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Full text of "Poèmes : antiques et modernes"

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POEMES 

ANTIQUES    ET   MODERNES 


Para*.  —  nip.  delv  LiBRAiniE  nouvf.i.i  e.  -  A.  Roui'd illiut 1 15,  rue  Dieda. 


Le   CTE  ALFRED  DE  VIGNY 

(DE  l'académie  FRANÇAISE) 


POËMES 


ANTIQUES  ET   MODERNES 


S  E  P  T I  K  M  E    É 1)  I T I  0  \ 


PARIS 


LIBRAIRIE    NOUVELLE 

BoUI  tVAIih   DES   ITALIENS,    lu 

A       P.OURDILLIAT     ET    C,e  ,     É  D  I  T  E  l)  P,  S 
La    tr.iilurtion    et    In    reproduction    sont  réservées 

1859 


Ces  poëmes  sont  choisis  par  l'auteur  parmi  ceux  qu'il  com- 
posa dans  sa  vie  errante  et  militaire.  Ce  sont  les  seuls  qu'il 
juge  dignes  d'être  conservés. 

Plusieurs  nouveaux  poëmes  en  remplacent  d'autres  qu'il 
retranche  de  l'élite  de  ses  créations. 

L'avenir  accepte  rarement  tout  ce  que  lui  lègue  un  poète. 

Il  est  bon  de  chercher  à  deviner  son  goût  et  de  lui  épargner, 

autant  qu'on  peut  le  faire,  son  travail  d'épurations  rigides.  Si 

cela  est  praticable,  c'est,  comme  ici,  lorsque  doivent  paraître 

des  œuvres  complètes  sous  les  yeux  de  leur  auteur  et  lorsqu'il 

sait  se  connaître  lui-même  et  se  juger  sévèrement. 

Le  seul  mérite  qu'on  n'ait  jamais  disputé  à  ces  composi- 

1 


tions,  c'est  d'avoir  devancé  en  France  toutes  celles  de  ce 
genre,  dans  lesquelles  une  pensée  philosophique  est  mise  en 
scène  sous  une  forme  Épique  ou  Dramatique. 

Ces  poëmes  portent  chacun  leur  date.  Cette  date  peut  être 
à  la  fois  un  titre  pour  tous  et  une  excuse  pour  plusieurs;  car, 
dans  cette  route  d'innovations,  l'auteur  se  mit  en  marche  hien 
jeune,  mais  le  premier. 

Août  1837. 


LIVRE   MYSTIQUE 


MOÏSE 


POEME 


Le  soleil  plongeait  sur  la  cime  des  tentes 
Ces  obliques  rayons,  ces  flammes  éclatantes, 
Ces  larges  traces  d'or  qu'il  laisse  dans  les  airs, 
Lorsqu'en  un  lit  de  sable  il  se  couche  aux  déserts. 
La  pourpre  et  l'or  semblaient  revêtir  la  campagne. 
Du  stérile  Nébo  gravissant  la  montagne, 


G  '  MOÏSE 

Moïse,  homme  de  Dieu,  s'arrête,  et,  sans  orgueil, 

Sur  le  vaste  horizon  promène  un  long  coup  d'œil. 

Il  voit  d'abord  Phasga,  que  des  figuiers  entourent  ; 

Puis,  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent, 

S'étend  tout  Galaad,  Ephraïm,  Manassé, 

Dont  le  pays  fertile  à  sa  droite  est  placé; 

Vers  le  Midi,  Juda,  grand  et  stérile,  étale 

Ses  sables  où  s'endort  la  mer  occidentale  ; 

Plus  loin,  dans  un  vallon  que  le  soir  a  pâli, 

Couronné  d'oliviers,  se  montre  Nephtali  ; 

Dans  des  plaines  de  fleurs  magnifiques  et  calmes 

Jéricho  s'aperçoit,  c'est  la  ville  des  palmes; 

Et,  prolongeant  ses  bois,  des  plaines  de  Phogor 

Le  lentisque  touffu  s'étend  jusqu'à  Ségor. 

Il  voit  tout  Chanaan,  et  la  terre  promise, 

Où  sa  tombe,  il  le  sait,  ne  sera  point  admise. 

Il  voit;  sur  les  Hébreux  étend  sa  grande  main, 

Puis  vers  le  haut  du  mont  il  reprend  son  chemin. 


MOÏSE 

Or,  des  champs  de  Moab  couvrant  la  vaste  enceinte, 

Pressés  au  large  pied  de  la  montagne  sainte, 

Les  enfants  d'Israël  s'agitaient  au  vallon 

Comme  les  blés  épais  qu'agite  l'aquilon. 

Dès  l'heure  ou  la  rosée  humecte  l'or  des  sables 

Et  balance  sa  perle  au  sommet  des  érables, 

Prophète  centenaire,  environné  d'honneur, 

Moïse  était  parti  pour  trouver  le  Seigneur. 

On  le  suivait  des  yeux  aux  flammes  de  sa  tête, 

Et,  lorsque  du  grand  mont  il  atteignit  le  faîte, 

Lorsque  son  front  perça  le  nuage  de  Dieu 

Oui  couronnait  d'éclairs  la  cime  du  haut  lieu, 

L'encens  brûla  partout  sur  les  autels  de  pierre. 

Et  six  cent  mille  Hébreux,  courbés  dans  la  poussière, 

A  l'ombre  du  parfum  par  le  soleil  doré, 

Chantèrent  d'une  voix  le  cantique  sacré  ; 

Et  les  fils  de  Lévi,  s' élevant  sur  la  foule, 

Tels  qu'un  bois  de  cyprès  sur  le  sable  qui  roule, 

Du  peuple  avec  la  harpe  accompagnant  les  voix, 

Dirigeaient  vers  le  ciel  l'hymne  du  Roi  des  Rois. 


8  M  OISE 

Et,  debout  devant  Dieu,  Moïse  ayant  pris  place, 
Dans  le  nuage  obscur  lui  parlait  face  à  face. 


Il  disait  au  Seigneur:  «Ne  finirai-je  pas? 
Où  voulez-vous  encor  que  je  porte  mes  pas? 
Je  vivrai  donc  toujours  puissant  et  solitaire? 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre. 
Que  vous  ai-je  donc  fait  pour  être  votre  élu? 
J'ai  conduit  votre  peuple  où  vous  avez  voulu. 
Voilà  que  son  pied  touche  à  la  terre  promise. 
De  vous  à  lui  qu'un  autre  accepte  l'entremise, 
Au  coursier  d'Israël  qu'il  attache  le  frein; 
Je  lui  lègue  mon  livre  et  la  verge  d'airain. 


MOÏSE 

Pourquoi  vous  fallut-il  tarir  mes  espérances, 
Ne  pas  me  laisser  homme  avec  mes  ignorances, 
Puisque  du  mont  Horeb  jusques  au  mont  Nébo 
Je  n'ai  pas  pu  trouver  le  lieu  de  mon  tombeau? 
Hélas  !  vous  m'avez  fait  sage  parmi  les  sages! 
Mon  doigt  du  peuple  errant  a  guidé  les  passages. 
J'ai  fait  pleuvoir  le  feu  sur  la  tète  des  rois  ; 
L'avenir  à  genoux  adorera  mes  lois; 
Des  tombes  des  humains  j'ouvre  la  plus  antique, 
La  mort  trouve  à  ma  voix  une  voix  prophétique, 
Je  suis  très-grand,  mes  pieds  sont  sur  les  nations, 
Ma  main  fait  et  défait  les  générations. — 
Hélas  !  je  suis,  Seigneur,  puissant  et  solitaire, 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre! 


Hélas!  je  sais  aussi  tous  les  secrets  des  deux, 
Et  vous  m'avez  prêté  la  force  de  vos  yeux. 


10  M  OISE 

Je  commande  à  la  nuit  de  déchirer  ses  voiles; 
Ma  bouche  par  leur  nom  a  compté  les  étoiles, 
Et,  dès  qu'au  firmament  mon  geste  l'appela, 
Chacune  s'est  hâtée  en  disant:  Me  voilà. 
J'impose  mes  deux  mains  sur  le  front  des  nuages 
Pour  tarir  dans  leurs  flancs  la  source  des  orages; 
J'engloutis  les  cités  sous  les  sables  mouvants; 
Je  renverse  les  monts  sous  les  ailes  des  vents  ; 
Mon  pied  infatigable  est  plus  fort  que  l'espace; 
Le  fleuve  aux  grandes  eaux  se  range  quand  je  passe, 
Et  la  voix  de  la  mer  se  tait  devant  ma  voix. 
Lorsque  mon  peuple  souffre,  ou  qu'il  lui  faut  des  lois, 
J'élève  mes  regards,  votre  esprit  me  visite; 
La  terre  alors  chancelle  et  le  soleil  hésite, 
Vos  anges  sont  jaloux  et  m'admirent  entre  eux.  — 
Et  cependant,  Seigneur,  je  ne  suis  pas  heureux  ; 
Vous  m'avez  fait  vieillir  puissant  et  solitaire, 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre. 


MOÏSE  11 

Sitôt  que  votre  souffle  a  rempli  le  berger, 

Les  hommes  se  sont  dit:  Il  nous  est  étranger; 

Et  leurs  yeux  se  baissaient  devant  mes  yeux  de  flamme, 

Car  ils  venaient,  hélas!  d'y  voir  plus  que  mon  âme. 

J'ai  vu  l'amour  s'éteindre  et  l'amitié  tarir, 

Les  vierges  se  voilaient  et  craignaient  de  mourir. 

M' enveloppant  alors  de  la  colonne  noire, 

J'ai  marché  devant  tous,  triste  et  seul  dans  ma  gloire, 

Et  j'ai  dit  dans  mon  cœur  :  que  vouloir  à  présent? 

Pour  dormir  sur  un  sein  mon  front  est  trop  pesant, 

Ma  main  laisse  l'effroi  sur  la  main  qu'elle  touche, 

L'orage  est  dans  ma  voix,  l'éclair  est  sur  ma  bouche; 

Aussi,  loin  de  m' aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tous, 

Et,  quand  j'ouvre  les  bras,  on  tombe  à  mes  genoux. 

0  Seigneur!  j'ai  vécu  puissant  et  solitaire, 

Laissez-moi  m' endormir  du  sommeil  de  la  terre.  » 


12  MOÏSE 

Or,  le  peuple  attendait,  et,  craignant  son  courroux, 
Priait  sans  regarder  le  mont  du  Dieu  jaloux  ; 
Car  s'il  levait  les  yeux,  les  flancs  noirs  du  nuage 
Roulaient  et  redoublaient  les  foudres  de  l'orage, 
Et  le  feu  des  éclairs,  aveuglant  les  regards, 
Enchaînait  tous  les  fronts  courbés  de  toutes  partis. 
Bientôt  le  haut  du  mont  reparut  sans  Moïse.  — 
Il  fut  pleuré.  —  Marchant  vers  la  terre  promise, 
Josué  s'avançait  pensif,  et  pâlissant , 
Car  il  était  déjà  l'élu  du  Tout-Puissant. 


Ecrit  en  1822 


ÉLOA 


LA    SŒUR  DES  ANGES 


M  Y  S  T  E  R  E 


C'est  le  serpent,  dit-elle,  je  l'ai  écouté, 
et  il  m'a  trompée. 

Genèse. 


CHANT    PREMIER 


NAISSANCE 


Il  naquit  sur  la  terre  un  Ange,  dans  le  temps 
Où  le  Médiateur  sauvait  ses  habitants. 
Avec  sa  suite  obscure  et  comme  lui  bannie, 
Jésus  avait  quitté  les  murs  de  Béthanie; 
A  travers  la  campagne  il  fuyait  d'un  pas  lent, 
Quelquefois  s'arrêtait,  priant  et  consolant, 


U  ÉLOA 

Assis  au  bord  d'un  champ  le  prenait  pour  symbole, 
Ou  du  Samaritain  disait  la  parabole, 
La  brebis  égarée,  ou  le  mauvais  pasteur, 
Ou  le  sépulcre  blanc  pareil  à  l'imposteur; 
Et  de  là  poursuivant  sa  paisible  conquête, 
De  la  Chananéenne  écoutait  la  requête, 
A  la  fille  sans  guide  enseignait  ses  chemins, 
Puis  aux  petits  enfants  il  imposait  les  mains. 
L'aveugle-né  voyait,  sans  pouvoir  le  comprendre, 
Le  lépreux  et  le  sourd  se  toucher  et  s'entendre, 
Et  tous  lui  consacrant  des  larmes  pour  adieu, 
Ils  quittaient  le  désert  où  l'on  exilait  Dieu. 
Fils  de  l'homme  et  sujet  aux  maux  de  la  naissance, 
Il  les  commençait  tous  par  le  plus  grand,  l'absence, 
Abandonnant  sa  ville  et  subissant  l'Édit, 
Pour  accomplir  en  tout  ce  qu'on  avait  prédit. 


CHANT    I  15 

Or,  pendant  ces  temps-là,  ses  amis  en  Judée 
Voyaient  venir  leur  fin  qu'il  avait  retardée; 
Lazare,  qu'il  aimait  et  ne  visitait  plus, 
Vint  à  mourir,  ses  jours  étant  tous  révolus. 
Mais  l'amitié  de  Dieu  n'est-elle  pas  la  vie? 
Il  partit  dans  la  nuit;  sa  marche  était  suivie 
Par  les  deux  jeunes  sœurs  du  malade  expiré, 
Chez  qui  dans  ses  périls  il  s'était  retiré. 
C'étaient  Marthe  et  Marie;  or,  Marie  était  celle 
Qui  versa  les  parfums  et  fit  blâmer  son  zèîe. 
Tous  s'affligeaient;  Jésus  disait  en  vain  :  Il  dort. 
Et  lui-même  en  voyant  le  linceul  et  le  mort, 
Il  pleura. —  Larme  sainte  a  l'amitié  donnée, 
Oh  !  vous  ne  fûtes  point  aux  vents  abandonnée  ! 
Des  Séraphins  penchés  l'urne  de  diamant, 
Invisible  aux  mortels,  vous  reçut  mollement, 
Et  comme  une  merveille,  au  Ciel  même  étonnante, 
Aux  pieds  de  l'Éternel  vous  porta  rayonnante. 
De  l'œil  toujours  ouvert  un  regard  complaisant 
Émut  et  fit  briller  l'ineffable  présent; 
Et  l'Esprit-Saint  sur  elle  épanchant  sa  puissance' 
Donna  l'âme  et  la  vie  à  la  divine  essence. 


1<>  E  L  0  A 

Comme  l'encens  qui  brûle  aux  rayons  du  soleil 
Se  change  en  un  feu  pur,  éclatant  et  vermeil, 
On  vit  alors  du  sein  de  l'urne  éblouissante 
S'élever  une  forme  et  blanche  et  grandissante, 
Une  voix  s'entendit  qui  disait  :  Éloa  ! 
Et  l'Ange  apparaissant  répondit  :  Me  voilà. 


Toute  parée,  aux  yeux  du  Ciel  qui  la  contemple, 

Elle  marche  vers  Dieu  comme  une  épouse  au  Temple; 

Son  beau  front  est  serein  et  pur  comme  un  beau  lis, 

Et  d'un  voile  d'azur  il  soulève  les  plis; 

Ses  cheveux  partagés,  comme  des  gerbes  blondes, 

Dans  les  vapeurs  de  Pair  perdent  leurs  molles  ondes, 

Comme  on  voit  la  comète  errante  dans  les  cieux 

Fondre  au  sein  de  la  nuit  ses  rayons  gracieux; 

Une  rose  aux  lueurs  de  l'aube  matinale 

N'a  pas  de  son  teint  frais  la  rougeur  virginale; 


CHANT  I  17 

Et  la  lune,  des  bois  éclairant  l'épaisseur, 

D'un  de  ses  doux  regards  n'atteint  pas  la  douceur. 

Ses  ailes  sont  d'argent;  sous  une  pâle  robe, 

Son  pied  blanc  tour  à  tour  se  montre  et  se  dérobe, 

Et  son  sein  agité,  mais  à  peine  aperçu, 

Soulève  les  contours  du  céleste  tissu. 

C'est  une  femme  aussi,  c'est  une  Ange  charmante  ; 

Car  ce  peuple  d'Esprits,  cette  famille  aimante, 

Qui,  pour  nous,  près  de  nous,  prie  et  veille  toujours, 

Unit  sa  pure  essence  en  de  saintes  amours  : 

L'Archange  Raphaël,  lorsqu'il  vint  sur  la  Terre, 

Sous  le  berceau  d'Éden  conta  ce  doux  mystère. 

Mais  nulle  de  ces  soeurs  que  Dieu  créa  pour  eux 

N'apporta  plus  de  joie  auciel  des  Bienheureux. 


Les  Chérubins  brûlants  qu'enveloppent  six  ailes, 
Les  tendres  Séraphins,  Dieux  des  amours  fidèles, 
Les  Trônes,  les  Vertus,  les  Princes,  les  Ardeurs, 
Les  Dominations,  les  Gardiens,  les  Splendeurs, 


18  ÊLOA 

Et  les  Rêves  pieux,  et  les  saintes  Louanges, 
Et  tous  les  Anges  purs,  et  tous  les  grands  Archanges, 
Et  tout  ce  que  le  Ciel  renferme  d'habitants. 
Tous,  de  leurs  ailes  d'or  voilés  en  même  temps, 
Abaissèrent  leurs  fronts  jusqu'à  ses  pieds  de  neige, 
Et  les  Vierges  ses  sœurs  s'unissant  en  cortège, 
Comme  autour  de  la  Lune  on  voit  les  feux  du  Soir, 
Se  tenant  par  la  main,  coururent  pour  la  voir. 
Des  harpes  d'or  pendaient  a  leur  chaste  ceinture  ; 
Et  des  fleurs  qu'au  Ciel  seul  fit  germer  la  nature, 
Les  fleurs  qu'on  ne  voit  pas  dans  l'Été  des  humains, 
Comme  une  large  pluie  abondaient  sous  leurs  mains. 


«  Heureux,  chantaient  alors  des  voix  incomparables, 
»  Heureux  le  monde  offert  à  ses  pas  secourables! 
»  Quand  elle  aura  passé  parmi  les  malheureux, 
»  L'esprit  consolatenr  se  répandra  sur  eux. 


CHANT   I  19 

»  Quel  globe  attend  ses  pas?  Quel  siècle  là  demande? 
»  Naîtra-t-il  (Vautres  cieux  afin  qu'elle  y  commande?  » 


Un  jour...  (Comment  oser  nommer  du  nom  de  jour 
Ce  qui  n'a  pas  de  fuite  et  n'a  pas  de  retour? 
Des  langages  humains  défiant  l'indigence, 
L'Éternité  se  voile  à  notre  intelligence, 
Et  pour  nous  faire  entendre  un  de  ces  courts  instants, 
Il  faut  chercher  pour  eux  un  nom  parmi  les  Temps.; 
Un  jour  les  habitants  de  l'immortel  empire, 
imprudents  une  fois,  s'unissaient  pour  l'instruire. 
«  Éloa,  disaient-ils,  oh!  veillez  bien  sur  vous  : 
»  Un  Ange  peut  tomber  ;  le  plus  beau  de  nous  tous 
»  N'est  plus  ici  :  pourtant  dans  sa  vertu  première 
»  On  le  nommait  celui  qui  porte  la  lumière  ; 
»  Car  il  portait  l'amour  et  la  vie  en  tous  lieux, 
%  Aux  astres  il  portait  tous  les  ordres  de  Dieu  ; 


20  ÉLOA 

»  La  Terre  consacrait  sa  beauté  sans  égale, 

»  Appelant  Lucifer  l'étoile  matinale, 

»  Diamant  radieux,  que  sur  son  front  vermeil, 

»  Parmi  ses  cheveux  d'or  a  posé  le  Soleil. 

»  Mais  on  dit  qu'à  présent  il  est  sans  diadème, 

»  Qu'il  gémit,  qu'il  est  seul,  que  personne  ne  l'aime, 

»  Que  la  noirceur  d'un  crime  appesantit  ses  yeux, 

»  Qu'il  ne  sait  plus  parler  le  langage  des  Cieux  ; 

»  La  mort  est  dans  les  mots  que  prononce  sa  bouche  ; 

»  Il  brûle  ce  qu'il  voit,  il  flétrit  ce  qu'il  touche  ; 

»  Il  ne  peut  plus  sentir  le  mal  ni  les  bienfaits  ; 

»  Il  est  même  sans  joie  aux  malheurs  qu'il  a  faits. 

»  Le  Ciel  qu'il  habita  se  trouble  à  sa  mémoire, 

»  Nul  Ange  n'osera  vous  conter  son  histoire, 

»  Aucun  Saint  n'oserait  dire  une  fois  son  nom.  » 

Et  l'on  crut  qu'IÉoa  le  maudirait  ;  mais  non, 

L'effroi  n'altéra  point  son  paisible  visage, 

Et  ce  fut  pour  le  Ciel  un  alarmant  présage. 

Son  premier  mouvement  ne  fut  pas  de  frémir, 

Mais  plutôt  d'approcher  comme  pour  secourir  ; 

La  tristesse  apparut  sur  sa  lèvre  glacée 

Aussitôt  qu'un  malheur  s'offrit  à  sa  pensée  ; 


CHANT    I  21 

Elle  apprit  à  rêver,  et  son  front  innocent 
De  ce  trouble  inconnu  rougit  en  s' abaissant  ; 
Une  larme  brillait  auprès  de  sa  paupière. 
Heureux  ceux  dont  le  cœur  verse  ainsi  la  première! 


Un  Ange  eut  ces  ennuis  qui  troublent  tant  nos  jours, 
Et  poursuivent  les  grands  dans  la  pompe  des  cours  ; 
Mais  au  sein  des  banquets,  parmi  la  multitude, 
Un  homme  qui   gémit  trouve  la  solitude  ; 
Le  bruit  des  Nations,  le  bruit  que  font  les  Rois, 
Rien  n'éteint  dans  son  cœur  une  plus  forte  voix. 
Harpes  du  Paradis,  vous  étiez  sans  prodiges! 
Chars  vivants  dont  les  yeux  ont  d'éclatants  prestiges! 
Armures  du  Seigneur,  pavillons  du  saint  lieu, 
Étoiles  des  bergers  tombant  des  doigts  de  Dieu, 
Saphirs  des  encensoirs,  or  du  céleste  dôme, 
Délices  du  Nebel,  senteurs  du  Cinnamome, 


23 


ÉLOA 


Vos  bruits  harmonieux,  vos  splendeurs,  vos  parfums, 

Pour  un  Ange  attristé  devenaient  importuns  ; 

Les  cantiques  sacrés  troublaient  sa  rêverie, 

Car  rien  n'y  répondait  à  son  âme  attendrie; 

Et  soit  lorsque  Dieu  même  appelant  les  Esprits, 

Dévoilait  sa  grandeur  à  leurs  regards  surpris, 

Et  montrait  dans  les  deux,  foyer  de  la  naissance, 

Les  profondeurs  sans  nom  de  sa  triple  puissance  ; 

Soit  quand  les  Chérubins  représentaient  entre  eux 

Ou  les  actes  du  Christ  ou  ceux  des  Bienheureux, 

Et  répétaient  au  ciel  chaque  nouveau  Mystère 

Qui,  dans  les  mêmes  temps,  se  passait  sur  la  Terre, 

La  crèche  offerte  aux  yeux  des  Mages  étrangers, 

La  famille  au  désert,  le  salut  des  Bergers  : 

Éloa  s' écartant  de  ce  divin  spectacle, 

Loin  de  leur  foule  et  loin  du  brillant  Tabernacle, 

Cherchait  quelque  nuage  où  dans  l'obscurité 

Elle  pourrait  du  moins  rêver  en  liberté. 


CHANT   J  23 

Les  Anges  ont  des  nuits  comme  la  nuit  humaine. 

Il  est  dans  le  Ciel  même  une  pure  fontaine  ; 

Une  eau  brillante  y  court  sur  un  sable  vermeil. 

Quand  un  Ange  la  puise,  il  dort,  mais  d'un  sommeil 

Tel  que  le  plus  aimé  des  amants  de  la  terre 

N'en  voudrait  pas  quitter  le  charme  solitaire, 

Pas  même  pour  revoir  dormant  auprès  de  lui 

La  beauté  dont  la  tête  a  son  bras  pour  appui . 

Mais  en  vain  Éloa  s'abreuvait  de  son  onde, 

Sa  douleur  inquiète  en  était  plus  profonde  ; 

Et  toujours  dans  la  nuit  un  rêve  lui  montrait 

lTn  Ange  malheureux  qui  de  loin  l'implorait. 

Les  Vierges  quelquefois  pour  connaître  sa  peine, 

Formant  une  prière  inentendue  et  vaine, 

L'entouraient,  et  prenant  ces  soins  qui  font  souffrir, 

Demandaient  quels  trésors  il  lui  fallait  offrir, 

Et  de  quel  prix  serait  son  éternelle  vie, 

Si  le  bonheur  du  Ciel  flattait  peu  son  envie  ; 

Et  pourquoi  son  regard  ne  cherchait  pas  enfin 

Les  regards  d'un  Archange  ou  ceux  d'un  Séraphin. 

Éloa  répondait  une  seule  parole  : 

«  Aucun  d'eux  n'a  besoin  de  celle  qui  console. 


2/,  ÉLOA 

»  On  dit  qu'il  en  est  un...  »  Mais  détournant  leurs  pas, 
Les  Vierges  s'enfuyaient  et  ne  le  nommaient  pas. 


Cependant,  seule,  un  jour,  leur  timide  compagne 
Regarde  autour  de  soi  la  céleste  campagne, 
Étend  l'aile  et  sourit,  s'envole,  et  dans  les  airs 
Cherche  sa  Terre  amie  ou  des  astres  déserts. 


Ainsi  dans  les  forêts  de  la  Louisiane, 
Bercé  sous  les  bambous  et  la  longue  liane, 
Ayant  rompu  l'œuf  d'or  par  le  soleil  mûri, 
Sort  de  son  lit  de  fleurs  l'éclatant  Colibri  ; 


CHANT   1  25 

Une  verte  émeraude  a  couronné  sa  tète, 

Des  ailes  sur  son  dos  la  pourpre  est  déjà  prête, 

La  cuirasse  d'azur  garnit  son  jeune  cœur  ; 

Pour  les  luttes  de  l'air  l'oiseau  part  en  vainqueur... 

Il  promène  en  des  lieux  voisins  de  la  lumière 

Ses  plumes  de  corail  qui  craignent  la  poussière  ; 

Sous  son  abri  sauvage  étonnant  le  ramier, 

Le  hardi  voyageur  visite  le  palmier. 

La  plaine  des  parfums  est  d'abord  délaissée  ; 

Il  passe,  ambitieux,  de  l'érable  à  l'alcée, 

Et  de  tous  ses  festins  croit  trouver  les  apprêts 

Sur  le  front  du  palmiste  pu  les  bras  du  cyprès  ; 

Mais  les  bois  sont  trop  grands  pour  ses  ailes  naissantes, 

Et  les  fleurs  du  berceau  de  ces  lieux  sont  absentes  ; 

Sur  la  verte  savane  il  descend  les  chercher  ; 

Les  serpents-oiseleurs  qu'elles  pourraient  cacher 

L'effarouchent  bien  moins  que  les  forêts  arides. 

Il  poursuit  près  des  eaux  le  jasmin  des  Florides, 

La  nonpareille  au  fond  de  ses  chastes  prisons, 

Et  la  fraise  embaumée  au  milieu  des  gazons. 


16  ];;loa 


C'est  ainsi  qu'Kloa,  forte  dès  sa  naissance, 
De  son  aile  argentée  essayant  la  puissance, 
Passant  la  blanche  voie  où  des  feux  immortels 
Briïent  aux  pieds  de  Dieu  comme  un  amas  d'autels, 
Tantôt  se  balançant  sur  deux  jeunes  planètes, 
Tantôt  posant  ses  pieds  sur  le  front  des  comètes, 
Afin  de  découvrir  les  êtres  nés  ailleurs, 
Arriva  seule  au  fond  des  Cieux  inférieurs. 


L'Éther  a  ses  degrés,  d'une  grandeur  immense, 

Jusqu'à  l'ombre  éternelle  oîi  le  Chaos  commence. 

Sitôt  qu'un  Ange  a  fui  l'azur  illimité, 

Coupole  de  saphirs  qu'emplit  la  Trinité, 

Il  trouve  un  air  moins  pur  ;  là  passent  des  nuages, 

Là  tournent  des  vapeurs,  serpentent  des  orages, 


CHANT   I  27 

Comme  une  garde  agile,  et  dont  la  profondeur 

De  l'air  que  Dieu  respire  éteint  pour  nous  l'ardeur. 

Mais  après  nos  soleils  et  sous  les  atmophères 

Où,  dans  leur  cercle  étroit,  se  balancent  nos  sphères, 

L'espace  est  désert,  triste,  obscur,  et  sillonné 

Par  un  noir  tourbillon  lentement  entraîné. 

Un  jour  douteux  et  pâle  éclaire  en  vain  la  nue, 

Sous  elle  est  le  Chaos  et  la  nuit  inconnue  ; 

Et  lorsqu'un  vent  de  feu  brise  son  sein  profond, 

On  devine  le  vide  impalpable  et  sans  fond. 


Jamais  les  purs  Esprits,  enfants  de  la  lumière, 

De  ces  trois  régions  n'atteignent  la  dernière. 

Et  jamais  ne  s'égare  aucun  beau  Séraphin 

Sur  ces  degrés  confus  dont  l'Enfer  est  la  fin. 

Même  les  Chérubins,  si  forts  et  si  fidèles, 

Craignent  que  l'air  impur  ne  manque  sous  leurs  ailes. 


28  fi  L  0  A 

Et  qu'ils  ne  soient  forcés,  dans  ce  vol  dangereux, 

De  tomber  jusqu'au  fond  du  Chaos  ténébreux. 

Que  deviendrait  alors  l'exilé  sans  défense? 

Du  rire  des  Démons  l'inextinguible  offense  ; 

Leurs  mots,  leurs  jeux  railleurs,  lent  et  cruel  affront, 

Feraient  baisser  ses  yeux,  feraient  rougir  son  front. 

Péril  plus  grand!  peut-être  il  lui  faudrait  entendre 

Quelque  chant  d'abandon  voluptueux  et  tendre, 

Quelque  regret  du  Ciel,  un  récit  douloureux 

Dit  par  la  douce  voix  d'un  Ange  malheureux. 

Et  même,  en  lui  prêtant  une  oreille  attendrie, 

11  pourrait  oublier  la  céleste  patrie, 

Se  plaire  sous  la  nuit,  et  dans  une  amitié 

Qu'auraient  nouée  entre  eux  les  chants  et  la  pitié. 

Et  comment  remonter  à  la  voûte  azurée, 

Offrant  à  la  lumière  éclatante  et  dorée 

Des  cheveux  dont  les  flots  sont  épars  et  ternis, 

Des  ailes  sans  couleurs,  des  bras,  un  col  brunis, 

Un  front  plus  pâle,  empreint  de  traces  inconnues 

Parmi  les  fronts  sereins  des  habitants  des  nues, 

Des  yeux  dont  la  rougeur  montre  qu'ils  ont  pleuré, 

Et  des  pieds  noirs  encor  d'un  feu  pestiféré? 


CHANT   I  L>9 


Voilà  pourquoi,  toujours  prudents  et  toujours  sages, 
Les  Anges  de  ces  lieux  redoutent  les  passages. 


C'était  là  cependant,  sur  la  sombre  vapeur, 
Que  la  Vierge  L'ioa  se  reposait  sans  peur  : 
Elle  ne  se  troubla  qu'en  voyant  sa  puissance, 
Et  les  bienfaits  nouveaux  causés  par  sa  présence. 
Quelques  mondes  punis  semblaient  se  consoler  ; 
Les  globes  s'arrêtaient  pour  l'entendre  voler. 
S'il  arrivait  aussi  qu'en  ces  routes  nouvelles 
Elle  touchât  l'un  d'eux  des  plumes  de  ses  ailes, 


30  KM)  A 

Alors  tous  les  chagrins  s'\  taisaient  un  moment, 

Les  rivaux  s'embrassaient  avec  étonnement  ; 

Tous  les  poignards  tombaient  oubliés  par  la  haine  ; 

Le  captif  souriant  marchait  seul  et  sans  chaîne  ; 

Le  criminel  rentrait  au  temple  de  la  loi  ; 

Le  proscrit  s'asseyait  au  palais  de  son  Roi  ; 

L'inquiète  Insomnie  abandonnait  sa  proie  ; 

Les  pleurs  cessaient  partout,  hors  les  pleurs  de  la  joie; 

Et  surpris  d'un  bonheur  rare  chez  les  mortels, 

Les  amants  séparés  s'unissaient  aux  autels. 


CHANT  DEUXIÈME 


SEDUCTION 


Souvent  parmi  les  monts  qui  dominent  la  terre 
S'ouvre  un  puits  naturel,  profond  et  solitaire; 
L'eau  qui  tombe  du  ciel  s'y  garde,  obscur  miroir 
Où,  dans  le  jour,  on  voit  les  étoiles  du  soir. 
Là,  quand  la  villageoise  a,  sous  la  corde  agile, 
De  l'urne,  au  fond  des  eaux,  plongé  la  frêle  argile, 


32  ÉLOA 

Elle  y  demeure  oisive,  et  contemple  longtemps 

Ce  magique  tableau  des  astres  éclatants, 

Qui  semble  orner  son  front,  dans  l'onde  souterraine, 

D'un  bandeau  qu'envîraient  les  cheveux  d'une  Reine. 

Telle,  au  fond  du  Chaos  qu'observaient  ses  beaux  yeux, 

La  Vierge,  en  se  penchant,  croyait  voir  d'autres  Cieux. 

