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Full text of "Physique, ou, Leçons sur les principes généraux de la nature"

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en : À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. 4 | Sas 


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Idée générale de la Physique d’Aristote : c’est une théorie du 
mouvement. — Antécédents de la Physique; théories de Platon fee 
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Le 


… surle mouvement.—Analyse dela Physique d’Aristote. Méthode: 
‘éXbosée trop brièvement ; théorie des principes de l'être, et dé- Fe 
_ | finition de la nature, rattachées à la théorie du mouvement; /4° 
je - réfutation du système du hasard dans la nature. Définition die Fr) 

mouvement; théories de l'infini, de l’espace et du temps, ἔς /; 


ν Ε notions que le mouvement suppose. — Théorie du mouvement; RU 
#1 b diverses espèces de mouvement; unité du mouvement; opposi- 
_ tion etcontrariété des mouvements ; du repos; du mouvement 


à Let du repos naturels et forcés ; divisibilité indéfinie du mouve- 
Ἢ £! ‘ment; mesure du mouvement; réfutation des paradoxes de Zénon 
su contre le mouvement ; comparaison et proportionnalité 
F des mouvements ; quelques lois du mouvement. Éternité du 
| ἣν - mouvement circulaire ; théorie du premier moteur immobile. 
τῳ — Du style de la Physique d’Aristote. — Histoire des théories 
ἡ ᾿ sur le mouvement ; les écoles de l’antiquité ; le moyen-âge, 
1 Albert et saint Thomas ; la Renaissance ; analyse des théories 
ες: de Descartes, de Newton εὖ de Laplace comparées à celles 

Ο d'aristote, — Appréciation résumée de la Physique d’Aristote. 


La physique, telle que l’a comprise Aristote, ne 
répond pas du tout à l’idée que nous nous en fai- 


. sons aujourd'hui ; il n’y est question d’aucun des 
(44 


11 PRÉFACE ἠδ 


phénomènes dont pour nous cette science est néces- | 
salfement composée. Aristote ne parle ni d'optique, 
na d’acoustique, ni de calorique, ni d'électricité, ni 
démagnétisme. Non pas que quelques-uns de ces 
phénomènes n'eussent été observés aussi par les 
‘anciens ; mais la science de la nature ne s’étendaïit 
pas alors à ces détails ; et l'analyse n'avait pas été 
poussée aussi loin. On s’en tenait aux généralités 
les plus étendues ; et comme il arrive toujours 
quand la science débute, elle s’arrêtait aux faits les 
plus frappants et les plus palpables. Or 1] n’en.est 
pas dans la nature de plus certain ni de plus êvis 
dent que le mouvement sous loutes ses formes; et 
voilà comment la Physique d’Aristote n’est au fond 
qu'une théorie du mouvement. C’est une étude sur 
le principe le plus général et le plus important de la: 
nature; car sans ce principe, ainsi qu'Aristote Va 
dit bien des fois, la nature n'existe pas ; elles 'iden= de 
üifie en quelque sorte avec lui. À 
Il ne faut donc pas trop s’élonner si dans l'ou- 
vrage du philosophe on trouve de la métaphysique | 
et non de la physique au sens où nous l'entendons: 
Π faut nous dire que le mouvement est dans l’ordre 
des idées le premier fait que doit constater la sciente 
de la nature et dont elle doit se rendre compté 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. Il 


sous peine de ne pas se bien comprendre elle-même. 
Mais par le progrès de l’analyse, et par l'importance 
du sujet, la théorie du mouvement est sortie du 
domaine propre de la physique ; et sous le nom de 
mécanique, de dynamique et de statique, elle forme 
une science à part, dont la physique ne s'occupe 
plus, mais qu’elle suppose, parce que sans une telle 
science la physique ne serait pas logiquement pos- 
Sible. La théorie du mouvement est 51 bien l’anté- 
cédent obligé de la physique, que, quand à la fin du 
xvi siècle, Newton pose les principes mathématiques 
de la philosophie naturelle, en expliquant le système 
du monde, il ne fait dans son livre immortel qu’une 
théorie du mouvement (1). Descartes, dans les Prin- 
cipes de la Plilosophie, avait également placé l'étude 
_du mouvement en tête de la science de la nature. 
Ainsi, deux mille ans passés avant Descartes et 
Newton, Aristote a procédé tout comme eux; et si 
l'on veut considérer équitablement son œuvre, on 
verra qu'elle est de la même famille, et qu’à plus 
d'un égard, elle n’a rien à redouter de la compa- 
raison. 


(1) Newton le dit lui-même dans sa Préface à la première édition 
des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1686. 


1V PRÉFACE 


Mon admiration sincère pour le génie d’Aristote 
ne m'a jamais aveuglé, et surtout ellene m'a jamais 
empêché de combattre ce que je regardais comme ses 
erreurs. J'ai dû, quoiqu'à regret, le réfuter bien sou- 
vent. Mais je n’hésite pas à déclarer pour la Physique 
qu'elle est une de ses œuvres les plus vraies et les 
plus considérables. Comme elle n’a point encore 
été traduite en notre langue, elle n’est pas aussi 
connue parmi nous qu'elle devrait l'être ; et par les 
difficultés qu’elle présente, elle a peut-être rebuté 
les philosophes eux-mêmes. Mais je me flatte que, 
mieux appréciée en devenant plus accessible, elle 
nous paraitra désormais dans toute sa grandeur ; 
et quelle que soit la gloire d’Aristote, il n’est pas 
impossible que la connaissance plus approfondie de 
ce monument y ajoute encore quelque chose. Pour 
ma part, j'avoue que c’est l'impression que j'en ai 
ressentie. L'auteur de tant d'œuvres prodigieuses 
n'est pas estimé à toute sa valeur, si à la Logique, à 
la Métaphysique, à l'Histoire des Animaux, à la 
Météorologie, à la Politique, à la Rhétorique, à la 
Morale, à la Poétique, on ne joint pas la Physique, 
qui les égale, 51 même elle ne les surpasse. 

Sans doute la Physique d’Aristote, même dans les 
limites où elle se renferme, n’est pas sans défauts ; 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. v 


et je ne m'abstiendrai pas de signaler ceux qu'y peut 
reconnaitre une critique impartiale et respectueuse. 
Mais dans son ensemble, elle est une des composi- 
tions les plus achevées qu’ait enfantées ce puissant 
génie. L'idée générale en est simple; l'ordonnance, 
sauf quelques taches, qui consistent surtout en des 
répétitions et des longueurs, est d’une régularité 
irréprochable ; une parfaite unité y éclate, malgré 
ce qu’on a pu en dire sur la foi de quelques doutes 
traditionnels, trop peu justifiés ; et je ne vois guère 
que le Traité de l'âme, qui, sur tous ces points, puisse 
rivaliser avec celui-ci. Je ne parle pas de l’authen- 
ticité, qui n’a jamais été suspecte, et qui en effet ne 
peut l'être en aucune façon pour ceux qui ont vécu 
d'un peu près avec le philosophe, et qui se sont 
familiarisés avec son style et sa pensée (1). 

Pour bien apprécier tout le mérite de la Physique; 
il ne faut pas seulement rapprocher Aristote de Des- 
cartes et de Newton; 1] faut le comparer aussi à ses 
prédécesseurs et à ses contemporains. Il est vrai que 
ce n'est pas chose facile que de se faire quelque idée 
précise des études physiques en Grèce quatre ou 


(1) Voir plus loin, page 415, la Dissertation spéciale sur la 
composition de la Physique et son authenticité. 


ed 


vI PRÉFACE 


cinq siècles avant l'ère chrétienne. Mais heureuse- 
ment, parmi tant d'ouvrages qui ont péri, ceux de 
Platon sont arrivés tout entiers jusqu'à nous, comme 
le plus précieux de tous les trésors de l'intelligence 
hellénique ; et Platon ayant été vingt ans le maitre 
d’Aristote, c’est là surtout qu'il faut chercher la 
source des principales opinions du disciple, non 
sans qu'il ne füt possible de remonter encore plus 
haut. L'élève ἃ fréquemment réfuté et combattu le 
système de celui qui avait instruit sa Jeunesse et 
formé son esprit. Mais tout en s’éloignant de lui, 1] 
lui doit beaucoup ; etles emprunts qu’il lui fait invo- 
lontairement vont bien plus loin que lui-même ne 
s’en doute. Il faut donc d’abord interroger Platon, 
et surprendre dans les détours de ses dialogues 
l’idée qu'il se fait de l’étude de la nature, et particu- 
lièrement du rôle du mouvement dans le monde. 

Dans le Phédon, Socrate, sur le point de mourir, 
passe en revue les occupations principales de sa vie ; 
et 1] rappelle que dans sa jeunesse 1] avait aimé pas- 
sionnément la physique ; il s’y était porté d’une 
ardeur sans pareille ; eten se mettant sous la con- 
duite des Physiciens, « 1] s’était imaginé, qu'il allait 
« savoir tout d'un coup les causes de chaque chose, 
« ce qui la fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. vil 


« la fait exister (1). » Mais Socrate était bientôt 
revenu de sa curiosité juvénile et de sa naïveté trop 
crédule. Les explications des Naturalistes ne l'avaient 
pas convaincu, et le peu qu’il en avait tiré lui sem- 
blait fort mal répondre à tant de promesses et à tant 
d’espérances. Si les solutions grossières de l’école 
lonienne l’avaient repoussé, le système d’Anaxagore 
lui-même ne l'avait satisfait qu'à demi, et Socrate 
s’étonnait à bon droit qu'après avoir découvert dans 
l’Intelligence la cause et le principe de tous les phé- 
nomènes naturels, le sage de Clazomène se füt 
arrêté en si beau chemin, et qu'il n’eût fait presque 
aucune application d’une vérité si féconde. Socraie 
ne trouvait pas que l’école d’Élée eùt mieux réussi, 
et les paradoxes de cette école sur le mouvement ne 
le charmaient guère plus que les opinions sédui- 
santes, mais perverses, des Sophistes. 

À la distance où nous sommes de ces temps 
reculés, et d’après les trop rares fragments arrivés 
jusqu’à nous, le jugement que porte Socrate sur la 
physique de son temps, doit sembler assez juste, 
quoiqu'il soit peut-être un peu sévère; et tout en 
admirant le génie d’un Pythagore, d’un Thalès, d’un 


(1) Platon, Phédon, page 273, traduction de M. Victor Cousin. 


ΥΠῚ | PRÉFACE 


Démocrite, d’un Anaxagore, nous comprenons que 
ces systèmes n’aient point contenté Socrate, et qu'il 
les ait critiqués, sans cependant leur refuser quelques 
louanges. Socrate d’ailleurs était porté par un admi- 
rable instinct à donner bien plus d'importance à la 
science de l’homme qu’à la science de la nature; et 
il s’est laissé ravir par la psychologie et la morale. 
L'humanité doit l’en remercier éternellement ; mais 
ce n’était pas là une disposition très-favorable pour 
les progrès de la physique ; et ce n’est pas non plus 
dans l’étude de la nature que s’est surtout exercée 
et qu'a brillé l’école Platonicienne. 

Cependant l’auteur du Timée ne prétendait pas 
rester étranger à ces questions ; et tout en les relé- 
guant à un rang secondaire, 1l ne pouvait les éviter 
quand il essayait de scruter l’origine des choses, et 
de pénétrer jusque dans le sein même de Dieu, 
créateur et ordonnateur souverain de la nature, de 
l’espace et du temps. La question du mouvement 
était une des premières qu'il dût se poser, etil a 
tenté de la résoudre soit dans le Timée, soit dans le 
dixième livre des Lors, sans parler de quelques 
autres dialogues où elle est moins directement 
étudiée. Platon n’a pas songé à définir le mouve- 
ment, et 1] n’a pas cherché, comme plus tard Aris- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, IX 


tote, à en expliquer la nature intime et l’essence ; 
il s’est borné à se demander d’où le mouvement 
pouvait venir, et quelles en étaient les principales 
formes. 

Sur la cause première du mouvement, l'opinion 
de Platon est aussi arrêtée qu'il se peut, et 1] ne 
balance pas à rapporter à Dieu le mouvement qui 
se montre partout dans l’univers et qui le vivifie. 
C’est Dieu qui a tiré des profondeurs de son être le 
mouvement, qu'il a communiqué à tout le reste des 
choses ; sans lui, le mouvement ne serait pas né, et 
il ne continuerait point. Dieu est comme l’âme du 
monde ; l'âme, qui estle plus ancien de tous les 
êtres, et qui est pour le vaste ensemble de l’univers 
le principe du mouvement, ainsi qu’elle l’est pour 
les êtres particuliers, animant la matière inerte à 
laquelle elle est jointe. C’est Dieu qui a créé les grands 
corps qui roulent sur nos têtes dans les espaces 
célestes, et c’est lui qui maintient la régularité éter- 
nelle de leurs révolutions, de même qu’il leur ἃ 
imprimé l'impulsion primitive qui les ἃ lancés dans 
le ciel. Dieu est donc le père du mouvement, soit 
que nous considérions le mouvement à la surface de 
notre terre et dans les phénomènes les plus habi- 
tuels, soit qu'élevant nos yeux nous le contemplions 


x PRÉFACE 


dans l’infinité de l'étendue et dans l’harmonie des 
sphères. 

Platon attache la plus haute importance à ces 
opinions, qui font partie de sa foi religieuse, et 1] 
s’élève avec indignation contre l’impiété trop fré- 
quente des Naturalistes, qui croient trouver dans la 
matière réduite à ses propres forces une explication 
suffisante. S'en tenir uniquement aux faits sensibles 
qui tombent sous notre observation, et ne pas remon- 
ter plus haut pour les mieux comprendre, lui sem- 
ble une aberration et presque un sacrilége. C’est 
méconnaitre la Providence, qui régit et gouverne 
toutes choses avec autant de bonté que de sagesse, 
et c’est risquer de l’offenser que de ne pas voir assez 
clairement la trace qu’elle ἃ laissée dans ses œuvres, 
et dans ce grand fait du mouvement, qui doit la 
manifester à tous les yeux (1). Platon ne dit pas en 
propres termes que Dieu est le premier moteur, et 
c’est Aristote qui plus tard trouvera cette formule; 
mais la pensée, si ce n’est l’expression, est de lui; et 
le disciple, sous ce rapport comme sous bien d’au- 
tres, n'a été que l'écho de son maître. Seulement, 


(4) Platon, X° livre des Lois, page 237 à 249, traduction de 
M. Victor Cousin, 


A LA PiYSIQUE D'ARISTOTE. ΧΙ 


Aristote ἃ poussé beaucoup plus loin les déductions 
sévères de la science ; et il a substitué un système 
profond et solide à des vues, restées un peu indé- 
cises, toutes grandes qu’elles étaient. 

D'ailleurs, Platon ne s’en tient pas à cette indi- 
cation générale ; et après avoir montré d’où vient le 
mouvement, il veut expliquer aussi avec plus de 
détails les apparences diverses qu'il nous offre. Il 
distingue donc plusieurs espèces de mouvements, el 
il en porte le nombre tantôt à dix, tantôt à sept, 
sans les séparer toujours bien nettement entre elles. 
Le mouvement a lieu, soit en avant soit en ar rière, 
en haut etc en bas, à droite et à gauche ; 4 Joignez 2 
ces six mouvements. que chacun connait, le mouve- 
ment circulaire, et vous aurez les sept mouvements 
principaux. D’autres fois, Platon change cetie énu- 
mération, et il distingue les mouvements de composi- 
tion et de division, ceux d’augmentation et de 
diminution, et ceux dé génération et de destruction. 
Il y ajoute le mouvement de translation, soit que le 
corps 86 déplace dans l’espace et change de lieu, 
soit qu’il fasse une révolution sur lui-même et reste 
en place. Il met au neuvième rang le mouvement 
qui, venant d’une cause extérieure, est reçu du 
dehors et estcommuniqué; et enfin au dixième rang, 


XII PRÉFACE 


il met le mouvement spontané, qui n’a pas d’autre 
cause que lui-même, et qui produit tous les chan- 
gements et tous les mouvements secondaires que 
l'univers nous présente (1). D’autres fois, encore, 
abandonnant ces classifications, Platon réduit tous 
les mouvements à deux, le changement de lieu et 
l’altération, comme il le fait dans le Parménide (2) ; 
ou bien ces deux mouvements ne sont plus, comme 
dans d’autres passages du Timée, que la rotation sur 
soi-même, donnée par Dieu au monde, à l'exclusion 
de tout autre mouvement, et l’impulsion en avant, 
maîtrisée par le mouvement du même et du sembla- 
ble, qui ramène sans cesse au centre le corps prêt à 
s’égarer. 

Mais s’il y a quelque confusion dans ces opinions 
de Platon, un axiôme sur lequel il ne varie pas plus 
que sur l’origine du mouvement, c’est qu'il n'y ἃ 
point de hasard dansla nature, et que le mouvement, 
qui en est le phénomène principal, y a ses lois comme 
tout le reste. Le système du hasard n’explique rien, 
etil a ce très-grand danger de porter les âmes à 
l'irréligion, mal social qui perd les individus et que 


(1) Platon, X° livre des Lois, pages 233 et suivantes, traduction 
de M. Victor Cousin ; et aussi, Timée, pages 124, 135 et 141. 
(2) Voir le Parménide, traduction de M. Victor Cousin, p. 29, 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. ΧΠῚ 


le législateur doit énergiquement combattre. Platon 
flétrit avec insistance ce système, qui est aussi per- 
nicieux qu'il est vain, et 1] ne serait pas loin de 
porter des peines contre les Naturalistes qui y croient 
ets’en font les apôtres. C’est là un germe qu’a re- 
eueilli Aristote, et qu’il a développé non moins heu- 
reusement que son maitre, bien qu’à un tout autre 
point de vue. Ce n’est pas l’impiété de cette doctrine 
qui a révolié Aristote ; mais c’est sa fausseté gros- 
sière en présence de l’admirable spectacle que 
l’ordre universel étale sans cesse sous nos regards, 
pour peu que nous voulions l'observer (4). 

À la question générale du mouvement, s’en ratta- 
chent quelques autres que Platon a également tou- 
chées, et qu’à son exemple Aristote ἃ fait entrer aussi 
dans sa Physique. Platon distingue le mouvement en 
haut, et le mouvement en bas. Mais qu'est-ce que le 
haut et le bas? Sont-ils relatifs à nous uniquement ? 
Ou bien existent-ils dans la nature? Sur cette ques- 
tion, qui peut nous sembler embarrassante même 
encore re aujourd’ hui, Platon ἃ deux solutions qui se 


(1) Voir un peu plus loin dans cette préface la réfutation d’Aris- 
tote contre la doctrine du hasard; voir aussi dans Platon le 
X° livre des Lois, pages 223 et suivantes, traduction de M, Victor 
Cousin. 


XIV PRÉFACE 


contredisent et qu'Aristote n’a pas éclaircies plus 
que lui. Le haut est le lieu où se dirigent les corps 
légers ; le bas est le lieu où se dirigent les corps pe- 
sants. Il semble donc que le haut et le bas sont dé- 
terminés par une loi naturelle, puisque ce n’est pas 
indifféremment que tels corps s'élèvent, tandis que 
d’autres sont toujours entraînés par une chute irré- 
sistible. Mais ailleurs, Platon est d’un autre avis, et 
il déclare qu'il n’y a dans la nature ni haut ni bas, 
attendu que tout y est concentrique (1). Platon, du . 
reste, n'approfondit pas cette dernière idée, qui est 
comme un pressentiment de la théorie de la pesan- 
teur universelle. C’est que les temps n'étaient pas 
venus ; et le génie même d’Aristote, avec celui de 
son maître, ne suffisait pas à découvrir et à constater 
cette grande loi du monde et de la matière. 

S'il n’y ἃ ni haut ni bas dans la nature, 1} y a 
bien moins encore de vide,et tout est plein dans ces 
espaces infinis où notre regard se perd quand il s’y 
plonge. Platon ne dit pas de quelle espèce peut être 
cette malière dont, à son sens, l’espace est rempli; 
mais elle n’est point telle qu’elle puisse opposer le 
moindre obstacle au mouvement, et le mouvement 


(4) Platon, Timée, page 180, traduction de M. Victor Cousin, 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XY 


s’y passe avec une si constante et si parfaite régula- 
rité qu'évidemment rien ne le trouble ni ne le gêne. 
Ce n’est pas à dire que peut-être à l’intérieur des 
corps, 1] n'y ait des vides ; et 1] est une foule de 
phénomènes très-faciles à observer qui attestent que 
les parties des corps peuvent être plus ou moins 
éloignées les unes des autres, sans que le corps perde 
aucune de ses propriétés, ni même qu'il perde sa 
forme. Tantôt les corps se contractent sur eux-méê- 
mes, tantôt 115. se dilatent. Il semble donc que dans 
leur intérieur, il y ἃ des vides qui disparaissent à 
certains moments, ou qui s’accroissent à certains 
autres. Mais la structure intime des corps nous est 
{rop peu connue, et comme on ne peut percer ce 
mystère, Platon s'arrête à croire d’une manière gé- 
nérale que dans le monde le vide n’est pas plus pos- 
sible que le néant. 

Si le vide n’est pas nécessaire au mouvement, 
deux autres conditions lui sont essentielles, selon 
Platon. Le mouvement ne peut s’accomplir que dans 
un cerlain espace et dans un certain temps. Sans 
l’espace et le temps, lé mouvement n’est même pas 
concevable. Il faut que tout ce qui est, 1l faut que 
tout ce qui change et se meut, soit quelque part et 


XVI PRÉFACE 


dans un lieu (1); ce qui n'est nulle part n’est rien ; 
et si le mouvement et l’être ne durent pas quelque 
portion de temps, 1ls nous échappent nécessaire- 
ment etsont pour nous absolument comme s'ils n’é- 
taient pas. | 
Qu'est-ce que l’espace? Qu'est-ce que le temps? 
Platon s'arrête peu à ces deux idées. Mais il a sur le 
temps, indispensable à la réalité et à la conception 
même du mouvement, une théorie qu’Aristote a cru 
devoir réfuter, et qui cependant est profondément 
vraie. Platon soutient que le temps a commencé, et 
que par conséquent, 11 peut finir. Aristote trouve 
cette opinion fort singulière, et il signale Platon 
comme le seul parmi les philosophes qui l’ait adop- 
tée. Je crois qu’Aristote n'a pas examiné d'assez près 
la pensée de son maître. Platon distingue deux 
choses qu’en effet 1l faut se bien garder de confon- 
dre : l'éternité et le temps, qu’Aristote ἃ eu quel- 
quefois le tort de prendre l’une pour l’autre. Le 
temps n’est, suivant la grande parole de Timée, 
qu'une image mobile de l'éternité. Tout ce qu'on 
peut dire de l'éternité, c’est qu’elle est; 1l n'y ἃ 
pour elle ni passé ni futur ; elle est un perpétuel et 


(4) Platon, Timée, page 158, traduction de M. Victor Cousin, 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XVII 


insaisissable présent. Le passé et l’avenir ne convien- 
nent qu’à la génération qui se succède dans le 
temps; et ils sont le domaine du mouvement. Mais 
quant à l'éternité, immobile comme elle l’est, rien 
ne la mesure ni ne l’épuise. Le temps, au contraire, 
a commencé avec le monde, quand Dieu Pa créé et y 
a mis un ordre merveilleux. « C’est l'observation du 
« jour et de la nuit; ce sont les révolutions des mois 
« et des années qui ont produit le nombre, fourni 
« la notion du temps et rendu possible l'étude de 
« l’univers (1). » Le temps n’est donc qu'une por- 
tion de l’éternité, que nous en détachons à notre 
usage. Mais dans l'éternité elle-même il n’y a plus 
de temps; car le temps n’est pas identique avec elle, 
tandis que l'éternité est en quelque sorte identique à 
Dieu. C’est qu’en effet, comme devait le dire admi- 
rablement Newton, Dieu n’est pas l'éternité plus qu’il 
n'est l’infinitude ; mais il est éternel et infini. Le 
temps n'existe pas pour lui; le temps n'existe que 
pour nous. L’éternité est divine ; le temps est pure- 
ment humain. Il ne convient qu’à ce qui a eu un 


(1) Platon, Timée, pages 130 et 131, traduction de M. Victor 
Cousin. 


b 


XVIII PRÉFACE 


commencement et peut avoir une fin. L’éternité n’a 
point commencé, et elle ne peut finir. 

Ainsi dans les théories platoniciennes, le mouve- 
ment et le temps qui se mesurent mutuellement, 
ont une destinée pareille. Ils sont nés à un certain 
moment par la volonté souveraine de Dieu ; 115 peu- 
vent s’étemmdre et mourir par un autre de ses dé- 
crets. Ils sont tous deux divisibles et le sont à 
infini. Mais l'éternité est une; et son existence 
nécessaire implique son unité absolue. Elle est in- 
défectible, tandis que le mouvement et le temps qui 
s’écoulent dans son immuable sein, ne le sont pas. 
En attendant, le mouvement et le repos, son con- 
traire, se partagent le monde, puisque certaines 
choses sont mues et que d’autres ne le sont pas. Si 
nous savons les bien observer l’un et l’autre, nous 
comprendrons un peu mieux la nature, et nous pé- 
nétrerons un peu plus avant dans le secret de la 
matière universelle, cet ample et confus réceptacle 
de toutes choses, qui en soi est informe et invisible, 
bien qu’elle soit le théâtre de tous les phénomènes. 

Tel est à peu près l’ensemble des vues de Platon 
sur la question du mouvement. On peut trouver cer- 
tainement qu'elles sont incomplètes et peu précises. 
Mais elles sont pleines de grandeur, et à quelques 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XIX 


égards elles peuvent passer pour le dernier mot de 
l'esprit humain sur ce profond et difficile sujet. 
Après les travaux des philosophes et des mathéma- 
ticiens modernes, on en sait beaucoup plus long sans 
doute sur la théorie du mouvement; et l’analyse ἃ 
mis en lumière une foule de détails dont Platon n’a 
pas eu le moindre soupçon. Mais pour cela son mé- 
rite n'en est pas amoindri; c’est lui qui le premier 
a placé cette théorie à la hauteur qu’elle devrait tou- 
jours conserver, et que les mathématiques, même 
quand on les applique à l'astronomie, lui font perdre 
trop souvent. La question du mouvement dans le 
monde et dans la pature se lie intimement à la ques- 
tion 1 même de Dieu et de sa providence. Platon l’a 
bien vu, et c'est une gloire qui lui appartient mieux | 
qu’à qui que cesoit. 

D'ailleurs, le défaut qui dépare la forme de ces 
doctrines, n’est pas moins évident que leur sublimité 
et leur élévation. La manière dont Platon expose sa 
pensée n'a rien de scientifique, ou plutôt n'a rien 
de systématiquement ordonné. La forme du dialogue 
qu'il a prise ne comporte pas la démonstration. 
Pour reproduire au vrai ces entretiens incompara- 
bles de Socrate, et leur conserver la réalité de la vie, 
il fallait laisser de côté ces arguments rigoureux et 


XX PRÉFACE 


ces déductions pressées que la science exige. On est 
beaucoup moins austère quand on discute avec des 
amis, qu'on ne doit l'être quand on se place seul 
face à face avec la vérité. Les dialogues platoniciens 
n’en sont pas moins persuasifs ni moins utiles. Mais 
ils sont une exception, comme Socrate lui-même en 
est une dans l'humanité entière. Ils sont faits pour 
charmer et instruire perpétuellement les esprits les 
plus nobles et les plus délicats. Mais 1] serait péril- 
leux de les prendre pour modèles, et une simple 
imitation ne serail pas assez sérieuse pour le service 
de la science. De nouveaux dialogues ne seraient 
acceptables pour elle qu’à la condition d’un nouveau 
Socrate interprété par un autre Platon. 

Aristote ἃ bien senti cette difficulté, et tout en 
conservant une bonne partie des idées de son mai- 
tre, 1] les ἃ transformées. Nous en retrouverons un 
grand nombre dans sa Physique ; mais l'expression 
en sera tout autre, et elles y paraïtront neuves tant 
elles y seront changées, bien que le fond soit resté 
à peu près le même. Ce procédé d’Aristote se répète 
dans bien d’autres de ses ouvrages ; sa politique et 
sa morale par exemple, ne sont guère que les échos 
de la morale et de la politique platoniciennes ; sa 
logique, sa métaphysique, malgré bien des différen- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XXI 


ces, ont fait des emprunts nombreux; sa poétique, 
sa rhétorique sont dans le même cas. Mais sur tous 
ces sujets, Aristote n’en reste pas moins profondé- 
ment original. Les idées se transfigurent sous sa 
main ; 1l leur imprime l’ordre et le cachet indestruc- 
tible de la science, et cette forme définitive qui les 
rendra propres à l’enseignement et à l'instruction 
des siècles, quand les siècles se mettront à cette 
grave école. Ce mérite éclate dans la Physique plus 
que partout ailleurs ; et on peut la regarder à la fois 
comme un résumé de tout ce que l'antiquité grecque 
a su de ce grand problème du mouvement, et comme 
un manuel de ce que les âges postérieurs ont doci- 
lement répété jusqu'aux temps de la Renaissance et 
à la rénovation de la science moderne. 

Voici l’analyse de cette belle théorie que je veux 
reproduire dans ses traits les plus saillants et les 
plus clairs, afin de mieux voir ensuite ce qu’on y ἃ 
ajouté, soit au nom des mathématiques, soit au nom 
de l'astronomie. 

Aristote débute par énoncer quelques règles très- 
générales sur la méthode qu'il compte suivre dans 
l'étude de la nature, et 11 établit qu Ἢ faut, pour la 
physique comme pour: toute ἃ autre science d’obser- 
vation, commencer par l'examen des choses qui sont 


XXII PRÉFACE 


les plus notoires pour nous, et s'élever ensuite aux 
choses qui sont les plus notoires en elles-mêmes. Les 
premières notions sont toujours assez confuses ; mais 
l'analyse y porte peu à peu la lumière, et tout finit 
par s’éclaircir en se classant. Je ne prétends pas 
qu'Aristote soit toujours resté très-fidèle à ce pré- 
cepte; mais c’est déjà beaucoup que de le promul- 
guer, et même en ne s’y pliant pas soi-même, on 
peut montrer à d’autres à en faire un usage plus 
constant. 

Le premier principe qu'Aristote constate dans 
l'étude à laquelle il va se livrer, et qui en est comme 
l’inébranlable fondement, c’est qu'il y ἃ dans la na- 
ture certaines choses qui se meuvent. C'est là un fait 
que l’observation nous apprend avec la dernière 
évidence, et que l'induction confirme pour peu qu'on 
y veuille réfléchir. Tout dans l’univers n’est pas en 
mouvement, comme on l’a prétendu; mais c’est faire 
violence au témoignage le plus manifeste de nos sens 
que de soutenir, comme l’ont fait quelques philoso- 
phes, que tout est en repos. Aristote ne veut pas 
discuter longuement contre ces paradoxes, que se 
permettait surtout l’école d’Elée ; 1] admet en fait et 
en prineipe que le mouvement existe, et que c’est de 
cette vérité qu’il faut partir pour étudier la nature. 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XXII 


Il y a des questions que les sciences rencontrent dès 
leurs premiers pas et qu’elles doivent résoudre ; 1l 
en est d’autres qu’elles doivent omettre, parce que 
ce sont des obstacles vains que leur oppose un scep- 
tieisme plus habile que sincère. Les sciences s’ap- 
puient chacune nécessairement sur certains axiômes 
qu'elles admettent sans contrôle ; et à défaut de 
cette foi implicite et instinctive, l'édifice de la science 
ne pourrait être construit, parce qu'il manquerait 
de base. La physique ferait donc bien de dédaigner 
ces hautaines et absurdes négations, et de procéder 
comme la géométrie, qui ne discute jamais que des 
questions essentiellement géométriques. Mais cepen- 
dant comme les philosophes qui ont nié le mouve- 
ment, ont touché à des questions physiques, tout en 
se mettant en dehors de la physique véritable, Aris- 
tote croit devoir s'arrêter un instant à repousser 
_ leurs erreurs; et pour expliquer la possibilité du 
mouvement, 1] remonte juxqu'aux éléments et aux 
principes de l'être. C’est le sujet du premier livre 
de la Physique, consacré presque tout entier à cette 
discussion. Sans doute, elle n’a pas aujourd’hui 
l'intérêt qu'elle offrait au temps d’Aristote, et une 
réfutation de Parménide et de Mélissus ne pique pas 
très -vivement notre curiosité. Mais il est bon de s’en 


XXIV PRÉFACE 


faire toutefois quelque idée, pour mieux suivre tous 
les progrès de la science. 

Parménide et Mélissus soutenaient que tout être, 
quel qu’il soit, est essentiellement un, et 115 ne vou- 
laient pas même distinguer dans l'être la substance 
et les attributs. Ils confondaient tout ce qui entre 
dans la composition de l'être, et tous les êtres, sous 
cette obscure formule, dont Aristote s'attache à dé- 
montrer l’inanité. Les mots d’être et d’un ont plu- 
sieurs sens, et il ne serait pas mal de bien marquer 
dans lequel de ces sens différents on prétend les 
employer. L’être existe avec une umité apparente ; 
mais pour peu qu'on veuille examiner cette unité, 
on y découvre bientôt une multiplicité d'éléments. 
La réalité de l'être n’est pas la même que celle de 
ses attributs et de ses accidents. Les attributs n’exis- 
tent pas par eux seuls, et il faut préalablement et de 
toute nécessité, l'être substantiel pour les soutenir 
et leur communiquer une réalité que par eux-mé- 
mes 1ls ne possèdent point. En regardant aussi à la 
définition des êtres, on voit sans peine qu'ils n’ont 
pas cette unité prétendue qu’on leur suppose si gra- 
tuitement. L'homme par exemple, quand on le dé- 
finit, est un animal bipède. Or la qualité de bipède 
n’est pas un accident de l’homme ; elle n'en est pas 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XxV 


séparable; car l’idée de bipède est impliquée dans 
l’idée d'homme, tandis que l’idée d'homme n’est pas 
impliquée dans celle de bipède. Ainsi l’homme qu'on 
veut faire si complétement un, ne l’est pas logique- 
ment plus qu’il ne l’est matériellement. Ce qui est 
dit de l’homme pourrait également s'appliquer à 
tout autre être; et chacun des êtres, loin d’avoir 
l'unité qu’on croit, est composé d'éléments essen- 
tiels qui sont en lui comme autant de principes mul- 
tiples et distincts. 

Anaxagore n’est guère plus sensé que Mélissus et 
Parménide, quand il soutient que tout est dans tout, 
et quand 1] confond dans ses homéoméries ou par- 
ties similaires, tous les éléments de l’univers. C’est 
faire de toutes choses un véritable chaos; et ce n’é- 
tait pas la peine d'essayer de débrouiller par l’Intel- 
ligence le chaos primitif, pour aboutir à cette expli- 
cation incompréhensible. 

Il faut donc en revenir à quelque chose de plus 
clair et de plus vrai; et reconnaître que l'être est si 
peu un, au sens où on le dit, qu'il peut avoir des 
contraires. Les partisans les plus aveugles de l’unité 
de l’être sont forcés d’avouer que le même être subit 
bien des changements, et que par exemple 1] est 
tantôt chaud, tantôt froid. Or ce sont là des contrai- 


XXVI PRÉFACE 


res, et par conséquent des principes. Mais les con- 
traires ne peuvent jamais être moins de deux dans 
l'opposition qui les sépare, et qui en même temps 
les rattache l’un à l’autre. Ils détruisent donc la pré- 
tendue unité de l’être. D’autre part, ils ne peuvent 
pas être trop multiples ; car s'ils étaient en nom- 
bre infini, ils deviendraient inaccessibles à la science, 
puisque la science ne peut jamais parcourir l'infini. 
Ainsi voilà déjà deux conclusions irréfutables : l'être 


n'est pas un, et les principes qui le composent sont 


en nombre limité. Mais quel est ce nombre? Évidem- 
ment, il ne peut pas y avoir dans l’être deux prin- 
cipes seulement. Ces deux principes seraient des 
contraires, et les contraires ne peuvent agir l’un sur 
l’autre. Par exemple et pour prendre les contraires 
imaginés par Empédocle, qu'est-ce que l’Amour peut 
sur la Haine? Qu'est-ce que la Haine peut sur l’A- 
mour? Il y a donc entre les deux contraires une na- 
ture qui leur sert de support commun, si ce n’est 
simultané; et cette nature c’est la substance, que les 
contraires modifient et changent tour à tour, n’exis- 
tant qu’en elle-même et par elle-même. 

= Dans toute production de phénomène, il y ἃ tou- 
jours ainsi quelque chose qui subsiste, et qui reste 
un numériquement. Mais la forme varie, et elle revêt 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XXVII 


les contraires qui la diversifient dans chaque genre. 
Ainsi l'homme subsiste et demeure, bien que suc- 
cessivement il fasse de la musique ou qu’il cesse d’en 
faire; il est musicien ou il ne l’est pas. Mais pour sa 
substance, il n’y ἃ ni opposition possible, ni équi- 
voque; il est toujours homme sous les modifications 
accidentelles qu'il subit. La substance n’est jamais 
l'attribut de quoi que ce soit, tandis que les acci- 
dents sont les attributs nécessaires de ce qui les 
reçoit et est dénommé d’après eux. Par conséquent, 
dans tout phénomène qui se produit et qui devient, 
on peut distinguer le sujet et la forme. Mais comme 
la forme peut être l’un des deux contraires, et 
comme 1] n’y ἃ jamais qu'un des deux contraires qui 
puisse réellement exister , à la substance et à la 
forme il faut ajouter la privation, pour tenir compte 
du contraire qui est momentanément absent, et qui, 
les conditions étant données, peut se substituer à 
l’autre contraire, qui est nécessairement seul tant 
qu'il est. 

Donc, en résumé, les principes de l'être sont au 
nombre de deux, en les considérant à un certain 
point de vue, etils peuvent être jusqu'à trois, en les 
considérant à un point de vue légèrement différent : 
la matière ou le sujet, la forme et la privation. La 


XXVIII PRÉFACE 


matière existe préalablement, et la forme vient s’y 
joindre en la déterminant. La matière prise dans 
toute sa généralité n’est pas précisément l’être lui- 
mème; elle est à l’être réel et particulier que nos 
sens percoivent ce que l’airain est à la statue, ce que 
le bois est au lit qui en est fait. L’être ne serait pas 
sans elle; mais elle est autre chose que l’être, tant 
qu'elle n’a pas recu la forme propre qui le constitue 
essentiellement. 

Voilà cette théorie fameuse de la matière et de la 
forme si souvent reprochée à Aristote, et que l’on 
critiquera sans doute plus d’une fois encore. Pour 
moi, je la trouve simple et vraie; et elle n’a pas 
même le tort d’être obscure; tout au plus accorde- 
rais-je qu'elle a quelque subtilité, sans être d’ail- 
leurs en rien sophistique. La matière et la forme 
sont les éléments logiques et réels de l’être. 

Mais, pour l'étude spéciale qu'Aristote poursuit 
dans sa Physique, cette doctrine était indispensable, 
et elle ἃ une importance toute particulière. Du mo- 
ment que l'être n’est plus un comme le croyaient 
Parménide et Mélissus, 1l n’est pas immobile, comme 
ils le soutenaient avec plus de conséquence que de 
raison. Oui sans doute, si l’être est un, il ne peut 
pas avoir de mouvement; mais s’il a une partie qui 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXIX 


change, et si à la substance s’ajoute la forme, dès 
lors le mouvement est possible; car la forme change, 
puisqu'elle peut passer d’un contraire à l’autre; et 
qui dit changement, dit mouvement par cela même. 
L'unité de l’être est incompatible avec sa mobilité ; 
mais du moment que l’être est multiple, 1] est sus- 
ceptible de mouvement; et c’est la forme qui est en 
lui l'élément mobile, tandis que la substance, comme 
son nom même l'indique, demeure et subsiste telle 
qu’elle est, sans avoir jamais de contraire et sans ja- 
mais être mue. L'École d’Élée n’osait pas du premier 
Coup risquer cet énorme paradoxe qui nie le 
mouvement dans le monde, et qui contredit 81 auda- 
cieusement le sens commun et l’attestation de nos 
sens; mais elle niait d’abord le mouvement dans 
l'être lui-même, pour arriver plus sûrement avec 
Zénon à le nier dans l’univers. 

Non-seulement Aristote croit, par cette doctrine 
des principes de l’être, démontrer la possibilité du 
mouvement; 1l y trouve, en outre, cet avantage de 
résoudre diverses questions qui avaient embarrassé 
les anciens philosophes, et qui sortaient de ce sin- 
gulier système de l'unité. « Rien ne vient de rien, 
« disaient-ils dans leur inexpérience; et, par con- 


XXX PRÉFACE 


« séquent, rien ne naît, rien ne périt. » C’était nier 
toute génération ; et, de cette facon encore, l'unité 
de l’être impliquait nécessairement son immobilité. 

La théorie de la matière et de la forme explique 
cela sans la moindre peine. Sans doute, rien comme 
on le dit, ne vient du non-être; mais une chose de- 
vient ce qu'elle n'était pas; subsistant dans sa 
matière, elle change dans sa forme; le contraire que 
supposait la privation prend la place du contraire 
réel qui disparaît après avoir été; et ce nouvel attri- 
but sort, si ce n’est absolument, tout au moins d'une 
façon indirecte, de la privation, qui est en soi le 
non-être. La chose n’est pas ce qu'elle devient, pré- 
cisément parce qu’elle le devient; mais c’est de ce 
qu'elle n’était pas qu’elle tire la forme nouvelle 
qu’elle reçoit. La génération ainsi conçue suppose 
l'être: elle est alors toute relative, car c’est le simple 
changement d’un contraire dans un contraire. Mais 
la génération absolue ne suppose pas moins l'être 
que la génération relative d’une qualité; un être 
vient {toujours d’un être antérieur, et c’est, par 
exemple, l’homme qui engendre l’homme. Grâce à 
celle distinction, qui est à peu près celle de l'acte et 
de la puissance, les anciens philosophes auraient 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XXXI 


compris que quelque chose peut venir du non-être, 
etils ne se seraient pas tant troublés d’une difficulté 
qui n'est que spécieuse. 

On le voit donc : le premier livre de la Physique 
est presqu'entièrement polémique; mais de cette 
polémique ressort la certitude de ce grand fait du 
mouvement, que des écoles plus audacieuses que 
raisonnables avaient ébranlé dans la croyance com- 
mune. Aujourd'hui la réfutation de telles doctrines 
nous semblerait bien peu utle (4); mais elle l'était 
au temps d’Aristote, et l’école d’Élée était encore 
assez puissante pour qu'il y eût opportunité à la 
combattre et à démontrer ses erreurs. 

À cette affirmation du mouvement, succède dans 
tout le second livre de la Physique une longue défi- 
nition de ce qu’Aristote entend par la nature. C’est, 
en effet, dans l’ordre de ses idées la première ques- 
tion qui se présente, puisqu'il identifie à peu près 
complétement le mouvement et la nalure, que le 


(1) « Le mouvement et ses propriétés générales sont le premier 
« et principal objet de la mécanique. Cette science suppose 
« l’existence du mouvement, et nous la supposerons aussi comme 
« avouée et reconnue de tous les physiciens. A l'égard de la na- 
« ture du mouvement, les philosophes sont au contraire fort 
« partagés là-dessus. » D’Alembert, Traité de Dynamique, édi- 
tion de 1758, Discours préliminaire, page v. 


XXXII PRÉFACE 


mouvement anime tout entière. Entre les êtres qui 
sont dans la nature ou qui existent naturellement, et 
ceux que produit l’art de l’homme, 1] y ἃ cette pro- 
fonde différence que les premiers portent en eux- 
mêmes le principe de leur mouvement ou de leur 
repos, et que les seconds n’ont de repos ou de mou- 
vement que par l'intermédiaire des éléments natu- 
rels dont ils sont composés. Ainsi, c’est la nature 
qui fait les animaux, les plantes et les corps simples 
tels que la terre, le feu, l'air et l’eau. Toutes ces 
choses ont en elles-mêmes ou la cause d’un mouve- 
ment de locomotion dans l’espace et d’un développe- 
ment spontané, ou la cause d’une inertie qui les 
maintient dans le lieu où elles sont. Au contraire, 
les choses produites par l’art, un lit, par exemple, 
un vêtement, n’ont en tant que tels aucune ten- 
dance à changer; et s’ils changent, ce n’est qu'indi- 
rectement et comme formes de certains éléments na- 
turels qui ont la faculté propre de changer et d’être 
mus. La nature est donc dans les êtres qu'elle crée 
le principe et la cause du mouvement et du repos. 
Les êtres sont appelés naturels, et ils sont dits de 
nature, quand ils ont en eux-mêmes et considérés 
seuls, ou le mouvement ou l’inertie. 

Je ne voudrais pas soutenir que cette défimtion 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXXII 


de la nature soit à l'abri de toute critique; mais 1] 
faut l’accepter telle qu’Aristote nous la donne. Lui- 
même sans doute la trouvait insuffisante; car il es- 
saie de lapprofondir un peu davantage. Il se 
demande donc puisqu'il reconnaît deux éléments 
essentiels dans l’être, la matière et la forme, avec la 
privation, si c’est la matière ou la forme qui est la 
véritable nature des ëtres. Il incline à penser que la 
forme d’une chose est bien plutôt sa nature que ne 
l'est la malière ; car la matière n’est en quelque 
sorte qu’en puissance, tandis que la forme est l’acte 
et la réalité. C'est la forme qui constitue précisé- 
ment lessence de chaque chose; car c’est d’après sa 
forme et non d'après sa matitre que l'être, quel 
qu'il soit, est dénommé. C'est sa forme qui fait son 
espèce. Mais à ces deux premières causes, la matière 
et la forme, il faut en ajouter deux autres pour com- 
prendre la nature des êtres dans toute sa généra- 
lité. Ces deux autres causes, ce sont l’origine du 
mouvement et le pourquoi des choses. Les causes 
sont ainsi au nombre de quatre: la | CAUSE matérielle, 
la cause essentielle ou formelle, la cause motrice et 
la cause finale. Ces quatre principes épuisent l'être 
tout entier, et on les retrouve perpétuellement dans 


la nature pour peu qu’on l’étudie : tout y a une ma- 
€ 


ΧΧΧΙΥ͂ PRÉFACE 


tière, tout y a une forme, tout y a du mouvement, 
et de plus tout y a une fin. 

Aussi Aristote, se souvenant des leçons de Pla- 
ton, combat-il avec la plus grande force cette 
absurde doctrine qui croit trouver du hasard dans 
la nature. Il atteste pour la réfuter et le spectacle 
du ciel, où tout se passe avec une merveilleuse régu- 
larité, et l’organisation des animaux, où toujours tel 
organe répond à telle fonction. Il raille Empédocle, 
qui s’est imaginé que les parties des animaux se cor- 
respondent 81 admirablement les unes aux autres 
par un simple effet du hasard, et que les grands phé- 
nomènes cosmiques sont sans lois et peuvent s’ac- 
complir tantôt d’une façon et tantôt d’une autre. 
Le vrai physicien, en étudiant les quatre espèces de 
causes, se convaincra aisément que la nature agit 
toujours en vue d’une fin; et précisément parce 
qu'elle est régulière dans l’immense majorité des 
cas, elle n’est pas soumise à une aveugle puissance; 
elle n’est donc pas sous le joug de la nécessité. 

On objecte, il est vrai, que certains phénomènes 
naturels produisent simultanément des effets tout 
différents, et que, par exemple, la pluie qui tombe 
fait pousser le grain dans le sillon, en même temps 
qu’elle le pourrit dans la grange, si la toiture de la 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XXXV 


grange est délabrée. On en conclut que la pluie est 
un simple phénomène nécessaire, qui résulte de la 
condensation des vapeurs dans les parties élevées de 
l'atmosphère, où elles se convertissent en eau pour 
retomber sur le sol. Mais dira-t-on aussi que c’est 
une nécessité inintelligente qui fait que toujours 
dans la machoire des animaux les dents de devant 
sont incisives et aiguës pour trancher les aliments, 
tandis que les molaires sont propres à broyer 
parce qu’elles sont larges? Osera-t-on soutenir que 
c’est là une simple coïncidence, et que c’est un pur 
accident qui ἃ fait que les choses se sont produites 
dans des conditions de durée convenables, absolu- 
ment comme elles se seraient produites si elles 
avaient eu un but prédéterminé et réfléchi? C’est 
croire avec Empédocle qu'il y a eu jadis des tau- 
reaux qui avaient des visages humains, des oliviers 
qui portaient des raisins, et que c'est après une 
foule de combinaisons, toutes plus impossibles les 
unes que les autres, que les taureaux et les hommes, 
les olives et les vignes, ont été enfin ce que nous les 
voyons. Soutiendra-t-on aussi que c’est un hasard 
qu'il fasse mauvais temps en hiver et qu'il fasse 
beau en été? Est-ce encore par hasard que les four- 
mis, les abeilles, les araignées même exécutent 


XXXVI PRÉFACE 


leurs étonnants travaux? Est-ce un hasard que l’hi- 
rondelle dispose si habilement le nid de sa jeune cou- 
vée, que dans les plantes mêmes les feuilles couvrent 
si utilement le fruit, et que les racines poussent tou- ᾿ 
.jours en bas pour trouver leur nourriture dans le 
sol qu’elles pénètrent? 

Ainsi, 1] n’y a pas de hasard, 1l n’y ἃ pas de né- 
cessité dans la nature; et ce que l’on appelle vulgai-. 
rement nécessité et hasard, c’est ce que nous ne 
comprenons pas. On ne peut nier que parfois la na- 
ture ne se trompe, et qu’en voulant réaliser la forme, 
qui est son but principal, elle n’échoue quelquefois 
dans ses efforts. Ainsi, les monstres sont une dévia- 
tion des lois ordinaires, et d’un but vainement 
cherché; c’est la perversion de la semence et du 
germe par une cause qui nous reste ignorée. Mais 
toujours le principe tend au même résultat, à moins 
qu'il n’y ait quelqu'obstacle qui l’arrête. Il est vrai 
que dans la nature le moteur est souvent impé- 
nétrable et invisible; mais ceci ne veut pas dire 
qu'il ne soit pas intelligent. La nature, répétons-le 
bien haut, est une cause et une cause qui agit en 
vue d’une fin. Le nécessaire, quoi qu’on en puisse 
penser, n'a point dans les choses une existence ab- 
solue; 11 n’a qu’une existence conditionnelle, et en 


Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XXXVII 


quelque sorte hypothétique; c’est-à-dire que cer- 
taines données étant admises, il en résulte nécessai- 
rement certaines conséquences. Ainsi, la maison 
devant être construite, il faut nécessairement que 
les matériaux les plus lourds et les plus solides 
soient dans les fondations, et que les plus légers 
soient au faite. C’est encore de la même manière 
que la scie, pour accomplir son œuvre, doit nèces- 
sairement avoir des dents de fer. Mais n1 la maison 
ni la scie ne sont nécessaires; ce qui l’est unique- 
ment, c’est que, tel but devant être atteint, 1] faut 
employer tels moyens pour attemdre ce but. Le né- 
cessaire même en mathématiques est simplement 
consécutif, comme 1] l’est dans la nature; et le 
domaine de la nécessité est beaucoup plus restreint 
qu'on ne l’a cru, en s’en rapportant à une étude 
trop superficielle. 

Après cette magnifique apologie de la nature, 
Aristote en arrive au mouvement, et il essaie d’a- 
bord de le définir avant de l'expliquer. La défini- 
tion du mouvement telle que l’a donnée Aristote est 
célèbre ; et elle a été bien des fois tournée en ridi- 
cule, bien qu'elle ne le mérite pas plus que la 
théorie de la matière et de la forme. Pour ces abs- 
tractions, le point vraiment difficile, c’est de les 


XXX VIII PRÉFACE 


comprendre; mais une fois bien comprises, on voit 
qu'elles ne sont ni fausses, ni inutiles. Ainsi, quand 
Aristote définit le mouvement : l’Acte du possible, 
il faut, au lieu de s'étonner, tâcher de savoir ce que 
signifie cette formule. Celle-là s’éclaircira tout à fait 
pour nous, si nous nous rappelons ce qu'il vient de 
dire de la forme et de la matière. La matière est 
l'indéterminé; la forme est au contraire ce qui dé- 
termine l'être et le fait ce qu'il est. Il y ἃ donc un 
mouvement pour que la forme se joigne à la matière; 
et comme 1] n’y a pas de mouvement en dehors des 
choses, 1] faut toujours, quand l’être change, que le 
changement se produise ou dans la substance, ou 
dans la quantité, ou dans la qualité, ou dans le lieu 
de l’être. Mais comme l'être peut être ou réel ou 
simplement possible, c'est le passage du possible au 
réel qui constitue le mouvement, et voilà comment 
le mouvement est défini : l’Acte ou la réalisation du 
possible, en tant que possible. Par exemple, l’airain 
est la statue en puissance, c'est-à-dire que l’airain 
peut devenir statue; mais ce n’est pas en tant 
qu'airain qu'il est mis en mouvement; c’est seule- 
ment en tant que mobile. Le mouvement n’a lieu 
qu'au moment même de l'acte; il n'existe ni avant 
ni après. L'acte d’une maison qui est à construire, 


A LA ΡΓ γε à. 
AT SQUE D'ARISTOTE. xonx 


c’est la cor 


Astruction; avant que la maison ne soit 
DURS 
«ἰθ il n’y ἃ pas encore de mouvement; elle est 


r Aplement possible; après qu’elle est construite, 1] 
n'y ἃ plus de mouvement; 1] n’y en ἃ qu'au moment 
où l'acte s’accomplit avee plus ou moins de rapidité. 

Aristote ne se dissimule pas d’ailleurs que cette 
définition pourra fort bien ne pas satisfaire tout le 
monde; mais 1] remarque avec grande raison que 
définir le mouvement est chose très-ardue (1); et il 
croit pouvoir affirmer que la définition qu'il risque 
est peut-être encore la moins imparfaite qui puisse 
en être donnée. Une conséquence très-grave de cette 
définition, c’est que le mouvement n’est pas, à pro- 

_ prement parler, dans le moteur; 1l est dans le mo- 
bile, puisque c’est dans le mobile que le mouvement 
se réalise et devient actuel; 1l n’est en quelque “ 
qu'en puissance dans le moteur (2). Ma’ s0r18 
manière générale le mouvement est ἡ “5 Si d’une 
sible, chacun des mouvements Γ΄ .1'Acte du pos- 
fini par une modification de carticuliers sera dé- 

- Cetle formule commune, 


(1) Laplace ἴδ᾽" 


monde, liv” «6 la même remar ᾿ 
Ge ent M6 remarque, Exposition du Système du 


: “est BURSI l'opinion de Descartes, qui peut-être a eu là 
quéque réminiscence involontaire d’Ari 


. stote ; Princi 
Philosophie, 9° partie, e; Principes de lq 


δ 25, édition de M, Victor Cousin, 


ΧΙ, PRÉFACE 


Ainsi l’altération sera l’acte de l'être qui peut être 
altéré ; et ainsi de suite. 

Le mouvement étant connu dans sa définition, 
onne peut pas encore l’étudier en lui-même, et 
voici pourquoi : c’est que le mouvement est un con- 
tinu; et comme le premier caractère du continu, 
c’est d'être divisible à l'infini, il faut, pour bien 
traiter du mouvement, rechercher d’abord ce qu'est 
l'infini. D'autre part, le mouvement n’étant possible 
qu'aux deux conditions de l’espace et du temps, 1] 
faut préalablement étudier le temps et l’espace, 
ainsi que l'infini. Aussi le troisième livre de la 
Physique est-il rempli par une théorie de l'infini, 
après la définition du mouvement, de même que le 
quatrième livre est consacré aux théories de l’es- 
pace, du vide et du temps. Je m'arrête à chacune 
de ces théories avec Aristote, et je commence par 
celle de l'infini. 

Aristote s'assure d’abord que la théorie de l’in- 
fin appartient bien à la science de la nature; et la 
preuve qu’il en allègue, c'est que tous les philo- 
sophes Naturalistes l'ont traitée chacun à leur point 
de vue. La seule différence entr'eux, c'est que les 
uns ont fait de l’infini une substance, tandis que les 
autres n’y ont reconnu qu'un attribut. Mais tous 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLI 


sans exception ont considéré l'infini comme un prin- 
cipe; car si l'infini avait un principe, il aurait une 
limite, et il cesserait par là mème d’être l'infini. 
Loin de venir d’un principe, c’est l'infini qui est 
le principe de tout le reste; il est incréé et il est 
impérissable; immortel et indestructible, on peut, 
non sans raison, le confondre avec la divinité 
elle-même, comme le faisait Anaximandre, imité 
en cela par plus d’un autre. 

Aristote s'attache à prouver l’existence de l'infini, 


comme eil acru devoir prouver l'existence du mou- 


vement, etil en démontre la réalité par cinq argu- 
ments principaux : d’abord le temps, qui est infini, 
et ici Aristote prend le temps dans le sens de l’éter- 
nité Platonicienne; en second lieu, la divisibilité de 
toute grandeur, qui peut être poussée à l'infini; 
troisièmement, la succession infinie et intarissable 
des êtres; puis, la nécessité absolue de l'infini pour 
comprendre le fini; enfin, et ce cinquième argument 
est le plus puissant de tous, la constitution même 
de l’intelligence humaine, qui conçoit des nombres 
sans fin, des grandeurs infinies comme les nombres, 
et, en dehors du ciel, un espace qui est infini tout 
aussi bien que les nombres et les grandeurs, que 
cet espace soit d’ailleurs vide de corps ou peuplé 


XLII PRÉFACE 


de mondes analogues à celui que nous habitons. 

Du reste, l'explication de l’infini est peut-être 
plus difficile encore que celle du mouvement; et 
soit qu’on admette l'existence de l'infini, soit qu'on 
Ja rejette, on rencontre de part et d'autre des 1m- 
possibilités devant lesquelles s'arrête et succombe 
l'esprit humain. Aussi Aristote ne se flatte-t-1l pas 
d’épuiser ce sujet, et il s'attache plus spécialement 
à quelques points. Il remarque d’abord que le mot 
d’'infini a plusieurs sens qu’il faut distinguer avec 
grand soin. Il signifie dans un premier sens et essen- 
tiellement ce qui ne peut être ni parcour”, ;;; 
mesuré, Par sa nature, l'infini est incoMP” ensurable, 
de même que le son est raturell:ment invisible, 
perçu par notre oreille et non perceptible à nos 
yeux. En un autre sens raoiïns précis, on appelle in- 
fini ce qui est sans ferme, ou ce qui n’a pas le 
terme que par mure il devrait avoir. Enfin, une 
grandeur quelco:aque étant donnée, on peut toujours 
y ajouter où en retrancher; la division et l'addition 
sont dons également infinies. 

Mais l’idée de corps et l’idée d’infini répugnent 
essentiellement l’une à l’autre. Le corps implique 
nécessairement une surface, et la surface est non 
moins nécessairement une limite, Le corps est ce 


À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, XLIIL 


qui a des dimensions en tous sens; mais les dimen- 
sions de l'infini doivent être infinies comme lui, 
c’est-à-dire que les dimensions prétendues de 1᾽1η-- 
fini cessent d’être des dimensions véritables. Aris- 
tote en conclut que, parmi les corps que nos sens 
perçoivent, il n’en est pas un qui puisse être infini; 
car si l’un des éléments était infini, soit le feu, l'air, 
l’eau ou la terre, il aurait bientôt absorbé tous les 
autres et remplirait seul l'univers. Il ne peut donc 
pas y avoir de corps sensible infini. D'ailleurs tout 
corps est dans un lieu; et quel peut être le lieu de 
l'infini, si ce n’est l'infini lui-même? Puis, si l'infini 
est un corps, ainsi qu'on le prétend, il aura donc 
une position, puisque tout corps se porte naturelle- 
ment ou en haut ou en bas, selon qu’il est pesant ou 
léger. Mais alors 1] faudra diviser l'infini; et une de 
ses parties serait en haut, tandis que l’autre serait 
en bas. Rien de tout cela n’est acceptable; et même 
le génie pénétrant d’un Anaxagore n’a pu introduire 
la lumière dans ces obscurités. 

Aristote n’a pas la prétention de faire beaucoup 
mieux que ses devanciers; mais les explications qu’il 
tente pour faire comprendre la nature de l'infini sont 
des plus ingénieuses. On ne peut pas dire de l'infini 
qu'il existe absolument; il est simplement en puis- 


XLIV _ PRÉFACE 


sance; il n’est jamais en acte. Pour s’en faire 
quelque idée un peu approximative, il faut regarder 
à ces portions du temps qu’on appelle des époques 
el qui n’ont pas cependant une existence parfaite Ὁ 
ment déterminée, bien que cette existence soit très- 
réelle. Qu'est-ce qu’un jour, par exemple, et à quel ᾿ 
moment le saisir dans sa durée limitée ? Qu'est-ce 
également qu'une Olympiade, bien qu’elle dure 
quatre ans? Le jour n’en existe pas moins, quoiqu’à 
tout moment 1l devienne, et que sans cesse 1] soit 
autre. Nous le comptons, après qu'il est écoulé; 
mais comment le compter pendant qu’il s'écoule? A 
quel instant l’arrèter et le fixer ? En un sens il est, 
et en un autre sens il n’est point. C’est [à justement 
le cas de l'infini, et l’on peut dire de lui, tout aussi 
bien que du jour ou de l’Olympiade, qu'il est et 
qu'il n’est pas tout ensemble. L’être n'appartient 
pas à l’Olympiade et au jour, en tant que ce seraient 
des substances séparées et individuelles; le temps 
qui les forme en est toujours à devenir et à périr 
toujours. Οὐ ΟΣ 

Mais si l’on veut une image encore plus exacte de 
l'infini, c’est dans la grandeur qu’il faut le considé- 
rer et dans la grandeur indéfiniment divisible. La 
grandeur, du moins dans les limites où nous pou- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLV 


vons l’observer, subsiste et demeure, restant sous la 
prise de notre observation; elle ne s’écouie pas 
comme le temps, qui nous échappe sans que nous 
puissions le retenir un seul instant. Le temps est 
pareil aux générations successives des hommes; il 
n'y ἃ, si l’on veut, ni interruption ni lacunes 
entr’elles; mais si elles naissent sans cesse, sans 
cesse aussi elles périssent. Au contraire, la grandeur 
reste permanente. Soit donc une grandeur que l’on 
divise selon une proportion restant toujours la 
même, et, par exemple, par moitié. Le nombre des 
divisions s'accroît de plus en plus et sans avoir de 
fin; la portion qui reste, bien que se réduisant sans 
cesse, peut toujours être divisée par moitiés succes- 
sives, et la division ne s'arrête pas plus que l’addi- 
tion. D'un côté, on augmente; de l’autre, on di- 
minue; mais l'infini est également des deux côtés; 
et l’on n’épuisera pas plus la grandeur dans un sens 
que dans l’autre. On pourra s'approcher de la limite 
autant qu’on le voudra; mais on ne pourra jamais 
l'attemdre. L'infini est donc en puissance; mais 1] 
ne sera Jamais en acte; et nous avons beau faire, 
notre esprit ne pourra jamais le réaliser. L'infini ne 
peut d'aucune façon être en soi comme est le fini; et 
c’est là justement ce qui l’en sépare. 


XLVI PRÉFACE 


Aristote semble assez fier de cette définition, et 1] 
l’oppose avec quelque orgueil à toutes celles qu'on 
avait essayées jusque-là. En eflet sous cet aspect 
nouveau, l'infini apparaît tout autre que ne le con- 
çoit le vulgaire. Il n’est pas du tout ce en dehors de 
quoi 1] n’y ἃ plus rien; il est au contraire ce en 
dehors de quoi 1] y a toujours quelque chose. L'infini 
est ce qui est capable de fournir perpétuellement 
quelque quantité nouvelle. Aussi la similitude 
qu'ont proposée quelques philosophes n’est pas 
suffisamment exacte ; et l’on ne peut pas avec eux 
comparer l'infini à un anneau sans chaton. En par- 
courant ces espèces d’anneaux, 1] faut sans cesse re- 
venir par des points où l’on a déjà passé. Dans l’in- 
fin au contraire, on ne repasse Jamais par les 
mêmes points; ce sont des points toujours et éter- 
nellement différents qu’on peut prendre. C’est qu’il 
ne faut pas confondre l'infini et le parfait ; car le 
parfait suppose un tout, c’est-à-dire une limite, 
tandis que l'infini exclut toute limitation, quelle 
qu’elle soit. Oui, à quelques égards, l'infini est 16 
tout, puisqu'il embrasse toutes choses ; mais 1] n’est 
le tout qu’en puissance, et il ne peut pas l'être en 
réalité, À vrai dire, il est à considérer bien plutôt 
comme contenu que comme contenant; 1l joue un 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XLVII 


rôle assez analogue à celui de la matière parmi les 
principes de l'être ; et sa vraie nature, ce serait la 
privation, qui est indéterminée et insaisissable tout 
comme lui. 

Il me semble que cette conception de l'infini est 
profondément originale, et qu’Aristote ἃ montré la 
voie la plus certaine par où l’esprit de l’homme peut 
atteindre et fixer au moins en partie cette grande 
idée, qui l’accable et le surpasse si démesurément. 
Essayer de comprendre l'infini par l’immensité de 
l’espace ou du temps, c’est ἃ peu près peine per- 
due ; et sans refuser à la métaphysique le droit de 
se livrer à ces hautes spéculations, il est évident que 
la science a besoin pour procéder avec prudence de 
données plus accessibles et plus pratiques. Mais con- 
sidérer la divisibilité sans fin des grandeurs, c’est 
assurer une base solide à ces recherches. L'objet 
qu'on poursuit devient alors accessible, et l'infini 
est renfermé en quelque sorte entre ces limites 
d’une quantité qui diminue indéfiniment sans ja- 
mais s’épuiser, et d’une quantité qui s’accroit sans 
jamais devenir égale. L’infini nous échappe bien en- 
core, puisque 81 nous pouvions le réaliser 1l ne se- 
rait plus l'infini ; mais 1] est en quelque sorte entre 
nos mains; nous ne pouvons pas effectivement le 


XLVIII PRÉFACE 


saisir; mais nous sentons qu'il est là et qu'il est en 
notre puissance. 

La conception de l'infini, circonserit de cette 
façon et mis ainsi à notre portée, est précisément . 
celle qui fait le fondement du calcul différentiel et 
intégral. C’est à cette seule condition que le calcul 
de l’infini ἃ été rendu possible. Je ne prétends pas 
que Leibniz et Newton, à la fin du xvn° siècle, aient 
rien emprunté au philosophe grec; mais je signale 
cette coïncidence ; elle est faite pour honorer en- 
core Aristote, tout grand qu'il est. Ce serait exagérer 
certainement que de dire qu’il a pressenti le calcul 
infinitésimal ; mais c’est être juste que d’aflirmer 
qu'il a ouvert le chemin qui y conduit. Seulement 
ces traces se sont effacées comme tant d’autres, et 
personne n’a suivi Aristote dans ces rudes sentiers. 

Après la théorie de l'infini, j'en viens avec le qua- 
trième livre de la Physique à la théorie de l’espace 

-- οἱ du vide, et à celle du temps. 

La question de l’espace doit être étudiée par le 
physicien tout comme 1] étudie l'infini, et 1] doit 
commencer par démontrer que l’espace existe. De 
l’aveu de tout le monde, tout ce qui est doit être 
nécessairement dans un lieu, et ce qui n’est nulle 
part n'existe point. Parmi les diverses espèces de 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XLIX 


mouvements, le plus commun c'est celui qu'on 
appelle la translation, et il suppose de toute nêéces- 
sité un espace où les COTPS puissent : se mouvoir en 
changeant de lieu. L idée d'espace semble donc une 
des plus simples que la science ait à considérer ; et 
c’est peut-être là ce qui fait, selon Aristote, que les 
philosophes, ses prédécesseurs, s’en sont en général 
très-peu occupés. Cependant elle n’est pas sans pré- 
senter quelques difficultés, et 11 essaie de les ré- 
soudre. 

Une preuve manifeste de l'existence de l’espace, 
c’est la succession des corps dans un seul et même 
lieu. Observons en effet un vase qui est rempli d’un 
liquide que nous y avons versé. Nous en ôtons le 
hquide, et l'air vient à la place qu'il occupait. Réci- 
proquement, nous chassons l'air du vase en y ver- 
sant une seconde fois de l’eau, et le phénomène se 
répète aussi souvent que nous le voulons. Ceci 
prouve qu’indépendamment de ces deux corps qui 
se succèdent dans le vase, 1l y ἃ un espace qui de- 
meure quand 1ls changent, et qui les reçoit l’un et 
l’autre tour à tour. On peut ajouter que le mouve- 
ment naturel des corps élémentaires démontre bien 
qu’il existe un espace doué de certaines propriétés. 


Le feu se dirige toujours en haut ; la terre se dirige 
d 


L PRÉFACE 


toujours en bas. Voilà déjà deux directions dans 
l'espace ; mais de plus, les corps se dirigent aussi à 
droite et à gauche, devant et derrière. C’est en tout 
six directions, qu’on peut distinguer dans l’espace 
ou le lieu. Rien n'existe donc et ne se meut que dans 
l'espace. Or c’est là une merveilleuse supériorité de 
l'espace sur le reste des choses ; elles ne peuvent pas 
être sans lui, et 1] peut être sans elles ; car elles peu- 
vent être détruites sans qu’il le soit ; elles périssent 
dans son sein, tandis qu’il est impérissable et éter- 
nel. L'espace ἃ comme le corps les trois dimensions, 
longueur, largeur et profondeur ; mais il n’est pas 
un corps lui-même; car les corps étant en lui, 1] 
faudrait, chose impossible, qu’il y eüt deux corps 
dans un seul et même lieu. L'espace n’est pas da- 
vantage un élément, ni un composé d'éléments cor- 
porels. Ce qu'il faut dire, c'est qu'il ἃ de la gran- 
deur sans être u un corps. 1] n'est pas non plus à 

considérer comme une cause ; car 1l n’est n1 la ma- 
tière, n1 la forme des êtres ; 1] n’est n1 leur moteur 
ni leur fin. Ainsi l’espace, qui n’est ni un corps mi 
une cause, est à peine un être; car s’il est un être, 
on pourra demander avec Zénon : Où est le lieu de 
l'espace ? puisque tout être est nécessairement dans 
un lieu. Il y aurait donc espace de l’espace, et ainsi 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, LI 


de suite à l’infini. Tout cela ne laisse pas que d’être 


assez embarrassant, et l’espace n’est pas aussi aisé à 


comprendre qu’on se l’imagine communément. 

Ici Aristote fait une distinction importante, mais 
qu'il a le tort de ne pas pousser assez loin. Il veut 
qu'on distingue entre l’espace infini, où sont tous les 
corps que nous voyons, et entre l’espace particulier 
où chacun d’eux est primitivement, pour emprunter 
la formule péripatéticienne. Ainsi vous êtes dans le 
cel, puisque vous êtes dans l'air, qui est dans le ciel; 
vous êtes dans l’air, puisque vous êtes sur la terre 
et que la terre elle-même est placée dans l’atmo- 
sphère, où elle se soutient par son propre équilibre. 
Mais en même temps que vous êtes dans le ciel, dans 
l'air et sur la terre, vous occupez en outre un cer- 
tain lieu où 1] n’y a plus que vous et vous seul. Ce 
raisonnement d’Aristote est irréprochable ; mais 
tout en distinguant si bien l’espace et le lieu pro- 
prement dit, il les confond l’un et l’autre sous un 
seul et même nom, comme il ἃ confondu plus haut 
l'éternité et le temps ; et cette équivoque jette par- 
fois une obscurité fâcheuse sur ses théories. En 
prenant le lieu pour l’espace et l’espace pour le lieu, 
il est conduit à démontrer que le lieu, bien qu'il 
limite les corps, ne peut être ni leur forme mi leur 


LII PRÉFACE 


matière, ce qui est par trop évident. Mais sur cette 
fausse route, 1] arrive aussi à cette conclusion très- 
exacte et méconnue par plus d’un philosophe, que 
l'espace est séparable des corps et qu'il ne peut être 
identifié avec eux, précisément parce qu’il les con- 
tient. Cela est très-vrai; mais 1c1 encore, égaré par 
l’équivoque que je viens de signaler, Aristote croit 
définir suffisamment l’espace en disant qu'il est la 
limite première immobile du contenant. Or cette 
définition est celle du lieu ; ce n’est pas la définition 
propre de l’espace. 

Pour la question du vide, qui tient de si près à 
celle de l’espace, 1l y avait avant Aristote deux opi- 
nions diamétralement opposées. L'une soutenait 
l'existence du vide comme indispeñsable au mouve- 
ment ; l’autre affirmait non moins résolument que 
le vide n’existe pas. Anaxagore défendait cette der- 
nière thèse, et 1] essayait de la prouver par une ex- 
périence sensible ; 1] dégonflait des outres pleines 
d'air dans des clepsydres, et 1] démontrait ainsi que 
ce qu’on prenait pour le vide est réellement rempli 
d'air. Le vide est confondu par le vulgaire avec l’es- 
pace où il n’y a point de corps; mais c’est là une 
erreur profonde; car s’il n’y ἃ pas de corps per- 
ceptible à nos sens dans cette portion de l’espace 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LILI 


qu'on suppose vide, il y ἃ ce corps subtil qu’on 
appelle l'air, et cet autre corps, plus subtil que l'air 
même, qu'on appelle l’éther, et qui remplit tout l’es- 
pace au-delà-même du ciel entier. 

Aristote semble adopter tout à fait la démonstra- 
tion d’Anaxagore, et il rejette comme lui et comme 
Platon la possibilité du vide, soit dans le monde, 
soit dans l’intérieur des corps. Les corps se dilatent 
et ensuite ils se contractent; mais ce n’est pas à dire 
qu'il y ait pour cela du vide en eux. Ce sont tout 
simplement certaines parties qui en sont expulsées, 
comme l'air est expulsé des outres dégonflées dans 
l’eau. Le développement et la croissance de certains 
corps ne prouvent pas davantage qu'ils aient des 
vides dans leur intérieur ; car l'accroissement peut 
tenir à une simple modification ; et par exemple, 
dira-t-on que l’eau contient des vides, parce qu’elle 
prend un développement considérable quand, par 
la vaporisation, elle se change en air ? Le vide, loin 
d’être nécessaire au mouvement, comme on 5e le 
figure, y serait plutôt un obstacle invincible, Dans le 
vide, les corps perdraient leur tendance naturelle 
qui les porte en haut s'ils sont légers, et en bas s'ils 
sont pesants. Il n’y aurait plus aucune différence, 
et 1] serait bien impossible d’y distinguer aucune 


LIV PRÉFACE 


direction dans un sens plutôt que dans l’autre. 

D'une autre part, la course des projectiles est en- 
core un argument contre le vide. L'air dans lequel 
ils se meuvent, même après que la force qui les a 
lancés cesse de les toucher, finit par les arrêter. 
Mais dans le vide une fois que le corps serait mis en 
mouvement, pour quelle cause s’arrêterait-il jamais? 
Le vide est donc absolument contraire aux phéno- 
mènes que nous pouvons observer; et 1] n’y aurait 
aucun motif, si le vide existait réellement, pour que 
le corps sortit jamais de son inertie, ou qu’il cessät 
jamais de s’agiter indifféremment dans tous les sens. 
Dans cette hypothèse du vide, comment expliquer 
encore cette proportionnalité des mouvemenis entre 
eux, qui sont d'autant plus rapides ou plus lents 
que les corps mus sont plus lourds ou plus légers, 
ou que les milieux traversés sont d'autant plus résis- 
tants ou plus faciles à diviser ? Il n’y aurait plus 
avec le vide de proportion possible, et le mouvement 
de tous les corps devrait y être d’une rapidité in- 
finie. 

Je n’insiste pas sur ces arguments contre le vide, 
dont quelques-uns sont fort ingénieux; mais on 
peut dire qu'aujourd'hui cette question obscure 
n’est pas encore résolue, même avec les expériences 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, LV 


de la machine de Boyle. On fait le vide, en ce sens 
qu'on retire l’air d’une certaine partie de l’espace, 
où alors tous les corps, les plus légers comme les 
plus denses, tombent sans aucune distinction avec 
une rapidité égale. Mais, s’il n’y ἃ plus d’air dans 
le tube d’où on l’a soustrait, ceci ne prouve pas 
qu'il n’y reste point encore autre chose, et que le 
vide y soit absolu. Or, c’est du vide absolu qu’'Aris- 
tote a entendu parler; et 1] n’est pas prouvé qu'il se 
soit trompé en croyant que ce vide n'est pas plus 
possible dans la nature que le néant ou le désordre. 

Parmi les questions préliminaires qu'il fallait 
examiner avant d'en venir à la théorie générale du 
mouvement, 1l ne reste plus que celle du temps. 
Aristote l’étudie comme l’espace et l'infini ; et d’a- 
bord 11 élève sur l'existence du temps quelques 
doutes qui ne sont ni des paradoxes n1 des subtilités. 
L'existence du temps, sans être absolument contes- 
table, est cependant très-fugitive et à peine sen- 
sible. Des deux parties les plus notoires du temps, 
l’une ἃ été et n’est plus; l’autre sera et n'est pas 
encore. Le passé ne nous peut plus appartenir ; et 
le futur ne nous appartiendra qu'après un intervalle 
plus ou moins éloigné. Voilà cependant les élé- 
ments dont se compose le temps; et, comme ces 


LVI PRÉFACE 


éléments dont il est composé n'existent pas, il n’a lui- 
même, à ce qu'il semble, qu’une existence précaire. 
Quant à ce qu'on appelle le présent, l'instant, ce 
n'est pas, à proprement parler, une partie du temps; 
car le temps ne se compose pas d’instants. L’instant 
est la limite du temps, et c’est lui qui sépare le 
passé de l'avenir. Mais 1] est sans cesse autre et per - 
pétuellement différent, de telle sorte que son exis- 
tence est moins réelle encore que celle du passé, qui 
a cessé d’être, et celle du futur, qui n’est pas et qui 
seulement doit être plus tard. Les instants se suc- 
cèdent; mais 1ls ne coëxistent Jamais; ils ne tien- 
nent pas plus les uns aux autres que les points ne 
tiennent aux points dans la ligne. L’instant meurt 
au moment même où 1] naît. Que si l’on prétendait 
que c’est toujours le même instant qui subsiste et 
demeure éternellement, alors les faits qui se sont 
passés 11 y a dix mille ans, et ceux qui se passent 
aujourd’hui seraient contemporains; et les idées 
d’antériorité et de postériorité seraient absolument 
supprimées. 

Aristote se livre à cette discussion sur la notion 
du temps, non pas pour en nier l’existence, mais 
pour montrer seulement combien 1] est difficile de 
s’en faire une juste idée. Celte perplexité du philo- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LVII 


sophe me paraît tout à fait fondée ; et pour quicon- 
que voudra scruter un peu attentivement ce phéno- 
mène merveilleux de la durée, les hésitations ne se- 
ront jamais moins grandes. L'homme vit dans le 
temps ; et c’est là, comme on l’a dit, le tissu dont sa 
vie est faite; mais il ἃ beau en vivre et l’étudier, la 
conception lui en échappe au moins autant que celle 
de l'infini, précisément parce que le temps est in- 
fini lui-même. Il ne faut donc pas s'étonner qu’Aris- 
tote se plaigne de l'insuffisance des recherches an- 
iérieures aux siennes ; 1l avoue lui-même modeste- 
ment qu'il ne compte pas dépasser de beaucoup ses 
devanciers. Seulement, 1] se défendra de confondre, 
ainsi qu'ils l’ont fait, le temps et le mouvement. Le 
temps est égal partout et pour tout sans exception ; 
le mouvement, au contraire, est ou dans la chose 
même qui change, ou bien dans le lieu qu’elle oc- 
cupe. Le temps s’écoule d’une manière uniforme et 
éternellement identique; le mouvement est tantôt 
plus rapide, tantôt plus lent ; et sa lenteur ou sa ra- 
pidité se mesure par le temps écoulé. On appelle ra- 
pide ce qui fait un grand mouvement dans un temps 
moins long; on appelle lent ce qui fait un peu de 
mouvement en beaucoup de temps. Mais le temps 
ne se mesure pas par lui-même; et ces différences 


LVIII PRÉFACE 


essentielles suffisent pour démontrer que le temps 
n'est point un mouvement n1 un changement. 
Cependant, si le temps n’est point un change- 
ment véritable, 11 ne peut être conçu sans le chan-. 
gement ; et cela est si vrai que, si notre pensée n’é- 
prouve aucun changement de quelque espèce que 
ce soit, ou si le changement qui 5Ὑ passe nous 
échappe, nous croyons qu’il n’y a pas de temps d’é- 
coulé. Notre âme est demeurée alors comme dans 
un instant un et indivisible, et tout l'intervalle est 
pour nous anéanti. Nous supprimons le temps, 
quand nous ne discernons aucun changement dans 
notre pensée. Mais nous affirmons qu’il y a du temps 
d’écoulé du moment que nous percevons et sentons 
un changement quelconque en nous, fussions-nous 
plongés dans les ténèbres et dans le plus complet 
repos. Le temps n’existe donc pour nous qu’à la con- 
dition d’un mouvement et d’un changement ; il n’est 
point le mouvement; et pourtant, sans le mouvement 
il n’est pas possible; car 1] est alors pour nous comme 
511 n'existait pas. Qu'est-il donc, en réalité, et quel 
estson rapport exact au mouvement? Les idées d’anté- 
riorité et de postériorité dans le temps ne se com- 
prennent que parce qu'elles sont déjà dans le mou- 
vement, où l’antérieur et le postérieur s'appliquent 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LIX 


au lieu à mesure que le corps se déplace. Donc le 
temps est le nombre du mouvement, et 1l l’évalue 
numériquement. 

Voilà déjà, à mon avis, d’admirables vérités sur la 
nature du temps; mais Aristote va plus loin encore, 
et 1] présente d’autres considérations qui ne sont 
pas moins solides. Le mouvement, dans sa conti- 
nuité, est perpétuellement autre, soit que le corps 
change de lieu, soit qu’il se modifie tout en restant 
en place. Il en est de même du temps; et, bien que 
dans son ensemble le temps soit éternellement iden- 
tique, les instants qui se succèdent sont perpétuelle- 
ment différents. L’instant d’à présent est bien d’une 
nature toute pareille à celui qui l’a précédé; mais son 
être est autre, si son essence est la même ; et l'instant 
divise et mesure le temps en y faisant l’antériorité et 
la postériorité. C’est absolument comme le mobile, 
qui reste bien le même dans tous les points de son 
mouvement, mais dont l’être n’est pas absolument 
identique, puisqu'il acontinuellement changé de lieu. 
S'il n’y avait pas de temps, il n’y aurait pas d’ins- 
tant ; et réciproquement, sans l'instant 1l n’y aurait 
pas de temps. L’instant est en quelque sorte l’unité 
de nombre dans le temps, qu'il divise en antérieur 
et en postérieur, en passé et en avenir. Mais l’ins- 


LX PRÉFACE 


tant n’est pas du temps à proprement dire ; encore 
une fois, il n’est qu’une limite, et 1] ne fait pas plus 
partie du temps que la division d’un mouvement ne 
fait partie de ce mouvement, pas plus que le point 
ne fait partie de la ligne. Même quand on dit que 
l'instant est une limite, 1] ne faut pas oublier encore 
qu'il est un nombre aussi, en ce qu'il sert à nom- 
brer le temps. La limite n’appartient qu’à la chose 
dont elle est la limite, tandis que le nombre appar- 
tient à tout; et le nombre dix, par exemple, sert à 
compter tout ce qu'on veut, ici des chevaux, et là 
toute autre chose. 

Mais 51 le temps est la mesure du mouvement, la 
réciproque n'est pas moins exacte ; et le mouvement 
est la mesure du temps. Sans doute le temps n’est ni 
lent ni rapide ; mais en tant que continu, 1] est long 
ou court ;.en tant que nombre, 1] ἃ une quantité plus 
ou moins grande; 1l y ἃ peu de temps ou beaucoup 
de temps. Ainsi le mouvement et le temps se mesu- 
rent et se déterminent l’un par l’autre. C’est que le 
mouvement implique la grandeur, et le temps im- 
plique le mouvement. Temps, mouvement et gran- 
deur, ce sont là des quantités, des continus et des 
divisibles, qu’on peut toujours mesurer. Le chemin a 
été long, 51 le voyage a beaucoup duré; et récipro- 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, XI 


quement, le voyage a beaucoup duré, si le chemin 
a été long. De même, nous disons qu'il y ἃ beau- 
coup de temps, s’il y ἃ beaucoup de mouvement ; et 
réciproquement, qu'il y a beaucoup de mouvement, 
81] y ἃ beaucoup de temps. Le temps a ses périodes 
régulières, comme le mouvement ἃ aussi les siennes; 
et c'est là ce qui fait le retour toujours pareil des 
années, des printemps, des automnes. 

Cependant le temps ne mesure pas tout; 1] est des 
choses qui sont soustraites à son action, et qu'il ne 
peut atteindre, comme il nous atteint nous-mêmes, 
quand peu à peu 1] nous ruine et nous détruit. Ce 
sont les choses éternelles, qui ne sont plus dans le 
temps, et dont l'être ne peut se régler sur cette 
étroite mesure à laquelle nous rapportons tout ce 
qui marque et diversilie notre durée passagère, et 
les événements dont nous prétendons garder la mé- 
moire. Le temps viendra-t-1l donc jamais à défallir? 
se demande Aristote; et il se hâte de répondre que 
le témps est éternel comme le mouvement, et que 
l’un ne défailhra pas plus que l’autre. Mais ainsi que 
je l’ai déjà fait remarquer, c’est là confondre l'éter- 
nité et le temps; c’est confondre le mouvement et le 
premier moteur; et il vaut mieux s’en tenir sur ces 
points si graves à l’opinion de Platon, qui ἃ su dis- 


LXII PRÉFACE 


tinguer le temps et l’élernité, comme 1] a distingué 
le mouvement que Dieu donne au monde, et Dieu, 
qui a créé οἱ qui maintient ce mouvement dans l’in- 
commensurable univers. 

Du reste Aristote s’arrète peu à ces spéculations, 
et il termine la théorie du temps par quelques ob- 
servations pleines de finesse et d’exactitude. L’ins- 
tant divise 16 temps en antérieur et en postérieur; et 
il est tout à la fois le point indivisible, et double ce- 
pendant, où l’un finit et où l’autre commence. L’ins- 
tant, le présent unit done le passé et l'avenir, en 
même temps qu'il les sépare. Mais 1] y a ceci de re- 
marquable que l’antérieur, quand 1] s’agit du passé, 
est ce qui est le plus éloigné du présent et le posté- 
rieur ce qui en est le plus proche, tandis que c’est 
tout à l’inverse quand 1] s’agit de l'avenir ; car dans 
l'avenir, antérieur est ce qui est le plus proche du 
présent; et le postérieur ce qui en est le plus éloigné. 
Enfin si le temps est le nombre et la mesure du mou- 
vement, de même que le mouvement est la mesure du 

temps, est-ce d’un mouvement quelconque ou d’un 
mouvement déterminé ? Aristote résout la question 
en disant que c’est la translation circulaire de la 
sphère céleste qui est la mesure de tous les autres 
mouvements, el qui par conséquent est aussi la me- 


À LA PHYSIQUE D’'ARISTOTE. LXII 


sure du temps, puisqu'il n’y a que ce mouvement 
qui soit parfaitement uniforme et régulier dans son 
immuable constance, étendant son action jusque sur 
les choses humaines, de même qu’il l’étend dans les 
vastes cieux (1). 

Avec la théorie du temps, après celles de l'infini, 
de l’espace et du vide, finit la série des questions 
qu’Aristote ἃ cru devoir agiter avant d’en venir à 
celle du mouvement; et c’est au mouvement seul 
que sont consacrés les quaire derniers livres de la 
Physique. Mais avant de continuer cette analyse, je 
veux m'arrèter quelques instants pour embrasser 
d'un coup d'œil la carrière déjà fournie ; et je prie 
qu'on veuille bien y jeter un regard avec moi. 
L'objet spécial que doit traiter Aristote, c’est le 
mouvement, qui est, selon lui, le fait essentiel de la 
nature; et pour l’approfondir 1] croit devoir remon- 
ter jusqu'aux principes mêmes de l'être, démontrant 


(4) Il est une question qu’Aristote n’a fait qu’indiquer en passant 
(livre IV, chapitre xx, ὃ 2), mais qu’il faut se bien garder d’o- 
mettre. C’est celle qui concerne le rapport de l’âme humaine au 
temps. Le temps peut-il exister indépendamment de l'intelligence, 
qui le compte et le mesure? Le temps est-il sans l’âme, qui le 
perçoit? C’est le doute que Kant a rencontré aussi plus tard, et 
qu’il a résolu en faisant du temps, ainsi que de l’espace, une 
forme de notre sensibilité. Aristote me paraît ici bien plus Gans 
le vrai que le philosophe de Kænigsberg. 


LXIV PRÉFACE 


que la notion bien comprise de ces principes im-— 
plique la notion du mouvement. Puis 11] définit ce 
qu'il entend par la nature, avec les quatre espèces 
de causes qu’il retrouve dans tous les phénomènes 
naturels. Il définit ensuite le mouvement, et comme | 
le mouvement est infini en tant que continu, et qu’il 
se passe toujours dans l’espace et le temps, le phi- 
losophe étudie ces grandes questions de l'infini, de 
l’espace et du temps avec le soin qu’elles réclament. 
Quelle profondeur et quelle justesse 1] y a muses, 
c'est ce qu'on vient de voir; dans quel enchaîne- ἡ 
ment rigoureux se déroule sa pensée, c’est ce dont 
on ἃ pu également se convaincre. Ainsi la moitié de 
tout l'ouvrage ἃ été donnée à des recherches secon- 
daires, mais indispensables. La dernière partie sera 
exclusivement laissée à la question principale. Je ne 
connais pas dans l’histoire de la philosophie une 
autre œuvre où la théorie du mouvement ait été 
considérée avec plus d’étendue nt plus de solidité. 

Ce juste hommage rendu au philosophe, je pour- 
suis, assuré de trouver dans ce qui reste tout autant 
de vérité et de grandeur. 

Tout ce qui vient à changer dans le monde ne 
peut changer, ou en d’autres termes se mouvoir, 
que de trois façons : accidentelle, partielle et abso- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXV 


lue. Ces distinctions sont justes et réelles, et 1] faut 
les bien retenir, parce qu'Aristote en fait grand 
usage. Voici des exemples qui les éclaircissent. 
Quand on dit d’un musicien qu’il marche, c’est un 
mouvement ou un changement accidentel ; car en 
tant que musicien, il ne marche pas; seulement 
l'être qui marche a pour attribut ou accident d’être 
musicien. En second lieu, on dit d’une chose qu'elle 
change ou se meut, quand il n’y ἃ parfois qu’une 
partie de cette chose qui se meuve ou qui change 
réellement : ainsi, l’on dit d’un malade qu'il se gué- 
rit, bien que ce ne soit que son œil ou sa poitrine 
qui se guérisse ; c'est là un simple mouvement par- 
tiel. Enfin le mouvement absolu est celui d’une 
chose qui se meut en soi et primitivement tout en- 
tière, sans que ce soit indirectement ou partielle- 
ment : ainsi, quand on dit que tel homme marche, 
parce que sa personne tout entière se déplace et 
change de lieu, c’est un mouvement absolu. Le mo- 
bile qui se meut ainsi est alors le mobile en soi. 

Ces trois nuances sont tout aussi vraies pour le 
moteur que pour le mobile; et le moteur peut être 
ou indirect et accidentel, ou partiel, ou absolu. 

Il y ἃ donc ici cinq termes à considérer pour se 


rendre compte du mouvement dans toute l'étendue 
6 


LXVI PRÉFACE 


de cette idée : le moteur, le mobile, le temps dans 
lequel se passe le mouvement, le point d’où il part 
et le terme où 1l aboutit. Il faut ajouter que c’est le 
terme où aboutit le changement qui détermine son 
appellation spéciale, bien plutôt que le terme d’où 1] 
part. Ainsi la destruction des choses est leur chan- 
gement en non-être, bien que la chose qui est dé- 
truite ne puisse changer qu’en partant de l’être ; et 
de même, la génération est un changement vers 
l'être, bien que ce soit nécessairement du non-être 
qu'elle doive partir originairement. 

L'idée de changement implique l’idée de deux 
états successifs de la chose, l’un antérieur, et l’autre 
postérieur (1). C’est la condition générale du chan- 
gement, ét par suite celle du mouvement, qui n’est 
qu’un changement d’une certaine espèce. Mais en 
outre, le changement ne peut avoir lieu que d’une 
de ces quatre manières : 1° un objet aflirmatif et dé- 
terminé se change en un autre objet affirmatif et 
déterminé, mais contraire. Ainsi le blanc devient 


(1) Aristote remarque que le mot dont il se sert dans sa langue 
exprime, par l'étymologie même, la réunion de ces deux idées 
d’un état postérieur et d’un état antérieur : Méta—bolé. L’obser- 
vation est juste pour la langue grecque; elle ne s'applique plus à 
la nôtre, où la composition du mot n’est pas la même, 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXVII 


noir; 2° un objet négatif et indéterminé devient un 
autre objet également indéterminé et négatif; par 
exemple, ce qui n’est pas blanc devient quelque 
chose qui n’est pas blanc; 3° un objet négatif devient 
un objet affirmatif; par exemple, ce qui n’est pas 
blanc devient blanc; 4 enfin un objet affirmatif 
se change en un objet négatif; et par exemple, ce 
qui est blanc devient quelque chose qui n’est plus 
blanc. 

Aristote remarque avec toute raison que dans la 
seconde hypothèse, 1] n’y a pas de changement réel, 
parce qu'il n’y ἃ point de réelle opposition, et qu’un 
objet négatif devenant un autre objet négatif égale- 
ment, 1] ΠὟ ἃ pas là de détermination appréciable. 
Ainsi les nuances du changement se réduisent d’a- 
bord à trois au lieu de quatre. Mais en poussant un 
peu plus loin l’analyse, on voit que ces trois nuances 
se réduisent à une seule; car la troisième et la qua- 
trième indiquant un changement du non-être à 
l'être, et de l’être au non-être, sont à proprement 
parler la génération et la destruction, soit absolues, 
soit relatives, c’est-à-dire de simples oppositions 
contradictoires et non point des mouvements. Il n’y 
a donc de changement vrai que celui qui se passe 
dans le champ de la réalité, et qui substitue un 


LXVIII PRFACEÉ 


objet qui existe à un autre objet qui existe non 
moins réellement. C’est un contraire qui succède à 
un autre contraire, dans une substance qui demeure 
et dont la qualité seule est modifiée. C’est le cas de 
la première hypothèse ; et c’est le seul mouvement 
véritable. 

J'ai tenu à reproduire fidèlement ces formules 
d’Aristote, bien qu’on puisse les trouver assez bi- 
zarres ; mais elles prouvent du moins jusqu’à quelle 
profondeur il a porté ses investigations sur la nature 
du mouvement, et comment on envisageait cette 
question à la fois métaphysique et naturelle trois 
ou quatre siècles avant notre ère. 

Une distinction plus facile à saisir et très-exacte, 
quoiqu’elle ait disparu de la science, c’est celle 
qu'Aristote établit entre les diverses espèces de 
mouvements. Aujourd’hui on n’en reconnait guère 
qu'une seule, celle du mouvement dans l’espace, 
que constituent le déplacement du corps et le chan- 
gement de lieu. Depuis Descartes, c’est l'unique na- 
ture de mouvement que l’on considère, et je ne vois 
pas qu'après lui personne, parmi les mathémati- 
ciens ou les philosophes, ait essayé de revenir aux 
traditions de l’école ou même ait paru les connaître. 
Mais dans Aristote, ne faisant en cela que repro- 


À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXIX 


duire Platon son maître, il y a toujours trois espèces 
de mouvements et non point une seule. 

Ces trois mouvements, qui sont en effet très-dis- 
tincts, se produisent, ou dans la quantité, ou dans 
la qualité, ou dans le lieu, les trois seules catégories 
où le mouvement soit possible, parce que ce n’est 
que dans ces trois catégories que les contraires peu- 
vent se présenter. Ainsi 11 y ἃ mouvement dans la 
quantité d’un corps, quand le corps grandit ou di- 
minue, quand il se développe ou se réduit. I y ἃ 
mouvement dans la qualité d’un corps, quand ce 
corps, sans changer de grandeur, prend une qua- 
lité à la place d’une autre, passant par exemple de 
la chaleur au froid ou du froid à la chaleur. Enfin 
il ἃ mouvement dans le lieu d’un corps, quand ce 
corps, sans changer n1 de grandeur ni de qualité, se 
déplace et qu'il occupe successivement différents 
points de l’espace. La première espèce de mouve- 
ment, sous les deux faces qu’elle présente d’accrois- 
sement et de diminution, n’a pas recu d'appellation 
commune ; la seconde se nomme spécialement alté- 
ration, quel que soit le contraire qui se substitue au 
contraire antérieur; enfin la troisième se nomme la 
locomotion, quelle que soit la facon dont le corps se 
meuve et change de lieu. 


LXX PRÉFACE 


La science des modernes s’est restreinte à n'étu- 
dier que cette dernière sorte de mouvement, et sans 
doute elle n’est pas à blâmer d’avoir borné son do- 
maine ; car des trois espèces de mouvement la lo- 
comotion est celle qui de beaucoup est la plus frap- 
pante et la plus facile à connaître. Mais les deux 
autres ne sont pas fausses ; et Aristote ne mérite pas 
non plus de critique pour les avoir admises. Quand 
donc nous les retrouverons dans ses théories, où 
elles tiennent d’ailleurs bien moins de place que la 
troisième (1), nous n’en serons pas surpris, et nous 
n’y verrons qu’un excès d’exactitude, dont la science 
peut sans doute se passer, mais qui cependant ne la 
dépare point comme le ferait une erreur. 

Une question qui tient de très-près à celle-ci, et 
qu'Aristote a discutée avec plus de soin peut-être que 
personne ne l’a fait après lui, c’est de savoir ce 
qu'on doit entendre par un mouvement identique 
et par un mouvement contraire. L'unité du mouve- 
ment, ainsi que son opposition, est soumise à des 
conditions positives. Quelles sont ces conditions ? Et 


(1) Aristote reconnaît lui-même que la translation est l'espèce 
la plus ordinaire du mouvement, et que toutes les autres se ré- 
duisent pour le vulgaire à celle-là. Voir la Physique, livre VIII, 
Ch. x1v, $ 6. 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXI 


à quelles marques reconnaitra-t-on un mouvement 
un, ou un mouvement opposé ? 

Il y ἃ trois conditions principales pour qu’on 
puisse aflirmer l’unité du mouvement. D'abord, il 
faut que le mobile soit un seul et même mobile et 
qu'il ne varie pas ; il faut en second lieu que l'espèce 
du mouvement soit la même; enfin 1] faut que le 
temps soit le même aussi, c'est-à-dire qu'il n’y ait 
aucun intervalle de repos et que le temps ne présente 
pas d'interruption, afin que la continuité du mouve- 
ment ne soit point altérée. Ainsi unité d'espèce, 
unité de mobile, unité de temps, voilà ce qu’il faut 
pour constituer l’unité et la continuité du mouve- 
ment. On pourrait encore y ajouter l'égalité ; car un 
mouvement inégal paraît moins un et moins iden- 
tique, tout en l’étant, qu'un mouvement égal et uni- 
forme. L'égalité et l'inégalité peuvent d’ailleurs se 
rencontrer dans toutes les espèces de mouvement. 
Soit que le corps s’accroisse ou qu'il diminue, soit 
qu'il s’altère,soit qu'ilse déplace, ce peut être ou éga- 
lement ou imégalement ; ce peut être avec uniformité 
ou d’une manière irrégulière, avec plus ou moins 
de vitesse, avec plus ou moins de lenteur. Le mou- 
vement n’en est pas moins un, quoi qu’il ait parfois 
une apparence qui trompe l'observateur. Un mouve- 


LXXII PRÉFACE 


ment un et continu sur une ligne brisée paraît avoir 
une unité moins complèle qu'un mouvement en 
ligne droite. 

Quant à l'opposition et à la contrariété du mou- 
vement, la question est peut-être plus délicate 
encore, et l’embarras plus grand. Doit-on dire 
d’une manière toute générale que c’est le repos qui 
est contraire au mouvement ? Ou bien n'y a-t-il pas 
plutôt des mouvements qui sont contraires à 
d’autres mouvements ? Ainsi le mouvement qui s’é- 
loigne d’un certain but, n'est-il pas contraire au 
mouvement qui tend vers ce même but ? Le mouve- 
ment contraire est-il celui qui part des contraires ? 
Est-ce celui qui tend aux contraires? Après avoir très- 
finement analysé toutes ces nuances, Aristote ineline 
à regarder comme contraires les mouvements qui par- 
tent d’un contraire pour aller au contraire opposé ; 
et par exemple, le mouvement qui va de la maladie à 
la santé est contraire à celui qui va de la santé à la 
maladie. Ils partent de contraires l’un et l’autre, pour 
aboutir l’un et l’autre à des contraires. L'opposition 
est donc en cesens aussi grande que possible, et les 
mouvements sont alors diamétralement opposés. 

Aristote n'oublie pas d’ailleurs que dans l’opinion 
commune c’est le repos qui est le contraire du mou- 


A LA PHYSIQUE D'’ARISTOTE, LXXIIL 


vement. Il ne repousse pas tout à fait cette opinion; 
mais 1l déclare qu’absolument parlant, c’est le mou- 
vement qui est contraire au mouvement, attendu 
que le repos n’est qu’une privation et que la priva- 
tion n’est pas précisément un contraire. Nous avons 
vu en effet que la privation tient lieu du contraire 
qui n'existe pas actuellement, mais qui est toujours 
en puissance, parce que le sujet en est toujours sus- 
ceptible. Il ne faut pas confondre le repos avec l'im- 
mobilité. Il n’y a réellement de repos que pour les 
corps qui, pouvant être mus, ne le sont pas, tandis 
que l’immobilité est l’état des corps qui non-seule- 
ment ne sont pas mus à un certain moment donné, 
mais qui ne peuvent jamais l'être. 

On peut encore distinguer, pour les repos aussi 
bien que pour les mouvements, ceux qui sont natu- 
rels et ceux qui sont contre nature. Ainsi un corps 
pesant peut être retenu en haut, bien que sa ten- 
dance soit d’être porté en bas; c’est un repos forcé. 
Un corps léger peut être retenu en bas, bien que sa 
tendance soit de s'élever. Et réciproquement, un 
corps pesant peut s'élever, 51 quelque force lui im- 
prime un mouvement contre nature et violent; ou 
bien enfin un corps léger peut descendre, s'il est 
soumis à une influence de ce même genre. Cette op- 


LXXIV PRÉFACE 


position de ce qui est selon la nature et de ce qui est 
contre les lois naturelles, se manifeste dans la loco- 
motion ou le mouvement dans l’espace, plus que 
dans les autres espèces de mouvement; mais pour- 
tant on la retrouve aussi dans l’altération et dans 
l'accroissement ou la diminution. La génération 
n’est pas plus selon la nature ou contre la nature 
que la destruction ; car, d’après les lois naturelles, 
les choses périssables meurent tout aussi bien qu’elles 
naissent. La destruction n’est donc pas précisément 
contraire à la génération. Mais la destruction contre 
nature sera contraire à la destruction naturelle; et 
il en sera de même de la génération. La génération 
est, en ce sens, contraire à la génération ; la destruc- 
tion est contraire à la destruction. Il est donc clair 
que si le repos est, en général, l'opposé du mouve- 
ment, 1l y a cependant tel mouvement qui est le 
véritable contraire de tel autre mouvement ; οἱ c'est 
quand l’un de ces mouvements est naturel, tandis 
que l’autre est contre nature. 

Arrivé à ce point de sa théorie, Aristote consacre, 
dans le sixième livre, une très-longue démonstra- 
tion à établir ce principe que le mouvement est 
divisible à l'infini, comme l’est le temps, et comme 
l'est aussi la grandeur. Le mouvement, la grandeur 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXV 


et le temps sont tous les trois des continus, et 1] 
répugne à l’idée du continu d’être formé d'indivi- 
sibles. En effet, l’indivisible n’a pas de parues; 1] 
n’a pas d’extrémités. L'indivisible ne peut donc pas 
toucher l’indivisible, et dès lors il ne peut jamais 
former une continuité, puisque la continuité sup- 
pose nécessairement des extrémités et des parties. 
Aristote s'attache, à l’aide de formules littérales 
très-développées, à prouver que la ligne, qu'il prend 
comme expression de toute grandeur quelconque, 
n’est pas formée de points, ainsi qu'on le croit vul- 
gairement, et que le temps, qui est aussi un con- 
tinu, n’est pas davantage formé d’instants ou d’in- 
divisibles. Il en conclut que le mouvement, qui est 
continu, comme la ligne et comme le temps, est di- 
visible indéfiniment, au même titre que le temps et 
la ligne. On n’arriverait jamais à l’unité du mouve- 
ment, et à sa continuité, en admettant qu'il est com- 
posé d’indivisibles. Les indivisibles sont juxtaposés ; 
mais 118 ne se tiennent nullement entre eux, et il 
est absolument impossible d’en faire jamais un 
continu. 
Mais ce qui est réellement et nécessairement indi- 
visible, c’est l'instant. Ainsi qu’on l’a vu plus haut, 
l'instant est une limite; et, à moins qu’on ne veuille 


LXXVI PRÉFACE 


y renfermer une partie de l'avenir, qui y serait déjà, 
et un reste du passé, qui y serait encore, il faut bien 
reconnaître que, placé entre les deux pour les sépa- 
rer et pour les unir, l'instant n'a rien ni de lun ni 
de l’autre. Or, l'instant, le présent ne peut se con- 
fondre, ni avec le passé au-delà duquel ilest, ni avec 
l'avenir en-decà duquel il est non moins certaine- 
ment. Par conséquent, 1] faut qu'il soit indivisible ; 
car autrement ce serait ce qui le diviserait lui-même 
qui serait la vraie limite du présent et du futur. 
L’instant est donc indivisible absolument comme il 
est un et identique. Il suit de là qu'il n’y a pas de 
mouvement dans la durée d’un instant, si toutefois 
l’on peut dire que l’instant ait une durée, et qu’il 
n'y ἃ pas davantage de repos. Le mouvement et le 
repos supposent toujours du temps; mais l'instant 
ne peut pas renfermer de temps, de quelque ma- 
nière qu’on le prenne. 

D'ailleurs, les divisions du temps et les divisions 
du mouvement se correspondent exactement. Un 
mouvement total mettant un certain temps à s’ac- 
complir, dans la moitié de ce temps, 11 y aura la 
moitié de ce mouvement d’accomplie ; ou, sans pré- 
ciser aucune quantité spéciale, dans un temps 
moindre, 11 y aura un moindre mouvement, de 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXVIL 


même qu'il y aura un mouvement plus grand dans 
un temps plus grand aussi. 

Mais, puisque l'instant est indivisible, il en résulte 
une impossibilité de fixer d’une manière absolue, 
soit le moment où le mouvement commence, soit le 
moment où 1l s'achève. Il y a déjà du mouvement 
d’accompli quand on remarque que le mouvement 
commence ; et 1] a cessé d’être quand on remarque 
qu'il est achevé. Le primitif du mouvement, pour 
parler la langue d’Aristote, est donc insaisissable ; 
mais on le trouverait plutôt dans le point où le 
changement se termine et s'achève que dans le 
point où 1l commence. Les divisions successives 
étant infinies dans le mouvement, tant que le mou- 
vement n’est pas terminé, on ne peut pas dire qu'il 
soit encore; et si l’on attend sa fin pour dire qu'il a 
été, c’est qu'il n’est déjà plus. Il n’y ἃ donc pas 
moyen de fixer avec quelque précision le primitif du 
mouvement ou du changement. Tout ce qui change 
et se meut, change et se meut dans le temps, de 
telle sorte que tout ce qui change a déjà changé 
dans une certaine mesure, et que tout ce qui se meut 
a déjà été mu. C’est qu’il n’y ἃ pas de mouvement 
instantané, comme le dit trop souvent le langage 
vulgaire, et que le mouvement, auelque rapide qu'il 


LXXVIII PRÉFACE 


soit, exige toujours qu'il y ait une certaine portion 
de temps d’écoulée. En un mot, 1] n’y ἃ pas de pri- 
mitif dans les divisibles et les continus, justement 
parce qu’ils sont indéfiniment divisibles. Et ce qu'on 
dit ici du mouvement pourrait s'appliquer tout 
aussi bien au repos, pour lequel on ne peut pas dé- 
terminer davantage, ni le point précis où 1] com- 
mence, ni le point précis où 1] finit. 

Il faut ajouter que, s’il n’y ἃ de primitif ni pour 
le temps ni pour le mouvement, 1l n’y en ἃ pas non 
plus pour le lieu; c’est à une conséquence néces- 
saire ; et 1] n’est pas plus possible de préciser les 
points de l’espace où le mouvement commence et 
s'achève, qu'il n’est possible de préciser les points 
du temps et de la durée auxquels 1] correspond 
exactement. 

Aristote n'entend point, par des considérations de 
ce genre, accorder rien au scepticisme; et 1] a pris 
la plus grande peine, comme on l’a vu, pour établir 
inébranlablement l'existence du mouvement, du 
temps et de l’espace. Mais 1] fait une grande diffé- 
rence entre la rigoureuse exactitude d’une théorie 
scientifique, et les indéterminations trop peu com- 
prises et trop vagues dont se sert le langage ordi- 
naire. Dans l’usage habituel de la vie, on ne regarde 


À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXIX 


pas de si près aux choses, et l’on dit d’un événe- 
ment qu'il s’est passé dans telle année, parce qu’il 
s’est passé effectivement à tel jour de cette année. 
En poussant même le scrupule encore plus loin, on 
verrait que cet événement ne s’est pas même passé 
ce jour-là, mais qu'il s’est passé à une certaine 
heure de ce jour, et non pas même à cette heure, 
mais dans une certaine partie de cette heure pré- 
tendue; et ainsi de suite à l’infimi. On peut donc 
poursuivre ce primitif qu'on cherche, autant qu’on 
le voudra. À quelque investigation qu’on se livre, 
quelque attention qu'on y mette, on ne le saisira 
jamais. Il fuit et nous échappe sans cesse. C’est la 
divisibilité du temps et du mouvement qui peut 
seule expliquer et éclaircir jusqu’à certain point ce 
singulier phénomène. 

Cependant Aristote sent bien que ces doutes éle- 
vés sur l’espace, sur le temps et sur le mouvement, 
peuvent donner quelque apparence de raison aux 
sophismes de l’école d’Élée, et il s'applique à réfu- 
ter les arguments spécieux dont Zénon se servait 
pour démontrer que le mouvement est impossible 
logiquement, et que par suite 1] pourrait bien n'être 
pas réel. Aristote examine donc chacun de ces argu- 
ments l’un après l’autre; et pour en faire voir la 


LXXX FACE 


complète fausseté, 1] y oppose sa propre théorie. 
Dans toutes ces argumentations, où Zénon éblouit et 
trompe les ignorants, 1] admet toujours que le mou- 
vement est indivisible, et que le temps l’est aussi; 
il admet toujours que le temps est composé d'ins- 
tants indivisibles et successifs. Or, c’est là une 
erreur fondamentale d’où sortent toutes les autres. 
Il est bien vrai que l’indivisible ne peut se mouvoir; 
ou du moins, si l’indivisible a un mouvement, ce 
n'est qu’un mouvement indirect, comme serait celui 
d’une personne qui serait immobile dans un bateau 
et qui participerait indirectement au mouvement 
que le bateau aurait lui-même. Mais le temps n’est 
pas indivisible; le mouvement ne l’est pas davan- 
tage. Le temps ne se compose pas d'instants, non 
plus que la ligne de points ; et le mouvement ne se 
compose pas de secousses successives. Il est divisible, 
parce qu'il est continu; et les quatre sophismes de 
Zénon, malgré les noms pompeux dont 1] les décore, 
ne soutiennent pas l'examen. 

Tout ce que l’on peut accorder à Zénon, c’est que 
le mouvement, tout réel qu'il est, n’a point cepen- 
dant cette infinitude en tous sens que parfois on lui 
prête. Le mouvement est un changement ; et comme 
tout changement a nécessairement pour limites les 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, LXXXI 


contraires entre lesquels 1] ἃ lieu, partant de l’un 
pour aboutir à l’autre, il s'ensuit que le mouvement 
a, lui aussi, des limites, et qu’on ne peut pas même 
concevoir dans l’espace un mouvement infini qui 
s’accomplirait en ligne droite. Mais dans un autre 
sens, le mouvement peut être infini; 1] peut l'être 
par le temps qu’il dure ; et le mouvement circulaire 
peut être infini s’il dure infiniment, et s’il tourne 
sans cesse dans le même cercle, au lieu d'aller en 
ligne directe. 

C'est ainsi qu'Aristote s'élève peu à peu à cette 
grande théorie de l'éternité du mouvement. Mais 
avant de l’aborder, 1l examine deux dernières ques- 
tions, relatives l’une à la comparaison, l’autre à la 
proportionnalité des mouvements entre eux (1). Je 
me contente d’en parler brièvement, tout en recon- 
naissant qu'elles ne sont pas sans intérêt, ainsi qu'on 
va s’en convaincre. 

Pour que deux mouvements soient comparables, il 


(1) Je passe ainsi sous silence les quatre premiers chapitres du 
livre VIT. Je ne les tiens pas seulement pour apocryphes; mais 
évidemment ils interrompent la suite des pensées, et il me semble 
qu’elle reprend assez régulièrement au chapitre v. Les quatre. 
premiers chapitres annoncent du reste et préparent quelques 
théories développées dans le livre VIH. Voir la Dissertation pré- 
liminaire, page 428. 

[ 


LXXXII PRÉFACE 


faut qu'ils soient du même genre. Ainsi on peut bien 
comparer des mouvements de translation avec des 
mouvements de translation, des mouvements d’ac- 
croissement avec des mouvements d’accroissement ; 
mais on ne pourrait point passer d’un genre à un 
autre, et comparer, par exemple, un accroissement 
avec une translation, ou un déplacement avec une 
altération. Seulement le temps peut servir ici de 
commune mesure entre des espèces d’ailleurs fort 
différentes, et 1l est possible que telle altération dure 
autant de temps que telle translation. L’altération 
alors et la translation pourront être comparées 
entre elles. 

Quant à la proportionnalité des mouvements, elle 
s'adresse aux mouvements de même ordre; et Aris- 
tote essaie d’en tracer les règles principales. Ainsi 
le mobile, le temps et la distance parcourue selon la 
force du moteur et selon la résistance du mobile, 
sont quatre termes qui ont entre eux des relations 
constantes. La puissance et la résistance restant les 
mêmes, la distance parcourue sera moitié moindre, 
si le temps que dure le mouvement est moindre de 
moitié. Si c’est la puissance qui est réduite de moi- 
tié, la résistance et le temps ne changeant pas, 
l'effet produit sera réduit de moitié comme la puis- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. LXXXIII 


sance. Si c’est le mobile qui offre moitié moins de 
résistance, dans un temps égal la puissance ou le 
moteur produira un effet double. Cela revient à 
dire que ces quatre termes sont liés entre eux de 
telle manière qu’il suffit que l’un d’eux varie pour 
qu'à l'instant même les trois autres varient égale- 
ment dans des proportions relatives. Si les forces, 
les mobiles et les temps sont égaux, le mouvement 
produit sera égal. 

Mais dans la réalité, 11 y ἃ des exceptions dont 1] 
faut tenir compte; et de ce qu’un moteur peut mou- 
voir un certain mobile dans une certaine mesure 
durant un temps donné, 1] ne s'ensuit pas nécessai- 
rement que le même moteur dans le même temps 
puisse mouvoir un mobile double de la moitié de la 
distance ; car 1l peut se faire que dans ce cas le mo- 
teur soit impuissant à exercer aucune action sur le 
mobile. Si, par exemple, 1] faut toute la force du 
moteur pour ébranler le mobile simple, 1] est bien 
impossible que la résistance devenant double, la 
force puisse encore agir en quoi que ce soit. On peut 
observer très-facilement quelque chose d’analogue 
pour une foule de faits qu’on ἃ constamment sous 
les yeux. Vingt matelots étant nécessaires pour 
mettre un navire en mouvement, 1l ne s'ensuit pas 


LXXXIV PRÉFACE 


qu'un seul homme puisse le faire mouvoir d’un 
vingtième. Loin de là; le navire reste immobile 
sous l’effort d’un seul homme, bien qu'il cède aux 
efforts réunis de vingt autres. 

Cette dernière observation, qui est pleine de jus- 
tesse, est employée par Aristote pour réfuter un 
nouveau sophisme de Zénor, ou plutôt une de ses 
erreurs issue comme bien d’autres de ses sophismes 
sur le mouvement. Soit, si l’on veut, un tas de 
grains, par exemple, qu'on verse sur le plancher de 
la grange. En tombant, 1] fait un certain bruit. Zénon 
prétendait que le bruit total était le composé des 
bruits partiels que font chacun des grains dont le 
tas est formé. Aristote répond, en arguant du phé- 
nomène du navire, qu'il n’en est rien, et que les 
parties qui entrent dans le tas peuvent fort bien, 
quand elles sont à part et isolées, ne produire au- 
cun bruit, quoique toutes ensemble elles en fassent 
un assez considérable. Séparée, chaque partie ne 
peut pas même mettre en mouvement autant d'air 
qu'elle en met quand elle fait partie de tout le bois- 
seau; c'est qu'elle n’a d'action que quand elle est 
combinée avec toutes les autres, comme le matelot 
qui ne peut absolument rien sans ses compagnons. 

J'ai cité cet exemple pour montrer que la mé- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, LXXXV 


thode d'observation n’est pas aussi étrangère aux an- 
ciens qu'on a bien voulu le prétendre ; et ici parti- 
culièrement, on peut voir comment Aristote essaie 
d'appuyer sa théorie sur des faits bien constatés. Il 
n'insiste pas d’ailleurs davantage sur cette réfuta- 
tion du fameux adversaire du mouvement, et il ter- 
mine ce qu'il voulait dire sur la proportionnalité du 
moteur, du mobile, de la distance parcourue et du 
temps, par deux règles non moins exactes que les 
précédentes. L’une concerne la composition des 
forces, et il remarque que si deux forces séparées 
poussent chacune leur mobile d’une certaine quan- 
tité dans un temps donné, elles pourront en se réu- 
nissant pousser le mobile formé de la réunion des 
deux autres d’une quantité égale dans un temps 
égal. La seconde règle concerne les mouvements 
d’altération et d’accroissement, auxquels Aristote 
applique ce qu’il vient de dire du mouvement de 
translation. | 

Avec le huitième livre, nous voici parvenus à ce 
grand problème de l'éternité du mouvement, le 
dernier qu’Aristote agite et qui couronne si digne- 
ment son œuvre. En le traitant, le ton du philosophe 
s'élève avec le sujet lui-même ; et nous retrouvons 
ici dans ses expressions quelque chose de la majes- 


LXXXVI PRÉFACE 


tueuse austérité de la Métaphysique : « Le mouve- 
« ment a-t-il commencé à un certain moment avant 
« lequel il n’était pas? Cessera-t-1l quelque jour, de 
« même qu'il ἃ commencé, de manière que rien dé- 
« sormais ne puisse plus se mouvoir ? Ou bien doit- 
«on dire que le mouvement n’a point eu de com- 
« mencement, et qu’il n'aura point de fin? Doit-on 
« dire qu'il ἃ toujours été, et qu'il sera toujours, 
«immortel, indéfectible pour toutes choses, et 
« comme une vie qui anime tous les êtres que la na- 
« ture a formés ? » Voilà par quels accents solennels 
et simples tout à la fois s'ouvre le dernier livre de la 
Physique. Telle est la question suprême qu’Aristote 
se pose et qu’il essaie de résoudre dans toute sa por- 
tée ; car 1l sait bien et 1] déclare, en véritable élève 
de Platon, qu'elle intéresse non-seulement l'étude 
de la nature, mais aussi la science du principe pre- 
mier de l'univers. 

Aristote se prononce sans hésiter pour léternité 
du mouvement, et 11 ne peut pas comprendre que 
celle question recoive une solution différente. Il 
réfute même, avec une certaine vivacité, Anaxagore 
et Empédocle, qui se sont imaginé l’un et l’autre 
que le mouvement devait avoir commencé à un mo- 
ment donné, Selon lui, quand on soutient que le 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.  £Lxxxvir 


mouvement ἃ eu un commencement, 1] n’y a que 
ces deux hypothèses de possibles : ou l’on croit, avec 
Anaxagore, que les choses étant restées durant un 
temps infini dans le repos et la confusion, c’est l’In- 
telligence qui leur ἃ communiqué le mouvement et 
les ἃ ordonnées; ou bien, on croit, avec Empé- 
docle, que le monde passe par des alternatives éter- 
nelles de mouvement et de repos, le mouvement 
étant causé par l'Amour et la Discorde, et le repos 
n'étant que l'intervalle entre leur action succes- 
5106. 

Ces deux explications semblent également insou- 
tenables aux yeux d’Aristote ; et, s'appuyant sur les 
définitions qu'il ἃ données lui-même du mouvement 
et du repos, 1l répond à Anaxagore qu'antérieure- 
ment au repos, qu'il croit primordial, 1] ἃ dù y avoir 
un mouvement, puisque le repos n’est que la priva- 
tion passagère du mouvement naturel, et qu’on ne 
comprend pas pourquoi l’Intelligence, qui serait 
restée un temps infini sans agir, est sorlie tout à coup 
de son inerte. Il répond à Empédocle que cette al- 
ternative de mouvement et de repos ne se comprend 
guère mieux, bien qu'elle soit un peu moins con- 
traire à l’ordre qu’on doit toujours supposer dans la 
nature. Enfin, 1l reproche à tous les deux, à Anaxa- 


LXXX VIII PRÉFACE 


gore aussi bien qu’à Empédocle, de n'avoir pas vu 
qu’ils admettent sans y prendre garde l’existence an- 
térieure de l’univers, et qu’ils n'expliquent qu'un 
état très-postérieur des choses. Aristote soutient ᾿ 
donc que le mouvement est éternel, parce que le 
temps, qui est le nombre du mouvement, est éter- 
nel aussi; et il critique Platon, le seul de tous les 
philosophes qui ait pensé que le temps avait pu 
être créé, comme si l’on pouvait jamais se figurer 
un instant quelconque qui n’ait pas été précédé 
d’un certain passé ni suivi d’un certain avenir. 

Mais non-seulement dans la pensée d’Aristote le 
mouvement n'a pas eu de commencement; il ne 
peut pas davantage avoir de fin. Il est indestruc- 
tible comme 1] est éternel, et par la même raison; 
car s’il n’est pas possible de comprendre un pre- 
mier changement qui n’ait point été précédé d’un 
changement antérieur, 11 n’est pas plus facile de 
comprendre un dernier changement qui ne serait 
pas suivi d’un autre changement quelconque. Si le 
mobile est mis originairement en mouvement par 
quelque chose qui le précède et existe avant lui, 1l 
n'est pas moins évident que le destructible sera dé- 
truit par quelque chose qui lui survivra. 

Ces explications en faveur de l’éternité du mouve- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. LXXXIX 


ment paraissent 51 satisfaisantes à Aristote, qu'il 
blâme Démocrite de s'être arrêté à la surface des 
choses, et de s’être borné à déclarer simplement que 
les choses sont ce qu’elles sont, et qu’elles ont tou- 
jours été ainsi. Quant à lui, il se flatte d’avoir 
poussé l'analyse beaucoup plus profondément; et 
en effet, on ne saurait méconnaitre qu’il s’est efforcé 
de pénétrer plus avant, en rattachant son opinion 
sur l’éternité du mouvement aux définitions essen- 
tielles qu'il a données de la nature, du mouvement, 
et du temps. 

Ïl ne se dissimule pas, d’ailleurs, qu'il y ἃ des 
objections possibles à son système; et ces objections 
plus ou moins fortes, 1l les énumère au nombre de 
trois. D'abord, on peut nier l'éternité du mouve- 
ment, en remarquant que tout changement ἃ néces- 
sairement des limites, qui sont les contraires entre 
lesquels 1l se passe. Donc le mouvement, qui n’est 
qu'un changement, ne peut pas être éternel, parce 
qu'il ne peut pas être infini. En second lieu, nous 
voyons constamment le mouvement commencer 
sous nos yeux; et à tout moment des objets inanimés 
recoivent le mouvement, qu'ils n'ont pas par eux- 
mêmes et que leur communique une cause exté- 
rieure. Enfin, dans les êtres animés, ce commence- 


ΧΟ | PRÉFACE 


ment du mouvement est bien plus manifeste encore, 
puisque ces êtres se meuvent selon leur volonté et 
par une cause qu'ils ont en eux-mêmes et dont ils 
disposent. Pourquoi le mouvement n’aurait-il pas 
commencé dans le monde et l'univers, comme nous 
le voyons commencer dans ce monde en petit qu’on 
appelle l’homme? 

Ces objections n’embarrassent pas Aristote, et il 
n'a pas de peine à les repousser. Sans doute le chan- 
gement se passe souvent entre des contraires, et si 
le mouvement se passait également ainsi dans tous 
les cas, 11 ne serait pas éternel. Mais il y ἃ d’autres 
mouvements que celui-là, et 1] est facile de conce- 
voir un mouvement un, éternel et continu, où 1l n’y 
a plus de contraires. Aristote se réserve d'expliquer 
quel est ce mouvement, ainsi qu’on le verra tout à 
l'heure. Quant à la seconde objection, elle n’a rien 
de contradictoire à l'éternité du mouvement, et elle 
prouve seulement qu’il y ἃ des choses qui tantôt 
sont mues et tantôt ne le sont pas. Enfin, la troi- 
sième objection, qui est plus sérieuse, n’est pas non 
plus décisive ; car le mouvement dans lanimal n’est 
pas aussi libre et aussi spontané qu’on le pense ; «οἱ 
Aristote, attaquant en ceci le libre arbitre, suppose 
qu'il peut y avoir, à l'intérieur même de Pêtre ani- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XCI 


mé et intelligent, une foule d'éléments naturels qui 
sont toujours en mouvement, el qui déterminent à 
son insu le mouvement qu’il croit se donner à lui- 
même, et qu’il ne fait cependant que recevoir sans 
en avoir conscience. 

Une fois ces objections écartées, Aristote revient 
à son sujet, et 1] recherche comment on peut con- 
cevoir qu'un mouvement soit éternel. Il s'appuie 
d'abord sur ce fait d'observation évidente à savoir 
qu’il y ἃ dans le monde des choses qui se meuvent 
et d’autres qui ne se meuvent pas. Comment celles 
qui se meuvent recoivent-elles le mouvement ? Aris- 
tote prend un exemple des plus ordinaires ; et, con- 
sidérant que, quand une pierre est mue par un bâ- 
ton, c’est la main qui meut le bâton et l’homme qui 
meut la main, 1l en conclut que, dans tout mouve- 
ment, 1l faut toujours remonter à un premier mo- 
teur, lequel est lui-même nécessairement immobile, 
tout en communiquant au dehors le mouvement 
qu'il possède et qu'il crée. ἃ celte occasion, Aristote 
loue Anaxagore d’avoir considéré lIntelligence, 
dont 11 fait le principe du mouvement, comme ab- 
solument impassible et absolument pure, à l'abri de 
toute affection et de tout mélange; car c’est seule- 


ment ainsi qu'étant immobile, elle peut créer le 


XCII PRÉFACE 


mouvement, et qu’elle peut dominer le reste du 
monde en ne s’y mêlant point. 

Mais le moteur étant immobile, comment peut-il 
produire en lui-même le mouvement qui se commu- 
nique au dehors, et qui, se transmettant de proche 
en proche, atteint jusqu’au mobile le plus éloigné, à 
travers une foule d’intermédiaires? Que se passe-t-il 
dans les profondeurs du moteur premier, et de 
quelle façon le mouvement peut-il y naître? Aristote 
s'enfonce ainsi au cœur même de la question du 
mouvement, et 11 résout ce problème si obscur par 
les principes qu’il ἃ posés antérieurement et qu'il 
regarde comme indubitables. Or, 1l a démontré jus- 
qu'à présent, que tout mobile est mu par un moteur 
qui lui est étranger. Mais parvenu au premier mo- 
teur, il sent bien qu’on ne peut plus rien chercher 
en dehors de lui; car ce serait se perdre dans Pin- 
fini. Dans ce moteur initial, source et principe de 
tous les mouvements dans l’univers, 11 retrouvera 
donc encore les mêmes éléments qu’il ἃ déjà cons- 
tatés. Il y aura dans le premier moteur deux parties, 
lune qui meut sans être mue elle-même, l’autre qui 
est mue et meut à son tour; la première, qui crée le 
mouvement ; la seconde, qui le reçoit et le transmet. 
Le moteur tout entier reste immobile ; mais les deux 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCHI 


parties dans lesquelles 11] se décompose ne le sont 
pas tout à fait comme lui ; l’une est absolument im- 
mobile comme il l’est lui-même; l’autre recoit l’im- 
pulsion, et elle peut la communiquer médiatement 
au reste des choses. 

Il serait sans doute téméraire d'affirmer qu’'Aris- 
tote a porté définitivement la lumière dans ces té- 
nèbres ; et il n’est pas donné à des regards humains 
de voir ce qui se passe dans le sein même de Dieu. 
Mais on peut croire, à la louange d’Aristote, qu'il 
n'est point resté trop au-dessous de cet ineffable. 
sujet, ni au-dessous du Timée de Platon. Il ἃ bien 
vu le mystère dans toute sa grandeur, et il ἃ eu le 
courage d’en chercher l'explication, si d’ailleurs il 
n’a pas eu plus qu'un autre le bonheur de la ren- 
contrer. Il proclame l'existence nécessaire d’un pre- 
mier moteur sans lequel le mouvement ne pourrait 
se produire ΠῚ durer sous aucune forme dans l’uni- 
vers, et 1l sonde l’abime avec une sagacité et une 
énergie dignes d’en découvrir le fond. 

Il semble cependant qu'iet il commet une erreur 
assez grave ; et que c’est à tort que de l'éternité du 
mouvement, telle qu'il l’a établie, 1l conclut à l’éter- 
nité du premier moteur. Le mouvement étant éternel 
selon Aristote, le premier moteur doit être éternel 
comme le mouvement même qu'il produit éternel- 


ΧΟΙΥ PRÉFACE 


lement. En dépit du respect que je porte au philoso- 
phe,ilme paraît que c'est absolument tout l'opposé, 
et que c’est du moteur qu’il faut conclure le mou- 
vement, loin de conclure de lexistence du mouve- 
ment l'existence du moteur. Mais je ne voudrais pas 
trop insister sur cette critique; et 1] est bien possible 
qu'il n’y ait là qu'une différence de mots. Le moteur 
doit être de toute nécessité antérieur à sa propre 
action ; etce n’est peut-être que par le besoin d’une 
déduction purement logique et en partant de l’ob- 
servation sensible qu’Aristote paraît n’assigner au 
moteur que la seconde place. Mais en se mettant au 
point de vue de la seule raison, il est plus conforme 
à ses lois de concevoir le moteur avant le mouve- 
ment ; car à moins d’acquiescer à ces systèmes qu’A- 
ristote ἃ cru devoir combattre, et qui expliquent tout 
par les seules forces de la matière, 1] faut bien ad- 
mettre que les choses n’ont pu être mues que par 
un moteur préexistant. Sans le moteur, le mouve- 
ment est logiquement incompréhensible. C’est bien, 
si l’on veut, le mouvement, observé par nous, qui 
révèle le moteur; mais il ne le fait pas, tandis qu’au 
contraire c'est le moteur qui fait le mouvement, et 
l'on ne peut les prendre indifféremment l’un pour 
l’autre. 

Dans ces matières délicates, moins que partout 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCV 


ailleurs, 1] ne faut rien prèter à l’équivoque ni au 
doute ; 1] est plus rationnel et plus sür, avec Platon, 
de poser Dieu à l’origine des choses, et d’en faire 
dans l’immanence de son éternité le créateur du 
mouvement, de l’espace et du temps. Les idées de 
Timée sont plus acceptables à la raison, et elles sem- 
blent mieux exprimer l’immuable vérité des choses. 
Aristote ne les ἃ point directement réfutées ; mais 
il ne les adopte pas, sans pouvoir d’ailleurs pres- 
sentir qu'il se mettrait en un dissentiment profond 
avec l’orthodoxie chrétienne, aussi bien qu’il y était 
avec le maître dont 1] avait si longtemps entendu Îes 
leçons. C’est que peut-être Anaxagore ne se trom- 
pait point autant qu’il paraissait à Aristote; et son 
seul tort, tout en accordant à l'intelligence l’initia- 
tive du mouvement, c'était de la faire postérieure aux 
choses mêmes qu’elle devait mouvoir et ordonner. 
D'ailleurs le premier moteur étant éternel, Aris- 
tote reconnaît sans peine qu’il doit être unique; et 
la seule raison qu’il en donne, tout à fait péremp- 
toire pour lui, c’est que l’unité vaut mieux que la 
pluralité, et que toujours dans la nature c’est le 
mieux qui l'emporte sur son contraire (4). Il n’est 


(4) Laplace dit quelque chose de tout à fait semblable, Expo- 
sition du Système du monde, Livre II. 


XCVI PRÉFACE 


pas besoin de plus d’un seul principe pour expliquer 


cette alternative perpétuelle de génération et de des- 
truction, et ce changement incessant qui se mani- 


feste dans toutes les choses naturelles. Certainement 
cet argument tout logique qu'Aristote donne ici, 
comme il le répète au douzième livre de la Métaphy- 
sique, n’est pas sans valeur; mais 1] pouvait être 
présenté sous une forme à la fois plus réelle et plus 
claire; et l’unité de dessein qui éclate dans toutes les 
parties de la nature, tant admirée par Aristote, ré- 
vèle irrésistiblement l'unité de son auteur. Puis, 
comment comprendre que le premier moteur, qui 
est éternel et infim, puisse ne pas être un? Comment 
la pluralité pourrait-elle s’accorder avec son infini- 
tude ? 

Jusqu'à présent, 1] a été démontré que le premier 
moteur est unique et qu’il est éternel dans son umité 
et dans son action. Mais quelle est la nature et l’es- 
pèce particulière de mouvement que produit le pre- 
mier moteur ? Telle est la seule et dernière question 
à peu près qu'il reste encore à éclaircir, et dont la 
solution doit terminer toute la science de la phy- 
sique, 

Le mouvement étant éternel, le premier moteur 
qui est un et éternel aussi, ne pourra produire 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. XCVII 


qu'un mouvement qui sera de toute nécessité un, 
identique, continu et premier comme lui. Il s’agit 
donc de trouver un mouvement qui remplisse toutes 
ces conditions. Or en y regardant de près, on voit 
que, dans les deux espèces de mouvement qu’on ap- 
pelle d’accroissement et d’altération, ou, en d’au- 
tres termes, de quantité et de qualité, on implique 
toujours l’idée d’un mouvement de lieu, c’est-à-dire 
de translation. La translation est donc logiquement 
et essentiellement le premier de tous les mouve- 
ments, puisque tous les autres le supposent néces- 
sairement, tandis que celui-là peut se passer de tous 
les autres. De plus, la translation ou mouvement 
dans l’espace est le privilége des êtres les plus re- 
levés; et l’on voit qu’elle est accordée aux animaux 
les plus parfaits, tandis qu'elle est refusée aux plan- 
tes. Enfin la translation paraît supérieure, en ce que 
dans la translation la substance demeure plus im- 
muable que dans tout autre espèce de mouvement, 
où l'être doit toujours être modifié, soit dans sa 
qualité, soit dans sa quantité. 

À tous ces titres déjà, rationnels, essentiels, chro- 
nologiques, la translation est le premier des mouve- 
ments. Mais en outre elle est 16 seul qui puisse être 
continu. Tous les autres mouvements vont d’un con- 

4 


XGVIII PRÉFACE 


traire à un autre contraire; et à chaque contraire 
successivement réalisé, 1l y ἃ un moment de repos; 
car les contraires ne pouvant Jamais être simulta- 
nés, il s’ensuit qu’il y a toujours entr'eux un inter- 
valle, c’est-à-dire une interruption, quelque faible 
qu’on la suppose. Donc, aucun mouvement dans la 
quantité ou dans la qualité ne peut être continu. 
Mais dans la translation 11 n’y a rien de pareil, et 
tant qu’elle dure, elle est d’une parfaite continuité. 
Ainsi, la translation est bien le mouvement un, pre- 
mier et continu qu’on cherchait. 

Mais la translation elle-même n’est pas simple, et 
l'on doit y distinguer plusieurs espèces. Ainsi, 1l y a 
d’abord la translation cireulaire; puis, il y a la trans- 
lation en ligne droite, et en troisième lieu, la trans- 
lation mixte, c’est-à-dire la translation composée 
mi-parlie d’un mouvement en ligne droite, et mi- 
partie d’un mouvement en cercle. De ces trois es- 
pèces de translation, quelle est celle qui peut four- 
nr ce mouvement un, infini et continu du premier 
moteur? C’est ce qu’il faut déterminer. D'abord on 
doit mettre de côté la translation mixte, puisqu'elle 
n’est rien par elle-même que ce que sont les deux 
autres qui la forment par leur combinaison. Res- 
tent donc la translation en ligne droite et la trans- 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. XCIX 


lation circulaire. Α laquelle des deux donner la pré- 
férence ? Aristote élimine la translation directe, d’a- 
près ce fait qu’il regarde comme évident, à savoir 
que toute ligne droite est nécessairement finie, et 
que le corps pour la parcourir d’une manière éter- 
nelle devrait revenir sur lui-même : alors il aurait 
des mouvements contraires, et, à chaque retour, il 
se produirait un certain repos qui interromprait la 
continuité du mouvement. Au contraire, dans la 
translation circulaire, il peut ne point y avoir au- 
cune espèce de repos ni de temps d’arrèt; le mouve- 
ment peut y être absolument continu, et d’une con- 
tinuité éternelle. Dans cette translation, le corps ne 
va pas d’un contraire à un autre contraire. Il part 
d'un point pour revenir à ce point encore, par la 
même impulsion. À chaque instant, ilse meut vers 
le point où 1] doit arriver, et tout ensemble 1] s’en 
éloigne. Le mouvement circulaire part de soi pour 
revenir à 501; et cependant 1] ne repasse jamais par 
les mêmes points, comme le fait de toute nécessité 
le mouvement en ligne droite, qui revient sur les 
mêmes traces qu'il ἃ déjà parcourues, et qui n'a 
qu'une apparente continuité. 

Il n’y a done que la translation circulaire qui 
puisse produire un mouvement un, infini, continu 


α PRÉFACE 


et éternel. Le corps y est sans cesse porté vers le 
centre, lequel est lui-même immobile et en dehors 
de la circonférence, dont 1] ne fait point partie. 
Ainsi, dans la translation circulaire, il y a tout à la 
fois repos et mouvement. C’est là ce qui fait aussi 
que le mouvement cireulaire est le seul qui soit uni- 
forme ; car, dans le mouvement en ligne droite, la 
chute du corps est irrégulière, et elle est d'autant 
plus rapide qu’elle approche davantage de son 
terme. Mais le mouvement circulaire, précisément 
parce qu’il a en dehors de lui son origine et sa fin, 
est d’une absolue régularité. Voilà comment 1] peut 
servir de mesure à tous les autres mouvements. 
C'est sur lui qu'ils se règlent, tandis que lui ne se 
règle que sur lui-même. 

Voilà déjà bien des notions sur le premier moteur 
immobile; car nous savons qu'ilest un et éternel, et 
que le mouvement : qu’il crée est le mouvement cir- 
culaire, le seul de tous les mouvements qui puisse 
être un, éternel, continu, régulier et uniforme. 
Aristote ajoute sur le moteur premier deux autres 
considérations non moins profondes et non moins 
vraies, par lesquelles il achève sa Physique, ou plu- 
tôt la théorie du mouvement. Le premier moteur 
est nécessairement indivisible, et 1] est sans gran- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, αἱ 


deur quelconque. S'il avait une grandeur quelle 
qu'elle fût, 1l serait fini; et une grandeur finie ne 
peut jamais produire un mouvement infini et éter- 
nel, pas plus qu’elle ne peut avoir une puissance in- 
finie. Immobile et immuable, il a éternellement la 
force de produire le mouvement sans fatigue et sans 
peine; et son action ne s’épuise jamais, toujours 
uniforme, égale et identique, d’abord en lui-même, 
et ensuite dans le mobile, sur lequel elle s’exerce. 

Enfin, où placer dans l’univers le premier mo- 
teur ? En quel lieu réside-t-1l, si toutefois on peut 
sur l'infini et l'éternel élever une telle question ? 
Est-ce au centre? Ou n’est-ce pas plutôt À la circon- 
férence, puisque c’est à la circonférence que les 
mouvements sont les plus rapides, et que ce sont les 
parties les plus rapprochées du moteur qui sont 
mues avec le plus de rapidité? Tel est le système du 
monde, mu durant l'éternité par le premier moteur, 
qui n’a lui-même, dans son unité, dans son infini- 
tude et dans son immobilité, Δ] parties n1 aucune 
espèce de grandeur possible. 

Voilà les derniers mots et les dernières idées de 
la Physique d’Aristote, terminant cette vaste étude 
par une théorie de l’action de Dieu sur le monde. 
Certainement on ne peut pas approuver cette théo- 


cit PRÉFACE 


dicée dans tous ses détails, et Je ne me chargerais 
pas volontiers de la défendre sur tous les points. 
Mais quel est le philosophe qui dans ces matières 
peut se flatter de n'avoir point commis d'erreur et 
de n'avoir fait aucun faux pas? Tout en avouant 
qu’Aristote aurait pu rester plus près de la vérité, en 
restant plus docile aux enseignements de Platon et 
de Socrate, j'aime mieux considérer les mérites de 
sa théorie que ses lacunes par trop évidentes ; et en 
présence de ce grand monument, qui fait tant d’hon- 
neur à l’intelligence humaine, je préfère de beau- 
coup l'admiration à la critique. Je passe donc con- 
damnalion très-aisément sur les défauts d’Aristote ; 
et tout ce que je demande pour lui, c’est qu’on 
veuille bien étudier son œuvre dans lesprit où elle 
a été conçue, et qu'on rende justice à un système 
aussi étendu et aussi pénétrant. Il y ἃ tout à heure 
vingt-deux siècles qu'Aristote instituait cette grande 
investigation, et l’on va voir, par le peu que j'ai à 
dire sur l’histoire de ces théories, quelle en est la 
valeur comparative et quelle influence elles ont 
exercée. 

Mais je croirais n'avoir point fait assez connaître 
101 la Physique d’Aristote si, avant de la quitter, je 
ne parlais du style dans lequel elle est écrite. Sans 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CHI 


doute le style importe peu dans des pensées de cet 
ordre, et la forme sous laquelle on les présente suffit 
toujours du moment qu'elle les fait suffisamment 
comprendre. Mais il est dans la Physique quelques 
morceaux tellement remarquables, et le ton général 
en est si ferme et si original dans sa simplicité scien- 
tifique, qu'il est bon de le recommander à l'attention 
et à l'estime de notre temps. L’exemple en est trop 
rare pour qu'il soit inutile de le signaler. Je repro- 
duis de préférence trois passages qui ont chacun un 
caractère différent, et qui, détachés du reste, ne 
feront pas moins d'effet, je suppose, dans leur 1s0- 
lement. 

La première citation que je rappellerai se rap- 
porte à l’action de la nature, qui, dans tout ce qu’elle 
fait, ἃ toujours en vue une certaine fin, et quine 
procède jamais au hasard non plus que par néces- 
sité, idées que j'ai déjà louées plus haut. Aristote 
sait bien qu’à cette théorie, toute juste qu’elle est, 1] 
y a des objections, et 1] va au-devant de ces objec- 
ions pour les réfuter. 

Livre ΠῚ, chapitre vis, $$ 2 et suivants : 


« Mais ici on élève un doute, et l’on dit : Qui empêche 
« que la nature agisse sans avoir de but et sans chercher 
« le mieux des choses ? Jupiter, par exemple, ne fait pas 


CLV PRÉFACE 


ψ 


« 


« 


Lu) 
-- 


΄“-: 
-- 


pleuvoir pour développer et nourrir le grain. Mais il 
pleut par une loi nécessaire ; car ens’élevant, la vapeur 
doit se refroidir ; et la vapeur froide, devenant de l’eau, 
doit nécessairement retomber, Que si ce phénomène 


« ayant lieu, le grain en profite pour germer et croître, 


c’est un simple accident. Et de même encore, si le grain 
qu’on a mis dans la grange vient à s’y perdre par suite 
de la pluie, il ne pleut pas apparemment pour que le 
grain pourrisse; et c'est un simple accident s’il se 
perd. Qui empêche également de dire que, dans la 
nature, les organes corporels eux-mêmes sont soumis 
à la même loi, et que les dents, par exemple, poussent 
nécessairement, celles de devant incisives et capables 
de déchirer les aliments, et les molaires, larges et 
propres à broyer, bien que ce ne soit pas en vue de 
cette fonction qu'elles aient été faites et que ce soit une 
simple coïncidence ? Qui empêche de faire la même 
remarque pour tous les organes où il semble qu’il y ait 
une fin et une destination spéciales ? Ainsi donc, toutes 
les fois que les choses se produisent accidentellement 
telles qu’elles se seraient produites en ayant un but, 
elles subsistent et se conservent, parce qu'elles ont 
pris spontanément la condition convenable ; mais 
celles qui ne l’ont pas prise périssent ou ont péri, 
comme Empédocle le dit de ses créatures bovines à 
proue humaine. 

« Telle est l’objection qu’on élève et à laquelle revien- 
nent toutes les autres. 

« Mais il est bien impossible, continue Aristote, que 
les choses se passent comme on le prétend. Ces organes 
des animaux dont on vient de parler et toutes les 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CV 


« choses que la nature présente à nos regards, sont telles 
« qu'elles sont ou dans tous les cas ou dans la majorité 
« des cas. Mais il n’en est pas du tout ainsi pour rien de 
« ce que produit le hasard. On ne trouve point en effet 
« que ce soit un hasard ni une chose accidentelle qu’il 
« pleuve fréquemment en hiver ; mais c’est un hasard au 
« contraire s’il pleut beaucoup, quand le soleil est dans 
« la constellation du Chien. Ce n’est pas davantage un 
« hasard qu’il y ait de grandes chaleurs dansla Canicule ; 
« mais c'en est un qu'il y enait en hiver. Si donc il faut, 
« de deux choses l’une, que ces phénomènes aient lieu 
« soit par accident soit en vue d’une fin, et, s’il n’est pas 
« possible de dire que ces phénomènes soient accidentels 
« et fortuits, il est clair qu'ils ont lieu en vue d’une fin 
« précise. Or, tous les faits de cet ordre sont dans la 
« nature apparemment, comme en conviendraient ceux- 
« là mêmes qui soutiennent ce système. Donc, il y a un 
« pourquoi et une fin à toutes les choses qui existent ou 
« se produisent dans la nature. 

