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Idée générale de la Physique d’Aristote : c’est une théorie du
mouvement. — Antécédents de la Physique; théories de Platon fee
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… surle mouvement.—Analyse dela Physique d’Aristote. Méthode:
‘éXbosée trop brièvement ; théorie des principes de l'être, et dé- Fe
_ | finition de la nature, rattachées à la théorie du mouvement; /4°
je - réfutation du système du hasard dans la nature. Définition die Fr)
mouvement; théories de l'infini, de l’espace et du temps, ἔς /;
ν Ε notions que le mouvement suppose. — Théorie du mouvement; RU
#1 b diverses espèces de mouvement; unité du mouvement; opposi-
_ tion etcontrariété des mouvements ; du repos; du mouvement
à Let du repos naturels et forcés ; divisibilité indéfinie du mouve-
Ἢ £! ‘ment; mesure du mouvement; réfutation des paradoxes de Zénon
su contre le mouvement ; comparaison et proportionnalité
F des mouvements ; quelques lois du mouvement. Éternité du
| ἣν - mouvement circulaire ; théorie du premier moteur immobile.
τῳ — Du style de la Physique d’Aristote. — Histoire des théories
ἡ ᾿ sur le mouvement ; les écoles de l’antiquité ; le moyen-âge,
1 Albert et saint Thomas ; la Renaissance ; analyse des théories
ες: de Descartes, de Newton εὖ de Laplace comparées à celles
Ο d'aristote, — Appréciation résumée de la Physique d’Aristote.
La physique, telle que l’a comprise Aristote, ne
répond pas du tout à l’idée que nous nous en fai-
. sons aujourd'hui ; il n’y est question d’aucun des
(44
11 PRÉFACE ἠδ
phénomènes dont pour nous cette science est néces- |
salfement composée. Aristote ne parle ni d'optique,
na d’acoustique, ni de calorique, ni d'électricité, ni
démagnétisme. Non pas que quelques-uns de ces
phénomènes n'eussent été observés aussi par les
‘anciens ; mais la science de la nature ne s’étendaïit
pas alors à ces détails ; et l'analyse n'avait pas été
poussée aussi loin. On s’en tenait aux généralités
les plus étendues ; et comme il arrive toujours
quand la science débute, elle s’arrêtait aux faits les
plus frappants et les plus palpables. Or 1] n’en.est
pas dans la nature de plus certain ni de plus êvis
dent que le mouvement sous loutes ses formes; et
voilà comment la Physique d’Aristote n’est au fond
qu'une théorie du mouvement. C’est une étude sur
le principe le plus général et le plus important de la:
nature; car sans ce principe, ainsi qu'Aristote Va
dit bien des fois, la nature n'existe pas ; elles 'iden= de
üifie en quelque sorte avec lui. À
Il ne faut donc pas trop s’élonner si dans l'ou-
vrage du philosophe on trouve de la métaphysique |
et non de la physique au sens où nous l'entendons:
Π faut nous dire que le mouvement est dans l’ordre
des idées le premier fait que doit constater la sciente
de la nature et dont elle doit se rendre compté
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. Il
sous peine de ne pas se bien comprendre elle-même.
Mais par le progrès de l’analyse, et par l'importance
du sujet, la théorie du mouvement est sortie du
domaine propre de la physique ; et sous le nom de
mécanique, de dynamique et de statique, elle forme
une science à part, dont la physique ne s'occupe
plus, mais qu’elle suppose, parce que sans une telle
science la physique ne serait pas logiquement pos-
Sible. La théorie du mouvement est 51 bien l’anté-
cédent obligé de la physique, que, quand à la fin du
xvi siècle, Newton pose les principes mathématiques
de la philosophie naturelle, en expliquant le système
du monde, il ne fait dans son livre immortel qu’une
théorie du mouvement (1). Descartes, dans les Prin-
cipes de la Plilosophie, avait également placé l'étude
_du mouvement en tête de la science de la nature.
Ainsi, deux mille ans passés avant Descartes et
Newton, Aristote a procédé tout comme eux; et si
l'on veut considérer équitablement son œuvre, on
verra qu'elle est de la même famille, et qu’à plus
d'un égard, elle n’a rien à redouter de la compa-
raison.
(1) Newton le dit lui-même dans sa Préface à la première édition
des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1686.
1V PRÉFACE
Mon admiration sincère pour le génie d’Aristote
ne m'a jamais aveuglé, et surtout ellene m'a jamais
empêché de combattre ce que je regardais comme ses
erreurs. J'ai dû, quoiqu'à regret, le réfuter bien sou-
vent. Mais je n’hésite pas à déclarer pour la Physique
qu'elle est une de ses œuvres les plus vraies et les
plus considérables. Comme elle n’a point encore
été traduite en notre langue, elle n’est pas aussi
connue parmi nous qu'elle devrait l'être ; et par les
difficultés qu’elle présente, elle a peut-être rebuté
les philosophes eux-mêmes. Mais je me flatte que,
mieux appréciée en devenant plus accessible, elle
nous paraitra désormais dans toute sa grandeur ;
et quelle que soit la gloire d’Aristote, il n’est pas
impossible que la connaissance plus approfondie de
ce monument y ajoute encore quelque chose. Pour
ma part, j'avoue que c’est l'impression que j'en ai
ressentie. L'auteur de tant d'œuvres prodigieuses
n'est pas estimé à toute sa valeur, si à la Logique, à
la Métaphysique, à l'Histoire des Animaux, à la
Météorologie, à la Politique, à la Rhétorique, à la
Morale, à la Poétique, on ne joint pas la Physique,
qui les égale, 51 même elle ne les surpasse.
Sans doute la Physique d’Aristote, même dans les
limites où elle se renferme, n’est pas sans défauts ;
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. v
et je ne m'abstiendrai pas de signaler ceux qu'y peut
reconnaitre une critique impartiale et respectueuse.
Mais dans son ensemble, elle est une des composi-
tions les plus achevées qu’ait enfantées ce puissant
génie. L'idée générale en est simple; l'ordonnance,
sauf quelques taches, qui consistent surtout en des
répétitions et des longueurs, est d’une régularité
irréprochable ; une parfaite unité y éclate, malgré
ce qu’on a pu en dire sur la foi de quelques doutes
traditionnels, trop peu justifiés ; et je ne vois guère
que le Traité de l'âme, qui, sur tous ces points, puisse
rivaliser avec celui-ci. Je ne parle pas de l’authen-
ticité, qui n’a jamais été suspecte, et qui en effet ne
peut l'être en aucune façon pour ceux qui ont vécu
d'un peu près avec le philosophe, et qui se sont
familiarisés avec son style et sa pensée (1).
Pour bien apprécier tout le mérite de la Physique;
il ne faut pas seulement rapprocher Aristote de Des-
cartes et de Newton; 1] faut le comparer aussi à ses
prédécesseurs et à ses contemporains. Il est vrai que
ce n'est pas chose facile que de se faire quelque idée
précise des études physiques en Grèce quatre ou
(1) Voir plus loin, page 415, la Dissertation spéciale sur la
composition de la Physique et son authenticité.
ed
vI PRÉFACE
cinq siècles avant l'ère chrétienne. Mais heureuse-
ment, parmi tant d'ouvrages qui ont péri, ceux de
Platon sont arrivés tout entiers jusqu'à nous, comme
le plus précieux de tous les trésors de l'intelligence
hellénique ; et Platon ayant été vingt ans le maitre
d’Aristote, c’est là surtout qu'il faut chercher la
source des principales opinions du disciple, non
sans qu'il ne füt possible de remonter encore plus
haut. L'élève ἃ fréquemment réfuté et combattu le
système de celui qui avait instruit sa Jeunesse et
formé son esprit. Mais tout en s’éloignant de lui, 1]
lui doit beaucoup ; etles emprunts qu’il lui fait invo-
lontairement vont bien plus loin que lui-même ne
s’en doute. Il faut donc d’abord interroger Platon,
et surprendre dans les détours de ses dialogues
l’idée qu'il se fait de l’étude de la nature, et particu-
lièrement du rôle du mouvement dans le monde.
Dans le Phédon, Socrate, sur le point de mourir,
passe en revue les occupations principales de sa vie ;
et 1] rappelle que dans sa jeunesse 1] avait aimé pas-
sionnément la physique ; il s’y était porté d’une
ardeur sans pareille ; eten se mettant sous la con-
duite des Physiciens, « 1] s’était imaginé, qu'il allait
« savoir tout d'un coup les causes de chaque chose,
« ce qui la fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. vil
« la fait exister (1). » Mais Socrate était bientôt
revenu de sa curiosité juvénile et de sa naïveté trop
crédule. Les explications des Naturalistes ne l'avaient
pas convaincu, et le peu qu’il en avait tiré lui sem-
blait fort mal répondre à tant de promesses et à tant
d’espérances. Si les solutions grossières de l’école
lonienne l’avaient repoussé, le système d’Anaxagore
lui-même ne l'avait satisfait qu'à demi, et Socrate
s’étonnait à bon droit qu'après avoir découvert dans
l’Intelligence la cause et le principe de tous les phé-
nomènes naturels, le sage de Clazomène se füt
arrêté en si beau chemin, et qu'il n’eût fait presque
aucune application d’une vérité si féconde. Socraie
ne trouvait pas que l’école d’Élée eùt mieux réussi,
et les paradoxes de cette école sur le mouvement ne
le charmaient guère plus que les opinions sédui-
santes, mais perverses, des Sophistes.
À la distance où nous sommes de ces temps
reculés, et d’après les trop rares fragments arrivés
jusqu’à nous, le jugement que porte Socrate sur la
physique de son temps, doit sembler assez juste,
quoiqu'il soit peut-être un peu sévère; et tout en
admirant le génie d’un Pythagore, d’un Thalès, d’un
(1) Platon, Phédon, page 273, traduction de M. Victor Cousin.
ΥΠῚ | PRÉFACE
Démocrite, d’un Anaxagore, nous comprenons que
ces systèmes n’aient point contenté Socrate, et qu'il
les ait critiqués, sans cependant leur refuser quelques
louanges. Socrate d’ailleurs était porté par un admi-
rable instinct à donner bien plus d'importance à la
science de l’homme qu’à la science de la nature; et
il s’est laissé ravir par la psychologie et la morale.
L'humanité doit l’en remercier éternellement ; mais
ce n’était pas là une disposition très-favorable pour
les progrès de la physique ; et ce n’est pas non plus
dans l’étude de la nature que s’est surtout exercée
et qu'a brillé l’école Platonicienne.
Cependant l’auteur du Timée ne prétendait pas
rester étranger à ces questions ; et tout en les relé-
guant à un rang secondaire, 1l ne pouvait les éviter
quand il essayait de scruter l’origine des choses, et
de pénétrer jusque dans le sein même de Dieu,
créateur et ordonnateur souverain de la nature, de
l’espace et du temps. La question du mouvement
était une des premières qu'il dût se poser, etil a
tenté de la résoudre soit dans le Timée, soit dans le
dixième livre des Lors, sans parler de quelques
autres dialogues où elle est moins directement
étudiée. Platon n’a pas songé à définir le mouve-
ment, et 1] n’a pas cherché, comme plus tard Aris-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, IX
tote, à en expliquer la nature intime et l’essence ;
il s’est borné à se demander d’où le mouvement
pouvait venir, et quelles en étaient les principales
formes.
Sur la cause première du mouvement, l'opinion
de Platon est aussi arrêtée qu'il se peut, et 1] ne
balance pas à rapporter à Dieu le mouvement qui
se montre partout dans l’univers et qui le vivifie.
C’est Dieu qui a tiré des profondeurs de son être le
mouvement, qu'il a communiqué à tout le reste des
choses ; sans lui, le mouvement ne serait pas né, et
il ne continuerait point. Dieu est comme l’âme du
monde ; l'âme, qui estle plus ancien de tous les
êtres, et qui est pour le vaste ensemble de l’univers
le principe du mouvement, ainsi qu’elle l’est pour
les êtres particuliers, animant la matière inerte à
laquelle elle est jointe. C’est Dieu qui a créé les grands
corps qui roulent sur nos têtes dans les espaces
célestes, et c’est lui qui maintient la régularité éter-
nelle de leurs révolutions, de même qu’il leur ἃ
imprimé l'impulsion primitive qui les ἃ lancés dans
le ciel. Dieu est donc le père du mouvement, soit
que nous considérions le mouvement à la surface de
notre terre et dans les phénomènes les plus habi-
tuels, soit qu'élevant nos yeux nous le contemplions
x PRÉFACE
dans l’infinité de l'étendue et dans l’harmonie des
sphères.
Platon attache la plus haute importance à ces
opinions, qui font partie de sa foi religieuse, et 1]
s’élève avec indignation contre l’impiété trop fré-
quente des Naturalistes, qui croient trouver dans la
matière réduite à ses propres forces une explication
suffisante. S'en tenir uniquement aux faits sensibles
qui tombent sous notre observation, et ne pas remon-
ter plus haut pour les mieux comprendre, lui sem-
ble une aberration et presque un sacrilége. C’est
méconnaitre la Providence, qui régit et gouverne
toutes choses avec autant de bonté que de sagesse,
et c’est risquer de l’offenser que de ne pas voir assez
clairement la trace qu’elle ἃ laissée dans ses œuvres,
et dans ce grand fait du mouvement, qui doit la
manifester à tous les yeux (1). Platon ne dit pas en
propres termes que Dieu est le premier moteur, et
c’est Aristote qui plus tard trouvera cette formule;
mais la pensée, si ce n’est l’expression, est de lui; et
le disciple, sous ce rapport comme sous bien d’au-
tres, n'a été que l'écho de son maître. Seulement,
(4) Platon, X° livre des Lois, page 237 à 249, traduction de
M. Victor Cousin,
A LA PiYSIQUE D'ARISTOTE. ΧΙ
Aristote ἃ poussé beaucoup plus loin les déductions
sévères de la science ; et il a substitué un système
profond et solide à des vues, restées un peu indé-
cises, toutes grandes qu’elles étaient.
D'ailleurs, Platon ne s’en tient pas à cette indi-
cation générale ; et après avoir montré d’où vient le
mouvement, il veut expliquer aussi avec plus de
détails les apparences diverses qu'il nous offre. Il
distingue donc plusieurs espèces de mouvements, el
il en porte le nombre tantôt à dix, tantôt à sept,
sans les séparer toujours bien nettement entre elles.
Le mouvement a lieu, soit en avant soit en ar rière,
en haut etc en bas, à droite et à gauche ; 4 Joignez 2
ces six mouvements. que chacun connait, le mouve-
ment circulaire, et vous aurez les sept mouvements
principaux. D’autres fois, Platon change cetie énu-
mération, et il distingue les mouvements de composi-
tion et de division, ceux d’augmentation et de
diminution, et ceux dé génération et de destruction.
Il y ajoute le mouvement de translation, soit que le
corps 86 déplace dans l’espace et change de lieu,
soit qu’il fasse une révolution sur lui-même et reste
en place. Il met au neuvième rang le mouvement
qui, venant d’une cause extérieure, est reçu du
dehors et estcommuniqué; et enfin au dixième rang,
XII PRÉFACE
il met le mouvement spontané, qui n’a pas d’autre
cause que lui-même, et qui produit tous les chan-
gements et tous les mouvements secondaires que
l'univers nous présente (1). D’autres fois, encore,
abandonnant ces classifications, Platon réduit tous
les mouvements à deux, le changement de lieu et
l’altération, comme il le fait dans le Parménide (2) ;
ou bien ces deux mouvements ne sont plus, comme
dans d’autres passages du Timée, que la rotation sur
soi-même, donnée par Dieu au monde, à l'exclusion
de tout autre mouvement, et l’impulsion en avant,
maîtrisée par le mouvement du même et du sembla-
ble, qui ramène sans cesse au centre le corps prêt à
s’égarer.
Mais s’il y a quelque confusion dans ces opinions
de Platon, un axiôme sur lequel il ne varie pas plus
que sur l’origine du mouvement, c’est qu'il n'y ἃ
point de hasard dansla nature, et que le mouvement,
qui en est le phénomène principal, y a ses lois comme
tout le reste. Le système du hasard n’explique rien,
etil a ce très-grand danger de porter les âmes à
l'irréligion, mal social qui perd les individus et que
(1) Platon, X° livre des Lois, pages 233 et suivantes, traduction
de M. Victor Cousin ; et aussi, Timée, pages 124, 135 et 141.
(2) Voir le Parménide, traduction de M. Victor Cousin, p. 29,
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. ΧΠῚ
le législateur doit énergiquement combattre. Platon
flétrit avec insistance ce système, qui est aussi per-
nicieux qu'il est vain, et 1] ne serait pas loin de
porter des peines contre les Naturalistes qui y croient
ets’en font les apôtres. C’est là un germe qu’a re-
eueilli Aristote, et qu’il a développé non moins heu-
reusement que son maitre, bien qu’à un tout autre
point de vue. Ce n’est pas l’impiété de cette doctrine
qui a révolié Aristote ; mais c’est sa fausseté gros-
sière en présence de l’admirable spectacle que
l’ordre universel étale sans cesse sous nos regards,
pour peu que nous voulions l'observer (4).
À la question générale du mouvement, s’en ratta-
chent quelques autres que Platon a également tou-
chées, et qu’à son exemple Aristote ἃ fait entrer aussi
dans sa Physique. Platon distingue le mouvement en
haut, et le mouvement en bas. Mais qu'est-ce que le
haut et le bas? Sont-ils relatifs à nous uniquement ?
Ou bien existent-ils dans la nature? Sur cette ques-
tion, qui peut nous sembler embarrassante même
encore re aujourd’ hui, Platon ἃ deux solutions qui se
(1) Voir un peu plus loin dans cette préface la réfutation d’Aris-
tote contre la doctrine du hasard; voir aussi dans Platon le
X° livre des Lois, pages 223 et suivantes, traduction de M, Victor
Cousin.
XIV PRÉFACE
contredisent et qu'Aristote n’a pas éclaircies plus
que lui. Le haut est le lieu où se dirigent les corps
légers ; le bas est le lieu où se dirigent les corps pe-
sants. Il semble donc que le haut et le bas sont dé-
terminés par une loi naturelle, puisque ce n’est pas
indifféremment que tels corps s'élèvent, tandis que
d’autres sont toujours entraînés par une chute irré-
sistible. Mais ailleurs, Platon est d’un autre avis, et
il déclare qu'il n’y a dans la nature ni haut ni bas,
attendu que tout y est concentrique (1). Platon, du .
reste, n'approfondit pas cette dernière idée, qui est
comme un pressentiment de la théorie de la pesan-
teur universelle. C’est que les temps n'étaient pas
venus ; et le génie même d’Aristote, avec celui de
son maître, ne suffisait pas à découvrir et à constater
cette grande loi du monde et de la matière.
S'il n’y ἃ ni haut ni bas dans la nature, 1} y a
bien moins encore de vide,et tout est plein dans ces
espaces infinis où notre regard se perd quand il s’y
plonge. Platon ne dit pas de quelle espèce peut être
cette malière dont, à son sens, l’espace est rempli;
mais elle n’est point telle qu’elle puisse opposer le
moindre obstacle au mouvement, et le mouvement
(4) Platon, Timée, page 180, traduction de M. Victor Cousin,
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XY
s’y passe avec une si constante et si parfaite régula-
rité qu'évidemment rien ne le trouble ni ne le gêne.
Ce n’est pas à dire que peut-être à l’intérieur des
corps, 1] n'y ait des vides ; et 1] est une foule de
phénomènes très-faciles à observer qui attestent que
les parties des corps peuvent être plus ou moins
éloignées les unes des autres, sans que le corps perde
aucune de ses propriétés, ni même qu'il perde sa
forme. Tantôt les corps se contractent sur eux-méê-
mes, tantôt 115. se dilatent. Il semble donc que dans
leur intérieur, il y ἃ des vides qui disparaissent à
certains moments, ou qui s’accroissent à certains
autres. Mais la structure intime des corps nous est
{rop peu connue, et comme on ne peut percer ce
mystère, Platon s'arrête à croire d’une manière gé-
nérale que dans le monde le vide n’est pas plus pos-
sible que le néant.
Si le vide n’est pas nécessaire au mouvement,
deux autres conditions lui sont essentielles, selon
Platon. Le mouvement ne peut s’accomplir que dans
un cerlain espace et dans un certain temps. Sans
l’espace et le temps, lé mouvement n’est même pas
concevable. Il faut que tout ce qui est, 1l faut que
tout ce qui change et se meut, soit quelque part et
XVI PRÉFACE
dans un lieu (1); ce qui n'est nulle part n’est rien ;
et si le mouvement et l’être ne durent pas quelque
portion de temps, 1ls nous échappent nécessaire-
ment etsont pour nous absolument comme s'ils n’é-
taient pas. |
Qu'est-ce que l’espace? Qu'est-ce que le temps?
Platon s'arrête peu à ces deux idées. Mais il a sur le
temps, indispensable à la réalité et à la conception
même du mouvement, une théorie qu’Aristote a cru
devoir réfuter, et qui cependant est profondément
vraie. Platon soutient que le temps a commencé, et
que par conséquent, 11 peut finir. Aristote trouve
cette opinion fort singulière, et il signale Platon
comme le seul parmi les philosophes qui l’ait adop-
tée. Je crois qu’Aristote n'a pas examiné d'assez près
la pensée de son maître. Platon distingue deux
choses qu’en effet 1l faut se bien garder de confon-
dre : l'éternité et le temps, qu’Aristote ἃ eu quel-
quefois le tort de prendre l’une pour l’autre. Le
temps n’est, suivant la grande parole de Timée,
qu'une image mobile de l'éternité. Tout ce qu'on
peut dire de l'éternité, c’est qu’elle est; 1l n'y ἃ
pour elle ni passé ni futur ; elle est un perpétuel et
(4) Platon, Timée, page 158, traduction de M. Victor Cousin,
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XVII
insaisissable présent. Le passé et l’avenir ne convien-
nent qu’à la génération qui se succède dans le
temps; et ils sont le domaine du mouvement. Mais
quant à l'éternité, immobile comme elle l’est, rien
ne la mesure ni ne l’épuise. Le temps, au contraire,
a commencé avec le monde, quand Dieu Pa créé et y
a mis un ordre merveilleux. « C’est l'observation du
« jour et de la nuit; ce sont les révolutions des mois
« et des années qui ont produit le nombre, fourni
« la notion du temps et rendu possible l'étude de
« l’univers (1). » Le temps n’est donc qu'une por-
tion de l’éternité, que nous en détachons à notre
usage. Mais dans l'éternité elle-même il n’y a plus
de temps; car le temps n’est pas identique avec elle,
tandis que l'éternité est en quelque sorte identique à
Dieu. C’est qu’en effet, comme devait le dire admi-
rablement Newton, Dieu n’est pas l'éternité plus qu’il
n'est l’infinitude ; mais il est éternel et infini. Le
temps n'existe pas pour lui; le temps n'existe que
pour nous. L’éternité est divine ; le temps est pure-
ment humain. Il ne convient qu’à ce qui a eu un
(1) Platon, Timée, pages 130 et 131, traduction de M. Victor
Cousin.
b
XVIII PRÉFACE
commencement et peut avoir une fin. L’éternité n’a
point commencé, et elle ne peut finir.
Ainsi dans les théories platoniciennes, le mouve-
ment et le temps qui se mesurent mutuellement,
ont une destinée pareille. Ils sont nés à un certain
moment par la volonté souveraine de Dieu ; 115 peu-
vent s’étemmdre et mourir par un autre de ses dé-
crets. Ils sont tous deux divisibles et le sont à
infini. Mais l'éternité est une; et son existence
nécessaire implique son unité absolue. Elle est in-
défectible, tandis que le mouvement et le temps qui
s’écoulent dans son immuable sein, ne le sont pas.
En attendant, le mouvement et le repos, son con-
traire, se partagent le monde, puisque certaines
choses sont mues et que d’autres ne le sont pas. Si
nous savons les bien observer l’un et l’autre, nous
comprendrons un peu mieux la nature, et nous pé-
nétrerons un peu plus avant dans le secret de la
matière universelle, cet ample et confus réceptacle
de toutes choses, qui en soi est informe et invisible,
bien qu’elle soit le théâtre de tous les phénomènes.
Tel est à peu près l’ensemble des vues de Platon
sur la question du mouvement. On peut trouver cer-
tainement qu'elles sont incomplètes et peu précises.
Mais elles sont pleines de grandeur, et à quelques
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XIX
égards elles peuvent passer pour le dernier mot de
l'esprit humain sur ce profond et difficile sujet.
Après les travaux des philosophes et des mathéma-
ticiens modernes, on en sait beaucoup plus long sans
doute sur la théorie du mouvement; et l’analyse ἃ
mis en lumière une foule de détails dont Platon n’a
pas eu le moindre soupçon. Mais pour cela son mé-
rite n'en est pas amoindri; c’est lui qui le premier
a placé cette théorie à la hauteur qu’elle devrait tou-
jours conserver, et que les mathématiques, même
quand on les applique à l'astronomie, lui font perdre
trop souvent. La question du mouvement dans le
monde et dans la pature se lie intimement à la ques-
tion 1 même de Dieu et de sa providence. Platon l’a
bien vu, et c'est une gloire qui lui appartient mieux |
qu’à qui que cesoit.
D'ailleurs, le défaut qui dépare la forme de ces
doctrines, n’est pas moins évident que leur sublimité
et leur élévation. La manière dont Platon expose sa
pensée n'a rien de scientifique, ou plutôt n'a rien
de systématiquement ordonné. La forme du dialogue
qu'il a prise ne comporte pas la démonstration.
Pour reproduire au vrai ces entretiens incompara-
bles de Socrate, et leur conserver la réalité de la vie,
il fallait laisser de côté ces arguments rigoureux et
XX PRÉFACE
ces déductions pressées que la science exige. On est
beaucoup moins austère quand on discute avec des
amis, qu'on ne doit l'être quand on se place seul
face à face avec la vérité. Les dialogues platoniciens
n’en sont pas moins persuasifs ni moins utiles. Mais
ils sont une exception, comme Socrate lui-même en
est une dans l'humanité entière. Ils sont faits pour
charmer et instruire perpétuellement les esprits les
plus nobles et les plus délicats. Mais 1] serait péril-
leux de les prendre pour modèles, et une simple
imitation ne serail pas assez sérieuse pour le service
de la science. De nouveaux dialogues ne seraient
acceptables pour elle qu’à la condition d’un nouveau
Socrate interprété par un autre Platon.
Aristote ἃ bien senti cette difficulté, et tout en
conservant une bonne partie des idées de son mai-
tre, 1] les ἃ transformées. Nous en retrouverons un
grand nombre dans sa Physique ; mais l'expression
en sera tout autre, et elles y paraïtront neuves tant
elles y seront changées, bien que le fond soit resté
à peu près le même. Ce procédé d’Aristote se répète
dans bien d’autres de ses ouvrages ; sa politique et
sa morale par exemple, ne sont guère que les échos
de la morale et de la politique platoniciennes ; sa
logique, sa métaphysique, malgré bien des différen-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XXI
ces, ont fait des emprunts nombreux; sa poétique,
sa rhétorique sont dans le même cas. Mais sur tous
ces sujets, Aristote n’en reste pas moins profondé-
ment original. Les idées se transfigurent sous sa
main ; 1l leur imprime l’ordre et le cachet indestruc-
tible de la science, et cette forme définitive qui les
rendra propres à l’enseignement et à l'instruction
des siècles, quand les siècles se mettront à cette
grave école. Ce mérite éclate dans la Physique plus
que partout ailleurs ; et on peut la regarder à la fois
comme un résumé de tout ce que l'antiquité grecque
a su de ce grand problème du mouvement, et comme
un manuel de ce que les âges postérieurs ont doci-
lement répété jusqu'aux temps de la Renaissance et
à la rénovation de la science moderne.
Voici l’analyse de cette belle théorie que je veux
reproduire dans ses traits les plus saillants et les
plus clairs, afin de mieux voir ensuite ce qu’on y ἃ
ajouté, soit au nom des mathématiques, soit au nom
de l'astronomie.
Aristote débute par énoncer quelques règles très-
générales sur la méthode qu'il compte suivre dans
l'étude de la nature, et 11 établit qu Ἢ faut, pour la
physique comme pour: toute ἃ autre science d’obser-
vation, commencer par l'examen des choses qui sont
XXII PRÉFACE
les plus notoires pour nous, et s'élever ensuite aux
choses qui sont les plus notoires en elles-mêmes. Les
premières notions sont toujours assez confuses ; mais
l'analyse y porte peu à peu la lumière, et tout finit
par s’éclaircir en se classant. Je ne prétends pas
qu'Aristote soit toujours resté très-fidèle à ce pré-
cepte; mais c’est déjà beaucoup que de le promul-
guer, et même en ne s’y pliant pas soi-même, on
peut montrer à d’autres à en faire un usage plus
constant.
Le premier principe qu'Aristote constate dans
l'étude à laquelle il va se livrer, et qui en est comme
l’inébranlable fondement, c’est qu'il y ἃ dans la na-
ture certaines choses qui se meuvent. C'est là un fait
que l’observation nous apprend avec la dernière
évidence, et que l'induction confirme pour peu qu'on
y veuille réfléchir. Tout dans l’univers n’est pas en
mouvement, comme on l’a prétendu; mais c’est faire
violence au témoignage le plus manifeste de nos sens
que de soutenir, comme l’ont fait quelques philoso-
phes, que tout est en repos. Aristote ne veut pas
discuter longuement contre ces paradoxes, que se
permettait surtout l’école d’Elée ; 1] admet en fait et
en prineipe que le mouvement existe, et que c’est de
cette vérité qu’il faut partir pour étudier la nature.
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XXII
Il y a des questions que les sciences rencontrent dès
leurs premiers pas et qu’elles doivent résoudre ; 1l
en est d’autres qu’elles doivent omettre, parce que
ce sont des obstacles vains que leur oppose un scep-
tieisme plus habile que sincère. Les sciences s’ap-
puient chacune nécessairement sur certains axiômes
qu'elles admettent sans contrôle ; et à défaut de
cette foi implicite et instinctive, l'édifice de la science
ne pourrait être construit, parce qu'il manquerait
de base. La physique ferait donc bien de dédaigner
ces hautaines et absurdes négations, et de procéder
comme la géométrie, qui ne discute jamais que des
questions essentiellement géométriques. Mais cepen-
dant comme les philosophes qui ont nié le mouve-
ment, ont touché à des questions physiques, tout en
se mettant en dehors de la physique véritable, Aris-
tote croit devoir s'arrêter un instant à repousser
_ leurs erreurs; et pour expliquer la possibilité du
mouvement, 1] remonte juxqu'aux éléments et aux
principes de l'être. C’est le sujet du premier livre
de la Physique, consacré presque tout entier à cette
discussion. Sans doute, elle n’a pas aujourd’hui
l'intérêt qu'elle offrait au temps d’Aristote, et une
réfutation de Parménide et de Mélissus ne pique pas
très -vivement notre curiosité. Mais il est bon de s’en
XXIV PRÉFACE
faire toutefois quelque idée, pour mieux suivre tous
les progrès de la science.
Parménide et Mélissus soutenaient que tout être,
quel qu’il soit, est essentiellement un, et 115 ne vou-
laient pas même distinguer dans l'être la substance
et les attributs. Ils confondaient tout ce qui entre
dans la composition de l'être, et tous les êtres, sous
cette obscure formule, dont Aristote s'attache à dé-
montrer l’inanité. Les mots d’être et d’un ont plu-
sieurs sens, et il ne serait pas mal de bien marquer
dans lequel de ces sens différents on prétend les
employer. L’être existe avec une umité apparente ;
mais pour peu qu'on veuille examiner cette unité,
on y découvre bientôt une multiplicité d'éléments.
La réalité de l'être n’est pas la même que celle de
ses attributs et de ses accidents. Les attributs n’exis-
tent pas par eux seuls, et il faut préalablement et de
toute nécessité, l'être substantiel pour les soutenir
et leur communiquer une réalité que par eux-mé-
mes 1ls ne possèdent point. En regardant aussi à la
définition des êtres, on voit sans peine qu'ils n’ont
pas cette unité prétendue qu’on leur suppose si gra-
tuitement. L'homme par exemple, quand on le dé-
finit, est un animal bipède. Or la qualité de bipède
n’est pas un accident de l’homme ; elle n'en est pas
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XxV
séparable; car l’idée de bipède est impliquée dans
l’idée d'homme, tandis que l’idée d'homme n’est pas
impliquée dans celle de bipède. Ainsi l’homme qu'on
veut faire si complétement un, ne l’est pas logique-
ment plus qu’il ne l’est matériellement. Ce qui est
dit de l’homme pourrait également s'appliquer à
tout autre être; et chacun des êtres, loin d’avoir
l'unité qu’on croit, est composé d'éléments essen-
tiels qui sont en lui comme autant de principes mul-
tiples et distincts.
Anaxagore n’est guère plus sensé que Mélissus et
Parménide, quand il soutient que tout est dans tout,
et quand 1] confond dans ses homéoméries ou par-
ties similaires, tous les éléments de l’univers. C’est
faire de toutes choses un véritable chaos; et ce n’é-
tait pas la peine d'essayer de débrouiller par l’Intel-
ligence le chaos primitif, pour aboutir à cette expli-
cation incompréhensible.
Il faut donc en revenir à quelque chose de plus
clair et de plus vrai; et reconnaître que l'être est si
peu un, au sens où on le dit, qu'il peut avoir des
contraires. Les partisans les plus aveugles de l’unité
de l’être sont forcés d’avouer que le même être subit
bien des changements, et que par exemple 1] est
tantôt chaud, tantôt froid. Or ce sont là des contrai-
XXVI PRÉFACE
res, et par conséquent des principes. Mais les con-
traires ne peuvent jamais être moins de deux dans
l'opposition qui les sépare, et qui en même temps
les rattache l’un à l’autre. Ils détruisent donc la pré-
tendue unité de l’être. D’autre part, ils ne peuvent
pas être trop multiples ; car s'ils étaient en nom-
bre infini, ils deviendraient inaccessibles à la science,
puisque la science ne peut jamais parcourir l'infini.
Ainsi voilà déjà deux conclusions irréfutables : l'être
n'est pas un, et les principes qui le composent sont
en nombre limité. Mais quel est ce nombre? Évidem-
ment, il ne peut pas y avoir dans l’être deux prin-
cipes seulement. Ces deux principes seraient des
contraires, et les contraires ne peuvent agir l’un sur
l’autre. Par exemple et pour prendre les contraires
imaginés par Empédocle, qu'est-ce que l’Amour peut
sur la Haine? Qu'est-ce que la Haine peut sur l’A-
mour? Il y a donc entre les deux contraires une na-
ture qui leur sert de support commun, si ce n’est
simultané; et cette nature c’est la substance, que les
contraires modifient et changent tour à tour, n’exis-
tant qu’en elle-même et par elle-même.
= Dans toute production de phénomène, il y ἃ tou-
jours ainsi quelque chose qui subsiste, et qui reste
un numériquement. Mais la forme varie, et elle revêt
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XXVII
les contraires qui la diversifient dans chaque genre.
Ainsi l'homme subsiste et demeure, bien que suc-
cessivement il fasse de la musique ou qu’il cesse d’en
faire; il est musicien ou il ne l’est pas. Mais pour sa
substance, il n’y ἃ ni opposition possible, ni équi-
voque; il est toujours homme sous les modifications
accidentelles qu'il subit. La substance n’est jamais
l'attribut de quoi que ce soit, tandis que les acci-
dents sont les attributs nécessaires de ce qui les
reçoit et est dénommé d’après eux. Par conséquent,
dans tout phénomène qui se produit et qui devient,
on peut distinguer le sujet et la forme. Mais comme
la forme peut être l’un des deux contraires, et
comme 1] n’y ἃ jamais qu'un des deux contraires qui
puisse réellement exister , à la substance et à la
forme il faut ajouter la privation, pour tenir compte
du contraire qui est momentanément absent, et qui,
les conditions étant données, peut se substituer à
l’autre contraire, qui est nécessairement seul tant
qu'il est.
Donc, en résumé, les principes de l'être sont au
nombre de deux, en les considérant à un certain
point de vue, etils peuvent être jusqu'à trois, en les
considérant à un point de vue légèrement différent :
la matière ou le sujet, la forme et la privation. La
XXVIII PRÉFACE
matière existe préalablement, et la forme vient s’y
joindre en la déterminant. La matière prise dans
toute sa généralité n’est pas précisément l’être lui-
mème; elle est à l’être réel et particulier que nos
sens percoivent ce que l’airain est à la statue, ce que
le bois est au lit qui en est fait. L’être ne serait pas
sans elle; mais elle est autre chose que l’être, tant
qu'elle n’a pas recu la forme propre qui le constitue
essentiellement.
Voilà cette théorie fameuse de la matière et de la
forme si souvent reprochée à Aristote, et que l’on
critiquera sans doute plus d’une fois encore. Pour
moi, je la trouve simple et vraie; et elle n’a pas
même le tort d’être obscure; tout au plus accorde-
rais-je qu'elle a quelque subtilité, sans être d’ail-
leurs en rien sophistique. La matière et la forme
sont les éléments logiques et réels de l’être.
Mais, pour l'étude spéciale qu'Aristote poursuit
dans sa Physique, cette doctrine était indispensable,
et elle ἃ une importance toute particulière. Du mo-
ment que l'être n’est plus un comme le croyaient
Parménide et Mélissus, 1l n’est pas immobile, comme
ils le soutenaient avec plus de conséquence que de
raison. Oui sans doute, si l’être est un, il ne peut
pas avoir de mouvement; mais s’il a une partie qui
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXIX
change, et si à la substance s’ajoute la forme, dès
lors le mouvement est possible; car la forme change,
puisqu'elle peut passer d’un contraire à l’autre; et
qui dit changement, dit mouvement par cela même.
L'unité de l’être est incompatible avec sa mobilité ;
mais du moment que l’être est multiple, 1] est sus-
ceptible de mouvement; et c’est la forme qui est en
lui l'élément mobile, tandis que la substance, comme
son nom même l'indique, demeure et subsiste telle
qu’elle est, sans avoir jamais de contraire et sans ja-
mais être mue. L'École d’Élée n’osait pas du premier
Coup risquer cet énorme paradoxe qui nie le
mouvement dans le monde, et qui contredit 81 auda-
cieusement le sens commun et l’attestation de nos
sens; mais elle niait d’abord le mouvement dans
l'être lui-même, pour arriver plus sûrement avec
Zénon à le nier dans l’univers.
Non-seulement Aristote croit, par cette doctrine
des principes de l’être, démontrer la possibilité du
mouvement; 1l y trouve, en outre, cet avantage de
résoudre diverses questions qui avaient embarrassé
les anciens philosophes, et qui sortaient de ce sin-
gulier système de l'unité. « Rien ne vient de rien,
« disaient-ils dans leur inexpérience; et, par con-
XXX PRÉFACE
« séquent, rien ne naît, rien ne périt. » C’était nier
toute génération ; et, de cette facon encore, l'unité
de l’être impliquait nécessairement son immobilité.
La théorie de la matière et de la forme explique
cela sans la moindre peine. Sans doute, rien comme
on le dit, ne vient du non-être; mais une chose de-
vient ce qu'elle n'était pas; subsistant dans sa
matière, elle change dans sa forme; le contraire que
supposait la privation prend la place du contraire
réel qui disparaît après avoir été; et ce nouvel attri-
but sort, si ce n’est absolument, tout au moins d'une
façon indirecte, de la privation, qui est en soi le
non-être. La chose n’est pas ce qu'elle devient, pré-
cisément parce qu’elle le devient; mais c’est de ce
qu'elle n’était pas qu’elle tire la forme nouvelle
qu’elle reçoit. La génération ainsi conçue suppose
l'être: elle est alors toute relative, car c’est le simple
changement d’un contraire dans un contraire. Mais
la génération absolue ne suppose pas moins l'être
que la génération relative d’une qualité; un être
vient {toujours d’un être antérieur, et c’est, par
exemple, l’homme qui engendre l’homme. Grâce à
celle distinction, qui est à peu près celle de l'acte et
de la puissance, les anciens philosophes auraient
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XXXI
compris que quelque chose peut venir du non-être,
etils ne se seraient pas tant troublés d’une difficulté
qui n'est que spécieuse.
On le voit donc : le premier livre de la Physique
est presqu'entièrement polémique; mais de cette
polémique ressort la certitude de ce grand fait du
mouvement, que des écoles plus audacieuses que
raisonnables avaient ébranlé dans la croyance com-
mune. Aujourd'hui la réfutation de telles doctrines
nous semblerait bien peu utle (4); mais elle l'était
au temps d’Aristote, et l’école d’Élée était encore
assez puissante pour qu'il y eût opportunité à la
combattre et à démontrer ses erreurs.
À cette affirmation du mouvement, succède dans
tout le second livre de la Physique une longue défi-
nition de ce qu’Aristote entend par la nature. C’est,
en effet, dans l’ordre de ses idées la première ques-
tion qui se présente, puisqu'il identifie à peu près
complétement le mouvement et la nalure, que le
(1) « Le mouvement et ses propriétés générales sont le premier
« et principal objet de la mécanique. Cette science suppose
« l’existence du mouvement, et nous la supposerons aussi comme
« avouée et reconnue de tous les physiciens. A l'égard de la na-
« ture du mouvement, les philosophes sont au contraire fort
« partagés là-dessus. » D’Alembert, Traité de Dynamique, édi-
tion de 1758, Discours préliminaire, page v.
XXXII PRÉFACE
mouvement anime tout entière. Entre les êtres qui
sont dans la nature ou qui existent naturellement, et
ceux que produit l’art de l’homme, 1] y ἃ cette pro-
fonde différence que les premiers portent en eux-
mêmes le principe de leur mouvement ou de leur
repos, et que les seconds n’ont de repos ou de mou-
vement que par l'intermédiaire des éléments natu-
rels dont ils sont composés. Ainsi, c’est la nature
qui fait les animaux, les plantes et les corps simples
tels que la terre, le feu, l'air et l’eau. Toutes ces
choses ont en elles-mêmes ou la cause d’un mouve-
ment de locomotion dans l’espace et d’un développe-
ment spontané, ou la cause d’une inertie qui les
maintient dans le lieu où elles sont. Au contraire,
les choses produites par l’art, un lit, par exemple,
un vêtement, n’ont en tant que tels aucune ten-
dance à changer; et s’ils changent, ce n’est qu'indi-
rectement et comme formes de certains éléments na-
turels qui ont la faculté propre de changer et d’être
mus. La nature est donc dans les êtres qu'elle crée
le principe et la cause du mouvement et du repos.
Les êtres sont appelés naturels, et ils sont dits de
nature, quand ils ont en eux-mêmes et considérés
seuls, ou le mouvement ou l’inertie.
Je ne voudrais pas soutenir que cette défimtion
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXXII
de la nature soit à l'abri de toute critique; mais 1]
faut l’accepter telle qu’Aristote nous la donne. Lui-
même sans doute la trouvait insuffisante; car il es-
saie de lapprofondir un peu davantage. Il se
demande donc puisqu'il reconnaît deux éléments
essentiels dans l’être, la matière et la forme, avec la
privation, si c’est la matière ou la forme qui est la
véritable nature des ëtres. Il incline à penser que la
forme d’une chose est bien plutôt sa nature que ne
l'est la malière ; car la matière n’est en quelque
sorte qu’en puissance, tandis que la forme est l’acte
et la réalité. C'est la forme qui constitue précisé-
ment lessence de chaque chose; car c’est d’après sa
forme et non d'après sa matitre que l'être, quel
qu'il soit, est dénommé. C'est sa forme qui fait son
espèce. Mais à ces deux premières causes, la matière
et la forme, il faut en ajouter deux autres pour com-
prendre la nature des êtres dans toute sa généra-
lité. Ces deux autres causes, ce sont l’origine du
mouvement et le pourquoi des choses. Les causes
sont ainsi au nombre de quatre: la | CAUSE matérielle,
la cause essentielle ou formelle, la cause motrice et
la cause finale. Ces quatre principes épuisent l'être
tout entier, et on les retrouve perpétuellement dans
la nature pour peu qu’on l’étudie : tout y a une ma-
€
ΧΧΧΙΥ͂ PRÉFACE
tière, tout y a une forme, tout y a du mouvement,
et de plus tout y a une fin.
Aussi Aristote, se souvenant des leçons de Pla-
ton, combat-il avec la plus grande force cette
absurde doctrine qui croit trouver du hasard dans
la nature. Il atteste pour la réfuter et le spectacle
du ciel, où tout se passe avec une merveilleuse régu-
larité, et l’organisation des animaux, où toujours tel
organe répond à telle fonction. Il raille Empédocle,
qui s’est imaginé que les parties des animaux se cor-
respondent 81 admirablement les unes aux autres
par un simple effet du hasard, et que les grands phé-
nomènes cosmiques sont sans lois et peuvent s’ac-
complir tantôt d’une façon et tantôt d’une autre.
Le vrai physicien, en étudiant les quatre espèces de
causes, se convaincra aisément que la nature agit
toujours en vue d’une fin; et précisément parce
qu'elle est régulière dans l’immense majorité des
cas, elle n’est pas soumise à une aveugle puissance;
elle n’est donc pas sous le joug de la nécessité.
On objecte, il est vrai, que certains phénomènes
naturels produisent simultanément des effets tout
différents, et que, par exemple, la pluie qui tombe
fait pousser le grain dans le sillon, en même temps
qu’elle le pourrit dans la grange, si la toiture de la
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XXXV
grange est délabrée. On en conclut que la pluie est
un simple phénomène nécessaire, qui résulte de la
condensation des vapeurs dans les parties élevées de
l'atmosphère, où elles se convertissent en eau pour
retomber sur le sol. Mais dira-t-on aussi que c’est
une nécessité inintelligente qui fait que toujours
dans la machoire des animaux les dents de devant
sont incisives et aiguës pour trancher les aliments,
tandis que les molaires sont propres à broyer
parce qu’elles sont larges? Osera-t-on soutenir que
c’est là une simple coïncidence, et que c’est un pur
accident qui ἃ fait que les choses se sont produites
dans des conditions de durée convenables, absolu-
ment comme elles se seraient produites si elles
avaient eu un but prédéterminé et réfléchi? C’est
croire avec Empédocle qu'il y a eu jadis des tau-
reaux qui avaient des visages humains, des oliviers
qui portaient des raisins, et que c'est après une
foule de combinaisons, toutes plus impossibles les
unes que les autres, que les taureaux et les hommes,
les olives et les vignes, ont été enfin ce que nous les
voyons. Soutiendra-t-on aussi que c’est un hasard
qu'il fasse mauvais temps en hiver et qu'il fasse
beau en été? Est-ce encore par hasard que les four-
mis, les abeilles, les araignées même exécutent
XXXVI PRÉFACE
leurs étonnants travaux? Est-ce un hasard que l’hi-
rondelle dispose si habilement le nid de sa jeune cou-
vée, que dans les plantes mêmes les feuilles couvrent
si utilement le fruit, et que les racines poussent tou- ᾿
.jours en bas pour trouver leur nourriture dans le
sol qu’elles pénètrent?
Ainsi, 1] n’y a pas de hasard, 1l n’y ἃ pas de né-
cessité dans la nature; et ce que l’on appelle vulgai-.
rement nécessité et hasard, c’est ce que nous ne
comprenons pas. On ne peut nier que parfois la na-
ture ne se trompe, et qu’en voulant réaliser la forme,
qui est son but principal, elle n’échoue quelquefois
dans ses efforts. Ainsi, les monstres sont une dévia-
tion des lois ordinaires, et d’un but vainement
cherché; c’est la perversion de la semence et du
germe par une cause qui nous reste ignorée. Mais
toujours le principe tend au même résultat, à moins
qu'il n’y ait quelqu'obstacle qui l’arrête. Il est vrai
que dans la nature le moteur est souvent impé-
nétrable et invisible; mais ceci ne veut pas dire
qu'il ne soit pas intelligent. La nature, répétons-le
bien haut, est une cause et une cause qui agit en
vue d’une fin. Le nécessaire, quoi qu’on en puisse
penser, n'a point dans les choses une existence ab-
solue; 11 n’a qu’une existence conditionnelle, et en
Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXXVII
quelque sorte hypothétique; c’est-à-dire que cer-
taines données étant admises, il en résulte nécessai-
rement certaines conséquences. Ainsi, la maison
devant être construite, il faut nécessairement que
les matériaux les plus lourds et les plus solides
soient dans les fondations, et que les plus légers
soient au faite. C’est encore de la même manière
que la scie, pour accomplir son œuvre, doit nèces-
sairement avoir des dents de fer. Mais n1 la maison
ni la scie ne sont nécessaires; ce qui l’est unique-
ment, c’est que, tel but devant être atteint, 1] faut
employer tels moyens pour attemdre ce but. Le né-
cessaire même en mathématiques est simplement
consécutif, comme 1] l’est dans la nature; et le
domaine de la nécessité est beaucoup plus restreint
qu'on ne l’a cru, en s’en rapportant à une étude
trop superficielle.
Après cette magnifique apologie de la nature,
Aristote en arrive au mouvement, et il essaie d’a-
bord de le définir avant de l'expliquer. La défini-
tion du mouvement telle que l’a donnée Aristote est
célèbre ; et elle a été bien des fois tournée en ridi-
cule, bien qu'elle ne le mérite pas plus que la
théorie de la matière et de la forme. Pour ces abs-
tractions, le point vraiment difficile, c’est de les
XXX VIII PRÉFACE
comprendre; mais une fois bien comprises, on voit
qu'elles ne sont ni fausses, ni inutiles. Ainsi, quand
Aristote définit le mouvement : l’Acte du possible,
il faut, au lieu de s'étonner, tâcher de savoir ce que
signifie cette formule. Celle-là s’éclaircira tout à fait
pour nous, si nous nous rappelons ce qu'il vient de
dire de la forme et de la matière. La matière est
l'indéterminé; la forme est au contraire ce qui dé-
termine l'être et le fait ce qu'il est. Il y ἃ donc un
mouvement pour que la forme se joigne à la matière;
et comme 1] n’y a pas de mouvement en dehors des
choses, 1] faut toujours, quand l’être change, que le
changement se produise ou dans la substance, ou
dans la quantité, ou dans la qualité, ou dans le lieu
de l’être. Mais comme l'être peut être ou réel ou
simplement possible, c'est le passage du possible au
réel qui constitue le mouvement, et voilà comment
le mouvement est défini : l’Acte ou la réalisation du
possible, en tant que possible. Par exemple, l’airain
est la statue en puissance, c'est-à-dire que l’airain
peut devenir statue; mais ce n’est pas en tant
qu'airain qu'il est mis en mouvement; c’est seule-
ment en tant que mobile. Le mouvement n’a lieu
qu'au moment même de l'acte; il n'existe ni avant
ni après. L'acte d’une maison qui est à construire,
A LA ΡΓ γε à.
AT SQUE D'ARISTOTE. xonx
c’est la cor
Astruction; avant que la maison ne soit
DURS
«ἰθ il n’y ἃ pas encore de mouvement; elle est
r Aplement possible; après qu’elle est construite, 1]
n'y ἃ plus de mouvement; 1] n’y en ἃ qu'au moment
où l'acte s’accomplit avee plus ou moins de rapidité.
Aristote ne se dissimule pas d’ailleurs que cette
définition pourra fort bien ne pas satisfaire tout le
monde; mais 1] remarque avec grande raison que
définir le mouvement est chose très-ardue (1); et il
croit pouvoir affirmer que la définition qu'il risque
est peut-être encore la moins imparfaite qui puisse
en être donnée. Une conséquence très-grave de cette
définition, c’est que le mouvement n’est pas, à pro-
_ prement parler, dans le moteur; 1l est dans le mo-
bile, puisque c’est dans le mobile que le mouvement
se réalise et devient actuel; 1l n’est en quelque “
qu'en puissance dans le moteur (2). Ma’ s0r18
manière générale le mouvement est ἡ “5 Si d’une
sible, chacun des mouvements Γ΄ .1'Acte du pos-
fini par une modification de carticuliers sera dé-
- Cetle formule commune,
(1) Laplace ἴδ᾽"
monde, liv” «6 la même remar ᾿
Ge ent M6 remarque, Exposition du Système du
: “est BURSI l'opinion de Descartes, qui peut-être a eu là
quéque réminiscence involontaire d’Ari
. stote ; Princi
Philosophie, 9° partie, e; Principes de lq
δ 25, édition de M, Victor Cousin,
ΧΙ, PRÉFACE
Ainsi l’altération sera l’acte de l'être qui peut être
altéré ; et ainsi de suite.
Le mouvement étant connu dans sa définition,
onne peut pas encore l’étudier en lui-même, et
voici pourquoi : c’est que le mouvement est un con-
tinu; et comme le premier caractère du continu,
c’est d'être divisible à l'infini, il faut, pour bien
traiter du mouvement, rechercher d’abord ce qu'est
l'infini. D'autre part, le mouvement n’étant possible
qu'aux deux conditions de l’espace et du temps, 1]
faut préalablement étudier le temps et l’espace,
ainsi que l'infini. Aussi le troisième livre de la
Physique est-il rempli par une théorie de l'infini,
après la définition du mouvement, de même que le
quatrième livre est consacré aux théories de l’es-
pace, du vide et du temps. Je m'arrête à chacune
de ces théories avec Aristote, et je commence par
celle de l'infini.
Aristote s'assure d’abord que la théorie de l’in-
fin appartient bien à la science de la nature; et la
preuve qu’il en allègue, c'est que tous les philo-
sophes Naturalistes l'ont traitée chacun à leur point
de vue. La seule différence entr'eux, c'est que les
uns ont fait de l’infini une substance, tandis que les
autres n’y ont reconnu qu'un attribut. Mais tous
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLI
sans exception ont considéré l'infini comme un prin-
cipe; car si l'infini avait un principe, il aurait une
limite, et il cesserait par là mème d’être l'infini.
Loin de venir d’un principe, c’est l'infini qui est
le principe de tout le reste; il est incréé et il est
impérissable; immortel et indestructible, on peut,
non sans raison, le confondre avec la divinité
elle-même, comme le faisait Anaximandre, imité
en cela par plus d’un autre.
Aristote s'attache à prouver l’existence de l'infini,
comme eil acru devoir prouver l'existence du mou-
vement, etil en démontre la réalité par cinq argu-
ments principaux : d’abord le temps, qui est infini,
et ici Aristote prend le temps dans le sens de l’éter-
nité Platonicienne; en second lieu, la divisibilité de
toute grandeur, qui peut être poussée à l'infini;
troisièmement, la succession infinie et intarissable
des êtres; puis, la nécessité absolue de l'infini pour
comprendre le fini; enfin, et ce cinquième argument
est le plus puissant de tous, la constitution même
de l’intelligence humaine, qui conçoit des nombres
sans fin, des grandeurs infinies comme les nombres,
et, en dehors du ciel, un espace qui est infini tout
aussi bien que les nombres et les grandeurs, que
cet espace soit d’ailleurs vide de corps ou peuplé
XLII PRÉFACE
de mondes analogues à celui que nous habitons.
Du reste, l'explication de l’infini est peut-être
plus difficile encore que celle du mouvement; et
soit qu’on admette l'existence de l'infini, soit qu'on
Ja rejette, on rencontre de part et d'autre des 1m-
possibilités devant lesquelles s'arrête et succombe
l'esprit humain. Aussi Aristote ne se flatte-t-1l pas
d’épuiser ce sujet, et il s'attache plus spécialement
à quelques points. Il remarque d’abord que le mot
d’'infini a plusieurs sens qu’il faut distinguer avec
grand soin. Il signifie dans un premier sens et essen-
tiellement ce qui ne peut être ni parcour”, ;;;
mesuré, Par sa nature, l'infini est incoMP” ensurable,
de même que le son est raturell:ment invisible,
perçu par notre oreille et non perceptible à nos
yeux. En un autre sens raoiïns précis, on appelle in-
fini ce qui est sans ferme, ou ce qui n’a pas le
terme que par mure il devrait avoir. Enfin, une
grandeur quelco:aque étant donnée, on peut toujours
y ajouter où en retrancher; la division et l'addition
sont dons également infinies.
Mais l’idée de corps et l’idée d’infini répugnent
essentiellement l’une à l’autre. Le corps implique
nécessairement une surface, et la surface est non
moins nécessairement une limite, Le corps est ce
À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XLIIL
qui a des dimensions en tous sens; mais les dimen-
sions de l'infini doivent être infinies comme lui,
c’est-à-dire que les dimensions prétendues de 1᾽1η--
fini cessent d’être des dimensions véritables. Aris-
tote en conclut que, parmi les corps que nos sens
perçoivent, il n’en est pas un qui puisse être infini;
car si l’un des éléments était infini, soit le feu, l'air,
l’eau ou la terre, il aurait bientôt absorbé tous les
autres et remplirait seul l'univers. Il ne peut donc
pas y avoir de corps sensible infini. D'ailleurs tout
corps est dans un lieu; et quel peut être le lieu de
l'infini, si ce n’est l'infini lui-même? Puis, si l'infini
est un corps, ainsi qu'on le prétend, il aura donc
une position, puisque tout corps se porte naturelle-
ment ou en haut ou en bas, selon qu’il est pesant ou
léger. Mais alors 1] faudra diviser l'infini; et une de
ses parties serait en haut, tandis que l’autre serait
en bas. Rien de tout cela n’est acceptable; et même
le génie pénétrant d’un Anaxagore n’a pu introduire
la lumière dans ces obscurités.
Aristote n’a pas la prétention de faire beaucoup
mieux que ses devanciers; mais les explications qu’il
tente pour faire comprendre la nature de l'infini sont
des plus ingénieuses. On ne peut pas dire de l'infini
qu'il existe absolument; il est simplement en puis-
XLIV _ PRÉFACE
sance; il n’est jamais en acte. Pour s’en faire
quelque idée un peu approximative, il faut regarder
à ces portions du temps qu’on appelle des époques
el qui n’ont pas cependant une existence parfaite Ὁ
ment déterminée, bien que cette existence soit très-
réelle. Qu'est-ce qu’un jour, par exemple, et à quel ᾿
moment le saisir dans sa durée limitée ? Qu'est-ce
également qu'une Olympiade, bien qu’elle dure
quatre ans? Le jour n’en existe pas moins, quoiqu’à
tout moment 1l devienne, et que sans cesse 1] soit
autre. Nous le comptons, après qu'il est écoulé;
mais comment le compter pendant qu’il s'écoule? A
quel instant l’arrèter et le fixer ? En un sens il est,
et en un autre sens il n’est point. C’est [à justement
le cas de l'infini, et l’on peut dire de lui, tout aussi
bien que du jour ou de l’Olympiade, qu'il est et
qu'il n’est pas tout ensemble. L’être n'appartient
pas à l’Olympiade et au jour, en tant que ce seraient
des substances séparées et individuelles; le temps
qui les forme en est toujours à devenir et à périr
toujours. Οὐ ΟΣ
Mais si l’on veut une image encore plus exacte de
l'infini, c’est dans la grandeur qu’il faut le considé-
rer et dans la grandeur indéfiniment divisible. La
grandeur, du moins dans les limites où nous pou-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLV
vons l’observer, subsiste et demeure, restant sous la
prise de notre observation; elle ne s’écouie pas
comme le temps, qui nous échappe sans que nous
puissions le retenir un seul instant. Le temps est
pareil aux générations successives des hommes; il
n'y ἃ, si l’on veut, ni interruption ni lacunes
entr’elles; mais si elles naissent sans cesse, sans
cesse aussi elles périssent. Au contraire, la grandeur
reste permanente. Soit donc une grandeur que l’on
divise selon une proportion restant toujours la
même, et, par exemple, par moitié. Le nombre des
divisions s'accroît de plus en plus et sans avoir de
fin; la portion qui reste, bien que se réduisant sans
cesse, peut toujours être divisée par moitiés succes-
sives, et la division ne s'arrête pas plus que l’addi-
tion. D'un côté, on augmente; de l’autre, on di-
minue; mais l'infini est également des deux côtés;
et l’on n’épuisera pas plus la grandeur dans un sens
que dans l’autre. On pourra s'approcher de la limite
autant qu’on le voudra; mais on ne pourra jamais
l'attemdre. L'infini est donc en puissance; mais 1]
ne sera Jamais en acte; et nous avons beau faire,
notre esprit ne pourra jamais le réaliser. L'infini ne
peut d'aucune façon être en soi comme est le fini; et
c’est là justement ce qui l’en sépare.
XLVI PRÉFACE
Aristote semble assez fier de cette définition, et 1]
l’oppose avec quelque orgueil à toutes celles qu'on
avait essayées jusque-là. En eflet sous cet aspect
nouveau, l'infini apparaît tout autre que ne le con-
çoit le vulgaire. Il n’est pas du tout ce en dehors de
quoi 1] n’y ἃ plus rien; il est au contraire ce en
dehors de quoi 1] y a toujours quelque chose. L'infini
est ce qui est capable de fournir perpétuellement
quelque quantité nouvelle. Aussi la similitude
qu'ont proposée quelques philosophes n’est pas
suffisamment exacte ; et l’on ne peut pas avec eux
comparer l'infini à un anneau sans chaton. En par-
courant ces espèces d’anneaux, 1] faut sans cesse re-
venir par des points où l’on a déjà passé. Dans l’in-
fin au contraire, on ne repasse Jamais par les
mêmes points; ce sont des points toujours et éter-
nellement différents qu’on peut prendre. C’est qu’il
ne faut pas confondre l'infini et le parfait ; car le
parfait suppose un tout, c’est-à-dire une limite,
tandis que l'infini exclut toute limitation, quelle
qu’elle soit. Oui, à quelques égards, l'infini est 16
tout, puisqu'il embrasse toutes choses ; mais 1] n’est
le tout qu’en puissance, et il ne peut pas l'être en
réalité, À vrai dire, il est à considérer bien plutôt
comme contenu que comme contenant; 1l joue un
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLVII
rôle assez analogue à celui de la matière parmi les
principes de l'être ; et sa vraie nature, ce serait la
privation, qui est indéterminée et insaisissable tout
comme lui.
Il me semble que cette conception de l'infini est
profondément originale, et qu’Aristote ἃ montré la
voie la plus certaine par où l’esprit de l’homme peut
atteindre et fixer au moins en partie cette grande
idée, qui l’accable et le surpasse si démesurément.
Essayer de comprendre l'infini par l’immensité de
l’espace ou du temps, c’est ἃ peu près peine per-
due ; et sans refuser à la métaphysique le droit de
se livrer à ces hautes spéculations, il est évident que
la science a besoin pour procéder avec prudence de
données plus accessibles et plus pratiques. Mais con-
sidérer la divisibilité sans fin des grandeurs, c’est
assurer une base solide à ces recherches. L'objet
qu'on poursuit devient alors accessible, et l'infini
est renfermé en quelque sorte entre ces limites
d’une quantité qui diminue indéfiniment sans ja-
mais s’épuiser, et d’une quantité qui s’accroit sans
jamais devenir égale. L’infini nous échappe bien en-
core, puisque 81 nous pouvions le réaliser 1l ne se-
rait plus l'infini ; mais 1] est en quelque sorte entre
nos mains; nous ne pouvons pas effectivement le
XLVIII PRÉFACE
saisir; mais nous sentons qu'il est là et qu'il est en
notre puissance.
La conception de l'infini, circonserit de cette
façon et mis ainsi à notre portée, est précisément .
celle qui fait le fondement du calcul différentiel et
intégral. C’est à cette seule condition que le calcul
de l’infini ἃ été rendu possible. Je ne prétends pas
que Leibniz et Newton, à la fin du xvn° siècle, aient
rien emprunté au philosophe grec; mais je signale
cette coïncidence ; elle est faite pour honorer en-
core Aristote, tout grand qu'il est. Ce serait exagérer
certainement que de dire qu’il a pressenti le calcul
infinitésimal ; mais c’est être juste que d’aflirmer
qu'il a ouvert le chemin qui y conduit. Seulement
ces traces se sont effacées comme tant d’autres, et
personne n’a suivi Aristote dans ces rudes sentiers.
Après la théorie de l'infini, j'en viens avec le qua-
trième livre de la Physique à la théorie de l’espace
-- οἱ du vide, et à celle du temps.
La question de l’espace doit être étudiée par le
physicien tout comme 1] étudie l'infini, et 1] doit
commencer par démontrer que l’espace existe. De
l’aveu de tout le monde, tout ce qui est doit être
nécessairement dans un lieu, et ce qui n’est nulle
part n'existe point. Parmi les diverses espèces de
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XLIX
mouvements, le plus commun c'est celui qu'on
appelle la translation, et il suppose de toute nêéces-
sité un espace où les COTPS puissent : se mouvoir en
changeant de lieu. L idée d'espace semble donc une
des plus simples que la science ait à considérer ; et
c’est peut-être là ce qui fait, selon Aristote, que les
philosophes, ses prédécesseurs, s’en sont en général
très-peu occupés. Cependant elle n’est pas sans pré-
senter quelques difficultés, et 11 essaie de les ré-
soudre.
Une preuve manifeste de l'existence de l’espace,
c’est la succession des corps dans un seul et même
lieu. Observons en effet un vase qui est rempli d’un
liquide que nous y avons versé. Nous en ôtons le
hquide, et l'air vient à la place qu'il occupait. Réci-
proquement, nous chassons l'air du vase en y ver-
sant une seconde fois de l’eau, et le phénomène se
répète aussi souvent que nous le voulons. Ceci
prouve qu’indépendamment de ces deux corps qui
se succèdent dans le vase, 1l y ἃ un espace qui de-
meure quand 1ls changent, et qui les reçoit l’un et
l’autre tour à tour. On peut ajouter que le mouve-
ment naturel des corps élémentaires démontre bien
qu’il existe un espace doué de certaines propriétés.
Le feu se dirige toujours en haut ; la terre se dirige
d
L PRÉFACE
toujours en bas. Voilà déjà deux directions dans
l'espace ; mais de plus, les corps se dirigent aussi à
droite et à gauche, devant et derrière. C’est en tout
six directions, qu’on peut distinguer dans l’espace
ou le lieu. Rien n'existe donc et ne se meut que dans
l'espace. Or c’est là une merveilleuse supériorité de
l'espace sur le reste des choses ; elles ne peuvent pas
être sans lui, et 1] peut être sans elles ; car elles peu-
vent être détruites sans qu’il le soit ; elles périssent
dans son sein, tandis qu’il est impérissable et éter-
nel. L'espace ἃ comme le corps les trois dimensions,
longueur, largeur et profondeur ; mais il n’est pas
un corps lui-même; car les corps étant en lui, 1]
faudrait, chose impossible, qu’il y eüt deux corps
dans un seul et même lieu. L'espace n’est pas da-
vantage un élément, ni un composé d'éléments cor-
porels. Ce qu'il faut dire, c'est qu'il ἃ de la gran-
deur sans être u un corps. 1] n'est pas non plus à
considérer comme une cause ; car 1l n’est n1 la ma-
tière, n1 la forme des êtres ; 1] n’est n1 leur moteur
ni leur fin. Ainsi l’espace, qui n’est ni un corps mi
une cause, est à peine un être; car s’il est un être,
on pourra demander avec Zénon : Où est le lieu de
l'espace ? puisque tout être est nécessairement dans
un lieu. Il y aurait donc espace de l’espace, et ainsi
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, LI
de suite à l’infini. Tout cela ne laisse pas que d’être
assez embarrassant, et l’espace n’est pas aussi aisé à
comprendre qu’on se l’imagine communément.
Ici Aristote fait une distinction importante, mais
qu'il a le tort de ne pas pousser assez loin. Il veut
qu'on distingue entre l’espace infini, où sont tous les
corps que nous voyons, et entre l’espace particulier
où chacun d’eux est primitivement, pour emprunter
la formule péripatéticienne. Ainsi vous êtes dans le
cel, puisque vous êtes dans l'air, qui est dans le ciel;
vous êtes dans l’air, puisque vous êtes sur la terre
et que la terre elle-même est placée dans l’atmo-
sphère, où elle se soutient par son propre équilibre.
Mais en même temps que vous êtes dans le ciel, dans
l'air et sur la terre, vous occupez en outre un cer-
tain lieu où 1] n’y a plus que vous et vous seul. Ce
raisonnement d’Aristote est irréprochable ; mais
tout en distinguant si bien l’espace et le lieu pro-
prement dit, il les confond l’un et l’autre sous un
seul et même nom, comme il ἃ confondu plus haut
l'éternité et le temps ; et cette équivoque jette par-
fois une obscurité fâcheuse sur ses théories. En
prenant le lieu pour l’espace et l’espace pour le lieu,
il est conduit à démontrer que le lieu, bien qu'il
limite les corps, ne peut être ni leur forme mi leur
LII PRÉFACE
matière, ce qui est par trop évident. Mais sur cette
fausse route, 1] arrive aussi à cette conclusion très-
exacte et méconnue par plus d’un philosophe, que
l'espace est séparable des corps et qu'il ne peut être
identifié avec eux, précisément parce qu’il les con-
tient. Cela est très-vrai; mais 1c1 encore, égaré par
l’équivoque que je viens de signaler, Aristote croit
définir suffisamment l’espace en disant qu'il est la
limite première immobile du contenant. Or cette
définition est celle du lieu ; ce n’est pas la définition
propre de l’espace.
Pour la question du vide, qui tient de si près à
celle de l’espace, 1l y avait avant Aristote deux opi-
nions diamétralement opposées. L'une soutenait
l'existence du vide comme indispeñsable au mouve-
ment ; l’autre affirmait non moins résolument que
le vide n’existe pas. Anaxagore défendait cette der-
nière thèse, et 1] essayait de la prouver par une ex-
périence sensible ; 1] dégonflait des outres pleines
d'air dans des clepsydres, et 1] démontrait ainsi que
ce qu’on prenait pour le vide est réellement rempli
d'air. Le vide est confondu par le vulgaire avec l’es-
pace où il n’y a point de corps; mais c’est là une
erreur profonde; car s’il n’y ἃ pas de corps per-
ceptible à nos sens dans cette portion de l’espace
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LILI
qu'on suppose vide, il y ἃ ce corps subtil qu’on
appelle l'air, et cet autre corps, plus subtil que l'air
même, qu'on appelle l’éther, et qui remplit tout l’es-
pace au-delà-même du ciel entier.
Aristote semble adopter tout à fait la démonstra-
tion d’Anaxagore, et il rejette comme lui et comme
Platon la possibilité du vide, soit dans le monde,
soit dans l’intérieur des corps. Les corps se dilatent
et ensuite ils se contractent; mais ce n’est pas à dire
qu'il y ait pour cela du vide en eux. Ce sont tout
simplement certaines parties qui en sont expulsées,
comme l'air est expulsé des outres dégonflées dans
l’eau. Le développement et la croissance de certains
corps ne prouvent pas davantage qu'ils aient des
vides dans leur intérieur ; car l'accroissement peut
tenir à une simple modification ; et par exemple,
dira-t-on que l’eau contient des vides, parce qu’elle
prend un développement considérable quand, par
la vaporisation, elle se change en air ? Le vide, loin
d’être nécessaire au mouvement, comme on 5e le
figure, y serait plutôt un obstacle invincible, Dans le
vide, les corps perdraient leur tendance naturelle
qui les porte en haut s'ils sont légers, et en bas s'ils
sont pesants. Il n’y aurait plus aucune différence,
et 1] serait bien impossible d’y distinguer aucune
LIV PRÉFACE
direction dans un sens plutôt que dans l’autre.
D'une autre part, la course des projectiles est en-
core un argument contre le vide. L'air dans lequel
ils se meuvent, même après que la force qui les a
lancés cesse de les toucher, finit par les arrêter.
Mais dans le vide une fois que le corps serait mis en
mouvement, pour quelle cause s’arrêterait-il jamais?
Le vide est donc absolument contraire aux phéno-
mènes que nous pouvons observer; et 1] n’y aurait
aucun motif, si le vide existait réellement, pour que
le corps sortit jamais de son inertie, ou qu’il cessät
jamais de s’agiter indifféremment dans tous les sens.
Dans cette hypothèse du vide, comment expliquer
encore cette proportionnalité des mouvemenis entre
eux, qui sont d'autant plus rapides ou plus lents
que les corps mus sont plus lourds ou plus légers,
ou que les milieux traversés sont d'autant plus résis-
tants ou plus faciles à diviser ? Il n’y aurait plus
avec le vide de proportion possible, et le mouvement
de tous les corps devrait y être d’une rapidité in-
finie.
Je n’insiste pas sur ces arguments contre le vide,
dont quelques-uns sont fort ingénieux; mais on
peut dire qu'aujourd'hui cette question obscure
n’est pas encore résolue, même avec les expériences
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, LV
de la machine de Boyle. On fait le vide, en ce sens
qu'on retire l’air d’une certaine partie de l’espace,
où alors tous les corps, les plus légers comme les
plus denses, tombent sans aucune distinction avec
une rapidité égale. Mais, s’il n’y ἃ plus d’air dans
le tube d’où on l’a soustrait, ceci ne prouve pas
qu'il n’y reste point encore autre chose, et que le
vide y soit absolu. Or, c’est du vide absolu qu’'Aris-
tote a entendu parler; et 1] n’est pas prouvé qu'il se
soit trompé en croyant que ce vide n'est pas plus
possible dans la nature que le néant ou le désordre.
Parmi les questions préliminaires qu'il fallait
examiner avant d'en venir à la théorie générale du
mouvement, 1l ne reste plus que celle du temps.
Aristote l’étudie comme l’espace et l'infini ; et d’a-
bord 11 élève sur l'existence du temps quelques
doutes qui ne sont ni des paradoxes n1 des subtilités.
L'existence du temps, sans être absolument contes-
table, est cependant très-fugitive et à peine sen-
sible. Des deux parties les plus notoires du temps,
l’une ἃ été et n’est plus; l’autre sera et n'est pas
encore. Le passé ne nous peut plus appartenir ; et
le futur ne nous appartiendra qu'après un intervalle
plus ou moins éloigné. Voilà cependant les élé-
ments dont se compose le temps; et, comme ces
LVI PRÉFACE
éléments dont il est composé n'existent pas, il n’a lui-
même, à ce qu'il semble, qu’une existence précaire.
Quant à ce qu'on appelle le présent, l'instant, ce
n'est pas, à proprement parler, une partie du temps;
car le temps ne se compose pas d’instants. L’instant
est la limite du temps, et c’est lui qui sépare le
passé de l'avenir. Mais 1] est sans cesse autre et per -
pétuellement différent, de telle sorte que son exis-
tence est moins réelle encore que celle du passé, qui
a cessé d’être, et celle du futur, qui n’est pas et qui
seulement doit être plus tard. Les instants se suc-
cèdent; mais 1ls ne coëxistent Jamais; ils ne tien-
nent pas plus les uns aux autres que les points ne
tiennent aux points dans la ligne. L’instant meurt
au moment même où 1] naît. Que si l’on prétendait
que c’est toujours le même instant qui subsiste et
demeure éternellement, alors les faits qui se sont
passés 11 y a dix mille ans, et ceux qui se passent
aujourd’hui seraient contemporains; et les idées
d’antériorité et de postériorité seraient absolument
supprimées.
Aristote se livre à cette discussion sur la notion
du temps, non pas pour en nier l’existence, mais
pour montrer seulement combien 1] est difficile de
s’en faire une juste idée. Celte perplexité du philo-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LVII
sophe me paraît tout à fait fondée ; et pour quicon-
que voudra scruter un peu attentivement ce phéno-
mène merveilleux de la durée, les hésitations ne se-
ront jamais moins grandes. L'homme vit dans le
temps ; et c’est là, comme on l’a dit, le tissu dont sa
vie est faite; mais il ἃ beau en vivre et l’étudier, la
conception lui en échappe au moins autant que celle
de l'infini, précisément parce que le temps est in-
fini lui-même. Il ne faut donc pas s'étonner qu’Aris-
tote se plaigne de l'insuffisance des recherches an-
iérieures aux siennes ; 1l avoue lui-même modeste-
ment qu'il ne compte pas dépasser de beaucoup ses
devanciers. Seulement, 1] se défendra de confondre,
ainsi qu'ils l’ont fait, le temps et le mouvement. Le
temps est égal partout et pour tout sans exception ;
le mouvement, au contraire, est ou dans la chose
même qui change, ou bien dans le lieu qu’elle oc-
cupe. Le temps s’écoule d’une manière uniforme et
éternellement identique; le mouvement est tantôt
plus rapide, tantôt plus lent ; et sa lenteur ou sa ra-
pidité se mesure par le temps écoulé. On appelle ra-
pide ce qui fait un grand mouvement dans un temps
moins long; on appelle lent ce qui fait un peu de
mouvement en beaucoup de temps. Mais le temps
ne se mesure pas par lui-même; et ces différences
LVIII PRÉFACE
essentielles suffisent pour démontrer que le temps
n'est point un mouvement n1 un changement.
Cependant, si le temps n’est point un change-
ment véritable, 11 ne peut être conçu sans le chan-.
gement ; et cela est si vrai que, si notre pensée n’é-
prouve aucun changement de quelque espèce que
ce soit, ou si le changement qui 5Ὑ passe nous
échappe, nous croyons qu’il n’y a pas de temps d’é-
coulé. Notre âme est demeurée alors comme dans
un instant un et indivisible, et tout l'intervalle est
pour nous anéanti. Nous supprimons le temps,
quand nous ne discernons aucun changement dans
notre pensée. Mais nous affirmons qu’il y a du temps
d’écoulé du moment que nous percevons et sentons
un changement quelconque en nous, fussions-nous
plongés dans les ténèbres et dans le plus complet
repos. Le temps n’existe donc pour nous qu’à la con-
dition d’un mouvement et d’un changement ; il n’est
point le mouvement; et pourtant, sans le mouvement
il n’est pas possible; car 1] est alors pour nous comme
511 n'existait pas. Qu'est-il donc, en réalité, et quel
estson rapport exact au mouvement? Les idées d’anté-
riorité et de postériorité dans le temps ne se com-
prennent que parce qu'elles sont déjà dans le mou-
vement, où l’antérieur et le postérieur s'appliquent
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LIX
au lieu à mesure que le corps se déplace. Donc le
temps est le nombre du mouvement, et 1l l’évalue
numériquement.
Voilà déjà, à mon avis, d’admirables vérités sur la
nature du temps; mais Aristote va plus loin encore,
et 1] présente d’autres considérations qui ne sont
pas moins solides. Le mouvement, dans sa conti-
nuité, est perpétuellement autre, soit que le corps
change de lieu, soit qu’il se modifie tout en restant
en place. Il en est de même du temps; et, bien que
dans son ensemble le temps soit éternellement iden-
tique, les instants qui se succèdent sont perpétuelle-
ment différents. L’instant d’à présent est bien d’une
nature toute pareille à celui qui l’a précédé; mais son
être est autre, si son essence est la même ; et l'instant
divise et mesure le temps en y faisant l’antériorité et
la postériorité. C’est absolument comme le mobile,
qui reste bien le même dans tous les points de son
mouvement, mais dont l’être n’est pas absolument
identique, puisqu'il acontinuellement changé de lieu.
S'il n’y avait pas de temps, il n’y aurait pas d’ins-
tant ; et réciproquement, sans l'instant 1l n’y aurait
pas de temps. L’instant est en quelque sorte l’unité
de nombre dans le temps, qu'il divise en antérieur
et en postérieur, en passé et en avenir. Mais l’ins-
LX PRÉFACE
tant n’est pas du temps à proprement dire ; encore
une fois, il n’est qu’une limite, et 1] ne fait pas plus
partie du temps que la division d’un mouvement ne
fait partie de ce mouvement, pas plus que le point
ne fait partie de la ligne. Même quand on dit que
l'instant est une limite, 1] ne faut pas oublier encore
qu'il est un nombre aussi, en ce qu'il sert à nom-
brer le temps. La limite n’appartient qu’à la chose
dont elle est la limite, tandis que le nombre appar-
tient à tout; et le nombre dix, par exemple, sert à
compter tout ce qu'on veut, ici des chevaux, et là
toute autre chose.
Mais 51 le temps est la mesure du mouvement, la
réciproque n'est pas moins exacte ; et le mouvement
est la mesure du temps. Sans doute le temps n’est ni
lent ni rapide ; mais en tant que continu, 1] est long
ou court ;.en tant que nombre, 1] ἃ une quantité plus
ou moins grande; 1l y ἃ peu de temps ou beaucoup
de temps. Ainsi le mouvement et le temps se mesu-
rent et se déterminent l’un par l’autre. C’est que le
mouvement implique la grandeur, et le temps im-
plique le mouvement. Temps, mouvement et gran-
deur, ce sont là des quantités, des continus et des
divisibles, qu’on peut toujours mesurer. Le chemin a
été long, 51 le voyage a beaucoup duré; et récipro-
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XI
quement, le voyage a beaucoup duré, si le chemin
a été long. De même, nous disons qu'il y ἃ beau-
coup de temps, s’il y ἃ beaucoup de mouvement ; et
réciproquement, qu'il y a beaucoup de mouvement,
81] y ἃ beaucoup de temps. Le temps a ses périodes
régulières, comme le mouvement ἃ aussi les siennes;
et c'est là ce qui fait le retour toujours pareil des
années, des printemps, des automnes.
Cependant le temps ne mesure pas tout; 1] est des
choses qui sont soustraites à son action, et qu'il ne
peut atteindre, comme il nous atteint nous-mêmes,
quand peu à peu 1] nous ruine et nous détruit. Ce
sont les choses éternelles, qui ne sont plus dans le
temps, et dont l'être ne peut se régler sur cette
étroite mesure à laquelle nous rapportons tout ce
qui marque et diversilie notre durée passagère, et
les événements dont nous prétendons garder la mé-
moire. Le temps viendra-t-1l donc jamais à défallir?
se demande Aristote; et il se hâte de répondre que
le témps est éternel comme le mouvement, et que
l’un ne défailhra pas plus que l’autre. Mais ainsi que
je l’ai déjà fait remarquer, c’est là confondre l'éter-
nité et le temps; c’est confondre le mouvement et le
premier moteur; et il vaut mieux s’en tenir sur ces
points si graves à l’opinion de Platon, qui ἃ su dis-
LXII PRÉFACE
tinguer le temps et l’élernité, comme 1] a distingué
le mouvement que Dieu donne au monde, et Dieu,
qui a créé οἱ qui maintient ce mouvement dans l’in-
commensurable univers.
Du reste Aristote s’arrète peu à ces spéculations,
et il termine la théorie du temps par quelques ob-
servations pleines de finesse et d’exactitude. L’ins-
tant divise 16 temps en antérieur et en postérieur; et
il est tout à la fois le point indivisible, et double ce-
pendant, où l’un finit et où l’autre commence. L’ins-
tant, le présent unit done le passé et l'avenir, en
même temps qu'il les sépare. Mais 1] y a ceci de re-
marquable que l’antérieur, quand 1] s’agit du passé,
est ce qui est le plus éloigné du présent et le posté-
rieur ce qui en est le plus proche, tandis que c’est
tout à l’inverse quand 1] s’agit de l'avenir ; car dans
l'avenir, antérieur est ce qui est le plus proche du
présent; et le postérieur ce qui en est le plus éloigné.
Enfin si le temps est le nombre et la mesure du mou-
vement, de même que le mouvement est la mesure du
temps, est-ce d’un mouvement quelconque ou d’un
mouvement déterminé ? Aristote résout la question
en disant que c’est la translation circulaire de la
sphère céleste qui est la mesure de tous les autres
mouvements, el qui par conséquent est aussi la me-
À LA PHYSIQUE D’'ARISTOTE. LXII
sure du temps, puisqu'il n’y a que ce mouvement
qui soit parfaitement uniforme et régulier dans son
immuable constance, étendant son action jusque sur
les choses humaines, de même qu’il l’étend dans les
vastes cieux (1).
Avec la théorie du temps, après celles de l'infini,
de l’espace et du vide, finit la série des questions
qu’Aristote ἃ cru devoir agiter avant d’en venir à
celle du mouvement; et c’est au mouvement seul
que sont consacrés les quaire derniers livres de la
Physique. Mais avant de continuer cette analyse, je
veux m'arrèter quelques instants pour embrasser
d'un coup d'œil la carrière déjà fournie ; et je prie
qu'on veuille bien y jeter un regard avec moi.
L'objet spécial que doit traiter Aristote, c’est le
mouvement, qui est, selon lui, le fait essentiel de la
nature; et pour l’approfondir 1] croit devoir remon-
ter jusqu'aux principes mêmes de l'être, démontrant
(4) Il est une question qu’Aristote n’a fait qu’indiquer en passant
(livre IV, chapitre xx, ὃ 2), mais qu’il faut se bien garder d’o-
mettre. C’est celle qui concerne le rapport de l’âme humaine au
temps. Le temps peut-il exister indépendamment de l'intelligence,
qui le compte et le mesure? Le temps est-il sans l’âme, qui le
perçoit? C’est le doute que Kant a rencontré aussi plus tard, et
qu’il a résolu en faisant du temps, ainsi que de l’espace, une
forme de notre sensibilité. Aristote me paraît ici bien plus Gans
le vrai que le philosophe de Kænigsberg.
LXIV PRÉFACE
que la notion bien comprise de ces principes im-—
plique la notion du mouvement. Puis 11] définit ce
qu'il entend par la nature, avec les quatre espèces
de causes qu’il retrouve dans tous les phénomènes
naturels. Il définit ensuite le mouvement, et comme |
le mouvement est infini en tant que continu, et qu’il
se passe toujours dans l’espace et le temps, le phi-
losophe étudie ces grandes questions de l'infini, de
l’espace et du temps avec le soin qu’elles réclament.
Quelle profondeur et quelle justesse 1] y a muses,
c'est ce qu'on vient de voir; dans quel enchaîne- ἡ
ment rigoureux se déroule sa pensée, c’est ce dont
on ἃ pu également se convaincre. Ainsi la moitié de
tout l'ouvrage ἃ été donnée à des recherches secon-
daires, mais indispensables. La dernière partie sera
exclusivement laissée à la question principale. Je ne
connais pas dans l’histoire de la philosophie une
autre œuvre où la théorie du mouvement ait été
considérée avec plus d’étendue nt plus de solidité.
Ce juste hommage rendu au philosophe, je pour-
suis, assuré de trouver dans ce qui reste tout autant
de vérité et de grandeur.
Tout ce qui vient à changer dans le monde ne
peut changer, ou en d’autres termes se mouvoir,
que de trois façons : accidentelle, partielle et abso-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXV
lue. Ces distinctions sont justes et réelles, et 1] faut
les bien retenir, parce qu'Aristote en fait grand
usage. Voici des exemples qui les éclaircissent.
Quand on dit d’un musicien qu’il marche, c’est un
mouvement ou un changement accidentel ; car en
tant que musicien, il ne marche pas; seulement
l'être qui marche a pour attribut ou accident d’être
musicien. En second lieu, on dit d’une chose qu'elle
change ou se meut, quand il n’y ἃ parfois qu’une
partie de cette chose qui se meuve ou qui change
réellement : ainsi, l’on dit d’un malade qu'il se gué-
rit, bien que ce ne soit que son œil ou sa poitrine
qui se guérisse ; c'est là un simple mouvement par-
tiel. Enfin le mouvement absolu est celui d’une
chose qui se meut en soi et primitivement tout en-
tière, sans que ce soit indirectement ou partielle-
ment : ainsi, quand on dit que tel homme marche,
parce que sa personne tout entière se déplace et
change de lieu, c’est un mouvement absolu. Le mo-
bile qui se meut ainsi est alors le mobile en soi.
Ces trois nuances sont tout aussi vraies pour le
moteur que pour le mobile; et le moteur peut être
ou indirect et accidentel, ou partiel, ou absolu.
Il y ἃ donc ici cinq termes à considérer pour se
rendre compte du mouvement dans toute l'étendue
6
LXVI PRÉFACE
de cette idée : le moteur, le mobile, le temps dans
lequel se passe le mouvement, le point d’où il part
et le terme où 1l aboutit. Il faut ajouter que c’est le
terme où aboutit le changement qui détermine son
appellation spéciale, bien plutôt que le terme d’où 1]
part. Ainsi la destruction des choses est leur chan-
gement en non-être, bien que la chose qui est dé-
truite ne puisse changer qu’en partant de l’être ; et
de même, la génération est un changement vers
l'être, bien que ce soit nécessairement du non-être
qu'elle doive partir originairement.
L'idée de changement implique l’idée de deux
états successifs de la chose, l’un antérieur, et l’autre
postérieur (1). C’est la condition générale du chan-
gement, ét par suite celle du mouvement, qui n’est
qu’un changement d’une certaine espèce. Mais en
outre, le changement ne peut avoir lieu que d’une
de ces quatre manières : 1° un objet aflirmatif et dé-
terminé se change en un autre objet affirmatif et
déterminé, mais contraire. Ainsi le blanc devient
(1) Aristote remarque que le mot dont il se sert dans sa langue
exprime, par l'étymologie même, la réunion de ces deux idées
d’un état postérieur et d’un état antérieur : Méta—bolé. L’obser-
vation est juste pour la langue grecque; elle ne s'applique plus à
la nôtre, où la composition du mot n’est pas la même,
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXVII
noir; 2° un objet négatif et indéterminé devient un
autre objet également indéterminé et négatif; par
exemple, ce qui n’est pas blanc devient quelque
chose qui n’est pas blanc; 3° un objet négatif devient
un objet affirmatif; par exemple, ce qui n’est pas
blanc devient blanc; 4 enfin un objet affirmatif
se change en un objet négatif; et par exemple, ce
qui est blanc devient quelque chose qui n’est plus
blanc.
Aristote remarque avec toute raison que dans la
seconde hypothèse, 1] n’y a pas de changement réel,
parce qu'il n’y ἃ point de réelle opposition, et qu’un
objet négatif devenant un autre objet négatif égale-
ment, 1] ΠὟ ἃ pas là de détermination appréciable.
Ainsi les nuances du changement se réduisent d’a-
bord à trois au lieu de quatre. Mais en poussant un
peu plus loin l’analyse, on voit que ces trois nuances
se réduisent à une seule; car la troisième et la qua-
trième indiquant un changement du non-être à
l'être, et de l’être au non-être, sont à proprement
parler la génération et la destruction, soit absolues,
soit relatives, c’est-à-dire de simples oppositions
contradictoires et non point des mouvements. Il n’y
a donc de changement vrai que celui qui se passe
dans le champ de la réalité, et qui substitue un
LXVIII PRFACEÉ
objet qui existe à un autre objet qui existe non
moins réellement. C’est un contraire qui succède à
un autre contraire, dans une substance qui demeure
et dont la qualité seule est modifiée. C’est le cas de
la première hypothèse ; et c’est le seul mouvement
véritable.
J'ai tenu à reproduire fidèlement ces formules
d’Aristote, bien qu’on puisse les trouver assez bi-
zarres ; mais elles prouvent du moins jusqu’à quelle
profondeur il a porté ses investigations sur la nature
du mouvement, et comment on envisageait cette
question à la fois métaphysique et naturelle trois
ou quatre siècles avant notre ère.
Une distinction plus facile à saisir et très-exacte,
quoiqu’elle ait disparu de la science, c’est celle
qu'Aristote établit entre les diverses espèces de
mouvements. Aujourd’hui on n’en reconnait guère
qu'une seule, celle du mouvement dans l’espace,
que constituent le déplacement du corps et le chan-
gement de lieu. Depuis Descartes, c’est l'unique na-
ture de mouvement que l’on considère, et je ne vois
pas qu'après lui personne, parmi les mathémati-
ciens ou les philosophes, ait essayé de revenir aux
traditions de l’école ou même ait paru les connaître.
Mais dans Aristote, ne faisant en cela que repro-
À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXIX
duire Platon son maître, il y a toujours trois espèces
de mouvements et non point une seule.
Ces trois mouvements, qui sont en effet très-dis-
tincts, se produisent, ou dans la quantité, ou dans
la qualité, ou dans le lieu, les trois seules catégories
où le mouvement soit possible, parce que ce n’est
que dans ces trois catégories que les contraires peu-
vent se présenter. Ainsi 11 y ἃ mouvement dans la
quantité d’un corps, quand le corps grandit ou di-
minue, quand il se développe ou se réduit. I y ἃ
mouvement dans la qualité d’un corps, quand ce
corps, sans changer de grandeur, prend une qua-
lité à la place d’une autre, passant par exemple de
la chaleur au froid ou du froid à la chaleur. Enfin
il ἃ mouvement dans le lieu d’un corps, quand ce
corps, sans changer n1 de grandeur ni de qualité, se
déplace et qu'il occupe successivement différents
points de l’espace. La première espèce de mouve-
ment, sous les deux faces qu’elle présente d’accrois-
sement et de diminution, n’a pas recu d'appellation
commune ; la seconde se nomme spécialement alté-
ration, quel que soit le contraire qui se substitue au
contraire antérieur; enfin la troisième se nomme la
locomotion, quelle que soit la facon dont le corps se
meuve et change de lieu.
LXX PRÉFACE
La science des modernes s’est restreinte à n'étu-
dier que cette dernière sorte de mouvement, et sans
doute elle n’est pas à blâmer d’avoir borné son do-
maine ; car des trois espèces de mouvement la lo-
comotion est celle qui de beaucoup est la plus frap-
pante et la plus facile à connaître. Mais les deux
autres ne sont pas fausses ; et Aristote ne mérite pas
non plus de critique pour les avoir admises. Quand
donc nous les retrouverons dans ses théories, où
elles tiennent d’ailleurs bien moins de place que la
troisième (1), nous n’en serons pas surpris, et nous
n’y verrons qu’un excès d’exactitude, dont la science
peut sans doute se passer, mais qui cependant ne la
dépare point comme le ferait une erreur.
Une question qui tient de très-près à celle-ci, et
qu'Aristote a discutée avec plus de soin peut-être que
personne ne l’a fait après lui, c’est de savoir ce
qu'on doit entendre par un mouvement identique
et par un mouvement contraire. L'unité du mouve-
ment, ainsi que son opposition, est soumise à des
conditions positives. Quelles sont ces conditions ? Et
(1) Aristote reconnaît lui-même que la translation est l'espèce
la plus ordinaire du mouvement, et que toutes les autres se ré-
duisent pour le vulgaire à celle-là. Voir la Physique, livre VIII,
Ch. x1v, $ 6.
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXI
à quelles marques reconnaitra-t-on un mouvement
un, ou un mouvement opposé ?
Il y ἃ trois conditions principales pour qu’on
puisse aflirmer l’unité du mouvement. D'abord, il
faut que le mobile soit un seul et même mobile et
qu'il ne varie pas ; il faut en second lieu que l'espèce
du mouvement soit la même; enfin 1] faut que le
temps soit le même aussi, c'est-à-dire qu'il n’y ait
aucun intervalle de repos et que le temps ne présente
pas d'interruption, afin que la continuité du mouve-
ment ne soit point altérée. Ainsi unité d'espèce,
unité de mobile, unité de temps, voilà ce qu’il faut
pour constituer l’unité et la continuité du mouve-
ment. On pourrait encore y ajouter l'égalité ; car un
mouvement inégal paraît moins un et moins iden-
tique, tout en l’étant, qu'un mouvement égal et uni-
forme. L'égalité et l'inégalité peuvent d’ailleurs se
rencontrer dans toutes les espèces de mouvement.
Soit que le corps s’accroisse ou qu'il diminue, soit
qu'il s’altère,soit qu'ilse déplace, ce peut être ou éga-
lement ou imégalement ; ce peut être avec uniformité
ou d’une manière irrégulière, avec plus ou moins
de vitesse, avec plus ou moins de lenteur. Le mou-
vement n’en est pas moins un, quoi qu’il ait parfois
une apparence qui trompe l'observateur. Un mouve-
LXXII PRÉFACE
ment un et continu sur une ligne brisée paraît avoir
une unité moins complèle qu'un mouvement en
ligne droite.
Quant à l'opposition et à la contrariété du mou-
vement, la question est peut-être plus délicate
encore, et l’embarras plus grand. Doit-on dire
d’une manière toute générale que c’est le repos qui
est contraire au mouvement ? Ou bien n'y a-t-il pas
plutôt des mouvements qui sont contraires à
d’autres mouvements ? Ainsi le mouvement qui s’é-
loigne d’un certain but, n'est-il pas contraire au
mouvement qui tend vers ce même but ? Le mouve-
ment contraire est-il celui qui part des contraires ?
Est-ce celui qui tend aux contraires? Après avoir très-
finement analysé toutes ces nuances, Aristote ineline
à regarder comme contraires les mouvements qui par-
tent d’un contraire pour aller au contraire opposé ;
et par exemple, le mouvement qui va de la maladie à
la santé est contraire à celui qui va de la santé à la
maladie. Ils partent de contraires l’un et l’autre, pour
aboutir l’un et l’autre à des contraires. L'opposition
est donc en cesens aussi grande que possible, et les
mouvements sont alors diamétralement opposés.
Aristote n'oublie pas d’ailleurs que dans l’opinion
commune c’est le repos qui est le contraire du mou-
A LA PHYSIQUE D'’ARISTOTE, LXXIIL
vement. Il ne repousse pas tout à fait cette opinion;
mais 1l déclare qu’absolument parlant, c’est le mou-
vement qui est contraire au mouvement, attendu
que le repos n’est qu’une privation et que la priva-
tion n’est pas précisément un contraire. Nous avons
vu en effet que la privation tient lieu du contraire
qui n'existe pas actuellement, mais qui est toujours
en puissance, parce que le sujet en est toujours sus-
ceptible. Il ne faut pas confondre le repos avec l'im-
mobilité. Il n’y a réellement de repos que pour les
corps qui, pouvant être mus, ne le sont pas, tandis
que l’immobilité est l’état des corps qui non-seule-
ment ne sont pas mus à un certain moment donné,
mais qui ne peuvent jamais l'être.
On peut encore distinguer, pour les repos aussi
bien que pour les mouvements, ceux qui sont natu-
rels et ceux qui sont contre nature. Ainsi un corps
pesant peut être retenu en haut, bien que sa ten-
dance soit d’être porté en bas; c’est un repos forcé.
Un corps léger peut être retenu en bas, bien que sa
tendance soit de s'élever. Et réciproquement, un
corps pesant peut s'élever, 51 quelque force lui im-
prime un mouvement contre nature et violent; ou
bien enfin un corps léger peut descendre, s'il est
soumis à une influence de ce même genre. Cette op-
LXXIV PRÉFACE
position de ce qui est selon la nature et de ce qui est
contre les lois naturelles, se manifeste dans la loco-
motion ou le mouvement dans l’espace, plus que
dans les autres espèces de mouvement; mais pour-
tant on la retrouve aussi dans l’altération et dans
l'accroissement ou la diminution. La génération
n’est pas plus selon la nature ou contre la nature
que la destruction ; car, d’après les lois naturelles,
les choses périssables meurent tout aussi bien qu’elles
naissent. La destruction n’est donc pas précisément
contraire à la génération. Mais la destruction contre
nature sera contraire à la destruction naturelle; et
il en sera de même de la génération. La génération
est, en ce sens, contraire à la génération ; la destruc-
tion est contraire à la destruction. Il est donc clair
que si le repos est, en général, l'opposé du mouve-
ment, 1l y a cependant tel mouvement qui est le
véritable contraire de tel autre mouvement ; οἱ c'est
quand l’un de ces mouvements est naturel, tandis
que l’autre est contre nature.
Arrivé à ce point de sa théorie, Aristote consacre,
dans le sixième livre, une très-longue démonstra-
tion à établir ce principe que le mouvement est
divisible à l'infini, comme l’est le temps, et comme
l'est aussi la grandeur. Le mouvement, la grandeur
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXV
et le temps sont tous les trois des continus, et 1]
répugne à l’idée du continu d’être formé d'indivi-
sibles. En effet, l’indivisible n’a pas de parues; 1]
n’a pas d’extrémités. L'indivisible ne peut donc pas
toucher l’indivisible, et dès lors il ne peut jamais
former une continuité, puisque la continuité sup-
pose nécessairement des extrémités et des parties.
Aristote s'attache, à l’aide de formules littérales
très-développées, à prouver que la ligne, qu'il prend
comme expression de toute grandeur quelconque,
n’est pas formée de points, ainsi qu'on le croit vul-
gairement, et que le temps, qui est aussi un con-
tinu, n’est pas davantage formé d’instants ou d’in-
divisibles. Il en conclut que le mouvement, qui est
continu, comme la ligne et comme le temps, est di-
visible indéfiniment, au même titre que le temps et
la ligne. On n’arriverait jamais à l’unité du mouve-
ment, et à sa continuité, en admettant qu'il est com-
posé d’indivisibles. Les indivisibles sont juxtaposés ;
mais 118 ne se tiennent nullement entre eux, et il
est absolument impossible d’en faire jamais un
continu.
Mais ce qui est réellement et nécessairement indi-
visible, c’est l'instant. Ainsi qu’on l’a vu plus haut,
l'instant est une limite; et, à moins qu’on ne veuille
LXXVI PRÉFACE
y renfermer une partie de l'avenir, qui y serait déjà,
et un reste du passé, qui y serait encore, il faut bien
reconnaître que, placé entre les deux pour les sépa-
rer et pour les unir, l'instant n'a rien ni de lun ni
de l’autre. Or, l'instant, le présent ne peut se con-
fondre, ni avec le passé au-delà duquel ilest, ni avec
l'avenir en-decà duquel il est non moins certaine-
ment. Par conséquent, 1] faut qu'il soit indivisible ;
car autrement ce serait ce qui le diviserait lui-même
qui serait la vraie limite du présent et du futur.
L’instant est donc indivisible absolument comme il
est un et identique. Il suit de là qu'il n’y a pas de
mouvement dans la durée d’un instant, si toutefois
l’on peut dire que l’instant ait une durée, et qu’il
n'y ἃ pas davantage de repos. Le mouvement et le
repos supposent toujours du temps; mais l'instant
ne peut pas renfermer de temps, de quelque ma-
nière qu’on le prenne.
D'ailleurs, les divisions du temps et les divisions
du mouvement se correspondent exactement. Un
mouvement total mettant un certain temps à s’ac-
complir, dans la moitié de ce temps, 11 y aura la
moitié de ce mouvement d’accomplie ; ou, sans pré-
ciser aucune quantité spéciale, dans un temps
moindre, 11 y aura un moindre mouvement, de
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXVIL
même qu'il y aura un mouvement plus grand dans
un temps plus grand aussi.
Mais, puisque l'instant est indivisible, il en résulte
une impossibilité de fixer d’une manière absolue,
soit le moment où le mouvement commence, soit le
moment où 1l s'achève. Il y a déjà du mouvement
d’accompli quand on remarque que le mouvement
commence ; et 1] a cessé d’être quand on remarque
qu'il est achevé. Le primitif du mouvement, pour
parler la langue d’Aristote, est donc insaisissable ;
mais on le trouverait plutôt dans le point où le
changement se termine et s'achève que dans le
point où 1l commence. Les divisions successives
étant infinies dans le mouvement, tant que le mou-
vement n’est pas terminé, on ne peut pas dire qu'il
soit encore; et si l’on attend sa fin pour dire qu'il a
été, c’est qu'il n’est déjà plus. Il n’y ἃ donc pas
moyen de fixer avec quelque précision le primitif du
mouvement ou du changement. Tout ce qui change
et se meut, change et se meut dans le temps, de
telle sorte que tout ce qui change a déjà changé
dans une certaine mesure, et que tout ce qui se meut
a déjà été mu. C’est qu’il n’y ἃ pas de mouvement
instantané, comme le dit trop souvent le langage
vulgaire, et que le mouvement, auelque rapide qu'il
LXXVIII PRÉFACE
soit, exige toujours qu'il y ait une certaine portion
de temps d’écoulée. En un mot, 1] n’y ἃ pas de pri-
mitif dans les divisibles et les continus, justement
parce qu’ils sont indéfiniment divisibles. Et ce qu'on
dit ici du mouvement pourrait s'appliquer tout
aussi bien au repos, pour lequel on ne peut pas dé-
terminer davantage, ni le point précis où 1] com-
mence, ni le point précis où 1] finit.
Il faut ajouter que, s’il n’y ἃ de primitif ni pour
le temps ni pour le mouvement, 1l n’y en ἃ pas non
plus pour le lieu; c’est à une conséquence néces-
saire ; et 1] n’est pas plus possible de préciser les
points de l’espace où le mouvement commence et
s'achève, qu'il n’est possible de préciser les points
du temps et de la durée auxquels 1] correspond
exactement.
Aristote n'entend point, par des considérations de
ce genre, accorder rien au scepticisme; et 1] a pris
la plus grande peine, comme on l’a vu, pour établir
inébranlablement l'existence du mouvement, du
temps et de l’espace. Mais 1] fait une grande diffé-
rence entre la rigoureuse exactitude d’une théorie
scientifique, et les indéterminations trop peu com-
prises et trop vagues dont se sert le langage ordi-
naire. Dans l’usage habituel de la vie, on ne regarde
À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXIX
pas de si près aux choses, et l’on dit d’un événe-
ment qu'il s’est passé dans telle année, parce qu’il
s’est passé effectivement à tel jour de cette année.
En poussant même le scrupule encore plus loin, on
verrait que cet événement ne s’est pas même passé
ce jour-là, mais qu'il s’est passé à une certaine
heure de ce jour, et non pas même à cette heure,
mais dans une certaine partie de cette heure pré-
tendue; et ainsi de suite à l’infimi. On peut donc
poursuivre ce primitif qu'on cherche, autant qu’on
le voudra. À quelque investigation qu’on se livre,
quelque attention qu'on y mette, on ne le saisira
jamais. Il fuit et nous échappe sans cesse. C’est la
divisibilité du temps et du mouvement qui peut
seule expliquer et éclaircir jusqu’à certain point ce
singulier phénomène.
Cependant Aristote sent bien que ces doutes éle-
vés sur l’espace, sur le temps et sur le mouvement,
peuvent donner quelque apparence de raison aux
sophismes de l’école d’Élée, et il s'applique à réfu-
ter les arguments spécieux dont Zénon se servait
pour démontrer que le mouvement est impossible
logiquement, et que par suite 1] pourrait bien n'être
pas réel. Aristote examine donc chacun de ces argu-
ments l’un après l’autre; et pour en faire voir la
LXXX FACE
complète fausseté, 1] y oppose sa propre théorie.
Dans toutes ces argumentations, où Zénon éblouit et
trompe les ignorants, 1] admet toujours que le mou-
vement est indivisible, et que le temps l’est aussi;
il admet toujours que le temps est composé d'ins-
tants indivisibles et successifs. Or, c’est là une
erreur fondamentale d’où sortent toutes les autres.
Il est bien vrai que l’indivisible ne peut se mouvoir;
ou du moins, si l’indivisible a un mouvement, ce
n'est qu’un mouvement indirect, comme serait celui
d’une personne qui serait immobile dans un bateau
et qui participerait indirectement au mouvement
que le bateau aurait lui-même. Mais le temps n’est
pas indivisible; le mouvement ne l’est pas davan-
tage. Le temps ne se compose pas d'instants, non
plus que la ligne de points ; et le mouvement ne se
compose pas de secousses successives. Il est divisible,
parce qu'il est continu; et les quatre sophismes de
Zénon, malgré les noms pompeux dont 1] les décore,
ne soutiennent pas l'examen.
Tout ce que l’on peut accorder à Zénon, c’est que
le mouvement, tout réel qu'il est, n’a point cepen-
dant cette infinitude en tous sens que parfois on lui
prête. Le mouvement est un changement ; et comme
tout changement a nécessairement pour limites les
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, LXXXI
contraires entre lesquels 1] ἃ lieu, partant de l’un
pour aboutir à l’autre, il s'ensuit que le mouvement
a, lui aussi, des limites, et qu’on ne peut pas même
concevoir dans l’espace un mouvement infini qui
s’accomplirait en ligne droite. Mais dans un autre
sens, le mouvement peut être infini; 1] peut l'être
par le temps qu’il dure ; et le mouvement circulaire
peut être infini s’il dure infiniment, et s’il tourne
sans cesse dans le même cercle, au lieu d'aller en
ligne directe.
C'est ainsi qu'Aristote s'élève peu à peu à cette
grande théorie de l'éternité du mouvement. Mais
avant de l’aborder, 1l examine deux dernières ques-
tions, relatives l’une à la comparaison, l’autre à la
proportionnalité des mouvements entre eux (1). Je
me contente d’en parler brièvement, tout en recon-
naissant qu'elles ne sont pas sans intérêt, ainsi qu'on
va s’en convaincre.
Pour que deux mouvements soient comparables, il
(1) Je passe ainsi sous silence les quatre premiers chapitres du
livre VIT. Je ne les tiens pas seulement pour apocryphes; mais
évidemment ils interrompent la suite des pensées, et il me semble
qu’elle reprend assez régulièrement au chapitre v. Les quatre.
premiers chapitres annoncent du reste et préparent quelques
théories développées dans le livre VIH. Voir la Dissertation pré-
liminaire, page 428.
[
LXXXII PRÉFACE
faut qu'ils soient du même genre. Ainsi on peut bien
comparer des mouvements de translation avec des
mouvements de translation, des mouvements d’ac-
croissement avec des mouvements d’accroissement ;
mais on ne pourrait point passer d’un genre à un
autre, et comparer, par exemple, un accroissement
avec une translation, ou un déplacement avec une
altération. Seulement le temps peut servir ici de
commune mesure entre des espèces d’ailleurs fort
différentes, et 1l est possible que telle altération dure
autant de temps que telle translation. L’altération
alors et la translation pourront être comparées
entre elles.
Quant à la proportionnalité des mouvements, elle
s'adresse aux mouvements de même ordre; et Aris-
tote essaie d’en tracer les règles principales. Ainsi
le mobile, le temps et la distance parcourue selon la
force du moteur et selon la résistance du mobile,
sont quatre termes qui ont entre eux des relations
constantes. La puissance et la résistance restant les
mêmes, la distance parcourue sera moitié moindre,
si le temps que dure le mouvement est moindre de
moitié. Si c’est la puissance qui est réduite de moi-
tié, la résistance et le temps ne changeant pas,
l'effet produit sera réduit de moitié comme la puis-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXXIII
sance. Si c’est le mobile qui offre moitié moins de
résistance, dans un temps égal la puissance ou le
moteur produira un effet double. Cela revient à
dire que ces quatre termes sont liés entre eux de
telle manière qu’il suffit que l’un d’eux varie pour
qu'à l'instant même les trois autres varient égale-
ment dans des proportions relatives. Si les forces,
les mobiles et les temps sont égaux, le mouvement
produit sera égal.
Mais dans la réalité, 11 y ἃ des exceptions dont 1]
faut tenir compte; et de ce qu’un moteur peut mou-
voir un certain mobile dans une certaine mesure
durant un temps donné, 1] ne s'ensuit pas nécessai-
rement que le même moteur dans le même temps
puisse mouvoir un mobile double de la moitié de la
distance ; car 1l peut se faire que dans ce cas le mo-
teur soit impuissant à exercer aucune action sur le
mobile. Si, par exemple, 1] faut toute la force du
moteur pour ébranler le mobile simple, 1] est bien
impossible que la résistance devenant double, la
force puisse encore agir en quoi que ce soit. On peut
observer très-facilement quelque chose d’analogue
pour une foule de faits qu’on ἃ constamment sous
les yeux. Vingt matelots étant nécessaires pour
mettre un navire en mouvement, 1l ne s'ensuit pas
LXXXIV PRÉFACE
qu'un seul homme puisse le faire mouvoir d’un
vingtième. Loin de là; le navire reste immobile
sous l’effort d’un seul homme, bien qu'il cède aux
efforts réunis de vingt autres.
Cette dernière observation, qui est pleine de jus-
tesse, est employée par Aristote pour réfuter un
nouveau sophisme de Zénor, ou plutôt une de ses
erreurs issue comme bien d’autres de ses sophismes
sur le mouvement. Soit, si l’on veut, un tas de
grains, par exemple, qu'on verse sur le plancher de
la grange. En tombant, 1] fait un certain bruit. Zénon
prétendait que le bruit total était le composé des
bruits partiels que font chacun des grains dont le
tas est formé. Aristote répond, en arguant du phé-
nomène du navire, qu'il n’en est rien, et que les
parties qui entrent dans le tas peuvent fort bien,
quand elles sont à part et isolées, ne produire au-
cun bruit, quoique toutes ensemble elles en fassent
un assez considérable. Séparée, chaque partie ne
peut pas même mettre en mouvement autant d'air
qu'elle en met quand elle fait partie de tout le bois-
seau; c'est qu'elle n’a d'action que quand elle est
combinée avec toutes les autres, comme le matelot
qui ne peut absolument rien sans ses compagnons.
J'ai cité cet exemple pour montrer que la mé-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, LXXXV
thode d'observation n’est pas aussi étrangère aux an-
ciens qu'on a bien voulu le prétendre ; et ici parti-
culièrement, on peut voir comment Aristote essaie
d'appuyer sa théorie sur des faits bien constatés. Il
n'insiste pas d’ailleurs davantage sur cette réfuta-
tion du fameux adversaire du mouvement, et il ter-
mine ce qu'il voulait dire sur la proportionnalité du
moteur, du mobile, de la distance parcourue et du
temps, par deux règles non moins exactes que les
précédentes. L’une concerne la composition des
forces, et il remarque que si deux forces séparées
poussent chacune leur mobile d’une certaine quan-
tité dans un temps donné, elles pourront en se réu-
nissant pousser le mobile formé de la réunion des
deux autres d’une quantité égale dans un temps
égal. La seconde règle concerne les mouvements
d’altération et d’accroissement, auxquels Aristote
applique ce qu’il vient de dire du mouvement de
translation. |
Avec le huitième livre, nous voici parvenus à ce
grand problème de l'éternité du mouvement, le
dernier qu’Aristote agite et qui couronne si digne-
ment son œuvre. En le traitant, le ton du philosophe
s'élève avec le sujet lui-même ; et nous retrouvons
ici dans ses expressions quelque chose de la majes-
LXXXVI PRÉFACE
tueuse austérité de la Métaphysique : « Le mouve-
« ment a-t-il commencé à un certain moment avant
« lequel il n’était pas? Cessera-t-1l quelque jour, de
« même qu'il ἃ commencé, de manière que rien dé-
« sormais ne puisse plus se mouvoir ? Ou bien doit-
«on dire que le mouvement n’a point eu de com-
« mencement, et qu’il n'aura point de fin? Doit-on
« dire qu'il ἃ toujours été, et qu'il sera toujours,
«immortel, indéfectible pour toutes choses, et
« comme une vie qui anime tous les êtres que la na-
« ture a formés ? » Voilà par quels accents solennels
et simples tout à la fois s'ouvre le dernier livre de la
Physique. Telle est la question suprême qu’Aristote
se pose et qu’il essaie de résoudre dans toute sa por-
tée ; car 1l sait bien et 1] déclare, en véritable élève
de Platon, qu'elle intéresse non-seulement l'étude
de la nature, mais aussi la science du principe pre-
mier de l'univers.
Aristote se prononce sans hésiter pour léternité
du mouvement, et 11 ne peut pas comprendre que
celle question recoive une solution différente. Il
réfute même, avec une certaine vivacité, Anaxagore
et Empédocle, qui se sont imaginé l’un et l’autre
que le mouvement devait avoir commencé à un mo-
ment donné, Selon lui, quand on soutient que le
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. £Lxxxvir
mouvement ἃ eu un commencement, 1] n’y a que
ces deux hypothèses de possibles : ou l’on croit, avec
Anaxagore, que les choses étant restées durant un
temps infini dans le repos et la confusion, c’est l’In-
telligence qui leur ἃ communiqué le mouvement et
les ἃ ordonnées; ou bien, on croit, avec Empé-
docle, que le monde passe par des alternatives éter-
nelles de mouvement et de repos, le mouvement
étant causé par l'Amour et la Discorde, et le repos
n'étant que l'intervalle entre leur action succes-
5106.
Ces deux explications semblent également insou-
tenables aux yeux d’Aristote ; et, s'appuyant sur les
définitions qu'il ἃ données lui-même du mouvement
et du repos, 1l répond à Anaxagore qu'antérieure-
ment au repos, qu'il croit primordial, 1] ἃ dù y avoir
un mouvement, puisque le repos n’est que la priva-
tion passagère du mouvement naturel, et qu’on ne
comprend pas pourquoi l’Intelligence, qui serait
restée un temps infini sans agir, est sorlie tout à coup
de son inerte. Il répond à Empédocle que cette al-
ternative de mouvement et de repos ne se comprend
guère mieux, bien qu'elle soit un peu moins con-
traire à l’ordre qu’on doit toujours supposer dans la
nature. Enfin, 1l reproche à tous les deux, à Anaxa-
LXXX VIII PRÉFACE
gore aussi bien qu’à Empédocle, de n'avoir pas vu
qu’ils admettent sans y prendre garde l’existence an-
térieure de l’univers, et qu’ils n'expliquent qu'un
état très-postérieur des choses. Aristote soutient ᾿
donc que le mouvement est éternel, parce que le
temps, qui est le nombre du mouvement, est éter-
nel aussi; et il critique Platon, le seul de tous les
philosophes qui ait pensé que le temps avait pu
être créé, comme si l’on pouvait jamais se figurer
un instant quelconque qui n’ait pas été précédé
d’un certain passé ni suivi d’un certain avenir.
Mais non-seulement dans la pensée d’Aristote le
mouvement n'a pas eu de commencement; il ne
peut pas davantage avoir de fin. Il est indestruc-
tible comme 1] est éternel, et par la même raison;
car s’il n’est pas possible de comprendre un pre-
mier changement qui n’ait point été précédé d’un
changement antérieur, 11 n’est pas plus facile de
comprendre un dernier changement qui ne serait
pas suivi d’un autre changement quelconque. Si le
mobile est mis originairement en mouvement par
quelque chose qui le précède et existe avant lui, 1l
n'est pas moins évident que le destructible sera dé-
truit par quelque chose qui lui survivra.
Ces explications en faveur de l’éternité du mouve-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXXIX
ment paraissent 51 satisfaisantes à Aristote, qu'il
blâme Démocrite de s'être arrêté à la surface des
choses, et de s’être borné à déclarer simplement que
les choses sont ce qu’elles sont, et qu’elles ont tou-
jours été ainsi. Quant à lui, il se flatte d’avoir
poussé l'analyse beaucoup plus profondément; et
en effet, on ne saurait méconnaitre qu’il s’est efforcé
de pénétrer plus avant, en rattachant son opinion
sur l’éternité du mouvement aux définitions essen-
tielles qu'il a données de la nature, du mouvement,
et du temps.
Ïl ne se dissimule pas, d’ailleurs, qu'il y ἃ des
objections possibles à son système; et ces objections
plus ou moins fortes, 1l les énumère au nombre de
trois. D'abord, on peut nier l'éternité du mouve-
ment, en remarquant que tout changement ἃ néces-
sairement des limites, qui sont les contraires entre
lesquels 1l se passe. Donc le mouvement, qui n’est
qu'un changement, ne peut pas être éternel, parce
qu'il ne peut pas être infini. En second lieu, nous
voyons constamment le mouvement commencer
sous nos yeux; et à tout moment des objets inanimés
recoivent le mouvement, qu'ils n'ont pas par eux-
mêmes et que leur communique une cause exté-
rieure. Enfin, dans les êtres animés, ce commence-
ΧΟ | PRÉFACE
ment du mouvement est bien plus manifeste encore,
puisque ces êtres se meuvent selon leur volonté et
par une cause qu'ils ont en eux-mêmes et dont ils
disposent. Pourquoi le mouvement n’aurait-il pas
commencé dans le monde et l'univers, comme nous
le voyons commencer dans ce monde en petit qu’on
appelle l’homme?
Ces objections n’embarrassent pas Aristote, et il
n'a pas de peine à les repousser. Sans doute le chan-
gement se passe souvent entre des contraires, et si
le mouvement se passait également ainsi dans tous
les cas, 11 ne serait pas éternel. Mais il y ἃ d’autres
mouvements que celui-là, et 1] est facile de conce-
voir un mouvement un, éternel et continu, où 1l n’y
a plus de contraires. Aristote se réserve d'expliquer
quel est ce mouvement, ainsi qu’on le verra tout à
l'heure. Quant à la seconde objection, elle n’a rien
de contradictoire à l'éternité du mouvement, et elle
prouve seulement qu’il y ἃ des choses qui tantôt
sont mues et tantôt ne le sont pas. Enfin, la troi-
sième objection, qui est plus sérieuse, n’est pas non
plus décisive ; car le mouvement dans lanimal n’est
pas aussi libre et aussi spontané qu’on le pense ; «οἱ
Aristote, attaquant en ceci le libre arbitre, suppose
qu'il peut y avoir, à l'intérieur même de Pêtre ani-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XCI
mé et intelligent, une foule d'éléments naturels qui
sont toujours en mouvement, el qui déterminent à
son insu le mouvement qu’il croit se donner à lui-
même, et qu’il ne fait cependant que recevoir sans
en avoir conscience.
Une fois ces objections écartées, Aristote revient
à son sujet, et 1] recherche comment on peut con-
cevoir qu'un mouvement soit éternel. Il s'appuie
d'abord sur ce fait d'observation évidente à savoir
qu’il y ἃ dans le monde des choses qui se meuvent
et d’autres qui ne se meuvent pas. Comment celles
qui se meuvent recoivent-elles le mouvement ? Aris-
tote prend un exemple des plus ordinaires ; et, con-
sidérant que, quand une pierre est mue par un bâ-
ton, c’est la main qui meut le bâton et l’homme qui
meut la main, 1l en conclut que, dans tout mouve-
ment, 1l faut toujours remonter à un premier mo-
teur, lequel est lui-même nécessairement immobile,
tout en communiquant au dehors le mouvement
qu'il possède et qu'il crée. ἃ celte occasion, Aristote
loue Anaxagore d’avoir considéré lIntelligence,
dont 11 fait le principe du mouvement, comme ab-
solument impassible et absolument pure, à l'abri de
toute affection et de tout mélange; car c’est seule-
ment ainsi qu'étant immobile, elle peut créer le
XCII PRÉFACE
mouvement, et qu’elle peut dominer le reste du
monde en ne s’y mêlant point.
Mais le moteur étant immobile, comment peut-il
produire en lui-même le mouvement qui se commu-
nique au dehors, et qui, se transmettant de proche
en proche, atteint jusqu’au mobile le plus éloigné, à
travers une foule d’intermédiaires? Que se passe-t-il
dans les profondeurs du moteur premier, et de
quelle façon le mouvement peut-il y naître? Aristote
s'enfonce ainsi au cœur même de la question du
mouvement, et 11 résout ce problème si obscur par
les principes qu’il ἃ posés antérieurement et qu'il
regarde comme indubitables. Or, 1l a démontré jus-
qu'à présent, que tout mobile est mu par un moteur
qui lui est étranger. Mais parvenu au premier mo-
teur, il sent bien qu’on ne peut plus rien chercher
en dehors de lui; car ce serait se perdre dans Pin-
fini. Dans ce moteur initial, source et principe de
tous les mouvements dans l’univers, 11 retrouvera
donc encore les mêmes éléments qu’il ἃ déjà cons-
tatés. Il y aura dans le premier moteur deux parties,
lune qui meut sans être mue elle-même, l’autre qui
est mue et meut à son tour; la première, qui crée le
mouvement ; la seconde, qui le reçoit et le transmet.
Le moteur tout entier reste immobile ; mais les deux
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCHI
parties dans lesquelles 11] se décompose ne le sont
pas tout à fait comme lui ; l’une est absolument im-
mobile comme il l’est lui-même; l’autre recoit l’im-
pulsion, et elle peut la communiquer médiatement
au reste des choses.
Il serait sans doute téméraire d'affirmer qu’'Aris-
tote a porté définitivement la lumière dans ces té-
nèbres ; et il n’est pas donné à des regards humains
de voir ce qui se passe dans le sein même de Dieu.
Mais on peut croire, à la louange d’Aristote, qu'il
n'est point resté trop au-dessous de cet ineffable.
sujet, ni au-dessous du Timée de Platon. Il ἃ bien
vu le mystère dans toute sa grandeur, et il ἃ eu le
courage d’en chercher l'explication, si d’ailleurs il
n’a pas eu plus qu'un autre le bonheur de la ren-
contrer. Il proclame l'existence nécessaire d’un pre-
mier moteur sans lequel le mouvement ne pourrait
se produire ΠῚ durer sous aucune forme dans l’uni-
vers, et 1l sonde l’abime avec une sagacité et une
énergie dignes d’en découvrir le fond.
Il semble cependant qu'iet il commet une erreur
assez grave ; et que c’est à tort que de l'éternité du
mouvement, telle qu'il l’a établie, 1l conclut à l’éter-
nité du premier moteur. Le mouvement étant éternel
selon Aristote, le premier moteur doit être éternel
comme le mouvement même qu'il produit éternel-
ΧΟΙΥ PRÉFACE
lement. En dépit du respect que je porte au philoso-
phe,ilme paraît que c'est absolument tout l'opposé,
et que c’est du moteur qu’il faut conclure le mou-
vement, loin de conclure de lexistence du mouve-
ment l'existence du moteur. Mais je ne voudrais pas
trop insister sur cette critique; et 1] est bien possible
qu'il n’y ait là qu'une différence de mots. Le moteur
doit être de toute nécessité antérieur à sa propre
action ; etce n’est peut-être que par le besoin d’une
déduction purement logique et en partant de l’ob-
servation sensible qu’Aristote paraît n’assigner au
moteur que la seconde place. Mais en se mettant au
point de vue de la seule raison, il est plus conforme
à ses lois de concevoir le moteur avant le mouve-
ment ; car à moins d’acquiescer à ces systèmes qu’A-
ristote ἃ cru devoir combattre, et qui expliquent tout
par les seules forces de la matière, 1] faut bien ad-
mettre que les choses n’ont pu être mues que par
un moteur préexistant. Sans le moteur, le mouve-
ment est logiquement incompréhensible. C’est bien,
si l’on veut, le mouvement, observé par nous, qui
révèle le moteur; mais il ne le fait pas, tandis qu’au
contraire c'est le moteur qui fait le mouvement, et
l'on ne peut les prendre indifféremment l’un pour
l’autre.
Dans ces matières délicates, moins que partout
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCV
ailleurs, 1] ne faut rien prèter à l’équivoque ni au
doute ; 1] est plus rationnel et plus sür, avec Platon,
de poser Dieu à l’origine des choses, et d’en faire
dans l’immanence de son éternité le créateur du
mouvement, de l’espace et du temps. Les idées de
Timée sont plus acceptables à la raison, et elles sem-
blent mieux exprimer l’immuable vérité des choses.
Aristote ne les ἃ point directement réfutées ; mais
il ne les adopte pas, sans pouvoir d’ailleurs pres-
sentir qu'il se mettrait en un dissentiment profond
avec l’orthodoxie chrétienne, aussi bien qu’il y était
avec le maître dont 1] avait si longtemps entendu Îes
leçons. C’est que peut-être Anaxagore ne se trom-
pait point autant qu’il paraissait à Aristote; et son
seul tort, tout en accordant à l'intelligence l’initia-
tive du mouvement, c'était de la faire postérieure aux
choses mêmes qu’elle devait mouvoir et ordonner.
D'ailleurs le premier moteur étant éternel, Aris-
tote reconnaît sans peine qu’il doit être unique; et
la seule raison qu’il en donne, tout à fait péremp-
toire pour lui, c’est que l’unité vaut mieux que la
pluralité, et que toujours dans la nature c’est le
mieux qui l'emporte sur son contraire (4). Il n’est
(4) Laplace dit quelque chose de tout à fait semblable, Expo-
sition du Système du monde, Livre II.
XCVI PRÉFACE
pas besoin de plus d’un seul principe pour expliquer
cette alternative perpétuelle de génération et de des-
truction, et ce changement incessant qui se mani-
feste dans toutes les choses naturelles. Certainement
cet argument tout logique qu'Aristote donne ici,
comme il le répète au douzième livre de la Métaphy-
sique, n’est pas sans valeur; mais 1] pouvait être
présenté sous une forme à la fois plus réelle et plus
claire; et l’unité de dessein qui éclate dans toutes les
parties de la nature, tant admirée par Aristote, ré-
vèle irrésistiblement l'unité de son auteur. Puis,
comment comprendre que le premier moteur, qui
est éternel et infim, puisse ne pas être un? Comment
la pluralité pourrait-elle s’accorder avec son infini-
tude ?
Jusqu'à présent, 1] a été démontré que le premier
moteur est unique et qu’il est éternel dans son umité
et dans son action. Mais quelle est la nature et l’es-
pèce particulière de mouvement que produit le pre-
mier moteur ? Telle est la seule et dernière question
à peu près qu'il reste encore à éclaircir, et dont la
solution doit terminer toute la science de la phy-
sique,
Le mouvement étant éternel, le premier moteur
qui est un et éternel aussi, ne pourra produire
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XCVII
qu'un mouvement qui sera de toute nécessité un,
identique, continu et premier comme lui. Il s’agit
donc de trouver un mouvement qui remplisse toutes
ces conditions. Or en y regardant de près, on voit
que, dans les deux espèces de mouvement qu’on ap-
pelle d’accroissement et d’altération, ou, en d’au-
tres termes, de quantité et de qualité, on implique
toujours l’idée d’un mouvement de lieu, c’est-à-dire
de translation. La translation est donc logiquement
et essentiellement le premier de tous les mouve-
ments, puisque tous les autres le supposent néces-
sairement, tandis que celui-là peut se passer de tous
les autres. De plus, la translation ou mouvement
dans l’espace est le privilége des êtres les plus re-
levés; et l’on voit qu’elle est accordée aux animaux
les plus parfaits, tandis qu'elle est refusée aux plan-
tes. Enfin la translation paraît supérieure, en ce que
dans la translation la substance demeure plus im-
muable que dans tout autre espèce de mouvement,
où l'être doit toujours être modifié, soit dans sa
qualité, soit dans sa quantité.
À tous ces titres déjà, rationnels, essentiels, chro-
nologiques, la translation est le premier des mouve-
ments. Mais en outre elle est 16 seul qui puisse être
continu. Tous les autres mouvements vont d’un con-
4
XGVIII PRÉFACE
traire à un autre contraire; et à chaque contraire
successivement réalisé, 1l y ἃ un moment de repos;
car les contraires ne pouvant Jamais être simulta-
nés, il s’ensuit qu’il y a toujours entr'eux un inter-
valle, c’est-à-dire une interruption, quelque faible
qu’on la suppose. Donc, aucun mouvement dans la
quantité ou dans la qualité ne peut être continu.
Mais dans la translation 11 n’y a rien de pareil, et
tant qu’elle dure, elle est d’une parfaite continuité.
Ainsi, la translation est bien le mouvement un, pre-
mier et continu qu’on cherchait.
Mais la translation elle-même n’est pas simple, et
l'on doit y distinguer plusieurs espèces. Ainsi, 1l y a
d’abord la translation cireulaire; puis, il y a la trans-
lation en ligne droite, et en troisième lieu, la trans-
lation mixte, c’est-à-dire la translation composée
mi-parlie d’un mouvement en ligne droite, et mi-
partie d’un mouvement en cercle. De ces trois es-
pèces de translation, quelle est celle qui peut four-
nr ce mouvement un, infini et continu du premier
moteur? C’est ce qu’il faut déterminer. D'abord on
doit mettre de côté la translation mixte, puisqu'elle
n’est rien par elle-même que ce que sont les deux
autres qui la forment par leur combinaison. Res-
tent donc la translation en ligne droite et la trans-
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCIX
lation circulaire. Α laquelle des deux donner la pré-
férence ? Aristote élimine la translation directe, d’a-
près ce fait qu’il regarde comme évident, à savoir
que toute ligne droite est nécessairement finie, et
que le corps pour la parcourir d’une manière éter-
nelle devrait revenir sur lui-même : alors il aurait
des mouvements contraires, et, à chaque retour, il
se produirait un certain repos qui interromprait la
continuité du mouvement. Au contraire, dans la
translation circulaire, il peut ne point y avoir au-
cune espèce de repos ni de temps d’arrèt; le mouve-
ment peut y être absolument continu, et d’une con-
tinuité éternelle. Dans cette translation, le corps ne
va pas d’un contraire à un autre contraire. Il part
d'un point pour revenir à ce point encore, par la
même impulsion. À chaque instant, ilse meut vers
le point où 1] doit arriver, et tout ensemble 1] s’en
éloigne. Le mouvement circulaire part de soi pour
revenir à 501; et cependant 1] ne repasse jamais par
les mêmes points, comme le fait de toute nécessité
le mouvement en ligne droite, qui revient sur les
mêmes traces qu'il ἃ déjà parcourues, et qui n'a
qu'une apparente continuité.
Il n’y a done que la translation circulaire qui
puisse produire un mouvement un, infini, continu
α PRÉFACE
et éternel. Le corps y est sans cesse porté vers le
centre, lequel est lui-même immobile et en dehors
de la circonférence, dont 1] ne fait point partie.
Ainsi, dans la translation circulaire, il y a tout à la
fois repos et mouvement. C’est là ce qui fait aussi
que le mouvement cireulaire est le seul qui soit uni-
forme ; car, dans le mouvement en ligne droite, la
chute du corps est irrégulière, et elle est d'autant
plus rapide qu’elle approche davantage de son
terme. Mais le mouvement circulaire, précisément
parce qu’il a en dehors de lui son origine et sa fin,
est d’une absolue régularité. Voilà comment 1] peut
servir de mesure à tous les autres mouvements.
C'est sur lui qu'ils se règlent, tandis que lui ne se
règle que sur lui-même.
Voilà déjà bien des notions sur le premier moteur
immobile; car nous savons qu'ilest un et éternel, et
que le mouvement : qu’il crée est le mouvement cir-
culaire, le seul de tous les mouvements qui puisse
être un, éternel, continu, régulier et uniforme.
Aristote ajoute sur le moteur premier deux autres
considérations non moins profondes et non moins
vraies, par lesquelles il achève sa Physique, ou plu-
tôt la théorie du mouvement. Le premier moteur
est nécessairement indivisible, et 1] est sans gran-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, αἱ
deur quelconque. S'il avait une grandeur quelle
qu'elle fût, 1l serait fini; et une grandeur finie ne
peut jamais produire un mouvement infini et éter-
nel, pas plus qu’elle ne peut avoir une puissance in-
finie. Immobile et immuable, il a éternellement la
force de produire le mouvement sans fatigue et sans
peine; et son action ne s’épuise jamais, toujours
uniforme, égale et identique, d’abord en lui-même,
et ensuite dans le mobile, sur lequel elle s’exerce.
Enfin, où placer dans l’univers le premier mo-
teur ? En quel lieu réside-t-1l, si toutefois on peut
sur l'infini et l'éternel élever une telle question ?
Est-ce au centre? Ou n’est-ce pas plutôt À la circon-
férence, puisque c’est à la circonférence que les
mouvements sont les plus rapides, et que ce sont les
parties les plus rapprochées du moteur qui sont
mues avec le plus de rapidité? Tel est le système du
monde, mu durant l'éternité par le premier moteur,
qui n’a lui-même, dans son unité, dans son infini-
tude et dans son immobilité, Δ] parties n1 aucune
espèce de grandeur possible.
Voilà les derniers mots et les dernières idées de
la Physique d’Aristote, terminant cette vaste étude
par une théorie de l’action de Dieu sur le monde.
Certainement on ne peut pas approuver cette théo-
cit PRÉFACE
dicée dans tous ses détails, et Je ne me chargerais
pas volontiers de la défendre sur tous les points.
Mais quel est le philosophe qui dans ces matières
peut se flatter de n'avoir point commis d'erreur et
de n'avoir fait aucun faux pas? Tout en avouant
qu’Aristote aurait pu rester plus près de la vérité, en
restant plus docile aux enseignements de Platon et
de Socrate, j'aime mieux considérer les mérites de
sa théorie que ses lacunes par trop évidentes ; et en
présence de ce grand monument, qui fait tant d’hon-
neur à l’intelligence humaine, je préfère de beau-
coup l'admiration à la critique. Je passe donc con-
damnalion très-aisément sur les défauts d’Aristote ;
et tout ce que je demande pour lui, c’est qu’on
veuille bien étudier son œuvre dans lesprit où elle
a été conçue, et qu'on rende justice à un système
aussi étendu et aussi pénétrant. Il y ἃ tout à heure
vingt-deux siècles qu'Aristote instituait cette grande
investigation, et l’on va voir, par le peu que j'ai à
dire sur l’histoire de ces théories, quelle en est la
valeur comparative et quelle influence elles ont
exercée.
Mais je croirais n'avoir point fait assez connaître
101 la Physique d’Aristote si, avant de la quitter, je
ne parlais du style dans lequel elle est écrite. Sans
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CHI
doute le style importe peu dans des pensées de cet
ordre, et la forme sous laquelle on les présente suffit
toujours du moment qu'elle les fait suffisamment
comprendre. Mais il est dans la Physique quelques
morceaux tellement remarquables, et le ton général
en est si ferme et si original dans sa simplicité scien-
tifique, qu'il est bon de le recommander à l'attention
et à l'estime de notre temps. L’exemple en est trop
rare pour qu'il soit inutile de le signaler. Je repro-
duis de préférence trois passages qui ont chacun un
caractère différent, et qui, détachés du reste, ne
feront pas moins d'effet, je suppose, dans leur 1s0-
lement.
La première citation que je rappellerai se rap-
porte à l’action de la nature, qui, dans tout ce qu’elle
fait, ἃ toujours en vue une certaine fin, et quine
procède jamais au hasard non plus que par néces-
sité, idées que j'ai déjà louées plus haut. Aristote
sait bien qu’à cette théorie, toute juste qu’elle est, 1]
y a des objections, et 1] va au-devant de ces objec-
ions pour les réfuter.
Livre ΠῚ, chapitre vis, $$ 2 et suivants :
« Mais ici on élève un doute, et l’on dit : Qui empêche
« que la nature agisse sans avoir de but et sans chercher
« le mieux des choses ? Jupiter, par exemple, ne fait pas
CLV PRÉFACE
ψ
«
«
Lu)
--
΄“-:
--
pleuvoir pour développer et nourrir le grain. Mais il
pleut par une loi nécessaire ; car ens’élevant, la vapeur
doit se refroidir ; et la vapeur froide, devenant de l’eau,
doit nécessairement retomber, Que si ce phénomène
« ayant lieu, le grain en profite pour germer et croître,
c’est un simple accident. Et de même encore, si le grain
qu’on a mis dans la grange vient à s’y perdre par suite
de la pluie, il ne pleut pas apparemment pour que le
grain pourrisse; et c'est un simple accident s’il se
perd. Qui empêche également de dire que, dans la
nature, les organes corporels eux-mêmes sont soumis
à la même loi, et que les dents, par exemple, poussent
nécessairement, celles de devant incisives et capables
de déchirer les aliments, et les molaires, larges et
propres à broyer, bien que ce ne soit pas en vue de
cette fonction qu'elles aient été faites et que ce soit une
simple coïncidence ? Qui empêche de faire la même
remarque pour tous les organes où il semble qu’il y ait
une fin et une destination spéciales ? Ainsi donc, toutes
les fois que les choses se produisent accidentellement
telles qu’elles se seraient produites en ayant un but,
elles subsistent et se conservent, parce qu'elles ont
pris spontanément la condition convenable ; mais
celles qui ne l’ont pas prise périssent ou ont péri,
comme Empédocle le dit de ses créatures bovines à
proue humaine.
« Telle est l’objection qu’on élève et à laquelle revien-
nent toutes les autres.
« Mais il est bien impossible, continue Aristote, que
les choses se passent comme on le prétend. Ces organes
des animaux dont on vient de parler et toutes les
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CV
« choses que la nature présente à nos regards, sont telles
« qu'elles sont ou dans tous les cas ou dans la majorité
« des cas. Mais il n’en est pas du tout ainsi pour rien de
« ce que produit le hasard. On ne trouve point en effet
« que ce soit un hasard ni une chose accidentelle qu’il
« pleuve fréquemment en hiver ; mais c’est un hasard au
« contraire s’il pleut beaucoup, quand le soleil est dans
« la constellation du Chien. Ce n’est pas davantage un
« hasard qu’il y ait de grandes chaleurs dansla Canicule ;
« mais c'en est un qu'il y enait en hiver. Si donc il faut,
« de deux choses l’une, que ces phénomènes aient lieu
« soit par accident soit en vue d’une fin, et, s’il n’est pas
« possible de dire que ces phénomènes soient accidentels
« et fortuits, il est clair qu'ils ont lieu en vue d’une fin
« précise. Or, tous les faits de cet ordre sont dans la
« nature apparemment, comme en conviendraient ceux-
« là mêmes qui soutiennent ce système. Donc, il y a un
« pourquoi et une fin à toutes les choses qui existent ou
« se produisent dans la nature.