Ses  regards,  éblouis  par  des  Soleils  sans  nombre, 

N'apercevaient  d'abord  qu'un  abîme  et  que  l'ombre, 

Mais  elle  y  vit  bientôt  des  feux  errants  et  bleus 

Tels  que  des  froids  marais  les  éclairs  onduleux  ; 

Ils  fuyaient,  revenaient,  puis  s'échappaient  encore  ; 

Chaque  étoile  semblait  poursuivre  un  météore  ; 

Et  l'Ange,  en  souriant  au  spectacle  étranger, 

Suivait  des  yeux  leur  vol  circulaire  et  léger. 

Bientôt  il  lui  sembla  qu'une  pure  harmonie 

Sortait  de  chaque  flamme  à  l'autre  flamme  unie  : 

Tel  est  le  choc  plaintif  et  le  son  vague  et  clair 

Des  cristaux  suspendus  au  passage  de  l'air, 

Pour  que,  dans  son  palais,  la  jeune  ItaUenne 

S'endorme  en  écoutant  la  harpe-Éolienne. 

Ce  bruit  lointain  devint  un  chant  surnaturel, 

Qui  parut  s'approcher  de  la  fille  du  Ciel  ; 


CHANT   II  33 

Et  ces  feux  réunis  furent  comme  l'aurore 
D'un  jour  inespéré  qui  semblait  près  d'éclore. 
A  sa  lueur  de  rose  un  nuage  embaumé 
Montait  en  longs  détours  dans  un  air  enflammé, 
Puis  lentement  forma  sa  couche  d'ambroisie, 
Pareille  à  ces  divans  où  dort  la  molle  Asie. 
Là,  comme  un  Ange  assis,  jeune,  triste  et  charmant, 
Une  forme  céleste  apparut  vaguement. 


Quelquefois  un  enfant  de  la  Clyde  écumeuse, 
En  bondissant  parcourt  sa  montagne  brumeuse, 
Et  chasse  un  daim  léger  que  son  cor  étonna, 
Des  glaciers  de  l'Arven  aux  brouillards  du  Crona, 
Franchit  les  rocs  mousseux,  dans  les  gouffres  s'élance, 
Pour  passer  le  torrent  aux  arbres  se  balance, 
Tombe  avec  un  pied  sûr,  et  s'ouvre  des  chemins 
Jusqu'à  la  neige  encor  vierge  des  pas  humains. 


34  KLOA 

Mais  bientôt  s'égarant  au  milieu  des  nuages, 
Il  cherche  les  sentiers  voilés  par  les  orages  ; 
Là,  sous  un  arc-en-ciel  qui  couronne  les  eaux, 
S'il  a  vu,  dans  la  nue  et  ses  vagues  réseaux, 
Passer  le  plaid  léger  d'une  Écossaise  errante, 
Et  s'il  entend  sa  voix  dans  les  échos  mourante, 
Il  s'arrête  enchanté,  car  il  croit  que  ses  yeux 
Viennent  d'apercevoir  la  sœur  de  ses  aïeux, 
Qui  va  faire  frémir,  ombre  encore  amoureuse, 
Sous  ses  doigts  transparents  la  harpe  vaporeuse  ; 
Il  cherche  alors  comment  Ossian  la  nomma, 
Et,  debout  sur  sa  roche,  appelle  Évir-Coma. 


Pson  moins  belle  apparut,  mais  non  moins  incertaine, 
De  l'Ange  ténébreux  la  forme  encor  lointaine, 
Et  des  enchantements  non  moins  délicieux 
De  la  Vierge  céleste  occupèrent  les  yeux. 


CHANT    II  S5 

Comme  un  cygne  endormi  qui  seul,  loin  de  la  rive, 

Livre  son  aile  blanche  à  l'onde  fugitive, 

Le  jeune  homme  inconnu  mollement  s'appuyait 

Sur  ce  lit  de  vapeurs  qui  sous  ses  bras  fuyait. 

Sa  robe  était  de  pourpre,  et  flamboyante  ou  pâle, 

Enchantait  les  regards  des  teintes  de  l'opale. 

Ses  cheveux  étaient  noirs,  mais  pressés  d'un  bandeau  ; 

C'était  une  couronne  ou  peut-être  un  fardeau  : 

L'or  en  était  vivant  comme  ces  feux  mystiques 

Qui,  tournoyants,  brûlaient  sur  les  trépieds  antiques. 

Son  aile  était  ployée,  et  sa  faible  couleur 

De  la  brume  des  soirs  imitait  la  pâleur. 

Des  diamants  nombreux  rayonnent  avec  grâce 

Sur  ses  pieds  délicats  qu'un  cercle  d'or  embrasse  ; 

Mollement  entourés  d'anneaux  mystérieux, 

Ses  bras  et  tous  ses  doigts  éblouissent  les  yeux. 

Il  agite  sa  main  d'un  sceptre  d'or  armée, 

Comme  un  roi  qui  d'un  mont  voit  passer  son  armée, 

Et  craignant  que  ses  vœux  ne  s'accomplissent  pas, 

D'un  geste  impatient  accuse  tous  ses  pas. 

Son  front  est  inquiet  ;  mais  son  regard  s'abaisse , 

Soit  que  sachant  des  yeux  la  force  enchanteresse. 


30  K  1,0  A 

11  veuille  ne  montrer  d'abord  que  par  degrés 
Leurs  rayons  caressants  encor  mal  assurés, 
Soit  qu'il  redoute  aussi  l'involontaire  flamme 
Qui  dans  un  seul  regard  révèle  l'âme  à  l'âme. 
Tel  que  dans  la  forêt  le  doux  vent  du  matin 
Commence  ses  soupirs  par  un  bruit  incertain 
Qui  réveille  la  terre  et  fait  palpiter  l'onde  ; 
Élevant  lentement  sa  voix  douce  et  profonde, 
Et  prenant  un  accent  triste  comme  un  adieu, 
Voici  les  mots  qu'il  dit  a  la  fille  de  Dieu  : 


«  D'où  viens-tu,  bel  Archange?  où  vas-tu?  quelle  voie 
»  Suit  ton  aile  d'argent  qui  dans  l'air  se  déploie? 
»  Vas-tu,  te  reposant  au  centre  d'un  Soleil , 
»  Guider  l'ardent  foyer  de  son  cercle  vermeil; 
»  Ou,  troublant  les  amants  d'une  crainte  idéale, 
»  Leur  montrer  dans  la  nuit  l'Aurore  boréale  ; 


CHANT    II  37 

Partager  la  rosée  aux  calices  des  Heurs, 

Ou  courber  sur  les  monts  l'écharpe  aux  sept  couleurs? 

Tes  soins  ne  sont-ils  pas  de  surveiller  les  âmes, 

Et  de  parler,  le  soir,  au  cœur  des  jeunes  femmes  ; 

De  venir  comme  un  rêve  en  leurs  bras  te  poser, 

Et  de  leur  apporter  un  fils  dans  un  baiser? 

Tels  sont  tes  doux  emplois,  si  du  moins  j'en  veux  croire 

Ta  beauté  merveilleuse  et  tes  rayons  de  gloire. 

Mais  plutôt  n'es-tu  pas  un  ennemi  naissant 

Qu'instruit  à  me  haïr  mon  rival  trop  puissant? 

Ah!  peut-être  est-ce  toi  qui,  m' offensant  mci-mème, 

Conduiras  mes  Païens  sous  les  eaux  du  baptême  ; 

Car  toujours  l'ennemi  m'oppose  triomphant 

Le  regard  d'une  vierge  ou  la  voix  d'un  enfant. 

Je  suis  un  exilé  que  tu  cherchais  peut-être  : 

Mais  s'il  est  vrai,  prends  garde  au  Dieu  jaloux  ton  maître  ; 

C'est  pour  avoir  aimé,  c'est  pour  avoir  sauvé, 

Que  je  suis  malheureux,  que  je  suis  réprouvé. 

Chaste. beauté!  viens-tu  me  combattre  ou  m'absoudre? 

Tu  descends  de  ce  Ciel  qui  m'envoya  la  foudre, 

Mais  si  douce  a  mes  yeux,  que  je  ne  sais  pourquoi 

Tu  viens  aussi  d'en  haut,  bel  Ange,  contre  moi.  » 


îaoA 


Ainsi  l'Esprit  parlait.  A  sa  voix  caressante, 
Prestige  préparé  contre  une  âme  innocente, 
A  ces  douces  lueurs,  au  magique  appareil 
De  cet  Ange  si  doux,  à  ses  frères  pareil, 
L'habitante  des  Cieux,  de  son  aile  voilée, 
Montait  en  reculant  sur  sa  route  étoilée, 
Comme  on  voit  la  baigneuse  au  milieu  des  rr 
Fuir  un  jeune  nageur  qu'elle  a  vu  sous  les  ea 
Mais  en  vain  ses  deux  pieds  s'éloignaient  du 
Autant  que  la  colombe  en  deux  jours  de  voys 
Peut  s'éloigner  d'Alep  et  de  la  blanche  tour 
D'où  la  sultane  envoie  une  lettre  d'amour  : 
Sous  l'éclair  d'un  regard  sa  force  fut  brisée  ; 


-  , .-    ■ 


CHANT    II 


«  Je  suis  celui  qu'on  aime  et  qu'on  ne  connaît  pas 
»  Sur  l'homme  j'ai  fondé  mon  empire  de  flamme, 
»  Dans  les  désirs  du  cœur,  dans  les  rêves  de  l'âm 
»  Dans  les  liens  des  corps,  attraits  mystérieux, 
»  Dans  les  trésors  du  sang,  dans  les  regards  des  y 
»  C'est  moi  qui  fais  parler  l'épouse  dans  ses  songe 
»  La  jeune  fille  heureuse  apprend  d'heureux  mens 
»  Je  leur  donne  des  nuits  qui  consolent  des  jours, 
»  Je  suis  le  Koi  secret  des  secrètes  amours. 
»  J'unis  les  cœurs,  je  romps  les  chaînes  rigoureus< 
«  Comme  le  papillon  sur  ses  ailes  poudreuses 
»  Porte  aux  gazons  émus  des  peuplades  de  fleurs, 


SO  ÊLOA 

»  Je  le  laisse,  orgueilleux  des  bruits  du  jour  vermeil, 
»  Cacher  des  astres  d'or  sous  l'éclat  d'un  Soleil  ; 
»  Moi,  j'ai  l'ombre  muette,  et  je  donne  à  la  terre 
»  La  volupté  des  soirs  et  les  biens  du  mystère. 

»  Es-tu  venue,  avec  quelques  Anges  des  deux, 
»  Admirer  de  mes  nuits  le  cours  délicieux? 
»  \s-tu  vu  leurs  trésors?  Sais-tu  quelles  merveilles 
»  Des  Anges  ténébreux  accompagnent  les  veilles? 


Sitôt  que  balancé  sous  le  pâle  horizon 
Le  Soleil  rougissant  a  quitté  le  gazon, 
Innombrables  Esprits,  nous  volons  dans  les  ombres 
En  secouant  dans  l'air  nos  chevelures  sombres  : 
L'odorante  rosée  alors  jusqu'au  matin 
Pleut  sur  les  orangers  le  lilas  et  le  thym. 
La  Nature  attentive  aux  lois  de  mon  empire 
M'accueille  avec  amour,  m'écoute  et  me  respire  ; 


CHANT    II  41 

»  Je  redeviens  son  àme,  et  pour  mes  doux  projets 

»  Du  fond  des  éléments  j'évoque  mes  sujets. 

»  Convive  accoutumé  de  ma  nocturne  fête, 

»  Chacun  d'eux  en  chantant  à  s'y  rendre  s'apprête. 

»  Vers  le  ciel  étoile,  dans  l'orgueil  de  son  vol, 

»  S'élance  le  premier  l'éloquent  rossignol  ; 

»  Sa  voix  sonore,  à  l'onde,  à  la  terre,  à  la  nue, 

»  De  mon  heure  chérie  annonce  la  venue  ; 

»  Il  vante  mon  approche  aux  pâles  alisiers, 

»  Il  la  redit  encore  aux  humides  rosiers  ; 

»  Héraut  harmonieux,  partout  il  me  proclame  ; 

»  Tous  les  oiseaux  de  l'ombre  ouvrent  leurs  yeux  de  flamme. 

»  Le  vermisseau  reluit  ;  son  front  de  diamant 

»  Répète  auprès  des  fleurs  les  feux  du  firmament, 

»  Et  lutte  de  clartés  avec  le  météore 

»  Qui  rôde  sur  les  eaux  comme  une  pâle  aurore. 

»  L'étoile  des  marais,  que  détache  ma  main, 

»  Tombe  et  trace  dans  l'air  un  lumineux  chemin. 


V->  KI.OA 


Dédaignant  le  remords  et  sa  triste  chimère, 
Si  la  Vierge  a  quitté  la  couche  de  sa  mère, 
Ces  flambeaux  naturels  s'allument  sous  ses  pas. 
Et  leur  feu  clair  la  guide  et  ne  la  trahit  pas. 
Si  sa  lèvre  s'altère  et  vient  près  du  rivage 
Chercher  comme  une  coupe  un  profond  coquillage, 
L'eau  soupire  et  bouillonne,  et  devant  ses  pieds  nus 
Jette  aux  bords  sablonneux  la  Conque  de  Vénus. 
Des  Esprits  lui  font  voir  de  merveilleuses  choses, 
Sous  des  bosquets  /emplis  de  la  senteur  des  roses  ; 
Elle  aperçoit  sur  l'herbe,  où  leur  main  la  conduit, 
Ces  fleurs  dont  la  beauté  ne  s'ouvre  que  la  nuit, 
Pour  qui  l'aube  du  jour  aussi  sera  cruelle, 
Et  dont  le  sein  modeste  a  des  amours  comme  elle. 
Le  silence  la  suit  ;  tout  dort  profondément  ; 
L'ombre  écoute  un  mystère  avec  recueillement. 
Les  vents,  des  prés  voisins,  apportent  l'ambroisie 
Sur  la  couche  des  bois  que  l'amant  a  choisie. 
Bientôt  deux  jeunes  voix  murmurent  des  propos 
Qui  des  bocages  sourds  animent  le  repos. 


CHANT    II  13 

»  Au  fond  de  l'orme  épais  dont  l'abri  les  accueille, 

»  L'oiseau  réveillé  chante  et  bruit  sous  la  feuille, 

»  L'hymne  de  volupté  fait  tressaillir  les 'airs, 

»  Les  arbres  ont  leurs  chants,  les  buissons  leurs  concerts, 

»  Et  sur  les  bords  d'une  eau  qui  gémit  et  s'écoule, 

»  La  colombe  de  nuit  languissamment  roucoule. 


»  La  voilà  sous  tes  yeux  l'œuvre  du  Malfaiteur  ; 

»  Ce  méchant  qu'on  accuse  est  un  Consolateur 

»  Qui  pleure  sur  l'esclave  et  le  dérobe  au  maître, 

»  Le  sauve  par  l'amour  des  chagrins  de  son  être, 

»  Et,  dans  le  mal  commun  lui-même  enseveli, 

»  Lui  donne  un  peu  de  charme  et  quelquefois  l'oubli.  » 

Trois  fois,  durant  ces  mots,  de  l'Archange  naissante, 

La  rougeur  colora  la  joue  adolescente, 

Et  luttant  par  trois  fois  contre  un  regard  impur, 

Une  paupière  d'or  voila  ses  yeux  d'azur. 


CHANT  TROISIEME 


C1IUTK 


D'où  venez-vous,  Pudeur,  noble  crainte,  ô  Mystère, 
Qu'au  temps  de  son  enfance  a  vu  naître  la  terre, 
Fleur  de  se\>  premiers  jours  qui  germez  parmi  nous, 
Rose  du  Paradis  !  Pudeur,  d'où  venez-vous? 
Vous  pouvez  seule  encor  remplacer  l'innocence, 
Mais  l'arbre  défendu  vous  a  donné  naissance  ; 


46  ÊLOA 

Au  cliarnie  des  vertus  votre  charme  est  égal , 

Mais  vous  êtes  aussi  le  premier  pas  du  mal  ; 

D'un  chaste  vêtement  votre  sein  se  décore, 

Eve  avant  le  serpent  n'en  avait  pas  encore  ; 

Et  si  le  voile  pur  orne  votre  maintien, 

C'est  un  voile  toujours,  et  le  crime  a  le  sien; 

Tout  vous  trouble,  un  regard  blesse  votre  paupière, 

Mais  l'enfant  ne  craint  rien,  et  cherche  la  lumière. 

Sous  ce  pouvoir  nouveau,  la  Vierge  fléchissait, 

Elle  tombait  déjà,  car  elle  rougissait  ; 

Déjà  presque  soumise  au  joug  de  l'Esprit  sombre, 

Elle  descend,  remonte,  et  redescend  dans  l'ombre. 

Telle  on  voit  la  perdrix  voltiger  et  planer 

Sur  des  épis  brisés  qu'elle  voudrait  glaner, 

Car  tout  son  nid  l'attend  ;  si  son  vol  se  hasarde, 

Son  regard  ne  peut  fuir  celui  qui  la  regarde... 

Et  c'est  le  chien  d'arrêt  qui,  sombre  surveillant, 

La  suit,  la  suit  toujours  d'un  œil  fixe  et  brillant. 


CHANT  111  hi 


0  des  instants  d'amour  ineffable  délire! 
Le  cœur  répond  au  cœur  comme  l'air  à  la  lyre. 
Ainsi  qu'un  jeune  amant,  interprète  adoré, 
Explique  le  désir  par  lui-même  inspiré, 
Et  contre  la  pudeur  aidant  sa  bien-aimée, 
Entraînant  dans  ses  bras  sa  faiblesse  charmée, 
Tout  enivré  d'espoir,  plus  qu'à  demi  vainqueur, 
Prononce  les  serments  qu'elle  fait  dans  son  cœur 
Le  prince  des  Esprits,  d'une  voix  oppressée, 
De  la  Vierge  timide  expliquait  la  pensée. 
Éloa,  sans  parler,  disait  :  Je  suis  à  toi  ; 
Et  l'Ange  ténébreux  dit  tout  bas  :  Sois  à  moi  ! 


«  Sois  à  moi,  sois  ma  sœur  ;  je  t'appartiens  moi-même  5 
»  Je  t'ai  bien  méritée,  et  dès  longtemps  je  t'aime, 


48  ÉLOA 

»  Car  je  t'ai  vue  un  jour.  Parmi  les  fils  de  l'air 

»  Je  nie  mêlais,  voilé  comme  un  soleil  d'hiver. 

»  Je  revis  une  fois  l'ineffable  contrée, 

»  Des  peuples  lumineux  la  patrie  azurée, 

»  Et  n'eus  pas  un  regret  d'avoir  quitté  ces  lieux 

»  Où  la  crainte  toujours  siège  parmi  les  Dieux. 

»  Toi  seule  m' apparus  comme  une  jeune  étoile 

»  Qui  de  la  vaste  nuit  perce  a  l'écart  le  voile  ; 

»  Toi  seule  me  parus  ce  qu'on  cherche  toujours, 

»  Ce  que  l'homme  poursuit  dans  l'ombre  de  ses  jours, 

»  Le  Dieu  qui  du  bonheur  connaît  seul  le  mystère, 

»  Et  la  Reine  qu'attend  mon  trône  solitaire. 

»  Enfin,  par  ta  présence,  habile  à  me  charmer, 

»  Il  me  fut  révélé  que  je  pouvais  aimer. 


»  Soit  que  tes  yeux,  voilés  d'une  ombre  de  tristesse, 

»  Aient  entendu  les  miens  qui  les  cherchaient  sans  cesse, 


CHANT  III  U9 

Soit  que  ton  origine,  aussi  douce  que  toi, 
T'ait  fait  une  patrie  un  peu  plus  près  de  moi, 
Je  ne  sais,  mais  depuis  l'heure  qui  te  vit  naître, 
Dans  tout  être  créé  j'ai  cru  te  reconnaître  ; 
J'ai  trois  fois  en  pleurant  passé  dans  l'Univers, 
Je  te  cherchais  partout,  dans  un  souffle  des  airs, 
Dans  un  rayon  tombé  du  disque  de  la  lune, 
Dans  l'étoile  qui  fuit  le 'ciel  qui  l'importune, 
Dans  l' arc-en-ciel,  passage  aux  Anges  familier, 
Ou  sur  le  lit  moelleux  des  neiges  du  glacier  ; 
Des  parfums  de  ton  vol  je  respirais  la  trace  ; 
En  vain  j'interrogeai  les  globes  de  l'espace, 
Du  char  des  astres  purs  j'obscurcis  les  essieux, 
Je  voilai  leurs  rayons  pour  attirer  tes  yeux, 
J'osai  même,  enhardi  par  mon  nouveau  délire, 
Toucher  les  fibres  d'or  de  la  céleste  lyre. 
Mais  tu  n'entendis  rien,  mais  tu  ne  me  vis  pas. 
Je  revins  à  la  Terre,  et  je  glissai  mes  pas 
Sous  les  abris  de  l'homme  où  tu  reçus  naissance. 
Je  croyais  t'y  trouver  protégeant  l'innocence, 
Au  berceau  balancé  d'un  enfant  endormi, 
Rafraîchissant  sa  lèvre  avec  un  souffle  ami  ; 


;»o  ÉLOA 

»  Ou  bien  comme  un  rideau  développant  ton  aile, 
»  Et  gardant  contre  moi,  timide  sentinelle, 
»  Le  sommeil  de  la  Vierge  aux  côtés  de  sa  sœur, 
»  Qui,  rêvant,  sur  son  sein  la  presse  avec  douceur. 
»  Mais  seul  je  retournai  sous  ma  belle  demeure, 
»  J'y  pleurai  comme  ici,  j'y  gémis,  jusqu'à  l'heure 
»  Où  le  son  de  ton  vol  m'émut,  me  fit  trembler, 
»  Comme  un  prêtre  qui  sent  que  son  Dieu  va  parler.  » 


11  disait  ;  et  bientôt  comme  une  jeune  Reine, 

Qui  rougit  de  plaisir  au  nom  de  souveraine, 

Et  fait  à  ses  sujets  un  geste  gracieux, 

Ou  donne  à  leurs  transports  un  regard  de  ses  yeux, 

Éloa,  soulevant  le  voile  de  sa  tête, 

Avec  un  doux  sourire  à  lui  parler  s'apprête, 

Descend  plus  près  de  lui,  se  penche,  et  mollement 

Contemple  avec  orgueil  son  immortel  amant. 


CHANT    IM  51 

Son  beau  sein,  connue  un  Ilot  qui  sur  la  rive  expire, 

Pour  la  première  fois  se  soulève  et  soupire  ; 

Son  bras,  comme  un  lis  blanc  sur  le  lac  suspendu, 

S'approche  sans  effroi  lentement  étendu  ; 

Sa  bouche  parfumée  en  s' ouvrant  semble  éclore, 

Comme  la  jeune  rose  aux  faveurs  de  l'aurore, 

Quand  le  matin  lui  verse  une  fraîche  liqueur, 

Et  qu'un  rayon  du  jour  entre  jusqu'à  son  cœur. 

Elle  parle,  et  sa  voix  dans  un  beau  son  rassemble 

Ce  que  les  plus  doux  bruits  auraient  de  grâce  ensemble  ; 

Et  la  lyre  accordée  aux  flûtes  dans  les  bois, 

Et  l'oiseau  qui  se  plaint  pour  la  première  fois, 

Et  la  mer  quand  ses  Ilots  apportent  sur  la  grève 

Les  chants  du  soir  aux  pieds  du  voyageur  qui  rêve, 

Et  le  vent  qui  se  joue  aux  cloches  des  hameaux, 

Ou  fait  gémir  les  joncs  de  la  fuite  des  eaux  : 


52  ÉLOA 

«  Puisque  vous  êtes  beau,  vous  êtes  bon,  sans  doute  ; 
»  Car  sitôt  que  des  Cieux  une  àme  prend  la  route, 
»  Comme  un  saint  vêtement,  nous  voyons  sa  bonté 
»  Lui  donner  en  entrant  l'éternelle  beauté. 
»  Mais  pourquoi  vos  discours  m'inspirent-ils  la  crainte? 
»  Pourquoi  sur  votre  front  tant  de  douleur  empreinte? 
»  Comment  avez-vous  pu  descendre  du  saint  lieu  ? 
»  Et  comment  m'aimez-vous,  si  vous  n'aimez  pas  Dieu?  » 


Le  trouble  des  regards,  grâce  de  la  décence, 
Accompagnait  ces  mots,  forts  comme  l'innocence  ; 
Ils  tombaient  de  sa  bouche,  aussi  doux,  aussi  purs, 
Que  la  neige  en  hiver  sur  les  coteaux  obscurs  ; 

Et  comme,  tout  nourris  de  l'essence  première, 
Les  Anges  ont  au  cœur  des  sources  de  lumière, 
Tandis  qu'elle  parlait,  ses  ailes  à  l'entour, 
Et  son  sein  et  son  bras  répandirent  le  jour  : 


CHANT    III  53 

Ainsi  le  diamant  luit  au  milieu  des  ombres. 

L'Archange  s'en  effraie,  et  sous  ses  cheveux  sombres 

Cherche  un  épais  refuge  à  ses  yeux  éblouis  ; 

Il  pense  qu'à  la  fin  des  Temps  évanouis, 

Il  lui  faudra  de  même  envisager  son  maître, 

Et  qu'un  regard  de  Dieu  le  brisera  peut-être  ; 

Il  se  rappelle  aussi  tout  ce  qu'il  a  souffert 

Après  avoir  tenté  Jésus  dans  le  désert. 

Il  tremble  ;  sur  son  cœur  où  l'enfer  recommence, 

Comme  un  sombre  manteau  jette  son  aile  immense, 

Et  veut  fuir.  La  terreur  réveillait  tous  ses  maux. 


Sur  la  neige  des  monts,  couronne  des  hameaux, 
L'Espagnol  a  blessé  l'aigle  des  Asturies, 
Dont  le  vol  menaçait  ses  blanches  bergeries  ; 
Hérissé,  l'oiseau  part  et  fait  pleuvoir  le  sang, 
Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend, 


5/k  KI-OA 

Regarde  son  Soleil,  d'un  bec  ouvert  l'aspire, 
Croit  reprendre  la  vie  au  flamboyant  empire  ; 
Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment, 
Et  parmi  les  rayons  se  balance  un  moment  : 
Mais  l'homme  l'a  frappé  d'une  atteinte  trop  sûre  ; 
Il  sent  le  plomb  chasseur  fondre  dans  sa  blessure  ; 
Son  aile  se  dépouille,  et  son  royal  manteau 
Vole  comme  un  duvet  qu'arrache  le  couteau. 
Dépossédé  des  airs,  son  poids  le  précipite  ; 
Dans  la  neige  du  mont  il  s'enfonce  et  palpite, 
Et  la  glace  terrestre  a  d'un  pesant  sommeil 
Fermé  cet  œil  puissant  respecté  du  Soleil. 


Tel  retrouvant  ses  maux  au  fond  de  sa  mémoire, 

L'Ange  maudit  pencha  sa  chevelure  noire, 

Et  se  dit,  pénétré  d'un  chagrin  infernal  : 

«  —  Triste  amour  du  péché  !  sombres  désirs  du  mal  ! 


CHANT    III 

»  De  l'orgueil,  du  savoir  gigantesques  pensées! 
»  Comment  ai-je  connu  vos  ardeurs  insensées? 
»  Maudit  soit  le  moment  où  .j'ai  mesuré  Dieu! 
»  Simplicité  du  cœur!  à  qui  j'ai  dit  adieu, 
»  Je  tremble  devant  toi,  mais  pourtant  je  t'adore  ; 
»  Je  suis  moins  criminel  puisque  je  t'aime  encore  ; 
»  Mais  dans  mon  sein  flétri  tu  ne  reviendras  pas  ! 
»  Loin  de  ce  que  j'étais,  quoi!  j'ai  fait  tant  de  pas! 
»  Et  de  moi-même  à  moi  si  grande  est  la  distance, 
»  Que  je  ne  comprends  plus  ce  que  dit  l'innocence  ; 
»  Je  souffre,  et  mon  esprit  par  le  mal  abattu 
»  i\e  peut  plus  remonter  jusqu'à  tant  de  vertu. 


»  Qu'ètes-vous  devenus,  jours  de  paix,  jours  célestes  ? 
»  Quand  j'allais,  le  premier  de  ces  Anges  modestes, 
»  Prier  à  deux  genoux  devant  l'antique  loi, 
»  Et  ne  pensais  jamais  au  delà  de  la  foi? 


56  ÉLOA 

»  L'éternité  pour  moi  s'ouvrait  comme  une  fête  ; 

»  Et  des  fleurs  dans  mes  mains,  des  rayons  sur  ma  tète, 

»  Je  souriais,  j'étais...  J'aurais  peut-être  aimé!  » 


Le  Tentateur  lui-même  était  presque  charmé, 
Il  avait  oublié  son  art  et  sa  victime, 
Et  son  cœur  un  moment  se  reposa  du  crime. 
Il  répétait  tout  bas,  et  le  front  dans  ses  mains  : 
«  Si  je  vous  connaissais,  ô  larmes  des  humains!  » 


Ah!  si  dans  ce  moment  la  Vierge  eut  pu  l'entendre. 
Si  sa  céleste  main  qu'elle  eût  osé  lui  tendre 


CHANT    III  57 

L'eût  saisi  repentant,  docile  à  remonter... 
Qui  sait?  le  mal  peut-être  eût  cessé  d'exister. 
Mais  sitôt  qu'elle  vit  sur  sa  tète  pensive 
De  l'Enfer  décelé  la  douleur  convulsive, 
Etonnée  et  tremblante,  elle  éleva  ses  yeux, 
Plus  forte  elle  parut  se  souvenir  des  Cieux, 
Et  souleva  deux  fois  ses  ailes  argentées, 
Entr'ouvrant  pour  gémir  ses  lèvres  enchantées  ; 
Ainsi  qu'un  jeune  enfant,  s'attachant  aux  roseaux, 
Tente  de  faibles  cris  étouffés  sous  les  eaux. 
Il  la  vit  prête  à  fuir  vers  les  cieux  de  lumière. 
Comme  un  tigre  éveillé  bondit  dans  la  poussière, 
Aussitôt  en  lui-même,  et  plus  fort  désormais, 
Retrouvant  cet  esprit  qui  ne  fléchit  jamais, 
Ce  noir  esprit  du  mal  qu'irrite  l'innocence, 
Il  rougit  d'avoir  pu  douter  de  sa  puissance, 
Il  rétablit  la  paix  sur  son  front  radieux, 
Rallume  tout  à  coup  l'audace  de  ses  yeux, 
Et  longtemps  en  silence  il  regarde  et  contemple 
La  victime  du  Ciel  qu'il  destine  à  son  temple  ; 
Comme  pour  lui  montrer  qu'elle  résiste  en  vain , 
Et  s'endurcir  lui-même  à  ce  regard  divin. 


58  ÊLOA 

Sans  amour,  sans  remords,  au  fond  d'un  cœur  do  glace, 

Des  coups  qu'il  va  porter  il  médite  la  place, 

Et  pareil  au  guerrier  qui,  tranquille  à  dessein, 

Dans  les  défauts  du  fer  cherche  à  frapper  le  sein, 

Il  compose  ses  traits  sur  les  désirs  de  l'Ange  ; 

Son  air,  sa  voix,  son  geste  et  son  maintien,  tout  change, 

Sans  venir  de  son  cœur,  des  pleurs  fallacieux 

Paraissent  tout  à  coup  sur  le  bord  de  ses  yeux. 

La  Vierge  dans  le  Ciel  n'avait  pas  vu  de  larmes, 

Et  s'arrête  ;  un  soupir  augmente  ses  alarmes. 

Il  pleure  amèrement  comme  un  homme  exilé, 

Comme  une  veuve  auprès  de  son  fils  immolé  ; 

Ses  cheveux  dénoués  sont  épars  ;  rien  n'arrête 

Les  sanglots  de  son  sein  qui  soulèvent  sa  tête. 

Éloa  vient  et  pleure  ;  ils  se  parlent  ainsi  : 


CHANT    III  :>0 

Que  vous  ai-je  donc  fait?  Qu'avez-vous?  me  voici. 

—  Tu  cherches  à  me  fuir,  et  pour  toujours  peut-être. 
Combien  tu  me  punis  de  m' être  fait  connaître! 

—  J'aimerais  mieux  rester  ;  mais  le  Seigneur  m'attend. 
Je  veux  parler  pour  vous,  souvent  il  nous  entend. 

—  Il  ne  peut  rien  sur  moi,  jamais  mon  sort  ne  change, 
Et  toi  seule  es  le  Dieu  qui  peut  sauver  un  Ange. 

—  Que  puis-je  faire?  hélas!  dites,  faut-il  rester? 

—  Oui,  descends  jusqu'à  moi,  car  je  ne  puis  monter. 

— Mais  quel  don  voulez-vous? — Le  plus  beau,  c'est  nous  -mêmes. 

Viens.  —  M' exiler  du  Ciel?  —  Qu'importe,  si  tu  m'aimes? 

Touche  ma  main.  Bientôt  dans  un  mépris  égal 

Se  confondront  pour  nous  et  le  bien  et  le  mal. 

Tu  n'as  jamais  compris  ce  qu'on  trouve  de  charmes 

A  présenter  son  sein  pour  y  cacher  des  larmes. 

Viens,  il  est  un  bonheur  que  moi  seul  t'apprendrai  ; 

Tu  m'ouvriras  ton  âme,  et  je  l'y  répandrai. 

Comme  l'aube  et  la  lune  au  couchant  reposée 

Confondent  leurs  rayons,  ou  comme  la.  rosée 

Dans  une  perle  seule  unit  deux  de  ses  pleurs 

Pour  s'empreindre  du  baume  exhalé  par  les  fleurs, 

Comme  un  double  flambeau  réunit  ses  deux  flammes, 


GO  K  L  0  A 

Non  moins  étroitement  nous  unirons  nos  âmes. 

—  Je  t'aime  et  je  descends.  Mais  que  diront  les  deux? 


