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Full text of "Poèmes tragiques"

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POÈMES TRAGIQUES 



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 

)o exemplaires sur papier de Hollande, 
lo — — de Chine. 

5 — — Whatman. 

Tous c€s exemplaires sont numérotés et paraphés par f Éditeur. 



LECONTE DE LISLE 



POÈMES 

TRAGIQUES 




PARIS 

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 

27-31, PASSAGE CHOISEUL, I7-3I 
U DCCC LXXXIVJ,; 



~ ^2-ff. 




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L'APOTHÉOSE 



DE 



MOUCA-AL-KÉBYR 




POÈMES TRAGIQUES 



L'apothéose de ÎMouça-al-Kéhyr 



La royale Damas, sous les cieux clairs et calmes, ' 
Dans la plaine embaumée et qui sommeille encor, 
Parmi les caroubiers, les jasmins et les palmes. 
Monte comme un grand lys empli de gouttes d'or. 



L'Orient se dilate et pleut en gerbes roses, 
La tourelle pétille et le dame reluit; 
L'aile du vent joyeux pone l'odeur des roses 
Au vieux Liban trempé des larmes de la niiir. 



POÈMES TRAGIQUES. 



Tout s'éveille, Tair frais vibre de chants et d'ailes, 
L'étalon syrien se cabre en hennissant, 
Et du haut des toits plats les cigognes fidèles 
Regardent le soleil jaillir d'un bond puissant. 

Au-dessus des mûriers et des verts sycomores. 
Au rebord dentelé des minarets, voilà 
Les Mouadzyn criant en syllabes sonores : 
A la prière! à la prière! Allah! Allah! 

• 

Aniers et chameliers amènent par les rues 
Onagres et chameaux chargés de fardeaux lourds; 
Les appels, les rumeurs confusément accrues 
Circulent à travers bazars et carrefours. 

Juifs avec l'écritoire aux reins et les balances. 
Marchands d'ambre, de fruits, d'étoffes et de fleurs. 
Cavaliers du désert armés de hautes lances 
Qui courent çà et là parmi les chiens hurleurs ; 

Batteurs de tambourins, joueurs de flûtes aigres, 
Émyrs et mendiants, et captifs étrangers. 
Et femmes en litière aux épaules des nègres. 
Dardant leurs yeux aigus sous leurs voiles légers. 

La multitude va, vient, s'agite et se mêle 
Par flots bariolés entre les longs murs blancs. 
Comme une mer mouvante et murmurant comme elle. 
Tandis que le jour monte aux cieux étincelants. 



l'aPOTHKOSE de MOUÇA-AL-KfiBYR. 5 



Et la chaude lumière inonde la nuée, 
La cendre du soleil nage dans Tair épais; 
L'oiseau dort sous la feuille à peine remuée, 
Et toute rumeur cesse, et midi brûle en paix. 

C'est l'heure où le Khalyfe, avant la molle sieste. 
Au sçrtir du harem embaumé de jasmin, 
Entend et juge, tue ou pardonne d'un geste, 
Ayant l'honneur, la vie et la mort dans sa main. 

Voici. Le Dyouân s'ouvre. De place en place, 
Chaque verset du Livre, aux parois incrusté, 
En lettres de cristal et d'argent s'entrelace 
Du sol jusqu'à la voûte et sans fin répété. 

Sous le manteau de laine et la cotte de mailles 
Et le cimier d'où sort le fer d'épieu carré. 
Les Émyrs d'Orient dressent leurs hautes tailles 
Autour de Soulymân, l'Onmiyade sacré. 

Les Imâns de la Mekke, immobiles et graves, 
Sont là, l'écharpe verte enroulée au front ras, 
Et les chefs de tribus chasseresses d'esclaves 
Dont le soleil d'Egypte a corrodé les bras. 

Au fond, vêtus d'acier, debout contre les portes. 
De noirs Éthiopiens semblent, silencieux. 
Des spectres de guerriers dont les âmes sont mortes, 
Sauf qu'un éclair rapide illumine leurs yeux. 



POÈMES TRAGiaUES. 



Croisant ses pie^s chaussés de cuir teint de cinabre,. 
Le Khalyfe, appuyé du coude à ses coussins, 
La main au pommeau d'or emperlé de son sabre, 
Songe, l'esprit en proie à de sombres desseins. 

Car les temps ne sont plus de la grandeur austère. 
Le Chamelier divin et le bon Corroyeur, 
Aly, le saint d'Allah, ont déserté la terre. 
Ayant fait de leur âme un ciel intérieur. 

Cléments pour les vaincus de la lutte guerrière, 
Ils méditaient parmi les humbles à genoux ; 
Le poil de leurs chameaux, tissé dans la prière. 
Non la pourpre, ceignait leurs fronts mâles et doux. 

Hélas I ils sont allés par delà les étoiles. 
Et, livrant leur puissance à de vils héritiers, 
S'ils vivent dans la gloire éternelle et sans voiles 
Pour le monde orphelin ils sont morts tout entiers. 

L'Ommyade est rongé de soupçons et d'envie. 
Ses lourds coffres d'ivoire et de cèdre embaumé 
Débordent, mais qui sait la soif inassouvie 
D'un cœur que l'avarice impure a consumé? 

Le Hadjeb de l'Empire, huissier du sol auguste. 
Qui lient le sceau, l'épée et le sceptre, trois fois 
Prosterné, dit : — Trè$ grand, très sévère et très juste! 
Bouclier de l'Islam, Protecteur des trois Lois ! 



l'apothéose de mocça-al-kébyu. 



Œil du Glorifié, Khalyfe du Prophète, 
Qui règles l'univers du Levant au Couchant 
Par la force invincible et l'équité parfaite ! 
DéHces du fidèle et terreur du méchant! 

Ainsi qu'il est écrit aux Sourates du Livre, 
Puisqu'il laut rendre compte et payer ce qu'on doit, 
L'homme est prêt : il attend de mourir ou de vivre. 
J'ai parlé. — Soulymân écoute et lève un doigt. 

Les tentures de soie, aussitôt repliées. 
S'ouvrent. Un grand vieillard, sous des haillons de deuil, 
La tête et les pieds nus et les deux mains liées, 
Maigre comme un vieil aigle, apparaît sur le seuil. 

Sa barbe, en lourds flocons, sur sa large poitrine, 
Plus blanche que l'écume errante de la mer, 
Tombe et pend. Le dédain lui gonfle la narine 
Et dans l'orbite cave allume son œil fier. 

Un sillon rouge encore, une âpre cicatrice, 
Du crâne au sourcil droit traverse tout le front 
Qui se dresse, bravant l'envie accusatrice. 
Indigné sous l'outrage et hautain sous l'aff'ront. 

Ceux d'Yémen, d'Hedjaz, de Syrie et d'Afrique, 
Pour le laisser passer s'écartent un moment. 
Et lui, sans incliner sa stature héroïque. 
Devant le Maître assis s'arrête lentement. 



8 POÈMES TRAGIQUES. 

L'un foudroyé, croulé du plus haut de ses rêves, 
L'autre en un rire amer faisant luire ses dents. 
Comme le double éclair qui jaillit de deux glaives. 
Ils échangent leur haine avec des yeux ardents. 

Or, feignant par mépris de méconnaître l'homme, 
Soulymân dit : — Quel est cet esclave, 6 Hadjeb? 
Qji'a-t-il fait ? — C'est un traître, ô Khalyfe ! il se nomme 
Mouça-ben-Noçayr, l'Ouali du Mahgreb. 

Non content d'opprimer l'Afrique et de soumettre 
A son joug usurpé les Émyrs, ses égaux. 
Sans attendre ton ordre et ton signal, ô Maître, 
H a passé la mer et combattu les Goths. 

Pareil au noir vautour qui rôde à grands coups d'aile, 
Il s'est gorgé du sang, de la chair et de l'or 
Du Chrétien idolâtre et du Juif infidèle. 
Volant ainsi ton bien et pillant ton trésor. 

Il a voulu, rompant l'unité de l'Empire, 
Ivre d'orgueil, d'envie et de rapacité, 
En haine de Celui par qui l'Islam respire. 
Séparer l'Orient du Couchant révolté. 

Oubliant qu'il n'était qu'une impure poussière 
Qu'un souffle de ta bouche emporte en tourbillons. 
Il a rêvé d'enfler sa fortune grossière 
Jusqu'au faîte sublime où nous te contemplons. 



l'apothéose de mouça-al-kébyr. 



Et qui sait — car tout homme ambitieux et louche 
S'enfonce au noir chemin par le Maudit tracé — 
S'il ne réniait Dieu du cœur et de la bouche 
Pour le Fils de la Vierge et son culte insensé ? 

Si, relevant ceux-là qu'il renversait naguère, 

A ses mauvais désirs donnant ces vils soutiens. 

Il ne voulait livrer ses compagnons de guerre 

Aux vengeances des chiens juifs et des loups chrétiens? 

Aussi bien, trahissant le secret de leur âme, 
Pour assurer leur crime et mieux tendre leurs rets, 
Son fils, Abd-al-Azys, n'a-t-il point pris pour femme 
La veuve du roi goth qui mourut à Xérès? 

Mais ta haute raison qui jamais ne trébuche 
Sait rompre les desseins que l'infidèle ourdit. 
Le renard, ô Khalyfe, est tombé dans l'embûche. 
Le voici. Juge, absous ou condamne. J'ai dit. — 

Alors, le vieux Mouça, faisant sonner sa chaîne 
Et sur son âpre front levant ses bras pesants. 
Cria : — Honte au mensonge et silence à la haine 
Qui bave sur l'honneur de mes quatre-vingts ans! 

Louanges au Très-Haut, l'Unique ! car nous sommes 
De vains spectres. Il est immuable et vivant. 
Il voit la multitude innombrable des hommes, 
Et comme la fumée, il la dissipe au vent. 



lO POÈMES TRAGIQUES. 

Gloire au Très-Haut! Lti seul est étemel. Le monde 
Est périssable et vole au suprême rabment; 
Mais Lui, roulant les deux dans sa droite profonde^ 
Enflera le clairon du dernier Jugement. 

Les cœurs seront à nu devant son œil sublime, 
Et sur le pont Syrath, plus tranchant qu'un rasoir, 
Le Juste passera sans tomber dans Tablme, 
Tel qu'un éclair qui fend Tombre épaisse du soir. 

De musc et de benjoip et de nard parfumées, 
Ses blessures luiront mieux que l'aurore au ciel. 
Allah fera jaillir pour ses lèvres charmées 
Quatre fleuves de lait, de vin pur et de miel. 

Les Vierges, au front ceint de roses étemelles. 
Dont les yeux sont plus clairs que nos soleils d'été, 
Et si doux, qu'un regard tombé de leurs prunelles 
Enivrerait Yblis soumis et racheté; 

Les célestes Hûris, que rien d'impur ne fane. 
Blanches comme le lys, pures comme l'encens. 
Entre leurs bras légers, sur leur sein diaphane. 
Multiplieront l'ardeur sans déclin de ses sens. 

Puis, par delà les jours, les siècles et l'espace, 
Dans le bonheur sans fin au Croyant réservé. 
Il verra le Très-Haut, l'Unique, face à face. 
Et saura ce que nul n'a conçu, ni rêvé ! 



l'apothéose de MOUÇA-AL-KÉBYR. II 

— - ^ •• ' I.. ..I-.-.— — ^ — ..^l 

Mais, pour le vil chacal qui vient mordre et déchire 
Le vieux lion sanglant au bord de son tombeau. 
Le souille de sa bave, et, devant qu'il expire, 
Le dévore dans l'ombre et lambeau par lambçau; 

Pour le lâche, qu'il soit Émyr, Hadjeb, Khalyfe, 
Qui blêmit de la gloire éclatante d'autrui, 
Yblis le Lapidé le prendra dans sa griffe 
Et crachera d'horreur et de dégoût sur lui. 

Qu'ai-je à dire, sinon rien? Car ma tâche est faite. 
J'ai vécu de longs jours et je meurs, c'est la loi. , 
Mon sang, ma vie, Allah, les Anges, le Prophète, 
Plus haut que le tonnerre ont répondu pour moi. — 

» 

— Traître ! n'atteste pas le saint Nom que tu souilles. 

Dit Soulymân. Réponds, confesse ton forfait. 
Les vingt couronnes d'or des Goths et les dépouilles 
Des royales cités, voleur! qu'en as-tu fait? 

Plus d'insolent silence ou de ruse subtile! 
Les Émyrs d'Occident t'accusent de concert. 
Rends ces trésors pour prix de ta vie inutile 
Et va cacher ta honte aux sables du désert. — 

— Fais plutôt rendre gorge à ce troupeau d'esclaves 
Qii'engraisse la rançon des peuples et des rois. 

Dit Mouça. J'ai parlé. Les sages et les braves, 

O Khalyfe ! apprends-le, ne parlent pas deux fois, — 



12 POÈMES TRAGIQUES. 

Tout pâle, Soulymân, se lève de son siège : 

— Liez, tête et pieds nus, ce traître, et le traînez 
Sur un âne, à rebours, et qu'il ait pour cortège 
La fange et les cailloux et les cris forcenés! 

Qu'un eunuque le tienne au cou par une corde; 
• Que dans sa chair, saignant de l'épaule à l'orteil, 
A chaque carrefour le fouet qui siffle morde. 
Et tranchez-lui la tète au coucher du soleil ! 

Allez, et sachez tous qu'il n'est point de refuge 
Devant mon infaillible et sévère équité. — 

— Soit! dit Mouça. L'arrêt, par Allah! vaut le juge. 
Khalyfe! songe à moi dans ton éternité. — 

A travers la huée et les coups, par la ville. 
Sur un âne poussif bon pour d'abjects fardeaux. 
Le vieux guerrier, vêiu de quelque loque vile, 
Impassible, s'en va, les poings liés au dos. 

La multitude hurle et le poursuit. Les pierres 
Volent, heurtant sa face et meurtrissant ses bras. 
Le fouet coupe ses reins saignants. Mais ses paupières 
Sont closes. Il ne voit, n'entend rien, ne sent pas. 

Son âme s'en retourne aux splendides années 
Qui semblaient ne jamais décroître ni s'enfuir, 
Où, méditant déjà ses hautes destinées, 
Il quittait l'Yémen et sa tente de cuir; 



l'apothéose de MOUÇA- AL-KÉBYR. 1} 



Où, farouche, enivré de jeunesse et de force. 

Il criait vers le ciel, ainsi qu'un lionceau 

Qui s'essaie à rugir et déchire Técorce 

Des durs dattiers dont l'ombre abrita son berceau. 

Il revoit ses combats de Syrie et de Perse, 
Et l'Egypte et Carthage et le désert ardent. 
Et les rudes tribus qu'il pourchasse et disperse 
Des gorges de l'Atlas à la mer d'Occident; 

Puis, le détroit franchi par les barques Berbères, 
Et son noble étalon qui, hérissant ses crins, 
Pour fouler le premier le sol des vieux Ibères 
Saute parmi l'écume et les embruns marins; 

Les assauts furieux des hautes citadeller, 
La mêlée où, debout sur le large étrier. 
Le sabre au poing, trouant les hordes infidèles. 
Il buvait à longs traits l'ivresse du guerrier; 

Et les bandes de Goths aux lourdes tresses rousses 
Fuyant, la lance aux reins, par les vais et les monts. 
Et les noirs cavaliers du Mahgreb à leurs trousses 
Bondissant et hurlant comme un vol de démons! 

Allah ! jours de triomphe, heures illufninées 
Par l'héroïque orgueil hérité des aïeux! 
Quand, du mont de Tharyk jusques aux Pyrénées, 
L'étendard de l'Islam flottait victorieux ; 



14 POÈMES TRAGIQUES. 

Quand les Chrétiens, traqués aux rocs des Âsturies, 
Sur les sommets neigeux, au fond des antres sourds, 
Loin des belles cités et des plaines fleuries 
Vivaient avec les loups, les aigles et les ours! 

Mouça, dans ses liens, hausse toute sa taille^ 
Et sous ses sourcils blancs darde des yeux en feu : 
— O Croyants ! balayez de bataille en bataille 
Ces chiens blasphémateurs du Prophète de Dieul 

Semblables aux torrents tombés des cimes blanches. 
Sur le pays d'Afrank ruez- vous, mes lions! 
A vous les fruits dorés qui font ployer les branches, 
La beauté de la vierge et le grain des sillons! 

Enseignez la Loi sainte h l'idolâtre immonde! 
îsi trêve ni repos à ces buveurs de vin! 
Portez le nom d'Allah jusqu'aux confins du monde 
Et ne vous reposez qu'au Paradis divin ! — 

Ainsi parle le vieux héros dans sou délire. 
Et la boue et la pierre et l'injure et les coups. 
Et la clameur féroce et l'exécrable rire 
Le submergent comme un assaut de mille loups. 

Mais, au Liban lointain, la flamme occidentale, 
Par flots rouges, s' enflant de parois en parois. 
Inonde les rochers qu'elle allume, et s'étale 
Sur les cèdres anciens, immobiles et droits. 



l'apothéose de mouça-al-kébyr. 15 

C'est l'heure de la mort. Le supplice est au terme. 
Voici le carrefour funèbre et le pavé. 
Un sombre Éthiopien dégaine d'un poing ferme 
Le sabre grêle et long tant de fois éprouvé. 

La foule, alors, dont l'œil multiple se dilate, 
Voit se transfigurer l'homme aux membres sanglants. 
Ses haillons sont d'azur, d'argent et d'écarlate; 
La cotte d'acier clair luit et sonne à se^ flancs^ 

Il n'est plus garrotté sur le morne squelette 
Qu'un eunuque abruti traîne par le licou, 
Et qui geint de fatigue, et qui butte, et halète, 
Et tend son maigre col d'un air sinistre et fou. 

Eunuque, Éthiopien, âne poussif et gauche, 
Tout s'efface. Lui seul surgit, l'épée en main. 
Sa barbe et ses cheveux rayonnent. Il chevauche 
La Créature auguste aux lèvres de carmin. 

Aux serres d'aigle, avec dix blanches paires d'ailes, 
Al-Borak, dont la croupe est comme un bloc vermeil, 
Et qui, telle qu'un paon constellé de prunelles, 
Élargit la splendeur de sa queue au soleil. 

Agitant ses crins d'or, la céleste Cavale, 

Dans la sérénité de l'air silencieux. 

D'une odeur ineffable embaume l'intervalle 

Qu'elle a franchi d'un bond en s'envolant aux cieux. 



ï6 POÈMES TRAGiaUES. 

Elle plane, elle va, majestueuse et fière. 
De ses beaux yeux de vierge et du divin poitrail 
Sortent d'éblouissants effluves de lumière 
Dont ruisselle sa plume ouverte en éventail. 

Tous deux, loin des rumeurs confuses de la terre, 
En un magique essor, irrésistible et sûr. 
Montent. Leur gloire emplit l'espace solitaire; 
Ils touchent aux confins suprêmes de l'azur. 

Comme une torche immense ardemment secouée. 
Le Couchant fait jaillir jusqu'à l'Orient noir 
Le sombre et magnifique éclat de la nuée. 
Et Mouça disparaît dans la pourpre du soir. 




LA 



TÊTE DE KENWARCH 



La Têle de Kenwarc'h 



CHANT DE MORT GALLOIS DU Vl^ SIÈCLE 



Loin du Cap de Penn'hor, où hurlait la mêlée 
Sombre comme le rire amer des grandes Eaux, 
Bonds sur bonds, queue au vent, crinière échevelée, 
Va! cours, mon bon cheval, en ronflant des naseaux. 

Qu'il est sombre le rfre amer des grandes Eaux ! 

Franchis roc, val, coJline et bruyère fleurie. 
Sur le funèbre Cap que la mer ronge et bat, 
Kenwarc'h le Chevelu, le vieux Loup de Kambrie, 
Gît, mort, dans la moisson épaisse du combat. 



Oh! le Cap de Penn'hor que la mer ronge et bat! 



20 POÈMES TRAGIQUES. 

Cris et râles ont fait silence sous la nue : 
Uâme des braves vole à l'étoile du soir. 
La tête de Kenwarc'k pend sur ma cuisse nue 
El d'un flux rouge et chaud asperge ton poil noir. 

L'âme farouche vole à l'étoile du soir! 

Oc'h! Le corbeau joyeux fouille sa blanche gorge; 
Moi, j'emporte sa tête aux yeux naguère ardents. 
Par lourds flocons, pareille à la mousse de l'orge, 
L'écume, avec le sang, filtre à travers ses dents. 

Voici sa tête blême aux yeux naguère ardents! 

Je ne l'entendrai plus, cette tête héroïque. 
Sous la torque d'or roux commander et crier; 
Mais je la planterai sur le fer de ma pique : 
Elle ira devant moi dans l'ouragan guerrier. 

Oc'h! oc'h! C'est le Saxon qui l'entendra crier! 

• 

Elle me mènera, Kenwarc'h! jusques au lâche 
Qpi t'a troué le dos sur le Cap de Penn'hor. 
Je lui romprai le cou du marteau de ma hache 
Et je lui mangerai le cœur tout vif encor! 

Kenwarc'h ! Loup de Kambrie ! oh ! le Cap de Penn'hor! 



DANS LE CIEL CLAIR 




T)ans le ciel clair 



Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte. 
Le matin qui fleurit comme un divin rosier 
Parfume la feuillée étincelante et verte 
Où les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte, 
A la cime des bois chantent à plein gosier 
Le matin qui fleurit comme un divin rosier 
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte. 



En grêles notes d'or, sur les graviers polis, 

Les eaux vives, filtrant et pleuvant goutte à goutte, 

Caressent du baiser de leur léger roulis 

La bruyère et le thym, les glaïeuls et les lys; 

Et le jeune chevreuil, que l'aube éveille, écoute 

Les eaux vives filtrant et pleuvant goutte à goutte 

En grêles notes d'or sur les graviers polis. 



24 POÈMES TRAGiaUES. 

Le long des frais buissons où rit le vent sonore. 

Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant 

Où la molle vapeur bleuit et s'évapore, 

Tous deux, sous la lumière humide de l'aurore. 

S'en vont entrelacés et passent lentement 

Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant, 

Le long des frais buissons où rit le vent sonore. 

La volupté d'aimer clôt à demi leurs yeux. 
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brève, 
Le charme et la beauté de la terre et des deux 
Leur rendent éternel l'instant délicieux. 
Et, dans l'enchantement de ce rêve d'un rêve. 
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brève, 
La volupté d'aimer clôt à demi leurs yeux. 

Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte 
L'aube fleurit toujours comme un divin rosier; 
Mais eux, sous la feuillée étincelante et verte. 
N'entendront plus, un jour, les doux nids, l'aile ouverte, 
Jusqu'au fond de leur cœur chanter à plein gosier 
Le matin qui fleurit comme un divin rosier 
Dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte. 




LE SUAIRE 



DE MOHHAMED-BEN-AMER-AL-MANÇOUR 




Le Suaire 



^De D^ohhâmed-hen-^mer-al-D^ançour 



Gémis, noble Yémen, sous tes palmiers si doux ! 
Schamah, lamente-toi sous tes cèdres noirs d'ombre ! 
Sous tes immenses cieux emplis d'astres sans nombre, 
Dans le sable enflammé cachant ta face sombre. 
Pleure et rugis, Mahgreb, père des lions roux! 



Âsraël a fauché de ses ailes funèbres 

La fleur de Korthobah, la Rose des guerriers ! 

Les braves ont vidé les larges étriers. 

Et les corbeaux, claquant de leurs becs meurtriers. 

Flairent la chair des morts roidis dans les ténèbres. 



28 POÈMES TRAGIQUES. 

O gorges et rochers de Kala't-al-Noçour, 
Qu'Yblis le Lapidé vous dessèche et vous ronge ! 
Ce fulgurant éclair, plus rapide qu'un songe, 
Qui du Hedjaz natal au couchant se prolonge, 
La Gloire de Tlslam s'est éteinte en un jour! 

Devant ton souffle, Allah, poussière que nous sommes! 

Vingt mille cavaliers et vingt mille étalons 

Se sont abattus là par épais tourbillons; 

La plaine et le coteau, le fleuve et les vallons 

Ruissellent du sang noir des bêtes et des hommes. 

Le naphte, à flots huileux, par lugubres éclats, 
Allume l'horizon des campagnes désertes. 
Monte, fait tournoyer ses longues flammes vertes 
Et brûle, face au ciel et paupières ouvertes. 
Les cadavres couchés sur les hauts bûchers plats. 

• 

Allah ! dans la rumeur d'une foudre aux nuées, 
A travers le buisson, le roc et le ravin. 
Contre ces vils mangeurs de porc, gorgés de vin, 
Nos vaillantes tribus, dix fois, toujours en vain, 
Coup sur coup, et le rire aux dents, se sont ruées. 

Et toi, vêtu de pourpre et de mailles d'acier. 
Coiffé du cimier d'or hérissé d'étincelles. 
Tel qu'un aigle, le vent de la victoire aux ailes, 
La lame torse en main, tu volais devant elles, 
Mphhâmed-al-Mançour, bon, brave et justicier! 



LE SUAIRE DE MOHHAMED-BEN-AMER-AL-MANÇOUR. 29 

Brandissant la bannière auguste des Khalyfes, 
Plus blanche que la neige intacte des sierras, 
Tu foulais la panthère au poil luisant et ras 
Qui, sur le chaud poitrail, ainsi que font deux bras, 
Éclatante, agrafait l'argent de ses dix griffes. 

Devant le Paradis promis aux nobles morts, 
Sans peur des hurlements de ces chacals voraces. 
Qui d'entre nous, honteux de languir sur tes traces. 
Conduit par ta lumière, Étoile des trois races. 
N'eût lâché pour mourir les rênes et le mors? 

Torrent d'hommes qui gronde, écroulé d'un haut faîte, 
Mer qui bat flot sur flot le roc dur et têtu. 
Sur l'idolâtre impur, mille fois combattu. 
Tu nous as déchaînés, ivres de ta vertu. 
Glorieux fils d'Amer, ô Souflle du Prophète ! 

Le choc terrible, plein de formidables sons, 
A fait choir les vautours des roches ébranlées 
Et les aigles crier et s'enfuir par volées. 
Et plus loin que les monts, les cités, les vallées. 
Sans fin, s'est engouffré vers les quatre horizons. 

Hélas ! les étalons, ployant leurs jarrets grêles, 
De l'aube au soir, dans un âpre fourmillement, 
Ont bondi, les crins droits et le fi'ein écumant, 
Leur naseau rose en feu, par masse, éperdument, 
Comme un essaim strident d'activés sauterelles. 



30 POÈMES TRAGIQUES. 

Ah ! vrais fils d'Al-Borak la Vierge et de Téclair, 
Sûrs amis, compagnons des batailles épiques, 
Joyeux du bruit des coups et des cris frénétiques, 
Vous hennissiez, cabrés à la pointe des piques, 
Vous enfonçant la mort au ventre, ô buveurs d'air! 

Vous mordiez les tridents, les fourches et les sabres 
Et l'épieu des chasseurs de loup, d'ours et d'isard. 
Muraille rude et sombre où flottaient au hasard 
Les Lions de Castille et le jaune Lézard 
De Compostelle et les Mains rouges des Cantabres. 

Vous qui couriez, si beaux, des jardins de l'Été 
Jusqu'aux escarpements neigeux des Asturies, 
Vous dormez dans Thorreur des muettes tueries, 
Et, tels qu'au chaud soleil les grenades mûries. 
Sous les masses de fer vos fronts ont éclaté ! 

Rien n'a rompu le bloc de ces hordes farouches. 
Vers les monts, sans tourner le dos, lents, résolus. 
Ils se sont repliés, rois, barons chevelus. 
Soudards bardés de cuir, serfs et moines velus 
Qui vomissent l'infect blasphème à pleines bouches. 

Sinistres, non domptés, sinon victorieux. 
Ils ont tous disparu dans la nuit solitaire. 
Laissant les morts brûler et les râles se taire; 
Et nous pleurons autour de cette tente austère 
Où l'Aigle de Tlslam ferme à jamais les yeux. 