« J'ajoute que partout où il y ἃ une fin, c'est pour
« cette fin quest fait tout ce qui la précède et tout ce qui
« la suit. Donc, telle est une chose quand elle est faite,
« telle est sa nature ; et telle est cette chose par sa nature,
« telle est quand elle est faite, toutes les fois que rien ne
« sy oppose. Or, elle est faite en vue d’une certaine fin;
« donc elle a cette fin par sa nature propre. En suppo-
« Sant qu'une maison fût une chose que fît la nature, la
« maison serait précisément, par le fait de la nature, ce
« qu’elle est aujourd’hui par le fait de l’art; et si les
« choses naturelles pouvaient venir de l’art aussi bien
« qu’elles viennent de la nature, l'art les ferait exacte-
CVI PRÉFACE
ment ce que la nature les fait... Geci est surtout mani-
feste dans les animaux autres que l'homme qui ne font
ce qu’ils font, ni suivant les règles de l’art, ni après
étude, ni par réflexion ; et de là vient qu'on s’est par-
: fois demandé si les fourmis, les araignées et tous les
êtres de ce genre n’exécutent pas leurs travaux à l’aide
de l'intelligence ou d’une autre faculté non moins haute,
En faisant quelques pas de plus sur cette route, on
peut voir que, dans les plantes elles-mêmes se pro-
duisent aussi les conditions qui concourent à leur fin,
et que, par exemple, les feuilles sont faites pour garan-
tir le fruit. Si.donc c'est par une loi de la nature, si
c'est en vue d'une fin précise que l’hirondelle fait le
nid où seront ses petits, et l’araignée sa toile, que les
plantes portent leurs feuilles protectrices du fruit, et
qu'elles poussent leurs racines en haut et non en bas
pour se nourrir, 1] est de toute évidence qu'il y ἃ une
cause du même ordre pour toutes les choses qui exis-
tent ou qui se produisent dans la nature entière.
« Mais si, dans le domaine de l'art les choses aui
réussissent sont faites en vue d’une certaine fin, et si,
dans les choses qui échouent, l’art a seulement fait
effort pour atteindre le but qu'il se proposait sans y
parvenir, il en est de même dans Les choses naturelles,
et les monstruosités ne sont que des déviations de ce
but vainement cherché. »
Tel est le premier morceau que je tenais à citer,
et qui ne se recommande pas moins au bon goût
qu'à la science. Quel naturel et quelle simplicité
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CVII
dans la grandeur! Quelle sobriété de développe-
ments! Quelle vigueur et quelle justesse d’argu-
ments! À qui comparer cette sévère et puissante
éloquence ? Plus tard on a fait des phrases sur la
nature; mais ici tout est profondément senti et
pensé. Et ajoutez qu’au temps d’Aristote tout ceci
n’était pas moins neuf que vrai. Aujourd'hui c'est
un lieu commun; mais quatre siècles avant notre
ère !
Le second morceau est d’un genre différent ; mais
il n’est pas moins beau, quoiqu'il soit tout psycholo-
gique et métaphysique. Il est relatif à la théorie du
temps.
Livre IV, ch. χιν, 88 2 et suivants :
« Voici, dit Aristote, quelques raisons qu'on pourrait
« alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du
« tout, ou du moins que, s’il existe, c’est d'une façon à
« peine sensible et très-obscure. Ainsi, l'une des deux
« parties du temps a été et n’est plus; l’autre doit être
« et n'est pas encore. C’est pourtant de ces éléments que
« se composent et le temps infini et le temps que nous
« comptons dans une succession perpétuelle. Or, ce qui
« est composé d'éléments qui n'existent pas, semble ne
« pouvoir jamais être regardé comme possédant une
« existence véritable. Ajoutez que, pour tout objet divi-
« sible, 11 faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible,
« que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses par-
ΟΥ̓́ΠΙ PRÉFACE
ties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour
le temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont
été, d’autres seront, mais aucune n’est réellement. Le
présent, l'instant n’est pas une partie du temps ; car la
partie d’une chose sert à mesurer cette chose ; et d’un
autre côté, le tout doitse composer de la réunion des par-
ties ; or, il ne paraît pas que le temps se compose d’ins-
tants et de présents successifs. De plus, cet instant, ce
présent même, qui sépare et limite, à ce qu'il semble,
le passé et le futur, est-il un ? Reste-t-il toujours iden-
tique et immuable ? Ou bien est-il différent, et sans
cesse différent ? Toutes questions qu'il n’est pas facile
de résoudre. En effet, si l'instant est toujours autre et
perpétuellement autre...., et si l'instant qui n’est plus
à présent mais qui a précédemment été, doit nécessaire-
ment avoir péri à un moment donné, alors les instants
successifs ne pourront jamais exister simultanément
les uns avec les autres, puisque l’antérieur aura tou-
jours nécessairement péri. Or, il n’est pas possible que
l'instant ait péri en lui-même, puisqu'il n'existait pas
alors ; et il n’est pas possible davantage que l'instant
antérieur ait péri dans un autre instant. Par consé-
quent, il faut admettre qu'il est impossible que les
instants tiennent les uns aux autres, comme 1] est
impossible que, dans la ligne, le point tienne au
point. »
Ces doutes sur la réalité du temps n’arrêlent
point Arislote ; et, après avoir montré que quelques
philosophes ont eu tort de confondre le temps avec
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, CIX
le mouvement et avec la révolution de la sphère cé-
leste, 1] poursuit :
Même livre, chapitre xvi, 88 1 et suivants :
« Nous convenons cependant que le temps ne peut se
« comprendre sans le changement ; car, nous-mêmes,
« lorsque nous n’éprouvons aucun changement dans
« notre pensée, ou que le changement qui s’y passe nous
« échappe, nous croyons qu’il n’y a pas eu de temps d'é-
« coulé, pas plus qu’il n’y en a pour ces hommes de la
« fable qui, dit-on, dorment à Sardos auprès des héros,
« et qui n'ont à leur réveil aucun sentiment du temps,
« parce qu'ils réunissent l'instant qui a précédé à l'ins-
« tant qui suit, et n'en font qu'un par la suppression de
« tous les instants intermédiaires qu’ils n’ont pas perçus.
« Ainsi donc, de même qu’il n’y aurait pas de temps si
« l'instant n'était point autre, et qu’il fût un seul et
« même instant, de même aussi quand on ne s'aperçoit
« pas qu’il est autre, il semble que tout l'intervalle n'est
« plus du temps. Mais si nous supprimons ainsile temps,
« lorsque nous ne discernons aucun changement, et que
« notre âme semble demeurer dans un instant un et in-
« divisible ; et si, au contraire, lorsque nous sentons et
« discernons le changement, nous affirmons qu'il y ἃ du
« temps d’'écoulé, il est évident que le temps n'existe
« pour nous qu’à la condition du mouvement et du chan-
« gement. Ainsi, il est incontestable également et que le
« temps n’est pas le mouvement, et que sans le mouve-
« ment le temps n’est pas possible.
Aristote en conclut que le temps est le nombre du
CX
PRÉFACE
mouvement, et il ajoute (même livre, ch. xvin, 88 5
et suiv.) :
« De même que, par un retour constamment pareil, le
mouvement peut être un et identique, de même aussi
le temps peut être identique et un périodiquement :
par exemple, une année, un printemps, un automne,
Et non-seulement nous mesurons le mouvement par le
temps; mais nous pouvons réciproquement mesurer le
temps par le mouvement, parce qu'ils se limitent et se
déterminent mutuellement l’un par l’autre. Le temps
détermine le mouvement, puisqu'il en est le nombre ;
et de même le mouvement détermine aussi le temps.
Quand nous disons qu'il y a beaucoup de temps d’é-
coulé, nous le mesurons par le mouvement, de même
qu'on mesure le nombre par la chose qui est l’objet de
ce nombre. Ainsi, par exemple, c'est par un seul che-
val qu'on mesure le nombre des chevaux. Nous con-
paissons donc la quantité totale Ges chevaux par le
nombre ; et, réciproquement, c'est en considérant un
seul cheval que le nombre même des chevaux se trouve
connu. Le rapport est tout à fait pareil entre le temps
et le mouvement, puisque nous calculons de même le
mouvement par le temps, et le temps par le mouve-
ment. C’est d’ailleurs avec toute raison ; car le mouve-
ment implique la grandeur, et le temps implique le
mouvement, parce que ce sont là également et des
quantités, et des continus et des divisibles. C’est parce
que la grandeur ἃ telles propriétés, que le temps a tels
attributs ; et le temps ne se manifeste que grâce au
mouvement. Aussi nous mesurons indifféremment la
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. ΟΧΙ
« grandeur par le mouvement, et le mouvement par la
« grandeur; car nous disons que la route est longue si le
« voyage ἃ été long; et réciproquement, que le voyage
« est long si la route a été longue. De même, nous di-
« sons qu'il y ἃ beaucoup de temps s’il y a beaucoup de
« mouvement ; et réciproquement, beaucoup de mouve-
« ment, s’il y ἃ beaucoup de de temps.
Je doute qu'aujourd'hui nous ayons rien de
mieux à dire sur le temps, et que nos analyses psy-
chologiques dépassent celle-ci en finesse et en exac-
titude.
Enfin, le dernier morceau que je veux donner
comme exemple est exclusivement scientifique, et il
montrera que la manière d’Aristote, quand il traite
un sujet de ce genre, se rapproche beaucoup de
celle qu’adopte la science même de nos jours. Aris-
tote veut prouver que le vide n’existe pas, et parmi
d’autres arguments, 11 emploie celui-ci, que dans le
vide 1] n’y aurait plus aucune proportion possible
entre les distances parcourues par les corps, selon
qu'ils seraient plus légers ou plus pesants.
Livre IV, ch. nr, 88. 2 et suivants :
« Évidemment, dit-il, il y a deux causes possibles à ce
« qu'un même poids, un même corps, reçoive un mou-
« vement plus rapide : ou c’est parce que le milieu qu'il
CXII PRÉFACE
Lu)
--
traverse est différent, selon que ce corps se meut dans
l’eau, dans la terre ou dans l'air ; ou c’est parce que
le corps en mouvement est différent lui-même, selon
que, toutes choses restant d’ailleurs égales, il ἃ plus de
« pesanteur ou de légèreté. Le milieu que le corps tra- ᾿
verse est une cause d’empêchement, la plus forte pos-
sible quand ce milieu ἃ un mouvement en sens con-
traire ; et ensuite, quand ce milieu est immobile. Cette
résistance est d'autant plus puissante que le milieu est
moins facile à diviser, et il résiste d'autant plus quil
est plus dense. Soit le corps À, par exemple, traver-
sant le milieu B dans le temps GC, et traversant le mi-
lieu D, qui est plus ténu, dans un temps E. Si la lon-
gueur de B est égale à la longueur de D, le mouvement
« sera en proportion de la résistance du milieu. Suppo-
sons donc que B soit de l’eau, par exemple, et que D
soit de l'air. Autant l'air sera plus léger comparative-
ment et plus incorporel que l’eau, autant À traversera
D plus vite que B. Évidemment la première vitesse
sera à la seconde vitesse dans le même rapport que
l'air est à l’eau; et si l’on suppose, par exemple, que l'air
est deux fois plus léger, le corps traversera B en deux
fois plus de temps que D; et le temps C sera double
du temps E. Donc toujours le mouvement du corps
sera d'autant plus rapide que le milieu qu'il aura à
traverser sera plus incorpore], moins résistant et plus
facile à diviser. »
Voilà le style d’Aristote, aux divers points de vue
où on peut le considérer. Je ne dis pas qu'il soit
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. ΟΧΠΙῚ
toujours aussi clair et aussi limpide dans tout le
cours de la Physique; mais les morceaux que je
viens d'en extraire ne sont pas les seuls, et l’on
n'aurait pas de peine à leur trouver bon nombre
de pendants.
J'en arrive maintenant à l’histoire de ces grandes
doctrines. Pour tous les siècles qui ont suivi Aris-
tote jusqu'à Descartes, je me bornerai à quelques
détails très-brefs ; mais je m’arrèterai davantage sur
Descartes et sur Newton, sans oublier Laplace, afin
de montrer par la comparaison de nos théories con-
temporaines tout ce que valent celles d’Aristote, et
combien peu on y ἃ changé, tout en y ajoutant
beaucoup.
Ce que j'ai dit plus haut sur Platon doit faire voir
où en était la science quand Aristote composa son
ouvrage. Mais 1] est probable qu'avant Platon lui-
même, l’école Pythagoricienne avait étudié profon-
dément quelques-unes de ces questions. Simplicius,
dans son commentaire sur la Physique, cite un ma-
gnifique passage d’Archytas sur la notion du temps
et de l'instant, où l’on retrouve quelques-unes des
idées d’Aristote lui-même (1). Il serait hasardeux de
(1) Commentaire de Simplicius sur la Physique d'Aristote
μ
CXIV PRÉFACE
répondre de l’authenticité de ce fragment d’Archy-
tas, extrait de son livre sur l'Univers; et Simplicius,
placé à près de mille ans de date, n’est ni un témoin
irrécusable n1 un infailhble juge. Il est très-possible
que ce morceau soit apocryphe, comme tant d’au-
tres fabriqués à Alexandrie et ailleurs ; mais les dis-
cussions mêmes de la Physique démontrent assez
qu'antérieurement au disciple de Platon d’autres
philosophes s'étaient occupés des mêmes matières,
qu'il a traitées après eux. Il est vrai que ces discus-
sions prouvent aussi que les philosophes antérieurs
avaient peu fait pour cette branche de la science, et
que sous ce rapport Aristote les dépasse comme
sous tant d’autres. On peut donc affirmer qu'il ἃ
constitué la physique, et qu'il ἃ immensément accru
l'héritage qu’il recevait de ses prédécesseurs.
Quant aux temps postérieurs, je ne crains pas
d'avancer qu'ils ont été uniquement les échos de la
doctrine péripatéticienne, et qu'ils n’ont fait que la
répéter et la reproduire jusqu’à la fin du xvi° siècle.
livre IV, chapitres sur la théorie du temps. Le commentaire de
Simplicius est d’un prix infini par les citations qu’il fait de tous
les anciens philosophes, et ces citations sont pour la plupart d’une
authenticité indubitable. Mais pour l’école de Pythagore, elle avait
été particulièrement défigurée par les faussaires, et dès le temps
d’Aristote même, on ne la connaissait que très-imparfaitement.
À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, CXV
D'abord dans l’école même d’Aristote, ses élèves
les plus distingués, Théophraste et Eudème se sont
astreints à suivre les pas du maïtre, et ils ont traité
comme lui de la nature et du mouvement, en se con-
formant aux leçons qu'ils avaient entendues et
qu'ils se gardaient bien de modifier, tout en s’en
écartant quelquefois, non sans indépendance, sur
des points secondaires. Nous n'avons plus malheu-
reusement les ouvrages de Théophraste ni celui
d'Eudème (1). Mais Simplicius, qui les possédait en-
core au γι" siècle de notre ère, en a fait des extraits
nombreux, et les citations qu'il nous en ἃ trans-
mises, indiquent très-clairement que les disciples
s'étaient contentés de paraphraser et d'expliquer
l'enseignement qu'ils avaient reçu. Tout en parais-
sant composer des ouvragés originaux, 115 n’avarent
fait que des imitations et des copies, qui réndaient
le précieux service de propager la doctrine et de
l'éclaircir. C’est là, du reste, la tradition conservée
dans toute l’école aristotélique, et nous la retrou-
vons encore également vivante et dans Alexandre
(1) Théophraste avait fait deux ouvrages au moins de physique :
l'un sur la Nature, et l’autre sur le Mouvement, qui avait dix
livres, et peut-être plus. Ces ouvrages paraissent avoir été conçus
tout à fait sur le même plan que ceux de ces deux philosophes sur
la logique d’Aristote. Voir le Commentaire de Simplicius sur la
Physique, passim et surtout Livre I.
CXVI PRÉFACE
d’Aphrodise, dont le commentaire n’est pas non
plus parvenu jusqu’à nous, et dans Simplicius, qui
a été du moins épargné par le temps. C’est un es-
pace de plus de huit siècles. |
On ne voit pas que, mi l’école stoïcienne ni l’école
d'Épicure, après Aristote, se soient beaucoup occu-
pées de la théorie du mouvement, et ces questions
ne sont reprises avec quelque ardeur, si ce n’est
avec beaucoup de nouveauté, que dans l’école d’A-
lexandrie. Simplicius rappelle notamment et avec
grands détails les travaux de Proclus et de Damas-
cius, et 11 les analyse soigneusement en ce qui con-
cerne l’espace et le temps. Sur quelques points de
peu d'importance, ces philosophes se séparaïent du
système aristotélique, et 115 essayaient de le com-
battre. Mais on peut douter que, s'ils ne l'avaient pas
connu préalablement, leurs méditations se fussent
dirigées sur ce sujet et qu’elles eussent été aussi sé-
rieuses qu'elles le furent. Je ne nie pas que ces tra-
vaux, qui d’ailleurs ne nous sont pas assez connus,
ne mérltassent, ainsi que les spéculations de Plo-
tin (1), l'attention de l’histoire de la philosophie.
Mais comme ces recherches n’ont produit aucune
(4) Voir la traduction excellente de Plotin, par M. N. Bouillet,
VI° Ennéade, livre ui, ch, 21, t. III, p. 290, et aussi p. 179.
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXVII
grande doctrine à côté de celle d’Aristote, je crois
pouvoir les passer sous silence ; le mysticisme n’é-
tait pas propre à faire avancer des questions scien-
üifiques. Je me borne donc à ce qui précède sur l’an-
tiquité, et J'arrive au moyen-âge sur lequel je ne
m'arrèterai pas même aussi longtemps.
Dans la philosophie arabe, et dans la Scholas-
tique, la Physique d’Aristote est enseignée et com-
mentée avec zèle; mais on ne fait aussi que l’expli-
quer et la paraphraser ; on l’accepte sans la discu-
ter; on la contredit bien moins encore. Averroës,
Albert-le-Grand et saint Thomas d'Aquin, pour ne
citer qu'eux, ont reproduit sous diverses formes la
théorie du mouvement, telle qu’elle est dans la Phy-
sique. Averroës en a fait trois commentaires succes-
sifs pour en mieux résoudre toutes les difficultés.
Albert-le-Grand l’a prise pour sujet de ses leçons
sans en omettre une seule idée, et il a cherché à y
porter la lumière par des développements pleins de
science et de gravité. Quant à saint Thomas, plus
concis et non moins sagace que son maitre, il ἃ
suivi pas à pas le texte de la Physique dans la tra-
duction de Guillaume de Morbéka, et il n’a pas
laissé un seul passage sans une élucidation brève
mais décisive. À côté de ces trois noms, je pourrais
CXVILI PRÉFACE
en placer une foule d’autres. Ce sont toujours les
mêmes labeurs, c’est toujours la même docilité, jus-
qu'au jour où, vers la fin du xw° siècle, l’esprit
nouveau s’Insurgera avec fureur contre Aristote, et
se bornera à l'insulter parce qu'il ne peut plus le
comprendre (1). Pour moi, loin de blâmer ces com-
mentateurs soumis et fidèles, je les loue d’avoir con-
servé au travers des âges le goût de ces nobles
études, et d’en avoir entretenu si bien le culte, On
n’a pas foujours à dire des choses originales et
neuves sur ces grands sujets, de la nature, de l’es-
pace, du temps, de l'infini, du mouvement et de l’é-
ternité. C’est encore beaucoup de les méditer sur les
traces d'autrui, quand on ne se sent pas la force de
se passer de guide; et ce n’est pas la moindre part de
la gloire d’Aristote d’avoir si longtemps et si ferme-
ment soutenu l'esprit humain dans ses défaillances.
(1) C’est la seule excuse pour des livres tels que celui de Ramus
Scholarum Physicarum libri octo (Paris, 1565, avec privilége
royal de 1557). Ce livre, qui ne manque ni de science ni d'esprit,
est un long tissu d’outrages, d’une violence qui ne se relâche pas
durant 400 pages. Ces invectives de l’infortuné novateur prouvent
évidemment que le sens de la physique péripatéticienne est
perdu; et Ramus est très-sincère quand il n’y voit qu'une suite
d’arguties et de subtilités, indignes de l'étude des philosophes
et des physiciens. Bacon ne pense guère plus de bien de la
Physique d’Aristote. Voir les Cogitationes de naturd rerum,
δῷ 3 et 4.
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. GXIX
Nous voici à Descartes, et c’est à lui que je m’ar-
rête dans la première moitié du xvn siècle, sans
contester d’ailleurs la valeur des travaux que j’o-
mets, tels que ceux de Képler et de Galilée. J’analy-
serai les Principes de la philosophe, et particuliè-
rement la seconde partie qui traite des principes des
choses matérielles. Mais auparavant, je dois dire
quelques mots de la première partie, où le grand
réformateur pose les principes de la connaissance
humaine. On se rappelle qu’Aristote aussi, dès le
préambule de la Physique, ἃ indiqué la méthode
qu'il comptait appliquer à l'étude de la nature. Je
ne compare point certainement cette exposition si
brève et si peu complète à ces admirables préceptes
qui sont la base inébranlable de toute la philosophie
moderne et de toute vraïe philosophie; mais je ne
puis m'empêcher de remarquer que le début d’Aris-
tote et celui de Descartes sont au fond absolument
pareils, et qu'avant d'étudier le monde du dehors,
l’un et l’autre ont bien vu qu’il failait s'appuyer sur
des principes supérieurs de logique et de psycho-
logie. C’est un premier trait de ressemblance; ce ne
sera pas le seul, et les autres seront bien plus frap-
pants et bien plus profonds.
Assuré de l'existence des corps par le témoignage
CXX PRÉFACE
irrécusable de la conscience et par la véracité de
Dieu, Descartes se demande ce que c’est qu’un corps,
comme Aristote s’élait demandé aussi quels sont les
principes de l'être, et 1] répond que c’est l'extension
seule qui constitue la nature du corps. Le corps
n’est qu'une substance étendue en longueur, lar-
geur et profondeur. C’est là, on le sait, une erreur
manifeste, et quoique je n’en tire pas du tout les
conséquences qu'y a vues la malveillance des adver-
saires du cartésianisme, je n'hésite pas à recon-
naître que Descartes s’est trompé sur la notion du
corps. Je suis étonné qu'il ne s’en soit pas aperçu
lui-même, en voyant que cette définition le menait
à confondre inévitablement l’espace et les corps que
l’espace renferme. En effet, Descartes trouve que
l’espace, qu'il appelle aussi le lieu intérieur, et le
corps compris en cet espace, ne diffèrent que par
notre pensée. La même étendue en longueur, lar-
geur Οἱ profondeur, qui constitue l’espace constitue
aussi [6 corps, et la seule différence entr’eux consiste
en ce que nous attribuons au corps une étendue
particulière. Le corps est à l’espace où 1l est contenu
comme l'espèce est au genre. Cependant Descartes
ne méconnaît pas qu'entre le corps et l’espace ou le
lieu, il y a cette distinction essentielle, déjà signa-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXI
lée par Aristote, que le lieu demeure quand le corps
change et disparaît. Mais il semble croire que cette
distinction est purement logique et qu’elle ne tient,
comme 1] le dit, qu’à notre façon de penser. C’est
à frayer la voie à l’idéalisme ; et, sur cette pente
dangereuse, Descartes se rapproche de Kant, qui
fera de l’espace, ainsi que du temps, une des formes
de la sensibilité,
J'avoue que je préfère de beaucoup les idées
d’Aristote sur l’espace à celles que Descartes avance
avec quelque confusion et quelqu'obscurité. Sans
doute il est très-difficile de définir l’idée de corps,
et la monadologie leibnizienne le prouve bien,
quand elle réduit l’idée de corps ou de substance à
celle de force. Mais je trouve qu’'Aristote en déter-
minant les principes de l'être, c’est-à-dire la ma-
tière et la forme avec la privation, est encore plus
près de la réalité que Descartes et Leibniz, et que
ce qu'il dit de la nature de l’espace séparé des
corps, est à peu près ce que la philosophie a jamais
dit de mieux sur ce sujet. Mais je ne cherche pas
tant à découvrir les erreurs de Descartes qu’à expo-
ser son système pour le comparer à celui d’Aris-
tote.
Si la confusion du corps et de l’espace conduit
ΟΥΧΗ PRÉFACE
Descartes à cette méprise, elle le mène aussi à re-
pousser la possibilité du vide, tout comme Aristote
la repoussait après Platon. Le vide, c’est-à-dire un
espace où il n’y ἃ plus de substance, est impossible
dans l’univers, attendu que, si le corps est une subs-
tance par cela seul qu’il a longueur, largeur et pro-
fondeur, 1l faut en conclure que l’espace qu’on sup-
pose vide est nécessairement aussi une substance,
puisqu'il y ἃ en lui de l'extension. Descartes fait en
ce qui regarde le vide une distinction verbale tout à
fait analogue à celles que fait si souvent le Péripaté-
üisme. Il remarque que dans le langage ordinaire
on dit d’un lieu qu'il est vide, non pas pour dire
qu'il n’y a rien du tout en ce lieu, mais seulement
pour dire qu’il n’y a rien de ce que nous présumons
devoir y être. Ainsi, parce qu’une cruche est faite
pour tenir de l’eau, nous disons qu’elle est vide, si
elle ne contient que de l'air; un vivier est vide,
quand 1] n'y ἃ pas de poisson, bien qu'il soit plein
d’eau ; un navire est vide, quand 1] n’a que son lest
sans marchandises. Mais cette équivoque de l'usage
vulgaire ne dot pas faire illusion au philosophe, et
pour lui le vide est une chose aussi incompréhen-
sible que le néant.
De cette négation du vide, il sort pour Descartes
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, CXXILL
plusieurs conséquences très-graves, qu'il ne fait
qu'aflirmer plutôt qu'il ne les prouve, mais que je
dois recueillir ici. D'abord 1] rejette, comme Aris-
tote le faisait contre Démocrite , l’existence des
atomes, et 1] se prononce tout aussi fortement que
lui pour la divisibilité indéfinie de la matière,
Il conclut en outre que le monde ou la matière éten-
due qui compose l'univers, n’a pas de bornes, et
que dans tous les espaces, au-delà desquels nous
pouvons sans cesse en concevoir d’autres, 1] y a un
corps indéfiniment étendu. Enfin, 1l admet par une
déduction plus ou moins rigoureuse, que là terre et
les cieux sont faits d’une seule et même matière, « à
« cause que nous concevons manifestement que la
« matière, dont la nature consiste en cela seul qu’elle
« est une chose étendue, occupe tous les espaces
« imaginables. »
Néanmoins Descartes ne peut fermer les yeux à la
réalité, et tout en admettant l'identité de la matière
universelle, 1l doit y constater des propriétés fort
différentes les unes des autres. Ces propriétés qui
constituent, à proprement dire, tous les phénomènes
naturels, Descartes les explique par le mouvement
des parties de la matière. Il ne recherche pas ici
d’où vient le mouvement dans le monde; mais un
CXXIV PRÉFACE
peu plus tard il résout le problème à la manière de
Platon, en faisant de Dieu le créateur du mouve-
ment de l’univers. ἃ cette occasion, il loue les phi-
losophes d’avoir dit que la nature est le principe du
mouvement et du repos. Quels sont ces philosophes ?
Descartes ne les nomme pas ; mais nous les connais-
sons, nous qui venons d'analyser la Physique d’A-
ristote. Quoi qu’il en soit, voilà comment Descartes
introduit le mouvement dans ses théories, sans en
étudier davantage pour le moment la nature et l’o-
rigine. Pour quiconque voudra y regarder impartia-
lement, le philosophe grec paraîtra encore, sous ce
rapport, supérieur au père de la philosophie mo-
derne.
Pour Descartes, il n’y a qu’un seul mouvement, à
savoir celui qui se fait d’un lieu à un autre. Des-
cartes connaissait-il la distinction faite par Platon
et par Aristote des mouvements d’altération et d’ac-
croissement, de qualité et de quantité? C’est proba-
ble ; mais 1] ne les admettait pas, attendu qu'il ne
concevait que le mouvement local, et « qu'il ne pen-
sait pas qu'il en fallüt supposer d’autres en la na-
ture. » Acceptant donc la définition ordinaire, Des-
cartes dit d’abord que le mouvement n’est autre
chose que l’action par laquelle un corps passe d’un
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXV
lieu en un autre, et il remarque qu’on peut dire en
mème temps d'une même chose qu’elle se meut et
ne se meut pas, selon qu’elle change de lieu à l'égard
de certaines choses, et qu’elle n’en change point à
l'égard de certaines autres. Ainsi celui qui est assis
à la poupe d’un vaisseau que le vent fait marcher,
croit se mouvoir quand il ne prend garde qu’au ri-
vage duquel il est parti ; et il croit ne pas se mou-
voir quand il ne prend garde qu’au vaisseau sur
lequel 1] est. Aristote avait constaté le même phé-
nomène; et peut-être avait-il mieux éclaire les
choses en distinguant, comme nous l’avons vu, le
lieu primitif et 16 lieu accidentel, l’un où l'objet est
immédiatement, l’autre où 1l n’est qu'indirectement
et par l'intermédiaire d’un autre objet.
Mais la définition vulgaire du mouvement ne sa-
tisfait pas Descartes, et voici celle qu’il y substitue :
« Le mouvement est le transport d’une partie de la
« matière ou d’un corps du voisinage de ceux qui le
« touchent immédiatement et que nous considérons
« comme cn repos, dans le voisinage de quelques
« autres. » Cette seconde définition plaît bien da-
vantage à Descartes, et 1l la trouve selon la vérité.
Ici encore, je ne puis être tout à fait de son avis; et
c’est faire un cercle vicieux que d’expliquer le mou-
CXXYI PRÉFACE
vement par le repos; car le repos ne peut s'expliquer
aussi que par le mouvement. Il ne faut jamais dé-
finir un contraire par son contraire; car ainsi qu’A-
ristote l’a si souvent répété, la scrence des contraires
est une et simullanée, c’est-à-dire que quand on
connaît l’un des contraires on connaît aussi l’autre;
et que réciproquement, quand on ignore l’un des
contraires on ignore également l’autre contraire. Par
conséquent, définir le mouvement, qu’on ignore,
puisqu'on cherche à le connaître, par le repos, cela
n'avance guère plus que de définir le repos par le
mouvement, à moins qu'on ne suppose l’idée de re-
pos plus notoire que celle de mouvement ; ce qui
n'est pas. Je préfère donc encore la définition aris-
totélique à la définition cartésienne ; et au risque de
provoquer quelques sourires parmi les savants de
notre temps, je m'en tiens à l’Acte du possible, avec
les explications que j'en ai données plus haut.
D'ailleurs Descartes, en ceci, n’est pas éloigné
d’Aristote autant qu’on le suppose, et 1] remarque
qu’en faisant du mouvement le transport d’une par-
tie de la matière, et non pas la force ou l’action qui
transporte, 11 montre bien que le mouvement est
toujours dans le mobile, et non pas en celui qui
meut. Il ajoute encore que le mouvement est une
Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXVII
propriété du mobile, et non pas une substance, de
même que la figure est la propriété de la chose qui
est figurée ; et le repos, de la chose qui est en repos.
Mais un point où Descartes se trompe, c’est qu'il
pense être le premier à établir nettement ces rela-
tions du mobile et du moteur. Il se plaint qu'on
n'ait pas coutume de distinguer ces deux choses
assez soigneusement. Mais nous avons vu au con-
traire qu’Aristote avait su profondément séparer
ces rapports du moteur au mobile, et c’est lui qui
nous ἃ appris que le mouvement en se réalisant est
nécessairement dans le mobile, et qu'il ne faut pas
confondre l’Acte du possible avec la force qui réside
dans le moteur.
De l’idée de mouvement, Descartes passe naturel-
lement à celle de repos, et 1] s’eflorce de démontrer
qu'il n’y ἃ pas plus d'action dans la première que
dans la seconde. Le repos et le mouvement ne sont
que deux façons d’être diverses dans les corps où 115
se trouvent. Il ne faut pas plus d’action pour mettre
un Corps en mouvement que pour l’arrèter quand 1]
se meut. Du reste il est possible qu'un même corps
ait plusieurs mouvements, bien que chaque corps en
particulier n’ait qu’un seul mouvement qui lui soit
propre, et que ce soit d'ordinaire ce mouvement
ΟΧΧΥΙΠ PRÉFACE
unique que l’on considère séparément. Par exemple,
le passager qui se promène dans le vaisseau porte
une montre sur lui; les roues de la montre n’ont
qu'un mouvement unique qui leur est propre, et il
est certain cependant qu'elles participent aussi à Ὁ
celui du passager qui se promène, à celui du vais-
seau, à celui de la mer, et même à celui de la terre.
Après avoir examiné la nature du mouvement,
Descartes veut en considérer la cause, et comme Pla-
ton, c’est à Dieu qu'il la rapporte. Dieu par sa toute-
puissance a créé la matière avec le mouvement et le
repos de ses parties, et 1] conserve maintenant dans
l'univers par son concours perpétuel autant de mou-
vement et de repos qu'il y en ἃ mis en le créant. La
matière a donc une certaine quantité de mouvement
qui n'augmente ni ne diminue jamais dans son en-
semble, mais qui peut varier sans cesse dans quel-
ques-unes de ses parties. C’est Ià une doctrine très-
contestable ; mais aux yeux de Descartes, elle est
une sorte de dogme philosophique, et c’est attenter
à l’immutabilité de Dieu, que de croire qu'il agisse
d’une facon qui change jamais.
C'est en partant de ce principe que Descartes
essaie de s'élever à la connaissance de certaines
règles qu'il appelle, d’un nouveau nom, les lois de
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXIX
la nature, et qui sont, après Dieu, les causes se-
condes des divers mouvements que nous remar-
quons en tous les corps. Ces lois sont très-considé-
rables selon Descartes; et il en énumère trois qui
sont les principales, si ce n'est les seules. La pre-
mière loi, c’est que chaque chose demeure à l’état
où elle est, soit repos, soit mouvement, tant qu’au-
cune cause ne change cet état. Ainsi nul mouve-
ment ne s'arrête de soi-même, comme le croit trop
facilement le préjugé vulgaire ; et 1] y a toujours
une cause qui y met un terme. Seulement cette
cause est souvent ignorée de nous, parce qu'elle est
cachée à nos sens; mais elle n’en est pas moins
réelle; et la raison que donne 10] Descartes est tout
aristotélique : « Le repos, dit-il, est contraire au
« mouvement, et rien ne se porte par l'instinct de
« sa nature à son contraire, ou à la destruction de
« soi-même. » Puis, empruntant un exemple qu'A-
ristote avait aussi allégué, 1] remarque que les pro-
jectiles ne s'arrêtent dans leur course que par la ré-
sistance de l’air ou de tout autre milieu qu’ils tra-
versent, et que, sans cette résistance, leur course
une fois commencée ne cesserait plus.
La seconde loi de la nature, c’est que le corps qui
se meut tend à continuer son mouvement en ligne
:
CXXX PRÉFACE
droite et non en ligne circulaire. Descartes attache
à cette loi la plus grande importance, et il se pro-
pose d’en faire les plus nombreuses applications.
Quant à la troisième loi, elle est moins évidente
et plus compliquée que les deux autres. Voici en
quoi elle consiste. Si un corps qui se meut en ren-
contre un autre qui a la force de lui résister, 1]
change de direction sans rien perdre de son mouve-
ment ; et si au contraire le corps qu'il heurte est
plus faible que lui, 1] communique du mouvement à
ce corps plus faible, et 1] perd lui-même autant de
mouvement qu'il en donne. Descartes s'applique à
justifier‘ les deux parties de cette troisième loi, et à
établir qu'un mouvement n’est pas contraire à un
autre mouvement. C’est un point de théorie qu'A-
ristote a discuté aussi tout au long ; mais la doctrine
de Descartes n’est pas tellement exclusive sur l’op-
position du mouvement et du repos, qu’il ne recon-
naisse aussi qu’un mouvement peut être contraire à
un mouvement, selon que l’un est rapide et que
l'autre est lent, et aussi, comme l’avait déjà remar-
qué le philosophe grec, selon que l’un des deux
est dans un sens et que le second est en un sens
contraire. À cet égard encore, on peut trouver queles
solutions d’Aristote valent bien celles de Descartes.
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXI
À la suite de la troisième loi et comme corollaire,
Descartes pose les règles, au nombre de sept, relatives
à la rencontre et au choc des corps qui se meuvent.
Ces corps sont supposés parfaitement durs, et isolés
de tous les autres, qui pourraient aider ou empé-
cher leurs mouvements. Cette hypothèse générale
étant admise, voici les règles. 51 les deux corps sont
égaux en masses et en vitesse, allant en ligne droite
l’un contre l’autre, ils rejaillissent tous deux et re-
tournent vers le côté d’où 115 sont venus, sans rien
perdre de leur vitesse. Si l’un est plus grand que
l’autre, c’est le plus petit seul qui rejaillit, et les
deux corps continuent leur course du même côté. Si
les deux corps étant égaux, l’un a plus de vitesse
que l’autre, c’est le moins vite qui rejaillit, et les
deux vont ensuite du même côté; mais, en outre, le
plus vite communique au plus lent la moitié de la
différence des deux vitesses. Voilà déjà trois règles
pour le cas où les deux corps sont en mouvement.
Mais on peut supposer aussi que l’un des deux est en
repos, et alors il y a de nouvelles règles. Si le corps
en repos est plus grand que le corps qui se meut,
c’est celui-ci qui rejaillit seul vers 16 côté d’où 1] est
venu. Si au contraire le corps en repos est plus petit
que celui qui vient le heurter, alors 1] est mis en
CXXXII PRÉFACE
mouvement, et les deux corps se meuvent de la même
vitesse. Si le corps qui est en repos est égal au corps
qui se meut, le corps qui est en mouvement trans-
met à l’autre la moitié de sa vitesse et rejaillit avec
l’autre moitié. Enfin, septième et dernière règle : si
les deux corps sont en mouvement, mais avec des
vitesses inégales, celui qui atteindra le plus fort
lui transférera de son mouvement ou ne lui en
transférera pas, et même rejailira, selon que le
plus lent sera plus petit ou plus grand que le plus
rapide.
Ces règles posées, Descartes remarque qu'il est
difficile de les vérifier dans la réalité à cause de
l'hypothèse sur laquelle on les appuie. En effet, on
suppose que non-seulement les corps qui se ren-
contrent sont parfaitement durs, mais que de plus
ils sont parfaitement isolés. Or, ces deux conditions
ne se réalisent jamais dans la nature; car elle ne nous
présente jamais ni des corps absolument durs, ni
des corps tellement 1solés de tous les autres qu'il n’y
en ait aucun autour d’eux qui puisse aider ou em-
pêcher leur mouvement. Ces règles sont donc pure-
ment rationnelles, et, pour juger de leur application
et de leur exactitude, il faut toujours considérer les
corps environnants, et voir comment ils peuvent
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXXIIL
augmenter ou diminuer l’action des deux corps qui
se rencontrent.
Ceci conduit Descartes à rechercher ce que c’est
que la dureté et la fluidité des corps, attendu que
c'est uniquement par ces qualités différentes que
les corps produisent des effets différents dans leurs
rencontres, dans leurs chocs et leurs résistances. Il
définit donc ce qu'il entend par un corps dur, et
par un corps fluide. Un corps est dur quand toutes
ses parties s’entre-touchent, sans être en action pour
s’éloigner l’une de l’autre; et la seule cause qui
joigne ainsi les parties, c'est leur propre repos à
l'égard l’une de l’autre. Au contraire, un corps est
fluide quand ses parties ont des mouvements qui
tendent également de tous les côtés, et que la moin-
dre force suffit pour mouvoir les corps durs qui y
sont plongés et que ces parties environnent. De ces
deux définitions, Descartes tire des conséquences im-
portantes sur le mouvement propre des fluides, et
sur le mouvement des corps durs dans les fluides.
Descartes ne croit pas devoir pousser plus loin ses
théories sur le mouvement, quoiqu'il reconnaisse
que les figures des corps et leurs diversités infinies
causent dans les mouvements des diversités innom-
brables. Mais il s'assure que les règles données par
CXXXIV PRÉFACE
lui suffisent pour qu'avec une intelligence même
médiocre des mathématiques, on puisse expliquer
tous les cas possibles du mouvement. Il termine
donc ici la seconde partie des Principes, parce qu’il
est persuadé qu’au moyen de ces règles on peut
rendre raison de tous les phénomènes de la nature,
et qu’elles sont les seules qu’on doit recevoir en
physique, sans en souhaiter n1 en rechercher d'au-
tres. Aussi consacre-t-il la troisième partie des
Principes de la Philosophie à traiter du monde vi-
sible, le soleil, les étoiles, les planètes avec la lu-
mière et les tourbillons ; et la quatrième partie, à
traiter de la terre avec tous les phénomènes qu’elle
offre à notre observation, soit en elle-même, soit à
sa surface, soit dans l'atmosphère qui l’environne,
soit dans les principaux corps dont elle est com-
posée. Je ne suivrai point Descartes dans ces deux
autres parties, m dans celles qu'il comptait y ajouter
sur les animaux et les plantes, et sur l’homme (1).
feci m'écarterait trop de mon sujet. Mais il faut
bien remarquer que, si Aristote n’a pas compris
dans sa physique, comme l’a fait Descartes, toutes
ces théories sur le sytème du monde, elles se re-
(1) Descartes, Principes de la philosophie, 1° partie, δ 188.
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXV
trouvent en grande partie dans les ouvrages qui en
sont la suite et le complément : le Traulé du cel,
le Traité de la générahion et de la corruption, la
Météorologie, l'Histoire des animaux, etc., etc.
Il y a donc beaucoup plus de ressemblance qu’on
ne croit, en général, entre Aristote et Descartes.
Leur entreprise, ici dans la Physique et là dans les
Principes, me semble assez pareille; et ce qu’il y a
de plus singulier, c’est que Descartes lui-même, tout
indépendant et novateur qu'il est, croit devoir abri-
ter ses idées et sa méthode sous l’autorité d’Aristote,
dont il renversait le système beaucoup moins qu’il
ne l’imaginait. Il dit expressément qu'il ne s’est servi
d'aucun principe qui n'ait été recu et approuvé par
Aristote (1); et que sa philosophie, loin d’être nou-
velle, est la plus ancienne et la plus vulgaire qui
puisse être. Il se vante de n’avoir considéré que la
figure, le mouvement et la grandeur de chaque
corps, précisément comme l’a fait Aristote; et pour
prouver que sa méthode, qui consiste à dépasser les
faits sensibles pour les mieux comprendre par la
raison, est une méthode très-acceptable, 1] va jus-
(4) Descartes, Principes de la philosophie, 1v° partie, δὲ 200
et 202. |
CXXXVI PRÉFACE
qu'à citer un passage de la Météorologue (1). 1] est
vrai qu’à l’autorité d’Aristote, il ajoute celle de
l'Église, et qu'il soumet à l’Église, ainsi qu’au juge-
ment des sages, tout ce qu’il a pu dire concernant
la fabrique du ciel et de la terre.
Je ne veux pas exagérer les rapports de Descartes
et d’Aristole; mais ces rapports me semblent aussi
nombreux qu'évidents, et je crois que les deux ana-
lyses qui précèdent de la Physique et des Principes
de la philosophie auront suffi pour montrer que je
ne m'abuse pas. Descartes croyait probablement
détruire Aristote; 1l n’a fait que le confirmer ; il est
allé sans doute plus loin que lui sur bien des points;
mais 1] faut avouer aussi que sur beaucoup d’autres,
il ne l’a pas dépassé, et que même sur quelques-uns
il est resté en decà de son prédécesseur. Un der-
nier rapprochement entre les deux philosophes, que
j'ai déjà indiqué un peu plus haut, c’est que Des-
cartes ἃ combattu le système de Démocrite aussi
énergiquement qu'Aristote pouvait le faire deux
mille ans auparavant, et qu'il a terminé ses Prin-
cipes en se défendant de renouveler en rien la doc-
trine atomistique. Selon lui, comme selon Aristote,
(1) Descartes, Principes de la philosophie, 1v° partie, $ 204.
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. cxxxvit
les atomes sont impossibles, parce que toute gran-
deur et tout corps est infiniment divisible; parce
qu'on imagine du vide entr’eux et que le vide ne
peut pas exister; parce que la rencontre fortuite
des atomes ne peut pas expliquer la formation
des choses, etc. Ainsi, Descartes s'accorde avec
Aristote dans une foule de choses qu’il nie ou qu’il
affirme, sans savoir, selon toute apparence, qu’elles
eussent été dites avant lui, ni se douter par qui
elles avaient été dites. La gloire du réformateur n’y
perd rien, et la vérité n’en reçoit qu'une confirma-
tion nouvelle, soit qu’il la découvre à son tour, soit
qu'il la répète sans se rappeler à qui 1] emprunte.
De Descartes à Newton, la transition est toute
simple, et les deux génies, sans être tout à fait de
même ordre, ont cependant une puissance presque
égale. Dans Descartes, c’est toujours le métaphysi-
cien qui l’emporte, tandis que Newton fait une part
beaucoup plus grande aux mathématiques. Le des-
sein, d’un et d'autre côlé, n’est pas sans analogie ;
c'est également le système du monde que Newton
prétend expliquer ; maisil s’en tient plus étroitement
au problème de mécanique que la marche de univers
propose à notre admiration et à notre science. Des-
cartes se flattait bien aussi de n'avoir appliqué dans
CXXX VIII PRÉFACE
tout son système que des règles rationnelles et les
principes de la géométrie et des mécaniques; et il
croyait avoir docilement suivi la méthode de la ma-
thématique, comme 1] dit. Mais le génie audacieux
du novateur voulait embrasser dans ses vastes
spéculations le cercle entier des choses sans en
omettre une seule. Newton au contraire, plus cir-
conspect, quoique non moins fort, se borne à lex-
plication du mouvement dans l’univers et spéciale-
ment du mouvement des sphères célestes.
Avant d'analyser les Principes mathématiques de
la philosophie naturelle de Newton, comme je viens
d'analyser ceux de Descartes, je dois faire une eri-
tique qui ne s'applique pas plus à Newton qu’à tout
son siècle, et qu'il ne mérite ΠῚ plus ni moins que
tous ses contemporains (1). Dans la préface de Cotes,
à la seconde édition donnée par l’auteur lui-même
en 1715, on trouve un aperçu historique des pro-
grès de la science, et Cotes affirme qu'Aristote ἃ
donné à chaque espèce de corps « des qualités oc-
« cultes, et qu'il a essayé d’expliquer par là les phé-
(1) Il faut excepter Leibniz qui, allant peut-être un peu trop loin
dans un sens contraire, prétendait trouver plus de vérité dans la
physique d’Aristote que dans celle de Descartes : Lettre à Tho-
masius (1669).
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXIX
« nomènes. » Puis s’élevant contre les philosophes
qui ont antérieurement traité de la nature, Cotes
ajoute dans une phrase baconienne, « qu'ils ont
« laissé les choses pour ne s’occuper que des mots,
«inventeurs d’un jargon philosophique et non les
« auteurs d’une véritable philosophie. » On ἃ pu
voir par l'examen que j'ai fait de la Physique d’Aris-
tote jusqu'à quel point ces accusations sont justes et
raisonnables ; on ἃ pu voir si Aristote imagine dans
les choses des qualités occultes et s’il se borne à de
vaines abstractions comme on le lui reproche. Il est
vrai qu'on pourrait bien laisser ces accusations or-
gueilleuses et iniques pour ce qu’elles valent, et ne
pas les tirer de l’obscurité qu’elles méritent. Mais
ces opinions n'étaient pas uniquement celles de
Cotes, et de Newton, qui les souffrait en tèle de son
œuvre ; elles ont été celles du xvinr siècle presque
tout entier (1). En outre elles venaient d'assez haut,
et Cotes les trouvait toutes faites dans Bacon, dont
l'école remplaçait celle d’Aristote, avec bien moins
(1) Berkeley dans son petit traité De Motu semble bien con-
naître Aristote et l’apprécier beaucoup, tout en le réfutant assez
souvent; mais Montucla, dans son Jistoire des Mathématiques,
ignore absolument qu’Aristote se soit occupé des lois du mouve-
ment.
CXL PRÉFACE
de raison encore; il les trouvait dans Ramus, et
dans les adversaires plus courageux qu’équitables du
péripatétisme au temps de la Renaissance. Je les
aurais certainement passées sous silence, si ces pré-
jugés n'avaient encore de notre temps d’assez nom-
breux partisans, malgré la haute impartialité histo-
rique dont nous nous piquons, non sans quelque
droit, j'en conviens, puisqu'elle ἃ déjà réhabilité bien
des gloires méconnues et réparé bien des erreurs.
Mais je reviens aux Principes mathématiques de
la philosophie naturelle.
Newton commence par les définitions de quel-
ques termes qu'il doit employer dans le cours de
son ouvrage, et qui ne sont pas très-connus ni très-
généralement usités : la quantité de matière, la
quantité de mouvement, la force d'inertie, la force
acquise, la force centripète, la quantité de cette
force, etc., etc. Puis il énonce un scholie très-im-
portant sur le temps, l’espace, le lieu et le mouve-
ment, afin de rectifier bien des idées fausses, en ne
considérant ces quantités que par leurs relations à
des choses sensibles. Il distingue donc le temps,
l'espace, le lieu et le mouvement en absolus et rela-
üfs, en vrais et apparents, enfin en mathémati-
ques et vulgaires. Le temps absolu ou la durée pro-
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLI
prement dite coule uniformément; le temps vul-
gaire n’est qu’une portion de la durée, mesurée sur
le mouvement pour en faire des jours, des heures,
des mois, des années. L'espace absolu est toujours
similaire et immobile ; l’espace relatif est une di-
mension mobile de l’espace; le lieu est la partie de
l’espace occupé par un corps. Le mouvement, qui
est ou absolu ou relatif comme le temps et l’espace,
mesure le temps, de même que le temps mesure le
mouvement. Les temps et les espaces n’ont pas
d’autres lieux qu’eux-mêmes.
Après ces définitions, qui sont certainement fort
utiles, mais qui n’ont pas toujours sur celles d’A-
ristote l'avantage de la nouveauté, ni l’avantage de
la profondeur, Newton pose certains axiômes rela-
üifs aux lois du mouvement. Ces lois sont au nombre
de trois, et nous y retrouverons quelques-unes des
idées d’Aristote et de Descartes, acceptées désor-
mais par tous ceux qui s'occupent de ces matières, La
première, c’est que tout corps, si nul obstacle ne s’y
oppose, persévère dans son état d'inertie et de repos,
ou dans son mouvement, qui s’accomplit uniformé-
ment et en ligne droite. Sous d’autres formes, nous
avons vu cette loi constatée dans la Physique d’Aris-
tote, quand il a défini ce qu’il entend par la nature
CXLII PRÉFACE
des choses. Nous nous rappelons que c’est aussi la
première loi de la nature selon Descartes. Ainsi les
trois philosophes sont d'accord sans s'être ni enten-
dus ni copiés mutuellement; et sur ce point fon-
damental, la science moderne pense absolument
comme pensait l'antiquité. 1] semble qu'on pouvait
en savoir quelque gré à Aristote; mais la science
moderne ignore ses origines, et elle aime mieux ne
relever que d’elle-même, bien qu’elle doive tant au
passé. La seconde loi du mouvement, d'après New-
ton, c'est que les changements ou mouvements sont
toujours proportionnels à la force motrice, et se font
selon la ligne droite dans laquelle cette force a été
imprimée. Cette loi n'est ni moins importante mi
moins exacte que la première ; mais, sans se donner
beaucoup de peine, on pouvait tout aussi aisément
la retrouver dans la Physique du philosophe gree,
où elle est exposée assez clairement et assez longue-
ment, elle y était oubliée tout comme l’autre. Enfin
la troisième loi newtonienne, c’est que la réaction
est toujours égale et opposée à l’action.
De ces trois lois générales et essentielles, Newton
fait sortir quelques corollaires très-importants sur
le parallélogramme des forces, sur les centres de
gravité, etc. Je ne m'y arrète point, parce qu'il n’y
À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLIII
a rien qui corresponde à ces théories dans la phy-
sique péripatéticienne.
Les lois du mouvement étant expliquées, après
les définitions sans lesquelles on les aurait moins
bien comprises, Newton aborde le véritable sujet de
son ouvrage, et il consacre deux livres sur trois à la
théorie du mouvement des corps. [0], 1] faut le re-
connaître, la question telle qu’Aristote l'avait envi-
sagée est immensément agrandie; c’est bien tou-
jours la même ; mais elle ἃ pris des développements
mathématiques qui, pour être assez soudains, n'en
sont pas moins considérables. Newton expose d’a-
bord quelques principes sur la méthode des pre-
mières et dernières raisons, c'est-à-dire sur les re-
lations des quantités qui, s’approchant sans cesse
de l'égalité pendant un certain temps, doivent finir
par être égales. Ces considérations, qui se rattachent
au caleul différentiel, sont d’un usage constant dans
le cours de l’ouvrage de Newton; mais elles ne sont
pas, à vrai dire, l'exposition d’une méthode géné-
rale. Newton semble avoir négligé ce soin, que la
philosophie recommande. Nous avons vu qu’Aris-
tote s’y était très-peu arrêté; et, à cet égard parti-
culier, c’est Descartes qui l'emporte de beaucoup
sur l’un et sur l’autre en profondeur et en justesse.
CXLIV PRÉFACE
A cette première section, en succède une seconde,
donnée à la recherche des forces centripètes, pour
arriver pas à pas à démontrer plus {ard la grande
loi de la pesanteur universelle, à laquelle le nom de
Newton restera éternellement attaché. Je ne rap-
pelle point cette théorie, dont 1l n’y ἃ que de très-
vagues pressentiments dans Aristote, et aue Des-
cartes n’a fait qu’entrevoir confusément par le sys-
tème des tourbillons.
Mais le mouvement en ligne droite n’est pas le
seul dont les corps soient doués; et, ainsi qu'Aris-
tote l’avait bien reconnu, ils ont aussi un mouve-
ment circulaire, que nous pouvons surtout observer
dans les grands corps dont sont peuplés les cieux.
Mais Aristote s’élait borné à cette translation circu-
laire, sans pouvoir se demander, au point où en
était l'astronomie de son temps, si le cercle décrit
par les planètes et les étoiles est aussi parfait qu'il
le supposait. Pour décomposer le mouvement circu-
laire, Newton croit devoir étudier d’abord les sec-
tions coniques, où se rencontre la figure du cerele
avec plusieurs autres, et 1] détermine à un point de
vue exclusivement mathématique, les orbes ellipti-
ques, paraboliques et hyperboliques, soit avec un
foyer donné, soit sans foyer donné. Puis, revenant à
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXLV
la question du mouvement, 1l détermine les mouve-
ments dans des orbes donnés, quelle qu’en soit la
forme. Enfin, il achève le premier livre de ses Prin-
cipes mathématiques, par la théorie de l’ascension
et de la descension recliligne des corps, celle du
mouvement des corps dans des orbes mobiles ou
dans des superficies données, celle des oscillations
des corps suspendus par un fil, et par celle des
forces attractives des corps sphériques ou non sphé-
riques.
Voilà le premier livre de Newton, et l’on peut
déjà constater à quelle prodigieuse distance 1] est de
la physique aristotélique. Ce n'est pas sans doute à
Newton seul que sont dus tant de progrès, et lui-
même cite souvent Galilée et Huyghens ; mais il a su
réunir et systématiser toutes les découvertes que
l'esprit nouveau faisait depuis deux siècles, en y
ajoutant toutes les lumières de son propre génie et
le secours des mathématiques les plus profondes,
inventrices, par lui aussi bien que par Leibniz, du
calcul de l'infini.
Le second livre continue et achève la théorie du
mouvement commencée dans le premier; et, après
avoir considéré le mouvement des corps supposés
hbres, Newton examine le cas, non moins vaste et
1
CXLYI PRÉFACE
plus réel, où les corps éprouvent de la résistance, en
raison de leur vitesse, soit simple, soit double. 1]
étudie ensuite lemouvement circulaire des corps dans
des milieux résistants, et 1] s’occupe de la densité et
de la compression des fluides, c’est-à-dire de l'hy-
drostatique, du mouvement et de la résistance des
corps oscillants, du mouvement des fluides et de la
résistance des projectiles, de la propagation du mou-
vement dans les fluides, etenfin du mouvement cir-
culaire des fluides. Ce sont là des considérations qui
avaient échappé, pour la plupart, à la sagacité d’Aris-
tote, et dont même Descartes ne connaissait qu’une
assez faible partie, ne les traitant pas d’une manière
spéciale et les dispersant dans l’ensemble de ses re-
cherches. Nous n'avons point à nous en élonner; et,
après Newton lui-même, le cercle de ces investiga-
tions s’est étendu de jour en jour, et il est à croire
qu'il s'étendra beaucoup encore.
Le mouvement étudié dans toute sa généralité et
dans ses principales espèces, Newton passe à l’ap-
plication astronomique de ces principes, et son troi-
sième livre traite du système du monde. Mais,
comme 1l n’a guère fait jusque-là que des mathéma-
tiques, ainsi qu'il le reconnaît lui-même, il veut
revenir un peu davantage à la physique proprement
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXLVII
dite, ou plutôt à la physique telle qu’il l'entend, et
qui, n'étant plus celle d’Aristote, n’est pas non plus
encore tout à fait la nôtre. Il va donc expliquer les
grands phénomènes de l'astronomie, où éclatent
avec une évidence incomparable les lois du mouve-
ment. Mais d’abord, retournant un peu sur ses pas,
il reprend la question de la méthode, qu’il avait
peut-être un peu négligée, et 1] indique les ‘règles à
suivre dans l’étude de la physique.
Ces règles sont au nombre de quatre, et la pre-
mière c'est que le physicien doit bien savoir que la
nature ne fait jamais rien en vain. Il ne doit ad-
mettre de causes que celles qui sont nécessaires pour
expliquer les phénomènes. Newton a raison de pro-
clamer hautement cet axiôme, et il est parfaitement
sûr que, sans celte base inébranlable, toute l'étude
de la physique chancèle et s'écroule; car alors au
lieu d'observer et d'interpréter la nature, on la mu-
tile et on la refait à son caprice; on supprime des
phénomènes ou on en suppose; et, parce qu'on ne
la comprend pas telle qu’elle est, on l’imagine telle
qu’on la veut. Sans cette ferme barrière, la science
court grand risque de n'être plus qu’un roman. Mais
du moment qu’on reconnaît dans la nature l’em-
preinte de Dieu et la marque de ses immuables des-
CXLVIII PRÉFACE
seins, on s’en tient rigoureusement aux phéno-
mènes; et l'intelligence regarde comme son effort
suprème de les analyser, et de s’en rendre compte
sans avoir la présomption dangereuse de les changer
en les critiquant. Non, la nature ne fait jamais rien
en vain, et cet axiôme est profondément vrai et
utile. Mais d’où est-il venu? Est-ce la science mo-
derne qui en ἃ l'honneur? Elle le croit peut-être;
mais c’est Aristote qui l’a le premier découvert, qui
l'a répété à satiété dans tous ses ouvrages, et qui
surtout en a fait les plus larges et les plus heureuses
applications. Newton l’ignorait, et, selon toute appa-
rence, il ne s’inquiétait pas très-vivement de le sa-
voir. Sa grande âme, aussi pieuse qu'éclairée, con-
templait, dans tous les phénomènes naturels le sceau
de la main divine, et il en a conclu que tout, dans
la nature, a un sens et une valeur, et qu'y admettre
quelque chose d’inutile, c’est une sorte de sacrilége
enté sur une ignorance. Mais Newton n'allait point
au-delà, et peu lui importait qu’une si haute et si
féconde vérité lui appartint en propre, ou qu’elle füt
transmise par la tradition. |
La seconde règle à peu près aussi évidente que la
première, οἱ qui en est la suite, c’est que les effets du
même genre doivent toujours être attribués, autant
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLIX
que possible, à la même cause. Ainsi la chute d’une
pierre en Europe et en Amérique, la lumière du
feu d'ici bas et celle du soleil, la réflexion de la lu-
mière sur la terre et dans les planètes, doivent être
rapportées aux mêmes causes respectivement.
La troisième régle, simple extension de la seconde,
c'est que les qualités des corps qui ne sont suscep-
tibles ni d'augmentation ni de diminution, et qui
appartiennent à tous les corps sur lesquels on peut
faire des expériences, doivent être regardées comme
appartenant à tous les corps en général. Ainsi l’éten-
due, la résistance ou dureté, l’impénétrabilité , la
mobilité et l’inertie, sont des qualités qui se retrou-
vent dans les corps que nous pouvons observer;
ellés doivent donc appartenir à tous les corps en
général. À ces qualités, Newton en joint deux autres,
là divisibilité à l'infini et la gravitation, mais sans
les affirmer aussi positivement que les précédentes,
qui sont essentielles aux corps.
Enfin, la quatrième règle, c’est que les inductions
légitimement tirées des phénomènes doivent pré-
valoir contre toutes hypothèses contraires, et passer
pour exactement vraies, jusqu'à ce que de nouvelles
observations les confirment entièrement, ou fassent
voir qu’elles sont sujettes à des exceptions.
CL PRÉFACE
Ces règles étant une fois posées, Newton les ap-
plique lui-même; et après avoir décrit un très-petit
nombre de phénomènes, six en tout, relatifs au
mouvement des satellites de Jupiter et de Saturne,
des planètes, de la terre et de la lune, il en dé-
duit cinquante-deux propositions sur la gravitation
universelle, sur la théorie de la lune, sur le phéno-
mène des marées, sur la précession des équinoxes,
enfin sur les comètes. Toutes ces propositions, qui
sont de la plus grande importance en astronomie,
sont entourées de tout l'appareil mathématique des
théorèmes, des scholies, des lemmes, des hypo-
thèses, des problèmes, etc.
Pour bien des raisons, je ne suivrai point Newton
dans cette partie de son ouvrage; et quand je le pour-
rais, ce serait fort inutile pour l’objet que je me pro-
pose en ce moment. Je me bornerai à une seule re-
marque sur le caractère général de ce troisième livre
des Principes mathématiques. Newton semble vouloir
y donner quelques exemples plutôt qu'une thcorie
complète des grands phénomènes célestes. Ce troi-
sième livre est bien intitulé : Du système du monde;
mais l’exposition de ce système n’y est que partielle.
Newton ἃ trouvé l'explication générale des phéno-
mènes dans la loi universelle de la gravitation; 1]
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLI
montre à d’autres le parti qu’on peut en tirer; mais
il n'essaie pas d’en épuiser à lui seul toutes les ap-
plications possibles. Il a créé tout une science et 1]
en ἃ fixé les bases; mais il n’a pas pu construire de
ses mains tout l'édifice, et il laissera à ses successeurs
le soin de l’élever sur le plan qu’il a tracé, et par les
moyens qu’il a découverts. Ce n’est pas la patience
ni la force qui ont manqué à Newton; c’est le temps.
Le génie, quelque puissant qu'il soit, trouve et subit
aussi cette inexorable limite, et bien qu'il püût tout
faire, il n’a jamais le loisir de tout achever. La gloire
de Newton n’en est pas moins grande; et c’est là le
côté commun et fatal par lequel il paie sa dette à
l'humanité, que d’ailleurs 1] ἃ dépassée à bien des
égards et tant honorée en la dépassant.
Mais je n’en ai pas tout à fait fini avec les Prin-
cipes mathématiques de la Philosophie naturelle.
Newton est parvenu au terme de la carrière qu'il
avait à fournir; mais avant de la clore, 1] veut em-
brasser d’un coup d'œil tout l’espace qu'il a par-
couru; et là, comme jadis Aristote, 1] veut se re-
cueillir pour remonter, autant qu'il est permis à
l’homme, jusqu’à la cause première et au premier
moteur. C’est le fameux Scholie général. Après quel-
ques mots contre le système des tourbillons, auquel
GLII PRÉFACE
il ne rend peut-être pas assez de justice, le mathé-
maticien fait place au philosophe ; et sans rien re-
trancher à la solidité des théories qu’il a établies par
le secours du calcul et de la géométrie, Newton s’a-
voue qu’il leur manque encore quelque chose. Les
grands corps qu'il a si doctement étudiés se meu-
vent librement dans des espaces incommensurables,
qui sont vides d’air, comme la machine ingénieuse
de Boyle, et où rien ne gène nt n’entrave leurs im-
muables et éternelles révolutions. Mais les lois du
mouvement, quelque exactes qu’elles soient, ne ren-
dent pas raison de tout. Les orbes célestes y obéis-
sent et les suivent dans leur marche ; mais la posi-
tion primitive et régulière de ces orbes ne dépend
plus de ces lois merveilleuses. Les mouvements uni-
formes des planètes et les mouvements des comètes
ne peuvent avoir des causes mécaniques, puisque les
comètes se meuvent dans des orbes fort excentri-
ques, et qu'elles parcourent toutes les parties du
ciel. Newton en conclut que cet admirable arrange-
ment du soleil, des planètes et des comètes ne peut
être que l’ouvrage d’un être tout puissant et intelli-
gent; et comme le monde porte l'empreinte d’un
seul dessein, il doit être soumis à un seul et même
être.
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. ΟΠ
Cet être unique et infini, c’est Dieu, qui n’est pas
l'âme du monde, mais qui est le seigneur de toutes
choses, parce qu’il règne sur des êtres pensants, qui
lui sont soumis dans leur adoration et leur liberté.
Dieu ne règne pas seulement sur des êtres maté-
riels; et c'est précisément la domination d’un être
spirituel qui le constitue ce qu'il est. Dieu est donc
éternel, infini, parfait, vivant, tout puissant ; il sait
tout ; il est partout. Il n’est pas l'éternité et l’infi-
nitude, mais il est éternel et infini; 1] n’est pas la
durée et l’espace, mais 1l dure et il est présent en
tous lieux; il est partout substantiellement ; car on
n’agit pas là où l’on n’est pas. Tout est mu par lui et
contenu en lui; ilagit sur tous les êtres, sans qu’au-
cur d’eux puisse jamais agir sur lui à son tour.
L'homme, malgré son infimité, peut se faire quel-
que idée de Dieu, d’après la personnalité dont il ἃ
été doué lui-même par son créateur. La personne
humaine n’a ni parties successives ni parties Coëxis-
tantes dans son principe pensant ; à plus forte raï-
son n'y a-t-1l ni succession n1 coëxistence de par-
ties diverses dans la substance pensante de Dieu.
Mais si nos regards éblouis ne peuvent soutenir
l'éclat de la substance divine, si l’on ne doit l’adorer
sous aucune forme sensible, parce qu'il est tout es-
prit, nous pouvons du moins apprendre à connaître
CLIV PRÉFACE
Dieu par quelques-uns de ses attributs. Un Dieu
sans providence, sans empire, et sans causes finales,
n’est autre chose que le destin et la nécessité, Mais
la nécessité métaphysique ne peut produire aucune
diversité ; et la diversité qui règne en tout quant
aux temps et quant aux lieux, ne peut venir que de
la volonté et de la sagesse d’un être qui existe néces-
sairement; c’est-à-dire Dieu, dont 1] appartient à la
philosophie naturelle d'examiner les œuvres, sans
avoir l’orgueil de les rectifier par de vaines hypo-
thèses.
Voilà les grandes idées sur lesquelles s'arrête
Newton en achevant son livre, et auxquelles il se fie
plus encore qu'à ses mathématiques. Ce sont les
mêmes accents que ceux de Platon dans le Trmée,
d’Aristote dans la Physique et la Métaphysique, de
Descartes dans les Principes de la phlosophe. Je ne
sais pourquoi la science contemporaine s’est plu
souvent à répudier ces nobles exemples, et pourquoi
elle s’est fait comme une gloire, et parfois même un
jeu, d’exiler Dieu de ses recherches les plus hautes.
On ne voit pas trop ce qu’elle y ἃ gagné; mais on
voit très-clairement ce qu’y a perdu la vérité et le
cœur de l’homme (1).
(1) Madame la marquise Du Chastellet a traduit et commenté
Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLV
Après Newton, 1] conviendrait peut-être de parler
de Leibniz ; mais je m'en abstiens, parce que Leib-
niz n'a pas fait d'ouvrage spécial sur le mouvement
considéré dans le système du monde ; et comme c’est
là surtout l’objet que je me propose 10], je suis
obligé de ne pas m’arrêter même aux plus beaux gé-
nies, quand ils n’ont traité que des parties de cette
vaste question. Je passe donc de Newton à Laplace,
au-delà duquel je ne pousserai point.
Laplace est venu accomplir ce que Newton avait
commencé. La Mécanique céleste est un développe-
ment systématique et régulier des principes newto-
niens ; elle est un chef-d'œuvre du génie mathéma-
tique; mais elle ne fait qu'exposer, avec toutes les
ressources de l’analyse la plus étendue et la plus
exacte, les lois qu’un autre avait révélées sur le véri-
table système du monde. C’est un prodigieux ou-
vrage; mais l'invention consiste dans les formules et
les démonstrations plutôt que dans le fond même
des choses. C’est la loi de la pesanteur universelle
poursuivie sous toutes ses faces dans les corps in-
l'ouvrage de Newton, deux volumes in-4°, Paris, 1749. Voltaire,
qui ἃ aussi commenté Newton, a peut-être exagéré 16 mérite d’une
personne qu’il aimait passionnément; mais ce travail si sérieux
et si difficile pour une femme est digne de tout éloge.
CLVI PRÉFACE
nombrables qui peuplent l’espace, et dont les princi-
paux sont accessibles à notre observation et soumis
à nos calculs. Laplace lui-même ne s’est pas flatté
de faire davantage ; mais 1] y ἃ porté une telle puis-
sance et une telle fécondité d’analyse qu’en y dé-
montrant tout, 1] a semblé tout produire, bien qu'il
se bornât à tout organiser et à mettre tout en ordre.
Je n’ai point à résumer ici la Mécanique céleste, et
je remarque seulememt qu’elle débute par un pre-
mier livre sur les lois générales de l'équilibre et du
mouvement. C’est ce que Newton, Descartes et Aris-
tote avaient aussi tâché de faire. J'ajoute que la Me-
canique céleste ἃ donné son nom à toule une science
qui date véritablement de Laplace, non pas qu'il en
soit absolument le père, mais parce qu'il en est le
premier et le plus sûr législateur. Après les décou-
vertes primordiales, c’est là encore un bien grand
mérite ; et la gloire de Laplace est à peine inférieure
à celle de Newton.
Mais ce n’est pas dans la Mécanique céleste que je
puiserai ce que J'ai à dire de lui. C’est une œuvre
trop spéciale et trop sévère, qu'il faut laisser aux
mathématiques et à l'astronomie. Laplace lui-même
l'avait bien senti, et 1] ἃ mis en un langage plus ac-
cessible et plus vulgaire ces hautes vérités dans l’£x-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLVII
position du système du monde. C'est là l'ouvrage
qui me fournira la matière de quelques remarques.
L'Exposihion du système du monde est divisée en
cinq livres, qui embrassent la question dans ses
plus larges limites. Le premier traite des mouve-
ments apparents des corps célestes; c’est le spec-
tacle des cieux, tel qu’il s'offre d’abord aux regards
de l’homme et à ses préjugés. Le second livre traite
des mouvements réels de ces mêmes corps; c’est la
réflexion et la science rectifiant les impressions des
sens, et substituant la réalité à l'apparence. Laplace
ne veut pas pousser plus loin l'étude des phéno-
mènes observables ; et dans un troisième livre, 1]
rappelle les lois du mouvement, sans ajouter rien
aux travaux de ses devanciers. Le quatrième livre
présente la théorie de la pesanteur universelle d’a-
près Newton. C’est en quelque sorte la loi des lois ;
et après qu’elle a été approfondie, la science du sys-
tème du monde est achevée. Il ne reste done plus à
Laplace qu’à esquisser l’histoire de cette science ; et
c’est ce qu’il essaie dans un cinquième livre, inti-
tulé : Précis de l'histoire de l'astronomie.
Voilà toute l’économie simple, claire et complète
de l'Exposition du système du monde. Je ne dis pas
que ce mot soit bien choisi, et le système du monde
CLVUI PRÉFACE
semblerait devoir embrasser plus que le mouvement
des corps célestes, el comprendre tout ce que Des-
cartes a essayé de renfermer dans ses investigations.
Mais peu importe; depuis Newton, l'expression de
Système du monde n’a pas signifié autre chose, et
aujourd’hui quand on l’emploie, on s’entend suffi-
samment par cette désignation d’ailleurs peu exacte.
Je laisse également de côté toute la partie astrono-
mique, puisque je ne cherche que ce qui peut cor-
respondre plus ou moins aux idées d’Aristote; et par
conséquent, c’est surtout au troisième livre que je
m'attache, puisqu'il traite du mouvement, dans le
petit nombre de pages qui le composent.
Laplace se plaint d’abord qu’on ait si peu étudié
cette partie de la science : « L'importance de ces lois
« dont nous dépendons sans cesse, dit-il, aurait dû
« exciter la curiosité dans tous les temps ; mais par
« une indifférence trop ordinaire à l'esprit humain,
« elles ont été ignorées jusqu’au commencement du
« dernier siècle, époque à laquelle Galilée jeta les
« premiers fondements de la science du mouvement,
« par ses belles découvertes sur la chute des corps. »
Dans le cinquième livre, où les progrès principaux
de la science astronomique sont passés en revue,
Laplace n’est pas mieux informé ni plus équitable;
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLIX
et s’il nomme Aristote, c’est pour rappeler une tra-
dilion fort suspecte, conservée par Simplicius d’après
Porphyre, sur les observations chaldéennes que Cal-
listhène aurait transmises à son oncle. Il est clair
que Laplace n’avait jamais entendu parler de la Phy-
sique d’Aristote. Mais nous qui la connaissons, nous
pouvons défendre l'esprit humain du reproche qu’on
lui adresse si gratuitement. L'esprit humain était
resté si peu indifférent à cette question si vaste et si
curieuse du mouvement, que plus de vingt-deux siè-
cles avant Laplace, la Grèce par ses plus beaux gé-
nies en avait tenté la théorie, et que cette théorie
expliquée, commentée, adoptée ou combattue, avait
fait école chez tous les peuples civilisés, dans cet in-
tervalle de temps qui va de Périclès au siècle de la
Renaissance. On n'avait donc pas oublié n1 négligé
cette question. Seulement Laplace, comme Cotes et
tant d’autres, avait perdu la tradition, et 1] dédat-
gnait le passé, faute de le connaître (1); ce qui est
plus ordinaire qu’on ne pense, et ce qui est fort nui-
sible aux vrais progrès de l’esprit humain, pour qui
l'on témoigne cependant tant de sollicitude.
(4) Ce dédain n’atteint pas seulement Aristote, et il s'étend jus-
qu’à Descartes, Leibniz et Malebranche, dont Laplace blâme les
vains systèmes et les hypothèses stériles.
CLX PRÉFACE
Laplace lui-même aurait pu s’en apercevoir, 51]
avait eu l’occasion de comparer ce qu'il dit du temps
et de l’espace avec ce qu’en avait dit Aristote quel-
que deux mille ans avant lui. « On imagine, dit La-
« place, un espace sans bornes et pénétrable à la
« matière pour concevoir le mouvement. » Aristote
était bien autrement dans le vrai, quand 1] s’appli-
quait à démontrer l'existence de l’espace, et à en
scruter la nature, en analysant si profondément cette
notion de l'intelligence humaine. Il eût été fort
étonné sans doute qu'on réduisit l’espace à n'être
qu'une création toute arbitraire de notre imagina-
tion ; et nous ne devons pas en être moins élonnés à
notre tour, même après les paradoxes de Kant. L’es-
pace n’est pas imaginaire; et 1] l’est si peu qu'il
s'impose nécessairement à notre raison, tout inca-
pable qu’elle est de le mesurer et même de le com
prendre dans son infinité. L'infinité de l’espace,
l'éternité de la durée sont des conceptions néces-
saires de l’entendement; et Newton, loin de les nier,
les a affirmées comme des faits aussi certains et au
même titre que les axiômes mathématiques. L'es-
pace d’ailleurs, si nous ne pouvons le sonder dans
ses profondeurs incommensurables, n'en est pas
moins devant nos yeux; et il est en quelque sorte
Α LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLXI
sensible, si ce n’est dans sa totalité qui nous échappe,
puisqu'il est infini, du moins dans quelques-unes de
ses parties qui sont à notre portée, et nous aident
à concevoir le reste. On n’imagine point l’espace ;
il est, quoi qu’en dise Laplace.
Il semble aussi, malgré toute la déférence qui est
dûe à un tel génie, qu'il n’est guère plus salisfai-
sant dans la manière dont 1] parle du temps. « Le
« temps, selon lui, est l'impression que laisse dans
« la mémoire une suite d'événements dont nous som-
« mes certains que l'existence ἃ été successive. »
Pour rendre compte des rapports du mouvement au
temps et à l’espace, 1] dit : « En prenant des unités
« d'espace et de temps, on les réduit l’un et l’au-
« tre à des nombres abstraits qu'on peut comparer
« entre eux. » Pour le temps, l’unité, c'est la se-
conde ; et pour l’espace, c'est le mètre. Tant de mè-
tres parcourus durant tant de secondes, voilà la me-
sure du mouvement, qui est alors plus rapide ou
plus lent, selon les espaces parcourus et les temps
écoulés. Le mouvement, à son tour, peut servir de
mesure au temps, soit par les oscillations d’un pen-
dule, soit par les révolutions de la sphère céleste ou
celles du soleil. Mais qu'est-ce que c’est précisément
que le temps? Qu'est-ce que c’est que l'espace en
ke
CLXII PRÉFACE
lui-même ? Laplace ne le recherche pas, bien qu’il
eût été digne d’un esprit tel que le sien de ne pas ac-
cepter, sur ces éléments fondamentaux de la science,
les idées communes et vulgairement répandues. Sans
doute il ne serait pas juste de demander aux mathé-
maliciens de faire de la métaphysique; mais quand
on est Laplace, 1! semble qu'on peut suivre les traces
d'un Descartes et celles d’un Newton, précédés l’un
et l’autre par Aristote. La métaphysique est le fond
de tout; et ici elle se trouve si près des mathémati-
ques, qu'il faut avoir en quelque sorte un parti pris
pour ne pas la voir et pour l’omettre.
IL faut d'ailleurs approuver Laplace, quand 1] dit
que « les géomètres, marchant sur les pas de Gali-
« lée, ont enfin réduit la mécanique entière, y com-
« pris, je suppose, la mécanique céleste, à des for-
« mules générales qui ne laissent plus à désirer que
« la perfection de l'analyse ; » et quand 1] ajoute
que « le dernier progrès de la science et le plus beau,
« c'est d’avoir banni entièrement l’empirisme de
« l'astronomie, qui maintenant n’est plus qu'un
« grand problème de mécanique, dont les éléments
« du mouvement des astres, leurs figures et leurs
« masses, sont les arbitraires, seules données indis :
« pensables que cette science doive tirer des obser-
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE,. CLAIIL
« vations. » Ainsi, selon Laplace, et en ceci on doit
être d'accord avec lui, la fin d’une science d’obser-
vation est de se transformer en science rationnelle ;
et, pour le prouver, il remarque que la loi de la pe-
santeur universelle une fois connue, a fait connaître
réciproquement certains phénomènes, avant même
qu'ils ne fussent observés et régulièrement constatés.
La métaphysique, en son genre, n’est guère autre
chose ; et Laplace y touchait par la mécanique ra-
tionnelle, qu’il recommande et qu'il prise tant.
C’est que Laplace, quoique entièrement livré aux
mathématiques, conçoit qu’il y ἃ même au-dessus
d'elles une méthode plus générale et plus féconde, qui
les emploie à un usage supérieur et qu’elles ne sont
plus en état de juger. Α ses yeux, la vraie méthode
est celle qu’a suivie l'astronomie, qui, de toutes les
sciences naturelles, présente le plus long enchaine-
ment de découvertes. L’astronomie a aujourd'hui
la vue générale des états passés et futurs du système
du monde. Cette méthode véritable consiste à s’être
élevée des observations particulières à un principe
unique, celui de la pesanteur universelle, et à pou-
voir redescendre de ce principe, qui est le vrai, à
explication de tous les phénomènes célestes jusque
dans les moindres détails. Cette méthode de l’astro-
CLXIV PRÉFACE
nomie est celle qu’il faut suivre dans la recherche
des lois de la nature. Il faut observer d’abord le dé-
veloppement de ces lois dans les changements qu’elle
nous offre, et déterminer tous les phénomènes ; sou-
mettre ses réponses à l’analyse, et, par une suite
d’inductions bien ménagées s'élever aux phénomènes
généraux dont tous les faits particuliers dérivent;
enfin réduire les phénomènes généraux au plus
petit nombre possible, parce que la nature n'agit
Jamais que par un petit nombre de causes. A la lu-
mière de ce principe, que nous avons vu déjà dans
Newton comme dans Aristote, Laplace conclut que
la simplicité d’un seul principe, d'où dépendent
toutes les lois du mouvement des planètes et de leurs
satellites, du soleil et des étoiles fixes, est digne de
la simplicité et de la majesté de la nature.
Un pas de plus, et Laplace reconnaissait et le pre-
mier moteur de Platon et d’Aristote, et le Dieu ”
Descartes et de Newton.
Quoi qu'il en soit, on peut le louer d’avoir tenté
de s’élever jusqu’à la notion de la méthode ; et parmi
les savants de son temps, c’est un mérite qui n'est
pas très-ordinaire. Mais la méthode qu’il préconise
n'est pas la vraie, ainsi qu’il se le figure ; l’ouvrage
de Descartes aurait pu le lui prouver. Il n’y a pas
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXV
deux méthodes dans le monde des intelligibles; et
la méthode cartésienne est unique, aussi bien qu’elle
est infaillible, autant du moins qu’il est donné à
l’homme de l’être. Toutes les autres, dont les sciences
qui s’intitulent exactes sont si fières, ne sont pas à
proprement parler des méthodes ; ce sont de simples
procédés d'exposition et des moyens tout extérieurs.
La vraie méthode repose sur l'évidence dans la ré-
flexion de la conscience, attendu que toutes les autres
prétendues méthodes que l’on décore de ce beau
nom, s'appuient sans le savoir sur celle-là. Mais en-
core une fois, Laplace n’est pas philosophe, quoique
Descartes et Leibniz eussent donné un bel exemple
en montrant qu'on pouvait être tout à la fois méta-
physicien et géomètre, et cultiver la philosophie en
même temps que les mathématiques.
Je laisse de côté la science contemporaine dont
Laplace est certainement le plus illustre représen-
tant, et je me hâte d'arriver au terme que je me suis
prescrit. I ne me reste plus qu'à comparer Aristote
à ses trois émules, Descartes, Newton et Laplace,
comme je l'ai déjà comparé à son maître. Par là
j'indiquerai clairement le rang que je lui donne, et
qu’il doit tenir désormais dans la famille des phy-
siciens philosophes. Je ne veux pas exagérer sa
CLXVI PRÉFACE
gloire ; mais je ne voudrais pas non plus qu’on la
réduisit injustement. Je m'efflorcerai donc d’être
impartial dans l’appréciation résumée que je vais en
présenter avant de clore cette longue préface.
D'abord, je ne crois pas m'être trompé en met-
tant Aristote dans la compagnie de Descartes, de
Newton et de Laplace. Je ne parle pas de son génie
en général, c’est trop évident; je ne parle que de
sa Physique en particulier, et je pense que la théorie
du mouvement, telle qu’elle s’y présente, est le point
de départ de toutes les théories qui ont suivi sur le
même sujet. Plus haut, j'ai déjà indiqué ce rappro-
chement; mais maintenant que j’ai tâché de le justi-
fier par l’histoire, 11 me parait tout-à-fait incontes-
table. Entre la Physique d’Aristote, les Principes de
Descartes et les Principes mathématiques de Newton,
il y a, malgré l'intervalle des âges, une succession ma-
nifeste et comme une solidarité. L'objet est le même,
et sur bien des points les doctrines sont identiques.
Le philosophe grec, quatre siècles avant notre ère,
a vu tout aussi bien que les deux mathématiciens du
xvu® siècle, que c’est par l'étude du mouvement qu’il
convient d'expliquer le système du monde. Sans
doute 1] l’a compris beaucoup moins que Descartes
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXVII
et surtout que Newton; mais 1] est sur la même voie
que l’un et l’autre. La seule différence qu'il y ait
entre eux et lui, c'est qu'il fait les premiers pas dans
la carrière, sans pouvoir s'appuyer sur les mathé-
matiques, qui sont encore dans l’enfance, tandis que
Descartes et Newton, placés bien plus avant sur le
chemin, ont à leur disposition des mathématiques
toutes puissantes, avec des observations presqu'in-
nombrables de phénomènes, et des expériences de
tout genre. Entre la science grecque et la science
moderne, 1l y a bien une différence de degré; mais
il n’y a pas une différence de nature ; et pour rap-
peler une très-équitable opinion de Leibniz, Aristote
n’est pas du tout inconciliable avec des successeurs
dont les travaux n’eussent peut-être point été aussi
heureux, 51 les siens ne les eussent précédés.
Ilest même un point sur lequel il convient de lui
accorder hautement la supériorité, c’est la méta-
physique. Descartes même ne légale point, et New-
ton est resté très-inférieur. Il n’y a pas à prétendre
que la métaphysique n’est point de mise dans une
telle matière; car Descartes, Newton et même La-
place ont dû sortir du domaine propre des mathé-
matiques. Pour comprendre et expliquer le mouve-
ment, 115 ont dù tenter de se rendre compte des
CLXVIIL PRÉFACE
idées de l’espace, du temps, de l'infini et de la na-
ture du mouvement lui-même. ἃ considérer les
analyses qu'a faites Aristote de ces idées essentielles,
je n’hésite pas à lui donner la préférence ; et j'ajoute
même que dans toute l’histoire de la philosophie
je n’aperçois rien d’égal. Nul autre après lui
n’a repris l'étude de ces idées ΠῚ avec plus d’o-
riginalité, ni avec plus de profondeur, n1 avec plus
de délicatesse. Ces notions fondamentales de temps,
d'espace, de lieu, d’infini, posent sans cesse de-
vant l'esprit humain ; elles le sollicitent à tout
instant et sous toutes les formes; et depuis vingt-
deux siècles, personne n’en ἃ mieux parlé que
le disciple de Platon et l’instituteur d'Alexandre.
Aujourd'hui même, on ne saurait le dépasser qu'en
commençant par se mettre à son école. Je ne dis pas
certainement que Descartes ou Newton y eussent
rien appris ; mais en écoutant un moment ces lecons
de l'antique sagesse, 1ls se seraient aperçus combien
de choses 115 avaient eux-mêmes omises, les suppo-
sant probablement assez connues, ou trop claires
pour qu'il fût nécessaire de les rappeler.
Mais ce n'est pas tout à fait ainsi que procède
l’esprit humain. La métaphysique est, dans une
certaine mesure, un antécédent obligé de la science
A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXIX
du mouvement, et si l’on ne sait pas d’abord ce que
c’est que l'infini, le temps et l’espace, 1] est bien à
peu près impossible de savoir ce que c’est que le
mouvement, et à quelles conditions il s’accomplit
dans le monde. Ainsi chaque philosophe qui étudie
cette question, devrait remonter aux principes
métaphysiques qu’elle sous-entend. Mais l’indi-
vidu, quel que soit son génie, ne peut guère se
flatter de faire à son tour la science complète; 1] en
achève quelques parties, il en ébauche quelques
autres, 1l en néglige plusieurs, et c’est la rançon de
son inévitable faiblesse. Quant à l'esprit humain,
il n’a point de ces lacunes dans le vaste ensemble de
son histoire, et la science du mouvement en parti-
euier ne présente pas d'interruptions ni de solutions
de continuité. Aristole en ἃ posé les fondements mé-
taphysiques, et l’on peut douter que, sans ces pre-
mières et indestructibles assises, le reste de l’édifice
eüt pu s'élever aussi solide et aussi beau. L'esprit
humain les a en quelque sorte éprouvées pendant de
longs siècles, puisque d’Aristote à Galilée c’est le
Péripatétisme seul qui lui a suffi. Mais quand les
temps nouveaux sont arrivés, se séparant du passé
avec autant d'ingratitude que de violence, le passé
avait fait son œuvre, et ce germe fécondé, l’on peut
GLXX PRÉFACE
dire, par cette lente incubation, allait se développer
par un progrès irrésistible et sûr.
Je n’hésite donc pas, pour ma part, à louer Aris-
tote de sa métaphysique appliquée à la science du
mouvement; et cette méthode est un service de plus
dont nous sommes redevables à la Grèce. Oui, avant
d'étudier le mouvement, il fallait le définir; oui,
avant de scruter les faits, 1} était nécessaire de pré-
ciser la notion sous laquelle ils apparaissent d’abord
à notre intelligence. Il est bien clair que le phéno-
mène ἃ précédé la notion, et que si le philosophe
n'avait mille fois senti le mouvement dans le monde
extérieur, 1] est à croire qu'il n'aurait jamais songé
à l'analyse d’une notion qu'il n’eût point possédée.
Aristote ne se fait pas faute de le dire bien souvent
dans ses réfutations contre l’école d’Elée, et 1] se glo-
rifie, en combattant des paradoxes absurdes, de s’en
rapporter au témoignage des sens, qui nous attestent
l'évidence irrécusable du mouvement. Mais une fois
ce grand fait admis, 1l faut l’éclaircir par l’analyse
psychologique et en considérer tous les éléments ra-
tionnels. C’est alors que la métaphysique intervient,
et qu'elle remplit sox véritable rôle. Elle part d’un
fait évident, et elle projette sa clarté supérieure dans
ces ténèbres dont la sensibilité est toujours couverte.
A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLXXI
Ses abstractions, loin d’être vaines, comme on le
croit vulgairement, sont la forme vraie sous laquelle
la raison se comprend elle-même ; οἱ ἃ moins qu’elle
ne veuille se contenter d’une simple collection de
phénomènes inintelligibles, 1l faut bien qu’elle re-
monte à des causes et à des lois, avec l’aide des
principes essentiels qu’elle porte dans son sein et
qui la font ce qu’elle est.
C'est à ce besoin instinctif et si réel qu'Aristote ἃ
obéir; 1] a satisfait l'esprit humain dans la mesure de
son génie et de son temps. Loin de l’égarer, ainsi
qu'on le lui a si souvent reproché, 1] l’a profondé-
ment instruit; et les prétendues subtilités qu'on lui
impute s’évanouissent, quand on les médite assez
attentivement pour en pénétrer la signification si
précise et si fine. Aristote renaîtrait aujourd'hui
qu'il referait encore pour nous la métaphysique du
mouvement, si quelque autre ne lui eût épargné
cette peine en la prenant avant lui. Il n'accepterait
point le système actuellement en vogue auprès de
quelques savants, qui proserit la métaphysique, et
la relègue parmi les hochets dont s'amuse la science
à ses premiers pas. La métaphysique, loin d’être le
bégaiement de l'intelligence humaine, en est au con-
traire la parole la plus nette et la plus haute. Ce n'est
CLXXII PRÉFACE
pas toujours du premier coup que la science la pro-
nonce, comme Aristote l’a fait pour la théorie du
mouvement; mais un peu plus tôt, un peu plus tard,
il faut bien en arriver à cette explication dernière
des choses, ou renoncer à les savoir jamais. À mon
sens, C'est un grand avantage pour la science quand
elle peut débuter par là.
Je me résume donc en répétant qu'Aristote ἃ eu
la gloire de fonder la science du mouvement. Que
si l’on s’étonnait qu’il ne l’ait point achevée et faite
tout entière à lui seul, je rappellerais l’aveu modeste
et fier par lequel 1] termine sa logique : « Si, après
« avoir examiné nos travaux, dit le philosophe, 1l
« vous paraît que cette science dénuée avant nous
« de tous antécédents, n’est pas trop inférieure aux
« autres sciences qu'ont accrues les labeurs de gé-
« nérations successives, 1] ne vous restera plus à vous
« tous qui avez suivi ces leçons, qu'à montrer de
« l’indulgence pour les lacunes de cet ouvrage, et
« de la reconnaissance pour toutes les découvertes
« qui y ont été faites. »
Bougival, 25 juin 1861.
PARAPHRASE
DE LA
PHYSIQUE D’ARISTOTE.
LIVRE 1.
DES PRINCIPES DE L’ÊTRE.
ες
Exposons brièvement la méthode que nous comptons
suivre dans l’étude de la nature et que nous avons déjà
souvent appliquée. Dans tout sujet qui se prête à des
recherches régulières, parce qu'il s'y trouve des prin-
cipes, des causes et des éléments, on ne croit comprendre
et savoir quelque chose que quand on est remonté jus-
qu’à ces causes premières, à ces premiers principes et à
ces éléments premiers, dont la connaissance constitue tou-
jours le véritable savoir. Il n'en sera pas autrement pour
la science de la nature; et le soin qu'on y doit prendre
(4) Dans cette paraphrase, les chiffres romains correspondent aux cha-
pitres successifs de chacun des huit Livres.
1
2 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
d'abord, c’est de déterminer ce qui regarde les prin-
cipes. La marche la plus naturelle, c'est de commencer
par les choses qui sont pour nous les plus claires et les
plus faciles à connaître, et de passer ensuite aux choses
qui par leur propre nature sont en soi plas notoires et
plus claires. Ces deux ordres de connaissances ne sont
pas identiques; et c'est là ce qui fait qu'il est nécessaire
de débuter par les connaissances qui sont relativement à
nous plus claires et plus notoires, afin de nous élever de
là aux notions qui le sont en soi. Or, ce qui tout d’abord
semble pour nous le plus clair et le plus facile à connaître
est cependant le plus composé et 16 plus confus; mais en
analvsant ces composés, pour faire cesser leur confu-
sion, On arrive aux éléments et aux principes, qui sont
alors d'une parfaite clarté. On peut dire, en un certain
sens, que c'est procéder du tout à la partie, du général
au particulier; car c'est le tout que nous donne la sen-
sation, qui est d’abord le plus connu; et en décomposant
ce tout complexe, on y découvre une foule de parties
qu’il contient dans son vaste ensemble. Il y ἃ ici quelque
chose d’analogue au rapport qu’on peut établir entre les
noms des choses et la définition de ces choses. Le nom
est une sorte de généralité confuse et indéterminée ; par
exemple, le mot Cercle, qui comprend bien des idées;
mais en le définissant et en le résolvant dans ses élé-
ments premiers, on l’éclaircit et on le précise. Une autre
comparaison achèvera de faire comprendre cette pensée.
Dans les premiers temps de la vie, les enfants appellent
indistinctement Papa, Maman, tous les hommes, toutes
les femmes qu’ils voient; mais plus tard ils les dis-
cernent fort bien et ne les confondent plus.
D'ARISTOTE, LIVRE 1. CH. Il. 3
IT.
Notre méthode étant ainsi expliquée, nous en faisons
usage, et nous essayons de découvrir quels sont les prin-
cipes généraux des êtres. Nécessairement il y ἃ dans
l'être, dans tout être quel qu’il soit, on un principe:
unique, où plusieurs principes. S'il n’y ἃ qu’un seul prin-
cipe, ou ce principe unique est immobile, comme l’affir-
ment Parménide et Mélissus, ou il est mobile comme le
soutiennent les Physiciens, qui voient ce principe, soit
dans l'air soit dans l’eau. Si, au contraire, on admet que
l'être ait plusieurs principes, le nombre de ces principes
est ou fini ou infini. S'ils sont en nombre fini, en étant
toujours plus d’un, ils sont alors deux, trois, quatre ou
tel nombre déterminé: et s'ils sont en nombre infini, ils
peuvent être, comme le veut Démocrite, tous du même
genre absolument, ne différant que de figure ou d'espèce ;
ou bien ils peuvent aller jusqu'à être contraires les uns
aux autres. C’est une étude pareiïlle à celle-ci que font
d’autres philosophes, en recherchant quel peut être le
nombre des êtres; car ils se demandent également si la
source d'où sortent tous les êtres, est une ou multiple ;
et quand ils admettent qu’il y a plusieurs principes des
êtres, ils se demandent si ces principes sont en nombre
fini où infini. Au fond, la question est la même, et elle
revient à savoir si l’élément qui constitue l'être est
unique, ou si, au contraire, il faut plusieurs éléments
pour le composer.
Mais ici il faut faire une déclaration : c’est que ce n’est
plus étudier la nature que de rechercher si l'être est un
et immobile. En géométrie, 1] n’y a plus à discuter avec
'
*
ἡ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
un adversaire qui nie les principes sur lesquels la géo-
métrie repose; il faut le renvoyer à une autre science,
qui peut être la science commune de tous les principes ;
mais ce n’est plus là une question géométrique. De même,
dans la science de la nature, il faut savoir sur quel ter-
rain on se place; et du moment qu'on dit que l’être est
un et immobile, cela revient à dire qu'il n’y a pas de
principe, puisque le principe est toujours le principe
d’une ou de plusieurs choses qui en découlent. Recher-
cher si l'unité de l’être est possible au sens où on le sou-
tient, c'est une thèse tout aussi vaine que celles qu'on
avance trop souvent pour le simple besoin de la dispute,
comme la fameuse thèse d'Héraclite. Autant vaudrait
soutenir que le genre humain tout entier se concentre
dans un seul et unique individu. Au fond, ce serait don-
ner beaucoup trop d'importance à un argument qui n'est
que captieux; c'est le défaut que présentent les opinions
de Mélissus et de Parménide, lesquelles ne reposent que
sur des prémisses fausses et ne concluent même pas régu-
lièrement. J'ajoute que la théorie de Mélissus me paraît
encore la plus grossière des deux et qu'il n’y ἃ point à
s'y arrêter; car là où l’on rencontre au début une pre-
mière donnée fausse, 1] est facile de voir que toutes les
conséquences qui en sortent, ne sont pas moins fausses et
qu’elles ne méritent pas plus d'attention.
Quant à nous, nous posons comme un principe indis-
cutable, que dans la nature il y a du mouvement, soit
pour toutes les choses, soit du moins pour quelques-unes ;
et c'est là un fait fondamental que nous font connaître et
l'observation sensible et l'induction réfléchie. Mais ce
principe une fois posé, nous ne prétendons pas répondre
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IL ὄ
aux questions qui en impliqueraient la négation, et nous
nous contenterons de réfuter les erreurs qui pourraient
être commises, en partant de ce principe lui-même, qu'il
faut préalablement accepter. Les théories qui le nient
doivent nous rester tout à fait étrangères; car c’est ainsi
que le géomètre, en choisissant parmi les démonstrations
de la quadrature, peut bien réfuter celle qu'on prétend
faire à l’aide des segments; mais il n’a plus rien à voir à
celle d’Antiphon. Néanmoins, comme les philosophes qui
nient le mouvement touchent encore à des questions phy-
siques, bien qu'ils n’étudient plus précisément la nature,
il ne sera peut-être pas sans utilité d'en dire quelques
mots, parce que ces recherches ne laissent pas que d’avoir
encore un côté philosophique.
HT.
Précisons bien le sens des mots dont nous nous servons;
et comme le mot d’Étre a plusieurs acceptions, il faut
se rendre compte, avant d'aller plus loin, de ce qu'on
entend quand on dit que l'être tout entier est un. Est-ce à
dire qu’il est uniquement substance? ou bien uniquement
quantité? ou bien uniquement qualité? Si tout est sub-
stance dans l'être, comprend-on qu’il n’y ἃ au monde
qu'une seule substance ? Ou bien veunt-on dire que dans
l'homme un, dans le cheval un, dans l'âme une, il n’y a que
l'homme, le cheval ou l’âme? Si l'être n’est que qualité,
soutient-on par là qu'il est uniquement chaud, ou unique-
ment froid, ou telle autre qualité exclusive? Ge sont là évi-
demment des points de vue très-diflérents ; mais 1ls ont
ceci de commun qu’ils sont tous également insoutenables.
6 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Si l’on prétend que l'être est tout ensemble substance,
quantité et qualité, ilen résulte toujours qu'il y a plusieurs
sortes d'êtres, soit qu'on réunisse ces trois éléments, soit
qu’on les isole et qu’on les rende indépendants les uns
des autres. Si l’on disait par hasard que l'être tout entier
n’est que qualité et quantité, la substance étant mise à
part ou rejetée, ce serait là une opinion absurde, ou pour
mieux dire impossible, puisque la substance est toujours
indispensable, et qu’elle est le support de tout le reste,
qui sans elle n’existerait pas. Voyez en effet la contradic-
tion : Mélissus soutient que l'être est infini; soit; mais
cela revient à dire que l'être est une quantité, puisque
l'infini n'est que dans la catégorie de la quantité. Or, la
substance et la qualité ne peuvent jamais être infinies, si
ce n’est d’une manière indirecte, en tant qu'on les consi-
dère comme quantités à un certain point de vue. La dé-
finition de l'infini emprunte toujours l’idée de quantité;
mais elle ne suppose pas celles de substance et de qualité.
Que si l’on admet que l'être est à la fois substance et
quantité, comme il est toujours nécessaire qu'il le soit,
alors ses principes sont au moins deux, et l’être n’est plus
un comme on le prétend. Si l’on réduit l'être à n'être
que substance, alors il n’est plas infini; 1] n'a même plus
une grandeur quelconque; car pour en avoir, 1l faudrait
qu'il fût en outre quantité.
Une difficulté du même genre encore, c'est de savoir
ce qu'on veut dire précisément en soutenant que l'être
est un; car le mot d'Un est susceptible d'acceptions
diverses tout aussi bien que le mot d’Être. Une chose est
une quand elle est continue ou qu’elle est divisible. On
dit de deux choses qu'elles sont une seule et même chose
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IE 7
quand leur définition est identique, comme elle l’est, par
exemple, pour le Jus de la treille et pour le Vin. Or, si par
Un on entend le continu, l'être alors est multiple et n'est
plus un ; car le continu est divisible à l'infini.
Mais à propos de l'unité de l’être, on peut se poser une
question qui, sans tenir très-directement à notre sujet
actuel, vaut la peine cependant qu'on la traite. Le tout et
la partie sont-ils une même chose ? ou sont-ils des choses
différentes ? De quelle manière peut-on concevoir leur
unité ou leur multiplicité ? et, si ce sont des choses mul-
tiples, quelle espèce de multiplicité forment-elles ὁ Les
parties peuvent d’ailleurs n'être pas continues ; et si les
parties en tant qu'indivisibles forment chacune une moitié,
comment chacune d'elles peut-elle être une avec le tout?
Mais je ne fais qu'indiquer ces questions, et je poursuis.
Si l'être est un en tant qu'indivisible, il ne l’est plus
alors comme quantité et qualité, et du même coup il cesse
d'être infini comme le veut Mélissus. Il n'est même pas
fini comme le soutient Parménide; car c’est la limite seule
des choses qui est indivisible, et ce n’est pas le fini lui-
même. Que si l’on dit que tous les êtres sont Uns en ce
sens qu'ils n'ont tous en masse qu'une définition com-
mune et identique , comme l’est celle de Vêtement et
d'Habit, par exemple, alors on revient à l'opinion d'Héra-
clite, et désormais tout va se perdre dans le plus obscur
mélange ; le bien et le mal se confondent; le bon, avec ce
qui n'est pas bon; le bien, avec ce qui n'est pas bien ;
l’homme et le cheval sont tout un. Mais il faut répondre
à cette singulière théorie que ce n’est plus là affirmer que
tous les êtres sont Uns; c’est affirmer qu'ils ne sont rien,
etque la quantité et la qualité sont absolument identiques,
8 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Du reste, cette question du rapport de l’unité à la mul-
tiplicité semble avoir troublé plus d’un philosophe parmi
les modernes ou les anciens. Pour échapper à la contra-
diction qu'on supposait entre les deux termes, les uns,
comme Lycophron, se sont imaginé de supprimer le
verbe d'existence et de retrancher le mot Est de tout ce
qu'ils disaient. Les autres ont détourné l'expression, et
au lieu de dire que l’homme est blanc, ils ont dit qu'il
blanchit; ou de dire qu’il est marchant, ils ont dit qu'il
marche. Vs se donnaient toute cette peine pour éviter le
mot Est, de peur de faire plusieurs êtres d’un seul, et
croyant confondre par là l’un et l’être absolument. Gomme
si les êtres n'étaient pas multiples, ainsi que le prouve
même leur définition ; comme si la définition de blanc et
celle de musicien n'étaient pas essentiellement différentes,
bien que ces deux qualités puissent appartenir simultané-
ment à un seul et même être ! Il faut donc affirmer que le
prétendu Un est multiple, comme tout être est multiple,
ne serait-ce que par la division, puisqu'il forme nécessai-
rement un tout et qu'il a des parties. À ce point de vue,
nos philosophes étaient bien forcés d’avouer, malgré tout
leur embarras, que l'être n’est pas un et qu'il est mul-
tiple ; car une même chose peut fort bien tout à la fois
être une et multiple; seulement elle ne peut avoir à la fois
les qualités opposées, attendu que l'être peut être un, ou
en simple puissance , ou en réalité complète, en enté-
léchie. Donc, il faut conclure de tout ceci que les êtres ne
peuvent pas être wns au sens où on le prétend.
ΙΝ.
On pourrait d’ailleurs avec les principes mêmes que
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IV. 9
ces philosophes admettent dans leurs démonstrations, les
mieux employer, et résoudre assez aisément les difficultés
qui les arrêtent. Je viens de dire que le raisonnement de
Mélissus et de Parménide est captieux, et que partant de
données fausses ils ne concluent même pas régulièrement.
J'ajoutais que le raisonnement de Mélissus est plns gros-
sier et moins soutenable encore, parce qu’il suffit qu'une
seule donnée soit fausse pour que toutes les conclusions
le soient comme elle, ce qui est très-facile à voir. Mélissus
se trompe évidemment en partant de cette hypothèse que
tout ce qui ἃ été produit ayant un principe, ce qui n'a
pas été produit ne doit point en avoir. À cette première
erreur, il en ajoute une autre non moins grave, c'est de
croire que tout ἃ eu un commencement, excepté le temps,
et qu'il n’y ἃ point de commencement pour la génération
absolue, tandis qu'il y en aurait pour l’altération des
choses, comme s’il n’y avait pas évidemment des change-
ments qui se produisent tout d’un coup. Puis, ne peut-on
pas demander pourquoi l'être serait immobile par cette rai-
son qu'il est un? Puisqu’une partie du tout qui est une, de
l'eau par exemple, ἃ un mouvement propre, pourquoi le
tout dont elle fait partie n’aurait-il pas le mouvement au
même titre? Pourquoi n'aurait-il pas, lui aussi, le mouve-
ment d'altération? Enfin l’être ne peut être un en espèce,
que sous le rapport du genre unique qui comprend Îles
espèces, et d’où elles sortent. Il y a des Physiciens qui
ont entendu l'unité de l'être de cette façon, croyant à
l'unité du genre et non point à celle de l'espèce; car il est
par trop évident que l’homme n’est pas le même spécili-
quement que le cheval, tout aussi bien que les contraires
diffèrent spécifiquement entr'eux.
10 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Les arguments qu’on vient d'opposer à la théorie de
Mélissus n’ont pas moins de force contre celle de Parmé-
nide, qui lui aussi admet des hypothèses fausses et qui
n’en tire pas des conclusions plus régulières. Il y ἃ d’ail-
leurs contre le système de Parménide des objections
toutes spéciales. Une première donnée fausse, c’est que
Parménide suppose que le mot d’Étre n’a qu’un seul sens,
tandis qu'il en ἃ plusieurs. En second lieu, sa conclusion
est irrégulière en ce que même en admettant que le blanc
soit un, par exemple, il ne s’en suit pas du tout que les
objets qui sont blancs ne soient qu’un. Évidemment ils
sont plusieurs. Le blanc n’est un, ni par continuité ni
même par définition. L’essence de la blancheur ne se con-
fond pas avec l'essence de l'être qui est affecté de cette
blancheur. En dehors de cet être, et indépendamment de
lui, il n’y ἃ pas de substance séparée qui soit la blan-
cheur ; et ce n’est pas en tant que séparée qu’elle diffère
de lui, c’est par son essence ; or c’est là ce que Parménide
n'a pas sa discerner.
Ainsi, quand on soutient que l'être et l’un se con-
fondent, il faut nécessairement admettre que l'être au-
quel l’un est attribué, exprime l’un tout aussi bien qu'il
exprime l'être lui-même, mais que de plus il exprime
l'essence de l'être et l'essence de l’un. L’être devient alors
un simple attribut de l’un, et le sujet même anquel on
prétend attribuer l'être, s’évanouit et n'existe plus; c'est
alors créer un être qui existe sans exister. C’est qu'il ne
faut sérieusement considérer comme être que ce qui
existe substantiellement. L’être ne peut pas être son attri-
but à lui-même, à moins qu’on ne prête arbitrairement
d’autres sens à l’idée d’être; mais elle n'a cependant
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IV. 11
qu'une seule signification, et l’on ne peut pas réaliser
ainsi tout ce qu’on veut. L’être réel n’est jamais l’attri-
but, l'accident d'autre chose; c’est lui au contraire qui
reçoit les attributs. Si l’on n’admet pas ce principe évi-
dent, on en arrive à confondre l’être et le non-être dans
une égale indétermination. L’être qui est blanc n’est pas
identique à sa blancheur, puisque la blancheur ne peut
jamais comme lui recevoir d’attributs. L’être réel est :
le blanc n'est pas, non point seulement en ce sens qu'il
n'est point tel être spécial, mais parce que de fait il n’est
rien en dehors du sujet où il est. En confondant l'être et
sa blancheur, l'être devient comme elle un non-être ; car
s’il est blanc, le blanc avec lequel il se confond n'est
qu'un non-être. Si l’on soutient encore que le blanc est
un être tout aussi bien que le sujet lui-même où il est,
c'est qu'alors on donne au mot d'être des acceptions
fausses, au lieu de la seule qu'il ἃ véritablement.
En voulant ainsi confondre l’un et l'être, Parménide
en arrive à cette absurdité de nier que l'être puisse avoir
aucune dimension ; car du moment qu'il y ἃ un être réel,
il ἃ des parties, et chacune de ces parties a un être diffé-
rent ; ce qui détruit la prétendue unité de Parménide.
Mais ce n’est pas seulement toute dimension quil ôte à
l'être, c’est aussi toute essence ; car tout être en suppose
d’autres au-dessus de lui, qui sont impliqués dans sa dé-
finition. Ainsi l'homme est un certain être; mais quand
on le définit, on voit que nécessairement il en suppose
d’autres : l'animal, le bipède, qui ne sont pas des acci-
dents, des attributs de l’homme, mais qui font partie de
son être essentiellement. La preuve que ce ne sont pas là
des attributs ou des accidents, c'est qu'on entend par
12 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
accident ce qui peut indifféremment être ou n'être pas
dans le sujet, et ce dont la définition comprend l’être
auquel il est attribué. Aïnsi être assis n’est qu’un acci-
dent d’un être quelconque et un accident séparable ;
mais l’attribut Camard, par exemple, comprend toujours
dans sa définition l’idée de nez, parce que Camard ne
peut être que l’attribut du nez.
Il ne faudrait pas d’ailleurs pousser ceci trop loin; et
les éléments qui servent à composer la définition d’un
tout ne comprennent pas toujours ce tout dans leur
propre définition. Ainsi la définition de l’homme n'entre
pas dans celle de Bipède ; et la définition de l’homme
blanc n'entre pas dans celle de Blanc. Mais si bipède était
en ce sens un simple accident de l'homme et ne faisait
pas partie de son essence, il faudrait que cet accident fût
séparable, c’est-à-dire que l’homme ne fût pas bipède ;
ou autrement, la définition de l’homme ferait partie de
celle de bipède, comme celle-ci fait elle-même partie de
la définition de l’homme. Mais il n’en est rien, et c'est
précisément le contraire qui est vrai, puisque l'idée de
bipède est impliquée dans l’idée d'homme. Si animal et
bipède pouvaient être de simples accidents, rien n’em-
pêcherait que l’homme en fût un aussi et qu'il pût
servir d’attribut à un autre être. Loin de là; l'être réel,
comme est un homme par exemple, est précisément ce
qui ne peut jamais être l’attribut de quoi que ce soit ;
c'est le sujet substantiel auquel s'appliquent les deux
termes d'animal et de bipède, soit qu’on les considère à
part, soit qu'on les réunisse dans un seul tout. L’être
serait par conséquent composé d’indivisibles, si l’on s'en
rapporte à la singulière théorie de Parménide, puisque
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. V. 13
selon lui l'être n’a ni dimension ni parties intégrantes et
essentielles.
Certains philosophes ont accepté les deux solutions à
la fois : ils ont cru avec Parménide que tout est un et
que le non-être est quelque chose ; et en second lieu, ils
ont reconnu dans le monde des existences individuelles,
auxquelles ils arrivaient par la méthode de division, qui
consiste à toujours diviser les choses en deux jusqu’à ce
qu’on parvienne à des éléments indivisibles. Évidemment
on se tromperait si partant de l'unité de l'être et de
l'opposition nécessaire des contradictoires, qui ne peu-
vent jamais être vraies toutes les deux à la fois, on allait
conclure qu'il n’y ἃ pas de non-être. Le non-être ne
désigne pas quelque chose qui n’est point absolument ;
mais 1] désigne une chose qui n’est pas telle autre chose.
Ce qui est absurde, c'est de croire que tout est un parce
qu'il ne peut rien exister en dehors des êtres réels ; car si
l'être n'est pas un être réel et spécial, que peut-il être ?
et comment peut-on le comprendre ? Mais du moment
qu'on admet la réalité des êtres, 1] faut admettre aussi
leur pluralité; et il est impossible de dire avec Parménide
A
que l'être est un.
v
Après Parménide et Mélissus, qui ne sont pas des
Physiciens proprement dits, il faut étudier les systèmes
des Physiciens véritables. Il faut distinguer ici deux opi-
nions différentes. Les uns, trouvant l'unité de l'être dans
le corps substantiel auquel s'appliquent les attributs, en
font sortir tous les changements des êtres, dont ils recon-
1h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
naissent la multiplicité réelle. I leur suffit, pour expliquer
cette origine des phénomènes, de la rapporter aux modi-
fications infinies de la raréfaction et de la condensation,
soit qu'ils adoptent un des trois éléments, l'eau, l'air,
le feu, soit qu'il en adoptent un quatrième moins subtil
que le feu, et moins grossier que l'air. Mais la raréfaction
et la condensation sont des contraires : c’est l'excès, et le
défaut, comme le dit Platon en parlant du grand et dn
petit. La seule différence entre Platon et les Physiciens,
c'est qu'il fait de ces contraires la matière même des
êtres, dont l'unité se réduit à leur simple forme, tandis
que pour les Physiciens c’est le sujet même qui est ma
tière, et que les contraires sont des différences et des
espèces. Il est d’autres philosophes qui, comme Anaxi-
mandre, pensent que les contraires sortent de l'être un
qui les renferme ; et c’est là aussi l'opinion d'Empédocle
et d’'Anaxagore, qui admettent tout à la fois l’unité et la
pluralité des êtres. D’après leurs théories, toutes les
choses sont issues d’un mélange primordial ; et la seule
divergence entr'eux, c'est que pour Empédocle 1] y a des
retours périodiques et réguliers, tandis qu'Anaxagore
n’admet qu'un mouvement une fois donné. Anaxagore
regarde comme infinis les contraires et les parties simi-
laires des choses, les Homæoméries ; Empédocle ne voit
l'infini que dans les éléments.
Pour expliquer comment Anaxagore a pu admettre cette
infinité de l'être, 1] faut supposer qu’il à cru avec bien
d’autres Physiciens que rien ne peut venir du néant. C'est
là sans doute aussi l'argument de ceux qui soutiennent
qu’à l’origine des choses tout était mêlé et confus, que
tout phénomène n’est qu'un simple changement, et que
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 45
tout se réduit à des mouvements de décomposition et de
recomposition. Anaxagore s'appuie en outre sur ce prin-
cipe que les contraires naissent les uns des autres, ce qui
implique qu’ils existaient antérieurement dans le sujet ;
car tout phénomène qui se produit vient ou de l'être ou
du néant; et s’il est impossible qu’il vienne du néant,
comme tous les Physiciens en tombent d'accord, il ne reste
plus qu’à dire que les contraires naissent d'éléments qui
se trouvent déjà dans le sujet, mais qui nous échappent à
cause de leur ténuité infinie. Voilà comment ces Physi-
ciens ont été amenés à soutenir que tout est dans tout.
Voyant que tout peut naître de tout, ils ont cru que les
choses n’étaient différentes et ne recevaient différents noms
que d’après l'élément qui prédomine, bien que le nombre
de leurs parties diverses soit infini. Aïnsi jamais rien
n’est dans sa totalité purement blanc ou purement noir ;
seulement selon que l’un ou l’autre prédomine, on prend
l'élément qui l'emporte pour la nature même de la chose ;
et c’est d’après cet élément prédominant qu’on la qualifie.
Voici ce qu'on peut répondre à Anaxagore. L’'infini en
tant quinfini ne peut être connu. Si c’est l’infini en
nombre et en grandeur, on ne peut le comprendre dans
sa quantité; si c’est l'infini en espèce, on ne peut le com-
prendre dans sa qualité. Si donc on fait les principes
infinis, soit en espèce soit en nombre, il est impossible de
jamais connaître les combinaisons qu’ils forment; car
nous ne croyons connaître un composé.que quand nous
savons l’espèce et le nombre de ses éléments. A ce pre-
mier argument, on peut en ajouter un second : c’est que
les parties des choses ne peuvent pas avoir cette petitesse
infinie dont parle Anaxagore. Si une des parties dans les-
16 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
quelles un tout se divise pouvait être d'une infinie peti-
tesse, le tout devrait être lui-même susceptible de cette
même condition. Or un animal, une plante ne peuvent
pas avoir des dimensions arbitraires, soit en petitesse soit
en grandeur. Il s’en suit que leurs parties ne le peuvent
pas davantage. La chair, les os et les autres matières
analogues sont des parties de l'animal, tout comme le
fruit est une partie de la plante ; et il est bien impossible
que les os et la chair aient indifféremment une dimension
quelconque, soit en grandeur, soit en petitesse.
D'autre part, si tout est dans tout, comme le prétend
Anaxagore, si les choses naissent toujours d’autres choses
antérieures où elles sont en germe, et si elles sont
dénommées d’après la qualité qui prédomine en elles,
alors tout est confondu; l’eau vient de la chair, et la
chair vient de l’eau. Mais si d’un corps fini on retranche
quelque chose, on parvient enfin à l'épuiser ; et dès lors
tout n'est pas dans tout, ainsi qu'on le prétend. Si de
l’eau on tire une première portion de chair, puis encore
une autre portion qu'on en sépare, quelque petite que
soit cette soustraction, elle sera toujours appréciable, puis-
qu'il faut bien que cette chair soit quelque chose; mais
il faudra que la décomposition s'arrête à un certain point;
et évidemment, tout n’est pas dans tout, puisqu'il n'y a
plus de chair dans ce qui reste d’eau.
Que si l’on dit que cette décomposition ne s'arrête pas,
et qu’elle va à l'infini, alors dans une grandeur finie il y
aura des parties finies et égales entr'elles qui seront en
nombre infini; ce qui est bien tout-à-fait impossible. De
plus, à mesure qu’on enlève quelque chose à un corps
quelconque, ce corps devient de plus en plus petit. Or, la
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 17
chair est limitée dans les deux sens en grandeur et en
petitesse. On arrivera donc par des soustractions succes-
sives à une certaine quantité de chair qui sera la plus
petite possible, et Fon ne pourra plus en rien retrancher,
puisque la partie qu’on en retrancherait serait nécessaire-
ment moindre que la plus petite quantité possible ; ce qui
ne se peut pas non plus. Puis ensuite, dans ces corps
qu'on suppose infinis, il y ἃ des éléments infinis aussi et
séparés entr'eux, de la chair, du sang, de la cervelle; et
chacun de ces éléments pris à part est infini.
Mais cela ne peut plus se comprendre, et c’est une
théorie dénuée de toute raison. Si, pour échapper à ces
impossibilités, on prétend que la séparation des éléments
ne pourra jamais être définitive, c'est là sans doute une
idée juste; mais on ne s’en rend pas très-bien compte en
l’'employant ici. Les qualités sont, on le sait, inséparables
des choses qu'elles déterminent; et si, par hasard, on
suppose qu'elles en sont séparées après y avoir été primi-
tivement mèêlées, il s'ensuit que telle ou telle qualité, le
blanc, le salubre par exemple, existera par elle-même et
substantiellement, sans être même l’attribut de quelque
sujet réel. Alors l'Intelligence, dont Anaxagore ἃ fait un
si pompeux éloge, court grand risque de tomber dans
l'absurde en essayant de réaliser des impossibilités. Et
c'est là ce qu'elle tente cependant en voulant faire une
séparation des choses qui n’est possible ni en quantité ni
en qualité : en quantité, parce qu'on en arrive de subdi-
vision en subdivision à une quantité qui est la plus petite
possible : en qualité, parce que les affections et les qua-
lités des choses en sont absolument inséparables.
Une dernière objection contre les théories d’Anaxagore,
9
a
18 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
c’est que la génération des choses ne s'explique pas bien
si l’on prétend la tirer exclusivement des parties simi-
laires, comme il le fait. Ainsi pour prendre le premier
exemple venu, la boue se divise bien si l’on veut en par-
ties similaires, c’est-à-dire en d’autres boues ; mais elle
se divise en d'autre éléments aussi, la terre et l’eau, qui
ne sont plus similaires entr'eux. Parfois le rapport entre
le tout et les parties est encore très-différent ; et si l’on
peut dire qu'en un sens les murs viennent de la maison et
que la maison vient des murs, il y a d’autres cas où ce
rapport est changé, par exemple quand on dit que l’ean
vient du feu, ou que le feu vient de l’eau. C’est là une
transformation, où il n’y a plus de parties similaires. Le
système d'Anaxagore n’est donc pas acceptable en ceci,
et peut-être vaudrait-il encore mieux admettre, avec
Empédocle, des principes finis et moins nombreux.
VI.
Un point où s'accordent les Physiciens, c’est que tous
ils regardent les contraires comme des principes. Telle est
l'opinion de ceux qui admettent que l'être est un et immo-
bile, comme Parménide, qui prend pour principes le froid
et le chaud, sous le nom de terre et de feu; telle est
encore l'opinion de ceux qui admettent pour principes le
dense et le rare, la raréfaction et la condensation, ou
comme le dit Démocrite, le plein et le vide, prenant l'un
de ces contraires pour l'être, et l’autre pour le non-être ;
enfin c'est également l'opinion de ceux qui expliquent
l'existence et l'origine des choses par la position, la
figure et l’ordre des éléments ; car ce ne sont là évidem-
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. ΥἹ. 19
ment que des variétés de contraires; la position étant en
haut, en bas, en avant, en arrière ; la figure étant d’avoir
des angles ou de ne point en avoir, d’être droit ou circu-
laire, etc. En un mot, dans tous ces systèmes, les con-
iraires sont adoptés pour principes, et c’est là, je le
répète, un point commun à toutes ces théories.
Je reconnais du reste qu'on doit approuver cet axiôme ;
car les principes ne peuvent point venir réciproquement
les uns des autres; et loin de venir non plus d’autres
choses, c’est d'eux que doit sortir tout le reste. Or, c’est là
précisément ce que sont dans chaque genre les contraires
primitifs. En tant que primitifs, ils ne peuvent dériver de
rien qui leur soit antérieur ; et en tant que contraires, ils
ne peuvent pas davantage dériver l’un de l’autre récipro-
quement. Mais cette théorie vaut la peine qu'on l’appro-
fondisse ; et c'est ce que nous allons faire. D’après les
lois de la nature, l’action des choses ou la souffrance
des choses n'est pas arbitraire ; la première chose venue
ne produit pas au hasard ou ne souffre pas telle action
quelconque. Il n’est pas possible davantage que les
choses se produisent indifféremment les unes par les
autres, à moins qu'on n'entende ce mot de production
dans un sens tout à fait détourné. Par exemple, comment
l'idée de blanc viendrait-elle de l’idée de musicien, à
moins que le blanc ou le noir ne soit un attribut purement
accidentel du musicien ? Le blanc ne peut venir que du
non-blanc, ou plus précisément du noir et des couleurs
intermédiaires entre le noir et le blanc. De même, le
musicien vient du non-musicien, ou plus précisément
encore de ce qui n’a pas cultivé la musique, tont en pou-
vant la cultiver, ou de ce qui n'a pas eu telle autre
20 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qualité intermédiaire entre le musicien et le non-musi-
cien. Mais si une chose ne vient pas indifféremment d’une
autre chose, elle ne se perd pas non plus indifféremment
dans la première chose venue. Aïnsi selon l’ordre naturel
des choses, le blanc quand 1] disparaît ne se perd pas
dans le musicien, si ce n’est en un sens détourné et pure-
ment accidentel ; mais il se perd dans son contraire, le
non-blanc, et non pas même dans le non-blanc en géné-
ral, mais dans ce non-blanc spécial qui est le noir, ou
dans telle autre couleur intermédiaire. Tout de même
pour le musicien, qui ne change et ne se perd que dans
le non-musicien, et non pas encore dans le non-musicien
en général, mais dans ce qui n'a pas cultivé la musique,
bien qu'il fût capable de la cultiver, ou dans telle autre
qualité intermédiaire.
Ce qu'on dit ici de termes simples, comme blanc et
musicien, s'applique également aux termes composés :
mais en général cette opposition des contraires passant
de l’un à l’autre, n'est pas comprise, parce que les pro-
priétés opposées des choses n’ont pas reçu de nom spécial
qui en signale les contraires. Je prends diverses choses
composées, et je cite les trois exemples suivants. Soit, si
l’on veut, quelque chose qui est organisé et dont toutes
les parties se correspondent harmonieusement. Je dis que
l'organique vient de l’inorganique ; et à l'inverse, l’inor-
ganique vient de l’organique. À l’organisation harmo-
nieuse des parties, je puis substituer leur ordre ou leur
combinaison ; cela revient toujours au même ; ainsi je
puis à l'organisation substituer la combinaison ou l’ordre,
soit dans une maison soit dans une statue. La maison
n'est que la combinaison de tels matériaux qui ont été
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VL 24
réunis d'une certaine façon, mais qui, antérieurement ne
l'étaient pas de cette façon spéciale. La statue, ou toute
autre chose figurée comme elle, vient de ce qui, antérieu-
rement, était sans figure et ἃ reçu l’ordre qui constitue la
statue. Les contraires sont, d’une part, ce qui ἃ une cer-
taine combinaison régulière ou un certain ordre régulier,
et de l’autre, ce qui n’a ni cet ordre ni cette combinaison.
Mais ces contraires n’ont pas reçu de nom spécial dans la
langue, c'est-à-dire que la statue, la maison, n’ont pas
leurs contraires.
Si cette théorie est vraie, comme elle semble l'être, on
peut dire d’une manière générale que, dans le monde en-
tier, tout ce qui vient à naître vient de contraires, et que
tout ce qui périt se résout dans ses contraires également,
ou dans ses intermédiaires, qui d’ailleurs ne viennent
eux-mêmes que des contraires. Ainsi, toutes les couleurs
intermédiaires dérivent du blanc et du noir, qui sont
aux deux extrémités; et l’on peut affirmer ainsi que toutes
les choses de la nature sont des contraires ou viennent
des contraires.
C'est là le point commun où sont arrivés tous les phi-
losophes dont nous parlions tout à l'heure. Sans peut-être
se bien rendre compte des expressions qu’ils emploient,
tous qualifient de contraires les éléments et les principes
qu'ils reconnaissent, et l’on dirait que tous sont conduits
à ce système par la force même de la vérité qui les y
pousse à leur insu. La seule différence, c’est que les uns
prennent leurs principes le plus haut possible, et que les
autres ne s'adressent pas à des termes aussi élevés et
aussi généraux : les uns s'adressant à la pure raison et
aux idées qui sont les plus claires pour elle ; les autres
22 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
s'adressant à des idées qui sont plus notoires que pour
les sens. Ainsi, pour les uns, les contraires élémentaires
sont le chaud et le froid, le sec et l’humide, toutes choses
qui nous sont révélées par la sensibilité ; pour les autres,
c'est le pair et l’impair, ou enfin c’est l'Amour et la Dis-
corde, qui sont les causes premières de toute génération.
Ces différents systèmes ne diffèrent entr'eux que par la
diversité des contraires, dont tous reconnaissent l’exis-
tence. Ils s'accordent donc en un sens, et en un sens ils
se contredisent, comme chacun peut le voir sans qu’il
soit besoin d'entrer dans de plus longs détails. Leur ana-
logie, c'est d'avoir tous également une série de contraires,
à l’aide de laquelle ils croient expliquer le monde ; leur
différence, c'est que les uns prennent des contraires plus
généraux et qui enveloppent plus de choses, tandis que :
les contraires admis par les autres sont moins vastes, et
sont à leur tour subordonnés à d’autres contraires qui les
enveloppent. Telle est la ressemblance et la dissemblance
de ces théories, où l'on s’exprime plus ou moins bien selon
qu’on s’en rapporte, comme je viens de le dire, soit à des
notions purement rationnelles soit à des notions purement
sensibles. L’universel est plus notoire à la raison ; le par-
ticulier l’est davantage aux sens ; car la notion sensible
n’est jamais que particulière. Le grand et le petit sont
des notions rationnelles plutôt que des notions sensibles ;
mais le rare et le dense ne sont guère compris que par la
sensibilité.
Donc, pour nous résumer, les principes sont nécessai-
rement des contraires.
D'ARISTOTE, LIVRE, 1, CH. VII. 23
VI.
En suivant ces considérations, nous allons rechercher
si les principes de l’être sont seulement au nombre de
deux, comme les contraires le sont nécessairement dans
chaque genre, ou bien s’il y ἃ dans l’être trois principes
au lieu de deux, ou même davantage. D'abord évidem-
ment, il n’y ἃ pas dans l’être un principe unique, ainsi
qu'on l’a dit, puisque les contraires sont au moins deux.
D'autre part, il n'est pas moins évident que les principes
ne peuvent être en nombre infini; car alors l’être serait
inaccessible à la science, et l’on ne pourrait jamais savoir
quels sont:ses principes. Dans tout genre quel qu’il soit,
il n’y ἃ jamais qu’une seule opposition par contraires ; et
dans le genre de la substance, par exemple, il n’y ἃ de
contraires que la substance, d’une part, et ce qui n’est
pas substance, d'autre part, c’est-à-dire les attributs ou
accidents. Mais si les principes ne peuvent être infinis,
ils peuvent bien être finis, comme le veut Empédocle, qui
prétend expliquer mieux les choses, avec ses principes
finis, qu'Anaxagore ne peut les expliquer par les infinis
qu'il admet. Ceci ne veut pas dire d’ailleurs que tous les
contraires sont des principes; car il y a des contraires
qui sont antérieurs à d’autres contraires, tandis que
d’autres contraires dérivent de contraires plus généraux.
Le doux et l’amer, le blanc et noir, se rapportent à des
genres supérieurs; et ce ne sont pas là des contraires qu’on
puisse considérer comme des principes, attendu que les
principes sont par leur nature absolument immuables. Je
conclus donc que les principes de l'être ne se réduisent pas
à un seul, et que de plus ils ne sont pas en nombre infini.
24 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Mais quel est le nombre des principes de l'être ? Du
moment qu'il sont en nombre limité, il semble assez diffi-
cile qu'ils ne soient que deux seulement; car on ne
comprend pas comment l’un pourrait agir sur l’autre.
La rareté ne peut rien sur la densité; pas plus que la
densité n’a la moindre action sur la rareté. L'Amour ne
peut pas davantage se concilier la Discorde, et la Discorde
de son côté ne peut rien faire de l'Amour. Mème re-
marque pour toute espèce de contraires. Mais si l’on sup-
pose entr'eux un troisième terme, ils peuvent agir alors
l’un ou l’autre sur cet élément nouveau, qui est différent
d'eux ; et voilà comment certains philosophes ont sup-
posé plus de deux principes pour expliquer les choses.
Une autre raison qui fait une nécessité d'admettre un
troisième terme, support des deux contraires, c’est que
les contraires ne sont jamais des substances; ils ne sont
que des attributs de quelqu’autre chose. Mais un prin-
cipe proprement dit ne peut jamais être l’attribut de quoi
que se soit; car il y aurait alors principe de principe,
puisque c’est le sujet des attributs qui est leur principe,
en leur étant toujours antérieur. De plus la substance,
comme on le sait, ne peut être contraire à la substance ;
elle ne peut pas venir davantage de ce qui n’est pas sub-
stance; et comment le principe, s’il n’est pas substance,
serait-il antérieur à la substance même?
S1 donc on admet d’une part que les principes sont des
contraires, et d'autre part qu'ils ne sont pas des substances,
on est amené à conclure qu'il faut nécessairement entre
les deux contraires supposer un troisième terme. C'est
bien là aussi ce que pensent les philosophes qui n'ad-
mettent dans le monde qu'un élément unique, l’eau, le
D'ARISTOTE, LIVRE LE, CH. VIL. 25
feu ou tel autre élément intermédiaire, dont ils font le
support commun des contraires ; et je remarque que c’est
plutôt cet intermédiaire qu’ils devraient choisir pour leur
élément unique, puisque le feu, la terre, l'air et l'eau sont
toujours mélangés et entremêlés de quelques contraires.
Aussi, je suis plutôt de l’avis de ceux qui ont recours à
cet intermédiaire qui n’est aucun des quatre éléments; et
je mettrais ensuite ceux qui adoptent l’air dont les diffé-
rences sont les moins sensibles, et enfin ceux qui ont
recours à l’eau. Mais je reviens, et je dis que tous ces phi-
losophes, quel que soit le prineipe unique qu’ils adoptent,
le transforment aussitôt par des contraires : le rare et le
dense, le plus et le moins, ou comme nous le disions
aussi un peu plus haut, l'excès et le défaut ; car c'est une
opinion fort ancienne que de réduire tous les principes τ΄
des choses à trois : l’unité, le défaut et l’excès. Mais ceci
n'a pas été entendu de la même manière par tout le
monde ; car les anciens prétendaient que c’est l'excès et le
défaut qui agissent, l’unité souffrant leur action, tandis
que les modernes soutiennent au contraire que c’est l'u-
nité qui agit, et que le défaut et l’excès supportent l'ac-
tion qu'elle exerce sur eux.
Les arguments qui précèdent et d’autres arguments
analogues qu’on y pourrait joindre, donnent à penser très
justement que les principes de l'être sont au nombre de
trois, ainsi qu'on vient de l’indiquer. En effet, on ne peut
aller au-delà de ce nombre, et l'unité suffit à souffrir et à
expliquer l'action des contraires. Mais si les principes
sont au nombre de quatre, il y a dès lors deux oppositions
de contraires, et il faudra un sujet et une unité à chacune
d'elles, c’est-à-dire qu’il y aura deux sujets au lieu d'un.
26 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
De même que si l’on suppose une seule unité pour les
deux oppositions, alors l’une des deux oppositions devient
parfaitement inutile. Il est d’ailleurs impossible qu'il y
ait dans chaque genre plus d’une seule opposition pri-
mordiale de contraires ; car, prenant le genre de la sub-
stance, par exemple, les principes ne peuvent plus y dif-
férer entr'eux qu'en tant que postérieurs et antérieurs ;
mais ils n’y diffèrent pas en genre, parce que dans chaque
genre il ne peut y avoir qu’une opposition à laquelle se
rapportent en définitive toutes les autres.
Ainsi donc, 1] y ἃ dans l'être plus d’un principe ; mais
évidemment il ne peut pas y en avoir plus de deux ou
trois. Où est ici le vrai? c’est ce qu'il est très-difficile de
dire.
VII.
:- Afin de suivre dans cette recherche une méthode sûre,
nous traiterons d’abord de la génération des choses,
entendue de la manière la plus large possible; car il
semble tout à fait rationnel et conforme à l’ordre naturel
d'exposer d’abord les propriétés communes des choses,
pour en arriver ensuite aux propriétés particulières.
Posons quelques principes qui serviront à expliquer la
théorie que nous adopterons.
2- Quand on dit d’une manière absolue ‘qu'une chose
vient d’une autre, ou d'une manière relative que la même
chose devient, par un changement quelconque, autre
qu'elle n’était, nous pouvons employer, pour rendre ces
idées, ou des termes simples ou des termes complexes :
simples, quand je dis que l’homme devient musicien, ou
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. VIIL. 27
que le non-musicien devient musicien; complexes, quand
je dis au contraire, en joignant les deux termes, que
l’homme non-musicien devient homme musicien. Dans un
cas, le terme est simple, homme, non-musicien, musicien ;
dans le second cas, le terme est complexe, homme non-
musicien, homme musicien. Dans l'expression complexe,
il y à à la fois, et le sujet qui devient quelque chose, et
l'attribut qu’il devient par le changement qu'il subit. De
ces deux expressions, la dernière signifie que non-seule-
ment l'être devient telle chose, mais que de plus il avait,
antérieurement à ce changement, une certaine manière
d'être différente. Quant à l'expression simple : L'homme
devient musicien, elle n’a pas une signification absolue ;
car elle ne signifie pas que l’homme a cessé d’être homme
pour devenir musicien; elle signifie uniquement que
l'homme, tout en restant homme, a subi ce changement
qui consiste à devenir musicien, ce qu'il n’était pas aupa-
ravant. Dans les choses qui se produisent ainsi, c’est-à-
dire où tel être subit telle modification et où telle chose
devient telle autre chose, nous entendons toujours qu'il y
a une partie qui subsiste tout en subissant un changement,
tandis qu'il y ἃ une partie qui ne subsiste pas et qui dis-
paraît. L'homme ἃ beau devenir musicien, il n’en sub-
siste pas moins en tant qu'homme ; l'homme reste; mais
le non-musicien, ce qui n’est pas musicien, peu importe
le terme plus ou moins compliqué dont on se sert ici, ne
subsiste pas ; et loin de là, 1] disparaît dans le change-
ment.
3- Geci posé, on peut appliquer ce principe à toute géné-
ration, et l’on verra que dans tous les cas, comme dans
celui-ci, 1] faut qu'il y ait un certain élément qui subsiste
28 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et demeure pour servir de support à tout le reste. Ce qui
subsiste ainsi est toujours un, numériquement parlant ;
mais il n’est pas toujours un, sous le rapport de la forme ;
et par la forme, j'entends ici la définition qui remplace le
sujet pour le déterminer par une qualité spéciale : ainsi
le non-musicien mis à la place de l’homme. Homme et
non-musicien ne sont pas des termes identiques, puisque
l’un subsiste tandis que l’autre ne subsiste pas. Ge qui
subsiste, c'est précisément ce qui n'est pas susceptible
d'opposition ; c’est l’homme proprement dit, tandis que
le musicien et le non-musicien ou l’homme non-musicien,
ne subsistent pas de cette facon. 1161
x- C’est surtout aux choses qui ne subsistent pas, qu’on
applique cette expression qu’une chose vient de telle
chose et non qu’elle devient telle autre chose ; on dit que
de non-musicien vient le musicien, car c’est le non-
musicien qui cesse de subsister ; mais comme ce n’est pas
l’homme qui cesse de subsister parce qu’il devient musi-
cien, on ne dit pas que d'homme il devient musicien. Par-
fois cependant on applique cette expression d’une ma-
nière vicieuse à ce qui subsiste, aux substances; et l'on
dit que la statue vient de l’airain, tandis qu’on devrait
dire, au contraire, que c’est l'airain qui devient statue.
Quant à l’attribut qui peut être l’un des deux contraires,
on emploie indifféremment l’une de ces deux expressions,
et l’on dit, ou que de non-musicien l’être devient musi-
cien, ou que telle chose devient telle autre chose. Ainsi
on dit également que du non-musicien vient le musicien,
ou que l’homme non-musicien devient homme musicien.
ὅν C'est que le mot Devenir peut avoir plusieurs sens,
selon qu'on le prend d’une manière absolue ou d’une
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VII. 29
manière relative. Lorsqu'une chose devient absolument
parlant, c’est qu’elle naît, et sort du non-être ; mais dans
les cas où l’expression n’est pas absolue, on ne dit pas
seulement qu’une chose devient; on ajoute qu’elle devient
telle autre chose, par suite du changement qu’elle subit.
Devenir d'une manière absolue ne 8 applique qu'aux sub-
stances ; tout autre Devenir suppose préalablement un
sujet déjà existant, qui subit une modification. Aïnsi les
changements qui se passent dans la quantité, la qualité,
la relation, le temps, le lieu, ne se produisent que par
rapport à un certain sujet, puisque jamais la substance
ne sert d’attribut à quoi que ce soit, tandis que tout le
reste sert d’attribut à la substance. Toutes les substances,
et en général tous les êtres qui ont l'existence d’une ma-
nière absolue, viennent d’un sujet antérieur qu’elles sup-
posent nécessairement. Toujours il y ἃ préalablement un
être qui subsiste avant celui qui naît et qui en sort, comme
est le germe dans les plantes et dans les animaux. Tout ce
qui naît, et devient généralement parlant, ne peut venir
que desmanières suivantes : transformation, comme la sta-
tue qui vient de l’airain ; addition, comme les plantes et
les êtres qui se développent en s’accroissant; réduction,
comme l’Hermès qu'on tire d'un bloc de marbre; arrange-
ment et combinaison, comme la maison qu'on bâtit; enfin
altération, comme les choses qui changent dans leur ma- .
tière. Mais tous ces changements supposent, on le voit
assez clairement, nt, un sujet quelconque qui existe antérieu-
rement à eux et qui est apte à les subir.