En  ce  moment  passa  dans  l'air,  loin  de  leurs  yeux, 
Un  des  célestes  chœurs,  où,  parmi  les  louanges, 
On  entendit  ces  mots  que  répétaient  des  Anges  : 
«  Gloire  dans  l'Univers,  dans  les  Temps,  à  celui 
»  Qui  s'immole  à  jamais  pour  le  salut  d' autrui.  » 
Les  Cieux  semblaient  parler.  C'en  était  trop  pour  elle. 


Deux  fois  encor  levant  sa  paupière  infidèle, 
Promenant  des  regards  encore  irrésolus, 
Elle  chercha  ses  Cieux  qu'elle  ne  voyait  plus. 


CHANT    II!  G! 


*syj\r\  f  ,_/\/w--    , 


Des  Auges  au  Chaos  allaient  puiser  des  mondes. 
Passant  avec  terreur  dans  ses  plaines  profondes, 
Tandis  qu'ils  remplissaient  les  messages  de  Dieu, 
Ils  ont  tous  vu  tomber  un  nuage  de  feu. 
Des  plaintes  de  douleur,  des  réponses  cruelles, 
Se  mêlaient  dans  la  flamme  au  battement  des  ailes. 


Où  me  conduisez-vous,  bel  Ange?  —  Viens  toujours. 
—  Que  votre  voix  est  triste,  et  quel  sombre  discours  ! 
N'est-ce  pas  Éloa  qui  soulève  ta  chaîne? 
J'ai  cru  t' avoir  sauvé.  —  Non,  c'est  moi  qui  t'entraîne. 


62  GLOA 

—  Si  nous  sommes  unis,  peu  m'importe  en  quel  lieu! 
Nomme-moi  donc  encore  ou  ta  Sœur  ou  ton  Dieu! 

—  J'enlève  mon  esclave  et  je  tiens  ma  victime. 

—  Tu  paraissais  si  bon!  Oh!  qu'ai-je  fait?  —  Un  crime. 

—  Seras-tu  plus  heureux,  du  moins,  es-tu  content? 

—  Plus  triste  que  jamais.  —  Qui  donc  es-tu?  —  Satan. 


Écrit  en  1823,  dans  les  Vosges. 


LE    DÉLUGE 


M  Y  S  ï  E  H  E 


Serait-il  dit  que  vous  fassiez  mourir 
le  Juste  avec  le  méchant? 
Genèse. 


La  Terre  était  riante  et  dans  sa  tleur  première  ; 
Le  jour  avait  encor  cette  même  lumière 
Qui  du  Ciel  embelli  couronna  les  hauteurs 
Quand  Dieu  la  fit  tomber  de  ses  doigts  créateurs. 
Rien  n'avait  dans  sa  forme  altéré  la  nature, 
Et  des  monts  réguliers  l'immense  architecture 


04  LE   pÉLUGE 

S'élevait  jusqu'aux  deux  par  ses  degrés  égaux, 
Sans  que  rien  de  leur  chaîne  eut  brisé  les  anneaux, 
La  forêt,  plus  féconde,  ombrageait,  sous  ses  dômes, 
Des  plaines  et  des  fleurs  les  gracieux  royaumes, 
Et  des  fleuves  aux  mers  le  cours  était  réglé 
Dans  un  ordre  parfait  qui  n'était  pas  troublé. 
Jamais  un  voyageur  n'aurait,  sous  le  feuillage, 
Rencontré,  loin  des  flots,  l'émail  du  coquillage, 
Et  la  perle  habitait  son  palais  de  cristal  : 
Chaque  trésor  restait  dans  l'élément  natal, 
Sans  enfreindre  jamais  la  céleste  défense  ; 
Et  la  beauté  du  monde  attestait  son  enfance  ; 
Tout  suivait  sa  loi  douce  et  son  premier  penchant, 
Tout  était  pur  encor.  Mais  l'homme  était  méchant. 


Les  peuples  déjà  vieux,  les  races  déjà  mûres, 
Avaient  vu  jusqu'au  fond  des  sciences  obscures  ; 


LE  DÉLUGE  05 

Les  mortels  savaient  tout,  et  tout  les  affligeait  ; 

Le  prince  était  sans  joie  ainsi  que  le  sujet  ; 

Trente  religions  avaient  eu  leurs  prophètes, 

Leurs  martyrs,  leurs  combats,  leurs  gloires,  leurs  défaites, 

Leur  temps  d'indifférence  et  leur  siècle  d'oubli; 

Chaque  peuple,  à  son  tour  dans  l'ombre  enseveli, 

Chantait  languissamment  ses  grandeurs  effacées  : 

La  mort  régnait  déjà  clans  les  âmes  glacées  : 

Même  plus  haut  que  l'homme  atteignaient  ses  malheurs. 

D'autres  êtres  cherchaient  ses  plaisirs  et  ses  pleurs. 

Souvent,  fruit  inconnu  d'un  orgueilleux  mélange, 

Au  sein  d'une  mortelle  on  vit  le  fils  d'un  Ange  *. 

Le  crime  universel  s'élevait  jusqu'aux  deux. 

Dieu  s'attrista  lui-même  et  détourna  les  yeux. 


Et  cependant,  un  jour,  au  sommet  solitaire 
Du  mont  sacré  d'Arar,  le  plus  haut  de  la  Terre, 

i  Les  entants  île  Dieu,  voyant  que  les  tilles  des  hommes  étaient  belles,  pri- 
rent pour  femmes  celles  qui  leur  avaient  plu.  {Gen.,  chap.  vr,  v.  2.) 


go  LE  DÉLUGE 

Apparut  une  vierge  et  près  d'elle  un  pasteur  : 

Tous  deux  nés  dans  les  champs,  loin  d'un  peuple  imposteur, 

Leur  langage  était  doux,  leurs  mains  étaient  unies 

Comme  au  jour  fortuné  des  unions  bénies  ; 

Ils  semblaient,  en  passant  sur  ces  monts  inconnus, 

Retourner  vers  le  Ciel  dont  ils  étaient  venus  ; 

Et,  sans  l'air  de  douleur,  signe  que  Dieu  nous  laisse, 

Rien  n'eût  de  leur  nature  în'diqué  la  faiblesse, 

Tant  les  traits  primitifs  et  leur  simple  beauté 

Avaient  sur  leur  visage  empreint  de  majesté. 


Quand  du  mont  orageux  ils  touchèrent  la  cime, 
La  campagne  à  leurs  pieds  s'ouvrit  comme  un  abîme. 
C'était  l'heure  oh  la  nuit  laisse  le  Ciel  au  jour  : 
Les  constellations  pâlissaient  tour  à  tour; 
Et>  jetant  à  la  terre  un  regard  triste  encore, 
Couraient  vers  l'Orient  se  perdre  dans  l'aurore, 


LE    DÉL1  .,7 

Comme  si  pour  toujours  elles  quittaient  les  yeux 

Qui  lisaient  leur  destin  sur  elles  dans  les  I  ieux. 

Le  Soleil,  dévoilant  sa  figure  agrandie, 

S'éleva  sur  les  bois  comme  un  vaste  incendie  ; 

Et  la  Terre  aussitôt,  s'agitant  longuement, 

Salua  son  retour  par  un  gémissement. 

Réunis  sur  les  monts,  d'immobiles  nuages 

Semblaient  y  préparer  l'arsenal  des  orages; 

Et  sur  leurs  front  noircis  qui  partageaient  les  Cieux 

Luisait  incessamment  T éclair  silencieux. 

Tous  les  oiseaux,  poussés  par  quelque  instinct  funeste, 

S'unissaient  dans  leur  vol  en  un  cercla  céleste  ; 

Comme  des  exilés  qui  se  plaignent  entre  eux , 

Ils  poussaient  dans  les  airs  de  longs  cris  douloureux. 


La  Terre  cependant  montrait  ses  lignes  sombres 
Au  jour  pâle  et  sanglant  qui  faisait  fuir  les  ombres  ; 


68  LE   DÉLUGE 

Mais  si  l'homme  y  passait,  on  ne  pouvait  le  voir  : 
Chaque  cité  semblait  comme  un  point  vague  et  noir 
Tant  le  mont  s'élevait  à  des  hauteurs  immenses! 
Et  des  neuves  lointains  les  faibles  apparences 
Ressemblaient  au  dessin  par  le  vent  effacé 
Que  le  doigt  d'un  enfant  sur  le  sable  a  tracé. 


Ce  fut  là  que  deux  voix,  dans  le  désert  perdues, 
Dans  les  hauteurs  de  l'air  avec  peine  entendues, 
Usèrent  un  moment  prononcer  tour  à  tour 
Ce  dernier  entretien  dïnnocence  et  d'amour  : 


—  «  Comme  la  Terre  est  belle  en  sa  rondeur  immense  ! 
La  vois-tu  qui  s'étend  jusqu'où  le  Ciel  commence? 
La  vois-tu  s'embellir  de  toutes  ses  couleurs? 
Respire  un  jour  encore  le  parfum  de  ses  Heurs, 


U\   DÉLUGE  no 

Que  le  vent  matinal  apporte  à  nos  montagnes. 
On  dirait  aujourd'hui  que  les  vastes  campagnes 
Elèvent  leur  encens,  étalent  leur  beauté, 
Pour  toucher,  s'il  se  peut,  le  Seigneur  irrité. 
Mais  les  vapeurs  du  Ciel,  comme  oe  noirs  fantômes, 
Amènent  tous  ces  bruits,  ces  lugubres  symptômes 
Qui  devaient,  sans  manquer  au  moment  attendu, 
Annoncer  l'agonie  à  l'Univers  perdu. 
Mens,  tandis  que  l'horreur  partout  nous  environne, 
Et  qu'une  vaste  nuit  lentement  nous  couronne, 
Viens,  ô  ma  bien-aimée  !  et  fermant  tes  beaux  yeux, 
Qu'épouvante  l'aspect  du  désordre  des  Cieux, 
Sur  mon  sein,  sous  mes  bras  repose  encore  ta  tète, 
Comme  l'oiseau  qui  dort  au  sein  de  la  tempête  ; 
Je  te. dirai  l'instant  où  le  Ciel  sourira, 
Et  durant  le  péril  ma  voix  te  parlera.  » 


La  vierge  sur  son  cœur  pencha  sa  tète  blonde, 
Un  bruit  régnait  au  loin,  pareil  au  bruit  de  l'onde 
Mais  tout  était  paisible  et  tout  dormait  dans  l'air  ; 
Rien  ne  semblait  vivant,  rien,  excepté  l'éclair. 


70  LK  DELUGE 

Le  pasteur  poursuivit  d'une  voix  solennelle  : 
«  Adieu,  Monde  sans  borne,  o  Terre  maternelle  ! 
Formes  de  l'horizon,  ombrages  des  forets, 
Antres  de  la  montagne,  embaumés  et  secrets  ; 
Gazons  verts,  belles  fleurs  de  l'Oasis  chérie, 
Arbres,  rochers  connus,  aspects  de  la  patrie  ! 
Adieu!  tout  va  finir,  tout  doit  être  effacé, 
Le  temps  qu'a  reçu  l'homme  est  aujourd'hui  passé, 
Demain  rien  ne  sera.  Ce  n'est  point  par  l'épée, 
Postérité  d'Adam,  que  tu  seras  frappée, 
Ni  par  les  maux  du  corps  ou  les  chagrins  dû  cœur  ; 
Non,  c'est  un  élément  qui  sera  ton  vainqueur. 
La  Terre  va  mourir  sous  des  eaux  éternelles, 
Et  l'Ange  en  la  cherchant  fatiguera  ses  ailes. 
Toujours  succédera,  clans  l'Univers  sans  bruits, 
Au  silence  des  jours  le  silence  des  nuits. 
L'inutile  Soleil,  si  le  matin  l'amène, 

N'entendra  plus  la  voix  et  la  parole  humaine  ; 

« 

Et  quand  sur  un  flot  mort  sa  flamme  aura  relui, 
Le  stérile  rayon  remontera  vers  lui. 
Oh  !  pourquoi  de  mes  ye^ix  a-t-on  levé  les  voiles  ? 
Comment  ai-je  connu  le  secret  des  étoiles? 


LE   DÉLUGE  71 

Science  du  désert,  annales  des  pasteurs  ! 
Cette  nuit,  parcourant  vos  divines  hauteurs 
Dont  l'Egypte  et  Dieu  seul  connaissent  le  mystère, 
Je  cherchais  dans  le  Ciel  l'avenir  de  la  Terre  ; 
Ma  houlette  savante,  orgueil  de  nos  bergers, 
Traçait  l'ordre  éternel  sur  les  sables  légers, 
Comparant,  pour  fixer  l'heure  où  l'étoile  passe, 
Les  cailloux  de  la  plaine  aux  lueurs  de  l'espace. 


«  Mais  un  Ange  a  paru  dans  la  nuit  sans  sommeil  : 

Il  avait  de  son  front  quitté  l'éclat  vermeil, 

Il  pleurait,  et  disait  dans  sa  douleur  amère  : 

«  Que  n'ai-je  pu  mourir  lorsque  mourut  ta  mère  ! 

»  J'ai  failli,  je  l'aimais,  Dieu  punit  cet  amour, 

»  Elle  fut  enlevée  en  te  laissant  au  jour. 

»  Le  nom  d'Emmanuel  que  la  Terre  te  donne, 

»  C'est  mon  nom.  J'ai  prié  pour  que  Dieu  te  pardonne  ; 


73  LE  DÉLUGE 

»  Va  seul  au  mont  Ârar,  prends  ses  rocs  pour  autels, 

»  Prie,  et  seul,  sans  songer  au  destin  des  mortels, 

»  Tiens  toujours  tes  regards  plus  haut  que  sur  la  Terre  ; 

»  La  mort  de  l'Innocence  est  pour  l'homme  un  mystère; 

»  Ne  t'en  étonne  pas,  n'y  porte  pas  les  yeux; 

»  La  pitié  du  mortel  n'est  point  celle  des  Cieux. 

»  Dieu  ne  fait  point  de  pacte  avec  la  race  humaine  ; 

»  Qui  créa  sans  amour  fera  périr  sans  haine. 

»  Sois  seul,  si  Dieu  m'entend,  je  viens.  »  Il  m'a  quitté, 

Avec  combien  de  pleurs,  hélas!  i'ai-je  écouté! 

J'ai  monté  sur  l'Arar,  mais  avec  une  femme.  » 


Sara  lui  dit  :  «  Ton  àme  est  semblable  à  mon  âme, 
Car  un  mortel  m'a  dit  :  «  Venez  sur  Gelboë, 
»  Je  me  nomme  Japhet,  et  mon  père  est  Noë. 
»  Devenez  mon  épouse,  et  vous  serez  sa  fille  ;~ 
»  Tout  va  périr  demain,  si  ce  n'est  ma  famille.  » 
Et  moi  je  l'ai  quitté  sans  avoir  répondu. 
De  peur  qu'Emmanuel  n'eut  longtemps  attendu.  » 


LE  DÉLUGE  73 

Puis  tous  deux  embrassés,  ils  se  dirent  ensemble  : 
«  Ah!  louons  l'Étemel,  il  punit,  mais  rassemble!  » 
Le  tonnerre  grondait  ;  et  tous  deux  à  genoux 
S'écrièrent  alors  :  «  0  Seigneur,  jugez-nous!  » 


m 


Tous  les  vents  mugissaient,  les  montagnes  tremblèrent, 

Des  fleuves  arrêtés  les  vagues  reculèrent, 

Et  du  sombre  horizon  dépassant  la  hauteur, 

Des  vengeances  de  Dieu  l'immense  exécuteur, 

L'Océan  apparut.  Bouillonnant  et  superbe, 

Entraînant  les  forêts  comme  le  sable  et  l'herbe, 

De  la  plaine  inondée  envahissant  le  fond, 

Il  se  couche  en  vainqueur  dans  le  désert  profond, 

Apportant  avec  lui  comme  de  grands  trophées 

Les  débris  inconnus  des  villes  étouffées, 

Et  là  bientôt  plus  calme  en  son  accroissement, 

Semble,  dans  ses  travaux,  s'arrêter  un  moment, 


7',  l,K    DELUGE 

El  se  plaire  à  mêler,  à  briser  sur  son  onde 
Les  membres  arrachés  au  cadavre  du  Monde. 


Ce  fut  alors  qu'on  vit  des  hôtes  inconnus 
Sur  des  bords  étrangers  tout  à  coup  survenus  ; 
Le  cèdre  jusqu'au  Nord  vint  écraser  le  saule  ; 
Les  ours  noyés,  flottants  sur  les  glaçons  du  pôle, 
Heurtèrent  l'éléphant  près  du  Nil  endormi, 
Et  le  monstre,  que  l'eau  soulevait  à  demi, 
S'étonna  d'écraser,  dans  sa  lutte  contre  elle, 
Une  vague  où  nageaient  le  tigre  et  la  gazelle. 
En  vain  des  larges  flots  repoussant  les  premiers, 
Sa  trompe  tournoyante  arracha  les  palmiers  ; 
Il  fut  roulé  comme  eux  dans  les  plaines  tonïdes, 
Regrettant  ses  roseaux  et  ses  sables  arides, 
Et  de  ses  hauts  bambous  le  lit  flexible  et  vert, 
Et  jusqu'au  vent  de  flamme  exilé  du  désert. 


LE    OKLUGE  75 


Dans  l'effroi  général  de  toute  créature, 
La  plus  féroce  même  oubliait  sa  nature  ; 
Les  animaux  n'osaient  ni  ramper  ni  courir, 
Chacun  d'eux  résigné  se  coucha  pour  mourir. 
En  vain,  fuyant  aux  Cieux  l'eau  sur  ses  rocs  venue, 
L'aigle  tomba  des  airs,  repoussé  par  la  nue. 
Le  péril  confondit  tous  les  êtres  tremblants. 
L'homme  seul  se  livrait  à  des  projets  sanglants. 
Quelques  rares  vaisseaux  qui  se  faisaient  la  guerre, 
Se  disputaient  longtemps  les  restes  de  la  Terre  ; 
Mais  pendant  leurs  combats,  les  flots  non  ralentis 
Effaçaient  à  leurs  yeux  ces  restes  engloutis. 
Alors  un  ennemi  plus  terrible  que  l'onde 
Vint  achever  partout  la  défaite  du  Monde  ; 
La  faim  de  tous  les  cœurs  chassa  les  passions  : 
Les  malheureux,  vivants  après  leurs  nations, 
N'avaient  qu'une  pensée,  effroyable  torture, 
L'approche  de  la  mort,  la  mort  sans  sépulture. 
On  vit  sur  un  esquif,  de  mers  en  mers  jeté, 
L'œil  affamé  du  fort  sur  le  faible  arrêté  ; 


7t>  LE   DÉLUGE 

Des  femmes,  à  grands  cris  insultant  la  nature, 

Y  réclamaient  du  sort  leur  humaine  pâture; 

L'athée,  épouvantée  de  voir  Dieu  triomphant, 

Luisait  un  jour  de  vie  aux  veines  d'un  enfant  ; 

Des  derniers  réprouvés  telle  fut  l'agonie. 

L'amour  survivait  seul  à  la  bonté  bannie  ; 

Ceux  qu'unissaient  entre  eux  des  serments  mutuels, 

Et  que  persécutait  la  haine  des  mortels, 

S'offraient  ensemble  à  l'onde  avec  un  front  tranquille, 

Et  contre  leurs  douleurs  trouvaient  un  même  asile. 


Mais  sur  le  mont  Arar,  encor  loin  du  trépas, 
Pour  sauver  ses  enfants  l'Ange  ne  venait  pas; 
En  vain  le  cherchaient-ils,  les  vents  et  les  orages 
N'apportaient  sur  leurs  fronts  que  de  sombres  nuages. 


LE    DÉLUGE  77 

Cependant  sons  les  Ilots  montés  également 

Tout  avait  par  degrés  disparu  lentement, 

Les  cités  n'étaient  plus,  rien  ne  vivait,  et  l'onde 

Ne  donnait  qu'un  aspect  à  la  face  du  monde. 

Seulement  quelquefois  sur  l'élément  profond 

In  palais  englouti  montrait  l'or  de  son  front  ; 

Quelques  dômes,  pareils  à  de  magiques  îles, 

Restaient  pour  attester  la  splendeur  de  leurs  villes. 

Là  parurent  encore  un  moment  deux  mortels  : 

L'un  la  honte  d'un  trône,  et  l'autre  des  autels; 

L'un  se  tenant  au  bras  de  sa  propre  statue, 

L'autre  au  temple  élevé  d'une  idole  abattue. 

Tous  deux  jusqu'à  la  mort  s'accusèrent  en  vain 

De  l'avoir  attirée  avec  le  Ilot  divin. 

Plus  loin,  et  contemplant  la  solitude  humide, 

Mourait  un  autre  roi,  seul  sur  sa  pyramide. 

Dans  l'immense  tombeau,  s'était  d'abord  samé 

Tout  son  peuple  ouvrier  qui  l'avait  élevé; 

Mais  la  mer  implacable,  en  fouillant  dans  les  tombes. 

Avait  tout  arraché  du  fond  des  catacombes  : 

Les  mourants  et  leurs  Dieux,  les  spectres  immortels, 

Et  la  race  embaumée,  et  le  sphinx  des  autels, 


78  LE   DÉLUGE 

Et  ce  roi  fut  jeté  sur  les  sombres  momies 

Qui  dans  leurs  lits  flottants  se  heurtaient  endormies. 

Expirant,  il  gémit  de  voir  à  son  côté 

Passer  ses  demi-Dieux  sans  immortalité, 

Dérobés  à  la  mort,  mais  reconquis  par  elle 

Sous  les  palais  profonds  de  leur  tombe  éternelle; 

Il  eut  le  temps  encor  de  penser  une  fois 

Que  nul  ne  saurait  plus  le  nom  de  tant  de  rois, 

Qu'un  seul  jour  désormais  comprendrait  leur  histoire, 

Car  la  postérité  mourait  avec  leur  gloire. 


L'arche  de  Dieu  passa  comme  un  palais  errant. 
Le  voyant  assiégé  par  les  Ilots  du  courant, 
Le  dernier  des  enfants  de  la  famille  élue 
Lui  tendit  en  secret  sa  main  i 'résolue, 
Mais  d'un  dernier  effort:  «  Va-t'en,  lui  cria~t~il, 
De  ton  lâche  salut  je  refuse  l'exil; 


LE  DÉLUGE  79 

Va,  sur  quelques  rochers  qu'aura  dédaignés  fonde, 

Construire  tes  cités  sur  le  tombeau  du  monde; 
Mon  peuple  mort  est  là,  sous  la  mer  je  suis  roi. 
Moins  coupables  que  ceux  qui  descendront  de  toi, 
Pour  étonner  tes  fils  sous  ces  plaines  humides, 
Mes  géants 1  glorieux  laissent  les  pyramides  ; 
Et  sur  le  haut  des  monts  leurs  vastes  ossements, 
De  ces  rivaux  du  Ciel  terribles  monuments, 
Trouvés  dans  les  débris  de  la  terre  inondée, 
Viendront  humilier  ta  race  dégradée.  » 
Il  disait,  s'essayant  par  le  geste  et  la  voix, 
A  l'air  impérieux  des  hommes  qui  sont  rois, 
Quand,  roulé  sur  la  pierre  et  touché  par  la  foudre, 
Sur  sa  tombe  immobile,  il  fut  réduit  en  poudre. 


1  Or  il  y  avait  des  géants  sur  la  terre.  Car  depuis  que  les  fils  de  Dieu  eu- 
rent épousé  les  filles  des  hommes,  il  eu  sortit  des  enfants  fameux  et  puissants 
dans  le  siècle.  {Genèse,  eh.  VI,  v.  4.) 


80  LE   DÉLUGE 

Mais  sur  le  mont  Ai  ar  l'Ange  ne  venait  pas  ; 
L'eau  Taisait  sur  les  rocs  de  gigantesques  pas, 
Et  ses  Ilots  rugissants  vers  le  mont  solitaire 
apportaient  avec  eux  tous  les  bruits  du  tonnerre 


Enfin  le  fléau  lent  qui  frappait  les  humains 
Couvrit  le  dernier  point  des  œuvres  de  leurs  mains  ; 
Les  montagnes,  bientôt  par  l'onde  escaladées, 
Cachèrent  dans  son  sein  leur  tètes  inondées. 
Le  volcan  s'éteignit,  et  le  l'eu  périssant 
Voulut  en  vain  y  rendre  un  combat  impuissant  ; 
\  l'élément  vainqueur  il  céda  le  cratère, 
Et  sortit  en  fumant  des  veines  de  la  Terre. 


LE    DÉLUGE  81 


III 


Rien  ne  se  voyait  plus,  pas  même  des  débris; 
L'univers  écrasé  ne  jetait  plus  ses  cris . 
Quand  la  mer  eut  des  monts  chassé  tous  les  nuages, 
On  vit  se  disperser  l'épaisseur  des  orages; 
Et  les  rayons  du  jour,  dévoilant  leur  trésor, 
Lançaient  jusqu'à  la  mer  des  jets  d'opale  et  d'or  ; 
La  vague  était  paisible,  et  molle  et  cadencée, 
En  berceaux  de  cristal  mollement  balancée; 
Les  vents,  sans  résistance,  étaient  silencieux, 
La  foudre,  sans  échos,  expirait  dans  les  cieux; 
Les  cieux  devenaient  purs,  et,  réfléchis  dans  l'onde, 
Teignaient  d'un  azur  clair  l'immensité  profonde. 


82  LK    DÉLUGE 


Tout  s'était  englouti  sous  les  flots  triomphants, 
Déplorable  spectacle  !  excepté  deux  enfants. 
Sur  le  sommet  d'Arar  tous  deux  étaient  encore, 
Mais  par  l'onde  et  les  vents  battus  depuis  l'aurore. 
Sous  les  lambeaux  mouillés  des  tuniques  de  lin, 
La  vierge  était  tombée  aux  bras  de  l'orphelin; 
Et  lui,  gardant  toujours  sa  tète  évanouie, 
Mêlait  ses  pleurs  sur  elle  aux  gouttes  de  la  pluie. 
Cependant,  lorsqu' enfin  le  soleil  renaissant 
Fit  tomber  un  rayon  sur  son  front  innocent, 
Par  la  beauté  du  jour  un  moment  abusée, 
Comme  un  lis  abattu,  secouant  la  rosée, 
Elle  entr'ouvrit  les  yeux  et  dit  :  «  Emmanuel  ! 
Avons-nous  obtenu  la  clémence  du  Ciel  ? 
J'aperçois  dans  l'azur  la  colombe  qui  passe, 
Elle  porte  un  rameau  ;  Dieu  nous  a-t-il  fait  grâce  ? 

—  La  colombe  est  passée  et  ne  vient  pas  à  nous. 

—  Emmanuel,  la  mer  a  touché  mes  genoux. 

—  Dieu  nous  attend  ailleurs  à  l'abri  des  tempêtes. 
-—Vois-tu  l'eau  sur  nos  pieds?  —  Vois  le  ciel  sur  nos  têtes. 


LE    DÉLUGE  83 

—  Ton  père  ne  vient  pas  ;  nous  serons  donc  punis? 

—  Sans  doute  après  la  mort  nous  serons  réunis. 

—  Venez,  Ange  du  ciel,  et  prètez-lui  vos  ailes! 

—  Recevez-la,  mon  père,  aux  voûtes  éternelles!  » 


Ce  lut  le  dernier  cri  du  dernier  des  humains. 
Longtemps  sur  l'eau  croissante  élevant  ses  deux  mains, 
Il  soutenait  Sara  par  les  flots  poursuivie  ; 
Mais  quand  il  eut  perdu  sa  force  avec  la  vie, 
Par  le  ciel  et  la  mer  le  monde  fut  rempli, 
Et  l' arc-en-ciel  brilla,  tout  étant  accompli. 


Ecrit  h  Oloron,  dans  les  Pyrénées,  eu  1823. 


1 


LIVRE    ANTIQUE 


ANTIQUITÉ    BIBLIQUE 


LA   FILLE   DE  JEPHTÉ 


p  n  ]•:  m  f. 


Et  do  la  vient  la  coutume  qui  s'est  toujours  ob- 
servée depuis  en  Israël, 

Que  toutes  les  filles  d'Israël  s'assemblent  une 
fois  l'année,  pour  pleurer  la  fille  de  Jephir-  de 
Galaad  pendant  quatre  jours. 

Juges,  cli.  ix,  v.  ftu. 


Voilà  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël, 

Et  leurs  pleurs  ont  coulé  sur  l'herbe  du  Carme] 

—  Jephté  de  Galaad  a  ravagé  trois  villes  ; 
■\l>el  !  la  flamme  a  lui  sur  tes  vignes  fertiles  ! 


ss  LA    FILLE    DK    JKP1ITK 

Aroër  sous  la  cendre  éteignit  ses  chansons, 

Et  Mennilli  s'est  assise  en  pleurant  ses  moissons! 

Tous  les  guerriers  d'Àmnion  sont  détruits,  et  leur  terre 
Du  Seigneur  notre  Dieu  reste  la  tributaire. 
Israël  est  vainqueur,  et  par  ses  cris  perçants 
Reconnaît  du  Très-Haut  les  secours  tout-puissants. 

A  l'hymne  universel  que  le  désert  répète 
Se  mêle  en  longs  éclats  le  son  de  la  trompette, 
Et  l'armée,  en  marchant  vers  les  tours  deMaspha, 
Leur  raconte  de  loin  que  Jephté  triompha. 

Le  peuple  tout  entier  tressaille  de  la  fête. 

—  Mais  le  sombre  vainqueur  marche  en  baissant  la  tète; 

Sourd  à  ce  bruit  de  gloire,  et  seul,  silencieux, 

Tout  à  coup  il  s'arrête,  il  a  fermé  ses  yeux. 

11  a  fermé  ses  yeux,  car  au  loin,  de  la  ville, 

Les  vierges,  en  chantant,  d'un  pas  lent  et  tranquille, 

Venaient;  il  entrevoit  le  chœur  religieux, 

C'est  pourquoi,  plein  de  crainte,  il  a  fermé  ses  yeux. 


LA    l'ILLE    DE    .1  K  NI  TK  80 

Il  entend  le  concert  qui  s'approche  et  l'honore  ; 
La  harpe  harmonieuse  et  le  tambour  sonore, 
Et  la  lyre  aux  dix  voix,  et  le  Kmnor  léger, 
Et  les  sons  argentins  du  Nebel  étranger; 

Puis,  de  plus  près,  les  chants,  leurs  paroles  pieuses, 
Et  les  pas  mesurés  en  des  danses  joyeuses, 
Et,  par  des  bruits  flatteurs,  les  mains  frappant  les  mains, 
Et  de  rameaux  fleuris  parfumant  les  chemins. 

Ses  genoux  ont  tremblé  sous  le  poids  de  ses  armes  ; 
Sa  paupière  s'entr'ouvre  à  ses  premières  larmes  : 
C'est  que,  parmi  les  voix,  le  père  a  reconnu 
La  voix  la  plus  aimée  à  ce  chant  ingénu  : 

—  «  U  vierges  d'Israël  !  ma  couronne  s'apprête 
»  La  première  à  parer  les  cheveux  de  sa  tète  ; 
»  C'est  mon  père,  et  jamais  un  autre  enfant  que  moi 
»  N'augmenta  la  famille  heureuse  sous  sa  loi.  » 

Et  ses  bras  à  Jephté  donnés  avec  tendresse, 
Suspendant  à  son  roi  leur  pieuse  caresse  : 


'■><>  LA    l'ILLK    l)K    JKNITK 

»  Mon  père,  embrassez-moi  !  D'où  naissent  vos  retards? 
»  Je  ne  vois  que  vos  pleurs  et  non  pas  vos  regards. 

»  Je  n'ai  point  oublié  l'encens  du  sacrifice  : 
»  J'offrais  pour  vous  hier  la  naissante  génisse. 
»  Qui  peut  vous  affliger  ?  le  Seigneur  n'a-t-il  pas 
»  Renversé  les  cités  au  seul  bruit  de  vos  pas?  » 

—  «  C'est  vous,  hélas  !  c'est  vous,  ma  fille  bien-aimée  ?  » 
Dit  le  père  en  rouvrant  sa  paupière  enflammée  ; 

«  Faut-il  que  ce  soit  vous  !  ô  douleur  des  douleurs  ! 
»  Que  vos  embrasse ments  feront  couler  de  pleurs  ! 

»  Seigneur,  vous  êtes  bien  le  Dieu  de  la  vengeance, 
»  En  échange  du  crime  il  vous  faut  l'innocence. 
»  C'est  la  vapeur  du  sang  qui  plaît  au  Dieu  jaloux  ! 
»  Je  lui  dois  une  hostie,  ô  ma  fille  !  et  c'est  vous  !  » 

—  «  Moi  !  »  dit-elle.  Et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 
Elle  était  jeune  et  belle,  et  la  vie  a  des  charmes. 

Puis  elle  répondit  :  «  Oh  !  si  votre  serment 
»  Dispose  de  mes  jours,  permettez  seulement 


I  \   Kl  LI.H    RE    .1  RPHTÉ  91 

»  Qu'emmenant  avec  moi  les  vierges,  mes  compagnes, 
»  J'aille,  deux  mois  entiers,  sur  le  haut  des  montagnes, 

»  Pour  la  dernière  fois,  errante  en  liberté, 
»  Pleurer  sur  ma  jeunesse  et  ma  virginité  ! 