« J'ajoute que partout où il y ἃ une fin, c'est pour 
« cette fin quest fait tout ce qui la précède et tout ce qui 
« la suit. Donc, telle est une chose quand elle est faite, 
« telle est sa nature ; et telle est cette chose par sa nature, 
« telle est quand elle est faite, toutes les fois que rien ne 
« sy oppose. Or, elle est faite en vue d’une certaine fin; 
« donc elle a cette fin par sa nature propre. En suppo- 
« Sant qu'une maison fût une chose que fît la nature, la 
« maison serait précisément, par le fait de la nature, ce 
« qu’elle est aujourd’hui par le fait de l’art; et si les 
« choses naturelles pouvaient venir de l’art aussi bien 
« qu’elles viennent de la nature, l'art les ferait exacte- 


CVI PRÉFACE 


ment ce que la nature les fait... Geci est surtout mani- 
feste dans les animaux autres que l'homme qui ne font 
ce qu’ils font, ni suivant les règles de l’art, ni après 
étude, ni par réflexion ; et de là vient qu'on s’est par- 


: fois demandé si les fourmis, les araignées et tous les 


êtres de ce genre n’exécutent pas leurs travaux à l’aide 
de l'intelligence ou d’une autre faculté non moins haute, 
En faisant quelques pas de plus sur cette route, on 
peut voir que, dans les plantes elles-mêmes se pro- 
duisent aussi les conditions qui concourent à leur fin, 
et que, par exemple, les feuilles sont faites pour garan- 
tir le fruit. Si.donc c'est par une loi de la nature, si 
c'est en vue d'une fin précise que l’hirondelle fait le 
nid où seront ses petits, et l’araignée sa toile, que les 
plantes portent leurs feuilles protectrices du fruit, et 
qu'elles poussent leurs racines en haut et non en bas 
pour se nourrir, 1] est de toute évidence qu'il y ἃ une 
cause du même ordre pour toutes les choses qui exis- 
tent ou qui se produisent dans la nature entière. 

« Mais si, dans le domaine de l'art les choses aui 
réussissent sont faites en vue d’une certaine fin, et si, 
dans les choses qui échouent, l’art a seulement fait 
effort pour atteindre le but qu'il se proposait sans y 
parvenir, il en est de même dans Les choses naturelles, 
et les monstruosités ne sont que des déviations de ce 
but vainement cherché. » 


Tel est le premier morceau que je tenais à citer, 


et qui ne se recommande pas moins au bon goût 


qu'à la science. Quel naturel et quelle simplicité 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CVII 


dans la grandeur! Quelle sobriété de développe- 
ments! Quelle vigueur et quelle justesse d’argu- 
ments! À qui comparer cette sévère et puissante 
éloquence ? Plus tard on a fait des phrases sur la 
nature; mais ici tout est profondément senti et 
pensé. Et ajoutez qu’au temps d’Aristote tout ceci 
n’était pas moins neuf que vrai. Aujourd'hui c'est 
un lieu commun; mais quatre siècles avant notre 
ère ! 

Le second morceau est d’un genre différent ; mais 
il n’est pas moins beau, quoiqu'il soit tout psycholo- 
gique et métaphysique. Il est relatif à la théorie du 
temps. 

Livre IV, ch. χιν, 88 2 et suivants : 


« Voici, dit Aristote, quelques raisons qu'on pourrait 
« alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du 
« tout, ou du moins que, s’il existe, c’est d'une façon à 
« peine sensible et très-obscure. Ainsi, l'une des deux 
« parties du temps a été et n’est plus; l’autre doit être 
« et n'est pas encore. C’est pourtant de ces éléments que 
« se composent et le temps infini et le temps que nous 
« comptons dans une succession perpétuelle. Or, ce qui 
« est composé d'éléments qui n'existent pas, semble ne 
« pouvoir jamais être regardé comme possédant une 
« existence véritable. Ajoutez que, pour tout objet divi- 
« sible, 11 faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, 
« que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses par- 


ΟΥ̓́ΠΙ PRÉFACE 


ties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour 
le temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont 
été, d’autres seront, mais aucune n’est réellement. Le 
présent, l'instant n’est pas une partie du temps ; car la 
partie d’une chose sert à mesurer cette chose ; et d’un 
autre côté, le tout doitse composer de la réunion des par- 
ties ; or, il ne paraît pas que le temps se compose d’ins- 
tants et de présents successifs. De plus, cet instant, ce 
présent même, qui sépare et limite, à ce qu'il semble, 
le passé et le futur, est-il un ? Reste-t-il toujours iden- 
tique et immuable ? Ou bien est-il différent, et sans 
cesse différent ? Toutes questions qu'il n’est pas facile 
de résoudre. En effet, si l'instant est toujours autre et 
perpétuellement autre...., et si l'instant qui n’est plus 
à présent mais qui a précédemment été, doit nécessaire- 
ment avoir péri à un moment donné, alors les instants 
successifs ne pourront jamais exister simultanément 
les uns avec les autres, puisque l’antérieur aura tou- 
jours nécessairement péri. Or, il n’est pas possible que 
l'instant ait péri en lui-même, puisqu'il n'existait pas 
alors ; et il n’est pas possible davantage que l'instant 
antérieur ait péri dans un autre instant. Par consé- 
quent, il faut admettre qu'il est impossible que les 
instants tiennent les uns aux autres, comme 1] est 
impossible que, dans la ligne, le point tienne au 
point. » 


Ces doutes sur la réalité du temps n’arrêlent 


point Arislote ; et, après avoir montré que quelques 


philosophes ont eu tort de confondre le temps avec 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, CIX 


le mouvement et avec la révolution de la sphère cé- 
leste, 1] poursuit : 
Même livre, chapitre xvi, 88 1 et suivants : 


« Nous convenons cependant que le temps ne peut se 
« comprendre sans le changement ; car, nous-mêmes, 
« lorsque nous n’éprouvons aucun changement dans 
« notre pensée, ou que le changement qui s’y passe nous 
« échappe, nous croyons qu’il n’y a pas eu de temps d'é- 
« coulé, pas plus qu’il n’y en a pour ces hommes de la 
« fable qui, dit-on, dorment à Sardos auprès des héros, 
« et qui n'ont à leur réveil aucun sentiment du temps, 
« parce qu'ils réunissent l'instant qui a précédé à l'ins- 
« tant qui suit, et n'en font qu'un par la suppression de 
« tous les instants intermédiaires qu’ils n’ont pas perçus. 
« Ainsi donc, de même qu’il n’y aurait pas de temps si 
« l'instant n'était point autre, et qu’il fût un seul et 
« même instant, de même aussi quand on ne s'aperçoit 
« pas qu’il est autre, il semble que tout l'intervalle n'est 
« plus du temps. Mais si nous supprimons ainsile temps, 
« lorsque nous ne discernons aucun changement, et que 
« notre âme semble demeurer dans un instant un et in- 
« divisible ; et si, au contraire, lorsque nous sentons et 
« discernons le changement, nous affirmons qu'il y ἃ du 
« temps d’'écoulé, il est évident que le temps n'existe 
« pour nous qu’à la condition du mouvement et du chan- 
« gement. Ainsi, il est incontestable également et que le 
« temps n’est pas le mouvement, et que sans le mouve- 
« ment le temps n’est pas possible. 


Aristote en conclut que le temps est le nombre du 


CX 


PRÉFACE 


mouvement, et il ajoute (même livre, ch. xvin, 88 5 


et suiv.) : 


« De même que, par un retour constamment pareil, le 
mouvement peut être un et identique, de même aussi 
le temps peut être identique et un périodiquement : 
par exemple, une année, un printemps, un automne, 
Et non-seulement nous mesurons le mouvement par le 
temps; mais nous pouvons réciproquement mesurer le 
temps par le mouvement, parce qu'ils se limitent et se 
déterminent mutuellement l’un par l’autre. Le temps 
détermine le mouvement, puisqu'il en est le nombre ; 
et de même le mouvement détermine aussi le temps. 
Quand nous disons qu'il y a beaucoup de temps d’é- 
coulé, nous le mesurons par le mouvement, de même 
qu'on mesure le nombre par la chose qui est l’objet de 
ce nombre. Ainsi, par exemple, c'est par un seul che- 
val qu'on mesure le nombre des chevaux. Nous con- 
paissons donc la quantité totale Ges chevaux par le 
nombre ; et, réciproquement, c'est en considérant un 
seul cheval que le nombre même des chevaux se trouve 
connu. Le rapport est tout à fait pareil entre le temps 
et le mouvement, puisque nous calculons de même le 
mouvement par le temps, et le temps par le mouve- 
ment. C’est d’ailleurs avec toute raison ; car le mouve- 
ment implique la grandeur, et le temps implique le 
mouvement, parce que ce sont là également et des 
quantités, et des continus et des divisibles. C’est parce 
que la grandeur ἃ telles propriétés, que le temps a tels 
attributs ; et le temps ne se manifeste que grâce au 
mouvement. Aussi nous mesurons indifféremment la 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. ΟΧΙ 


« grandeur par le mouvement, et le mouvement par la 
« grandeur; car nous disons que la route est longue si le 
« voyage ἃ été long; et réciproquement, que le voyage 
« est long si la route a été longue. De même, nous di- 
« sons qu'il y ἃ beaucoup de temps s’il y a beaucoup de 
« mouvement ; et réciproquement, beaucoup de mouve- 
« ment, s’il y ἃ beaucoup de de temps. 


Je doute qu'aujourd'hui nous ayons rien de 
mieux à dire sur le temps, et que nos analyses psy- 
chologiques dépassent celle-ci en finesse et en exac- 
titude. 

Enfin, le dernier morceau que je veux donner 
comme exemple est exclusivement scientifique, et il 
montrera que la manière d’Aristote, quand il traite 
un sujet de ce genre, se rapproche beaucoup de 
celle qu’adopte la science même de nos jours. Aris- 
tote veut prouver que le vide n’existe pas, et parmi 
d’autres arguments, 11 emploie celui-ci, que dans le 
vide 1] n’y aurait plus aucune proportion possible 
entre les distances parcourues par les corps, selon 
qu'ils seraient plus légers ou plus pesants. 

Livre IV, ch. nr, 88. 2 et suivants : 


« Évidemment, dit-il, il y a deux causes possibles à ce 
« qu'un même poids, un même corps, reçoive un mou- 
« vement plus rapide : ou c’est parce que le milieu qu'il 


CXII PRÉFACE 


Lu) 
-- 


traverse est différent, selon que ce corps se meut dans 
l’eau, dans la terre ou dans l'air ; ou c’est parce que 
le corps en mouvement est différent lui-même, selon 
que, toutes choses restant d’ailleurs égales, il ἃ plus de 


« pesanteur ou de légèreté. Le milieu que le corps tra- ᾿ 


verse est une cause d’empêchement, la plus forte pos- 
sible quand ce milieu ἃ un mouvement en sens con- 
traire ; et ensuite, quand ce milieu est immobile. Cette 
résistance est d'autant plus puissante que le milieu est 
moins facile à diviser, et il résiste d'autant plus quil 
est plus dense. Soit le corps À, par exemple, traver- 
sant le milieu B dans le temps GC, et traversant le mi- 
lieu D, qui est plus ténu, dans un temps E. Si la lon- 
gueur de B est égale à la longueur de D, le mouvement 


« sera en proportion de la résistance du milieu. Suppo- 


sons donc que B soit de l’eau, par exemple, et que D 
soit de l'air. Autant l'air sera plus léger comparative- 
ment et plus incorporel que l’eau, autant À traversera 
D plus vite que B. Évidemment la première vitesse 
sera à la seconde vitesse dans le même rapport que 
l'air est à l’eau; et si l’on suppose, par exemple, que l'air 
est deux fois plus léger, le corps traversera B en deux 
fois plus de temps que D; et le temps C sera double 
du temps E. Donc toujours le mouvement du corps 
sera d'autant plus rapide que le milieu qu'il aura à 
traverser sera plus incorpore], moins résistant et plus 
facile à diviser. » 


Voilà le style d’Aristote, aux divers points de vue 


où on peut le considérer. Je ne dis pas qu'il soit 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. ΟΧΠΙῚ 


toujours aussi clair et aussi limpide dans tout le 
cours de la Physique; mais les morceaux que je 
viens d'en extraire ne sont pas les seuls, et l’on 
n'aurait pas de peine à leur trouver bon nombre 
de pendants. 


J'en arrive maintenant à l’histoire de ces grandes 
doctrines. Pour tous les siècles qui ont suivi Aris- 
tote jusqu'à Descartes, je me bornerai à quelques 
détails très-brefs ; mais je m’arrèterai davantage sur 
Descartes et sur Newton, sans oublier Laplace, afin 
de montrer par la comparaison de nos théories con- 
temporaines tout ce que valent celles d’Aristote, et 
combien peu on y ἃ changé, tout en y ajoutant 
beaucoup. 

Ce que j'ai dit plus haut sur Platon doit faire voir 
où en était la science quand Aristote composa son 
ouvrage. Mais 1] est probable qu'avant Platon lui- 
même, l’école Pythagoricienne avait étudié profon- 
dément quelques-unes de ces questions. Simplicius, 
dans son commentaire sur la Physique, cite un ma- 
gnifique passage d’Archytas sur la notion du temps 
et de l'instant, où l’on retrouve quelques-unes des 
idées d’Aristote lui-même (1). Il serait hasardeux de 


(1) Commentaire de Simplicius sur la Physique d'Aristote 
μ 


CXIV PRÉFACE 


répondre de l’authenticité de ce fragment d’Archy- 
tas, extrait de son livre sur l'Univers; et Simplicius, 
placé à près de mille ans de date, n’est ni un témoin 
irrécusable n1 un infailhble juge. Il est très-possible 
que ce morceau soit apocryphe, comme tant d’au- 
tres fabriqués à Alexandrie et ailleurs ; mais les dis- 
cussions mêmes de la Physique démontrent assez 
qu'antérieurement au disciple de Platon d’autres 
philosophes s'étaient occupés des mêmes matières, 
qu'il a traitées après eux. Il est vrai que ces discus- 
sions prouvent aussi que les philosophes antérieurs 
avaient peu fait pour cette branche de la science, et 
que sous ce rapport Aristote les dépasse comme 
sous tant d’autres. On peut donc affirmer qu'il ἃ 
constitué la physique, et qu'il ἃ immensément accru 
l'héritage qu’il recevait de ses prédécesseurs. 

Quant aux temps postérieurs, je ne crains pas 
d'avancer qu'ils ont été uniquement les échos de la 
doctrine péripatéticienne, et qu'ils n’ont fait que la 
répéter et la reproduire jusqu’à la fin du xvi° siècle. 


livre IV, chapitres sur la théorie du temps. Le commentaire de 
Simplicius est d’un prix infini par les citations qu’il fait de tous 
les anciens philosophes, et ces citations sont pour la plupart d’une 
authenticité indubitable. Mais pour l’école de Pythagore, elle avait 
été particulièrement défigurée par les faussaires, et dès le temps 
d’Aristote même, on ne la connaissait que très-imparfaitement. 


À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE, CXV 


D'abord dans l’école même d’Aristote, ses élèves 
les plus distingués, Théophraste et Eudème se sont 
astreints à suivre les pas du maïtre, et ils ont traité 
comme lui de la nature et du mouvement, en se con- 
formant aux leçons qu'ils avaient entendues et 
qu'ils se gardaient bien de modifier, tout en s’en 
écartant quelquefois, non sans indépendance, sur 
des points secondaires. Nous n'avons plus malheu- 
reusement les ouvrages de Théophraste ni celui 
d'Eudème (1). Mais Simplicius, qui les possédait en- 
core au γι" siècle de notre ère, en a fait des extraits 
nombreux, et les citations qu'il nous en ἃ trans- 
mises, indiquent très-clairement que les disciples 
s'étaient contentés de paraphraser et d'expliquer 
l'enseignement qu'ils avaient reçu. Tout en parais- 
sant composer des ouvragés originaux, 115 n’avarent 
fait que des imitations et des copies, qui réndaient 
le précieux service de propager la doctrine et de 
l'éclaircir. C’est là, du reste, la tradition conservée 
dans toute l’école aristotélique, et nous la retrou- 
vons encore également vivante et dans Alexandre 


(1) Théophraste avait fait deux ouvrages au moins de physique : 
l'un sur la Nature, et l’autre sur le Mouvement, qui avait dix 
livres, et peut-être plus. Ces ouvrages paraissent avoir été conçus 
tout à fait sur le même plan que ceux de ces deux philosophes sur 
la logique d’Aristote. Voir le Commentaire de Simplicius sur la 
Physique, passim et surtout Livre I. 


CXVI PRÉFACE 


d’Aphrodise, dont le commentaire n’est pas non 
plus parvenu jusqu’à nous, et dans Simplicius, qui 
a été du moins épargné par le temps. C’est un es- 
pace de plus de huit siècles. | 
On ne voit pas que, mi l’école stoïcienne ni l’école 
d'Épicure, après Aristote, se soient beaucoup occu- 
pées de la théorie du mouvement, et ces questions 
ne sont reprises avec quelque ardeur, si ce n’est 
avec beaucoup de nouveauté, que dans l’école d’A- 
lexandrie. Simplicius rappelle notamment et avec 
grands détails les travaux de Proclus et de Damas- 
cius, et 11 les analyse soigneusement en ce qui con- 
cerne l’espace et le temps. Sur quelques points de 
peu d'importance, ces philosophes se séparaïent du 
système aristotélique, et 115 essayaient de le com- 
battre. Mais on peut douter que, s'ils ne l'avaient pas 
connu préalablement, leurs méditations se fussent 
dirigées sur ce sujet et qu’elles eussent été aussi sé- 
rieuses qu'elles le furent. Je ne nie pas que ces tra- 
vaux, qui d’ailleurs ne nous sont pas assez connus, 
ne mérltassent, ainsi que les spéculations de Plo- 
tin (1), l'attention de l’histoire de la philosophie. 
Mais comme ces recherches n’ont produit aucune 


(4) Voir la traduction excellente de Plotin, par M. N. Bouillet, 
VI° Ennéade, livre ui, ch, 21, t. III, p. 290, et aussi p. 179. 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXVII 


grande doctrine à côté de celle d’Aristote, je crois 
pouvoir les passer sous silence ; le mysticisme n’é- 
tait pas propre à faire avancer des questions scien- 
üifiques. Je me borne donc à ce qui précède sur l’an- 
tiquité, et J'arrive au moyen-âge sur lequel je ne 
m'arrèterai pas même aussi longtemps. 

Dans la philosophie arabe, et dans la Scholas- 
tique, la Physique d’Aristote est enseignée et com- 
mentée avec zèle; mais on ne fait aussi que l’expli- 
quer et la paraphraser ; on l’accepte sans la discu- 
ter; on la contredit bien moins encore. Averroës, 
Albert-le-Grand et saint Thomas d'Aquin, pour ne 
citer qu'eux, ont reproduit sous diverses formes la 
théorie du mouvement, telle qu’elle est dans la Phy- 
sique. Averroës en a fait trois commentaires succes- 
sifs pour en mieux résoudre toutes les difficultés. 
Albert-le-Grand l’a prise pour sujet de ses leçons 
sans en omettre une seule idée, et il a cherché à y 
porter la lumière par des développements pleins de 
science et de gravité. Quant à saint Thomas, plus 
concis et non moins sagace que son maitre, il ἃ 
suivi pas à pas le texte de la Physique dans la tra- 
duction de Guillaume de Morbéka, et il n’a pas 
laissé un seul passage sans une élucidation brève 
mais décisive. À côté de ces trois noms, je pourrais 


CXVILI PRÉFACE 


en placer une foule d’autres. Ce sont toujours les 
mêmes labeurs, c’est toujours la même docilité, jus- 
qu'au jour où, vers la fin du xw° siècle, l’esprit 
nouveau s’Insurgera avec fureur contre Aristote, et 
se bornera à l'insulter parce qu'il ne peut plus le 
comprendre (1). Pour moi, loin de blâmer ces com- 
mentateurs soumis et fidèles, je les loue d’avoir con- 
servé au travers des âges le goût de ces nobles 
études, et d’en avoir entretenu si bien le culte, On 
n’a pas foujours à dire des choses originales et 
neuves sur ces grands sujets, de la nature, de l’es- 
pace, du temps, de l'infini, du mouvement et de l’é- 
ternité. C’est encore beaucoup de les méditer sur les 
traces d'autrui, quand on ne se sent pas la force de 
se passer de guide; et ce n’est pas la moindre part de 
la gloire d’Aristote d’avoir si longtemps et si ferme- 
ment soutenu l'esprit humain dans ses défaillances. 


(1) C’est la seule excuse pour des livres tels que celui de Ramus 
Scholarum Physicarum libri octo (Paris, 1565, avec privilége 
royal de 1557). Ce livre, qui ne manque ni de science ni d'esprit, 
est un long tissu d’outrages, d’une violence qui ne se relâche pas 
durant 400 pages. Ces invectives de l’infortuné novateur prouvent 
évidemment que le sens de la physique péripatéticienne est 
perdu; et Ramus est très-sincère quand il n’y voit qu'une suite 
d’arguties et de subtilités, indignes de l'étude des philosophes 
et des physiciens. Bacon ne pense guère plus de bien de la 
Physique d’Aristote. Voir les Cogitationes de naturd rerum, 
δῷ 3 et 4. 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. GXIX 


Nous voici à Descartes, et c’est à lui que je m’ar- 
rête dans la première moitié du xvn siècle, sans 
contester d’ailleurs la valeur des travaux que j’o- 
mets, tels que ceux de Képler et de Galilée. J’analy- 
serai les Principes de la philosophe, et particuliè- 
rement la seconde partie qui traite des principes des 
choses matérielles. Mais auparavant, je dois dire 
quelques mots de la première partie, où le grand 
réformateur pose les principes de la connaissance 
humaine. On se rappelle qu’Aristote aussi, dès le 
préambule de la Physique, ἃ indiqué la méthode 
qu'il comptait appliquer à l'étude de la nature. Je 
ne compare point certainement cette exposition si 
brève et si peu complète à ces admirables préceptes 
qui sont la base inébranlable de toute la philosophie 
moderne et de toute vraïe philosophie; mais je ne 
puis m'empêcher de remarquer que le début d’Aris- 
tote et celui de Descartes sont au fond absolument 
pareils, et qu'avant d'étudier le monde du dehors, 
l’un et l’autre ont bien vu qu’il failait s'appuyer sur 
des principes supérieurs de logique et de psycho- 
logie. C’est un premier trait de ressemblance; ce ne 
sera pas le seul, et les autres seront bien plus frap- 
pants et bien plus profonds. 

Assuré de l'existence des corps par le témoignage 


CXX PRÉFACE 


irrécusable de la conscience et par la véracité de 
Dieu, Descartes se demande ce que c’est qu’un corps, 
comme Aristote s’élait demandé aussi quels sont les 
principes de l'être, et 1] répond que c’est l'extension 
seule qui constitue la nature du corps. Le corps 
n’est qu'une substance étendue en longueur, lar- 
geur et profondeur. C’est là, on le sait, une erreur 
manifeste, et quoique je n’en tire pas du tout les 
conséquences qu'y a vues la malveillance des adver- 
saires du cartésianisme, je n'hésite pas à recon- 
naître que Descartes s’est trompé sur la notion du 
corps. Je suis étonné qu'il ne s’en soit pas aperçu 
lui-même, en voyant que cette définition le menait 
à confondre inévitablement l’espace et les corps que 
l’espace renferme. En effet, Descartes trouve que 
l’espace, qu'il appelle aussi le lieu intérieur, et le 
corps compris en cet espace, ne diffèrent que par 
notre pensée. La même étendue en longueur, lar- 
geur Οἱ profondeur, qui constitue l’espace constitue 
aussi [6 corps, et la seule différence entr’eux consiste 
en ce que nous attribuons au corps une étendue 
particulière. Le corps est à l’espace où 1l est contenu 
comme l'espèce est au genre. Cependant Descartes 
ne méconnaît pas qu'entre le corps et l’espace ou le 
lieu, il y a cette distinction essentielle, déjà signa- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXI 


lée par Aristote, que le lieu demeure quand le corps 
change et disparaît. Mais il semble croire que cette 
distinction est purement logique et qu’elle ne tient, 
comme 1] le dit, qu’à notre façon de penser. C’est 
à frayer la voie à l’idéalisme ; et, sur cette pente 
dangereuse, Descartes se rapproche de Kant, qui 
fera de l’espace, ainsi que du temps, une des formes 
de la sensibilité, 

J'avoue que je préfère de beaucoup les idées 
d’Aristote sur l’espace à celles que Descartes avance 
avec quelque confusion et quelqu'obscurité. Sans 
doute il est très-difficile de définir l’idée de corps, 
et la monadologie leibnizienne le prouve bien, 
quand elle réduit l’idée de corps ou de substance à 
celle de force. Mais je trouve qu’'Aristote en déter- 
minant les principes de l'être, c’est-à-dire la ma- 
tière et la forme avec la privation, est encore plus 
près de la réalité que Descartes et Leibniz, et que 
ce qu'il dit de la nature de l’espace séparé des 
corps, est à peu près ce que la philosophie a jamais 
dit de mieux sur ce sujet. Mais je ne cherche pas 
tant à découvrir les erreurs de Descartes qu’à expo- 
ser son système pour le comparer à celui d’Aris- 
tote. 

Si la confusion du corps et de l’espace conduit 


ΟΥΧΗ PRÉFACE 


Descartes à cette méprise, elle le mène aussi à re- 
pousser la possibilité du vide, tout comme Aristote 
la repoussait après Platon. Le vide, c’est-à-dire un 
espace où il n’y ἃ plus de substance, est impossible 
dans l’univers, attendu que, si le corps est une subs- 
tance par cela seul qu’il a longueur, largeur et pro- 
fondeur, 1l faut en conclure que l’espace qu’on sup- 
pose vide est nécessairement aussi une substance, 
puisqu'il y ἃ en lui de l'extension. Descartes fait en 
ce qui regarde le vide une distinction verbale tout à 
fait analogue à celles que fait si souvent le Péripaté- 
üisme. Il remarque que dans le langage ordinaire 
on dit d’un lieu qu'il est vide, non pas pour dire 
qu'il n’y a rien du tout en ce lieu, mais seulement 
pour dire qu’il n’y a rien de ce que nous présumons 
devoir y être. Ainsi, parce qu’une cruche est faite 
pour tenir de l’eau, nous disons qu’elle est vide, si 
elle ne contient que de l'air; un vivier est vide, 
quand 1] n'y ἃ pas de poisson, bien qu'il soit plein 
d’eau ; un navire est vide, quand 1] n’a que son lest 
sans marchandises. Mais cette équivoque de l'usage 
vulgaire ne dot pas faire illusion au philosophe, et 
pour lui le vide est une chose aussi incompréhen- 
sible que le néant. 

De cette négation du vide, il sort pour Descartes 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, CXXILL 


plusieurs conséquences très-graves, qu'il ne fait 
qu'aflirmer plutôt qu'il ne les prouve, mais que je 
dois recueillir ici. D'abord 1] rejette, comme Aris- 
tote le faisait contre Démocrite , l’existence des 
atomes, et 1] se prononce tout aussi fortement que 
lui pour la divisibilité indéfinie de la matière, 
Il conclut en outre que le monde ou la matière éten- 
due qui compose l'univers, n’a pas de bornes, et 
que dans tous les espaces, au-delà desquels nous 
pouvons sans cesse en concevoir d’autres, 1] y a un 
corps indéfiniment étendu. Enfin, 1l admet par une 
déduction plus ou moins rigoureuse, que là terre et 
les cieux sont faits d’une seule et même matière, « à 
« cause que nous concevons manifestement que la 
« matière, dont la nature consiste en cela seul qu’elle 
« est une chose étendue, occupe tous les espaces 
« imaginables. » 

Néanmoins Descartes ne peut fermer les yeux à la 
réalité, et tout en admettant l'identité de la matière 
universelle, 1l doit y constater des propriétés fort 
différentes les unes des autres. Ces propriétés qui 
constituent, à proprement dire, tous les phénomènes 
naturels, Descartes les explique par le mouvement 
des parties de la matière. Il ne recherche pas ici 
d’où vient le mouvement dans le monde; mais un 


CXXIV PRÉFACE 


peu plus tard il résout le problème à la manière de 
Platon, en faisant de Dieu le créateur du mouve- 
ment de l’univers. ἃ cette occasion, il loue les phi- 
losophes d’avoir dit que la nature est le principe du 
mouvement et du repos. Quels sont ces philosophes ? 
Descartes ne les nomme pas ; mais nous les connais- 
sons, nous qui venons d'analyser la Physique d’A- 
ristote. Quoi qu’il en soit, voilà comment Descartes 
introduit le mouvement dans ses théories, sans en 
étudier davantage pour le moment la nature et l’o- 
rigine. Pour quiconque voudra y regarder impartia- 
lement, le philosophe grec paraîtra encore, sous ce 
rapport, supérieur au père de la philosophie mo- 
derne. 

Pour Descartes, il n’y a qu’un seul mouvement, à 
savoir celui qui se fait d’un lieu à un autre. Des- 
cartes connaissait-il la distinction faite par Platon 
et par Aristote des mouvements d’altération et d’ac- 
croissement, de qualité et de quantité? C’est proba- 
ble ; mais 1] ne les admettait pas, attendu qu'il ne 
concevait que le mouvement local, et « qu'il ne pen- 
sait pas qu'il en fallüt supposer d’autres en la na- 
ture. » Acceptant donc la définition ordinaire, Des- 
cartes dit d’abord que le mouvement n’est autre 
chose que l’action par laquelle un corps passe d’un 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXV 


lieu en un autre, et il remarque qu’on peut dire en 
mème temps d'une même chose qu’elle se meut et 
ne se meut pas, selon qu’elle change de lieu à l'égard 
de certaines choses, et qu’elle n’en change point à 
l'égard de certaines autres. Ainsi celui qui est assis 
à la poupe d’un vaisseau que le vent fait marcher, 
croit se mouvoir quand il ne prend garde qu’au ri- 
vage duquel il est parti ; et il croit ne pas se mou- 
voir quand il ne prend garde qu’au vaisseau sur 
lequel 1] est. Aristote avait constaté le même phé- 
nomène; et peut-être avait-il mieux éclaire les 
choses en distinguant, comme nous l’avons vu, le 
lieu primitif et 16 lieu accidentel, l’un où l'objet est 
immédiatement, l’autre où 1l n’est qu'indirectement 
et par l'intermédiaire d’un autre objet. 

Mais la définition vulgaire du mouvement ne sa- 
tisfait pas Descartes, et voici celle qu’il y substitue : 
« Le mouvement est le transport d’une partie de la 
« matière ou d’un corps du voisinage de ceux qui le 
« touchent immédiatement et que nous considérons 
« comme cn repos, dans le voisinage de quelques 
« autres. » Cette seconde définition plaît bien da- 
vantage à Descartes, et 1l la trouve selon la vérité. 
Ici encore, je ne puis être tout à fait de son avis; et 
c’est faire un cercle vicieux que d’expliquer le mou- 


CXXYI PRÉFACE 


vement par le repos; car le repos ne peut s'expliquer 
aussi que par le mouvement. Il ne faut jamais dé- 
finir un contraire par son contraire; car ainsi qu’A- 
ristote l’a si souvent répété, la scrence des contraires 
est une et simullanée, c’est-à-dire que quand on 
connaît l’un des contraires on connaît aussi l’autre; 
et que réciproquement, quand on ignore l’un des 
contraires on ignore également l’autre contraire. Par 
conséquent, définir le mouvement, qu’on ignore, 
puisqu'on cherche à le connaître, par le repos, cela 
n'avance guère plus que de définir le repos par le 
mouvement, à moins qu'on ne suppose l’idée de re- 
pos plus notoire que celle de mouvement ; ce qui 
n'est pas. Je préfère donc encore la définition aris- 
totélique à la définition cartésienne ; et au risque de 
provoquer quelques sourires parmi les savants de 
notre temps, je m'en tiens à l’Acte du possible, avec 
les explications que j'en ai données plus haut. 
D'ailleurs Descartes, en ceci, n’est pas éloigné 
d’Aristote autant qu’on le suppose, et 1] remarque 
qu’en faisant du mouvement le transport d’une par- 
tie de la matière, et non pas la force ou l’action qui 
transporte, 11 montre bien que le mouvement est 
toujours dans le mobile, et non pas en celui qui 
meut. Il ajoute encore que le mouvement est une 


Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXVII 


propriété du mobile, et non pas une substance, de 
même que la figure est la propriété de la chose qui 
est figurée ; et le repos, de la chose qui est en repos. 
Mais un point où Descartes se trompe, c’est qu'il 
pense être le premier à établir nettement ces rela- 
tions du mobile et du moteur. Il se plaint qu'on 
n'ait pas coutume de distinguer ces deux choses 
assez soigneusement. Mais nous avons vu au con- 
traire qu’Aristote avait su profondément séparer 
ces rapports du moteur au mobile, et c’est lui qui 
nous ἃ appris que le mouvement en se réalisant est 
nécessairement dans le mobile, et qu'il ne faut pas 
confondre l’Acte du possible avec la force qui réside 
dans le moteur. 

De l’idée de mouvement, Descartes passe naturel- 
lement à celle de repos, et 1] s’eflorce de démontrer 
qu'il n’y ἃ pas plus d'action dans la première que 
dans la seconde. Le repos et le mouvement ne sont 
que deux façons d’être diverses dans les corps où 115 
se trouvent. Il ne faut pas plus d’action pour mettre 
un Corps en mouvement que pour l’arrèter quand 1] 
se meut. Du reste il est possible qu'un même corps 
ait plusieurs mouvements, bien que chaque corps en 
particulier n’ait qu’un seul mouvement qui lui soit 
propre, et que ce soit d'ordinaire ce mouvement 


ΟΧΧΥΙΠ PRÉFACE 


unique que l’on considère séparément. Par exemple, 
le passager qui se promène dans le vaisseau porte 
une montre sur lui; les roues de la montre n’ont 
qu'un mouvement unique qui leur est propre, et il 
est certain cependant qu'elles participent aussi à Ὁ 
celui du passager qui se promène, à celui du vais- 
seau, à celui de la mer, et même à celui de la terre. 

Après avoir examiné la nature du mouvement, 
Descartes veut en considérer la cause, et comme Pla- 
ton, c’est à Dieu qu'il la rapporte. Dieu par sa toute- 
puissance a créé la matière avec le mouvement et le 
repos de ses parties, et 1] conserve maintenant dans 
l'univers par son concours perpétuel autant de mou- 
vement et de repos qu'il y en ἃ mis en le créant. La 
matière a donc une certaine quantité de mouvement 
qui n'augmente ni ne diminue jamais dans son en- 
semble, mais qui peut varier sans cesse dans quel- 
ques-unes de ses parties. C’est Ià une doctrine très- 
contestable ; mais aux yeux de Descartes, elle est 
une sorte de dogme philosophique, et c’est attenter 
à l’immutabilité de Dieu, que de croire qu'il agisse 
d’une facon qui change jamais. 

C'est en partant de ce principe que Descartes 
essaie de s'élever à la connaissance de certaines 
règles qu'il appelle, d’un nouveau nom, les lois de 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXIX 


la nature, et qui sont, après Dieu, les causes se- 
condes des divers mouvements que nous remar- 
quons en tous les corps. Ces lois sont très-considé- 
rables selon Descartes; et il en énumère trois qui 
sont les principales, si ce n'est les seules. La pre- 
mière loi, c’est que chaque chose demeure à l’état 
où elle est, soit repos, soit mouvement, tant qu’au- 
cune cause ne change cet état. Ainsi nul mouve- 
ment ne s'arrête de soi-même, comme le croit trop 
facilement le préjugé vulgaire ; et 1] y a toujours 
une cause qui y met un terme. Seulement cette 
cause est souvent ignorée de nous, parce qu'elle est 
cachée à nos sens; mais elle n’en est pas moins 
réelle; et la raison que donne 10] Descartes est tout 
aristotélique : « Le repos, dit-il, est contraire au 
« mouvement, et rien ne se porte par l'instinct de 
« sa nature à son contraire, ou à la destruction de 
« soi-même. » Puis, empruntant un exemple qu'A- 
ristote avait aussi allégué, 1] remarque que les pro- 
jectiles ne s'arrêtent dans leur course que par la ré- 
sistance de l’air ou de tout autre milieu qu’ils tra- 
versent, et que, sans cette résistance, leur course 
une fois commencée ne cesserait plus. 

La seconde loi de la nature, c’est que le corps qui 


se meut tend à continuer son mouvement en ligne 
: 


CXXX PRÉFACE 


droite et non en ligne circulaire. Descartes attache 
à cette loi la plus grande importance, et il se pro- 
pose d’en faire les plus nombreuses applications. 
Quant à la troisième loi, elle est moins évidente 
et plus compliquée que les deux autres. Voici en 
quoi elle consiste. Si un corps qui se meut en ren- 
contre un autre qui a la force de lui résister, 1] 
change de direction sans rien perdre de son mouve- 
ment ; et si au contraire le corps qu'il heurte est 
plus faible que lui, 1] communique du mouvement à 
ce corps plus faible, et 1] perd lui-même autant de 
mouvement qu'il en donne. Descartes s'applique à 
justifier‘ les deux parties de cette troisième loi, et à 
établir qu'un mouvement n’est pas contraire à un 
autre mouvement. C’est un point de théorie qu'A- 
ristote a discuté aussi tout au long ; mais la doctrine 
de Descartes n’est pas tellement exclusive sur l’op- 
position du mouvement et du repos, qu’il ne recon- 
naisse aussi qu’un mouvement peut être contraire à 
un mouvement, selon que l’un est rapide et que 
l'autre est lent, et aussi, comme l’avait déjà remar- 
qué le philosophe grec, selon que l’un des deux 
est dans un sens et que le second est en un sens 
contraire. À cet égard encore, on peut trouver queles 
solutions d’Aristote valent bien celles de Descartes. 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXI 


À la suite de la troisième loi et comme corollaire, 
Descartes pose les règles, au nombre de sept, relatives 
à la rencontre et au choc des corps qui se meuvent. 
Ces corps sont supposés parfaitement durs, et isolés 
de tous les autres, qui pourraient aider ou empé- 
cher leurs mouvements. Cette hypothèse générale 
étant admise, voici les règles. 51 les deux corps sont 
égaux en masses et en vitesse, allant en ligne droite 
l’un contre l’autre, ils rejaillissent tous deux et re- 
tournent vers le côté d’où 115 sont venus, sans rien 
perdre de leur vitesse. Si l’un est plus grand que 
l’autre, c’est le plus petit seul qui rejaillit, et les 
deux corps continuent leur course du même côté. Si 
les deux corps étant égaux, l’un a plus de vitesse 
que l’autre, c’est le moins vite qui rejaillit, et les 
deux vont ensuite du même côté; mais, en outre, le 
plus vite communique au plus lent la moitié de la 
différence des deux vitesses. Voilà déjà trois règles 
pour le cas où les deux corps sont en mouvement. 
Mais on peut supposer aussi que l’un des deux est en 
repos, et alors il y a de nouvelles règles. Si le corps 
en repos est plus grand que le corps qui se meut, 
c’est celui-ci qui rejaillit seul vers 16 côté d’où 1] est 
venu. Si au contraire le corps en repos est plus petit 
que celui qui vient le heurter, alors 1] est mis en 


CXXXII PRÉFACE 


mouvement, et les deux corps se meuvent de la même 
vitesse. Si le corps qui est en repos est égal au corps 
qui se meut, le corps qui est en mouvement trans- 
met à l’autre la moitié de sa vitesse et rejaillit avec 
l’autre moitié. Enfin, septième et dernière règle : si 
les deux corps sont en mouvement, mais avec des 
vitesses inégales, celui qui atteindra le plus fort 
lui transférera de son mouvement ou ne lui en 
transférera pas, et même rejailira, selon que le 
plus lent sera plus petit ou plus grand que le plus 
rapide. 

Ces règles posées, Descartes remarque qu'il est 
difficile de les vérifier dans la réalité à cause de 
l'hypothèse sur laquelle on les appuie. En effet, on 
suppose que non-seulement les corps qui se ren- 
contrent sont parfaitement durs, mais que de plus 
ils sont parfaitement isolés. Or, ces deux conditions 
ne se réalisent jamais dans la nature; car elle ne nous 
présente jamais ni des corps absolument durs, ni 
des corps tellement 1solés de tous les autres qu'il n’y 
en ait aucun autour d’eux qui puisse aider ou em- 
pêcher leur mouvement. Ces règles sont donc pure- 
ment rationnelles, et, pour juger de leur application 
et de leur exactitude, il faut toujours considérer les 
corps environnants, et voir comment ils peuvent 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXXXIIL 


augmenter ou diminuer l’action des deux corps qui 
se rencontrent. 

Ceci conduit Descartes à rechercher ce que c’est 
que la dureté et la fluidité des corps, attendu que 
c'est uniquement par ces qualités différentes que 
les corps produisent des effets différents dans leurs 
rencontres, dans leurs chocs et leurs résistances. Il 
définit donc ce qu'il entend par un corps dur, et 
par un corps fluide. Un corps est dur quand toutes 
ses parties s’entre-touchent, sans être en action pour 
s’éloigner l’une de l’autre; et la seule cause qui 
joigne ainsi les parties, c'est leur propre repos à 
l'égard l’une de l’autre. Au contraire, un corps est 
fluide quand ses parties ont des mouvements qui 
tendent également de tous les côtés, et que la moin- 
dre force suffit pour mouvoir les corps durs qui y 
sont plongés et que ces parties environnent. De ces 
deux définitions, Descartes tire des conséquences im- 
portantes sur le mouvement propre des fluides, et 
sur le mouvement des corps durs dans les fluides. 

Descartes ne croit pas devoir pousser plus loin ses 
théories sur le mouvement, quoiqu'il reconnaisse 
que les figures des corps et leurs diversités infinies 
causent dans les mouvements des diversités innom- 
brables. Mais il s'assure que les règles données par 


CXXXIV PRÉFACE 


lui suffisent pour qu'avec une intelligence même 
médiocre des mathématiques, on puisse expliquer 
tous les cas possibles du mouvement. Il termine 
donc ici la seconde partie des Principes, parce qu’il 
est persuadé qu’au moyen de ces règles on peut 
rendre raison de tous les phénomènes de la nature, 
et qu’elles sont les seules qu’on doit recevoir en 
physique, sans en souhaiter n1 en rechercher d'au- 
tres. Aussi consacre-t-il la troisième partie des 
Principes de la Philosophie à traiter du monde vi- 
sible, le soleil, les étoiles, les planètes avec la lu- 
mière et les tourbillons ; et la quatrième partie, à 
traiter de la terre avec tous les phénomènes qu’elle 
offre à notre observation, soit en elle-même, soit à 
sa surface, soit dans l'atmosphère qui l’environne, 
soit dans les principaux corps dont elle est com- 
posée. Je ne suivrai point Descartes dans ces deux 
autres parties, m dans celles qu'il comptait y ajouter 
sur les animaux et les plantes, et sur l’homme (1). 
feci m'écarterait trop de mon sujet. Mais il faut 
bien remarquer que, si Aristote n’a pas compris 
dans sa physique, comme l’a fait Descartes, toutes 
ces théories sur le sytème du monde, elles se re- 


(1) Descartes, Principes de la philosophie, 1° partie, δ 188. 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXV 


trouvent en grande partie dans les ouvrages qui en 
sont la suite et le complément : le Traulé du cel, 
le Traité de la générahion et de la corruption, la 
Météorologie, l'Histoire des animaux, etc., etc. 

Il y a donc beaucoup plus de ressemblance qu’on 
ne croit, en général, entre Aristote et Descartes. 
Leur entreprise, ici dans la Physique et là dans les 
Principes, me semble assez pareille; et ce qu’il y a 
de plus singulier, c’est que Descartes lui-même, tout 
indépendant et novateur qu'il est, croit devoir abri- 
ter ses idées et sa méthode sous l’autorité d’Aristote, 
dont il renversait le système beaucoup moins qu’il 
ne l’imaginait. Il dit expressément qu'il ne s’est servi 
d'aucun principe qui n'ait été recu et approuvé par 
Aristote (1); et que sa philosophie, loin d’être nou- 
velle, est la plus ancienne et la plus vulgaire qui 
puisse être. Il se vante de n’avoir considéré que la 
figure, le mouvement et la grandeur de chaque 
corps, précisément comme l’a fait Aristote; et pour 
prouver que sa méthode, qui consiste à dépasser les 
faits sensibles pour les mieux comprendre par la 
raison, est une méthode très-acceptable, 1] va jus- 


(4) Descartes, Principes de la philosophie, 1v° partie, δὲ 200 
et 202. | 


CXXXVI PRÉFACE 


qu'à citer un passage de la Météorologue (1). 1] est 
vrai qu’à l’autorité d’Aristote, il ajoute celle de 
l'Église, et qu'il soumet à l’Église, ainsi qu’au juge- 
ment des sages, tout ce qu’il a pu dire concernant 
la fabrique du ciel et de la terre. 

Je ne veux pas exagérer les rapports de Descartes 
et d’Aristole; mais ces rapports me semblent aussi 
nombreux qu'évidents, et je crois que les deux ana- 
lyses qui précèdent de la Physique et des Principes 
de la philosophie auront suffi pour montrer que je 
ne m'abuse pas. Descartes croyait probablement 
détruire Aristote; 1l n’a fait que le confirmer ; il est 
allé sans doute plus loin que lui sur bien des points; 
mais 1] faut avouer aussi que sur beaucoup d’autres, 
il ne l’a pas dépassé, et que même sur quelques-uns 
il est resté en decà de son prédécesseur. Un der- 
nier rapprochement entre les deux philosophes, que 
j'ai déjà indiqué un peu plus haut, c’est que Des- 
cartes ἃ combattu le système de Démocrite aussi 
énergiquement qu'Aristote pouvait le faire deux 
mille ans auparavant, et qu'il a terminé ses Prin- 
cipes en se défendant de renouveler en rien la doc- 
trine atomistique. Selon lui, comme selon Aristote, 


(1) Descartes, Principes de la philosophie, 1v° partie, $ 204. 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE.  cxxxvit 


les atomes sont impossibles, parce que toute gran- 
deur et tout corps est infiniment divisible; parce 
qu'on imagine du vide entr’eux et que le vide ne 
peut pas exister; parce que la rencontre fortuite 
des atomes ne peut pas expliquer la formation 
des choses, etc. Ainsi, Descartes s'accorde avec 
Aristote dans une foule de choses qu’il nie ou qu’il 
affirme, sans savoir, selon toute apparence, qu’elles 
eussent été dites avant lui, ni se douter par qui 
elles avaient été dites. La gloire du réformateur n’y 
perd rien, et la vérité n’en reçoit qu'une confirma- 
tion nouvelle, soit qu’il la découvre à son tour, soit 
qu'il la répète sans se rappeler à qui 1] emprunte. 
De Descartes à Newton, la transition est toute 
simple, et les deux génies, sans être tout à fait de 
même ordre, ont cependant une puissance presque 
égale. Dans Descartes, c’est toujours le métaphysi- 
cien qui l’emporte, tandis que Newton fait une part 
beaucoup plus grande aux mathématiques. Le des- 
sein, d’un et d'autre côlé, n’est pas sans analogie ; 
c'est également le système du monde que Newton 
prétend expliquer ; maisil s’en tient plus étroitement 
au problème de mécanique que la marche de univers 
propose à notre admiration et à notre science. Des- 
cartes se flattait bien aussi de n'avoir appliqué dans 


CXXX VIII PRÉFACE 


tout son système que des règles rationnelles et les 
principes de la géométrie et des mécaniques; et il 
croyait avoir docilement suivi la méthode de la ma- 
thématique, comme 1] dit. Mais le génie audacieux 
du novateur voulait embrasser dans ses vastes 
spéculations le cercle entier des choses sans en 
omettre une seule. Newton au contraire, plus cir- 
conspect, quoique non moins fort, se borne à lex- 
plication du mouvement dans l’univers et spéciale- 
ment du mouvement des sphères célestes. 

Avant d'analyser les Principes mathématiques de 
la philosophie naturelle de Newton, comme je viens 
d'analyser ceux de Descartes, je dois faire une eri- 
tique qui ne s'applique pas plus à Newton qu’à tout 
son siècle, et qu'il ne mérite ΠῚ plus ni moins que 
tous ses contemporains (1). Dans la préface de Cotes, 
à la seconde édition donnée par l’auteur lui-même 
en 1715, on trouve un aperçu historique des pro- 
grès de la science, et Cotes affirme qu'Aristote ἃ 
donné à chaque espèce de corps « des qualités oc- 
« cultes, et qu'il a essayé d’expliquer par là les phé- 


(1) Il faut excepter Leibniz qui, allant peut-être un peu trop loin 
dans un sens contraire, prétendait trouver plus de vérité dans la 
physique d’Aristote que dans celle de Descartes : Lettre à Tho- 
masius (1669). 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXXXIX 


« nomènes. » Puis s’élevant contre les philosophes 
qui ont antérieurement traité de la nature, Cotes 
ajoute dans une phrase baconienne, « qu'ils ont 
« laissé les choses pour ne s’occuper que des mots, 
«inventeurs d’un jargon philosophique et non les 
« auteurs d’une véritable philosophie. » On ἃ pu 
voir par l'examen que j'ai fait de la Physique d’Aris- 
tote jusqu'à quel point ces accusations sont justes et 
raisonnables ; on ἃ pu voir si Aristote imagine dans 
les choses des qualités occultes et s’il se borne à de 
vaines abstractions comme on le lui reproche. Il est 
vrai qu'on pourrait bien laisser ces accusations or- 
gueilleuses et iniques pour ce qu’elles valent, et ne 
pas les tirer de l’obscurité qu’elles méritent. Mais 
ces opinions n'étaient pas uniquement celles de 
Cotes, et de Newton, qui les souffrait en tèle de son 
œuvre ; elles ont été celles du xvinr siècle presque 
tout entier (1). En outre elles venaient d'assez haut, 
et Cotes les trouvait toutes faites dans Bacon, dont 
l'école remplaçait celle d’Aristote, avec bien moins 


(1) Berkeley dans son petit traité De Motu semble bien con- 
naître Aristote et l’apprécier beaucoup, tout en le réfutant assez 
souvent; mais Montucla, dans son Jistoire des Mathématiques, 
ignore absolument qu’Aristote se soit occupé des lois du mouve- 
ment. 


CXL PRÉFACE 


de raison encore; il les trouvait dans Ramus, et 
dans les adversaires plus courageux qu’équitables du 
péripatétisme au temps de la Renaissance. Je les 
aurais certainement passées sous silence, si ces pré- 
jugés n'avaient encore de notre temps d’assez nom- 
breux partisans, malgré la haute impartialité histo- 
rique dont nous nous piquons, non sans quelque 
droit, j'en conviens, puisqu'elle ἃ déjà réhabilité bien 
des gloires méconnues et réparé bien des erreurs. 

Mais je reviens aux Principes mathématiques de 
la philosophie naturelle. 

Newton commence par les définitions de quel- 
ques termes qu'il doit employer dans le cours de 
son ouvrage, et qui ne sont pas très-connus ni très- 
généralement usités : la quantité de matière, la 
quantité de mouvement, la force d'inertie, la force 
acquise, la force centripète, la quantité de cette 
force, etc., etc. Puis il énonce un scholie très-im- 
portant sur le temps, l’espace, le lieu et le mouve- 
ment, afin de rectifier bien des idées fausses, en ne 
considérant ces quantités que par leurs relations à 
des choses sensibles. Il distingue donc le temps, 
l'espace, le lieu et le mouvement en absolus et rela- 
üfs, en vrais et apparents, enfin en mathémati- 
ques et vulgaires. Le temps absolu ou la durée pro- 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLI 


prement dite coule uniformément; le temps vul- 
gaire n’est qu’une portion de la durée, mesurée sur 
le mouvement pour en faire des jours, des heures, 
des mois, des années. L'espace absolu est toujours 
similaire et immobile ; l’espace relatif est une di- 
mension mobile de l’espace; le lieu est la partie de 
l’espace occupé par un corps. Le mouvement, qui 
est ou absolu ou relatif comme le temps et l’espace, 
mesure le temps, de même que le temps mesure le 
mouvement. Les temps et les espaces n’ont pas 
d’autres lieux qu’eux-mêmes. 

Après ces définitions, qui sont certainement fort 
utiles, mais qui n’ont pas toujours sur celles d’A- 
ristote l'avantage de la nouveauté, ni l’avantage de 
la profondeur, Newton pose certains axiômes rela- 
üifs aux lois du mouvement. Ces lois sont au nombre 
de trois, et nous y retrouverons quelques-unes des 
idées d’Aristote et de Descartes, acceptées désor- 
mais par tous ceux qui s'occupent de ces matières, La 
première, c’est que tout corps, si nul obstacle ne s’y 
oppose, persévère dans son état d'inertie et de repos, 
ou dans son mouvement, qui s’accomplit uniformé- 
ment et en ligne droite. Sous d’autres formes, nous 
avons vu cette loi constatée dans la Physique d’Aris- 
tote, quand il a défini ce qu’il entend par la nature 


CXLII PRÉFACE 


des choses. Nous nous rappelons que c’est aussi la 
première loi de la nature selon Descartes. Ainsi les 
trois philosophes sont d'accord sans s'être ni enten- 
dus ni copiés mutuellement; et sur ce point fon- 
damental, la science moderne pense absolument 
comme pensait l'antiquité. 1] semble qu'on pouvait 
en savoir quelque gré à Aristote; mais la science 
moderne ignore ses origines, et elle aime mieux ne 
relever que d’elle-même, bien qu’elle doive tant au 
passé. La seconde loi du mouvement, d'après New- 
ton, c'est que les changements ou mouvements sont 
toujours proportionnels à la force motrice, et se font 
selon la ligne droite dans laquelle cette force a été 
imprimée. Cette loi n'est ni moins importante mi 
moins exacte que la première ; mais, sans se donner 
beaucoup de peine, on pouvait tout aussi aisément 
la retrouver dans la Physique du philosophe gree, 
où elle est exposée assez clairement et assez longue- 
ment, elle y était oubliée tout comme l’autre. Enfin 
la troisième loi newtonienne, c’est que la réaction 
est toujours égale et opposée à l’action. 

De ces trois lois générales et essentielles, Newton 
fait sortir quelques corollaires très-importants sur 
le parallélogramme des forces, sur les centres de 
gravité, etc. Je ne m'y arrète point, parce qu'il n’y 


À LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLIII 


a rien qui corresponde à ces théories dans la phy- 
sique péripatéticienne. 

Les lois du mouvement étant expliquées, après 
les définitions sans lesquelles on les aurait moins 
bien comprises, Newton aborde le véritable sujet de 
son ouvrage, et il consacre deux livres sur trois à la 
théorie du mouvement des corps. [0], 1] faut le re- 
connaître, la question telle qu’Aristote l'avait envi- 
sagée est immensément agrandie; c’est bien tou- 
jours la même ; mais elle ἃ pris des développements 
mathématiques qui, pour être assez soudains, n'en 
sont pas moins considérables. Newton expose d’a- 
bord quelques principes sur la méthode des pre- 
mières et dernières raisons, c'est-à-dire sur les re- 
lations des quantités qui, s’approchant sans cesse 
de l'égalité pendant un certain temps, doivent finir 
par être égales. Ces considérations, qui se rattachent 
au caleul différentiel, sont d’un usage constant dans 
le cours de l’ouvrage de Newton; mais elles ne sont 
pas, à vrai dire, l'exposition d’une méthode géné- 
rale. Newton semble avoir négligé ce soin, que la 
philosophie recommande. Nous avons vu qu’Aris- 
tote s’y était très-peu arrêté; et, à cet égard parti- 
culier, c’est Descartes qui l'emporte de beaucoup 
sur l’un et sur l’autre en profondeur et en justesse. 


CXLIV PRÉFACE 


A cette première section, en succède une seconde, 
donnée à la recherche des forces centripètes, pour 
arriver pas à pas à démontrer plus {ard la grande 
loi de la pesanteur universelle, à laquelle le nom de 
Newton restera éternellement attaché. Je ne rap- 
pelle point cette théorie, dont 1l n’y ἃ que de très- 
vagues pressentiments dans Aristote, et aue Des- 
cartes n’a fait qu’entrevoir confusément par le sys- 
tème des tourbillons. 

Mais le mouvement en ligne droite n’est pas le 
seul dont les corps soient doués; et, ainsi qu'Aris- 
tote l’avait bien reconnu, ils ont aussi un mouve- 
ment circulaire, que nous pouvons surtout observer 
dans les grands corps dont sont peuplés les cieux. 
Mais Aristote s’élait borné à cette translation circu- 
laire, sans pouvoir se demander, au point où en 
était l'astronomie de son temps, si le cercle décrit 
par les planètes et les étoiles est aussi parfait qu'il 
le supposait. Pour décomposer le mouvement circu- 
laire, Newton croit devoir étudier d’abord les sec- 
tions coniques, où se rencontre la figure du cerele 
avec plusieurs autres, et 1] détermine à un point de 
vue exclusivement mathématique, les orbes ellipti- 
ques, paraboliques et hyperboliques, soit avec un 
foyer donné, soit sans foyer donné. Puis, revenant à 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXLV 


la question du mouvement, 1l détermine les mouve- 
ments dans des orbes donnés, quelle qu’en soit la 
forme. Enfin, il achève le premier livre de ses Prin- 
cipes mathématiques, par la théorie de l’ascension 
et de la descension recliligne des corps, celle du 
mouvement des corps dans des orbes mobiles ou 
dans des superficies données, celle des oscillations 
des corps suspendus par un fil, et par celle des 
forces attractives des corps sphériques ou non sphé- 
riques. 

Voilà le premier livre de Newton, et l’on peut 
déjà constater à quelle prodigieuse distance 1] est de 
la physique aristotélique. Ce n'est pas sans doute à 
Newton seul que sont dus tant de progrès, et lui- 
même cite souvent Galilée et Huyghens ; mais il a su 
réunir et systématiser toutes les découvertes que 
l'esprit nouveau faisait depuis deux siècles, en y 
ajoutant toutes les lumières de son propre génie et 
le secours des mathématiques les plus profondes, 
inventrices, par lui aussi bien que par Leibniz, du 
calcul de l'infini. 

Le second livre continue et achève la théorie du 
mouvement commencée dans le premier; et, après 
avoir considéré le mouvement des corps supposés 
hbres, Newton examine le cas, non moins vaste et 

1 


CXLYI PRÉFACE 


plus réel, où les corps éprouvent de la résistance, en 
raison de leur vitesse, soit simple, soit double. 1] 
étudie ensuite lemouvement circulaire des corps dans 
des milieux résistants, et 1] s’occupe de la densité et 
de la compression des fluides, c’est-à-dire de l'hy- 
drostatique, du mouvement et de la résistance des 
corps oscillants, du mouvement des fluides et de la 
résistance des projectiles, de la propagation du mou- 
vement dans les fluides, etenfin du mouvement cir- 
culaire des fluides. Ce sont là des considérations qui 
avaient échappé, pour la plupart, à la sagacité d’Aris- 
tote, et dont même Descartes ne connaissait qu’une 
assez faible partie, ne les traitant pas d’une manière 
spéciale et les dispersant dans l’ensemble de ses re- 
cherches. Nous n'avons point à nous en élonner; et, 
après Newton lui-même, le cercle de ces investiga- 
tions s’est étendu de jour en jour, et il est à croire 
qu'il s'étendra beaucoup encore. 

Le mouvement étudié dans toute sa généralité et 
dans ses principales espèces, Newton passe à l’ap- 
plication astronomique de ces principes, et son troi- 
sième livre traite du système du monde. Mais, 
comme 1l n’a guère fait jusque-là que des mathéma- 
tiques, ainsi qu'il le reconnaît lui-même, il veut 
revenir un peu davantage à la physique proprement 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CXLVII 


dite, ou plutôt à la physique telle qu’il l'entend, et 
qui, n'étant plus celle d’Aristote, n’est pas non plus 
encore tout à fait la nôtre. Il va donc expliquer les 
grands phénomènes de l'astronomie, où éclatent 
avec une évidence incomparable les lois du mouve- 
ment. Mais d’abord, retournant un peu sur ses pas, 
il reprend la question de la méthode, qu’il avait 
peut-être un peu négligée, et 1] indique les ‘règles à 
suivre dans l’étude de la physique. 

Ces règles sont au nombre de quatre, et la pre- 
mière c'est que le physicien doit bien savoir que la 
nature ne fait jamais rien en vain. Il ne doit ad- 
mettre de causes que celles qui sont nécessaires pour 
expliquer les phénomènes. Newton a raison de pro- 
clamer hautement cet axiôme, et il est parfaitement 
sûr que, sans celte base inébranlable, toute l'étude 
de la physique chancèle et s'écroule; car alors au 
lieu d'observer et d'interpréter la nature, on la mu- 
tile et on la refait à son caprice; on supprime des 
phénomènes ou on en suppose; et, parce qu'on ne 
la comprend pas telle qu’elle est, on l’imagine telle 
qu’on la veut. Sans cette ferme barrière, la science 
court grand risque de n'être plus qu’un roman. Mais 
du moment qu’on reconnaît dans la nature l’em- 
preinte de Dieu et la marque de ses immuables des- 


CXLVIII PRÉFACE 


seins, on s’en tient rigoureusement aux phéno- 
mènes; et l'intelligence regarde comme son effort 
suprème de les analyser, et de s’en rendre compte 
sans avoir la présomption dangereuse de les changer 
en les critiquant. Non, la nature ne fait jamais rien 
en vain, et cet axiôme est profondément vrai et 
utile. Mais d’où est-il venu? Est-ce la science mo- 
derne qui en ἃ l'honneur? Elle le croit peut-être; 
mais c’est Aristote qui l’a le premier découvert, qui 
l'a répété à satiété dans tous ses ouvrages, et qui 
surtout en a fait les plus larges et les plus heureuses 
applications. Newton l’ignorait, et, selon toute appa- 
rence, il ne s’inquiétait pas très-vivement de le sa- 
voir. Sa grande âme, aussi pieuse qu'éclairée, con- 
templait, dans tous les phénomènes naturels le sceau 
de la main divine, et il en a conclu que tout, dans 
la nature, a un sens et une valeur, et qu'y admettre 
quelque chose d’inutile, c’est une sorte de sacrilége 
enté sur une ignorance. Mais Newton n'allait point 
au-delà, et peu lui importait qu’une si haute et si 
féconde vérité lui appartint en propre, ou qu’elle füt 
transmise par la tradition. | 

La seconde règle à peu près aussi évidente que la 
première, οἱ qui en est la suite, c’est que les effets du 
même genre doivent toujours être attribués, autant 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CXLIX 


que possible, à la même cause. Ainsi la chute d’une 
pierre en Europe et en Amérique, la lumière du 
feu d'ici bas et celle du soleil, la réflexion de la lu- 
mière sur la terre et dans les planètes, doivent être 
rapportées aux mêmes causes respectivement. 

La troisième régle, simple extension de la seconde, 
c'est que les qualités des corps qui ne sont suscep- 
tibles ni d'augmentation ni de diminution, et qui 
appartiennent à tous les corps sur lesquels on peut 
faire des expériences, doivent être regardées comme 
appartenant à tous les corps en général. Ainsi l’éten- 
due, la résistance ou dureté, l’impénétrabilité , la 
mobilité et l’inertie, sont des qualités qui se retrou- 
vent dans les corps que nous pouvons observer; 
ellés doivent donc appartenir à tous les corps en 
général. À ces qualités, Newton en joint deux autres, 
là divisibilité à l'infini et la gravitation, mais sans 
les affirmer aussi positivement que les précédentes, 
qui sont essentielles aux corps. 

Enfin, la quatrième règle, c’est que les inductions 
légitimement tirées des phénomènes doivent pré- 
valoir contre toutes hypothèses contraires, et passer 
pour exactement vraies, jusqu'à ce que de nouvelles 
observations les confirment entièrement, ou fassent 
voir qu’elles sont sujettes à des exceptions. 


CL PRÉFACE 


Ces règles étant une fois posées, Newton les ap- 
plique lui-même; et après avoir décrit un très-petit 
nombre de phénomènes, six en tout, relatifs au 
mouvement des satellites de Jupiter et de Saturne, 
des planètes, de la terre et de la lune, il en dé- 
duit cinquante-deux propositions sur la gravitation 
universelle, sur la théorie de la lune, sur le phéno- 
mène des marées, sur la précession des équinoxes, 
enfin sur les comètes. Toutes ces propositions, qui 
sont de la plus grande importance en astronomie, 
sont entourées de tout l'appareil mathématique des 
théorèmes, des scholies, des lemmes, des hypo- 
thèses, des problèmes, etc. 

Pour bien des raisons, je ne suivrai point Newton 
dans cette partie de son ouvrage; et quand je le pour- 
rais, ce serait fort inutile pour l’objet que je me pro- 
pose en ce moment. Je me bornerai à une seule re- 
marque sur le caractère général de ce troisième livre 
des Principes mathématiques. Newton semble vouloir 
y donner quelques exemples plutôt qu'une thcorie 
complète des grands phénomènes célestes. Ce troi- 
sième livre est bien intitulé : Du système du monde; 
mais l’exposition de ce système n’y est que partielle. 
Newton ἃ trouvé l'explication générale des phéno- 
mènes dans la loi universelle de la gravitation; 1] 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLI 


montre à d’autres le parti qu’on peut en tirer; mais 
il n'essaie pas d’en épuiser à lui seul toutes les ap- 
plications possibles. Il a créé tout une science et 1] 
en ἃ fixé les bases; mais il n’a pas pu construire de 
ses mains tout l'édifice, et il laissera à ses successeurs 
le soin de l’élever sur le plan qu’il a tracé, et par les 
moyens qu’il a découverts. Ce n’est pas la patience 
ni la force qui ont manqué à Newton; c’est le temps. 
Le génie, quelque puissant qu'il soit, trouve et subit 
aussi cette inexorable limite, et bien qu'il püût tout 
faire, il n’a jamais le loisir de tout achever. La gloire 
de Newton n’en est pas moins grande; et c’est là le 
côté commun et fatal par lequel il paie sa dette à 
l'humanité, que d’ailleurs 1] ἃ dépassée à bien des 
égards et tant honorée en la dépassant. 

Mais je n’en ai pas tout à fait fini avec les Prin- 
cipes mathématiques de la Philosophie naturelle. 

Newton est parvenu au terme de la carrière qu'il 
avait à fournir; mais avant de la clore, 1] veut em- 
brasser d’un coup d'œil tout l’espace qu'il a par- 
couru; et là, comme jadis Aristote, 1] veut se re- 
cueillir pour remonter, autant qu'il est permis à 
l’homme, jusqu’à la cause première et au premier 
moteur. C’est le fameux Scholie général. Après quel- 
ques mots contre le système des tourbillons, auquel 


GLII PRÉFACE 


il ne rend peut-être pas assez de justice, le mathé- 
maticien fait place au philosophe ; et sans rien re- 
trancher à la solidité des théories qu’il a établies par 
le secours du calcul et de la géométrie, Newton s’a- 
voue qu’il leur manque encore quelque chose. Les 
grands corps qu'il a si doctement étudiés se meu- 
vent librement dans des espaces incommensurables, 
qui sont vides d’air, comme la machine ingénieuse 
de Boyle, et où rien ne gène nt n’entrave leurs im- 
muables et éternelles révolutions. Mais les lois du 
mouvement, quelque exactes qu’elles soient, ne ren- 
dent pas raison de tout. Les orbes célestes y obéis- 
sent et les suivent dans leur marche ; mais la posi- 
tion primitive et régulière de ces orbes ne dépend 
plus de ces lois merveilleuses. Les mouvements uni- 
formes des planètes et les mouvements des comètes 
ne peuvent avoir des causes mécaniques, puisque les 
comètes se meuvent dans des orbes fort excentri- 
ques, et qu'elles parcourent toutes les parties du 
ciel. Newton en conclut que cet admirable arrange- 
ment du soleil, des planètes et des comètes ne peut 
être que l’ouvrage d’un être tout puissant et intelli- 
gent; et comme le monde porte l'empreinte d’un 
seul dessein, il doit être soumis à un seul et même 
être. 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. ΟΠ 


Cet être unique et infini, c’est Dieu, qui n’est pas 
l'âme du monde, mais qui est le seigneur de toutes 
choses, parce qu’il règne sur des êtres pensants, qui 
lui sont soumis dans leur adoration et leur liberté. 
Dieu ne règne pas seulement sur des êtres maté- 
riels; et c'est précisément la domination d’un être 
spirituel qui le constitue ce qu'il est. Dieu est donc 
éternel, infini, parfait, vivant, tout puissant ; il sait 
tout ; il est partout. Il n’est pas l'éternité et l’infi- 
nitude, mais il est éternel et infini; 1] n’est pas la 
durée et l’espace, mais 1l dure et il est présent en 
tous lieux; il est partout substantiellement ; car on 
n’agit pas là où l’on n’est pas. Tout est mu par lui et 
contenu en lui; ilagit sur tous les êtres, sans qu’au- 
cur d’eux puisse jamais agir sur lui à son tour. 
L'homme, malgré son infimité, peut se faire quel- 
que idée de Dieu, d’après la personnalité dont il ἃ 
été doué lui-même par son créateur. La personne 
humaine n’a ni parties successives ni parties Coëxis- 
tantes dans son principe pensant ; à plus forte raï- 
son n'y a-t-1l ni succession n1 coëxistence de par- 
ties diverses dans la substance pensante de Dieu. 
Mais si nos regards éblouis ne peuvent soutenir 
l'éclat de la substance divine, si l’on ne doit l’adorer 
sous aucune forme sensible, parce qu'il est tout es- 
prit, nous pouvons du moins apprendre à connaître 


CLIV PRÉFACE 


Dieu par quelques-uns de ses attributs. Un Dieu 
sans providence, sans empire, et sans causes finales, 
n’est autre chose que le destin et la nécessité, Mais 
la nécessité métaphysique ne peut produire aucune 
diversité ; et la diversité qui règne en tout quant 
aux temps et quant aux lieux, ne peut venir que de 
la volonté et de la sagesse d’un être qui existe néces- 
sairement; c’est-à-dire Dieu, dont 1] appartient à la 
philosophie naturelle d'examiner les œuvres, sans 
avoir l’orgueil de les rectifier par de vaines hypo- 
thèses. 

Voilà les grandes idées sur lesquelles s'arrête 
Newton en achevant son livre, et auxquelles il se fie 
plus encore qu'à ses mathématiques. Ce sont les 
mêmes accents que ceux de Platon dans le Trmée, 
d’Aristote dans la Physique et la Métaphysique, de 
Descartes dans les Principes de la phlosophe. Je ne 
sais pourquoi la science contemporaine s’est plu 
souvent à répudier ces nobles exemples, et pourquoi 
elle s’est fait comme une gloire, et parfois même un 
jeu, d’exiler Dieu de ses recherches les plus hautes. 
On ne voit pas trop ce qu’elle y ἃ gagné; mais on 
voit très-clairement ce qu’y a perdu la vérité et le 
cœur de l’homme (1). 


(1) Madame la marquise Du Chastellet a traduit et commenté 


Α LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLV 


Après Newton, 1] conviendrait peut-être de parler 
de Leibniz ; mais je m'en abstiens, parce que Leib- 
niz n'a pas fait d'ouvrage spécial sur le mouvement 
considéré dans le système du monde ; et comme c’est 
là surtout l’objet que je me propose 10], je suis 
obligé de ne pas m’arrêter même aux plus beaux gé- 
nies, quand ils n’ont traité que des parties de cette 
vaste question. Je passe donc de Newton à Laplace, 
au-delà duquel je ne pousserai point. 

Laplace est venu accomplir ce que Newton avait 
commencé. La Mécanique céleste est un développe- 
ment systématique et régulier des principes newto- 
niens ; elle est un chef-d'œuvre du génie mathéma- 
tique; mais elle ne fait qu'exposer, avec toutes les 
ressources de l’analyse la plus étendue et la plus 
exacte, les lois qu’un autre avait révélées sur le véri- 
table système du monde. C’est un prodigieux ou- 
vrage; mais l'invention consiste dans les formules et 
les démonstrations plutôt que dans le fond même 
des choses. C’est la loi de la pesanteur universelle 
poursuivie sous toutes ses faces dans les corps in- 


l'ouvrage de Newton, deux volumes in-4°, Paris, 1749. Voltaire, 
qui ἃ aussi commenté Newton, a peut-être exagéré 16 mérite d’une 
personne qu’il aimait passionnément; mais ce travail si sérieux 
et si difficile pour une femme est digne de tout éloge. 


CLVI PRÉFACE 


nombrables qui peuplent l’espace, et dont les princi- 
paux sont accessibles à notre observation et soumis 
à nos calculs. Laplace lui-même ne s’est pas flatté 
de faire davantage ; mais 1] y ἃ porté une telle puis- 
sance et une telle fécondité d’analyse qu’en y dé- 
montrant tout, 1] a semblé tout produire, bien qu'il 
se bornât à tout organiser et à mettre tout en ordre. 
Je n’ai point à résumer ici la Mécanique céleste, et 
je remarque seulememt qu’elle débute par un pre- 
mier livre sur les lois générales de l'équilibre et du 
mouvement. C’est ce que Newton, Descartes et Aris- 
tote avaient aussi tâché de faire. J'ajoute que la Me- 
canique céleste ἃ donné son nom à toule une science 
qui date véritablement de Laplace, non pas qu'il en 
soit absolument le père, mais parce qu'il en est le 
premier et le plus sûr législateur. Après les décou- 
vertes primordiales, c’est là encore un bien grand 
mérite ; et la gloire de Laplace est à peine inférieure 
à celle de Newton. 

Mais ce n’est pas dans la Mécanique céleste que je 
puiserai ce que J'ai à dire de lui. C’est une œuvre 
trop spéciale et trop sévère, qu'il faut laisser aux 
mathématiques et à l'astronomie. Laplace lui-même 
l'avait bien senti, et 1] ἃ mis en un langage plus ac- 
cessible et plus vulgaire ces hautes vérités dans l’£x- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLVII 


position du système du monde. C'est là l'ouvrage 
qui me fournira la matière de quelques remarques. 
L'Exposihion du système du monde est divisée en 
cinq livres, qui embrassent la question dans ses 
plus larges limites. Le premier traite des mouve- 
ments apparents des corps célestes; c’est le spec- 
tacle des cieux, tel qu’il s'offre d’abord aux regards 
de l’homme et à ses préjugés. Le second livre traite 
des mouvements réels de ces mêmes corps; c’est la 
réflexion et la science rectifiant les impressions des 
sens, et substituant la réalité à l'apparence. Laplace 
ne veut pas pousser plus loin l'étude des phéno- 
mènes observables ; et dans un troisième livre, 1] 
rappelle les lois du mouvement, sans ajouter rien 
aux travaux de ses devanciers. Le quatrième livre 
présente la théorie de la pesanteur universelle d’a- 
près Newton. C’est en quelque sorte la loi des lois ; 
et après qu’elle a été approfondie, la science du sys- 
tème du monde est achevée. Il ne reste done plus à 
Laplace qu’à esquisser l’histoire de cette science ; et 
c’est ce qu’il essaie dans un cinquième livre, inti- 
tulé : Précis de l'histoire de l'astronomie. 

Voilà toute l’économie simple, claire et complète 
de l'Exposition du système du monde. Je ne dis pas 
que ce mot soit bien choisi, et le système du monde 


CLVUI PRÉFACE 


semblerait devoir embrasser plus que le mouvement 
des corps célestes, el comprendre tout ce que Des- 
cartes a essayé de renfermer dans ses investigations. 
Mais peu importe; depuis Newton, l'expression de 
Système du monde n’a pas signifié autre chose, et 
aujourd’hui quand on l’emploie, on s’entend suffi- 
samment par cette désignation d’ailleurs peu exacte. 
Je laisse également de côté toute la partie astrono- 
mique, puisque je ne cherche que ce qui peut cor- 
respondre plus ou moins aux idées d’Aristote; et par 
conséquent, c’est surtout au troisième livre que je 
m'attache, puisqu'il traite du mouvement, dans le 
petit nombre de pages qui le composent. 

Laplace se plaint d’abord qu’on ait si peu étudié 
cette partie de la science : « L'importance de ces lois 
« dont nous dépendons sans cesse, dit-il, aurait dû 
« exciter la curiosité dans tous les temps ; mais par 
« une indifférence trop ordinaire à l'esprit humain, 
« elles ont été ignorées jusqu’au commencement du 
« dernier siècle, époque à laquelle Galilée jeta les 
« premiers fondements de la science du mouvement, 
« par ses belles découvertes sur la chute des corps. » 
Dans le cinquième livre, où les progrès principaux 
de la science astronomique sont passés en revue, 
Laplace n’est pas mieux informé ni plus équitable; 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLIX 


et s’il nomme Aristote, c’est pour rappeler une tra- 
dilion fort suspecte, conservée par Simplicius d’après 
Porphyre, sur les observations chaldéennes que Cal- 
listhène aurait transmises à son oncle. Il est clair 
que Laplace n’avait jamais entendu parler de la Phy- 
sique d’Aristote. Mais nous qui la connaissons, nous 
pouvons défendre l'esprit humain du reproche qu’on 
lui adresse si gratuitement. L'esprit humain était 
resté si peu indifférent à cette question si vaste et si 
curieuse du mouvement, que plus de vingt-deux siè- 
cles avant Laplace, la Grèce par ses plus beaux gé- 
nies en avait tenté la théorie, et que cette théorie 
expliquée, commentée, adoptée ou combattue, avait 
fait école chez tous les peuples civilisés, dans cet in- 
tervalle de temps qui va de Périclès au siècle de la 
Renaissance. On n'avait donc pas oublié n1 négligé 
cette question. Seulement Laplace, comme Cotes et 
tant d’autres, avait perdu la tradition, et 1] dédat- 
gnait le passé, faute de le connaître (1); ce qui est 
plus ordinaire qu’on ne pense, et ce qui est fort nui- 
sible aux vrais progrès de l’esprit humain, pour qui 
l'on témoigne cependant tant de sollicitude. 

(4) Ce dédain n’atteint pas seulement Aristote, et il s'étend jus- 


qu’à Descartes, Leibniz et Malebranche, dont Laplace blâme les 
vains systèmes et les hypothèses stériles. 


CLX PRÉFACE 


Laplace lui-même aurait pu s’en apercevoir, 51] 
avait eu l’occasion de comparer ce qu'il dit du temps 
et de l’espace avec ce qu’en avait dit Aristote quel- 
que deux mille ans avant lui. « On imagine, dit La- 
« place, un espace sans bornes et pénétrable à la 
« matière pour concevoir le mouvement. » Aristote 
était bien autrement dans le vrai, quand 1] s’appli- 
quait à démontrer l'existence de l’espace, et à en 
scruter la nature, en analysant si profondément cette 
notion de l'intelligence humaine. Il eût été fort 
étonné sans doute qu'on réduisit l’espace à n'être 
qu'une création toute arbitraire de notre imagina- 
tion ; et nous ne devons pas en être moins élonnés à 
notre tour, même après les paradoxes de Kant. L’es- 
pace n’est pas imaginaire; et 1] l’est si peu qu'il 
s'impose nécessairement à notre raison, tout inca- 
pable qu’elle est de le mesurer et même de le com 
prendre dans son infinité. L'infinité de l’espace, 
l'éternité de la durée sont des conceptions néces- 
saires de l’entendement; et Newton, loin de les nier, 
les a affirmées comme des faits aussi certains et au 
même titre que les axiômes mathématiques. L'es- 
pace d’ailleurs, si nous ne pouvons le sonder dans 
ses profondeurs incommensurables, n'en est pas 
moins devant nos yeux; et il est en quelque sorte 


Α LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLXI 


sensible, si ce n’est dans sa totalité qui nous échappe, 
puisqu'il est infini, du moins dans quelques-unes de 
ses parties qui sont à notre portée, et nous aident 
à concevoir le reste. On n’imagine point l’espace ; 
il est, quoi qu’en dise Laplace. 

Il semble aussi, malgré toute la déférence qui est 
dûe à un tel génie, qu'il n’est guère plus salisfai- 
sant dans la manière dont 1] parle du temps. « Le 
« temps, selon lui, est l'impression que laisse dans 
« la mémoire une suite d'événements dont nous som- 
« mes certains que l'existence ἃ été successive. » 
Pour rendre compte des rapports du mouvement au 
temps et à l’espace, 1] dit : « En prenant des unités 
« d'espace et de temps, on les réduit l’un et l’au- 
« tre à des nombres abstraits qu'on peut comparer 
« entre eux. » Pour le temps, l’unité, c'est la se- 
conde ; et pour l’espace, c'est le mètre. Tant de mè- 
tres parcourus durant tant de secondes, voilà la me- 
sure du mouvement, qui est alors plus rapide ou 
plus lent, selon les espaces parcourus et les temps 
écoulés. Le mouvement, à son tour, peut servir de 
mesure au temps, soit par les oscillations d’un pen- 
dule, soit par les révolutions de la sphère céleste ou 
celles du soleil. Mais qu'est-ce que c’est précisément 


que le temps? Qu'est-ce que c’est que l'espace en 
ke 


CLXII PRÉFACE 


lui-même ? Laplace ne le recherche pas, bien qu’il 
eût été digne d’un esprit tel que le sien de ne pas ac- 
cepter, sur ces éléments fondamentaux de la science, 
les idées communes et vulgairement répandues. Sans 
doute il ne serait pas juste de demander aux mathé- 
maliciens de faire de la métaphysique; mais quand 
on est Laplace, 1! semble qu'on peut suivre les traces 
d'un Descartes et celles d’un Newton, précédés l’un 
et l’autre par Aristote. La métaphysique est le fond 
de tout; et ici elle se trouve si près des mathémati- 
ques, qu'il faut avoir en quelque sorte un parti pris 
pour ne pas la voir et pour l’omettre. 

IL faut d'ailleurs approuver Laplace, quand 1] dit 
que « les géomètres, marchant sur les pas de Gali- 
« lée, ont enfin réduit la mécanique entière, y com- 
« pris, je suppose, la mécanique céleste, à des for- 
« mules générales qui ne laissent plus à désirer que 
« la perfection de l'analyse ; » et quand 1] ajoute 
que « le dernier progrès de la science et le plus beau, 
« c'est d’avoir banni entièrement l’empirisme de 
« l'astronomie, qui maintenant n’est plus qu'un 
« grand problème de mécanique, dont les éléments 
« du mouvement des astres, leurs figures et leurs 
« masses, sont les arbitraires, seules données indis : 
« pensables que cette science doive tirer des obser- 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE,. CLAIIL 


« vations. » Ainsi, selon Laplace, et en ceci on doit 
être d'accord avec lui, la fin d’une science d’obser- 
vation est de se transformer en science rationnelle ; 
et, pour le prouver, il remarque que la loi de la pe- 
santeur universelle une fois connue, a fait connaître 
réciproquement certains phénomènes, avant même 
qu'ils ne fussent observés et régulièrement constatés. 
La métaphysique, en son genre, n’est guère autre 
chose ; et Laplace y touchait par la mécanique ra- 
tionnelle, qu’il recommande et qu'il prise tant. 
C’est que Laplace, quoique entièrement livré aux 
mathématiques, conçoit qu’il y ἃ même au-dessus 
d'elles une méthode plus générale et plus féconde, qui 
les emploie à un usage supérieur et qu’elles ne sont 
plus en état de juger. Α ses yeux, la vraie méthode 
est celle qu’a suivie l'astronomie, qui, de toutes les 
sciences naturelles, présente le plus long enchaine- 
ment de découvertes. L’astronomie a aujourd'hui 
la vue générale des états passés et futurs du système 
du monde. Cette méthode véritable consiste à s’être 
élevée des observations particulières à un principe 
unique, celui de la pesanteur universelle, et à pou- 
voir redescendre de ce principe, qui est le vrai, à 
explication de tous les phénomènes célestes jusque 
dans les moindres détails. Cette méthode de l’astro- 


CLXIV PRÉFACE 


nomie est celle qu’il faut suivre dans la recherche 
des lois de la nature. Il faut observer d’abord le dé- 
veloppement de ces lois dans les changements qu’elle 
nous offre, et déterminer tous les phénomènes ; sou- 
mettre ses réponses à l’analyse, et, par une suite 
d’inductions bien ménagées s'élever aux phénomènes 
généraux dont tous les faits particuliers dérivent; 
enfin réduire les phénomènes généraux au plus 
petit nombre possible, parce que la nature n'agit 
Jamais que par un petit nombre de causes. A la lu- 
mière de ce principe, que nous avons vu déjà dans 
Newton comme dans Aristote, Laplace conclut que 
la simplicité d’un seul principe, d'où dépendent 
toutes les lois du mouvement des planètes et de leurs 
satellites, du soleil et des étoiles fixes, est digne de 
la simplicité et de la majesté de la nature. 

Un pas de plus, et Laplace reconnaissait et le pre- 
mier moteur de Platon et d’Aristote, et le Dieu ” 
Descartes et de Newton. 

Quoi qu'il en soit, on peut le louer d’avoir tenté 
de s’élever jusqu’à la notion de la méthode ; et parmi 
les savants de son temps, c’est un mérite qui n'est 
pas très-ordinaire. Mais la méthode qu’il préconise 
n'est pas la vraie, ainsi qu’il se le figure ; l’ouvrage 
de Descartes aurait pu le lui prouver. Il n’y a pas 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXV 


deux méthodes dans le monde des intelligibles; et 
la méthode cartésienne est unique, aussi bien qu’elle 
est infaillible, autant du moins qu’il est donné à 
l’homme de l’être. Toutes les autres, dont les sciences 
qui s’intitulent exactes sont si fières, ne sont pas à 
proprement parler des méthodes ; ce sont de simples 
procédés d'exposition et des moyens tout extérieurs. 
La vraie méthode repose sur l'évidence dans la ré- 
flexion de la conscience, attendu que toutes les autres 
prétendues méthodes que l’on décore de ce beau 
nom, s'appuient sans le savoir sur celle-là. Mais en- 
core une fois, Laplace n’est pas philosophe, quoique 
Descartes et Leibniz eussent donné un bel exemple 
en montrant qu'on pouvait être tout à la fois méta- 
physicien et géomètre, et cultiver la philosophie en 
même temps que les mathématiques. 

Je laisse de côté la science contemporaine dont 
Laplace est certainement le plus illustre représen- 
tant, et je me hâte d'arriver au terme que je me suis 
prescrit. I ne me reste plus qu'à comparer Aristote 
à ses trois émules, Descartes, Newton et Laplace, 
comme je l'ai déjà comparé à son maître. Par là 
j'indiquerai clairement le rang que je lui donne, et 
qu’il doit tenir désormais dans la famille des phy- 
siciens philosophes. Je ne veux pas exagérer sa 


CLXVI PRÉFACE 


gloire ; mais je ne voudrais pas non plus qu’on la 
réduisit injustement. Je m'efflorcerai donc d’être 
impartial dans l’appréciation résumée que je vais en 
présenter avant de clore cette longue préface. 


D'abord, je ne crois pas m'être trompé en met- 
tant Aristote dans la compagnie de Descartes, de 
Newton et de Laplace. Je ne parle pas de son génie 
en général, c’est trop évident; je ne parle que de 
sa Physique en particulier, et je pense que la théorie 
du mouvement, telle qu’elle s’y présente, est le point 
de départ de toutes les théories qui ont suivi sur le 
même sujet. Plus haut, j'ai déjà indiqué ce rappro- 
chement; mais maintenant que j’ai tâché de le justi- 
fier par l’histoire, 11 me parait tout-à-fait incontes- 
table. Entre la Physique d’Aristote, les Principes de 
Descartes et les Principes mathématiques de Newton, 
il y a, malgré l'intervalle des âges, une succession ma- 
nifeste et comme une solidarité. L'objet est le même, 
et sur bien des points les doctrines sont identiques. 
Le philosophe grec, quatre siècles avant notre ère, 
a vu tout aussi bien que les deux mathématiciens du 
xvu® siècle, que c’est par l'étude du mouvement qu’il 
convient d'expliquer le système du monde. Sans 
doute 1] l’a compris beaucoup moins que Descartes 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXVII 


et surtout que Newton; mais 1] est sur la même voie 
que l’un et l’autre. La seule différence qu'il y ait 
entre eux et lui, c'est qu'il fait les premiers pas dans 
la carrière, sans pouvoir s'appuyer sur les mathé- 
matiques, qui sont encore dans l’enfance, tandis que 
Descartes et Newton, placés bien plus avant sur le 
chemin, ont à leur disposition des mathématiques 
toutes puissantes, avec des observations presqu'in- 
nombrables de phénomènes, et des expériences de 
tout genre. Entre la science grecque et la science 
moderne, 1l y a bien une différence de degré; mais 
il n’y a pas une différence de nature ; et pour rap- 
peler une très-équitable opinion de Leibniz, Aristote 
n’est pas du tout inconciliable avec des successeurs 
dont les travaux n’eussent peut-être point été aussi 
heureux, 51 les siens ne les eussent précédés. 

Ilest même un point sur lequel il convient de lui 
accorder hautement la supériorité, c’est la méta- 
physique. Descartes même ne légale point, et New- 
ton est resté très-inférieur. Il n’y a pas à prétendre 
que la métaphysique n’est point de mise dans une 
telle matière; car Descartes, Newton et même La- 
place ont dû sortir du domaine propre des mathé- 
matiques. Pour comprendre et expliquer le mouve- 
ment, 115 ont dù tenter de se rendre compte des 


CLXVIIL PRÉFACE 


idées de l’espace, du temps, de l'infini et de la na- 
ture du mouvement lui-même. ἃ considérer les 
analyses qu'a faites Aristote de ces idées essentielles, 
je n’hésite pas à lui donner la préférence ; et j'ajoute 
même que dans toute l’histoire de la philosophie 
je n’aperçois rien d’égal. Nul autre après lui 
n’a repris l'étude de ces idées ΠῚ avec plus d’o- 
riginalité, ni avec plus de profondeur, n1 avec plus 
de délicatesse. Ces notions fondamentales de temps, 
d'espace, de lieu, d’infini, posent sans cesse de- 
vant l'esprit humain ; elles le sollicitent à tout 
instant et sous toutes les formes; et depuis vingt- 
deux siècles, personne n’en ἃ mieux parlé que 
le disciple de Platon et l’instituteur d'Alexandre. 
Aujourd'hui même, on ne saurait le dépasser qu'en 
commençant par se mettre à son école. Je ne dis pas 
certainement que Descartes ou Newton y eussent 
rien appris ; mais en écoutant un moment ces lecons 
de l'antique sagesse, 1ls se seraient aperçus combien 
de choses 115 avaient eux-mêmes omises, les suppo- 
sant probablement assez connues, ou trop claires 
pour qu'il fût nécessaire de les rappeler. 

Mais ce n'est pas tout à fait ainsi que procède 
l’esprit humain. La métaphysique est, dans une 


certaine mesure, un antécédent obligé de la science 


A LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. CLXIX 


du mouvement, et si l’on ne sait pas d’abord ce que 
c’est que l'infini, le temps et l’espace, 1] est bien à 
peu près impossible de savoir ce que c’est que le 
mouvement, et à quelles conditions il s’accomplit 
dans le monde. Ainsi chaque philosophe qui étudie 
cette question, devrait remonter aux principes 
métaphysiques qu’elle sous-entend. Mais l’indi- 
vidu, quel que soit son génie, ne peut guère se 
flatter de faire à son tour la science complète; 1] en 
achève quelques parties, il en ébauche quelques 
autres, 1l en néglige plusieurs, et c’est la rançon de 
son inévitable faiblesse. Quant à l'esprit humain, 
il n’a point de ces lacunes dans le vaste ensemble de 
son histoire, et la science du mouvement en parti- 
euier ne présente pas d'interruptions ni de solutions 
de continuité. Aristole en ἃ posé les fondements mé- 
taphysiques, et l’on peut douter que, sans ces pre- 
mières et indestructibles assises, le reste de l’édifice 
eüt pu s'élever aussi solide et aussi beau. L'esprit 
humain les a en quelque sorte éprouvées pendant de 
longs siècles, puisque d’Aristote à Galilée c’est le 
Péripatétisme seul qui lui a suffi. Mais quand les 
temps nouveaux sont arrivés, se séparant du passé 
avec autant d'ingratitude que de violence, le passé 
avait fait son œuvre, et ce germe fécondé, l’on peut 


GLXX PRÉFACE 


dire, par cette lente incubation, allait se développer 
par un progrès irrésistible et sûr. 

Je n’hésite donc pas, pour ma part, à louer Aris- 
tote de sa métaphysique appliquée à la science du 
mouvement; et cette méthode est un service de plus 
dont nous sommes redevables à la Grèce. Oui, avant 
d'étudier le mouvement, il fallait le définir; oui, 
avant de scruter les faits, 1} était nécessaire de pré- 
ciser la notion sous laquelle ils apparaissent d’abord 
à notre intelligence. Il est bien clair que le phéno- 
mène ἃ précédé la notion, et que si le philosophe 
n'avait mille fois senti le mouvement dans le monde 
extérieur, 1] est à croire qu'il n'aurait jamais songé 
à l'analyse d’une notion qu'il n’eût point possédée. 
Aristote ne se fait pas faute de le dire bien souvent 
dans ses réfutations contre l’école d’Elée, et 1] se glo- 
rifie, en combattant des paradoxes absurdes, de s’en 
rapporter au témoignage des sens, qui nous attestent 
l'évidence irrécusable du mouvement. Mais une fois 
ce grand fait admis, 1l faut l’éclaircir par l’analyse 
psychologique et en considérer tous les éléments ra- 
tionnels. C’est alors que la métaphysique intervient, 
et qu'elle remplit sox véritable rôle. Elle part d’un 
fait évident, et elle projette sa clarté supérieure dans 
ces ténèbres dont la sensibilité est toujours couverte. 


A LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. CLXXI 


Ses abstractions, loin d’être vaines, comme on le 
croit vulgairement, sont la forme vraie sous laquelle 
la raison se comprend elle-même ; οἱ ἃ moins qu’elle 
ne veuille se contenter d’une simple collection de 
phénomènes inintelligibles, 1l faut bien qu’elle re- 
monte à des causes et à des lois, avec l’aide des 
principes essentiels qu’elle porte dans son sein et 
qui la font ce qu’elle est. 

C'est à ce besoin instinctif et si réel qu'Aristote ἃ 
obéir; 1] a satisfait l'esprit humain dans la mesure de 
son génie et de son temps. Loin de l’égarer, ainsi 
qu'on le lui a si souvent reproché, 1] l’a profondé- 
ment instruit; et les prétendues subtilités qu'on lui 
impute s’évanouissent, quand on les médite assez 
attentivement pour en pénétrer la signification si 
précise et si fine. Aristote renaîtrait aujourd'hui 
qu'il referait encore pour nous la métaphysique du 
mouvement, si quelque autre ne lui eût épargné 
cette peine en la prenant avant lui. Il n'accepterait 
point le système actuellement en vogue auprès de 
quelques savants, qui proserit la métaphysique, et 
la relègue parmi les hochets dont s'amuse la science 
à ses premiers pas. La métaphysique, loin d’être le 
bégaiement de l'intelligence humaine, en est au con- 
traire la parole la plus nette et la plus haute. Ce n'est 


CLXXII PRÉFACE 


pas toujours du premier coup que la science la pro- 
nonce, comme Aristote l’a fait pour la théorie du 
mouvement; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, 
il faut bien en arriver à cette explication dernière 
des choses, ou renoncer à les savoir jamais. À mon 
sens, C'est un grand avantage pour la science quand 
elle peut débuter par là. 

Je me résume donc en répétant qu'Aristote ἃ eu 
la gloire de fonder la science du mouvement. Que 
si l’on s’étonnait qu’il ne l’ait point achevée et faite 
tout entière à lui seul, je rappellerais l’aveu modeste 
et fier par lequel 1] termine sa logique : « Si, après 
« avoir examiné nos travaux, dit le philosophe, 1l 
« vous paraît que cette science dénuée avant nous 
« de tous antécédents, n’est pas trop inférieure aux 
« autres sciences qu'ont accrues les labeurs de gé- 
« nérations successives, 1] ne vous restera plus à vous 
« tous qui avez suivi ces leçons, qu'à montrer de 
« l’indulgence pour les lacunes de cet ouvrage, et 
« de la reconnaissance pour toutes les découvertes 
« qui y ont été faites. » 


Bougival, 25 juin 1861. 


PARAPHRASE 


DE LA 


PHYSIQUE D’ARISTOTE. 


LIVRE 1. 


DES PRINCIPES DE L’ÊTRE. 


ες 


Exposons brièvement la méthode que nous comptons 
suivre dans l’étude de la nature et que nous avons déjà 
souvent appliquée. Dans tout sujet qui se prête à des 
recherches régulières, parce qu'il s'y trouve des prin- 
cipes, des causes et des éléments, on ne croit comprendre 
et savoir quelque chose que quand on est remonté jus- 
qu’à ces causes premières, à ces premiers principes et à 
ces éléments premiers, dont la connaissance constitue tou- 
jours le véritable savoir. Il n'en sera pas autrement pour 
la science de la nature; et le soin qu'on y doit prendre 


(4) Dans cette paraphrase, les chiffres romains correspondent aux cha- 
pitres successifs de chacun des huit Livres. 
1 


2 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


d'abord, c’est de déterminer ce qui regarde les prin- 
cipes. La marche la plus naturelle, c'est de commencer 
par les choses qui sont pour nous les plus claires et les 
plus faciles à connaître, et de passer ensuite aux choses 
qui par leur propre nature sont en soi plas notoires et 
plus claires. Ces deux ordres de connaissances ne sont 
pas identiques; et c'est là ce qui fait qu'il est nécessaire 
de débuter par les connaissances qui sont relativement à 
nous plus claires et plus notoires, afin de nous élever de 
là aux notions qui le sont en soi. Or, ce qui tout d’abord 
semble pour nous le plus clair et le plus facile à connaître 
est cependant le plus composé et 16 plus confus; mais en 
analvsant ces composés, pour faire cesser leur confu- 
sion, On arrive aux éléments et aux principes, qui sont 
alors d'une parfaite clarté. On peut dire, en un certain 
sens, que c'est procéder du tout à la partie, du général 
au particulier; car c'est le tout que nous donne la sen- 
sation, qui est d’abord le plus connu; et en décomposant 
ce tout complexe, on y découvre une foule de parties 
qu’il contient dans son vaste ensemble. Il y ἃ ici quelque 
chose d’analogue au rapport qu’on peut établir entre les 
noms des choses et la définition de ces choses. Le nom 
est une sorte de généralité confuse et indéterminée ; par 
exemple, le mot Cercle, qui comprend bien des idées; 
mais en le définissant et en le résolvant dans ses élé- 
ments premiers, on l’éclaircit et on le précise. Une autre 
comparaison achèvera de faire comprendre cette pensée. 
Dans les premiers temps de la vie, les enfants appellent 
indistinctement Papa, Maman, tous les hommes, toutes 
les femmes qu’ils voient; mais plus tard ils les dis- 
cernent fort bien et ne les confondent plus. 


D'ARISTOTE, LIVRE 1. CH. Il. 3 


IT. 


Notre méthode étant ainsi expliquée, nous en faisons 
usage, et nous essayons de découvrir quels sont les prin- 
cipes généraux des êtres. Nécessairement il y ἃ dans 
l'être, dans tout être quel qu’il soit, on un principe: 
unique, où plusieurs principes. S'il n’y ἃ qu’un seul prin- 
cipe, ou ce principe unique est immobile, comme l’affir- 
ment Parménide et Mélissus, ou il est mobile comme le 
soutiennent les Physiciens, qui voient ce principe, soit 
dans l'air soit dans l’eau. Si, au contraire, on admet que 
l'être ait plusieurs principes, le nombre de ces principes 
est ou fini ou infini. S'ils sont en nombre fini, en étant 
toujours plus d’un, ils sont alors deux, trois, quatre ou 
tel nombre déterminé: et s'ils sont en nombre infini, ils 
peuvent être, comme le veut Démocrite, tous du même 
genre absolument, ne différant que de figure ou d'espèce ; 
ou bien ils peuvent aller jusqu'à être contraires les uns 
aux autres. C’est une étude pareiïlle à celle-ci que font 
d’autres philosophes, en recherchant quel peut être le 
nombre des êtres; car ils se demandent également si la 
source d'où sortent tous les êtres, est une ou multiple ; 
et quand ils admettent qu’il y a plusieurs principes des 
êtres, ils se demandent si ces principes sont en nombre 
fini où infini. Au fond, la question est la même, et elle 
revient à savoir si l’élément qui constitue l'être est 
unique, ou si, au contraire, il faut plusieurs éléments 
pour le composer. 

Mais ici il faut faire une déclaration : c’est que ce n’est 
plus étudier la nature que de rechercher si l'être est un 
et immobile. En géométrie, 1] n’y a plus à discuter avec 


' 
* 


ἡ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


un adversaire qui nie les principes sur lesquels la géo- 
métrie repose; il faut le renvoyer à une autre science, 
qui peut être la science commune de tous les principes ; 
mais ce n’est plus là une question géométrique. De même, 
dans la science de la nature, il faut savoir sur quel ter- 
rain on se place; et du moment qu'on dit que l’être est 
un et immobile, cela revient à dire qu'il n’y a pas de 
principe, puisque le principe est toujours le principe 
d’une ou de plusieurs choses qui en découlent. Recher- 
cher si l'unité de l’être est possible au sens où on le sou- 
tient, c'est une thèse tout aussi vaine que celles qu'on 
avance trop souvent pour le simple besoin de la dispute, 
comme la fameuse thèse d'Héraclite. Autant vaudrait 
soutenir que le genre humain tout entier se concentre 
dans un seul et unique individu. Au fond, ce serait don- 
ner beaucoup trop d'importance à un argument qui n'est 
que captieux; c'est le défaut que présentent les opinions 
de Mélissus et de Parménide, lesquelles ne reposent que 
sur des prémisses fausses et ne concluent même pas régu- 
lièrement. J'ajoute que la théorie de Mélissus me paraît 
encore la plus grossière des deux et qu'il n’y ἃ point à 
s'y arrêter; car là où l’on rencontre au début une pre- 
mière donnée fausse, 1] est facile de voir que toutes les 
conséquences qui en sortent, ne sont pas moins fausses et 
qu’elles ne méritent pas plus d'attention. 

Quant à nous, nous posons comme un principe indis- 
cutable, que dans la nature il y a du mouvement, soit 
pour toutes les choses, soit du moins pour quelques-unes ; 
et c'est là un fait fondamental que nous font connaître et 
l'observation sensible et l'induction réfléchie. Mais ce 
principe une fois posé, nous ne prétendons pas répondre 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IL ὄ 


aux questions qui en impliqueraient la négation, et nous 
nous contenterons de réfuter les erreurs qui pourraient 
être commises, en partant de ce principe lui-même, qu'il 
faut préalablement accepter. Les théories qui le nient 
doivent nous rester tout à fait étrangères; car c’est ainsi 
que le géomètre, en choisissant parmi les démonstrations 
de la quadrature, peut bien réfuter celle qu'on prétend 
faire à l’aide des segments; mais il n’a plus rien à voir à 
celle d’Antiphon. Néanmoins, comme les philosophes qui 
nient le mouvement touchent encore à des questions phy- 
siques, bien qu'ils n’étudient plus précisément la nature, 
il ne sera peut-être pas sans utilité d'en dire quelques 
mots, parce que ces recherches ne laissent pas que d’avoir 
encore un côté philosophique. 


HT. 


Précisons bien le sens des mots dont nous nous servons; 
et comme le mot d’Étre a plusieurs acceptions, il faut 
se rendre compte, avant d'aller plus loin, de ce qu'on 
entend quand on dit que l'être tout entier est un. Est-ce à 
dire qu’il est uniquement substance? ou bien uniquement 
quantité? ou bien uniquement qualité? Si tout est sub- 
stance dans l'être, comprend-on qu’il n’y ἃ au monde 
qu'une seule substance ? Ou bien veunt-on dire que dans 
l'homme un, dans le cheval un, dans l'âme une, il n’y a que 
l'homme, le cheval ou l’âme? Si l'être n’est que qualité, 
soutient-on par là qu'il est uniquement chaud, ou unique- 
ment froid, ou telle autre qualité exclusive? Ge sont là évi- 
demment des points de vue très-diflérents ; mais 1ls ont 
ceci de commun qu’ils sont tous également insoutenables. 


6 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Si l’on prétend que l'être est tout ensemble substance, 
quantité et qualité, ilen résulte toujours qu'il y a plusieurs 
sortes d'êtres, soit qu'on réunisse ces trois éléments, soit 
qu’on les isole et qu’on les rende indépendants les uns 
des autres. Si l’on disait par hasard que l'être tout entier 
n’est que qualité et quantité, la substance étant mise à 
part ou rejetée, ce serait là une opinion absurde, ou pour 
mieux dire impossible, puisque la substance est toujours 
indispensable, et qu’elle est le support de tout le reste, 
qui sans elle n’existerait pas. Voyez en effet la contradic- 
tion : Mélissus soutient que l'être est infini; soit; mais 
cela revient à dire que l'être est une quantité, puisque 
l'infini n'est que dans la catégorie de la quantité. Or, la 
substance et la qualité ne peuvent jamais être infinies, si 
ce n’est d’une manière indirecte, en tant qu'on les consi- 
dère comme quantités à un certain point de vue. La dé- 
finition de l'infini emprunte toujours l’idée de quantité; 
mais elle ne suppose pas celles de substance et de qualité. 

Que si l’on admet que l'être est à la fois substance et 
quantité, comme il est toujours nécessaire qu'il le soit, 
alors ses principes sont au moins deux, et l’être n’est plus 
un comme on le prétend. Si l’on réduit l'être à n'être 
que substance, alors il n’est plas infini; 1] n'a même plus 
une grandeur quelconque; car pour en avoir, 1l faudrait 
qu'il fût en outre quantité. 

Une difficulté du même genre encore, c'est de savoir 
ce qu'on veut dire précisément en soutenant que l'être 
est un; car le mot d'Un est susceptible d'acceptions 
diverses tout aussi bien que le mot d’Être. Une chose est 
une quand elle est continue ou qu’elle est divisible. On 
dit de deux choses qu'elles sont une seule et même chose 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IE 7 


quand leur définition est identique, comme elle l’est, par 
exemple, pour le Jus de la treille et pour le Vin. Or, si par 
Un on entend le continu, l'être alors est multiple et n'est 
plus un ; car le continu est divisible à l'infini. 

Mais à propos de l'unité de l’être, on peut se poser une 
question qui, sans tenir très-directement à notre sujet 
actuel, vaut la peine cependant qu'on la traite. Le tout et 
la partie sont-ils une même chose ? ou sont-ils des choses 
différentes ? De quelle manière peut-on concevoir leur 
unité ou leur multiplicité ? et, si ce sont des choses mul- 
tiples, quelle espèce de multiplicité forment-elles ὁ Les 
parties peuvent d’ailleurs n'être pas continues ; et si les 
parties en tant qu'indivisibles forment chacune une moitié, 
comment chacune d'elles peut-elle être une avec le tout? 
Mais je ne fais qu'indiquer ces questions, et je poursuis. 

Si l'être est un en tant qu'indivisible, il ne l’est plus 
alors comme quantité et qualité, et du même coup il cesse 
d'être infini comme le veut Mélissus. Il n'est même pas 
fini comme le soutient Parménide; car c’est la limite seule 
des choses qui est indivisible, et ce n’est pas le fini lui- 
même. Que si l’on dit que tous les êtres sont Uns en ce 
sens qu'ils n'ont tous en masse qu'une définition com- 
mune et identique , comme l’est celle de Vêtement et 
d'Habit, par exemple, alors on revient à l'opinion d'Héra- 
clite, et désormais tout va se perdre dans le plus obscur 
mélange ; le bien et le mal se confondent; le bon, avec ce 
qui n'est pas bon; le bien, avec ce qui n'est pas bien ; 
l’homme et le cheval sont tout un. Mais il faut répondre 
à cette singulière théorie que ce n’est plus là affirmer que 
tous les êtres sont Uns; c’est affirmer qu'ils ne sont rien, 
etque la quantité et la qualité sont absolument identiques, 


8 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Du reste, cette question du rapport de l’unité à la mul- 
tiplicité semble avoir troublé plus d’un philosophe parmi 
les modernes ou les anciens. Pour échapper à la contra- 
diction qu'on supposait entre les deux termes, les uns, 
comme Lycophron, se sont imaginé de supprimer le 
verbe d'existence et de retrancher le mot Est de tout ce 
qu'ils disaient. Les autres ont détourné l'expression, et 
au lieu de dire que l’homme est blanc, ils ont dit qu'il 
blanchit; ou de dire qu’il est marchant, ils ont dit qu'il 
marche. Vs se donnaient toute cette peine pour éviter le 
mot Est, de peur de faire plusieurs êtres d’un seul, et 
croyant confondre par là l’un et l’être absolument. Gomme 
si les êtres n'étaient pas multiples, ainsi que le prouve 
même leur définition ; comme si la définition de blanc et 
celle de musicien n'étaient pas essentiellement différentes, 
bien que ces deux qualités puissent appartenir simultané- 
ment à un seul et même être ! Il faut donc affirmer que le 
prétendu Un est multiple, comme tout être est multiple, 
ne serait-ce que par la division, puisqu'il forme nécessai- 
rement un tout et qu'il a des parties. À ce point de vue, 
nos philosophes étaient bien forcés d’avouer, malgré tout 
leur embarras, que l'être n’est pas un et qu'il est mul- 
tiple ; car une même chose peut fort bien tout à la fois 
être une et multiple; seulement elle ne peut avoir à la fois 
les qualités opposées, attendu que l'être peut être un, ou 
en simple puissance , ou en réalité complète, en enté- 
léchie. Donc, il faut conclure de tout ceci que les êtres ne 
peuvent pas être wns au sens où on le prétend. 


ΙΝ. 


On pourrait d’ailleurs avec les principes mêmes que 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IV. 9 


ces philosophes admettent dans leurs démonstrations, les 
mieux employer, et résoudre assez aisément les difficultés 
qui les arrêtent. Je viens de dire que le raisonnement de 
Mélissus et de Parménide est captieux, et que partant de 
données fausses ils ne concluent même pas régulièrement. 
J'ajoutais que le raisonnement de Mélissus est plns gros- 
sier et moins soutenable encore, parce qu’il suffit qu'une 
seule donnée soit fausse pour que toutes les conclusions 
le soient comme elle, ce qui est très-facile à voir. Mélissus 
se trompe évidemment en partant de cette hypothèse que 
tout ce qui ἃ été produit ayant un principe, ce qui n'a 
pas été produit ne doit point en avoir. À cette première 
erreur, il en ajoute une autre non moins grave, c'est de 
croire que tout ἃ eu un commencement, excepté le temps, 
et qu'il n’y ἃ point de commencement pour la génération 
absolue, tandis qu'il y en aurait pour l’altération des 
choses, comme s’il n’y avait pas évidemment des change- 
ments qui se produisent tout d’un coup. Puis, ne peut-on 
pas demander pourquoi l'être serait immobile par cette rai- 
son qu'il est un? Puisqu’une partie du tout qui est une, de 
l'eau par exemple, ἃ un mouvement propre, pourquoi le 
tout dont elle fait partie n’aurait-il pas le mouvement au 
même titre? Pourquoi n'aurait-il pas, lui aussi, le mouve- 
ment d'altération? Enfin l’être ne peut être un en espèce, 
que sous le rapport du genre unique qui comprend Îles 
espèces, et d’où elles sortent. Il y a des Physiciens qui 
ont entendu l'unité de l'être de cette façon, croyant à 
l'unité du genre et non point à celle de l'espèce; car il est 
par trop évident que l’homme n’est pas le même spécili- 
quement que le cheval, tout aussi bien que les contraires 
diffèrent spécifiquement entr'eux. 


10 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Les arguments qu’on vient d'opposer à la théorie de 
Mélissus n’ont pas moins de force contre celle de Parmé- 
nide, qui lui aussi admet des hypothèses fausses et qui 
n’en tire pas des conclusions plus régulières. Il y ἃ d’ail- 
leurs contre le système de Parménide des objections 
toutes spéciales. Une première donnée fausse, c’est que 
Parménide suppose que le mot d’Étre n’a qu’un seul sens, 
tandis qu'il en ἃ plusieurs. En second lieu, sa conclusion 
est irrégulière en ce que même en admettant que le blanc 
soit un, par exemple, il ne s’en suit pas du tout que les 
objets qui sont blancs ne soient qu’un. Évidemment ils 
sont plusieurs. Le blanc n’est un, ni par continuité ni 
même par définition. L’essence de la blancheur ne se con- 
fond pas avec l'essence de l'être qui est affecté de cette 
blancheur. En dehors de cet être, et indépendamment de 
lui, il n’y ἃ pas de substance séparée qui soit la blan- 
cheur ; et ce n’est pas en tant que séparée qu’elle diffère 
de lui, c’est par son essence ; or c’est là ce que Parménide 
n'a pas sa discerner. 

Ainsi, quand on soutient que l'être et l’un se con- 
fondent, il faut nécessairement admettre que l'être au- 
quel l’un est attribué, exprime l’un tout aussi bien qu'il 
exprime l'être lui-même, mais que de plus il exprime 
l'essence de l'être et l'essence de l’un. L’être devient alors 
un simple attribut de l’un, et le sujet même anquel on 
prétend attribuer l'être, s’évanouit et n'existe plus; c'est 
alors créer un être qui existe sans exister. C’est qu'il ne 
faut sérieusement considérer comme être que ce qui 
existe substantiellement. L’être ne peut pas être son attri- 
but à lui-même, à moins qu’on ne prête arbitrairement 
d’autres sens à l’idée d’être; mais elle n'a cependant 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IV. 11 


qu'une seule signification, et l’on ne peut pas réaliser 
ainsi tout ce qu’on veut. L’être réel n’est jamais l’attri- 
but, l'accident d'autre chose; c’est lui au contraire qui 
reçoit les attributs. Si l’on n’admet pas ce principe évi- 
dent, on en arrive à confondre l’être et le non-être dans 
une égale indétermination. L’être qui est blanc n’est pas 
identique à sa blancheur, puisque la blancheur ne peut 
jamais comme lui recevoir d’attributs. L’être réel est : 
le blanc n'est pas, non point seulement en ce sens qu'il 
n'est point tel être spécial, mais parce que de fait il n’est 
rien en dehors du sujet où il est. En confondant l'être et 
sa blancheur, l'être devient comme elle un non-être ; car 
s’il est blanc, le blanc avec lequel il se confond n'est 
qu'un non-être. Si l’on soutient encore que le blanc est 
un être tout aussi bien que le sujet lui-même où il est, 
c'est qu'alors on donne au mot d'être des acceptions 
fausses, au lieu de la seule qu'il ἃ véritablement. 

En voulant ainsi confondre l’un et l'être, Parménide 
en arrive à cette absurdité de nier que l'être puisse avoir 
aucune dimension ; car du moment qu'il y ἃ un être réel, 
il ἃ des parties, et chacune de ces parties a un être diffé- 
rent ; ce qui détruit la prétendue unité de Parménide. 
Mais ce n’est pas seulement toute dimension quil ôte à 
l'être, c’est aussi toute essence ; car tout être en suppose 
d’autres au-dessus de lui, qui sont impliqués dans sa dé- 
finition. Ainsi l'homme est un certain être; mais quand 
on le définit, on voit que nécessairement il en suppose 
d’autres : l'animal, le bipède, qui ne sont pas des acci- 
dents, des attributs de l’homme, mais qui font partie de 
son être essentiellement. La preuve que ce ne sont pas là 
des attributs ou des accidents, c'est qu'on entend par 


12 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


accident ce qui peut indifféremment être ou n'être pas 
dans le sujet, et ce dont la définition comprend l’être 
auquel il est attribué. Aïnsi être assis n’est qu’un acci- 
dent d’un être quelconque et un accident séparable ; 
mais l’attribut Camard, par exemple, comprend toujours 
dans sa définition l’idée de nez, parce que Camard ne 
peut être que l’attribut du nez. 

Il ne faudrait pas d’ailleurs pousser ceci trop loin; et 
les éléments qui servent à composer la définition d’un 
tout ne comprennent pas toujours ce tout dans leur 
propre définition. Ainsi la définition de l’homme n'entre 
pas dans celle de Bipède ; et la définition de l’homme 
blanc n'entre pas dans celle de Blanc. Mais si bipède était 
en ce sens un simple accident de l'homme et ne faisait 
pas partie de son essence, il faudrait que cet accident fût 
séparable, c’est-à-dire que l’homme ne fût pas bipède ; 
ou autrement, la définition de l’homme ferait partie de 
celle de bipède, comme celle-ci fait elle-même partie de 
la définition de l’homme. Mais il n’en est rien, et c'est 
précisément le contraire qui est vrai, puisque l'idée de 
bipède est impliquée dans l’idée d'homme. Si animal et 
bipède pouvaient être de simples accidents, rien n’em- 
pêcherait que l’homme en fût un aussi et qu'il pût 
servir d’attribut à un autre être. Loin de là; l'être réel, 
comme est un homme par exemple, est précisément ce 
qui ne peut jamais être l’attribut de quoi que ce soit ; 
c'est le sujet substantiel auquel s'appliquent les deux 
termes d'animal et de bipède, soit qu’on les considère à 
part, soit qu'on les réunisse dans un seul tout. L’être 
serait par conséquent composé d’indivisibles, si l’on s'en 
rapporte à la singulière théorie de Parménide, puisque 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. V. 13 


selon lui l'être n’a ni dimension ni parties intégrantes et 
essentielles. 

Certains philosophes ont accepté les deux solutions à 
la fois : ils ont cru avec Parménide que tout est un et 
que le non-être est quelque chose ; et en second lieu, ils 
ont reconnu dans le monde des existences individuelles, 
auxquelles ils arrivaient par la méthode de division, qui 
consiste à toujours diviser les choses en deux jusqu’à ce 
qu’on parvienne à des éléments indivisibles. Évidemment 
on se tromperait si partant de l'unité de l'être et de 
l'opposition nécessaire des contradictoires, qui ne peu- 
vent jamais être vraies toutes les deux à la fois, on allait 
conclure qu'il n’y ἃ pas de non-être. Le non-être ne 
désigne pas quelque chose qui n’est point absolument ; 
mais 1] désigne une chose qui n’est pas telle autre chose. 
Ce qui est absurde, c'est de croire que tout est un parce 
qu'il ne peut rien exister en dehors des êtres réels ; car si 
l'être n'est pas un être réel et spécial, que peut-il être ? 
et comment peut-on le comprendre ? Mais du moment 
qu'on admet la réalité des êtres, 1] faut admettre aussi 
leur pluralité; et il est impossible de dire avec Parménide 


A 


que l'être est un. 
v 


Après Parménide et Mélissus, qui ne sont pas des 
Physiciens proprement dits, il faut étudier les systèmes 
des Physiciens véritables. Il faut distinguer ici deux opi- 
nions différentes. Les uns, trouvant l'unité de l'être dans 
le corps substantiel auquel s'appliquent les attributs, en 
font sortir tous les changements des êtres, dont ils recon- 


1h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


naissent la multiplicité réelle. I leur suffit, pour expliquer 
cette origine des phénomènes, de la rapporter aux modi- 
fications infinies de la raréfaction et de la condensation, 
soit qu'ils adoptent un des trois éléments, l'eau, l'air, 
le feu, soit qu'il en adoptent un quatrième moins subtil 
que le feu, et moins grossier que l'air. Mais la raréfaction 
et la condensation sont des contraires : c’est l'excès, et le 
défaut, comme le dit Platon en parlant du grand et dn 
petit. La seule différence entre Platon et les Physiciens, 
c'est qu'il fait de ces contraires la matière même des 
êtres, dont l'unité se réduit à leur simple forme, tandis 
que pour les Physiciens c’est le sujet même qui est ma 
tière, et que les contraires sont des différences et des 
espèces. Il est d’autres philosophes qui, comme Anaxi- 
mandre, pensent que les contraires sortent de l'être un 
qui les renferme ; et c’est là aussi l'opinion d'Empédocle 
et d’'Anaxagore, qui admettent tout à la fois l’unité et la 
pluralité des êtres. D’après leurs théories, toutes les 
choses sont issues d’un mélange primordial ; et la seule 
divergence entr'eux, c'est que pour Empédocle 1] y a des 
retours périodiques et réguliers, tandis qu'Anaxagore 
n’admet qu'un mouvement une fois donné. Anaxagore 
regarde comme infinis les contraires et les parties simi- 
laires des choses, les Homæoméries ; Empédocle ne voit 
l'infini que dans les éléments. 

Pour expliquer comment Anaxagore a pu admettre cette 
infinité de l'être, 1] faut supposer qu’il à cru avec bien 
d’autres Physiciens que rien ne peut venir du néant. C'est 
là sans doute aussi l'argument de ceux qui soutiennent 
qu’à l’origine des choses tout était mêlé et confus, que 
tout phénomène n’est qu'un simple changement, et que 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 45 


tout se réduit à des mouvements de décomposition et de 
recomposition. Anaxagore s'appuie en outre sur ce prin- 
cipe que les contraires naissent les uns des autres, ce qui 
implique qu’ils existaient antérieurement dans le sujet ; 
car tout phénomène qui se produit vient ou de l'être ou 
du néant; et s’il est impossible qu’il vienne du néant, 
comme tous les Physiciens en tombent d'accord, il ne reste 
plus qu’à dire que les contraires naissent d'éléments qui 
se trouvent déjà dans le sujet, mais qui nous échappent à 
cause de leur ténuité infinie. Voilà comment ces Physi- 
ciens ont été amenés à soutenir que tout est dans tout. 
Voyant que tout peut naître de tout, ils ont cru que les 
choses n’étaient différentes et ne recevaient différents noms 
que d’après l'élément qui prédomine, bien que le nombre 
de leurs parties diverses soit infini. Aïnsi jamais rien 
n’est dans sa totalité purement blanc ou purement noir ; 
seulement selon que l’un ou l’autre prédomine, on prend 
l'élément qui l'emporte pour la nature même de la chose ; 
et c’est d’après cet élément prédominant qu’on la qualifie. 

Voici ce qu'on peut répondre à Anaxagore. L’'infini en 
tant quinfini ne peut être connu. Si c’est l’infini en 
nombre et en grandeur, on ne peut le comprendre dans 
sa quantité; si c’est l'infini en espèce, on ne peut le com- 
prendre dans sa qualité. Si donc on fait les principes 
infinis, soit en espèce soit en nombre, il est impossible de 
jamais connaître les combinaisons qu’ils forment; car 
nous ne croyons connaître un composé.que quand nous 
savons l’espèce et le nombre de ses éléments. A ce pre- 
mier argument, on peut en ajouter un second : c’est que 
les parties des choses ne peuvent pas avoir cette petitesse 
infinie dont parle Anaxagore. Si une des parties dans les- 


16 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


quelles un tout se divise pouvait être d'une infinie peti- 
tesse, le tout devrait être lui-même susceptible de cette 
même condition. Or un animal, une plante ne peuvent 
pas avoir des dimensions arbitraires, soit en petitesse soit 
en grandeur. Il s’en suit que leurs parties ne le peuvent 
pas davantage. La chair, les os et les autres matières 
analogues sont des parties de l'animal, tout comme le 
fruit est une partie de la plante ; et il est bien impossible 
que les os et la chair aient indifféremment une dimension 
quelconque, soit en grandeur, soit en petitesse. 

D'autre part, si tout est dans tout, comme le prétend 
Anaxagore, si les choses naissent toujours d’autres choses 
antérieures où elles sont en germe, et si elles sont 
dénommées d’après la qualité qui prédomine en elles, 
alors tout est confondu; l’eau vient de la chair, et la 
chair vient de l’eau. Mais si d’un corps fini on retranche 
quelque chose, on parvient enfin à l'épuiser ; et dès lors 
tout n'est pas dans tout, ainsi qu'on le prétend. Si de 
l’eau on tire une première portion de chair, puis encore 
une autre portion qu'on en sépare, quelque petite que 
soit cette soustraction, elle sera toujours appréciable, puis- 
qu'il faut bien que cette chair soit quelque chose; mais 
il faudra que la décomposition s'arrête à un certain point; 
et évidemment, tout n’est pas dans tout, puisqu'il n'y a 
plus de chair dans ce qui reste d’eau. 

Que si l’on dit que cette décomposition ne s'arrête pas, 
et qu’elle va à l'infini, alors dans une grandeur finie il y 
aura des parties finies et égales entr'elles qui seront en 
nombre infini; ce qui est bien tout-à-fait impossible. De 
plus, à mesure qu’on enlève quelque chose à un corps 
quelconque, ce corps devient de plus en plus petit. Or, la 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 17 


chair est limitée dans les deux sens en grandeur et en 
petitesse. On arrivera donc par des soustractions succes- 
sives à une certaine quantité de chair qui sera la plus 
petite possible, et Fon ne pourra plus en rien retrancher, 
puisque la partie qu’on en retrancherait serait nécessaire- 
ment moindre que la plus petite quantité possible ; ce qui 
ne se peut pas non plus. Puis ensuite, dans ces corps 
qu'on suppose infinis, il y ἃ des éléments infinis aussi et 
séparés entr'eux, de la chair, du sang, de la cervelle; et 
chacun de ces éléments pris à part est infini. 

Mais cela ne peut plus se comprendre, et c’est une 
théorie dénuée de toute raison. Si, pour échapper à ces 
impossibilités, on prétend que la séparation des éléments 
ne pourra jamais être définitive, c'est là sans doute une 
idée juste; mais on ne s’en rend pas très-bien compte en 
l’'employant ici. Les qualités sont, on le sait, inséparables 
des choses qu'elles déterminent; et si, par hasard, on 
suppose qu'elles en sont séparées après y avoir été primi- 
tivement mèêlées, il s'ensuit que telle ou telle qualité, le 
blanc, le salubre par exemple, existera par elle-même et 
substantiellement, sans être même l’attribut de quelque 
sujet réel. Alors l'Intelligence, dont Anaxagore ἃ fait un 
si pompeux éloge, court grand risque de tomber dans 
l'absurde en essayant de réaliser des impossibilités. Et 
c'est là ce qu'elle tente cependant en voulant faire une 
séparation des choses qui n’est possible ni en quantité ni 
en qualité : en quantité, parce qu'on en arrive de subdi- 
vision en subdivision à une quantité qui est la plus petite 
possible : en qualité, parce que les affections et les qua- 
lités des choses en sont absolument inséparables. 

Une dernière objection contre les théories d’Anaxagore, 

9 


a 


18 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


c’est que la génération des choses ne s'explique pas bien 
si l’on prétend la tirer exclusivement des parties simi- 
laires, comme il le fait. Ainsi pour prendre le premier 
exemple venu, la boue se divise bien si l’on veut en par- 
ties similaires, c’est-à-dire en d’autres boues ; mais elle 
se divise en d'autre éléments aussi, la terre et l’eau, qui 
ne sont plus similaires entr'eux. Parfois le rapport entre 
le tout et les parties est encore très-différent ; et si l’on 
peut dire qu'en un sens les murs viennent de la maison et 
que la maison vient des murs, il y a d’autres cas où ce 
rapport est changé, par exemple quand on dit que l’ean 
vient du feu, ou que le feu vient de l’eau. C’est là une 
transformation, où il n’y a plus de parties similaires. Le 
système d'Anaxagore n’est donc pas acceptable en ceci, 
et peut-être vaudrait-il encore mieux admettre, avec 
Empédocle, des principes finis et moins nombreux. 


VI. 


Un point où s'accordent les Physiciens, c’est que tous 
ils regardent les contraires comme des principes. Telle est 
l'opinion de ceux qui admettent que l'être est un et immo- 
bile, comme Parménide, qui prend pour principes le froid 
et le chaud, sous le nom de terre et de feu; telle est 
encore l'opinion de ceux qui admettent pour principes le 
dense et le rare, la raréfaction et la condensation, ou 
comme le dit Démocrite, le plein et le vide, prenant l'un 
de ces contraires pour l'être, et l’autre pour le non-être ; 
enfin c'est également l'opinion de ceux qui expliquent 
l'existence et l'origine des choses par la position, la 
figure et l’ordre des éléments ; car ce ne sont là évidem- 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. ΥἹ. 19 


ment que des variétés de contraires; la position étant en 
haut, en bas, en avant, en arrière ; la figure étant d’avoir 
des angles ou de ne point en avoir, d’être droit ou circu- 
laire, etc. En un mot, dans tous ces systèmes, les con- 
iraires sont adoptés pour principes, et c’est là, je le 
répète, un point commun à toutes ces théories. 

Je reconnais du reste qu'on doit approuver cet axiôme ; 
car les principes ne peuvent point venir réciproquement 
les uns des autres; et loin de venir non plus d’autres 
choses, c’est d'eux que doit sortir tout le reste. Or, c’est là 
précisément ce que sont dans chaque genre les contraires 
primitifs. En tant que primitifs, ils ne peuvent dériver de 
rien qui leur soit antérieur ; et en tant que contraires, ils 
ne peuvent pas davantage dériver l’un de l’autre récipro- 
quement. Mais cette théorie vaut la peine qu'on l’appro- 
fondisse ; et c'est ce que nous allons faire. D’après les 
lois de la nature, l’action des choses ou la souffrance 
des choses n'est pas arbitraire ; la première chose venue 
ne produit pas au hasard ou ne souffre pas telle action 
quelconque. Il n’est pas possible davantage que les 
choses se produisent indifféremment les unes par les 
autres, à moins qu'on n'entende ce mot de production 
dans un sens tout à fait détourné. Par exemple, comment 
l'idée de blanc viendrait-elle de l’idée de musicien, à 
moins que le blanc ou le noir ne soit un attribut purement 
accidentel du musicien ? Le blanc ne peut venir que du 
non-blanc, ou plus précisément du noir et des couleurs 
intermédiaires entre le noir et le blanc. De même, le 
musicien vient du non-musicien, ou plus précisément 
encore de ce qui n’a pas cultivé la musique, tont en pou- 
vant la cultiver, ou de ce qui n'a pas eu telle autre 


20 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qualité intermédiaire entre le musicien et le non-musi- 
cien. Mais si une chose ne vient pas indifféremment d’une 
autre chose, elle ne se perd pas non plus indifféremment 
dans la première chose venue. Aïnsi selon l’ordre naturel 
des choses, le blanc quand 1] disparaît ne se perd pas 
dans le musicien, si ce n’est en un sens détourné et pure- 
ment accidentel ; mais il se perd dans son contraire, le 
non-blanc, et non pas même dans le non-blanc en géné- 
ral, mais dans ce non-blanc spécial qui est le noir, ou 
dans telle autre couleur intermédiaire. Tout de même 
pour le musicien, qui ne change et ne se perd que dans 
le non-musicien, et non pas encore dans le non-musicien 
en général, mais dans ce qui n'a pas cultivé la musique, 
bien qu'il fût capable de la cultiver, ou dans telle autre 
qualité intermédiaire. 

Ce qu'on dit ici de termes simples, comme blanc et 
musicien, s'applique également aux termes composés : 
mais en général cette opposition des contraires passant 
de l’un à l’autre, n'est pas comprise, parce que les pro- 
priétés opposées des choses n’ont pas reçu de nom spécial 
qui en signale les contraires. Je prends diverses choses 
composées, et je cite les trois exemples suivants. Soit, si 
l’on veut, quelque chose qui est organisé et dont toutes 
les parties se correspondent harmonieusement. Je dis que 
l'organique vient de l’inorganique ; et à l'inverse, l’inor- 
ganique vient de l’organique. À l’organisation harmo- 
nieuse des parties, je puis substituer leur ordre ou leur 
combinaison ; cela revient toujours au même ; ainsi je 
puis à l'organisation substituer la combinaison ou l’ordre, 
soit dans une maison soit dans une statue. La maison 
n'est que la combinaison de tels matériaux qui ont été 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VL 24 


réunis d'une certaine façon, mais qui, antérieurement ne 
l'étaient pas de cette façon spéciale. La statue, ou toute 
autre chose figurée comme elle, vient de ce qui, antérieu- 
rement, était sans figure et ἃ reçu l’ordre qui constitue la 
statue. Les contraires sont, d’une part, ce qui ἃ une cer- 
taine combinaison régulière ou un certain ordre régulier, 
et de l’autre, ce qui n’a ni cet ordre ni cette combinaison. 
Mais ces contraires n’ont pas reçu de nom spécial dans la 
langue, c'est-à-dire que la statue, la maison, n’ont pas 
leurs contraires. 

Si cette théorie est vraie, comme elle semble l'être, on 
peut dire d’une manière générale que, dans le monde en- 
tier, tout ce qui vient à naître vient de contraires, et que 
tout ce qui périt se résout dans ses contraires également, 
ou dans ses intermédiaires, qui d’ailleurs ne viennent 
eux-mêmes que des contraires. Ainsi, toutes les couleurs 
intermédiaires dérivent du blanc et du noir, qui sont 
aux deux extrémités; et l’on peut affirmer ainsi que toutes 
les choses de la nature sont des contraires ou viennent 
des contraires. 

C'est là le point commun où sont arrivés tous les phi- 
losophes dont nous parlions tout à l'heure. Sans peut-être 
se bien rendre compte des expressions qu’ils emploient, 
tous qualifient de contraires les éléments et les principes 
qu'ils reconnaissent, et l’on dirait que tous sont conduits 
à ce système par la force même de la vérité qui les y 
pousse à leur insu. La seule différence, c’est que les uns 
prennent leurs principes le plus haut possible, et que les 
autres ne s'adressent pas à des termes aussi élevés et 
aussi généraux : les uns s'adressant à la pure raison et 
aux idées qui sont les plus claires pour elle ; les autres 


22 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


s'adressant à des idées qui sont plus notoires que pour 
les sens. Ainsi, pour les uns, les contraires élémentaires 
sont le chaud et le froid, le sec et l’humide, toutes choses 
qui nous sont révélées par la sensibilité ; pour les autres, 
c'est le pair et l’impair, ou enfin c’est l'Amour et la Dis- 
corde, qui sont les causes premières de toute génération. 
Ces différents systèmes ne diffèrent entr'eux que par la 
diversité des contraires, dont tous reconnaissent l’exis- 
tence. Ils s'accordent donc en un sens, et en un sens ils 
se contredisent, comme chacun peut le voir sans qu’il 
soit besoin d'entrer dans de plus longs détails. Leur ana- 
logie, c'est d'avoir tous également une série de contraires, 
à l’aide de laquelle ils croient expliquer le monde ; leur 
différence, c'est que les uns prennent des contraires plus 
généraux et qui enveloppent plus de choses, tandis que : 
les contraires admis par les autres sont moins vastes, et 
sont à leur tour subordonnés à d’autres contraires qui les 
enveloppent. Telle est la ressemblance et la dissemblance 
de ces théories, où l'on s’exprime plus ou moins bien selon 
qu’on s’en rapporte, comme je viens de le dire, soit à des 
notions purement rationnelles soit à des notions purement 
sensibles. L’universel est plus notoire à la raison ; le par- 
ticulier l’est davantage aux sens ; car la notion sensible 
n’est jamais que particulière. Le grand et le petit sont 
des notions rationnelles plutôt que des notions sensibles ; 
mais le rare et le dense ne sont guère compris que par la 
sensibilité. 

Donc, pour nous résumer, les principes sont nécessai- 
rement des contraires. 


D'ARISTOTE, LIVRE, 1, CH. VII. 23 
VI. 


En suivant ces considérations, nous allons rechercher 
si les principes de l’être sont seulement au nombre de 
deux, comme les contraires le sont nécessairement dans 
chaque genre, ou bien s’il y ἃ dans l’être trois principes 
au lieu de deux, ou même davantage. D'abord évidem- 
ment, il n’y ἃ pas dans l’être un principe unique, ainsi 
qu'on l’a dit, puisque les contraires sont au moins deux. 
D'autre part, il n'est pas moins évident que les principes 
ne peuvent être en nombre infini; car alors l’être serait 
inaccessible à la science, et l’on ne pourrait jamais savoir 
quels sont:ses principes. Dans tout genre quel qu’il soit, 
il n’y ἃ jamais qu’une seule opposition par contraires ; et 
dans le genre de la substance, par exemple, il n’y ἃ de 
contraires que la substance, d’une part, et ce qui n’est 
pas substance, d'autre part, c’est-à-dire les attributs ou 
accidents. Mais si les principes ne peuvent être infinis, 
ils peuvent bien être finis, comme le veut Empédocle, qui 
prétend expliquer mieux les choses, avec ses principes 
finis, qu'Anaxagore ne peut les expliquer par les infinis 
qu'il admet. Ceci ne veut pas dire d’ailleurs que tous les 
contraires sont des principes; car il y a des contraires 
qui sont antérieurs à d’autres contraires, tandis que 
d’autres contraires dérivent de contraires plus généraux. 
Le doux et l’amer, le blanc et noir, se rapportent à des 
genres supérieurs; et ce ne sont pas là des contraires qu’on 
puisse considérer comme des principes, attendu que les 
principes sont par leur nature absolument immuables. Je 
conclus donc que les principes de l'être ne se réduisent pas 
à un seul, et que de plus ils ne sont pas en nombre infini. 


24 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Mais quel est le nombre des principes de l'être ? Du 
moment qu'il sont en nombre limité, il semble assez diffi- 
cile qu'ils ne soient que deux seulement; car on ne 
comprend pas comment l’un pourrait agir sur l’autre. 
La rareté ne peut rien sur la densité; pas plus que la 
densité n’a la moindre action sur la rareté. L'Amour ne 
peut pas davantage se concilier la Discorde, et la Discorde 
de son côté ne peut rien faire de l'Amour. Mème re- 
marque pour toute espèce de contraires. Mais si l’on sup- 
pose entr'eux un troisième terme, ils peuvent agir alors 
l’un ou l’autre sur cet élément nouveau, qui est différent 
d'eux ; et voilà comment certains philosophes ont sup- 
posé plus de deux principes pour expliquer les choses. 
Une autre raison qui fait une nécessité d'admettre un 
troisième terme, support des deux contraires, c’est que 
les contraires ne sont jamais des substances; ils ne sont 
que des attributs de quelqu’autre chose. Mais un prin- 
cipe proprement dit ne peut jamais être l’attribut de quoi 
que se soit; car il y aurait alors principe de principe, 
puisque c’est le sujet des attributs qui est leur principe, 
en leur étant toujours antérieur. De plus la substance, 
comme on le sait, ne peut être contraire à la substance ; 
elle ne peut pas venir davantage de ce qui n’est pas sub- 
stance; et comment le principe, s’il n’est pas substance, 
serait-il antérieur à la substance même? 

S1 donc on admet d’une part que les principes sont des 
contraires, et d'autre part qu'ils ne sont pas des substances, 
on est amené à conclure qu'il faut nécessairement entre 
les deux contraires supposer un troisième terme. C'est 
bien là aussi ce que pensent les philosophes qui n'ad- 
mettent dans le monde qu'un élément unique, l’eau, le 


D'ARISTOTE, LIVRE LE, CH. VIL. 25 


feu ou tel autre élément intermédiaire, dont ils font le 
support commun des contraires ; et je remarque que c’est 
plutôt cet intermédiaire qu’ils devraient choisir pour leur 
élément unique, puisque le feu, la terre, l'air et l'eau sont 
toujours mélangés et entremêlés de quelques contraires. 
Aussi, je suis plutôt de l’avis de ceux qui ont recours à 
cet intermédiaire qui n’est aucun des quatre éléments; et 
je mettrais ensuite ceux qui adoptent l’air dont les diffé- 
rences sont les moins sensibles, et enfin ceux qui ont 
recours à l’eau. Mais je reviens, et je dis que tous ces phi- 
losophes, quel que soit le prineipe unique qu’ils adoptent, 
le transforment aussitôt par des contraires : le rare et le 
dense, le plus et le moins, ou comme nous le disions 
aussi un peu plus haut, l'excès et le défaut ; car c'est une 


opinion fort ancienne que de réduire tous les principes τ΄ 


des choses à trois : l’unité, le défaut et l’excès. Mais ceci 
n'a pas été entendu de la même manière par tout le 
monde ; car les anciens prétendaient que c’est l'excès et le 
défaut qui agissent, l’unité souffrant leur action, tandis 
que les modernes soutiennent au contraire que c’est l'u- 
nité qui agit, et que le défaut et l’excès supportent l'ac- 
tion qu'elle exerce sur eux. 

Les arguments qui précèdent et d’autres arguments 
analogues qu’on y pourrait joindre, donnent à penser très 
justement que les principes de l'être sont au nombre de 
trois, ainsi qu'on vient de l’indiquer. En effet, on ne peut 
aller au-delà de ce nombre, et l'unité suffit à souffrir et à 
expliquer l'action des contraires. Mais si les principes 
sont au nombre de quatre, il y a dès lors deux oppositions 
de contraires, et il faudra un sujet et une unité à chacune 
d'elles, c’est-à-dire qu’il y aura deux sujets au lieu d'un. 


26 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


De même que si l’on suppose une seule unité pour les 
deux oppositions, alors l’une des deux oppositions devient 
parfaitement inutile. Il est d’ailleurs impossible qu'il y 
ait dans chaque genre plus d’une seule opposition pri- 
mordiale de contraires ; car, prenant le genre de la sub- 
stance, par exemple, les principes ne peuvent plus y dif- 
férer entr'eux qu'en tant que postérieurs et antérieurs ; 
mais ils n’y diffèrent pas en genre, parce que dans chaque 
genre il ne peut y avoir qu’une opposition à laquelle se 
rapportent en définitive toutes les autres. 

Ainsi donc, 1] y ἃ dans l'être plus d’un principe ; mais 
évidemment il ne peut pas y en avoir plus de deux ou 
trois. Où est ici le vrai? c’est ce qu'il est très-difficile de 
dire. 


VII. 


:- Afin de suivre dans cette recherche une méthode sûre, 
nous traiterons d’abord de la génération des choses, 
entendue de la manière la plus large possible; car il 
semble tout à fait rationnel et conforme à l’ordre naturel 
d'exposer d’abord les propriétés communes des choses, 
pour en arriver ensuite aux propriétés particulières. 
Posons quelques principes qui serviront à expliquer la 
théorie que nous adopterons. 

2- Quand on dit d’une manière absolue ‘qu'une chose 
vient d’une autre, ou d'une manière relative que la même 
chose devient, par un changement quelconque, autre 
qu'elle n’était, nous pouvons employer, pour rendre ces 
idées, ou des termes simples ou des termes complexes : 
simples, quand je dis que l’homme devient musicien, ou 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. VIIL. 27 


que le non-musicien devient musicien; complexes, quand 
je dis au contraire, en joignant les deux termes, que 
l’homme non-musicien devient homme musicien. Dans un 
cas, le terme est simple, homme, non-musicien, musicien ; 
dans le second cas, le terme est complexe, homme non- 
musicien, homme musicien. Dans l'expression complexe, 
il y à à la fois, et le sujet qui devient quelque chose, et 
l'attribut qu’il devient par le changement qu'il subit. De 
ces deux expressions, la dernière signifie que non-seule- 
ment l'être devient telle chose, mais que de plus il avait, 
antérieurement à ce changement, une certaine manière 
d'être différente. Quant à l'expression simple : L'homme 
devient musicien, elle n’a pas une signification absolue ; 
car elle ne signifie pas que l’homme a cessé d’être homme 
pour devenir musicien; elle signifie uniquement que 
l'homme, tout en restant homme, a subi ce changement 
qui consiste à devenir musicien, ce qu'il n’était pas aupa- 
ravant. Dans les choses qui se produisent ainsi, c’est-à- 
dire où tel être subit telle modification et où telle chose 
devient telle autre chose, nous entendons toujours qu'il y 
a une partie qui subsiste tout en subissant un changement, 
tandis qu'il y ἃ une partie qui ne subsiste pas et qui dis- 
paraît. L'homme ἃ beau devenir musicien, il n’en sub- 
siste pas moins en tant qu'homme ; l'homme reste; mais 
le non-musicien, ce qui n’est pas musicien, peu importe 
le terme plus ou moins compliqué dont on se sert ici, ne 
subsiste pas ; et loin de là, 1] disparaît dans le change- 
ment. 

3- Geci posé, on peut appliquer ce principe à toute géné- 
ration, et l’on verra que dans tous les cas, comme dans 
celui-ci, 1] faut qu'il y ait un certain élément qui subsiste 


28 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et demeure pour servir de support à tout le reste. Ce qui 
subsiste ainsi est toujours un, numériquement parlant ; 

mais il n’est pas toujours un, sous le rapport de la forme ; 

et par la forme, j'entends ici la définition qui remplace le 
sujet pour le déterminer par une qualité spéciale : ainsi 
le non-musicien mis à la place de l’homme. Homme et 
non-musicien ne sont pas des termes identiques, puisque 
l’un subsiste tandis que l’autre ne subsiste pas. Ge qui 
subsiste, c'est précisément ce qui n'est pas susceptible 
d'opposition ; c’est l’homme proprement dit, tandis que 
le musicien et le non-musicien ou l’homme non-musicien, 
ne subsistent pas de cette facon. 1161 
x- C’est surtout aux choses qui ne subsistent pas, qu’on 
applique cette expression qu’une chose vient de telle 
chose et non qu’elle devient telle autre chose ; on dit que 
de non-musicien vient le musicien, car c’est le non- 
musicien qui cesse de subsister ; mais comme ce n’est pas 
l’homme qui cesse de subsister parce qu’il devient musi- 
cien, on ne dit pas que d'homme il devient musicien. Par- 
fois cependant on applique cette expression d’une ma- 
nière vicieuse à ce qui subsiste, aux substances; et l'on 
dit que la statue vient de l’airain, tandis qu’on devrait 
dire, au contraire, que c’est l'airain qui devient statue. 
Quant à l’attribut qui peut être l’un des deux contraires, 
on emploie indifféremment l’une de ces deux expressions, 
et l’on dit, ou que de non-musicien l’être devient musi- 
cien, ou que telle chose devient telle autre chose. Ainsi 
on dit également que du non-musicien vient le musicien, 
ou que l’homme non-musicien devient homme musicien. 
ὅν C'est que le mot Devenir peut avoir plusieurs sens, 
selon qu'on le prend d’une manière absolue ou d’une 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VII. 29 


manière relative. Lorsqu'une chose devient absolument 
parlant, c’est qu’elle naît, et sort du non-être ; mais dans 
les cas où l’expression n’est pas absolue, on ne dit pas 
seulement qu’une chose devient; on ajoute qu’elle devient 
telle autre chose, par suite du changement qu’elle subit. 

Devenir d'une manière absolue ne 8 applique qu'aux sub- 
stances ; tout autre Devenir suppose préalablement un 
sujet déjà existant, qui subit une modification. Aïnsi les 
changements qui se passent dans la quantité, la qualité, 

la relation, le temps, le lieu, ne se produisent que par 
rapport à un certain sujet, puisque jamais la substance 
ne sert d’attribut à quoi que ce soit, tandis que tout le 
reste sert d’attribut à la substance. Toutes les substances, 
et en général tous les êtres qui ont l'existence d’une ma- 
nière absolue, viennent d’un sujet antérieur qu’elles sup- 
posent nécessairement. Toujours il y ἃ préalablement un 
être qui subsiste avant celui qui naît et qui en sort, comme 
est le germe dans les plantes et dans les animaux. Tout ce 
qui naît, et devient généralement parlant, ne peut venir 
que desmanières suivantes : transformation, comme la sta- 
tue qui vient de l’airain ; addition, comme les plantes et 
les êtres qui se développent en s’accroissant; réduction, 
comme l’Hermès qu'on tire d'un bloc de marbre; arrange- 
ment et combinaison, comme la maison qu'on bâtit; enfin 
altération, comme les choses qui changent dans leur ma- . 
tière. Mais tous ces changements supposent, on le voit 
assez clairement, nt, un sujet quelconque qui existe antérieu- 
rement à eux et qui est apte à les subir. 