LE SUAIRE DE MOHH AMED-BEN-A M ER-A L-M ANÇOUR. 3I 

Pâle et grave, percé de coups, haché d'entailles, 
Le Hadjeb immortel, comme il était écrit, 
Pour monter au Djennet qui rayonne et fleurit, 
Rend aux Anges d'Allah son héroïque esprit 
Ceint des palmes et des éclairs de cent batailles. 

L'âme est partie avec la pourpre du soleil. 
Sous la peau d'un lion fauve à noire crinière, 
Dans le cofiire de cèdre où croissait la poussière 
Recueillie en vingt ans sur l'armure guerrière, 
Mohhâmed-al-Mançour dort son dernier sommeil. 

Nos temps sont clos, voici les jours expiatoires ! 
O race d'Ommyah, ton trône est chancelant 
Et la plaie incurable est ouverte à ton flanc, 
Puisque l'Homme invincible est couché tout sanglant 
Dans la cendre de ses victoires ! 





^. 







L'ASTRE ROUGE 



3 




L'tÂstre rouge 



Il y aura, dans l'abîme du ciel, un 
grand Astre rouge nommé Sahil. 

£e Rabbi Aben-Ezra. 



Sur les Continents morts, les houles léthargiques 
Où le dernier frisson d'un monde a palpité 
S'enflent dans le silence et dans l'immensité; 
Et le rouge Saliil, du fond des nuits tragiques, 
Seul flambe, et darde aux flots son œil ensanglanté. 



Par l'espace sans fin des solitudes nues. 

Ce gouffre inerte, sourd, vide, au néant pareil, 

Sahil, témoin suprême, et lugubre soleil 

Qui fait la mer plus morne et plus noires les nues, 

Couve d'un œil sanglant l'universel sommeil. 



36 POÈMES TRAGIQUES, 

Génie, amour, douleur, désespoir, haine, envie, 
Ce qu'on rêve, ce qu'on adore et ce qui ment, 
Terre et ciel, rien n'est plus de l'antique Moment, 
Sur le songe oublié de l'Homme et de la Vie 
L'Œil rouge de Sahil saigne éternellement. 




LA LAMPE DU CIEL 



La Lampe du Ciel 



Par la chaîne d'or des étoiles vives 
La Lampe du ciel pend du sombre azur 
Sur l'immense mer, les monts et les rives. • 
Dans la molle paix de l'air tiède et pur 
Bercée au soupir des houles pensives, 
La Lampe du ciel pend du sombre azur 
Par la chaîne d'or des étoiles vives. 



Elle baigne, emplit Thorizon sans tiu 
De l'enchantement de sa clarté calme ; 
Elle argenté l'ombre au fond du ravin, 
Et, perlant les nids posés sur la palme, 
Qui dorment, légers, leur sommeil divin. 
De l'enchantement de sa clarté calme 
Elle baigne, emplit l'horizon sans fin. 



40 POÈMES TRAGiaUES. 

Dans le doux abime, ô Lune, où tu plonges. 

Es-tu le soleil des morts bienheureux, 

Le blanc paradis où s'en vont leurs songes? 

O monde muet, épanchant sur eux 

De beaux rêves faits de meilleurs mensonges, 

Es-tu le soleil des morts bienheureux 

Dans le doux abîme, à Lune, où tu plonges ? 

Toujours, à jamais, éternellement^ 
Nuit! Silence! Oubli des heures amères! 
Q.ue n'absorbez-vous le désir qui ment, 
Haine, amour, pensée, angoisse et chimères? 
Que n'apaisez-vous l'antique tourment. 
Nuit! Silence ! Oubli des heures amères! 
Toujours, à jamais, éternellement? 

Par la chdne d'or des étoiles vives, 
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur. 
Tombe, plonge aussi dans la mer sans rives ! 
Fais un gouffre noir de Tair tiède et pur 
Au dernier soupir des houles pensives, 
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur 
Par la chaîne d' or des étoiles vives ! 




PANTOUMS MALAIS 



A 



J 



r 



} 




'Pantoums [^Calais 



I 



L'éclair vibre sa flèche torse 
A rhorizon mouvant des flots. 
Sur ta natte de fine écorce 
Tu rêves, les yeux demi-clos. 

A l'horizon mouvant des flots 
La foudre luit sur les écumes. 
Tu rêves, les yeux Jemi-clos, 
Dans la case que tu parfumes. 

La foudre luit sur les écumes, 
L'ombre est en proie au vent hurleur. 
Dans la case que tu parfumes 
Tu rêves et souris, ma fleur! 



44 POÈMES TRAGIQUES. 

L'ombre est en proie au vent hurleur, 
Il s'engouffre au fond des ravines. 
Tu rêves et souris, ma fleur ! 
Le cœur plein de chansons divines. 

Il s'engouffre au fond des ravines, 
Çarmi le fracas des torrents. 
Le cœur plein de chansons divines, 
Monte, nage aux cieux transparents ! 

Parmi le fracas des torrents 
L'arbre éperdu s'agite et plonge. 
Monte, nage aux cieux transparents, 
Sur l'aile d'un amoureux songe! 

L'arbre éperdu s'agite et plonge. 
Le roc bondit déraciné. 
Sur l'aile d'un amoureux songe 
Berce ton cœur illuminé! 

Le roc bondit déraciné 
Vers la mer ivre de sa force. 
Berce ton cœur illuminé ! 
L'éclair vibre sa flèche torse. 



PANTOUMS MALAIS. 45 



II 



Voici des perles de Mascate ' 
Pour ton beau col, ô mon amour! 
Un sang frais ruisselle, écarlate. 
Sur le pont du blême Giaour. 

Pour ton beau col, ô mon amour. 
Pour ta peau ferme, lisse et brune ! 
Sur le pont du blême Giaour 
Des yeux morts regardent la lune. 

Pour ta peau ferme, lisse et brune. 
J'ai conquis ce trésor charmant. 
Des yeux morts regardent la lune 
Farouche au fond du firmament. 

J'ai conquis ce trésor charmant. 
Mais est-il rien que tu n'effaces? 
Farouche au fond du firmament, 
La lune reluit sur leurs faces. 



46 POÈMES TBAGiaUES. 



Mais est-il rien que tu n'effaces? 
Tes longs yeux sont un double éclair. 
La lune reluit sur leurs faces, 
L'odeur du sang parfume l'air. 

Tes longs yeux sont im double éclair; 
Je t'aime, étoile de ma vie ! 
L'odeur du sang parfume l'air. 
Notre fureur est assouvie. 

Je t'aime, étoile de ma vie. 
Rayon de l'aube, astre du soir! 
Notre fureur est assouvie. 
Le Giaour s'enfonce au flot noir. 

Rayon de l'aube, astre du soir, 
Dans mon cœur ta lumière éclate ! 
Le Giaour s'enfonce ^\i flot noir ! 
Voici des perles de Mascate. 



PAKTQUM$ MALAIS, 47 



III 



Sous l'arbre où pend la rouge mangue 
Dors, les mains derrière le cou. 
Le grand python darde sa langue 
Du haut des tiges de bambou. 

Dors, les mains derrière le cou, 
La mousseline autour des hanches. 
Du haut des tiges de bambou 
Le soleil filtre en larmes blanches. 

La mousseline autour des hanches, 
Tu dores l'ombre, et l'embellis. 
Le soleil filtre en larmes blanches 
Parmi les nids de bengalis. 

Tu dores l'ombre, et l'embellis. 
Dans l'herbe couleur d'émeraude. 
Parmi les nids de bengalis 
Un vol de guêpes vibre et rôde. 



48 POÈMES TRA6IQ.UES. 

Dans rherbe couleur d'émeraude 
Qjii te voit ne peut t*oublier ! 
Un vol de guêpes vibre et rôde 
Du santal au géroflier. 

Qui te voit ne peut t'oublier ; 
Il t'aimera jusqu'à la tombe. 
Du santal au géroflier 
L'épervier poursuit la colombe. 

Il t'aimera jusqu'à la tombe ! 
O femme, n'aime qu'une fois! 
L'épervier poursuit la colombe; 
Elle rend l'âme au fond des bois. 

O femme, n'aime qu'une fois ! 
Le Praho sombre approche et tangue. 
Elle rend l'âme au fond des bois 
Sous l'arbre où pend la rouge mangue. 



PANTOUMS MALAIS. 49 



IV 



Le hinné fleuri teint tes ongles roses, 
Tes chevilles d'ambre ont des grelots d'or. 
J'entends miauler, dans les nuits moroses. 
Le Seigneur rayé, le Roi de Timor. 

Tes chevilles d'ambre ont des grelots d'or. 
Ta bouche a le goût du miel vert des ruches. 
Le Seigneur rayé, le Roi de Timor, 
Le voilà qui rôde et tend ses embûches. 

Ta bouche a le goût du miel vert des ruches. 
Ton rire joyeux est un chant d'oiseau. 
Le voilà qui rôde et tend ses embûches : 
C'est l'heure où le daim va boire au cours d'eau. 

Ton rire joyeux est un chant d'oiseau. 
Tu cours et bondis mieux que les gazelles. 
C'est l'heure où le daim va boire au cours d'eau ; 
Il a vu jaillir deux jaunes prunelles. 



SO POÈMES TRAÛiatTÉS. 



Tu cours et bondis mieux que les gazelles, 
Mais ton cœur est traître et ta bouche ment! 
Il a vu jaillir deux jaunes prunelles; 
Un frisson de mort l'étreint brusquement. 

Mais ton cœur est traître et ta bouche ment! 
Ma lame de cuivre à mon poing flamboie. 
Un frisson de mort Tétreint brusquement : 
Le royal Chasseur a saisi sa proie. 

Ma lame de cuivre à mon poing âanxboié; 
Nul n'aura l'amour qui m'était si cher. 
Le royal Chasseur a saisi sa proie; 
Dix griffçs d'acier lui mordent la chair. 

Nul n'aura l'amour qui m'était si cher, 
Meurs! Un long baiser sur tes lèvres closes! 
Dix griffes d'acier lui mordent la chair. 
Le hinné fleuri teint tes ongles roses ! 



PANTOUMS MALAIS. 5I 



O mornes yeux ! Lèvre pâlie ! 
J'ai dans l'âme un chagrin amer. 
Le vent bombe la voile emplie, 
L'écume argenté au loin la mer. 

J'ai dans l'âme un chagrin amer : 
Voici sa belle tête morte ! 
L'écume argenté au loin la mer, 
Le Praho rapide m'emporte. 

Voici sa belle tête morte ! 
Je l'ai coupée avec mon kriss. 
Le Praho rapide m'çmporte 
En bondissant comme l'axis. 

Je l'ai coupée avec mon kriss; 
Elle saigne au mât qui la berce. 
En bondissant comme Taxis 
Le Praho plonge ou se renverse 



52 POÈMES TRAGiaUES 

Elle saigne au mât qui la berce ; 
Son dernier râle me poursuit. 
Le Praho plonge ou se renverse, 
La mer blême asperge la nuit. 

Son dernier râle me poursuit. 
Est-ce bien toi que j'ai tuée ? 
La mer blême asperge la nuit. 
L'éclair fend la noire nuée. 

Est-ce bien toi que j'ai tuée ? 
C'était le destin, je t'aimais ! 
L'éclair fend la noire nuée, 
L'abîme s'ouvre pour jamais. 

C'était le destin, je t'aimais ! 
Que je meure afin que j'oublie! 
L'abîme s'ouvre pour jamais. 
O mornes yeux ! Lèvre pâlie ! 




L'ILLUSION SUPRÊME 



> % 




L' Illusion suprême 



Quand l'homme approche enfin des sommets où la vie 
Va plonger dans votre ombre inerte, ô mornes cîcux! 
Debout sur la hauteur aveuglément gravie, 
Les premiers jours vécus éblouissent ses yeux. 

Tandis que la nuit monte et déborde les grèves, 
Il revoit, au delà de Thorizon lointain. 
Tourbillonner le vol des désirs et des rêves 
Dans la rose clarté de son heureux matin. 



Monde lugubre, où nul ne voudrait redescendre 
Par le môme chemin solitaire, âpre et lent. 
Vous, stériles soleils, qui n'êtes plus que cendre, 
Et vous,,ô pleurs muets, tombés d'un cœur sanglant I 



56 POÈMES TRAGIQUES. 

Celui qui va goûter le sommeil sans aurore 
Dont l'homme ni le Dieu n'ont pu rompre le sceau, 
Chair qui va disparaître, âme qui s'évapore, 
S'emplit des visions qui hantaient son berceau. 

Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse : 

La montagne natale et les vieux tamarins. 

Les chers morts qui l'aimaient au temps de sa jeunesse 

Et qui dorment là-bas dans les sables marins. 

Sous les lilas géants où vibrent les abeilles. 
Voici le vert coteau, la tranquille maison, 
Les grappes de Letchis et les mangues vermeilles 
Et l'oiseau bleu dans le maïs en floraison; 

Aux pentes des Pitons, parmi les cannes grêles 
Dont la peau d'ambre mûr s'ouvre au jus attiédi. 
Le vol vif et strident des roses sauterelles 
Qjiii s'enivrent de la lumière de midi ; 

Les cascades, en un brouillard de pierreries, 
Versant du haut des rocs leur neige en éventail. 
Et la brise embaumée autour des sucreries. 
Et le fourmillement des Hindous au travail ; 

Le café rouge, par monceaux, sur l'aire sèclie, 
Dans les mortiers massifs le son des calaous, 
Les grands parents assis sous la varangue fraîche 
Et les rires d'enfants à l'ombre des bambous ; 



l'illusion suprême. 57 

Le ciel vaste où le mont dentelé se profile. 
Lorsque ta pourpre, ô soir, le revêt tout entier ! 
Et le chant triste et doux des Bandes à la file 
Qui s'en viennent des hauts et s'en vont au quartier 

Voici les bassins clairs entre les blocs de lave; 
Par les sentiers de la savane, vers l'enclos, 
Le beuglement des bœufs bossus de Tamatave, 
Mêlé dans l'air sonore au murmure des flots; 

Et sur la côte, au pied des dunes de Saint-Gilles, 
Le long de son corail merveilleux et changeant, 
Comme un essaim d'oiseaux les pirogues agiles 
Trempant leur aile aiguë aux écumes d'argent. 

Puis, tout s'apaise et dort. La lune se balance. 
Perle éclatante, au fond des cieux d'astres emplis; 
La mer soupire et semble accroître le silence 
Et berce le reflet des mondes dans ses plis. 

Mille arômes légers émanent des feuillages 
Où la mouche d'or rôde, étincelle et bruit; 
Et les feux de chasseurs, sur les mornes sauvages, 
Jaillissent dans le bleu splendide de la nuit. 

Et tu renais aussi, fantôme diaphane, 

Qjji fis battre son cœur pour là première fois, 

Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane. 

Ne parfumas qu'un jour l'ombre calme des bois! 



58 POÈMES TRAGIQUES. ^ 

O chère Vision, toi qui répands encore, 

De la plage lointaine où tu dors à jamais, . j 

Comme un mékmcolique et doux reflet d'aurore 

Au fond d'un cœur obscur et glacé désormais! 

Les ans n*ont pas pesé sur ta grâce immortelle, 
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté : 
Il te revoit, avec tes yeux divins, et telle 
Que tu lui souriais en un nionde enchanté ! 

Mais quand il s'en ira dans le muet mystère 
Où tout ce qui vécut demeure enseveli,- 
Qui saura que ton âme a fleuri sur la terre, 
O doux rêve, promis à l'infeillible oubli ? 

Et vous, joyeux soleils des naïves années, 
Vous, éclatantes nuits de l'infini béant, 
Qui versiez votre gloire aux mers illuminées. 
L'esprit qui vous songea vous entraîne au néant. 

Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée. 

Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel 

Emportant à plein vol l'Espérance insensée. 

Qu'est-ce que tout cela, qui n'est pas étemel ? 

1 
Soit! la poussière humaine, en proie au temps rapide, [ 

Ses voluptés, ses pleurs, ses combats, ses remords. 

Les Dieux qu'elle a conçus et l'univers stupide 

Ne valent pas la paix impassible des morts. 



VILLANELLE 




Villanelle 



Une nuit noire, par un Calmer sous l'Equateur. 

Le Temps, l'Étendue et le Nombre 
Sont tombés du noir firmament 
Dans la mer immobile et sombre. 

Suaire de silence et d'ombre, 

La nuit efface absolument 

Le Temps, l'Étendue et le Nombre. 



Tel qu'un lourd et muet décombre, 
L'Esprit plonge au vide dormant, 
Dans la mer immobile et sombre. 



6a POÈMES TRAGiaU£S. 



En lui-même, avec lui, tout sombre. 
Souvenir, rêve, sentiment, 
Le Temps, l'Étendue et le Nombre, 
Dans la mer immobile et sombre. 




51* 



SOUS L'EPAIS SYCOMORE 




Sous répais Sycomore 



Sous l'épais sycomore, ô vierge, où tu sommeilles, 
Dans le jardin fleuri, tiède et silencieux, 
Pour goûter la saveur de tes lèvres vermeilles 
Un papillon d'azur vers toi descend des cieux. 

C'est l'heure où le soleil blanchit les vastes cieux 
Et fend l'écorce d'or des grenades vermeilles. 
Le divin vagabond de l'air silencieux 
Se pose sur ta bouche, ô vierge, et tu sommeilles! 



Aussi doux que la soie où, rose, tu sommeilles, 
Il t'effleure de son baiser silencieux. 
Crains le bleu papillon, l'amant des fleurs vermeilles, 
Qui boit toute leur âme et s'en retourne aux cieux. 

5 



66 POÊICCS TRAGIQUES. 

Tu souris ! Un beau rêve est descendu des cieux. 
Qui, dans le bercement de ses ailes vermeilles, 
Éveillant le désir encor silencieux, 
Te fait un paradis de l'ombre où tu sommeilles. 

Le papillon Amour, tandis que tu sommeilles, 
Tout brûlant de l'ardeur du jour silencieux. 
Va t'éblouir, liélas! de visions vermeilles 
Qui s'évanouiront dans le désert des cieux. 

Éveille, éveille-toi! L'ardent éclat des cieux 
Flétrirait moins ta joue aux nuances vermeilles 
Qpe le désir ton cœur chaste et silencieux 
Sous l'épais sycomore, ô vierge, où tu sommeilles ! 



m^&. 



V 



LE TALION 




Le Talion 



Ai-je dormi? quel songe horrible m'a hanté? 
Oh! ces spectres, ces morts, un blême rire aux bouches, 
Surgis par millions du sol ensanglanté, 
Et qui dardaient, dans une ardente fixité. 
Leurs prunelles farouches! 



Tels, sans doute, autrefois, Y'heskel le Voyant, 
Le poil tout hérissé du souffle prophétique. 
Les vit tourbillonner en se multipliant 
Hors du sombre Schéol, dans le Val effrayant 
Où gît la Race antique. 



70 POÈMES TRAGIQUES. 



Et ces morts remuaient leurs os chargés de fers, 
Et j'entendais, du fond de l'horizon qui gronde, 
Pareille au bruit du flux croissant des hautes mers, 
Une Voix qui parlait au milieu des éclairs 
En ébranlant le monde. 

Elle disait : — O Loups affamés et hurlants, 
Princes de l'aquilon, ivres du sang des justes! 
Dans les siècles j'ai fait mon chemin à pas lents; 
Mais je viens! je romprai de mes poings violents 
Vos mâchoires robustes. 

Le jour de ma colère, ô Rois, flamboie enfin : 
Voici le fer, le feu, le poison et la corde! 
J'étancherai ma soif, j'assouvirai ma faim. 
Le torrent de ma rage est déchaîné, le vin 
De ma fureur déborde ! 

Il est trop tard pour la terreur ou le remords, 
Car le crime accompli jamais plus ne s'efface, 
Car j'arrache les cœurs féroces que je mords, 
Car mon peuple a dressé la foule de ses morts 
La face vers ma face ! 

O Princes ! c'est pourquoi vous ne dormirez point 
Au tombeau des aïeux, immobiles et graves, 
Sous le suaire où For à la pourpre se joint, 
Votre couronne au front et votre épée au poing. 
Comme dorment les braves. 



LE TALION. 71 



Non ! répais tourbillon des aigles irrités 
Mangera votre chair immonde à gorge pleine ; 
Vous serez mis en quatre et tout déchiquetés, 
Et les chiens traîneront vos lambeaux empestés 
Par le mont et la plaine. 

Je ferai cela, Moi, le Talion vivant. 
Puisque, ceignant vos reins pour l'exécrable tâche, 
Au milieu des sanglots qui roulent dans le vent, 
Vous avez égorgé, dès le soleil levant. 
Sans merci ni relâche. 

Oui! puisque vous avez, en un même monceau. 
Comme sur un étal public les viandes crues 
Du mouton éventré, du bœuf et du pourceau. 
Entassé jeune et vieux, femme, enfant au berceau 
Sur le pavé des rues; 

Puisque, de père en fils, ô Rois, sinistres fous. 
D'un constant parricide épouvantant l'histoire, 
Dévorateurs d'un peuple assassiné par vous. 
De la Goule du Nord vous êtes sortis tous 
Comme d'un vomitoire ! 

L'heure sonne, il est temps, et me voici ! Malheur ! 
Flambe, ô torche! Bondis, couteau, hors de la gaine! 
Taisez- vous, cris d'angoisse et sanglots de douleur ! 
O vengeance sacrée, épanouis ta fleur ! 
Grince des dents, ô haine ! 



72 POÈMES TRAGIQUES. 



Qp'ils râlent, engloutis sous leurs palais fumants ! 
Et vous, ô morts d'hier, et vous, vieilles victimes, 
Dans la nuit furieuse, avec des hurlements, 
Pourchasse2-les parmi les épouvantements 
Éternels de leurs crimes ! 




LES 



ROSES D'HISPAHAN 



Les %ose5 d'îspahan 



Les roses d'Ispahan dans leur gaine de mousse, 

Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l'oranger 

Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce, 

O blanche Leïlah ! que ton souffle léger. 

Ta lèvre est de corail, et ton rire léger 

Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce, 

Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger, 

Mieux que l'oiseau qui chante au bord du nid de mousse. 



Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse, 
La brise qui se joue autour de l'oranger 
Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce 
Ont un charme plus sûr que ton amour léger! 



76 POÈMES TRAGIQUES. 

O Leïlah ! depuis que de leur vol léger 
Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, 
Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger, 
Ni de céleste arôme aux roses dans leur mousse. 

L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, 
Ne chante plus parmi la rose et l'oranger; 
L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce, 
L'aube ne dore plus le ciel pur et léger. 

Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger. 
Revienne vers mon cœur d'une aile prompte et douce. 
Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger. 
Les roses d'Ispahan dans leur gaine de mousse ! 




L'HOLOCAUSTE 




L' Holocauste 



Cest l'An de grâce mil sîx cent dix-neuf, le seize 
De juillet, en un vaste et riche diocèse 
Primatial. Le ciel est pur et rayonnant. 
Bourdons et cloches vont sonnant et bourdonnant. 
La Ville en fête rit au clair soleil qui dore 
Ses pignons, ses hauts toits et son fleuve sonore, 
Ses noirs couvents hantés de spectres anxieux, 
Ses masures, ses ponts bossus, abrupts et vieux, 
Et le massif des tours aux assises obliques 
Sous qui hurlaient jadis les hordes catholiques. 



Pareil au grondement de Teau hors de son lit, 
Un long murmure, fait de mille bruits, emplit 
Berges et carrefours et culs-de-sac et rue; 



8o POÈMES TRAGiaUES. 



Et la foule y tournoie et s'y heurte et s'y rue 
Pêle-mêle, les yeux écarquillés, les bras 
En Tair : moines blancs, gris ou bruns, barbus ou ras, 
Chaux ou déchaux, ayant capes, frocs ou cagoules, 
Vieilles femmes grinçant des dents comme des goules, 
Cavaliers de sang noble, empanachés, pattus, 
Rogues, caracolant sur les pavés pointus. 
Dames à jupe roide en carrosses et chaises. 
Gras citadins bouffis dans la neige des fraises. 
Avec la rouge fleur des bons vins à la peau, 
Estafiers et soudards, et le confus troupeau 
Des manants et des gueux et des prostituées. 

Plein de clameurs, de chants d'église, de huées, 

De rires, de jurons obscènes, tout cela 

Vient pour voir brûler vif cet homme que voilà. 

Debout sur le bûcher, contre un poteau de chêne, 

Les poings liés, la gorge et le ventre à la chaîne. 

Dans sa gravité sombre et son mépris amer 

Il regardait d'en haut cette mouvante mer 

De faces, d'yeux dardés, de gestes frénétiques; 

Il écoutait ces cris de haine, ces cantiques 

Funèbres d'hommes noirs qui venaient, deux à deux. 

Enfiévrés de leur rêve imbécile et hideux. 

Maudire et conspuer par delà l'agonit 

Et de leurs sales mains souflleter son génie. 

Tandis que de leurs yeux sinistres et jaloux 



l'holocauste. 8i 



Ils le mangeaient déjà, comme eussent fait des loups. 
Et la honte d'être homme aussi lui poignait l'âme. 

Soudainement, le bois sec et léger prit flamme. 

Une langue écarlate en sortit, et, rampant 

Jusqu'au ventre, entoura l'homme, comme un serpent. 

Et la peau grésilla, puis se fendit, de même 

Qu'un fruit mûr; et le sang, mêlé de graisse blême. 

Jaillit, et lui, sentant mordre l'horrible feu, 

Les cheveux hérissés, cria : — Mon Dieu! mon Dieu! — 

Un moine, alors, riant d'une joie effroyable. 

Glapit : — Ah ! chien maudit, bon pour les dents du Diable ! 

Tu crois donc en ce Dieu que tu niais hier? 

Va! cuis, flambe et recuis dans l'éternel Enfer! — 

Mais l'autre, redressant par dessus la fumée 
Sa dédaigneuse face à demi consumée 
Qiii de sueur bouillante et rouge ruisselait. 
Regarda l'être abject, ignare, lâche et laid. 
Et dit, menant à bout son héroïque lutte : 

— Ce n'est qu'une façon de parler, vile brute ! — 

Et ce fut tout. Le feu le dévora vivant. 
Et sa chair et ses os furent vannés au vent. 



LA 



CHASSE DE L'AIGLE 



i 



La Chasse de Vjligle 



L'aigle noir aux yeux d'or, prince du ciel mongol, 
Ouvre, dès le premier rayon de l'aube claire. 
Ses ailes comme un large et sombre parasol. 

Un instant immobile, il plane, épie et flaire. 
Là-bas, au flanc du roc crevassé, ses aiglons 
Érigent, afiamés, leurs cous au bord de l'aire. 



Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons. 
L'œil luisant à travers l'épais crin qui l'obstrue. 
Pâturent, çà et là, des bardes d'étalons. 



86 POÈMES TRAGIQUES. 

L'un d'eux, parfois, hennit vers Taube, l'autre rue, 
Ou quelque autre, tordant la queue, allègrement. 
Pris de vertige, court dans l'herbe jaune et drue. 

La lumière, en un frais et vif pétillement, 
Croît, s'élance par jet, s'échappe par fusée. 
Et l'orbe du soleil émerge au firmament. 

A l'horizon subtil où bleuit la rosée. 

Morne dans l'air brillant, l'aigle darde, anxieux. 

Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée. 

Mais il n'aperçoit rien qui vole par les cieux. 
Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale, 
Cerf ni daim, ni gazelle aux bonds capricieux. 

Il fait claquer son bec avec un âpre râle; 

D'un coup d'aile irrité, pour mieux voir de plus haut, 

Il s'enlève, descend et remonte en spirale. 

L'heure passe, l'air brûle. Il a faim. A défaut 
De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée, 
C'est de la chair, vivante ou morte, qu'il lui faut. 

Or, dans sa robe blanche et rase, une fiiméc 
Autour de ses naseaux roses et palpitants, 
Un étalon conduit la hennissante armée. 



LA CHASSE DE l'aIGLE. 87 

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants, 
La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève, 
Accourt, l'oreille droite et les longs crins flottants. 

L'aigle tombé sur lui comme un sinistre rêve, 

S'attache au col troué par ses ongles de fer 

Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu'il crève. 

Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l'air, 
Et comme empanaché de la bête vorace. 
L'étalon fuit dans l'ombre ardente de l'enfer. 

