semble
revivre avec, en moins, la vigueur de la
barbarie et, en plus, une fièvre maladive
parmi même les plus intelligents, les plus
hardis de ces prolétaires livrés depuis des
générations à l'anémie et à l'alcoolisme. Sa-
voir c'est prévoir, dit-on : ignorant le passé,
exécrant le présent qui les écrase, nombre
d'entre eux s'acheminent en aveugles, de
simple intuition, vers l'avenir, inconscients
de tout ce qui les entoure, hommes et cho-
ses. Ils croient à Drumont socialiste comme
d'autres à Rothschild philanthrope !
Dans ces conditions, rien n'était plus
difficile que de diriger les événements au
lieu de se laisser emporter par eux. Un
parti ne vit pas seulement de théories mais
aussi d'agitation : une action continue, bien
orientée, avec plans de campagne et plate-
formes était nécessaire, si l'on ne voulait
choir au rang de simple secte philosophi-
que impuissante à réaliser son idéal. Cette
action, les socialistes autoritaires ne sem-
blaient pas la vouloir ou, du moins, l'oser
PHILOSOFEIE DE L'ANARCHIE 287
entreprendre ; les anarchistes, eux, ne pou-
vaient.
Plusieurs, cependant, essayèrent. Pen-
dant que quelques-uns s'efforçaient de pren-
dre pied plus solidement qu*auparavant
dans la masse ouvrière et de rendre au mou-
vement social, menacé par la réaction mys-
tico-religieuse son vrai caractère de mar-
che vers l'avenir, non de retour au passé,
les plus impatients, las d'attendre aans
cesse, partirent en guerre, soit isolément
soit à quelques-uns, et firent parler la dy^
namite.
Nous aborderons sans doute un jour l'é-
tude plus détaillée du grand mouvement
libertaire et des individualités qu'il fit sur-
gir. En ces pages, il nous est impossible
d'analyser scrupuleusement, comme le ré-
clamerait la vérité historique, la psycholo-
. gie d'hommes tels que Ravachol, Pauwels,
Vaillant, Emile Henry, Caserio. La philo-
sophie anarchiste avait eu à Chicago ses
héros, martyrs sublimes, immaculés, en les
personnes de Spies, Parsons, Engels et
288 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
Fischer. Les dynamiteurs et propagandis-
tes par le fait qui, de 1892 à 1895, ter-
rorisèrent la bourgeoisie française, provo-
quant par la contagion de l'exemple des
actes similaires en Italie et en Espagne,
furent surtout Tincarnation de la passion
révolutionnaire exacerbée et, après avoir
été longtemps comprimée, cherchant une
issue.
Très différents les uns des autres par la
culture et la mentalité, quelques-uns sen-
timentalistes, d'autres raisonneurs, d'au-
tres agissant sous l'impulsion irrésistible du
tempérament, ils eurent néanmoins, cette
caractéristique commune : le mépris in-
domptable du danger, la croyance en un
idéal supérieur, la conviction que, quels que
fussent leurs actes, ce n'était pas à la société
gangrenée qui, plus forte qu'eux, les ju-
geait, qu'il appartenait de s'indigner et de
parler morale.
Avec eux, les magistrats passèrent quel-
ques mauvais moments et, plus d'une fois,
ce fut le président en robe rouge qui se
trouva sur la sellette
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II-
l'ï-
U-
PHILOSOPHIE DE L'ANàUGHIE 289
Leur action individualiste fut-elle prati-
que, utile à la cause de ralfranchissement
humain? Ceci est une autre question; on
peut, certes, regretter que des hommes de
pareille trempe n'aient pas pesé tous leurs
actes et opéré sur un terrain où les masses
déshéritées pouvaient plus facilement les
suivre : au sein, d'une grande grève, par
exemple, ou dans quelque manifestation
contre le pouvoir. Decamps et quelques-uns
de ses amis avaient, d'intuition, au i®*" mai
1891, éhauché quelque chose dans ce genre,
avec moins de succès que de courage, à la
vérité. Sans doute, cet isolement dans l'ef-
fort n'était-il pas tout à fait la faute des
hommes qui risquaient ainsi leur vie. On
s'était isolé de la foule tumultueuse pour
penser, édifier son idéal; on n'avait pas
encore eu le temps d'y rentrer d'une façon
sérieuse.
Quelles que puissent être les opinions
sur certains attentats dont les mobiles
apparurent parfois avec un caractère moins
net, il est incontestable que l'attitude hau-
17
390 PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE
taine des condamnés vis-à-vis de la mort
— aucun ne défaillit — et certaines paroles
vibrantes jetées à la face de la vieille so-
ciété, non seulement compensèrent ce que
tels de ces actes avaient pu avoir de regret-
table, mais encore firent faire à la propa-
gande libertaire, une fois la première ter- I
reur passée, un chemin immense. Le fracas i
de la dynamite parvint aux oreilles de
beaucoup restés sourds au paisible exposé
des théories et les arracha à leur torpeur.
La foule, malheureusement, est encore ainsi, ;
qu'on ne peut l'attirer qu'avec du bruit.
En somme, si les conséquences maté-
rielles n'apparurent pas immédiatement
heureuses, il en résulta une commotion, et
un progrès indéniable dans les esprits.
Les défenseurs du vieil ordre de choses
ont surtout flétri ces attentats au nom des
« victimes innocentes ». Il serait féroce-
ment absurde de prétendre, comme l'ont
avancé quelques dilettantes de l'anarchie,
bien refroidis depuis la répression, qu'il n'y
a pas d'innocents dans la société actuelle;
PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE 291
il serait bien plus conforme à la rigoureuse
vérité scientifique de déclarer qu'il n'y a
pas de coupables, tous les êtres étant sou-
mis à la double loi de Tatavisme et du
milieu. Mais, sans discuter à perte de vue
sur cette question, comment ne pas hausser
les épaules devant l'indignation hypocrite
de ceux qui admettent parfaitement l'écra-
sement silencieux et continu des faibles,
baptisé du beau nom d'ordre social?
Cette iniquité est jugée, elle ne peut
durer. L'humanité est grosse d'une révolu-
tion qui la remuera jusqu'aux entrailles,
révolution aux conséquences incalculables.
Emancipation de l'esprit par la liberté,
émancipation du corps par l'universalisa-
tion du bien-être, c'est l'avenir de demain.
En dépit des résistances de la classe privi-
légiée et de l'inconscience grande encore
des déshérités, cet avenir s'accomplira.
Vaincus momentanément sur tel point,
qu'importe aux propagateurs de l'idée anar-
chiste? leur champ de bataille, c'est le
monde .
FIN
^ . -.-Y-^. *4^ifjyfl^'B^*.'V.' HW-*-'
TABLE DES MATIERES
Préface vi
— 1888 —
Considérations générales 1
Religion et .Patrie 34
L'anarchie dans la famille. — L'union et
l'amour libres 50
La propriété . 64
Production — Consommation — Echange. 82
Les passions 93
Justice et responsabilité 101
Instruction et éducation HO
Défense sociale: Tanarchie au point de vue
militaire 122
Art et science 138
Quelques antithèses : Droit et loi. Suffrage
2»i TABLE
et délégation. Liberté et identité. Ini-
tiative et autorité 157
Nouvel organisme. — Les affinités . ... <S7
Développement de l'humanité 174
— 1897 —
Moyens pratiques 317
Mysticisme 238
Conjectures — Orfrve, banqueroute ou
guerre 247
Coup d'oeil rétrospectif. — Idées et faits. . 269
Imprimerie ataért\* de CbMillon.]- Seine, — A. Pichat.