ἐ- Il résulte de ces considérations que, quand une chose
quelconque vient à se produire, le phénomène est tou-
jours complexe ; car 1l y ἃ deux termes : la chose même
30 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qui se produit, et celle qui devient de telle ou telle façon.
Cette dernière chose, qui est le sujet du changement, peut
présenter encore des nuances diverses ; car elle est ou le
sujet même ou l'opposé de ce qui devient ; et par ‘exemple,
l'opposé c’est le non-musicien qui devient musicien, au
lieu de l'homme qui serait le sujet propre. L’opposé, c'est
ce qui est privé de la forme, ou de la figure et de l’ordre,
comme dans les exemples cités plus haut; le sujet, c'est
l'or, l’airain ou la pierre. Une autre conséquence ὅν évidente
de ceci, c’est que, comme tout ce qui est dans la nature
a des principes primordiaux qui font que les êtres sont
ce qu'ils sont essentiellement, d’après les propriétés qui
leur font donner une dénomination spéciale, tout ce qui
se produit et devient se compose à la fois et du sujet et
de la forme que ce sujet vient à revêtir. Ainsi l'homme
devenu musicien est composé ‘en quelque sorte de
l'homme, qui est le sujet, et du musicien, qui est la forme
nouvelle de ce sujet; car la définition de l’homme musi-
cien pourrait se résoudre dans les deux définitions parti-
culières de l’homme et du musicien séparément. Ge sont
là les deux principes nécessaires de tout phénomène qui
se produit. Le sujet est un, numériquement parlant ; mais
il est deux, sous le rapport des espèces. Aussi est-ce
l'homme et l’airain, ou d’une manière plus générale, la
matière, que l’on compte ; parce que c’est elle qui est la
chose réelle, et que ce n’est pas seulement par accident
que le phénomène vient d'elle ; mais la privation et l'op-
position sont de purs accidents del être. Quant ὁ à la forme,
elle est_ absolument _une, et elle ne se ‘décompose pas
er ων ÉD γον ὁ Re"
‘comme le st sujet en deux éléments : c'est, par exemple,
Ed χω ΣΝ
ordre donné aux matériaux qui forment la maison; ou
FU
Ἢ
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. VI. 31
bien la musique, qui est la qualité nouvelle de l’homme
devenu musicien. |
+ Ainsi l'on peut dire que les principes sont au nombre
de deux; mais on peut soutenir aussi qu'ils sont au
nombre de trois, puisque le sujet se décompose en deux.
En un sens, les principes peuvent être encore considérés
comme des contraires, lorsqu'on dit que le non-musicien
devient musicien, que le chaud devient froid, que l'inor-
ganisé devient organisé. En un autre sens, les principes
ne sont pas des contraires ; car il est impossible que les
contraires agissent l’un sur l’autre, comme le font ici la
privation et la forme. Pour résoudre cette difficulté, 1]
faut remarquer que le sujet ne se confond ni avec la pri-
vation ni avec la forme, et il n est pas un contraire de La
nr
forme qu’ il reçoit. Ainsi donc les principes de l'être,
quand on n'en compte que deux, ne sont pas plus nom-
breux que les contraires ; et numériquement ils ne sont
que deux aussi; mais on ne peut pas dire qu'ils soient
absolument deux, attendu que leur essence est différente ;
et par exemple, l'essence de l’homme n’est pas identique
à l'essence du non-musicien, bien que ce soit l’homme
qui est non-musicien ; l'essence du non-figuré n'est pas
non plus identique à l'essence de l’airain, dans l'exemple
de la statue.
« Tel est donc le nombre des principes dans la génération
de tout phénomène naturel; et nous avons expliqué
comment il faut comprendre ce nombre. Il n’est pas
moins clair qu'il fant un sujet qui serve de support aux
deux contraires. Mais il n'est pas même besoin ici des
deux contraires : il suffit d’un seul pour produire le chan-
gement, selon qu il est présent ou qu'il est absent. Pour
32 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
faire bien voir ce qu'est cette matière qui sert de support
à la forme, je prends des comparaisons. Ge que l’airain
est à la statue, ce que le bois est au lit, ce que sont la
matière et le non-figuré à toutes les choses qui reçoivent
une figure et une forme, cette nature première qui sert
de support aux contraires, l’est à la substance, à l’objet
réel et sensible, à l'être en un mot. Elle est bien un prin-
cipe; mais son unité ne fait pas un être réel comme l’e est tel
objet individuel et particulier ; elle est une en ce_sens
seulement que sa définition est une ; mais elle ‘implique
en outre son contraire, qui est la privation.
a Je résume donc tout ce qui précède, et je dis qu’on
doit comprendre maintenant comment les principes sont
deux, et comment aussi ils sont davantage. D'abord on
avait montré que les principes ne peuvent être que des
contraires ; mais on ἃ dû ajouter qu'à ces contraires 1]
fallait nécessairement un sujet-qui léur servit de support:
et que par conséquent, il fallait bien compter trois prin-
_cipes, au lieu de deux. On doit voir clairement quelle est
la distinction établie ici entre les contraires, et quels
sont les rapports des principes entr'eux, et enfin ce qui
est le sujet qui sert de support. Ge qui reste actuellement
à savoir, c’est si l'essence des choses consiste dans la
forme ou dans le sujet. On résoudra plus tard cette ques-
tion ; mais 11 fallait d’abord se fixer sur le nombre des
principes, qui sont trois, et sur la manière dont 115 sont
trois ; et voilà quelle est notre théorie sur le nombre et la
nature des principes.
IX.
Les développements qui précèdent sont déjà une ma-
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IX. 33
nière de résoudre les difficultés qui arrêtaient les anciens
philosophes. Malgré leur amour sincère de la vérité et
malgré des recherches profondes sur la nature des choses,
ils s'égaraient dans les fausses voies où les poussait leur
inexpérience, et ils étaient amenés à soutenir que rien ne
naît et que rien ne périt : « Gar, disaient-ils, tout ce qui
« naît ou se produit doit venir de l'être ou du non-être;
« or, il y ἃ des deux parts égale impossibilité, puisque
« d’une part l’être n’a pas besoin de devenir puisqu'il est
« déjà, et qu’en second lieu rien ne peut venir du non-
« être et qu'il faut toujours quelque chose qui serve de
« Support.» Puis aggravant encore ces premières erreurs,
ils ajoutaient que l'être ne peut être multiple, et ils ne
reconnaissaient dans l'être que l'être seul. En d’autres
termes, ils étaient conduits à affirmer l'unité et l’immo-
bilité de l'être. Déjà nous avons indiqué d’où provenait
un système aussi faux. Mais à notre avis, il n’y a réelle:
ment ici que confusion de mots. Ainsi l’on dit qu’une
chose doit venir de l'être ou du non-être, que l'être ou le
non-être fait ou souffre telle chose, que telle chose devient
telle autre chose quelconque. Mais il ne faut pas se lais-
ser tromper par ces expressions. Elles ne sont pas plus
difficiles à comprendre que quand on dit que le médecin
fait on souffre telle chose, ou bien que de médecin il
devient telle ou telle chose, en acquérant telle ou telle
autre qualité. Cette seconde expression, relative au méde-
cin, à deux sens ; les autres expressions, à savoir que la
chose vient de l’être ou du non-être, que l'être ou le non-
être agit ou souffre, ont deux sens également. Si donc le
médecin vient à construire une maison, ce n’est certaine-
ment pas en tant que médecin; mais c'est en tant qu'ar-
3
34 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
chitecte ; s’il devient blanc, ce n’est pas davantage en
tant que médecin, c’est en tant qu’il était noir ou de telle
autre couleur. Mais s’il réussit ou s’il échoue en soignant
une maladie, c'est alors en tant que médecin et comme
médecin qu'il agit. La distinction est évidente; il suffit
de l'appliquer à l'être et au non-être. De même qu'on dit
au sens propre que c'est le médecin qui agit ou qui
souffre, quand 1] agit ou souffre expressément comme mé-
decin, de même quand on dit qu'une chose vient du non-
être, cela veut dire simplement qu'elle devient ce qu’elle
n'était pas.
Si les premiers philosophes se sont égarés, c’est qu'ils
n’ont pas fait cette distinction si simple, entre ce qui est
en soi et ce qui est accidentellement ; et cette première
erreur les a conduits à cette autre erreur, non moins
forte, que rien autre chose que l'être lui-même ne se pro-
duit ni n'existe, et qu'il n’y ἃ point de génération des
choses, tout étant immobile et un. Nous aussi nous con-
venons qu'absolument parlant rien ne vient de rien, du
non-être ; mais indirectement et accidentellement, quelque
chose peut très-bien venir du non-être. Le phénomène
vient de la privation, qui se confond avec le non-être,
c'esi-à-dire que la chose devient ce qu'elle n’était pas.
J'avoue que cette proposition est, au premier coup-d'æil,
faite pour étonner ; et on ne comprend pas bien d’abord
que, même en ce sens restreint, quelque chose puisse
venir de rien. Mais il faut bien remarquer que ce n’est pas
seulement du non-être que l'être vient par accident; c’est
aussi de l'être. L’être vient de l'être, d’une manière géné-
rale et peu précise, comme l'animal pris généralement
vient de l'animal, aussi bien que l’animal pris particuliè-
D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IX. 39
rement pourrait aussi venir de tel animal particulier. Par
exemple si l’on disait que le chien vient du cheval, on ne
pourrait jamais vouloir dire par là que c'est d’une ma-
nière directe; seulement, le chien en tant qu’animal, et
non pas spécialement chien, viendrait du cheval; car le
cheval est indirectement aussi animal ; mais ce n’est pas
du tout en soi que l’un viendrait de l’autre, si cette sup-
position était admissible ; le chien est déjà animal lui-
même, et 1] n'a que faire de le devenir. Mais quaud un
être doit devenir animal directement et non plus par
simple accident, ce n’est pas de l'animal pris en général
qu'il sort, c’est d’un être réel, et il ne vient alors ni de
l'être ni du non-être ; car cette expression : Venir du non-
être, signifie seulement que la chose devient ce qu'elle
n'était pas.
: Par là, nous n’ébranlons pas ce principe fondamental
que toute chose doit être ou n'être pas; l'être et le non-
être, limités comme nous le faisons, suffisent à résoudre
la difficulté à laquelle se sont heurtés les anciens philo-
sophes. Üne autre manière de la résoudre encore ce serait
de distinguer entre la puissance et l'acte, la simple possi-
bilité et la réalité positive. Mais nous avons traité à fond
cette théorie dans d’autres ouvrages, et nous croyons ne
pas devoir y revenir ici. Donc en résumé, nous avons expli-
qué, ainsi que nous l’avions promis, comment les anciens
philosophes avaient été conduits à méconnaître quelques-
uns des principes que nous adoptons, et comment ils
s'étaient tous écartés de la route où ils auraient compris
la génération et la destruction des choses, c’est-à-dire le
changement. Cette nature première du sujet, servant de
36 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
support à tout le reste, aurait suffi à dissiper leur igno-
rance, s'ils l’eussent reconnue ainsi que nous.
X.
ΟΠ y a bien quelques philosophes qui ont touché à cette
théorie de la nature première de l'être ; mais ils ne l’ont
pas approfondie suffisamment. Voici en quoi ils diffèrent
denous; c'est que reconnaissant que quelque chose peut
venir du non-être, ce qui donne toute raison à Parmé-
nide, ils affirment que cette nature première de l'être
étant une numériquement et en réalité, elle est une aussi
en puissance. Or, c'est là une opinion qui nous sépare
absolument d'eux. Pour nous, il nous paraît que la ma-
tière et la privation, loin de se confondre comme 115 le
veulent, sont des choses fort distinctes entr ’elles. La ma-
tière_ est le non-être indirectement ; mais Ja privation est
le non-être en soi; la matière, fort voisine de la sub=
stance, est à certains égards la substance même, tandis
que la privation ne peut jamais l’être. D’autres philo-
sophes ont pris pour le non-être un des deux contraires, le
grand ou le petit, par exemple, indifféremment, soit en
les réunissant tous les deux dans l’idée supérieure qui les
contient, soit en les considérant chacun à part. Mais on
voit que cette manière de comprendre la triade ou les
trois éléments de l’être, est tout à fait différente de la ma-
nière que nous venons d'indiquer. Ces philosophes, en
effet, ont bien admis, ainsi que nous, qu'il fallait dans
l'être une nature qui servit de support aux contraires ;
mais 115 ont supposé bien à tort que cette nature était
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. X. 37
une ; et si quelque philosophe se borne à reconnaître la
dyade composée du grand et du petit, il ne se trompe pas
moins que ceux dont nous venons de parler, puisqu'il
oublie toujours dans l'être cette partie qui est la privation.
ὁπ conçoit du reste aisément cet oubli. La partie de
l'être qui subsiste concourt, comme une mère en quelque
sorte, à produire avec la forme tous les phénomènes qui
adviennent. Mais quant à l’autre partie qui constitue
l'opposition des contraires, c’est-à-dire l’opposition de la
matière et de la forme, on peut bien croire qu’elle n'existe
pas, si l’on se borne à la regarder par son côté destructif,
puisque la privation tend à détruire les choses. En effet,
comme il y a dans les choses un élément divin, excellent
et désirable, nous reconnaissons volontiers qu'entre nos
denx principes, la matière et la privation, le dernier est,
on peut dire, contraire à cet élément divin, tandis que le
premier est fait par sa propre nature pour le rechercher
et le désirer. Mais dans les théories que nous combattons,
on est amené à supposer que le contraire désire sa propre
destruction. Cependant, il est également impossible et
que la forme se désire elle-même, puisqu'elle n’a aucune
défectuosité ni rien qui lui manque, et que le contraire la
désire, puisque les contraires se détruisent mutuellement.
Or, c’est là précisément Te rôle de la matière ; et l'on
pourrait d dire métaphoriquement que c’est comme la fe-
melle qui tend à devenir mâle, ou le laid qui tend à de-
venir beau. Mais la matière n’est pas le laid en soi; elle
ne l'est qu ‘indirectement ; etelle n’est pas davantage la
femelle en soi ; elle ne l’est que par accident, et à cause
de la privation qu’elle subit. À un certain point de vue,
la matière naît et périt ; et à un autre point de vue, on
38 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
peut soutenir également qu'elle ne naît point et qu'elle
ne périt point. Ce qui périt en elle, c'est la privation ;
mais en puissance, elle-même ne naît ni ne périt. Loin
de là, il faut nécessairement la concevoir comme impé-
rissable, et comme n'étant point engendrée, c’est-à-dire
comme ne devenant pas. Elle est, et elle subsiste ce qu’elle
est. En effet si elle naissait et se produisait comme se
produisent du non-être à l’être les phénomènes qu ’elle
subit tour à tour, 1l faudrait qu'il y eût antérieurement à
elle quelque principe primordial d’où elle pût sortir, un
sujet d’où elle pût naître ; or, c'est là précisément sa na-
ture propre de servir de sujet et de support ; et à ce
compte, la matière existerait avant même de naître,
puisque c’est elle qui est le sujet primitif où s'appuie
tout le reste, et d’où vient originairement et directement
la chose qui en sort. Mais la matière ne peut pas plus
périr qu’elle ne peut naître; car étant le terme extrême,
comme elle est le terme premier, il faudrait qu'elle ren-
trât en elle-même, et il s’ensuivrait qu’elle aurait péri
avant même de périr. Mais ce sont là des impossibilités
auxquelles il ne convient pas de s’arrêter davantage.
1 Quant au principe de la forme que je devrais traiter
après celui de la matière, ce n’est pas à la Physique,
mais à la Philosophie première de déterminer avec pré-
cision si ce principe est unique, ou s'il est multiple, et
d'en étudier la nature spéciale dans l’un ou l’autre cas.
Je renvoie donc à la Philosophie première cette théorie
importante ; et je ne veux parler ici que des formes na-
turelles périssables. Ce sera l’objet des démonstrations
qui vont suivre ; car je me suis borné jusqu'ici à établir
seulement qu'il y a des principes, et à faire voir quelle
D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. IL. 39
en est la nature et le nombre. Il me faut actuellement
aborder une autre étude non moins grave.
LIVRE ἢ].
DE LA NATURE.
Les êtres que nous voyons peuvent être tous partagés
en deux grandes classes : ou ils sont le produit direct de
la nature, ou ils viennent de causes qui ne sont plus elle.
Ainsi c'est la nature qui produit les animaux et les parties
diverses dont leurs corps sont composés ; c’est elle en-
core qui produit les plantes, et les éléments simples tels
que- ia terre, le feu, l’air et l’eau; car nous disons de
toutes ces choses et de toutes celles qui leur ressemblent,
qu'elles existent par le fait seul de la nature. Tous ces
êtres que nous venons d'indiquer, présentent une grande
différence par rapport à ceux qui ne sont plus comme
eux des produits de la nature. Tous les êtres naturels
portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement ou
de leur repos, soit que les uns soient doués d’un mou-
vement de locomotion dans l’espace, soit que les autres
aient un mouvement interne de développement et de des-
truction, soit que d’autres enfin aient un simple mou-
vement d’altération et de modification dans les qualités
qu'ils possèdent. Il n’en est plus de même pour les êtres
h0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qui ne sont pas naturels et qu'on peut appeler les pro-
duits de l’art: un lit par exemple, un vêtement ou tel
objet analogue n'ont en eux-mêmes, en tant qu’on les
rapporte à chacune des classes du mouvement et en tant
que l’art les produit, aucune tendance spéciale à changer
d'état. Ils n’ont cette tendance que d’une manière indi-
recte et purement accidentelle, en tant qu'ils sont com-
posés de pierre, de terre ou d’autres éléments analogues.
2 Π faut donc considérer la nature comme un principe et
une cause de mouvement ou d'inertie, pour l'être dans
lequel ce principe est en soi et primitivement, et non pas
uniquement d’une manière accidentelle et détournée. J’ai
déjà expliqué ce que j'entends quand je dis qu'une chose
est telle chose par accident ; mais je reviens à cette ex-
plication, et je cite un exemple. Si quelqu'un qui est mé-
decin se soigne lui-même et se rend la santé, je dis que
c'est indirectement et par accident que le médecin est
guéri; car ce n’est pas en tant que médecin à proprement
parler, c’est en tant que malade; et c’est par accident
que le médecin est guéri, et seulement parce qu'il s’est
trouvé à la fois que la même personne fût malade et mé-
decin ; mais ces deux qualités auraient pu fort bien être
séparées l’une de l’autre au lieu d’être réunies. On pent
en dire autant pour tous les êtres qui sont le produit de
l'art. Il n’en est pas un seul qui ait en lui-même le prin-
cipe qui le fait être ce qu'il est; mais tantôt ce principe
lui est extérieur, et 1] est dans d’autres êtres, comme
pour la maison par exemple, et pour tout ce que fabrique
Ja main industrieuse de l’homme ; tantôt le principe du
mouvement se trouve bien dans ces êtres ; mais 1] n'y est
pas par leur propre essence ; et ce sont ceux qui ne de-
#
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. 1. κι
Viennent qu'indirectement causes de leur propre mou-
vement.
ÿ Voilà ce que j'entends par nature. On dit des êtres
qu'ils sont naturels, et qu’ils sont de nature, quand ils
ont en eux-mêmes le principe qu'on vient de dire. Geux-
là sont ce que je nomme des substances ; car la nature
est toujours un sujet, et elle est toujours dans un sujet.
Tous ces êtres existent d’après les lois de la nature, avec
toutes leurs propriétés essentielles, comme existe, par
exemple, la qualité inhérente au feu, de toujours s’élever
en haut. Cette qualité n’est pas précisément la nature du
feu, et elle n’a pas de nature à elle ; mais elle est dans la
nature, et selon la nature du feu. Voilà donc ce qu’on doit
entendre par la nature d’une chose, et ce que signifie
être par nature et selon la nature.
«1 Nous n'essaierons pas de prouver l’existence de la
nature ; ce serait ridicule : car il saute aux yeux de tout
le monde qu'il y ἃ une foule d'êtres du genre de ceux
que nous venons d'indiquer ; et prétendre démontrer des
choses d’une complète évidence par des choses obscures,
ce serait le fait d’un esprit incapable de discerner ce qui
est ou ce qui n'est pas notoire en soi. C'est là d’ailleurs
une erreur trèes-concevable, et dont il n’est même pas très
malaisé de se rendre compte. Si un aveugle de naissance
se met à parler de couleurs, il pourra bien prononcer des
mots ; mais nécessairement il n'aura pas la moindre idée
des choses que ces mots représentent. De même, 11 y ἃ
des gens qui s'imaginent que la nature et l'essence de
toutes les choses que nous voyons, consiste dans cet
élément primitif qui est dans chacuue d’elles, sans y avoir
aucune forme précise, c’est-à-dire la matière. Ainsi
42 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
pour ces gens-là, la nature d'un lit, c’est le bois dont il
est fait; la nature de la statue, c'est l’airain dont elle
est composée. Antiphon donnait de ceci une preuve assez
plaisante ; et il disait que, si l’on enfouissait un lit en
terre, et que la putréfaction eût encore assez de force
pour en faire sortir uu rejeton, ce ne serait pas un lit qui
serait produit, mais du bois. A l'entendre, c’est qu’il y ἃ
dans le lit deux parties distinctes : l’une, qui est purement
accidentelle, et qui est une certaine disposition matérielle
conforme aux règles de la menuiserie ; l’autre, qui est la
substance vraie du lit, laquelle demeure sous les change-
ments et modifications qu’elle peut subir. Antiphon tirait
de là une conclusion générale ; et remarquant que toutes
les choses que nous voyons soutiennent le même rapport
à l'égard d’autres choses, l’or et l’airain, par exemple, à
l'égard de l’eau, ou bien les os et les bois à l'égard de la
terre, etc., etc., 1l affirmait sans hésiter que c’est bien là
ce qu'il faut entendre par la nature et la substance des
choses.
« C'est en suivant des idées analogues que certains phi-
losophes ont cru que la nature des choses, c’est la terre,
le feu, l’air ou la réunion de plusieurs de ces éléments,
ou de tous ensemble. L'élément unique ou les éléments
multiples dont chacun de ces philosophes admettait la
réalité et l'intervention, devenaient entre ses mains la
substance unique ou multiple de l'être lui-même, et tout
le reste n'était plus qu'affections, qualités, dispositions
de cette substance. On ajoutait que cette substance est
éternelle, attendu qu’elle n’a pas en elle-même de cause
spontanée de changement, tandis que tout le reste naît et
périt des infinités de fois.
D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. 1. UE)
Ainsi, en un sens, on peut appeler nature cette ma-
tière première, placée au fond de chacun des êtres qui
portent en eux le principe du mouvement et du change-
ment. . Mais à un autre point de vue, on peut trouver
aussi que la nature des êtres, c’est leur forme qui déter-
mine l’espèce impliquée dans leur définition; car de
même qu'on appelle art ce qui est conforme aux règles
et est un produit de l’art, de même on doit appeler
nature ce qui est selon les lois et est un produit de la
nature. Mais de même quon ne dit pas d’une chose
qu'elle est conforme aux règles de l’art ni qu’il y ait de
l'art en elle, tant qu’elle n’est encore qu’en puissance,
par exemple, un lit qui n'aurait pas encore reçu la forme
qui en fait un lit spécifiquement, de même on ne peut
pas dire davantage des êtres naturels qu'ils ont leur
nature, tant qu'ils ne sont qu’en puissance. La chair et les
os, par exemple, n’ont pas leur nature propre tant qu’ils
n'ont pas revêtu cette forme et cette espèce qui est
impliquée dans leur définition essentielle, et qui sert à
préciser ce qu'est pour nous l'os ou la chair ; tant qu'ils
ne sont qu'à l’état de simple possibilité, ils ne sont pas
encore dans la nature. Donc, même pour les êtres qui ont
en eux le principe du mouvement, pour les êtres naturels,
leur nature ne serait pas la matière comme on vient de
l'indiquer ; mais ce serait leur forme spécifique, leur forme
qui est inséparable d’eux, ou qui du moins ne peut en
être séparée que rationnellement et pour le besoin de la
définition qu’on veut en donner.
+ Le composé que forment ces éléments de la matière et
de la forme ne peut pas s’appeler la nature de l'être ;
seulement ce composé est naturel, 1l est dans la nature.
[4
πῆ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
L'homme, par exemple, n’est pas la nature de l'homme ;
mais c'est un être de nature, un être que la nature a
formé. Il est vrai que la nature comprise sous le rapport
de la forme est plus nature que la matière ; car les êtres
reçoivent leur dénomination bien plutôt quand 115 sont
en acte complet, en entéléchie, que quand ils sont en
simple puissance, comme l’est toujours la matière. Mais
il y à ici une grande différence: un homme vient d'un
homme, tandis qu’un lit ne vient pas d’un lit; et voilà
comment Antiphon et ses pareils soutenaient, comme on
vient de le voir, que la nature du lit n’est pas la figure
que l’art lui donne, mais le bois dont il est formé, puisque
le bois du lit mis en terre, s’il venait à y germer encore,
produirait du bois et non pas un lit. Mais si la configu-
ration du lit est de l’art comme l’avoue Antiphon, nous
pouvons en conclure que la forme des êtres constitue leur
nature, puisque de l’homme vient un homme et non point
un être que l’art puisse former.
Parfois on confond la nature avec la génération des
choses ; mais loin que la génération soit la nature, elle
tend à y arriver; elle est un acheminement vers la nature.
Quand un médecin ordonne une certaine médication,
loin qu’elle soit un acheminement à la médecine, elle en
part au contraire pour arriver à la guérison, à la santé,
que le médecin ἃ pour but de procurer. Mais ce n’est pas
là le rapport de la nature à la génération, qu’on prend
souvent pour elle. L’être que produit la nature va de
quelque chose à quelque chose, d’un certain état à un
état différent. Il se développe naturellement pour arriver
à un certain but. A quel but tend-il par ce mouvement
naturel? Ce n’est pas sans doute à l’état d’où il sort; c’est
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. I ho
à l’état qu'il doit atteindre et posséder. Donc encore ane
fois, la nature c’est la forme. Je rappelle d’ailleurs qu'on
peut donner deux acceptions diverses à ces expressions
de forme et de nature, puisque la privation peut être
aussi regardée comme une sorte de forme spécifique.
Reste à savoir si la privation est ou n’est pas un contraire,
en ce qui concerne la génération absolue des choses;
mais ce sera là l’objet d’une autre étude qui viendra plus
tard.
IL.
| Après avoir ainsi indiqué les différents sens qu'on peut
donner au mot de nature, il est bon de dire, en passant, en
quoi l'étude des Mathématiques se distingue de l'étude de
la Physique ; car les corps de la nature ont des surfaces,
des dimensions solides, des lignes et des points qui
forment l’objet propre des recherches mathématiques.
Peui-être faudrait-il encore voir, en étendant le cercle, si
l'Astronomie est distincte de la Physique, ou si elle n’en
est qu'une branche et une dépendance; car, si c'est au
Physicien de savoir ce que sont Le soleil ou la lune dans
leur essence, on pourrait trouver étrange que le Physi-
cien n'eût point aussi à connaître les phénomènes secon-
daires que ces grands corps présentent, surtout quand on
peut remarquer que ceux qui s'occupent de l'étude de la
nature traitent aussi de la figure du soleil et de la lune,
et s enquièrent, par exemple, si la terre et le monde sont
sphériques ou ne le sont pas. Le mathématicien, quand il
étudie les surfaces, les lignes et les points, ne les consi-
dère pas du tout par rapport aux corps réels et naturels,
h6 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dont ce sont là les limites; il ne considère pas davantage
leurs propriétés, en tant qu'elles peuvent appartenir à des
êtres réels et sensibles. Mais il abstrait ces notions, que la
raison peut en effet très-bien isoler du mouvement auquel
les surfaces, les lignes et les points sont mêlés dans la
réalité : et cette abstraction, n’amenant aucune altération
dans ces notions, n'est pas faite pour produire une
erreur.
à Mais le système des Idées est bien moins acceptable, et
ceux qui le soutiennent font comme les Mathématiciens ;
sans d’ailleurs s'en apercevoir, ils tirent leurs abstrac-
tions des choses naturelles, où elles sont beaucoup moins
de mise que dans les mathématiques. On peut très-aisé-
ment s'en convaincre en regardant aux définitions mathé-
matiques de ces choses, et en les comparant aux idées
qu'on entire. Ainsi, en mathématique, le pair et l’impair,
le droit et le courbe, ou bien encore le nombre, la ligne,
la figure peuvent fort bien se concevoir et exister sans le
mouvement. Mais dans la nature, on ne peut comprendre
la chair, les os, l’homme, sans le mouvement qui les pro-
duit. Toutes ces choses-là impliquent nécessairement
dans leur définition l’idée de mouvement, comme le
Camard implique nécessairement l'idée matérielle du nez,
tandis que le courbe est une abstraction qui n'implique
point l'idée d’une réalité. Les abstractions mathématiques
peuvent donc bien plus aisément se justifier. Il en est de
même encore des abstractions dont font usage les parties
des mathématiques qui sont les plus rapprochées de la
Physique, je veux dire l’Optique, l'Harmonie et l'Astro-
nomie, qui, à certains égards, ont une méthode inverse
de la Géométrie. Ainsi la Géométrie étudie la ligne, qui
D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. IL. 7
est bien physique ; mais elle ne l'étudie pas sous ce rap-
port, et elle la considère abstraitement, tandis que l'Op-
tique considère cette ligne mathématique, non pas en
tant que mathématique, mais en tant qu’elle joue un rôle
dans certains phénomènes naturels de la vision.
ἃ Quant au physicien, il ne considère pas les choses
d’une manière abstraite, comme on le fait en mathéma-
tiques ; il les considère dans leur réalité naturelle; et le
mot de Nature ayant les deux acceptions que nous avons
dites, la forme et la matière, il faut étudier les choses de
la nature, comme on le ferait si l’on voulait se rendre
compte de cette qualité abstraite de Camus, laquelle sup-
pose toujours la réalité matérielle d’un nez, puisqu'elle
ne s'applique exclusivement qu’au nez. Les choses de ce
genre ne peuvent exister sans matière, et pourtant elles
ne sont pas purement matérielles. Mais si l’on reconnaît ἢ
deux natures, on peut se demander de laquelle des deux
le physicien doit s'occuper; et si ce n’est pas leur résul-
tat commun qu'il doit uniquement étudier. Or pour
comprendre ce résultat, ne faut-il pas qu’il étudie aussi
les deux éléments qui le composent? Et par suite ne peut-
on pas demander si la connaissance de ces deux natures
est le fait d'une seule et même science, ou de sciences
distinctes? À ne regarder que les anciens philosophes, on
pourrait croire que la Physique doit se borner à l'étude
de la matière; car Démocrite, Empédocle et les autres
ont à peine effleuré la question de la forme et de l’es-
sence. Mais si l’art, qui n'est qu'une imitation de la
nature, s'occupe tout ensemble de la forme et de la
matière, on peut dire qu'il appartient à une seule et
même science d'étudier tout à la fois jusqu’à nn certain
Ι
ἠδ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
point la matière et la forme des choses naturelles. Par
exemple, si le médecin qui doit étudier la santé, étudie
de plus le flegme et la bile dans lesquels la santé consiste ;
et si de même, l'architecte s'occupe tout à la fois et de la
matière et de la forme de la maison, de ses murailles et
de ses bois, tous les autres arts faisant comme la méde-
cine et l’architecture, on ne voit pas pourquoi il en serait
autrement de la Physique ; et elle doit étudier à la fois
les deux natures, la matière et la forme. Ajoutez que c’est
à une seule et même science d'étudier la fin et le pour-
quoi des choses, ainsi que tous les phénomènes qui y
concourent. Or, la nature est la fin et le pourquoi des
choses; car là où le mouvement n’étant point imterrompu,
il y ἃ une fin à ce mouvement, cette fin est le terme der-
nier et le pourquoi de la chose qui ἃ ce mouvement
continu. Aussi l’exclamation du poète ne laisse-t-elle pas
que d’être assez ridicule à propos de la mort d’un de ses
personnages :
« C’est la fin pour laquelle il avait été fait. »
Comme s’il suffisait qu'un terme fût le dernier pour que
ce fût la fin véritable à laquelle l'être tendait; et comme
si la fin ne devait pas toujours être le bien et le bien tout
seul de l'être qui tend à cette fin!
4 Pour bien se convaincre que la Physique doit tout en-
semble étudier la matière et la forme, il n’y ἃ qu'à
regarder encore les procédés des arts. Tous les arts con-
fectionnent de la matière; mais les uns ne font que pré-
parer des matériaux. et les autres les emploient du mieux
qu'ils peuvent à notre usage. Aussi nous nous servons
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. IL h9
des choses comme 51 elles n’existaient qu’en vue de nous;
car nous pouvons bien nous regarder comme une sorte
de fin, et comme le pourquoi de toutes les choses que
l'art fabrique pour notre utilité. D'ailleurs, le pourquoi
peut s'entendre de deux façons, ainsi que nous l'avons
expliqué dans nos livres intitulés : De la philosophie.
Mais je continue, et je dis qu’il y ἃ deux espèces d'arts
qui commandent à la matière et qui en jugent : l’un, em-
ployant les choses, et l’autre, dirigeant l’industrie qui les
façonne, comme un habile architecte dirige ses ouvriers.
Ce n'est pas que celui qui emploie les choses et les juge
selon qu'elles lui servent, ne joue aussi le rôle d'architecte
dirigeant, puisqu'il demande les choses telles qu’il les lui
faut ; mais 1 il y ἃ ici cette différence entre les deux arts,
que ᾿ un, celui qui juge l’usaige, ne s’occupe que de la
forme, tandis que l’autre, celui qui façonne les choses, ne
s'occupe guère que de la matière. J’éclaircis ma pensée
par un exemple : le pilote qui emploie le gouvernail sur
le navire, sait quelle en doit être la forme et il la com-
mande ; mais le constructeur sait de quel bois le gou-
vernail doit être fait, et quels sont les services et les ma-
nœuvres qu'on en attend. Du reste une différence encore
plus grande entre l’art et a nature, c'est que dans les
produits de l’art, c'est nous qui façonnons la matière en
vue de l’usage à laquelle nous la destinons ; mais dans
les choses de la nature, la matière est toute faite.
5 Enfin, ce qui prouve bien que la Physique doit tout
ensemble étudier la forme et la matière, c’est que ce sont
là des relatifs, puisque la matière varie avec la forme, et
αὶ "à une f forme différente correspond aussi une autre ma-
tière ; [et une science ne peut connaître un des relatifs
ἤ
50 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
sans connaître aussi l’autre. Mais jusqu'à quel point le
Physicien doit-il étudier la forme et l'essence des choses ?
Ne doit-il les étudier qu'à un point de vue restreint,
comme le médecin étudie la nature des nerfs en vue de
la santé, et le fondeur, la nature de l’airain en vue de la
statue qu’il doit fondre ? Doit-il aussi étudier les choses
qui, bien que séparables au point de vue de la forme, n’en
sont pas moins toujours mêlées à la nature, par exemple,
l'âme humaine ? Puisque, comme on dit, c'est l’homme
et le soleil qui engendrent l’homme. Mais je ne pousse
pas ces questions plus loin ; car elles appartiennent à la
Philosophie première, qui doit seule rechercher ce que
c’est que le séparable, et quelle en est l'essence.
IT.
Après les explications qui précèdent, il convient d’étu-
dier les causes auxquelles on peut rapporter tous les
phénomènes naturels ; et d'en bien déterminer le nombre
et les espèces. Ce traité a pour but en effet de connaître
la nature ; et comme on ne croit connaître une chose que
quand on en sait le pourquoi et la cause première, 1] est
clair que la Physique doit faire aussi cette étude indis-
pensable, en ce quiregarde la génération et la destruction
des choses, c'est-à-dire tous les changements qui ont lieu
dans la nature. Une fois que nous connaîtrons les prin-
cipes de ces phénomènes, nous pourrons rattacher à ces
principes tous les problèmes que nous agitons.
Le mot de cause ἃ plusieurs acceptions qu'il faut si-
gnaler. D'abord en un sens on appelle cause ce qui com-
pose une chose, et ce dont elle provient. Ainsi l’on peut
D'ARISTOTE, LIVRE Il, CH. ΤΙ. δι
dire en ce sens que l’airain est cause de la statue, que
l'argent est cause de la burette ; et l’on appliquerait cette
locution à toutes les choses du même genre. C’est là la
cause matérielle. En un second sens, la cause est la forme
et le modèle des choses; c'est la notion qui détermine
l'essence et de la chose et de tous les genres supérieurs
desquels elle dépend. Ainsi en musique, la cause de l’oc-
tave c’est le rapport de un à deux ; et d’une manière plus
générale, c’est le nombre ; et avec le nombre, ce sont les
éléments essentiels qui entrent dans sa définition. C’est
là la cause essentielle. À ces deux premières acceptions
du mot de cause, on peut en ajouter une troisième. La
cause est encore le principe premier d'où vient le mou-
vement ou le repos. Ainsi celui qui dans un certain cas,
a donné le conseil d'agir est en ce sens la cause des actes
qui ont été accomplis ; le père est la cause de l'enfant ;
et d'une manière générale, ce qui fait est cause de ce qui
a été fait; ce qui produit le changement est cause du
changement produit. C’est là la cause motrice. Enfin, et
en quatrième lieu, la cause signifie la fin et le but des
choses : et c’en est alors le pourquoi. Ainsi la santé est
la cause de la promenade, puisqu'on se promène pour
conserver sa santé; car si l’on demande : Pourquoi un tel
se promène-t-il ? on répondra : C’est afin de se bien
porter ; et en faisant cette réponse, nous croyons indi-
quer la cause qui fait qu’un tel se promène. Gette accep-
tion s'étend du moteur initial à tous les intermédiaires
qui contribuent à atteindre la fin poursuivie, après que
le moteur premier a eu commencé le mouvement. Par
exemple, la diète et la purgation peuvent être regardées
comme des causes intermédiaires de la santé, ainsi que
02 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
le sont les instruments et les opérations du chirurgien ;
car tous ces intermédiaires concourent chacun dans leur
genre à la fin qu’on se propose ; et la seule différence
c'est que les uns agissent directement pour causer la
santé, et que les autres sont de simples moyens pour y
arriver d’une manière détournée.
Telles sont à peu près toutes les acceptions du mot de
cause. Par suite de ces diversités de sens, une même
chose peut avoir plusieurs causes à la fois, sans que ce
soit du tout d’une manière indirecte et accidentelle. Ainsi,
pour la statue, on peut lui assigner pour causes directes
et non point accidentelles et l'art du statuaire qui l'a
faite et l’airain dont elle est formée. Ces deux causes
sont également réelles ; seulement, elles différent en ce que
l’une est la cause matérielle, et en ce que l’autre est la
cause motrice, celle d’où est partie l'initiative du mouve-
ment. C'est encore en ce sens qu'il y ἃ des choses qui
sont réciproquement causes les unes des autres. Ainsi
l'exercice est cause de la santé, et à son tour la santé est
cause de l'exercice ; seulement, dans le premier cas, la
santé est la cause finale, tandis que dans le second la
santé est la cause motrice. Voilà comment il se fait
qu'une seule et même chose peut être cause des con-
traires ; car, le même objet qui est cause de tel effet
quand il est présent, peut être cause de tel effet con-
traire quand il est absent et qu'il n’agit plus. Par exemple,
l'absence du pilote peut être considérée comme la cause
de la perte du navire, parce que la présence de ce même
pilote est la garantie du salut.
Toutes les causes peuvent donc être ramenées aux
quatre espèces que nous venons d'indiquer, et qui sont
D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. UT. 53
les plus évidentes de toutes. La cause matérielle est peut-
être la plus fréquente ; et c’est ainsi que dans l'alphabet
les lettres sont causes des syllabes ; que la matière est
cause des objets que l’art fabrique; que le feu et les
autres éléments sont causes des corps qui en sont com-
posés; que les parties sont causes du tout, et que les pro-
positions sont causes de la conclusion qu’on en tire.
Toutes ces causes sont causes en tant que la chose en
vient et en est formée. Ainsi les quatre causes sont : où
le sujet et la matière de la chose, comme les parties rela-
tivement au tout: ou l’essence de la chose, comme le tout
relativement aux parties, la combinaison qui les réunit,
la forme qu’elles reçoivent ; ou l’origine de la chose, le
principe du changement en elle, soit mouvement, soit
repos, comme le germe d’où sort la plante, le médecin
qui ordonne une potion salutaire, le conseiller qui pousse
à agir; ou enfin, et en quatrième lieu, le pourquoi et la
fin des choses, en d’autres termes le bien de tout le reste;
car le pourquoi ἃ droit d’être regardé comme ce qu'il y a
de meilleur dans les choses, et comme la fin de tout ce
qui s'y rapporte et s’y subordonne. Quand je dis que le
bien est la fin de tout, il importe peu que ce soit effecti-
vement le bien ou ce que nous prenons pour le bien, d’a-
près l'apparence qui nous frappe. Telles sont les causes
diverses, et telle est le nombre de leurs espèces.
A ces quatre causes, 1} faut joindre les nuances qu’elles
peuvent présenter, mais qui ne sont pas aussi nombreuses
qu'on pourrait le croire, parce qu’on peut les réduire en
les résumant. Outre les acceptions diverses que nous
venons de noter, il se peut aussi que même entre des
causes d'espèce pareille il v ait des différences de rang,
9ἡ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et que l’une soit antérieure ou postérieure à l’autre.
Ainsi le médecin et l’homme de l’art sont subordonnés
entr’eux ; ils causent tous deux la santé; mais le médecin
en est la cause immédiate, tandis que l’homme de l'art,
genre auquel appartient le médecin, en est une cause
plus éloignée. De même, dans l'harmonie, c’est le double
et ie nombre qui sont causes de l’octave ; mais le double
en est la cause prochaine, tandis que le nombre, genre
auquel appartient le double, est la cause postérieure ou
antérieure. C’est, comme on le voit, le rapport général
des contenants à tous les objets particuliers qu’ils em-
brassent. À cette différence d’antériorité et de postério-
rité en succède une autre, selon que les causes sont
directes ou indirectes et accidentelles. Ainsi, c'est autre-
ment que Polyclète est cause de la statue, et que le
statuaire en est aussi la cause. Polyclète est un accident
du statuaire qui pouvait avoir un tout autre nom, et Poly-
clète n’est que la cause accidentelle, tandis que le sta-
tuaire est la cause directe, la cause en soi. Sous ce
rapport, on peut encore remonter plus haut et appeler
causes aussi les genres supérieurs où l'accident est im-
pliqué ; et c’est ainsi qu’on pourrait dire que l’homme est
cause de la statue, puisque Polyclète et le statuaire sont
hommes. On pourrait même, si l’on voulait, aller plus
haut que l’homme, et dire que la cause de la statue c'est
l'être vivant, genre auquel appartiennent l’homme, le
statuaire et Polyclète. C’est qu’il y a en effet des acci-
dents qui sont plus éloignés ou plus rapprochés les uns
que les autres, et l’on pourrait, par exemple, dire encore
ici que c'est l’homme blanc ou le disciple des Muses qui
est la cause de la statue. Mais ce serait aller chercher bien
D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. ΤΙ. 99
loin des accidents qui, sans être faux, paraîtraient cepen-
dant assez étranges. Il faut donc se borner à dire que la
cause la plus prochaine de la statue, c’est le statuaire qui
la fait.
Après ces acceptions diverses du mot de cause, et ces
nuances de causes propres et de causes indirectes, il faut
faire une distinction nouvelle entre les causes qui, simple-
ment, peuvent agir et celles qui agissent effectivement.
S'il est question, par exemple, d’une maison, la cause de la
construction, c’est ou le maçon qui pourrait la construire,
ou le maçon qui la construit réellement.
Ges distinctions que nous venons d’énumérer peuvent
s'étendre des causes à leurs effets ; et, par exemple, elles
peuvent s'appliquer directement à cette statue qu'on ἃ
sous les yeux et qne l'artiste vient de faire ; puis, plus
généralement à la statue ; et plus généralement encore, à
l'image, qui est le genre de la statue ; ou, pour prendre
un autre exemple assez voisin, l’airain qu’on a sous les
regards, l'airain en général, et d’une manière encore
plus générale, la matière qui est le genre de l’airain.
Même remarque pour les attributs et les accidents de ces
effets ; l’airain peut être jaune, vert, bleuâtre, etc. Enfin,
on peut réunir plusieurs de ces causes et de ces nuances,
et dire, par exemple, le statuaire Polyclète, au lieu de dire
séparément Polyclète et le stataaire. Ges nuances sont
donc au nombre de six, antérieures et postérieures,
directes et indirectes, possibles et réelles; et elles sont
susceptibles de deux sens chacune, selon qu’on prend la
cause même ou son genre, selon qu'on prend l'acci-
dent ou le genre de l’accident, selon enfin qu’on les prend
combinées ou isolées dans les mots qui les expriment.
56 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Une distinction générale pour toutes les causes, c’est
celle de l’acte et de la puissance ; car, chacune des quatre
causes peut être ou actuelle, c'est-à-dire agissant actuel-
lement, ou simplement en état d'agir sans agir réellement.
La seule différence, c’est que les causes actuelles, produi-
sant un effet particulier et réel, sont ou ne sont pas avec
les effets qu’elles produisent, existant ou disparaissant en
même temps qu'eux; par exemple, si le médecin guérit,
il faut qu'il existe en même temps que le malade objet
de ses soins ; si le constructeur construit, il faut qu’il
existe en même temps que la maison, résultat de son
travail. Mais les causes en puissance ne sont pas dans le
même cas; elles ne sont pas nécessairement contem-
poraines de leurs effets. Le maçon capable de construire
la maison peut ne pas la construire; et la maison peut
durer encore après le maçon qui l’a construite. L’un et
l'autre ne périssent pas à la fois.
Du reste, dans la recherche des causes comme dans
toute autre recherche, il faut toujours remonter aussi
haut que possible. Ainsi, pour savoir qui est la cause de
la maison construite, il faut remonter jusqu'à l'homme,
genre de l'architecte qui l’a bâtie, en se conformant aux
règles de l’art. Cet art est donc la cause antérieure et
supérieure de la maison; et ainsi du reste. Les genres
d’ailleurs sont causes des genres, comme les individus
sont causes individuelles. Ainsi, génériquement, c'est le
statuaire qui est cause de la statue; mais c’est tel indi-
vidu statuaire qui est cause de telle statue particulière,
de même aussi que les causes en puissance ne produisent
que des eflets en puissance, et les causes en acte pro-
duisent des effets actuels.
D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IV. 07
Nous terminons ici ce que nous avions à dire sur le
nombre des causes et sur leurs nuances.
IV.
Jl nous semble que nous avons épuisé le nombre des
causes; mais, parfois, on compte parmi les causes le
hasard, la spontanéité; et l’on dit de bien des choses
qu'elles sont produites d’une manière spontanée et for-
tuite, qu'elles sont causées par le hasard. Nous allons
examiner s'il est possible de comprendre, parmi les
causes que nous avons énumérées, le hasard et la spon-
tanéité, et surtout ce que c’est que la spontanéité et le
hasard, et si ce sont des choses identiques ou différentes.
D'abord il faut remarquer qu’il y a des philosophes qui
nient le hasard, et qui soutiennent que le hasard ne pro-
duit jamais rien. Toutes les choses qu'on attribue au
hasard, disent-ils, ont une cause déterminée ; seulement,
on ne la voit pas. Ainsi quelqu'un va au marché, et il y
fait par hasard la rencontre d’une personne qu'il ne s’at-
tendait pas du tout à y trouver. On dit qu'il l’y a ren-
contrée par hasard ; mais la cause de ce prétendu hasard,
remarquent nos philosophes, c'est la volonté d’aller au
marché pour y faire quelque empletie; et cette volonté
était parfaitement réfléchie; elle n’avait rien de fortuit.
Il en est de même, ajoutent-ils, pour tous les cas attribués
au hasard ; et, en y regardant de près, on découvre tou-
jours une cause, qui n’est pas du tout le hasard qu’on
suppose. Les philosophes ajoutent encore que si le hasard
était aussi réellement cause qu’on le dit, il y aurait lieu
de s'étonner qu'aucun des anciens sages qui ont étudié si
28 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
profondément les causes de la génération et de la destruc-
tion des choses, n’en aient pas dit un seul mot;et l’on en
conclut que ces sages n'ont pas admis que le hasard fût
une cause, et que rien püût jamais venir du hasard.
J'avoue que ce silence même des anciens sages est fait
pour étonner; et à tout moment on parle dans le langage
ordinaire de choses qui se produisent et qui existent par
l'effet du hasard et tout spontanément. On sait bien qu'on
peut rapporter chacune de ces choses à quelque cause
ordinaire, comme le veut cette maxime de la sagesse
antique qui nie le hasard ; et pourtant tout le monde dit
sans cesse que certaines choses viennent du hasard, et
que d’autres n’en viennent pas. Il eût donc été bon que
de façon ou d'autre ces sages dont nous venons de parler
examinassent ces questions. Mais personne parmi eux
n'a supposé que le hasard fût un de ces principes dont ils
se sont tant occupés, la Discorde ou l'Amour, le feu ou
l'air, l’Intelligence ou tel principe analogue. Il y a donc
lieu de s’étonner, ou que les anciens philosophes n’aient
pas admis le hasard, ou que s’ils l’'admettaient ils l'aient
si complétement passé sous silence. Ge n’est pas que plus
d’une fois ils n’en aient fait usage dans leurs théories ; et
c'est ainsi qu'Empédocle prétend que l'air ne se sécrète
pas toujours dans la partie la plus haute du ciel, mais
qu'il se sécrète aussi au hasard et n'importe où. 1] dit en
propres termes :
« L'air alors court ainsi, mais souvent autrement. »
Aiïlleurs il dit encore que presque toutes les parties des
animaux sont le produit d’un simple hasard.
D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. IV. 59
Il y ἃ d’autres philosophes, tout au contraire, qui rap-
portent formellement au hasard seul tous les phénomènes
que nous observons dans le ciel et dans le monde. A les
entendre, c’est le hasard qui ἃ produit la rotation de
l'univers et le mouvement, qui ἃ divisé et combiné les
choses de manière à y mettre l’ordre que nous y voyons
en l’admirant. Mais, c’est surtout ici qu'il faut s'étonner.
Voyez, en effet, quelle contradiction : d’une part, on
soutient que les plantes et les animaux ne doivent point
leur reproduction au hasard, et que la cause qui les en-
gendre est ou la nature ou l’Intelligence, ou tel autre
principe non moins relevé, attendu que les choses ne
sortent pas indifféremment de tel ou tel germe, et qu'ainsi
de l’un sort un olivier, tandis que de l’autre sort un homme ;
et, d'autre part, on ose avancer que le ciel et les choses les
plus divines, parmi les phénomènes visibles à nos sens, ne
sont que le produit tout spontané du hasard, et que leur
cause n'est pas du tout analogue à celle qui fait naître les
plantes et les animaux! Mais, en admettant même qu'il
en soit en ceci comme le disent ces philosophes, cette
théorie, ainsi présentée, mérite qu’on s’y arrête et qu'on
en parle un instant pour en dévoiler les contradictions.
En soi, elle est insoutenable; mais il est bien plus
absurde encore de la défendre, quand on voit soi-même
que rien dans le ciel ne se produit au hasard et irrégu-
lièrement, tandis qu’au contraire il y a beaucoup d'effets
du hasard dans l’organisation des animaux et des
plantes, d’où l’on veut cependant que le hasard soit tout
à fait exclu. Il nous semble qu'il faudrait précisément se
former des opinions contraires, et qu'il y aurait lieu de
bannir le hasard du ciel où il n’est jamais, et de le re-
60 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
connaître dans la nature vivante où il est quelquefois.
Enfin, il y ἃ des philosophes qui, tout en reconnaissant
le hasard comme une cause réelle, le regardent comme
impénétrable à l'intelligence humaine, et en font quelque
chose de divin et de réservé aux esprits et aux démons.
Ainsi, pour compléter notre théorie des causes, il faut
étudier le hasard et la spontanéité, d'abord pour voir si
ce sont là des choses identiques ou distinctes, et ensuite
si elles peuvent rentrer dans les causes que nous avons
reconnues et déterminées plus haut.
V.
D'abord, pour bien fixer le domaine du hasard, il faut
remarquer que, parmi les choses, les unes sont éternelle-
ment ce qu'elles sont et d’une manière uniforme, et que les
autres sont d'une certaine façon dans la majorité des cas.
Evidemment le hasard n’a rien à faire et n'a pas de place,
ni dans les unes ni dans les autres, ni pour ce qui est
nécessairement et toujours, ni pour ce qui est le plus
ordinairement. Mais, en dehors de ces deux ordres de
choses, il y en a où tout le monde reconnaît en quelque
sorte, du hasard, parce qu'elles ne sont ni constantes ni
même habituelles. C'est dans celles-là qu'il v a du hasard
et de la spontanéité, et 1] faut bien le reconnaître ; car
nous savons à la fois, et que les choses de ce genre
. viennent du hasard, et que les choses qui viennent du
hasard sont de ce genre. Mais, allons plus loin. Parmi
tous les phénomènes qui se produisent, les uns sont
faits en vue d’une certaine fin, et les autres ne sont pas
produits ainsi. Dans les premiers, 1} y ἃ tantôt préférence
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 61
réfléchie et intention; tantôt il n’y en a point ; mais dans
tous on peut voir qu'ils sont faits en vue d’une certaine
fin. Par suite, on peut admettre que, même parmi les
choses qui sont contraires au cours nécessaire et ordi-
naire des choses, il y en a qui ont un certain but. Or, les
choses ont un but toutes les fois qu’elles sont faites par
l'intelligence de l’homme ou par la nature; et si les
choses de ce genre arrivent accidentellement ou indirec-
tement, c'est alors au hasard que nous les rapportons.
De même, en effet, que l’être est ou en soi ou acciden-
tellement, de même aussi la cause peut être ou en soi ou
simplement accidentelle et indirecte. Par exemple, la
cause en soi de la maison, c’est l'être capable de cons-
truire les maisons ; mais la cause indirecte, c’est le blanc
ou le musicien, si l’on dit de l’homme qui l’a bâtie qu’il
est musicien ou-qu'il est blanc; car ce ne sont là que des
accidents par rapport à la construction de la maison. La
cause en soi est toujours déterminée et précise; il n’y en
a qu'une pour un effet; mais la cause indirecte et acci-
dentelle est indéterminée et infinie; car un être peut
avoir une infinité d'attributs et d'accidents. Je le répète
donc : lorsque parmi les choses qui peuvent avoir une
fin , il s’en produit une accidentellement et indirecte-
ment, on dit alors qu'elle est fortuite et spontanée. Plus
tard nous expliquerons la différence que peuvent pré-
senter ces deux termes; mais, pour le moment, nous
nous bornons à dire, que tous deux s'appliquent à des
choses qui peuvent avoir une fin et un pourquoi. Par
exemple, un créancier serait bien allé au marché pour en
rapporter son argent, s'il avait pu croire qu'il y trouvât
son débiteur; mais il v est allé sans avoir cette intention
62 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qu'il aurait pu cependant avoir ; c'est donc accidentelle-
ment qu'y étant allé, il y ἃ fait ce qu'il fallait pour recou-
vrer la somme qui lui était dûe, au moment qu’il a vu
celui qui la lui devait. Rencontrer son débiteur en celieu,
n’était pour le créancier, ni un acte ordinaire, ni une né-
cessité. Dans cette occurrence, la fin, c’est-à-dire le recou-
vrement de l'argent, n’est point une de ces causes qui
ressortent nécessairement du fond même de la chose;
c'est simplement un acte de réflexion et d2 choix qu'on
pouvait faire ou ne pas faire ; et, par rapport à cette fin,
on peut dire que le créancier est allé par hasard au mar-
ché. S'il y était allé de propos délibéré et pour cet objet
spécial expressément, soit qu'il y allât toujours, soit qu'il
y allât le plus ordinairement pour recouvrer sa dette, on
ne pourrait plus dire que c’est par hasard qu'il y est
allé cette fois là.
On peut donc définir le hasard : une cause accidentelle
dans celles de ces choses visant à une fin qui dépendent
de notre libre arbitre. C’est là comment le hasard se rap-
porte au même objet que l'intelligence, tout difiérent
qu'il est; car, partout où il y a choix et délibération réflé-
chie, il y a intervention de l'intelligence. Ainsi, les causes
qui produisent les effets attribués au hasard sont néces-
sairement indéterminées ; et cela donne à croire que le
hasard est une de ces choses indéfinissables qui restent
profondément obscures aux regards de l’homme. C'est là
ce qui fait aussi qu'on est porté à soutenir que rien ne
peut venir du hasard ; et les deux opinions peuvent se
défendre, toutes contraires qu’elles sont, parce qu'elles
reposent toutes deux sur des fondements purement lo-
giques. À un certain point de vue, un fait vient du hasard
D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. V. 63
parce qu’il se produit accidentellement et indirectement ;
et dès lors la fortune peut en être regardée comme la
cause en tant que le fait est accidentel ; mais, absolument
parlant, le hasard n’est cause de quoi que ce soit. Par
exemple, la cause en soi de la maison, la cause directe et
essentielle, c’est le maçon qui la construit ; mais indirec-
tement et accidentellement, c'est le joueur de flûte, si le
maçon ἃ ce talent ; et, pour reprendre l'exemple cité plus
haut, il peut y avoir un nombre infini de causes qui font
qu'un homme allant sur la place publique en rapporte
son argent, sans y être allé du tout avec ceïte intention,
et qu’il y soit allé simplement pour y voir un ami, ou pour
y suivre un procès dans lequel il est ou défendeur ou
accusateur.
On peut dire, avec non moins de vérité, que le hasard
est une chose déraisonnable ; car la raison éclate dans les
choses qui sont éternellement ou du moins le plus ordi-
nairement de telle ou telle façon, tandis que le hasard ne
se rencontre que dans les choses qui ne sont ni éternelle-
ment, ni dans la majorité des cas; et comme les causes
de ce dernier sont indéterminées, le hasard est indéter-
miné tout comme elles. Néanmoins on peut, dans certains
cas, se demander si les causes du hasard sont purement
arbitraires. Ainsi un malade guérit sans qu’on sache au
juste à quoi rapporter sa guérison. Est-ce au bon air qu'il
a respiré? Est-ce à la chaleur qu'il ἃ ressentie? Ou serait-
ce encore à la coupe de ses cheveux, qu'il a fait raser à
un certain moment? Ces trois causes possibles sont acci-
dentelles également ; mais il y a même parmi ces causes
un certain degré ; et les unes sont certainement plus rap-
prochées que les autres.
64 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
On donne parfois, au hasard, le caractère même des
choses qui surviennent. Si c'est un événement heureux,
on dit que le hasard est heureux ; et on dit qu’il est mal-
heureax, si c’est un malheur qui survient. Si les choses
sont de peu d'importance, on garde le mot de hasard ;
mais si elles prennent quelque grandeur, on ne parle plus
de hasard, mais on parle de prospérité ou d’infortune.
Parfois même, sans que la chose se réalise, on emploie le
mot de prospérité et d’infortune, s’il s’en est très-peu
fallu qu’elle ne se réalisât. On voit alors le mal ou le bien
comme s'ils étaient déjà réalisés; et quand il s’en manque
de si peu, on peut croire qu'il ne s’en manque absolument
de rien. D'ailleurs, on ἃ toute raison de dire que la pros-
périté est inconstante; car le hasard lui-même est essen-
tiellement inconstant; et rien de ce qui vient du hasard
ne peut être ni toujours, ni même dans la majorité des cas.
VI
J'ai promis plus haut de comparer le hasard et le spon-
tané; je reviens à ce sujet ; et je répète que le hasard et
le spontané, ou, en d’autres termes, ce qui se produit
tout seul et de soi-même, sont tous deux des causes indi-
rectes et accidentelles pour les choses qui ne peuvent
être ni toujours absolument, ni même le plus habituelle-
ment, et parmi ces choses pour celles qui peuvent être
regardées comme se produisant en vue d’une certaine fin.
La différence entre le hasard et le spontané qui se pro-
duit de soi-même, c’est que le spontané est plus com-
préhensif; car tout hasard est du spontané, tandis que le
spontané n’est pas toujours du hasard. En effet, le hasard
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VI. 65
proprement dit, n’est jamais rapporté qu'aux êtres qui
peuventavoir un hasard heureux, du bonheur, en d’autres
termes, une activité; de même qu'il ne peut jamais non
plus concerner que les choses où l’activité est possible.
Ce qui le prouve, c’est que la prospérité, c'est-à-dire les
événements très-favorables qu'amène le hasard, se con-
fond avec le bonheur, ou du moins s’en rapproche beau-
coup. Or, le bonheur est une activité d’un certain genre,
une activité qui réussit et qui fait bien. J’en conclus que
les êtres auxquels il n’est pas permis d'agir et qui n’ont
aucune activité propre, ne peuvent rien faire non plus
qui soit justement attribuable au hasard. C’est là ce qui
fait qu'on ne peut pas dire que l’être inanimé, la brute ou
même l'enfant, agissent par hasard, parce qu’à différents
degrés ils sont privés du libre arbitre et de la préférence
réfléchie dans leurs actes. Quand donc on emploie pour
ces trois ordres d'êtres les expressions de bonheur et de
malheur, ce n’est que par une simple assimilation plus ou
moins lointaine. Gela rappelle le mot de Protarque, qui
prétendait que les pierres qui entrent dans la construction
des autels sont heureuses, parce qu'on les adore en même
temps que les Dieux, tandis que les autres pierres, qui
sont cependant toutes pareilles, sont foulées aux pieds.
Mais d’une manière tout à fait indirecte, ces êtres que je
viens de nommer peuvent par hasard souffrir, si ce n’est
produire, quelqu'action, quand on fait par hasard quelque
chose qui les concerne ; mais en un sens autre que celui-
là, il n'est pas possible qu'ils agissent ou qu’ils souffrent
par l'effet du hasard.
Quant à la spontanéité, on peut l'appliquer aux ani-
maux différents de l’homme et jusqu'aux êtres inanimés.
ὃ
66 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
J'entends par spontané ce qui se produit tout seul et sans
cause appréciable. Par exemple, on dit qu'un cheval s’est
mis spontanément en marche; le mouvement qu’il ἃ fait
sans pouvoir s’en rendre compte, ἃ pu lui sauver la vie ;
mais il ne l’a pas fait en vue de son salut. Autre exem-
ple : Un trépied est tombé spontanément et tout seul, et,
dans sa chute, il s’est placé de telle façon qu'on pût s’as-
scoir dessus; mais il n’est pas tombé apparemment en
vue d'offrir un siége à quelqu'un. Il est donc évident que,
dans les choses qui se produisent en réalisant une certaine
fin, on doit dire que l’effet se produit spontanément et de
lui-même, quand la chose, qui a une cause étrangère et in-
connue, arrive sans que ce soit pour l'effet même qui se
produit. On dirait que c’est du hasard, s’il s'agissait d'un
acte quelconque d’un agent libre qui se trouverait avoir
produit tout autre chose que ce qu’on en attendait. La
preuve que ces distinctions sont exactes, c’est qu’on dit
d’une chose qu’elle ἃ été faite en vain, quand ce qui ἃ été
fait en vue d’un certain résultat, ne produit pas le ré-
sultat attendu. Par exemple, on se promène pour faciliter
la digestion et relâcher le ventre ; mais si l’on n'obtient pas
ce résultat cherché, on dit qu’on s’est vainement pro-
mené, et que la promenade à été vaine. Il faut bien re-
marquer cette nuance, et l’on ne doit dire d'une chose,
qu'elle est vaine, que lorsque, faite en vue d'une autre,
elle n’accomplit pas l’objet pour lequel elle avait été faite,
et qu’elle semblait naturellement devoir amener. En effet,
ce serait un non sens ridicule que de dire par exemple
qu'on s'est baigné vainement, puisqu'il n'y ἃ point eu
d’éclipse de soleil. C’est qu’en effet on ne s’est pas bai-
gné pour que l’éclipse eût lieu. Ainsi, l’on dit d’une chose
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VL. 67
qu'elle arrive d'elle-même et spontanément, comme l'in-
dique l’étymologie seule du mot grec, quand cette chose
même a été vaine ; et, par exemple, une pierre en tom-
bant a blessé quelqu'un ; mais sa chute n'avait pas pour
but de porter un coup, et l’on dit alors que cette pierre
est tombée spontanément et fortuitement, pour distinguer
ce cas de celui où la pierre aurait été lancée par quel-
qu'un, avec intention de blesser une autre personne.
C’est surtout dans les choses qui se produisent par le
fait seul de la nature qu’on pourrait distinguer le hasard
et la spontanéité. Ainsi, quand un phénomène ἃ lieu
contre les lois de la nature et qu’il est monstrueux, nous
disons bien plutôt qu’il est spontané, que nous ne disons
qu'il vient du hasard. Le hasard suppose toujours une
cause extérieure; le spontané suppose toujours une cause
interne. Ceci doit faire voir assez nettement les différences
que l’on met vulgairement entre la spontanéité et le ha-
sard. Mais, quant à leur mode d'action, il faut les ranger
l’un et l’autre parmi les causes motrices; car ils sont
causes de phénomènes naturels ou de faits qui tiennent à
l'intelligence, et dont le nombre est illimité. Mais. comme
le hasard et le spontané sont causes de phénomènes
que la nature et l'intelligence pourraient également pro-
duire, et que le hasard et le spontané se montrent là où
l'intelligence et la nature n’agissent qu'accidentellement
et d’une façon détournée ; comme, en outre, l’accidentel ne
peut être antérieur et supérieur à ce qui est en soi, il est
clair aussi que jamais la cause accidentelle ne peut être
supérieure à la cause essentielle. Donc la spontanéité et
le hasard ne viennent qu'après l’Intelligence et la nature :
et si l'on allait jusqu'à concéder que le hasard peut être
68 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
la cause du ciel, il n’en faudrait pas moins que l’Intelli-
gence et la nature fussent encore les causes supérieures
de bien d’autres phénomènes et de tout cet univers.
VIE.
Après ces explications sur le nombre des causes, et sur
la part que le hasard peut avoir dans les phénomènes qui
sont l’objet de la Physique, nous pouvons répéter ce que
nous avons dit plus haut, à savoir qu'il y a des causes et
qu'elles sont bien au nombre de quatre, ainsi que nous
l'avons établi. En effet, quand on recherche la cause d'une
chose quelconque, on ne peut se poser que quatre ques-
tions. Ainsi, la cause se ramène d’abord à l’essence de la
chose, comme dans les cas où n'intervient pas la notion
du mouvement : par exemple, dans les mathématiques où
le résultat extrême qu'on poursuit aboutit à une défini-
tion, celle de la ligne droite, si l’on veut, ou celle de la
proportion, ou telle autre. Voilà une première cause qui
est la cause essentielle. Un second genre de cause, c'est
le moteur initial; et, par exemple, on se demande : Pour-
quoi tel peuple a-t-il fait la guerre? On répond : c’est
qu'on l'avait antérieurement pillé. C’est là la cause mo-
trice de la guerre. Ou bien encore posant la même ques-
tion : Pourquoi tel peuple a-t-il fait la guerre? On répond:
Pour conquérir l'empire. Ge n’est plus alors la cause
motrice et originelle, c’est la cause finale, le but qu'on se
propose. Enfin, la quatrième et dernière espèce de cause,
c’est la cause matérielle, celle qui indique la composition
des objets qui naissent et sont produits, soit par la nature,
soit par l’homme.
D’ARISTOTE, LIVRE I, CH. VE. 69
Du moment qu'il y a quatre causes, le Physicien doit
les connaître toutes les quatre ; et, c'est en rapportant le
pourquoi des phénomènes à une d’elles ou à plusieurs
d’entr’elles, ou à toutes, qu’il rendra compte comme il le
doit, et d’après les lois même de la nature, de la matière,
de la forme, du mouvement et de la fin des choses. Il faut
bien remarquer , d’ailleurs, que parfois trois de ces
causes se réunissent en une seule; l’essence et la fin se
confondent ; et le mouvement se confond aussi avec elles,
au moins spécifiquement. Soit, en effet, ce phénomène :
la génération d’un homme venu d’un autre homme. L’es-
sence et la fin se confondent, puisque c'est un homme
que la nature veut faire; de plus, le moteur, qui est
l'homme, se confond spécifiquement avec ce qu'il pro-
duit, puisque le père et le fils sont de la même essence.
Et, ce qu’on dit de ce phénomène s’appliquerait égale-
ment à tous les phénomènes où le moteur transmet seu-
lement le mouvement qu'il ἃ lui-même recu. Mais, là où
les choses ne transmettent plus le mouvement pour l'avoir
d’abord reçu, ce n’est plus le domaine de la Physique; car,
ce n’est pas en tant qu’elles onten elles un principe de mou-
vement qu’elles le communiquent; mais en tant qu'elles
sont elles-mêmes immobiles. Il y a donc en ceci trois
questions distinctes sur trois objets : d’abord sur ce qui
est immobile; puis sur ce qui est mobile, mais impéris-
sable, eten troisième et dernier lieu sur ce qui est mobile
et périssable.
Ainsi la-cause des choses se trouve, soit en étudiant
leur essence, qui les fait être ce qu’elles sont, soit en étu-
diant leur fin, soit en étudiant le moteur d’où est venue
l'initiative du mouvement. Cette dernière méthode est sur-
70 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
tout employée quand il s’agit de la génération des choses,
et qu’on se demande, pour en découvrir les causes, quel
phénomène s’est produit après l’autre, quel ἃ été le pre-
mier agent et quelle action en ἃ soufferte l’être qu’on étu-
die, et en se posant telles autres questions qui font suite
à celles-là. C’est que dans toute la nature on peut recon-
naître deux principes qui donnent le mouvement aux
choses : l’un qui dépasse les bornes de la Physique et ne
peut être son objet, parce qu’il n’a point précisément en
lui le mouvement, mais parce qu'il le produit tout en
étant lui-même absolument immobile et antérieur à tout;
l'autre, qui est l'essence et la forme des choses, parce
que la forme est la fin en vue de laquelle se fait tout le
reste. La nature, agissant toujours en vue d’une certaine
fin, le Physicien doit l’étudier avec soin sous ce rapport
spécial. Mais, en résumé, on peut dire qu’il doit étudier
la nature sous toutes ces faces diverses; et démontrer
comment telle chose provient de telle autre, soit d’une
manière absolue et constante, soit simplement dans la
pluralité des cas. Il faut qu'il puisse en quelque sorte pré-
dire que telle chose aura lieu après telle autre, comme
des prémisses on pressent et on tire laconclusion. Enfin il
doit expliquer ce qu'est l'essence de la chose, qui la fait
être ce qu'elle est, et montrer pourquoi elle est mieux
de telle façon que de telle autre, non pas d’une manière
générale et absolue, mais relativement à la substance par-
ticulière de chacune.
VIII.
Reprenons les questions que nous venons d'indiquer,
D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. VI. ᾿ 71
et faisons bien voir d’abord comment la nature est une de
ces causes qui agissent toujours en vue d'une fin. Geci
nous conduira à circonscrire la part de la nécessité dans
les choses de la nature. C’est en effet à ce principe de la
nécessité que tous les philosophes réduisent la cause der-
nière des phénomènes, quand après avoir exposé com-
ment agissent, dans la nature, le chaud et le froid, et les
principes de ce genre, ils ajoutent en définitive que ces
principes sont et se produisent par une loi nécessaire.
C'est si bien là le fond réel de leurs théories, que même
quand ils ont l’air d’admettre encore une cause diffé-
rente de la nécessité, ils ne font que toucher cette nou-
velle cause, et qu’ils oublient aussitôt après l’avoir indi-
quée, soit que l’un ait recours pour expliquer les choses à
l'Amour et à la Discorde, soit que l’autre ait recours à
l'Intelligence.
Voici, dans toute sa force, l’objection qu’on fait à cette
théorie qui prête des fins à la nature : « Qui empêche,
«dit-on, que la nature n’agisse sans but, et sans cher-
« cher le mieux des choses ? Jupiter, le roi des Dieux, ne
« fait pas tomber la pluie en vue du grain, pour le nour-
« rir et le développer ; c’est simplement une loi néces-
« saire que la vapeur, en s’élevant dans l'air, 50 refroi-
« disse, et qu'après s’y être refroidie, elle retombe sur
« terre en forme de pluie. Que si ce phénomène ayant eu
« lieu, le grain en profite pour germer et croître, c'est
« là un simple accident; c'est un effet détourné. La na-
« ture ne pense pas plus à faire pousser le grain, qu'elle
« ne pense à le pourrir dans la grange où on l’a enfermé,
« lorsqu'il vient à s’y perdre par suite de l'humidité
« qu'ont provoquée des pluies trop fréquentes. Gest un
72 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
«
«
«
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«C
«
simple accident si le grain périt, comme c'en était un
tout à l'heure, qu’il germât. En poussant ce raisonne-
ment plus loin, qui empêche de dire également que la
nature n’a eu aucune fin, et qu’elle a obéi encore à une
loi nécessaire en constituant les dents de certains ani-
maux, comme elle l’a fait : celles de devant aiguës et
capables de déchirer les aliments ; les molaires, larges,
plates et propres à les broyer ? Qui empêche de dire que
la nature n’a pas du tout produit les dents en vue de
ces fonctions diverses, mais que c’est là une simple
concomitance ? Pourquoi ne ferait-on pas la même re-
marque pour tous les organes où nous croyons obser-
ver une fin et une destination spéciales? Donc, toutes
les fois que les choses se produisent accidentellement
dans les conditions où elles se seraient produites, si
elles avaient un but, elles subsistent et se conservent,
parce qu'elles ont rempli spontanément et par néces-
sité les conditions indispensables. Mais elles périssent
quand elles ne les ont pas remplies ; et Empédocle a
bien raison de dire que « ses créatures bovines à proue
humaine, ses bœufs à visage d'homme » ont disparu,
parce que ces créatures ne pouvaient pas vivre dans
les conditions où elles s'étaient produites. » Telle est
l’objection qui résume en quelque sorte toutes les autres,
et je ne lui ai rien Ôté de sa force.
Pour moi, je repousse cette théorie de la nécessité, et
je soutiens qu'il est impossible qu’il en soit ce qu’on pré-
tend. Ces organes des animaux, dont on vient de parler,
et toutes les choses que nous présente la nature, sont ce
qu’elles sont d’une manière constante, ou du moins dans
la majorité des cas. Or, ce n’est pas là du tout la condi-
D’'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VIIL 73
tion de ce qui se produit au hasard, spontanément, d’une
manière fortuite. On ne peut pas dire que ce soit un ha-
sard, par exemple, qu'il pleuve beaucoup en hiver; mais
c'est un hasard, une chose toute accidentelle, s’il pleut
fréquemment dans la canicule. Ce n’est pas davantage un
hasard qu'il y ait de grandes chaleurs dans les temps ca-
niculaires; mais c’en est un, s’il y en ἃ dans l'hiver. J’en
conclus que s’il faut, de deux choses l’une, que les phé-
nomènes se produisent, soit au hasard, soit en vue d’une
fin, ceux que je viens de citer ne se produisant pas au
hasard ni fortuitement ; ils se produisent en vue d’une
certaine fin. Or, ces phénomènes météorologiques ont
bien lieu dans la nature de la manière régulière que l’on
connait, et les philosophes mêmes qui soutiennent ce sys-
tème que je combats, sont forcés d’en convenir. Done, il
y ἃ une fin, un pourquoi à tout ce qui se produit dans la
nature.
J'ajoute que, partout où il y ἃ une fin, c’est en vue de
cette fin et pour elle qu'est fait tout ce qui la précède et
y concourt. Aiusi donc, telle est une chose quand elle est
faite et accomplie, telle est sa nature ; et telle est sa na-
ture, telle elle est quand elle est accomplie et faite, en
admettant toujours que rien ne s’y oppose et ne fasse
obstacle. Or, comme elle est faite en vue d’une certaine
fin, c'est qu'elle ἃ cette fin par sa nature propre. Par
exemple, si ma maison était une chose naturelle, elle se-
rait précisément par le fait de la nature, ce qu'elle est au-
jourd’hui par le fait de l’art, de même que si les choses
naturelles pouvaient être faites par l’habileté de l’art, il
les ferait précisément comme les fait aujourd'hui la na-
ture. Donc, la nature est faite en vue de la fin, et la fin
7h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est faite pour la nature. En général, l'art fait des choses
que la nature ne saurait faire ; ou parfois aussi il prend la
nature pour modèle de ses imitations. Or, si les choses de
l'art ont une fin et un pourquoi, on doit en conclure, à
bien plus forte raison, que les choses de la nature en ont
aussi une. C’est là une vérité de toute évidence, de même
qu’il est également évident que, soit dans les choses de
la nature, soit dans les choses de l’art, les faits qui sont
postérieurs, sont toujours dans un rapport pareil avec
ceux qui sont antérieurs ; les moyens répondent à la fin
dans l’un et l’autre cas. Cette vérité éclate surtout dans
les animaux autres que l’homme, qui font ce qu'ils font
sans qu'on puisse supposer qu'ils agissent ni par les rè-
gles de l’art, ni après étude, ni après réflexion, comme
l'homme peut le faire. C’est là ce qui fait qu’on s’est sou-
vent demandé si les fourmis, les araignées et tant d'au-
tres bêtes industrieuses, n’exécutent pas leurs étonnants
travaux à l’aide de l'intelligence ou de telle autre faculté
non moins noble, au lieu d’un aveugle intinct. En des-
cendant quelques degrés dans l’ordre des êtres, on voit
que dans les plantes elles-mêmes se produisent toutes les
conditions qui concourent à leur fin; et, par exemple, les
feuilles y sont certainement faites pour protéger le fruit.
Si donc c’est par une loi de la nature, et en vue d’une fin
précise, que l'hirondelle fait son nid, et l'araignée sa
toile ; si les plantes poussent leurs feuilles en vue de leur
fruit, comme elles projettent encore leurs racines en bas
et non point en haut, pour se nourrir dans le sein fécond
de la terre, il est de la dernière évidence qu'il y ἃ une
cause analogue et de même ordre dans tous les êtres, et
dans tous les phénomènes de la nature.
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VI. 75
Mais ce mot de nature peut avoir un double sens, selon
qu'on veut désigner par là la matière des choses ou leur
forme. Or, la forme étant une fin, et tout le reste s’'or-
donnant toujours en vue de la fin et du but, on peut dire
que la forme est le pourquoi des choses et leur cause.
finale. Mais il y a chance d’erreur dans les productions de
la nature, comme dans celles de l’art; et de même qu'un
grammairien, malgré sa science, peut faire une faute de
langue, et que le médecin, malgré son habileté, peut don-
ner une potion contraire, de même aussi l'erreur peut se
glisser dans les êtres que la nature produit. Si, dans le
domaine de l’art, les choses qui réussissent sont faites en
vue d'une fin ; et si, dans celles qui échouent, la faute en
est à l’art, qui a fait un effort inutile pour parvenir au but
qu’il poursuivait, il en est de même pour les choses natu-
relles; et, dans la nature, les monstres ne sont que des
déviations de ce but vainement cherché. Si donc ces orga-
nisations primitives, ces créatures moitié bœuf, moitié
homme, dont nous parlions tout à l'heure d’après Empé-
docle, n’ont point vécu parce qu’elles ne pouvaient arri-
ver à un certain but et à une fin régulière, c’est qu'elles
se produisaient par un principe altéré et corrompu,
comme les monstres se produisent encore aujourd'hui par
la perversion de la semence et du germe. Encore au mi-
lieu de tous ces hasards, faut-il admettre une certaine
constance, qui fait que le germe ἃ toujours été le premier,
et que ces animaux prodigieux ne pouvant naître tout
d'un coup, c’est toujours « cette matière indigeste et uni-
verselle » dont on nous parle, qui en ἃ été le germe pri-
mitif. Dans les plantes mêmes, il y ἃ bien aussi un pour-
quoi tout à fait analogue ; seulement, il est moins distinct ;
76 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et si, dans les animaux, il y avait « des créatures bovines
à proue humaine, » pourquoi, dans les plantes, n’y au-
rait-il pas eu des vignes à proue d'olivier ? Dira-t-on que
c’est absurde? J'en tombe d'accord; mais, alors, pourquoi
ne pas admettre qu'il v avait aussi de ces plantes contre
vature, si les animaux présentaient de ces anomalies in-
concevables qu'Empédocle se plait à imaginer ? En pous-
sant plus loin encore, il faut avouer que les germes ne
devaient pas offrir alors moins de confusion que leurs
produits.
Soutenir un système si extraordinaire, c’est nier abso-
lument les choses naturelles ; c’est nier la nature; car on
comprend par choses naturelles, celles qui, étant mues
continuement par un principe qui leur est intime, arrivent
à une certaine fin. De chacun de ces principes, 1] ne sort
pas toujours, dans chaque espèce de choses, un résultat
identique, pas plus qu'il n’en sort un résultat arbitraire ;
mais toujours le principe tend à un certain résultat, qu'il
atteint à moins d’un obstacle qui l’arrête. Mais, dit-on en-
core en insistant, le pourquoi des choses et les moyens
employés pour atteindre ce pourquoi, peuvent venir par-
faitement du hasard. Par exemple, un hôte vient chez
vous sans autre motif que d'y venir ; il y prend un bain
pendant qu’il y est, absolument comme s'il était venu
dans votre demeure tout exprès pour s’y baigner. Cepen-
dant, il n’y est pas venu le moins du monde avec cette
intention, et s’il a pris un bain, c’est un simple accident,
c'est un pur hasard ; car le hasard, ainsi que nous l'avons
dit plus haut, doit se ranger. parmi les causes acciden-
telles et indirectes. Mais cet exemple n’est pas aussi déci-
sif qu'on le suppose; en effet, quand une chose arrive
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. IX. 77
toujours de la même façon où même le plus ordinaire-
ment, si ce n’est toujours, on ne peut plus dire que c'est
un accident ou un hasard : or, dans la nature, toutes les
choses se produisent avec une immuable régularité, quand
rien ne s’y oppose.
D'ailleurs, il serait absurde de croire que les choses se
produisent sans but, par cela seul qu’on ne verrait pas le
moteur délibérer son action. L'art, non plus, ne délibère
point; et, dans une foule de cas, il n’a pas besoin de ré-
flexion pour agir. Il est une cause externe des choses,
tandis que la nature est une cause interne; et il faudrait,
pour que la nature et l’art procédassent de la même fa-
çon, que l’art des constructions navales, par exemple, fût
dans les bois qui servent à la construction du navire; et
alors l’art agirait dans ce cas comme agit la nature. Mais,
malgré cette différence, l’art sans délibérer se propose
toujours un but, et la nature s’en propose un comme lui,
sans avoir à délibérer davantage. On dirait un médecin
qui, se sentant malade, se soigne lui-même avec toutes
les ressources de sa science, sans avoir, d’ailleurs, à se
consulter ni sur le mal qu'il ressent, ni sur le remède
qu'il doit s’administrer.
Donc, en résumé, la nature est une cause qui agit en
vue d’une fin, et nous n’hésitons pas à affirmer cette vé-
rité.
IX.
Une hypothèse étant admise, on peut se demander si la
nécessité, dans les choses de la nature, n’a qu’une exis-
Ἁ
tence uniquement relative ἃ cette hypothèse même, ou
78 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
bien si elle a une existence absolue? Il y ἃ des gens qui
comprennent la nécessité d'une façon bien étrange; et
leur opinion revient à peu près à celle de quelqu'un qui,
parlant d’une maison, prétendrait qu'elle ἃ été nécessaire-
ment construite, attendu qu'il est nécessaire que les corps
les plus lourds soient en bas, où les porte leur tendance
naturelle, de même qu'il est nécessaire que les corps les
plus légers soient à la surface. Par suite, les fondements
des murailles, qui sont en lourdes et grosses pierres, ont
dû être mis en bas, tandis que le mortier qui est plus
léger a été mis au-dessus, et que les bois qui sont les plus
légers de tous ces matériaux ont pris place à l’extérieur.
Expliquer ainsi la construction d’une maison, ce serait
singulièrement comprendre la nécessité. Certainement les
murailles de l'habitation ne peuvent pas exister sans les
matériaux indispensables; mais ce n’est pas pour eux
qu’elles sont faites ; ils en sont uniquement la matière. La
construction n’a été réellement élevée que pour garder et
garantir les choses qu'on renferme dans la maison. C’est la
vraie fin que s’est proposée l'architecte. Cette observation
du reste est générale, et elle s'applique à toutes les autres
choses qui, étant faites en vue d’une certaine fin, ne
pourraient exister sans certains éléments nécessaires.
Mais les choses ne sont pas faites en vue de ces éléments,
qui n’en sont que la matière, avec la destination spéciale
à laquelle on les emploie. Prenons encore un autre
exemple : Pourquoi la scie est-elle faite de telle mamère?
C’est pour qu'elle soit tel instrument servant à tel usage.
Sans doute l’acte en vue duquel la scie est faite, la section,
ne pourrait avoir lieu si la scie n’était point en fer; et,
par conséquent, il y a nécessité que la scie soit faite de ce
D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. IX. 79
métal, puisque autrement elle ne couperait pas et que son
œuvre ne pourrait s’accomplir. Mais il est clair que la né-
cessité n’est ici que la condition de l’hypothèse donnée, à
savoir de pouvoir couper des corps durs ; donc cette néces-
sité n'est pas dans la fin absolue qu’on se propose. Ainsi,
la nécessité n’est que dans la matière; mais la fin et le
pourquoi sont dans la raison libre, qui le comprennent et
qui le poursuivent.
Du reste, le nécessaire ainsi limité se retrouve dans les
mathématiques à peu près comme il est dans les choses
de la nature. Une fois la définition de l'angle droit étant
donnée, il y a nécessité que le triangle ait ses trois angles
égaux à deux droits; et, si les trois angles n'étaient pas
égaux à deux droits, c'est que l'angle droit lui-même ne
serait pas ce qu'on à dit. Mais, dans les choses qui se
produisent en vue d’un certain but, c'est précisément le
contraire qui à lieu. Si la fin doit être, si le but pour-
suivi doit se réaliser, il faut que l’antécédent indispen-
sable, le moyen nécessaire, existe aussi comme elle. Dans
l'exemple mathématique qui vient d’être cité, la conclu-
sion était possible quand le principe était vrai; ici, au
contraire, 1l faut que la fin soit d'abord posée comme
principe, pour que le moven vienne ensuite s’y adapter.
Il est certain que sans ce moyen la fin n’est pas réalisable ;
mas la fin le suppose, et c’est elle qui règle sa condition.
La fin se trouve être le principe, non pas seulement de
l'acte, mais encore du raisonnement qui conduit à cet
acte et qui le dirige. Du reste, dans les mathématiques et
les sciences abstraites, 1] s’agit uniquement de raisonne-
ment, puisqu'il n’y ἃ point d'actes à produire. Si donc on
veut faire une maison, il faut de toute nécessité qu'il
50 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
existe préalablement tels matériaux qu'on puisse employer
de telle façon; il faut, en un mot, qu'il y ait préalable-
ment une matière qui sera employée en vue de telle fin;
et, dans le cas spécial de la maison, il faut des pierres de
taille et des moëllons. Mais, la fin poursuivie n'a pas ces
matériaux en vue, si ce n’est en tant qu'ils sont la ma-
tière requise; et ce n’est pas pour eux qu'elle sera accom-
plie. Seulement, sans ces éléments nécessaires, elle ne sera
pas possible, qu'elle soit la maison ou la scie, 16 fer étant
indispensable pour celle-ci, les pierres l’étant pour celle-
là. C’est de même dans les mathématiques où la conclu-
sion étant vraie, les principes doivent l’être comme elle.
La nécessité, dans l’ordre de la nature, se réduit donc
à la matière des choses, et aux mouvements que cette
matière peut recevoir selon son espèce.
De ces deux genres de causes, matière et fin, que le
Physicien doit expliquer, c’est surtout à la cause finale
qu'il doit s'attacher. La raison en est simple : c'est que la
fin est cause de la matière qu’on choisit en vue de cette
fin, tandis que la matière n’est pas cause de la fin. Or, la fin
est le principe qui détermine l’action et provoque à agir;
de même qu'elle est aussi le principe qu’on peut retrou-
ver dans la définition et la conception essentielle des
choses, où elle est toujours impliquée. Dans les choses que
l'art produit, il faut toujours un antécédent indispensable.
Si la maison est, c'est qu'il existait avant elle certaines
choses dont elle est faite; si la guérison d’un malade ἃ été
obtenue, c'est qu’on ἃ employé tels moyens qui existaient
antérieurement à la santé recouvrée. Or, dans les choses
de la nature, il en est de même; et si l’homme existe, 1l ἃ
fallu telles conditions premières qui supposent telles
D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ. CH. L 84
aatres conditions antérieures, etc. La nécessité ainsi en-
tendue entre et se découvre jusque dans la définition; et
si, par exemple, on veut définir l'opération de scier, il faut
expliquer d’abord que c’est une certaine manière de divi-
ser les choses; puis, il faudra ajouter que cette division
ne peut se faire qu'à la condition d’une scie qui a les
dents faites d’une certaine façon, et que les dents ne
peuvent être ainsi faites que si elles sont en fer. On arrive
ainsi à l'élément nécessaire de la définition ; car la défini-
tion a, en quelque sorte, une matière qui est également
soumise à la nécessité.
BE ———
LIVRE ΤΙ.
DÉFINITION DU MOUVEMENT. — DE L'INFINI.
F.
La nature étant le principe du mouvement, ou, en
termes plus généraux, du changement, et notre étude
présente s'appliquant à la nature, nous devons nous
rendre bien compte de ce que c’est que le mouvement;
car, ignorer ce qu'il est, ce serait ignorer absolument ce
que c'est que la nature, dans toutes les parties qui la com-
posent. Puis ensuite, une fois que nous aurons défini le
mouvement, il faudra tâcher d'étudier les conditions dont
il est toujours accompagné, et les phénomènes qu'il im-
6
82 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
plique. Ainsi le mouvement doit être rangé dans la classe
des quantités continues; et le premier caractère du con-
tinu, c’est d’être infini. On ne peut pas, en effet. définir
le continu sans employer la notion de l’infini, et le con-
tinu n’est, on peut dire, que ce qui est divisible à l'infini.
De plus, il ny ἃ point de mouvement possible sans
espace et sans temps, la question de l’espace comprenant
aussi celle du vide. Voilà donc déjà des motifs pour étu-
dier avec soin l'espace, le vide, le temps et le mouve-
ment; mais nous avons en outre cette raison, qu'ils sont
communs à toutes choses, et qu'ils sont universels. Nous
examinerons chacune de ces questions séparément ; car
il faut commencer par les qualités générales et communes
des choses, avant d’en venir à leurs propriétés spéciales.
Débutons par la définition du mouvement, ainsi que nous
venons de le dire.
Rappelons-nous d'abord les différents points de vue
sous lesquels on peut considérer l'être. Il est tantôt une
réalité actuelle, une entéléchie, tantôt il est à l’état de
simple puissance, tantôt 1] est les deux à la fois. À un
autre égard, l'être est tantôt substance, tantôt quantité,
tantôt qualité, ou telle autre des catégories dans les-
quelles il se partage. Pour les relatifs, il faut distinguer
ceux qui ont entr'eux le rapport d’excès et de défaut,
comme le grand et le petit, le peu et le beaucoup, et ceux
qui ont le rapport de passif et d’actif, C’est dans cette
dernière subdivision qu'il faut classer le moteur et le mo-
bile, puisque le moteur meut le mobile, et que le mobile
est mu par le moteur; relations, comme on le voit, d'ac-
tion d’une part, et de souffrance de l’autre. Il n’y a pas de
mouvement en dehors des choses ainsi comprises ; et c'est
D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. I. 83
toujours en elles que le mouvement se passe; car, tout
être qui change doit nécessairement changer, ou dans sa
substance, ou dans sa quantité, ou dans sa qualité, ou de
lieu. Or, il n’y ἃ point d’être commun à toutes les catégo-
ries qui ne soit, en même temps, ou substance, ou quan-
tité, ou qualité, ou telle autre catégorie de l'être. Par con-
séquent, 1l n'y ἃ point de mouvement possible qui ne
rentre dans une de ces catégories, puisqu'il n’y ἃ point
d'être possible si ce n’est en elles.
Mais chacune de ces catégories peut être double selon
le point de vue d’où on la considère. Ainsi, dans la sub-
stance, on distingue la forme et la privation ; dans la qua-
lité, les deux contraires, par exemple, le blanc et le noir;
la quantité peut être complète et incomplète ; et, enfin,
dans la catégorie du lieu, l'être va en haut ou va en bas,
selon qu'il est léger ou pesant, etc. Par conséquent, il y
a autant de genres de mouvement qu'il y a de genres de
l'être dans les catégories qu’on vient dénoncer. De plus,
comme dans chaque genre on peut distinguer l'acte de la
simple puissance, il s’en suit qu’on peut définir le mou-
vement de cette façon : L'acte, la réalisation ou entéiéchie
de l'être qui était en puissance, avec les diverses nuances
que cet être peut présenter. Ainsi, l’altération est le mou-
vement de l'être altéré en tant qu'altéré ; l'accroissement
et la décroissance sont les mouvements de l'être qui s’ac-
croît où qui diminue ; la langue grecque n’a pas pour ces
deux nuances une expression commune, ainsi qu'elle en
a une pour l’altération ; la génération et la destruction
sont les mouvements de l'être qui est engendré ou dé-
truit, qui se produit ou qui disparaît ; enfin, la translation
est le mouvement de l’être transféré d’un lieu à un autre.
δὴ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Ge qui prouve bien l'exactitude de cette définition, qui
fait du mouvement un acte, c’est que quand une chose
passe de la puissance à l'acte, nous disons que son mou-
vement est accompli. Soit, par exemple, une chose à
construire, une chose qui peut être construite. À ne la
considérer que sous ce rapport, du moment qu'elle se
réalise et qu’elle est en entéléchie, nous disons qu'elle est
construite, et le mouvement de cette chose est la cons-
truction. Même remarque pour tout autre acte, l'acte d'ap-
prendre, l’acte de guérir, l'acte de rouler, l'acte de sau-
ter, l'acte de vieillir, etc. Ainsi le mouvement est l'acte.
Mais ce n’est pas là encore sa définition tout entière. Les
mêmes choses peuvent être en acte et en puissance, mais
non pas à la fois ni relativement à la même chose; par
exemple, un même objet est chaud en puissance, mais en
réalité ilest froid. Il s’en suit qu’il y ἃ beaucoup de choses
dans la nature qui agissent ou qui souffrent les unes par
les autres. Tout est à la fois actif et passif, suivant l’as-
pect sous lequel on le considère. Par conséquent, le mo-
teur, qui agit selon les lois de la nature, est mobile à son
tour, et tout ce qui meut a d'abord été mu lui-même ;
mais je limite ceci au domaine de la nature, et je ne vais
pas aussi loin que certains philosophes qui croient que
tout moteur, sans aucune exception, reçoit le mouvement
qu'il communique. Nous nous réservons de démontrer
ailleurs, vers la fin de ce traité, qu'il doit y avoir un mo-
teur qui est lui-même absolument immobile { Livre VII).
Mais, pour le moment, nous nous bornons à répéter
ici que le mouvement est l'acte, la réalisation ou entélé-
chie de ce qui était en puissance, quand cet être qui, an-
térieurement, était simplement possible, devient actuel
D'ARISTOTE, LIVRE Ill, CH. 1. 85
en tant que mobile, soit qu'il reste en lui-même ce qu'il
est, soit qu’il subisse une certaine altération. Quand je
dis : En tant qne mobile, j'entends par exemple que l'ai-
rain est la statue en puissance, bien que l’acte ou entélé-
chie de l’airain, en tant qu’airain, ne soit pas le mouve-
ment; car, ce n’est pas essentiellement la même chose
d’être de l’airainet d’être mobile en puissance; et, si abso-
lument parlant et même rationnellement, c'était là une
seule et même chose, l'acte de l’airain en tant qu’airain
serait le mouvement. Mais cela n’est pas du tout; et pour
se convaincre que l’essence de la chose ne se confond pas
avec sa mobilité, ilsuffit de regarder aux contraires. Aïnsi,
c'est chose fort différente de pouvoir se bien porter et de
pouvoir être malade; car, s’il ΠΥ avait pas de différence
entre les simples possibilités, il ἢν en aurait pas davan-
tage dans les réalités actuelles; et se bien porter se con-
fondrait avec être malade, la santé se confondrait avec la
maladie. Ce qui demeure et subsiste ici, c'est ie sujet qui
garde son unité, soit qu'il se porte bien, soit qu'il souffre
par l'effet du phlegme ou du sang. Mais le sujet ne doit
pas être confondu avec sa puissance, pas plus que la cou-
leur actuelle ne doit être confondue avec la couleur en
puissance, le visible ; et j'en conclus que le monvement
peut être défini très-convenablement : L'acte ou entélé-
chie du possible en tant que possible.
Je maintiens la justesse de cette définition, et j'affirme
que le mouvement n’est que cela; qu'une chose n’a de
mouvement vrai qu'au moment où cette réalisation, cette
entéléchie ἃ lieu, et qu’elle n’en ἃ ni avant ni après; car
toute chose peut être ou n'être pas en acte. Ainsi, une
maison à construire est en simple puissance ; mais quand
86 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
elle est construite, elle est une maison en acte, en réalité.
L'acte de la chose constructible en tant qu’elle est à cons-
truire, c’est la construction ; et l’acte de la chose à con-
struire, c’est-à-dire la construction, ἃ pour résultat la
maison. Mais une fois la maison faite, la chose construc-
tible, c'est-à-dire qui pouvait être construite, n’existe
plus, puisque la chose à construire est construite. Donc,
nécessairement, la construction est bien l'acte: la con-
struction est un mouvement d’une certaine espèce; et le
même mode de définition serait applicable à tout autre
genre de mouvement.
Une dernière preuve de l'exactitude de cette définition,
c'est de voir les difficultés qu'ont eues les philosophes à
définir le mouvement autrement qu’on ne le fait ici, et les
erreurs qu'ils ont commises. Ils n’ont pas pu classer le
mouvement et le changement dans un autre genre que
celui de l’acte, et ils n’ont fait que s’égarer en considé-
rant le mouvement sous un autre jour. On peut vérifier,
en effet, ce que devient le mouvement dans ces théories
où on en fait une diversité, ou une inégalité, on même le
non-être. Mais il estévident qu'il n’y ἃ pas de mouvement
nécessaire, ni pour le divers, ni pour l’inégal, ni surtout
pour ce qui n'existe point. Le changement ne tend pas
plus au divers, à l’inégal et au non-être, qu'il ne vient
d'eux, ni de leurs opposés, le même, l’égal et l'être.
Mais l’erreur des philosophes que nous désignons ici vient
de ce qu'ils ont pris le mouvement comme quelque chose
d’indéfini. Ils l'ont classé dans leur série négative, corres-
pondant à leur première série positive. Mais les termes de
la série négative n’existent pas en réalité, puisqu ils sont
purement privatifs, et qu'aucun d’eux n’est ni substance,
D'ARISTOTE, LIVRE III, CH. IL. 87
ni quantité, ni qualité, ni aucune des autres catégories;
le mouvement ἃ été placé dans la série des termes indé-
terminés. Je conçois d’ailleurs l’hésitation et l'embarras
de ces philosophes, attendu qu’on ne peut ranger d’une
manière absolue le mouvement ni dans la puissance ni dans
l'acte des êtres ; il n’est absolument ni acte ni puissance.
Ainsi, une chose qui peut devenir de telle quantité n’a
pas nécessairement le mouvement pour acquérir cette
quantité, et l’airain ne devient pas nécessairement statue,
de même qu'une chose arrivée à avoir telle quantité n’a
plus alors de mouvement, puisqu'elle est parvenue à son
terme et à sa forme. Le mouvement est donc bien une
sorte d'acte ; mais c’est un acte incomplet; et cela se con-
Çoit, puisque le possible dont le mouvement est l'acte est
lui-même incomplet.
Je reconnais d’ailleurs, et ces distinctions subtiles le
prouvent assez, qu'il y ἃ grand’ peine à savoir avec pré-
Cision ce qu'est le mouvement; car il faut nécessairement
le classer, soit dans la privation, soit dans l'acte, soit
dans la puissance ; mais qu’on en fasse un acte, une puis-
sance ou une privation, la théorie n’est jamais parfaite-
ment satisfaisante. Reste donc à le considérer, amsi que
nous venons de le faire, comme un acte d’un certain ordre.
Mais, j'avoue que cet acte, même tel que nous l'avons
expliqué, est très-difficile à bien comprendre, quoi que ce
pe soit pas tout à fait impossible.
IE.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, tout moteur dans la
nature est d’abord mu lui-même, parce qu'il est mobile
ᾷ
88 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
en puissance, et que son immobilité, qui n’est pas absolue,
est simplement la privation du mouvement, ou le repos.
Le repos est l’immobilité de ce qui, par nature, possède
le mouvement sans en faire usage à un certain moment
donné. Agir sur un mobile en tant qu'il est mobile, c’est
là précisément ce qu’on appelle mouvoir; mais le moteur
ne peut agir que par contact, et du moment qu'il touche
le mobile 1] en reçoit une certaine action, en même temps
qu'il lui en communique une. Je transforme donc un
peu la définition da mouvement, et je dis qu’il est l'acte
ou entéléchie, la réalisation du mobile en tant que mobile.
Mais comme le contact est indispensable pour le phéno-
mène qui se passe ici, le moteur souffre en même temps
qu'il agit. C’est une forme nouvelle que le moteur apporte
toujours à l'être qu’il meut, soit en substance, soit en
qualité ; et cette forme sera, comme cause finale, le prin-
cipe du mouvement que donne le moteur. C’est, par
exemple, un homme actuel, réel ou en entéléchie, qui fait
un homme réel de l’être qui n’était homme qu'en puis-
> sance. Ainsi, le mouvement vient sans doute du moteur qui
le donne ; mais il est réellement dans le mobile qui le re-
çoit, et dont il est l’entéléchie. Ainsi, l’acte du moteur se
confond avec celui du mobile et ne peut être autre; car il
faut que tous deux aient leur réalisation, leur entéléchie.
Le moteur en puissance est moteur à ce titre, par cela
seul qu'il peut mouvoir; mais le moteur réel est moteur
à ce titre, parce qu'effectivement 1] meut et agit. Il est
l'agent du mobile; et, par conséquent, 1] n’y ἃ qu’un seul
acte pour le moteur et pour le mobile à la fois. C’est ainsi
que dans les nombres il n’y ἃ qu'un seal et même inter-
valle d’un à deux et de deux à un, soit que l'on monte soit
D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IL 89
que l’on descende, du plus petit au plus grand, ou du plus
grand au plus petit. Les deux choses n’en font bien qu'une ;
mais, cependant, leur définition réciproque n’est pas la
même : un est la moitié de deux, et deux est le double de
un. C’est là aussi le rapport et la différence du moteur au
mobile qu'il meut.
Il est vrai qu’à cette théorie on fait une objection, et il
faut y répondre, bien qu’elle soit purement logique et
qu'elle ne repose pas sur une réalité. L'acte du moteur,
dit-on, doit être différent de celui du mobile, comme
l'acte de l'actif est différent de celui du passif. D'une
part, c’est l’activité; de l’autre au contraire, c’est la pas--
sion et l’affection subie. L'œuvre et la fin, du moteur, c’est
un résultat produit; l’œuvre du mobile et sa fin c'est un
certain état tout passif. Voici la réponse que je fais à cette
objection. Si l’on prétend séparer les deux actes du mo-
teur et du mobile, au lieu de les réunir en un seul, on en
fait deux mouvements; et alors je demande, en admet-
tant qu'ils sont autres, dans quel terme, le moteur ou
le mobile, on les place. Ou les deux actes sont dans ce
qui souffre l’action, dans le mobile; ou bien l’action se
trouve d’une part dans le moteur qui agit; et d'autre
part, la passion se trouve dans le mobile qui souffre l’ac-
tion. Mais si l’on donne également le nom d'acte, ou d’ac-
tion à cette passivité, c’est une simple homonymie, une
pure équivoque de mots. Si on les sépare et qu'on place
l’action dans l'agent et la passion dans le patient, comme
il semble que cela doit être, alors on met le mouvement
dans le moteur, au lieu du mobile où 1] est, ainsi que
nous venons de le démontrer ; car entre le moteur et le
mobile, le rapport est le même qu'entre l’action et la
| 0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
passion. On sera ainsi amené à soutenir ces deux absur-
dités, ou que tout moteur est mu comme le mobile, ou
que ce qui 816 mouvement ne l’a pas; car sile mouvement
est dans le moteur, ainsi qu’on le prétend, il faat alors
que le moteur soit mu, ce qui est contradictoire; ou bien
si l’on dit que le moteur n'est pas mu, on ne comprend
plus qu'ayant en soi le mouvement, il ne l’éprouve pas.
Que si l'on prétend que les deux actes sont dans le mobile,
c'est-à-dire dans le patient au lieu d’être dans l’agent ou
le moteur, de même que le disciple qui étudie réunit en
lui l’enseignement qu’il reçoit et l'étude par laquelle il
s'applique, je réponds qu'il en résultera cette première
absurdité, que l'acte d’un être n’est plus dans cet être,
puisque l’action de l'agent sera dans le patient etnon plus
dans l'agent lui-même; puis, une seconde absurdité non
moins évidente, c’est qu'une seule et même chose pourra
avoir à la fois deux mouvements différents et peut-être
même contraires. Mais comment concevoir dans un seul
et même être deux modifications diverses, lesquelles ten-
draient cependant à la même fin et à la même forme ?
Dira-t-on qu'il ny ἃ qu'un seul et même acte pour
l'agent et le patient? Je réponds que c’est impossible,
parce qu'il est contre toute raison que deux choses
d'espèce différente, comme le sont l’agent et le patient,
puissent avoir un seul et même acte. Que si l’on identifie
l’enseignement que reçoit le disciple avec l'étude person-
nelle qu'il fait pour s’instruire lui-même, l’action avec la
passion, alors 1l faudra admettre aussi, qu'enseigner est
la même chose qu'étudier, que souffrir et agir sont tout
un, que quand on enseigne on étudie, et que celui qui
meut est aussi celui qui souffre et qui est mu. Je conviens
D'ARISTOTE, LIVRE IX, CH. IL 94
qu’à certains égards, il n’est pas absurde de soutenir que
acte d’une chose puisse être dans une autre chose.
Ainsi l'enseignement est bien l’acte du maître qui
enseigne ; mais cet acte a beau résider dans un certain
être doué de telle ou telle capacité, il n°y est pas complé-
tement isolé et abstrait ; il y est l’acte de cet être qui
enseigne, dans un autre être qui reçoit l’enseignement ;
c’est l'acte du maître dans et sur le disciple. 1] n’est pas
non plus impossible que le même acte appartienne à deux
choses différentes. Sans doute, il n’y est pas essentiel
lement et absolument identique, comme le sont dans leur
définition an Habit et un Vêtement ; mais le même acte
peut être, dans l’une des deux choses, en puissance, et
dans l’autre, en réalité actuelle. J'ajoute, pour répondre
au doute soulevé tout à l'heure, que ce n’est pas une
conséquence nécessaire, comme on le dit, que l'acte de
l’enseignement et celui de l’étude soient identiques ; et en
supposant même qu'il faille à certains égards confondre
l’action et la passion, ce n'est pas du tout comme on
confond l’Habit et le Vêtement, dont la définition essen-
tielle est toute pareille; mais c’est seulement comme l’on
peut confondre le même chemin fait en deux sens difié-
rents. D’Athènes à Thèbes, et de Thèbes à Athènes, le
chemin est pareil: mais dans un cas, c’est l'aller; et dans
l’autre, le retour. C’est qu’en effet on peut bien dire de
deux choses qu’elles sont identiques, quand elles ne le
sont qu'à certains égards et relativement ; mais pour être
absolument identiques, il faut qu’elles le soient dans leur
essence. En d’autres termes, en supposant que l’ensei-
gnement et l'étude sont une même chose, il ne s’en sui-
vrait pas que l’acte d'enseigner et l'acte d'étudier fussent
92 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
un seul et même acte. La distance est la même sans doute
entre les deux points ; mais ce n’est pas identiquement la
même chose d'aller du premier au second, ou du second,
au premier.
Pour résumer ceci en quelques mots, je dirai qu’à pro-
prement parler, ni l’enseignementet l'étude, ni l’action et
la passion ne sont une seule et même chose. La seule
chose identique de part et d'autre, c’est le mouvement,
dont l’action et la passion ne sont que des modes divers ;
car on peut distinguer rationnellemernt l’acte d’une chose
qui agit sur une autre, et l'acte d’une chose qui souffre
l'action d'une autre chose. Sous ces deux faces. c’est tou-
jours le mouvement.
[ET
Telle est donc selon nous la définition du mouvement,
soit considéré en général, soit considéré dans ses espèces ;
et les explications que nous avons données suffisent pour
qu'on ne soit pas embarrassé à définir chacune des
espèces particulières. Par exemple, si l’on voulait définir
l'espèce de mouvement qu’on appelle l’altération, c'est-à-
dire le mouvement dans la qualité, on dirait que l’alté-
ration est l’acte ou l’entéléchie de l’être altérable, en tant
qu'il peut être réellement altéré. On pourra même trou-
ver encore une expression plus claire, en disant que le
mouvement est l'acte de ce qui peut agir ou souffrir, en
tant que l’objet est ce qu’il est; et cela, soit d’une manière
absolue et tonte générale, soit d’une manière spéciale,
selon les cas divers : ici l’acte de la construction d’une
maison que l’on construit ; ailleurs l’acte de la guérison
D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. IV. 93
que le médecin opère, etc. Le procédé serait le même
pour tous les cas possibles du mouvement, et l’on ferait
subir les mêmes changements à la définition que nous en
avons essayée.
IV.
Après avoir donné une idée toute générale du mou-
vement, nous poursuivons le cours de notre étude. La
science de la nature, telle que nous la concevons, s'occupe
nécessairement de trois choses : les grandeurs, le mou-
vement et le temps; et ces trois choses, qui comprennent
à peu près tout, doivent être ou infinies ou finies. de dis
qu’elles comprennent à peu près tout, parce qu’il y ἃ
quelques exceptions; et, par exemple, il y a des choses
qui ne peuvent pas être ni finies ni infinies ; ainsi, le point
en mathématiques et la qualité dans les choses ; car ni la
qualité ni le point ne peuvent être rangées n1 dans l’une
ni dans l’autre classe du fini ou de l'infini. 11 convient
donc, quand on étudie la nature, d'étudier aussi l'infini ;
et c'est ce que nous allons faire en nous demandant si
l'infini existe ou s’il n'existe pas, et en recherchant, une
fois son existence reconnue, ce qu'il est essentiellement.
En nous livrant à cette étude, nous ne faisons qu'imiter
les autres philosophes, qui ont pensé, comme nous, qu'elle
est indispensable à la science de la nature; et tous ceux
qui ont quelque autorité en ces matières, se sont si bien
occupés de l'infini qu'ils en ont faitun principe des êtres.
Les uns, comme les Pythagoriciens et Platon, pensant que
l'infini est le principe essentiel des êtres, et non pas un
attribut et un simple accident, en ont fait une substance
94 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
existant par elle-même. La seule différence entre l’école
de Pythagore et le système Platonicien, c’est que pour
les premiers, l'infini fait partie des choses possibles,
puisque d’une part ils ne séparent pas le nombre en
l’abstrayant des choses elles-mêmes, et que d'autre part
ils placent aussi l'infini en dehors du ciel, où ils admettent
encore des choses sensibles. Platon au contraire ne voit
rien en dehors du ciel et de ce monde, pas mêmes les Idées,
auxquelles on ne peut d'ailleurs assigner aucun lieu ;
et il met l'infini à la fois dans les choses sensibles et
dans les Idées. Une autre différence encore entre les
Pythagoriciens et Platon, c'est qu'ils identifiaient l'infini
et le pair, attendu que tout nombre pair est indéfiniment
divisible par deux. En ce sens, le nombre pair, par la
possibilité de ses divisions indéfinies, donne l’infinitude
aux choses, tandis que l'impair, même quand 1] dépasse
le pair ou qu'il le limite en empêchant les divisions d’aller
aussi loin, ne peut être considéré comme infini, car
l’impair est essentiellement indivisible. En preuve, les
Pythagoriciens citaient ce qui se passe dans la série des
nombres, où, en ajoutant à l'unité les gnomons, c’est-à-
dire la suite des nombres impairs 3, 5, 7, 9, etc., on
obtient toujours la même figure, laquelle est un carré,
tandis qu en ajoutant à l'unité la suite des nombres pairs
2, h, 6, 8, etc., on obtient toujours une figure différente,
ou plutôt des figures qui varient à l'infini. Quant à Pla-
ton, loin de considérer ainsi l'infini, 1] reconnaissait deux
infinis, l'un de grandeur et l’autre de petitesse.
Le point de vue où se sont placés les Physiciens n’est
plus celui des Pythagoriciens ni de Platon. Ils n'ont plus
donné à l'infini une nature substantielle, et ils en ont fait
D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. IV. 95
un simple attribut des éléments qu'ils admettaient, l'air,
l’eau et les intermédiaires analogues. Parmi les philo-
sophes qui limitent le nombre des éléments, soit à deux,
soit à trois, soit à quatre, personne n’a songé à dire que
ces éléments en nombre fini fussent infinis en grandeur.
Mais ceux qui supposent les éléments en nombre infini,
comme Anaxagore avec ses parties similaires ou Homæo-
méries, et Démocrite avec ses germes et ses atomes
partout répandus, ceux-là pensent que l'infini est com-
posé par le contact universel des choses, et leur absolue
continuité. Anaxagore affirme qu'une partie quelconque
du monde est un mélange pareil à tout le reste de l’uni-
vers, se fondant sur cette observation, d’ailleurs fort
contestable, que tout vient de tout dans l’état présent des
choses. De là il tire cette induction que tout à l’origine
des choses était dans tout, que la chair, par exemple, qui
aujourd’hui est distincte de l'os était alors de l'os aussi
bien que de la chair, ou telle autre chose, que toutes
choses étaient confondues pêle-mêle les unes avec les
autres, en un mot que tout était tout. Selon lui, il y à
dans une chose quelconque non-seulement un principe
qui distingue cette chose de toutes les autres, mais aussi
des principes qui peuvent distinguer toutes les autres
choses. D'autre part, comme tout ce qui se produit actuel-
lement sous nos yeux vient d’un corps semblable à celui
qui est produit, et qu'il faut bien un principe à la géné-
ration des êtres, qui est très-réelle, sans d’ailleurs qu’elle
soit simultanée et confuse comme le croit Anaxagore,ilen
concluait que le principe de toute génération est en défi-
nitive unique; et ce principe unique de tout ce qui est, Ana-
xagore l’appelait l’Intelligence. Or, l'Intelligence qui ne
96 PARAPHRASE D E LA PHYSIQUE
peut agir qu'intellectuellement, est partie, pour son œuvre
d'organisation, d’un certain état antérieur. Donc tout
était dans le chaos, que l’Intelligence ἃ ordonné, et c’est
elle qui ἃ communiqué à toutes choses le mouvement
régulier et immuable que nous voyons. Telles sont les
théories d'Anaxagore. Démocrite pensait au contraire que
jamais les éléments primordiaux des choses, les atomes,
ne peuvent venir les uns des autres; c’est la matière
commune de tout, c'est un élément et un corps commun,
qui ne varie que par la grandeur et la configuration de
ses parties.
Ainsi, tout ce qui précède prouve bien que l'étude de
l'infini appartient à la science de la nature; et il faut
louer les philosophes d’avoir toujours fait de l'infini, un
de leurs principes. L'infini, en effet, ne peut pas avoir
été fait pour rien; et on ne peut lui donner un autre
caractère que celui de principe ; car tout doit être ou
principe ou conséquence d’un principe ; or, l'infini ne peut
avoir de principe, puisqu'alors il aurait une limite qui le
rendrait fini; donc il est bien principe, et il ne peut être
que cela. De plus, étant un principe, il faut que l'infini
soit incréé et impérissable ; car tout ce qui a été créé doit
avoir une fin, et il y a un terme à tout ce qui dépérit. Or,
l'infini ne peut avoir de terme sous quelque rapport que
ce soit ; il n’y a donc pas de principe pour lui, et c'est lui
au contraire qui est le principe de tout le reste. «Il
embrasse tout ; il gouverne tout, » comme le disent ceux
qui, en dehors de l'infini, ne reconnaissent point d’autres
causes que lui, et n’ont point recours à l'intervention de
l'Intelligence ou de l'Amour. Ges philosophes ajoutent
aussi que l'infini est l'être divin, puisqu'il est immortel
D'ARISTOTE, LIVRE IF, CH. V. 97
et indestructible, ainsi que le disait Anaximandre et avec
lai la plupart des Naturalistes.
V
I ya cinq arguments principaux à l’aide desquels on
peut démontrer l'existence de l'infini. Cest d'abord le
temps, qui est infini, et qui ne peut avoir de fin, de même
qu'il n’a point eu de commencement. En second lieu,
c'est la divisibilité des grandeurs qui est sans fin ; et les
mathématiques font souvent usage de la notion de l'in-
fini. En troisième lieu, la génération et la destruction
perpétuelles des êtres, et leur renouvellement indéfectible
prouvent bien qu'il y ἃ un infini d’où sort sans cesse tout
ce qui se produit; car, sans lui, cette succession éter-
nelle viendrait à défaillir. Quatrièmement, tout ce qui
est fini est toujours fini relativement à quelque chose qui
le limite ; et, nécessairement, il n’y aurait ni limite ni fin,
s'il failait que toujours une chose en limitât une autre;
cest donc à quelque chose d’infini qu'aboutissent les
choses, et c’est l'infini qui est leur limite commune. En-
fin, le cinquième et dernier argument est le plus puissant
de tous, et c'est celui qui ἃ le plus occupé les philoso-
phes : c'est que notre pensée conçoit l'infini, soit pour
les nombres, soit pour les grandeurs, soit pour l’espace
en.dehors des sphères célestes, et que quelque grand que
soit un nombre, une grandeur, un espace quelconque, la
pensée peut toujours concevoir quelque chose de plus
grand. L'espace qui est en dehors du ciel que nous
voyons étant infini, il faut bien qu'il y ait un corps infini
et des mondes sans fin; car, pourquoi le vide serait-il
-
/
98 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dans une partie de l’univers, puisqu'il n’est pas dans
celle où nous sommes? Pourquoi le plein ne serait-il point
partout, du moment qu'il est quelque part? Et même en
admettant le vide, il n'en faudrait pas moins que cet es-
pace vide fût infini; et l’on reviendrait ainsi à admettre
l'existence d’un corps infini; car dans les choses éter-
selles, du moment qu'une chose peut être, elle est; et la
puissance s’y confond avec l'acte, l'acte s’y confond avec
la puissance.
J'avoue que, malgré ce que je viens de dire, la théo-
rie de l'infini est toujours fort difficile, et que l’on tombe
dans une foule d'impossibilités, soit qu'on en admette,
soit qu'on en rejette l'existence. D'autre part, l'existence
de l'infini étant admise et démontrée, de nouvelles ques-
tions se présentent. Comment existe-t-1l? Est-ce comme
substance? Ou bien n'est-il qu'un accident de quelque
autre substance existant elle-même dans la nature? Ou
bien encore n’existe-t-il ni à l’état de substance, ni à
l'état d’attribut? Mais, sans se perdre dans ces recherches
épineuses, on peut affirmer que l'infini existe, ne serait-ce
que par cette seule considération que le nombre des
choses est infini. Et parmi toutes ces questions, celle
qui intéresse plus particulièrement le Physicien, c’est de
savoir si parmi les choses sensibles, dont l'étude consti-
tue la science de la Physique, il est une grandeur qui soit
infinie.
ΥΙ.
Pour approfondir cette question spéciale, il faut d'abord
avoir le soin de bien distinguer les diverses acceptions
D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. VE 99
du mot Infini. Premièrement, on entend par Infini ce
qui, par sa nature, ne peut être parcouru ni mesuré ; de
même que, par sa nature, la voix est invisible, par ce
seul motif qu’elle est faite pour être entendue et non pas
vue. En un second sens moins précis que celui-là, on dit
d'une chose qu’elle est infinie par cela seul qu’elle n’a
point, au moment où on la considère, le terme qu’elle ἃ
ordinairement. Bien que par sa nature elle ait un terme
nécessaire, on dit qu’elle est sans terme ou à peu près
sans terme; et à cet égard on l'appelle infinie, parce que
sa fin ne nous est pas immédiatement accessible. Enfin,
une chose peut être considérée comme infinie, soit parce
qu’elle peut s’accroître sans terme, soit parce qu’elle peut
être supposée divisée à l’infini, soit même parce qu’elle
peut être considérée sous ces deux rapports à la fois.
Ceci posé, nous disons qu’il est impossible que l'infini
soit séparé des choses sensibles, ainsi qu’on l’a quelque-
fois prétendu, et que ce quelque chose ainsi isolé de tout
soit lui-même infini ; car si l’on soutient que l'infini n’est
ni un nombre, ni une grandeur, et qu'il est essentielle-
ment une substance, et non point un accident, il s’en suit
que l'infini est indivisible, attendu que le divisible est
toujours nécessairement ou une grandeur, ou un nombre.
Mais s’il est indivisible, il n’est plus infini, si ce n’est indi-
rectement, de même qu’on dit de la voix qu'elle est invi-
sible. Essentiellement la voix n’est pas invisible ; elle est,
si l’on peut dire ainsi, inehtendable. Mais ce n’est pas
sous ce rapport indirect que l’on considère l'infini quand
on en admet l'existence, et ce n’est pas ainsi que nous
l’'étudions nous-mêmes, puisque pour nous la nature es-
sentielle de l'infini, c'est de ne pouvoir être parcouru et
100 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
épuisé; il est divisible, et ses divisions ne peuvent avoir
de terme. D'autre part, si l'infini existe comme simple
accident des choses, et non plus comme substance, il n’est
pas alors, comme on le disait, l'élément et le principe des
choses, pas plus que l’invisible, qui est un accident de la
voix, n’est l'élément et le principe du langage, bien que
la voix soit invisible. En outre, comment comprendre que
l'infini puisse être lui-même séparé des choses quand le
nombre et la grandeur, dont l'infini est un attribut, ne
sont pas eux-mêmes séparés ? Certes, si le sujet n’est pas
séparé, l’attribut l’est bien moins encore; et ce prétendu
infini l’est nécessairement bien moins que la grandeur et
le nombre.
Mais si l'infini, ainsi compris, re peut être ni sub-
stance, ni principe, il est évident qu'il ne peut pas da-
vantage être actuellement, être en acte, dans les choses
sensibles; car, s’il était en acte, il serait divisible; et,
alors, tonte partie qu'on en séparerait devrait être infinie
comme lui. Mais, du moment qu'on fait de l'infini, une
substance et non plus un simple attribut, il n’est plus
possible de distinguer l'infini et l'essence de l'infini. L’in-
fini étant simple en tant que substance, 1l se confond avec
son essence, et il n'y ἃ pas là de division possible. Par
conséquent, ou l'infini est indivisible, ou selon cette théo-
rie 1] est divisible en d’autres infinis; mais c’est là une
impossibilité, et l'infini est nécessairement un. Une partie
de l’air est bien encore de l'air; mais 1] ne se peut pas
de la même façon qu’il y ait un infini d’infini, et qu'une
partie de l'infini soit l'infini. C’est cependant à cette con-
clusion qu'on est amené si l’on suppose que l'infini est
une substance et un principe. Dira-t-on, au contraire, que
D'ARISTOTE, LIVRE, ΠῚ, CH. VIL 101
l'infini est indivisible, et non plus divisible? Alors, il est
impossible qu’un être réel, un ètre actuel, soit infini,
parce qu’il faut toujours qu’un tel être soit une quantité
déterminée, c’est-à-dire une quantité qui est précisément
le contraire de l'infini. Que si l’on cesse de soutenir que
l'infini soit une substance, et si on le réduit à être un
simple attribut, dès lors il cesse d’être un principe; et
par suite, le véritable infini, c’est ce dont l'infini est l’at-
iribut, et non plus l'infini lui-même; c’est l'air, par
exemple, si l’on prend l'air comme infini; c’est le nombre
pair indéfiniment divisible, si c’est le nombre que l’on
considère. En un mot, c’est se tromper étrangement sur
l'infini, que d’en faire avec les Pythagoriciens, une sub-
stance, et de le regarder en même temps comme formé
de parties diverses.
VIL.
Nous savons bien qu’on pourrait étendre encore l'étude
que nous faisons ici. et qu'on pourrait considérer l'infini
non-seulement dans la nature, mais aussi dans les mathé-
matiques, dans la pensée, et dans les choses qui, comme
elle, n'ont pas de grandeur. Mais loin d'élargir le cercle,
nous préférons le borner; et comme la Physique ne doit
s'occuper que de choses sensibles, nous nous astreindrons
à cette seule question de savoir si, parmi les choses que
perçoivent nos sens, il peut y en avoir une dont le déve-
loppement soit infini. Nous nous servirons d'arguments
rationnels et d'arguments physiques, pour prouver qu'il
n'y à pas de corps sensible qui soit infini.
Logiquement, il y ἃ contradiction à ce qu'un corps soit
102 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
infini; car le corps est défini : Ce qui est limité par une
surface, Dès lors, la raison ne peut pas plus concevoir un
corps infini que les sens ne peuvent le percevoir, Mais le
nombre lui-même considéré dans les choses n’est pas in-
fini, de même qu'il l’est quand on le considère abstraite-
ment. Le nombre dans ce cas n’est que ce qui est numé-
rable ; et puisqu'on peut toujours nombrer le numérable,
il s’ensuivrait qu'on pourrait ainsi parcourir et épuiser
l'infini. Voilà pour les arguments rationnels.
Physiquement, les arguments ne sont pas moins forts,
et ils prouvent que ce prétendu corps infini ne peut être
ni composé ni simple, en d’autres termes qu'il ne peut
exister. Ainsi le corps infini ne peut pas être composé, si
l'on suppose que les éléments naturels sont en nombre
fini, comme ils le sont en effet: car nécessairement les
éléments contraires qui le forment doivent être plus d'un,
et comme il faut qu’ils se fassent contre-poids pour que le
composé se conserve, il est bien impossible que l’un d'eux
soit infini, attendu que par cela seul qu'il serait infini, il
détruirait toujours tous les autres. Supposons que la puis-
sance qui est dans un des deux éléments composants,
soit inférieure à celle de l’autre, et que, par exemple, le
feu et l'air composant l'infini, le feu soit fini, tandis que
l'air serait infini. On croit que le feu suffisamment multi-
plié, mais d’ailleurs toujours fini, pourra faire équilibre à
l'air; je dis qu'il n’en est rien, et que l’air étant infini
l’emportera sur une quantité quelconque finie de feu ; l’in-
fini annulera toujours le fini quel qu'il soit. Si l'on dit
que ce n'est pas un des éléments du corps infini qui est
infini, mais que tous ses éléments sont également infinis,
ce n’est pas plus possible; car le corps est ce qui ἃ des
D'ARUSTOTE, LIVRE I, CH VIL 103
dimensions finies en tous sens, longueur, largeur, pro-
fondeur ; mais l'infini ἃ des dimensions infinies, et alors
il suffira qu'un seul des éléments soit infini pour remplir
l'univers. Par conséquent, ce corps infini aura des dimen-
sions infinies en tous sens, ce qui est contradictoire à la
notion même de corps.
Mais si le corps infini ne peut pas être composé, il
n'est pas possible davantage qu'il soit un et simple, même
en le prenant pour quelque chose en dehors des éléments
ordinaires qui en sortent et en naissent, comme le veulent
quelques philosophes; ou pour mieux dire, il est impos-
sible qu’il existe. Il y ἃ des philosophes, en effet, qui
conçoivent l'infini de cette façon, sans oser le placer ni
dans l'air ni dans le feu, de peur de détruire les autres élé-
ments par celui d’entr'eux qu'on ferait infini. Les éléments
naturels ont les uns à l'égard des autres une opposition
qui en fait des contraires. Ainsi, l’air est froid ; l’eau est
humide; l'air est chaud; et si l’un de ces éléments était
infini, 11] annulerait à l'instant tous les autres. Aussi les
philosophes dont nous parlons, font-ils du principe d’où
viennent les éléments selon leur système, quelque chose
de distinct des éléments. Mais il est impossible qu’il y ait
un tel corps en dehors des éléments naturels, non pas
seulement en tant qu'infini; car on pourrait dire de lui
qu'il détruirait les autres comme on le dirait tout aussi
bien de l’air, de l’eau, ou de tout autre élément ; mais
aussi, parce qu'il ne peut pas exister un corps sensible de
ce genre en dehors de ce qu'on appelle les élémenis. Tout
en effet se résout en définitive dans l'élément primordial
d'où il vient; il faudrait donc un élément différent de
l'air, du feu, de la terre et de l’eau, et Pobservation pent
104 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
nous convaincre qu'il n’y en ἃ pas, puisque l’eau, la
terre, le feu et l’air, ne se résolvent pas dans cet élément
unique d’où on les fait sortir.
On vient de montrer qu’il ne peut pas y avoir un élé-
ment infini en dehors des quatre éléments; il ne se peut
pas davantage que ce soit un de ces éléments qui soit in-
fini; car pour que l'univers, même en le supposant limité,
devienne un élément unique comme le prétend Héraclite,
qui croit que tout a été jadis du feu, il faut qu'un des
quatre éléments devienne infini. On pourrait en dire au-
tant de ce principe unique que supposent nos philo-
sophes en dehors des éléments, et il faudrait que les
éléments se fussent convertis en cet unique principe;
mais alors 1] n’y aurait plus de changement dans l’uni-
vers; Car pour que le changement ait lieu, il faut qu'il se
fasse du contraire au contraire, et, par exemple, du chaud
au froid.
Ce que je viens de dire peut nous servir, d’une manière
générale, à savoir s’il est possible qu'il y ait un corps
sensible infini. Et d’abord, voici des raisons qui semblent
prouver qu’il est impossible qu’un tel corps existe. D'a-
près les lois les plus évidentes de la nature, tout corps
est dans un lieu; chaque espèce de corps ἃ un lieu qui
lui est propre, et la partie est toujours dans le même lieu
que le tout. Ainsi, une motte de terre a le même lieu que
la masse totale de la terre, c’est-à-dire qu'elle se dirige
en bas; une étincelle ἃ le même lieu que la masse entière
du feu, c’est-à-dire qu’elle se dirige en haut. De ces prin-
cipes, je tire cette conséquence que, la partie du corps
sensible infini étant homogène au tout, ou elle sera éter-
nellement immobile, ou elle sera toujours en mouvement.
D'ARISTOTE, LIVRE HE, CH. VEL 105
Mais je prouve que ces deux hypothèses sont également
inadmisibles. En effet, pourquoi le mouvement de la partie
irait-il en bas plutôt qu’en haut ou dans tout autre sens,
puisque le corps sensible infini dont elle est la partie, est
nécessairement partout? Je reprends l'exemple de la
motte de terre, et en supposant que la terre, dont elle est
une partie soit ce corps sensible infini, je demande : Dans
quel lieu pourra se porter cette motte de terre, si elle est
en mouvement? Dans quel lieu aura-t-elle son repos? Car,
encore une fois, le lieu du corps sensible infini auquel elle
est supposée homogène est infini ; et il ne reste plus de
lieu pour la partie. Dira-t-on par hasard que cette motte
de terre remplira tout l’espace, comme la terre elle-même
est supposée le remplir? Mais comment serait-ce pos-
sible? Comment aurait-elle alors mouvement ou repos ?
Dans quel lieu seront-ils l’un et l'autre? Si elle est par-
tout en repos, alors elle n'aura jamais de mouvement; et
si son mouvement est partout, alors elle ne sera jamais
en repos; ce qui est également contraire aux phénomènes
que nous pouvons observer.
Si au lieu de supposer la partie homogène au tout, on
la suppose dissemblable, la partie ne ressemblant plus
au tout, il s’en suit qu'elle aura un lieu autre que lui.
Mais la partie étant d’une autre espèce que le tout, l'unité
du tout, qui est le corps sensible infini, disparaît; ou plu-
tôt, 1l n'y ἃ plus d'unité que celle qui résulte de la conti-
guité des parties. Ajoutez que les espèces des parties du
tout seront aussi ou en nombre fini ou en nombre infini;
mais l’une et l’autre hypothèse est également insoute-
nable. D'abord il n’est pas possible que les parties soient
finies ; car le tout étant infini, il y aura des parties infinies
106 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
à côté des parties finies, le feu ou l’eau, par exemple; et
alors les contraires détruiront les contraires, comme je
l'ai dit un peu plus haut. Voilà pourquoi, je le remarque
en passant, pas un des philosophes qui ont traité de la
nature n’ont admis que l’un ou l'infini pût être le feu ou
la terre, dont les lieux sans doute sont trop spécialement
déterminés ; mais ils ont choisi pour en faire l'infini, l'air
ou l’eau, ou même cet autre élément qui est intermédiaire
entre ceux-là et dont on ἃ parfois admis l'existence
hypothétique. Le lieu de la terre et celui du feu étaient
de toute évidence, puisque l’une se dirige en bas et l’autre
en haut; mais les lieux des autres éléments sont moins
certains. Mais je laisse cette discussion, et je poursuis.
Je viens de prouver que les parties du corps sensible
infini ne pouvaient être finies ; elles ne peuvent pas davan-
tage être infinies, et simples; car alors les lieux de ces
Ρ 165 seraient infinis comme elles, et les éléments seraient
également en nombre iufini ; ce qui est manifestement faux.
Mais les lieux sont eux-mêmes en nombre fini, ainsi que
les éléments; et le tout, c’est-à-dire le corps sensible
qu’on prétendait infini, sera fini comme eux. En effet, 1]
est impossible que le lieu et le corps qui occupe ce lieu
ne soient pas égaux et conformes l’un à l'autre. Ainsi le
lieu ne peut pas être plus grand que le corps infini, ni le
corps infini plus grand que le lieu; car si le lieu était plus
grand, c'est que le corps cesserait d’être infini, et il y
aurait du vide ; ce qui est contre l'hypothèse; ou bien si
le corps était plus grand, il v aurait alors un corps qui
n'aurait pas de lieu et ne serait nulle part; ce qui n’est pas
1018 impossible.
Anaxagore se trompe étrangement quand il prétend que
D'ARISTOTE, LIVRE HE, CH. ΜΗ. 107
l'infini est immobile, parce qu’il se soutient lui-même et
qu'il existe en lui seul, rien ne pouvant le contenir. On
croirait, à l'entendre, qu’il suffit qu'une chose soit dans
un lieu quelconque pour que ce soit absolument sa nature
d'y être ; mais cette conséquence n’est pas juste; car une
chose peut être par force dans un certain lieu, toutes les
fois qu’elle n’est pas là où sa nature voudrait qu’elle fût.
Si donc c’est surtout de l'univers, c’est-à-dire de l’en-
semble des choses, qu'on doit affirmer qu'il est im-
mobile, puisque de toute nécessité ce qui ne s'appuie que
sur soi et n'existe que par soi ne peut avoir de mouve-
ment, il aurait fallu nous apprendre pourquoi 1] n’est pas
dans sa nature de se mouvoir. On se débarrasse aisément
de cette difficulté en disant qu’il en est ainsi; mais, une
telle explication n’est pas suffisante; car un corps quel-
conque peut tout aussi bien que le corps infini n'être pas
en mouvement, bien que la mobilité soit parfaitement
dans sa nature. Ainsi, la terre n’a pas de mouvement dans
l'espace; et, la supposât-on infinie, elle ne quitterait pas
pour cela le centre et le milieu du monde ; etelle resterait
toujours au centre, non pas seulement parce qu'étant in-
finie 1l n'y aurait pas de lieu où elle pût se porter, mais
surtout parce qu'il est essentiellement dans sa nature de
demeurer au centre et de ne point aller ailleurs. Cependant,
on pourrait dire de la terre, tout aussi bien qu’on le dit
de l'infini, qu'elle s’appuie et se soutient elle-même. Si
donc ce n’est pas en tant qu’elle serait infinie que la terre
resterait au centre, et si elle y reste à cause de sa pesan-
teur, attendu que tout ce qui est pesant reste au centre,
on peut dire que l'infini existe en lui-même par quelque
cause difiérente de celle qu’on indique, et que ce n'est
108 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
pas du tout par cela seul qu'il est infini qu'il se soutient
lui-même.
Une autre conséquence non moins vaine de ces théories,
c'est qu'une partie quelconque de l'infini devrait être en
repos tout comme lui. L'infini se soutenant lui-même, dit-
on, se repose en 50]; donc une partie quelconque de l’in-
fini sera également en repos sur elle-même ; car les lieux
sont pareils et pour le tout et pour la partie. Là où est le
tout, là est aussi la partie; et, par exemple, le lieu de la
masse terrestre tout entière étant en bas, le lieu d’une
simple motte de terre y sera de même. Le lieu d’une étin-
celle est en haut, comme y est le lieu de la masse totale
du feu. Par conséquent, si le lieu de l'infini est d’être en
soi, le lieu de la partie de l'infini sera tout pareil, et elle
aura également son repos en elle-même.
Mais je reviens à mon sujet, et je dis qu’il est impos-
sible de soutenir qu’il y ἃ un corps sensible infini, sans
détruire cet autre principe incontestable que les corps ont
un lieu qui leur est propre selon leur nature. En effet,
tout corps sensible est ou pesant ou léger. S'il est pesant,
sa tendance naturelle le dirige au centre; s’il est léger,
elle le porte en haut. L’infini, en supposant que ce soit
un corps sensible, est nécessairement soumis à cette con-
dition, qui est commune à tous les corps. Or, il est évi-
demment impossible, et que l'infini dans sa totalité ait
l’une ou l’autre de ces propriétés, c'est-à-dire qu'il soit
ou tout entier pesant ou tout entier léger, et qu'il ait une
de ces propriétés dans une de ses moitiés, et l’autre dans
l’autre moitié. En effet, comment diviser l'infini? Com-
ment une partie de l'infini serait-elle en bas? et comment
une autre partie sera-t-elle en haut ? En d’autres termes,
D'ARISTOTE, LIVRE IX, CH. VIL 109
comment une des parties de l’infini serait-elle aux extré-
mités, tandis que l’autre partie serait au centre?
À ces preuves qui démontrent qu’il ne peut pas y avoir
de corps sensible infini, ajoutez encore celle-ci. Tout
corps perceptible à nos sens est dans un lieu, et les diffé-
rences spécifiques du lieu sont le haut et le bas, le devant
et le derrière, la droite et la gauche. Ces distinctions ne
sont pas seulement relatives à nous et à la position réci-
proque des choses; elles se retrouvent également dans
l'univers, et elles reposent sur les lois naturelles qui le
régissent. Or, il est de toute impossibilité que ces distinc-
tions se retrouvent dans le corps sensible infini qu'on
suppose; car, le lieu de ce corps ne pouvant pas être in-
fini, et tout corps devant être dans un lieu, il s'ensuit
que ce corps n'existe pas. Enfin, si ce qui est dans un lieu
spécial et déterminé est d’une manière générale dans un
lieu, et si réciproquement ce qui est dans un lieu est né-
cessairement quelque part, c'est-à-dire en un certain lien
spécial, il s'ensuit que le corps sensible infini, tel qu'on
le suppose, ne pourra être nulle part; car 1] ne peut pas
avoir, comme il le faudrait pourtant, une certaine quan-
tité finie, de deux coudées, par exemple, de trois coudées
ou de telle autre étendue, puisqu'il est supposé infini ; et
il ne peut être par conséquent dans aucune des six posi-
tions indiquées tout à l'heure, le haut et le bas, l'avant et
l'arrière, la droite et la gauche; car chacune de ces posi-
tions est évidemment une limite, et l'infini ne peut en
avoir.
Donc, en résumé, il n’y ἃ pas de corps infini percep-
tible à nos sens; il n’y ἃ pas de corps sensible infini.
110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ΝΠ.