Le ventre contre l'herbe, il fuit, et, sur sa trace, 
Ruisselle de l'orbite excave un aux sanglant; 
11 fuit, et son bourreau le mange et le harasse. 

L'agonie en sueur fait haleter son flanc; 
Il renâcle, et secoue, enivré de démence. 
Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant 

Il franchit, furieux, la solitude immense, 
S'arrête brusquement, sur ses jarrets ployé. 
S'abat et se relève et toujours recommence. 

Puis, rompu de l'eflbrt en vain multiplié, 

L'écume aux dents, tirant sa langue blême et rêche, 

Par la steppe natale il tombe foudroyé. 



88 POÈMES TRAGIQUES. 

Là^ ses os blanchiront au soleil qui les sèche; 
Et le sombre Chasseur des plaines, l'aigle noir, 
Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche. 

Ses petits aâfamés seront repus ce soir. 




LA 



RÉSURRECTION D'ADONIS 



La Résurrection d'^Adônis 



L'Aurore désirée, ô filles de Byblos, 
A déployé les plis de son riche péplos! 
Ses yeux étincelants versent des pierreries 
Sur la pente des monts et les molles prairies, 
Et, dans Pazur céleste où sont assis les Dieux, 
Elle rit, et son vol, d'un souffle harmonieux. 
Met une écume rose aux flots clairs de TOronte. 
O vierges, hâtez-vous 1 Mêlez d'une main prompte, 
Parmi vos longs cheveux d'or fluide et léger. 
Le myrte et le jasmin aux fleurs de l'oranger. 
Et, dans l'urne d'agate et le creux térébinthe, 
Le vin blanc de Sicile au vin noir de Korinthe. 



92 POÈMES TRAGIQUES 



O nouveau-nés du Jour, par mobiles essaims, 
Effleurez, Papillons, la neige de leurs seins ! 
Colombes, baignez-les des perles de vos ailes! 
Rugissez, ô Lions ! Bondissez, ô Gazelles ! 
Vous, ô Lampes d'onyx, vives d'un feu changeant, 
Parfumez le parvis où sur son lit d'argent 
Adonis est couché, le front ceint d'anémones ! 
Et toi, cher Adonis, le plus beau des Daimones, 
Que l'ombre du Hadès enveloppait en vain, 
Bien-aimé d'Aphrodite, ô Jeune homme divin. 
Qui sommeillais hier dans les Champs d'asphodèles! 
Adonis, qu'ont pleuré tant de larmes fidèles 
Depuis l'heure fatale où le noir Sanglier 
Fleurit de ton cher sang les ronces du hallier! 
Bienheureux Adonis, en leurs douces caresses 
Les vierges de Byblos t'enlacent de leurs tresses ! 
Éveille-toi, souris à la clarté des cieux, 
Bois le miel de leur bouche et l'amour de leurs yeux ! 




LES 



SIECLES MAUDITS 




Les Siècles maudits 



Hideux siècles de foi, de lèpre et de famine, 

Que le reflet sanglant des bûchers illumine 1 

Siècles de désespoir, de peste et de haut-mal, 

Où le Jacque en haillons, plus vil que l'animal. 

Geint lamentablement sa pitoyable vie! 

Siècles de haine atroce et jamais assouvie, 

Où, dans les caveaux sourds des donjons noirs et clos. 

Qui ne laissent ouïr les cris ni les sanglots» 

Le vieux juif, pieds et poings ferrés, et qu'on édente. 

Pour mieux suer son or cuit sur la braise ardente ! 

Siècles de ceux d'Albi scellés vifs dans les murs, 

Et des milliers de harts d'où les pendus trop mûrs 



9^ ^ POÈMES TRAGIQUES. 



Quand le vent de l'hiver les heurte et les fracasse, 
Encombrent les chemins de quartiers de carcasse, 
Avec force corbeaux battant de Taile autour ! 
Siècles du noble sire aux aguets sur la tour, 
Éperonné, casqué, prêt à sauter en selle 
Pour couper au marchand la gorge et l'escarcelle. 
Et rendant grâce aux Saints si les ballots sont lourds 
De brocarts d'Orient, de soie et de velours! 
Siècles des loups-garous hurlant dans les bruyères. 
Des Incubes menant la ronde des sorcières 
Par les anciens charniers où dansent alternés 
Les feux blêmes qui sont âmes des morts damnés! 
Siècles du goupillon, du froc, de la cagoule. 
De l'estrapade et des chevalets, où la Goule 
Romaine, ce vampire ivre de sang humain. 
L'écume de la rage aux dents, la torche en main, 
SoufSant dans toute chair, dans toute âme vivante 
L'angoisse d'être au monde autant que l'épouvante 
De la mort, voue au feu stupide de l'Enfer 
L'holocauste fumant sur son autel de fer! 
Dans chacune de vos exécrables minutes, 
O siècles d'égorgeurs, de lâches et de brutes. 
Honte de ce vieux globe et de l'humanité. 
Maudits, soyez maudits, et pour l'éternité! 




^^- 



^Y 



L'ORBE D'OR 



L'Orbe d'or 



L'Orbe d'or du soleil tombé des cieux sans bornes 
S'enfonce avec lenteur dans l'immobile mer, 
Et pour suprême adieu baigne d'un rose éclair 
Le givre qui pétille à la cime des Mornes. 

En un mélancolique et languissant soupir. 

Le vent des hauts, le long des ravins emplis d'ombres. 

Agite doucement les tamariniers sombres 

Où les oiseaux siffleurs viennent de s'assoupir. 



Parmi les caféiers et les cannes mûries. 
Les effluves du sol, comme d'un encensoir, 
S'exhalent en mêlant dans le souffle du soir 
A l'arôme des bois l'odeur des sucreries. 



lOO POÈMES TRAGIQUES. 

Une étoile jaillit du bleu noir de la nuit, 
Toute vive, et palpite en sa blancheur de perle; 
Puis la mer des soleils et des mondes déferle 
Et flambe sur les flots que sa gloire éblouit. 

Et Tâme, qui contemple, et soi-même s'oublie 
Dans la splendide paix du silence divin, 
Sans regrets ni désirs, sachant que tout est vain, 
En un rêve étemel s'abîme ensevelie. 




LE CHAPELET 



DES 



MAVROMIKHALIS 



Le Chapelet des D£avromikhalis 



Les Mavromikhalis^ les aigles du vieux Magne, 
On traqué trois cents Turks dans le défilé noir> 
Et, de l'aube à midi, font siffler et pleuvoir 
Balles et rocs du faite ardu de la montagne. 



L'amorce sèche brûle et jaillit par éclair 
D'où sort en tournoyant la fumerolle grêle; 
L'écho multiplié verse comme une grêle 
Les coups de feu pressés qui crépitent dans l'air. • 

Une acre odeur de poudre et de chaudes haleines 
S'exhale de la gorge étroite aux longs circuits 
Q.ui mêle, en un vacarme enflé de mille bruits, 
Le blasphème barbare aux injures hellènes : 



I04 POÈMES TRAGIQUES. 

— Saint Christ ! — Allah ! Chacals ! — Porcs sans prépuce ! — Ti 
Crache ton âme infecte au Diable qui la happe ! — 

A Tassaut ! Qpe pas un de ces voleurs n'échappe ! 
Sus ! La corde et le pal à ces chiens de Chrétiens ! — 

Arrivez, mes agneaux, qu'on vous rompe les côtes ! — 

Tels les rires, les cris, les exécrations. 

Râles de mort, fureurs et détonations 

Vont et viennent sans fin le long des parois hautes. 

Et tous les circoncis, effarés et hurlants, 
Parmi les buissons roux ei les vignes rampantes 
Montent, la rage au ventre, et roulent sur les pentes. 
Et s'arrachent la barbe avec leurs poings sanglants. 

Les femmes du Pyrgos, en de tranquilles poses, 
D'en haut, sur le massacre ouvrent de larges yeux, 
Tandis que leurs garçons font luire, tout joyeux, 
Leurs dents de jeunes loups entre leurs lèvres roses. 

Par la Vierge ! la chose est faite. Le dernier 
Des Turks crève, le poil roidi sur sa peau rèche. 
Les oiseaux carnassiers, gorgés de viande fi'alche. 
Deviendront gras à lard dans ce riche charnier. 

— Alerte! tranchez-moi ces crânes d'infidèles, 
Dit le Chef. En guirlande à mon mur clouez-les. 
Ce sera le plus beau de tous mes chapelets, 

Et j'y ferai nicher les bonnes hirondelles ! — 



, I 



LE CHAPELET LES MAVROMIKHALIS. I05 

Pendant bien des étés, bien des mornes hivers, 
Le roi du Magne a vu, le long de sa muraille. 
Ces têtes, dont la peau se dessèche et s'éraille. 
Blanchir, chacune au clou qui s'enfonce au travers. 

Depuis, tous sont morts, lui, ses enfants et ses proches, 
Par la balle ou le sabre, ou vaincus ou vainqueurs. 
Leur souvenir farouche emplit les jeunes cœurs, 
Et leurs spectres, la nuit, hantent les sombres roches. 

C'étaient des hommes durs, violents et hardis, 
Apres à la vengeance, orgueilleux de leur race. 
Ne sachant demander merci, ni faire grâce. 
Et, pour cela, certains d'aller en Paradis. 

Au rebord du ravin abrupt et sans issue. 
Sous la ronce, au milieu des sauvages mûriers. 
L'ancien Pj^gos, gercé par les ans meurtriers. 
Dresse encore sa masse ébréchée et moussue. 

Les crânes Turks, autour, luisent comme des lys ; 
Et le berger, vêtu de sa cotte de laine, 
Qui paît ses moutons noirs au-dessus de la plaine. 
Sourit au Chapelet des Mavromikhalis. 




EPIPHANIE 



Epiphanie 



Elle passe, tranquille, en un rêve divin. 

Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Norvège ! 

Le sang rose et subtil qui dore son col fin 

Est doux comme un rayon de l'aube sur la neige. 

Au murmure indécis du frêne et du bouleau, 
Dans Tétincellement et le charme de l'heure. 
Elle va, reflétée au pâle azur de Teau 
Qu'un vol silencieux de papillons eflleure. 

Quand un souiHe iurtif glisse en ses cheveux blonds. 
Une cendre ineffable inonde son épaule; 
Et, de leur transparence argentant leurs cils longs. 
Ses yeux ont la couleur des belles nuits du Pôle. 



no POÈMES TRAGIQUES. 

Purs d'ombre et de désir, n'ayant rien espéré 
Du monde périssable où rien d'ailé ne reste, 
Jamais ils n'ont souri, jamais ils n'ont pleuré, 
Ces yeux calmes ouverts sur l'horizon céleste. 

Et le Gardien pensif du mystique oranger 
Des balcons de l'Aurore étemelle se penche. 
Et regarde passer ce fantôme léger 
Dans les plis de sa robe immortellemeni blanche. 




L'INCANTATION DU LOUP 



U Incantation du Loup 



Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de Taune. 
Un grand silence. Un ciel étincelant d'hiver. 
Le Roi du Hartz, assis sur ses jarrets de fer, 
Regarde resplendir la lune large et jaune. 

Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs 
Dorment inertement sous leur blême suaire. 
Et la face terrestre est comme un ossuaire 
Immense, cave ou plane, ou bossue par blocs. 

Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres, 

La lune, œil d'or glacé, luit dans le morne azur. 

L'angoisse du vieux Loup étreint son cœur obscur, 

Un âpre frisson court le long de ses vertèbres. 

8 



114 POÈMES TRAGiaUES. 



Sa louve blanche, aux yeux flambants, et les petits 
Qu'elle abritait, la nuit, des poils chauds de son ventre, 
Gisent, morts, égorgés par l'homme, au fond de l'antre. 
Ceux, de tous les vivants, qu'il aimait, sont partis. 

11 est seul désormais sur la neige livide. 
La faim, la soif, l'affût patient dans les bois. 
Le doux agneau qui bêle ou le cerf aux abois, 
Que lui fait tout cela, puisque le monde est vide ? 

Lui, le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi, le Nain 
Et le Géant, le Bouc, l'Orfraie et la Sorcière, 
Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère 
Où Teau sinistre bout dans le chaudron d'airain. 

Sa langue fume et pend de la gueule profonde. 
Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc, 
11 érige sa tête aiguë en grommelant, 
Et la haine, dans ses entrailles, brûle et gronde. 

L'Homme, le massacreur antique des aïeux, 
De ses enfants et de la royale femelle 
Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle. 
Hante immuablement son rêve furieux. 

Une braise rougit sa prunelle énergique ; 
Et, redressant ses poils roides comme des clous. 
Il évoque, en hurlant, l'âme des anciens loups 
Qui dorment dans la lune éclatante et magique. 



LE 



PARFUM IMPÉRISSABLE 



Le T^arfum-^ impérissable 



Qpand la fleur du soleil, la rose de Lahor, 
De son âme odorante a rempli goutte à goutte 
La fiole d'argile ou de cristal ou d'or. 
Sur le sable qui brûle on peut l'épandre toute. 

Les fleuves et la mer inonderaient en vain 
Ce sanctuaire étroit qui la tînt enfermée : 
Il garde en se brisant son arôme divin, 
Et sa poussière heureuse en reste parfumée. 



Puisque par la blessure ouverte de mon cœur 
Tu t'écoules de même, ô céleste liqueur, 
Inexprimable amour, qui m'enflammais pour elle! 

Qu'il lui soit pardonné, que mon mal soit béni! 
Par delà l'heure humaine et le temps infini 
Mon cœur est embaumé d'une odeur immortelle I 



SACRA FAMES 



Sacra famés 



L'immense mer sommeille. Elle hausse et balance 
Ses houles où le ciel met d'éclatants îlots. 
Une nuit d'or emplit d'un magique silence 
La merveilleuse horreur de l'espace et des flots. 

Les deux gouffres ne font qu'un abîme sans borne 
De tristesse, de paix et d'éblouissement, 
Sanctuaire et tombeau, désert splendide et morne. 
Où des millions d'yeux regardent fixement. 

Tels, le ciel magnifique et les eaux vénérables . 
Dorment dans la lumière et dans la majesté. 
Comme si la rumeur des vivants misérables 
N'avait troublé jamais leur rêve illimité. 



122 POÈM£S TRAGIQUES. 



Cependant, plein de faim dans sa peau flasque et rude. 
Le sinistre Rôdeur des steppes de la mer 
Vient, va, tourne, et, flairant au loin la solitude, 
Entre-bâille d'ennui ses mâchoires de fer. 

Certes, il n'a souci de l'immensité bleue. 
Des Trois Rois, du Triangle ou du long Scorpion 
Qui tord dans l'infini sa flamboyante queue, 
Ni de l'Ourse qui plonge au clair Septentrion. 

Il ne sait que la chair qu'on broie et qu'on dépèce. 
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant. 
Au fond des masses d'eau lourdes d'une ombre épaisse 
Il laisse errer son œil terne, impassible et lent. 

Tout est vide et muet. Rien qui nage ou qui flotte. 
Qui soit vivant ou mort, qu'il puisse entendre ou voir. 
U reste inerte, aveugle, et son grêle pilote 
Se pose pour dormir sur son aileron noir. 

Va, monstre! tu n'es pas autre que nous ne sommes, 
Plus hideux, plus féroce, ou plus désespéré. 
Console^toi ! demain tu mangeras des hommes. 
Demain par Thomme aussi tu seras dévoré. 

La Faim sacrée est un long meurtre légitime 
Des profondeurs de l'ombre aux cieux resplendissants. 
Et l'homme et le requin, égorgeur ou victime. 
Devant ta face, ô Mon, som tous deux innocents. 



L'ALBATROS 




LtAlhatros 



Dans l'immense largeur du Capricorne au Pôle 

Le vent beugle, rugit, siffle, râle et miaule, 

Et bondit à travers l'Atlantique tout blanc 

De bave furieuse. H se rue, éraflant 

L'eau blême qu'il pourchasse et dissipe en buées; 

Il mord, déchire, arrache et tranche les nuées 

Par tronçons convulsifs où saigne un brusque éclair; 

Il saisit, enveloppe et culbute dans l'air 

Un tournoiement confus d'aigres cris et de plumes 

Qu'il secoue et qu'il traîne aux crêtes des écumes, 

Et martelant le front massif des cachalots. 

Mêle à ses hurlements leurs monstrueux sanglots. 



126 POÈMES TRAGiaUES. 

Seul, le Roi de l'espace et des mers sans rivages 
Vole contre l'assaut des rafales sauvages. 
D'un trait puissant et sûr, sans hâte ni retard. 
L'œil dardé par delà le livide brouillard, 
De ses ailes de fer rigidement tendues 
Il fend le tourbillon des rauqucs étendues. 
Et, tranquille au milieu de l'épouvantemenl. 
Vient, passe, et disparaît majestueusement. 



^^M 



V 



LE 



SACRE DE PARIS 




Le Sacre de ^aris 



I 



O Paris ! c'est k cent deuxième nuit du Siège, 
Une des nuits du grand Hiver. 

Des murs à Thorizon l'écume de la neige 
S'enfle et roule comme une mer. 



Mâts sinistres dressés hors de ce flot livide, 
Par endroits, du creux des vallons y 

Quelques, grêles clochers, tout noirs sur le ciel vide, 
S'enlèvent, rigides et longs. 

9 



130 POÈMES TRAGIQUES. 

I 

Là-bas, palais anciens semblables à des tombes, 
Bois, villages, jardins, châteaux. 

Effondrés, écrasés sous l'averse des bombes 
Fument au faite des coteaux. 

Dans l'étroite tranchée, entre les parois froides. 
Le givre étreint de ses plis blancs 

L'œil inerte, le front blême, les membres roides, 
La chair dure des morts sanglants. 

Les balles du Barbare ont troué ces poitrines 

Et rompu ces cœurs généreux. 
La rage du combat gonfle encor leurs narines. 

Ils dorment là serrés entre eux. 

L'âpre vent qui tranchit la colline et la plaine 

Vient, chargé d'exécrations. 
De suprêmes fureurs, de vengeance et de haine. 

Heurter les sombres bastions. 

II flagelle les lourds canons, meute géante 

Qui veille allongée aux afiÛts, 
Et souffle par instants dans leur gueule béante 

Qu'il emplit d'un râle confus. 

Il gronde sur l'amas des toits, neigeux décombre. 

Sépulcre immense et déjà clos. 
Mais d'où montent encor, lamentables, sans nombre. 

Des murmures faits de sanglots; 



LE SACRE DE PARIS. 131 

Où l'enfant glacé meurt aux bras des pâles mères^ 

Où près de son foyer sans pain, 
Le père, plein d'horreur et de larmes amères, 

Étreint une arme dans sa main. 



1^2 POÈMES TRAGIQUES. 



II 



Ville auguste, cerveau du monde, orgueil de l'homme. 

Ruche immortelle des esprits. 
Phare allumé dans l'ombre où sont Athène et Rome, 

Astre des nations, Paris! 

O nef inébranlable aux flots comme aux rafales. 
Qui, sous le ciel noir ou clément. 

Joyeuse, et déployant tes voiles triomphales, 
Voguais victorieusement! 

La foudre dans les yeux et brandissant la pique, 

Guerrière au visage irrité. 
Qui fis jaillir des plis de ta toge civique 

La victoire et la Hberté ! 

Toi qui courais, pieds nus, irrésistible, agile, 

Par le vieux monde rajeuni ! 
Qui, secouant les rois sur leur tréteau fragile. 

Chantais, ivre de l'infini ! 



LE SACRE 0£ PARIS« I}} 



Nourrice des grands morts et des vivants célèbres, 

Vénérable aux siècles jaloux, 
Est-ce toi qui gémis ainsi dans les ténèbres 

Et la face sur les genoux? 

Vois ! La horde au poil fauve assiège tes murailles ! 

Vil troupeau de sang altéré. 
De la sainte patrie ils mangent les entrailles, 

Us bavent sur le sol sacré ! 

Tous les loups d'outre-Rhin ont mêlé leurs espèces ^ 

«Vandale, Germain et Teuton, 
Us sont tbtts là, hurlant de leurs gueules épaisses 

Sous la lanière et le bâton. 

Us brûlent la forêt, rasent la citadelle, ^ 

Changent les villes en charnier; 
Et Tessaim des corbeaux retourne à tire d'ailé. 

Pour ètxt venu le dernier. 



134 PC/ÈMES TRAGIQ.UES. 



III 



O Paris^ qu'attends-tu ? la famine ou la honte ? 

Furieuse et cheveux épars, 
Sous Taiguillon du sang qui dans ion cœur remonte 

Va ! hondis hors de tes remparts ! 

Enfonce cette tourbe horrible où tu te rues. 
Frappe, redouble, saigne, mords! 

Vide sur eux palais, maisons, temples et rues : 
Que les mourants vengent les morts ! 

Non, non! tu ne dois pas tomber, Ville sacrée, 

Comme une victime à Tautel ; 
Non, non, non ! tu ne peux finir, désespérée, 

Que par un combat immortel. 

Sur le noir escalier des bastions qu'éventre 

Le choc rugissant des boulets. 
Lutte! et rugis aussi, lionne au fond de l'antre, 

Dans la masure et le palais. 



LE SACRE DE PARIS. 1 5 '^ 

Dans le carrefour plein de cris et de fumée, 

Sur le toit, l'Arc et le clocher, 
Allume pour mourir Tauréole enflammée 

De l'inoubliable bûcher. 

Consume tes erreurs, tes fautes, tes ivresses, 

A jamais, dans ce feu si beau. 
Pour qu'immortellement, Paris, tu te redresses. 

Impérissable, du tombeau; 

Pour que l'homme futur, ébloui dans ses veilles. 

Par ton sublime souvenir. 
Raconte à d'autres cieux tes antiques merveilles 

QjiQ rien ne pourra plus ternir; 

Et, saluant ton nom, adorant ton génie, 

Qjiand il faudra rompre des fers. 
Offre ta libre gloire et ta grande agonie 

Conmie un exemple à l'univers. 

Janvier 1871. 




SI L'AURORE 




Si r^urore 



Si l'Aurore, toujours, de ses perles arrose 
Cannes, gérofliers et maïs onduleux; 
Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus. 
Fait les bambous géants bruire dans l'air rose; 



Hors du nid frais blotti parmi les vétivers 
Si la plume écarlate allume les feuillages; 
Si l'on entend frémir les abeilles sauvages 
Sur les cloches de pourpre et les calices verts; 

Si le roucoulement des blondes tourterelles 
Et les trilles aigus du cardinal siiHeur 
S'unissent çà et là sur la montagne en fleur 
Au bruit de l'eau qui va mouvant les nerbes grêles; 



I40, POÈMES 

Avec ses bardeaux roux jaspés de mousses d'or 
Et $a varangue basse aux stores de Manille, 
A l'ombre des manguiers où grimpe la vanille 
Si la maison du cher aïeul repose encor; 

O doux oiseaux bercés sur l'aigrette des cannes, 
O lumière, ô jeunesse, arôme de nos bois, 
Noirs ravins, qui, le long de vos âpres parois, 
Exhalez au soleil vos brumes diaphanes ! 

Salut! Je vous salue, ô montagnes, 6 cieux. 
Du paradis perdu visions infinies, 
Aurores et couchants, astres des nuits bénies. 
Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux! 

Je vous salue, au bord de la tombe éternelle, 
Rêve stérile, espoir aveugle, désir vain. 
Mirages éclatants du mensonge divin 
Qjie l'heure irrésistible emporte sur son aile! 

Puisqu'il n'est, par delà nos moments révolus. 
Que l'immuable oubli de nos mille chimères, 
A quoi bon sô troubler des choses éphémères? 
A quoi bon le souci d'être ou de n'être plus? 

J'ai goûté peu de joie, et j'ai l'âme assouvie 
Des jours nouveaux non moins que des siècle» anciens. 
Dans le sable stérile où dorment tous les miens 
Que ne puis-je finir le songe de ma vie ! 



J 



SI l'aurore. 14T 



Que ne puîs-je, couché sous le chiendent amer, 
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore, 
M'engloutir dans la nuit qui n'aura point d'aurore. 
Au grondement immense et morne de la mer ! 




HIÉRONYMUS 



• Hiéronymus 



Vêtus de bure blanche et de noirs scapulaires, 
Cent moines sont assis aux bancs Capitulaires. 
Ayant psalmodié V Angélus Domini 
Et clos les lourds missels sous le vélin jauni, 
Sans plus mouvoir la lèvre et cligner la paupière 
Que les Saints étirés dans les retraits de pierre, 
Impassibles comme eux, ils attendent, les bras 
En croix, La cire flambe et sur leurs crânes ras 
Prolonge des lueurs funèbres. La grand'salle 
Est muette. Érigeant sa forme colossale, 
Un maigre Christ, cloué contre le mur, au fond, 
Touche de ses deux poings les poutres du plafond 
Et surplombe la Chaire abbatiale, où siège. 
Avec sa tête osseuse et sa barbe de neige. 
Ascétique, les mains jointes, le dos courbé. 



lO 



14^ l^bftMÎS TRAGliiUtS. 

Hiéronymus, le vieil et révérend Abbé. 

En face, seul, debout, sans cape ni sandales, 
Et du sang de ses pieds tachant les froides dalles, 
Un autre moine est là, silencieux aussi. 
L'œil dardé devant soi, bien loin de ce lieu-ci. 
Au travers de ces murs massifs son âme plonge 
Dans le ravissement d'un mystérieux songe; 
Un sourire furtif fait reluire ses dents; 
Mais il reste immobile et les deux bras pendants, 
Dédaigneux du pardon ou de la peine atroce. 
Enfin, l'Homme sacré par la mitre et la crosse. 
Qui peut remettre aux mains de son proche héritier 
Dix mille manants, serfs de glèbe ou de niétier. 
Plein droit de pendâîsoii sur ces engeances viles, 
Droit d'anathème et droit d'interdit sur deux villes. 
Et devant qui bourgeois et séculiers jaloux 
Et barons cuirassés fléchissent les genoux, 
Hiéronymus, levant son front strié de rides 
Et ses yeux desséchés par les veilles arides, 
Se signe lentement, et dit à haute voix : 

. — Le chemin est mauvais, mon frère, où je vous vois. 
Après tant de longs jours et tant d'heures damnées^ 
Cette désertion, Jésus! de deux années! 
D'où sortez- vous ainsi ? Qu'avez-vous fait, péïdu 
Dans la fange dti siècle à qui l'Enfer est dû ? 
Est-ce l'horrible soif des voluptés chamelles 



«ÏÉR'OKYMÏrS. \4y 



Qui chsiviShk vôtre gocge et trouvait vos |>runelks ? 

Jusqu'au dégoût final ôtes-votos abreuvé? 

Que cherchiez-vous au monde, et qu'avez^-vOBS trouvé ? 

Rien. Honteux, afFaoné^ chargé d'^nomime, 

Vous haletez autour de motre paix bénie 

Comme un mort effrayant qui cherche iBoa cerctreil; 

Mais l'expiation rigide est sur le seuiî. 

Désormais, dussiez-vous trépasser centenaire, 

Il faut payer le prix de ce qui régénère, 

Et, face à face avec l'horreur de son péché^ 

Vivre en sa tombe avant d'y demeurer ccûché. 

Ne le saviez-vous point? Qui méftt'ise la règle 

N'est qu'un oison piteux qui tente d'être un aigle. 

La paupière cousue, il va par monts et vaux. 

Culbutant d'heure en heure en des pièges nouvenux. 

Jusqu'à ce qu'il trébuche au bord de la Géheniie 

Où sont les grincements de dents, les cris de haine 

Et la flamme vorace où cuisent les maudits. 

Mon frère, sachez-le] vraiment, je vous le dis : 

Mieux vaut le fouet qui mord, mieux vaut l'4pre dlice. 

Quand k Béatitude est au bout du supplice. 

Que la chair satisfaite et pour le Diable à point. 

Malheur à qui Jésus sanglant ne suf&t point! 

Malheur à qui, brisant le joug divin. Oublie 

Que penser est blasphème et vouloir est foliel 

Car les siècles s'en vont irréparablement 

Et l'Éternité s'ouvre après le Jugement ! 

Hélas ! voici bientôt que l'ultime des heures 



â 



148 POÈMES TRAGIQUES. 

Sonnera fedemîer des glas sur nos demeures; 

Nulle rémission, ni délai, ni merci. 