»  Car  je  n'aurai  jamais,  de  mes  mains  orgueilleuses, 
»  Purifié  mon  fils  sous  les  eaux  merveilleuses, 
»  Vous  n'aurez  pas  béni  sa  venue,  et  mes  pleurs 
»  Et  mes  chants  n'auront  pas  endormi  ses  douleurs  ; 

»  Et  le  jour  de  ma  mort  nulle  vierge  jalouse 
»  Ne  viendra  demander  de  qui  je  fus  l'épouse, 
»  Quel  guerrier  prend  pour  moi  le  cilice  et  le  deuil  : 
»  Et  seul  vous  pleurerez  autour  de  mon  cercueil.  » 

Après  ces  mots,  l'armée  assise  tout  entière 
Pleurait,  et  sur  son  front  répandait  la  poussière. 
Jephté  sous  un  manteau  tenait  ses  pleurs  voilés  ; 
Mais,  parmi  les  sanglots,  on  entendit  :  «  Allez.  » 

Elle  inclina  la  tête  et  partit.  Ses  compagnes, 

Comme  nous  la  pleurons,  pleuraient  sur  les  montagnes, 


92  LA    P1LLK    DK   JEPHTti 

Puis  elle  vint  s'offrir  au  couteau  paternel. 
—  Voilà  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël. 


Ecrit  en  1820. 


LA  FEMME  ADULTÈRE 


POEME 


L'adultère  attend  le  soir,  et  se  dit  :  Aucun  tril  ne 
me  verra  ;  cl  il  se  cache  le  visage,  car  la  lumière 
est  pour  lui  comme  la  mort. 

Job,    ch.  XXIX,  v.  15-17. 

« 


«  Mon  lit  est  parfumé  d'aloès  et  de  myrrhe  ; 
»  L'odorant  einnamome  et  le  nard  de  Palmyre 
»  Ont  chez  moi  de  l'Egypte  embaumé  les  tapis. 
»  J'ai  placé  sur  mon  front  et  l'or  et  le  lapis; 
»  Venez,  mon  bien-aimé,  m' enivrer  de  délices 
»  Jusqu'à  l'heure  où  le  jour  appelle  aux  sacrifices  : 


06  LA    FEMME    ADULTÈRE 

»  Aujourd'hui  que  l'époux  n'est  plus  dans  la  cité, 

»  Au  nocturne  bonheur  soyez  donc  invité  ; 

»  11  est  allé  bien  loin.  »  —  C'était  ainsi,  dans  l'ombre, 

Sur  les  toits  aplanis  et  sous  l'oranger  sombre, 

Qu'une  femme  parlait,  et  son  bras  abaissé 

Montrait  la  porte  étroite  à  l'amant  empressé. 

11  a  franchi  le  seuil  où  le  cèdre  s'entr' ouvre, 

Et  qu'un  verrou  secret  rapidement  recouvre  ; 

Puis  ces  mots  ont  frappé  le  cyprès  des  lambris  : 

«  Voilà  ces  yeux  si  purs  dont  mes  yeux  sont  épris  ! 

«  Votre  front  est  semblable  au  lis  de  la  vallée, 

«  De  vos  lèvres  toujours  la  rose  est  exhalée  : 

«  Que  votre  voix  est  douce  et  douces  vos  amours  ! 

«  Oh  !  quittez  ces  colliers  et  ces  brillants  atours  !  » 

—  Non  ;  ma  main  veut  tarir  cette  humide  rosée 
Que  l'air  sur  vos  cheveux  a  longtemps  déposée  : 
C'est  pour  moi  que  ce  front  s'est  glacé  sous  la  nuit  ! 

—  «  Mais  ce  cœur  est  brûlant,  et  l'amour  l'a  conduit. 
«  Me  voici  devant  vous,  ô  belle  entre  les  belles  ! 

«  Qu'importent  les  dangers?  que  sont  les  nuits  cruelles 

«  Quand  du  palmier  d'amour  le  fruit  va  se  cueillir, 

«  Quand  sous  mes  doigts  tremblants  je  le  sens  tressaillir?  » 


LA    FEMME    ABULTERE  Iti 

—  Uui...  Mais  d'où  vient  ce  cri,  puis  ces  pas  sur  la  pierre. 

—  «  C'est  un  des  fils  d'Aaron  qui  sonne  la  prière. 
»  Et  quoi  !  vous  palissez  !  Que  le  feu  du  baiser 

»  Consume  nos  amours  qu'il  peut  seul  apaiser, 
»  Qu'il  vienne  remplacer  cette  crainte  farouche, 
»  Et  fermer  au  refus  la  pourpre  de  ta  bouche  î...  » 
On  n'entendit  plus  rien,  et  les  feux  abrégés 
Dans  les  lampes  d'airain  moururent  négligés. 


Quand  le  soleil  levant  embrasa  la  campagne 
Et  les  verts  oliviers  de  la  sainte  montagne, 
À  cette  heure  paisible  où  les  chameaux  poudreux 
Apportent  du  désert  leur  tribut  aux  Hébreux  ; 
Tandis  que  de  sa  tente  ouvrant  la  blanche  toile, 
Le  pasteur  qui  de  l'aube  a  vu  pâtir  l'étoile 
Appelle  sa  famille  au  lever  solennel, 
Et  salue  en  ses  chants  lo  jour  et  ['Éternel; 


Ht»  I.  \    IKMMK    A  U  U  LT  K  I'.  K 

Le  séducteur,  content  du  succès  de  son  crime, 

Fuit  l'ennui  des  plaisirs  et  sa  jeune  victime. 
Seule,  elle  reste  assise,  et  son  front  sans  couleur 
Du  remords  qui  s'approche  a  déjà  la  pâleur  ; 
Elle  vent  retenir  cette  nuit,  sa  complice, 
Et  la  première  aurore,  et  son  premier  supplice  : 
Elle  vit  tout  ensemble  et  la  faute  et  le  lieu, 
S'étonna  d'elle-même  et  douta  de  son  Dieu. 
Elle  joignit  les  mains,  immobile  et  muette, 
Ses  yeux  toujours  fixés  sur  la  porte  secrète  ; 
Et  semblable  à  la  mort,  seulement  quelques  pleurs 
Montraient  encor  sa  vie  en  montrant  ses  douleurs. 
Telle  Sodome  a  vu  cette  femme  imprudente 
Frappée  au  jour  où  Dieu  versa  la  pluie  ardente, 
Et  brûlant  d'un  seul  feu  deux  peuples  détestés, 
Éteignit  leurs  palais  dans  des  flots  empestés  : 
Elle  voulut,  bravant  la  céleste  défense, 
Voir  une  fois  encor  les  lieux  de  son  enfance, 
Ou  peut-être,  écoutant  un  cœur  ambitieux, 
Surprendre  d'un  regard  le  grand  secret  des  cieux  ; 
Mais  son  pied  tout  à  coup,  à  la  fuite  inhabile, 
Se  fixe,  elle  pâlit  sous  un  sel  immobile, 


LA    FEMME   ADULTÈRE  97 

Et  le  juste  vieillard,  en  marchant  vers  Ségor, 
N'entendit  plus  ses  pas  qu'il  écoutait  encor. 


Tel  est  le  front  glacé  de  la  Juive  infidèle. 

Mais  quel  est  cet  enfant  qui  parait  auprès  d'elle? 

11  voit  des  pleurs,  il  pleure,  et,  d'un  geste  incertain, 

Demande,  comme  hier,  le  baiser  du  matin. 

Sur  ses  pieds  chancelants  il  s'avance,  et,  timide, 

De  sa  mère  ose  enfin  presser  la  joue  humide. 

Qu'un  baiser  serait  doux  !  elle  veut  l'essayer  ; 

Mais  l'époux,  dans  le  fi's,  la  revient  effrayer; 

Devant  ce  lit,  ces  murs  et  ces  voûtes  sacrées, 

Du  secret  conjugal  encore  pénétrées, 

Où  vient  de  retentir  un  amour  criminel, 

Hélas  !  elle  rougit  de  l'amour  maternel, 

Et  tremble  de  poser,  dans  cette  chambre  austère, 

Sur  une  bouche  pure  une  lèvre  adultère. 


1)8  LA  F  £  AI  ME   ADULTÈRE 

Elle  voulut  parler,  mais  les  sons  de  sa  voix, 
Sourds  et  demi-formés,  moururent  à  la  fois, 
Et  sa  parole  éteinte  et  vaine  fut  suivie 
D'un  soupir  qui  sembla  le  dernier  de  sa  vie. 
Elle  repousse  a  ors  son  enfant  étonné, 
Tant  la  honte  a  rempli  son  cœur  désordonné  ! 
Elle  entr'ouvre  le  seuil,  mais  là  tombe  abattue, 
Telle  que  de  sa  base  une  blanche  statue. 


Ce  jour-là,  des  remparts,  on  voyait  revenir 

Un  voyageur  parti  pour  la  ville  de  Tyr. 

Sa  suite  et  ses  chevaux  montraient  son  opulence; 

Guidés  nonchalamment  par  le  fer  d'une  lance, 

Fléchissaient  sous  leur  poids,  et  l'onagre  rayé, 

Et  l'indolent  chameau,  par  son  guide  effrayé  ; 

Et  douze  serviteurs,  suivant  l'étroite  voie, 

Courbaient  leurs  fronts  brûlés  sous  la  pourpre  et  la  soie  ; 


LA  FEMME  ADULTÈRE  99 

Et  le  maître  disait  :  «  Maintenant  Sépliora 

Cherche  dans  l'horizon  si  l'époux  reviendra; 

Elle  pleure,  elle  dit  :  «  11  est  bien  loin  encore  ! 

»  Des  feux  du  jour  pourtant  le  désert  se  colore  ! 

»  Et  du  côté  de  Tyr  je  ne  l'aperçois  pas.  » 

Mais  elle  va  courir  au-devant  de  mes  pas; 

Et  je  dirai  :  «  Tenez,  livrez-vous  à  la  joie! 

»  Ces  présents  sont  pour  vous,  et  la  pourpre  et  la  soie, 

»  Et  les  moelleux  tapis,  et  l'ambre  précieux, 

»  Et  l'acier  des  miroirs  que  souhaitaient  vos  yeux.  » 

Voilà  ce  qu'il  disait,  et  de  Sion  la  sainte 

Traversait  à  grands  pas  la  tortueuse  enceinte. 


IV 


Tout  Juda  cependant  aux  fêtes  introduit, 
Vers  le  temple,  en  courant,  se  pressait  à  grand  bruit  : 
Les  vieillards,  les  enfants,  les  femmes  affligées, 
Dans  les  longs  repentirs  et  les  larmes  plongées, 


JOO  I.A   FKMME  A'D'ULTERIil 

Et  celles  que  frappait  un  mal  secret  et  lent, 
Et  l'aveugle  aux  longs  cris,  et  le  boiteux  tremblant, 
Et  le  lépreux  impur,  le  dégoût  de  la  terre, 
Tous,  de  leurs  maux  guéris  racontant  le  mystère, 
Aux  pieds  de  leur  Sauveur  l'adoraient  prosternés. 
Lui,  né  dans  les  douleurs,  roi  des  infortunés, 
D'une  féconde  main  prodiguait  les  miracles, 
Et  de  sa  voix  sortait  une  source  d'oracles  : 
De  la  vie  avec  l'homme  il  partageait  l'ennui, 
Venait  trouver  le  pauvre  et  s'égalait  à  lui. 
Quelques  hommes,  formés  à  sa  divine  école, 
Nés  simples  et  grossiers,  mais  forts  de  sa  parole, 
Le  suivaient  lentement,  et  son  front  sérieux 
Portait  les  feux  divins  en  bandeau  glorieux. 


Par  ses  cheveux  épars  une  femme  entraînée, 
Qu'entoure  avec  clameur  la  foule  déchaînée, 


I.  V    FKMMK    A  1)1  LTÊRE  101 

Parait  :  ses  yeux  brûlants  au  Ciel  sont  dirigés, 

Ses  yeux,  car  de  longs  fers  ses  bras  nus  sont  chargés. 

Devant  le  Fils  de  l'Homme  on  l'amène  en  tumulte  ; 

Puis,  provoquant  l'erreur  et  méditant  l'insulte, 

Les  Scribes  assemblés  s'avancent,  et  l'un  d'eux  : 

«  Maître,  dit-il,  jugez  de  ce  péché  hideux  ; 

»  Cette  femme  adultère  est  coupable  et  surprise  : 

»  Que  doit  faire  Israël  de  la  loi  de  Moïse?  » 

Et  l'épouse  infidèle  attendait,  et  ses  yeux 

Semblaient  chercher  encor  quelqu'autre  dans  ces  lieux  . 

Et,  la  pierre  à  la  main,  la  foule  sanguinaire 

S'appelait,  la  montrait  :  «  C'est  la  femme  adultère  ! 

»  Lapidez-la  :  déjà  le  séducteur  est  mort  !  » 

Et  la  femme  pleura.  —  Mais  le  juge  d'abord  : 

«  Qu'un  homme  d'entre  vous,  dit-il,  jette  une  pierre 

»  S'il  se  croit  sans  péché,  qu'il  jette  la  première.  » 

Il  dit,  et  s'écartant  des  mobiles  Hébreux, 

Apaisés  par  ces  mots  et  déjà  moins  nombreux, 

Son  doigt  mystérieux,  sur  l'arène  légère, 

Écrivait  une  langue  aux  hommes  étrangère, 

En  caractères  saints  dans  le  Ciel  retracés... 

Quand  il  s^  releva,  tous  s'étaient  dispersés. 

Écrit  on  1S19, 


LE    BAIN 


FRAGMENT    D'UN     POÈME    D  E     S  V  7.  A  N  N  E 


C'était  près  d'une  source  à  l'onde  pure  et  sombre. 
Le  large  sycomore  y  répandait  son  ombre  : 
Là,  Suzanne,  cachée  aux  deux  déjà  brûlants. 
Suspend  sa  rêverie  et  ses  pas  indolents, 


104  tP   HAIN 

Sur  une  jeune  enfant,  que  son  amour  protège, 

S'appuie,  et  sa  voix  douce  appelle  le  cortège 

Des  filles  de  Juda,  de  Gad  et  de  Ruben 

Qui  doivent  la  servir  et  la  descendre  au  bain  ; 

Et  toutes  à  l'cnvi,  rivales  attentives, 

Détachent  sa  parure  entre  leurs  mains  actives. 

L'une  ôte  la  tiare  où  brille  le  saphir 

Dans  l'éclat  arrondi  de  l'or  poli  d'Ophir  ; 

Aux  cheveux  parfumés  dérobe  leurs  longs  voiles, 

Et  la  gaze  brodée  en  tremblantes  étoiles  ; 

La  perle,  sur  son  front  enlacée  en  bandeau, 

Ou  pendante  à  l'oreille  en  mobile  fardeau  ; 

Les  colliers  de  rubis,  et,  par  des  bandelettes, 

L'ambre  au  cou  suspendu  dans  l'or  des  cassolettes. 

L'autre  fait  succéder  les  tapis  préparés 

Aux  cothurnes  étroits  dont  ses  pieds  sont  parés  ; 

Et,  puisant  l'eau  du  bain,  d'avance  elle  en  arrose 

Leurs  doigts  encore  empreints  de  santal  et  de  rose. 

Puis,  tandis  que  Suzanne  enlève  lentement 

Les  anneaux  de  ses  mains,  son  plus  cher  ornement, 

Libres  des  nœuds  dorés  dont  sa  poitrine  est  ceinte, 

Dégagés  des  lacets,  le  manteau  d'hyacinthe, 


LE   BAI  M  10:» 

Et  le  lin  pur  et  blanc  comme  la  fleur  du  lis, 

Jusqu'à- ses  chastes  pieds  laissent  couler  leurs  plis. 

Qu'elle  fut  belle  alors?  Une  rougeur  errante 

Anima  de  son  front  la  blancheur  transparente  ; 

Car,  sous  l'arbre  oà  du  jour  vient  s'éteindre  l'ardeur, 

Un  œil  accoutumé  blesse  encore  sa  pudeur  ; 

Mais,  soutenue  enfin  par  une  esclave  noire, 

Dans  un  cristal  liquide  on  croirait  que  l'ivoire 

Se  plonge,  quand  son  corps,  sous  l'eau  même  éclairé, 

Du  ruisseau  pur  et  frais  touche  le  fond  doré. 


Knït  en  182 1 


ANTIQUITE     HOMERIQUE 


A   M.   SOUMET 


Al/TEIR  I)F.  CLYTEMNESTRE   ET   DE  SAI'l. 


LE     SOMNAMBULE 


F>  0  I'.  M  E 


0]&a  ô's  Tckyyâç  tc/.gÔz,  Y.apdLaç  céôev, 
Ev&qvgu.  yàp  fBiiV  optaairtv  ).ai«roûvêT5U , 

Ev    yy.kpr/.rjz   y.otp     V.TVprj<7'M~OÇ    SpQTOiV. 
Kr.T'/^j'/.OÇ 

Voyez,  en  esprit,  ces  blessures  :  l'esprit,  quand 
on  dort,  a  «les  yeux,  et  quand  on  veille  il  ost 
aveugle.  Eschyle. 


«  Déjà,  mon  jeune  époux?  Quoi!  l'aube  paraît-elle? 
Non;  la  lumière,  au  fond  de  l'albâtre,  étincelle 
Blanche  et  pure,  et  suspend  son  jour  mystérieux  ; 
La  nuit  règne  profonde  et  noire  dans  les  eietix. 
Vois,  la  clepsydre  encor  n'a  pas  versé  trois  heures  ; 
Dors  près  de  ta  Néra,  sous  nos  chastes  demeures; 


108  LE   SOMNAMIilLK 

Viens,  dors  près  de  mon  sein.  »  Mais  lui,  furtif  et  lent, 
Descend  du  lit  d'ivoire  et  d'or  étincelant. 
Il  va,  d'un  pied  prudent,  chercher  la  lampe  errante, 
Dont  il  garde  lej  feux  dans  si  main  transparente, 
Son  coips  blanc  est  sans  voile,  il  marche  pas  à  pas, 
L'œil  ouvert,  immobile,  et  murmurant  tout  bas  : 


«  Je  la  vois,  la  parjure...  interrompez  vos  fêtes, 
Aux  Mânes  un  autel...  des  cyprès  sur  vos  tètes... 
Ouvrez,  ouvrez  la  tombe...  Allons...  Qui  descendra?  » 
Cependant,  à  genoux  et  tremblante,  Néra, 
Ses  blonds  cheveux  épars,  se  traîne.  «  —  Arrête,  écoute, 
Arrête,  ami  ;  les  Dieux  te  poursuivent,  sans  doute  ; 
Au  nom  de  la  pitié,  tourne  tes  yeux  sur  moi  : 
Vois,  c'est  moi,  ton  épouse  en  larmes  devant  toi  ; 
Mais  tu  fuis  ;  par  tes  cris  ma  voix  est  étouffée  ! 
Phœbé,  pardonnez-lui  ;  pardonne-lui,  Morphée.  » 


L»E    SOM.NAMliULK  109 


—  «  J'irai...  je  frapperai...  le  glaive  est  dans  nia  main; 
Tous  les  deux...  Pollion...  c'est  un  jeune  Romain... 
11  ne  résiste  pas.  Dieux!  qu'il  est  faible  encore! 
D'un  blond  duvet  sa  joue  à  peine  se  décore, 
L'amour  a  couronné  ce  luxe  éblouissant... 
Écartez  ce  manteau,  je  ne  vois  pas  le  sang.  » 


Mais  elle  :  «  0  mon  amant!  compagnon  de  ma  vie! 
Des  foyers  maternels  si  ton  char  m'a  ravie 
Tremblante,  mais  complice,  et  si  nos  vœux  sacrés 
Ont  fait  luire  à  l'Hymen  des  feux  prématurés, 


110  bB    SOMNAMBULE 

Par  cette  sainte  amour  nouvellement  jurée, 

Par  L'antique  Vesta,  par  l'immortelle  Rhée 

Dont  j'embrasse  l'autel,  jamais  nulle  autre  ardeur 

De  mes  pieux  serments  n'altéra  la  candeur  : 

Non,  jamais  Pénélope,  à  l'aiguille  pudique, 

Plus  chaste  n'a  vécu  sous  la  foi  domestique. 

Pollion,  quel  est-il?  »  —  «  Je  tiens  tes  longs  cheveux... 

Je  dédaigne  tes  pleurs  et  tes  tardifs  aveux, 

Corinne,  tu  mourras...  »  —  «  Ce  n'est  pas  moi!  Ma  mère, 

Une  m'a  point  aimée!  Oh!  ta  sainte  colère 

A  comme  un  Dieu  vengeur  poursuivi  nos  amours  ! 

Que  n'ai-je  cru  ma  mère,  et  ses  prudents  discours? 

Je  ne  détourne  plus  ta  sacrilège  épée  ; 

Tiens,  frappe,  j'ai  vécu,  puisque  tu  m'as  trompée... 

...Ah!  cruel!...  mon  sang  coule!...  Ah!  reçois  mes  adieux; 

Puisses-tu  ne  jamais  t' éveiller!  »  —  «  Justes  Dieux!  » 


Écrit  en  1819. 


LA  DRYADE 


IDYLLE 


I)  A  N  S      LE      GOUT     DE     T  II  K  U  C  11  I  T  E 


ïlp&TQV  tzèv  zùyrj  7rpgffêsuw  BiniM 
Tyjv  7T|0&jTdiaavTtv  raï'/v.. 
SéSea  c^s  Nûjxyaç. . . 

Honorons  d'abord  la  Terre,   qui,  la  première 

entre  les  Dieux,  rendit  ici  les  oracles... 
J'adore  aussi  les  Nymphes. 

Eschyle. 


Vois-tu  ce  vieux  tronc  d'arbre  aux  immenses  racines? 

Jadis  il  s'anima  de  paroles  divines  ; 

Mais  par  les  noirs  hivers  le  chêne  fut  vaincu, 

Et  la  Dryade  aussi,  comme  l'arbre  a  vécu. 

(Car,  tu  le  sais,  berger,  ces  Déesses  fragiles, 

Envieuses  des  jeux  et  des  danses  agiles, 


112  I-  \    DU  YVDK 

Sous  l'écorce  d'un  bois  où  les  fixa  le  sort, 

Reçoivent  avec  lui  la  naissance  et  la  mort.; 

Celle  dont  la  présence  enflamma  ces  bocages 

Répondait  aux  pasteurs  du  sein  des  verts  feuillages, 

Et  par  des  bruits  secrets,  mélodieux  et  sourds, 

Donnait  le  prix  du  chant  ou  jugeait  les  amours. 

Bathylle  aux  blonds  cheveux,  Ménalque  aux  noires  tresses, 

Un  jour  lui  racontaient  leurs  rivales  tendresses. 

L'un  parait  son  front  blanc  de  myrte  et  de  lotus  ; 

L'autre,  ses  cheveux  bruns  de  pampres  revêtus, 

Offrait  à  la  Dryade  une  coupe  d'argile; 

Et  les  roseaux  chantants  enchaînés  par  Bathylle, 

Ainsi  que  le  dieu  Pan  l'enseignait  aux  mortels, 

S'agitaient,  suspendus  aux  verdoyants  autels. 

J'entendis  leur  prière,  et  de  leur  simple  histoire 

Les  Muses  et  le  temps  m'ont  laissé  la  mémoire. 


MENALQUE. 


0  Déesse  propice  !  écoute,  écoute-moi  î 

Les  Faunes,  les  S^lvains  dansent  autour  de  toi, 


LA    BRYADE  lia 

puand  Bacchus  a  reçu  leur  bruyant  sacrifice, 

Ombrage  mes  amours,  ô  Déesse  propice  ! 

BATIIYLLE. 

Dryade  du  vieux  chêne,  écoute  mes  aveux  ! 
Les  vierges,  le  matin,  dénouant  leurs  cheveux, 
Quand  du  brûlant  amour  la  saison  est  prochaine, 
T'adorent;  je  t'adore,  ô  Dryade  du  chêne! 

MENA  loue. 

Que  Liber  protecteur,  père  des  longs  festins, 
Entoure  de  ses  dons  tes  champêtres  destins, 
Et  qu'en  écharpe  d'or  la  vigne  tortueuse 
Serpente  autour  de  toi,  fraîche  et  voluptueuse. 

BATIIYLLE. 

Que  Vénus  te  protège  et  t'épargne  ses  maux. 
Qu'elle  anime,  au  printemps,  tes  superbes  rameaux . 


ll'i  LA    DRYADE 

Et  si  de  quelque  amour,  pour  nous  mystérieuse, 
Le  charme  te  liait  à  quelque  jeune  yeuse, 
Que  ses  bras  délicats  et  ses  feuillages  verts 
A  tes  bras  amoureux  se  mêlent  dans  les  airs. 


MENALQUE. 

Ida!  j'adore  Ida,  la  légère  bacchante  : 
Ses  cheveux  noirs,  mêlés  de  grappes  et  d'acanthe, 
Sur  le  tigre,  attaché  par  une  griffe  d'or, 
Roulent  abandonnés;  sa  bouche  rit  encor 
En  chantant  Évoë  ;  sa  démarche  chancelle  ; 
Ses  pieds  nuds,  ses  genoux  que  la  robe  décèle, 
S'élancent,  et  son  œil,  de  feux  étincelant, 
Brille  comme  Phébus  sous  le  signe  brûlant. 


BATHYLLE. 


C'est  tui  que  je  préfère,  ù  toi,  vierge  nouvelle, 
Que  l'heure  du  matin  à  nos  désirs  révèle! 


LA    DRYADE  us 

Quand  la  lune  au  front  pur,  reine  des  nuits  d'été 
Verse  au  gazon  bleuâtre  un  regard  argenté, 

Elle  est  moins  belle  encor  que  ta  paupière  blond*', 
Qu'un  rayon  chaste  et  doux  sous  son  long  voile  inonde. 


MENALQUE. 

Si  le  fier  léopard,  que  les  jeunes  Sylvains 

Attachent  rugissant  au  char  du  Dieu  des  vins, 

Voit  amener  au  loin  l'inquiète  tigresse 

Que  les  Faunes,  troublés  par  la  joyeuse  ivresse, 

N'ont  pas  su  dérober  à  sesjregards  brûlants, 

Il  s'arrête,  il  s'agite,  et  de  ses  cris  roulants 

Les  bois  sont  ébranlés  ;  de  sa  gueule  béante, 

L'écume  coule  à  Ilots  sur  une  langue  ardente  ; 

Furieux,  il  bondit,  il  brise  ses  liens, 

Et  le  collier  d'ivoire  et  les  jougs  phrygiens  : 

Il  part,  et,  dans  les  champs  qu'écrasent  ses  caresses, 

Prodigue  à  ses  amours  de  fougueuses  tendresses. 

Ainsi,  quand  tu  descends  des  cimes  de  nos  bois, 

Ida!  lorsque  j'entends  ta  voix,  ta  jeune  voix, 


116  LA    DRYADE 

Annoncer  par  des  chants  la  fête  bacchanale, 
Je  laisse  les  troupeaux,  la  bêche  matinale, 
Et  la  vigne  et  la  gerbe  où  mes  jours  sont  liés  : 
Je  pars,  je  couis,  je  tombe  et  je  brûle  à  tes  pieds. 


BATHYLLE. 

Quand  la  vive  hirondelle  est  enfin  réveillée, 

Elle  sort  de  l'étang,  encor  toute  mouillée, 

Et,  se  montrant  au  jour  avec  un  cri  joyeux, 

Au  charme  d'un  beau  ciel,  craintive,  ouvre  les  yeux; 

Puis,  sur  le  pâle  saule,  avec  lenteur  voltige, 

Interroge  avec  soin  le  bouton  et  la  tige  ; 

Et  sûre  du  printemps,  alors,  et  de  l'amour, 

Par  des  cris  triomphants  célèbre  leur  retour. 

Elle  chante  sa  joie  aux  rochers,  aux  campagnes, 

Et,  du  fond  des  roseaux  excitant  ses  compagnes  : 

Venez I  dit-elle;  allons!  paraissez,  il  est  temps! 

Car  voici  la  chaleur,  et  voici  le  printemps. 

Ainsi,  quand  je  te  vois,  ô  modeste  bergère  ! 

Fouler  de  tes  pieds  nuds  la  riante  fougère, 


I,.\    DRYADE  11 

J'appelle  autour  do  moi  les  pâtres  nonchalants, 
\  quitter  le  gazon,  selon  mes  vaux,  trop  lents  ; 
Et  cric,  en  te  suivant  dans  ta  course  rebelle  : 
Venez!  oh!  venez  voir  comme  Glycère  est  belle! 

MÉNALQUE 

Un  jour,  jour  de  Bacchus,  loin  des  jeux  égaré, 

Seule  je  la  surpris  au  fond  du  bois  sacré: 

Le  soleil  et  les  vents,  dans  ces  bocages  sombres, 

Des  feuilles  sur  ses  traits  faisaient  flotter  les  ombres; 

Lascive,  elle  dormait  sur  le  thyrse  brisé  ; 

Une  molle  sueur,  sur  son  front  épuisé, 

Brillait  comme  la  perle  en  gouttes  transparentes, 

Et  ses  mains,  autour  d'elle,  et  sous  le  lin  errantes, 

Touchant  la  coupe  vide,  et  son  sein  tour  à  tour. 

Redemandaient  encore  et  Bacchus  et  l'Amour. 

B  \TII  YI.I.K 

Je  vous  adjure  ici,  Nymphes  de  la  Sicile, 

Dont  les  doigts,  sous  des  Heurs,  guident  l'onde  docile; 


lis  I.A    DRYADE 

Vous  reçûtes  ses  dons,  alors  que  sous  nos  bois, 
Rougissante,  elle  vint  pour  la  première  fois. 
Ses  bras  blancs  soutenaient  sur  sa  tète  inclinée 
L'amphore,  œuvre  divine  aux  fêtes  destinée, 
Qu'emplit  la  molle  poire,  et  le  raisin  doré, 
Et  la  pêche  au  duvet  de  pourpre  coloré: 
Des  pasteurs  empressés  l'attention  jalouse 
L'entourait,  murmurant  le  nom  sacré  d'épouse; 
Mais  en  vain:  nul  regard  ne  flatta  leur  ardeur; 
Elle  fut  toute  aux  Dieux  et  toute  à  la  pudeur. 


Ici  je  vis  rouler  la  coupe  aux  flancs  d'argile  ; 
Le  chêne  ému  tremblait,  la  flûte  de  Bathylle 
Brilla  d'un  feu  divin  ;  la  Dryade  un  moment 
Joyeuse,  fit  entendre  un  long  frémissement, 
Doux  comme  les  échos  dont  la  voix  incertaine 
Murmure  la  chanson  d'une  flûte  lointaine. 


Écrit  en  1815, 


A   PIGHALD 


AUTEUR    DE    LÉONIDAS    ET    DE    GUILLAUME    TELL 


SYMÉTHA 


É  L  É  G  I  E 


((  Navire  aux  largos  flancs  de  guirlandes  ornés, 
Aux  Dieux  d'ivoire,  aux  mâts  de  roses  couronnés! 
Oh  !  qu'Éole,  du  moins,,  soit  facile  à  tes  voiles  ! 
Montrez  vos  feux  amis,  fraternelles  étoiles  ! 
Jusqu'au  port  de  Lesbos  guide/  le  nautonnier, 
Et  de  mes  vœux  pour  elle  exauce/  le  dernier  : 


120  SYMI'THA 

Je  vais  mourir,  hélas!  Symétha  s'est  fiée 

\ux  Ilots  profonds;  l'Attique  est  par  elle  oubliée 

Insensée!  elle  fuit  nos  bords  mélodieux, 

Et  les  bois  odorants,  berceaux  des  demi-Dieux, 

Et  les  chœurs  cadencés  dans  les  molles  prairies, 

Et,  sous  les  marbres  frais,  les  saintes  Théories. 

Nous  ne  la  verrons  plus,  au  pied  du  Parthénon, 

Invoquer  Athénée,  en  répétant  son  nom; 

Et,  d'une  main  timide,  à  nos  rites  fidèle, 

Ses  longs  cheveux  dorés,  couronnés  d'asphodèle, 

Consacrer  ou  le  voile,  ou  le  vase  d'argent, 

Ou  la  pourpre  attachée  au  fuseau  diligent, 

0  vierge  de  Lesbos  !  que  ton  île  abhorrée 

S'engloutisse  dans  l'onde  à  jamais  ignorée, 

Avant  que  ton  navire  ait  pu  toucher  ses  bords  ! 

Qu'y  vas-tu  faire?  hélas!  quel  palais,  quels  trésors 

Te  vaudront  notre  amour?  Vierge,  qu'y  vas-tu  faire? 

N'es-tu  pas  Lesbienne,  à  Lesbos  étrangère  ? 

Athène  a  vu  longtemps  s'accroître  ta  beauté, 

Et,  depuis  que  trois  fois  t'éclaira  son  été, 

Ton  front  s'est  élevé  jusqu'au  front  de  ta  mère  ; 

Ici,  loin  des  chagrins  de  ton  enfance  amère, 


SYMKTHA  121 

Les  Muses  t'ont  souri.  Les  doux  (liants  de  ta  voix 
Sont  nés  Athéniens;  c'est  ici,  sous  nos  bois, 
Que  l'amour  t'enseigna  le  joug  que  tu  m'imposes; 
Pour  toi  mon  seuil  joyeux  s'est  revêtu  de  roses. 


«  Tu  pars  ;  et  cependant  m'as-tu  toujours  haï, 
Symétha?  Non,  ton  cœur  quelquefois  t'est  trahi; 
Car,  lorsqu'un  mot  flatteur  abordait  ton  oreille, 
La  pudeur  souriait  sur  ta  lèvre  vermeille  : 
Je  l'ai  vu,  ton  sourire  aussi  beau  que  le  jour  ; 
Et  l'heure  du  sourire  est  l'heure  de  l'amour. 
Mais  le  flot  sur  le  flot  en  mugissant  s'élève, 
Et  voile  à  ma  douleur  le  vaisseau  qui  t'enlève. 
C'en  est  fait,  et  mes  pieds  déjà  sont  chez  les  morts  ; 
Va,  que  Vénus  du  moins  t'épargne  le  remords  : 
Lie  un  nouvel  hymen!  va  ;  pour  moi,  je  succombe  ; 
Un  jour,  d'un  pied  ingrat  tu  fouleras  ma  tombe, 
Si  le  destin  vengeur  te  ramène  en  ces  lieux. 
Ornés  du  monument  de  tes  cruels  adieux.  » 


22  SYMÛTHA 


—  Dans  le  port  du  Pirée,  un  jour  fut  entendue 
Cette  plainte  innocente,  et  cependant  perdue  ; 
Car  la  vierge  enfantine,  auprès  des  matelots, 
Admirait  et  la  rame,  et  l'écume  des  flots  ; 
Puis,  sur  la  haute  poupe  accourue  et  couchée, 
Saluait,  dans  la  mer,  son  image  penchée, 
Et  lui  jetait  des  fleurs  et  des  rameaux  flottants, 
Et  riait  de  leur  chute  et  les  suivait  longtemps  ; 
Ou,  tout  à  coup  rêveuse,  écoutait  le  Zéphire, 
Qui,  d'une  aile  invisible,  avait  ému  sa  lyre. 