I ne faudrait pas cependant que ces difficultés signalées
par nous fissent croire que l'infini n'existe pas ; car si l’on
niait son existence, on ne soulèverait pas moins d'impossi-
bilités. Par exemple, il faudrait alors soutenir que le temps
a eu un commencement et une fin, que les grandeurs ne
sont pas divisibles à l'infini en grandeurs, et que le
nombre n’est pas plus infini que les grandeurs et le
temps. Mais ceci nous met dans un singulier embarras,
et comme 1] semble résulter des considérations précé-
dentes, que, tout à la fois, l'infini est et n'est pas, 1
ne nous reste qu'à dire qu'en effet, en un sens, l'infini
n'existe point, et, qu'en un autre sens, il existe. Être,
ainsi que nous l'avons dit, signifie tantôt être en puis-
sance, et tantôt être en acte. De plus l'infini peut tout à
la fois se former par addition ou par retranchement. Un
nombre est infini, parce qu'on peut toujours ajouter à un
nombre quelque grand qu’il soit ; la grandeur est infinie,
parce qu'on peut toujours la diviser à l'infini, au moins
par la pensée. Nous venons de démontrer qu'il ne peut
pas y avoir de grandeur actuelle et réelle qui soit infinie ;
mais sous le rapport de la divisibilité, elle peut l'être;
car il n’y ἃ pas de lignes insécables au sens où on l’a cru;
et je dis que si l'infini ne peut être en acte, il existe cer-
tainement en puissance. Mais ici il faut faire encore une
distinction essentielle. Quand je dis que l'infini est en
puissance, ce n’est pas du tout comme je dis que telle
matière étant en puissance une statue, elle deviendra une
statue effectivement. Il n’y ἃ pas d’infini qui puisse se
réaliser actuellement, comme la statue qui est dans
D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. VI. 111
l'airain se réalise sous la main de l'artiste. Mais grâce
aux diverses acceptions du mot Être, il faut comprendre
que l'infini est comme est le jour qne l’on compte, ou la
période des Jeux Olympiques, l’olympiade. Le jour,
l'olympiade n’est jamais, à proprement parler; elle
devient sans cesse, par la succession toujours différente
du temps qui s’écoule ; car pour ces dates des Jeux solen-
nels où la Grèce se rassemble, on peut distinguer l'acte
et la puissance, puisque l’on compte les Olympiades
aussi bien par les jeux qui peuvent être célébrés, que par
ceux qu'on célèbre actuellement et réellement au moment
où l’on parle.
Mais évidemment l'infini n’est pas la même chose, si on
le considère dans le temps et la succession perpétuelle
des générations, par exemple, des générations humaines,
que si on le considère dans la divisibilité des grandeurs.
D'une manière générale, l'infini existe par cela seul qu'à
une quantité donnée on peut toujours et sans fin ajouter
une quantité quelconque. La quantité ajoutée est finie sans
doute ; mais on peut l'ajouter sans cesse, et elle est
toujours et toujours différente. L'infini n’est donc pas à
considérer comme quelque chose de précis et de spécial,
tel que serait, par exemple, un homme, une maison ;
mais 1] est comme le jour ou l’'Olympiade dont je parlais
tout à l'heure. Ce ne sont pas des choses précises et dé-
terminées comme des substances; ce sont des choses qui
en sont sans cesse à devenir et qui périssent sans cesse.
Elles sont limitées et finies sans doute; mais elles sont
toujours autres et toujours autres. Seulement dans [ἃ
comparaison que nous faisions plus haut, il y a cette dif-
férence que, pour l'infini considéré dans les grandeurs, la
112 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
grandeur d’où l’on part pour y ajouter sans cesse, est
et demeure substantiellement ce qu'elle est, tandis que
pour les générations successives et pour le temps, les
générations et le temps s’éteignent et périssent sans
cesse, et que l'infini ne résulte que de la succession qui
n’a jamais ni interruption ni lacune. |
Quant à l'infini qui se forme dans les nombres par
addition continvelle, 1l ressemble beaucoup à linfini
qu’on obtient par la division indéfinie des grandeurs con-
timues; seulement l'infini se produit, dans les nombres
auxquels on peut ajouter sans cesse, à l'inverse de ce qu'il
est dans une quantité finie. En tant que cette quantité
déterminée est indéfiniment divisible, il semble qu’on
ajoute sans cesse au nombre des divisions. Ainsi le
nombre en s’accroissant, et la quantité finie, en dimi-
nuant toujours, présentent à peu près le même phéno-
mène. Mais quand je parle de divisions infinies dans une
quantité finie, il faut bien comprendre que sur cette quan-
tité finie on divise toujours par la même proportion, et
que, par exemple, on prend sans cesse la moitié de ce qui
reste et non pas la moitié de la quantité primitive; car en
divisant ainsi par un diviseur proportionnel quoique 1m-
muable, on n’épuise pas le fini, tandis qu’on l'aurait bien-
tôt épuisé de l’autre manière, quel que fût le diviseur, si
proportionnellement la quantité réellement retranchée ne
variait pas à chaque division. La quantité finie aurait beau
être grande; 1] n’en resterait rien au bout de quelques
divisions, si la quotité de plus en plus petite du retran-
chement n’était pas en rapport avec le nombre même des
divisions qui se succèdent. La proportion reste constante
pendant que la quantité varie.
D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. VII. 118
L'infini n'existe pas si on veut le comprendre autre-
ment que je ne viens de le faire ; mais il existe de la ma-
nière que je viens de dire. En d’autres termes, il est en
puissance comme dans la division que je citais tout à
l'heure; mais il n’est en acte que comme y est la journée,
comme y est l’'Olympiade, dont je parlais un peu plus
haut. Il est en puissance absolument, comme la matière
qui peut recevoir toutes les formes; et il n’est jamais en
soi, comme y est le fini. S'il s’agit d’addition sans cesse
répétée, comme dans le nombre, l'infini dans ce cas est
aussi en puissance, à peu près comme il est dans la divi-
sibilité indéfinie:; car, dans l’un et l’autre cas, l'infini
existe par cela seul qu’on peut toujours en prendre une
quantité nouvelle en dehors de ce qu'on a, soit qu'on
ajoute par la pensée au nombre donné, quelque grand
qu'il puisse être, soit qu'on pousse la division au-dessous
de la dernière division qu'on a faite, sans jamais s'arrêter.
Cependant, l'infini qu'on observe dans l'addition qui se
répète sans cesse, ne peut arriver jamais à reproduire la
première quantité donnée ; il en approche tant qu'on veut
sans y être jamais égal, de même que dans la division,
l'infini consiste en ce qu'on peut toujours supposer une
division plus petite que toute division antérieure. Ainsi,
on ne réalise jamais l'infini par les additions successives
que l’on fait, et l’on ne peut pas même supposer que l’in-
fini puisse jamais égaler la quantité donnée vers laquelle
il s'avance sans cesse; car on ne peut pas admettre que
l'infini en acte soit un simple accident ou attribut d'une
autre substance, comme l’admettent les Physiciens qui
font infini l'air ou tel autre élément qu'ils placent en de-
hors du monde. C’est alors cet élément qui est infini, et
8
114 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
l'infini lui-même n’en est plus que l’attribut, cessant ainsi
d’avoir par lui-même une existence réelle. Mais si, comme
nous l'avons démontré, 1] n’est pas possible qu'il y ait un
acte, un corps sensible infini de ce genre, il n’est pas
moins impossible que l'infini puisse se former par addi-
tion autrement que je ne viens de le montrer, à l'inverse
de la division et réciproquement à elle.
Ces deux infinis, l’un par addition, l’autre par retran-
chement, sont sans doute les deux infinis qu'a reconnus
Platon ; car tous deux semblent évidemment se produire,
quoiqu'en suivant une marche opposée. Mais une chose
assez singulière, c'est qu'après avoir constaté l'existence
de ces deux infinis, Platon n’en fait aucun usage; ainsi,
dans les nombres, il ne peut pas y avoir pour lui d'infini,
par retranchement et division, puisqu'il fait de l’unité le
plus petit nombre possible, et il n’y a pas davantage d'in-
fini par addition, puisqu'il ne veut pas pousser le nombre
au-delà de la décade.
ΙΧ.
On voit donc que l'infini est tout le contraire de ce que
croient nos philosophes. L'infini n’est pas du tout, comme
ils le disent, ce en dehors de quoi il n’y a rien, loin de
là; c'est ce qui ἃ perpétuellement quelque chose en
dehors, et au-delà de ce qu’on peut imaginer. Ils auraïent
pu s'apercevoir de leur erreur, puisque pour faire con-
cevoir l'infini, ils ont recours eux-mêmes à l’exemple des
bagues sans chaton, où l’on peut toujours, en eflet,
prendre un point en dehors de celui auquel on s'arrête.
Mais, ce n’est là qu'une similitude assez imparfaite, et ce
D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IX. 145
n’est pas une représentation vraie, et une expression
exacte. 1] faut bien, pour l'infini, cette première condi-
tion, à savoir qu'on puisse toujours y prendre quelque
chose en dehors de ce qu’on ἃ ; mais il faut, en outre, que
ce ne soit jamais la même quantité qu’on ait déjà prise.
Or, il n y a rien de pareil dans le cercle ; et, dans un an-
neau sans chaton, le point qu'on prend après un autre
point, n’est pas précisément nouveau : il vient seulement
à la suite de celui qui le précède. Donc, il faut définir
l'infini, comme nous le faisons : Ce qui peut toujours, en
dehors de la quantité qu'on a, fournir quelque chose qui
soit réellement une quantité nouvelle. Ce en dehors de
quoi il n'y ἃ rien, ce n’est pas l'infini ; c’est au contraire
le parfait, le tout, le complet, l’entier ; car, on doit en-
tendre par quelque chose d’entier et de complet, ce à
quoi 1] ne manque rien, en fait de parties. Par exemple,
un homme est complet ; un coffre est complet et entier,
s'il ne manque d'aucune des parties qui doivent essentiel-
lement le composer. La définition qu’on donnerait ici de
l'homme ou du coffre complet, c’est-à-dire de tout objet
particulier regardé comme complet, s'applique aussi bien
au terme général et absolu, et l’on doit dire que le tout,
l’entier, le parfait, est ce en dehors de quoi il n’y ἃ plus
rien. Mais ce en dehors de quoi il reste toujours quelque
chose qui lui manque, n’est plus complet, quelle que soit
la chose qui lui manque. L’entier et le parfait sont des
termes identiques, ou du moins, dont la signification est
très-voisine ; or, le parfait a nécessairement une fin; et
toute fin est une limite. Par conséquent, l'infini est le con-
traire du parfait et de l’entier. Aussi, doit-on trouver à ce
point de vue que Parménide était plus dans le vrai que
110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Mélissus ; car, ce dernier disait que l'infini est l’entier,
est le tout, tandis que le premier prétendait, au contraire,
que l’entier est toujours limité et fini :
« De tous côtés égal, à partir du milieu. »
et comme le dit le proverbe populaire, ce n’est pas préci-
sément joindre un bout de fil à un bout de fil, que de con-
fondre l'infini avec le tout et l’entier.
X.
Je conçois, d’ailleurs, et j'excuse l’emphase avec la-
quelle on parle de l'infini, quand on dit «qu'il renferme
«toutes choses et qu'il embrasse tout l'univers en soi. »
C'est qu'en effet l'infini ne laisse pas que d’avoir quelque
ressemblance avec un tout, avec un entier. Ainsi, l’infini
est la matière de la perfection ou de la forme achevée, que
peut recevoir la grandeur. Il est le tout et l’entier en puis-
sance ; il ne l’est point en acte. Il est divisible, soit par
le retranchement, soit par l'addition prise en sens inverse,
ainsi que je l'ai expliqué plus haut. Il devient entier si
l'on veut, et fini, non pas en soi, mais par l'intermédiaire
d’un autre terme. À vrai dire, il ne contient pas; il est
contenu, au contraire, en tant qu'infini; et ce qui fait qu’il
est impossible de le connaître dans sa nature essentielle,
c'est que la matière par elle-même n’a pas de forme, et
qu’elle ne peut être connue qu'autant qu'elle en a. Par
conséquent, loin quel'infini doive être considéré comme un
tout, il faudrait bien plutôt 18 prendre pour une partie;
car la matière, avec laquelle on peut le confondre, est une
D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. ΧΙ. 117
partie du tout qui revêt une forme ; et c'est ainsi que l’ai-
rain est une partie de la statue dont il est la matière.
Mais si, dans les choses sensibles et intelligibles, on admet
que le grand et le petit, c’est-à-dire les deux infinis, ren-
dent raison de tout, il faut admettre aussi qu’ils embras-
sent également les purs intelligibles ; alors, il semble que
c'est se tromper lourdement que de demander à l’inconnu
età l’indéterminé la connaissance et la détermination des
choses, que, cependant, les intelligibles doivent donner
à l'esprit.
ΧΙ.
On comprend aisément que l'infini qui se forme par
addition, ne peut jamais arriver à égaler la grandeur
initiale dont 1l approche sans cesse, et qui est sa limite,
tandis qu’au contraire l'infini, qui se forme par la division,
est réellement infini, puisque la divisibilité n'a point de
terme. L'infini est contenu, comme la matière elle-même,
dans l’intérieur de l'être, et c’est la forme qui est le con-
tenant de l’un et de l’autre. La raison peut concevoir éga-
lement que pour le nombre, il y ἃ une limite dans le seus
de l'extrême petitesse, et qu'il n’y en ἃ pas dans le sens
de laccroissement, puisqu'un nombre, quelque grand
qu’il soit, étant donné, on peut toujours en imaginer un
plus grand encore. Pour les grandeurs, c’est tout le con-
traire ; car on peut toujours, dans la série décroissante,
imaginer une grandeur toujours plus petite que toute
grandeur donnée, tandis que, dans le sens de l’accrois-
sement, il y ἃ toujours une limite infranchissable, et ἢ
n'est pas possible qu'il y ait une grandeur infinie. Cette
118 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
différence, entre les nombres et les grandeurs, tient à ce
que l’unité est indivisible, quelle que soit d’ailleurs cette
unité. L'homme, par exemple, n’est jamais qu’un homme,
et il est bien impossible de le diviser en plusieurs hommes,
tandis que le nombre est toujours plus que l'unité, et
qu'il est un ensemble de quantités quelconques réunies.
Il faut donc s'arrêter à l'individu, et la division ne pent
pas être poussée plus loin, tandis que les nombres, deux,
trois, etc., ne sont que des paronymes de l'unité, qui ti-
rent d'elle la dénemination qui les fait ce qu'ils sont, deux
signifiant deux unités ; trois, trois unités; et ainsi de
suite pour tous les autres nombres. Mais dans le sens de
l'augmentation numérique, il est toujours possible de
penser un nombre de plus en plus grand, parce que
les divisions de la grandeur par deux sont indéfini-
ment possibles, et que leur nombre s'accroît sans cesse.
L’infini y est donc toujours en puissance, bien qu'il n y
soit jamais en acte ; la quantité uouvelle qu’on ajoute est
toujours finie, bien qu'elle puisse dépasser sans cesse
toute quantité déterminée. D'ailleurs, ce nombre n'est
pas abstrait et séparé des divisions de la grandeur, qu’on
peut sans cesse diviser par deux. L'infinitude, loin de
s'arrêter comme achevée et finie, se forme et devient sans
cesse, ainsi que le temps se forme et devient sans cesse
aussi, comme le nombre et la mesure du temps, qui est
le mouvement. C’est tout l’opposé pour les grandeurs; le
continu y est bien divisible à l'infini, dans le sens de la
petitesse ; mais il ny ἃ pas d’infini dans le sens de l’ac-
croissement, et l'infini, dans ce cas, n’est en acte que
précisément autant qu'il est en puissance, c’est-à-dire
qu'il reste perpétuellement en puissance. Donc, puis-
D'ARISTOTE, LIVRE Il, CH. ΧΙ. 119
qu'aucune grandeur sensible n’est infinie, 1} faut en con-
clure qu'il est impossible que toute grandeur déterminée
soit sans cesse dépassée : car, dès lors, il pourrait y avoir
quelque chose de plus grand que le ciel ; ce qui est abso-
lument impossible.
L'infini du reste n’est pas absolument identique pour
la grandeur, pour le mouvement et pour le temps. À ces
égards, ce n’est pas une seule et même nature ; et de ces
trois infinis, le suivant ne se comprend que par celui
qui le précède. Ainsi, le mouvement ne se comprend qu'à
la condition préalable d’une grandeur dans laquelle il y ἃ
un mouvement quelconque de translation, d’altération,
ou de croissance ; le temps à son tour ne se comprend que
par le mouvement qu’il mesure. Pour le moment, nous
uous bornerons à indiquer ces idées; plus tard (Livre VI),
nous reviendrons sur ces questions, et nous explique-
rons comment toute grandeur est toujours divisible en
d'autres grandeurs. Tout ce que nous voulons dire ici,
c'est que notre définition de l'infini ne porte aucune
atteinte aux spéculations des mathématiciens, en niant
que, sous le rapport de l'accroissement, l'infini puisse ja-
mais être en acte et être tout à fait réalisable. À leur
point de vue, les mathématiciens n’ont pas besoin direc-
tement de l'infini, et 1] ne leur est pas indispensable,
puisqu'ils peuvent toujours supposer la ligne finie aussi
grande qu'ils le veulent. Réciproquement, la grandeur la
plus grande étant donnée, ils peuvent toujours y appli-
quer une division proportionnelle, qui n’a pas de fin quel-
que petite que devienne la grandeur successivement divi-
566. Ainsi les mathématiciens peuvent se passer de l’infini
réel dans leurs démonstrations; et en fait, l'infini ne se
120 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
trouve que dans les grandeurs actuelles, au sens où je
viens de le dire.
Ce qui rapproche encore l'infini de la matière, c’est
que parmi les quatre espèces de causes admises par nous,
l'infini ne peut être que cause matérielle; car l’être de
l'infini est la privation, comme celui de la matière; et il
n'y ἃ que le continu et le sensible qui est et subsiste en
soi. Nous pouvons d'autant mieux insister sur ce point
que tous les philosophes ont, ainsi que nous, considéré
l'infini comme matière; mais où nous nous séparons Com-
plétement d'eux, c’est qu’ils ont fait de l'infini le conte-
nant au lieu d'en faire le contenu; et selon nous, c’est
une grave erreur.
ΧΗ,
Après tout ce qui précède sur l'infini, il ne nous reste
plus qu’à examiner les arguments par lesquels on essaie
de démontrer que l'infini n’est pas seulement en puis-
sance, ainsi que nous venons de l’exposer, mais aussi
qu'il est quelque chose de déterminé. Parmi ces argu-
ments, les uns n’entraînent pas de conclusions nécessaires,
et ne valent guère qu’on s’en occupe; les autres peuvent
être réfutés par des raisons décisives. Ainsi, je dis qu'il
ne faut pas que l'infini soit en acte un corps perceptible
à nos sens, pour que la génération des choses puisse ne
jamais défaillir: car il se peut fort bien que tout étant
limité et fini, la destruction d’une chose soit la généra-
tion d’une autre, et réciproquement. Le cercle de la gé-
nération est alors infini et indéfectible. Voilà la réponse à
un des arguments dont il ἃ été question plus haut (Voir
D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. ΧΗ. 191
plus haut, V). Quant à celui qui prétend qu'une chose
doit toujours en toucher une autre et qu’on arrive ainsi à
réaliser l'infini, nous répondons en distinguant le contact
et la limitation, qu'il ne faut pas du tout confondre. Le
contact est toujours une chose relative et dépendante,
puisque tout corps qui touche doit nécessairement tou-
cher quelque chose qui le touche à son tour; et le contact
est l’attribut d’une chose limitée et finie. La limitation,
au contraire, n'a rien de relatif, et une chose quelconque
ne peut pas au hasard toucher la première chose venue.
Il peut donc y avoir quelque chose qui ne touche plus
rien. Enfin l'argument tiré de la pensée, dans laquelle on
croit trouver l'infini, n’est pas plus péremptoire; car on
peut bien par la pensée s’imaginer que quelqu'un est
mille fois plus grand qu'il n’est; mais en réalité 1l reste
ce qu'il était; l'accroissement successif ou la réduction
successive ne passent pas le moins du monde dans l’objet
lui-même; et il ne suffit pas de supposer que quelqu'un
est hors de la ville pour qu’il y soit effectivement, ni qu’il
est aussi grand que nous, pour que sa taille devienne égale
à la nôtre. La chose reste ce qu'elle est, et la supposition
arbitraire que l’on fait ne change rien à la réalité. Quant
au temps et au mouvement, ils ne sont infinis, ainsi que
la pensée, qu’en ce sens que rien n’y subsiste réellement
et n y demeure, mais qu’il n’y ἃ qu'une succession sans
terme possible. Enfin dans le retranchement ou dans Fad-
dition que la pensée peut toujours faire, il ne se forme
jamais une grandeur qui soit actuellement infinie.
Nous ne poussons pas plus loin cette théorie de l'in-
fini, et par les explications que nous venons de donner,
on doit voir comment on peut dire que linfint est et n'est
122 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
pas, et l’on doit comprendre ce qu'il est au point de vue
où nous nous sommes placés.
LIVRE IV.
DE L'ESPACE, DU VIBE ET DU TEMPS.
Après l'étude de l'infini, le Physicien doit passer à celle
de l’espace; et il doit rechercher également si l'espace
existe ou n'existe pas, et déterminer comment il existe et
ce qu'il est, une fois son existence démontrée, Ainsi tout
le monde admet que ce qui existe est nécessairement dans
un certain lieu, dans un certain espace, et que ce qui
n'existe pas n'est nulle part; car où sont, je le demande,
le bouc-cerf, le sphinx, ou tels autres êtres purement
fantastiques ? Ajoutez que, parmi tous les mouvements,
le plus commun de tous et celui qui paraît surtout mé-
riter ce nom, c'est le mouvement dans l’espace, que nous
appelons aussi la translation. Mais si l'existence de l'es-
pace paraît prouvée, il n’y en ἃ pas moins de grandes
difficultés à savoir ce qu'il est, comme il y en avait pour
l'infini, et ces difficultés tiennent à ce que l’espace ne se
présente pas toujours de la même facon, selon les aspects
divers sous lesquels on le considère. D'ailleurs, les autres
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IL 123
philosophes n'ont rien dit sur l’espace, ou bien les expli-
cations qu'ils ont données sont peu satisfaisantes.
IL.
Une preuve manifeste de l'existence de l’espace, c'est
la succession des corps qui se remplacent mutuellement
dans un seul et même lieu. Soit, par exemple, un vase où
il y ἃ de l’eau maintenant ; faites-en sortir l’eau; c’est de
l'air qui vient occuper sa place, c’est-à-dire qu'un nou-
veau corps vient prendre la place qui est abandonnée par
l'autre. Il existe donc un espace, un lieu qui se distingue
de toutes les choses qui sont en lui, et qui y changent,
püisque l'air se trouve actuellement là où auparavant 1]
se trouvait de l’eau. Donc l’espace, le lieu qui est le ré-
ceptacle successif de l’eau et de l’air est différent de ces
deux corps, qui tour à tour y sont entrés et en sont sortis.
A cette première preuve, on peut en ajouter une seconde :
ce sont les déplacements naturels des corps simples, des
éléments, le feu, la terre et les autres. Ces déplacements
montrent bien que l’espace existe; mais ils démontrent,
en outre, qu'il ἃ certaines propriétés. Ainsi, chacun de
ces éléments est porté, quand rien n’y fait obstacle, dans
le lieu qui lui est propre; celui-ci va en haut; celui-là se
dirige en bas. Or, le haut et le bas et les autres direc-
tions, au nombre de six en tout, sont des parties et des
espèces du lieu et de l'espace. Mais ces directions ne sont
pas uniquement relatives à nous comme on pourrait le
croire, la droite et la gauche, le haut et le bas, etc. ; car,
pour nous, elles ne sont pas constantes, et elles se diver-
sifient suivant la position que nous prenons, une même
124 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
chose pouvant être, lorsque nous nous tournons nous-
mêmes, à droite après avoir été à gauche, au-dessus après
avoir été au-dessous, en avant après avoir été en arrière.
Dans la nature, au contraire, toutes ces directions ont un
sens déterminé et qui ne varie pas. Le haut n’est pas un
lieu quelconque; c’est le lieu précis où se dirige le feu,
et, en général, tous les corps légers. Le bas n’est pas da-
vantage un lieu arbitraire; et c'est celui où se dirigent
tous les corps qui ont de la pesanteur et qui sont
composés de terre. Par conséquent, ces éléments ne
diffèrent pas seulement entr'eux par leur situation; 115
diffèrent encore par leurs propriétés et leur puis-
sance.
Les mathématiques, toutes abstraites qu'elles sont, dé-
montrent aussi l'existence de l’espace; car, bien que les
êtres dont elles s'occupent, étant purement rationnels,
n'aient pas de lieu et n’en puissent point avoir, cependant
ils ont une position relativement à nous, et la pensée les
distingue en les mettant à droite ou à gauche, selon le
besoin. Ainsi, la pensée les localise, comme la nature elle-
même localise les éléments.
Il faut remarquer aussi qu’en admettant l'existence du
vide, on admet implicitement l'existence de l’espace,
puisqu'on définit le vide an espace où il n’y à pas de
COT ps.
On le voit donc : toutes ces raisons se réunissent pour
démontrer que l’espace existe comme quelque chose de
réel, indépendamment des corps qu'il renferme, et que
par suite tout corps sensible est dans l’espace. Aussi,
Hésiode paraît-il être dans le vrai quand 1] place le Chaos
à l’origine des choses, et qu'il dit :
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IL 125
« Bien avant tout le reste apparut le Chaos ;
« Puis, la terre au sein vaste... »
C'est-à-dire que le poète suppose qu'avant l'apparition
des corps, il y avait un lieu qui pouvait les recevoir et où
ils ont leur place. Hésiode se conforme par là à l'opinion
commune, qui croit que tout ce qui existe est quelque
part, c’est-à-dire dans l’espace. S'il en est ainsi, l’espace
a une propriété merveilleuse et la plus ancienne de toutes
en date ; car, une chose sans laquelle les autres ne sau-
raient être, et qui existe par elle-même sans aucun besoin
des autres, cette chose-là est nécessairement antérieure
à tout. Par suite, l’espace qui existait avant les choses
existe encore après elles; et il n’est pas détruit, quand les
choses qu’il renferme sont détruites.
ΠῚ.
Nous voilà fixés sur l'existence incontestable de l’espace;
mais il n'en reste pas moins difficile de savoir ce qu’il est.
Devons-nous nous représenter l’espace comme la masse
d’un corps quelconque? Ou sa nature est-elle différente?
Savoir en effet à quel genre appartient l’espace, et dans
quelle catégorie il convient de le placer, ce sera là l'objet
de notre première recherche. L'espace ἃ bien les trois
dimensions, longueur, largeur, profondeur ; mais on ne
peut pas dire qu'il soit un corps; car, alors il y aurait
deux corps dans un seul et même lieu ; ce qui est impos-
sible. Autre difficulté. Si le corps doit avoir un lieu et
une place, il est clair que la surface du corps et ses autres
limites doivent avoir également une place et un lieu; car
126 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
on peut appliquer aux surfaces du corps la remarque qu'on
appliquait plus haut au corps lui-même: et là où étaient
d’abord les surfaces de l’eau, sont actuellement les sur-
faces de l'air, qui en ont pris la place. Or, les surfaces se
composent de poinis, et il ny a pas de différence possible
entre le point et le lieu du point. Par conséquent, si le
lieu du point est le point lui-même, les surfaces qui se
composent de points seront dans le même cas, et le lieu
des surfaces ne sera pas autre que les surfaces elles-
mêmes; l’espace alors n’est absolument rien indépen-
damment des corps qu'il est supposé renfermer. Qu'est-ce
donc que l’espace réellement, et comment faut-il le consi-
dérer ? Avec la nature qu'il a, on ne peut en faire n1 un élé-
ment, ni un composé d'éléments, soit naturels soit incor-
porels. Il a de la grandeur sans toutefois être un corps.
Or, les éléments des corps sensibles sont des éléments
eux-mêmes ; et des éléments purement intelligibles n’ar-
rivent jamais à former un corps et une grandeur réelle.
Α d’autres points de vue, on peut se faire sur l’espace
des questions non moins embarrassantes. Ainsi, comment
l’espace pourrait-il être une cause à l'égard des choses ? À
quelle espèce de cause peut-on le rapporter ? On ne dé-
couvre en lui aucune des quatre causes que nous avons
comptées. Il ne peut être regardé comme la matière des
êtres, puisque aucun être n'est composé d’espace ; iln’est
pas davantage la forme et l'essence des choses; il n'est
pas non plus leur fin, et il n’est pas leur moteur. Aïnsi il
n’est cause d'aucune manière. Ajoutez que si l’espace
doit être rangé au nombre des êtres, on peut demander :
Où sera-t-il placé en tant qu'être ? Et alors le doute de
Zënon, qui nie l’espace, attendu qu’il ne sait où le mettre,
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IV. 127
ne laisse pas que d’exiger quelque réponse; car, si tout
être est nécessairement dans un lieu, et si l’espace est un
être, il est clair qu’il y aura un lieu pour le lieu lui-
même, et ainsi à l'infini, sans qu'on puisse assigner de
terme à cette progression. À toutes ces objections, j'en
joins une dernière. Si, de même que tout corps est néces-
sairement dans un lieu, le corps remplit aussi tout le
lieu qu'il occupe, c’est-à-dire tout l’espace, comment
expliquer le développement des corps qui s’accroissent?
Dira-t-on que le lieu, l’espace qu'ils occupent se déve-
loppe en même temps qu'eux? Et, cependant, c’est la
conséquence qu'il faudrait nécessairement adopter, si
l'espace se confond avec le corps, et si le lieu de chaque
chose n’est ni plus grand ni plus petit que la chose
même.
Telles sont les questions différentes qu'il faut éclaircir,
non-seulement pour savoir quelle est la nature de l’es-
pace, mais aussi pour s'assurer de son existence.
IV.
Pour bien conduire cette délicate recherche, il faut
d'abord reconnaître que, de même que l'être peut être
considéré en soi ou relativement à un autre, l'espace peut
être entendu également de deux façons : ou dans son ac-
ception commune, qui en fait le lieu de toutes les choses
que nous voyons; ou dans son acception propre, c'est-à-
dire le lieu primitif où sont les corps, les individus. Je
m'explique pour que ce point capital soit bien compris.
Ainsi, on peut dire de vous que vous êtes dans le ciel,
puisque vous êtes dans l'air, et que l’air est dans le ciel :
128 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
de plus, vous êtes dans l'air, puisque vous êtes sur la
terre ; et, enfin, vous êtes dans tel lieu de la terre qui ne
renferme plus rien absolument que: vous. Le lieu propre
ou primitif ne doit donc pas se confondre avec le lieu ou
l’espace commun. Par suite, 51 l’on entend par l’espace
le lieu propre qui renferme primitivement chaque corps,
l'espace est alors une limite; et on peut, à ce point de
vue, le prendre pour la forme et la figure des choses, qui,
détermine la grandeur et la matière dont cette grandeur
est faite. La forme étant la limite de chaque chose, on
pourrait soutenir, qu’en ce sens, l’espace est la forme des
choses. Mais, d’une autre part, comme l’espace, avec ses
trois dimensions, représente aussi la dimension et l’éten-
due de la grandeur, on pourrait le prendre pour la ma-
tière des choses aussi bien que pour leur forme; car la
matière se distingue de la grandeur ou corps qu’elle com-
pose ; et elle est ce qui est enveloppé par la forme, et est
déterminé par la surface et la limite. C’est bien là ce
qu'est la matière et l’indéterminé ; car, si vous enlevez à
une sphère, par exemple, sa limite et ses diverses condi-
tions de figare, il ne reste plus rien que la matière in-
forme dont elle est composée. C’est là ce qui a fait que
Platon, dans le T'imée, n'hésite pas à identifier la matière
et le lieu des choses ; car, le récipient, capable de parti-
ciper à la forme, et le lieu des choses, c’est tout un pour
lui. Bien que Platon, dans ce même traité, ait employé le
mot de récipient avec un‘sens autre qu'il ne l’a fait dans
l'ouvrage qu’on appelle ses Doctrines non-écrites, cepen-
dant, il a confondu l’espace avec le lieu que les corps oc-
cupent. Il faat l'en approuver, quelque théorie qu'on
adopte d’ailleurs ; car, tandis que les autres philosophes
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IV. 129
se contentent d'affirmer l'existence de l’espace, Platon ἃ
essayé d'aller plus loin, et de préciser la nature de l’es-
pace; il a, seul, le mérite d’avoir poussé aussi profondé-
ment cette recherche.
À s’en tènir aux considérations qui précèdent, il pour-
rait sembler assez difficile de savoir exactement ce qu'est
l'espace, soit qu’on en fasse la matière, soit qu’on en fasse
la forme des choses; car il n’y ἃ guère d'étude plus
ardue que celle-là ; et l’on ἃ toujours, grand’ peine à com-
prendre la matière et la forme isolément l’une de l’autre.
Cependant, voici quelques arguments qui nous feront
voir assez clairement que l'espace ne peut être ni la matière
ni la forme des choses. D'abord la forme et la matière ne
se séparent jamais de la chose, tandis que l'espace, le
lieu où elle est, peut en être séparé. Par exemple, là où
il y avait de l’air antérieurement, il vient ensuite de l’eau,
ainsi que je l’ai dit tout à l'heure, l’air et l’eau changeant
de lieu, et se remplaçant réciproquement, comme peu-
ventie faire bien d’autres corps. On peut donc être sûr
que l’espace n’est ni une partie, ni un attribut des choses,
et qu'il est séparable d'elles. Il joue en quelque sorte le
rôle de vase et de réceptacle ; et l’on peut dire qu'un vase
est un espace transportable; car le vase non plus n’est
pas une partie de ce qu'il contient. Ainsi, l'espace, en tant
qu'il est séparé de la chose, n’en est pas la forme, et en
tant qu'il enveloppe et contient les choses, 1] n’en est pas
davantage la matière. En second lieu, le corps qui est
dans l’espace étant toujours quelque chose de réel et de
distinct, l’espace qui est en dehors de lui ne’ peut pas se
confondre avec ce corps; et par suite, il n’en est évidem-
ment ni la matière ni la forme.
9
130 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Ceci nous conduit à faire contre Platon une critique,
qui nous éloigne un peu de notre sujet; mais nous espé-
rons qu'on nous pardonnera cette digression. Pourquoi
les Idées et les nombres ne seraient-ils pas aussi quelque
part dans l’espace, puisque, d'après Platon, l'espace est
le récipient universel des choses, que d’ailleurs ce réci-
pient qui participe aux Idées soit le grand et le petit,
termes par lesquels 1] désigne l'infini, ou qu'il soit la
matière, comme il est dit dans le Timée? Il semble que
les Idées devraient avoir aussi dans son système une place
et un lieu, puisque les choses qui en participent ont un
certain lieu elles-mêmes.
Mais je poursuis, et je reviens à prouver par de nou-
veaux arguments que l’espace ne peut être ni la matière
ni la forme des choses. S'il l'était en effet, comment un
corps pourrait-il être porté dans le lieu qui lui est propre
d’après les lois de la nature, comme les corps graves vont
en bas et les corps légers vont en haut? Si les corps
cherchent leur lieu, c’est qu'ils ne l’ont pas; cependant
ils ont leur matière et leur forme, et par conséquent leur
lieu ou l’espace ne se confond ni avec la forme n1 avec la
matière. De plus, il n'y ἃ point de lieu pour ce qui n’a
point de mouvement, soit en haut soit en bas; or, la forme
et la matière n’ont point de mouvement, et c’est dans ces
différences que consiste l’espace. Autre argument. Si
l'espace est la matière et la forme des choses, alors il se
confond avec elles, et il est dans l’objet même et non plus
en dehors; par conséquent, l’espace est dans l’espace,
puisqu'un corps est toujours et nécessairement dans un
lieu; car la forme et l’indéterminé, que je confonds avec
la matière, se meuvent et changent de place avec la chose,
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V. 131
ne restant pas plus qu’elle dans le même lieu, et allant
où elle va. ἢ] faudrait donc un espace pour l’espace, un
lieu pour le lieu; ce qui est absurde. Enfin, si l'espace
est la matière et la forme des choses, il faudrait dire que
l'espace périt, puisque le corps qui se change en un autre,
par exemple, l'air se changeant en eau, périt si bien qu’il
n'est plus dans le même lieu, l’eau allant en bas et
l'air allant en haut. Mais qui pourrait comprendre cette
prétendue destruction de l’espace? Et le lieu ne subsiste-
t-il pas toujours, même quand les choses qu'il contenait
sont détruites ?
Tels sont quelques-uns des arguments qui démontrent
l'existence réelle de l’espace, et qui peuvent nous en
faire concevoir la nature et l'essence.
Υ.
Pour bien comprendre cette nature de l'espace, 1] faut
faire attention aux différents sens dans lesquels on peut
dire qu une chose est dans une autre. J'en distingue huit,
qui sont séparés par des nuances assez délicates bien que
positives. Ainsi, l’on dit d’abord que le doigt est dans la
main, pour dire qu'il fait partie de la main; et d'une
manière générale, la partie est dans le tout. Par une
acception inverse, on dit aussi que le tout est dans les
parties; car, sans les parties, le tout n'existe pas et il
n'est rien. Dans un troisième sens, on dit que l’homme
est dans l'animal; et, en généralisant cette expression,
que l'espèce est dans le genre. Réciproquement, on dit
que le genre est dans l'espèce, c'est-à-dire que le genre
se retrouve nécessairement dans la définition de l'espèce.
132 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
En cinquième lieu, une chose est dans une autre, comme
la santé est dans les influences du chaud et du froid, c’est-
à-dire, d’une manière générale, comme la forme est dans
la matière. Une autre acception, c'est quand on dit, par
exemple, que les affaires de la Grèce sont dans les mains
du Roi; et cela revient à dire que la chose est alors dans
son premier moteur : c'est le Roi qui met en mouvement
toutes les affaires de la Grèce. Septièmement, une chose est
dite dans une autre quand elle y est comme dans son lieu,
dans sa fin propre, et que cette seconde chose est le but
auquel tend: la première, et qu’elle en est le pourquoi.
Enfin, Ja dernière acception, la plus claire et la plus com-
mune de toutes, c’est quand on dit qu'une chose est dans
une autre, comme dans son vase, c’est-à-dire, d’une ma-
nière générale, qu'elle est dans l’espace et dans un cer-
tain lieu. |
Maintenant, on peut se demander s’il est jamais pos-
sible qu'une chose restant telle qu'elle est, soit elle-même
dans elle-même, ou s’il ne faut pas toujours nécessaire-
ment qu’elle soit dans une autre ou bien qu’elle n'existe
pas du tout. Mais, ici, 1] faut faire encore une distinction,
et, quand on dit qu'une chose est dans une autre, cela
peut s’entendre ou en soi ou relativement, c'est-à-dire
que la première chose peut être directement dans la se-
conde, ou qu'elle peut y être médiatement par l’intermé-
diaire d’une troisième. Ainsi, comme les parties dont un
tout se compose, sont tout à la fois et ces parties elles-
mêmes, et ce quil y ἃ dans ces parties, un tout peut
être dans lui-même, en ce sens, parce qu'il est dénommé
d’après ses parties. J’explique ma pensée par un exemple.
On dit d’un homme tout entier qu'il est blanc, uniquement
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V. 133
parce que sa surface, qui n’est qu'une partie de lui, est
blanche ; et l’on dit qu’il est savant par cela seul que la
partie raisonnante qui est en lui est savante. De même on
ne peut pas dire que l’amphore où est le vin est en elle-
même, non plus qu'on ne peut le dire du vin qui y est con-
tenu. Mais, si l’on réunit les deux idées au lieu de les sé-
parer et qu'on dise l'amphore de vin. alors l’amphore de
vin est en elle-même, en quelque sorte, puisque le vin
qui est dans le vase et le vase où il est sont les parties
d’un même tout. En ce sens, d’ailleurs assez obscur, on
peut dire qu'une chose est daus elle-même.
Mais cette expression ne peut jamais siguifier que la
chose est primitivement et directement dans elle-même.
Par exemple, la blancheur n’est réellement dans le corps
que parce que la surface qui est blanche est dans
le corps ; la science n’est bien aussi qu'à ce titre dans
l'âme ; et les appellations qu'on applique à l’homme en-
tier sont tirées ainsi de simples parties qui sont dans
l’homme. Mais lamphore et le vin, si on les isole l’un de
l’autre, ne sont pas des parties d’un tout: ce ne sont des
parties que quand on les réunit pour forimer ce tout qu’on
appelle une amphore de vin; et, alors, l’'amphore de vin
n’est pas précisément en elle-même; elle n’y est qu’en ce
sens que le vin que l’amphore contient est une partie de
l'amphore de vin. Ainsi, à ne considérer que les parties,
on pourrait dire qu'une chose est dans elle-même; mais
c'est une expression inexacte; Car la blancheur est dans
l’homme, parce qu'elle est dans le corps, et elle est
dans le corps, parce qu'elle est dans la surface; là elle
n'est plus médiatement, mais directement, attendu que
la surface et la blancheur sont d'espèces différentes, et
134 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qu’elles ont chacune une nature et des propriétés dis-
tinctes. Ainsi on ne peut pas dire réellement qu’une
chose soit dans elle-même; elle est toujours dans une
autre.
C'est ce dont on peut se convaincre en parcourant par
l'induction toutes les acceptions diverses que nous avons
énumérées plus haut, et l'on verra qu'il n’en est pas une
seule où l’on puisse dire qu'une chose est dans elle-même.
Sans même examiner ces acceptions diverses, la raïson
suffit à démontrer qu'une chose ne peut jamais être dans
elle-même réellement; car, en reprenant l'exemple de
l'amphore de vin, antérieurement cité, il faudrait, chose
impossible, que chacune de ces deux choses [ à la fois
l’une et l’autre; c’est-à-dire qu'il faudrait que l’amphore
fût tout ensemble, et l’amphore et le vin, de même que
le vin devrait être tout à la fois, et le vin et l’amphore, si
l’on admettait qu'une chose est en elle-même par cela
seul qu'on dit métaphoriquement, que dans un festin les
convives ont bu tant d'amphores. L’amphore se prend
alors pour le vin qu’elle contient; mais il ne s’en suit pas
que l’amphore soit dans l’amphore, c’est-à-dire dans
elle-même, comme y est le vin. On aura beau dire que les
deux choses sont l’une dans l’autre, il n'en reste pas
moins certain que l’amphore contient le vin, non pas en
tant qu'elle est elle-même le vin, comme le ferait croire
une locution vicieuse, mais en tant que le vin est lui-
même ce qu'il est, c'est-à-dire un liquide qui peut être
contenu dans un vase. Réciproquement, le vin est dans
l’'amphore, non pas en tant qu'il est lui-même l’amphore,
mais en tant que l’amphore est elle-même ce qu'elle est,
c'est-à-dire un vase capable de contenir un liquide.
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V., 135
Ainsi, de toute évidence, le vin et l’amphore, quelles que
soient les confusions que commette le langage ordinaire,
sont des objets tout différents l’un de l’autre ; et la défini-
tion du contenant est essentiellement autre que celle du
contenu.
Si l’on dit qu’une chose peut être dans elle-même, non
plus directement, mais indirectement, ce n’est pas plus
concevable ; car alors on arriverait à cette absurdité qu’il
faudrait que deux corps fussent simultanément dans un
seul et même corps. Ainsi, d’abord l’amphore serait dans
elle-même, si toutefois une chose dont la nature propre
est d'en recevoir une autre, peut jamais être dans elle-
même; et, d'autre part, il y aurait dans l’amphore, en
même temps qu'elle-même, ce qu'elle peut contenir,
c'est-à-dire du vin, sic’est du vin qu'on y veut mettre.
Donc, 1] y aurait dans l’amphore, en premier lieu l'am-
phore elle-même, et en second lieu le vin qu’elle contient.
Donc, évidemment, il ne se peut jamais qu'une chose soit
pruniivement et directement dans elle-même, et elle doit
toujours être nécessairement dans une autre qui la ren-
ferme et l'enveloppe.
Mais alors, objecte Zénon : « Si vous faites de l'espace
« une réalité, je vous demande en quoi vous placez l'es-
« pace, puisque toute réalité doit toujours nécessairement
« être quelque part. » Gette objection n’est point embar-
rassante, et l’on peut y répondre. Il se peut fort bien que
le lieu primitif d’une chose, son espace primitif, soit dans
une chose, sans qu'elle y soit précisément comme dans
un lieu. L'espace primitif d’une chose est dans une autre
comme la santé est dans la chaleur, c'est-à-dire en tant
que disposition et propriété, et comme la chaleur est dans
136 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
le corps en tant qu’affection de ce corps. Ainsi, il n’est pas
besoin, comme le croit Zénon, de remonter à l'infini et
de se perdre dans l’espace de l’espace, et l’espace de ce
second espace, etc. Évidemment, comme le vase n’est pas
du tout ce qu'il contient, et qu'il ne peut se confondre
avec ce qui est en lui, le contenant primitif et le contenu
étant choses fort distinctes, 1] s'ensuit que l’espace n’est
ni la matière, ni la forme des choses, et qu'il en est très-
différent. La matière et la forme sont les éléments néces-
saires de tout ce qui est dans l’espace, et nécessairement
l’espace n’est identique ni à la forme ni à la matière.
Telles sont les discussions qu’on a soulevées relative-
ment à la nature de l’espace.
γΙ.
Maintenant il nous faut essayer, à notre tour, α΄ ΘΧΡΙ1--
quer plus précisément ce qu'est l’espace, et de découvrir
avec toute l'exactitude que nous pourrons y mettre les
caractères véritables qui lui appartiennent, et qui le font
ce qu'il est. Un premier principe que nous posons comme
incontestable, c’est que l’espace est le contenant primitif
de tout ce dont il est le lieu, et qu’il ne fait point du tout
partie de ce qu'il renferme, pas plus que l’amphore n'est
le vin qu'elle contient. Nous admettons encore que ce lieu
primitif, cet espace primitif, n’est ni plus grand ni plus
petit que ce qu'il embrasse, qu'il n'est jamais vide de
corps, mais qu’il est séparable des corps contenus par
lui. J'ajoute enfin que tout espace ἃ les distinctions que
nous savons, le haut et 16 bas, etc., et que par les lois
mêmes de la nature, chaque corps est porté ou demeure
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VE ,, ἈΠ
©9
>
dans le lieu qui lui est propre, soit en haut soit en bas,
selon ce qu'il est. Ces principes une fois posés, voyons
quelles sont les conséquences qui en sortent. Nous nous
efforcerons de diriger notre étude de façon qu’elle nous
amène à bien connaître ce qu'est l’espace. Par là nous
pourrons résoudre les questions qu'on ἃ soulevées ; nous
démontrerons que les attributs qui semblaient appartenir
à l’espace lui appartiennent bien réellement, et nous arri-
verons à faire voir bien clairement d’où vient la difficulté
de la question, et quels sont les problèmes auxquels on
s'arrête. C’est là, suivant nous, la méthode la plus sûre
pour porter la lumière sur les points que nous traitons.
D'abord, il faut bien se dire qu’on n'aurait jamais
songé à étudier l’espace, s’il n’y avait point dans la na-
ture ce mouvement que l’on appelle plus particulière-
ment le mouvement dans l’espace, ou la translation ; car
ce qui fait surtout que nous croyons que le ciel est dans
l'espace, c’est que l'observation nous atteste que le ciel
est éternellement en mouvement. Or, dans le mouvement
on distingue plusieurs espèces, la translation, l'accrois-
sement, la décroissance; car dans la décroissance et l’ac-
croissement, il y ἃ changement de lieu, quelque imper-
ceptible qu'il soit, et ce qui était antérieurement en tel
ou tel point, s'est déplacé pour arriver ensuite à être plus
petit ou plus grand. Il y a des distinctions analogues à
faire pour le mobile, qui peut être en soi et actuellement
mobile, ou ne l’être qu'indirectement et médiatement. On
peut même reconnaître encore des différences dans les
mobiles qui ne sont mus que d’une manière indirecte.
Ainsi les uns peuvent avoir, outre leur mouvement acci-
dentel, un mouvement spécial ; et, par exemple, les parties
138 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
du corps ont un double mouvement, puisqu'elles se meu-
vent quand le corps entier se meut, et elles ont de plus
un mouvement particulier. De même, un clou qui est fixé
dans un navire se meut avec ce navire quand le navire se
meut; mais de plus, il peut recevoir un mouvement qui
n'est qu’à lui, si on l’arrache d’où il est pour le remettre
ailleurs. Au contraire, d’autres mobiles accidentels ne
sont mus jamais qu'accidentellement et médiatement ; par
exemple, la blancheur qui ne se meut jamais qu'avec le
corps où elle est, la science qui ne se meut, si elle se
ment, qu'avec l’homme qui la possède. Les mobiles de ce
genre ne changent de place qu’en tant que le corps où ils
sont, vient lui-même à en changer.
Quand donc on dit d’un corps qu'il est dans le ciel,
comme dans son lieu, c’est parce que ce corps est dans
l'air et que l’air est dans le ciel. Mais il y ἃ plus, et l'on
ne veut pas dire que ce corps soit dans toute l'étendue de
l'air; on veut dire seulement qu'il est dans une certaine
partie de l'air, et il n’y est en eflet que par rapport à
cette partie extrême de l’air qui l’embrasse et qui l'enve-
loppe. En effet, si c'était l’air tout entier, toute l'étendue
de l'air qui füt le lieu du corps, le lieu d'un corps ne
serait plus égal à ce corps lui-même, tandis qu'au con-
traire 1] semble que le lieu d'un corps doit lui être abso-
lument adéquat, et que c’est là ce qu’on entend par le
lieu primitif et direct. Ainsi donc, quand le contenant
n'est pas séparé de la chose qu’il contient et qu'il Lui est
“continu, comme par exemple le tout, qui n'est pas séparé
de la partie qui y est contenue, on ne dit plus que la
chose est dans le contenant comme dans son lieu; mais
on dit qu'elle y est comme une partie dans le tout.
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VL. 139
et cest ainsi qu'on dirait que le doigt est dans la main.
Mais quand le contenant est séparé de la chose et qu'il
la touche par simple contiguité, on dit alors que la chose
est dans un certain lieu primitif et direct, qui n'est que
la surface interne du contenant, et qui n’est ni une partie
de ce qui est en lui, ni plus grand que la dimension
même du corps, mais qui est strictement égal à cette di-
mension, attendu que les extrémités des choses contiguës
se confondent en un seul et même point. On voit que,
quand 1] y ἃ continuité, le mouvement n’a pas lieu dans
le contenant, mais avec le contenant, et c’est ainsi que le
doigt se meut avec la main et en mème temps qu’elle.
Mais quand, au contraire, il y a séparation, et que le con-
tenant est contigu, au lieu d’être continu, alors le contenu
se meut dans le contenant, ou du moins peut s’y mouvoir,
soit que le contenant se meuve aussi, soit qu'il ne se
meuve pas actuellement. On ne peut plus en dire autant
quand il n'y ἃ pas séparation entre le contenant et le
contenu; et alors on considère le contenu comme une
partie dans un tout, par exemple, la vue dans l'œil, la
main dans le corps, etc. S'il y ἃ séparation et qu'il n'y ait
que contiguité entre le contenant et le contenu, le con-
tenu alors est dans un lieu, comme l’eau est dans le ton-
neau, comme le vin est dans la cruche. En effet, la main
se meut en même temps que lé corps et avec lui, tandis
que c'est dans le tonneau que l’eau se meut, bien qu’elle
puisse se mouvoir avec lui.
Ilme semble que ces considérations doivent aider à
comprendre ce que c’est que le lieu des corps; car le lieu
des corps ne peut guère être que l’une des quatre choses
suivantes : ou la forme des choses, ou la matière des
110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
choses, ou l’étendue comprise entre les extrémités du
corps, ou enfin l'extrémité même du corps ambiant, en
supposant toujours qu'il n’y ἃ aucune étendue possible
en dehors de l'étendue occupée par les corps eux-mêmes.
Or, il est clair que de ces quatre choses, il y en a trois
que le lieu des corps ne peut pas être. Il est vrai que
comme le lieu enveloppe les corps, on pourrait croire
qu'il est leur forme, les extrémités du contenant et du
contenu se confondant en un seul et même point où elles
se rencontrent. Il est vrai encore que la forme et le lieu
ou espace sont tous les deux des limites; mais il faut bien
remarquer que ce ne sont pas les limites d’une seule et
même chose. La forme est la limite de la chose dont elle
est la forme: le lieu est au contraire la limite du conte-
nant, la limite de ce qui contient la chose. Ainsi, le lieu,
l'espace ne peut être la forme.
Il ne peut pas être davantage la dimension même des
corps. Mais, comme le contenu, lequel est séparable
du contenant, peut très-souvent changer, par exemple,
l’eau sortant du vase, tandis que le contenant subsiste
et demeure sans aucune mutation, 1] semble que la place
où viennent successivement se ranger les corps, est un
intervalle réel, une dimension qui existe en dehors
et indépendamment du corps qui vient à être déplacé.
Cependant cette dimension n'existe pas par elle-même,
et il n’y ἃ réellement que la dimension même du corps
qui se déplace et qui tantôt est dans le contenant et tan-
tôt n’y est pas. S'il y avait réellement et matériellement
une dimension, qui fût et qui restàt toujours dans le
même lieu, il en résulterait que les lieux des choses se-
raient en nombre infini: car l’eau et l’air venant à se
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VE 111
déplacer, leurs parties feraient dans le tout qu'elles for-
ment, ce que font l’air et l’eau dans le vase qui les con-
tient, c’est-à-dire que chaque partie aurait un lieu qui
subsisterait quand elle n’y serait plus; et comme les par-
ties sont en nombre infini, les lieux seraient en nombre
infini comme elles. Une autre conséquence, c'est que le
lieu, l’espace alors changeraient de place comme le corps
lui:même, dont 1] serait la dimension; il faudrait alors un
lieu du lieu, un espace de l’espace, et le même corps au-
rait une foule de lieux différents. Mais, en fait, le contenu
ne change pas de lieu propre quand le contenant vient à
être déplacé; son lieu reste donc le même; et la preuve,
c'est que l’eau et l’air se succèdent dans le même lieu,
c'est-à-dire dans le vase qui les contient, et non point
dans l’espace où ce vase est transporté, quand on le dé-
place d’un endroit à un autre. Get espace, ce lieu où l’on
transporte ce vase est une partie de celui qui forme le
ciel entier.
Après avoir prouvé que le lieu des corps, l’espace ne
peut être, ni la forme des corps, ni leur propre dimension,
il faut prouver qu'il ne peut pas être non plus leur ma-
tière. Ce qui ἃ pu le faire croire, c’est que l’on observe
que, dans un corps continu, qui est en repos et qui ne se
divise pas, il y ἃ quelque chose qui est blanc maintenant,
tandis qu'il était noir tout à l'heure, qui est dur mainte-
nant, tandis que tout à l'heure il était mou; ce quelque
chose subsiste sous les modifications que le corps subit;
et, de là, nous tirons la conséquence que la matière est
quelque chose de réel et de subsistant. Il y ἃ aussi quel-
qu'apparence de ce genre pour le lieu, l'espace, qui semble
demeurer sous les déplacements des corps qui s’y suc-
142 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
cèdent, et nous en concluons que l’espace est quelque
chose de réel dans le genre de la matière. Cependant, il
y a cette différence essentielle que la même chose qui
était de l’air tout à l'heure, est de l’eau maintenant, tan-
dis que pour l’espace, 1l y ἃ de l'air dans le lieu où tout
à l'heure c'était de l’eau. Or, ainsi que je l’ai dit, la ma-
tière n’est jamais séparée de la chose qu’elle forme ; et elle
ne contient jamais cette chose; mais, le lieu, l’espace,
est, à ces deux égards, tout différent de la matière ; car
il contient les choses, et il est séparé d'elles.
Si donc, le lieu des corps, l’espace, n’est aucune des
premières choses indiquées plus haut, c'est-à-dire s’il ne
peut être, ni la forme, ni la matière, ni une étendue des
corps, laquelle serait différente de l'étendue propre de
ces corps, et subsisterait quand ils se déplacent, 1] reste
que le lieu, soit la dernière des quatre choses indiquées,
c'est-à-dire l'extrémité et la limite du corps ambiant, du
corps contenant, tandis que le contenu est le corps qui
peut être mu, par déplacement et par translation, dans
l’espace. On voit donc d’où vient la difficulté de bien com-
prendre ce que c'est que l’espace ou le lieu des corps;
c'est que d’abord il paraît, bien qu'il n’en soit rien, être
la matière ou la forme des choses; et, ensuite, c’est que
le déplacement du corps qui est transporté d’un lieu à un
autre, se fait dans un contenant qui demeure immobile
et en repos. Dès lors, il paraît être une sorte de dimension
réelle et d'intervalle interposé entre les corps qui s'y
meuvent, et distinct de ces corps, puisqu'il demeure après
qu'ils n’y sont plus. Ce qui aide encore à l'erreur, c'est
que l'air paraît incorporel selon l'opinion commune; et,
en général, ce ne sont pas seulement les limites du vase
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VIL 11ὃ
qui paraissent être le lieu du corps contenu; c’est aussi
l'intervalle regardé comme vide entre ces limites. Mais, de
même que le vase est, on peut dire, un lieu transportable,
de même, le lieu est un vase immobile. Quand donc une
chose, contenue dans une autre chose, vient à y changer
de place, comme un passager dans un bateau, qui se
déplace sur la rivière qui le porte, ce qui se déplace ainsi
emploie le contenant plutôt comme un vase que comme
un lieu. Mais, le lieu fait toujours l'effet de quelque chose
d'immobile, et c'est alors le fleuve lui-même, plutôt que
le bateau, qu'il faudrait appeler le lieu; car, dans son
ensemble, le fleuve peut passer pour immobile, tandis
que le bateau où est le passager est en mouvement.
En résumé, le lieu des corps est la première limite im-
mobile du contenant ; c'est là l’idée la plus précise qu'on
puisse se faire du lieu ou de l’espace.
VIL
Des considérations qui précèdent, nous pouvons tirer
certaines conséquences importantes. D'abord, elles con-
firment l'opinion commune, qui fait du centre du ciel ce
qu'on appelle le bas, et de l'extrémité de la révolution
circulaire, ce qu'on appelle le haut, autant, du moins,
qu'il nous est donné de voir la véritable extrémité de cette
révolution. Le centre du ciel et l'extrémité circulaire,
sont bien, en effet, des lieux, et l'opinion vulgaire ne se
trompe point, parce qu’en effet l’un et l’autre sont im-
mobiles. Par les lois de la nature, les corps légers sont
portés en haut, tandis que les corps graves sont portés en
bas. Il s’en suit que la limite du mouvement des corps
14h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
vers le bas, c’est le centre même du ciel, et la limite de
leur mouvement vers le haut, est l’extrémité même de la
révolution circulaire. Telle est la notion qu’on doit se
faire du haut et du bas dans la nature, et voilà comment
l’espace, le liea, semble être une sorte de surface et de
vase qui enveloppe et contient les choses. On peut dire,
en outre, que le lieu coëxiste, en quelque sorte, à la chose
qu'il renferme, et dont il est le lieu; car les limites coëxis-
tent au limité. Ainsi, pour dire d’un corps qu'il est dans
un lieu, il faut qu'il soit dans un autre corps qui l’enve-
loppe ; et celui qui n’est pas dans ce cas, n’est pas dans
an lieu, à proprement parler; l’idée du lieu implique tou-
jours un corps extérieur, qui en enveloppe un autre. Par
conséquent, quelle que soit la composition de l'univers,
de l’eau ou tel autre élément, les parties de l'univers sont
bien en mouvement; car elles sont dans un lieu, et elles
s’enveloppent les unes les autres; mais, l’ensemble des
choses, l'univers lui-même n'est pas dans un lieu; car,
en un sens, il ne se meut pas, si, d'ailleurs, on peut dire
en un autre sens qu'il se meut. Il y a en lui des parties
qui se meuvent. Mais, comme totalité, il est immobile,
parce qu'il ne peut changer de lieu. Il a bien, sur lui-
même un mouvement circulaire, et c'est là ce qui fait
qu’on peut assigner un lieu à ses diverses parties, quoi-
que lui-même n’en ait pas. Il y a, en effet, des parties du
ciel qui sont mues, non pas en haut ou en bas, mais cir-
culairement ; et les seules qui soient portées en haut ou
en bas, sont celles qui peuvent devenir ou plus légères,
ou plus denses. |
D'ailleurs, quand on parle du lieu, il faut faire aussi la
distinction si souvent indiquée par nous, de l'acte et de
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΥἹΙ. 145
la puissance ; certaines choses sont en puissance dans un
lieu ; certaines autres y sont en acte. Ainsi, quand un corps
formé de parties homogènes reste continu sans que ses
parties se séparent de lui, ces partiés ne sont qu’én puis-
sance dans un lieu ; elles sont dans le tout qu’elles for-
ment, et ce tout lui-même est dans un lieu. Les parties
pourraient v être en acte, et, effectivement, si elles ve:
aient à être séparées du tout; mais, au lieu de former un
tout continu, elles ne seraient plus alors que contiguës
les unes aux autres, comme les grains d’un tas de blé.
Une seconde distinction, non moins réelle, c’est qu'il
ΟΥ̓ ἃ des choses qui, en soi, et directement, sont dans
uu lieu, par exemple, tout corps qui se meut, soit par
translation, soit par simple accroissement ou décroisse-
ment, tandis qu'on ne peut pas dire du ciel, pris dans
son ensemble, qu'il soit quelque part ni dans un lieu pré-
cis, attendu qu'ancun autre corps ne l’embrasse. C’est
seulement parce qu'il y ἃ du mouvement en lui, qu’on
peut &Gire que ses parties diverses ont un lieu; car, cha-
cune de ses parties se coordonnent et se suivent dans un
ordre éternellement régulier. Au contraire, 1] est d’autres
choses qui, en soi, n'ont pas de lieu, et qui n’en ont un
qu'indirectement et accidentellement. L'âme, par exemple,
n'a de mouvement que par l'intermédiaire du corps où
elle est; le ciel Ini-même n'a de mouvement que relati-
vement à ses parties qui se meuvent; mais, en soi, il est
immobile. Seulement, dans un cercle, une partie en enve-
loppe une autre; et voilà comment le haut du ciel n’a que
le mouvement circulaire. Mais, à vrai dire, l'univers, le
tout ne peut avoir de lieu ; car, il faut, pour qu’un objet
soit dans un lieu, que, d'abord, 1] soit lui-même quelque
10
146 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
chose : puis, qu’il y ait aussi une seconde chose dans la-
quelle il est, et qui l'enveloppe; or, en dehors de l’uni-
vers et du monde, il ne peut rien y avoir qui soit indé-
pendant du tout, et de l’ensemble universel. Aussi,
toutes les choses, sans aucune exception, sont-elles dans
le ciel; car le ciel est tout l'univers, autant, du moins,
qu'il est permis de le conjecturer. Mais, le lieu des choses
n’est pas précisément le ciel; c’est une certaine extrémité
du ciel, la limite immuable qui touche et confine au corps
qui est en mouvement. Ainsi, la terre, on peut dire, est
dans l’eau, parce que l’eau l’environne ; l’eau, à son tour,
est dans l'air ; l'air, lui-même, est dans l’éther; et, enfin,
l’éther est dans le ciel. Mais, le ciel lui-même, n’est plus
dans autre chose, et l’on ne peut plus dire qu'il soit dans
un lieu, puisqu'au contraire, tout est en lui.
Si nous ne nous trom pons, cette manière de concevoir
le lieu et l’espace résout toutes les questions qui pré-
sentaient tant de difficultés. Ainsi, le lieu des choses
étant la limite interne du corps ambiant, il ny a plus
nécessité, comme on le supposait, que le lieu s’étende
avec le corps qu'il contient, lorsque ce corps vient à se
développer et à croître. Il n’y ἃ pas nécessité davantage
que le point ait un lieu; car le corps ambiant entoure la
chose même et non pas les points de la surface. Il n’est
plus besoin non plus que deux choses soient dans un seul
et même lieu. L'espace, le lieu n’est plus la dimension des
corps et l'intervalle de leurs surfaces; car, loin que 1᾽68-
pace soit la dimension propre des corps, ce sont les corps,
au contraire, qui se trouvent toujours dans l'espace,
quels que soient ces corps. L'espace lui-même, le lieu n’est
pas un corps. Il est bien nécessairement quelque part;
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VII. 147
mais il n y est pas comme dans un lieu; il y est unique-
ment comme la limite est dans le limité; car, tout ce qui
est n'est pas nécessairement et sans aucune exception
dans un lieu; il n’y ἃ que les corps susceptibles de mou-
vement qui soient réellement dans un lieu.
C'est là ce qui fait que, dans l’ordre naturel des choses,
chaque élément se porte dans le lieu qui lui est propre.
Et cela se comprend bien; car, l'élément qui le suit et
l'enveloppe, sans que ce soit d’une manière violente et
contre nature, ἃ de l’affinité et une certaine homogénéité
avec l'élément qui le précède : la terre avec l'eau, l’eau
avec l'air, l’air avec le feu. Les choses qui ont une na-
ture absolument identique n’agissent pas les unes sur les
autres; mais quand elles se touchent et sont contiguës
entr’elles, au lieu d’être continues et de former un seul
tout, alors elles se touchent mutuellement et elles se mo-
difient réciproquement entr'elles. C’est par des lois aussi
naturelles et aussi sages que chaque élément, dans sa
masse totale, demeure au lieu qui lui appartient spéciale-
ment ; et telle partie, ou plutôt tel élément en masse est
dans l’espace total du ciel, comme dans un corps ordi-
naire telle partie séparable est dans le tout duquel elle
est détachée; et, par exemple, comme une partie de
l'eau est à la masse de l’eau, et une partie de l’air à la
masse totale de l'air. De même, dans l'univers, c’est là
le rapport de l'air à l'eau ; l’eau est la matière en quelque
sorte, et l’air est la forme. L'eau est, on peut dire, la ma-
tière de l'air, et l'air à son tour est l’acte de l’eau, puis-
qu’en puissance l’eau est de l’air, et que l'air lui-même
est à un autre point de vue de l’eau en puissance, l’eau
pouvant se changer en air par la vaporisation, et l'air à
148 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
son tour pouvant se changer en eau lorsqu'il se con-
dense.
Mais nous nous réservons de revenir plus tard sur ces
théories ; ici, nous n’en disons que ce qui est indispen-
sable à notre sujet; et nos explications qui, actuellement,
peuvent paraître quelque peu obscures, deviendront par la ᾿
suite beaucoup plus claires. J'ajoute seulement que si
la même chose est à la fois puissance et acte, l’eau étant
air et eau tout à la fois, bien qu'elle soit l’an en puissance
et l’autre en acte, le rapport de l’eau à l'air dans l'en-
semble des choses est celui de la partie au tout, 51 l'on
veut. Voilà comment ces deux éléments distincts l’un de
l'autre ne font qu'être en contact; mais, quand il y ἃ fu-
sion de leurs natures, les deux n’en font plus qu'un, et, en
acte, ils se confondent absolument.
Telle est notre théorie sur l’espace, sur son existence
et sur ses propriétés.
VIIL.
Il semble que la méthode appliquée à l'étude de l'es-
pace n’est pas moins applicable à l'étude du vide; et le
Physicien doit aussi rechercher si le vide existe ou s'il
n'existe pas, comment 1] est et ce qu'il est; car on peut
avoir sur le vide les mêmes doutes ou les mêmes théories
qu’on a sur l’espace, selon les divers systèmes dont il ἃ
été l’objet. En effet, ceux qui croient au vide le repré-
sentent en général comme un espace d’un certain genre,
et comme un vase ou récipient. On suppose qu'il y a du
plein quand ce récipient contient le corps qu'il est sus-
ceptible de recevoir; et quand ce récipient en est privé,
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VIE. 149
il semble qu'il y a du vide. Donc, on admet implicitement
par là que le vide, le plein et l’espace sont au fond la
même chose, et qu'il n'y a entreux qu'une simple diffé-
rence de manière d’être. Voici donc la marche que nous
suivrons dans cette recherche : nous recueillerons d’a-
bord les arguments de ceux qui croient à l’existence du
vide; nous passerons ensuite aux arguments de ceux qui
la nient ; et, cette revue des opinions philosophiques étant
faite, nous terminerons par l'examen des notions vulgai-
rement répandues en ce qui concerne ce sujet.
Ceux qui nient l'existence du vide ont le tort de ne
point s'attaquer assez précisément à l’idée que les hommes
s’en font généralement, et de se borner à réfuter les défi-
nitions erronées qu'on en donne, et qui ont beaucoup
moins d'importance. C'est là la faute d’Anaxagore et de
ceux qui limitent dans son procédé de réfutation. Ainsi,
ils démontrent fort bien l'existence de l'air et toute la
force dont il est doué, en faisant sortir de l'air des outres
qu'ils pressent, et en ie recevant dans des clepsydres, où
on voit sans peine sa puissante action. Mais l'opinion
vulgaire entend en général par le vide un espace dans
lequel il n’y ἃ pas de corps perceptibles à nos sens; et.
comme on croit vulgairement encore que tout ce qui
existe ἃ un corps, on dit que le vide est ce dans quoi il
n'y ἃ rien; par suite, comme on ne voit point l'air, le vide
passe pour être ce qui est plein d'air. Mais il ne s’agit
point de démontrer, comme le fait Anaxagore, que l'air
est quelque chose; il s’agit de prouver qu'il n'existe point
d'étendue ou d'intervalle différent des corps, qui serait
séparable d'eux, et qui existerait en acte comme eux,
150 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
bien qu'il les pénétrât de telle façon que le corps ne
serait plus continu, système qu'ont soutenu Démocrite et
Leucippe avec bien d’autres naturalistes ; ou bien encore, il
s’agit de prouver, en admettant que le corps reste continu,
qu’il y a en dehors de lui quelque chose comme le vide.
Ainsi, les philosophes dont nous parlons n’ont pas même
mis le pied sur le seuil, comme on dit; car ils ont prouvé
que l'air existe; mais ils n’ont pas du tout démontré que
le vide n'existe pas.
Ceux qui affirment l'existence du vide, au lieu de la
nier, se sont rapprochés davantage de la vérité; et voici
quelques-unes de leurs raisons. D'abord, ils soutiennent
que sans le vide 1] n’y ἃ pas de mouvement possible dans
l’espace, soit déplacement d’un lieu à un autre, soit
accroissement sur place, attendu, disent-ils, que s'il n'y
avait pas de videiln’y aurait pas de mouvement possible.
Le plein, évidemment, ne peut rien admettre, continuent-
ils; s’il admettait quelque chose, il y aurait alors deux
corps dans un seul et même lieu, puisque le plein est
déjà un corps apparemment, et qu'un autre viendrait S'y
placer ; alors, il n’y aurait pas de raison pour que tous
les corps, quel qu'en fût le nombre, ne pussent se trouver
tous ensemble dans un seul et même lieu; car il n'y à
point ici de différence, et dès qu'on en suppose deux, on
peut tout aussi bien en supposer un nombre quelconque.
Mais cette hypothèse en entraîne une autre, et si tous les
corps peuvent être dans un seul et même lieu, on ne voit
pas pourquoi le plus petit ne pourrait pas recevoir et con-
tenir le plus grand, puisqu’à l’aide de plusieurs petites
choses réunies on peut toujours en former une grande.
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΜΗ. 191
Par conséquent, si plusieurs choses égales peuvent être
dans un seul et même lieu, plusieurs choses inégales
pourront y être tout aussi bien.
C’est ainsi qu’on essaie de démontrer le vide; et ce
qu'il y ἃ de singulier, c’est que ce sont là les mêmes
principes par lesquels Mélissus prétend démontrer que
l'univers est immobile; «car, disait-il, pour que l’univers
se meuve il faudrait du vide; or, on ne peut soutenir que
le vide existe; donc l’univers ne se meat pas. » Mais, je
laisse Mélissus, et je reviens à mon sujet. Après avoir
prouvé l'existence du vide de cette première manière, nos
philosophes le démontrent encore d’une autre façon. Ils
observent qu'il y ἃ des corps qui se contractent et se con-
densent. Ainsi un tonneau est plein de vin; on met le vin
dans des outres; et les outres pleines de vin tiennent
encore dans le tonneau. Il y ἃ donc condensation du vin;
il rapproche en quelque sorte les vides qui se trouvaient
à son intérieur. Si l’on prend d’autres faits, il paraît bien
que le développement des êtres qui s’accroissent ne peut
se faire qu'à la condition du vide. Ainsi les aliments
qu'ils absorbent et qui les font croître, sont eux-mêmes
déjà des corps, et il faut bien qu'ils se logent dans quel-
que vide, puisqu'il est impossible que deux corps soient
dans un seul et même lieu. Enfin, on cite un autre phéno-
mène analogue à ceux-là, et qui atteste également l’exis-
tence du vide : c’est celui de la cendre, qui est dans un
vase, et quiabsorbe autant d’eau que le vase lui-même en
contient, lorsque la cendre n’y est pas.
J'ajoute pour en finir sur ce point, que les Pythagori-
ciens aussi admettaient l'existence du vide. Selon eux.
c'est par l’action du souffle divin que le vide, qui est ap-
152 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
paremment en dehors du monde, entre dans le ciel, et le
ciel a alors une sorte de respiration. Ils ajoutent que le
vide est ce qui sépare les choses et limite leurs natures
diverses, le vide leur paraissant être placé entre les Corps
pour les isoler, et faire leurs délimitations réciproques.
A en croire les Pythagoriciens, c'était d’abord dans les
nombres qu'on pouvait observer le vide; car c’est le vide
qui détermine leur nature propre et leur abstraction.
Voilà à peu près les idées qu’on ἃ émises dans un sens
ou dans l’autre, pour affirmer ou pour nier l'existence du
vide,
IX.
Pour savoir discerner la vérité entre ces deux opinions
contraires sur le vide, il est bon de connaître d’abord,
précisément ce que signifie le mot Iui-même. Générale-
ment, on entend par vide un espace où il n'y a rien. Cette
idée vient de ce que l’on confond toujours l'être et le
corps; tout ce qui existe à un corps, et tout corps est
dans un lieu; donc le vide est l’espace où il n'y a aucun
corps que nos sens puissent percevoir, et s'il y ἃ un
espace où 1] n’y a plus de corps sensible, on dit que c'est
le vide. D’autre part, comme on suppose toujours qu'an
corps peut être touché, et que la tangibilité est la pro-
priété essentielle de tout ce qui est pesant ou léger, on
en arrive à conclure que le vide est ce dans quoi 1] n'y a
plus rien de léger ni de pesant. Telles sont à peu près
les notions qu'on se fait du vide, en raisonnant sur cette
idée ainsi que nous l'avons déjà dit. On sait d’ailleurs,
qu'il serait absurde de soutenir que le point est le vide,
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X. 153
sous prétexte qu'il n’y a rien non plus dans le point, tel
que les mathématiques le conçoivent. Mais il faut que le
vide soit l’espace où est l'étendue du corps tangible, et
ce point ne peut avoir cette propriété. Ainsi, dans une
certaine acception, Vide signifie ce qui n’est pas plein
d'un corps tangible et perceptible au toucher, le corps
tangible étant tout ce qui est doué de pesanteur et de légè-
reté. Mais à ceci on fait une objection, et on demande ce
qu'il en serait du vide, si l'étendue, au lieu d’être pleine
d’un corps tangible, avait une couleur ou un son. Serait-
ce alors du vide ou n’en serait-ce pas? Ou bien, doit-on
dire encore simplement qu’il y a du vide, si cette étendue,
colorée ou sonore, peut recevoir un corps tangible, et
qu'il n'y en ἃ pas si elle ne le peut pas? Après cette pre-
mière acception du mot Vide, on peut en indiquer une
autre ; et l’on entend encore par vide l’espace où il n’y ἃ
ancune chose distincte, ni de substance corporelle, quelle
qu’elle soit, ou pesante, ou légère. C’est en poursuivant
ces idées que certains philosophes on fait du vide même
la matière des corps, comme ils croyaient la trouver dans
l'espace qu'ils confondaient avec elle. Mais la matière
n'est pas séparable des corps qu’elle forme, tandis que
le vide, dans la pensée de ces philosophes et tel qu'ils
le conçoivent, en est toujours séparé, tout aussi bien que
l'espace.
À.
Après avoir étudié l'espace, comme nous l'avons fait,
et montré que le vide ne peut être au fond que l’espace
lui-même, si le vide est ce dans quoi il nv ἃ pas de
154 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
corps, il doit être évident pour nous que dans ce sens le
vide n’existe pas autrement que l’espace, ni comme insé-
parable des corps ni comme séparable, puisque le vide
n’est pas non plus un corps, et qu'il serait bien plutôt
l'intervalle qui sépare et isole les corps les uns des autres.
Ainsi, le vide ne semble être quelque chose que comme
l'est l’espace lui-même, et par les mêmes motifs; car le
mouvement de locomotion dans l’espace est admis tout
aussi bien, et par ceux qui soutiennent que l’espace est dis-
tinct des corps quis’y meuvent, et par ceux qui admettent
l'existence du vide. Le vide paraît la cause du mouve-
ment, en tant quil est le lieu où le mouvement se passe ;
et c'est là précisément le rôle que prêtent aussi à l'es-
pace d'autres philosophes, qui repoussent la réalité du
vide.
Quant à nous, nous ne croyons pas du tout que le vide
soit une condition indispensable à la possibilité du mou-
vement, ni que le vide soit la cause de toute espèce de
mouvement, quel qu’il soit. C’est là une remarque qui a
échappé à l'attention de Mélissus; car le plein lui-même
peut encore changer ei avoir un mouvement, par suite
d'une simple altération, sans qu'il y ait de déplacement
dans l’espace. Mais 1] n’est pas même besoin de supposer
le vide pour que cette dernière espèce de mouvement
puisse avoir lieu; car il se peut fort bien que tout étant
plein, les corps se remplacent successivement les uns les
autres, sans qu'il y ait un espace séparable et distinct
des corps qui se meuvent. C'est là ce qu’on peut voir
dans les rotations des corps solides et continus, aussi
bien que dans celles des liquides qu’on fait tourner avec
le vase qui les contient. La supposition du vide n’est pas
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X. 155
non plus nécessaire pour comprendre que les corps se
condensent et se rapprochent; car ce phénomène peut
avoir lieu par l’expulsion de certaines de leurs parties,
comme l'air s'échappe de l’eau quand on la presse dans
165 outres où elle est renfermée.
J'ajoute que les corps peuvent s’accroître autrement
qu'on ne le disait; car il n’est que faire qu’on y intro-
duise quelque chose d’étranger, et il suffit d’une simple
modification intérieure, par exemple, lorsque l’eau de-
vient de l’air, et qu’elle prend un vaste développement.
À parler d’une manière générale, la théorie du vide, tirée
du phénomène de l'accroissement des corps, ou de l’eau
versée dans la cendre, n’est pas soutenable ; car, elle con-
duit à des conséquences toutes plus absurdes les unes
que les antres. Ainsi, on arrive à dire que certaines par-
ties du corps qui ne sont pas vides, ne s’accroissent pas,
tandis qu'au contraire 1] est avéré que toutes, sans excep-
ticn, s'accroissent quand le corps lui-même s'accroît. On
arrive à dire que l'accroissement ne peut pas résulter de
l’adjonction d’un corps matériel, ce qui n’est pas moins
contraire à l'observation; que deux corps peuvent être
dans un seul et même lieu, si l’on admet que la partie du
corps qui se nourrit est aussi bien pleine que les aliments
qu'il prend ; et, enfin, que le corps doit être nécessaire-
ment vide dans toutes ses parties, si l’on admet qu'il s’ac-
croisse de toutes parts, et que le vide soitindispensable à
cet accroissement. Telles sont les contradictions que l’on
risque en soutenant l'existence du vide, et les mêmes rai-
sonnements s’appliqueraient au phénomène de la cendre
imbibée d’eau, puisque là aussi, on suppose du vide, et
qu'un corps est mêlé à un autre. Mais ces explications
156 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
incomplètes ne démontrent pas du tout l'existence du vide
et sa nature ; elles ne font que répondre aux plus vul-
gaires notions sur ces matières. Ces théories, dont nos
philosophes paraissent satisfaits, ne sont donc pas aussi
difficiles à réfuter qu'ils se l’imaginent.
XI.
Je répète de nouveau qu'il n'y a pas de vide en dehors
des choses, comme on l’a si souvent prétendu. Ce n’est
pas le vide qui fait que les éléments ont une tendance na-
turelle à se porter dans les lieux qui leur sont propres, le
feu en hant, la terre en bas ou plutôt vers le centre. Mais,
si le vide n’est pas cause de cette tendance, de quoi est-
il donc cause, puisqu'on le faisait surtout la cause du
mouvement dans l’espace, et qu’ilest prouvé qu'il ne l’est
pas? En second lieu, si le vide n’est pas autre chose que
l'espace privé de corps, on peut demander : Quelle sera la
direction d’un corps qui sera placé dans le vide? Ce corps
ne peut aller certainement dans toutes les parties du
vide ; il doit y prendre une direction, allant dans un sens
plutôt que dans l’autre. Et, alors, nous faisons ici, contre
l'existence du vide, la même objection que nous faisions
plus haut contre l'existence de l’espace, conçu comme sé-
paré des corps qui s’y meuvent. Comment le corps, qu'on
suppose dans le vide, pourra-t-il s’y mouvoir ? Comment
pourra- t-il y rester en repos ? Nous avons dit aussi, pour
l’espace considéré isolément des corps, qu’il ne peut pas
y avoir de haut et de bas ; nous en disons autant du vide,
puisque ceux qui admettent son existence, le regardent
comme de l’espace d’un certain genre. Mais alors, 8]
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XL 457
dans le vide et dans l’espace séparés des corps, la chose
ne peut être ni en mouvement, ni en repos, comment y
est-elle ? Si elle ne peut être ni en haut, ni en bas, quelle
y est sa position ? C’est qu’il est impossible qu'une chose
soit dans l’espace ou dans le vide, quand on suppose le
vide et l’espace séparés de tout et permanents. La partie
d’une chose, à moins qu’on ne la suppose isolée du tout
dont elle fait partie, ne peut pas être dans l’espace; elle
est seulement dans le tout auquel elle appartient. Mais,
si l'espace n’est pas indépendant et séparé des corps, le
vide ne l’est pas plus que lui.
Loin qu'on ait raison de croire que le vide est absolu-
ment nécessaire au mouvement, je dirais bien plutôt que
le mouvement n’est plus possible, du moment que le vide
existe ; car, de même que certains philosophes ont expli-
qué l’immobilité de la terre par l'égalité de la pression
qu'elle reçoit de tout ce qui l'entoure, de même 11 faut
que, dans le vide, tout soit en un complet repos; car,
dans le vide, il ne peut pas y avoir un lieu vers lequel
le corps doive se mouvoir plutôt que vers tout autre,
puisque, dans le vide, on ne peut pas distinguer de dif-
férence. En effet, il faut se bien rappeler que tout mouve-
ment est, ou naturel, ou forcé ; et, s’il y ἃ un mouvement
forcé, c'est une nécessité qu'il y ait corrélativement un
mouvement naturel. Or, le mouvement forcé ne vient
qu'après le mouvement qui est selon la nature; par con-
séquent, si l’on suppose que, pour les éléments, 1] n'y a
plus de mouvement naturel et spontané, on peut en con-
clure qu'ils n'ont plus dès lors aucune espèce de mou-
vement. Mais comment dans le vide, où il n'y ἃ plus au-
cune différence possible, non plus que dans l'infini, pourra-
155 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
t-il y avoir un mouvement naturel, distinct d’un mouve-
meut forcé? Dans l'infini, il n’y ἃ plus ni haut, ni bas, ni
milieu ; dans le vide, s’il y ἃ haut et bas, il est bien im-
possible de les distinguer l’un de l’autre; car de même
que le néant ou le rien ne peut présenter de différence, de
même il ne peut pas y en avoir dans ce qui n’est point
encore, bien qu'il puisse être ultérieurement; or, le vide
est une sorte de non-être, et c'est une privation plutôt
que toute autre chose. Mais, le mouvement naturel pré-
sente les différences que l’on sait, et les choses qui ont
une réelle existence dans la nature, sont, par suite, diffé-
rentes entr'elles. Ainsi donc, de deux choses l’une : ou le
mouvement naturel ne sera pas, et, aucun élément n'aura
de tendance naturelle ; ou bien, si le mouvement naturel
existe, comme l'observation la plus vulgaire l’atteste,
c'est que le vide n'existe pas, comme on le prétend.
Un phénomène bien connu et très-ordinaire vient en-
core démontrer cette. vérité : c'est la manière dont les
projectiles continuent à se mouvoir, même après que le
moteur qui les ἃ lancés ἃ cessé de les toucher. On ex-
plique leur progression de deux manières, soit par la
précipitation de l’air qui remplace vivement celui que la
pierre ἃ déplacé, comme quelques philosophes l'ont dit,
soit par l’action de l'air, qui, chassé par la main, chasse
à son tour l'air qui le précède, en lui communiquant un
mouvement plas rapide que ne l’est la tendance natu-
relle du corps à descendre vers le lieu qui lui est propre.
Mais, quelle que soit l'explication qu’on adopte, rien de
tout cela ne peut se passer dans le vide, et le corps ne
peut v être en mouvement que s’il est sans cesse porté et
soutenu par la cause qui le meut, comme le fardeau que
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XL 159
porte un char. Il ne serait pas moins difficile de dire, le
vide étant admis, comment un corps pourrait s’y arrêter,
une fois qu'il aurait été mis en mouvement. Pourquoi, en
effet, s’y arrêterait-il ici plutôt que là ? Par conséquent,
ou le corps restera nécessairement toujours en repos dans
le vide ; ou, s’il y est une fois en mouvement, ce mouve-
ment ne finira jamais, à moins que quelqu’obstacle plus
puissant ne vienne à l'arrêter. Ce qui fait croire à ces
philosophes que les corps sont portés dans le vide, c’est
que l'air cède devant eux ; mais le même phénomène se
produit à plus forte raison dans le vide, qui cède dans
tous les sens à la fois; et ce serait aussi dans tous les sens
indifféremment que les corps pourraient s’y mouvoir. Or,
c'est là ce qui est tout à fait contraire aux lois de la na-
ture, qui donne au mouvement de tous les corps, selon
leur pesanteur ou leur légèreté, une direction qui n’a rien
d’arbitraire.
Aux considérations qui précèdent, on peut en ajouter
encore quelques-unes qui achèveront de prouver que le
vide ne peut pas exister. Évidemment, quand un corps de
même nature reçoit un mouvement plus rapide, cela peut
tenir à deux causes, ou au milieu qu'il traverse, ou au
corps lui-même. Si le milieu est de l'air, par exemple, le
même corps 50 meut plus vite que s'il avait à traverser
de l’eau ou de la terre; et, en second lieu, si toutes les
autres conditions, restant d’ailleurs égales, le corps devient
plus lourd ou plus léger, son mouvement varie de rapi-
dité dans la même proportion. Le milieu que le corps
traverse l’arrête le plus possible, quand il ἃ lui-même un
mouvement en sens contraire à celui du corps; et, ensuite,
quand ce milieu est immobile. La résistance s'accroît
160 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
avec la densité du milieu, qui oppose d'autant plus d’obs-
tacle qu’il est plus difficile à diviser. Soit, par exemple, uu
corps À traversant le milieu B, dans un certain temps ὦ,
et traversant le milieu D, quiest moins dense que B, dans
un temps E. En supposant que la longueur du milieu B et
celle du milieu D sont égales, le mouvement de A sera en
proportion de la résistance du milieu qu’il traverse. B est
de l’eau, si l’on veut; et D est de l’air. Autant l’air sera
plus léger et moins dense, ou moins corporel que l’eau,
autant À traversera D plus vite qu'il ne traverse B. Évi-
demment, la première vitesse sera à la seconde dans le
même rapport que l'air est à l'eau en densité compara-
tive; et si l’on suppose arbitrairement, par exemple, que
l’air est deux fois plus léger et moins dense que l’eau, le
corps À traversera l’eau B en deux fois plus de temps
qu'il ne lui en faudra pour traverser l'air D; par suite, le
temps G sera le double du temps E. Donc, le mouvement
du corps, toutes choses égales d’ailleurs, sera d'autant
plus rapide que le milieu qu'il aura à traverser sera plus
incorporel, moins résistant et plus aisé à diviser.
Mais il n’y ἃ pas de proporuon possible entre le vide et
le plein, et l’on ne peut savoir de combien le plein sur-
passe le vide, de même que rien ne peut pas avoir de
proportion possible avec le nombre. En effet, si l’on peut
dire que quatre surpasse trois d’une unité, de même qu'il
surpasse encore davantage deux et un, on ne peut plus
dire dans quelle proportion 1k surpasse le rien. Car, néces-
sairement, la quantité qui surpasse une seconde quantité,
se compose d’abord de la quantité dont elle surpasse
l’autre, et ensuite d’une quantité égale à celle qui est
surpassée. Par conséquent, quatre serait et la quantité
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΙ. 161
dont il surpasse le rien ou zéro, et, en outre, 1l serait le
rien; ce qui est absurde. Par un motif analogue, on ne
peut pas dire que la ligne surpasse le point, parce que la
ligne n’est pas elle-même composée de points.
On voit par là que le vide ne peut pas avoir le moindre
rapport proportionnel avec le plein; et le mouvement
dans le vide ne peut jamais non plus être en proportion
avec le mouvement dans le plein. Si donc, dans le milieu
le moins dense possible, le corps franchit tant d’espace
en tel temps, on peut dire que dans le vide ce mouve-
ment dépassera toute proportion possible. Soit, en effet,
F le vide et d’une dimension égale à celle du milieu B,
qui est de l’eau, et du milieu D, qui est de l'air. Si le
corps À traverse le vide et le franchit dans un certain
temps ἃ. supposé plus court que le temps E, qui était
la mesure de la course de À dans l'air, c’est-à-dire dans
le corps le moins dense des deux, ce sera là 16 rapport
du vide au plein. Mais, dans ce même temps G, le
corps À ne franchira de D que la portion H. Le corps A
_traversera donc le milieu F, c'est-à-dire le vide, lequel
est beaucoup plus léger que l'air, avec une vitesse propor-
tionnellement égale au rapport du temps E au temps G:; car,
si le vide F surpasse l'air en légèreté dans la proportion
où le temps E surpasse le temps G, à l'inverse, le corps A,
dans son mouvement, traversera le vide F avec une vi-
tesse correspondante au temps G. Mais si F est absolu-
ment vide de corps, le mouvement de A devrait y être
d'autant plus rapide. Cependant, on supposait tout à
l'heure que A traversait une portion H de D dans le même
temps G; donc, le corps franchit la distance donnée dans
le même temps, soit dans le plein, soit dans le vide. Or,
11
162 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
c’est là une impossibilité manifeste ; donc, si l’on suppose
qu'il faut un certain temps à un corps quelconque pour
traverser le vide, on aboutit à cette absurdité qu’un corps
traverse indifféremment, dans le même temps, le plein et
le vide. Ge qui est vrai, c'est qu'au lieu du vide il fant
toujours supposer un corps qui est à l’autre corps dans la
même relation de légèreté ou de pesanteur que le temps
est au temps; mais, dans le vide, il n'y a rien de pareil.
Pour résumer toute cette discussion sur la rapidité plus
ou moins grande du corps, selon les milieux traversés,
nous dirons que cette conclusion à laquelle nous aboutis-
sons en ce qui concerne le vide, tient à ce qu'entre deux
mouvements qui se passent l’un et l’autre dans les temps
finis, on peut toujours établir une certaine proportion,
tandis qu'entre le plein et le vide, 1] n'y a pas de pro-
portion possible. Mais je ne veux pas pousser plus loin
ces considérations sur la différence des milieux traversés,
et leur influence pour accélérer ou ralentir le mouvement
des corps qui les traversent.
Je passe à la différence des corps eux-mêmes selon
qu'ils sont plus légers ou plus denses, et qu'ainsi ils ont
un mouvement plus rapide ou plus lent. Il faut remar-
quer d’abord que, selon que les corps ont plus ou moins
de pesanteur, leurs conditions de forme restant d’ailleurs
les mêmes, ils parcourent plus ou moins rapidement une
même étendue, et qu'ils la parcourent dans le rapport
même où sont entr'elles les différences de pesanteur ou
de légèreté. Par conséquent, 115 la parcourraient égale-
ment dans le vide. Mais c’est là ce qui est impossible;
car quelle cause dans le vide pourrait accélérer le mou-
vement? Dans le plein, on comprend bien cette accéléra-
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΗ. 163
tion ; car celui des deux corps qui ἃ le plus de force par
sa pesanteur, divise aussi plus rapidement le milieu qu'il
doit traverser, soit que d’ailleurs cette force plus grande
lui vienne ou de sa nature particulière ou de l'impulsion
qu'il ἃ reçue. Mais dans le vide, tous les corps devraient
avoir la même vitesse ; et c’est là une hypothèse tout à fait
inadmissible.
Je conclus de tout ceci que l'existence du vide, si elle
était réelle comme le croient ceux qui bâtissent ce sys-
tème, entrainerait de toutes autres conséquences que
celles qu ils attendent. Ils s’imaginent que le mouvement
ne serait pas possible dans l’espace, s’il n’y avait pas du
vide séparé de tous les corps et subsistant en soi; mais
au fond, cela revient à dire qu'il doit aussi y avoir un
espace également indépendant des corps, et nous avons
démontré plus haut qu’il n’en pouvait être ainsi. Donc en
résumé, le vide n'existe pas plus que l’espace à l'état
d'isolement qu'on lui veut attribuer.
ΧΗ].
À ne considérer le vide qu'en 501, et indépendamment
de son rapport avec le mouvement, on pourrait admettre
sans trop de peine que le vide, en effet, existe bien comme
on veut nous le faire croire, c'est-à-dire, que toutes les
explications sont parfaitement vides et creuses. Pour n’é-
tudier le vide qu'en lui-même, voici quelques faits qui
prouvent qu'il ne peut exister. Si l’on plonge un cube de
bois dans l’eau, il y déplace une quantité de liquide égale
à lui, et ce même déplacement ἃ lieu de la même façon
dans l'air, bien que pour ce dernier cas le phénomène
16/4 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
échappe à nos sens. J'ajoute que le phénomène est iden-
tique dans tout autre corps différent de l'air ou de l’eau,
et qu'il y ἃ nécessité, à moins que ce corps ne se con-
dense et ne se comprime, qu'il se déplace dans la direc-
tion qui lui est naturelle. Il se dirige en bas, si sa tendance
naturelle est en bas, comme celle de la terre; il se dirige
en haut, si sa tendance naturelle est en haut, comme le
feu; ou dans les deux directions, comme l'air, soit en
haut, soit en bas, selon les circonstances. C’est là une
loi générale qui s'applique au corps traversé par un autre,
quel qu'il soit. Or, dans le vide rien de tout cela ne peut
se passer, puisque le vide n’est pas un corps. Mais il
semble alors que cet espace qui tout à l'heure était le
vide, doit pénétrer le cube avec cette même dimension,
comme si l’eau et l'air, au lieu de céder la place à ce cube
de bois, le pénétraient l’un et l’autre de part en part. Si
l’on dit qu’en effet le vide peut pénétrer absolument le
corps, je réponds que c’est impossible; car le cube plongé
dans le vide, ἃ tout autant d'étendue que le vide lui-
même, dans la partie du vide qu'il occupe. Peu importe
d’ailleurs, que ce corps soit chaud ou froid, pesant ou
léger ; il diffère dans son essence de toutes les qualités di-
verses qu'il peut avoir, bien qu'il n’en soit pas séparable,
et il consiste surtout dans les trois dimensions qui le
forment, c'est-à-dire qui forment ce cube de bois que je
considère. Par conséquent, en admettant même qu’on
pût l’isoler de toutes ces affections particulières, de pe-
santeur ou de légèreté, de chaud ou de froid, il n’en
conserverait pas moins ses dimensions, et n’en occuperait
pas moins une même quantité de vide ou d'espace qui lui
serait égale. Dès lors, en quoi ce corps réduit à ses pures
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΗ. 165
dimensions, différerait-il d'un espace ou d'un vide égal à
lui? Évidemment, il se confondrait absolument avec eux ;
et ce que je dis ici d’un seul corps peut se dire tout aussi
bien de denx ou d’un nombre quelconque de corps, qui
seraient tous alors dans an seul et même lieu; ce qui ne
peut guère se comprendre.
Mais à cette première impossibilité, s'en ajoute une
autre que je signale en passant. Il est clair que ce cube
ne perdra point, par cela seul qu’il se déplace, la pro-
priété qu’ont tous les corps, sans exception, c’est-à-dire
les trois dimensions qui en font un corps réel. Si donc il
ne diffère point par ces dimensions de l’espace ou du vide
qui le contient, à quoi sert alors d'imaginer un espace et
un vide séparé des corps, si l’étendue de chacun d'eux
n'en reste pas moins ce qu’elle est, indépendamment des
qualités que le corps peut avoir? H n’est que faire de
supposer une autre étendue quientoure le corps, en étant
égale à lui et telle que ni. I suffit de s’en tenir à la di-
mension du corps lui-même; et l’on doit être persuadé
qu’il n'ya pas de vide qui soit en dehors des corps et
séparé d'eux.
ΧΗ.
D'autres philosophes ont prétendu démontrer l’exis-
tence du vide, en tirant lenrs preuves des phénomènes de
condensation et de raréfaction dans les corps. Selon eux,
le vide était indispensable à la possibilité de ces phéno-
mènes. « Sans la condensation et la raréfaction, disaient-
« ils, 1l est impossible que les corps se compriment et
« Se resserrent; et si les Corps ne se resserrent point,
166 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
« alors le mouvement cesse d’être possible. Ou bien, l’u-
« nivers est condamné à une flactuation perpétuelle ,
« comme le prétendait Xuthus; ou bien, la quantité des
« corps qui se changent les uns dans les autres, doit res-
« ter toujours la même, comme, par exemple, une coupe
« d’eau doit ne produire qu'une coupe d’air,'et pas plus;
« ou bien enfin, il faut qu’il y ait dans les corps du vide
« qui leur permet de se condenser ou de se dilater. »
Ces objections ne me semblent pas plus décisives que les
autres. Si l’on appelle rare un corps qui ἃ beaucoup de
vides'séparés les ans des autres, 1l est clair que le rare ne
peut pas plus exister en dehors des corps, que n'existent
de cette facon le vide et l’espace. Il est vrai que l’on
dit que le vide n’est pas indépendant des corps et qu'il
n'est pas dans leur intérieur. Ge système est un peu
moins inacceptable; mais il entraîne aussi des consé-
quences qui ne valent guère mieux que les précédentes.
Si l’on confond ainsi le rare et le vide, alors le vide
n’est plus la cause du mouvement en général, ainsi qu'on
l’a dit; mais 1] est seulement la cause du mouvement qui
se dirige en haut, puisqu'un corps qui est rare est léger
et qu'il se dirige naturellement en haut. C’est en ce sens
que ces philosophes mêmes reconnaissent que le feu
est un corps léger. Secondement, on ne pourra plus
dire que le vide soit la cause du mouvement, en ce sens
qu'il serait le lieu où le mouvement se passe; 1] est alors
purement et simplement dans les corps, et il a la pro-
priété de les entraîner et de les faire monter avec lui,
comme les outres gonflées d'air montent dans l’eau, et
entraînent avec elles à la surface ce qu’on y attache. Le
vide aurait une faculté analogue. Mais encore une fois,
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIE. 167
comment serait-il possible que le vide eût une direction,
et un lieu où il se dirigerait et qui lui serait propre?
Alors, il faat pour le vide un vide où il puisse aller. Une
autre objection se présente contre cette théorie. Si le vide
fait monter les corps en haut, et si le vide est dans tous
les corps, comment peut-on expliquer le mouvement en
bas? Quelle est la cause alors qui fait que le corps pesant
descend, au lieu de monter ? Ajoutez aussi que, si le corps
monte d'autant plus rapidement en haut qu'il est plus
rare et plus vide, il y montera le plus rapidement pos-
sible s’il est absolument vide. Mais comment est-il pos-
sible que le vide ait da mouvement? Et le même raison-
nement qui prouvait que tout dans le vide est immobile,
ne démontre-t-il pas aussi que le vide doit être immobile
lui-même comme tout ce qu’il renferme ? Les vitesses des
corps seraient incommensurables dans ie vide.
Du reste, tout en niant l'existence du vide, nous n’en
reconnaissons pas moins l'exactitude de quelques-unes
des explications données plus haut. Ainsi, nous admettons
que les corps doivent pouvoir se raréfier et se condenser ;
car, sans ces phénomènes, le mouvement ne peut plus se
concevoir; le ciel est alors dans une fluctuation perpé-
tuelle, comme on l’a dit ;etil faut que toujours une même
quantité d’eau produise une même quantité d'air, et,
réciproquement, qu'une même quantité d'air produise
une même quantité d’eau, ce qui est bien absolument 1m-
possible, et manifestement contraire à l'observation, qui
atteste que de l’eau il vient une plus grande masse d'air.
Car, si la compression des corps était impossible, 1] fau-
drait admettre que le premier mouvement venu, propagé
continuement de proche en proche, communiquerait la
168 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
fluctuation jusqu'aux extrémités du ciel; qu'une égale
quantité d'air devrait se changer en eau quelque part
ailleurs, pour que le volume total de l’univers restât tou-
jours le même; ou bien enfin 1] faudrait conclure que le
mouvement est impossible. Si l’on dit que la compression
n’a pas lieu, même quand le corps se déplace, parce qu’il
aurait une rotation circulaire, je réponds que le déplace-
ment: par rotation circulaire n’est pas le seul qu’éprouvent
les corps, et qu'il resterait toujours à expliquer les mou-
vements en ligne droite, qui sont au moins aussi nom-
breux que les mouvements en cercle.
Telles sont à peu près les raisons qui ont déterminé
quelques philosophes à soutenir l'existence du vide.
Quant à nous, nous n’hésitons pas à la nier; et, pour jus-
üfier notre opinion, nous rappellerons quelques-uns des
principes que nous avons posés plus haut.
La matière est la même pour les deux contraires ;
c'est une seule et même matière qui est tantôt froide et
tantôt chaude, en un mot, qui reçoit les contraires naturels.
Ce qui est en acte vient de ce qui est en puissance; la ma-
tière n’est pas séparée des qualités qui l’affectent, bien
que son être soit différent; et elle est essentiellement et
numériquement une, sous la variété des qualités, soit dans
l'ordre de la couleur, soit dans l’ordre de la température
ou dans tout autre. Par conséquent, la matière d’un corps
reste identique, que ce corps soit grand ou petit. Par
exemple, quand l’eau se change en air, et que sous cette
forme elle tient beaucoup plus de place, ce n’en est pas
moins la même matière qui s'est modifiée sans rien rece-
voir d'étranger; il n’y ἃ eu là qu'une traasformation et
un passage de la puissance à l'acte. L'eau pouvait deve-
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XI. 169
nir air, et elle l’est devenue. C’est un phénomène tout à
fait analogue lorsque c’est l'air, au contraire, qui se
change en eau ; car c’est tantôt la petitesse qui va à la
grandeur, et tantôt la grandeur qui passe à la petitesse.
C'est, au fond, le même phénomène, soit quand l'air qui
est en grande masse se réduit à un moindre volume, soit,
au contraire, quand la petite masse d’eau se développe et
devient plus grande qu’elle n’était. La matière qui n’est
qu'en puissance devient indifféremment grande ou petite,
selon les causes qui agissent sur elle. Cette identité de
matière subsiste également, soit que les changements
soient absolus, soit qu’ils consistent dans un simple degré
de force qui s'accroît. Ainsi, c’est la même matière qui de
chaude devient froide, ou qui de froide devient chaude.
Mais c’est aussi la même matière qui, de chaude qu'elle
est déjà, devient de plus en plus chaude, sans que rien
y devienne chaud qui ne le fût d’abord, bien que le corps
eût antérieurement moins de chaleur qu’il n’en acquiert.
C'est toujours la matière qui dans l’un ou l’autre cas
passe de la puissance à l'acte. Entre la chaleur initiale et
la chaleur redoublée qui la suit, il n’y ἃ pas plus de diffé-
rence qu'il n’y en a entre un cercle plus grand qui rétré-
cit peu à peu sa circonférence et sa convexité, pour de-
venir plus petit, et entre le cercle plus petit qu'il forme.
En effet, il n’y ἃ pas dans ce cercle nouveau une partie
quelconque qui acquière une convexité qu’elle n’aurait
point eue auparavant, comme si elle passait du droit au
convexe; et, soit que la circonférence reste la même en se
rétrécissant, soit qu'on suppose une circonférence nou-
velle, 1] n’y ἃ pas d'interruption, et le passage de l'un à
l’autre état se fait sans solution de continuité. De mème,
170 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dans la flamme, toutes les parties deviennent chaudes de
plus en plus; et l'on ne pourrait pas en trouver une seule
qui ne fût blanche tant est elle chaude, et quirestât froide
au milieu de la chaleur des autres. Il n'y ἃ pas de parties
nouvelles dans le corps échauffé; ce sont toujours les
mêmes parties qui s'échauffent de plus en plus.
J'applique ces principes à la question qui nous occupe
ici: ét, quand un corps se développe ou se rapetisse, ce
n’est pas qu'il reçoive rien d'étranger; c'est seulement
parce que sa matière est en puissance susceptible de ces
deux états successifs de grandeur et de petitesse. C’est
donc le même corps qui est tantôt dense et tantôt rare;
et la matière reste identique sous ces deux qualités. Mais,
le dense est lourd, et le rare est léger ; et ces propriétés
vont ensemble. Le lourd et le dur font l'effet d’être
denses, tandis qu'au contraire le léger et le mou font
l'effet d’être rares ; ce qui n'empêche pas que le lourd et
le dur ne se confondent pas toujours ; car, le plomb est
plus lourd que le fer, quoique le fer soit plus dur que lui.
J'en conclus, pour résamer tout ce qui précède, que
le vide n’est point séparé des corps, qu'il n'existe point,
comme on le croit, dans les corps appelés rares, et qu'il
n'est pas même en puissance et capable de se réaliser
quand les corps disparaissent de l’espace. On peut bien,
si l’on veut, employer une expression impropre, et dire
que c'est le vide qui est la cause de la chute des corps;
mais alors, le vide n’est plus réellement que la matière
du léger et du lourd; car, c'est le dense et le rare qui,
opposés comme 1ls le sont, produisent la chute des graves,
ou l'ascension des corps plus légers. En tant que les corps
sont durs ou mous, c’est pour eux une cause de passivité
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIV. 174
ou d’impassibilité plus ou moins grandes; mais ce n'est
pas là ce qui fait leur chute; et c'est plutôt en eux une
cause d’altération dans tel sens ou dans tel autre.
Nous ne pousserons pas plus loin nos théories sur le
vide; et ce que nous avons dit suffit pour expliquer com-
ment 1] est, et comment il n’est pas.
XIV.
À la suite de nos études sur l'infini, l’espace et le vide,
il faut étudier aussi la question du temps, et notre mé-
thode sera ici à peu près ce qu'elle ἃ été plus haut. θ᾽ ἃ-
bord, nous exposerons les problèmes que ce sujet sou-
lève; et, pour savoir si le temps existe ou n'existe pas,
nous nous arrêterons même aux opinions les plus vul-
gaires, nous réservant de rechercher plus tard quelle est
précisément sa nature.
Voici d’abord quelques raisons assez spéciales qui
pourraient donner à croire que le temps n'existe pas, ou
que, du moins, s’il existe, c'est d’une facon à peine sen-
sible et très-obscure pour nous. Ainsi, l’on peut dire que
des deux parties du temps, l’une ἃ été et n’est plus, et
que l’autre partie n’est pas encore, puisqu'elle doit être.
Or, ce sont là pourtant les éléments dont se compose ce
temps qui est infini, et celui quon peut compter sans
cesse. Par suite, il semble que ce qui se compose d’élé-
ments qui ne sont pas, ne peut guère avoir lui-même une
véritable existence. Ajoutez que, pour tout objet divi-
sible, il faut, pour que cet objet existe, que toutes ses
parties, ou du moins quelques-unes, existent aussi. Or,
pour le temps, quelques-unes de ses parties, comme nous
172 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
venons de le dire, ont été; d’autres seront; mais aucune
n’est réellement; donc, il semble que le temps n'existe
pas. Mais l’instant, le présent ne fait pas partie du temps,
ainsi qu’on pourrait le croire; car, une partie d’une chose,
sert à mesurer cette chose, et le tout doit toujours se com-
poser de la réunion des parties. Or, on ne peut pas dire
que le temps se compose d’instants ; donc, l'instant n’est
point une partie du temps.
Et cet instant lui-même, qui limite le présent et l’ave-
nir, en les séparant l’un de l’autre, est-il un, toujours
identique et immuable ? Ou bien est-il, lui aussi, toujours
et toujours différent ? Ce sont là des questions auxquelles
il n'est pas facile de répondre. En effet, si l'instant est
perpétuellement autre, et qu’un instant différent succède
toujours à un autre instant; s’il est impossible qu'une
des parties du temps coëxiste jamais avec une autre par-
tie, si ce n’est à cette condition, qu’une partie du temps
en enveloppe une autre qui est enveloppée par elle,
comme il arrive quand un temps plus court est compris
dans un temps plus long; et si, enfin, l'instant qui n’est
plus à présent, mais qui ἃ précédemment été, doit avoir
péri à un certain moment donné, il en résulte nécessaire-
ment que les instants successifs n'ont jamais pu coëxister
les uns avec les autres, puisque l’antérieur aura dû tou-
jours nécessairement périr pour qu'un autre lui succède.
Mais il n'est pas possible que l'instant périsse comme on
le prétend; car il n’a pu périr en lui-même et dans sa
propre durée, puisqu'il existait alors; et il ne peut pas
davantage avoir péri pendant la durée d’un instant anté-
rieur, puisque jamais deux instants ne sont simultanés.
Donc, les instants ne peuvent pas tenir les ans aux
D'ARISTOTE, LIVRE, IV, CH. XIV. 175
autres, pas plus que dans la ligne le point ne peut
tenir au point. Mais si l’instant ne peut avoir péri durant
l'instant qui tient à Jui, il faut qu'il ait péri dans un autre
instant; et, dès lors, il aura pu coëxister, avec les instants
intermédiaires qui sont en nombre infini; or, nous ve-
nons d'établir que jamais deux instants ne peuvent coëxis-
ter, et nous devons conclure que l'instant ne périt pas,
cornme on se l’imagine.
Mais, d'autre part, il n'est pas plus possible que ce
soit le même instant qui demeure éternellement et sub-
siste toujours le même; car l'instant est une limite, et
dans les choses divisibles et finies, comme l’est une por-
tion de temps prise arbitrairement, un mois, une année,
il faut qu'il y ait au moins deux limites, soit que d’ail-
leurs le divisible et le continu que l’on prend ait une
seule dimension comme la ligne, soit qu'il en ait plusieurs
comme la surface ou le solide. Donc l'instant ne peut pas
être un et toujours le même, puisqu'on ne peut pas
limiter le temps, sans qu'il y ait au moins deux instants,
l’un au début et l’autre à la fin. Enfin cette prétendue
unité de l'instant, toujours le même, mène à cette autre
absurdité que tous les faits antérieurs et postérieurs
seraient dans le même instant. Coëxister chronologique-
ment et n'être ni antérieur ni postérieur, c'est être dans
le même temps, et par conséquent dans le même instant;
or, si les faits antérieurs et les faits postérieurs coëxistent
dans le même instant, alors, il faut admettre que ce qui
s'est passé 1] y ἃ dix mille ans est contemporain de ce
qui se passe à l’heure où nous sommes ; et, par suite, 1l
u y ἃ plus rien qui soit postérieur ou antérieur à quoi que
174 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ce soit ; tous les temps sont confondus ; ce qui est insou-
tenable et absurde. |
Telles sont les questions principales que peut soulever
l'existence du temps, avec les propriétés qui le caractéri-
sent.
XV.
Qu'est-ce que le temps? Quelle est sa véritable nature ?
C'est ce que n’ont éclairci ni les systèmes de nos prédé-
cesseurs, n1 même les considérations que nous avons pré-
sentées sur l'infini, sur le vide et sur l’espace. En effet,
parmi les philosophes, les uns ont prétendu que le temps
est le mouvement de l’univers: les autres en ont fait la
sphère même du monde. Bien qu'on puisse dire qu une
partie de la révolution et du mouvement céleste est une
portion du temps, on ne peut pas confondre ce mouve-
ment avec le temps lui-même ; et réciproquement, la por-
tion du temps que l’on considère est une partie da mou-
vement céleste; mais le temps n'est pas la révolution
même. Ajoutez que, si l’on admet plus d'un ciel, s’il y a
plusieurs cieux, comme on l’a parfois prétendu, 16 temps
étant d'après cette hypothèse le mouvement de chacun
d'eux, il s'ensuivrait qu'il y a plusieurs temps; ce qui
est manifestement contraire à la réalité. Quant à cette
autre opinion qui identifie le temps et la sphère céleste,
ce qui ἃ pu y donner naissance, c'est que toutes choses
sans exception sont dans le temps, de même aussi qu’elles
sont dans la sphère céleste, dans la sphère universelle.
Mais cette assertion est vraiment trop naïve pour mériter
SI
ex
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVI. 1
l'examen qui en démontrerait toutes les impossibilités.
Ce qu'il y ad’admissible dans ces systèmes, c’est qu'en
effet le temps est un mouvement et un changement d’une
certaine espèce, et c'est à ce point de vue qu'il le fant
étudier. Mais le mouvement ou changement de chaque
chose est, ou exclusivement dans la chose même qui
change, ou bien dans le lieu où se trouve la chose qui
change et se meut. Quant au temps, il est partout, et il
est le même pour tout ce qui est. Il faut remarquer encore
que le mouvement est ou plus rapide ou plus lent, tandis
que le temps n’est ni l’un ni l’autre. La rapidité et la len-
teur se mesurent par le temps écoulé; on dit d’un corps
qu'il est rapide, quand il fait un grand mouvement en peu
de temps; on dit qu'il est lent, quand au contraire dans
beaucoup de temps 1] fait un petit mouvement. Mais le
temps ne se mesure pas par le temps, ni pour sa quantité
ni pour sa qualité. Ainsi, le temps n’est pas un mouve-
ment. Du reste, nous confondons le mouvement et le
changement, du moins pour le moment, nous réservant
de montrer plus tard les nuances qui les distinguent.
XVI.
Un premier point certain, c’est que le temps n'existe
pour nous qu à la condition du changement; car lorsque
nous-mêmes nous n'éprouvons aucun changement dans
notre propre pensée, ou lorsque le changement qui s ÿ
passe échappe à notre attention, nous croyons qu’il n’y ἃ
point de temps d'écoulé. Il n’y ἃ pas plus de temps alors
pour nous qu'il n y en ἃ pour ces hommes qui dorment,
dit-on, à Sardes près des Héros, et qui à leur réveil n’ont
1
176 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
aucun sentiment du temps écoulé, parce qu'ils réunissent
l'instant qui ἃ précédé leur sommeil à l'instant où ils se
réveillent, et n’en font qu'un en supprimant tout länter-
valle de temps intermédiaire qu'ils n’ont pas perçu. Ainsi
de même qu'il n’y aurait pas de temps à proprement par-
ler, si l'instant n’était pas autre et que ce fût un même et
seul instant, de même aussi, quand on ne s'aperçoit pas
que l'instant est autre, il semble que tout l'intervalle
écoulé n’est plus du temps. Si donc le temps nous échappe
et est supprimé pour nous, quand nous ne discernons au-
cun changement, et que notre âme semble demeurer dans
un instant unique et indivisible; etsi, au contraire, lorsque
nous sentons et discernons le changement, nous affirmons
qu'il Υ ἃ du temps qui s’est écoulé, il en résalte évidem-
ment qu'il n y ἃ du temps pour nous qu'à la condition du
changement et du mouvement. Ainsi, il est incontestable
que le temps n’est pas le mouvement, et également, que
sans le mouvement le temps n'est pas possible.
C’est en partant de ce principe que nous saurons, dans
notre recherche sur la nature du temps, ce qu'il est par
rapport au mouvement. Nous percevons tout ensemble et
le temps et le mouvement; mais ie mouvement n'a pas
besoin d’être extérieur ; et l’on à beau être plongé dans
les ténèbres, le corps ἃ beau être dans une impassibilité
complète, il suffit qu'il y ait un certain mouvement dans
notre âme, pour que nous ayons aussitôt la perception
d’un certain temps écoulé. Réciproquement, du moment
qu'il y ἃ eu du temps, il semble aussi du même coup
qu'il a dû y avoir du mouvement. Par conséquent, ou le
temps est le mouvement, ou du moins il est quelque chôse
du mouvement; mais comme il vient d’être prouvé qu'il
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVI. 1
“1
“]
n'est pas tout à fait le mouvement, il faut qu'il en soit
simplement quelque chose et qu’il ait avec lui une cer-
taine relation.
Un premier rapport du temps au mouvement, c’est
qu'il est continu comme lui. Comme tout corps qui se
meut doit toujours se mouvoir d’un point vers un autre
point, et que toute la grandeur parcourue par le corps est
continue, le mouvement est à cet égard semblable à la
grandeur; et si c'est parce que la grandeur est continue
que le mouvement est continu comme elle, le temps aussi
sera continu parce que le mouvement est continu. Selon
que le mouvement se prolonge, le temps de son côté
semble aussi long que le mouvement lui-même. Un se-
cond rapport entre le temps et le mouvement, c’est qu'on
peut dans l’un comme dans l’autre distinguer l’antériorité
et la postériorité. Sans doute, c’est primitivement dans le
temps qu'on fait cette distinction; et pour le lieu, elle re-
pose uniquement sur la position des choses les unes à
l'égard des autres. Par suite, comme 1] y ἃ également
antériorité et postériorité dans la grandeur parcourue, 1]
faut aussi que toutes les deux se retrouvent dans le mou-
vement; et du moment qu'elles sont dans le mouvement,
elles reparaissent dans le temps, puisque le temps et le
mouvement sont corrélatifs l'un à l’autre, et ont les plus
grands rapports entr'eux. Ainsi, l’on peut dire que l’an-
tériorité et la postériorité du temps sont dans le mouve-
ment: et c'est bien là être aussi du mouvement d’une
certaine facon. Mais les manières d'être du temps et du
mouvement sont différentes, et l’on ne peut pas dire pré-
cisément que le temps soit du mouvement.
C'est qu’en effet nous n'avons réellement la notion de
12
138 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
la durée, qu’en déterminant le mouvement par la distinc-
tion del’antérieur et du postérieur ; nous n'affirmons qu'il
y a eu du temps d’écoulé que quand nous avons la per-
ception distincte de l’antériorité et de la postériorité
dans le mouvement. Or, cette détermination du temps
n’est possible qu'à la condition de reconnaître que deux
choses, l’une antérieure et l’autre postérieure, diffèrent
l’une de l’autre, et qu’il y a entr'elles un intervalle
qui ne se confond avec aucune des deux. Il faut donc
que la pensée discerne les deux extrêmes et les dis-
tingue du milieu, et il faut qu’elle affirme qu'il y a deux
instants, l’un antérieur et l’autre postérieur, pour que
nous puissions avoir la claire notion du temps; car ce
qui est limité par l'instant peut être appelé du temps, et
c’est là la définition que nous en proposons. Par consé-
quent, lorsque nous ne sentons l'instant actuel que comme
une unité, et qu'il ne peut nous apparaître ni comme an-
térieur et postérieur dans le mouvement, ni même tout
en restant identique et un, comme supposant quelque
chose d’antérieur et de postérieur, alors il nous semble
qu'il n’y a point eu de temps d’écoulé, parce qu'en effet
il n’y à point eu non plus de mouvement appréciable.
Mais du moment qu'il y a pour nous antériorité et posté-
riorité, nous affirmons qu'il y ἃ du temps. On pourrait
donc définir précisément le temps : la mesure du mouve-
ment par rapport à l’antériorité et à la postériorité. Ainsi,
le temps n’est du mouvement qu'en tant que le mouve-
ment peut être évalué numériquement ; et la preuve, c'est
que c'est par le nombre que nous jugeons du plus et du
moins dans les choses; et que c’est par le temps que nous
jugeons de la grandeur on de la petitesse du mouvement.
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVII. 179
Donc en résumé, le temps est une espèce de nombre.
Mais comme le mot nombre peut avoir deux sens différents,
selon qu'on.le considère abstraitement et concrètement,
et qu'il signifie à la fois et ce qui est nombré ou numé-
rable, et ce par quoi on dénombre les choses, le temps
est le nombre nombré et non le nombre nombrant; car il
faut bien faire une différence entre ce qui sert à nombrer,
et ce quiest nombré.
XVIL.
Pour mieux comprendre ceci, il faut étudier de plus
près ce que c’est que l'instant, le présent. Or, voici l’idée
qu'on peut se faire de l'instant. De même que le mouve-
ment est perpétuellement et perpétuellement autre, de
même le temps l’est tout comme lui, ce qui n'empêche
pas que le temps, pris dans son ensemble, ne soit éternel-
lement identique et le même. L’instant actuel, l'instant
d'à présent est absolument le même que celui qui était
auparavant ; seulement son être est distinct, et c’est l’in-
stant qui mesure le temps, en tant qu'on y distingue an-
tériorité et postériorité. Ainsi, en un sens, l'instant est
bien le même ; et en un autre sens, 1] ne l’est pas. Je m’ex-
plique. En tant que l'instant est pris, ici dan un certain
temps, et là dans un temps différent, il est autre; et c’est
là, on peut dire, la condition inévitable de l'instant. Mais
en tant qu'il est encore ce qu'il était dans un temps donné,
il est identique. C’est la raison qui distingue les instants;
mais en fait, ils ne sont pas séparés, et c’est toujours, en
quelque sorte, le même instant qui s'écoule. En effet, le
mouvement, ainsi que je viens de le dire, suppose tou-
180 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
jours une grandeur parcourue, et le temps suppose tou-
jours le mouvement, de mème que le mobile ou le corps
qui se meut, et qui, par son mouvement, nous fait con-
naître le temps avec ses deux nuances d’antérieur et de
postérieur, suppose toujours le point. Or, ce mobile, à un
moment donné, est bien en réalité tout à fait identique,
que ce soit d’ailleurs un point qui se meuve, ou une pierre,
ou telle autre chose ; mais, pour la raison, il est différent,
parce qu'il occupe successivement différents lieux. C’est
une opinion analogue que soutiennent les sophistes, quand
ils disent que Coriscus dans le Lycée, est autre que Go-
riscus dans la place publique; ce n’est pas qu’en effet
Coriscus soit changé; mais il est autre, en ce sens, qu’il
est d’abord dans tel lieu, puis ensuite dans un lieu diffé-
rent. Ainsi, l'instant est au mobile ce que le temps est
au mouvement, et l'instant n'existe qu'autant qu'on peut
dénombrer l’antérieur et le postérieur. C’est là, nous le
croyons, l’idée la plus claire qu'on puisse se faire de
l'instant. On percoit le mouvement par le mobile ; le dé-
placement, par le corps déplacé; car, le corps déplacé est
matériellement une substance, tandis que le mouvement
n'en est pas une; ce corps est an sujet réel et distinct, et
le mouvement n’est qu’un attribut. Ainsi, l'instant est en
un sens toujours identique et le même, et en un autre
sens il ne l’est pas, absolument comme le corps qui se dé-
place et qui est autre uniquement par les diverses posi-
tions qu’il occupe successivement.
1] est clair, d’ailleurs, que si le temps ne peut se com-
prendre que par l'instant, à son tour l'instant ne peut se
comprendre que par le temps. Gette relation est tout à
fait réciproque ; et ces deux notions sont étroitement liées
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVIX 181
\
l’une à l’autre. Elles s'impliquent mutuellement; et de
même que le déplacement et le corps qui se déplace sont
simultanés, de même aussi le nombre du corps déplacé,
et le nombre du déplacement sont simultanés l’un à l’au-
tre. Le temps représente le nombre du déplacement et sa
grandeur, tandis que l'instant est en quelque sorte une
unité, tout comme le corps déplacé forme, en son genre,
une unité individuelle.
Une autre propriété de l'instant, c'est que c’est lui qui
fait tout à la fois la continuité et la division du temps.
Du reste, c'est là aussi ce qu'on peut remarquer dans le
mouvement, dont l’unité du mobile fait également la con-
tinuité et la division. Le mouvement et le déplacement
d'un corps qui se meut et se déplace, ont de l’unité parce
que ce corps reste un et le même, sans que ce soit jamais
un autre corps qui puisse indifféremment se substituer au
premier; car, alors, le mouvement aurait des lacunes ; et,
comme il serait interrompu, il ne serait plus un. Mais le
mobile est autre pour la raison. si, d’ailleurs, ilest un maté-
riellement, et c’est ainsi qu’il peut servir à fixer et à dé-
terminer l'antériorité et la postériorité dans le mouvement,
selon les lieux différents qu'il occupe successivement.
C'est bien là aussi à certains égards la propriété du point.
Il continue tout à la fois la grandeur, et illatermine;ilen
fait la continuité et la division, en étant le commence-
ment de telle longueur, et la fin de telle autre. Il y ἃ ce-
pendant une différence entre l'instant et le point. En effet,
lorsqu'on prend un point unique, et qu'on le considère
comme étant deux, alors il faut nécessairement un temps
d'arrêt et un repos, puisque le même point est pris tour
à tour pour commencement et pour fin ; mais l’instavt est
182 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
toujours autre, parce que le corps qui se déplace pour-
suit son mouvement continu, et que l'instant ne varie
pas moins que les lieux occupés successivement par ce
COrps.
Ainsi, le temps est le nombre du mouvement ; mais ce
nombre ne s'applique pas à un seul et même point qui se-
rait tout ensemble un commencement et une fin, comme
cela se trouve dans la ligne ; il est bien plutôt à consi-
dérer comme les extrémités d’une ligne, dont il ne fait
pas partie. On vient d’en voir la raison, c’est que le point
pris sur une ligne, et par exemple, au milieu de cette
ligne, y joue un double rôle, puisqu'il est à la fois com-
mencement et fin; et que ceci implique nécessairement
dans le mouvement du corps un certain temps d'arrêt et
un repos. Or, il ne peut y avoir rien de pareil dans le
temps qui s'écoule sans cesse, sans la moindre disconti-
nuité. Mais il est clair que l'instant, le présent ne fait pas
partie du temps, pas plus que la division du mouvement
n'est du mouvement, pas plus que les points ne sont une
partie de la ligne, tandis qne les lignes, quand on en dis-
tingue deux en une seule, sont des parties de cette ligne
unique, et n'en sont pas des points. Ainsi, l'instant pré-
sent, considéré en 1ant que limite, n'est pas du temps ;
c'est un simple attribut du temps, qu'il limite et déter-
mine. Mais en tant qu'il sert à compter le mouvement et
le temps, il est nombre, avec cette différence toutefois
que les limites n'appartiennent absolument qu'à la chose
dont elles sont les limites, tandis que le nombre abstrait
peut servir à compter tout ce que l’on veut, et que le
nombre dix, par exemple, après s'être appliqué à ces dix
chevaux que nous avons sous les yeux, peut tout aussi
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVII 183
bien s'appliquer à une foule d’autres choses qui sont éga-
lement au nombre de dix.
XVI.
On vient de voir que le temps est le nombre et la
mesure du mouvement par rapport à l’antériorité et à la
postériorité, et qu'il est continu parce qu’il est la mesure
et le nombre d’un continu, qui est le mouvement. Cepen-
dant c’est un nombre dont il faut bien connaître l’espèce
particulière. Le plus petit nombre possible, si l’on com-
prend le mot nombre d’une manière absolue et abstraite,
c'est Deux: mais pour tel nombre spécial et concret, ce
minimum est possible en un sens, et en un autre sens, il
n'est pas possible. Par exemple, pour la ligne, le plus
petit nombre sous le rapport de la quantité numérique,
c'est deux lignes, ou même une ligne, si l’on veut regar-
der l'unité comme un nombre; mais en grandeur, il n°y
a pas de minimum possible, puisque toute ligne est indé-
finiment divisible. Cette observation qui s'applique à la
ligne ne s'applique pas moins bien au temps. Sous le
rapport du nombre, le plus petit temps possible, c'est
une ou deux des divisions du temps, un jour ou deux,
par exemple ; mais sous le rapport de la grandeur, 1] n'y
a pas plus de minimum pour le temps qu’il n’y en a
pour la ligne. D'ailleurs, on comprend bien pourquoi on
ne peut pas dire du temps qu'il est lent ou rapide; on
dit seulement qu’il y a beaucoup de temps ou peu de
temps, et que le temps est long ou court. En tant que
continu, le temps est long, ou il est court; en tant que
nombre, il y ἃ beaucoup de temps ou peu de temps; mais
184 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
on ue peut pas dire qu'il est lent ou rapide, parce que le
nombre nombrant n'a n1 rapidité ni lenteur, C’est bien
le même temps qui coëxiste partout à la fois; mais en tant
qu'on y distingue antériorité et postériorité, le temps
n’est plus le même, parce que le mouvement ou le chan-
gement, quand il est actuel et présent, est un et le même :
ce qui n'empêche pas le changement passé et le change-
ment futur d’être différents. 11 faut donc modifier ce que
nous disions plus haut; et sile temps est un nombre, ce
n'est pas le nombre abstrait qui nous sert à compter,
c'est le nombre concret qui est compté lui-même. Or, le
temps ainsi Compris est toujours différent, puisqu'on y
distingue l'antérieur et le postérieur, et que les instants
qui les limitent sont toujours autres. Mais le nombre est
toujours un et le même, soit qu’il s'applique ici à cent
chevaux et là à cent hommes. Il n’y a de différence
qu'entre les choses dénombrées, puisque dans un cas ce
sont des hommes, et que dans un autre cas ce sont des
chevaux.
Ün autre rapport entre le temps et le mouvement, c'est
que tous les deux 115 peuvent avoir des périodes iden-
tiques. Ainsi, le mouvement peut être un et le même parce
qu'il se répète toujours par des retours réguliers dans une
direction pareille ; le temps peut avoir aussi cette unité et
cette identité, par le retour successif de périodes toutes
semblables, une année, un printemps, un automne. Il
faut ajouter encore que non-seulement on mesure le mou-
ment par le temps, mais qu'on peut aussi et à l'inverse
mesurer le temps par le mouvement. Le temps et le mou-
vement se limitent et se déterminent mutuellement l'un
par l’autre, Le temps détermine le mouvement, puis-
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVIIT. 185
qu'il en est la mesure et le nombre; et réciproquement,
le mouvement détermine le temps. Quand nous disons
qu'il y a peu de temps d’écoulé ou beaucoup de temps
d'écoulé, nous le mesurons par le mouvement qui s’est
produit dans l'intervalle, de même qu’on mesure le
nombre abstrait par les choses mêmes qui font l'objet
du nombre. Aïnsi, c’est par un cheval pris pour unité
qu'on mesure et que l’on compte le nombre des chevaux ;
et si c'est ce nombre qui nous fait connaître la quan-
tité totale de chevaux que nous considérons, récipro-
quement, c'est en considérant un seul cheval que nous
connaissons le nombre même des chevaux. C’est là iden-
tiquement le rapport qu’on peut établir entre le temps et
le mouvement, puisque nous calculons indifféremment le
temps par le mouvement et le mouvement par le temps.
On en voit d'ailleurs très-clairement la raison : c'est que
le mouvement implique la grandeur parcourue, et que le
temps implique le mouvement, de telle sorte que la gran-
deur, le mouvement et le temps sont tous les trois des
quantités, des continus et des divisibles. C’est parce que
la grandeur ἃ telles propriétés que le temps ἃ aussi tels
attributs; et ce temps ne se manifeste que par l’intermé-
diaire du mouvement. Aussi, on mesure indifféremment la
grandeur parcourue par le mouvement, ou le mouvement
par la grandeur parcourue; car nous disons que la route
est longue, si le voyage ἃ été long ; et réciproquement,
que le voyage est long, si la route a été longue. De même
encore, nous disons qu'il y ἃ beaucoup de temps, s’il y a
beaucoup de mouvement; et réciproquement, qu'il y ἃ
beaucoup de mouvement, s'il y a beaucoup de temps,
—
186 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
XIX.
Le temps est donc la mesure du mouvement et de l’es-
sence même du mouvement. 1] mesure le mouvement en
limitant et en déterminant une certaine quantité de mou-
vement qui sertensuite à mesurer le mouvement total ; de
même que la coudée, par exemple, sert à mesurer la lon-
gueur en déterminant une certaine dimension qui, reportée
sur la longueur, sert ensuite à la mesurer tout entière.
Quand on dit du mouvement qu'il est dans un temps, on
veut dire qu'il est mesuré par le temps, soit en lui-même
d'une manière générale, soit dans ses espèces particulières ;
car le temps mesure tout à la fois le mouvement, et toutes
les nuances dont 1] est susceptible; et, pour le mouve-
ment, être dans un temps, c'est avoir son existence me-
surée par ce temps. Cette considération, qu'on applique
ici au mouvement, s'applique également à toutes les
autres choses; et, quand on dit qu’elles sont dans un
temps, on veut dire que la durée de leur existence est me-
surée aussi par ce temps. Être dans un temps ne peut
signifier qu’une de ces deux choses : ou bien être quand
le temps est, et coëxister avec lui; ou bien être comme
sont certaines choses dont on dit qu'elles sont dans tel ou
tel nombre. Et même cette dernière expression peut avoir
deux acceptions diverses : ou la chose est une partieet
une propriété du nombre, et, d’une manière générale,
un élément quelconque du nombre; ou bien c’est le
nombre même de cette chose. Mais, le temps lui-même
étant un nombre, l'instant présent, le passé et l'avenir,
avec toutes les subdivisions possibles dans ces trois
grandes divisions, sont au temps ce que sont au nombre
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 187
l'unité, le pair et l’impair, éléments du nombre comme le
présent, le passé et l'avenir sont des éléments du temps.
Quant aux choses réelles, elles sont dans le temps comme
elles sont dans le nombre; et, par suite, elles sont com-
prises dans le nombre, absolument comme les choses qui
sont dans l’espace sont renfermées par l’espace qui les
contient.
, Mais on doit voir clairement qu'être dans un temps ce
n’est pas simplement être quand ce temps est, et coëxister
avec lui ; de même que ce n’est pas du tout être en mou-
vement que d’être quand le mouvement est, et être dans
un lieu, que d’être quand ce lieu est. Car, si être dans une
chose avait cette signification, toutes les choses alors
pourraient être dans une seule d’entr'elles, et le ciel en-
tier tiendrait dans un grain de millet, puisque le ciel existe
en même temps qu'existe le grain de millet. Ce n’est là
qu'une simple coïncidence, qui n’entraîne aucune consé-
quence nécessaire. Mais, si une chose est dans un certain
temps, il faut en conclure nécessairement qu'il y a du
temps ; et, si elle est dans un certain mouvement, qu'ilya
du mouvement. Du reste, comme être dans le temps res-
semble à être dans le nombre, ainsi que nous venons de
le voir, il y aura toujours un temps plus grand que celui
où est la chose, de même qu'il peut toujours ÿ avoir un
nombre plus grand que celui des choses dénombrées,
quelque grand que soit ce nombre. À ce rapport entre le
nombre et le temps, on peut en ajouter un autre entre le
temps et l’espace : c'est que tout ce qui est dans le
temps est renfermé par le temps qui le contient, comme
tout ce qui est dans quelque chose est renfermé par ce
quelque chose, et comme les choses qui sont dans l'es-
188 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
pace sont renfermées par lui et y sont contenues. Il faut
remarquer enfin que les choses sont affectées d’une cer-
taine manière par le temps; et le langage ordinaire le
prouve assez; car on dit que le temps détruit tout, qu’a-
vec le temps tout vieillit, qu'avec le temps tout s’efface et
tout s’oublie. Mais ce n’est pas le temps à lui tout seul
qui accroît notre savoir; et notre science ne se développe
que par nos propres efforts plus ou moins longs; le temps
ne nous rajeunit pas; le temps ne nous embellit pas,
parce qu'en lui-même 1] est bien plutôt une cause de
ruine et de dépérissement ; car il est le nombre du mou-
vement, et le mouvement transfigure et modifie tout ce
qui est.
Une conséquence évidente de ceci, c'est que les
choses éternelles, en tant qu’elles sont éternelles, ne sont
pas dans le temps, et ne sont pas renfermées en lui; leur
existence n'est pas mesurée par le temps, et la preuve
c'est qu'elles ne subissent aucune action de sa part, sous-
traites comme elles le sont à ses atteintes, parce qu'elles
n'en font point partie.
Mais le temps, servant de mesure au mouvement, est
par cela même la mesure du repos, bien que ce soit d'une
manière indirecte, parce que le repos est dans le temps
aussi bien que le mouvement. C'est qu’en effet, si ce qui
est dans le mouvement doit nécessairement être mu, 1]
n’en est pas tout à fait de même pour ce qui est dans le
temps; car le temps n’est pas le mouvement; 1l n’en est
simplement que le nombre; et ce qui est en repos peut
fort bien être dans le nombre du mouvement, si d’ailleurs
il n’est pas dans le mouvement lui-même. La raison en
est qu’on ne peut pas dire indifféremment de toute chose
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X!X. 189
immobile qu'elle est en repos; mais l’idée de repos ne
s'applique, ainsi que nous l’avons dit plus haut, qu'aux
choses qui, devant être naturellement en mouvement,
sont cependant privées du mouvement qui leur appar-
üent. Mais quand on dit qu'une chose est en nombre,
cela signifie qu’il y ἃ un certain nombre de cette chose,
et que l'être de cette chose est mesuré par le nombre
dans lequel elle est. Par suite, quand on dit que la chose
est dans le temps, cela veut dire aussi qu'elle est mesurée
par le temps; et, par conséquent, le temps mesurera tout
aussi bien et le mobile qui se meut et le corps qui reste
inerte, l’un en tant qu'il est mu, et l’autre en tant qu’il
reste dans son repos et son inertie. Il mesurera et la
durée de l’inertie et la durée du mouvement, de telle
sorte que le mobile ne sera pas mesuré par le temps sous
le rapport de la grandeur matérielle qu’il peut avoir,
mais uniquement sous le rapport de la grandeur de son
mouvement.
Ainsi, les choses qui sont soit en mouvement soit en
repos, sont dans le temps; mais les choses qui ne sont. ni
en mouvement ni en repos, au sens qu'on vient dire, et
qui sont dans une éternelle immobilité, ne sont pas dans
le temps; car, être dans le temps, c'est être mesuré par
le temps, et le temps ne mesure que le mouvement et le
repos, privation du mouvement. Une conséquence évi-
dente de ceci, c'est que jamais le non-être ou ce qui n’est
pas ne peut être dans le temps; et, par exemple, les
choses qui ne peuvent pas être autrement que n'être ja-
mais, comme le diamètre qui ne peut jamais être com-
mensurable au côté, ne sont pas dans le temps. D'une
manière générale, si le temps est en soi la mesure du
190 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mouvement, et n’est qu'indirectement la mesure de tout
le reste, il s'ensuit que toutes les choses dont le temps
mesure l'existence, ne peuvent exister que dans les deux
conditions du mouvement ou du repos. Donc, toutes les
choses périssables et créées, en d’autres termes toutes
les choses qui peuvent tantôt être et tantôt n'être pas,
sont nécessairement dans 16 temps; elles sont renfermées
par lui, puisqu'il y ἃ toujours un temps plus vaste qui
dépasse leur être, c'est-à-dire qui dépasse le temps spé-
cial par lequel leur existence est mesurée.
Quant aux choses qui n'existent pas, bien qu'elles
soient aussi comprises dans le temps, c'est qu'elles ont
été antérieurement, ou c’est qu’elles seront plus tard.
Aïnsi, Homère ἃ existé jadis, et il y ἃ une foule de choses
qui seront dans l'avenir. Le temps renferme ces choses de
l’une ou l’autre façon, et s’il les renferme des deux à la
fois, c'est que ce sont des choses qui peuvent tout en-
semble et avoir été dans le passé, et être encore dans l'a-
venir, comme tous les phénomènes réguliers de la na-
ture. Mais, au contraire, pour les choses que le temps ne
renferme pas, de quelque manière que ce soit, elles n'ont
point été, elles ne sont pas, et elles ne seront jamais. Or,
parmi les choses qui ne sont pas, celles que le temps ne
renferme point sont celles dont les contraires sont éter-
uels. Ainsi, par exemple, l’incommensurabilité du côté au
diamètre étant une chose éternelle, le côté incommensu-
rable au diamètre ne sera point dans le temps; et, par
suite, le côté commensurable n’y sera point davantage.
Donc, éternellement, le côté commensurable n’est point,
puisqu'il est contraire à une chose qui est éternelle. Mais
toutes les choses qui n’ont point ainsi un contraire éter-
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 191
nel, peuvent indifféremment être ou n'être pas, et elles
sont sujettes à naître et à périr.
Plus haut, nous avons distingué deux sens divers dans
cette expression : Être dans le temps. Nous avons expli-
qué la première signification qui voulait dire : Être me-
suré par le temps ; il nous reste à expliquer la seconde qui
veut dire : Être une partie et une propriété du temps, re-
présenter une nuance du temps. Je commence par l'in-
stant, ou le présent; et je rappelle que l'instant, ainsi
que je l’ai dit plus haut, est la continuité du temps; car il
réunit continuement le temps passé au temps à venir ; et
d'une manière générale, il est la limite du temps, com-
mencement de l’un et fin de l’autre. Mais, ce rapport de
l'instant actuel et présent aux deux termes qu'il unit,
n'est pas aussi évident que pour le point dans la ligne.