Le vent se lève et va nous balayer d'ici 

Comme la paille sèche aux quatre coins de Taire, 

Enfant à la mamelle et vieillard séculaire, 

Serfs et maîtres, palais, chaumes, peuples et rois. 

Le mur de Balthazar allume ses parois ! 

Tout désir est menteur, toute joie éphémère, 

Toute Hqueur au fond de la coupe tst amère. 

Toute science ment, tout espoir est déçu. 

La sainte Église a dit ce qui doit être su! 

Qui doute d'EUe est mort déjà durant la vie; 

Qjii pousse par delà son rêve et son envie, 

Qui veut mordre le fruit d'où sort la vieille faim. 

Sans jamais l'assouvir meurt pour le temps sans fin. 

Donc, le fait est sûr : croire, obéir et se taire. 

Ramper en gémissant la face contre terre 

Et s'en, remettre à Dieu qui nous tient dans sa main, 

C'est la sagesse unique et le meilleur chemin. 

Oui ! pour l'âme en sa foi tout entière abîmée. 

Puisque aussi bien le monde est misère et fumée. 

Sans Dieu que reste-t-il.'^ Leurre et rébellion 

Venant du Tentateur affamé, ce lion 

Qui rôde et quiriigit, qui s'embusque et regarde. 

Cherchant à dévorer les brebis hors de garde. 

Vagabondes, la nuit, sans souci du danger. 

Loin de l'enclos solide et des chiens du berger, 

Et, brusque, bondissant du fond des ombres noires 



HIÉRONYMUS. I49: 



Pour les happer d'un coup de ses larges mâchoires I ^ 

Voyez! songez combien les choses valent peu 

Pour qui vous encourez l'inextinguible Feu, 

Outre le désespoir des minutes prochaines. 

Mais vous n'endurez point le doux poids de nos chaînes; 

Frère, l'humilité n'est pas votre vertu. 

Vous étiez colérique, indocile, têtu, 

Téméraire, offensant par vos actes et gestes 

Notre maison pieuse et vos patrons célestes. 

Et vous multipliant en exemples malsains. 

Le mal était fort grand. Il est pire. Les Saints, 

Voyant la discipline à ce point amoindrie 

Et que l'agneau galeux souille la bergerie. 

S'en irritent. Voici l'heure du châtiment. 

Cette tâche est amère et lourde assurément 

Pour mon insuflSsance et ma décrépitude; 

Mais ma force est en Dieu, si le labeur est rude. 

Et le salut final du pécheur fort chanceux, 

Sinon désespéré. Mon frère, étant de ceux 

Qui raillent la douceur et la miséricorde. 

Vous serez éprouvé par le jeûne et la corde; 

D'après le monitoire et les canons anciens. 

Vous vivrez du rebut des pourceaux et des chiens; 

Vous dormirez, couché sur des pierres fort dures. 

Au fond de Vln-pace, dans vos propres ordures, 

Macérant votre chair et domptant votre esprit; 

Et lorsque vous rendrez l'âme, à l'instant prescrit. 

Du moins les Bienheureux l'attestent, ira-t-elle 



150 POÈMES TtAGiaUES. 

S*éb^ttte, blaiiche e^ pxire, ^n sa gloire immortellç» 
Soustraite pour jamais au Tentateur subtil 
Dont TArçhange Michel nous garde ! — Ainsi soit-il ! 
La volonté de tous, mou frère, étant la mêçie, 
Tel est l'arrêt du Saint-Chapitre qui vous ^ime, 
Selon la bonne réglç et le conimaQdement, 
A genoux! Confessez vos crimes hautenient; 
Ouvrez-nous votre cœur et que le Diable en sorte ! — 

L'autre dressa la tête, çt parla de la sorte ; 

— Très révérend Abbé Jîiéronymus, et vous, 

Frères, juger en bâte est l'office des fous. 

La meilleure harangue, en tel cas, e$t pareille 

Au son vide du son qui soufHe dan^ l'oreille . 

Oyez ! car il y va de mort oq de salut, 

J'ai fait ce qu'il fallait et ce que Dieu voulut. 

Quiconque veut nier la vérité, qu'il l'ose l 

Oh ! que d'ardentes nuits, 4aii3 ma cellule close. 

M'ont vu veillant, priant, le front sur le pavé. 

Plein de l'âpre désir du triomphe rêvé. 

De l'éblouissement de l'Église éternelle, 

Hors du monde et de l'ombre, et d'un coup de son aile 

Emportant ses Élus dans, les cieus; rayonnants ! 

Que de fois j'ai meurtri mes reins nus çt saignants 

Pour que de chaque plaie et de chaque blessure 

Mon âme rejaillît d'une vigueur plus sûre 

Aux sources de la vie et de la vérité 



HIÉRONYMUS. I^I 



Où rhomme aspire et dont l'homme est déshérité! 

Que de fois, d^séché d'une abstinence aqstère, 

Âssuniant le fardeau des péchés de la terre. 

Baigné des pleurs versés pour tous, ivre, éperdii. 

J'ai crié jusqu'à Dieu qui n'a pas répondu ! 

Dieu faisait bien. Les cris, les extases, les larin^s? ' 

Inepte sacrifice et misérables armes ! 

Méditer, solitaire; au fond des npirs moutiers. 

Quand l'Agneau, dépecé par les loups, en quartiers, 

Lameqti^blement bêle, et saps qu'on viçnqe à Taide! 

N'être ni chaud, ni froid, dit l'Apôtre, mais tiède I 

Jeûner, meurtrir sa chair, user de s^ génome 

Les marches de l'autel où Jésus meurt pour nous ! 

Mesurer l'Agonie étemelle à notre heure ! 

Gémir d^ns l'ombre enfin pend^mt que le Ciel pleure, 

Et que l'Enfer s'égaie, et que ruisselle en vain 

L'intarissable Sang du supplice divin! 

Était-ce donc le temps des inertes prières. 

Quand le Démon soufflait ses rages meurtrières 

Aux princes affolés autant qu'aux nations. 

Et les engloutissait dans ses perditions. 

Sans qu'on fît rien de plus pour la cause sacrée 

Qu'offrir le maigre prix de sa chair macérée. 

Ayant cette insolence et cette vanité 

De songer que le monde est ainsi racheté? 

Par les Saints tout sanglants de leurs combats, la tâche 

Serait aisée et douce et favorable au lâche. 

Et la Béatitude à bon marché 1 Non, non ! 



152 POÈMES TRAGIQUES. 

Dieu met à plus haut prix la gloire de son nom« 
Frères, je vous le dis : l'Équité vengeresse 
Nous commande d'agir et maudit la paresse. 
Il faut laisser les morts ensevelir leurs morts, 
Et se ceindre les reins pour le combat des forts j 
Ou la race d'Adam perdra son patrimoine! — 

L'Abbé, d'un brusque geste, interfompit le moine : 

— Confessez vos erreurs, frère! Ne touchez point 
Au reste. J'ai reçu mission sur ce point. 
Or, vous êtes hardi par delà la mesure. 
Est-ce au serf de juger, du fond de sa masure. 
Les princes de la terre en leurs secrets conseils? 
Dieu, sachant ce qu'il fait, les voulut-il pareils? 
Est-ce à l'enfant, dans ses vanités effrénées. 
D'avertir follement mes quatre-vingts années. 
De gourmander la foi d'autrui de son plein chef 
En 'in'arrachant du poing la barre de la nef? 
Lourd de péchés, rongé de démence et de bile, 
Est-ce à vous de peser dans votre main débile 
Les choses de ce monde et les choses d'en haut, 
Disant ce qu'elles sont et comment il les faut? - 
Vous sied-il d'augurer des Volontés divines ? 
Un très risible orgueil vous enfle les narines. 
Frère! et vous délirez, en ce triste moment, 
Certes, plus que jamais et fort piteusement. 
Entendez la raison^ n'aggravez point vos fautes; ^ 



HIÊRONYMUS. 153 



Car on chute plus bas des cimes les plus hautes, 
Car plus de honte attend le plus ambitieux, 
Et le plus vieil Orgueil s'est écroulé des cieux ! 
Donc, laissez là le monde et ses rudes tempêtes : 
La poussière convient à ce peu que vous êtes. 
Le Seigneur équitable a donné sagement 
Le reptile à la fange et l'astre au firmament, 
L'herbe au pré vert, la neige aux montagnes chenues, 
La mousse au rouge-gorge et l'aigle aux sombres nues! — 

— Dieu met son signe auguste au front de qui lui plaît; 

Il a négligé l'aigle et choisi l'oiselet, 

Dit le Moine. Pourquoi? Qui le dira? Personne. 

Je suis le trait qu'on darde ou le clairon qu'on sonne. 

Et le clairon sonore ou le trait encoche 

S'en remet à qui l'enfle ou qui l'a dépêché. 

Mes frères, une nuit, de celles que j'ai dites. 

Tandis que gémissant des victoires maudites. 

Je veillais, prosterné devant mon crucifix. 

J'entendis une Voix qui me disait : — Mon fils! — 

Elle était douce et triste et cependant immense 
Et semblait déborder l'universel silence. 
Tremblant, je soulevai ma face pâle, et vis. 
Non la pure lumière où les Saints sont ravis. 
Hélas ! mais un ciel noir tout lardé de feux blêmes 
Où tournoyaient, hagards, des spectres de blasphèmes, 
Des faces de damnés, et de hideux troupeaux 



^ 



134 POLÎMES TRAGIQUES. 

Dç bèt^Sy chats çt loups, dragons, pourçeau^^, crapauds 

Énormes, qui bavaient unç écume dç soufre 

Et pieu valent comme grêle au travers de ce goufire. 

Et je vis un Rocher sansi herbes et sans eaux 

Où des milliers de morts avaient laissé leurs QSy 

Et qui montait du fo^sd de l'abime, A soq faite 

Le Gibet d'où pendait la Sainteté parfaite 

Se dressait dans la nue affreuse; et, tout autour. 

Les carnassiers de Tair, aigle, corbeau, vautour. 

De la griffe et du bec, effroyables convives, 

Du sacré Rédempteur déchiraient les chairs vives! 

Car les Onze, à ses pieds, rêvant du Paradis, 

Dormaient tranquillement comme ils firent jadis. 

Ht la voix de Jésus emplissiait les nuées : 

— Mon flanc saigne toujours et mes mains sont clouées ; 

L'apôtre et le fidèle, en ce siècle de fer, 

M'abandonnent en proie aux bêtes de l'Enfer, 

Et d'heurç; en heure, hélas! leur tourbillon pullule. 

Lève-toi! C'est assez gémir dans ta cellule; 

L'inaçtive douleur est risée aux Démons. 

Va, mon fils ! Fuis dans l'ombre, et traverse les monis. 

Pour ton Dieu qu'on blasphème et pour l'âme de l'homme, 

Sans trêve, ni répit, marche tout droit sur Rome; 

Va, ne crains rien. Secoue avec un poing puissant 

Le Siège apostolique où sommeille Innocent; 

Allume sa colère aux flammes de la tienne; 

Et qu'il songe à sauver la Provence chrétiepue 

Des légions 0e loups qui lui mordent Içs flancs : 



HIËKONYMUS. I5S 



Princes de Tuse ourdia, en leur foi chancelants, 

Poussant d'un pied furtif sur la mer écumante 

La Barque dQ l'Apôtre en proie à la tournaente ; 

Évêques arborant avec des airs roya.u^q 

La crosse d'or massif et la mitre à joyaux, 

Tandis que spus l'injure et l'âpreté des nues 

Les ouailles sans bergers grelottent toutes ^ues; 

Moines qui, n'ayant plus ni d'orçilles, ni d'yeux, 

S'endorment, engraiçsés de pares?e, oublieux 

Que les heures du siècle infaillible sont proches 

Et que les pprcs l;f op gras ne sont pas loin des broches ; 

Hérétiques enfin, p^ir \t, Diable excités, 

Emplissant plaine et mont, les champs et les cités, 

Déyprant la moisson con^me des sauterelles, 

Furieux et cherchant d'insolentes querelles 

Aux mystères sacrés accomplis au Saiqt lieu, 

A mes élus, h mes Anges, et même à Dieu! 

Dis-lui que la Caverne, autrefois bien scellée, 

Commç une éruption vomit sa tourbe ailée 

A travers les débris du Couvercle infernal; 

Qu'abandonnée aux flots, en proie aux vents du mal , 

La Croix, phare céleste où rayonnait ma gloire 

Espérance enflammée au seir^ 4e la nuit noire, 

Tremble et s'éteint avec mes soupirs haletants! 

Mon fils, mon fils, debout ! Voici les derniers temps ! 

Va! Que le Serviteur des serviteurs se lève, 

Qu'il brûle avec le feu, qu'il tranche avec le glaive. 

Qu'il extermine avec la foudre et Tlpterdit, 



15^ POÈMES TRAGIQ.ÛES. 

Et que tout Soit remis dans Tordre. Va! J'ai dit. — 

Tel parla le Seigneur Jésus, triste et sévère. 
L'ombre soudainement engloutit le Calvaire ; 
Tout le ciel éteignit sa sinistre lueur; 
Un long frisson courut dans ma chair en sueur, 
Et je restai muet. Sainte épouvante ! ô joie 
Terrible de TÉlu que la Grâce foudroie ! 
O nuit noire où flamboie un immense soleil ! 
Arrachement sacré du terrestre sommeil! 
Une aurore éclatante inonda mes prunelles 
De la brusque splendeur des choses étemelles ! 
Mon cœur s'enfla de Dieu, je me dressai, plus fort 
Que l'homme et que le monde et que l'antique mort. 
Croyant voir, pour navrer Lucifer et sa* clique. 
Resplendir à mon poing l'Épée archangélique ! 
Et je partis. L'étoile éclairait mon chemin 
Qui mena les trois Rois au Berceau surhumain. 
Et je passai les monts, leurs neiges, leurs abîmes; 
J'allai, seul, nuit et jour, plein de songes sublimes, 
Sous la nue orageuse ou le ciel transparent, 
Mangeant le fruit sauvage et buvant au torrent; 
A travers les moissons florissantes des plaines, 
A travers les cités, ces ruches de bruit pleines 
Où chacun fait un miel dont le Diable est friand, 
J'allai, j'allai toujours, mendiant et priant. 
En haillons, les pieds nus, tout chargé de poussière. 
Jusqu'à l'heure où je vis monter dans la lumière 



HIÉHONYMUS. 157 



La Ville aux sept coteaux, en qui Dieu se complaît, 

Et qu'abrite à jamais Taile du Paraclet, 

La Source baptismale où se lavent nos fanges, 

La Piscine d'eau vive où s'abreuvent les Anges, 

Le Port où vont les cœurs confiants et hardis, 

La Citadelle où sont les clefs du Paradis ! 

O Rome! ô Cité sainte! ô vénérable Mère! 

Refuge des vivants dans la tourmente amère. 

Recours des morts auprès du Seigneur irrité, 

Centre de la justice et de la vérité. 

Mes lèvres ont baisé ton sol deux fois auguste 

Où le sang du martyr fit la pourpre du juste! 

O Siège de Grégoire et d'Urbain! saint Autel 

Qu'enveloppe d'amour le Mystère immortel. 

Mes yeux ont contemplé ta beauté que j'adore. 

De la Béatitude éblouissante aurore! 

J'ai vu Celui par qui Dieu règle TUnivers, 

Qiii hausse l'humble au ciel et dompte le pervers, 

Qiii firappe et qui guérit, qui lie et qui dénoue. 

Qui renverse d'un mot dans l'opprobre et la boue 

Et foule .également de son talon d'airain 

Les peuples trop rétifs et les rois durs au frein. 

Et les audacieux enfiévrés d'insolence 

Qui, pesant l'homme et Dieu dans la même balance. 

Mettent l'Enfer qui brûle et qui hurle en oubli. 

Mon cœur n'a point tremblé, mon œil n'a point faibli; 

Le Charbon prophétique a flambé sur ma bouche ! 

J'ai parlé, moi, le moine, humble, inconnu, farouche, 



1^8 POÈMES TÏIAGIQ.UES. 

Devant la majesté du Saint-Siège romain, 

Pour le rachat d'hier et celui de demain. 

Oui ! l'infaillible Esprit m'a fait jaillir de l'âme 

La foi contagieuse en paroles de flamme; 

Et le très glorieux Pontife m'a commis 

Le soin de faire affront, Christ, à tes ennemis. 

Et d'appliquer le feu sur toute chair -malsaine. 

Frères ! du Tibre au Rhône et du Rhône à la Seine, 

J'ai couru, j'ai prêché, voici deux ans entiers. 

Aux princes, aux barons, aux bourgeois, aux routiers, 

L'extermination par Dieu même prescrite 

Du Kathare hérétique, impur, lâche, hypocrite, 

Et des peuples souillés par son attouchement. 

Et tous ont entendu mon appel véhément. 

Non que l'unique amour de Jésus les attire: 

Ils vont à la curée et non pas au martyre; 

Mais il importe peu que le flot déchaîné 

Soit impur, s'il fait bien le travail ordoïmé; 

Si, de la sainte Église embrassant la querelle, 

Prince hors du palais, baron de sa tourelle, 

Bourgeois de son logis et routier vagabond^ 

Comme un torrent gonflé par la neige qui fond, 

S'épandent à travers la Provence infidèle 

Afin que rien n'échappe et ne survive d'elle ! 

Que j'entende, Jésus ! flamber les épis mûrs. 

Rugir les mangonneaux et s'effondrer les^murs. 

Lés cadavres damnés, rouges de mille plaies, 

Nus et les bras ballants, tressauter sur les claies 



HIÊRONYMDS. I59 



Aux longs cris d'anathème éclatant dans les cieux! 

Qjie j'entende feurlet les jtûnès et les tfeux, 

Et râler sOus mes pieds cotte race écrasée ! 

Que la va|peur du sang lave de sa rosée 

Le ciel qu'ils blasphémaient dans leur impunité. 

Cet air, pur autrefois, et qu'ils ont infecté, 

Et ce sol qu'ils souillaient comme des immondices ! 

Et qu'ils meurent têtus, pour que tu les maudisses, 

Jésus! — Debout! Voici l'heure d'agir. Allons i 

Debout! Troussez le Iroc qui vous bat les talons; 

Laissez les vieux prier pour là proche victoire. 

Et la croix d'une main, la torche expiatoire 

De l'autre, pour l'Église et pour Dieu, sans repos, 

Combattez au soleil le DiaUe et ses suppôts ! — 

Sur ce, le vieil Abbé se leva ée sa chaire : 

— C'est assez de démence. Endossez votre haire. 
Bouclez votre cilice et rentrez dans là nuit. 
Si l'esprit d'imprudence et d'orgueil vous y suit. 
Vous y combattrez mieux le Démon qui vous navre. 
Et nous prierons pour l'âme au sortir du cadavre, 
Car vous avez menti, si vous n'avez rêvé. 
Or, le mensonge est dit, le rêve est achevé. 
Descendu tout au fond de la chute effroyable, 
Vous connaîtrez bientôt l'illusion du Diable! 
Nous vous affranchirons de ses fers mal scellés. 
Silence ! Qu'on le mène aux ténèbres. — Allez ! — 



l60 POÈMES TRAGIQUES. 

• Mais le Moine arracha de sa robe entr'ouverte 
Le Parchemin fetal scellé de cire verte. 
Le déroula d'un geste impérieux, tendit 
La droite, et d'une voix dure et hautaine, dit : 

— Tu t'abuses, vieillard, et tu tombes au piège ! 

Je suis Légat du Pape et l'élu du Saint-Siège. 

Voici le Bref signé d'Innocent. Tu n'as point 

Pressenti que j'avais les deux glaives au poing? 

Or, je vais dissiper ta cécité profonde. 

Éveille-toi, vieillard, ouvre les yeux au monde: 

Voici le Bref papal. Écoute. Tu n'es plus 

Chef d'ordre. Abbé mitre. Les temps sont révolus 

De ta puissance inerte et de ta foi muette. 

 la main sans vigueur succède un bras qui fouette, 

A l'aveugle un voyant, un mâle au décrépit; 

Car l'heure nous commande et ne veut nul répit. 

Car Dieu, que le salut de ce monde intéresse. 

Allume entre mes mains sa torche vengeresse; 

Et dans mon cœur saisi de joie, ivre d'horreur. 

Sa patience à bout fait place à sa fureur ! 

C'est à moi de brandir la crosse qui t'échappe : 

Par la grâce et le choix je suis Légat du Pape, 

Je tranche la courroie et romps le joug ancien. 

Prends donc. Lis, soumets-toi, va-t'en, tu n'es plus rien ! — 

Hiéronymus lui dit : — L'étemel Adversaire, 

Non content du blasphème est par surcroit faussaire. 



HTÊRONYMUS. l6l 



Et voici le renard qui vient après le loup! — 

Il lut, et tressaillit, et chancela du coup. 
Puis, comme un pénitent eût fait d'une relique. 
Humblement il baisa le Bref apostolique. 
Le relut, et, signant trois fois son pâle front : 

— Béni soit le Saint-Père, et béni soit l'affront 

Qui me foudroie au bord de ma tombe prochaine! 

Béni soit le Seigneur qui descelle ma chaîne ! 

Le poids en était lourd à mon cou faible et vieux, 

Et l'ombre de la mort a passé dans mes yeux. 

C'est le temps de partir, c'est le temps qu'on m'oublie . 

Tout est dit, tout est bien. Frères, je vous délie. 

Obéissez, priez, vivez. Moi, je m'en vais. 

Ma tâche &ite, ayant vécu des jours mauvais. 

Mais rendant grâce au Qel jusqu'à mon dernier râle. 

Amen ! Voici la mitre et la croix pectorale. 

Et la chape, et l'étole, et la crosse, et l'anneau. 

Au nom du Père, au nom de l'éternel Agneau, 

Au nom de la Colombe et de la Vierge mère, 

Amen ! Heureux qui sort de la vie éphémère 

Et rentre dans la paix de son éternité ! 

Amen ! amen ! au nom de l'unique Équité ! 

Nous le savons : le champ que Dieu même ensemence. 

Hors du monde fleurit dans la lumière immense. 

Puissé-je contempler sa gloire, en qui je crois ! 

Amen! Amen! Je m'en remets au Roi des Rois. — 

II 



l62 POÈMES TRAGIQUES. 

Et le vieillard, courbant sa tète vénérable. 
Traversa le Chapitre, et s'en alla, semblable 
Au spectre monacal qui traîne son froc blanc. 
Sans insignes, débile, et l'humble corde au flanc. 
Une rumeur confuse emplit la salle sombre; 
Et tous le regardaient disparaître dans l'ombre; 
Mais le Moine bondit dans la chaire et cria : 

— A l'œuvre I Dieu le veut ! à l'œuvre ! Alléluia ! — 



tôkWQ; 



V 



• 1 



L'ABOMA 



UtAhoma 



Du pied des sommets bleus, là-bas, dans le ciel clair, 
Épandu sur les lacs, les forêts et les plaines. 
Le vaste fleuve, enflé de cent rivières pleines, 
S'en va vers T orient du monde et vers la mer. 

L'or fluide du jour jaillit en gerbes vives, 
Monte, s'épanouit, retombe, et, ruisselant 
Comme un rose incendie au fleuve étincelant. 
Semble le dilater au-dessus de ses rives. 



Sous les palétuviers visqueux, aux longs arceaux. 
Dans l'enchevêtrement aigu des herbes grasses, 
Tourbillonne l'essaim des moustiques voraces 
Et des mouches dont l'aile égratigne les eaux. 



166 POÈMES TRAGIQUES. 

L'Ara vêtu de poupre éveille les reptiles, 
Crotales et corails, agacés de ses cris, 
Et qui bercent le nid grêle des colibris 
Par l'ondulation de leurs fuites subtiles. 

Au loin, à l'horizon des pacages herbeux, 
Où la brume en flocons transparents s'évapore. 
Passent, aiguillonnés des flèches de l'aurore. 
Des troupeaux d'étalons sauvages et de boeufs. 

Ils courent, les uns fiers et joyeux, l'œil farouche, 
, Crins hérissés, la queue au vent, et par milliers 
Martelant bonds sur bonds les déserts familiers. 
Et ceux-ci, mufle en terre et la bave à la bouche. 

Les caïmans, le long des berges embusqués. 
Guettent, en soulevant du dos la vase noire. 
Le jaguar qui descend au fleuve pour y boire 
Et qui hume dans l'air leurs effluves musqués. 

Mais sur l'îlot moussu que la rosée imbibe. 
Par les vagues rumeurs troublé dans son sommeil. 
Se déroule, haussant sa spirale au soleil, 
Le vieux roi des pythons, l'Aboma caraïbe. 

La mâle torsion de ses muscles d'acier 
Soutient le col superbe et la tête squameuse ; 
Sa queue en longs frissons fouette l'onde écumeuse; 
Il se dresse, du haut de soii orgueil princier. 



L*ABOMA. 167 



Armure de topaze et casqué d'émeraude, 
Comme une idole antique immobile en ses nœuds, 
Tel, baigné de lumière, il rêve, dédaigneux 
Et splendîde, et dardant sa prunelle qui rôde. 

Puis, quand l'ardeur céleste enveloppe à la fois 
Les nappes d'eau torride et la terre enflammée. 
Il plonge, et va chercher sa proie accoutumée. 
Le taureau, le jaguar, ou l'homme, au fond des bois. 




A UN POÈTE MORT 



fj4 un T^oète mort 



Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière, 
De la couleur divine au contour immortel 
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel! 
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière. 

Voir, entendre, sentir? Vent, fumée et poussière. 
Aimer? La coupe d'or ne contient que du fiel. 
Comme un Dieu' plein d*ennui qui déserte l'autel. 
Rentre et disperse -toi dans l'immense matière. 

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés 
Qu'un autre verse ou noû les pleurs accoutumés, 
Qjie ton siècle banal t'oublie ou te renomme; 

Moi, je t'envie, au fond du tombeau calme et noir. 

D'être affranchi de vivre et de ne plus savoir 

La honte de penser et l'horreur d'être un homme ! 



LA BÊTE ÉCARLATE 




La ^ête écarlate 



L'Homme, une nuit, parmi la ronce et les graviers. 
Veillait et méditait sous les noirs oliviers. 
Au delà du Qidrôn pierreux et des piscines 
De Siloa. Le long des rugueuses racines, 
Les Onze, çà et là, dormaient profondément. 
Et le vent du désert soufflait un râlement 
Lamentable, et la nuit lugubre en était pleine. 
Et l'Homme, enveloppé de sa robe de laine. 
Immobile, adossé contre un roc, oublieux 
Des ténèbres, songeait, une main sur les yeux. 



Or, l'Esprit l'emporta dans le ciel solitaire. 
Et, brusquement, il vit la face de la terre 
Et les mille soleils des temps prédestinés. 
Et connut que les jours de son rêve étaient nés : 



176 POÈMES TRAGiaUES. 

Un vaste remuement de choses séculdres, 
Une écume de bruits, de sanglots, de colères, 
Heurtant, engloutissant par bonds prodigieux 
Les vieilles nations, leur génie et leurs Dieux, 
Comme, aux flots débordés de l'antique Déluge, 
La jeune humanité, moins l'Arche du refuge; 
Puis, un fourmillement convulsif, un concert 
De cris rauques, qui roule aux sables du désert; 
Des spectres de famine accroupis dans les antres. 
De leurs bras décharnés serrant leurs maigres ventres, 
Hâves, hagards, haineux et rongés de remords. 
Épouvantés de vivre autant que d'être morts. 
Hachés de coups de fouet, et la chair haletante 
Des lubriques désirs d'une étemelle attente. 
Martyrs injurieux dont le rêve hébété 
Blasphème la lumière et maudit la beauté! 

Et l'Homme, du milieu de la Ruine immense. 
De ces longs hurlements de rage et de démence 
Que traversait le rire insulteur des démons, 
Vit croître, se dresser, grandir entre sept Monts, 
Telle que la Chimère et l'Hydre, ses aïeules. 
Une Bête écarlate, ayant dix mille gueules, 
Qui dilatait sur les continents et la mer 
L'arsenal monstrueux de ses grifies de fer. 

Un triple diadème enserrait chaque tête 
De cette somptueuse et formidable Bête. 