Ecrit  en  1815. 


LE  BAIN 


DrUNE    DAME    ROMAINE 


Une  Esclave  d'Egypte,  au  teint  luisant  et  noir, 
Lui  présente,  h  genoux,  l'acier  pur  du  miroir  ; 
Pour  nouer  ses  cheveux,  une  Vierge  de  Grèce 
Dans  le  compas  d'Isis  unit  leur  double  tresse  ; 
Sa- tunique  est  livrée  aux  Femmes  de  M  ilôt," 
Et  ses  pieds  sont  lavés  dans  un  vase  de  lait. 


1  n  LE    1)  A I  N    1)  '  H  N  K    D  A  _M  E    l\ 0 M  A 1 N  R 

Dans  l'ovale  d'un  marbre  aux  veines  purpurines 
L'eau  rose  la  reçoit  ;  puis  les  Filles  latines, 
Sur  ses  bras  indolents  versant  de  doux  parfums, 
Voilent  d'un  jour  trop  vif  les  rayons  importuns, 
Et  sous  les  plis  épais  de  la  robe  onctueuse 
La  lumière  descend  molle  et  voluptueuse  : 
Quelques-unes,  brisant  des  couronnes  de  fleurs, 
D'une  hâtive  main  dispersent  leurs  couleurs, 
Et,  les  jetant  en  pluie  aux  eaux  de  la  fontaine, 
De  débris  embaumés  couvrent  leur  souveraine, 
Qui,  de  ses  doigts  distraits  touchant  la  lyre  d'or, 
Pense  au  jeune  Consul,  et,  rêveuse,  s'endort. 


Le  20  mai  1817. 


LIVRE  MODERNE 


DOLORIDA 


POÈME 


Yo  amo  nias  a  ta  umor  que  a  ta  vida 
PROV.    ESPAGNOL 

J'aime  mieux  ton  amour  que  ta  vie. 


Est-ce  la  Volupté  qui,  pour  ses  doux  mystères, 
Furtive,  a  rallumé  ces  lampes  solitaires? 
La  gaze  et  le  cristal  sont  leur  pâle  prison. 
Aux  souffles  purs  d'un  soir  de  l'ardente  saison 
S'ouvre  sur  le  balcon  la  moresque  fenêtre  ; 
Une  aurore  imprévue  à  minuit  semble  naître, 


128  DOLOIWDA 

Quand  la  lune  apparaît,  quand  ses  gerbes  d'argent 
Font  pâlir  les  lueurs  du  feu  rose  et  changeant  ; 
Les  deux  clartés  à  l'œil  offrent  partout  leurs  pièges, 
Caressent  mollement  le  velours  bleu  des  sièges, 
La  soyeuse  ottomane  où  le  livre  est  encor, 
La  pendule  mobile  entre  deux  vases  d'or, 
La  Madone  d'argent,  sous  deux  roses  cachée, 
Et  sur  un  lit  d'azur  une  beauté  couchée. 


Oh!  jamais  dans  Madrid  un  noble  cavalier 
Ne  verra  tant  de  grâce  à  plus  d'art  s'allier  ; 
Jamais  pour  plus  d'attraits,  lorsque  la  nuit  commence, 
N'a  frémi  la  guitare  et  langui  la  romance  ; 
Jamais  dans  nulle  église  on  ne  vit  plus  beaux  yeux 
Des  grains  du  chapelet  se  tourner  vers  les  cieux  ; 
Sur  les  mille  degrés  du  vaste  amphithéâtre 
On  n'admira  jamais  plus  belles  mains  d'albâtre 


1)01, OUI)  \  120 


Sous  la  mantille  noire  et  ses  paillettes  d'or, 
applaudissant,  de  loin,  l'adroit  Toréador. 


Mais,  ô  vous  !  qu'en  secret  nulle  œillade  attentive 
Dans  ses  rayons  brillants  ne  chercha  pour  captive, 
Jeune  foule  d'amants,  Espagnols  à  l'œil  noir, 
Si  sous  la  perle  et  l'or  vous  l'adoriez  le  soir, 
Qui  de  vous  ne  voudrait  (dût  la  dague  andalouse 
Le  frapper  au  retour  de  sa  pointe  jalouse) 
Prosterner  ses  baisers  sur  ces  pieds  découverts, 
Ce  col,  ce  sein  d'albâtre,  à  l'air  nocturne  ouverts, 
Et  ces  longs  cheveux  noirs  tombant  sur  son  épaule, 
Comme  tombe  à  ses  pieds  le  vêtement  du  saule? 


30  DO  L  0  1'.  Il)  A 


Dolorida  n'a  plus  que  ce  voile  incertain 

Le  premier  que  revêt  le  pudique  matin 

Et  le  dernier  rempart  que,  dans  sa  nuit  folâtre, 

L'amour  ose  enlever  d'une  main  idolâtre. 

Ses  bras  nuds  à  sa  tète  offrent  un  mol  appui, 

iMais  ses  yeux  sont  ouverts,  et  bien  du  temps  a  fui 

Depuis  que,  sur  l'émail,  dans  ses  douze  demeures, 

Ils  suivent  ce  compas  qui  tourne  avec  les  heures. 

Que  fait-il  donc  celui  que  sa  douleur  attend? 

Sans  doute  il  n'aime  pas,  celui  qu'elle  aime  tant. 

A  peine  chaque  jour  l'épouse  délaissée 

Voit  un  baiser  distrait  sur  sa  lèvre  empressée 

Tomber  seul,  sans  l'amour;  son  amour  cependant 

S'accroît  par  les  dédains  et  souffre  plus  ardent. 


Près  d'un  constant  époux,  peut-être,  ô  jeune  femme 
Quelque  infidèle  espoir  eût  égaré  ton  âme  ; 


DOLORIDA  )31 

Car  l'amour  d'une  femme  est  semblable  à  L'enfant 
Qui,  las  de  ses  jouets,  les  brise  triomphant, 
Foule  d'un  pied  volage  une  rose  immobile, 
Et  suit  l'insecte  ailé  qui  luit  sa  main  débile. 


Pourquoi  Dolorida  seule  en  ce  grand  palais, 
Où  l'on  n'entend,  ce  soir,  ni  le  pied  des  valets, 
Ni,  dans  la  galerie  et  les  corridors  tristes, 
Les  enfantines  voix  des  vives  caméiïstes? 


Trois  heures  cependant  ont  lentement  sonné  ; 
La  voix  du  temps  est  triste  au  cœur  abandonné  ; 
Ses  coups  y  réveillaient  la  douleur  de  l'absence, 
Et  la  lampe  luttait  ;  sa  flamme  sans  puissance 
Décroissait  inégale,  et  semblait  un  mourant 
Qui  sur  la  vie  encor  jette  un  regard  errant. 


132  DOLOIUDA 

A  ses  yeux  fatigués  tout  se  montre  plus  sombre, 
Le  crucifix  penché  semble  agiter  son  ombre  ; 
Un  grand  froid  la  saisit  ;  mais  les  fortes  douleurs 
Ignorent  les  sanglots,  les  soupirs  et  les  pleurs  : 
Elle  ^este  immobile,  et,  sous  un  air  paisible, 
Mord,  d'une  dent  jalouse,  une  main  insensible. 


Que  le  silence  est  long  !  Mais  on  entend  des  pas  ; 
La  porte  s'ouvre,  il  entre  :  elle  ne  tremble  pas  ! 
Elle  ne  tremble  pas,  à  sa  pâle  figure 
Qui  de  quelque  malheur  semble  traîner  l'augure  ; 
Elle  voit  sans  effroi  son  jeune  époux,  si  beau, 
Marcher  jusqu'à  son  lit  comme  on  marche  au  tombeau. 
Sous  les  plis  du  manteau  se  courbe  sa  faiblesse  ; 
Même  sa  longue  épée  est  un  poids  qui  le  blesse. 
Tombé  sur  ses  genoux,  il  parle  à  demi-voix  : 


DO  L  OUI  F>  A  133 

«  —  Je  viens  te  dire  adieu  ;  je  me  meurs,  tu  le  vois, 
Dolorida,  je  meurs!  Une  flamme  inconnue, 
Errante,  est  dans  mon  sang  jusqu'au  cœur  parvenue. 
Mes  pieds  sont  froids  et  lourds,  mon  œil  est  obscurci  ; 
Je  suis  tombé  trois  fois  en  revenant  ici. 
Mais  je  voulais  te  voir  ;  mais  quand  l'ardente  fièvre 
Par  des  frissons  brûlants  a  fait  trembler  ma  lèvre, 
J'ai  dit  :  Je  vais  mourir  ;  que  la  fin  de  mes  jours 
Lui  fasse  au  moins  savoir  qu'absent  j'aimais  toujours. 
Alors  je  suis  parti  ne  demandant  qu'une  heure 
Et  qu'un  peu  de  soutien  pour  trouver  ta  demeure. 
Je  me  sens  plus  vivant  à  genoux  devant  toi. 


Pourquoi  mourir  ici,  quand  vous  viviez  sans  moi? 


\3li  DOLORÏDA 

—  0  cœur  inexorable!  oui,  tu  fus  offensée! 

Mais  écoute  mon  souffle,  et  sens  ma  main  glacée  ; 

Mens  toucher  sur  mon  front  cette  froide  sueur. 

Du  trépas  dans  mes  yeux  vois  la  terne  lueur. 

Donne,  oh!  donne  une  maiir;  dis  mon  nom.  Fais  entendre 

Quelque  mot  consolant,  s'il  ne  peut  être  tendre. 

Des  jours  qui  m'étaient  dus  je  n'ai  pas  la  moitié  ; 

Laisse  en  aller  mon  àme  en  rêvant  ta  pitié  ! 

Hélas!  devant  !a  mort  montre  un  peu  d'indulgence! 


La  mort  n'est  que  la  mort  et  n'est  pas  la  vengeance. 


—  0  Dieux  !  si  jeune  encor  !  tout  son  cœur  endurci  ! 
Qu'il  t'a  fallu  souffrir  pour  devenir  ainsi  ! 
Tout  mon  crime  est  empreint  au  fond  de  ton  langage, 
Faible  amie,  et  ta  force  horrible  est  mon  ouvrage. 
Mais  viens,  écoute-moi,  viens,  je  mérite  et  veux 
Que  ton  àme  apaisée  entende  mes  aveux. 


DOLOliiDA  135 

Je  jure,  et  tu  le  vois,  en  expirant,  ma  bouche 

Jure  devant  ce  Christ  qui  domine  ta  couche, 

Et  si  par  leur  faiblesse  ils  n'étaient  pas  liés, 

Je  lèverais  mes  bras  jusqu'au  sang  de  ses  pieds  ; 

Je  jure  que  jamais  mon  amour  égarée 

N'oublia  loin  de  toi  ton  image  adorée; 

L'infidélité  même  était  pleine  de  toi, 

Je  te  voyais  partout  entre  ma  faute  et  moi, 

Et  sur  un  autre  cœur  mon  cœur  rêvait  tes  charmes 

Plus  touchants  par  mon  crime  et  plus  beaux  par  tes  larmes. 

Séduit  par  ces  plaisirs  qui  durent  peu  de  temps, 

Je  fus  bien  criminel;  mais,  hélas!  j'ai  vingt  ans. 


T'a-t-elle  vu  pâlir  ce  soir  dans  tes  souffrances? 


—  J'ai  vu  son  désespoir  passer  tes  espérances. 
Oui,  sois  heureuse,  elle  a  sa  part  dans  nos  douleurs; 


186  D0L01UDA 

Quand  j'ai  crié  ton  nom  elle  a  versé  des  pleurs  ; 
Car  je  ne  sais  quel  mal  circule  dans  mes  veines  ; 
Mais  je  t'invoquais  seule  avec  des  plaintes  vaines, 
J'ai  cru  d'abord  mourir  et  n'avoir  pas  le  temps 
D'appeler  ton  pardon  sur  mes  derniers  instants. 
Oh ï  parle;  mon  cœur  fuit;  quitte  ce  dur  langage  ; 


Qu'un  regard...  Mais  quel  est  ce  blanchâtre  breuvage 
Que  tu  bois  à  longs  traits  et  d'un  air  insensé? 


—  Le  reste  du  poison  qu'hier  je  t'ai  versé, 


Ecrit  en  1823,  dons  los  Pyrénées. 


LE   MALHEUR 


Suivi  du  Suicide  impie, 
A  travers  les  pâles  cités, 
Le  Malheur  rôde,  il  nous  épie, 
Près  de  nos  seuils  épouvantés. 
Alors  il  demande  sa  proie  ; 
La  jeunesse,  au  sein  de  la  joie, 
L'entend,  soupire  et  se  flétrit  ; 
Comme  au  temps  où  la  feuille  tombe, 
Le  vieillard  descend  dans  la  tombe, 
Privé  du  feu  qui  le  nourrit. 


[&  LE    MALHEUR 

Où  fuir?  Sur  le  seuil  de  ma  porto 
Lo  Malheur,  un  jour,  s'est  assis  ; 
Et  depuis  ce  jour  je  l'emporte 
A  travers  mes  jours  obscurcis. 
Au  soleil,  et  dans  les  ténèbres, 
En  tous  lieux  ses  ailes  funèbres 
Me  couvrent  comme  un  noir  manteau  ; 
De  mes  douleurs  ses  bras  avides 
M'enlacent;  et  ses  mains  livides 
Sur  mon  cœur  tiennent  le  couteau. 


J'ai  jeté  ma  vie  aux  délices, 
Je  souris  à  la  volupté  ; 
Et  les  insensés,  mes  complices, 
Admirent  ma  félicité. 
Moi-même,  crédule  à  ma  joie, 
J'enivre  mon  cœur,  je  me  noie 
Aux  torrents  d'un  riant  orgueil  ; 
Mais  le  Malheur  devant  ma  face 
A  passé  :  le  rire  s'efface, 
Et  mon  front  a  repris  son  deuil. 


I,K    MALHEUH  130 

En  vain  je  redemande  aux  fêtes 
Leurs  premiers  éblouissements, 
De  mon  cœur  les  molles  défaites 
Et  les  vagues  enchantements  : 
Le  spectre  se  mêle  à  la  danse  ; 
Retombant  avec  la  cadence, 
Il  tache  le  sol  de  ses  pleurs, 
Et  de  mes  yeux  trompant  l'attente, 
Passe  sa  tête  dégoûtante 
Parmi  les  fronts  ornés  de  ileurs. 


Il  me  parle  dans  le  silence, 
Et  mes  nuits  entendent  sa  voix  ; 
Dans  les  arbres  il  se  balance 
Quand  je  cherche  la  paix  des  bois, 
Près  de  mon  oreille  il  soupire  ; 
On  dirait  qu'un  mortel  expire  : 
Mon  cœur  se  serre  épouvanté. 
Vers  les  astres  mon  œil  se  lève, 
Mais  il  y  voit  pendre  le  glaive 
De  l'antique  fatalité. 


140  LE    MALHEUR 

Sur  mes  mains  ma  tète  penchée 
Croit  trouver  l'innocent  sommeil. 
Mais,  hélas  !  elle  m'est  cachée, 
Sa  fleur  au  calice  vermeil. 
Pour  toujours  elle  m'est  ravie, 
La  douce  absence  de  la  vie  ; 
Ce  bain  qui  rafraîchit  les  jours; 
Cette  mort  de  l'àme  affligée, 
Chaque  nuit  à  tous  partagée, 
Le  sommeil  m'a  fui  pour  toujours. 


Ah  !  puisqu'une  éternelle  veille 
Brûle  mes  yeux  toujours  ouverts, 
Viens,  ô  Gloire  !  ai-je  dit  ;  réveille 
Ma  sombre  vie  au  bruit  des  vers. 
Fais  qu'au  moins  mon  pied  périssable 
Laisse  une  empreinte  sur  le  sable. 
La  Gloire  a  dit  :  «  Fils  de  douleur, 
»  Où  veux-tu  que  je  te  conduise  ? 
»  Tremble;  si  je  t'immortalise, 
»  J'immortalise  le  Malheur.  » 


LE    MALHEUR      .  141 

Malheur  !  oli  !  quel  jour  favorable 
De  ta  rage  sera  vainqueur? 
Quelle  main  forte  et  secourable 
Pourra  t'arracher  de  mon  cœur, 
Et  dans  cette  fournaise  ardente, 
Pour  moi  noblement  imprudente, 
N'hésitant  pas  à  se  plonger, 
Osera  chercher  dans  la  flamme, 
Avec  force  y  saisir  mon  âme, 
Et  l'emporter  loin  du  danger? 


Écrit  en  1820. 


LA  PRISON 


POE  M  E 


X  VI Ie    SI  E C L  E 


«  Oh  !  ne  vous  jouez  plus  d'un  vieillard  et  d'un  prêtre 
»  Étranger  dans  ces  lieux,  comment  les  reconnaître? 
»  Depuis  une  heure  au  moins  cet  importun  bandeau 
»  Presse  mes  yeux  souffrants  de  son  épais  fardeau. 
»  Soin  stérile  et  cruel!  car  de  ces  édifices 
»  Ils  n'ont  jamais  tenté  les  sombres  artifices, 


l'i'i  LA    PRISON 

»  Soldats  !  vous  outragez  le  ministre  et  le  Dieu, 

»  Dieu  même  que  mes  mains  apportent  dans  ce  lieu.  » 

Il  parle  ;  mais  en  vain  sa  crainte  les  prononce  : 

Ces  mots  et  d'autres  cris  se  taisent  sans  réponse. 

On  l'entraîne  toujours  en  des  détours  savants  : 

Tantôt  crie  à  ses  pieds  le  bois  des  ponts  mouvants  ; 

Tantôt  sa  voix  s'éteint  à  de  courts  intervalles, 

Tantôt  fait  retentir  l'écho  des  vastes  salles; 

Dans  l'escalier  tournant  on  dirige  ses  pas; 

Il  monte  à  la  prison  que  lui  seul  ne  voit  pas, 

Et,  les  bras  étendus,  le  vieux  prêtre  timide 

Tàte  les  murs  épais  du  corridor  humide. 

On  s'arrête  ;  il  entend  le  bruit  des  pas  mourir, 

Sous  de  bruyantes  clefs  des  gonds  de  fer  s'ouvrir. 

Il  descend  trois  degrés  sur  la  pierre  glissante, 

Et,  privé  du  secours  de  sa  vue  impuissante, 

La  chaleur  l'avertit  qu'on  éclair  e  ces  lieux  ; 

Enfin,  de  leur  bandeau  l'on  délivre  ses  yeux. 

Dans  un  étroit  cachot  dont  les  torches  funèbres 

Ont  peine  à  dissiper  les  épaisses  ténèbres, 

Un  vieillard  expirant  attendait  ses  secours  : 

Du  moins  ce  fut  ainsi  qu'en  un  brusque  discours 


LA   IMilSOJN  143 

Ses  sombres  conducteurs  le  lui  firent  entendre. 

Un  instant,  en  silence,  on  le  pria  d'attendre. 

«  Mon  prince,  dit  quelqu'un,  le  saint  homme  est  venu. 

»  —  Eh!  que  m'importe  à  moi?  »  soupira  l'inconnu. 

Cependant,  vers  le  lit  que  deux  lourdes  tentures 

Voilent  du  luxe  ancien  de  leurs  pâles  peintures, 

Le  prêtre  s'avança  lentement,  et,  sans  voir 

Le  malade  caché,  se  mit  a  son  devoir. 

LE    PRÊTRE. 

Écoutez-moi,  mon  fils. 


LE    MOURANT. 

Hélas!  malgré  ma  haine, 
J'écoute  votre  voix,  c'est  une  voix  humaine  : 
J'étais  né  p«ur  l'entendre,  et  je  ne  sais  pourquoi 
Ceux  qui  m'ont  fait  du  mal  ont  tant  d'attraits  pour  moi. 
Jamais  je  ne  connus  cette  rare  parole     . 
Qu'on  appelle  amitié,  qui,  dit-on,  vous  console; 

10 


146  LA    PRISON 

Et  les  chants  maternels  qui  charment  vos  berceaux 
N'ont  jamais  résonné  sous  mes  tristes  arceaux; 
Et  pourtant,  lorsqu'un  mot  m'arriva  moins  sévère, 
11  ne  fut  pas  perdu  pour  mon  cœur  solitaire. 
Mais  puisque  vous  m'aimez,  ô  vieillard  inconnu! 
Pourquoi  jusqu'à  ce  jour  n'êtes-vous  pas  venu? 


LE    PRETRE. 

O  qui  que  vous  soyez  !  vous  que  tant  de  mystère, 
Avant  le  temps  prescrit,  sépara  de  la  terre, 
Vous  n'aurez  plus  de  fers  dans  l'asile  des  morts  ; 
Si  vous  avez  failli,  rappelez  les  remords, 
Versez-les  dans  le  sein  du  Dieu  qui  vous  écoute, 
Ma  main  du  repentir  vous  montrera  la  route. 
Entrevoyez  le  Ciel  par  vos  maux  acheté  : 
Je  suis  prêtre,  et  vous  porte  ici  la  liberté. 
De  la  confession  j'accomplis  l'œuvre  sainte, 
Le  tribunal  divin  siège  dans  cette  enceinte. 
Répondez,  le  pardon  déjà  vous  est  offert; 
Dieu  même... 


LA  t» H 1  S 0  \  H7 

LE    MOURANT. 

11  est  un  Dieu?  J'ai  pourtant  bien  souffert  ! 

LE    PRETRE. 

Vous  avez  moins  souffert  qu'il  ne  l'a  fait  lui-même. 

Votre  dernier  soupir  sera-t-il  un  blasphème? 

Et  quel  droit  avez-vous  de  plaindre  vos  malheurs, 

Lorsque  le  sang  du  Christ  tomba  dans  les  douleurs? 

0  mon  fils,  c'est  pour  nous,  tout  ingrats  que  nous  sommes, 

Qu'il  a  daigné  descendre  aux  misères  des  hommes. 

A  la  vie,  en  son  nom,  dites  un  mâle  adieu. 

LE    MOURANT. 

J'étais  peut-être  Hoi. 

LE    I' HETRE. 

Le  Sauveur  était  Dieu  ; 


U8  LA  P1US0N 

Mais,  sans  nous  élever  jusqu'à  ce  divin  Maître, 

Si  j'osais,  après  lui,  nommer  encor  le  prêtre, 

Je  vous  dirais  :  Et  moi,  pour  combattre  l'enfer, 

J'ai  resserré  mon  sein  dans  un  corset  de  fer; 

Mon  corps  a  revêtu  l'inflexible  cilice, 

Où  chacun  de  mes  pas  trouve  un  nouveau  supplice. 

Au  cloître  est  un  pavé  que,  durant  quarante  ans, 

Ont  usé  chaque  jour  mes  genoux  pénitents, 

Et  c'est  encor  trop  peu  que  de  tant  de  souffrance 

Pour  acheter  du  Ciel  l'ineffable  espérance. 

Au  creuset  douloureux  il  faut  être  épuré 

Pour  conquérir  son  rang  dans  le  séjour  sacré. 

Le  temps  nous  presse,  au  nom  de  vos  douleurs  passées, 

Dites-moi  vos  erreurs  pour  les  voir  effacées  ; 

Et  devant  cette  Croix  où  Dieu  monta  pour  nous, 

Souhaitez  avec  moi  de  tomber  à  genoux. 

—  Sur  le  front  du  vieux  moine,  une  rougeur  légère 

Fit  renaître  une  ardeur  à  son  âge  étrangère; 

Les  pleurs  qu'il  retenait  coulèrent  un  moment, 

Au  chevet  du  captif  il  tomba  pesamment  ; 

Et  ses  mains  présentaient  le  crucifix  d'ébène, 

Et  tremblaient  en  l'offrant,  et  le  tenaient  à  peine. 


LA  PP,  I  S().\  169 

Pour  le  cœur  du  Chrétien  demandant  des  remords, 

Il  murmurait  tout  bas  la  prière  des  morts; 

Et  sur  le  lit,  sa  tète,  avec  douleur  penchée, 

Cherchait  du  prisonnier  la  figure  cachée. 

Un  flambeau  la  révèle  entière  :  ce  n'est  pas 

Un  front  décoloré  par  un  prochain  trépas, 

Ce  n'est  pas  l'agonie  et  son  dernier  ravage  ; 

Ce  qu'il  voit  est  sans  traits,  et  sans  vie,  et  sans  âge  : 

Un  fantôme  immobile  à  ses  yeux  est  offert, 

Et  les  feux  ont  relui  sur  un  masque  de  fer. 


Plein  d'horreur  à  l'aspect  de  ce  sombre  mystère, 
Le  prêtre  se  souvint  que,  dans  le  monastère, 
Une  fois,  en  tremblant,  on  se  parlait  tout  bas 
P'un  prisonnier  d'État,  que  l'on  ne  nommait  pas; 
Qu'on  racontait  de  lui  des  choses  merveilleuses, 
De  berceau  dérobé,  de  craintes  orgueilleuses, 


L50  LA    PRISON 

De  royale  naissance,  et  de  droits  arrachés, 

Et  de  ses  jours  captifs  sous  un  masque  cachés. 

Quelques  pères  disaient  qu'à  sa  descente  en  France, 

De  secouer  ses  fers  il  conçut  l'espérance; 

Qu'aux  geôliers  un  instant  il  s'était  dérobé, 

Et,  quoique  entre  leurs  mains  aisément  retombé, 

L'on  avait  vu  ses  traits;  et  qu'une  Provençale, 

Arrivée  au  couvent  de  Saint-François-de-Sale 

Pour  y  prendre  le  voile,  avait  dit,  en  pleurant, 

Qu'elle  prenait  la  Vierge  et  son  Fils  pour  garant 

Que  le  Masque  de  Fer  avait  vécu  sans  crime, 

Et  que  son  jugement  était  illégitime  ; 

Qu'il  tenait  des  discours  pleins  de  grâce  et  de  foi, 

Qu'il  était  jeune  et  beau,  qu'il  ressemblait  au  Roi. 

Qu'il  avait  dans  la  voix  une  douceur  étrange, 

Et  que"  c'était  un  prince  ou  que  c'était  un  ange. 

Il  se  souvint  encore  qu'un  vieux  Bénédictin 

S' étant  acheminé  vers  la  tour,  un  matin, 

Pour  rendre  un  vase  d'or  tombé  sur  son  passage, 

N'était  pas  revenu  de  ce  triste  voyage  : 

Sur  quoi  l'abbé  du  lieu  pour  toujours  défendit 

Les  entretiens  touchant  le  prisonnier  maudit  ! 


LA    PRISON  151 

«  Nul  ne  devait  sonder  la  récente  aventure, 
»  Le  ciel  avait  puni  la  coupable  lecture 
»  Des  mystères  gravés  sur  le  vase  indiscret.  » 
Le  temps  fit  oublier  ce  dangereux  secret. 


Le  prêtre  regardait  le  malheureux  célèbre  ; 
Mais  ce  cachot  tout  plein  d'un  appareil  funèbre, 
Et  cette  mort  voilée,  et  ces  longs  cheveux  blancs, 
Nés  captifs  et  jetés  sur  des  membres  tremblants, 
L'arrêtèrent  longtemps  en  un  sombre  silence. 
11  va  parler  enfin;  mais  tandis  qu'il  balance, 
L'agonisant  du  lit  se  soulève  et  lui  dit  : 
«  Vieillard,  vous  abaissez  votre  front  interdit, 
Je  n'entends  plus  le  bruit  de  vos  conseils  frivoles, 
L'aspect  de  mon  malheur  arrête  vos  paroles. 
Oui,  regardez-moi  bien,  et  puis  dites  après 
Qu'un  Dieu  de  l'innocent  défend  les  intérêts; 


L52  I.  \    PRISON 

Des  péchés  tant  proscrits,  où  toujours  l'on  succombe, 
Aucun  n'a  séparé  mon  berceau  de  ma  tombe; 
Seul,  toujours  seul,  par  l'âge  et  la  douleur  vaincu, 
Je  meurs  tout  chargé  d'ans,  et  je  n'ai  pas  vécu. 
Du  récit  de  mes  maux  vous  êtes  bien  avide  : 
Pourquoi  venir  fouiller  dans  ma  mémoire  vide, 
Où,  stérile  de  jours,  le  temps  dort  effacé? 
Je  n'eus  poin*  d'avenir  et  n'ai  point  de  passé; 
J'ai  tenté  d'en  avoir  ;  dans  mes  longues  journées, 
Je  traçais  sur  les  murs  mes  lugubres  années; 
Mais  je  ne  pus  les  suivre  en  leur  douloureux  cours  . 
Les  murs  étaient  remplis,  et  je  vivais  toujours. 
Tout  me  devint  alors  obscurité  profonde  ; 
Je  n'étais  rien  pour  lui,  qu'était  pour  moi  le  monde? 
Que  m'importaient  des  temps  où  je  ne  comptais  pas? 
L'heure  que  j'invoquais,  c'est  l'heure  du  trépas. 
Écoutez,  écoutez  :  quand  je  tiendrais  la  vie 
De  l'homme  qui  toujours  tint  la  mienne  asservie, 
J'hésiterais,  je  crois,  à  le  frapper  des  maux 
Qui  rongèrent  mes  jours,  brûlèrent  mon  repos  ; 
Quand  le  règne  inconnu  d'une  impuissante  ivresse 
Saisit  mon  cœur  oisif  d'une  vague  tendresse, 


LA   PRISON  153 

J'appelais  le  bonheur,  et  ces  êtres  amis 
Qu'à  mon  âge  brûlant  un  songe  avait  promis. 
Mes  larmes  ont  rouillé  mon  masque  de  torture, 
J'arrosais  de  mes  pleurs  ma  noire  nourriture, 
Je  déchirais  mon  sein  par  mes  gémissements, 
J'effrayais  mes  geôliers  de  mes  longs  hurlements; 
Des  nuits,  par  mes  soupirs,  je  mesurais  l'espace; 
Aux  hiboux  des  créneaux  je  disputais  leur  place, 
Et,  pendant  aux  barreaux  où  s'arrêtaient  mes  pas, 
Je  vivais  hors  des  murs  d'où  je  ne  sortais  pas.  » 


Ici  tomba  sa  voix.  Comme  après  le  tonnerre 
De  tristes  sons  encore  épouvautent  la  terre, 
Et,  dans  l'antre  sauvage  où  l'effroi  l'a  placé, 
Retiennent  en  grondant  le  voyageur  glacé, 
Longtemps  on  entendit  ses  larmes  retenues 
Suivre  encore  une  fois  des  routes  bien  connues  ; 


l.v,  LA    PRISON 

Les  sanglots  murmuraient  dans  ce  cœur  expirant. 
Le  vieux  prêtre  toujours  priait  en  soupirant, 
Lorsqu'un  des  noirs  geôliers  se  pencha  pour  lui  dire 
Qu'il  fallait  se  hâter,  qu'il  craignait  le  délire. 
Un  nouveau  zèle  alors  ralluma  ses  discours  : 
«  0  mon  fils  !  criait-il,  votre  vie  eut  son  cours  ; 
»  Heureux,  trois  fois  heureux,  celui  que  Dieu  corrige  ! 
»  Gardons  de  repousser  les  peines  qu'il  inflige  : 
»  Voici  l'heure  où  vos  maux  vous  seront  précieux, 
»  Il  vous  a  préparé  lui-même  pour  les  deux. 
»  Oubliez  votre  corps,  ne  pensez  qu'à  votre  âme  ; 
»  Dieu  lui-même  l'a  dit  :  L'homme  né  de  la  femme 
»  Ne  vit  que  peu  de  temps,  et  c'est  dans  les  douleurs. 
»  Ce  monde  n'est  que  vide  et  ne  vaut  pas  des  pleurs. 
»  Qu'aisément  de  ses  biens  notre  âme  est  assouvie  ! 
»  Me  voilà,  comme  vous,  au  bout  de  cette  vie  : 
»  J'ai  passé  bien  des  jours,  et  ma  mémoire  en  deuil 
»  De  leur  peu  de  bonheur  n'est  plus  que  le  cercueil. 
»  C'est  à  moi  d'envier  votre  longue  souffrance, 
»  Qui  d'un  monde  plus  beau  vous  donne  l'espérance; 
»  Les  anges  à  vos  pas  ouvriront  le  saint  lieu  : 
»  Pourvu  que  vous  disiez  un  mot  à  votre  Dieu, 


LA   PI',  1  SON  155 

»  Il  sera  satisfait.  »  Ainsi,  dans  sa  parole, 
Mêlant  les  saints  propos  du  livre  qui  console, 
Le  vieux  prêtre  engageait  le  mourant  à  prier, 
Mais  en  vain  :  tout  à  coup  on  l'entendit  crier, 
D'une  voix  qu'animait  la  fièvre  du  délire, 
Ces  rêves  du  passé  :  Mais  enfin  je  respire  ! 
0  bords  de  la  Provence  !  ô  lointain  horizon  ! 
Sable  jaune  où  des  eaux  murmure  le  doux  son  ! 
Ma  prison  s'est  ouverte.  Oh!  que  la  mer  est  grande! 
Est-il  vrai  qu'un  vaisseau  jusque  là-bas  se  rende? 
Dieu  !  qu'on  doit  être  heureux  parmi  les  matelots  ! 
Que  je  voudrais  nager  dans  la  fraîcheur  des  flots  ! 
La  terre  vient,  nos  pieds  à  marcher  se  disposent, 
Sur  nos  mâts  arrêtés  les  voiles  se  reposent. 
Ah  !  j'ai  fui  les  soldats;  en  vain  ils  m'ont  cherché  ; 
Je  suis  libre,  je  cours,  le  masque  est  arraché; 
De  l'air  dans  mes  cheveux  j'ai  senti  le  passage, 
Et  le  soleil  un  jour  éclaira  mon  visage. 
—  Oh  !  pourquoi  fuyez-vous  ?  restez  sur  vos  gazons, 
Vierges!  continuez  vos  pas  et  vos  chansons; 
Pourquoi  vous  retirer  aux  cabanes  prochaines  ? 
Le  monde  autant  que  moi  déteste  donc  les  chaînes? 