ἐ- Il résulte de ces considérations que, quand une chose 
quelconque vient à se produire, le phénomène est tou- 
jours complexe ; car 1l y ἃ deux termes : la chose même 


30 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qui se produit, et celle qui devient de telle ou telle façon. 
Cette dernière chose, qui est le sujet du changement, peut 
présenter encore des nuances diverses ; car elle est ou le 
sujet même ou l'opposé de ce qui devient ; et par ‘exemple, 


l'opposé c’est le non-musicien qui devient musicien, au 


lieu de l'homme qui serait le sujet propre. L’opposé, c'est 
ce qui est privé de la forme, ou de la figure et de l’ordre, 
comme dans les exemples cités plus haut; le sujet, c'est 


l'or, l’airain ou la pierre. Une autre conséquence ὅν évidente 


de ceci, c’est que, comme tout ce qui est dans la nature 


a des principes primordiaux qui font que les êtres sont 
ce qu'ils sont essentiellement, d’après les propriétés qui 
leur font donner une dénomination spéciale, tout ce qui 


se produit et devient se compose à la fois et du sujet et 


de la forme que ce sujet vient à revêtir. Ainsi l'homme 
devenu musicien est composé ‘en quelque sorte de 
l'homme, qui est le sujet, et du musicien, qui est la forme 
nouvelle de ce sujet; car la définition de l’homme musi- 
cien pourrait se résoudre dans les deux définitions parti- 
culières de l’homme et du musicien séparément. Ge sont 
là les deux principes nécessaires de tout phénomène qui 
se produit. Le sujet est un, numériquement parlant ; mais 
il est deux, sous le rapport des espèces. Aussi est-ce 
l'homme et l’airain, ou d’une manière plus générale, la 
matière, que l’on compte ; parce que c’est elle qui est la 
chose réelle, et que ce n’est pas seulement par accident 
que le phénomène vient d'elle ; mais la privation et l'op- 
position sont de purs accidents del être. Quant ὁ à la forme, 
elle est_ absolument _une, et elle ne se ‘décompose pas 


er ων ÉD γον ὁ Re" 


‘comme le st sujet en deux éléments : c'est, par exemple, 


Ed χω ΣΝ 


ordre donné aux matériaux qui forment la maison; ou 


FU 


Ἢ 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. VI. 31 


bien la musique, qui est la qualité nouvelle de l’homme 

devenu musicien. | 

+ Ainsi l'on peut dire que les principes sont au nombre 

de deux; mais on peut soutenir aussi qu'ils sont au 

nombre de trois, puisque le sujet se décompose en deux. 

En un sens, les principes peuvent être encore considérés 

comme des contraires, lorsqu'on dit que le non-musicien 

devient musicien, que le chaud devient froid, que l'inor- 
ganisé devient organisé. En un autre sens, les principes 
ne sont pas des contraires ; car il est impossible que les 
contraires agissent l’un sur l’autre, comme le font ici la 
privation et la forme. Pour résoudre cette difficulté, 1] 
faut remarquer que le sujet ne se confond ni avec la pri- 
vation ni avec la forme, et il n est pas un contraire de La 


nr 


forme qu’ il reçoit. Ainsi donc les principes de l'être, 
quand on n'en compte que deux, ne sont pas plus nom- 
breux que les contraires ; et numériquement ils ne sont 
que deux aussi; mais on ne peut pas dire qu'ils soient 
absolument deux, attendu que leur essence est différente ; 
et par exemple, l'essence de l’homme n’est pas identique 
à l'essence du non-musicien, bien que ce soit l’homme 
qui est non-musicien ; l'essence du non-figuré n'est pas 
non plus identique à l'essence de l’airain, dans l'exemple 
de la statue. 

« Tel est donc le nombre des principes dans la génération 
de tout phénomène naturel; et nous avons expliqué 
comment il faut comprendre ce nombre. Il n’est pas 
moins clair qu'il fant un sujet qui serve de support aux 
deux contraires. Mais il n'est pas même besoin ici des 
deux contraires : il suffit d’un seul pour produire le chan- 
gement, selon qu il est présent ou qu'il est absent. Pour 


32 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


faire bien voir ce qu'est cette matière qui sert de support 
à la forme, je prends des comparaisons. Ge que l’airain 
est à la statue, ce que le bois est au lit, ce que sont la 
matière et le non-figuré à toutes les choses qui reçoivent 
une figure et une forme, cette nature première qui sert 
de support aux contraires, l’est à la substance, à l’objet 
réel et sensible, à l'être en un mot. Elle est bien un prin- 
cipe; mais son unité ne fait pas un être réel comme l’e est tel 
objet individuel et particulier ; elle est une en ce_sens 
seulement que sa définition est une ; mais elle ‘implique 
en outre son contraire, qui est la privation. 

a Je résume donc tout ce qui précède, et je dis qu’on 
doit comprendre maintenant comment les principes sont 
deux, et comment aussi ils sont davantage. D'abord on 
avait montré que les principes ne peuvent être que des 
contraires ; mais on ἃ dû ajouter qu'à ces contraires 1] 
fallait nécessairement un sujet-qui léur servit de support: 
et que par conséquent, il fallait bien compter trois prin- 
_cipes, au lieu de deux. On doit voir clairement quelle est 
la distinction établie ici entre les contraires, et quels 
sont les rapports des principes entr'eux, et enfin ce qui 
est le sujet qui sert de support. Ge qui reste actuellement 
à savoir, c’est si l'essence des choses consiste dans la 
forme ou dans le sujet. On résoudra plus tard cette ques- 
tion ; mais 11 fallait d’abord se fixer sur le nombre des 
principes, qui sont trois, et sur la manière dont 115 sont 
trois ; et voilà quelle est notre théorie sur le nombre et la 
nature des principes. 


IX. 


Les développements qui précèdent sont déjà une ma- 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IX. 33 


nière de résoudre les difficultés qui arrêtaient les anciens 
philosophes. Malgré leur amour sincère de la vérité et 
malgré des recherches profondes sur la nature des choses, 
ils s'égaraient dans les fausses voies où les poussait leur 
inexpérience, et ils étaient amenés à soutenir que rien ne 
naît et que rien ne périt : « Gar, disaient-ils, tout ce qui 
« naît ou se produit doit venir de l'être ou du non-être; 
« or, il y ἃ des deux parts égale impossibilité, puisque 
« d’une part l’être n’a pas besoin de devenir puisqu'il est 
« déjà, et qu’en second lieu rien ne peut venir du non- 
« être et qu'il faut toujours quelque chose qui serve de 
« Support.» Puis aggravant encore ces premières erreurs, 
ils ajoutaient que l'être ne peut être multiple, et ils ne 
reconnaissaient dans l'être que l'être seul. En d’autres 
termes, ils étaient conduits à affirmer l'unité et l’immo- 
bilité de l'être. Déjà nous avons indiqué d’où provenait 
un système aussi faux. Mais à notre avis, il n’y a réelle: 
ment ici que confusion de mots. Ainsi l’on dit qu’une 
chose doit venir de l'être ou du non-être, que l'être ou le 
non-être fait ou souffre telle chose, que telle chose devient 
telle autre chose quelconque. Mais il ne faut pas se lais- 
ser tromper par ces expressions. Elles ne sont pas plus 
difficiles à comprendre que quand on dit que le médecin 
fait on souffre telle chose, ou bien que de médecin il 
devient telle ou telle chose, en acquérant telle ou telle 
autre qualité. Cette seconde expression, relative au méde- 
cin, à deux sens ; les autres expressions, à savoir que la 
chose vient de l’être ou du non-être, que l'être ou le non- 
être agit ou souffre, ont deux sens également. Si donc le 
médecin vient à construire une maison, ce n’est certaine- 
ment pas en tant que médecin; mais c'est en tant qu'ar- 
3 


34 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


chitecte ; s’il devient blanc, ce n’est pas davantage en 
tant que médecin, c’est en tant qu’il était noir ou de telle 
autre couleur. Mais s’il réussit ou s’il échoue en soignant 
une maladie, c'est alors en tant que médecin et comme 
médecin qu'il agit. La distinction est évidente; il suffit 
de l'appliquer à l'être et au non-être. De même qu'on dit 
au sens propre que c'est le médecin qui agit ou qui 
souffre, quand 1] agit ou souffre expressément comme mé- 
decin, de même quand on dit qu'une chose vient du non- 
être, cela veut dire simplement qu'elle devient ce qu’elle 
n'était pas. 

Si les premiers philosophes se sont égarés, c’est qu'ils 
n’ont pas fait cette distinction si simple, entre ce qui est 
en soi et ce qui est accidentellement ; et cette première 
erreur les a conduits à cette autre erreur, non moins 
forte, que rien autre chose que l'être lui-même ne se pro- 
duit ni n'existe, et qu'il n’y ἃ point de génération des 
choses, tout étant immobile et un. Nous aussi nous con- 
venons qu'absolument parlant rien ne vient de rien, du 
non-être ; mais indirectement et accidentellement, quelque 
chose peut très-bien venir du non-être. Le phénomène 
vient de la privation, qui se confond avec le non-être, 
c'esi-à-dire que la chose devient ce qu'elle n’était pas. 
J'avoue que cette proposition est, au premier coup-d'æil, 
faite pour étonner ; et on ne comprend pas bien d’abord 
que, même en ce sens restreint, quelque chose puisse 
venir de rien. Mais il faut bien remarquer que ce n’est pas 
seulement du non-être que l'être vient par accident; c’est 
aussi de l'être. L’être vient de l'être, d’une manière géné- 
rale et peu précise, comme l'animal pris généralement 
vient de l'animal, aussi bien que l’animal pris particuliè- 


D'ARISTOTE, LIVRE 1, CH. IX. 39 


rement pourrait aussi venir de tel animal particulier. Par 
exemple si l’on disait que le chien vient du cheval, on ne 
pourrait jamais vouloir dire par là que c'est d’une ma- 
nière directe; seulement, le chien en tant qu’animal, et 
non pas spécialement chien, viendrait du cheval; car le 
cheval est indirectement aussi animal ; mais ce n’est pas 
du tout en soi que l’un viendrait de l’autre, si cette sup- 
position était admissible ; le chien est déjà animal lui- 
même, et 1] n'a que faire de le devenir. Mais quaud un 
être doit devenir animal directement et non plus par 
simple accident, ce n’est pas de l'animal pris en général 
qu'il sort, c’est d’un être réel, et il ne vient alors ni de 
l'être ni du non-être ; car cette expression : Venir du non- 
être, signifie seulement que la chose devient ce qu'elle 
n'était pas. 

: Par là, nous n’ébranlons pas ce principe fondamental 
que toute chose doit être ou n'être pas; l'être et le non- 
être, limités comme nous le faisons, suffisent à résoudre 
la difficulté à laquelle se sont heurtés les anciens philo- 
sophes. Üne autre manière de la résoudre encore ce serait 
de distinguer entre la puissance et l'acte, la simple possi- 
bilité et la réalité positive. Mais nous avons traité à fond 
cette théorie dans d’autres ouvrages, et nous croyons ne 
pas devoir y revenir ici. Donc en résumé, nous avons expli- 
qué, ainsi que nous l’avions promis, comment les anciens 
philosophes avaient été conduits à méconnaître quelques- 
uns des principes que nous adoptons, et comment ils 
s'étaient tous écartés de la route où ils auraient compris 
la génération et la destruction des choses, c’est-à-dire le 
changement. Cette nature première du sujet, servant de 


36 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


support à tout le reste, aurait suffi à dissiper leur igno- 
rance, s'ils l’eussent reconnue ainsi que nous. 


X. 


ΟΠ y a bien quelques philosophes qui ont touché à cette 
théorie de la nature première de l'être ; mais ils ne l’ont 
pas approfondie suffisamment. Voici en quoi ils diffèrent 
denous; c'est que reconnaissant que quelque chose peut 
venir du non-être, ce qui donne toute raison à Parmé- 
nide, ils affirment que cette nature première de l'être 
étant une numériquement et en réalité, elle est une aussi 
en puissance. Or, c'est là une opinion qui nous sépare 
absolument d'eux. Pour nous, il nous paraît que la ma- 
tière et la privation, loin de se confondre comme 115 le 
veulent, sont des choses fort distinctes entr ’elles. La ma- 
tière_ est le non-être indirectement ; mais Ja privation est 
le non-être en soi; la matière, fort voisine de la sub= 
stance, est à certains égards la substance même, tandis 
que la privation ne peut jamais l’être. D’autres philo- 
sophes ont pris pour le non-être un des deux contraires, le 
grand ou le petit, par exemple, indifféremment, soit en 
les réunissant tous les deux dans l’idée supérieure qui les 
contient, soit en les considérant chacun à part. Mais on 
voit que cette manière de comprendre la triade ou les 
trois éléments de l’être, est tout à fait différente de la ma- 
nière que nous venons d'indiquer. Ces philosophes, en 
effet, ont bien admis, ainsi que nous, qu'il fallait dans 
l'être une nature qui servit de support aux contraires ; 
mais 115 ont supposé bien à tort que cette nature était 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. X. 37 


une ; et si quelque philosophe se borne à reconnaître la 

dyade composée du grand et du petit, il ne se trompe pas 

moins que ceux dont nous venons de parler, puisqu'il 

oublie toujours dans l'être cette partie qui est la privation. 
ὁπ conçoit du reste aisément cet oubli. La partie de 
l'être qui subsiste concourt, comme une mère en quelque 
sorte, à produire avec la forme tous les phénomènes qui 
adviennent. Mais quant à l’autre partie qui constitue 
l'opposition des contraires, c’est-à-dire l’opposition de la 
matière et de la forme, on peut bien croire qu’elle n'existe 
pas, si l’on se borne à la regarder par son côté destructif, 
puisque la privation tend à détruire les choses. En effet, 
comme il y a dans les choses un élément divin, excellent 
et désirable, nous reconnaissons volontiers qu'entre nos 
denx principes, la matière et la privation, le dernier est, 
on peut dire, contraire à cet élément divin, tandis que le 
premier est fait par sa propre nature pour le rechercher 
et le désirer. Mais dans les théories que nous combattons, 
on est amené à supposer que le contraire désire sa propre 
destruction. Cependant, il est également impossible et 
que la forme se désire elle-même, puisqu'elle n’a aucune 
défectuosité ni rien qui lui manque, et que le contraire la 
désire, puisque les contraires se détruisent mutuellement. 
Or, c’est là précisément Te rôle de la matière ; et l'on 
pourrait d dire métaphoriquement que c’est comme la fe- 
melle qui tend à devenir mâle, ou le laid qui tend à de- 
venir beau. Mais la matière n’est pas le laid en soi; elle 
ne l'est qu ‘indirectement ; etelle n’est pas davantage la 
femelle en soi ; elle ne l’est que par accident, et à cause 
de la privation qu’elle subit. À un certain point de vue, 
la matière naît et périt ; et à un autre point de vue, on 


38 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


peut soutenir également qu'elle ne naît point et qu'elle 
ne périt point. Ce qui périt en elle, c'est la privation ; 
mais en puissance, elle-même ne naît ni ne périt. Loin 
de là, il faut nécessairement la concevoir comme impé- 
rissable, et comme n'étant point engendrée, c’est-à-dire 
comme ne devenant pas. Elle est, et elle subsiste ce qu’elle 
est. En effet si elle naissait et se produisait comme se 
produisent du non-être à l’être les phénomènes qu ’elle 
subit tour à tour, 1l faudrait qu'il y eût antérieurement à 
elle quelque principe primordial d’où elle pût sortir, un 
sujet d’où elle pût naître ; or, c'est là précisément sa na- 
ture propre de servir de sujet et de support ; et à ce 
compte, la matière existerait avant même de naître, 
puisque c’est elle qui est le sujet primitif où s'appuie 
tout le reste, et d’où vient originairement et directement 
la chose qui en sort. Mais la matière ne peut pas plus 
périr qu’elle ne peut naître; car étant le terme extrême, 
comme elle est le terme premier, il faudrait qu'elle ren- 
trât en elle-même, et il s’ensuivrait qu’elle aurait péri 
avant même de périr. Mais ce sont là des impossibilités 
auxquelles il ne convient pas de s’arrêter davantage. 

1 Quant au principe de la forme que je devrais traiter 
après celui de la matière, ce n’est pas à la Physique, 
mais à la Philosophie première de déterminer avec pré- 
cision si ce principe est unique, ou s'il est multiple, et 
d'en étudier la nature spéciale dans l’un ou l’autre cas. 
Je renvoie donc à la Philosophie première cette théorie 
importante ; et je ne veux parler ici que des formes na- 
turelles périssables. Ce sera l’objet des démonstrations 
qui vont suivre ; car je me suis borné jusqu'ici à établir 
seulement qu'il y a des principes, et à faire voir quelle 


D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. IL. 39 


en est la nature et le nombre. Il me faut actuellement 
aborder une autre étude non moins grave. 


LIVRE ἢ]. 


DE LA NATURE. 


Les êtres que nous voyons peuvent être tous partagés 
en deux grandes classes : ou ils sont le produit direct de 
la nature, ou ils viennent de causes qui ne sont plus elle. 
Ainsi c'est la nature qui produit les animaux et les parties 
diverses dont leurs corps sont composés ; c’est elle en- 
core qui produit les plantes, et les éléments simples tels 
que- ia terre, le feu, l’air et l’eau; car nous disons de 
toutes ces choses et de toutes celles qui leur ressemblent, 
qu'elles existent par le fait seul de la nature. Tous ces 
êtres que nous venons d'indiquer, présentent une grande 
différence par rapport à ceux qui ne sont plus comme 
eux des produits de la nature. Tous les êtres naturels 
portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement ou 
de leur repos, soit que les uns soient doués d’un mou- 
vement de locomotion dans l’espace, soit que les autres 
aient un mouvement interne de développement et de des- 
truction, soit que d’autres enfin aient un simple mou- 
vement d’altération et de modification dans les qualités 
qu'ils possèdent. Il n’en est plus de même pour les êtres 


h0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qui ne sont pas naturels et qu'on peut appeler les pro- 
duits de l’art: un lit par exemple, un vêtement ou tel 
objet analogue n'ont en eux-mêmes, en tant qu’on les 
rapporte à chacune des classes du mouvement et en tant 
que l’art les produit, aucune tendance spéciale à changer 
d'état. Ils n’ont cette tendance que d’une manière indi- 
recte et purement accidentelle, en tant qu'ils sont com- 
posés de pierre, de terre ou d’autres éléments analogues. 
2 Π faut donc considérer la nature comme un principe et 
une cause de mouvement ou d'inertie, pour l'être dans 
lequel ce principe est en soi et primitivement, et non pas 
uniquement d’une manière accidentelle et détournée. J’ai 
déjà expliqué ce que j'entends quand je dis qu'une chose 
est telle chose par accident ; mais je reviens à cette ex- 
plication, et je cite un exemple. Si quelqu'un qui est mé- 
decin se soigne lui-même et se rend la santé, je dis que 
c'est indirectement et par accident que le médecin est 
guéri; car ce n’est pas en tant que médecin à proprement 
parler, c’est en tant que malade; et c’est par accident 
que le médecin est guéri, et seulement parce qu'il s’est 
trouvé à la fois que la même personne fût malade et mé- 
decin ; mais ces deux qualités auraient pu fort bien être 
séparées l’une de l’autre au lieu d’être réunies. On pent 
en dire autant pour tous les êtres qui sont le produit de 
l'art. Il n’en est pas un seul qui ait en lui-même le prin- 
cipe qui le fait être ce qu'il est; mais tantôt ce principe 
lui est extérieur, et 1] est dans d’autres êtres, comme 
pour la maison par exemple, et pour tout ce que fabrique 
Ja main industrieuse de l’homme ; tantôt le principe du 
mouvement se trouve bien dans ces êtres ; mais 1] n'y est 
pas par leur propre essence ; et ce sont ceux qui ne de- 


# 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. 1. κι 


Viennent qu'indirectement causes de leur propre mou- 
vement. 

ÿ Voilà ce que j'entends par nature. On dit des êtres 
qu'ils sont naturels, et qu’ils sont de nature, quand ils 
ont en eux-mêmes le principe qu'on vient de dire. Geux- 


là sont ce que je nomme des substances ; car la nature 


est toujours un sujet, et elle est toujours dans un sujet. 
Tous ces êtres existent d’après les lois de la nature, avec 
toutes leurs propriétés essentielles, comme existe, par 
exemple, la qualité inhérente au feu, de toujours s’élever 
en haut. Cette qualité n’est pas précisément la nature du 
feu, et elle n’a pas de nature à elle ; mais elle est dans la 
nature, et selon la nature du feu. Voilà donc ce qu’on doit 
entendre par la nature d’une chose, et ce que signifie 
être par nature et selon la nature. 

«1 Nous n'essaierons pas de prouver l’existence de la 
nature ; ce serait ridicule : car il saute aux yeux de tout 
le monde qu'il y ἃ une foule d'êtres du genre de ceux 
que nous venons d'indiquer ; et prétendre démontrer des 
choses d’une complète évidence par des choses obscures, 
ce serait le fait d’un esprit incapable de discerner ce qui 
est ou ce qui n'est pas notoire en soi. C'est là d’ailleurs 
une erreur trèes-concevable, et dont il n’est même pas très 
malaisé de se rendre compte. Si un aveugle de naissance 
se met à parler de couleurs, il pourra bien prononcer des 
mots ; mais nécessairement il n'aura pas la moindre idée 
des choses que ces mots représentent. De même, 11 y ἃ 
des gens qui s'imaginent que la nature et l'essence de 
toutes les choses que nous voyons, consiste dans cet 
élément primitif qui est dans chacuue d’elles, sans y avoir 
aucune forme précise, c’est-à-dire la matière. Ainsi 


42 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


pour ces gens-là, la nature d'un lit, c’est le bois dont il 
est fait; la nature de la statue, c'est l’airain dont elle 
est composée. Antiphon donnait de ceci une preuve assez 
plaisante ; et il disait que, si l’on enfouissait un lit en 
terre, et que la putréfaction eût encore assez de force 
pour en faire sortir uu rejeton, ce ne serait pas un lit qui 
serait produit, mais du bois. A l'entendre, c’est qu’il y ἃ 
dans le lit deux parties distinctes : l’une, qui est purement 
accidentelle, et qui est une certaine disposition matérielle 
conforme aux règles de la menuiserie ; l’autre, qui est la 
substance vraie du lit, laquelle demeure sous les change- 
ments et modifications qu’elle peut subir. Antiphon tirait 
de là une conclusion générale ; et remarquant que toutes 
les choses que nous voyons soutiennent le même rapport 
à l'égard d’autres choses, l’or et l’airain, par exemple, à 
l'égard de l’eau, ou bien les os et les bois à l'égard de la 
terre, etc., etc., 1l affirmait sans hésiter que c’est bien là 
ce qu'il faut entendre par la nature et la substance des 
choses. 

« C'est en suivant des idées analogues que certains phi- 
losophes ont cru que la nature des choses, c’est la terre, 
le feu, l’air ou la réunion de plusieurs de ces éléments, 
ou de tous ensemble. L'élément unique ou les éléments 
multiples dont chacun de ces philosophes admettait la 
réalité et l'intervention, devenaient entre ses mains la 
substance unique ou multiple de l'être lui-même, et tout 
le reste n'était plus qu'affections, qualités, dispositions 
de cette substance. On ajoutait que cette substance est 
éternelle, attendu qu’elle n’a pas en elle-même de cause 
spontanée de changement, tandis que tout le reste naît et 
périt des infinités de fois. 


D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. 1. UE) 


Ainsi, en un sens, on peut appeler nature cette ma- 
tière première, placée au fond de chacun des êtres qui 
portent en eux le principe du mouvement et du change- 
ment. . Mais à un autre point de vue, on peut trouver 
aussi que la nature des êtres, c’est leur forme qui déter- 
mine l’espèce impliquée dans leur définition; car de 

même qu'on appelle art ce qui est conforme aux règles 
et est un produit de l’art, de même on doit appeler 
nature ce qui est selon les lois et est un produit de la 
nature. Mais de même quon ne dit pas d’une chose 
qu'elle est conforme aux règles de l’art ni qu’il y ait de 
l'art en elle, tant qu’elle n’est encore qu’en puissance, 
par exemple, un lit qui n'aurait pas encore reçu la forme 
qui en fait un lit spécifiquement, de même on ne peut 
pas dire davantage des êtres naturels qu'ils ont leur 
nature, tant qu'ils ne sont qu’en puissance. La chair et les 
os, par exemple, n’ont pas leur nature propre tant qu’ils 
n'ont pas revêtu cette forme et cette espèce qui est 
impliquée dans leur définition essentielle, et qui sert à 
préciser ce qu'est pour nous l'os ou la chair ; tant qu'ils 
ne sont qu'à l’état de simple possibilité, ils ne sont pas 
encore dans la nature. Donc, même pour les êtres qui ont 
en eux le principe du mouvement, pour les êtres naturels, 
leur nature ne serait pas la matière comme on vient de 
l'indiquer ; mais ce serait leur forme spécifique, leur forme 
qui est inséparable d’eux, ou qui du moins ne peut en 
être séparée que rationnellement et pour le besoin de la 
définition qu’on veut en donner. 

+ Le composé que forment ces éléments de la matière et 
de la forme ne peut pas s’appeler la nature de l'être ; 
seulement ce composé est naturel, 1l est dans la nature. 


[4 


πῆ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


L'homme, par exemple, n’est pas la nature de l'homme ; 
mais c'est un être de nature, un être que la nature a 
formé. Il est vrai que la nature comprise sous le rapport 
de la forme est plus nature que la matière ; car les êtres 
reçoivent leur dénomination bien plutôt quand 115 sont 
en acte complet, en entéléchie, que quand ils sont en 
simple puissance, comme l’est toujours la matière. Mais 
il y à ici une grande différence: un homme vient d'un 
homme, tandis qu’un lit ne vient pas d’un lit; et voilà 
comment Antiphon et ses pareils soutenaient, comme on 
vient de le voir, que la nature du lit n’est pas la figure 
que l’art lui donne, mais le bois dont il est formé, puisque 
le bois du lit mis en terre, s’il venait à y germer encore, 
produirait du bois et non pas un lit. Mais si la configu- 
ration du lit est de l’art comme l’avoue Antiphon, nous 
pouvons en conclure que la forme des êtres constitue leur 
nature, puisque de l’homme vient un homme et non point 
un être que l’art puisse former. 

Parfois on confond la nature avec la génération des 
choses ; mais loin que la génération soit la nature, elle 
tend à y arriver; elle est un acheminement vers la nature. 
Quand un médecin ordonne une certaine médication, 
loin qu’elle soit un acheminement à la médecine, elle en 
part au contraire pour arriver à la guérison, à la santé, 
que le médecin ἃ pour but de procurer. Mais ce n’est pas 
là le rapport de la nature à la génération, qu’on prend 
souvent pour elle. L’être que produit la nature va de 
quelque chose à quelque chose, d’un certain état à un 
état différent. Il se développe naturellement pour arriver 
à un certain but. A quel but tend-il par ce mouvement 
naturel? Ce n’est pas sans doute à l’état d’où il sort; c’est 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. I ho 


à l’état qu'il doit atteindre et posséder. Donc encore ane 
fois, la nature c’est la forme. Je rappelle d’ailleurs qu'on 
peut donner deux acceptions diverses à ces expressions 
de forme et de nature, puisque la privation peut être 
aussi regardée comme une sorte de forme spécifique. 
Reste à savoir si la privation est ou n’est pas un contraire, 
en ce qui concerne la génération absolue des choses; 
mais ce sera là l’objet d’une autre étude qui viendra plus 
tard. 


IL. 


| Après avoir ainsi indiqué les différents sens qu'on peut 
donner au mot de nature, il est bon de dire, en passant, en 
quoi l'étude des Mathématiques se distingue de l'étude de 
la Physique ; car les corps de la nature ont des surfaces, 
des dimensions solides, des lignes et des points qui 
forment l’objet propre des recherches mathématiques. 
Peui-être faudrait-il encore voir, en étendant le cercle, si 
l'Astronomie est distincte de la Physique, ou si elle n’en 
est qu'une branche et une dépendance; car, si c'est au 
Physicien de savoir ce que sont Le soleil ou la lune dans 
leur essence, on pourrait trouver étrange que le Physi- 
cien n'eût point aussi à connaître les phénomènes secon- 
daires que ces grands corps présentent, surtout quand on 
peut remarquer que ceux qui s'occupent de l'étude de la 
nature traitent aussi de la figure du soleil et de la lune, 
et s enquièrent, par exemple, si la terre et le monde sont 
sphériques ou ne le sont pas. Le mathématicien, quand il 
étudie les surfaces, les lignes et les points, ne les consi- 
dère pas du tout par rapport aux corps réels et naturels, 


h6 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dont ce sont là les limites; il ne considère pas davantage 
leurs propriétés, en tant qu'elles peuvent appartenir à des 
êtres réels et sensibles. Mais il abstrait ces notions, que la 
raison peut en effet très-bien isoler du mouvement auquel 
les surfaces, les lignes et les points sont mêlés dans la 
réalité : et cette abstraction, n’amenant aucune altération 
dans ces notions, n'est pas faite pour produire une 
erreur. 

à Mais le système des Idées est bien moins acceptable, et 
ceux qui le soutiennent font comme les Mathématiciens ; 
sans d’ailleurs s'en apercevoir, ils tirent leurs abstrac- 
tions des choses naturelles, où elles sont beaucoup moins 
de mise que dans les mathématiques. On peut très-aisé- 
ment s'en convaincre en regardant aux définitions mathé- 
matiques de ces choses, et en les comparant aux idées 
qu'on entire. Ainsi, en mathématique, le pair et l’impair, 
le droit et le courbe, ou bien encore le nombre, la ligne, 
la figure peuvent fort bien se concevoir et exister sans le 
mouvement. Mais dans la nature, on ne peut comprendre 
la chair, les os, l’homme, sans le mouvement qui les pro- 
duit. Toutes ces choses-là impliquent nécessairement 
dans leur définition l’idée de mouvement, comme le 
Camard implique nécessairement l'idée matérielle du nez, 
tandis que le courbe est une abstraction qui n'implique 
point l'idée d’une réalité. Les abstractions mathématiques 
peuvent donc bien plus aisément se justifier. Il en est de 
même encore des abstractions dont font usage les parties 
des mathématiques qui sont les plus rapprochées de la 
Physique, je veux dire l’Optique, l'Harmonie et l'Astro- 
nomie, qui, à certains égards, ont une méthode inverse 
de la Géométrie. Ainsi la Géométrie étudie la ligne, qui 


D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. IL. 7 


est bien physique ; mais elle ne l'étudie pas sous ce rap- 
port, et elle la considère abstraitement, tandis que l'Op- 
tique considère cette ligne mathématique, non pas en 
tant que mathématique, mais en tant qu’elle joue un rôle 
dans certains phénomènes naturels de la vision. 

ἃ Quant au physicien, il ne considère pas les choses 
d’une manière abstraite, comme on le fait en mathéma- 
tiques ; il les considère dans leur réalité naturelle; et le 
mot de Nature ayant les deux acceptions que nous avons 
dites, la forme et la matière, il faut étudier les choses de 
la nature, comme on le ferait si l’on voulait se rendre 
compte de cette qualité abstraite de Camus, laquelle sup- 
pose toujours la réalité matérielle d’un nez, puisqu'elle 


ne s'applique exclusivement qu’au nez. Les choses de ce 


genre ne peuvent exister sans matière, et pourtant elles 


ne sont pas purement matérielles. Mais si l’on reconnaît ἢ 


deux natures, on peut se demander de laquelle des deux 
le physicien doit s'occuper; et si ce n’est pas leur résul- 
tat commun qu'il doit uniquement étudier. Or pour 
comprendre ce résultat, ne faut-il pas qu’il étudie aussi 
les deux éléments qui le composent? Et par suite ne peut- 
on pas demander si la connaissance de ces deux natures 
est le fait d'une seule et même science, ou de sciences 
distinctes? À ne regarder que les anciens philosophes, on 
pourrait croire que la Physique doit se borner à l'étude 
de la matière; car Démocrite, Empédocle et les autres 
ont à peine effleuré la question de la forme et de l’es- 
sence. Mais si l’art, qui n'est qu'une imitation de la 
nature, s'occupe tout ensemble de la forme et de la 
matière, on peut dire qu'il appartient à une seule et 
même science d'étudier tout à la fois jusqu’à nn certain 


Ι 


ἠδ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


point la matière et la forme des choses naturelles. Par 
exemple, si le médecin qui doit étudier la santé, étudie 
de plus le flegme et la bile dans lesquels la santé consiste ; 
et si de même, l'architecte s'occupe tout à la fois et de la 
matière et de la forme de la maison, de ses murailles et 
de ses bois, tous les autres arts faisant comme la méde- 
cine et l’architecture, on ne voit pas pourquoi il en serait 
autrement de la Physique ; et elle doit étudier à la fois 
les deux natures, la matière et la forme. Ajoutez que c’est 
à une seule et même science d'étudier la fin et le pour- 
quoi des choses, ainsi que tous les phénomènes qui y 
concourent. Or, la nature est la fin et le pourquoi des 
choses; car là où le mouvement n’étant point imterrompu, 
il y ἃ une fin à ce mouvement, cette fin est le terme der- 
nier et le pourquoi de la chose qui ἃ ce mouvement 
continu. Aussi l’exclamation du poète ne laisse-t-elle pas 
que d’être assez ridicule à propos de la mort d’un de ses 
personnages : 


« C’est la fin pour laquelle il avait été fait. » 


Comme s’il suffisait qu'un terme fût le dernier pour que 
ce fût la fin véritable à laquelle l'être tendait; et comme 
si la fin ne devait pas toujours être le bien et le bien tout 
seul de l'être qui tend à cette fin! 

4 Pour bien se convaincre que la Physique doit tout en- 
semble étudier la matière et la forme, il n’y ἃ qu'à 
regarder encore les procédés des arts. Tous les arts con- 
fectionnent de la matière; mais les uns ne font que pré- 
parer des matériaux. et les autres les emploient du mieux 
qu'ils peuvent à notre usage. Aussi nous nous servons 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. IL h9 


des choses comme 51 elles n’existaient qu’en vue de nous; 
car nous pouvons bien nous regarder comme une sorte 
de fin, et comme le pourquoi de toutes les choses que 
l'art fabrique pour notre utilité. D'ailleurs, le pourquoi 
peut s'entendre de deux façons, ainsi que nous l'avons 
expliqué dans nos livres intitulés : De la philosophie. 
Mais je continue, et je dis qu’il y ἃ deux espèces d'arts 
qui commandent à la matière et qui en jugent : l’un, em- 
ployant les choses, et l’autre, dirigeant l’industrie qui les 
façonne, comme un habile architecte dirige ses ouvriers. 
Ce n'est pas que celui qui emploie les choses et les juge 
selon qu'elles lui servent, ne joue aussi le rôle d'architecte 
dirigeant, puisqu'il demande les choses telles qu’il les lui 
faut ; mais 1 il y ἃ ici cette différence entre les deux arts, 
que ᾿ un, celui qui juge l’usaige, ne s’occupe que de la 
forme, tandis que l’autre, celui qui façonne les choses, ne 
s'occupe guère que de la matière. J’éclaircis ma pensée 
par un exemple : le pilote qui emploie le gouvernail sur 
le navire, sait quelle en doit être la forme et il la com- 
mande ; mais le constructeur sait de quel bois le gou- 
vernail doit être fait, et quels sont les services et les ma- 
nœuvres qu'on en attend. Du reste une différence encore 
plus grande entre l’art et a nature, c'est que dans les 
produits de l’art, c'est nous qui façonnons la matière en 
vue de l’usage à laquelle nous la destinons ; mais dans 
les choses de la nature, la matière est toute faite. 

5 Enfin, ce qui prouve bien que la Physique doit tout 
ensemble étudier la forme et la matière, c’est que ce sont 
là des relatifs, puisque la matière varie avec la forme, et 
αὶ "à une f forme différente correspond aussi une autre ma- 
tière ; [et une science ne peut connaître un des relatifs 


ἤ 


50 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


sans connaître aussi l’autre. Mais jusqu'à quel point le 
Physicien doit-il étudier la forme et l'essence des choses ? 
Ne doit-il les étudier qu'à un point de vue restreint, 
comme le médecin étudie la nature des nerfs en vue de 
la santé, et le fondeur, la nature de l’airain en vue de la 
statue qu’il doit fondre ? Doit-il aussi étudier les choses 
qui, bien que séparables au point de vue de la forme, n’en 
sont pas moins toujours mêlées à la nature, par exemple, 
l'âme humaine ? Puisque, comme on dit, c'est l’homme 
et le soleil qui engendrent l’homme. Mais je ne pousse 
pas ces questions plus loin ; car elles appartiennent à la 
Philosophie première, qui doit seule rechercher ce que 
c’est que le séparable, et quelle en est l'essence. 


IT. 


Après les explications qui précèdent, il convient d’étu- 
dier les causes auxquelles on peut rapporter tous les 
phénomènes naturels ; et d'en bien déterminer le nombre 
et les espèces. Ce traité a pour but en effet de connaître 
la nature ; et comme on ne croit connaître une chose que 
quand on en sait le pourquoi et la cause première, 1] est 
clair que la Physique doit faire aussi cette étude indis- 
pensable, en ce quiregarde la génération et la destruction 
des choses, c'est-à-dire tous les changements qui ont lieu 
dans la nature. Une fois que nous connaîtrons les prin- 
cipes de ces phénomènes, nous pourrons rattacher à ces 
principes tous les problèmes que nous agitons. 

Le mot de cause ἃ plusieurs acceptions qu'il faut si- 
gnaler. D'abord en un sens on appelle cause ce qui com- 
pose une chose, et ce dont elle provient. Ainsi l’on peut 


D'ARISTOTE, LIVRE Il, CH. ΤΙ. δι 


dire en ce sens que l’airain est cause de la statue, que 
l'argent est cause de la burette ; et l’on appliquerait cette 
locution à toutes les choses du même genre. C’est là la 
cause matérielle. En un second sens, la cause est la forme 
et le modèle des choses; c'est la notion qui détermine 
l'essence et de la chose et de tous les genres supérieurs 
desquels elle dépend. Ainsi en musique, la cause de l’oc- 
tave c’est le rapport de un à deux ; et d’une manière plus 
générale, c’est le nombre ; et avec le nombre, ce sont les 
éléments essentiels qui entrent dans sa définition. C’est 
là la cause essentielle. À ces deux premières acceptions 
du mot de cause, on peut en ajouter une troisième. La 
cause est encore le principe premier d'où vient le mou- 
vement ou le repos. Ainsi celui qui dans un certain cas, 
a donné le conseil d'agir est en ce sens la cause des actes 
qui ont été accomplis ; le père est la cause de l'enfant ; 
et d'une manière générale, ce qui fait est cause de ce qui 
a été fait; ce qui produit le changement est cause du 
changement produit. C’est là la cause motrice. Enfin, et 
en quatrième lieu, la cause signifie la fin et le but des 
choses : et c’en est alors le pourquoi. Ainsi la santé est 
la cause de la promenade, puisqu'on se promène pour 
conserver sa santé; car si l’on demande : Pourquoi un tel 
se promène-t-il ? on répondra : C’est afin de se bien 
porter ; et en faisant cette réponse, nous croyons indi- 
quer la cause qui fait qu’un tel se promène. Gette accep- 
tion s'étend du moteur initial à tous les intermédiaires 
qui contribuent à atteindre la fin poursuivie, après que 
le moteur premier a eu commencé le mouvement. Par 
exemple, la diète et la purgation peuvent être regardées 
comme des causes intermédiaires de la santé, ainsi que 


02 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


le sont les instruments et les opérations du chirurgien ; 
car tous ces intermédiaires concourent chacun dans leur 
genre à la fin qu’on se propose ; et la seule différence 
c'est que les uns agissent directement pour causer la 
santé, et que les autres sont de simples moyens pour y 
arriver d’une manière détournée. 

Telles sont à peu près toutes les acceptions du mot de 
cause. Par suite de ces diversités de sens, une même 
chose peut avoir plusieurs causes à la fois, sans que ce 
soit du tout d’une manière indirecte et accidentelle. Ainsi, 
pour la statue, on peut lui assigner pour causes directes 
et non point accidentelles et l'art du statuaire qui l'a 
faite et l’airain dont elle est formée. Ces deux causes 
sont également réelles ; seulement, elles différent en ce que 
l’une est la cause matérielle, et en ce que l’autre est la 
cause motrice, celle d’où est partie l'initiative du mouve- 
ment. C'est encore en ce sens qu'il y ἃ des choses qui 
sont réciproquement causes les unes des autres. Ainsi 
l'exercice est cause de la santé, et à son tour la santé est 
cause de l'exercice ; seulement, dans le premier cas, la 
santé est la cause finale, tandis que dans le second la 
santé est la cause motrice. Voilà comment il se fait 
qu'une seule et même chose peut être cause des con- 
traires ; car, le même objet qui est cause de tel effet 
quand il est présent, peut être cause de tel effet con- 
traire quand il est absent et qu'il n’agit plus. Par exemple, 
l'absence du pilote peut être considérée comme la cause 
de la perte du navire, parce que la présence de ce même 
pilote est la garantie du salut. 

Toutes les causes peuvent donc être ramenées aux 
quatre espèces que nous venons d'indiquer, et qui sont 


D'ARISTOTE, LIVRE 11, CH. UT. 53 


les plus évidentes de toutes. La cause matérielle est peut- 
être la plus fréquente ; et c’est ainsi que dans l'alphabet 
les lettres sont causes des syllabes ; que la matière est 
cause des objets que l’art fabrique; que le feu et les 
autres éléments sont causes des corps qui en sont com- 
posés; que les parties sont causes du tout, et que les pro- 
positions sont causes de la conclusion qu’on en tire. 
Toutes ces causes sont causes en tant que la chose en 
vient et en est formée. Ainsi les quatre causes sont : où 
le sujet et la matière de la chose, comme les parties rela- 
tivement au tout: ou l’essence de la chose, comme le tout 
relativement aux parties, la combinaison qui les réunit, 
la forme qu’elles reçoivent ; ou l’origine de la chose, le 
principe du changement en elle, soit mouvement, soit 
repos, comme le germe d’où sort la plante, le médecin 
qui ordonne une potion salutaire, le conseiller qui pousse 
à agir; ou enfin, et en quatrième lieu, le pourquoi et la 
fin des choses, en d’autres termes le bien de tout le reste; 
car le pourquoi ἃ droit d’être regardé comme ce qu'il y a 
de meilleur dans les choses, et comme la fin de tout ce 
qui s'y rapporte et s’y subordonne. Quand je dis que le 
bien est la fin de tout, il importe peu que ce soit effecti- 
vement le bien ou ce que nous prenons pour le bien, d’a- 
près l'apparence qui nous frappe. Telles sont les causes 
diverses, et telle est le nombre de leurs espèces. 

A ces quatre causes, 1} faut joindre les nuances qu’elles 
peuvent présenter, mais qui ne sont pas aussi nombreuses 
qu'on pourrait le croire, parce qu’on peut les réduire en 
les résumant. Outre les acceptions diverses que nous 
venons de noter, il se peut aussi que même entre des 
causes d'espèce pareille il v ait des différences de rang, 


9ἡ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et que l’une soit antérieure ou postérieure à l’autre. 
Ainsi le médecin et l’homme de l’art sont subordonnés 
entr’eux ; ils causent tous deux la santé; mais le médecin 
en est la cause immédiate, tandis que l’homme de l'art, 
genre auquel appartient le médecin, en est une cause 
plus éloignée. De même, dans l'harmonie, c’est le double 
et ie nombre qui sont causes de l’octave ; mais le double 
en est la cause prochaine, tandis que le nombre, genre 
auquel appartient le double, est la cause postérieure ou 
antérieure. C’est, comme on le voit, le rapport général 
des contenants à tous les objets particuliers qu’ils em- 
brassent. À cette différence d’antériorité et de postério- 
rité en succède une autre, selon que les causes sont 
directes ou indirectes et accidentelles. Ainsi, c'est autre- 
ment que Polyclète est cause de la statue, et que le 
statuaire en est aussi la cause. Polyclète est un accident 
du statuaire qui pouvait avoir un tout autre nom, et Poly- 
clète n’est que la cause accidentelle, tandis que le sta- 
tuaire est la cause directe, la cause en soi. Sous ce 
rapport, on peut encore remonter plus haut et appeler 
causes aussi les genres supérieurs où l'accident est im- 
pliqué ; et c’est ainsi qu’on pourrait dire que l’homme est 
cause de la statue, puisque Polyclète et le statuaire sont 
hommes. On pourrait même, si l’on voulait, aller plus 
haut que l’homme, et dire que la cause de la statue c'est 
l'être vivant, genre auquel appartiennent l’homme, le 
statuaire et Polyclète. C’est qu’il y a en effet des acci- 
dents qui sont plus éloignés ou plus rapprochés les uns 
que les autres, et l’on pourrait, par exemple, dire encore 
ici que c'est l’homme blanc ou le disciple des Muses qui 
est la cause de la statue. Mais ce serait aller chercher bien 


D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. ΤΙ. 99 


loin des accidents qui, sans être faux, paraîtraient cepen- 
dant assez étranges. Il faut donc se borner à dire que la 
cause la plus prochaine de la statue, c’est le statuaire qui 
la fait. 

Après ces acceptions diverses du mot de cause, et ces 
nuances de causes propres et de causes indirectes, il faut 
faire une distinction nouvelle entre les causes qui, simple- 
ment, peuvent agir et celles qui agissent effectivement. 
S'il est question, par exemple, d’une maison, la cause de la 
construction, c’est ou le maçon qui pourrait la construire, 
ou le maçon qui la construit réellement. 

Ges distinctions que nous venons d’énumérer peuvent 
s'étendre des causes à leurs effets ; et, par exemple, elles 
peuvent s'appliquer directement à cette statue qu'on ἃ 
sous les yeux et qne l'artiste vient de faire ; puis, plus 
généralement à la statue ; et plus généralement encore, à 
l'image, qui est le genre de la statue ; ou, pour prendre 
un autre exemple assez voisin, l’airain qu’on a sous les 
regards, l'airain en général, et d’une manière encore 
plus générale, la matière qui est le genre de l’airain. 
Même remarque pour les attributs et les accidents de ces 
effets ; l’airain peut être jaune, vert, bleuâtre, etc. Enfin, 
on peut réunir plusieurs de ces causes et de ces nuances, 
et dire, par exemple, le statuaire Polyclète, au lieu de dire 
séparément Polyclète et le stataaire. Ges nuances sont 
donc au nombre de six, antérieures et postérieures, 
directes et indirectes, possibles et réelles; et elles sont 
susceptibles de deux sens chacune, selon qu’on prend la 
cause même ou son genre, selon qu'on prend l'acci- 
dent ou le genre de l’accident, selon enfin qu’on les prend 
combinées ou isolées dans les mots qui les expriment. 


56 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Une distinction générale pour toutes les causes, c’est 
celle de l’acte et de la puissance ; car, chacune des quatre 
causes peut être ou actuelle, c'est-à-dire agissant actuel- 
lement, ou simplement en état d'agir sans agir réellement. 
La seule différence, c’est que les causes actuelles, produi- 
sant un effet particulier et réel, sont ou ne sont pas avec 
les effets qu’elles produisent, existant ou disparaissant en 
même temps qu'eux; par exemple, si le médecin guérit, 
il faut qu'il existe en même temps que le malade objet 
de ses soins ; si le constructeur construit, il faut qu’il 
existe en même temps que la maison, résultat de son 
travail. Mais les causes en puissance ne sont pas dans le 
même cas; elles ne sont pas nécessairement contem- 
poraines de leurs effets. Le maçon capable de construire 
la maison peut ne pas la construire; et la maison peut 
durer encore après le maçon qui l’a construite. L’un et 
l'autre ne périssent pas à la fois. 

Du reste, dans la recherche des causes comme dans 
toute autre recherche, il faut toujours remonter aussi 
haut que possible. Ainsi, pour savoir qui est la cause de 
la maison construite, il faut remonter jusqu'à l'homme, 
genre de l'architecte qui l’a bâtie, en se conformant aux 
règles de l’art. Cet art est donc la cause antérieure et 
supérieure de la maison; et ainsi du reste. Les genres 
d’ailleurs sont causes des genres, comme les individus 
sont causes individuelles. Ainsi, génériquement, c'est le 
statuaire qui est cause de la statue; mais c’est tel indi- 
vidu statuaire qui est cause de telle statue particulière, 
de même aussi que les causes en puissance ne produisent 
que des eflets en puissance, et les causes en acte pro- 
duisent des effets actuels. 


D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IV. 07 


Nous terminons ici ce que nous avions à dire sur le 
nombre des causes et sur leurs nuances. 


IV. 


Jl nous semble que nous avons épuisé le nombre des 
causes; mais, parfois, on compte parmi les causes le 
hasard, la spontanéité; et l’on dit de bien des choses 
qu'elles sont produites d’une manière spontanée et for- 
tuite, qu'elles sont causées par le hasard. Nous allons 
examiner s'il est possible de comprendre, parmi les 
causes que nous avons énumérées, le hasard et la spon- 
tanéité, et surtout ce que c’est que la spontanéité et le 
hasard, et si ce sont des choses identiques ou différentes. 

D'abord il faut remarquer qu’il y a des philosophes qui 
nient le hasard, et qui soutiennent que le hasard ne pro- 
duit jamais rien. Toutes les choses qu'on attribue au 
hasard, disent-ils, ont une cause déterminée ; seulement, 
on ne la voit pas. Ainsi quelqu'un va au marché, et il y 
fait par hasard la rencontre d’une personne qu'il ne s’at- 
tendait pas du tout à y trouver. On dit qu'il l’y a ren- 
contrée par hasard ; mais la cause de ce prétendu hasard, 
remarquent nos philosophes, c'est la volonté d’aller au 
marché pour y faire quelque empletie; et cette volonté 
était parfaitement réfléchie; elle n’avait rien de fortuit. 
Il en est de même, ajoutent-ils, pour tous les cas attribués 
au hasard ; et, en y regardant de près, on découvre tou- 
jours une cause, qui n’est pas du tout le hasard qu’on 
suppose. Les philosophes ajoutent encore que si le hasard 
était aussi réellement cause qu’on le dit, il y aurait lieu 
de s'étonner qu'aucun des anciens sages qui ont étudié si 


28 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


profondément les causes de la génération et de la destruc- 
tion des choses, n’en aient pas dit un seul mot;et l’on en 
conclut que ces sages n'ont pas admis que le hasard fût 
une cause, et que rien püût jamais venir du hasard. 

J'avoue que ce silence même des anciens sages est fait 
pour étonner; et à tout moment on parle dans le langage 
ordinaire de choses qui se produisent et qui existent par 
l'effet du hasard et tout spontanément. On sait bien qu'on 
peut rapporter chacune de ces choses à quelque cause 
ordinaire, comme le veut cette maxime de la sagesse 
antique qui nie le hasard ; et pourtant tout le monde dit 
sans cesse que certaines choses viennent du hasard, et 
que d’autres n’en viennent pas. Il eût donc été bon que 
de façon ou d'autre ces sages dont nous venons de parler 
examinassent ces questions. Mais personne parmi eux 
n'a supposé que le hasard fût un de ces principes dont ils 
se sont tant occupés, la Discorde ou l'Amour, le feu ou 
l'air, l’Intelligence ou tel principe analogue. Il y a donc 
lieu de s’étonner, ou que les anciens philosophes n’aient 
pas admis le hasard, ou que s’ils l’'admettaient ils l'aient 
si complétement passé sous silence. Ge n’est pas que plus 
d’une fois ils n’en aient fait usage dans leurs théories ; et 
c'est ainsi qu'Empédocle prétend que l'air ne se sécrète 
pas toujours dans la partie la plus haute du ciel, mais 
qu'il se sécrète aussi au hasard et n'importe où. 1] dit en 
propres termes : 


« L'air alors court ainsi, mais souvent autrement. » 


Aiïlleurs il dit encore que presque toutes les parties des 
animaux sont le produit d’un simple hasard. 


D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. IV. 59 


Il y ἃ d’autres philosophes, tout au contraire, qui rap- 
portent formellement au hasard seul tous les phénomènes 
que nous observons dans le ciel et dans le monde. A les 
entendre, c’est le hasard qui ἃ produit la rotation de 
l'univers et le mouvement, qui ἃ divisé et combiné les 
choses de manière à y mettre l’ordre que nous y voyons 
en l’admirant. Mais, c’est surtout ici qu'il faut s'étonner. 
Voyez, en effet, quelle contradiction : d’une part, on 
soutient que les plantes et les animaux ne doivent point 
leur reproduction au hasard, et que la cause qui les en- 
gendre est ou la nature ou l’Intelligence, ou tel autre 
principe non moins relevé, attendu que les choses ne 
sortent pas indifféremment de tel ou tel germe, et qu'ainsi 
de l’un sort un olivier, tandis que de l’autre sort un homme ; 
et, d'autre part, on ose avancer que le ciel et les choses les 
plus divines, parmi les phénomènes visibles à nos sens, ne 
sont que le produit tout spontané du hasard, et que leur 
cause n'est pas du tout analogue à celle qui fait naître les 
plantes et les animaux! Mais, en admettant même qu'il 
en soit en ceci comme le disent ces philosophes, cette 
théorie, ainsi présentée, mérite qu’on s’y arrête et qu'on 
en parle un instant pour en dévoiler les contradictions. 
En soi, elle est insoutenable; mais il est bien plus 
absurde encore de la défendre, quand on voit soi-même 
que rien dans le ciel ne se produit au hasard et irrégu- 
lièrement, tandis qu’au contraire il y a beaucoup d'effets 
du hasard dans l’organisation des animaux et des 
plantes, d’où l’on veut cependant que le hasard soit tout 
à fait exclu. Il nous semble qu'il faudrait précisément se 
former des opinions contraires, et qu'il y aurait lieu de 
bannir le hasard du ciel où il n’est jamais, et de le re- 


60 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


connaître dans la nature vivante où il est quelquefois. 

Enfin, il y ἃ des philosophes qui, tout en reconnaissant 
le hasard comme une cause réelle, le regardent comme 
impénétrable à l'intelligence humaine, et en font quelque 
chose de divin et de réservé aux esprits et aux démons. 

Ainsi, pour compléter notre théorie des causes, il faut 
étudier le hasard et la spontanéité, d'abord pour voir si 
ce sont là des choses identiques ou distinctes, et ensuite 
si elles peuvent rentrer dans les causes que nous avons 
reconnues et déterminées plus haut. 


V. 


D'abord, pour bien fixer le domaine du hasard, il faut 
remarquer que, parmi les choses, les unes sont éternelle- 
ment ce qu'elles sont et d’une manière uniforme, et que les 
autres sont d'une certaine façon dans la majorité des cas. 
Evidemment le hasard n’a rien à faire et n'a pas de place, 
ni dans les unes ni dans les autres, ni pour ce qui est 
nécessairement et toujours, ni pour ce qui est le plus 
ordinairement. Mais, en dehors de ces deux ordres de 
choses, il y en a où tout le monde reconnaît en quelque 
sorte, du hasard, parce qu'elles ne sont ni constantes ni 
même habituelles. C'est dans celles-là qu'il v a du hasard 
et de la spontanéité, et 1] faut bien le reconnaître ; car 
nous savons à la fois, et que les choses de ce genre 
. viennent du hasard, et que les choses qui viennent du 
hasard sont de ce genre. Mais, allons plus loin. Parmi 
tous les phénomènes qui se produisent, les uns sont 
faits en vue d’une certaine fin, et les autres ne sont pas 
produits ainsi. Dans les premiers, 1} y ἃ tantôt préférence 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. V. 61 


réfléchie et intention; tantôt il n’y en a point ; mais dans 
tous on peut voir qu'ils sont faits en vue d’une certaine 
fin. Par suite, on peut admettre que, même parmi les 
choses qui sont contraires au cours nécessaire et ordi- 
naire des choses, il y en a qui ont un certain but. Or, les 
choses ont un but toutes les fois qu’elles sont faites par 
l'intelligence de l’homme ou par la nature; et si les 
choses de ce genre arrivent accidentellement ou indirec- 
tement, c'est alors au hasard que nous les rapportons. 

De même, en effet, que l’être est ou en soi ou acciden- 
tellement, de même aussi la cause peut être ou en soi ou 
simplement accidentelle et indirecte. Par exemple, la 
cause en soi de la maison, c’est l'être capable de cons- 
truire les maisons ; mais la cause indirecte, c’est le blanc 
ou le musicien, si l’on dit de l’homme qui l’a bâtie qu’il 
est musicien ou-qu'il est blanc; car ce ne sont là que des 
accidents par rapport à la construction de la maison. La 
cause en soi est toujours déterminée et précise; il n’y en 
a qu'une pour un effet; mais la cause indirecte et acci- 
dentelle est indéterminée et infinie; car un être peut 
avoir une infinité d'attributs et d'accidents. Je le répète 
donc : lorsque parmi les choses qui peuvent avoir une 
fin , il s’en produit une accidentellement et indirecte- 
ment, on dit alors qu'elle est fortuite et spontanée. Plus 
tard nous expliquerons la différence que peuvent pré- 
senter ces deux termes; mais, pour le moment, nous 
nous bornons à dire, que tous deux s'appliquent à des 
choses qui peuvent avoir une fin et un pourquoi. Par 
exemple, un créancier serait bien allé au marché pour en 
rapporter son argent, s'il avait pu croire qu'il y trouvât 
son débiteur; mais il v est allé sans avoir cette intention 


62 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qu'il aurait pu cependant avoir ; c'est donc accidentelle- 
ment qu'y étant allé, il y ἃ fait ce qu'il fallait pour recou- 
vrer la somme qui lui était dûe, au moment qu’il a vu 
celui qui la lui devait. Rencontrer son débiteur en celieu, 
n’était pour le créancier, ni un acte ordinaire, ni une né- 
cessité. Dans cette occurrence, la fin, c’est-à-dire le recou- 
vrement de l'argent, n’est point une de ces causes qui 
ressortent nécessairement du fond même de la chose; 
c'est simplement un acte de réflexion et d2 choix qu'on 
pouvait faire ou ne pas faire ; et, par rapport à cette fin, 
on peut dire que le créancier est allé par hasard au mar- 
ché. S'il y était allé de propos délibéré et pour cet objet 
spécial expressément, soit qu'il y allât toujours, soit qu'il 
y allât le plus ordinairement pour recouvrer sa dette, on 
ne pourrait plus dire que c’est par hasard qu'il y est 
allé cette fois là. 

On peut donc définir le hasard : une cause accidentelle 
dans celles de ces choses visant à une fin qui dépendent 
de notre libre arbitre. C’est là comment le hasard se rap- 
porte au même objet que l'intelligence, tout difiérent 
qu'il est; car, partout où il y a choix et délibération réflé- 
chie, il y a intervention de l'intelligence. Ainsi, les causes 
qui produisent les effets attribués au hasard sont néces- 
sairement indéterminées ; et cela donne à croire que le 
hasard est une de ces choses indéfinissables qui restent 
profondément obscures aux regards de l’homme. C'est là 
ce qui fait aussi qu'on est porté à soutenir que rien ne 
peut venir du hasard ; et les deux opinions peuvent se 
défendre, toutes contraires qu’elles sont, parce qu'elles 
reposent toutes deux sur des fondements purement lo- 
giques. À un certain point de vue, un fait vient du hasard 


D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. V. 63 


parce qu’il se produit accidentellement et indirectement ; 
et dès lors la fortune peut en être regardée comme la 
cause en tant que le fait est accidentel ; mais, absolument 
parlant, le hasard n’est cause de quoi que ce soit. Par 
exemple, la cause en soi de la maison, la cause directe et 
essentielle, c’est le maçon qui la construit ; mais indirec- 
tement et accidentellement, c'est le joueur de flûte, si le 
maçon ἃ ce talent ; et, pour reprendre l'exemple cité plus 
haut, il peut y avoir un nombre infini de causes qui font 
qu'un homme allant sur la place publique en rapporte 
son argent, sans y être allé du tout avec ceïte intention, 
et qu’il y soit allé simplement pour y voir un ami, ou pour 
y suivre un procès dans lequel il est ou défendeur ou 
accusateur. 

On peut dire, avec non moins de vérité, que le hasard 
est une chose déraisonnable ; car la raison éclate dans les 
choses qui sont éternellement ou du moins le plus ordi- 
nairement de telle ou telle façon, tandis que le hasard ne 
se rencontre que dans les choses qui ne sont ni éternelle- 
ment, ni dans la majorité des cas; et comme les causes 
de ce dernier sont indéterminées, le hasard est indéter- 
miné tout comme elles. Néanmoins on peut, dans certains 
cas, se demander si les causes du hasard sont purement 
arbitraires. Ainsi un malade guérit sans qu’on sache au 
juste à quoi rapporter sa guérison. Est-ce au bon air qu'il 
a respiré? Est-ce à la chaleur qu'il ἃ ressentie? Ou serait- 
ce encore à la coupe de ses cheveux, qu'il a fait raser à 
un certain moment? Ces trois causes possibles sont acci- 
dentelles également ; mais il y a même parmi ces causes 
un certain degré ; et les unes sont certainement plus rap- 
prochées que les autres. 


64 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


On donne parfois, au hasard, le caractère même des 
choses qui surviennent. Si c'est un événement heureux, 
on dit que le hasard est heureux ; et on dit qu’il est mal- 
heureax, si c’est un malheur qui survient. Si les choses 
sont de peu d'importance, on garde le mot de hasard ; 
mais si elles prennent quelque grandeur, on ne parle plus 
de hasard, mais on parle de prospérité ou d’infortune. 
Parfois même, sans que la chose se réalise, on emploie le 
mot de prospérité et d’infortune, s’il s’en est très-peu 
fallu qu’elle ne se réalisât. On voit alors le mal ou le bien 
comme s'ils étaient déjà réalisés; et quand il s’en manque 
de si peu, on peut croire qu'il ne s’en manque absolument 
de rien. D'ailleurs, on ἃ toute raison de dire que la pros- 
périté est inconstante; car le hasard lui-même est essen- 
tiellement inconstant; et rien de ce qui vient du hasard 
ne peut être ni toujours, ni même dans la majorité des cas. 


VI 


J'ai promis plus haut de comparer le hasard et le spon- 
tané; je reviens à ce sujet ; et je répète que le hasard et 
le spontané, ou, en d’autres termes, ce qui se produit 
tout seul et de soi-même, sont tous deux des causes indi- 
rectes et accidentelles pour les choses qui ne peuvent 
être ni toujours absolument, ni même le plus habituelle- 
ment, et parmi ces choses pour celles qui peuvent être 
regardées comme se produisant en vue d’une certaine fin. 
La différence entre le hasard et le spontané qui se pro- 
duit de soi-même, c’est que le spontané est plus com- 
préhensif; car tout hasard est du spontané, tandis que le 
spontané n’est pas toujours du hasard. En effet, le hasard 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VI. 65 


proprement dit, n’est jamais rapporté qu'aux êtres qui 
peuventavoir un hasard heureux, du bonheur, en d’autres 
termes, une activité; de même qu'il ne peut jamais non 
plus concerner que les choses où l’activité est possible. 
Ce qui le prouve, c’est que la prospérité, c'est-à-dire les 
événements très-favorables qu'amène le hasard, se con- 
fond avec le bonheur, ou du moins s’en rapproche beau- 
coup. Or, le bonheur est une activité d’un certain genre, 
une activité qui réussit et qui fait bien. J’en conclus que 
les êtres auxquels il n’est pas permis d'agir et qui n’ont 
aucune activité propre, ne peuvent rien faire non plus 
qui soit justement attribuable au hasard. C’est là ce qui 
fait qu'on ne peut pas dire que l’être inanimé, la brute ou 
même l'enfant, agissent par hasard, parce qu’à différents 
degrés ils sont privés du libre arbitre et de la préférence 
réfléchie dans leurs actes. Quand donc on emploie pour 
ces trois ordres d'êtres les expressions de bonheur et de 
malheur, ce n’est que par une simple assimilation plus ou 
moins lointaine. Gela rappelle le mot de Protarque, qui 
prétendait que les pierres qui entrent dans la construction 
des autels sont heureuses, parce qu'on les adore en même 
temps que les Dieux, tandis que les autres pierres, qui 
sont cependant toutes pareilles, sont foulées aux pieds. 
Mais d’une manière tout à fait indirecte, ces êtres que je 
viens de nommer peuvent par hasard souffrir, si ce n’est 
produire, quelqu'action, quand on fait par hasard quelque 
chose qui les concerne ; mais en un sens autre que celui- 
là, il n'est pas possible qu'ils agissent ou qu’ils souffrent 
par l'effet du hasard. 

Quant à la spontanéité, on peut l'appliquer aux ani- 
maux différents de l’homme et jusqu'aux êtres inanimés. 

ὃ 


66 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


J'entends par spontané ce qui se produit tout seul et sans 
cause appréciable. Par exemple, on dit qu'un cheval s’est 
mis spontanément en marche; le mouvement qu’il ἃ fait 
sans pouvoir s’en rendre compte, ἃ pu lui sauver la vie ; 
mais il ne l’a pas fait en vue de son salut. Autre exem- 
ple : Un trépied est tombé spontanément et tout seul, et, 
dans sa chute, il s’est placé de telle façon qu'on pût s’as- 
scoir dessus; mais il n’est pas tombé apparemment en 
vue d'offrir un siége à quelqu'un. Il est donc évident que, 
dans les choses qui se produisent en réalisant une certaine 
fin, on doit dire que l’effet se produit spontanément et de 
lui-même, quand la chose, qui a une cause étrangère et in- 
connue, arrive sans que ce soit pour l'effet même qui se 
produit. On dirait que c’est du hasard, s’il s'agissait d'un 
acte quelconque d’un agent libre qui se trouverait avoir 
produit tout autre chose que ce qu’on en attendait. La 
preuve que ces distinctions sont exactes, c’est qu’on dit 
d’une chose qu’elle ἃ été faite en vain, quand ce qui ἃ été 
fait en vue d’un certain résultat, ne produit pas le ré- 
sultat attendu. Par exemple, on se promène pour faciliter 
la digestion et relâcher le ventre ; mais si l’on n'obtient pas 
ce résultat cherché, on dit qu’on s’est vainement pro- 
mené, et que la promenade à été vaine. Il faut bien re- 
marquer cette nuance, et l’on ne doit dire d'une chose, 
qu'elle est vaine, que lorsque, faite en vue d'une autre, 
elle n’accomplit pas l’objet pour lequel elle avait été faite, 
et qu’elle semblait naturellement devoir amener. En effet, 
ce serait un non sens ridicule que de dire par exemple 
qu'on s'est baigné vainement, puisqu'il n'y ἃ point eu 
d’éclipse de soleil. C’est qu’en effet on ne s’est pas bai- 
gné pour que l’éclipse eût lieu. Ainsi, l’on dit d’une chose 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VL. 67 


qu'elle arrive d'elle-même et spontanément, comme l'in- 
dique l’étymologie seule du mot grec, quand cette chose 
même a été vaine ; et, par exemple, une pierre en tom- 
bant a blessé quelqu'un ; mais sa chute n'avait pas pour 
but de porter un coup, et l’on dit alors que cette pierre 
est tombée spontanément et fortuitement, pour distinguer 
ce cas de celui où la pierre aurait été lancée par quel- 
qu'un, avec intention de blesser une autre personne. 
C’est surtout dans les choses qui se produisent par le 
fait seul de la nature qu’on pourrait distinguer le hasard 
et la spontanéité. Ainsi, quand un phénomène ἃ lieu 
contre les lois de la nature et qu’il est monstrueux, nous 
disons bien plutôt qu’il est spontané, que nous ne disons 
qu'il vient du hasard. Le hasard suppose toujours une 
cause extérieure; le spontané suppose toujours une cause 
interne. Ceci doit faire voir assez nettement les différences 
que l’on met vulgairement entre la spontanéité et le ha- 
sard. Mais, quant à leur mode d'action, il faut les ranger 
l’un et l’autre parmi les causes motrices; car ils sont 
causes de phénomènes naturels ou de faits qui tiennent à 
l'intelligence, et dont le nombre est illimité. Mais. comme 
le hasard et le spontané sont causes de phénomènes 
que la nature et l'intelligence pourraient également pro- 
duire, et que le hasard et le spontané se montrent là où 
l'intelligence et la nature n’agissent qu'accidentellement 
et d’une façon détournée ; comme, en outre, l’accidentel ne 
peut être antérieur et supérieur à ce qui est en soi, il est 
clair aussi que jamais la cause accidentelle ne peut être 
supérieure à la cause essentielle. Donc la spontanéité et 
le hasard ne viennent qu'après l’Intelligence et la nature : 
et si l'on allait jusqu'à concéder que le hasard peut être 


68 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


la cause du ciel, il n’en faudrait pas moins que l’Intelli- 
gence et la nature fussent encore les causes supérieures 
de bien d’autres phénomènes et de tout cet univers. 


VIE. 


Après ces explications sur le nombre des causes, et sur 
la part que le hasard peut avoir dans les phénomènes qui 
sont l’objet de la Physique, nous pouvons répéter ce que 
nous avons dit plus haut, à savoir qu'il y a des causes et 
qu'elles sont bien au nombre de quatre, ainsi que nous 
l'avons établi. En effet, quand on recherche la cause d'une 
chose quelconque, on ne peut se poser que quatre ques- 
tions. Ainsi, la cause se ramène d’abord à l’essence de la 
chose, comme dans les cas où n'intervient pas la notion 
du mouvement : par exemple, dans les mathématiques où 
le résultat extrême qu'on poursuit aboutit à une défini- 
tion, celle de la ligne droite, si l’on veut, ou celle de la 
proportion, ou telle autre. Voilà une première cause qui 
est la cause essentielle. Un second genre de cause, c'est 
le moteur initial; et, par exemple, on se demande : Pour- 
quoi tel peuple a-t-il fait la guerre? On répond : c’est 
qu'on l'avait antérieurement pillé. C’est là la cause mo- 
trice de la guerre. Ou bien encore posant la même ques- 
tion : Pourquoi tel peuple a-t-il fait la guerre? On répond: 
Pour conquérir l'empire. Ge n’est plus alors la cause 
motrice et originelle, c’est la cause finale, le but qu'on se 
propose. Enfin, la quatrième et dernière espèce de cause, 
c’est la cause matérielle, celle qui indique la composition 
des objets qui naissent et sont produits, soit par la nature, 
soit par l’homme. 


D’ARISTOTE, LIVRE I, CH. VE. 69 


Du moment qu'il y a quatre causes, le Physicien doit 
les connaître toutes les quatre ; et, c'est en rapportant le 
pourquoi des phénomènes à une d’elles ou à plusieurs 
d’entr’elles, ou à toutes, qu’il rendra compte comme il le 
doit, et d’après les lois même de la nature, de la matière, 
de la forme, du mouvement et de la fin des choses. Il faut 
bien remarquer , d’ailleurs, que parfois trois de ces 
causes se réunissent en une seule; l’essence et la fin se 
confondent ; et le mouvement se confond aussi avec elles, 
au moins spécifiquement. Soit, en effet, ce phénomène : 
la génération d’un homme venu d’un autre homme. L’es- 
sence et la fin se confondent, puisque c'est un homme 
que la nature veut faire; de plus, le moteur, qui est 
l'homme, se confond spécifiquement avec ce qu'il pro- 
duit, puisque le père et le fils sont de la même essence. 
Et, ce qu’on dit de ce phénomène s’appliquerait égale- 
ment à tous les phénomènes où le moteur transmet seu- 
lement le mouvement qu'il ἃ lui-même recu. Mais, là où 
les choses ne transmettent plus le mouvement pour l'avoir 
d’abord reçu, ce n’est plus le domaine de la Physique; car, 
ce n’est pas en tant qu’elles onten elles un principe de mou- 
vement qu’elles le communiquent; mais en tant qu'elles 
sont elles-mêmes immobiles. Il y a donc en ceci trois 
questions distinctes sur trois objets : d’abord sur ce qui 
est immobile; puis sur ce qui est mobile, mais impéris- 
sable, eten troisième et dernier lieu sur ce qui est mobile 
et périssable. 

Ainsi la-cause des choses se trouve, soit en étudiant 
leur essence, qui les fait être ce qu’elles sont, soit en étu- 
diant leur fin, soit en étudiant le moteur d’où est venue 
l'initiative du mouvement. Cette dernière méthode est sur- 


70 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


tout employée quand il s’agit de la génération des choses, 

et qu’on se demande, pour en découvrir les causes, quel 

phénomène s’est produit après l’autre, quel ἃ été le pre- 

mier agent et quelle action en ἃ soufferte l’être qu’on étu- 

die, et en se posant telles autres questions qui font suite 

à celles-là. C’est que dans toute la nature on peut recon- 

naître deux principes qui donnent le mouvement aux 

choses : l’un qui dépasse les bornes de la Physique et ne 

peut être son objet, parce qu’il n’a point précisément en 
lui le mouvement, mais parce qu'il le produit tout en 
étant lui-même absolument immobile et antérieur à tout; 

l'autre, qui est l'essence et la forme des choses, parce 
que la forme est la fin en vue de laquelle se fait tout le 
reste. La nature, agissant toujours en vue d’une certaine 
fin, le Physicien doit l’étudier avec soin sous ce rapport 
spécial. Mais, en résumé, on peut dire qu’il doit étudier 
la nature sous toutes ces faces diverses; et démontrer 
comment telle chose provient de telle autre, soit d’une 
manière absolue et constante, soit simplement dans la 
pluralité des cas. Il faut qu'il puisse en quelque sorte pré- 
dire que telle chose aura lieu après telle autre, comme 
des prémisses on pressent et on tire laconclusion. Enfin il 
doit expliquer ce qu'est l'essence de la chose, qui la fait 
être ce qu'elle est, et montrer pourquoi elle est mieux 
de telle façon que de telle autre, non pas d’une manière 
générale et absolue, mais relativement à la substance par- 
ticulière de chacune. 


VIII. 


Reprenons les questions que nous venons d'indiquer, 


D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. VI. ᾿ 71 


et faisons bien voir d’abord comment la nature est une de 
ces causes qui agissent toujours en vue d'une fin. Geci 
nous conduira à circonscrire la part de la nécessité dans 
les choses de la nature. C’est en effet à ce principe de la 
nécessité que tous les philosophes réduisent la cause der- 
nière des phénomènes, quand après avoir exposé com- 
ment agissent, dans la nature, le chaud et le froid, et les 
principes de ce genre, ils ajoutent en définitive que ces 
principes sont et se produisent par une loi nécessaire. 
C'est si bien là le fond réel de leurs théories, que même 
quand ils ont l’air d’admettre encore une cause diffé- 
rente de la nécessité, ils ne font que toucher cette nou- 
velle cause, et qu’ils oublient aussitôt après l’avoir indi- 
quée, soit que l’un ait recours pour expliquer les choses à 
l'Amour et à la Discorde, soit que l’autre ait recours à 
l'Intelligence. 

Voici, dans toute sa force, l’objection qu’on fait à cette 
théorie qui prête des fins à la nature : « Qui empêche, 
«dit-on, que la nature n’agisse sans but, et sans cher- 
« cher le mieux des choses ? Jupiter, le roi des Dieux, ne 
« fait pas tomber la pluie en vue du grain, pour le nour- 
« rir et le développer ; c’est simplement une loi néces- 
« saire que la vapeur, en s’élevant dans l'air, 50 refroi- 
« disse, et qu'après s’y être refroidie, elle retombe sur 
« terre en forme de pluie. Que si ce phénomène ayant eu 
« lieu, le grain en profite pour germer et croître, c'est 
« là un simple accident; c'est un effet détourné. La na- 
« ture ne pense pas plus à faire pousser le grain, qu'elle 
« ne pense à le pourrir dans la grange où on l’a enfermé, 
« lorsqu'il vient à s’y perdre par suite de l'humidité 
« qu'ont provoquée des pluies trop fréquentes. Gest un 


72 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


« 


« 


« 


-- 
_ 


“τ 
ES 


«C 


« 


simple accident si le grain périt, comme c'en était un 
tout à l'heure, qu’il germât. En poussant ce raisonne- 
ment plus loin, qui empêche de dire également que la 
nature n’a eu aucune fin, et qu’elle a obéi encore à une 
loi nécessaire en constituant les dents de certains ani- 
maux, comme elle l’a fait : celles de devant aiguës et 
capables de déchirer les aliments ; les molaires, larges, 
plates et propres à les broyer ? Qui empêche de dire que 
la nature n’a pas du tout produit les dents en vue de 
ces fonctions diverses, mais que c’est là une simple 
concomitance ? Pourquoi ne ferait-on pas la même re- 
marque pour tous les organes où nous croyons obser- 
ver une fin et une destination spéciales? Donc, toutes 
les fois que les choses se produisent accidentellement 
dans les conditions où elles se seraient produites, si 
elles avaient un but, elles subsistent et se conservent, 
parce qu'elles ont rempli spontanément et par néces- 
sité les conditions indispensables. Mais elles périssent 
quand elles ne les ont pas remplies ; et Empédocle a 
bien raison de dire que « ses créatures bovines à proue 
humaine, ses bœufs à visage d'homme » ont disparu, 
parce que ces créatures ne pouvaient pas vivre dans 
les conditions où elles s'étaient produites. » Telle est 


l’objection qui résume en quelque sorte toutes les autres, 
et je ne lui ai rien Ôté de sa force. 


Pour moi, je repousse cette théorie de la nécessité, et 


je soutiens qu'il est impossible qu’il en soit ce qu’on pré- 
tend. Ces organes des animaux, dont on vient de parler, 
et toutes les choses que nous présente la nature, sont ce 
qu’elles sont d’une manière constante, ou du moins dans 
la majorité des cas. Or, ce n’est pas là du tout la condi- 


D’'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VIIL 73 


tion de ce qui se produit au hasard, spontanément, d’une 
manière fortuite. On ne peut pas dire que ce soit un ha- 
sard, par exemple, qu'il pleuve beaucoup en hiver; mais 
c'est un hasard, une chose toute accidentelle, s’il pleut 
fréquemment dans la canicule. Ce n’est pas davantage un 
hasard qu'il y ait de grandes chaleurs dans les temps ca- 
niculaires; mais c’en est un, s’il y en ἃ dans l'hiver. J’en 
conclus que s’il faut, de deux choses l’une, que les phé- 
nomènes se produisent, soit au hasard, soit en vue d’une 
fin, ceux que je viens de citer ne se produisant pas au 
hasard ni fortuitement ; ils se produisent en vue d’une 
certaine fin. Or, ces phénomènes météorologiques ont 
bien lieu dans la nature de la manière régulière que l’on 
connait, et les philosophes mêmes qui soutiennent ce sys- 
tème que je combats, sont forcés d’en convenir. Done, il 
y ἃ une fin, un pourquoi à tout ce qui se produit dans la 
nature. 

J'ajoute que, partout où il y ἃ une fin, c’est en vue de 
cette fin et pour elle qu'est fait tout ce qui la précède et 
y concourt. Aiusi donc, telle est une chose quand elle est 
faite et accomplie, telle est sa nature ; et telle est sa na- 
ture, telle elle est quand elle est accomplie et faite, en 
admettant toujours que rien ne s’y oppose et ne fasse 
obstacle. Or, comme elle est faite en vue d’une certaine 
fin, c'est qu'elle ἃ cette fin par sa nature propre. Par 
exemple, si ma maison était une chose naturelle, elle se- 
rait précisément par le fait de la nature, ce qu'elle est au- 
jourd’hui par le fait de l’art, de même que si les choses 
naturelles pouvaient être faites par l’habileté de l’art, il 
les ferait précisément comme les fait aujourd'hui la na- 
ture. Donc, la nature est faite en vue de la fin, et la fin 


7h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est faite pour la nature. En général, l'art fait des choses 
que la nature ne saurait faire ; ou parfois aussi il prend la 
nature pour modèle de ses imitations. Or, si les choses de 
l'art ont une fin et un pourquoi, on doit en conclure, à 
bien plus forte raison, que les choses de la nature en ont 
aussi une. C’est là une vérité de toute évidence, de même 
qu’il est également évident que, soit dans les choses de 
la nature, soit dans les choses de l’art, les faits qui sont 
postérieurs, sont toujours dans un rapport pareil avec 
ceux qui sont antérieurs ; les moyens répondent à la fin 
dans l’un et l’autre cas. Cette vérité éclate surtout dans 
les animaux autres que l’homme, qui font ce qu'ils font 
sans qu'on puisse supposer qu'ils agissent ni par les rè- 
gles de l’art, ni après étude, ni après réflexion, comme 
l'homme peut le faire. C’est là ce qui fait qu’on s’est sou- 
vent demandé si les fourmis, les araignées et tant d'au- 
tres bêtes industrieuses, n’exécutent pas leurs étonnants 
travaux à l’aide de l'intelligence ou de telle autre faculté 
non moins noble, au lieu d’un aveugle intinct. En des- 
cendant quelques degrés dans l’ordre des êtres, on voit 
que dans les plantes elles-mêmes se produisent toutes les 
conditions qui concourent à leur fin; et, par exemple, les 
feuilles y sont certainement faites pour protéger le fruit. 
Si donc c’est par une loi de la nature, et en vue d’une fin 
précise, que l'hirondelle fait son nid, et l'araignée sa 
toile ; si les plantes poussent leurs feuilles en vue de leur 
fruit, comme elles projettent encore leurs racines en bas 
et non point en haut, pour se nourrir dans le sein fécond 
de la terre, il est de la dernière évidence qu'il y ἃ une 
cause analogue et de même ordre dans tous les êtres, et 
dans tous les phénomènes de la nature. 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. VI. 75 


Mais ce mot de nature peut avoir un double sens, selon 
qu'on veut désigner par là la matière des choses ou leur 
forme. Or, la forme étant une fin, et tout le reste s’'or- 
donnant toujours en vue de la fin et du but, on peut dire 
que la forme est le pourquoi des choses et leur cause. 
finale. Mais il y a chance d’erreur dans les productions de 
la nature, comme dans celles de l’art; et de même qu'un 
grammairien, malgré sa science, peut faire une faute de 
langue, et que le médecin, malgré son habileté, peut don- 
ner une potion contraire, de même aussi l'erreur peut se 
glisser dans les êtres que la nature produit. Si, dans le 
domaine de l’art, les choses qui réussissent sont faites en 
vue d'une fin ; et si, dans celles qui échouent, la faute en 
est à l’art, qui a fait un effort inutile pour parvenir au but 
qu’il poursuivait, il en est de même pour les choses natu- 
relles; et, dans la nature, les monstres ne sont que des 
déviations de ce but vainement cherché. Si donc ces orga- 
nisations primitives, ces créatures moitié bœuf, moitié 
homme, dont nous parlions tout à l'heure d’après Empé- 
docle, n’ont point vécu parce qu’elles ne pouvaient arri- 
ver à un certain but et à une fin régulière, c’est qu'elles 
se produisaient par un principe altéré et corrompu, 
comme les monstres se produisent encore aujourd'hui par 
la perversion de la semence et du germe. Encore au mi- 
lieu de tous ces hasards, faut-il admettre une certaine 
constance, qui fait que le germe ἃ toujours été le premier, 
et que ces animaux prodigieux ne pouvant naître tout 
d'un coup, c’est toujours « cette matière indigeste et uni- 
verselle » dont on nous parle, qui en ἃ été le germe pri- 
mitif. Dans les plantes mêmes, il y ἃ bien aussi un pour- 
quoi tout à fait analogue ; seulement, il est moins distinct ; 


76 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et si, dans les animaux, il y avait « des créatures bovines 
à proue humaine, » pourquoi, dans les plantes, n’y au- 
rait-il pas eu des vignes à proue d'olivier ? Dira-t-on que 
c’est absurde? J'en tombe d'accord; mais, alors, pourquoi 
ne pas admettre qu'il v avait aussi de ces plantes contre 
vature, si les animaux présentaient de ces anomalies in- 
concevables qu'Empédocle se plait à imaginer ? En pous- 
sant plus loin encore, il faut avouer que les germes ne 
devaient pas offrir alors moins de confusion que leurs 
produits. 

Soutenir un système si extraordinaire, c’est nier abso- 
lument les choses naturelles ; c’est nier la nature; car on 
comprend par choses naturelles, celles qui, étant mues 
continuement par un principe qui leur est intime, arrivent 
à une certaine fin. De chacun de ces principes, 1] ne sort 
pas toujours, dans chaque espèce de choses, un résultat 
identique, pas plus qu'il n’en sort un résultat arbitraire ; 
mais toujours le principe tend à un certain résultat, qu'il 
atteint à moins d’un obstacle qui l’arrête. Mais, dit-on en- 
core en insistant, le pourquoi des choses et les moyens 
employés pour atteindre ce pourquoi, peuvent venir par- 
faitement du hasard. Par exemple, un hôte vient chez 
vous sans autre motif que d'y venir ; il y prend un bain 
pendant qu’il y est, absolument comme s'il était venu 
dans votre demeure tout exprès pour s’y baigner. Cepen- 
dant, il n’y est pas venu le moins du monde avec cette 
intention, et s’il a pris un bain, c’est un simple accident, 
c'est un pur hasard ; car le hasard, ainsi que nous l'avons 
dit plus haut, doit se ranger. parmi les causes acciden- 
telles et indirectes. Mais cet exemple n’est pas aussi déci- 
sif qu'on le suppose; en effet, quand une chose arrive 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. IX. 77 


toujours de la même façon où même le plus ordinaire- 
ment, si ce n’est toujours, on ne peut plus dire que c'est 
un accident ou un hasard : or, dans la nature, toutes les 
choses se produisent avec une immuable régularité, quand 
rien ne s’y oppose. 

D'ailleurs, il serait absurde de croire que les choses se 
produisent sans but, par cela seul qu’on ne verrait pas le 
moteur délibérer son action. L'art, non plus, ne délibère 
point; et, dans une foule de cas, il n’a pas besoin de ré- 
flexion pour agir. Il est une cause externe des choses, 
tandis que la nature est une cause interne; et il faudrait, 
pour que la nature et l’art procédassent de la même fa- 
çon, que l’art des constructions navales, par exemple, fût 
dans les bois qui servent à la construction du navire; et 
alors l’art agirait dans ce cas comme agit la nature. Mais, 
malgré cette différence, l’art sans délibérer se propose 
toujours un but, et la nature s’en propose un comme lui, 
sans avoir à délibérer davantage. On dirait un médecin 
qui, se sentant malade, se soigne lui-même avec toutes 
les ressources de sa science, sans avoir, d’ailleurs, à se 
consulter ni sur le mal qu'il ressent, ni sur le remède 
qu'il doit s’administrer. 

Donc, en résumé, la nature est une cause qui agit en 
vue d’une fin, et nous n’hésitons pas à affirmer cette vé- 
rité. 


IX. 


Une hypothèse étant admise, on peut se demander si la 
nécessité, dans les choses de la nature, n’a qu’une exis- 


Ἁ 


tence uniquement relative ἃ cette hypothèse même, ou 


78 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


bien si elle a une existence absolue? Il y ἃ des gens qui 
comprennent la nécessité d'une façon bien étrange; et 
leur opinion revient à peu près à celle de quelqu'un qui, 
parlant d’une maison, prétendrait qu'elle ἃ été nécessaire- 
ment construite, attendu qu'il est nécessaire que les corps 
les plus lourds soient en bas, où les porte leur tendance 
naturelle, de même qu'il est nécessaire que les corps les 
plus légers soient à la surface. Par suite, les fondements 
des murailles, qui sont en lourdes et grosses pierres, ont 
dû être mis en bas, tandis que le mortier qui est plus 
léger a été mis au-dessus, et que les bois qui sont les plus 
légers de tous ces matériaux ont pris place à l’extérieur. 
Expliquer ainsi la construction d’une maison, ce serait 
singulièrement comprendre la nécessité. Certainement les 
murailles de l'habitation ne peuvent pas exister sans les 
matériaux indispensables; mais ce n’est pas pour eux 
qu’elles sont faites ; ils en sont uniquement la matière. La 
construction n’a été réellement élevée que pour garder et 
garantir les choses qu'on renferme dans la maison. C’est la 
vraie fin que s’est proposée l'architecte. Cette observation 
du reste est générale, et elle s'applique à toutes les autres 
choses qui, étant faites en vue d’une certaine fin, ne 
pourraient exister sans certains éléments nécessaires. 
Mais les choses ne sont pas faites en vue de ces éléments, 
qui n’en sont que la matière, avec la destination spéciale 
à laquelle on les emploie. Prenons encore un autre 
exemple : Pourquoi la scie est-elle faite de telle mamère? 
C’est pour qu'elle soit tel instrument servant à tel usage. 
Sans doute l’acte en vue duquel la scie est faite, la section, 
ne pourrait avoir lieu si la scie n’était point en fer; et, 
par conséquent, il y a nécessité que la scie soit faite de ce 


D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. IX. 79 


métal, puisque autrement elle ne couperait pas et que son 
œuvre ne pourrait s’accomplir. Mais il est clair que la né- 
cessité n’est ici que la condition de l’hypothèse donnée, à 
savoir de pouvoir couper des corps durs ; donc cette néces- 
sité n'est pas dans la fin absolue qu’on se propose. Ainsi, 
la nécessité n’est que dans la matière; mais la fin et le 
pourquoi sont dans la raison libre, qui le comprennent et 
qui le poursuivent. 

Du reste, le nécessaire ainsi limité se retrouve dans les 
mathématiques à peu près comme il est dans les choses 
de la nature. Une fois la définition de l'angle droit étant 
donnée, il y a nécessité que le triangle ait ses trois angles 
égaux à deux droits; et, si les trois angles n'étaient pas 
égaux à deux droits, c'est que l'angle droit lui-même ne 
serait pas ce qu'on à dit. Mais, dans les choses qui se 
produisent en vue d’un certain but, c'est précisément le 
contraire qui à lieu. Si la fin doit être, si le but pour- 
suivi doit se réaliser, il faut que l’antécédent indispen- 
sable, le moyen nécessaire, existe aussi comme elle. Dans 
l'exemple mathématique qui vient d’être cité, la conclu- 
sion était possible quand le principe était vrai; ici, au 
contraire, 1l faut que la fin soit d'abord posée comme 
principe, pour que le moven vienne ensuite s’y adapter. 
Il est certain que sans ce moyen la fin n’est pas réalisable ; 
mas la fin le suppose, et c’est elle qui règle sa condition. 
La fin se trouve être le principe, non pas seulement de 
l'acte, mais encore du raisonnement qui conduit à cet 
acte et qui le dirige. Du reste, dans les mathématiques et 
les sciences abstraites, 1] s’agit uniquement de raisonne- 
ment, puisqu'il n’y ἃ point d'actes à produire. Si donc on 
veut faire une maison, il faut de toute nécessité qu'il 


50 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


existe préalablement tels matériaux qu'on puisse employer 
de telle façon; il faut, en un mot, qu'il y ait préalable- 
ment une matière qui sera employée en vue de telle fin; 
et, dans le cas spécial de la maison, il faut des pierres de 
taille et des moëllons. Mais, la fin poursuivie n'a pas ces 
matériaux en vue, si ce n’est en tant qu'ils sont la ma- 
tière requise; et ce n’est pas pour eux qu'elle sera accom- 
plie. Seulement, sans ces éléments nécessaires, elle ne sera 
pas possible, qu'elle soit la maison ou la scie, 16 fer étant 
indispensable pour celle-ci, les pierres l’étant pour celle- 
là. C’est de même dans les mathématiques où la conclu- 
sion étant vraie, les principes doivent l’être comme elle. 

La nécessité, dans l’ordre de la nature, se réduit donc 
à la matière des choses, et aux mouvements que cette 
matière peut recevoir selon son espèce. 

De ces deux genres de causes, matière et fin, que le 
Physicien doit expliquer, c’est surtout à la cause finale 
qu'il doit s'attacher. La raison en est simple : c'est que la 
fin est cause de la matière qu’on choisit en vue de cette 
fin, tandis que la matière n’est pas cause de la fin. Or, la fin 
est le principe qui détermine l’action et provoque à agir; 
de même qu'elle est aussi le principe qu’on peut retrou- 
ver dans la définition et la conception essentielle des 
choses, où elle est toujours impliquée. Dans les choses que 
l'art produit, il faut toujours un antécédent indispensable. 
Si la maison est, c'est qu'il existait avant elle certaines 
choses dont elle est faite; si la guérison d’un malade ἃ été 
obtenue, c'est qu’on ἃ employé tels moyens qui existaient 
antérieurement à la santé recouvrée. Or, dans les choses 
de la nature, il en est de même; et si l’homme existe, 1l ἃ 
fallu telles conditions premières qui supposent telles 


D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ. CH. L 84 


aatres conditions antérieures, etc. La nécessité ainsi en- 
tendue entre et se découvre jusque dans la définition; et 
si, par exemple, on veut définir l'opération de scier, il faut 
expliquer d’abord que c’est une certaine manière de divi- 
ser les choses; puis, il faudra ajouter que cette division 
ne peut se faire qu'à la condition d’une scie qui a les 
dents faites d’une certaine façon, et que les dents ne 
peuvent être ainsi faites que si elles sont en fer. On arrive 
ainsi à l'élément nécessaire de la définition ; car la défini- 
tion a, en quelque sorte, une matière qui est également 
soumise à la nécessité. 


BE ——— 
LIVRE ΤΙ. 
DÉFINITION DU MOUVEMENT. — DE L'INFINI. 
F. 


La nature étant le principe du mouvement, ou, en 
termes plus généraux, du changement, et notre étude 
présente s'appliquant à la nature, nous devons nous 
rendre bien compte de ce que c’est que le mouvement; 
car, ignorer ce qu'il est, ce serait ignorer absolument ce 
que c'est que la nature, dans toutes les parties qui la com- 
posent. Puis ensuite, une fois que nous aurons défini le 
mouvement, il faudra tâcher d'étudier les conditions dont 


il est toujours accompagné, et les phénomènes qu'il im- 
6 


82 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


plique. Ainsi le mouvement doit être rangé dans la classe 
des quantités continues; et le premier caractère du con- 
tinu, c’est d’être infini. On ne peut pas, en effet. définir 
le continu sans employer la notion de l’infini, et le con- 
tinu n’est, on peut dire, que ce qui est divisible à l'infini. 
De plus, il ny ἃ point de mouvement possible sans 
espace et sans temps, la question de l’espace comprenant 
aussi celle du vide. Voilà donc déjà des motifs pour étu- 
dier avec soin l'espace, le vide, le temps et le mouve- 
ment; mais nous avons en outre cette raison, qu'ils sont 
communs à toutes choses, et qu'ils sont universels. Nous 
examinerons chacune de ces questions séparément ; car 
il faut commencer par les qualités générales et communes 
des choses, avant d’en venir à leurs propriétés spéciales. 
Débutons par la définition du mouvement, ainsi que nous 
venons de le dire. 

Rappelons-nous d'abord les différents points de vue 
sous lesquels on peut considérer l'être. Il est tantôt une 
réalité actuelle, une entéléchie, tantôt il est à l’état de 
simple puissance, tantôt 1] est les deux à la fois. À un 
autre égard, l'être est tantôt substance, tantôt quantité, 
tantôt qualité, ou telle autre des catégories dans les- 
quelles il se partage. Pour les relatifs, il faut distinguer 
ceux qui ont entr'eux le rapport d’excès et de défaut, 
comme le grand et le petit, le peu et le beaucoup, et ceux 
qui ont le rapport de passif et d’actif, C’est dans cette 
dernière subdivision qu'il faut classer le moteur et le mo- 
bile, puisque le moteur meut le mobile, et que le mobile 
est mu par le moteur; relations, comme on le voit, d'ac- 
tion d’une part, et de souffrance de l’autre. Il n’y a pas de 
mouvement en dehors des choses ainsi comprises ; et c'est 


D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. I. 83 


toujours en elles que le mouvement se passe; car, tout 
être qui change doit nécessairement changer, ou dans sa 
substance, ou dans sa quantité, ou dans sa qualité, ou de 
lieu. Or, il n’y ἃ point d’être commun à toutes les catégo- 
ries qui ne soit, en même temps, ou substance, ou quan- 
tité, ou qualité, ou telle autre catégorie de l'être. Par con- 
séquent, 1l n'y ἃ point de mouvement possible qui ne 
rentre dans une de ces catégories, puisqu'il n’y ἃ point 
d'être possible si ce n’est en elles. 

Mais chacune de ces catégories peut être double selon 
le point de vue d’où on la considère. Ainsi, dans la sub- 
stance, on distingue la forme et la privation ; dans la qua- 
lité, les deux contraires, par exemple, le blanc et le noir; 
la quantité peut être complète et incomplète ; et, enfin, 
dans la catégorie du lieu, l'être va en haut ou va en bas, 
selon qu'il est léger ou pesant, etc. Par conséquent, il y 
a autant de genres de mouvement qu'il y a de genres de 
l'être dans les catégories qu’on vient dénoncer. De plus, 
comme dans chaque genre on peut distinguer l'acte de la 
simple puissance, il s’en suit qu’on peut définir le mou- 
vement de cette façon : L'acte, la réalisation ou entéiéchie 
de l'être qui était en puissance, avec les diverses nuances 
que cet être peut présenter. Ainsi, l’altération est le mou- 
vement de l'être altéré en tant qu'altéré ; l'accroissement 
et la décroissance sont les mouvements de l'être qui s’ac- 
croît où qui diminue ; la langue grecque n’a pas pour ces 
deux nuances une expression commune, ainsi qu'elle en 
a une pour l’altération ; la génération et la destruction 
sont les mouvements de l'être qui est engendré ou dé- 
truit, qui se produit ou qui disparaît ; enfin, la translation 
est le mouvement de l’être transféré d’un lieu à un autre. 


δὴ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Ge qui prouve bien l'exactitude de cette définition, qui 
fait du mouvement un acte, c’est que quand une chose 
passe de la puissance à l'acte, nous disons que son mou- 
vement est accompli. Soit, par exemple, une chose à 
construire, une chose qui peut être construite. À ne la 
considérer que sous ce rapport, du moment qu'elle se 
réalise et qu’elle est en entéléchie, nous disons qu'elle est 
construite, et le mouvement de cette chose est la cons- 
truction. Même remarque pour tout autre acte, l'acte d'ap- 
prendre, l’acte de guérir, l'acte de rouler, l'acte de sau- 
ter, l'acte de vieillir, etc. Ainsi le mouvement est l'acte. 
Mais ce n’est pas là encore sa définition tout entière. Les 
mêmes choses peuvent être en acte et en puissance, mais 
non pas à la fois ni relativement à la même chose; par 
exemple, un même objet est chaud en puissance, mais en 
réalité ilest froid. Il s’en suit qu’il y ἃ beaucoup de choses 
dans la nature qui agissent ou qui souffrent les unes par 
les autres. Tout est à la fois actif et passif, suivant l’as- 
pect sous lequel on le considère. Par conséquent, le mo- 
teur, qui agit selon les lois de la nature, est mobile à son 
tour, et tout ce qui meut a d'abord été mu lui-même ; 
mais je limite ceci au domaine de la nature, et je ne vais 
pas aussi loin que certains philosophes qui croient que 
tout moteur, sans aucune exception, reçoit le mouvement 
qu'il communique. Nous nous réservons de démontrer 
ailleurs, vers la fin de ce traité, qu'il doit y avoir un mo- 
teur qui est lui-même absolument immobile { Livre VII). 

Mais, pour le moment, nous nous bornons à répéter 
ici que le mouvement est l'acte, la réalisation ou entélé- 
chie de ce qui était en puissance, quand cet être qui, an- 
térieurement, était simplement possible, devient actuel 


D'ARISTOTE, LIVRE Ill, CH. 1. 85 


en tant que mobile, soit qu'il reste en lui-même ce qu'il 
est, soit qu’il subisse une certaine altération. Quand je 
dis : En tant qne mobile, j'entends par exemple que l'ai- 
rain est la statue en puissance, bien que l’acte ou entélé- 
chie de l’airain, en tant qu’airain, ne soit pas le mouve- 
ment; car, ce n’est pas essentiellement la même chose 
d’être de l’airainet d’être mobile en puissance; et, si abso- 
lument parlant et même rationnellement, c'était là une 
seule et même chose, l'acte de l’airain en tant qu’airain 
serait le mouvement. Mais cela n’est pas du tout; et pour 
se convaincre que l’essence de la chose ne se confond pas 
avec sa mobilité, ilsuffit de regarder aux contraires. Aïnsi, 
c'est chose fort différente de pouvoir se bien porter et de 
pouvoir être malade; car, s’il ΠΥ avait pas de différence 
entre les simples possibilités, il ἢν en aurait pas davan- 
tage dans les réalités actuelles; et se bien porter se con- 
fondrait avec être malade, la santé se confondrait avec la 
maladie. Ce qui demeure et subsiste ici, c'est ie sujet qui 
garde son unité, soit qu'il se porte bien, soit qu'il souffre 
par l'effet du phlegme ou du sang. Mais le sujet ne doit 
pas être confondu avec sa puissance, pas plus que la cou- 
leur actuelle ne doit être confondue avec la couleur en 
puissance, le visible ; et j'en conclus que le monvement 
peut être défini très-convenablement : L'acte ou entélé- 
chie du possible en tant que possible. 

Je maintiens la justesse de cette définition, et j'affirme 
que le mouvement n’est que cela; qu'une chose n’a de 
mouvement vrai qu'au moment où cette réalisation, cette 
entéléchie ἃ lieu, et qu’elle n’en ἃ ni avant ni après; car 
toute chose peut être ou n'être pas en acte. Ainsi, une 
maison à construire est en simple puissance ; mais quand 


86 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


elle est construite, elle est une maison en acte, en réalité. 
L'acte de la chose constructible en tant qu’elle est à cons- 
truire, c’est la construction ; et l’acte de la chose à con- 
struire, c’est-à-dire la construction, ἃ pour résultat la 
maison. Mais une fois la maison faite, la chose construc- 
tible, c'est-à-dire qui pouvait être construite, n’existe 
plus, puisque la chose à construire est construite. Donc, 
nécessairement, la construction est bien l'acte: la con- 
struction est un mouvement d’une certaine espèce; et le 
même mode de définition serait applicable à tout autre 
genre de mouvement. 

Une dernière preuve de l'exactitude de cette définition, 
c'est de voir les difficultés qu'ont eues les philosophes à 
définir le mouvement autrement qu’on ne le fait ici, et les 
erreurs qu'ils ont commises. Ils n’ont pas pu classer le 
mouvement et le changement dans un autre genre que 
celui de l’acte, et ils n’ont fait que s’égarer en considé- 
rant le mouvement sous un autre jour. On peut vérifier, 
en effet, ce que devient le mouvement dans ces théories 
où on en fait une diversité, ou une inégalité, on même le 
non-être. Mais il estévident qu'il n’y ἃ pas de mouvement 
nécessaire, ni pour le divers, ni pour l’inégal, ni surtout 
pour ce qui n'existe point. Le changement ne tend pas 
plus au divers, à l’inégal et au non-être, qu'il ne vient 
d'eux, ni de leurs opposés, le même, l’égal et l'être. 
Mais l’erreur des philosophes que nous désignons ici vient 
de ce qu'ils ont pris le mouvement comme quelque chose 
d’indéfini. Ils l'ont classé dans leur série négative, corres- 
pondant à leur première série positive. Mais les termes de 
la série négative n’existent pas en réalité, puisqu ils sont 
purement privatifs, et qu'aucun d’eux n’est ni substance, 


D'ARISTOTE, LIVRE III, CH. IL. 87 


ni quantité, ni qualité, ni aucune des autres catégories; 
le mouvement ἃ été placé dans la série des termes indé- 
terminés. Je conçois d’ailleurs l’hésitation et l'embarras 
de ces philosophes, attendu qu’on ne peut ranger d’une 
manière absolue le mouvement ni dans la puissance ni dans 
l'acte des êtres ; il n’est absolument ni acte ni puissance. 
Ainsi, une chose qui peut devenir de telle quantité n’a 
pas nécessairement le mouvement pour acquérir cette 
quantité, et l’airain ne devient pas nécessairement statue, 
de même qu'une chose arrivée à avoir telle quantité n’a 
plus alors de mouvement, puisqu'elle est parvenue à son 
terme et à sa forme. Le mouvement est donc bien une 
sorte d'acte ; mais c’est un acte incomplet; et cela se con- 
Çoit, puisque le possible dont le mouvement est l'acte est 
lui-même incomplet. 

Je reconnais d’ailleurs, et ces distinctions subtiles le 
prouvent assez, qu'il y ἃ grand’ peine à savoir avec pré- 
Cision ce qu'est le mouvement; car il faut nécessairement 
le classer, soit dans la privation, soit dans l'acte, soit 
dans la puissance ; mais qu’on en fasse un acte, une puis- 
sance ou une privation, la théorie n’est jamais parfaite- 
ment satisfaisante. Reste donc à le considérer, amsi que 
nous venons de le faire, comme un acte d’un certain ordre. 
Mais, j'avoue que cet acte, même tel que nous l'avons 
expliqué, est très-difficile à bien comprendre, quoi que ce 
pe soit pas tout à fait impossible. 


IE. 


Ainsi que nous l'avons déjà dit, tout moteur dans la 
nature est d’abord mu lui-même, parce qu'il est mobile 


ᾷ 


88 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


en puissance, et que son immobilité, qui n’est pas absolue, 
est simplement la privation du mouvement, ou le repos. 

Le repos est l’immobilité de ce qui, par nature, possède 
le mouvement sans en faire usage à un certain moment 
donné. Agir sur un mobile en tant qu'il est mobile, c’est 
là précisément ce qu’on appelle mouvoir; mais le moteur 
ne peut agir que par contact, et du moment qu'il touche 
le mobile 1] en reçoit une certaine action, en même temps 
qu'il lui en communique une. Je transforme donc un 
peu la définition da mouvement, et je dis qu’il est l'acte 
ou entéléchie, la réalisation du mobile en tant que mobile. 
Mais comme le contact est indispensable pour le phéno- 
mène qui se passe ici, le moteur souffre en même temps 
qu'il agit. C’est une forme nouvelle que le moteur apporte 
toujours à l'être qu’il meut, soit en substance, soit en 
qualité ; et cette forme sera, comme cause finale, le prin- 
cipe du mouvement que donne le moteur. C’est, par 
exemple, un homme actuel, réel ou en entéléchie, qui fait 
un homme réel de l’être qui n’était homme qu'en puis- 


> sance. Ainsi, le mouvement vient sans doute du moteur qui 


le donne ; mais il est réellement dans le mobile qui le re- 
çoit, et dont il est l’entéléchie. Ainsi, l’acte du moteur se 
confond avec celui du mobile et ne peut être autre; car il 
faut que tous deux aient leur réalisation, leur entéléchie. 
Le moteur en puissance est moteur à ce titre, par cela 
seul qu'il peut mouvoir; mais le moteur réel est moteur 
à ce titre, parce qu'effectivement 1] meut et agit. Il est 


l'agent du mobile; et, par conséquent, 1] n’y ἃ qu’un seul 


acte pour le moteur et pour le mobile à la fois. C’est ainsi 
que dans les nombres il n’y ἃ qu'un seal et même inter- 
valle d’un à deux et de deux à un, soit que l'on monte soit 


D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IL 89 


que l’on descende, du plus petit au plus grand, ou du plus 
grand au plus petit. Les deux choses n’en font bien qu'une ; 
mais, cependant, leur définition réciproque n’est pas la 
même : un est la moitié de deux, et deux est le double de 
un. C’est là aussi le rapport et la différence du moteur au 
mobile qu'il meut. 

Il est vrai qu’à cette théorie on fait une objection, et il 
faut y répondre, bien qu’elle soit purement logique et 
qu'elle ne repose pas sur une réalité. L'acte du moteur, 
dit-on, doit être différent de celui du mobile, comme 
l'acte de l'actif est différent de celui du passif. D'une 
part, c’est l’activité; de l’autre au contraire, c’est la pas-- 
sion et l’affection subie. L'œuvre et la fin, du moteur, c’est 
un résultat produit; l’œuvre du mobile et sa fin c'est un 
certain état tout passif. Voici la réponse que je fais à cette 
objection. Si l’on prétend séparer les deux actes du mo- 
teur et du mobile, au lieu de les réunir en un seul, on en 
fait deux mouvements; et alors je demande, en admet- 
tant qu'ils sont autres, dans quel terme, le moteur ou 
le mobile, on les place. Ou les deux actes sont dans ce 
qui souffre l’action, dans le mobile; ou bien l’action se 
trouve d’une part dans le moteur qui agit; et d'autre 
part, la passion se trouve dans le mobile qui souffre l’ac- 
tion. Mais si l’on donne également le nom d'acte, ou d’ac- 
tion à cette passivité, c’est une simple homonymie, une 
pure équivoque de mots. Si on les sépare et qu'on place 
l’action dans l'agent et la passion dans le patient, comme 
il semble que cela doit être, alors on met le mouvement 
dans le moteur, au lieu du mobile où 1] est, ainsi que 
nous venons de le démontrer ; car entre le moteur et le 
mobile, le rapport est le même qu'entre l’action et la 


| 0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


passion. On sera ainsi amené à soutenir ces deux absur- 
dités, ou que tout moteur est mu comme le mobile, ou 
que ce qui 816 mouvement ne l’a pas; car sile mouvement 
est dans le moteur, ainsi qu’on le prétend, il faat alors 
que le moteur soit mu, ce qui est contradictoire; ou bien 
si l’on dit que le moteur n'est pas mu, on ne comprend 
plus qu'ayant en soi le mouvement, il ne l’éprouve pas. 
Que si l'on prétend que les deux actes sont dans le mobile, 
c'est-à-dire dans le patient au lieu d’être dans l’agent ou 
le moteur, de même que le disciple qui étudie réunit en 
lui l’enseignement qu’il reçoit et l'étude par laquelle il 
s'applique, je réponds qu'il en résultera cette première 
absurdité, que l'acte d’un être n’est plus dans cet être, 
puisque l’action de l'agent sera dans le patient etnon plus 
dans l'agent lui-même; puis, une seconde absurdité non 
moins évidente, c’est qu'une seule et même chose pourra 
avoir à la fois deux mouvements différents et peut-être 
même contraires. Mais comment concevoir dans un seul 
et même être deux modifications diverses, lesquelles ten- 
draient cependant à la même fin et à la même forme ? 
Dira-t-on qu'il ny ἃ qu'un seul et même acte pour 
l'agent et le patient? Je réponds que c’est impossible, 
parce qu'il est contre toute raison que deux choses 
d'espèce différente, comme le sont l’agent et le patient, 
puissent avoir un seul et même acte. Que si l’on identifie 
l’enseignement que reçoit le disciple avec l'étude person- 
nelle qu'il fait pour s’instruire lui-même, l’action avec la 
passion, alors 1l faudra admettre aussi, qu'enseigner est 
la même chose qu'étudier, que souffrir et agir sont tout 
un, que quand on enseigne on étudie, et que celui qui 
meut est aussi celui qui souffre et qui est mu. Je conviens 


D'ARISTOTE, LIVRE IX, CH. IL 94 


qu’à certains égards, il n’est pas absurde de soutenir que 
acte d’une chose puisse être dans une autre chose. 
Ainsi l'enseignement est bien l’acte du maître qui 
enseigne ; mais cet acte a beau résider dans un certain 
être doué de telle ou telle capacité, il n°y est pas complé- 
tement isolé et abstrait ; il y est l’acte de cet être qui 
enseigne, dans un autre être qui reçoit l’enseignement ; 
c’est l'acte du maître dans et sur le disciple. 1] n’est pas 
non plus impossible que le même acte appartienne à deux 
choses différentes. Sans doute, il n’y est pas essentiel 
lement et absolument identique, comme le sont dans leur 
définition an Habit et un Vêtement ; mais le même acte 
peut être, dans l’une des deux choses, en puissance, et 
dans l’autre, en réalité actuelle. J'ajoute, pour répondre 
au doute soulevé tout à l'heure, que ce n’est pas une 
conséquence nécessaire, comme on le dit, que l'acte de 
l’enseignement et celui de l’étude soient identiques ; et en 
supposant même qu'il faille à certains égards confondre 
l’action et la passion, ce n'est pas du tout comme on 
confond l’Habit et le Vêtement, dont la définition essen- 
tielle est toute pareille; mais c’est seulement comme l’on 
peut confondre le même chemin fait en deux sens difié- 
rents. D’Athènes à Thèbes, et de Thèbes à Athènes, le 
chemin est pareil: mais dans un cas, c’est l'aller; et dans 
l’autre, le retour. C’est qu’en effet on peut bien dire de 
deux choses qu’elles sont identiques, quand elles ne le 
sont qu'à certains égards et relativement ; mais pour être 
absolument identiques, il faut qu’elles le soient dans leur 
essence. En d’autres termes, en supposant que l’ensei- 
gnement et l'étude sont une même chose, il ne s’en sui- 
vrait pas que l’acte d'enseigner et l'acte d'étudier fussent 


92 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


un seul et même acte. La distance est la même sans doute 
entre les deux points ; mais ce n’est pas identiquement la 
même chose d'aller du premier au second, ou du second, 
au premier. 

Pour résumer ceci en quelques mots, je dirai qu’à pro- 
prement parler, ni l’enseignementet l'étude, ni l’action et 
la passion ne sont une seule et même chose. La seule 
chose identique de part et d'autre, c’est le mouvement, 
dont l’action et la passion ne sont que des modes divers ; 
car on peut distinguer rationnellemernt l’acte d’une chose 
qui agit sur une autre, et l'acte d’une chose qui souffre 
l'action d'une autre chose. Sous ces deux faces. c’est tou- 
jours le mouvement. 


[ET 


Telle est donc selon nous la définition du mouvement, 
soit considéré en général, soit considéré dans ses espèces ; 
et les explications que nous avons données suffisent pour 
qu'on ne soit pas embarrassé à définir chacune des 
espèces particulières. Par exemple, si l’on voulait définir 
l'espèce de mouvement qu’on appelle l’altération, c'est-à- 
dire le mouvement dans la qualité, on dirait que l’alté- 
ration est l’acte ou l’entéléchie de l’être altérable, en tant 
qu'il peut être réellement altéré. On pourra même trou- 
ver encore une expression plus claire, en disant que le 
mouvement est l'acte de ce qui peut agir ou souffrir, en 
tant que l’objet est ce qu’il est; et cela, soit d’une manière 
absolue et tonte générale, soit d’une manière spéciale, 
selon les cas divers : ici l’acte de la construction d’une 
maison que l’on construit ; ailleurs l’acte de la guérison 


D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. IV. 93 


que le médecin opère, etc. Le procédé serait le même 
pour tous les cas possibles du mouvement, et l’on ferait 
subir les mêmes changements à la définition que nous en 
avons essayée. 


IV. 


Après avoir donné une idée toute générale du mou- 
vement, nous poursuivons le cours de notre étude. La 
science de la nature, telle que nous la concevons, s'occupe 
nécessairement de trois choses : les grandeurs, le mou- 
vement et le temps; et ces trois choses, qui comprennent 
à peu près tout, doivent être ou infinies ou finies. de dis 
qu’elles comprennent à peu près tout, parce qu’il y ἃ 
quelques exceptions; et, par exemple, il y a des choses 
qui ne peuvent pas être ni finies ni infinies ; ainsi, le point 
en mathématiques et la qualité dans les choses ; car ni la 
qualité ni le point ne peuvent être rangées n1 dans l’une 
ni dans l’autre classe du fini ou de l'infini. 11 convient 
donc, quand on étudie la nature, d'étudier aussi l'infini ; 
et c'est ce que nous allons faire en nous demandant si 
l'infini existe ou s’il n'existe pas, et en recherchant, une 
fois son existence reconnue, ce qu'il est essentiellement. 

En nous livrant à cette étude, nous ne faisons qu'imiter 
les autres philosophes, qui ont pensé, comme nous, qu'elle 
est indispensable à la science de la nature; et tous ceux 
qui ont quelque autorité en ces matières, se sont si bien 
occupés de l'infini qu'ils en ont faitun principe des êtres. 
Les uns, comme les Pythagoriciens et Platon, pensant que 
l'infini est le principe essentiel des êtres, et non pas un 
attribut et un simple accident, en ont fait une substance 


94 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


existant par elle-même. La seule différence entre l’école 
de Pythagore et le système Platonicien, c’est que pour 
les premiers, l'infini fait partie des choses possibles, 
puisque d’une part ils ne séparent pas le nombre en 
l’abstrayant des choses elles-mêmes, et que d'autre part 
ils placent aussi l'infini en dehors du ciel, où ils admettent 
encore des choses sensibles. Platon au contraire ne voit 
rien en dehors du ciel et de ce monde, pas mêmes les Idées, 
auxquelles on ne peut d'ailleurs assigner aucun lieu ; 
et il met l'infini à la fois dans les choses sensibles et 
dans les Idées. Une autre différence encore entre les 
Pythagoriciens et Platon, c'est qu'ils identifiaient l'infini 
et le pair, attendu que tout nombre pair est indéfiniment 
divisible par deux. En ce sens, le nombre pair, par la 
possibilité de ses divisions indéfinies, donne l’infinitude 
aux choses, tandis que l'impair, même quand 1] dépasse 
le pair ou qu'il le limite en empêchant les divisions d’aller 
aussi loin, ne peut être considéré comme infini, car 
l’impair est essentiellement indivisible. En preuve, les 
Pythagoriciens citaient ce qui se passe dans la série des 
nombres, où, en ajoutant à l'unité les gnomons, c’est-à- 
dire la suite des nombres impairs 3, 5, 7, 9, etc., on 
obtient toujours la même figure, laquelle est un carré, 
tandis qu en ajoutant à l'unité la suite des nombres pairs 
2, h, 6, 8, etc., on obtient toujours une figure différente, 
ou plutôt des figures qui varient à l'infini. Quant à Pla- 
ton, loin de considérer ainsi l'infini, 1] reconnaissait deux 
infinis, l'un de grandeur et l’autre de petitesse. 

Le point de vue où se sont placés les Physiciens n’est 
plus celui des Pythagoriciens ni de Platon. Ils n'ont plus 
donné à l'infini une nature substantielle, et ils en ont fait 


D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. IV. 95 


un simple attribut des éléments qu'ils admettaient, l'air, 
l’eau et les intermédiaires analogues. Parmi les philo- 
sophes qui limitent le nombre des éléments, soit à deux, 
soit à trois, soit à quatre, personne n’a songé à dire que 
ces éléments en nombre fini fussent infinis en grandeur. 
Mais ceux qui supposent les éléments en nombre infini, 
comme Anaxagore avec ses parties similaires ou Homæo- 
méries, et Démocrite avec ses germes et ses atomes 
partout répandus, ceux-là pensent que l'infini est com- 
posé par le contact universel des choses, et leur absolue 
continuité. Anaxagore affirme qu'une partie quelconque 
du monde est un mélange pareil à tout le reste de l’uni- 
vers, se fondant sur cette observation, d’ailleurs fort 
contestable, que tout vient de tout dans l’état présent des 
choses. De là il tire cette induction que tout à l’origine 
des choses était dans tout, que la chair, par exemple, qui 
aujourd’hui est distincte de l'os était alors de l'os aussi 
bien que de la chair, ou telle autre chose, que toutes 
choses étaient confondues pêle-mêle les unes avec les 
autres, en un mot que tout était tout. Selon lui, il y à 
dans une chose quelconque non-seulement un principe 
qui distingue cette chose de toutes les autres, mais aussi 
des principes qui peuvent distinguer toutes les autres 
choses. D'autre part, comme tout ce qui se produit actuel- 
lement sous nos yeux vient d’un corps semblable à celui 
qui est produit, et qu'il faut bien un principe à la géné- 
ration des êtres, qui est très-réelle, sans d’ailleurs qu’elle 
soit simultanée et confuse comme le croit Anaxagore,ilen 
concluait que le principe de toute génération est en défi- 
nitive unique; et ce principe unique de tout ce qui est, Ana- 
xagore l’appelait l’Intelligence. Or, l'Intelligence qui ne 


96 PARAPHRASE D E LA PHYSIQUE 


peut agir qu'intellectuellement, est partie, pour son œuvre 
d'organisation, d’un certain état antérieur. Donc tout 
était dans le chaos, que l’Intelligence ἃ ordonné, et c’est 
elle qui ἃ communiqué à toutes choses le mouvement 
régulier et immuable que nous voyons. Telles sont les 
théories d'Anaxagore. Démocrite pensait au contraire que 
jamais les éléments primordiaux des choses, les atomes, 
ne peuvent venir les uns des autres; c’est la matière 
commune de tout, c'est un élément et un corps commun, 
qui ne varie que par la grandeur et la configuration de 
ses parties. 

Ainsi, tout ce qui précède prouve bien que l'étude de 
l'infini appartient à la science de la nature; et il faut 
louer les philosophes d’avoir toujours fait de l'infini, un 
de leurs principes. L'infini, en effet, ne peut pas avoir 
été fait pour rien; et on ne peut lui donner un autre 
caractère que celui de principe ; car tout doit être ou 
principe ou conséquence d’un principe ; or, l'infini ne peut 
avoir de principe, puisqu'alors il aurait une limite qui le 
rendrait fini; donc il est bien principe, et il ne peut être 
que cela. De plus, étant un principe, il faut que l'infini 
soit incréé et impérissable ; car tout ce qui a été créé doit 
avoir une fin, et il y a un terme à tout ce qui dépérit. Or, 
l'infini ne peut avoir de terme sous quelque rapport que 
ce soit ; il n’y a donc pas de principe pour lui, et c'est lui 
au contraire qui est le principe de tout le reste. «Il 
embrasse tout ; il gouverne tout, » comme le disent ceux 
qui, en dehors de l'infini, ne reconnaissent point d’autres 
causes que lui, et n’ont point recours à l'intervention de 
l'Intelligence ou de l'Amour. Ges philosophes ajoutent 
aussi que l'infini est l'être divin, puisqu'il est immortel 


D'ARISTOTE, LIVRE IF, CH. V. 97 


et indestructible, ainsi que le disait Anaximandre et avec 
lai la plupart des Naturalistes. 


V 


I ya cinq arguments principaux à l’aide desquels on 
peut démontrer l'existence de l'infini. Cest d'abord le 
temps, qui est infini, et qui ne peut avoir de fin, de même 
qu'il n’a point eu de commencement. En second lieu, 
c'est la divisibilité des grandeurs qui est sans fin ; et les 
mathématiques font souvent usage de la notion de l'in- 
fini. En troisième lieu, la génération et la destruction 
perpétuelles des êtres, et leur renouvellement indéfectible 
prouvent bien qu'il y ἃ un infini d’où sort sans cesse tout 
ce qui se produit; car, sans lui, cette succession éter- 
nelle viendrait à défaillir. Quatrièmement, tout ce qui 
est fini est toujours fini relativement à quelque chose qui 
le limite ; et, nécessairement, il n’y aurait ni limite ni fin, 
s'il failait que toujours une chose en limitât une autre; 
cest donc à quelque chose d’infini qu'aboutissent les 
choses, et c’est l'infini qui est leur limite commune. En- 
fin, le cinquième et dernier argument est le plus puissant 
de tous, et c'est celui qui ἃ le plus occupé les philoso- 
phes : c'est que notre pensée conçoit l'infini, soit pour 
les nombres, soit pour les grandeurs, soit pour l’espace 
en.dehors des sphères célestes, et que quelque grand que 
soit un nombre, une grandeur, un espace quelconque, la 
pensée peut toujours concevoir quelque chose de plus 
grand. L'espace qui est en dehors du ciel que nous 
voyons étant infini, il faut bien qu'il y ait un corps infini 
et des mondes sans fin; car, pourquoi le vide serait-il 


- 


/ 


98 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dans une partie de l’univers, puisqu'il n’est pas dans 
celle où nous sommes? Pourquoi le plein ne serait-il point 
partout, du moment qu'il est quelque part? Et même en 
admettant le vide, il n'en faudrait pas moins que cet es- 
pace vide fût infini; et l’on reviendrait ainsi à admettre 
l'existence d’un corps infini; car dans les choses éter- 
selles, du moment qu'une chose peut être, elle est; et la 
puissance s’y confond avec l'acte, l'acte s’y confond avec 
la puissance. 

J'avoue que, malgré ce que je viens de dire, la théo- 
rie de l'infini est toujours fort difficile, et que l’on tombe 
dans une foule d'impossibilités, soit qu'on en admette, 
soit qu'on en rejette l'existence. D'autre part, l'existence 
de l'infini étant admise et démontrée, de nouvelles ques- 
tions se présentent. Comment existe-t-1l? Est-ce comme 
substance? Ou bien n'est-il qu'un accident de quelque 
autre substance existant elle-même dans la nature? Ou 
bien encore n’existe-t-il ni à l’état de substance, ni à 
l'état d’attribut? Mais, sans se perdre dans ces recherches 
épineuses, on peut affirmer que l'infini existe, ne serait-ce 
que par cette seule considération que le nombre des 
choses est infini. Et parmi toutes ces questions, celle 
qui intéresse plus particulièrement le Physicien, c’est de 
savoir si parmi les choses sensibles, dont l'étude consti- 
tue la science de la Physique, il est une grandeur qui soit 
infinie. 


ΥΙ. 


Pour approfondir cette question spéciale, il faut d'abord 
avoir le soin de bien distinguer les diverses acceptions 


D'ARISTOTE, LIVRE II, CH. VE 99 


du mot Infini. Premièrement, on entend par Infini ce 
qui, par sa nature, ne peut être parcouru ni mesuré ; de 
même que, par sa nature, la voix est invisible, par ce 
seul motif qu’elle est faite pour être entendue et non pas 
vue. En un second sens moins précis que celui-là, on dit 
d'une chose qu’elle est infinie par cela seul qu’elle n’a 
point, au moment où on la considère, le terme qu’elle ἃ 
ordinairement. Bien que par sa nature elle ait un terme 
nécessaire, on dit qu’elle est sans terme ou à peu près 
sans terme; et à cet égard on l'appelle infinie, parce que 
sa fin ne nous est pas immédiatement accessible. Enfin, 
une chose peut être considérée comme infinie, soit parce 
qu’elle peut s’accroître sans terme, soit parce qu’elle peut 
être supposée divisée à l’infini, soit même parce qu’elle 
peut être considérée sous ces deux rapports à la fois. 
Ceci posé, nous disons qu’il est impossible que l'infini 
soit séparé des choses sensibles, ainsi qu’on l’a quelque- 
fois prétendu, et que ce quelque chose ainsi isolé de tout 
soit lui-même infini ; car si l’on soutient que l'infini n’est 
ni un nombre, ni une grandeur, et qu'il est essentielle- 
ment une substance, et non point un accident, il s’en suit 
que l'infini est indivisible, attendu que le divisible est 
toujours nécessairement ou une grandeur, ou un nombre. 
Mais s’il est indivisible, il n’est plus infini, si ce n’est indi- 
rectement, de même qu’on dit de la voix qu'elle est invi- 
sible. Essentiellement la voix n’est pas invisible ; elle est, 
si l’on peut dire ainsi, inehtendable. Mais ce n’est pas 
sous ce rapport indirect que l’on considère l'infini quand 
on en admet l'existence, et ce n’est pas ainsi que nous 
l’'étudions nous-mêmes, puisque pour nous la nature es- 
sentielle de l'infini, c'est de ne pouvoir être parcouru et 


100 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


épuisé; il est divisible, et ses divisions ne peuvent avoir 
de terme. D'autre part, si l'infini existe comme simple 
accident des choses, et non plus comme substance, il n’est 
pas alors, comme on le disait, l'élément et le principe des 
choses, pas plus que l’invisible, qui est un accident de la 
voix, n’est l'élément et le principe du langage, bien que 
la voix soit invisible. En outre, comment comprendre que 
l'infini puisse être lui-même séparé des choses quand le 
nombre et la grandeur, dont l'infini est un attribut, ne 
sont pas eux-mêmes séparés ? Certes, si le sujet n’est pas 
séparé, l’attribut l’est bien moins encore; et ce prétendu 
infini l’est nécessairement bien moins que la grandeur et 
le nombre. 

Mais si l'infini, ainsi compris, re peut être ni sub- 
stance, ni principe, il est évident qu'il ne peut pas da- 
vantage être actuellement, être en acte, dans les choses 
sensibles; car, s’il était en acte, il serait divisible; et, 
alors, tonte partie qu'on en séparerait devrait être infinie 
comme lui. Mais, du moment qu'on fait de l'infini, une 
substance et non plus un simple attribut, il n’est plus 
possible de distinguer l'infini et l'essence de l'infini. L’in- 
fini étant simple en tant que substance, 1l se confond avec 
son essence, et il n'y ἃ pas là de division possible. Par 
conséquent, ou l'infini est indivisible, ou selon cette théo- 
rie 1] est divisible en d’autres infinis; mais c’est là une 
impossibilité, et l'infini est nécessairement un. Une partie 
de l’air est bien encore de l'air; mais 1] ne se peut pas 
de la même façon qu’il y ait un infini d’infini, et qu'une 
partie de l'infini soit l'infini. C’est cependant à cette con- 
clusion qu'on est amené si l’on suppose que l'infini est 
une substance et un principe. Dira-t-on, au contraire, que 


D'ARISTOTE, LIVRE, ΠῚ, CH. VIL 101 


l'infini est indivisible, et non plus divisible? Alors, il est 
impossible qu’un être réel, un ètre actuel, soit infini, 
parce qu’il faut toujours qu’un tel être soit une quantité 
déterminée, c’est-à-dire une quantité qui est précisément 
le contraire de l'infini. Que si l’on cesse de soutenir que 
l'infini soit une substance, et si on le réduit à être un 
simple attribut, dès lors il cesse d’être un principe; et 
par suite, le véritable infini, c’est ce dont l'infini est l’at- 
iribut, et non plus l'infini lui-même; c’est l'air, par 
exemple, si l’on prend l'air comme infini; c’est le nombre 
pair indéfiniment divisible, si c’est le nombre que l’on 
considère. En un mot, c’est se tromper étrangement sur 
l'infini, que d’en faire avec les Pythagoriciens, une sub- 
stance, et de le regarder en même temps comme formé 
de parties diverses. 


VIL. 


Nous savons bien qu’on pourrait étendre encore l'étude 
que nous faisons ici. et qu'on pourrait considérer l'infini 
non-seulement dans la nature, mais aussi dans les mathé- 
matiques, dans la pensée, et dans les choses qui, comme 
elle, n'ont pas de grandeur. Mais loin d'élargir le cercle, 
nous préférons le borner; et comme la Physique ne doit 
s'occuper que de choses sensibles, nous nous astreindrons 
à cette seule question de savoir si, parmi les choses que 
perçoivent nos sens, il peut y en avoir une dont le déve- 
loppement soit infini. Nous nous servirons d'arguments 
rationnels et d'arguments physiques, pour prouver qu'il 
n'y à pas de corps sensible qui soit infini. 

Logiquement, il y ἃ contradiction à ce qu'un corps soit 


102 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


infini; car le corps est défini : Ce qui est limité par une 
surface, Dès lors, la raison ne peut pas plus concevoir un 
corps infini que les sens ne peuvent le percevoir, Mais le 
nombre lui-même considéré dans les choses n’est pas in- 
fini, de même qu'il l’est quand on le considère abstraite- 
ment. Le nombre dans ce cas n’est que ce qui est numé- 
rable ; et puisqu'on peut toujours nombrer le numérable, 
il s’ensuivrait qu'on pourrait ainsi parcourir et épuiser 
l'infini. Voilà pour les arguments rationnels. 
Physiquement, les arguments ne sont pas moins forts, 
et ils prouvent que ce prétendu corps infini ne peut être 
ni composé ni simple, en d’autres termes qu'il ne peut 
exister. Ainsi le corps infini ne peut pas être composé, si 
l'on suppose que les éléments naturels sont en nombre 
fini, comme ils le sont en effet: car nécessairement les 
éléments contraires qui le forment doivent être plus d'un, 
et comme il faut qu’ils se fassent contre-poids pour que le 
composé se conserve, il est bien impossible que l’un d'eux 
soit infini, attendu que par cela seul qu'il serait infini, il 
détruirait toujours tous les autres. Supposons que la puis- 
sance qui est dans un des deux éléments composants, 
soit inférieure à celle de l’autre, et que, par exemple, le 
feu et l'air composant l'infini, le feu soit fini, tandis que 
l'air serait infini. On croit que le feu suffisamment multi- 
plié, mais d’ailleurs toujours fini, pourra faire équilibre à 
l'air; je dis qu'il n’en est rien, et que l’air étant infini 
l’emportera sur une quantité quelconque finie de feu ; l’in- 
fini annulera toujours le fini quel qu'il soit. Si l'on dit 
que ce n'est pas un des éléments du corps infini qui est 
infini, mais que tous ses éléments sont également infinis, 
ce n’est pas plus possible; car le corps est ce qui ἃ des 


D'ARUSTOTE, LIVRE I, CH VIL 103 


dimensions finies en tous sens, longueur, largeur, pro- 
fondeur ; mais l'infini ἃ des dimensions infinies, et alors 
il suffira qu'un seul des éléments soit infini pour remplir 
l'univers. Par conséquent, ce corps infini aura des dimen- 
sions infinies en tous sens, ce qui est contradictoire à la 
notion même de corps. 

Mais si le corps infini ne peut pas être composé, il 
n'est pas possible davantage qu'il soit un et simple, même 
en le prenant pour quelque chose en dehors des éléments 
ordinaires qui en sortent et en naissent, comme le veulent 
quelques philosophes; ou pour mieux dire, il est impos- 
sible qu’il existe. Il y ἃ des philosophes, en effet, qui 
conçoivent l'infini de cette façon, sans oser le placer ni 
dans l'air ni dans le feu, de peur de détruire les autres élé- 
ments par celui d’entr'eux qu'on ferait infini. Les éléments 
naturels ont les uns à l'égard des autres une opposition 
qui en fait des contraires. Ainsi, l’air est froid ; l’eau est 
humide; l'air est chaud; et si l’un de ces éléments était 
infini, 11] annulerait à l'instant tous les autres. Aussi les 
philosophes dont nous parlons, font-ils du principe d’où 
viennent les éléments selon leur système, quelque chose 
de distinct des éléments. Mais il est impossible qu’il y ait 
un tel corps en dehors des éléments naturels, non pas 
seulement en tant qu'infini; car on pourrait dire de lui 
qu'il détruirait les autres comme on le dirait tout aussi 
bien de l’air, de l’eau, ou de tout autre élément ; mais 
aussi, parce qu'il ne peut pas exister un corps sensible de 
ce genre en dehors de ce qu'on appelle les élémenis. Tout 
en effet se résout en définitive dans l'élément primordial 
d'où il vient; il faudrait donc un élément différent de 
l'air, du feu, de la terre et de l’eau, et Pobservation pent 


104 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


nous convaincre qu'il n’y en ἃ pas, puisque l’eau, la 
terre, le feu et l’air, ne se résolvent pas dans cet élément 
unique d’où on les fait sortir. 

On vient de montrer qu’il ne peut pas y avoir un élé- 
ment infini en dehors des quatre éléments; il ne se peut 
pas davantage que ce soit un de ces éléments qui soit in- 
fini; car pour que l'univers, même en le supposant limité, 
devienne un élément unique comme le prétend Héraclite, 
qui croit que tout a été jadis du feu, il faut qu'un des 
quatre éléments devienne infini. On pourrait en dire au- 
tant de ce principe unique que supposent nos philo- 
sophes en dehors des éléments, et il faudrait que les 
éléments se fussent convertis en cet unique principe; 
mais alors 1] n’y aurait plus de changement dans l’uni- 
vers; Car pour que le changement ait lieu, il faut qu'il se 
fasse du contraire au contraire, et, par exemple, du chaud 
au froid. 

Ce que je viens de dire peut nous servir, d’une manière 
générale, à savoir s’il est possible qu'il y ait un corps 
sensible infini. Et d’abord, voici des raisons qui semblent 
prouver qu’il est impossible qu’un tel corps existe. D'a- 
près les lois les plus évidentes de la nature, tout corps 
est dans un lieu; chaque espèce de corps ἃ un lieu qui 
lui est propre, et la partie est toujours dans le même lieu 
que le tout. Ainsi, une motte de terre a le même lieu que 
la masse totale de la terre, c’est-à-dire qu'elle se dirige 
en bas; une étincelle ἃ le même lieu que la masse entière 
du feu, c’est-à-dire qu’elle se dirige en haut. De ces prin- 
cipes, je tire cette conséquence que, la partie du corps 
sensible infini étant homogène au tout, ou elle sera éter- 
nellement immobile, ou elle sera toujours en mouvement. 


D'ARISTOTE, LIVRE HE, CH. VEL 105 


Mais je prouve que ces deux hypothèses sont également 
inadmisibles. En effet, pourquoi le mouvement de la partie 
irait-il en bas plutôt qu’en haut ou dans tout autre sens, 
puisque le corps sensible infini dont elle est la partie, est 
nécessairement partout? Je reprends l'exemple de la 
motte de terre, et en supposant que la terre, dont elle est 
une partie soit ce corps sensible infini, je demande : Dans 
quel lieu pourra se porter cette motte de terre, si elle est 
en mouvement? Dans quel lieu aura-t-elle son repos? Car, 
encore une fois, le lieu du corps sensible infini auquel elle 
est supposée homogène est infini ; et il ne reste plus de 
lieu pour la partie. Dira-t-on par hasard que cette motte 
de terre remplira tout l’espace, comme la terre elle-même 
est supposée le remplir? Mais comment serait-ce pos- 
sible? Comment aurait-elle alors mouvement ou repos ? 
Dans quel lieu seront-ils l’un et l'autre? Si elle est par- 
tout en repos, alors elle n'aura jamais de mouvement; et 
si son mouvement est partout, alors elle ne sera jamais 
en repos; ce qui est également contraire aux phénomènes 
que nous pouvons observer. 

Si au lieu de supposer la partie homogène au tout, on 
la suppose dissemblable, la partie ne ressemblant plus 
au tout, il s’en suit qu'elle aura un lieu autre que lui. 
Mais la partie étant d’une autre espèce que le tout, l'unité 
du tout, qui est le corps sensible infini, disparaît; ou plu- 
tôt, 1l n'y ἃ plus d'unité que celle qui résulte de la conti- 
guité des parties. Ajoutez que les espèces des parties du 
tout seront aussi ou en nombre fini ou en nombre infini; 
mais l’une et l’autre hypothèse est également insoute- 
nable. D'abord il n’est pas possible que les parties soient 
finies ; car le tout étant infini, il y aura des parties infinies 


106 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


à côté des parties finies, le feu ou l’eau, par exemple; et 
alors les contraires détruiront les contraires, comme je 
l'ai dit un peu plus haut. Voilà pourquoi, je le remarque 
en passant, pas un des philosophes qui ont traité de la 
nature n’ont admis que l’un ou l'infini pût être le feu ou 
la terre, dont les lieux sans doute sont trop spécialement 
déterminés ; mais ils ont choisi pour en faire l'infini, l'air 
ou l’eau, ou même cet autre élément qui est intermédiaire 
entre ceux-là et dont on ἃ parfois admis l'existence 
hypothétique. Le lieu de la terre et celui du feu étaient 
de toute évidence, puisque l’une se dirige en bas et l’autre 
en haut; mais les lieux des autres éléments sont moins 
certains. Mais je laisse cette discussion, et je poursuis. 

Je viens de prouver que les parties du corps sensible 
infini ne pouvaient être finies ; elles ne peuvent pas davan- 
tage être infinies, et simples; car alors les lieux de ces 
Ρ 165 seraient infinis comme elles, et les éléments seraient 
également en nombre iufini ; ce qui est manifestement faux. 
Mais les lieux sont eux-mêmes en nombre fini, ainsi que 
les éléments; et le tout, c’est-à-dire le corps sensible 
qu’on prétendait infini, sera fini comme eux. En effet, 1] 
est impossible que le lieu et le corps qui occupe ce lieu 
ne soient pas égaux et conformes l’un à l'autre. Ainsi le 
lieu ne peut pas être plus grand que le corps infini, ni le 
corps infini plus grand que le lieu; car si le lieu était plus 
grand, c'est que le corps cesserait d’être infini, et il y 
aurait du vide ; ce qui est contre l'hypothèse; ou bien si 
le corps était plus grand, il v aurait alors un corps qui 
n'aurait pas de lieu et ne serait nulle part; ce qui n’est pas 
1018 impossible. 

Anaxagore se trompe étrangement quand il prétend que 


D'ARISTOTE, LIVRE HE, CH. ΜΗ. 107 


l'infini est immobile, parce qu’il se soutient lui-même et 
qu'il existe en lui seul, rien ne pouvant le contenir. On 
croirait, à l'entendre, qu’il suffit qu'une chose soit dans 
un lieu quelconque pour que ce soit absolument sa nature 
d'y être ; mais cette conséquence n’est pas juste; car une 
chose peut être par force dans un certain lieu, toutes les 
fois qu’elle n’est pas là où sa nature voudrait qu’elle fût. 
Si donc c’est surtout de l'univers, c’est-à-dire de l’en- 
semble des choses, qu'on doit affirmer qu'il est im- 
mobile, puisque de toute nécessité ce qui ne s'appuie que 
sur soi et n'existe que par soi ne peut avoir de mouve- 
ment, il aurait fallu nous apprendre pourquoi 1] n’est pas 
dans sa nature de se mouvoir. On se débarrasse aisément 
de cette difficulté en disant qu’il en est ainsi; mais, une 
telle explication n’est pas suffisante; car un corps quel- 
conque peut tout aussi bien que le corps infini n'être pas 
en mouvement, bien que la mobilité soit parfaitement 
dans sa nature. Ainsi, la terre n’a pas de mouvement dans 
l'espace; et, la supposât-on infinie, elle ne quitterait pas 
pour cela le centre et le milieu du monde ; etelle resterait 
toujours au centre, non pas seulement parce qu'étant in- 
finie 1l n'y aurait pas de lieu où elle pût se porter, mais 
surtout parce qu'il est essentiellement dans sa nature de 
demeurer au centre et de ne point aller ailleurs. Cependant, 
on pourrait dire de la terre, tout aussi bien qu’on le dit 
de l'infini, qu'elle s’appuie et se soutient elle-même. Si 
donc ce n’est pas en tant qu’elle serait infinie que la terre 
resterait au centre, et si elle y reste à cause de sa pesan- 
teur, attendu que tout ce qui est pesant reste au centre, 
on peut dire que l'infini existe en lui-même par quelque 
cause difiérente de celle qu’on indique, et que ce n'est 


108 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


pas du tout par cela seul qu'il est infini qu'il se soutient 
lui-même. 

Une autre conséquence non moins vaine de ces théories, 
c'est qu'une partie quelconque de l'infini devrait être en 
repos tout comme lui. L'infini se soutenant lui-même, dit- 
on, se repose en 50]; donc une partie quelconque de l’in- 
fini sera également en repos sur elle-même ; car les lieux 
sont pareils et pour le tout et pour la partie. Là où est le 
tout, là est aussi la partie; et, par exemple, le lieu de la 
masse terrestre tout entière étant en bas, le lieu d’une 
simple motte de terre y sera de même. Le lieu d’une étin- 
celle est en haut, comme y est le lieu de la masse totale 
du feu. Par conséquent, si le lieu de l'infini est d’être en 
soi, le lieu de la partie de l'infini sera tout pareil, et elle 
aura également son repos en elle-même. 

Mais je reviens à mon sujet, et je dis qu’il est impos- 
sible de soutenir qu’il y ἃ un corps sensible infini, sans 
détruire cet autre principe incontestable que les corps ont 
un lieu qui leur est propre selon leur nature. En effet, 
tout corps sensible est ou pesant ou léger. S'il est pesant, 
sa tendance naturelle le dirige au centre; s’il est léger, 
elle le porte en haut. L’infini, en supposant que ce soit 
un corps sensible, est nécessairement soumis à cette con- 
dition, qui est commune à tous les corps. Or, il est évi- 
demment impossible, et que l'infini dans sa totalité ait 
l’une ou l’autre de ces propriétés, c'est-à-dire qu'il soit 
ou tout entier pesant ou tout entier léger, et qu'il ait une 
de ces propriétés dans une de ses moitiés, et l’autre dans 
l’autre moitié. En effet, comment diviser l'infini? Com- 
ment une partie de l'infini serait-elle en bas? et comment 
une autre partie sera-t-elle en haut ? En d’autres termes, 


D'ARISTOTE, LIVRE IX, CH. VIL 109 


comment une des parties de l’infini serait-elle aux extré- 
mités, tandis que l’autre partie serait au centre? 

À ces preuves qui démontrent qu’il ne peut pas y avoir 
de corps sensible infini, ajoutez encore celle-ci. Tout 
corps perceptible à nos sens est dans un lieu, et les diffé- 
rences spécifiques du lieu sont le haut et le bas, le devant 
et le derrière, la droite et la gauche. Ces distinctions ne 
sont pas seulement relatives à nous et à la position réci- 
proque des choses; elles se retrouvent également dans 
l'univers, et elles reposent sur les lois naturelles qui le 
régissent. Or, il est de toute impossibilité que ces distinc- 
tions se retrouvent dans le corps sensible infini qu'on 
suppose; car, le lieu de ce corps ne pouvant pas être in- 
fini, et tout corps devant être dans un lieu, il s'ensuit 
que ce corps n'existe pas. Enfin, si ce qui est dans un lieu 
spécial et déterminé est d’une manière générale dans un 
lieu, et si réciproquement ce qui est dans un lieu est né- 
cessairement quelque part, c'est-à-dire en un certain lien 
spécial, il s'ensuit que le corps sensible infini, tel qu'on 
le suppose, ne pourra être nulle part; car 1] ne peut pas 
avoir, comme il le faudrait pourtant, une certaine quan- 
tité finie, de deux coudées, par exemple, de trois coudées 
ou de telle autre étendue, puisqu'il est supposé infini ; et 
il ne peut être par conséquent dans aucune des six posi- 
tions indiquées tout à l'heure, le haut et le bas, l'avant et 
l'arrière, la droite et la gauche; car chacune de ces posi- 
tions est évidemment une limite, et l'infini ne peut en 
avoir. 

Donc, en résumé, il n’y ἃ pas de corps infini percep- 
tible à nos sens; il n’y ἃ pas de corps sensible infini. 


110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ΝΠ. 