L'instant ne partage et ne divise le temps qu’en puissance.
En tant qu'il divise, il est toujours autre: en tant qu’il
réunit et continue, il est toujours le même. Il en est aïnsi
pour le point dans les lignes mathématiques; car, ration-
nellement, le point n’est pas toujours un seul et même
point, puisqu'il est autre quand 1] divise la ligne; et qu'il
paraît absolument identiqne, quand on le considère en tant
qu'il réunit les deux lignes dans son unité. Il en est de
même aussi pour l'instant; tantôt il est en puissance la
division et l'extrémité des temps ; tantôt il est la limite et
l'union des deux à la fois. Il est donc comme le point,
tantôt un et tantôt multiple, selon le côté sous lequel la
raison le considère. D'ailleurs, la division et l'union, bien
qu'elles paraissent fort différentes, sont au fond la même
chose, et soutiennent le même rapport; seulement, leur
192 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
manière d'être n'est pas la même, et leur dissemblance
n’est que rationnelle.
Telle est une première façon de comprendre et d’ex-
pliquer l'instant; et c’est l'instant proprement dit. Il en
est encore une autre : c’est lorsque le temps dont on parle,
au lieu d'être précisément l'instant actuel et présent, est
seulement très-proche du moment où l’on est. Ainsi, l’on
dit de quelqu'un qu'il vient A l'instant, pour dire qu'il
viendra aujourd’hui; on dit qu'ilest venu À l'instant, pour
dire que c'est aujourd'hui qu’il est venu. Mais il faudrait
modifier cette expression, si le temps des événements
qu'on indique était éloigné au lieu d’être proche; et l'on
ne dit point, par exemple, des événements d’Ilion, pas
plus que du déluge, qu'ils se sont passés A l'instant. Le
temps cependant est continu à remonter du moment où
l'on parle jasqu’à ces événements reculés, et il ne présente
pas d'interruption; mais ces faits sont trop éloignés de
nous pour qu'on emploie la même expression.
Une autre nuance du temps, c'est l'expression de Alors,
ou Un jour, qui indique un temps déterminé et fini, relati-
ment à um instant antérieur. Ainsi, par exemple, on dit :
Alors ou Un jour Ilion a été prise; Alors ou Un jour une
inondation aura lieu. C’est toujours, comme on le voit, du
temps déterminé par rapport à l'instant actuel, soit qu'on
parte de cet instant pour remonter dans le passé ou pour
aller vers l’avenir. Il y a toujours une certaine quantité de
temps écoulé pour descendre vers l'événement, s'il s’agit
du futur ; ou pour y remonter, s’il s’agit du passé. Mais
ici se présente une question. S'il n'y ἃ point de temps,
soit passé, soit à venir, auquel on ne puisse appliquer
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 193
cette expression de Un jour, alors toute espèce de temps,
quel qu'il soit, est donc toujours fini. Et si le temps est
toujours fini, ne doit-on pas en conclure que le temps
viendra quelque jour à défaillir et à cesser ? Mais n'est-ce
pas là bien plutôt une opinion insoutenable, et ne doit-on
pas affirmer qu'il ne défaillira jamais ὁ En effet, le temps
ne peut jamais défaillir, puisque le mouvement est éter-
nel. Mais si le temps est indéfectible et éternel, est-ce tou-
jours un autre temps qui revient? Ou bien est-ce le même
temps, qui reparaît à plusieurs reprises ? Je vais répondre
à ces questions ; mais, d’abord, je dois dire qu'il en est en
ceci du temps, comme il en est du mouvement. Si le mou-
vement peut toujours être un et le même, le temps sera
comme lui toujours un et identique; mais, si le mouve-
ment ne l'est pas, le temps ne le sera pas plus que lui.
Ceci posé, je dis que l'instant présent étantle commen-
cement et la fin du temps, non pas, il est vrai, du même
temps, mais la fin du passé et le commencement du futur,
on peut trouver qu'il en est ici comme dans le cercle où
le même point, à quelqu’endroit de la circonférence qu’on
le preune, est à la fois convexe et concave. Le temps en
est toujours aussi à commencer et à finir, et c’est là ce
qui fait que le temps paraît perpétuellement autre ; car
le présent, l'instant n'est pas le commencement et la fin
d’un même temps, puisque, si c'était le même temps, alors
les opposés coëxisteraient ensemble et relativement à un
seul et même objet; ce qui est impossible. Donc le temps
ne viendra jamais non plus à défaillir, parce qu'il en est
sans cesse à commencer.
Mais je reviens aux diverses expressions par lesquelles
on indique certaines nuances du temps. Tout à l'heure
43
194 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
signifie en général un temps à venir, mais une partie du
temps à venir proche de l'instant actuel, qui reste tou-
jours indivisible. On demande : Quand vous promènerez-
vous? Et l’on répond : Tout à l'heure ; ceci voulant dire
que le temps où l’on ira se promener n’est pas éloigné de
celui où l’on parle. Tout à l'heure peut se rapporter éga-
lement à une partie du passé, rapprochée de même du
présent. Quand vous promènerez-vous? — Je me suis
promené tout à l'heure; je me suis déjà promené. Mais on
ne dit pas d'Ilion qu'elle ἃ été saccagée tout à l'heure,
attendu que cet événement est par trop éloigné du mo-
ment actuel où l’on parle. Autres nuances. Récemment,
se dit de ce qui est proche de l'instant où l’on est, tout
en faisant partie du passé. Quand êtes-vous arrivé? —
Tout récemment, à l'instant. Et cela ne se dit que si le
moment où l’on est arrivé est proche, en effet, de l'instant
où l’on parle. Jadis, exprime au contraire que le temps
de la chose est fort éloigné. Tout à coup, s'emploie pour
indiquer que la chose survient par un dérangement subit
dans un temps dont la petitesse le rend presqu'imper-
ceptible pour nous.
Ceci m'amène à compléter une idée que j'ai exprimée
un peu plus haut : c’est que tout changement est par sa
nature même cause d’un dérangement; car c’est dans
le temps et avec le temps qne toutes les choses naissent
et périssent. Aussi, a-t-on pu dire quelquefois que le
temps est tout ce qu'il y a de plus sage et de plus sa-
vant; mais le Pythagoricien Paron avait peut-être encore
plus raison de dire que le temps est ce qu'il y a de plus
ignorant au monde; car c’est lui qui fait qu'on oublie
tout. En soi, le temps est bien plutôt cause de ruine et de
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XX. 195
mort que de génération, ainsi que je le disais un peu plus
haut; car le changement pris en lui-même est toujours
un dérangement de ce qui était. Ce n'est qu'indirecte-
ment que le temps est cause de la génération et de l'être.
La preuve, c'est que rien ne peut naître sans éprouver
une sorte de mouvement où d'action, tandis que, au con-
traire, une chose peut périr sans le moindre mouvement ;
et c'est là surtout ce qu’on entend par cette destruction
insensible que cause le temps. Néanmoins et à vrai dire,
ce n'est pas même le temps qui produit cette destruction ;
mais seulement le changement de ce genre ne peut se
produire, ainsi que tous les autres, qu'avec le temps.
Telles sont les explications les plus générales que nous
ayons à donner sur le temps, pour en démontrer la réa-
lité et la nature, et pour faire comprendre les diverses
acceptions des expressions suivantes : Maintenant, Alors,
Tout à l'heure, Récemment, Jadis, Tout à coup. Je termine
ce que j'ai à dire sur le temps, par les considérations
suivantes, où il est surtout comparé au mouvement.
XX.
Il doit être évident, d’après ce qui précède, que néces-
sairement tout changement et tout mobile doivent être
dans le temps, parce qu'un changement quelconque est
ou plus rapide ou plus lent, quelles que soient d’ailleurs
les circonstances où 1] se passe. Je dis d’une chose qu'elle
se meut pius rapidement qu'une autre, quand elle change
avant cette autre chose pour arriver à un nouvel état, tout
en parcourant la même distance et en étant animée d’un
mouvement uniforme. On pourrait prendre dans le mou-
196 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
vement de translation l'exemple de deux choses qui se
meuvent, soit circulairement, soit en ligne droite ; ou bien
l'exemple de toute autre espèce de mouvement. Mais quand
je dis que l’une des deux choses accomplit son mouve-
ment antérieurement à l'autre, je remarque qu’Anté-
rienrement est une nuance du temps; car antérieur et
postérieur ne se disent que par rapport à l'éloignement
où l’un et l’autre sont de l'instant présent. Or, l'instant
présent est la limite du passé et de l’avenir. Par consé-
quent, le présent étant dans le temps, l’antérieur et le
postérieur doivent y être également. Seulement il faut
ajouter qu'Antérieurement se prend dans une acception
inverse, selon qu'il s’agit du passé ou de l'avenir. Ainsi,
dans le passé nous appelons antérieur ce qui est le plus
éloigné du présent, et postérieur ce qui s’en rapproche
davantage; pour l'avenir, au contraire, l’antérieur est ce
qui est le plus rapproché du présent, tandis que le pos-
sérieur est ce qui en est le plus loin. Donc l'antérieur
étant toujours dans le temps et étant toujours une consé-
quence du mouvement, 1] s'ensuit que tout changement
ou mouvement est toujours dans le temps comme lui.
Une autre question qui ne serait pas moins digne
d'étude, ce serait de rechercher quel est le vrai rapport
du temps à l’âme qui le perçoit, et comment il nous
semble qu’il y ἃ du temps en toute chose, et partont, la
terre, la mer et le ciel. Cela tient-il à ce que le temps est
un mode du mouvement, puisqu'il en est le nombre, et
que toutes les choses que nous venons de nommer sont
sujettes au mouvement? Car toutes ces choses sont dans
l’espace, et tout ce qui est dans l’espace est en mouve-
ment. Or, le temps et le mouvement sont toujours simul-
D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XX. 197
tanés l’un à l’autre, qu'ils soient d’ailleurs ou en puis-
sance ou en acte; et du moment que ces choses sont en
mouvement, elles durent aussi un certain temps. Mais, si
l'âme de l'homme venait à cesser d'être, y aurait-il encore
du temps? Ou bien n’y en aurait-il plus? C’est là une
question qu'on peut soulever; car, lorsque l'être qui, par
exemple, doit compter ne peut plus exister, il est impos-
sible qu'il y ait encore quelque chose de comptable. Par
suite, 1] n’y ἃ plus davantage de nombre; car le nombre
n'est que Ce qui ἃ été compté ou ce qui peut l'être. Mais,
s'il n'y ἃ au monde que l’âme, et dans l'âme l’entende-
ment, qui ait la faculté naturelle de compter, 1] est dès-
lors impossible que le temps soit, da moment que l'âme
n'est pas; et, par suite, le temps, qui n’est que le nombre
du mouvement, ne peut plus être dans cette hypothèse
que ce qu'il est simplement et essentiellement en soi, si
toutefois 1] se peut que le mouvement ait lieu et existe
sans l'âme. Mais 1} y ἃ toujours l’antérieur et le postérieur
dans le mouvement, et le temps n'est au fond que l’un et
l'autre en tant qu'ils sont numérables.
On peut encore se demander si le temps est le nombre
d'un mouvement de certaine espèce, ou si c'est le nombre
de toutes les espèces de mouvement, quelles qu'elles
soient. Ainsi, c'est dans le temps que les choses naissent
et périssent; c'est dans le temps qu'elles s’accroissent :
c'est dans le temps qu'elles s’altèrent et qu'elles se
meuvent. Donc, le temps est le nombre et la mesure de
chacune de ces espèces de mouvement, en tant que cha-
cune d'elles est du mouvement; et voilà comment on peut
affirmer d'une manière générale que le temps est le
nombre du mouvement continu, et non pas le nombre et
198 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
la mesure de telle espèce de mouvement en particulier.
Mais, ici, on fait une objection et l’on dit : Il est pos-
sible que deux choses différentes se meuvent au même
instant; dans ce cas, le temps est-il le nombre de l’une
et l’autre à la fois? Ou bien le temps est-il autre pour
toutes les deux ? Et est-il possible alors qu’il existe simul-
tanément deux temps égaux? Mais n'est-il pas évident
que c'est là une chose impossible? Le temps tout entier
est un, il est semblable et simultané pour tout; et même
les temps qui ne sont pas simultanés n’en sont pas moins
de la même espèce. Il en est du temps comme du nombre,
qui est bien toujours le même, qu'il s'agisse d’ailleurs
ici de chiens et là de chevaux. S'ils sont sept, par
exemple, le nombre sept n’en est pas moins immuable,
quels que soient les êtres auxquels il s'applique. Pareille-
ment, le temps est le même pour des mouvements qui
s’accomplissent ensemble, et il ne change pas avec les
objets. La seule différence c'est que le mouvement, dont
le temps est le nombre, peut être tantôt rapide et tantôt
ne l'être pas ; tantôt il est un déplacement dans l'espace
et un changement de lieu; tantôt il est une simple altéra-
tion de qualité. Mais, au fond, c’est bien le même temps
qui mesure ces mouvements, puisque de part et d'autre
il est le nombre égal et simultané soit du déplacement
soit de l’altération, selon l'espèce spéciale du mouvement
qui s'accomplit. Si d’ailleurs les mouvements sont diffé-
rents et séparés, bien que le temps demeure partout un
et identiquement le même, c'est que le nombre reste
aussi un et le même pour des mouvements et des êtres
égaux et simultanés.
Lorsque nous disons que le temps est la mesure du
D'ARISTOTE, LIVRE 1V, CH. XX. 199
mouvement, ceci s'applique surtout au mouvement de
translation et à la translation circulaire. Pour le bien
faire voir, rappelons quelques-uns de nos principes. Dans
les mouvements, nous distinguons le mouvement de trans-
lation ; et, dans celui-ci, la translation circulaire. D'un
autre côté, tout se compte et se mesure au moyen d’une
seule et unique unité du même genre, les unités par une
unité, les chevaux par un cheval, etc. De même aussi, le
temps se mesure au moyen d'un certain laps de temps dé-
terminé : et le temps, ainsi que nous l'avons dit, est mesuré
par le mouvement, comme réciproquement le mouvement
l'est par le temps; c’est-à-dire que c’est par le temps déter-
miné d’un certain mouvement déterminé que se mesurent
et la quantité du mouvement, et la quantité du temps.
Si donc, l'unité première, le primitif dans chaque genre
est la mesure de tous les objets homogènes, la trans-
lation circulaire, uniforme et régulière comme elle l’est,
doit être la mesure par excellence, parce que le nombre
de cette espèce de mouvement est le plus facile de tous à
connaître. Les autres espèces de mouvement, altération,
accroissement, génération même, n'ont rien d'uniforme,
et il n'y ἃ que la translation circulaire qui ait de l’unifor-
mité. Aussi, c'est là ce qui fait que bien des philosophes
ont confondu le temps avec le mouvement de la sphère
céleste, parce que le mouvement de cette sphère est celui
qui mesure tous les autres mouvements, et qui mesure
également le temps. Ceci même explique et justifie ce dic-
ton qu'on entend si souvent répéter, que les choses hu-
maines ne sont qu'une roue et un cercle, comme dans le
reste de la nature, où toutes les choses naissent et pé-
rissent tour à tour. Sans doute, cette opinion instinctive
200 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est venue de ce que toutes ces choses sont appréciées à la
façon du temps, et qu’elles ont, comme lui, des périodes
régulières qui en marquent le commencement et la fin.
Le temps lui-même, quand on le rapporte aux mouve-
ments célestes, ne semble qu'un cercle d’une certaine es-
pèce. Et si, à son tour, le temps ἃ cette apparence, c’est
qu'il est la mesure de cette translation circulaire, et que,
réciproquement, 1] est mesuré par elle. Par conséquent,
dire que toutes les choses qui se produisent forment un
cercle, cela revient à dire qu’il y a une espèce de cercle
aussi pour le temps. En d’autres termes encure, c’est dire
que le temps est mesuré par le mouvement de la transla-
tion circulaire ; car, à côté de la mesure, l’objet mesuré
par elle ne paraît être, dans sa totalité, rien autre chose
qu'un certain nombre accumulé de l’unité de mesure.
D'ailleurs, je le répète, le nombre restetoujours le même,
que ce soit, d’une part, des moutons, par exemple, que
l'on compte, et, d'autre part, que ce soit des chiens, le
nombre de ces animaux étant égal des deux côtés. Mais
la dizaine n’est pas la même, en ce sens que les dix objets
comptés ne sont plus les mêmes. C’est absolument comme
les triangles qui ne sont plus les mêmes, quand l’un est
équilatéral et l’autre scalène, bien qu’en tant que trian-
gles, ils soient semblables l’un à l’autre, attendu qu'à cet
égard leur figure est la même. Car, une chose est iden-
tique à une autre, quand elle n’en diffère point dans sa
différence essentielle ; et elle cesse de lui être identique,
quand il y a cette différence entr’elles. Par exemple, un
triangle ne diffère d’un autre triangle que par une diffé-
rence de triangle, c'est-à-dire qu'ils sont différents en
tant que triangles ; mais ils ne diffèrent pas en tant que
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. L 201
figures ; car tous les deux sont dans la même classe de
figures, telle figure étant un cercle, et telle autre classe de
figures étant un triangle. Mais dans le triangle, ce sont
des différences qui n'ont plus rien d’essentiel, puisque
l'un peut être isoscèle, et l’autre scalène, tout en restant
l'un et l’autre des triangles. La figure entr’eux est bien la
même, et c'est le triangle; mais le triangle est différent.
C'est de cette façon que le nombre aussi est le même ;
car le nombre, des chiens ne diffère pas en tant que
nombre, de celui des moutons ; mais seulement la dizaine
n'est pas la même, parce que les objets auxquels elle
s'applique sont différents entr’eux, tantôt des chiens,
tantôt des moutons, ailleurs des chevaux.
Nous terminerons ici ce que nous avions à dire du
temps, considéré soit en lui-même, soit dans ceux de ses
attributs qui appartiennent plus spécialement à la science
de la nature.
LIVRE V.
DU MOUVEMENT.
Après avoir donné la définition du mouvement, et après
avoir étudié les diverses conditions qui laccompagnent
202 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
toujours nécessairement, l'infini, l’espace et le temps,
nous abordons la question même du mouvement, et nous
posons d’abord quelques distinctions verbales, dont nous
ferons grand usage dans ce qui va suivre.
Tout ce qui vient à changer ou à se mouvoir, car ces
deux expressions sont équivalentes, peut changer et se
mouvoir de trois manières : Ou accidentellement et indi-
rectement ; ou dans une de ses parties et nor dans sa to-
talité; ou enfin, en soi et dans tout son être. J’éclaircis
ceci par des exemples. Dans le premier sens, le change-
ment est purement accidentel, quand on prend une locu-
tion comme celle-ci : Le musicien marche; car ce n’est
pas précisément le musicien qui marche; mais c’est l'in-
dividu, dont c’est un attribut ou un accident de savoir la
musique. Secondement, on dit bien souvent, d’une ma-
nière absolue, qu'une chose change par cela seul qu'une
de ses parties vient à changer. Ainsi, l’on dit de quel-
qu'un qu'il se guérit par cela seul que son œil malade ou
sa poitrine se guérit, bien que ces organes ne soient
qu'une partie de son corps et de son être. Enfin, dans un
troisième sens qui est le plus exact, on dit d’une chose
qu'elle se meut et change non plus par accident, non plus
dans une de ses parties, mais en elle-même primitive-
ment, lorsqu’en effet l'être tout entier se meut, comme
lorsqu'on dit que Socrate se promène. La chose est alors
mobile en soi; elle n’est plus mobile indirectement ou
partiellement. Il faut ajouter que dans chaque espèce de
mouyement, le mobile en soi est différent selon le mouve-
ment lui-même qui varie : ainsi, dans le mouvement d’al-
tération, le mobile en soi est l'être qui est altérable; et
même dans l’altération, on peut marquer une foule de
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. I. 203
nuances : par exemple, s’il s'agit de guérison, le mobile
en soi est l’être guérissable ; s’il s'agit de chaleur, c’est
l'être qui est échauffable, etc.
Ces distinctions que nous venons de faire pour le mo-
bile, ne sont pas moins applicables au moteur. Le moteur
peut aussi mouvoir, ou accidentellement, ou partiellement,
ou en soi primitivement. Ainsi, le moteur est accidentel
quand on dit, par exemple, que le musicien bâtit la mai-
son; car ce n’est pas en tant que musicien qu'il la bâtit,
et c'est en tant qu'architecte qu'il l'élève; seulement cet
architecte a le talent de la musique. En second lieu, le
moteur est partiel, quand il meut par une de ses parties
et qu'on dit, par exemple, que quelqu'un frappe, parce
qu’en effet sa main frappe quelque chose. Enfin, le mo-
teur est en soi et primitif, quand on dit que le médecin
guérit; car c'est bien le médecin lui-même qui guérit en
tant que médecin.
On voit donc déjà qu'il y a trois choses à considérer
dans le mouvement : le moteur d’où le mouvement part
tout entier; le mobile, c’est-à-dire l’objet mu; puis le
temps durant lequel le mouvement se passe. Enfin, outre
ces troistermes, il y a lieu de considérer aussi, etle point
d'où part ce mouvement, et le point où il arrive et où il
se termine. Car tout mouvement, quelle qu’en soit l'espèce,
part d'un certain point pour arriver à un autre point; et
il ne faut jamais confondre le mobile en soi, ni avec le
point vers lequel il est poussé par ce mouvement, ni avec
le point duquel il est parti. Par exemple, prenons ces
trois termes, le bois, le chaud et le froid. De ces trois
termes, le premier désigne l’objet qui subit le change-
ment; le second aésigne l’état où il tend, et le dernier,
204 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
l'état d’où il part. Évidemment c’est dans le bois que le
mouvement se passe, et non point dans sa forme, et j’en-
tends par sa forme les différentes qualités qu’il peut avoir
de chaleur ou de froid ; car la forme ne peut ni donner ni
recevoir le mouvement, pas plus que ne le donnent ni ne
le reçoivent le lieu où le mouvement s’accomplit, ni la
quantité plus ou moins grande de l’objet mis en mouve-
ment, selon que le mouvement est ou local ou de simple
accroissement.
Ce qu'il faut surtout considérer ici, c’est, après le mo-
teur et le mobile, le point vers lequel le mobile est mu;
car c'est le point où tend le mouvement bien plutôt que
le point d’où il part, qui donne au changement le nom
spécial qui le désigne. Et voilà comment la destruction est
pour les choses le changement qui les mène au non-être,
bien que pour y arriver elles doivent partir de l'être; et
comment leur génération est le mouvement qui mène à
l'être, bien que ce soit nécessairement du non-être qu'elle
parte. La définition que nous avons donnée plus haut
(Livre IT, ch. I) du mouvement, suffit à démontrer que
le mouvement est dans le mobile, et non dans le point de
départ ou le point d'arrivée; car nous avons défini le
mouvement : l'acte du mobile. Les formes, les affections.
et les lieux vers lesquels se meuvent les mobiles sont
immobiles, tout comme le point d'arrivée et le point de
départ; et, par exemple, peut-on dire qu'il y ait mouve-
ment dans la science à laquelle on est arrivé par l'étude,
ou dans la chaleur à laquelle est arrivé le corps qui d’a-
bord était froid ?
Ici l’on fait une objection assez subtile et l’on dit : Si
les affections des choses sont des mouvements, comme la
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. Ι. 205
blancheur, par exemple, à laquelle arrive un objet noir
en changeant de couleur, il s’ensuit qu’il y aura un chan-
gement qui ne sera plus un mouvement, puisqu'il tendra
lui-même vers un mouvement. À cela, on peut répondre
que ce n'est pas la blancheur même où arrive l’objet, qui
est un mouvement; mais que c’est l’Ablanchissement suc-
cessif de cet objet. Mais pour ce prétendu mouvement
qu'on croit trouver dans le point d'arrivée d’un mouve-
ment quelconque, il faudrait distinguer, comme on l’a
fait plus haut, le mouvement accidentel, le mouvement
partiel, et le mouvement primitif en soi. Soit, par exemple,
une chose qui devient blanche, on peut dire qu'elle ne
subit qu'un changement accidentel, quand on dit qu’elle
change en ce qu'on pense; car pour la couleur, c'est un
simple accident que d’être pensée. C’est un changement
partiel, si l’on dit simplement qu’elle change de couleur,
parce que la couleur blanche n'est qu'une partie et une
espèce de la couleur générale : de même qu’on prend une
expression impropre, quand on dit de quelqu'un qui se
rend à Athènes, qu'il va en Europe; parce que en effet
Athènes fait partie de l’Europe. Enfin, c’est un change-
ment en soi et primitif, quand on dit de la chose qui de-
vient blanche qu'elle change en blancheur.
Mais, après cette réfutation d’une objection peu solide,
je reviens à mon sujet. On voit donc ce qu'on doit en-
tendre par le mobile en soi, le mobile accidentel et le
mobile partiel; on voit aussi ce qu'on doit entendre par
Primitif, soit qu'on applique ce mot au mobile, soit au
moteur ; on voit enfin que le mouvement n'est pas dans la
forme ou qualité nouvelle que recoit le mobile, mais dans
le mobile lui-même, dans le corps qui est mu actuellement
206 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et réellement. Dans les recherches qui suivront, nous ne
nous occuperons pas du monvement ou changement acci-
dentel, parce que ce changement est par trop vague, et
qu’on peut indifféremment le tirer de toutes les choses, le
trouver partout et toujours; car les accidents d’une chose
sont en nombre infinis, soit pour la qualité, soit pour le
liea, soit pour le temps. Nous nous attacherons plus par-
ticulièrement au mouvement en soi, qui n’est plus acci-
dentel ; car ce mouvement loin d’être en toutes choses ne
peut être que dans ces trois classes : ou les contraires, on
les intermédiaires, ou les contradictoires, et l’on pourrait
s'en convaincre en recourant à l'analyse de tous les cas
spéciaux où ce changement se rencontre. Dans les con-
traires et dans les contradictoires, le mouvement qui va
de l’un à l’autre est de toute évidence; mais s'il n’est pas
aussi clair entre les intermédiaires, il n’en est pas moins
certain. C’est qu’en effetle milieu, qui est à égale distance
des contraires, est lui-même une sorte de contraire, et le
changement s'applique à ce milieu, comme s'il était con-
traire à l’un et l’autre extrêmes. Le milieu est en quelque
sorte les deux extrêmes à la fois; et voilà comment tout
ensemble il est contraire aux extrêmes, et les extrêmes
contraires à lui. Par exemple, la dominante en musique
est grave par rapport à l’octave, et aiguë, par rapport à
la tonique. Le gris est blanc par rapport au noir, et noir,
par rapport au blanc.
IL.
Tout changement, pour prendre ce terme plus général
que celui de mouvement, tout changement est le passage
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IL 207
d'un état à un autre état, et le mot grec lui-même atteste
l'exactitude de cette idée, puisque le premier élément de
ce mot indique qu'une chose se fait aprés une autre, et
distingue ainsi quelque chose d’antérieur et quelque
chose de postérieur dans le phénomène qui ἃ lieu. Or, le
changement peut se produire de quatre manières, dont
deux relatives au point de départ, et deux relatives an
point d'arrivée. D'abord le changement peut se faire d’un
sujet à un sujet, et j'entends par sujet ce qui est exprimé
sous forme affirmative : ainsi, le changement, se fait de
blanc à noir. En second lieu, le changement peut se faire
de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas sujet : par
exemple, de ce qui n’est pas blanc à ce qui n’est pas
blanc. Troisièmement, le changement peut se faire de ce
qui n'est pas sujet à ce qui est sujet : par exemple, ce qui
n’est pas blanc devient blanc. Enfin, le changement peut
se faire de ce qui est sujet à ce qui n’est pas sujet : et par
exemple, le blanc devient nou-blanc.
On voit que sur ces quatre manières, il n’y en ἃ que
trois qui soient possibles : celles d’un sujet dans un su-
jet, du sujet dans ce qui n'est pas sujet, et de ce qui
n'est pas sujet dans ce qui est sujet; car la seconde ma-
nière, celle qui aurait lieu de ce qui n’est pas sujet à ce
qui n’est pas sujet, n’est pas à vrai dire un changement,
puisqu'il n’y ἃ pas là d'opposition véritable, et qu'il n’y ἃ
ni contraires, ni contradictoires, éléments indispensables
du changement. Le changement de ce qui n’est point
sujet en un sujet, c’est la génération, c’est le passage
du non-être à l’être, ou en d’autres termes une opposition
contradictoire de la négation à l'affirmation. Une chose
qui n'était pas vient à être et à exister. La génération est
208 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
absolue, quand le changement ἃ lieu absolument du non-
être à l'être; la génération n'est que relative et spéciale,
quand le sujet existant déjà, 1] subit une modification et
prend une qualité qu'il n'avait pas auparavant. Ainsi, le
changement de ce qui n'étant pas blanc devient blanc,
c’est la génération du blanc, c'est-à-dire d’ane simple
qualité. Mais 81 une chose qui n’est pas, absolument par-
lant, vient à être, cette génération est absolue, c'est-à-dire
qu’on dit purement et simplement de la chose qu’elle de-
vient, sans ajouter qu'elle devient telle ou telle chose. Le
changement du sujet en nou sujet s'appelle destruction,
et d'une manière absolue, c'est le passage de l'être au
non-être; pris d'une manière relative, c'est le passage à
la négation opposée, ainsi que nous venons de le voir par
la génération, c'est-à-dire que le sujet tout en continuant
d'exister passe d'une qualité à une autre, et qu’ainsi cette
première qualité est détruite. En ce qui concerne l'être,
ce n’est donc plus qu'une destruction relative ; ce n’est
pas une destruction absolue.
D'ailleurs, parmi les diverses acceptions qu'on peut
donner au Non-être, il faut remarquer qu'il ne peut pas
y avoir de mouvement pour toutes. Ainsi, il n’y en a ni
pour le non-être qui ue consiste que dans une affirmation
erronée d'idées qu’on réunit à tort, ou dans une négation
d'idées qu’on divise d'une manière non moins fausse, ni
pour ce qui n'est qu'en simple puissance, et est ainsi
l'opposé de l'être réel et actuel. Par exemple, le non-
blanc, le non-bon ne peut avoir de mouvement réel, οἱ 1
n’a de mouvement qu'indirectement quand l’homme on
l'être non-blanc, non-bon, ἃ du mouvement lui-même.
Mais ce qui n’est pas un être réel absolument parlant, ne
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. I 209
ne peut pas avoir non plas le mouvement de quelque façon
que ce soit; car comment concevoir que ce qui n'est pas
puisse se mouvoir? Donc, en tirant de ce principe la con-
séquence qu’il porte, il est clair que la génération absolue
ne peut être appelée un mouvement véritable, puisque
le non-être devient quelque chose, de rien qu'il était. Le
non-être est le plus souvent accidentel; c’est le plus sou-
vent la simple privation d’une qualité qui en remplace en-
suite une autre; mais iln’en est pas moins exact de dire de
l'être qui devient et naît d’une manière absolue, qu'il doit
exister d’abord à l’état de non-ètre, si l’on peut se per-
mettre ces expressions contradictoires. Ge qu’on vient de
dire du mouvement du non-être s'applique tout aussi bien
à son repos; et si l’on s’imaginait le non-être en repos, il
n’en résulterait pas moins d’impossibilité que de se l’ima-
giner en mouvement. Enfin, une dernière preuve que le
non-être ne peut avoir de mouvement et que la généra-
tion n’est pas un mouvement, c'est que tout ce qui est
mouvement doit être dans un lieu: or, le non-être n’est
pas dans un lieu; car alorsil faudrait qu’il existât quelque
part, et 1] n'existe point.
Mais, 51 la génération absolue n’est point un mouve-
ment, la destruction n’en est pas un davantage; car il ne
peut y avoir de contraire au mouvement que le repos, où
un autre mouvement ; mais, la destruction n’est contraire
qu'à la génération, laquelle n’est point un mouvement,
comme on vient de le démontrer.
Ainsi, en résumé, comme tout mouvement est toujours
un changement d’une certaine espèce, et qu'il n'y ἃ que
les trois espèces de changement indiquées par nous; et,
d'autre part, comme les changements qui se passent dans
14
47
210 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
la génération et la destruction des choses ne sont pas de
véritables mouvements, etne sont que de simples opposi-
tions contradictoires du non-être à l’être, et de l’être au
non-être, il s’en suit qu'il n’y ἃ qu’une seule espèce de
changement qui soit réellement un mouvement : c’est le
changement d’un sujet en un sujet; par exemple, du blanc
au noir. Quant aux deux sujets entre lesquels le mouve-
ment se passe, partant de l’un et aboutissant à l’autre, ou
ils sont des contraires, comme le noir et le blanc; ou ils
sont de simples intermédiaires, jouant aussi le rôle de
contraires ; car, la privation et les termes qui l’expriment
doivent être considérés comme des contraires ; et ces
termes peuvent être sous forme affirmative, pour la pri-
vation, aussi bien que pour les autres contraires. Ainsi
Nu, qui exprime la privation de vêtement, est opposé à
Vêtu, tout anssi bien que Blanc est opposé à Noir.
ΠΙ.
Parmi les catégories qui se divisent, comme on sait, en
substance, qualité, lieu, relation, quantité, action, souf-
france, etc., il n y en a que trois, évidemment, où 1l peut
y avoir du mouvement en soi : la quantité, la qualité et
le lieu. Dans la substance, il n’y ἃ pas de mouvement
possible, parce qu'il n’y ἃ rien au monde qui puisse être
contraire à la substance. Il n'y a pas davantage de mou-
vement dans la catégorie de la relation; car, 1l se peut
fort bien qu'un des relatifs vienne à changer sans que
l’autre relatif subisse le moindre changement; et alors, le
mouvement des relatifs, quand il y en a, n’est qu'acci-
dente]l et indirect, et non primitif en soi. Il n’y a pas da-
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. ΠΙ. 211
vantage besoin de supposer le mouvement dans Ja catégo-
rie de l’action et de la passion; car c'est déjà une sorte
de mouvement. On n'a pas davantage à le supposer
dans le moteur et le mobile où il est déjà impliqué, at-
tendu qu'il serait aussi inutile qu'irrationnel d'admettre
un mouvement de mouvement, une génération de géné-
ration, en un mot un changement de changement. Il faut
s'arrêter au premier terme, sous peine d’avoir à parcourir
l'infini.
Mais 1] faut distinguer deux acceptions diverses dans
lesquelles on peut entendre ces mots singuliers : Mouve-
ment de mouvement. Dans un premier sens, veulent-ils
dire que le mouvement peut être le sujet d’un autre mou-
vement? Comme lorsqu'on dit d’un homme qu'il subit
un mouvement, parce qu'il change du blanc au noir. Or,
est-ce que par hasard un mouvement, devenant ainsi un
sujet, pourra s'échauffer ou se refroidir, se déplacer dans
l'espace, s’accroître et périr, comme le ferait tout autre
sujet ? Maïs il est évidemment impossible d'entendre ainsi
cette expression; car le changement ne peut jamais être
considéré comme un véritable sujet. Par conséquent, 1]
n’y ἃ point mouvement de mouvement dans cette pre-
mière acception.
Veut-on dire dans une seconde acception que Mouve-
ment de mouvement, signifie qu'un sujet autre que le
mouvement part d'un certain changement pour changer
d’une forme à une autre par ce mouvement qu'il éprouve,
comme un homme passe de la maladie à la santé? Mais
on ne peut pas dire qu'il y ait là réellement mouvement
de mouvement, si ce n’est d’une façon accidentelle et in-
directe, puisque le mouvement à proprement parler, n’est
242 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
que le changement d’une forme en une autre forme,
d’un état en uu autre état. La génération et la destruc-
tion sont bien dans le même cas aussi: seulement elles
vont l’une et l’autre à de certains opposés qui sont des
contradictoires, tandis que le mouvement ne va pas à ces
mêmes opposés et qu’il va à des contraires, par exemple,
du blanc au noir. Si le mouvement de mouvement était
possible ainsi, il s’ensuivrait que l’être pourrait changer
tout à la fois et de la santé à la maladie, et de ce même
changement à un autre encore. Or il est évident que
dès que l'être aura été malade, c’est qu'il aura subi un
changement d'une certaine espèce facile à apprécier, puis-
qu'il peut s'arrêter et persévérer dans cet état. Mais ce
n'est pas un changement quelconque et indéterminé que
subit le malade, et il ne peut pas de cette situation nou-
velle, venue d’une situation antérieure, passer à quel-
qu'autre situation différente; car il pourrait arriver ainsi
à un changement opposé à la maladie, qui serait le retour
à la santé, et de cette façon il éprouverait à la fois deux
changements contraires l’un vers la maladie, l’autre vers
la guérison; ce qui est impossible.
Ainsi le mouvement de mouvement ne peut être un
mouvement en soi; c’est un simple mouvement accidentel
et successif, pareil à celui qu'on subit quand on passe du
souvenir d’une chose à l’oubli de cette même chose; et
de part et d’autre le mouvement est tout pareil, puisqu'il
est celui d’un être qui passe tour à tour, soit à la mémoire
soit à la santé.
Voilà un premier argument qui prouve qu'il ne peut y
avoir mouvement de mouvement, génération de généra-
tion, etc. En voici un second : c’est que ce serait tomber
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. ΠΗ. 243
dans l'infini que de supposer qu’il y ἃ toujours change-
ment de changement: et l’on ne trouverait jamais ainsi
une origine où l’on pourrait s'arrêter. En effet, on admet
qu'il faut qu’il y ait eu un changement antérieur pour
que le changement postérieur soit possible. Par exemple,
en supposant une génération absolue, si à un certain
moment elle-même devenait, il faudrait bien que l'être
engendré devint aussi comme elle. Par conséquent, cet
être engendré absolument, à ce qu'on dit, n'était pas
réellement même après être devenu; il était simplement
quelque chose qui devenait, de telle sorte que même
quand il était déjà devenu il n'existait pas encore. Mais
comme dans les séries infinies pareiïlles à celles-ci, il n'y
a pas moyen de trouver un premier terme, on ne décou-
vrira pas non plus de changement antérieur ni de chan-
gement postérieur et venu à la suite. Donc, avec cette
hypothèse, il n’y ἃ plus à vrai dire, ni génération, ni
mouvement, ni changement possibles.
Autre argument contre cette théorie qui admet qu’il y
a mouvement de mouvement, génération de génération.
On convient que c’est une seule et même chose qui ἃ les
mouvements contraires Ο le repos; par exemple, que
c'est la même chose qui s’échauffe et se refroidit; ou qui
reste dans l’état où elle est. On convient aussi que la
même chose qui est engendrée est aussi détruite. Par
conséquent, dans la théorie que je combats, il faut dire
que ce qui devient doit périr en devenant au moment où
11: devient, quand il ἃ à périr; car 1l ne peut pas périr ni
avant même qu'il ne devienne puisqu'alors il n’est rien,
ni aussitôt après qu'il est devenu puisqu'il devient tou-
jours. Or, il faut que ce qui périt ait préalablement existé,
214 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et ce qui devient n'existe pas encore. Donc, en ce sens
comme dans les précédents, la génération de génération
empêche toute génération et tout mouvement, comme elle
empêche toute destruction.
J'ajoute une nouvelle considération contre cette théo-
rie. Dans tout changement, dans toute génération, il faut
préalablement une matière substantielle à l’être qui de-
vient et qui change. Or, ici dans le changement de chan-
gement, où sera cette matière? Et de même que dans le
mouvement d’altération, ce qui s’altère est préalablement
un corps ou une âme, de même ce qui devient sera-t-il ici
un mouvement, une génération, comme je l'ai déjà de-
mandé plus haut? Et si ce ne peut être ni un mouvement
ni une génération qui servent de point de départ, seront-
ils da moins le terme où aboutira le mouvement? Car il
faut bien que le mouvement qu'on suppose soit le mou-
vement et la génération d’une chose qui passe de tel état
à tel autre état. Mais comment serait-il possible qu'un
mouvement fût le but d’un mouvement? La génération
de la science, par exemple, n’est pas de la science; et
c'est cependant la science réelle qu'on poursuit et dont
on fait son but quand on étudie. Il n’y ἃ donc pas, comme
on le dit, génération de génération, ni en général ni
dans les cas particuliers. Enfin, comme il n’y a que trois
espèces de mouvements, il faudrait que cette nature sub-
stantielle formée par le mouvement de mouvement, et les
termes entre lesquels se passerait le mouvement fussent
une quelconque de ces espèces; et alors on aurait un
mouvement de translation qui deviendrait un mouvement
d’altération, tout aussi bien qu'il serait un déplacement
dans l’espace. Mais tout mouvement ne peut s’accomplir
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. HE. 215
que de trois manières, ou par accident et mdirectement,
ou dans une des parties, ou enfin en soi et dans la
totalité du sujet. Par conséquent, il ne pourrait y avoir
changement de changement qu’indirectement, comme si
l'on disait, par exemple, que la santé court ou s’instruit,
parce que le malade qui est revenu à la santé court ou
s'instruit. Mais nous avons déjà dit que nous ne nous
occupions pas du mouvement accidentel; et d’une ma-
nière générale, nous affirmons en nous résumant qu'il ne
peut pas y avoir changement de changement, ni généra-
tion de génération.
Après cette démonstration, il nous reste à confirmer
ce que nous avons dit plus haut sur le nombre des
catégories où le mouvement est possible. Gomme il n°y
en a ni dans la substance, ni dans la relation, ni dans
l'action et la passion, il est clair qu’il n’y en ἃ que
dans la qualité, la quantité et le lieu, attendu que ce
sont les trois seules où il puisse y avoir des contraires.
Le mouvement dans la qualité est ce qu'on peut appeler
l’altération, une qualité autre faisant place à la précé-
dente; et c'est là le nom général qu’on donne au mouve-
ment de la qualité, quelles que soient ses nuances. Mais
quand je parle de qualité, je n’entends point la qualité
dans la substance, où la différence qui constitue les es-
pèces peut être prise aussi pour une sorte de qualité;
mais j'entends la qualité passive, d’après laquelle on dit
qu'une chose éprouve une certaine passion ou qu'elle est
impassible, qu’elle est douée ou qu'elle n’est pas douée
de telle ou telle qualité. Le mouvement qui s'applique à
la quantité, n’a pas reçu, comme l’altération, ur nom com-
216 . PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mun aux deux contraires. Mais dans un sens c’est l’ac-
croissement; et dans l’autre, le dépérissement. L’accrois--
sement est le mouvement qui tend à la dimension complète
de l’être; le dépérissement est au contraire le mouvement
par lequel l'être déchoit de cette dimension. Quant au
mouvement quise passe dans le lieu, il n’a dans le lan-
gage ordinaire ni un nom commun ni un nom spécial.
Pour le nom commun, appelons-le Translation, bien qu’à
vrai dire il n’y ait de translation réelle que pour les êtres
qui n'ont point en eux-mêmes le principe de leur repos,
ou de leur déplacement dans l’espace.
Les trois nuances que nous venons d'indiquer dans le
mouvement, comprennent aussi cette nuance particulière
du changement qui consiste dans le plus ou le moins;
par exemple, une chose blanche qui devient plus ou moins
blanche qu'elle n’était. Le changement se passant dans la
même forme, se rapporte à l’altération et doit y être
classé, parce que c’est toujours le mouvement du contraire
dans son contraire, ou absolu ou partiel. Si la chose va au
moins, et que, par exemple, elle devienne moins blanche,
on dit qu’elle change en tendant vers son contraire ; mais
si'elle va au plus, on peut presque dire qu’elle va de son
contraire vers elle-même. Du reste, il n’y ἃ point ici de
différence réelle entre le contraire absolu, quand la chose
passe d’un contraire à un contraire, du blanc au noir,
par exemple, et entre ce contraire partiel que constitue la
même qualité plus ou moins marquée, si ce n’est que dans
ce dernier cas, le contraire est partiel comme le change-
ment lui-même. Le plus et le moins d’une qualité dans
une chose quelconque, signifient seulement qu'il y ἃ ou
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IV. 21
SJ]
qu'il n’y ἃ pas plus ou moins du contraire dans cette
même chose. Ainsi nous ne reconnaîtrons en résumé que
trois espèces de mouvements.
IV.
Pour compléter cette étude des diverses acceptions du
mot Mouvement, il faut indiquer aussi celles du mot Im-
mobile. On en peut distinguer trois. On appelle d’abord
immobile ce qui ne peut d'aucune manière, d'après sa
nature, être mis en mouvement, pas plus qu'un son ne
peut naturellement être visible. ἃ cette première et propre
acception, en succède une autre où l’on dit qu’une chose
est immobile, parce qu’elle ne se meut qu'infiniment peu
dans un très-long espace de temps, c’est-à-dire encore ce
qui se met très-lentement en mouvement, et ce qu'on a la
plus grande peine à mouvoir. Enfin, dans une troisième
et dernière acception, on dit immobile ce qui, devant et
pouvant naturellement se mouvoir, ne se meut pas cepen-
dant au moment où il le faut, dans le sens où il faut, et
de la manière qu'il faut. C’est là dans les choses immo-
biles ce qu’on doit entendre précisément par le repos ou
l'inertie ; car le repos n’est pas autre chose que le con-
traire du mouvement, et la privation de la qualité dont le
sujet serait susceptible. On ne peut pas dire exactement
d’une chose qu’elle est en repos si, par nature, elle doit
ne jamais se mouvoir.
On doit déjà voir par ce que nous avons dit jusqu ici ce
que c’est que le mouvement et le repos, quel est le nombre
et quelle est la nature des divers changements et des
divers mouvements.
218 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
W,
Mais, avant de pousser plus loin, il reste encore
quelques autres expressions dont il importe de bien fixer
le sens; c’est, par exemple, les suivantes : Être ensemble,
être séparé, se toucher, être intermédiaire, venir à la
suite, être cohérent, être continu, toutes locutions pour
lesquelles il faut indiquer les objets qu’elles concernent
spécialement et naturellement.
Quand on dit de deux choses qu’elles sont ensemble
dans l’espace, qu’elles y sont simultanées, cela veut dire
qu'elles sont dans un seul et même lieu primitif, et non
point dans un seul et même lieu éloigné; car, dans ce
dernier sens, toutes les choses du monde seraient ensemble
dans un seul et mème lieu. A l'inverse, on entend par
Séparées les choses qui sont dans un lieu primitif diffé-
rent. Se toucher se dit des choses dont les extrémités sont
ensemble dans un seul et même lieu primitif. On entend
par Intermédiaire ce par quoi la chose qui change doit
naturellement passer avant de parvenir à l'extrême dans
lequel elle change, quand elle change d’une manière con-
tinue selon sa nature. Un intermédiaire ou un milieu sup-
pose au moins trois termes; car le contraire est toujours
l'extrémité du mouvement, soit au point de départ, soit
au point d'arrivée.
Je viens de dire que le mouvement devait être continu;
je veux dire par là qu'il n'y ait aucune interraption de
temps, bien qu'il puisse y en avoir une de la chose elle-
même, d’ailleurs plus ou moins longue. Ainsi, par
exemple, il y ἃ lacune et interruption de la chose dans un
morceau de musique où la note la plus basse se fait en-
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. V. 219
tendre après la note la plus haute: mais il n’y ἃ pas inter-
ruption de temps, et c’est là ce qui fait la continuité du
morceau. On retrouve d’ailleurs cette même condition
de la continuité dans les mouvements de translation et
dans tous les autres changements. J'ajoute une autre
explication qui portera sur le mot de contraire, dont je
me suis servi aussi un peu plus haut en parlant du mou-
vement continu. J'entends donc ici, par contraire, rela-
tivement au lieu, ce qui est le plus éloigné possible en
ligne droite; car la ligne la plus courte est déterminée
avec précision ; et, ce qui est déterminé et fini peut servir
de mesure. La ligne oblique, qui n’est point déterminée,
ne peut pas non plus être employée comme mesure des
choses et des distances. Je reprends mes autres défi-
nitions.
Suivre s'entend d'une chose qui, ne venant qu'après
un commencement et étant déterminée dans cette condi-
tion, soit par la position qu'on lui donne, soit par une
loi de la nature, soit tout autrement, n’est séparée de la
chose après laquelle eile vient, par aucune autre chose du
même genre. C’est ainsi que l’on dit d'une ligne qu’elle
suit une autre ligne ou qu’elle vient après, quand il n’y ἃ
point d'autre ligne entre ces deux là; c’est ainsi qu'une
unité suit une autre unité, lorsqu'il n’y ἃ point d’unité
entr'elles; et qu'une maison suit une maison, quand il
n’y ἃ point d'autre maison entre les deux, à quelque dis-
tance que ces deux là soient l’une de l’autre. Car il se
peut fort bien qu'entre deux choses qui se suivent en
tant qu'elles sont du même genre, il y ait une ou plu-
sieurs choses de genre différent interposées. Il faut ajou-
ter que ce qui vient après vient après une autre chose et
220 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est postérieur à cette chose. Ainsi, un ne suit pas deux ;
le premier jour du mois ne vient pas après le second ;
mais c’est, tout au contraire, deux qui suit un.
On dit d’une chose qu’elle est Gohérente à une autre,
lorsque, venant à la suite de cette chose, elle la touche et
qu'il n'y ἃ rien d'intermédiaire entr’elles. J'ajoute, du
reste, pour compléter ce que j'ai dit un peu plus haut,
que comme tout changement ἃ lieu entre des opposés et
que les opposés peuvent être on des contraires ou des
contradictoires, il est évident que l'intermédiaire doit être
rangé parmi les contraires, attendu que dans la contra-
diction il n'y a pas de milieu possible, et qu’il y faut sim-
plement que la chose soit ou ne soit pas. Ainsi, il n’y a
aucun intermédiaire entre deux choses qui se touchent.
Enfin, on entend par Continu, terme que j'ai déjà indi-
qué tout à l'heure, une sorte de cohérence. Ainsi je dis
d’une chose qu’elle est continue quand les limites par les-
quelles les deux parties de cette chose se touchent, se sont
confondues et réunies, et qu'alors, comme le mot même
l'indique, elles se continuent et se tiennent ; or, c'est là ce
qui ne pourrait avoir lieu tant que les extrémités restent
deux et ne s’unissent pas. Évidemment il suit de cette
définition qu’il ne peut y avoir de continuité réelle
qu'entre des choses qui peuvent, en se touchant, arriver
à ne former qu'une seule et même chose naturellement.
Autant ce qui contient et rapproche les choses devient
un lui-même, autant le tout a d'unité et de continuité; et
l’on peut voir des nuances de ce genre dans les continus
qui se forment matériellement, soit à l’aide d’un clou,
soit par un collage, soit par un contact, soit par un sou-
dage naturel.
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. V. 291
D'ailleurs, on voit clairement que l'idée de Suivre est
antérieure à celle de Toucher; car, ce qui touche une
chose la suit nécessairement, tandis que ce qui suit ne
touche pas toujours; et c’est là ce qui fait que, dans les
termes où il peut y avoir une antériorité et une postério-
rité purement rationnelles, il y a consécution, mais il n'y
a pas contact. Du moment qu’une chose est continue, il y
a nécessité qu’elle touche ; mais elle peut fort bien tou-
cher sans être continue ; car les extrémités des deux
choses peuvent coëxister dans l’espace, sans se confondre
en une seule; mais, si elles se confondent, il faut néces-
sairement qu’elles coëxistent. Par suite, la confusion des
natures, la simultanéité de développement, est-elle le
dernier degré de continuité possible ? Car, pour que les
extrêmes confondus se développent ensemble, il faut d’a-
bord qu'ils se soient touchés, quoique tout ce qui se tou-
che ne se confonde pas dans un développement unique.
Mais il est évident que, dans les choses qui ne peuvent
pas se toucher, il ne peut pas y avoir non plus de déve-
loppement simultané. Une autre conséquence encore, c’est
que le point et l'unité ont beau être séparés tous deux
de la matière, il n’est pas possible de les confondre et de
les identifier. Les points se touchent, tandis que les uni-
tés se suivent; pour les points, il peut y avoir entr'eux
un intervalle ; car toute ligne est un intervalle entre deux
points, tandis que pour les unités tout intervalle est né-
cessairement impossible, puisqu'il n’y a rien entre deux
et un,
Telles sont les explications que nous avions à donner
sur les termes énumérés plus haut par nous : Ensemble,
Séparé, Contact, Intermédiaire, Suite, Gohérence, Conti-
222 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
nuité, et sur les objets auxquels ces termes peuvent s’ap-
pliquer.
VE
Une suite assez naturelle de tout ce qui précède, c’est
de se demander ce qu’on doit entendre par l'unité de
mouvement, et ce que c’est qu'un mouvement un. Cette
expression peut, selon nous, avoir plusieurs sens, parce
que le mot même d'unité peut en avoir aussi plusieurs.
Ainsi, d’abord le mouvement peut être appelé généri-
quement un, sous le rapport de la catégorie où on le con-
sidère. Par exemple, tout mouvement de translation est
un, relativement à son genre, tandis que l’altération dif-
fère génériquement de la translation, attendu que son
genre est autre. Le mouvement est un spécifiquement lors-
qu'étant un en genre, il est un, en outre, dans une espèce
indivisible et particulière. Pour expliquer ce que j'entends
par espèce indivisible, je prends la couleur qui est un
genre, et jy distingue la couleur blanche et la couleur
noire qui sont des espèces. Tout mouvement qui mène à
la couleur blanche, est spécifiquement identique à tout
mouvement qui mène à la couleur blanche, de même que
tout mouvement qui mène à la couleur noire, est iden-
tique spécifiquement à tout mouvement qui mène à la
couleur noire; mais spécifiquement, la couleur noire n’est
pas la même que la couleur blanche, bien que, relative-
ment à la couleur, qui est leur genre, elles soient iden-
tiques. Ainsi, le mouvement est un dans chacune de ces
espèces; mais il est différent d’une espèce à l’autre. Après
le genre placé an sommet de la série, et cette espèce, qui
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 2238
est placée au dernier rang, on peut considérer le mouve-
ment dans les rangs intermédiaires, qui sont genres et
espèces tout à la fois, genres par rapport à ce qui les suit,
espèces par rapport à ce qui les précède. Pour ces choses
qui sont tout à la fois espèces et genres, le mouvement
pourra bien être un en partie, sous le rapport des espèces,
mais absolument parlant, il n’est pas un spécifiquement.
Je m'explique : par exemple, dans l’acte d'apprendre et
dans le mouvement qui constitue cet acte, on peut dire
que le mouvement est un spécifiquement, si on le rap-
porte à la science, laquelle est elle-même une espèce re-
lativement à un genre plus large qui est la Conception des
choses; mais il n’est pas un absolument sous le rapport
de l'espèce, puisque la science elle-même est un genre
qui contient diverses espèces, lesquelles sont toutes les
sciences particulières et distinctes.
Mais on peut ici se demander si le mouvement est bien
encore un spécifiquement, quand une même chose se
meut et change du même au même : par exemple, un seul
et même point qui se meut d'un même lieu à un même
lieu, allant et venant à plusieurs reprises. Le mouvement
est-il de la même espèce? Si l’on dit qu'il est un, alors la
translation circulaire pourra se confondre avec la transla-
tion en ligne droite; la station se confondra avec la mar-
che; car, dans les uns et dans les autres, le mouvement
aura lieu également du même an même. Mais notre dé-
finition ne peut-elle pas résoudre cette question ? Et ne
suffit-elle pas pour faire voir que, non-seulement le mo-
bile et les deux termes du mouvement doivent être iden-
tiques pour que le mouvement soit un, mais qu'il faut, en
outre, que la manière dont il se passe soit identique aussi?
22 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Par conséquent, n'est-il pas évident que le mouvement
est autre quand le sens dans lequel 1] ἃ lieu, est autre?
Or, le mouvement circulaire est spécifiquement différent
du mouvement en ligne droite.
Voilà donc ce qu'on doit entendre par un mouvement
un et identique, soit en espèce, soit en genre.
Mais, sans faire cette distinction, et à prendre les
choses d’une manière absolue, le mouvement est un
quand 1] est un en essence et en nombre. En analysant
les choses avec soin, nous allons voir quel est le mouve-
ment qu on peut qualifier ainsi. Quand nous disons que
le mouvement est un, il y a trois termes à considérer :
l'objet qui se meut, le lieu où 1] se meut, et le temps dans
lequel 1] se meut. Par l’objet, j'entends qu'il doit y avoir
nécessairement quelque chose qui se meuve : un homme,
par exemple, qui change de place; un morceau d’or, qui
change de forme. Il faut, en outre, que le mouvement ait
lieu dans quelque chose, soit l’espace qui est parcouru,
soit la qualité qui change de nature ou de degré. Enfin,
il faut qu'il ait lieu durant un certain temps, puisque
tout mouvement, quel qu'il soit, doit avoir une certaine
durée. Entre ces trois termes, l'unité de mouvement gé-
nérique et spécifique ne peut se trouver que dans le lieu
où le mouvement se passe, de même que la continuité du
mouvement ne peut être constituée que par la continuité
du temps. Mais, l'unité absolue du mouvement ne peut
venir que de la réunion des trois termes que nous venons
d'indiquer ; il faut que l’objet soit un, que le lieu soit un,
et que le temps soit un aussi, pour que l’on puisse dire
que le mouvement est un absolument. En effet, ce dans
quoi le mouvement se passe doit être un et indivisible ; et,
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE 295.
par exemple, c'est l'espèce, comme tout à l'heure c'était
la couleur blanche. Il faut, en second lieu, que le moment
où le mouvement s’accomplit soit un et identique aussi,
c'est-à-dire que le temps s'écoule sans aucune interrup-
tion. Enfin, 1] faat que l’objet qui est en mouvement soit
un comme le temps et le lieu, sans que ce soit indirecte-
ment et par une simple communauté de genre. Aïnsi, 1]
ne doit pas être un indirectement et par accident, comme
lorsqu'on dit que Coriscus et le blanc sont une seule et
même chose; car l’essence du blanc c’est de pouvoir de-
venir noir, et l'essence de Coriscus est de marcher en se
promenant ; et si le blanc et Coriscus ne font qu'un, c’est
d'une facon tout indirecte et détournée. L'objet qui est en
mouvement ne doit pas non plus être un par une simple
communauté d'espèce ou de genre; il doit être un par son
individualité propre, et numériquement. Ainsi, deux
hommes attaqués d’ophthalmie se guérissent en même
temps de la même maladie qui les fait souffrir. Leur
ophthaimie n'est pas cependant nne seule et même
ophthalmie, numériquement parlant, puisqu'il y ἃ deux
malades ; elle n'a d'unité que sous le rapport de l'espèce.
Mais l’objet aurait beau être un, et l'espèce aussi, il faut
encore que le temps soit un comme l'espèce et l’objet,
pour qu'il y ait unité de mouvement. Supposez, en effet,
que Socrate éprouve un certain changement qui soit un
spécifiquement, mais qu'il l’éprouve dans un temps autre,
et que chaque fois qu'il l’éprouve ce soit toujours dans
des temps différents, 1l n'y aura plus là d'unité de mou-
vement. Pour que le mouvement éprouvé par Socrate fût
un et le même, 1] faudrait admettre qu'une chose détruite
peut redevenir numériquement une et la même; mais, si
15
226 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
cela est impossible, comme nous le croyons, le mouve-
ment que Socrate éprouve pourra bien être le même,
mais il n’est plus un.
Une autre question fort analogue et qu’on pourrait se
poser à la suite de la précédente, c’est de savoir si les affec-
tions des choses ont de l’unité comme les mouvements
eux-mêmes et à des conditions pareilles. Prenons, par
exemple, la santé dans un corps bien portant. Comment
pourra-t-on dire que la santè demeure une et identique-
ment la même, puisqu'il est prouvé que le corps qui la pos-
sède est dans un changement et dans un flux perpétuels ?
De plus, si la santé que j'ai ce soir est bien la même que
celle que j'avais ce matin, pourquoi la santé que l’on re-
couvre après une longue maladie, ne serait-elle pas numé-
riquement une et la même que celle dont on jouissait
avant d’être malade? Il semble que ce qu’on ἃ dit de
l'unité du mouvement peut s'appliquer également bien à
l'unité d'affection. Il y ἃ cependant cette différence que,
quand deux mouvements se réunissent si parfaitement en
un seul qu'il n’en résulte qu'un mouvement qui est
numériquement un, l'affection que ce mouvement cause
est nécessairement une aussi; Car ce qui n'est qu'un nu-
mériquement à aussi un acte numériquement unique.
Mais l'affection peut être une numériquement, sans que
l’acte le soit nécessairement comme elle, Par exemple, si
l’on s'arrête de marcher, l’acte de la marche cesse aussitôt
et il n’y ἃ plus de marche: de même que si l’on se remet
à marcher, il y a marche de nouveau. Mais, grâce à l'in- .
terruption, ce n'est plus là un seul et même acte;:car, si
c'était un acte unique, il s’ensuivrait qu'une seule et
même chose, tout en demeurant une et la même, pour-
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 127
rait tout ensemble périr et renaître plusieurs fois; ce qui
est manifestement impossible. Mais ces questions s'é-
loignent trop de notre sujet pour que je les pousse plus
loin.
Puisque tout mouvement est continu, il faut, quand le
mouvement est absolument un, dans l’objet müû, dans le
lieu parcouru, dans le temps écoulé, qu'il soit continu
par cela seul qu’il est un; car tout mouvement est divi-
sible par cela même qu’il est continu ; et, étant continu,
réciproquement il est un. Du reste, il ne faudrait pas
croire, parce que tout mouvement est continu en 50],
qu'un mouvement quelconque puisse être continu à toute
espèce de mouvement ; pas plus que pour tout autre cas,
une chose quelconque ne peut être continue à la première
chose venue. Il n’y ἃ continuité qu'autant que les extré-
mités peuvent s'unir et se confondre. Or, il y a des choses
qui n’ont pas d’extrémités, et d’autres auxquelles on prête
des extrémités par simple homonymie, bien que réelle-
ment elles n’en aient pas, ou qui ont des extrémités diffé-
rentes.#Par exemple, les extrémités d’une ligne et celles
d’une promenade pourraient-elles jamais s’unir et se con-
fondre ?
D'ailleurs, des mouvements qui ne sont semblables ni
en genre n1 en espèce peuvent se suivre, sans avoir pour
cela rien de continu. Par exemple, un homme court, et voilà
un premier mouvement; puis, tout à coup, 1l ἃ un accès de
fièvre, sans que ce second mouvement puisse en rien
s'unir et se confondre avec l’autre. De même, quand on
se passe un flambeau de main en main, on peut dire que
le mouvement de translation se suit ; mais on ne peut pas
dire qu'il soit continu, parce qu'il y a un intervalle de
228 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
temps, quelque petit qu'on le suppose, à chaque trans-
mission. Ainsi, les choses se suivent et se tiennent parce
que le temps où elles se passent est continu; et, à son
tour, le temps est continu parce que les mouvements le
sont. Enfin, les mouvements eux-mêmes sont continus.
quand leurs extrémités se confondent en une seule.
Par conséquent, pour que le mouvement soit continu
et un, il faut ces trois conditions : qu’il soit le même
en espèce, qu'il soit produit par une seule chose, et
qu'il se passe dans un seul temps. Quand je dis dans un
seul temps, je comprends qu'il n’y ait point d'arrêt ni
d'immobilité, quelle qu'ellesoit, dans l'intervalle; car, si
le mouvement venait à défaillir un seul instant, il y aurait
nécessairement un repos. Il y ἃ plusieurs mouvements, et
non plus un seul, là où 1] se trouve le moindre intervalle de
repos; et, dès lors, si un mouvement vient à être interrom-
pu par un temps d'arrêt, ce mouvement cesse d'être un
et continu. Or, il est interrompu du moment qu'il y a le
plus léger temps intermédiaire. Mais, pour un mouve-
ment qui n’est point un et le même sous le rapport de
l'espèce, il n’y a rien de pareil, lors bien même que le
temps ne présente pas de lacune. Le temps est bien un;
mais, spécifiquement, le mouvement estautre; car, lorsque
le mouvement est un et le même, il est nécessairement un
aussi en espèce; mais il n’y a pas nécessité, quand 1] est
un en espèce, qu'il soit un d’une manière absolue mi
absolument continu.
Telles sont les conditions requises pour qu'on puisse
dire d’un mouvement quil est un seul et même mou-
vement.
Il y a encore une autre manière d'entendre l'unité de
’
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 229
mouvement : c’est quand un mouvement est complet; on
dit alors qu’il est an, soit que d’ailleurs il le soit en genre,
en espèce ou en substance. Ceci du reste n’est pas spécial
au mouvement, et l’idée d'unité s'applique, en ce sens,
à toutes les autres choses. La qualité d’entier et de com-
plet n'appartient qu'à ce qui est un; ce qui n'empêche
pas, d’ailleurs, qu'on dise d’un mouvement incomplet
qu'il est un, pourvu seulement qu'il soit continu, ainsi
que nous venons de le voir. J'ajoute qu'indépendamment
de toutes les acceptions où l’on peut entendre l'unité du
mouvement, on dit encore d’un mouvement qui est uni-
forme et égal qu'il est un; car un mouvement qui est
inégal ne peut presque point paraître avoir de l'unité,
tandis qu'un mouvement égal paraît bien davantage en
avoir, comme le paraît aussi la ligne droite. L'inégal se
divise, en quelque sorte, en plusieurs mouvements, à
cause de son inégalité même. Cependant, le mouvement
uniforme et le mouvement inégal ne diffèrent, sous le rap-
port de l'unité, que du plus au moins. Du reste, on peut
faire cette distinction d'égalité et d’inégalité dans toutes
les espèces de mouvements. Si c’est un mouvement d’al-
tération, par exemple, elle peut être égale ou inégale; et
la chose peut être altérée plus ou moins également. Si
c'est un déplacement dans l’espace, soit circulaire soit en
ligne droite, l'égalité et l'inégalité peuvent s’y retrouver
aussi; enfin, cette remarque ne s'applique pas moins bien
au mouvement d'accroissement et à celui de destruction.
L'inégalité de mouvement peut tenir à deux causes, on
au lieu dans lequel se passe le mouvement, ou à la manière
dont se fait ce mouvement lui-même. Dans le premier cas,
il est bien impossible que le mouvement soit égal sur une
230 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
étendue qui n’est pas égale. Prenons, par exemple, et com-
parons le mouvement selon une ligne brisée, ou selon une
spirale, ou selon toute autre étendue où une partie quel-
conque ne correspond pas exactement à la partie qu’on a
prise sur une autre ligne pour le trajet du mouvement. Il
est clair que le mouvement, sur la ligne droite, ne pourra
pas être égal au mouvement sur la ligne courbe, puisque
la courbe est nécessairement plus longue que la ligne
droite, et qu'elle n'y correspond pas. Secondement, la
différence d'égalité ne consiste ni dans le lieu parcouru
par le mouvement, ni dans le temps écoulé, πὶ dans le
but auquel tend le mouvement, mais dans la manière
dont il s’accomplit. Ainsi, le mouvement peut être dis-
tingué selon sa lenteur et sa vitesse ; quand la vitesse est
la même, le mouvement est égal; il est inégal quand la
vitesse est différente. D'ailleurs, la vitesse et la lenteur
ne sont ni des espèces de mouvements, ni des différences
qui forment réellement des espèces distinctes; car elles
peuvent se rencontrer indifféremment dans toutes les
espèces de mouvements. La pesanteur et la légèreté,
causes de la lenteur ou de la vitesse, ne sont pas davan-
tage des espèces ou des différences, quand elles se rap-
portent à un seul et même objet. Ainsi, elles ne sont pas
des espèces et des différences pour la terre par rapport à
elle même, pour le feu par rapport au feu, c'est-à-dire
que la terre est plus ou moins pesante ou légère, sans
cesser d’être de la terre pour cela ; et ces différences ne
constituent pas des espèces dal
Cependant le mouvement inégal ne laisse pas que
d’être un et identique aussi, parce qu’il est continu ; seu-
Jement il l’est moins, ainsi que je viens de le dire, et
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIL 231
ainsi qu'on peut le remarquer dans un mouvement de
translation en ligne brisée comparé à ce même genre de
mouvement en ligne droite; or, le moins suppose tou-
jours un certain mélange du contraire. D'ailleurs, si tout
mouvement ne peut être égal ou inégal, les mouvements
qui, diffèrant en espèces ne peuvent pas se suivre l’un
l’autre, ne peuvent pas former non plus un mouvement
un et continu. En effet, comment concevoir qu'un mouve-
ment qui serait composé d’altération et de translation
puisse être égal? car il faudrait tout d’abord que ces deux
espèces de mouvements, si dissemblables, pussent s’ac-
corder entr’elles.
VIL.
Après avoir étudié ce que c'est que l’unité de mouve-
ment, il faut savoir ce qu'on doit entendre par un mou-
vement contraire à un autre mouvement; et il faudra
aussi expliquer quel est le repos ou l'inertie contraire au
mouvement.
Demandons-nous d’abord si, par mouvement contraire,
on doit comprendre : 1° Que le mouvement qui s'éloigne
d’un certain point est contraire au mouvement qui va vers
ce même point. Par exemple, le mouvement qui s’éloigne
de la santé, est-il contraire au mouvement qui va vers la
santé ? Je remarque, en passant, que c’est de cette ma-
nière que la génération et la destruction des choses sem-
blent être contraires l’une à l’autre ; 2° Ou bien, le mouve-
ment contraire est-il celui qui part des contraires ? Et,
par exemple, le mouvement qui part de la santé, est-il
contraire à celui qui part de la maladie ? 3° Ou bien en-
232 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
core, le mouvement contraire est-il celui qui, au lieu de
partir des contraires, tend aux contraires? Et, par exem-
ple, le mouvement qui tend à la santé est-il contraire au
mouvement qui tend à la maladie ? 4° Ou bien. le mouve-
ment qui part du contraire est-il contraire à celui qui tend
vers le contraire? Et ainsi, le mouvement qui s'éloigne de
la santé est-il contraire à celui qui va vers la maladie ?
5° Ou bien, en cinquième et dernier lieu, le mouvement
qui va du contraire à l’autre contraire, est-il contraire à
celui qui va aussi du contraire au contraire? Et, par
exemple, le mouvement qui va de la santé à la maladie,
est-il le contraire de celui qui va de la maladie à la santé?
Comme 1] n'y ἃ pas d’autres oppositions possibles que
celles que nous venons de parcourir, 1] s’en suit que le
mouvement contraire doit être une de ces nuances ou
plusieurs de ces nuances.
Le mouvement qui part du contraire n’est pas con-
traire à celui qui va versle contraire, quatrième alternative
que nous avons posée, et le mouvement, par exemple, qui
s'éloigne de la santé, n’est pas contraire à celui qui va
vers ce contraire, et c'est un seul et même mouvement.
Au fond, c'est la même chose ; mais, rationnellement, la
manière d'être peut sembler un peu différente, parce que
changer en quittant la santé, n’est pas absolument la
même chose que changer en allant vers la maladie. Après
cette nuance, 1] faut en exclure encore une autre, qui est
la seconde indiquée plus haut. Le mouvement qui 5᾽6-
loigne du contraire n’est pas davantage contraire à celui
qui s'éloigne de l’autre contraire ; car tous les deux par”
tent également du contraire, et vont vers le contraire ou
vers les intermédiaires. Nous reviendrons, du reste, un
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIT. 233
peu plus loin, sur cette nuance qui rentre aussi dans la cin-
quième. Mais il semble que l'opposition des mouvements
doit se caractériser plutôt par le contraire où arrive le
mouvement que par le contraire d’où le mouvement part;
car ce dernier repousse, en quelque sorte, la contrariété
dont il se dégage, tandis que l’autre la conquiert et la ga-
gne. Donc, tout mouvement se désigne par le but où il
tend, bien plutôt que par le but d’où il s’éloigne; et c’est
ainsi qu’on appelle guérison, le mouvement vers la santé,
et malaise, le mouvement vers la maladie.
À la suite de ces deux nuances, 1] y en a deux autres
qui sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire le mou-
vement qui va vers les contraires, et celui qui va vers les
contraires en partant aussi des contraires. YŸ a-t-il ici le
mouvement contraire que nous cherchons? D'abord, il est
clair que les mouvements qui vont vers les contraires doi-
vent nécessairement aussi partir des contraires. Mais entre
ces deux nuances, la façon d’être n’est pas tout à fait
identique ; et, par exemple, ce qui va vers la santé n'est
pas absolument ce qui s'éloigne de la maladie ; ni réci-
proquement, ce qui s'éloigne de la santé n’est pas préci-
sément la même chose que ce qui va vers la maladie.
C'est qu’il ne faut pas confondre le changement et le
mouvement; et, par mouvement, il faut entendre le chan-
gement d'un certain sujet en un autre sujet, comme le pas-
sage du blanc au noir. Par suite, 1l y aura un mouvement
contraire dans la cinquième nuance que nous avons indi-
quée, c’est-à-dire celle où le mouvement qui va d’un con-
traire au contraire est considéré comme contraire au mou-
vement de ce second contraire au premier ; et, par exem-
ple, ie mouvement qui va de la santé à la maladie est
234 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
contraire au mouvement qui va de la maladie à la santé.
L'analyse des différents cas qu'on voudrait observer,
pourrait servir à montrer quels sont ici les contraires vé-
ritables. Mais il suffit d’en indiquer quelques-uns pour
qu’on puisse conclure tous les autres par induction. Ainsi,
dans le mouvement d’altération, devenir malade est bien:
le contraire de recouvrer la santé; être instruit est bien
le contraire d'être trompé, à moins qu’on ne se trompe
soi-même; car c'est bien aller vers des contraires, quoique
d’ailleurs il soit possible d’arriver à la science ou à l’er-
reur, soit par soi-même, soit par autrui. Et, de même,
dans le mouvement de translation, le mouvement en haut
est le contraire du mouvement en bas, puisque le haut et
le bas sont des contraires dans le sens de la longueur ; le
mouvement à droite est le contraire du mouvement à
gauche, puisque la droite et la gauche sont des contraires
dans le sens de la largeur ; enfin, le dessus est contraire
au dessous, puisque ce sont des contraires en profon-
deur.
Quant à la troisième nuance, celle où l’on indique seu-
lement que le mouvement va vers les contraires, ce n’est
pas, à vrai dire, un mouvement; c'est bien plutôt un
changement, et, par exemple, devenir blanc, sans qu'on
indique que ce soit en partant d’un autre état. Dans les
cas où il n’y ἃ pas de contraires, ce n’est plus un mouve-
ment, puisque tout mouvement suppose nécessairement
des contraires. Mais le changement qui part du même
point est contraire au changement qui va vers ce même
point. Ainsi, la génération est le contraire de la destruc-
tion, bien que toutes les deux soient des changements et
non des mouvements ; et la perte est le contraire de l’ac-
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIIL 235
quisition. Mais, je le répète, ce ne sont pas là de vérita-
bles mouvements; ce ne sont que des changements.
Du reste, quand je dis que le mouvement se passe
toujours entre des contraires, je comprends aussi les
mouvements qui vont vers des intermédiaires; car les
intermédiaires jouent le rôle de contraires, et le mou-
vement les prend comme tels, quel que soit celui des
contraires vers lequel il se dirige, ou duquel il s'éloigne.
Ainsi, l’objet passe du gris au blanc, comme 1] y passe-
rait du noir; et il passe du blanc au gris, comme 1] pas-
serait au noir tout aussi bien; et, réciproquement, 1]
passe du noir au gris, comme il passerait au blanc, parce
que le gris, qui est l’intermédiaire, se rapporte d’une cer-
taine manière à l’un et à l’autre des extrêmes, ainsi que
je l'ai expliqué déjà plus d’une fois.
Donc, on doit entendre qu’un mouvement est contraire
à un autre mouvement, quand ce mouvement part d’un
contraire pour aller à son contraire, et que le second
mouvement part de ce second contraire pour aller à
l’autre. C’est la cinquième nuance indiquée un peu plus
haut.
- ΝΗΙ.
Après avoir vu comment le mouvement est contraire
au mouvement, il faut examiner, en outre, comment le re-
pos est contraire au mouvement; et ce sujet vaut égale-
ment la peine d'être éclairci. Absolument parlant, c'est
le mouvement qui est le contraire du mouvement; mais
le repos aussi y est opposé. Seulement, le repos est une
privation; mais la privation peut bien, à certains égards,
236 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
passer aussi pour un contraire. Quels sont donc le mou-
vement et le repos qui sont opposés l’un à l’autre? Est-ce,
par exemple, le repos dans l’espace qui est opposé an
mouvement dans l’espace ? Certainement; car il faut,
pour être opposés, que le repos et le mouvement soient
dans le même genre. Mais cette expression est trop géné-
rale , il en faut une plus précise; car on cherche si à un
repos dans tel état, c'estle mouvement partant de cet état
qui est opposé, ou bien si c’est le mouvementallant vers ce
même état. Or, comme le mouvement suppose toujours
deux termes, l’un d’où il part, et l’autre où il aboutit, le
repos, dans tel état, est opposé au mouvement qui part
de cet état pour aller à l’état contraire; et le repos dans
l’état contraire est opposé au mouvement qui part du
contraire, pour arriver à cet état.
Mais, en outre, deux repos peuvent être contraires aussi
l’un à l’autre; car il serait absurde que les mouvements
fussent contraires entr’eux, et que les repos opposés à ces
mouvements ne le fussent pas comme eux. Les repos con-
traires l’un à l’autre sont les repos dans les contraires ; et,
par exemple, le repos dans la santé est contraire au repos
dans la maladie, de même qu'il est opposé au mouvement
qui va de la santé à la maladie ; car 1] serait absurde qu'il
fût opposé au mouvement qui va de la maladie vers la
santé. Le mouvement vers l’état où il y ἃ temps d'arrêt,
est plutôt une tendance au repos ; et cet état peut parfai-
tement coëxister avec le mouvement, qui se confond pres-
que avec lui. Mais il faut nécessairement que l'opposé du
repos soit un de ces deux mouvements, ou celui qui va
de la maladie à la santé, ou de la santé à la maladie,
c'est-à-dire des mouvements qui soient dans le même
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIIL 237
genre; car, dans des genres différents, l'opposition n’est
plus possible, puisque le repos dans la blancheur, par
exemple, ne peut pas être l'opposé du repos dans la
santé.
Là, où 1] n'y ἃ pas de contraires, il y a changement
ainsi que nous l’avons vu; il n’y ἃ pas, à vrai dire, de
mouvement. Mais le changement partant de tel état est
Opposé au changement qui va vers ce même état. Tel est,
par exemple, le changement qui va de l’être vers le non-
être, et qui est opposé au changement qui va du non-être
à l'être. Dans le cas où il n’y ἃ pas de mouvement, parce
qu'il n’y ἃ pas de contraires, on doit dire qu’il y ἃ im-
muabilité plutôt que repos. Si le non-être était quelque
chose, l’immuabilité dans l’être serait contraire à l’im-
muabilité dans le non-être. Mais, comme le non-être n’est
pas quelque chose, ainsi que son nom seul l'indique, on
peut se demander à quoi est contraire l’immuabilité dans
l'être, et si on doit la considérer comme du repos. Si, par
hasard, elle est du repos, alors 1] faut admettre ou que
tout repos n’a pas pour contraire un mouvement, ou bien
que la génération et la destruction sont aussi des mouve-
ments, et ne sont pas de simples changements. 1] est donc
clair qu'on ne peut pas voir du repos dans cette immua-
bilité, à moins qu’on ne veuille changer aussi du même
coup la nature de la génération et de la destruction. Mais
il faut se borner à dire que cette immuabilité ἃ quelque
chose qui ressemble au repos. Ainsi donc, ou cette im-
muabilité n’est contraire à rien, ou si elle est contraire
à quelque chose, elle doit l'être, soit à l’immuabilité dans
le non-être, soit à la destruction ; mais elle ne peut pas
être contraire à la destruction, puisque la destruction
238 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
s'éloigne de cette immuabilité, de même que la généra-
tion y tend et y va.
IX.
Je passe à un autre ordre de questions sur l’opposition
des mouvements, et je vais m'occuper des mouvements
qui sont contraires les uns aux autres en ce sens que les
uns sont naturels, et les autres forcés et contre nature.
Mais, d'abord, je demande pourquoi, cette opposition
étant manifeste pour les mouvements ou changements et
repos qui ont lieu dans l’espace, elle semble ne plus
exister dans les autres espèces de changements. Ainsi, 1]
ne semble pas qu’il y ait, en fait d’altération, une altéra-
tion naturelle et une altération contre nature; car la
santé, par exemple, ne paraît pas être plus selon la na-
ture que la maladie; la blancheur n’est pas plus natu-
relle que la couleur contraire; l'accroissement n’est ni
plus ni moins naturel que le dépérissement. Aucun de
ces changements ne sont contraires les uns aux autres,
en ce sens que ceux-ci seraient contre nature et ceux-là
naturels, pas plus que l’accroissement n’est à cet égard
contraire à l'accroissement, pas plus que la génération
n’est contre la nature ou selon la nature plutôt que la
destruction. Toutes deux sont également naturelles; car
il n’y a rien de plus conforme à la nature que de vieillir;
et on ne voit pas, dans le cercle même de la génération,
que l’une soit naturelle tandis que l’autre serait contre
nature. Mais ici l'opposition est bien réelle; car ce qui se
fait par force est contraire à la nature; et, par exemple,
la destruction violente sera, comme étant contre nature,
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IX. 239
contraire à la destruction naturelle. Il y ἃ également des
générations qui ont lieu par force, et qui ne sont pas fata-
lement régulières. On pourra donc dire que celles-là
sont contraires aux générations naturelles. Il y a aussi
des accroissements violents, comme il y a des destruc-.
tions violentes; par exemple, les accroissements irrégu-
liers de ces corps auxquels la volupté donne une puberté
précoce, ou les développements prématurés de ces fro-
ments qu’on cultive de certaine manière, et dont l’épi est
fort sans qu'ils aient de profondes racines dans le sol.
Mais peut-on étendre ceci aux mouvements d’altération ?
Et, parmi les altérations, peut-on distinguer les unes qui
sont violentes et les autres qui sont naturelles? Par
exemple, tels malades ne sont pas guéris dans les jours
critiques où l’on attendait la guérison, et tels autres sont
guéris ces jours-là, comme on l'avait prévu. Dira-t-on
que ceux qui sont guéris hors des jours critiques, su-
bissent une altération contre nature, et que les autres
sont altérés naturellement?
Une conséquence à noter, c’est que, dans cette hypo-
thèse, les destructions seront contraires les unes aux
autres, selon que les unes seront naturelles et les autres
violentes, et qu’elles ne le seront pas seulement aux gé-
nérations. Mais où serait, en ceci, la difficulté? Et ne peut-
on pas dire déjà que telle destruction est contraire à
telle autre, en ce que l’une peut être agréable, et l’autre
être pénible? Par conséquent, on ne peut pas dire que la
destruction est contraire à la destruction d’une manière
absolue, c'est-à-dire en tant que destruction ; mais elle
l'est simplement en tant que l’une des deux destructions
210 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est de telle manière, tandis que l’autre est d’une manière
différente.
Ainsi donc, en général, les mouvements et les repos
sont contraires de la façon qui vient d’être expliquée. Le
mouvement est contraire d’abord au mouvement ; car,
par exemple, le mouvement en haut est contraire au mou-
vement en bas; et ce sont là des oppositions de lieux
contraires l’un à l’autre. Le feu, quand 1] suit sa ten-
dance naturelle, se porte en haut, de même que la terre
se porte en bas. Les tendances naturelles de la terre et
du feu sont donc contraires, puisque naturellement le feu
ne va qu’en haut, et que s’il va en bas c’est contre nature;
son mouvement naturel est contraire à son mouvement
forcé et violent. Ce que je dis ici du mouvement s’ap-
plique tout aussi bien au repos. Ainsi, le repos en haut
est contraire au mouvement de haut en bas; et ce repos
en haut serait pour la terre un repos contre nature,
puisque son mouvement naturel est au contraire de haut
en bas. Par conséquent, le repos contre nature est con-
traire, pour un même objet, au mouvement naturel,
puisque les mouvements de ce même objet sont contraires
aussi, l’un des deux, soit en haut soit en bas, étant con-
forme aux lois naturelles, et l’autre étant absolument
contre nature.
Mais, peut-on dire que le repos, toutes les fois qu'il
n'est pas éternel, puisse être produit arbitrairement? Et
ce repos, créé artificiellement, doit-il se confondre avec
le temps d'arrêt du corps ainsi poussé à un état contre
nature ? Il faut certainement admettre que ce repos peut
être produit, contre nature et forcément, pour un corps
D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IX. 241
qui s'arrête ; par exemple, pour la terre quand elle s’ar-
rête en haut. Si la terre reste en haut, c’est qu’elle y ἃ
été portée violemment, et que la même violence l’y main-
tient, puisque, naturellement, elle serait portée en bas.
Mais, le corps qui s’est arrêté dans son lieu naturel y est
porté d’un mouvement de plus en plus rapide à mesure
qu'il s'en approche davantage, tandis que le corps qui
subit un mouvement forcé et contre nature présente un
phénomène tout différent, et que sa course se ralentit à
mesure qu'elle se prolonge. Le corps s'arrête sans être
précisément en repos, ou du moins dans un repos natu-
rel ; car, s'arrêter véritablement pour un corps et être en
repos, c'est être arrivé à son lieu spécial, où sa course le
dirige; ou si ce n’est pas absolument la même chose, l'un
de ces phénomènes, du moins, ne peut jamais se produire
qu'avec l’autre. Un corps n’est en repos que dans son lieu
naturel; et, quand il est dans son lieu naturel, il de-
meure en repos.
Pour se rendre bien compte de l'opposition du mou-
vement et du repos, on peut se demander si c'est le
repos en un certain point, qui est contraire au mouve-
ment s'éloignant de ce même point. En effet, quand le
corps est mis en mouvement pour sortir de tel état ou
perdre un état antérieur, ce n'est pas instantanément
qu'il en sort, et il semble garder quelque temps encore
l'état qu’il quitte avant de l'avoir tout à fait perdu. Si ᾿
c'est le même repos qui est contraire au mouvement
parti de cet état pour aller à l’état contraire, il s'ensuit
que les deux contraires se trouveront simultanément dans
un seul et même objet; et, par exemple, un même
homme aurait à la fois et le repos dans la santé, et le
10
242 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mouvement qui s'éloigne de la santé pour aller à la ma-
ladie. Or, c'est là chose impossible. Mais, à ce doute, ne
peut-on pas répondre que cette simultanéité des con-
traires est possible ici dans une certaine mesure ? Le corps
qui est en mouvement n est-il pas déjà aussi en partie en
repos, bien qu'il ne s'arrête définitivement que plus
tard? En d’autres termes, le corps qui change n’est-il pas
tout à la fois, et en partie ce qu’il était, et en partie ce
qu'il devient, ou ce en quoi il change? C’est là ce qui fait
que le mouvement est plus contraire au mouvement que
ne l’est le repos, parce que dans le mouvement il y a
encore quelque chose du repos et de l’état d’où le corps
s'éloigne.
Enfin, je pose une dernière question en ce qui regarde
le repos : c’est de savoir si tous les mouvements qui sont
contre nature ont aussi un repos qui leur soit directement
opposé. Si l’on soutenait qu'il n’y a pas de repos opposés
aux mouvements contre nature, ce serait une erreur éVi-
dente ; car on voit bien des corps qui restent en place, et
qui y sont tenus contre leur tendance naturelle. Il fau-
drait donc en conclure que ce repos. qui cependant n'est
pas éternel, est sans cause; mais il est clair, au con-
traire, qu'il y aura des repos contre nature, de même
qu'il y ἃ des mouvements contre nature. Nous avons re-
marqué plus haut qu'il ν ἃ, pour le même corps, des
mouvements naturels et des mouvements contre nature :
ainsi, le mouvement naturel du feu est d'aller en haut, et
son mouvement forcé c’est d’aller en bas ; et nous nous
sommes demandé si c’est ce second mouvement qui est
contraire au premier, ou bien si c’est le mouvement de la
terre, qui, naturellement, est portée en bas. Les deux
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IL. 213
mouvements sont contraires l’un et l’autre, on le voit sans
peine; mais ils ne sont pas contraires de la même façon,
puisque, d’une part, c’est un mouvement naturel, qui est
opposé à un mouvement naturel, tandis que d’autre part
c'est un mouvement naturel, qui est opposé à un mouve-
ment contre nature; et, pour le feu, par exemple, c'est
le mouvement en bas, qui est contraire au mouvement en
haut. Ce que je viens de dire du mouvement s'applique
au repos ; et, dans les repos, il faut distinguer ceux qui
sont contraires les uns aux autres, d’après les nuances
qui viennent d’être indiquées.
Voilà ce que j'avais à exposer sur le mouvement et le
repos, pour bien faire comprendre ce que c’est que leur
unité respective, et comment ils peuvent être opposés
l'un à l’autre.
LIVRE VE.
DE LA DIVISIBILITÉ DU MOUVEMENT.
Ι.
Je veux maintenant étudier la divisibilité du mouve-
ment et les parties dont il se compose; mais, pour que
cette étude soit aussi complète que possible, il faut rap-
peler d’abord quelques définitions données plus haut sur
la continuité, le contact et la consécution des choses.
24h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Nous avons nommé continus les corps dont les extré-
mités sont réunies et confondues en une seule ; contigus,
ceux dont les extrémités, sans être confondues, sont
néanmoins dans le même lieu, et enfin consécutifs, ceux
entre lesquels il n’y ἃ rien d’homogène qui soit inter-
posé. De ces définitions, il résulte qu’il n’est pas pos-
sible que jamais le continu soit composé d’indivisibles ;
et, par exemple, il ne se peut pas que la ligne soit com-
posée de points, comme on le dit quelquefois, attendu
que la ligne est continue, et que le point est absolument
indivisible. Bien des raisons le démontrent ; car, d’abord,
les extrémités des points ne peuvent pas se réunir pour
former un continu, puisque l’indivisible, comme est le
point, ne peut pas avoir d’extrémités ni de parties. En
second lieu, on ne peut pas dire davantage que les extré-
mités des points sont ensemble dans un même lieu et que
les points sont contigus; car, ce qui n'a pas de parties,
en tant qu'indivisible, n’a pas non plus d’extrémités, et il
faut bien distinguer l'extrémité d’une chose de la chose
même qui ἃ cette extrémité.
Il est donc évident que les points devraient être con-
tinus, ou tout au moins contigus, pour former un continu
véritable ; et cette chservation, qui s'applique aux points,
s'applique également à tous les indivisibles de quelqu'es--
pèce qu'ils soient. Or, les points ne sont pas continas par
la raison qu'on vient de dire, à savoir que leurs extré-
mités ne se confondent pas en une. Mais, de plus, ils ne
sont pas contigus entreux; car, les choses qui se
touchent ne peuvent se toucher que d’une de ces trois
façons : ou du tout au tout, ou de la partie à la partie,
ou de la partie äu tout. Mais, l'indivisible étant sans
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. Ι. 245
partie, il ne pourrait toucher an indivisible que de la pre-
wière facon, c'est-à-dire du tout au tout. Les points se
toucheraient donc du tout au tout. Mais il ne suffit pas de
toucher ainsi du tout au tout pour former un continu,
puisque le continu a toujours des parties distinctes, et
qu'il est toujours divisible en parties qui diffèrent
entr'elles et sont séparées tout au moins par le lieu qu’elles
occupent. Enfin, le point ne peut pas plus suivre un autre
point, qu'il ne peut lui être continu ou contigu.
C'est de même que l'instant ne suit pas l'instant; et le
temps ne se forme pas plus d’instants successifs que la
longueur de la ligne ne se forme de points à la suite les
uns des autres. Pour que deux choses se suivent, il faut
qu'il n’y ait rien entr’elles d’homogène ; et, pour les points,
_il ya toujours la ligne entr’eux, de même que le temps
est toujours interposé entre les instants. Si les points et
les instants formaient des continus, il faudrait que ces
continus pussent se diviser en indivisibles, puisque
chaque chose se divise dans les éléments dont elle se
compose; mais on vient de voir qu'il n’y ἃ pas de con-
tinus qui puissent se partager en éléments dénués de
parties. D'ailleurs, il n’est pas possible que, soit entre
ies points, soit entre les instants, il y ait quelqu'in-
termédiaire d’un genre différent; car cet intermédiaire
serait ou divisible ou indivisible ; si divisible, il se divi-
serait en indivisibles, ou en éléments toujours divisibles,
et c'est là précisément le continu; si indivisible, il y a les
mêmes objections que contre la continuité des points, dont
nous venons de parler.
Par suite, il est évident que tout continu est divisible
en éléments qui sont eux-mêmes indéfiniment divisibles ;
216 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
car, s’il se divisait en indivisibles, l’indivisible alors pour-
rait toucher l’indivisible, puisque, dans les continus, les
extrémités se réunissent et se confondent. Donc, et par la
même raison, la longueur, ou, d’une manière plus géné-
rale, la grandeur, le temps et le mouvement doivent tous
les trois, ou se composer d’indivisibles et se diviser en
indivisibles, ou bien ni la grandeur, ni le temps, ni le
mouvement ne peuvent se composer d’indivisibles comme
on le prétend; et voici la preuve que j'en donne.
Si la grandeur se compose d’indivisibles, il faut aussi
que le mouvement qui parcourt cette grandeur se com-
pose de mouvements égaux, indivisibles comme les indi-
visibles de la grandeur. Soit la ligne parcourue ABC, qui
se compose des trois indivisibles À, B, GC. Le mouvement
DEF, suivant lequel le mobile O est supposé parcourir la
longueur ABC, doit avoir chacune de ses parties corres-
pondantes D, E, F, indivisibles comme les parties mêmes
de la longueur. Si donc, quand il y ἃ un mouvement, il
faut nécessairement que quelque corps réel se meuve, et
que réciproquement quand un corps se meut, il faille non
moins nécessairement qu'il y ait mouvement, 1] s'ensuit
que la ligne suivant laquelle le mouvement a lieu se com-
posera d’indivisibles, tout aussi bien que le mouvement
lui-même. Par exemple, le mobile O parcourt la portion A
en faisant le mouvement D; il parcourt la portion B en
faisant le mouvement E, et, enfin, la portion C, en faisant
le mouvement F.
Mais, si ces portions sont indivisibles, comme on le
prétend, voici les conséquences insoutenables qui se pro-
duisent. De toute nécessité, un mobile allant d’un point à
un autre ne peut pas, dans un seul et même instant, se
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. 1. 247
mouvoir et avoir été mu sur le point même où il était en
mouvement quand il y était. Par exemple, si quelqu'un
va à Thèbes, 1] est bien impossible que ce soit en même
temps qu'il y aille et qu'il y soit allé. Mais on a supposé
que le mobile Ὁ parcourait dans son mouvement la lon-
gueur À qui est indivisible, et à laquelle correspond un
mouvement D, qui est indivisible également. Par consé-
quent, si le mobile O parcourt d’abord la longueur A, et
si ce nest que plus tard qu'il l’a parcourue, cette lon-
gueur doit être nécessairement divisible; car, lorsque le
mobile la parcourt, il n’est pas en repos, et 1] ne l’a pas
encore tout à fait parcourue, puisqu'il est en train de la
parcourir. Que si l’on dit, par hasard, qu'il la parcourt
en même temps qu'il l’a parcourue, il en résulte cette
absurdité que le corps qui va quelque part y est déjà
arrivé quand il y va, et qu'il aura déjà atteint, dans son
mouvement, le point même vers lequel il tend.
D'un autre côté, si, pour échapper à cette difficulté, on
prétend que dans son mouvement le corps O parcourt la
ligne entière ABC, selon le mouvement DEF, et qu'il n’a
pas de mouvement dans la longueur A, qui est dénuée de
parties, mais qu'il en a eu, il s'ensuit alors que le mou-
vement total ne se compose plus de mouvements partiels,
mais de limites de mouvements. Il s'ensuit encore qu’une
chose qui n’a pas eu de mouvement aura eu cependant un
mouvement, ce qui est contradictoire; car on suppose
que le mobile Ὁ ἃ parcouru la longueur A sans la par-
courir ; et, ainsi, voilà un corps qui aura marché sans
être jamais en marche, et qui aura fait telle route sans
jamais faire cette même route. Autre absurdité non
moins forte. Tout corps doit être nécessairement en repos
248 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
on en mouvement ; mais on suppose ici qu'il est en repos
sur les points successifs À, B, C; il sera donc tout à la
fois, d'une manière continue, et en repos et en mouve-
ment, puisqu'on prétend qu’il se meut suivant la lon-
gueur entière ABC, tout en le supposant en repos dans
chaque partie. Donc, aussi, il doit être en repos sur la
longueur entière, puisqu'on le suppose en repos dans
chacune des portions. Enfin, si les indivisibles du mou-
vement DEF sont eux-mêmes des mouvements, il s'ensuit
que, même quand il y a mouvement, le corps pourrait
n'être pas mu, mais être en repos ; et si l’on nie que ces
indivisibles soient des mouvements, alors le mouvement
ne se compose plus de mouvements; dans ce cas, de quoi
se compose-t-il donc ὃ
Ainsi, ni la longueur ni le mouvement ne se composent
d’indivisibles ; mais, s'ils étaient indivisibles, il faudrait
nécessairement que le temps le fût comme eux, et alors il
se composerait d'instants indivisibles. Mais il n’en est rien ;
et ces trois quantités, la longueur parcourue, le mouve-
ment qui la parcourt, et le temps pendant lequel le mou-
vement s'accomplit, sont dans les mêmes conditions; car,
si tout mouvement est divisible, et si toujours un corps
doué d’une égale vitesse parcourt moins espace en
moins de temps, le temps est divisible tout aussi bien que
le mouvement: et, réciproquement, le mouvement et le
temps étant divisibles, la longueur parcourue le sera
comme eux; par exemple, la longueur sera divisible, si le
temps dans lequel un corps la parcourt est lui-même
divisible.
De ces considérations, on peut tirer la loi suivante,
qui s'appuie sur ce principe que toute grandeur se com-
D'ARISTOTE, LIVRE, VI, CH. L 29
pose de grandeurs, puisqu'il ἃ été démontré que tout con-
tinu se compose de divisibles, et que toute grandeur est
continue : à savoir qu'un corps doué d’une vitesse plus
grande qu'un autre corps, parcourt plus d'espace en un
temps égal, qu'il en parcourt autant dans un temps
moindre, et même que, dans ce moindre temps, 1l peut
parcourir plus d'espace que tel autre corps qui aurait
moins de vitesse que lui. Mais comme ces trois proposi-
tions sont importantes, je les prouve l’une après l’autre.
D'abord, un corps qui a plus de vitesse parcourt plus
d'espace en un temps égal. Supposons que le corps A est
plus rapide que le corps B. Comme le corps le plus ra-
pide est celui qui accomplit son changement avant l’autre,
À change de C en D dans le temps FG; mais, dans le
même temps, B qui est moins rapide n’en est pas encore
à D, et il est en arrière ; et c’est ainsi que j'entends que
le corps le plus rapide ἃ parcouru plus d'espace en un
temps égal. J'ajoute que non-seulement il pourra parcou-
rir plus d'espace dans un temps égal ; mais il le pourra
même dans un temps moindre, ce qui est ma troisième pro-
position. Par exemple, dans le temps qu'il faut à À pour
venir en D, B qui est plus lent ne va qu'en E, CE étant
plus petit que CD. Or, A va en D pendant le temps Κα;
il sera donc en H seulement pour un temps moindre,
CH étant plus petit que CD. Ce temps moindre est FT;
mais CI, qu'a parcouru À, est plus grand que GE parcouru
par B; et le temps FI est moindre que le temps total FG.
Donc, en un temps moindre, le corps ἃ parcouru plus
d'espace, parce qu'il avait relativement plus de vitesse.
Enfin, et c'était ma seconde proposition, le corps le plus
rapide peut parcourir un espace égal en un temps plus
250 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
petit. D'abord, il vient d’être démontré que ce corps par-
court une ligne plus longue dans un temps moindre qu'il
n’en faut à un corps dont le mouvement est plus lent ; ce
qui n'empêche pas que, pris en lui-même et sans compa-
raison à un corps plus lent, il ne lui faille toujours plus
de temps pour parcourir une ligne plus longue, que pour
parcourir une ligne plus petite ; et ainsi, le temps PR qui
lui est nécessaire pour parcourir la ligne LM plus grande,
est plus grand que le temps PS qu’il lui faut pour par-
courir la ligne LX, qui est plus petite. Si donc, le temps
PR est plus petit que le temps PQ, pendant lequel le
corps plus lent parcourt LX, le temps PS sera aussi plus
petit que PQ; car ilest plus petit que PR ; et un troisième
terme plus petit qu'un second qui est plus petit que le
premier, est aussi lui même plus petit que le premier.
Donc, le corps aura parcouru, dans son mouvement, un
espace égal durant un temps moindre.
À cette démonstration, je puis en joindre une autre, et
la voici : Tout mouvement comparé à un autre, doit né-
cessairement se passer ou dans un temps égal, ou dans
un temps plus petit, ou dans un temps plus grand. Donc,
le mouvement auquel il faudra plus de temps, sera aussi
plus lent; celui à qui il faudra un temps égal, aura une
égale vitesse. Mais le mouvement plus rapide n’est ni égal
en vitesse, n1 plus lent; et, comme le plus rapide ne se
meut, ni dans un temps égal, ni dans un temps plus long,
il reste qu'il se meuve dans un temps moindre. Donc,
par conséquent, le corps plus rapide parcourt, en un
temps moindre, un égal espace; et c'est ce que nous
avons déjà démontré. Pour en finir sur ce point, on peut
dire encore que tout mouvement, se passant toujours
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. 1. 251
dans le temps et pouvant durer une période quelconque
de temps, 1] s’en suit que tout corps en mouvement peut
avoir plus ou moins de rapidité, c’est-à-dire qu’il peut y
avoir, dans toute période de temps, un mouvement plus
ou moins rapide.
De toutes les considérations qui précèdent, il résulte
que le temps est continu comme la grandeur et comme le
mouvement. Or, j'entends par continu ce qui est divisible
en parties indéfiniment divisibles ; et je dis que c’est en
ce sens que le temps est de toute nécessité divisible aussi.
En effet, nous avons dit que le corps le plus rapide par-
court un espace égal en un temps moindre. Soit Α le
Corps qui ἃ un mouvement plus rapide, et B, le corps qui
a un mouvement plus lent, et qui parcourt la gran-
deur CD dans le temps FG. Le corps plus rapide par-
courra cette même longueur dans un temps plus court,
que nous représenterons par FH, plus petit que FG. Mais
le plus rapide parcourant dans le temps FH toute la
ligne CD, il est clair que, pendant ce même temps, le corps
qui ἃ le mouvement le plus lent, ne parcourra qu'un
moindre espace représenté par CI, plus petit que CD;
c'est-à-dire que B, dans le temps FH, n’aura parcouru
que CI, que le plus rapide, à son tour, aura parcouru
aussi en moins de temps. Ainsi, le temps FH sera divisé
de nouveau, et la ligne CI sera divisée suivant la même
raison. Si donc la grandeur est divisible, le temps le sera
comme elle ; et cette division réciproque n’aura point de
terme en allant toujours du plus rapide au plus lent, et
du plus lent au plus rapide. On suivra la démonstration
qui vient d’être donnée aussi loin qu'on voudra. La réci-
proque étant toujours vraie de l’un à l’autre, on pourra
252 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
toujours y recourir; et le temps, par conséquent, est con-
tinu, puisqu'il est divisible à l'infini.
Il n'est pas moins évident que le temps étant divisible
indéfiniment, c'est-à-dire continu, toute grandeur est di-
visible et continue comme lui, puisque le temps et la
grandeur admettent les mêmes divisions, ou pour mieux
dire des divisions égales. Sans même employer de dé-
monstrations en forme, on peut se convaincre, rien qu’à
prendre les opinions et le langage ordinaires, que le
temps étant continu, la grandeur doit l’être comme lui.
Ainsi, l’on entend dire à tout moment que, dans la moitié
du temps, on fait la moitié du chemin, et d’une manière
générale qu'en moins de temps on parcourt moins d’es-
pace. On pense donc que les divisions de la grandeur et
celles du temps sont les mêmes. Par conséquent, si l’un
des deux est infini, l’autre l’est également ; et l’un est in-
fini de la même façon que l’autre. Par exemple, si le
temps est infini à ses extrémités, c'est-à-dire s’il n’a ni
commencement n1 fin, la grandeur l’est pareillement aux
siennes. Si, d'autre part, le temps est infini en ce sens
qu'il est indéfiniment divisible, la grandeur est infinie
aussi en ce même sens; et si le temps est infini sous ces
deux rapports, la grandeur est également infinie de ces
deux manières.
On peut tirer de là une preuve décisive contre le sys-
tème de Zénon, qui nie le mouvement, sous prétexte que,
dans un temps fini, il est impossible de parcourir et de
toucher successivement les points en nombre infini qui
forment la longueur. Zénon oublie ici une distinction im-
portante. Quand on dit, en effet, que le temps et la lon-
gueur sont infinis, ou plus généralement que tout continu
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. LH 253
est infini, cette expression ἃ deux sens, selon que l’on en-
tend parler, ou de la division des continus, ou de leurs
extrémités. La division ne donne qu’un infini en puis-
sance; mais, sous le rapport des extrémités, l'infini se
réalise. Par conséquent, il est bien impossible, pour les
infinis de quantité, de toucher dans un temps fini des
points en nombre infini, comme le dit Zénon; mais on
le peut pour l'infini de division, qui n’est qu’une simple
possibilité. En ce sens, le temps lui-même est infini
comme la grandeur, puisqu'il est tonjours comme elle in-
définiment divisible. Donc, on ne peut parcourir l'infini
de quantité que dans un temps infini ; on ne le peut dans
un temps fini; et on ne peut toucher des infinis que par
des infinis, et non par des finis. Mais il faut bien savoir
qu'il s'agit alors d’infinis réels en quantité, et non pas
seulement d'une divisibilité à l'infini, laquelle est pure-
ment rationnelle.
Il n’est donc pas possible de parcourir une grandeur
infinie dans un temps fini, pas plus qu'il ne faut un temps
infini pour parcourir une grandeur finie. En d’autres
termes, le temps et la grandeur se suivent ; si le temps
est infini, il faut que la grandeur soit infinie comme lui;
si c'est la grandeur qui est infinie, il faut que le temps le
soit comme elle. Soit en effet une grandeur finie AB, et
le temps infini (ὦ, sur lequel nous prenons une portion CD,
qui représente un temps fini. Dans cet intervalle de temps
fini, le mobile parcourt une partie de la grandeur, que
nous représentons par BE. Il n'importe pas d’ailleurs que
cette portion BE mesure exactement la longueur AB, ou
bien que, prise un certain nombre de fois, elle forme un
total plus grand ou plus petit que AB. Supposons qu'elle
254 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mesure exactement cette grandeur. Gomme dans un temps
égal le mobile parcourt toujours une partie égale à BE,
et que BE mesure exactement la grandeur totale, le temps
entier dans lequel le mobile l’a parcourue, sera nécessai-
rement fini; car 1] sera divisé en parties égales et finies,
comme l’est la grandeur AB elle-même.
On peut donner de ceci une démonstration un peu dif-
férente. Il est clair que l’on n’a pas besoin d’un temps
infini pour parcourir une grandeur quelconque, et, par
exemple, une grandeur finie; mais c'est dans un temps
fini qu'on parcourt toujours une partie de cette gran-
deur. Soit cette partie BE, et qu’elle soit supposée me-
surer exactement la grandeur totale ; rappelons-nous, en
outre, que dans un temps égal on parcourt un espace
égal, quand la vitesse est la même. Donc le temps doit
être fini, tout aussi bien que la grandeur ; et il n’est pas
besoin que le temps soit infini pour parcourir BE, puisque
le temps, commençant avec le mouvement du mobile, doit
être fini dans un de ses deux sens. Mais du moment qu'il
est fini dans un sens, 1] doit l’être aussi dans l’autre: car
le mobile peut parcourir une partie moindre dans un
temps moindre, et alors le temps est fini dans ce second
sens, comme il l'était déjà dans l’autre. Il ἃ un commence-
ment et il ἃ une fin, par conséquent, il est fini dans les
deux sens, et il n’est plus du tout infini, comme on le pré-
tendait.
On ferait une démonstration, qui, à l'inverse, serait
analogue à celle-ci, en supposant que c’est la grandeur
qui est infinie, et que c’est le temps, au contraire, qui est
fini. Du moment que le temps serait fini, il faudrait né-
cessairement que la grandeur fût finie comme le temps
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. L 255
même ; et la grandeur parcourue dans un temps fini ne
peut pas plus être infinie que le temps lui-même ne peut
être infini, quand la grandeur parcourue est finie.
A toutes ces démonstrations, j'en ajoute une dernière
pour établir que ni la ligne, ni la surface, ni, en un mot,
aucun continu n’est indivisible; et cette démonstration, je
la tire de cette conclusion absurde à laquelle on arrive
forcément, en soutenant cette théorie, à savoir que l’in-
divisible serait divisé. En effet, comme on peut toujours
dans toute partie du temps supposer un mouvement plus
rapide ou un mouvement plus lent, et que le plus rapide
parcourt plus d'espace dans un temps égal, supposons que
le corps plus rapide parcourt deux fois la longueur, ou plu-
tôt une fois et demie la longueur, que parcourt le plus lent ;
car ce peut être là le rapport des vitesses. Que la grandeur
parcourue par le plus rapide, qui, dans un temps égal,
parcourt une moitié en sus, soit partagée en trois parties
indivisibles, AB, BG, CD, tandis que le plus lent ne par-
courra qu'une grandeur divisée en deux parties EF et FG.
Je dis que le temps, pour le premier mobile, sera partagé
aussi en trois indivisibles, KL, LM et MN, puisque dans
un temps égal, il parcourt une quantité égale. Pour le
corps le plus lent, qui parcourt EF et FG, le temps sera
partagé également en deux portions. Mais le corps plus
rapide ne parcourra pas seulement KL pendant que le
plus lent parcourt EF; il parcourra aussi une moitié
de LM. Donc LM, qu'on supposait indivisible, sera di-
visée ; et, réciproquement, le corps plus lent mettra plus
de temps que le corps le plus rapide à parcourir la por-
tion KL, qu'on supposait également indivisible. Donc
évidemment et d'une manière générale, il n’y a pas de
256 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
continu, ni ligne, ni surface, n1 temps qui soit sans par-
ties ; et tout continu est composé de divisibles à l'infini.
IL.
Il suit de ce qui précède que l'instant, pris dans son
acception vraie, et non plus dans une de ces acceptions
inexactes, dont nous avons parlé plus haut (Livre IV,
ch. XIX ), doit être indivisible; et il doit rester indivi-
sible, soit à l'égard du passé, soit à l'égard du futur.
L'instant est une extrémité du passé, dans laquelle il n’y
a pas encore la moindre parcelle de l'avenir ; c'est aussi
une extrémité de l’avenir dans laquelle 1] n’y a plus la
moindre parcelle du passé, attendu qu'il est, ainsi que
nous l’avons dit, la limite de l’un et de l’autre. Et si l’on
démontre l'existence réelle d’une telle limite en soi, et
toujours identique à elle-même, on aura démontré par
cela même qu'elle est indivisible. Or, il faut nécessaire-
ment que l'instant soit réellement le même, puisqu'il est
l'extrémité des deux temps ; car, s'il n'était pas le même
et qu'il y eût deux instants différents, ou ils seraient con-
tigas et successifs, ou ils seraient séparés. S'ils étaient
successifs, 1] n’y aurait plus de continuité, puisque jamais
le continu ne peut être composé d’indivisibles, ainsi que
nous venons de le démontrer; et s'ils étaient séparés,
alors il y aurait du temps dans l'intervalle, puisque tout
continu doit nécessairement contenir, entre ses limites,
quelque chose qui soit homogène et synonyme. Mais 51
c'est du temps qui est intermédiaire entre les instants, ce
temps est toujours divisible, puisqu’il ἃ été démontré que
le temps qui est un continu peut se diviser indéfiniment.
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. LE. 257
Il en résulterait donc que l'instant serait divisible aussi ;
et du moment que l'instant est divisible, il y ἃ quelque
chose du passé dans le futur, et quelque chose du futur
dans le passé, puisque cet instant qu’on suppose divisible
est entre le passé et le futur et participe de tous deux,
au lieu d'en être la limite. Alors ce qui diviserait l’ins-
tant délimiterait aussi, à sa place, le présent et l'avenir,
comme l'instant ordinaire délimite l'avenir et le passé.
À cette première raison qui prouve que l'instant doit
être un et le même, on peut ajouter celle-ci : c'est que
l'instant, s’il avait des parties, ne serait plus en soi, mais
qu'il serait par un autre, c’est-à-dire par les parties
mêmes qui le composeraient. Ce ne serait plus lui, mais
ses parties qui seraient la limite des deux temps. Mais la
division ne peut s'appliquer à ce qui est en soi et par soi.
Ajoutez encore, qu'en supposant l'instant divisible, il s’en
suit que cet instant, qui devrait ètre uniquement présent,
sera en partie du passé, en partie de l'avenir ; et comme
le passé et l'avenir peuvent, selon l'étendue qu’on leur
donne, varier à l’infini, l'instant ne sera ni toujours le
même passé, n1 toujours le même futur. Il variera avec
l’un et avec l’autre; car le temps est divisible d’une foule
de manières. Donc, comme l'instant ne peut être ainsi
dénaturé, 1l faut qu'il soit un et identique pour les deux
temps, où 1l est commencement de l’un et fin de l’autre.
Mais si c’est le même, il est clair qu'il est indivisible; car,
lorsqu'on le suppose divisible, on arrive aux consé-
quences absurdes qu'on ἃ signalées plus haut.
Il est donc démontré qu'il y a dans le temps quelque
chose d'indivisible que nous appelons l'instant, et qui est
indivisible au sens que nous venons de dire. Nous allons
17
258 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
prouver maintenant qu'il n'y ἃ pas de mouvement pos-
sible dans la durée de l'instant. En effet, s’il y avait mou-
vement, ce mouvement pourrait être ou plus rapide ou
plus lent. Soit l'instant représenté par N, et le mouve-
ment plus rapide dans cet instant, représenté par AB. Le
mouvement moins rapide parcourra dans le même instant
une distance AC moindre que AB. Mais comme le mou-
vement le plus lent ne parcourt que la distance AC, le
mouvement plus rapide la parcourra en un temps moin-
dre ; et, par conséquent, l'instant sera divisé; ce qui ne
se peut pas, puisqu'on vient de prouver que l'instant est
indivisible. Donc, il n’y ἃ pas de mouvement possible dans
la durée de l'instant, si toutefois on peut dire que l’ins-
tant ait une durée. Ce que l’on vient de prouver pour le
mouvement s'applique tout aussi bien au repos; et dans
l'instant, 1] n’y ἃ pas plus de repos qu'il n’y a de mouve-
ment. En effet, quand on parle de repos, on veut parler
d’un corps qui, par sa nature, doit se mouvoir, et qui,
cependant, ne se meut pas, quand naturellement 1l le
doit, là où 1] le doit, et de la manière qu'il le doit. Mais,
comme rien ne peut se mouvoir dans la durée de l’ins-
tant, ainsi qu'on vient de le démontrer, il s’en suit qu'il
n'y à pas davantage de repos.
On pêut objecter, 1l est vrai, que l'instant étant le
même pour les deux temps, c'est-à-dire pour le passé et
pour l'avenir, il se peut que, dans toute l'étendue de l’un,
il y ait un mouvement, tandis qu'il y ἃ repos dans toute
l'étendue de l’autre, et que ce qui se meut ou est en re-
pos dans le tempsentier, doit aussi être en mouvement ou
en repos dans tous les éléments dont ce temps se compose.
Par suite, on en conclurait que dans l'instant il doit v
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IT. 259
avoir mouvement ou repos comme dans le reste du temps.
Mais ceci est également impossible ; car alors la même
chose serait tout à la fois en repos eten mouvement, puis-
que l'instant est une seule et même extrémité pour les
deux parties du temps; et que, par une contradiction ma-
nifeste, on le suppose en repos et en mouvement tout en-
semble. Enfin, on dit d’une chose qu’elle est en repos,
quand elle-même et ses parties sont actuellement ce
qu'elles étaient antérieurement; mais, dans un instant, il
n'y à ni antérieur, ni postérieur; et, par conséquent, il
n'y ἃ pas de repos, pas plus qu’il n’y a de mouvement.
Donc, il faut nécessairement que le mouvement et le
repos se passent dans une certaine durée de temps et non
dans l’instant.
ΠῚ.
A tout ce qui précède, j ajoute cette conclusion géné-
rale que tout ce qui change est nécessairement divisible,
puisque tout changement suppose et un état d’où part ce
qui change, et un état où il arrive. Or, une fois que la
chose est arrivée à l’état vers lequel elle tend, elle ne
change plus; et quand elle est dans l’état qu’elle va
changer, elle ne change pas encore, ni elle, ni aucune de
ses parties, puisqu'on entend précisément par rester dans
le même état ne changer ni en soi ni dans aucune de ses
parties quelconques. Mais quand la chose est en train de
changer, il faut nécessairement qu’une de ses parties soit
dans le premier état, et l’autre partie dans l’autre état ;
car il est à la fois impossible, et qu'elle soit tout entière
dans les deux, et qu’elle ne soit dans aucun. Je veux
260 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
parler non pas du changement définitif et complet, mais
des premières nuances de ce changement; et, par exemple,
un corps qui de blanc devient noir, ne devient pas noir
immédiatement; mais 1] passe d’abord par le gris. Ainsi,
il n’est pas indispensable que ce qui change soit dans
l’un quelconque des deux extrêmes. Il y a entr'eux une
foule d’intermédiaires où 1] peut être successivement, en
quittant l’un et en allant vers l’autre. Donc, je le répète,
tout ce qui change, ou plutôt tout changement est essen-
tiellement divisible, ainsi que le mouvement, qui n'est
qu’une espèce de changement.
IV.
Le mouvement n’est pas seulement divisible d’une ma-
nière générale; il faut ajouter qu’il peut se diviser de
deux façons : d’abord selon le temps qui le mesure, et
ensuite selon les mouvements partiels que le mobile peut
avoir. Je commence par cette dernière division.
Si, par exemple, un corps AG se meut tout entier, je
dis que ses deux parties AB et BC seront également en
mouvement. Soit DE le mouvement de AB, et EF le mou-
vement de BC, c’est-à-dire le mouvement des parties
de AC. Le mouvement entier de AG doit être nécessaire-
ment DF. C’est, en effet, selon ce mouvement que le corps
doit se mouvoir, puisque son mouvement n’est que la
somme des mouvements des parties, et que nul corps
ne pouvant avoir le mouvement d’un autre, l’une des
parties n'a pas le mouvement de l’autre partie. Donc, le
mouvement total est celui de la grandeur totale du corps
entier. On peut encore prouver ceci d’une autre manière.
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IV. 261
Tout mouvement suppose nécessairement un corps qui 5e
meut. Or, ici, le mouvement total n’est pas le mouvement
d'une des parties séparément, puisque chacune d'elles ἃ
son mouvement partiel ; le mouvement n’est pas non plus
le mouvement d'aucun autre corps que AC, puisqu'il ἃ
été prouvé qu'un mouvement un ne peut appartenir à
plusieurs corps. Donc il est clair que le mouvement en-
tier DF ne peut être que le mouvement de toute la gran-
deur AG; car, là où le mouvement total est celui du corps
entier, les parties de ce mouvement sont les mouvements
des parties, et les parties de DF sont les mouvements
de AB et de BC.
Supposons, en effet, que le mouvement de AC soit
autre que DF, et qu’il soit, par exemple, HI, on pourra
de HI retrancher les mouvements de chacune des parties
AB et BC; mais ces mouvements sont égaux à DE et EF.
Par conséquent, si le mouvement HI est partagé exacte-
ment par les mouvements des parties, c'est qu’il est égal
à DF, et alors on peut les prendre indifféremment l’un pour
l'autre, puisqu'ils ne diffèrent pas. Si HI est plus petit
que DF, et, par exemple, d’une quantité KI, alors 1l n’est
le mouvement de rien; car il n’est pas le mouvement du
tout, il n'est pas davantage celui des parties, puisqu'un
corps n'a qu'un seul et unique mouvement, et il n’est le
mouvement d'aucun autre corps, puisque le mouvement
doit être continu pour des mobiles continus, et que
celui-là ne l’est pas. La démonstration serait analogue
si HI était plus grand que DF, au lieu d’être plus petit.
Par conséquent, ne pouvant être n1 plus grand ni plas
petit, 1] faut qu'il soit égal et le même.
Telle est la division du mouvement selon les mouve-
262 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ments des parties du mobile, et elle s'applique nécessai-
rement à tout corps qui ἃ des parties. L'autre division
du mouvement se rapporte à la division même du temps
pendant lequel le mouvement a lieu; car d’abord tout
mouvement exige un certain laps de temps, et tout mou-
vement est ainsi dans le temps. De plus, le temps est
toujours divisible, puisqu'il faut un temps moindre pour
un moindre mouvement. Il en résulte que le mouvement
est toujours divisible selon les divisions mêmes du temps
pendant lequel il s’accomplit.
Υ.
Comme tout ce qui se meut doit se mouvoir d'une
certaine espèce de mouvement, et pendant un certain
temps, et que tout mouvement suppose nécessairement
un mobile, les divisions doivent être les mêmes pour le
temps et pour le mouvement, soit abstrait soit concret,
pour le mobile et pour le récipient dans lequel le mou-
vement à lieu. Seulement, la division ne se fait pas de la
même manière pour toutes les choses où l’on peut con-
sidérer le mouvement. Là où il y a de la quantité, la divi-
sion se fait en soi, parce que la quantité est directement
divisible en 501; mais là où il n’y ἃ qu'un mouvement de
qualité, la division n’est qu'indirecte, parce que la qua-
lité ne se divise qu'autant que le corps où elle est se
trouve lui-même divisé.
Pour prouver que la division du mouvement et celle da
temps sont toutes pareilles, représentons par A le temps
durant lequel le mouvement ἃ lieu, et par B le mouve-
ment lui-même. La totalité du mouvement s’accomplit
dans la totalité du temps; dans un temps moindre, le
D'ARISTÔTE, LIVRE VI, CH. V. 263
mouvement sera moindre ; dans un temps moindre encore,
le mouvement sera moindre encore ; et, par conséquent, le
mouvement suit exactement la division du temps. Réci-
proquement, si le mouvement est divisible, le temps l’est
absolument comme lui; et l’on peut répéter ce qu'on
vient de dire, que la totalité du mouvement remplit la
totalité du temps ; que la moitié du mouvement s’accom-
plit dans la moitié du temps, et une partie moindre du
mouvement, dans une moindre partie du temps. Le ré-
sultat du mouvement se divisera comme le mouvement et
le temps eux-mêmes. Ainsi, dans la moitié du mouvement,
ce résultat sera moindre que daus le mouvement total ;
il sera moindre encore dans la moitié de la moitié, et ainsi
sans fin.
On peut ajouter que le résultat du mouvement, consi-
déré dans le mobile, sera divisible aux mêmes conditions
que le mouvement lui-même; et si les résultats partiels
sont par exemple DC et CE, le résultat total ne sera
obtenu que par le mouvement total ; car, s’il en était au-
trement, 11 s’ensuivrait que plusieurs résultats de mou-
vement pourraient venir d'un seul et même mouvement.
Or, tout comme nous venons de démontrer que le mou-
vement peut toujours se diviser dans les mouvements des
diverses parties, de même le résultat du mouvement doit
se diviser dans les résultats partiels; car, en supposant
même qu'il y ait un résultat spécial dans chacune des
deux parties DC et CE, il n’en faut pas moins que le ré-
sultat total soit continu comme le temps, et il est par con-
séquent divisible comme lui.
On démontrerait de la même façon que la longueur, et
en général tout ce dans quoi se passe le changement, est
264 PARAPHRASE DE LA PAYSIQUE
divisible comme le temps et le mouvement sont divisibles
aussi, sauf les exceptions que nous avons dû faire pour
les cas où la division est indirecte. Car tout ce qui change
est nécessairement divisible, et un des termes que nous
avons indiqués au nombre de cinq, mobile, mouvement,
distance parcourue, longueur et catégorie du mouvement
pouvant se diviser, 1] s'ensuit naturellement que tous les
autres se divisent également. Ils subissent aussi la même
loi tous les cinq en ce qui concerne la possibilité d’être
finis ou infinis. Mais, ce qui semble le plus d’accord avec
l’idée même du changement, c’est que tous les cinq soient
infinis de même que tous les cinq sont divisibles ; car,
l'infinitude et la divisibilité sont les caractères les plus
certains et les plus évidents de tout ce qui change. Quant
à la divisibilité, nous en avons parlé dans ce qui précède,
et pour l'infinitude nous en traiterons dans ce qui va
suivre.
γΙ.
Avant de démontrer que le temps et le mouvement sont
divisibles à l'infini, je dois poser quelques principes déjà
connus. D'abord, tout ce qui vient à changer change évi-
demment en quittant un certain état, et en arrivant à un
état autre. Une conclusion nécessaire de ceci, c'est que ce
qui a changé doit être, dès le premier moment qu’il a été
changé, dans le nouvel état en lequel 1] est changé. En
effet, ce qui change sort de l’état qu’il change, ou si l’on
veut il quitte cet état. Or, certainement changer et quitter
son état pour en prendre un autre, sont deux idées qui se
confondent absolument ; ou du moins, quitter est la con-
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. VE 265
séquence de changer, tout comme avoir quitté son état
est la conséquence d’avoir changé; car le rapport de ces
deux termes est toujours semblable, soit'qu’il s'agisse du
présent, soit qu’il s'agisse du passé. Si donc c'est une
certaine espèce de changement, si ce n’est de mouvement,
que l’état où le changement s’exprime par la contradic-
tion, on peut dire qu’une chose qui vient à se produire
change du non-être à l'être, et qu’elle ἃ perdu ou quitté
l’état de non-être où elle était antérieurement. Elle fait
donc désormais partie de l'être, puisqu'il faut nécessaire-
ment qu’une chose soit ou ne soit pas. Par conséquent, 1]
est bien clair que, dans ce changement par contradiction
et non plus par contraires, la chose qui aura changé de
cette façon sera bien dans la chose en laquelle elle aura
changé. Si donc il en est ainsi pour le changement spé-
cial du non-être à l'être, j'en conclus qu'il en sera de
même pour toutes les autres espèces de changements :
car ce qui s'applique à l’un doit aussi s'appliquer à tous
les autres.
On peut se convaincre de la vérité de ce principe, en
prenant une à une les diverses espèces de changement ;
et l’on verra que, dans toutes nécessairement, le corps
qui ἃ subi le changement doit être au point d'arrivée et
non au point de départ, pour être réellement et définiti-
vement changé. En effet, il faut qu'il soit quelque part et
dans quelque chose. Or, comme 1] ἃ quitté l’état qu'il
doit changer et 16 point de départ où le changement com-
mence, 1] faut qu'il soit au point d'arrivée où il est alors
changé, ou qu'il soit dans un autre point, s’il n’est pas à
celui-là. S'il est dans un autre point, supposons que ce
soit GC; or, comme c’est en B qu'il doit être changé, 1]
266 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
faut qu'il change encore de C en B; car (ἃ, pris nécessai-
rement entre À et B, n'est pas continu à B, avec lequel il
se confondrait, S'il lui était continu. Or, le changement
est continu nécessairement. Donc, on arrive à cette con-
clusion absurde que ce qui a changé, quand il a déjà
changé, change cependant encore au point où il ἃ déjà
changé ; et comme c’est impossible, il faut admettre que
ce qui change ne pouvant être, ni au point de départ qu’il
a quitté, ni dans un point intermédiaire, est au point d’ar-
rivée où le changement, vers lequel il tendait, est définiti-
vement accompli. Par suite, on doit admettre aussi que
ce qui a été produit du non-être à l'être existe au moment
même qu'il ἃ été produit, de même que ce qui ἃ péri en
passant de l'être au non-être, cesse d'exister au moment
qu'il a péri. Ces généralités, qui s'appliquent à toute es-
pèce de changement, sont encore plus évidentes dans le
changement par contradiction, du non-être à l'être, ou de
l'être au non-être, qu'elles ne 16 sont dans tout autre.
Donc, en résumé, ce qui a changé doit être, dès le pre-
mier moment que le changement est accompli, dans le
point même où il est changé, c’est-à-dire au point d’'arri-
vée et non au point de départ.
VIL
Nécessairement, ce premier instant, cet instant primi-
tif où ἃ changé ce qui ἃ changé, doit être indivisible.
J'entends par primitif ce qui a telle ou telle qualité, non
pas parce qu'une de ses parties aurait antérieurement
cette qualité, mais bien parce qu’il l’a tout entier lui-
même. Supposons, par exemple, que le point AG où le
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΜΗ. 267
changement est accompli soit divisible, et qu’il soit divisé
en B. Si l’objet a changé en AB et ensuite en BC, c’est
que AG n’est pas primitif, ainsi qu’on le supposait, et l'on
va alors contre l'hypothèse. Si l’on dit que le change-
ment a lieu dans l’un et l’autre à la fois, en AB et en BC,
comme il y ἃ nécessité que l’objet ait changé ou qu'il
change dans les deux, il change aussi, ou il a changé, dans
le tout qu’ils forment, c’est-à-dire en AC; mais on avait
supposé, non pas qu’il change en AC, maïs qu'il y avait
déjà changé. Même raisonnement si, au lieu de supposer
qu'il change, ou ἃ changé dans les deux, on suppose qu'il
change dans l’un, et qu’il ἃ changé dans l’autre; car
alors il y ἃ un point qui devient antérieur à celui qu'on
supposait primitif ; et cette nouvelle conclusion n’est pas
plus possible que l’autre. Donc, cet instant où l’objet ἃ
primitivement changé ne peut pas être divisible. De ceci, 1]
résulte que l'instant est également indivisible pour la pro-
duction ou la destruction des choses. Ce qui est né ou a
péri, est né ou ἃ péri dans un instant qui ne peut pas plus
se diviser que celui où tout autre changement s’est ac-
compli.
VIIL.
Mais peut-être est-il nécessaire d’insister sur cette
expression de primitif pour faire bien comprendre ce que
nous entendons par là. Quand on parle du point primitif
où le changement a lieu, on peut prendre ceci en un
double sens : ou bien le primitif est le point où le chan-
gement est complet et achevé, car c'est seulement alors
qu'il est exact de dire que l’objet ἃ changé réellement;
268 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ou bien l'on appelle primitif le point où le changement
commence à se produire. Il y a grande différence entre
ces deux acceptions. Ainsi, ce primitif dont on veut par-
ler, quand on l’applique à la terminaison du mouvement,
est et subsiste réellement par lui-même, puisqu'il est
possible que le changement se termine et s’accomplisse,
et qu'il y ait alors une fin de changement. C’est même là
ce qui nous ἃ fait dire que ce point est indivisible, préci-
sément parce qu'il est une limite et un terme. Mais,
quant au primitif qui s applique au début du changement,
on ne peut pas direqu'ilexiste; car on ne peut le trouver,
ni dans le temps pendant lequel le mouvement s’accom-
plit, ni dans le mobile qui accomplit le mouvement, ni
dans le lieu où ce mouvement se produit.
Je commence par prouver que ce primitif du change-
ment ne peut pas être dans le temps; car il est impos-
sible d'y fixer l'instant auquel ce changement commence
à se produire. Soit ce primitif AD. Je dis que ce prétendu
primitif n’est pas indivisible ; car, autrement, 11 en résul-
terait que les instants sont continus les uns aux autres,
ce qui ἃ été démontré impossible. En effet, AD étant une
partie du temps, et étant indivisible, il s'ensuit que ce
ne peut être qu'un instant ; et, pour former le temps, il
faut que cet instant soit continu à un autre instant, et
celui-ci encore à un autre, etc. Une autre conclusion
absurde à laquelle on arrive nécessairement en faisant AD
indivisible, c’est qu'une même chose est à la fois en repos
et en mouvement; car, si l’objet est supposé en repos du-
rant le temps entier CA, qui précède AD, 1] est égale-
ment en repos durant À, qui est l'extrémité de ce temps.
Dès lors il l’est tout aussi bien en D, puisque D est sup-
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. VII. 269
posé indivisible. Mais on supposait déjà en D que l'objet
était changé. Donc il est tout ensemble et en mouvement
et en repos. On ne peut pas davantage supposer AD divi-
sible; car si l’on suppose que le changement ait lieu dans
une de ses parties, on ne pourra pas plus y trouver le
primitif que l’on cherche. AD étant divisé, si l’objet n’a
changé dans aucune des parties de AD, il n’a pas non
plus changé dans le tout qu’elles forment; c’est de toute
évidence. Si l’on dit, au contraire, qu'il ἃ changé dans
les deux, il est bien vrai qu'il ἃ changé dans le tout;
mais, dès lors, il n’y ἃ plus le primitif que l’on disait;
car le changement dans l’une des parties de AD ἃ dû être
antérieur au changement dans l’autre; et il y ἃ alors
quelque chose qui précède ce primitif prétendu, puisque
nécessairement il avait été changé déjà dans l’une des
deux parties. Donc, enfin, il n’y‘a pas de point primitif
où le changement ait lieu, puisque les divisions peuvent
être en nombre infini.
Si le primitif du changement n’est pas dans le temps,
ainsi qu'on vient de le prouver, il n’est pas non plus dans
le mobile qui change. Soit, en effet, cet objet qui change
représenté par DE, et supposons que le primitif du chan-
gement soit dans une de ses parties DF, puisque tout ce
qui change est essentiellement divisible. Soit le temps
dans lequel DF ἃ changé représenté par HI. S'il ἃ fallu
à DEF un certain temps pour changer, ce qui a changé
dans la moitié de ce temps sera non-seulement moindre
que DF, mais de plus, antérieur à DF ; une autre partie
sera moindre encore; puis une troisième, moindre que la
seconde, et ainsi de suite à l’infini. Par conséquent, on
n'atteindra pas dans l’objet changé ce primitif du chan-
270 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
gement auquel on veut arriver. Ainsi, il n’y a de primitif
de changement ni dans l’objet ni dans le temps.
Reste enfin la qualité qui change, et ici il n’en est plus
tout à fait de même. En effet, dans tout changement on
peut considérer trois choses : l'être qui change, le réci-
pient dans lequel le changement se passe, et la qualité
nouvelle qu'apporte le changement. Par exemple,
l'homme, le temps et la blancheur; c’est l'homme qui
change; c’est dans le temps qu’il change; et ce en quoi il
change, c’est la blancheur. L'homme et le temps, qui
sont tous deux des grandeurs et des continus, sont tou-
jours et indéfiniment divisibles. Mais la blancheur, si elle
est divisible, ne l’est qu'indirectement, parce que, de
cette facon, tout est divisible, et la blancheur se divise
parce que l'objet dans lequel elle se trouve est divisible.
Mais tout ce qui est en soi divisible et ne l’est pas
par accident, ne peut jamais avoir le primitif du chan-
gement. Et ceci est vrai, pour les grandeurs parcourues
dans l’espace, et pour les quantités. En effet, soit AB la
grandeur parcourue, et que le primitif soit dans BC.
Soit qu'on fasse BC divisible ou indivisible, l’impossibi-
lité est la même; car, s’il est supposé indivisible, il en
résulte qu'un objet sans parties sera continu à un autre
objet qui est sans parties également; ce qui est absurde,
puisqu'il faudra que BG supposé indivisible soit con-
tinu à un autre indivisible pour former la grandeur AB.
Si, au contraire, BG est divisible, alors il y a quelque
chose d’antérieur à (ἃ, en quoi le corps ἃ changé; et alors
BC n’est plus le primitif comme on le disait; car il y
aura un antérieur à cet antérieur, puis un autre à celui-
là : et, ainsi de suite à l'infini, la division d’un continu ne
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IX. 271
pouvant pas avoir de terme, ainsi qu’on l’a prouvé. Donc,
il n'y aura pas de primitif dans la grandeur parcourue.
Mais il n’y en aura pas davantage, et par la même raison,
dans ja quantité, puisque la quantité est essentiellement
continue. Si donc il ne peut y avoir de primitif m1 pour
l’espace, ni pour la quantité, c’est-à-dire dans les chan-
gements par déplacement, et dans les changements par
accroissement ou diminution, il est clair que le mouve-
ment dans la qualité est le seul où il puisse y avoir de
l'indivisible en soi, parce qu'en soi la qualité est indivi-
sible, et qu’elle n’est divisible qu'indirectement par la di-
vision de l’objet même dans lequel elle est.
IX.
Du reste, il faut bien remarquer que le changement,
quelle que soit sa durée, et quel que soit son primitif, a lien
dans toutes les parties du temps durant lequel:il a lieu pri-
mitivement; car tout changement ayant lieu nécessaire-
ment dans le temps, changer dans le temps peut s'entendre
en deux acceptions diverses, selon qu'il s’agit du temps
primitif ou du temps considéré dans un autre temps. Je
m'explique ; on dit, par exemple, qu’un changement s’est
passé dans telle année, non pas que ce changement ait
duré toute l’année entière, mais seulement parce qu’il a
eu lieu dans un certain jour de cette année. L'année est
le temps par un autre; le jour est au contraire le temps
primitif. Ainsi, le changement ἃ nécessairement lieu dans
toutes les parties du temps primitif qu'il ἃ fallu à ce qui
change pour changer. C'est là ce qui résulte de la défini-
tion même du mot de primitif, et le primitif ne peut pas
272 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
se comprendre en un autre sens. Voici d'ailleurs un autre
moyen de le démontrer. Soit, en effet, XR le temps pri-
mitif dans lequel le mouvement s’accomplit, et supposons
qu'il soit divisé en K ; car un temps quelconque est tou-
jours divisible, puisque c'est un continu. Dans le temps
XK moitié de ΧΗ, l'objet se meut ou il est en repos:
même raisonnement pour KR autre moitié de XR. Si le
corps ne se meut dans aucune de ces deux parties du
temps, 1l ne se meut pas non plus dans le temps total
qu’elles forment, et 1l y est en repos du moment qu'il ne
se meut dans aucune des deux parties. S’il ne se meut que
dans l’une des deux parties, n'importe laquelle, alors il ne
se meut plus primitivement dans XR, comme on l’avait
d'abord supposé; car, dans ce cas, le mouvement n'est
plus primitif, et il est par un autre. Donc, il faut néces-
sairement que le changement ait lieu dans toutes les par-
ties du temps primitif XR où il se passe.
À:
_ De ce que le temps et la grandeur sont divisibles à l’in-
fini, 1l ressort cette conclusion, qui, à première vue, est
assez singulière, c est que tout ce qui se meut actuellement
doit avoir été müûü antérieurement ; en d’autres termes
il n’est pas possible d’assigner le moment précis où le
mouvement commence. En effet, si dans un temps pri-
mitif XR, un corps s'est mu de la grandeur KL, dans la
moitié de ce même temps, un autre corps doué d’une νἱ-
tesse égale, et qui aura commencé à se mouvoir simulta-
nément, se sera mu de la moitié de KL. Mais si ce second
corps, dont la vitesse est égale, ἃ été mu de quelque
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. X. 273
chose dans cette moitié de KE, il faut bien aussi que le
premier se soit mu d’une même grandeur, quelle qu'elle
soit d’ailleurs ; et, par conséquent, le corps qui se meut
actuellement ἃ été mu déjà antérieurement.
Ceci se prouve encore d’une autre manière. Quand
nous disons qu’un corps ἃ été mu dans le temps ΧΆ, pris
dans sa totalité, nous entendons ou bien qu'il ἃ été mu
dans le temps tout entier absolument, ou bien que c’est
dans toute partie quelconque de ce temps; et alors, nous
ne considérons que l'instant extrême, où, en effet, le chan-
gement ἃ été définitivement accompli. C’est l'instant qui
termine cette portion de temps; et, entre deux instants,
c’est toujours du temps qui comble l'intervalle. Mais si le
corps s'est mu dans cet instant extrême, on pourra dire
tout aussi bien qu’il s’est mu dans les autres instants. Or,
on peut faire une division à la moitié du temps, par
exemple ; et comme cette moitié est également terminée
par un instant, le corps se sera mu aussi dans cette moi-
tié. En généralisant cette remarque, on voit que le corps
se sera mu dans une partie quelconque du temps, puis-
que le temps, quelle qne soit la section qu'on y fasse,
est toujours terminé par un instant durant lequel on sup-
pose que le corps s’est mu. Si donc le temps est toujours
divisible, et si l'intervalle des instants est du temps, il
s'ensuit que tout ce qui change au moment où on le voit
changer, aura déjà changé antérieurement un nombre
infini de fois.
À ces deux démonstrations, j'en ajoute une dernière.
Si ce qui change d’une manière continue, c'est-à-dire
sans être détruit et sans interrompre son changement,
doit nécessairement ou changer actuellement, ou avoir
18
λ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
[EL
ἊΣ
changé déjà dans une partie quelconque du temps anté-
rieur, il s'ensuit, comme il n’y a pas de changement
possible dans le cours de l'instant actuel, que le chan-
gement ἃ dû se produire dans chacun des instants anté-
rieurs. Par conséquent, les instants étant en nombre in-
fini, 1l en résulte que ce qui change actuellement, doit
avoir déjà changé une infinité de fois.