156  LA    PRISON 

Une  seule  s'arrête  et  m'attend  sans  terreur  : 

Quoi  !  du  Masque  de  Fer  elle  n'a  pas  horreur  ! 

Non,  j'ai  vu  la  pitié  sur  ses  lèvres  si  belles, 

Et  de  ses  yeux  en  pleurs  les  douces  étincelles. 

Soldats!  que  voulez-vous?  quel  lugubre  appareil! 

J'ai  mes  droits  à  l'amour  et  ma  part  au  soleil; 

Laissez-nous  fuir  ensemble.  Oh!  voyez-la!  c'est  elle 

Avec  qui  je  veux  vivre,  elle  est  là  qui  m'appelle  ; 

Je  ne  fais  pas  le  mal  ;  allez,  dites  au  Roi 

Qu'aucun  homme  jamais  ne  se  plaindra  de  moi  ; 

Que  je  serai  content  si,  près  de  ma  compagne, 

Je  puis  errer  longtemps  de  montagne  en  montagne, 

Sans  jamais  arrêter  nos  loisirs  voyageurs! 

Que  je  ne  chercherai  ni  parents  ni  vengeurs; 

Et  si  l'on  me  demande  où  j'ai  passé  ma  vie, 

Je  saurai  déguiser  ma  liberté  ravie  ; 

Votre  crime  est  bien  grand,  mais  je  le  cacherai. 

Ah!  laissez-moi  le  Ciel,  je  vous  pardonnerai. 

Non...  toujours  des  cachots...  Je  suis  né  votre  proie... 

Mais  je  vois  mon  tombeau,  je  m'y  couche  avec  joie, 

Car  vous  ne  m'aurez  plus,  et  je  n'entendrai  plus 

Les  verrous  se  fermer  sur  l'éternel  reclus. 


LA    PU  1  SON  157 

Que  me  veut  donc  cet  homme  avec  ses  habits  sombres? 
Captifs  morts  dans  ces  murs,  est-ce  une  de  vos  ombres? 
Il  pleure.  Ah!  malheureux,  est-ce  ta  liberté? 

LE    PRÊTRE. 

Non,  mon  fils,  c'est  sur  vous;  voici  l'éternité. 

LE    MOURANT. 

A  moi!  je  n'en  veux  pas;  j'y  trouverais  des  chaînes. 

LE    PRETRE. 

Non,  vous  n'y  trouverez  que  des  faveurs  prochaines. 
Un  mot  de  repentir,  un  mot  de  votre  foi, 
Le  Seigneur  vous  pardonne. 

LE     MOURANT. 

0  prêtre!  laissez-moi! 


158  LA    PRISON 

LE    PRÈTKE. 

Dites  :  Je  crois  en  Dieu.  La  mort  vous  est  ravie. 

LE    MOURANT. 

Laissez  en  paix  ma  mort,  on  y  laissa  ma  vie. 

—  Et  d'un  dernier  effort  l'esclave  délirant 

Au  mur  de  la  prison  brise  son  bras  mourant. 

«  Mon  Dieu!  venez  vous-même  au  secours  de  cette  âme!  » 

Dit  le  prêtre,  animé  d'une  pieuse  flamme. 

Au  fond  d'un  vase  d'or,  ses  doigts  saints  ont  cherché 

Le  pain  mystérieux  où  Dieu  même  est  caché  : 

Tout  se  prosterne  alors  en  un  morne  silence. 

La  clarté  d'un  flambeau  sur  le  lit  se  balance  ; 

Le  chevet  sur  deux  bras  s'avance  supporté, 

Mais  en  vain  :  le  captif  était  en  liberté, 


LA    PRISON  159 


Resté  seul  au  cachot,  durant  la  nuit  entière, 

Le  vieux  religieux  récita  la  prière  ; 

Auprès  du  lit  funèbre  il  fut  toujours  assis. 

Quelques  larmes,  souvent,  de  ses  yeux  obscurcis, 

Interrompant  sa  voix,  tombaient  sur  le  saint  livre  ; 

Et,  lorsque  la  douleur  l'empêchait  de  poursuivre, 

Sa  main  jetait  alors  l'eau  du  rameau  béni 

Sur  celui  qui  du  Ciel  peut-être  était  banni. 

Et  puis,  sans  se  lasser,  il  reprenait  encore, 

De  sa  voix  qui  tremblait  dans  la  prison  sonore, 

Le  dernier  chant  de  paix;  il  disait  :  «  0  Seigneur! 

»  Ne  brisez  pas  mon  âme  avec  votre  fureur  ; 

»  Ne  m'enveloppez  pas  dans  la  mort  de  l'impie.  » 

Il  ajoutait  aussi  :  «  Quand  le  méchant  m'épie, 

»  Me  ferez-vous  tomber,  Seigneur,  entre  ses  mains  ? 

»  C'est  lui  qui  sous  mes  pas  a  rompu  vos  chemins  ; 

»  Ne  me  châtiez  point,  car  mon  crime  est  son  crime. 

»  J'ai  crié  vers  le  Ciel  du  plus  profond  abîme; 

»  0  mon  Dieu!  tirez-moi  du  milieu  des  méchants!  » 


100  LA    PIUS ON 

Lorsqu'un  rayon  du  jour  eut  mis  fin  à  ses  chants, 
11  entendit  monter  vers  les  noires  retraites, 
Et  des  voix  résonner  sous  les  voûtes  secrètes. 
Un  moment  lui  restait,  il  eût  voulu  du  moins 
Voir  le  mort  qu'il  pleurait  sans  ces  cruels  témoins  ; 
Il  s'approche,  en  tremblant,  de  ce  fils  du  mystère 
Qui  vivait  et  mourait  étranger  à  la  terre  ; 
Mais  le  Masque  de  Fer  soulevait  le  linceu1, 
Et  la  captivité  le  suivit  au  cercueil. 


Ecrit,  on  1821,  à  Vincennes. 


'. 


A    M.    ANTON  Y     D ESC H A M  PS 


MADAME  DE   SOUBISE 


POÈME     DU     XVIe     SIÈCLE 


Le  24  du  mesme  mois  s'exploita  l'exécution  tant  souhaitée, 
qui  déliura  la  chrestienté  d'un  nombre  de  pestes,  au  moyen 
desquelles  le  diable  se  faisoit  fort  de  la  destruire,  attendu  que 
deux  ou  trois  qui  en  reschappèrent  font  encore  autant  de  mal. 
Ce  jour  apporta  merveilleux  allégement  et   soûlas  à  l'Église. 

La  vraye  et  entière  histoire  des  troubles, 
par  le  Frère  de  Laval. 


I 


«  Arquebusiers  !  chargez  ma  coulevrine  ! 
Les  lansquenets  passent  !  sur  leur  poitrine 


h 


162  M  \I)AMK    DE    SOUBISE 

Je  vois  enfin  la  croix  rouge,  la  croix 
Double,  et  tracée  avec  du  sang,  je  crois  ! 
Il  est  trop  tard  ;  le  bourdon  Notre-Dame 
Ne  m'avait  donc  éveillé  qu'à  demi? 
Nous  avons  bu  trop  longtemps,  sur  mon  âme  ! 
Mais  nous  buvions  à  saint  Barthélemi. 


II 


«  Donnez  une  épée, 
Et  la  mieux  trempée, 
Et  mes  pistolets, 
Et  mes  chapelets. 
Déjà  le  jour  brille 
Sur  le  Louvre  noir; 
On  va  tout  savoir  : 
—  Dites  à  ma  fille 
De  venir  tout  voir.  » 


MADAME    DE    SOU  M  SE  163 


III 


Le  Baron  parle  ainsi  par  la  fenêtre  ; 
C'est  bien  sa  voix  qu'on  ne  peut  méconnaître  ; 
Courez,  Varlets,  Échansons,  Écuyers, 
Suisses,  Piqueux,  Page,  Arbalétriers  ! 
Voici  venir  madame  Marie-Anne  ; 
Elle  descend  l'escalier  de  la  tour, 
Jusqu'aux  pavés  baissez  la  pertuisane, 
Et  que  chacun  la  salue  à  son  tour. 


IV 


Une  haquenée 
Est  seule  amenée, 
Tant  elle  a  d'effroi 
Du  noir  palefroi. 


164  MADAME    DE    SOUBISE 

Mais  son  père  monte 

Le  beau  destrier, 

Ferme  à  rétrier  : 

—  «  N'avez-vous  pas  honte, 

Dit-il,  de  crier! 


V 


»  Vous  descendez  des  hauts  barons,  ma  mie  ; 
Dans  ma  lignée  on  note  d'infamie 
Femme  qui  pleure,  et  ce,  par  la  raison 
Qu'il  en  peut  naître  un  lâche  en  ma  maison. 
Levez  la  tête  et  baissez  votre  voile  : 
Partons.  Varlets,  faites  sonner  le  cor. 
Sous  ce  brouillard  la  Seine  me  dévoile 
Ses  flots  rougis...  Je  veux  voir  plus  encor. 


M  ADAM  K    DK    SOU  BISE  165 


VI 


»  La  vo^ez-vous  croître, 
La  tour  du  vieux  cloître? 
Et  le  grand  mur  noir 
Du  royal  manoir? 
Entrons  dans  le  Louvre. 
Vous  tremblez,  je  croi, 
Au  son  du  beffroi  ? 
La  fenêtre  s'ouvre, 
Saluez  le  Roi.  » 


VII 


Le  vieux  Baron,  en  signant  sa  poitrine, 
Va  visiter  la  reine  Catherine; 


166  MADAMK    DE    S0UBI8E 

Sa  fille  reste,  et  dans  la  cour  s'assied; 
Mais  sur  un  corps  elle  heurte  son  pied  : 
—  «  Je  vis  encor,  je  vis  encor,  madame; 
Arrêtez-vous  et  donnez-moi  la  main  ; 
En  me  sauvant  vous  sauverez  mon  âme; 
Car  j'entendrai  la  messe  dès  demain.  » 


VIII 


—  <  Huguenot  profane, 
Lui  dit  Marie- Anne, 
Sur  ton  corselet 
Mets  mon  chapelet. 
Tu  prieras  la  Vierge, 
Je  prierai  le  Roi  : 
Prends  ce  palefroi. 
Surtout  prends  un  cierge, 
Et  viens  avec  moi.  » 


MADAME    DE    SOI  BtSB  107 


IX 


Marie  ordonne  à  tout  son  équipage 
De  l'emporter  dans  le  manteau  d'un  page, 
Lui  fait  ôter  ses  baudriers  trop  lourds, 
Jette  sur  lui  sa  cape  de  velours, 
Attache  un  voile  avec  une  relique 
Sur  sa  blessure,  et  dit,  sans  s'émouvoir  : 
«  Ce  gentilhomme  est  un  bon  catholique, 
Et  dans  l'église  il  vous  le  fera  voir.  » 


Murs  de  Saint-Eustache  ! 
Quel  peuple  s'attache 
A  vos  escaliers, 
A  vos  noirs  piliers, 


108  MADAME    DE    SOU  BISE 

Traînant  sur  la  claie 
Des  morts  sans  cercueil, 
La  fureur  dans  l'œil, 
Et  formant  la  haie 
De  l'autel  au  seuil? 


XI 


Dieu  fasse  grâce  à  l'année  où  nous  sommes! 
Ce  sont  vraiment  des  femmes  et  des  hommes; 
Leur  foule  entonne  un  Te  Deum  en  chœur, 
Et  dans  le  sang  trempe  et  dévore  un  cœur, 
Cœur  d'Amiral  arraché  dans  la  rue, 
Cœur  gangrené  du  schisme  de  Calvin. 
On  boit,  on  mange,  on  rit;  la  foule  accrue 
Se  l'offre  et  dit  :  C'est  le  Pain  et  le  Vin. 


M  AD  A  M  E    DE    SOUBISE  100 


XII 


Un  moine  qui  masque 
Son  front  sous  un  casque 
Lit  au  maître-autel 
Le  livre  immortel  ; 
Il  chante  au  pupitre, 
Et  sa  main  trois  fois, 
En  faisant  la  croix, 
Jette  sur  l'épître 
Le  sang  de  ses  doigts. 


XIII 


«  Place!  dit-il;  tenons  notre  promesse 
D'épargner  ceux  qui  viennent  à  la  messe. 


no  MADAME   DK   S  OU  BISE 

Place  !  je  vois  arriver  deux  enfants  : 

Ne  tuez  pas  encor,  je  le  défends; 

Tant  qu'ils  sont  là,  je  les  ai  sous  ma  garde. 

Saint  Paul  a  dit  :  Le  temple  est  fait  pour  tous  ; 

Chacun  son  lot,  le  dedans  me  regarde  ; 

Mais,  une  fois  dehors,  ils  sont  à  vous.  » 


XIV 


—  «  Je  viens  sans  mon  père, 
Mais  en  vous  j'espère 
(Dit  Anne  deux  fois 
D'une  faible  voix); 
Il  est  chez  la  Heine, 
Moi,  j'accours  ici 
Demander  merci 
Pour  ce  capitaine 
Qui  vous  prie  aussi.  » 


MADAME    DK    SOI  BISE  17! 


XV 


Le  blessé  dit  :  «  Il  n'est  plus  temps,  madame, 
Mon  corps  n'est  pas  sauvé,  mais  bien  mon  âme, 
Si  vous  voulez;  donnez-moi  votre  main, 
Et  je  mourrai  catholique  et  romain  ; 
Epousez-moi,  je  suis  duc  de  Soubise; 
Vous  n'aurez  pas  à  vous  en  repentir  : 
C'est  pour  un  jour.  Hélas  !  dans  votre  église 
Je  suis  entré,  mais  pour  n'en  plus  sortir. 


XVI 


«  Je  sens  fuir  mon  âme  ! 
Êtes-vous  ma  femme?  » 
—  «  Hélas  !  dit-elle,  oui,  » 
Se  baissant  vers  lui. 


17:2  MADAME    DE  SOUBISE 

Un  mot  les  marie. 

Ses  yeux,  par  l'effort 
D'un  dernier  transport, 
Regardent  Marie, 
Puis  il  tombe  mort. 


XVII 


Ce  fut  ainsi  qu'Anne  devint  duchesse; 
Elle  donna  le  fief  et  sa  richesse 
A  l'ordre  saint  des  frères  de  Jésus, 
Et  leur  légua  ses  propres  biens  en  sus. 
Un  faible  corps  qu'un  esprit  troublé  ronge 
Résiste  un  peu,  mais  ne  vit  pas  longtemps  : 
Dans  le  couvent  des  Nonnes,  en  Saintonge, 
Elle  mourut  vierge  et  veuve  à  vingt  ans. 

Écrit  à  la  Briche,  en  Beauce.  Mai  1828. 


LA   NEIGE 


l'O  l<  M  E 


Qu'il  est  doux,  qu'il  est  doux  d'écouter  des  histoires, 
Des  histoires  du  temps  passé, 
Quand  les  branches  d'arbres  sont  noires, 

Quand  la  neige  est  épaisse,  et  charge  un  sol  glacé! 


17',  LA    NKHiK 

Quand  seul  dans  un  ciel  pâle  un  peuplier  s'élance, 
Quand  sous  le  manteau  blanc  qui  vient  de  le  cacher 
L'immobile  corbeau  sur  l'arbre  se  balance, 
Comme  la  girouette  au  bout  du  long  clocher  ! 


Ils  sont  petits  et  seuls,  ces  deux  pieds  dans  la  neige. 
Derrière  les  vitraux  dont  l'azur  le  protège, 
Le  Roi  pourtant  regarde  et  voudrait  ne  pas  voir, 
Car  il  craint  sa  colère  et  surtout  son  pouvoir. 

De  cheveux  longs  et  gris  son  front  brun  s'environne, 
Et  porte  en  se  ridant  le  fer  de  la  couronne; 
Sur  l'habit  dont  la  pourpre  a  peint  l'ample  velours 
L'Empereur  a  jeté  la  lourde  peau  d'un  ours. 

Avidement  courbé,  sur  le  sombre  vitrage 
Ses  soupirs  inquiets  impriment  un  nuage. 


LA   NEIGE  175 

Contre  un  marbre  frappé  d'un  pied  appesanti, 
Sa  sandale  romaine  a  vingt  fois  retenti. 

Est-ce  vous,  blanche  Emma,  princesse  de  la  Gaule  ï 
Quel  amoureux  fardeau  pèse  à  sa  jeune  épaule  ï 
C'est  le  page  Eginard,  qu'à  ses  genoux  le  jour 
Surprit,  ne  dormant  pas,  dans  la  secrète  tour. 

Doucement  son  bras  droit  étreint  un  cou  d'ivoire, 

Doucement  son  baiser  suit  une  tresse  noire, 

Et  la  joue  inclinée,  et  ce  dos  où  les  lis 

De  l'hermine  entourés  sont  plus  blancs  que  ses  plis. 

Il  retient  dans  son  cœur  une  craintive  haleine, 
Et  de  sa  dame  ainsi  pense  alléger  la  peine, 
Et  gémit  de  son  poids,  et  plaint  ses  faibles  pieds 
Qui,  dans  ses  mains,  ce  soir,  dormiront  essuyés; 

Lorsqu' arrêtée  Emma  vante  sa  marche  sûre, 
Lève  un  front  caressant,  sourit  et  le  rassure, 


170  LA   NEJGE 

D'un  baiser  mutuel  imploie  le  secours, 
Fuis  repart  chancelante  et  traverse  les  cours. 

Mais  les  voix  des  soldats  résonnent  sous  les  voûtes, 
Les  hommes  d'armes  noirs  en  ont  fermé  les  routes; 
Lginard,  échappant  à  ses  jeunes  liens, 
Descend  des  bras  d'Emma,  qui  tombe  dans  les  siens. 


Il 


Un  grand  trône  ombragé  des  drapeaux  d'Allemagne 
De  son  dossier  de  pourpre  entoure  Charlemagne. 
Les  douze  pairs  debout  sur  ses  larges  degrés 
Y  font  luire  l'orgueil  des  lourds  manteaux  dorés. 

Tous  posent  un  bras  fort  sur  une  longue  épée, 
Dans  le  sang  des  Saxons  neuf  fois  par  eux  trempée; 
Par  trois  vives  couleurs  se  peint  sur  leurs  écus 
La  gothique  devise  autour  des  rois  vaincus. 


LA    NEIGE  177 

Sous  les  triples  piliers  des  colonnes  moresques, 
En  cercle  sont  placés  des  soldats  gigantesques, 
Dont  le  casque  fermé,  chargé  de  cimiers  blancs, 
Laisse  à  peine  entrevoir  les  yeux  étincelants. 

Tous  deux  joignant  les  mains,  à  genoux  sur  la  pierre, 
L'un  pour  l'autre  en  leur  cœur  cherchant  une  prière, 
Les  beaux  enfants  tremblaient,  en  abaissant  leur  front 
Tantôt  pâle  de  crainte  ou  rouge  de  l'affront. 

D'un  silence  glacé  régnait  la  paix  profonde. 
Bénissant  en  secret  sa  chevelure  blonde, 
Avec  un  lent  effort,  sous  ce  voile,  Éginard 
Tente  vers  sa  maîtresse  un  timide  regard. 

Sous  l'abri  de  ses  mains  Emma  cache  sa  tète, 
Et,  pleurant,  elle  attend  l'orage  qui  s'apprête  : 
Comme  on  se  tait  encore,  elle  donne  à  ses  yeux 
A  travers  ses  beaux  doigts  uu  jour  audacieux. 

L'Empereur  souriait  en  versant  une  larme, 

Qui  donnait  à  ses  traits  un  ineffable  charme  ; 

1-2 


178  LA    NEIGE 

Jl  appela  Turpin,  l'évoque  du  palais, 

Et  d'une  voix  très-douce  il  dit  :  Bénissez-les. 


Qu'il  est  doux,  qu'il  est  doux  d'écouter  des  histoires, 
Des  histoires  du  temps  passé, 
Quand  les  branches  d'arbres  sont  noires, 

Quand  la  neige  est  épaisse  et  charge  un  sol  glacé  ! 


1820. 


LE   COR 


P  O  E  M  F. 


J'aime  le  son  du  Cor,  le  soir,  au  fond  des  bois, 
Soit  qu'il  chante  les  pleurs  de  la  biche  aux  abois, 
Ou  l'adieu  du  chasseur  que  l'écho  faible  accueille, 
Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille. 

Que  de  fois,  seul,  dans  l'ombre  à  minuit  demeuré, 
J'ai  souri  de  l'entendre,  et  plus  souvent  pleuré  ! 


180  LE  COR 

Car  je  croyais  ouïr  de  ces  bruits  prophétiques 
Qui  précédaient  la  mort  des  Paladins  antiques. 

0  montagnes  d'azur  !  o  pa\s  adoré  ! 
Rocs  de  la  Frazona,  cirque  du  Marboré, 
Cascades  qui  tombez  des  neiges  entraînées, 
Sources,  gaves,  ruisseaux,  torrents  des  Pyrénées; 

Monts  gelés  et  fleuris,  trône  des  deux  saisons, 
Dont  le  front  est  de  glace  et  le  pied  de  gazons  ! 
C'est  là  qu'il  faut  s'asseoir,  c'est  là  qu'il  faut  entendre 
Les  airs  lointains  d'un  Cor  mélancolique  et  tendre. 

Souvent  un  voyageur,  lorsque  l'air  est  sans  bruit, 
De  cette  voix  d'airain  fait  retentir  la  nuit; 
A  ses  chants  cadencés  autour  de  lui  se  mêle 
L'harmonieux  grelot  du  jeune  agneau  qui  bêle. 

Une  biche  attentive,  au  lieu  de  se  cacher, 
Se  suspend  immobile  au  sommet  du  rocher, 
Et  la  cascade  unit,  dans  une  chute  immense, 
Son  éternelle  plainte  aux  chants  de  la  romance. 


LE  COR  1  SI 

Ames  des  Chevaliers,  revenez-vous  encor  ? 
Est-ce  vous  qui  parlez  avec  la  voix  du  Cor? 
Roncevaux  !  Roncevaux  !  dans  ta  sombre  vallée 
L'ombre  du  grand  Roland  n'est  donc  pas  consolée  ! 


II 


Tous  les  preux  étaient  morts,  mais  aucun  n'avait  fui. 
Il  reste  seul  debout,  Olivier  près  de  lui, 
L'Afrique  sur  les  monts  l'entoure  et  tremble  encore. 
«  Roland,  tu  vas  mourir,  rends-toi,  criait  le  More; 

Tous  tes  Pairs  sont  couchés  dans  les  eaux  des  torrents.  »  — 

Il  rugit  comme  un  tigre,  et  dit  :  «  Si  je  me  rends, 

»  Africain,  ce  sera  lorsque  les  Pyrénées 

»  Sur  l'onde  avec  leurs  corps.rouleront  entraînées.  » 

—  «  Rends-toi  donc,  répond-il,  ou  meurs,  car  les  voilà.  » 
Et  du  plus  haut  des  monts  un  grand  rocher  roula. 


182  LE  COR 

Il  bondit,  il  roula  jusqu'au  fond  de  l'abîme, 

Et  do  sos  pins,  dans  l'onde,  il  vint  briser  la  cime. 

—  «  Merci,  cria  Roland;  tu  m'as  fait  un  chemin.  » 
Et  jusqu'au  pied  des  monts  le  roulant  d'une  main, 
Sur  le  roc  affermi  comme  un  géant  s'élance, 
Et,  prête  à  fuir,  l'armée  à  ce  seul  pas  balance. 


111 


Tranquilles  cependant,  Charlemagne  et  ses  preux 
Descendaient  la  montagne  et  se  parlaient  entre  eux, 
\  l'horizon  déjà,  par  leurs  eaux  signalées, 
De  Luz  et  d'Argélès  se  montraient  les  vallées. 

L'armée  applaudissait.  Le  luth  du  troubadour 
S'accordait  pour  chanter  les  saules  de  l'Adour; 
Le  vin  français  coulait  dans  la  coupe  étrangère  ; 
Le  soldat,  en  riant,  parlait  à  la  bergère. 


LE  COR  is:; 

Roland  gardait  les  monts;  tous  passaient  sans  effroi. 
\ssis  nonchalamment  sur  un  noir  palefroi 
Qui  marchait  revêtu  de  housses  violettes, 
Turpin  disait,  tenant  les  saintes  amulettes  : 

«  Sire,  on  voit  dans  le  ciel  des  nuages  de  feu  ; 
»  Suspendez  votre  marche  ;  il  ne  faut  tenter  Dieu. 
»  Par  monsieur  saint  Denis,  certes  ce  sont  des  âmes 
»  Qui  passent  dans  les  airs  sur  ces  vapeurs  de  flammes. 

»  Deux  éclairs  ont  relui,  puis  deux  autres  encore.  » 
Ici  l'on  entendit  le  soin  lointain  du  Cor.  — 
L'Empereur  étonné,  se  jetant  en  arrière, 
Suspend  du  destrier  la  marche  aventurière. 

«  Entendez-vous!  dit-il.  —  Oui,  ce  sont  des  pasteurs 
»  Rappelant  les  troupeaux  épars  sur  les  hauteurs, 
»  Répondit  l'archevêque,  ou  la  voix  étouffée 
»  Du  nain  vert  Obéron  qui  parle  avec  sa  Fée.  » 

Et  l'Empereur  poursuit  ;  mais  son  front  soucieux 
Est  plus  sombre  et  plus  noir  que  l'orage  des  deux. 


184  LE  coi; 

11  -craint  la  trahison,  et  tandis  qu'il  y  sôhgë 
Le  Cor  éclate  et  meurt,  renaît  et  se  prolonge. 


«  Malheur!  c'est  mon  neveu!  malheur!  car  si  Roland 

»  Appelle  à  son  secours,  ce  doit  être  en  mourant. 

»  Arrière,  chevaliers,  repassons  la  montagne  ! 

»  Tremble  encor  sous  nos  pieds,  sol  trompeur  de  l'Espagne!» 


I\ 


Sur  le  plus  haut  des  monts  s'arrêtent  les  chevaux  ; 
L'écume  les  blanchit  ;  sous  leurs  pieds,  Roncevaux 
Des  feux  mourants  du  jour  à  peine  se  colore. 
A  l'horizon  lointain  fuit  l'étendard  du  More. 

—  «  Turpin,  n'as-tu  rien  vu  dans  le  fond  du  torrent? 

—  »  J'y  vois  deux  chevaliers  :  l'un  mort,  l'autre  expirant. 


LE  COU  185 

»  Tous  deux  sont  écrasés  sous  une  roche  noire  ; 
»  Le  plus  fort,  dans  sa  main,  élève  un  Cor  d'ivoire, 
»  Son  âme  en  s' exhalant  nous  appela  deux  fois.  » 


Dieu!  que  le  son  du  Cor  est  triste  au  fond  des  bois  ! 


Écrit  à  Pau,  eu  1825. 


LE    BAL 


l'OF.  M  F. 


La  harpe  tremble  encore  et  la  flûte  soupire, 
Car  la  Walse  bondit  dans  son  sphérique  empire  ; 
Des  couples  passagers  éblouissent  les  yeux, 
Volent  entrelacés  en  cercle  gracieux, 
Suspendent  des  repos  balancés  en  mesure, 
Aux  reflets  d'une  glace  admirent  leur  parure, 


188  LE  BAL 

Repartent  ;  puis,  troublés  par  leur  groupe  riant, 
Dans  leurs  tours  moins  adroits  se  heurtent  en  criant. 
La  danseuse,  enivrée  aux  transports  de  la  fête, 
Sème  et  foule  en  passant  les  bouquets  de  sa  tète, 
Au  bras  qui  la  soutient  se  livre,  et,  pâlissant, 
Tourne,  les  yeux  baissés  sur  un  sein  frémissant. 


Courez,  jeunes  beautés,  formez  la  double  danse. 

Entendez-vous  l'archet  du  bal  joyeux, 
Jeunes  beautés  ?  Bientôt  la  légère  cadence 
Toutes  va,  tout  à  coup,  vous  mêler  à  mes  yeux. 


LE  BAL  189 

Dansez  et  couronnez  de  fleurs  vos  fronts  d'albâtre  ; 
Liez  au  blanc  muguet  l'hyacinthe  bleuâtre, 
Et  que  vos  pas  moelleux,  délices  d'un  amant, 
Sur  le  chêne  poli  glissent  légèrement  ; 
Dansez,  car  dès  demain  vos  mères  exigeantes 
A  vos  jeunes  travaux  vous  diront  négligentes  ; 
L'aiguille  détestée  aura  fui  de  vos  doigts, 
Ou,  de  la  mélodie  interrompant  les  lois, 
Sur  l'instrument  mobile,  harmonieux  ivoire, 
Vos  mains  auront  perdu  la  touche  blanche  et  noire  ; 
Demain,  sous  l'humble  habit  du  jour  laborieux, 
Un  livre,  sans  plaisir,  fatiguera  vos  yeux...  ; 
Ils  chercheront  en  vain,  sur  la  feuille  indocile, 
De  ses  simples  discours  le  sens  clair  et  facile  ; 
Loin  du  papier  noirci,  votre  esprit  égaré, 
Partant,  seul  et  léger,  vers  le  Bal  adoré, 
Laissera  de  vos  yeux  l'indécise  prunelle 
Recommencer  vingt  fois  une  page  éternelle. 
Prolongez,  s'il  se  peut,  oh  !  prolongez  la  nuit, 
Qui  d'un  pas  diligent  plus  que  vos  pas  s'enfuit  ! 


1(.M>  LE   IÎAL 


Le  signal  est  donné,  l'archet  frémit  encore  : 

Élancez-vous,  liez  ces  pas  nouveaux 
Que  l'Anglais  inventa,  nœuds  chers  à  Terpsichore, 
Qui  d'une  molle  chaîne  imitent  les  anneaux. 


Dansez,  un  soir  encore  usez  de  votre  vie  : 
L'étincelante  nuit  d'un  long  jour  est  suivie  ; 
A  l'orchestre  brillant  le  silence  fatal 
Succède,  et  les  dégoûts  aux  doux  propos  du  bal. 
Ah  !  reculez  le  jour  où,  surveillantes  mères, 
Vous  saurez  du  berceau  les  angoisses  amères  : 
Car,  dès  que  de  l'enfant  le  cri  s'est  élevé, 
Adieu,  plaisir,  long  voile  à  demi  relevé, 
Et  parure  éclatante,  et  beaux  joyaux  des  fêtes, 
Et  le  soir,  en  passant,  les  riantes  conquêtes 


Le  BAI.  191 

Sous  les  ormes,  le  soir,  aux  heures  de  l'amour, 

Quand  les  feux  suspendus  ont  rallumé  le  jour. 

Mais,  aux  yeux  maternels,  les  veilles  inquiètes 

Ne  manquèrent  jamais,  ni  les  peines  muettes 

Que  dédaigne  l'époux,  que  l'enfant  méconnaît, 

Et  dont  le  souvenir  dans  les  songes  renaît. 

Ainsi,  toute  au  berceau  qui  la  tient  asservie, 

La  mère  avec  ses  pleurs  voit  s'écouler  sa  vie. 

Rappelez  les  plaisirs,  ils  fuiront  votre  voix, 

Et  leurs  chaînes  de  fleurs  se  rompront  sous  vos  doigts. 


Ensemble,  à  pas  légers,  traversez  la  carrière  ; 

Que  votre  main  touche  une  heureuse  main, 
Et  que  vos  pieds  savants  à  leur  place  première 
Reviennent,  balancés  dans  leur  double  chemin. 


102  i,rc  HAÏ, 


Dansez  :  un  jour,  hélas  !  ô  reines  éphémères  ! 

De  votre  jeune  empire  auront  fui  les  chimères  ; 

Rien  n'occupera  plus  vos  cœurs  désenchantés, 

Que  des  rêves  d'amour  bien  vite  épouvantés, 

Et  le  regret  lointain  de  ces  fraîches  années 

Qu'un  souffle  a  fait  mourir,  en  moins  de  temps  fanées 

Que  la  rose  et  l'œillet,  l'honneur  de  votre  front; 

Et  du  temps  indompté  lorsque  viendra  l'affront, 

Quelles  seront  alors  vos  tardives  alarmes? 

Un  teint,  déjà  flétri,  pâlira  sous  les  larmes, 

Les  larmes  à  présent,  doux  trésors  des  amours, 

Les  larmes,  contre  l'âge  inutile  secours  : 

Car  les  ans  maladifs,  avec  un  doigt  de  glace, 

Des  chagrins  dans  vos  cœurs  auront  marqué  la  place, 

La  morose  vieillesse...  O  légères  beautés  ! 

Dansez,  multipliez  vos  pas  précipités, 

Et  dans  les  blanches  mains  les  mains  entrelacées, 

Et  les  regards  de  feu,  les  guirlandes  froissées, 

Et  le  rire  éclatant,  cri  des  joyeux  loisirs, 

Et  que  la  salle  au  loin  tremble  de  vos  plaisirs. 

Paris,   J818. 