LA BÊTE ÉCARLATE. I77 

Une robe couleur de feu mêlé de sang 

Pendait à larges plis de son râble puissant, 

Ses yeux aigus plongeaient à tous les bouts du monde, 

Et, dans un bâillement, chaque gueule profonde 

Vomissait sur la terre, en épais tourbillons. 

Des hommes revêtus de pourpre ou de haillons. 

Portant couronne et sceptre, ou l'épée, ou la crosse, 

Et tous ayant, gravée au front, l'image atroce 

Des deux poutres en croix où, liés par les mains. 

Agonisent, pendus, les Esclaves romains. 

Et les Fils de la Bête, ou rampants, ou farouches. 

Allaient, couraient, crevant les yeux, cousant les bouches, 

Tantôt pleins de fureur, comme les loups des bois 

Que pourchassent la soif et la faim, et, parfois, 

Semblables aux renards, peste des bergeries. 

Qui se glissent, furtifs, aux nocturnes tueries. 

Et, dans les cachots sourds, les chevalets sacrés 

Membre à membre broyaient les hommes massacrés. 

Vénérable au troupeau des victimes serviles, 

L'Extermination fauchait têtes et villes ; 

Et les bûchers flambaient, multipliés, dans l'air 

Fétide, consumant la pensée et la chair 

De ceux qui, de l'antique Isîs levant les voiles, 

Emportaient l'âme humaine au delà des étoiles! 

Et tous ces tourmenteurs par la Bête vomis 

Poursuivaient jusqu'aux morts dans la tombe endormis; 

Gorgés, mais non repus, de vivante pâture, 

12 



178 POÈMES TRAGIQUES. 

Ils se ruaient, hideux, sur cette pourriture, 
Et s'entre-déchiraient enfin, faute de mieux! 

Et la Bête rugit de triomphe, et les cieux 
S'emplirent lentement de ténèbres épaisses. 
Tout astre s'éteignit, et toutes les espèces 
Moururent, et la terre, en cendre, s'en alla 
Dans le vide, et plus rien ne fut de tout cela. 

Et l'Homme, hors du temps et hors de l'étendue. 

De l'œil intérieur de son âme éperdue 

Vit s'élargir un gouffre où, sur des grils ardents. 

Avec des bonds, des cris, des grincements de dents, 

Les générations se tordaient, enflammées. 

Toujours vives, cuisant et jamais consumées, 

Races de tout pays et de tout siècle, vieux 

Et jeunes, et petits enfants, frais et joj'eux, 

A peine ayant déclos leurs naïves paupières, 

Et qui, dans les bouillons torridcs des chaudières, 

Montaient et descendaient épouvantablement, 

Parce qu'ils étaient morts avant le Sacrement! 

Et l'Homme, en un beau lieu d'ineffables délices, 
Vit de rares Élus penchés sur ces supplices, 
Le front illuminé de leurs nimbes bénis, 
Qui contemplaient d'en haut ces tourments infinis. 
Jouissant d'autant plus de leur bonheur sublime 
Que plus d'horreur montait de l'exécrable abîme ! 



LA BÊTE ÊCARLATE I79 

Et l'Homme s'éveilla de son rêve, muet. 
Haletant et livide. Et tout son corps suait 
D'angoisse et de dégoût devant cette géhenne 
Effroyable, ces flots de sang et cette haine, 
Ces siècles de douleurs, ces peuples abêtis. 
Et ce Monstre écarlate, et ces démons sortis 
Des gueules dont chacune en rugissant le nomme, 
Et cette éternité de tortures ! Et l'Homme, 
S'abattant contre terre avec un grand soupir. 
Désespéra du monde, et désira mourir. 

Et, non loin, hors des murs de Tsîôn haute et sombre, 
La torche de Judas étincela dans l'ombre! 




LE 



LÉVRIER DE MAGNUS 




Le Lévrier de D^agnus 



I 



Cènes, le duc Magnus est fort comme un vieux chêne, 
Mais sa barbe est très blanche, il a quatre-vingts ans 
Et songe quelquefois que son heure est prochaine. 

Droit dans sa gonne, avec son collier de besans 
Et la bande de cuir où pend la courte dague, 
A travers la grand'salle il marche à pas pesants. 



Son front chauve est haché de rides, son œil vague 
Regarde sans rien voir. Sur un des doigts osseux 
Une opale larmoie au chaton d'une bague. 



184 POÈMES TRAGIQUES. 

Hâlé par de lointains soleils^ il est de ceux 
Qiie^ jadis^ le César Souabe à barbe rousse 
Emmena pour aider aux Chrétiens angoisseux. 

Il eut, en ce temps-là, mille vassaux en trousse, 
Serfs et soudards, bandits de la plaine et du Rhin, 
Son cri de guerre étant : Sus ! Oncques ne rebrousse ! 

Tous étaient gens de sac et de corde et sans frein, 

AssoiflFés du butin des villes merveilleuses 

Aux toits d'or, aux pavés d'argent, aux murs d'airain. 

Rêvant meurtre et pillage et nuits luxurieuses. 
Casqués du morion, lance au poing, cotte au flanc. 
Us l'ont suivi dans ses aventures pieuses. 

Sur la route, à travers les royaumes, brûlant 
Et saccageant, mettant à mal les belles Juives, 
Ils ont rôti les Juifs couchés au gril sanglant. 

Aux exécrations des bouches convulsives 

Ils répondaient avec les rires de l'Enfer, 

Et leurs dagues gravaient la croix dans les chairs vives. 

Puis, ils ont vu Bj^zance et l'éclatante mer, 

Et meurtri le sein blanc des Idoles divines 

Sous les coups qu'assénaient leurs gantelets de fer. 



I 



I 



I 



I 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 185 

Enfin, ivres déjà de sang et de rapines, 

Vers le Sépulcre saint, sans plus tourner le dos, 

Ils se sont enfoncés aux terres Sarrasines. 

Mais fièvre, soif, bataille et marches sans repos 

Ont si bien travaillé par l'Orient vorace. 

Qu'ils sont tous morts, semant les chemins de leurs os. 

Pour lui, dur et robuste et lort têtu de race. 
L'armée en désarroi, demeura, seul des siens, 
Et le sable, au désert, ensevelit sa trace. 

Ses proches, ses amis, ses serviteurs anciens 
Ont vécu, sans espoir que le temps le ramène. 
Le croyant trépassé chez les peuples païens. 

Ils dorment au tombeau, las d'une attente vaine; 

Et la ronce et l'ortie ont obstrué depuis 

Les coteaux et les champs de l'antique domaine. 

Les fossés sont à sec, l'eau stagnante des puits 
Décroît. Sans révéler rien de ses destinées, 
Aux monotones jours ont succédé les nuits. 

Mystérieusement, après soixante années. 
Le voici reparu sur les coteaux du Rhin 
D'où, jeune, il déploya ses ailes déchaînées 



l86 POÈMES TRAGIQUES. 



Il n'est point revenu, pauvre, la corde au rein. 
Avec l'humble bourdon et les blancs coquillages, 
Par les routes, pieds nus, tel qu'un vieux pèlerin. 

On n'a point vu passer de somptueux bagages 
Escortés de captifs faits aux peuples maudits 
Cheminant et ployant sous le poids des pillages. 

Mais, une nuit, des serfs, du fond de leurs taudis. 
Derrière la muraille hier déserte encore 
Ont vu luire des feux, de leurs yeux interdits. 

Quand, comment et par où, revint-il? On l'ignore- 
C'est bien lui cependant, sur le sombre rocher 
Qui le verra mourir et qui vit son aurore. 

Les moines ni les clercs n'osent plus l'approcher; 
Aux cavités de la chapelle centenaire 
L'orfraie et le hibou, seuls, sont venus nicher. 

II vit là désormais, sur le haut de son aire, 
Dans'le donjon moussu qu'ont noirci tour à tour 
Les hivers, les étés, la pluie et le tonnerre. 

Et derrière les murs lézardés de la tour 

Il a, pour compagnons de sa vieillesse impie, 

Trois Sarrasins muets ramenés au retour. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 187 



Chacun, baron ou serf, s'inquiète et Tépie; 
Mais nul n'a franchi l'huis barré de fer du seuil. 
On ne sait ce qu'il fait, ou quel crime il expie. 

Un sou£Be d'épouvante, un air chargé de deuil 
Plane autour du Croisé qui ne prie et ne chasse. 
Et qui s'est clos, vivant, dans ce morne cercueil. 

Les voyageurs qui vont de Thuringe en Alsace 
Passent en hâte, par les sentiers détournés. 
Et se signent trois fois, et parlent à voix basse. 

Les Chevaliers-bandits, ces pilleurs forcenés 

Qui rôdent, infestant les deux bords du grand fleuve , 

S'écartent, eux aussi, des hauts murs ruinés. 

Soit qu'ils jugent la proie assez-piètre et peu neuve. 
Soit respect du vieux Duc blanchi sous d'autres cieux, 
Ils se sont abstenus de tenter cette épreuve. 

Donc, Magnus, lentement, comme un spectre anxieux, 
D'un bout à l'autre de la salle à voûte épaisse 
Marche, les bras au dos, le rêve dans les yeux. 

Lames torses, carquois, engins de toute espèce. 

Trompes, bois de cerfs, peaux d'aurochs, de loups et d'ours. 

Pendent aux murs moisis et que le temps dépèce. 



l88 POÈMES TRAGIQUES. 

Pleines d'éclats soudains et de craquements sourds, 
Au fond de Tâtre creux flamboyent quatre souches 
Sur leurs doubles landiers de fer massifs et lourds. 

La fumée et la flamme, en tourbillons farouches, 

Montent et font jaillir des chemises d'acier. 

Dans Tombre, çà et là, des gerbes d'éclairs louches. 

Aux pieds d'une escabelle à brancards et dossier 
Gît un grand lévrier d'Egypte ou de Syrie 
Que l'âge et que la faim semblent émacier. 

Devant l'âtre embrasé qui ronfle, siflle et crie, 
D feint de sommeiller, immobile, allongé 
Sur le ventre, étirant son échine amaigrie. 

L'arc vertébral tendu, noeuds par noeuds étage, 
Il a posé sa tête aiguë entre ses pattes. 
Tel qu'un magicien l'eût en pierre changé. 

L'ardeur du vaste feu brûle les dalles plates, 

Mais il n'en ressent rien, et, quoiqu'il soit tout noir, 

Il se revêt parfois de lueurs écarlates. 

Au dehors, une nuit funèbre. On entend choir 
La pierre des merlons, et tressauter la herse. 
Et la tuile des toits dévaler et pleuvoir. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 189 



Par masses, et tantôt par furieuse, averse, 
Sans relâche et sans fin, lugubre effondrement, 
La neige croule, pleut, tournoie et se disperse. 

D'un suaire rigide elle étreint rudement 

Le sol, les rocs, les bois, et le fleuve qui râle 

Sous les glaçons qu'il rompt de moment en moment. 

Et le vent fait courir sa plainte sépulcrale 
Des caveaux du donjon à son faite ébranlé, 
Embouchant l'escalier qui se tord en spirale. 

D'un rauque hurlement de cris aigus mêlé 
Il emplit la crevasse ouverte à la muraille 
Et fouette le battant sur le gond descellé. 

Il secoue aux piliers les grappes de ferraille, 
Ou, parfois, accroupi dans l€s angles profonds, 
Il pousse un rire amer comme un démon qui raille. 

Le duc Magnus n'entend ni les cris ni les bonds 
Du vent qui s'évertue à travers les décombres 
Et culbute en courant les hiboux aux yeux ronds. 

Le rude seigneur songe à des choses plus sombres : 

Ses vieilles actions le hantent chaque nuit 

De plus vivants sanglots et de plus mornes ombres. 



iqo POÊMhS iRAGiaUES. 

Tandis qu'il va le long du mur rugueux qui luit, 

Assailli par le flux de son passé tenace, 

L'œil mi-clos du Chien noir l'espionne et le suit. 

Dès qu'il tourne le dos, cet œil plein de menace 

Avec avidité darde un éclair haineux 

Qui s'éteint brusquement quand le maître repasse. 

Puis, le Chien souffle et fait vibrer ses reins noueux. 
Et les trois Sarrasins, roides, comme en extase, 
Sont là debout. Qui sait si la vie est en eux ? 

Un immuable rire aux dents, la tête, rase. 
Ils rêvent, flagellés par les rouges reflets 
De Tâtre crépitant où la souche s'embrase. 

Sur la grêle cheville et les bras violets 

Qui pendent aux deux bords de leur veste grossière, 

Étincelle l'argent de triples bracelets. 

Ilis gardent, fixement ouverte, la paupière 

Où luisent deux trous blancs sous le front ténébreux. 

On dirait un seul homme en trois spectres de pierre. 

Tels, maître, esclaves, chien, par le fracas affreux 
De la tempête qui se déchaîne et qui pleure. 
Veillent, cette nuit-là, sans se parler entre eux. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. I^I 

Qu'attendent-ils au fond de l'antique demeure ? 
Serait-ce point quelque jugement sans merci 
Qui se doit accomplir quand arrivera l'heure ? 

A quoi songe le vieux duc Magnus? A ceci : 



192 POÈMES TRAGIQUES 



II 



Un chevalier Croisé, vers l'orient de Tarse, 
Pousse un cheval plaqué de bardes de métal, 
Qpi soufQe en s'éventant avec sa queue éparse. 

Sans guide ou compagnon, loin du pays natal. 
L'aventurier, tenace et résolu dans l'âme. 
S'en va par le désert à tous les siens fatal. 

Le ciel en fusion verse sa morne flamme 

Sur les longs sables roux qu'il inonde et qu'il mord, 

Mer stérile, sans fin, sans murmure et sans lame. 

L'immobile soleil emplit l'espace mort, 
Et fait se dilater, telle qu'une buée. 
L'impalpable poussière où l'horizon s'endon. 

Nulle forme, nul bruit. Toute ombre refluée 
S'est enfuie au delà de l'orbe illimité : 
La solitude est vide, et vide la nuée. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. I93 

Ce chevalier de la Croix rouge est seul resté 
Des guerriers qu'abritait sous sa large bannière 
L'Empereur qui dompta le Lombard révolté. 

Or, César a donné sa bataille dernière; 

Le grand Germain, faucheur des générations. 

Un soir, a disparu dans l'antique rivière. 

Sa gloire, sa puissance et ses ambitions 
Gisent lugubrement sous cette eau glaciale 
Qui recèle à jamais le Roi des nations. 

On n'a point retrouvé sa chair impériale; 
Et ses margraves, loin du sinistre Orient, 
Pleins de hâte, ont mené leur fuite déloyale. 

Quelques-uns, d*un rang moindre et d'un cœur plus croyant, 
Devant Ptolémaïs, qu'ils nomment Saint-Jean d'Acre, 
Ont joint Plantagenet, l'Angevin effrayant. 

Le Roi tauve a pris Chypre au vol de sa polacre. 
Et, frayant son chemin vers les Murs bienheureux, 
Traque, là-bas, les Turks qu'il assiège et massacre. 

Pour Magnus, dédaignant le retour désastreux 

Ou le Saint-Temple, il va conquérir, par le monde. 

Quelque royaume, ainsi qu'ont fait les anciens preux. 

13 



194 POÈMES TRAGfaUES. 



Il pousse aveuglément sa course vagabonde, 
Sans vergogne, sans peur de plus rudes combats. 
Si Dieu ne Taide point, que Satan le seconde ! 

Qu'il jouisse de tout ce qu'on rêve ici-bas. 
Richesse en plein soleil et volupté dans Tombre, 
Et que Mahom l'accueille en ses joyeux sabbats! 

Il est brave, il est jeune et fort. Qui sait le nombre 
De ses jours triomphants ? Son désir satisfait. 
Il se repentira quand viendra l'âge sombre» 

N'est-il plus clerc rapace ou vil moine, en effet. 

Qui, pour quelques sous d'or, ne puisse, sans scandale, 

Absoudre du péché non moins que du forfait? 

n vouera, s'il le faut, sa terre féodale 

Au Saint-Siège, et le noir donjon vermiculé 

Où les os des aïeux blanchissent sous la dalle. 

Une châsse d'argent massif et constellé 
D'émeraudes, avec dix chandeliers d'or vierge. 
Le rendront net et tel qu'un Ange immaculé. 

Par Dieu ! maint Empereur, que l'eau bénite asperge, 
A fait pis, et mourut en paix, qui, sur l'autel. 
Le nimbe aux tempes, siège à la lueur du cierge. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. I93 

Qu'il soit OU non vendu» le Mot sacramentel 
Suffi ty lie et délie; et Tunique blasphème 
Est de nier qu'un mot lave un péché morteK 

Donc, très tard, dans cent ans, sonne l'heure suprême! 

Il aura £ait sur terre un premier paradis; 

Puis, il trépassera, le front oint du Saint-Chrême. 

D'ailleurs, combien d'élus qui se pensaient maudits? 

En avant ! En avant ! Haut l'épée et la lance ! 

Foin du Diable! Après tout, le monde est aux hardis. 

Il va. Le bon cheval^ encore plein de vaillance, 
Sous l'homme qu'un réseau de fer vêt tout entier, 
Enfonce au sol mouvant qui flamboie en silence. 

Pas à pas, et sans halte, il creuse son sentier 
Et hume, en secouant le chanfrein et la bride, 
La fontaine qui filtre à l'ombre du dattier. 

En un pli du désert qu'aucun souffle ne ride, 

Elle attire de loin les bêtes dont le flair 

Sent germer sa fraîcheur dans la plaine torride. . 

Sous l'implacable ciel qui brûle, où manque l'air. 

Cavalier défaillant, pèlerin qui halète 

Se reprennent à vivre en buvant ce flot clair. 



196 POÈMES TRAGIQUES. 

Aussi, sans que l'aiguë et massive molette 

Le morde aux flancs, le bon cheval hennit vers l'eau 

Où le dattier rugueux se penche et se reflète. 

L'ardeur de son désir lui gonfle le naseau 

Et fait neiger, au bord de la barde imbriquée, 

Les flocons de sueur qui moussent sur sa peau. 

Voici la roche fauve au désert embusquée, 

Et l'eau vive. Tous deux s'abreuvent à longs traits. 

Magnus se couche et dort, la tète décasquée. 

Sous l'ombre que midi crible en vain de ses rais, 
L'étalon dessanglé, dont le ventre bat d'aise. 
Libre du lourd chanfrein, broute le gazon frais. 

Ils reposent ainsi, sauvés de la fournaise. 

Le temps passe. Dans la pourpre de l'Occident 

Le soleil plonge enfin, tel qu'une immense braise. 

Et, brusquement, la nuit succède au jour ardent. 

Le désert allégé soupire. Est-ce l'hyène 

Et le chacal qui font, là-bas, ce bruit grondant? 

Qjiel est ce tourbillon spectral qui se déchaîne ? 
Certes, ce ne sont pas chameaux et chameliers 
Pérégrinant, selon la coutume ancienne. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. I97 

Non ! c'est un sombre vol de cinq cents cavaliers, 
Pirates du désert, vivant Sémoûn qui rôde, 
Jour et nuit, à travers les sables familiers. 

L'œil et l'oreille au guet, ils s'en vont en maraude; 
L'yatagan sans gaine au flanc et lance en main. 
Us viennent, soulevant la poussière encor chaude^ 

Sinistres, haillonneux, et n'ayant rien d'humain. 
Tout leur est bon, chrétiens, croyants, hommes et bêtes, 
Forteresse ou couvent qui barre leur chemin. 

Puis, des rocs, leur repaire, ils regagnent les crêtes, 
Outre le lourd butin emportant au pommeau 
De la selle saignante un chapelet de têtes. 

C'est une écume de toute race, un troupeau 
Carnassier de soudards chrétiens, de Juifs, de Druses, 
Et d'Arabes qui n'ont que les os et la peau. 

L'un descend du Taurus ou des gorges abstruses 

De i'Horeb, celui-ci du Liban, celui-là 

Des coteaux du vieux Rhin, cet autre des Abruzzejs, 

La soif de l'or et du meurtre les assembla. 
Transfuges, renégats, bandits, lèpre vivante. 
Ils approchent par bonds rapides, les voilà! 



l^H POÈMES TRAGIQ.UES. 

Le noble destrier, qui de loin les évente, 
Élargit ses naseaux, gonfle son col dressé. 
S'irrite de l'odeur et hennît d'épouvante . 

Magnus, sans s'abriter du heaume délacé, 
Saisit sa masse, crie et frappe, assomme et tue, 
Et, saignant de la nuque aux pieds, glt terrassé. 

C*est en vain qu'à lutter encore il s'évertue : 
Sa tête tourbillonne, et l'ombre emplit ses yeux; 
La rumeur des chevaux et des hommes s'est tue. 

Est-ce la mort qui vient? Satan, sombre et joyeux, 
Va-t-il rompre à jamais tant de force charnelle, 
Tant de désirs sans frein d'un cœur ambitieux? 

Est-ce lui qui déjà l'emporte sur son aile, 
Qui l'étreint de sa grifle, et souffle par instants 
Dans ses os l'avani-goût de la flamme étemelle? 

Rien! plus rien ! Un soupir des poumons haletants. 
Un vertige, un espace immense, une nuit noire. 
Magnus oublie, il part, et s'en va hors du temps. 

Ainsi, comme du haut d'un âpre promontoire 

On voit l'horizon vaste au loin se déployer, 

Le vieux Duc songe aux jours lointains de son histoire. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. I99 

Il marche, le front basVaux lueurs du foyer. 
Tel qu'un morne lion qui tourne dans sa cage. 
Heurtant les durs barreaux qu'il ne saurait broyer. 

Le vent hurle toujours au dehors et fait rage. 
Les Muets sont toujours debout. Sur le pavé 
De Tâtre, le Chien noir cligne son œil sauvage. 

Magnus se souvient-il, ou bien a-t-il rêvé 

Qji'en ses veines la mort mît un frisson de glace? - 

D ne sait. Il poursuit le songe inachevé. 



Qiiel éblouissement inattendu l'enlace ? 

Une tente aux longs plis de soie, aux cordes d'or ;' 

De somptueux coussins posés de place en placé. ^ - 

Des cassolettes où l'ambre qui fiime Qûcot ^ 

Unît son tiède arôme aux frais parfuitts^es roses, - 
Filles des chauds soleils de Pei"se et de Lahoîr. 

En leurs gaines d'argent tordant leurs lames closes, 
Des sabres, des poignards aux courts pommeaux polis, 
Constellés de saphirs et dé diamants roses. 

De grands bahuts ouverts et jusqu'au bord emplis 

D'un étincellement de pièces métalliques, 

Besans, schiquels, sequins, aigles à fleurs de lys. . . . 



200 POÈMES TRAGIQ.UES. 

D'éclatants ostensoirs, des coffrets à reliques, 
Des chandeliers d'autel, des mitres et des croix, 
Et des chapes de prêtre et des éphods bibliques. 

Or, lui-même, vêtu tel que les anciens rois 
D'Orient, est assis, couvert de pierreries, 
Sous cette vaste tente aux splendides parois . 

Il a conquis son rêve, et sur les deux Syries 
La terreur de son nom plane sinistrement. 
Comme un oiseau de proie autour des bergeries. 

Il a tout renié, l'honneur et le serment 
Du chevalier^ le nom et la foi des ancêtres ; 
Il règne par l'embûche et par regorgement. 

Les bandits qui Tout pris, voleurs, apostats, traîtres, 
L'ont fait roi du pillage et dieu des Assassins, 
Ayant Luxure, Orgueil et Cruauté pour prêtres. 

Mieux que Cheiks de tribus et Soudans sarrasins, 
Il a de grands harems pleins de femmes fort b elles 
Qpe surveille un troupeau d'eunuques Abyssins, 

Arabes du Hedjaz aux longs yeux de gazelles. 
Juives aux cheveux noirs, Persanes aux seins bruns, 
Et négresses d'Egypte aux ardentes prunelles. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 201 

Les Chefs Croisés sont tous, ou partis, ou défunts; 
Le grand Salah-Ed-din est couché, roide et grave, 
Dans sa tombe royale, au milieu des parfums. 

Donc, Magnus n'aplùs rien qu'il craigne, ou qu'il ne brave . 
Ce qu'il condamne meurt, ce qu'il veut est à lui ; 
L'éruption de ses désirs n'a plus d'entrave. 

L'œil du Diable évoqué dans l'ombre n'a pas lui; 

Il n'a point fait de pacte et dévoué son âme 

Pour l'empire et pour l'or qu'il possède aujourd'hui. 

Qjiand la lointaine mort viendra trancher la trame 
Des instants orgueilleux de sa félicité, 
Il ne redoute pas que Satan le réclame. 

N'a-t-il pas, en lieu sûr, pour le cas précité. 
Son lourd butin, la part du lion, qu'il amasse 
Pour être la rançon de son éternité ? 

Aussi bien, le Malin, qui ricane et grimace, 
N'émousse, certes, ni n'allège, jusqu'ici. 
Le fil de son épée ou le poids de sa masse. 

Jésus, s'il règne aux cieux, ne prend guère en merci 
Ses ouailles qu'il livre à qui les tond et mange ; 
Donc, pourquoi, lui, Magnus, en prendrait-il souci ? 



202 POÈMES TRAGiaUES. 

Qjii'on les garde un peu mieux, ou qu'en somme on les venge ! 
Ainsi, de jour en jour, au cœur de TÂpostat 
L'oubli des vains remords amoncelle sa fange. 

Or, le Diable Tentraine au suprême attentat. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. lOî 



m 



C'est un ancien moutier de Nonnes, qu'en l'Année 
Mil et cent, le royal Godefroy dédia 
A la Mère de Dieu, d'étoiles couronnée. 

Sur cet âpre coteau du Carmel, où pria. 
Jadis, Élie, au temps des terribles merveilles. 
Le char miraculeux du Voyant flamboya. 

Le moutier dresse là ses murailles pareilles 
A de blanches parois de tombe, d'où le chœur 
Des vierges chante et monte aux divines Oreilles. 

Salah-Ed-din, le grand Soudan au noble cœur, 
Respecta ce retrait des humbles infidèles, 
Et, vivant, l'abrita de son sabre vainqueur. 

Mais il est mort, et nul ne s'inquiète d'elles. 

Hors la Mère céleste et les Esprits de Dieu 

Qjii, sans doute, d'en haut, les couvrent de leurs ailes. 



204 POÈMES TRAGIQUES. 

Amen ! Car un démon rôde autour du saint lieu. 
N'ayant aucun souci de la Vierge ou des Anges, 
Il aiguise son fer, il attise son feu. 

Donc, cent Nonnes, chantant les pieuses louanges, 
Vivent là, sous la règle austère du Carmel, 
Aussi pures que les nouveau-nés dans leurs langes. 

Loin de Torage humain, loin du monde charnel. 
Coulant leurs chastes jours dont le terme est si proche, 
Elles ont T avant-goût du repos étemel. 

Plus jeune que ses sœurs, comme elles sans reproche, 
L'Abbesse Alix commande au Saint-Carmel, étant 
Du sang de Bohémond, le prince d'Antioche. 

Hier, elle a délaissé, pour le Ciel qui l'attend. 
Palais, richesse, orgueil de sa haute lignée. 
Et, très belle, l'amour, mensonge d'un instant. 

L'aube du Jour sans fin dont son âme est baignée 
Nimbe son front tranquille, et ses pieds radieux 
Semblent avoir quitté notre ombre dédaignée. 

Mais le courage et la fierté de ses aïeux 
Couvent au fond du cœur de la Recluse austère; 
Ils luisent par instants dans la paix de seis yeux.. 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 205 

Ainsi, bien au-dessus des vains bruits de la terre, 
Dans l'adoration, la prière et l'espoir, 
S'élève sur le roc le moutier solitaire. 

Or, en ce temps, voici que, par un ciel fort noir 
Qui verse le silence à la maison sacrée, 
L'Abbesse Alix préside à l'office du soir. 

Un vieux moine, front ras et face macérée. 
Se prosterne à l'autel et baise les pieds blancs 
De la très sainte Vierge auguste et vénérée. 

Lampes, cierges, flambeaux, jettent leurs feux tremblants 

Sur les murs où, d'après les mœurs orientales, 

Les Mart)n:s, sur fond d'or, s'alignent tout sanglants. 