I ne faudrait pas cependant que ces difficultés signalées 
par nous fissent croire que l'infini n'existe pas ; car si l’on 
niait son existence, on ne soulèverait pas moins d'impossi- 
bilités. Par exemple, il faudrait alors soutenir que le temps 
a eu un commencement et une fin, que les grandeurs ne 
sont pas divisibles à l'infini en grandeurs, et que le 
nombre n’est pas plus infini que les grandeurs et le 
temps. Mais ceci nous met dans un singulier embarras, 
et comme 1] semble résulter des considérations précé- 
dentes, que, tout à la fois, l'infini est et n'est pas, 1 
ne nous reste qu'à dire qu'en effet, en un sens, l'infini 
n'existe point, et, qu'en un autre sens, il existe. Être, 
ainsi que nous l'avons dit, signifie tantôt être en puis- 
sance, et tantôt être en acte. De plus l'infini peut tout à 
la fois se former par addition ou par retranchement. Un 
nombre est infini, parce qu'on peut toujours ajouter à un 
nombre quelque grand qu’il soit ; la grandeur est infinie, 
parce qu'on peut toujours la diviser à l'infini, au moins 
par la pensée. Nous venons de démontrer qu'il ne peut 
pas y avoir de grandeur actuelle et réelle qui soit infinie ; 
mais sous le rapport de la divisibilité, elle peut l'être; 
car il n’y ἃ pas de lignes insécables au sens où on l’a cru; 
et je dis que si l'infini ne peut être en acte, il existe cer- 
tainement en puissance. Mais ici il faut faire encore une 
distinction essentielle. Quand je dis que l'infini est en 
puissance, ce n’est pas du tout comme je dis que telle 
matière étant en puissance une statue, elle deviendra une 
statue effectivement. Il n’y ἃ pas d’infini qui puisse se 
réaliser actuellement, comme la statue qui est dans 


D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. VI. 111 


l'airain se réalise sous la main de l'artiste. Mais grâce 
aux diverses acceptions du mot Être, il faut comprendre 
que l'infini est comme est le jour qne l’on compte, ou la 
période des Jeux Olympiques, l’olympiade. Le jour, 
l'olympiade n’est jamais, à proprement parler; elle 
devient sans cesse, par la succession toujours différente 
du temps qui s’écoule ; car pour ces dates des Jeux solen- 
nels où la Grèce se rassemble, on peut distinguer l'acte 
et la puissance, puisque l’on compte les Olympiades 
aussi bien par les jeux qui peuvent être célébrés, que par 
ceux qu'on célèbre actuellement et réellement au moment 
où l’on parle. 

Mais évidemment l'infini n’est pas la même chose, si on 
le considère dans le temps et la succession perpétuelle 
des générations, par exemple, des générations humaines, 
que si on le considère dans la divisibilité des grandeurs. 
D'une manière générale, l'infini existe par cela seul qu'à 
une quantité donnée on peut toujours et sans fin ajouter 
une quantité quelconque. La quantité ajoutée est finie sans 
doute ; mais on peut l'ajouter sans cesse, et elle est 
toujours et toujours différente. L'infini n’est donc pas à 
considérer comme quelque chose de précis et de spécial, 
tel que serait, par exemple, un homme, une maison ; 
mais 1] est comme le jour ou l’'Olympiade dont je parlais 
tout à l'heure. Ce ne sont pas des choses précises et dé- 
terminées comme des substances; ce sont des choses qui 
en sont sans cesse à devenir et qui périssent sans cesse. 
Elles sont limitées et finies sans doute; mais elles sont 
toujours autres et toujours autres. Seulement dans [ἃ 
comparaison que nous faisions plus haut, il y a cette dif- 
férence que, pour l'infini considéré dans les grandeurs, la 


112 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


grandeur d’où l’on part pour y ajouter sans cesse, est 
et demeure substantiellement ce qu'elle est, tandis que 
pour les générations successives et pour le temps, les 
générations et le temps s’éteignent et périssent sans 
cesse, et que l'infini ne résulte que de la succession qui 
n’a jamais ni interruption ni lacune. | 

Quant à l'infini qui se forme dans les nombres par 
addition continvelle, 1l ressemble beaucoup à linfini 
qu’on obtient par la division indéfinie des grandeurs con- 
timues; seulement l'infini se produit, dans les nombres 
auxquels on peut ajouter sans cesse, à l'inverse de ce qu'il 
est dans une quantité finie. En tant que cette quantité 
déterminée est indéfiniment divisible, il semble qu’on 
ajoute sans cesse au nombre des divisions. Ainsi le 
nombre en s’accroissant, et la quantité finie, en dimi- 
nuant toujours, présentent à peu près le même phéno- 
mène. Mais quand je parle de divisions infinies dans une 
quantité finie, il faut bien comprendre que sur cette quan- 
tité finie on divise toujours par la même proportion, et 
que, par exemple, on prend sans cesse la moitié de ce qui 
reste et non pas la moitié de la quantité primitive; car en 
divisant ainsi par un diviseur proportionnel quoique 1m- 
muable, on n’épuise pas le fini, tandis qu’on l'aurait bien- 
tôt épuisé de l’autre manière, quel que fût le diviseur, si 
proportionnellement la quantité réellement retranchée ne 
variait pas à chaque division. La quantité finie aurait beau 
être grande; 1] n’en resterait rien au bout de quelques 
divisions, si la quotité de plus en plus petite du retran- 
chement n’était pas en rapport avec le nombre même des 
divisions qui se succèdent. La proportion reste constante 
pendant que la quantité varie. 


D'ARISTOTE, LIVRE IE, CH. VII. 118 


L'infini n'existe pas si on veut le comprendre autre- 
ment que je ne viens de le faire ; mais il existe de la ma- 
nière que je viens de dire. En d’autres termes, il est en 
puissance comme dans la division que je citais tout à 
l'heure; mais il n’est en acte que comme y est la journée, 
comme y est l’'Olympiade, dont je parlais un peu plus 
haut. Il est en puissance absolument, comme la matière 
qui peut recevoir toutes les formes; et il n’est jamais en 
soi, comme y est le fini. S'il s’agit d’addition sans cesse 
répétée, comme dans le nombre, l'infini dans ce cas est 
aussi en puissance, à peu près comme il est dans la divi- 
sibilité indéfinie:; car, dans l’un et l’autre cas, l'infini 
existe par cela seul qu’on peut toujours en prendre une 
quantité nouvelle en dehors de ce qu'on a, soit qu'on 
ajoute par la pensée au nombre donné, quelque grand 
qu'il puisse être, soit qu'on pousse la division au-dessous 
de la dernière division qu'on a faite, sans jamais s'arrêter. 
Cependant, l'infini qu'on observe dans l'addition qui se 
répète sans cesse, ne peut arriver jamais à reproduire la 
première quantité donnée ; il en approche tant qu'on veut 
sans y être jamais égal, de même que dans la division, 
l'infini consiste en ce qu'on peut toujours supposer une 
division plus petite que toute division antérieure. Ainsi, 
on ne réalise jamais l'infini par les additions successives 
que l’on fait, et l’on ne peut pas même supposer que l’in- 
fini puisse jamais égaler la quantité donnée vers laquelle 
il s'avance sans cesse; car on ne peut pas admettre que 
l'infini en acte soit un simple accident ou attribut d'une 
autre substance, comme l’admettent les Physiciens qui 
font infini l'air ou tel autre élément qu'ils placent en de- 


hors du monde. C’est alors cet élément qui est infini, et 
8 


114 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


l'infini lui-même n’en est plus que l’attribut, cessant ainsi 
d’avoir par lui-même une existence réelle. Mais si, comme 
nous l'avons démontré, 1] n’est pas possible qu'il y ait un 
acte, un corps sensible infini de ce genre, il n’est pas 
moins impossible que l'infini puisse se former par addi- 
tion autrement que je ne viens de le montrer, à l'inverse 
de la division et réciproquement à elle. 

Ces deux infinis, l’un par addition, l’autre par retran- 
chement, sont sans doute les deux infinis qu'a reconnus 
Platon ; car tous deux semblent évidemment se produire, 
quoiqu'en suivant une marche opposée. Mais une chose 
assez singulière, c'est qu'après avoir constaté l'existence 
de ces deux infinis, Platon n’en fait aucun usage; ainsi, 
dans les nombres, il ne peut pas y avoir pour lui d'infini, 
par retranchement et division, puisqu'il fait de l’unité le 
plus petit nombre possible, et il n’y a pas davantage d'in- 
fini par addition, puisqu'il ne veut pas pousser le nombre 
au-delà de la décade. 


ΙΧ. 


On voit donc que l'infini est tout le contraire de ce que 
croient nos philosophes. L'infini n’est pas du tout, comme 
ils le disent, ce en dehors de quoi il n’y a rien, loin de 
là; c'est ce qui ἃ perpétuellement quelque chose en 
dehors, et au-delà de ce qu’on peut imaginer. Ils auraïent 
pu s'apercevoir de leur erreur, puisque pour faire con- 
cevoir l'infini, ils ont recours eux-mêmes à l’exemple des 
bagues sans chaton, où l’on peut toujours, en eflet, 
prendre un point en dehors de celui auquel on s'arrête. 
Mais, ce n’est là qu'une similitude assez imparfaite, et ce 


D'ARISTOTE, LIVRE IL, CH. IX. 145 


n’est pas une représentation vraie, et une expression 
exacte. 1] faut bien, pour l'infini, cette première condi- 
tion, à savoir qu'on puisse toujours y prendre quelque 
chose en dehors de ce qu’on ἃ ; mais il faut, en outre, que 
ce ne soit jamais la même quantité qu’on ait déjà prise. 
Or, il n y a rien de pareil dans le cercle ; et, dans un an- 
neau sans chaton, le point qu'on prend après un autre 
point, n’est pas précisément nouveau : il vient seulement 
à la suite de celui qui le précède. Donc, il faut définir 
l'infini, comme nous le faisons : Ce qui peut toujours, en 
dehors de la quantité qu'on a, fournir quelque chose qui 
soit réellement une quantité nouvelle. Ce en dehors de 
quoi il n'y ἃ rien, ce n’est pas l'infini ; c’est au contraire 
le parfait, le tout, le complet, l’entier ; car, on doit en- 
tendre par quelque chose d’entier et de complet, ce à 
quoi 1] ne manque rien, en fait de parties. Par exemple, 
un homme est complet ; un coffre est complet et entier, 
s'il ne manque d'aucune des parties qui doivent essentiel- 
lement le composer. La définition qu’on donnerait ici de 
l'homme ou du coffre complet, c’est-à-dire de tout objet 
particulier regardé comme complet, s'applique aussi bien 
au terme général et absolu, et l’on doit dire que le tout, 
l’entier, le parfait, est ce en dehors de quoi il n’y ἃ plus 
rien. Mais ce en dehors de quoi il reste toujours quelque 
chose qui lui manque, n’est plus complet, quelle que soit 
la chose qui lui manque. L’entier et le parfait sont des 
termes identiques, ou du moins, dont la signification est 
très-voisine ; or, le parfait a nécessairement une fin; et 
toute fin est une limite. Par conséquent, l'infini est le con- 
traire du parfait et de l’entier. Aussi, doit-on trouver à ce 
point de vue que Parménide était plus dans le vrai que 


110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Mélissus ; car, ce dernier disait que l'infini est l’entier, 
est le tout, tandis que le premier prétendait, au contraire, 
que l’entier est toujours limité et fini : 


« De tous côtés égal, à partir du milieu. » 


et comme le dit le proverbe populaire, ce n’est pas préci- 
sément joindre un bout de fil à un bout de fil, que de con- 
fondre l'infini avec le tout et l’entier. 


X. 


Je conçois, d’ailleurs, et j'excuse l’emphase avec la- 
quelle on parle de l'infini, quand on dit «qu'il renferme 
«toutes choses et qu'il embrasse tout l'univers en soi. » 
C'est qu'en effet l'infini ne laisse pas que d’avoir quelque 
ressemblance avec un tout, avec un entier. Ainsi, l’infini 
est la matière de la perfection ou de la forme achevée, que 
peut recevoir la grandeur. Il est le tout et l’entier en puis- 
sance ; il ne l’est point en acte. Il est divisible, soit par 
le retranchement, soit par l'addition prise en sens inverse, 
ainsi que je l'ai expliqué plus haut. Il devient entier si 
l'on veut, et fini, non pas en soi, mais par l'intermédiaire 
d’un autre terme. À vrai dire, il ne contient pas; il est 
contenu, au contraire, en tant qu'infini; et ce qui fait qu’il 
est impossible de le connaître dans sa nature essentielle, 
c'est que la matière par elle-même n’a pas de forme, et 
qu’elle ne peut être connue qu'autant qu'elle en a. Par 
conséquent, loin quel'infini doive être considéré comme un 
tout, il faudrait bien plutôt 18 prendre pour une partie; 
car la matière, avec laquelle on peut le confondre, est une 


D'ARISTOTE, LIVRE I, CH. ΧΙ. 117 


partie du tout qui revêt une forme ; et c'est ainsi que l’ai- 
rain est une partie de la statue dont il est la matière. 
Mais si, dans les choses sensibles et intelligibles, on admet 
que le grand et le petit, c’est-à-dire les deux infinis, ren- 
dent raison de tout, il faut admettre aussi qu’ils embras- 
sent également les purs intelligibles ; alors, il semble que 
c'est se tromper lourdement que de demander à l’inconnu 
età l’indéterminé la connaissance et la détermination des 
choses, que, cependant, les intelligibles doivent donner 
à l'esprit. 


ΧΙ. 


On comprend aisément que l'infini qui se forme par 
addition, ne peut jamais arriver à égaler la grandeur 
initiale dont 1l approche sans cesse, et qui est sa limite, 
tandis qu’au contraire l'infini, qui se forme par la division, 
est réellement infini, puisque la divisibilité n'a point de 
terme. L'infini est contenu, comme la matière elle-même, 
dans l’intérieur de l'être, et c’est la forme qui est le con- 
tenant de l’un et de l’autre. La raison peut concevoir éga- 
lement que pour le nombre, il y ἃ une limite dans le seus 
de l'extrême petitesse, et qu'il n’y en ἃ pas dans le sens 
de laccroissement, puisqu'un nombre, quelque grand 
qu’il soit, étant donné, on peut toujours en imaginer un 
plus grand encore. Pour les grandeurs, c’est tout le con- 
traire ; car on peut toujours, dans la série décroissante, 
imaginer une grandeur toujours plus petite que toute 
grandeur donnée, tandis que, dans le sens de l’accrois- 
sement, il y ἃ toujours une limite infranchissable, et ἢ 
n'est pas possible qu'il y ait une grandeur infinie. Cette 


118 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


différence, entre les nombres et les grandeurs, tient à ce 
que l’unité est indivisible, quelle que soit d’ailleurs cette 
unité. L'homme, par exemple, n’est jamais qu’un homme, 
et il est bien impossible de le diviser en plusieurs hommes, 
tandis que le nombre est toujours plus que l'unité, et 
qu'il est un ensemble de quantités quelconques réunies. 

Il faut donc s'arrêter à l'individu, et la division ne pent 
pas être poussée plus loin, tandis que les nombres, deux, 
trois, etc., ne sont que des paronymes de l'unité, qui ti- 
rent d'elle la dénemination qui les fait ce qu'ils sont, deux 
signifiant deux unités ; trois, trois unités; et ainsi de 
suite pour tous les autres nombres. Mais dans le sens de 
l'augmentation numérique, il est toujours possible de 
penser un nombre de plus en plus grand, parce que 
les divisions de la grandeur par deux sont indéfini- 
ment possibles, et que leur nombre s'accroît sans cesse. 
L’infini y est donc toujours en puissance, bien qu'il n y 
soit jamais en acte ; la quantité uouvelle qu’on ajoute est 
toujours finie, bien qu'elle puisse dépasser sans cesse 
toute quantité déterminée. D'ailleurs, ce nombre n'est 
pas abstrait et séparé des divisions de la grandeur, qu’on 
peut sans cesse diviser par deux. L'infinitude, loin de 
s'arrêter comme achevée et finie, se forme et devient sans 
cesse, ainsi que le temps se forme et devient sans cesse 
aussi, comme le nombre et la mesure du temps, qui est 
le mouvement. C’est tout l’opposé pour les grandeurs; le 
continu y est bien divisible à l'infini, dans le sens de la 
petitesse ; mais il ny ἃ pas d’infini dans le sens de l’ac- 
croissement, et l'infini, dans ce cas, n’est en acte que 
précisément autant qu'il est en puissance, c’est-à-dire 
qu'il reste perpétuellement en puissance. Donc, puis- 


D'ARISTOTE, LIVRE Il, CH. ΧΙ. 119 


qu'aucune grandeur sensible n’est infinie, 1} faut en con- 
clure qu'il est impossible que toute grandeur déterminée 
soit sans cesse dépassée : car, dès lors, il pourrait y avoir 
quelque chose de plus grand que le ciel ; ce qui est abso- 
lument impossible. 

L'infini du reste n’est pas absolument identique pour 
la grandeur, pour le mouvement et pour le temps. À ces 
égards, ce n’est pas une seule et même nature ; et de ces 
trois infinis, le suivant ne se comprend que par celui 
qui le précède. Ainsi, le mouvement ne se comprend qu'à 
la condition préalable d’une grandeur dans laquelle il y ἃ 
un mouvement quelconque de translation, d’altération, 
ou de croissance ; le temps à son tour ne se comprend que 
par le mouvement qu’il mesure. Pour le moment, nous 
uous bornerons à indiquer ces idées; plus tard (Livre VI), 
nous reviendrons sur ces questions, et nous explique- 
rons comment toute grandeur est toujours divisible en 
d'autres grandeurs. Tout ce que nous voulons dire ici, 
c'est que notre définition de l'infini ne porte aucune 
atteinte aux spéculations des mathématiciens, en niant 
que, sous le rapport de l'accroissement, l'infini puisse ja- 
mais être en acte et être tout à fait réalisable. À leur 
point de vue, les mathématiciens n’ont pas besoin direc- 
tement de l'infini, et 1] ne leur est pas indispensable, 
puisqu'ils peuvent toujours supposer la ligne finie aussi 
grande qu'ils le veulent. Réciproquement, la grandeur la 
plus grande étant donnée, ils peuvent toujours y appli- 
quer une division proportionnelle, qui n’a pas de fin quel- 
que petite que devienne la grandeur successivement divi- 
566. Ainsi les mathématiciens peuvent se passer de l’infini 
réel dans leurs démonstrations; et en fait, l'infini ne se 


120 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


trouve que dans les grandeurs actuelles, au sens où je 
viens de le dire. 

Ce qui rapproche encore l'infini de la matière, c’est 
que parmi les quatre espèces de causes admises par nous, 
l'infini ne peut être que cause matérielle; car l’être de 
l'infini est la privation, comme celui de la matière; et il 
n'y ἃ que le continu et le sensible qui est et subsiste en 
soi. Nous pouvons d'autant mieux insister sur ce point 
que tous les philosophes ont, ainsi que nous, considéré 
l'infini comme matière; mais où nous nous séparons Com- 
plétement d'eux, c’est qu’ils ont fait de l'infini le conte- 
nant au lieu d'en faire le contenu; et selon nous, c’est 
une grave erreur. 


ΧΗ, 


Après tout ce qui précède sur l'infini, il ne nous reste 
plus qu’à examiner les arguments par lesquels on essaie 
de démontrer que l'infini n’est pas seulement en puis- 
sance, ainsi que nous venons de l’exposer, mais aussi 
qu'il est quelque chose de déterminé. Parmi ces argu- 
ments, les uns n’entraînent pas de conclusions nécessaires, 
et ne valent guère qu’on s’en occupe; les autres peuvent 
être réfutés par des raisons décisives. Ainsi, je dis qu'il 
ne faut pas que l'infini soit en acte un corps perceptible 
à nos sens, pour que la génération des choses puisse ne 
jamais défaillir: car il se peut fort bien que tout étant 
limité et fini, la destruction d’une chose soit la généra- 
tion d’une autre, et réciproquement. Le cercle de la gé- 
nération est alors infini et indéfectible. Voilà la réponse à 
un des arguments dont il ἃ été question plus haut (Voir 


D'ARISTOTE, LIVRE ΠῚ, CH. ΧΗ. 191 


plus haut, V). Quant à celui qui prétend qu'une chose 
doit toujours en toucher une autre et qu’on arrive ainsi à 
réaliser l'infini, nous répondons en distinguant le contact 
et la limitation, qu'il ne faut pas du tout confondre. Le 
contact est toujours une chose relative et dépendante, 
puisque tout corps qui touche doit nécessairement tou- 
cher quelque chose qui le touche à son tour; et le contact 
est l’attribut d’une chose limitée et finie. La limitation, 
au contraire, n'a rien de relatif, et une chose quelconque 
ne peut pas au hasard toucher la première chose venue. 
Il peut donc y avoir quelque chose qui ne touche plus 
rien. Enfin l'argument tiré de la pensée, dans laquelle on 
croit trouver l'infini, n’est pas plus péremptoire; car on 
peut bien par la pensée s’imaginer que quelqu'un est 
mille fois plus grand qu'il n’est; mais en réalité 1l reste 
ce qu'il était; l'accroissement successif ou la réduction 
successive ne passent pas le moins du monde dans l’objet 
lui-même; et il ne suffit pas de supposer que quelqu'un 
est hors de la ville pour qu’il y soit effectivement, ni qu’il 
est aussi grand que nous, pour que sa taille devienne égale 
à la nôtre. La chose reste ce qu'elle est, et la supposition 
arbitraire que l’on fait ne change rien à la réalité. Quant 
au temps et au mouvement, ils ne sont infinis, ainsi que 
la pensée, qu’en ce sens que rien n’y subsiste réellement 
et n y demeure, mais qu’il n’y ἃ qu'une succession sans 
terme possible. Enfin dans le retranchement ou dans Fad- 
dition que la pensée peut toujours faire, il ne se forme 
jamais une grandeur qui soit actuellement infinie. 
Nous ne poussons pas plus loin cette théorie de l'in- 
fini, et par les explications que nous venons de donner, 
on doit voir comment on peut dire que linfint est et n'est 


122 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


pas, et l’on doit comprendre ce qu'il est au point de vue 
où nous nous sommes placés. 


LIVRE IV. 


DE L'ESPACE, DU VIBE ET DU TEMPS. 


Après l'étude de l'infini, le Physicien doit passer à celle 
de l’espace; et il doit rechercher également si l'espace 
existe ou n'existe pas, et déterminer comment il existe et 
ce qu'il est, une fois son existence démontrée, Ainsi tout 
le monde admet que ce qui existe est nécessairement dans 
un certain lieu, dans un certain espace, et que ce qui 
n'existe pas n'est nulle part; car où sont, je le demande, 
le bouc-cerf, le sphinx, ou tels autres êtres purement 
fantastiques ? Ajoutez que, parmi tous les mouvements, 
le plus commun de tous et celui qui paraît surtout mé- 
riter ce nom, c'est le mouvement dans l’espace, que nous 
appelons aussi la translation. Mais si l'existence de l'es- 
pace paraît prouvée, il n’y en ἃ pas moins de grandes 
difficultés à savoir ce qu'il est, comme il y en avait pour 
l'infini, et ces difficultés tiennent à ce que l’espace ne se 
présente pas toujours de la même facon, selon les aspects 
divers sous lesquels on le considère. D'ailleurs, les autres 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IL 123 


philosophes n'ont rien dit sur l’espace, ou bien les expli- 
cations qu'ils ont données sont peu satisfaisantes. 


IL. 


Une preuve manifeste de l'existence de l’espace, c'est 
la succession des corps qui se remplacent mutuellement 
dans un seul et même lieu. Soit, par exemple, un vase où 
il y ἃ de l’eau maintenant ; faites-en sortir l’eau; c’est de 
l'air qui vient occuper sa place, c’est-à-dire qu'un nou- 
veau corps vient prendre la place qui est abandonnée par 
l'autre. Il existe donc un espace, un lieu qui se distingue 
de toutes les choses qui sont en lui, et qui y changent, 
püisque l'air se trouve actuellement là où auparavant 1] 
se trouvait de l’eau. Donc l’espace, le lieu qui est le ré- 
ceptacle successif de l’eau et de l’air est différent de ces 
deux corps, qui tour à tour y sont entrés et en sont sortis. 
A cette première preuve, on peut en ajouter une seconde : 
ce sont les déplacements naturels des corps simples, des 
éléments, le feu, la terre et les autres. Ces déplacements 
montrent bien que l’espace existe; mais ils démontrent, 
en outre, qu'il ἃ certaines propriétés. Ainsi, chacun de 
ces éléments est porté, quand rien n’y fait obstacle, dans 
le lieu qui lui est propre; celui-ci va en haut; celui-là se 
dirige en bas. Or, le haut et le bas et les autres direc- 
tions, au nombre de six en tout, sont des parties et des 
espèces du lieu et de l'espace. Mais ces directions ne sont 
pas uniquement relatives à nous comme on pourrait le 
croire, la droite et la gauche, le haut et le bas, etc. ; car, 
pour nous, elles ne sont pas constantes, et elles se diver- 
sifient suivant la position que nous prenons, une même 


124 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


chose pouvant être, lorsque nous nous tournons nous- 
mêmes, à droite après avoir été à gauche, au-dessus après 
avoir été au-dessous, en avant après avoir été en arrière. 
Dans la nature, au contraire, toutes ces directions ont un 
sens déterminé et qui ne varie pas. Le haut n’est pas un 
lieu quelconque; c’est le lieu précis où se dirige le feu, 
et, en général, tous les corps légers. Le bas n’est pas da- 
vantage un lieu arbitraire; et c'est celui où se dirigent 
tous les corps qui ont de la pesanteur et qui sont 
composés de terre. Par conséquent, ces éléments ne 
diffèrent pas seulement entr'eux par leur situation; 115 
diffèrent encore par leurs propriétés et leur puis- 
sance. 

Les mathématiques, toutes abstraites qu'elles sont, dé- 
montrent aussi l'existence de l’espace; car, bien que les 
êtres dont elles s'occupent, étant purement rationnels, 
n'aient pas de lieu et n’en puissent point avoir, cependant 
ils ont une position relativement à nous, et la pensée les 
distingue en les mettant à droite ou à gauche, selon le 
besoin. Ainsi, la pensée les localise, comme la nature elle- 
même localise les éléments. 

Il faut remarquer aussi qu’en admettant l'existence du 
vide, on admet implicitement l'existence de l’espace, 
puisqu'on définit le vide an espace où il n’y à pas de 
COT ps. 

On le voit donc : toutes ces raisons se réunissent pour 
démontrer que l’espace existe comme quelque chose de 
réel, indépendamment des corps qu'il renferme, et que 
par suite tout corps sensible est dans l’espace. Aussi, 
Hésiode paraît-il être dans le vrai quand 1] place le Chaos 
à l’origine des choses, et qu'il dit : 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IL 125 


« Bien avant tout le reste apparut le Chaos ; 
« Puis, la terre au sein vaste... » 


C'est-à-dire que le poète suppose qu'avant l'apparition 
des corps, il y avait un lieu qui pouvait les recevoir et où 
ils ont leur place. Hésiode se conforme par là à l'opinion 
commune, qui croit que tout ce qui existe est quelque 
part, c’est-à-dire dans l’espace. S'il en est ainsi, l’espace 
a une propriété merveilleuse et la plus ancienne de toutes 
en date ; car, une chose sans laquelle les autres ne sau- 
raient être, et qui existe par elle-même sans aucun besoin 
des autres, cette chose-là est nécessairement antérieure 
à tout. Par suite, l’espace qui existait avant les choses 
existe encore après elles; et il n’est pas détruit, quand les 
choses qu’il renferme sont détruites. 


ΠῚ. 


Nous voilà fixés sur l'existence incontestable de l’espace; 
mais il n'en reste pas moins difficile de savoir ce qu’il est. 
Devons-nous nous représenter l’espace comme la masse 
d’un corps quelconque? Ou sa nature est-elle différente? 
Savoir en effet à quel genre appartient l’espace, et dans 
quelle catégorie il convient de le placer, ce sera là l'objet 
de notre première recherche. L'espace ἃ bien les trois 
dimensions, longueur, largeur, profondeur ; mais on ne 
peut pas dire qu'il soit un corps; car, alors il y aurait 
deux corps dans un seul et même lieu ; ce qui est impos- 
sible. Autre difficulté. Si le corps doit avoir un lieu et 
une place, il est clair que la surface du corps et ses autres 
limites doivent avoir également une place et un lieu; car 


126 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


on peut appliquer aux surfaces du corps la remarque qu'on 
appliquait plus haut au corps lui-même: et là où étaient 
d’abord les surfaces de l’eau, sont actuellement les sur- 
faces de l'air, qui en ont pris la place. Or, les surfaces se 
composent de poinis, et il ny a pas de différence possible 
entre le point et le lieu du point. Par conséquent, si le 
lieu du point est le point lui-même, les surfaces qui se 
composent de points seront dans le même cas, et le lieu 
des surfaces ne sera pas autre que les surfaces elles- 
mêmes; l’espace alors n’est absolument rien indépen- 
damment des corps qu'il est supposé renfermer. Qu'est-ce 
donc que l’espace réellement, et comment faut-il le consi- 
dérer ? Avec la nature qu'il a, on ne peut en faire n1 un élé- 
ment, ni un composé d'éléments, soit naturels soit incor- 
porels. Il a de la grandeur sans toutefois être un corps. 
Or, les éléments des corps sensibles sont des éléments 
eux-mêmes ; et des éléments purement intelligibles n’ar- 
rivent jamais à former un corps et une grandeur réelle. 

Α d’autres points de vue, on peut se faire sur l’espace 
des questions non moins embarrassantes. Ainsi, comment 
l’espace pourrait-il être une cause à l'égard des choses ? À 
quelle espèce de cause peut-on le rapporter ? On ne dé- 
couvre en lui aucune des quatre causes que nous avons 
comptées. Il ne peut être regardé comme la matière des 
êtres, puisque aucun être n'est composé d’espace ; iln’est 
pas davantage la forme et l'essence des choses; il n'est 
pas non plus leur fin, et il n’est pas leur moteur. Aïnsi il 
n’est cause d'aucune manière. Ajoutez que si l’espace 
doit être rangé au nombre des êtres, on peut demander : 
Où sera-t-il placé en tant qu'être ? Et alors le doute de 
Zënon, qui nie l’espace, attendu qu’il ne sait où le mettre, 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IV. 127 


ne laisse pas que d’exiger quelque réponse; car, si tout 
être est nécessairement dans un lieu, et si l’espace est un 
être, il est clair qu’il y aura un lieu pour le lieu lui- 
même, et ainsi à l'infini, sans qu'on puisse assigner de 
terme à cette progression. À toutes ces objections, j'en 
joins une dernière. Si, de même que tout corps est néces- 
sairement dans un lieu, le corps remplit aussi tout le 
lieu qu'il occupe, c’est-à-dire tout l’espace, comment 
expliquer le développement des corps qui s’accroissent? 
Dira-t-on que le lieu, l’espace qu'ils occupent se déve- 
loppe en même temps qu'eux? Et, cependant, c’est la 
conséquence qu'il faudrait nécessairement adopter, si 
l'espace se confond avec le corps, et si le lieu de chaque 
chose n’est ni plus grand ni plus petit que la chose 
même. 

Telles sont les questions différentes qu'il faut éclaircir, 
non-seulement pour savoir quelle est la nature de l’es- 
pace, mais aussi pour s'assurer de son existence. 


IV. 


Pour bien conduire cette délicate recherche, il faut 
d'abord reconnaître que, de même que l'être peut être 
considéré en soi ou relativement à un autre, l'espace peut 
être entendu également de deux façons : ou dans son ac- 
ception commune, qui en fait le lieu de toutes les choses 
que nous voyons; ou dans son acception propre, c'est-à- 
dire le lieu primitif où sont les corps, les individus. Je 
m'explique pour que ce point capital soit bien compris. 
Ainsi, on peut dire de vous que vous êtes dans le ciel, 
puisque vous êtes dans l'air, et que l’air est dans le ciel : 


128 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


de plus, vous êtes dans l'air, puisque vous êtes sur la 
terre ; et, enfin, vous êtes dans tel lieu de la terre qui ne 
renferme plus rien absolument que: vous. Le lieu propre 
ou primitif ne doit donc pas se confondre avec le lieu ou 
l’espace commun. Par suite, 51 l’on entend par l’espace 
le lieu propre qui renferme primitivement chaque corps, 
l'espace est alors une limite; et on peut, à ce point de 
vue, le prendre pour la forme et la figure des choses, qui, 
détermine la grandeur et la matière dont cette grandeur 
est faite. La forme étant la limite de chaque chose, on 
pourrait soutenir, qu’en ce sens, l’espace est la forme des 
choses. Mais, d’une autre part, comme l’espace, avec ses 
trois dimensions, représente aussi la dimension et l’éten- 
due de la grandeur, on pourrait le prendre pour la ma- 
tière des choses aussi bien que pour leur forme; car la 
matière se distingue de la grandeur ou corps qu’elle com- 
pose ; et elle est ce qui est enveloppé par la forme, et est 
déterminé par la surface et la limite. C’est bien là ce 
qu'est la matière et l’indéterminé ; car, si vous enlevez à 
une sphère, par exemple, sa limite et ses diverses condi- 
tions de figare, il ne reste plus rien que la matière in- 
forme dont elle est composée. C’est là ce qui a fait que 
Platon, dans le T'imée, n'hésite pas à identifier la matière 
et le lieu des choses ; car, le récipient, capable de parti- 
ciper à la forme, et le lieu des choses, c’est tout un pour 
lui. Bien que Platon, dans ce même traité, ait employé le 
mot de récipient avec un‘sens autre qu'il ne l’a fait dans 
l'ouvrage qu’on appelle ses Doctrines non-écrites, cepen- 
dant, il a confondu l’espace avec le lieu que les corps oc- 
cupent. Il faat l'en approuver, quelque théorie qu'on 
adopte d’ailleurs ; car, tandis que les autres philosophes 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. IV. 129 


se contentent d'affirmer l'existence de l’espace, Platon ἃ 
essayé d'aller plus loin, et de préciser la nature de l’es- 
pace; il a, seul, le mérite d’avoir poussé aussi profondé- 
ment cette recherche. 

À s’en tènir aux considérations qui précèdent, il pour- 
rait sembler assez difficile de savoir exactement ce qu'est 
l'espace, soit qu’on en fasse la matière, soit qu’on en fasse 
la forme des choses; car il n’y ἃ guère d'étude plus 
ardue que celle-là ; et l’on ἃ toujours, grand’ peine à com- 
prendre la matière et la forme isolément l’une de l’autre. 

Cependant, voici quelques arguments qui nous feront 
voir assez clairement que l'espace ne peut être ni la matière 
ni la forme des choses. D'abord la forme et la matière ne 
se séparent jamais de la chose, tandis que l'espace, le 
lieu où elle est, peut en être séparé. Par exemple, là où 
il y avait de l’air antérieurement, il vient ensuite de l’eau, 
ainsi que je l’ai dit tout à l'heure, l’air et l’eau changeant 
de lieu, et se remplaçant réciproquement, comme peu- 
ventie faire bien d’autres corps. On peut donc être sûr 
que l’espace n’est ni une partie, ni un attribut des choses, 
et qu'il est séparable d'elles. Il joue en quelque sorte le 
rôle de vase et de réceptacle ; et l’on peut dire qu'un vase 
est un espace transportable; car le vase non plus n’est 
pas une partie de ce qu'il contient. Ainsi, l'espace, en tant 
qu'il est séparé de la chose, n’en est pas la forme, et en 
tant qu'il enveloppe et contient les choses, 1] n’en est pas 
davantage la matière. En second lieu, le corps qui est 
dans l’espace étant toujours quelque chose de réel et de 
distinct, l’espace qui est en dehors de lui ne’ peut pas se 
confondre avec ce corps; et par suite, il n’en est évidem- 
ment ni la matière ni la forme. 

9 


130 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Ceci nous conduit à faire contre Platon une critique, 
qui nous éloigne un peu de notre sujet; mais nous espé- 
rons qu'on nous pardonnera cette digression. Pourquoi 
les Idées et les nombres ne seraient-ils pas aussi quelque 
part dans l’espace, puisque, d'après Platon, l'espace est 
le récipient universel des choses, que d’ailleurs ce réci- 
pient qui participe aux Idées soit le grand et le petit, 
termes par lesquels 1] désigne l'infini, ou qu'il soit la 
matière, comme il est dit dans le Timée? Il semble que 
les Idées devraient avoir aussi dans son système une place 
et un lieu, puisque les choses qui en participent ont un 
certain lieu elles-mêmes. 

Mais je poursuis, et je reviens à prouver par de nou- 
veaux arguments que l’espace ne peut être ni la matière 
ni la forme des choses. S'il l'était en effet, comment un 
corps pourrait-il être porté dans le lieu qui lui est propre 
d’après les lois de la nature, comme les corps graves vont 
en bas et les corps légers vont en haut? Si les corps 
cherchent leur lieu, c’est qu'ils ne l’ont pas; cependant 
ils ont leur matière et leur forme, et par conséquent leur 
lieu ou l’espace ne se confond ni avec la forme n1 avec la 
matière. De plus, il n'y ἃ point de lieu pour ce qui n’a 
point de mouvement, soit en haut soit en bas; or, la forme 
et la matière n’ont point de mouvement, et c’est dans ces 
différences que consiste l’espace. Autre argument. Si 
l'espace est la matière et la forme des choses, alors il se 
confond avec elles, et il est dans l’objet même et non plus 
en dehors; par conséquent, l’espace est dans l’espace, 
puisqu'un corps est toujours et nécessairement dans un 
lieu; car la forme et l’indéterminé, que je confonds avec 
la matière, se meuvent et changent de place avec la chose, 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V. 131 


ne restant pas plus qu’elle dans le même lieu, et allant 
où elle va. ἢ] faudrait donc un espace pour l’espace, un 
lieu pour le lieu; ce qui est absurde. Enfin, si l'espace 
est la matière et la forme des choses, il faudrait dire que 
l'espace périt, puisque le corps qui se change en un autre, 
par exemple, l'air se changeant en eau, périt si bien qu’il 
n'est plus dans le même lieu, l’eau allant en bas et 
l'air allant en haut. Mais qui pourrait comprendre cette 
prétendue destruction de l’espace? Et le lieu ne subsiste- 
t-il pas toujours, même quand les choses qu'il contenait 
sont détruites ? 

Tels sont quelques-uns des arguments qui démontrent 
l'existence réelle de l’espace, et qui peuvent nous en 
faire concevoir la nature et l'essence. 


Υ. 


Pour bien comprendre cette nature de l'espace, 1] faut 
faire attention aux différents sens dans lesquels on peut 
dire qu une chose est dans une autre. J'en distingue huit, 
qui sont séparés par des nuances assez délicates bien que 
positives. Ainsi, l’on dit d’abord que le doigt est dans la 
main, pour dire qu'il fait partie de la main; et d'une 
manière générale, la partie est dans le tout. Par une 
acception inverse, on dit aussi que le tout est dans les 
parties; car, sans les parties, le tout n'existe pas et il 
n'est rien. Dans un troisième sens, on dit que l’homme 
est dans l'animal; et, en généralisant cette expression, 
que l'espèce est dans le genre. Réciproquement, on dit 
que le genre est dans l'espèce, c'est-à-dire que le genre 
se retrouve nécessairement dans la définition de l'espèce. 


132 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


En cinquième lieu, une chose est dans une autre, comme 
la santé est dans les influences du chaud et du froid, c’est- 
à-dire, d’une manière générale, comme la forme est dans 
la matière. Une autre acception, c'est quand on dit, par 
exemple, que les affaires de la Grèce sont dans les mains 
du Roi; et cela revient à dire que la chose est alors dans 
son premier moteur : c'est le Roi qui met en mouvement 
toutes les affaires de la Grèce. Septièmement, une chose est 
dite dans une autre quand elle y est comme dans son lieu, 
dans sa fin propre, et que cette seconde chose est le but 
auquel tend: la première, et qu’elle en est le pourquoi. 
Enfin, Ja dernière acception, la plus claire et la plus com- 
mune de toutes, c’est quand on dit qu'une chose est dans 
une autre, comme dans son vase, c’est-à-dire, d’une ma- 
nière générale, qu'elle est dans l’espace et dans un cer- 
tain lieu. | 

Maintenant, on peut se demander s’il est jamais pos- 
sible qu'une chose restant telle qu'elle est, soit elle-même 
dans elle-même, ou s’il ne faut pas toujours nécessaire- 
ment qu’elle soit dans une autre ou bien qu’elle n'existe 
pas du tout. Mais, ici, 1] faut faire encore une distinction, 
et, quand on dit qu'une chose est dans une autre, cela 
peut s’entendre ou en soi ou relativement, c'est-à-dire 
que la première chose peut être directement dans la se- 
conde, ou qu'elle peut y être médiatement par l’intermé- 
diaire d’une troisième. Ainsi, comme les parties dont un 
tout se compose, sont tout à la fois et ces parties elles- 
mêmes, et ce quil y ἃ dans ces parties, un tout peut 
être dans lui-même, en ce sens, parce qu'il est dénommé 
d’après ses parties. J’explique ma pensée par un exemple. 
On dit d’un homme tout entier qu'il est blanc, uniquement 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V. 133 


parce que sa surface, qui n’est qu'une partie de lui, est 
blanche ; et l’on dit qu’il est savant par cela seul que la 
partie raisonnante qui est en lui est savante. De même on 
ne peut pas dire que l’amphore où est le vin est en elle- 
même, non plus qu'on ne peut le dire du vin qui y est con- 
tenu. Mais, si l’on réunit les deux idées au lieu de les sé- 
parer et qu'on dise l'amphore de vin. alors l’amphore de 
vin est en elle-même, en quelque sorte, puisque le vin 
qui est dans le vase et le vase où il est sont les parties 
d’un même tout. En ce sens, d’ailleurs assez obscur, on 
peut dire qu'une chose est daus elle-même. 

Mais cette expression ne peut jamais siguifier que la 
chose est primitivement et directement dans elle-même. 
Par exemple, la blancheur n’est réellement dans le corps 
que parce que la surface qui est blanche est dans 
le corps ; la science n’est bien aussi qu'à ce titre dans 
l'âme ; et les appellations qu'on applique à l’homme en- 
tier sont tirées ainsi de simples parties qui sont dans 
l’homme. Mais lamphore et le vin, si on les isole l’un de 
l’autre, ne sont pas des parties d’un tout: ce ne sont des 
parties que quand on les réunit pour forimer ce tout qu’on 
appelle une amphore de vin; et, alors, l’'amphore de vin 
n’est pas précisément en elle-même; elle n’y est qu’en ce 
sens que le vin que l’amphore contient est une partie de 
l'amphore de vin. Ainsi, à ne considérer que les parties, 
on pourrait dire qu'une chose est dans elle-même; mais 
c'est une expression inexacte; Car la blancheur est dans 
l’homme, parce qu'elle est dans le corps, et elle est 
dans le corps, parce qu'elle est dans la surface; là elle 
n'est plus médiatement, mais directement, attendu que 
la surface et la blancheur sont d'espèces différentes, et 


134 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qu’elles ont chacune une nature et des propriétés dis- 
tinctes. Ainsi on ne peut pas dire réellement qu’une 
chose soit dans elle-même; elle est toujours dans une 
autre. 

C'est ce dont on peut se convaincre en parcourant par 
l'induction toutes les acceptions diverses que nous avons 
énumérées plus haut, et l'on verra qu'il n’en est pas une 
seule où l’on puisse dire qu'une chose est dans elle-même. 
Sans même examiner ces acceptions diverses, la raïson 
suffit à démontrer qu'une chose ne peut jamais être dans 
elle-même réellement; car, en reprenant l'exemple de 
l'amphore de vin, antérieurement cité, il faudrait, chose 
impossible, que chacune de ces deux choses [ à la fois 
l’une et l’autre; c’est-à-dire qu'il faudrait que l’amphore 
fût tout ensemble, et l’amphore et le vin, de même que 
le vin devrait être tout à la fois, et le vin et l’amphore, si 
l’on admettait qu'une chose est en elle-même par cela 
seul qu'on dit métaphoriquement, que dans un festin les 
convives ont bu tant d'amphores. L’amphore se prend 
alors pour le vin qu’elle contient; mais il ne s’en suit pas 
que l’amphore soit dans l’amphore, c’est-à-dire dans 
elle-même, comme y est le vin. On aura beau dire que les 
deux choses sont l’une dans l’autre, il n'en reste pas 
moins certain que l’amphore contient le vin, non pas en 
tant qu'elle est elle-même le vin, comme le ferait croire 
une locution vicieuse, mais en tant que le vin est lui- 
même ce qu'il est, c'est-à-dire un liquide qui peut être 
contenu dans un vase. Réciproquement, le vin est dans 
l’'amphore, non pas en tant qu'il est lui-même l’amphore, 
mais en tant que l’amphore est elle-même ce qu'elle est, 
c'est-à-dire un vase capable de contenir un liquide. 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. V., 135 


Ainsi, de toute évidence, le vin et l’amphore, quelles que 
soient les confusions que commette le langage ordinaire, 
sont des objets tout différents l’un de l’autre ; et la défini- 
tion du contenant est essentiellement autre que celle du 
contenu. 

Si l’on dit qu’une chose peut être dans elle-même, non 
plus directement, mais indirectement, ce n’est pas plus 
concevable ; car alors on arriverait à cette absurdité qu’il 
faudrait que deux corps fussent simultanément dans un 
seul et même corps. Ainsi, d’abord l’amphore serait dans 
elle-même, si toutefois une chose dont la nature propre 
est d'en recevoir une autre, peut jamais être dans elle- 
même; et, d'autre part, il y aurait dans l’amphore, en 
même temps qu'elle-même, ce qu'elle peut contenir, 
c'est-à-dire du vin, sic’est du vin qu'on y veut mettre. 
Donc, 1] y aurait dans l’amphore, en premier lieu l'am- 
phore elle-même, et en second lieu le vin qu’elle contient. 
Donc, évidemment, il ne se peut jamais qu'une chose soit 
pruniivement et directement dans elle-même, et elle doit 
toujours être nécessairement dans une autre qui la ren- 
ferme et l'enveloppe. 

Mais alors, objecte Zénon : « Si vous faites de l'espace 
« une réalité, je vous demande en quoi vous placez l'es- 
« pace, puisque toute réalité doit toujours nécessairement 
« être quelque part. » Gette objection n’est point embar- 
rassante, et l’on peut y répondre. Il se peut fort bien que 
le lieu primitif d’une chose, son espace primitif, soit dans 
une chose, sans qu'elle y soit précisément comme dans 
un lieu. L'espace primitif d’une chose est dans une autre 
comme la santé est dans la chaleur, c'est-à-dire en tant 
que disposition et propriété, et comme la chaleur est dans 


136 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


le corps en tant qu’affection de ce corps. Ainsi, il n’est pas 
besoin, comme le croit Zénon, de remonter à l'infini et 
de se perdre dans l’espace de l’espace, et l’espace de ce 
second espace, etc. Évidemment, comme le vase n’est pas 
du tout ce qu'il contient, et qu'il ne peut se confondre 
avec ce qui est en lui, le contenant primitif et le contenu 
étant choses fort distinctes, 1] s'ensuit que l’espace n’est 
ni la matière, ni la forme des choses, et qu'il en est très- 
différent. La matière et la forme sont les éléments néces- 
saires de tout ce qui est dans l’espace, et nécessairement 
l’espace n’est identique ni à la forme ni à la matière. 

Telles sont les discussions qu’on a soulevées relative- 
ment à la nature de l’espace. 


γΙ. 


Maintenant il nous faut essayer, à notre tour, α΄ ΘΧΡΙ1-- 
quer plus précisément ce qu'est l’espace, et de découvrir 
avec toute l'exactitude que nous pourrons y mettre les 
caractères véritables qui lui appartiennent, et qui le font 
ce qu'il est. Un premier principe que nous posons comme 
incontestable, c’est que l’espace est le contenant primitif 
de tout ce dont il est le lieu, et qu’il ne fait point du tout 
partie de ce qu'il renferme, pas plus que l’amphore n'est 
le vin qu'elle contient. Nous admettons encore que ce lieu 
primitif, cet espace primitif, n’est ni plus grand ni plus 
petit que ce qu'il embrasse, qu'il n'est jamais vide de 
corps, mais qu’il est séparable des corps contenus par 
lui. J'ajoute enfin que tout espace ἃ les distinctions que 
nous savons, le haut et 16 bas, etc., et que par les lois 
mêmes de la nature, chaque corps est porté ou demeure 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VE ,, ἈΠ 


©9 
> 


dans le lieu qui lui est propre, soit en haut soit en bas, 
selon ce qu'il est. Ces principes une fois posés, voyons 
quelles sont les conséquences qui en sortent. Nous nous 
efforcerons de diriger notre étude de façon qu’elle nous 
amène à bien connaître ce qu'est l’espace. Par là nous 
pourrons résoudre les questions qu'on ἃ soulevées ; nous 
démontrerons que les attributs qui semblaient appartenir 
à l’espace lui appartiennent bien réellement, et nous arri- 
verons à faire voir bien clairement d’où vient la difficulté 
de la question, et quels sont les problèmes auxquels on 
s'arrête. C’est là, suivant nous, la méthode la plus sûre 
pour porter la lumière sur les points que nous traitons. 
D'abord, il faut bien se dire qu’on n'aurait jamais 
songé à étudier l’espace, s’il n’y avait point dans la na- 
ture ce mouvement que l’on appelle plus particulière- 
ment le mouvement dans l’espace, ou la translation ; car 
ce qui fait surtout que nous croyons que le ciel est dans 
l'espace, c’est que l'observation nous atteste que le ciel 
est éternellement en mouvement. Or, dans le mouvement 
on distingue plusieurs espèces, la translation, l'accrois- 
sement, la décroissance; car dans la décroissance et l’ac- 
croissement, il y ἃ changement de lieu, quelque imper- 
ceptible qu'il soit, et ce qui était antérieurement en tel 
ou tel point, s'est déplacé pour arriver ensuite à être plus 
petit ou plus grand. Il y a des distinctions analogues à 
faire pour le mobile, qui peut être en soi et actuellement 
mobile, ou ne l’être qu'indirectement et médiatement. On 
peut même reconnaître encore des différences dans les 
mobiles qui ne sont mus que d’une manière indirecte. 
Ainsi les uns peuvent avoir, outre leur mouvement acci- 
dentel, un mouvement spécial ; et, par exemple, les parties 


138 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


du corps ont un double mouvement, puisqu'elles se meu- 
vent quand le corps entier se meut, et elles ont de plus 
un mouvement particulier. De même, un clou qui est fixé 
dans un navire se meut avec ce navire quand le navire se 
meut; mais de plus, il peut recevoir un mouvement qui 
n'est qu’à lui, si on l’arrache d’où il est pour le remettre 
ailleurs. Au contraire, d’autres mobiles accidentels ne 
sont mus jamais qu'accidentellement et médiatement ; par 
exemple, la blancheur qui ne se meut jamais qu'avec le 
corps où elle est, la science qui ne se meut, si elle se 
ment, qu'avec l’homme qui la possède. Les mobiles de ce 
genre ne changent de place qu’en tant que le corps où ils 
sont, vient lui-même à en changer. 

Quand donc on dit d’un corps qu'il est dans le ciel, 
comme dans son lieu, c’est parce que ce corps est dans 
l'air et que l’air est dans le ciel. Mais il y ἃ plus, et l'on 
ne veut pas dire que ce corps soit dans toute l'étendue de 
l'air; on veut dire seulement qu'il est dans une certaine 
partie de l'air, et il n’y est en eflet que par rapport à 
cette partie extrême de l’air qui l’embrasse et qui l'enve- 
loppe. En effet, si c'était l’air tout entier, toute l'étendue 
de l'air qui füt le lieu du corps, le lieu d'un corps ne 
serait plus égal à ce corps lui-même, tandis qu'au con- 
traire 1] semble que le lieu d'un corps doit lui être abso- 
lument adéquat, et que c’est là ce qu’on entend par le 
lieu primitif et direct. Ainsi donc, quand le contenant 
n'est pas séparé de la chose qu’il contient et qu'il Lui est 
“continu, comme par exemple le tout, qui n'est pas séparé 
de la partie qui y est contenue, on ne dit plus que la 
chose est dans le contenant comme dans son lieu; mais 
on dit qu'elle y est comme une partie dans le tout. 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VL. 139 


et cest ainsi qu'on dirait que le doigt est dans la main. 

Mais quand le contenant est séparé de la chose et qu'il 
la touche par simple contiguité, on dit alors que la chose 
est dans un certain lieu primitif et direct, qui n'est que 
la surface interne du contenant, et qui n’est ni une partie 
de ce qui est en lui, ni plus grand que la dimension 
même du corps, mais qui est strictement égal à cette di- 
mension, attendu que les extrémités des choses contiguës 
se confondent en un seul et même point. On voit que, 
quand 1] y ἃ continuité, le mouvement n’a pas lieu dans 
le contenant, mais avec le contenant, et c’est ainsi que le 
doigt se meut avec la main et en mème temps qu’elle. 
Mais quand, au contraire, il y a séparation, et que le con- 
tenant est contigu, au lieu d’être continu, alors le contenu 
se meut dans le contenant, ou du moins peut s’y mouvoir, 
soit que le contenant se meuve aussi, soit qu'il ne se 
meuve pas actuellement. On ne peut plus en dire autant 
quand il n'y ἃ pas séparation entre le contenant et le 
contenu; et alors on considère le contenu comme une 
partie dans un tout, par exemple, la vue dans l'œil, la 
main dans le corps, etc. S'il y ἃ séparation et qu'il n'y ait 
que contiguité entre le contenant et le contenu, le con- 
tenu alors est dans un lieu, comme l’eau est dans le ton- 
neau, comme le vin est dans la cruche. En effet, la main 
se meut en même temps que lé corps et avec lui, tandis 
que c'est dans le tonneau que l’eau se meut, bien qu’elle 
puisse se mouvoir avec lui. 

Ilme semble que ces considérations doivent aider à 
comprendre ce que c’est que le lieu des corps; car le lieu 
des corps ne peut guère être que l’une des quatre choses 
suivantes : ou la forme des choses, ou la matière des 


110 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


choses, ou l’étendue comprise entre les extrémités du 
corps, ou enfin l'extrémité même du corps ambiant, en 
supposant toujours qu'il n’y ἃ aucune étendue possible 
en dehors de l'étendue occupée par les corps eux-mêmes. 

Or, il est clair que de ces quatre choses, il y en a trois 
que le lieu des corps ne peut pas être. Il est vrai que 
comme le lieu enveloppe les corps, on pourrait croire 
qu'il est leur forme, les extrémités du contenant et du 
contenu se confondant en un seul et même point où elles 
se rencontrent. Il est vrai encore que la forme et le lieu 
ou espace sont tous les deux des limites; mais il faut bien 
remarquer que ce ne sont pas les limites d’une seule et 
même chose. La forme est la limite de la chose dont elle 
est la forme: le lieu est au contraire la limite du conte- 
nant, la limite de ce qui contient la chose. Ainsi, le lieu, 
l'espace ne peut être la forme. 

Il ne peut pas être davantage la dimension même des 
corps. Mais, comme le contenu, lequel est séparable 
du contenant, peut très-souvent changer, par exemple, 
l’eau sortant du vase, tandis que le contenant subsiste 
et demeure sans aucune mutation, 1] semble que la place 
où viennent successivement se ranger les corps, est un 
intervalle réel, une dimension qui existe en dehors 
et indépendamment du corps qui vient à être déplacé. 
Cependant cette dimension n'existe pas par elle-même, 
et il n’y ἃ réellement que la dimension même du corps 
qui se déplace et qui tantôt est dans le contenant et tan- 
tôt n’y est pas. S'il y avait réellement et matériellement 
une dimension, qui fût et qui restàt toujours dans le 
même lieu, il en résulterait que les lieux des choses se- 
raient en nombre infini: car l’eau et l’air venant à se 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VE 111 


déplacer, leurs parties feraient dans le tout qu'elles for- 
ment, ce que font l’air et l’eau dans le vase qui les con- 
tient, c’est-à-dire que chaque partie aurait un lieu qui 
subsisterait quand elle n’y serait plus; et comme les par- 
ties sont en nombre infini, les lieux seraient en nombre 
infini comme elles. Une autre conséquence, c'est que le 
lieu, l’espace alors changeraient de place comme le corps 
lui:même, dont 1] serait la dimension; il faudrait alors un 
lieu du lieu, un espace de l’espace, et le même corps au- 
rait une foule de lieux différents. Mais, en fait, le contenu 
ne change pas de lieu propre quand le contenant vient à 
être déplacé; son lieu reste donc le même; et la preuve, 
c'est que l’eau et l’air se succèdent dans le même lieu, 
c'est-à-dire dans le vase qui les contient, et non point 
dans l’espace où ce vase est transporté, quand on le dé- 
place d’un endroit à un autre. Get espace, ce lieu où l’on 
transporte ce vase est une partie de celui qui forme le 
ciel entier. 

Après avoir prouvé que le lieu des corps, l’espace ne 
peut être, ni la forme des corps, ni leur propre dimension, 
il faut prouver qu'il ne peut pas être non plus leur ma- 
tière. Ce qui ἃ pu le faire croire, c’est que l’on observe 
que, dans un corps continu, qui est en repos et qui ne se 
divise pas, il y ἃ quelque chose qui est blanc maintenant, 
tandis qu'il était noir tout à l'heure, qui est dur mainte- 
nant, tandis que tout à l'heure il était mou; ce quelque 
chose subsiste sous les modifications que le corps subit; 
et, de là, nous tirons la conséquence que la matière est 
quelque chose de réel et de subsistant. Il y ἃ aussi quel- 
qu'apparence de ce genre pour le lieu, l'espace, qui semble 
demeurer sous les déplacements des corps qui s’y suc- 


142 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


cèdent, et nous en concluons que l’espace est quelque 
chose de réel dans le genre de la matière. Cependant, il 
y a cette différence essentielle que la même chose qui 
était de l’air tout à l'heure, est de l’eau maintenant, tan- 
dis que pour l’espace, 1l y ἃ de l'air dans le lieu où tout 
à l'heure c'était de l’eau. Or, ainsi que je l’ai dit, la ma- 
tière n’est jamais séparée de la chose qu’elle forme ; et elle 
ne contient jamais cette chose; mais, le lieu, l’espace, 
est, à ces deux égards, tout différent de la matière ; car 
il contient les choses, et il est séparé d'elles. 

Si donc, le lieu des corps, l’espace, n’est aucune des 
premières choses indiquées plus haut, c'est-à-dire s’il ne 
peut être, ni la forme, ni la matière, ni une étendue des 
corps, laquelle serait différente de l'étendue propre de 
ces corps, et subsisterait quand ils se déplacent, 1] reste 
que le lieu, soit la dernière des quatre choses indiquées, 
c'est-à-dire l'extrémité et la limite du corps ambiant, du 
corps contenant, tandis que le contenu est le corps qui 
peut être mu, par déplacement et par translation, dans 
l’espace. On voit donc d’où vient la difficulté de bien com- 
prendre ce que c'est que l’espace ou le lieu des corps; 
c'est que d’abord il paraît, bien qu'il n’en soit rien, être 
la matière ou la forme des choses; et, ensuite, c’est que 
le déplacement du corps qui est transporté d’un lieu à un 
autre, se fait dans un contenant qui demeure immobile 
et en repos. Dès lors, il paraît être une sorte de dimension 
réelle et d'intervalle interposé entre les corps qui s'y 
meuvent, et distinct de ces corps, puisqu'il demeure après 
qu'ils n’y sont plus. Ce qui aide encore à l'erreur, c'est 
que l'air paraît incorporel selon l'opinion commune; et, 
en général, ce ne sont pas seulement les limites du vase 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VIL 11ὃ 


qui paraissent être le lieu du corps contenu; c’est aussi 
l'intervalle regardé comme vide entre ces limites. Mais, de 
même que le vase est, on peut dire, un lieu transportable, 
de même, le lieu est un vase immobile. Quand donc une 
chose, contenue dans une autre chose, vient à y changer 
de place, comme un passager dans un bateau, qui se 
déplace sur la rivière qui le porte, ce qui se déplace ainsi 
emploie le contenant plutôt comme un vase que comme 
un lieu. Mais, le lieu fait toujours l'effet de quelque chose 
d'immobile, et c'est alors le fleuve lui-même, plutôt que 
le bateau, qu'il faudrait appeler le lieu; car, dans son 
ensemble, le fleuve peut passer pour immobile, tandis 
que le bateau où est le passager est en mouvement. 

En résumé, le lieu des corps est la première limite im- 
mobile du contenant ; c'est là l’idée la plus précise qu'on 
puisse se faire du lieu ou de l’espace. 


VIL 


Des considérations qui précèdent, nous pouvons tirer 
certaines conséquences importantes. D'abord, elles con- 
firment l'opinion commune, qui fait du centre du ciel ce 
qu'on appelle le bas, et de l'extrémité de la révolution 
circulaire, ce qu'on appelle le haut, autant, du moins, 
qu'il nous est donné de voir la véritable extrémité de cette 
révolution. Le centre du ciel et l'extrémité circulaire, 
sont bien, en effet, des lieux, et l'opinion vulgaire ne se 
trompe point, parce qu’en effet l’un et l’autre sont im- 
mobiles. Par les lois de la nature, les corps légers sont 
portés en haut, tandis que les corps graves sont portés en 
bas. Il s’en suit que la limite du mouvement des corps 


14h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


vers le bas, c’est le centre même du ciel, et la limite de 
leur mouvement vers le haut, est l’extrémité même de la 
révolution circulaire. Telle est la notion qu’on doit se 
faire du haut et du bas dans la nature, et voilà comment 
l’espace, le liea, semble être une sorte de surface et de 
vase qui enveloppe et contient les choses. On peut dire, 
en outre, que le lieu coëxiste, en quelque sorte, à la chose 
qu'il renferme, et dont il est le lieu; car les limites coëxis- 
tent au limité. Ainsi, pour dire d’un corps qu'il est dans 
un lieu, il faut qu'il soit dans un autre corps qui l’enve- 
loppe ; et celui qui n’est pas dans ce cas, n’est pas dans 
an lieu, à proprement parler; l’idée du lieu implique tou- 
jours un corps extérieur, qui en enveloppe un autre. Par 
conséquent, quelle que soit la composition de l'univers, 
de l’eau ou tel autre élément, les parties de l'univers sont 
bien en mouvement; car elles sont dans un lieu, et elles 
s’enveloppent les unes les autres; mais, l’ensemble des 
choses, l'univers lui-même n'est pas dans un lieu; car, 
en un sens, il ne se meut pas, si, d'ailleurs, on peut dire 
en un autre sens qu'il se meut. Il y a en lui des parties 
qui se meuvent. Mais, comme totalité, il est immobile, 
parce qu'il ne peut changer de lieu. Il a bien, sur lui- 
même un mouvement circulaire, et c'est là ce qui fait 
qu’on peut assigner un lieu à ses diverses parties, quoi- 
que lui-même n’en ait pas. Il y a, en effet, des parties du 
ciel qui sont mues, non pas en haut ou en bas, mais cir- 
culairement ; et les seules qui soient portées en haut ou 
en bas, sont celles qui peuvent devenir ou plus légères, 
ou plus denses. | 
D'ailleurs, quand on parle du lieu, il faut faire aussi la 
distinction si souvent indiquée par nous, de l'acte et de 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΥἹΙ. 145 


la puissance ; certaines choses sont en puissance dans un 
lieu ; certaines autres y sont en acte. Ainsi, quand un corps 
formé de parties homogènes reste continu sans que ses 
parties se séparent de lui, ces partiés ne sont qu’én puis- 
sance dans un lieu ; elles sont dans le tout qu’elles for- 
ment, et ce tout lui-même est dans un lieu. Les parties 
pourraient v être en acte, et, effectivement, si elles ve: 
aient à être séparées du tout; mais, au lieu de former un 
tout continu, elles ne seraient plus alors que contiguës 
les unes aux autres, comme les grains d’un tas de blé. 
Une seconde distinction, non moins réelle, c’est qu'il 
ΟΥ̓ ἃ des choses qui, en soi, et directement, sont dans 
uu lieu, par exemple, tout corps qui se meut, soit par 
translation, soit par simple accroissement ou décroisse- 
ment, tandis qu'on ne peut pas dire du ciel, pris dans 
son ensemble, qu'il soit quelque part ni dans un lieu pré- 
cis, attendu qu'ancun autre corps ne l’embrasse. C’est 
seulement parce qu'il y ἃ du mouvement en lui, qu’on 
peut &Gire que ses parties diverses ont un lieu; car, cha- 
cune de ses parties se coordonnent et se suivent dans un 
ordre éternellement régulier. Au contraire, 1] est d’autres 
choses qui, en soi, n'ont pas de lieu, et qui n’en ont un 
qu'indirectement et accidentellement. L'âme, par exemple, 
n'a de mouvement que par l'intermédiaire du corps où 
elle est; le ciel Ini-même n'a de mouvement que relati- 
vement à ses parties qui se meuvent; mais, en soi, il est 
immobile. Seulement, dans un cercle, une partie en enve- 
loppe une autre; et voilà comment le haut du ciel n’a que 
le mouvement circulaire. Mais, à vrai dire, l'univers, le 
tout ne peut avoir de lieu ; car, il faut, pour qu’un objet 
soit dans un lieu, que, d'abord, 1] soit lui-même quelque 
10 


146 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


chose : puis, qu’il y ait aussi une seconde chose dans la- 
quelle il est, et qui l'enveloppe; or, en dehors de l’uni- 
vers et du monde, il ne peut rien y avoir qui soit indé- 
pendant du tout, et de l’ensemble universel. Aussi, 
toutes les choses, sans aucune exception, sont-elles dans 
le ciel; car le ciel est tout l'univers, autant, du moins, 
qu'il est permis de le conjecturer. Mais, le lieu des choses 
n’est pas précisément le ciel; c’est une certaine extrémité 
du ciel, la limite immuable qui touche et confine au corps 
qui est en mouvement. Ainsi, la terre, on peut dire, est 
dans l’eau, parce que l’eau l’environne ; l’eau, à son tour, 
est dans l'air ; l'air, lui-même, est dans l’éther; et, enfin, 
l’éther est dans le ciel. Mais, le ciel lui-même, n’est plus 
dans autre chose, et l’on ne peut plus dire qu'il soit dans 
un lieu, puisqu'au contraire, tout est en lui. 

Si nous ne nous trom pons, cette manière de concevoir 
le lieu et l’espace résout toutes les questions qui pré- 
sentaient tant de difficultés. Ainsi, le lieu des choses 
étant la limite interne du corps ambiant, il ny a plus 
nécessité, comme on le supposait, que le lieu s’étende 
avec le corps qu'il contient, lorsque ce corps vient à se 
développer et à croître. Il n’y ἃ pas nécessité davantage 
que le point ait un lieu; car le corps ambiant entoure la 
chose même et non pas les points de la surface. Il n’est 
plus besoin non plus que deux choses soient dans un seul 
et même lieu. L'espace, le lieu n’est plus la dimension des 
corps et l'intervalle de leurs surfaces; car, loin que 1᾽68- 
pace soit la dimension propre des corps, ce sont les corps, 
au contraire, qui se trouvent toujours dans l'espace, 
quels que soient ces corps. L'espace lui-même, le lieu n’est 
pas un corps. Il est bien nécessairement quelque part; 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VII. 147 


mais il n y est pas comme dans un lieu; il y est unique- 
ment comme la limite est dans le limité; car, tout ce qui 
est n'est pas nécessairement et sans aucune exception 
dans un lieu; il n’y ἃ que les corps susceptibles de mou- 
vement qui soient réellement dans un lieu. 

C'est là ce qui fait que, dans l’ordre naturel des choses, 
chaque élément se porte dans le lieu qui lui est propre. 
Et cela se comprend bien; car, l'élément qui le suit et 
l'enveloppe, sans que ce soit d’une manière violente et 
contre nature, ἃ de l’affinité et une certaine homogénéité 
avec l'élément qui le précède : la terre avec l'eau, l’eau 
avec l'air, l’air avec le feu. Les choses qui ont une na- 
ture absolument identique n’agissent pas les unes sur les 
autres; mais quand elles se touchent et sont contiguës 
entr’elles, au lieu d’être continues et de former un seul 
tout, alors elles se touchent mutuellement et elles se mo- 
difient réciproquement entr'elles. C’est par des lois aussi 
naturelles et aussi sages que chaque élément, dans sa 
masse totale, demeure au lieu qui lui appartient spéciale- 
ment ; et telle partie, ou plutôt tel élément en masse est 
dans l’espace total du ciel, comme dans un corps ordi- 
naire telle partie séparable est dans le tout duquel elle 
est détachée; et, par exemple, comme une partie de 
l'eau est à la masse de l’eau, et une partie de l’air à la 
masse totale de l'air. De même, dans l'univers, c’est là 
le rapport de l'air à l'eau ; l’eau est la matière en quelque 
sorte, et l’air est la forme. L'eau est, on peut dire, la ma- 
tière de l'air, et l'air à son tour est l’acte de l’eau, puis- 
qu’en puissance l’eau est de l’air, et que l'air lui-même 
est à un autre point de vue de l’eau en puissance, l’eau 
pouvant se changer en air par la vaporisation, et l'air à 


148 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


son tour pouvant se changer en eau lorsqu'il se con- 
dense. 

Mais nous nous réservons de revenir plus tard sur ces 
théories ; ici, nous n’en disons que ce qui est indispen- 
sable à notre sujet; et nos explications qui, actuellement, 
peuvent paraître quelque peu obscures, deviendront par la ᾿ 
suite beaucoup plus claires. J'ajoute seulement que si 
la même chose est à la fois puissance et acte, l’eau étant 
air et eau tout à la fois, bien qu'elle soit l’an en puissance 
et l’autre en acte, le rapport de l’eau à l'air dans l'en- 
semble des choses est celui de la partie au tout, 51 l'on 
veut. Voilà comment ces deux éléments distincts l’un de 
l'autre ne font qu'être en contact; mais, quand il y ἃ fu- 
sion de leurs natures, les deux n’en font plus qu'un, et, en 
acte, ils se confondent absolument. 

Telle est notre théorie sur l’espace, sur son existence 
et sur ses propriétés. 


VIIL. 


Il semble que la méthode appliquée à l'étude de l'es- 
pace n’est pas moins applicable à l'étude du vide; et le 
Physicien doit aussi rechercher si le vide existe ou s'il 
n'existe pas, comment 1] est et ce qu'il est; car on peut 
avoir sur le vide les mêmes doutes ou les mêmes théories 
qu’on a sur l’espace, selon les divers systèmes dont il ἃ 
été l’objet. En effet, ceux qui croient au vide le repré- 
sentent en général comme un espace d’un certain genre, 
et comme un vase ou récipient. On suppose qu'il y a du 
plein quand ce récipient contient le corps qu'il est sus- 
ceptible de recevoir; et quand ce récipient en est privé, 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. VIE. 149 


il semble qu'il y a du vide. Donc, on admet implicitement 
par là que le vide, le plein et l’espace sont au fond la 
même chose, et qu'il n'y a entreux qu'une simple diffé- 
rence de manière d’être. Voici donc la marche que nous 
suivrons dans cette recherche : nous recueillerons d’a- 
bord les arguments de ceux qui croient à l’existence du 
vide; nous passerons ensuite aux arguments de ceux qui 
la nient ; et, cette revue des opinions philosophiques étant 
faite, nous terminerons par l'examen des notions vulgai- 
rement répandues en ce qui concerne ce sujet. 

Ceux qui nient l'existence du vide ont le tort de ne 
point s'attaquer assez précisément à l’idée que les hommes 
s’en font généralement, et de se borner à réfuter les défi- 
nitions erronées qu'on en donne, et qui ont beaucoup 
moins d'importance. C'est là la faute d’Anaxagore et de 
ceux qui limitent dans son procédé de réfutation. Ainsi, 
ils démontrent fort bien l'existence de l'air et toute la 
force dont il est doué, en faisant sortir de l'air des outres 
qu'ils pressent, et en ie recevant dans des clepsydres, où 
on voit sans peine sa puissante action. Mais l'opinion 
vulgaire entend en général par le vide un espace dans 
lequel il n’y ἃ pas de corps perceptibles à nos sens; et. 
comme on croit vulgairement encore que tout ce qui 
existe ἃ un corps, on dit que le vide est ce dans quoi il 
n'y ἃ rien; par suite, comme on ne voit point l'air, le vide 
passe pour être ce qui est plein d'air. Mais il ne s’agit 
point de démontrer, comme le fait Anaxagore, que l'air 
est quelque chose; il s’agit de prouver qu'il n'existe point 
d'étendue ou d'intervalle différent des corps, qui serait 
séparable d'eux, et qui existerait en acte comme eux, 


150 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


bien qu'il les pénétrât de telle façon que le corps ne 
serait plus continu, système qu'ont soutenu Démocrite et 
Leucippe avec bien d’autres naturalistes ; ou bien encore, il 
s’agit de prouver, en admettant que le corps reste continu, 
qu’il y a en dehors de lui quelque chose comme le vide. 
Ainsi, les philosophes dont nous parlons n’ont pas même 
mis le pied sur le seuil, comme on dit; car ils ont prouvé 
que l'air existe; mais ils n’ont pas du tout démontré que 
le vide n'existe pas. 

Ceux qui affirment l'existence du vide, au lieu de la 
nier, se sont rapprochés davantage de la vérité; et voici 
quelques-unes de leurs raisons. D'abord, ils soutiennent 
que sans le vide 1] n’y ἃ pas de mouvement possible dans 
l’espace, soit déplacement d’un lieu à un autre, soit 
accroissement sur place, attendu, disent-ils, que s'il n'y 
avait pas de videiln’y aurait pas de mouvement possible. 
Le plein, évidemment, ne peut rien admettre, continuent- 
ils; s’il admettait quelque chose, il y aurait alors deux 
corps dans un seul et même lieu, puisque le plein est 
déjà un corps apparemment, et qu'un autre viendrait S'y 
placer ; alors, il n’y aurait pas de raison pour que tous 
les corps, quel qu'en fût le nombre, ne pussent se trouver 
tous ensemble dans un seul et même lieu; car il n'y à 
point ici de différence, et dès qu'on en suppose deux, on 
peut tout aussi bien en supposer un nombre quelconque. 
Mais cette hypothèse en entraîne une autre, et si tous les 
corps peuvent être dans un seul et même lieu, on ne voit 
pas pourquoi le plus petit ne pourrait pas recevoir et con- 
tenir le plus grand, puisqu’à l’aide de plusieurs petites 
choses réunies on peut toujours en former une grande. 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΜΗ. 191 


Par conséquent, si plusieurs choses égales peuvent être 
dans un seul et même lieu, plusieurs choses inégales 
pourront y être tout aussi bien. 

C’est ainsi qu’on essaie de démontrer le vide; et ce 
qu'il y ἃ de singulier, c’est que ce sont là les mêmes 
principes par lesquels Mélissus prétend démontrer que 
l'univers est immobile; «car, disait-il, pour que l’univers 
se meuve il faudrait du vide; or, on ne peut soutenir que 
le vide existe; donc l’univers ne se meat pas. » Mais, je 
laisse Mélissus, et je reviens à mon sujet. Après avoir 
prouvé l'existence du vide de cette première manière, nos 
philosophes le démontrent encore d’une autre façon. Ils 
observent qu'il y ἃ des corps qui se contractent et se con- 
densent. Ainsi un tonneau est plein de vin; on met le vin 
dans des outres; et les outres pleines de vin tiennent 
encore dans le tonneau. Il y ἃ donc condensation du vin; 
il rapproche en quelque sorte les vides qui se trouvaient 
à son intérieur. Si l’on prend d’autres faits, il paraît bien 
que le développement des êtres qui s’accroissent ne peut 
se faire qu'à la condition du vide. Ainsi les aliments 
qu'ils absorbent et qui les font croître, sont eux-mêmes 
déjà des corps, et il faut bien qu'ils se logent dans quel- 
que vide, puisqu'il est impossible que deux corps soient 
dans un seul et même lieu. Enfin, on cite un autre phéno- 
mène analogue à ceux-là, et qui atteste également l’exis- 
tence du vide : c’est celui de la cendre, qui est dans un 
vase, et quiabsorbe autant d’eau que le vase lui-même en 
contient, lorsque la cendre n’y est pas. 

J'ajoute pour en finir sur ce point, que les Pythagori- 
ciens aussi admettaient l'existence du vide. Selon eux. 
c'est par l’action du souffle divin que le vide, qui est ap- 


152 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


paremment en dehors du monde, entre dans le ciel, et le 
ciel a alors une sorte de respiration. Ils ajoutent que le 
vide est ce qui sépare les choses et limite leurs natures 
diverses, le vide leur paraissant être placé entre les Corps 
pour les isoler, et faire leurs délimitations réciproques. 
A en croire les Pythagoriciens, c'était d’abord dans les 
nombres qu'on pouvait observer le vide; car c’est le vide 
qui détermine leur nature propre et leur abstraction. 

Voilà à peu près les idées qu’on ἃ émises dans un sens 
ou dans l’autre, pour affirmer ou pour nier l'existence du 
vide, 


IX. 


Pour savoir discerner la vérité entre ces deux opinions 
contraires sur le vide, il est bon de connaître d’abord, 
précisément ce que signifie le mot Iui-même. Générale- 
ment, on entend par vide un espace où il n'y a rien. Cette 
idée vient de ce que l’on confond toujours l'être et le 
corps; tout ce qui existe à un corps, et tout corps est 
dans un lieu; donc le vide est l’espace où il n'y a aucun 
corps que nos sens puissent percevoir, et s'il y ἃ un 
espace où 1] n’y a plus de corps sensible, on dit que c'est 
le vide. D’autre part, comme on suppose toujours qu'an 
corps peut être touché, et que la tangibilité est la pro- 
priété essentielle de tout ce qui est pesant ou léger, on 
en arrive à conclure que le vide est ce dans quoi 1] n'y a 
plus rien de léger ni de pesant. Telles sont à peu près 
les notions qu'on se fait du vide, en raisonnant sur cette 
idée ainsi que nous l'avons déjà dit. On sait d’ailleurs, 
qu'il serait absurde de soutenir que le point est le vide, 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X. 153 


sous prétexte qu'il n’y a rien non plus dans le point, tel 
que les mathématiques le conçoivent. Mais il faut que le 
vide soit l’espace où est l'étendue du corps tangible, et 
ce point ne peut avoir cette propriété. Ainsi, dans une 
certaine acception, Vide signifie ce qui n’est pas plein 
d'un corps tangible et perceptible au toucher, le corps 
tangible étant tout ce qui est doué de pesanteur et de légè- 
reté. Mais à ceci on fait une objection, et on demande ce 
qu'il en serait du vide, si l'étendue, au lieu d’être pleine 
d’un corps tangible, avait une couleur ou un son. Serait- 
ce alors du vide ou n’en serait-ce pas? Ou bien, doit-on 
dire encore simplement qu’il y a du vide, si cette étendue, 
colorée ou sonore, peut recevoir un corps tangible, et 
qu'il n'y en ἃ pas si elle ne le peut pas? Après cette pre- 
mière acception du mot Vide, on peut en indiquer une 
autre ; et l’on entend encore par vide l’espace où il n’y ἃ 
ancune chose distincte, ni de substance corporelle, quelle 
qu’elle soit, ou pesante, ou légère. C’est en poursuivant 
ces idées que certains philosophes on fait du vide même 
la matière des corps, comme ils croyaient la trouver dans 
l'espace qu'ils confondaient avec elle. Mais la matière 
n'est pas séparable des corps qu’elle forme, tandis que 
le vide, dans la pensée de ces philosophes et tel qu'ils 
le conçoivent, en est toujours séparé, tout aussi bien que 
l'espace. 


À. 


Après avoir étudié l'espace, comme nous l'avons fait, 
et montré que le vide ne peut être au fond que l’espace 
lui-même, si le vide est ce dans quoi il nv ἃ pas de 


154 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


corps, il doit être évident pour nous que dans ce sens le 
vide n’existe pas autrement que l’espace, ni comme insé- 
parable des corps ni comme séparable, puisque le vide 
n’est pas non plus un corps, et qu'il serait bien plutôt 
l'intervalle qui sépare et isole les corps les uns des autres. 
Ainsi, le vide ne semble être quelque chose que comme 
l'est l’espace lui-même, et par les mêmes motifs; car le 
mouvement de locomotion dans l’espace est admis tout 
aussi bien, et par ceux qui soutiennent que l’espace est dis- 
tinct des corps quis’y meuvent, et par ceux qui admettent 
l'existence du vide. Le vide paraît la cause du mouve- 
ment, en tant quil est le lieu où le mouvement se passe ; 
et c'est là précisément le rôle que prêtent aussi à l'es- 
pace d'autres philosophes, qui repoussent la réalité du 
vide. 

Quant à nous, nous ne croyons pas du tout que le vide 
soit une condition indispensable à la possibilité du mou- 
vement, ni que le vide soit la cause de toute espèce de 
mouvement, quel qu’il soit. C’est là une remarque qui a 
échappé à l'attention de Mélissus; car le plein lui-même 
peut encore changer ei avoir un mouvement, par suite 
d'une simple altération, sans qu'il y ait de déplacement 
dans l’espace. Mais 1] n’est pas même besoin de supposer 
le vide pour que cette dernière espèce de mouvement 
puisse avoir lieu; car il se peut fort bien que tout étant 
plein, les corps se remplacent successivement les uns les 
autres, sans qu'il y ait un espace séparable et distinct 
des corps qui se meuvent. C'est là ce qu’on peut voir 
dans les rotations des corps solides et continus, aussi 
bien que dans celles des liquides qu’on fait tourner avec 
le vase qui les contient. La supposition du vide n’est pas 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X. 155 


non plus nécessaire pour comprendre que les corps se 
condensent et se rapprochent; car ce phénomène peut 
avoir lieu par l’expulsion de certaines de leurs parties, 
comme l'air s'échappe de l’eau quand on la presse dans 
165 outres où elle est renfermée. 

J'ajoute que les corps peuvent s’accroître autrement 
qu'on ne le disait; car il n’est que faire qu’on y intro- 
duise quelque chose d’étranger, et il suffit d’une simple 
modification intérieure, par exemple, lorsque l’eau de- 
vient de l’air, et qu’elle prend un vaste développement. 
À parler d’une manière générale, la théorie du vide, tirée 
du phénomène de l'accroissement des corps, ou de l’eau 
versée dans la cendre, n’est pas soutenable ; car, elle con- 
duit à des conséquences toutes plus absurdes les unes 
que les antres. Ainsi, on arrive à dire que certaines par- 
ties du corps qui ne sont pas vides, ne s’accroissent pas, 
tandis qu'au contraire 1] est avéré que toutes, sans excep- 
ticn, s'accroissent quand le corps lui-même s'accroît. On 
arrive à dire que l'accroissement ne peut pas résulter de 
l’adjonction d’un corps matériel, ce qui n’est pas moins 
contraire à l'observation; que deux corps peuvent être 
dans un seul et même lieu, si l’on admet que la partie du 
corps qui se nourrit est aussi bien pleine que les aliments 
qu'il prend ; et, enfin, que le corps doit être nécessaire- 
ment vide dans toutes ses parties, si l’on admet qu'il s’ac- 
croisse de toutes parts, et que le vide soitindispensable à 
cet accroissement. Telles sont les contradictions que l’on 
risque en soutenant l'existence du vide, et les mêmes rai- 
sonnements s’appliqueraient au phénomène de la cendre 
imbibée d’eau, puisque là aussi, on suppose du vide, et 
qu'un corps est mêlé à un autre. Mais ces explications 


156 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


incomplètes ne démontrent pas du tout l'existence du vide 
et sa nature ; elles ne font que répondre aux plus vul- 
gaires notions sur ces matières. Ces théories, dont nos 
philosophes paraissent satisfaits, ne sont donc pas aussi 
difficiles à réfuter qu'ils se l’imaginent. 


XI. 


Je répète de nouveau qu'il n'y a pas de vide en dehors 
des choses, comme on l’a si souvent prétendu. Ce n’est 
pas le vide qui fait que les éléments ont une tendance na- 
turelle à se porter dans les lieux qui leur sont propres, le 
feu en hant, la terre en bas ou plutôt vers le centre. Mais, 
si le vide n’est pas cause de cette tendance, de quoi est- 
il donc cause, puisqu'on le faisait surtout la cause du 
mouvement dans l’espace, et qu’ilest prouvé qu'il ne l’est 
pas? En second lieu, si le vide n’est pas autre chose que 
l'espace privé de corps, on peut demander : Quelle sera la 
direction d’un corps qui sera placé dans le vide? Ce corps 
ne peut aller certainement dans toutes les parties du 
vide ; il doit y prendre une direction, allant dans un sens 
plutôt que dans l’autre. Et, alors, nous faisons ici, contre 
l'existence du vide, la même objection que nous faisions 
plus haut contre l'existence de l’espace, conçu comme sé- 
paré des corps qui s’y meuvent. Comment le corps, qu'on 
suppose dans le vide, pourra-t-il s’y mouvoir ? Comment 
pourra- t-il y rester en repos ? Nous avons dit aussi, pour 
l’espace considéré isolément des corps, qu’il ne peut pas 
y avoir de haut et de bas ; nous en disons autant du vide, 
puisque ceux qui admettent son existence, le regardent 
comme de l’espace d’un certain genre. Mais alors, 8] 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XL 457 


dans le vide et dans l’espace séparés des corps, la chose 
ne peut être ni en mouvement, ni en repos, comment y 
est-elle ? Si elle ne peut être ni en haut, ni en bas, quelle 
y est sa position ? C’est qu’il est impossible qu'une chose 
soit dans l’espace ou dans le vide, quand on suppose le 
vide et l’espace séparés de tout et permanents. La partie 
d’une chose, à moins qu’on ne la suppose isolée du tout 
dont elle fait partie, ne peut pas être dans l’espace; elle 
est seulement dans le tout auquel elle appartient. Mais, 
si l'espace n’est pas indépendant et séparé des corps, le 
vide ne l’est pas plus que lui. 

Loin qu'on ait raison de croire que le vide est absolu- 
ment nécessaire au mouvement, je dirais bien plutôt que 
le mouvement n’est plus possible, du moment que le vide 
existe ; car, de même que certains philosophes ont expli- 
qué l’immobilité de la terre par l'égalité de la pression 
qu'elle reçoit de tout ce qui l'entoure, de même 11 faut 
que, dans le vide, tout soit en un complet repos; car, 
dans le vide, il ne peut pas y avoir un lieu vers lequel 
le corps doive se mouvoir plutôt que vers tout autre, 
puisque, dans le vide, on ne peut pas distinguer de dif- 
férence. En effet, il faut se bien rappeler que tout mouve- 
ment est, ou naturel, ou forcé ; et, s’il y ἃ un mouvement 
forcé, c'est une nécessité qu'il y ait corrélativement un 
mouvement naturel. Or, le mouvement forcé ne vient 
qu'après le mouvement qui est selon la nature; par con- 
séquent, si l’on suppose que, pour les éléments, 1] n'y a 
plus de mouvement naturel et spontané, on peut en con- 
clure qu'ils n'ont plus dès lors aucune espèce de mou- 
vement. Mais comment dans le vide, où il n'y ἃ plus au- 
cune différence possible, non plus que dans l'infini, pourra- 


155 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


t-il y avoir un mouvement naturel, distinct d’un mouve- 
meut forcé? Dans l'infini, il n’y ἃ plus ni haut, ni bas, ni 
milieu ; dans le vide, s’il y ἃ haut et bas, il est bien im- 
possible de les distinguer l’un de l’autre; car de même 
que le néant ou le rien ne peut présenter de différence, de 
même il ne peut pas y en avoir dans ce qui n’est point 
encore, bien qu'il puisse être ultérieurement; or, le vide 
est une sorte de non-être, et c'est une privation plutôt 
que toute autre chose. Mais, le mouvement naturel pré- 
sente les différences que l’on sait, et les choses qui ont 
une réelle existence dans la nature, sont, par suite, diffé- 
rentes entr'elles. Ainsi donc, de deux choses l’une : ou le 
mouvement naturel ne sera pas, et, aucun élément n'aura 
de tendance naturelle ; ou bien, si le mouvement naturel 
existe, comme l'observation la plus vulgaire l’atteste, 
c'est que le vide n'existe pas, comme on le prétend. 

Un phénomène bien connu et très-ordinaire vient en- 
core démontrer cette. vérité : c'est la manière dont les 
projectiles continuent à se mouvoir, même après que le 
moteur qui les ἃ lancés ἃ cessé de les toucher. On ex- 
plique leur progression de deux manières, soit par la 
précipitation de l’air qui remplace vivement celui que la 
pierre ἃ déplacé, comme quelques philosophes l'ont dit, 
soit par l’action de l'air, qui, chassé par la main, chasse 
à son tour l'air qui le précède, en lui communiquant un 
mouvement plas rapide que ne l’est la tendance natu- 
relle du corps à descendre vers le lieu qui lui est propre. 

Mais, quelle que soit l'explication qu’on adopte, rien de 
tout cela ne peut se passer dans le vide, et le corps ne 
peut v être en mouvement que s’il est sans cesse porté et 
soutenu par la cause qui le meut, comme le fardeau que 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XL 159 


porte un char. Il ne serait pas moins difficile de dire, le 
vide étant admis, comment un corps pourrait s’y arrêter, 
une fois qu'il aurait été mis en mouvement. Pourquoi, en 
effet, s’y arrêterait-il ici plutôt que là ? Par conséquent, 
ou le corps restera nécessairement toujours en repos dans 
le vide ; ou, s’il y est une fois en mouvement, ce mouve- 
ment ne finira jamais, à moins que quelqu’obstacle plus 
puissant ne vienne à l'arrêter. Ce qui fait croire à ces 
philosophes que les corps sont portés dans le vide, c’est 
que l'air cède devant eux ; mais le même phénomène se 
produit à plus forte raison dans le vide, qui cède dans 
tous les sens à la fois; et ce serait aussi dans tous les sens 
indifféremment que les corps pourraient s’y mouvoir. Or, 
c'est là ce qui est tout à fait contraire aux lois de la na- 
ture, qui donne au mouvement de tous les corps, selon 
leur pesanteur ou leur légèreté, une direction qui n’a rien 
d’arbitraire. 

Aux considérations qui précèdent, on peut en ajouter 
encore quelques-unes qui achèveront de prouver que le 
vide ne peut pas exister. Évidemment, quand un corps de 
même nature reçoit un mouvement plus rapide, cela peut 
tenir à deux causes, ou au milieu qu'il traverse, ou au 
corps lui-même. Si le milieu est de l'air, par exemple, le 
même corps 50 meut plus vite que s'il avait à traverser 
de l’eau ou de la terre; et, en second lieu, si toutes les 
autres conditions, restant d’ailleurs égales, le corps devient 
plus lourd ou plus léger, son mouvement varie de rapi- 
dité dans la même proportion. Le milieu que le corps 
traverse l’arrête le plus possible, quand il ἃ lui-même un 
mouvement en sens contraire à celui du corps; et, ensuite, 
quand ce milieu est immobile. La résistance s'accroît 


160 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


avec la densité du milieu, qui oppose d'autant plus d’obs- 
tacle qu’il est plus difficile à diviser. Soit, par exemple, uu 
corps À traversant le milieu B, dans un certain temps ὦ, 
et traversant le milieu D, quiest moins dense que B, dans 
un temps E. En supposant que la longueur du milieu B et 
celle du milieu D sont égales, le mouvement de A sera en 
proportion de la résistance du milieu qu’il traverse. B est 
de l’eau, si l’on veut; et D est de l’air. Autant l’air sera 
plus léger et moins dense, ou moins corporel que l’eau, 
autant À traversera D plus vite qu'il ne traverse B. Évi- 
demment, la première vitesse sera à la seconde dans le 
même rapport que l'air est à l'eau en densité compara- 
tive; et si l’on suppose arbitrairement, par exemple, que 
l’air est deux fois plus léger et moins dense que l’eau, le 
corps À traversera l’eau B en deux fois plus de temps 
qu'il ne lui en faudra pour traverser l'air D; par suite, le 
temps G sera le double du temps E. Donc, le mouvement 
du corps, toutes choses égales d’ailleurs, sera d'autant 
plus rapide que le milieu qu'il aura à traverser sera plus 
incorporel, moins résistant et plus aisé à diviser. 

Mais il n’y ἃ pas de proporuon possible entre le vide et 
le plein, et l’on ne peut savoir de combien le plein sur- 
passe le vide, de même que rien ne peut pas avoir de 
proportion possible avec le nombre. En effet, si l’on peut 
dire que quatre surpasse trois d’une unité, de même qu'il 
surpasse encore davantage deux et un, on ne peut plus 
dire dans quelle proportion 1k surpasse le rien. Car, néces- 
sairement, la quantité qui surpasse une seconde quantité, 
se compose d’abord de la quantité dont elle surpasse 
l’autre, et ensuite d’une quantité égale à celle qui est 
surpassée. Par conséquent, quatre serait et la quantité 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΙ. 161 


dont il surpasse le rien ou zéro, et, en outre, 1l serait le 
rien; ce qui est absurde. Par un motif analogue, on ne 
peut pas dire que la ligne surpasse le point, parce que la 
ligne n’est pas elle-même composée de points. 

On voit par là que le vide ne peut pas avoir le moindre 
rapport proportionnel avec le plein; et le mouvement 
dans le vide ne peut jamais non plus être en proportion 
avec le mouvement dans le plein. Si donc, dans le milieu 
le moins dense possible, le corps franchit tant d’espace 
en tel temps, on peut dire que dans le vide ce mouve- 
ment dépassera toute proportion possible. Soit, en effet, 
F le vide et d’une dimension égale à celle du milieu B, 
qui est de l’eau, et du milieu D, qui est de l'air. Si le 
corps À traverse le vide et le franchit dans un certain 
temps ἃ. supposé plus court que le temps E, qui était 
la mesure de la course de À dans l'air, c’est-à-dire dans 
le corps le moins dense des deux, ce sera là 16 rapport 
du vide au plein. Mais, dans ce même temps G, le 

corps À ne franchira de D que la portion H. Le corps A 
_traversera donc le milieu F, c'est-à-dire le vide, lequel 
est beaucoup plus léger que l'air, avec une vitesse propor- 
tionnellement égale au rapport du temps E au temps G:; car, 
si le vide F surpasse l'air en légèreté dans la proportion 
où le temps E surpasse le temps G, à l'inverse, le corps A, 
dans son mouvement, traversera le vide F avec une vi- 
tesse correspondante au temps G. Mais si F est absolu- 
ment vide de corps, le mouvement de A devrait y être 
d'autant plus rapide. Cependant, on supposait tout à 
l'heure que A traversait une portion H de D dans le même 
temps G; donc, le corps franchit la distance donnée dans 
le même temps, soit dans le plein, soit dans le vide. Or, 

11 


162 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


c’est là une impossibilité manifeste ; donc, si l’on suppose 
qu'il faut un certain temps à un corps quelconque pour 
traverser le vide, on aboutit à cette absurdité qu’un corps 
traverse indifféremment, dans le même temps, le plein et 
le vide. Ge qui est vrai, c'est qu'au lieu du vide il fant 
toujours supposer un corps qui est à l’autre corps dans la 
même relation de légèreté ou de pesanteur que le temps 
est au temps; mais, dans le vide, il n'y a rien de pareil. 

Pour résumer toute cette discussion sur la rapidité plus 
ou moins grande du corps, selon les milieux traversés, 
nous dirons que cette conclusion à laquelle nous aboutis- 
sons en ce qui concerne le vide, tient à ce qu'entre deux 
mouvements qui se passent l’un et l’autre dans les temps 
finis, on peut toujours établir une certaine proportion, 
tandis qu'entre le plein et le vide, 1] n'y a pas de pro- 
portion possible. Mais je ne veux pas pousser plus loin 
ces considérations sur la différence des milieux traversés, 
et leur influence pour accélérer ou ralentir le mouvement 
des corps qui les traversent. 

Je passe à la différence des corps eux-mêmes selon 
qu'ils sont plus légers ou plus denses, et qu'ainsi ils ont 
un mouvement plus rapide ou plus lent. Il faut remar- 
quer d’abord que, selon que les corps ont plus ou moins 
de pesanteur, leurs conditions de forme restant d’ailleurs 
les mêmes, ils parcourent plus ou moins rapidement une 
même étendue, et qu'ils la parcourent dans le rapport 
même où sont entr'elles les différences de pesanteur ou 
de légèreté. Par conséquent, 115 la parcourraient égale- 
ment dans le vide. Mais c’est là ce qui est impossible; 
car quelle cause dans le vide pourrait accélérer le mou- 
vement? Dans le plein, on comprend bien cette accéléra- 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΗ. 163 


tion ; car celui des deux corps qui ἃ le plus de force par 
sa pesanteur, divise aussi plus rapidement le milieu qu'il 
doit traverser, soit que d’ailleurs cette force plus grande 
lui vienne ou de sa nature particulière ou de l'impulsion 
qu'il ἃ reçue. Mais dans le vide, tous les corps devraient 
avoir la même vitesse ; et c’est là une hypothèse tout à fait 
inadmissible. 

Je conclus de tout ceci que l'existence du vide, si elle 
était réelle comme le croient ceux qui bâtissent ce sys- 
tème, entrainerait de toutes autres conséquences que 
celles qu ils attendent. Ils s’imaginent que le mouvement 
ne serait pas possible dans l’espace, s’il n’y avait pas du 
vide séparé de tous les corps et subsistant en soi; mais 
au fond, cela revient à dire qu'il doit aussi y avoir un 
espace également indépendant des corps, et nous avons 
démontré plus haut qu’il n’en pouvait être ainsi. Donc en 
résumé, le vide n'existe pas plus que l’espace à l'état 
d'isolement qu'on lui veut attribuer. 


ΧΗ]. 


À ne considérer le vide qu'en 501, et indépendamment 
de son rapport avec le mouvement, on pourrait admettre 
sans trop de peine que le vide, en effet, existe bien comme 
on veut nous le faire croire, c'est-à-dire, que toutes les 
explications sont parfaitement vides et creuses. Pour n’é- 
tudier le vide qu'en lui-même, voici quelques faits qui 
prouvent qu'il ne peut exister. Si l’on plonge un cube de 
bois dans l’eau, il y déplace une quantité de liquide égale 
à lui, et ce même déplacement ἃ lieu de la même façon 
dans l'air, bien que pour ce dernier cas le phénomène 


16/4 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


échappe à nos sens. J'ajoute que le phénomène est iden- 
tique dans tout autre corps différent de l'air ou de l’eau, 
et qu'il y ἃ nécessité, à moins que ce corps ne se con- 
dense et ne se comprime, qu'il se déplace dans la direc- 
tion qui lui est naturelle. Il se dirige en bas, si sa tendance 
naturelle est en bas, comme celle de la terre; il se dirige 
en haut, si sa tendance naturelle est en haut, comme le 
feu; ou dans les deux directions, comme l'air, soit en 
haut, soit en bas, selon les circonstances. C’est là une 
loi générale qui s'applique au corps traversé par un autre, 
quel qu'il soit. Or, dans le vide rien de tout cela ne peut 
se passer, puisque le vide n’est pas un corps. Mais il 
semble alors que cet espace qui tout à l'heure était le 
vide, doit pénétrer le cube avec cette même dimension, 
comme si l’eau et l'air, au lieu de céder la place à ce cube 
de bois, le pénétraient l’un et l’autre de part en part. Si 
l’on dit qu’en effet le vide peut pénétrer absolument le 
corps, je réponds que c’est impossible; car le cube plongé 
dans le vide, ἃ tout autant d'étendue que le vide lui- 
même, dans la partie du vide qu'il occupe. Peu importe 
d’ailleurs, que ce corps soit chaud ou froid, pesant ou 
léger ; il diffère dans son essence de toutes les qualités di- 
verses qu'il peut avoir, bien qu'il n’en soit pas séparable, 
et il consiste surtout dans les trois dimensions qui le 
forment, c'est-à-dire qui forment ce cube de bois que je 
considère. Par conséquent, en admettant même qu’on 
pût l’isoler de toutes ces affections particulières, de pe- 
santeur ou de légèreté, de chaud ou de froid, il n’en 
conserverait pas moins ses dimensions, et n’en occuperait 
pas moins une même quantité de vide ou d'espace qui lui 
serait égale. Dès lors, en quoi ce corps réduit à ses pures 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. ΧΗ. 165 


dimensions, différerait-il d'un espace ou d'un vide égal à 
lui? Évidemment, il se confondrait absolument avec eux ; 
et ce que je dis ici d’un seul corps peut se dire tout aussi 
bien de denx ou d’un nombre quelconque de corps, qui 
seraient tous alors dans an seul et même lieu; ce qui ne 
peut guère se comprendre. 

Mais à cette première impossibilité, s'en ajoute une 
autre que je signale en passant. Il est clair que ce cube 
ne perdra point, par cela seul qu’il se déplace, la pro- 
priété qu’ont tous les corps, sans exception, c’est-à-dire 
les trois dimensions qui en font un corps réel. Si donc il 
ne diffère point par ces dimensions de l’espace ou du vide 
qui le contient, à quoi sert alors d'imaginer un espace et 
un vide séparé des corps, si l’étendue de chacun d'eux 
n'en reste pas moins ce qu’elle est, indépendamment des 
qualités que le corps peut avoir? H n’est que faire de 
supposer une autre étendue quientoure le corps, en étant 
égale à lui et telle que ni. I suffit de s’en tenir à la di- 
mension du corps lui-même; et l’on doit être persuadé 
qu’il n'ya pas de vide qui soit en dehors des corps et 
séparé d'eux. 


ΧΗ. 


D'autres philosophes ont prétendu démontrer l’exis- 
tence du vide, en tirant lenrs preuves des phénomènes de 
condensation et de raréfaction dans les corps. Selon eux, 
le vide était indispensable à la possibilité de ces phéno- 
mènes. « Sans la condensation et la raréfaction, disaient- 
« ils, 1l est impossible que les corps se compriment et 
« Se resserrent; et si les Corps ne se resserrent point, 


166 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


« alors le mouvement cesse d’être possible. Ou bien, l’u- 
« nivers est condamné à une flactuation perpétuelle , 
« comme le prétendait Xuthus; ou bien, la quantité des 
« corps qui se changent les uns dans les autres, doit res- 
« ter toujours la même, comme, par exemple, une coupe 
« d’eau doit ne produire qu'une coupe d’air,'et pas plus; 
« ou bien enfin, il faut qu’il y ait dans les corps du vide 
« qui leur permet de se condenser ou de se dilater. » 
Ces objections ne me semblent pas plus décisives que les 
autres. Si l’on appelle rare un corps qui ἃ beaucoup de 
vides'séparés les ans des autres, 1l est clair que le rare ne 
peut pas plus exister en dehors des corps, que n'existent 
de cette facon le vide et l’espace. Il est vrai que l’on 
dit que le vide n’est pas indépendant des corps et qu'il 
n'est pas dans leur intérieur. Ge système est un peu 
moins inacceptable; mais il entraîne aussi des consé- 
quences qui ne valent guère mieux que les précédentes. 
Si l’on confond ainsi le rare et le vide, alors le vide 
n’est plus la cause du mouvement en général, ainsi qu'on 
l’a dit; mais 1] est seulement la cause du mouvement qui 
se dirige en haut, puisqu'un corps qui est rare est léger 
et qu'il se dirige naturellement en haut. C’est en ce sens 
que ces philosophes mêmes reconnaissent que le feu 
est un corps léger. Secondement, on ne pourra plus 
dire que le vide soit la cause du mouvement, en ce sens 
qu'il serait le lieu où le mouvement se passe; 1] est alors 
purement et simplement dans les corps, et il a la pro- 
priété de les entraîner et de les faire monter avec lui, 
comme les outres gonflées d'air montent dans l’eau, et 
entraînent avec elles à la surface ce qu’on y attache. Le 
vide aurait une faculté analogue. Mais encore une fois, 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIE. 167 


comment serait-il possible que le vide eût une direction, 
et un lieu où il se dirigerait et qui lui serait propre? 
Alors, il faat pour le vide un vide où il puisse aller. Une 
autre objection se présente contre cette théorie. Si le vide 
fait monter les corps en haut, et si le vide est dans tous 
les corps, comment peut-on expliquer le mouvement en 
bas? Quelle est la cause alors qui fait que le corps pesant 
descend, au lieu de monter ? Ajoutez aussi que, si le corps 
monte d'autant plus rapidement en haut qu'il est plus 
rare et plus vide, il y montera le plus rapidement pos- 
sible s’il est absolument vide. Mais comment est-il pos- 
sible que le vide ait da mouvement? Et le même raison- 
nement qui prouvait que tout dans le vide est immobile, 
ne démontre-t-il pas aussi que le vide doit être immobile 
lui-même comme tout ce qu’il renferme ? Les vitesses des 
corps seraient incommensurables dans ie vide. 

Du reste, tout en niant l'existence du vide, nous n’en 
reconnaissons pas moins l'exactitude de quelques-unes 
des explications données plus haut. Ainsi, nous admettons 
que les corps doivent pouvoir se raréfier et se condenser ; 
car, sans ces phénomènes, le mouvement ne peut plus se 
concevoir; le ciel est alors dans une fluctuation perpé- 
tuelle, comme on l’a dit ;etil faut que toujours une même 
quantité d’eau produise une même quantité d'air, et, 
réciproquement, qu'une même quantité d'air produise 
une même quantité d’eau, ce qui est bien absolument 1m- 
possible, et manifestement contraire à l'observation, qui 
atteste que de l’eau il vient une plus grande masse d'air. 
Car, si la compression des corps était impossible, 1] fau- 
drait admettre que le premier mouvement venu, propagé 
continuement de proche en proche, communiquerait la 


168 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


fluctuation jusqu'aux extrémités du ciel; qu'une égale 
quantité d'air devrait se changer en eau quelque part 
ailleurs, pour que le volume total de l’univers restât tou- 
jours le même; ou bien enfin 1] faudrait conclure que le 
mouvement est impossible. Si l’on dit que la compression 
n’a pas lieu, même quand le corps se déplace, parce qu’il 
aurait une rotation circulaire, je réponds que le déplace- 
ment: par rotation circulaire n’est pas le seul qu’éprouvent 
les corps, et qu'il resterait toujours à expliquer les mou- 
vements en ligne droite, qui sont au moins aussi nom- 
breux que les mouvements en cercle. 

Telles sont à peu près les raisons qui ont déterminé 
quelques philosophes à soutenir l'existence du vide. 
Quant à nous, nous n’hésitons pas à la nier; et, pour jus- 
üfier notre opinion, nous rappellerons quelques-uns des 
principes que nous avons posés plus haut. 

La matière est la même pour les deux contraires ; 
c'est une seule et même matière qui est tantôt froide et 
tantôt chaude, en un mot, qui reçoit les contraires naturels. 
Ce qui est en acte vient de ce qui est en puissance; la ma- 
tière n’est pas séparée des qualités qui l’affectent, bien 
que son être soit différent; et elle est essentiellement et 
numériquement une, sous la variété des qualités, soit dans 
l'ordre de la couleur, soit dans l’ordre de la température 
ou dans tout autre. Par conséquent, la matière d’un corps 
reste identique, que ce corps soit grand ou petit. Par 
exemple, quand l’eau se change en air, et que sous cette 
forme elle tient beaucoup plus de place, ce n’en est pas 
moins la même matière qui s'est modifiée sans rien rece- 
voir d'étranger; il n’y ἃ eu là qu'une traasformation et 
un passage de la puissance à l'acte. L'eau pouvait deve- 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XI. 169 


nir air, et elle l’est devenue. C’est un phénomène tout à 
fait analogue lorsque c’est l'air, au contraire, qui se 
change en eau ; car c’est tantôt la petitesse qui va à la 
grandeur, et tantôt la grandeur qui passe à la petitesse. 
C'est, au fond, le même phénomène, soit quand l'air qui 
est en grande masse se réduit à un moindre volume, soit, 
au contraire, quand la petite masse d’eau se développe et 
devient plus grande qu’elle n’était. La matière qui n’est 
qu'en puissance devient indifféremment grande ou petite, 
selon les causes qui agissent sur elle. Cette identité de 
matière subsiste également, soit que les changements 
soient absolus, soit qu’ils consistent dans un simple degré 
de force qui s'accroît. Ainsi, c’est la même matière qui de 
chaude devient froide, ou qui de froide devient chaude. 

Mais c’est aussi la même matière qui, de chaude qu'elle 
est déjà, devient de plus en plus chaude, sans que rien 
y devienne chaud qui ne le fût d’abord, bien que le corps 
eût antérieurement moins de chaleur qu’il n’en acquiert. 
C'est toujours la matière qui dans l’un ou l’autre cas 
passe de la puissance à l'acte. Entre la chaleur initiale et 
la chaleur redoublée qui la suit, il n’y ἃ pas plus de diffé- 
rence qu'il n’y en a entre un cercle plus grand qui rétré- 
cit peu à peu sa circonférence et sa convexité, pour de- 
venir plus petit, et entre le cercle plus petit qu'il forme. 
En effet, il n’y ἃ pas dans ce cercle nouveau une partie 
quelconque qui acquière une convexité qu’elle n’aurait 
point eue auparavant, comme si elle passait du droit au 
convexe; et, soit que la circonférence reste la même en se 
rétrécissant, soit qu'on suppose une circonférence nou- 
velle, 1] n’y ἃ pas d'interruption, et le passage de l'un à 
l’autre état se fait sans solution de continuité. De mème, 


170 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dans la flamme, toutes les parties deviennent chaudes de 
plus en plus; et l'on ne pourrait pas en trouver une seule 
qui ne fût blanche tant est elle chaude, et quirestât froide 
au milieu de la chaleur des autres. Il n'y ἃ pas de parties 
nouvelles dans le corps échauffé; ce sont toujours les 
mêmes parties qui s'échauffent de plus en plus. 
J'applique ces principes à la question qui nous occupe 
ici: ét, quand un corps se développe ou se rapetisse, ce 
n’est pas qu'il reçoive rien d'étranger; c'est seulement 
parce que sa matière est en puissance susceptible de ces 
deux états successifs de grandeur et de petitesse. C’est 
donc le même corps qui est tantôt dense et tantôt rare; 
et la matière reste identique sous ces deux qualités. Mais, 
le dense est lourd, et le rare est léger ; et ces propriétés 
vont ensemble. Le lourd et le dur font l'effet d’être 
denses, tandis qu'au contraire le léger et le mou font 
l'effet d’être rares ; ce qui n'empêche pas que le lourd et 
le dur ne se confondent pas toujours ; car, le plomb est 
plus lourd que le fer, quoique le fer soit plus dur que lui. 
J'en conclus, pour résamer tout ce qui précède, que 
le vide n’est point séparé des corps, qu'il n'existe point, 
comme on le croit, dans les corps appelés rares, et qu'il 
n'est pas même en puissance et capable de se réaliser 
quand les corps disparaissent de l’espace. On peut bien, 
si l’on veut, employer une expression impropre, et dire 
que c'est le vide qui est la cause de la chute des corps; 
mais alors, le vide n’est plus réellement que la matière 
du léger et du lourd; car, c'est le dense et le rare qui, 
opposés comme 1ls le sont, produisent la chute des graves, 
ou l'ascension des corps plus légers. En tant que les corps 
sont durs ou mous, c’est pour eux une cause de passivité 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIV. 174 


ou d’impassibilité plus ou moins grandes; mais ce n'est 
pas là ce qui fait leur chute; et c'est plutôt en eux une 
cause d’altération dans tel sens ou dans tel autre. 

Nous ne pousserons pas plus loin nos théories sur le 
vide; et ce que nous avons dit suffit pour expliquer com- 
ment 1] est, et comment il n’est pas. 


XIV. 


À la suite de nos études sur l'infini, l’espace et le vide, 
il faut étudier aussi la question du temps, et notre mé- 
thode sera ici à peu près ce qu'elle ἃ été plus haut. θ᾽ ἃ- 
bord, nous exposerons les problèmes que ce sujet sou- 
lève; et, pour savoir si le temps existe ou n'existe pas, 
nous nous arrêterons même aux opinions les plus vul- 
gaires, nous réservant de rechercher plus tard quelle est 
précisément sa nature. 

Voici d’abord quelques raisons assez spéciales qui 
pourraient donner à croire que le temps n'existe pas, ou 
que, du moins, s’il existe, c'est d’une facon à peine sen- 
sible et très-obscure pour nous. Ainsi, l’on peut dire que 
des deux parties du temps, l’une ἃ été et n’est plus, et 
que l’autre partie n’est pas encore, puisqu'elle doit être. 
Or, ce sont là pourtant les éléments dont se compose ce 
temps qui est infini, et celui quon peut compter sans 
cesse. Par suite, il semble que ce qui se compose d’élé- 
ments qui ne sont pas, ne peut guère avoir lui-même une 
véritable existence. Ajoutez que, pour tout objet divi- 
sible, il faut, pour que cet objet existe, que toutes ses 
parties, ou du moins quelques-unes, existent aussi. Or, 
pour le temps, quelques-unes de ses parties, comme nous 


172 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


venons de le dire, ont été; d’autres seront; mais aucune 
n’est réellement; donc, il semble que le temps n'existe 
pas. Mais l’instant, le présent ne fait pas partie du temps, 
ainsi qu’on pourrait le croire; car, une partie d’une chose, 
sert à mesurer cette chose, et le tout doit toujours se com- 
poser de la réunion des parties. Or, on ne peut pas dire 
que le temps se compose d’instants ; donc, l'instant n’est 
point une partie du temps. 

Et cet instant lui-même, qui limite le présent et l’ave- 
nir, en les séparant l’un de l’autre, est-il un, toujours 
identique et immuable ? Ou bien est-il, lui aussi, toujours 
et toujours différent ? Ce sont là des questions auxquelles 
il n'est pas facile de répondre. En effet, si l'instant est 
perpétuellement autre, et qu’un instant différent succède 
toujours à un autre instant; s’il est impossible qu'une 
des parties du temps coëxiste jamais avec une autre par- 
tie, si ce n’est à cette condition, qu’une partie du temps 
en enveloppe une autre qui est enveloppée par elle, 
comme il arrive quand un temps plus court est compris 
dans un temps plus long; et si, enfin, l'instant qui n’est 
plus à présent, mais qui ἃ précédemment été, doit avoir 
péri à un certain moment donné, il en résulte nécessaire- 
ment que les instants successifs n'ont jamais pu coëxister 
les uns avec les autres, puisque l’antérieur aura dû tou- 
jours nécessairement périr pour qu'un autre lui succède. 
Mais il n'est pas possible que l'instant périsse comme on 
le prétend; car il n’a pu périr en lui-même et dans sa 
propre durée, puisqu'il existait alors; et il ne peut pas 
davantage avoir péri pendant la durée d’un instant anté- 
rieur, puisque jamais deux instants ne sont simultanés. 
Donc, les instants ne peuvent pas tenir les ans aux 


D'ARISTOTE, LIVRE, IV, CH. XIV. 175 


autres, pas plus que dans la ligne le point ne peut 
tenir au point. Mais si l’instant ne peut avoir péri durant 
l'instant qui tient à Jui, il faut qu'il ait péri dans un autre 
instant; et, dès lors, il aura pu coëxister, avec les instants 
intermédiaires qui sont en nombre infini; or, nous ve- 
nons d'établir que jamais deux instants ne peuvent coëxis- 
ter, et nous devons conclure que l'instant ne périt pas, 
cornme on se l’imagine. 

Mais, d'autre part, il n'est pas plus possible que ce 
soit le même instant qui demeure éternellement et sub- 
siste toujours le même; car l'instant est une limite, et 
dans les choses divisibles et finies, comme l’est une por- 
tion de temps prise arbitrairement, un mois, une année, 
il faut qu'il y ait au moins deux limites, soit que d’ail- 
leurs le divisible et le continu que l’on prend ait une 
seule dimension comme la ligne, soit qu'il en ait plusieurs 
comme la surface ou le solide. Donc l'instant ne peut pas 
être un et toujours le même, puisqu'on ne peut pas 
limiter le temps, sans qu'il y ait au moins deux instants, 
l’un au début et l’autre à la fin. Enfin cette prétendue 
unité de l'instant, toujours le même, mène à cette autre 
absurdité que tous les faits antérieurs et postérieurs 
seraient dans le même instant. Coëxister chronologique- 
ment et n'être ni antérieur ni postérieur, c'est être dans 
le même temps, et par conséquent dans le même instant; 
or, si les faits antérieurs et les faits postérieurs coëxistent 
dans le même instant, alors, il faut admettre que ce qui 
s'est passé 1] y ἃ dix mille ans est contemporain de ce 
qui se passe à l’heure où nous sommes ; et, par suite, 1l 
u y ἃ plus rien qui soit postérieur ou antérieur à quoi que 


174 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ce soit ; tous les temps sont confondus ; ce qui est insou- 
tenable et absurde. | 

Telles sont les questions principales que peut soulever 
l'existence du temps, avec les propriétés qui le caractéri- 
sent. 


XV. 


Qu'est-ce que le temps? Quelle est sa véritable nature ? 
C'est ce que n’ont éclairci ni les systèmes de nos prédé- 
cesseurs, n1 même les considérations que nous avons pré- 
sentées sur l'infini, sur le vide et sur l’espace. En effet, 
parmi les philosophes, les uns ont prétendu que le temps 
est le mouvement de l’univers: les autres en ont fait la 
sphère même du monde. Bien qu'on puisse dire qu une 
partie de la révolution et du mouvement céleste est une 
portion du temps, on ne peut pas confondre ce mouve- 
ment avec le temps lui-même ; et réciproquement, la por- 
tion du temps que l’on considère est une partie da mou- 
vement céleste; mais le temps n'est pas la révolution 
même. Ajoutez que, si l’on admet plus d'un ciel, s’il y a 
plusieurs cieux, comme on l’a parfois prétendu, 16 temps 
étant d'après cette hypothèse le mouvement de chacun 
d'eux, il s'ensuivrait qu'il y a plusieurs temps; ce qui 
est manifestement contraire à la réalité. Quant à cette 
autre opinion qui identifie le temps et la sphère céleste, 
ce qui ἃ pu y donner naissance, c'est que toutes choses 
sans exception sont dans le temps, de même aussi qu’elles 
sont dans la sphère céleste, dans la sphère universelle. 
Mais cette assertion est vraiment trop naïve pour mériter 


SI 
ex 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVI. 1 


l'examen qui en démontrerait toutes les impossibilités. 

Ce qu'il y ad’admissible dans ces systèmes, c’est qu'en 
effet le temps est un mouvement et un changement d’une 
certaine espèce, et c'est à ce point de vue qu'il le fant 
étudier. Mais le mouvement ou changement de chaque 
chose est, ou exclusivement dans la chose même qui 
change, ou bien dans le lieu où se trouve la chose qui 
change et se meut. Quant au temps, il est partout, et il 
est le même pour tout ce qui est. Il faut remarquer encore 
que le mouvement est ou plus rapide ou plus lent, tandis 
que le temps n’est ni l’un ni l’autre. La rapidité et la len- 
teur se mesurent par le temps écoulé; on dit d’un corps 
qu'il est rapide, quand il fait un grand mouvement en peu 
de temps; on dit qu'il est lent, quand au contraire dans 
beaucoup de temps 1] fait un petit mouvement. Mais le 
temps ne se mesure pas par le temps, ni pour sa quantité 
ni pour sa qualité. Ainsi, le temps n’est pas un mouve- 
ment. Du reste, nous confondons le mouvement et le 
changement, du moins pour le moment, nous réservant 
de montrer plus tard les nuances qui les distinguent. 


XVI. 


Un premier point certain, c’est que le temps n'existe 
pour nous qu à la condition du changement; car lorsque 
nous-mêmes nous n'éprouvons aucun changement dans 
notre propre pensée, ou lorsque le changement qui s ÿ 
passe échappe à notre attention, nous croyons qu’il n’y ἃ 
point de temps d'écoulé. Il n’y ἃ pas plus de temps alors 
pour nous qu'il n y en ἃ pour ces hommes qui dorment, 
dit-on, à Sardes près des Héros, et qui à leur réveil n’ont 


1 


176 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


aucun sentiment du temps écoulé, parce qu'ils réunissent 
l'instant qui ἃ précédé leur sommeil à l'instant où ils se 
réveillent, et n’en font qu'un en supprimant tout länter- 
valle de temps intermédiaire qu'ils n’ont pas perçu. Ainsi 
de même qu'il n’y aurait pas de temps à proprement par- 
ler, si l'instant n’était pas autre et que ce fût un même et 
seul instant, de même aussi, quand on ne s'aperçoit pas 
que l'instant est autre, il semble que tout l'intervalle 
écoulé n’est plus du temps. Si donc le temps nous échappe 
et est supprimé pour nous, quand nous ne discernons au- 
cun changement, et que notre âme semble demeurer dans 
un instant unique et indivisible; etsi, au contraire, lorsque 
nous sentons et discernons le changement, nous affirmons 
qu'il Υ ἃ du temps qui s’est écoulé, il en résalte évidem- 
ment qu'il n y ἃ du temps pour nous qu'à la condition du 
changement et du mouvement. Ainsi, il est incontestable 
que le temps n’est pas le mouvement, et également, que 
sans le mouvement le temps n'est pas possible. 

C’est en partant de ce principe que nous saurons, dans 
notre recherche sur la nature du temps, ce qu'il est par 
rapport au mouvement. Nous percevons tout ensemble et 
le temps et le mouvement; mais ie mouvement n'a pas 
besoin d’être extérieur ; et l’on à beau être plongé dans 
les ténèbres, le corps ἃ beau être dans une impassibilité 
complète, il suffit qu'il y ait un certain mouvement dans 
notre âme, pour que nous ayons aussitôt la perception 
d’un certain temps écoulé. Réciproquement, du moment 
qu'il y ἃ eu du temps, il semble aussi du même coup 
qu'il a dû y avoir du mouvement. Par conséquent, ou le 
temps est le mouvement, ou du moins il est quelque chôse 
du mouvement; mais comme il vient d’être prouvé qu'il 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVI. 1 


“1 
“] 


n'est pas tout à fait le mouvement, il faut qu'il en soit 
simplement quelque chose et qu’il ait avec lui une cer- 
taine relation. 

Un premier rapport du temps au mouvement, c’est 
qu'il est continu comme lui. Comme tout corps qui se 
meut doit toujours se mouvoir d’un point vers un autre 
point, et que toute la grandeur parcourue par le corps est 
continue, le mouvement est à cet égard semblable à la 
grandeur; et si c'est parce que la grandeur est continue 
que le mouvement est continu comme elle, le temps aussi 
sera continu parce que le mouvement est continu. Selon 
que le mouvement se prolonge, le temps de son côté 
semble aussi long que le mouvement lui-même. Un se- 
cond rapport entre le temps et le mouvement, c’est qu'on 
peut dans l’un comme dans l’autre distinguer l’antériorité 
et la postériorité. Sans doute, c’est primitivement dans le 
temps qu'on fait cette distinction; et pour le lieu, elle re- 
pose uniquement sur la position des choses les unes à 
l'égard des autres. Par suite, comme 1] y ἃ également 
antériorité et postériorité dans la grandeur parcourue, 1] 
faut aussi que toutes les deux se retrouvent dans le mou- 
vement; et du moment qu'elles sont dans le mouvement, 
elles reparaissent dans le temps, puisque le temps et le 
mouvement sont corrélatifs l'un à l’autre, et ont les plus 
grands rapports entr'eux. Ainsi, l’on peut dire que l’an- 
tériorité et la postériorité du temps sont dans le mouve- 
ment: et c'est bien là être aussi du mouvement d’une 
certaine facon. Mais les manières d'être du temps et du 
mouvement sont différentes, et l’on ne peut pas dire pré- 
cisément que le temps soit du mouvement. 


C'est qu’en effet nous n'avons réellement la notion de 
12 


138 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


la durée, qu’en déterminant le mouvement par la distinc- 
tion del’antérieur et du postérieur ; nous n'affirmons qu'il 
y a eu du temps d’écoulé que quand nous avons la per- 
ception distincte de l’antériorité et de la postériorité 
dans le mouvement. Or, cette détermination du temps 
n’est possible qu'à la condition de reconnaître que deux 
choses, l’une antérieure et l’autre postérieure, diffèrent 
l’une de l’autre, et qu’il y a entr'elles un intervalle 
qui ne se confond avec aucune des deux. Il faut donc 
que la pensée discerne les deux extrêmes et les dis- 
tingue du milieu, et il faut qu’elle affirme qu'il y a deux 
instants, l’un antérieur et l’autre postérieur, pour que 
nous puissions avoir la claire notion du temps; car ce 
qui est limité par l'instant peut être appelé du temps, et 
c’est là la définition que nous en proposons. Par consé- 
quent, lorsque nous ne sentons l'instant actuel que comme 
une unité, et qu'il ne peut nous apparaître ni comme an- 
térieur et postérieur dans le mouvement, ni même tout 
en restant identique et un, comme supposant quelque 
chose d’antérieur et de postérieur, alors il nous semble 
qu'il n’y a point eu de temps d’écoulé, parce qu'en effet 
il n’y à point eu non plus de mouvement appréciable. 
Mais du moment qu'il y a pour nous antériorité et posté- 
riorité, nous affirmons qu'il y ἃ du temps. On pourrait 
donc définir précisément le temps : la mesure du mouve- 
ment par rapport à l’antériorité et à la postériorité. Ainsi, 
le temps n’est du mouvement qu'en tant que le mouve- 
ment peut être évalué numériquement ; et la preuve, c'est 
que c'est par le nombre que nous jugeons du plus et du 
moins dans les choses; et que c’est par le temps que nous 
jugeons de la grandeur on de la petitesse du mouvement. 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVII. 179 


Donc en résumé, le temps est une espèce de nombre. 
Mais comme le mot nombre peut avoir deux sens différents, 
selon qu'on.le considère abstraitement et concrètement, 
et qu'il signifie à la fois et ce qui est nombré ou numé- 
rable, et ce par quoi on dénombre les choses, le temps 
est le nombre nombré et non le nombre nombrant; car il 
faut bien faire une différence entre ce qui sert à nombrer, 
et ce quiest nombré. 


XVIL. 


Pour mieux comprendre ceci, il faut étudier de plus 
près ce que c’est que l'instant, le présent. Or, voici l’idée 
qu'on peut se faire de l'instant. De même que le mouve- 
ment est perpétuellement et perpétuellement autre, de 
même le temps l’est tout comme lui, ce qui n'empêche 
pas que le temps, pris dans son ensemble, ne soit éternel- 
lement identique et le même. L’instant actuel, l'instant 
d'à présent est absolument le même que celui qui était 
auparavant ; seulement son être est distinct, et c’est l’in- 
stant qui mesure le temps, en tant qu'on y distingue an- 
tériorité et postériorité. Ainsi, en un sens, l'instant est 
bien le même ; et en un autre sens, 1] ne l’est pas. Je m’ex- 
plique. En tant que l'instant est pris, ici dan un certain 
temps, et là dans un temps différent, il est autre; et c’est 
là, on peut dire, la condition inévitable de l'instant. Mais 
en tant qu'il est encore ce qu'il était dans un temps donné, 
il est identique. C’est la raison qui distingue les instants; 
mais en fait, ils ne sont pas séparés, et c’est toujours, en 
quelque sorte, le même instant qui s'écoule. En effet, le 
mouvement, ainsi que je viens de le dire, suppose tou- 


180 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


jours une grandeur parcourue, et le temps suppose tou- 
jours le mouvement, de mème que le mobile ou le corps 
qui se meut, et qui, par son mouvement, nous fait con- 
naître le temps avec ses deux nuances d’antérieur et de 
postérieur, suppose toujours le point. Or, ce mobile, à un 
moment donné, est bien en réalité tout à fait identique, 
que ce soit d’ailleurs un point qui se meuve, ou une pierre, 
ou telle autre chose ; mais, pour la raison, il est différent, 
parce qu'il occupe successivement différents lieux. C’est 
une opinion analogue que soutiennent les sophistes, quand 
ils disent que Coriscus dans le Lycée, est autre que Go- 
riscus dans la place publique; ce n’est pas qu’en effet 
Coriscus soit changé; mais il est autre, en ce sens, qu’il 
est d’abord dans tel lieu, puis ensuite dans un lieu diffé- 
rent. Ainsi, l'instant est au mobile ce que le temps est 
au mouvement, et l'instant n'existe qu'autant qu'on peut 
dénombrer l’antérieur et le postérieur. C’est là, nous le 
croyons, l’idée la plus claire qu'on puisse se faire de 
l'instant. On percoit le mouvement par le mobile ; le dé- 
placement, par le corps déplacé; car, le corps déplacé est 
matériellement une substance, tandis que le mouvement 
n'en est pas une; ce corps est an sujet réel et distinct, et 
le mouvement n’est qu’un attribut. Ainsi, l'instant est en 
un sens toujours identique et le même, et en un autre 
sens il ne l’est pas, absolument comme le corps qui se dé- 
place et qui est autre uniquement par les diverses posi- 
tions qu’il occupe successivement. 

1] est clair, d’ailleurs, que si le temps ne peut se com- 
prendre que par l'instant, à son tour l'instant ne peut se 
comprendre que par le temps. Gette relation est tout à 
fait réciproque ; et ces deux notions sont étroitement liées 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVIX 181 


\ 


l’une à l’autre. Elles s'impliquent mutuellement; et de 
même que le déplacement et le corps qui se déplace sont 
simultanés, de même aussi le nombre du corps déplacé, 
et le nombre du déplacement sont simultanés l’un à l’au- 
tre. Le temps représente le nombre du déplacement et sa 
grandeur, tandis que l'instant est en quelque sorte une 
unité, tout comme le corps déplacé forme, en son genre, 
une unité individuelle. 

Une autre propriété de l'instant, c'est que c’est lui qui 
fait tout à la fois la continuité et la division du temps. 
Du reste, c'est là aussi ce qu'on peut remarquer dans le 
mouvement, dont l’unité du mobile fait également la con- 
tinuité et la division. Le mouvement et le déplacement 
d'un corps qui se meut et se déplace, ont de l’unité parce 
que ce corps reste un et le même, sans que ce soit jamais 
un autre corps qui puisse indifféremment se substituer au 
premier; car, alors, le mouvement aurait des lacunes ; et, 
comme il serait interrompu, il ne serait plus un. Mais le 
mobile est autre pour la raison. si, d’ailleurs, ilest un maté- 
riellement, et c’est ainsi qu’il peut servir à fixer et à dé- 
terminer l'antériorité et la postériorité dans le mouvement, 
selon les lieux différents qu'il occupe successivement. 
C'est bien là aussi à certains égards la propriété du point. 
Il continue tout à la fois la grandeur, et illatermine;ilen 
fait la continuité et la division, en étant le commence- 
ment de telle longueur, et la fin de telle autre. Il y ἃ ce- 
pendant une différence entre l'instant et le point. En effet, 
lorsqu'on prend un point unique, et qu'on le considère 
comme étant deux, alors il faut nécessairement un temps 
d'arrêt et un repos, puisque le même point est pris tour 
à tour pour commencement et pour fin ; mais l’instavt est 


182 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


toujours autre, parce que le corps qui se déplace pour- 
suit son mouvement continu, et que l'instant ne varie 
pas moins que les lieux occupés successivement par ce 
COrps. 

Ainsi, le temps est le nombre du mouvement ; mais ce 
nombre ne s'applique pas à un seul et même point qui se- 
rait tout ensemble un commencement et une fin, comme 
cela se trouve dans la ligne ; il est bien plutôt à consi- 
dérer comme les extrémités d’une ligne, dont il ne fait 
pas partie. On vient d’en voir la raison, c’est que le point 
pris sur une ligne, et par exemple, au milieu de cette 
ligne, y joue un double rôle, puisqu'il est à la fois com- 
mencement et fin; et que ceci implique nécessairement 
dans le mouvement du corps un certain temps d'arrêt et 
un repos. Or, il ne peut y avoir rien de pareil dans le 
temps qui s'écoule sans cesse, sans la moindre disconti- 
nuité. Mais il est clair que l'instant, le présent ne fait pas 
partie du temps, pas plus que la division du mouvement 
n'est du mouvement, pas plus que les points ne sont une 
partie de la ligne, tandis qne les lignes, quand on en dis- 
tingue deux en une seule, sont des parties de cette ligne 
unique, et n'en sont pas des points. Ainsi, l'instant pré- 
sent, considéré en 1ant que limite, n'est pas du temps ; 
c'est un simple attribut du temps, qu'il limite et déter- 
mine. Mais en tant qu'il sert à compter le mouvement et 
le temps, il est nombre, avec cette différence toutefois 
que les limites n'appartiennent absolument qu'à la chose 
dont elles sont les limites, tandis que le nombre abstrait 
peut servir à compter tout ce que l’on veut, et que le 
nombre dix, par exemple, après s'être appliqué à ces dix 
chevaux que nous avons sous les yeux, peut tout aussi 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVII 183 


bien s'appliquer à une foule d’autres choses qui sont éga- 
lement au nombre de dix. 


XVI. 


On vient de voir que le temps est le nombre et la 
mesure du mouvement par rapport à l’antériorité et à la 
postériorité, et qu'il est continu parce qu’il est la mesure 
et le nombre d’un continu, qui est le mouvement. Cepen- 
dant c’est un nombre dont il faut bien connaître l’espèce 
particulière. Le plus petit nombre possible, si l’on com- 
prend le mot nombre d’une manière absolue et abstraite, 
c'est Deux: mais pour tel nombre spécial et concret, ce 
minimum est possible en un sens, et en un autre sens, il 
n'est pas possible. Par exemple, pour la ligne, le plus 
petit nombre sous le rapport de la quantité numérique, 
c'est deux lignes, ou même une ligne, si l’on veut regar- 
der l'unité comme un nombre; mais en grandeur, il n°y 
a pas de minimum possible, puisque toute ligne est indé- 
finiment divisible. Cette observation qui s'applique à la 
ligne ne s'applique pas moins bien au temps. Sous le 
rapport du nombre, le plus petit temps possible, c'est 
une ou deux des divisions du temps, un jour ou deux, 
par exemple ; mais sous le rapport de la grandeur, 1] n'y 
a pas plus de minimum pour le temps qu’il n’y en a 
pour la ligne. D'ailleurs, on comprend bien pourquoi on 
ne peut pas dire du temps qu'il est lent ou rapide; on 
dit seulement qu’il y a beaucoup de temps ou peu de 
temps, et que le temps est long ou court. En tant que 
continu, le temps est long, ou il est court; en tant que 
nombre, il y ἃ beaucoup de temps ou peu de temps; mais 


184 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


on ue peut pas dire qu'il est lent ou rapide, parce que le 
nombre nombrant n'a n1 rapidité ni lenteur, C’est bien 
le même temps qui coëxiste partout à la fois; mais en tant 
qu'on y distingue antériorité et postériorité, le temps 
n’est plus le même, parce que le mouvement ou le chan- 
gement, quand il est actuel et présent, est un et le même : 
ce qui n'empêche pas le changement passé et le change- 
ment futur d’être différents. 11 faut donc modifier ce que 
nous disions plus haut; et sile temps est un nombre, ce 
n'est pas le nombre abstrait qui nous sert à compter, 
c'est le nombre concret qui est compté lui-même. Or, le 
temps ainsi Compris est toujours différent, puisqu'on y 
distingue l'antérieur et le postérieur, et que les instants 
qui les limitent sont toujours autres. Mais le nombre est 
toujours un et le même, soit qu’il s'applique ici à cent 
chevaux et là à cent hommes. Il n’y a de différence 
qu'entre les choses dénombrées, puisque dans un cas ce 
sont des hommes, et que dans un autre cas ce sont des 
chevaux. 

Ün autre rapport entre le temps et le mouvement, c'est 
que tous les deux 115 peuvent avoir des périodes iden- 
tiques. Ainsi, le mouvement peut être un et le même parce 
qu'il se répète toujours par des retours réguliers dans une 
direction pareille ; le temps peut avoir aussi cette unité et 
cette identité, par le retour successif de périodes toutes 
semblables, une année, un printemps, un automne. Il 
faut ajouter encore que non-seulement on mesure le mou- 
ment par le temps, mais qu'on peut aussi et à l'inverse 
mesurer le temps par le mouvement. Le temps et le mou- 
vement se limitent et se déterminent mutuellement l'un 
par l’autre, Le temps détermine le mouvement, puis- 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XVIIT. 185 


qu'il en est la mesure et le nombre; et réciproquement, 
le mouvement détermine le temps. Quand nous disons 
qu'il y a peu de temps d’écoulé ou beaucoup de temps 
d'écoulé, nous le mesurons par le mouvement qui s’est 
produit dans l'intervalle, de même qu’on mesure le 
nombre abstrait par les choses mêmes qui font l'objet 
du nombre. Aïnsi, c’est par un cheval pris pour unité 
qu'on mesure et que l’on compte le nombre des chevaux ; 
et si c'est ce nombre qui nous fait connaître la quan- 
tité totale de chevaux que nous considérons, récipro- 
quement, c'est en considérant un seul cheval que nous 
connaissons le nombre même des chevaux. C’est là iden- 
tiquement le rapport qu’on peut établir entre le temps et 
le mouvement, puisque nous calculons indifféremment le 
temps par le mouvement et le mouvement par le temps. 
On en voit d'ailleurs très-clairement la raison : c'est que 
le mouvement implique la grandeur parcourue, et que le 
temps implique le mouvement, de telle sorte que la gran- 
deur, le mouvement et le temps sont tous les trois des 
quantités, des continus et des divisibles. C’est parce que 
la grandeur ἃ telles propriétés que le temps ἃ aussi tels 
attributs; et ce temps ne se manifeste que par l’intermé- 
diaire du mouvement. Aussi, on mesure indifféremment la 
grandeur parcourue par le mouvement, ou le mouvement 
par la grandeur parcourue; car nous disons que la route 
est longue, si le voyage ἃ été long ; et réciproquement, 
que le voyage est long, si la route a été longue. De même 
encore, nous disons qu'il y ἃ beaucoup de temps, s’il y a 
beaucoup de mouvement; et réciproquement, qu'il y ἃ 
beaucoup de mouvement, s'il y a beaucoup de temps, 


— 


186 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 
XIX. 


Le temps est donc la mesure du mouvement et de l’es- 
sence même du mouvement. 1] mesure le mouvement en 
limitant et en déterminant une certaine quantité de mou- 
vement qui sertensuite à mesurer le mouvement total ; de 
même que la coudée, par exemple, sert à mesurer la lon- 
gueur en déterminant une certaine dimension qui, reportée 
sur la longueur, sert ensuite à la mesurer tout entière. 

Quand on dit du mouvement qu'il est dans un temps, on 
veut dire qu'il est mesuré par le temps, soit en lui-même 
d'une manière générale, soit dans ses espèces particulières ; 
car le temps mesure tout à la fois le mouvement, et toutes 
les nuances dont 1] est susceptible; et, pour le mouve- 
ment, être dans un temps, c'est avoir son existence me- 
surée par ce temps. Cette considération, qu'on applique 
ici au mouvement, s'applique également à toutes les 
autres choses; et, quand on dit qu’elles sont dans un 
temps, on veut dire que la durée de leur existence est me- 
surée aussi par ce temps. Être dans un temps ne peut 
signifier qu’une de ces deux choses : ou bien être quand 
le temps est, et coëxister avec lui; ou bien être comme 
sont certaines choses dont on dit qu'elles sont dans tel ou 
tel nombre. Et même cette dernière expression peut avoir 
deux acceptions diverses : ou la chose est une partieet 
une propriété du nombre, et, d’une manière générale, 
un élément quelconque du nombre; ou bien c’est le 
nombre même de cette chose. Mais, le temps lui-même 
étant un nombre, l'instant présent, le passé et l'avenir, 
avec toutes les subdivisions possibles dans ces trois 
grandes divisions, sont au temps ce que sont au nombre 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 187 


l'unité, le pair et l’impair, éléments du nombre comme le 
présent, le passé et l'avenir sont des éléments du temps. 
Quant aux choses réelles, elles sont dans le temps comme 
elles sont dans le nombre; et, par suite, elles sont com- 
prises dans le nombre, absolument comme les choses qui 
sont dans l’espace sont renfermées par l’espace qui les 
contient. 

, Mais on doit voir clairement qu'être dans un temps ce 
n’est pas simplement être quand ce temps est, et coëxister 
avec lui ; de même que ce n’est pas du tout être en mou- 
vement que d’être quand le mouvement est, et être dans 
un lieu, que d’être quand ce lieu est. Car, si être dans une 
chose avait cette signification, toutes les choses alors 
pourraient être dans une seule d’entr'elles, et le ciel en- 
tier tiendrait dans un grain de millet, puisque le ciel existe 
en même temps qu'existe le grain de millet. Ce n’est là 
qu'une simple coïncidence, qui n’entraîne aucune consé- 
quence nécessaire. Mais, si une chose est dans un certain 
temps, il faut en conclure nécessairement qu'il y a du 
temps ; et, si elle est dans un certain mouvement, qu'ilya 
du mouvement. Du reste, comme être dans le temps res- 
semble à être dans le nombre, ainsi que nous venons de 
le voir, il y aura toujours un temps plus grand que celui 
où est la chose, de même qu'il peut toujours ÿ avoir un 
nombre plus grand que celui des choses dénombrées, 
quelque grand que soit ce nombre. À ce rapport entre le 
nombre et le temps, on peut en ajouter un autre entre le 
temps et l’espace : c'est que tout ce qui est dans le 
temps est renfermé par le temps qui le contient, comme 
tout ce qui est dans quelque chose est renfermé par ce 
quelque chose, et comme les choses qui sont dans l'es- 


188 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


pace sont renfermées par lui et y sont contenues. Il faut 
remarquer enfin que les choses sont affectées d’une cer- 
taine manière par le temps; et le langage ordinaire le 
prouve assez; car on dit que le temps détruit tout, qu’a- 
vec le temps tout vieillit, qu'avec le temps tout s’efface et 
tout s’oublie. Mais ce n’est pas le temps à lui tout seul 
qui accroît notre savoir; et notre science ne se développe 
que par nos propres efforts plus ou moins longs; le temps 
ne nous rajeunit pas; le temps ne nous embellit pas, 
parce qu'en lui-même 1] est bien plutôt une cause de 
ruine et de dépérissement ; car il est le nombre du mou- 
vement, et le mouvement transfigure et modifie tout ce 
qui est. 

Une conséquence évidente de ceci, c'est que les 
choses éternelles, en tant qu’elles sont éternelles, ne sont 
pas dans le temps, et ne sont pas renfermées en lui; leur 
existence n'est pas mesurée par le temps, et la preuve 
c'est qu'elles ne subissent aucune action de sa part, sous- 
traites comme elles le sont à ses atteintes, parce qu'elles 
n'en font point partie. 

Mais le temps, servant de mesure au mouvement, est 
par cela même la mesure du repos, bien que ce soit d'une 
manière indirecte, parce que le repos est dans le temps 
aussi bien que le mouvement. C'est qu’en effet, si ce qui 
est dans le mouvement doit nécessairement être mu, 1] 
n’en est pas tout à fait de même pour ce qui est dans le 
temps; car le temps n’est pas le mouvement; 1l n’en est 
simplement que le nombre; et ce qui est en repos peut 
fort bien être dans le nombre du mouvement, si d’ailleurs 
il n’est pas dans le mouvement lui-même. La raison en 
est qu’on ne peut pas dire indifféremment de toute chose 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. X!X. 189 


immobile qu'elle est en repos; mais l’idée de repos ne 
s'applique, ainsi que nous l’avons dit plus haut, qu'aux 
choses qui, devant être naturellement en mouvement, 
sont cependant privées du mouvement qui leur appar- 
üent. Mais quand on dit qu'une chose est en nombre, 
cela signifie qu’il y ἃ un certain nombre de cette chose, 
et que l'être de cette chose est mesuré par le nombre 
dans lequel elle est. Par suite, quand on dit que la chose 
est dans le temps, cela veut dire aussi qu'elle est mesurée 
par le temps; et, par conséquent, le temps mesurera tout 
aussi bien et le mobile qui se meut et le corps qui reste 
inerte, l’un en tant qu'il est mu, et l’autre en tant qu’il 
reste dans son repos et son inertie. Il mesurera et la 
durée de l’inertie et la durée du mouvement, de telle 
sorte que le mobile ne sera pas mesuré par le temps sous 
le rapport de la grandeur matérielle qu’il peut avoir, 
mais uniquement sous le rapport de la grandeur de son 
mouvement. 

Ainsi, les choses qui sont soit en mouvement soit en 
repos, sont dans le temps; mais les choses qui ne sont. ni 
en mouvement ni en repos, au sens qu'on vient dire, et 
qui sont dans une éternelle immobilité, ne sont pas dans 
le temps; car, être dans le temps, c'est être mesuré par 
le temps, et le temps ne mesure que le mouvement et le 
repos, privation du mouvement. Une conséquence évi- 
dente de ceci, c'est que jamais le non-être ou ce qui n’est 
pas ne peut être dans le temps; et, par exemple, les 
choses qui ne peuvent pas être autrement que n'être ja- 
mais, comme le diamètre qui ne peut jamais être com- 
mensurable au côté, ne sont pas dans le temps. D'une 
manière générale, si le temps est en soi la mesure du 


190 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mouvement, et n’est qu'indirectement la mesure de tout 
le reste, il s'ensuit que toutes les choses dont le temps 
mesure l'existence, ne peuvent exister que dans les deux 
conditions du mouvement ou du repos. Donc, toutes les 
choses périssables et créées, en d’autres termes toutes 
les choses qui peuvent tantôt être et tantôt n'être pas, 
sont nécessairement dans 16 temps; elles sont renfermées 
par lui, puisqu'il y ἃ toujours un temps plus vaste qui 
dépasse leur être, c'est-à-dire qui dépasse le temps spé- 
cial par lequel leur existence est mesurée. 

Quant aux choses qui n'existent pas, bien qu'elles 
soient aussi comprises dans le temps, c'est qu'elles ont 
été antérieurement, ou c’est qu’elles seront plus tard. 
Aïnsi, Homère ἃ existé jadis, et il y ἃ une foule de choses 
qui seront dans l'avenir. Le temps renferme ces choses de 
l’une ou l’autre façon, et s’il les renferme des deux à la 
fois, c'est que ce sont des choses qui peuvent tout en- 
semble et avoir été dans le passé, et être encore dans l'a- 
venir, comme tous les phénomènes réguliers de la na- 
ture. Mais, au contraire, pour les choses que le temps ne 
renferme pas, de quelque manière que ce soit, elles n'ont 
point été, elles ne sont pas, et elles ne seront jamais. Or, 
parmi les choses qui ne sont pas, celles que le temps ne 
renferme point sont celles dont les contraires sont éter- 
uels. Ainsi, par exemple, l’incommensurabilité du côté au 
diamètre étant une chose éternelle, le côté incommensu- 
rable au diamètre ne sera point dans le temps; et, par 
suite, le côté commensurable n’y sera point davantage. 
Donc, éternellement, le côté commensurable n’est point, 
puisqu'il est contraire à une chose qui est éternelle. Mais 
toutes les choses qui n’ont point ainsi un contraire éter- 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 191 


nel, peuvent indifféremment être ou n'être pas, et elles 
sont sujettes à naître et à périr. 

Plus haut, nous avons distingué deux sens divers dans 
cette expression : Être dans le temps. Nous avons expli- 
qué la première signification qui voulait dire : Être me- 
suré par le temps ; il nous reste à expliquer la seconde qui 
veut dire : Être une partie et une propriété du temps, re- 
présenter une nuance du temps. Je commence par l'in- 
stant, ou le présent; et je rappelle que l'instant, ainsi 
que je l’ai dit plus haut, est la continuité du temps; car il 
réunit continuement le temps passé au temps à venir ; et 
d'une manière générale, il est la limite du temps, com- 
mencement de l’un et fin de l’autre. Mais, ce rapport de 
l'instant actuel et présent aux deux termes qu'il unit, 
n'est pas aussi évident que pour le point dans la ligne. 
L'instant ne partage et ne divise le temps qu’en puissance. 
En tant qu'il divise, il est toujours autre: en tant qu’il 
réunit et continue, il est toujours le même. Il en est aïnsi 
pour le point dans les lignes mathématiques; car, ration- 
nellement, le point n’est pas toujours un seul et même 
point, puisqu'il est autre quand 1] divise la ligne; et qu'il 
paraît absolument identiqne, quand on le considère en tant 
qu'il réunit les deux lignes dans son unité. Il en est de 
même aussi pour l'instant; tantôt il est en puissance la 
division et l'extrémité des temps ; tantôt il est la limite et 
l'union des deux à la fois. Il est donc comme le point, 
tantôt un et tantôt multiple, selon le côté sous lequel la 
raison le considère. D'ailleurs, la division et l'union, bien 
qu'elles paraissent fort différentes, sont au fond la même 
chose, et soutiennent le même rapport; seulement, leur 


192 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


manière d'être n'est pas la même, et leur dissemblance 
n’est que rationnelle. 