LE    TRAPPISTE 


POEME 


C'était  une  des  nuits  qui  des  feux  de  l'Espagne 
Par  des  froids  bienfaisants  consolent  la  campagne  ; 
L'ombre  était  transparente,  et  le  lac  argenté 
Brillait  à  l'horizon  sous  un  voile  enchanté  ; 
Une  lune  immobile  éclairait  les  vallées, 
Où  des  citronniers  verts  serpentent  les  allées  ; 


*  On  a  proposé  au  roi  de  profiler  du  temps  pour  quitter  Madrid  avec  une 
escorte  sûre;  mais  l'infortuné  prince  n'a  pu  se  résoudre  à  suivre  ce  conseil. 

Le  bruit  s'étant  répandu  parmi  les  gardes  que  le  roi  était  emmené  hors  du 
palais,  prisonnier  des  cortès,  l'ardeur  de  cette  troupe  fidèle  ne  pouvait  plus  se 
contenir.  Elle  résolut  de  pénétrer  jusqu'au  palais  et  de  mettre  le  roi  en  liberté. 
Après  une  charge  meurtrière,  ils  parvinrent  sur  la  place  du  palais.  Ils  atten- 
daient impatiemment  des  ordres;  nul  ordre  ne  fut  donné  de  l'intérieur  !  Fi- 
gurez-vous le  palais  du  roi  entouré  de  ses  malheureux  gardes,  dix  pièces  de 
canon  braquées  contre  les  portes  et  les  fenêtres,  et  dix  mille  personnes,  tant 
miliciens  que  bandits,  poussant  des  cris  épouvantables...  Ils  ont  combattu... 
Le  nombre  des  gardes  échappés  (vers  l'armée  de  la  Foi)  est  d'environ  trois 
cents...  Le  roi  a  paru  au  balcon  et  a  salué  le  peuple. 

Moniteur,  15  juillet  1822. 

13 


19/ï  l,K  THAPPJSTÈ 

Des  milliers  de  soleils,  sans  offenser  les  yeux, 
Tels  qu'une  poudre  d'or,  semaient  l'azur  des  cieux, 
Et  les  monts  inclinés,  verdoyante  ceinture 
Qu'en  cercles  inégaux  enchaîna  la  nature, 
De  leurs  dômes  en  fleuFS  étalaient  la  beauté, 
Revêtus  d'un  manteau  bleuâtre  et  velouté. 
Mais  aucun  n'égalait,  dans  sa  magnificence, 
Le  Mont  Serrât,  paré  de  toute  sa  puissance  : 
Quand  des  nuages  blancs  sur  son  dos  arrondi 
Roulaient  leurs  Ilots  chassés  par  le  vent  du  midi, 
Les  brisant  de  son  front,  comme  un  nageur  habile, 
Le  géant  semblait  fuir  sous  ce  rideau  mobile'; 
Tantôt  un  piton  noir,  seul  dans  le  firmament, 
Tel  qu'un  fantôme  énorme,  arrivait  lentement; 
Tantôt  un  bois  riant,  sur  une  moelle  agreste, 
S'éclairait,  suspendu  comme  une  île  céleste. 
Puis  enfin,  des  vapeurs  délivrant  ses  contours, 
Comme  une  forteresse  au  milieu  de  ses  tours, 
Sortait  le  pic  immense  :  il  semblait  à  ses  plaines 
Des  vents  frais  de  la  nuit  partager  les  haleines; 
Et  l'orage  indécis,  îfiurmurant  à  ses  pieds, 
Pendait  encor  d'en  haut  sur  les  monts  effravés; 


Le  tu  m'I'isti,  m 


En  spectacle  pompeux  la  nature  est  féconde; 

Mais  l'homme  a  des  pensers  bien  plus  grands  que  le  inonde. 

Quelquefois  tout  un  peuple  endormi  dans  ses  maux 

S'éveille,  et,  saisissant  le  glaive  des  hameaux, 

Maudissant  la  révolte  impure  et  tortueuse, 

Élève  tout  à  coup  sa  voix  majestueuse  : 

11  redemande  à  Dieu  ses  autels  profanés, 

11  appelle  à  grands  cris  ses  Rois  emprisonnés  ; 

Comme  un  tigre,  il  arrache,  il  emporte  sa  chaîne; 

11  s'élève,  il  grandit,  il  s'étend  comme  un  chêne, 

Et  de  ses  mille  bras  il  couvre  en  liberté 

Les  sillons  paternels  du  sol  qui  l'a  porté. 

Ainsi,  terre  indocile,  à  ton  Roi  seul  constante, 

Vendée,  où  la  chaumière  est  encore  une  tente, 

Ainsi  de  ton  Bocage  aux  détours  meurtriers 

Sortirent  en  priant  les  paysans  guerriers  : 

Ainsi,  se  relevant,  l'infatigable  Espagne 

Fait  sortir  des  héros  du  creux  de  la  montagne 


196  I. E  TRAPPISTE 


Sur  des  rochers,  non  loin  de  ces  antres  sacrés, 
Où  Pelage  appela  les  Goths  désespérés, 
D'où  sort  toujours  la  gloire,  et  qui  gardent  encore, 
Hélas  !  les  os  français  mêlés  à  ceux  du  More, 
Au-dessus  de  la  nue,  au-dessus  des  torrents, 
Viennent  de  s'assembler  les  montagnards  errants. 
La  pourpre  du  réseau  dont  leur  front  s'environne 
Forme  autour  des  cheveux  une  mâle  couronne, 
Et  la  corde  légère,  avec  des  nœuds  puissants, 
S'est  tressée  en  sandale  à  leurs  pieds  bondissants. 
Le  silence  est  profond  dans  la  foule  attentive  ; 
Car  la  hache  pesante,  avec  la  flamme  active, 
D'un  chêne  que  cent  ans  n'ont  pas  su  protéger 
Ont  fait  pour  leur  prière  un  autel  passager. 


LE  TRAPPJSTE  107 


Là  ce  chef  dont  le  nom  sème  au  loin  l'épouvante 

Dépose  devant  Dieu  son  oraison  fervente  ; 

Triomphateur  sans  pompe,  il  va  d'une  humble  voix 

Chanter  le  Te  Deum  sous  le  dôme  des  bois. 

Est-ce  un  guerrier  farouche?  est-ce  un  pieux  apôtre? 

Sous  la  robe  de  l'un  il  a  les  traits  de  l'autre  : 

Il  est  prêtre,  et  pourtant  promptement  irrité  ; 

11  est  soldat  aussi,  mais  plein  d'austérité; 

Son  front  est  triste  et  pâle,  et  son  œil  intrépide  : 

Son  bras  frappe  et  bénit,  son  langage  est  rapide, 

Il  passe  dans  la  foule  et  ne  s'y  mêle  pas  ; 

l"n  pain  noir  et  grossier  compose  ses  repas; 

Il  parle,  on  obéit;  on  tremble  s'il  commande, 

Et  nul  sur  son  destin  ne  tente  une  demande. 

Le  Trappiste  est  son  nom  :  ce  terrible  inconnu, 

Sorti  jadis  du  monde,  au  monde  est  revenu  ; 

Car,  soulevant  l'oubli  dont  ces  couvents  funèbres 

A  leurs  moines  muets  imposent  les  ténèbres, 

Il  reparut  au  jour,  dans  une  main  la  croix, 

Dans  l'autre,  secouant,  au  nom  des  anciens  Rois, 


108  I.K    Ni  \I,!,IS'N: 

Ce  fouet  dont  Jésus-Christ,  de  son  bras  pacifique, 
Du  haut  des  longs  degrés  du  Temple  magnifique, 
Renversa  les  vendeurs  qui  souillaient  le  saint  mur, 
Dans  les  débris  épars  de  leur  trafic  impur. 
Soit  que  la  main  de  Dieu  le  couvre  ou  se  retire, 
Le  condamne  à  la  gloire  où  l'élève  au  martyre* 
S'il  vit,  il  reviendra,  sans  plainte  et  sans  orgueil, 
D'un  bras  sanglant  encore  achever  son  cercueil, 
El  reprendre,  courbé,  l'agriculture  austère 
Dont  il  s'est  trop  longtemps  reposé  dans  la  guerre. 
Tel  un  mort,  évoqué  par  de  magiques  voix, 
Envoyé  du  sépulcre,  apparaît  pour  les  Rois, 
Marche,  prédit,  menace,  et  retourne  à  sa  tombe, 
Dont  la  pierre  éternelle  en  gémissant  retombe. 


Parmi  les  montagnards,  ces  robustes  bergers, 
Vventuriers  hardis,  chasseurs  aux  pieds  légers, 


LE  TRAPPISTE  199 

Qui  rangent  sous  sa  loi  leur  troupe  volontaire, 

Nul  n'a  voulu  savoir  ce  qu'il  a  voulu  taire. 

Dieu  l'inspire  et  l'envoie,  il  le  dit  :  c'est  assez, 

Pourvu  que  leurs  combats  leur  soient  toujours  laissés. 

Joyeux,  ils  voyaient  donc,  sanctifiant  leur  gloire, 

Ce  prêtre  offrir  à  Dieu  leur  première  victoin 

Pour  lui,  couvert  de  l'aube  et  de  l'étole  orné, 

Devant  l'autel  agreste  il  s'était  retourné. 

Déjà,  soldat  du  Christ,  près  d'entrer  dans  la  lice, 

11  remplissait  son  cœur  des  baumes  du  calice. 

Mais  des  soupirs,  des  bruits  s'élèvent  ;  un  grand  cri 

L'interrompt  ;  il  s'étonne,  et,  lui-même  attendri, 

Voit  un  jeune  inconnu,  dont  la  tête  est  sanglante, 

Traînant  jusqu'à  l'autel  sa  marche  faible  et  lente, 

Montrant  un  fer  brisé  qui  soutenait  sa  main, 

Qui  défendit  sa  fuite  et  fraya  son  chemin. 

C'est  un  de  ces  guerriers  dont  la  constante  veille 

Fait  qu'en  ses  palais  d'or  la  royauté  sommeille. 

Il  tombe  ;  mais  il  parle,  et  sa  tremblante  voix 

S'efforce  à  ce  discours  entrecoupé  trois  fois  : 

«  Pour  qui  donc  cet  autel  au  milieu  des  ténèbres  ? 

N'y  chantez  pas,  ou  bien  dites  de;  ('liants  funèbres. 


200  LK  TRAPPISTE 

Quel  Espagnol  ne  sait  les  hymnes  du  trépas  ? 

Les  nouveaux  noms  des  morts  ne  vous  manqueront  pas  : 

J'apporte  sur  vos  monts  de  sanglantes  nouvelles. 

—  Quoi  !  le  Roi  n'est-il  plus  ?  disaient  les  voix  fidèles. 

—  Pleurez. —  11  est  donc  mort? —  Pleurez,  il  est  vivant  !  » 
Et  le  jeune  martyr,  sur  un  bras  se  levant, 

Tel  qu'un  gladiateur  dont  la  paupière  errante 
Cherche  le  soi  qui  tourne,  et  fuit  sa  main  mourante  : 
«  Nos  combats  sont  finis,  dit-il,  en  un  seul  jour  ; 
Nos  taureaux  ont.  quitté  le  cirque,  et  sans  retour, 
Puisque  le  spectateur  à  qui  s'offrait  la  lutte 
N'a  pas  daigné  lui-même  applaudir  à  leur  chute. 
Pour  vous,  si  vous  savez  les  secrets  du  devoir, 
Partez,  je  vais  mourir  avant  de  les  savoir. 
Mais  si  vous  rencontrez,  non  loin  de  ces  montagnes, 
Des  soldats  qui  vont  vite  à  travers  les  campagnes, 
Qui  portent  sous  leurs  bras  des  fusils  renversés, 
Et  passent  en  silence  et  leurs  fronts  abaissés, 
Ne  les  engagez  pas  à  cesser  leur  retraite  ; 
Ils  vous  refuseraient  en  secouant  la  tète  : 
Car  ils  ont  tous  besoin,  mon  père,  ainsi  que  moi, 
De  retremper  leur  âme  aux  sources  de  la  foi. 


LE  TI'.Al'PISTK  201 

iNul  ne  sait  s'il  succombe  ou  fidèle  ou  parjure, 
Et  si  le  dévoûment  ne  fut  pas  une  injure. 
Vous,  habitant  sacré  du  mont  silencieux, 
Instruit  des  saintes  morts  que  préfèrent  les  Cieux, 
Jugez-nous  et  parlez. . .  Vous  savez  qnelle  proie 
Le  peuple  osa  vouloir  dans  sa  féroce  joie? 
Vous  le  savez,  un  Roi  ne  porte  pas  des  fers 
Sans  que  leur  bruit  s'entende  au  bout  de  l'univers. 

• 

Nous  qui  pensions  encore,  avant  l'heure  où  nous  sommes, 

Qu'un  serment  prononcé  devait  lier  les  hommes, 

Partant  avec  le  jour,  qui  se  levait  sur  nous 

Brillant,  mais  dont  le  soir  n'est  pas  venu  pour  tous, 

Au  palais,  dont  le  peuple  envahissait  les  portes, 

En  silence,  à  grands  pas,  marchaient  nos  trois  cohortes  : 

Quand  le  balcon*  royal  à  nos  yeux  vint  s'offrir, 

Nous  l'avons  salué,  car  nous  venions  mourir. 

Mais  comme  à  notre  voix  il  n'y  paraît  personne, 

Aux  cris  des  révoltés,  à  leur  tocsin  qui  sonne, 

A  leur  joie  insultante,  à  leur  nombre  croissant, 

Nous  croyons  le  Roi  mort  parce  qu'il  est  absent; 

Et,  gémissant  alors  sur  de  fausses  alarmes, 

Accusant  nos  retards,  nous  répandions  des  larmes. 


303  LE  TRAPPISTE 

Mais  un  bruit  les  arrête,  et,  passe  dans  nos  rangs, 

Fait  presque  de  leur  mort  repentir  nos  mourants. 

Nous  n'osons  plus  frapper,  de  peur  qu'un  plomb  fidèle 

N'aille  blesser  le  Roi  dans  la  foule  rebelle. 

Déjà,  le  fer  levé,  s'avancent  ses  amis, 

Par  nos  bourreaux  sanglants  à  nous  tuer  admis. 

Nous  recevons  leurs  coups  longtemps  avant  d'y  croire, 

Et  notre  étonnement  nous  ôte  la  victoire. 

En  retirant  vers  vous  nos  rangs  irrésolus, 

Nous  combattions  toujours,  mais  nous  ne  pleurions  plus.  » 


11  se  tut.  11  régna,  de  montagne  en  montagne, 
Un  bruit  sourd  qui  semblait  un  soupir  de  l'Espagne. 
Le  Trappiste  incliné  mit  sa  main  sur  ses  yeux. 
On  ne  sait  s'il  pleura;  car  tranquille  et  pieux, 
Levant  son  front  creusé  par  les  rides  antiques, 
Sa  voix  grave  apaisa  les  bataillons  rustiques  : 


LE  TRAPPISTE  203 

Comme  au  vent  du  midi  la  neige  au  loin  se  fond, 
La  rumeur  s'éteignit  dans  un  calme  profond. 
La  lune  alors  plus  belle  écartait  un  nuage, 
Et  du  moine  héroïque  éclairait  le  visage  ; 
Troublé  sur  ses  sommets  et  dans  sa  profondeur, 
Le  mont  de  tous  ses  bruits  déployait  la  grandeur  ; 
Aux  mots  entrecoupés  du  vainqueur  catholique, 
Se  mêlait  d'un  torrent  la  voix  mélancolique, 
Le  froissement  léger  des  mélèzes  touffus, 
D'un  combat  éloigné  les  coups  longs  et  confus, 
Et  des  loups  affamés  les  hurlements  funèbres, 
Et  le  cri  des  vautours  volant  dans  les  ténèbres  : 


«  Frères,  il  faut  mourir;  qu'importe  le  moment? 
El  si  de  notre  mort  le  fatal  instrument 
Est  cette  main  des  Rois  qui,  jadis  salutaire, 
Touchait  pour  les  guérir  les  peuples  de  la  terre  ; 


•20',  l,K  TRAPPISTE 

Quand  même,  nous  brisant  sous  notre  propre  effort, 
L'arche  que  nous  portons  nous  donnerait  la  mort; 
Quand  même  par  nous  seuls  la  couronne  sauvée 
Écraserait  un  jour  ceux  qui  l'ont  relevée, 
Seriez-vous  étonnés,  et  vos  fidèles  bras 
Seraient-ils  moins  ardents  à  servir  les  ingrats? 
Vous  seriez-vous  flattés  qu'on  trouvât  sur  la  terre 
La  palme  réservée  au  martyr  volontaire? 
Hommes  toujours  déçus,  j'en  appelle  à  vous  tous  • 
Interrogez  vos  cœurs,  vo\ez  autour  de  vous; 
Rappelez  vos  liens,  vos  premières  années, 
Et  d'un  juste  coup  d'œil  sondez  vos  destinées. 
Amis,  frères,  amants,  qui  vous  a  donc  appris 
Qu'un  dévoûment  jamais  dût  recevoir  son  prix? 
Beaucoup  semaient  le  bien  d'une  main  vigilante, 
Qui  n'ont  pu  récolter  qu'une  moisson  sanglante. 
Si  la  couche  est  trompeuse  et  le  foyer  pervers, 
Qu'avez-vous  attendu  des  Rois  de  l'univers? 
0  faiblesse  mortelle,  ô  misère  des  hommes! 
Plaignons  notre  nature  et  le  siècle  où  nous  sommes  : 
Gémissons  en  secret  sur  les  fronts  couronnés  ; 
Mais  servons-les  pour  Dieu  qui  îuus  les  a  donnés. 


LE  TRAPPISTE  205 

Notre  cause  est  sacrée,  et  dans  les  cœurs  subsiste. 

En  vain  les  Rois  s'en  vont  :  la  Royauté  résiste, 

Son  principe  est  en  haut,  en  haut  est  son  appui  ; 

Car  tout  vient  du  Seigneur,  et  tout  retourne  à  lui. 

Dieu  seul  est  juste,  enfants  ;  sans  lui  tout  est  mensonge, 

Sans  lui  le  mourant  dit  :  «  La  vertu  n'est  qu'un  songe.  » 

Nous  allons  le  prier,  et  pour  le  Prince  absent, 

Et  pour  tous  les  martyrs  dont  coule  encor  le  sang. 

Je  donne  cette  nuit  à  vos  dernières  larmes  : 

Demain  nous  chercherons,  à  la  pointe  des  armes, 

Pour  le  Roi  la  couronne,  et  des  tombeaux  pour  nous.  » 


Amen,  dit  l'assemblée  en  tombant  à  genoux. 


En  1822,  h  Courbcvoie. 


LA  FRÉGATE  LA  SÉRIEUSE 


LA    PLAINTE   DU    CAPITAINE 


1'  0  E  M  E 


Qu'elle  était  belle,  ma  frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent! 
Elle  avait,  au  soleil  levant, 
Toutes  les  couleurs  de  l'agate  ; 
Ses  voiles  luisaient  le  matin 
Comme  des  ballons  de  satin  ; 


208  LA  K  RE  GATE 

Sa  quille  mince,  longue  et  plate, 
Portait  deux  bandes  d'écarlate 
Sur  vingt-quatre  canons  cachés  ; 
Ses  mâts,  en  arrière  penchés, 
Paraissaient  à  demi  couchés. 
Dix  fois  plus  vive  qu'un  pirate, 
En  cent  jours  du  Havre  à  Surate 
Elle  nous  emporta  souvent. 
—  Qu'elle  était  belle,  ma  Frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent! 


Brest  vante  son  beau  port  et  cette  rade  insigne 
Où  peuvent  manœuvrer  trois  cents,  vaisseaux  de  ligne  ; 
Boulogne,  sa  cité  haute  et  double,  et  Calais, 
Sa  citadelle  assise  en  mer  comme  un  palais; 
Dieppe  a  son  vieux  château  soutenu  par  la  dune, 
Ses  baigneuses  cherchant  la  vague  au  clair  de  lune, 


I,A  SÉRIEUSE  20'J 

Et  ses  deux  monts  en  vain  par  la  mer  insultés  ; 

Cherbourg  a  ses  fanaux  de  bien  loin  consultés, 

Et  gronde  en  menaçant  Guornsey  la  sentinelle 

Debout  près  de  Jersey,  presque  en  France  ainsi  qu'elle. 

Lorient,  dans  sa  rade  au  mouillage  inégal, 

Reçoit  la  poudre  d'or  des  noirs  du  Sénégal  ; 

Saint- Malo  dans  son  port  tranquillement  regarde 

Mille  rochers  debout  qui  lui  servent  de  garde  ; 

Le  Havre  a  pour  parure  ensemble  et  pour  appui 

Notre-Dame-de-Gràce  et  Honfleur  devant  lui  ; 

Bordeaux,  de  ses  longs  quais  parés  de  maisons  neuves, 

Porte  jusqu'à  la  mer  ses  vins  sur  deux  grands  fleuves; 

Toute  ville  à  Marseille  aurait  droit  d'envier 

Sa  ceinture  de  fruits,  d'orange  et  d'olivier; 

D'or  et  de  fer  Bayonne  en  tout  temps  fut  prodigue  ; 

Du  grand  Cardinal-Duc  La  Rochelle  a  la  digue; 

Tous  nos  ports  ont  leur  gloire  ou  leur  luxe  à  nommer  ; 

Mais  Toulon  a  lancé  la  Sérieuse  en  mer. 


1 1 


210  LA  FREGATE 


LA  TRAVERSÉE 


I! 


Quand  la  belle  Sérieuse 
Pour  l'Egypte  appareilla, 
Sa  figure  gracieuse 
Avant  le  jour  s'éveilla  ; 
A  la  lueur  des  étoiles 
Elle  déploya  ses  voiles, 
Leurs  cordages  et  leurs  toiles, 
Comme  de  larges  réseaux, 
Avec  ce  long  bruit  qui  tremble, 
Qui  se  prolonge  et  ressemble 
Au  bruit  des  ailes  qu'ensemble 
Ouvre  une  troupe  d'oiseaux. 


L\  SÉRIEUSE  211 


1\ 


Dès  que  l'ancre  dégagée 

Re\  ient  par  son  cable  à  bord, 

La  proue  alors  est  changée, 

Selon  l'aiguille  et  le  Nord. 

La  Sérieuse  l'observe, 

Elle  passe  la-réserve, 

Et  puis  marche  de  conserve 

Avec  le  grand  Orient  : 

Sa  voilure  toute  blanche 

Comme  un  sein  gonflé  se  penche; 

Chaque  mât,  comme  une  branche, 

Touche  la  vague  en  pliant. 


212  LA    Pli  Ë  GATE 


Avec  sa  démarche  leste, 
Elle  glisse  et  prend  le  vent, 
Laisse  à  l'arrière  I'Alceste, 
Et  marche  seule  à  l'avant. 
Par  son  pavillon  conduite, 
L'escadre  n'est  à  sa  suite 
Que  lorsque,  arrêtant  sa  fuite, 
Elle  veut  l'attendre  enfin  : 
Mais,  de  bons  marins  pourvue, 
Aussitôt  qu'elle  est  en  vue, 
Par  sa  manœuvre  imprévue, 
Elle  part  comme  un  dauphin. 


LA    SÉRIEUSE  213 


VI 


Comme  un  dauphin  elle  saute 
Elle  plonge  comme  lui 
Dans  la  mer  profonde  et  haute, 
Où  le  feu  Saint-Elme  a  lui. 
Le  feu  serpente  avec  grâce  ; 
Du  gouvernail  qu'il  embrasse 
11  marque  longtemps  la  trace, 
Et  Ton  dirait  un  éclair 
Qui,  n'ayant  pu  nous  atteindre, 
Dans  les  vagues  va  s'éteindre, 
Mais  ne  cesse  de  les  teindre 
Du  prisme  enflammé  de  l'air. 


2l7i  I.  \    FREGATE 


VI 


Ainsi  qu'une  forêt  sombre 
La  flotte  venait  après, 
Et  de  loin  s'étendait  l'ombre 
De  ses  immenses  agrès. 
En  voyant  le  Spartiate, 
le  Franklin  et  sa  frégate, 
Le  bleu,  le  blanc,  l'écarlate, 
De  cents  mâts  nationaux, 
L'armée,  en  convoi,  remise 
Comme  en  garde  à  l'Artémise, 
Nous  nous  dîmes  :  C'est  Venise 
Qui  s'avance  sur  les  eaux. 


LA    SÉRIEUSE  215 


VIII 


Quel  plaisir  d'aller  si  vite, 
Et  de  voir  son  pavillon, 
Loin  des  terres  qu'il  évite 
Tracer  un  noble  sillon  ! 
Au  large  on  voit  mieux  le  monde, 
Et  sa  tète  énorme  et  ronde 
Qui  se  balance  et  qui  gronde 
Comme  éprouvant  un  affront, 
Parce  que  l'homme  se  joue 
De  sa  force," et  que  la  proue, 
Ainsi  qu'une  lourde  roue, 
Fend  sa  route  sur  son  front. 


210  LA    FRÉGATE 


IX 


Quel  plaisir  !  et  quel  spectacle 
Que  l'élément  triste  et  froid 
Ouvert  ainsi  sans  obstacle 
Par  un  bois  de  cl.ène  étroit  ! 
Sur  la  plaine  humide  et  sombre, 
La  nuit,  reluisaient  dans  l'ombre 
Des  insectes  en  grand  nombre, 
De  merveilleux  vermisseaux. 
Troupe  brillante  et  frivole, 
Comme  un  feu  follet  qui  vole, 
Ornant  chaque  banderole 
Et  chaque  mât  des  vaisseaux. 


LA    S  G  RIE  USE  21 


Et  SLirtOUt  LA  SÉKIEUSE, 

Était  Lelle  nuit  et  jour; 
La  mer,  douce  et  curieuse, 
La  portait  avec  amour, 
Comme  un  vieux  lion  abaisse 
Sa  longue  crinière  épaisse, 
Lt,  sans  l'agiter,  y  laisse 
Se  jcuer  le  lionceau  ; 
Comme  sur  sa  tète  agile 
Une  femme  tient  l'argile, 
Ou  le  jonc  souple  et  fragile 
D'un  mystérieux  berceau. 


218  I- A   FREGATE 


X] 


Moi,  de  sa  poupe  hautaine 
Je  no  m'absentais  jamais, 
Car,  étant  son  capitaine, 
Comme  un  enfant  je  l'aimais  : 
J'aurais  moins  aimé  peut-être 
L'enfant  que  j'aurais  vu  naître; 
De  son  cœur  on  n'est  pas  maître. 
Moi,  je  suis  un  vrai  marin, 
Ma  naissance  est  un  mystère, 
Sans  famille,  et  solitaire, 
Je  ne  connais  pas  la  terre, 
Et  la  vois  avec  chagrin. 


LA    SÉRIE I  SE  219 


XII 


Mon  banc  de  quart  est  mon  trône, 
J'y  règne  plus  que  les  Rois  ; 
Sainte  Barbe  est  ma  patrone  ; 
Mon  sceptre  est  mon  porte-voix  ; 
Ma  couronne  est  ma  cocarde; 
Mes  officiers  sont  ma  garde  ; 
A  tous  les  vents  je  hasarde 
Mon  peuple  de  matelots, 
Sans  que  personne  demande 
A  quel  bord  je  veux  qu'il  tende, 
Et  pourquoi  je  lui  commande 
D'être  plus  fort  que  les  Ilots. 


230  Lé   F  RÉGATE 


XI 11 


Voilà  toute  la  famille 
Qu'en  mon  temps  il  me  fallait  ; 
Ma  Frégate  était  ma  fille. 
Va,  lui  disais-je.  —  Elle  allait, 
S'élançait  dans  la  carrière, 
Laissant  l'écueil  en  arrière, 
Comme  un  cheval  sa  barrière  ; 
Et  l'on  m'a  dit  qu'une  fois 
(Quand  je  pris  terre  en  Sicile) 
Sa  marche  fut  moins  facile, 
Elle  parut  indocile 
Aux  ordres  d'une  autre  voix. 


LA    SKRFKUSE  221 


XIV 


On  l'aurait  crue  animée! 
Toute  F  Egypte  la  prit, 
Si  blanche  et  si  bien  formée, 
Pour  un  gracieux  Esprit 
Des  Français  compatriote, 
Lorsqu'en  avant  de  la  flotte, 
Dont  elle  était  le  pilote, 
Doublant  une  vieille  tour  \ 
Elle  entra,  sans  avarie, 
Aux  cris  :  Vive  la  patrie  ! 
Dans  le  port  d'Alexandrie, 
Qu'on  appelle  Abou-Mandour. 

1  La  tour  des  Arabes,  près  d'Alexandrie. 


LA    FREGATE 


LE   KKPOS 


\\      • 

Une  fois,  par  malheur,  si  vous  avez  pris  terre, 

Peut-être  qu'un  de  vous,  sur  un  lac  solitaire, 

\ura  vu,  comme  moi,  quelque  cygne  endormi, 

Qui  se  laissait  au  vent  balancer  à  demi. 

Sa  tète  nonchalante,  en  arrière  appuyée, 

Se  cache  dans  la  plume  au  soleil  essuyée  : 

Son  poitrail  est  lavé  par  le  flot  transparent, 

Comme  un  écueil  où  l'eau  se  joue  en  expirant  ; 

Le  duvet  qu'en  passant  l'air  dérobe  à  sa  plume 

Autour  de  lui  s'envole  et  se  mêle  à  l'écume  ; 

Une  aile  est  son  coussin,  l'autre  est  son  éventail  ; 

11  dort,  et  de  son  pied  le  large  gouvernail 

Trouble  encore,  en  ramant,  l'eau  tournoyante  et  douce, 

Tandis  que  sur  ses  lianes  se  forme  un  lit  de  mousse, 

De  feuilles  et  de  joncs,  et  d'herbages  errants 

Qu'apportent  près  de  lui  d'invisibles  courants 


LA   SÉRIEUSE 


LE   COMBAT 


XVI 


Ainsi  près  d'Aboukir  reposait  ma  Frégate  ; 
À  l'ancre  dans  la  rade,  en  avant  des  vaisseaux, 
On  voyait  de  bien  loin  son  corset  d'écarlate 
Se  mirer  dans  les  eaux. 

Ses  canots  l'entouraient,  a  leur  place  assignée. 
Pas  une  voile  ouverte,  on  était  sans  dangers. 
Ses  cordages  semblaient  des  filets  d'araignée, 
Tant  ils  étaient  légers. 


Nous  étions  tous  marins.  Plus  de  soldats  timides 
Qui  chancellent  à  bord  ainsi  que  des  enfants  ; 
Us  marchaient  sur  leur  sol,  prenant  des  Pyramides, 
Montant  des  éléphants. 


•)•>',  LA    F  HÉ  GATE 

m 

Il  faisait  beau.  —  La  mer,  de  sable  environnée, 
Brillait  comme  un  bassin  d'argent  entouré  d'or  ; 
Un  vaste  soleil  rouge  annonça  la  journée 
Du  quinze  Thermidor. 


La  Sérieuse  alors  s'ébranla  sur  sa  quille  : 
Quand  venait  un  combat,  c'était  toujours  ainsi  ; 
Je  le  reconnus  bien,  et  je  lui  dis  :  Ma  fille, 
Je  te  comprends,  merci. 

J'avais  une  lunette  exercée  aux  étoiles; 
Je  la  pris,  et  la  tins  ferme  sur  l'horizon. 
—  Une,  deux,  trois  —  je  vis  treize  et  quatorze  voiles; 
Enfin,  c'était  Nelson. 

Il  courait  contre  nous  en  avant  de  la  brise  ; 
La  Sérieuse  à  l'ancre,  immobile  s'offrant, 
Reçut  le  rude  abord  sans  en  être  surprise, 
Comme  un  roc  un  torrent. 


LA    SÉRIEUSE  Tlô 


Tous  passèrent  près  d'elle  en  lâchant  leur  bordée  ; 
Fière,  elle  répondit  aussi  quatorze  fois, 
Et  par  tous  les  vaisseaux  elle  fut  débordée, 
Mais  il  en  resta  trois. 


Trois  vaisseaux  de  haut  bord  —  combattre  une  frégate  ! 
Est-ce  l'art  d'un  marin?  le  trait  d'un  amiral? 
Un  écumeur  de  mer,  un  forban,  un  pirate, 
N'eût  pas  agi  si  mal! 

N'importe!  elle  bondit,  dans  son  repos  troublée, 
Elle  tourna  trois  fois  jetant  vingt-quatre  éclairs, 
Et  rendit  tous  les  coups  dont  elle  était  criblée, 
Feux  pour  feux,  fers  pour  fers. 

Ses  boulets  enchaînés  fauchaient  des  mâts  énormes, 
Faisaient  voler  le  sang,  la  poudre  et  le  goudron, 
S'enfonçaient  dans  le  bois,  comme  au  cœur  des  grands  ormes 
Le  coin  du  bûcheron. 

15 


23M5  \.\    FRÉGATE 


l  il  brouillard  de  fumée  où  la  flamme  étincelle 
L'entourait  ;  mais  le  corps  brûlé,  noir,  écharpé, 
Elle  tournait,  roulait,  et  se  tordait  sous  elle, 
Comme  un  serpent  coupé. 

Le  soleil  s'éclipsa  dans  l'air  plein  de  bitume. 
Ce  jour  entier  passa  dans  le  feu,  dans  le  bruit  ; 
Et  lorsque  la  nuit  vint,  sous  cette  ardente  brume, 
On  ne  vit  pas  la  nuit. 


Nous  étions  enfermés  comme  dans  un  orage  : 
Des  deux  Hottes  au  loin  le  canon  s'y  mêlait  ; 
On  tirait  en  aveugle  à  travers  le  nuage  : 
Toute  la  mer  brûlait. 


Mais  quand  le  jour  revint,  chacun  connut  son  œuvre. 
Les  trois  vaisseaux  flottaient  dénotés,  et  si  las 
Qu'ils  n'avaient  plus  de  force  assez  pour  la  manœuvre  ; 
Mais  ma  Frégate,  hélas  ! 