Pour l'Abbesse et ses sœurs, assises dans leurs stalles, 
Elles déroulent un murmure lent et doux 
Que le signe de Croix coupe par intervalles. 

Puis, toutes, à la fois, se courbent à genoux 

Sur le pavé luisant que les lueurs bénies. 

Du Sanctuaire au seuil, rayent de reflets roux. 

Elles chantent en chœur les saintes litanies 
A la Dame du ciel debout sur le croissant 
De la lune, au plus haut des voûtes infinies. 



906 POÈMES TRAGIQUES 



Brusquement, dans la nuit calme, un cri rugissant 
Éclate, et se prolonge autour du mouder sombre. 
Et Técho du Carmel le roule en l'accroissant. 

Les bandits du désert, qui pullulent dans Tombre, 
Escaladent les murs, rompent les lourds barreaux. 
Bondissent dans la crypte, et leur foule l'encombre. 

Le vieux moine égorgé saigne sur les carreaux. 
L'un saisit l'ostensoir, l'autre le Christ d'ivoire 
Et la nappe, et ceux-ci descellent les flambeaux. 

Cet autre boit le vin consacré du ciboire. 
Et cent autres, avec des cris luxurieux, 
Emportent leur butin vivant dans la nuit noire. 

Puis, en longs tourbillons qui rougissent les cieux. 
Des quatre coins du saint moutier, d'horribles flammes 
Grondent, l'enveloppant d'un linceul furieux. 

Pour les Nonnes, en proie aux outrages infâmes. 
Les unes, se lavant des souillures du corps. 
Ont dans ce feu sauveur purifié leurs âmes. 

D'autres, tordant leurs cous avec de vains efibrls^ 
Entre les bras de fer qui les ont enchaînées. 
S'en vont pour un destin pire que mille mons. 



LE LÉVRIER DE MAGWÛS. lO'J 

Elles vivront, traînant de sinistres années, 

Oublieuses du Ciel à tout jamais perdu, 

Et dans l'ardente nuit s'engloutiront damnées. 

Âllx! Alix! à qui cet honneur était dû 

De monter vers ton Dieu par la voie éclatante 

Du martyre, hélas! Dieu n'a-t-il rien entendu? 

Tes cris d'horreur, ni ta prière haletante? 

Non! Les cieux étaient sourds, ô vierge, à ton appel, 

Et la mort glorieuse a trompé ton attente. 

Te voilà désormais indigne de l'autel. 
Innocente et pourtant maculée, ô victime. 
Fille des Preux, gardiens du Sépulcre immortel ! 

Mais ton cœur s'est gonflé de leur sang magnanime; 
Tu te dresses, Alix, dans l'antre où le bandit. 
Où le sombre Apostat a consommé son crime^ 

Il te contemple, admire et se tait, interdit 
Devant Tardent éclair qui sort de ta prunelle^ 
Ton geste le soufflette, et ta bouche lui dit: 

— O malheureux, prorais à la flamme étemelle, 
Qii'as-tu fait! J'étais vierge, et sans tache, et l'Amoui 
Divin, avant la mort, m'emportait sur son aile. 



208 POÈMES TRAGIQUES. 

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Et voici que le ciel m'est ravi sans retour! 
La honte imméritée a vaincu la foi vaine : 
Le jour de ton forfait sera mon dernier jour. 

Sois voué, misérable, à l'angoisse, à la haine, 
A la luxure, à la soif de l'or et du sang, 
A la peur, avant-goût jie l'ardente Géhenne! 

Va! traîne de longs jours encor. Vis, amassant 
Crime sur crime, en proie aux soudaines alarmes 
Des nuits, épouvanté, furieux, impuissant 1 

Souviens-toi que la plus amère de mes larmes 
Comme un funèbre anneau s'est rivée à ton doigt. 
Rien ne le brisera, ta force ni tes armes. 

Mais, à l'heure où chacun doit payer ce qu'il doit. 

Tu sentiras couler l'Opale vengeresse. 

Et mon spectre à Satan t'emportera tout droit. 

Moi, j'ai vécu. La mort devant mes yeux se dresse. 
Que tout mon sang te marque à la face, assassin! 
Et que Dieu, s'il se peut, pardonne à ma détresse! 

Alix, alors, avant qu'il rompe son dessein, 
Saisissant une dague aux parois arrachée, 
Se l'enfonce d'un coup rapide dans le sein. 



LE LÉVRIER DE MAGKUS. 209 

Telle, tu |a revois, immobile et couchée 

Sur la peau de lion de ta tente, ô Vieillard ! 

Ce sang, ce sang 1 ton âme en est toujours tachée. 

C'est en vain que le temps, de son épais brouillard. 
Voile de tes forfaits l'infamie et le nombre : 
Alix, sanglante et morte, habite ton regard ! 

Et, par surcroit, dès l'heure inexpiable et sombre 
Où, se frappant soi-même, elle a perdu le ciel, 
Qjiatre autres visions accompagnent ton ombre. 

Nuit et jour, accroupi, silencieux, et tel 
Que le voilà, le noir Lévrier te regarde. 
Rien ne t'a délivré de ce Chien immortel! 

Que de fois, ton poignard, plongé jusqu'à la garde. 
Vainement a troué cette insensible chair. 
Vapeur mystérieuse et commise à ta garde! 

Cet œil féroce où flambe un reflet de l'Enfer ,^ 
Où que tu sois, que m veilles ou que tu dormes. 
Te traverse le cœur d'un immuable éclair. 

Et trois Ombres encor, trois Sarrasins diflbrmes. 
Debout, devant ta face, avec le rire aux dents. 
Te dardent fixement leurs prunelles énormes! 

14 



ilO POÈMES TRAGIQUES. 



Ce Lévrier, ces trois spectres, Ces yeux ardents. 
Hors toi, nul ne les voit, nul ne sait le supplice 
Qui te laisse impassible et te ronge au dedans. 

Çà et là, pour leurrer le Diable et sa malice. 
Tu vas et viens, pillant, tuant; sur ton chemin 
Toujours la Vision implacable se glisse. 

Tu ne peux arracher ni l'anneau de ta main 
Ni la sourde terreur de ton âme, et tu rêves : 
Q.ue va-t-il m'arriver cette nuit, ou demain ? 

Et, semblables aux flots qui vont battant les grèves, 
Du temps inépuisable écumes d'un moment, 
S'accumulent sur toi, Magnus, les heures brèves. 

Ta puissance, ton or, l'horrible enivrement 

De tes forfaits, n'ont pu combler ton cœur, abîme 

De songes effrénés, ta joie et ton tourment. 

Comme un homme debout sur quelque haute cime, 
Et qui chancelle au bord de gouffres entr'ouverts, 
Le vertige t'étreint, et son horreur t'opprime. 

Enfin, las, assouvi des torrides déserts. 

Un suprême désir s'éveille dans ton âme 

De voir couler le Rhin entre ses coteaux verts. 



LK LÉVRIER DE MAGNUS. 211 



L'ancien pays longtemps oublié te réclame; 
Tu voudrais enfouir au donjon des aïeux 
Les trésors amassés durant ta vie infâme. 

Tous les hommes étant, quoique fort envieux, 
Lâches et vils devant quiconque a la richesse, 
Ton or taché de sang éblouira leurs yeux ! 

Mais comment échapper h ta horde? Sans cesse 
Tu songes à cela, sombre et vieux prisonnier 
De la bande de loups que tu mènes en laisse. 

Ces Dieux-là, tu ne peux du moins les renier; 

Une chaîne infernale à ton destin les lie. 

Oh! les exterminer d'un coup jusqu'au dernier! 

Fuir cette terre horrible et de terreurs emplie. 
Et, feignant le retour pieux au sol natal, 
Jouir de tant de biens dont la source s'oublie! 

Or, une nuit, tandis que le spectre fatal, 
Le Chien muet, hantait ta paupière fermée, 
Tu t'éveilles bien loin du monde orienta) . 

Qjl'est-ce donc ? Ce n'est plus la tente accoutumée. 
Dors-tu, Magnus? Es-tu couché dans ton linceul? 
Quels sont ces murs massifs et hauts, noirs de fumée ? 



212 POÈMES TRAGiaUES. 



Vois ! c'est la salle antique où mourut ton aïeul ! 
Écoute ! c'est le vent dans la tour écroulée 
Où le hibou hulule, et qu'il habite seul. 

C'est le Rhin qui murmure et fuit dans la vallée, 
Sous le FOC d'qù, jadis, vers la tombe d'un Dieu, 
Comme l'aigle au matin, tu pris ton envolée. 

Par où, comment. Vieillard, revins-tu dans ce lieu ? 
Tu ne sai^, si ce n'est que ta chair est vivante. 
Tes démons familiers ont accompli ton vœu ! 

Ici, tels qu'autrefois sur la face mouvante 

Du désert, ils sont là, tous quatre, le Chien noir 

Et les trois Sarrasins, ta secrète épouvante. 

Oh ! s'arracher les yeux pour ne plus les revoir ! 
S'engloutir dans la nuit solitaire et profonde. 
Dans Toubli de la vie et de son désespoir! 

Pareil à Laquedem qui marche et vagabonde, 
Sans but et sans repos, et toujours haletant. 
Faut-il attendre autant que durera le monde? 

Qù sont-ils, pour bénir l'irrémissible instant, 
Tous ces moines, ces vils mâcheurs de patenôtres, 
Gorgés par tes aïeux de tant de biens pourtant? 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 2Î3 

Te voyant misérable et seul, les bons apôtres 
Ne donnent rien pour rien, et savent, tour à tour, 
Damner les uns pour mieux vendre le Ciel aux autres. 

Puisse Satan griller ces ladres dans son four 
Septante fois chauffé de soufre et de bitume. 
Dusses-tu, s'il le faut, les y rejoindre un jour! 

Plein d'anciens souvenirs, de haine et d'amertume, 
Ainsi, le duc Magnus, devant l'âtre enflammé, 

Songe, allant et venant, comme il en a coutume, 

« 

Dans son rêve sinistre à jamais enfermé. 



214 POÈMES TRAGIQUKS. 



IV 



Au travers de la nuit qu'un reflet blême éclaire, 
La tempête, qui pousse un hurlement plus fort, 
Semble déraciner le donjon séculaire. 

Un fracas à troubler dans le sépulcre un mort 1 
Le duc Magnus s'assied sur l'escabelle^ à l'angle 
Du foyer, clôt les yeux, et rêve qu'il s'endort. 

Qtiel sommeil! Plus heureux, sur son grabat de sangle. 
Le misérable serf, harassé, maigre et nu, 
Meurtri par le collier de cuivre qui l'étrangle ! 

Lui, du moins, peut rêver qu'en un monde inconnu. 
En un Ciel ignorant l'opprobre et l'esclavage. 
Un jour, il montera, libre et le bienvenu! 

Et plus heureux aussi le mendiant sauvage 
Qui dort, repu parfois, et sans penser à rien. 
Sous quelque porche, ou sur le fumier du village! 



LE LÉVRIER DE MAGNUS. 2IS 

Des fantômes hideux, d'un vol aérien, 
Enveloppent Magnus, comme les sauterelles 
Q.ue Tété multiplie au désert Syrien. 

Ces apparitions, formes surnaturelles. 

Moines, turks, prêtres, juifs, femmes de tout pays. 

Les bras roidis vers lui, selemontrent entre elles. 

Tous ceux qu'il a connus, reniés et trahis. 
Dépouillés, égorgés, les voici ! C'est la foule 
De ses mauvais désirs soixante ans obéis. 

Leur tourbillon s'accroît, se presse, se déroule, 
Et chacun d'eux l'asperge, avec un souffle chaud, 
Du sang infect et noir qui de leurs lèvres coule. 

Leurs cris, parmi le vent furieux, et plus haut, 
L'assourdissent, pareils aux clameurs enragées 
De soudards écumants qui montent à l'assaut. 

Il voit le flamboiement des villes saccagées, 
Et se tordre, pendant l'inoubliable nuit. 
Les Nonnes du Carmel lâchement outragées* 

Puis, cela se confond^ passe, et s'évanouit j 
Mais, cette vision à peine dissipée. 
Quelque chose de plus effroyable la suit. 



2l6 POÈMES TRAGIQUES. 



Devant sa face froide et de sueur trempée. 

Le Chien mystérieux, se redressant soudain. 

Lui darde au cœur des yeux aigus comme une épée. 

La Bête se transforme en un visage humain, 
En un corps revêtu d'une robe de bure, 
Blanche et noire, selon le rituel romain. 

Et Magnus reconnaît cette pâle figure; 
Il entend cette voix qui, jadis, supplia, 
Par la Vierge et les Saints, son âme altière et dure. 

Cest Elle! c'est l'Abbesse Alix! Ciel! Il y a 

Bien des jours, bien des ans, un siècle, qu'elle est morte. 

Qiie veut-elle à celui qui jamais n'oublia? 

Pourquoi le fer sanglant, la dague qu'elle porte 

Au cœur? et ce stigmate à son front triste et beau? 

Or, le spectre d'Alix lui parle de la sorte: 

— Magnus ! ma chair mortelle et tombée en lambeau, 
Cette chair que ton crime a faite ta complice, 
Ne git plus insensible au fond de son tombeau. 

Afin que le Décret éternel s'accomplisse. 
Afin que, pure encore, elle en puisse sortir. 
Elle se purifie au feu d'un long supplice. 



LE LÊVvRIER DE MAGNUS. 217 

-* 

Et mon âme, qui souffre avec mon corps martyr, 
A reçu mission d'éveiller dans la tienne 
L'incessante terreur qui mène au repentir. 

Car tes crimes n'ont point tué ta foi chrétienne. 
Et, pour braver le Dieu terrible que tu crois. 
Tu n'as que ton orgueil têtu qui te soutienne. 

O malheureux! l'Enfer entr'ouvre ses parois! 

Donne à Jésus trahi ta minute suprême. 

Pousse un cri de détresse au Rédempteur en croix ! 

Sinon, meurs, renégat, qui te mens à toi-même, 
Que ma pitié veilla tant de nuits et de jours. 
Mettant une épouvante après chaque blasphème ! 

Mais, avant de tomber au Gouflfre, et pour toujours, 
Vois ces noirs Sarrasins, ces compagnons funèbres. 
Debout contre ton mur, roides, muets et sourds. 

Ce sont les trois Démons qui hantent tes ténèbres. — 

Et Magnus obéit, et les regarde, et sent 

Comme un frisson d'horreur le long de ses vertèbres. 

Un d'eux rampe vers lui, sordide et grimaçant. 
L'œil chassieux, ayant dix griffes qu'il hérisse. 
Et se rongeant la chair des bras en gémissant : 



2l8 POÈMES TRAGIQUES. 



— Reconnais-moi, Magnus ! Je suis ton Avarice ! 
Si l'eau de l'océan était de l'or fondu, 

Je boirais l'océan jusqu'à ce qu'il tarisse! 

Viens ! nous boirons cet or bouillant qui nous est dû! — 
L'autre Démon, armé d'un fer visqueux qui fume, 
Y lèche un sang humain fraîchement répandu : 

— Ma haine est sans merci pour tous, ma rage écume, 
Et mon cœur monstrueux fait sa félicité 

Des membres que je tranche ou que le feu consume. 

J'aime l'horrible cri mille fois répété 

Du païen torturé, du Juif qu'on écartelle. 

Reconnais-moi, Magnus, je suis ta Cruauté! — 

Le troisième Démon, spectre d'une horreur telle 
Qjie Gomorrhe en a seule entrevu d'approchant. 
Se révèle dans son infamie immortelle. 

Larve, chacal, crapaud, vil, immonde et méchant, 
Suant l'obscénité sans honte et sans mesure. 
Il se dresse, se tord, et bave en se couchant. 

Chacun de ses regards est une flétrissure, 

Son aspect souillerait la splendeur du ciel bleu : 

— Reconnais-moi, Magnus! Vois! je suis ta Luxure! — 



LE I.ÊVRIER DE MAGNUS. 219 

Le vieux Duc gronde et dît : — Par Satan, ou par Dieu ! 

La vision de ces trois monstres est fort laide ; 

Mais suis-je donc un pleutre à trembler pour si peu ? 

Est-ce à moi de blêmir et de crier à l'aide 
Quand un spectre de nonne une nuit m'apparaît ? 
Le réveil va chasser le songe qui m'obsède. — 

— Magnus 1 Magnus! le feu dévorateur est prêt: 
L'Opale coule autour de ton doigt qu'elle enflamme. 
Oh! Repens-toi! Préviens l'irrévocable Arrêt. — 

— Non! dit Magnus. Pourquoi Dieu m*a-t-il forgé l'âme 
De façon qu'elle rompe et ne puisse ployer ? 
Puisqu'il l'a faite ainsi, qu'il en porte le blâme! — 

11 dit cela ! La gueule immense du foyer 
S'embrase, plus béante, et, plus rouge, flamboie ; 
Et les souches de chêne y semblent tournoyer. 

Une Grifle en jaillit, avide de sa proie. 
Saisit l'homme à la gorge irrésistiblement, 
Et rentre, au rire affreux de l'infernale Joie, 

Le roc tremble. La foudre, en un rugissement. 
Éclate. Le donjon, comme une nef qui sombre, 
Tressaille, se lézarde, et croule tout fumant. 



220 POÈMES TRAGIQUES. 

£t c'est pourquoi, depuis, après des ans sans nombre, 
Qpand souffle, aux nuits d'hiver, Pouragan furieux. 
On voit, sur le rocher où git l'ancien décombre. 

Errer un grand Chien noir qui hurle aux mornes cieux. 




LA TÊTE DU COMTE 




La Tête Ju Comte 



Les chandeliers de fer flambent jusqu'au plafond 
Où, massive, reluit la poutre transversale. 
On entend crépiter la résine qui fond. 

Hormis cela, nul bruit. Toute la gent vassale, 

Écuyers, échansons, pages, Maures lippus, 

Se tient debout et roide autour de la grand'salle. 

Entre les escabeaux et les coffres trapus, 
Pendent aux murs, dépouille aux Sarnisins ravie. 
Cottes, pavois, cimiers, que les coups ont rompus. 



Don Diego, sur la table abondamment servie. 
Songe, accoudé, muet, le front contre le poing. 
Pleurant sa flétrissure et l'honneur de sa vie. 



224 



POÈMES TRAGIQUES. 



Au travers de sa barbe et le long du pourpoint 

Silencieusement vont ses larmes amères. 

Et le vieux Cavalier ne mange et ne boit point. 

Son âme, sans repos, roule mille chimères : 
Hauts faits anciens, désirs de vengeance, remords 
De tant vivre au delà des forces éphémères. 

Il mâche sa fureur comme un cheval son mors; 

Il pense, se voyant séché par Tâge aride. 

Que dans leurs tombeaux froids bienheureux sont les morts 

Tous ses fils ont besoin d'éperon, non de bride. 
Hors Rui Diaz, pour laver la joue, où saigne, là. 
Sous l'oflfense impunie, une suprême ride. 

O jour, jour détestable où l'honneur s'envola ! 
O vertu des aïeux par cet aflfront souillée ! 
O face que la honte avec deux mains voilai 

Don Diego rêve ainsi, prolongeant la veillée. 

Sans ouïr, dans sa peine enseveli, crier 

De l'huis aux deux battants la charnière rouillée. 

Don Rui Diaz entre. Il tient, de son poing meurtrier. 
Par les cheveux, la Tête à prunelle hagarde. 
Et la pose en un plat devant le vieux guerrier. 



LA TÊTE DU COMTE. 22$ 

Le sang coule, et la nappe en est rouge, — Regarde! 
Hausse la face, Père! Ouvre les yeux, et voisl 
Je ramène Thonneur sous ton toit que Dieu garde. 

Père ! J'ai relustré ton nom et ton pavois. 
Coupé la maie langue et bien fauché l'ivraie. — 
Le vieux dresse son front pâle et reste sans voix. 

Puis, il crie : — O mon Rui, dis si la chose est vraie ! 
Cache la Tète sous la nappe, ô mon enfant ! 
Elle me change en pierre avec ses yeux d'orfraie. 

Couvre ! car mon vieux cœur se romprait, étouffant 
De joie, et ne pourrait, ô fils, te rendre grâce, 
A toi, vengeur d'un droit que ton bras sûr défend. 

A mon haut-bout sieds-toi, cher astre de ma race ! 
Par cette Tète, sois tête et cœur de céans. 
Aussi bien que je t'aime et t'honore et t'embrasse. 

Vierge et Saints ! mieux que l'eau de tous les océans. 
Ce sang noir a lavé ma vieille joue en flamme. 
Plus de jeûnes, d'ennuis, ni de pleurs malséants! 

C'est bien lui! Je le hais, certe, à me damner l'âme! — 
Rui dit : — L'honneur est sauf, et sauve la maison. 
Et j'ai crié ton nom en enfonçant ma lame. 

ï5 



226 POÈMES TRAGIQUES. 



Mange, Père! — Diego murmure une oraison; 
Et tous deux, s'asseyant côte à côte à la table. 
Graves et satisfaits, mangent la venaison. 

Et regardent saigner la Tête lamentable. 




LA XIMENA 




La Ximena 



En Castille, à Burgos, Hernan, le Justicier, 
Assis, les reins cambrés, dans sa chaise à dossier. 
Juge équitablement démêlés et tueries. 
Foi gardée en Léon, traîtrise en Asturies, 
Riches-hommes, chauffés d'avarice, arrachant 
Son escarcelle au Juif et sa laine au marchand, 
Et ceux qui, rendant gorge après leur équipée, 
Ont sauvé le Chaudron, la Bannière et TÉpée. 



Or, les arrêts transmis par les scribes, selon 
Les formes, au féal aussi bien qu'au félon, 
Les massiers dépêchés, les sentences rendues, 
Les délinquants ayant payé les sommes dues. 
Pour tout clore, il advient que trente fidalgos 



230 POÈMES TRAGiaUES. 

Entrent, de deuil vêtus, et par deux rangs égaux. 
La Ximena Gomez marche au centre. Elle pleure 
Son père mort, pour qui la vengeance est un leurre. 
La sombre cape enclôt, de plis roides et longs. 
Son beau corps alangui, de Tépaule aux talons; 
Et, de l'ombre que fait la coiflfe et qu'il éclaire. 
Sort comme un feu d'amour, d'angoisse et de colère. 
Devant la chaise haute, en son chagrin cuisant. 
Elle heurte aux carreaux ses deux genoux, disant : 

— Seigneur! donc, c'est d'avoir vécu sans peur ni blâme, 

Qiie, six mois bien passés, mon père a rendu l'âme 

Par les mains de celui qui, hardi cavalier. 

S'en vient, pour engraisser son faucon familier, 

Meurtrir au colombier mes colombes fidèles 

Et me teindre la cotte au sang qui coule d'elles ! 

Don Rui Diaz de Vivar, cet orgueilleux garçon. 

Méprise grandement, et de claire façon. 

De tous tes sénéchaux la vaine chevauchée. 

Cette meute sans nez sur la piste lâchée, 

Et qu'il raille, sachant, par flagrantes raisons. 

Que tu ne le veux point forcer en ses maisons. 

Suis-je d'un sang si vil, de race tant obscure. 

Roi! que du châtiment il n'ait souci ni cure ? 

Je te le dis, c'est faire affront à ton honneur 

Que de celer le traître à ma haine, Seigneur! 

Il n'est point Roi celui qui défaille en justice. 

Afin qu'il plaise au fort et que l'humble pâtisse 



LA XIMENA. 2^1 



Sous l'insolente main chaude du sang versé ! 

Et toi, plus ne devrais combattre, cuirassé 

Ni casqué, manger, boire, et te gaudir, en somme, 

Avec la Reine, et dans son lit dormir ton somme, 

Puisqu'ayant quatre fois tes promesses reçu. 

L'espoir de ma vengeance est quatre fois déçu, 

Et que d'un homme, ô Roi, haut et puissant naguère, 

Le plus sage aux Cortès, le meilleur dans la guerre. 

Tu ne prends point la race orpheline en merci ! — 

La Ximena se tait quand elle a dit ceci. 
Heman répond : 

— Par Dieu qui juge! damoiselle. 
Ta douloureuse amour explique assez ton zèle. 
Et c'est parler fort bien. Fille, tes yeux si beaux 
Luiraient aux trépassés roidis dans leurs tombeaux. 
Et tes pleurs aux vivants mouilleraient la paupière. 
Eussent-ils sous l'acier des cœurs durs comme pierre ! 
Apaise néanmoins le chagrin qui te mord. 
Si Lozano Gomez, le vaillant Comte, est mort, 
Songe qu'il offensa d'une atteinte très grave 
L'honneur d'un Cavalier de souche honnête et brave. 
Plus riche qu liiigo, plus noble qu'Abarca, 
Du vieux Diego Lainez à qui force manqua. 
Le Comte est mort d'un coup loyal, et, tout l'atteste. 
Dieu dans son paradis l'a reçu sans conteste. 



Z^2 



POÈMES TRAGIQUES. 



Si je garde Don Rui, fille, c'est qu'il est tien. 
Certes, un temps viendra qu'il sera ton soutien, 
Changeant détresse en joie et gloire triomphante ! 

Puis, cela dit, tous deux entrèrent chez l'Infante. 




L'ACCIDENT 



DE 



«>* 



DON INIGO 



L'accident de Don Ihigo 



Quatre-vingts fidalgos à chevelures rousses, 
Sur mulets harnachés de cuir fauve et de housses 
Écarlates, s'en vont, fort richement vêtus : 
Gants parfumés, pourpoints soyeux, souliers pointus. 
Triples colliers d'or fin, toques à plumes blanches. 
Les vergeties en main et l'escarcelle aux hanches. 
Seul, Rui Diaz de Vivar enfourche, roide et fier, 
Son cheval de bataille enchemisé de fer. 
Il a l'estoc, la lance, et la cotte maillée 
Qui de la nuque aux reins reluit ensoleillée. 
Et, pour garer le casque aux reflets aveuglants. 
Un épais capuchon de drap rouge, à trois glands. 



La guêpe au vol strident vibre, la sauterelle 
Bondit dans l'herbe sèche et rase, le bruit grêle 



236 POÈMES TRAGiaUES. 



Des clochettes d'argent tinte, et les cavaliers 
Mêlent le rire allègre aux devis familiers : 
Ruses de guerre et rapts d'amour, et pilleries 
Nocturnes par la ville et dans les Juiveries, 
Querelles, coups de langue et coups de merci-Dieu. 
Mais, immobile en selle, et plus ferme qu'un pieu, 
Le Rui Diaz ne dit rien, étant d'une humeur sombre. 

Donc, à travers les champs pierreux qui n'ont point d'ombre, 

Comme il est convenu, tous cheminent ainsi 

Pour rendre grâce au Roi, qui leur a fait merci 

Et vient au devant d'eux avec ses feudataires. 

Son Alferez-Mayor et ses quatre notaires 

Chargés de libeller allégeance et serment. 

Et trois cents compagnons armés solidement. 

Vers midi, dans la plaine où l'air poussiéreux brûle, 
Don Hemando s'arrête, et siège sur sa mule, 
Toque en tête, le gant de la main droite ôté. 
Et l'autre, du revers, appuyée au côté. 
Chacun, après l'hommage et la mercuriale. 
Va mettre un prompt baiser sur la dextre royale ; . 
Mais, lenteur ou dédain, le grave Aventurier, 
Rui Diaz, ne descend point de son haut destrier. 

Alors, Don Ifiigo Lopez, Porte-bannière 

De Castille, d'humeur rogue et fort rancunière. 

Dont les rudes aïeux soutinrent sur les monts 



L ACCIDENT DE DON INIGO. 237 

Les assauts de Thâriq et de ses noirs démons, 

Très fier, conséquemment, de sa vieille lignée, 

Voyant un tel orgueil, en a l'âme indignée. 

Or, il pique des deux, et, dressé sur l'arçon, 

Fait à Rui de Vivar âprement la leçon. 

D'un geste violent et bref, à pleine gorge. 