Telle est une première façon de comprendre et d’ex- 
pliquer l'instant; et c’est l'instant proprement dit. Il en 
est encore une autre : c’est lorsque le temps dont on parle, 
au lieu d'être précisément l'instant actuel et présent, est 
seulement très-proche du moment où l’on est. Ainsi, l’on 
dit de quelqu'un qu'il vient A l'instant, pour dire qu'il 
viendra aujourd’hui; on dit qu'ilest venu À l'instant, pour 
dire que c'est aujourd'hui qu’il est venu. Mais il faudrait 
modifier cette expression, si le temps des événements 
qu'on indique était éloigné au lieu d’être proche; et l'on 
ne dit point, par exemple, des événements d’Ilion, pas 
plus que du déluge, qu'ils se sont passés A l'instant. Le 
temps cependant est continu à remonter du moment où 
l'on parle jasqu’à ces événements reculés, et il ne présente 
pas d'interruption; mais ces faits sont trop éloignés de 
nous pour qu'on emploie la même expression. 

Une autre nuance du temps, c'est l'expression de Alors, 
ou Un jour, qui indique un temps déterminé et fini, relati- 
ment à um instant antérieur. Ainsi, par exemple, on dit : 
Alors ou Un jour Ilion a été prise; Alors ou Un jour une 
inondation aura lieu. C’est toujours, comme on le voit, du 
temps déterminé par rapport à l'instant actuel, soit qu'on 
parte de cet instant pour remonter dans le passé ou pour 
aller vers l’avenir. Il y a toujours une certaine quantité de 
temps écoulé pour descendre vers l'événement, s'il s’agit 
du futur ; ou pour y remonter, s’il s’agit du passé. Mais 
ici se présente une question. S'il n'y ἃ point de temps, 
soit passé, soit à venir, auquel on ne puisse appliquer 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XIX. 193 


cette expression de Un jour, alors toute espèce de temps, 
quel qu'il soit, est donc toujours fini. Et si le temps est 
toujours fini, ne doit-on pas en conclure que le temps 
viendra quelque jour à défaillir et à cesser ? Mais n'est-ce 
pas là bien plutôt une opinion insoutenable, et ne doit-on 
pas affirmer qu'il ne défaillira jamais ὁ En effet, le temps 
ne peut jamais défaillir, puisque le mouvement est éter- 
nel. Mais si le temps est indéfectible et éternel, est-ce tou- 
jours un autre temps qui revient? Ou bien est-ce le même 
temps, qui reparaît à plusieurs reprises ? Je vais répondre 
à ces questions ; mais, d’abord, je dois dire qu'il en est en 
ceci du temps, comme il en est du mouvement. Si le mou- 
vement peut toujours être un et le même, le temps sera 
comme lui toujours un et identique; mais, si le mouve- 
ment ne l'est pas, le temps ne le sera pas plus que lui. 

Ceci posé, je dis que l'instant présent étantle commen- 
cement et la fin du temps, non pas, il est vrai, du même 
temps, mais la fin du passé et le commencement du futur, 
on peut trouver qu'il en est ici comme dans le cercle où 
le même point, à quelqu’endroit de la circonférence qu’on 
le preune, est à la fois convexe et concave. Le temps en 
est toujours aussi à commencer et à finir, et c’est là ce 
qui fait que le temps paraît perpétuellement autre ; car 
le présent, l'instant n'est pas le commencement et la fin 
d’un même temps, puisque, si c'était le même temps, alors 
les opposés coëxisteraient ensemble et relativement à un 
seul et même objet; ce qui est impossible. Donc le temps 
ne viendra jamais non plus à défaillir, parce qu'il en est 
sans cesse à commencer. 

Mais je reviens aux diverses expressions par lesquelles 


on indique certaines nuances du temps. Tout à l'heure 
43 


194 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


signifie en général un temps à venir, mais une partie du 
temps à venir proche de l'instant actuel, qui reste tou- 
jours indivisible. On demande : Quand vous promènerez- 
vous? Et l’on répond : Tout à l'heure ; ceci voulant dire 
que le temps où l’on ira se promener n’est pas éloigné de 
celui où l’on parle. Tout à l'heure peut se rapporter éga- 
lement à une partie du passé, rapprochée de même du 
présent. Quand vous promènerez-vous? — Je me suis 
promené tout à l'heure; je me suis déjà promené. Mais on 
ne dit pas d'Ilion qu'elle ἃ été saccagée tout à l'heure, 
attendu que cet événement est par trop éloigné du mo- 
ment actuel où l’on parle. Autres nuances. Récemment, 
se dit de ce qui est proche de l'instant où l’on est, tout 
en faisant partie du passé. Quand êtes-vous arrivé? — 
Tout récemment, à l'instant. Et cela ne se dit que si le 
moment où l’on est arrivé est proche, en effet, de l'instant 
où l’on parle. Jadis, exprime au contraire que le temps 
de la chose est fort éloigné. Tout à coup, s'emploie pour 
indiquer que la chose survient par un dérangement subit 
dans un temps dont la petitesse le rend presqu'imper- 
ceptible pour nous. 

Ceci m'amène à compléter une idée que j'ai exprimée 
un peu plus haut : c’est que tout changement est par sa 
nature même cause d’un dérangement; car c’est dans 
le temps et avec le temps qne toutes les choses naissent 
et périssent. Aussi, a-t-on pu dire quelquefois que le 
temps est tout ce qu'il y a de plus sage et de plus sa- 
vant; mais le Pythagoricien Paron avait peut-être encore 
plus raison de dire que le temps est ce qu'il y a de plus 
ignorant au monde; car c’est lui qui fait qu'on oublie 
tout. En soi, le temps est bien plutôt cause de ruine et de 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XX. 195 


mort que de génération, ainsi que je le disais un peu plus 
haut; car le changement pris en lui-même est toujours 
un dérangement de ce qui était. Ce n'est qu'indirecte- 
ment que le temps est cause de la génération et de l'être. 
La preuve, c'est que rien ne peut naître sans éprouver 
une sorte de mouvement où d'action, tandis que, au con- 
traire, une chose peut périr sans le moindre mouvement ; 
et c'est là surtout ce qu’on entend par cette destruction 
insensible que cause le temps. Néanmoins et à vrai dire, 
ce n'est pas même le temps qui produit cette destruction ; 
mais seulement le changement de ce genre ne peut se 
produire, ainsi que tous les autres, qu'avec le temps. 
Telles sont les explications les plus générales que nous 
ayons à donner sur le temps, pour en démontrer la réa- 
lité et la nature, et pour faire comprendre les diverses 
acceptions des expressions suivantes : Maintenant, Alors, 
Tout à l'heure, Récemment, Jadis, Tout à coup. Je termine 
ce que j'ai à dire sur le temps, par les considérations 
suivantes, où il est surtout comparé au mouvement. 


XX. 

Il doit être évident, d’après ce qui précède, que néces- 
sairement tout changement et tout mobile doivent être 
dans le temps, parce qu'un changement quelconque est 
ou plus rapide ou plus lent, quelles que soient d’ailleurs 
les circonstances où 1] se passe. Je dis d’une chose qu'elle 
se meut pius rapidement qu'une autre, quand elle change 
avant cette autre chose pour arriver à un nouvel état, tout 
en parcourant la même distance et en étant animée d’un 
mouvement uniforme. On pourrait prendre dans le mou- 


196 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


vement de translation l'exemple de deux choses qui se 
meuvent, soit circulairement, soit en ligne droite ; ou bien 
l'exemple de toute autre espèce de mouvement. Mais quand 
je dis que l’une des deux choses accomplit son mouve- 
ment antérieurement à l'autre, je remarque qu’Anté- 
rienrement est une nuance du temps; car antérieur et 
postérieur ne se disent que par rapport à l'éloignement 
où l’un et l’autre sont de l'instant présent. Or, l'instant 
présent est la limite du passé et de l’avenir. Par consé- 
quent, le présent étant dans le temps, l’antérieur et le 
postérieur doivent y être également. Seulement il faut 
ajouter qu'Antérieurement se prend dans une acception 
inverse, selon qu'il s’agit du passé ou de l'avenir. Ainsi, 
dans le passé nous appelons antérieur ce qui est le plus 
éloigné du présent, et postérieur ce qui s’en rapproche 
davantage; pour l'avenir, au contraire, l’antérieur est ce 
qui est le plus rapproché du présent, tandis que le pos- 
sérieur est ce qui en est le plus loin. Donc l'antérieur 
étant toujours dans le temps et étant toujours une consé- 
quence du mouvement, 1] s'ensuit que tout changement 
ou mouvement est toujours dans le temps comme lui. 
Une autre question qui ne serait pas moins digne 
d'étude, ce serait de rechercher quel est le vrai rapport 
du temps à l’âme qui le perçoit, et comment il nous 
semble qu’il y ἃ du temps en toute chose, et partont, la 
terre, la mer et le ciel. Cela tient-il à ce que le temps est 
un mode du mouvement, puisqu'il en est le nombre, et 
que toutes les choses que nous venons de nommer sont 
sujettes au mouvement? Car toutes ces choses sont dans 
l’espace, et tout ce qui est dans l’espace est en mouve- 
ment. Or, le temps et le mouvement sont toujours simul- 


D'ARISTOTE, LIVRE IV, CH. XX. 197 


tanés l’un à l’autre, qu'ils soient d’ailleurs ou en puis- 
sance ou en acte; et du moment que ces choses sont en 
mouvement, elles durent aussi un certain temps. Mais, si 
l'âme de l'homme venait à cesser d'être, y aurait-il encore 
du temps? Ou bien n’y en aurait-il plus? C’est là une 
question qu'on peut soulever; car, lorsque l'être qui, par 
exemple, doit compter ne peut plus exister, il est impos- 
sible qu'il y ait encore quelque chose de comptable. Par 
suite, 1] n’y ἃ plus davantage de nombre; car le nombre 
n'est que Ce qui ἃ été compté ou ce qui peut l'être. Mais, 
s'il n'y ἃ au monde que l’âme, et dans l'âme l’entende- 
ment, qui ait la faculté naturelle de compter, 1] est dès- 
lors impossible que le temps soit, da moment que l'âme 
n'est pas; et, par suite, le temps, qui n’est que le nombre 
du mouvement, ne peut plus être dans cette hypothèse 
que ce qu'il est simplement et essentiellement en soi, si 
toutefois 1] se peut que le mouvement ait lieu et existe 
sans l'âme. Mais 1} y ἃ toujours l’antérieur et le postérieur 
dans le mouvement, et le temps n'est au fond que l’un et 
l'autre en tant qu'ils sont numérables. 

On peut encore se demander si le temps est le nombre 
d'un mouvement de certaine espèce, ou si c'est le nombre 
de toutes les espèces de mouvement, quelles qu'elles 
soient. Ainsi, c'est dans le temps que les choses naissent 
et périssent; c'est dans le temps qu'elles s’accroissent : 
c'est dans le temps qu'elles s’altèrent et qu'elles se 
meuvent. Donc, le temps est le nombre et la mesure de 
chacune de ces espèces de mouvement, en tant que cha- 
cune d'elles est du mouvement; et voilà comment on peut 
affirmer d'une manière générale que le temps est le 
nombre du mouvement continu, et non pas le nombre et 


198 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


la mesure de telle espèce de mouvement en particulier. 

Mais, ici, on fait une objection et l’on dit : Il est pos- 
sible que deux choses différentes se meuvent au même 
instant; dans ce cas, le temps est-il le nombre de l’une 
et l’autre à la fois? Ou bien le temps est-il autre pour 
toutes les deux ? Et est-il possible alors qu’il existe simul- 
tanément deux temps égaux? Mais n'est-il pas évident 
que c'est là une chose impossible? Le temps tout entier 
est un, il est semblable et simultané pour tout; et même 
les temps qui ne sont pas simultanés n’en sont pas moins 
de la même espèce. Il en est du temps comme du nombre, 
qui est bien toujours le même, qu'il s'agisse d’ailleurs 
ici de chiens et là de chevaux. S'ils sont sept, par 
exemple, le nombre sept n’en est pas moins immuable, 
quels que soient les êtres auxquels il s'applique. Pareille- 
ment, le temps est le même pour des mouvements qui 
s’accomplissent ensemble, et il ne change pas avec les 
objets. La seule différence c'est que le mouvement, dont 
le temps est le nombre, peut être tantôt rapide et tantôt 
ne l'être pas ; tantôt il est un déplacement dans l'espace 
et un changement de lieu; tantôt il est une simple altéra- 
tion de qualité. Mais, au fond, c’est bien le même temps 
qui mesure ces mouvements, puisque de part et d'autre 
il est le nombre égal et simultané soit du déplacement 
soit de l’altération, selon l'espèce spéciale du mouvement 
qui s'accomplit. Si d’ailleurs les mouvements sont diffé- 
rents et séparés, bien que le temps demeure partout un 
et identiquement le même, c'est que le nombre reste 
aussi un et le même pour des mouvements et des êtres 
égaux et simultanés. 

Lorsque nous disons que le temps est la mesure du 


D'ARISTOTE, LIVRE 1V, CH. XX. 199 


mouvement, ceci s'applique surtout au mouvement de 
translation et à la translation circulaire. Pour le bien 
faire voir, rappelons quelques-uns de nos principes. Dans 
les mouvements, nous distinguons le mouvement de trans- 
lation ; et, dans celui-ci, la translation circulaire. D'un 
autre côté, tout se compte et se mesure au moyen d’une 
seule et unique unité du même genre, les unités par une 
unité, les chevaux par un cheval, etc. De même aussi, le 
temps se mesure au moyen d'un certain laps de temps dé- 
terminé : et le temps, ainsi que nous l'avons dit, est mesuré 
par le mouvement, comme réciproquement le mouvement 
l'est par le temps; c’est-à-dire que c’est par le temps déter- 
miné d’un certain mouvement déterminé que se mesurent 
et la quantité du mouvement, et la quantité du temps. 

Si donc, l'unité première, le primitif dans chaque genre 
est la mesure de tous les objets homogènes, la trans- 
lation circulaire, uniforme et régulière comme elle l’est, 
doit être la mesure par excellence, parce que le nombre 
de cette espèce de mouvement est le plus facile de tous à 
connaître. Les autres espèces de mouvement, altération, 
accroissement, génération même, n'ont rien d'uniforme, 
et il n'y ἃ que la translation circulaire qui ait de l’unifor- 
mité. Aussi, c'est là ce qui fait que bien des philosophes 
ont confondu le temps avec le mouvement de la sphère 
céleste, parce que le mouvement de cette sphère est celui 
qui mesure tous les autres mouvements, et qui mesure 
également le temps. Ceci même explique et justifie ce dic- 
ton qu'on entend si souvent répéter, que les choses hu- 
maines ne sont qu'une roue et un cercle, comme dans le 
reste de la nature, où toutes les choses naissent et pé- 
rissent tour à tour. Sans doute, cette opinion instinctive 


200 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est venue de ce que toutes ces choses sont appréciées à la 
façon du temps, et qu’elles ont, comme lui, des périodes 
régulières qui en marquent le commencement et la fin. 
Le temps lui-même, quand on le rapporte aux mouve- 
ments célestes, ne semble qu'un cercle d’une certaine es- 
pèce. Et si, à son tour, le temps ἃ cette apparence, c’est 
qu'il est la mesure de cette translation circulaire, et que, 
réciproquement, 1] est mesuré par elle. Par conséquent, 
dire que toutes les choses qui se produisent forment un 
cercle, cela revient à dire qu’il y a une espèce de cercle 
aussi pour le temps. En d’autres termes encure, c’est dire 
que le temps est mesuré par le mouvement de la transla- 
tion circulaire ; car, à côté de la mesure, l’objet mesuré 
par elle ne paraît être, dans sa totalité, rien autre chose 
qu'un certain nombre accumulé de l’unité de mesure. 
D'ailleurs, je le répète, le nombre restetoujours le même, 
que ce soit, d’une part, des moutons, par exemple, que 
l'on compte, et, d'autre part, que ce soit des chiens, le 
nombre de ces animaux étant égal des deux côtés. Mais 
la dizaine n’est pas la même, en ce sens que les dix objets 
comptés ne sont plus les mêmes. C’est absolument comme 
les triangles qui ne sont plus les mêmes, quand l’un est 
équilatéral et l’autre scalène, bien qu’en tant que trian- 
gles, ils soient semblables l’un à l’autre, attendu qu'à cet 
égard leur figure est la même. Car, une chose est iden- 
tique à une autre, quand elle n’en diffère point dans sa 
différence essentielle ; et elle cesse de lui être identique, 
quand il y a cette différence entr’elles. Par exemple, un 
triangle ne diffère d’un autre triangle que par une diffé- 
rence de triangle, c'est-à-dire qu'ils sont différents en 
tant que triangles ; mais ils ne diffèrent pas en tant que 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. L 201 


figures ; car tous les deux sont dans la même classe de 
figures, telle figure étant un cercle, et telle autre classe de 
figures étant un triangle. Mais dans le triangle, ce sont 
des différences qui n'ont plus rien d’essentiel, puisque 
l'un peut être isoscèle, et l’autre scalène, tout en restant 
l'un et l’autre des triangles. La figure entr’eux est bien la 
même, et c'est le triangle; mais le triangle est différent. 
C'est de cette façon que le nombre aussi est le même ; 
car le nombre, des chiens ne diffère pas en tant que 
nombre, de celui des moutons ; mais seulement la dizaine 
n'est pas la même, parce que les objets auxquels elle 
s'applique sont différents entr’eux, tantôt des chiens, 
tantôt des moutons, ailleurs des chevaux. 

Nous terminerons ici ce que nous avions à dire du 
temps, considéré soit en lui-même, soit dans ceux de ses 
attributs qui appartiennent plus spécialement à la science 
de la nature. 


LIVRE V. 


DU MOUVEMENT. 


Après avoir donné la définition du mouvement, et après 
avoir étudié les diverses conditions qui laccompagnent 


202 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


toujours nécessairement, l'infini, l’espace et le temps, 
nous abordons la question même du mouvement, et nous 
posons d’abord quelques distinctions verbales, dont nous 
ferons grand usage dans ce qui va suivre. 

Tout ce qui vient à changer ou à se mouvoir, car ces 
deux expressions sont équivalentes, peut changer et se 
mouvoir de trois manières : Ou accidentellement et indi- 
rectement ; ou dans une de ses parties et nor dans sa to- 
talité; ou enfin, en soi et dans tout son être. J’éclaircis 
ceci par des exemples. Dans le premier sens, le change- 
ment est purement accidentel, quand on prend une locu- 
tion comme celle-ci : Le musicien marche; car ce n’est 
pas précisément le musicien qui marche; mais c’est l'in- 
dividu, dont c’est un attribut ou un accident de savoir la 
musique. Secondement, on dit bien souvent, d’une ma- 
nière absolue, qu'une chose change par cela seul qu'une 
de ses parties vient à changer. Ainsi, l’on dit de quel- 
qu'un qu'il se guérit par cela seul que son œil malade ou 
sa poitrine se guérit, bien que ces organes ne soient 
qu'une partie de son corps et de son être. Enfin, dans un 
troisième sens qui est le plus exact, on dit d’une chose 
qu'elle se meut et change non plus par accident, non plus 
dans une de ses parties, mais en elle-même primitive- 
ment, lorsqu’en effet l'être tout entier se meut, comme 
lorsqu'on dit que Socrate se promène. La chose est alors 
mobile en soi; elle n’est plus mobile indirectement ou 
partiellement. Il faut ajouter que dans chaque espèce de 
mouyement, le mobile en soi est différent selon le mouve- 
ment lui-même qui varie : ainsi, dans le mouvement d’al- 
tération, le mobile en soi est l'être qui est altérable; et 
même dans l’altération, on peut marquer une foule de 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. I. 203 


nuances : par exemple, s’il s'agit de guérison, le mobile 
en soi est l’être guérissable ; s’il s'agit de chaleur, c’est 
l'être qui est échauffable, etc. 

Ces distinctions que nous venons de faire pour le mo- 
bile, ne sont pas moins applicables au moteur. Le moteur 
peut aussi mouvoir, ou accidentellement, ou partiellement, 
ou en soi primitivement. Ainsi, le moteur est accidentel 
quand on dit, par exemple, que le musicien bâtit la mai- 
son; car ce n’est pas en tant que musicien qu'il la bâtit, 
et c'est en tant qu'architecte qu'il l'élève; seulement cet 
architecte a le talent de la musique. En second lieu, le 
moteur est partiel, quand il meut par une de ses parties 
et qu'on dit, par exemple, que quelqu'un frappe, parce 
qu’en effet sa main frappe quelque chose. Enfin, le mo- 
teur est en soi et primitif, quand on dit que le médecin 
guérit; car c'est bien le médecin lui-même qui guérit en 
tant que médecin. 

On voit donc déjà qu'il y a trois choses à considérer 
dans le mouvement : le moteur d’où le mouvement part 
tout entier; le mobile, c’est-à-dire l’objet mu; puis le 
temps durant lequel le mouvement se passe. Enfin, outre 
ces troistermes, il y a lieu de considérer aussi, etle point 
d'où part ce mouvement, et le point où il arrive et où il 
se termine. Car tout mouvement, quelle qu’en soit l'espèce, 
part d'un certain point pour arriver à un autre point; et 
il ne faut jamais confondre le mobile en soi, ni avec le 
point vers lequel il est poussé par ce mouvement, ni avec 
le point duquel il est parti. Par exemple, prenons ces 
trois termes, le bois, le chaud et le froid. De ces trois 
termes, le premier désigne l’objet qui subit le change- 
ment; le second aésigne l’état où il tend, et le dernier, 


204 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


l'état d’où il part. Évidemment c’est dans le bois que le 
mouvement se passe, et non point dans sa forme, et j’en- 
tends par sa forme les différentes qualités qu’il peut avoir 
de chaleur ou de froid ; car la forme ne peut ni donner ni 
recevoir le mouvement, pas plus que ne le donnent ni ne 
le reçoivent le lieu où le mouvement s’accomplit, ni la 
quantité plus ou moins grande de l’objet mis en mouve- 
ment, selon que le mouvement est ou local ou de simple 
accroissement. 

Ce qu'il faut surtout considérer ici, c’est, après le mo- 
teur et le mobile, le point vers lequel le mobile est mu; 
car c'est le point où tend le mouvement bien plutôt que 
le point d’où il part, qui donne au changement le nom 
spécial qui le désigne. Et voilà comment la destruction est 
pour les choses le changement qui les mène au non-être, 
bien que pour y arriver elles doivent partir de l'être; et 
comment leur génération est le mouvement qui mène à 
l'être, bien que ce soit nécessairement du non-être qu'elle 
parte. La définition que nous avons donnée plus haut 
(Livre IT, ch. I) du mouvement, suffit à démontrer que 
le mouvement est dans le mobile, et non dans le point de 
départ ou le point d'arrivée; car nous avons défini le 
mouvement : l'acte du mobile. Les formes, les affections. 
et les lieux vers lesquels se meuvent les mobiles sont 
immobiles, tout comme le point d'arrivée et le point de 
départ; et, par exemple, peut-on dire qu'il y ait mouve- 
ment dans la science à laquelle on est arrivé par l'étude, 
ou dans la chaleur à laquelle est arrivé le corps qui d’a- 
bord était froid ? 

Ici l’on fait une objection assez subtile et l’on dit : Si 
les affections des choses sont des mouvements, comme la 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. Ι. 205 


blancheur, par exemple, à laquelle arrive un objet noir 
en changeant de couleur, il s’ensuit qu’il y aura un chan- 
gement qui ne sera plus un mouvement, puisqu'il tendra 
lui-même vers un mouvement. À cela, on peut répondre 
que ce n'est pas la blancheur même où arrive l’objet, qui 
est un mouvement; mais que c’est l’Ablanchissement suc- 
cessif de cet objet. Mais pour ce prétendu mouvement 
qu'on croit trouver dans le point d'arrivée d’un mouve- 
ment quelconque, il faudrait distinguer, comme on l’a 
fait plus haut, le mouvement accidentel, le mouvement 
partiel, et le mouvement primitif en soi. Soit, par exemple, 
une chose qui devient blanche, on peut dire qu'elle ne 
subit qu'un changement accidentel, quand on dit qu’elle 
change en ce qu'on pense; car pour la couleur, c'est un 
simple accident que d’être pensée. C’est un changement 
partiel, si l’on dit simplement qu’elle change de couleur, 
parce que la couleur blanche n'est qu'une partie et une 
espèce de la couleur générale : de même qu’on prend une 
expression impropre, quand on dit de quelqu'un qui se 
rend à Athènes, qu'il va en Europe; parce que en effet 
Athènes fait partie de l’Europe. Enfin, c’est un change- 
ment en soi et primitif, quand on dit de la chose qui de- 
vient blanche qu'elle change en blancheur. 

Mais, après cette réfutation d’une objection peu solide, 
je reviens à mon sujet. On voit donc ce qu'on doit en- 
tendre par le mobile en soi, le mobile accidentel et le 
mobile partiel; on voit aussi ce qu'on doit entendre par 
Primitif, soit qu'on applique ce mot au mobile, soit au 
moteur ; on voit enfin que le mouvement n'est pas dans la 
forme ou qualité nouvelle que recoit le mobile, mais dans 
le mobile lui-même, dans le corps qui est mu actuellement 


206 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et réellement. Dans les recherches qui suivront, nous ne 
nous occuperons pas du monvement ou changement acci- 
dentel, parce que ce changement est par trop vague, et 
qu’on peut indifféremment le tirer de toutes les choses, le 
trouver partout et toujours; car les accidents d’une chose 
sont en nombre infinis, soit pour la qualité, soit pour le 
liea, soit pour le temps. Nous nous attacherons plus par- 
ticulièrement au mouvement en soi, qui n’est plus acci- 
dentel ; car ce mouvement loin d’être en toutes choses ne 
peut être que dans ces trois classes : ou les contraires, on 
les intermédiaires, ou les contradictoires, et l’on pourrait 
s'en convaincre en recourant à l'analyse de tous les cas 
spéciaux où ce changement se rencontre. Dans les con- 
traires et dans les contradictoires, le mouvement qui va 
de l’un à l’autre est de toute évidence; mais s'il n’est pas 
aussi clair entre les intermédiaires, il n’en est pas moins 
certain. C’est qu’en effetle milieu, qui est à égale distance 
des contraires, est lui-même une sorte de contraire, et le 
changement s'applique à ce milieu, comme s'il était con- 
traire à l’un et l’autre extrêmes. Le milieu est en quelque 
sorte les deux extrêmes à la fois; et voilà comment tout 
ensemble il est contraire aux extrêmes, et les extrêmes 
contraires à lui. Par exemple, la dominante en musique 
est grave par rapport à l’octave, et aiguë, par rapport à 
la tonique. Le gris est blanc par rapport au noir, et noir, 
par rapport au blanc. 


IL. 


Tout changement, pour prendre ce terme plus général 
que celui de mouvement, tout changement est le passage 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IL 207 


d'un état à un autre état, et le mot grec lui-même atteste 
l'exactitude de cette idée, puisque le premier élément de 
ce mot indique qu'une chose se fait aprés une autre, et 
distingue ainsi quelque chose d’antérieur et quelque 
chose de postérieur dans le phénomène qui ἃ lieu. Or, le 
changement peut se produire de quatre manières, dont 
deux relatives au point de départ, et deux relatives an 
point d'arrivée. D'abord le changement peut se faire d’un 
sujet à un sujet, et j'entends par sujet ce qui est exprimé 
sous forme affirmative : ainsi, le changement, se fait de 
blanc à noir. En second lieu, le changement peut se faire 
de ce qui n’est pas sujet à ce qui n’est pas sujet : par 
exemple, de ce qui n’est pas blanc à ce qui n’est pas 
blanc. Troisièmement, le changement peut se faire de ce 
qui n'est pas sujet à ce qui est sujet : par exemple, ce qui 
n’est pas blanc devient blanc. Enfin, le changement peut 
se faire de ce qui est sujet à ce qui n’est pas sujet : et par 
exemple, le blanc devient nou-blanc. 

On voit que sur ces quatre manières, il n’y en ἃ que 
trois qui soient possibles : celles d’un sujet dans un su- 
jet, du sujet dans ce qui n'est pas sujet, et de ce qui 
n'est pas sujet dans ce qui est sujet; car la seconde ma- 
nière, celle qui aurait lieu de ce qui n’est pas sujet à ce 
qui n’est pas sujet, n’est pas à vrai dire un changement, 
puisqu'il n’y ἃ pas là d'opposition véritable, et qu'il n’y ἃ 
ni contraires, ni contradictoires, éléments indispensables 
du changement. Le changement de ce qui n’est point 
sujet en un sujet, c’est la génération, c’est le passage 
du non-être à l’être, ou en d’autres termes une opposition 
contradictoire de la négation à l'affirmation. Une chose 
qui n'était pas vient à être et à exister. La génération est 


208 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


absolue, quand le changement ἃ lieu absolument du non- 
être à l'être; la génération n'est que relative et spéciale, 
quand le sujet existant déjà, 1] subit une modification et 
prend une qualité qu'il n'avait pas auparavant. Ainsi, le 
changement de ce qui n'étant pas blanc devient blanc, 
c’est la génération du blanc, c'est-à-dire d’ane simple 
qualité. Mais 81 une chose qui n’est pas, absolument par- 
lant, vient à être, cette génération est absolue, c'est-à-dire 
qu’on dit purement et simplement de la chose qu’elle de- 
vient, sans ajouter qu'elle devient telle ou telle chose. Le 
changement du sujet en nou sujet s'appelle destruction, 
et d'une manière absolue, c'est le passage de l'être au 
non-être; pris d'une manière relative, c'est le passage à 
la négation opposée, ainsi que nous venons de le voir par 
la génération, c'est-à-dire que le sujet tout en continuant 
d'exister passe d'une qualité à une autre, et qu’ainsi cette 
première qualité est détruite. En ce qui concerne l'être, 
ce n’est donc plus qu'une destruction relative ; ce n’est 
pas une destruction absolue. 

D'ailleurs, parmi les diverses acceptions qu'on peut 
donner au Non-être, il faut remarquer qu'il ne peut pas 
y avoir de mouvement pour toutes. Ainsi, il n’y en a ni 
pour le non-être qui ue consiste que dans une affirmation 
erronée d'idées qu’on réunit à tort, ou dans une négation 
d'idées qu’on divise d'une manière non moins fausse, ni 
pour ce qui n'est qu'en simple puissance, et est ainsi 
l'opposé de l'être réel et actuel. Par exemple, le non- 
blanc, le non-bon ne peut avoir de mouvement réel, οἱ 1 
n’a de mouvement qu'indirectement quand l’homme on 
l'être non-blanc, non-bon, ἃ du mouvement lui-même. 
Mais ce qui n’est pas un être réel absolument parlant, ne 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. I 209 


ne peut pas avoir non plas le mouvement de quelque façon 
que ce soit; car comment concevoir que ce qui n'est pas 
puisse se mouvoir? Donc, en tirant de ce principe la con- 
séquence qu’il porte, il est clair que la génération absolue 
ne peut être appelée un mouvement véritable, puisque 
le non-être devient quelque chose, de rien qu'il était. Le 
non-être est le plus souvent accidentel; c’est le plus sou- 
vent la simple privation d’une qualité qui en remplace en- 
suite une autre; mais iln’en est pas moins exact de dire de 
l'être qui devient et naît d’une manière absolue, qu'il doit 
exister d’abord à l’état de non-ètre, si l’on peut se per- 
mettre ces expressions contradictoires. Ge qu’on vient de 
dire du mouvement du non-être s'applique tout aussi bien 
à son repos; et si l’on s’imaginait le non-être en repos, il 
n’en résulterait pas moins d’impossibilité que de se l’ima- 
giner en mouvement. Enfin, une dernière preuve que le 
non-être ne peut avoir de mouvement et que la généra- 
tion n’est pas un mouvement, c'est que tout ce qui est 
mouvement doit être dans un lieu: or, le non-être n’est 
pas dans un lieu; car alorsil faudrait qu’il existât quelque 
part, et 1] n'existe point. 

Mais, 51 la génération absolue n’est point un mouve- 
ment, la destruction n’en est pas un davantage; car il ne 
peut y avoir de contraire au mouvement que le repos, où 
un autre mouvement ; mais, la destruction n’est contraire 
qu'à la génération, laquelle n’est point un mouvement, 
comme on vient de le démontrer. 

Ainsi, en résumé, comme tout mouvement est toujours 
un changement d’une certaine espèce, et qu'il n'y ἃ que 
les trois espèces de changement indiquées par nous; et, 
d'autre part, comme les changements qui se passent dans 

14 


47 


210 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


la génération et la destruction des choses ne sont pas de 
véritables mouvements, etne sont que de simples opposi- 
tions contradictoires du non-être à l’être, et de l’être au 
non-être, il s’en suit qu'il n’y ἃ qu’une seule espèce de 
changement qui soit réellement un mouvement : c’est le 
changement d’un sujet en un sujet; par exemple, du blanc 
au noir. Quant aux deux sujets entre lesquels le mouve- 
ment se passe, partant de l’un et aboutissant à l’autre, ou 
ils sont des contraires, comme le noir et le blanc; ou ils 
sont de simples intermédiaires, jouant aussi le rôle de 
contraires ; car, la privation et les termes qui l’expriment 
doivent être considérés comme des contraires ; et ces 
termes peuvent être sous forme affirmative, pour la pri- 
vation, aussi bien que pour les autres contraires. Ainsi 
Nu, qui exprime la privation de vêtement, est opposé à 
Vêtu, tout anssi bien que Blanc est opposé à Noir. 


ΠΙ. 


Parmi les catégories qui se divisent, comme on sait, en 
substance, qualité, lieu, relation, quantité, action, souf- 
france, etc., il n y en a que trois, évidemment, où 1l peut 
y avoir du mouvement en soi : la quantité, la qualité et 
le lieu. Dans la substance, il n’y ἃ pas de mouvement 
possible, parce qu'il n’y ἃ rien au monde qui puisse être 
contraire à la substance. Il n'y a pas davantage de mou- 
vement dans la catégorie de la relation; car, 1l se peut 
fort bien qu'un des relatifs vienne à changer sans que 
l’autre relatif subisse le moindre changement; et alors, le 
mouvement des relatifs, quand il y en a, n’est qu'acci- 
dente]l et indirect, et non primitif en soi. Il n’y a pas da- 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. ΠΙ. 211 


vantage besoin de supposer le mouvement dans Ja catégo- 
rie de l’action et de la passion; car c'est déjà une sorte 
de mouvement. On n'a pas davantage à le supposer 
dans le moteur et le mobile où il est déjà impliqué, at- 
tendu qu'il serait aussi inutile qu'irrationnel d'admettre 
un mouvement de mouvement, une génération de géné- 
ration, en un mot un changement de changement. Il faut 
s'arrêter au premier terme, sous peine d’avoir à parcourir 
l'infini. 

Mais 1] faut distinguer deux acceptions diverses dans 
lesquelles on peut entendre ces mots singuliers : Mouve- 
ment de mouvement. Dans un premier sens, veulent-ils 
dire que le mouvement peut être le sujet d’un autre mou- 
vement? Comme lorsqu'on dit d’un homme qu'il subit 
un mouvement, parce qu'il change du blanc au noir. Or, 
est-ce que par hasard un mouvement, devenant ainsi un 
sujet, pourra s'échauffer ou se refroidir, se déplacer dans 
l'espace, s’accroître et périr, comme le ferait tout autre 
sujet ? Maïs il est évidemment impossible d'entendre ainsi 
cette expression; car le changement ne peut jamais être 
considéré comme un véritable sujet. Par conséquent, 1] 
n’y ἃ point mouvement de mouvement dans cette pre- 
mière acception. 

Veut-on dire dans une seconde acception que Mouve- 
ment de mouvement, signifie qu'un sujet autre que le 
mouvement part d'un certain changement pour changer 
d’une forme à une autre par ce mouvement qu'il éprouve, 
comme un homme passe de la maladie à la santé? Mais 
on ne peut pas dire qu'il y ait là réellement mouvement 
de mouvement, si ce n’est d’une façon accidentelle et in- 
directe, puisque le mouvement à proprement parler, n’est 


242 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


que le changement d’une forme en une autre forme, 
d’un état en uu autre état. La génération et la destruc- 
tion sont bien dans le même cas aussi: seulement elles 
vont l’une et l’autre à de certains opposés qui sont des 
contradictoires, tandis que le mouvement ne va pas à ces 
mêmes opposés et qu’il va à des contraires, par exemple, 
du blanc au noir. Si le mouvement de mouvement était 
possible ainsi, il s’ensuivrait que l’être pourrait changer 
tout à la fois et de la santé à la maladie, et de ce même 
changement à un autre encore. Or il est évident que 
dès que l'être aura été malade, c’est qu'il aura subi un 
changement d'une certaine espèce facile à apprécier, puis- 
qu'il peut s'arrêter et persévérer dans cet état. Mais ce 
n'est pas un changement quelconque et indéterminé que 
subit le malade, et il ne peut pas de cette situation nou- 
velle, venue d’une situation antérieure, passer à quel- 
qu'autre situation différente; car il pourrait arriver ainsi 
à un changement opposé à la maladie, qui serait le retour 
à la santé, et de cette façon il éprouverait à la fois deux 
changements contraires l’un vers la maladie, l’autre vers 
la guérison; ce qui est impossible. 

Ainsi le mouvement de mouvement ne peut être un 
mouvement en soi; c’est un simple mouvement accidentel 
et successif, pareil à celui qu'on subit quand on passe du 
souvenir d’une chose à l’oubli de cette même chose; et 
de part et d’autre le mouvement est tout pareil, puisqu'il 
est celui d’un être qui passe tour à tour, soit à la mémoire 
soit à la santé. 

Voilà un premier argument qui prouve qu'il ne peut y 
avoir mouvement de mouvement, génération de généra- 
tion, etc. En voici un second : c’est que ce serait tomber 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. ΠΗ. 243 


dans l'infini que de supposer qu’il y ἃ toujours change- 
ment de changement: et l’on ne trouverait jamais ainsi 
une origine où l’on pourrait s'arrêter. En effet, on admet 
qu'il faut qu’il y ait eu un changement antérieur pour 
que le changement postérieur soit possible. Par exemple, 
en supposant une génération absolue, si à un certain 
moment elle-même devenait, il faudrait bien que l'être 
engendré devint aussi comme elle. Par conséquent, cet 
être engendré absolument, à ce qu'on dit, n'était pas 
réellement même après être devenu; il était simplement 
quelque chose qui devenait, de telle sorte que même 
quand il était déjà devenu il n'existait pas encore. Mais 
comme dans les séries infinies pareiïlles à celles-ci, il n'y 
a pas moyen de trouver un premier terme, on ne décou- 
vrira pas non plus de changement antérieur ni de chan- 
gement postérieur et venu à la suite. Donc, avec cette 
hypothèse, il n’y ἃ plus à vrai dire, ni génération, ni 
mouvement, ni changement possibles. 

Autre argument contre cette théorie qui admet qu’il y 
a mouvement de mouvement, génération de génération. 
On convient que c’est une seule et même chose qui ἃ les 
mouvements contraires Ο le repos; par exemple, que 
c'est la même chose qui s’échauffe et se refroidit; ou qui 
reste dans l’état où elle est. On convient aussi que la 
même chose qui est engendrée est aussi détruite. Par 
conséquent, dans la théorie que je combats, il faut dire 
que ce qui devient doit périr en devenant au moment où 
11: devient, quand il ἃ à périr; car 1l ne peut pas périr ni 
avant même qu'il ne devienne puisqu'alors il n’est rien, 
ni aussitôt après qu'il est devenu puisqu'il devient tou- 
jours. Or, il faut que ce qui périt ait préalablement existé, 


214 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et ce qui devient n'existe pas encore. Donc, en ce sens 
comme dans les précédents, la génération de génération 
empêche toute génération et tout mouvement, comme elle 
empêche toute destruction. 

J'ajoute une nouvelle considération contre cette théo- 
rie. Dans tout changement, dans toute génération, il faut 
préalablement une matière substantielle à l’être qui de- 
vient et qui change. Or, ici dans le changement de chan- 
gement, où sera cette matière? Et de même que dans le 
mouvement d’altération, ce qui s’altère est préalablement 
un corps ou une âme, de même ce qui devient sera-t-il ici 
un mouvement, une génération, comme je l'ai déjà de- 
mandé plus haut? Et si ce ne peut être ni un mouvement 
ni une génération qui servent de point de départ, seront- 
ils da moins le terme où aboutira le mouvement? Car il 
faut bien que le mouvement qu'on suppose soit le mou- 
vement et la génération d’une chose qui passe de tel état 
à tel autre état. Mais comment serait-il possible qu'un 
mouvement fût le but d’un mouvement? La génération 
de la science, par exemple, n’est pas de la science; et 
c'est cependant la science réelle qu'on poursuit et dont 
on fait son but quand on étudie. Il n’y ἃ donc pas, comme 
on le dit, génération de génération, ni en général ni 
dans les cas particuliers. Enfin, comme il n’y a que trois 
espèces de mouvements, il faudrait que cette nature sub- 
stantielle formée par le mouvement de mouvement, et les 
termes entre lesquels se passerait le mouvement fussent 
une quelconque de ces espèces; et alors on aurait un 
mouvement de translation qui deviendrait un mouvement 
d’altération, tout aussi bien qu'il serait un déplacement 
dans l’espace. Mais tout mouvement ne peut s’accomplir 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. HE. 215 


que de trois manières, ou par accident et mdirectement, 
ou dans une des parties, ou enfin en soi et dans la 
totalité du sujet. Par conséquent, il ne pourrait y avoir 
changement de changement qu’indirectement, comme si 
l'on disait, par exemple, que la santé court ou s’instruit, 
parce que le malade qui est revenu à la santé court ou 
s'instruit. Mais nous avons déjà dit que nous ne nous 
occupions pas du mouvement accidentel; et d’une ma- 
nière générale, nous affirmons en nous résumant qu'il ne 
peut pas y avoir changement de changement, ni généra- 
tion de génération. 

Après cette démonstration, il nous reste à confirmer 
ce que nous avons dit plus haut sur le nombre des 
catégories où le mouvement est possible. Gomme il n°y 
en a ni dans la substance, ni dans la relation, ni dans 
l'action et la passion, il est clair qu’il n’y en ἃ que 
dans la qualité, la quantité et le lieu, attendu que ce 
sont les trois seules où il puisse y avoir des contraires. 
Le mouvement dans la qualité est ce qu'on peut appeler 
l’altération, une qualité autre faisant place à la précé- 
dente; et c'est là le nom général qu’on donne au mouve- 
ment de la qualité, quelles que soient ses nuances. Mais 
quand je parle de qualité, je n’entends point la qualité 
dans la substance, où la différence qui constitue les es- 
pèces peut être prise aussi pour une sorte de qualité; 
mais j'entends la qualité passive, d’après laquelle on dit 
qu'une chose éprouve une certaine passion ou qu'elle est 
impassible, qu’elle est douée ou qu'elle n’est pas douée 
de telle ou telle qualité. Le mouvement qui s'applique à 
la quantité, n’a pas reçu, comme l’altération, ur nom com- 


216 . PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mun aux deux contraires. Mais dans un sens c’est l’ac- 
croissement; et dans l’autre, le dépérissement. L’accrois-- 
sement est le mouvement qui tend à la dimension complète 
de l’être; le dépérissement est au contraire le mouvement 
par lequel l'être déchoit de cette dimension. Quant au 
mouvement quise passe dans le lieu, il n’a dans le lan- 
gage ordinaire ni un nom commun ni un nom spécial. 
Pour le nom commun, appelons-le Translation, bien qu’à 
vrai dire il n’y ait de translation réelle que pour les êtres 
qui n'ont point en eux-mêmes le principe de leur repos, 
ou de leur déplacement dans l’espace. 

Les trois nuances que nous venons d'indiquer dans le 
mouvement, comprennent aussi cette nuance particulière 
du changement qui consiste dans le plus ou le moins; 
par exemple, une chose blanche qui devient plus ou moins 
blanche qu'elle n’était. Le changement se passant dans la 
même forme, se rapporte à l’altération et doit y être 
classé, parce que c’est toujours le mouvement du contraire 
dans son contraire, ou absolu ou partiel. Si la chose va au 
moins, et que, par exemple, elle devienne moins blanche, 
on dit qu’elle change en tendant vers son contraire ; mais 
si'elle va au plus, on peut presque dire qu’elle va de son 
contraire vers elle-même. Du reste, il n’y ἃ point ici de 
différence réelle entre le contraire absolu, quand la chose 
passe d’un contraire à un contraire, du blanc au noir, 
par exemple, et entre ce contraire partiel que constitue la 
même qualité plus ou moins marquée, si ce n’est que dans 
ce dernier cas, le contraire est partiel comme le change- 
ment lui-même. Le plus et le moins d’une qualité dans 
une chose quelconque, signifient seulement qu'il y ἃ ou 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IV. 21 


SJ] 


qu'il n’y ἃ pas plus ou moins du contraire dans cette 
même chose. Ainsi nous ne reconnaîtrons en résumé que 
trois espèces de mouvements. 


IV. 


Pour compléter cette étude des diverses acceptions du 
mot Mouvement, il faut indiquer aussi celles du mot Im- 
mobile. On en peut distinguer trois. On appelle d’abord 
immobile ce qui ne peut d'aucune manière, d'après sa 
nature, être mis en mouvement, pas plus qu'un son ne 
peut naturellement être visible. ἃ cette première et propre 
acception, en succède une autre où l’on dit qu’une chose 
est immobile, parce qu’elle ne se meut qu'infiniment peu 
dans un très-long espace de temps, c’est-à-dire encore ce 
qui se met très-lentement en mouvement, et ce qu'on a la 
plus grande peine à mouvoir. Enfin, dans une troisième 
et dernière acception, on dit immobile ce qui, devant et 
pouvant naturellement se mouvoir, ne se meut pas cepen- 
dant au moment où il le faut, dans le sens où il faut, et 
de la manière qu'il faut. C’est là dans les choses immo- 
biles ce qu’on doit entendre précisément par le repos ou 
l'inertie ; car le repos n’est pas autre chose que le con- 
traire du mouvement, et la privation de la qualité dont le 
sujet serait susceptible. On ne peut pas dire exactement 
d’une chose qu’elle est en repos si, par nature, elle doit 
ne jamais se mouvoir. 

On doit déjà voir par ce que nous avons dit jusqu ici ce 
que c’est que le mouvement et le repos, quel est le nombre 
et quelle est la nature des divers changements et des 
divers mouvements. 


218 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


W, 


Mais, avant de pousser plus loin, il reste encore 
quelques autres expressions dont il importe de bien fixer 
le sens; c’est, par exemple, les suivantes : Être ensemble, 
être séparé, se toucher, être intermédiaire, venir à la 
suite, être cohérent, être continu, toutes locutions pour 
lesquelles il faut indiquer les objets qu’elles concernent 
spécialement et naturellement. 

Quand on dit de deux choses qu’elles sont ensemble 
dans l’espace, qu’elles y sont simultanées, cela veut dire 
qu'elles sont dans un seul et même lieu primitif, et non 
point dans un seul et même lieu éloigné; car, dans ce 
dernier sens, toutes les choses du monde seraient ensemble 
dans un seul et mème lieu. A l'inverse, on entend par 
Séparées les choses qui sont dans un lieu primitif diffé- 
rent. Se toucher se dit des choses dont les extrémités sont 
ensemble dans un seul et même lieu primitif. On entend 
par Intermédiaire ce par quoi la chose qui change doit 
naturellement passer avant de parvenir à l'extrême dans 
lequel elle change, quand elle change d’une manière con- 
tinue selon sa nature. Un intermédiaire ou un milieu sup- 
pose au moins trois termes; car le contraire est toujours 
l'extrémité du mouvement, soit au point de départ, soit 
au point d'arrivée. 

Je viens de dire que le mouvement devait être continu; 
je veux dire par là qu'il n'y ait aucune interraption de 
temps, bien qu'il puisse y en avoir une de la chose elle- 
même, d’ailleurs plus ou moins longue. Ainsi, par 
exemple, il y ἃ lacune et interruption de la chose dans un 
morceau de musique où la note la plus basse se fait en- 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. V. 219 


tendre après la note la plus haute: mais il n’y ἃ pas inter- 
ruption de temps, et c’est là ce qui fait la continuité du 
morceau. On retrouve d’ailleurs cette même condition 
de la continuité dans les mouvements de translation et 
dans tous les autres changements. J'ajoute une autre 
explication qui portera sur le mot de contraire, dont je 
me suis servi aussi un peu plus haut en parlant du mou- 
vement continu. J'entends donc ici, par contraire, rela- 
tivement au lieu, ce qui est le plus éloigné possible en 
ligne droite; car la ligne la plus courte est déterminée 
avec précision ; et, ce qui est déterminé et fini peut servir 
de mesure. La ligne oblique, qui n’est point déterminée, 
ne peut pas non plus être employée comme mesure des 
choses et des distances. Je reprends mes autres défi- 
nitions. 

Suivre s'entend d'une chose qui, ne venant qu'après 
un commencement et étant déterminée dans cette condi- 
tion, soit par la position qu'on lui donne, soit par une 
loi de la nature, soit tout autrement, n’est séparée de la 
chose après laquelle eile vient, par aucune autre chose du 
même genre. C’est ainsi que l’on dit d'une ligne qu’elle 
suit une autre ligne ou qu’elle vient après, quand il n’y ἃ 
point d'autre ligne entre ces deux là; c’est ainsi qu'une 
unité suit une autre unité, lorsqu'il n’y ἃ point d’unité 
entr'elles; et qu'une maison suit une maison, quand il 
n’y ἃ point d'autre maison entre les deux, à quelque dis- 
tance que ces deux là soient l’une de l’autre. Car il se 
peut fort bien qu'entre deux choses qui se suivent en 
tant qu'elles sont du même genre, il y ait une ou plu- 
sieurs choses de genre différent interposées. Il faut ajou- 
ter que ce qui vient après vient après une autre chose et 


220 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est postérieur à cette chose. Ainsi, un ne suit pas deux ; 
le premier jour du mois ne vient pas après le second ; 
mais c’est, tout au contraire, deux qui suit un. 

On dit d’une chose qu’elle est Gohérente à une autre, 
lorsque, venant à la suite de cette chose, elle la touche et 
qu'il n'y ἃ rien d'intermédiaire entr’elles. J'ajoute, du 
reste, pour compléter ce que j'ai dit un peu plus haut, 
que comme tout changement ἃ lieu entre des opposés et 
que les opposés peuvent être on des contraires ou des 
contradictoires, il est évident que l'intermédiaire doit être 
rangé parmi les contraires, attendu que dans la contra- 
diction il n'y a pas de milieu possible, et qu’il y faut sim- 
plement que la chose soit ou ne soit pas. Ainsi, il n’y a 
aucun intermédiaire entre deux choses qui se touchent. 

Enfin, on entend par Continu, terme que j'ai déjà indi- 
qué tout à l'heure, une sorte de cohérence. Ainsi je dis 
d’une chose qu’elle est continue quand les limites par les- 
quelles les deux parties de cette chose se touchent, se sont 
confondues et réunies, et qu'alors, comme le mot même 
l'indique, elles se continuent et se tiennent ; or, c'est là ce 
qui ne pourrait avoir lieu tant que les extrémités restent 
deux et ne s’unissent pas. Évidemment il suit de cette 
définition qu’il ne peut y avoir de continuité réelle 
qu'entre des choses qui peuvent, en se touchant, arriver 
à ne former qu'une seule et même chose naturellement. 
Autant ce qui contient et rapproche les choses devient 
un lui-même, autant le tout a d'unité et de continuité; et 
l’on peut voir des nuances de ce genre dans les continus 
qui se forment matériellement, soit à l’aide d’un clou, 
soit par un collage, soit par un contact, soit par un sou- 
dage naturel. 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. V. 291 


D'ailleurs, on voit clairement que l'idée de Suivre est 
antérieure à celle de Toucher; car, ce qui touche une 
chose la suit nécessairement, tandis que ce qui suit ne 
touche pas toujours; et c’est là ce qui fait que, dans les 
termes où il peut y avoir une antériorité et une postério- 
rité purement rationnelles, il y a consécution, mais il n'y 
a pas contact. Du moment qu’une chose est continue, il y 
a nécessité qu’elle touche ; mais elle peut fort bien tou- 
cher sans être continue ; car les extrémités des deux 
choses peuvent coëxister dans l’espace, sans se confondre 
en une seule; mais, si elles se confondent, il faut néces- 
sairement qu’elles coëxistent. Par suite, la confusion des 
natures, la simultanéité de développement, est-elle le 
dernier degré de continuité possible ? Car, pour que les 
extrêmes confondus se développent ensemble, il faut d’a- 
bord qu'ils se soient touchés, quoique tout ce qui se tou- 
che ne se confonde pas dans un développement unique. 
Mais il est évident que, dans les choses qui ne peuvent 
pas se toucher, il ne peut pas y avoir non plus de déve- 
loppement simultané. Une autre conséquence encore, c’est 
que le point et l'unité ont beau être séparés tous deux 
de la matière, il n’est pas possible de les confondre et de 
les identifier. Les points se touchent, tandis que les uni- 
tés se suivent; pour les points, il peut y avoir entr'eux 
un intervalle ; car toute ligne est un intervalle entre deux 
points, tandis que pour les unités tout intervalle est né- 
cessairement impossible, puisqu'il n’y a rien entre deux 
et un, 

Telles sont les explications que nous avions à donner 
sur les termes énumérés plus haut par nous : Ensemble, 
Séparé, Contact, Intermédiaire, Suite, Gohérence, Conti- 


222 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


nuité, et sur les objets auxquels ces termes peuvent s’ap- 
pliquer. 


VE 


Une suite assez naturelle de tout ce qui précède, c’est 
de se demander ce qu’on doit entendre par l'unité de 
mouvement, et ce que c’est qu'un mouvement un. Cette 
expression peut, selon nous, avoir plusieurs sens, parce 
que le mot même d'unité peut en avoir aussi plusieurs. 

Ainsi, d’abord le mouvement peut être appelé généri- 
quement un, sous le rapport de la catégorie où on le con- 
sidère. Par exemple, tout mouvement de translation est 
un, relativement à son genre, tandis que l’altération dif- 
fère génériquement de la translation, attendu que son 
genre est autre. Le mouvement est un spécifiquement lors- 
qu'étant un en genre, il est un, en outre, dans une espèce 
indivisible et particulière. Pour expliquer ce que j'entends 
par espèce indivisible, je prends la couleur qui est un 
genre, et jy distingue la couleur blanche et la couleur 
noire qui sont des espèces. Tout mouvement qui mène à 
la couleur blanche, est spécifiquement identique à tout 
mouvement qui mène à la couleur blanche, de même que 
tout mouvement qui mène à la couleur noire, est iden- 
tique spécifiquement à tout mouvement qui mène à la 
couleur noire; mais spécifiquement, la couleur noire n’est 
pas la même que la couleur blanche, bien que, relative- 
ment à la couleur, qui est leur genre, elles soient iden- 
tiques. Ainsi, le mouvement est un dans chacune de ces 
espèces; mais il est différent d’une espèce à l’autre. Après 
le genre placé an sommet de la série, et cette espèce, qui 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 2238 


est placée au dernier rang, on peut considérer le mouve- 
ment dans les rangs intermédiaires, qui sont genres et 
espèces tout à la fois, genres par rapport à ce qui les suit, 
espèces par rapport à ce qui les précède. Pour ces choses 
qui sont tout à la fois espèces et genres, le mouvement 
pourra bien être un en partie, sous le rapport des espèces, 
mais absolument parlant, il n’est pas un spécifiquement. 
Je m'explique : par exemple, dans l’acte d'apprendre et 
dans le mouvement qui constitue cet acte, on peut dire 
que le mouvement est un spécifiquement, si on le rap- 
porte à la science, laquelle est elle-même une espèce re- 
lativement à un genre plus large qui est la Conception des 
choses; mais il n’est pas un absolument sous le rapport 
de l'espèce, puisque la science elle-même est un genre 
qui contient diverses espèces, lesquelles sont toutes les 
sciences particulières et distinctes. 

Mais on peut ici se demander si le mouvement est bien 
encore un spécifiquement, quand une même chose se 
meut et change du même au même : par exemple, un seul 
et même point qui se meut d'un même lieu à un même 
lieu, allant et venant à plusieurs reprises. Le mouvement 
est-il de la même espèce? Si l’on dit qu'il est un, alors la 
translation circulaire pourra se confondre avec la transla- 
tion en ligne droite; la station se confondra avec la mar- 
che; car, dans les uns et dans les autres, le mouvement 
aura lieu également du même an même. Mais notre dé- 
finition ne peut-elle pas résoudre cette question ? Et ne 
suffit-elle pas pour faire voir que, non-seulement le mo- 
bile et les deux termes du mouvement doivent être iden- 
tiques pour que le mouvement soit un, mais qu'il faut, en 
outre, que la manière dont il se passe soit identique aussi? 


22 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Par conséquent, n'est-il pas évident que le mouvement 
est autre quand le sens dans lequel 1] ἃ lieu, est autre? 
Or, le mouvement circulaire est spécifiquement différent 
du mouvement en ligne droite. 

Voilà donc ce qu'on doit entendre par un mouvement 
un et identique, soit en espèce, soit en genre. 

Mais, sans faire cette distinction, et à prendre les 
choses d’une manière absolue, le mouvement est un 
quand 1] est un en essence et en nombre. En analysant 
les choses avec soin, nous allons voir quel est le mouve- 
ment qu on peut qualifier ainsi. Quand nous disons que 
le mouvement est un, il y a trois termes à considérer : 
l'objet qui se meut, le lieu où 1] se meut, et le temps dans 
lequel 1] se meut. Par l’objet, j'entends qu'il doit y avoir 
nécessairement quelque chose qui se meuve : un homme, 
par exemple, qui change de place; un morceau d’or, qui 
change de forme. Il faut, en outre, que le mouvement ait 
lieu dans quelque chose, soit l’espace qui est parcouru, 
soit la qualité qui change de nature ou de degré. Enfin, 
il faut qu'il ait lieu durant un certain temps, puisque 
tout mouvement, quel qu'il soit, doit avoir une certaine 
durée. Entre ces trois termes, l'unité de mouvement gé- 
nérique et spécifique ne peut se trouver que dans le lieu 
où le mouvement se passe, de même que la continuité du 
mouvement ne peut être constituée que par la continuité 
du temps. Mais, l'unité absolue du mouvement ne peut 
venir que de la réunion des trois termes que nous venons 
d'indiquer ; il faut que l’objet soit un, que le lieu soit un, 
et que le temps soit un aussi, pour que l’on puisse dire 
que le mouvement est un absolument. En effet, ce dans 
quoi le mouvement se passe doit être un et indivisible ; et, 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE 295. 


par exemple, c'est l'espèce, comme tout à l'heure c'était 
la couleur blanche. Il faut, en second lieu, que le moment 
où le mouvement s’accomplit soit un et identique aussi, 
c'est-à-dire que le temps s'écoule sans aucune interrup- 
tion. Enfin, 1] faat que l’objet qui est en mouvement soit 
un comme le temps et le lieu, sans que ce soit indirecte- 
ment et par une simple communauté de genre. Aïnsi, 1] 
ne doit pas être un indirectement et par accident, comme 
lorsqu'on dit que Coriscus et le blanc sont une seule et 
même chose; car l’essence du blanc c’est de pouvoir de- 
venir noir, et l'essence de Coriscus est de marcher en se 
promenant ; et si le blanc et Coriscus ne font qu'un, c’est 
d'une facon tout indirecte et détournée. L'objet qui est en 
mouvement ne doit pas non plus être un par une simple 
communauté d'espèce ou de genre; il doit être un par son 
individualité propre, et numériquement. Ainsi, deux 
hommes attaqués d’ophthalmie se guérissent en même 
temps de la même maladie qui les fait souffrir. Leur 
ophthaimie n'est pas cependant nne seule et même 
ophthalmie, numériquement parlant, puisqu'il y ἃ deux 
malades ; elle n'a d'unité que sous le rapport de l'espèce. 
Mais l’objet aurait beau être un, et l'espèce aussi, il faut 
encore que le temps soit un comme l'espèce et l’objet, 
pour qu'il y ait unité de mouvement. Supposez, en effet, 
que Socrate éprouve un certain changement qui soit un 
spécifiquement, mais qu'il l’éprouve dans un temps autre, 
et que chaque fois qu'il l’éprouve ce soit toujours dans 
des temps différents, 1l n'y aura plus là d'unité de mou- 
vement. Pour que le mouvement éprouvé par Socrate fût 
un et le même, 1] faudrait admettre qu'une chose détruite 
peut redevenir numériquement une et la même; mais, si 
15 


226 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


cela est impossible, comme nous le croyons, le mouve- 
ment que Socrate éprouve pourra bien être le même, 
mais il n’est plus un. 

Une autre question fort analogue et qu’on pourrait se 
poser à la suite de la précédente, c’est de savoir si les affec- 
tions des choses ont de l’unité comme les mouvements 
eux-mêmes et à des conditions pareilles. Prenons, par 
exemple, la santé dans un corps bien portant. Comment 
pourra-t-on dire que la santè demeure une et identique- 
ment la même, puisqu'il est prouvé que le corps qui la pos- 
sède est dans un changement et dans un flux perpétuels ? 
De plus, si la santé que j'ai ce soir est bien la même que 
celle que j'avais ce matin, pourquoi la santé que l’on re- 
couvre après une longue maladie, ne serait-elle pas numé- 
riquement une et la même que celle dont on jouissait 
avant d’être malade? Il semble que ce qu’on ἃ dit de 
l'unité du mouvement peut s'appliquer également bien à 
l'unité d'affection. Il y ἃ cependant cette différence que, 
quand deux mouvements se réunissent si parfaitement en 
un seul qu'il n’en résulte qu'un mouvement qui est 
numériquement un, l'affection que ce mouvement cause 
est nécessairement une aussi; Car ce qui n'est qu'un nu- 
mériquement à aussi un acte numériquement unique. 
Mais l'affection peut être une numériquement, sans que 
l’acte le soit nécessairement comme elle, Par exemple, si 
l’on s'arrête de marcher, l’acte de la marche cesse aussitôt 
et il n’y ἃ plus de marche: de même que si l’on se remet 
à marcher, il y a marche de nouveau. Mais, grâce à l'in- . 
terruption, ce n'est plus là un seul et même acte;:car, si 
c'était un acte unique, il s’ensuivrait qu'une seule et 
même chose, tout en demeurant une et la même, pour- 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 127 


rait tout ensemble périr et renaître plusieurs fois; ce qui 
est manifestement impossible. Mais ces questions s'é- 
loignent trop de notre sujet pour que je les pousse plus 
loin. 

Puisque tout mouvement est continu, il faut, quand le 
mouvement est absolument un, dans l’objet müû, dans le 
lieu parcouru, dans le temps écoulé, qu'il soit continu 
par cela seul qu’il est un; car tout mouvement est divi- 
sible par cela même qu’il est continu ; et, étant continu, 
réciproquement il est un. Du reste, il ne faudrait pas 
croire, parce que tout mouvement est continu en 50], 
qu'un mouvement quelconque puisse être continu à toute 
espèce de mouvement ; pas plus que pour tout autre cas, 
une chose quelconque ne peut être continue à la première 
chose venue. Il n’y ἃ continuité qu'autant que les extré- 
mités peuvent s'unir et se confondre. Or, il y a des choses 
qui n’ont pas d’extrémités, et d’autres auxquelles on prête 
des extrémités par simple homonymie, bien que réelle- 
ment elles n’en aient pas, ou qui ont des extrémités diffé- 
rentes.#Par exemple, les extrémités d’une ligne et celles 
d’une promenade pourraient-elles jamais s’unir et se con- 
fondre ? 

D'ailleurs, des mouvements qui ne sont semblables ni 
en genre n1 en espèce peuvent se suivre, sans avoir pour 
cela rien de continu. Par exemple, un homme court, et voilà 
un premier mouvement; puis, tout à coup, 1l ἃ un accès de 
fièvre, sans que ce second mouvement puisse en rien 
s'unir et se confondre avec l’autre. De même, quand on 
se passe un flambeau de main en main, on peut dire que 
le mouvement de translation se suit ; mais on ne peut pas 
dire qu'il soit continu, parce qu'il y a un intervalle de 


228 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


temps, quelque petit qu'on le suppose, à chaque trans- 
mission. Ainsi, les choses se suivent et se tiennent parce 
que le temps où elles se passent est continu; et, à son 
tour, le temps est continu parce que les mouvements le 
sont. Enfin, les mouvements eux-mêmes sont continus. 
quand leurs extrémités se confondent en une seule. 

Par conséquent, pour que le mouvement soit continu 
et un, il faut ces trois conditions : qu’il soit le même 
en espèce, qu'il soit produit par une seule chose, et 
qu'il se passe dans un seul temps. Quand je dis dans un 
seul temps, je comprends qu'il n’y ait point d'arrêt ni 
d'immobilité, quelle qu'ellesoit, dans l'intervalle; car, si 
le mouvement venait à défaillir un seul instant, il y aurait 
nécessairement un repos. Il y ἃ plusieurs mouvements, et 
non plus un seul, là où 1] se trouve le moindre intervalle de 
repos; et, dès lors, si un mouvement vient à être interrom- 
pu par un temps d'arrêt, ce mouvement cesse d'être un 
et continu. Or, il est interrompu du moment qu'il y a le 
plus léger temps intermédiaire. Mais, pour un mouve- 
ment qui n’est point un et le même sous le rapport de 
l'espèce, il n’y a rien de pareil, lors bien même que le 
temps ne présente pas de lacune. Le temps est bien un; 
mais, spécifiquement, le mouvement estautre; car, lorsque 
le mouvement est un et le même, il est nécessairement un 
aussi en espèce; mais il n’y a pas nécessité, quand 1] est 
un en espèce, qu'il soit un d’une manière absolue mi 
absolument continu. 

Telles sont les conditions requises pour qu'on puisse 
dire d’un mouvement quil est un seul et même mou- 
vement. 

Il y a encore une autre manière d'entendre l'unité de 


’ 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VE. 229 


mouvement : c’est quand un mouvement est complet; on 
dit alors qu’il est an, soit que d’ailleurs il le soit en genre, 
en espèce ou en substance. Ceci du reste n’est pas spécial 
au mouvement, et l’idée d'unité s'applique, en ce sens, 
à toutes les autres choses. La qualité d’entier et de com- 
plet n'appartient qu'à ce qui est un; ce qui n'empêche 
pas, d’ailleurs, qu'on dise d’un mouvement incomplet 
qu'il est un, pourvu seulement qu'il soit continu, ainsi 
que nous venons de le voir. J'ajoute qu'indépendamment 
de toutes les acceptions où l’on peut entendre l'unité du 
mouvement, on dit encore d’un mouvement qui est uni- 
forme et égal qu'il est un; car un mouvement qui est 
inégal ne peut presque point paraître avoir de l'unité, 
tandis qu'un mouvement égal paraît bien davantage en 
avoir, comme le paraît aussi la ligne droite. L'inégal se 
divise, en quelque sorte, en plusieurs mouvements, à 
cause de son inégalité même. Cependant, le mouvement 
uniforme et le mouvement inégal ne diffèrent, sous le rap- 
port de l'unité, que du plus au moins. Du reste, on peut 
faire cette distinction d'égalité et d’inégalité dans toutes 
les espèces de mouvements. Si c’est un mouvement d’al- 
tération, par exemple, elle peut être égale ou inégale; et 
la chose peut être altérée plus ou moins également. Si 
c'est un déplacement dans l’espace, soit circulaire soit en 
ligne droite, l'égalité et l'inégalité peuvent s’y retrouver 
aussi; enfin, cette remarque ne s'applique pas moins bien 
au mouvement d'accroissement et à celui de destruction. 

L'inégalité de mouvement peut tenir à deux causes, on 
au lieu dans lequel se passe le mouvement, ou à la manière 
dont se fait ce mouvement lui-même. Dans le premier cas, 
il est bien impossible que le mouvement soit égal sur une 


230 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


étendue qui n’est pas égale. Prenons, par exemple, et com- 
parons le mouvement selon une ligne brisée, ou selon une 
spirale, ou selon toute autre étendue où une partie quel- 
conque ne correspond pas exactement à la partie qu’on a 
prise sur une autre ligne pour le trajet du mouvement. Il 
est clair que le mouvement, sur la ligne droite, ne pourra 
pas être égal au mouvement sur la ligne courbe, puisque 
la courbe est nécessairement plus longue que la ligne 
droite, et qu'elle n'y correspond pas. Secondement, la 
différence d'égalité ne consiste ni dans le lieu parcouru 
par le mouvement, ni dans le temps écoulé, πὶ dans le 
but auquel tend le mouvement, mais dans la manière 
dont il s’accomplit. Ainsi, le mouvement peut être dis- 
tingué selon sa lenteur et sa vitesse ; quand la vitesse est 
la même, le mouvement est égal; il est inégal quand la 
vitesse est différente. D'ailleurs, la vitesse et la lenteur 
ne sont ni des espèces de mouvements, ni des différences 
qui forment réellement des espèces distinctes; car elles 
peuvent se rencontrer indifféremment dans toutes les 
espèces de mouvements. La pesanteur et la légèreté, 
causes de la lenteur ou de la vitesse, ne sont pas davan- 
tage des espèces ou des différences, quand elles se rap- 
portent à un seul et même objet. Ainsi, elles ne sont pas 
des espèces et des différences pour la terre par rapport à 
elle même, pour le feu par rapport au feu, c'est-à-dire 
que la terre est plus ou moins pesante ou légère, sans 
cesser d’être de la terre pour cela ; et ces différences ne 
constituent pas des espèces dal 

Cependant le mouvement inégal ne laisse pas que 
d’être un et identique aussi, parce qu’il est continu ; seu- 
Jement il l’est moins, ainsi que je viens de le dire, et 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIL 231 


ainsi qu'on peut le remarquer dans un mouvement de 
translation en ligne brisée comparé à ce même genre de 
mouvement en ligne droite; or, le moins suppose tou- 
jours un certain mélange du contraire. D'ailleurs, si tout 
mouvement ne peut être égal ou inégal, les mouvements 
qui, diffèrant en espèces ne peuvent pas se suivre l’un 
l’autre, ne peuvent pas former non plus un mouvement 
un et continu. En effet, comment concevoir qu'un mouve- 
ment qui serait composé d’altération et de translation 
puisse être égal? car il faudrait tout d’abord que ces deux 
espèces de mouvements, si dissemblables, pussent s’ac- 
corder entr’elles. 


VIL. 


Après avoir étudié ce que c'est que l’unité de mouve- 
ment, il faut savoir ce qu'on doit entendre par un mou- 
vement contraire à un autre mouvement; et il faudra 
aussi expliquer quel est le repos ou l'inertie contraire au 
mouvement. 

Demandons-nous d’abord si, par mouvement contraire, 
on doit comprendre : 1° Que le mouvement qui s'éloigne 
d’un certain point est contraire au mouvement qui va vers 
ce même point. Par exemple, le mouvement qui s’éloigne 
de la santé, est-il contraire au mouvement qui va vers la 
santé ? Je remarque, en passant, que c’est de cette ma- 
nière que la génération et la destruction des choses sem- 
blent être contraires l’une à l’autre ; 2° Ou bien, le mouve- 
ment contraire est-il celui qui part des contraires ? Et, 
par exemple, le mouvement qui part de la santé, est-il 
contraire à celui qui part de la maladie ? 3° Ou bien en- 


232 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


core, le mouvement contraire est-il celui qui, au lieu de 
partir des contraires, tend aux contraires? Et, par exem- 
ple, le mouvement qui tend à la santé est-il contraire au 
mouvement qui tend à la maladie ? 4° Ou bien. le mouve- 
ment qui part du contraire est-il contraire à celui qui tend 
vers le contraire? Et ainsi, le mouvement qui s'éloigne de 
la santé est-il contraire à celui qui va vers la maladie ? 
5° Ou bien, en cinquième et dernier lieu, le mouvement 
qui va du contraire à l’autre contraire, est-il contraire à 
celui qui va aussi du contraire au contraire? Et, par 
exemple, le mouvement qui va de la santé à la maladie, 
est-il le contraire de celui qui va de la maladie à la santé? 
Comme 1] n'y ἃ pas d’autres oppositions possibles que 
celles que nous venons de parcourir, 1] s’en suit que le 
mouvement contraire doit être une de ces nuances ou 
plusieurs de ces nuances. 

Le mouvement qui part du contraire n’est pas con- 
traire à celui qui va versle contraire, quatrième alternative 
que nous avons posée, et le mouvement, par exemple, qui 
s'éloigne de la santé, n’est pas contraire à celui qui va 
vers ce contraire, et c'est un seul et même mouvement. 
Au fond, c'est la même chose ; mais, rationnellement, la 
manière d'être peut sembler un peu différente, parce que 
changer en quittant la santé, n’est pas absolument la 
même chose que changer en allant vers la maladie. Après 
cette nuance, 1] faut en exclure encore une autre, qui est 
la seconde indiquée plus haut. Le mouvement qui 5᾽6- 
loigne du contraire n’est pas davantage contraire à celui 
qui s'éloigne de l’autre contraire ; car tous les deux par” 
tent également du contraire, et vont vers le contraire ou 
vers les intermédiaires. Nous reviendrons, du reste, un 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIT. 233 


peu plus loin, sur cette nuance qui rentre aussi dans la cin- 
quième. Mais il semble que l'opposition des mouvements 
doit se caractériser plutôt par le contraire où arrive le 
mouvement que par le contraire d’où le mouvement part; 
car ce dernier repousse, en quelque sorte, la contrariété 
dont il se dégage, tandis que l’autre la conquiert et la ga- 
gne. Donc, tout mouvement se désigne par le but où il 
tend, bien plutôt que par le but d’où il s’éloigne; et c’est 
ainsi qu’on appelle guérison, le mouvement vers la santé, 
et malaise, le mouvement vers la maladie. 

À la suite de ces deux nuances, 1] y en a deux autres 
qui sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire le mou- 
vement qui va vers les contraires, et celui qui va vers les 
contraires en partant aussi des contraires. YŸ a-t-il ici le 
mouvement contraire que nous cherchons? D'abord, il est 
clair que les mouvements qui vont vers les contraires doi- 
vent nécessairement aussi partir des contraires. Mais entre 
ces deux nuances, la façon d’être n’est pas tout à fait 
identique ; et, par exemple, ce qui va vers la santé n'est 
pas absolument ce qui s'éloigne de la maladie ; ni réci- 
proquement, ce qui s'éloigne de la santé n’est pas préci- 
sément la même chose que ce qui va vers la maladie. 
C'est qu’il ne faut pas confondre le changement et le 
mouvement; et, par mouvement, il faut entendre le chan- 
gement d'un certain sujet en un autre sujet, comme le pas- 
sage du blanc au noir. Par suite, 1l y aura un mouvement 
contraire dans la cinquième nuance que nous avons indi- 
quée, c’est-à-dire celle où le mouvement qui va d’un con- 
traire au contraire est considéré comme contraire au mou- 
vement de ce second contraire au premier ; et, par exem- 
ple, ie mouvement qui va de la santé à la maladie est 


234 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


contraire au mouvement qui va de la maladie à la santé. 

L'analyse des différents cas qu'on voudrait observer, 
pourrait servir à montrer quels sont ici les contraires vé- 
ritables. Mais il suffit d’en indiquer quelques-uns pour 
qu’on puisse conclure tous les autres par induction. Ainsi, 
dans le mouvement d’altération, devenir malade est bien: 
le contraire de recouvrer la santé; être instruit est bien 
le contraire d'être trompé, à moins qu’on ne se trompe 
soi-même; car c'est bien aller vers des contraires, quoique 
d’ailleurs il soit possible d’arriver à la science ou à l’er- 
reur, soit par soi-même, soit par autrui. Et, de même, 
dans le mouvement de translation, le mouvement en haut 
est le contraire du mouvement en bas, puisque le haut et 
le bas sont des contraires dans le sens de la longueur ; le 
mouvement à droite est le contraire du mouvement à 
gauche, puisque la droite et la gauche sont des contraires 
dans le sens de la largeur ; enfin, le dessus est contraire 
au dessous, puisque ce sont des contraires en profon- 
deur. 

Quant à la troisième nuance, celle où l’on indique seu- 
lement que le mouvement va vers les contraires, ce n’est 
pas, à vrai dire, un mouvement; c'est bien plutôt un 
changement, et, par exemple, devenir blanc, sans qu'on 
indique que ce soit en partant d’un autre état. Dans les 
cas où il n’y ἃ pas de contraires, ce n’est plus un mouve- 
ment, puisque tout mouvement suppose nécessairement 
des contraires. Mais le changement qui part du même 
point est contraire au changement qui va vers ce même 
point. Ainsi, la génération est le contraire de la destruc- 
tion, bien que toutes les deux soient des changements et 
non des mouvements ; et la perte est le contraire de l’ac- 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIIL 235 


quisition. Mais, je le répète, ce ne sont pas là de vérita- 
bles mouvements; ce ne sont que des changements. 

Du reste, quand je dis que le mouvement se passe 
toujours entre des contraires, je comprends aussi les 
mouvements qui vont vers des intermédiaires; car les 
intermédiaires jouent le rôle de contraires, et le mou- 
vement les prend comme tels, quel que soit celui des 
contraires vers lequel il se dirige, ou duquel il s'éloigne. 
Ainsi, l’objet passe du gris au blanc, comme 1] y passe- 
rait du noir; et il passe du blanc au gris, comme 1] pas- 
serait au noir tout aussi bien; et, réciproquement, 1] 
passe du noir au gris, comme il passerait au blanc, parce 
que le gris, qui est l’intermédiaire, se rapporte d’une cer- 
taine manière à l’un et à l’autre des extrêmes, ainsi que 
je l'ai expliqué déjà plus d’une fois. 

Donc, on doit entendre qu’un mouvement est contraire 
à un autre mouvement, quand ce mouvement part d’un 
contraire pour aller à son contraire, et que le second 
mouvement part de ce second contraire pour aller à 
l’autre. C’est la cinquième nuance indiquée un peu plus 
haut. 


- ΝΗΙ. 


Après avoir vu comment le mouvement est contraire 
au mouvement, il faut examiner, en outre, comment le re- 
pos est contraire au mouvement; et ce sujet vaut égale- 
ment la peine d'être éclairci. Absolument parlant, c'est 
le mouvement qui est le contraire du mouvement; mais 
le repos aussi y est opposé. Seulement, le repos est une 
privation; mais la privation peut bien, à certains égards, 


236 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


passer aussi pour un contraire. Quels sont donc le mou- 
vement et le repos qui sont opposés l’un à l’autre? Est-ce, 
par exemple, le repos dans l’espace qui est opposé an 
mouvement dans l’espace ? Certainement; car il faut, 
pour être opposés, que le repos et le mouvement soient 
dans le même genre. Mais cette expression est trop géné- 
rale , il en faut une plus précise; car on cherche si à un 
repos dans tel état, c'estle mouvement partant de cet état 
qui est opposé, ou bien si c’est le mouvementallant vers ce 
même état. Or, comme le mouvement suppose toujours 
deux termes, l’un d’où il part, et l’autre où il aboutit, le 
repos, dans tel état, est opposé au mouvement qui part 
de cet état pour aller à l’état contraire; et le repos dans 
l’état contraire est opposé au mouvement qui part du 
contraire, pour arriver à cet état. 

Mais, en outre, deux repos peuvent être contraires aussi 
l’un à l’autre; car il serait absurde que les mouvements 
fussent contraires entr’eux, et que les repos opposés à ces 
mouvements ne le fussent pas comme eux. Les repos con- 
traires l’un à l’autre sont les repos dans les contraires ; et, 
par exemple, le repos dans la santé est contraire au repos 
dans la maladie, de même qu'il est opposé au mouvement 
qui va de la santé à la maladie ; car 1] serait absurde qu'il 
fût opposé au mouvement qui va de la maladie vers la 
santé. Le mouvement vers l’état où il y ἃ temps d'arrêt, 
est plutôt une tendance au repos ; et cet état peut parfai- 

tement coëxister avec le mouvement, qui se confond pres- 
que avec lui. Mais il faut nécessairement que l'opposé du 
repos soit un de ces deux mouvements, ou celui qui va 
de la maladie à la santé, ou de la santé à la maladie, 
c'est-à-dire des mouvements qui soient dans le même 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. VIIL 237 


genre; car, dans des genres différents, l'opposition n’est 
plus possible, puisque le repos dans la blancheur, par 
exemple, ne peut pas être l'opposé du repos dans la 
santé. 

Là, où 1] n'y ἃ pas de contraires, il y a changement 
ainsi que nous l’avons vu; il n’y ἃ pas, à vrai dire, de 
mouvement. Mais le changement partant de tel état est 
Opposé au changement qui va vers ce même état. Tel est, 
par exemple, le changement qui va de l’être vers le non- 
être, et qui est opposé au changement qui va du non-être 
à l'être. Dans le cas où il n’y ἃ pas de mouvement, parce 
qu'il n’y ἃ pas de contraires, on doit dire qu’il y ἃ im- 
muabilité plutôt que repos. Si le non-être était quelque 
chose, l’immuabilité dans l’être serait contraire à l’im- 
muabilité dans le non-être. Mais, comme le non-être n’est 
pas quelque chose, ainsi que son nom seul l'indique, on 
peut se demander à quoi est contraire l’immuabilité dans 
l'être, et si on doit la considérer comme du repos. Si, par 
hasard, elle est du repos, alors 1] faut admettre ou que 
tout repos n’a pas pour contraire un mouvement, ou bien 
que la génération et la destruction sont aussi des mouve- 
ments, et ne sont pas de simples changements. 1] est donc 
clair qu'on ne peut pas voir du repos dans cette immua- 
bilité, à moins qu’on ne veuille changer aussi du même 
coup la nature de la génération et de la destruction. Mais 
il faut se borner à dire que cette immuabilité ἃ quelque 
chose qui ressemble au repos. Ainsi donc, ou cette im- 
muabilité n’est contraire à rien, ou si elle est contraire 
à quelque chose, elle doit l'être, soit à l’immuabilité dans 
le non-être, soit à la destruction ; mais elle ne peut pas 
être contraire à la destruction, puisque la destruction 


238 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


s'éloigne de cette immuabilité, de même que la généra- 
tion y tend et y va. 


IX. 


Je passe à un autre ordre de questions sur l’opposition 
des mouvements, et je vais m'occuper des mouvements 
qui sont contraires les uns aux autres en ce sens que les 
uns sont naturels, et les autres forcés et contre nature. 
Mais, d'abord, je demande pourquoi, cette opposition 
étant manifeste pour les mouvements ou changements et 
repos qui ont lieu dans l’espace, elle semble ne plus 
exister dans les autres espèces de changements. Ainsi, 1] 
ne semble pas qu’il y ait, en fait d’altération, une altéra- 
tion naturelle et une altération contre nature; car la 
santé, par exemple, ne paraît pas être plus selon la na- 
ture que la maladie; la blancheur n’est pas plus natu- 
relle que la couleur contraire; l'accroissement n’est ni 
plus ni moins naturel que le dépérissement. Aucun de 
ces changements ne sont contraires les uns aux autres, 
en ce sens que ceux-ci seraient contre nature et ceux-là 
naturels, pas plus que l’accroissement n’est à cet égard 
contraire à l'accroissement, pas plus que la génération 
n’est contre la nature ou selon la nature plutôt que la 
destruction. Toutes deux sont également naturelles; car 
il n’y a rien de plus conforme à la nature que de vieillir; 
et on ne voit pas, dans le cercle même de la génération, 
que l’une soit naturelle tandis que l’autre serait contre 
nature. Mais ici l'opposition est bien réelle; car ce qui se 
fait par force est contraire à la nature; et, par exemple, 
la destruction violente sera, comme étant contre nature, 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IX. 239 


contraire à la destruction naturelle. Il y ἃ également des 
générations qui ont lieu par force, et qui ne sont pas fata- 
lement régulières. On pourra donc dire que celles-là 
sont contraires aux générations naturelles. Il y a aussi 
des accroissements violents, comme il y a des destruc-. 
tions violentes; par exemple, les accroissements irrégu- 
liers de ces corps auxquels la volupté donne une puberté 
précoce, ou les développements prématurés de ces fro- 
ments qu’on cultive de certaine manière, et dont l’épi est 
fort sans qu'ils aient de profondes racines dans le sol. 
Mais peut-on étendre ceci aux mouvements d’altération ? 
Et, parmi les altérations, peut-on distinguer les unes qui 
sont violentes et les autres qui sont naturelles? Par 
exemple, tels malades ne sont pas guéris dans les jours 
critiques où l’on attendait la guérison, et tels autres sont 
guéris ces jours-là, comme on l'avait prévu. Dira-t-on 
que ceux qui sont guéris hors des jours critiques, su- 
bissent une altération contre nature, et que les autres 
sont altérés naturellement? 

Une conséquence à noter, c’est que, dans cette hypo- 
thèse, les destructions seront contraires les unes aux 
autres, selon que les unes seront naturelles et les autres 
violentes, et qu’elles ne le seront pas seulement aux gé- 
nérations. Mais où serait, en ceci, la difficulté? Et ne peut- 
on pas dire déjà que telle destruction est contraire à 
telle autre, en ce que l’une peut être agréable, et l’autre 
être pénible? Par conséquent, on ne peut pas dire que la 
destruction est contraire à la destruction d’une manière 
absolue, c'est-à-dire en tant que destruction ; mais elle 
l'est simplement en tant que l’une des deux destructions 


210 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est de telle manière, tandis que l’autre est d’une manière 
différente. 

Ainsi donc, en général, les mouvements et les repos 
sont contraires de la façon qui vient d’être expliquée. Le 
mouvement est contraire d’abord au mouvement ; car, 
par exemple, le mouvement en haut est contraire au mou- 
vement en bas; et ce sont là des oppositions de lieux 
contraires l’un à l’autre. Le feu, quand 1] suit sa ten- 
dance naturelle, se porte en haut, de même que la terre 
se porte en bas. Les tendances naturelles de la terre et 
du feu sont donc contraires, puisque naturellement le feu 
ne va qu’en haut, et que s’il va en bas c’est contre nature; 
son mouvement naturel est contraire à son mouvement 
forcé et violent. Ce que je dis ici du mouvement s’ap- 
plique tout aussi bien au repos. Ainsi, le repos en haut 
est contraire au mouvement de haut en bas; et ce repos 
en haut serait pour la terre un repos contre nature, 
puisque son mouvement naturel est au contraire de haut 
en bas. Par conséquent, le repos contre nature est con- 
traire, pour un même objet, au mouvement naturel, 
puisque les mouvements de ce même objet sont contraires 
aussi, l’un des deux, soit en haut soit en bas, étant con- 
forme aux lois naturelles, et l’autre étant absolument 
contre nature. 

Mais, peut-on dire que le repos, toutes les fois qu'il 
n'est pas éternel, puisse être produit arbitrairement? Et 
ce repos, créé artificiellement, doit-il se confondre avec 
le temps d'arrêt du corps ainsi poussé à un état contre 
nature ? Il faut certainement admettre que ce repos peut 
être produit, contre nature et forcément, pour un corps 


D'ARISTOTE, LIVRE V, CH. IX. 241 


qui s'arrête ; par exemple, pour la terre quand elle s’ar- 
rête en haut. Si la terre reste en haut, c’est qu’elle y ἃ 
été portée violemment, et que la même violence l’y main- 
tient, puisque, naturellement, elle serait portée en bas. 
Mais, le corps qui s’est arrêté dans son lieu naturel y est 
porté d’un mouvement de plus en plus rapide à mesure 
qu'il s'en approche davantage, tandis que le corps qui 
subit un mouvement forcé et contre nature présente un 
phénomène tout différent, et que sa course se ralentit à 
mesure qu'elle se prolonge. Le corps s'arrête sans être 
précisément en repos, ou du moins dans un repos natu- 
rel ; car, s'arrêter véritablement pour un corps et être en 
repos, c'est être arrivé à son lieu spécial, où sa course le 
dirige; ou si ce n’est pas absolument la même chose, l'un 
de ces phénomènes, du moins, ne peut jamais se produire 
qu'avec l’autre. Un corps n’est en repos que dans son lieu 
naturel; et, quand il est dans son lieu naturel, il de- 
meure en repos. 

Pour se rendre bien compte de l'opposition du mou- 
vement et du repos, on peut se demander si c'est le 
repos en un certain point, qui est contraire au mouve- 
ment s'éloignant de ce même point. En effet, quand le 
corps est mis en mouvement pour sortir de tel état ou 
perdre un état antérieur, ce n'est pas instantanément 
qu'il en sort, et il semble garder quelque temps encore 
l'état qu’il quitte avant de l'avoir tout à fait perdu. Si ᾿ 
c'est le même repos qui est contraire au mouvement 
parti de cet état pour aller à l’état contraire, il s'ensuit 
que les deux contraires se trouveront simultanément dans 
un seul et même objet; et, par exemple, un même 
homme aurait à la fois et le repos dans la santé, et le 

10 


242 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mouvement qui s'éloigne de la santé pour aller à la ma- 
ladie. Or, c'est là chose impossible. Mais, à ce doute, ne 
peut-on pas répondre que cette simultanéité des con- 
traires est possible ici dans une certaine mesure ? Le corps 
qui est en mouvement n est-il pas déjà aussi en partie en 
repos, bien qu'il ne s'arrête définitivement que plus 
tard? En d’autres termes, le corps qui change n’est-il pas 
tout à la fois, et en partie ce qu’il était, et en partie ce 
qu'il devient, ou ce en quoi il change? C’est là ce qui fait 
que le mouvement est plus contraire au mouvement que 
ne l’est le repos, parce que dans le mouvement il y a 
encore quelque chose du repos et de l’état d’où le corps 
s'éloigne. 

Enfin, je pose une dernière question en ce qui regarde 
le repos : c’est de savoir si tous les mouvements qui sont 
contre nature ont aussi un repos qui leur soit directement 
opposé. Si l’on soutenait qu'il n’y a pas de repos opposés 
aux mouvements contre nature, ce serait une erreur éVi- 
dente ; car on voit bien des corps qui restent en place, et 
qui y sont tenus contre leur tendance naturelle. Il fau- 
drait donc en conclure que ce repos. qui cependant n'est 
pas éternel, est sans cause; mais il est clair, au con- 
traire, qu'il y aura des repos contre nature, de même 
qu'il y ἃ des mouvements contre nature. Nous avons re- 
marqué plus haut qu'il ν ἃ, pour le même corps, des 
mouvements naturels et des mouvements contre nature : 
ainsi, le mouvement naturel du feu est d'aller en haut, et 
son mouvement forcé c’est d’aller en bas ; et nous nous 
sommes demandé si c’est ce second mouvement qui est 
contraire au premier, ou bien si c’est le mouvement de la 
terre, qui, naturellement, est portée en bas. Les deux 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IL. 213 


mouvements sont contraires l’un et l’autre, on le voit sans 
peine; mais ils ne sont pas contraires de la même façon, 
puisque, d’une part, c’est un mouvement naturel, qui est 
opposé à un mouvement naturel, tandis que d’autre part 
c'est un mouvement naturel, qui est opposé à un mouve- 
ment contre nature; et, pour le feu, par exemple, c'est 
le mouvement en bas, qui est contraire au mouvement en 
haut. Ce que je viens de dire du mouvement s'applique 
au repos ; et, dans les repos, il faut distinguer ceux qui 
sont contraires les uns aux autres, d’après les nuances 
qui viennent d’être indiquées. 

Voilà ce que j'avais à exposer sur le mouvement et le 
repos, pour bien faire comprendre ce que c’est que leur 
unité respective, et comment ils peuvent être opposés 
l'un à l’autre. 


LIVRE VE. 


DE LA DIVISIBILITÉ DU MOUVEMENT. 


Ι. 


Je veux maintenant étudier la divisibilité du mouve- 
ment et les parties dont il se compose; mais, pour que 
cette étude soit aussi complète que possible, il faut rap- 
peler d’abord quelques définitions données plus haut sur 
la continuité, le contact et la consécution des choses. 


24h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Nous avons nommé continus les corps dont les extré- 
mités sont réunies et confondues en une seule ; contigus, 
ceux dont les extrémités, sans être confondues, sont 
néanmoins dans le même lieu, et enfin consécutifs, ceux 
entre lesquels il n’y ἃ rien d’homogène qui soit inter- 
posé. De ces définitions, il résulte qu’il n’est pas pos- 
sible que jamais le continu soit composé d’indivisibles ; 
et, par exemple, il ne se peut pas que la ligne soit com- 
posée de points, comme on le dit quelquefois, attendu 
que la ligne est continue, et que le point est absolument 
indivisible. Bien des raisons le démontrent ; car, d’abord, 
les extrémités des points ne peuvent pas se réunir pour 
former un continu, puisque l’indivisible, comme est le 
point, ne peut pas avoir d’extrémités ni de parties. En 
second lieu, on ne peut pas dire davantage que les extré- 
mités des points sont ensemble dans un même lieu et que 
les points sont contigus; car, ce qui n'a pas de parties, 
en tant qu'indivisible, n’a pas non plus d’extrémités, et il 
faut bien distinguer l'extrémité d’une chose de la chose 
même qui ἃ cette extrémité. 

Il est donc évident que les points devraient être con- 
tinus, ou tout au moins contigus, pour former un continu 
véritable ; et cette chservation, qui s'applique aux points, 
s'applique également à tous les indivisibles de quelqu'es-- 
pèce qu'ils soient. Or, les points ne sont pas continas par 
la raison qu'on vient de dire, à savoir que leurs extré- 
mités ne se confondent pas en une. Mais, de plus, ils ne 
sont pas contigus entreux; car, les choses qui se 
touchent ne peuvent se toucher que d’une de ces trois 
façons : ou du tout au tout, ou de la partie à la partie, 
ou de la partie äu tout. Mais, l'indivisible étant sans 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. Ι. 245 


partie, il ne pourrait toucher an indivisible que de la pre- 
wière facon, c'est-à-dire du tout au tout. Les points se 
toucheraient donc du tout au tout. Mais il ne suffit pas de 
toucher ainsi du tout au tout pour former un continu, 
puisque le continu a toujours des parties distinctes, et 
qu'il est toujours divisible en parties qui diffèrent 
entr'elles et sont séparées tout au moins par le lieu qu’elles 
occupent. Enfin, le point ne peut pas plus suivre un autre 
point, qu'il ne peut lui être continu ou contigu. 

C'est de même que l'instant ne suit pas l'instant; et le 
temps ne se forme pas plus d’instants successifs que la 
longueur de la ligne ne se forme de points à la suite les 
uns des autres. Pour que deux choses se suivent, il faut 
qu'il n’y ait rien entr’elles d’homogène ; et, pour les points, 
_il ya toujours la ligne entr’eux, de même que le temps 
est toujours interposé entre les instants. Si les points et 
les instants formaient des continus, il faudrait que ces 
continus pussent se diviser en indivisibles, puisque 
chaque chose se divise dans les éléments dont elle se 
compose; mais on vient de voir qu'il n’y ἃ pas de con- 
tinus qui puissent se partager en éléments dénués de 
parties. D'ailleurs, il n’est pas possible que, soit entre 
ies points, soit entre les instants, il y ait quelqu'in- 
termédiaire d’un genre différent; car cet intermédiaire 
serait ou divisible ou indivisible ; si divisible, il se divi- 
serait en indivisibles, ou en éléments toujours divisibles, 
et c'est là précisément le continu; si indivisible, il y a les 
mêmes objections que contre la continuité des points, dont 
nous venons de parler. 

Par suite, il est évident que tout continu est divisible 
en éléments qui sont eux-mêmes indéfiniment divisibles ; 


216 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


car, s’il se divisait en indivisibles, l’indivisible alors pour- 
rait toucher l’indivisible, puisque, dans les continus, les 
extrémités se réunissent et se confondent. Donc, et par la 
même raison, la longueur, ou, d’une manière plus géné- 
rale, la grandeur, le temps et le mouvement doivent tous 
les trois, ou se composer d’indivisibles et se diviser en 
indivisibles, ou bien ni la grandeur, ni le temps, ni le 
mouvement ne peuvent se composer d’indivisibles comme 
on le prétend; et voici la preuve que j'en donne. 

Si la grandeur se compose d’indivisibles, il faut aussi 
que le mouvement qui parcourt cette grandeur se com- 
pose de mouvements égaux, indivisibles comme les indi- 
visibles de la grandeur. Soit la ligne parcourue ABC, qui 
se compose des trois indivisibles À, B, GC. Le mouvement 
DEF, suivant lequel le mobile O est supposé parcourir la 
longueur ABC, doit avoir chacune de ses parties corres- 
pondantes D, E, F, indivisibles comme les parties mêmes 
de la longueur. Si donc, quand il y ἃ un mouvement, il 
faut nécessairement que quelque corps réel se meuve, et 
que réciproquement quand un corps se meut, il faille non 
moins nécessairement qu'il y ait mouvement, 1] s'ensuit 
que la ligne suivant laquelle le mouvement a lieu se com- 
posera d’indivisibles, tout aussi bien que le mouvement 
lui-même. Par exemple, le mobile O parcourt la portion A 
en faisant le mouvement D; il parcourt la portion B en 
faisant le mouvement E, et, enfin, la portion C, en faisant 
le mouvement F. 

Mais, si ces portions sont indivisibles, comme on le 
prétend, voici les conséquences insoutenables qui se pro- 
duisent. De toute nécessité, un mobile allant d’un point à 
un autre ne peut pas, dans un seul et même instant, se 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. 1. 247 


mouvoir et avoir été mu sur le point même où il était en 
mouvement quand il y était. Par exemple, si quelqu'un 
va à Thèbes, 1] est bien impossible que ce soit en même 
temps qu'il y aille et qu'il y soit allé. Mais on a supposé 
que le mobile Ὁ parcourait dans son mouvement la lon- 
gueur À qui est indivisible, et à laquelle correspond un 
mouvement D, qui est indivisible également. Par consé- 
quent, si le mobile O parcourt d’abord la longueur A, et 
si ce nest que plus tard qu'il l’a parcourue, cette lon- 
gueur doit être nécessairement divisible; car, lorsque le 
mobile la parcourt, il n’est pas en repos, et 1] ne l’a pas 
encore tout à fait parcourue, puisqu'il est en train de la 
parcourir. Que si l’on dit, par hasard, qu'il la parcourt 
en même temps qu'il l’a parcourue, il en résulte cette 
absurdité que le corps qui va quelque part y est déjà 
arrivé quand il y va, et qu'il aura déjà atteint, dans son 
mouvement, le point même vers lequel il tend. 

D'un autre côté, si, pour échapper à cette difficulté, on 
prétend que dans son mouvement le corps O parcourt la 
ligne entière ABC, selon le mouvement DEF, et qu'il n’a 
pas de mouvement dans la longueur A, qui est dénuée de 
parties, mais qu'il en a eu, il s'ensuit alors que le mou- 
vement total ne se compose plus de mouvements partiels, 
mais de limites de mouvements. Il s'ensuit encore qu’une 
chose qui n’a pas eu de mouvement aura eu cependant un 
mouvement, ce qui est contradictoire; car on suppose 
que le mobile Ὁ ἃ parcouru la longueur A sans la par- 
courir ; et, ainsi, voilà un corps qui aura marché sans 
être jamais en marche, et qui aura fait telle route sans 
jamais faire cette même route. Autre absurdité non 
moins forte. Tout corps doit être nécessairement en repos 


248 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


on en mouvement ; mais on suppose ici qu'il est en repos 
sur les points successifs À, B, C; il sera donc tout à la 
fois, d'une manière continue, et en repos et en mouve- 
ment, puisqu'on prétend qu’il se meut suivant la lon- 
gueur entière ABC, tout en le supposant en repos dans 
chaque partie. Donc, aussi, il doit être en repos sur la 
longueur entière, puisqu'on le suppose en repos dans 
chacune des portions. Enfin, si les indivisibles du mou- 
vement DEF sont eux-mêmes des mouvements, il s'ensuit 
que, même quand il y a mouvement, le corps pourrait 
n'être pas mu, mais être en repos ; et si l’on nie que ces 
indivisibles soient des mouvements, alors le mouvement 
ne se compose plus de mouvements; dans ce cas, de quoi 
se compose-t-il donc ὃ 

Ainsi, ni la longueur ni le mouvement ne se composent 
d’indivisibles ; mais, s'ils étaient indivisibles, il faudrait 
nécessairement que le temps le fût comme eux, et alors il 
se composerait d'instants indivisibles. Mais il n’en est rien ; 
et ces trois quantités, la longueur parcourue, le mouve- 
ment qui la parcourt, et le temps pendant lequel le mou- 
vement s'accomplit, sont dans les mêmes conditions; car, 
si tout mouvement est divisible, et si toujours un corps 
doué d’une égale vitesse parcourt moins espace en 
moins de temps, le temps est divisible tout aussi bien que 
le mouvement: et, réciproquement, le mouvement et le 
temps étant divisibles, la longueur parcourue le sera 
comme eux; par exemple, la longueur sera divisible, si le 
temps dans lequel un corps la parcourt est lui-même 
divisible. 

De ces considérations, on peut tirer la loi suivante, 
qui s'appuie sur ce principe que toute grandeur se com- 


D'ARISTOTE, LIVRE, VI, CH. L 29 


pose de grandeurs, puisqu'il ἃ été démontré que tout con- 
tinu se compose de divisibles, et que toute grandeur est 
continue : à savoir qu'un corps doué d’une vitesse plus 
grande qu'un autre corps, parcourt plus d'espace en un 
temps égal, qu'il en parcourt autant dans un temps 
moindre, et même que, dans ce moindre temps, 1l peut 
parcourir plus d'espace que tel autre corps qui aurait 
moins de vitesse que lui. Mais comme ces trois proposi- 
tions sont importantes, je les prouve l’une après l’autre. 

D'abord, un corps qui a plus de vitesse parcourt plus 
d'espace en un temps égal. Supposons que le corps A est 
plus rapide que le corps B. Comme le corps le plus ra- 
pide est celui qui accomplit son changement avant l’autre, 
À change de C en D dans le temps FG; mais, dans le 
même temps, B qui est moins rapide n’en est pas encore 
à D, et il est en arrière ; et c’est ainsi que j'entends que 
le corps le plus rapide ἃ parcouru plus d'espace en un 
temps égal. J'ajoute que non-seulement il pourra parcou- 
rir plus d'espace dans un temps égal ; mais il le pourra 
même dans un temps moindre, ce qui est ma troisième pro- 
position. Par exemple, dans le temps qu'il faut à À pour 
venir en D, B qui est plus lent ne va qu'en E, CE étant 
plus petit que CD. Or, A va en D pendant le temps Κα; 
il sera donc en H seulement pour un temps moindre, 
CH étant plus petit que CD. Ce temps moindre est FT; 
mais CI, qu'a parcouru À, est plus grand que GE parcouru 
par B; et le temps FI est moindre que le temps total FG. 
Donc, en un temps moindre, le corps ἃ parcouru plus 
d'espace, parce qu'il avait relativement plus de vitesse. 

Enfin, et c'était ma seconde proposition, le corps le plus 
rapide peut parcourir un espace égal en un temps plus 


250 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


petit. D'abord, il vient d’être démontré que ce corps par- 
court une ligne plus longue dans un temps moindre qu'il 
n’en faut à un corps dont le mouvement est plus lent ; ce 
qui n'empêche pas que, pris en lui-même et sans compa- 
raison à un corps plus lent, il ne lui faille toujours plus 
de temps pour parcourir une ligne plus longue, que pour 
parcourir une ligne plus petite ; et ainsi, le temps PR qui 
lui est nécessaire pour parcourir la ligne LM plus grande, 
est plus grand que le temps PS qu’il lui faut pour par- 
courir la ligne LX, qui est plus petite. Si donc, le temps 
PR est plus petit que le temps PQ, pendant lequel le 
corps plus lent parcourt LX, le temps PS sera aussi plus 
petit que PQ; car ilest plus petit que PR ; et un troisième 
terme plus petit qu'un second qui est plus petit que le 
premier, est aussi lui même plus petit que le premier. 
Donc, le corps aura parcouru, dans son mouvement, un 
espace égal durant un temps moindre. 

À cette démonstration, je puis en joindre une autre, et 
la voici : Tout mouvement comparé à un autre, doit né- 
cessairement se passer ou dans un temps égal, ou dans 
un temps plus petit, ou dans un temps plus grand. Donc, 
le mouvement auquel il faudra plus de temps, sera aussi 
plus lent; celui à qui il faudra un temps égal, aura une 
égale vitesse. Mais le mouvement plus rapide n’est ni égal 
en vitesse, n1 plus lent; et, comme le plus rapide ne se 
meut, ni dans un temps égal, ni dans un temps plus long, 
il reste qu'il se meuve dans un temps moindre. Donc, 
par conséquent, le corps plus rapide parcourt, en un 
temps moindre, un égal espace; et c'est ce que nous 
avons déjà démontré. Pour en finir sur ce point, on peut 
dire encore que tout mouvement, se passant toujours 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. 1. 251 


dans le temps et pouvant durer une période quelconque 
de temps, 1] s’en suit que tout corps en mouvement peut 
avoir plus ou moins de rapidité, c’est-à-dire qu’il peut y 
avoir, dans toute période de temps, un mouvement plus 
ou moins rapide. 

De toutes les considérations qui précèdent, il résulte 
que le temps est continu comme la grandeur et comme le 
mouvement. Or, j'entends par continu ce qui est divisible 
en parties indéfiniment divisibles ; et je dis que c’est en 
ce sens que le temps est de toute nécessité divisible aussi. 
En effet, nous avons dit que le corps le plus rapide par- 
court un espace égal en un temps moindre. Soit Α le 
Corps qui ἃ un mouvement plus rapide, et B, le corps qui 
a un mouvement plus lent, et qui parcourt la gran- 
deur CD dans le temps FG. Le corps plus rapide par- 
courra cette même longueur dans un temps plus court, 
que nous représenterons par FH, plus petit que FG. Mais 
le plus rapide parcourant dans le temps FH toute la 
ligne CD, il est clair que, pendant ce même temps, le corps 
qui ἃ le mouvement le plus lent, ne parcourra qu'un 
moindre espace représenté par CI, plus petit que CD; 
c'est-à-dire que B, dans le temps FH, n’aura parcouru 
que CI, que le plus rapide, à son tour, aura parcouru 
aussi en moins de temps. Ainsi, le temps FH sera divisé 
de nouveau, et la ligne CI sera divisée suivant la même 
raison. Si donc la grandeur est divisible, le temps le sera 
comme elle ; et cette division réciproque n’aura point de 
terme en allant toujours du plus rapide au plus lent, et 
du plus lent au plus rapide. On suivra la démonstration 
qui vient d’être donnée aussi loin qu'on voudra. La réci- 
proque étant toujours vraie de l’un à l’autre, on pourra 


252 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


toujours y recourir; et le temps, par conséquent, est con- 
tinu, puisqu'il est divisible à l'infini. 

Il n'est pas moins évident que le temps étant divisible 
indéfiniment, c'est-à-dire continu, toute grandeur est di- 
visible et continue comme lui, puisque le temps et la 
grandeur admettent les mêmes divisions, ou pour mieux 
dire des divisions égales. Sans même employer de dé- 
monstrations en forme, on peut se convaincre, rien qu’à 
prendre les opinions et le langage ordinaires, que le 
temps étant continu, la grandeur doit l’être comme lui. 
Ainsi, l’on entend dire à tout moment que, dans la moitié 
du temps, on fait la moitié du chemin, et d’une manière 
générale qu'en moins de temps on parcourt moins d’es- 
pace. On pense donc que les divisions de la grandeur et 
celles du temps sont les mêmes. Par conséquent, si l’un 
des deux est infini, l’autre l’est également ; et l’un est in- 
fini de la même façon que l’autre. Par exemple, si le 
temps est infini à ses extrémités, c'est-à-dire s’il n’a ni 
commencement n1 fin, la grandeur l’est pareillement aux 
siennes. Si, d'autre part, le temps est infini en ce sens 
qu'il est indéfiniment divisible, la grandeur est infinie 
aussi en ce même sens; et si le temps est infini sous ces 
deux rapports, la grandeur est également infinie de ces 
deux manières. 

On peut tirer de là une preuve décisive contre le sys- 
tème de Zénon, qui nie le mouvement, sous prétexte que, 
dans un temps fini, il est impossible de parcourir et de 
toucher successivement les points en nombre infini qui 
forment la longueur. Zénon oublie ici une distinction im- 
portante. Quand on dit, en effet, que le temps et la lon- 
gueur sont infinis, ou plus généralement que tout continu 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. LH 253 


est infini, cette expression ἃ deux sens, selon que l’on en- 
tend parler, ou de la division des continus, ou de leurs 
extrémités. La division ne donne qu’un infini en puis- 
sance; mais, sous le rapport des extrémités, l'infini se 
réalise. Par conséquent, il est bien impossible, pour les 
infinis de quantité, de toucher dans un temps fini des 
points en nombre infini, comme le dit Zénon; mais on 
le peut pour l'infini de division, qui n’est qu’une simple 
possibilité. En ce sens, le temps lui-même est infini 
comme la grandeur, puisqu'il est tonjours comme elle in- 
définiment divisible. Donc, on ne peut parcourir l'infini 
de quantité que dans un temps infini ; on ne le peut dans 
un temps fini; et on ne peut toucher des infinis que par 
des infinis, et non par des finis. Mais il faut bien savoir 
qu'il s'agit alors d’infinis réels en quantité, et non pas 
seulement d'une divisibilité à l'infini, laquelle est pure- 
ment rationnelle. 

Il n’est donc pas possible de parcourir une grandeur 
infinie dans un temps fini, pas plus qu'il ne faut un temps 
infini pour parcourir une grandeur finie. En d’autres 
termes, le temps et la grandeur se suivent ; si le temps 
est infini, il faut que la grandeur soit infinie comme lui; 
si c'est la grandeur qui est infinie, il faut que le temps le 
soit comme elle. Soit en effet une grandeur finie AB, et 
le temps infini (ὦ, sur lequel nous prenons une portion CD, 
qui représente un temps fini. Dans cet intervalle de temps 
fini, le mobile parcourt une partie de la grandeur, que 
nous représentons par BE. Il n'importe pas d’ailleurs que 
cette portion BE mesure exactement la longueur AB, ou 
bien que, prise un certain nombre de fois, elle forme un 
total plus grand ou plus petit que AB. Supposons qu'elle 


254 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mesure exactement cette grandeur. Gomme dans un temps 
égal le mobile parcourt toujours une partie égale à BE, 
et que BE mesure exactement la grandeur totale, le temps 
entier dans lequel le mobile l’a parcourue, sera nécessai- 
rement fini; car 1] sera divisé en parties égales et finies, 
comme l’est la grandeur AB elle-même. 

On peut donner de ceci une démonstration un peu dif- 
férente. Il est clair que l’on n’a pas besoin d’un temps 
infini pour parcourir une grandeur quelconque, et, par 
exemple, une grandeur finie; mais c'est dans un temps 
fini qu'on parcourt toujours une partie de cette gran- 
deur. Soit cette partie BE, et qu’elle soit supposée me- 
surer exactement la grandeur totale ; rappelons-nous, en 
outre, que dans un temps égal on parcourt un espace 
égal, quand la vitesse est la même. Donc le temps doit 
être fini, tout aussi bien que la grandeur ; et il n’est pas 
besoin que le temps soit infini pour parcourir BE, puisque 
le temps, commençant avec le mouvement du mobile, doit 
être fini dans un de ses deux sens. Mais du moment qu'il 
est fini dans un sens, 1] doit l’être aussi dans l’autre: car 
le mobile peut parcourir une partie moindre dans un 
temps moindre, et alors le temps est fini dans ce second 
sens, comme il l'était déjà dans l’autre. Il ἃ un commence- 
ment et il ἃ une fin, par conséquent, il est fini dans les 
deux sens, et il n’est plus du tout infini, comme on le pré- 
tendait. 

On ferait une démonstration, qui, à l'inverse, serait 
analogue à celle-ci, en supposant que c’est la grandeur 
qui est infinie, et que c’est le temps, au contraire, qui est 
fini. Du moment que le temps serait fini, il faudrait né- 
cessairement que la grandeur fût finie comme le temps 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. L 255 


même ; et la grandeur parcourue dans un temps fini ne 
peut pas plus être infinie que le temps lui-même ne peut 
être infini, quand la grandeur parcourue est finie. 

A toutes ces démonstrations, j'en ajoute une dernière 
pour établir que ni la ligne, ni la surface, ni, en un mot, 
aucun continu n’est indivisible; et cette démonstration, je 
la tire de cette conclusion absurde à laquelle on arrive 
forcément, en soutenant cette théorie, à savoir que l’in- 
divisible serait divisé. En effet, comme on peut toujours 
dans toute partie du temps supposer un mouvement plus 
rapide ou un mouvement plus lent, et que le plus rapide 
parcourt plus d'espace dans un temps égal, supposons que 
le corps plus rapide parcourt deux fois la longueur, ou plu- 
tôt une fois et demie la longueur, que parcourt le plus lent ; 
car ce peut être là le rapport des vitesses. Que la grandeur 
parcourue par le plus rapide, qui, dans un temps égal, 
parcourt une moitié en sus, soit partagée en trois parties 
indivisibles, AB, BG, CD, tandis que le plus lent ne par- 
courra qu'une grandeur divisée en deux parties EF et FG. 
Je dis que le temps, pour le premier mobile, sera partagé 
aussi en trois indivisibles, KL, LM et MN, puisque dans 
un temps égal, il parcourt une quantité égale. Pour le 
corps le plus lent, qui parcourt EF et FG, le temps sera 
partagé également en deux portions. Mais le corps plus 
rapide ne parcourra pas seulement KL pendant que le 
plus lent parcourt EF; il parcourra aussi une moitié 
de LM. Donc LM, qu'on supposait indivisible, sera di- 
visée ; et, réciproquement, le corps plus lent mettra plus 
de temps que le corps le plus rapide à parcourir la por- 
tion KL, qu'on supposait également indivisible. Donc 
évidemment et d'une manière générale, il n’y a pas de 


256 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


continu, ni ligne, ni surface, n1 temps qui soit sans par- 
ties ; et tout continu est composé de divisibles à l'infini. 


IL. 


Il suit de ce qui précède que l'instant, pris dans son 
acception vraie, et non plus dans une de ces acceptions 
inexactes, dont nous avons parlé plus haut (Livre IV, 
ch. XIX ), doit être indivisible; et il doit rester indivi- 
sible, soit à l'égard du passé, soit à l'égard du futur. 
L'instant est une extrémité du passé, dans laquelle il n’y 
a pas encore la moindre parcelle de l'avenir ; c'est aussi 
une extrémité de l’avenir dans laquelle 1] n’y a plus la 
moindre parcelle du passé, attendu qu'il est, ainsi que 
nous l’avons dit, la limite de l’un et de l’autre. Et si l’on 
démontre l'existence réelle d’une telle limite en soi, et 
toujours identique à elle-même, on aura démontré par 
cela même qu'elle est indivisible. Or, il faut nécessaire- 
ment que l'instant soit réellement le même, puisqu'il est 
l'extrémité des deux temps ; car, s'il n'était pas le même 
et qu'il y eût deux instants différents, ou ils seraient con- 
tigas et successifs, ou ils seraient séparés. S'ils étaient 
successifs, 1] n’y aurait plus de continuité, puisque jamais 
le continu ne peut être composé d’indivisibles, ainsi que 
nous venons de le démontrer; et s'ils étaient séparés, 
alors il y aurait du temps dans l'intervalle, puisque tout 
continu doit nécessairement contenir, entre ses limites, 
quelque chose qui soit homogène et synonyme. Mais 51 
c'est du temps qui est intermédiaire entre les instants, ce 
temps est toujours divisible, puisqu’il ἃ été démontré que 
le temps qui est un continu peut se diviser indéfiniment. 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. LE. 257 


Il en résulterait donc que l'instant serait divisible aussi ; 
et du moment que l'instant est divisible, il y ἃ quelque 
chose du passé dans le futur, et quelque chose du futur 
dans le passé, puisque cet instant qu’on suppose divisible 
est entre le passé et le futur et participe de tous deux, 
au lieu d'en être la limite. Alors ce qui diviserait l’ins- 
tant délimiterait aussi, à sa place, le présent et l'avenir, 
comme l'instant ordinaire délimite l'avenir et le passé. 

À cette première raison qui prouve que l'instant doit 
être un et le même, on peut ajouter celle-ci : c'est que 
l'instant, s’il avait des parties, ne serait plus en soi, mais 
qu'il serait par un autre, c’est-à-dire par les parties 
mêmes qui le composeraient. Ce ne serait plus lui, mais 
ses parties qui seraient la limite des deux temps. Mais la 
division ne peut s'appliquer à ce qui est en soi et par soi. 
Ajoutez encore, qu'en supposant l'instant divisible, il s’en 
suit que cet instant, qui devrait ètre uniquement présent, 
sera en partie du passé, en partie de l'avenir ; et comme 
le passé et l'avenir peuvent, selon l'étendue qu’on leur 
donne, varier à l’infini, l'instant ne sera ni toujours le 
même passé, n1 toujours le même futur. Il variera avec 
l’un et avec l’autre; car le temps est divisible d’une foule 
de manières. Donc, comme l'instant ne peut être ainsi 
dénaturé, 1l faut qu'il soit un et identique pour les deux 
temps, où 1l est commencement de l’un et fin de l’autre. 
Mais si c’est le même, il est clair qu'il est indivisible; car, 
lorsqu'on le suppose divisible, on arrive aux consé- 
quences absurdes qu'on ἃ signalées plus haut. 

Il est donc démontré qu'il y a dans le temps quelque 
chose d'indivisible que nous appelons l'instant, et qui est 
indivisible au sens que nous venons de dire. Nous allons 

17 


258 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


prouver maintenant qu'il n'y ἃ pas de mouvement pos- 
sible dans la durée de l'instant. En effet, s’il y avait mou- 
vement, ce mouvement pourrait être ou plus rapide ou 
plus lent. Soit l'instant représenté par N, et le mouve- 
ment plus rapide dans cet instant, représenté par AB. Le 
mouvement moins rapide parcourra dans le même instant 
une distance AC moindre que AB. Mais comme le mou- 
vement le plus lent ne parcourt que la distance AC, le 
mouvement plus rapide la parcourra en un temps moin- 
dre ; et, par conséquent, l'instant sera divisé; ce qui ne 
se peut pas, puisqu'on vient de prouver que l'instant est 
indivisible. Donc, il n’y ἃ pas de mouvement possible dans 
la durée de l'instant, si toutefois on peut dire que l’ins- 
tant ait une durée. Ce que l’on vient de prouver pour le 
mouvement s'applique tout aussi bien au repos; et dans 
l'instant, 1] n’y ἃ pas plus de repos qu'il n’y a de mouve- 
ment. En effet, quand on parle de repos, on veut parler 
d’un corps qui, par sa nature, doit se mouvoir, et qui, 
cependant, ne se meut pas, quand naturellement 1l le 
doit, là où 1] le doit, et de la manière qu'il le doit. Mais, 
comme rien ne peut se mouvoir dans la durée de l’ins- 
tant, ainsi qu'on vient de le démontrer, il s’en suit qu'il 
n'y à pas davantage de repos. 

On pêut objecter, 1l est vrai, que l'instant étant le 
même pour les deux temps, c'est-à-dire pour le passé et 
pour l'avenir, il se peut que, dans toute l'étendue de l’un, 
il y ait un mouvement, tandis qu'il y ἃ repos dans toute 
l'étendue de l’autre, et que ce qui se meut ou est en re- 
pos dans le tempsentier, doit aussi être en mouvement ou 
en repos dans tous les éléments dont ce temps se compose. 
Par suite, on en conclurait que dans l'instant il doit v 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IT. 259 


avoir mouvement ou repos comme dans le reste du temps. 
Mais ceci est également impossible ; car alors la même 
chose serait tout à la fois en repos eten mouvement, puis- 
que l'instant est une seule et même extrémité pour les 
deux parties du temps; et que, par une contradiction ma- 
nifeste, on le suppose en repos et en mouvement tout en- 
semble. Enfin, on dit d’une chose qu’elle est en repos, 
quand elle-même et ses parties sont actuellement ce 
qu'elles étaient antérieurement; mais, dans un instant, il 
n'y à ni antérieur, ni postérieur; et, par conséquent, il 
n'y ἃ pas de repos, pas plus qu’il n’y a de mouvement. 

Donc, il faut nécessairement que le mouvement et le 
repos se passent dans une certaine durée de temps et non 
dans l’instant. 


ΠῚ. 


A tout ce qui précède, j ajoute cette conclusion géné- 
rale que tout ce qui change est nécessairement divisible, 
puisque tout changement suppose et un état d’où part ce 
qui change, et un état où il arrive. Or, une fois que la 
chose est arrivée à l’état vers lequel elle tend, elle ne 
change plus; et quand elle est dans l’état qu’elle va 
changer, elle ne change pas encore, ni elle, ni aucune de 
ses parties, puisqu'on entend précisément par rester dans 
le même état ne changer ni en soi ni dans aucune de ses 
parties quelconques. Mais quand la chose est en train de 
changer, il faut nécessairement qu’une de ses parties soit 
dans le premier état, et l’autre partie dans l’autre état ; 
car il est à la fois impossible, et qu'elle soit tout entière 
dans les deux, et qu’elle ne soit dans aucun. Je veux 


260 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


parler non pas du changement définitif et complet, mais 
des premières nuances de ce changement; et, par exemple, 
un corps qui de blanc devient noir, ne devient pas noir 
immédiatement; mais 1] passe d’abord par le gris. Ainsi, 
il n’est pas indispensable que ce qui change soit dans 
l’un quelconque des deux extrêmes. Il y a entr'eux une 
foule d’intermédiaires où 1] peut être successivement, en 
quittant l’un et en allant vers l’autre. Donc, je le répète, 
tout ce qui change, ou plutôt tout changement est essen- 
tiellement divisible, ainsi que le mouvement, qui n'est 
qu’une espèce de changement. 


IV. 


Le mouvement n’est pas seulement divisible d’une ma- 
nière générale; il faut ajouter qu’il peut se diviser de 
deux façons : d’abord selon le temps qui le mesure, et 
ensuite selon les mouvements partiels que le mobile peut 
avoir. Je commence par cette dernière division. 

Si, par exemple, un corps AG se meut tout entier, je 
dis que ses deux parties AB et BC seront également en 
mouvement. Soit DE le mouvement de AB, et EF le mou- 
vement de BC, c’est-à-dire le mouvement des parties 
de AC. Le mouvement entier de AG doit être nécessaire- 
ment DF. C’est, en effet, selon ce mouvement que le corps 
doit se mouvoir, puisque son mouvement n’est que la 
somme des mouvements des parties, et que nul corps 
ne pouvant avoir le mouvement d’un autre, l’une des 
parties n'a pas le mouvement de l’autre partie. Donc, le 
mouvement total est celui de la grandeur totale du corps 
entier. On peut encore prouver ceci d’une autre manière. 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IV. 261 


Tout mouvement suppose nécessairement un corps qui 5e 
meut. Or, ici, le mouvement total n’est pas le mouvement 
d'une des parties séparément, puisque chacune d'elles ἃ 
son mouvement partiel ; le mouvement n’est pas non plus 
le mouvement d'aucun autre corps que AC, puisqu'il ἃ 
été prouvé qu'un mouvement un ne peut appartenir à 
plusieurs corps. Donc il est clair que le mouvement en- 
tier DF ne peut être que le mouvement de toute la gran- 
deur AG; car, là où le mouvement total est celui du corps 
entier, les parties de ce mouvement sont les mouvements 
des parties, et les parties de DF sont les mouvements 
de AB et de BC. 

Supposons, en effet, que le mouvement de AC soit 
autre que DF, et qu’il soit, par exemple, HI, on pourra 
de HI retrancher les mouvements de chacune des parties 
AB et BC; mais ces mouvements sont égaux à DE et EF. 
Par conséquent, si le mouvement HI est partagé exacte- 
ment par les mouvements des parties, c'est qu’il est égal 
à DF, et alors on peut les prendre indifféremment l’un pour 
l'autre, puisqu'ils ne diffèrent pas. Si HI est plus petit 
que DF, et, par exemple, d’une quantité KI, alors 1l n’est 
le mouvement de rien; car il n’est pas le mouvement du 
tout, il n'est pas davantage celui des parties, puisqu'un 
corps n'a qu'un seul et unique mouvement, et il n’est le 
mouvement d'aucun autre corps, puisque le mouvement 
doit être continu pour des mobiles continus, et que 
celui-là ne l’est pas. La démonstration serait analogue 
si HI était plus grand que DF, au lieu d’être plus petit. 
Par conséquent, ne pouvant être n1 plus grand ni plas 
petit, 1] faut qu'il soit égal et le même. 

Telle est la division du mouvement selon les mouve- 


262 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ments des parties du mobile, et elle s'applique nécessai- 
rement à tout corps qui ἃ des parties. L'autre division 
du mouvement se rapporte à la division même du temps 
pendant lequel le mouvement a lieu; car d’abord tout 
mouvement exige un certain laps de temps, et tout mou- 
vement est ainsi dans le temps. De plus, le temps est 
toujours divisible, puisqu'il faut un temps moindre pour 
un moindre mouvement. Il en résulte que le mouvement 
est toujours divisible selon les divisions mêmes du temps 
pendant lequel il s’accomplit. 


Υ. 


Comme tout ce qui se meut doit se mouvoir d'une 
certaine espèce de mouvement, et pendant un certain 
temps, et que tout mouvement suppose nécessairement 
un mobile, les divisions doivent être les mêmes pour le 
temps et pour le mouvement, soit abstrait soit concret, 
pour le mobile et pour le récipient dans lequel le mou- 
vement à lieu. Seulement, la division ne se fait pas de la 
même manière pour toutes les choses où l’on peut con- 
sidérer le mouvement. Là où il y a de la quantité, la divi- 
sion se fait en soi, parce que la quantité est directement 
divisible en 501; mais là où il n’y ἃ qu'un mouvement de 
qualité, la division n’est qu'indirecte, parce que la qua- 
lité ne se divise qu'autant que le corps où elle est se 
trouve lui-même divisé. 

Pour prouver que la division du mouvement et celle da 
temps sont toutes pareilles, représentons par A le temps 
durant lequel le mouvement ἃ lieu, et par B le mouve- 
ment lui-même. La totalité du mouvement s’accomplit 
dans la totalité du temps; dans un temps moindre, le 


D'ARISTÔTE, LIVRE VI, CH. V. 263 


mouvement sera moindre ; dans un temps moindre encore, 
le mouvement sera moindre encore ; et, par conséquent, le 
mouvement suit exactement la division du temps. Réci- 
proquement, si le mouvement est divisible, le temps l’est 
absolument comme lui; et l’on peut répéter ce qu'on 
vient de dire, que la totalité du mouvement remplit la 
totalité du temps ; que la moitié du mouvement s’accom- 
plit dans la moitié du temps, et une partie moindre du 
mouvement, dans une moindre partie du temps. Le ré- 
sultat du mouvement se divisera comme le mouvement et 
le temps eux-mêmes. Ainsi, dans la moitié du mouvement, 
ce résultat sera moindre que daus le mouvement total ; 
il sera moindre encore dans la moitié de la moitié, et ainsi 
sans fin. 

On peut ajouter que le résultat du mouvement, consi- 
déré dans le mobile, sera divisible aux mêmes conditions 
que le mouvement lui-même; et si les résultats partiels 
sont par exemple DC et CE, le résultat total ne sera 
obtenu que par le mouvement total ; car, s’il en était au- 
trement, 11 s’ensuivrait que plusieurs résultats de mou- 
vement pourraient venir d'un seul et même mouvement. 
Or, tout comme nous venons de démontrer que le mou- 
vement peut toujours se diviser dans les mouvements des 
diverses parties, de même le résultat du mouvement doit 
se diviser dans les résultats partiels; car, en supposant 
même qu'il y ait un résultat spécial dans chacune des 
deux parties DC et CE, il n’en faut pas moins que le ré- 
sultat total soit continu comme le temps, et il est par con- 
séquent divisible comme lui. 

On démontrerait de la même façon que la longueur, et 
en général tout ce dans quoi se passe le changement, est 


264 PARAPHRASE DE LA PAYSIQUE 


divisible comme le temps et le mouvement sont divisibles 
aussi, sauf les exceptions que nous avons dû faire pour 
les cas où la division est indirecte. Car tout ce qui change 
est nécessairement divisible, et un des termes que nous 
avons indiqués au nombre de cinq, mobile, mouvement, 
distance parcourue, longueur et catégorie du mouvement 
pouvant se diviser, 1] s'ensuit naturellement que tous les 
autres se divisent également. Ils subissent aussi la même 
loi tous les cinq en ce qui concerne la possibilité d’être 
finis ou infinis. Mais, ce qui semble le plus d’accord avec 
l’idée même du changement, c’est que tous les cinq soient 
infinis de même que tous les cinq sont divisibles ; car, 
l'infinitude et la divisibilité sont les caractères les plus 
certains et les plus évidents de tout ce qui change. Quant 
à la divisibilité, nous en avons parlé dans ce qui précède, 
et pour l'infinitude nous en traiterons dans ce qui va 
suivre. 


γΙ. 


Avant de démontrer que le temps et le mouvement sont 
divisibles à l'infini, je dois poser quelques principes déjà 
connus. D'abord, tout ce qui vient à changer change évi- 
demment en quittant un certain état, et en arrivant à un 
état autre. Une conclusion nécessaire de ceci, c'est que ce 
qui a changé doit être, dès le premier moment qu’il a été 
changé, dans le nouvel état en lequel 1] est changé. En 
effet, ce qui change sort de l’état qu’il change, ou si l’on 
veut il quitte cet état. Or, certainement changer et quitter 
son état pour en prendre un autre, sont deux idées qui se 
confondent absolument ; ou du moins, quitter est la con- 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. VE 265 


séquence de changer, tout comme avoir quitté son état 
est la conséquence d’avoir changé; car le rapport de ces 
deux termes est toujours semblable, soit'qu’il s'agisse du 
présent, soit qu’il s'agisse du passé. Si donc c'est une 
certaine espèce de changement, si ce n’est de mouvement, 
que l’état où le changement s’exprime par la contradic- 
tion, on peut dire qu’une chose qui vient à se produire 
change du non-être à l'être, et qu’elle ἃ perdu ou quitté 
l’état de non-être où elle était antérieurement. Elle fait 
donc désormais partie de l'être, puisqu'il faut nécessaire- 
ment qu’une chose soit ou ne soit pas. Par conséquent, 1] 
est bien clair que, dans ce changement par contradiction 
et non plus par contraires, la chose qui aura changé de 
cette façon sera bien dans la chose en laquelle elle aura 
changé. Si donc il en est ainsi pour le changement spé- 
cial du non-être à l'être, j'en conclus qu'il en sera de 
même pour toutes les autres espèces de changements : 
car ce qui s'applique à l’un doit aussi s'appliquer à tous 
les autres. 

On peut se convaincre de la vérité de ce principe, en 
prenant une à une les diverses espèces de changement ; 
et l’on verra que, dans toutes nécessairement, le corps 
qui ἃ subi le changement doit être au point d'arrivée et 
non au point de départ, pour être réellement et définiti- 
vement changé. En effet, il faut qu'il soit quelque part et 
dans quelque chose. Or, comme 1] ἃ quitté l’état qu'il 
doit changer et 16 point de départ où le changement com- 
mence, 1] faut qu'il soit au point d'arrivée où il est alors 
changé, ou qu'il soit dans un autre point, s’il n’est pas à 
celui-là. S'il est dans un autre point, supposons que ce 
soit GC; or, comme c’est en B qu'il doit être changé, 1] 


266 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


faut qu'il change encore de C en B; car (ἃ, pris nécessai- 
rement entre À et B, n'est pas continu à B, avec lequel il 
se confondrait, S'il lui était continu. Or, le changement 
est continu nécessairement. Donc, on arrive à cette con- 
clusion absurde que ce qui a changé, quand il a déjà 
changé, change cependant encore au point où il ἃ déjà 
changé ; et comme c’est impossible, il faut admettre que 
ce qui change ne pouvant être, ni au point de départ qu’il 
a quitté, ni dans un point intermédiaire, est au point d’ar- 
rivée où le changement, vers lequel il tendait, est définiti- 
vement accompli. Par suite, on doit admettre aussi que 
ce qui a été produit du non-être à l'être existe au moment 
même qu'il ἃ été produit, de même que ce qui ἃ péri en 
passant de l'être au non-être, cesse d'exister au moment 
qu'il a péri. Ces généralités, qui s'appliquent à toute es- 
pèce de changement, sont encore plus évidentes dans le 
changement par contradiction, du non-être à l'être, ou de 
l'être au non-être, qu'elles ne 16 sont dans tout autre. 

Donc, en résumé, ce qui a changé doit être, dès le pre- 
mier moment que le changement est accompli, dans le 
point même où il est changé, c’est-à-dire au point d’'arri- 
vée et non au point de départ. 


VIL 


Nécessairement, ce premier instant, cet instant primi- 
tif où ἃ changé ce qui ἃ changé, doit être indivisible. 
J'entends par primitif ce qui a telle ou telle qualité, non 
pas parce qu'une de ses parties aurait antérieurement 
cette qualité, mais bien parce qu’il l’a tout entier lui- 
même. Supposons, par exemple, que le point AG où le 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΜΗ. 267 


changement est accompli soit divisible, et qu’il soit divisé 
en B. Si l’objet a changé en AB et ensuite en BC, c’est 
que AG n’est pas primitif, ainsi qu’on le supposait, et l'on 
va alors contre l'hypothèse. Si l’on dit que le change- 
ment a lieu dans l’un et l’autre à la fois, en AB et en BC, 
comme il y ἃ nécessité que l’objet ait changé ou qu'il 
change dans les deux, il change aussi, ou il a changé, dans 
le tout qu’ils forment, c’est-à-dire en AC; mais on avait 
supposé, non pas qu’il change en AC, maïs qu'il y avait 
déjà changé. Même raisonnement si, au lieu de supposer 
qu'il change, ou ἃ changé dans les deux, on suppose qu'il 
change dans l’un, et qu’il ἃ changé dans l’autre; car 
alors il y ἃ un point qui devient antérieur à celui qu'on 
supposait primitif ; et cette nouvelle conclusion n’est pas 
plus possible que l’autre. Donc, cet instant où l’objet ἃ 
primitivement changé ne peut pas être divisible. De ceci, 1] 
résulte que l'instant est également indivisible pour la pro- 
duction ou la destruction des choses. Ce qui est né ou a 
péri, est né ou ἃ péri dans un instant qui ne peut pas plus 
se diviser que celui où tout autre changement s’est ac- 
compli. 


VIIL. 


Mais peut-être est-il nécessaire d’insister sur cette 
expression de primitif pour faire bien comprendre ce que 
nous entendons par là. Quand on parle du point primitif 
où le changement a lieu, on peut prendre ceci en un 
double sens : ou bien le primitif est le point où le chan- 
gement est complet et achevé, car c'est seulement alors 
qu'il est exact de dire que l’objet ἃ changé réellement; 


268 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ou bien l'on appelle primitif le point où le changement 
commence à se produire. Il y a grande différence entre 
ces deux acceptions. Ainsi, ce primitif dont on veut par- 
ler, quand on l’applique à la terminaison du mouvement, 
est et subsiste réellement par lui-même, puisqu'il est 
possible que le changement se termine et s’accomplisse, 
et qu'il y ait alors une fin de changement. C’est même là 
ce qui nous ἃ fait dire que ce point est indivisible, préci- 
sément parce qu'il est une limite et un terme. Mais, 
quant au primitif qui s applique au début du changement, 
on ne peut pas direqu'ilexiste; car on ne peut le trouver, 
ni dans le temps pendant lequel le mouvement s’accom- 
plit, ni dans le mobile qui accomplit le mouvement, ni 
dans le lieu où ce mouvement se produit. 

Je commence par prouver que ce primitif du change- 
ment ne peut pas être dans le temps; car il est impos- 
sible d'y fixer l'instant auquel ce changement commence 
à se produire. Soit ce primitif AD. Je dis que ce prétendu 
primitif n’est pas indivisible ; car, autrement, 11 en résul- 
terait que les instants sont continus les uns aux autres, 
ce qui ἃ été démontré impossible. En effet, AD étant une 
partie du temps, et étant indivisible, il s'ensuit que ce 
ne peut être qu'un instant ; et, pour former le temps, il 
faut que cet instant soit continu à un autre instant, et 
celui-ci encore à un autre, etc. Une autre conclusion 
absurde à laquelle on arrive nécessairement en faisant AD 
indivisible, c’est qu'une même chose est à la fois en repos 
et en mouvement; car, si l’objet est supposé en repos du- 
rant le temps entier CA, qui précède AD, 1] est égale- 
ment en repos durant À, qui est l'extrémité de ce temps. 
Dès lors il l’est tout aussi bien en D, puisque D est sup- 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. VII. 269 


posé indivisible. Mais on supposait déjà en D que l'objet 
était changé. Donc il est tout ensemble et en mouvement 
et en repos. On ne peut pas davantage supposer AD divi- 
sible; car si l’on suppose que le changement ait lieu dans 
une de ses parties, on ne pourra pas plus y trouver le 
primitif que l’on cherche. AD étant divisé, si l’objet n’a 
changé dans aucune des parties de AD, il n’a pas non 
plus changé dans le tout qu’elles forment; c’est de toute 
évidence. Si l’on dit, au contraire, qu'il ἃ changé dans 
les deux, il est bien vrai qu'il ἃ changé dans le tout; 
mais, dès lors, il n’y ἃ plus le primitif que l’on disait; 
car le changement dans l’une des parties de AD ἃ dû être 
antérieur au changement dans l’autre; et il y ἃ alors 
quelque chose qui précède ce primitif prétendu, puisque 
nécessairement il avait été changé déjà dans l’une des 
deux parties. Donc, enfin, il n’y‘a pas de point primitif 
où le changement ait lieu, puisque les divisions peuvent 
être en nombre infini. 

Si le primitif du changement n’est pas dans le temps, 
ainsi qu'on vient de le prouver, il n’est pas non plus dans 
le mobile qui change. Soit, en effet, cet objet qui change 
représenté par DE, et supposons que le primitif du chan- 
gement soit dans une de ses parties DF, puisque tout ce 
qui change est essentiellement divisible. Soit le temps 
dans lequel DF ἃ changé représenté par HI. S'il ἃ fallu 
à DEF un certain temps pour changer, ce qui a changé 
dans la moitié de ce temps sera non-seulement moindre 
que DF, mais de plus, antérieur à DF ; une autre partie 
sera moindre encore; puis une troisième, moindre que la 
seconde, et ainsi de suite à l’infini. Par conséquent, on 
n'atteindra pas dans l’objet changé ce primitif du chan- 


270 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


gement auquel on veut arriver. Ainsi, il n’y a de primitif 
de changement ni dans l’objet ni dans le temps. 

Reste enfin la qualité qui change, et ici il n’en est plus 
tout à fait de même. En effet, dans tout changement on 
peut considérer trois choses : l'être qui change, le réci- 
pient dans lequel le changement se passe, et la qualité 
nouvelle qu'apporte le changement. Par exemple, 
l'homme, le temps et la blancheur; c’est l'homme qui 
change; c’est dans le temps qu’il change; et ce en quoi il 
change, c’est la blancheur. L'homme et le temps, qui 
sont tous deux des grandeurs et des continus, sont tou- 
jours et indéfiniment divisibles. Mais la blancheur, si elle 
est divisible, ne l’est qu'indirectement, parce que, de 
cette facon, tout est divisible, et la blancheur se divise 
parce que l'objet dans lequel elle se trouve est divisible. 

Mais tout ce qui est en soi divisible et ne l’est pas 
par accident, ne peut jamais avoir le primitif du chan- 
gement. Et ceci est vrai, pour les grandeurs parcourues 
dans l’espace, et pour les quantités. En effet, soit AB la 
grandeur parcourue, et que le primitif soit dans BC. 
Soit qu'on fasse BC divisible ou indivisible, l’impossibi- 
lité est la même; car, s’il est supposé indivisible, il en 
résulte qu'un objet sans parties sera continu à un autre 
objet qui est sans parties également; ce qui est absurde, 
puisqu'il faudra que BG supposé indivisible soit con- 
tinu à un autre indivisible pour former la grandeur AB. 
Si, au contraire, BG est divisible, alors il y a quelque 
chose d’antérieur à (ἃ, en quoi le corps ἃ changé; et alors 
BC n’est plus le primitif comme on le disait; car il y 
aura un antérieur à cet antérieur, puis un autre à celui- 
là : et, ainsi de suite à l'infini, la division d’un continu ne 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. IX. 271 


pouvant pas avoir de terme, ainsi qu’on l’a prouvé. Donc, 
il n'y aura pas de primitif dans la grandeur parcourue. 

Mais il n’y en aura pas davantage, et par la même raison, 
dans ja quantité, puisque la quantité est essentiellement 
continue. Si donc il ne peut y avoir de primitif m1 pour 
l’espace, ni pour la quantité, c’est-à-dire dans les chan- 
gements par déplacement, et dans les changements par 
accroissement ou diminution, il est clair que le mouve- 
ment dans la qualité est le seul où il puisse y avoir de 
l'indivisible en soi, parce qu'en soi la qualité est indivi- 
sible, et qu’elle n’est divisible qu'indirectement par la di- 
vision de l’objet même dans lequel elle est. 


IX. 


Du reste, il faut bien remarquer que le changement, 
quelle que soit sa durée, et quel que soit son primitif, a lien 
dans toutes les parties du temps durant lequel:il a lieu pri- 
mitivement; car tout changement ayant lieu nécessaire- 
ment dans le temps, changer dans le temps peut s'entendre 
en deux acceptions diverses, selon qu'il s’agit du temps 
primitif ou du temps considéré dans un autre temps. Je 
m'explique ; on dit, par exemple, qu’un changement s’est 
passé dans telle année, non pas que ce changement ait 
duré toute l’année entière, mais seulement parce qu’il a 
eu lieu dans un certain jour de cette année. L'année est 
le temps par un autre; le jour est au contraire le temps 
primitif. Ainsi, le changement ἃ nécessairement lieu dans 
toutes les parties du temps primitif qu'il ἃ fallu à ce qui 
change pour changer. C'est là ce qui résulte de la défini- 
tion même du mot de primitif, et le primitif ne peut pas 


272 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


se comprendre en un autre sens. Voici d'ailleurs un autre 
moyen de le démontrer. Soit, en effet, XR le temps pri- 
mitif dans lequel le mouvement s’accomplit, et supposons 
qu'il soit divisé en K ; car un temps quelconque est tou- 
jours divisible, puisque c'est un continu. Dans le temps 
XK moitié de ΧΗ, l'objet se meut ou il est en repos: 
même raisonnement pour KR autre moitié de XR. Si le 
corps ne se meut dans aucune de ces deux parties du 
temps, 1l ne se meut pas non plus dans le temps total 
qu’elles forment, et 1l y est en repos du moment qu'il ne 
se meut dans aucune des deux parties. S’il ne se meut que 
dans l’une des deux parties, n'importe laquelle, alors il ne 
se meut plus primitivement dans XR, comme on l’avait 
d'abord supposé; car, dans ce cas, le mouvement n'est 
plus primitif, et il est par un autre. Donc, il faut néces- 
sairement que le changement ait lieu dans toutes les par- 
ties du temps primitif XR où il se passe. 


À: 


_ De ce que le temps et la grandeur sont divisibles à l’in- 
fini, 1l ressort cette conclusion, qui, à première vue, est 
assez singulière, c est que tout ce qui se meut actuellement 
doit avoir été müûü antérieurement ; en d’autres termes 
il n’est pas possible d’assigner le moment précis où le 
mouvement commence. En effet, si dans un temps pri- 
mitif XR, un corps s'est mu de la grandeur KL, dans la 
moitié de ce même temps, un autre corps doué d’une νἱ- 
tesse égale, et qui aura commencé à se mouvoir simulta- 
nément, se sera mu de la moitié de KL. Mais si ce second 
corps, dont la vitesse est égale, ἃ été mu de quelque 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. X. 273 


chose dans cette moitié de KE, il faut bien aussi que le 
premier se soit mu d’une même grandeur, quelle qu'elle 
soit d’ailleurs ; et, par conséquent, le corps qui se meut 
actuellement ἃ été mu déjà antérieurement. 

Ceci se prouve encore d’une autre manière. Quand 
nous disons qu’un corps ἃ été mu dans le temps ΧΆ, pris 
dans sa totalité, nous entendons ou bien qu'il ἃ été mu 
dans le temps tout entier absolument, ou bien que c’est 
dans toute partie quelconque de ce temps; et alors, nous 
ne considérons que l'instant extrême, où, en effet, le chan- 
gement ἃ été définitivement accompli. C’est l'instant qui 
termine cette portion de temps; et, entre deux instants, 
c’est toujours du temps qui comble l'intervalle. Mais si le 
corps s'est mu dans cet instant extrême, on pourra dire 
tout aussi bien qu’il s’est mu dans les autres instants. Or, 
on peut faire une division à la moitié du temps, par 
exemple ; et comme cette moitié est également terminée 
par un instant, le corps se sera mu aussi dans cette moi- 
tié. En généralisant cette remarque, on voit que le corps 
se sera mu dans une partie quelconque du temps, puis- 
que le temps, quelle qne soit la section qu'on y fasse, 
est toujours terminé par un instant durant lequel on sup- 
pose que le corps s’est mu. Si donc le temps est toujours 
divisible, et si l'intervalle des instants est du temps, il 
s'ensuit que tout ce qui change au moment où on le voit 
changer, aura déjà changé antérieurement un nombre 
infini de fois. 

À ces deux démonstrations, j'en ajoute une dernière. 
Si ce qui change d’une manière continue, c'est-à-dire 
sans être détruit et sans interrompre son changement, 
doit nécessairement ou changer actuellement, ou avoir 

18 


λ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


[EL 
ἊΣ 


changé déjà dans une partie quelconque du temps anté- 
rieur, il s'ensuit, comme il n’y a pas de changement 
possible dans le cours de l'instant actuel, que le chan- 
gement ἃ dû se produire dans chacun des instants anté- 
rieurs. Par conséquent, les instants étant en nombre in- 
fini, 1l en résulte que ce qui change actuellement, doit 
avoir déjà changé une infinité de fois. 