I.  V    SERIEUSE 


Elle  ne  voulait  plus  obéir  à  son  maître  ; 
Mutilée,  impuissante,  elle  allait  au  hasard  ; 
Sans  gouvernail,  sans  mât,  on  n'eût  pu  reconnaître 
La  merveille  de  l'art  ! 


Engloutie  à  demi,  son  large  pont  à  peine, 
S'affaissant  par  degrés,  se  montrait  sur  les  Ilots  ; 
Et  là  ne  restaient  plus,  avec  moi  capitaine, 
Que  douze  matelots. 

Je  les  fis  mettre  en  nier  à  bord  d'une  chaloupe, 
Hors  de  notre  eau  tournante  et  de  son  tourbillon  ; 
Et  je  revins  tout  seul  me  coucher  sur  la  poupe 
Au  pied  du  pavillon. 

J'aperçus  des  Anglais  les  figures  livides^ 
Faisant  pour  s'approcher  un  inutile  effort 
Sur  leurs  vaisseaux  flottants  comme  des  tonneaux  \  ides- 
Vaincus  par  notre  mort. 


228  LA    FRÉGATE 


La  Sérieuse  alors  semblait  à  L'agonie, 

L'eau  dans  siis  cavités  bouillonnait  sourdement  ; 
Elle,  comme  voyant  sa  carrière  finie, 
Gémit  profondément. 


Je  me  sentis  pleurer,  et  ce  fut  un  prodige, 
Un  mouvement  honteux;  mais  bientôt  l'étouffant  : 
Nous  nous  sommes  conduits  comme  il  fallait,  lui  dis-je  ; 
Adieu  donc,  mon  enfant. 


Elle  plongea  d'abord  sa  poupe  et  puis  sa  proue  ; 
Mon  pavillon  noyé  se  montrait  en  dessous  ; 
Puis  elle  s'enfonça  tournant  comme  une  roue, 
Et  la  mer  vint  sur  nous. 


[,.\    SÉRIEUSE  2VÇ) 


XVII 


Hélas!  deux  mousses  d'Angleterre 
Me  sauvèrent  alors,  dit-on , 
Et  me  voici  sur  un  ponton  ;  — 
J'aimerais  presque  autant  la  terre  ! 
Cependant  je  respire  ici 


L'odeur  de  la  vague  et  des  brises. 


Vous  êtes  marins,  Dieu  merci  ! 
Nous  causons  de  combats,  de  prises, 
Nous  fumons,  et  nous  prenons  l'air 
Oui  vient  aux  sabords  de  la  mer. 
Votre  voix  m'anime  et  me  flatte, 
Aussi  je  vous  dirai  souvent  : 
—  Qu'elle  était  belle,  ma  Frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent! 


A  Dieppe,   1828 


LKS    AMANTS 


DE  MONTMORENCY 


K  L  K  V  A  ï  I  O  V 


Étaient-ils  malheureux,  Esprits  qui  le  savez  ! 
Dans  les  trois  derniers  jours  qu'ils  s'étaient  réservés, 
Vous  les  vîtes  partir  tous  deux,  l'un  jeune  et  grave, 
L'autre  joyeuse  et  jeune.  Insouciante  esclave, 
Suspendue  au  bras  droit  de  son  rêveur  amant, 
Comme  à  l'autel  un  vase  attaché  mollement, 


232  LES    AMANTS 

"Balancée  en  marchant  sur  sa  flexible  épaule 
Gomme  la  harpe  juive  à  la  branche  du  saule  ; 
Riant,  les  yeux  en  F  air,  et  la  main  dans  sa  main, 
Elle  allait  en  comptant  les  arbres  du  chemin, 
Pour  cueillir  une  fleur  demeurait  en  arrière, 
Puis  revenait  à  lui,  courant  dans  la  poussière, 
L'arrêtait  par  l'habit  pour  l'embrasser,  posait 
t  n  œillet  sur  sa  tète,  et  chantait,  et  jasait 
Sur  les  passants  nombreux,  sur  la  riche  vallée 
Comme  un  large  tapis  à  ses  pieds  étalée  ; 
Peau  tapis  de  velours  chatoyant  et  changeant, 
Semé  de  clochers  d'or  et  de  maisons  d'argent, 
Tout  pareils  aux  jouets  qu'aux  enfants  on  achète 
Et  qu'au  hasard  pour  eux  par  la  chambre  l'on  jette. 
Ainsi,  pour  lui  complaire,  on  avait  sous  ses  pieds 
Répandu  des  bijoux  brillants,  multipliés, 
En  forme  de  troupeaux,  de  village  aux  toits  roses 
Ou  bleus,  d'arbres  rangés,  de  fleurs  sous  l'onde  écloses, 
De  murs  blancs,  de  bosquets  bien  noirs,  de  lacs  bien  verts, 
Et  de  chênes  tordus  par  la  poitrine  ouverts  ; 
Elle  voyait  ainsi  tout  préparé  pour  elle  : 
Enfant,  elle  jouait,  en  marchant,  toule  belle, 


DE    MONTMORENCY  2G3 

Toute  blonde,  amoureuse  et  fière  ;  et  c'est  ainsi 
Qu'ils  allèrent  à  pied  jusqu'à  Montmorency. 


II 


Ils  passèrent  deux  jours  d'amour  et  d'harmonie, 
De  chants  et  de  baisers,  de  voix,  de  lèvre  unie, 
De  regards  confondus,  de  soupirs  bienheureux, 
Qui  furent  deux  moments  et  deux  siècles  pour  eux. 
La  nuit  on  entendait  leurs  chants,  dans  la  journée 
Leur  sommeil  ;  tant  leur  àme  était  abandonnée 
Aux  caprices  divins  dn  désir  !  Leurs  repas 
Liaient  rares,  distraits  ;  ils  ne  les  voyaient  pas. 
Ils  allaient,  ils  allaient  au  hasard  et  sans  heures, 
Passant  des  champs  aux  bois,  et  des  bois  aux  demeures  ; 
Sa  regardant  toujours,  laissant  les  airs  chantés 
Mourir,  et  tout  à  coup  restaient  comme  enchantés. 
L'extase  avait  fini  par  éblouir  leur  àme, 
Comme  seraient  nos  yeux  éblouis  par  la  flamme. 


23a  l-KS   AMANTS 

Troublés,  ils  chancelaient,  et  le  troisième  soir 

Ils  étaient  enivrés  jusques  à  ne  rien  voir 

Que  les  feux  mutuels  de  leurs  yeux.  La  nature 

Étalait  vainement  sa  confuse  peinture 

Autour  du  front  aimé,  derrière  les  cheveux 

Que  leurs  yeux  noirs  voyaient  tracés  dans  leurs  yeux  bleus. 

Ils  tombèrent  assis  sous  des  arbres;  peut-être... 

Ils  ne  le  savaient  pas.  Le  soleil  allait  naître 

Ou  s'éteindre...  Ils  voyaient  seulement  que  le  jour 

Était  pâle,  et  l'air  doux,  et  le  monde  en  amour... 

In  bourdonnement  faible  emplissait  leur  oreille 

D'une  musique  vague  au  bruit  des  mers  pareille, 

Et  formant  des  propos  tendres,  légers,  confus, 

Que  tous  deux  entendaient,  et  qu'on  n'entendra  plus. 

Le  vent  léger  disait  de  la  voix  la  plus  douce  : 

«  Quand  l'amour  m'a  troublé,  je  gémis  sous  la  mousse.  » 

Les  mélèzes  touffus  s'agitaient  en  disant  : 

«  Secouons  dans  les  airs  le  parfum  séduisant 

»  Du  soir,  car  le  parfum  est  le  secret  langage 

»  Que  l'amour  enflammé  fait  sortir  du  feuillage.  » 

Le  soleil  incliné  sur  les  monts  dit  encor  : 

«  Par  mes  flots  de  lumière  et  par  mes  gerbes  d'or 


I)K    MONTMORENCY  235 

»  Je  réponds  en  élans  aux  élans  de  votre  àme  ; 
»  Pour  exprimer  l'amour  mon  langage  est  la  flamme,  » 
Et  les  fleurs  exhalaient  de  suaves  odeurs, 
Autant  que  les  rayons  de  suaves  ardeurs  ; 
Et  l'on  eût  dit  des  voix  timides  et  flûtées 
Qui  sortaient  à  la  fois  des  feuilles  veloutées  ; 
Et,  comme  un  seul  accord  d'accents  harmonieux, 
Tout  semblait  s'élever  en  chœur  jusques  aux  deux; 
Et  ces  voix  s'éloignaient,  en  rasant  les  campagnes, 
Dans  les  enfoncements  magiques  des  montagnes  ; 
Et  la  terre  sous  eux  palpitait  mollement, 
Comme  le  flot  des  mers  ou  le  cœur  d'un  amant  ; 
Et  tout  ce  qui  vivait,  par  un  hymne  suprême, 
Accompagnait  leurs  voix  qui  se  disaient  :  «  Je  t'aime.  » 


III 


Or  c'était  pour  mourir  qu'ils  étaient  venus  là. 
Lequel  des  deux  enfants  le  premier  en  parla? 
Comment  dans  leurs  baisers  vint  la  mort?  Quelle  balle 
Traversa  les  deux  cœurs  d'une  atteinte  inégale 


230  LES    AMANTS 

Mais  sûre?  Quels  adieux  leurs  lèvres  s'unissant 

Laissèrent  s'écouler  avec  l'âme  et  le  sang? 

Qui  le  saurait?  Heureux  celui  dont  l'agonie 

Fut  dans  les  bras  chéris  avant  l'autre  finie! 

Heureux  si  nul  des  deux  ne  s'est  plaint  de  souffrir! 

Si  nul  des  deux  n'a  dit  :  «  Qu'on  a  peine  à  mourir!  » 

Si  nul  des  deux  n'a  fait,  pour  se  lever  et  vivre, 

Quelque  effort  en  fuyant  celui  qu'il  devait  suivre  ; 

Et,  reniant  sa  mort,  par  le  mal  égaré, 

N'a  repousse  du  bras  l'homicide  adoré? 

Heureux  l'homme  surtout  s'il  a  rendu  son  âme, 

Sans  avoir  entendu  ces  angoisses  de  femme, 

Ces  longs  pleurs,  ces  sanglots,  ces  cris  perçants  et  doux 

Qu'on  apaise  en  ses  bras  ou  sur  ses  deux  genoux, 

Pour  un  chagrin  ;  mais  qui,  si  la  mort  les  arrache, 

Font  que  l'on  tord  ses  bras,  qu'on  blasphème,  qu'on  cache 

Dans  ses  mains  son  front  pâle  et  son  cœur  plein  de  fiel, 

Et  qu'on  se  prend  du  sang  pour  le  jeter  au  ciel.  — 

Mais  qui  saura  leur  fin?  — 

Sur  les  pauvres  murailles 
D'une  auberge  où  depuis  l'on  fit  leurs  funérailles, 


DE    MONTMORENCY  i>37 

Auberge  où  pour  une  heure  ils  vinrent  se  poser, 
Ployant  l'aile  à  l'abri  pour  toujours  reposer, 
Sur  un  vieux  papier  jaune,  ordinaire  tenture, 
Nous  avons  lu  des  vers  d'une  double  écriture, 
Des  vers  de  fou,  sans  rime  et  sans  mesure.  —  Un  mot 
Qui  n'avait  pas  de  suite  était  tout  seul  en  haut  ; 
Demande  sans  réponse,  énigme  inextricable, 
Question  sur  la  mort.  —  Trois  noms  sur  une  table, 
Profondément  gravés  au  couteau.  —  C'était  d'eux 
Tout  ce  qui  demeurait...  et  le  récit  joyeux 
D'une  fille  au  bras  rouge.  «  Ils  n'avaient,  disait-elle, 
Rien  oublié.  »  La  bonne  eut  quelque  bagatelle 
Qu'elle  montre  en  suivant  leurs  traces,  pas  à  pas. 
—  Et  Dieu?  —  Tel  est  le  siècle,  ils  n'y  pensèrent  pas. 


Ecrit  à  Montmorency,  27  avril  1830, 


PARIS 


KLEV  A  T  I  0  IN 


—  Prends  ma  main,  Voyageur,  et  montons  sur  la  tour 
Regarde  tout  en  bas,  et  regarde  à  l'entour. 
Regarde  jusqu'au  bout  de  l'horizon,  regarde 
Du  nord  au  sud.  Partout  où  ton  œil  se  hasarde, 
Qu'il  s'attache  avec  feu,  comme  l'œil  du  serpent 
Qui  pompe  du  regard  ce  qu'il  suit  en  rampant. 


240  PAIUS 

Tourne  sur  le  donjon  qu'un  parapet  prolonge, 
D'où  la  vue  à  loisir  sur  tous  les  points  se  plonge 
Et  règne,  du  zénith,  sur  un  monde  mouvant, 
Comme  l'éclair,  l'oiseau,  le  nuage  et  le  vent. 
Que  vois-tu  dans  la  nuit,  à  nos  pieds,  dans  l'espace, 
Et  partout  où  mon  doigt  tourne,  passe  et  repasse? 


—  «  Je  vois  un  cercle  noir,  si  large  et  si  profond 

»  Que  je  n'en  aperçois  ni  le  bout  ni  le  fond. 

»  Des  collines,  au  loin,  me  semblent  sa  ceinture, 

»  Et  pourtant  je  ne  vois  nulle  part  la  nature, 

»  Mais  partout  la  main  d'homme  et  l'angle  que  sa  main 

»  Impose  à  la  matière  en  tout  travail  humain. 

»  Je  vois  ces  angles  noirs  et  luisants  qui,  dans  l'ombre, 

»  L'un  sur  l'autre  entassés,  sans  ordre  ni  sans  nombre, 

»  Coupent  des  murs  blanchis  pareils  à  des  tombeaux. 

»  —  Je  vois  fumer,  brûler,  éclater  des  flambeaux, 


PARIS  2U 

»  Brillants  sur  cet  abîme  où  l'air  pénètre  à  peine 

»  Comme  des  diamants  incrustés  dans  Pébène. 

»  —  Un  fleuve  y  dort  sans  bruit,  replié  dans  son  cours, 

»  Comme  dans  un  buisson  la  couleuvre  aux  cent  tours. 

»  Des  ombres  de  palais,  de  dômes  et  d'aiguilles, 

»  De  tours  et  de  donjons,  de  clochers,  de  bastilles, 

»  De  châteaux  forts,  de  kiosks  et  d'aigus  minarets  ; 

»  Des  formes  de  remparts,  de  jardins,  de  forêts, 

»  De  spirales,  d'arceaux,  de  parcs,  de  colonnades, 

»  D'obélisques,  de  ponts,  de  portes  et  d'arcades, 

»  Tout  fourmille  et  grandit,  se  cramponne  en  montant, 

»  Se  courbe,  se  replie,  ou  se  creuse  ou  s'étend. 

»  —  Dans  un  brouillard  de  feu  je  crois  voir  ce  grand  rêve. 

»  La  tour  où  nous  voilà  dans  le  cercle  s'élève. 

»  En  le  traçant  jadis,  c'est  ici,  n'est-ce  pas, 

»  Que  Dieu  même  a  posé  le  centre  du  compas? 

»  Le  vertige  m'enivre,  et  sur  mes  yeux  il  pèse. 

»  Vois-je  une  Roue  ardente,  ou  bien  une  Fournaise?  » 


l!i 


242  PARiS 

—  Oui,  c'est  bien  une  Roue  ;  et  c'est  la  main  de  Dieu 

<)ui  tient  et  fait  mouvoir  son  invisible  essieu. 

Vers  le  but  inconnu  sans  cesse  elle  s'avance. 

On  la  nomme  Paris,  le  pivot  de  la  France. 

Quand  la  vivante  Roue  hésite  dans  ses  tours, 

Tout  hésite  et  s'étonne,  et  recule  en  son  cours. 

Les  rayons  effrayés  disent  au  cercle  :  Arrête. 

Il  le  dit  à  son  tour  aux  cercles  dont  la  crête 

S'enchâsse  dans  la  sienne  et  tourne  sous  sa  loi. 

L'un  le  redit  à  l'autre  ;  et  l'impassible  roi, 

Paris,  l'axe  immortel,  Paris,  l'axe  du  monde, 

Puise  ses  mouvements  dans  sa  viguenr  profonde, 

Les  communique  à  tous,  les  imprime  à  chacun, 

Les  impose  de  force,  et  n'en  reçoit  aucun. 

Il  se  meut  :  tout  s'ébranle,  et  tournoie  et  circule  ; 

Le  cœur  du  ressort  bat,  et  pousse  la  bascule  ; 

L'aiguille  tremble  et  court  à  grands  pas;  le  levier 

Monte  et  baisse  en  s. a  ligne,  et  n'ose  dévier. 

Tous  marchent  leur  chemin,  et  chacun  d'eux  écoute 

Le  pas  régulateur  qui  leur  creuse  la  route. 

Il  leur  faut  écouter  et  suivre  ;  il  le  faut  bien  : 

Car  lorsqu'il  arriva,  dans  un  temps  plus  ancien* 


PARIS  i>^:5 

Qu'un  rouage  isola  son  mouvement  diurne, 
Dans  le  bruit  du  travail  demeura  taciturne, 
Kt  brisa,  par  orgueil,  sa  chaîne  et  son  ressort, 
Comme  un  bras  que  l'on  coupe,  il  fut  frappé  de  mort. 
Car  Paris  l'éternel  de  leurs  efforts  se  joue, 
Et  le  moyeu  divin  tournerait  sans  la  Roue  ; 
Quand  même  tout  voudrait  revenir,  sur  ses  pas, 
Seul  il  irait  ;  lui  seul  ne  s'arrêterait  pas, 
Et  tu  verrais  la  force  et  l'union  ravie 
Aux  rayons  qui  partaient  de  son  centre  de  vie. 
—  C'est  donc  bien,  Voyageur,  une  Roue  en  effet. 
Le  vertige  parfois  est  prophétique.  —  11  fait 
Qu'une  Fournaise  ardente  éblouit  ta  paupière? 
C'est  la  Fournaise  aussi  que  tu  vois.  —  Sa  lumière 
Teint  de  rouge  les  bords  du  ciel  noir  et  profond  ; 
C'est  un  feu  sous  un  dôme  obscur,  large  et  sans  fond  ; 
Là,  dans  les  nuits  d'hiver  et  d'été,  quand  les  heures 
Font  du  bruit  en  sonnant  sur  le  toit  des  demeures, 
Parce  que  l'homme  y  dort  ;  là  veillent  des  Esprits, 
Grands  ouvriers  d'une  œuvre  et  sans  nom  et  sans  prix. 
La  nuit  leur  lampe  brûle,  et  le  jour  elle  fume  ; 
Le  jour  elle  a  fumé,  le  soir  elle  s'allume, 


2M  PARIS 

Et  toujours  et  sans  cesse  alimente  les  feux 

De  la  Fournaise  d'or  que  nous  voyons  tous  deux, 

Et  qui,  se  reflétant  sur  la  sainte  coupole, 

Est  du  globe  endormi  la  céleste  auréole. 

Chacun  d'eux  courbe  un  front  pâle,  il  prie,  il  écrit, 

Il  désespère,  il  pleure  ;  il  espère,  il  sourit  ; 

Il  arrache  son  sein  et  ses  cheveux,  s'enfonce 

Dans  l'énigme  sans  fin  dont  Dieu  sait  la  réponse, 

Et  dont  l'humanité,  demandant  son  décret, 

Tous  les  mille  ans  rejette  et  cherche  le  secret. 

Chacun  d'eux  pousse  un  cri  d  amour  vers  une  idée. 

L'un  '  soutient  en  pleurant  la  croix  dépossédée, 

S'assied  près  d'un  sépulcre  et  seul,  comme  un  banni, 

Il  se  frappe  en  disant  :  Lamma  Sabacthani  ; 

Dans  son  sang,  dans  ses  pleurs,  il  baigne,  il  noie,  il  plonge 

La  couronne  d'épine  et  la  lance  et  l'éponge, 

Baise  le  corps  du  Christ,  le  soulève,  et  lui  dit  : 

«  Reparais,  Roi  des  Juifs,  ainsi  qu'il  est  prédit; 

Viens,  ressuscite  encore  aux  yeux  du  seul  apôtre. 

L'Église  meurt  :  renais  dans  sa  cendre  et  la  nôtre, 

1  M.  l'alibi'  de  Lamennais. 


PARIS  245 

Règne,  et  sur  les  débris  des  schismes  expiés 
Renverse  tes  gardiens  des  lueurs  de  tes  pieds.  » 

—  Rien.  Le  corps  du  Dieu  ploie  aux  mains  du  dernier  homme, 
Prêtre  pauvre  et  puissant  pour  Rome  et  malgré  Rome. 

Le  cadavre  adoré  de  ses  clous  immortels 

Ne  laisse  plus  tomber  de  sang  pour  ses  autels  ; 

—  Rien.  Il  n'ouvrira  pas  son  oreille  endormie 
Aux  lamentations  du  nouveau  Jérémie, 

Et  le  laissera  seul,  mais  d'une  habile  main, 
Retremper  la  tiare  en  l'alliage  humain. 

—  Liberté l  !  crie  un  autre,  et  soudain  la  tristesse 
Comme  un  taureau  le  tue  aux  pieds  de  sa  déesse, 
Parce  qu'ayant  en  vain  quarante  ans  combattu, 

Il  ne  peut  rien  construire  où  tout  est  abattu. 
N'importe!  Autour  de  lui  des  travailleurs  sans  nombre, 
Aveugles  inquiets,  cherchent  à  travers  l'ombre 
Je  ne  sais  quels  chemins  qu'ils  ne  connaissent  pas, 
Réglant  et  mesurant,  sans  règle  et  sans  compas, 
L'un  sur  l'autre  semant  des  arbres  sans  racines, 
Et  mettant  au  hasard  l'ordre  dans  les  ruines. 

1  Benjamin  Constant. 


2*6  PARIS 

Et  comme  il  est  écrit  que  chacun  porto  en  soi 

Le  mal  qui  le  tuera,  regarde  en  bas,  et  voi. 

Derrière  eux  s'est  groupée  une  famille  forte » 

Qui  les  ronge  et  du  pied  pile  leur  œuvre  morte, 

Écrase  les  débris  qu'a  faits  la  Liberté, 

Y  roule  le  niveau  qu'on  nomme  Égalité, 

Et  veut  les  mettre  en  cendre,  afin  que  pour  sa  tête 

L'homme  n'ait  d'autre  abri  que  celui  qu'elle  apprête 

Et  c'est  un  Temple.  Un  Temple  immense,  universel, 

Où  l'homme  n'offrira  ni  l'encens,  ni  le  sel, 

Ni  le  sang,  ni  le  pain,  ni  le  vin,  ni  l'hostie; 

Mais  son  temps  et  sa  vie  en  œuvre  convertie, 

Mais  son  amour  de  tous,  son  abnégation 

De  lui,  de  l'héritage  et  de  la  nation  ; 

Seul,  sans  père  et  sans  fils,  soumis  à  la  parole, 

L'union  est  son  but  et  le  travail  son  rôle, 

Et  selon  celui-là  qui  parle  après  Jésus, 

Tous  seront  appelés  et  tous  seront  élus. 

—  Ainsi  tout  est  osé  !  Tu  vois,  pas  de  statue 

D'homme,  de  roi,  de  Dieu,  qui  ne  soit  abattue, 

1    L'école  sair.t-simoniemie. 


PARlg  W 

Mutilée  à  la  pierre  et  rayée  au  couteau, 
Démembrée  à  la  hache  et  broyée  au  marteau  ! 
Or  ou  plomb,  tout  métal  est  plongé  dans  la  braise, 
Et  jeté  pour  refondre  en  l'ardente  fournaise. 
Tout  brûle,  craque,  fume  et  coule  ;  tout  cela 
Se  tord,  s'unit,  se  fend,  tombe  là,  sort  de  là  ; 
Cela  siftle  et  murmure  ou  gémit  ;  cela  crie, 
Cela  chante,  cela  sonne,  se  parle  et  prie  ; 
Cela  reluit,  cela  flambe  et  glisse  dans  l'air, 
Éclate  en  pluie  ardente  ou  serpente  en  éclair. 
OEuvre,  ouvriers,  tout  brûle  ;  au  feu  tout  se  féconde  : 
Salamandres  partout  !  —  Enfer  !  Éden  du  monde  ! 
Paris  !  principe  et  fin  !  Paris  !  ombre  et  flambeau  ! 
—  Je  ne  sais  si  c'est  mal,  tout  cela;  mais  c'est  beau! 
Mais  c'est  grand!  mais  on  sent  jusqu'au  fond  de  son  âme 
Qu'un  monde  tout  nouveau  se  forge  à  cette  flamme, 
Ou  soleil,  ou  comète,  on  sent  bien  qu'il  sera  ; 
Qu'il  brûle  ou  qu'il  éclaire,  on  sent  qu'il  tournera, 
Qu'il  surgira  brillant  à  travers  la  fumée, 
Qu'il  vêtira  pour  tous  quelque  forme  animée, 
Symbolique,  imprévue  et  pure,  on  ne  sait  quoi, 
Qui  sera  pour  chacun  le  signe  d'une  foi, 


248  PARIS 

Couvrira,  devant  Dieu,  la  terre  comme  un  voile, 

Ou  de  son  avenir  sera  comme  l'étoile, 

Et,  dans  des  tlots  d'amour  et  d'union,  enfin 

Guidera  la  famille  humaine  vers  sa  fin  ; 

Mais  que  peut-être  aussi  brûlant,  pareil  au  glaive 

Dont  le  feu  dessécha  les  pleurs  dans  les  yeux  d'Eve, 

Il  ira  labourant  le  globe  comme  un  champ, 

Et  semant  la  douleur  du  levant  au  couchant  ; 

Rasant  l'œuvre  de  l'homme  et  des  temps  comme  l'herbe 

Dont  un  vaste  incendie  emporte  chaque  gerbe, 

En  laissant  le  désert,  qui  suit  son  large  cours, 

Comme  un  géant  vainqueur,  s'étendre  pour  toujours. 

Peut-être  que,  partout  où  se  verra  sa  flamme, 

Dans  tout  corps  s'éteindra  le  cœur,  dans  tout  cœur  l'âme, 

Que  rois  et  nations,  se  jetant  à  genoux, 

Aux  rochers  ébranlés  crîront  :  «  Écrasez-nous  ! 

»  Car  voilà  que  Paris  encore  nous  envoie 

»  Une  perdition  qui  brise  notre  voie  !  » 

—  Que  fais-tu  donc,  Paris,  dans  ton  ardent  foyer  ? 

Que  jetteras-tu  donc  dans  ton  moule  d'acier? 

Ton  ouvrage  est  sans  forme,  et  se  pétrit  encore 

Sous  la  main  ouvrière  et  le  marteau  sonore  ; 


PARIS  249 

Il  s'étend,  se  resserre,  et  s'engloutit  souvent 

Dans  le  jeu  des  ressorts  et  du  travail  savant, 

Et  voilà  que  déjà  l'impatient  esclave 

Se  meut  dans  la  Fournaise,  et,  sous  les  flots  de  lave, 

Il  nous  montre  une  tête  énorme,  et  des  regards 

Portant  l'ombre  et  le  jour  dans  leurs  rayons  hagards. 


Je  cessai  de  parler,  car,  dans  le  grand  silence, 
Le  sourd  mugissement  du  centre  de  la  France 
Monta  jusqu'à  la  tour  où  nous  étions  placés, 
Apporté  par  le  vent  des  nuages  glacés. 
—  Comme  l'illusion  de  la  raison  se  joue  ! 
Je  crus  sentir  mes  pieds  tourner  avec  la  roue, 
Et  le  feu  du  brasier  qui  montait  vers  les  deux 
M 'éblouit  tellement  que  je  fermai  les  yeux. 


Mo  nuis 


—  «  Ah  !  dit  le  Vo\  ageur,  la  hauteur  où  nous  sommes 

»  De  corps  et  d'âme  est  trop  pour  la  force  des  hommes, 

»  La  tète  a  ses  faux  pas  comme  le  pied  les  siens; 

»  Vous  m'avez  soutenu,  c'est  moi  qui  vous  soutiens, 

»  Et  je  chancelle  encor,  n'osant  plus  sur  la  terre 

»  Contempler  votre  ville  et  son  double  mystère. 

»  Mais  je  crains  bien  pour  elle  et  pour  vous,  car  voilà 

»  Quelque  chose  de  noir,  de  lourd,  de  vaste,  là, 

»  Au  plus  haut  point  du  ciel,  où  ne  sauraient  atteindre 

»  Les  feux  dont  l'horizon  ne  cesse  de  se  teindre  ; 

»  Et  je  crois  entrevoir  ce  rocher  ténébreux 

»  Qu'annoncèrent  jadis  les  prophètes  hébreux. 

»  Lorsqu'une  meule  énorme,  ont-ils  dit...  —  Il  me  semble 

»  La  voir. — ...  apparaîtra  sur  la  cité... —  Je  tremble 

»  Que  ce  ne  soit  Paris.  — ...  dont  les  enfants  auront 

»  Efface  Jésus-Christ  du  cœur  comme  du  front...  — 

»  Vous  l'avez  fait.  — •...  alors  que  la  ville  enivrée 

»  D'elle-même,  aux  plaisirs  dû  sang  sera  livrée...  — 

»  Qu'en  pensez-vous?-— ...  alors  l'Ange  la  ragera 

»  Du  monde,  et  le  rocher  du  ciet  l  écrasera.  » 


PAT.  [S  251 


Je  souris  tristement  :  —  Il  se  peut  bien,  lui  dis-je, 
Que  cela  nous  arrive  avec  ou  sans  prodige  ; 
Le  ciel  est  noir  sur  nous  :  mais  il  faudrait  alors 
Qu'ailleurs,  pour  l'avenir,  il  fût  d'autres  trésors, 
Et  je  n'en  connais  pas.  Si  la  force  divine 
Est  en  ceux  dont  l'esprit  sent,  prévoit  et  devine, 
Elle  est  ici.—  Le  Ciel  la  révère.  —  Et  sur  nous 
L'ange  exterminateur  frapperait  à  genoux, 
Et  sa  main,  à  la  fois  flamboyante  et  timide, 
Tremblerait  de  commettre  un  second  déicide. 
Mais  abaissons  nos  yeux,  et  n'allons  pas  chercher 
Si  ce  que  nous  voyons  est  nuage  ou  rocher. 
Descendons  et  quittons  cette  imposante  cime 
D'où  l'esprit  voit  un  rêve  et  le  corps  un  abîme. 
—  Je  ne  sais  d'assurés,  dans  le  chaos  du  sort, 
Que  deux  points  seulement,  la  souffrance  et  la  mort. 
Tous  les  hommes  y  vont  avec  toutes  les  villes. 
Mais  les  cendres,  je  crois,  ne  sont  jamais  stériles; 


!>;>:>  PARIS 

Si  celles  de  Paris  un  jour  sur  ton  chemin 

Se  trouvent,  pèse-les,  et  prends-nous  dans  ta  main, 

Et,  voyant  à  la  place  une  rase  campagne, 

Dis  :  Le  volcan  a  fait  éclater  sa  montagne! 

Pense  au  triple  labeur  que  je  t'ai  révélé, 

Et  songe  qu'au-dessus  de  ceux  dont  j'ai  parlé 

11  en  fut  de  meilleurs  et  de  plus  purs  encore, 

Rares  parmi  tous  ceux  dont  leur  temps  se  décore, 

Que  la  foule  admirait  et  blâmait  à  moitié, 

Des  hommes  pleins  d'amour,  de  doute  et  de  pitié, 

Qui  disaient  :  Je  ne  sais,  des  choses  de  la  vie,  • 

Dont  le  pouvoir  ou  l'or  ne  fut  jamais  l'envie, 

Et  qui,  par  dévoûment,  sans  détourner  les  yeux, 

Burent  jusqu'à  la  lie  un  calice  odieux. 

—  Ensuite,  Voyageur,  tu  quitteras  l'enceinte, 

Tu  jetteras  au  vent  cette  poussière  éteinte, 

Puis,  levant  seul  ta  voix  dans  le  désert  sans  bruit, 

Tu  crîras  :  Pour  longtemps  h  monde  est  dans  la  nuit! 

Écrit  le  16  janvier  1831,  à  Paris. 


FIN 


TABLE 


LIVKK    MYSTIQUE. 


P.IglS 

Moïse,  poème 

Klo v,  ou  la  Soeur  des  Anges,  mystère •  15 

Chant  premier.  Naissance ibid. 

Chant  deuxième.  Séduction 31 

Chant  troisième.  Cm  te i-i 

Le  Délice,  mystère 63 


LIVRE   ANTIQUE 


ANTIQUITE     BIBLIQUE. 


La  Fille  de  Jephté,  poème *7 

La  Femme  adultère,  poème 93 

Le  Bain.  Fragment  d'un  poème  de  Suzanne I0.~ 


T  A  B  L  E 


ANTIQUITÉ     HOMÉRIQUE 

Pag<  « 
La  Somnambule,  poème 107 

La  Dryade,  idylle lll 

Symétha,  élégie 119 

Le  Bain  d'une  Dame  romaine 125 


LIVRE     MODERNE 

Dolorida,  poème 127 

Le  Malheur 137 

La  Prison,  poème.  Dix-septième  siècle 145 

Madame  de  Soubise,  poème.  Seizième  siècle 131 

La  Neige,  poème 173 

Le  Cor  ,  poème 179 

Le  Bal,  poème 187 

Le  Trappiste,  poème ■ 193 

La  Frégate  la  Sérieuse,  ou  la  Plainte  du  Capitaine,  poème.     .     .     .  207 

La  Traversée 210 

Le  Repos 222 

Le  Combat 223 

Les  Amants  de   Montmorency,   élévation 235 

PiRis,  élévation 259 


ITVEÏ