La proposition inverse n'est pas moins vraie; et l’on
peut dire réciproquement que tout ce qui ἃ changé
doit nécessairement changer avant d’être complètement
changé. En effet, tout ce qui a changé d’un certain état à
un autre état ἃ changé dans le temps. Supposons que
dans l'instant le corps ἃ changé de A en B ; il est clair
qu'il n'a pas pu changer dans le même instant où il est
en À, puisqu alors il serait tout à la fois en A et en B, ce
qui est impossible ; car ce qui a changé, quand il a changé,
n'est plus dans l'instant où il change, ainsi qu’on vient
de le démontrer un peu plus haut (ch. VI), c'est-à-dire
que le corps qui ἃ changé n’est plus au point de départ,
mais bien au point d'arrivée. Si l’on dit que, n'étant point
changé à l'instant où il change, il est dans un autre ins-
tant, alors il y à, entre ces deux instants, un intervalle de
temps qui les sépare, puisque les instants, comme on le
sait, ne sont pas continus. Car, comme le changement a
lieu dans le temps, et que le temps est toujours divisible,
le changement aura été autre dans la moité de ce temps,
et autre encore dans la moitié de cette moitié, et ainsi à
l'infini. Donc, le corps change avant d’être changé; et
quand le changement est complet, il s’est fait par une
succession infinie de degrés.
Ce qu'on vient de dire pour la divisibilité du temps est
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. X. 275
encore plus évident pour la grandeur parcourue dans l’es-
pace, et l’on verra qu’elle est également divisible à l’in-
fini, parce que la grandeur, où change ce qui change, et
où se meut le corps qui se meut, est continue, et par
conséquent divisible à l'infini. Soit, par exemple, un corps
qui se meut de C en D. Si l’on supposait CD indivisible,
il y aurait un corps sans parties, continu à un autre corps
sans parties, ce qui est de toute impossibilité. Donc CD
sera une grandeur divisible, et elle sera divisible à l’in-
fini; donc aussi le corps avant d'arriver à D se ment dans
toutes les parties comprises entre C et D. Par conséquent,
je puis conclure, d’une manière générale, que tout ce qui
a changé change avant que son changement ne soit com-
plet. Ce que je viens de dire du temps et de la grandeur
qui sont des continus, s’appliquerait également aux choses
où il n y ἃ plus de continuité, et, par exemple, aux con-
traires et à la contradiction ; car alors on prendrait le
temps pendant lequel l’objet ἃ changé, soit pour arriver
aux contraires, soit pour arriver à la contradiction, et l’on
en dirait les mêmes choses.
Je le répète donc : il y ἃ nécessité que ce qui a changé
change, et que ce qui change ait changé. Le changement
antérieur fait partie du changement actuel, de même que
le changement actuel fait partie du changement antérieur ;
et de cette façon, 1] est impossible d'arriver de part ni
d'autre au primitif que l’on cherche. Cela tient à ce qu'un
indivisible ne peut jamais être le continu d’un indivisi-
ble; car la division de l'intervalle compris entre les deux
est toujours possible, comme on l'a montré pour ces
lignes et ces quantités, dont l’une s'accroît, et l’autre
diminue sans cesse, sans qu'il y ait de fin ni pour l’une,
276 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ni pour l’autre de ces deux divisions (livre III, ch. ΧΙ).
On peut pousser encore plus loin ces théories sur
la divisibilité infinie du temps et du mouvement, et
les appliquer à des changements d’une autre espèce.
Ainsi, l’on peut aller jusqu’à dire que tout ce qui a été
produit doit être produit déjà antérieurement; et, réci-
proquement, que ce qui est produit actuellement a été
antérieurement produit, en supposant toujours qu’il s’agit
de divisibles et de continus. Cependant, ce n’est pas dans
tous les cas l’objet entier qui ἃ été produit ; c’est parfois
autre chose que lui, on pour mieux dire, ce n’est qu'une
partie de l'objet. Ainsi, on ne peut pas dire que ce soit la
maison entière qui est faite, quand il n’y a encore que ses
fondements de posés. Ce même raisonnement que nous
appliquons ici à la génération des choses, peut s’appli-
quer aussi à leur destruction ; car dans tout ce qui périt
et meurt, de même que dans tout ce qui naît et se pro-
duit, 1l y ἃ toujours de l'infini, parce qu'il y a toujours
quelque chose de continu que l’on peut indéfiniment di-
viser ; et il est également impossible, et que ce qui na
point été soit, et que ce qui est n'ait point été de quelque
façon. Même observation pour périr et avoir péri: et l’on
verrait, en suivant les mêmes raisonnements, qu'avoir
péri est antérieur à périr, et que périr est antérieur à
avoir péri, puisqu'il y a toujours du divisible à l'infini.
Donc encore une fois, ce qui a été produit doit être pro-
duit antérieurement, et ce qui est actuellement produit
doit avoir été déjà produit ; car, toute grandeur quelcon-
que et le temps, quel qu’il soit, sont toujours indéfiniment
divisibles; et, par conséquent, quel que soit aussi le point
où l’on prétend arrêter la division, ce n’est jamais un pri-
D’ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XI. 277
mitif, et il y ἃ toujours un antérieur qu’on peut poursuivre
sans fin.
XL.
De ces considérations sur la divisibilité indéfinie du
mouvement et du temps, on tire quelques conséquences
qu'il est bon de signaler. Comme tout ce qui se meut doit
nécessairement se mouvoir dans le temps, et comme un
corps doué d’une égale vitesse parcourt plus d'espace dans
un temps plus grand, il s'ensuit que dans un temps in-
fini, il ne peut pas y avoir de mouvement fini, en suppo-
sant, bien entendu, qu’il ne s’agit pas d’un mouvement
fini qui pourrait être constamment le même, ni du mouve-
ment d’une des parties de l’objet, mais du mouvement
total dans le temps total. Ainsi donc, si le corps conserve
une vitesse égale et uniforme, il faut nécessairement que,
le mouvement étant fini, il ait lieu aussi dans un temps
qui sera fini comme le mouvement lui-même; car en pre-
nant une partie du mouvement qui mesure exactement le
mouvement entier, le corps parcourra la ligne entière
qu'il décrit dans des temps égaux, et qui seront aussi
nombreux que les parties elles-mêmes de la ligne parcou-
rue. Par conséquent, ces parties seront finies en quantité
pour chacune d'elles, et quelque répétées qu’elles soient,
finies également en nombre. Donc le temps sera limité et
fini tout comme elles ; et le temps total sera égal au temps
d'une des parties multiplié par le nombre même de ces
parties.
Nous venons de supposer que le corps était animé
d'une vitesse égale; mais la démonstration serait la même
278 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
en supposant que la vitesse ne fût pas uniforme, et
l’on arriverait toujours à cette conclusion que le temps
doit être fini quand le mouvement est fini. Soit AB la
ligne que parcourt le mouvement fini, et soit CD le temps
infini pendant lequel le mouvement est censé durer. De
toute nécessité, le corps se meut dans nne certaine partie
de AB avant de se mouvoir dans l’autre, et il est clair
que ces parties différentes du mouvement correspondent
aussi à des parties différentes du temps; car, dans un
temps plus grand, le mouvement, tout inégal qu'il est,
sera autre que dans un temps plus petit; et cela est tout
aussi vrai soit qu on suppose une vitesse égale, ou iné-
gale, et soit même encore que le mouvement s’accroisse,
qu'il diminue, ou qu’il reste stationnaire et uniforme.
Soit donc une partie AE de la ligne AB, et que
cette partie mesure AB exactement. Cette partie du
mouvement correspond à une certaine partie adéquate
du temps supposé infini; car elle ne remplit pas appa-
remment le temps infini, puisque c'est tout le mou-
vement qui seul pourrait le remplir. En prenant après
AE une autre partie égale de la ligne, elle correspon-
dra de même à une certaine autre partie du temps in-
fini; car je dirai de cette seconde partie égale à AE «e
que je disais de AE lui-même, et elle ne remplit pas da-
vantage la totalité du temps infini, puisque dans linfini
il serait bien impossible de trouver une mesure commune
qui, suffisamment répétée, pourrait l’épuiser. L’infini me
peut jamais être composé de parties finies, soit égales
soit inégales ; car, dès lors, il ne serait plus sans fin, et
les quantités finies, soit en nombre soit en grandeur, sont
toujou's mesurées par quelqu'autre quantité. Les parties
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΣΙ. 279
successives, égales à AE, ont beau être égales ou iné-
gales, la ligne entière AB sera mesurée, puisqu'elle'est
finie, par les AE, quelle que soit la grandeur qu'on leur
suppose ; et la somme des temps finis qui correspondent
à ces parties sera finie également. Donc, le mouvement
fini ne peut pas plus avoir lieu, dans un temps infini, avec
une vitesse inégale qu'avec une vitesse égale.
Ce qu'on vient de dire pour le mouvement à partir du
point de départ, pourrait également s'appliquer au mou-
vement quand il tend vers le repos, au point d'arrivée;
et l’on peut ajouter que ce qui est toujours un et le même
ne peut jamais ni naître ni périr; Car 1] y aurait toujours
quelque variation, ne serait-ce que dans le temps; et, dès
lors, l’immobilité cesserait.
Mais on peut renverser ainsi la démonstration précé-
dente, et prouver qu'il n’y ἃ pas plus de mouvement in-
fini dans un temps fini, qu'il n’y avait tout à l’heure de
mouvement fini dans un temps infini, en supposant d’ail-
leurs aussi que le mouvement est égal ou inégal. Le temps
étant fini, on y peut prendre une partie qui le mesure
tout entier. Dans cette partie du temps, le mouvement
parcourra une certaine partie de la ligne, sans parcourir
la ligne entière, puisque la ligne entière ne peut être par-
courue, d'après l'hypothèse, que dans le temps entier.
Dans une seconde partie du temps, le mouvement par-
courra une seconde partie de la ligne, et ainsi de suite,
soit que cette seconde partie soit égale ou inégale à la
première; car peu importe, du moment que chaque partie
prise à part est finie. Il est clair que le temps qui est fini
s'épuisera de cette façon; mais il est clair aussi que la
ligne supposée infinie ne sera point épuisée, attendu que
280 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
tous les retranchemenis qu'on y peut faire sont finis,
soit en quantités soit en nombre. Par conséquent, le corps
ne parcourt pas une ligne infinie dans un temps fini. Il
n'importe pas d’ailleurs que la ligne soit supposée infinie
dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire sans commen-
cement ou sans fin. Dans l’une ou l’autre hypothèse, le
raisonnement serait toujours le même.
On vient de démontrer que le temps ne peut pas être
infini quand le mouvement est fini, et réciproquement
que le mouvement ne peut être infini quand le temps est
fini. Maintenant on va démontrer que le mobile est sou-
mis aux mêmes conditions que le mouvement et le temps.
Supposons d’abord un mobile d’une grandeur finie. Il
ne pourra parcourir ane ligne infinie dans un temps fimi.
En effet, dans une partie du temps, il parcourt une par-
tie finie de la ligne; et ceci se répétant pour chaque
partie successivement, c'est encore du fini et non pas
l'infini qu'il a parcouru dans le temps entier. Mais si le
mobile fini ne peut parcourir l'infini dans un temps fini,
il n’est pas plus possible qu'une grandeur infinie par-
coure une ligne finie dans un temps fini. Supposons en
effet, que ce mobile infini puisse avoir un mouvement
fini, il s'ensuit que le fini parcourt aussi l'infini; car
quel que soit celui des deux qui est en mouvement, soit
le fini, soit l'infini, il en résulte toujours que le fini par-
court l'infini. Si c'est l'infini À qui se meut, et que le fini
B soit en place, il y aura une partie CD de l'infini qui
correspondra à B, et successivement les parties de l'infini
passeront devant B. Donc l'infini se sera mu devant le
fini, et le fini aura parcouru l'infini de cette façon; car si
l'infini se meut dans le fini, cela ne peut se comprendre
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΧΗ. 281
qu’autant que le fini lui-même se déplace ou qu'il mesure
l'infini parties par parties. Mais cette dernière supposition
est impossible puisque l'infini est incommensurable ; donc
il est impossible aussi qu'un mobile infini parcoure une
ligne finie.
Il n’est pas possible davantage qu’il parcoure une ligne
infinie dans un temps fini; car si le mobile infini pou-
vait parcourir une ligne infinie, à plus forte raison pour-
rait-il parcourir une ligne finie, puisque le fini est toujours
compris dans l'infini; or, on vient de prouver qu'il ne
parcourt pas une ligne finie; donc il ne parcourt pas
davantage une ligne infinie. La démonstration serait en-
core la même si on supposait le temps infini au lieu du
mobile. Ainsi, dans un temps fini, une grandeur finie ne
peut parcourir l'infini, pas plus qu’une grandeur infinie
ne peut parcourir le fini, pas plus encore qu'une grandeur
infinie ne peut parcourir l'infini. Donc le mouvement ne
pourra pas davantage être infini dans un temps fini; car il
n y ἃ point ici de différence à supposer que c’est le temps
qui est infini où que c'est le mobile. Du moment que l’un
des deax est infini, il faut que l’autre le soit aussi de
toute nécessité, puisque tout déplacement se fait dans
l'espace, et qu'il exige tout à la fois et un certain temps
et un certain mouvement. Si l’on suppose le déplacement
infini, il faudra que l’espace et que le temps soient infinis
également.
ΧΙ.
Les distinctions que l’on vient de faire pour le mou-
vement peuvent être faites aussi pour le ralentissement
282 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
du mouvement, si ce n’est pour le repos. En effet, comme
tout ce qui par sa nature doit être ou en mouvement ou
en repos, ne se meut et ne repose que quand toutes ses
conditions naturelles d'action, de temps et d'espace, sont
remplies, il s'ensuit que ce qui se ralentit et tend à s’ar-
rêter, doit être en mouvement au moment où il arrête
peu à peu son impulsion; car s’il n'était pas alors en
mouvement, c'est qu'il serait en repos; mais il n’y est
pas puisqu'il y tend. De ceci, il résulte clairement que la
tendance au repos ou le ralentissement du mouvement
doit être dans le temps, puisque tout mouvement se
passe dans le temps nécessairement, et que la tendance
au repos suppose que le mouvement continue. Le ralen-
tissement n’est qu'une espèce du mouvement.
Ce qui prouve bien que le ralentissement est dans le
temps, tout comme y est le mouvement, c'est que le ra-
lentissement peut être ou plus rapide ou plus lent; et
c'est toujours au temps que se rapportent les idées de
lenteur et de vitesse. De même que pour le mouvement,
le ralentissement qui ἃ lieu dans un certain temps pri-
mitif, doit avoir lieu dans toutes les parties de ce temps.
On peut toujours supposer le temps divisé. Qu'il le soit
donc ici en deux parties. Si le ralentissement n’a lieu dans
aucune des deux parties, 1l ne se produit pas non plus
dans le temps entier qu’elles composent; et alors le mou-
vement qu'on suppose se ralentir ne se ralentit pas. 51]
se ralentit dans l’une ou l’autre des parties du temps, le
temps entier n’est plus alors le primitif qu'on supposait;
car c'est dans une partie du temps, et non dans ce temps
même que le mouvement se ralentit, ainsi que nous
l'avons démoatré plus haut pour le mobile (ch. VIH.
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIT. 283
Mais de même qu'il n'y ἃ pas de primitif, comme on
l'a vu, où l’on puisse dire que le mouvement s’accomplit,
de même il n’y en ἃ pas non plus pour le ralentissement
du mouvement, c’est-à-dire qu’il n’y a réellement de pri-
mitif ni pour le mouvement, ni pour l'arrêt. Soit AB, par
exemple, le primitif supposé où le corps se ralentit. Il
n'est pas possible que ce primitif soit indivisible ; car il
n'y ἃ pas de mouvement dans ce qui est sans parties; le
corps doit s'être mu antérieurement dans une partie quel-
conque, et le corps qui ralentit son mouvement doit né-
cessairement être au préalable en mouvement. Si AB est
divisible, le ralentissement aura lieu dans une quelconque
de ses parties; car le corps ralentissant son mouvement
dans AB primitif, et ce primitif ne pouvant pas être un
indivisible, puisque le temps est toujours divisible, il ne
peut pas v avoir dans le temps de primitif où le corps
ralentisse et arrête son mouvement,
Il en est de même pour le repos, c’est-à-dire que pour
le repos il n’y ἃ pas plus de primitif qu’il n’y en a pour
le inouvement ou pour son ralentissement. Le temps où
le repos ἃ lieu ne peut pas être indivisible; car il n’y ἃ
pas de mouvement possible dans ce qui ne peut pas être
divisé; et là où est le repos, là est aussi le mouvement
qui y correspond. En effet, le repos n’est que l'absence
du mouvement dans les circonstances où naturellement
le mouvement devrait avoir lieu. D'autre part, comme le
repos suppose que la chose est actuellement ce qu'elle
était auparavant, 1l v ἃ ici deux termes, et non pas un
seul comme on pourrait le croire. Le temps dans lequel le
repos ἃ lieu se compose donc de deux parties au moins;
et du moment que le temps est divisible, c’est dans une
284 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
de ces parties que le repos se produit. On peut répéter
ici la démonstration qu'on ἃ donnée plus haut, pour éta-
blir qu’il n'y ἃ de primitif, ni pour le ralentissement du
mouvement, ni pour le mouvement lui-même.
La cause générale de tout ceci, c’est que tout mouve-
ment et tout repos ont lieu nécessairement dans le temps ;
or, le temps qui est toujours divisible, ne peut pas plus
être un primitif que la grandeur ou un continu quel-
conque, puisque tout continu est toujours divisible à
l'infini.
ΧΗ.
Mais s'il n'y ἃ pas de primitif pour le temps et le mou-
vement, il n'y en ἃ pas davantage pour le lieu où le
mouvement se passe. En ellet, tout mobile se meut né-
cessairement dans le temps, et il change en allant d’un
point à un autre; mais il est impossible que le mobile ait
un lieu primitif, durant le temps en soi pendant lequel
tout entier 1] se meut; je dis dans le temps entier, non
pas dans une de ses parties seulement. En effet, pour
qu'on puisse dire d’une chose qu'elle est en repos, il faut
que cette chose même, ainsi que toutes ses parties, soit
durant un certain temps au même lieu ou au même état;
etiln’y ἃ vraiment repos que quand on peut dire que,
dans un premier instant et dans un instant subséquent,
la chose et toutes ses parties restent dans un état ou un
lieu absolument identique. Or, si c'est bien là l’idée qu'on
doit se faire du repos, 11 n'est pas possible que le corps
qui change, soit tout entier dans tel lieu durant le temps
primitif où 1] est supposé changer ; car le temps est tou-
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 285
jours divisible, et par conséquent ce ne sera que dans des
parties successives du temps, qu'il sera vrai de dire que
la chose avec toutes ses parties, est absolument au même
état qu'elle était.
Si l’on niait cette théorie, et si l’on disait que ce n’est
que pendant un des instants que la chose conserve cet
état identique, il n’en serait pas moins certain que ce
n'est pas dans une partie quelconque du temps que la
chose reste en repos, puisqu'on reconnaîtrait alors que
c'est pendant la limite du temps et non dans le temps lui-
même. Sans doute dans l'instant, le corps existe bien tou-
jours d’une certaine façon ; mais on ne peut pas dire qu’il
y soit en repos; car, dans un instant, il n'y ἃ pas plus de
repos qu'il n'y ἃ de mouvement. Il est strictement vrai
que, dans un instant, le mouvement est impossible ; et
que le corps existe, sans qu'on puisse préciser aucun de
ses rapports. Mais 1] n'est pas possible davantage que
l’on puisse assigner un certain temps au repos, puis-
qu'alors on arriverait à cette conclusion absurde, qu'un
corps en mouvement serait en repos, ce qui est évidem-
ment contradictoire.
XIV.
Les démonstrations qui précèdent peuvent nous aider
à réfuter les arguments sophistiques de Zénon, qui pré-
tendait démontrer que le mouvement n’est pas possible,
et qui, pour frapper davantage les esprits. prenait
l'exemple d’une flèche qui vole, pour prouver que, même
dans ce cas, il n’y avait pas de mouvement. Voici le rai-
sonnement captieux dont Zénon se servait : « Si toute
286 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
« chose, disait-il, doit toujours être ou en mouvement
«ou en repos, et si elle est en repos quand elle est dans
«un espace égal à elle-même, il s'ensuit que, tout corps
«qui se déplace étant à chaque instant dans un espace égal
« à lui-même, la flèche qui nous semble voler est cependant
«immobile ; car, à chaque instant de sa prétendue course,
«elle est dans un espace égal à elle-même. » L'erreur de
Zénon ressort de ce que nous avons dit; car le temps ne se
compose pas d'instants comme il semble 16 croire, pas plus
que nulle autre grandeur ne se compose d'indivisibles. La
flèche n’est pas dans un espace égal à elle-même dans
chaque instant, mais dans chaque partie du temps, et elle
se meut durant tout le temps de sa course, quoique puisse
affirmer Zénon.
Puisque nous en trouvons l’occasion, rappelons que
Zénon avait contre l'existence du mouvement quatre ar-
guments, qui ne laissent pas que d’embarrasser ceux qui
essaient de les réfuter en règle. Le premier raisonnement
reposait sur ceci que le mobile doit passer par les inter-
médiaires avant d'arriver à [a fin ; et les intermédiaires
étant en nombre infini, Zénon en concluait que jamais le
mobile ne pourrait les parcourir. Nous avons déjà réfuté
cet argument dars nos discussions antérieures (Voir ce
même livre, chap. 1), où nous avons montré que les in-
termédiaires ne sont infinis qu'en puissance, mais qu'en
acte ils ne le sont pas.
Le second sophisme de Zénon, qu'on appelle l’Achille,
n'est pas plus fort. Il consiste à prétendre que jamais un
coureur plus lent, une fois qu'il est en marche, ne pourra
être rejoint pas un coureur plus rapide, attendu que le
poursuivant doit, de toute nécessité, passer d’abord par
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 287
le point d'où est parti celui qui fuit sa poursuite, et que
le plus lent conservera toujours une certaine avance,
quoique fasse l’autre. Toujours entre les deux 11 y ἃ une
différence qui deviendra de plus en plus petite à l'infini,
mais qui ne deviendra jamais nulle. Ce raisonnement re-
vient à la théorie de la divisibilité infinie, qui consiste à
prendre toujours la moitié de la moitié, puis la moitié de
cette moitié nouvelle, et ainsi à l'infini. La seule diffé-
rence, c'est que dans l’Achille ce n’est pas par des moitiés
successives que l’on procède. On affirme d’une manière
plus générale que le plus lent ne peut être atteint par le
plus rapide; mais c’est cependant la même chose que
dans une division à l'infini par moitiés, puisque de part
et d'autre on conclut toujours qu'on ne peut arriver à
épuiser la grandeur, quelle que soit d’ailleurs la manière
dont on la partage. Seulement, en parlant de coureur
plus rapide et de plus lent, on se donne une apparence
pompeuse et plus tragique. La solution est des deux côtés
tout à fait indentique. Mais supposer que le coureur qui
est en avance n’est pas rejoint, c'est une erreur mani-
feste que le témoignage des sens nous révèle incontesta-
blement. Il est bien clair que, tant que le coureur est en
avance, 1l n'est pas rejoint; mais, en définitive, 1] doit
être rejoint, et Zénon lui-même doit en convenir, puis-
qu'il ne peut pas nier que, la ligne à parcourir étant finie,
elle peut toujours être parcourue.
Voilà déjà deux des arguments de Zénon. Le troi-
sième est celui dont nous parlions tout à l'heure, et qui
veut prouver que la flèche, qui vole dans les airs, reste
en place. Comme nous l'avons vu, cette erreur consiste à
supposer que le temps est composé d'instants, pendant
288 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
lesquels la flèche reste en repos; mais le temps n’est pas
formé d’instants, comme Zénon le soutient ; et en repous-
sant ce principe, qu'on ne peut pas en effet concéder, on
réfute du même coup l’argument de Zénon.
Reste le quatrième et dernier argument, où l’habile so-
phiste compare des masses égales animées d’une égale
vitesse, mais s’avançant, dans le stade par exemple, en
sens contraire, les unes partant de l'extrémité, les autres
du milieu du stade. Zénon prétend démontrer que si l'on
admet la réalité du mouvement, on arrivera à cette con-
clusion absurde qu'un temps moitié moindre sera égal à
un temps double. Le sophisme consiste précisément en
ceci, qu'on suppose qu'une grandeur égale animée d’une
égale vitesse se ment dans un même intervalle de temps,
soit relativement à une masse qui est en mouvement,
soit relativement à une masse qui est en repos ; ce qui,
cependant, est une erreur manifeste.
Soient quatre masses en repos AAAA; soient quatre
autres masses égales BBBB, partant du milieu des A
pour se mettre en mouvement; soient enfin quatre der-
nières masses égales, mais qui, au lieu de partir du milieu
des À, partent de l'extrémité, tout en ayant la même vi-
tesse que les B. Le premier B atteint bien, en effet, le bout
des À en même temps que le premier G atteint le bout
des B, puisque le mouvement des B et des G est parallèle
et égal. Mais les ἃ ont dépassé tous les A, tandis que
les B n’en sont qu’à la moitié. Donc, le temps écoulé pour
les uns n’est que la moitié du temps écoulé pour les au-
tres, puisque de part et d'autre les conditions sont par-
faitement égales. Mais en même temps aussi les B ont
parcouru tous les C ; car le premier € et le premier B allant
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 289
en sens opposé sont en même temps aux extrémités con-
traires des À. Zénon prétend que le temps qu'il faut
aux C pour passer les B est tout à fait égal à celui qu'il
leur faut pour passer les À, parce que les B et les ὁ
arrivent simultanément à passer les A; mais ce que Zé-
non ne dit pas, c’est que les A restent en place, tandis
qu'au contraire les B sont en mouvement, et que, par
conséquent, le temps ne peut pas être le même, comme il
le soutient, pour les C relativement aux A et relativement
aux B.
Telle est l'argumentation de Zénon, qui pèche par les
côtés que nous venons de dire. Il y a en outre d'autres
objections contre le mouvement, auxquelles il est bon de
répondre. Ainsi l’on dit que le mouvement est impossible
dans le changement qui constitue la contradiction, c’est-
à-dire le passage du non-être à l'être et de l'être au non-
être. Voici comment on le prouve : Un corps qui n’est
pas blanc, changeant de manière à devenir blanc, n’est à
un moment donné ni l’un ni l’autre, et l’on ne peut pas
dire qu'il est blanc, pas plus qu’on ne peut dire qu’il ne
l'est pas. Donc il n’y ἃ pas de mouvement. |
Cette impossibilité qui peut être réelle dans d’autres
systèmes, ne l’est pas dans le nôtre; car il n’y ἃ pas be-
soin qu’une chose soit tout entière blanche ou non blanche
pour qu'on puisse affirmer qu’elle est l’un ou l’autre ; 1]
suffit, pour qu'on lui applique cette détermination, que la
plupart de ses parties ou du moins les plus importantes
soient de telle ou telle façon. Ge n’est pas la même chose
en effet de ne pas être tout entier dans tel état, et de ne
pas y être du tout. J’applique cette remarque à l'opposi-
tion de l'être et du non-être, et d’une manière générale
19
290 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
à toutes les oppositions par contradiction. Il faut bien
que la chose soit nécessairement dans un des deux op-
posés; mais il n’est pas besoin jamais qu’elle soit tout
entière dans l’un des deux, et c’est là ce qui constitue le
mouvement qui va de l’un à l’autre.
Une objection d'un autre genre contre le mouvement,
est celle qui soutient que la sphère et en général tous les
corps qui se meuvent par rotation sur eux-mêmes sont en
repos, attendu, dit-on, que ces corps et leurs parties
étant dans un même lieu durant quelque temps, il s’en-
suit d'après la définition du repos. que ces corps sont
tout à la fois en repos aussi bien qu'en mouvement. À
cela, je réponds en niant le phénomène qu’on allègue, et
je dis que ces corps, tournant sur eux-mêmes, ne sont
jamais un seul instant dans le même lieu. La circonfé-
rence qu'ils décrivent change sans cesse, et le cercle est
perpétuellement différent. La circonférence n'est pas la
même selon qu’on la prend du point A, ou du point B,
ou du point (, ou de tel autre qu'on voudra, si ce n’est
en ce sens qu'on dit de l’homme-musicien qu'il est aussi
homme, sa qualité de musicien étant purement acci-
dentelle, comme pourrait l'être toute autre qualité. La
circonférence change de même sans cesse en une autre,
et elle n’est jamais en repos ainsi qu on le prétend ; et ce
que je dis de la sphère peut s'appliquer également à
tous les corps qui ont un mouvement de rotation sur eux-
mêmes.
XV.
Ceci posé, nous prétendons que ce qui est indivisible
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 291
ne peut avoir de mouvement si ce n’est d’une manière
indirecte, et j'entends par là que l’indivisible ne se meut
qu'autant que la grandeur ou le corps dans lequel il est,
se meut d’abord lui-même; par exemple, comme une
chose qui est immobile dans un bateau se meut, parce
que le bateau lui-même est en mouvement; ou bien comme
la partie se meut par le mouvement du tout. Et quand
je dis Indivisible, j'entends indivisible sous le rapport de
la quantité. En effet, on peut fort bien distinguer entre
les mouvements des parties, selon que ce sont les parties
qui se meuvent elles-mêmes séparément, et selon que
c'est le tout où elles sont comprises qui se ment. Cette
différence est surtout sensible dans une sphère qui tourne
sur elle-même; car la vitesse n’est pas identique pour les
parties qui sont au centre et pour celles qui sont à la
surface, en un mot pour toute la sphère; et ceci prouve
bien que le mouvement dont elle est animée n’est pas
unique, comme on le croit.
Ainsi donc, nous le répétons. l'indivisible peut bien
se mouvoir ; mais C est comme une personne restant assise
dans un bateau qui descend une rivière; cette personne
se meut par cela seul que le bateau où elle est s’avance
avec le courant. Mais je dis qu'en soi l'indivisible ne
peut réellement se mouvoir. Soit en effet un corps qui
change de AB en BC, peu importe d’ailleurs qu'il change
en passant d’une grandeur à une autre, ou qu'il passe
d’une forme à une autre forme, c'est-à-dire d'une qua-
lité à une qualité différente, ou qu'il change, par simple
contradiction. de l’être au non-être et du non-être à l'être.
Il faut nécessairement, quand le corps change, qu'il soit
tout entier ou en AB ou en BC; ou bien qu'une de ses
292 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
parties soit dans l’un, et une de ses parties dans l’autre,
puisque tout ce qui change est soumis à cette condition,
ainsi que nous venons de le voir. Mais d’abord il faut
écarter cette seconde alternative, puisque, si une partie de
l’objet était dans l’un, et une autre partie dans l’autre, il
s’ensuivrait que l’objet est divisible, ce qui serait contre
l'hypothèse qui le suppose indivisible. J'ajoute qu'il ne
peut pas être dans BC; car, lorsqu'il y sera, c’est qu'il
sera changé, et nous supposons non pas qu'il est changé,
mais qu'il change. Reste donc qu'il soit uniquement
dans AB au moment même où il change. Ainsi, le corps
sera en repos dans AB; car Être en repos signifie Etre
durant quelque temps au même état et au même point.
J'en conclus que ce qui est indivisible ne peut ni se mou-
voir, ni éprouver aucun changement.
Il n’y aurait qu'une seule manière de comprendre que
l'indivisible puisse être en mouvement ; c’est Le cas où l’on
admettrait que le temps se compose d’instants; car on
pourrait dire alors que l’indivisible à été mu et a changé
dans certains instants, si, d’ailleurs, on ne peut pas dire
qu'il se meuve et qu’il change dans l'instant actuel qu'on
ne peut saisir. [l n'est pas actuellement en mouvement ;
mais il y ἃ toujours été. Mais nous avons démontré
(Livre IV, ch. XVIT) que c’est là une chose impossible, et
que le temps ne se compose pas plus d’instants que la
ligne ne se compose de points, ou le mouvement d’impul-
sions successives. Or, pour soutenir que l’indivisible se
meut, 1] faudrait admettre que le mouvement se compose
d’indivisibles, comme le temps se composerait d'instants,
et comme la ligne se composerait de points.
Il faut donc reconnaître que le point, n1 aucun autre
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 295
indivisible, ne peut avoir de mouvement; et voici une
autre manière de le prouver. Un corps qui se meut ne
peut parcourir dans son mouvement un espace plus grand
que lui, sans avoir préalablement parcouru un espace
ou plus petit que lui, ou égal à lui. Mais le point étant
indivisible, il est bien impossible qu’il parcoure préala-
blement un espace plus petit que lui-même. Il parcourra
donc un espace égal ; et par suite, la ligne se trouverait
composée de points; car le point ayant un mouvement
qui est successivement égal à l’espace qu’il occupe, il
finira par mesurer toute la ligne. Mais il ne se peut pas
que la ligne se compose de points, et il ne se peut pas
davantage, par conséquent, que l’indivisible se meuve
jamais.
J'ajoute une dernière preuve. Tout ce qui se meut doit
se mouvoir dans le temps; et dans un instant il n’y a pas
de mouvement possible. Or, le temps étant toujours divi-
sible, il s'ensuit que pour un mobile quelconque, il y aura
toujours un temps moindre que le temps dans lequel il
parcourt un espace égal à lui-même. Ce temps moindre
sera précisément le temps durant lequel il se meut, puis-
que le mouvement doit toujours avoir lieu dans le temps.
Mais le temps étant toujours divisible, il y aura toujours
aussi pour le point un temps moindre dans lequel son
mouvement aura eu lieu. Ce temps moindre répondra à
un moindre mouvement aussi; mais ce mouvement moin-
dre, ce moindre espace parcouru est impossible, puisqu'il
n’y a rien de plus petit que le point, qui est indivisible ;
* car alors l’indivisible serait divisé en parties moindres,
comme le temps lui-même est divisé en temps. Mais 1]
294 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est impossible de supposer quelque chose qui soit plus
petit que le point lui-même.
Aïnsi donc, l’indivisible ne pourrait se mouvoir que s’il
y avait du mouvement dans un instant indivisible ; car
ces deux propositions sont identiques, à savoir qu'il y ἃ
du mouvement dans un instant et que l’indivisible peut
se MOUVOIr.
XVI.
Après avoir prouvé que le mouvement est possible,
malgré ce qu’en ont dit Zénon et quelques autres philo-
sophes, 1] reste à prouver que le mouvement n’est pas in-
fini, ainsi qu’on l’a cru quelquefois. Je dis donc d’une
manière générale que le changement ne peut pas être in-
fini; car le changement est toujours le passage d’un cer-
tain état à un état différent, soit que le changement se
passe dans la simple contradiction, soit qu'il se passe
entre des contraires. Pour le changement dans la contra-
diction, les limites sont toujours l'affirmation et la néga-
tion, l'être pour la génération des choses, le non-être
pour leur destruction. Dans les changements entre con-
traires, ce sont les contraires eux-mêmes qui servent de
limites, puisqu'ils sont les points extrêmes entre lesquels
se passe le changement. Ainsi dans l’altération, c’est-à-
dire le changement d’une qualité dans une qualité diffé-
rente, les contraires sont la limite du changement qui a
lieu, puisque l’altération passe toujours d’un contraire à
un antre contraire. 1] en est de même encore dans le chan-
gement qui résulte d’'accroissement ou de décroissance.
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΧΥ͂Ι. 295
Pour l'accroissement, la limite est l'acquisition de la
grandeur que la chose doit atteindre d’après sa nature
spéciale ; et pour la décroissance, la limite est la dispari-
tion de cette même grandeur.
Quant au déplacement dans l'espace, on ne peut pas
dire que le changement y soit limité et fini de cette ma-
nière, puisqu'il ne se fait pas toujours entre les contraires.
Mais 1] faut bien voir comment on peut dire aussi de ce
mouvement qu'il ne peut pas être infini non plus que les
autres. On affirme d’une chose qu’elle n’a pas pu être
coupée de telle manière qu’on indique, parce qu’en effet,
il est impossible absolument qu'elle ait jamais été coupée:
car le mot d’impossible a bien des acceptions diverses. Ce
qui n’a pu être coupé d’une manière absolue ne peut pas
von plus être actuellement coupé; et d’une façon géné-
rale, ce qui ne peut pas avoir jamais été, ne peut pas être
actuellement; ce qui ne peut pas du tout changer ne
change jamais en la chose dans laquelle 1] est impossible
qu'il change. Si donc, le corps qui se déplace change à
quelques égards, c'est qu'il peut avoir changé ; et alors
il y ἃ une limite, et le mouvement s'arrête à un certain
moment. Donc le mouvement n'est pas infini comme on
le prétendait; et il ne parcourra pas une ligne infinie,
parce qu'il est impossible de la parcourir.
On peut dire aussi d'une manière générale qu'il n’v ἃ
pas de changement infini, en ce sens qu'il n’y aurait pas
de limites qui le déterminent. Mais si le mouvement a né-
cessairement des bornes dans l’espace, il reste à voir s’il
n'est pas possible qu'il soit infini sous le rapport du
temps, et qu'il v soit éternellement un et le même. Rien
ne semble empêcher à première vue que le mouvement ne
296 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
soit infini en ce sens que des mouvements succèdent à
des mouvements divers; et que, par exemple, après le
déplacement il y ait altération, après l’altération accrois-
sement, et après l'accroissement génération; et ainsi de
suite. De cette façon, il semble que le mouvement peut
être perpétuel dans le temps; maïs il n’est plus unique ;
car, de tous ces mouvements, il est impossible de faire
sortir un mouvement un pour résultat. Mais, à côté de
cette question, 11 y en a une autre qui ne mérite pas
moins d'attention. En supposant que le mouvement soit
un, il n'y ἃ qu'un seul mouvement qui puisse être infini
dans le temps, c'est-à-dire éternel, et ce mouvement
éternel et indéfectible ne peut être que la translation cir-
culaire.
LIVRE VII.
SUITE DE LA THÉORIE DU MOUVEMENT.
Avant d'aborder la théorie de ce mouvement éternel et
uniforme, il faut rappeler quelques principes qui servi-
ront à la faire mieux comprendre et à la préparer. Le
premier principe que nous poserons, C'est que tout ce
qui est mu doit nécessairement être mu par quelque chose.
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. 1. 297
Ici il se présente deux hypothèses : ou le mobile a le mou-
vement en lui-même, ou il ne l’a pas. S'il ne l’a pas, ilest
évident qu’il reçoit le mouvement d’un autre, et c'est cet
autre qui est le vrai moteur. J'examine la première hypo-
thèse où le mobile ἃ le mouvement en lui-même, et 16
dis que, même dans ce cas, le mobile est encore mu par
quelque chose. Soit AB un objet qui se meut en soi et
dans sa totalité, et non pas seulement dans une deses par-
1165. D'abord supposer que AB se meut lai-même parce
qu'il est mu tout entier, et qu'il n’est mu par aucune
cause étrangère, c'est une erreur; car de ce qu'une
chose KL met en mouvement une autre chose LM, et de
ce que KL est mue elle-même, il ne s'ensuit pas que l’en-
semble KM n’est pas mu lui-même par quelque chose.
On ne pourrait pas affirmer cette conclusion, parce qu'on
ne verrait pas clairement lequel des deux corps est le
mobile et lequel est le moteur. C’est ainsi qu’on peut se
demander qui est le moteur et qui est le mobile, ou du
rameur qui fait aller le bateau, on du bateau qui porte et
meut le rameur. Mais ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait
pas dans ce cas de moteur réel. Un second principe, c’est
que quand un corps se meut lui-même et n’est pas mu
par un autre, ce corps ne s'arrêtera pas nécessairement
parce qu'un autre corps viendrait à s'arrêter. Mais si un
objet s'arrête, parce qu’un autre s'arrête aussi, on en
peut conclure que ce premier objet n’est pas mu par lui-
inême, mais qu il est mu par un autre.
Ceci étant clairement démontré, j'en conclus, comme
je l'ai déjà fait plus haut, qu’il y a nécessité que tout ce
qui est mu soit mu par quelque cause. Soit AB un mobile
qui est mu; il est nécessairement divisible; car nous
298 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
avons prouvé (Livre VI, ch. V) que tout ce qui est mu
est divisible aussi. Supposons donc qu'il est divisible
en C. Si la partie BC n’est pas mue, le mobile entier AB
sera nécessairement sans mouvement comme elle ; car si
elle est supposée en mouvement, il est évident que c’est
seulement parce que la partie AC serait en mouvement,
tandis que l’autre partie BC serait en repos. Donc AB, le
mobile entier, ne se meut pas lui-même et primitivement,
ainsi qu'on le supposait d’abord, quand on admettait
qu'il se donnait à lui-même son propre mouvement, et
qu'il se le donnait d’une manière immédiate et primitive.
Donc, si la partie BCest en repos, il faut aussi que le mo-
bile entier AB y soit comme elle.
Pour rendre ceci plus clair, on peut supposer que AB
est l'animal ; AC est l’âme, qui meut le corps, représenté
par BC. Mais quand un mobile s'arrête dans son mouve-
ment parce qu'une autre chose vient à s'arrêter, on dit
que ce mobile est mu par une autre chose et non par lui-
même. Par conséquent, tout ce qui est mis en moavement
est nécessairement mu par quelque chose; car tout mo-
bile est divisible ; et quand la partie motrice est en repos,
le tout y est comme elle. Mais ici se présente une objec-
tion grave : si tout ce qui est mu est mu nécessairement
par quelque chose, ce principe s'applique au mouvement
dans l’espace aussi bien qu'à tous les autres, et alors le
moteur du premier mobile est mu lui-même par un autre
moteur, qui, à son tour, reçoit le mouvement, et cet autre
par un autre encore, et ainsi de suite sans qu'on puisse
assigner de fin.
D’'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. IT. 299
Il.
Il faut bien cependant qu’on s'arrête quelque part,
c'est-à-dire à une cause initiale et première; et le mou-
vement ne peut du tout aller à l'infini. Supposons, en effet,
qu’il n’en soit pas ainsi, et que la série puisse indéfini-
ment se prolonger. À est mu par B; B est mu par C;
G est mu par D; et ainsi sans fin, le moteur étant tou-
jours mis en mouvement par le mobile qui le suit.
Comme le moteur ne peut mouvoir que parce qu'il est mu
lui-même, le mouvement du moteur et du mobile sont si-
multanés ; car le moteur est mu lui-même en même temps
qu'il meut le mobile. Par conséquent, tous les mouve-
ments de À, de B, de C, etc., c’est-à-dire des moteurs et
des mobiles, seront simultanés. Mais, tout en admettant
que ces mouvements sont simultanés à l'infini, rien ne
nous empêche de considérer chacun de ces mouvements
à part et comme fini. Le mouvement de A est représenté
par E; celui de B par F; celui de ἃ par G; celui de D par
H ; etc., etc. ; car, si l’ensemble est infini, on peut tou-
jours considérer chacun de ces mouvements isolément,
parce que chacun d'eux est un numériquement parlant,
et qu'il n'est point infini dans aucune de ses extrémités,
tout mouvement ayant toujours lieu nécessairement d’un
point à un autre point.
Mais quand je dis qu'un mouvement est un numérique-
ment, et qu'il n'est pas deux ou plusieurs, j'entends qu’il
va du même au même dans un temps qui est aussi le
même et non interrompu; car il faut bien distinguer ici ;
et le mouvement peut être un et le même, soit en genre,
soit en espèce, soit en nombre. Ainsi, le mouvement est le
300 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
même en genre, quand 1] a lieu dans la même catégorie,
dans la substance, par exemple, dans la qualité ou dans
tel autre genre susceptible de mouvement. Il est le même
en espèce, quand 1] va du même en espèce au même en
espèce, et que, par exemple, il va du blanc au noir, ou
du bien au mal, sans qu’il y ait de différences dans les
espèces, qui sont d’un côté les couleurs; de l’autre côté,
le bien; et de l’autre côté, le mal. Enfin le mouvement est
un et le même numériquement, quand il va du même au
même dans un même temps sans que ce temps soit inter-
rompu; par exemple, de cette chose blanche à cette
chose noire, ou de ce lieu à un autre lieu dans un temps
continu et le même; car, si c’est dans un autre temps, le
mouvement n’est plus un numériquement, bien qu'il puisse
encore être un en espèce.
Après cette digression, qui se rapporte aux explications
données plus haut (Livre V, ch. VI), je reprends la suite
du sujet; et je suppose que le temps dans lequel A fait
son mouvement est représenté par K. Le mouvement de
À étant fini, le temps durant lequel le mouvement se passe
sera fini aussi. Mais comme les moteurs et les mobiles
agissant les uns sur les autres, sont infinis, il faut que le
mouvement total qui en résulte, EFGH, soit infini comme
eux; car il se peut que les mouvements particuliers
de À, de B et de tous les autres soient égaux, comme 1] se
peut aussi que les uns soient plus grands, et les autres
plus petits. Mais, que les mouvements particuliers soient
égaux où Inégaux, le mouvement total sera toujours infini
dans les deux hypothèses. Or, comme le mouvement de À
est simultané au mouvement des autres, il s’ensuit que le
mouvement total a lieu dans le même temps que le mou -
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IT. 301
vement de À. Mais comme le mouvement de A, qui est
fini, se passe dans un temps fini, il en résulterait, chose
impossible, qu’un mouvement infini se passerait dans un
temps fini.
Il semble que ceci répond à la question posée au dé-
but, et que la série ne peut se prolonger à l'infini; mais
la démonstration n’est pas aussi péremptoire qu’on le
croirait, parce qu'il n’est pas impossible autant qu'on le
croit que des mouvements infinis aient lieu dans un temps
fini. 11 se peut en effet fort bien que dans un temps fini 1]
y ait un mouvement infini, non pas d'un seul corps, sans
doute, mais de plusieurs corps qui seraient infinis en
nombre ; et c'est précisément le cas que nous supposions
tout à l'heure, puisque chacun des corps supposés ἃ un
mouvement qui lui est propre, et que plusieurs corps
peuvent se mouvoir en même temps.
Mais 511 faut que le moteur immédiat et primitif qui
donne le mouvement dans l’espace ou tel mouvement cor-
porel, touche le mobile ou qu'il soit adhérent ou contigu
au mobile, ainsi qu’on peut l’observer dans tous les cas
de mouvements transmis, 1l faut alors que les moteurs et
les mobiles supposés plus haut se touchent réciproque-
ment, et soient continus les uns aux autres de manière à
former un seul système. Ge système, d’ailleurs, sera ou
limité ou infini, peu importe; car, de toute façon, le mou-
vement de tous sera infini, puisqu'ils sont en nombre in-
fini, les mouvements des uns et des autres étant soit
égaux soit inégaux. Ge que nous prenons ici comme sim-
plement possible peut être supposé réel, et si le nombre
total des ABCD, etc., est infini, et qu'ils aient accompli
leur mouvement dans le temps K, comme ce temps est
302 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
fini, il s'ensuit que dans un temps fini, le fini ou l'infini
parcourt l'infini. Or, l’une de ces hypothèses est impos-
sible tout aussi bien que l’autre. Donc 11] est nécessaire
qu'il y ait quelque part nn temps d'arrêt, c'est-à-dire
qu'il y ait un premier moteur et un premier mobile. Peu
importe du reste que l'impossible soit conclu d’une
hypothèse ; car les prémisses étant contingentes, la con-
clusion ne peut jamais être elle-même que contingente
comme les prémisses.
ΠῚ.
Je viens de dire que le moteur et le mobile devaient se
toucher ; maintenant je veux démontrer ce principe. de
dis donc que le moteur immédiat et primitif, celui d’où
part le mouvement et non pas celui en vue duquel le mou-
vement se passe, est dans le même lieu que l’objet qu'il
met en mouvement ; et par le même lieu, 1l faut entendre
qu'il n'y a rien d’interposé entre le moteur et le mobile.
C'est là une condition commune à tout mobile et à tout
moteur ; Car 1] y ἃ trois espèces de moteurs, comme il y 8,
aussi trois espèces de mouvements, dans l’espace, dans la
qualité et dans la quantité; et pour chacune de ces es-
pèces, il y ἃ un moteur spécial, l’un qui produit la trans-
lation, l’autre qui produit l'altération, et un troisième qui
produit accroissement et le dépérissement.
Je parle d’abord de la translation, parce qu’on peut la
regarder comme le premier et le plus apparent des mouve-
ments; et je vais prouver que le moteur et le mobile doi-
vent, pour cette espèce de mouvement, être dans le même
lieu. Tout ce qui se déplace dans l'espace, ou se meut par
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. I. 303
lui-même, ou est mu par une cause étrangère. Pour tous
les corps qui se meuvent eux-mêmes, il est évident que
le moteur et le mobile sont nécessaireîent dans le même
lieu, puisque le moteur, qui les ment immédiatement, ré-
side dans ces corps mêmes, et qu'il ne peut y avoir rien
d'interposé ici entre le moteur et le mobile.
Quant aux corps mus par une cause étrangère, 1] n'y ἃ
que quatre cas possibles, attendu que le déplacement
dans l’espace ne peut avoir qu’une de ces quatre causes :
traction, impulsion, transport ou rotation. Tous les dé-
placements dans l’espace peuvent, en effet, se ramener à
ces quatre là. Ainsi, la compression n’est qu'une impul-
sion où le moteur suit et accompagne la chose qu'il pousse,
tandis que la répulsion est une impulsion où le moteur ne
suit pas cette même chose. La projection a lieu quand on
rend le mouvement imprimé à l’objet plus fort que ne se-
ralt Sa translation naturelle, et que l’objet est déplacé
dans l’espace, aussi longtemps que le mouvement existe
et domine. La dilatation et la contraction ne sont pas non
plus autre chose qu’une impulsion et une traction. On
peut dire que la dilatation est une répulsion; car la ré-
pulsion peut avoir lieu, soit loin du moteur lui-même, soit
loin d’un autre. La contraction n’est aussi qu’une trac-
tion ; car la traction se fait, soit sur l’objet lui-même, soit
sur ἢ autre. On expliquerait de même les autres espèces
de mouvements analogues, l’extension et le rétrécissement,
la première n'étant qu'une dilatation, et le second n'étant
qu'une contraction. 11] en est encore ainsi pour toutes
les autres concrétions ou séparations : elles ne sont toutes
que des dilatations ou des contractions. [ci seulement, il
faudrait excepter celles qui se rapportent à la génération
304 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et à la destruction des choses. D'ailleurs, on voit bien que
la séparation et la concrétion ne sont pas des mouvements
de genres absolument différents, puisqu'elles peuvent se
ramener toutes deux à un des mouvements ci-dessus in-
diqués. À un autre point de vue, l'aspiration que fait la
poitrine n’est qu’une traction, et l'expiration n’est qu’une
impulsion. De même aussi, pour l’expectoration et tous
les autres mouvements par lesquels le corps ingère ou re-
jette quelque chose : les uns ne sont que des attractions,
et les autres des répulsions. Ainsi, en résumé, on peut
réduire tous les mouvements qui se font dans l’espace à
ceux que nous avons indiqués plus haut.
Parmi ces mouvements, il en est encore d’autres tels
que le transport et la rotation, qu'on peut faire rentrer
dans la traction et dans l'impulsion. Ainsi, le transport
ne peut avoir lieu que de trois manières : la chose trans-
portée n’a qu'un mouvement accidentel, parce qu'elle est
dans une autre chose, ou sur une autre chose, qui estelle-
même en mouvement; mais ce qui transporte peut lui-
même être, dans une de ces trois conditions, ou tiré, ou
poussé, ou tournant; et ce transport peut avoir lieu sous
ces trois formes de mouvements. Quant à la rotation,
elle est un composé de traction et d'impulsion. En effet,
le moteur qui fait tourner doit, tout ensemble, attirer et
repousser, l’une de ces deux actions éloignant de lui le
mobile, et l’autre l’y ramenant.
Si donc le moteur qui pousse loin de soi ou qui tire à
soi, doit être dans le même lieu que le mobile qui est
poussé ou tiré par lui, il est évident, d’une manière gé-
nérale, qu’il ne peut y avoir dans l’espace rien d'inter-
médiaire entre ce qui est mu et ce qui meut; c'est-à-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. HI. 305
dire que le moteur et le mobile se touchent. Cette vérité
ressort des définitions mêmes que nous venons de don-
ner. Ainsi, l'impulsion n’est que le mouvement partant
du moteur même ou d’un autre, pour aller vers un autre.
La traction n’est pas autre chose que le mouvement qui
part d’un autre point pour arriver vers le moteur ou vers
un autre, quand le mouvement de ce qui tire est plus fort
et quil sépare les continus les uns des autres, c'est-à-
dire, qu'il les divise, un objet étant entraîné avec l’autre.
Il est vrai qu'on peut concevoir la traction d’une manière
différente de celle-là; car ce n’est pas de cette manière,
par exemple, que le bois sec attire la flamme. Mais peu
importe que ce qui attire exerce sa traction, soit en étant
en mouvement, soit en étant en repos; et la seule diffé-
rence, c'est qu'il tire le mobile, tantôt au lieu où il est
lui-même, et tantôt au lieu où il a précédemment été. Il
n'en reste pas moins impossible de mouvoir un objet de
soi vers un autre, ou d’un autre vers soi, sans toucher cet
objet. Donc encore une fois entre le moteur et le mobile
dans l’espace, il n’est pas possible qu'il y ait rien d’in-
terposé.
S1 l'intermédiaire est impossible dans ce cas, il l’est
tout autant dans le mouvement d’altération ; c’est-à-dire
qu'il faut nécessairement que l’altérant et l’altéré se tou-
chent. L'observation des phénomènes et l'induction peu-
vent démontrer cette vérité. Toujours les deux extrémités
de ce qui attire et de ce qui est attiré sont dans un seul
et même lieu. Un objet s'altère, et 1] a le mouvement
d'altération, par exemple, quand 1] s’échauffe, quand 1]
devient doux, quand il devient épais, sec, blanc, etc.,
passant des qualités contraires à ces qualités nouvelles.
20
306 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Ceci, du reste, s'applique aux êtres animés aussi bien
qu'aux êtres inanimés; et dans les êtres animés, l’altéra-
tion peut atteindre les parties insensibles aussi bien que
les sens eux-mêmes; car les sens s’altèrent et changent à
leur manière. La sensation, quand elle est actuelle et ef-
fective, est une sorte de mouvement qui se passe dans le
corps, au moment où le sens vient à éprouver une impres-
sion. Dans les cas où l'être inanimé est altéré, l’être
animé l’est aussi. Mais la réciproque n’est pas vraie dans
tous les cas ; car là où l’animal est altéré, l’être inanimé
ne l’est pas toujours, puisque, n’éprouvant pas de sensa-
tion, il ne peut être altéré par cette dernière cause. L'un
a conscience de ce qu'il éprouve ; l’autre n’en a pas con-
science. Mais l'être animé lui-même peut fort bien igno-
rer ce qu'il sent, et l’altération peut avoir Jieu en lui sans
que ce soit à la suite d’une sensation.
Comme ce qui s’altère est toujours altéré par des causes
sensibles, on peut voir que toujours l'extrémité dernière
de ce qui altère est contiguë et se confond avec la pre-
mière extrémité de ce qui est altéré; c'est l'air qui est
continu à l’altérant, comme il est continu au corps altéré.
Ainsi, pour la couleur, elle est continue à la lumière, et
la lumière elle-même l’est à la vue. Mêmes rapports pour
l’ouïe et pour l’odorat. L'air est toujours le moteur rela-
tivement à l'organe qui est mu. Le même phénomène ἃ
lieu pour le goût, et la saveur de l’objet qui altère le goût,
est dans le même lieu que le goût lui-même. Ce que je
dis ici pour les êtres animés et sensibles n’est pas moins
vrai pour les êtres insensibles et inanimés ; et, d’une ma-
nière générale, il n’y à rien d’intermédiaire entre l’altéré
et l’altérant.
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 307
Il n’y a pas davantage de séparation entre ce qui est
accru et ce qui accroît, c’est-à-dire dans la troisième
espèce de mouvement. L’accroissant primitif accroît la
chose en s’y adjoignant, de manière que le tout ne fasse
qu’une seule et même chose. Α l'inverse, ce qui dépérit
va dépérissant, parce qu’il se détache quelque chose de
l’objet qui dépérit. Donc, nécessairement ce qui accroît ou
ce qui détruit doit être continu ; et quand on dit continu,
cela exclut toute idée d’intermédiaire. Donc encore une
fois, en résumé, il est clair qu'entre le moteur et le mobile
il n’y ἃ point d’intermédiaire, le moteur étant d’ailleurs
premier ou dernier par rapport au mobile.
IV.
Il a été question un peu plus haut de ce mouvement
particulier qu'on appelle l'altération; je reviens sur ce
sujet pour éclaircir davantage cette théorie. Tout ce qui
s'altère, avons-nous dit, est altéré par des causes sen-
sibles, et il n'y a d’altération possible que là où l’action
des causes sensibles peut s'exercer. Voici des arguments
qui doivent bien le prouver. En dehors des êtres qui
peuvent subir cette action, on pourrait croire que l’alté-
ration se rapporte surtout aux formes, aux figures,
aux propriétés, soit que les objets les conservent, soit
qu'ils les perdent. Cependant ce n’est pas là précisément
qu'il y ἃ altération. En effet, quand une chose à reçu
une forme régulière et achevée, on ne la désigne plus
par le nom de la matière même dont elle est composée.
Ainsi l’airain ayant reçu la forme d’une statue, on ne dit
plus que c'est de l’airain; la cire ayant reçu la forme
308 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
d'une bougie, on ne l'appelle pius dela cire; le bois ayant
reçu la forme d’un lit, on ne l'appelle plus du bois; mais
on détourne légèrement l'expression, et l’on dit que la
statue est en airain, que la bougie est en cire, et que le
litest en bois. Ceci d'ailleurs ne nous empêche pas de
qualifier l’objet qui a subi une action et une altération:
et nous disons de l’airain, où de la cire, qu'il est sec,
qu'il est humide, qu’il est dur, qu’il est chaud; ou nous
lui attribuons telle autre qualité. On va même plusloin; et
renversaht les termes, on dit que l’objet humide ou chaud
est de l’airain, en prenant en quelque sorte pour matière
l'affection même que l’objet éprouve; mais c’est une
simple homonymie. Si donc on ne désigne pas l’objet
altéré par la matière qui reçoit la forme, mais si on le
désigne uniquement par les altérations et les actions qu'il
subit, il est évident que les phénomènes qui se passent
dans la figure et la forme ne sont pas à proprement parler
des altérations.
On ne peut pas davantage appliquer l’idée d’altération à
la naissance et à la production des choses ; et, par exemple,
on ne peut pas dire d’un homme, d’une maison, ou de
tout autre objet, qu'il est altéré quand il vient à se pro-
duire et à naître. Tout ce qu'on peut dire dans ce cas,
c'est que l'être naît et se produit, parce qu'une autre
chose change et s’altère; et par exemple, un être reçoit
la naissance parce qu'une certaine matière s’épaissit, se
raréfie, s échauffe ou se refroidit. Mais on ne peut pas
dire de l’être qui naît et se produit qu’il soit altéré, et la
génération ne peut pas être considérée comme une alté-
ration véritable.
Les qualités ou manières d’être, soit physiques soit
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. IV. 309
morales, ne sont pas non plus des variations et des alté-
rations proprement dites. En effet, ces qualités soït ou
des vertus ou des vices; et l’on ne peut pas trouver ni
dans les unes ni dans les autres une altération véritable.
Voici comment : la vertu est un achèvement et une perfec-
tion ; et c'est quand un être quel qu'il soit a atteint toute sa
vertu particulière, qu'on peut dire de lui qu'il est achevé et
parfait ; car alors il a éminemment obtenu son état naturel.
Ainsi, un cercle est parfait quand 1] est cercle 16 plus régu-
lièrement possible. Le vice, au contraire, est la déchéance
et la destruction de cet état conforme à la nature spéciale
de l'être. Il en est ici des vertus et des vices comme de tout
autre chose ; et, par exemple, d’une maison : on ne dit
pas que son achèvement soit une altération qu’elle subit ;
car il serait par trop étrange de prendre le toit ou la tuile
pour une altération, et de croire que la maison subit ane
altération au lieu de croire qu'elle s'achève, quand elle
reçoit son faîte et son toit. [l en est absolument de même
pour les vertus et les vices, et pour les êtres qui les pos-
sèdent ou qui les acquièrent. Les vertus sont des achève-
ments et des perfections ; les vices sont des dégradations
et des déchéances ; mais ni les vertus ni les vices ne sont
vraiment des altérations.
J'ajoute que les vertus et les vices ne sont que des re-
lations, et ne consistent que dans une certaine manière
d'être par rapport à certaines choses. Ainsi, pour les ver-
tus et les qualités purement corporelles, comme la santé
et l'embonpoint, elles consistent dans le mélange et la
proportion du chaud et du froid, soit que l’on considère
ces éléments dans leurs rapports réciproques à l'intérieur
du corps, soit qu'on les considère au dehors, c’est-à-dire
310 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dans le milieu dont le corps est entouré. Mème réflexion
pour la beauté, pour la force, en un mot, pour les vertus
ou les vices du corps. Ghacune de ces façons d’être con-
siste dans une disposition spéciale relativement à une cer-
taine chose; et elle dispose le corps en bien ou en mal
aux affections spéciales que cette chose produit.
J'entends d’ailleurs par affections spéciales celles qui,
dans l’ordre naturel des choses, peuvent produire l’être
ou le détruire, à tel ou tel égard. Ainsi les vertus et les
vices ne sont que des relatifs; mais, comme les relatifs
ne sont jamais eux-mêmes des altérations, et qu'il n'y
a pour eux ni altération, ni génération, ni absolument
parlant aucune espèce de changement, il en faut conclure
que les qualités ou façons d’être ne sont pas des altéra-
tions, non plus que la perte ni l'acquisition de ces quali-
tés. Tout ce qu'on peut dire, c’est que, pour que ces qua-
lités naissent ou se produisent, il fant que certaines autres
choses changent et s’altèrent. C’est justement ce que
nous disions pour la forme et la figure. Ces autres choses
sont les éléments chauds et froids, secs et humides, c’est-
à-dire les éléments primitifs dont les êtres sont composés.
Chaque vice et chaque vertu en particulier, qui sont des
qualités, doivent varier et changer selon les lois de la na-
ture de l'être qui les possède. Par exemple, la vertu du corps
c’est d’être insensible à certaines choses, ou plutôt c'est
de sentir les choses uniquement comme elles doivent être
senties. Le vice du corps le rend sensible ou insensible
d’une manière toute contraire à la vertu.
Ce qu’on vient de dire des qualités du corps s'applique
aux qualités de l’âme. Les qualités de l’âme. en effet, con-
sistent également à être dans une certaine disposition rela-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. EV. 511
tivement à certaines choses. Ici aussi les vertus sont des
perfections et des achèvements, tandis que les vices sont
des désordres et des déchéances. La vertu dispose bien
pour les affections et les passions qui appartiennent à la
nature propre de l’être, tandis que le vice, au contraire,
dispose mal. Par conséquent, les vertus et les vices de
l’âme ne sont pas plus des altérations que les vices et les
vertus du corps; la perte et l'acquisition des unes ou des
autres ne sont pas davantage de vraies altérations.
Seulement, il y a nécessité absolue que les vertus et
les vices de l’âme, comme ceux du corps, ne puissent
se produire qu'à la suite d’une altération ou d’un chan-
gement dans la partie capable de sentir. Or, cette partie
de l’âme n’est modifiée et altérée que par les choses que
l’on sent. Toute la vertu morale se rapporte en définitive
aux joies et aux douleurs du corps, soit qu’il s'agisse de
la sensation présente, soit qu'il s'agisse du passé et d'un
souvenir, soit enfin qu'il s'agisse de l’avenir et d’une
espérance. Tantôt c'est l’action de la sensibilité pré-
sente; tantôt c'est l'action de la mémoire et de l’espé-
rance, selon qu'on ἃ plaisir à se souvenir de ce qu’on
a senti, ou à espérer ce quon doit sentir. Par consé-
quent, le plaisir, du genre dont nous parlons ici, se
rapporte à des causes sensibles. Or, comme c’est à la
suite du plaisir que se forment les vertus et les vices.
dont le domaine n'est en réalité que le plaisir et la dou-
leur, et comme le plaisir et la douleur ne sont que des
altérations et des modifications de la partie sensible de
l’âme, il en résulte évidemment qu'il faut de toute néces-
sité une modification préalable et une altération de
quelque chose pour que l’âme puisse acquérir ou perdre
312 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
la vertu ou le vice. Ainsi, la vertu et le vice se produi-
sent bien avec une altération ; mais la vertu et le vice ne
sont pas eux-mêmes des altérations proprement dites.
Les mêmes remarques qu’on vient de faire sur les qua-
lités sensibles de l'âme, peuvent s'appliquer aussi à ses
facultés intellectuelles. Elles ne sont pas davantage des
altérations, et l’on ne peut pas dire qu'il y ait pour ces
qualités non plus une génération véritable. Ainsi, la science
consiste surtout dans une certaine disposition de l’âme
relativement à certaine chose; ce n’est donc qu'un relatif;
et ce qui prouve bien qu’il n’y a point ici génération des
qualités intellectuelles de l’âme, c’est que la partie de
l'âme qui est faite pour acquérir la science, ne l’acquiert
pas par suite de quelque mouvement qui se passerait
en elle; elle l’acquiert uniquement à la condition de
quelque chose qui existait préalablement; car, lorsque
le phénomène particulier se produit, l’âme le connaît en
quelque sorte aussitôt par l’universel qu'elle possédait
antérieurement.
Bien plus, on ne peut pas même dire qu'il y ait une
véritable génération de l’acte de la science, pas plus qu'il
n’y en ἃ pour la faculté qui l’acquiert, à moins qu'on ne
veuille soutenir aussi qu’il y ἃ génération de la faculté de
voir ou de toucher dans l'acte de la vue ou dans l'acte du
toucher, et que l'acte de l'intelligence est tout pareil à
ceux-là. Mais l'acquisition initiale de la science ne peut
pas non plus passer pour une génération ni une altéra-
tion, puisque la science ou la réflexion contemplative dans
l'intelligence nous apparaît comme un repos et un temps
d'arrêt. Or, il n’y a pas besoin de génération quelconque
pour arriver au repos; Car, ainsi que nous avons essayé
D’'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 313
de le démontrer plus haut, (Livre V, ch. IT), iln’y ἃ point
de génération pour-un changement quelconque, pas plus
pour l’altération que pour tout autre. On peut même aller
plus loin; et de même que quand quelqu'un sort d'une
ivresse, d’un sommeil ou d’une maladie pour revenir à
un état contraire, on ne dit pas qu'il redevient savant,
bien que quelques instants auparavant il fût hors d'état
de faire usage de la science, de même on ne peut pas dire
précisément qu’un homme, devient savant quand 1] ac-
quiert la science pour la première fois. On ne peut deve-
nir savant et sage que quand l’âme s’est appaisée et
remise du trouble physique. C’est parce que ce trouble
est violent dans les enfants qu’ils ne peuvent apprendre
et porter un jugement d’après leurs sensations, aussi bien
que les personnes plus âgées; c'est en eux comme une
agitation perpétuelle, que la nature suffit à calmer avec
le progrès des années; et qui peut se calmer aussi par
d’autres causes. Mais, dans tous les cas, quand on ac-
quiert la science soit pour la première fois, soit après un
trouble passager, c’est qu'il s’est produit toujours cer-
taines modifications ou altérations dans le corps, de même
qu'il s'en produit une quand on se réveille après le som-
meil, et quand on recommence à comprendre les choses
après qu'on s’est dégrisé ou réveillé complétement.
Donc en résumé, on doit voir que l’altération ne peut
se produire que dans les choses sensibles et dans la partie
sensible de l'âme; si elle se produit ailleurs, ce n'est
jamais que d’une façon indirecte. Mais, après cette di-
gression, je me hâte de revenir à la théorie du mouve-
ment, et de la poursuivre dans de nouveaux détails.
911 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
V.
Après avoir établi dans ce qui précède les rapports
du moteur au mobile, 11] nous faut voir maintenant quels
sont les rapports des mouvements entr'eux. On peut se
demander, en effet, si tout mouvement quel qu'il soit est
comparable à un autre mouvement quelconque, ou bien
si au contraire les espèces de mouvements sont tellement
différentes entr’elles qu’il est impossible de les comparer.
Si l’on admet que tous les mouvements sont compa-
rables, on arrive à bien des impossibilités, et, par exemple,
à celle-ci qu'une ligne courbe peut être égale à une droite
partant des mêmes points, ou plus grande que cette
droite, ou plus petite, en vertu de ce principe qu'un corps
qui parcourt un espace égal dans un temps égal, est doué
d'une égale vitesse; car alors il suffirait d’une vitesse
plus grande pour que le mouvement en ligne courbe fut
égal au mouvement en ligne droite. De même encore on
en arriverait à conclure qu'une altération est égale à une
translation, parce que ce serait dans un temps égal que
d'une part le corps aurait été altéré, et que d'autre part
il aurait été déplacé dans l’espace. Par conséquent, une
affection deviendrait égale à une longueur; ce qui est
impossible. Il y ἃ bien sans doute égalité de vitesse quand
le mouvement est égal dans un temps égal; mais il ne se
peut jamais qu'une affection soit égale à une longueur;
et par conséquent, il n’y a pas d’altération égale à une
translation, ni moindre, ni plus grande qu’une translation
quelconque. Donc non plus, un mouvement quelconque
n’est pas comparable à un mouvement quelconque. C’est
ce que nous allons prouver.
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 345
Dans l'exemple que nous prenions tout à l'heure, quels
sont les vrais rapports du mouvement en ligne courbe et
du mouvement en ligne droite? On peut soutenir avec
une égale apparence de vérité que ces deux mouvements
sont comparables, et qu’ils ne le sont pas. Il ne faut pas
croire que deux objets ne puissent point avoir un mou-
vement pareil, l’un en ligne droite et l’autre en cercle,
et qu'il faille toujours que l’un soit plus rapide et l’autre
plus lent, comme si l’un descendait une pente et que
l'autre la remontât; le mouvement des deux peut être
égal. Mais pour prouver cette assertion, il ne servirait de
rien de dire que le mouvement en ligne droite, pouvant
être ou plus grand ou plus petit que le mouvement en
ligne courbe, il doit aussi pouvoir lui être égal ; car de ce
qu'une chose peut être plus grande ou plus petite, il ne
s'ensuit pas qu'elle puisse être égale.
Soit, le temps À où l’un des corps parcourt la dis-
tance B, et l'autre, la distance C; B est plus grand que
C, et l’on suppose que le corps B est animé d’un mou-
vement plus rapide que G, puisque dans un temps égal il
parcourt une distance plus grande; de même que si le
mouvement est égal dans un temps moindre, il faut que
le corps soit animé d’une plus grande vitesse. Donc le
corps B parcourra une distance égale à la courbe dans
une partie du temps À, tandis que le corps CG mettra le
temps À tout entier à parcourir la courbe (ἃ tout entière.
Que si l’on prétend que les deux mouvements sont com-
parables, alors il en résulte cette conclusion, dont nous
signalions un peu plus haut l'impossibilité, à savoir que
la ligne droite et la courbe sont égales. Mais comme ces
316 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
deux lignes ne sont pas comparables, les mouvements qui
les parcourent ne le sont pas davantage,
D'ailleurs, pour qu'on puisse établir une réelle com-
paraison entre deux choses, il faut que ces choses ne
soient pas simplement homonymes. Ainsi, pourquoi ne
peut-on pas comparer ces trois objets, le stylet dont on |
se sert pour écrire, le vin qu'on boit, et la note de la
musique que l’on chante, bien que tous les trois soient
aigus et aigres? C’est uniquement parce que ces trois
choses ne sont qu'homonymes, et que dès lors on ne peut
les comparer entr'elles. Mais dans un seul et même genre,
on peut fort bien comparer la tonique et la dominante,
parce que pour l’une et pour l’autre l'expression d’Aiguë
a tout à fait le même sens. Mais quand on dit qu'un mou-
vement circulaire et un mouvement en ligne droite sont
rapides, cette expression de Rapide n'est-elle pas prise
pour tous les deux dans le même sens? Et cette expres-
sion est-elle moins applicable à l’altération et à la trans-
lation qu'on voudrait comparer? A cette théorie, on peut
répondre qu'il ne suffit pas, pour que des choses soient
comparables, qu’elles ne soient point homonymes. Ainsi,
le mot Beaucoup appliqué à l’eau et à l'air n’est pas homo-
nyme ; car il signifie la même chose; et cependant l'eau
et l’air ne sont pas pour cela comparables. Si au lieu du
terme de beaucoup, on veut prendre celui de Double, le
double signifie bien la même chose de part et d'autre,
puisque c’est toujours le rapport de deux à un; et cepen-
dant les deux éléments n’en sont pas plus comparables
entr'eux; l'air ne peut pas être le double de l’eau, mi
réciproquement.
D’ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 317
Mais l’explication peut-elle s'appliquer également bien
à ces cas divers? Le mot Beaucoup lui-même peut être
homonyme ; car il y ἃ des choses pour lesquelles les défi-
nitions sont homonymes aussi bien que les mots. Ainsi,
Beaucoup signifie d’abord une certaine quantité de la
chose, un Tant, et quelque chose en sus. Mais Tant, c’est-
à-dire Égal, est un mot homonyme. Un aussi est à certains
égards homonyme; et si Un est homonyme, Deux l’est
comme lui; et le double que nous citions tout à l'heure,
est homonyme aussi. Alors on peut se demander pourquoi
certains objets sont comparables, tandis que d’autres ne
le sont pas, si au fond leur nature est une et la même.
Est-ce qu'il y ἃ une comparaison possible dans le cas
seulement où le récipient primitif est le même? Et est-ce
qu'il n'y ἃ pas possibilité de comparer quand ce récipient
est différent? Par exemple, on peut bien comparer un
cheval et un chien sous le rapport de la blancheur, parce
que de part et d'autre le primitif de la blancheur est le
même, c'est-à-dire la surface dans l’un et l’autre de ces
animaux. Même remarque pour leur grandeur. Mais il est
impossible de comparer l'eau et la voix, parce qu'elles
sont dans un tout autre primitif, si l’on dit, par exemple,
de l’une. et de l’autre qu’elles sont claires, ou qu’elles
sont douces. Mais n'est-il pas évident qu'on peut ainsi
tout identifier et tout confondre, en disant seulement que
pour chaque chose le primitif est différent? Aïnsi l'égal,
le doux, le blanc, se confondraient pour tout objet ; seu-
lement, ils seraient dans des primitifs différents. On pour-
rait même ajouter que ces récipients primitifs eux-mêmes
ne sont pas arbitraires, et qu'il n’y en ἃ qu'un seul pour
chaque qualité spéciale.
918 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Ceci nous mène à comprendre à quelles conditions les
objets sont comparables. Ces conditions sont au nombre
de deux : d'abord, il faut que ces objets ne soient pas ho-
monymes ; et, en second lieu, il ne doit y avoir de diffé-
rence, ni dans l’objet lui-même, ni dans l'espèce à laquelle
on le rapporte. Je m'explique, par un exemple, et je.
prends celui de la couleur. Sans doute, la couleur est
susceptible de différences et de divisions; mais, sous ce
rapport général, les objets ne sont pas comparables, et
l’on ne peut pas se demander si un objet est plus coloré
qu'un autre. Mais il faut spécifier la couleur, au lieu de
n'en parler qu'en tant que couleur, et dire, par exemple,
que tel objet est plus ou moins blanc que tel ou tel autre.
En appliquant ce principe au mouvement, nous verrons
quels mouvements sont ou ne sont pas comparables en-
tr'eux. On dit, en effet, de deux mobiles qu'ils ont une
vitesse égale, lorsque, dans un temps égal, ils parcourent
une égale distance, qui ἃ telle ou telle dimension. Maïs
si, dans le même intervalle de temps, l’un des mobiles a
subi un mouvement d’altération, tandis que l’autre ἃ
subi un mouvement de translation, peut-on comparer la
vitesse de l’altération à la vitesse du déplacement ? C'est
impossible, parce qu'alors le mouvement ἃ des. espèces
diverses qui ne se ressemblent pas.
Si donc deux mobiles sont animés d'une vitesse égale,
lorsque dans un temps égal ils parcourent une égale dis-
tance, il s’ensuivra que la droite et la courbe partant des
mêmes points et aboutissant aux mêmes points seront
égales ; ce qui ne se peut pas. Et pourquoi la translation en
ligne droite etlatranslation circulaire ne sont-elles pas com-
parables ? Est-ce parce que la translation est un genre qui
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 319
contient des espèces diverses, circulaire ou en ligne
droite, et parce que la ligne aussi est un genre, ou droite,
ou circulaire ? Le temps ne peut pas empêcher la compa-
raison, puisque de part et d'autre il est le même et tou-
jours indivisible en espèce. Ou bien est-ce parce que la
translation et la ligne ont des espèces différentes ? Et que
les différences de la translation varient avec les directions
dans lesquelles elle a lieu ? La translation varie même selon
les moyens par lesquels elle se fait; et, par exemple, si
c'est à l’aide de pieds, on l’appelle la marche; si c'est par
des ailes, on l'appelle le vol. Ou bien ne peut-on pas dire
qu'au fond ici la translation est identique, et qu’elle ne
diffère que par des formes tout extérieures ? Il est bien
vrai que les mobiles ont une vitesse égale, lorsque, dans
un même temps, ils parcourent une égale distance; mais
il faut, en outre, que cette distance égale ne diffère pas en
espèce, et que le mouvement ne diffère pas en espèce plus
que la distance parcourue.
ΤΠ faut donc regarder avec le plus grand soin aux diffé-
rences que le mouvement peut présenter, quand on veut
faire une comparaison exacte. On doit aussi se dire que
le genre même n’est pas une unité parfaite, et qu'il cache
et renferme toujours en lui bien d’autres termes qui peu-
vent causer une erreur; Car, parmi les homonymies, il y
en à qui sont fort éloignées et qu’on reconnaît sur le
champ; d'autres, au contraire, sont fort rapprochées, et
elles peuvent faire illusion, selon que les objets ont plus
ou moins de ressemblance, soit par le genre dans lequel
* ils sont, soit par l’analogie d'emploi et de situation. Ce
n’en sont pas moins des homonymies, bien qu’on ait peine
à les distinguer. Et, puisqu'il s’agit ici d'espèces diffé-
320 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
rentes de mouvement, comment reconnaîtra-t-on que l'es-
pèce est différente ? Suffit-il, pour que l'espèce soit dif-
férente, que le sujet soit autre? Ou faut-il que l'espèce
soit autre elle-même dans un autre sujet ? Quelle est en
ceci la limite? Et comment jugeons-nous, par exemple,
que le blanc et le doux sont d’une même espèce ou d'es-.
pèce différente ? Est-ce parce que la qualité paraît diffé-
rente dans un sujet différent? Ou bien parce qu’en soi la
qualité n’est pas du tout la même des deux côtés?
En considérant particulièrement le mouvement d’alté-
ration, on peut se demander comment une altération
pourra être égale en vitesse à telle autre altération. Par
exemple, en prenant la guérison d’une maladie comme
un mouvement d’altération d’un certain genre, il est pos-
sible que tel malade guaérisse plus vite, et que tel autre
guérisse plus lentement, de même qu'il est possible éga-
lement que plusieurs malades guérissent dans le même
temps. On peut dire alors que l’altération est d’une égale
vitesse, puisque le malade s’est modifié et ἃ varié dans un
temps égal. Mais on peut faire une objection à ceci, et se
demander précisément : Qu'est-ce qui est modifié et
altéré ? Il ne peut être question, dans ce cas, d'égalité pro-
prement dite; car ce n'est pas de l'égalité, mais de la res-
semblance qu'il s’agit, puisqu'on est passé de la caté-
gorie de quantité à celle de qualité. A cette objection, on
peut répondre que vitesse égale signifie, dans le cas dont
nous nous occupons, que le même changement s’est fait
dans un temps égal.
Aïnsi revient la question des conditions requises pour
qu’une comparaison soit exacte. Est-ce l’objet dans le-
quel est l'affection qu'il faut comparer ? Ou bien est-ce
D'ARISTOTE, LIVRE VII CH. V. 321
l'affection elle-même? Dans le cas que nous venons de
citer, où l’on comparait des malades, la guérison est iden-
tique pour les deux, et elle n'a été n1 plus ni moins ra-
pide pour l’un que pour l’autre. Mais si, au lieu d’une
affection identique, il s’agit d’une affection différente, la
comparaison n’est plus possible. Par exemple, si d'un
côté il y ἃ l’altération d’une chose qui blanchit, et de
l'autre l’altération d’une chose qui guérit, il n’y a plus là
d'identité, ni d'égalité, ni de ressemblance. Il y ἃ plu-
sieurs espèces d’altération qu'on ne peut comparer en-
tr'elles, de même que tout à l'heure il y avait plusieurs
espèces de translation, l’une en ligne droite, et l’autre en
ligne courbe. Il ny ἃ qu’à voir alors combien 1] y ἃ d’es-
pèces d’altération et d'espèces de translation.
Si donc les mobiles, dans leurs mouvements essentiels
et non accidentels, diffèrent en espèces, ils diffèreront
aussi dans les espèces de leurs mouvements: s'ils diffè-
rent en genre, leurs mouvements diffèreront en genre
aussi, et s'ils diffèrent en nombre, les mouvements diffè-
reront en nombre également, Mais encore une fois, faut-
il regarder à l'affection pour savoir si elle est identique
ou seulement pareille, et, par exemple, si deux altérations
se font avec une égale vitesse? Ou bien faut-il regarder à
l’objet altéré, pour savoir si l’un, par exemple, blanchit de
telle quantité, et l’autre de telle autre quantité? Ou bien
encore faut-il regarder aux deux, c’est-à-dire à l'affection
même et à l’objet qui la subit? L’altération, dans l’affec-
tion dont il s’agit, est ou la même, ou différente, selon
que l'affection elle-même est ou identique ou différente ;
l’altération est égale ou inégale, selon que l'affection est
égale ou inégale elle-même.
21
322 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Voilà pour la comparaison des mouvements d’altération
et de translation. Quant à la génération et à la destruction,
on peut faire la même recherche, et on peut se demander
aussi : Comment une génération peut-elle être d’une vitesse
égale à la vitesse d’une autre génération? La génération est
également rapide, si c’est dans un temps égal que le
même être, c'est-à-dire l'individu de la même espèce,
l’homme, par exemple, et uon l’animal, est produit. La
génération est plus rapide si, dans un temps égal, c’est
un être différent qui est produit et formé ; et quand je dis
an être différent, c'est toujours un être de la même es-
pèce; car on ne peut, pour la substance, comparer deux
êtres divers, comme ou compare ceux entre lesquels on
trouve de la dissemblance. Ils sont deux sous le rapport
de l’altération ; mais il y ἃ ici une absolue identité sous le
rapport de la substance. Que si l’on prend la substance
pour un nombre, et si l’on prétend qu’on peut alors com-
parer les substances comme des nombres dont l’un est
plus fort que l’autre, bien que tous les deux soient de la
même espèce, je réponds qu’il n’y a pas de nom particu-
lier pour exprimer cette relation de deux substances, de.
même que, pour exprimer ce rapport entre deux qualités,
on dit que l’une est Plus telle chose que l’autre, et que,
pour l’exprimer entre deux quantités, on dit que celle-ci
est plus grande que celle-là. Mais, dans les substances
que l’on compare, il n’y a rien de semblable.
VI.
Après avoir montré comment on peut comparer les
mouvements entr’eux, je dois faire voir quels sont les
D'ARISTOTE, LIVRE, VIL CH. VE 329
rapports proportionnels qu’ils peuvent avoir. Je reviens
d’abord à quelques principes que j'ai déjà indiqués.
Tout moteur meut toujours un mobile dans quelque
chose et dans une certaine mesure ; il agit sur ce mobile
dans quelque chose, c’est-à-dire pendant un certain in-
tervalle de temps; et il le meut dans une certaine me-
sure, c'est-à-dire qu'il le porte à une certaine distance ;
car le moteur meut toujours en même temps qu'il ἃ mu.
Le mobile est toujours une certaine quantité, et il est mu
d’une certaine quantité. Représentons le moteur par A,
le mobile par B, et par GC la quantité dont le mobile ἃ été
mu ; le temps durant lequel le mouvement a eu lieu sera
représenté par D. Dans un temps égal, la puissance re-
présentée par À fera faire à la moitié du mobile B un
mouvement double de C, et elle lui fera parcourir la dis-
tance ὦ dans la moitié da temps D; car telle est la pro-
portion régulière de ces mouvements entr’eux. Ainsi, la
puissance restant la même et aussi le temps, le mo-
bile réduit de moitié parcourt un espace double; et en
second lieu, là puissance étant la même, le mobile réduit
de moitié parcourt un espace égal dans la moitié du temps.
Par suite, on peut poser deux autres règles qui sont la
conséquence de celle-ci. La puissance et le mobile res-
tant les mêmes, le mouvement sera moitié moindre dans
la moitié du temps; et si l’on réduit la force de moitié,
elle produira la moitié du mouvement sur le même mobile
et dans le même temps. Soit, par exemple, la puissance E
moitié de la puissance A, et F le nouveau mobile, qui est
moitié du premier mobile B. Les rapports restent les
mêmes dans cette seconde hypothèse, et la force reste en
proportion avec le poids à mouvoir. Par conséquent, ces
524 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
deux forces preduiront un égal mouvement dans un temps
égal.
Du reste, il ne faut pas croire que si E moitié de A
peut mouvoir F moitié de B, de l’espace ἃ dans le
temps D, il en résulte nécessairement que E puisse aussi
mouvoir le double de F dans un temps égal et de la
moitié de C; car il se peut fort bien que la puissance qui
peut mouvoir la moitié d’un mobile, ne puisse pas tou-
jours et nécessairement mouvoir le mobile entier. Réci-
proquement, si À meut B dans un temps D d’une quantité
égale à GC, il est clair que la moitié de A représentée par
E ne pourra pas mouvoir B dans le temps D. Cette moitié
de la puissance ne pourra même pas peut-être faire par-
courir au mobile une partie de G, ou telle partie propor-
tionnelle qui serait à (ἃ tout entier comme ἡ est à E; car 1]
se peut dans ce cas qu'il n’y ait pas du tout de mouvement.
Si par exemple, il faut la force tout entière pour mouvoir
tel poids, la moitié de la force ne pourra produire aucun
mouvement, ni d'uu intervalle quelconque, ni dans une
proportion quelconque de temps; car autrement il suffi-
rait d’un seul homme pour mettre un navire en mouve-
ment, si l’on pouvait ainsi diviser la force de tous les
matelots, soit relativement au nombre, soit relativement
à la distance que tous réunis ont pu faire parcourir au
bâtiment en combinant leurs efforts. |
Ceci fait bien comprendre l'erreur où tombe Zénon,
quand il prétend qu'une parcelle quelconque d’un bois-
seau de grains doit faire du bruit en tombant, parce que
le boisseau entier en fait quand on le laisse tomber. ἢ
est clair qu'une parcelle est toujours hors d’état de re-
maer à elle seule cet air que meut le boisseau entier;
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VI. 320
isolée et réduite à elle-même, elle ne meut même pas
autant d'air qu’elle en pourrait mouvoir jointe à la tota-
lité du boisseau. Dans le tout, elle n’est qu’en puissance,
j'en conviens, et elle n’y est pas en soi; mais elle y ἃ
plus de force cependant que quand elle en est séparée
pour agir seule.
Supposons maintenant qu'au lieu de considérer une
force unique, nous ayons deux forces réunies et agissant
dans le même sens. Si chacune des forces prise à part
meut chaque mobile de telle quantité dans tel temps
donné, je dis que les deux forces réunies pousseront le
poids total formé de la réunion des deux poids, d’une
quantité égale dans un temps égal. C’est là la règle de la
proportion. Gette dernière règle jointe aux précédentes,
complète ce que nous avions à dire sur la proportion-
nalité des mouvements qui ont lieu dans l’espace.
Ces règles qui regardent le mouvement local, le dé-
placement, peuvent-elles encore s'appliquer à l’altération
et à l'accroissement, c’est-à-dire aux deux autres espèces
de mouvement? Elles y sont certainement applicables;
mais avec les modifications nécessaires. Ainsi pour l’ac-
croissement, 1l y ἃ ici, comme plus haut, quatre termes
qui peuvent être mis en proportion: ce qui accroît, ce qui
est accru, le temps durant lequel l'accroissement a lieu,
et la quantité dont elle ἃ lieu. De même encore pour le
mouvement d'altération, où on peut distinguer l’altérant,
l’altéré, la quantité et la durée de la modification. Dans
un temps double, l'objet changera d’une quantité double ;
et réciproquement, s’il a changé du double, c'est dans un
temps deux fois plus long. Dans la moitié du temps, il
changera de moitié; et s’il a changé de moitié, on peut
326 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
affirmer que le temps ἃ été moitié moindre; ce qui n'em-
pêche pas que dans certains cas, il ne puisse changer du
double dans un temps égal. Mais ici encore comme antérieu-
rement, si l’altérant et l’accroissant altèrent et accroissent
d’une certaine quantité dans un certain temps, il ne s’en-
suit pas nécessairement que la moitié fasse la moitié, ou
que la moitié agisse deux fois moins dans un temps deux
fois moindre; mais selon les cas, il se peut fort bien qu'il
n'y ait aucune altération, ni aucun accroissement, ainsi
que nous le remarquions tout à l'heure pour le cas où 1l
s'agissait de mobiles pesants.
LIVRE VIE
DE L'ÉTERNITÉ DU MOUVEMENT,
Après tous les développements qui précèdent, 11 ne
nous reste plus guère qu’à nous occuper d'une dernière
question, celle de l'éternité du mouvement. Le mouve-
ment a-t-il commencé à un certain moment de la durée,
avant lequel il n’existait pas? Et de même qu'il aurait
commencé à un certain jour, y aura-t-il un jour où il
devra cesser, de manière que rien ne doive plus absolu-
ment se mouvoir ? Ou bien en niant ces idées de commen-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. L 327
cement et de fin, doit-on dire que le mouvement n’a point
eu de commencement, et qu’il n'aura point de fin? Doit-
on penser qu'il ἃ toujours été et qu'il sera toujours,
immortel, indéfectible pour tous les êtres, et comme une
vie qui anime tout ce que la nature ἃ formé?
Tous ceux des philosophes qui ont étudié la nature et
qu’on peut appeler des Physiciens, s’accordent unani-
mement à admettre l'existence du mouvement, parce
qu'ils se sont tous occupés de l’origine du monde, et que
toutes leurs théories roulent sur la génération et la des-
truction des choses, lesquelles ne peuvent être si le mou-
vement nest pas. Lors même qu'on soutient que les
mondes sont infinis, et que les uns naissent tandis que les
autres s’éteignent et périssent, on n’en admet pas moins
l'existence éternelle du mouvement; car les mondes ne
peuvent naître et périr qu'à la condition nécessaire du
mouvement. Les philosophes mêmes qui n’admettent qu'un
seul monde, et qui ne le supposent pas éternel, font égale-
ment sur l'existence et la réalité du mouvement des hypo-
thèses conformes à leurs systèmes.
Lorsqu'on suppose que le mouvement n’est pas éternel,
et qu'il y a eu un temps où il n'existait point, il n'y ἃ que
deux manières de comprendre cette opinion : ou comme
Anaxagore, 1l faut dire que, toutes les choses ayant été
confondues et ensevelies dans le repos durant un temps
infini, survint l'Intelligence qui leur ἃ communiqué à
un certain moment l’ordre et le mouvement; ou bien avec
Empédocle, il faut penser que les choses sont tantôt en
mouvement, tantôt en repos; qu'il y ἃ mouvement quand
de plusieurs choses séparées l'Amour n'en fait qu’une
seule, ou que d’une chose unique la Discorde en fait plu-
328 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
sieurs; et qu'il y a repos dans les intervalles qui séparent
l’action de l'Amour et l’action de la Discorde. C’est ce
qu'Empédocle veut nous faire entendre, quand il dit en
propres termes :
En sachant ramener leur foule à l’unité,
Puis quittant l’union pour la pluralité,
Ils vont, sans que le temps les arrête ou les presse:
Et comme en aucun d’eux le changement ne cesse,
Dans ce cercle immuable ils se font éternels.
Examinons à notre tour où est la vérité dans ces obs-
curs problèmes; car il importe de la découvrir et de la
bien eomprendre, non pas seulement pour la science de la
nature que nous étudions ici, mais encore pour la con-
naissance du principe premier des choses.
Nous commencerons tout d’abord en rappelant les défi-
nitions que nous avons posées plus haut dans notre Phy-
sique (Livre II, ch. 1). Nous répétons donc que le mou-
vement est la réalisation et l'achèvement, l’entéléchie du
mobile en tant que mobile; et, par une conséquence né-
cessaire , il faut supposer préalablement l'existence
actuelle de choses qui peuvent être mues, quelle que soit
d’ailleurs l'espèce de mouvement qu’elles reçoivent. Sans
même s'arrêter à cette définition du mouvement, il n’est
personne qui ne convienne que nécessairement tout ce
qui peut recevoir une des espèces quelconques du mou-
ment, doit d'une manière générale être susceptible d’être
mu. Par exemple, si l’objet s’altère, il faut que ce soit
un objet susceptible d’altération ; s’il y ἃ translation, il
faut que ce soit un objet susceptible d’être déplacé dans
l'espace, absolument comme 1] faut qu'il v ait du com-
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. Ι. 329
bustible pour qu'il y ait combustion, et comme il faut
que le combustible existe avant de pouvoir brûler.
Par une conséquence non moins nécessaire, il faut
aussi, ou que les choses naissent à un certain moment
donné avant lequel elles n’existaient pas, ou qu'elles
soient éternelles. En prenant cette première hypothèse, :
et en supposant que tous les mobiles et les moteurs sont
nés à un certain moment, il faudrait nécessairement en-
core qu'avant ce mouvement, qu'on prend pour le pre-
mier, il y eût eu un changement préalable, et un mouve-
ment qui aurait fait naître et le mobile qui peut être mu
et le moteur qui peut mouvoir. Dans la seconde hypo-
thèse, où l’on suppose que les moteurs et les mobiles ont
éternellement existé, sans qu'il y eût de mouvement, on
voit quelles étranges conséquences sortent de cette théo-
rie pour peu qu’on la presse; car comment concevoir que
le mouvement ait pu commencer après un éternel repos ?
En y regardant encore d’un peu plus près, les consé-
quences n’en deviennent que plus frappantes. Si, en effet,
parmi les choses qui recoivent le mouvement ou qui le
donnent, il faut nécessairement un premier moteur et un
premier mobile, et, en l'absence da moteur et du mobile,
un absolu repos, il en résulte non moins nécessairement
qu'il y ἃ eu un changement antérieur, puisqu'il y avait
une cause à ce repos, le repos n'étant que la privation du
mouvement. Donc, avant ce changement qu’on prétend
le premier, il y aura déjà eu un changement antérieur.
Certaines choses, en effet, ne produisent qu’une seule
espèce de mouvement; d’autres produisent des mouve-
ments contraires. Ainsi le feu échauffe et il ne refroidit
pas, tandis que la science des contraires paraît une seule
330 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
et même science, c'est-à-dire que quand on sait un des
deux contraires on sait aussi l’autre du même coup. Ce-
pendant il y a, même dans l'exemple que nous citons ici,
quelque chose d’analogue à ce double effet; sans doute
le feu ne refroidit jamais; mais, quand il est absent, son
absence refroidit, de même que 16 froid échauffe par son
absence, et que celui qui sait une chose peut, par erreur
volontaire, employer à rebours la science qu'il possède.
D'ailleurs, ceci n'empêche pas nécessairement que
toutes les choses qui sont susceptibles d’agir, de souffrir,
de mouvoir ou d’être mues, n’agissent pas toujours et
dans tous les cas selon leur capacité propre. Il y faut en
outre certaines conditions, et, par exemple, qu'elles
soient en contact les unes avec les autres. C’esten se rap-
prochant que l’une donne le mouvement, et que l’autre le
reçoit, et qu'elles s’arrangent de telle façon que l'une
puisse être mue et que l’autre puisse mouvoir. Si donc le
mouvement n'a pas toujours eu lieu, s’il n’est pas éternel,
c'est que les choses n'étaient pas disposées de telle façon
que l’une püût recevoir le mouvement qu'une autre pou-
vait lui communiquer. Ii ἃ fallu que l’une des deux tout
au moins vint à changer; car c’est là une nécessité abso-
lue pour tous les relatifs; et le moteur et le mobile sont
des relatifs. Ainsi, par exemple, une chose qui n’était
pas antérieurement le double d’une autre en est actuelle-
ment le double; il faut absolument que l’une des deux
tout au moins, si ce n’est toutes les deux à la fois, aient
éprouvé quelque changement. Par conséquent, avant ce
changement qu'on croyait le premier, puisqu'on faisait
commencer le mouvement, il y aura eu un autre change-
ment qui l'aura précédé.
D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. HE 331
*
Ainsi donc, si l’on suppose les moteurs et les mobiles
éternels, il est impossible que le mouvement ne 16 soit
pas comme eux. Mais voici une autre conséquence absurde
qu Ἢ convient de ne pas omettre : c'est que s’il n’y ἃ pas
de mouvement, il n’y ἃ pas de temps non plus; car, com-
ment concevoir qu'il puisse y avoir antériorité et posté-
riorité, s’il n’y ἃ pas de temps? Et comment y aurait-il du
temps, s’il ny 8 pas de mouvement? Le temps n'est que
le nombre du mouvement, ou même, on peut dire, un
--------α.--.τ....
ΜΝ
mouvement d'une certaine espèce ; et du moment que le
emps est éternel, le mouvement est éternel ainsi que lui,
Tous les philosophes en général, si l'on en excepte
peut-être un seul, semblent unanimes dans leurs théo-
ries sur le temps; tous_ le regardant comme incréé :
et c’est même en soutenant que le temps n’a point été
créé, que Démocrite essaie de démontrer que l'univers
n'a jamais pu l'être. Le seul philosophe que j'exceptais
tout à l'heure, c'est Platon qui a soutenu que le le SDS
été créé, selon lui, le temps est né avec. Je ciel: car, à
son avis, le ciel aussi a pris naissance. Si donc l'existence
et la conception même du temps sont impossibles sans la
notion et l'existence de l'instant, et si l'instant est une
sorte de moyen terme réunissant en lui un commence-
ment et une fin, le commencement de l'avenir, et la fin
du passé, il faut nécessairement que le temps soit éter-
nel ; car l'extrémité du temps que l’on considère est tou-
jours dans un certain instant, puisque la seule partie sai-
sissable du temps est l'instant lui-même ; et comme l’ins-
tant est à la fois commencement et fin, il est clair qu’il y
a ‘toujours du temps des deux côtés de _ l'instant, _soit
avant, soit après; or, du moment que le temps existe
392 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ainsi, il est clair que le mouvement n'existe pas moins,
puisque le temps n’est qu'un mode et une affection du
mouvement lui-même.
Ÿ Le raisonnement qui vient de nous prouver que le
temps n'a pas pu commencer, doit nous prouver aussi qu’il
ne peut pas finir, et qu'il est indestructible. De même
qu'en cherchant à expliquer l origine du mouvement, on
arrivait à cette conclusion nécessaire qu’il y ἃ un chan-
gement antérieur à ce changement qu’on prétendait être
le premier, de même il faudra supposer, dans ce nouveau
cas, qu'il y ἃ un changement postérieur même à ce chan-
gement qu'on croit le dernier ; car ce n’est pas du même
coup que le moteur cessera d’être moteur, et 16 mobile
d'être mobile ; l’un pourra toujours agir, et l’autre pourra
toujours souffrir l’action, même après que l’acte de l’un
et de l’autre aura cessé. Un objet combustible cesse de
brûler, si l’on veut; mais il n’en reste pas moins combus-
tible, bien que d’ailleurs il puisse fort bien n'être pas
brûlé. L'objet capable de mouvoir cesse de mouvoir à un
certain moment donné ; mais il n’en est pas moins ca-
pable de mouvoir encore. Que si, au lieu de prendre un
simple changement de transformation, on veut considérer
un changement où la chose est détruite, et qui, par consé-
quent, serait bien le dernier, l'impossibilité reste la
même ; car le destructible, avant d’être détruit, devra
être détruit par quelque chose, et ce quelque chose sub-
siste encore après lui, puisque la destruction est une es-
pèce de changement.
Toutes ces impossibilités ne sont que trop réelles, et il
est de toute évidence que le mouvement, éternel comme
il l’est, ne peut pas tantôt être et tantôt n’être point.
D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. L 399
Avancer cette dernière opinion, et soutenir que le mou-
vement a des intermittences dans la nature, c’est, je le
crains bien, une pure rêverie. Il n’y ἃ pas plus de raison
à prétendre pour toute explication, comme le fait Em-
pédocle, que la nature le veut ainsi, et que c’est là ce qu’on
doit regarder comme le principe des choses ; car c’est à
cette dernière conclusion qu’aboutit le système d'Empé-
docle, quand il nous dit que l’Amour et la Discorde do-
minent tour à tour, et donnent le mouvement aux choses
par une nécessité inhérente à leur nature, et que dans
l'intervalle de leur lutte il y ἃ un temps de repos.
C'est bien là encore ce que disent ceux qui, comme
Anaxagore, ne reconnaissent qu'un seul principe, et qui
croient qu à un moment donné ce principe est entré en
mouvement, après être resté un temps infini dans une
absolue inaction. Mais jamais il ne peut y avoir de dé-
sordre dans les choses qui sont faites par la nature, et
qui sont conformes à ses lois ; toujours la nature est une
cause d'ordre et de régularité. Le mouvement infini, que
suppose Anaxagore, ne peut avoir aucun rapport avec le
repos infini qui l'avait précédé ; car les infinis sont incom-
mensurables, tandis que l'ordre suppose toujours entre
les choses un rapport, que la raison approuve et qu’elle
peut comprendre. Mais, qu'après un repos qui ἃ duré un
temps infini, survienne par hasard le mouvement, et qu'on
trouve indifférent que le mouvement survienne à tel ins-
tant plutôt qu’à tel instant antérieur, sans qu'il y ait en
ceci aucun ordre, j'affirme que ce ne peut plus être là
l'œuvre de la nature; car ce qui est par nature est d’une
manière absolue ; il ne peut pas tantôt être et tantôt n'être
plus, être tantôt de telle manière et tantôt de telle autre.
39/ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Le feu se dirige naturellement toujours en haut, et il n’est
pas possible qu’il y ait en ceci une alternative, et que tan-
tôt il se dirige en haut, et que tantôt il ne s’y dirige pas.
Et quant à ce qui n'est pas absolu dans la nature, il y a
du moins une cause rationnelle aux changements qui sur-
viennent; et ici l'on n’en voit pas au changement tout ar-
bitraire qu'on suppose.
Il vaudrait donc encore mieux imaginer avec Empé-
docle ou tel autre philosophe que l’univers est tour à
tour en repos et en mouvement; car il y a dans cette
succession alternative des phénomènes un certain ordre
et une certaine régularité. Du reste, quand on avance de
pareilles théories, il ne faut pas se contenter de simples
affirmations ; 1] faut tâcher de remonter aussi jusqu'à la
cause et de l'expliquer; et au lieu de se borner à une hy-
pothèse gratuite, et de poser un axiôme qui choque la
raison, il faut ou en appeler à l'induction tirée des faits
observés, ou apporter une démonstration qui se rattache
à des principes incontestables. Empédocle ne s’est pas
donné la peine de remonter à des causes, et il s’est con-
tenté d'hypothèses gratuites. Le rôle prêté à l’ Amour et à
la Discorde peut être vrai; et l’un, en effet, réunit les
choses tandis que l’autre les divise; mais on ne nous dit
pas par quelle cause l’un vient après l’autre. On parle
bien de leur succession alternative ; mais encore faudrait-
il dire à quoi elle tient. Sans doute, entre les hommes, il
y ἃ l'Amour, qui les rapproche ; et la Discorde, qui les fait
ennemis et les éloigne les uns des autres. De l'humanité
on transporte cette loi à l'univers, et 1] est bien sûr que
parfois les choses s’y passent également ainsi; mais ce
qu’on n’explique pas, et ce qu’il fallait expliquer, c’est
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IL 339
comment ces phénomènes opposés s’accomplissent dans
des périodes égales et régulières. C’est qu'elles ne sont pas
plus dans le monde qu’elles ne sont parmi les hommes.
En général, se contenter d'affirmer qu'une chose est
toujours de telle ou telle manière, et qu’elle se produit
toujours de même, et croire que c’est là un principe et
une raison suffisante des choses, ce n’est pas du tout sa-
tisfaire la raison. C’est à cela cependant que Démocrite
réduit toutes les explications prétendues qu’il nous donne,
quand il nous dit que les choses sont actuellement ainsi,
et qu'elles y étaient antérieurement. Mais, quant à la
cause véritable de cet état éternel, il se garde bien de la
chercher. Je ne dis pas d’ailleurs que ce principe de Dé-
mocrite ne puisse jamais trouver une seule application;
mais je dis qu'il ne faut pas l'appliquer indifféremment à
tout. Par exemple, c'est bien une vérité éternelle et im-
muable que tout triangle a ses trois angles égaux à deux
droits ; cependant, on ne s'arrête pas purement et sim-
plement à ce théorème, et l’on peut trouver une cause à
cette propriété éternelle du triangle, puisqu'on la démon-
tre, tandis qu'il y à d'autres principes qui sont également
éternels, et auxquels il faut s'arrêter sans essayer de re-
monter à une cause plus haute.
Nous avons donc démontré les relations nécessaires du
temps et du mouvement, et nous avons établi que le
temps n’a pu exister et ne pourra exister qu'à la condition
que le mouvement ait existé ou doive exister comme lui.
IT.
Je sais qu'on peut opposer des principes contraires à
336 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ceux que je viens d'établir; mais je crois aussi qu’il n’est
pas difficile de répondre à ces objections. En attendant,
voici les principaux arguments par lesquels on peut en-
treprendre de prouver que le mouvement, loin d’être
éternel, a dû se produire à un certain moment donné sans
avoir du tout préalablement existé.
D'abord, peut-on dire, il n’y a pas de changement qui
soit éternel, parce que nécessairement tout changement
a lieu entre deux états divers, l’un d’où il part et l’autre
où 1] aboutit. Par une conséquence évidente, tout chan-
gement ἃ pour limites les contraires entre lesquels 1] se
passe. Donc, il n’y ἃ pas de mouvement qui puisse être
infini. En second lieu, on peut se convaincre par l’obser-
vation, que le mouvement estsouvent interrompu, et qu'il
a des alternatives. Tel objet qui actuellement n’est pas
mu et qui n ἃ en soi aucun mouvement, peut être mu à un
certain moment donné; et ceci est particulièrement obser-
vable dans les êtres inanimés; tantôt le tout ou la partie
y est immobile, et tantôt il y ἃ mouvement. Mais si le
mouvement ne peut pas naître ou sortir du néant, 1] faut
reconnaître alors ou que le mouvement est éternel, où
qu'il est éternellement impossible. Si cette remarque est
manifeste pour les êtres inanimés, elle l’est davantage
encore pour les êtres animés ; et nous pouvons nous
prendre pour exemple. Actuellement nous sommes en
repos, et il nu’ y ἃ pas le moindre mouvement en nous;
puis, tout à coup, nous nous mettons en mouvement, le
principe de l'action venant uniquement de nous sans la
moindre intervention du dehors. Les choses inanimées, au
contraire, ne se meuvent jamais que par une cause exté-
rieure. Quant à l'être animé, on dit qu’il se meut lui-
D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH, IL 397
mème ; car, s’il est quelquefois en repos, il peut aussi tout
à coup se produire en lui un mouvement qui ne vient que
de lui seul et où le dehors n’est pour rien. Mais si ce phé-
nomène peut se passer dans l'animal, et si le mouvement
peut commencer en lui, pourquoi la même chose ne se
passerait-elle pas aussi dans l'univers? Le phénomène qui
a lieu dans le petit monde, peut avoir lieu aussi dans le
grand; et, si c'est possible dans l'univers, c'est possible
aussi dans l'infini, en supposant toutefois que l'infini
puisse se mouvoir tout entier ou demeurer tout entier en
repos.
De ces divers arguments, le premier est très-vrai, et
il est impossible qu'entre deux limites opposées, le mou-
vement soit éternellement le même et reste numérique-
ment un. Il y ἃ toujours et nécessairement des intervalles
de repos. Il y ἃ ici nécessité absolue qu'il en soit ainsi;
car une seule et même chose ne peut avoir un mouvement
qui soit un et numériquement toujours le même. de cite
un exemple pour éclaircir ceci. Soit une corde d’instru-
ment de musique qu'on met en mouvement. Je demande
si le son que rend cette corde est toujours un seul et
même son, ou si ce n'est pas toujours un son différent,
chaque fois qu'on la touche de la même manière et qu'on
lui imprime la même vibration. Mais quoiqu'il en soit de
ce phénomène particulier, il ne prouve pas que le mou-
vement ne puisse point être un et le même en étant con-
tinu et éternel. Je reviendrai un peu plus loin sur ce
principe afin de l’éclaircir complétement.
Je passe au second argument et je l’admets; car on
peut regarder comme certain, dès à présent, qu'il n’y ἃ
rien d’absurde à soutenir qu'un corps qui n’était pas en
22
338 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mouvement puisse y être mis, selon que le moteur qui lui
est extérieur existe ou n'existe pas. Ge qu'il faut savoir
c'est à quelles conditions ce mouvement transmis est pos-
sible. Mais au fond quandon dit qu une chose peut tantôt
être mue par son moteur spécial et tantôt ne l'être pas,
cela revient absolument à rechercher comment 1] se fait
que les choses sont tantôt en mouvement et tantôt εν
sont pas, question sur laquelle je reviendrai plus tard.
Mais ici le mouvement est précédé d’un autre mouve-
ment, er ce n'est que le premier mouvement qu'il faut
étudier.
Quant au troisième argument, qui tend à prouver que
le mouvement peut avoir commencé spontanément, j'a-
voue qu'il est plus embarrassant ; car dans les êtres inani-
més, le mouvement semble se produire tout à coup sans
avoir antérieurement existé. L’être est en repos; puis tout
à coup, 1] se met en marche, sans qu'aucune cause exté-
rieure ait agi sur lui, du moins à ce qu’il semble. Mais c’est
là une erreur. Dans l'animal, il y ἃ toujours quelqu'un
des éléments naturels dont il est formé, qui est en mou-
vement. Or, ce n’est pas l’être lui-même qui est la cause
du mouvement de ces éléments, et c'est sans doute le
milieu même dans lequel l'animal est placé; car lorsqu'on
dit que c'est l'être animé lui-même qui se meut, on en-
tend parler seulement du mouvement dans l’espace et
non des autres espèces de mouvement d’altération, d’ac-
croissement, etc. Mais 1] se peut fort bien, et il est peut-
être nécessaire qu il se passe dans le corps une foule de
mouvements causés par ce qui l'entoure. Ces agents exté-
rieurs agissent à leur tour sur la pensée ou sur le désir,
qui mettent eux-mêmes en mouvement l'être entier, et
D'ARISTOTE, LIVRE ὙΠ]. CH. IE. 339
l’on ne peut plus dire ainsi que ce soit l’être Ini-même
qui se meuve spontanément. Gette transmission de mou-
vements venus du dehors se voit bien nettement dans les
phénomènes du sommeil. L'animal s’éveille tout à coup
sans qu'il y ait de mouvement observable, et cependant
on ne peut douter qu'il n’y ait eu un mouvement inte-
rieur d’un certain genre, lequel ne dépendait pas de l’a-
nimal; mais ce qui va suivre éclaircira tout ceci.
I.
Nous commencerons la discussion par la question que
nous venons d’indiquer, à savoir comment il se fait que
certains êtres sont tantôt en mouvement et tantôt en
repos.
Nécessairement, il n'y ἃ que les alternatives suivantes
qui soient possibles : Ou tout est toujours en mouvement,
ou tout est toujours en repos: ou bien 1] n’y ἃ que cer-
taines choses qui se meuvent, tandis que certaines autres
sont dans nn repos complet ; et ce dernier cas peut se dé-
composer selon que le mouvement des unes et le repos
des autres sont chacun éternel, ou selon que tont peut
être indifféremment soit en mouvement soit en repos; ou
bien enfin, et c’est la troisième et dernière hypothèse,
parmi les êtres, il y en ἃ qui sont éternellement inimo-
biles, tandis que d’autres sont dans un mouvement éter-
nel et que d’autres encore participent tour à tour du mou-
vement et du repos.
Voilà ce qu'il nous faut étudier; nous y découvri-
rons la solution de toutes les questions que nous nous
540 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
étions posées, et ce sera pour nous le complément défi-
nitif de tout ce traité.
Soutenir que tout dans la nature est en repos, et s’obs-
tiner à ne pas accepter le témoignagne de l'observation
sensible qui nous atteste le contraire, c'est une faiblesse
d'esprit, malgré ce que certaines gens peuvent en penser.
C’est nier et mettre en doute la Physique tout entière et
non pas seulement une de ses parties. Mais ce sujet n’in-
téresse pas uniquement le Physicien; il regarde aussi
toutes les sciences et toutes les théories, puisque toutes
supposent l’idée du mouvement. Cependant, il faut faire
ici une observation qui est d’une application générale.
Dans les mathématiques, on ne discute pas les objec-
tions qu'on peut élever contre les principes sur les-
quels elles reposent, et ces objections ne regardent pas,
à vrai dire, le mathématicien. 1] en est de même pour
toutes les autres sciences; et je dis que les objections
élevées contre la réalité du mouvement ne doivent point
être réfutées par le Physicien, puisque la science qu'il
étudie n’existerait point, s’il n’admettait pas que la na-
ture est le principe du mouvement.
Je ne me prononce pas sur la théorie contraire, et peut-
être est-ce aussi une erreur que de soutenir que tout est
en mouvement; mais du moins cette erreur, si toutefois
c'en est une, s’éloignerait moins des vérités de la science;
car nous avons établi (Livre I, ch. Il) que, dans les choses
physiques, il faut considérer la nature comme le principe
unique du mouvement et du repos, et que le mouvement
est essentiellement un fait naturel. En effet, quelques
philosophes soutiennent aussi que le mouvement n'est
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IL 341
pas partiel, attribué à telles choses et refusé à telles
autres, mais que tout est en mouvement de toute éternité,
et que seulement il est des mouvements qui, par leur
ténuité même, se dérobent à nos sens et échappent à
notre observation. Une objection qu'on peut faire à ce
système, c’est que ceux qui le défendent n’ont pas dit
assez précisément de quelle espèce de mouvement ils en-
tendent parler; et, s’ils prétendent que leur théorie s'ap-
plique à toutes les espèces du mouvement sans exception,
il n’y aurait pas de peine à les réfuter. Ainsi, ces mouve-
ments particuliers qu'on appelle accroissement et destruc-
tion, ne peuvent pas être continus et perpétuels; et il y ἃ
toujours dans l’un et l’autre des intervalles de repos.
C'est comme quand on prétend que la goutte d’eau
qui tombe successivement sur la pierre finit par la percer,
ou que la plante qui pousse dans ses interstices finit par
la rompre. En effet, si la goutte a creusé ou enlevé telle
partie de la pierre, cela ne veut pas dire que dans an
temps moitié moindre, elle en ait enlevé antérieurement
la moitié. Mais les gouttes dans leur ensemble agissent
comme font les matelots en se réunissant pour le halage
d’un navire; tant de gouttes accumulées ont produit tel
mouvement ou telle diminution dans la pierre; c’est vrai
sans doute. Mais cela ne veut pas dire que telle partie
des gouttes ait pu produire telle quantité précise de chan-
gement et de mouvement dans aucune partie du temps.
La portion enlevée de la pierre peut bien se subdiviser
elle-même en plusieurs autres parties, si le morceau dé-
taché est assez gros; mais on ne peut pas dire qu'aucune
de ses parties ait été séparément détachée, puisqu'elles
forment encore un certain tout qui est le morceau même
34°? PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
enlevé de la pierre. Ces parties ont été enlevées toutes
ensemble. Donc, évidemment, il n'est pas nécessaire que
quelque chose soit enlevé de la pierre à chaque goutte
qui tombe sur elle, par ce motif que le morceau détaché
peut se diviser à l'infini; la seule chose nécessaire, c’est
qu'à un certain moment donné le morceau se détache
tout entier.
Les objections que je viens de faire contre la continuité
de la destruction s'appliquent non moins bien à la conti-
nuité de l’altération, quelle qu'elle soit; car, l’altération
même ne peut pas se diviser à l'infini, par cela seul que
l'objet altéré peut se diviser lui-même indéfiniment. Il y
a des phénomènes ou l’altération se fait tout d’un coup,
par exemple, la congélation de l’eau ; et l’altération ne s'v
produit pas par degré ni petit à petit. Dans le cas de la
maladie, l’altération a lieu encore successivement ; car 1]
y ἃ un temps où l’on peut dire du malade qu'il guérira ;
par conséquent, il n’est pas encore guéri, et 1] est en état
de maladie. Ce n’est donc pas tout à coup qu’il passe de
la maladie à la santé, et à l'extrémité du temps où 1] a
souffert. Il y a, dans la guérison, des intervalles de ma-
ladie, et l’altération n’est pas continue. Le changement
ne se fait dans ce cas que de la maladie à la santé, et non
point apparemment à autre chose; or, ce sont là des con-
traires, et soutenir que le changement a lieu perpétuelle-
ment d’un contraire à l’autre, c’est vouloir contredire par
trop gratuitement les faits les plus palpables; car, arrivé
au contraire, il s'arrête. On ne peut pas contester davan-
tage le repos pour une foule de choses qui restent dans
l’état où elles sont; et, par exemple, la pierre demeure
ce qu’elle est, sans devenir ni plus molle ni plus dure. Si
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. HE 343
de l’altération je passe au mouvement local, j'y vois les
mêmes temps d'arrêt; car il est impossible qu’on ne re-
marque pas que la pierre portée en bas s'arrête sur la
terre, une fois qu’elle y est parvenue. Il faut encore ajouter
que la terre et tous les autres corps naturels occupent les
lieux qui leur sont propres, et qu'ils y demeurent néces-
sairement une fois qu'ils y sont arrivés. Par conséquent,
s’il est des corps qui restent ainsi en repos, 1l faut en con-
clure que tous les corps ne sont pas nécessairement en
mouvement dans l’espace, ainsi qu'on le dit; et, si l’exis-
tence du mouvement est démontrée, celle du repos ne
l’est pas moins.
Aïnsi, les considérations que nous venons de pré-
senter, et celles qu'on pourrait y joindre, démontren
bien que tout n’est pas en mouvement et que tout n'es
pas en repos. Ces deux théories extrêmes sont insoute-
nables. Mais on ne peut pas dire davantage que certaines
choses sont éternellement en repos, et certaines autres
choses dans un mouvement perpétuel, et qu’il n’y ait rien
qui soit tantôt en mouvement et tantôt en repos. Cette der-
nière impossibilité, que nous avons déjà signalée plus haut,
est de toute évidence ; car nous voyons dans une foule de
choses se produire des changements successifs du genre de
ceux que nous venons d'indiquer. Le contester ce serait
vouloir aller contre le témoignagne le plus manifeste de nos
sens. En effet, ni l'accroissement des choses ni le mouve-
ment forcé qu’elles reçoivent quelquefois, quand elles
sont mues contre leur nature, ne sont concevables qu'à la
condition d'un repos antérieur. Dire qu'il n'y a pas d’al-
ternative de mouvement et de repos, c’est méconnaître et
nier absolument la génération et la destruction des choses,
34h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dans lesquelles le repos est toujours indispensable ; et
l’on peut dire que c’est nier aussi toute espèce de mouve-
ment, puisque le mouvement ne signifie guère, en géné-
ral, que la destruction ou la production de certains phé-
nomènes ; Car, soit qu'un corps s’altère, soit qu'il change
de place dans l’espace, l'état qu'il abandonne en s’alté-
rant périt, et c’est une destruction de cet état antérieur:
et, quand le corps se déplace, la position qu’il occupait
périt également, de même que l’état nouveau du corps se
produit, on que sa nouvelle position se produit aussi.
Donc évidemment, il faut reconnaître qu'il y ἃ des
choses qui, à certains moments donnés, sont en mouve-
ment, et d’autres choses qui à certains moments sont en
repos.
Quant à cette opinion que toutes choses dans l'univers,
sont tantôt en repos et tantôt en mouvement, 1l suffit
pour la réfuter de la rapprocher des arguments que nous
venons d'exposer en examinant les autres hypothèses.
Mais pour mieux montrer combien elle est vaine, nous
rappellerons les définitions que nous avons antérieure-
ment posées, et qui déterminent bien les diverses solu-
tions qu'on peut donner du problème. Reprenons-les. Ou
tout est en repos, ou tout est en mouvement; ou bien
parmi les choses, les unes sont en mouvement, et les
autres sont en repos; eten admettant le repos des unes et
le mouvement des autres, il faut nécessairement, ou que
toutes soient tantôt en repos et tantôt en mouvement, ou
que toujours les unes soient en mouvement, et les autres
toujours en repos, ou enfin qu'il y en ait qui passent
alternativement du repos au mouvement et du mouve-
ment au repos.
D'ARISTOTE., LIVRE VIE, CH. HE. 345
Nous avons déjà démontré plus haut qu'il ue se peut
pas que tout soit en repos; car le témoignage des sens
atteste le contraire. Mais nous insistons sur ce point; car
si l’on prétend, comme on le fait quelquefois, que l'être
est infini et immobile. il faut du moins convenir que nos
sens ne peuvent p2s s'en apercevoir, et quil est une
foule de choses qui se meuvent sous nos yeux. Je vais
jusqu'à admettre, si l’on veut, que ce soit là une illusion,
et qu'il n’y ait dans tout cela qu’un simple effet de l'ima-
gination; mais toujours est-il qu'il n’y en ἃ pas moins
mouvement, puisque le fait même de l'imagination est
un mouvement d'un certain genre, par la mobilité seule
des apparences qui sont dans l'esprit, tantôt d’une façon
et tantôt d’une autre; car l'imagination et l'opinion qu'elle
provoque dans l'intelligence, sont elles-mêmes des mou-
vements réels et qu'on ne peut nier. Mais disserter à
perte de vue, et faire des raisonnements sur des choses
où nous pouvons avoir mieux que des raisonnements, à
savoir le témoignage infaillible de nos sens, c'est mal
juger le meilleur et le pire, le plus fort et le plus faible;
c'est mal discerner le certain de l’incertain; en un mot,
ce n'est pas savoir distinguer un principe réel de ce qui
n'est pas principe.
Si donc tout l'univers n’est pas en repos, il n'est pas
moins impossible non plus qu'il soit en mouvement, et
qu'une partie de l'nnivers soit dans un mouvement éter-
nel, tandis que l’autre partie serait dans un éternel repos.
A tous ces systèmes qui faussent la nature, il n'y a tou-
jours à opposer qu'une seule réponse; mais elle est pé-
remptoire : l'observation nous atteste qu'il y a des choses
qui sont tantôt en mouvement et tantôt en repos. Donc
346 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
évidemment il est tout aussi impossible que tout soit
continuellement en repos, et que tout soit continuellement
en mouvement, qu'il est impossible que, parmi les choses,
les unes soient dans un mouvement éternel et les autres
dans un éternel repos. Reste donc à examiner une seule
hypothèse, à savoir que l’univers étant susceptible de ᾽
mouvement et de repos, 1l y ἃ des choses qui sont tantôt
en mouvement et tantôt en repos, puis des choses qui
sont dans un repos immuable, et d’autres enfin qui sont
sans cesse en mouvement. C'est là ce que nous allons
démontrer.
ΙΝ.
Il faut nous reporter à quelques principes que nous
avons déjà antérieurement exposés. Ainsi, parmi les mo-
teurs_et les mobiles, il faut distinguer ceux qui le sont
d'une manière indirecte et accidentelle, et _ ceux qui le
sont en soi et d'une manière essentielle. Le mouvement
d’un objet n'est qu'accidentel, quand 1] ἃ ce mouvement
parce qu'il est dans un autre objet qui lui-même est mu,
ou bien quand une de ses parties seulement est en mou-
vement. Au contraire, les moteurs et les mobiles sont en
soi et essentiels, quand le mouvement ne leur vient pas
uniquement de l’objet dans lequel ils sont, ou d’une de
leurs parties séparément.
Dans les moteurs et les mobiles en soi, on peut encore
faire une distinction entre ceux qui se meuvent eux-mêmes
et ceux qui sont mus par une cause extérieure; on peut
en outre distinguer le mouvement naturel et le mouve-
ment forcé et contre nature. Ce qui se mneut soi-même
=
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 347
est mu naturellement; et, par exemple, les animaux se
meuvent, du moins à ce qu'il semble, d’une manière spon-
tanée. La nature leur ἃ donné la faculté de se mouvoir
comme ils veulent; et c'est là ce qui fait que, pour tous
les êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouve-
ment, on dit que c’est naturellement qu’ils se meuvent;
la nature ἃ voulu que l’animal pût toujours se mouvoir
ainsi lui-même tout entier. Quant au corps de l'animal,
et considéré en lui seul indépendamment du principe in-
terne de son mouvement propre, il peut avoir un mouve-
ment contre nature ou naturel; et il y a pour lui, comme
pour tout autre corps inerte, une grande différence entre
les mouvements qu’il peut recevoir, comme il y en a dans
les éléments dont il est composé. Enfin dans les êtres qui
sont mus autrement que par eux-mêmes, on peut distin-
guer aussi des mouvements contre nature et des mouve-
ments naturels; par exemple, un mouvement contre
nature est celui des corps graves qui montent en haut
quand on les projette, et des corps légers quand ils vont
en bas, de la terre qui monte et du feu qui descend. Sans
même parler du corps entier, il y ἃ des mouvements
contre nature dans les parties du corps, quand elles n’ont
pas leur position régulière ou qu’elles n’ont pas leur mode
d'action habituel.
Or, c’est surtout dans les mouvements contre nature
qu'on peut voir clairement que c’est du dehors que le
mouvement est imprimé àu mobile, et l’on peut se con-
vaincre par une pleine évidence que le mobile est mu par
un autre que lui-même. Après les mouvements contre
nature, les mouvements où le phénomène est le plus
manifeste, ce sont ceux des êtres qui se meuvent eux-
918 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mêmes; et qui ont en eux le principe du mouvement,
comme les animaux, dont il vient d’être question. En
effet, il n’y ἃ pas le moindre doute, sauf les réserves que
nous avons faites, que ce sont eux-mêmes qui se déter-
minent au mouvement et qu'il n’y a point de cause exté-
rieure. Mais on peut avoir encore des doutes sur le point
de savoir au juste ce qui meut ou ce qui est mu en eux ;
car ce qui se passe dans un bateau, par exemple, où c’est
le pilote qui meut le bâtiment et est mu avec lui, se passe
également dans les animaux, où l’on peut très-bien distin-
guer ce qui fait mouvoir et ce qui est mu;et cette distinc-
tion peut servir à expliquer le mouvement dans tout être
qui se meut lui-même.
Mais les choses ne sont pas aussi simples dans les êtres
qui ne se meuvent pas eux-mêmes, seconde division que
nous avons établie plus haut. Parmi les êtres qui, ne ti-
rant pas d'eux-mêmes le mouvement, sont mus par une
force étrangère, les uns le sont naturellement, les autres
le sont contre leur nature; et c’est pour ces derniers qu’il
est difficile de se bien rendre compte de la force qui les
meut. Ainsi, quelle est la cause qui meut les corps légers
et les corps graves? Ce n’est que par force qu'ils sont
portés dans les lieux qui leur sont opposés. Quand ils vont
dans les lieux qui leur sont naturellement propres, le léger
va en haut par sa nature, tandis que le grave se dirige en
bas. Dans ce cas, qui les meut l’un et l’autre? Quelle est
la force qui les met en mouvement ? C’est là ce qui n’est
pas de toute évidence, comme ce l’est quand ces corps
reçoivent un mouvement contre nature, au lieu de rece-
voir leur mouvement naturel. Il est bien impossible de
dire que ces corps se meuvent eux-mêmes ; car cette fa-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 349
culté du monvement spontané est essentiellement vitale,
et-elle ne peut appartenir qu'aux êtres animés. Si ces
corps se donnaient à eux-mêmes le mouvement qu'ils ont,
une conséquence nécessaire, c’est qu'ils pourraient éga-
lement s'arrêter ; et nous voyons, en effet, que quand un
être est cause à lui-même de la marche qu'il ἃ, 1] peut
aussi suspendre cette marche quand il lui plaît. Par con-
séquent, s’il ne dépendait que du feu de se porter en haut,
il pourrait tout aussi bien se porter en bas. Il faut ajouter
que, dans ce cas, il ne serait pas plus concevable que les
éléments ne se donnassent qu'un seul et unique mouve-
ment, sans jamais se donner des mouvements contraires,
s'ils avaient cette prétendue faculté de se mouvoir eux-
mêmes.
Il y ἃ de plus, pour les éléments naturels, cette autre
difficulté qu'ils sont homogènes et continus: or, comment
l’homogène et le continu pourrait-il se mouvoir lui-même?
Il y faudrait au moins la distinction du moteur et du mo-
bile, qui ne se trouve point ici. En tant que l'élément est
un et continu, ce ne peut pas être par le contact qu’il se
meuve : car, dans ce qui est absolument homogène, il n’y
a pas de contact possible; et 1l faut nécessairement qu'il
y ait séparation et non continuité entre deux choses, pour
que l’une des deux puisse agir, et l’autre supporter l’ac-
tion de la première. Ainsi, les éléments naturels ne peu-
vent se mouvoir eux-mêmes par cela seul qu’ils sont ho-
mogènes ; et 1] n'y ἃ pas de continu qui puisse avoir non
plus un mouvement spontané. Il faut toujours, pour qu'il
y ait mouvement dans un cas quelconque, que le mo-
teur soit distinct et séparé du mobile, comme nous l’ob-
servons pour les choses inanimées, lorsqu'un être animé
390 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
vient à leur communiquer un mouvement qu’elles n’ont
pas par elles-mêmes.
Il reste donc certain que les éléments naturels, ne se
donnant pas à eux-même le mouvement, doivent être mus
aussi par une force étrangère, et c'est ce qu'on peut vé-
rifier aisément en recourant aux divisions que nous avons
établies plus haut entre les causes du mouvement, pour ce
qui concerne les mobiles. Ces divisions ne sont pas moins
applicables aux moteurs, et l’on peut les distinguer éga-
lement en ce que les uns sont contre nature, et en ce que
les autres sont naturels. Ainsi, ce n’est pas par sa seule
nature que le levier meut les corps pesants ; il faut de
plus, pour qu'il agisse, une cause qui le fasse agir.
D’autres moteurs, au contraire, agissent par leur propre
nature; et, par exemple, ce qui est actuellement chaud
échauffe par sa seule action les corps qui sont suscep-
tibles d’être échauflés, et qui, cependant, ne sont pas
chauds en acte, et ne le sont qu’en puissance. À ces deux
exemples, nous pourrions en joindre autant d’autres que
nous voudrions, pour prouver qu’il y ἃ des moteurs selon
la nature, et des moteurs contre nature. On pourrait ap-
pliquer aux mobiles des distinctions analogues ; et le mo-
bile, selon la nature, sera celui qui en puissance ἃ une
certaine qualité, une certaine quantité, et une certaine
position, qui lui permettent d’avoir une des trois espèces
du mouvement, l’altération, l'accroissement ou la loco-
motion. J'entends d’ailleurs parler de ces mobiles qui ont
en eux le principe de leur mouvement propre, et qui ne
l'ont pas seulement d’une façon accidentelle ; car la quan-
tité et la qualité peuvent être affectées de mouvement
dans un seul et même être; mais alors l’une n’est qu'ac-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 301
cidentellement à l’autre, et elle n’y est pas essentiel-
lement.
Le feu et la terre, c’est-à-dire les éléments, ont un
mouvement forcé qui leur vient de quelque cause étran-
gère, quand ils n’ont pas le mouvement qui leur est
propre. Ils ont leur mouvement naturel et non un mou-
vement forcé, quand ils tendent à leurs actes spéciaux,
bien qu'ils ne les accomplissent pas réellement, s'ils ne
sont encore qu'en puissance. Mais comme cette deruière
expression peut avoir plusieurs sens, cette équivoque em-
pêche qu'on ne voie clairement la cause qui meut ces
corps, et qui fait que le feu va en haut et la terre en bas.
Des exemples éclairciront ceci. Évidemment, quand
on dit de quelqu'un qu'il est savant en puissance, cette
expression ἃ une signification fort différente, selon qu'on
est ignorant et qu'on peut apprendre, ou selon qu'ayant
la science on la possède sans en faire usage. Mais, toutes
les fois que ce qui peut agir, et ce qui peut souffrir se ren-
contrent et sont simultanés, le possible arrive à l'acte et
se réalise. Ainsi, par exemple, quand on sort de l’igno-
rance pour apprendre quelque chose, on passe de la
simple possibilité d'apprendre à an état où l’on est en-
core en puissance, mais où la puissance est tout autre
que dans le premier état. En effet, celui qui possède la
science et ne l’applique pas, est encore savant en puis-
sance ; mais la puissance qu'il ἃ dans ce cas ne doit pas
se confondre avec celle qu’il avait avant de rien appren-
dre, et quand il était en pleine ignorance. Quand 1] ἃ la
puissance d'appliquer la science, il l’applique, et 1] agit
si nul obstacle ne s’y oppose ; car, s’il n’agit point alors,
c'est que de fait il est dans le contraire de la science,
302 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
c'est-à-dire dans l'ignorance. Cette distinction des deux
espèces de puissance doit s'appliquer aux éléments et aux
choses de la nature. Le chaud, par exemple, est froid en
puissance; mais quand il cesse d’être froid en puissance,
il devient chaud; et alors en tant que feu il brûle, si rien
ne l'empêche d'agir selon sa nature, et ne fait obstacle :
à son action.
Ces distinctions qui sont très-réelles peuvent s’appli-
quer aux corps graves et aux corps légers, et nous faire
mieux comprendre la cause qui les met en mouvement.
Le léger vient du pesant ; et, par exemple, l’air vient de
l'eau quise vaporise. Le pesant est d’abord léger en puis-
sance, et il devient réellement et effectivement léger, si
rien ne l'en empêche et ne lui fait obstacle. L'acte réel
du léger ; c'est d’être en un certain lieu, c'est-à-dire en
haut; et quand 1] est dans un lieu contraire, c'est qu’il y
a quelque cause qui s'oppose à son acte propre. Je ne
parle ici que du mouvement dans l’espace, de la transla-
tion; mais ceci s'appliquerait également, soit au mouve-
ment de quantité, soit au mouvement de qualité, comme
je le dirai tout à l'heure. Que si l’on veut aller plus loin
que ces explications, et si l’on demande encore pourquoi
les corps graves ou légers se dirigent ainsi vers les lieux
qui leur appartiennent, il n° y ἃ plus rien à répondre, si
ce n’est que c’est là une loi de la nature, et que ce qui
constitue essentiellement le léger et le pesant, c’est que
l'un se dirige exclusivement en haut, tandis que l’autre
se dirige, au contraire, exclusivement en bas.
Mais, ainsi qu'on vient de le voir, il y a deux manières
de comprendre que le grave et le léger sont en puissance.
Ainsi. à un certain point de vue, l’eau est légère en puis-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 399
sance, attendu qu’elle peut, en se vaporisant, devenir de
l'air; mais même lorsqu'elle est devenue de l'air, il est
possible encore que cet air ne soit léger qu'en puissance
aussi ; par exemple, quand il rencontre un obstacle qui
l'empêche de monter en haut, comme il le ferait par son
mouvement naturel; mais, dès que l'obstacle ἃ disparu,
le léger en acte se produit, et l’air monte dans un lieu
plus élevé. Ce double changement de puissance que je
signale dans l'air se produit également dans tous les mou-
vements de qualité; et pour reprendre l'exemple cité an
peu plus haut, la qualité de savant doit changer pour ar-
river à être en acte, car, lorsqu'on a déjà la science, on
peut l'appliquer sur le champ, si rien ne fait obstacle ;
mais il faut l'avoir préalablement avant de pouvoir l’ap-
pliquer. De même encore pour les mouvements de quan-
tité ; car la quantité se dilate et s'étend si rien ne 50 op-
pose. Écarter l’obstacle qui s’oppose à l'acte et l'empêche,
c'est, si l’on veut, mouvoir d’une certaine façon, puisque
c'est rendre le mouvement possible ; mais, en réalité, on
ne peut pas dire que ce soit précisément mouvoir. Par
exemple, si l’on retire la colonne qui supporte une pierre,
la pierre tombe; mais on ne peut pas dire que ce soit la
mouvoir. Si l’on retire un poids qui est placé sur une
outre pleine d’air au fond de l’eau, l’outre remonte à la
surface; mais on ne lui a pas donné le mouvement à vrai
dire. Ce n’est mouvoir qu'indirectement ; de même qu'on
ne peut pas dire que ce soit le mur qui meuve la balle,
quoiqu'il la renvoie; celui qui, réellement, meut la balle,
c'est le joueur qui l’a lancée.
Maintenant il nous faut résumer toute la discussion qui
précède ; et nous disons qu’on doit admettre comme démon-
23
394 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
tréqu'aucun deséléments ne se meut précisémentlui-même
et qu’ils ont en eux le principe du mouvement, non pas pour
mouvoir et produire spontanément le mouvement, mais
seulement pour le recevoir et pour le souffrir. Nous ajou-
tons que tous les mobiles qui sont mus effectivement, ont
ou un mouvement naturel, ou un mouvement forcé et
contre nature. Tout ce qui est mu par force est mu par
quelque cause extérieure et étrangère. Même, parmi les
choses qui sont mues selon la nature, celles qui se meu-
vent elles-mêmes sont mues encore par quelque cause,
tout aussi bien que celles qui ne se meuvent pas elles-
mêmes. Ainsi, les corps légers ou pesants reçoivent leur
mouvement de ce qui les rend tels qu'ils sont, ou de ce
qui éloigne l’obstacle qui les empêchait d'agir. Donc, on
peut dire d’une manière générale que tout ce qui est mu,
que tous les mobiles reçoivent leur mouvement de quelque
cause.
V.
Ce principe que tout ce qui est en mouvement est mu
par quelque chose, peut avoir deux significations, selon
que le moteur ne meut pas par lui-même, mais par un
intermédiaire qui le met lui-même en mouvement, et se-
lon qu’il meut directement et par lui seul. Dans ce dernier
cas, où le moteur meut par lui-même, on peut encore
faire cette distinction : Ou le moteur vient tout de suite
après l’extrème qui communique le mouvement, ou bien
il y ἃ entre le moteur et le mobile plusieurs intermé-
diaires. Ainsi, le bâton qui meut la pierre est moteur re-
fativement à elle: mais le bâton lui-même est mis en
D'ARISTOTE, LIVRE VIN, CH. V. 395
mouvement par la main que l’homme fait mouvoir; et,
dans cet exemple, c’est l’homme qui d’abord produit le
mouvement, sans être lui-même mu par autre chose. On
dit indifféremment de ces deux moteurs, soit le premier
soit le dernier, qu’ils donnent le mouvement; mais cepen-
dant cela doit surtout s'entendre du premier moteur qui
peut donner le mouvement au dernier, sans que ce der-
nier puisse le lui rendre. Sans le premier, le dernier reste
hors d'état de mouvoir; et celui-ci ne peut agir sans celui-
là, puisqu'évidemment le bâton ne transmettra pas le
mouvement si d’abord la main de l’homme ne le lui im-
prime.
Si donc c’est une nécessité que tout ce qui est mu soit
RSS ERP ΠΕΣ
même mue à son nr ou ι qu’e elle ne soit p it pas τ s mue, iL x n'est.
HORS
pas moins nécessaire, en supposant encore que | le mobile
sont mul mu lui-même par un poire pus yes δ: rit ἢ pre-
autre cause. >», Que si ce moteur premier est bien en effet le
premier, comme on le pense, alors 1] n'est pas besoin
d'en rechercher un autre; car ilest impossible que la série
aille à l'infini, du moteur au mobile mu lui-même par un
autre, et toujours ainsi de suite, puisque dans l'infini il
n'y ἃ pas de premier; ce qui est contre l'hypothèse. Une
autre conséquence, c'est que, si tout mobile est mu par
quelque chose, et si le moteur premier est celui qui n’est
pas mu lui-même Lil un autre, + ΠΕ “ét Re ΓΕΒΈΣ ΜΕ
lui qui donne le mouvement, let qu’ ‘il à ne sera it. pas _pre= e-
mier s’il le recevait...