La proposition inverse n'est pas moins vraie; et l’on 
peut dire réciproquement que tout ce qui ἃ changé 
doit nécessairement changer avant d’être complètement 
changé. En effet, tout ce qui a changé d’un certain état à 
un autre état ἃ changé dans le temps. Supposons que 
dans l'instant le corps ἃ changé de A en B ; il est clair 
qu'il n'a pas pu changer dans le même instant où il est 
en À, puisqu alors il serait tout à la fois en A et en B, ce 
qui est impossible ; car ce qui a changé, quand il a changé, 
n'est plus dans l'instant où il change, ainsi qu’on vient 
de le démontrer un peu plus haut (ch. VI), c'est-à-dire 
que le corps qui ἃ changé n’est plus au point de départ, 
mais bien au point d'arrivée. Si l’on dit que, n'étant point 
changé à l'instant où il change, il est dans un autre ins- 
tant, alors il y à, entre ces deux instants, un intervalle de 
temps qui les sépare, puisque les instants, comme on le 
sait, ne sont pas continus. Car, comme le changement a 
lieu dans le temps, et que le temps est toujours divisible, 
le changement aura été autre dans la moité de ce temps, 
et autre encore dans la moitié de cette moitié, et ainsi à 
l'infini. Donc, le corps change avant d’être changé; et 
quand le changement est complet, il s’est fait par une 
succession infinie de degrés. 

Ce qu'on vient de dire pour la divisibilité du temps est 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. X. 275 


encore plus évident pour la grandeur parcourue dans l’es- 
pace, et l’on verra qu’elle est également divisible à l’in- 
fini, parce que la grandeur, où change ce qui change, et 
où se meut le corps qui se meut, est continue, et par 
conséquent divisible à l'infini. Soit, par exemple, un corps 
qui se meut de C en D. Si l’on supposait CD indivisible, 
il y aurait un corps sans parties, continu à un autre corps 
sans parties, ce qui est de toute impossibilité. Donc CD 
sera une grandeur divisible, et elle sera divisible à l’in- 
fini; donc aussi le corps avant d'arriver à D se ment dans 
toutes les parties comprises entre C et D. Par conséquent, 
je puis conclure, d’une manière générale, que tout ce qui 
a changé change avant que son changement ne soit com- 
plet. Ce que je viens de dire du temps et de la grandeur 
qui sont des continus, s’appliquerait également aux choses 
où il n y ἃ plus de continuité, et, par exemple, aux con- 
traires et à la contradiction ; car alors on prendrait le 
temps pendant lequel l’objet ἃ changé, soit pour arriver 
aux contraires, soit pour arriver à la contradiction, et l’on 
en dirait les mêmes choses. 

Je le répète donc : il y ἃ nécessité que ce qui a changé 
change, et que ce qui change ait changé. Le changement 
antérieur fait partie du changement actuel, de même que 
le changement actuel fait partie du changement antérieur ; 
et de cette façon, 1] est impossible d'arriver de part ni 
d'autre au primitif que l’on cherche. Cela tient à ce qu'un 
indivisible ne peut jamais être le continu d’un indivisi- 
ble; car la division de l'intervalle compris entre les deux 
est toujours possible, comme on l'a montré pour ces 
lignes et ces quantités, dont l’une s'accroît, et l’autre 
diminue sans cesse, sans qu'il y ait de fin ni pour l’une, 


276 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ni pour l’autre de ces deux divisions (livre III, ch. ΧΙ). 
On peut pousser encore plus loin ces théories sur 
la divisibilité infinie du temps et du mouvement, et 
les appliquer à des changements d’une autre espèce. 
Ainsi, l’on peut aller jusqu’à dire que tout ce qui a été 
produit doit être produit déjà antérieurement; et, réci- 
proquement, que ce qui est produit actuellement a été 
antérieurement produit, en supposant toujours qu’il s’agit 
de divisibles et de continus. Cependant, ce n’est pas dans 
tous les cas l’objet entier qui ἃ été produit ; c’est parfois 
autre chose que lui, on pour mieux dire, ce n’est qu'une 
partie de l'objet. Ainsi, on ne peut pas dire que ce soit la 
maison entière qui est faite, quand il n’y a encore que ses 
fondements de posés. Ce même raisonnement que nous 
appliquons ici à la génération des choses, peut s’appli- 
quer aussi à leur destruction ; car dans tout ce qui périt 
et meurt, de même que dans tout ce qui naît et se pro- 
duit, 1l y ἃ toujours de l'infini, parce qu'il y a toujours 
quelque chose de continu que l’on peut indéfiniment di- 
viser ; et il est également impossible, et que ce qui na 
point été soit, et que ce qui est n'ait point été de quelque 
façon. Même observation pour périr et avoir péri: et l’on 
verrait, en suivant les mêmes raisonnements, qu'avoir 
péri est antérieur à périr, et que périr est antérieur à 
avoir péri, puisqu'il y a toujours du divisible à l'infini. 
Donc encore une fois, ce qui a été produit doit être pro- 
duit antérieurement, et ce qui est actuellement produit 
doit avoir été déjà produit ; car, toute grandeur quelcon- 
que et le temps, quel qu’il soit, sont toujours indéfiniment 
divisibles; et, par conséquent, quel que soit aussi le point 
où l’on prétend arrêter la division, ce n’est jamais un pri- 


D’ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XI. 277 


mitif, et il y ἃ toujours un antérieur qu’on peut poursuivre 
sans fin. 


XL. 


De ces considérations sur la divisibilité indéfinie du 
mouvement et du temps, on tire quelques conséquences 
qu'il est bon de signaler. Comme tout ce qui se meut doit 
nécessairement se mouvoir dans le temps, et comme un 
corps doué d’une égale vitesse parcourt plus d'espace dans 
un temps plus grand, il s'ensuit que dans un temps in- 
fini, il ne peut pas y avoir de mouvement fini, en suppo- 
sant, bien entendu, qu’il ne s’agit pas d’un mouvement 
fini qui pourrait être constamment le même, ni du mouve- 
ment d’une des parties de l’objet, mais du mouvement 
total dans le temps total. Ainsi donc, si le corps conserve 
une vitesse égale et uniforme, il faut nécessairement que, 
le mouvement étant fini, il ait lieu aussi dans un temps 
qui sera fini comme le mouvement lui-même; car en pre- 
nant une partie du mouvement qui mesure exactement le 
mouvement entier, le corps parcourra la ligne entière 
qu'il décrit dans des temps égaux, et qui seront aussi 
nombreux que les parties elles-mêmes de la ligne parcou- 
rue. Par conséquent, ces parties seront finies en quantité 
pour chacune d'elles, et quelque répétées qu’elles soient, 
finies également en nombre. Donc le temps sera limité et 
fini tout comme elles ; et le temps total sera égal au temps 
d'une des parties multiplié par le nombre même de ces 
parties. 

Nous venons de supposer que le corps était animé 
d'une vitesse égale; mais la démonstration serait la même 


278 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


en supposant que la vitesse ne fût pas uniforme, et 
l’on arriverait toujours à cette conclusion que le temps 
doit être fini quand le mouvement est fini. Soit AB la 
ligne que parcourt le mouvement fini, et soit CD le temps 
infini pendant lequel le mouvement est censé durer. De 
toute nécessité, le corps se meut dans nne certaine partie 
de AB avant de se mouvoir dans l’autre, et il est clair 
que ces parties différentes du mouvement correspondent 
aussi à des parties différentes du temps; car, dans un 
temps plus grand, le mouvement, tout inégal qu'il est, 
sera autre que dans un temps plus petit; et cela est tout 
aussi vrai soit qu on suppose une vitesse égale, ou iné- 
gale, et soit même encore que le mouvement s’accroisse, 
qu'il diminue, ou qu’il reste stationnaire et uniforme. 
Soit donc une partie AE de la ligne AB, et que 
cette partie mesure AB exactement. Cette partie du 
mouvement correspond à une certaine partie adéquate 
du temps supposé infini; car elle ne remplit pas appa- 
remment le temps infini, puisque c'est tout le mou- 
vement qui seul pourrait le remplir. En prenant après 
AE une autre partie égale de la ligne, elle correspon- 
dra de même à une certaine autre partie du temps in- 
fini; car je dirai de cette seconde partie égale à AE «e 
que je disais de AE lui-même, et elle ne remplit pas da- 
vantage la totalité du temps infini, puisque dans linfini 
il serait bien impossible de trouver une mesure commune 
qui, suffisamment répétée, pourrait l’épuiser. L’infini me 
peut jamais être composé de parties finies, soit égales 
soit inégales ; car, dès lors, il ne serait plus sans fin, et 
les quantités finies, soit en nombre soit en grandeur, sont 
toujou's mesurées par quelqu'autre quantité. Les parties 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΣΙ. 279 


successives, égales à AE, ont beau être égales ou iné- 
gales, la ligne entière AB sera mesurée, puisqu'elle'est 
finie, par les AE, quelle que soit la grandeur qu'on leur 
suppose ; et la somme des temps finis qui correspondent 
à ces parties sera finie également. Donc, le mouvement 
fini ne peut pas plus avoir lieu, dans un temps infini, avec 
une vitesse inégale qu'avec une vitesse égale. 

Ce qu'on vient de dire pour le mouvement à partir du 
point de départ, pourrait également s'appliquer au mou- 
vement quand il tend vers le repos, au point d'arrivée; 
et l’on peut ajouter que ce qui est toujours un et le même 
ne peut jamais ni naître ni périr; Car 1] y aurait toujours 
quelque variation, ne serait-ce que dans le temps; et, dès 
lors, l’immobilité cesserait. 

Mais on peut renverser ainsi la démonstration précé- 
dente, et prouver qu'il n’y ἃ pas plus de mouvement in- 
fini dans un temps fini, qu'il n’y avait tout à l’heure de 
mouvement fini dans un temps infini, en supposant d’ail- 
leurs aussi que le mouvement est égal ou inégal. Le temps 
étant fini, on y peut prendre une partie qui le mesure 
tout entier. Dans cette partie du temps, le mouvement 
parcourra une certaine partie de la ligne, sans parcourir 
la ligne entière, puisque la ligne entière ne peut être par- 
courue, d'après l'hypothèse, que dans le temps entier. 
Dans une seconde partie du temps, le mouvement par- 
courra une seconde partie de la ligne, et ainsi de suite, 
soit que cette seconde partie soit égale ou inégale à la 
première; car peu importe, du moment que chaque partie 
prise à part est finie. Il est clair que le temps qui est fini 
s'épuisera de cette façon; mais il est clair aussi que la 
ligne supposée infinie ne sera point épuisée, attendu que 


280 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


tous les retranchemenis qu'on y peut faire sont finis, 
soit en quantités soit en nombre. Par conséquent, le corps 
ne parcourt pas une ligne infinie dans un temps fini. Il 
n'importe pas d’ailleurs que la ligne soit supposée infinie 
dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire sans commen- 
cement ou sans fin. Dans l’une ou l’autre hypothèse, le 
raisonnement serait toujours le même. 

On vient de démontrer que le temps ne peut pas être 
infini quand le mouvement est fini, et réciproquement 
que le mouvement ne peut être infini quand le temps est 
fini. Maintenant on va démontrer que le mobile est sou- 
mis aux mêmes conditions que le mouvement et le temps. 

Supposons d’abord un mobile d’une grandeur finie. Il 
ne pourra parcourir ane ligne infinie dans un temps fimi. 
En effet, dans une partie du temps, il parcourt une par- 
tie finie de la ligne; et ceci se répétant pour chaque 
partie successivement, c'est encore du fini et non pas 
l'infini qu'il a parcouru dans le temps entier. Mais si le 
mobile fini ne peut parcourir l'infini dans un temps fini, 
il n’est pas plus possible qu'une grandeur infinie par- 
coure une ligne finie dans un temps fini. Supposons en 
effet, que ce mobile infini puisse avoir un mouvement 
fini, il s'ensuit que le fini parcourt aussi l'infini; car 
quel que soit celui des deux qui est en mouvement, soit 
le fini, soit l'infini, il en résulte toujours que le fini par- 
court l'infini. Si c'est l'infini À qui se meut, et que le fini 
B soit en place, il y aura une partie CD de l'infini qui 
correspondra à B, et successivement les parties de l'infini 
passeront devant B. Donc l'infini se sera mu devant le 
fini, et le fini aura parcouru l'infini de cette façon; car si 
l'infini se meut dans le fini, cela ne peut se comprendre 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΧΗ. 281 


qu’autant que le fini lui-même se déplace ou qu'il mesure 
l'infini parties par parties. Mais cette dernière supposition 
est impossible puisque l'infini est incommensurable ; donc 
il est impossible aussi qu'un mobile infini parcoure une 
ligne finie. 

Il n’est pas possible davantage qu’il parcoure une ligne 
infinie dans un temps fini; car si le mobile infini pou- 
vait parcourir une ligne infinie, à plus forte raison pour- 
rait-il parcourir une ligne finie, puisque le fini est toujours 
compris dans l'infini; or, on vient de prouver qu'il ne 
parcourt pas une ligne finie; donc il ne parcourt pas 
davantage une ligne infinie. La démonstration serait en- 
core la même si on supposait le temps infini au lieu du 
mobile. Ainsi, dans un temps fini, une grandeur finie ne 
peut parcourir l'infini, pas plus qu’une grandeur infinie 
ne peut parcourir le fini, pas plus encore qu'une grandeur 
infinie ne peut parcourir l'infini. Donc le mouvement ne 
pourra pas davantage être infini dans un temps fini; car il 
n y ἃ point ici de différence à supposer que c’est le temps 
qui est infini où que c'est le mobile. Du moment que l’un 
des deax est infini, il faut que l’autre le soit aussi de 
toute nécessité, puisque tout déplacement se fait dans 
l'espace, et qu'il exige tout à la fois et un certain temps 
et un certain mouvement. Si l’on suppose le déplacement 
infini, il faudra que l’espace et que le temps soient infinis 
également. 


ΧΙ. 


Les distinctions que l’on vient de faire pour le mou- 
vement peuvent être faites aussi pour le ralentissement 


282 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


du mouvement, si ce n’est pour le repos. En effet, comme 
tout ce qui par sa nature doit être ou en mouvement ou 
en repos, ne se meut et ne repose que quand toutes ses 
conditions naturelles d'action, de temps et d'espace, sont 
remplies, il s'ensuit que ce qui se ralentit et tend à s’ar- 
rêter, doit être en mouvement au moment où il arrête 
peu à peu son impulsion; car s’il n'était pas alors en 
mouvement, c'est qu'il serait en repos; mais il n’y est 
pas puisqu'il y tend. De ceci, il résulte clairement que la 
tendance au repos ou le ralentissement du mouvement 
doit être dans le temps, puisque tout mouvement se 
passe dans le temps nécessairement, et que la tendance 
au repos suppose que le mouvement continue. Le ralen- 
tissement n’est qu'une espèce du mouvement. 

Ce qui prouve bien que le ralentissement est dans le 
temps, tout comme y est le mouvement, c'est que le ra- 
lentissement peut être ou plus rapide ou plus lent; et 
c'est toujours au temps que se rapportent les idées de 
lenteur et de vitesse. De même que pour le mouvement, 
le ralentissement qui ἃ lieu dans un certain temps pri- 
mitif, doit avoir lieu dans toutes les parties de ce temps. 
On peut toujours supposer le temps divisé. Qu'il le soit 
donc ici en deux parties. Si le ralentissement n’a lieu dans 
aucune des deux parties, 1l ne se produit pas non plus 
dans le temps entier qu’elles composent; et alors le mou- 
vement qu'on suppose se ralentir ne se ralentit pas. 51] 
se ralentit dans l’une ou l’autre des parties du temps, le 
temps entier n’est plus alors le primitif qu'on supposait; 
car c'est dans une partie du temps, et non dans ce temps 
même que le mouvement se ralentit, ainsi que nous 
l'avons démoatré plus haut pour le mobile (ch. VIH. 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIT. 283 


Mais de même qu'il n'y ἃ pas de primitif, comme on 
l'a vu, où l’on puisse dire que le mouvement s’accomplit, 
de même il n’y en ἃ pas non plus pour le ralentissement 
du mouvement, c’est-à-dire qu’il n’y a réellement de pri- 
mitif ni pour le mouvement, ni pour l'arrêt. Soit AB, par 
exemple, le primitif supposé où le corps se ralentit. Il 
n'est pas possible que ce primitif soit indivisible ; car il 
n'y ἃ pas de mouvement dans ce qui est sans parties; le 
corps doit s'être mu antérieurement dans une partie quel- 
conque, et le corps qui ralentit son mouvement doit né- 
cessairement être au préalable en mouvement. Si AB est 
divisible, le ralentissement aura lieu dans une quelconque 
de ses parties; car le corps ralentissant son mouvement 
dans AB primitif, et ce primitif ne pouvant pas être un 
indivisible, puisque le temps est toujours divisible, il ne 
peut pas v avoir dans le temps de primitif où le corps 
ralentisse et arrête son mouvement, 

Il en est de même pour le repos, c’est-à-dire que pour 
le repos il n’y ἃ pas plus de primitif qu’il n’y en a pour 
le inouvement ou pour son ralentissement. Le temps où 
le repos ἃ lieu ne peut pas être indivisible; car il n’y ἃ 
pas de mouvement possible dans ce qui ne peut pas être 
divisé; et là où est le repos, là est aussi le mouvement 
qui y correspond. En effet, le repos n’est que l'absence 
du mouvement dans les circonstances où naturellement 
le mouvement devrait avoir lieu. D'autre part, comme le 
repos suppose que la chose est actuellement ce qu'elle 
était auparavant, 1l v ἃ ici deux termes, et non pas un 
seul comme on pourrait le croire. Le temps dans lequel le 
repos ἃ lieu se compose donc de deux parties au moins; 
et du moment que le temps est divisible, c’est dans une 


284 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


de ces parties que le repos se produit. On peut répéter 
ici la démonstration qu'on ἃ donnée plus haut, pour éta- 
blir qu’il n'y ἃ de primitif, ni pour le ralentissement du 
mouvement, ni pour le mouvement lui-même. 

La cause générale de tout ceci, c’est que tout mouve- 
ment et tout repos ont lieu nécessairement dans le temps ; 
or, le temps qui est toujours divisible, ne peut pas plus 
être un primitif que la grandeur ou un continu quel- 
conque, puisque tout continu est toujours divisible à 
l'infini. 


ΧΗ. 


Mais s'il n'y ἃ pas de primitif pour le temps et le mou- 
vement, il n'y en ἃ pas davantage pour le lieu où le 
mouvement se passe. En ellet, tout mobile se meut né- 
cessairement dans le temps, et il change en allant d’un 
point à un autre; mais il est impossible que le mobile ait 
un lieu primitif, durant le temps en soi pendant lequel 
tout entier 1] se meut; je dis dans le temps entier, non 
pas dans une de ses parties seulement. En effet, pour 
qu'on puisse dire d’une chose qu'elle est en repos, il faut 
que cette chose même, ainsi que toutes ses parties, soit 
durant un certain temps au même lieu ou au même état; 
etiln’y ἃ vraiment repos que quand on peut dire que, 
dans un premier instant et dans un instant subséquent, 
la chose et toutes ses parties restent dans un état ou un 
lieu absolument identique. Or, si c'est bien là l’idée qu'on 
doit se faire du repos, 11 n'est pas possible que le corps 
qui change, soit tout entier dans tel lieu durant le temps 
primitif où 1] est supposé changer ; car le temps est tou- 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 285 


jours divisible, et par conséquent ce ne sera que dans des 
parties successives du temps, qu'il sera vrai de dire que 
la chose avec toutes ses parties, est absolument au même 
état qu'elle était. 

Si l’on niait cette théorie, et si l’on disait que ce n’est 
que pendant un des instants que la chose conserve cet 
état identique, il n’en serait pas moins certain que ce 
n'est pas dans une partie quelconque du temps que la 
chose reste en repos, puisqu'on reconnaîtrait alors que 
c'est pendant la limite du temps et non dans le temps lui- 
même. Sans doute dans l'instant, le corps existe bien tou- 
jours d’une certaine façon ; mais on ne peut pas dire qu’il 
y soit en repos; car, dans un instant, il n'y ἃ pas plus de 
repos qu'il n'y ἃ de mouvement. Il est strictement vrai 
que, dans un instant, le mouvement est impossible ; et 
que le corps existe, sans qu'on puisse préciser aucun de 
ses rapports. Mais 1] n'est pas possible davantage que 
l’on puisse assigner un certain temps au repos, puis- 
qu'alors on arriverait à cette conclusion absurde, qu'un 
corps en mouvement serait en repos, ce qui est évidem- 
ment contradictoire. 


XIV. 


Les démonstrations qui précèdent peuvent nous aider 
à réfuter les arguments sophistiques de Zénon, qui pré- 
tendait démontrer que le mouvement n’est pas possible, 
et qui, pour frapper davantage les esprits. prenait 
l'exemple d’une flèche qui vole, pour prouver que, même 
dans ce cas, il n’y avait pas de mouvement. Voici le rai- 
sonnement captieux dont Zénon se servait : « Si toute 


286 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


« chose, disait-il, doit toujours être ou en mouvement 
«ou en repos, et si elle est en repos quand elle est dans 
«un espace égal à elle-même, il s'ensuit que, tout corps 
«qui se déplace étant à chaque instant dans un espace égal 
« à lui-même, la flèche qui nous semble voler est cependant 
«immobile ; car, à chaque instant de sa prétendue course, 
«elle est dans un espace égal à elle-même. » L'erreur de 
Zénon ressort de ce que nous avons dit; car le temps ne se 
compose pas d'instants comme il semble 16 croire, pas plus 
que nulle autre grandeur ne se compose d'indivisibles. La 
flèche n’est pas dans un espace égal à elle-même dans 
chaque instant, mais dans chaque partie du temps, et elle 
se meut durant tout le temps de sa course, quoique puisse 
affirmer Zénon. 

Puisque nous en trouvons l’occasion, rappelons que 
Zénon avait contre l'existence du mouvement quatre ar- 
guments, qui ne laissent pas que d’embarrasser ceux qui 
essaient de les réfuter en règle. Le premier raisonnement 
reposait sur ceci que le mobile doit passer par les inter- 
médiaires avant d'arriver à [a fin ; et les intermédiaires 
étant en nombre infini, Zénon en concluait que jamais le 
mobile ne pourrait les parcourir. Nous avons déjà réfuté 
cet argument dars nos discussions antérieures (Voir ce 
même livre, chap. 1), où nous avons montré que les in- 
termédiaires ne sont infinis qu'en puissance, mais qu'en 
acte ils ne le sont pas. 

Le second sophisme de Zénon, qu'on appelle l’Achille, 
n'est pas plus fort. Il consiste à prétendre que jamais un 
coureur plus lent, une fois qu'il est en marche, ne pourra 
être rejoint pas un coureur plus rapide, attendu que le 
poursuivant doit, de toute nécessité, passer d’abord par 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 287 


le point d'où est parti celui qui fuit sa poursuite, et que 
le plus lent conservera toujours une certaine avance, 
quoique fasse l’autre. Toujours entre les deux 11 y ἃ une 
différence qui deviendra de plus en plus petite à l'infini, 
mais qui ne deviendra jamais nulle. Ce raisonnement re- 
vient à la théorie de la divisibilité infinie, qui consiste à 
prendre toujours la moitié de la moitié, puis la moitié de 
cette moitié nouvelle, et ainsi à l'infini. La seule diffé- 
rence, c'est que dans l’Achille ce n’est pas par des moitiés 
successives que l’on procède. On affirme d’une manière 
plus générale que le plus lent ne peut être atteint par le 
plus rapide; mais c’est cependant la même chose que 
dans une division à l'infini par moitiés, puisque de part 
et d'autre on conclut toujours qu'on ne peut arriver à 
épuiser la grandeur, quelle que soit d’ailleurs la manière 
dont on la partage. Seulement, en parlant de coureur 
plus rapide et de plus lent, on se donne une apparence 
pompeuse et plus tragique. La solution est des deux côtés 
tout à fait indentique. Mais supposer que le coureur qui 
est en avance n’est pas rejoint, c'est une erreur mani- 
feste que le témoignage des sens nous révèle incontesta- 
blement. Il est bien clair que, tant que le coureur est en 
avance, 1l n'est pas rejoint; mais, en définitive, 1] doit 
être rejoint, et Zénon lui-même doit en convenir, puis- 
qu'il ne peut pas nier que, la ligne à parcourir étant finie, 
elle peut toujours être parcourue. 

Voilà déjà deux des arguments de Zénon. Le troi- 
sième est celui dont nous parlions tout à l'heure, et qui 
veut prouver que la flèche, qui vole dans les airs, reste 
en place. Comme nous l'avons vu, cette erreur consiste à 
supposer que le temps est composé d'instants, pendant 


288 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


lesquels la flèche reste en repos; mais le temps n’est pas 
formé d’instants, comme Zénon le soutient ; et en repous- 
sant ce principe, qu'on ne peut pas en effet concéder, on 
réfute du même coup l’argument de Zénon. 

Reste le quatrième et dernier argument, où l’habile so- 
phiste compare des masses égales animées d’une égale 
vitesse, mais s’avançant, dans le stade par exemple, en 
sens contraire, les unes partant de l'extrémité, les autres 
du milieu du stade. Zénon prétend démontrer que si l'on 
admet la réalité du mouvement, on arrivera à cette con- 
clusion absurde qu'un temps moitié moindre sera égal à 
un temps double. Le sophisme consiste précisément en 
ceci, qu'on suppose qu'une grandeur égale animée d’une 
égale vitesse se ment dans un même intervalle de temps, 
soit relativement à une masse qui est en mouvement, 
soit relativement à une masse qui est en repos ; ce qui, 
cependant, est une erreur manifeste. 

Soient quatre masses en repos AAAA; soient quatre 
autres masses égales BBBB, partant du milieu des A 
pour se mettre en mouvement; soient enfin quatre der- 
nières masses égales, mais qui, au lieu de partir du milieu 
des À, partent de l'extrémité, tout en ayant la même vi- 
tesse que les B. Le premier B atteint bien, en effet, le bout 
des À en même temps que le premier G atteint le bout 
des B, puisque le mouvement des B et des G est parallèle 
et égal. Mais les ἃ ont dépassé tous les A, tandis que 
les B n’en sont qu’à la moitié. Donc, le temps écoulé pour 
les uns n’est que la moitié du temps écoulé pour les au- 
tres, puisque de part et d'autre les conditions sont par- 
faitement égales. Mais en même temps aussi les B ont 
parcouru tous les C ; car le premier € et le premier B allant 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIV. 289 


en sens opposé sont en même temps aux extrémités con- 
traires des À. Zénon prétend que le temps qu'il faut 
aux C pour passer les B est tout à fait égal à celui qu'il 
leur faut pour passer les À, parce que les B et les ὁ 
arrivent simultanément à passer les A; mais ce que Zé- 
non ne dit pas, c’est que les A restent en place, tandis 
qu'au contraire les B sont en mouvement, et que, par 
conséquent, le temps ne peut pas être le même, comme il 
le soutient, pour les C relativement aux A et relativement 
aux B. 

Telle est l'argumentation de Zénon, qui pèche par les 
côtés que nous venons de dire. Il y a en outre d'autres 
objections contre le mouvement, auxquelles il est bon de 
répondre. Ainsi l’on dit que le mouvement est impossible 
dans le changement qui constitue la contradiction, c’est- 
à-dire le passage du non-être à l'être et de l'être au non- 
être. Voici comment on le prouve : Un corps qui n’est 
pas blanc, changeant de manière à devenir blanc, n’est à 
un moment donné ni l’un ni l’autre, et l’on ne peut pas 
dire qu'il est blanc, pas plus qu’on ne peut dire qu’il ne 
l'est pas. Donc il n’y ἃ pas de mouvement. | 

Cette impossibilité qui peut être réelle dans d’autres 
systèmes, ne l’est pas dans le nôtre; car il n’y ἃ pas be- 
soin qu’une chose soit tout entière blanche ou non blanche 
pour qu'on puisse affirmer qu’elle est l’un ou l’autre ; 1] 
suffit, pour qu'on lui applique cette détermination, que la 
plupart de ses parties ou du moins les plus importantes 
soient de telle ou telle façon. Ge n’est pas la même chose 
en effet de ne pas être tout entier dans tel état, et de ne 
pas y être du tout. J’applique cette remarque à l'opposi- 
tion de l'être et du non-être, et d’une manière générale 

19 


290 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


à toutes les oppositions par contradiction. Il faut bien 
que la chose soit nécessairement dans un des deux op- 
posés; mais il n’est pas besoin jamais qu’elle soit tout 
entière dans l’un des deux, et c’est là ce qui constitue le 
mouvement qui va de l’un à l’autre. 

Une objection d'un autre genre contre le mouvement, 
est celle qui soutient que la sphère et en général tous les 
corps qui se meuvent par rotation sur eux-mêmes sont en 
repos, attendu, dit-on, que ces corps et leurs parties 
étant dans un même lieu durant quelque temps, il s’en- 
suit d'après la définition du repos. que ces corps sont 
tout à la fois en repos aussi bien qu'en mouvement. À 
cela, je réponds en niant le phénomène qu’on allègue, et 
je dis que ces corps, tournant sur eux-mêmes, ne sont 
jamais un seul instant dans le même lieu. La circonfé- 
rence qu'ils décrivent change sans cesse, et le cercle est 
perpétuellement différent. La circonférence n'est pas la 
même selon qu’on la prend du point A, ou du point B, 
ou du point (, ou de tel autre qu'on voudra, si ce n’est 
en ce sens qu'on dit de l’homme-musicien qu'il est aussi 
homme, sa qualité de musicien étant purement acci- 
dentelle, comme pourrait l'être toute autre qualité. La 
circonférence change de même sans cesse en une autre, 
et elle n’est jamais en repos ainsi qu on le prétend ; et ce 
que je dis de la sphère peut s'appliquer également à 
tous les corps qui ont un mouvement de rotation sur eux- 
mêmes. 


XV. 


Ceci posé, nous prétendons que ce qui est indivisible 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 291 


ne peut avoir de mouvement si ce n’est d’une manière 
indirecte, et j'entends par là que l’indivisible ne se meut 
qu'autant que la grandeur ou le corps dans lequel il est, 
se meut d’abord lui-même; par exemple, comme une 
chose qui est immobile dans un bateau se meut, parce 
que le bateau lui-même est en mouvement; ou bien comme 
la partie se meut par le mouvement du tout. Et quand 
je dis Indivisible, j'entends indivisible sous le rapport de 
la quantité. En effet, on peut fort bien distinguer entre 
les mouvements des parties, selon que ce sont les parties 
qui se meuvent elles-mêmes séparément, et selon que 
c'est le tout où elles sont comprises qui se ment. Cette 
différence est surtout sensible dans une sphère qui tourne 
sur elle-même; car la vitesse n’est pas identique pour les 
parties qui sont au centre et pour celles qui sont à la 
surface, en un mot pour toute la sphère; et ceci prouve 
bien que le mouvement dont elle est animée n’est pas 
unique, comme on le croit. 

Ainsi donc, nous le répétons. l'indivisible peut bien 
se mouvoir ; mais C est comme une personne restant assise 
dans un bateau qui descend une rivière; cette personne 
se meut par cela seul que le bateau où elle est s’avance 
avec le courant. Mais je dis qu'en soi l'indivisible ne 
peut réellement se mouvoir. Soit en effet un corps qui 
change de AB en BC, peu importe d’ailleurs qu'il change 
en passant d’une grandeur à une autre, ou qu'il passe 
d’une forme à une autre forme, c'est-à-dire d'une qua- 
lité à une qualité différente, ou qu'il change, par simple 
contradiction. de l’être au non-être et du non-être à l'être. 
Il faut nécessairement, quand le corps change, qu'il soit 
tout entier ou en AB ou en BC; ou bien qu'une de ses 


292 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


parties soit dans l’un, et une de ses parties dans l’autre, 
puisque tout ce qui change est soumis à cette condition, 
ainsi que nous venons de le voir. Mais d’abord il faut 
écarter cette seconde alternative, puisque, si une partie de 
l’objet était dans l’un, et une autre partie dans l’autre, il 
s’ensuivrait que l’objet est divisible, ce qui serait contre 
l'hypothèse qui le suppose indivisible. J'ajoute qu'il ne 
peut pas être dans BC; car, lorsqu'il y sera, c’est qu'il 
sera changé, et nous supposons non pas qu'il est changé, 
mais qu'il change. Reste donc qu'il soit uniquement 
dans AB au moment même où il change. Ainsi, le corps 
sera en repos dans AB; car Être en repos signifie Etre 
durant quelque temps au même état et au même point. 
J'en conclus que ce qui est indivisible ne peut ni se mou- 
voir, ni éprouver aucun changement. 

Il n’y aurait qu'une seule manière de comprendre que 
l'indivisible puisse être en mouvement ; c’est Le cas où l’on 
admettrait que le temps se compose d’instants; car on 
pourrait dire alors que l’indivisible à été mu et a changé 
dans certains instants, si, d’ailleurs, on ne peut pas dire 
qu'il se meuve et qu’il change dans l'instant actuel qu'on 
ne peut saisir. [l n'est pas actuellement en mouvement ; 
mais il y ἃ toujours été. Mais nous avons démontré 
(Livre IV, ch. XVIT) que c’est là une chose impossible, et 
que le temps ne se compose pas plus d’instants que la 
ligne ne se compose de points, ou le mouvement d’impul- 
sions successives. Or, pour soutenir que l’indivisible se 
meut, 1] faudrait admettre que le mouvement se compose 
d’indivisibles, comme le temps se composerait d'instants, 
et comme la ligne se composerait de points. 

Il faut donc reconnaître que le point, n1 aucun autre 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 295 


indivisible, ne peut avoir de mouvement; et voici une 
autre manière de le prouver. Un corps qui se meut ne 
peut parcourir dans son mouvement un espace plus grand 
que lui, sans avoir préalablement parcouru un espace 
ou plus petit que lui, ou égal à lui. Mais le point étant 
indivisible, il est bien impossible qu’il parcoure préala- 
blement un espace plus petit que lui-même. Il parcourra 
donc un espace égal ; et par suite, la ligne se trouverait 
composée de points; car le point ayant un mouvement 
qui est successivement égal à l’espace qu’il occupe, il 
finira par mesurer toute la ligne. Mais il ne se peut pas 
que la ligne se compose de points, et il ne se peut pas 
davantage, par conséquent, que l’indivisible se meuve 
jamais. 

J'ajoute une dernière preuve. Tout ce qui se meut doit 
se mouvoir dans le temps; et dans un instant il n’y a pas 
de mouvement possible. Or, le temps étant toujours divi- 
sible, il s'ensuit que pour un mobile quelconque, il y aura 
toujours un temps moindre que le temps dans lequel il 
parcourt un espace égal à lui-même. Ce temps moindre 
sera précisément le temps durant lequel il se meut, puis- 
que le mouvement doit toujours avoir lieu dans le temps. 
Mais le temps étant toujours divisible, il y aura toujours 
aussi pour le point un temps moindre dans lequel son 
mouvement aura eu lieu. Ce temps moindre répondra à 
un moindre mouvement aussi; mais ce mouvement moin- 
dre, ce moindre espace parcouru est impossible, puisqu'il 
n’y a rien de plus petit que le point, qui est indivisible ; 
* car alors l’indivisible serait divisé en parties moindres, 
comme le temps lui-même est divisé en temps. Mais 1] 


294 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est impossible de supposer quelque chose qui soit plus 
petit que le point lui-même. 

Aïnsi donc, l’indivisible ne pourrait se mouvoir que s’il 
y avait du mouvement dans un instant indivisible ; car 
ces deux propositions sont identiques, à savoir qu'il y ἃ 
du mouvement dans un instant et que l’indivisible peut 
se MOUVOIr. 


XVI. 


Après avoir prouvé que le mouvement est possible, 
malgré ce qu’en ont dit Zénon et quelques autres philo- 
sophes, 1] reste à prouver que le mouvement n’est pas in- 
fini, ainsi qu’on l’a cru quelquefois. Je dis donc d’une 
manière générale que le changement ne peut pas être in- 
fini; car le changement est toujours le passage d’un cer- 
tain état à un état différent, soit que le changement se 
passe dans la simple contradiction, soit qu'il se passe 
entre des contraires. Pour le changement dans la contra- 
diction, les limites sont toujours l'affirmation et la néga- 
tion, l'être pour la génération des choses, le non-être 
pour leur destruction. Dans les changements entre con- 
traires, ce sont les contraires eux-mêmes qui servent de 
limites, puisqu'ils sont les points extrêmes entre lesquels 
se passe le changement. Ainsi dans l’altération, c’est-à- 
dire le changement d’une qualité dans une qualité diffé- 
rente, les contraires sont la limite du changement qui a 
lieu, puisque l’altération passe toujours d’un contraire à 
un antre contraire. 1] en est de même encore dans le chan- 
gement qui résulte d’'accroissement ou de décroissance. 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. ΧΥ͂Ι. 295 


Pour l'accroissement, la limite est l'acquisition de la 
grandeur que la chose doit atteindre d’après sa nature 
spéciale ; et pour la décroissance, la limite est la dispari- 
tion de cette même grandeur. 

Quant au déplacement dans l'espace, on ne peut pas 
dire que le changement y soit limité et fini de cette ma- 
nière, puisqu'il ne se fait pas toujours entre les contraires. 
Mais 1] faut bien voir comment on peut dire aussi de ce 
mouvement qu'il ne peut pas être infini non plus que les 
autres. On affirme d’une chose qu’elle n’a pas pu être 
coupée de telle manière qu’on indique, parce qu’en effet, 
il est impossible absolument qu'elle ait jamais été coupée: 
car le mot d’impossible a bien des acceptions diverses. Ce 
qui n’a pu être coupé d’une manière absolue ne peut pas 
von plus être actuellement coupé; et d’une façon géné- 
rale, ce qui ne peut pas avoir jamais été, ne peut pas être 
actuellement; ce qui ne peut pas du tout changer ne 
change jamais en la chose dans laquelle 1] est impossible 
qu'il change. Si donc, le corps qui se déplace change à 
quelques égards, c'est qu'il peut avoir changé ; et alors 
il y ἃ une limite, et le mouvement s'arrête à un certain 
moment. Donc le mouvement n'est pas infini comme on 
le prétendait; et il ne parcourra pas une ligne infinie, 
parce qu'il est impossible de la parcourir. 

On peut dire aussi d'une manière générale qu'il n’v ἃ 
pas de changement infini, en ce sens qu'il n’y aurait pas 
de limites qui le déterminent. Mais si le mouvement a né- 
cessairement des bornes dans l’espace, il reste à voir s’il 
n'est pas possible qu'il soit infini sous le rapport du 
temps, et qu'il v soit éternellement un et le même. Rien 
ne semble empêcher à première vue que le mouvement ne 


296 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


soit infini en ce sens que des mouvements succèdent à 
des mouvements divers; et que, par exemple, après le 
déplacement il y ait altération, après l’altération accrois- 
sement, et après l'accroissement génération; et ainsi de 
suite. De cette façon, il semble que le mouvement peut 
être perpétuel dans le temps; maïs il n’est plus unique ; 
car, de tous ces mouvements, il est impossible de faire 
sortir un mouvement un pour résultat. Mais, à côté de 
cette question, 11 y en a une autre qui ne mérite pas 
moins d'attention. En supposant que le mouvement soit 
un, il n'y ἃ qu'un seul mouvement qui puisse être infini 
dans le temps, c'est-à-dire éternel, et ce mouvement 
éternel et indéfectible ne peut être que la translation cir- 
culaire. 


LIVRE VII. 


SUITE DE LA THÉORIE DU MOUVEMENT. 


Avant d'aborder la théorie de ce mouvement éternel et 
uniforme, il faut rappeler quelques principes qui servi- 
ront à la faire mieux comprendre et à la préparer. Le 
premier principe que nous poserons, C'est que tout ce 
qui est mu doit nécessairement être mu par quelque chose. 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. 1. 297 


Ici il se présente deux hypothèses : ou le mobile a le mou- 
vement en lui-même, ou il ne l’a pas. S'il ne l’a pas, ilest 
évident qu’il reçoit le mouvement d’un autre, et c'est cet 
autre qui est le vrai moteur. J'examine la première hypo- 
thèse où le mobile ἃ le mouvement en lui-même, et 16 
dis que, même dans ce cas, le mobile est encore mu par 
quelque chose. Soit AB un objet qui se meut en soi et 
dans sa totalité, et non pas seulement dans une deses par- 
1165. D'abord supposer que AB se meut lai-même parce 
qu'il est mu tout entier, et qu'il n’est mu par aucune 
cause étrangère, c'est une erreur; car de ce qu'une 
chose KL met en mouvement une autre chose LM, et de 
ce que KL est mue elle-même, il ne s'ensuit pas que l’en- 
semble KM n’est pas mu lui-même par quelque chose. 
On ne pourrait pas affirmer cette conclusion, parce qu'on 
ne verrait pas clairement lequel des deux corps est le 
mobile et lequel est le moteur. C’est ainsi qu’on peut se 
demander qui est le moteur et qui est le mobile, ou du 
rameur qui fait aller le bateau, on du bateau qui porte et 
meut le rameur. Mais ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait 
pas dans ce cas de moteur réel. Un second principe, c’est 
que quand un corps se meut lui-même et n’est pas mu 
par un autre, ce corps ne s'arrêtera pas nécessairement 
parce qu'un autre corps viendrait à s'arrêter. Mais si un 
objet s'arrête, parce qu’un autre s'arrête aussi, on en 
peut conclure que ce premier objet n’est pas mu par lui- 
inême, mais qu il est mu par un autre. 

Ceci étant clairement démontré, j'en conclus, comme 
je l'ai déjà fait plus haut, qu’il y a nécessité que tout ce 
qui est mu soit mu par quelque cause. Soit AB un mobile 
qui est mu; il est nécessairement divisible; car nous 


298 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


avons prouvé (Livre VI, ch. V) que tout ce qui est mu 
est divisible aussi. Supposons donc qu'il est divisible 
en C. Si la partie BC n’est pas mue, le mobile entier AB 
sera nécessairement sans mouvement comme elle ; car si 
elle est supposée en mouvement, il est évident que c’est 
seulement parce que la partie AC serait en mouvement, 
tandis que l’autre partie BC serait en repos. Donc AB, le 
mobile entier, ne se meut pas lui-même et primitivement, 
ainsi qu'on le supposait d’abord, quand on admettait 
qu'il se donnait à lui-même son propre mouvement, et 
qu'il se le donnait d’une manière immédiate et primitive. 
Donc, si la partie BCest en repos, il faut aussi que le mo- 
bile entier AB y soit comme elle. 

Pour rendre ceci plus clair, on peut supposer que AB 
est l'animal ; AC est l’âme, qui meut le corps, représenté 
par BC. Mais quand un mobile s'arrête dans son mouve- 
ment parce qu'une autre chose vient à s'arrêter, on dit 
que ce mobile est mu par une autre chose et non par lui- 
même. Par conséquent, tout ce qui est mis en moavement 
est nécessairement mu par quelque chose; car tout mo- 
bile est divisible ; et quand la partie motrice est en repos, 
le tout y est comme elle. Mais ici se présente une objec- 
tion grave : si tout ce qui est mu est mu nécessairement 
par quelque chose, ce principe s'applique au mouvement 
dans l’espace aussi bien qu'à tous les autres, et alors le 
moteur du premier mobile est mu lui-même par un autre 
moteur, qui, à son tour, reçoit le mouvement, et cet autre 
par un autre encore, et ainsi de suite sans qu'on puisse 
assigner de fin. 


D’'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. IT. 299 
Il. 


Il faut bien cependant qu’on s'arrête quelque part, 
c'est-à-dire à une cause initiale et première; et le mou- 
vement ne peut du tout aller à l'infini. Supposons, en effet, 
qu’il n’en soit pas ainsi, et que la série puisse indéfini- 
ment se prolonger. À est mu par B; B est mu par C; 
G est mu par D; et ainsi sans fin, le moteur étant tou- 
jours mis en mouvement par le mobile qui le suit. 
Comme le moteur ne peut mouvoir que parce qu'il est mu 
lui-même, le mouvement du moteur et du mobile sont si- 
multanés ; car le moteur est mu lui-même en même temps 
qu'il meut le mobile. Par conséquent, tous les mouve- 
ments de À, de B, de C, etc., c’est-à-dire des moteurs et 
des mobiles, seront simultanés. Mais, tout en admettant 
que ces mouvements sont simultanés à l'infini, rien ne 
nous empêche de considérer chacun de ces mouvements 
à part et comme fini. Le mouvement de A est représenté 
par E; celui de B par F; celui de ἃ par G; celui de D par 
H ; etc., etc. ; car, si l’ensemble est infini, on peut tou- 
jours considérer chacun de ces mouvements isolément, 
parce que chacun d'eux est un numériquement parlant, 
et qu'il n'est point infini dans aucune de ses extrémités, 
tout mouvement ayant toujours lieu nécessairement d’un 
point à un autre point. 

Mais quand je dis qu'un mouvement est un numérique- 
ment, et qu'il n'est pas deux ou plusieurs, j'entends qu’il 
va du même au même dans un temps qui est aussi le 
même et non interrompu; car il faut bien distinguer ici ; 
et le mouvement peut être un et le même, soit en genre, 
soit en espèce, soit en nombre. Ainsi, le mouvement est le 


300 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


même en genre, quand 1] a lieu dans la même catégorie, 
dans la substance, par exemple, dans la qualité ou dans 
tel autre genre susceptible de mouvement. Il est le même 
en espèce, quand 1] va du même en espèce au même en 
espèce, et que, par exemple, il va du blanc au noir, ou 
du bien au mal, sans qu’il y ait de différences dans les 
espèces, qui sont d’un côté les couleurs; de l’autre côté, 
le bien; et de l’autre côté, le mal. Enfin le mouvement est 
un et le même numériquement, quand il va du même au 
même dans un même temps sans que ce temps soit inter- 
rompu; par exemple, de cette chose blanche à cette 
chose noire, ou de ce lieu à un autre lieu dans un temps 
continu et le même; car, si c’est dans un autre temps, le 
mouvement n’est plus un numériquement, bien qu'il puisse 
encore être un en espèce. 

Après cette digression, qui se rapporte aux explications 
données plus haut (Livre V, ch. VI), je reprends la suite 
du sujet; et je suppose que le temps dans lequel A fait 
son mouvement est représenté par K. Le mouvement de 
À étant fini, le temps durant lequel le mouvement se passe 
sera fini aussi. Mais comme les moteurs et les mobiles 
agissant les uns sur les autres, sont infinis, il faut que le 
mouvement total qui en résulte, EFGH, soit infini comme 
eux; car il se peut que les mouvements particuliers 
de À, de B et de tous les autres soient égaux, comme 1] se 
peut aussi que les uns soient plus grands, et les autres 
plus petits. Mais, que les mouvements particuliers soient 
égaux où Inégaux, le mouvement total sera toujours infini 
dans les deux hypothèses. Or, comme le mouvement de À 
est simultané au mouvement des autres, il s’ensuit que le 
mouvement total a lieu dans le même temps que le mou - 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IT. 301 


vement de À. Mais comme le mouvement de A, qui est 
fini, se passe dans un temps fini, il en résulterait, chose 
impossible, qu’un mouvement infini se passerait dans un 
temps fini. 

Il semble que ceci répond à la question posée au dé- 
but, et que la série ne peut se prolonger à l'infini; mais 
la démonstration n’est pas aussi péremptoire qu’on le 
croirait, parce qu'il n’est pas impossible autant qu'on le 
croit que des mouvements infinis aient lieu dans un temps 
fini. 11 se peut en effet fort bien que dans un temps fini 1] 
y ait un mouvement infini, non pas d'un seul corps, sans 
doute, mais de plusieurs corps qui seraient infinis en 
nombre ; et c'est précisément le cas que nous supposions 
tout à l'heure, puisque chacun des corps supposés ἃ un 
mouvement qui lui est propre, et que plusieurs corps 
peuvent se mouvoir en même temps. 

Mais 511 faut que le moteur immédiat et primitif qui 
donne le mouvement dans l’espace ou tel mouvement cor- 
porel, touche le mobile ou qu'il soit adhérent ou contigu 
au mobile, ainsi qu’on peut l’observer dans tous les cas 
de mouvements transmis, 1l faut alors que les moteurs et 
les mobiles supposés plus haut se touchent réciproque- 
ment, et soient continus les uns aux autres de manière à 
former un seul système. Ge système, d’ailleurs, sera ou 
limité ou infini, peu importe; car, de toute façon, le mou- 
vement de tous sera infini, puisqu'ils sont en nombre in- 
fini, les mouvements des uns et des autres étant soit 
égaux soit inégaux. Ge que nous prenons ici comme sim- 
plement possible peut être supposé réel, et si le nombre 
total des ABCD, etc., est infini, et qu'ils aient accompli 
leur mouvement dans le temps K, comme ce temps est 


302 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


fini, il s'ensuit que dans un temps fini, le fini ou l'infini 
parcourt l'infini. Or, l’une de ces hypothèses est impos- 
sible tout aussi bien que l’autre. Donc 11] est nécessaire 
qu'il y ait quelque part nn temps d'arrêt, c'est-à-dire 
qu'il y ait un premier moteur et un premier mobile. Peu 
importe du reste que l'impossible soit conclu d’une 
hypothèse ; car les prémisses étant contingentes, la con- 
clusion ne peut jamais être elle-même que contingente 
comme les prémisses. 


ΠῚ. 


Je viens de dire que le moteur et le mobile devaient se 
toucher ; maintenant je veux démontrer ce principe. de 
dis donc que le moteur immédiat et primitif, celui d’où 
part le mouvement et non pas celui en vue duquel le mou- 
vement se passe, est dans le même lieu que l’objet qu'il 
met en mouvement ; et par le même lieu, 1l faut entendre 
qu'il n'y a rien d’interposé entre le moteur et le mobile. 
C'est là une condition commune à tout mobile et à tout 
moteur ; Car 1] y ἃ trois espèces de moteurs, comme il y 8, 
aussi trois espèces de mouvements, dans l’espace, dans la 
qualité et dans la quantité; et pour chacune de ces es- 
pèces, il y ἃ un moteur spécial, l’un qui produit la trans- 
lation, l’autre qui produit l'altération, et un troisième qui 
produit accroissement et le dépérissement. 

Je parle d’abord de la translation, parce qu’on peut la 
regarder comme le premier et le plus apparent des mouve- 
ments; et je vais prouver que le moteur et le mobile doi- 
vent, pour cette espèce de mouvement, être dans le même 
lieu. Tout ce qui se déplace dans l'espace, ou se meut par 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. I. 303 


lui-même, ou est mu par une cause étrangère. Pour tous 
les corps qui se meuvent eux-mêmes, il est évident que 
le moteur et le mobile sont nécessaireîent dans le même 
lieu, puisque le moteur, qui les ment immédiatement, ré- 
side dans ces corps mêmes, et qu'il ne peut y avoir rien 
d'interposé ici entre le moteur et le mobile. 

Quant aux corps mus par une cause étrangère, 1] n'y ἃ 
que quatre cas possibles, attendu que le déplacement 
dans l’espace ne peut avoir qu’une de ces quatre causes : 
traction, impulsion, transport ou rotation. Tous les dé- 
placements dans l’espace peuvent, en effet, se ramener à 
ces quatre là. Ainsi, la compression n’est qu'une impul- 
sion où le moteur suit et accompagne la chose qu'il pousse, 
tandis que la répulsion est une impulsion où le moteur ne 
suit pas cette même chose. La projection a lieu quand on 
rend le mouvement imprimé à l’objet plus fort que ne se- 
ralt Sa translation naturelle, et que l’objet est déplacé 
dans l’espace, aussi longtemps que le mouvement existe 
et domine. La dilatation et la contraction ne sont pas non 
plus autre chose qu’une impulsion et une traction. On 
peut dire que la dilatation est une répulsion; car la ré- 
pulsion peut avoir lieu, soit loin du moteur lui-même, soit 
loin d’un autre. La contraction n’est aussi qu’une trac- 
tion ; car la traction se fait, soit sur l’objet lui-même, soit 
sur ἢ autre. On expliquerait de même les autres espèces 
de mouvements analogues, l’extension et le rétrécissement, 
la première n'étant qu'une dilatation, et le second n'étant 
qu'une contraction. 11] en est encore ainsi pour toutes 
les autres concrétions ou séparations : elles ne sont toutes 
que des dilatations ou des contractions. [ci seulement, il 
faudrait excepter celles qui se rapportent à la génération 


304 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et à la destruction des choses. D'ailleurs, on voit bien que 
la séparation et la concrétion ne sont pas des mouvements 
de genres absolument différents, puisqu'elles peuvent se 
ramener toutes deux à un des mouvements ci-dessus in- 
diqués. À un autre point de vue, l'aspiration que fait la 
poitrine n’est qu’une traction, et l'expiration n’est qu’une 
impulsion. De même aussi, pour l’expectoration et tous 
les autres mouvements par lesquels le corps ingère ou re- 
jette quelque chose : les uns ne sont que des attractions, 
et les autres des répulsions. Ainsi, en résumé, on peut 
réduire tous les mouvements qui se font dans l’espace à 
ceux que nous avons indiqués plus haut. 

Parmi ces mouvements, il en est encore d’autres tels 
que le transport et la rotation, qu'on peut faire rentrer 
dans la traction et dans l'impulsion. Ainsi, le transport 
ne peut avoir lieu que de trois manières : la chose trans- 
portée n’a qu'un mouvement accidentel, parce qu'elle est 
dans une autre chose, ou sur une autre chose, qui estelle- 
même en mouvement; mais ce qui transporte peut lui- 
même être, dans une de ces trois conditions, ou tiré, ou 
poussé, ou tournant; et ce transport peut avoir lieu sous 
ces trois formes de mouvements. Quant à la rotation, 
elle est un composé de traction et d'impulsion. En effet, 
le moteur qui fait tourner doit, tout ensemble, attirer et 
repousser, l’une de ces deux actions éloignant de lui le 
mobile, et l’autre l’y ramenant. 

Si donc le moteur qui pousse loin de soi ou qui tire à 
soi, doit être dans le même lieu que le mobile qui est 
poussé ou tiré par lui, il est évident, d’une manière gé- 
nérale, qu’il ne peut y avoir dans l’espace rien d'inter- 
médiaire entre ce qui est mu et ce qui meut; c'est-à- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. HI. 305 


dire que le moteur et le mobile se touchent. Cette vérité 
ressort des définitions mêmes que nous venons de don- 
ner. Ainsi, l'impulsion n’est que le mouvement partant 
du moteur même ou d’un autre, pour aller vers un autre. 
La traction n’est pas autre chose que le mouvement qui 
part d’un autre point pour arriver vers le moteur ou vers 
un autre, quand le mouvement de ce qui tire est plus fort 
et quil sépare les continus les uns des autres, c'est-à- 
dire, qu'il les divise, un objet étant entraîné avec l’autre. 
Il est vrai qu'on peut concevoir la traction d’une manière 
différente de celle-là; car ce n’est pas de cette manière, 
par exemple, que le bois sec attire la flamme. Mais peu 
importe que ce qui attire exerce sa traction, soit en étant 
en mouvement, soit en étant en repos; et la seule diffé- 
rence, c'est qu'il tire le mobile, tantôt au lieu où il est 
lui-même, et tantôt au lieu où il a précédemment été. Il 
n'en reste pas moins impossible de mouvoir un objet de 
soi vers un autre, ou d’un autre vers soi, sans toucher cet 
objet. Donc encore une fois entre le moteur et le mobile 
dans l’espace, il n’est pas possible qu'il y ait rien d’in- 
terposé. 

S1 l'intermédiaire est impossible dans ce cas, il l’est 
tout autant dans le mouvement d’altération ; c’est-à-dire 
qu'il faut nécessairement que l’altérant et l’altéré se tou- 
chent. L'observation des phénomènes et l'induction peu- 
vent démontrer cette vérité. Toujours les deux extrémités 
de ce qui attire et de ce qui est attiré sont dans un seul 
et même lieu. Un objet s'altère, et 1] a le mouvement 
d'altération, par exemple, quand 1] s’échauffe, quand 1] 
devient doux, quand il devient épais, sec, blanc, etc., 
passant des qualités contraires à ces qualités nouvelles. 

20 


306 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Ceci, du reste, s'applique aux êtres animés aussi bien 
qu'aux êtres inanimés; et dans les êtres animés, l’altéra- 
tion peut atteindre les parties insensibles aussi bien que 
les sens eux-mêmes; car les sens s’altèrent et changent à 
leur manière. La sensation, quand elle est actuelle et ef- 
fective, est une sorte de mouvement qui se passe dans le 
corps, au moment où le sens vient à éprouver une impres- 
sion. Dans les cas où l'être inanimé est altéré, l’être 
animé l’est aussi. Mais la réciproque n’est pas vraie dans 
tous les cas ; car là où l’animal est altéré, l’être inanimé 
ne l’est pas toujours, puisque, n’éprouvant pas de sensa- 
tion, il ne peut être altéré par cette dernière cause. L'un 
a conscience de ce qu'il éprouve ; l’autre n’en a pas con- 
science. Mais l'être animé lui-même peut fort bien igno- 
rer ce qu'il sent, et l’altération peut avoir Jieu en lui sans 
que ce soit à la suite d’une sensation. 

Comme ce qui s’altère est toujours altéré par des causes 
sensibles, on peut voir que toujours l'extrémité dernière 
de ce qui altère est contiguë et se confond avec la pre- 
mière extrémité de ce qui est altéré; c'est l'air qui est 
continu à l’altérant, comme il est continu au corps altéré. 
Ainsi, pour la couleur, elle est continue à la lumière, et 
la lumière elle-même l’est à la vue. Mêmes rapports pour 
l’ouïe et pour l’odorat. L'air est toujours le moteur rela- 
tivement à l'organe qui est mu. Le même phénomène ἃ 
lieu pour le goût, et la saveur de l’objet qui altère le goût, 
est dans le même lieu que le goût lui-même. Ce que je 
dis ici pour les êtres animés et sensibles n’est pas moins 
vrai pour les êtres insensibles et inanimés ; et, d’une ma- 
nière générale, il n’y à rien d’intermédiaire entre l’altéré 
et l’altérant. 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 307 


Il n’y a pas davantage de séparation entre ce qui est 
accru et ce qui accroît, c’est-à-dire dans la troisième 
espèce de mouvement. L’accroissant primitif accroît la 
chose en s’y adjoignant, de manière que le tout ne fasse 
qu’une seule et même chose. Α l'inverse, ce qui dépérit 
va dépérissant, parce qu’il se détache quelque chose de 
l’objet qui dépérit. Donc, nécessairement ce qui accroît ou 
ce qui détruit doit être continu ; et quand on dit continu, 
cela exclut toute idée d’intermédiaire. Donc encore une 
fois, en résumé, il est clair qu'entre le moteur et le mobile 
il n’y ἃ point d’intermédiaire, le moteur étant d’ailleurs 
premier ou dernier par rapport au mobile. 


IV. 


Il a été question un peu plus haut de ce mouvement 
particulier qu'on appelle l'altération; je reviens sur ce 
sujet pour éclaircir davantage cette théorie. Tout ce qui 
s'altère, avons-nous dit, est altéré par des causes sen- 
sibles, et il n'y a d’altération possible que là où l’action 
des causes sensibles peut s'exercer. Voici des arguments 
qui doivent bien le prouver. En dehors des êtres qui 
peuvent subir cette action, on pourrait croire que l’alté- 
ration se rapporte surtout aux formes, aux figures, 
aux propriétés, soit que les objets les conservent, soit 
qu'ils les perdent. Cependant ce n’est pas là précisément 
qu'il y ἃ altération. En effet, quand une chose à reçu 
une forme régulière et achevée, on ne la désigne plus 
par le nom de la matière même dont elle est composée. 
Ainsi l’airain ayant reçu la forme d’une statue, on ne dit 
plus que c'est de l’airain; la cire ayant reçu la forme 


308 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


d'une bougie, on ne l'appelle pius dela cire; le bois ayant 
reçu la forme d’un lit, on ne l'appelle plus du bois; mais 
on détourne légèrement l'expression, et l’on dit que la 
statue est en airain, que la bougie est en cire, et que le 
litest en bois. Ceci d'ailleurs ne nous empêche pas de 
qualifier l’objet qui a subi une action et une altération: 
et nous disons de l’airain, où de la cire, qu'il est sec, 
qu'il est humide, qu’il est dur, qu’il est chaud; ou nous 
lui attribuons telle autre qualité. On va même plusloin; et 
renversaht les termes, on dit que l’objet humide ou chaud 
est de l’airain, en prenant en quelque sorte pour matière 
l'affection même que l’objet éprouve; mais c’est une 
simple homonymie. Si donc on ne désigne pas l’objet 
altéré par la matière qui reçoit la forme, mais si on le 
désigne uniquement par les altérations et les actions qu'il 
subit, il est évident que les phénomènes qui se passent 
dans la figure et la forme ne sont pas à proprement parler 
des altérations. 

On ne peut pas davantage appliquer l’idée d’altération à 
la naissance et à la production des choses ; et, par exemple, 
on ne peut pas dire d’un homme, d’une maison, ou de 
tout autre objet, qu'il est altéré quand il vient à se pro- 
duire et à naître. Tout ce qu'on peut dire dans ce cas, 
c'est que l'être naît et se produit, parce qu'une autre 
chose change et s’altère; et par exemple, un être reçoit 
la naissance parce qu'une certaine matière s’épaissit, se 
raréfie, s échauffe ou se refroidit. Mais on ne peut pas 
dire de l’être qui naît et se produit qu’il soit altéré, et la 
génération ne peut pas être considérée comme une alté- 
ration véritable. 

Les qualités ou manières d’être, soit physiques soit 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. IV. 309 


morales, ne sont pas non plus des variations et des alté- 
rations proprement dites. En effet, ces qualités soït ou 
des vertus ou des vices; et l’on ne peut pas trouver ni 
dans les unes ni dans les autres une altération véritable. 
Voici comment : la vertu est un achèvement et une perfec- 
tion ; et c'est quand un être quel qu'il soit a atteint toute sa 
vertu particulière, qu'on peut dire de lui qu'il est achevé et 
parfait ; car alors il a éminemment obtenu son état naturel. 
Ainsi, un cercle est parfait quand 1] est cercle 16 plus régu- 
lièrement possible. Le vice, au contraire, est la déchéance 
et la destruction de cet état conforme à la nature spéciale 
de l'être. Il en est ici des vertus et des vices comme de tout 
autre chose ; et, par exemple, d’une maison : on ne dit 
pas que son achèvement soit une altération qu’elle subit ; 
car il serait par trop étrange de prendre le toit ou la tuile 
pour une altération, et de croire que la maison subit ane 
altération au lieu de croire qu'elle s'achève, quand elle 
reçoit son faîte et son toit. [l en est absolument de même 
pour les vertus et les vices, et pour les êtres qui les pos- 
sèdent ou qui les acquièrent. Les vertus sont des achève- 
ments et des perfections ; les vices sont des dégradations 
et des déchéances ; mais ni les vertus ni les vices ne sont 
vraiment des altérations. 

J'ajoute que les vertus et les vices ne sont que des re- 
lations, et ne consistent que dans une certaine manière 
d'être par rapport à certaines choses. Ainsi, pour les ver- 
tus et les qualités purement corporelles, comme la santé 
et l'embonpoint, elles consistent dans le mélange et la 
proportion du chaud et du froid, soit que l’on considère 
ces éléments dans leurs rapports réciproques à l'intérieur 
du corps, soit qu'on les considère au dehors, c’est-à-dire 


310 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dans le milieu dont le corps est entouré. Mème réflexion 
pour la beauté, pour la force, en un mot, pour les vertus 
ou les vices du corps. Ghacune de ces façons d’être con- 
siste dans une disposition spéciale relativement à une cer- 
taine chose; et elle dispose le corps en bien ou en mal 
aux affections spéciales que cette chose produit. 

J'entends d’ailleurs par affections spéciales celles qui, 
dans l’ordre naturel des choses, peuvent produire l’être 
ou le détruire, à tel ou tel égard. Ainsi les vertus et les 
vices ne sont que des relatifs; mais, comme les relatifs 
ne sont jamais eux-mêmes des altérations, et qu'il n'y 
a pour eux ni altération, ni génération, ni absolument 
parlant aucune espèce de changement, il en faut conclure 
que les qualités ou façons d’être ne sont pas des altéra- 
tions, non plus que la perte ni l'acquisition de ces quali- 
tés. Tout ce qu'on peut dire, c’est que, pour que ces qua- 
lités naissent ou se produisent, il fant que certaines autres 
choses changent et s’altèrent. C’est justement ce que 
nous disions pour la forme et la figure. Ces autres choses 
sont les éléments chauds et froids, secs et humides, c’est- 
à-dire les éléments primitifs dont les êtres sont composés. 
Chaque vice et chaque vertu en particulier, qui sont des 
qualités, doivent varier et changer selon les lois de la na- 
ture de l'être qui les possède. Par exemple, la vertu du corps 
c’est d’être insensible à certaines choses, ou plutôt c'est 
de sentir les choses uniquement comme elles doivent être 
senties. Le vice du corps le rend sensible ou insensible 
d’une manière toute contraire à la vertu. 

Ce qu’on vient de dire des qualités du corps s'applique 
aux qualités de l’âme. Les qualités de l’âme. en effet, con- 
sistent également à être dans une certaine disposition rela- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. EV. 511 


tivement à certaines choses. Ici aussi les vertus sont des 
perfections et des achèvements, tandis que les vices sont 
des désordres et des déchéances. La vertu dispose bien 
pour les affections et les passions qui appartiennent à la 
nature propre de l’être, tandis que le vice, au contraire, 
dispose mal. Par conséquent, les vertus et les vices de 
l’âme ne sont pas plus des altérations que les vices et les 
vertus du corps; la perte et l'acquisition des unes ou des 
autres ne sont pas davantage de vraies altérations. 
Seulement, il y a nécessité absolue que les vertus et 
les vices de l’âme, comme ceux du corps, ne puissent 
se produire qu'à la suite d’une altération ou d’un chan- 
gement dans la partie capable de sentir. Or, cette partie 
de l’âme n’est modifiée et altérée que par les choses que 
l’on sent. Toute la vertu morale se rapporte en définitive 
aux joies et aux douleurs du corps, soit qu’il s'agisse de 
la sensation présente, soit qu'il s'agisse du passé et d'un 
souvenir, soit enfin qu'il s'agisse de l’avenir et d’une 
espérance. Tantôt c'est l’action de la sensibilité pré- 
sente; tantôt c'est l'action de la mémoire et de l’espé- 
rance, selon qu'on ἃ plaisir à se souvenir de ce qu’on 
a senti, ou à espérer ce quon doit sentir. Par consé- 
quent, le plaisir, du genre dont nous parlons ici, se 
rapporte à des causes sensibles. Or, comme c’est à la 
suite du plaisir que se forment les vertus et les vices. 
dont le domaine n'est en réalité que le plaisir et la dou- 
leur, et comme le plaisir et la douleur ne sont que des 
altérations et des modifications de la partie sensible de 
l’âme, il en résulte évidemment qu'il faut de toute néces- 
sité une modification préalable et une altération de 
quelque chose pour que l’âme puisse acquérir ou perdre 


312 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


la vertu ou le vice. Ainsi, la vertu et le vice se produi- 
sent bien avec une altération ; mais la vertu et le vice ne 
sont pas eux-mêmes des altérations proprement dites. 

Les mêmes remarques qu’on vient de faire sur les qua- 
lités sensibles de l'âme, peuvent s'appliquer aussi à ses 
facultés intellectuelles. Elles ne sont pas davantage des 
altérations, et l’on ne peut pas dire qu'il y ait pour ces 
qualités non plus une génération véritable. Ainsi, la science 
consiste surtout dans une certaine disposition de l’âme 
relativement à certaine chose; ce n’est donc qu'un relatif; 
et ce qui prouve bien qu’il n’y a point ici génération des 
qualités intellectuelles de l’âme, c’est que la partie de 
l'âme qui est faite pour acquérir la science, ne l’acquiert 
pas par suite de quelque mouvement qui se passerait 
en elle; elle l’acquiert uniquement à la condition de 
quelque chose qui existait préalablement; car, lorsque 
le phénomène particulier se produit, l’âme le connaît en 
quelque sorte aussitôt par l’universel qu'elle possédait 
antérieurement. 

Bien plus, on ne peut pas même dire qu'il y ait une 
véritable génération de l’acte de la science, pas plus qu'il 
n’y en ἃ pour la faculté qui l’acquiert, à moins qu'on ne 
veuille soutenir aussi qu’il y ἃ génération de la faculté de 
voir ou de toucher dans l'acte de la vue ou dans l'acte du 
toucher, et que l'acte de l'intelligence est tout pareil à 
ceux-là. Mais l'acquisition initiale de la science ne peut 
pas non plus passer pour une génération ni une altéra- 
tion, puisque la science ou la réflexion contemplative dans 
l'intelligence nous apparaît comme un repos et un temps 
d'arrêt. Or, il n’y a pas besoin de génération quelconque 
pour arriver au repos; Car, ainsi que nous avons essayé 


D’'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 313 


de le démontrer plus haut, (Livre V, ch. IT), iln’y ἃ point 
de génération pour-un changement quelconque, pas plus 
pour l’altération que pour tout autre. On peut même aller 
plus loin; et de même que quand quelqu'un sort d'une 
ivresse, d’un sommeil ou d’une maladie pour revenir à 
un état contraire, on ne dit pas qu'il redevient savant, 
bien que quelques instants auparavant il fût hors d'état 
de faire usage de la science, de même on ne peut pas dire 
précisément qu’un homme, devient savant quand 1] ac- 
quiert la science pour la première fois. On ne peut deve- 
nir savant et sage que quand l’âme s’est appaisée et 
remise du trouble physique. C’est parce que ce trouble 
est violent dans les enfants qu’ils ne peuvent apprendre 
et porter un jugement d’après leurs sensations, aussi bien 
que les personnes plus âgées; c'est en eux comme une 
agitation perpétuelle, que la nature suffit à calmer avec 
le progrès des années; et qui peut se calmer aussi par 
d’autres causes. Mais, dans tous les cas, quand on ac- 
quiert la science soit pour la première fois, soit après un 
trouble passager, c’est qu'il s’est produit toujours cer- 
taines modifications ou altérations dans le corps, de même 
qu'il s'en produit une quand on se réveille après le som- 
meil, et quand on recommence à comprendre les choses 
après qu'on s’est dégrisé ou réveillé complétement. 

Donc en résumé, on doit voir que l’altération ne peut 
se produire que dans les choses sensibles et dans la partie 
sensible de l'âme; si elle se produit ailleurs, ce n'est 
jamais que d’une façon indirecte. Mais, après cette di- 
gression, je me hâte de revenir à la théorie du mouve- 
ment, et de la poursuivre dans de nouveaux détails. 


911 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


V. 

Après avoir établi dans ce qui précède les rapports 
du moteur au mobile, 11] nous faut voir maintenant quels 
sont les rapports des mouvements entr'eux. On peut se 
demander, en effet, si tout mouvement quel qu'il soit est 
comparable à un autre mouvement quelconque, ou bien 
si au contraire les espèces de mouvements sont tellement 
différentes entr’elles qu’il est impossible de les comparer. 

Si l’on admet que tous les mouvements sont compa- 
rables, on arrive à bien des impossibilités, et, par exemple, 
à celle-ci qu'une ligne courbe peut être égale à une droite 
partant des mêmes points, ou plus grande que cette 
droite, ou plus petite, en vertu de ce principe qu'un corps 
qui parcourt un espace égal dans un temps égal, est doué 
d'une égale vitesse; car alors il suffirait d’une vitesse 
plus grande pour que le mouvement en ligne courbe fut 
égal au mouvement en ligne droite. De même encore on 
en arriverait à conclure qu'une altération est égale à une 
translation, parce que ce serait dans un temps égal que 
d'une part le corps aurait été altéré, et que d'autre part 
il aurait été déplacé dans l’espace. Par conséquent, une 
affection deviendrait égale à une longueur; ce qui est 
impossible. Il y ἃ bien sans doute égalité de vitesse quand 
le mouvement est égal dans un temps égal; mais il ne se 
peut jamais qu'une affection soit égale à une longueur; 
et par conséquent, il n’y a pas d’altération égale à une 
translation, ni moindre, ni plus grande qu’une translation 
quelconque. Donc non plus, un mouvement quelconque 
n’est pas comparable à un mouvement quelconque. C’est 
ce que nous allons prouver. 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 345 


Dans l'exemple que nous prenions tout à l'heure, quels 
sont les vrais rapports du mouvement en ligne courbe et 
du mouvement en ligne droite? On peut soutenir avec 
une égale apparence de vérité que ces deux mouvements 
sont comparables, et qu’ils ne le sont pas. Il ne faut pas 
croire que deux objets ne puissent point avoir un mou- 
vement pareil, l’un en ligne droite et l’autre en cercle, 
et qu'il faille toujours que l’un soit plus rapide et l’autre 
plus lent, comme si l’un descendait une pente et que 
l'autre la remontât; le mouvement des deux peut être 
égal. Mais pour prouver cette assertion, il ne servirait de 
rien de dire que le mouvement en ligne droite, pouvant 
être ou plus grand ou plus petit que le mouvement en 
ligne courbe, il doit aussi pouvoir lui être égal ; car de ce 
qu'une chose peut être plus grande ou plus petite, il ne 
s'ensuit pas qu'elle puisse être égale. 

Soit, le temps À où l’un des corps parcourt la dis- 
tance B, et l'autre, la distance C; B est plus grand que 
C, et l’on suppose que le corps B est animé d’un mou- 
vement plus rapide que G, puisque dans un temps égal il 
parcourt une distance plus grande; de même que si le 
mouvement est égal dans un temps moindre, il faut que 
le corps soit animé d’une plus grande vitesse. Donc le 
corps B parcourra une distance égale à la courbe dans 
une partie du temps À, tandis que le corps CG mettra le 
temps À tout entier à parcourir la courbe (ἃ tout entière. 
Que si l’on prétend que les deux mouvements sont com- 
parables, alors il en résulte cette conclusion, dont nous 
signalions un peu plus haut l'impossibilité, à savoir que 
la ligne droite et la courbe sont égales. Mais comme ces 


316 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


deux lignes ne sont pas comparables, les mouvements qui 
les parcourent ne le sont pas davantage, 

D'ailleurs, pour qu'on puisse établir une réelle com- 
paraison entre deux choses, il faut que ces choses ne 
soient pas simplement homonymes. Ainsi, pourquoi ne 
peut-on pas comparer ces trois objets, le stylet dont on | 
se sert pour écrire, le vin qu'on boit, et la note de la 
musique que l’on chante, bien que tous les trois soient 
aigus et aigres? C’est uniquement parce que ces trois 
choses ne sont qu'homonymes, et que dès lors on ne peut 
les comparer entr'elles. Mais dans un seul et même genre, 
on peut fort bien comparer la tonique et la dominante, 
parce que pour l’une et pour l’autre l'expression d’Aiguë 
a tout à fait le même sens. Mais quand on dit qu'un mou- 
vement circulaire et un mouvement en ligne droite sont 
rapides, cette expression de Rapide n'est-elle pas prise 
pour tous les deux dans le même sens? Et cette expres- 
sion est-elle moins applicable à l’altération et à la trans- 
lation qu'on voudrait comparer? A cette théorie, on peut 
répondre qu'il ne suffit pas, pour que des choses soient 
comparables, qu’elles ne soient point homonymes. Ainsi, 
le mot Beaucoup appliqué à l’eau et à l'air n’est pas homo- 
nyme ; car il signifie la même chose; et cependant l'eau 
et l’air ne sont pas pour cela comparables. Si au lieu du 
terme de beaucoup, on veut prendre celui de Double, le 
double signifie bien la même chose de part et d'autre, 
puisque c’est toujours le rapport de deux à un; et cepen- 
dant les deux éléments n’en sont pas plus comparables 
entr'eux; l'air ne peut pas être le double de l’eau, mi 
réciproquement. 


D’ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 317 


Mais l’explication peut-elle s'appliquer également bien 
à ces cas divers? Le mot Beaucoup lui-même peut être 
homonyme ; car il y ἃ des choses pour lesquelles les défi- 
nitions sont homonymes aussi bien que les mots. Ainsi, 
Beaucoup signifie d’abord une certaine quantité de la 
chose, un Tant, et quelque chose en sus. Mais Tant, c’est- 
à-dire Égal, est un mot homonyme. Un aussi est à certains 
égards homonyme; et si Un est homonyme, Deux l’est 
comme lui; et le double que nous citions tout à l'heure, 
est homonyme aussi. Alors on peut se demander pourquoi 
certains objets sont comparables, tandis que d’autres ne 
le sont pas, si au fond leur nature est une et la même. 

Est-ce qu'il y ἃ une comparaison possible dans le cas 
seulement où le récipient primitif est le même? Et est-ce 
qu'il n'y ἃ pas possibilité de comparer quand ce récipient 
est différent? Par exemple, on peut bien comparer un 
cheval et un chien sous le rapport de la blancheur, parce 
que de part et d'autre le primitif de la blancheur est le 
même, c'est-à-dire la surface dans l’un et l’autre de ces 
animaux. Même remarque pour leur grandeur. Mais il est 
impossible de comparer l'eau et la voix, parce qu'elles 
sont dans un tout autre primitif, si l’on dit, par exemple, 
de l’une. et de l’autre qu’elles sont claires, ou qu’elles 
sont douces. Mais n'est-il pas évident qu'on peut ainsi 
tout identifier et tout confondre, en disant seulement que 
pour chaque chose le primitif est différent? Aïnsi l'égal, 
le doux, le blanc, se confondraient pour tout objet ; seu- 
lement, ils seraient dans des primitifs différents. On pour- 
rait même ajouter que ces récipients primitifs eux-mêmes 
ne sont pas arbitraires, et qu'il n’y en ἃ qu'un seul pour 
chaque qualité spéciale. 


918 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Ceci nous mène à comprendre à quelles conditions les 
objets sont comparables. Ces conditions sont au nombre 
de deux : d'abord, il faut que ces objets ne soient pas ho- 
monymes ; et, en second lieu, il ne doit y avoir de diffé- 
rence, ni dans l’objet lui-même, ni dans l'espèce à laquelle 
on le rapporte. Je m'explique, par un exemple, et je. 
prends celui de la couleur. Sans doute, la couleur est 
susceptible de différences et de divisions; mais, sous ce 
rapport général, les objets ne sont pas comparables, et 
l’on ne peut pas se demander si un objet est plus coloré 
qu'un autre. Mais il faut spécifier la couleur, au lieu de 
n'en parler qu'en tant que couleur, et dire, par exemple, 
que tel objet est plus ou moins blanc que tel ou tel autre. 

En appliquant ce principe au mouvement, nous verrons 
quels mouvements sont ou ne sont pas comparables en- 
tr'eux. On dit, en effet, de deux mobiles qu'ils ont une 
vitesse égale, lorsque, dans un temps égal, ils parcourent 
une égale distance, qui ἃ telle ou telle dimension. Maïs 
si, dans le même intervalle de temps, l’un des mobiles a 
subi un mouvement d’altération, tandis que l’autre ἃ 
subi un mouvement de translation, peut-on comparer la 
vitesse de l’altération à la vitesse du déplacement ? C'est 
impossible, parce qu'alors le mouvement ἃ des. espèces 
diverses qui ne se ressemblent pas. 

Si donc deux mobiles sont animés d'une vitesse égale, 
lorsque dans un temps égal ils parcourent une égale dis- 
tance, il s’ensuivra que la droite et la courbe partant des 
mêmes points et aboutissant aux mêmes points seront 
égales ; ce qui ne se peut pas. Et pourquoi la translation en 
ligne droite etlatranslation circulaire ne sont-elles pas com- 
parables ? Est-ce parce que la translation est un genre qui 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 319 


contient des espèces diverses, circulaire ou en ligne 
droite, et parce que la ligne aussi est un genre, ou droite, 
ou circulaire ? Le temps ne peut pas empêcher la compa- 
raison, puisque de part et d'autre il est le même et tou- 
jours indivisible en espèce. Ou bien est-ce parce que la 
translation et la ligne ont des espèces différentes ? Et que 
les différences de la translation varient avec les directions 
dans lesquelles elle a lieu ? La translation varie même selon 
les moyens par lesquels elle se fait; et, par exemple, si 
c'est à l’aide de pieds, on l’appelle la marche; si c'est par 
des ailes, on l'appelle le vol. Ou bien ne peut-on pas dire 
qu'au fond ici la translation est identique, et qu’elle ne 
diffère que par des formes tout extérieures ? Il est bien 
vrai que les mobiles ont une vitesse égale, lorsque, dans 
un même temps, ils parcourent une égale distance; mais 
il faut, en outre, que cette distance égale ne diffère pas en 
espèce, et que le mouvement ne diffère pas en espèce plus 
que la distance parcourue. 

ΤΠ faut donc regarder avec le plus grand soin aux diffé- 
rences que le mouvement peut présenter, quand on veut 
faire une comparaison exacte. On doit aussi se dire que 
le genre même n’est pas une unité parfaite, et qu'il cache 
et renferme toujours en lui bien d’autres termes qui peu- 
vent causer une erreur; Car, parmi les homonymies, il y 
en à qui sont fort éloignées et qu’on reconnaît sur le 
champ; d'autres, au contraire, sont fort rapprochées, et 
elles peuvent faire illusion, selon que les objets ont plus 
ou moins de ressemblance, soit par le genre dans lequel 
* ils sont, soit par l’analogie d'emploi et de situation. Ce 
n’en sont pas moins des homonymies, bien qu’on ait peine 
à les distinguer. Et, puisqu'il s’agit ici d'espèces diffé- 


320 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


rentes de mouvement, comment reconnaîtra-t-on que l'es- 
pèce est différente ? Suffit-il, pour que l'espèce soit dif- 
férente, que le sujet soit autre? Ou faut-il que l'espèce 
soit autre elle-même dans un autre sujet ? Quelle est en 
ceci la limite? Et comment jugeons-nous, par exemple, 
que le blanc et le doux sont d’une même espèce ou d'es-. 
pèce différente ? Est-ce parce que la qualité paraît diffé- 
rente dans un sujet différent? Ou bien parce qu’en soi la 
qualité n’est pas du tout la même des deux côtés? 

En considérant particulièrement le mouvement d’alté- 
ration, on peut se demander comment une altération 
pourra être égale en vitesse à telle autre altération. Par 
exemple, en prenant la guérison d’une maladie comme 
un mouvement d’altération d’un certain genre, il est pos- 
sible que tel malade guaérisse plus vite, et que tel autre 
guérisse plus lentement, de même qu'il est possible éga- 
lement que plusieurs malades guérissent dans le même 
temps. On peut dire alors que l’altération est d’une égale 
vitesse, puisque le malade s’est modifié et ἃ varié dans un 
temps égal. Mais on peut faire une objection à ceci, et se 
demander précisément : Qu'est-ce qui est modifié et 
altéré ? Il ne peut être question, dans ce cas, d'égalité pro- 
prement dite; car ce n'est pas de l'égalité, mais de la res- 
semblance qu'il s’agit, puisqu'on est passé de la caté- 
gorie de quantité à celle de qualité. A cette objection, on 
peut répondre que vitesse égale signifie, dans le cas dont 
nous nous occupons, que le même changement s’est fait 
dans un temps égal. 

Aïnsi revient la question des conditions requises pour 
qu’une comparaison soit exacte. Est-ce l’objet dans le- 
quel est l'affection qu'il faut comparer ? Ou bien est-ce 


D'ARISTOTE, LIVRE VII CH. V. 321 


l'affection elle-même? Dans le cas que nous venons de 
citer, où l’on comparait des malades, la guérison est iden- 
tique pour les deux, et elle n'a été n1 plus ni moins ra- 
pide pour l’un que pour l’autre. Mais si, au lieu d’une 
affection identique, il s’agit d’une affection différente, la 
comparaison n’est plus possible. Par exemple, si d'un 
côté il y ἃ l’altération d’une chose qui blanchit, et de 
l'autre l’altération d’une chose qui guérit, il n’y a plus là 
d'identité, ni d'égalité, ni de ressemblance. Il y ἃ plu- 
sieurs espèces d’altération qu'on ne peut comparer en- 
tr'elles, de même que tout à l'heure il y avait plusieurs 
espèces de translation, l’une en ligne droite, et l’autre en 
ligne courbe. Il ny ἃ qu’à voir alors combien 1] y ἃ d’es- 
pèces d’altération et d'espèces de translation. 

Si donc les mobiles, dans leurs mouvements essentiels 
et non accidentels, diffèrent en espèces, ils diffèreront 
aussi dans les espèces de leurs mouvements: s'ils diffè- 
rent en genre, leurs mouvements diffèreront en genre 
aussi, et s'ils diffèrent en nombre, les mouvements diffè- 
reront en nombre également, Mais encore une fois, faut- 
il regarder à l'affection pour savoir si elle est identique 
ou seulement pareille, et, par exemple, si deux altérations 
se font avec une égale vitesse? Ou bien faut-il regarder à 
l’objet altéré, pour savoir si l’un, par exemple, blanchit de 
telle quantité, et l’autre de telle autre quantité? Ou bien 
encore faut-il regarder aux deux, c’est-à-dire à l'affection 
même et à l’objet qui la subit? L’altération, dans l’affec- 
tion dont il s’agit, est ou la même, ou différente, selon 
que l'affection elle-même est ou identique ou différente ; 
l’altération est égale ou inégale, selon que l'affection est 


égale ou inégale elle-même. 
21 


322 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Voilà pour la comparaison des mouvements d’altération 
et de translation. Quant à la génération et à la destruction, 
on peut faire la même recherche, et on peut se demander 
aussi : Comment une génération peut-elle être d’une vitesse 
égale à la vitesse d’une autre génération? La génération est 
également rapide, si c’est dans un temps égal que le 
même être, c'est-à-dire l'individu de la même espèce, 
l’homme, par exemple, et uon l’animal, est produit. La 
génération est plus rapide si, dans un temps égal, c’est 
un être différent qui est produit et formé ; et quand je dis 
an être différent, c'est toujours un être de la même es- 
pèce; car on ne peut, pour la substance, comparer deux 
êtres divers, comme ou compare ceux entre lesquels on 
trouve de la dissemblance. Ils sont deux sous le rapport 
de l’altération ; mais il y ἃ ici une absolue identité sous le 
rapport de la substance. Que si l’on prend la substance 
pour un nombre, et si l’on prétend qu’on peut alors com- 
parer les substances comme des nombres dont l’un est 
plus fort que l’autre, bien que tous les deux soient de la 
même espèce, je réponds qu’il n’y a pas de nom particu- 
lier pour exprimer cette relation de deux substances, de. 
même que, pour exprimer ce rapport entre deux qualités, 
on dit que l’une est Plus telle chose que l’autre, et que, 
pour l’exprimer entre deux quantités, on dit que celle-ci 
est plus grande que celle-là. Mais, dans les substances 
que l’on compare, il n’y a rien de semblable. 


VI. 


Après avoir montré comment on peut comparer les 
mouvements entr’eux, je dois faire voir quels sont les 


D'ARISTOTE, LIVRE, VIL CH. VE 329 


rapports proportionnels qu’ils peuvent avoir. Je reviens 
d’abord à quelques principes que j'ai déjà indiqués. 
Tout moteur meut toujours un mobile dans quelque 
chose et dans une certaine mesure ; il agit sur ce mobile 
dans quelque chose, c’est-à-dire pendant un certain in- 
tervalle de temps; et il le meut dans une certaine me- 
sure, c'est-à-dire qu'il le porte à une certaine distance ; 
car le moteur meut toujours en même temps qu'il ἃ mu. 
Le mobile est toujours une certaine quantité, et il est mu 
d’une certaine quantité. Représentons le moteur par A, 
le mobile par B, et par GC la quantité dont le mobile ἃ été 
mu ; le temps durant lequel le mouvement a eu lieu sera 
représenté par D. Dans un temps égal, la puissance re- 
présentée par À fera faire à la moitié du mobile B un 
mouvement double de C, et elle lui fera parcourir la dis- 
tance ὦ dans la moitié da temps D; car telle est la pro- 
portion régulière de ces mouvements entr’eux. Ainsi, la 
puissance restant la même et aussi le temps, le mo- 
bile réduit de moitié parcourt un espace double; et en 
second lieu, là puissance étant la même, le mobile réduit 
de moitié parcourt un espace égal dans la moitié du temps. 
Par suite, on peut poser deux autres règles qui sont la 
conséquence de celle-ci. La puissance et le mobile res- 
tant les mêmes, le mouvement sera moitié moindre dans 
la moitié du temps; et si l’on réduit la force de moitié, 
elle produira la moitié du mouvement sur le même mobile 
et dans le même temps. Soit, par exemple, la puissance E 
moitié de la puissance A, et F le nouveau mobile, qui est 
moitié du premier mobile B. Les rapports restent les 
mêmes dans cette seconde hypothèse, et la force reste en 
proportion avec le poids à mouvoir. Par conséquent, ces 


524 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


deux forces preduiront un égal mouvement dans un temps 
égal. 

Du reste, il ne faut pas croire que si E moitié de A 
peut mouvoir F moitié de B, de l’espace ἃ dans le 
temps D, il en résulte nécessairement que E puisse aussi 
mouvoir le double de F dans un temps égal et de la 
moitié de C; car il se peut fort bien que la puissance qui 
peut mouvoir la moitié d’un mobile, ne puisse pas tou- 
jours et nécessairement mouvoir le mobile entier. Réci- 
proquement, si À meut B dans un temps D d’une quantité 
égale à GC, il est clair que la moitié de A représentée par 
E ne pourra pas mouvoir B dans le temps D. Cette moitié 
de la puissance ne pourra même pas peut-être faire par- 
courir au mobile une partie de G, ou telle partie propor- 
tionnelle qui serait à (ἃ tout entier comme ἡ est à E; car 1] 
se peut dans ce cas qu'il n’y ait pas du tout de mouvement. 
Si par exemple, il faut la force tout entière pour mouvoir 
tel poids, la moitié de la force ne pourra produire aucun 
mouvement, ni d'uu intervalle quelconque, ni dans une 
proportion quelconque de temps; car autrement il suffi- 
rait d’un seul homme pour mettre un navire en mouve- 
ment, si l’on pouvait ainsi diviser la force de tous les 
matelots, soit relativement au nombre, soit relativement 
à la distance que tous réunis ont pu faire parcourir au 
bâtiment en combinant leurs efforts. | 

Ceci fait bien comprendre l'erreur où tombe Zénon, 
quand il prétend qu'une parcelle quelconque d’un bois- 
seau de grains doit faire du bruit en tombant, parce que 
le boisseau entier en fait quand on le laisse tomber. ἢ 
est clair qu'une parcelle est toujours hors d’état de re- 
maer à elle seule cet air que meut le boisseau entier; 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VI. 320 


isolée et réduite à elle-même, elle ne meut même pas 
autant d'air qu’elle en pourrait mouvoir jointe à la tota- 
lité du boisseau. Dans le tout, elle n’est qu’en puissance, 
j'en conviens, et elle n’y est pas en soi; mais elle y ἃ 
plus de force cependant que quand elle en est séparée 
pour agir seule. 

Supposons maintenant qu'au lieu de considérer une 
force unique, nous ayons deux forces réunies et agissant 
dans le même sens. Si chacune des forces prise à part 
meut chaque mobile de telle quantité dans tel temps 
donné, je dis que les deux forces réunies pousseront le 
poids total formé de la réunion des deux poids, d’une 
quantité égale dans un temps égal. C’est là la règle de la 
proportion. Gette dernière règle jointe aux précédentes, 
complète ce que nous avions à dire sur la proportion- 
nalité des mouvements qui ont lieu dans l’espace. 

Ces règles qui regardent le mouvement local, le dé- 
placement, peuvent-elles encore s'appliquer à l’altération 
et à l'accroissement, c’est-à-dire aux deux autres espèces 
de mouvement? Elles y sont certainement applicables; 
mais avec les modifications nécessaires. Ainsi pour l’ac- 
croissement, 1l y ἃ ici, comme plus haut, quatre termes 
qui peuvent être mis en proportion: ce qui accroît, ce qui 
est accru, le temps durant lequel l'accroissement a lieu, 
et la quantité dont elle ἃ lieu. De même encore pour le 
mouvement d'altération, où on peut distinguer l’altérant, 
l’altéré, la quantité et la durée de la modification. Dans 
un temps double, l'objet changera d’une quantité double ; 
et réciproquement, s’il a changé du double, c'est dans un 
temps deux fois plus long. Dans la moitié du temps, il 
changera de moitié; et s’il a changé de moitié, on peut 


326 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


affirmer que le temps ἃ été moitié moindre; ce qui n'em- 
pêche pas que dans certains cas, il ne puisse changer du 
double dans un temps égal. Mais ici encore comme antérieu- 
rement, si l’altérant et l’accroissant altèrent et accroissent 
d’une certaine quantité dans un certain temps, il ne s’en- 
suit pas nécessairement que la moitié fasse la moitié, ou 
que la moitié agisse deux fois moins dans un temps deux 
fois moindre; mais selon les cas, il se peut fort bien qu'il 
n'y ait aucune altération, ni aucun accroissement, ainsi 
que nous le remarquions tout à l'heure pour le cas où 1l 
s'agissait de mobiles pesants. 


LIVRE VIE 


DE L'ÉTERNITÉ DU MOUVEMENT, 


Après tous les développements qui précèdent, 11 ne 
nous reste plus guère qu’à nous occuper d'une dernière 
question, celle de l'éternité du mouvement. Le mouve- 
ment a-t-il commencé à un certain moment de la durée, 
avant lequel il n’existait pas? Et de même qu'il aurait 
commencé à un certain jour, y aura-t-il un jour où il 
devra cesser, de manière que rien ne doive plus absolu- 
ment se mouvoir ? Ou bien en niant ces idées de commen- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. L 327 


cement et de fin, doit-on dire que le mouvement n’a point 
eu de commencement, et qu’il n'aura point de fin? Doit- 
on penser qu'il ἃ toujours été et qu'il sera toujours, 
immortel, indéfectible pour tous les êtres, et comme une 
vie qui anime tout ce que la nature ἃ formé? 

Tous ceux des philosophes qui ont étudié la nature et 
qu’on peut appeler des Physiciens, s’accordent unani- 
mement à admettre l'existence du mouvement, parce 
qu'ils se sont tous occupés de l’origine du monde, et que 
toutes leurs théories roulent sur la génération et la des- 
truction des choses, lesquelles ne peuvent être si le mou- 
vement nest pas. Lors même qu'on soutient que les 
mondes sont infinis, et que les uns naissent tandis que les 
autres s’éteignent et périssent, on n’en admet pas moins 
l'existence éternelle du mouvement; car les mondes ne 
peuvent naître et périr qu'à la condition nécessaire du 
mouvement. Les philosophes mêmes qui n’admettent qu'un 
seul monde, et qui ne le supposent pas éternel, font égale- 
ment sur l'existence et la réalité du mouvement des hypo- 
thèses conformes à leurs systèmes. 

Lorsqu'on suppose que le mouvement n’est pas éternel, 
et qu'il y a eu un temps où il n'existait point, il n'y ἃ que 
deux manières de comprendre cette opinion : ou comme 
Anaxagore, 1l faut dire que, toutes les choses ayant été 
confondues et ensevelies dans le repos durant un temps 
infini, survint l'Intelligence qui leur ἃ communiqué à 
un certain moment l’ordre et le mouvement; ou bien avec 
Empédocle, il faut penser que les choses sont tantôt en 
mouvement, tantôt en repos; qu'il y ἃ mouvement quand 
de plusieurs choses séparées l'Amour n'en fait qu’une 
seule, ou que d’une chose unique la Discorde en fait plu- 


328 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


sieurs; et qu'il y a repos dans les intervalles qui séparent 
l’action de l'Amour et l’action de la Discorde. C’est ce 
qu'Empédocle veut nous faire entendre, quand il dit en 
propres termes : 


En sachant ramener leur foule à l’unité, 

Puis quittant l’union pour la pluralité, 

Ils vont, sans que le temps les arrête ou les presse: 
Et comme en aucun d’eux le changement ne cesse, 
Dans ce cercle immuable ils se font éternels. 


Examinons à notre tour où est la vérité dans ces obs- 
curs problèmes; car il importe de la découvrir et de la 
bien eomprendre, non pas seulement pour la science de la 
nature que nous étudions ici, mais encore pour la con- 
naissance du principe premier des choses. 

Nous commencerons tout d’abord en rappelant les défi- 
nitions que nous avons posées plus haut dans notre Phy- 
sique (Livre II, ch. 1). Nous répétons donc que le mou- 
vement est la réalisation et l'achèvement, l’entéléchie du 
mobile en tant que mobile; et, par une conséquence né- 
cessaire , il faut supposer préalablement l'existence 
actuelle de choses qui peuvent être mues, quelle que soit 
d’ailleurs l'espèce de mouvement qu’elles reçoivent. Sans 
même s'arrêter à cette définition du mouvement, il n’est 
personne qui ne convienne que nécessairement tout ce 
qui peut recevoir une des espèces quelconques du mou- 
ment, doit d'une manière générale être susceptible d’être 
mu. Par exemple, si l’objet s’altère, il faut que ce soit 
un objet susceptible d’altération ; s’il y ἃ translation, il 
faut que ce soit un objet susceptible d’être déplacé dans 
l'espace, absolument comme 1] faut qu'il v ait du com- 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. Ι. 329 


bustible pour qu'il y ait combustion, et comme il faut 
que le combustible existe avant de pouvoir brûler. 

Par une conséquence non moins nécessaire, il faut 
aussi, ou que les choses naissent à un certain moment 
donné avant lequel elles n’existaient pas, ou qu'elles 
soient éternelles. En prenant cette première hypothèse, : 
et en supposant que tous les mobiles et les moteurs sont 
nés à un certain moment, il faudrait nécessairement en- 
core qu'avant ce mouvement, qu'on prend pour le pre- 
mier, il y eût eu un changement préalable, et un mouve- 
ment qui aurait fait naître et le mobile qui peut être mu 
et le moteur qui peut mouvoir. Dans la seconde hypo- 
thèse, où l’on suppose que les moteurs et les mobiles ont 
éternellement existé, sans qu'il y eût de mouvement, on 
voit quelles étranges conséquences sortent de cette théo- 
rie pour peu qu’on la presse; car comment concevoir que 
le mouvement ait pu commencer après un éternel repos ? 

En y regardant encore d’un peu plus près, les consé- 
quences n’en deviennent que plus frappantes. Si, en effet, 
parmi les choses qui recoivent le mouvement ou qui le 
donnent, il faut nécessairement un premier moteur et un 
premier mobile, et, en l'absence da moteur et du mobile, 
un absolu repos, il en résulte non moins nécessairement 
qu'il y ἃ eu un changement antérieur, puisqu'il y avait 
une cause à ce repos, le repos n'étant que la privation du 
mouvement. Donc, avant ce changement qu’on prétend 
le premier, il y aura déjà eu un changement antérieur. 

Certaines choses, en effet, ne produisent qu’une seule 
espèce de mouvement; d’autres produisent des mouve- 
ments contraires. Ainsi le feu échauffe et il ne refroidit 
pas, tandis que la science des contraires paraît une seule 


330 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


et même science, c'est-à-dire que quand on sait un des 
deux contraires on sait aussi l’autre du même coup. Ce- 
pendant il y a, même dans l'exemple que nous citons ici, 
quelque chose d’analogue à ce double effet; sans doute 
le feu ne refroidit jamais; mais, quand il est absent, son 
absence refroidit, de même que 16 froid échauffe par son 
absence, et que celui qui sait une chose peut, par erreur 
volontaire, employer à rebours la science qu'il possède. 

D'ailleurs, ceci n'empêche pas nécessairement que 
toutes les choses qui sont susceptibles d’agir, de souffrir, 
de mouvoir ou d’être mues, n’agissent pas toujours et 
dans tous les cas selon leur capacité propre. Il y faut en 
outre certaines conditions, et, par exemple, qu'elles 
soient en contact les unes avec les autres. C’esten se rap- 
prochant que l’une donne le mouvement, et que l’autre le 
reçoit, et qu'elles s’arrangent de telle façon que l'une 
puisse être mue et que l’autre puisse mouvoir. Si donc le 
mouvement n'a pas toujours eu lieu, s’il n’est pas éternel, 
c'est que les choses n'étaient pas disposées de telle façon 
que l’une püût recevoir le mouvement qu'une autre pou- 
vait lui communiquer. Ii ἃ fallu que l’une des deux tout 
au moins vint à changer; car c’est là une nécessité abso- 
lue pour tous les relatifs; et le moteur et le mobile sont 
des relatifs. Ainsi, par exemple, une chose qui n’était 
pas antérieurement le double d’une autre en est actuelle- 
ment le double; il faut absolument que l’une des deux 
tout au moins, si ce n’est toutes les deux à la fois, aient 
éprouvé quelque changement. Par conséquent, avant ce 
changement qu'on croyait le premier, puisqu'on faisait 
commencer le mouvement, il y aura eu un autre change- 
ment qui l'aura précédé. 


D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. HE 331 


* 


Ainsi donc, si l’on suppose les moteurs et les mobiles 
éternels, il est impossible que le mouvement ne 16 soit 
pas comme eux. Mais voici une autre conséquence absurde 
qu Ἢ convient de ne pas omettre : c'est que s’il n’y ἃ pas 
de mouvement, il n’y ἃ pas de temps non plus; car, com- 
ment concevoir qu'il puisse y avoir antériorité et posté- 
riorité, s’il n’y ἃ pas de temps? Et comment y aurait-il du 
temps, s’il ny 8 pas de mouvement? Le temps n'est que 
le nombre du mouvement, ou même, on peut dire, un 


--------α.--.τ.... 
ΜΝ 


mouvement d'une certaine espèce ; et du moment que le 
emps est éternel, le mouvement est éternel ainsi que lui, 
Tous les philosophes en général, si l'on en excepte 
peut-être un seul, semblent unanimes dans leurs théo- 
ries sur le temps; tous_ le regardant comme incréé : 
et c’est même en soutenant que le temps n’a point été 
créé, que Démocrite essaie de démontrer que l'univers 
n'a jamais pu l'être. Le seul philosophe que j'exceptais 
tout à l'heure, c'est Platon qui a soutenu que le le SDS 
été créé, selon lui, le temps est né avec. Je ciel: car, à 
son avis, le ciel aussi a pris naissance. Si donc l'existence 
et la conception même du temps sont impossibles sans la 
notion et l'existence de l'instant, et si l'instant est une 
sorte de moyen terme réunissant en lui un commence- 
ment et une fin, le commencement de l'avenir, et la fin 
du passé, il faut nécessairement que le temps soit éter- 
nel ; car l'extrémité du temps que l’on considère est tou- 
jours dans un certain instant, puisque la seule partie sai- 
sissable du temps est l'instant lui-même ; et comme l’ins- 
tant est à la fois commencement et fin, il est clair qu’il y 
a ‘toujours du temps des deux côtés de _ l'instant, _soit 
avant, soit après; or, du moment que le temps existe 


392 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ainsi, il est clair que le mouvement n'existe pas moins, 
puisque le temps n’est qu'un mode et une affection du 
mouvement lui-même. 
Ÿ Le raisonnement qui vient de nous prouver que le 
temps n'a pas pu commencer, doit nous prouver aussi qu’il 
ne peut pas finir, et qu'il est indestructible. De même 
qu'en cherchant à expliquer l origine du mouvement, on 
arrivait à cette conclusion nécessaire qu’il y ἃ un chan- 
gement antérieur à ce changement qu’on prétendait être 
le premier, de même il faudra supposer, dans ce nouveau 
cas, qu'il y ἃ un changement postérieur même à ce chan- 
gement qu'on croit le dernier ; car ce n’est pas du même 
coup que le moteur cessera d’être moteur, et 16 mobile 
d'être mobile ; l’un pourra toujours agir, et l’autre pourra 
toujours souffrir l’action, même après que l’acte de l’un 
et de l’autre aura cessé. Un objet combustible cesse de 
brûler, si l’on veut; mais il n’en reste pas moins combus- 
tible, bien que d’ailleurs il puisse fort bien n'être pas 
brûlé. L'objet capable de mouvoir cesse de mouvoir à un 
certain moment donné ; mais il n’en est pas moins ca- 
pable de mouvoir encore. Que si, au lieu de prendre un 
simple changement de transformation, on veut considérer 
un changement où la chose est détruite, et qui, par consé- 
quent, serait bien le dernier, l'impossibilité reste la 
même ; car le destructible, avant d’être détruit, devra 
être détruit par quelque chose, et ce quelque chose sub- 
siste encore après lui, puisque la destruction est une es- 
pèce de changement. 
Toutes ces impossibilités ne sont que trop réelles, et il 
est de toute évidence que le mouvement, éternel comme 
il l’est, ne peut pas tantôt être et tantôt n’être point. 


D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. L 399 


Avancer cette dernière opinion, et soutenir que le mou- 
vement a des intermittences dans la nature, c’est, je le 
crains bien, une pure rêverie. Il n’y ἃ pas plus de raison 
à prétendre pour toute explication, comme le fait Em- 
pédocle, que la nature le veut ainsi, et que c’est là ce qu’on 
doit regarder comme le principe des choses ; car c’est à 
cette dernière conclusion qu’aboutit le système d'Empé- 
docle, quand il nous dit que l’Amour et la Discorde do- 
minent tour à tour, et donnent le mouvement aux choses 
par une nécessité inhérente à leur nature, et que dans 
l'intervalle de leur lutte il y ἃ un temps de repos. 
C'est bien là encore ce que disent ceux qui, comme 
Anaxagore, ne reconnaissent qu'un seul principe, et qui 
croient qu à un moment donné ce principe est entré en 
mouvement, après être resté un temps infini dans une 
absolue inaction. Mais jamais il ne peut y avoir de dé- 
sordre dans les choses qui sont faites par la nature, et 
qui sont conformes à ses lois ; toujours la nature est une 
cause d'ordre et de régularité. Le mouvement infini, que 
suppose Anaxagore, ne peut avoir aucun rapport avec le 
repos infini qui l'avait précédé ; car les infinis sont incom- 
mensurables, tandis que l'ordre suppose toujours entre 
les choses un rapport, que la raison approuve et qu’elle 
peut comprendre. Mais, qu'après un repos qui ἃ duré un 
temps infini, survienne par hasard le mouvement, et qu'on 
trouve indifférent que le mouvement survienne à tel ins- 
tant plutôt qu’à tel instant antérieur, sans qu'il y ait en 
ceci aucun ordre, j'affirme que ce ne peut plus être là 
l'œuvre de la nature; car ce qui est par nature est d’une 
manière absolue ; il ne peut pas tantôt être et tantôt n'être 
plus, être tantôt de telle manière et tantôt de telle autre. 


39/ PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Le feu se dirige naturellement toujours en haut, et il n’est 
pas possible qu’il y ait en ceci une alternative, et que tan- 
tôt il se dirige en haut, et que tantôt il ne s’y dirige pas. 
Et quant à ce qui n'est pas absolu dans la nature, il y a 
du moins une cause rationnelle aux changements qui sur- 
viennent; et ici l'on n’en voit pas au changement tout ar- 
bitraire qu'on suppose. 

Il vaudrait donc encore mieux imaginer avec Empé- 
docle ou tel autre philosophe que l’univers est tour à 
tour en repos et en mouvement; car il y a dans cette 
succession alternative des phénomènes un certain ordre 
et une certaine régularité. Du reste, quand on avance de 
pareilles théories, il ne faut pas se contenter de simples 
affirmations ; 1] faut tâcher de remonter aussi jusqu'à la 
cause et de l'expliquer; et au lieu de se borner à une hy- 
pothèse gratuite, et de poser un axiôme qui choque la 
raison, il faut ou en appeler à l'induction tirée des faits 
observés, ou apporter une démonstration qui se rattache 
à des principes incontestables. Empédocle ne s’est pas 
donné la peine de remonter à des causes, et il s’est con- 
tenté d'hypothèses gratuites. Le rôle prêté à l’ Amour et à 
la Discorde peut être vrai; et l’un, en effet, réunit les 
choses tandis que l’autre les divise; mais on ne nous dit 
pas par quelle cause l’un vient après l’autre. On parle 
bien de leur succession alternative ; mais encore faudrait- 
il dire à quoi elle tient. Sans doute, entre les hommes, il 
y ἃ l'Amour, qui les rapproche ; et la Discorde, qui les fait 
ennemis et les éloigne les uns des autres. De l'humanité 
on transporte cette loi à l'univers, et 1] est bien sûr que 
parfois les choses s’y passent également ainsi; mais ce 
qu’on n’explique pas, et ce qu’il fallait expliquer, c’est 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IL 339 


comment ces phénomènes opposés s’accomplissent dans 
des périodes égales et régulières. C’est qu'elles ne sont pas 
plus dans le monde qu’elles ne sont parmi les hommes. 

En général, se contenter d'affirmer qu'une chose est 
toujours de telle ou telle manière, et qu’elle se produit 
toujours de même, et croire que c’est là un principe et 
une raison suffisante des choses, ce n’est pas du tout sa- 
tisfaire la raison. C’est à cela cependant que Démocrite 
réduit toutes les explications prétendues qu’il nous donne, 
quand il nous dit que les choses sont actuellement ainsi, 
et qu'elles y étaient antérieurement. Mais, quant à la 
cause véritable de cet état éternel, il se garde bien de la 
chercher. Je ne dis pas d’ailleurs que ce principe de Dé- 
mocrite ne puisse jamais trouver une seule application; 
mais je dis qu'il ne faut pas l'appliquer indifféremment à 
tout. Par exemple, c'est bien une vérité éternelle et im- 
muable que tout triangle a ses trois angles égaux à deux 
droits ; cependant, on ne s'arrête pas purement et sim- 
plement à ce théorème, et l’on peut trouver une cause à 
cette propriété éternelle du triangle, puisqu'on la démon- 
tre, tandis qu'il y à d'autres principes qui sont également 
éternels, et auxquels il faut s'arrêter sans essayer de re- 
monter à une cause plus haute. 

Nous avons donc démontré les relations nécessaires du 
temps et du mouvement, et nous avons établi que le 
temps n’a pu exister et ne pourra exister qu'à la condition 
que le mouvement ait existé ou doive exister comme lui. 


IT. 


Je sais qu'on peut opposer des principes contraires à 


336 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ceux que je viens d'établir; mais je crois aussi qu’il n’est 
pas difficile de répondre à ces objections. En attendant, 
voici les principaux arguments par lesquels on peut en- 
treprendre de prouver que le mouvement, loin d’être 
éternel, a dû se produire à un certain moment donné sans 
avoir du tout préalablement existé. 

D'abord, peut-on dire, il n’y a pas de changement qui 
soit éternel, parce que nécessairement tout changement 
a lieu entre deux états divers, l’un d’où il part et l’autre 
où 1] aboutit. Par une conséquence évidente, tout chan- 
gement ἃ pour limites les contraires entre lesquels 1] se 
passe. Donc, il n’y ἃ pas de mouvement qui puisse être 
infini. En second lieu, on peut se convaincre par l’obser- 
vation, que le mouvement estsouvent interrompu, et qu'il 
a des alternatives. Tel objet qui actuellement n’est pas 
mu et qui n ἃ en soi aucun mouvement, peut être mu à un 
certain moment donné; et ceci est particulièrement obser- 
vable dans les êtres inanimés; tantôt le tout ou la partie 
y est immobile, et tantôt il y ἃ mouvement. Mais si le 
mouvement ne peut pas naître ou sortir du néant, 1] faut 
reconnaître alors ou que le mouvement est éternel, où 
qu'il est éternellement impossible. Si cette remarque est 
manifeste pour les êtres inanimés, elle l’est davantage 
encore pour les êtres animés ; et nous pouvons nous 
prendre pour exemple. Actuellement nous sommes en 
repos, et il nu’ y ἃ pas le moindre mouvement en nous; 
puis, tout à coup, nous nous mettons en mouvement, le 
principe de l'action venant uniquement de nous sans la 
moindre intervention du dehors. Les choses inanimées, au 
contraire, ne se meuvent jamais que par une cause exté- 
rieure. Quant à l'être animé, on dit qu’il se meut lui- 


D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH, IL 397 


mème ; car, s’il est quelquefois en repos, il peut aussi tout 
à coup se produire en lui un mouvement qui ne vient que 
de lui seul et où le dehors n’est pour rien. Mais si ce phé- 
nomène peut se passer dans l'animal, et si le mouvement 
peut commencer en lui, pourquoi la même chose ne se 
passerait-elle pas aussi dans l'univers? Le phénomène qui 
a lieu dans le petit monde, peut avoir lieu aussi dans le 
grand; et, si c'est possible dans l'univers, c'est possible 
aussi dans l'infini, en supposant toutefois que l'infini 
puisse se mouvoir tout entier ou demeurer tout entier en 
repos. 

De ces divers arguments, le premier est très-vrai, et 
il est impossible qu'entre deux limites opposées, le mou- 
vement soit éternellement le même et reste numérique- 
ment un. Il y ἃ toujours et nécessairement des intervalles 
de repos. Il y ἃ ici nécessité absolue qu'il en soit ainsi; 
car une seule et même chose ne peut avoir un mouvement 
qui soit un et numériquement toujours le même. de cite 
un exemple pour éclaircir ceci. Soit une corde d’instru- 
ment de musique qu'on met en mouvement. Je demande 
si le son que rend cette corde est toujours un seul et 
même son, ou si ce n'est pas toujours un son différent, 
chaque fois qu'on la touche de la même manière et qu'on 
lui imprime la même vibration. Mais quoiqu'il en soit de 
ce phénomène particulier, il ne prouve pas que le mou- 
vement ne puisse point être un et le même en étant con- 
tinu et éternel. Je reviendrai un peu plus loin sur ce 
principe afin de l’éclaircir complétement. 

Je passe au second argument et je l’admets; car on 
peut regarder comme certain, dès à présent, qu'il n’y ἃ 
rien d’absurde à soutenir qu'un corps qui n’était pas en 

22 


338 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mouvement puisse y être mis, selon que le moteur qui lui 
est extérieur existe ou n'existe pas. Ge qu'il faut savoir 
c'est à quelles conditions ce mouvement transmis est pos- 
sible. Mais au fond quandon dit qu une chose peut tantôt 
être mue par son moteur spécial et tantôt ne l'être pas, 
cela revient absolument à rechercher comment 1] se fait 
que les choses sont tantôt en mouvement et tantôt εν 
sont pas, question sur laquelle je reviendrai plus tard. 
Mais ici le mouvement est précédé d’un autre mouve- 
ment, er ce n'est que le premier mouvement qu'il faut 
étudier. 

Quant au troisième argument, qui tend à prouver que 
le mouvement peut avoir commencé spontanément, j'a- 
voue qu'il est plus embarrassant ; car dans les êtres inani- 
més, le mouvement semble se produire tout à coup sans 
avoir antérieurement existé. L’être est en repos; puis tout 
à coup, 1] se met en marche, sans qu'aucune cause exté- 
rieure ait agi sur lui, du moins à ce qu’il semble. Mais c’est 
là une erreur. Dans l'animal, il y ἃ toujours quelqu'un 
des éléments naturels dont il est formé, qui est en mou- 
vement. Or, ce n’est pas l’être lui-même qui est la cause 
du mouvement de ces éléments, et c'est sans doute le 
milieu même dans lequel l'animal est placé; car lorsqu'on 
dit que c'est l'être animé lui-même qui se meut, on en- 
tend parler seulement du mouvement dans l’espace et 
non des autres espèces de mouvement d’altération, d’ac- 
croissement, etc. Mais 1] se peut fort bien, et il est peut- 
être nécessaire qu il se passe dans le corps une foule de 
mouvements causés par ce qui l'entoure. Ces agents exté- 
rieurs agissent à leur tour sur la pensée ou sur le désir, 
qui mettent eux-mêmes en mouvement l'être entier, et 


D'ARISTOTE, LIVRE ὙΠ]. CH. IE. 339 


l’on ne peut plus dire ainsi que ce soit l’être Ini-même 
qui se meuve spontanément. Gette transmission de mou- 
vements venus du dehors se voit bien nettement dans les 
phénomènes du sommeil. L'animal s’éveille tout à coup 
sans qu'il y ait de mouvement observable, et cependant 
on ne peut douter qu'il n’y ait eu un mouvement inte- 
rieur d’un certain genre, lequel ne dépendait pas de l’a- 
nimal; mais ce qui va suivre éclaircira tout ceci. 


I. 


Nous commencerons la discussion par la question que 
nous venons d’indiquer, à savoir comment il se fait que 
certains êtres sont tantôt en mouvement et tantôt en 
repos. 

Nécessairement, il n'y ἃ que les alternatives suivantes 
qui soient possibles : Ou tout est toujours en mouvement, 
ou tout est toujours en repos: ou bien 1] n’y ἃ que cer- 
taines choses qui se meuvent, tandis que certaines autres 
sont dans nn repos complet ; et ce dernier cas peut se dé- 
composer selon que le mouvement des unes et le repos 
des autres sont chacun éternel, ou selon que tont peut 
être indifféremment soit en mouvement soit en repos; ou 
bien enfin, et c’est la troisième et dernière hypothèse, 
parmi les êtres, il y en ἃ qui sont éternellement inimo- 
biles, tandis que d’autres sont dans un mouvement éter- 
nel et que d’autres encore participent tour à tour du mou- 
vement et du repos. 

Voilà ce qu'il nous faut étudier; nous y découvri- 
rons la solution de toutes les questions que nous nous 


540 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


étions posées, et ce sera pour nous le complément défi- 
nitif de tout ce traité. 

Soutenir que tout dans la nature est en repos, et s’obs- 
tiner à ne pas accepter le témoignagne de l'observation 
sensible qui nous atteste le contraire, c'est une faiblesse 
d'esprit, malgré ce que certaines gens peuvent en penser. 
C’est nier et mettre en doute la Physique tout entière et 
non pas seulement une de ses parties. Mais ce sujet n’in- 
téresse pas uniquement le Physicien; il regarde aussi 
toutes les sciences et toutes les théories, puisque toutes 
supposent l’idée du mouvement. Cependant, il faut faire 
ici une observation qui est d’une application générale. 
Dans les mathématiques, on ne discute pas les objec- 
tions qu'on peut élever contre les principes sur les- 
quels elles reposent, et ces objections ne regardent pas, 
à vrai dire, le mathématicien. 1] en est de même pour 
toutes les autres sciences; et je dis que les objections 
élevées contre la réalité du mouvement ne doivent point 
être réfutées par le Physicien, puisque la science qu'il 
étudie n’existerait point, s’il n’admettait pas que la na- 
ture est le principe du mouvement. 

Je ne me prononce pas sur la théorie contraire, et peut- 
être est-ce aussi une erreur que de soutenir que tout est 
en mouvement; mais du moins cette erreur, si toutefois 
c'en est une, s’éloignerait moins des vérités de la science; 
car nous avons établi (Livre I, ch. Il) que, dans les choses 
physiques, il faut considérer la nature comme le principe 
unique du mouvement et du repos, et que le mouvement 
est essentiellement un fait naturel. En effet, quelques 
philosophes soutiennent aussi que le mouvement n'est 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IL 341 


pas partiel, attribué à telles choses et refusé à telles 
autres, mais que tout est en mouvement de toute éternité, 
et que seulement il est des mouvements qui, par leur 
ténuité même, se dérobent à nos sens et échappent à 
notre observation. Une objection qu'on peut faire à ce 
système, c’est que ceux qui le défendent n’ont pas dit 
assez précisément de quelle espèce de mouvement ils en- 
tendent parler; et, s’ils prétendent que leur théorie s'ap- 
plique à toutes les espèces du mouvement sans exception, 
il n’y aurait pas de peine à les réfuter. Ainsi, ces mouve- 
ments particuliers qu'on appelle accroissement et destruc- 
tion, ne peuvent pas être continus et perpétuels; et il y ἃ 
toujours dans l’un et l’autre des intervalles de repos. 
C'est comme quand on prétend que la goutte d’eau 
qui tombe successivement sur la pierre finit par la percer, 
ou que la plante qui pousse dans ses interstices finit par 
la rompre. En effet, si la goutte a creusé ou enlevé telle 
partie de la pierre, cela ne veut pas dire que dans an 
temps moitié moindre, elle en ait enlevé antérieurement 
la moitié. Mais les gouttes dans leur ensemble agissent 
comme font les matelots en se réunissant pour le halage 
d’un navire; tant de gouttes accumulées ont produit tel 
mouvement ou telle diminution dans la pierre; c’est vrai 
sans doute. Mais cela ne veut pas dire que telle partie 
des gouttes ait pu produire telle quantité précise de chan- 
gement et de mouvement dans aucune partie du temps. 
La portion enlevée de la pierre peut bien se subdiviser 
elle-même en plusieurs autres parties, si le morceau dé- 
taché est assez gros; mais on ne peut pas dire qu'aucune 
de ses parties ait été séparément détachée, puisqu'elles 
forment encore un certain tout qui est le morceau même 


34°? PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


enlevé de la pierre. Ces parties ont été enlevées toutes 
ensemble. Donc, évidemment, il n'est pas nécessaire que 
quelque chose soit enlevé de la pierre à chaque goutte 
qui tombe sur elle, par ce motif que le morceau détaché 
peut se diviser à l'infini; la seule chose nécessaire, c’est 
qu'à un certain moment donné le morceau se détache 
tout entier. 

Les objections que je viens de faire contre la continuité 
de la destruction s'appliquent non moins bien à la conti- 
nuité de l’altération, quelle qu'elle soit; car, l’altération 
même ne peut pas se diviser à l'infini, par cela seul que 
l'objet altéré peut se diviser lui-même indéfiniment. Il y 
a des phénomènes ou l’altération se fait tout d’un coup, 
par exemple, la congélation de l’eau ; et l’altération ne s'v 
produit pas par degré ni petit à petit. Dans le cas de la 
maladie, l’altération a lieu encore successivement ; car 1] 
y ἃ un temps où l’on peut dire du malade qu'il guérira ; 
par conséquent, il n’est pas encore guéri, et 1] est en état 
de maladie. Ce n’est donc pas tout à coup qu’il passe de 
la maladie à la santé, et à l'extrémité du temps où 1] a 
souffert. Il y a, dans la guérison, des intervalles de ma- 
ladie, et l’altération n’est pas continue. Le changement 
ne se fait dans ce cas que de la maladie à la santé, et non 
point apparemment à autre chose; or, ce sont là des con- 
traires, et soutenir que le changement a lieu perpétuelle- 
ment d’un contraire à l’autre, c’est vouloir contredire par 
trop gratuitement les faits les plus palpables; car, arrivé 
au contraire, il s'arrête. On ne peut pas contester davan- 
tage le repos pour une foule de choses qui restent dans 
l’état où elles sont; et, par exemple, la pierre demeure 
ce qu’elle est, sans devenir ni plus molle ni plus dure. Si 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. HE 343 


de l’altération je passe au mouvement local, j'y vois les 
mêmes temps d'arrêt; car il est impossible qu’on ne re- 
marque pas que la pierre portée en bas s'arrête sur la 
terre, une fois qu’elle y est parvenue. Il faut encore ajouter 
que la terre et tous les autres corps naturels occupent les 
lieux qui leur sont propres, et qu'ils y demeurent néces- 
sairement une fois qu'ils y sont arrivés. Par conséquent, 
s’il est des corps qui restent ainsi en repos, 1l faut en con- 
clure que tous les corps ne sont pas nécessairement en 
mouvement dans l’espace, ainsi qu'on le dit; et, si l’exis- 
tence du mouvement est démontrée, celle du repos ne 
l’est pas moins. 

Aïnsi, les considérations que nous venons de pré- 
senter, et celles qu'on pourrait y joindre, démontren 
bien que tout n’est pas en mouvement et que tout n'es 
pas en repos. Ces deux théories extrêmes sont insoute- 
nables. Mais on ne peut pas dire davantage que certaines 
choses sont éternellement en repos, et certaines autres 
choses dans un mouvement perpétuel, et qu’il n’y ait rien 
qui soit tantôt en mouvement et tantôt en repos. Cette der- 
nière impossibilité, que nous avons déjà signalée plus haut, 
est de toute évidence ; car nous voyons dans une foule de 
choses se produire des changements successifs du genre de 
ceux que nous venons d'indiquer. Le contester ce serait 
vouloir aller contre le témoignagne le plus manifeste de nos 
sens. En effet, ni l'accroissement des choses ni le mouve- 
ment forcé qu’elles reçoivent quelquefois, quand elles 
sont mues contre leur nature, ne sont concevables qu'à la 
condition d'un repos antérieur. Dire qu'il n'y a pas d’al- 
ternative de mouvement et de repos, c’est méconnaître et 
nier absolument la génération et la destruction des choses, 


34h PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dans lesquelles le repos est toujours indispensable ; et 
l’on peut dire que c’est nier aussi toute espèce de mouve- 
ment, puisque le mouvement ne signifie guère, en géné- 
ral, que la destruction ou la production de certains phé- 
nomènes ; Car, soit qu'un corps s’altère, soit qu'il change 
de place dans l’espace, l'état qu'il abandonne en s’alté- 
rant périt, et c’est une destruction de cet état antérieur: 
et, quand le corps se déplace, la position qu’il occupait 
périt également, de même que l’état nouveau du corps se 
produit, on que sa nouvelle position se produit aussi. 

Donc évidemment, il faut reconnaître qu'il y ἃ des 
choses qui, à certains moments donnés, sont en mouve- 
ment, et d’autres choses qui à certains moments sont en 
repos. 

Quant à cette opinion que toutes choses dans l'univers, 
sont tantôt en repos et tantôt en mouvement, 1l suffit 
pour la réfuter de la rapprocher des arguments que nous 
venons d'exposer en examinant les autres hypothèses. 
Mais pour mieux montrer combien elle est vaine, nous 
rappellerons les définitions que nous avons antérieure- 
ment posées, et qui déterminent bien les diverses solu- 
tions qu'on peut donner du problème. Reprenons-les. Ou 
tout est en repos, ou tout est en mouvement; ou bien 
parmi les choses, les unes sont en mouvement, et les 
autres sont en repos; eten admettant le repos des unes et 
le mouvement des autres, il faut nécessairement, ou que 
toutes soient tantôt en repos et tantôt en mouvement, ou 
que toujours les unes soient en mouvement, et les autres 
toujours en repos, ou enfin qu'il y en ait qui passent 
alternativement du repos au mouvement et du mouve- 
ment au repos. 


D'ARISTOTE., LIVRE VIE, CH. HE. 345 


Nous avons déjà démontré plus haut qu'il ue se peut 
pas que tout soit en repos; car le témoignage des sens 
atteste le contraire. Mais nous insistons sur ce point; car 
si l’on prétend, comme on le fait quelquefois, que l'être 
est infini et immobile. il faut du moins convenir que nos 
sens ne peuvent p2s s'en apercevoir, et quil est une 
foule de choses qui se meuvent sous nos yeux. Je vais 
jusqu'à admettre, si l’on veut, que ce soit là une illusion, 
et qu'il n’y ait dans tout cela qu’un simple effet de l'ima- 
gination; mais toujours est-il qu'il n’y en ἃ pas moins 
mouvement, puisque le fait même de l'imagination est 
un mouvement d'un certain genre, par la mobilité seule 
des apparences qui sont dans l'esprit, tantôt d’une façon 
et tantôt d’une autre; car l'imagination et l'opinion qu'elle 
provoque dans l'intelligence, sont elles-mêmes des mou- 
vements réels et qu'on ne peut nier. Mais disserter à 
perte de vue, et faire des raisonnements sur des choses 
où nous pouvons avoir mieux que des raisonnements, à 
savoir le témoignage infaillible de nos sens, c'est mal 
juger le meilleur et le pire, le plus fort et le plus faible; 
c'est mal discerner le certain de l’incertain; en un mot, 
ce n'est pas savoir distinguer un principe réel de ce qui 
n'est pas principe. 

Si donc tout l'univers n’est pas en repos, il n'est pas 
moins impossible non plus qu'il soit en mouvement, et 
qu'une partie de l'nnivers soit dans un mouvement éter- 
nel, tandis que l’autre partie serait dans un éternel repos. 
A tous ces systèmes qui faussent la nature, il n'y a tou- 
jours à opposer qu'une seule réponse; mais elle est pé- 
remptoire : l'observation nous atteste qu'il y a des choses 
qui sont tantôt en mouvement et tantôt en repos. Donc 


346 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


évidemment il est tout aussi impossible que tout soit 
continuellement en repos, et que tout soit continuellement 
en mouvement, qu'il est impossible que, parmi les choses, 
les unes soient dans un mouvement éternel et les autres 
dans un éternel repos. Reste donc à examiner une seule 
hypothèse, à savoir que l’univers étant susceptible de ᾽ 
mouvement et de repos, 1l y ἃ des choses qui sont tantôt 
en mouvement et tantôt en repos, puis des choses qui 
sont dans un repos immuable, et d’autres enfin qui sont 
sans cesse en mouvement. C'est là ce que nous allons 
démontrer. 


ΙΝ. 


Il faut nous reporter à quelques principes que nous 
avons déjà antérieurement exposés. Ainsi, parmi les mo- 
teurs_et les mobiles, il faut distinguer ceux qui le sont 
d'une manière indirecte et accidentelle, et _ ceux qui le 
sont en soi et d'une manière essentielle. Le mouvement 
d’un objet n'est qu'accidentel, quand 1] ἃ ce mouvement 
parce qu'il est dans un autre objet qui lui-même est mu, 
ou bien quand une de ses parties seulement est en mou- 
vement. Au contraire, les moteurs et les mobiles sont en 
soi et essentiels, quand le mouvement ne leur vient pas 
uniquement de l’objet dans lequel ils sont, ou d’une de 
leurs parties séparément. 

Dans les moteurs et les mobiles en soi, on peut encore 
faire une distinction entre ceux qui se meuvent eux-mêmes 
et ceux qui sont mus par une cause extérieure; on peut 
en outre distinguer le mouvement naturel et le mouve- 
ment forcé et contre nature. Ce qui se mneut soi-même 


= 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 347 


est mu naturellement; et, par exemple, les animaux se 
meuvent, du moins à ce qu'il semble, d’une manière spon- 
tanée. La nature leur ἃ donné la faculté de se mouvoir 
comme ils veulent; et c'est là ce qui fait que, pour tous 
les êtres qui ont en eux-mêmes le principe du mouve- 
ment, on dit que c’est naturellement qu’ils se meuvent; 
la nature ἃ voulu que l’animal pût toujours se mouvoir 
ainsi lui-même tout entier. Quant au corps de l'animal, 
et considéré en lui seul indépendamment du principe in- 
terne de son mouvement propre, il peut avoir un mouve- 
ment contre nature ou naturel; et il y a pour lui, comme 
pour tout autre corps inerte, une grande différence entre 
les mouvements qu’il peut recevoir, comme il y en a dans 
les éléments dont il est composé. Enfin dans les êtres qui 
sont mus autrement que par eux-mêmes, on peut distin- 
guer aussi des mouvements contre nature et des mouve- 
ments naturels; par exemple, un mouvement contre 
nature est celui des corps graves qui montent en haut 
quand on les projette, et des corps légers quand ils vont 
en bas, de la terre qui monte et du feu qui descend. Sans 
même parler du corps entier, il y ἃ des mouvements 
contre nature dans les parties du corps, quand elles n’ont 
pas leur position régulière ou qu’elles n’ont pas leur mode 
d'action habituel. 

Or, c’est surtout dans les mouvements contre nature 
qu'on peut voir clairement que c’est du dehors que le 
mouvement est imprimé àu mobile, et l’on peut se con- 
vaincre par une pleine évidence que le mobile est mu par 
un autre que lui-même. Après les mouvements contre 
nature, les mouvements où le phénomène est le plus 
manifeste, ce sont ceux des êtres qui se meuvent eux- 


918 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mêmes; et qui ont en eux le principe du mouvement, 
comme les animaux, dont il vient d’être question. En 
effet, il n’y ἃ pas le moindre doute, sauf les réserves que 
nous avons faites, que ce sont eux-mêmes qui se déter- 
minent au mouvement et qu'il n’y a point de cause exté- 
rieure. Mais on peut avoir encore des doutes sur le point 
de savoir au juste ce qui meut ou ce qui est mu en eux ; 
car ce qui se passe dans un bateau, par exemple, où c’est 
le pilote qui meut le bâtiment et est mu avec lui, se passe 
également dans les animaux, où l’on peut très-bien distin- 
guer ce qui fait mouvoir et ce qui est mu;et cette distinc- 
tion peut servir à expliquer le mouvement dans tout être 
qui se meut lui-même. 

Mais les choses ne sont pas aussi simples dans les êtres 
qui ne se meuvent pas eux-mêmes, seconde division que 
nous avons établie plus haut. Parmi les êtres qui, ne ti- 
rant pas d'eux-mêmes le mouvement, sont mus par une 
force étrangère, les uns le sont naturellement, les autres 
le sont contre leur nature; et c’est pour ces derniers qu’il 
est difficile de se bien rendre compte de la force qui les 
meut. Ainsi, quelle est la cause qui meut les corps légers 
et les corps graves? Ce n’est que par force qu'ils sont 
portés dans les lieux qui leur sont opposés. Quand ils vont 
dans les lieux qui leur sont naturellement propres, le léger 
va en haut par sa nature, tandis que le grave se dirige en 
bas. Dans ce cas, qui les meut l’un et l’autre? Quelle est 
la force qui les met en mouvement ? C’est là ce qui n’est 
pas de toute évidence, comme ce l’est quand ces corps 
reçoivent un mouvement contre nature, au lieu de rece- 
voir leur mouvement naturel. Il est bien impossible de 
dire que ces corps se meuvent eux-mêmes ; car cette fa- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 349 


culté du monvement spontané est essentiellement vitale, 
et-elle ne peut appartenir qu'aux êtres animés. Si ces 
corps se donnaient à eux-mêmes le mouvement qu'ils ont, 
une conséquence nécessaire, c’est qu'ils pourraient éga- 
lement s'arrêter ; et nous voyons, en effet, que quand un 
être est cause à lui-même de la marche qu'il ἃ, 1] peut 
aussi suspendre cette marche quand il lui plaît. Par con- 
séquent, s’il ne dépendait que du feu de se porter en haut, 
il pourrait tout aussi bien se porter en bas. Il faut ajouter 
que, dans ce cas, il ne serait pas plus concevable que les 
éléments ne se donnassent qu'un seul et unique mouve- 
ment, sans jamais se donner des mouvements contraires, 
s'ils avaient cette prétendue faculté de se mouvoir eux- 
mêmes. 

Il y ἃ de plus, pour les éléments naturels, cette autre 
difficulté qu'ils sont homogènes et continus: or, comment 
l’homogène et le continu pourrait-il se mouvoir lui-même? 
Il y faudrait au moins la distinction du moteur et du mo- 
bile, qui ne se trouve point ici. En tant que l'élément est 
un et continu, ce ne peut pas être par le contact qu’il se 
meuve : car, dans ce qui est absolument homogène, il n’y 
a pas de contact possible; et 1l faut nécessairement qu'il 
y ait séparation et non continuité entre deux choses, pour 
que l’une des deux puisse agir, et l’autre supporter l’ac- 
tion de la première. Ainsi, les éléments naturels ne peu- 
vent se mouvoir eux-mêmes par cela seul qu’ils sont ho- 
mogènes ; et 1] n'y ἃ pas de continu qui puisse avoir non 
plus un mouvement spontané. Il faut toujours, pour qu'il 
y ait mouvement dans un cas quelconque, que le mo- 
teur soit distinct et séparé du mobile, comme nous l’ob- 
servons pour les choses inanimées, lorsqu'un être animé 


390 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


vient à leur communiquer un mouvement qu’elles n’ont 
pas par elles-mêmes. 

Il reste donc certain que les éléments naturels, ne se 
donnant pas à eux-même le mouvement, doivent être mus 
aussi par une force étrangère, et c'est ce qu'on peut vé- 
rifier aisément en recourant aux divisions que nous avons 
établies plus haut entre les causes du mouvement, pour ce 
qui concerne les mobiles. Ces divisions ne sont pas moins 
applicables aux moteurs, et l’on peut les distinguer éga- 
lement en ce que les uns sont contre nature, et en ce que 
les autres sont naturels. Ainsi, ce n’est pas par sa seule 
nature que le levier meut les corps pesants ; il faut de 
plus, pour qu'il agisse, une cause qui le fasse agir. 
D’autres moteurs, au contraire, agissent par leur propre 
nature; et, par exemple, ce qui est actuellement chaud 
échauffe par sa seule action les corps qui sont suscep- 
tibles d’être échauflés, et qui, cependant, ne sont pas 
chauds en acte, et ne le sont qu’en puissance. À ces deux 
exemples, nous pourrions en joindre autant d’autres que 
nous voudrions, pour prouver qu’il y ἃ des moteurs selon 
la nature, et des moteurs contre nature. On pourrait ap- 
pliquer aux mobiles des distinctions analogues ; et le mo- 
bile, selon la nature, sera celui qui en puissance ἃ une 
certaine qualité, une certaine quantité, et une certaine 
position, qui lui permettent d’avoir une des trois espèces 
du mouvement, l’altération, l'accroissement ou la loco- 
motion. J'entends d’ailleurs parler de ces mobiles qui ont 
en eux le principe de leur mouvement propre, et qui ne 
l'ont pas seulement d’une façon accidentelle ; car la quan- 
tité et la qualité peuvent être affectées de mouvement 
dans un seul et même être; mais alors l’une n’est qu'ac- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 301 


cidentellement à l’autre, et elle n’y est pas essentiel- 
lement. 

Le feu et la terre, c’est-à-dire les éléments, ont un 
mouvement forcé qui leur vient de quelque cause étran- 
gère, quand ils n’ont pas le mouvement qui leur est 
propre. Ils ont leur mouvement naturel et non un mou- 
vement forcé, quand ils tendent à leurs actes spéciaux, 
bien qu'ils ne les accomplissent pas réellement, s'ils ne 
sont encore qu'en puissance. Mais comme cette deruière 
expression peut avoir plusieurs sens, cette équivoque em- 
pêche qu'on ne voie clairement la cause qui meut ces 
corps, et qui fait que le feu va en haut et la terre en bas. 

Des exemples éclairciront ceci. Évidemment, quand 
on dit de quelqu'un qu'il est savant en puissance, cette 
expression ἃ une signification fort différente, selon qu'on 
est ignorant et qu'on peut apprendre, ou selon qu'ayant 
la science on la possède sans en faire usage. Mais, toutes 
les fois que ce qui peut agir, et ce qui peut souffrir se ren- 
contrent et sont simultanés, le possible arrive à l'acte et 
se réalise. Ainsi, par exemple, quand on sort de l’igno- 
rance pour apprendre quelque chose, on passe de la 
simple possibilité d'apprendre à an état où l’on est en- 
core en puissance, mais où la puissance est tout autre 
que dans le premier état. En effet, celui qui possède la 
science et ne l’applique pas, est encore savant en puis- 
sance ; mais la puissance qu'il ἃ dans ce cas ne doit pas 
se confondre avec celle qu’il avait avant de rien appren- 
dre, et quand il était en pleine ignorance. Quand 1] ἃ la 
puissance d'appliquer la science, il l’applique, et 1] agit 
si nul obstacle ne s’y oppose ; car, s’il n’agit point alors, 
c'est que de fait il est dans le contraire de la science, 


302 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


c'est-à-dire dans l'ignorance. Cette distinction des deux 
espèces de puissance doit s'appliquer aux éléments et aux 
choses de la nature. Le chaud, par exemple, est froid en 
puissance; mais quand il cesse d’être froid en puissance, 
il devient chaud; et alors en tant que feu il brûle, si rien 
ne l'empêche d'agir selon sa nature, et ne fait obstacle : 
à son action. 

Ces distinctions qui sont très-réelles peuvent s’appli- 
quer aux corps graves et aux corps légers, et nous faire 
mieux comprendre la cause qui les met en mouvement. 
Le léger vient du pesant ; et, par exemple, l’air vient de 
l'eau quise vaporise. Le pesant est d’abord léger en puis- 
sance, et il devient réellement et effectivement léger, si 
rien ne l'en empêche et ne lui fait obstacle. L'acte réel 
du léger ; c'est d’être en un certain lieu, c'est-à-dire en 
haut; et quand 1] est dans un lieu contraire, c'est qu’il y 
a quelque cause qui s'oppose à son acte propre. Je ne 
parle ici que du mouvement dans l’espace, de la transla- 
tion; mais ceci s'appliquerait également, soit au mouve- 
ment de quantité, soit au mouvement de qualité, comme 
je le dirai tout à l'heure. Que si l’on veut aller plus loin 
que ces explications, et si l’on demande encore pourquoi 
les corps graves ou légers se dirigent ainsi vers les lieux 
qui leur appartiennent, il n° y ἃ plus rien à répondre, si 
ce n’est que c’est là une loi de la nature, et que ce qui 
constitue essentiellement le léger et le pesant, c’est que 
l'un se dirige exclusivement en haut, tandis que l’autre 
se dirige, au contraire, exclusivement en bas. 

Mais, ainsi qu'on vient de le voir, il y a deux manières 
de comprendre que le grave et le léger sont en puissance. 
Ainsi. à un certain point de vue, l’eau est légère en puis- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. IV. 399 


sance, attendu qu’elle peut, en se vaporisant, devenir de 
l'air; mais même lorsqu'elle est devenue de l'air, il est 
possible encore que cet air ne soit léger qu'en puissance 
aussi ; par exemple, quand il rencontre un obstacle qui 
l'empêche de monter en haut, comme il le ferait par son 
mouvement naturel; mais, dès que l'obstacle ἃ disparu, 
le léger en acte se produit, et l’air monte dans un lieu 
plus élevé. Ce double changement de puissance que je 
signale dans l'air se produit également dans tous les mou- 
vements de qualité; et pour reprendre l'exemple cité an 
peu plus haut, la qualité de savant doit changer pour ar- 
river à être en acte, car, lorsqu'on a déjà la science, on 
peut l'appliquer sur le champ, si rien ne fait obstacle ; 
mais il faut l'avoir préalablement avant de pouvoir l’ap- 
pliquer. De même encore pour les mouvements de quan- 
tité ; car la quantité se dilate et s'étend si rien ne 50 op- 
pose. Écarter l’obstacle qui s’oppose à l'acte et l'empêche, 
c'est, si l’on veut, mouvoir d’une certaine façon, puisque 
c'est rendre le mouvement possible ; mais, en réalité, on 
ne peut pas dire que ce soit précisément mouvoir. Par 
exemple, si l’on retire la colonne qui supporte une pierre, 
la pierre tombe; mais on ne peut pas dire que ce soit la 
mouvoir. Si l’on retire un poids qui est placé sur une 
outre pleine d’air au fond de l’eau, l’outre remonte à la 
surface; mais on ne lui a pas donné le mouvement à vrai 
dire. Ce n’est mouvoir qu'indirectement ; de même qu'on 
ne peut pas dire que ce soit le mur qui meuve la balle, 
quoiqu'il la renvoie; celui qui, réellement, meut la balle, 
c'est le joueur qui l’a lancée. 

Maintenant il nous faut résumer toute la discussion qui 
précède ; et nous disons qu’on doit admettre comme démon- 

23 


394 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


tréqu'aucun deséléments ne se meut précisémentlui-même 
et qu’ils ont en eux le principe du mouvement, non pas pour 
mouvoir et produire spontanément le mouvement, mais 
seulement pour le recevoir et pour le souffrir. Nous ajou- 
tons que tous les mobiles qui sont mus effectivement, ont 
ou un mouvement naturel, ou un mouvement forcé et 
contre nature. Tout ce qui est mu par force est mu par 
quelque cause extérieure et étrangère. Même, parmi les 
choses qui sont mues selon la nature, celles qui se meu- 
vent elles-mêmes sont mues encore par quelque cause, 
tout aussi bien que celles qui ne se meuvent pas elles- 
mêmes. Ainsi, les corps légers ou pesants reçoivent leur 
mouvement de ce qui les rend tels qu'ils sont, ou de ce 
qui éloigne l’obstacle qui les empêchait d'agir. Donc, on 
peut dire d’une manière générale que tout ce qui est mu, 
que tous les mobiles reçoivent leur mouvement de quelque 
cause. 


V. 


Ce principe que tout ce qui est en mouvement est mu 
par quelque chose, peut avoir deux significations, selon 
que le moteur ne meut pas par lui-même, mais par un 
intermédiaire qui le met lui-même en mouvement, et se- 
lon qu’il meut directement et par lui seul. Dans ce dernier 
cas, où le moteur meut par lui-même, on peut encore 
faire cette distinction : Ou le moteur vient tout de suite 
après l’extrème qui communique le mouvement, ou bien 
il y ἃ entre le moteur et le mobile plusieurs intermé- 
diaires. Ainsi, le bâton qui meut la pierre est moteur re- 
fativement à elle: mais le bâton lui-même est mis en 


D'ARISTOTE, LIVRE VIN, CH. V. 395 


mouvement par la main que l’homme fait mouvoir; et, 
dans cet exemple, c’est l’homme qui d’abord produit le 
mouvement, sans être lui-même mu par autre chose. On 
dit indifféremment de ces deux moteurs, soit le premier 
soit le dernier, qu’ils donnent le mouvement; mais cepen- 
dant cela doit surtout s'entendre du premier moteur qui 
peut donner le mouvement au dernier, sans que ce der- 
nier puisse le lui rendre. Sans le premier, le dernier reste 
hors d'état de mouvoir; et celui-ci ne peut agir sans celui- 
là, puisqu'évidemment le bâton ne transmettra pas le 
mouvement si d’abord la main de l’homme ne le lui im- 
prime. 

Si donc c’est une nécessité que tout ce qui est mu soit 


RSS ERP ΠΕΣ 


même mue à son nr ou ι qu’e elle ne soit p it pas τ s mue, iL x n'est. 


HORS 


pas moins nécessaire, en supposant encore que | le mobile 


sont mul mu lui-même par un poire pus yes δ: rit ἢ pre- 
autre cause. >», Que si ce moteur premier est bien en effet le 
premier, comme on le pense, alors 1] n'est pas besoin 
d'en rechercher un autre; car ilest impossible que la série 
aille à l'infini, du moteur au mobile mu lui-même par un 
autre, et toujours ainsi de suite, puisque dans l'infini il 
n'y ἃ pas de premier; ce qui est contre l'hypothèse. Une 
autre conséquence, c'est que, si tout mobile est mu par 
quelque chose, et si le moteur premier est celui qui n’est 
pas mu lui-même Lil un autre, + ΠΕ “ét Re ΓΕΒΈΣ ΜΕ 
lui qui donne le mouvement, let qu’ ‘il à ne sera it. pas _pre= e- 
mier s’il le recevait... 

Α cette première démonstration, on peut en joindre 


3956 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


une autre. Tout moteur meut quelque chose, et il meut 
le mobile au moyen de quelque chose qu'il emploie pour 
agir. Mais le moteur meut ce mobile, auquel il donne le 
mouvement, soit par lui-même soit par quelque intermé- 
diaire. Ainsi, l'homme meut directement la pierre, ou il 
la meut par le moyen de son bâton; le vent fait directe- 
ment tomber quelque chose, ou cette chose tombe sous le 
coup de la pierre que le vent a chassée. Or, il est impos- 
sible qu'il y ait jamais un mouvement sans un moteur qui 
meuve par lui-même l'intermédiaire par lequel il trans- 
met le mouvement au mobile; et, s’il meut par lui-même 
le mobile, il ΠΥ ἃ pas besoin d'un autre intermédiaire par 
lequel il lui soit possible de mouvoir. S'il y ἃ un intermé- 
diaire de ce genre, il faut toujours un moteur qui donne 
le mouvement lui-même sans le recevoir d’un autre : car, 
autrement, on irait à l'infini et l’on s’y perdrait. 