Et l'œil plus allumé qu'un charbon dans la forge : 

— A bas ! à bas ! Don Rui ! C'est votre tour. Vrai Dieu I 
Ce cadet se croit-il issu de trop bon lieu 
Pour faire ce que fait, sans regret ni grimace. 
Tout Riche-homme portant bannière, épée et masse. 
Possédant vassaux, terre, honneurs et droits entiers? 
Sait-il, ce détrousseur de gens, fils de routiers. 
Si n'était notre Sire et sa miséricorde. 
Qu'on ne lui doit, en toute équité, qu'une corde 
Ou qu'un vil couperet pour lui scier le cou? 
A bas ! Ne tranchez pas du hautain et du fou. 
Parce qu'impunément, soit dit à notre honte. 
Vous avez, d'aventure, occis le vaillant Comte 
Lozano, qui fut, certe, un des meilleurs soutiens 
De Castille et de Dieu parmi les Vieux-chrétiens. 
Pour vous, êtes-vous pas More ou Juif, ou peut-être 
Hérétique? A coup sûr, du moins, menteur et traître! 
C'est assez d'arrogance, et trop d'actes félons : 
Faites qu'on vous dédaigne et vous oublie. Allons! 
Il est grand temps. Sinon, par la Vierge et le Pape ! 
Aussi vrai qu'on me nomme Inigo, je vous happe 



238 POÈMES TRAGIQUES. 

A la jambe, et vous traîne à travers les cailloux, 
Pour supplier Sa Grâce et baiser ses genoux. — 

Ainsi parle Inigo. Don Rui tire sa lame, 

Et lui fend la cervelle en deux jusques à Tâme. 

L'autre s'abat à la renverse, éclaboussant 

Sa mule et le chemin des flaques de son sang. 

Et chacun s'émerveille et crie, et s'évertue : 

— Holà!— Jésus!— Tombons sur l'homme! Alerte! Tue! 

Haut les dagues ! — Par Dieu ! toque et crâne, du coup, 

Sont fendus jusqu'aux dents! — En avant! sus au loup! 

— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée, 
Si lourd que soit le poing, est rudement trempée ! 
Mais ceci m'est fâcheux, et j'en suis afliigé. 
Don Inigo, ce semble, est fort endommagé; 
Il gît, blême et muet, et sans doute il expire. 
Rengaine ton estoc. Don Rui, si tu n'es pire 
Que le Diable et Mahom, très féroces tous deux.— 

— Voilà ce que l'on gagne aux propos hasardeux. 

Dit Rui Diaz. Ce seigneur eut la langue un peu vive. — 

Puis, sans s'inquiéter qu'on le blâme ou poursuive, 

Avec ses fidalgos, devers Calatrava, 

Le bon Campeador tourne bride, et s'en va. 



LE ROMANCE 



DE 



DON FABRIQUE 




Le %pmance de T)on Fadrique 



Enchemisé d'acier du col à la cheville, 
Et le long manteau blanc de l'Ordre par dessus. 
Avec dix chevaliers d'un sang très noble issus, 
Don Fadrique s'en vient de Coïmbre à Séville. 

Le jeune Maître, né de Dona Léonor, 
Sur sa mule à grelots précède l'équipée, 
En sibnce et songeur, laissant pendre l'épée 
Contre ses pieds maillés et ses éperons d'or. 



Don Pedro l'a mandé par lettre expresse et brève. 

Pour qu'il le vienne joindre en hâte au Vieux-Palais, 

Vu que la chose est grave et ne veut nuls délais. 

Le Maure, en algarade, ayant rompu la trêve, 

i6 



242 POÈMES TRAOïaUES. 

S*il est vrai, tout est bien. Mais voici, d'autre part, 
Que son dogue, très doux et très joyeux naguère, 
 mordu les naseaux de son cheval de guerre. 
Et hurlé de façon lamentable au départ. 

Le présage est mauvais, sans conteste, et mérite 
Qu'on y songe. De plus, au gué du fleuve, un soir, 
En se courbant sur Teau sombre, il a laissé choir, 
Hors la gaine, et perdu sa dague favorite. 

En sus, le Roi son frère est dangereux aux siens : 
Sa merci n'est pas franche et sa haine est tenace; 
Rarement il oublie et jamais ne menace. 
D'autant plus rancunier que les torts sont anciens. 

Lui, Fadrique, pourtant, n'a-t-il point, pour son compte, 
Depuis lors, et fidèle au pardon octroyé. 
Suivi de l'Ordre entier, bravement guerroyé 
Contre le Grenadin, l'Âragon et le comte ? 

Sa conscience est nette, et, Saint Jacques aidant, 
Qp'est-ce que le danger? Rien, pour qui le méprise. 
Sans doute Don Pedro le requiert sans traîtrise. 
Le Maître songe ainsi, soucieux cependant. 

De la plaine au coteau, durant douze journées. 
Sous les chênes touffus, par les sentiers pierreux^ 
Avec ses chevaliers qui devisait entre eux. 
Il fait sa route, allant où vont ses destinées. 



LE ROMANCE DE DON FADRIQUE. 243 

Au treizième midi^ dans Tair chaud de parfums. 
Apparaissent les tours, la cathédrale neuve, 
Les mâts banderoles hérissant le grand fleuve 
Et le vieil Alcazar des Khaljrfes défunts. 

Sous la poterne basse à voussure de brique. 

Un clerc tonsuré sort de l'ombre brusquement. 

Saisit la mule au mors d'un geste véhément, 

Et dit : — Par tous les Saints, retournez. Don Fadrique ! 

Sire Maître, pour Dieu! N'allez pas plus avant I 
Mieux vaudrait traquer, nu, le loup dans son repaire. 

— Qu'est-ce à dire ? Quittez le mors, quittez, bon Père. 

— Si votre Grâce y va, n'en sortirez vivant! 

— Ce serait chose lâche et guet-apens insigne; 

Le Roi mon frère est juste, et non point si mauvais. 
Il m'aime, il me convie en sa ville, et j'y vais. — 
Cela dit, le chien hurle et le prêtre se signe. 

Don Fadrique descend dans la grand'Cour d'honneur. 
On verrouille la porte afin que nul n'en sorte; 
Et le chef des massiers vient, et dit de la sorte : 

— Notre Sire le Roi vous mande seul. Seigneur. 

— Pero Lopez, laissez entrer mes Riches-hommes; 
Ce sont bons chevaliers fidèles et prudents. 

— Us logeront dehors, et vous, Maitre, au dedans. 
Le mieux est d'obéir au Roi, tant que nous sommes. 



244 POÈMES TRAGiaUES. 

Or, Don Pedro s'avance au balcon, et d'en haut 
S'écrie : — A la maie heure êtes venu vous mettre 
Entre mes mains. Bâtard ! Lopez, tuez le Maître l ■ 
L'autre lève sa masse et frappe comme il faut. 

Fadrique, chancelant,, veut dégainer sa lame ; 
Mais la masse de fer est brandie à nouveau, 
Retombe, rompt la nuque, écrase le cerveau. 
Et le sang noir écume et fait ruisseler l'âme. 

— Lopez ! Coupez la tête, et laissez le tout là. 
Dit Don Pedro. Justice est faite, et félonie 
De ce Bâtard, du moins, bien et dûment punie. — 
Puis, le Roi va dîner avec la Padilla. 

La salle est haute, étroite et fraîche, à demi close 
De gaze diaphane et d'un treillis léger; 
Et, de l'aurore au soir, la fleur de l'oranger 
Y mêle son arôme à celui de la rose. 

La terrasse mauresque, aux trèfles ajourés. 
Domine les jasmins et les caroubiers sombres 
Qui jettent, çà et là, de lumineuses ombres 
Où palpitent des vols de papillons pourprés. 

Le bon Roi de Castille et la femme qu'il aime 
Dînent là, tous deux, gais, amoureux, sans souci. 
Un hurlement lugubre éclate. Qu'est ceci? 
Le page qui leur verse à boire en devient blême. 



LE ROMANCE DE DON FADRIQUE. 245 

Une tète sanglante aux dents, d'un bond nerveux, 
Un chien saute parmi les mets royaux qu'il souille, 
En y laissant tomber la hideuse dépouille 
Où s'entr'ouvre un œil terne à travers les cheveux. 

Dofia Maria tremble, et, blanche comme cire, 

Se renverse au dossier de son riche escabeau. 

Voile de ses deux mains son visage si beau. 

Et soupire : — Ah! l'horreur ! C'est le Démon, cher S ire ! 

— ^Vrai Dieu! Tout, dit le Roi, vient à point de concert. 
Foin de Mahom, du Diable et de la Synagogue! 
C'est la tète de Don Fadrique, et c'est son dogue, 
Maria, qui vous l'offre, en guise de dessert ! 




LE ROMANCE 



DE 



DONA BLANCA 



Le %pmance de T)oha élança 



Or, étant à Burgos, en sa chambre royale, 
Don Pedro fait mander Juan de Hinestrosa : 
— Ami Juan Femandez, dit le Roi, venez çà . 
J'ai souci d'un cœur ferme et d'une foi loyale. 

Quand mes frères bâtards, m'assaillant à l'envi, 
Saccageaient mes châteaux et me vidaient mes coffres, 
Quasi seul, entre tous, au mépris de leurs offires, 
Vous me fûtes fidèle, et m'avez bien servi. 

Donc, je vous sais sans peur, sans feintise ni trame. 
Aimant l'homme non moins que le roi, soucieux 
De faire ainsi, tant que vivrez, et pour le mieux. 
Et c'est pourquoi, Don Juan, je me fie en votre âme. 



250 POÈMES TRAGIQUES. 



Voici. Prenez mon seing, bouclez vos éperons, 
Et courez au château de Xerez où demeure 
Dona Blanca. Je veux qu'en secret elle meure. 
Je vous remercierai quand nous nous reverrons. — 

Mais le bon chevalier Juan Femandez ne bouge : 

— Sire Roi, mon épée est vôtre, non Thonneur. 
Je ne suis meurtrier, ni vil empoisonneur; 

Ma lignée est trop haute et mon sang est trop rouge. 

Employez à cela quelque autre, s*il en est 
Qui le veuille. D'ailleurs, Sire, prenez ma vie. 

— Saint Jacques! dit le Roi, je n'en ai nulle envie. 
La touche est sûre, et l'or vierge s'y reconnaît. 

Allez ! je suis content de votre prud'homie. 
Je riais. Pensez-vous que je sois si méchant 
De vous faire tuer cette femme, sachant 
Ce que vous êtes? Non. Surtout^ n'en parlez mie. 

— Sire, j'ai bouche close et vous baise les mains. 

— C'est bien. — Hinestrosa gravement le salue, 
Et s'en va. Néanmoins, la chose est résolue. 

Ceux que hait Don Pedro n'ont point de lendemains. 

Il appelle un massier de la gaide, qu'on nomme. 
Étant Axagonais, Rebolledo Perez : 

— Va-t'en tuer la Reine au donjon de Xerez. 
Ortiz, le châtelain du lieu, n'est pas mon homme. 



LE ROMANCE DE DONA BLANCA. 25I 

Voici l'ordre* Tu prends sa place. Agis, sois prompt. 
Tu diras qu'elle était malade, et qu'elle est morte. 
Sinon, je te fais mettre en quatre, à chaque porte 
De la ville, où corbeaux et chiens te mangeront. 

Écoute. D'une part, or, fief, chevalerie 
Et ma faveur ; de l'autre, une hache, un billot. 
Et la mise en quartiers. Choisis. Qjiel est ton lot? 
Songe pourtant qu'il faut celer cette tuerie. 

Ni lutte, ni cris. Point de vestige sanglant 
Qui puisse après la mort apparaître sur elle. 
Qu'elle semble finir d'une mort naturelle. 
En proie à quelque mal sans remède et très lent ! 

As-tu compris? Réponds. — Ce m'est un jour de fête. 
Sire ! J'obéirai, dit le rude massier. — 
Certe, à voir ce poil fauve et cet œil carnassier, 
Le Roi ne doute pas que ce soit chose faite. 

Pendant que le Perez chevauche allègrement 
Vers son crime, au grand trot du genêt qu'il active, 
De châteaux en donjons depuis dix ans captive, 
La jeune Reine pleure et plaint son long tourment. 

Ortiz, qui la gardait, noble de race et d'âme, 
L'a quittée. Un grand mal lentement la détruit. 
Dit-on. Perez, un soir, dans son retrait, sans bruit. 
Entre : — Le Roi le veut, il faut mourir. Madame. 



252 POÈMES TRAGIQUES. 

-Jésus! Ne puis-je au moins confesser mes péchés? 
Faites venir un clerc tonsuré qui m'envoie 
Au Paradis, après ma douloureuse voie. 
— Confessez-vous à Dieu, Madame, et dépêchez ! 

— O douce France! ô cher pays où je suis née! 
Jamais plus, ô beau ciel, ne te verront mes yeux! 
O royale Maison des princes mes aïeux. 
Dès mon aube pourquoi t'avoir abandonnée ! 

Que t'ai-je fait, Castille, et d*où vient mon malheur 
Qjie mes seize ans n'ont pu t'attendrir et te plaire? 
Mais, hélas! par un vent de haine et de colère 
Ma rapide jeunesse est fauchée en sa fleur! 

Pourtant, je n'ai failli d'acte ni de pensée 
Envers ce Roi cruel qui me veut tant de mal. 
Épouse, et vierge encor, comme au jour baptismal, 
O Jésus! je descends dans la terre glacée. 

Et vous. Rayons vivants de l'étemel Flambeau, 
Anges du Paradis, qui brûlez de saints zèles. 
Dans la paix et l'amour emportez sur vos ailes 
Mon âme inmiaculée au sortir du tombeau! 

Maintenant, Dieu m'assiste! Achève ma misère. 
Ami! Je te pardonne, ainsi que je le dois. — 
Alors, le meurtrier féroce, des dix doigts 
Prend le col délicat, frêle et doux, et le serre. 



LE ROMANCE DE DONA BLANCA. 253 

Puis, il clôt les yeux bleus voilés de longs cils d'or, 
Dispose la figure au pâle lys pareille, 
Et, livide, muet, furtif, prêtant l'oreille. 
Disparaît dans le noir et profond corridor. 

Telle, à Xerez, finit Dona Blanca de France, 
Dès le berceau vouée au royal assassin; 
Dieu, qui peut tout, ayant, dans un secret dessein. 
Empli son peu de jours d'angoisse et de souflrance. 

Mais le Diable, qui sait que son homme est à point. 
Pousse déjà, du haut des blanches Pyrénées, 
Les Routiers dévalant par bandes forcenées. 
Et le Bâtard, la haine au cœur et dague au poing. 



m^M 



^ 



LA MAYA 



La Maya 



Maya! Maya! torrent des mobiles chimères, 
Tu fais jaillir du cœur de l'homme universel 
Les brèves voluptés et les haines amères, 
Le monde obscur des sens et la splendeur du ciel; 
Mais qu'est-ce que le cœur des hommes éphémères, 
O Maya! sinon, toi, le mirage immortel? 
Les siècles écoulés, les minutes prochaines. 
S'abîment dans ton ombre, en un même moment. 
Avec nos cris, nos pleurs et le sang de nos veines : 
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment, 
La Vie antique est faite inépuisablement 
Du tourbillon sans fin des apparences vaines. 




17 



LES ÉRINNYES 



à 




LES ÉRINNYES 



PREMIERE PARTIE 



Klytaimnestra 



Le portique extérieur du vieuï palais de PéloB. Architecture rasBMve. 
ColoDoes CDoiques, trapues et saas base. Au fond, Argos, entre lei 
coloDoes. La scène est sombre. Les Érinnyes, gracdes, blSmes, déchar- 
nées, vStues de longues robes blanches, les cheveux épare sur la face et 
EUT le dos, vont et viennent. Le jour se lève. Toutes disparaissent. 

Les vieillards Argiens, appuyés sur de hautes crosses, entrent par le fond, 
et se séparent en deux demi-chceurs, à droite et à gauche. — Talthjbios 
et Euiybatts font quelques pas en avant, l'un vers l'autre. 



TALTHYBIOS, EURYBATÈS, 
Le Chœur des Vieillards. 



TALTHYBIOS. 

O chers vieillards, depuis dix très longues années, 
Us sont partis, les Rois des nefs éperonnées. 



262 POÈMES TRAGIQUES. 

Entraînant sur la mer tempétueuse, hélas ! 

Les hommes chevelus de l'héroïque Hellas, 

Qui, tels qu'un vol d'oiseaux carnassiers dans l'aurore, 

De cent mille avirons battaient le flot sonore. 

Et nul n'est revenu, des guerriers ou des chefs! 

EURYBATÈS. 

Tant de braves, ô Dieux d'Hellas! et tant de nefs! 

TALTHYBIOS. 

Que de bouches mordant la terre où le sang fume, 
Que d'étalons mâchant une suprême écume, 
Que de lances rompant l'orbe des boucliers, 
Que de chars fracassés vides de cavaliers. 
Et d'âpres hurlements mêlés au choc des armes ! 

EURYBATÈS. 

Pour une femme, ô Dieux, que de sang et de larmes! 

TALTHYBIOS. 

Seuls, ici, vieux, sans force et tremblants, nous restons 

Près des foyers éteints, ployés sur nos bâtons ; 

Mais nos enfants sont morts dans leur vigueur première ! 

EURYBATÈS. 

Comme des spectres nous errons à la lumière. 

TALTHYBIOS. 

Il ne reviendra plus, TAtréide divin ! 



LES ÉRINNYES. 2^3 



Quelles libations d'eau salée ou de vin, 

Qiielles cuisses de bœufs, lourdes de double graisse, 

Apaiseront jamais TÉrinnys vengeresse 

Q.ui hante, nuit et jour, cette antique maison. 

Cet antre de la haine et de la trahison. 

Exécrable témoin des vieux crimes des hommes? 

EURYBATÈS. 

Silence ! Taisons-nous, impuissants que nous sommes ! 

La femme qui commande avec un cœur de fer 

N'attend plus le héros qu'a pris la sombre mer. 

Ou que le Priamide a dompté de sa lance. 

Pour nous, ayons un bœuf sur la langue. Silence! 

TALTHYBIOS. 

Et le jeune héritier de ce palais ancien ! 
Cette honte est sa part, cet opprobre est le sien. 
De vivre misérable et sous le fouet servile. 
Et de ne plus revoir son peuple ni sa ville, 
Hélas! 

EURYBATÈS. 

Hélas ! 

TALTHYBIOS. 

O Zeus ! assis sur les sommets 
Vénérables, dont l'œil ne. se ferme jamais, 
De qui l'épais sourcil courbe nos pâles têtes 
Sous la convulsion tonnante des tempêtes. 



I 

264 POÈMES TRAGIQUES. 



O Daimôn très auguste et toujours triomphant» 
Entends-nous ! Souviens-toi du père et de Tenfant ! 



II 



Les Précédents, LE VEILLEUR. 

LE VEILLEUR, entrant précipitamment. 

C'est lui! Mes yeux Font vu. Le feu sacré flamboie, 

C'est lui ! Le Danaen s'est rué sur sa proie. 

Et la grande Ilios s'écroule sous les Dieux ! 

O sanglante splendeur d'un jour victorieux, 

Qui roules de montagne en montagne dans l'ombre. 

Salut, flamme! salut, gloire de la nuit sombre. 

Que, sous la pluie et sous les astres éclatants. 

Mes yeux ont tant de fois cherchée, et si longtemps ! 

Patrie ! ils ont mordu, les mâles de ta race, 

La groge Phrygienne avec l'airain vorace; 

Ils ont déraciné la muraille et la tour! 

Et voici resplendir l'aurore du retour ! 

TALTHYBIOS. 

Insensé, qu'as-tu dit, et quel songe t'égare ? 
Va! la cendre du Chef gît sur le sol barbare; 
Aucun ne reviendra, de ceux que nous aimons. 



LES ÉRINNYES. 265 



EURYBATÈS. 

C'est un feu de berger au faîte noir des monts, 
Ou quelque rouge éclair du Kronide. 

LE VEILlEUR. 

Non, certes! 
J'étais debout, veillant, les paupières ouvertes. 
Non! Le dernier bûcher, le plus haut, pousse encor 
A travers la nuée un long tourbillon d'or : 
C'est le signal jailli d'Ilios enflammée. 
Je l'atteste! Ilios est aux mains de l'armée, 
Et le Maître, le Roi des hommes, est vainqueur! 



m 



Les Précédents, KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA. — Elle entre, suivie de ses femmes. — 
£lle fait un geste. — Le Veilleur sort. 

n a dit vrai. Vieillards, la joie est dans mon cœur. 

Comme un torrent d'hiver qui déborde les plaines. 

Les Dieux ont déchaîné la fureur des Hellènes. 

La lance au poing, la haine aux yeux, l'injure aux dents, 

Sur les temples massifs, sur les palais ardents 

Que l'incendie avec mille langues hérisse, 

J'entends tourbillonner Pallas dévastatrice. 

Et la foule mugir et choir par grands monceaux. 

Et les mères hurler d'horreur, quand les berceaux. 



266 POÈMES TRAGiaUES. 



Du haut des toits fumants écrasés sur les pierres, 
Trempent d'un sang plus frais les sandales guerrières. 
Ah ! la victoire est douce, et la vengeance aussi ! 
Rendez grâces aux Dieux, vieillards, de tout ceci. 
Qjae de fois ils m'ont prise au filet des vains rêves ! 
Mais il faut bien payer nos prospérités brèves. 
Et c'est peu que dix ans d'attente et de désir, 
Q.uand le prix en est proche, et qu'on va le saisir. 
Oui ! Le Maître, l'Époux, le Roi des nefs solides. 
Revient au noir palais des héros Tantalides, 
Et, comme il sied sans doute, il m'y rencontrera! 

TALTHYBIOS. 

Femme du Chef absent. Reine Klytaimnestra, 

Qui commandes la sainte Argos chère aux Daimones, 

Certes, nous l'avouons, tes paroles sont bonnes, 

Mais l'Espérance est jeune, et nous sommes très vieux ! 

EURYBATÈS. 

L'ineffable avenir est dans la main des Dieux. 
Souvent l'essaim léger des visions joyeuses 
Illumine la paix des nuits silencieuses. 
Crains l'aube inévitable, ô Reine, et le réveil! 

KLYTAIMNESTRA. 

Suis-je un enfant qui pleure ou rit dans le sommeil ? 
Soit! Il suffit : j'ai vu pour vos vieilles prunelles. 
Chantez aux Bienheureux les hymnes solennelles. 



LES ÉRINNYES. 267 



Car la flamme infaillible a parlé hautement, 
Et les nefs ont fendu Poséidon écumant, 
Et Téperon d'airain s'enfonce dans le sable. 
Il approche, le Chef sacré, l'irréprochable 
Porte-sceptre, à qui Zeus accorde le retour, 
Mais non pas, ô vieillards, de voir, vivante au jour, 
Cette jeune victime aisément égorgée 
Dont le sang pur coula pour qu'Hellas fût vengée. 
Cette première fleur éclose sous mes yeux 
Comme un gage adoré de la bonté des Dieilx, 
Et que, dans le transport de ma joie infinie. 
Mes lèvres et mon cœur nommaient Iphigénie! 
Ce qui dut être fait est fait. C'est bien. L'oubli 
Convient à l'homme, alors que tout est accompli. 
Louez les Dieux! L'armée a pris la grande Troie. 
Je vais à toute Argos annoncer cette joie, 
Et, sous le vaste ciel, faire, de l'aube au soir. 
De cent taureaux beuglants ruisseler le sang noir. 

Elle sort. 



IV 

TALTHYBIOS, EURYBATÈS, 
Le Chœur des Vieillards. 

TALTHYBIOS. 

Rois Olympiens, vengeurs des faits illégitimes ! 



268 POÈMES TRAGIQUES. 

Si le feu bondissant luit de cimes en cimes, 

Si mes yeux vont revoir le Maître qui m'est cher, 

D'où vient cette terreur qui hérisse ma chair? 

EURYBATÈS. 

O VOUS, qui, déroulant les saisons et les heures, 
Ramenez dans Argos et ses riches demeures 
Le Dompteur de chevaux qui réjouit mes yeux. 
Je n'ose vous louer, Protecteurs des aïeux! 
Sous un funèbre doigt mes lèvres sont scellées. 

TALTHYBIOS. 

Images des vieux Chefs, Ombres échevelées, 
Qiii portez à pas lents sur l'épaule et le dos 
Les forfaits accomplis, comme de lourds fardeaux, 
Pourquoi m'envelopper d'un murmure de haine ? 
Faces des morts couchés par milliers sur la plaine. 
Et dans la nuit sinistre en proie aux chiens hurleurs, 
Qiie me demandez-vous, ô Spectres, ô douleurs ! 

EURYBATÈS. 

Hélas ! que me veux-tu, charme de la patrie, 
Jeune Vierge, au milieu des déhces nourrie, 
Qiii croissais dans ta grâce et dans ta pureté? 
Ta chair blanche a saigné sur l'autel détesté ! 

TALTHYBIOS. 

La Ville injurieuse est conquise. Dieux justes! 



LES ÉRINNYES. 269 



Vous avez renversé ses murailles robustes. 

Couché la citadelle au niveau du sillon, 

Et chassé vers Argos un morne tourbillon 

De vaincus, vils troupeaux bêlant hors des étables! 

Mais j'ai le cœur très sombre, ô Dieux inévitables, 

O patients Vengeurs longuement suppliés ! 

Tous les crimes anciens ne sont pas expiés. 

EURYBATÈS. 

J'entends une rumeur qui roule, immense, et telle 
Que la mer. 

TALTHYBIOS. 

Il est vrai. Qpe nous annonce-t-elle ? 

EURYBATÈS. 

Un long cri de victoire et de joie, ô vieillards, 
Se mêle par la Ville au bruit strident des chars ! 
C'est le Maître, entouré de clameurs infinies. 

TALTHYBIOS. 

Cher Zeus, préserve-le des vieilles Érinnyes ! 

EURYBATÈS. 

Un malheur est caché dans l'ombre, je le crains. 
Déesses, qui hantez les gouffres souterrains. 
Faites ses derniers jours tranquilles et prospères! 



270 POÈMES TRAGIQUES 



V 



Les Précédents, KLYTAIMNESTRA, 

AGAMEMNON, KASANDRA, 

Guerriers, Matelots, Femmes de Klytaimnestra, 

Captifs et Captives. 

klytaimnestra. 

O Roi ! franchis le seuil antique de tes pères. 
Entre, applaudi des Dieux et des hommes, vivant 
Et glorieux, sauvé des flots noirs et du vent. 
De la foudre de Zeus et des lances guerrières ! 
Cher homme, qu'ont suivi mes pleurs et mes prières, 
Destructeur d'Ilios, rempart des Akhaiens ! 
Quand, loin de la patrie, ô Chef, et loin des tiens. 
Au travers de la plaine où sonnaient les knémides, 
Tu poussais sur le mur massif des Priamides 
Un tourbillonnement d'hommes et de chevaux. 
Solitaire, livrée en pâture à mes maux, 
Errant de salle en salle au milieu des ténèbres, 
L'oreille ouverte au vol des visions funèbres, 
Moi, j'entendais gémir le palais eflfrayant; 
Et, de l'œil de l'esprit, dans l'ombre clairvoyant, 
Je dressais devant moi, majestueuse et lente. 
Ta forme blême, ô Roi, ton image sanglante! 



LES ÉRINNYES. 27I 



Qiie peut la morne veuve, hélas! d'un tel mari? 
Et c'est pourquoi ton fils, l'enfant que j'ai nourri, 
L'héritier florissant du sceptre et des richesses. 
Vit loin d'Argos et loin des embûches traîtresses. 
Tu le verras. Les temps sont passés à jamais 
De$ songes pleins d'horreur où je me consumais, 
Et d'une attente aussi qui semblait étemelle. 
Voici l'homme! Voici l'active Sentinelle 
Du seuil, celui qui m'est plus doux et plus sacré 
Qu'au lointain voyageur ardemment altéré 
Le frais jaillissement de l'eau qui le convie ! 
Viens donc, ô Maître, orgueil d'Hellas et de ma vie, 
Et foule fièrement d'un pied victorieux 
Cette pourpre qui mène aux palais des aïeux ! 

Les femmes de Kfytatmnestra étendent des tapis de pourpre 
devant Agamemnôn. 

AGAMEMNÔN. 

Je te salue, Argos, de lumière fleurie ! 