Α cette première démonstration, on peut en joindre
3956 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
une autre. Tout moteur meut quelque chose, et il meut
le mobile au moyen de quelque chose qu'il emploie pour
agir. Mais le moteur meut ce mobile, auquel il donne le
mouvement, soit par lui-même soit par quelque intermé-
diaire. Ainsi, l'homme meut directement la pierre, ou il
la meut par le moyen de son bâton; le vent fait directe-
ment tomber quelque chose, ou cette chose tombe sous le
coup de la pierre que le vent a chassée. Or, il est impos-
sible qu'il y ait jamais un mouvement sans un moteur qui
meuve par lui-même l'intermédiaire par lequel il trans-
met le mouvement au mobile; et, s’il meut par lui-même
le mobile, il ΠΥ ἃ pas besoin d'un autre intermédiaire par
lequel il lui soit possible de mouvoir. S'il y ἃ un intermé-
diaire de ce genre, il faut toujours un moteur qui donne
le mouvement lui-même sans le recevoir d’un autre : car,
autrement, on irait à l'infini et l’on s’y perdrait.
En arrivant à un mobile qui, est moteur sans être mu
lui- même, il n’y a plus de série à l'infini, et T on ἃ le > pre-
mier moteur qu'on cherchait. En effet, le bâton donne le
mouvement parce qu Ἢ est mu lui-même par la main, et
c’est alors la main qui meut le bâton; mais si l’on sup-
pose qu’il y a encore quelqu’autre cause qui se sert de la
main pour communiquer le mouvement, 1] faut que ce
nouveau moteur soit différent de la main: et, toutes les
fois qu’il y a un moteur qui communique lui-même le
mouvement par un intermédiaire, il est clair qu'il faut
en sense, EE]
arriver à un moteur qui meuve _par_lui-même, et qui
donne le mouvement qu'il ne reçoit pas. Mais si ié moteur
est mis en mouvement sans que ce soit un autre que lui-
même qui le meuve, il faut bien que le moteur alors se
meuve lui-même et spontanément. Ainsi, on doit con-
ir rit
D'ARISTOTE, LIVRE VITE, CH. V. 397
clure que le mobile est mu par un moteur qui se meut
lui-même, ou du moins qu Ἢ faut toujours | remonter jus-
qu'à un moteur de ce genre... PAT
On peut arriver à la même démonstration en se pla-
çant à un point de vue un peu différent de ceux qui
viennent d’être indiqués. Si tout ce qui reçoit le mouve-
ment le tient d’un moteur qui est mu lui-même, il n’y a
qu'une alternative : Ou bien c'est un simple accident que
le mobile transmettele monvement qu'il a recu lui-même,
sans l’avoir de son propre fonds; ou bien ce n'est pas un
accident, et c'est quelque chose d’essentiel et en soi.
J'examine tour à tour ces deux hypothèses; et je commence
par la première.
D'abord, si l’on conçoit que le mouvement soit un
simple accident, il ny ἃ plus aucune nécessité que le
mobile soit mu; et, ceci admis, il est clair qu'il est pos-
sible qu'aucun êire au monde n'ait de mouvement; car
l'accident n’est jamais nécessaire, et il peut tout aussi bien
ne pas être. Si donc on suppose que le mouvement est
simplement possible, il n’y a rien là qui soit absurde, bien
que d’ailleurs ce puisse être une erreur; mais il est de
toute impossibilité qu'il n'y ait pas de mouvement au
monde ; et dès lors le mouvement n’est pas sim lement
possible ; il est absolument nécessaire; car il ἃ été dé-
EP QRSE En REA RE Κὲ δ
montré plus haut (dans ce même Livre, ch. 1), que le
movement, doit ὁ être | éternel de toute nécessité. Tout
ceci, d’ailleurs, paraît tout à fait conforme à la raiSOn ;
car il y à 1ci trois termes indispensables, le mobile qui est
mu, le moteur qui meut, et ce par quoi il meut. Le mobile
doit nécessairement être mu, puisqu'il est mobile ; mais il
n'y ἃ pas nécessité qu’il meuve à son tour, et qu’il trans-
308 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mette le mouvement qu'il a reçu. Quant à l'intermédiaire
par lequel le moteur donne le mouvement, il faut à la fois
qu’il meuve et qu'il soit mu. En effet, cet intermédiaire
doit subir le même changement que le mobile, puisqu'il
coëxiste avec lui et qu'il est dans les mêmes conditions,
c'est-à-dire que, pour mouvoir le mobile, il faut qu'il soit
mu lui-même, et qu'en ce sens 1] soit mobile. C’est ce
qu'on peut voir clairement dans les corps qui en dépla-
cent d’autres dans l’espace ; ils doivent, dans une certaine
mesure, se toucher l’un l’autre pour que le déplacement
soit possible. Après le mobile et l'intermédiaire, reste
enfin le moteur qui est immobile, et après lequel il n’y ἃ
plus d’intermédiaire qui transmette le mouvement. Mais,
comme de ces trois termes nous voyons que le dernier re-
çoit le mouvement qu'iln’a pas par lui-même, et que l’in-
termédiaire est mu par une cause étrangère également,
sans avoir non plus en lui le principe de son action, il est
très-rationnel, pour ne pas dire nécessaire, de penser que
le troisième terme, qui est le moteur, doit donner le mou-
vement tout en restant lui-même immobile.
Cette immobilité nécessaire du moteur explique en un
point et justifie le système d’Anaxagore, quand il prétend
que l’Intelligence, dont il fait l’ordonnatrice de l’univers,
est à l'abri de toute affection et de tout mélange, de quel-
que nature que ce soit. Il n’en peut pas être autrement,
du moment qu’il place le mouvement du principe dans
l'Intelligence; car c'est uniquement en étant elle-même
immobile qu’elle peut créer le mouvement, et elle ne
peut dominer le monde qu’en ne s’y mêlant point.
Nous avons supposé plus haut que le mouvement du
moteur pouvait être accidentel ou nécessaire, et nous ve-
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. V. 309
nons de prouver qu’il ne pouvait être accidentel. Reste
donc qu’il soit nécessaire ; or, si le mouvement du moteur
est nécessaire, et s’il ne peut jamais donner le mouve-
ment sans le recevoir lui-même, il faut non moins néces-
sairement, ou que le moteur reçoive un mouvement de
même nature que celui qu'iltransmet, ou qu'il recoive une
autre espèce de mouvement. Par exemple, il faut dans le
mouvement de qualité que ce qui échauffe soit lui-même
échauffé, que ce qui guérit soit lui-même guéri, et dans
le mouvement local que ce qui transporte soit lui-même
transporté: ou bien en variant les mouvements, 1] faut
que ce qui guérit soit transporté, ou que ce qui trans-
porte soit animé lui-même d'un mouvement de quantité
et d'accroissement. Mais 1l est par trop évident que cette
dernière supposition est tout à fait impossible; et l’on
peut s’en convaincre en poussant cette division et cette
diversité des mouvements jusqu'aux cas particuliers et
individuels. Ainsi, en admettant que le moteur puisse
avoir un mouvement autre que celui qu'il transmet, il
faudrait que si quelqu'un enseigne la géométrie, on lui
enseignât à lui-même cette même proposition de géomé-
trie qu'il démontre à un autre ; il faudrait que, si on jetait
quelque projectile, on fût soi-même jeté d’un jet tout
pareil à celui qu’on communique au corps qu’on lance.
Ainsi, le mouvement du moteur ne peut pas être pa-
reil à celui qu'il donne. Mais j'ajoute qu'il ne se peut pas
davantage qu’il soit d’un autre genre et d’une espèce
différente. Si l’on faisait cette dernière supposition, le
corps qui en transporterait un autre devrait avoir lui-
même un mouvement d'accroissement, de même que le
corps qui donnerait à un autre un mouvement d'augmen-
360 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
tation en quantité, devrait avoir lui-même un mouvement
d’altération; puis, le corps qui donnerait à un autre un
mouvement d’altération, éprouverait lui-même une autre
espèce d’altération. Mais 1] est clair que cette série ne
peut pas aller fort loin, et qu’il faut bientôt s'arrêter,
puisque les différentes espèces de mouvement sont en
nombre limité. Que si l’on prétend qu’il y ἃ répétition et
retour du même mouvement, et que le corps qui altère
se trouve lui-même transporté un peu plus tard, cela re-
vient à dire, au bout de certaines alternatives, que ce qui
transporte est transporté, que ce qui enseigne est ensel-
gné, c'est-à-dire que le moteur est animé du même mou-
vement qu'il communique. Autant valait le dire sur le
champ; car évidemment tout mobile n’est pas mu seule-
ment par le moteur qui le touche; il est mu aussi par le
moteur supérieur, et le premier des moteurs est aussi
celui de tous qui produit le plus de mouvement. Mais il
est impossible que le moteur ait le même mouvement
que le mobile; car celui qui enseigne peut bien lui-même
être enseigné, et à son tour apprendre quelque chose;
mais au moment où il enseigne, il n'en faut pas moins
que l’un possède la science, et que l’autre ne l’ait point,
puisqu'autrement l’enseignement et la transmission de la
science ne pourraient avoir lieu.
Je veux signaler une dernière conséquence plus insou-
tenable encore que les précédentes, et qui ressort évi-
demment de ce principe erroné, que tout mobile doit être
mu par un autre mobile : c'est qu'alors tout ce qui peut
donner le mouvement devrait le recevoir à son tour. Dire
que le moteur doit toujours et nécessairement être mu
de la même espèce de mouvement qu’ik communique,
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 361
c'est dire que le médecin qui guérit le malade doit être
lui-même guéri et non pas seulement guérir son client;
c'est dire que l'architecte qui est capable de construire
une maison est construit comme elle, soit directement,
soit grâce à plusieurs intermédiaires. D’une manière gé-
nérale, cela revient à soutenir que tout moteur qui a la
faculté de mouvoir, doit être mis lui-même en mouvement
par un autre moteur, sans que le mouvement reçu par lui
soit le même que le mouvement qu'il transmet à son tour
à un mobile voisin, et au contraire, en supposant que ce
mouvement est différent, comme si, par exemple, le mé-
decin qui ἃ la faculté de guérir était instruit. Mais même
en variant les mouvements de cette façon, on arriverait
bientôt de proche en proche à un mouvement qui serait
de la même espèce, ainsi que nous venons de le dire,
parce que les diverses espèces de mouvement sont limi-
tées, et qu'on aurait bientôt épuisé la série. Donc l’une
de ces conséquences, à savoir que tout moteur est animé
du même mouvement que celui qu’il transmet, est ab-
surde; et l’autre, à savoir que tout moteur est toujours
mu lui-même, est erronée; car il est absurde de croire
qu'un être qui a la faculté de produire une altération,
doit par cela seul subir un mouvement d’accroissement.
x Donc en résumé, 1] n’est pas nécessaire que tout mobile
sans exception soit mis en mouvement par un moteur qui
serait mu lui-même. Donc 1] y aura un temps d'arrêt; et
alors de deux choses l’une : oule mobile sera mu primiti-
vement par an moteur qui est lui-même en repos et immo-
bile : ou bien le mobile se donnera à lui-même le mouve-
ment qui le pousse. Quant à la question de savoir quel
est le principe et la vraie cause du mouvement, ou de
362 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
l'être qui se meut lui-même ou de celui qui est mu par un
autre, c’est là ce qu’il est très-facile de décider, et tout
le monde voit la solution : ce qui est cause en soi est tou-
jours antérieur et supérieur à ce qui n'est cause que par
un autre.
VL
Comme suite à ce qui précède, il faut voir, en sup-
posant qu'il y ait quelque chose qui se meuve soi-même
spontanément, à quelles conditions ce mouvement spon-
tané est possible. Ce sera là en quelque sorte un nouveau
principe pour nos études.
Rappelons-nous d’abord que tout mobile est nécessai-
rement divisible en parties, qui sont elles-mêmes divisibles
à l'infini; car c’est un principe démontré plus haut, dans
nos considérations générales sur la nature (Livre VI, ch. I),
que tout mobile doit être continu en tant qu'il est mobile.
Mais comment peut-on comprendre qu'une chose se meuve
elle-même? D'abord il est impossible que ce qui se meut
soi-même se meuve tout entier absolument; car on tom-
berait alors dans une foule de contradictions toutes plus
insoutenables les unes que les autres. Ainsi, un corps
serait transporté tout entier en même temps qu’il trans-
porterait, par le même et unique mouvement; et tout en
restant un et spécifiquement indivisible, il serait altéré
en même temps qu'il altérerait; il instruirait en même
temps qu'il serait instruit; il guériraitet serait guéri pour
un seul et même cas de guérison, toutes suppositions
plus impossibles les nnes que les autres.
De plus 1] ἃ été établi (Livre HT, ch. D) que tout mo-
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VI. 365
bile, quand 1] est mu, est seulement en puissance et non
pas en acte ; or, ce qui n'est qu'en puissance tend à se
compléter en devenant actuel, et le mouvement, tant qu'il
dure, est l’acte incomplet du mobile ; l’acte étant com-
plet lorsque le mouvement estachevé. Quant au moteur, il
est en acte et en fait, et non passimplement en puissance.
Par exemple, ce qui est chaud échauffe et communique sa
chaleur ; et, d’une manière générale, ce qui a la forme en-
gendre aussi la forme ; ce qui a une certaine qualité pro-
duit cette même qualité. Si donc le corps se meut lui-
même tout entier, il en faudra conclure qu'une même
chose pourra tout à la fois et dans le même moment avoir
les mouvements contraires; elle pourra, tout à la fois et
sous le même rapport, être chaude et non chaude; et de
même dans tous les autres cas analogues, où le moteur
devrait avoir la même affection que le mobile et subir les
mêmes mouvements. Mais ceci est absolument impossible,
et il n'est pas admissible que le corps se meuve lui-même
absolument tout entier, comme on le supposait d’abord.
Reste donc à dire que dans l'être qui se ment lui-
même, 1} y ἃ une partie qui meut et une autre partie qui
est mue. Mais ici encore il faut distinguer ; car les deux
parties ne peuvent pas être dans ce rapport que l’une
puisse indifféremment mouvoir l’autre, sans qu'il y ait
de aistinction entr'elles. La raison en est simple; c'est
qu'alors il n'y aurait plus de premier moteur, si l’une
des deux parties pouvait indifféremment mouvoir l’autre
à son tour. L’antérieur est cause du mouvement bien
plus que ce qui ne vient qu'après lui; et il meut certai-
nement davantage. En effet, nous avons dit que mouvoir
peut s'entendre en deux sens, c’est-à-dire mouvoir direc-
564 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
tement et par soi seul, ou mouvoir par un ou plusieurs
intermédiaires. Or, ce qui est éloigné du mobile plus que
ne l’est le milieu, est aussi plus rapproché du moteur ini-
tial; et si les deux parties peuvent indifféremment se mou-
voir l’une l’autre, il s'ensuit qu'aucune d'elles ne pourra
être prise pour le premier moteur, puisque chacune sera.
tour à tour plus et moins éloignée du principe; ce qui est
contradictoire. De plus, une des deux parties pouvant in-
différemment mouvoir l’autre, il n'y a plus de nécessité
pour le mouvement; car le mouvement n’est nécessaire
que quand le moteur se meut lui-même. Or, si l’une des
deux parties rend à l’autre le mouvement qu’elle a recu,
ce n'est qu'accidentellement, et elle pourrait ne pas le
rendre. Il pourrait donc se faire que l’ane des deux par-
ties fût en mouvement, et que l’autre fût au contraire le
moteur initial qui resterait immobile. Il ne serait pas né-
cessaire que le moteur fût mu à son tour, et 1] pourrait
ne pas l'être. Mais ce qui est de toute nécessité, c'est que
le moteur qui donne le mouvement soit immobile, ou qu'il
se meuve lui-même, puisqu'il y ἃ toujours mouvement, et
que le mouvement est éternel. De plus, 51 les deux par-
ties se donnent une impulsion réciproque et successive,
le mouvement ne pourra qu'être identique de part et
d'autre, et le moteur recevrait alors le mouvement qu'il
communique ; ce qui échauffe serait échaufté ; or, cela
est contradictoire, ainsi que nous venons de le dire.
Nous venons aussi de voir qu'il est impossible d’expli-
quer le mouvement spontané, en supposant que les deux
parties dont se composerait le corps agiraient indifférem-
ment l’une sur l’autre; il n’est pas plus possible de sup-
poser que ce soit une seule partie du corps ou plusieurs
D'ARISTOTE, LIVRE VILS, CH. VE 369
parties du corps mu primitivement par lui-même, qui
chacune se meuvent spontanément; car il n’y a pas d’al-
ternative, et si le moteur entier se meut lui-même, il faut
qu'il soit mu par une quelconque de ses parties, ou que
le tout soit mu par le tout. Si le corps entier est mu parce
qu'une de ses parties se meut spontanément, alors c’est
cette partie spéciale qui est le premier moteur, le moteur
qui se meut primitivement lui-même ; car, séparée de tout
le reste, cette partie pourra se mouvoir encore elle-même;
tandis que sans elle le tout ne peut plus avoir aucun mou-
vement. Le corps entier ne sera donc plus le premier mo-
teur, comme on le disait. Mais si l’on suppose que c’est le
corps entier qui se meut lui-même tout entier, alors les
parties n’ont plus le mouvement que d’une manière indi-
recte et accidentelle. Par conséquent, si le mouvement
ne leur est pas nécessaire, elles peuvent ne pas l'avoir, et
le mouvement peut ne pas exister. Il faut donc supposer
que, dans la masse entière du corps, il y ἃ une partie qui
donne le mouvement tout en restant elle-même immobile,
et qu'il y ἃ une autre partie qui, sans avoir de mouve-
ment propre, reçoit celui qui lui est communiqué ; et c'est
seulement ainsi qu'on peut se rendre compte du mouve-
ment spontané.
Autre argument : Supposons que ce soit une ligne qui
se meuve ainsi elle-même tout entière; une partie de cette
ligne donne le mouvement, et une autre partie le reçoit.
Il s'ensuit cette contradiction que la ligne AB pourra tout
à la fois se mouvoir elle-même tout entière, et qu’elle
sera mue seulement par A. Aïnsi, elle sera mue à la fois
par AB et par A; ce qui est impossible. Mais, puisque le
mouvement peut être donné, ou par un moteur qui est
366 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mu lui-même par quelqu'autre cause, ou par un moteur
immobile, et que le mouvement peut être reçu, soit par
un mobile qui meut lui-même quelque chose à son tour,
soit par un mobile qui ne meut plus rien, il s'ensuit que
le moteur qui se meut lui-même doit être composé de
deux parties, dont l’une qui meut est immobile, et dont
l’autre qui est mobile ne meut pas nécessairement, puis-
qu'elle peut indifféremment mouvoir et ne mouvoir pas.
Pour préciser davantage ceci, je prends une formule
littérale. À est le moteur immobile; B qui est mu par À
meut à son tour (ἃ; et ce dernier qui est mu par B ne
meut plus rien. Il pourrait y avoir plusieurs intermé-
diaires entre À qui donne le mouvement initial, et ( qui
le reçoit en dernier lieu; mais nous avons préféré ne sup-
poser qu'un seul intermédiaire, pour que les choses se
comprissent mieux. Le tout ABC ἃ la puissance de se
mouvoir lui-même; mais de ces trois termes, je puis re-
trancher ὧς et AB pourra toujours se mouvoir lui-même,
puisque c’est À qui donne le mouvement, et B qui le re-
çoit. Mais C ne peut se mouvoir lui-même; et abandonné
à lui seul, il ne pourra être mu en aucune façon. D'autre
part, BC, s’il était séparé, ne pourrait davantage se mou-
voir sans À; car B ne peut communiquer le mouvement
que parce qu'il le reçoit lui-même d'un autre, et non
d’une de ses parties. Ainsi donc, AB peut seul se mou-
voir lui-même; et, par conséquent, le corps qui peut se
mouvoir lui-même doit nécessairement avoir deux par-
ties, l’une qui meut et reste immobile, l’autre qui est
mue et ne meut plus rien nécessairement à son tour.
Maintenant, ou ces deux éléments se touchent récipro-
quement, où bien il n’y en ἃ qu'un qui touche l’autre,
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. VL 367
parce que l’un est incorporel et l’autre corporel. On ne
peut pas supposer que le moteur soit continu, bien que le
mobile le soit de toute nécessité ; car, dans ce cas, le tout
serait en mouvement, non point parce qu'une de ses par-
ties aurait la faculté de se mouvoir elle-même, mais ce
serait l’ensemble qui serait mu tout entier à la fois, mo-
bile et moteur également, parce qu'il y aurait en lui quel-
que chose qui meut et qui est mu. Or, cela est impos-
sible ; car ce n’est pas le tout qui meut, de même que ce
n'est pas non plus le tout qui est mu; mais c’est À tout
seul qui donne le mouvement, et c’est B tout seul qui le
reçoit, comme on vient de le démontrer.
En supposant que le moteur immobile soit continu,
on peut demander si le mouvement est encore possible,
après qu'on aura enlevé une partie de À et une partie
de B; car l’un et l’autre étant divisibles en tant que
continus, on peut leur retrancher quelque chose. On
demande alors si le reste de A continuera à donner le
mouvement comme A tout entier, et si le reste de B le
recevra comme B tout entier le recevait. Si l’on admet
que le reste puisse de part et d'autre exercer la même
action, c'est que ce n'était pas primitivement AB tout
entier qui pouvait se mouvoir lui-même, puisque même
après un retranchement, le reste de AB peut continuer
encore à se mouvoir. À ce doute, on peut répondre qu'en
puissance rien n'empêche que tous les deux, le moteur et
le mobile, ou tout au moins l’un des deux, le mobile, ne
soient divisibles, mais en fait et en acte le moteur reste
absolument indivisible; car s’il était divisé, il ne jouirait
plus de la même faculté de mouvoir. Ainsi rien ne s’op-
pose à ce que cette faculté de se mouvoir soi-même ne se
ri
368 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
trouve primitivement dans des corps qui sont simplement
divisibles en puissance et qui sont indivisibles en acte.
Je conclus de tout ceci qu'évidemment le moteur pre-
mier est immobile; car, soit que le mobile qui reçoit
le mouvement soit seul, et qu il s'arrête sans autre inter-
médiaire au primitif immobile qu'il touche directement,
soit qu'il touche un autre mobile qui aurait la faculté de
se mouvoir lui-même tout en étant en repos, de l’une et
l'autre manière, le moteur primitif n'en est pas moins
toujours immobile, après tous les intermédiaires qu'il
met en mouvement. |
VIL.
Le mouvement étant nécessairernent éternel, et ne de-
vant jamais cesser, 1] faut nécessairement aussi qu'il y ait
quelque cause qui meuve primitivement les choses, soit
une, soit multiple; et cette cause est le premier moteur
immobile. Peu importe, d’ailleurs, pour la démonstration
que nous faisons ici, qu'il y ait des choses éternelles qui ne
produisent point le mouvement; nous ne nions pas l’exis-
tence de ces choses ni leur immobilité; et nous nous bor-
nons à prouver qu’il faut de toute nécessité qu'il existe
quelque chose qui soit à l'abri de toute espèce de chan-
gement, soit absolue, soit accidentelle, et qui ait la faculté
de communiquer le mouvement à quelqu’autre chose qui
est en dehors de lui et lui est étranger. On peut objecter
encore qu'il y a des choses qui, sans naissance et sans
destruction, c'est-à-dire sans changement, peuvent tantôt
être et tantôt n'être pas; j'en conviens, et si une chose
sans parties et absolument indivisible tantôt existe et
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΝΗ. 369 ,
tantôt n'existe pas, il faut nécessairement qu'elle éprouve
cette alternative sans subir le moindre changement. Mais
si pour les principes qui sont tout à la fois moteurs et
immobiles, il y en a quelques-uns qui peuvent tantôt être
et tantôt n'être pas, cela est impossible pour tous, etil
faut arriver à un de ces principes qui soit dans une autre
condition, c’est-à-dire d’une entière immuabilité.
En effet il est clair que, pour les choses qui se donnent
à elles-mêmes le mouvement, il faut qu'il y ait une cause
permanente qui fait que tantôt elles sont et tantôt ne
sont pas. Tout ce qui se meut soi-même doit de toute né-
cessité avoir une certaine grandeur, puisqu'une chose qui
n’a pas de parties ne peut pas non plus avoir de mouve-
ment. Mais d’après ce que nous avons dit plus haut, le
moteur ne doit pas avoir de parties, et l’on peut très-bien
le concevoir comme n’en ayant pas. Si donc certaines
choses se produisent et certaines antres disparaissent
selon un ordre perpétuel, on ne peut pas trouver la cause
de ce phénomène incessant dans des choses qui ne sont
pas éternelles, tout en étant immobiles. On ne peut pas
davantage la trouver dans des choses qui en meuvent
d’autres éternellement, et qui sont elles-mêmes mues par
d’autres à leur tour. Toutes ces causes intermédiaires,
soit qu'on les prenne séparément, soit qu’on les prenne
ensemble, ne peuvent jamais produire ni l'éternel ni le
continu. L'existence du mouvement est un fait éternel et
nécessaire; mais la coëxistence de ces choses est impos-
sible, parce qu’elles sont en nombre infini. Donc évidem-
ment, en supposant aussi nombreux qu’on voudra, les
principes des choses qui restent elles-mêmes immobiles
tout en produisant le mouvement: en supposant même
“ἢ
370 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
que beaucoup de ces choses qui ont un mouvement propre
périssent et renaissent, et que le moteur immobile meuve
telle chose qui à son tour en meut un autre, 1] n’en faut pas
moins arriver enfin à cette conclusion, qu'il y ἃ quelque
chose qui enveloppe et comprend tout cela, qui domine
toutes ces choses et en est indépendant, qui est la cause
de cette alternative continuelle d'existence et de destruc-
tion, et de ce changement perpétuel, et qui communique
spontanément le mouvement aux intermédiaires, lesquels
le transmettent à d'autres.
Ainsi donc le mouvement étant éternel, il faut que le
moteur soit éternel comme lui, en supposant que ce mo-
teur soit unique; ou si l'on admet qu'il y ἃ plusieurs
moteurs, 1] faudrait que tous ces moteurs fussent éternels
ainsi que le mouvement. Or, dans l'incertitude, il vaut
mieux penser que le moteur est unique plutôt que de
penser qu'il est multiple ; de même qu’il vaut mieux sup-
poser que les moteurs sont finis plutôt que de supposer
qu'ils sont infinis en nombre, si l’on admet qu'il y en ἃ
plusieurs. Toutes conditions restant d’ailleurs égales, il
est préférable qu’ils soient en nombre fini; car dans les
choses de la nature, le fini et le meïlleur, quand ils sont
possibles, sont plus ordinairement que leurs contraires ;
et il suffit d’un principe unique et éternel parmi les immo-
biles, pour produire le mouvement qui devra se commu-
quer au reste de l’univers.
J'ajoute un dernier argument pour démonttel que le
_ premier moteur doit être nécessairement un et éternel :
| c'est que d’après ce que nous avons établi plus haut, il
| faut que le mouvement lui-même soit éternel de toute né-
| cessité ; or, si le mouvement est éternel, il faut aussi qu'il
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VIIL. 371
_ soit continu ; car ce qui est éternel est nécessairement con-
| tinu, et ce qui est successif au lieu d’être éternel n’a plus de
| continuité. D'une autre part, si le mouvement est continu,
| il s'ensuit qu'il est un; et quand je dis qu'il est un, j'en-
|tends qu'il est produit par un seul moteur agissant sur
un seul mobile; car si le moteur meut d’abord une chose,
puis ensuite une autre, dès lors le mouvement entier,
éparé par des intervalles de repos, n’est plus continu;
et il devient réellement successif.
ΝΠ.
Nous venons de prouver qu'il existe un moteur primitif
immobile, un et éternel; mais on peut se convaincre que
le mouvement de ce moteur doit être essentiel et non
accidentel, en regardant aux divers principes suivant les-
quels agissent les moteurs.
L'observation la plus superficielle suffit à nous con-
vaincre que, parmi les choses, les unes sont tantôt en
mouvement et tantôt en repos. Elle démontre également
que toutes les choses sans exception ne sont pas toutes en
mouvement ni toutes en repos, pas plus qu’elles ne sont ou
toujours en mouvement ou toujours en repos; car on peut
voir qu'il Υ a une foule de choses qui participent du repos
et du mouvement, et qui ont la propriété de tantôt se
mouvoir et tantôt de rester immobiles. Bien que ce soit là
des faits incontestables pour tout le monde, nous voulons
FT cependant approfondir la nature de ces deux ordres de
phénomènes, et prouver que parmi les choses il y en a
qui sont éternellement immobiles, et d'autres qui sont
mues éternellement. En procédant tout à l'heure à cette
372 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
démonstration, et en admettant que tout mobile est mu
par quelque chose, que ce quelque chose est ou immobile
ou mu à son tour, et que s’il est mu, il l’est toujours ou
par lui-même spontanément ou par une cause étrangère,
nous en sommes arrivés à établir les principes suivants :
Il y ἃ un principe qui donne le mouvement à tout ce qui
est mu; pour tous les mobiles, quels qu'ils soient, ce
principe est toujours en définitive le moteur qui se meut
lui-même; en un mot, ce qui meut l’univers doit être
immobile.
Un premier fait de toute évidence, c’est qu'il y a des
êtres qui se meuvent eux-mêmes : tels sont les animaux,
et d'une manière plus générale, les êtres vivants. C’est
même en observant les êtres de cette espèce, qu'on a été
conduit à penser que le mouvement avait pu naître à un
moment donné, sans avoir existé préalablement, parce
qu'on voyait ces êtres, qui à un certain instant sont
immobiles, se donner tout à coup le mouvement à eux-
mêmes, du moins en apparence. Mais il fant remarquer
que ces êtres ne peuvent se donner à eux-mêmes qu'une
seule espèce de mouvement, la translation dans l’espace,
et même qu'à y bien regarder ils ne se la donnent pas pré-
cisément, puisque la cause initiale de leur mouvement se
trouve véritablement en dehors d'eux. De plus, il y ἃ
dans ces animaux une foule de mouvements non moins
naturels que la translation qu’ils ne peuvent se donner en
rien, l'accroissement, la destruction, la respiration, etc.,
mouvements que l'animal subit même en restant en place,
et sans aucun rapport à ce mouvement spécial quil
semble se donner à lui-même quand il le veut. La cause
de ces mouvements fort différents de la translation, c’est
D'ARISTOTE, LIVRE ΝΠ], CH. VIE 379
tantôt le milieu où vit l'animal, l’ingestion de divers élé-
ments qui entrent en lui, et, par exemple, l'ingestion de
la nourriture qu’il prend. Les animaux dorment, quand
ils digèrent; et lorsque la nourriture est distribuée dans
le corps ils s’éveillent, et ils se mettent alors en mouve-
ment par une cause qui leur est étrangère. C’est là ce qui
fait que les animaux ne se meuvent pas continuellement,
et qu'ils ont des intermittences de repos; car dans les
êtres qui se meuvent ou semblent se mouvoir eux-mêmes,
le moteur doit être différent d'eux, bien que ce moteur
lui-même puisse être mu et qu'il puisse changer.
Dans tous ces cas, le moteur primitif, c’est-à-dire ce
qui est à soi-même cause du mouvement, se meut bien
spontanément ; mais c’est cependant encore d’une façon
accidentelle, en ce sens que c’est le corps qui change de
place, et que par suite ce qui est dans le corps en change
aussi. Le moteur alors est mu, comme il arrive dans le cas
d'un levier qui soulève un poids. Le levier est mis en
mouvement par la main, qui, elle même, est mue ainsi
que lui par l’homme.
De ces observations, on peut concinre qu'un moteur im-
mobile par lui-même, mais qui est susceptible d’un mou-
vement indirect, ne peut jamais produire un mouvement
coutinuel. Or, il y a nécessité que le mouvement soit con-
tinu et éternel. Il faut donc non moins nécessairement
qu'il y ait un moteur immobile qui ne soit pas mu par
simple accident, s’il est vrai, ainsi que nous l'avons dit
(dans ce même livre, ch. VIF qu'il doit y avoir dans les
choses un mouvement indéfectible et éternel, et s’il est
vrai que l'univers doit demeurer en lui-même tel qu'il est
et toujours dans le même lieu; car, le principe restant
374 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
perpétuellement le même, il faut que tout le reste, qui est
rattaché au principe, demeure perpétuellement aussi dans
le même état et dans le même rapport. C’est une conti-
puité que rien ne peut interrompre ni suspendre. D'ail-
leurs, quand on parle du mouvement accidentel, il faut
bien distinguer celui que se donne l’être à lui-même, οἱ
celui qu'il reçoit d’un autre; car le mouvement qui vient
d'une cause étrangère peut appartenir aussi à certains
corps célestes, lesquels peuvent être animés de plusieurs
espèces de translations; mais quant à l’autre mouvement
que les êtres se donnent accidentellement à eux-mêmes,
il ne peut se trouver que dans les êtres destinés à
périr.
IX.
Si le moteur immobile et éternel existe bien comme
rt
nous venons de le dire, 1] faut que | le mobile premier qu’il
met en mouvement soit éternel ainsi que lui. Il ne peut y
avoir dans l univers, changement, naissance et destruction,
que si quelque mobile communique à d'autres choses le
mouvement qu'il a reçu lui-même. En effet, l’immobile,
tout moteur qu'il est, ne peut jamais donner que le même
mouvement, et le donner de la même manière; il ne peut
produire qu'un seul et unique mouvement, puisqu'il ne
change jamais de quelque façon que ce soit dans son rap-
port avec le mobile qu'il meut. Au contraire, le mobile
mu par l'immobile ou par un autre mobile qui a déjà lui-
même reçu le mouvement, se trouve dans des rapports
constamment divers avec les choses, et il peut alors être
cause des mouvements les plus variés; le mouvement
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 379
qu’il transmet n’est plus identique. En passant successi-
vement dans des lieux contraires, ou en revêtant des
formes contraires, il transmettra aussi d’une façon con-
traire le mouvement à tous les mobiles secondaires, selon
qu'il sera lui-même tantôt en mouvement et tantôt en
repos.
Ceci nous amène à la solution de la question que nous
nous étions posée au début (dans ce même livre, ch. IT), à
savoir : Pourquoi toutes choses ne sont-elles pas en mou-
vement ou en repos? Pourquoi certaines choses sont-elles |
dans un mouvement éternel? Pourquoi certaines autres
sont-elles dans un éternel repos? Pourquoi y a-t-il des
choses qui sont tantôt en repos et tantôt en mouvement?
La cause de toutes ces diversités doit maintenant nous
être évidente : c'est que les unes sont mues par un mo-
teur immobile; et alors elles changent éternellement,
tandis que les autres n’étant mues que par un mobile qui
change lui-même, doivent changer dans les mêmes con- ,
ditions que lui et en subir toutes les variations. Enfin, |
quant au moteur immobile qui persiste, ainsi que nous
l'avons dit (dans ce même livre, ch. VIT), dans une absolue
identité, et qui est éternellement le même, il ne peut com-
muniquer qu'un seul et absolu mouvement.
Pour rendre tout ceci encore plus clair, nous allons
prendre un autre principe et rechercher s’il peut ou non y
avoir un mouvement continu ; et, en admettant l’existence
d’un tel mouvement, nous rechercherons ce qu’il est etquel
est le premier de tous les mouvements parmi toutes Îles
376 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
espèces que nous connaissons. Le mouvement éternel
étant nécessaire, il s'ensuit que le moteur premier pro-
duit un mouvement qui doit être aussi de toute nécessité,
toujours un, toujours le même, continu et premier.
Rappelons d'abord qu'il y ἃ trois espèces de mouve-
ments, qui se distinguent en ce que l’une ἃ lieu dans la
grandeur, l’autre dans la qualité et la troisième dans l’es-
pace. Je dis que le mouvement dans l’espace, que l’on
nomme aussi la translation, doit être nécessairement le
premier de tous les mouvements. En effet, l’accroisse-
ment, c'est-à-dire le mouvement dans la grandeur, ne
peut se produire sans une altération préalable; l’altéra-
tion précède donc l’accroissement. Ce qui s'accroît ne
peut s’accroître que par le semblable en partie, et en
partie par le dissemblable; car, ainsi qu’on le dit, le con-
traire est l'aliment du contraire; le contraire nourrit le
contraire; et tout s'agglomère et se D REREN en nubesss
qui est une espèce du oem, ut 8 bits le vb
gement dans les contraires. Mais, pour que la chose soit
altérée, il faut un principe altérant qui fasse, par exemple,
d'une chose qui n'est chaude qu'en puissance une chose
qui devienne chaude en acte et en pleine réalité. Done,
évidemment, le moteur n’est pas toujours dans ce cas au
même état; mais 1] est tantôt plus proche et tantôt plus
éloigné de la chose altérée; le moteur se déplace donc ;
et, sans un déplacement, sans une translation initiale,
toute la série de ces phénomènes serait impossible. Si
donc le mouvement est nécessaire dans tous les change-
ments quels qu’ils soient, on peut dire que la translation
est toujours aussi le mouvement originaire, le premier
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 3
“1
NI
des mouvements; et si, dans la translation même, on dis-
tingue diverses espèces de translations antérieures ou
postérieures, il s'ensuit que la première de toutes les
translations est aussi le premier des mouvements, le mou-
vement premier.
Ce mouvement de translation ou de déplacement que
nous venons de voir dans tous les changements de qua-
lité, se retrouve également dans les changements de quan-
tité. En effet, on a dit que toutes les affections des choses
se réduisent à la condensation et à la raréfaction. Ainsi,
la pesanteur et la légèreté, la mollesse et la dureté, le
chaud et le froid ne sont, à ce qu'il semble, que des mo-
difications qui condensent les corps ou les raréfient d’une
certaine manière. Or, la condensation et la raréfaction ne
sont au fond que la réunion et la séparation des éléments
dont les corps se composent, et qui font, selon qu'ils sont
réunis ou séparés, qu’on dit des choses qu'elles naissent
ou qu'elles périssent. Mais pour se réunir, aussi bien que
pour se séparer, 1] faut toujours qu’il y ait un change-
ment de lieu, un déplacement, de même encore que pour
s’accroître ou dépérir, il faut aussi que la grandeur
change plus ou moins de lieu dans l’espace. Ici encore il
y ἃ donc translation, c’est-à-dire mouvement local.
Voici encore un autre argument pour prouver _que-a
translation est le premier des mouvements, le mouvement
par excellence. Mais 1] faut expliquer d’abord ce qu’on
entend par Premier; car ce mot, soit qu'il s'agisse de
mouvement, soit qu'il s'agisse de toute autre chose, peut
avoir plusieurs acceptions. Ainsi, on appelle dans un sens
Premier et antérieur, tout ce dont l'existence est in
373 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dispensable à l'existence de certaines autres choses,
et qui peut lui-même exister indépendamment d'el d'elles.
L'antériorité de ce genre peut encore s'appliquer tout à la
fois au temps et à l'essence. Nécessité, temps et essence,
telles sont les trois nuances de la priorité. Or, la transla-
tion est nécessaire aux autres espèces de mouvements,
tandis que les autres espèces de mouvements ne sont pas
nécessaires à la translation. De toute nécessité, il faut que
le mouvement existe continuement; or, ce mouvement
qui existe perpétuellement peut être ou continu ou suc-
cessif. Mais c’est bien plutôt le mouvement continu qui
peut être éternel ; car le continu est préférable au succes-
sif; et dans la nature, le mieux se produit toujours par
cela seul qu'il est possible. Nous démontrerons plus loin
que la continuité du mouvement est possible, et en atten-
dant nous la supposons. Or, iln'y ἃ que la translation qui
puisse être continue, et par conséquent il est nécessaire
que la translation soit le premier. des mouvements. En effet,
il n'y à pas nécessité que le corps qui subit un mouve-
ment de translation et qui se déplace dans l’espace, su-
bisse aussi un mouvement d’accroissement) ou d’altéra-
tion, c’est-à-dire un mouvement dans la quantité ou dans
la qualité. ἢ] n’y ἃ pas davantage nécessité qu'il naisse ou
qu'il périsse. Mais aucun de ces mouvements d’altération
ou d’accroissement, ne serait possible sans un mouvement
continu, qui implique un déplacement local, et que "ΜῈ
seul produire le premier moteur.
Ainsi, la translation est le premier mouvement, comme
étant indispensable à tous les autres. Chronologiquement
et sous le rapport du temps, elle est aussi le premier des
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 379
mouvements; car les choses éternelles ne peuvent pas
avoir d’autre mouvement que la translation ; et, par con-
séquent, la translation est éternelle.
Mais on dira peut-être qu’au contraire la translation,
dans toutes les choses qui naissent et périssent, est né-
cessairement le dernier des mouvements ; ainsi, après que
les êtres sont nés, le premier mouvement pour eux c'est
l'altération et la croissance, tandis que la translation ne
leur est possible que quand ils sont complets et para-
chevés. Mais à cela on peut répondre qu'il faut nécessaire-
ment une chose antérieure qui ait déjà un mouvement de
translation, pour que la génération, l’altération ou la crois-
sance soient possibles ; il faut antérieurement à ces chan-
gements une chose qui, sans être produite elle-même,
soit cause de la production pour les choses qui naissent
et surgissent, comme par exemple l'être qui engendre est
cause de l'être engendré, auquel il doit être nécessaire-
ment antérieur. Il semble au premier coup d’œil que c’est
la génération qui doit être antérieure à tout le reste.
puisqu il faut tout d'abord que la chose commence par
naître. Je conviens qu'il en est bien ainsi pour tout ce
qui est sujet à naître et à se produire. Mais avant ce qui
naît et se produit, il faut de toute nécessité quelqu’ autre
chose qui existe déjà par soi-même, et qui produise sans
être soi-même produit, du moins à cet instant. Ce pro-
ducteur peut avoir lui-même une origine, sans que d ail-
leurs la série puisse aller ainsi à l'infini. ,
On voit donc que la génération ne peut être le premier
mouvement; car alors tout ce qui est sujet au mouve-
ment serait périssable, puisqu'il serait engendré. Mais si
Ja génération même n'est pas le premier mouvement, il
380 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
est clair qu'aucun des mouvements postérieurs à la géné -
ration ne peut être antérieur à la translation. Quand je
dis mouvements postérieurs, j'entends l’accroissement,
l’altération, la décroissance, la destruction, tous mouve-
ments qui ne peuvent venir qu'après la naissance et la
génération, parce qu'ils la supposent nécessairement. Si
donc la génération n'est pas antérieure à la translation,
aucun autre mouvement ne pourra l'être davantage. En
général, ce qui se produit et devient est par cela même,
on peut dire, incomplet ; et 1] tend à un principe où il sera
définitivement tout ce qu'il doit être. Par conséquent, ce
qui est postérieur en génération semble être antérieur par
nature ; et la translation étant la dernière pour toutes les
choses soumises à la génération, il paraît qu’elle doit être
la première en essence, Aussi parmi les êtres vivants, en
voit-on qui sont absolument immobiles par défaut d’or-
ganes, les plantes, par exemple, et bon nombre d'animaux
qui ne marchent pas. D'autres au contraire qui sont plus
parfaits sont doués du mouvement de translation, et c'est
à cause de leur perfection même. Si donc la translation
appartient plus particulièrement aux êtres qui ont une
nature plus complète, on doit penser que cette espèce de
mouvement doit être aussi en essence le premier de tous
les mouvements.
Voilà bien des raisons qui font que la translation est le
premier des mouvements et qu'elle est supérieure à tous .
les autres. Mais une autre raison non moins forte, c'est
que dans le mouvement de translation l’être sort moins de
sa substance et de ses conditions naturelles que dans
toute autre espèce de mouvement. Il n’y ἃ que la transla-
tion où il ne change rien de son ètre, t tandis que dans
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΧΙ. 381
l’altération il change de qualité, et qu'il change de quan-
tité dans la croissance et le décroissement. Ce n’est que
dans la translation qu'il reste ce qu'il est essentiellement,
ne changeant absolument que de lieu sans la moindre
modification substantielle. Enfin une dernière preuve, et
la plus forte de toutes, qui atteste que la translation est le
premier des mouvements, c'est que ce mouvement est
celui qui convient d’une manière toute spéciale au moteur
primitif, au moteur qui se meut lui-même ; or, ce qui se
meut soi-même est le principe et la cause initiale pour
tous les mobiles et les moteurs qui suivent, et qui
viennent après, quel qu'en soit le nombre.
Donc, en résumé, la translation est évidemment d’après
tout ceci le premier des mouvements.
ΧΙ.
Maintenant, 1l nous faut expliquer la nature et l'espèce
de cette translation première; et la même étude nous
conduira à démontrer la vérité de ce principe que nous
avons supposé plus haut (chapitre précédent) et que nous
supposons encore ici, à savoir qu 1l peut y avoir un mou-
vement continu et éternel. |
Je m'attache d’abord à prouver qu’il n’y a que le mou-
vement de translation qui puisse être continu. En effet,
dans tous les mouvements et dans tous les changements,
quels qu'ils soient, le mouvement se fait toujours d’un
opposé à un opposé, c’est-à-dire entre des contraires.
Ainsi, par exemple, l'être et le non-être sont les limites
entre lesquelles se passent la génération et la destruction.
Pour l’altération, les limites dans lesquelles elle se ren-
382 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ferme sont les affections contraires dont les choses peuvent
être douées tour à tour. Enfin pour l'accroissement et la
décroissance, les limites sont la grandeur et la petitesse,
ou encore l'achèvement de l'être arrivé à toutes ses di-
mensions, et son inachèvement, qui sont l’un et l’autre
d’une certaine grandeur déterminée. Les mouvements
contraires sont ceux qui aboutissent à des contraires; or,
quand une chose n’est pas animée d’un mouvement éter-
nel, elle ἃ dû nécessairement être en repos, si elle existait
antérieurement au mouvement qu’elle reçoit. Donc tout
ce qui change aura évidemment un instant de repos dans
le contraire, avant de changer.
Le même raisonnement doit s'appliquer à toutes les
autres espèces de changements et de mouvements. Aïnsi,
la génération est d’une manière générale opposée à la
destruction; et si l’on descend aux cas particuliers de
génération et de destruction, l'opposition n’est pas moins
complète. Par conséquent, s’il est impossible qu'an même
objet subisse à la fois des mouvements contraires, 1] n°y
aura pas dans ce cas de mouvement continu; car il y aura
toujours un instant de repos, quelque court qu'il soit,
dans l'intervalle de ces mouvements divers. On pourrait
nous objecter que les changements qui sont compris sous
la contradiction de l'être et du non-être, ne sont pas
réellement des changements contraires. Mais peu importe
pour notre démonstration; car 1l suffit que la génération
et la destruction soient contraires en ce sens qu’elles ne
puissent pas appartenir toutes les deux à la fois à un
seul et même objet. Peu importe même qu'il n'y ait pas
nécessairement de repos entre les deux termes de la con-
tradiction, l’être et le non-être, et qu'il n’y ait pas non
D'ARISTOTE, LIVRE VITE, CH. ΧΙ. 383
plus un changement contraire au repos, c’est-à-dire un
réel mouvement; car on peut dire que le non-être, puis-
qu'il n’est pas, ne peut pas être réellement en repos; la
destruction qui tend au non-être n'y est pas davantage.
Mais il suffit qu'entre l’être et le non-être, il y ait du
temps d'interposé, pour qu'on puisse affirmer que dès
lors le mouvement n’est plus continu. Il n’est pas besoin
de supposer que dans l’état qui précède, soit l'être, soit le
non-être, il y ait une véritable opposition par contraires ;
ce qu'il nous faut ici pour notre démonstration, c’est que
les deux états de l’être et du non-être ne puissent pas
appartenir simultanément à un seul et même objet. En ce
sens, ils sont contraires, et il y ἃ nécessairement entr'eux
un intervalle de repos qui empêche la continuité du mou-
vement.
Du reste, il ne faut pas s’inquiéter de nous voir ad-
mettre qu'une seule et même chose puisse être contraire
à plusieurs, ni s'étonner que nous fassions 16 mouvement
tantôt contraire au repos et tantôt contraire à un autre
mouvement. Je ne dis pas que dans ces deux cas la con-
trariété soit également complète; mais il suffit, à notre
point de vue, que le mouvement, que j'appelle contraire,
soit opposé, d'une façon quelconque. soit à un autre mou-
vement soit au repos, de même que le moyen ou l’égal
est opposé tout à la fois et à ce qui surpasse et à ce qui
est surpassé; car l’égal est l'opposé tout ensemble et du
plus et du moins. Du moment que les deux mouvements
ou changements ne peuvent coëxister dans le même objet,
nous les regardons comme contraires, ne serait-ce qu'à
ce point de vue restreint. J'ajoute que pour la génération
et la destruction, il est d'autant plus impossible d’ad-
35/1 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mettre la continuité du mouvement qu’il faudrait alors
que l’être périt immédiatement après qu’il est né, sans
subsister la moindre parcelle de temps; ce qui est con-
traire à l'observation. Si ce principe est vrai de la géné-
ration, à plus forte raison l’est-il des autres mouvements ;
car il est conforme aux lois de la nature que ce qui a lieu.
pour une espèce de changement, ait lieu également pour
les autres espèces.
XI.
Après avoir prouvé que la translation seule peut être
continue, 1] nous faut prouver qu’il n’y a qu’une seule es-
pèce de translation, la translation circulaire, qui puisse
fournir un mouvement infini, unique et éternellement
continu.
Quand un corps est animé d’un mouvement de transla-
tion, il ne peut avoir qu’une de ces trois directions, ou 1]
se meut circulairement, ou il se meut en ligne droite, ou
il se meut suivant une combinaison du cercle et de la
ligne droite. La translation est donc ou circulaire, ou
directe, ou composée. Il est d’ailleurs évident que, si l’un
de ces deux premiers mouvements n'est pas continu, ilest
également impossible que le mouvement formé des deux
le soit davantage.
Je veux démontrer d'abord que la translation en ligne
droite ne peut pas être continue. Le mouvement d'un
corps qui se meut en ligne droite et dans une ligne finie
doit être fini; car ce corps revient nécessairement sur lui-
inême ; et, en revenant par la ligne droite qu’il a déjà par-
courue, il reçoit les mouvements contraires. S'il s’agit de
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XIT. 389
l’espace, le mouvement en haut est contraire au mouve-
ment en bas: le mouvement en avant est contraire au
mouvement en arrière; et le mouvement à droite est con-
traire au mouvement à gauche; car ce sont là les oppo-
sitions de l’espace et du lien. Nous avons ensuite établi
plus haut (Livre V, ch. VI) quelles sont les conditions qui
font qu’un mouvement est un et continu; et nous avons
dit que c’est le mouvement d’une seule chose, dans un seul
temps, et dans un récipient qui ne présente pas de diffé-
rence spécifique ; car il n’y ἃ que trois termes à consi-
dérer : le moteur-mobile, homme ou Dieu, pea importe;
le moment où le mouvement se passe, c’est-à-dire le
temps; et enfin ce en quoi il se passe, c'est-à-dire, ou le
lieu, ou l'affection, ou la grandeur. Or, les contraires dif-
fèrent spécifiquement, et ne sont pas les mêmes. Ainsi,
une des conditions leur manque, et le mouvement qui se
passe entre des contraires ne peut pas être continu.
Je viens de dire qu'un corps qui parcourt une ligne
droite, et qui revient par cette même ligne, a des mouve-
ments contraires. Ce qui le prouve, c'est que, si l’on sup-
pose deux mouvements simultanés, l’un de A en B et
l'autre de B en Α. ilest clair que ces denx mouvements
s'arrêtent mutuellement et se font obstacle. Donc, ils sont
contraires. [en serait de même pour le cercle, si les deux
mouvements avaient lieu sur une même circonférence
dans des sens différents. Le mouvement de ἃ en B y est
contraire au mouvement de À en (ἃ; ils s'arrêtent réci-
proquement, bien qu'ils soient continus et qu'ils n'aient
point de retour sur eux-mêmes, par cela seul que les
contraires s'empêchent et se détruisent l’an l’autre. Les
denx seuls mouvements qui ne soient pas précisément
25
386 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
contraires, tout en partant d’un seul et même point, c'est
celui qui va soit en haut soit en bas, et celui qui s’écarte
suivant une ligne oblique. Mais ce qui prouve surtout que
le mouvement en ligne droite ne peut pas être continu,
c'est que le corps qui revient sur lui-même doit nécessaire-
ment s'arrêter un moment, quelque court que ce moment
puisse être. D'ailleurs, ce repos ἃ lieu sur la ligne circu-
laire, quand le corps y revient sur lui-même, aussi bien
que sur la ligne droite; car il faut bien distinguer ici
entre un mouvement qui est réellement circulaire et un
mouvement qui ἃ lieu sur le cercle; dans ce dernier cas,
le corps peut rétrograder vers le point d’où il est parti
et revenir de nouveau sur ses pas, tandis que dans le
mouvement circulaire, le mouvement est tout à fait con-
tinu.
Mais qu'il y ait nécessairement un moment de repos,
quand le mouvement rétrograde sur lui-même, c’est ce
dont on peut se convaincre par la raison seule, indépen-
damment même de l’observation sensible; et voici la dé-
monstration qu'on peut en donner. Trois termes étant à
considérer dans le phénomène du mouvement, à savoir le
point de départ, le milieu et la fin, on peut dire que le
milieu, tout en restant un numériquement, est cependant
deux par rapport aux deux autres termes; s’il reste nu-
mériquement un, il est deux rationnellement; car le mi-
lieu est la fin pour le point de départ, et le commence-
ment pour la fin. J'ajoute quil faut bien distinguer ici,
comme dans tant d'autres cas, l'acte et la puissance. Une
droite étant donnée, un point quelconque de cette droite
peut servir de milieu; ilest donc milieu en puissance;
mais il ne l’est en acte et en fait que s’il divise réellement
D'ARISTOTE, LIVRE VIN, CH. ΧΙ]. 387
cette droite, et si à ce point précis le mouvement s'arrête
pour recommencer ensuite; car c'est à cette condition
seulement que le milieu devient tout à la fois commence-
ment et fin, commencement du mouvement qui suit, fin du
mouvement qui précède. Je précise ceci par un exemple.
Soit un corps Α qui parcourt une ligne droite, et qui
s'arrête en B avant de parvenir à C, fin de sa course;
voilà pour le mouvement interrompu. Mais si le mouve-
ment est continu, on ne peut plus dire que Α est arrivé
en B ni qu'il s’en est éloigné, puisqu'alors B n’est pas
réellement le milieu et qu’il ne l’est qu’en puissance. A
n'a été en B qu'un instant, c’est-à-dire une partie inap-
préciable de temps, comme il a été dans tous les autres
points de la ligne; et ce n’est qu’une partie du temps
total ABC, dont B n’est pas à vrai dire une partie, mais
une simple division, quand on en fait un lieu réel, où le
corps s'arrête et recommence ensuite son mouvement.
Que si l’on suppose que A arrive d’abord en B et qu'en-
suite 1] s'en éloigne, 1] faudra de toute nécessité qu'alors
il s'arrête un moment en B ; car il est bien impossible que
ce soit tout à la fois et dans le même instant qu'il y arrive
et qu'il s’en éloigne. Ce sera donc nécessairement dans
un instant différent. Il y aura par conséquent un inter-
valle de temps entre les deux mouvements, et c'est dans
cet intervalle que A s'arrêtera en B. Le même raisonne-
ment qu'on applique à B pourrait s'appliquer également
à tout autre point pris entre À et CG. Mais lorsque A, dans
son mouvement, emploie le point B, comme si ce point
était double, commencement et fin tout ensemble, alors
il faut bien qu'il s’y arrête un certain moment quelque
court qu'on le fasse ; et alors B est double en acte, tout
388 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
aussi bien que la pensée peut le concevoir. Seulement, 1]
y a cette différence entre les trois termes que B, qui est
le milieu, peut recevoir un double emploi, tandis que A
ne peut jamais servir que de point de départ, et que C ne
peut servir que de point d'arrivée.
Mais voici uu autre argument qui prouve que À doit
s'arrêter quelque peu en B et y perdre un certain temps
avant de reprendre sa course. Soit une ligne E égale à
une ligne F. A se meut d’un mouvement continu de l’ex-
trémité vers G, et 1] arrive au point B en même temps
que D se meut de l'extrémité F vers G, par un mouve-
ment continu aussi et avec la même vitesse que A. Je dis
que D arrivera à G avant que À n'arrive à C, bien qu'il
ait à parcourir la même distance; car il est parti avant A,
et s'étant mis en mouvement le premier, 1] doit nécessai-
rement aussi arriver auparavant. Mais ce n'est pas en
même temps absolument que A est arrivé en B et qu'il
s'est éloigné de B; c'est là ce qui fait qu'il arrive un peu
plus tard que D: car s’il était parti tout à fait au même
moment, il ne serait pas en retard, puisqu'il ἃ la même
vitesse, et qu'il ἃ la même distance à parcourir. Il y ἃ donc
eu en B un certain temps d'arrêt, avant que À ne com-
mençat son mouvement. Doncil ne faut pas admettre que,
quand A parverait en B, D s’éloignait en même temps de
l'extrémité F; car une fois que A est arrivé en B, il faut
ensuite qu'il s'en éloigne ; et ces deux faits, l’un de mou-
vement qui cesse, et l’autre de monvement qui recom-
mence, ne peuvent se passer en même temps absolument.
Ces deux mouvements ne pourraient être simultanés que
s'ils se passaient dans une section du temps et non pas
dans le temps lui-même ; or, tout ceci est inapplicable au
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIL. 350
continu, dans lequel il n'y ἃ pas de temps d'arrêt, quel-
que court qu'on le suppose.
C'est là tout au contraire ce qui se passe nécessaire-
ment dans un mouvement qui revient sur lui-même. Car
supposons qu’un corps monte de ἃ en 1H), et qu'il redes-
cende ensuite de D en G,ilest clair que l'extrémité D
devient double pour ce corps, qui l'emploie à la fois comme
fin et comme commencement, et qui d’un seul point en
fait deux. Donc nécessairement le corps s'arrête en D, et
ce n'est pas dans un seul et même temps qu’il peut y ar-
river et sur le champ en repartir ; car, autrement, il se-
rait tout à la fois et ne serait point dans un seul et même
instant, ce qui est absolument impossible.
Mais on ne peut plus dire du point G ou du point D ce
que nous disions du point B, considéré comme milieu.
On ne peut pas considérer G comme une simple section
de la ligne où le corps arrive et d’où il repart ensuite ;
car le point G, ou le point D, n’est plus en simple puis-
sance ; 1] est en acte; et D est la fin que ie corps doit né-
cessairement atteindre quand il va en un sens, et G la fin
qu'il atteint nécessairement aussi, quand il va dans un
sens différent. B, au contraire, en tant que milieu, n'était
qu'en puissance, tandis que G ou D est nécessairement en
acte, quand le mouvement s'arrête effectivement à l’un de
ces points pour revenir sur lui-même. L'un est la fin
quand le mouvement va de bas en haut, et l’autre est le
commencement quand le mouvement va de haut en bas.
Ce qu'on dit des points doit d’ailleurs s'entendre tout
aussi bien des mouvements que le corps reçoit tour à
tour, c'est-à-dire que les mouvements ne sont pas moins
différents que les points eux-mêmes.
390 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
Donc nécessairement le corps qui revient en ligne
droite sur ses pas doit s'arrêter ; donc aussi il est impos-
sible que, sur une ligne droite, qui est toujours finie, il y
ait un mouvement continu et éternel.
Les arguments qu'on vient de rappeler peuvent être
employés utilement contre la théorie de Zénon, qui niait
l'existence du mouvement, sous prétexte que comme le
mouvement doit parcourir tous les milieux, et que les mi-
lieux sont en nombre infini, le mouvement est impossible
parce que l'infini ne peut jamais être parcouru. Ou bien,
selon une autre expression de la même théorie et sous une
forme un peu différente, on prétend que si le mouvement
était possible, il faudrait qu'on pût compter le nombre
infini des milieux que le corps parcourt successivement,
à partir du premier milieu que l’on considérerait, jusqu’à
la fin de la ligne entière. Or, comme 1] est impossible de
compter un nombre infini, on en conclut que le mouve-
ment est impossible également.
Dans nos recherches précédentes (Livre VI, ch. 1) sur
le mouvement, nous avons réfuté le système de Zénon,
en disant que le temps a des parties infinies et qu'il ren-
ferme des infinis en lui. Il n’est donc pas absutde de sou-
tenir que dans un temps infini on peut parcourir l'infini,
et que l'infini se retrouve alors dans la grandeur aussi
bien que dans le temps. Cette réponse est très-complète
contre l'argumentation même de Zénon; car la question
était seulement de savoir si, dans un temps fini, on peut
parcourir où nombrer l'infini. Mais au point de vue de la
question même et de la pure vérité, cette réponse n'est
peut-être pas tout à fait satisfaisante. En effet, on peut
laisser de côté la longueur à parcourir, et cette question de
D’'ARISTOTE, LIVRE VIII, CH. ΧΙ]. 391
savoir si dans un temps fini on peut parcourir l'infini; et
l’on peut poser la question relativement au temps lui-
même, et se demander comment il se peut, puisqu'il ἃ
des divisions infinies, que jamais on lui pose une limite
quelconque et qu’on le circonscrive de quelque façon que
ce soit. À ce point de vue, la solution que je viens d’indi-
quer ne paraît plus suffisante.
Il faut donc en revenir à la distinction si vraie que nous
faisions tout à l'heure entre l'acte et la puissance. Quand
on divise une ligne continue, par exemple, en deux moi-
tiés, alors il y ἃ un point sur cette ligne qui compte pour
deux et qui est à la fois considéré comme commencement
et comme fin. Or, c'est là ce que l’ontfait précisément,
soit que l’on compte le nombre infini des milieux, soit
qu’on divise la ligne en moitiés, selon les deux formes
indiquées plus haut pour l’objection de Zénon contre le
mouvement. Mais on ne s'aperçoit pas que par cette divi-
sion la ligne cesse d’être continue, ce qui est contre l'hy-
pothèse, et que le mouvement cesse de l'être aussi bien
que la ligne; car il n’y ἃ de mouvement continu que sui-
vant un continu, soit ligne, soit temps. Or, dans le con-
tinu, les milieux, les moitiés sont bien, si l’on veut, en
nombre infini; mais ils n y sont qu'en puissance, ils n’y
sont pas en acte. Que si l’on fait un milieu en acte, si on
en réalise un seul, alors le mouvement n’est plus con-
tinu, et 1] s'arrête à ce milieu même. Or, c'est là précisé-
ment aussi ce qui arrive quand, au lieu de mesurer les
milieux, on prétend les compter ; car alors, sur la ligne
prétendue continue, il faut que l’on compte un point
pour deux, puisque ce point est la fin d’une des moitiés
et le commencement de l'autre, du moment que l'on
392 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
compte non plus une ligne continue, mais deux demi-
lignes.
Ainsi, à quelqu'un qui demande s'il est possible de par-
courir l'infini, soit en temps soit en longueur, il faut ré-
pondre qu'en un sens c’est possible et qu’en un autre
sens ce ne l’est pas. En acte, en réalité et en fait, c’est
impossible ; mais en puissance, cela se peut. Par exemple,
dans un mouvement continu, on a parcouru l'infini; mais
ce n’est qu'accidentellement, parce qu’en effet la ligne
que l’on ἃ parcourue ainsi ἃ des divisions possibles en
nombre infini. Mais on ne peut pas dire d’une manière
absolue qu'on ait parcouru l'infini réellement. La ligne ἃ
bien en puissance des milieux en nombre infini; maïs par
son essence et sa nature, elle est elle-même finie; et par
conséquent, en la parcourant on ne parcourt pas l'infini
d'une manière directe et effective. L’essence de la ligne,
telle que la donne sa définition, est tout autre, puis-
qu’elle ne repose pas sur cette propriété d’être indéfini-
ment divisible.
Il faut bien, du reste, se dire que le point qui divise le
temps en antérieur et postérieur, doit être rapporté à la :
partie postérieure, et non à l’antérieure ; et si l’on n’adimet
pas ce principe. on arrive à cette conséquence absurde et
insoutenable qu’une même chose est et n’est pas tout à la
fois, et que quand elle sera devenue, elle ne sera pas deve-
nue, ce qui est contradictoire. Ainsi, tout en restant 1den-
tique et numériquement un, le point est commun aux
deux temps, à l’antérieur et au postérieur, puisqu'il est
le commencement da second. En ce sens il est deux, au
moins aux yeux de la raison; mais au fond, il appartient
réellement à l’affection postérieure, c'est-à-dire à la partie
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΧΗ. 395
postérieure du temps et non point à la partie antérieure.
Soit le temps représenté par ABC, et soit la chose qui
change, représentée par D. Dans la première partie du
temps, dans À, cette chose est blanche ; mais dans le temps
B, elle ne l’est plus. Il s'ensuit que dans le temps C, il
faut qu’elle soit tout à la fois blanche et non-blanche ; 1l
faut tout à la fois qu’elle soit et ne soit pas. Ainsi, dans
Α tout entier et dans un point quelconque que l’on pren-
drait sur À, elle est certainement blanche ; mais en B elle
ne l’est plus; et comme C est dans les deux, il faut aussi
qu'elle soit en C l’un et l’autre. Il n’est donc pas tout à
fait exact de dire que la chose est blanche dans A tout
entier ; il faut en excepter le dernier instant de À repré-
senté par GC, et c'est là précisément que commence la
partie postérieure du temps.
Ce qu'on vient de dire pour la pure existence de la
chose, pourrait s'appliquer également à son devenir et à
sa destruction. Si au lieu d’être blanche en A tout entier,
elle devenait non-blanche, ou cessait d’être blanche, ce
serait dans le point C qu'elle serait devenue ce qu'elle est,
ou bien qu'elle aurait cessé de l'être. Ce serait donc tou-
jours en ἃ qu'il faudrait dire qu’elle est blanche ou qu'elle
ne l’est pas; car autrement on tomberait dans les impos-
sibilités signalées plus haut, et alors on serait amené à
dire que la chose ne sera pas, bien qu'elle soit devenue,
et qu'elle sera encore, bien qu'elle ait péri. En d’autres
termes, on arrive à cette conclusion contradictoire que la
chose est tout ensemble blanche et non-blanche, c'est-à-
dire qu'elle est et qu’elle n’est pas.
De ceci il ressort en outre cette conséquence, que le
39/4 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
temps ne peut pas se diviser en indivisibles comme on le
prétend souvent ; Car ce qui devient n’était pas nécessai-
rement ; et s’il devient, c'est qu'il n’était pas encore; il
part ἀπ non-être pour devenir quelque chose. En effet, si
D est devenu blanc dans le temps À, il l’est devenu et il
l’est tout à la fois dans un autre temps indivisible comme ἡ
A, cest-à-dire en B, qui est la suite et la continuité de
A. Or, s’il est devenu quelque chose en A, c’est qu’il ne
l'était pas auparavant, et cependant il l’est en B. Il faut
donc qu'entre À et B, qu’on suppose à tort continus, 1]
y ait un point intermédiaire où la génération se produit ;
et par conséquent, 1] y ἃ nécessairement un certain temps
où l’objet a changé de couleur, et est devenu _ quelque
chose qu'il n’était pas α᾽ abord. Il est vrai qu'on objecte
à ceux qui soutiennent la divisibilité indéfinie du temps,
qu'ils ne peuvent pas non plus se servir de cette démons-
tration, qui tournerait également contr'eux. Mais on ré-
pond, quand on suppose le temps indéfiniment divisible,
que la chose est devenue et qu'elle est ce qu’elle est, au
point extrême du temps pendant lequel elle se produisait.
Ce point ne tient ni à ce qui le précède ni à ce qui le suit,
tandis que si l’on suppose les temps indivisibles, il faut
nécessairement qu ils se suivent et se tiennent. Mais il est
clair que, si l’on soutient que la chose est devenue ce
qu’elle est dans le temps entier À, il s'ensuit que le temps
durant lequel elle est devenue et a été, n’est pas plus con-
sidérable que le temps tont entier durant lequel elle est
simplement devenue.
Tels sont les arguments principaux par lesquels on
peut prouver que le mouvement en ligne droite ne peut
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH, ΧΗ. 395
pas être continu et éternel. On peut encore en ajouter
d’autres qui aboutiront à la même conséquence. J’indique
ces nouveaux arguments.
Tout corps qui se meut d’une manière continue se meut,
si aucun obstacle ne l’arrête, vers le point même auquel
il arrive dans sa translation ; et il y est porté avant d'y
atteindre. Par exemple, si un corps est arrivé à B, c'est
qu'il était antérieurement porté en B:et ce n’est pas seu-
lement quand il en est proche, c’est dès le début même
de son mouvement ; car il n’y ἃ pas de raison qu’il y soit
plus porté quand il en approche qu’il ne l’était avant d'y
parvenir. Or, le mobile qui va de A en C, suivant une
ligne droite, reviendra, d’après l’hypothèse, de G en A,
puisqu'on suppose son mouvement continu et éternel.
Lors donc qu’il partait de ἃ pour aller en C, il avait déjà
le mouvement qui devait le ramener de GC en A, puisqu'on
prétend que son mouvement est continu. Mais on ne s’a-
perçoit pas que c’est alors lui donner des mouvements
contraires ; Car ces deux mouvements en ligne droite de
A en Cet de (ἃ en A sont contraires l’un à l’autre. Mais,
en même temps, c’est supposer que l’objet change et sort
d'un état où il n’est pas, et que le mobile part d’un point
où il n’est pas encore arrivé. Or, comme c’est là une im-
possibilité manifeste, il faut que le mobile s'arrête en ὦ ;
et dès lors le mouvement n’est pas un et continu, ainsi
qu'on le disait; car, il est interrompu par un repos qui,
en le divisant, en fait deux mouvements au lieu d’un.
Ce que je viens de dire du mouvement local, peut être
généralisé et s'appliquer à toute espèce de mouvements,
en éclaircissant encore cette théorie. Tout ce qui est en
mouvement ne peut en effet avoir qu'un des trois mouve-
396 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ments indiqués par nous, et il ne peut y avoir de repos
que dans les repos opposés à ces diverses espèces de mou-
vements. Mais un mobile qui n’a pas toujours eu le mouve-
ment qui l'anime, doit nécessairement s'être reposé, avant
son mouvement, dans le repos contraire au mouvement
qu'il a; et quand je parle ici de mouvements divers, il
s'agit de mouvements du mobile entier, et non du mou-
vement de quelque partie du mobile; car le repos n’est
que la privation du mouvement. Si donc les mouvements
contraires sont ici ceux qui ont lieu en ligne droite, ets’il
est impossible que le même corps ait en même temps des
mouvements contraires, le mobile qui va de A en C ne
peut tout ensemble aller de (ἃ en À. Mais comme ces mou-
vements ne peuvent pas être simultanés, et que cepen-
dant le corps les éprouve, il faut bien qu’il se soit arrêté
en (ἃ avant de reprendre sa course vers A; car c'était ce
repos antérieur en GC, qui était l'opposé du mouvement
parti de C pour retourner en À de nouveau. Donc à ce
point de vue encore, il est certain que le mouvement de A
en Cet de C en À ne peut pas être continu.
On doit ajouter un autre argument qui est peut-être
plus direct encore que ceux qui précèdent. Si l'on suppose
le mouvement continu quand il est local, il le sera égale-
ment quand il se passe dans la quantité ou dans la qua-
lité. Ce serait donc en un seul et même temps que l'objet
cesse d’être non-blanc et qu'il devient blanc; le non-
blanc périt en même temps que le blanc vient à se pro-
duire. Or, si l’altération qui mène au blanc est continue,
ainsi que celle qui s’éloigne du blanc, et si elle ne subsiste
pas un certain laps de temps, il s'ensuit qu'une seule et
même chose peut avoir en même temps trois états diffé-
D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. XI 397
rents quoique simultanés; ainsi, le non-blanc périt, en
même temps que le blanc se produit, et en même temps
qu'il cesse d’être blanc. II n’y ἃ donc qu’un seul et même
temps pour ces trois états; or, c’est là ce qui est impos-
sible, et par conséquent le mouvement n’est pas continu
ainsi qu'on l’a cru. Il faut dire en outre que le temps peut
très-bien être continu pour ces trois états du mobile su-
bissant une altération, sans que le mouvement soit pour
cela continu comme le temps. Le mouvement n’est dans
ce cas que successif. Enfin. ce qui prouve bien que le
mouvement de À en (ἃ et celui de C en À ne sont pas
continus, c'est qu'il n’y ἃ pas de terme commun où leurs
extrémités puissent se réunir: car comment se pourrait-il
que des contraires eussent une extrémité commune? Et
quel est, par exemple, le terme commun entre le blanc
et le noir?
Mais si le mouvement en ligne droite ne peut être con-
tinu, parce qu'il faut qu'il revienne sur lui-même, il en
est tout autrement du mouvement circulaire, et celui-là
peut être absolument un et continu. Il n’y a plus là au-
cune des impossibilités que nous venons de signaler.
Ainsi, le mobile part d’un point A, et tout ensemble il
retourne vers ce point par l'impulsion même qui l'en
éloigne. 1] se meut vers le point d’où 1] part et où 1] devra
arriver. Et cependant, il n'aura dans cette évolution, n1
les mouvements contraires ni même les mouvements op-
posés ; car tout monvement partant d'un point n’est pas
contraire ni opposé à un mouvement revenant à ce pas
Cette opposition n'a lieu que dans le mouvement en ligne
droite; et le monvement sur cette ligne peut avoir des
398 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
contraires, parce que la ligne droite peut avoir aussi des
contraires dans l’espace ou le lieu. On pourrait dire qu’un
carré étant donné, le mouvement qui aurait lieu sur le
diamètre, aller et retour, est un mouvement contraire,
tandis que le mouvement d'aller et de retour aussi sur un
des côtés, représenterait un mouvement qui serait sim-
plement opposé. Ainsi donc, rien n'empêche que le mou-
vement circulaire ne soit continu, et il n’y à aucun in-
tervalle de temps qui s'interpose et en interrompe la
continuité.
C'est qu'en effet, le mouvement circulaire part de soi
pour revenir à soi encore, tandis que le mouvement di-
rect part de soi pour aller à un autre. Le mouvement cir-
culaire ne passe jamais par les mêmes points, tandis que
le mouvement direct y passe aussi souvent qu’on veut.
Ainsi, le mouvement qui est sans cesse dans un point,
puis dans un autre point, puis dans un autre, peut fort
bien être continu ; mais celui qui revient plusieurs fois
dans les mêmes points ne peut pas l'être ; car il faudrait
que le corps pût avoir en même temps des mouvements
opposés. Par une conséquence évidente, il n'y ἃ pas non
plus de mouvement continu pour le demi-cercle, le mobile
parcourant d’abord la demi-circonférence et revenant
ensuite en ligne droite au point de départ, m pour une
partie quelconque de la circonférence, où le mouvement
serait d’abord en ligne courbe, puis ensuite en ligne di-
recte ; car il faudrait alors que les mobiles subissent à
plusieurs reprises les mêmes mouvements, et 115 éprou-
veraient des changements contraires, puisqu'alors la fin
ne se rattacherait pas au point de départ, comme elle s ÿ
D'ARISTOTE, LIVRE VIII, CH. XI. 399
rattache sans cesse dans le mouvement circulaire. C’est
là ce qui fait que ce mouvement est le plus accompli de
tous et le seul qui soit parfait.
La distinction que nous venons de faire doit prouver
que les autres espèces de mouvement ne peuvent pas plus
être continus que la translation en ligne droite; car, dans
toutes les espèces de mouvement autres que le déplace-
ment local, il faut que le mouvement se répète à plusieurs
reprises et toujours dans les mêmes points. Ainsi, dans
l’altération, le mouvement passe par les qualités intermé-
diaires, et dans le mouvement de quantité, par les gran-
deurs moyennes, selon que le corps grandit ou qu'il di-
minue. Il n'importe pas d’ailleurs que ces intermédiaires
soient plus ou moins nombreux, de même qu'il n'importe
pas qu’on retranche au corps ou qu’on y ajoute. De toute
façon, le mouvement se répète en passant plusieurs fois
par les mêmes points.
Une conséquence assez importante que nous pouvons
tirer de tout ce qui précède, c’est que les physiciens ou
philosophes naturalisies ont eu bien tort de prétendre que
toutes les choses qui tombent sous nos sens, sont dans un
flux et un mouvement perpétuels, attendu que selon eux
les choses doivent toujours avoir un des mouvements
dont nous avons parlé. A les en croire, ce serait surtont
le mouvement d’altération qui se produirait dans les
choses; car ils prétendent qu'elles sont dans un état
d'écoulement et de dépérissement incessants ; et de plus,
ces philosophes rangent la génération et la destruction
‘des choses dans le mouvement d’altération. Mais la théo-
rie que nous venons d'exposer est contraire à celle-là ;
etelle ἃ dû prouver, contre l’opinion des Naturalistes,
400 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
qu’il n’y ἃ qu'un seul mouvement qui puisse être continu,
et que ce mouvement est le mouvement circulaire. Par
conséquent, la continuité du imnouvement n'est possible,
ni dans l’altération, ni dans l'accroissement et la décrois-
sance malgré ce qu’on en a cru.
Voilà ce que nous voulions dire pour démontrer qu'il
n’y a de changement ou de mouvement infini et continu
que dans la translation circulaire. Partout ailleurs, le mou-
vement ne peut être ni continu ni infini.
ΧΗ.
Il est tout aussi clair que, parmi les translations, c’est
la translation circulaire, qui est la première de toutes.
En effet, ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut
(dans ce même livre, ch. XIT) la translation ne peut avoir
que trois espèces : ou elle est circulaire, ou elle est en
ligne droite, ou enfin elle est mi-partie de l’un et de
l’autre, circulaire et directe. Évidemment la translation
circulaire ét la translation en ligne droite sont antérieures
à la translation mixte, qui se compose des deux. Mais
j'ajoute que la translation circulaire est antérieure aussi
à la translation directe ; et la raison, c’est qu’elle est plus
simple et plus complète ; caril est bien impossible qu'une
droite, selon laquelle se passerait le mouvement, soit
infinie ; 1] n’y ἃ point d’infini de ce genre. En supposant
même qu'il y eût une ligne de cette espèce, le mouve-
ment n’y pourrait avoir lieu pour quoi que ce fût, attendu
que l'impossible ne se produit jamais, et qu'il est bien
impossible qu'un mobile quelconque puisse parcourir
jamais une ligne infinie. Il fant que la droite soit finie;
D’ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. XIV. AO
mais alors le mouvement qui ἃ lieu sur cette droite n'est
plus simple ; il est composé, puisqu'il revient sur lui-
même. Dès lors il n’y ἃ plus un mouvement unique ; il y
a deux mouvements. Que si le mouvement ne revient pas
sur lui-même, il est incomplet et 1] s'éteint. Mais le com-
plet est antérieur à l’incomplet, en nature, en raison et
même chronologiquement, de même que l'impérissable
est également antérieur au périssable. Ajoutez que le
mouvement qui peut être éternel, est supérieur à celui qui
ne peut pas l'être. Or, la translation circulaire peut être
éternelle, tandis que parmi tous les autres mouvements,
translation ou tout autre, il n’y en a pas qui jouisse de cette
propriété ; car 1] y faut toujours un repos; et du moment
qu'il y a repos, c'est que le monvement a cessé et ἃ péri.
XIV.
Du reste, on comprend très-bien que la translation cir-
culaire soit une et continue, tandis que la translation en
ligne droite ne peut pas l'être. Dans le mouvement direct,
tout est déterminé : le point de départ que quitte le mo-
bile, le milieu qu'il traverse ou l'intervalle qu'il parcourt,
et la fin à laquelle 1] arrive ; la ligne droite ἃ tout cela en
elle-même. Ainsi il ÿ ἃ un point où le mobile commencera
nécessairement son mouvement, et un point où 1l achè-
vera et finira de se mouvoir; car tont mobile est nécessai-
rement en repos aux deux extrémités, et à celle d’où 1]
part puisqu'il n'a pas encore le mouvement, et à celle où
il arrive, puisqu'il ne l’a plus. Mais dans la translation
circulaire, tous ces éléments sont infinis : car dans les
points qui forment une circonférence, où trouver une li-
26
4072 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mite quelconque, ici plutôt que là ? Tous les points sans
exception peuvent être pris indifféremment, les uns
aussi bien que les autres, soit pour le commencement,
soit pour le milieu, soit pour la fin. Toujours il y en a
qui sont au commencement et à la fin, en même temps
que jamais 115 n’y sont. Il n’y ἃ donc réellement ni com-
mencement, ni milieu, ni fin, comme il y en a dans la
ligne droite. Ainsi, quand une sphère se meut sur elle-
même, on peut dire tout à la fois qu’elle est en mouve-
ment et en repos, puisqu en effet, elle occupe toujours le
même lieu.
Ce qui fait que toutes ces propriétés appartiennent au
cercle, c'est que le centre aussi les possède avant lui. Le
centre est tout ensemble le commencement, le milieu et
la fin de la grandeur. Maïs comme le centre est en de-
hors de la circonférence, il n y ἃ pas de point où le mo-
bile une fois mis en mouvement doive s'arrêter après
avoir épuisé son mouvement ; Car, sur la circonférence,
il est porté sans cesse vers le centre et non pas vers
l'extrémité. C’est là comment le cercle, dans son entier,
est en quelque sorte toujours immobile et toujours en re-
pos, tout en étant cependant dans un mouvement con-
tinu.
Mais dans les rapports du mouvement circulaire aux
autres mouvements, il y a une sorte de réciprocité; et
c'est parce que le mouvement circulaire est la mesure de
tous les autres, qu’il doit être nécessairement le premier
de tous les mouvements ; car tout se mesure dans chaque
genre sur le primitif. Et, réciproquement, c'est parce que
ie mouvement est le premier qu'il sert de mesure à toutes
les autres espèces de mouvements. Π faut ajouter qu'il
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XIV. 103
n’y à que le mouvement circulaire qui puisse être réelle -
ment uniforme ; car il est impossible qu'un mouvement
en ligne droite soit absolument uniforme au début et à la
fin, attendu que tout mobile sans exception se meut avec
d'autant plus de vitesse qu’il s'éloigne davantage de son
point d'inertie, quand le mouvement est naturel comme
dans la chute des graves. Mais le ralentissement ou l’ac-
célération n'a pas lieu dans le mouvement circulaire,
parce que c’est le seul mouvement qui ait en dehors de
lui et non en lui-même son origine et sa fin.
Aux arguments qui précèdent, on peut joindre le té-
moignage des philosophes qui se sont occupés de l’étude
du mouvement; car tous ils admettent que la translation
dans l’espace est le premier des mouvements. Tous sans
exception ils font remonter les principes du mouvement
aux seuls moteurs qui produisent cette espèce particu-
lière de mouvement. Ainsi on peut examiner les différents
systèmes, et l’on verra qu'il ne s’agit dans tous que de
mouvements de déplacement. Par exemple, la division et
la combinaison des choses ne sont que des mouvements
dans l’espace; et c'est ainsi que l'Amour et la Discorde
font tour à tour mouvoir les choses, puisque l’un les com-
bine et les réunit, tandis que l’autre les sépare et 165 di-
vise. C’est encore un déplacement qu'admet Anaxagore,
quand il prétend que l'Intelligence, moteur premier de tout
l'univers, a divisé et ordonné les choses qui étaient dans
la confusion et le chaos. C'est bien là encore le senti-
ment de ces philosophes qui ne reconnaissent point dans le
monde de cause intelligente comme le fait Anaxagore, et
qui ne voient que le vide pour origine possible du mou-
vement. Eux aussi admettent par là que le mouvement
A0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
dont la nature est animée, est un mouvement dans l’es-
pace, puisque le mouvement dans le vide n’est en réalité
qu’une translation, et qu'il s’accomplit dans le vide abso-
lument comme il s’accomplit dans l’espace et le lieu. Tous
ces philosophes pensent que le mouvement de translation
est le seul qui puisse appartenir aux éléments primitifs
des choses, et les mouvements différents de la translation
ne s'appliquent qu'aux composés que forment ces élé-
ments premiers en se combinant de toutes manières.
Ainsi, selon eux, l'accroissement, le dépérissement, l’al-
tération, ne sont que des réunions ou des séparations des
corps indivisibles, des atomes. Au fond, c’est bien là en-
core l'opinion de ceux qui expliquent la production et la
destruction des choses par la condensation et la raréfac-
tion; car la condensation et la raréfaction ne sont en réa-
lité que des combinaisons et des divisions d’une certaine
espèce. Enfin c'est là aussi l'opinion de ces autres philo-
sophes qui font de l’âme la cause du mouvement. Dans
leur système, c’est le principe doué de la faculté de se
mouvoir lui-même qui met tout le reste en mouvement ;
et le mouvement que se donne l’animal, ou tout être qui
a une âme, est le mouvement dans l’espace ou la loco-
motion.
J'ajoute une dernière considération : c’est qu à propre-
ment parler, on ne dit d’une chose qu’elle a du mouve-
ment que quand elle se meut et se déplace dans l’es-
pace. Si elle demeure en repos dans le même lieu et sans
changer de place. elle a beau ou s’accroître, ou dépérir,
ou s’altérer d’une façon quelconque, on dit alors qu'elle
se meut d’une certaine manière, et l’on ne dit pas d'une
manière absolue qu'elle se meut. Cette nuance de lan-
D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. XV. A0
gage témoigne bien que dans l'opinion commune, c'est la
translation qui est le premier des mouvements, et pres-
que le seul mouvement.
Ainsi donc, nous avons jusqu'ici démontré que le mou-
vement ἃ toujours existé, et qu'il continuera à exister dans
toute la durée du temps ; nous avons expliqué, en outre,
quel est le principe du mouvement éternel, et quel est le
premier de tous les mouvements, et aussi quelle est l’es-
pèce de mouvement qui seule peut être éternelle ; enfin,
nous avons établi que le moteur premier doit être immo-
bile.
XV.
Maintenant il nous reste à prouver que ce moteur im-
mobile ne peut nécessairement avoir ni parties, n1 gran-
deur quelconque; mais pour que ce principe soit parfai-
tement clair, nous expliquerons d’abord quelques autres
principes antérieurs à celui-là.
Un de ces principes que je rappelle tout d’abord, c’est
qu'il est impossible qu'une force finie puisse jamais pro-
duire un mouvement d'une durée infinie. Il y ἃ ici trois
termes : le mobile, le moteur, et ce dans quoi le mouve-
ment se passe, c'est-à-dire le temps. De ces trois termes,
ou tous sont infinis, ou tous sont finis, ou quelques-uns
seulement, deux ou même un seul, peuvent être ou in-
finis ou finis. Je désigne le moteur par A, le mobile
par B, et le temps qui est supposé infini, par ὦ. Suppo-
sons que D partie de À meuve une partie de B que nous
représenterons par E; je dis que D ne peut pas mouvoir
une partie de B dans un temps égal à C; car un mouve-
h06 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
ment plus grand doit avoir lieu dans un temps plus long.
Ainsi, le temps F que D emploie à mouvoir E, ne sera pas
infini. Or, en ajoutant constamment à D, on arrivera à le
faire égal à À, de même qu'en ajoutant sans cesse à E,
on le rendra égal à B. Mais on aurait beau ajouter au
temps F une portion proportionnelle, on n’arrivera ja-
mais à l’égaler à ὁ, puisque G est supposé infini. Donc il
faut conclure que À pris tout entier mettra B tout entier
aussi en mouvement, non pas dans un temps infini G,
mais dans une portion finie de ce temps. Donc il est im-
possible qu'un moteur fini puisse donner à un mobile
quelconque un mouvement infini ; donc évidemment le
fini ne peut jamais produire le mouvement pendant un
temps infini.
Un second principe non moins important que celui-là,
c'est qu'une grandeur finie ne peut pas du tout avoir une
puissance infinie, de quelque nature que soit son action ;
et voici comment je le prouve. Soit, en effet, une puis-
sance toujours de plusen plus grande produisant le même
effet dans un temps moindre; peu importe d'ailleurs
quelle est l'action de cette puissance,-soit qu’elle échaufte
soit qu’elle adoucisse, soit qu’elle projette un mobile, soit
que simplement elle menve d’une façon quelconque. Le
moteur fini auquel on suppose une puissance infinie, doit
nécessairement exercer son action sur ce qui l’éprouve,
avec plus de force que ne le ferait tout autre moteur,
puisque la puissance infinie est nécessairemeñt la plus
grande de toutes. Mais il ne peut plus rester ici la moindre
parcelle de temps pour l’action de la puissance supposée
infinie. Soit, en effet, À le temps durant lequel la force
infinie ἃ agi, soit pour échauffer soit pour pousser le mo-
D'ARISTOTE, LIVRE VHI, CH, XV. A07
bile sur lequel elle agissait; soit aussi AB le temps du-
rant lequel ait agi une force finie. En faisant cette force
finie de plus grande en plus grande, j’arriverai à l’égaler
à celle qui ἃ donné le mouvement dans le temps À ; car,
en ajoutant sans cesse à un terme fini, j'arriverai à
dépasser tout fini quelconque, de même qu'en retran-
chant sans cesse j’arriverai également à épuiser le tout.
Ainsi, dans un temps égal, la force finie sans cesse aug-
mentée aura produit un mouvement aussi grand que la
force infinie. Or, c'est là une chose absolument impos-
sible; donc, aucune grandeur finie ne peut avoir une
puissance infinie.
Je pose un troisième principe qui est la conséquence
de celui-ci, c'est qu'une grandeur infinie ne peut avoir
une puissance finie. 1] se peut bien qu'il y ait une puis-
sance plus grande dans une grandeur moindre, et il n'ya
rieu là de contradictoire ; maisil est bien clair encore que
si cette grandeur moindre s'accroît, sa puissance s’ac-
croîtra aussi. Soit donc AB la grandeur infinie. BG, autre
moteur, à une certaine puissance qui, dans un certain
temps représenté par EF, meut le mobile D. Si je double
la grandeur de BC, cette nouvelle force produira le même
mouvement dans la moitié du temps EF, proportion que
nous avons démontré subsister toujours entre la grandeur
et le temps, Gette moitié de EF sera représentée par FG.
En procédant toujours ainsi et en accroissant BC de plus
en plus, je n'arrive pas, 1] est vrai, à égaler AB qui est
supposé infini; mais je prends toujours de moins en
moins de temps, sans que jamais ce temps, ainsi dimi-
nué,. puisse être égal à celui durant lequel AB est censé
agir. Donc, la puissance de AB sera infinie, puisqu'elle
h08 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
surpasse toute puissance finie. Donc, pour toute puissance
finie, il faut que le temps soit fini comme elle; car, si
dans un tel temps donné, telle force produit un certain
mouvement, une force: plus grande dans un temps
moindre, mais dans un temps toujours fini, produira ce
même mouvement; et ce sera selon une proportion in-
verse, c'est-à-dire que plus la force augmentera, plus le
temps diminuera. Mais, ici, la force totale est supposée
infinie, comme le sont le nombre infini ou la grandeur
infinie, qui surpassent tout nombre ou toute grandeur
finie. On pourrait encore démontrer ce troisième prin-
cipe en supposant une puissance de même espèce que
celle de la grandeur infinie, et en plaçant cette nouvelle
puissance, qui serait finie, dans une grandeur finie, au lieu
d'une grandeur infinie. Etant finie, elle pourra mesurer
la puissance finie qui est dans la grandeur infinie; et,
alors, la grandeur infinie sera dénuée de toute puissance;
ce qui est impossible. Donc, il est impossible aussi qu'une
grandeur infinie n'ait qu’une puissance finie.
Donc, en résumé, une puissance infinie ne peut pas se
trouver dans une grandeur finie, pas plus qu’il ne peut y
avoir de puissance finie dans une grandeur infinie.
Un quatrième et dernier principe, c'est qu un mouve-
ment, pour être continu et uniforme, doit s'appliquer à
un seul mobile et être donné par un seul et unique mo-
teur. Mais avant de démontrer ce principe, il faut résoudre
une question assez délicate qu'on pose assez souvent pour
les corps qui sont animés d’un mouvement de translation.
La voici. Nous avons dit que tout mobile est toujours mu
par quelque chose; et alors, on demande comment il se
fait que certains corps, les projectiles, par exemple, qui
D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 409
n'ont point de mouvements par eux-mêmes, et qui reçoi-
vent une impulsion du dehors, conservent un mouvement
continu sans que le moteur qui les a mis en mouvement
les touche encore. Comment ces corps conservent-ils l’im-
pulsion qui leur ἃ été communiquée? On répond bien
que ce phénomène de mouvement continué tient à ce que
le moteur initial, en donnant le mouvement au corps pro-
jeté, meut aussi quelqu’autre chose, l’air, par exemple,
et que l'air qui est mu lui-même continue à transmettre
le mouvement dont il est animé.
Mais cette explication paraît peu satisfaisante, et 1]
semble toujours impossible que le corps continue à se
mouvoir, quand le premier moteur ne le meut plus. Toute
la série des mouvements doit être mise à la fois en action,
et elle doit aussi s'arrêter à la fois, quand le moteur ori-
ginaire cesse d'agir. La difficulté n’est que reculée, et il
reste toujours à savoir comment l'air, que la main ne
presse plus, peut agir sur le projectile qui poursuit sa
course. On n'éclaircit pas les choses, même en supposant
que le moteur agit à la façon de l’aimant, et que le pre-
mier mettant le second à l’état magnétique, ce second y
mette le troisième et ainsi de suite, de manière que le
corps qui a reçu le mouvement puisse à son tour aussi le
transmettre. Mais, dans ce cas, c’est toujours le premier
aimant qui agit, et les autres n'agiraient pas sans lui. Il
faut donc nécessairement admettre que non-seulement le
premier moteur transmet à un autre corps, l'air, l’eau ou
tel autre milieu, la faculté de produire le mouvement, ce
milieu pouvant tout ensemble et être mu et mouvoir.
Mais, en outre, il faut que le moteur et le mobile ne
cessent pas tout ensemble et d'un seul coup, et que le
10 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
mouvement transmis succède après quelqu'intervalle de
temps au mouvement reçu. Le mobile cesse bien d’être
mu au moment même que le moteur cesse de mouvoir;
mais le mobile devient moteur à son tour, et il transmet
le mouvement au corps suivant, qui lui-même le transmet
de la même façon à un autre. La force, ainsi commu-
niquée, devient de moins en moins capable d'agir, et elle
finit par s'arrêter, quand le corps précédent ne donne plus
au corps qui le suit assez de force d’impulsion pour que
ce dernier corps puisse à son tour en mouvoir un autre.
Le dernier corps de toute la série reçoit encore le mouve-
ment; mais il ne le transmet plus. Tout cesse alors néces-
sairement du même coup; il n’y ἃ plus ni moteur ni
mobile, et toute la série des phénomènes est arrêtée.
Telle est l'explication qu'on peut donner pour le mou-
vement des choses qui n’ont pas un mouvement éternel,
et qui sont tantôt en mouvement et tantôt en repos. Pour
elles, à vrai dire, le mouvement n’est pas continu; mais
il semble l'être, parce que les corps qui sont mis en mou-
vement, ou se suivent mutuellement, ou se touchent; car
le moteur n'y est pas unique, comme dans le cas que
nous venons d'analyser, et 1] y a mouvement de la part
de tous les corps qui composent la série, et qui agissent
mutuellement les uns sur les autres. Il y a une suite de
moteurs qui se succèdent, quand les milieux traversés
sont, comme l'air etcomme l’eau, susceptibles d’être mus
et de mouvoir. On appelle par fois ce phénomène d'impul-
sion reçue et transmise, du nom de résistance réciproque
ou répercussion. Mais 1l est impossible de résoudre les
questions que nous avons posées autrement que par
notre explication. Cette résistance réciproque fait bien
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XV. ΛΊ1
que le système entier peut être mu et mouvoir successi-
vement; mais elle suppose aussi qu'il y ἃ un repos pour
l’ensemble. Or, dans le cas du projectile, il n’y ἃ qu'un
corps unique dont le mouvement est continu sans un seul
moment d'interruption, jusqu'à ce qu'il cesse. Par qui
donc ce mouvement continu est-il donné? Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il ne l’est pas par le même moteur ; et
l'on ne peut pas dire, par conséquent, que le mouvement
soit absolument continu au sens où nous l’entendons,
Au contraire il y ἃ nécessairement dans le monde et
l’ensemble des choses un mouvement continu et unique,
et il faut non moins nécessairement qu’il s'applique à une
grandeur une comme lui; car, ce qui est sans dimension
et n'a point de grandeur quelconque ne peut recevoir le
mouvement. Il faut de plus que ce soit le mouvement
d'un seul et unique mobile, de même que c’est le mouve-
ment d'un seul et unique moteur. Ces trois conditions
sont indispensables pour que le mouvement soit vraiment
continu. Car, autrement, un des mouvements suivrait
l'autre ; et le mouvement total, au lieu d’être continu, se-
rait divisé en plusieurs mouvements. Quant au moteur,
qui doit être unique, ou il donne le mouvement après
l'avoir reçu lui-même, ou il donne le mouvement tout en
étant lui-même immobile. Si on suppose qu'il est mu, il
faudra remonter toute la série ; et comme il subit un chan-
gement, 1] est clair qu'il doit être mu par un autre mo-
teur. Mais, dans cette recherche, il faudra finir par s’ar-
rêter en arrivant à un mouvement qui sera produit par
l’'immobile. Arrivé à ce dernier terme, on verra que celui-
là n'a plus besoin de changer comme changent les autres;
et 1l'aura la puissance de produire le mouvement tout en
h12 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE
étant immobile, parce qu’il n'aura aucune peine ni au-
cune fatigue à le produire ainsi. Le mouvement créé de
cette façon est uniformément égal, et 1] l’est tont seul
parmi le reste des mouvements; ou du moins, 1] l’est plus
que tous les autres; car, dans ce cas, le moteur immobile
ne subit aucun changement. J'ajoute que le mobile lui-
même, du moins relativement au moteur, ne doit point
en éprouver davantage, afin que son rapport au moteur
immobile étant immuable, le mouvement soit toujours
uniforme et semblable. D'ailleurs, il faut nécessairement
que le moteur ait une de ces deux places, ou le centre,
ou la circonférence ; car ce sont les deux seuls points d’où
le mouvement puisse partir. Mais ce qui est le plus rap-
proché du moteur est toujours animé d’un mouvement
plus rapide; et c’est bien là ce qu'on observe dans le
mouvement du monde et de la sphère universelle. Donc
c'est à la circonférence qu'est le moteur immobile qui
donne le mouvement à toutes choses.
Mais le mouvement une fois produit, reste toujours à
savoir comment il est possible qu'un mobile qui reçoit le
mouvement du dehors le communique lui-même d'une ma-
nière continue, ou si sa continuité n'est pas plutôt comme
une suite d’impulsions qui se répètent l’une après l’autre.
Aïnsi un moteur, qui ne produit le mouvement que parce
qu’il le reçoit lui-même, ne peut agir qu'en poussant ou
en attirant, ou en produisant ces deux actes à la fois, ou
en subissant une action qui peut être réciproque de la
part des deux corps, comme dans le cas des projectiles
que nous expliquions tout à l'heure. Mais alors le mouve-
ment n’est plus continu et un; c’est un mouvement con-
sécutif et composé de parties successives ; car lair et
D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XV. UE)
l'eau, où se produit ce mouvement du projectile, trans-
mettent le mouvement parce qu'ils sont divisibles ; et il
faut qu'ils soient mus constamment par des impulsions
qui viennent à la suite des autres. Donc, encore une fois
le mouvement vraiment continu ne peut être produit que
par l’immobile, puisqu'alors le moteur étant éternelle-
ment semblable, il sera à l'égard du mobile qu’il meut
dans un rapport toujours le même et continu.
Ainsi, je conclus d’après tous les principes précédem-
ment exposés, que le moteur premier et immobile ne
peut pas avoir de grandeur quelconque; car s'il avait une
grandeur, elle serait ou finie ou infinie. Or, nous avons
démontré plus haut dans nos Considérations physiques
(Livre IT, ch. VIT), qu’il ne peut pas y avoir de grandeur
infinie, et nous venons de prouver que le fini ne peut pas
posséder une force infinie, pas plus qu’une chose finie ne
peut produire le mouvement pendant un temps infini.
Mais le premier moteur produit un mouvement éternel
pendant une infinie durée. Donc, le premier moteur
doit être indivisible ; donc il est sans parties ; donc il n'a
absolument aucune espèce de grandeur ; et c'est à ces
conditions seulement qu'il donne un mouvement indéfec-
tible à l'univers entier.
FIN DE LA PARAPHRASE
DE LA PHYSIQUE D’ARISTOTE,
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DISSERTATION |
SUR LA
COMPOSITION DE LA PHYSIQUE D'’ARISTOTE.
Il ne peut s'élever aucun doute sur l’authenticité de la Physi-
que, et les preuves surabondent pour démontrer qu’elle est bien
l’œuvre d’Aristote. Ces preuves sont de plusieurs sortes : d’abord
les citations faites en assez grand nombre dans d’autres ouvrages
du philosophe, reconnus pour authentiques ; en second lieu, les
témoignages unanimes de l’antiquité; et enfin, la forme de l’ou-
vrage lui-même, qui ne peut être attribué à personne autre qu’A-
ristote, par tous ceux qui connaissent ses idées et son style. Si la
Physique n’était pas de lui, il n’y aurait pas une seule des œuvres
portant son nom qui pût dès lors passer pour authentique ; et
en soutenant qu’Aristote n’est pas l’auteur de celle-ci, il resterait
à découvrir quel est le personnage à qui il faudrait faire honneur
d’un tel monument.
Parmi les nombreuses citations tirées des autres ouvrages d’A-
ristote, je rappelle les suivantes, sans prétendre que ce soient les
seules qu’on puisse alléguer.
Dans les Derniers Analytiques, Livre Il, ch. XII, ὃ 8 (page 245
de ma traduetion, p. 95, Ὁ, 11 de l'édition de l’Académie de Ber-
lin), Aristote annonce qu'il ἃ traité de la question de la conti-
nuité, et exposé ce qu’il faut entendre par continu, dans son
Traité général du mouvement. Gette dénomination indique la
h16 DISSERTATION
Physique, où, en effet, cette explication du continu est donnée
spécialement, Livre V, chap. V, $ 41; et dans tout le cours de la
Physique, l’idée de continuité entendue en ce sens tient une très-
grande place et revient très-fréquemment, parce que le mouve-
ment est un continu, tout aussi bien que l’espace et le temps (Voir
la Physique, Livre V, ch. VI, δὲ 10 et suiv., et aussi Livre VI,
ἢ...
Au Traité du Ciel, la Physique est plusieurs fois rappelée comme
un ouvrage dont on emprunte des théories sur lesquelles on ne
veut pas revenir en détail, parce qu’on les ἃ antérieurement éta-
blies. Ainsi, Traité du Ciel, Livre I, ch. V (page 272, ἃ, 30, édition
de Berlin), Aristote rappelle qu’il a démontré dans ses Études sur
le Mouvement, qu'il est impossible de parcourir l'infini dans un
temps fini. C’est là, en effet, une théorie qui est exposée tout au
long dans la Physique, Livre VI, ch. I, $ 22, et Livre VI, ch. IE,
$ 1. Ailleurs encore, dans le même premier livre du Ciel (page 274,
a, 21, édition de Berlin), Aristote s’en réfère à la théorie de l’in-
fini qu’il a développée dans ses Études sur les principes. Il a ef-
fectivement exposé la théorie de l'infini dans la Physique, Livre IIT,
chap. IV et suivants. Enfin au troisième livre du Ciel (page 299, a,
10, édition de Berlin), l’auteur se résume en disant qu'il a dé-
montré qu’il n’y a pas de longueurs indivisibles dans ses Études
sur le Mouvement. Cette démonstration a été régulièrement don-
née dans la Physique, Livre VI, ch. I, $ 11.
Dans le Traité de la génération et de la corruption, Livre I,
ch. ΠΙ (page 318, a, 3, édition de Berlin), il est dit que l’on ἃ an-
térieurement discuté la théorie de la cause motrice. On peut trou-
ver cette théorie dans le livre III de la Physique, chapitres IV et
suivants. ᾿
Au début de la Météorologie (page 338, ἃ, 20, édition de Berlin),
Aristote résume ses travaux sur toutes les parties de l’histoire de
la nature, et il cite en particulier ses recherches sur les premiers
principes de l'être et sur les différentes espèces du mouvement.
Ce sont là les sujets spéciaux et du premier livre de la Physique,
et du second et des quatre derniers.
Au Traité du mouvement dans les animaux, ch. 1, 8 2
(page 698, a, 10, édition de Berlin, page 238 de ma traduction),
SUR LA PHYSIQUE. M7
Aristote rappelle en termes généraux ses études sur l'éternité du
mouvement et sur le moteur immobile, cause première du mou-
vement. La question de l'éternité du mouvement est traitée tout
au long dans la Physique, Livre VIIL, ainsi que celle du moteur
immobile. Il est vrai que les mêmes théories se représentent dans
la Métaphysique également ; mais dans la Physique, elles sont bien
plus développées, et il semble que ce soit là plus spécialement
leur place propre.
La Métaphysique à elle seule contient presqu'autant de citations
que les autres ouvrages réunis, et cela se comprend quand on
voit l’étroite relation de la Physique, telle que la conçoit Aris-
tote, à la Métaphysique telle qu’il l’a fondée. Aïnsi, au livre I
de la Métaphysique, ch. III (page 983, a, 33, édition de Ber-
lin), il rappelle qu’il a déjà, dans d’autres ouvrages, traité des
causes, et en particulier de la cause du mouvement; et il ajoute
que c’est dans ses Livres sur la nature. Cette désignation s’appli-
que à la Physique, Livres I et II, et Livre VIIL Dans ce même
[°° Livre de la Métaphysique, ch. X (page 993, a, 11, édition de
Berlin), il parle des quatre causes, et il expose à fond la grande
théorie que l’on sait ; puis il rappelle qu’il a traité ce sujet im-
portant dans la Physique. C’est en effet le sujet même du livre II,
ch. III, de la Physique. A ces deux premières citations qu'offre la
Métaphysique, on peut en joindre bien d’autres non moins pré-
cises; l’une au livre VIIL chap. VIII (page 1049, b, 36), où le
Traité sur le Mouvement est cité à propos de ce principe, que,
dans tout mouvement, il y a toujours eu un mouvement antérieur
(Physique, VI, 9); l’autre au livre XI, chap. [I (page 1059, a, 84,
édition de Berlin), où il est question des causes exposées dans la
Physique, Livre II, ch. IIT; l’autre encore à ce même livre XI,
ch. VI (page 1062, b, 31, édition de Berlin), où il est rappelé
comment dans la Physique il ἃ été expliqué que l'être vient tout à
la fois de l’être et du non-être (Physique, livre 1, ch. IV, $ 7) ; la
quatrième au même livre XI, chap. VIII (page 1073, a, 32, édi-
tion de Berlin), où Aristote dit qu'il ἃ traité du moteur immo-
bile dans la Physique (Physique, livre VIII, chap. VIL et VIII et
passim) ; enfin la cinquième, au livre XIII, chap. I (page 1087,
a, 80) où Aristote, citant sa théorie sur la nature des Contraires,
DR
AS DISSERTATION
que la plupart des philosophes ont pris pour les principes des
êtres, dit que cette théorie se trouve dans la Physique. C’est bien
là, en effet, le sujet traité dans le livre I, chap. VI, de la Phy-
sique.
A toutes ces citations de la Métaphysique, qui sans doute nesont
pas les seules, il faut ajouter des preuves plus directes encore, |
s’il est possible. Je veux parler de ces emprunts si nombreux et
si larges que la Métaphysique a faits à la Physique. Des chapitres
entiers de ce second ouvrage ont été transposés presque mot
pour mot dans l’autre; ou bien, quand ils n’y sont point passés
textuellement, ils y ont été analysés de manière à ce que l’iden-
ὑπό des pensées ne peut être méconnue. Ainsi, le chapitre ΠῚ du
IT livre de la Physique, est reproduit presque textuellement dans
le chapitre 11 du IV* livre de la Métaphysique (page 1013, a, 24,
édition de Berlin). Il en est de même des trois premiers chapitres
du livre V de la Physique, reproduits et analysés dans la Métaphy-
sique , livre X, chap. IT (pages 1067 et 1068 de l'édition de Ber-
lin). De quelque façon que ces passages soient passés de la Phy-
sique dans la Métaphysique, il n’importe guère, et il est assez
probable que c’est Aristote lui-même qui aura puisé dans un de
ses ouvrages antérieurs pour compléter ce qu’il avait à dire dans
un suivant; mais ces identités ou ces ressemblances lient tel-
lement les deux traités l’un à l’autre qu’il faut les déclarer ou
tous les deux authentiques, ou tous les deux apocryphes.
Ajoutez encore qu’indépendamment de ces liens palpables et
étroits, la Métaphysique soutient avec la Physique d’autres rap-
ports qui, pour être plus généraux, n’en sont pas moins démons-
tratifs. C’est de part et d'autre le même système sur les questions
les plus graves qui sont agitées dans les deux ouvrages : les prin-
cipes de l'être, le nombre et l’espèce des causes, le temps, l’es-
pace, l'infini et enfin le mouvement. Il faut même compter en-
core une foule de pensées de détail et de définitions, qui sont
toutes semblables, et qui attestent une même et seule doctrine,
une seule et même pensée, un seul et même auteur. Par consé-
quent, ou la Métaphysique n’est pas d’Aristote si la Physique n’est
pas de lui, ou l’une et l’autre lui appartiennent, non-seulement
comme deux œuvres dont il est le père, mais, en outre, comme
SUR LA PHYSIQUE. h19
deux œuvres qui ont entr’elles la connexion la plus intime.
Chacune est en quelque sorte inséparable de sa sœur; c’est leur
matière commune qui les rapproche et les unit; ce n’est pas uni-
quement leur titre qui fait de l’une la suite et le complément in-
dispensable de l’autre : la Physique, la Métaphysique.
En regardant à toutes ces citations faites par Aristote lui-même
dans ses œuvres les plus incontestables, on peut voir qu’il donne
à la Physique plusieurs noms différents. Ainsi, tantôt il l'appelle
Traité général sur le mouvement, Traité ou Études sur le mou-
vement, Études sur les principes; tantôt il l'appelle Livres sur la
nature; tantôt aussi il l'appelle simplement la Physique, et cette
dernière dénomination se rencontre surtout dans la Métaphysique,
où elle est en effet, ne serait-ce que par le contraste, une nécessaire
opposition mieux placée qu'ailleurs. Ces différences notables d’ap-
pellation ne peuvent pas cependant susciter la moindre équi-
voque sur l’ouvrage unique et spécial qu’Aristote entend désigner
par ces noms divers. Évidemment, il ne s’agit que de la Physique
telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous, puisqu'elle renferme bien
exactement toutes les doctrines et toutes les théories auxquelles
Aristote entend se référer ou faire allusion.
On n’a point assez remarqué que c’est de ces divergences
admises par l’auteur lui-même, et autorisées par lui, que sont
venues plus tard ces variations signalées par les commentateurs
grecs. Simplicius, qui nous ἃ conservé toutes les traditions anté-
rieures, nous apprend qu’Adraste, assez célèbre commentateur
du II° siècle de notre ère, avait fait un livre spécial intitulé :
De l’ordre des écrits d’Aristote, et que dans cet ouvrage, mal-
heureusement perdu, il avait discuté les différents titres que de
son temps on donnait à la Physique. Les uns l’intitulaient : Des
Principes ; les autres l’intitulaient : Leçons de Physique. Adraste
ajoute qu’on partageait souvent les huit livres de la Physique en
deux grandes divisions : l’une composée des cinq premiers livres,
qu'on intitulait dans leur ensemble : Des Principes ; l’autre, com-
posée des trois derniers, qui étaient intitulés, quand on les
réunissait ainsi : Du Mouvement. Adraste inclinait encore à
croire, et Simplicius plus tard avec lui, que cette division s’ap-
puyait sur l’autorité d’Aristote lui-même; et l’on vient de voir
h20 DISSERT ATION
par les citations rapportées plus haut qu’elles peuvent, en effet,
justifier jusqu’à un certain point cette tradition. J'aurai l’occasion
de revenir un peu plus loin sur ce sujet; mais, ici, je constate
simplement que les commentateurs grecs, en divisant autrement
que nous ne le faisons la Physique, qui, à nos yeux, forme un
tout indissoluble, la connaissaient toutefois avec toutes les parties :
qu’elle nous présente aujourd’hui. Ce qui a pu encore donner
naissance à cette division reçue dans l’École, c’est peut-être la
fin de la Physique elle-même, où Aristote semble séparer sa Phy-
sique, à laquelle il renvoie, des théories sur le mouvement qu’il
vient de présenter et qu’il achève en les résumant. (Voir Livre VIEIL
de la Physique, ch. [, $ 6, ch. VI, $ 2, ch. ΧΙ, ὃ 23, et ch. XV,
$ 26 et dernier.)
Mais je poursuis afin d'établir les autres preuves de l’authen-
ticité de la Physique. Après les preuves tirées d’Aristote lui-même,
viennent celles que nous devons à ses disciples et à ses commen-
tateurs.
Le successeur direct d’Aristote, Théophraste, avait fait Sur la
Nature un ouvrage tout à fait analogue à celui de son maître;
et Simplicius le cite plus d’une fois. Il avait fait aussi, d’après le
témoignage de Simplicius, un ouvrage intitulé Du mouvement,
qui devait avoir au moins dix livres. (Voir le commentaire de
Simplicius sur le livre I, ch. III de la Physique.) Eudème, un des
principaux disciples d’Aristote, et qui ἃ eu l’honneur d’être pris
quelquefois pour l’auteur de l’ouvrage qui, après la morale à Nico-
maque et la Grande morale, porte le nom de morale à Eudème,
(Voir ma traduction de la Morale d’Aristote, tome I, préface,
page cexcvi, et tome IIT, page 205) avait fait également, d’après
Simplicius, un ouvrage de physique calqué sur la Physique du
Maître. D’après les citations nombreuses qui en restent, on peut
conjecturer que c'était un commentaire et une paraphrase fidèle,
bien que dans l’occasion le disciple ne se fit pas faute d’expri-
mer sa pensée personnelle et indépendante.
Ainsi, dès le temps même d’Aristote, l’authenticité de son
œuvre était confirmée et garantie par l’imitation de ses élèves,
et cette œuvre transmise jusqu’à notre temps par la suite des
siècles et avec des témoignages non-interrompus, est bien celle
SUR LA PHYSIQUE. 421
que nous étudions encore et que nous admirons. Au second siècle
de notre ère, Alexandre d’Aphrodisée, un peu plus récent
qu’Adraste, et le plus illustre des commentateurs péripatéticiens
dans l'antiquité, avait composé un commentaire complet sur la
Physique. Malheureusement ce traité, qui aurait pu sans doute
dissiper bien des ténèbres, n’est pas arrivé jusqu'à nous. Mais,
au VI° siècle, Simplicius le possédait encore; et, comme il le cite
à tout moment, il nous le fait assez bien connaître, et surtout il
en démontre ainsi l'existence et la haute valeur. Porphyre, dans
le Π|" siècle, avait analysé les huit livres de la Physique, d’après
ce que nous apprend Simplicius (préface au V° livre de la Physique),
et il la divisait en deux parties composées chacune de quatre
livres, la première qu’il appelait Des Principes, et la seconde Du
Mouvement, bien qu’il connût la division en cinq et trois livres.
La paraphrase que Thémistius, vers la fin du IV* siècle, a donnée
de la Physique, apporte peu d’éclaircissements aux difficultés du
texte; mais du moins elle empêche la tradition d’être suspendue ;
et elle nous conduit au grand et excellent commentaire de Sim-
plicius, qui est un des plus abondants et des plus précieux qu'il
ait faits sur les œuvres du philosophe. Avec Simplicius, un de ces
professeurs d'Athènes, qui en 539 se refugièrent en Perse auprès
de Chosroës IL, finit l’antiquité ; et les témoignages sur la Physique
d’Aristote, qui viennent ensuite, n’ont plus rien qui puisse nous
intéresser pour la recherche dont nous nous occupons ici.
Nous pouvons donc conclure sans aucune hésitation que la
Physique est bien l’œuvre d’Aristote, soit d’après les citations que
l’auteur en ἃ faites lui-même, soit d’après les travaux dont elle
n’a cessé d’être l’utile objet, depuis le moment qu'il l’a écrite.
Reste maintenant à étudier la composition du monument, et à
voir si par hasard il renfermerait quelques passages de nature à
susciter des doutes légitimes sur la main à laquelle il est dû. Une
étude longue et attentive ne m'a laissé à cet égard aucun scru-
pule; et j'ose affirmer que tous ceux qui auront pratiqué assez
familièrement Aristote le reconnaîtront sans la moindre peine
d’un bout à l’autre de la Physique, sauf de très-légères excep-
tions que je vais signaler tout à l'heure. 11 n’y a que lui dans toute
l'antiquité qui ait pu écrire un tel livre, et l'écrire du style qui
h22 DISSERTATION
lui est propre, avec des expressions aussi pleines et aussi con-
cises, quoiqu’avec des répétitions fréquentes et peu néces-
saires. La gravité magistrale de la pensée, la grandeur de l'édifice
et l’ordre général qui y éclate malgré de nombreuses redites, ne
peuvent appartenir qu’au seul Aristote ; et quiconque, je le répète,
a suffisamment médité sur ses œuvres, retrouvera dans la Phy-
sique sa vivante et incomparable empreinte. Il n’y ἃ que lui dans |
toute l’antiquité qui ait jamais parlé de ce ton; c’est là le lan-
gage qui lui est exclusivement personnel ; et qui que ce soit n’au-
rait été capable de le prendre ni même de le contrefaire de telle
sorte que la pestérité pût s’y tromper.
Tout à l'heure, je recherchais les citations de la Physique dans
les autres ouvrages d’Aristote; on pourrait faire une recherche
inverse, et se demander quels sont les ouvrages que la Physique
cite à son tour. Elle ne présente guère que trois citations directes
dans toute son étendue, et ces trois citations ne concernent que
le fameux traité de la Philosophie ou de la Philosophie première.
Elles se trouvent au I‘ livre, chap. X, $ 9, et au livre IE, chap. IE,
$$ 13 et 15. C’est évidemment la Métaphysique que l’auteur ἃ
voulu désigner, comme c’est encore elle à laquelle il est fait allu-
sion, livre 1, chap. IX, $ 45, et livre ΠΙ, chap. 1, $ 11. Voilà à peu
près toutes les citations directes ou indirectes. Mais dans tout le
cours de la Physique, la doctrine des Catégories est perpétuelle-
ment employée comme parfaitement connue ; et toutes les théories
de la Métaphysique sont également supposées et sous-entendues.
Ce ne suffirait pas, sans doute, pour établir l'authenticité de la
Physique ; mais il n’y a certainement qu’un auteur qui puisse être
suffisamment pénétré de ses propres pensées pour les sous-en-
tendre à chaque moment avec une telle exactitude et un tel à-
propos.
Puis à côté de ces preuves de détail, je trouve que la composi-
tion générale de l’œuvre est à elle seule une preuve bien autre-
ment forte, et l’on sent partout dans cette simple et majestueuse
ordonnance une main puissante et exercée qui a quelque chose
d’infaillible et d’irrésistible. Dans la Préface qui précède cette Dis-
sertation, j'ai analysé la Physique pour montrer l’enchaînement
de la pensée et du système. Je ne veux pas recommencer ici un
SUR LA PHYSIQUE. h23
travail déjà fait; mais il faut dire cependant en quelques mots
comment toutes ces théories s’engendrent mutuellement, et com-
ment elles se développent. Le but général et unique de tout l’ou-
vrage, c’est une théorie du mouvement ; et comme le mouvement
est la vie même de la nature, Aristote établit d’abord comment
en partant des principes de l’être, le mouvement est possible et
même nécessaire; puis, après avoir expliqué ce qu'il entend par
la nature, il définit le mouvement; et trouvant dans les termes
mêmes de cette définition, les idées d’espace et de temps, l’un et
l’autre infinis, il fait la théorie de l'infini, celle de l’espace avec
celle du vide et la théorie du temps. Enfin, il en vient au mouve-
ment lui-même, et il consacre les quatre derniers livres à exa-
miner le mouvement dans ses diverses espèces, dans sa divisibi-
lité, dans sa proportionnalité, dans sa continuité, et enfin dans
son éternité, arrivant ainsi à ce grand principe du moteur immo-
bile, dont il achèvera l'étude dans la Métaphysique.
Telle est l'ordonnance aussi simple que solide de ce grand mo-
nument, un des plus beaux et des plus parfaits sans contredit
qu'ait élevés le génie d’Aristote. Les théories s’y succèdent dans
l’ordre le plus rigoureux et le plus clair, et il n’y a place, ni au
moindre changement, ni à la moindre lacune. La Physique est tout
ce qu’elle doit être, depuis l'exposition de la méthode qui l’ouvre
si régulièrement jusqu’à la dernière théorie, qui vient bien en
effet là où doit venir l'étude du principe suprême, duquel dérive
le mouvement dans l’univers entier. C’est l’achèvement de l’édi-
fice ; et le faîte le plus élevé qui puisse être posé à un ouvrage de
physique.
Il n’y a selon moi, sauf quelques répétitions inutiles, qu’une
seule partie de cette belle conception qui dépare l’ensemble et le
trouble. C’est non pas le septième livre tout entier comme on l’a
souvent répété, mais les quatre premiers chapitres de ce livre.
Je fais cette distinction, qu’on n’a pas toujours assez aperçue, et
qui me semble tout à fait juste.
Déjà dans'l’antiquité on avait bien reconnu que ce septième livre
ne se liait pas comme il faut au reste de l’œuvre, et Simplicius
avait remarqué les deux caractères qui le distinguent : la double
rédaction de quelques chapitres, et la répétition de théories, ou
h2h DISSERTATION
antérieurement, ou postérieurement traitées. Sous le rapport de
la forme, et sous le rapport du fond, ce septième livre fait donc
une sorte de double emploi dont il est assez difficile de se rendre
compte.
Je parle d’abord de la double rédaction, qui ne s'applique qu'aux
trois premiers chapitres. Elle avait cours déjà indifféremment dès
le temps de Simplicius, et il nous en donne lui-même la raison :
c’est que l’une de ces rédactions ne différait point sensiblement de
l’autre pour le sens et l’ordre des pensées ; elles ne se séparaient
que par des diversités d’expressions, et les mots seuls étaient
changés. C’est ce dont on peut se convaincre en comparant les
deux :textes qu'offrent les manuscrits parvenus jusqu’à nous.
Simplicius ne dit pas, comme on l’a cru, à qui il faut attribuer la
seconde rédaction ; et il semble y attacher peu d'importance par
le motif que je viens de dire. Ce n’est pas la paraphrase de Thé-
mistius qui a été mise en lieu et place du texte; car Thémistius
n’a point paraphrasé, par exemple, le premier chapitre de ce
septième livre, sans doute parce qu’il n’y trouvait que des répé-
titions inutiles de théories déjà connues. Quel est donc l’auteur
de la seconde rédaction? M. L. Spengel, qui a fait un mémoire
spécial sur cette question intéressante (1), ἃ émis l’ingénieuse
conjecture qu’elle pourrait bien être d’Eudème. Sur quel fonde-
ment s'appuie cette conjecture? Je ne sais; mais il est certain
qu’elle peut paraître assez plausible, au premier coup d'œil, quand
on se reporte aux fragments que Simplicius donne très-souvent
de l’ouvrage d’'Eudème. Évidemment il se tenait toujours fort
près de celui d’Aristote, et il est bien possible que dans ce
septième livre et au début, un copiste inattentif ait pris l’un
pour l’autre.
Quoiqu'il en soit de cette controverse qui est presque purement
littéraire, il y en ἃ une seconde qui ἃ plus de gravité. Ge n’est
rien qu’une différence de style et de forme tout extérieure ; mais
le septième livre semble en entier une sorte de hors-d’œuvre,
(4) Mémoires de l’Académie Royale de Munich, 4'° classe, III° volume,
2° partie, pages 305-350.
SUR LA PHYSIQUE. h25
parce qu’il répète, sans aucun avantage, des théories qu’on ἃ
déjà vues, ou qu’on doit voir dans le livre suivant. Simplicius nous
apprend qu'Eudème, qui avait suivi pas à pas les six premiers
livres, ne commentait pas celui-là, et qu’il passait immédiate-
ment du sixième livre au huitième. Ceci porterait une atteinte ir-
rémédiable à la conjecture de M. L. Spengel, s’il n’était possible
de supposer encore que précisément ce septième livre manquait
dans Eudème, parce qu’il avait été transposé dans Aristote. Mais
Alexandre d’Aphrodisée, qui ne connaissait peut-être pas le dou-
ble emploi, trouvait les démonstrations de ce livre moins rigou-
reuses que celles des autres; elles lui paraissaient plus logiques,
c’est-à-dire moins fortes ; et il semble qu’il inclinait quelque peu
à suspecter l'authenticité de cette partie de la Physique. Quant à
Thémistius, les lacunes qu’on peut remarquer dans sa paraphrase
ne prouvent rien, parce qu’il ne se pique jamais de rester fidèle-
ment dans les traces du maître, et il passe ici des chapitres tout
entiers comme il en passe ailleurs.
Simplicius, qui peut être regardé comme un bon juge, re-
trouve dans le septième livre la pensée et la manière Aristoté-
liques, et il le commente comme tous les autres. Seulement il
soupçonne qu’Aristote aura d’abord écrit ce livre pour ébaucher
en quelque façon les théories qu’il développe plus à fond dans le
huitième; et, à son avis, c'était une préparation assez commode
et assez utile. Pour moi, je ne partage pas tout à fait cette opi-
nion, malgré la déférence que je me sens pour Simplicius ; et je ne
vois pas que le septième livre prépare du tout le huitième, pas
plus qu’il ne résume les précédents. Je pense donc que les quatre
premiers chapitres du septième livre sont une redondance, qui
peut venir de la main d’Aristote aussi bien que d’une main étran-
gère. C’est en effet une simple esquisse, comme le croit Simpli-
cius, non pas des théories que le huitième livre donnera avec
étendue, mais de diverses théories qui appartiennent à la Phy-
sique péripatéticienne, et qui sont répétées là, sans beaucoup
d'ordre ni de clarté. Si c’est Aristote qui ἃ écrit ces quatre cha-
pitres, il n’en aura pas été satisfait, et il les aurait très-probable-
ment laissés de côté dans une révision que Ja mort ne lui ἃ pas
permis de faire. Si c’est à un étranger qu'est dû ce morceau, il ne
A 26 DISSERTATION
l'aura point composé, selon toute apparence, avec l'intention de
l’intercaler dans l’œuvre du maître ; mais la maladresse de quelque
commentateur l’y aura interpolé, sans remarquer assez attentive-
ment qu’il n’y était point à sa place.
Voilà ce que sont à mes yeux les quatre premiers chapitres du
septième livre; mais, quant aux deux derniers, je n'hésite pas à
les reconnaître pour authentiques; et j'y retrouve tout à fait la
manière d’Aristote. Cette appréciation ne serait pas à elle seule
suffisante ; et dans les choses de goût, les jugements peuvent beau-
coup varier. Mais il me semble que la théorie de la proportionna-
lité du mouvement est une des plus importantes de tout le sys-
tème; et elle ne pouvait y manquer sans y causer une lacune
regrettable. Aristote vient de traiter dans le cinquième livre des
diverses espèces du mouvement, et il a examiné comment le mou-
vement peut être simple, un ou contraire, naturel ou forcé. Π
poursuit ces études dans le sixième livre, et il y traite surtout de
la continuité et de la divisibilité du mouvement. Surviennent
après tout ceci les quatre premiers chapitres du septième livre, qui
ne font que redire en mêmes termes des généralités fort rebattues
sur les rapports du moteur au mobile, et présenter des considéra-
tions assez bizarres sur les relations du mouvement et de la sen-
sibilité. Puis après ces quatre chapitres vient la théorie de la
proportionnalité, qui forme une suite très-convenable aux discus-
sions du sixième livre, et qui me semble s’y rattacher fort étroi-
tement par le fond, aussi bien que par la forme. Enfin, après la
comparaison des mouvements entr’eux, il ne reste plus que la
grande théorie de l'éternité du mouvement, qui remplit tout le
huitième livre.
C’est donc ainsi que je divise le septième : j'en fais deux parts,
dont l’une comprend les quatre premiers chapitres, et dont l’autre
se compose des deux derniers. Il y a peu de cas à faire de la pre-
mière partie, et on pourrait la sacrifier sans trop de peine, si elle
n’était dès longtemps comprise dans la Physique, et si elle n’y
figurait déjà du temps d'Alexandre d’Aphrodisée, au IIT° siècle de
notre ère. Mais quant à la dernière partie du septième livre, elle me
paraît entièrement indispensable ; et si elle était retranchée, ce
serait une fâcheuse lacune dans la Physique.
. SUR LA PHYSIQUE. 427
Pour terminer ce qui regarde la composition de la Physique
prise non plus dans quelques-unes de ses parties, mais dans son
ensemble, je dois dire que la division en cinq livres d’une part et
en trois livres d’autre part, ne me semble pas acceptable, bien
qu’elle ait pour elle le suffrage de l’antiquité, non plus que la di-
vision en deux fois quatre livres. Ces divisions ne répondent pas
du tout à la réalité; et il est bien difficile de les admettre, quand
on regarde attentivement à la doctrine entière de la Physique.
Elles sont purement arbitraires en ce sens que ce n’est pas l’au-
teur lui-même qui les à faites, et qu’elles ne peuvent que servir à
s'orienter plus régulièrement dans sa pensée. Mais elles sont plus
ou moins acceptables les unes que les autres ; et à mon sens, la
vraie manière de diviser la Physique, ainsi que nous l'avons déjà
fait pressentir, c’est de réunir les deux premiers livres où il n’est
traité que des principes, soit de l'être, soit de la nature, et d’en
faire la première partie de l’œuvre; c’est ensuite de réunir au
même titre les six derniers livres, où il n’est réellement question
que du mouvement, d’abord défini au début du troisième livre, et
étudié méthodiquement dans les autres, soit dans ses accidents de
temps et d'espace, soit en lui-même et dans son immuable éter-
nité.
Ce partage de la Physique en deux grandes portions a pour lui
l’autorité de Zabarella, un des philosophes qui ont scruté avec le
plus de soin et de profondeur les idées d’Aristote. Zabarella éta-
blit dans son petit traité De naturalis scientiæ constitutione Liber,
chapitres XI et XII, que les deux premiers livres sont consacrés
aux principes, et les six derniers, au mouvement. Cette distinction
m'avait paru aussi légitime que frappante, quand je traduisais ke
texte grec; plus tard, lorsque je l’ai vue recommandée par Zaba-
rella, elle m’a paru encore bien plus autorisée, et je la présente
ici comme la meilleure, si ce n’est comme la seule, qu’on puisse
faire dans la Physique.
Le professeur de Padoue ne s’est pas trompé et je ne m’égare
pas non plus en suivant ses traces. Il n’y ἃ que les deux premiers
livres de la Physique qui soient réellement remplis de l’étude des
principes; et c’est à eux seuls qu’Aristote pense, ainsi que les com-
mentateurs, quand il parle de ses ouvrages sur les Principes,
128 DISSERTATION.
comme faisant partie de la Physique. Il n’y ἃ pas trop des six au-
tres livres pour exposer cette grande théorie du mouvement, avec
tous les détails qu’elle comporte et qu’elle exige, même au point
de vue restreint où l'antiquité devait nécessairement se placer.
J'achève cette Dissertation sur la composition de la Physique,
en disant quelques mots du titre qui lui est le plus habituellement
donné, et qui ἃ prévalu dans toutes les éditions, comme il pré-
valait déjà au temps de Simplicius, et sans doute au temps d’A-
lexandre d’Aphrodisée et d’Adraste. C’est le titre de Leçons de
Physique. Aristote lui-même ne l’a jamais indiqué ; et nous serions
fort embarrassés aujourd’hui de découvrir d’où il vient. Il n’en est
pas pour cela moins exact; et comme le dit notre mot de Leçons et
le mot qui y correspond en grec, il est évident par le caractère
même de l’œuvre que l’auteur ἃ bien entendu l’adresser à ses
élèves, en le composant, et leur rappeler l’enseignement qu’il leur
avait donné de vive voix sur ces grands et difiiciles sujets. Je ne
repousse donc pas du tout ce titre de Lecons de Physique, bien
que je ne l’aie pas voulu mettre le premier au frontispice de ma
traduction. Il est très-justifié ; l’école l’a bien choisi, et la tradition
qu’il confirmait était bonne à recueillir. Je n’ai pas voulu, moi non
plus, ni tout à fait le perdre, ni tout à fait l’adopter ; et je l’ai com-
plété en y.ajoutant et en le modifiant. J'ai donc conservé le nom
vulgairement reçu de Physique d’Aristote, et j'ai expliqué cette dé-
signation générale par cette autre désignation détaillée : Ou Leçons
sur les principes généraux de la nature. Je me rapproche ainsi
d’Aristote lui-même dans bien des passages, et je ne m'écarte
pas trop non plus de l’appellation la plus habituelle.
—SÉ055—
LECONS DE PHYSIQUE.
LIVRE 1.
DES PRINCIPES DE τ, ται.
CHAPITRE PREMIER.
De la méthode à suivre dans l’étude de la nature : il faut procéder
des faits particuliers et composés, qui sont pour nous les plus
notoires et les plus clairs, et remonter par l’analyse jusqu'aux
principes universels, aux causes des choses, et à leurs éléments
simples, qui sont les plus clairs et les plus notoires en soi. —
Exemple des noms par rapport à la définition; exemple des
enfants.
$ 4. Gomme on ne parvient à comprendre et à savoir
Leçons de Physique. Simplicius
nous apprend, dans la préface de son
commentaire, que ce titre n’était pas
le seul qui fût donné à l'ouvrage
d’Aristote. Selon Adraste, dont Sim-
plicius cite le livre sur l'Ordre des
œuvres d’Aristote, on intitulait la
Physique de différentes manières.
Tantôt on l’appelait : Des principes ;
tantôt : Leçons de Physique. Par-
fois encore on employait des titres
particuliers pour les livres divers.
Les cinq premiers réunis étaient in-
titulés : des Principes ; les trois der-
niers : Du Mouvement. Ces deux der-
niers titres sont presque les seuls qui
soient cités par Aristote lui-même;
par exemple, dans le Traité du ciel,
livre 1, chapitre 5, édit. de Berlin,
page 272, a, 30; ibid. ch. 6, édit.
h30
LECONS DE PHYSIQUE,
quelque chose dans tout sujet de recherches méthodiques
où il y a des principes, des causes et des éléments, que
du moment où on les connaît: car on ne pense jamais
connaître une chose que quand on en connaît les causes
premières, les principes premiers, et jusqu'à ses élé-
ments ; de même aussi pour la science de la nature, il est
évident que l’on doit tout d’abord prendre soin de déter-
miner ce qui regarde les principes.
de Berlin, p. 274, a, 21 ; id. livre I,
ch. 4, édit. de Berlin, p. 299, a, 40.
Aristote parle aussi très-souvent dans
la Métaphysique de son Traité sur
la nature. J'ai préféré le litre de
Leçons de Physique à tousles autres,
afin de conserver le souvenir de la
tradition, au moins en partie, puis-
qu’en général cet ouvrage est connu
sous le nom de Physique d’Aristote.
Le titre le plus convenable est celui
que donnent quelques manuscrits :
Des Principes de la nature ; mais ce
titre, que Pacius recommande avec
raison, n’a pas prévalu. Simplicius,
loc. cil., pense que c’est de la Phy-
sique qu'il s’agit dans la lettre d’A-
lexandre, où il reproche à son pré-
cepteur d’avoir publié ses doctrines
ésotériques. Plutarque, dans sa vie
d'Alexandre, croit qu’il s’agit de la
Métaphysique. Simplicius, en réfu-
tant Plutarque, ne dit pas sur quelle
autorité il s'appuie lui-même. La
question reste douteuse ; mais ce qui
parait certain c'est que les Leçons
de Physique, comme l'indique cette
dénomination, appartiennent aux
ouvrages d’Aristote qui exigeaient du
maître en personne une explication
spéciale, pour être bien compris.
Ch. I, S 1. À comprendre et ἃ sa-
voir, pour cette théorie générale de
la science, il faut consulter les graves
doctrines des Derniers Analytiques :
voyez surtout le tome III, livre I,
ch. 2, p. 7 et suivantes de ma tra-
duction. — Des principes, des
causes ou des éléments, ces trois
termes semblent ici à peu près syno-
nymes, ainsi que le prouve la fin de
la phrase où l’auteur n’emploie que
le mot de Principes. Quelquefois ces
expressions présentent des nuances
qui sont précisées dans le 1 livre de
Ja Métaphysique, ch. 1, 2, 3, h, etc.,
édit. de Berlin, pages 1,043 et sui-
vantes. — On trouvera sans doute
que cette première phrase est un peu
longue ; maïs je u’ai pas cru devoir
la diviser ; et j’ai laissé à la traduc-
tion une physionomie toute aristoté-
lique. — Ce qui regarde les prin-
cipes, Aristote dit ici simplement :
Principes, entendant par ce mot les
principes, les causes et les éléments,
dont il vient de parler quelques li-
gnes plus haut,
LIVRE I, CH. 1, αὶ ἡ. h31
$ 2. La marche qui semble ici toute naturelle, c'est de
procéder des choses qui sont plus connues et plus claires
pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus con-
nues par leur propre nature. En effet, les choses qui sont
notoires absolument, et les choses qui sont notoires pour
nous, ne sont pas les mêmes; et voilà comment c’est une
nécessité de commencer par les choses qui, bien que plus
obscures par nature, sont cependant plus notoires pour
nous, afin de passer ensuite aux choses qui sont naturel-
lement plus claires et plus connues en soi. $ 3. Ce qui est
d’abord pour nous le plus notoire et le plus clair, c’est
ce qui est le plus composé et le plus confus. Mais ensuite
en partant de ces composés mêmes, les éléments et les
principes nous sont rendus clairs par les divisions que
nous en faisons. δ 4. Ainsi donc il faut s’avancer du gé-
néral au particulier ; car le tout que donne la sensation
$ 2. Plus connues et plus claires
pour nous. Voir les Derniers Analy-
tiques, livre I, ch. 2, $ 11, III® vo-
lume, p. 10 de ma traduction. Cette
distinction est très-fréquente dans le
système d’Aristote, et elle est parfai-
tement juste.
$ 3. Le plus composé et le plus
confus, il n’y a qu'un seul mot, au
lieu de deux, dans le texte. — Par
les divisions que nous en faisons,
c’est-à-dire par l’analyse. La sensa-
tion, qui est le moyen le plus habi-
tuel d'informations, nous donne tout
d’abord une totalité très-complexe ;
puis, en décomposant cette totalité,
nous arrivons aux éléments irréduc-
tibles dont elle est formée.
$ 4. Du général au particulier,
l'expression du texte est au pluriel
et l’on pourrait encore traduire : Des
universaux aux individus. — Le
tout que donne la sensation, en effet,
la sensation nous apprend d’abord
que l'être que nous voyons, par
exemple, est un homme, et nous re-
connaissons ensuite que cet homme
est un individu, un de nos amis. En
ce sens, la notion générale ou géné-
rique a précédé la notion particu-
lière et individuelle. Cependant la
méthode que recommande ici Aris-
tote n’est pas précisément la méthode
d'analyse, qui va au contraire du par-
ticulier au général. Les théories ex-
posées ici ne sont pas tout à fait
h32 LECONS DE PHYSIQUE.
est plus connu; et le général est une espèce de tout,
puisque le général contient dans son ensemble une foule
de choses à l’état de simples parties. 5. C’est un rap-
port assez analogue à celui-là, que les noms des choses
soutiennent avec les définitions. Les noms, en effet,
expriment aussi une totalité quelconque ; mais ils l’expri-
ment d’une manière indéterminée; par exemple, le mot
Cercle, que la définition résout ensuite dans ses éléments
particuliers. 6. C’est encore ainsi que les enfants ap-
pellent d'abord Papa et Maman, tous les hommes, toutes
les femmes, qu'ils voient; mais plus tard ils les dis-
tinguent fort bien les uns et les autres.
d'accord avec celles des Derniers
Analytiques, livre 1, ch. 2, $ 4,
page 40 de ma traduction, et livre II,
ch. 49, 5 7, p. 290.
$ 5. Les noms des choses... avec
leur définition, on pourrait traduire
encore : les mots... avec l’idée ; mais
la suite prouve qu’il s’agit spéciale-
ment ici de définition. — Le mot
Cercle, ce mot est le nom général
d’une figure que l’on comprend d’a-
bord dans 58 totalité; mais en re-
montant à ses éléments par la défini-
tion, on découvre que le cercle est
une figure terminée par une seule
ligne courbe dont tous les points sont
à égale distance d’un point central,
dont tous les rayons, menés du centre
à la circonférence, sont égaux, etc.