En arrivant à un mobile qui, est moteur sans être mu 
lui- même, il n’y a plus de série à l'infini, et T on ἃ le > pre- 
mier moteur qu'on cherchait. En effet, le bâton donne le 
mouvement parce qu Ἢ est mu lui-même par la main, et 
c’est alors la main qui meut le bâton; mais si l’on sup- 
pose qu’il y a encore quelqu’autre cause qui se sert de la 
main pour communiquer le mouvement, 1] faut que ce 
nouveau moteur soit différent de la main: et, toutes les 
fois qu’il y a un moteur qui communique lui-même le 
mouvement par un intermédiaire, il est clair qu'il faut 


en sense, EE] 


arriver à un moteur qui meuve _par_lui-même, et qui 
donne le mouvement qu'il ne reçoit pas. Mais si ié moteur 


est mis en mouvement sans que ce soit un autre que lui- 
même qui le meuve, il faut bien que le moteur alors se 
meuve lui-même et spontanément. Ainsi, on doit con- 


ir rit 


D'ARISTOTE, LIVRE VITE, CH. V. 397 


clure que le mobile est mu par un moteur qui se meut 
lui-même, ou du moins qu Ἢ faut toujours | remonter jus- 
qu'à un moteur de ce genre... PAT 

On peut arriver à la même démonstration en se pla- 
çant à un point de vue un peu différent de ceux qui 
viennent d’être indiqués. Si tout ce qui reçoit le mouve- 
ment le tient d’un moteur qui est mu lui-même, il n’y a 
qu'une alternative : Ou bien c'est un simple accident que 
le mobile transmettele monvement qu'il a recu lui-même, 
sans l’avoir de son propre fonds; ou bien ce n'est pas un 
accident, et c'est quelque chose d’essentiel et en soi. 
J'examine tour à tour ces deux hypothèses; et je commence 
par la première. 

D'abord, si l’on conçoit que le mouvement soit un 
simple accident, il ny ἃ plus aucune nécessité que le 
mobile soit mu; et, ceci admis, il est clair qu'il est pos- 
sible qu'aucun êire au monde n'ait de mouvement; car 
l'accident n’est jamais nécessaire, et il peut tout aussi bien 
ne pas être. Si donc on suppose que le mouvement est 
simplement possible, il n’y a rien là qui soit absurde, bien 
que d’ailleurs ce puisse être une erreur; mais il est de 
toute impossibilité qu'il n'y ait pas de mouvement au 


monde ; et dès lors le mouvement n’est pas sim lement 


possible ; il est absolument nécessaire; car il ἃ été dé- 


EP QRSE En REA RE Κὲ δ 


montré plus haut (dans ce même Livre, ch. 1), que le 
movement, doit ὁ être | éternel de toute nécessité. Tout 


ceci, d’ailleurs, paraît tout à fait conforme à la raiSOn ; 
car il y à 1ci trois termes indispensables, le mobile qui est 


mu, le moteur qui meut, et ce par quoi il meut. Le mobile 
doit nécessairement être mu, puisqu'il est mobile ; mais il 
n'y ἃ pas nécessité qu’il meuve à son tour, et qu’il trans- 


308 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mette le mouvement qu'il a reçu. Quant à l'intermédiaire 
par lequel le moteur donne le mouvement, il faut à la fois 
qu’il meuve et qu'il soit mu. En effet, cet intermédiaire 
doit subir le même changement que le mobile, puisqu'il 
coëxiste avec lui et qu'il est dans les mêmes conditions, 
c'est-à-dire que, pour mouvoir le mobile, il faut qu'il soit 
mu lui-même, et qu'en ce sens 1] soit mobile. C’est ce 
qu'on peut voir clairement dans les corps qui en dépla- 
cent d’autres dans l’espace ; ils doivent, dans une certaine 
mesure, se toucher l’un l’autre pour que le déplacement 
soit possible. Après le mobile et l'intermédiaire, reste 
enfin le moteur qui est immobile, et après lequel il n’y ἃ 
plus d’intermédiaire qui transmette le mouvement. Mais, 
comme de ces trois termes nous voyons que le dernier re- 
çoit le mouvement qu'iln’a pas par lui-même, et que l’in- 
termédiaire est mu par une cause étrangère également, 
sans avoir non plus en lui le principe de son action, il est 
très-rationnel, pour ne pas dire nécessaire, de penser que 
le troisième terme, qui est le moteur, doit donner le mou- 
vement tout en restant lui-même immobile. 

Cette immobilité nécessaire du moteur explique en un 
point et justifie le système d’Anaxagore, quand il prétend 
que l’Intelligence, dont il fait l’ordonnatrice de l’univers, 
est à l'abri de toute affection et de tout mélange, de quel- 
que nature que ce soit. Il n’en peut pas être autrement, 
du moment qu’il place le mouvement du principe dans 
l'Intelligence; car c'est uniquement en étant elle-même 
immobile qu’elle peut créer le mouvement, et elle ne 
peut dominer le monde qu’en ne s’y mêlant point. 

Nous avons supposé plus haut que le mouvement du 
moteur pouvait être accidentel ou nécessaire, et nous ve- 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. V. 309 


nons de prouver qu’il ne pouvait être accidentel. Reste 
donc qu’il soit nécessaire ; or, si le mouvement du moteur 
est nécessaire, et s’il ne peut jamais donner le mouve- 
ment sans le recevoir lui-même, il faut non moins néces- 
sairement, ou que le moteur reçoive un mouvement de 
même nature que celui qu'iltransmet, ou qu'il recoive une 
autre espèce de mouvement. Par exemple, il faut dans le 
mouvement de qualité que ce qui échauffe soit lui-même 
échauffé, que ce qui guérit soit lui-même guéri, et dans 
le mouvement local que ce qui transporte soit lui-même 
transporté: ou bien en variant les mouvements, 1] faut 
que ce qui guérit soit transporté, ou que ce qui trans- 
porte soit animé lui-même d'un mouvement de quantité 
et d'accroissement. Mais 1l est par trop évident que cette 
dernière supposition est tout à fait impossible; et l’on 
peut s’en convaincre en poussant cette division et cette 
diversité des mouvements jusqu'aux cas particuliers et 
individuels. Ainsi, en admettant que le moteur puisse 
avoir un mouvement autre que celui qu'il transmet, il 
faudrait que si quelqu'un enseigne la géométrie, on lui 
enseignât à lui-même cette même proposition de géomé- 
trie qu'il démontre à un autre ; il faudrait que, si on jetait 
quelque projectile, on fût soi-même jeté d’un jet tout 
pareil à celui qu’on communique au corps qu’on lance. 
Ainsi, le mouvement du moteur ne peut pas être pa- 
reil à celui qu'il donne. Mais j'ajoute qu'il ne se peut pas 
davantage qu’il soit d’un autre genre et d’une espèce 
différente. Si l’on faisait cette dernière supposition, le 
corps qui en transporterait un autre devrait avoir lui- 
même un mouvement d'accroissement, de même que le 
corps qui donnerait à un autre un mouvement d'augmen- 


360 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


tation en quantité, devrait avoir lui-même un mouvement 
d’altération; puis, le corps qui donnerait à un autre un 
mouvement d’altération, éprouverait lui-même une autre 
espèce d’altération. Mais 1] est clair que cette série ne 
peut pas aller fort loin, et qu’il faut bientôt s'arrêter, 
puisque les différentes espèces de mouvement sont en 
nombre limité. Que si l’on prétend qu’il y ἃ répétition et 
retour du même mouvement, et que le corps qui altère 
se trouve lui-même transporté un peu plus tard, cela re- 
vient à dire, au bout de certaines alternatives, que ce qui 
transporte est transporté, que ce qui enseigne est ensel- 
gné, c'est-à-dire que le moteur est animé du même mou- 
vement qu'il communique. Autant valait le dire sur le 
champ; car évidemment tout mobile n’est pas mu seule- 
ment par le moteur qui le touche; il est mu aussi par le 
moteur supérieur, et le premier des moteurs est aussi 
celui de tous qui produit le plus de mouvement. Mais il 
est impossible que le moteur ait le même mouvement 
que le mobile; car celui qui enseigne peut bien lui-même 
être enseigné, et à son tour apprendre quelque chose; 
mais au moment où il enseigne, il n'en faut pas moins 
que l’un possède la science, et que l’autre ne l’ait point, 
puisqu'autrement l’enseignement et la transmission de la 
science ne pourraient avoir lieu. 

Je veux signaler une dernière conséquence plus insou- 
tenable encore que les précédentes, et qui ressort évi- 
demment de ce principe erroné, que tout mobile doit être 
mu par un autre mobile : c'est qu'alors tout ce qui peut 
donner le mouvement devrait le recevoir à son tour. Dire 
que le moteur doit toujours et nécessairement être mu 
de la même espèce de mouvement qu’ik communique, 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. V. 361 


c'est dire que le médecin qui guérit le malade doit être 
lui-même guéri et non pas seulement guérir son client; 
c'est dire que l'architecte qui est capable de construire 
une maison est construit comme elle, soit directement, 
soit grâce à plusieurs intermédiaires. D’une manière gé- 
nérale, cela revient à soutenir que tout moteur qui a la 
faculté de mouvoir, doit être mis lui-même en mouvement 
par un autre moteur, sans que le mouvement reçu par lui 
soit le même que le mouvement qu'il transmet à son tour 
à un mobile voisin, et au contraire, en supposant que ce 
mouvement est différent, comme si, par exemple, le mé- 
decin qui ἃ la faculté de guérir était instruit. Mais même 
en variant les mouvements de cette façon, on arriverait 
bientôt de proche en proche à un mouvement qui serait 
de la même espèce, ainsi que nous venons de le dire, 
parce que les diverses espèces de mouvement sont limi- 
tées, et qu'on aurait bientôt épuisé la série. Donc l’une 
de ces conséquences, à savoir que tout moteur est animé 
du même mouvement que celui qu’il transmet, est ab- 
surde; et l’autre, à savoir que tout moteur est toujours 
mu lui-même, est erronée; car il est absurde de croire 
qu'un être qui a la faculté de produire une altération, 
doit par cela seul subir un mouvement d’accroissement. 

x Donc en résumé, 1] n’est pas nécessaire que tout mobile 
sans exception soit mis en mouvement par un moteur qui 
serait mu lui-même. Donc 1] y aura un temps d'arrêt; et 
alors de deux choses l’une : oule mobile sera mu primiti- 
vement par an moteur qui est lui-même en repos et immo- 
bile : ou bien le mobile se donnera à lui-même le mouve- 
ment qui le pousse. Quant à la question de savoir quel 
est le principe et la vraie cause du mouvement, ou de 


362 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


l'être qui se meut lui-même ou de celui qui est mu par un 
autre, c’est là ce qu’il est très-facile de décider, et tout 
le monde voit la solution : ce qui est cause en soi est tou- 
jours antérieur et supérieur à ce qui n'est cause que par 
un autre. 


VL 


Comme suite à ce qui précède, il faut voir, en sup- 
posant qu'il y ait quelque chose qui se meuve soi-même 
spontanément, à quelles conditions ce mouvement spon- 
tané est possible. Ce sera là en quelque sorte un nouveau 
principe pour nos études. 

Rappelons-nous d’abord que tout mobile est nécessai- 
rement divisible en parties, qui sont elles-mêmes divisibles 
à l'infini; car c’est un principe démontré plus haut, dans 
nos considérations générales sur la nature (Livre VI, ch. I), 
que tout mobile doit être continu en tant qu'il est mobile. 
Mais comment peut-on comprendre qu'une chose se meuve 
elle-même? D'abord il est impossible que ce qui se meut 
soi-même se meuve tout entier absolument; car on tom- 
berait alors dans une foule de contradictions toutes plus 
insoutenables les unes que les autres. Ainsi, un corps 
serait transporté tout entier en même temps qu’il trans- 
porterait, par le même et unique mouvement; et tout en 
restant un et spécifiquement indivisible, il serait altéré 
en même temps qu'il altérerait; il instruirait en même 
temps qu'il serait instruit; il guériraitet serait guéri pour 
un seul et même cas de guérison, toutes suppositions 
plus impossibles les nnes que les autres. 

De plus 1] ἃ été établi (Livre HT, ch. D) que tout mo- 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VI. 365 


bile, quand 1] est mu, est seulement en puissance et non 
pas en acte ; or, ce qui n'est qu'en puissance tend à se 
compléter en devenant actuel, et le mouvement, tant qu'il 
dure, est l’acte incomplet du mobile ; l’acte étant com- 
plet lorsque le mouvement estachevé. Quant au moteur, il 
est en acte et en fait, et non passimplement en puissance. 
Par exemple, ce qui est chaud échauffe et communique sa 
chaleur ; et, d’une manière générale, ce qui a la forme en- 
gendre aussi la forme ; ce qui a une certaine qualité pro- 
duit cette même qualité. Si donc le corps se meut lui- 
même tout entier, il en faudra conclure qu'une même 
chose pourra tout à la fois et dans le même moment avoir 
les mouvements contraires; elle pourra, tout à la fois et 
sous le même rapport, être chaude et non chaude; et de 
même dans tous les autres cas analogues, où le moteur 
devrait avoir la même affection que le mobile et subir les 
mêmes mouvements. Mais ceci est absolument impossible, 
et il n'est pas admissible que le corps se meuve lui-même 
absolument tout entier, comme on le supposait d’abord. 

Reste donc à dire que dans l'être qui se ment lui- 
même, 1} y ἃ une partie qui meut et une autre partie qui 
est mue. Mais ici encore il faut distinguer ; car les deux 
parties ne peuvent pas être dans ce rapport que l’une 
puisse indifféremment mouvoir l’autre, sans qu'il y ait 
de aistinction entr'elles. La raison en est simple; c'est 
qu'alors il n'y aurait plus de premier moteur, si l’une 
des deux parties pouvait indifféremment mouvoir l’autre 
à son tour. L’antérieur est cause du mouvement bien 
plus que ce qui ne vient qu'après lui; et il meut certai- 
nement davantage. En effet, nous avons dit que mouvoir 
peut s'entendre en deux sens, c’est-à-dire mouvoir direc- 


564 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


tement et par soi seul, ou mouvoir par un ou plusieurs 
intermédiaires. Or, ce qui est éloigné du mobile plus que 
ne l’est le milieu, est aussi plus rapproché du moteur ini- 
tial; et si les deux parties peuvent indifféremment se mou- 
voir l’une l’autre, il s'ensuit qu'aucune d'elles ne pourra 
être prise pour le premier moteur, puisque chacune sera. 
tour à tour plus et moins éloignée du principe; ce qui est 
contradictoire. De plus, une des deux parties pouvant in- 
différemment mouvoir l’autre, il n'y a plus de nécessité 
pour le mouvement; car le mouvement n’est nécessaire 
que quand le moteur se meut lui-même. Or, si l’une des 
deux parties rend à l’autre le mouvement qu’elle a recu, 
ce n'est qu'accidentellement, et elle pourrait ne pas le 
rendre. Il pourrait donc se faire que l’ane des deux par- 
ties fût en mouvement, et que l’autre fût au contraire le 
moteur initial qui resterait immobile. Il ne serait pas né- 
cessaire que le moteur fût mu à son tour, et 1] pourrait 
ne pas l'être. Mais ce qui est de toute nécessité, c'est que 
le moteur qui donne le mouvement soit immobile, ou qu'il 
se meuve lui-même, puisqu'il y ἃ toujours mouvement, et 
que le mouvement est éternel. De plus, 51 les deux par- 
ties se donnent une impulsion réciproque et successive, 
le mouvement ne pourra qu'être identique de part et 
d'autre, et le moteur recevrait alors le mouvement qu'il 
communique ; ce qui échauffe serait échaufté ; or, cela 
est contradictoire, ainsi que nous venons de le dire. 
Nous venons aussi de voir qu'il est impossible d’expli- 
quer le mouvement spontané, en supposant que les deux 
parties dont se composerait le corps agiraient indifférem- 
ment l’une sur l’autre; il n’est pas plus possible de sup- 
poser que ce soit une seule partie du corps ou plusieurs 


D'ARISTOTE, LIVRE VILS, CH. VE 369 


parties du corps mu primitivement par lui-même, qui 
chacune se meuvent spontanément; car il n’y a pas d’al- 
ternative, et si le moteur entier se meut lui-même, il faut 
qu'il soit mu par une quelconque de ses parties, ou que 
le tout soit mu par le tout. Si le corps entier est mu parce 
qu'une de ses parties se meut spontanément, alors c’est 
cette partie spéciale qui est le premier moteur, le moteur 
qui se meut primitivement lui-même ; car, séparée de tout 
le reste, cette partie pourra se mouvoir encore elle-même; 
tandis que sans elle le tout ne peut plus avoir aucun mou- 
vement. Le corps entier ne sera donc plus le premier mo- 
teur, comme on le disait. Mais si l’on suppose que c’est le 
corps entier qui se meut lui-même tout entier, alors les 
parties n’ont plus le mouvement que d’une manière indi- 
recte et accidentelle. Par conséquent, si le mouvement 
ne leur est pas nécessaire, elles peuvent ne pas l'avoir, et 
le mouvement peut ne pas exister. Il faut donc supposer 
que, dans la masse entière du corps, il y ἃ une partie qui 
donne le mouvement tout en restant elle-même immobile, 
et qu'il y ἃ une autre partie qui, sans avoir de mouve- 
ment propre, reçoit celui qui lui est communiqué ; et c'est 
seulement ainsi qu'on peut se rendre compte du mouve- 
ment spontané. 

Autre argument : Supposons que ce soit une ligne qui 
se meuve ainsi elle-même tout entière; une partie de cette 
ligne donne le mouvement, et une autre partie le reçoit. 
Il s'ensuit cette contradiction que la ligne AB pourra tout 
à la fois se mouvoir elle-même tout entière, et qu’elle 
sera mue seulement par A. Aïnsi, elle sera mue à la fois 
par AB et par A; ce qui est impossible. Mais, puisque le 
mouvement peut être donné, ou par un moteur qui est 


366 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mu lui-même par quelqu'autre cause, ou par un moteur 
immobile, et que le mouvement peut être reçu, soit par 
un mobile qui meut lui-même quelque chose à son tour, 
soit par un mobile qui ne meut plus rien, il s'ensuit que 
le moteur qui se meut lui-même doit être composé de 
deux parties, dont l’une qui meut est immobile, et dont 
l’autre qui est mobile ne meut pas nécessairement, puis- 
qu'elle peut indifféremment mouvoir et ne mouvoir pas. 

Pour préciser davantage ceci, je prends une formule 
littérale. À est le moteur immobile; B qui est mu par À 
meut à son tour (ἃ; et ce dernier qui est mu par B ne 
meut plus rien. Il pourrait y avoir plusieurs intermé- 
diaires entre À qui donne le mouvement initial, et ( qui 
le reçoit en dernier lieu; mais nous avons préféré ne sup- 
poser qu'un seul intermédiaire, pour que les choses se 
comprissent mieux. Le tout ABC ἃ la puissance de se 
mouvoir lui-même; mais de ces trois termes, je puis re- 
trancher ὧς et AB pourra toujours se mouvoir lui-même, 
puisque c’est À qui donne le mouvement, et B qui le re- 
çoit. Mais C ne peut se mouvoir lui-même; et abandonné 
à lui seul, il ne pourra être mu en aucune façon. D'autre 
part, BC, s’il était séparé, ne pourrait davantage se mou- 
voir sans À; car B ne peut communiquer le mouvement 
que parce qu'il le reçoit lui-même d'un autre, et non 
d’une de ses parties. Ainsi donc, AB peut seul se mou- 
voir lui-même; et, par conséquent, le corps qui peut se 
mouvoir lui-même doit nécessairement avoir deux par- 
ties, l’une qui meut et reste immobile, l’autre qui est 


mue et ne meut plus rien nécessairement à son tour. 


Maintenant, ou ces deux éléments se touchent récipro- 
quement, où bien il n’y en ἃ qu'un qui touche l’autre, 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. VL 367 


parce que l’un est incorporel et l’autre corporel. On ne 
peut pas supposer que le moteur soit continu, bien que le 
mobile le soit de toute nécessité ; car, dans ce cas, le tout 
serait en mouvement, non point parce qu'une de ses par- 
ties aurait la faculté de se mouvoir elle-même, mais ce 
serait l’ensemble qui serait mu tout entier à la fois, mo- 
bile et moteur également, parce qu'il y aurait en lui quel- 
que chose qui meut et qui est mu. Or, cela est impos- 
sible ; car ce n’est pas le tout qui meut, de même que ce 
n'est pas non plus le tout qui est mu; mais c’est À tout 
seul qui donne le mouvement, et c’est B tout seul qui le 
reçoit, comme on vient de le démontrer. 

En supposant que le moteur immobile soit continu, 
on peut demander si le mouvement est encore possible, 
après qu'on aura enlevé une partie de À et une partie 
de B; car l’un et l’autre étant divisibles en tant que 
continus, on peut leur retrancher quelque chose. On 
demande alors si le reste de A continuera à donner le 
mouvement comme A tout entier, et si le reste de B le 
recevra comme B tout entier le recevait. Si l’on admet 
que le reste puisse de part et d'autre exercer la même 
action, c'est que ce n'était pas primitivement AB tout 
entier qui pouvait se mouvoir lui-même, puisque même 
après un retranchement, le reste de AB peut continuer 
encore à se mouvoir. À ce doute, on peut répondre qu'en 
puissance rien n'empêche que tous les deux, le moteur et 
le mobile, ou tout au moins l’un des deux, le mobile, ne 
soient divisibles, mais en fait et en acte le moteur reste 
absolument indivisible; car s’il était divisé, il ne jouirait 
plus de la même faculté de mouvoir. Ainsi rien ne s’op- 
pose à ce que cette faculté de se mouvoir soi-même ne se 


ri 


368 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


trouve primitivement dans des corps qui sont simplement 
divisibles en puissance et qui sont indivisibles en acte. 

Je conclus de tout ceci qu'évidemment le moteur pre- 
mier est immobile; car, soit que le mobile qui reçoit 
le mouvement soit seul, et qu il s'arrête sans autre inter- 
médiaire au primitif immobile qu'il touche directement, 
soit qu'il touche un autre mobile qui aurait la faculté de 
se mouvoir lui-même tout en étant en repos, de l’une et 
l'autre manière, le moteur primitif n'en est pas moins 
toujours immobile, après tous les intermédiaires qu'il 
met en mouvement. | 


VIL. 


Le mouvement étant nécessairernent éternel, et ne de- 
vant jamais cesser, 1] faut nécessairement aussi qu'il y ait 
quelque cause qui meuve primitivement les choses, soit 
une, soit multiple; et cette cause est le premier moteur 
immobile. Peu importe, d’ailleurs, pour la démonstration 
que nous faisons ici, qu'il y ait des choses éternelles qui ne 
produisent point le mouvement; nous ne nions pas l’exis- 
tence de ces choses ni leur immobilité; et nous nous bor- 
nons à prouver qu’il faut de toute nécessité qu'il existe 
quelque chose qui soit à l'abri de toute espèce de chan- 
gement, soit absolue, soit accidentelle, et qui ait la faculté 
de communiquer le mouvement à quelqu’autre chose qui 
est en dehors de lui et lui est étranger. On peut objecter 
encore qu'il y a des choses qui, sans naissance et sans 
destruction, c'est-à-dire sans changement, peuvent tantôt 
être et tantôt n'être pas; j'en conviens, et si une chose 
sans parties et absolument indivisible tantôt existe et 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΝΗ. 369 , 


tantôt n'existe pas, il faut nécessairement qu'elle éprouve 
cette alternative sans subir le moindre changement. Mais 
si pour les principes qui sont tout à la fois moteurs et 
immobiles, il y en a quelques-uns qui peuvent tantôt être 
et tantôt n'être pas, cela est impossible pour tous, etil 
faut arriver à un de ces principes qui soit dans une autre 
condition, c’est-à-dire d’une entière immuabilité. 

En effet il est clair que, pour les choses qui se donnent 
à elles-mêmes le mouvement, il faut qu'il y ait une cause 
permanente qui fait que tantôt elles sont et tantôt ne 
sont pas. Tout ce qui se meut soi-même doit de toute né- 
cessité avoir une certaine grandeur, puisqu'une chose qui 
n’a pas de parties ne peut pas non plus avoir de mouve- 
ment. Mais d’après ce que nous avons dit plus haut, le 
moteur ne doit pas avoir de parties, et l’on peut très-bien 
le concevoir comme n’en ayant pas. Si donc certaines 
choses se produisent et certaines antres disparaissent 
selon un ordre perpétuel, on ne peut pas trouver la cause 
de ce phénomène incessant dans des choses qui ne sont 
pas éternelles, tout en étant immobiles. On ne peut pas 
davantage la trouver dans des choses qui en meuvent 
d’autres éternellement, et qui sont elles-mêmes mues par 
d’autres à leur tour. Toutes ces causes intermédiaires, 
soit qu'on les prenne séparément, soit qu’on les prenne 
ensemble, ne peuvent jamais produire ni l'éternel ni le 
continu. L'existence du mouvement est un fait éternel et 
nécessaire; mais la coëxistence de ces choses est impos- 
sible, parce qu’elles sont en nombre infini. Donc évidem- 
ment, en supposant aussi nombreux qu’on voudra, les 
principes des choses qui restent elles-mêmes immobiles 
tout en produisant le mouvement: en supposant même 


“ἢ 


370 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


que beaucoup de ces choses qui ont un mouvement propre 
périssent et renaissent, et que le moteur immobile meuve 
telle chose qui à son tour en meut un autre, 1] n’en faut pas 
moins arriver enfin à cette conclusion, qu'il y ἃ quelque 
chose qui enveloppe et comprend tout cela, qui domine 
toutes ces choses et en est indépendant, qui est la cause 
de cette alternative continuelle d'existence et de destruc- 
tion, et de ce changement perpétuel, et qui communique 
spontanément le mouvement aux intermédiaires, lesquels 
le transmettent à d'autres. 

Ainsi donc le mouvement étant éternel, il faut que le 
moteur soit éternel comme lui, en supposant que ce mo- 
teur soit unique; ou si l'on admet qu'il y ἃ plusieurs 
moteurs, 1] faudrait que tous ces moteurs fussent éternels 
ainsi que le mouvement. Or, dans l'incertitude, il vaut 
mieux penser que le moteur est unique plutôt que de 
penser qu'il est multiple ; de même qu’il vaut mieux sup- 
poser que les moteurs sont finis plutôt que de supposer 
qu'ils sont infinis en nombre, si l’on admet qu'il y en ἃ 
plusieurs. Toutes conditions restant d’ailleurs égales, il 
est préférable qu’ils soient en nombre fini; car dans les 
choses de la nature, le fini et le meïlleur, quand ils sont 
possibles, sont plus ordinairement que leurs contraires ; 
et il suffit d’un principe unique et éternel parmi les immo- 
biles, pour produire le mouvement qui devra se commu- 
quer au reste de l’univers. 

J'ajoute un dernier argument pour démonttel que le 

_ premier moteur doit être nécessairement un et éternel : 
| c'est que d’après ce que nous avons établi plus haut, il 
| faut que le mouvement lui-même soit éternel de toute né- 
| cessité ; or, si le mouvement est éternel, il faut aussi qu'il 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. VIIL. 371 


_ soit continu ; car ce qui est éternel est nécessairement con- 
| tinu, et ce qui est successif au lieu d’être éternel n’a plus de 
| continuité. D'une autre part, si le mouvement est continu, 
| il s'ensuit qu'il est un; et quand je dis qu'il est un, j'en- 
|tends qu'il est produit par un seul moteur agissant sur 
un seul mobile; car si le moteur meut d’abord une chose, 
puis ensuite une autre, dès lors le mouvement entier, 
éparé par des intervalles de repos, n’est plus continu; 
et il devient réellement successif. 


ΝΠ. 


Nous venons de prouver qu'il existe un moteur primitif 
immobile, un et éternel; mais on peut se convaincre que 
le mouvement de ce moteur doit être essentiel et non 
accidentel, en regardant aux divers principes suivant les- 
quels agissent les moteurs. 

L'observation la plus superficielle suffit à nous con- 
vaincre que, parmi les choses, les unes sont tantôt en 
mouvement et tantôt en repos. Elle démontre également 
que toutes les choses sans exception ne sont pas toutes en 
mouvement ni toutes en repos, pas plus qu’elles ne sont ou 
toujours en mouvement ou toujours en repos; car on peut 
voir qu'il Υ a une foule de choses qui participent du repos 
et du mouvement, et qui ont la propriété de tantôt se 
mouvoir et tantôt de rester immobiles. Bien que ce soit là 
des faits incontestables pour tout le monde, nous voulons 


FT cependant approfondir la nature de ces deux ordres de 


phénomènes, et prouver que parmi les choses il y en a 
qui sont éternellement immobiles, et d'autres qui sont 
mues éternellement. En procédant tout à l'heure à cette 


372 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


démonstration, et en admettant que tout mobile est mu 
par quelque chose, que ce quelque chose est ou immobile 
ou mu à son tour, et que s’il est mu, il l’est toujours ou 
par lui-même spontanément ou par une cause étrangère, 
nous en sommes arrivés à établir les principes suivants : 
Il y ἃ un principe qui donne le mouvement à tout ce qui 
est mu; pour tous les mobiles, quels qu'ils soient, ce 
principe est toujours en définitive le moteur qui se meut 
lui-même; en un mot, ce qui meut l’univers doit être 
immobile. 

Un premier fait de toute évidence, c’est qu'il y a des 
êtres qui se meuvent eux-mêmes : tels sont les animaux, 
et d'une manière plus générale, les êtres vivants. C’est 
même en observant les êtres de cette espèce, qu'on a été 
conduit à penser que le mouvement avait pu naître à un 
moment donné, sans avoir existé préalablement, parce 
qu'on voyait ces êtres, qui à un certain instant sont 
immobiles, se donner tout à coup le mouvement à eux- 
mêmes, du moins en apparence. Mais il fant remarquer 
que ces êtres ne peuvent se donner à eux-mêmes qu'une 
seule espèce de mouvement, la translation dans l’espace, 
et même qu'à y bien regarder ils ne se la donnent pas pré- 
cisément, puisque la cause initiale de leur mouvement se 
trouve véritablement en dehors d'eux. De plus, il y ἃ 
dans ces animaux une foule de mouvements non moins 
naturels que la translation qu’ils ne peuvent se donner en 
rien, l'accroissement, la destruction, la respiration, etc., 
mouvements que l'animal subit même en restant en place, 
et sans aucun rapport à ce mouvement spécial quil 
semble se donner à lui-même quand il le veut. La cause 
de ces mouvements fort différents de la translation, c’est 


D'ARISTOTE, LIVRE ΝΠ], CH. VIE 379 


tantôt le milieu où vit l'animal, l’ingestion de divers élé- 
ments qui entrent en lui, et, par exemple, l'ingestion de 
la nourriture qu’il prend. Les animaux dorment, quand 
ils digèrent; et lorsque la nourriture est distribuée dans 
le corps ils s’éveillent, et ils se mettent alors en mouve- 
ment par une cause qui leur est étrangère. C’est là ce qui 
fait que les animaux ne se meuvent pas continuellement, 
et qu'ils ont des intermittences de repos; car dans les 
êtres qui se meuvent ou semblent se mouvoir eux-mêmes, 
le moteur doit être différent d'eux, bien que ce moteur 
lui-même puisse être mu et qu'il puisse changer. 

Dans tous ces cas, le moteur primitif, c’est-à-dire ce 
qui est à soi-même cause du mouvement, se meut bien 
spontanément ; mais c’est cependant encore d’une façon 
accidentelle, en ce sens que c’est le corps qui change de 
place, et que par suite ce qui est dans le corps en change 
aussi. Le moteur alors est mu, comme il arrive dans le cas 
d'un levier qui soulève un poids. Le levier est mis en 
mouvement par la main, qui, elle même, est mue ainsi 
que lui par l’homme. 

De ces observations, on peut concinre qu'un moteur im- 
mobile par lui-même, mais qui est susceptible d’un mou- 
vement indirect, ne peut jamais produire un mouvement 
coutinuel. Or, il y a nécessité que le mouvement soit con- 
tinu et éternel. Il faut donc non moins nécessairement 
qu'il y ait un moteur immobile qui ne soit pas mu par 
simple accident, s’il est vrai, ainsi que nous l'avons dit 
(dans ce même livre, ch. VIF qu'il doit y avoir dans les 
choses un mouvement indéfectible et éternel, et s’il est 
vrai que l'univers doit demeurer en lui-même tel qu'il est 
et toujours dans le même lieu; car, le principe restant 


374 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


perpétuellement le même, il faut que tout le reste, qui est 
rattaché au principe, demeure perpétuellement aussi dans 
le même état et dans le même rapport. C’est une conti- 
puité que rien ne peut interrompre ni suspendre. D'ail- 
leurs, quand on parle du mouvement accidentel, il faut 
bien distinguer celui que se donne l’être à lui-même, οἱ 
celui qu'il reçoit d’un autre; car le mouvement qui vient 
d'une cause étrangère peut appartenir aussi à certains 
corps célestes, lesquels peuvent être animés de plusieurs 
espèces de translations; mais quant à l’autre mouvement 
que les êtres se donnent accidentellement à eux-mêmes, 
il ne peut se trouver que dans les êtres destinés à 
périr. 


IX. 


Si le moteur immobile et éternel existe bien comme 


rt 


nous venons de le dire, 1] faut que | le mobile premier qu’il 
met en mouvement soit éternel ainsi que lui. Il ne peut y 
avoir dans l univers, changement, naissance et destruction, 
que si quelque mobile communique à d'autres choses le 
mouvement qu'il a reçu lui-même. En effet, l’immobile, 
tout moteur qu'il est, ne peut jamais donner que le même 
mouvement, et le donner de la même manière; il ne peut 
produire qu'un seul et unique mouvement, puisqu'il ne 
change jamais de quelque façon que ce soit dans son rap- 
port avec le mobile qu'il meut. Au contraire, le mobile 
mu par l'immobile ou par un autre mobile qui a déjà lui- 
même reçu le mouvement, se trouve dans des rapports 
constamment divers avec les choses, et il peut alors être 


cause des mouvements les plus variés; le mouvement 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 379 


qu’il transmet n’est plus identique. En passant successi- 
vement dans des lieux contraires, ou en revêtant des 
formes contraires, il transmettra aussi d’une façon con- 
traire le mouvement à tous les mobiles secondaires, selon 
qu'il sera lui-même tantôt en mouvement et tantôt en 
repos. 

Ceci nous amène à la solution de la question que nous 
nous étions posée au début (dans ce même livre, ch. IT), à 
savoir : Pourquoi toutes choses ne sont-elles pas en mou- 
vement ou en repos? Pourquoi certaines choses sont-elles | 
dans un mouvement éternel? Pourquoi certaines autres 
sont-elles dans un éternel repos? Pourquoi y a-t-il des 
choses qui sont tantôt en repos et tantôt en mouvement? 
La cause de toutes ces diversités doit maintenant nous 
être évidente : c'est que les unes sont mues par un mo- 
teur immobile; et alors elles changent éternellement, 
tandis que les autres n’étant mues que par un mobile qui 
change lui-même, doivent changer dans les mêmes con- , 
ditions que lui et en subir toutes les variations. Enfin, | 
quant au moteur immobile qui persiste, ainsi que nous 
l'avons dit (dans ce même livre, ch. VIT), dans une absolue 
identité, et qui est éternellement le même, il ne peut com- 
muniquer qu'un seul et absolu mouvement. 


Pour rendre tout ceci encore plus clair, nous allons 
prendre un autre principe et rechercher s’il peut ou non y 
avoir un mouvement continu ; et, en admettant l’existence 
d’un tel mouvement, nous rechercherons ce qu’il est etquel 
est le premier de tous les mouvements parmi toutes Îles 


376 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


espèces que nous connaissons. Le mouvement éternel 
étant nécessaire, il s'ensuit que le moteur premier pro- 
duit un mouvement qui doit être aussi de toute nécessité, 
toujours un, toujours le même, continu et premier. 
Rappelons d'abord qu'il y ἃ trois espèces de mouve- 
ments, qui se distinguent en ce que l’une ἃ lieu dans la 
grandeur, l’autre dans la qualité et la troisième dans l’es- 
pace. Je dis que le mouvement dans l’espace, que l’on 
nomme aussi la translation, doit être nécessairement le 
premier de tous les mouvements. En effet, l’accroisse- 
ment, c'est-à-dire le mouvement dans la grandeur, ne 
peut se produire sans une altération préalable; l’altéra- 
tion précède donc l’accroissement. Ce qui s'accroît ne 
peut s’accroître que par le semblable en partie, et en 
partie par le dissemblable; car, ainsi qu’on le dit, le con- 
traire est l'aliment du contraire; le contraire nourrit le 
contraire; et tout s'agglomère et se D REREN en nubesss 


qui est une espèce du oem, ut 8 bits le vb 
gement dans les contraires. Mais, pour que la chose soit 
altérée, il faut un principe altérant qui fasse, par exemple, 
d'une chose qui n'est chaude qu'en puissance une chose 
qui devienne chaude en acte et en pleine réalité. Done, 
évidemment, le moteur n’est pas toujours dans ce cas au 
même état; mais 1] est tantôt plus proche et tantôt plus 
éloigné de la chose altérée; le moteur se déplace donc ; 
et, sans un déplacement, sans une translation initiale, 
toute la série de ces phénomènes serait impossible. Si 
donc le mouvement est nécessaire dans tous les change- 
ments quels qu’ils soient, on peut dire que la translation 
est toujours aussi le mouvement originaire, le premier 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 3 


“1 
NI 


des mouvements; et si, dans la translation même, on dis- 
tingue diverses espèces de translations antérieures ou 
postérieures, il s'ensuit que la première de toutes les 
translations est aussi le premier des mouvements, le mou- 
vement premier. 

Ce mouvement de translation ou de déplacement que 
nous venons de voir dans tous les changements de qua- 
lité, se retrouve également dans les changements de quan- 
tité. En effet, on a dit que toutes les affections des choses 
se réduisent à la condensation et à la raréfaction. Ainsi, 
la pesanteur et la légèreté, la mollesse et la dureté, le 
chaud et le froid ne sont, à ce qu'il semble, que des mo- 
difications qui condensent les corps ou les raréfient d’une 
certaine manière. Or, la condensation et la raréfaction ne 
sont au fond que la réunion et la séparation des éléments 
dont les corps se composent, et qui font, selon qu'ils sont 
réunis ou séparés, qu’on dit des choses qu'elles naissent 
ou qu'elles périssent. Mais pour se réunir, aussi bien que 
pour se séparer, 1] faut toujours qu’il y ait un change- 
ment de lieu, un déplacement, de même encore que pour 
s’accroître ou dépérir, il faut aussi que la grandeur 
change plus ou moins de lieu dans l’espace. Ici encore il 
y ἃ donc translation, c’est-à-dire mouvement local. 

Voici encore un autre argument pour prouver _que-a 
translation est le premier des mouvements, le mouvement 
par excellence. Mais 1] faut expliquer d’abord ce qu’on 
entend par Premier; car ce mot, soit qu'il s'agisse de 
mouvement, soit qu'il s'agisse de toute autre chose, peut 
avoir plusieurs acceptions. Ainsi, on appelle dans un sens 
Premier et antérieur, tout ce dont l'existence est in 


373 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dispensable à l'existence de certaines autres choses, 
et qui peut lui-même exister indépendamment d'el d'elles. 
L'antériorité de ce genre peut encore s'appliquer tout à la 
fois au temps et à l'essence. Nécessité, temps et essence, 
telles sont les trois nuances de la priorité. Or, la transla- 
tion est nécessaire aux autres espèces de mouvements, 
tandis que les autres espèces de mouvements ne sont pas 
nécessaires à la translation. De toute nécessité, il faut que 
le mouvement existe continuement; or, ce mouvement 
qui existe perpétuellement peut être ou continu ou suc- 
cessif. Mais c’est bien plutôt le mouvement continu qui 
peut être éternel ; car le continu est préférable au succes- 
sif; et dans la nature, le mieux se produit toujours par 
cela seul qu'il est possible. Nous démontrerons plus loin 
que la continuité du mouvement est possible, et en atten- 
dant nous la supposons. Or, iln'y ἃ que la translation qui 
puisse être continue, et par conséquent il est nécessaire 
que la translation soit le premier. des mouvements. En effet, 
il n'y à pas nécessité que le corps qui subit un mouve- 
ment de translation et qui se déplace dans l’espace, su- 
bisse aussi un mouvement d’accroissement) ou d’altéra- 
tion, c’est-à-dire un mouvement dans la quantité ou dans 
la qualité. ἢ] n’y ἃ pas davantage nécessité qu'il naisse ou 
qu'il périsse. Mais aucun de ces mouvements d’altération 
ou d’accroissement, ne serait possible sans un mouvement 
continu, qui implique un déplacement local, et que "ΜῈ 
seul produire le premier moteur. 

Ainsi, la translation est le premier mouvement, comme 
étant indispensable à tous les autres. Chronologiquement 
et sous le rapport du temps, elle est aussi le premier des 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. X. 379 


mouvements; car les choses éternelles ne peuvent pas 
avoir d’autre mouvement que la translation ; et, par con- 
séquent, la translation est éternelle. 

Mais on dira peut-être qu’au contraire la translation, 
dans toutes les choses qui naissent et périssent, est né- 
cessairement le dernier des mouvements ; ainsi, après que 
les êtres sont nés, le premier mouvement pour eux c'est 
l'altération et la croissance, tandis que la translation ne 
leur est possible que quand ils sont complets et para- 
chevés. Mais à cela on peut répondre qu'il faut nécessaire- 
ment une chose antérieure qui ait déjà un mouvement de 
translation, pour que la génération, l’altération ou la crois- 
sance soient possibles ; il faut antérieurement à ces chan- 
gements une chose qui, sans être produite elle-même, 
soit cause de la production pour les choses qui naissent 
et surgissent, comme par exemple l'être qui engendre est 
cause de l'être engendré, auquel il doit être nécessaire- 
ment antérieur. Il semble au premier coup d’œil que c’est 
la génération qui doit être antérieure à tout le reste. 
puisqu il faut tout d'abord que la chose commence par 
naître. Je conviens qu'il en est bien ainsi pour tout ce 
qui est sujet à naître et à se produire. Mais avant ce qui 
naît et se produit, il faut de toute nécessité quelqu’ autre 
chose qui existe déjà par soi-même, et qui produise sans 
être soi-même produit, du moins à cet instant. Ce pro- 
ducteur peut avoir lui-même une origine, sans que d ail- 
leurs la série puisse aller ainsi à l'infini. , 

On voit donc que la génération ne peut être le premier 
mouvement; car alors tout ce qui est sujet au mouve- 
ment serait périssable, puisqu'il serait engendré. Mais si 
Ja génération même n'est pas le premier mouvement, il 


380 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


est clair qu'aucun des mouvements postérieurs à la géné - 
ration ne peut être antérieur à la translation. Quand je 
dis mouvements postérieurs, j'entends l’accroissement, 
l’altération, la décroissance, la destruction, tous mouve- 
ments qui ne peuvent venir qu'après la naissance et la 
génération, parce qu'ils la supposent nécessairement. Si 
donc la génération n'est pas antérieure à la translation, 
aucun autre mouvement ne pourra l'être davantage. En 
général, ce qui se produit et devient est par cela même, 
on peut dire, incomplet ; et 1] tend à un principe où il sera 
définitivement tout ce qu'il doit être. Par conséquent, ce 
qui est postérieur en génération semble être antérieur par 
nature ; et la translation étant la dernière pour toutes les 
choses soumises à la génération, il paraît qu’elle doit être 
la première en essence, Aussi parmi les êtres vivants, en 
voit-on qui sont absolument immobiles par défaut d’or- 
ganes, les plantes, par exemple, et bon nombre d'animaux 
qui ne marchent pas. D'autres au contraire qui sont plus 
parfaits sont doués du mouvement de translation, et c'est 
à cause de leur perfection même. Si donc la translation 
appartient plus particulièrement aux êtres qui ont une 
nature plus complète, on doit penser que cette espèce de 
mouvement doit être aussi en essence le premier de tous 
les mouvements. 

Voilà bien des raisons qui font que la translation est le 
premier des mouvements et qu'elle est supérieure à tous . 
les autres. Mais une autre raison non moins forte, c'est 
que dans le mouvement de translation l’être sort moins de 
sa substance et de ses conditions naturelles que dans 
toute autre espèce de mouvement. Il n’y ἃ que la transla- 
tion où il ne change rien de son ètre, t tandis que dans 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΧΙ. 381 


l’altération il change de qualité, et qu'il change de quan- 
tité dans la croissance et le décroissement. Ce n’est que 
dans la translation qu'il reste ce qu'il est essentiellement, 
ne changeant absolument que de lieu sans la moindre 
modification substantielle. Enfin une dernière preuve, et 
la plus forte de toutes, qui atteste que la translation est le 
premier des mouvements, c'est que ce mouvement est 
celui qui convient d’une manière toute spéciale au moteur 
primitif, au moteur qui se meut lui-même ; or, ce qui se 
meut soi-même est le principe et la cause initiale pour 
tous les mobiles et les moteurs qui suivent, et qui 
viennent après, quel qu'en soit le nombre. 

Donc, en résumé, la translation est évidemment d’après 
tout ceci le premier des mouvements. 


ΧΙ. 


Maintenant, 1l nous faut expliquer la nature et l'espèce 
de cette translation première; et la même étude nous 
conduira à démontrer la vérité de ce principe que nous 
avons supposé plus haut (chapitre précédent) et que nous 
supposons encore ici, à savoir qu 1l peut y avoir un mou- 
vement continu et éternel. | 

Je m'attache d’abord à prouver qu’il n’y a que le mou- 
vement de translation qui puisse être continu. En effet, 
dans tous les mouvements et dans tous les changements, 
quels qu'ils soient, le mouvement se fait toujours d’un 
opposé à un opposé, c’est-à-dire entre des contraires. 
Ainsi, par exemple, l'être et le non-être sont les limites 
entre lesquelles se passent la génération et la destruction. 
Pour l’altération, les limites dans lesquelles elle se ren- 


382 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ferme sont les affections contraires dont les choses peuvent 
être douées tour à tour. Enfin pour l'accroissement et la 
décroissance, les limites sont la grandeur et la petitesse, 
ou encore l'achèvement de l'être arrivé à toutes ses di- 
mensions, et son inachèvement, qui sont l’un et l’autre 
d’une certaine grandeur déterminée. Les mouvements 
contraires sont ceux qui aboutissent à des contraires; or, 
quand une chose n’est pas animée d’un mouvement éter- 
nel, elle ἃ dû nécessairement être en repos, si elle existait 
antérieurement au mouvement qu’elle reçoit. Donc tout 
ce qui change aura évidemment un instant de repos dans 
le contraire, avant de changer. 

Le même raisonnement doit s'appliquer à toutes les 
autres espèces de changements et de mouvements. Aïnsi, 
la génération est d’une manière générale opposée à la 
destruction; et si l’on descend aux cas particuliers de 
génération et de destruction, l'opposition n’est pas moins 
complète. Par conséquent, s’il est impossible qu'an même 
objet subisse à la fois des mouvements contraires, 1] n°y 
aura pas dans ce cas de mouvement continu; car il y aura 
toujours un instant de repos, quelque court qu'il soit, 
dans l'intervalle de ces mouvements divers. On pourrait 
nous objecter que les changements qui sont compris sous 
la contradiction de l'être et du non-être, ne sont pas 
réellement des changements contraires. Mais peu importe 
pour notre démonstration; car 1l suffit que la génération 
et la destruction soient contraires en ce sens qu’elles ne 
puissent pas appartenir toutes les deux à la fois à un 
seul et même objet. Peu importe même qu'il n'y ait pas 
nécessairement de repos entre les deux termes de la con- 
tradiction, l’être et le non-être, et qu'il n’y ait pas non 


D'ARISTOTE, LIVRE VITE, CH. ΧΙ. 383 


plus un changement contraire au repos, c’est-à-dire un 
réel mouvement; car on peut dire que le non-être, puis- 
qu'il n’est pas, ne peut pas être réellement en repos; la 
destruction qui tend au non-être n'y est pas davantage. 
Mais il suffit qu'entre l’être et le non-être, il y ait du 
temps d'interposé, pour qu'on puisse affirmer que dès 
lors le mouvement n’est plus continu. Il n’est pas besoin 
de supposer que dans l’état qui précède, soit l'être, soit le 
non-être, il y ait une véritable opposition par contraires ; 
ce qu'il nous faut ici pour notre démonstration, c’est que 
les deux états de l’être et du non-être ne puissent pas 
appartenir simultanément à un seul et même objet. En ce 
sens, ils sont contraires, et il y ἃ nécessairement entr'eux 
un intervalle de repos qui empêche la continuité du mou- 
vement. 

Du reste, il ne faut pas s’inquiéter de nous voir ad- 
mettre qu'une seule et même chose puisse être contraire 
à plusieurs, ni s'étonner que nous fassions 16 mouvement 
tantôt contraire au repos et tantôt contraire à un autre 
mouvement. Je ne dis pas que dans ces deux cas la con- 
trariété soit également complète; mais il suffit, à notre 
point de vue, que le mouvement, que j'appelle contraire, 
soit opposé, d'une façon quelconque. soit à un autre mou- 
vement soit au repos, de même que le moyen ou l’égal 
est opposé tout à la fois et à ce qui surpasse et à ce qui 
est surpassé; car l’égal est l'opposé tout ensemble et du 
plus et du moins. Du moment que les deux mouvements 
ou changements ne peuvent coëxister dans le même objet, 
nous les regardons comme contraires, ne serait-ce qu'à 
ce point de vue restreint. J'ajoute que pour la génération 
et la destruction, il est d'autant plus impossible d’ad- 


35/1 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mettre la continuité du mouvement qu’il faudrait alors 
que l’être périt immédiatement après qu’il est né, sans 
subsister la moindre parcelle de temps; ce qui est con- 
traire à l'observation. Si ce principe est vrai de la géné- 
ration, à plus forte raison l’est-il des autres mouvements ; 
car il est conforme aux lois de la nature que ce qui a lieu. 
pour une espèce de changement, ait lieu également pour 
les autres espèces. 


XI. 


Après avoir prouvé que la translation seule peut être 
continue, 1] nous faut prouver qu’il n’y a qu’une seule es- 
pèce de translation, la translation circulaire, qui puisse 
fournir un mouvement infini, unique et éternellement 
continu. 

Quand un corps est animé d’un mouvement de transla- 
tion, il ne peut avoir qu’une de ces trois directions, ou 1] 
se meut circulairement, ou il se meut en ligne droite, ou 
il se meut suivant une combinaison du cercle et de la 
ligne droite. La translation est donc ou circulaire, ou 
directe, ou composée. Il est d’ailleurs évident que, si l’un 
de ces deux premiers mouvements n'est pas continu, ilest 
également impossible que le mouvement formé des deux 
le soit davantage. 

Je veux démontrer d'abord que la translation en ligne 
droite ne peut pas être continue. Le mouvement d'un 
corps qui se meut en ligne droite et dans une ligne finie 
doit être fini; car ce corps revient nécessairement sur lui- 
inême ; et, en revenant par la ligne droite qu’il a déjà par- 
courue, il reçoit les mouvements contraires. S'il s’agit de 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XIT. 389 


l’espace, le mouvement en haut est contraire au mouve- 
ment en bas: le mouvement en avant est contraire au 
mouvement en arrière; et le mouvement à droite est con- 
traire au mouvement à gauche; car ce sont là les oppo- 
sitions de l’espace et du lien. Nous avons ensuite établi 
plus haut (Livre V, ch. VI) quelles sont les conditions qui 
font qu’un mouvement est un et continu; et nous avons 
dit que c’est le mouvement d’une seule chose, dans un seul 
temps, et dans un récipient qui ne présente pas de diffé- 
rence spécifique ; car il n’y ἃ que trois termes à consi- 
dérer : le moteur-mobile, homme ou Dieu, pea importe; 
le moment où le mouvement se passe, c’est-à-dire le 
temps; et enfin ce en quoi il se passe, c'est-à-dire, ou le 
lieu, ou l'affection, ou la grandeur. Or, les contraires dif- 
fèrent spécifiquement, et ne sont pas les mêmes. Ainsi, 
une des conditions leur manque, et le mouvement qui se 
passe entre des contraires ne peut pas être continu. 

Je viens de dire qu'un corps qui parcourt une ligne 
droite, et qui revient par cette même ligne, a des mouve- 
ments contraires. Ce qui le prouve, c'est que, si l’on sup- 
pose deux mouvements simultanés, l’un de A en B et 
l'autre de B en Α. ilest clair que ces denx mouvements 
s'arrêtent mutuellement et se font obstacle. Donc, ils sont 
contraires. [en serait de même pour le cercle, si les deux 
mouvements avaient lieu sur une même circonférence 
dans des sens différents. Le mouvement de ἃ en B y est 
contraire au mouvement de À en (ἃ; ils s'arrêtent réci- 
proquement, bien qu'ils soient continus et qu'ils n'aient 
point de retour sur eux-mêmes, par cela seul que les 
contraires s'empêchent et se détruisent l’an l’autre. Les 
denx seuls mouvements qui ne soient pas précisément 

25 


386 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


contraires, tout en partant d’un seul et même point, c'est 
celui qui va soit en haut soit en bas, et celui qui s’écarte 
suivant une ligne oblique. Mais ce qui prouve surtout que 
le mouvement en ligne droite ne peut pas être continu, 
c'est que le corps qui revient sur lui-même doit nécessaire- 
ment s'arrêter un moment, quelque court que ce moment 
puisse être. D'ailleurs, ce repos ἃ lieu sur la ligne circu- 
laire, quand le corps y revient sur lui-même, aussi bien 
que sur la ligne droite; car il faut bien distinguer ici 
entre un mouvement qui est réellement circulaire et un 
mouvement qui ἃ lieu sur le cercle; dans ce dernier cas, 
le corps peut rétrograder vers le point d’où il est parti 
et revenir de nouveau sur ses pas, tandis que dans le 
mouvement circulaire, le mouvement est tout à fait con- 
tinu. 

Mais qu'il y ait nécessairement un moment de repos, 
quand le mouvement rétrograde sur lui-même, c’est ce 
dont on peut se convaincre par la raison seule, indépen- 
damment même de l’observation sensible; et voici la dé- 
monstration qu'on peut en donner. Trois termes étant à 
considérer dans le phénomène du mouvement, à savoir le 
point de départ, le milieu et la fin, on peut dire que le 
milieu, tout en restant un numériquement, est cependant 
deux par rapport aux deux autres termes; s’il reste nu- 
mériquement un, il est deux rationnellement; car le mi- 
lieu est la fin pour le point de départ, et le commence- 
ment pour la fin. J'ajoute quil faut bien distinguer ici, 
comme dans tant d'autres cas, l'acte et la puissance. Une 
droite étant donnée, un point quelconque de cette droite 
peut servir de milieu; ilest donc milieu en puissance; 
mais il ne l’est en acte et en fait que s’il divise réellement 


D'ARISTOTE, LIVRE VIN, CH. ΧΙ]. 387 


cette droite, et si à ce point précis le mouvement s'arrête 
pour recommencer ensuite; car c'est à cette condition 
seulement que le milieu devient tout à la fois commence- 
ment et fin, commencement du mouvement qui suit, fin du 
mouvement qui précède. Je précise ceci par un exemple. 
Soit un corps Α qui parcourt une ligne droite, et qui 
s'arrête en B avant de parvenir à C, fin de sa course; 
voilà pour le mouvement interrompu. Mais si le mouve- 
ment est continu, on ne peut plus dire que Α est arrivé 
en B ni qu'il s’en est éloigné, puisqu'alors B n’est pas 
réellement le milieu et qu’il ne l’est qu’en puissance. A 
n'a été en B qu'un instant, c’est-à-dire une partie inap- 
préciable de temps, comme il a été dans tous les autres 
points de la ligne; et ce n’est qu’une partie du temps 
total ABC, dont B n’est pas à vrai dire une partie, mais 
une simple division, quand on en fait un lieu réel, où le 
corps s'arrête et recommence ensuite son mouvement. 
Que si l’on suppose que A arrive d’abord en B et qu'en- 
suite 1] s'en éloigne, 1] faudra de toute nécessité qu'alors 
il s'arrête un moment en B ; car il est bien impossible que 
ce soit tout à la fois et dans le même instant qu'il y arrive 
et qu'il s’en éloigne. Ce sera donc nécessairement dans 
un instant différent. Il y aura par conséquent un inter- 
valle de temps entre les deux mouvements, et c'est dans 
cet intervalle que A s'arrêtera en B. Le même raisonne- 
ment qu'on applique à B pourrait s'appliquer également 
à tout autre point pris entre À et CG. Mais lorsque A, dans 
son mouvement, emploie le point B, comme si ce point 
était double, commencement et fin tout ensemble, alors 
il faut bien qu'il s’y arrête un certain moment quelque 
court qu'on le fasse ; et alors B est double en acte, tout 


388 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


aussi bien que la pensée peut le concevoir. Seulement, 1] 
y a cette différence entre les trois termes que B, qui est 
le milieu, peut recevoir un double emploi, tandis que A 
ne peut jamais servir que de point de départ, et que C ne 
peut servir que de point d'arrivée. 

Mais voici uu autre argument qui prouve que À doit 
s'arrêter quelque peu en B et y perdre un certain temps 
avant de reprendre sa course. Soit une ligne E égale à 
une ligne F. A se meut d’un mouvement continu de l’ex- 
trémité vers G, et 1] arrive au point B en même temps 
que D se meut de l'extrémité F vers G, par un mouve- 
ment continu aussi et avec la même vitesse que A. Je dis 
que D arrivera à G avant que À n'arrive à C, bien qu'il 
ait à parcourir la même distance; car il est parti avant A, 
et s'étant mis en mouvement le premier, 1] doit nécessai- 
rement aussi arriver auparavant. Mais ce n'est pas en 
même temps absolument que A est arrivé en B et qu'il 
s'est éloigné de B; c'est là ce qui fait qu'il arrive un peu 
plus tard que D: car s’il était parti tout à fait au même 
moment, il ne serait pas en retard, puisqu'il ἃ la même 
vitesse, et qu'il ἃ la même distance à parcourir. Il y ἃ donc 
eu en B un certain temps d'arrêt, avant que À ne com- 
mençat son mouvement. Doncil ne faut pas admettre que, 
quand A parverait en B, D s’éloignait en même temps de 
l'extrémité F; car une fois que A est arrivé en B, il faut 
ensuite qu'il s'en éloigne ; et ces deux faits, l’un de mou- 
vement qui cesse, et l’autre de monvement qui recom- 
mence, ne peuvent se passer en même temps absolument. 
Ces deux mouvements ne pourraient être simultanés que 
s'ils se passaient dans une section du temps et non pas 
dans le temps lui-même ; or, tout ceci est inapplicable au 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XIL. 350 


continu, dans lequel il n'y ἃ pas de temps d'arrêt, quel- 
que court qu'on le suppose. 

C'est là tout au contraire ce qui se passe nécessaire- 
ment dans un mouvement qui revient sur lui-même. Car 
supposons qu’un corps monte de ἃ en 1H), et qu'il redes- 
cende ensuite de D en G,ilest clair que l'extrémité D 
devient double pour ce corps, qui l'emploie à la fois comme 
fin et comme commencement, et qui d’un seul point en 
fait deux. Donc nécessairement le corps s'arrête en D, et 
ce n'est pas dans un seul et même temps qu’il peut y ar- 
river et sur le champ en repartir ; car, autrement, il se- 
rait tout à la fois et ne serait point dans un seul et même 
instant, ce qui est absolument impossible. 

Mais on ne peut plus dire du point G ou du point D ce 
que nous disions du point B, considéré comme milieu. 
On ne peut pas considérer G comme une simple section 
de la ligne où le corps arrive et d’où il repart ensuite ; 
car le point G, ou le point D, n’est plus en simple puis- 
sance ; 1] est en acte; et D est la fin que ie corps doit né- 
cessairement atteindre quand il va en un sens, et G la fin 
qu'il atteint nécessairement aussi, quand il va dans un 
sens différent. B, au contraire, en tant que milieu, n'était 
qu'en puissance, tandis que G ou D est nécessairement en 
acte, quand le mouvement s'arrête effectivement à l’un de 
ces points pour revenir sur lui-même. L'un est la fin 
quand le mouvement va de bas en haut, et l’autre est le 
commencement quand le mouvement va de haut en bas. 

Ce qu'on dit des points doit d’ailleurs s'entendre tout 
aussi bien des mouvements que le corps reçoit tour à 
tour, c'est-à-dire que les mouvements ne sont pas moins 
différents que les points eux-mêmes. 


390 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


Donc nécessairement le corps qui revient en ligne 
droite sur ses pas doit s'arrêter ; donc aussi il est impos- 
sible que, sur une ligne droite, qui est toujours finie, il y 
ait un mouvement continu et éternel. 

Les arguments qu'on vient de rappeler peuvent être 
employés utilement contre la théorie de Zénon, qui niait 
l'existence du mouvement, sous prétexte que comme le 
mouvement doit parcourir tous les milieux, et que les mi- 
lieux sont en nombre infini, le mouvement est impossible 
parce que l'infini ne peut jamais être parcouru. Ou bien, 
selon une autre expression de la même théorie et sous une 
forme un peu différente, on prétend que si le mouvement 
était possible, il faudrait qu'on pût compter le nombre 
infini des milieux que le corps parcourt successivement, 
à partir du premier milieu que l’on considérerait, jusqu’à 
la fin de la ligne entière. Or, comme 1] est impossible de 
compter un nombre infini, on en conclut que le mouve- 
ment est impossible également. 

Dans nos recherches précédentes (Livre VI, ch. 1) sur 
le mouvement, nous avons réfuté le système de Zénon, 
en disant que le temps a des parties infinies et qu'il ren- 
ferme des infinis en lui. Il n’est donc pas absutde de sou- 
tenir que dans un temps infini on peut parcourir l'infini, 
et que l'infini se retrouve alors dans la grandeur aussi 
bien que dans le temps. Cette réponse est très-complète 
contre l'argumentation même de Zénon; car la question 
était seulement de savoir si, dans un temps fini, on peut 
parcourir où nombrer l'infini. Mais au point de vue de la 
question même et de la pure vérité, cette réponse n'est 
peut-être pas tout à fait satisfaisante. En effet, on peut 
laisser de côté la longueur à parcourir, et cette question de 


D’'ARISTOTE, LIVRE VIII, CH. ΧΙ]. 391 


savoir si dans un temps fini on peut parcourir l'infini; et 
l’on peut poser la question relativement au temps lui- 
même, et se demander comment il se peut, puisqu'il ἃ 
des divisions infinies, que jamais on lui pose une limite 
quelconque et qu’on le circonscrive de quelque façon que 
ce soit. À ce point de vue, la solution que je viens d’indi- 
quer ne paraît plus suffisante. 

Il faut donc en revenir à la distinction si vraie que nous 
faisions tout à l'heure entre l'acte et la puissance. Quand 
on divise une ligne continue, par exemple, en deux moi- 
tiés, alors il y ἃ un point sur cette ligne qui compte pour 
deux et qui est à la fois considéré comme commencement 
et comme fin. Or, c'est là ce que l’ontfait précisément, 
soit que l’on compte le nombre infini des milieux, soit 
qu’on divise la ligne en moitiés, selon les deux formes 
indiquées plus haut pour l’objection de Zénon contre le 
mouvement. Mais on ne s'aperçoit pas que par cette divi- 
sion la ligne cesse d’être continue, ce qui est contre l'hy- 
pothèse, et que le mouvement cesse de l'être aussi bien 
que la ligne; car il n’y ἃ de mouvement continu que sui- 
vant un continu, soit ligne, soit temps. Or, dans le con- 
tinu, les milieux, les moitiés sont bien, si l’on veut, en 
nombre infini; mais ils n y sont qu'en puissance, ils n’y 
sont pas en acte. Que si l’on fait un milieu en acte, si on 
en réalise un seul, alors le mouvement n’est plus con- 
tinu, et 1] s'arrête à ce milieu même. Or, c'est là précisé- 
ment aussi ce qui arrive quand, au lieu de mesurer les 
milieux, on prétend les compter ; car alors, sur la ligne 
prétendue continue, il faut que l’on compte un point 
pour deux, puisque ce point est la fin d’une des moitiés 
et le commencement de l'autre, du moment que l'on 


392 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


compte non plus une ligne continue, mais deux demi- 
lignes. 

Ainsi, à quelqu'un qui demande s'il est possible de par- 
courir l'infini, soit en temps soit en longueur, il faut ré- 
pondre qu'en un sens c’est possible et qu’en un autre 
sens ce ne l’est pas. En acte, en réalité et en fait, c’est 
impossible ; mais en puissance, cela se peut. Par exemple, 
dans un mouvement continu, on a parcouru l'infini; mais 
ce n’est qu'accidentellement, parce qu’en effet la ligne 
que l’on ἃ parcourue ainsi ἃ des divisions possibles en 
nombre infini. Mais on ne peut pas dire d’une manière 
absolue qu'on ait parcouru l'infini réellement. La ligne ἃ 
bien en puissance des milieux en nombre infini; maïs par 
son essence et sa nature, elle est elle-même finie; et par 
conséquent, en la parcourant on ne parcourt pas l'infini 
d'une manière directe et effective. L’essence de la ligne, 
telle que la donne sa définition, est tout autre, puis- 
qu’elle ne repose pas sur cette propriété d’être indéfini- 
ment divisible. 

Il faut bien, du reste, se dire que le point qui divise le 
temps en antérieur et postérieur, doit être rapporté à la : 
partie postérieure, et non à l’antérieure ; et si l’on n’adimet 
pas ce principe. on arrive à cette conséquence absurde et 
insoutenable qu’une même chose est et n’est pas tout à la 
fois, et que quand elle sera devenue, elle ne sera pas deve- 
nue, ce qui est contradictoire. Ainsi, tout en restant 1den- 
tique et numériquement un, le point est commun aux 
deux temps, à l’antérieur et au postérieur, puisqu'il est 
le commencement da second. En ce sens il est deux, au 
moins aux yeux de la raison; mais au fond, il appartient 
réellement à l’affection postérieure, c'est-à-dire à la partie 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. ΧΗ. 395 


postérieure du temps et non point à la partie antérieure. 

Soit le temps représenté par ABC, et soit la chose qui 
change, représentée par D. Dans la première partie du 
temps, dans À, cette chose est blanche ; mais dans le temps 
B, elle ne l’est plus. Il s'ensuit que dans le temps C, il 
faut qu’elle soit tout à la fois blanche et non-blanche ; 1l 
faut tout à la fois qu’elle soit et ne soit pas. Ainsi, dans 
Α tout entier et dans un point quelconque que l’on pren- 
drait sur À, elle est certainement blanche ; mais en B elle 
ne l’est plus; et comme C est dans les deux, il faut aussi 
qu'elle soit en C l’un et l’autre. Il n’est donc pas tout à 
fait exact de dire que la chose est blanche dans A tout 
entier ; il faut en excepter le dernier instant de À repré- 
senté par GC, et c'est là précisément que commence la 
partie postérieure du temps. 

Ce qu'on vient de dire pour la pure existence de la 
chose, pourrait s'appliquer également à son devenir et à 
sa destruction. Si au lieu d’être blanche en A tout entier, 
elle devenait non-blanche, ou cessait d’être blanche, ce 
serait dans le point C qu'elle serait devenue ce qu'elle est, 
ou bien qu'elle aurait cessé de l'être. Ce serait donc tou- 
jours en ἃ qu'il faudrait dire qu’elle est blanche ou qu'elle 
ne l’est pas; car autrement on tomberait dans les impos- 
sibilités signalées plus haut, et alors on serait amené à 
dire que la chose ne sera pas, bien qu'elle soit devenue, 
et qu'elle sera encore, bien qu'elle ait péri. En d’autres 
termes, on arrive à cette conclusion contradictoire que la 
chose est tout ensemble blanche et non-blanche, c'est-à- 
dire qu'elle est et qu’elle n’est pas. 

De ceci il ressort en outre cette conséquence, que le 


39/4 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


temps ne peut pas se diviser en indivisibles comme on le 
prétend souvent ; Car ce qui devient n’était pas nécessai- 
rement ; et s’il devient, c'est qu'il n’était pas encore; il 
part ἀπ non-être pour devenir quelque chose. En effet, si 
D est devenu blanc dans le temps À, il l’est devenu et il 
l’est tout à la fois dans un autre temps indivisible comme ἡ 
A, cest-à-dire en B, qui est la suite et la continuité de 
A. Or, s’il est devenu quelque chose en A, c’est qu’il ne 
l'était pas auparavant, et cependant il l’est en B. Il faut 
donc qu'entre À et B, qu’on suppose à tort continus, 1] 
y ait un point intermédiaire où la génération se produit ; 
et par conséquent, 1] y ἃ nécessairement un certain temps 
où l’objet a changé de couleur, et est devenu _ quelque 
chose qu'il n’était pas α᾽ abord. Il est vrai qu'on objecte 
à ceux qui soutiennent la divisibilité indéfinie du temps, 
qu'ils ne peuvent pas non plus se servir de cette démons- 
tration, qui tournerait également contr'eux. Mais on ré- 
pond, quand on suppose le temps indéfiniment divisible, 
que la chose est devenue et qu'elle est ce qu’elle est, au 
point extrême du temps pendant lequel elle se produisait. 
Ce point ne tient ni à ce qui le précède ni à ce qui le suit, 
tandis que si l’on suppose les temps indivisibles, il faut 
nécessairement qu ils se suivent et se tiennent. Mais il est 
clair que, si l’on soutient que la chose est devenue ce 
qu’elle est dans le temps entier À, il s'ensuit que le temps 
durant lequel elle est devenue et a été, n’est pas plus con- 
sidérable que le temps tont entier durant lequel elle est 
simplement devenue. 

Tels sont les arguments principaux par lesquels on 
peut prouver que le mouvement en ligne droite ne peut 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH, ΧΗ. 395 


pas être continu et éternel. On peut encore en ajouter 
d’autres qui aboutiront à la même conséquence. J’indique 
ces nouveaux arguments. 

Tout corps qui se meut d’une manière continue se meut, 
si aucun obstacle ne l’arrête, vers le point même auquel 
il arrive dans sa translation ; et il y est porté avant d'y 
atteindre. Par exemple, si un corps est arrivé à B, c'est 
qu'il était antérieurement porté en B:et ce n’est pas seu- 
lement quand il en est proche, c’est dès le début même 
de son mouvement ; car il n’y ἃ pas de raison qu’il y soit 
plus porté quand il en approche qu’il ne l’était avant d'y 
parvenir. Or, le mobile qui va de A en C, suivant une 
ligne droite, reviendra, d’après l’hypothèse, de G en A, 
puisqu'on suppose son mouvement continu et éternel. 
Lors donc qu’il partait de ἃ pour aller en C, il avait déjà 
le mouvement qui devait le ramener de GC en A, puisqu'on 
prétend que son mouvement est continu. Mais on ne s’a- 
perçoit pas que c’est alors lui donner des mouvements 
contraires ; Car ces deux mouvements en ligne droite de 
A en Cet de (ἃ en A sont contraires l’un à l’autre. Mais, 
en même temps, c’est supposer que l’objet change et sort 
d'un état où il n’est pas, et que le mobile part d’un point 
où il n’est pas encore arrivé. Or, comme c’est là une im- 
possibilité manifeste, il faut que le mobile s'arrête en ὦ ; 
et dès lors le mouvement n’est pas un et continu, ainsi 
qu'on le disait; car, il est interrompu par un repos qui, 
en le divisant, en fait deux mouvements au lieu d’un. 

Ce que je viens de dire du mouvement local, peut être 
généralisé et s'appliquer à toute espèce de mouvements, 
en éclaircissant encore cette théorie. Tout ce qui est en 
mouvement ne peut en effet avoir qu'un des trois mouve- 


396 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ments indiqués par nous, et il ne peut y avoir de repos 
que dans les repos opposés à ces diverses espèces de mou- 
vements. Mais un mobile qui n’a pas toujours eu le mouve- 
ment qui l'anime, doit nécessairement s'être reposé, avant 
son mouvement, dans le repos contraire au mouvement 
qu'il a; et quand je parle ici de mouvements divers, il 
s'agit de mouvements du mobile entier, et non du mou- 
vement de quelque partie du mobile; car le repos n’est 
que la privation du mouvement. Si donc les mouvements 
contraires sont ici ceux qui ont lieu en ligne droite, ets’il 
est impossible que le même corps ait en même temps des 
mouvements contraires, le mobile qui va de A en C ne 
peut tout ensemble aller de (ἃ en À. Mais comme ces mou- 
vements ne peuvent pas être simultanés, et que cepen- 
dant le corps les éprouve, il faut bien qu’il se soit arrêté 
en (ἃ avant de reprendre sa course vers A; car c'était ce 
repos antérieur en GC, qui était l'opposé du mouvement 
parti de C pour retourner en À de nouveau. Donc à ce 
point de vue encore, il est certain que le mouvement de A 
en Cet de C en À ne peut pas être continu. 

On doit ajouter un autre argument qui est peut-être 
plus direct encore que ceux qui précèdent. Si l'on suppose 
le mouvement continu quand il est local, il le sera égale- 
ment quand il se passe dans la quantité ou dans la qua- 
lité. Ce serait donc en un seul et même temps que l'objet 
cesse d’être non-blanc et qu'il devient blanc; le non- 
blanc périt en même temps que le blanc vient à se pro- 
duire. Or, si l’altération qui mène au blanc est continue, 
ainsi que celle qui s’éloigne du blanc, et si elle ne subsiste 
pas un certain laps de temps, il s'ensuit qu'une seule et 
même chose peut avoir en même temps trois états diffé- 


D'ARISTOTE, LIVRE VIE, CH. XI 397 


rents quoique simultanés; ainsi, le non-blanc périt, en 
même temps que le blanc se produit, et en même temps 
qu'il cesse d’être blanc. II n’y ἃ donc qu’un seul et même 
temps pour ces trois états; or, c’est là ce qui est impos- 
sible, et par conséquent le mouvement n’est pas continu 
ainsi qu'on l’a cru. Il faut dire en outre que le temps peut 
très-bien être continu pour ces trois états du mobile su- 
bissant une altération, sans que le mouvement soit pour 
cela continu comme le temps. Le mouvement n’est dans 
ce cas que successif. Enfin. ce qui prouve bien que le 
mouvement de À en (ἃ et celui de C en À ne sont pas 
continus, c'est qu'il n’y ἃ pas de terme commun où leurs 
extrémités puissent se réunir: car comment se pourrait-il 
que des contraires eussent une extrémité commune? Et 
quel est, par exemple, le terme commun entre le blanc 
et le noir? 

Mais si le mouvement en ligne droite ne peut être con- 
tinu, parce qu'il faut qu'il revienne sur lui-même, il en 
est tout autrement du mouvement circulaire, et celui-là 
peut être absolument un et continu. Il n’y a plus là au- 
cune des impossibilités que nous venons de signaler. 
Ainsi, le mobile part d’un point A, et tout ensemble il 
retourne vers ce point par l'impulsion même qui l'en 
éloigne. 1] se meut vers le point d’où 1] part et où 1] devra 
arriver. Et cependant, il n'aura dans cette évolution, n1 
les mouvements contraires ni même les mouvements op- 
posés ; car tout monvement partant d'un point n’est pas 
contraire ni opposé à un mouvement revenant à ce pas 
Cette opposition n'a lieu que dans le mouvement en ligne 
droite; et le monvement sur cette ligne peut avoir des 


398 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


contraires, parce que la ligne droite peut avoir aussi des 
contraires dans l’espace ou le lieu. On pourrait dire qu’un 
carré étant donné, le mouvement qui aurait lieu sur le 
diamètre, aller et retour, est un mouvement contraire, 
tandis que le mouvement d'aller et de retour aussi sur un 
des côtés, représenterait un mouvement qui serait sim- 
plement opposé. Ainsi donc, rien n'empêche que le mou- 
vement circulaire ne soit continu, et il n’y à aucun in- 
tervalle de temps qui s'interpose et en interrompe la 
continuité. 

C'est qu'en effet, le mouvement circulaire part de soi 
pour revenir à soi encore, tandis que le mouvement di- 
rect part de soi pour aller à un autre. Le mouvement cir- 
culaire ne passe jamais par les mêmes points, tandis que 
le mouvement direct y passe aussi souvent qu’on veut. 
Ainsi, le mouvement qui est sans cesse dans un point, 
puis dans un autre point, puis dans un autre, peut fort 
bien être continu ; mais celui qui revient plusieurs fois 
dans les mêmes points ne peut pas l'être ; car il faudrait 
que le corps pût avoir en même temps des mouvements 
opposés. Par une conséquence évidente, il n'y ἃ pas non 
plus de mouvement continu pour le demi-cercle, le mobile 
parcourant d’abord la demi-circonférence et revenant 
ensuite en ligne droite au point de départ, m pour une 
partie quelconque de la circonférence, où le mouvement 
serait d’abord en ligne courbe, puis ensuite en ligne di- 
recte ; car il faudrait alors que les mobiles subissent à 
plusieurs reprises les mêmes mouvements, et 115 éprou- 
veraient des changements contraires, puisqu'alors la fin 
ne se rattacherait pas au point de départ, comme elle s ÿ 


D'ARISTOTE, LIVRE VIII, CH. XI. 399 


rattache sans cesse dans le mouvement circulaire. C’est 
là ce qui fait que ce mouvement est le plus accompli de 
tous et le seul qui soit parfait. 

La distinction que nous venons de faire doit prouver 
que les autres espèces de mouvement ne peuvent pas plus 
être continus que la translation en ligne droite; car, dans 
toutes les espèces de mouvement autres que le déplace- 
ment local, il faut que le mouvement se répète à plusieurs 
reprises et toujours dans les mêmes points. Ainsi, dans 
l’altération, le mouvement passe par les qualités intermé- 
diaires, et dans le mouvement de quantité, par les gran- 
deurs moyennes, selon que le corps grandit ou qu'il di- 
minue. Il n'importe pas d’ailleurs que ces intermédiaires 
soient plus ou moins nombreux, de même qu'il n'importe 
pas qu’on retranche au corps ou qu’on y ajoute. De toute 
façon, le mouvement se répète en passant plusieurs fois 
par les mêmes points. 

Une conséquence assez importante que nous pouvons 
tirer de tout ce qui précède, c’est que les physiciens ou 
philosophes naturalisies ont eu bien tort de prétendre que 
toutes les choses qui tombent sous nos sens, sont dans un 
flux et un mouvement perpétuels, attendu que selon eux 
les choses doivent toujours avoir un des mouvements 
dont nous avons parlé. A les en croire, ce serait surtont 
le mouvement d’altération qui se produirait dans les 
choses; car ils prétendent qu'elles sont dans un état 
d'écoulement et de dépérissement incessants ; et de plus, 
ces philosophes rangent la génération et la destruction 

‘des choses dans le mouvement d’altération. Mais la théo- 
rie que nous venons d'exposer est contraire à celle-là ; 
etelle ἃ dû prouver, contre l’opinion des Naturalistes, 


400 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


qu’il n’y ἃ qu'un seul mouvement qui puisse être continu, 
et que ce mouvement est le mouvement circulaire. Par 
conséquent, la continuité du imnouvement n'est possible, 
ni dans l’altération, ni dans l'accroissement et la décrois- 
sance malgré ce qu’on en a cru. 

Voilà ce que nous voulions dire pour démontrer qu'il 
n’y a de changement ou de mouvement infini et continu 
que dans la translation circulaire. Partout ailleurs, le mou- 
vement ne peut être ni continu ni infini. 


ΧΗ. 


Il est tout aussi clair que, parmi les translations, c’est 
la translation circulaire, qui est la première de toutes. 
En effet, ainsi que nous l'avons dit un peu plus haut 
(dans ce même livre, ch. XIT) la translation ne peut avoir 
que trois espèces : ou elle est circulaire, ou elle est en 
ligne droite, ou enfin elle est mi-partie de l’un et de 
l’autre, circulaire et directe. Évidemment la translation 
circulaire ét la translation en ligne droite sont antérieures 
à la translation mixte, qui se compose des deux. Mais 
j'ajoute que la translation circulaire est antérieure aussi 
à la translation directe ; et la raison, c’est qu’elle est plus 
simple et plus complète ; caril est bien impossible qu'une 
droite, selon laquelle se passerait le mouvement, soit 
infinie ; 1] n’y ἃ point d’infini de ce genre. En supposant 
même qu'il y eût une ligne de cette espèce, le mouve- 
ment n’y pourrait avoir lieu pour quoi que ce fût, attendu 
que l'impossible ne se produit jamais, et qu'il est bien 
impossible qu'un mobile quelconque puisse parcourir 
jamais une ligne infinie. Il fant que la droite soit finie; 


D’ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. XIV. AO 


mais alors le mouvement qui ἃ lieu sur cette droite n'est 
plus simple ; il est composé, puisqu'il revient sur lui- 
même. Dès lors il n’y ἃ plus un mouvement unique ; il y 
a deux mouvements. Que si le mouvement ne revient pas 
sur lui-même, il est incomplet et 1] s'éteint. Mais le com- 
plet est antérieur à l’incomplet, en nature, en raison et 
même chronologiquement, de même que l'impérissable 
est également antérieur au périssable. Ajoutez que le 
mouvement qui peut être éternel, est supérieur à celui qui 
ne peut pas l'être. Or, la translation circulaire peut être 
éternelle, tandis que parmi tous les autres mouvements, 
translation ou tout autre, il n’y en a pas qui jouisse de cette 
propriété ; car 1] y faut toujours un repos; et du moment 
qu'il y a repos, c'est que le monvement a cessé et ἃ péri. 


XIV. 


Du reste, on comprend très-bien que la translation cir- 
culaire soit une et continue, tandis que la translation en 
ligne droite ne peut pas l'être. Dans le mouvement direct, 
tout est déterminé : le point de départ que quitte le mo- 
bile, le milieu qu'il traverse ou l'intervalle qu'il parcourt, 
et la fin à laquelle 1] arrive ; la ligne droite ἃ tout cela en 
elle-même. Ainsi il ÿ ἃ un point où le mobile commencera 
nécessairement son mouvement, et un point où 1l achè- 
vera et finira de se mouvoir; car tont mobile est nécessai- 
rement en repos aux deux extrémités, et à celle d’où 1] 
part puisqu'il n'a pas encore le mouvement, et à celle où 
il arrive, puisqu'il ne l’a plus. Mais dans la translation 
circulaire, tous ces éléments sont infinis : car dans les 
points qui forment une circonférence, où trouver une li- 

26 


4072 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mite quelconque, ici plutôt que là ? Tous les points sans 
exception peuvent être pris indifféremment, les uns 
aussi bien que les autres, soit pour le commencement, 
soit pour le milieu, soit pour la fin. Toujours il y en a 
qui sont au commencement et à la fin, en même temps 
que jamais 115 n’y sont. Il n’y ἃ donc réellement ni com- 
mencement, ni milieu, ni fin, comme il y en a dans la 
ligne droite. Ainsi, quand une sphère se meut sur elle- 
même, on peut dire tout à la fois qu’elle est en mouve- 
ment et en repos, puisqu en effet, elle occupe toujours le 
même lieu. 

Ce qui fait que toutes ces propriétés appartiennent au 
cercle, c'est que le centre aussi les possède avant lui. Le 
centre est tout ensemble le commencement, le milieu et 
la fin de la grandeur. Maïs comme le centre est en de- 
hors de la circonférence, il n y ἃ pas de point où le mo- 
bile une fois mis en mouvement doive s'arrêter après 
avoir épuisé son mouvement ; Car, sur la circonférence, 
il est porté sans cesse vers le centre et non pas vers 
l'extrémité. C’est là comment le cercle, dans son entier, 
est en quelque sorte toujours immobile et toujours en re- 
pos, tout en étant cependant dans un mouvement con- 
tinu. 

Mais dans les rapports du mouvement circulaire aux 
autres mouvements, il y a une sorte de réciprocité; et 
c'est parce que le mouvement circulaire est la mesure de 
tous les autres, qu’il doit être nécessairement le premier 
de tous les mouvements ; car tout se mesure dans chaque 
genre sur le primitif. Et, réciproquement, c'est parce que 
ie mouvement est le premier qu'il sert de mesure à toutes 
les autres espèces de mouvements. Π faut ajouter qu'il 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XIV. 103 


n’y à que le mouvement circulaire qui puisse être réelle - 
ment uniforme ; car il est impossible qu'un mouvement 
en ligne droite soit absolument uniforme au début et à la 
fin, attendu que tout mobile sans exception se meut avec 
d'autant plus de vitesse qu’il s'éloigne davantage de son 
point d'inertie, quand le mouvement est naturel comme 
dans la chute des graves. Mais le ralentissement ou l’ac- 
célération n'a pas lieu dans le mouvement circulaire, 
parce que c’est le seul mouvement qui ait en dehors de 
lui et non en lui-même son origine et sa fin. 

Aux arguments qui précèdent, on peut joindre le té- 
moignage des philosophes qui se sont occupés de l’étude 
du mouvement; car tous ils admettent que la translation 
dans l’espace est le premier des mouvements. Tous sans 
exception ils font remonter les principes du mouvement 
aux seuls moteurs qui produisent cette espèce particu- 
lière de mouvement. Ainsi on peut examiner les différents 
systèmes, et l’on verra qu'il ne s’agit dans tous que de 
mouvements de déplacement. Par exemple, la division et 
la combinaison des choses ne sont que des mouvements 
dans l’espace; et c'est ainsi que l'Amour et la Discorde 
font tour à tour mouvoir les choses, puisque l’un les com- 
bine et les réunit, tandis que l’autre les sépare et 165 di- 
vise. C’est encore un déplacement qu'admet Anaxagore, 
quand il prétend que l'Intelligence, moteur premier de tout 
l'univers, a divisé et ordonné les choses qui étaient dans 
la confusion et le chaos. C'est bien là encore le senti- 
ment de ces philosophes qui ne reconnaissent point dans le 
monde de cause intelligente comme le fait Anaxagore, et 
qui ne voient que le vide pour origine possible du mou- 
vement. Eux aussi admettent par là que le mouvement 


A0 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


dont la nature est animée, est un mouvement dans l’es- 
pace, puisque le mouvement dans le vide n’est en réalité 
qu’une translation, et qu'il s’accomplit dans le vide abso- 
lument comme il s’accomplit dans l’espace et le lieu. Tous 
ces philosophes pensent que le mouvement de translation 
est le seul qui puisse appartenir aux éléments primitifs 
des choses, et les mouvements différents de la translation 
ne s'appliquent qu'aux composés que forment ces élé- 
ments premiers en se combinant de toutes manières. 
Ainsi, selon eux, l'accroissement, le dépérissement, l’al- 
tération, ne sont que des réunions ou des séparations des 
corps indivisibles, des atomes. Au fond, c’est bien là en- 
core l'opinion de ceux qui expliquent la production et la 
destruction des choses par la condensation et la raréfac- 
tion; car la condensation et la raréfaction ne sont en réa- 
lité que des combinaisons et des divisions d’une certaine 
espèce. Enfin c'est là aussi l'opinion de ces autres philo- 
sophes qui font de l’âme la cause du mouvement. Dans 
leur système, c’est le principe doué de la faculté de se 
mouvoir lui-même qui met tout le reste en mouvement ; 
et le mouvement que se donne l’animal, ou tout être qui 
a une âme, est le mouvement dans l’espace ou la loco- 
motion. 

J'ajoute une dernière considération : c’est qu à propre- 
ment parler, on ne dit d’une chose qu’elle a du mouve- 
ment que quand elle se meut et se déplace dans l’es- 
pace. Si elle demeure en repos dans le même lieu et sans 
changer de place. elle a beau ou s’accroître, ou dépérir, 
ou s’altérer d’une façon quelconque, on dit alors qu'elle 
se meut d’une certaine manière, et l’on ne dit pas d'une 
manière absolue qu'elle se meut. Cette nuance de lan- 


D'ARISTOTE, LIVRE VIH, CH. XV. A0 


gage témoigne bien que dans l'opinion commune, c'est la 
translation qui est le premier des mouvements, et pres- 
que le seul mouvement. 

Ainsi donc, nous avons jusqu'ici démontré que le mou- 
vement ἃ toujours existé, et qu'il continuera à exister dans 
toute la durée du temps ; nous avons expliqué, en outre, 
quel est le principe du mouvement éternel, et quel est le 
premier de tous les mouvements, et aussi quelle est l’es- 
pèce de mouvement qui seule peut être éternelle ; enfin, 
nous avons établi que le moteur premier doit être immo- 
bile. 


XV. 


Maintenant il nous reste à prouver que ce moteur im- 
mobile ne peut nécessairement avoir ni parties, n1 gran- 
deur quelconque; mais pour que ce principe soit parfai- 
tement clair, nous expliquerons d’abord quelques autres 
principes antérieurs à celui-là. 

Un de ces principes que je rappelle tout d’abord, c’est 
qu'il est impossible qu'une force finie puisse jamais pro- 
duire un mouvement d'une durée infinie. Il y ἃ ici trois 
termes : le mobile, le moteur, et ce dans quoi le mouve- 
ment se passe, c'est-à-dire le temps. De ces trois termes, 
ou tous sont infinis, ou tous sont finis, ou quelques-uns 
seulement, deux ou même un seul, peuvent être ou in- 
finis ou finis. Je désigne le moteur par A, le mobile 
par B, et le temps qui est supposé infini, par ὦ. Suppo- 
sons que D partie de À meuve une partie de B que nous 
représenterons par E; je dis que D ne peut pas mouvoir 
une partie de B dans un temps égal à C; car un mouve- 


h06 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


ment plus grand doit avoir lieu dans un temps plus long. 
Ainsi, le temps F que D emploie à mouvoir E, ne sera pas 
infini. Or, en ajoutant constamment à D, on arrivera à le 
faire égal à À, de même qu'en ajoutant sans cesse à E, 
on le rendra égal à B. Mais on aurait beau ajouter au 
temps F une portion proportionnelle, on n’arrivera ja- 
mais à l’égaler à ὁ, puisque G est supposé infini. Donc il 
faut conclure que À pris tout entier mettra B tout entier 
aussi en mouvement, non pas dans un temps infini G, 
mais dans une portion finie de ce temps. Donc il est im- 
possible qu'un moteur fini puisse donner à un mobile 
quelconque un mouvement infini ; donc évidemment le 
fini ne peut jamais produire le mouvement pendant un 
temps infini. 

Un second principe non moins important que celui-là, 
c'est qu'une grandeur finie ne peut pas du tout avoir une 
puissance infinie, de quelque nature que soit son action ; 
et voici comment je le prouve. Soit, en effet, une puis- 
sance toujours de plusen plus grande produisant le même 
effet dans un temps moindre; peu importe d'ailleurs 
quelle est l'action de cette puissance,-soit qu’elle échaufte 
soit qu’elle adoucisse, soit qu’elle projette un mobile, soit 
que simplement elle menve d’une façon quelconque. Le 
moteur fini auquel on suppose une puissance infinie, doit 
nécessairement exercer son action sur ce qui l’éprouve, 
avec plus de force que ne le ferait tout autre moteur, 
puisque la puissance infinie est nécessairemeñt la plus 
grande de toutes. Mais il ne peut plus rester ici la moindre 
parcelle de temps pour l’action de la puissance supposée 
infinie. Soit, en effet, À le temps durant lequel la force 
infinie ἃ agi, soit pour échauffer soit pour pousser le mo- 


D'ARISTOTE, LIVRE VHI, CH, XV. A07 


bile sur lequel elle agissait; soit aussi AB le temps du- 
rant lequel ait agi une force finie. En faisant cette force 
finie de plus grande en plus grande, j’arriverai à l’égaler 
à celle qui ἃ donné le mouvement dans le temps À ; car, 
en ajoutant sans cesse à un terme fini, j'arriverai à 
dépasser tout fini quelconque, de même qu'en retran- 
chant sans cesse j’arriverai également à épuiser le tout. 
Ainsi, dans un temps égal, la force finie sans cesse aug- 
mentée aura produit un mouvement aussi grand que la 
force infinie. Or, c'est là une chose absolument impos- 
sible; donc, aucune grandeur finie ne peut avoir une 
puissance infinie. 

Je pose un troisième principe qui est la conséquence 
de celui-ci, c'est qu'une grandeur infinie ne peut avoir 
une puissance finie. 1] se peut bien qu'il y ait une puis- 
sance plus grande dans une grandeur moindre, et il n'ya 
rieu là de contradictoire ; maisil est bien clair encore que 
si cette grandeur moindre s'accroît, sa puissance s’ac- 
croîtra aussi. Soit donc AB la grandeur infinie. BG, autre 
moteur, à une certaine puissance qui, dans un certain 
temps représenté par EF, meut le mobile D. Si je double 
la grandeur de BC, cette nouvelle force produira le même 
mouvement dans la moitié du temps EF, proportion que 
nous avons démontré subsister toujours entre la grandeur 
et le temps, Gette moitié de EF sera représentée par FG. 
En procédant toujours ainsi et en accroissant BC de plus 
en plus, je n'arrive pas, 1] est vrai, à égaler AB qui est 
supposé infini; mais je prends toujours de moins en 
moins de temps, sans que jamais ce temps, ainsi dimi- 
nué,. puisse être égal à celui durant lequel AB est censé 
agir. Donc, la puissance de AB sera infinie, puisqu'elle 


h08 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


surpasse toute puissance finie. Donc, pour toute puissance 
finie, il faut que le temps soit fini comme elle; car, si 
dans un tel temps donné, telle force produit un certain 
mouvement, une force: plus grande dans un temps 
moindre, mais dans un temps toujours fini, produira ce 
même mouvement; et ce sera selon une proportion in- 
verse, c'est-à-dire que plus la force augmentera, plus le 
temps diminuera. Mais, ici, la force totale est supposée 
infinie, comme le sont le nombre infini ou la grandeur 
infinie, qui surpassent tout nombre ou toute grandeur 
finie. On pourrait encore démontrer ce troisième prin- 
cipe en supposant une puissance de même espèce que 
celle de la grandeur infinie, et en plaçant cette nouvelle 
puissance, qui serait finie, dans une grandeur finie, au lieu 
d'une grandeur infinie. Etant finie, elle pourra mesurer 
la puissance finie qui est dans la grandeur infinie; et, 
alors, la grandeur infinie sera dénuée de toute puissance; 
ce qui est impossible. Donc, il est impossible aussi qu'une 
grandeur infinie n'ait qu’une puissance finie. 

Donc, en résumé, une puissance infinie ne peut pas se 
trouver dans une grandeur finie, pas plus qu’il ne peut y 
avoir de puissance finie dans une grandeur infinie. 

Un quatrième et dernier principe, c'est qu un mouve- 
ment, pour être continu et uniforme, doit s'appliquer à 
un seul mobile et être donné par un seul et unique mo- 
teur. Mais avant de démontrer ce principe, il faut résoudre 
une question assez délicate qu'on pose assez souvent pour 
les corps qui sont animés d’un mouvement de translation. 
La voici. Nous avons dit que tout mobile est toujours mu 
par quelque chose; et alors, on demande comment il se 
fait que certains corps, les projectiles, par exemple, qui 


D'ARISTOTE, LIVRE VI, CH. XV. 409 


n'ont point de mouvements par eux-mêmes, et qui reçoi- 
vent une impulsion du dehors, conservent un mouvement 
continu sans que le moteur qui les a mis en mouvement 
les touche encore. Comment ces corps conservent-ils l’im- 
pulsion qui leur ἃ été communiquée? On répond bien 
que ce phénomène de mouvement continué tient à ce que 
le moteur initial, en donnant le mouvement au corps pro- 
jeté, meut aussi quelqu’autre chose, l’air, par exemple, 
et que l'air qui est mu lui-même continue à transmettre 
le mouvement dont il est animé. 

Mais cette explication paraît peu satisfaisante, et 1] 
semble toujours impossible que le corps continue à se 
mouvoir, quand le premier moteur ne le meut plus. Toute 
la série des mouvements doit être mise à la fois en action, 
et elle doit aussi s'arrêter à la fois, quand le moteur ori- 
ginaire cesse d'agir. La difficulté n’est que reculée, et il 
reste toujours à savoir comment l'air, que la main ne 
presse plus, peut agir sur le projectile qui poursuit sa 
course. On n'éclaircit pas les choses, même en supposant 
que le moteur agit à la façon de l’aimant, et que le pre- 
mier mettant le second à l’état magnétique, ce second y 
mette le troisième et ainsi de suite, de manière que le 
corps qui a reçu le mouvement puisse à son tour aussi le 
transmettre. Mais, dans ce cas, c’est toujours le premier 
aimant qui agit, et les autres n'agiraient pas sans lui. Il 
faut donc nécessairement admettre que non-seulement le 
premier moteur transmet à un autre corps, l'air, l’eau ou 
tel autre milieu, la faculté de produire le mouvement, ce 
milieu pouvant tout ensemble et être mu et mouvoir. 

Mais, en outre, il faut que le moteur et le mobile ne 
cessent pas tout ensemble et d'un seul coup, et que le 


10 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


mouvement transmis succède après quelqu'intervalle de 
temps au mouvement reçu. Le mobile cesse bien d’être 
mu au moment même que le moteur cesse de mouvoir; 
mais le mobile devient moteur à son tour, et il transmet 
le mouvement au corps suivant, qui lui-même le transmet 
de la même façon à un autre. La force, ainsi commu- 
niquée, devient de moins en moins capable d'agir, et elle 
finit par s'arrêter, quand le corps précédent ne donne plus 
au corps qui le suit assez de force d’impulsion pour que 
ce dernier corps puisse à son tour en mouvoir un autre. 
Le dernier corps de toute la série reçoit encore le mouve- 
ment; mais il ne le transmet plus. Tout cesse alors néces- 
sairement du même coup; il n’y ἃ plus ni moteur ni 
mobile, et toute la série des phénomènes est arrêtée. 
Telle est l'explication qu'on peut donner pour le mou- 
vement des choses qui n’ont pas un mouvement éternel, 
et qui sont tantôt en mouvement et tantôt en repos. Pour 
elles, à vrai dire, le mouvement n’est pas continu; mais 
il semble l'être, parce que les corps qui sont mis en mou- 
vement, ou se suivent mutuellement, ou se touchent; car 
le moteur n'y est pas unique, comme dans le cas que 
nous venons d'analyser, et 1] y a mouvement de la part 
de tous les corps qui composent la série, et qui agissent 
mutuellement les uns sur les autres. Il y a une suite de 
moteurs qui se succèdent, quand les milieux traversés 
sont, comme l'air etcomme l’eau, susceptibles d’être mus 
et de mouvoir. On appelle par fois ce phénomène d'impul- 
sion reçue et transmise, du nom de résistance réciproque 
ou répercussion. Mais 1l est impossible de résoudre les 
questions que nous avons posées autrement que par 
notre explication. Cette résistance réciproque fait bien 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XV. ΛΊ1 


que le système entier peut être mu et mouvoir successi- 
vement; mais elle suppose aussi qu'il y ἃ un repos pour 
l’ensemble. Or, dans le cas du projectile, il n’y ἃ qu'un 
corps unique dont le mouvement est continu sans un seul 
moment d'interruption, jusqu'à ce qu'il cesse. Par qui 
donc ce mouvement continu est-il donné? Ce qu'il y a de 
certain, c'est qu'il ne l’est pas par le même moteur ; et 
l'on ne peut pas dire, par conséquent, que le mouvement 
soit absolument continu au sens où nous l’entendons, 

Au contraire il y ἃ nécessairement dans le monde et 
l’ensemble des choses un mouvement continu et unique, 
et il faut non moins nécessairement qu’il s'applique à une 
grandeur une comme lui; car, ce qui est sans dimension 
et n'a point de grandeur quelconque ne peut recevoir le 
mouvement. Il faut de plus que ce soit le mouvement 
d'un seul et unique mobile, de même que c’est le mouve- 
ment d'un seul et unique moteur. Ces trois conditions 
sont indispensables pour que le mouvement soit vraiment 
continu. Car, autrement, un des mouvements suivrait 
l'autre ; et le mouvement total, au lieu d’être continu, se- 
rait divisé en plusieurs mouvements. Quant au moteur, 
qui doit être unique, ou il donne le mouvement après 
l'avoir reçu lui-même, ou il donne le mouvement tout en 
étant lui-même immobile. Si on suppose qu'il est mu, il 
faudra remonter toute la série ; et comme il subit un chan- 
gement, 1] est clair qu'il doit être mu par un autre mo- 
teur. Mais, dans cette recherche, il faudra finir par s’ar- 
rêter en arrivant à un mouvement qui sera produit par 
l’'immobile. Arrivé à ce dernier terme, on verra que celui- 
là n'a plus besoin de changer comme changent les autres; 
et 1l'aura la puissance de produire le mouvement tout en 


h12 PARAPHRASE DE LA PHYSIQUE 


étant immobile, parce qu’il n'aura aucune peine ni au- 
cune fatigue à le produire ainsi. Le mouvement créé de 
cette façon est uniformément égal, et 1] l’est tont seul 
parmi le reste des mouvements; ou du moins, 1] l’est plus 
que tous les autres; car, dans ce cas, le moteur immobile 
ne subit aucun changement. J'ajoute que le mobile lui- 
même, du moins relativement au moteur, ne doit point 
en éprouver davantage, afin que son rapport au moteur 
immobile étant immuable, le mouvement soit toujours 
uniforme et semblable. D'ailleurs, il faut nécessairement 
que le moteur ait une de ces deux places, ou le centre, 
ou la circonférence ; car ce sont les deux seuls points d’où 
le mouvement puisse partir. Mais ce qui est le plus rap- 
proché du moteur est toujours animé d’un mouvement 
plus rapide; et c’est bien là ce qu'on observe dans le 
mouvement du monde et de la sphère universelle. Donc 
c'est à la circonférence qu'est le moteur immobile qui 
donne le mouvement à toutes choses. 

Mais le mouvement une fois produit, reste toujours à 
savoir comment il est possible qu'un mobile qui reçoit le 
mouvement du dehors le communique lui-même d'une ma- 
nière continue, ou si sa continuité n'est pas plutôt comme 
une suite d’impulsions qui se répètent l’une après l’autre. 
Aïnsi un moteur, qui ne produit le mouvement que parce 
qu’il le reçoit lui-même, ne peut agir qu'en poussant ou 
en attirant, ou en produisant ces deux actes à la fois, ou 
en subissant une action qui peut être réciproque de la 
part des deux corps, comme dans le cas des projectiles 
que nous expliquions tout à l'heure. Mais alors le mouve- 
ment n’est plus continu et un; c’est un mouvement con- 
sécutif et composé de parties successives ; car lair et 


D'ARISTOTE, LIVRE VII, CH. XV. UE) 


l'eau, où se produit ce mouvement du projectile, trans- 
mettent le mouvement parce qu'ils sont divisibles ; et il 
faut qu'ils soient mus constamment par des impulsions 
qui viennent à la suite des autres. Donc, encore une fois 
le mouvement vraiment continu ne peut être produit que 
par l’immobile, puisqu'alors le moteur étant éternelle- 
ment semblable, il sera à l'égard du mobile qu’il meut 
dans un rapport toujours le même et continu. 

Ainsi, je conclus d’après tous les principes précédem- 
ment exposés, que le moteur premier et immobile ne 
peut pas avoir de grandeur quelconque; car s'il avait une 
grandeur, elle serait ou finie ou infinie. Or, nous avons 
démontré plus haut dans nos Considérations physiques 
(Livre IT, ch. VIT), qu’il ne peut pas y avoir de grandeur 
infinie, et nous venons de prouver que le fini ne peut pas 
posséder une force infinie, pas plus qu’une chose finie ne 
peut produire le mouvement pendant un temps infini. 
Mais le premier moteur produit un mouvement éternel 
pendant une infinie durée. Donc, le premier moteur 
doit être indivisible ; donc il est sans parties ; donc il n'a 
absolument aucune espèce de grandeur ; et c'est à ces 
conditions seulement qu'il donne un mouvement indéfec- 
tible à l'univers entier. 


FIN DE LA PARAPHRASE 


DE LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, 


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DISSERTATION | 


SUR LA 


COMPOSITION DE LA PHYSIQUE D'’ARISTOTE. 


Il ne peut s'élever aucun doute sur l’authenticité de la Physi- 
que, et les preuves surabondent pour démontrer qu’elle est bien 
l’œuvre d’Aristote. Ces preuves sont de plusieurs sortes : d’abord 
les citations faites en assez grand nombre dans d’autres ouvrages 
du philosophe, reconnus pour authentiques ; en second lieu, les 
témoignages unanimes de l’antiquité; et enfin, la forme de l’ou- 
vrage lui-même, qui ne peut être attribué à personne autre qu’A- 
ristote, par tous ceux qui connaissent ses idées et son style. Si la 
Physique n’était pas de lui, il n’y aurait pas une seule des œuvres 
portant son nom qui pût dès lors passer pour authentique ; et 
en soutenant qu’Aristote n’est pas l’auteur de celle-ci, il resterait 
à découvrir quel est le personnage à qui il faudrait faire honneur 
d’un tel monument. 

Parmi les nombreuses citations tirées des autres ouvrages d’A- 
ristote, je rappelle les suivantes, sans prétendre que ce soient les 
seules qu’on puisse alléguer. 

Dans les Derniers Analytiques, Livre Il, ch. XII, ὃ 8 (page 245 
de ma traduetion, p. 95, Ὁ, 11 de l'édition de l’Académie de Ber- 
lin), Aristote annonce qu'il ἃ traité de la question de la conti- 
nuité, et exposé ce qu’il faut entendre par continu, dans son 
Traité général du mouvement. Gette dénomination indique la 


h16 DISSERTATION 


Physique, où, en effet, cette explication du continu est donnée 
spécialement, Livre V, chap. V, $ 41; et dans tout le cours de la 
Physique, l’idée de continuité entendue en ce sens tient une très- 
grande place et revient très-fréquemment, parce que le mouve- 
ment est un continu, tout aussi bien que l’espace et le temps (Voir 
la Physique, Livre V, ch. VI, δὲ 10 et suiv., et aussi Livre VI, 
ἢ... 

Au Traité du Ciel, la Physique est plusieurs fois rappelée comme 
un ouvrage dont on emprunte des théories sur lesquelles on ne 
veut pas revenir en détail, parce qu’on les ἃ antérieurement éta- 
blies. Ainsi, Traité du Ciel, Livre I, ch. V (page 272, ἃ, 30, édition 
de Berlin), Aristote rappelle qu’il a démontré dans ses Études sur 
le Mouvement, qu'il est impossible de parcourir l'infini dans un 
temps fini. C’est là, en effet, une théorie qui est exposée tout au 
long dans la Physique, Livre VI, ch. I, $ 22, et Livre VI, ch. IE, 
$ 1. Ailleurs encore, dans le même premier livre du Ciel (page 274, 
a, 21, édition de Berlin), Aristote s’en réfère à la théorie de l’in- 
fini qu’il a développée dans ses Études sur les principes. Il a ef- 
fectivement exposé la théorie de l'infini dans la Physique, Livre IIT, 
chap. IV et suivants. Enfin au troisième livre du Ciel (page 299, a, 
10, édition de Berlin), l’auteur se résume en disant qu'il a dé- 
montré qu’il n’y a pas de longueurs indivisibles dans ses Études 
sur le Mouvement. Cette démonstration a été régulièrement don- 
née dans la Physique, Livre VI, ch. I, $ 11. 

Dans le Traité de la génération et de la corruption, Livre I, 
ch. ΠΙ (page 318, a, 3, édition de Berlin), il est dit que l’on ἃ an- 
térieurement discuté la théorie de la cause motrice. On peut trou- 
ver cette théorie dans le livre III de la Physique, chapitres IV et 
suivants. ᾿ 

Au début de la Météorologie (page 338, ἃ, 20, édition de Berlin), 
Aristote résume ses travaux sur toutes les parties de l’histoire de 
la nature, et il cite en particulier ses recherches sur les premiers 
principes de l'être et sur les différentes espèces du mouvement. 
Ce sont là les sujets spéciaux et du premier livre de la Physique, 
et du second et des quatre derniers. 

Au Traité du mouvement dans les animaux, ch. 1, 8 2 
(page 698, a, 10, édition de Berlin, page 238 de ma traduction), 


SUR LA PHYSIQUE. M7 


Aristote rappelle en termes généraux ses études sur l'éternité du 
mouvement et sur le moteur immobile, cause première du mou- 
vement. La question de l'éternité du mouvement est traitée tout 
au long dans la Physique, Livre VIIL, ainsi que celle du moteur 
immobile. Il est vrai que les mêmes théories se représentent dans 
la Métaphysique également ; mais dans la Physique, elles sont bien 
plus développées, et il semble que ce soit là plus spécialement 
leur place propre. 

La Métaphysique à elle seule contient presqu'autant de citations 
que les autres ouvrages réunis, et cela se comprend quand on 
voit l’étroite relation de la Physique, telle que la conçoit Aris- 
tote, à la Métaphysique telle qu’il l’a fondée. Aïnsi, au livre I 
de la Métaphysique, ch. III (page 983, a, 33, édition de Ber- 
lin), il rappelle qu’il a déjà, dans d’autres ouvrages, traité des 
causes, et en particulier de la cause du mouvement; et il ajoute 
que c’est dans ses Livres sur la nature. Cette désignation s’appli- 
que à la Physique, Livres I et II, et Livre VIIL Dans ce même 
[°° Livre de la Métaphysique, ch. X (page 993, a, 11, édition de 
Berlin), il parle des quatre causes, et il expose à fond la grande 
théorie que l’on sait ; puis il rappelle qu’il a traité ce sujet im- 
portant dans la Physique. C’est en effet le sujet même du livre II, 
ch. III, de la Physique. A ces deux premières citations qu'offre la 
Métaphysique, on peut en joindre bien d’autres non moins pré- 
cises; l’une au livre VIIL chap. VIII (page 1049, b, 36), où le 
Traité sur le Mouvement est cité à propos de ce principe, que, 
dans tout mouvement, il y a toujours eu un mouvement antérieur 
(Physique, VI, 9); l’autre au livre XI, chap. [I (page 1059, a, 84, 
édition de Berlin), où il est question des causes exposées dans la 
Physique, Livre II, ch. IIT; l’autre encore à ce même livre XI, 
ch. VI (page 1062, b, 31, édition de Berlin), où il est rappelé 
comment dans la Physique il ἃ été expliqué que l'être vient tout à 
la fois de l’être et du non-être (Physique, livre 1, ch. IV, $ 7) ; la 
quatrième au même livre XI, chap. VIII (page 1073, a, 32, édi- 
tion de Berlin), où Aristote dit qu'il ἃ traité du moteur immo- 
bile dans la Physique (Physique, livre VIII, chap. VIL et VIII et 
passim) ; enfin la cinquième, au livre XIII, chap. I (page 1087, 
a, 80) où Aristote, citant sa théorie sur la nature des Contraires, 

DR 


AS DISSERTATION 


que la plupart des philosophes ont pris pour les principes des 
êtres, dit que cette théorie se trouve dans la Physique. C’est bien 
là, en effet, le sujet traité dans le livre I, chap. VI, de la Phy- 
sique. 

A toutes ces citations de la Métaphysique, qui sans doute nesont 
pas les seules, il faut ajouter des preuves plus directes encore, | 
s’il est possible. Je veux parler de ces emprunts si nombreux et 
si larges que la Métaphysique a faits à la Physique. Des chapitres 
entiers de ce second ouvrage ont été transposés presque mot 
pour mot dans l’autre; ou bien, quand ils n’y sont point passés 
textuellement, ils y ont été analysés de manière à ce que l’iden- 
ὑπό des pensées ne peut être méconnue. Ainsi, le chapitre ΠῚ du 
IT livre de la Physique, est reproduit presque textuellement dans 
le chapitre 11 du IV* livre de la Métaphysique (page 1013, a, 24, 
édition de Berlin). Il en est de même des trois premiers chapitres 
du livre V de la Physique, reproduits et analysés dans la Métaphy- 
sique , livre X, chap. IT (pages 1067 et 1068 de l'édition de Ber- 
lin). De quelque façon que ces passages soient passés de la Phy- 
sique dans la Métaphysique, il n’importe guère, et il est assez 
probable que c’est Aristote lui-même qui aura puisé dans un de 
ses ouvrages antérieurs pour compléter ce qu’il avait à dire dans 
un suivant; mais ces identités ou ces ressemblances lient tel- 
lement les deux traités l’un à l’autre qu’il faut les déclarer ou 
tous les deux authentiques, ou tous les deux apocryphes. 

Ajoutez encore qu’indépendamment de ces liens palpables et 
étroits, la Métaphysique soutient avec la Physique d’autres rap- 
ports qui, pour être plus généraux, n’en sont pas moins démons- 
tratifs. C’est de part et d'autre le même système sur les questions 
les plus graves qui sont agitées dans les deux ouvrages : les prin- 
cipes de l'être, le nombre et l’espèce des causes, le temps, l’es- 
pace, l'infini et enfin le mouvement. Il faut même compter en- 
core une foule de pensées de détail et de définitions, qui sont 
toutes semblables, et qui attestent une même et seule doctrine, 
une seule et même pensée, un seul et même auteur. Par consé- 
quent, ou la Métaphysique n’est pas d’Aristote si la Physique n’est 
pas de lui, ou l’une et l’autre lui appartiennent, non-seulement 
comme deux œuvres dont il est le père, mais, en outre, comme 


SUR LA PHYSIQUE. h19 


deux œuvres qui ont entr’elles la connexion la plus intime. 
Chacune est en quelque sorte inséparable de sa sœur; c’est leur 
matière commune qui les rapproche et les unit; ce n’est pas uni- 
quement leur titre qui fait de l’une la suite et le complément in- 
dispensable de l’autre : la Physique, la Métaphysique. 

En regardant à toutes ces citations faites par Aristote lui-même 
dans ses œuvres les plus incontestables, on peut voir qu’il donne 
à la Physique plusieurs noms différents. Ainsi, tantôt il l'appelle 
Traité général sur le mouvement, Traité ou Études sur le mou- 
vement, Études sur les principes; tantôt il l'appelle Livres sur la 
nature; tantôt aussi il l'appelle simplement la Physique, et cette 
dernière dénomination se rencontre surtout dans la Métaphysique, 
où elle est en effet, ne serait-ce que par le contraste, une nécessaire 
opposition mieux placée qu'ailleurs. Ces différences notables d’ap- 
pellation ne peuvent pas cependant susciter la moindre équi- 
voque sur l’ouvrage unique et spécial qu’Aristote entend désigner 
par ces noms divers. Évidemment, il ne s’agit que de la Physique 
telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous, puisqu'elle renferme bien 
exactement toutes les doctrines et toutes les théories auxquelles 
Aristote entend se référer ou faire allusion. 

On n’a point assez remarqué que c’est de ces divergences 
admises par l’auteur lui-même, et autorisées par lui, que sont 
venues plus tard ces variations signalées par les commentateurs 
grecs. Simplicius, qui nous ἃ conservé toutes les traditions anté- 
rieures, nous apprend qu’Adraste, assez célèbre commentateur 
du II° siècle de notre ère, avait fait un livre spécial intitulé : 
De l’ordre des écrits d’Aristote, et que dans cet ouvrage, mal- 
heureusement perdu, il avait discuté les différents titres que de 
son temps on donnait à la Physique. Les uns l’intitulaient : Des 
Principes ; les autres l’intitulaient : Leçons de Physique. Adraste 
ajoute qu’on partageait souvent les huit livres de la Physique en 
deux grandes divisions : l’une composée des cinq premiers livres, 
qu'on intitulait dans leur ensemble : Des Principes ; l’autre, com- 
posée des trois derniers, qui étaient intitulés, quand on les 
réunissait ainsi : Du Mouvement. Adraste inclinait encore à 
croire, et Simplicius plus tard avec lui, que cette division s’ap- 
puyait sur l’autorité d’Aristote lui-même; et l’on vient de voir 


h20 DISSERT ATION 


par les citations rapportées plus haut qu’elles peuvent, en effet, 
justifier jusqu’à un certain point cette tradition. J'aurai l’occasion 
de revenir un peu plus loin sur ce sujet; mais, ici, je constate 
simplement que les commentateurs grecs, en divisant autrement 
que nous ne le faisons la Physique, qui, à nos yeux, forme un 
tout indissoluble, la connaissaient toutefois avec toutes les parties : 
qu’elle nous présente aujourd’hui. Ce qui a pu encore donner 
naissance à cette division reçue dans l’École, c’est peut-être la 
fin de la Physique elle-même, où Aristote semble séparer sa Phy- 
sique, à laquelle il renvoie, des théories sur le mouvement qu’il 
vient de présenter et qu’il achève en les résumant. (Voir Livre VIEIL 
de la Physique, ch. [, $ 6, ch. VI, $ 2, ch. ΧΙ, ὃ 23, et ch. XV, 
$ 26 et dernier.) 

Mais je poursuis afin d'établir les autres preuves de l’authen- 
ticité de la Physique. Après les preuves tirées d’Aristote lui-même, 
viennent celles que nous devons à ses disciples et à ses commen- 
tateurs. 

Le successeur direct d’Aristote, Théophraste, avait fait Sur la 
Nature un ouvrage tout à fait analogue à celui de son maître; 
et Simplicius le cite plus d’une fois. Il avait fait aussi, d’après le 
témoignage de Simplicius, un ouvrage intitulé Du mouvement, 
qui devait avoir au moins dix livres. (Voir le commentaire de 
Simplicius sur le livre I, ch. III de la Physique.) Eudème, un des 
principaux disciples d’Aristote, et qui ἃ eu l’honneur d’être pris 
quelquefois pour l’auteur de l’ouvrage qui, après la morale à Nico- 
maque et la Grande morale, porte le nom de morale à Eudème, 
(Voir ma traduction de la Morale d’Aristote, tome I, préface, 
page cexcvi, et tome IIT, page 205) avait fait également, d’après 
Simplicius, un ouvrage de physique calqué sur la Physique du 
Maître. D’après les citations nombreuses qui en restent, on peut 
conjecturer que c'était un commentaire et une paraphrase fidèle, 
bien que dans l’occasion le disciple ne se fit pas faute d’expri- 
mer sa pensée personnelle et indépendante. 

Ainsi, dès le temps même d’Aristote, l’authenticité de son 
œuvre était confirmée et garantie par l’imitation de ses élèves, 
et cette œuvre transmise jusqu’à notre temps par la suite des 
siècles et avec des témoignages non-interrompus, est bien celle 


SUR LA PHYSIQUE. 421 


que nous étudions encore et que nous admirons. Au second siècle 
de notre ère, Alexandre d’Aphrodisée, un peu plus récent 
qu’Adraste, et le plus illustre des commentateurs péripatéticiens 
dans l'antiquité, avait composé un commentaire complet sur la 
Physique. Malheureusement ce traité, qui aurait pu sans doute 
dissiper bien des ténèbres, n’est pas arrivé jusqu'à nous. Mais, 
au VI° siècle, Simplicius le possédait encore; et, comme il le cite 
à tout moment, il nous le fait assez bien connaître, et surtout il 
en démontre ainsi l'existence et la haute valeur. Porphyre, dans 
le Π|" siècle, avait analysé les huit livres de la Physique, d’après 
ce que nous apprend Simplicius (préface au V° livre de la Physique), 
et il la divisait en deux parties composées chacune de quatre 
livres, la première qu’il appelait Des Principes, et la seconde Du 
Mouvement, bien qu’il connût la division en cinq et trois livres. 
La paraphrase que Thémistius, vers la fin du IV* siècle, a donnée 
de la Physique, apporte peu d’éclaircissements aux difficultés du 
texte; mais du moins elle empêche la tradition d’être suspendue ; 
et elle nous conduit au grand et excellent commentaire de Sim- 
plicius, qui est un des plus abondants et des plus précieux qu'il 
ait faits sur les œuvres du philosophe. Avec Simplicius, un de ces 
professeurs d'Athènes, qui en 539 se refugièrent en Perse auprès 
de Chosroës IL, finit l’antiquité ; et les témoignages sur la Physique 
d’Aristote, qui viennent ensuite, n’ont plus rien qui puisse nous 
intéresser pour la recherche dont nous nous occupons ici. 

Nous pouvons donc conclure sans aucune hésitation que la 
Physique est bien l’œuvre d’Aristote, soit d’après les citations que 
l’auteur en ἃ faites lui-même, soit d’après les travaux dont elle 
n’a cessé d’être l’utile objet, depuis le moment qu'il l’a écrite. 

Reste maintenant à étudier la composition du monument, et à 
voir si par hasard il renfermerait quelques passages de nature à 
susciter des doutes légitimes sur la main à laquelle il est dû. Une 
étude longue et attentive ne m'a laissé à cet égard aucun scru- 
pule; et j'ose affirmer que tous ceux qui auront pratiqué assez 
familièrement Aristote le reconnaîtront sans la moindre peine 
d’un bout à l’autre de la Physique, sauf de très-légères excep- 
tions que je vais signaler tout à l'heure. 11 n’y a que lui dans toute 
l'antiquité qui ait pu écrire un tel livre, et l'écrire du style qui 


h22 DISSERTATION 


lui est propre, avec des expressions aussi pleines et aussi con- 
cises, quoiqu’avec des répétitions fréquentes et peu néces- 
saires. La gravité magistrale de la pensée, la grandeur de l'édifice 
et l’ordre général qui y éclate malgré de nombreuses redites, ne 
peuvent appartenir qu’au seul Aristote ; et quiconque, je le répète, 
a suffisamment médité sur ses œuvres, retrouvera dans la Phy- 
sique sa vivante et incomparable empreinte. Il n’y ἃ que lui dans | 
toute l’antiquité qui ait jamais parlé de ce ton; c’est là le lan- 
gage qui lui est exclusivement personnel ; et qui que ce soit n’au- 
rait été capable de le prendre ni même de le contrefaire de telle 
sorte que la pestérité pût s’y tromper. 

Tout à l'heure, je recherchais les citations de la Physique dans 
les autres ouvrages d’Aristote; on pourrait faire une recherche 
inverse, et se demander quels sont les ouvrages que la Physique 
cite à son tour. Elle ne présente guère que trois citations directes 
dans toute son étendue, et ces trois citations ne concernent que 
le fameux traité de la Philosophie ou de la Philosophie première. 
Elles se trouvent au I‘ livre, chap. X, $ 9, et au livre IE, chap. IE, 
$$ 13 et 15. C’est évidemment la Métaphysique que l’auteur ἃ 
voulu désigner, comme c’est encore elle à laquelle il est fait allu- 
sion, livre 1, chap. IX, $ 45, et livre ΠΙ, chap. 1, $ 11. Voilà à peu 
près toutes les citations directes ou indirectes. Mais dans tout le 
cours de la Physique, la doctrine des Catégories est perpétuelle- 
ment employée comme parfaitement connue ; et toutes les théories 
de la Métaphysique sont également supposées et sous-entendues. 
Ce ne suffirait pas, sans doute, pour établir l'authenticité de la 
Physique ; mais il n’y a certainement qu’un auteur qui puisse être 
suffisamment pénétré de ses propres pensées pour les sous-en- 
tendre à chaque moment avec une telle exactitude et un tel à- 
propos. 

Puis à côté de ces preuves de détail, je trouve que la composi- 
tion générale de l’œuvre est à elle seule une preuve bien autre- 
ment forte, et l’on sent partout dans cette simple et majestueuse 
ordonnance une main puissante et exercée qui a quelque chose 
d’infaillible et d’irrésistible. Dans la Préface qui précède cette Dis- 
sertation, j'ai analysé la Physique pour montrer l’enchaînement 
de la pensée et du système. Je ne veux pas recommencer ici un 


SUR LA PHYSIQUE. h23 


travail déjà fait; mais il faut dire cependant en quelques mots 
comment toutes ces théories s’engendrent mutuellement, et com- 
ment elles se développent. Le but général et unique de tout l’ou- 
vrage, c’est une théorie du mouvement ; et comme le mouvement 
est la vie même de la nature, Aristote établit d’abord comment 
en partant des principes de l’être, le mouvement est possible et 
même nécessaire; puis, après avoir expliqué ce qu'il entend par 
la nature, il définit le mouvement; et trouvant dans les termes 
mêmes de cette définition, les idées d’espace et de temps, l’un et 
l’autre infinis, il fait la théorie de l'infini, celle de l’espace avec 
celle du vide et la théorie du temps. Enfin, il en vient au mouve- 
ment lui-même, et il consacre les quatre derniers livres à exa- 
miner le mouvement dans ses diverses espèces, dans sa divisibi- 
lité, dans sa proportionnalité, dans sa continuité, et enfin dans 
son éternité, arrivant ainsi à ce grand principe du moteur immo- 
bile, dont il achèvera l'étude dans la Métaphysique. 

Telle est l'ordonnance aussi simple que solide de ce grand mo- 
nument, un des plus beaux et des plus parfaits sans contredit 
qu'ait élevés le génie d’Aristote. Les théories s’y succèdent dans 
l’ordre le plus rigoureux et le plus clair, et il n’y a place, ni au 
moindre changement, ni à la moindre lacune. La Physique est tout 
ce qu’elle doit être, depuis l'exposition de la méthode qui l’ouvre 
si régulièrement jusqu’à la dernière théorie, qui vient bien en 
effet là où doit venir l'étude du principe suprême, duquel dérive 
le mouvement dans l’univers entier. C’est l’achèvement de l’édi- 
fice ; et le faîte le plus élevé qui puisse être posé à un ouvrage de 
physique. 

Il n’y a selon moi, sauf quelques répétitions inutiles, qu’une 
seule partie de cette belle conception qui dépare l’ensemble et le 
trouble. C’est non pas le septième livre tout entier comme on l’a 
souvent répété, mais les quatre premiers chapitres de ce livre. 
Je fais cette distinction, qu’on n’a pas toujours assez aperçue, et 
qui me semble tout à fait juste. 

Déjà dans'l’antiquité on avait bien reconnu que ce septième livre 
ne se liait pas comme il faut au reste de l’œuvre, et Simplicius 
avait remarqué les deux caractères qui le distinguent : la double 
rédaction de quelques chapitres, et la répétition de théories, ou 


h2h DISSERTATION 


antérieurement, ou postérieurement traitées. Sous le rapport de 
la forme, et sous le rapport du fond, ce septième livre fait donc 
une sorte de double emploi dont il est assez difficile de se rendre 
compte. 

Je parle d’abord de la double rédaction, qui ne s'applique qu'aux 
trois premiers chapitres. Elle avait cours déjà indifféremment dès 
le temps de Simplicius, et il nous en donne lui-même la raison : 
c’est que l’une de ces rédactions ne différait point sensiblement de 
l’autre pour le sens et l’ordre des pensées ; elles ne se séparaient 
que par des diversités d’expressions, et les mots seuls étaient 
changés. C’est ce dont on peut se convaincre en comparant les 
deux :textes qu'offrent les manuscrits parvenus jusqu’à nous. 
Simplicius ne dit pas, comme on l’a cru, à qui il faut attribuer la 
seconde rédaction ; et il semble y attacher peu d'importance par 
le motif que je viens de dire. Ce n’est pas la paraphrase de Thé- 
mistius qui a été mise en lieu et place du texte; car Thémistius 
n’a point paraphrasé, par exemple, le premier chapitre de ce 
septième livre, sans doute parce qu’il n’y trouvait que des répé- 
titions inutiles de théories déjà connues. Quel est donc l’auteur 
de la seconde rédaction? M. L. Spengel, qui a fait un mémoire 
spécial sur cette question intéressante (1), ἃ émis l’ingénieuse 
conjecture qu’elle pourrait bien être d’Eudème. Sur quel fonde- 
ment s'appuie cette conjecture? Je ne sais; mais il est certain 
qu’elle peut paraître assez plausible, au premier coup d'œil, quand 
on se reporte aux fragments que Simplicius donne très-souvent 
de l’ouvrage d’'Eudème. Évidemment il se tenait toujours fort 
près de celui d’Aristote, et il est bien possible que dans ce 
septième livre et au début, un copiste inattentif ait pris l’un 
pour l’autre. 

Quoiqu'il en soit de cette controverse qui est presque purement 
littéraire, il y en ἃ une seconde qui ἃ plus de gravité. Ge n’est 
rien qu’une différence de style et de forme tout extérieure ; mais 
le septième livre semble en entier une sorte de hors-d’œuvre, 


(4) Mémoires de l’Académie Royale de Munich, 4'° classe, III° volume, 
2° partie, pages 305-350. 


SUR LA PHYSIQUE. h25 


parce qu’il répète, sans aucun avantage, des théories qu’on ἃ 
déjà vues, ou qu’on doit voir dans le livre suivant. Simplicius nous 
apprend qu'Eudème, qui avait suivi pas à pas les six premiers 
livres, ne commentait pas celui-là, et qu’il passait immédiate- 
ment du sixième livre au huitième. Ceci porterait une atteinte ir- 
rémédiable à la conjecture de M. L. Spengel, s’il n’était possible 
de supposer encore que précisément ce septième livre manquait 
dans Eudème, parce qu’il avait été transposé dans Aristote. Mais 
Alexandre d’Aphrodisée, qui ne connaissait peut-être pas le dou- 
ble emploi, trouvait les démonstrations de ce livre moins rigou- 
reuses que celles des autres; elles lui paraissaient plus logiques, 
c’est-à-dire moins fortes ; et il semble qu’il inclinait quelque peu 
à suspecter l'authenticité de cette partie de la Physique. Quant à 
Thémistius, les lacunes qu’on peut remarquer dans sa paraphrase 
ne prouvent rien, parce qu’il ne se pique jamais de rester fidèle- 
ment dans les traces du maître, et il passe ici des chapitres tout 
entiers comme il en passe ailleurs. 

Simplicius, qui peut être regardé comme un bon juge, re- 
trouve dans le septième livre la pensée et la manière Aristoté- 
liques, et il le commente comme tous les autres. Seulement il 
soupçonne qu’Aristote aura d’abord écrit ce livre pour ébaucher 
en quelque façon les théories qu’il développe plus à fond dans le 
huitième; et, à son avis, c'était une préparation assez commode 
et assez utile. Pour moi, je ne partage pas tout à fait cette opi- 
nion, malgré la déférence que je me sens pour Simplicius ; et je ne 
vois pas que le septième livre prépare du tout le huitième, pas 
plus qu’il ne résume les précédents. Je pense donc que les quatre 
premiers chapitres du septième livre sont une redondance, qui 
peut venir de la main d’Aristote aussi bien que d’une main étran- 
gère. C’est en effet une simple esquisse, comme le croit Simpli- 
cius, non pas des théories que le huitième livre donnera avec 
étendue, mais de diverses théories qui appartiennent à la Phy- 
sique péripatéticienne, et qui sont répétées là, sans beaucoup 
d'ordre ni de clarté. Si c’est Aristote qui ἃ écrit ces quatre cha- 
pitres, il n’en aura pas été satisfait, et il les aurait très-probable- 
ment laissés de côté dans une révision que Ja mort ne lui ἃ pas 
permis de faire. Si c’est à un étranger qu'est dû ce morceau, il ne 


A 26 DISSERTATION 


l'aura point composé, selon toute apparence, avec l'intention de 
l’intercaler dans l’œuvre du maître ; mais la maladresse de quelque 
commentateur l’y aura interpolé, sans remarquer assez attentive- 
ment qu’il n’y était point à sa place. 

Voilà ce que sont à mes yeux les quatre premiers chapitres du 
septième livre; mais, quant aux deux derniers, je n'hésite pas à 
les reconnaître pour authentiques; et j'y retrouve tout à fait la 
manière d’Aristote. Cette appréciation ne serait pas à elle seule 
suffisante ; et dans les choses de goût, les jugements peuvent beau- 
coup varier. Mais il me semble que la théorie de la proportionna- 
lité du mouvement est une des plus importantes de tout le sys- 
tème; et elle ne pouvait y manquer sans y causer une lacune 
regrettable. Aristote vient de traiter dans le cinquième livre des 
diverses espèces du mouvement, et il a examiné comment le mou- 
vement peut être simple, un ou contraire, naturel ou forcé. Π 
poursuit ces études dans le sixième livre, et il y traite surtout de 
la continuité et de la divisibilité du mouvement. Surviennent 
après tout ceci les quatre premiers chapitres du septième livre, qui 
ne font que redire en mêmes termes des généralités fort rebattues 
sur les rapports du moteur au mobile, et présenter des considéra- 
tions assez bizarres sur les relations du mouvement et de la sen- 
sibilité. Puis après ces quatre chapitres vient la théorie de la 
proportionnalité, qui forme une suite très-convenable aux discus- 
sions du sixième livre, et qui me semble s’y rattacher fort étroi- 
tement par le fond, aussi bien que par la forme. Enfin, après la 
comparaison des mouvements entr’eux, il ne reste plus que la 
grande théorie de l'éternité du mouvement, qui remplit tout le 
huitième livre. 

C’est donc ainsi que je divise le septième : j'en fais deux parts, 
dont l’une comprend les quatre premiers chapitres, et dont l’autre 
se compose des deux derniers. Il y a peu de cas à faire de la pre- 
mière partie, et on pourrait la sacrifier sans trop de peine, si elle 
n’était dès longtemps comprise dans la Physique, et si elle n’y 
figurait déjà du temps d'Alexandre d’Aphrodisée, au IIT° siècle de 
notre ère. Mais quant à la dernière partie du septième livre, elle me 
paraît entièrement indispensable ; et si elle était retranchée, ce 
serait une fâcheuse lacune dans la Physique. 


. SUR LA PHYSIQUE. 427 


Pour terminer ce qui regarde la composition de la Physique 
prise non plus dans quelques-unes de ses parties, mais dans son 
ensemble, je dois dire que la division en cinq livres d’une part et 
en trois livres d’autre part, ne me semble pas acceptable, bien 
qu’elle ait pour elle le suffrage de l’antiquité, non plus que la di- 
vision en deux fois quatre livres. Ces divisions ne répondent pas 
du tout à la réalité; et il est bien difficile de les admettre, quand 
on regarde attentivement à la doctrine entière de la Physique. 
Elles sont purement arbitraires en ce sens que ce n’est pas l’au- 
teur lui-même qui les à faites, et qu’elles ne peuvent que servir à 
s'orienter plus régulièrement dans sa pensée. Mais elles sont plus 
ou moins acceptables les unes que les autres ; et à mon sens, la 
vraie manière de diviser la Physique, ainsi que nous l'avons déjà 
fait pressentir, c’est de réunir les deux premiers livres où il n’est 
traité que des principes, soit de l'être, soit de la nature, et d’en 
faire la première partie de l’œuvre; c’est ensuite de réunir au 
même titre les six derniers livres, où il n’est réellement question 
que du mouvement, d’abord défini au début du troisième livre, et 
étudié méthodiquement dans les autres, soit dans ses accidents de 
temps et d'espace, soit en lui-même et dans son immuable éter- 
nité. 

Ce partage de la Physique en deux grandes portions a pour lui 
l’autorité de Zabarella, un des philosophes qui ont scruté avec le 
plus de soin et de profondeur les idées d’Aristote. Zabarella éta- 
blit dans son petit traité De naturalis scientiæ constitutione Liber, 
chapitres XI et XII, que les deux premiers livres sont consacrés 
aux principes, et les six derniers, au mouvement. Cette distinction 
m'avait paru aussi légitime que frappante, quand je traduisais ke 
texte grec; plus tard, lorsque je l’ai vue recommandée par Zaba- 
rella, elle m’a paru encore bien plus autorisée, et je la présente 
ici comme la meilleure, si ce n’est comme la seule, qu’on puisse 
faire dans la Physique. 

Le professeur de Padoue ne s’est pas trompé et je ne m’égare 
pas non plus en suivant ses traces. Il n’y ἃ que les deux premiers 
livres de la Physique qui soient réellement remplis de l’étude des 
principes; et c’est à eux seuls qu’Aristote pense, ainsi que les com- 
mentateurs, quand il parle de ses ouvrages sur les Principes, 


128 DISSERTATION. 


comme faisant partie de la Physique. Il n’y ἃ pas trop des six au- 
tres livres pour exposer cette grande théorie du mouvement, avec 
tous les détails qu’elle comporte et qu’elle exige, même au point 
de vue restreint où l'antiquité devait nécessairement se placer. 

J'achève cette Dissertation sur la composition de la Physique, 
en disant quelques mots du titre qui lui est le plus habituellement 
donné, et qui ἃ prévalu dans toutes les éditions, comme il pré- 
valait déjà au temps de Simplicius, et sans doute au temps d’A- 
lexandre d’Aphrodisée et d’Adraste. C’est le titre de Leçons de 
Physique. Aristote lui-même ne l’a jamais indiqué ; et nous serions 
fort embarrassés aujourd’hui de découvrir d’où il vient. Il n’en est 
pas pour cela moins exact; et comme le dit notre mot de Leçons et 
le mot qui y correspond en grec, il est évident par le caractère 
même de l’œuvre que l’auteur ἃ bien entendu l’adresser à ses 
élèves, en le composant, et leur rappeler l’enseignement qu’il leur 
avait donné de vive voix sur ces grands et difiiciles sujets. Je ne 
repousse donc pas du tout ce titre de Lecons de Physique, bien 
que je ne l’aie pas voulu mettre le premier au frontispice de ma 
traduction. Il est très-justifié ; l’école l’a bien choisi, et la tradition 
qu’il confirmait était bonne à recueillir. Je n’ai pas voulu, moi non 
plus, ni tout à fait le perdre, ni tout à fait l’adopter ; et je l’ai com- 
plété en y.ajoutant et en le modifiant. J'ai donc conservé le nom 
vulgairement reçu de Physique d’Aristote, et j'ai expliqué cette dé- 
signation générale par cette autre désignation détaillée : Ou Leçons 
sur les principes généraux de la nature. Je me rapproche ainsi 
d’Aristote lui-même dans bien des passages, et je ne m'écarte 
pas trop non plus de l’appellation la plus habituelle. 


—SÉ055— 


LECONS DE PHYSIQUE. 


LIVRE 1. 


DES PRINCIPES DE τ, ται. 


CHAPITRE PREMIER. 


De la méthode à suivre dans l’étude de la nature : il faut procéder 
des faits particuliers et composés, qui sont pour nous les plus 
notoires et les plus clairs, et remonter par l’analyse jusqu'aux 
principes universels, aux causes des choses, et à leurs éléments 
simples, qui sont les plus clairs et les plus notoires en soi. — 
Exemple des noms par rapport à la définition; exemple des 


enfants. 


$ 4. Gomme on ne parvient à comprendre et à savoir 


Leçons de Physique. Simplicius 
nous apprend, dans la préface de son 
commentaire, que ce titre n’était pas 
le seul qui fût donné à l'ouvrage 
d’Aristote. Selon Adraste, dont Sim- 
plicius cite le livre sur l'Ordre des 
œuvres d’Aristote, on intitulait la 
Physique de différentes manières. 
Tantôt on l’appelait : Des principes ; 
tantôt : Leçons de Physique. Par- 


fois encore on employait des titres 
particuliers pour les livres divers. 
Les cinq premiers réunis étaient in- 
titulés : des Principes ; les trois der- 
niers : Du Mouvement. Ces deux der- 
niers titres sont presque les seuls qui 
soient cités par Aristote lui-même; 
par exemple, dans le Traité du ciel, 
livre 1, chapitre 5, édit. de Berlin, 
page 272, a, 30; ibid. ch. 6, édit. 


h30 


LECONS DE PHYSIQUE, 


quelque chose dans tout sujet de recherches méthodiques 
où il y a des principes, des causes et des éléments, que 
du moment où on les connaît: car on ne pense jamais 
connaître une chose que quand on en connaît les causes 
premières, les principes premiers, et jusqu'à ses élé- 
ments ; de même aussi pour la science de la nature, il est 
évident que l’on doit tout d’abord prendre soin de déter- 
miner ce qui regarde les principes. 


de Berlin, p. 274, a, 21 ; id. livre I, 
ch. 4, édit. de Berlin, p. 299, a, 40. 
Aristote parle aussi très-souvent dans 
la Métaphysique de son Traité sur 
la nature. J'ai préféré le litre de 
Leçons de Physique à tousles autres, 
afin de conserver le souvenir de la 
tradition, au moins en partie, puis- 
qu’en général cet ouvrage est connu 
sous le nom de Physique d’Aristote. 
Le titre le plus convenable est celui 
que donnent quelques manuscrits : 
Des Principes de la nature ; mais ce 
titre, que Pacius recommande avec 
raison, n’a pas prévalu. Simplicius, 
loc. cil., pense que c’est de la Phy- 
sique qu'il s’agit dans la lettre d’A- 
lexandre, où il reproche à son pré- 
cepteur d’avoir publié ses doctrines 
ésotériques. Plutarque, dans sa vie 
d'Alexandre, croit qu’il s’agit de la 
Métaphysique. Simplicius, en réfu- 
tant Plutarque, ne dit pas sur quelle 
autorité il s'appuie lui-même. La 
question reste douteuse ; mais ce qui 
parait certain c'est que les Leçons 
de Physique, comme l'indique cette 
dénomination, appartiennent aux 
ouvrages d’Aristote qui exigeaient du 


maître en personne une explication 
spéciale, pour être bien compris. 

Ch. I, S 1. À comprendre et ἃ sa- 
voir, pour cette théorie générale de 
la science, il faut consulter les graves 
doctrines des Derniers Analytiques : 
voyez surtout le tome III, livre I, 
ch. 2, p. 7 et suivantes de ma tra- 
duction. — Des principes, des 
causes ou des éléments, ces trois 
termes semblent ici à peu près syno- 
nymes, ainsi que le prouve la fin de 
la phrase où l’auteur n’emploie que 
le mot de Principes. Quelquefois ces 
expressions présentent des nuances 
qui sont précisées dans le 1 livre de 
Ja Métaphysique, ch. 1, 2, 3, h, etc., 
édit. de Berlin, pages 1,043 et sui- 
vantes. — On trouvera sans doute 
que cette première phrase est un peu 
longue ; maïs je u’ai pas cru devoir 
la diviser ; et j’ai laissé à la traduc- 
tion une physionomie toute aristoté- 
lique. — Ce qui regarde les prin- 
cipes, Aristote dit ici simplement : 
Principes, entendant par ce mot les 
principes, les causes et les éléments, 
dont il vient de parler quelques li- 
gnes plus haut, 


LIVRE I, CH. 1, αὶ ἡ. h31 

$ 2. La marche qui semble ici toute naturelle, c'est de 
procéder des choses qui sont plus connues et plus claires 
pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus con- 
nues par leur propre nature. En effet, les choses qui sont 
notoires absolument, et les choses qui sont notoires pour 
nous, ne sont pas les mêmes; et voilà comment c’est une 
nécessité de commencer par les choses qui, bien que plus 
obscures par nature, sont cependant plus notoires pour 
nous, afin de passer ensuite aux choses qui sont naturel- 
lement plus claires et plus connues en soi. $ 3. Ce qui est 
d’abord pour nous le plus notoire et le plus clair, c’est 
ce qui est le plus composé et le plus confus. Mais ensuite 
en partant de ces composés mêmes, les éléments et les 
principes nous sont rendus clairs par les divisions que 
nous en faisons. δ 4. Ainsi donc il faut s’avancer du gé- 
néral au particulier ; car le tout que donne la sensation 


$ 2. Plus connues et plus claires 
pour nous. Voir les Derniers Analy- 
tiques, livre I, ch. 2, $ 11, III® vo- 
lume, p. 10 de ma traduction. Cette 
distinction est très-fréquente dans le 
système d’Aristote, et elle est parfai- 
tement juste. 

$ 3. Le plus composé et le plus 
confus, il n’y a qu'un seul mot, au 
lieu de deux, dans le texte. — Par 
les divisions que nous en faisons, 
c’est-à-dire par l’analyse. La sensa- 
tion, qui est le moyen le plus habi- 
tuel d'informations, nous donne tout 
d’abord une totalité très-complexe ; 
puis, en décomposant cette totalité, 
nous arrivons aux éléments irréduc- 
tibles dont elle est formée. 


$ 4. Du général au particulier, 
l'expression du texte est au pluriel 
et l’on pourrait encore traduire : Des 
universaux aux individus. — Le 
tout que donne la sensation, en effet, 
la sensation nous apprend d’abord 
que l'être que nous voyons, par 
exemple, est un homme, et nous re- 
connaissons ensuite que cet homme 
est un individu, un de nos amis. En 
ce sens, la notion générale ou géné- 
rique a précédé la notion particu- 
lière et individuelle. Cependant la 
méthode que recommande ici Aris- 
tote n’est pas précisément la méthode 
d'analyse, qui va au contraire du par- 
ticulier au général. Les théories ex- 
posées ici ne sont pas tout à fait 


h32 LECONS DE PHYSIQUE. 

est plus connu; et le général est une espèce de tout, 
puisque le général contient dans son ensemble une foule 
de choses à l’état de simples parties. 5. C’est un rap- 
port assez analogue à celui-là, que les noms des choses 
soutiennent avec les définitions. Les noms, en effet, 
expriment aussi une totalité quelconque ; mais ils l’expri- 
ment d’une manière indéterminée; par exemple, le mot 
Cercle, que la définition résout ensuite dans ses éléments 
particuliers. 6. C’est encore ainsi que les enfants ap- 
pellent d'abord Papa et Maman, tous les hommes, toutes 
les femmes, qu'ils voient; mais plus tard ils les dis- 


tinguent fort bien les uns et les autres. 


d'accord avec celles des Derniers 
Analytiques, livre 1, ch. 2, $ 4, 
page 40 de ma traduction, et livre II, 
ch. 49, 5 7, p. 290. 

$ 5. Les noms des choses... avec 
leur définition, on pourrait traduire 
encore : les mots... avec l’idée ; mais 
la suite prouve qu’il s’agit spéciale- 
ment ici de définition. — Le mot 
Cercle, ce mot est le nom général 
d’une figure que l’on comprend d’a- 
bord dans 58 totalité; mais en re- 


montant à ses éléments par la défini- 
tion, on découvre que le cercle est 
une figure terminée par une seule 
ligne courbe dont tous les points sont 
à égale distance d’un point central, 
dont tous les rayons, menés du centre 
à la circonférence, sont égaux, etc. 

$ 6. Les enfants... cette comparai- 
son fort claire explique très-bien ce 
que l’auteur a voulu dire un peu plus 
haut par la totalité que donned’abord 
la sensation, 


LIVRE 1, CH. IL, καὶ 1. 


h33 


bo 
Re es PERRET 


CHAPITRE IL 


Des principes; unité et pluralité des principes : Parménide et 
Mélissus, les philosophes loniens et Démocrite. — L'unité abso- 
lue de l'être implique la négation de tous principes et détruit 
l'étude de la nature; thèse d’Héraclite; erreur grossière de 
Mélissus. L’être n’est point immobile; il y ἃ des êtres soumis 
au mouvement. — Méthode des Géomètres; démonstration 
d’Antiphon. Méthode à suivre pour critiquer les théories anté- 


rieures. 