$ 6. Les enfants... cette comparai-
son fort claire explique très-bien ce
que l’auteur a voulu dire un peu plus
haut par la totalité que donned’abord
la sensation,
LIVRE 1, CH. IL, καὶ 1.
h33
bo
Re es PERRET
CHAPITRE IL
Des principes; unité et pluralité des principes : Parménide et
Mélissus, les philosophes loniens et Démocrite. — L'unité abso-
lue de l'être implique la négation de tous principes et détruit
l'étude de la nature; thèse d’Héraclite; erreur grossière de
Mélissus. L’être n’est point immobile; il y ἃ des êtres soumis
au mouvement. — Méthode des Géomètres; démonstration
d’Antiphon. Méthode à suivre pour critiquer les théories anté-
rieures.
S 1. Nécessairement il doit y avoir dans l'être ou an
principe anique ou plusieurs principes. En supposant que
ce principe soit unique, il doit être, ou immobile, comme
le prétendent Parménide et Mélissus, ou mobile, comme
l'affirment les Physiciens, soit qu’ils trouvent ce premier
principe dans l'air, soit qu'ils le trouvent dans l’eau. En
admettant qu'il y ἃ plusieurs principes, ces principes sont
en nombre fini et infini; s'ils sont finis, mais en étant
toujours plus d’un, ils sont alors deux, trois, quatre ou
tel autre nombre; s'ils sont infinis, ils peuvent être
Ch. 11, $1. Parmenide et Mélissus,
tous deux de l’École d’Elée, qui sou-
tenait l’unité et l’immobilité de l’être,
et niait par conséquent le mouve-
ment, principe essentiel de la nature,
d’après Aristote. Voir le petit traité
spécial, Xénophane, Zénon et Gor-
gias, édit. de Berlin, p. 974, et la
Métaphysique, livre 1, ch. 5, p. 986,
b, 24. — Les Physiciens, c'est-à-
dire les philosophes qui s'occupent
pertinemment de l’étude de la na-
ture, l'École d’Tonie, Thalès, Anaxi-
mandre et les autres. Voir plus loin,
ch. 5. — Dans l’air, comme lio-
gène d’Apollonie et Anaximène, Mé-
taphysique, livre I, ch. 3, p. 984, a,
5, édit. de Berlin. — Dans l’eau,
comme Thalès, Métaphysique, livre I,
ch. 3, édit. de Berlin, p. 983, b, 24.
28
ἠδὴ LECONS DE PHYSIQUE.
comme l'entend Démocrite, d’un seul et même genre, ne
différant qu'en figure et en espèce; ou bien ils vont même
jusqu'à être contraires.
$ 2. C’est encore une étude toute pareille que font les
philosophes qui recherchent quel est le nombre des êtres ;
car ils recherchent d’abord si la source d’où sortent les
êtres et les choses, est un principe unique, ou bien si ce
sont plusieurs principes; puis en supposant qu'il y ait
plusieurs principes, ils se demandent s'ils sont finis ou
infinis. Par conséquent, c’est rechercher encore si le
principe et l'élément des choses est unique, ou s’il y
en ἃ plusieurs. δ 3. Cependant, étudier cette question de
savoir si l’être est un et immobile, ce n’est plus étudier
la nature; car de même que le Géomètre n’a plus rien à
dire à un adversaire qui lui nie ses principes, et que cette
— Démocrite, Métaphysique, livrel,
ch. 3, édit, de Berlin, p. 985, b, 5.
— Jusqu'a être contraires, Aristote
ne nomme ici aucun philosophe ;
mais il semble que c’est là l'opinion
d’Empédocle et d’Anaxagore. Alexan-
dre d’Aphrodisée, d’après Simplicius,
croit que ces deux assertions se rap-
portent au seul Démocrite, qui tout en
admettant les atomes, qui ne diffèrent
qu’en forme et en espèce, admet aussi
le plein et le vide, c’est-à-dire les
contraires. Dans la Métaphysique,
livre 1, ch. 5, p. 985, b, 6, édit. de
Berlin, le système des contraires est
formellement attribué aux Pythago-
riciens et à Alcméon de Crotone.
$ 2. Quel est le nombre des êtres,
Aristote ne nomme pas ces philoso-
phes qui cherchent à préciser le nom-
bre des êtres et des choses de luni-
vers. Il en a parlé en termes à peu
près aussi vagues dons la Métaphy-
sique, livre I, ch. 5, édit. de Berlin,
p. 986, a, 15. C’est peut-être des Py-
thagoriciens qu’il s’agit ici.
6 3. Ce n’est plus étudier la na-
ture, parce que la nature est par es-
sence, selon Aristote,le principe même
du mouvement. Si l’être est un οἱ
immobile, il ny a plus à l’étudier
dans des phénomènes qu’il ne pro-
duit pas ou qui ne sont qu’une illu-
sion ; iln’y a plus qu’à le contempler
et à l’adorer, si l’on veut ; maïs ce
n’est pas l’objet de la Physique. —
Α un adversaire qui lui nie ses
principes, la même pensée se retrouve
dansles Derniers Analytiques, livrel,
ch. 12, p. 70 de ma traduction. On
LIVRE, 1. CH. I, 5. ὃ
discussion appartient dès lors à une autre science que la
géométrie ou à une science commune de tous les prin-
cipes, de même le philosophe qui s’occupe des principes
de la nature, ne doit pas accepter la discussion sur ce
terrain. Du moment, en effet, que l'être est un, et un au
sens d’immobilité où on le prétend, il n’y ἃ plus à pro-
prement dire de principe, puisqu un principe est toujours
le principe d’une ou de plusieurs autres choses. 4. Exa-
miner si l’être est en ce sens, revient tout a fait à dis-
cuter telle autre thèse tout aussi vaine, parmi celles qui
ne sont avancées que pour le besoin de la dispute, comme
la fameuse thèse d'Héraclite. Autant vaudrait soutenir
que l'être entier se concentre dans un seul individu de
l'espèce humaine. δ 5. Au fond, c’est simplement réfuter
ne peut discuter une question dans
les limites d’une science qu’en ac-
ceptant d’abord les principes de cette
science ; ou si on ne les admet pas,
c’est qu’on passe à une science diffé-
rente, ou bien à la science qui étudie
d’une manière générale la valeur des
principes ; et cette science supérieure
c’est la métaphysique, — Une science
commune ἃ tous les principes, c’est
la métaphysique et non la dialecti-
que, qui ne peut donner aucun ré-
sultat vraiment scientifique au sens
où Aristote la prend. Voir les Der-
aiers Analytiques, livre I, ch. II, δ 6,
p. 68, et les Topiques, livre I, ch. 1,
$S 4 et 5, p. 3 de ma traduction.
$ 4. Comme la fameuse thèse d’'Hé-
raclite, à savoir que tout est dans un
flux perpétuel. Ce principe admis, les
contradictoires sont également vraies,
les contraires se confondent ; il n’y ἃ
plus ni vérité ni erreur ; et dès lors la
thèse même qu’on soutient est aussi
vaine que la thèse opposée. Pour la
définition de la thèse, voir les Topi-
ques, livre I, ch. 2, page 32 de ma
traduction ; pour la théorie d’Héra-
clite, voir la Métaphysique, livre I,
chap. ὃ, p. 984, a, 7, édition de Ber-
lin. — Dans un seul individu, peut-
être cette opinion avait-elle été soute-
nue par quelque philosophe qu’Aris-
tole ne nomme pas. Il revient d’ail-
leurs un peu plus loin, ch. ὁ, δ 10,
sur la thèse d’Héraclite, pour en dé-
montrer toute la fausseté dange-
reuse.
$ 5. Tout ce paragraphe est répété
mot pour mot un peu plus loin, ch. 4,
$ 4. C'est ici, sans doute, qu’il doit
être supprimé, et c'est le parti que
136 LECONS DE PHYSIQUE.
un argument captieux, défaut que présentent les deux
opinions de Mélissus et de Parménide; car elles reposent
toutes deux sur des prémisses fausses, et elles ne con-
cluent pas régulièrement. Mais le raisonnement de Mé-
lissus est encore le plus grossier, et il ne peut pas même
causer la moindre hésitation; car il suffit d’une seule
donnée absurde pour que toutes les conséquences le
soient également; et c'est une chose des plus faciles à
voir.
δ 6. Quant à nous, posons comme un principe fonda-
mental que les choses de la nature, soit toutes, soit
quelques-unes au moins sont soumises au mouvement;
et c'est là un fait que l'induction ou l'observation nous
apprend avec toute évidence. δ 7. Mais, en même temps,
nous ne prétendrons point répondre à toutes les ques-
tions, et nous ne réfuterons que les erreurs que l’on com-
met dans les démonstrations en partant des principes ;
Bekker conseille, en enfermant toute
cette interpolation entre crochets. Je
lai laissée dans la traduction, et je
crois devoir me borner à avertir le
lecteur dans cette note. — Les deux
opinions de Mélissus et de Parmé-
nide, voir plus haut dans ce chapitre,
$ 4, l'opinion de Mélissus et de Par-
ménide sur l’unité et l’immobilité de
l’être. — Le raisonnement de Mélis-
sus, ici Aristote ne dit point précisé-
ment en quoi le raisonnement de Mé-
lissus s’écarte de celui de Parmé-
nide ; mais il revient un peu plus loin
sur cette différence. Voir le chapitre
suivant, $$ 4 et 9. — Le plus gros-
sier, dans la Métaphysique, livre I,
ch. 5, p. 986, b, 27, édition de Ber-
lin, Aristote fait à peu près la même
critique des opinions de Mélissus, au-
quel il réunit Xénophane, semblant
encore faire plus de cas de celles de
Parménide. La Physique est citée
dans ce même passage de la Méta-
physique.
$ 6. L’induction et l’observation,
il n’y a dans le texte que le premier
mot ; j'ai ajouté le second pour plus
de clarté. Pour l’Induction, voir les
Premiers Analytiques, livre 11, ch.
23, p. 325, et Derniers Analytiques,
livre 1, ch. 48, p. 111 de ma traduc-
tion.
$ 7. En partant des principes,
LIVRE 1, CH. H, $ 8.
h37
nous laisserons de côté toutes celles qui n'en partent pas.
C’est ainsi, par exemple, que c’estau géomètre de réfuter
la démonstration de la quadrature du cercle par les seg-
ments; mais le géomètre n’a plus rien à faire avec celle
d’Antiphon. δ᾽ 8. Néanmoins, comme sans traiter précisé-
ment de la nature, ces philosophes touchent à des ques-
tions physiques, il sera peut-être utile d'en dire ici
Aristote entend les principes qu'il
admet lui-même, — La quadrature
du cercle par les segments, peut-être
faut-il confondre la démonstration
de la quadrature du cercle par les
segments avec la démonstration par
les lunules, qu’Aristote attribue for-
mellement à Hippocrate de Chios,
Réfutations des Scphistes, ch. 10,
p. 374 de ma traduction. Cette dé-
monstration d’Hippocrate de Chios
était fausse, puisque la quadrature
du cercle est impossible ; mais du
moins elle s’appuyait sur des prin-
cipes géométriques, tandis que celle
d’Antiphon s’appuyait sur des prin-
cipes contraires à toute géométrie,
— Avec celle d'Antiphon, quelle était
au juste la démonstration d’Anti-
phon, c’est ce qu’il n’est pas facile de
savoir d’après le peu qu’en dit Aris-
tote. Antiphon est encore nommé un
peu plus loin, livre 11, ch. 4, $ 45,
et dans les Réfutations des Sophistes,
loc. cit., p. 384, mais sans aucun dé-
tail ; et dans ce passage sa démonstra-
tion ne paraît pas aussi dédaignée
qu'elle l’est ici. Simplicius s’est ar-
rêté fort longuement sur les deux dé-
monstrations d’Antiphon et d’'Hippo-
crate. Quant à l'obligation pour cha-
que science, et pour la géométrie en
particulier, de ne discuter que les
questions qui admettent leurs prin-
cipes, il faut voir le chapitre spécial
des Derniers Analytiques, livre 1,
ch. 9, p. 52, de ma traduction,
$ 8. Comme sans traiter précise-
ment de la nature, ici le texte peut
avoir un autre sens, selon que l’on
change la ponctuation, et signifier :
Comme tout en traitant la nature,
ils n’ont pas touché a des questions
physiques. Ce second sens paraît le
meilleur à Alexandre d’Aphrodisée,
qui connaît les deux, et à Porphyre,
qui sans doute suit Alexandre. Le
premier que j'adopte est préféré par
Thémistius et Simplicius. Je crois que
les deux sens peuvent également se
soutenir. Parménide et Mélissus ne
traitent pas réellement de la nature,
puisqu'ils nient le mouvement ; et ils
soulèvent seulement des questions qui
se rapportent à la nature. Ou bien
on peut dire encore qu’ils traitent de
la nature, mais que les questions
qu'ils soulèvent ne sont pas conformes
aux principes de la Physique. Aussi
Aristote ne les appelle-t-il pas des
138 LECONS DE PHYSIQUE.
quelques mots; car ces recherches ne laissent pas que
d’avoir leur côté de philosophie.
CHAPITRE II.
Critique des théories qui admettent l’unité de l'être; ce qu’on
entend par l’unité de l'être; acceptions diverses des mots Étre et
Un; théorie de Mélissus sur l’infinité de l'être, et de Parménide
sur la finitude de l’être. Confusion absolue des êtres dans la
théorie d’Héraclite et de Lycophron. — L’être n’est pas un; et
les êtres sont multiples.
δ 1. Comme le mot d'Être reçoit plusieurs acceptions,
notre point de départ le plus convenable sera d'examiner
d’abord ce qu’on entend quand on dit que l'être est un.
Comprend-on par là que tout l'être est substance, ou
bien que tout l’être est ou quantité ou qualité? Si tout est
substance dans l’être, comprend-on que c’est une subs-
tance unique qui est tout l'être? et, par exemple, un
homme un, un cheval un, une âme une, qui serait la
physiciens. — Leur côté de philoso-
phie, si ce n’est plus une discussion
de physique, c’est au moins une dis-
cussion de métaphysique.
Ch. ΠΙ, $ 1. Comme le mot dÉtre
reçoit plusieurs acceptions, voir Îles
Catégories, ch. 11, $ 2, p. 54 de ma
traduction, et Métaphysique, livre IV,
ch. 7, p. 1,047, a, 7, édit. de Berlin.
Les deux acceptions les plus géné-
rales du mot Être sont celles de subs-
tance et d’accident, la substance for-
mant la première catégorie, et l’acci-
dent comprenant les neuf autres,
quantité, qualité, etc. — Tout l'être
est quantité ou qualité, Aristote ne
nomme que les deux premières calé-
gories après la substance; voir les
autres dans le traité spécial des Ca-
tégories, chap. V, et suiv.
LIVRE 1, CH. ΠῚ Ç 4. 439
substance de tout l’être? Si tout est qualité dans l'être,
comprend-on que c'est une qualité unique? et, par
exemple, que c’est le blanc, le chaud, ou telle autre qua-
lité du même genre? Ge sont-là des points de vue très-
différents; mais ils sont tous également impossibles à sou-
tenir. ὃ. 2. En effet, si l'être est substance et quantité et
qualité, que d’ailleurs la qualité, la quantité et la subs-
tance soient indépendantes et séparées les unes des autres
ou ne le soient pas, il en résulte toujours qu'il y ἃ plu-
sieurs sortes d'êtres. $ 3. Si l’on dit que les êtres tout
entiers sont qualité ou quantité, en admettant d’ailleurs
ou en rejetant la substance, c’est une opinion absurde, si
l’on peut qualifier d'absurde ce qui est impossible; car
rien ne peut exister séparément, si ce n’est la substance,
puisque tout le reste se dit comme attribut de la subs-
tance qui est le seul support. ὃ 4. Mélissus soutient que
l'être est infini; à ses veux, l'être est donc une certaine
quantité, puisque l'infini est dans la quantité. Or, la subs-
tance, pas plus que la qualité ou l'affection, ne saurait
jamais être infinie, si ce n’est accidentellement, c’est-à-
dire à moins d'être en même temps considérée comme des
quantités à un certain point de vue. La définition de l'in-
fini emprunte l'idée de quantité, mais ne suppose point
$ 2. Il y a plusieurs êtres, non
point un être usique selon l’hypo-
thèse de Parménide et de Mélissus,
$ 3 Que les êtres tout entiers
sont qualité ou quantité, Aristole ne
trine d'Héraciite, qui réduit le monde
à n'être qu’une succession de phéno-
mènes sans substance, Au fond, c’est
le scepticisme, — Tout le reste se dit
comme attribut de La substance, voir
dit pas quels sont les philosophes qui
ont soutènu celte étrange théorie ;
mais elle ne répugne pas à la doc-
les Catégories, ch. V, $ 5, p. : 6 de
ma traduction.
$ 4, Afélissus soutient, voir plus
hA0 LECONS DE PHYSIQUE.
celle de substance, ni celle de qualité. Si donc l'être est
à la fois substance et quantité, dès lors 1] est deux et non
plus un. $ 5. Si l’être n’est que substance, il n'est plus
infini; il n’a même plus de grandeur quelconque; car 1]
faudrait qu'il fût une quantité.
δ 6. D'une autre part, comme le mot Ün se prend en
plusieurs acceptions tout aussi bien que le mot Être, il
faut examiner à ce nouveau point de vue en quel sens on
dit que tout l'être est un. Un se dit pour exprimer qu'une
chose est continue ou qu’elle est indivisible ; ou ce mot
s'applique aux choses dont la définition essentielle, des-
tinée à expliquer ce qu'elles sont, est une seule et même
définition, comme, par exemple, la définition du Jus de la
treille et celle du Vin.
$ 7. Si par Ün on entend continu, l’être alors est mul-
haut, ch. 2, $ 5, et plus bas, ch. 4,
$ 4. — Si donc l'être est a la fois
substance et quantité. l'après la
doctrine d’Aristote, il n’y a pas
d’être sans substance : et comme d’a-
près Mélissus, l’être est qualité en
tant qu'infini, il en résulte que l'être
n’est pas un, comme le dit Mélissus,
mais qu'il est au moins deux.
$ 5. Si l'être n’est que substance,
il n’est plus infini, la substance dans
le système d’Aristole ne sort pas de
l'individu ; et la théorie de la subs-
tance infinie n’a été soutenue que
beaucoup plus tard dans l’École
d'Alexandrie. — 1! faudrait qu’il
fût une quantité, et dès lors 1] ne
serait plus une substance exclusive-
ment,
$ 6. Fout aussi bien que le mot
Être, après avoir défini les diverses
acceptions du mot Être, dans le $ 4
etsuiv. l’auteur passe aux diverses
acceptions du mot Un. — Un se dit,
Aristote n'indique ici que trois
puances du mot Un ; il en indique
davantage dans la Métaphysique,
livre IV. ch. 6, p. 1,015, b, 16, édit.
de Berlin. — Du Jus de la treille et
celle du Vin, les deux expressions
grecques diffèrent peut-être un peu
davantage, la première comprenart
aussi l’idée de l'ivresse, et l’autre ne
comprenant que celle du vin.
$ 7. Si par Un on entend continu,
c’est le premier sens du mot Un, si-
gnalé dans le $ précédent. — L’être
alors est multiple, et il n’est plus un
comme le prétendaient Parménide et
Mélissus.
LIVRE 1, CH. I, Ç 10. UE
tiple, puisque le contiau est divisible à l'infini. ὃ 8. Mais
ici l’on élève sur les rapports de la partie et du tout une
question qui, sans tenir peut-être bien directement à
notre sujet, mérite néanmoins par elle-même qu'on l’exa-
mine, c’est de savoir si le tout et la partie sont une seule
chose ou plusieurs choses ; de quelle manière 1195 sont ou
une seule chose ou plusieurs; en supposant que ce sont
plusieurs choses, comment cette multiplicité a lieu, re-
cherche qui peut également s'appliquer à des parties non
continues; et enfin si chacune de ces parties, en tant
qu'indivisible, est une avec le tout, attendu que chacune
de ces parties constitue aussi une unité par elle-même.
9. Si l’être est un en tant qu'indivisible, il n’est plus
alors ni quantité ni qualité, et 1] cesse d’être infini comme
le croit Mélissus. Il n’est pas davantage fini, comme le
soutient Parménide, puisque c’est la fin, la limite seule
qui est indivisible, et non point du tout le fini lui-même.
$ 10. Si l’on dit que tous les êtres peuvent être un, parce
qu'ils auraient une définition commune, comme, par
exemple, Vêtement et Habit se définissent de même, on
$ 8. Sans tenir bien directement
a notre sujet, en effet, cette ques-
tion est étrangère à celle qu’on dis-
cute ici, et qui consiste uniquement
à rechercher les significations di-
verses du mot Un. La divisibilité à
l'infini emporte l’idée de tout et de
tions du mot Un indiquées plus haut
au $ 6. — Comme le croit Mélissus,
voir plus haut, ch. 2, $ 5. — Comme
le soutient Parménide, id. ibid.
$ 40. Une définition commune,
c'est la dernière des acceptions du
mot Un indiquées plus haut au
parties ; mais c’est là une digression
qui interrompt le raisonnement ; elle
n’est peut-être qu’une interpolation.
$ 9. Si l’être est un en tant qu’in-
divisible, c’est la seconde des accep-
δ 6. — Vêtement et Habit, en tant
qu’objets destinés à couvrir le corps
n’ont qu’une seule définition ; et, en
ce sens, ils ne sont qu’une seule et
même chose, comme plus haut le Jus
ha? LECONS DE PHYSIQUE.
ne fait plus alors que reproduire l'opinion d’'Héraclite.
Désormais tout se confond; le bien se confond avec le
mal, ce qui n'est pas bon avec ce qui est bon; le bien et
ce qui n’est pas bien sont identiques ; l'homme et le che-
val sont tout un. Mais alors ce n'est plus affirmer vrai-
ment que tous les êtres sont un, c’est affirmer qu’ils ne
sont rien, et que la qualité et la quantité sont iden-
tiques.
δ 11. Du reste, les plus récents, tout aussi bien que les
anciens, se sont beaucoup troublés de la crainte de prêter
tout ensemble à une même chose l'unité et la multiplicité.
Pour échapper à cette contradiction, les uns ont supprimé
le verbe d'existence et retranché le mot Est, comme
Lycophron. Les autres ont atténué l'expression pour la
mettre en harmonie avec leurs idées ; et pour ne pas dire
que l’homme est blanc, ils disaient qu'il b/anchit ; au lieu
de dire 41} 661 marchant, ils disaient qu'il marche ; et tout
cela pour éviter, en admettant le mot Est, de faire plu-
de la treille et le Vin. — L'opinion
d'Héraclite, à savoir que tout est
dans un flux perpétuel, Métaphy-
sique, livre XIIE, ch. 4, p. 1,078, b,
A4, édit. de Berlin. — Tout se con-
fond, c’est là l’objection la plus
forte contre un pareil système.
᾿ξ. 11. Comme Lycophron, on ne
sait point précisément ce qu'est ce
Lycophron. Aristote le cite encure
une autre fois, mais sans donner
plus de détails, Réfutations des So-
phistes, ch. 45, $ 10, p. 384 de ma
traduction, — Les autres, Alexandre
d’Aphrodisée croyait qu’Aristote vou-
lait faire ici allusion à Platon ; mais
Simplicius réfute cette conjecture,
qui, en effet, parait peu soutenable.
— I blanchit, dans le verbe blanchir
le verbe d’existence être est confondu
avec l’idée de blanc ; comme dans il
marche, il est confondu avec l’idée de
marcher. On ne voit pas du reste
comment cet artifice de langage dé-
truisait la contradiction apparente
que l’on prétendait éviter. L'’expé-
dient était bien inutile ; car dans
cette locution : l’homme blanchit ,
il y ἃ deux choses tout aussi bien que
dans celie-ci : l'homme est blanc.
LIVRE 1, CH. HI, Ç 45. hAS
sieurs êtres de ce qui est un, supposant sans doute que
l’'Un et l’Être ne peuvent avoir qu’une seule acception.
ς 12. Mais les êtres sont multiples, d’abord par leur défi-
nition; car la définition de blanc, par exemple, est autre
que celle de musicien, bien que ces deux qualités
puissent appartenir à un seul et même être: et, par con-
séquent, l’'Un est multiple; ou bien les êtres sont mul-
tiples aussi par la division, comme le tout et les parties.
Sur ce dernier point, les philosophes dont nous parlons
s’embarrassaient fort, et ils avouaient que l'Un est mul-
tiple, comme si la même chose ne pouvait pas être une et
plusieurs à la fois, en ce sens seulement qu’elle ne peut
avoir à la fois les qualités opposées, puisque l’Un peut
exister et en simple puissance, et en réalité complète ou
entéléchie.
$ 13. En suivant la méthode qui vient d’être exposée,
on peut conclure qu'il est impossible que les êtres soient
un seul et même être.
5.12, Les êtres sont multiples, ré-
futation de lopinion qui vient d’être
exposée. — Musicien, l'expression
grecque est plus générale, et elle si-
guifie : Un élève des VMuses ; mais
cette nuance n'importe point ici, —
L'un est multiple, puisque le même
être peut réunir ces deux qualités.
— Comme le tout et les parties,
l'être considéré comme une totalité
est autre que considéré dans chacune
de ses parties.
$ 13. Il est impossible, Aristote se
prononce énergiquement contre les
doctrines de l’École d’Élée et contre
l'unité de l’être. Voir sur toute cette
discussion, le Parménide et le So-
phiste de Platon, passim et surtout
p. 218 et suiv. de la traduction de
M. V, Cousin.
hhh LECONS DE PHYSIQUE.
CHAPITRE IV.
Réfutation de Mélissus; réfutation de Parménide; conséquences
insoutenables de ces deux systèmes. — L'unité de l’être ne peut
se comprendre. — Systèmes qui ont admis à la fois l’unité et la
division de l'être; réfutation de ces systèmes.
S 1. Même en partant des principes que ces philo-
sophes admettent dans leurs démonstrations, il n’est pas
difficile de résoudre les questions qui les arrêtent. Le rai-
sonnement de Mélissus et de Parménide est également
captieux; ils ont l’un et l’autre des prémisses fausses,
et ils ne concluent pas régulièrement. Mais le raisonne-
ment de Mélissus est encore plus grossier et ne peut pas
même causer la moindre hésitation. Il suffit d’une seule
donnée absurde pour que toutes les conséquences le soient
également; et c’est une chose des plus faciles à voir.
$ 2. Il est de toute évidence que Mélissus raisonne mal;
Ch. IV, 1. Même en partant, ce
paragraphe est à peu près la simple
répétition de celui qui a été déjà
donné plus haut, ch. 2. $ 5. Mais ici
ce paragraphe semble mieux à sa
place. Simplicius, dans son commen-
taire, ne paraît pas s'être aperçu de
cetle répétition, qui indique sans
doute du désordre dans le texte; car
il n’est. pas probable qu’à un si petit
intervalle, l’auteur ait voulu formel-
lement se répéter mot pour mot.
$ 2. Mélissus raisonne mal, il ne
semble pas que le principe de Mélis-
sus, présenté comme il l’est ici, soit
aussi faux qu’Aristote le dit ; Au moins
la réfutation n’est pas péremptoire,
parce qu'elle n’est pas assez dévelop-
pée. Il aurait fallu prouver que lhy-
pothèse de Mélissus est erronée, et
que ce qui n’a pas été produit peut
avoir un principe. J'aurais voulu ren-
dre ma traduction plus claire ; mais
ce n’est pas l’expression qui est obs-
LIVRE 1, CH. IV, ἡ. 445
car il admet cette hypothèse, qae du moment que tout ce
qui ἃ été produit ἃ un principe, ce qui n'a pas été pro-
duit ne doit point en avoir. $ 3. C’est encore ane erreur
non moins grave de supposer que toute chose ἃ un com-
mencement et que le temps n’en a point; qu'il n'y ἃ point
de principe pour la génération absolue, mais qu'il ÿ en a
pour l’altération, comme s'il n’y avait pas tel change-
ment complet qui se produit tout d’une pièce. δ 4. En-
suite, pourquoi l'être doit-il être immobile, parce qu'il
est un? En effet, quand une partie du tout qui est bien
une, de l’eau, par exemple, se meut par elle-même, pour-
quoi l’être entier ne pourrait-il pas se mouvoir, lui aussi,
de la même façon? Et pourquoi l’altération y serait-elle
cure; c’est la pensée même, qui est
restée incomplète. Les commenta-
teurs tant anciens que modernes ne
donnent rien de satisfaisant sur ce
passage auquel ils ne se sont pas en
général beaucoup arrêtés, comme sil
était parfaitement intelligible, Sim-
plicius est à peu près le seul qui ait
essayé de l’approfondir, et il a cité
un long el curieux fragment de Mé-
lissus, où se trouve en effet l’opinion
qu’Aristote se croit en droit de con-
damner comme irrégulière et logi-
quement fausse ; mais les efforts de
Simplicius n’ont pas très-bien réussi ;
et il ne fait pas voir non pius en quoi
pèche le raisonnement de Mélissus.
$ 3. Et que le temps n’en a point,
il paraît donc que Mélissus soutenait
l'éternité du monde, C’est une opi-
nion qu’Aristote lui-même a soute-
nue. — Non plus que pour l’altéra-
tion, par l’altération, Aristote entend
un changement successif qui se passe
dans l’être lui-même et par des causes
intérieures. La génération, au con-
traire, vient nécessairement du de-
hors. — Qui se produit tout d’unc
piéce, les commentateurs citent pour
exemple, la lumière du soleil qui
éclaire tout à coup le ciel, l’eau qui
se congèle tout à la fois, ou 16 lait
qui se coagule. Mais ces éclaircisse-
ments laissent toujours à désirer.
Pour comprendre pleinement la ré-
futation d’Aristote, il faudrait avoir
sous les yeux l’ouvrage même de Mé-
lissus auquel il répond.
$ 4. Et pourquoi l’altération y se-
rait-elle impossible, Mélissus, comme
Parménide, niait non-seulement le
mouvement qui s'opère par le dépla-
146 LECONS DE PHYSIQUE,
impossible? Ç 5. Enfin, 1l ne se peut pas que l'être soit un
en espèce, à moins que ce ne soit par l'identité du prin-
cipe d’où il sort. Il est même certains physiciens qui en-
tendent l’unité de l’être entier en ce dermier sens, et qui
ve l’entendent pas dans l’acception précédente; car,
disent-ils, l’homme, par exemple, est en espèce différent
du cheval, et les contraires diffèrent également d'espèce
entr'eux.
δ᾽ 6. Les mêmes arguments peuvent être employés
contre Parménide, bien qu'on puisse aussi lui en opposer
de spéciaux; et la réfutation consiste encore pour lui à
démontrer d’une part que ses données sont fausses, et
d'autre part qu’elles ne concluent pas. $ 7. D'abord la
donnée est fausse en ce qu’il suppose que le mot Etre n’a
qu'un seul sens, tandis qu'il en a plusieurs. δ 8. En se-
cond lieu, il ne conclut pas régulièrement en ce qu'en
admettant même que le blanc soit un, les objets blancs
n'en sont pas moins plusieurs et non point un seul évi-
demment. En effet, le blanc n’est un ni par la continnité,
cement dans l’espace ; mais en outre
ce changement qui s’opère dans l'être
lui-même et constitue cette forme
particulière du mouvement qu’on
appelle laltération.
$ 5. Que l’être soit un en espèce,
c’est-à-dire que tous les êtres soient
de la même espèce ; car évidemment
les espèces sont différentes, et d’après
l'exemple donné plus bas l’espèce de
l’homme n’est pas celle du cheval. —
Par l'identité du principe d'où il sort,
on peut entendre par ceci la matière
qui, dans le système d’Aristote, est
logiquement l’élément commun et in-
déterminé de tous les êtres.
$ 6. Les mêmes arguments, qu’on
vient de présenter contre la théorie
de Mélissus. — Que ses données sont
fausses, voir plus haut, $ 4. — Et
qu’elles ne concluent pas, id. ibid.
$ 7. Tandis qu'il en a plusieurs,
voir plus haut, chap. 3, $$ 4 et suiv.
quelques-unes des acceptions prinei-
pales du mot Étre.
δ 8. — Ni par la continuité, ni
LIVRE I, CH. IV, 5 9. h47
ni par la définition; car l'essence de la blancheur est
autre que l'essence de l’être qui recoit cette blancheur ;
et, en dehors de l'être qui est blanc, 1] n'existe pas de
substance séparée, puisque ce n’est pas en tant que la
blancheur est séparée qu’elle diffère de l'être blanc.
Mais, encore une fois, c’est que l'essence de la blan-
cheur est autre que l'essence de l'être à qui cette blan-
cheur appartient ; or, c'est ce que Parménide n’a pas su
voir.
$ 9. Ainsi donc, quand on soutient que l'être est un, il
faut de toute nécessité admettre non-seulement que l'être
exprime l’Un, bien que l’Un lui soit attribué, mais qu’il
exprime aussi tout ensemble et l'existence réelle de l’être,
et l'existence réelle de l’Un, puisque l'accident est tou-
jours attribué à un sujet. Par suite le sujet auquel alors
on applique l'être comme attribut, n’a plus d'existence
propre puisqu'il est différent de l'être; et voilà un être
sans existence qui existe. C’est que de fait rien n’a l’exis-
tence substantielle que ce qui est réellement ; car il ne se
par la définition, voir plus haut,
ch. 3, $ 6. — De l'être qui reçoit
cette blancheur, il n’y ἃ que la subs-
ple attribut de l’un. — Et l’existence
réelle de l’un, qui est pris alors comme
sujet de l’être. — L'accident, qui est
tance qui ait une existence séparée et
indépendante. Voir la théorie de la
substance dans les Catégories, ch. V,
$ 42, p. 65 de ma traduction.
$ 9. Que l’être est un, peut-être
faudrait-il traduire, au contraire, que
UUn est l'être, pour que ceci s’ac-
cordât mieux avec ce qui suit. Le
texte grec se prêterait à cette double
interprétation. — L'existence réelle de
l’être,quiest pris alors comme un sim-
ici l'être joint à l’Un comme attribut.
— Puisqu'il est différent de l'être,
qui lui est simplement attribué, tan-
dis que lêtre au contraire devrait
être le sujet de tous les attributs. —
Un être sans existence qui existe,
puisque dans les théories d’Aristote
l'être seul, pris au sens d’individu, ἃ
une existence substantielle, tandis
que l’un n’est qu’un attribut. — Que
ce qui est réellement, à l'état d’indi-
h AS LECONS DE PHYSIQUE.
peut pas qu'un être soit son attribut à lui-même, à moins
que le mot Être n'ait plusieurs sens qui permettent d’at-
tribuer l’existence à chacune de ces choses particulières.
Mais on suppose que l’Être ne signifie que l'Un. & 10. Si
donc l’être réel n’est jamais l’attribut accidentel de quoi
que ce soit, mais qu'il reçoive au contraire les attributs,
comment pourra-t-on dire que l'être vrai signifie l’être
plutôt que le non-être ? Car si l'être réel se confond avec
le blanc par exemple, et que l'essence du blanc ne soit
pas identique à celle de l'être, puisqu'aucun être ne peut
jamais être l’attribut du blanc, il s’en suit qu'il n’y ἃ
être que l'être réel ; et le blanc dès lors n’est pas, non
point en ce sens qu'il n’est pas tel être, mais en ce sens
qu'il n'est pas absolument du tout. Aïnsi l'être réel
devient un non-être; car il est exact de dire qu'il est
blanc, et le blanc n’exprimait pas l'être. Ç 11. En résumé,
si le blanc exprime un être réel, il faut reconnaître dès
lors que le mot Être peut avoir plusieurs sens divers.
6 42. L’être, tel que le comprend Parménide, ne sera
même plus susceptible d’une dimension quelconque, du
vidu ayant sa substance propre et in-
dépendante, — À chacune des choses
particulières, c’est-à-dire à l’un aussi
bien qu’à l’être, aux attributs aussi
bien qu'aux sujets. — Parménide
suppose, le texte grec n’est pas aussi
précis, et il ne nomme pas Parmé-
nide, disant seulement : Îl est sup-
posé que, etc., etc.
5. 10. Comment pourra-t-on dire,
dans le système de Parménide, qui
confond l’être et l’un dans une seule
et même idée. — Aucun être ne peut
jamais être l’attribut du blanc, puis-
que le blanc lui-même est un attribut,
et qu’il ne peut y avoir attribut d’at-
tribut, au sens vrai du mot, — L’être
réel devient un non-être, si l’on con-
fond l'être et l’accident ou attribut.
$ 11. Le mot être peut avoir plu-
sieurs sens divers, et alors il n’est
plus au sens où l’entendait Parmé-
nide, puisqu'il faut reconnaître tout
au moins dans l’être la substance et
les attributs,
$ 12. Tel que le comprend Par-
LIVRE I, CH. IV κα 44. hh9
moment que ce seul être est l'être réel, puisque chacune
des deux parties du tout a toujours un être différent. ὃ 13.
Pour se convaincre que l'être réel se divise essentiellement
en un autre être, il suffit de regarder à la définition d’un
être quelconque. Par exemple, si l’homme est défini un
certain être réel, il faut absolument que l'animal et le
bipède soient également des êtres ; car si ce ne sont pas
des êtres, ce sont des accidents, soit de l’homme soit de
tout autre sujet; ce qui est évidemment impossible.
S 14. En effet on entend par accident ou attribut dans le
langage ordinaire, d’abord ce qui peut indifféremment être
et ne pas être dans le sujet, et ensuite ce dont la définition
comprend l'être dont il est l’attribut. Ainsi être assis est
un simple accident d’un être quelconque, en tant qu’ac-
cident séparable ; mais dans l’attribut Camard, il y ἃ la
définition de nez ; car c’est du nez seul que nous disons
qu'il peut accidentellement être camard.
ménide, j'ai ajouté ces mots pour
éclaircir la pensée. — À toujours un
être différent, et alors l’être est mul-
tiple, et non point un, comme le veut
Parménide.
$ 13. Que l’animal et le bipède,
l’idée d'animal et celle de bipède en-
trent essentiellement dans la défini-
tion de l’homme. — Ce sont des ac-
cidents, ce qui est impossible ; car
l’homme est essentiellement animal
et bipède ; ce sont là deux attributs
substantiels qui se confondent avec
l'être nécessairement, et ne peuvent
en être séparés, sans que l’être lui-
même ne soit détruil.
δ 44. Accident ou attribut, j'ai
ajouté le second mot pour plus de
clarté. Voir pour la définition de l’ac-
cident, Métaphysique, livre IV, ch.
30, p. 1025, a, 14, édit. de Berlin,
et livre XI, ch. 8, p. 1064, b, 15;
Derniers Analytiques, livre 11, ch. 4,
$ 4, p. 25 de ma traduction. — Ce
qui peut indifféremment être ou ne
pas être, c’est ce qui fait qu’il n’y a
pas de science de l’accident, comme
le dit Aristote, Métaphysique, iv.
XI, ch. 7. — Dans le sujet, c’est
l'accident commun à plusieurs sujets.
— Et ce dont la définition comprend
l'être, c’est l'accident propre et spé-
Οἷα] à un seul être, à une seule chose ;
c’est l’accident inséparable. L'édition
29
h50 LECONS DE PHYSIQUE.
δ 15. Il faut ajouter encore que tout ce qui est compris
dans la définition essentielle d’une chose, ou qui en forme
les éléments, ne comprend pas néanmoins nécessairement
dans sa définition, la définition du tout lui-même. Ainsi,
la défirition de l’homme n'est pas dans celle du bipède;.
ou bien encore celle de l’homme blanc n'est pas dans la
définition du blanc. 16. Si donc il en est ainsi, et que
le bipède soit un simple accident de l’homme, il faut né-
cessairement que l'accident soit séparable, c’est-à-dire
que l’homme puisse n'être pas bipède; ou autrement, la
définition de l’homme serait impliquée dans l’idée de bi-
pède. Mais c'est là ce qui est impossible, puisqu’au con-
traire c'est l’idée de bipède qui est impliquée dans la
de Berlin indique ici une troisième
espèce d’accident dans une phrase
que je ne traduis pas, parce qu’elle
ne se trouve point dans le texte de
Simplicius, qui ne l’a point commen-
tée. C’est sans doute une interpola-
tion. Du reste, on retrouve en partie
cetle pensée un peu plus bas, ὃ 15.—
Être assis est un simple accident,
c'est la première espèce d'accident
ou attribut qui peut être ou n'être
pas au sujet, — Mais dans l’attri-
but Camard, seconde espèce de l'at-
tribut, qui contient déjà dans sa dé-
finition l’idée même du sujet auquel
il est attribué. Camard suppose lPi-
déefde nez, et ne peut se définir que
si l’on fait entrer cette idée dans sa
définition.
$ 15. IL faut ajouter encore, ce
$ est obscur, et on ne voit pas bien
comment il continue la réfutation de
Parménide. Voici, je crois, le lien
des idées : L’être n’est pas un comme
Parménide le soutient ; car dans la
définition même d’un être quelcon-
que il y à toujours d’autres êtres que
lui, nécessairement impliqués. Les
deux parties de la définition ne sont
pas absolument équivalentes. On dé-
finit fort bien l’homme en disant que
c'est un animal bipède, etc. ; mais
réciproquement on ne définit pas l’a-
nimal ni le bipède en disant qu'ils
sont hommes, bien qu’animal et bi-
pède entrent dans la définition de
l'homme. Ainsi, la définition prouve
que l’être n’est pas un, et qu’au con-
traire il est multiple.
$ 16. Soit un simple accident,
c’est-à-dire un accident séparable qui
peut être ou n'être pas dans le sujet.
— Ou autrement, voir plus haut,
$ 44. L'accident inséparable est ce-
LIVRE 1, CH. IV, Κ᾿ 18. h51
définition de l'homme. 17. Si bipède, ainsi qu'animal,
peut être l'accident d’un autre être, il s'ensuit que ni l’un
ni l'autre ne sont des êtres réels, et que l’homme est
aussi au nombre des accidents qui peuvent être attribués
à un autre être. Mais l'être réel est précisément ce qui ne
peut jamais être accident ou attribut de quoi que ce soit ;
c’est le sujet auquel s'appliquent les deux termes, soit
chacun séparément, soit même réunis dans le composé
total qu'ils forment.
δ 18. Ainsi donc, l'être total est composé d’indi-
visibles.
lui qui comprend dans sa définition
l’idée même du sujet. Camard com-
prend l’idée de Nez.
$ 17. Si bipède, ainsi qu’animal,
bipède et animal compris dans la dé-
finition de l’homme ne sont pas des
accidents communs ; car l’homme ne
peut pas indifféremment être ou n’ê-
tre pas animal et bipède. Ce ne sont
pas non plus des accidents insépa-
rables, puisque la définition de l’un
ou de l’autre ne contient pas néces-
sairement l’idée du sujet, attendu
qu'il y a d’autres êtres que l’homme,
qui sont animaux et bipèdes. —
L'homme est aussi au nombre des ac-
cidents, parce que l’homme équivaut
à sa définition : animal bipède, etc. ;
et que si animal et bipède sont de
purs accidents, l’homme alors le de-
vient tout comme eux. Or, c’est im-
possible, puisque l’homme est essen-
tiellement une substance.
$ 18, Ainsi donc l'être total est
composé dindivisibles, cette phrase
qui n’a point été commentée par Sim-
plicius, quoi qu’elle paraisse avoir été
dans son texte, vient ici bien brus-
quement. Pacius proposerait de lui
donner une forme interrogative, et
alors ce serait une objection qu’Aris-
tote opposerait à Parménide : L’être
total serait-il donc composé d’indivi-
sibles ? Mais cet expédient n’éclaircit
pas davantage la pensée. Ce qui sem-
ble le plus probable, c’est que l’au-
teur croit pouvoir conclure de la dis-
cussion précédente que l'être n’est
pas un, comme le soulenait Parmé-
nide, et que l'être n’est qu’un com-
posé d’autres êtres individuels, ce qui
implique la multiplicité de l'être.
Thémistius aussi, dans sa paraphrase,
comprend qu’il s’agit de l’être dans
sa totalité. « L’être réel, dit-il, se
compose d’indivisibles et d’insépara-
bles, qui sont eux-mêmes des êtres
aussi réels que lui, »
λδ9 LECONS DE PHYSIQUE.
$ 19. Quelques philosophes ont donné les mains aux
deux solutions à la fois ; d’une part, à celle qui admet que
tout est un, si l'être signifie l’un, et que le non-être lui-
même est quelque chose; et, d'autre part, à celle qui
arrive par la méthode de division successive en deux, par
la dichotomie, à reconnaître des existences et des gran-
deurs individuelles. 8. 20. Mais, évidemment, il est faux
de conclure, parce que l'être signifierait l’un, et parce que
les contradictoires ne peuvent être vraies à la fois, quil
n'y a pas de non-être; car rien ne s'oppose à ce que le
non-être soit non pas absolument quelque chose qui n’est
pas, mais qu'il ne soit pas un certain être. Ce qui est
absurde c’est de soutenir que tout est un par cela seul qu'il
n'existe rien en dehors de l'être lui-même; car qui pour-
rait comprendre ce qu'est l'être, s'il n’est pas un certain
être réel? Et, s’il en est ainsi, rien ne s'oppose à ce que
les êtres soient multiples, ainsi que je l'ai dit.
$ 21. Il est donc de toute évidence qu à ce point de vue
A
il est impossible de dire que l'être soit un.
$ 19, Quelques philosophes, c’est
de Platon qu’Aristote entend parler
ici, bien qu'il ne le nomme pas. —
Des existences et des grandeurs, 1]
n’y ἃ qu’un seul mot dans le texte,
grandeurs. — Individuelles, j'ai pré-
féré ce mot à celui d’indivisibles. Du
moment qu’on admet des grandeurs
indivisibles, l'être n’est plus un, et l’u-
nivers se compose d'êtres différents.
$ 26. Qu'il ne soit pas un certain
être, le non-être se réduit alors à la
privation : Le cheval n’est pas un
homme ; le noir n’est pas le blanc.
Dans ce sens, le non-être est encore
quelque chose de relatif, Ce n’est pas
le non-être absolu, au sens de l’école
d’Élée. — Ainsi que je l’ai dit, voir
plus haut, ch. 3, 5 12.
$ 24. Il est donc de toute évidence,
conclusion de tout ce qui précède;
mais la discussion n’a point été aussi
claire et aussi précise qu’elle aurait
pu l'être. — Que l'être soit un, ainsi
que le soutenaient à tort Parménide
et Mélissus.
LIVRE I, CH. V, & 2.
153
CHAPITRE V.
Réfutation de quelques autres systèmes sur l'unité de l'être :
les Physiciens, Platon, Anaximandre, Empédocle. Réfutation
spéciale d’Anaxagore. Il n’est pas possible que tout soit dans
tout ; démonstration de l’absurdité de ce principe. Autre erreur
d’Anaxagore sur la génération des choses. Empédocle.
δ 1, Pour étudier ce que disent les Physiciens, il faut
distinguer deux systèmes. 2. Les uns, trouvant l’u-
nité de l’être dans le corps qui sert de sujet substantiel
aux attributs, ce corps étant pour eux, soit un des trois
éléments, soit tel autre corps, plus grossier que le feu et
plus subtil que l'air, en font sortir tout le reste des êtres,
dont ils reconnaissent la multiplicité, par les modifications
infinies de la condensation et de la raréfaction, de la den-
sité et de la légèreté. Mais ce sont là des contraires qui,
Ch, V, ς 1. Les Physiciens, c'’est-
à-dire les philosophes qui étudient la
nature sans nier, comme Parménide
et Mélissus, les principes mêmes de
la science en soutenant l’unité et l’im-
mobilité de l'être. Voir plus haut,
ch. 2, δῷ 1 et 7. Les Physiciens, dans
un sens plus spécial, sont surtout les
philosophes de l’École &’Ionie,
$ 2. L'unité de l'être dans le corps,
ce n'est plus l’unité de l’être au sens
où l’entendait l’École d’Élée; c’est
unité de l'être dans l'individu, au
sens où l’entend Aristote lui-même.—
Un des trois éléments, l’eau, l'air ou
le feu, personne n’ayant proposé de
regarder la terre comme le principe
universel des choses, si ce n’est peut-
être Hésiode ; voir dans la WMétaphy-
sique, liv. 1, ch. 8, p. 989, a, 40,
édition de Berlin. — Dont ils recon-
naissent la multiplicité, que niaient
Parménide et Mélissus. — De La den-
sité et de la légèreté, l'élément qu’on
prend pour principe est supposé
pouvoir produire tous les êtres selon
h54 LECONS DE PHYSIQUE.
d’une manière générale, ne sont qu'excès et défaut,
comme le dit Platon en parlant du grand et du petit.
Seulement Platon fait de ces contraires la matière même,
réduisant l'unité de l'être à la simple forme, tandis que
ces physiciens appellent matière le sujet qui est un, et
appellent les contraires des différences et des espèces. :
δ 3. Quant aux autres physiciens, ils pensent que les
contraires sortent de l’être un qui les renferme, comme
le croient Anaximandre et tous ceux qui admettent à la
fois l'unité et la pluralité des choses, par exemple, Em-
pédocle et Anaxagore. Car ces deux derniers philosophes
font sortir aussi tout le reste du mélange antérieur ; et la
seule divergence de leurs opinions, c’est que l’nn admet
le retour périodique des choses, tandis que l’autre n'y
admet qu'un mouvement unique; c’est que l’un regarde
comme infinies les parties similaires des choses et les con-
qu’il se condense ou se raréfie. —
Platon en parlant du grand et du
petit, voir le Phédon de Platon, p. 283
de la traduction de M. V. Cousin. Il
est possible aussi que Platon ait en-
core traité de ces sujets dans des ou-
vrages qui ne sont pas parvenus jus-
qu’à nous.
$ 3. Quant aux autres physiciens,
c’est le second des deux systèmes
dont il a été parlé plus haut au ὃ 1.
— Empédocle et Anaxagore, voir les
opinions d'Empédocle et d’Anaxa-
gore dans la Métaphysique, livre I,
ch. 3 et 4, p. 849 et 985, édit. de
Berlin : et de la Génération et de la
corruption, livre 1, ch. 4, p. 314, ἃ,
19, 15. — Du mélange antérieur,
j'ai ajouté ce dernier mot. — L'on
admet le retour périodique des cho-
ses, voir le traité de la Génération et
de la corruption, livre I, ch. 4, p.
314, édit. de Berlin. C’est le Sphæ-
rus d’'Empédocle, mouvement alier-
natif d’enveloppement et de dévelop-
pement des choses, idée tout in-
dienne. — L'autre n’y admet qu'un
mouvement unique, c’est Anaxagore
qui attribue à l'intelligence divine le
débrouillement du chaos, voir la Me-
taphysique, livre I, ch. 4, page 985,
a, 18, édit. de Berlin. — Les parties
similaires, les Homæoméries d’A-
naxagore. Voir le traité de la Géne-
ration et de la corruption, livre 1,
ch. 1, page 314, édit. de Berlin, et
LIVRE 1, CH. V, αὶ 5. h55
traires, tandis que l’autre ne reconnaît pour infinis que ce
qu'on appelle les éléments.
$ 4. Si Anaxagore a compris de cette façon l'infinité de
l'être, c’est, à ce qu’il semble, parce qu'il se rangeait à
l'opinion commune des Physiciens, que rien ne peat venir
du néant; car c’est par le même motif qu'il soutient que
« tout à l’origine était mêlé et confus, » et que «tout
phénomène est un simple changement, » comme d’autres
soutiennent encore qu'il n'y ἃ jamais dans les choses que
composition et décomposition. 5. Anaxagore s'appuie
de plus sur ce principe que les contraires naissent les uns
des autres; donc ils existaient antérieurement dans le
sujet; car 1] faut nécessairement que tout ce qui se pro-
duit vienne de l'être ou du néant ; et s'il est impossible
qu'il vienne du néant, axiôme sur lequel tous les physi-
ciens sont unanimement d'accord, reste cette opinion
qu'ils ont dû accepter, à savoir que de toute nécessité les
Métaphysique, loc. laud. — L'autre
ne reconnaît comme infinis, c’est Em-
pédocle qui, d’après Aristote, a été le
premier à distinguer les quatre élé-
ments, Métaphysique, livre I, ch. 3,
p. 984, a, 8, édit. de Berlin.
$ 4. L'opinion commune des Phy-
siciens, voir la Métaphysique, livre
ple changement, voir le traité de la
Génération et de la corruption, li-
vre 1, ch. 1, page 314, b, 14, édit.
de Berlin. — Composition et decom-
position, c’est le système d’Empédo-
cle, le Sphærus, d’où sort le monde,
et le monde qui rentre dans le Sphæ-
rus.
XI, ch. 6, page 4962, b, 25, édit. de
Berlin. — Tout à l’origine était
mêlé et confus, opinion d’Anaxagore
qui commençait ainsi un de ses ou-
vrages. Voir la Métaphysique, livre
I, ch. 4, p. 984, a, 15, édit. de Ber-
ἸῺ, et surtout le commentaire de
Simplicius sur ce passage de la Phy-
sique, — Tout phénomène est un sim-
$ 5. Anaxagore s'appuie de plus,
le texte n’est pas aussi précis, etil ne
nomme pas formellement Anaxagore.
— Les contraires naissent les uns
des autres, voir Platon, Phédon, p.
282 et suiv. de la traduction de
M. V. Cousin.
naissent d'éléments qui existent déja,
ainsi il y aurait dans le blanc les élé-
— Les contraires
156 LECONS DE PHYSIQUE.
contraires naissent d'éléments qui existent déjà et sont
dans le sujet, mais qui grâce à leur petitesse échappent à
tous nos sens. δ 6. Ils soutenaient donc que tout est dans
tout, parce qu'ils voyaient que tout peut naître de tout.
et ils prétendaient que les choses ne paraissent différentes
et ne recoivent des noms distincts, que d’après l’élément
qui domine en elles par son importance, au milieu du
mélange des parties dont le nombre est infini. Ainsi, ja-
mais le tout n’est purement ni blanc, ni noir, ni doux, ni
chair, ni os; mais c’est l'élément prédominant qui est pris
pour la nature même de la chose.
δ 7. Cependant, si l'infini, en tant qu'infini, ne peut
être connu, l'infini en nombre et en grandeur étant in-
compréhensible dans sa quantité, et l'infini en espèce
l'étant dans sa qualité, il s'ensuit que du moment que les
principes sont infinis en nombre et en espèce, il est im-
possible de jamais connaître les combinaisons qu'ils
forment, puisque nous ne croyons connaître un composé
que quand nous savons l’espèce et le nombre de ses élé-
ments. δ᾿ 8. De plus, si une chose dont la partie peut être
d’une grandeur ou d’une petitesse quelconque, doit être
ments du noir ;; et réciproquement,
de même pour tous les autres con-
traires. — Échappent à tous nos
sens, alors il est impossible de dé-
montrer la réalité de ces éléments.
$ 6. Que tout est dans tout, la
conséquence est rigoureuse; mais
c’est le principe qui est faux. Voir la
Métaphysique, Vivre IT, ch. 5, p.
4009, a, 26, édit. de Berlin.
$ 7. Si l'infini. objection contre
la théorie d’Anaxagore, qui, si elle
était exacte, détruirait la science de
la nature, attendu que l'infini soit en
nombre et en grandeur, soit en es-
pèce, échappe à l'esprit de l’homme.
— Les principes étant infinis, selon
le système d’Anaxagore. — Les com-
binaisons qu’ils forment, et par con-
séquent la nature qui se compose des
corps ainsi formés. Anaxagore pré-
tendait que les parties Similaires sont
LIVRE I, CH. V, 95 9. h57
elle-même susceptible de ces conditions, j'entends une de
ces parties dans lesquelles se divise le tout; et s’il est
possible qu’un animal ou une plante soit d’une dimen-
sion arbitraire en grandeur ou en petitesse, il n'est pas
moins clair qu'aucune de ses parties non plus ne peut
être d’une grandeur quelconque, puisqu'alors le tout en
serait également susceptible. Or, la chair, les os et les
autres matières analogues sont des parties de l'animal,
comme les fruits le sont des plantes; etil est parfaitement
évident qu’il est de toute impossibilité que la chair, l'os
ou telle autre partie aient une grandeur quelconque in-
différemment, soit en plus soit en moins.
6 9. En outre, si toutes les choses, telles qu’elles sont,
existent les unes dans les autres et si elles ne peuvent
jamais naître, ne faisant que se séparer du sujet où elles
sont antérieurement, et étant dénommées d’après ce qui
domine en elles, alors tout peut naître de tout indistincte-
ment ; l’eau provient de la chair, d’où elle se sépare ; ou
la chair provient de l’eau indifféremment. Mais alors tout
corps fini est épuisé par le corps fini qu’on en retranche,
infinies en nombre et en espèce, et
qu’elles sont les plus petites possibles ;
en d’autres termes, des atomes.
puisque l'être lui-même est limité
dans son développement, et qu’il ne
peut être ni indéfiniment grand, ni
$ 8. Susceptible de ces conditions,
c’est-à-dire indéfiniment grande ou
petite, comme les parties mêmes qui
Ja composent. — Soient d’une gran-
deur quelconque, et par conséquent
Anaxagore a eu tort de dire que les
parties similaires étaient les plus pe-
tites possibles; car les parties in-
tégrantes d’un
soit, ont
être, quel qu’il
une dimension précise,
indéGniment petit.
$ 9. Existent les unes dans les au-
tres, c’est une des opinions prêtées
plus haut à Anaxagore, δῷ 4 et 5. —
Tout corps fini est épuisé, l'exemple
qui suit éclaircit suffisamment cette
idée qui dans le texte n’est pas pluspré-
cise que dans ma traduction. — Qu'on
en retranche, j'ai cru devoir ajouter
ces mols que justifie le contexte. —
458 LECONS DE PHYSIQUE.
et l’on voit sans peine qu’il n’est pas possible que tout soit
dans tout ; car side l’eau on retire de la chair, et que d'autre
chair sorte encore du résidu, par voie de séparation,
quelque petite que soit de plus en plus la chair ainsi tirée
de l’eau, elle ne peut jamais, par sa ténuité, dépasser
une certaine quantité appréciable. Par conséquent, si la
décomposition s'arrête à un degré précis, c’est que tout
n’est pas dans tout, puisqu'il n’y ἃ plus de chair dans ce
qui reste d'eau ; et si la décomposition ne s'arrête pas, et
qu'il y ait séparation perpétuelle, dès lors il y aura dans
une grandeur finie des parties finies et égales entr’elles
qui seront en nombre infini; et c’est là une chose impos-
sible. .
10. J'ajoute que, quand on enlève quelque chose à un
corps quelconque, ce corps entier devient nécessairement
plus petit. Or, la quantité de la chair est limitée soit en
grandeur soit en petitesse. Ainsi, évidemment, de la quan-
tité la plus petite possible de la chair, on ne pourra plus
séparer aucun corps; car, alors, il serait moindre que la
quantité la plus petite possible. 8. 11. D'autre part, il y
Et c’est la une chose impossible, con- car cette réduction successive d’un
séquence absurde, qui implique la corps fini doit l’anéantir; mainte-
fausseté du principe admis par Ana- nant il prouve que les éléments in-
xagore, que tout est dans tout. tégrants des corps ayant également
$ 10. J’ajoute, ce nouvel argu- une limite, il arrivera nécessaire-
ment contre Anaxagore est en quel- ment un point de ténuité d’où l’on
que sorte la contre-partie de celui ne pourra plus rien retrancher. —
qui précède ; et il n’en diffère que Moindre que la quantité la plus pe-
très-peu. L’auteur vient de prouver tite possible, ce qui est une hypo-
qu'en admettant la prétendue ana- thèse contradictoire.
lyse des corps sortant les uns des 5.11, D'autre part, autre argu-
autres, il y ἃ une limite nécessaire; ment contre la théorie d’Anaxagore,
LIVRE I, CH. V, οὶ 19. 159
aurait déjà, dans les corps supposés infinis, une chair in-
finie, du sang et du cerveau en quantité infinie, éléments
séparés tous les uns des autres, mais qui n’en existent
pas moins cependant, et chacun d'eux serait infini; ce
qui est dénué de toute raison. δ 12. Prétendre que jamais
la séparation des éléments ne sera complète, c'est sou-
tenir une idée dont peut-être on ne se rend pas bien
compte, mais qui, au fond, n’en est pas moins juste. En
effet, les qualités affectives des choses en sont insépa-
rables. Si donc les couleurs et les propriétés des êtres
étaient primitivement mêlées à ces êtres, du moment
qu'on les aura séparées, il y aura quelque qualité, par
exemple, le blanc ou le salubre, qui ne sera absolument
que salubre ou blanc, et qui ne pourra plus même alors
être l’attribut d'aucun sujet. Mais l’Intelligence supposée
que tout est dans tout. D’après ce
principe, on arrive à cette consé-
quence que, dans chaque corps ré-
puté infini, il y a une infinité d’autres
corps infinis qui sont eux-mêmes in-
finis, Ce que la raison ne peut com-
prendre.
$ 12. Que jamais la séparation des
éléments ne sera complète, l’expres-
sion est moins précise dans le texte ;
mais je suppose que ceci fait allusion
à l’intervention de lintelligence di-
vine ordonnant les éléments du chaos,
comme Anaxagore le pensait. La sé-
paration des choses sera sans terme,
puisque les éléments eux-mêmes sont
iufinis. Aristote admet que cette
théorie est vraie; mais il croit qu’A-
naxagore ne l’a pas bien comprise,
attendu qu’elle s'applique à un tout
autre sujet, c’est-à-dire aux qualités
affectives des choses, qui en effet n’en
sont jamais séparables. — Par exem-
ple, le blanc et le salubre, le texte
n’est pas tout à fait aussi précis. Le
blanc représente les couleurs en gé-
néral ; le salubre représente les pro-
priétés. — Qui ne sera absolument
que blanc et salubre, c’est-à-dire qui
ne sera rien, puisque les qualités des
choses ne peuvent pas exister indé-
pendamment de ces choses, et que
l’attribut n’a d’existence que dans
son sujet. — L’Intelligence, c’est de
l'intelligence divine qu’il s’agit, or-
donnatrice du chaos selon Anaxagore.
— Supposée par Anaxagore, J'ai cru
pouvoir ajouter ces mots. — Parce
460 LECONS DE PHYSIQUE.
par Anaxagore tombe dans l'absurde quand elle prétend
réaliser des choses impossibles, et quand elle veut, par
exemple, séparer les choses, lorsqu'il est de toute impos-
sibilité de le faire, soit en quantité soit en qualité : en
quantité, parce qu'il n'y a pas de grandeur plus petite;
en qualité, parce que les affections des choses en sont in-
séparables.
δ 13. Enfin, Anaxagore n’explique pas bien la généra-
tion des choses en la tirant de ses espèces similaires. En
un sens, 1] est bien vrai que la boue se divise en d’autres
boues; mais, en un autre sens, elle ne s’y divise pas; et si
l’on peut dire que les murs viennent de la maison et la
maison des murs, ce n'est pas du tout de la même ma-
nière qu'on peut dire que l'air et l’eau sortent et viennent
l'un de l’autre. $ 44. Il vaudrait mieux admettre des
principes moins nombreux et finis, comme l'a fait Em-
pédocle.
qu'il n’y a pas de grandeur plus
petite, voir plus haut $ 10. — Parce
que les affections des choses en sont
inséparables, principe posé au début
de ce $ même.
$ 18, De ces espèces similaires,
le texte dit espèces, et non plus par-
ties, comme plus haut, — La boue se
divise en d'auires boues, quand la
boue est formée, les parties dans les-
quelles on la divise sont bien encore
de la boue; mais si l’on veut remon-
ter à ses éléments primitifs, elle se
divisera en eau et en terre, éléments
qui ont servi tous deux à la composer.
On peut trouver d’ailleurs que cet
exemple de la boue est assez mal
choisi. — Les murs viennent de la
maison, c’est-à-dire qu'ils sont les
parties du tout que forme la maison.
— Εἰ la maison des murs, c’est-à-
dire que la maison est composée par
les murs qui la forment, Il y a donc
entre la maison et les murs les rap-
ports de parties et de tout, tandis
qu'entre l’air et l’eau, il y aurait
selon Anaxagore, rapport de véri-
table génération.
$ 14. Comme l'a fait Empédocle,
ceci ne veat pas dire d’ailleurs qu’A-
ristote préfère Empédocle à Anaxa-
gore, pour lequel il a exprimé la
plus haute admiration dans le pre-
mier livre de la Métaphysique, ch. 4,
LIVRE 1, CH. VI, $ 1.
κοι.
pq
CHAPITRE VI.
Tous les physiciens s’accordent à regarder les contraires comme
des principes ; Parménide, Démocrite. — Les contraires sont en
effet des principes; démonstration de cette théorie, qui est
exacte. Considérations générales sur les contraires; concilia-
tion des différents systèmes. Les principes sont nécessairement
contraires entr’eux.
δ 1. Tous les Physiciens sans exception, regardent les
contraires comme des principes. C’est l'opinion de ceux qui
admettent l’unité de l'être, quel qu'il soit, et son immo-
bilité, comme Parménide, qui prend pour ses principes le
froid et le chaud qu’il appelle la terre et le feu. C’est l'o-
pinion de ceux qui admettent le rare et le dense, ou,
comme le dit Démocrite, le plein et le vide, l’un de ces
contraires étant l'être aux veux de ces philosophes. et
l’autre le non-être. Enfin, c'est l'opinion de ceux qui
p. 954, b, 17, édit. de Berlin. Cette
longue réfutation prouve même tout
le cas qu’il en fait.
Ch. VI, S 4. Tous les Physiciens,
ce terme général comprend ici tous
les philosophes qui se sont occupés
de l'étude de la nature, soit de l'É-
cole d’Élée, soit de l’École d’Ionie ou
des autres écoles. Un peu plus haut
ce terme avait été entendu dans un
sens plus restreint. Voir plus baul,
ch. 5, ὃ 1.— Comme Parméenide, voir
plus haut, ch. 2, $ 1, et Métaphy-
sique, Livre I, ch. 3. Dans ce dernier
passage Aristote ne dit pas aussi net-
tement qu'ici que Parménide a pris
pour principes la terre et le feu. Il
lui prête cette opinion en même
temps qu’à plusieurs autres philo-
sophes. — Comme le dit Démocrite,
voir la Métaphysique, Livre ΠῚ,
ch. 5, p. 1009, a, 27, édit. de
462 LECONS DE PHYSIQUE.
expliquent les choses par la position, la figure, l’ordre,
qui ne sont que des variétés de contraires : la position
étant, par exemple, en haut, en bas, en avant, en arrière;
la figure étant d'avoir des angles, d’être sans angles,
d’être droit, circulaire, etc. Ainsi, tout le monde s’ac-
corde, de façon ou d'autre, à reconnaître les contraires
pour principes.
ς 2, C'est d’ailleurs avec toute raison; car les principes
ne doivent ni venir les uns des autres réciproquement, ni
venir d’autres choses; et 1] faut, au contraire, que tout le
reste vienne des principes. Or, ce sont là précisément les
conditions que présentent les contraires primitifs. Ainsi,
en tant que primitifs, ils ne dérivent pas d’autres choses;
et, en tant que contraires, 115 ne dérivent pas les uns des
autres. Mais il faut voir, en approfondissant encore cette
théorie, comment les choses se passent.
δ ὃ. Il faut poser d'abord cet axiôme que, parmi toutes
les choses, il n’y en ἃ pas une qui puisse naturellement
faire ou souffrir au hasard telle ou telle action de la part
de la première chose venue. Une chose quelconque ne
Berlin, — Par la position, la figure
et l’ordre, voir la Métaphysique,
Livre I, ch. 4, Ὁ. 985, b, 14, édit.
de Berlin, où Aristote ne nomme pas
non plus les philosophes auxquels il
attribue cette opinion.
$ 2. Les principes ne doivent,
voir les Derniers Analytiques, Livre
1. ch. 2, 5. 8, p. 9, de ma traduction.
— Ni venir d'autres choses, car
alors ce ne serait plus à vrai dire des
principes. — Les contraires primi-
tifs, c’est-à-dire pris le plus haut
possible dans la série des choses : le
froid et le chaud, le sec et l’humide.
Voir plus loin, 41.
$ 3. Cet axiôme, absolument op-
posé à celui d’Anaxagore que tout
est dans tout. Aristote établit au
contraire que chaque chose a sa na-
ture propre, et qu’elle ne peut indif-
féremment agir sur telle autre chose,
ni souffrir de cette autre chose une
action quelconque. La nature ἃ des
lois spéciales pour chaque chose
qu'elle produit.
LIVRE I, CH. VE Ç 5. 163
peut pas venir d'une autre chose quelconque, à moins
qu'on n'entende que ce ne soit d’une manière purement
accidentelle. 4. Comment, par exemple, le blanc sorti-
rait-il du musicien, à moins que le musicien ne soit un
simple accident du blanc ou du noir? Mais le blanc vient
du non-blanc, et non pas du non-blanc en général, mais
du noir et des couleurs intermédiaires. De même le musi-
cien vient du non-musicien, mais non pas du non-musi-
cien en général, mais 1] vient de ce qui n’a pas cultivé
la musique ou de tel autre terme intermédiaire analogue.
δ 5. D'autre part, une chose quelconque ne se perd pas
davantage dans une chose quelconque. Ainsi, le blanc ne
se perd pas dans le musicien, à moins que ce ne soit en-
core en tant que simple accident; mais il se perd dans le
non-blanc, et non point dans un non-blanc quelconque,
mais dans le noir, ou telle autre nuance de couleur in-
termédiaire. Tout de même le musicien se perd dans le
non-musicien; et non point dans un non-musicien quel-
$ À. Comment le blanc sortirait-il
du musicien, l'exemple pouvait être
mieux choisi et plus clair. Les com-
mentateurs en ont pris unautreetavec
raison. L’aimant agit sur le fer qu’il
attire ; il n’agit pas sur le bois; et ré-
ciproquement, le fer subit l’influence
de l’aimant; mais le bois n’en res-
sent aucune action. Ainsi tout n’agit
pas sur tout de la même manière. —
Mais du noir et des couleurs inter-
médiaires, parce qu’il faut que les
contraires soient dansle même genre;
et ici le genre est celui de la couleur
et dans la catégorie de la qualité.
$ 5. Une chose quelconque ne se
perd pas davantage, ce $ est la contre-
partie de celui qui précède. Après
avoir considéré comment les choses
passent du non-être à l’être, l’auteur
examine ici comment, au contraire,
elles passent de l'être au non-être. —
Le blanc ne se perd pas dans le mu-
sicien, mêmes exemples que plus
haut. Le blanc ne peut pas plus sor-
tir de son genre pour disparaître,
qu'il n’en sortait pour devenir blanc.
— Mais dans le noir, qui est aussi
dans le genre de la couleur et non
dans un autre genre.
A6A LECONS DE PHYSIQUE.
conque, mais dans ce qui n'a pas cultivé la musique, ou
dans tel autre terme intermédiaire.
$6. Cet axiôme s'applique également à tout le reste, et
les termes qui ne sont plus simples, mais composés, y
sont pareïllement soumis. Mais, en général, on ne tient pas
compte de tous ces rapports, parce que les propriétés op-
posées des choses n’ont pas reçu dans le langage de déno-
mination spéciale. ὃ. 7. Car 1] faut nécessairement que ce
qui est organisé harmonieusement vienne de ce qui n’est
pas organisé, et que ce qui n'est pas organisé vienne de
ce qui l’est. Il faut, en outre, que l’organisé périsse dans
l'inorganisé, et non point dans un inorganisé quelconque ;
mais dans l’inorganisé opposé. ὃ 8. Peu importe qu'on
parle ici d'organisation, ou d'ordre, ou de combinaison
des choses. Évidemment cela revient toujours au même.
Ainsi, la maison, pour prendre cet exemple, ou la statue
ou telle autre chose, se produisent absolument de même.
La maison vient .de la combinaison de telles matières qui
n'étaient pas antérieurement réunies de telle façon, mais
qui étaient séparées. La statue, ou tout autre chose figu-
rée, vient de ce qui était antérieurement sans figure. Et,
de fait, chacune de ces choses n’est qu'un certain ordre
ou une certaine combinaison régulière.
$ 6. Les êtres qui ne sont plus sim-
ples, comme ceux qu’on vient de ci-
ter : Musicien, blanc, noir. — Mais
composées de parties diverses, comme
le prouvent les exemples cités plus
bas.
$ 7. Ce qui est organisé, le mot
du texte signifie peut-être aussi :
harmonisé. J'ai préféré l’autre mot,
qui est plus clair et plus familier. —
Il faut en outre, voir plus haut le δ 5.
$ 8. Qu'on parle ici d’organisa-
tion, ou d'harmonie. — Ou d'ordre,
relativement à des choses qui se suc-
cèdent avec une certaine régularité.
— Antérieurement..……. antérieure-
ment, j'ai ajouté deux fois ce mot
pour plus de clarté,
LIVRE 1, CH. VI, 9 11. AG5
$ 9. Si donc cette théorie est vraie, tout ce qui vient à
naître naît des contraires; tout ce qui vient à se détruire
se résout en se détruisant dans ses contraires où dans les
intermédiaires. Les intermédiaires eux-mêmes ne viennent
que des contraires; et, par exemple, les couleurs viennent
du blanc et du noir. Par conséquent, toutes les choses
qui se produisent dans la nature, ou sont des contraires,
ou viennent de contraires.
$ 10. C’est jusqu'à ce point que sont arrivés comme
nous la plupart des autres philosophes, ainsi que nous
venons de le dire. Tous, sans peut-être en avoir d’ailleurs
logiquement bien le droit, appellent du nom de contraires
les éléments, et ce qu'ils qualifient de principes; et l’on
dirait que c'est la vérité elle-même qui les y force. δ 11.
La seule différence entr'eux, c'est que les uns admettent
pour principes des termes antérieurs, et les autres des
termes postérieurs ; ceux-ci, des idées plus notoires pour
la raison, ceux-là, des idées plus notoires pour la sensi-
bilité ; pour les uns c’est le froid et le chaud; pour les
autres le sec et l’humide ; pour d’autres encore le pair et
limpair, pour d’autres enfin l'amour et la haine, qui
les couleurs viennent du blanc et du
noir, en ce sens qu’elles sont com-
prises entre ces deux extrêmes.
$ 9. Tout ce qui vient ἃ naître, et
par conséquent n’est pas principe. —
Les couleurs viennent du blanc et du
noir, cette théorie qui peut paraître
étrange au premier coup d’æil, a plus
de vérité qu’il ne semble, La réunion
de toutes les couleurs du spectre so-
laire compose la lumière blanche ; et
l'absorption de toutes ces couleurs
compose le noir. Ainsi, la tradition
que suit Aristote ne se trompe pas,
et l’on peut dire à la lettre que toutes
δ 10. Ainsi que nous venons de le
dire, plus haut, δὶ 1.
$ 11. Des termes antérieurs... des
termes postérieurs, selon que l’on re-
monte plus ou moins haut dans la sé-
rie des choses. — Pour la raison...
pour la sensibilité, voir plus haut,
ch. 1, $ 2, des théories assez ana-
logues à celles-ci,
30
h66 LECONS DE PHYSIQUE.
sont les causes de toute génération. Mais tous ces sys-
tèmes ne différent entr'eux que comme je viens de l’indi-
quer. $ 12. J'en conclus que tous en un sens s'accordent,
et qu'en un sens tous se contredisent. Ils se contredisent
sur les points où le voit de reste tout le monde; mais ils
s'accordent par les rapports d’analogie qu’ils soutiennent
entr'eux. Ainsi tous s'adressent à une seule et même
série ; et, toute la différence, c’est que parmi les con-
traires qu'ils adoptent, les uns enveloppent et que les
autres sont enveloppés. C’est donc à ce point de vue que
ces philosophes s’expriment de même et qu’ils s'expriment
différemment, les uns mieux, les autres moins bien, ceux-
ci, je le répète, prenant des notions plus claires pour la
raison, ceux-là des notions plus claires pour la sensibi-
lité. Ainsi, l’universel est bien plus notoire pour la rai-
son; c'est l’individuel qui l’est davantage pour les sens,
$ 12. Où le voit de reste tout le
monde, le vulgaire sait aussi bien
que les savants que le froid est le
contraire du chaud, et que prendre
ces deux contraires pour principes,
c’est tout différent que de prendre le
sec et l’humide, ou l’amour et la
haine. — Par les rapports d’analo-
416, parce que le sec et l’humide sont
dans leur série des contraires tout à
fait analogues au froid et au chaud
dans la leur, au pair et à l’impair, ou
à l’amour et à la haine. — À une
seule et même série, le froid et le
chaud sont dans la même série de
contraires ; l'amour et la haine, de
même, etc. — Et toute la différence,
le texte n’est pas aussi précis. — En-
veloppent, quand ils sont plus géné-
raux. — Les autres sont enveloppés,
quand ils le sont moins. — Je Le ré-
pète, c’est en effet ce qui vient d’être
dit, quelques lignes plus haut, $ 11,
— L'universel est bien plus notoire
pour la raison, ceci semble contre-
dire ce qui a été exposé plus haut au
début du traité, ch. 1, δ 4et5;
mais il faut distinguer entre l’univer-
sel, qui est en effet plus clair pour la
raison, et le tout qui est plus clair
pour la sensibilité. Ce tout est d’a-
bord pour la sensation qui le révèle
une sorte d'universel ; maïs il se par-
ticularise de plus en plus, à mesure
que l'esprit l’analyse en lexaminant.
Au contraire, le véritable universel
LIVRE 1, CH. VII, $ 8. A67
puisque la sensation n’est jamais que particulière. Par
exemple, le grand et le petit s'adressent à la raison; le
rare et le dense s'adressent à la sensibilité.
$ 13. En résumé, on voit clairement que les principes
doivent nécessairement être des contraires.
EE
en
CHAPITRE VIL
Du nombre des principes : les principes sont finis suivant Empé-
docle ; et infinis, suivant Anaxagore. — Il n’y ἃ pas un principe
unique; et les principes ne sont pas infinis. Le système le
plus vrai peut-être, c’est d'admettre trois principes : l’unité,
l'excès et le défaut; ancienneté de ce système; recherche de
l'élément primordial.
$ 1. Pour faire suite à ce qui précède, on peut recher-
cüer si les principes de l’être sont au nombre de deux, de
trois ou davantage. 2. D'abord, il est impossible qu'il
n'y en ait qu'un seul, puisque les contraires sont tou-
jours plus d’un. $ 3. Mais il est impossible, d'autre part,
devient d'autant plus clair pour la
raison, qu’il se généralise davantage.
— Le grandet le petit s'adressent a la
raison, parce que c’est la raison qui
compare les deux objets et tire de
cette comparaison les notions géné-
rales de grandeur et de petitesse, —
Le rare et le dense, il aurait peut-
être mieux valu dire : Le froid et le
chaud.
Ch. VII, $ 1. Si les principes de
être, le texte dit simplement : Les
principes ; mais la suite prouve bien
qu’il s’agit ici des principes de l’être
en général, en d’autres termes, des
principes de tout ce qui est.
$ 2. Puisque les contraires sont
toujours plus d’un, et qu’il a été
prouvé dans le chapitre précédent
que les contraires sont les principes
des choses, dans tous les systèmes
sans distinction.
168
qu'ils soient en nombre infini; car, alors, l’être serait
inaccessible à la science. ὃ 4. Et, dans tout genre qui est
an, il n’y ἃ qu’une seule opposition par contraires ; or, la
substance est un genre qui est un. δ 5. Mais les choses
peuvent bien venir aussi de principes finis ; et, si l’on en
croit Empédocle, il vaut mieux qu'elles viennent de prin-
cipes finis que de principes infinis ; car il croit pouvoir
expliquer par des principes finis tout ce qu'Anaxagore
explique avec ses infinis. δ 6. Il y a en outre des con-
traires qui sont antérieurs à d’autres contraires; et il yen
a qui viennent de contraires différents : ainsi, le doux et
l’amer, le blanc et le noir. Mais, quant aux principes, ils
LEÇONS DE PHYSIQUE,
doivent toujours rester immuables.
$ 7. de tire de tout ceci la conclusion, d’une part, qu'il
n'y ἃ pas un principe unique des choses, et, d'autre
part, que les principes ne sont pas en nombre infini.
$ 3. Car, alors, l'être serait inac-
cessible ἃ la science, c’est un des
principaux arguments qui ont été op-
posés au sytème d’Anaxagore sur
l’infinité des principes; voir plus
haut, ch. 5, $ 7.
$ 4. Une seule opposition par con-
traires, une seule contradiction, par
exemple, la substance et ce qui n’est
pas substance.
6 5. Si l’on en croit Empédocle,
voir plus haut, ch. 5, $ 14, où Aris-
tote donne la préférence aux théories
d’Empédocle sur celles d’Anaxagore.
S 6. Il y a en outre des contraires,
cette pensée ne se lie pas très-bien à
celles qui précèdent et qui suivent,
ou plutôt elle n’est pas assez déve-
loppée. Il a été établi dans le chapi-
tre précédent que les principes sont
des contraires ; on pourrait en con-
clure réciproquement que tous les
contraires sont des principes. Aris-
tote va au-devant de cette hypothèse
erronée, en distinguant des contraires
qui sont antérieurs les uns aux au-
tres, Par conséquent, il y a des con-
traires qui ne sont pas des principes.
— Ainsi le doux et l’amer, le blanc
et le noir, ces exemples ne répon-
dent qu’à la dernière partie de la
pensée précédente, Ce sont là des
contraires qui viennent de contraires
différents ; l’amer vient du doux,
comme le noir vient du blanc; el à
l'inverse. — Rester immuables, res-
LIVRE, 1, CH. VIE Ç 9. h69
$ 8. Du moment que les principes sont limités, 1l y ἃ
quelque raison de supposer qu'ils ne peuvent pas être
seulement deux; car alors on pourrait également se de-
mander, ou comment la densité peut jamais faire quelque
chose de la rareté, ou à l'inverse comment la rareté pro-
duirait jamais la moindre action sur la densité; et de
même pour toute autre opposition par contraires. Par
exemple, l'Amour ne peut pas se concilier la Haïne, ni en
tirer quoi que ce soit, pas plus que la Haine ne peut rien
faire de l'Amour. Mais tous les deux agissent sur un troi-
sième terme qui est différent de l’un et de l’autre; et
voilà pourquoi certains philosophes ont imaginé plus de
deux principes pour expliquer le système entier des
choses.
$ 9. Une autre difficulté qu'on rencontrerait si l’on re-
fusait d'admettre qu'il y ἃ une nature différente servant
de support aux contraires, c’est que, comme l'observation
nous le démontre, les contraires ne sont jamais la substance
de rien. Or, le principe ne peut pas du tout être l’attribat
de quoi que ce soit; car alors il y aurait un principe da
ter ce qu'ils sont comme principes,
et par conséquent l’un ne peut jamais
être antérieur à l’autre, puisqu’alors
le second ne serait plus un principe
véritable.
$ 8. On pourrait également se de-
mander, il n’est pas possible qu’un
des contraires agisse sur l’autre con-
traire, à moins qu’on ne suppose
un sujet substantiel dans lequel se
passe le changement d’un contraire à
Pautre. — Sur un troisième terme,
la substance, où a lieu le changement
du contraire dans le contraire op-
posé. — Certains philosophes, comme
Empédocle qui ἃ le premier admis
quatre éléments.
$ 9. Servant de support aux con-
traires, j'ai rendu par cette péri-
phrase la force de l’expression grec-
que. — Le principe ne peut pas du
tout être l’attribut de quoi que ce
soit, ceci contredit la théorie posée
plus haut, que les principes sont des
170 LECONS DE PHYSIQUE.
principe, puisque le sujet est principe, et qu'il est anté-
rieur à ce qui lui est attribué. 10. De plus, nous soute-
nons que la substance ne peut être contraire à la subs-
tance; et, alors, comment la substance pourrait-elle
venir de ce qui n’est pas substance? Et comment ce qui
n’est pas substance serait-il antérieur à la substance
même? $ 11. Il résulte de ceci que si l’on admet à la fois
l'exactitude de notre premier raisonnement et l’exactitude
de celui-ci, il faut nécessairement, pour sauver la vérité
des deux, admettre un troisième terme outre les deux
contraires. $ 12. C’est du reste ce que font les philo-
sophes qui constituent l'univers avec une nature et un
élément uniques, prenant l’eau ou le feu, ou un élément
intermédiaire. $ 13. Mais 1] nous semble que c’est plutôt
à cet intermédiaire qu'il faudrait prêter ce rôle, puisque
contraires, — Le sujet est principe,
la substance, en effet, est le principe
et le support de tout le reste ; les at-
attributs n’existent pas sans elle ; et,
par conséquent, elle les précède, bien
qu'il n’y ait pas de substance sans at-
tributs. — Antérieur ἃ ce qui lui est
attribué, voir les Catégories, ch. 5,
$ 5, p. 62 de ma traduction.
$ 10. De plus nous soutenons, voir
les Catégories, ch. 5, $ 18, p. 68 de
ma traduction. Le caractère éminent
qu’Aristote donne à la catégorie de la
substance, c'est de ne pouvoir être
contraire à la substance, c’est-à-dire à
elle-même, tandis que, dans toutes les
autres catégories, il peut y avoir op-
position des contraires. Ainsi, dans la
quantité, le grand est le contraire du
petit ; dans la qualité, le chaud est le
contraire du froid, etc.
$ 11, L’exactitude de notre pre-
mier raisonnement, à savoir que les
principes sont des contraires. Voir le
ch. 6 tout entier. — Et l'exactitude
de celui-ci, à savoir que les principes
ne peuvent pas être des attributs; et
les contraires n'étant que des attri-
buts, il faut supposer un troisième
terme outre les contraires. — Un troi-
sième terme, qui est la substance.
$ 12. Avec une nature et un élé-
ment uniques, j'ai ajouté ces mots: Et
un élément, que justifie la suite du
texte et qui rendent la pensée plus
claire. — Prenant l'eau ou le feu,
voir la Métaphysique, livre I, ch. 4,
p. 984, a, 6, édit. de Berlin.
LIVRE 1, CH. VIE 46. h71
le feu, la terre, l'air et l'eau sont toujours entremêlés de
quelques contraires. Aussi, on peut ne pas trouver dérai-
sonnables ceux qui pensent que le sujet est encore quel-
qu'autre chose que les éléments; puis, viennent ceux qui
prennent l'air pour premier principe; car l'air est celui de
tous les éléments dont les différences sont le moins sen-
sibles ; puis, enfin, ceux qui prennent l’eau pour principe
de tout. δ. 14. Mais tous ces philosophes s'accordent à
transformer leur principe unique par des contraires, telles
que la rareté, la densité; le plus, le moins; et, comme
nous le faisions remarquer un peu plus haut, ce n’est là,
en résumé, qu'excès ou défaut. $ 15. C’est, du reste, je
crois, une opinion fort ancienne que de trouver dans
l'excès ou le défaut tous les principes des choses. Seule-
ment, tout le monde n'entend pas ceci de la même ma-
nière; car les anciens prétendaient que ce sont les deux
derniers qui agissent et que c'est l’unité qui souffre,
tandis que quelques-uns des philosophes postérieurs
avancent au contraire, que c'est bien plutôt l'unité qui
agit, et que les deux autres ne font que souffrir son
action.
$ 16. Ce sont ces arguments-là et des arguments ana-
logues qui donneraient à penser, non sans raison, que les
$ 13. Le sujet, c'est le mot du
texte ; peut-être celui de substance
serait-il préférable. — L'air pour
premier principe, c'est Anaximène et
Diogène d’Apollonie, d’après la Mé-
taphysique, livre I, ch. 3, p. 984, a,
5, édit. de Berlin. — Qui prennent
Peau, c’est Thalès, id. ibid., p. 983,
a, 20.
$ 14. Comme nous le faisions re-
marquer un peu plus haut, voir ch.
5, $ 2, et ch. 6, 58. 4.
6 15. Dans l’unité, l'individu, la
substance qui a certaines qualités,
tantôt plus et tantôt moins. — Les
anciens... les philosophes posté-
rieurs, d’après Simplicius les An-
ciens seraient les Pythagoriciens, et
h72 LECONS DE PHYSIQUE.
éléments sont au nombre de trois, comme nous venons de
le dire. $ 17. Mais on ne peut aller jusqu à soutenir qu'ils
sont plus de trois. Car, d’abord, l'unité suffit à souffrir
les contraires. δ 18. Puis, si l’on admet qu'ils sont qnatre,
il y aura dès lors deux oppositions par contraires, et 1]
faudra, en outre, pour chacune d'elles séparément une
autre nature intermédiaire. Or, s'ils peuvent, en étant
simplement deux, s’engendrer l’un par l’autre, il y a,
par conséquent, l’une des deux oppositions qui devient
parfaitement inutile. 19. Enfin, il est également impos-
sible qu’il y ait plus d’une seule opposition primordiale
par contraires; car la substance étant un genre unique de
l'être, les principes ne peuvent différer entr'eux qu'en
tant que les uns sont postérieurs et les autres antérieurs.
Mais ils ne différent plus en genre, un genre ne pouvant
les Philosophes postérieurs seraient
représentés par Platon. Voir plus
haut, ch, 3, $ 11.
δ 16. Comme nous venons de le
dire, voir plus haut, $ 8.
$ 47. Car d’abord l’unité suffit,
première objection contre la théorie
qui admet plus de trois principes
des choses. L'unité, la substance,
suffit à recevoir les contraires; et du
moment qu’elle suffit, il n’est que
faire de chercher au-delà ; car c’est
un principe fondamental de la philo-
sophie d’Aristote, que rien ne duit
être fait en vain, et qu’il ne faut pas
multiplier les êtres sans nécessité.
$ 18. Une autre nature interme-
c'est-à-dire une substance
susceptible des deux contraires,
éprouvant Jes changements qu’ils
diaire,
forment, et ne changeant pas elle-
même, Il y aura dès lors deux sub-
stances et quatre contraires, se divi-
sant en une substance avec deux con-
traires de chaque côté. On revient
ainsi au système des trois principes.
— En étant simplement deux, ces
mots que donne l'édition de Berlin
d’après quelques manuscrits sont in-
dispensables, bien qu’ils manquent
dans quelques autres manucrits.
$ 19. Primordiale, il faut admet-
tre cette restriction ; car les opposi-
tions secondaires sont nombreuses
dans chaque genre. On doit entendre
par opposition primordiale la contra-
diction la plus générale de toutes :
« Une chose est ou n’est pas telle
chose. » — Les uns sont postérieurs
et les autres antérieurs, voir plus
LIVRE 1, CH. VIIL ὃ 1. 473
jamais contenir qu’une seule opposition, et toutes les op-
positions pouvant, en définitive, être ramenées à une
seule.
20. Ainsi, évidemment, il ne se peut pas qu'il n'y ait
qu’un élément unique; il ne se peut pas non plus qu'il y
en ait plus de deux ou trois. Où est ici le vrai? C'est ce
qu'il est très-difficile de savoir, ainsi que je l’ai dit.
CHAPITRE VIIL
Méthode à suivre dans cette recherche. Théorie générale de la
génération des choses : la substance et la forme; la substance
demeure et ne change point; la forme, au contraire, change
sans cesse; rapports de la substance et de la forme. — Les
principes sont au nombre de trois : le sujet, la privation et la
forme; ou ils ne sont que deux, si l’on réunit le sujet οἵ la
privation. De la matière première de l'être; idée qu’on doit
s’en faire. — Résumé.
δ 1. La méthode que nous comptons suivre sera de
traiter d'abord de la génération des choses dans toute son
étendue; car il est conforme à l’ordre naturel d'expliquer
haut, $ 6. — Qu’une seule opposi-
tion, toutes ces théories auraient eu
besoin d’être éclaircies par des exem-
ples.
$ 20. Ainsi que je l’ai dit, voir
plus haut, δ 1, au début du chapitre,
où il ἃ dit non pas précisément que
cette recherche fût difficile, mais
qu'elle devait faire suite aux précé-
dentes,.
Ch. VIII, δ 1. ILest conforme a
lordre naturel, voir plus haut, ch.
4, $ 2, où la méthode qu’on regar-
dait comme la plus naturelle n’est
pas tout à fait celle qu’on applique
ici. La Génération des choses ne doit
N74 LEÇONS DE PHYSIQUE.
en premier lieu les conditions communes, pour arriver
ensuite à étudier les propriétés particulières. $ 2. Quand
nous disons qu'une chose vient d’une autre chose, et que
selle chose devient différente de ce qu'elle était, nous
pouvons employer ou des termes simples ou des termes
composés. Or, voici ce que j'entends par là : quand je veux
exprimer, par exemple, qu'un homme devient musicien,
je puis dire ou que le non-musicien devient musicien, ou
qu'un homme qui n’est pas musicien devient un homme
musicien. J’appelle terme simple ce qui devient quelque
chose, soit ici l’homme, soit le non-musicien; et ce qu'il
devient est également un terme simple, à savoir musicien.
Au contraire, le terme s'appelle composé quand on
exprime à la fois et le sujet qui devient quelque chose et
ce qu'il devient : par exemple, quand on dit que l’homme
non-musicien devient homme musicien. $ 3. De ces deux
expressions, l’une signifie non-seulement qu’une chose
pas s'entendre ici dans le sens de
Création, et la suite éclaircit dans
quelles limites restreintes il faut com-
prendre cette expression.
$ 2. Et que telle chose devient dif-
férente, le texte grec n’est pas tout à
fait aussi clair ; mais les développe-
ments qui suivent m'ont autorisé à
préciser davantage les idées, en tra-
duisant comme je l'ai fait. — Des
termes simples ou des termes com-
plexes, il semblerait donc qu'il s’agit
ici surtout de distinctions verbales.
— Qu'un homme devient musicien,
les termes sont simples, soit pour le
sujet Homme, soit pour l’attribut
Musicien, — Qu'un homme qui n’est
pas musicien, etc., les termes sont
complexes dans le sujet et dans l’at-
tribut. Cette distinction est vraie cer-
tainement ; mais on ne voit pas bien
à quoi elle sert pour arriver à con-
clure que, dans toute chose qui
change, il y a une partie qui subsiste,
et que cette partie c’est l'essence
même de la chose, ce qui la fait ce
qu’elle est. — Et ce qu’il devient,
c’est-à-dire son attribut.
δ 3. De ces deux expressions, la
nuance indiquée dans 06 5 est exacte;
mais elle peut sembler assez subtile,
— Qu'une chose devient telle chose,
comme le disent les scholastiques,
le terme est alors énoncé au cas
LIVRE 1. CH. ΜΗ], S 5. 475
devient telle chose, mais encore qu'elle provient de telle
situation antérieure; et, ainsi, un homme devient musi-
cien de non-musicien qu'il était auparavant. Mais l’autre
expression ne se prend pas universellement; car elle ne
veut pas dire que d'homme l'être est devenu musicien ;
mais elle dit seulement que l’homme est devenu musicien.
δ 4. Dans les choses qui se produisent ainsi, au sens où
nous entendons que des termes simples peuvent devenir
quelque chose, il y a une partie qui subsiste en devenant
quelque chose, et une autre qui ne subsiste pas. Ainsi,
l’homme en devenant musicien subsiste en tant qu'homme,
etil est homme; mais le non-musicien, ou ce qui n’est pas
musicien, ne subsiste point, que ce terme d’ailleurs soit
simple ou complexe.
$ 5. Ceci une fois établi, on peut, dans tous les cas de
génération, observer, pour peu qu’on y regarde, qu'il faut
direct, et l’on dit simplement au no-
minatif : L'homme devient musicien.
— Mais encore qu’elle provient de
telle situation antérieure, et, par
exemple, on dirait : De non-musicien
homme devient musicien: c’est
alors le cas oblique et non plus le
nominatif.
$ 4. Dans les choses qui se pro-
duisent ainsi, ou plus exactement :
Dans ces manières d'exprimer les
choses qui se produisent. — Des
termes simples, dans les termes com-
plexes, au contraire, tout disparaît et
rien ne subsiste. Le non-musicien
périt tout entier en devenant musi-
cien; mais l’homme subsiste et de-
meure en Lant que sujet, pour rece-
#
voir tous les attributs qui indiquent
le changement, — Æn devenant
quelque chose, j'ai ajouté ces mots,
qui ressortent d’ailleurs du contexte.
— Que ce terme soit d’ailleurs
simple ou complexe, c'est-à-dire que
l’on dise : Le non-musicien, ou bien :
L'homme non-musicien. ans ce
dernier cas, en effet, comme dans
l’autre, l’homme non-musicien périt
tout entier en devenant musicien,
quoique l’homme lui-même subsiste ;
mais l’homme en tant que non-musi-
cien ἃ disparu, tout aussi bien que
le non-musicien a disparu devant le
musicien.
$ 5. Ceci une fois établi, conclu-
sion tirée de ce qui précède, — Dans
476 LECONS DE PHYSIQUE,
toujours, ainsi que nous venons de le dire, qu'il y ait une
certaine partie qui subsiste et demeure pour supporter le
reste. 8.6. Ce qui subsiste, bien qu'il soit toujours un sous
le rapport du nombre, ne l’est pas toujours dans la forme ;
et, par la forme, j'entends aussi la définition qui remplace
le sujet. L'un subsiste, tandis que l’autre ne subsiste pas.
Ce qui subsiste, c'est ce qui n’est pas susceptible d’oppo-
sition, et l’homme subsiste de cette manière; mais le mu-
sicien et le non-musicien ne subsistent pas ainsi, pas plus
que ne subsiste le composé sorti de la combinaison des
deux termes : je veux dire l’homme non-musicien. δὶ 7. :
Mais cette expression qu une chose sortant de tel état, de-
vient ou ne devient pas telle autre, s'applique plus parti-
tous les cas de génération, au sens
où on vient de l’expliquer plus haut,
— Et demeure pour supporter le
reste, la force de l’expression grec-
que m’a paru exiger cette para-
phrase.
$ 6. Un sous le rapport du nom-
bre, c’est une des propriétés de la
substance ; voir les Catégories, ch. 5,
$ 66, p. 145 de ma traduction. —
Dans la forme, ou dans l’espèce.
Ainsi, δὰ lieu de dire qu’un homme
devient musicien, on dira que c’est
le non-musicien, Dans ce cas, non-
musicien remplace homme et la
forme ou l'espèce est différente, bien
qu’au fond le sujet n’ait pas changé.
— La définition, ou l'explication. —
Qui remplace le sujet, j’ai ajouté ces
mots qui complètent et éclaircissent
idée, — Ainsi homme et non-musi-
cien, un de ces termes se prend in-
différemment pour l’autre, dans les
exemples qu’on vient de citer, quoi-
qu’ils ne soient pas absolument iden-
tiques. — C’est ce qui n’est pas sus-
ceptible d'opposition, en d’autres ter-
mes, la substance, le sujet. Voir les
Catégories, ch. 5, $ 18, p. 68 de ma
traduction. La substance en restant
une et identique à elle-même n’a
pas de contraire et n’est contraire
à rien, bien qu'elle puisse recevoir
les contraires, tout en conservantson
identité essentielle. — Mais le musi-
cien et le non-musicien, ce sont là en
effet, des opposés qui n’ont pas d’exis-
tence substantielle, et qui ne peuvent
exister que dans un sujet capable de
les recevoir tour à tour.
$ 7. Sortant de tel état, c’est ce
qui est exprimé par la préposition
De, quand on dit que De non-musi-
cien l’homme devient musicien. —
LIVRE 1, CH. ΜΗ, αὶ 8. 477
culièrement aux choses qui, par elles-mêmes, ne sub-
sistent pas : par exemple, on dit que de non-musicien on
devient musicien; mais on ne dit pas que d'homme on
devienne musicien. Néanmoins, on emploie parfois une
pareille locution même pour les substances ; et l’on dit à
ce point de vue que la statue vient de l’airain, et non pas
que l’airain devient statue. En parlant de ce qui est op-
posé et ne subsiste pas, on se sert indifféremment des
deux expressions, et l’on dit ou que la chose vient de telle
autre chose ou qu’elle devient telle autre chose. Ainsi,
de non-musicien on devient musicien, et le non-musicien
devient musicien. Voila comment on s'exprime aussi de
même pour le composé, puisque l’on dit également que
de l’homme non-musicien vient le musicien, ou bien que
l’homme non-musicien devient musicien. $ 8. Gomme le
subsiste pas, comme le musicien et
le non-musicien, — La chose vient
Par elles-mêmes, j'ai ajouté ces mots
qui complètent la pensée, — Ne sub-
sistent pas, c'est-à-dire, Ne sont pas
des substances capables de recevoir
des attributs, — De non-musicien, en
effet, Non-musicien n’est pas une
substance, bien que ce terme rem-
place celui d’Homme qui désigne une
substance. — Que d'homme on de-
vienne musicien, voir plus haut, $ 3.
— Même pour les substances, l'exem-
ple qui suit prouve que ceci s’ap-
plique aux substances purement
matérielles et factices. — Non pas
que l’airain devient statue, il semble
que cette locution est tout aussi na-
turelle que l’autre. — De ce qui est
opposé, voir au δ᾽ précédent. — Et ne
de telle autre chose, ainsi du non-
musicien vient le musicien. — Ou
qu’elle devient telle autre chose, ou
bien en mettant les termes au nomi-
nalif : Le non-musicien devient mu-
sicien.— De même pour le complexe,
voir plus haut $ 2. — De l’homme
non-musicien, terme complexe où, à
la notion du sujet, est jointe la notion
de l’état antérieur qu’il quitte pour
en prendre un autre, et où, de plus,
l'expression ἃ pris une forme in-
directe. — L'homme non-musicien
devient musicien, terme complexe, où
la forme est directe, le sujet étant
mis au nominatif,
478 LEÇONS DE PHYSIQUE.
mot Devenir peut avoir plusieurs acceptions, et comme
on doit dire de certaines choses non pas qu'elles de-
viennent et naissent d’une manière absolue, mais qu’elles
deviennent quelqu'autre chose, Devenir pris absolument
ne pouvant s'appliquer qu'aux seules substances, il est
clair que pour tout le reste 1] faut nécessairement qu'il y
ait, au préalable, un sujet qui devient telle ou telle chose.
Ainsi, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu,
ne deviennent et ne se produisent qu'à l’occasion d'un
certain sujet, attendu que la substance est la seule qui
n’est jamais l’attribut de quoi que ce soit, tandis que tous
les autres termes sont les attributs de la substance. δὶ 9.
Que les substances proprement dites, et en général tous
les êtres qui existent absolument, viennent d’un sujet an-
térieur, c'est ce qu on voit clairement, si l’on veut y regar-
der. Toujours il y ἃ un être subsistant préalablement d'où
naît celui qui naît et devient : les plantes et les animaux,
La quantité, la qualité, etc., voir les
Catégories, ch. 6, 7, 8, p. 72 et suiv.
de ma traduction. — L’attribut.…
les attributs, le texte n’est pas tout
à fait aussi précis; et Aristote dit
simplement qu’une chose est dite
d’une autre. L’idée est au fond iden-
tique. — Tous les autres termes, le
texte dit seulement : Tout le reste,
$ 8. Peut avoir plusieurs accep-
tions, voir la Métaphysique, livre IV,
ch. 24, p. 1,023, a, 26, édit. de Ber-
lin, et livre VI], ch. 7, p. 4,048, id.
— Et naissent, j'ai ajouté ces mots
que justifie le contexte; devenir
d’une manière absolue, c’est naître,
comme le prouve ce qui est dit au 8
suivant, — Elles deviennent quel-
qu'autre chose, c’est-à-dire qu’elles
sont déjà existantes, et qu’elles su-
bissent un simple changement d’état.
— Aux seules substances, voir le 5
qui suil. — Au préalable, l’expres-
sion du texte implique cette idée. —
$ 9. Tous les êtres qui existent
soit qu’en effet ils
soient des substances réelles, soit que
le langage seul leur prête une exis-
tence substantielle. — Qui naît et
devient, il n’y a qu’un seul mot dans
1
absolument ,
LIVRE 1, CH. VII, ἢ 10. 179
par exemple, qui viennent d'une semence. Tout ce qui
naît et devient, généralement parlant, naît, soit par une
transformation, comme la statue qui vient de l’airain ; soit
par une addition, comme tous les êtres qui s’accroissent
en se développant; soit par une réduction, comme un
Hermès, qu’on tire d’un bloc de pierre; soit par un arran-
gement, comme la maison; soit enfin par une altération,
comme les choses qui souffrent un changement dans leur
matière. Or, il est bien clair que, pour tout ce qui naît et
se produit ainsi, il faut que tout cela vienne de sujets qui
existent antérieurement.
$ 10. Il résulte donc clairement de tout ce qui précède
que tout ce qui devient et se produit est toujours com-
plexe, et qu'il y a tout à la fois et une certaine chose qui
se produit et une certaine autre chose qui devient celle-là.
J'ajoute qu'on peut même distinguer deux nuances dans
cette dernière : ou c’est le sujet même, ou c'est l'opposé;
j'entends par l'opposé le non-musicien, et le sujet c’est
le texte. — D'une semence, le mot
grec a un double sens, comme le
nôtre, qui en cela n’est qu’une imita-
tion. — Généralement parlant, c’est-
à-dire tout ce qui passe du néant à
l'être, et non pas d’une certaine
manière d’être à une autre manière,
—Quis’accroissent en se développant,
comme les plantes ou les animaux,
qui deviennent plus gros qu'ils n’é-
taient au moment de leur naissance.
— Un changement dans leur ma-
tière, comme l’eau qui de froide
devient chaude.
$ 10. Tout ce qui devient et se
produit, en d’autres termes : Tout
changement. — Une certaine chose
qui se produit, c’est l’attribut nou-
veau que prend le sujet, ou la forme
nouvelle qu’il revêt. — Une certaine
autre chose qui devient celle-la, c’est
le sujet qui reçoit une nouvelle forme,
τρί qui devient ce qu’il n’était pas, en
recevant un nouvel attribut. Ainsi,
l’homme non-musicien devient mu-
sicien. — Dans cette dernière, J'ai
ajouté ces mots, afin d’être plus pré-
cis. — Ou c’est l'opposé, par exem-
ple, le non-musicien ; voir plus haut,
6. L’opposé ou ce qui est suscep-
180 LECONS DE PHYSIQUE.
l'homme, dans l'exemple cité plus haut. L'opposé, c’est
ce qui est privé de la forme, ou de la figure, ou de
l'ordre ; et le sujet, c’est l'or, l’airain ou la pierre.
$ 11. Une conséquence évidente de ceci, c'est que, puis-
qu’il y ἃ des principes et des causes de tous les êtres qui
sont dans la nature, principes primordiaux qui font de
ces êtres ce qu ils sont et ce qu'ils deviennent, non point
par accident, mais tels que chacun d'eux est dénommé
dans son essence, tout ce qui devient etse produit vient à
la fois et du sujet et de la forme. Ainsi, l’homme devenu
musicien est d’une certaine façon composé de l’homme
et du musicien, puisque vous pourriez résoudre les dé-
tible d'opposition, c’est le contraire,
l’attribut, qui peut être dans un sens
ou dans l’autre ; mais le sujet subsis-
tant par lui-même n’est pas suscep-
tibie d'opposition. — Dans l’exem-
ple cité plus haut, j'ai ajouté ces
mots. — L'opposé c'est ce qui est
privé de la forme, ainsi Non-musicien
est l’opposé dans cette locution :
l’homme non-musicien, tandis que
L'homme est le sujet. Non-musicien
est appelé opposé, parce qu’en effet
il est l'opposé du Musicien, tandis
que l'Homme n'est l’opposé de quoi
que ce soit. De ce $ on peut conclure
que pour Aristote les principes du
changement ou de la génération des
choses sont au nombre de trois : le
sujet, la privation et la forme ; le su-
jet, qui est le lieu du changement; la
privation, qui est l’état antérieur : et
la forme, qui est l’état nouveau du su-
jet. Ces trois principes seront réduits
à deux dans le $ suivant, le sujet et
la forme, parce que le sujet est dou-
ble ainsi qu’on vient de le dire, et
qu’il renferme aussi la privation.
$ 11. Des principes et des causes,
voir plus haut, ch. 4, $ 1, la note
sur l’homonymie de ces deux expres-
sions. — Du sujet et de la forme, au
sens où on vient de l'expliquer dans
le $ précédent, La privation est en
quelque sorte déjà une forme néga-
tive, si l’on veut; et elle ne doit pas
être comptée parmi les éléments des
choses, puisqu'elle disparaît devant
la nouvelle forme que revêt le sujet.
— Composé de l’homme et du musi-
cien, l’homme étant le sujet, et le mu-
sicien étant la forme. Le sujet sub-
siste par lui-même, et il précède la
forme qu’il revêt, — Vous pourriez,
cette forme assez étrange de la se-
conde personne du verbe est dans le
texte grec, — Les définitions de l’un,
LIVRE 1, CH. ΝΗ], Ç 18. 181
finitions de l’un dans les définitions des deux autres; et,
par conséquent, on peut dire évidemment que tout ce
qui devient et se produit vient toujours de ces principes.
$ 12. Le sujet est un numériquement, bien que spéci-
fiquement il soit deux. Aussi, l’homme ou l'or, ou, d’une
manière générale, la matière, est numérable; car elle est
davantage telle ou telle chose réelle, et ce qui se produit
ne vient pas d'elle seulement par accident, tandis que la
privation et l'opposition sont purement accidentelles.
$ 15. Quant à l'espèce, elle est une; et, par exemple,
c’est l’ordre, la musique, ou tel autre autre attribut de ce
genre.
c’est-à-dire de l’homme musicien, du
composé. — Dans la définition des
deux autres, c'est-à-dire dans Îles
définitions séparées de l’homme et du
musicien. Cette phrase pourrait se
comprendre aussi d’une manière plus
générale, et elle signifierait alors que
les définitions des choses peuvent se
résoudre dans les définitions des deux
principes de l'être, le sujet et la
forme. La fin de la phrase dans le
texte semblerait même impliquer ce
sens. — De ces principes, le sujet,
ou matière, et la forme,
$ 12. Spécifiquement il soit deux,
là privation étant comprise aussi dans
le sujet. Voir plus haut, $ 40. — Ou
l'or, qui servirait à faire une statue,
comme on l’a dit de lPairain, au $ 7.
— La matière, c'est le terme dont se
sert le plus habituellement Aristote
pour l’opposer à la forme. — Æst
numérable, en tant qu’une et indi-
viduelle, subsistant en soi, tandis que
la privation et les contraires, n'étant
que des attributs ou accidents, n’exis-
tent jamais que dans un autre. On
ne peut, en effet, compter que les
individus. — Davantage, c'est l’ex-
pression du texte; et peut-être eût-il
mieux valu dire que la matière est
exclusivement la véritable et seule
réalité, au sens où on lentend ici.
ς 43. Quant à l’espèce, ou à la
forme, pour être plus précis; mais
j'ai cru devoir conserver ici le mot
même du texte. — ŒÆlle est une,
comme le sujet ; et alors les principes
sont deux : la matière et la forme.
— Et par exemple, c’est l’ordre,
pour bien comprendre ceci, il faut se
reporter au $ 8 du ch. 6, où Aristote
établit que la génération des choses
ne consiste souvent que dans un cer-
tain ordre donné à des éléments an-
térieurement existants. Ainsi, la mai-
son résulte de l’arrangement des ma-
tériaux., — La musique, comme dans
31
h82 LECONS DE PHYSIQUE.
δ 14. Ainsi, on peut dire en un sens que les principes
sont au nombre de deux, et l’on peut dire en un autre sens
qu'ils sont trois. ὃ 45. En un sens aussi ce sont des con-
traires, quand on dit, par exemple, le musicien et le non-
musicien, le chaud et le froid, l’organisé et l’inorganisé ;
mais, à un autre point de vue, ce ne sont pas des con-
traires, puisqu'il est impossible que les contraires agis-
sent jamais J’un sur l’autre. Mais on peut répondre à
cette difficulté, en disant que le sujet est différent et qu'il
n’est pas du tout un contraire. δ 16. Par conséquent, en
un certain sens, les principes ne sont pas plus nombreux
les exemples qui viennent d'être cités
si souvent de l’homme musicien et
non-musicien; c’est la musique qui
y compose l’attribut ; et alors on peut
dire que la musique est la forme de
l’homme, comme l’ordre est la forme
de la maison.
$ 44. Ainsi, conclusion de la dis-
cussion précédente, — Au nombre de
deux, le sujet ou matière et la forme.
— Qu'ils sont trois, si l’on décom-
pose le sujet en deux : le sujet lui-
même et la privation,
$ 15. Ce sont des contraires, voir
plus haut le ch, 6, où il a été établi
que tous les philosophes sont d’ac-
cord ponr reconnaître que les prin-
cipes sont des contraires. — Quand
on dit, que le non-musicien devient
musicien, etc.; mais j'ai cru devoir
conserver la tournure même du
texte, bien qu’elle soit moins claire.
— Agissent l'un sur l'autre, voir les
Catégories, ch. 44, $ 8. p. 422 de
ma traduction, et la Métaphysique,
livre V, ch. 10, p. 1,048, a, 20 édit.
de Berlin, Au contraire, la forme,
qui est un des principes, agit sur le
sujet ou la matière, qui est l’autre
principe. —- À cette difficulté, qui
consiste à reconnaître les principes
pour des contraires et à contester
qu'ils soient des contraires. — Que
(6 sujet est différent, sous-entendu :
de la privation ; et alors le sujet en
tant que matière n’est pas le con-
traire de la forme ; c’est la privation
seule qui pourrait être considérée
comme le contraire de la forme.
— ll n’est pas du tout un contraire,
voir les Catégories, ch. 5, δ 18, p.
68 de ma traduction. C’est une des
propriétés principales de la subs-
tance de n’être contraire à rien ; elle
n’a pas de contraires, puisque c’est
elle qui est le réceptacle et lelieu
des contraires.
$ 16. Pas plus nombreux que les
LIVRE 1, CH. VII, Ç 18. 133
que les contraires, et ils sont pour ainsi dire deux numé-
riquement. Toutefois, ils ne sont pas absolument et pure-
ment deux, attendu que leur essence est différente ; et ils
sont plutôt trois, puisque, par exemple, l'essence de
l'homme est autre que l’essence du non-musicien, comme
celle du non-figuré est autre que celle de l’airain.
$ 17. Nous avons donc exposé quel est le nombre des
principes dans la génération des choses naturelles, et
nous avons expliqué ce nombre. De plus, il est également
clair qu'il faut un sujet aux contraires et que les con-
traires sont deux. Mais, à un autre point de vue, ceci
même n’est pas nécessaire; et l’un des deux contraires
suffit pour produire le changement par sa présence ou par
son absence. 18. Pour bien savoir ce qu'est cette na-
ture, cette matière première qui sert de support, on peut
recourir à une analogie : ainsi, ce que l’airain est à la
statue ou ce que le bois est au lit, ou bien encore ce que
sont à toutes les choses qui ont reçu une forme, la ma-
tière et le non-figuré avant qu'ils aient pris leur forme
propre, cette nature qui sert de support l’est à la sub-
contraires, ils sont deux comme les
contraires. — Pour ainsi dire, cette
restriction est justifiée dans ce qui
suit. — Leur essence est différente,
ceci s'applique exclusivement aux
rapports du sujet et de la privation,
comme le prouvent les exemples ci-
tés dans le texte. — L'essence du
non-musicien, voir plus haut $$ 3
et suiv.
$ 17. Ou par son absence, car les
deux conirairesne peuvent coëxister,
voir les Catégories, ch. 44, $ 3, p.
122, de ma traduction.
$ 18. Cette matière première, j'ai
ajouté ces mots pour que l’idée fût
aussi claire que possible. — Qui sert
de support, soit aux contraires, soit
à la forme. — 4 une analogie, ou
une sorte de similitude et de rapport
proportionnel. — Ou bien encore,
cet exemple est général, au lieu
d’être spécial comme les deux pre-
miers. — Cette nature qui sert de
h8A LECONS DE PHYSIQUE.
stance, à l’objet réel, à ce qui est, à l'être. δ 49. Elle est
donc à elle seule un principe; mais elle n’est pas une, et
elle ne fait pas un être, comme le fait un objet individuel
et particulier; elle est une seulement en tant que sa no-
tion est une, bien qu’elle ait en outre son contraire, qui
est la privation.
$ 20. En résumé, on a expliqué dans ce qui précède
comment les principes sont deux et comment ils sont
aussi davantage; car, d’abord on avait montré que les
principes ne peuvent être que les contraires, et ensuite
on ἃ dû ajouter qu'il fallait nécessairement un sujet à
ces contraires, et que par conséquent 1] y ἃ trois prin-
cipes. Maintenant ce qu'on vient de dire ici montre bien
quelle est la différence des contraires, comment les prin-
cipes sont les uns à l’égard des autres, et ce que c'est
que le sujet qui sert de support. Ce qui n'est pas encore
éclairci, c’est de savoir si l'essence des choses est ou la
forme ou le sujet. Mais ce qu’on sait à cette heure, c'est
qu'il y ἃ trois principes; c’est en quel sens ils sont trois,
et de quelle façon ils le sont.
support, le texte est moins explicite.
$ 19. Elle est donc ἃ elle seule, la
matière première est un des deux
principes de l'être, la forme étant
l’autre. — Individuel et particulier,
j'ai dû mettre ces deux mots pour
rendre la force de l'expression grec-
4116. — Que sa notion, ou sa défi-
nition. — Qui est la privation,
comme le non-musicien, quand on
dit que l’homme devient musicien,
Il ne pourrait pas devenir quelque
chose qu’il serait déjà, et il faut
donc qu’il soit non-musicien et af-
fecté de cette privation pour devenir
musicien.
$ 20. En résumé, cette idée d’une
conclusion définitive n’est pas aussi
nette dans le texte grec. — Sont
deux, la matière et la forme. — Ils
sont aussi davantage, la matière, la
privation et la forme. — IVe peuvent
être que les contraires, voir plus
haut, ch. 6. — Un sujet ἃ ces con-
traires, c’est l’objet du présent cha-
pitre. — Ce qui nest pas encore
LIVRE I, CH. IX, & 2. h85
Telle est notre théorie sur le nombre et sur la nature
des principes.
CHAPITRE IX.
Explication de l'erreur des anciens philosophes sur l’immobilité
et l’unité de l'être : distinction sur le sens des mots Étre et
Non-être. — Autre explication par la distinction de l’acte et de
la puissance.
δ 2. Après ces développements, disons que cette théorie
est déjà une manière de résoudre la question débattue
par les anciens. $ 2. Les premiers philosophes, malgré
Jeur amour pour la vérité et leurs recherches sur la nature
des choses, s’égarèrent, poussés en quelque sorte dans
une autre voie par leur inexpérience, et il soutinrent que
rien ne se produit et que rien ne périt, parce qu'il y a
nécessité, suivant eux, que ce qui naît et se produit
vienne de l'être ou du non-être, et qu'il y a pour l’un
et pour l’autre cas égale impossibilité. Car, d’abord, di-
saient-ils, l'être ne devient pas puisqu'il est déjà; et en
éclairci, voir plus loin, livreIl, ch. 1,
δῷ 15 et 17; voir aussi la Métaphy-
sique, livre VI, ch. 1, p. 1,028, a,
26, édit. de Berlin.
Ch. IX, $ 1. Déjà une manière,
voir plus loin une seconde manière,
$$ 44 et 16. — La question débat-
tue par les anciens, voir plus haut
les ch. 2 et 3 où est débattue la
question de l’unité ou de la pluralité
de l'être.
$ 2. Les premiers philosophes,
Parménide, Mélissus, et les Ioniens
ou physiciens, dont il a été parlé plus
haut ; voir plus haut, ch. 2 et suiv.
— Rien ne se produit et rien ne
186 LECONS DE PHYSIQUE.
second lieu, rien ne peut venir du néant, du non-être,
puisqu'il faut toujours qu'il y ait quelque chose qui serve
de support. $ 3. Puis, aggravant encore les conséquences
de ce système, 115 ajoutaient que l'être ne peut pas être
plusieurs, et ils ne reconnaissaient dans l’être que l'être
seul. $ 4. Déjà nous avons fait voir comment ils ont été
amenés à cette opinion. δ 5. Mais à notre avis, entre ces
diverses expressions, à savoir qu'une chose vient de l'être
ou du non-être, ou bien que l'être ou le non-être fait ou
souffre quelque chose, ou enfin que telle chose devient
telle autre chose quelconque, il n’y ἃ pas en un certain
sens plus de différence que de dire ou que le médecin,
par exemple, fait ou souffre telle chose, ou bien que de
médecin l'être devient ou est telle autre chose. δ᾽ 6. Mais
comme cette dernière expression ἃ un double sens, 1] est
périt, c'était nier le mouvement; et
l’être était alors immobile et un. Ce
système était celui des Eléates.
$ 3. Que l’être ne peut être plu-
sieurs, en d’autres termes, ils soute-
tenaient l’unité de l’être, et ils ne
distinguaient aucune nuance. dans
l'existence des choses. Ce système ἃ
été déjà réfuté plus haui,ch. 5 et 4.
$ 4. Déja nous avons fait voir,
voir plus haut, ch. 5, $ 4, où il est
spécialement question des opinions
d’Anaxagore.
$ 5. Qu'une chose vient de l’être
ou dunon-être, toute cette pensée est
exposée dans le texte d’une manière
peu claire. Voici le sens. Quand
on dit qu’une ehose vient ou de
ce qui est ou du néant, celte
expression a un double sens. L’être
ou le non-être peut s’entendre
dans un sens propre ou dans un
sens indirect, comme lorsqu'on dit
qu’un médecin fait telle chose, cela
peut signifier ou qu’il agit en tant
que médecin ou qu'il agit en tant
qu’homme et fait des actes qui n’ont
aucun rapport à la médecine. Ainsi
donc, Rien ne vient de rien, est une
proposition vraie si on la prend au
sens propre; et, en effet, le néant ne
peut rien produire; mais au sens
indirect, cette proposition n’est plus
vraie; car pour qu’une chose de-
vienne ce qu'elle n’était pas anté-
rieurement, il faut bien qu’elle parte
de ce qui n’est pas, du non-être. —
Ces diverses expressions, qui pa-
raisseut toutes équivalentes, bien que
la forme soit diverse.
LIVRE 1, CH. IX, αὶ 9. 187
clair que celles-ci, à savoir que la chose vient de l'être et
que l’être agit ou souffre, ont également deux acceptions.
$ 7. Si en effet le médecin vient à construire une maison,
ce n’est pas en tant que médecin qu’il construit; mais
c'est en tant qu’architecte. S'il devient blanc, ce n’est
pas davantage en tant que médecin, mais c’est en tant
qu'il était noir, tandis que s’il guérit ou s’il échoue en
tentant la guérison d’une maladie, c’est en tant que mé-
decin qu'il agit. δ 8. Mais comme on dit au sens propre,
éminemment, que c’est le médecin qui fait quelque chose
ou souffre quelque chose, ou devient quelque chose de
médecin qu'il était, quand c’est en tant que médecin qu'il
fait cette chose ou qu’il la souffre ou qu’il devient quel-
que chose, il est clair que, quand on dit qu'une chose
vient du non-être, ou devient ce qu’elle n’était pas, c'est
en tant que cette chose n'était pas ce qu'elle devient.
δ 9. C’est parce que les philosophes n'ont pas fait cette
distinction qu'ils se sont tant égarés; et cette première
$ 6. Que celles-ci, qui se rappor-
tent à celles qu’on a citées au $ pré-
cédent, et qui n’en sont que la re-
production presque textuelle; seule-
ment ici on ἃ retranché l'alternative
S’il devient blanc, second cas, où le
médecin souffre quelque chose sans
que ce soit non plus en tant que mé-
decin, — S'il guérit, le médecin
agit alors en tant que médecin. —
de l’être et du non-être. — Ont éga-
lement deux acceptions, l’une pro-
pre, l’autre indirecte; l'une en soi,
l’autre accidentelle, comme le prouve
l'exemple qui suit.
$ 7. Si en effet le médecin vient a
construire une maison, c’est le pre-
mier cas supposé au $ 5, où le méde-
cin agit et fait quelque chose, sans
que ce soit en tant que médecin. —
S'il échoue, il souffre alors en tant
que médecin.
$ 8. Au sens propre éminemment,
et non point dans le sens indirect.
— Qu devient ce qu'elle n’était pas,
j'ai ajouté ces mots, qui ne sont que
la paraphrase de ce qui précède,
mais qui m'ont semblé indispensa-
bles pour la clarté complète de la
traduction.
188 LECONS DE PHYSIQUE.
erreur les ἃ conduits jusqu'à soutenir cette absurdité que
rien autre chose en dehors de l’être ne se produit ni
n'existe, et jusqu'à nier toute génération des choses. δ 10.
Nous aussi, nous disons bien avec eux que rien ne peut,
absolument parlant, venir du non-être ; mais nous admet-
tons cependant que quelque chose peut venir du non-
être, et, par exemple, indirectement et par accident. La
chose vient alors de la privation, qui, en soi, est le non-
être, et elle devient ce qu’elle n’était pas. Du reste, cette
proposition est faite pour étonner, et il semble toujours
impossible que quoi que ce soit puisse même ainsi venir
du non-être. $ 11. C’est encore de la même façon qu'il
faut comprendre que l'être ne peut pas plus venir même
de l’être que du non-être, si ce n’est par accident. δ 12.
L'être vient de l’être absolument de la même manière que
$ 9. Les philosophes anciens dont
il ἃ été question plus haut, au S 1,
et qui soutenaient que le non-être, le
néant, ne peut rien produire, et que
rien ne peut venir du néant. — Rien
autre chose en dehors de l’être, le
texte est un peu moins précis et il
dit simplement : « Rien du reste, »
entendant, par le reste, les attributs
de l'être en dehors de son essence
substantielle. — Toute génération
des choses, c’est-à-dire tout mouve-
ment.
$ 10. Avec eux, j'ai ajouté ces
mots qui sont implicitement compris
dans l'expression grecque. — Abso-
lument parlant, au sens qui vient
d’être établi un peu plus haut. —
Indirectement et par accident, il
n’y ἃ qu'un seul de ces deux mots
en grec; j’ai mis les deux pour être
plus clair. — De la privation qui,
en soi, est le non-être, j'ai préféré
ce sens qui me semble s’accorder
mieux avec tout le contexte, bien
qu’on pût comprendre aussi que la
chose qui en soi est le non-être vient
de la privation. Voir plus bas, ch.
10, 5 4.
$ 14. C’est encore de la même fa-
con, il vient d’être établi qu’en un
sens, l’être peut venir du non-être,
malgré ce qu’en avaient pensé les
premiers philosophes. On prouve
maintenant ici que l’être ne peut non
plus venir de l’être que par accident,
comme il vient du non-être. Voir
plus haut 2.
LIVRE I, CH. IX, 13. h89
si l’on disait que de l'animal vient l’animal, aussi bien
que de tel animal particulier vient tel animal particulier
aussi; et par exemple, si l’on disait qu’un chien vient
d’un cheval. Le chien alors pourrait venir non-seulement
d’un certain animal, mais encore de l’animal en général ;
mais ce ne serait pas en tant qu'animal qu'il en viendrait,
puisqu'il est déjà animal lui-même. Qaand un animal doit
devenir animal autrement que par accident, ce n’est pas
de l’animal en général qu’il vient; et si c’est d’un être
réel qu'il s’agit, il ne viendra ni de l’être ni du non-être ;
car nous avons expliqué qu'on ne peut comprendre cette
expression, venir du non-être, qu'en tant que la chose
n’est pas ce qu’elle devient. $ 13. De cette façon, nous ne
δ 12. Que de l'animal vient l’ani-
mal, sans doute l’animal vient de
l'animal d’une manière générale ;
mais dans la réalité c’est un certain
animal d’une espèce particulière qui
vient d’un animal de la même es-
pèce. C’est donc indirectement et
par accident qu’on peut dire que
l’animal vient de l'animal ; car si
c'était au sens propre on serait con-
duit à cette absurdité qu'un chien
pourrait provenir d’un cheval tout
aussi bien que d’un chien, puisque
le cheval est animal autant que le
chien peut l'être, et qu’on a d’abord
admis que l’animal vient de l’ani-
mal. — D'un certain animal, c’esi-
à-dire d’un autre chien. — Mais en-
core de l'animal en général, ce qui
est faux. — Autrement que par ac-
cident, c’est-ù-dire en soi et au sens
propre du mot. — Ce n’est pas de
l'animal en général qu’il vient, mais
d’un animal de son espèce particu-
lière. — Il ne viendra ni de l'être
ni du non-être, pris en soi; mais il
viendra de l'être ou du non-être
compris ‘ans un sens indirect. Ainsi
la chose ne vient pas de l'être: car
si elle était déjà, elle n’aurait pas
besoin de devenir ; mais elle vient de
la matière première, qui est: bien
aussi un certain être, sans être un
être en soi, et qui peut recevoir in-
différemment la forme et les con-
traires. On peut donc dire que {a
chose vient de lêtre; et ainsi il est
vrai qu'elle ne vient pas du non-
être; mais en même temps on peut
dire qu’elle vient du non-être, puis-
que la privation est précisément ce
qui n’est pas.
90 LECONS DE PHYSIQUE.
détruisons pas ce principe que toute chose doit être ou
n'être pas.
δ 44. Voilà donc une première manière de résoudre la
question posée par les anciens philosophes.
$ 45. Il y en ἃ encore une autre qui consiste en ce
qu'on peut parler des mêmes choses, soit en tant que
possibles soit en tant qu'actuelles; mais nous avons
exposé cette théorie de la puissance et de l'acte avec plus
de précision dans d’autres ouvrages.
δ 16. En résumé, nous venons de résoudre, comme
nous l’avions promis, les difficultés qui ont amené néces-
sairement les anciens philosophes à nier quelques-uns de
nos principes. C’est aussi la même erreur qui les ἃ tant
écartés de la route où ils auraient pu comprendre la gé-
nération et la destruction des choses, en un mot, le chan-
gement ; et cette nature première, s'ils avaient su la voir,
aurait suffi pour dissiper leur ignorance.
$ 43. Que toute chose doit être ou
n'être pas, c’est le principe de con-
tradiction, qui est le fondement même
de tout raisonnement. Aristote veut
se défendre de l’ébranler en quoi
que ce soit, par cette distinction en-
tre l’être en soi et l’être accidentel;
mais la forme sous laquelle il pré-
sente sa pensée est trop concise; et
il eût été utile de la développer et
de Péclaircir davantage.
$ 14. La question posée par les
anciens philosophes, le texte n'est
pas aussi explicite. Voir plus haut,
$ 4.
6 15. Soit en tant que possibles,
autre distinction de la puissance et
de l’acte, de ce qui peut être et de
ce qui est, de la simple possibilité et
de la réalité actuelle et présente, —
Dans d'autres ouvrages, la Méta-
physique, livre VIII, ch. 4, p. 4045
et suiv., édit, de Berlin.
$ 16. Comme nous l’avions pro-
mis, voir plus haut, ch. 4, $ 1. —
Cette nature première, le texte n’est
pas aussi précis. Voir plus haut, ch.
7, $ 9. Cette phrase ne me paraît
pas d’un styletrès-aristotélique, bien
qu’elle se rapporte d’ailleurs fort bien
à tout ce qui précède. C’est peut-être
quelqu’interpolation.
LIVRE 1, CH. X, 4.
A91
CHAPITRE X.
Erreur de quelques autres philosophes, qui, comme Parménide,
admettant l’unité de l'être, n’ont pas distingué dans cette unité
l'acte de la puissance. Définition générale de la matière et de
la forme. — Fin de la théorie des principes de l'être, de leur
nature et de leur nombre.
$ 1. Il y ἃ bien quelques autres philosophes qui ont
touché à cette théorie de la nature première ; mais ils ne
l'ont pas fait d’une manière suffisante. δ 2. D'abord ils
reconnaissent avec nous que quelque chose peut venir
absolument du non-être, et qu’en ceci Parménide ἃ toute
raison. ὃ 3. Mais ensuite 115 prétendent que, la nature pre-
mière étant une numériquement, elle ne doit également
qu'être une en puissance; or, c’est là une différence aussi
énorme que possible. ὃ 4. Pour notre part, nous affir-
mons que la privation et la matière sont des choses très-
diverses ; que la matière est le non-être par accident,
Ch. X, 5 4. Quelques autres philo-
sophes, la suite prouve qu’il s’agit de
Platon et de son école; voir un peu
plus bas, $ 5 et la note. — D’une
manière suffisante, ceci peut s’'en-
tendre d’une façon toute générale, ou
bien en ce sens que les philosophes
dont il est ici question n’ont pas as-
sez approfondi cette théorie, pour
pouvoir résoudre les objections de
l’École d’Élée.
$ 2, Avec nous, j'ai ajouté ces mots
qui sont implicitement compris dans
expression du texte. — Parmé-
nide a. toute raison, voir le Parmé-
nide de Platon, p. 8, traduction de
M. V. Cousin.
$ 3. Étant une numériquement,
voir le Parménide de Platon. —
Aussi énorme que possible, puisqu'il
y a toute la différence du néant à
Pêtre, du possible au réel.
$ 4. La privation et la matière,
expliquées Pont été
comme elles
192 LEÇONS DE PHYSIQUE.
tandis que la privation est le non-être en soi; et que la
matière fort voisine de la substance est, à certains
égards, substance elle-même, tandis que la privation ne
l'est pas du tout. δ᾽ 5. Mais d’autres philosophes placent
le non-être dans le grand et le petit indifféremment,
soit en les réunissant tous les deux ensemble, soit en les
prenant chacun séparément ; et, par conséquent, cette
manière qu'ils ont d'entendre la triade est absolument
différente de celle qui vient d’être indiquée. En effet, ils
sont bien allés jusqu’à ce point d'admettre comme néces-
saire l'existence d’une nature qui doit servir de support ;
mais ils ont supposé que cette nature est une; et si
quelque philosophe admet une dyade en la reconnaissant
dans le grand et le petit, il n’en fait pas moins encore
comme eux, puisqu'il oublie l’autre partie de l'être qui
est la privation.
δ 6. L'une de ces parties, en effet, qui demeure et sub-
siste, concourt avec la forme pour produire comme une
Cousin, et la Métaphysique, livre I,
ch. 6, p. 987, b, 29, édit. de Ber-
lin. — D'entendre la triade, cette
triade étant composée du grand et
du petit, c’est-à-dire des deux con-
traires et de l’idée qui les comporte,
— De celle qui vient d’être indiquée,
la matière, la privation et la forme.
Le texte est moins précis que ma tra-
plus haut, ch. 8, $$ 10 et suiv. —
Est le non-être en soi, voir plus
haut, ch. 9, $ 10. La matière est
substance en puissance. — La ma-
tière fort voisine de la substance,
voir les Catégories, ch. 5, ὃ 16, p.
67 de ma traduction, où est exposée
la théorie de la substance. C’est la
forme qui achève la matière et lui
donne tous les caractères de la sub-
stance.
$ 5. Dans le grand et le petit in-
différemment, en tant que contraires,
voir le Parménide de Platon, p. 45,
54, 59, et 81, traduction de M. V.
duction. — Si quelque philosophe,
c’est sans doute Platon. — L'autre
partie de l'être, l'expression du texte
est moins précise. —Quiest la priva-
tion, j'ai cru devoir ajouter ces mots.
$ 6. Comme unc mère, cette ex-
LIVRE 1, CH. X, 8 7. 495
mère tous les phénomènes qui adviennent ; mais quant à
l'autre partie de l'opposition des contraires, elle pourrait
bien plus d’une fois faire l'effet de ne point exister du
tout, pour celui qui ne regarderait en elle que son côté
destructif. δ 7. En effet, comme il y ἃ dans les choses un
élément divin, excellent et désirable, nous disons que l’un
de nos deux principes est contraire à cet élément, tandis
que l’autre est fait par sa propre nature pour rechercher
et désirer cet élément divin. Mais dans les théories que
nous combattons , il arrive que le contraire désire sa
propre destruction. Cependant il est à la fois impossible,
et que la forme se désire elle-même, parce qu’elle n’a
aucune défectuosité, et que le contraire la désire, puis-
que les contraires se détruisent mutuellement. Mais c’est
là précisément le rôle de la matière ; et elle est comme la
femelle qui désire devenir mâle, ou le laid qui veut deve-
nir beau; car la matière n’est pas le laid en soi ; elle n’est
pression me paraît pour Aristote bien
prétentieuse et bien recherchée ; c’est
peut-être une interpolation, et une
sorte de glose, — Mais quant à l’au-
tre partie de l’opposition, c'est-à-
dire la privation. — Que son côté
destructif, cette expression me sem-
ble encore peu Aristotélique, ainsi
que tout ce qui va suivre jusqu’à la
fin du $ 7.
$ 7. Un élément divin, c'est la
forme ou l’idée, ou bien encore l’es-
pèce. — L'un de nos deux prin-
cipes, à savoir la privation. — L’au-
tre, à savoir la matière, qui tend à
la forme, et désire cet élément divin
que la forme représente, — Mais
dans les théories que nous combat-
tons, le texte dit simplement : Mais
pour eux, pour les philosophes dont
il a été parlé un peu plus haut. —
C’est là le rôle de la matiére, la
matière désire la forme qui l’achève
et la complète, tandis que le con-
traire ne peut désirer la forme qui le
détruit, en le remplaçant par son con-
traire. — Elle est comme la femelle,
cet exemple peut sembler assez bi-
zarre, et on peut trouver que la
femelle est dans sa nature aussi com-
plète que le mâle. Voir sur le mâle
et la femelle, le Traité de la géné-
ration des animaux, livre 11, p. 731
et suiv. de l’édit. de Berlin.
A94 LEÇONS DE PHYSIQUE.
laide que par accident; elle n’est pas non plus femelle en
soi; elle ne l’est qu'accidentellement. $ 8. Dans un sens,
la matière périt et naît; et dans an autre sens, elle ne
naît ni ne périt. Ce qui périt en elle, c’est la privation:
mais en puissance elle ne naît ni ne périt en soi. Loin de
là; il y ἃ nécessité qu'elle soit impérissable et incréée. En
effet, si elle naissait, il faudrait qu’il y eût antérieure-
ment un sujet originaire d'où elle pût venir; mais c’est
là justement sa nature propre ; et alors la matière exis-
terait avant même de naître; car j'appelle matière ce su-
jet primitif qui est le support de chaque chose, et d’où
vient originairement, et non par accident, la chose qui en
sort. Si l’on dit que la matière peut périr, elle rentrera
en elle-même, puisqu'elle est le terme extrême, et il s’'en-
suivrait que la matière aurait péri avant même de périr.
$ 9. Quant au principe particulier de la forme, c’est le
devoir de la Philosophie première de déterminer avec
précision si ce principe est unique ou multiple, et d’étu-
$ 8. Dans un sens. dans un au-
tre sens, ces deux alternatives vont
êtres discutées; mais la conclusion
est que la matière première de l'être,
au sens où elle est entendue ici, ne
naît ni ne périt. Ce qui périt en elle
c’est la privation ; ce qui naît c’est
la forme représentée par un des
deux contraires. En puissance, elle
subsiste toujours ce qu’elle est en
soi. — Impérissable et incréée, au
sens restreint où la privation périt
et où la forme est créée; je ne crois
pas que ces expressions puissent
avoir ici la portée générale que
quelques commentateurs leur ont
prêtée. — Si l'on dit que la matière
peut périr, seconde alternative : La
matière ne périt pas plus qu'elle ne
naît; elle devrait périr en elle-
même comme y périssent les con-
traires, et il est aussi absurde de
dire qu’elle périt en elle-même que
de dire qu’elle naît d'elle-même, —
Avant même de périr, impossibilité
égale à celle qui ferait exister la
matière avant même qu’elle ne
fût née. τ
ς 9. Le devoir de la philosophie
première, Ja Métaphysique. Voir la
LIVRE 1, CH. X, $ 10. 195
dier la nature de ce principe spécial, ou de ces principes,
sil y en ἃ plusieurs. Nous renverrons donc pour cette
occasion la théorie que nous ne faisons qu'indiquer ici, et
nous nous réservons seulement de parler des formes na-
turelles et périssables dans les démonstrations qui vont
suivre.
δ 10. En résumé, nous nous sommes borné jusqu’à
présent à établir qu’il v ἃ des principes ; nous en avons
déterminé la nature et le nombre. Abordons à cette heure
une autre théorie, en prenant un autre point de départ.
Métaphysique, livre VII, ch. 4 et
suiv., et livre XII, ch. 3, p. 1029 et
1069, édit. de Berlin. — Que nous
ne faisons qu’'indiquer ici, le texte
n’est pas aussi explicite. — Des for-
mes naturelles et périssables, en
d’autres termes, sujettes au change-
ment.
$ 10. Qu'il y a des principes,
voir plus haut ch. 2. — La nature
et le nombre, voir plus haut ch. 8
et suiv.
FIN
DU PREMIER VOLUME
DE LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
A96 TABLE DES MATIÈRES.
TABLE DES MATIÈRES
DU PREMIER VOLUME
DE LA PHYSIQUE D’ARISTOTE.
Préface .
Paraphrase de la Physique d’Aristote.
Dissertation sur la composition de la Physique.
Leçons de Physique, Livre 1.
Table des matières du premier volume
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Echéance Date Due
19 AVR. 1991
30 AVR. 1992
14 AOÛT 1992
LL LUNA
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