S 1. Nécessairement il doit y avoir dans l'être ou an 
principe anique ou plusieurs principes. En supposant que 
ce principe soit unique, il doit être, ou immobile, comme 
le prétendent Parménide et Mélissus, ou mobile, comme 
l'affirment les Physiciens, soit qu’ils trouvent ce premier 
principe dans l'air, soit qu'ils le trouvent dans l’eau. En 
admettant qu'il y ἃ plusieurs principes, ces principes sont 
en nombre fini et infini; s'ils sont finis, mais en étant 
toujours plus d’un, ils sont alors deux, trois, quatre ou 
tel autre nombre; s'ils sont infinis, ils peuvent être 


Ch. 11, $1. Parmenide et Mélissus, 
tous deux de l’École d’Elée, qui sou- 
tenait l’unité et l’immobilité de l’être, 
et niait par conséquent le mouve- 
ment, principe essentiel de la nature, 
d’après Aristote. Voir le petit traité 
spécial, Xénophane, Zénon et Gor- 
gias, édit. de Berlin, p. 974, et la 
Métaphysique, livre 1, ch. 5, p. 986, 
b, 24. — Les Physiciens, c'est-à- 


dire les philosophes qui s'occupent 
pertinemment de l’étude de la na- 
ture, l'École d’Tonie, Thalès, Anaxi- 
mandre et les autres. Voir plus loin, 
ch. 5. — Dans l’air, comme lio- 
gène d’Apollonie et Anaximène, Mé- 
taphysique, livre I, ch. 3, p. 984, a, 
5, édit. de Berlin. — Dans l’eau, 
comme Thalès, Métaphysique, livre I, 
ch. 3, édit. de Berlin, p. 983, b, 24. 


28 


ἠδὴ LECONS DE PHYSIQUE. 
comme l'entend Démocrite, d’un seul et même genre, ne 
différant qu'en figure et en espèce; ou bien ils vont même 
jusqu'à être contraires. 

$ 2. C’est encore une étude toute pareille que font les 
philosophes qui recherchent quel est le nombre des êtres ; 
car ils recherchent d’abord si la source d’où sortent les 
êtres et les choses, est un principe unique, ou bien si ce 
sont plusieurs principes; puis en supposant qu'il y ait 
plusieurs principes, ils se demandent s'ils sont finis ou 
infinis. Par conséquent, c’est rechercher encore si le 
principe et l'élément des choses est unique, ou s’il y 
en ἃ plusieurs. δ 3. Cependant, étudier cette question de 
savoir si l’être est un et immobile, ce n’est plus étudier 
la nature; car de même que le Géomètre n’a plus rien à 
dire à un adversaire qui lui nie ses principes, et que cette 


— Démocrite, Métaphysique, livrel, 
ch. 3, édit, de Berlin, p. 985, b, 5. 
— Jusqu'a être contraires, Aristote 
ne nomme ici aucun philosophe ; 
mais il semble que c’est là l'opinion 
d’Empédocle et d’Anaxagore. Alexan- 
dre d’Aphrodisée, d’après Simplicius, 
croit que ces deux assertions se rap- 
portent au seul Démocrite, qui tout en 
admettant les atomes, qui ne diffèrent 
qu’en forme et en espèce, admet aussi 
le plein et le vide, c’est-à-dire les 
contraires. Dans la Métaphysique, 
livre 1, ch. 5, p. 985, b, 6, édit. de 
Berlin, le système des contraires est 
formellement attribué aux Pythago- 
riciens et à Alcméon de Crotone. 

$ 2. Quel est le nombre des êtres, 
Aristote ne nomme pas ces philoso- 
phes qui cherchent à préciser le nom- 


bre des êtres et des choses de luni- 
vers. Il en a parlé en termes à peu 
près aussi vagues dons la Métaphy- 
sique, livre I, ch. 5, édit. de Berlin, 
p. 986, a, 15. C’est peut-être des Py- 
thagoriciens qu’il s’agit ici. 

6 3. Ce n’est plus étudier la na- 
ture, parce que la nature est par es- 
sence, selon Aristote,le principe même 
du mouvement. Si l’être est un οἱ 
immobile, il ny a plus à l’étudier 
dans des phénomènes qu’il ne pro- 
duit pas ou qui ne sont qu’une illu- 
sion ; iln’y a plus qu’à le contempler 
et à l’adorer, si l’on veut ; maïs ce 
n’est pas l’objet de la Physique. — 
Α un adversaire qui lui nie ses 
principes, la même pensée se retrouve 
dansles Derniers Analytiques, livrel, 
ch. 12, p. 70 de ma traduction. On 


LIVRE, 1. CH. I, 5. ὃ 
discussion appartient dès lors à une autre science que la 
géométrie ou à une science commune de tous les prin- 
cipes, de même le philosophe qui s’occupe des principes 
de la nature, ne doit pas accepter la discussion sur ce 
terrain. Du moment, en effet, que l'être est un, et un au 
sens d’immobilité où on le prétend, il n’y ἃ plus à pro- 
prement dire de principe, puisqu un principe est toujours 
le principe d’une ou de plusieurs autres choses. 4. Exa- 
miner si l’être est en ce sens, revient tout a fait à dis- 
cuter telle autre thèse tout aussi vaine, parmi celles qui 
ne sont avancées que pour le besoin de la dispute, comme 
la fameuse thèse d'Héraclite. Autant vaudrait soutenir 
que l'être entier se concentre dans un seul individu de 
l'espèce humaine. δ 5. Au fond, c’est simplement réfuter 


ne peut discuter une question dans 
les limites d’une science qu’en ac- 
ceptant d’abord les principes de cette 
science ; ou si on ne les admet pas, 
c’est qu’on passe à une science diffé- 
rente, ou bien à la science qui étudie 
d’une manière générale la valeur des 
principes ; et cette science supérieure 
c’est la métaphysique, — Une science 
commune ἃ tous les principes, c’est 
la métaphysique et non la dialecti- 
que, qui ne peut donner aucun ré- 
sultat vraiment scientifique au sens 
où Aristote la prend. Voir les Der- 
aiers Analytiques, livre I, ch. II, δ 6, 
p. 68, et les Topiques, livre I, ch. 1, 
$S 4 et 5, p. 3 de ma traduction. 

$ 4. Comme la fameuse thèse d’'Hé- 
raclite, à savoir que tout est dans un 
flux perpétuel. Ce principe admis, les 
contradictoires sont également vraies, 


les contraires se confondent ; il n’y ἃ 
plus ni vérité ni erreur ; et dès lors la 
thèse même qu’on soutient est aussi 
vaine que la thèse opposée. Pour la 
définition de la thèse, voir les Topi- 
ques, livre I, ch. 2, page 32 de ma 
traduction ; pour la théorie d’Héra- 
clite, voir la Métaphysique, livre I, 
chap. ὃ, p. 984, a, 7, édition de Ber- 
lin. — Dans un seul individu, peut- 
être cette opinion avait-elle été soute- 
nue par quelque philosophe qu’Aris- 
tole ne nomme pas. Il revient d’ail- 
leurs un peu plus loin, ch. ὁ, δ 10, 
sur la thèse d’Héraclite, pour en dé- 
montrer toute la fausseté dange- 
reuse. 

$ 5. Tout ce paragraphe est répété 
mot pour mot un peu plus loin, ch. 4, 
$ 4. C'est ici, sans doute, qu’il doit 
être supprimé, et c'est le parti que 


136 LECONS DE PHYSIQUE. 

un argument captieux, défaut que présentent les deux 
opinions de Mélissus et de Parménide; car elles reposent 
toutes deux sur des prémisses fausses, et elles ne con- 
cluent pas régulièrement. Mais le raisonnement de Mé- 
lissus est encore le plus grossier, et il ne peut pas même 
causer la moindre hésitation; car il suffit d’une seule 
donnée absurde pour que toutes les conséquences le 
soient également; et c'est une chose des plus faciles à 
voir. 

δ 6. Quant à nous, posons comme un principe fonda- 
mental que les choses de la nature, soit toutes, soit 
quelques-unes au moins sont soumises au mouvement; 
et c'est là un fait que l'induction ou l'observation nous 
apprend avec toute évidence. δ 7. Mais, en même temps, 
nous ne prétendrons point répondre à toutes les ques- 
tions, et nous ne réfuterons que les erreurs que l’on com- 
met dans les démonstrations en partant des principes ; 


Bekker conseille, en enfermant toute 
cette interpolation entre crochets. Je 
lai laissée dans la traduction, et je 
crois devoir me borner à avertir le 
lecteur dans cette note. — Les deux 
opinions de Mélissus et de Parmé- 
nide, voir plus haut dans ce chapitre, 
$ 4, l'opinion de Mélissus et de Par- 
ménide sur l’unité et l’immobilité de 
l’être. — Le raisonnement de Mélis- 
sus, ici Aristote ne dit point précisé- 


ment en quoi le raisonnement de Mé- 


lissus s’écarte de celui de Parmé- 
nide ; mais il revient un peu plus loin 
sur cette différence. Voir le chapitre 
suivant, $$ 4 et 9. — Le plus gros- 
sier, dans la Métaphysique, livre I, 


ch. 5, p. 986, b, 27, édition de Ber- 
lin, Aristote fait à peu près la même 
critique des opinions de Mélissus, au- 
quel il réunit Xénophane, semblant 
encore faire plus de cas de celles de 
Parménide. La Physique est citée 
dans ce même passage de la Méta- 
physique. 

$ 6. L’induction et l’observation, 
il n’y a dans le texte que le premier 
mot ; j'ai ajouté le second pour plus 
de clarté. Pour l’Induction, voir les 
Premiers Analytiques, livre 11, ch. 
23, p. 325, et Derniers Analytiques, 
livre 1, ch. 48, p. 111 de ma traduc- 
tion. 

$ 7. En partant des principes, 


LIVRE 1, CH. H, $ 8. 


h37 


nous laisserons de côté toutes celles qui n'en partent pas. 
C’est ainsi, par exemple, que c’estau géomètre de réfuter 
la démonstration de la quadrature du cercle par les seg- 
ments; mais le géomètre n’a plus rien à faire avec celle 
d’Antiphon. δ᾽ 8. Néanmoins, comme sans traiter précisé- 
ment de la nature, ces philosophes touchent à des ques- 
tions physiques, il sera peut-être utile d'en dire ici 


Aristote entend les principes qu'il 
admet lui-même, — La quadrature 
du cercle par les segments, peut-être 
faut-il confondre la démonstration 
de la quadrature du cercle par les 
segments avec la démonstration par 
les lunules, qu’Aristote attribue for- 
mellement à Hippocrate de Chios, 
Réfutations des Scphistes, ch. 10, 
p. 374 de ma traduction. Cette dé- 
monstration d’Hippocrate de Chios 
était fausse, puisque la quadrature 
du cercle est impossible ; mais du 
moins elle s’appuyait sur des prin- 
cipes géométriques, tandis que celle 
d’Antiphon s’appuyait sur des prin- 
cipes contraires à toute géométrie, 
— Avec celle d'Antiphon, quelle était 
au juste la démonstration d’Anti- 
phon, c’est ce qu’il n’est pas facile de 
savoir d’après le peu qu’en dit Aris- 
tote. Antiphon est encore nommé un 
peu plus loin, livre 11, ch. 4, $ 45, 
et dans les Réfutations des Sophistes, 
loc. cit., p. 384, mais sans aucun dé- 
tail ; et dans ce passage sa démonstra- 
tion ne paraît pas aussi dédaignée 
qu'elle l’est ici. Simplicius s’est ar- 
rêté fort longuement sur les deux dé- 
monstrations d’Antiphon et d’'Hippo- 


crate. Quant à l'obligation pour cha- 
que science, et pour la géométrie en 
particulier, de ne discuter que les 
questions qui admettent leurs prin- 
cipes, il faut voir le chapitre spécial 
des Derniers Analytiques, livre 1, 
ch. 9, p. 52, de ma traduction, 

$ 8. Comme sans traiter précise- 
ment de la nature, ici le texte peut 
avoir un autre sens, selon que l’on 
change la ponctuation, et signifier : 
Comme tout en traitant la nature, 
ils n’ont pas touché a des questions 
physiques. Ce second sens paraît le 
meilleur à Alexandre d’Aphrodisée, 
qui connaît les deux, et à Porphyre, 
qui sans doute suit Alexandre. Le 
premier que j'adopte est préféré par 
Thémistius et Simplicius. Je crois que 
les deux sens peuvent également se 
soutenir. Parménide et Mélissus ne 
traitent pas réellement de la nature, 
puisqu'ils nient le mouvement ; et ils 
soulèvent seulement des questions qui 
se rapportent à la nature. Ou bien 
on peut dire encore qu’ils traitent de 
la nature, mais que les questions 
qu'ils soulèvent ne sont pas conformes 
aux principes de la Physique. Aussi 
Aristote ne les appelle-t-il pas des 


138 LECONS DE PHYSIQUE. 


quelques mots; car ces recherches ne laissent pas que 
d’avoir leur côté de philosophie. 


CHAPITRE II. 


Critique des théories qui admettent l’unité de l'être; ce qu’on 
entend par l’unité de l'être; acceptions diverses des mots Étre et 
Un; théorie de Mélissus sur l’infinité de l'être, et de Parménide 
sur la finitude de l’être. Confusion absolue des êtres dans la 
théorie d’Héraclite et de Lycophron. — L’être n’est pas un; et 
les êtres sont multiples. 


δ 1. Comme le mot d'Être reçoit plusieurs acceptions, 
notre point de départ le plus convenable sera d'examiner 
d’abord ce qu’on entend quand on dit que l'être est un. 
Comprend-on par là que tout l'être est substance, ou 
bien que tout l’être est ou quantité ou qualité? Si tout est 
substance dans l’être, comprend-on que c’est une subs- 
tance unique qui est tout l'être? et, par exemple, un 
homme un, un cheval un, une âme une, qui serait la 


physiciens. — Leur côté de philoso- 
phie, si ce n’est plus une discussion 
de physique, c’est au moins une dis- 
cussion de métaphysique. 

Ch. ΠΙ, $ 1. Comme le mot dÉtre 
reçoit plusieurs acceptions, voir Îles 
Catégories, ch. 11, $ 2, p. 54 de ma 
traduction, et Métaphysique, livre IV, 
ch. 7, p. 1,047, a, 7, édit. de Berlin. 
Les deux acceptions les plus géné- 


rales du mot Être sont celles de subs- 
tance et d’accident, la substance for- 
mant la première catégorie, et l’acci- 
dent comprenant les neuf autres, 
quantité, qualité, etc. — Tout l'être 
est quantité ou qualité, Aristote ne 
nomme que les deux premières calé- 
gories après la substance; voir les 
autres dans le traité spécial des Ca- 
tégories, chap. V, et suiv. 


LIVRE 1, CH. ΠῚ Ç 4. 439 
substance de tout l’être? Si tout est qualité dans l'être, 
comprend-on que c'est une qualité unique? et, par 
exemple, que c’est le blanc, le chaud, ou telle autre qua- 
lité du même genre? Ge sont-là des points de vue très- 
différents; mais ils sont tous également impossibles à sou- 
tenir. ὃ. 2. En effet, si l'être est substance et quantité et 
qualité, que d’ailleurs la qualité, la quantité et la subs- 
tance soient indépendantes et séparées les unes des autres 
ou ne le soient pas, il en résulte toujours qu'il y ἃ plu- 
sieurs sortes d'êtres. $ 3. Si l’on dit que les êtres tout 
entiers sont qualité ou quantité, en admettant d’ailleurs 
ou en rejetant la substance, c’est une opinion absurde, si 
l’on peut qualifier d'absurde ce qui est impossible; car 
rien ne peut exister séparément, si ce n’est la substance, 
puisque tout le reste se dit comme attribut de la subs- 
tance qui est le seul support. ὃ 4. Mélissus soutient que 
l'être est infini; à ses veux, l'être est donc une certaine 
quantité, puisque l'infini est dans la quantité. Or, la subs- 
tance, pas plus que la qualité ou l'affection, ne saurait 
jamais être infinie, si ce n’est accidentellement, c’est-à- 
dire à moins d'être en même temps considérée comme des 
quantités à un certain point de vue. La définition de l'in- 
fini emprunte l'idée de quantité, mais ne suppose point 


$ 2. Il y a plusieurs êtres, non 
point un être usique selon l’hypo- 
thèse de Parménide et de Mélissus, 

$ 3 Que les êtres tout entiers 
sont qualité ou quantité, Aristole ne 


trine d'Héraciite, qui réduit le monde 
à n'être qu’une succession de phéno- 
mènes sans substance, Au fond, c’est 
le scepticisme, — Tout le reste se dit 
comme attribut de La substance, voir 


dit pas quels sont les philosophes qui 
ont soutènu celte étrange théorie ; 
mais elle ne répugne pas à la doc- 


les Catégories, ch. V, $ 5, p. : 6 de 
ma traduction. 
$ 4, Afélissus soutient, voir plus 


hA0 LECONS DE PHYSIQUE. 


celle de substance, ni celle de qualité. Si donc l'être est 
à la fois substance et quantité, dès lors 1] est deux et non 
plus un. $ 5. Si l’être n’est que substance, il n'est plus 
infini; il n’a même plus de grandeur quelconque; car 1] 
faudrait qu'il fût une quantité. 

δ 6. D'une autre part, comme le mot Ün se prend en 
plusieurs acceptions tout aussi bien que le mot Être, il 
faut examiner à ce nouveau point de vue en quel sens on 
dit que tout l'être est un. Un se dit pour exprimer qu'une 
chose est continue ou qu’elle est indivisible ; ou ce mot 
s'applique aux choses dont la définition essentielle, des- 
tinée à expliquer ce qu'elles sont, est une seule et même 
définition, comme, par exemple, la définition du Jus de la 


treille et celle du Vin. 


$ 7. Si par Ün on entend continu, l’être alors est mul- 


haut, ch. 2, $ 5, et plus bas, ch. 4, 
$ 4. — Si donc l'être est a la fois 
substance et quantité. l'après la 
doctrine d’Aristote, il n’y a pas 
d’être sans substance : et comme d’a- 
près Mélissus, l’être est qualité en 
tant qu'infini, il en résulte que l'être 
n’est pas un, comme le dit Mélissus, 
mais qu'il est au moins deux. 

$ 5. Si l'être n’est que substance, 
il n’est plus infini, la substance dans 
le système d’Aristole ne sort pas de 
l'individu ; et la théorie de la subs- 
tance infinie n’a été soutenue que 
beaucoup plus tard dans l’École 
d'Alexandrie. — 1! faudrait qu’il 
fût une quantité, et dès lors 1] ne 
serait plus une substance exclusive- 
ment, 

$ 6. Fout aussi bien que le mot 


Être, après avoir défini les diverses 
acceptions du mot Être, dans le $ 4 
etsuiv. l’auteur passe aux diverses 
acceptions du mot Un. — Un se dit, 
Aristote n'indique ici que trois 
puances du mot Un ; il en indique 
davantage dans la Métaphysique, 
livre IV. ch. 6, p. 1,015, b, 16, édit. 
de Berlin. — Du Jus de la treille et 
celle du Vin, les deux expressions 
grecques diffèrent peut-être un peu 
davantage, la première comprenart 
aussi l’idée de l'ivresse, et l’autre ne 
comprenant que celle du vin. 

$ 7. Si par Un on entend continu, 
c’est le premier sens du mot Un, si- 
gnalé dans le $ précédent. — L’être 
alors est multiple, et il n’est plus un 
comme le prétendaient Parménide et 
Mélissus. 


LIVRE 1, CH. I, Ç 10. UE 
tiple, puisque le contiau est divisible à l'infini. ὃ 8. Mais 
ici l’on élève sur les rapports de la partie et du tout une 
question qui, sans tenir peut-être bien directement à 
notre sujet, mérite néanmoins par elle-même qu'on l’exa- 
mine, c’est de savoir si le tout et la partie sont une seule 
chose ou plusieurs choses ; de quelle manière 1195 sont ou 
une seule chose ou plusieurs; en supposant que ce sont 
plusieurs choses, comment cette multiplicité a lieu, re- 
cherche qui peut également s'appliquer à des parties non 
continues; et enfin si chacune de ces parties, en tant 
qu'indivisible, est une avec le tout, attendu que chacune 
de ces parties constitue aussi une unité par elle-même. 

9. Si l’être est un en tant qu'indivisible, il n’est plus 
alors ni quantité ni qualité, et 1] cesse d’être infini comme 
le croit Mélissus. Il n’est pas davantage fini, comme le 
soutient Parménide, puisque c’est la fin, la limite seule 
qui est indivisible, et non point du tout le fini lui-même. 
$ 10. Si l’on dit que tous les êtres peuvent être un, parce 
qu'ils auraient une définition commune, comme, par 
exemple, Vêtement et Habit se définissent de même, on 


$ 8. Sans tenir bien directement 
a notre sujet, en effet, cette ques- 
tion est étrangère à celle qu’on dis- 
cute ici, et qui consiste uniquement 
à rechercher les significations di- 
verses du mot Un. La divisibilité à 
l'infini emporte l’idée de tout et de 


tions du mot Un indiquées plus haut 
au $ 6. — Comme le croit Mélissus, 
voir plus haut, ch. 2, $ 5. — Comme 
le soutient Parménide, id. ibid. 

$ 40. Une définition commune, 
c'est la dernière des acceptions du 
mot Un indiquées plus haut au 


parties ; mais c’est là une digression 
qui interrompt le raisonnement ; elle 
n’est peut-être qu’une interpolation. 

$ 9. Si l’être est un en tant qu’in- 
divisible, c’est la seconde des accep- 


δ 6. — Vêtement et Habit, en tant 
qu’objets destinés à couvrir le corps 
n’ont qu’une seule définition ; et, en 
ce sens, ils ne sont qu’une seule et 
même chose, comme plus haut le Jus 


ha? LECONS DE PHYSIQUE. 


ne fait plus alors que reproduire l'opinion d’'Héraclite. 
Désormais tout se confond; le bien se confond avec le 
mal, ce qui n'est pas bon avec ce qui est bon; le bien et 
ce qui n’est pas bien sont identiques ; l'homme et le che- 
val sont tout un. Mais alors ce n'est plus affirmer vrai- 
ment que tous les êtres sont un, c’est affirmer qu’ils ne 
sont rien, et que la qualité et la quantité sont iden- 
tiques. 

δ 11. Du reste, les plus récents, tout aussi bien que les 
anciens, se sont beaucoup troublés de la crainte de prêter 
tout ensemble à une même chose l'unité et la multiplicité. 
Pour échapper à cette contradiction, les uns ont supprimé 
le verbe d'existence et retranché le mot Est, comme 
Lycophron. Les autres ont atténué l'expression pour la 
mettre en harmonie avec leurs idées ; et pour ne pas dire 
que l’homme est blanc, ils disaient qu'il b/anchit ; au lieu 
de dire 41} 661 marchant, ils disaient qu'il marche ; et tout 
cela pour éviter, en admettant le mot Est, de faire plu- 


de la treille et le Vin. — L'opinion 
d'Héraclite, à savoir que tout est 
dans un flux perpétuel, Métaphy- 
sique, livre XIIE, ch. 4, p. 1,078, b, 
A4, édit. de Berlin. — Tout se con- 
fond, c’est là l’objection la plus 
forte contre un pareil système. 

᾿ξ. 11. Comme Lycophron, on ne 
sait point précisément ce qu'est ce 
Lycophron. Aristote le cite encure 
une autre fois, mais sans donner 
plus de détails, Réfutations des So- 
phistes, ch. 45, $ 10, p. 384 de ma 
traduction, — Les autres, Alexandre 
d’Aphrodisée croyait qu’Aristote vou- 


lait faire ici allusion à Platon ; mais 
Simplicius réfute cette conjecture, 
qui, en effet, parait peu soutenable. 
— I blanchit, dans le verbe blanchir 
le verbe d’existence être est confondu 
avec l’idée de blanc ; comme dans il 
marche, il est confondu avec l’idée de 
marcher. On ne voit pas du reste 
comment cet artifice de langage dé- 
truisait la contradiction apparente 
que l’on prétendait éviter. L'’expé- 
dient était bien inutile ; car dans 
cette locution : l’homme blanchit , 
il y ἃ deux choses tout aussi bien que 
dans celie-ci : l'homme est blanc. 


LIVRE 1, CH. HI, Ç 45. hAS 


sieurs êtres de ce qui est un, supposant sans doute que 
l’'Un et l’Être ne peuvent avoir qu’une seule acception. 
ς 12. Mais les êtres sont multiples, d’abord par leur défi- 
nition; car la définition de blanc, par exemple, est autre 
que celle de musicien, bien que ces deux qualités 
puissent appartenir à un seul et même être: et, par con- 
séquent, l’'Un est multiple; ou bien les êtres sont mul- 
tiples aussi par la division, comme le tout et les parties. 
Sur ce dernier point, les philosophes dont nous parlons 
s’embarrassaient fort, et ils avouaient que l'Un est mul- 
tiple, comme si la même chose ne pouvait pas être une et 
plusieurs à la fois, en ce sens seulement qu’elle ne peut 
avoir à la fois les qualités opposées, puisque l’Un peut 
exister et en simple puissance, et en réalité complète ou 
entéléchie. 

$ 13. En suivant la méthode qui vient d’être exposée, 
on peut conclure qu'il est impossible que les êtres soient 
un seul et même être. 


5.12, Les êtres sont multiples, ré- 
futation de lopinion qui vient d’être 
exposée. — Musicien, l'expression 
grecque est plus générale, et elle si- 
guifie : Un élève des VMuses ; mais 
cette nuance n'importe point ici, — 
L'un est multiple, puisque le même 
être peut réunir ces deux qualités. 
— Comme le tout et les parties, 
l'être considéré comme une totalité 


est autre que considéré dans chacune 
de ses parties. 

$ 13. Il est impossible, Aristote se 
prononce énergiquement contre les 
doctrines de l’École d’Élée et contre 
l'unité de l’être. Voir sur toute cette 
discussion, le Parménide et le So- 
phiste de Platon, passim et surtout 
p. 218 et suiv. de la traduction de 
M. V, Cousin. 


hhh LECONS DE PHYSIQUE. 


CHAPITRE IV. 


Réfutation de Mélissus; réfutation de Parménide; conséquences 
insoutenables de ces deux systèmes. — L'unité de l’être ne peut 
se comprendre. — Systèmes qui ont admis à la fois l’unité et la 
division de l'être; réfutation de ces systèmes. 


S 1. Même en partant des principes que ces philo- 
sophes admettent dans leurs démonstrations, il n’est pas 
difficile de résoudre les questions qui les arrêtent. Le rai- 
sonnement de Mélissus et de Parménide est également 
captieux; ils ont l’un et l’autre des prémisses fausses, 
et ils ne concluent pas régulièrement. Mais le raisonne- 
ment de Mélissus est encore plus grossier et ne peut pas 
même causer la moindre hésitation. Il suffit d’une seule 
donnée absurde pour que toutes les conséquences le soient 
également; et c’est une chose des plus faciles à voir. 
$ 2. Il est de toute évidence que Mélissus raisonne mal; 


Ch. IV, 1. Même en partant, ce 
paragraphe est à peu près la simple 
répétition de celui qui a été déjà 
donné plus haut, ch. 2. $ 5. Mais ici 
ce paragraphe semble mieux à sa 
place. Simplicius, dans son commen- 
taire, ne paraît pas s'être aperçu de 
cetle répétition, qui indique sans 
doute du désordre dans le texte; car 
il n’est. pas probable qu’à un si petit 
intervalle, l’auteur ait voulu formel- 
lement se répéter mot pour mot. 


$ 2. Mélissus raisonne mal, il ne 
semble pas que le principe de Mélis- 
sus, présenté comme il l’est ici, soit 
aussi faux qu’Aristote le dit ; Au moins 
la réfutation n’est pas péremptoire, 
parce qu'elle n’est pas assez dévelop- 
pée. Il aurait fallu prouver que lhy- 
pothèse de Mélissus est erronée, et 
que ce qui n’a pas été produit peut 
avoir un principe. J'aurais voulu ren- 
dre ma traduction plus claire ; mais 
ce n’est pas l’expression qui est obs- 


LIVRE 1, CH. IV, ἡ. 445 


car il admet cette hypothèse, qae du moment que tout ce 
qui ἃ été produit ἃ un principe, ce qui n'a pas été pro- 
duit ne doit point en avoir. $ 3. C’est encore ane erreur 
non moins grave de supposer que toute chose ἃ un com- 
mencement et que le temps n’en a point; qu'il n'y ἃ point 
de principe pour la génération absolue, mais qu'il ÿ en a 
pour l’altération, comme s'il n’y avait pas tel change- 
ment complet qui se produit tout d’une pièce. δ 4. En- 
suite, pourquoi l'être doit-il être immobile, parce qu'il 
est un? En effet, quand une partie du tout qui est bien 
une, de l’eau, par exemple, se meut par elle-même, pour- 
quoi l’être entier ne pourrait-il pas se mouvoir, lui aussi, 
de la même façon? Et pourquoi l’altération y serait-elle 


cure; c’est la pensée même, qui est 
restée incomplète. Les commenta- 
teurs tant anciens que modernes ne 
donnent rien de satisfaisant sur ce 
passage auquel ils ne se sont pas en 
général beaucoup arrêtés, comme sil 
était parfaitement intelligible, Sim- 
plicius est à peu près le seul qui ait 
essayé de l’approfondir, et il a cité 
un long el curieux fragment de Mé- 
lissus, où se trouve en effet l’opinion 
qu’Aristote se croit en droit de con- 
damner comme irrégulière et logi- 
quement fausse ; mais les efforts de 
Simplicius n’ont pas très-bien réussi ; 
et il ne fait pas voir non pius en quoi 
pèche le raisonnement de Mélissus. 

$ 3. Et que le temps n’en a point, 
il paraît donc que Mélissus soutenait 
l'éternité du monde, C’est une opi- 
nion qu’Aristote lui-même a soute- 


nue. — Non plus que pour l’altéra- 
tion, par l’altération, Aristote entend 
un changement successif qui se passe 
dans l’être lui-même et par des causes 
intérieures. La génération, au con- 
traire, vient nécessairement du de- 
hors. — Qui se produit tout d’unc 
piéce, les commentateurs citent pour 
exemple, la lumière du soleil qui 
éclaire tout à coup le ciel, l’eau qui 
se congèle tout à la fois, ou 16 lait 
qui se coagule. Mais ces éclaircisse- 
ments laissent toujours à désirer. 
Pour comprendre pleinement la ré- 
futation d’Aristote, il faudrait avoir 
sous les yeux l’ouvrage même de Mé- 
lissus auquel il répond. 

$ 4. Et pourquoi l’altération y se- 
rait-elle impossible, Mélissus, comme 
Parménide, niait non-seulement le 
mouvement qui s'opère par le dépla- 


146 LECONS DE PHYSIQUE, 


impossible? Ç 5. Enfin, 1l ne se peut pas que l'être soit un 
en espèce, à moins que ce ne soit par l'identité du prin- 
cipe d’où il sort. Il est même certains physiciens qui en- 
tendent l’unité de l’être entier en ce dermier sens, et qui 
ve l’entendent pas dans l’acception précédente; car, 
disent-ils, l’homme, par exemple, est en espèce différent 
du cheval, et les contraires diffèrent également d'espèce 
entr'eux. 

δ᾽ 6. Les mêmes arguments peuvent être employés 
contre Parménide, bien qu'on puisse aussi lui en opposer 
de spéciaux; et la réfutation consiste encore pour lui à 
démontrer d’une part que ses données sont fausses, et 
d'autre part qu’elles ne concluent pas. $ 7. D'abord la 
donnée est fausse en ce qu’il suppose que le mot Etre n’a 
qu'un seul sens, tandis qu'il en a plusieurs. δ 8. En se- 
cond lieu, il ne conclut pas régulièrement en ce qu'en 
admettant même que le blanc soit un, les objets blancs 
n'en sont pas moins plusieurs et non point un seul évi- 
demment. En effet, le blanc n’est un ni par la continnité, 


cement dans l’espace ; mais en outre 
ce changement qui s’opère dans l'être 
lui-même et constitue cette forme 
particulière du mouvement qu’on 
appelle laltération. 

$ 5. Que l’être soit un en espèce, 
c’est-à-dire que tous les êtres soient 
de la même espèce ; car évidemment 
les espèces sont différentes, et d’après 
l'exemple donné plus bas l’espèce de 
l’homme n’est pas celle du cheval. — 
Par l'identité du principe d'où il sort, 
on peut entendre par ceci la matière 


qui, dans le système d’Aristote, est 
logiquement l’élément commun et in- 
déterminé de tous les êtres. 

$ 6. Les mêmes arguments, qu’on 
vient de présenter contre la théorie 
de Mélissus. — Que ses données sont 
fausses, voir plus haut, $ 4. — Et 
qu’elles ne concluent pas, id. ibid. 

$ 7. Tandis qu'il en a plusieurs, 
voir plus haut, chap. 3, $$ 4 et suiv. 
quelques-unes des acceptions prinei- 
pales du mot Étre. 

δ 8. — Ni par la continuité, ni 


LIVRE I, CH. IV, 5 9. h47 
ni par la définition; car l'essence de la blancheur est 
autre que l'essence de l’être qui recoit cette blancheur ; 
et, en dehors de l'être qui est blanc, 1] n'existe pas de 
substance séparée, puisque ce n’est pas en tant que la 
blancheur est séparée qu’elle diffère de l'être blanc. 
Mais, encore une fois, c’est que l'essence de la blan- 
cheur est autre que l'essence de l'être à qui cette blan- 
cheur appartient ; or, c'est ce que Parménide n’a pas su 
voir. 

$ 9. Ainsi donc, quand on soutient que l'être est un, il 
faut de toute nécessité admettre non-seulement que l'être 
exprime l’Un, bien que l’Un lui soit attribué, mais qu’il 
exprime aussi tout ensemble et l'existence réelle de l’être, 
et l'existence réelle de l’Un, puisque l'accident est tou- 
jours attribué à un sujet. Par suite le sujet auquel alors 
on applique l'être comme attribut, n’a plus d'existence 
propre puisqu'il est différent de l'être; et voilà un être 
sans existence qui existe. C’est que de fait rien n’a l’exis- 
tence substantielle que ce qui est réellement ; car il ne se 


par la définition, voir plus haut, 
ch. 3, $ 6. — De l'être qui reçoit 
cette blancheur, il n’y ἃ que la subs- 


ple attribut de l’un. — Et l’existence 
réelle de l’un, qui est pris alors comme 
sujet de l’être. — L'accident, qui est 


tance qui ait une existence séparée et 
indépendante. Voir la théorie de la 
substance dans les Catégories, ch. V, 
$ 42, p. 65 de ma traduction. 

$ 9. Que l’être est un, peut-être 
faudrait-il traduire, au contraire, que 
UUn est l'être, pour que ceci s’ac- 
cordât mieux avec ce qui suit. Le 
texte grec se prêterait à cette double 
interprétation. — L'existence réelle de 
l’être,quiest pris alors comme un sim- 


ici l'être joint à l’Un comme attribut. 
— Puisqu'il est différent de l'être, 
qui lui est simplement attribué, tan- 
dis que lêtre au contraire devrait 
être le sujet de tous les attributs. — 
Un être sans existence qui existe, 
puisque dans les théories d’Aristote 
l'être seul, pris au sens d’individu, ἃ 
une existence substantielle, tandis 
que l’un n’est qu’un attribut. — Que 
ce qui est réellement, à l'état d’indi- 


h AS LECONS DE PHYSIQUE. 
peut pas qu'un être soit son attribut à lui-même, à moins 
que le mot Être n'ait plusieurs sens qui permettent d’at- 
tribuer l’existence à chacune de ces choses particulières. 
Mais on suppose que l’Être ne signifie que l'Un. & 10. Si 
donc l’être réel n’est jamais l’attribut accidentel de quoi 
que ce soit, mais qu'il reçoive au contraire les attributs, 
comment pourra-t-on dire que l'être vrai signifie l’être 
plutôt que le non-être ? Car si l'être réel se confond avec 
le blanc par exemple, et que l'essence du blanc ne soit 
pas identique à celle de l'être, puisqu'aucun être ne peut 
jamais être l’attribut du blanc, il s’en suit qu'il n’y ἃ 
être que l'être réel ; et le blanc dès lors n’est pas, non 
point en ce sens qu'il n’est pas tel être, mais en ce sens 
qu'il n'est pas absolument du tout. Aïnsi l'être réel 
devient un non-être; car il est exact de dire qu'il est 
blanc, et le blanc n’exprimait pas l'être. Ç 11. En résumé, 
si le blanc exprime un être réel, il faut reconnaître dès 
lors que le mot Être peut avoir plusieurs sens divers. 
6 42. L’être, tel que le comprend Parménide, ne sera 
même plus susceptible d’une dimension quelconque, du 


vidu ayant sa substance propre et in- 
dépendante, — À chacune des choses 
particulières, c’est-à-dire à l’un aussi 
bien qu’à l’être, aux attributs aussi 
bien qu'aux sujets. — Parménide 
suppose, le texte grec n’est pas aussi 
précis, et il ne nomme pas Parmé- 
nide, disant seulement : Îl est sup- 
posé que, etc., etc. 

5. 10. Comment pourra-t-on dire, 
dans le système de Parménide, qui 
confond l’être et l’un dans une seule 
et même idée. — Aucun être ne peut 


jamais être l’attribut du blanc, puis- 
que le blanc lui-même est un attribut, 
et qu’il ne peut y avoir attribut d’at- 
tribut, au sens vrai du mot, — L’être 
réel devient un non-être, si l’on con- 
fond l'être et l’accident ou attribut. 

$ 11. Le mot être peut avoir plu- 
sieurs sens divers, et alors il n’est 
plus au sens où l’entendait Parmé- 
nide, puisqu'il faut reconnaître tout 
au moins dans l’être la substance et 
les attributs, 

$ 12. Tel que le comprend Par- 


LIVRE I, CH. IV κα 44. hh9 
moment que ce seul être est l'être réel, puisque chacune 
des deux parties du tout a toujours un être différent. ὃ 13. 
Pour se convaincre que l'être réel se divise essentiellement 
en un autre être, il suffit de regarder à la définition d’un 
être quelconque. Par exemple, si l’homme est défini un 
certain être réel, il faut absolument que l'animal et le 
bipède soient également des êtres ; car si ce ne sont pas 
des êtres, ce sont des accidents, soit de l’homme soit de 
tout autre sujet; ce qui est évidemment impossible. 
S 14. En effet on entend par accident ou attribut dans le 
langage ordinaire, d’abord ce qui peut indifféremment être 
et ne pas être dans le sujet, et ensuite ce dont la définition 
comprend l'être dont il est l’attribut. Ainsi être assis est 
un simple accident d’un être quelconque, en tant qu’ac- 
cident séparable ; mais dans l’attribut Camard, il y ἃ la 
définition de nez ; car c’est du nez seul que nous disons 
qu'il peut accidentellement être camard. 


ménide, j'ai ajouté ces mots pour 
éclaircir la pensée. — À toujours un 
être différent, et alors l’être est mul- 
tiple, et non point un, comme le veut 
Parménide. 

$ 13. Que l’animal et le bipède, 
l’idée d'animal et celle de bipède en- 
trent essentiellement dans la défini- 
tion de l’homme. — Ce sont des ac- 
cidents, ce qui est impossible ; car 
l’homme est essentiellement animal 
et bipède ; ce sont là deux attributs 
substantiels qui se confondent avec 
l'être nécessairement, et ne peuvent 
en être séparés, sans que l’être lui- 
même ne soit détruil. 

δ 44. Accident ou attribut, j'ai 


ajouté le second mot pour plus de 
clarté. Voir pour la définition de l’ac- 
cident, Métaphysique, livre IV, ch. 
30, p. 1025, a, 14, édit. de Berlin, 
et livre XI, ch. 8, p. 1064, b, 15; 
Derniers Analytiques, livre 11, ch. 4, 
$ 4, p. 25 de ma traduction. — Ce 
qui peut indifféremment être ou ne 
pas être, c’est ce qui fait qu’il n’y a 
pas de science de l’accident, comme 
le dit Aristote, Métaphysique, iv. 
XI, ch. 7. — Dans le sujet, c’est 
l'accident commun à plusieurs sujets. 
— Et ce dont la définition comprend 
l'être, c’est l'accident propre et spé- 
Οἷα] à un seul être, à une seule chose ; 
c’est l’accident inséparable. L'édition 


29 


h50 LECONS DE PHYSIQUE. 

δ 15. Il faut ajouter encore que tout ce qui est compris 
dans la définition essentielle d’une chose, ou qui en forme 
les éléments, ne comprend pas néanmoins nécessairement 
dans sa définition, la définition du tout lui-même. Ainsi, 
la défirition de l’homme n'est pas dans celle du bipède;. 
ou bien encore celle de l’homme blanc n'est pas dans la 
définition du blanc. 16. Si donc il en est ainsi, et que 
le bipède soit un simple accident de l’homme, il faut né- 
cessairement que l'accident soit séparable, c’est-à-dire 
que l’homme puisse n'être pas bipède; ou autrement, la 
définition de l’homme serait impliquée dans l’idée de bi- 
pède. Mais c'est là ce qui est impossible, puisqu’au con- 
traire c'est l’idée de bipède qui est impliquée dans la 


de Berlin indique ici une troisième 
espèce d’accident dans une phrase 
que je ne traduis pas, parce qu’elle 
ne se trouve point dans le texte de 
Simplicius, qui ne l’a point commen- 
tée. C’est sans doute une interpola- 
tion. Du reste, on retrouve en partie 
cetle pensée un peu plus bas, ὃ 15.— 
Être assis est un simple accident, 
c'est la première espèce d'accident 
ou attribut qui peut être ou n'être 
pas au sujet, — Mais dans l’attri- 
but Camard, seconde espèce de l'at- 
tribut, qui contient déjà dans sa dé- 
finition l’idée même du sujet auquel 
il est attribué. Camard suppose lPi- 
déefde nez, et ne peut se définir que 
si l’on fait entrer cette idée dans sa 
définition. 

$ 15. IL faut ajouter encore, ce 
$ est obscur, et on ne voit pas bien 
comment il continue la réfutation de 


Parménide. Voici, je crois, le lien 
des idées : L’être n’est pas un comme 
Parménide le soutient ; car dans la 
définition même d’un être quelcon- 
que il y à toujours d’autres êtres que 
lui, nécessairement impliqués. Les 
deux parties de la définition ne sont 
pas absolument équivalentes. On dé- 
finit fort bien l’homme en disant que 
c'est un animal bipède, etc. ; mais 
réciproquement on ne définit pas l’a- 
nimal ni le bipède en disant qu'ils 
sont hommes, bien qu’animal et bi- 
pède entrent dans la définition de 
l'homme. Ainsi, la définition prouve 
que l’être n’est pas un, et qu’au con- 
traire il est multiple. 

$ 16. Soit un simple accident, 
c’est-à-dire un accident séparable qui 
peut être ou n'être pas dans le sujet. 
— Ou autrement, voir plus haut, 
$ 44. L'accident inséparable est ce- 


LIVRE 1, CH. IV, Κ᾿ 18. h51 
définition de l'homme. 17. Si bipède, ainsi qu'animal, 
peut être l'accident d’un autre être, il s'ensuit que ni l’un 
ni l'autre ne sont des êtres réels, et que l’homme est 
aussi au nombre des accidents qui peuvent être attribués 
à un autre être. Mais l'être réel est précisément ce qui ne 
peut jamais être accident ou attribut de quoi que ce soit ; 
c’est le sujet auquel s'appliquent les deux termes, soit 
chacun séparément, soit même réunis dans le composé 


total qu'ils forment. 


δ 18. Ainsi donc, l'être total est composé d’indi- 


visibles. 


lui qui comprend dans sa définition 
l’idée même du sujet. Camard com- 
prend l’idée de Nez. 

$ 17. Si bipède, ainsi qu’animal, 
bipède et animal compris dans la dé- 
finition de l’homme ne sont pas des 
accidents communs ; car l’homme ne 
peut pas indifféremment être ou n’ê- 
tre pas animal et bipède. Ce ne sont 
pas non plus des accidents insépa- 
rables, puisque la définition de l’un 
ou de l’autre ne contient pas néces- 
sairement l’idée du sujet, attendu 
qu'il y a d’autres êtres que l’homme, 
qui sont animaux et bipèdes. — 
L'homme est aussi au nombre des ac- 
cidents, parce que l’homme équivaut 
à sa définition : animal bipède, etc. ; 
et que si animal et bipède sont de 
purs accidents, l’homme alors le de- 
vient tout comme eux. Or, c’est im- 
possible, puisque l’homme est essen- 
tiellement une substance. 

$ 18, Ainsi donc l'être total est 


composé dindivisibles, cette phrase 
qui n’a point été commentée par Sim- 
plicius, quoi qu’elle paraisse avoir été 
dans son texte, vient ici bien brus- 
quement. Pacius proposerait de lui 
donner une forme interrogative, et 
alors ce serait une objection qu’Aris- 
tote opposerait à Parménide : L’être 
total serait-il donc composé d’indivi- 
sibles ? Mais cet expédient n’éclaircit 
pas davantage la pensée. Ce qui sem- 
ble le plus probable, c’est que l’au- 
teur croit pouvoir conclure de la dis- 
cussion précédente que l'être n’est 
pas un, comme le soulenait Parmé- 
nide, et que l'être n’est qu’un com- 
posé d’autres êtres individuels, ce qui 
implique la multiplicité de l'être. 
Thémistius aussi, dans sa paraphrase, 
comprend qu’il s’agit de l’être dans 
sa totalité. « L’être réel, dit-il, se 
compose d’indivisibles et d’insépara- 
bles, qui sont eux-mêmes des êtres 
aussi réels que lui, » 


λδ9 LECONS DE PHYSIQUE. 

$ 19. Quelques philosophes ont donné les mains aux 
deux solutions à la fois ; d’une part, à celle qui admet que 
tout est un, si l'être signifie l’un, et que le non-être lui- 
même est quelque chose; et, d'autre part, à celle qui 
arrive par la méthode de division successive en deux, par 
la dichotomie, à reconnaître des existences et des gran- 
deurs individuelles. 8. 20. Mais, évidemment, il est faux 
de conclure, parce que l'être signifierait l’un, et parce que 
les contradictoires ne peuvent être vraies à la fois, quil 
n'y a pas de non-être; car rien ne s'oppose à ce que le 
non-être soit non pas absolument quelque chose qui n’est 
pas, mais qu'il ne soit pas un certain être. Ce qui est 
absurde c’est de soutenir que tout est un par cela seul qu'il 
n'existe rien en dehors de l'être lui-même; car qui pour- 
rait comprendre ce qu'est l'être, s'il n’est pas un certain 
être réel? Et, s’il en est ainsi, rien ne s'oppose à ce que 
les êtres soient multiples, ainsi que je l'ai dit. 

$ 21. Il est donc de toute évidence qu à ce point de vue 


A 


il est impossible de dire que l'être soit un. 


$ 19, Quelques philosophes, c’est 
de Platon qu’Aristote entend parler 
ici, bien qu'il ne le nomme pas. — 
Des existences et des grandeurs, 1] 
n’y ἃ qu’un seul mot dans le texte, 
grandeurs. — Individuelles, j'ai pré- 
féré ce mot à celui d’indivisibles. Du 
moment qu’on admet des grandeurs 
indivisibles, l'être n’est plus un, et l’u- 
nivers se compose d'êtres différents. 

$ 26. Qu'il ne soit pas un certain 
être, le non-être se réduit alors à la 
privation : Le cheval n’est pas un 


homme ; le noir n’est pas le blanc. 
Dans ce sens, le non-être est encore 
quelque chose de relatif, Ce n’est pas 
le non-être absolu, au sens de l’école 
d’Élée. — Ainsi que je l’ai dit, voir 
plus haut, ch. 3, 5 12. 

$ 24. Il est donc de toute évidence, 
conclusion de tout ce qui précède; 
mais la discussion n’a point été aussi 
claire et aussi précise qu’elle aurait 
pu l'être. — Que l'être soit un, ainsi 
que le soutenaient à tort Parménide 
et Mélissus. 


LIVRE I, CH. V, & 2. 


153 


CHAPITRE V. 


Réfutation de quelques autres systèmes sur l'unité de l'être : 
les Physiciens, Platon, Anaximandre, Empédocle. Réfutation 
spéciale d’Anaxagore. Il n’est pas possible que tout soit dans 
tout ; démonstration de l’absurdité de ce principe. Autre erreur 
d’Anaxagore sur la génération des choses. Empédocle. 


δ 1, Pour étudier ce que disent les Physiciens, il faut 
distinguer deux systèmes. 2. Les uns, trouvant l’u- 
nité de l’être dans le corps qui sert de sujet substantiel 
aux attributs, ce corps étant pour eux, soit un des trois 
éléments, soit tel autre corps, plus grossier que le feu et 
plus subtil que l'air, en font sortir tout le reste des êtres, 
dont ils reconnaissent la multiplicité, par les modifications 
infinies de la condensation et de la raréfaction, de la den- 
sité et de la légèreté. Mais ce sont là des contraires qui, 


Ch, V, ς 1. Les Physiciens, c'’est- 
à-dire les philosophes qui étudient la 
nature sans nier, comme Parménide 
et Mélissus, les principes mêmes de 
la science en soutenant l’unité et l’im- 
mobilité de l'être. Voir plus haut, 
ch. 2, δῷ 1 et 7. Les Physiciens, dans 
un sens plus spécial, sont surtout les 
philosophes de l’École &’Ionie, 

$ 2. L'unité de l'être dans le corps, 
ce n'est plus l’unité de l’être au sens 
où l’entendait l’École d’Élée; c’est 
unité de l'être dans l'individu, au 


sens où l’entend Aristote lui-même.— 
Un des trois éléments, l’eau, l'air ou 
le feu, personne n’ayant proposé de 
regarder la terre comme le principe 
universel des choses, si ce n’est peut- 
être Hésiode ; voir dans la WMétaphy- 
sique, liv. 1, ch. 8, p. 989, a, 40, 
édition de Berlin. — Dont ils recon- 
naissent la multiplicité, que niaient 
Parménide et Mélissus. — De La den- 
sité et de la légèreté, l'élément qu’on 
prend pour principe est supposé 
pouvoir produire tous les êtres selon 


h54 LECONS DE PHYSIQUE. 


d’une manière générale, ne sont qu'excès et défaut, 
comme le dit Platon en parlant du grand et du petit. 
Seulement Platon fait de ces contraires la matière même, 
réduisant l'unité de l'être à la simple forme, tandis que 
ces physiciens appellent matière le sujet qui est un, et 
appellent les contraires des différences et des espèces. : 

δ 3. Quant aux autres physiciens, ils pensent que les 
contraires sortent de l’être un qui les renferme, comme 
le croient Anaximandre et tous ceux qui admettent à la 
fois l'unité et la pluralité des choses, par exemple, Em- 
pédocle et Anaxagore. Car ces deux derniers philosophes 
font sortir aussi tout le reste du mélange antérieur ; et la 
seule divergence de leurs opinions, c’est que l’nn admet 
le retour périodique des choses, tandis que l’autre n'y 
admet qu'un mouvement unique; c’est que l’un regarde 
comme infinies les parties similaires des choses et les con- 


qu’il se condense ou se raréfie. — 
Platon en parlant du grand et du 
petit, voir le Phédon de Platon, p. 283 
de la traduction de M. V. Cousin. Il 
est possible aussi que Platon ait en- 
core traité de ces sujets dans des ou- 
vrages qui ne sont pas parvenus jus- 
qu’à nous. 

$ 3. Quant aux autres physiciens, 
c’est le second des deux systèmes 
dont il a été parlé plus haut au ὃ 1. 
— Empédocle et Anaxagore, voir les 
opinions d'Empédocle et d’Anaxa- 
gore dans la Métaphysique, livre I, 
ch. 3 et 4, p. 849 et 985, édit. de 
Berlin : et de la Génération et de la 
corruption, livre 1, ch. 4, p. 314, ἃ, 
19, 15. — Du mélange antérieur, 


j'ai ajouté ce dernier mot. — L'on 
admet le retour périodique des cho- 
ses, voir le traité de la Génération et 
de la corruption, livre I, ch. 4, p. 
314, édit. de Berlin. C’est le Sphæ- 
rus d’'Empédocle, mouvement alier- 
natif d’enveloppement et de dévelop- 
pement des choses, idée tout in- 
dienne. — L'autre n’y admet qu'un 
mouvement unique, c’est Anaxagore 
qui attribue à l'intelligence divine le 
débrouillement du chaos, voir la Me- 
taphysique, livre I, ch. 4, page 985, 
a, 18, édit. de Berlin. — Les parties 
similaires, les Homæoméries d’A- 
naxagore. Voir le traité de la Géne- 
ration et de la corruption, livre 1, 
ch. 1, page 314, édit. de Berlin, et 


LIVRE 1, CH. V, αὶ 5. h55 


traires, tandis que l’autre ne reconnaît pour infinis que ce 
qu'on appelle les éléments. 

$ 4. Si Anaxagore a compris de cette façon l'infinité de 
l'être, c’est, à ce qu’il semble, parce qu'il se rangeait à 
l'opinion commune des Physiciens, que rien ne peat venir 
du néant; car c’est par le même motif qu'il soutient que 
« tout à l’origine était mêlé et confus, » et que «tout 
phénomène est un simple changement, » comme d’autres 
soutiennent encore qu'il n'y ἃ jamais dans les choses que 
composition et décomposition. 5. Anaxagore s'appuie 
de plus sur ce principe que les contraires naissent les uns 
des autres; donc ils existaient antérieurement dans le 
sujet; car 1] faut nécessairement que tout ce qui se pro- 
duit vienne de l'être ou du néant ; et s'il est impossible 
qu'il vienne du néant, axiôme sur lequel tous les physi- 
ciens sont unanimement d'accord, reste cette opinion 
qu'ils ont dû accepter, à savoir que de toute nécessité les 


Métaphysique, loc. laud. — L'autre 
ne reconnaît comme infinis, c’est Em- 
pédocle qui, d’après Aristote, a été le 
premier à distinguer les quatre élé- 
ments, Métaphysique, livre I, ch. 3, 
p. 984, a, 8, édit. de Berlin. 

$ 4. L'opinion commune des Phy- 
siciens, voir la Métaphysique, livre 


ple changement, voir le traité de la 
Génération et de la corruption, li- 
vre 1, ch. 1, page 314, b, 14, édit. 
de Berlin. — Composition et decom- 
position, c’est le système d’Empédo- 
cle, le Sphærus, d’où sort le monde, 
et le monde qui rentre dans le Sphæ- 
rus. 


XI, ch. 6, page 4962, b, 25, édit. de 
Berlin. — Tout à l’origine était 
mêlé et confus, opinion d’Anaxagore 
qui commençait ainsi un de ses ou- 
vrages. Voir la Métaphysique, livre 
I, ch. 4, p. 984, a, 15, édit. de Ber- 
ἸῺ, et surtout le commentaire de 
Simplicius sur ce passage de la Phy- 
sique, — Tout phénomène est un sim- 


$ 5. Anaxagore s'appuie de plus, 
le texte n’est pas aussi précis, etil ne 
nomme pas formellement Anaxagore. 
— Les contraires naissent les uns 
des autres, voir Platon, Phédon, p. 
282 et suiv. de la traduction de 
M. V. Cousin. 
naissent d'éléments qui existent déja, 
ainsi il y aurait dans le blanc les élé- 


— Les contraires 


156 LECONS DE PHYSIQUE. 

contraires naissent d'éléments qui existent déjà et sont 

dans le sujet, mais qui grâce à leur petitesse échappent à 

tous nos sens. δ 6. Ils soutenaient donc que tout est dans 

tout, parce qu'ils voyaient que tout peut naître de tout. 

et ils prétendaient que les choses ne paraissent différentes 

et ne recoivent des noms distincts, que d’après l’élément 
qui domine en elles par son importance, au milieu du 

mélange des parties dont le nombre est infini. Ainsi, ja- 
mais le tout n’est purement ni blanc, ni noir, ni doux, ni 
chair, ni os; mais c’est l'élément prédominant qui est pris 
pour la nature même de la chose. 

δ 7. Cependant, si l'infini, en tant qu'infini, ne peut 
être connu, l'infini en nombre et en grandeur étant in- 
compréhensible dans sa quantité, et l'infini en espèce 
l'étant dans sa qualité, il s'ensuit que du moment que les 
principes sont infinis en nombre et en espèce, il est im- 
possible de jamais connaître les combinaisons qu'ils 
forment, puisque nous ne croyons connaître un composé 
que quand nous savons l’espèce et le nombre de ses élé- 
ments. δ᾿ 8. De plus, si une chose dont la partie peut être 
d’une grandeur ou d’une petitesse quelconque, doit être 


ments du noir ;; et réciproquement, 
de même pour tous les autres con- 
traires. — Échappent à tous nos 
sens, alors il est impossible de dé- 
montrer la réalité de ces éléments. 

$ 6. Que tout est dans tout, la 
conséquence est rigoureuse; mais 
c’est le principe qui est faux. Voir la 
Métaphysique, Vivre IT, ch. 5, p. 
4009, a, 26, édit. de Berlin. 

$ 7. Si l'infini. objection contre 


la théorie d’Anaxagore, qui, si elle 
était exacte, détruirait la science de 
la nature, attendu que l'infini soit en 
nombre et en grandeur, soit en es- 
pèce, échappe à l'esprit de l’homme. 
— Les principes étant infinis, selon 
le système d’Anaxagore. — Les com- 
binaisons qu’ils forment, et par con- 
séquent la nature qui se compose des 
corps ainsi formés. Anaxagore pré- 
tendait que les parties Similaires sont 


LIVRE I, CH. V, 95 9. h57 
elle-même susceptible de ces conditions, j'entends une de 
ces parties dans lesquelles se divise le tout; et s’il est 
possible qu’un animal ou une plante soit d’une dimen- 
sion arbitraire en grandeur ou en petitesse, il n'est pas 
moins clair qu'aucune de ses parties non plus ne peut 
être d’une grandeur quelconque, puisqu'alors le tout en 
serait également susceptible. Or, la chair, les os et les 
autres matières analogues sont des parties de l'animal, 
comme les fruits le sont des plantes; etil est parfaitement 
évident qu’il est de toute impossibilité que la chair, l'os 
ou telle autre partie aient une grandeur quelconque in- 
différemment, soit en plus soit en moins. 

6 9. En outre, si toutes les choses, telles qu’elles sont, 
existent les unes dans les autres et si elles ne peuvent 
jamais naître, ne faisant que se séparer du sujet où elles 
sont antérieurement, et étant dénommées d’après ce qui 
domine en elles, alors tout peut naître de tout indistincte- 
ment ; l’eau provient de la chair, d’où elle se sépare ; ou 
la chair provient de l’eau indifféremment. Mais alors tout 
corps fini est épuisé par le corps fini qu’on en retranche, 


infinies en nombre et en espèce, et 
qu’elles sont les plus petites possibles ; 
en d’autres termes, des atomes. 


puisque l'être lui-même est limité 
dans son développement, et qu’il ne 
peut être ni indéfiniment grand, ni 


$ 8. Susceptible de ces conditions, 
c’est-à-dire indéfiniment grande ou 
petite, comme les parties mêmes qui 
Ja composent. — Soient d’une gran- 
deur quelconque, et par conséquent 
Anaxagore a eu tort de dire que les 
parties similaires étaient les plus pe- 
tites possibles; car les parties in- 
tégrantes d’un 
soit, ont 


être, quel qu’il 


une dimension précise, 


indéGniment petit. 

$ 9. Existent les unes dans les au- 
tres, c’est une des opinions prêtées 
plus haut à Anaxagore, δῷ 4 et 5. — 
Tout corps fini est épuisé, l'exemple 
qui suit éclaircit suffisamment cette 
idée qui dans le texte n’est pas pluspré- 
cise que dans ma traduction. — Qu'on 
en retranche, j'ai cru devoir ajouter 
ces mols que justifie le contexte. — 


458 LECONS DE PHYSIQUE. 


et l’on voit sans peine qu’il n’est pas possible que tout soit 
dans tout ; car side l’eau on retire de la chair, et que d'autre 
chair sorte encore du résidu, par voie de séparation, 
quelque petite que soit de plus en plus la chair ainsi tirée 
de l’eau, elle ne peut jamais, par sa ténuité, dépasser 
une certaine quantité appréciable. Par conséquent, si la 
décomposition s'arrête à un degré précis, c’est que tout 
n’est pas dans tout, puisqu'il n’y ἃ plus de chair dans ce 
qui reste d'eau ; et si la décomposition ne s'arrête pas, et 
qu'il y ait séparation perpétuelle, dès lors il y aura dans 
une grandeur finie des parties finies et égales entr’elles 
qui seront en nombre infini; et c’est là une chose impos- 
sible. . 

10. J'ajoute que, quand on enlève quelque chose à un 
corps quelconque, ce corps entier devient nécessairement 
plus petit. Or, la quantité de la chair est limitée soit en 
grandeur soit en petitesse. Ainsi, évidemment, de la quan- 
tité la plus petite possible de la chair, on ne pourra plus 
séparer aucun corps; car, alors, il serait moindre que la 
quantité la plus petite possible. 8. 11. D'autre part, il y 


Et c’est la une chose impossible, con- car cette réduction successive d’un 
séquence absurde, qui implique la corps fini doit l’anéantir; mainte- 
fausseté du principe admis par Ana- nant il prouve que les éléments in- 
xagore, que tout est dans tout. tégrants des corps ayant également 
$ 10. J’ajoute, ce nouvel argu- une limite, il arrivera nécessaire- 
ment contre Anaxagore est en quel- ment un point de ténuité d’où l’on 
que sorte la contre-partie de celui ne pourra plus rien retrancher. — 
qui précède ; et il n’en diffère que Moindre que la quantité la plus pe- 
très-peu. L’auteur vient de prouver tite possible, ce qui est une hypo- 
qu'en admettant la prétendue ana- thèse contradictoire. 
lyse des corps sortant les uns des 5.11, D'autre part, autre argu- 
autres, il y ἃ une limite nécessaire; ment contre la théorie d’Anaxagore, 


LIVRE I, CH. V, οὶ 19. 159 


aurait déjà, dans les corps supposés infinis, une chair in- 
finie, du sang et du cerveau en quantité infinie, éléments 
séparés tous les uns des autres, mais qui n’en existent 
pas moins cependant, et chacun d'eux serait infini; ce 
qui est dénué de toute raison. δ 12. Prétendre que jamais 
la séparation des éléments ne sera complète, c'est sou- 
tenir une idée dont peut-être on ne se rend pas bien 
compte, mais qui, au fond, n’en est pas moins juste. En 
effet, les qualités affectives des choses en sont insépa- 
rables. Si donc les couleurs et les propriétés des êtres 
étaient primitivement mêlées à ces êtres, du moment 
qu'on les aura séparées, il y aura quelque qualité, par 
exemple, le blanc ou le salubre, qui ne sera absolument 
que salubre ou blanc, et qui ne pourra plus même alors 
être l’attribut d'aucun sujet. Mais l’Intelligence supposée 


que tout est dans tout. D’après ce 
principe, on arrive à cette consé- 
quence que, dans chaque corps ré- 
puté infini, il y a une infinité d’autres 
corps infinis qui sont eux-mêmes in- 
finis, Ce que la raison ne peut com- 
prendre. 

$ 12. Que jamais la séparation des 
éléments ne sera complète, l’expres- 
sion est moins précise dans le texte ; 
mais je suppose que ceci fait allusion 
à l’intervention de lintelligence di- 
vine ordonnant les éléments du chaos, 
comme Anaxagore le pensait. La sé- 
paration des choses sera sans terme, 
puisque les éléments eux-mêmes sont 
iufinis. Aristote admet que cette 
théorie est vraie; mais il croit qu’A- 
naxagore ne l’a pas bien comprise, 


attendu qu’elle s'applique à un tout 
autre sujet, c’est-à-dire aux qualités 
affectives des choses, qui en effet n’en 
sont jamais séparables. — Par exem- 
ple, le blanc et le salubre, le texte 
n’est pas tout à fait aussi précis. Le 
blanc représente les couleurs en gé- 
néral ; le salubre représente les pro- 
priétés. — Qui ne sera absolument 
que blanc et salubre, c’est-à-dire qui 


ne sera rien, puisque les qualités des 


choses ne peuvent pas exister indé- 
pendamment de ces choses, et que 
l’attribut n’a d’existence que dans 
son sujet. — L’Intelligence, c’est de 
l'intelligence divine qu’il s’agit, or- 
donnatrice du chaos selon Anaxagore. 
— Supposée par Anaxagore, J'ai cru 
pouvoir ajouter ces mots. — Parce 


460 LECONS DE PHYSIQUE. 

par Anaxagore tombe dans l'absurde quand elle prétend 
réaliser des choses impossibles, et quand elle veut, par 
exemple, séparer les choses, lorsqu'il est de toute impos- 
sibilité de le faire, soit en quantité soit en qualité : en 
quantité, parce qu'il n'y a pas de grandeur plus petite; 
en qualité, parce que les affections des choses en sont in- 
séparables. 

δ 13. Enfin, Anaxagore n’explique pas bien la généra- 
tion des choses en la tirant de ses espèces similaires. En 
un sens, 1] est bien vrai que la boue se divise en d’autres 
boues; mais, en un autre sens, elle ne s’y divise pas; et si 
l’on peut dire que les murs viennent de la maison et la 
maison des murs, ce n'est pas du tout de la même ma- 
nière qu'on peut dire que l'air et l’eau sortent et viennent 
l'un de l’autre. $ 44. Il vaudrait mieux admettre des 
principes moins nombreux et finis, comme l'a fait Em- 


pédocle. 


qu'il n’y a pas de grandeur plus 
petite, voir plus haut $ 10. — Parce 
que les affections des choses en sont 
inséparables, principe posé au début 
de ce $ même. 

$ 18, De ces espèces similaires, 
le texte dit espèces, et non plus par- 
ties, comme plus haut, — La boue se 
divise en d'auires boues, quand la 
boue est formée, les parties dans les- 
quelles on la divise sont bien encore 
de la boue; mais si l’on veut remon- 
ter à ses éléments primitifs, elle se 
divisera en eau et en terre, éléments 
qui ont servi tous deux à la composer. 
On peut trouver d’ailleurs que cet 
exemple de la boue est assez mal 


choisi. — Les murs viennent de la 
maison, c’est-à-dire qu'ils sont les 
parties du tout que forme la maison. 
— Εἰ la maison des murs, c’est-à- 
dire que la maison est composée par 
les murs qui la forment, Il y a donc 
entre la maison et les murs les rap- 
ports de parties et de tout, tandis 
qu'entre l’air et l’eau, il y aurait 
selon Anaxagore, rapport de véri- 
table génération. 

$ 14. Comme l'a fait Empédocle, 
ceci ne veat pas dire d’ailleurs qu’A- 
ristote préfère Empédocle à Anaxa- 
gore, pour lequel il a exprimé la 
plus haute admiration dans le pre- 
mier livre de la Métaphysique, ch. 4, 


LIVRE 1, CH. VI, $ 1. 


κοι. 


pq 


CHAPITRE VI. 


Tous les physiciens s’accordent à regarder les contraires comme 
des principes ; Parménide, Démocrite. — Les contraires sont en 
effet des principes; démonstration de cette théorie, qui est 
exacte. Considérations générales sur les contraires; concilia- 
tion des différents systèmes. Les principes sont nécessairement 


contraires entr’eux. 


δ 1. Tous les Physiciens sans exception, regardent les 
contraires comme des principes. C’est l'opinion de ceux qui 
admettent l’unité de l'être, quel qu'il soit, et son immo- 
bilité, comme Parménide, qui prend pour ses principes le 
froid et le chaud qu’il appelle la terre et le feu. C’est l'o- 
pinion de ceux qui admettent le rare et le dense, ou, 
comme le dit Démocrite, le plein et le vide, l’un de ces 
contraires étant l'être aux veux de ces philosophes. et 
l’autre le non-être. Enfin, c'est l'opinion de ceux qui 


p. 954, b, 17, édit. de Berlin. Cette 
longue réfutation prouve même tout 
le cas qu’il en fait. 

Ch. VI, S 4. Tous les Physiciens, 
ce terme général comprend ici tous 
les philosophes qui se sont occupés 
de l'étude de la nature, soit de l'É- 
cole d’Élée, soit de l’École d’Ionie ou 
des autres écoles. Un peu plus haut 
ce terme avait été entendu dans un 
sens plus restreint. Voir plus baul, 


ch. 5, ὃ 1.— Comme Parméenide, voir 
plus haut, ch. 2, $ 1, et Métaphy- 
sique, Livre I, ch. 3. Dans ce dernier 
passage Aristote ne dit pas aussi net- 
tement qu'ici que Parménide a pris 
pour principes la terre et le feu. Il 
lui prête cette opinion en même 
temps qu’à plusieurs autres philo- 
sophes. — Comme le dit Démocrite, 
voir la Métaphysique, Livre ΠῚ, 
ch. 5, p. 1009, a, 27, édit. de 


462 LECONS DE PHYSIQUE. 

expliquent les choses par la position, la figure, l’ordre, 
qui ne sont que des variétés de contraires : la position 
étant, par exemple, en haut, en bas, en avant, en arrière; 
la figure étant d'avoir des angles, d’être sans angles, 
d’être droit, circulaire, etc. Ainsi, tout le monde s’ac- 
corde, de façon ou d'autre, à reconnaître les contraires 
pour principes. 

ς 2, C'est d’ailleurs avec toute raison; car les principes 
ne doivent ni venir les uns des autres réciproquement, ni 
venir d’autres choses; et 1] faut, au contraire, que tout le 
reste vienne des principes. Or, ce sont là précisément les 
conditions que présentent les contraires primitifs. Ainsi, 
en tant que primitifs, ils ne dérivent pas d’autres choses; 
et, en tant que contraires, 115 ne dérivent pas les uns des 
autres. Mais il faut voir, en approfondissant encore cette 
théorie, comment les choses se passent. 

δ ὃ. Il faut poser d'abord cet axiôme que, parmi toutes 
les choses, il n’y en ἃ pas une qui puisse naturellement 
faire ou souffrir au hasard telle ou telle action de la part 
de la première chose venue. Une chose quelconque ne 


Berlin, — Par la position, la figure 
et l’ordre, voir la Métaphysique, 
Livre I, ch. 4, Ὁ. 985, b, 14, édit. 
de Berlin, où Aristote ne nomme pas 
non plus les philosophes auxquels il 
attribue cette opinion. 

$ 2. Les principes ne doivent, 
voir les Derniers Analytiques, Livre 
1. ch. 2, 5. 8, p. 9, de ma traduction. 
— Ni venir d'autres choses, car 
alors ce ne serait plus à vrai dire des 
principes. — Les contraires primi- 
tifs, c’est-à-dire pris le plus haut 


possible dans la série des choses : le 
froid et le chaud, le sec et l’humide. 
Voir plus loin, 41. 

$ 3. Cet axiôme, absolument op- 
posé à celui d’Anaxagore que tout 
est dans tout. Aristote établit au 
contraire que chaque chose a sa na- 
ture propre, et qu’elle ne peut indif- 
féremment agir sur telle autre chose, 
ni souffrir de cette autre chose une 
action quelconque. La nature ἃ des 
lois spéciales pour chaque chose 
qu'elle produit. 


LIVRE I, CH. VE Ç 5. 163 
peut pas venir d'une autre chose quelconque, à moins 
qu'on n'entende que ce ne soit d’une manière purement 
accidentelle. 4. Comment, par exemple, le blanc sorti- 
rait-il du musicien, à moins que le musicien ne soit un 
simple accident du blanc ou du noir? Mais le blanc vient 
du non-blanc, et non pas du non-blanc en général, mais 
du noir et des couleurs intermédiaires. De même le musi- 
cien vient du non-musicien, mais non pas du non-musi- 
cien en général, mais 1] vient de ce qui n’a pas cultivé 
la musique ou de tel autre terme intermédiaire analogue. 
δ 5. D'autre part, une chose quelconque ne se perd pas 
davantage dans une chose quelconque. Ainsi, le blanc ne 
se perd pas dans le musicien, à moins que ce ne soit en- 
core en tant que simple accident; mais il se perd dans le 
non-blanc, et non point dans un non-blanc quelconque, 
mais dans le noir, ou telle autre nuance de couleur in- 
termédiaire. Tout de même le musicien se perd dans le 
non-musicien; et non point dans un non-musicien quel- 


$ À. Comment le blanc sortirait-il 
du musicien, l'exemple pouvait être 
mieux choisi et plus clair. Les com- 
mentateurs en ont pris unautreetavec 
raison. L’aimant agit sur le fer qu’il 
attire ; il n’agit pas sur le bois; et ré- 
ciproquement, le fer subit l’influence 
de l’aimant; mais le bois n’en res- 
sent aucune action. Ainsi tout n’agit 
pas sur tout de la même manière. — 
Mais du noir et des couleurs inter- 
médiaires, parce qu’il faut que les 
contraires soient dansle même genre; 
et ici le genre est celui de la couleur 
et dans la catégorie de la qualité. 


$ 5. Une chose quelconque ne se 
perd pas davantage, ce $ est la contre- 
partie de celui qui précède. Après 
avoir considéré comment les choses 
passent du non-être à l’être, l’auteur 
examine ici comment, au contraire, 
elles passent de l'être au non-être. — 
Le blanc ne se perd pas dans le mu- 
sicien, mêmes exemples que plus 
haut. Le blanc ne peut pas plus sor- 
tir de son genre pour disparaître, 
qu'il n’en sortait pour devenir blanc. 
— Mais dans le noir, qui est aussi 
dans le genre de la couleur et non 
dans un autre genre. 


A6A LECONS DE PHYSIQUE. 
conque, mais dans ce qui n'a pas cultivé la musique, ou 
dans tel autre terme intermédiaire. 

$6. Cet axiôme s'applique également à tout le reste, et 
les termes qui ne sont plus simples, mais composés, y 
sont pareïllement soumis. Mais, en général, on ne tient pas 
compte de tous ces rapports, parce que les propriétés op- 
posées des choses n’ont pas reçu dans le langage de déno- 
mination spéciale. ὃ. 7. Car 1] faut nécessairement que ce 
qui est organisé harmonieusement vienne de ce qui n’est 
pas organisé, et que ce qui n'est pas organisé vienne de 
ce qui l’est. Il faut, en outre, que l’organisé périsse dans 
l'inorganisé, et non point dans un inorganisé quelconque ; 
mais dans l’inorganisé opposé. ὃ 8. Peu importe qu'on 
parle ici d'organisation, ou d'ordre, ou de combinaison 
des choses. Évidemment cela revient toujours au même. 
Ainsi, la maison, pour prendre cet exemple, ou la statue 
ou telle autre chose, se produisent absolument de même. 
La maison vient .de la combinaison de telles matières qui 
n'étaient pas antérieurement réunies de telle façon, mais 
qui étaient séparées. La statue, ou tout autre chose figu- 
rée, vient de ce qui était antérieurement sans figure. Et, 
de fait, chacune de ces choses n’est qu'un certain ordre 
ou une certaine combinaison régulière. 


$ 6. Les êtres qui ne sont plus sim- 
ples, comme ceux qu’on vient de ci- 
ter : Musicien, blanc, noir. — Mais 
composées de parties diverses, comme 
le prouvent les exemples cités plus 
bas. 

$ 7. Ce qui est organisé, le mot 
du texte signifie peut-être aussi : 
harmonisé. J'ai préféré l’autre mot, 


qui est plus clair et plus familier. — 
Il faut en outre, voir plus haut le δ 5. 

$ 8. Qu'on parle ici d’organisa- 
tion, ou d'harmonie. — Ou d'ordre, 
relativement à des choses qui se suc- 
cèdent avec une certaine régularité. 
—  Antérieurement..……. antérieure- 
ment, j'ai ajouté deux fois ce mot 
pour plus de clarté, 


LIVRE 1, CH. VI, 9 11. AG5 

$ 9. Si donc cette théorie est vraie, tout ce qui vient à 
naître naît des contraires; tout ce qui vient à se détruire 
se résout en se détruisant dans ses contraires où dans les 
intermédiaires. Les intermédiaires eux-mêmes ne viennent 
que des contraires; et, par exemple, les couleurs viennent 
du blanc et du noir. Par conséquent, toutes les choses 
qui se produisent dans la nature, ou sont des contraires, 
ou viennent de contraires. 

$ 10. C’est jusqu'à ce point que sont arrivés comme 
nous la plupart des autres philosophes, ainsi que nous 
venons de le dire. Tous, sans peut-être en avoir d’ailleurs 
logiquement bien le droit, appellent du nom de contraires 
les éléments, et ce qu'ils qualifient de principes; et l’on 
dirait que c'est la vérité elle-même qui les y force. δ 11. 
La seule différence entr'eux, c'est que les uns admettent 
pour principes des termes antérieurs, et les autres des 
termes postérieurs ; ceux-ci, des idées plus notoires pour 
la raison, ceux-là, des idées plus notoires pour la sensi- 
bilité ; pour les uns c’est le froid et le chaud; pour les 
autres le sec et l’humide ; pour d’autres encore le pair et 
limpair, pour d’autres enfin l'amour et la haine, qui 


les couleurs viennent du blanc et du 
noir, en ce sens qu’elles sont com- 
prises entre ces deux extrêmes. 


$ 9. Tout ce qui vient ἃ naître, et 
par conséquent n’est pas principe. — 
Les couleurs viennent du blanc et du 


noir, cette théorie qui peut paraître 
étrange au premier coup d’æil, a plus 
de vérité qu’il ne semble, La réunion 
de toutes les couleurs du spectre so- 
laire compose la lumière blanche ; et 
l'absorption de toutes ces couleurs 
compose le noir. Ainsi, la tradition 
que suit Aristote ne se trompe pas, 
et l’on peut dire à la lettre que toutes 


δ 10. Ainsi que nous venons de le 
dire, plus haut, δὶ 1. 

$ 11. Des termes antérieurs... des 
termes postérieurs, selon que l’on re- 
monte plus ou moins haut dans la sé- 
rie des choses. — Pour la raison... 
pour la sensibilité, voir plus haut, 
ch. 1, $ 2, des théories assez ana- 
logues à celles-ci, 


30 


h66 LECONS DE PHYSIQUE. 


sont les causes de toute génération. Mais tous ces sys- 
tèmes ne différent entr'eux que comme je viens de l’indi- 
quer. $ 12. J'en conclus que tous en un sens s'accordent, 
et qu'en un sens tous se contredisent. Ils se contredisent 
sur les points où le voit de reste tout le monde; mais ils 
s'accordent par les rapports d’analogie qu’ils soutiennent 
entr'eux. Ainsi tous s'adressent à une seule et même 
série ; et, toute la différence, c’est que parmi les con- 
traires qu'ils adoptent, les uns enveloppent et que les 
autres sont enveloppés. C’est donc à ce point de vue que 
ces philosophes s’expriment de même et qu’ils s'expriment 
différemment, les uns mieux, les autres moins bien, ceux- 
ci, je le répète, prenant des notions plus claires pour la 
raison, ceux-là des notions plus claires pour la sensibi- 
lité. Ainsi, l’universel est bien plus notoire pour la rai- 
son; c'est l’individuel qui l’est davantage pour les sens, 


$ 12. Où le voit de reste tout le 
monde, le vulgaire sait aussi bien 
que les savants que le froid est le 
contraire du chaud, et que prendre 
ces deux contraires pour principes, 
c’est tout différent que de prendre le 
sec et l’humide, ou l’amour et la 
haine. — Par les rapports d’analo- 
416, parce que le sec et l’humide sont 
dans leur série des contraires tout à 
fait analogues au froid et au chaud 
dans la leur, au pair et à l’impair, ou 
à l’amour et à la haine. — À une 
seule et même série, le froid et le 
chaud sont dans la même série de 
contraires ; l'amour et la haine, de 
même, etc. — Et toute la différence, 
le texte n’est pas aussi précis. — En- 


veloppent, quand ils sont plus géné- 
raux. — Les autres sont enveloppés, 
quand ils le sont moins. — Je Le ré- 
pète, c’est en effet ce qui vient d’être 
dit, quelques lignes plus haut, $ 11, 
— L'universel est bien plus notoire 
pour la raison, ceci semble contre- 
dire ce qui a été exposé plus haut au 
début du traité, ch. 1, δ 4et5; 
mais il faut distinguer entre l’univer- 
sel, qui est en effet plus clair pour la 
raison, et le tout qui est plus clair 
pour la sensibilité. Ce tout est d’a- 
bord pour la sensation qui le révèle 
une sorte d'universel ; maïs il se par- 
ticularise de plus en plus, à mesure 
que l'esprit l’analyse en lexaminant. 
Au contraire, le véritable universel 


LIVRE 1, CH. VII, $ 8. A67 
puisque la sensation n’est jamais que particulière. Par 
exemple, le grand et le petit s'adressent à la raison; le 
rare et le dense s'adressent à la sensibilité. 

$ 13. En résumé, on voit clairement que les principes 
doivent nécessairement être des contraires. 


EE 
en 


CHAPITRE VIL 


Du nombre des principes : les principes sont finis suivant Empé- 
docle ; et infinis, suivant Anaxagore. — Il n’y ἃ pas un principe 
unique; et les principes ne sont pas infinis. Le système le 
plus vrai peut-être, c’est d'admettre trois principes : l’unité, 
l'excès et le défaut; ancienneté de ce système; recherche de 
l'élément primordial. 


$ 1. Pour faire suite à ce qui précède, on peut recher- 
cüer si les principes de l’être sont au nombre de deux, de 
trois ou davantage. 2. D'abord, il est impossible qu'il 
n'y en ait qu'un seul, puisque les contraires sont tou- 
jours plus d’un. $ 3. Mais il est impossible, d'autre part, 


devient d'autant plus clair pour la 
raison, qu’il se généralise davantage. 
— Le grandet le petit s'adressent a la 
raison, parce que c’est la raison qui 
compare les deux objets et tire de 
cette comparaison les notions géné- 
rales de grandeur et de petitesse, — 
Le rare et le dense, il aurait peut- 
être mieux valu dire : Le froid et le 
chaud. 

Ch. VII, $ 1. Si les principes de 


être, le texte dit simplement : Les 
principes ; mais la suite prouve bien 
qu’il s’agit ici des principes de l’être 
en général, en d’autres termes, des 
principes de tout ce qui est. 

$ 2. Puisque les contraires sont 
toujours plus d’un, et qu’il a été 
prouvé dans le chapitre précédent 
que les contraires sont les principes 
des choses, dans tous les systèmes 
sans distinction. 


168 


qu'ils soient en nombre infini; car, alors, l’être serait 
inaccessible à la science. ὃ 4. Et, dans tout genre qui est 
an, il n’y ἃ qu’une seule opposition par contraires ; or, la 
substance est un genre qui est un. δ 5. Mais les choses 
peuvent bien venir aussi de principes finis ; et, si l’on en 
croit Empédocle, il vaut mieux qu'elles viennent de prin- 
cipes finis que de principes infinis ; car il croit pouvoir 
expliquer par des principes finis tout ce qu'Anaxagore 
explique avec ses infinis. δ 6. Il y a en outre des con- 
traires qui sont antérieurs à d’autres contraires; et il yen 
a qui viennent de contraires différents : ainsi, le doux et 
l’amer, le blanc et le noir. Mais, quant aux principes, ils 


LEÇONS DE PHYSIQUE, 


doivent toujours rester immuables. 

$ 7. de tire de tout ceci la conclusion, d’une part, qu'il 
n'y ἃ pas un principe unique des choses, et, d'autre 
part, que les principes ne sont pas en nombre infini. 


$ 3. Car, alors, l'être serait inac- 
cessible ἃ la science, c’est un des 
principaux arguments qui ont été op- 
posés au sytème d’Anaxagore sur 
l’infinité des principes; voir plus 
haut, ch. 5, $ 7. 

$ 4. Une seule opposition par con- 
traires, une seule contradiction, par 
exemple, la substance et ce qui n’est 
pas substance. 

6 5. Si l’on en croit Empédocle, 
voir plus haut, ch. 5, $ 14, où Aris- 
tote donne la préférence aux théories 
d’Empédocle sur celles d’Anaxagore. 

S 6. Il y a en outre des contraires, 
cette pensée ne se lie pas très-bien à 
celles qui précèdent et qui suivent, 
ou plutôt elle n’est pas assez déve- 


loppée. Il a été établi dans le chapi- 
tre précédent que les principes sont 
des contraires ; on pourrait en con- 
clure réciproquement que tous les 
contraires sont des principes. Aris- 
tote va au-devant de cette hypothèse 
erronée, en distinguant des contraires 
qui sont antérieurs les uns aux au- 
tres, Par conséquent, il y a des con- 
traires qui ne sont pas des principes. 
— Ainsi le doux et l’amer, le blanc 
et le noir, ces exemples ne répon- 
dent qu’à la dernière partie de la 
pensée précédente, Ce sont là des 
contraires qui viennent de contraires 
différents ; l’amer vient du doux, 
comme le noir vient du blanc; el à 
l'inverse. — Rester immuables, res- 


LIVRE, 1, CH. VIE Ç 9. h69 

$ 8. Du moment que les principes sont limités, 1l y ἃ 
quelque raison de supposer qu'ils ne peuvent pas être 
seulement deux; car alors on pourrait également se de- 
mander, ou comment la densité peut jamais faire quelque 
chose de la rareté, ou à l'inverse comment la rareté pro- 
duirait jamais la moindre action sur la densité; et de 
même pour toute autre opposition par contraires. Par 
exemple, l'Amour ne peut pas se concilier la Haïne, ni en 
tirer quoi que ce soit, pas plus que la Haine ne peut rien 
faire de l'Amour. Mais tous les deux agissent sur un troi- 
sième terme qui est différent de l’un et de l’autre; et 
voilà pourquoi certains philosophes ont imaginé plus de 
deux principes pour expliquer le système entier des 
choses. 

$ 9. Une autre difficulté qu'on rencontrerait si l’on re- 
fusait d'admettre qu'il y ἃ une nature différente servant 
de support aux contraires, c’est que, comme l'observation 
nous le démontre, les contraires ne sont jamais la substance 
de rien. Or, le principe ne peut pas du tout être l’attribat 
de quoi que ce soit; car alors il y aurait un principe da 


ter ce qu'ils sont comme principes, 
et par conséquent l’un ne peut jamais 
être antérieur à l’autre, puisqu’alors 
le second ne serait plus un principe 
véritable. 

$ 8. On pourrait également se de- 
mander, il n’est pas possible qu’un 
des contraires agisse sur l’autre con- 
traire, à moins qu’on ne suppose 
un sujet substantiel dans lequel se 
passe le changement d’un contraire à 
Pautre. — Sur un troisième terme, 


la substance, où a lieu le changement 
du contraire dans le contraire op- 
posé. — Certains philosophes, comme 
Empédocle qui ἃ le premier admis 
quatre éléments. 

$ 9. Servant de support aux con- 
traires, j'ai rendu par cette péri- 
phrase la force de l’expression grec- 
que. — Le principe ne peut pas du 
tout être l’attribut de quoi que ce 
soit, ceci contredit la théorie posée 
plus haut, que les principes sont des 


170 LECONS DE PHYSIQUE. 


principe, puisque le sujet est principe, et qu'il est anté- 
rieur à ce qui lui est attribué. 10. De plus, nous soute- 
nons que la substance ne peut être contraire à la subs- 
tance; et, alors, comment la substance pourrait-elle 
venir de ce qui n’est pas substance? Et comment ce qui 
n’est pas substance serait-il antérieur à la substance 
même? $ 11. Il résulte de ceci que si l’on admet à la fois 
l'exactitude de notre premier raisonnement et l’exactitude 
de celui-ci, il faut nécessairement, pour sauver la vérité 
des deux, admettre un troisième terme outre les deux 
contraires. $ 12. C’est du reste ce que font les philo- 
sophes qui constituent l'univers avec une nature et un 
élément uniques, prenant l’eau ou le feu, ou un élément 
intermédiaire. $ 13. Mais 1] nous semble que c’est plutôt 
à cet intermédiaire qu'il faudrait prêter ce rôle, puisque 


contraires, — Le sujet est principe, 
la substance, en effet, est le principe 
et le support de tout le reste ; les at- 
attributs n’existent pas sans elle ; et, 
par conséquent, elle les précède, bien 
qu'il n’y ait pas de substance sans at- 
tributs. — Antérieur ἃ ce qui lui est 
attribué, voir les Catégories, ch. 5, 
$ 5, p. 62 de ma traduction. 

$ 10. De plus nous soutenons, voir 
les Catégories, ch. 5, $ 18, p. 68 de 
ma traduction. Le caractère éminent 
qu’Aristote donne à la catégorie de la 
substance, c'est de ne pouvoir être 
contraire à la substance, c’est-à-dire à 
elle-même, tandis que, dans toutes les 
autres catégories, il peut y avoir op- 
position des contraires. Ainsi, dans la 
quantité, le grand est le contraire du 


petit ; dans la qualité, le chaud est le 
contraire du froid, etc. 

$ 11, L’exactitude de notre pre- 
mier raisonnement, à savoir que les 
principes sont des contraires. Voir le 
ch. 6 tout entier. — Et l'exactitude 
de celui-ci, à savoir que les principes 
ne peuvent pas être des attributs; et 
les contraires n'étant que des attri- 
buts, il faut supposer un troisième 
terme outre les contraires. — Un troi- 
sième terme, qui est la substance. 

$ 12. Avec une nature et un élé- 


ment uniques, j'ai ajouté ces mots: Et 


un élément, que justifie la suite du 
texte et qui rendent la pensée plus 
claire. — Prenant l'eau ou le feu, 
voir la Métaphysique, livre I, ch. 4, 
p. 984, a, 6, édit. de Berlin. 


LIVRE 1, CH. VIE 46. h71 
le feu, la terre, l'air et l'eau sont toujours entremêlés de 
quelques contraires. Aussi, on peut ne pas trouver dérai- 
sonnables ceux qui pensent que le sujet est encore quel- 
qu'autre chose que les éléments; puis, viennent ceux qui 
prennent l'air pour premier principe; car l'air est celui de 
tous les éléments dont les différences sont le moins sen- 
sibles ; puis, enfin, ceux qui prennent l’eau pour principe 
de tout. δ. 14. Mais tous ces philosophes s'accordent à 
transformer leur principe unique par des contraires, telles 
que la rareté, la densité; le plus, le moins; et, comme 
nous le faisions remarquer un peu plus haut, ce n’est là, 
en résumé, qu'excès ou défaut. $ 15. C’est, du reste, je 
crois, une opinion fort ancienne que de trouver dans 
l'excès ou le défaut tous les principes des choses. Seule- 
ment, tout le monde n'entend pas ceci de la même ma- 
nière; car les anciens prétendaient que ce sont les deux 
derniers qui agissent et que c'est l’unité qui souffre, 
tandis que quelques-uns des philosophes postérieurs 
avancent au contraire, que c'est bien plutôt l'unité qui 
agit, et que les deux autres ne font que souffrir son 
action. 

$ 16. Ce sont ces arguments-là et des arguments ana- 
logues qui donneraient à penser, non sans raison, que les 


$ 13. Le sujet, c'est le mot du 
texte ; peut-être celui de substance 
serait-il préférable. — L'air pour 
premier principe, c'est Anaximène et 
Diogène d’Apollonie, d’après la Mé- 
taphysique, livre I, ch. 3, p. 984, a, 
5, édit. de Berlin. — Qui prennent 
Peau, c’est Thalès, id. ibid., p. 983, 
a, 20. 


$ 14. Comme nous le faisions re- 
marquer un peu plus haut, voir ch. 
5, $ 2, et ch. 6, 58. 4. 

6 15. Dans l’unité, l'individu, la 
substance qui a certaines qualités, 
tantôt plus et tantôt moins. — Les 
anciens... les philosophes posté- 
rieurs, d’après Simplicius les An- 
ciens seraient les Pythagoriciens, et 


h72 LECONS DE PHYSIQUE. 

éléments sont au nombre de trois, comme nous venons de 
le dire. $ 17. Mais on ne peut aller jusqu à soutenir qu'ils 
sont plus de trois. Car, d’abord, l'unité suffit à souffrir 
les contraires. δ 18. Puis, si l’on admet qu'ils sont qnatre, 
il y aura dès lors deux oppositions par contraires, et 1] 
faudra, en outre, pour chacune d'elles séparément une 
autre nature intermédiaire. Or, s'ils peuvent, en étant 
simplement deux, s’engendrer l’un par l’autre, il y a, 
par conséquent, l’une des deux oppositions qui devient 
parfaitement inutile. 19. Enfin, il est également impos- 
sible qu’il y ait plus d’une seule opposition primordiale 
par contraires; car la substance étant un genre unique de 
l'être, les principes ne peuvent différer entr'eux qu'en 
tant que les uns sont postérieurs et les autres antérieurs. 
Mais ils ne différent plus en genre, un genre ne pouvant 


les Philosophes postérieurs seraient 
représentés par Platon. Voir plus 
haut, ch, 3, $ 11. 

δ 16. Comme nous venons de le 
dire, voir plus haut, $ 8. 

$ 47. Car d’abord l’unité suffit, 
première objection contre la théorie 
qui admet plus de trois principes 
des choses. L'unité, la substance, 
suffit à recevoir les contraires; et du 
moment qu’elle suffit, il n’est que 
faire de chercher au-delà ; car c’est 
un principe fondamental de la philo- 
sophie d’Aristote, que rien ne duit 
être fait en vain, et qu’il ne faut pas 
multiplier les êtres sans nécessité. 

$ 18. Une autre nature interme- 
c'est-à-dire une substance 
susceptible des deux contraires, 
éprouvant Jes changements qu’ils 


diaire, 


forment, et ne changeant pas elle- 
même, Il y aura dès lors deux sub- 
stances et quatre contraires, se divi- 
sant en une substance avec deux con- 
traires de chaque côté. On revient 
ainsi au système des trois principes. 
— En étant simplement deux, ces 
mots que donne l'édition de Berlin 
d’après quelques manuscrits sont in- 
dispensables, bien qu’ils manquent 
dans quelques autres manucrits. 

$ 19. Primordiale, il faut admet- 
tre cette restriction ; car les opposi- 
tions secondaires sont nombreuses 
dans chaque genre. On doit entendre 
par opposition primordiale la contra- 
diction la plus générale de toutes : 
« Une chose est ou n’est pas telle 
chose. » — Les uns sont postérieurs 
et les autres antérieurs, voir plus 


LIVRE 1, CH. VIIL ὃ 1. 473 
jamais contenir qu’une seule opposition, et toutes les op- 
positions pouvant, en définitive, être ramenées à une 
seule. 

20. Ainsi, évidemment, il ne se peut pas qu'il n'y ait 
qu’un élément unique; il ne se peut pas non plus qu'il y 
en ait plus de deux ou trois. Où est ici le vrai? C'est ce 
qu'il est très-difficile de savoir, ainsi que je l’ai dit. 


CHAPITRE VIIL 


Méthode à suivre dans cette recherche. Théorie générale de la 
génération des choses : la substance et la forme; la substance 
demeure et ne change point; la forme, au contraire, change 
sans cesse; rapports de la substance et de la forme. — Les 
principes sont au nombre de trois : le sujet, la privation et la 
forme; ou ils ne sont que deux, si l’on réunit le sujet οἵ la 
privation. De la matière première de l'être; idée qu’on doit 
s’en faire. — Résumé. 


δ 1. La méthode que nous comptons suivre sera de 
traiter d'abord de la génération des choses dans toute son 
étendue; car il est conforme à l’ordre naturel d'expliquer 


haut, $ 6. — Qu’une seule opposi- 
tion, toutes ces théories auraient eu 
besoin d’être éclaircies par des exem- 
ples. 

$ 20. Ainsi que je l’ai dit, voir 
plus haut, δ 1, au début du chapitre, 
où il ἃ dit non pas précisément que 
cette recherche fût difficile, mais 


qu'elle devait faire suite aux précé- 
dentes,. 

Ch. VIII, δ 1. ILest conforme a 
lordre naturel, voir plus haut, ch. 
4, $ 2, où la méthode qu’on regar- 
dait comme la plus naturelle n’est 
pas tout à fait celle qu’on applique 
ici. La Génération des choses ne doit 


N74 LEÇONS DE PHYSIQUE. 


en premier lieu les conditions communes, pour arriver 
ensuite à étudier les propriétés particulières. $ 2. Quand 
nous disons qu'une chose vient d’une autre chose, et que 
selle chose devient différente de ce qu'elle était, nous 
pouvons employer ou des termes simples ou des termes 
composés. Or, voici ce que j'entends par là : quand je veux 
exprimer, par exemple, qu'un homme devient musicien, 
je puis dire ou que le non-musicien devient musicien, ou 
qu'un homme qui n’est pas musicien devient un homme 
musicien. J’appelle terme simple ce qui devient quelque 
chose, soit ici l’homme, soit le non-musicien; et ce qu'il 
devient est également un terme simple, à savoir musicien. 
Au contraire, le terme s'appelle composé quand on 
exprime à la fois et le sujet qui devient quelque chose et 
ce qu'il devient : par exemple, quand on dit que l’homme 
non-musicien devient homme musicien. $ 3. De ces deux 
expressions, l’une signifie non-seulement qu’une chose 


pas s'entendre ici dans le sens de 
Création, et la suite éclaircit dans 
quelles limites restreintes il faut com- 
prendre cette expression. 

$ 2. Et que telle chose devient dif- 
férente, le texte grec n’est pas tout à 
fait aussi clair ; mais les développe- 
ments qui suivent m'ont autorisé à 
préciser davantage les idées, en tra- 
duisant comme je l'ai fait. — Des 
termes simples ou des termes com- 
plexes, il semblerait donc qu'il s’agit 
ici surtout de distinctions verbales. 
— Qu'un homme devient musicien, 
les termes sont simples, soit pour le 
sujet Homme, soit pour l’attribut 
Musicien, — Qu'un homme qui n’est 


pas musicien, etc., les termes sont 
complexes dans le sujet et dans l’at- 
tribut. Cette distinction est vraie cer- 
tainement ; mais on ne voit pas bien 
à quoi elle sert pour arriver à con- 
clure que, dans toute chose qui 
change, il y a une partie qui subsiste, 
et que cette partie c’est l'essence 
même de la chose, ce qui la fait ce 
qu’elle est. — Et ce qu’il devient, 
c’est-à-dire son attribut. 

δ 3. De ces deux expressions, la 
nuance indiquée dans 06 5 est exacte; 
mais elle peut sembler assez subtile, 
— Qu'une chose devient telle chose, 
comme le disent les scholastiques, 
le terme est alors énoncé au cas 


LIVRE 1. CH. ΜΗ], S 5. 475 
devient telle chose, mais encore qu'elle provient de telle 
situation antérieure; et, ainsi, un homme devient musi- 
cien de non-musicien qu'il était auparavant. Mais l’autre 
expression ne se prend pas universellement; car elle ne 
veut pas dire que d'homme l'être est devenu musicien ; 
mais elle dit seulement que l’homme est devenu musicien. 
δ 4. Dans les choses qui se produisent ainsi, au sens où 
nous entendons que des termes simples peuvent devenir 
quelque chose, il y a une partie qui subsiste en devenant 
quelque chose, et une autre qui ne subsiste pas. Ainsi, 
l’homme en devenant musicien subsiste en tant qu'homme, 
etil est homme; mais le non-musicien, ou ce qui n’est pas 
musicien, ne subsiste point, que ce terme d’ailleurs soit 


simple ou complexe. 


$ 5. Ceci une fois établi, on peut, dans tous les cas de 
génération, observer, pour peu qu’on y regarde, qu'il faut 


direct, et l’on dit simplement au no- 
minatif : L'homme devient musicien. 
— Mais encore qu’elle provient de 
telle situation antérieure, et, par 
exemple, on dirait : De non-musicien 
homme devient musicien: c’est 
alors le cas oblique et non plus le 
nominatif. 

$ 4. Dans les choses qui se pro- 
duisent ainsi, ou plus exactement : 
Dans ces manières d'exprimer les 
choses qui se produisent. — Des 
termes simples, dans les termes com- 
plexes, au contraire, tout disparaît et 
rien ne subsiste. Le non-musicien 
périt tout entier en devenant musi- 
cien; mais l’homme subsiste et de- 
meure en Lant que sujet, pour rece- 


# 


voir tous les attributs qui indiquent 
le changement, — Æn devenant 
quelque chose, j'ai ajouté ces mots, 
qui ressortent d’ailleurs du contexte. 
— Que ce terme soit d’ailleurs 
simple ou complexe, c'est-à-dire que 
l’on dise : Le non-musicien, ou bien : 
L'homme non-musicien. ans ce 
dernier cas, en effet, comme dans 
l’autre, l’homme non-musicien périt 
tout entier en devenant musicien, 
quoique l’homme lui-même subsiste ; 
mais l’homme en tant que non-musi- 
cien ἃ disparu, tout aussi bien que 
le non-musicien a disparu devant le 
musicien. 

$ 5. Ceci une fois établi, conclu- 
sion tirée de ce qui précède, — Dans 


476 LECONS DE PHYSIQUE, 

toujours, ainsi que nous venons de le dire, qu'il y ait une 
certaine partie qui subsiste et demeure pour supporter le 
reste. 8.6. Ce qui subsiste, bien qu'il soit toujours un sous 
le rapport du nombre, ne l’est pas toujours dans la forme ; 
et, par la forme, j'entends aussi la définition qui remplace 
le sujet. L'un subsiste, tandis que l’autre ne subsiste pas. 
Ce qui subsiste, c'est ce qui n’est pas susceptible d’oppo- 
sition, et l’homme subsiste de cette manière; mais le mu- 
sicien et le non-musicien ne subsistent pas ainsi, pas plus 
que ne subsiste le composé sorti de la combinaison des 
deux termes : je veux dire l’homme non-musicien. δὶ 7. : 
Mais cette expression qu une chose sortant de tel état, de- 
vient ou ne devient pas telle autre, s'applique plus parti- 


tous les cas de génération, au sens 
où on vient de l’expliquer plus haut, 
— Et demeure pour supporter le 
reste, la force de l’expression grec- 
que m’a paru exiger cette para- 
phrase. 

$ 6. Un sous le rapport du nom- 
bre, c’est une des propriétés de la 
substance ; voir les Catégories, ch. 5, 
$ 66, p. 145 de ma traduction. — 
Dans la forme, ou dans l’espèce. 
Ainsi, δὰ lieu de dire qu’un homme 
devient musicien, on dira que c’est 
le non-musicien, Dans ce cas, non- 
musicien remplace homme et la 
forme ou l'espèce est différente, bien 
qu’au fond le sujet n’ait pas changé. 
— La définition, ou l'explication. — 
Qui remplace le sujet, j’ai ajouté ces 
mots qui complètent et éclaircissent 
idée, — Ainsi homme et non-musi- 
cien, un de ces termes se prend in- 


différemment pour l’autre, dans les 
exemples qu’on vient de citer, quoi- 
qu’ils ne soient pas absolument iden- 
tiques. — C’est ce qui n’est pas sus- 
ceptible d'opposition, en d’autres ter- 
mes, la substance, le sujet. Voir les 
Catégories, ch. 5, $ 18, p. 68 de ma 
traduction. La substance en restant 
une et identique à elle-même n’a 
pas de contraire et n’est contraire 
à rien, bien qu'elle puisse recevoir 
les contraires, tout en conservantson 
identité essentielle. — Mais le musi- 
cien et le non-musicien, ce sont là en 
effet, des opposés qui n’ont pas d’exis- 
tence substantielle, et qui ne peuvent 
exister que dans un sujet capable de 
les recevoir tour à tour. 

$ 7. Sortant de tel état, c’est ce 
qui est exprimé par la préposition 
De, quand on dit que De non-musi- 
cien l’homme devient musicien. — 


LIVRE 1, CH. ΜΗ, αὶ 8. 477 
culièrement aux choses qui, par elles-mêmes, ne sub- 
sistent pas : par exemple, on dit que de non-musicien on 
devient musicien; mais on ne dit pas que d'homme on 
devienne musicien. Néanmoins, on emploie parfois une 
pareille locution même pour les substances ; et l’on dit à 
ce point de vue que la statue vient de l’airain, et non pas 
que l’airain devient statue. En parlant de ce qui est op- 
posé et ne subsiste pas, on se sert indifféremment des 
deux expressions, et l’on dit ou que la chose vient de telle 
autre chose ou qu’elle devient telle autre chose. Ainsi, 
de non-musicien on devient musicien, et le non-musicien 
devient musicien. Voila comment on s'exprime aussi de 
même pour le composé, puisque l’on dit également que 
de l’homme non-musicien vient le musicien, ou bien que 
l’homme non-musicien devient musicien. $ 8. Gomme le 


subsiste pas, comme le musicien et 
le non-musicien, — La chose vient 


Par elles-mêmes, j'ai ajouté ces mots 
qui complètent la pensée, — Ne sub- 


sistent pas, c'est-à-dire, Ne sont pas 
des substances capables de recevoir 
des attributs, — De non-musicien, en 
effet, Non-musicien n’est pas une 
substance, bien que ce terme rem- 
place celui d’Homme qui désigne une 
substance. — Que d'homme on de- 
vienne musicien, voir plus haut, $ 3. 
— Même pour les substances, l'exem- 
ple qui suit prouve que ceci s’ap- 
plique aux substances purement 
matérielles et factices. — Non pas 
que l’airain devient statue, il semble 
que cette locution est tout aussi na- 
turelle que l’autre. — De ce qui est 
opposé, voir au δ᾽ précédent. — Et ne 


de telle autre chose, ainsi du non- 
musicien vient le musicien. — Ou 
qu’elle devient telle autre chose, ou 
bien en mettant les termes au nomi- 
nalif : Le non-musicien devient mu- 
sicien.— De même pour le complexe, 
voir plus haut $ 2. — De l’homme 
non-musicien, terme complexe où, à 
la notion du sujet, est jointe la notion 
de l’état antérieur qu’il quitte pour 
en prendre un autre, et où, de plus, 
l'expression ἃ pris une forme in- 
directe. — L'homme non-musicien 
devient musicien, terme complexe, où 
la forme est directe, le sujet étant 
mis au nominatif, 


478 LEÇONS DE PHYSIQUE. 


mot Devenir peut avoir plusieurs acceptions, et comme 
on doit dire de certaines choses non pas qu'elles de- 
viennent et naissent d’une manière absolue, mais qu’elles 
deviennent quelqu'autre chose, Devenir pris absolument 
ne pouvant s'appliquer qu'aux seules substances, il est 
clair que pour tout le reste 1] faut nécessairement qu'il y 
ait, au préalable, un sujet qui devient telle ou telle chose. 
Ainsi, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, 
ne deviennent et ne se produisent qu'à l’occasion d'un 
certain sujet, attendu que la substance est la seule qui 
n’est jamais l’attribut de quoi que ce soit, tandis que tous 
les autres termes sont les attributs de la substance. δὶ 9. 
Que les substances proprement dites, et en général tous 
les êtres qui existent absolument, viennent d’un sujet an- 
térieur, c'est ce qu on voit clairement, si l’on veut y regar- 
der. Toujours il y ἃ un être subsistant préalablement d'où 
naît celui qui naît et devient : les plantes et les animaux, 


La quantité, la qualité, etc., voir les 
Catégories, ch. 6, 7, 8, p. 72 et suiv. 
de ma traduction. — L’attribut.… 
les attributs, le texte n’est pas tout 
à fait aussi précis; et Aristote dit 
simplement qu’une chose est dite 
d’une autre. L’idée est au fond iden- 
tique. — Tous les autres termes, le 
texte dit seulement : Tout le reste, 


$ 8. Peut avoir plusieurs accep- 
tions, voir la Métaphysique, livre IV, 
ch. 24, p. 1,023, a, 26, édit. de Ber- 
lin, et livre VI], ch. 7, p. 4,048, id. 
— Et naissent, j'ai ajouté ces mots 
que justifie le contexte; devenir 
d’une manière absolue, c’est naître, 
comme le prouve ce qui est dit au 8 
suivant, — Elles deviennent quel- 


qu'autre chose, c’est-à-dire qu’elles 
sont déjà existantes, et qu’elles su- 
bissent un simple changement d’état. 
— Aux seules substances, voir le 5 
qui suil. — Au préalable, l’expres- 
sion du texte implique cette idée. — 


$ 9. Tous les êtres qui existent 

soit qu’en effet ils 

soient des substances réelles, soit que 

le langage seul leur prête une exis- 

tence substantielle. — Qui naît et 

devient, il n’y a qu’un seul mot dans 
1 


absolument , 


LIVRE 1, CH. VII, ἢ 10. 179 
par exemple, qui viennent d'une semence. Tout ce qui 
naît et devient, généralement parlant, naît, soit par une 
transformation, comme la statue qui vient de l’airain ; soit 
par une addition, comme tous les êtres qui s’accroissent 
en se développant; soit par une réduction, comme un 
Hermès, qu’on tire d’un bloc de pierre; soit par un arran- 
gement, comme la maison; soit enfin par une altération, 
comme les choses qui souffrent un changement dans leur 
matière. Or, il est bien clair que, pour tout ce qui naît et 
se produit ainsi, il faut que tout cela vienne de sujets qui 
existent antérieurement. 

$ 10. Il résulte donc clairement de tout ce qui précède 
que tout ce qui devient et se produit est toujours com- 
plexe, et qu'il y a tout à la fois et une certaine chose qui 
se produit et une certaine autre chose qui devient celle-là. 
J'ajoute qu'on peut même distinguer deux nuances dans 
cette dernière : ou c’est le sujet même, ou c'est l'opposé; 
j'entends par l'opposé le non-musicien, et le sujet c’est 


le texte. — D'une semence, le mot 
grec a un double sens, comme le 
nôtre, qui en cela n’est qu’une imita- 
tion. — Généralement parlant, c’est- 
à-dire tout ce qui passe du néant à 
l'être, et non pas d’une certaine 
manière d’être à une autre manière, 
—Quis’accroissent en se développant, 
comme les plantes ou les animaux, 
qui deviennent plus gros qu'ils n’é- 
taient au moment de leur naissance. 
— Un changement dans leur ma- 
tière, comme l’eau qui de froide 
devient chaude. 

$ 10. Tout ce qui devient et se 


produit, en d’autres termes : Tout 
changement. — Une certaine chose 
qui se produit, c’est l’attribut nou- 
veau que prend le sujet, ou la forme 
nouvelle qu’il revêt. — Une certaine 
autre chose qui devient celle-la, c’est 
le sujet qui reçoit une nouvelle forme, 


τρί qui devient ce qu’il n’était pas, en 


recevant un nouvel attribut. Ainsi, 
l’homme non-musicien devient mu- 
sicien. — Dans cette dernière, J'ai 
ajouté ces mots, afin d’être plus pré- 
cis. — Ou c’est l'opposé, par exem- 
ple, le non-musicien ; voir plus haut, 
6. L’opposé ou ce qui est suscep- 


180 LECONS DE PHYSIQUE. 


l'homme, dans l'exemple cité plus haut. L'opposé, c’est 
ce qui est privé de la forme, ou de la figure, ou de 
l'ordre ; et le sujet, c’est l'or, l’airain ou la pierre. 

$ 11. Une conséquence évidente de ceci, c'est que, puis- 
qu’il y ἃ des principes et des causes de tous les êtres qui 
sont dans la nature, principes primordiaux qui font de 
ces êtres ce qu ils sont et ce qu'ils deviennent, non point 
par accident, mais tels que chacun d'eux est dénommé 
dans son essence, tout ce qui devient etse produit vient à 
la fois et du sujet et de la forme. Ainsi, l’homme devenu 
musicien est d’une certaine façon composé de l’homme 
et du musicien, puisque vous pourriez résoudre les dé- 


tible d'opposition, c’est le contraire, 
l’attribut, qui peut être dans un sens 
ou dans l’autre ; mais le sujet subsis- 
tant par lui-même n’est pas suscep- 
tibie d'opposition. — Dans l’exem- 
ple cité plus haut, j'ai ajouté ces 
mots. — L'opposé c'est ce qui est 
privé de la forme, ainsi Non-musicien 
est l’opposé dans cette locution : 
l’homme non-musicien, tandis que 
L'homme est le sujet. Non-musicien 
est appelé opposé, parce qu’en effet 
il est l'opposé du Musicien, tandis 
que l'Homme n'est l’opposé de quoi 
que ce soit. De ce $ on peut conclure 
que pour Aristote les principes du 
changement ou de la génération des 
choses sont au nombre de trois : le 
sujet, la privation et la forme ; le su- 
jet, qui est le lieu du changement; la 
privation, qui est l’état antérieur : et 
la forme, qui est l’état nouveau du su- 
jet. Ces trois principes seront réduits 


à deux dans le $ suivant, le sujet et 
la forme, parce que le sujet est dou- 
ble ainsi qu’on vient de le dire, et 
qu’il renferme aussi la privation. 

$ 11. Des principes et des causes, 
voir plus haut, ch. 4, $ 1, la note 
sur l’homonymie de ces deux expres- 
sions. — Du sujet et de la forme, au 
sens où on vient de l'expliquer dans 
le $ précédent, La privation est en 
quelque sorte déjà une forme néga- 
tive, si l’on veut; et elle ne doit pas 
être comptée parmi les éléments des 
choses, puisqu'elle disparaît devant 
la nouvelle forme que revêt le sujet. 
— Composé de l’homme et du musi- 
cien, l’homme étant le sujet, et le mu- 
sicien étant la forme. Le sujet sub- 
siste par lui-même, et il précède la 
forme qu’il revêt, — Vous pourriez, 
cette forme assez étrange de la se- 
conde personne du verbe est dans le 
texte grec, — Les définitions de l’un, 


LIVRE 1, CH. ΝΗ], Ç 18. 181 


finitions de l’un dans les définitions des deux autres; et, 
par conséquent, on peut dire évidemment que tout ce 
qui devient et se produit vient toujours de ces principes. 
$ 12. Le sujet est un numériquement, bien que spéci- 
fiquement il soit deux. Aussi, l’homme ou l'or, ou, d’une 
manière générale, la matière, est numérable; car elle est 
davantage telle ou telle chose réelle, et ce qui se produit 
ne vient pas d'elle seulement par accident, tandis que la 
privation et l'opposition sont purement accidentelles. 
$ 15. Quant à l'espèce, elle est une; et, par exemple, 
c’est l’ordre, la musique, ou tel autre autre attribut de ce 


genre. 


c’est-à-dire de l’homme musicien, du 
composé. — Dans la définition des 
deux autres, c'est-à-dire dans Îles 
définitions séparées de l’homme et du 
musicien. Cette phrase pourrait se 
comprendre aussi d’une manière plus 
générale, et elle signifierait alors que 
les définitions des choses peuvent se 
résoudre dans les définitions des deux 
principes de l'être, le sujet et la 
forme. La fin de la phrase dans le 
texte semblerait même impliquer ce 
sens. — De ces principes, le sujet, 
ou matière, et la forme, 

$ 12. Spécifiquement il soit deux, 
là privation étant comprise aussi dans 
le sujet. Voir plus haut, $ 40. — Ou 
l'or, qui servirait à faire une statue, 
comme on l’a dit de lPairain, au $ 7. 
— La matière, c'est le terme dont se 
sert le plus habituellement Aristote 
pour l’opposer à la forme. — Æst 
numérable, en tant qu’une et indi- 
viduelle, subsistant en soi, tandis que 


la privation et les contraires, n'étant 
que des attributs ou accidents, n’exis- 
tent jamais que dans un autre. On 
ne peut, en effet, compter que les 
individus. — Davantage, c'est l’ex- 
pression du texte; et peut-être eût-il 
mieux valu dire que la matière est 
exclusivement la véritable et seule 
réalité, au sens où on lentend ici. 

ς 43. Quant à l’espèce, ou à la 
forme, pour être plus précis; mais 
j'ai cru devoir conserver ici le mot 
même du texte. — ŒÆlle est une, 
comme le sujet ; et alors les principes 
sont deux : la matière et la forme. 
— Et par exemple, c’est l’ordre, 
pour bien comprendre ceci, il faut se 
reporter au $ 8 du ch. 6, où Aristote 
établit que la génération des choses 
ne consiste souvent que dans un cer- 
tain ordre donné à des éléments an- 
térieurement existants. Ainsi, la mai- 
son résulte de l’arrangement des ma- 
tériaux., — La musique, comme dans 


31 


h82 LECONS DE PHYSIQUE. 

δ 14. Ainsi, on peut dire en un sens que les principes 
sont au nombre de deux, et l’on peut dire en un autre sens 
qu'ils sont trois. ὃ 45. En un sens aussi ce sont des con- 
traires, quand on dit, par exemple, le musicien et le non- 
musicien, le chaud et le froid, l’organisé et l’inorganisé ; 
mais, à un autre point de vue, ce ne sont pas des con- 
traires, puisqu'il est impossible que les contraires agis- 
sent jamais J’un sur l’autre. Mais on peut répondre à 
cette difficulté, en disant que le sujet est différent et qu'il 
n’est pas du tout un contraire. δ 16. Par conséquent, en 
un certain sens, les principes ne sont pas plus nombreux 


les exemples qui viennent d'être cités 
si souvent de l’homme musicien et 
non-musicien; c’est la musique qui 
y compose l’attribut ; et alors on peut 
dire que la musique est la forme de 
l’homme, comme l’ordre est la forme 
de la maison. 

$ 44. Ainsi, conclusion de la dis- 
cussion précédente, — Au nombre de 
deux, le sujet ou matière et la forme. 
— Qu'ils sont trois, si l’on décom- 
pose le sujet en deux : le sujet lui- 
même et la privation, 

$ 15. Ce sont des contraires, voir 
plus haut le ch, 6, où il a été établi 
que tous les philosophes sont d’ac- 
cord ponr reconnaître que les prin- 
cipes sont des contraires. — Quand 
on dit, que le non-musicien devient 
musicien, etc.; mais j'ai cru devoir 
conserver la tournure même du 
texte, bien qu’elle soit moins claire. 
— Agissent l'un sur l'autre, voir les 
Catégories, ch. 44, $ 8. p. 422 de 


ma traduction, et la Métaphysique, 
livre V, ch. 10, p. 1,048, a, 20 édit. 
de Berlin, Au contraire, la forme, 
qui est un des principes, agit sur le 
sujet ou la matière, qui est l’autre 
principe. —- À cette difficulté, qui 
consiste à reconnaître les principes 
pour des contraires et à contester 
qu'ils soient des contraires. — Que 
(6 sujet est différent, sous-entendu : 
de la privation ; et alors le sujet en 
tant que matière n’est pas le con- 
traire de la forme ; c’est la privation 
seule qui pourrait être considérée 
comme le contraire de la forme. 
— ll n’est pas du tout un contraire, 
voir les Catégories, ch. 5, δ 18, p. 
68 de ma traduction. C’est une des 
propriétés principales de la subs- 
tance de n’être contraire à rien ; elle 
n’a pas de contraires, puisque c’est 
elle qui est le réceptacle et lelieu 
des contraires. 

$ 16. Pas plus nombreux que les 


LIVRE 1, CH. VII, Ç 18. 133 
que les contraires, et ils sont pour ainsi dire deux numé- 
riquement. Toutefois, ils ne sont pas absolument et pure- 
ment deux, attendu que leur essence est différente ; et ils 
sont plutôt trois, puisque, par exemple, l'essence de 
l'homme est autre que l’essence du non-musicien, comme 
celle du non-figuré est autre que celle de l’airain. 

$ 17. Nous avons donc exposé quel est le nombre des 
principes dans la génération des choses naturelles, et 
nous avons expliqué ce nombre. De plus, il est également 
clair qu'il faut un sujet aux contraires et que les con- 
traires sont deux. Mais, à un autre point de vue, ceci 
même n’est pas nécessaire; et l’un des deux contraires 
suffit pour produire le changement par sa présence ou par 
son absence. 18. Pour bien savoir ce qu'est cette na- 
ture, cette matière première qui sert de support, on peut 
recourir à une analogie : ainsi, ce que l’airain est à la 
statue ou ce que le bois est au lit, ou bien encore ce que 
sont à toutes les choses qui ont reçu une forme, la ma- 
tière et le non-figuré avant qu'ils aient pris leur forme 
propre, cette nature qui sert de support l’est à la sub- 


contraires, ils sont deux comme les 
contraires. — Pour ainsi dire, cette 
restriction est justifiée dans ce qui 
suit. — Leur essence est différente, 
ceci s'applique exclusivement aux 
rapports du sujet et de la privation, 
comme le prouvent les exemples ci- 
tés dans le texte. — L'essence du 
non-musicien, voir plus haut $$ 3 
et suiv. 

$ 17. Ou par son absence, car les 
deux conirairesne peuvent coëxister, 


voir les Catégories, ch. 44, $ 3, p. 
122, de ma traduction. 

$ 18. Cette matière première, j'ai 
ajouté ces mots pour que l’idée fût 
aussi claire que possible. — Qui sert 
de support, soit aux contraires, soit 
à la forme. — 4 une analogie, ou 
une sorte de similitude et de rapport 
proportionnel. — Ou bien encore, 
cet exemple est général, au lieu 
d’être spécial comme les deux pre- 
miers. — Cette nature qui sert de 


h8A LECONS DE PHYSIQUE. 
stance, à l’objet réel, à ce qui est, à l'être. δ 49. Elle est 
donc à elle seule un principe; mais elle n’est pas une, et 
elle ne fait pas un être, comme le fait un objet individuel 
et particulier; elle est une seulement en tant que sa no- 
tion est une, bien qu’elle ait en outre son contraire, qui 
est la privation. 

$ 20. En résumé, on a expliqué dans ce qui précède 
comment les principes sont deux et comment ils sont 
aussi davantage; car, d’abord on avait montré que les 
principes ne peuvent être que les contraires, et ensuite 
on ἃ dû ajouter qu'il fallait nécessairement un sujet à 
ces contraires, et que par conséquent 1] y ἃ trois prin- 
cipes. Maintenant ce qu'on vient de dire ici montre bien 
quelle est la différence des contraires, comment les prin- 
cipes sont les uns à l’égard des autres, et ce que c'est 
que le sujet qui sert de support. Ce qui n'est pas encore 
éclairci, c’est de savoir si l'essence des choses est ou la 
forme ou le sujet. Mais ce qu’on sait à cette heure, c'est 
qu'il y ἃ trois principes; c’est en quel sens ils sont trois, 
et de quelle façon ils le sont. 


support, le texte est moins explicite. 

$ 19. Elle est donc ἃ elle seule, la 
matière première est un des deux 
principes de l'être, la forme étant 
l’autre. — Individuel et particulier, 
j'ai dû mettre ces deux mots pour 
rendre la force de l'expression grec- 
4116. — Que sa notion, ou sa défi- 
nition. — Qui est la privation, 
comme le non-musicien, quand on 
dit que l’homme devient musicien, 
Il ne pourrait pas devenir quelque 
chose qu’il serait déjà, et il faut 


donc qu’il soit non-musicien et af- 
fecté de cette privation pour devenir 
musicien. 

$ 20. En résumé, cette idée d’une 
conclusion définitive n’est pas aussi 
nette dans le texte grec. — Sont 
deux, la matière et la forme. — Ils 
sont aussi davantage, la matière, la 
privation et la forme. — IVe peuvent 
être que les contraires, voir plus 
haut, ch. 6. — Un sujet ἃ ces con- 
traires, c’est l’objet du présent cha- 
pitre. — Ce qui nest pas encore 


LIVRE I, CH. IX, & 2. h85 
Telle est notre théorie sur le nombre et sur la nature 
des principes. 


CHAPITRE IX. 


Explication de l'erreur des anciens philosophes sur l’immobilité 
et l’unité de l'être : distinction sur le sens des mots Étre et 
Non-être. — Autre explication par la distinction de l’acte et de 
la puissance. 


δ 2. Après ces développements, disons que cette théorie 
est déjà une manière de résoudre la question débattue 
par les anciens. $ 2. Les premiers philosophes, malgré 
Jeur amour pour la vérité et leurs recherches sur la nature 
des choses, s’égarèrent, poussés en quelque sorte dans 
une autre voie par leur inexpérience, et il soutinrent que 
rien ne se produit et que rien ne périt, parce qu'il y a 
nécessité, suivant eux, que ce qui naît et se produit 
vienne de l'être ou du non-être, et qu'il y a pour l’un 
et pour l’autre cas égale impossibilité. Car, d’abord, di- 
saient-ils, l'être ne devient pas puisqu'il est déjà; et en 


éclairci, voir plus loin, livreIl, ch. 1, 
δῷ 15 et 17; voir aussi la Métaphy- 
sique, livre VI, ch. 1, p. 1,028, a, 
26, édit. de Berlin. 

Ch. IX, $ 1. Déjà une manière, 
voir plus loin une seconde manière, 
$$ 44 et 16. — La question débat- 
tue par les anciens, voir plus haut 


les ch. 2 et 3 où est débattue la 
question de l’unité ou de la pluralité 
de l'être. 

$ 2. Les premiers philosophes, 
Parménide, Mélissus, et les Ioniens 
ou physiciens, dont il a été parlé plus 
haut ; voir plus haut, ch. 2 et suiv. 
— Rien ne se produit et rien ne 


186 LECONS DE PHYSIQUE. 

second lieu, rien ne peut venir du néant, du non-être, 
puisqu'il faut toujours qu'il y ait quelque chose qui serve 
de support. $ 3. Puis, aggravant encore les conséquences 
de ce système, 115 ajoutaient que l'être ne peut pas être 
plusieurs, et ils ne reconnaissaient dans l’être que l'être 
seul. $ 4. Déjà nous avons fait voir comment ils ont été 
amenés à cette opinion. δ 5. Mais à notre avis, entre ces 
diverses expressions, à savoir qu'une chose vient de l'être 
ou du non-être, ou bien que l'être ou le non-être fait ou 
souffre quelque chose, ou enfin que telle chose devient 
telle autre chose quelconque, il n’y ἃ pas en un certain 
sens plus de différence que de dire ou que le médecin, 
par exemple, fait ou souffre telle chose, ou bien que de 
médecin l'être devient ou est telle autre chose. δ᾽ 6. Mais 
comme cette dernière expression ἃ un double sens, 1] est 


périt, c'était nier le mouvement; et 
l’être était alors immobile et un. Ce 
système était celui des Eléates. 

$ 3. Que l’être ne peut être plu- 
sieurs, en d’autres termes, ils soute- 
tenaient l’unité de l’être, et ils ne 
distinguaient aucune nuance. dans 
l'existence des choses. Ce système ἃ 
été déjà réfuté plus haui,ch. 5 et 4. 

$ 4. Déja nous avons fait voir, 
voir plus haut, ch. 5, $ 4, où il est 
spécialement question des opinions 
d’Anaxagore. 

$ 5. Qu'une chose vient de l’être 
ou dunon-être, toute cette pensée est 
exposée dans le texte d’une manière 
peu claire. Voici le sens. Quand 
on dit qu’une ehose vient ou de 
ce qui est ou du néant, celte 
expression a un double sens. L’être 


ou le non-être peut s’entendre 
dans un sens propre ou dans un 
sens indirect, comme lorsqu'on dit 
qu’un médecin fait telle chose, cela 
peut signifier ou qu’il agit en tant 
que médecin ou qu'il agit en tant 
qu’homme et fait des actes qui n’ont 
aucun rapport à la médecine. Ainsi 
donc, Rien ne vient de rien, est une 
proposition vraie si on la prend au 
sens propre; et, en effet, le néant ne 
peut rien produire; mais au sens 
indirect, cette proposition n’est plus 
vraie; car pour qu’une chose de- 
vienne ce qu'elle n’était pas anté- 
rieurement, il faut bien qu’elle parte 
de ce qui n’est pas, du non-être. — 
Ces diverses expressions, qui pa- 
raisseut toutes équivalentes, bien que 
la forme soit diverse. 


LIVRE 1, CH. IX, αὶ 9. 187 


clair que celles-ci, à savoir que la chose vient de l'être et 
que l’être agit ou souffre, ont également deux acceptions. 
$ 7. Si en effet le médecin vient à construire une maison, 
ce n’est pas en tant que médecin qu’il construit; mais 
c'est en tant qu’architecte. S'il devient blanc, ce n’est 
pas davantage en tant que médecin, mais c’est en tant 
qu'il était noir, tandis que s’il guérit ou s’il échoue en 
tentant la guérison d’une maladie, c’est en tant que mé- 
decin qu'il agit. δ 8. Mais comme on dit au sens propre, 
éminemment, que c’est le médecin qui fait quelque chose 
ou souffre quelque chose, ou devient quelque chose de 
médecin qu'il était, quand c’est en tant que médecin qu'il 
fait cette chose ou qu’il la souffre ou qu’il devient quel- 
que chose, il est clair que, quand on dit qu'une chose 
vient du non-être, ou devient ce qu’elle n’était pas, c'est 
en tant que cette chose n'était pas ce qu'elle devient. 

δ 9. C’est parce que les philosophes n'ont pas fait cette 
distinction qu'ils se sont tant égarés; et cette première 


$ 6. Que celles-ci, qui se rappor- 
tent à celles qu’on a citées au $ pré- 
cédent, et qui n’en sont que la re- 
production presque textuelle; seule- 
ment ici on ἃ retranché l'alternative 


S’il devient blanc, second cas, où le 
médecin souffre quelque chose sans 
que ce soit non plus en tant que mé- 
decin, — S'il guérit, le médecin 
agit alors en tant que médecin. — 


de l’être et du non-être. — Ont éga- 
lement deux acceptions, l’une pro- 
pre, l’autre indirecte; l'une en soi, 
l’autre accidentelle, comme le prouve 
l'exemple qui suit. 

$ 7. Si en effet le médecin vient a 
construire une maison, c’est le pre- 
mier cas supposé au $ 5, où le méde- 
cin agit et fait quelque chose, sans 
que ce soit en tant que médecin. — 


S'il échoue, il souffre alors en tant 
que médecin. 

$ 8. Au sens propre éminemment, 
et non point dans le sens indirect. 
— Qu devient ce qu'elle n’était pas, 
j'ai ajouté ces mots, qui ne sont que 
la paraphrase de ce qui précède, 
mais qui m'ont semblé indispensa- 
bles pour la clarté complète de la 
traduction. 


188 LECONS DE PHYSIQUE. 


erreur les ἃ conduits jusqu'à soutenir cette absurdité que 
rien autre chose en dehors de l’être ne se produit ni 
n'existe, et jusqu'à nier toute génération des choses. δ 10. 
Nous aussi, nous disons bien avec eux que rien ne peut, 
absolument parlant, venir du non-être ; mais nous admet- 
tons cependant que quelque chose peut venir du non- 
être, et, par exemple, indirectement et par accident. La 
chose vient alors de la privation, qui, en soi, est le non- 
être, et elle devient ce qu’elle n’était pas. Du reste, cette 
proposition est faite pour étonner, et il semble toujours 
impossible que quoi que ce soit puisse même ainsi venir 
du non-être. $ 11. C’est encore de la même façon qu'il 
faut comprendre que l'être ne peut pas plus venir même 
de l’être que du non-être, si ce n’est par accident. δ 12. 
L'être vient de l’être absolument de la même manière que 


$ 9. Les philosophes anciens dont 
il ἃ été question plus haut, au S 1, 
et qui soutenaient que le non-être, le 
néant, ne peut rien produire, et que 
rien ne peut venir du néant. — Rien 
autre chose en dehors de l’être, le 
texte est un peu moins précis et il 
dit simplement : « Rien du reste, » 
entendant, par le reste, les attributs 
de l'être en dehors de son essence 
substantielle. — Toute génération 
des choses, c’est-à-dire tout mouve- 
ment. 

$ 10. Avec eux, j'ai ajouté ces 
mots qui sont implicitement compris 
dans l'expression grecque. — Abso- 
lument parlant, au sens qui vient 
d’être établi un peu plus haut. — 
Indirectement et par accident, il 


n’y ἃ qu'un seul de ces deux mots 
en grec; j’ai mis les deux pour être 
plus clair. — De la privation qui, 
en soi, est le non-être, j'ai préféré 
ce sens qui me semble s’accorder 
mieux avec tout le contexte, bien 
qu’on pût comprendre aussi que la 
chose qui en soi est le non-être vient 
de la privation. Voir plus bas, ch. 
10, 5 4. 

$ 14. C’est encore de la même fa- 
con, il vient d’être établi qu’en un 
sens, l’être peut venir du non-être, 
malgré ce qu’en avaient pensé les 
premiers philosophes. On prouve 
maintenant ici que l’être ne peut non 
plus venir de l’être que par accident, 
comme il vient du non-être. Voir 
plus haut 2. 


LIVRE I, CH. IX, 13. h89 
si l’on disait que de l'animal vient l’animal, aussi bien 
que de tel animal particulier vient tel animal particulier 
aussi; et par exemple, si l’on disait qu’un chien vient 
d’un cheval. Le chien alors pourrait venir non-seulement 
d’un certain animal, mais encore de l’animal en général ; 
mais ce ne serait pas en tant qu'animal qu'il en viendrait, 
puisqu'il est déjà animal lui-même. Qaand un animal doit 
devenir animal autrement que par accident, ce n’est pas 
de l’animal en général qu’il vient; et si c’est d’un être 
réel qu'il s’agit, il ne viendra ni de l’être ni du non-être ; 
car nous avons expliqué qu'on ne peut comprendre cette 
expression, venir du non-être, qu'en tant que la chose 
n’est pas ce qu’elle devient. $ 13. De cette façon, nous ne 


δ 12. Que de l'animal vient l’ani- 
mal, sans doute l’animal vient de 
l'animal d’une manière générale ; 
mais dans la réalité c’est un certain 
animal d’une espèce particulière qui 
vient d’un animal de la même es- 
pèce. C’est donc indirectement et 
par accident qu’on peut dire que 
l’animal vient de l'animal ; car si 
c'était au sens propre on serait con- 
duit à cette absurdité qu'un chien 
pourrait provenir d’un cheval tout 
aussi bien que d’un chien, puisque 
le cheval est animal autant que le 
chien peut l'être, et qu’on a d’abord 
admis que l’animal vient de l’ani- 
mal. — D'un certain animal, c’esi- 
à-dire d’un autre chien. — Mais en- 
core de l'animal en général, ce qui 
est faux. — Autrement que par ac- 
cident, c’est-ù-dire en soi et au sens 


propre du mot. — Ce n’est pas de 
l'animal en général qu’il vient, mais 
d’un animal de son espèce particu- 
lière. — Il ne viendra ni de l'être 
ni du non-être, pris en soi; mais il 
viendra de l'être ou du non-être 
compris ‘ans un sens indirect. Ainsi 
la chose ne vient pas de l'être: car 
si elle était déjà, elle n’aurait pas 
besoin de devenir ; mais elle vient de 
la matière première, qui est: bien 
aussi un certain être, sans être un 
être en soi, et qui peut recevoir in- 
différemment la forme et les con- 
traires. On peut donc dire que {a 
chose vient de lêtre; et ainsi il est 
vrai qu'elle ne vient pas du non- 
être; mais en même temps on peut 
dire qu’elle vient du non-être, puis- 
que la privation est précisément ce 
qui n’est pas. 


90 LECONS DE PHYSIQUE. 
détruisons pas ce principe que toute chose doit être ou 
n'être pas. 

δ 44. Voilà donc une première manière de résoudre la 
question posée par les anciens philosophes. 

$ 45. Il y en ἃ encore une autre qui consiste en ce 
qu'on peut parler des mêmes choses, soit en tant que 
possibles soit en tant qu'actuelles; mais nous avons 
exposé cette théorie de la puissance et de l'acte avec plus 
de précision dans d’autres ouvrages. 

δ 16. En résumé, nous venons de résoudre, comme 
nous l’avions promis, les difficultés qui ont amené néces- 
sairement les anciens philosophes à nier quelques-uns de 
nos principes. C’est aussi la même erreur qui les ἃ tant 
écartés de la route où ils auraient pu comprendre la gé- 
nération et la destruction des choses, en un mot, le chan- 
gement ; et cette nature première, s'ils avaient su la voir, 


aurait suffi pour dissiper leur ignorance. 


$ 43. Que toute chose doit être ou 
n'être pas, c’est le principe de con- 
tradiction, qui est le fondement même 
de tout raisonnement. Aristote veut 
se défendre de l’ébranler en quoi 
que ce soit, par cette distinction en- 
tre l’être en soi et l’être accidentel; 
mais la forme sous laquelle il pré- 
sente sa pensée est trop concise; et 
il eût été utile de la développer et 
de Péclaircir davantage. 

$ 14. La question posée par les 
anciens philosophes, le texte n'est 
pas aussi explicite. Voir plus haut, 
$ 4. 


6 15. Soit en tant que possibles, 


autre distinction de la puissance et 
de l’acte, de ce qui peut être et de 
ce qui est, de la simple possibilité et 
de la réalité actuelle et présente, — 
Dans d'autres ouvrages, la Méta- 
physique, livre VIII, ch. 4, p. 4045 
et suiv., édit, de Berlin. 

$ 16. Comme nous l’avions pro- 
mis, voir plus haut, ch. 4, $ 1. — 
Cette nature première, le texte n’est 
pas aussi précis. Voir plus haut, ch. 
7, $ 9. Cette phrase ne me paraît 
pas d’un styletrès-aristotélique, bien 
qu’elle se rapporte d’ailleurs fort bien 
à tout ce qui précède. C’est peut-être 
quelqu’interpolation. 


LIVRE 1, CH. X, 4. 


A91 


CHAPITRE X. 


Erreur de quelques autres philosophes, qui, comme Parménide, 
admettant l’unité de l'être, n’ont pas distingué dans cette unité 
l'acte de la puissance. Définition générale de la matière et de 
la forme. — Fin de la théorie des principes de l'être, de leur 


nature et de leur nombre. 


$ 1. Il y ἃ bien quelques autres philosophes qui ont 
touché à cette théorie de la nature première ; mais ils ne 
l'ont pas fait d’une manière suffisante. δ 2. D'abord ils 
reconnaissent avec nous que quelque chose peut venir 
absolument du non-être, et qu’en ceci Parménide ἃ toute 
raison. ὃ 3. Mais ensuite 115 prétendent que, la nature pre- 
mière étant une numériquement, elle ne doit également 
qu'être une en puissance; or, c’est là une différence aussi 
énorme que possible. ὃ 4. Pour notre part, nous affir- 
mons que la privation et la matière sont des choses très- 
diverses ; que la matière est le non-être par accident, 


Ch. X, 5 4. Quelques autres philo- 
sophes, la suite prouve qu’il s’agit de 
Platon et de son école; voir un peu 
plus bas, $ 5 et la note. — D’une 
manière suffisante, ceci peut s’'en- 
tendre d’une façon toute générale, ou 
bien en ce sens que les philosophes 
dont il est ici question n’ont pas as- 
sez approfondi cette théorie, pour 
pouvoir résoudre les objections de 
l’École d’Élée. 

$ 2, Avec nous, j'ai ajouté ces mots 


qui sont implicitement compris dans 
expression du texte. — Parmé- 
nide a. toute raison, voir le Parmé- 
nide de Platon, p. 8, traduction de 
M. V. Cousin. 

$ 3. Étant une numériquement, 
voir le Parménide de Platon. — 
Aussi énorme que possible, puisqu'il 
y a toute la différence du néant à 
Pêtre, du possible au réel. 

$ 4. La privation et la matière, 
expliquées Pont été 


comme elles 


192 LEÇONS DE PHYSIQUE. 
tandis que la privation est le non-être en soi; et que la 
matière fort voisine de la substance est, à certains 
égards, substance elle-même, tandis que la privation ne 
l'est pas du tout. δ᾽ 5. Mais d’autres philosophes placent 
le non-être dans le grand et le petit indifféremment, 
soit en les réunissant tous les deux ensemble, soit en les 
prenant chacun séparément ; et, par conséquent, cette 
manière qu'ils ont d'entendre la triade est absolument 
différente de celle qui vient d’être indiquée. En effet, ils 
sont bien allés jusqu’à ce point d'admettre comme néces- 
saire l'existence d’une nature qui doit servir de support ; 
mais ils ont supposé que cette nature est une; et si 
quelque philosophe admet une dyade en la reconnaissant 
dans le grand et le petit, il n’en fait pas moins encore 
comme eux, puisqu'il oublie l’autre partie de l'être qui 
est la privation. 

δ 6. L'une de ces parties, en effet, qui demeure et sub- 
siste, concourt avec la forme pour produire comme une 


Cousin, et la Métaphysique, livre I, 
ch. 6, p. 987, b, 29, édit. de Ber- 
lin. — D'entendre la triade, cette 
triade étant composée du grand et 
du petit, c’est-à-dire des deux con- 
traires et de l’idée qui les comporte, 
— De celle qui vient d’être indiquée, 
la matière, la privation et la forme. 
Le texte est moins précis que ma tra- 


plus haut, ch. 8, $$ 10 et suiv. — 
Est le non-être en soi, voir plus 
haut, ch. 9, $ 10. La matière est 
substance en puissance. — La ma- 
tière fort voisine de la substance, 
voir les Catégories, ch. 5, ὃ 16, p. 
67 de ma traduction, où est exposée 
la théorie de la substance. C’est la 
forme qui achève la matière et lui 


donne tous les caractères de la sub- 
stance. 

$ 5. Dans le grand et le petit in- 
différemment, en tant que contraires, 
voir le Parménide de Platon, p. 45, 
54, 59, et 81, traduction de M. V. 


duction. — Si quelque philosophe, 
c’est sans doute Platon. — L'autre 
partie de l'être, l'expression du texte 
est moins précise. —Quiest la priva- 
tion, j'ai cru devoir ajouter ces mots. 

$ 6. Comme unc mère, cette ex- 


LIVRE 1, CH. X, 8 7. 495 
mère tous les phénomènes qui adviennent ; mais quant à 
l'autre partie de l'opposition des contraires, elle pourrait 
bien plus d’une fois faire l'effet de ne point exister du 
tout, pour celui qui ne regarderait en elle que son côté 
destructif. δ 7. En effet, comme il y ἃ dans les choses un 
élément divin, excellent et désirable, nous disons que l’un 
de nos deux principes est contraire à cet élément, tandis 
que l’autre est fait par sa propre nature pour rechercher 
et désirer cet élément divin. Mais dans les théories que 
nous combattons , il arrive que le contraire désire sa 
propre destruction. Cependant il est à la fois impossible, 
et que la forme se désire elle-même, parce qu’elle n’a 
aucune défectuosité, et que le contraire la désire, puis- 
que les contraires se détruisent mutuellement. Mais c’est 
là précisément le rôle de la matière ; et elle est comme la 
femelle qui désire devenir mâle, ou le laid qui veut deve- 
nir beau; car la matière n’est pas le laid en soi ; elle n’est 


pression me paraît pour Aristote bien 
prétentieuse et bien recherchée ; c’est 
peut-être une interpolation, et une 
sorte de glose, — Mais quant à l’au- 
tre partie de l’opposition, c'est-à- 
dire la privation. — Que son côté 
destructif, cette expression me sem- 
ble encore peu Aristotélique, ainsi 
que tout ce qui va suivre jusqu’à la 
fin du $ 7. 

$ 7. Un élément divin, c'est la 
forme ou l’idée, ou bien encore l’es- 
pèce. — L'un de nos deux prin- 
cipes, à savoir la privation. — L’au- 
tre, à savoir la matière, qui tend à 
la forme, et désire cet élément divin 
que la forme représente, — Mais 


dans les théories que nous combat- 
tons, le texte dit simplement : Mais 
pour eux, pour les philosophes dont 
il a été parlé un peu plus haut. — 
C’est là le rôle de la matiére, la 
matière désire la forme qui l’achève 
et la complète, tandis que le con- 
traire ne peut désirer la forme qui le 
détruit, en le remplaçant par son con- 
traire. — Elle est comme la femelle, 
cet exemple peut sembler assez bi- 
zarre, et on peut trouver que la 
femelle est dans sa nature aussi com- 
plète que le mâle. Voir sur le mâle 
et la femelle, le Traité de la géné- 
ration des animaux, livre 11, p. 731 
et suiv. de l’édit. de Berlin. 


A94 LEÇONS DE PHYSIQUE. 
laide que par accident; elle n’est pas non plus femelle en 
soi; elle ne l’est qu'accidentellement. $ 8. Dans un sens, 
la matière périt et naît; et dans an autre sens, elle ne 
naît ni ne périt. Ce qui périt en elle, c’est la privation: 
mais en puissance elle ne naît ni ne périt en soi. Loin de 
là; il y ἃ nécessité qu'elle soit impérissable et incréée. En 
effet, si elle naissait, il faudrait qu’il y eût antérieure- 
ment un sujet originaire d'où elle pût venir; mais c’est 
là justement sa nature propre ; et alors la matière exis- 
terait avant même de naître; car j'appelle matière ce su- 
jet primitif qui est le support de chaque chose, et d’où 
vient originairement, et non par accident, la chose qui en 
sort. Si l’on dit que la matière peut périr, elle rentrera 
en elle-même, puisqu'elle est le terme extrême, et il s’'en- 
suivrait que la matière aurait péri avant même de périr. 
$ 9. Quant au principe particulier de la forme, c’est le 
devoir de la Philosophie première de déterminer avec 
précision si ce principe est unique ou multiple, et d’étu- 


$ 8. Dans un sens. dans un au- 
tre sens, ces deux alternatives vont 
êtres discutées; mais la conclusion 
est que la matière première de l'être, 
au sens où elle est entendue ici, ne 
naît ni ne périt. Ce qui périt en elle 
c’est la privation ; ce qui naît c’est 
la forme représentée par un des 
deux contraires. En puissance, elle 
subsiste toujours ce qu’elle est en 
soi. — Impérissable et incréée, au 
sens restreint où la privation périt 
et où la forme est créée; je ne crois 
pas que ces expressions puissent 
avoir ici la portée générale que 


quelques commentateurs leur ont 
prêtée. — Si l'on dit que la matière 
peut périr, seconde alternative : La 
matière ne périt pas plus qu'elle ne 
naît; elle devrait périr en elle- 
même comme y périssent les con- 
traires, et il est aussi absurde de 
dire qu’elle périt en elle-même que 
de dire qu’elle naît d'elle-même, — 
Avant même de périr, impossibilité 
égale à celle qui ferait exister la 
matière avant même qu’elle ne 
fût née. τ 

ς 9. Le devoir de la philosophie 
première, Ja Métaphysique. Voir la 


LIVRE 1, CH. X, $ 10. 195 


dier la nature de ce principe spécial, ou de ces principes, 
sil y en ἃ plusieurs. Nous renverrons donc pour cette 
occasion la théorie que nous ne faisons qu'indiquer ici, et 
nous nous réservons seulement de parler des formes na- 
turelles et périssables dans les démonstrations qui vont 


suivre. 


δ 10. En résumé, nous nous sommes borné jusqu’à 
présent à établir qu’il v ἃ des principes ; nous en avons 
déterminé la nature et le nombre. Abordons à cette heure 
une autre théorie, en prenant un autre point de départ. 


Métaphysique, livre VII, ch. 4 et 
suiv., et livre XII, ch. 3, p. 1029 et 
1069, édit. de Berlin. — Que nous 
ne faisons qu’'indiquer ici, le texte 
n’est pas aussi explicite. — Des for- 
mes naturelles et périssables, en 


d’autres termes, sujettes au change- 
ment. 

$ 10. Qu'il y a des principes, 
voir plus haut ch. 2. — La nature 
et le nombre, voir plus haut ch. 8 
et suiv. 


FIN 


DU PREMIER VOLUME 


DE LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 


A96 TABLE DES MATIÈRES. 


TABLE DES MATIÈRES 


DU PREMIER VOLUME 


DE LA PHYSIQUE D’ARISTOTE. 


Préface . 
Paraphrase de la Physique d’Aristote. 


Dissertation sur la composition de la Physique. 


Leçons de Physique, Livre 1. 


Table des matières du premier volume 


Bibliothèques Libraries 
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Echéance Date Due 


19 AVR. 1991 


30 AVR. 1992 


14 AOÛT 1992 


LL LUNA 


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