Salut, temples, foyers, peuple de la patrie ! 

Et vous qui de l'opprobre et de l'iniquité 

Avez gardé mon toit depuis longtemps quitté, 

Zeus! Hermès! Apollon, Prince aux flèches rapides! 

Je vous salue, amis divins des Atréides, 

Qui, dans l'épais filet patiemment tendu, 

Avez amoncelé tout un peuple éperdu. 

Et qui faites encore, au milieu des nuits sombres, 

La tempête du feu gronder sur ses décombres ! 



272 POÈMES TRAGIQUES. 

Pour toi, femme! ta bouche a parlé sans raison : 

J'entrerai simplement dans la haute maison; 

Je veux être honoré, non comme un Dieu, non comme 

Un Roi barbare enflé d'orgueil, mais tel qu'un homme; 

Sachant trop que l'Envie aux regards irrités 

Rôde dans l'ombre autour de nos félicités. 

Il convient d'être sage et maître de soi, femme! 

KLYTAIMNESTRA. 

Chère tête, consens! J'ai ce désir dans l'âme. 
Puisque les jours mauvais ne sont plus, il m'est doux 
D'honorer hautement et le Maître et l'Époux 
Et le vengeur d'Hellas. Roi des hommes, sans doute 
Cette pourpre t'est due, et plaît aux Dieux. 

AGAMEMNÔN. 

Écoute, 
Femme! Garde en ton cœur ma parole : obéis! 
L'âpre terre, le sol bien-aimé du pays 
M'est un chemin plus sûr, plus somptueux, plus large. 
J'ai, sans ployer le dos, porté la lourde charge 
Des jours et des travaux que les Dieux m'ont commis. 
Et n'attends au retour rien que des cœurs amis. 
Ni flatteuses clameurs, ni faces prosternées ! 

Montrant Kasandra, 

Regarde celle-ci. Les promptes Destinées 

Sous les pas triomphants creusent un goufire noir; 

Et qui hausse la tête est déjà près de choir. 



LES ÉRINNYES. 273 



Donc, fille de Léda, sois douce à l'Étrangère, 
Rends moins rude son mal et sa chaîne légère; 
Car les Dieux sont contents quand le maître est meilleur! 
Et le sang des héros a nourri celte fleur 
Sur un arbre royal dépouillé feuille à feuille. 
J'entre. Que la maison me sourie et m'accueille. 
Sorti vivant des mains d'Ares, le dur Guerrier! 
Et vous, recevez-moi, Daimones du foyer ! 

// entre dans le palais, suivi des guerriers, des matelots, des 
captifs et des captives. 



VI 



KLYTAIMNESTRA, 

KASANDRA, TALTHYBIOS, EURYBATÈS, 

Le Chœur des Vieillards, Femmes 

DE KlYTAIMNESTRA. 
KLYTAIMNESTRA. 

Viens, Kasandra! Sans doute il est pesant et rude 
Le joug du sort contraire et de la servitude; 
Mais tu tombes aux mains de maîtres bons et doux 
Qui prendront ta misère en pitié. Viens, suis-nous. 

Kasandra reste immobile. 

TALTHYBIOS. 

Femme, entends-tu? 

18 



274 POÈIiES TRAGIQUES. 

EURYBATÈS. 

La Reine, ô femme, t'a nommée. 

KLYTAIMNESTRA. 

Elle reste muette et comme inanimée. 
Je n'ai pas le loisir d'attendre, Esclave ! Viens ! 
Les brebis, près du feu, bêlent dans leurs liens; 
Les taureaux, couronnés des saintes bandelettes. 
Vont mugir, en tirant leurs langues violettes; 
L'orge se mêle au sel, le miel au vin pourpré; 
Le parfum brûle et fume, et le couteau sacré 
Près des vases d'argent reluit hors de la gaine. 

Kcuandra reste immobile. 

Cette femme en démence a les yeux pleins de haine 
D'une bête sauvage et haletante encor. 
Va ! nous te forgerons un frein d'ivoire et d'or, 
Fille des Rois ! un frein qui convienne à ta bouche. 
Et que tu souilleras d'une écume farouche ! 

Elle entre dans le palais, suivie de ses femmes. Kasandra est 
restée immobile. 



VII 

TALTHYBIOS, EURYBATÈS, 
Le Chœur des Vieillards, KASANDRA 

TALTHYBIOS. 

Le langage d'HeUas ne t'est-il point connu? 



LES ÉRINNYES. 275 



KASANDRA. 

Dieux ! Dieux ! La coupe est pleine, et mon jour est venu ! 

EURYBATÈS. 

Malheureuse ! Pourquoi gémis-tu de la sorte? 

KASANDRA. 

Qjne ne suis- je égorgée, ô Dieux, et déjà morte! 
L'irrévocable Hadès m'appelle par mon nom. 
Où suis-je ? 

TALTHYBIOS. 

Sous le toit royal d'Agamemnôn. 

KASANDRA. 

O demeure! de l'homme et des Dieux détestée! 
Dans quel antre inondé de sang m'as-tu jetée, 
Cher Apollon ? 

EURYBATÈS. 

Elle a, certes, le flair d'un chien ! 

TALTHYBIOS. 

On dirait qu'elle sent l'odeur d'un meurtre ancien, 
Ou qu'un soufile augurai oSense ses narines. 

" KASANDRA. 

Que la sombre maison penche et croule en ruines ! 



À 



276 POÈMES TRAGIQUES. 

EURYBATÈS. 

Pourquoi la maudis-tu si désespérément? 

KASANDRA. 

Arrête ! En vérité, c'est un égorgement 

Monstrueux, et le brave est dompté comme un lâche. 

Hâtez-vous! Écartez le taureau de la vache! 

Ah! ah! le voile épais l'enserre de plis lourds; 

Elle frappe, il mugit, elle frappe toujours ; 

La fureur de ses yeux jaillit comme une flamme, 

L'odieuse femelle! Et le mâle rend l'âme! 

TALTHYBIOS. 

Quel meurtre lamentable annonce-t-elle ainsi? 

KASANDRA. 

Cher Dieu, pour y mourir, tu m'as traînée ici ! 

EURYBATÈS. 

Maintenant, elle pleure et gémit sur soi-même. 
Un Dieu, dis-tu! Lequel? 

KASANDRA. 

L'Archer divin qui m'aime ! 

TALTHYBIOS. 

Il t'aime, et te poursuit de sa haine! Comment? 



LES ÉRINNYES. 277 



KASANDRA. 



Ah! j'ai trompé son âme et trahi le serment; 
Et c'est la source, hélas! de mes longues tortures. 
Mon regard plonge en vain dans les choses futures : 
Jamais ils ne m'ont crue ! et tous riaient entre eux, 
Ou me chassaient, troublés par mes cris douloureux. 
Et moi, dans la nuit sombre errant, désespérée, 
J'entendais croître au loin l'invincible marée. 
Le sûr débordement d'une mer de malheurs; 
Et le Dieu sans pitié, se jouant de mes pleurs, 
De mille visions épouvantant mes veilles, 
Aveuglait tout mon peuple, et fermait ses oreilles; 
Et je prophétisais vainement, et toujours! 
Citadelles des Rois antiques, palais, tours ! 
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère. 
Sable des bords natals où chantait l'onde amère. 
Fleuves, Dieux fraternels, qui, dans vos frais courants. 
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants, 
Et qui, le soir, d'un flot amoureux qui soupire 
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire ! 
O vous qui, maintenant, emportez à pleins bords 
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts, 
Échevelés, souillés de fange et les yeux vides ! 
Skamandros, Simoïs, aimés des Priamides ! 
O patrie, Ilios, montagnes et vallons, 
Je n'ai pu vous sauver, vous, ni moi-même ! Allons ! 
Puisqu'un souffle fatal m'entraîne et me dévore. 
J'irai prophétiser dans la Nuit sans aurore; 



278 POÈMES TRAGIQUES. 

A défaut des vivants, les Ombres m'en croiront ! 
Pâle, ton sceptre en main, ta bandelette au front. 
J'irai, cher Apollon, ô toi qui m'as aimée ! 
J'annoncerai ta gloire à leur foule charmée. 
Voici le jour, et l'heure, et la hache, et le lieu. 
Et mon âme va fuir, toute chaude d'un Dieu ! 

EURYBATÈS. 

C'est la vérité, femme 1 et je ne puis m'en taire. 
Car ce bruit lamentable a couru sur la terre. 
Il est vrai que ces murs malheureux, autrefois. 
Ont vu couler le sang et les larmes des Rois; 
Mais ces calamités ne doivent plus renaître. 

TALTHYBIOS. 

Repose-toi sans peur aux sûrs foyers du Maître. 

Ton père est mort, ta ville est en cendres, les Dieux 

Ont ployé ton cou libre au joug injurieux; 

Car il nous faut subir la sombre destinée, 

Et c'est pour la douleur que notre race est née. 

Les Dieux seuls sont heureux toujours. Mais sache bien 

Que ta vie est sacrée, ô femme! et ne crains rien. 

KASANDRA. 

Insensés ! vous aussi vous ne m'aurez point crue ! 
Écoutez ! La clameur lointaine s'est accrue. 
Oh ! les longs aboiements ! Je les vois accourir. 
Les Chiennes, à l'odeur de ceux qui vont mourir. 



LES ÉRINNYES. 279 



Les Monstres à qui plaît le cri des agonies, 

Les Vieilles aux yeux creux, les blêmes Érinnyes, 

Qui flairaient dans la nuit la route où nous passions! 

Viens, lugubre troupeau des Exécrations, 

Meute, qui vas, hurlant sans relâche, et qui lèches 

Des antiques forfaits les traces toujours fraîches ! 

Viens ! viens ! Il va tomber sous la hache, et crier 

Son dernier cri, le Roi des hommes, le guerrier 

Brave et victorieux, sous qui s'est écroulée 

Ta muraille, Ilios, hautement crénelée ! 

O mon peuple, ô mon père, ô mes frères, voyez 

Et réjouissez-vous : vos maux sont expiés. 

Ah ! ah ! Le Chef divin, le destructeur des villes. 

Il s'est pris au riant visage, aux ruses viles, 

A la bouche qui flatte, à l'œil faux, à la main 

Qui caresse et l'assomme inerte au fond du bain ! 

EURYBATÈS. 

Malheureuse! tais-toi I ta parole est terrible. 

TALTHYBIOS. 

Passe, avant de parler, tes oracles au crible, 
Divinatrice ! ou clos ta bouche avec ton poing. 

KASANDRA. 

Misérables vieillards, ne m'écoutez donc point. 

Et toi! toi dont l'œil d'or dans mes yeux se reflète, 

Reprends ton sceptre avec ta double bandelette. 



28o POÈMES TRAGiaUES. 

Céleste Archer ! 

EUe jette son sceptre et arrache ses bandelettes. 

Je sens le soufHe de la mort, 
Et ma chair va frémir sous le couteau qui mord, 
Et, dans l'Hadès fleuri de pâles asphodèles, 
Les Ombres des aïeux vont m'accueillir près d'elles ! 
Mais, un jour, je serai vengée. Il reviendra. 
Celui qui but ton lait fatal, Klytaimnestra ! 
Le Vagabond nourri d'inexpiables haines. 
Le monstrueux Enfant des races inhumaines, 
Le Tueur de sa mère, à lui-même odieux, 
Et toujours flagellé par la fureur des Dieux! 
.Maintenant, qu'on me lie, et qu'un seul coup m'achève ! 
Et que je dorme enfin ! 

Elle veut entrer dans le palais, et recule. 

Oh ! le lugubre rêve ! 
Sentir l'airain me mordre à la gorge, et mon sang 
Ruisseler tout entier de mon corps frémissant! 
Je n'ose pas, vieillards! j'ai peur! un noir nuage 
M'aveugle, et la sueur inonde mon visage. 

EURYBATÈS. 

S'il est vrai, n'entre pas, malheureuse ! va, fuis ! 
Nous resterons muets. Fuis Argos! 

KASANDRA. 

Je ne puis. 
Il faut entrer, il faut que la Chienne adultère 



LES ÊRINNYES. 281 



Près du Maître dompté me couche contre terre. 
C'est un suprême honneur, au seul lâche interdit, 
Que de braver la mort. Allons!... Et sois maudit. 
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire 
De meurtres, où le fils tuera comme le père, 
Nid d'oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus ! 
Par la foi violée et les serments rompus. 
Par l'aflfreuse vengeance et le Festin impie, 
Par les yeux vigilants de la ruse accroupie. 
Par lé morne Royaume où roulent les vivants, 
Par la terreur des nuits, par le râle des vents. 
Par le gémissement qui monte de l'abîme. 
Par les Dieux haletants sur la piste du crime. 
Par ma Ville enflammée et mon peuple abattu. 
Sois éternellement maudit! maudit sois-tu! 

Elle entre dans le talais. 



VIII 

Les Précédents, Le Chœur des Vieillards. . 

TALTHYBIOS. 

Puisse Zeus démentir ses paroles amères ! 



EURYBATÈS. 

Hélas ! c'est le souci des hommes éphémères 



282 POÈMES TR/lGiaUES. 

De suivre, en trébuchant dans l'ombre du chemin, 
La mourante lueur d'un jour sans lendemain ! 

TALTHYBIOS. 

Quel homme peut se dire heureux sous les nuées ? 

EURYBATÈS. 

Comme les grandes eaux qui s'en vont reâuées 
Et semblent disparaître à l'horizon dormant, 
Les biens qu'on croit saisir reculent brusquement. 

TALTHYBIOS. 

• 

Nul ne peut retenir de ses mains inhabiles 
Le tourbillon léger des phalènes mobiles. 

EURYBATÈS. 

Et nul aussi ne peut arrêter dans son cours 
Le torrent déchaîné des lamentables jours! 

AGAMEMNÔN, dans le palais. 

A moi! je suis frappé mortellement. Infâme! 
A moi! 

TALTHYBIOS. 

Grands Dieux ! quel cri funèbre ! 

AGAMEMNÔN. 

Arrête, femme ! 
Je meurs. 



LES ÉRINNYES. ^83 



EURYBATÈS. 

C'est TAtréide! Un invincible effroi 
Rompt mes membres. Courons! on égorge le Roi. 

TALTHYBIOS. 

Non ! Pour moi, chers vieillards, ce n'est point ma pensée. 

Sans armes, et si vieux ! la tâche est insensée ! 

Et les bras les plus forts et les plus résolus 

Ne rendent point la vie à ceux qui ne sont plus. 

EURYBATÈS. 

O malédiction de la femme prophète ! 



IX 



Les Précédents, KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA. — Sa robe est tachée de sang. — Elle tient une hache. 

Moi, moi, je l'ai frappé ! c'est moi ! La chose est faite. 
Ah! ah! j'ai très longtemps rêvé cette heure-ci. 
Que les jours de mon rêve étaient lents ! Me voici 
Éveillée, et debout! et j'ai goûté la joie 
De sentir palpiter et se tordre ma proie 
Dans le riche filet que mes mains ont tissu. 
Qui dira si, jamais, les Dieux mêmes ont su 
De quelle haine immense, encore inassouvie. 



2S4 POÈMES TRAGiaUES. 

Je haïssais cet homme^ opprobre de ma vie ! 

Trois fois je Tai frappé comme un bœuf mugissant, 

Et« trois fois, le âot tiède et rapide du sang 

 jailli sur ma robe, ineffable rosée 1 

Et plus douce à mon cœur qu'à la terre épuisée 

Ta fraîche pluie, ô Zeus, après un jour d'été! 

TALTHYBIOS. 

J'admire ton audace, et reste épouvanté. 

KLYTAIMNESTRA. 

Je l'atteste, louez ou blâmez, que m'importe ! 
J'ai frappé sûrement, vieillards! la bête est morte. 

EURYBATÈS. 

O femme, quel poison du noir Hadès venu. 
Quel fruit maudit poussé hors d'un sol âpre et nu. 
Ont corrodé ta bouche et ton sang? Q.uelle rage 
A soufflé dans ton cœur ce monstrueux courage 
D'égorger ton époux de ces mains que voilà. 
Et qu'as-tu fait aux Dieux pour avoir fait cela? 

KLYTAIMNESTRA. 

Mes mains ont accompli l'action que j'ai dite. 
Elle est bonne! et je m'en glorifie. 

TALTHYBIOS. 

Ah ! maudite ! 



LES ÉRINNYES. 283 



Mais, au seul bruit du crime horrible où tu te plais, 
Tu seras loin d'Argos chassée, et sans délais. 
En exécration au peuple, vagabonde, 
Et hurlante, semblable à quelque bête immonde, 
Tu fuiras sans repos, demain comme aujourd'hui, 
Et ton chemin criera sur tes traces! 

KLYTAIMNESTRA. 

Et lui! 
Et lui qui, plus féroce, hélas ! qu'un loup sauvage. 
Du cher sang de ma fille a trempé le rivage. 
De celle que j'avais conçue, et que j'aimais. 
Aurore de mon cœur éteinte pour jamais, 
Joie, honneur du foyer! de ma fille étendue 
Sur l'autel, et criant vers sa mère éperdue, 
Tandis que l'égorgeur, impitoyablement. 
Aux Dieux épouvantés oflFrait son cœur fumant ! 
Lui, ce père, héritier de pères fatidiques. 
On ne l'a point chassé des demeures antiques. 
Les pierres du chemin n'ont pas maudit son nom ! 
Et j'aurais épargné cette tète ? Non, non ! 
Et cet homme, chargé de gloire, les mains pleines 
De richesses, heureux, vénérable aux Hellènes, 
Vivant outrage aux pleurs amassés dans mes yeux, 
Eût coulé jusqu'au bout ses jours victorieux, 
Et, sous le large ciel, comme on fait d'un Roi juste. 
Tout un peuple eût scellé dans l'or sa cendre auguste? 
Non ! que nul d'entre vous ne songe à le coucher 



286 POÈMES TRAGIQ.UES. 

Sur la pourpre funèbre, au sommet du bûcher! 
Point de libations, ni de larmes pieuses! 
Qp'on jette ces deux corps aux bètes furieuses, 
Aux aigles que l'odeur conduit des monts lointains. 
Aux chiens accoutumés à de moins vils festins ! 
Oui! je le veux ainsi : que rien ne les sépare. 
Le dompteur d'Uios et la femme barbare, 
Elle, la prophétesse, et lui, l'amant royal. 
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial! 

EURYBATÈS. 

Tu l'as tuée aussi ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Penses-tu que j'hésite? 
J'ai tranché le blé mûr et l'herbe parasite. 
Quant à ses compagnons, complices ou témoins 
De son crime, ils sont morts. Mais de plus nobles soins 
Que la vaine terreur d'une foule insensée, 
Désormais, ô vieillards, agitent ma pensée. 
Allez ! dites au peuple assemblé tout entier 
Que le sceptre est aux mains d'un vaillant héritier, 
Du fils de Thyestès, que j'aime ! 

TALTHYBIOS. 

O Dieux ! ô Terre ! 
Nous, vivre sous les pieds de ce lâche adultère ? 



LES ÉRINNYES. 287 



Est-ce à la sainte Argos qu'un tel opprobre est dû, 
Femme ? 



EURYBATÈS. 



Mais le jeune homme indignement vendu, 
L'enfant d'un noble père et d'une mère impie, 
Orestès est vivant ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Qji'il vive, et qu'il expie 
La honte d'être né de ce sang odieux! 
Je consens qu'il grandisse, éloigné de mes yeux, 
Sans patrie et sans nom. C'est assez qu'il respire. 
L'exil est dur? La mort irrévocable est pire. 

TALTHYBIOS. 

Grands Dieux! Ton fils aussi, femme, tu le tuerais? 

KLYTAIMNESTRA. 

Son père a bien tué ma fille! Je le hais. 

Je hais tout ce qu'aima, vivant, ce Roi, cet homme, 

Ce spectre : Hellas, Argos, la bouche qui le nomme. 

Le soleil qui l'a vu, l'air qu'il a respiré. 

Ces murs que souille encor son cadavre exécré. 

Ces dalles que ses pieds fimestes ont touchées, 

Les armes des héros par ses mains arrachées. 

Et les trésors conquis dans les remparts fumants, 

Et ce que j'ai conçu de ses embrassements ! 



288 POÈMES TRAGIQUES. 

EURYBATÈS. 

Courons ! Crions la mort du Roi. Qu'Ârgos se lève ! 

TALTHYBIOS. 

U faut saisir la hache et dégainer le glaive. 

Et traîner le tyran par les pieds hors des murs ! 

Les actes les plus prompts, amis, sont les plus sûrs. 

EURYBATÈS. 

Certes! allons! Il faut que la foule accourue 
Dans ce palais fatal, furieuse, se rue. 
Hâtons-nous! 

KLYTÂlMNESTRA. 

C'est assez, vieillards, et tout est bien. 
L'épouvante est au seuil de chaque citoyen. 
Le fils de Thyestès, de l'éclair de sa lance, 
Sur toute bouche ouverte a cloué le silence. 
Faites ainsi. Sinon, par l'homme châtié 
Qui git là ! par les noirs Daimones ! sans pitié 
Pour votre barbe blanche et pour vos larmes vaines. 
L'inexorable airain épuisera vos veines : 
Vous mourrez tous, vieillards ! J'en jure un grand serment. 

TALTHYBIOS. 

Reine Klytaimnestra, tu parles hardiment. 

Nous remettons aux Dieux la vengeance prochaine! 

EURYBATÈS. 

Mais si la foudre, un jour, sur ton front se déchaîne. 



LES ÉRIXNYES. 289 



Si rexpiatîon se mesure au forfait, 
Souviens-toi, femme ! 



KLYTAIMNESTRA. 



Soit. J'en subirai Teôet. 
Quittez ce vain souci dont voire âme est chargée. 
Allez ! 

Les vieillards sortent. 



X 



KLYTAIMNESTRA, stuU. 

J'aime, je règne ! et ma fille est vengée! 
Maintenant, que la foudre éclate au fond des cieux : 
Je l'attends, tête haute, et sans baisser les yeux ! 




ï9 



DEUXIEME PARTIE 



Orestès 



A gauche, le palais de Pélops. A droite, arbres et rochers. Au fond de la 
scène, un tertre nu, et, au delà, la plaine d'Argos. 

Les Khoèphores, portant les coupes des libations et les guirlandes funé- 
raires, sortent du palais, et se rangent en deux demi-chœurs de chaque 
côté du tertre. 



I 



KALLIRHOÈ, ISMÈNA, 
LE Chœur des Khoèphores 



KALLIRHOÈ. 

Femmes, sur ce tombeau cher aux peuples Hellènes 
Posons ces tristes fleurs auprès des coupes pleines. 
L'ofirande funéraire est douce à qui n'est plus. 

Elles posent les coupés et les guirlandes. 



292 POÈMES TRAGIQ.UES. 



Il convient, selon Tordre et le rite voulus, 
Q.ue l'illustre Élektra, la tempe deux fois ceinte. 
Verse au mort bien-aimé la libation sainte, 
Et rappelle du fond de THadès souterrain. 
Ainsi le veut la Femme impie, au cœur d'airain. 
De sombres visions brusquement l'ont hantée : 
On dit que de l'Époux la face ensanglantée. 
Quand vient la nuit divine, habite dans ses yeux. 
Et qu'on entend parfois des cris mystérieux 
Et d'horribles fanglots à travers la demeure! 

ISMÈNA. 

Puisse l'Hadès aussi l'entendre ! et qu'elle meure ! 

KALLIRHOÈ. 

Assurément, son âme est en proie au remords. 
La mâchoire du Feu mange la chair des morts; 
Mais l'invincible esprit jaillit de leur poussière. 

ISMÈNA. 

Quand le meurtre a rougi la terre nourricière. 
Quel fleuve, ou quelle mer, a jamais effacé 
La souillure du sang aux mains qui l'ont versé ? 
Elle tremble aujourd'hui, cette louve traquée. 
De voir enfin surgir la vengeance embusquée; 
Car les divinateurs ont révélé ceci. 
Que le châtiment veille, et n'est pas loin d'ici. 
Ils savent le secret des songes et des charmes. 



LES ÊlilNNVES. 2^3 



KALLIRHOÈ. 

Pour nous, à qui les Dieux ont tout pris, sauf les larmes, 
Soumises au destin de maîtres malheureux, 
Laissons notre misère, et gémissons sur eux. 

IS&IÈNA. 

Va! sur la noble proie, inerte et chaude encore, 
La meute aux yeux ardents hurle et s'entre-dévore! 
Nos temples, nos foyers, nos pères d'ans chargés. 
Nos frères, nos époux, nos enfants sont vengés : 
Troie est morte! qu'Hellas meure de sa victoire! 

KALLIRHOÈ. 

O femmes, laissons faire au Sort expiatoire : 
Gardons-nous d'ajouter à ces calamités 
Par le contentement de nos cœurs irrités. 
La bienveillance sied à l'esclave lui-même. 

ISMÈNA. 

Nous aimons la divine Élektra qui nous aime. 
Innocente des maux que nous avons soufferts. 
Toujours ses belles mains ont allégé nos fers. 
La voici. Que pour elle un jour meilleur renaisse! 



294 POÈMES TRAGIQUES. 



II 

Les Précédentes, ÉLEKTRA. 

ÉLEKTRA. 

Femmes de la maison, douces à ma jeunesse, 

Conseillez mon cher cœur amèrement troublé. 

Sur ce tertre où mes pleurs ont tant de fois coulé. 

Où glt sans gloire, hélas ! celui que je révère. 

Que faut-il que je dise à son Ombre sévère? 

Qjie rÉpouse m'envoie à l'Époux? Ah! grands Dieux! 

Ou faut-il que, muette et détournant les yeux, 

Ayant versé trois fois la libation due. 

De ce funèbre lieu je m'enfuie éperdue? 

Ne m'abandonnez pas en cet ennui mortel. 

KALLIRHOÈ. 

Approche du tombeau comme d'un saint autel, 
Et prie, en répandant la coupe funéraire, 
L'Ombre auguste du Chef pour Orestès, ton frère 

ISMÈNA. 

Élektra! que mon cœur chérit pour ta bonté, 
Vors celui que la haine et la ruse ont dompté 
Hausse tes blanches mains de vierge, et le supplie, 
Afin que toute chose un jour soit accomplie. 



LBS ÉRINNYES. 2^5 



Qjie la Justice éclate, et qu'il arrive enfin, 
L'Enfant prédestiné, le jeune homme divin. 
L'irréprochable fils d'une effrayante mère. 

KALLIRHOÈ. 

Pour tous ceux qu'il aima dans la vie éphémère. 
Prie, ô noble Êlektra, ton père vénéré; 
Et les Dieux entendront ton appel éploré. 

ÊLEKTRA prend une coupe et s^ approche du tombeau, 

Hermès ! prompt Messager qui montes d'un coup d'aile 
De la pâle Prairie où germe l'asphodèle 
Jusques au pavé d'or des Princes de l'Aithèr, 
A toi d'abord, Hermès, le vin pur du Kratèr! 

Elle verse la libation. 

Daimones très puissants, Rois de la terre antique. 
Qui siégez côte à côte en son ombre mystique. 
Toi, Dieu terrible, et toi qui fais germer les fleurs, 
O Déesse ! écoutez le cri de mes douleurs : 
Faites que l'Atréide, errant dans l'Hadès blême. 
Exauce le désir de son enfant qui l'aime ! 

Elle verse la seconde libation. 

Maintenant, ô mon père, entends aussi ma voix. 

Et, du fond de la Nuit itrévocable, vois! 

Je gémis, opprimée, et ton fils est esclave ! 

Ta demeure est aux mains d'un lâche, qui te brave. 

Qui tient ton lit, ton sceptre, et dévore tes biens. 

O Vénérable, entends mes prières ! Oh 1 viens, 



2^6 POâMES TRAGIQUES. 

Viens ! Se glorifiant du meurtre qui la souille. 
Celle qui t'égorgea nous hait et nous dépouille. 
Chère Ombre ! sois terrible à ce couple pervers. 
Et dresse le Vengeur promis à nos revers! 

£iie virsê la troisième libation, — Orestès sort du milieu des 
rochers. 



III 

Les Précédentes, ORESTÈS. 

ORESTÈS. 

Les Dieux accompliront tes vœux, ô noble fille ! 
La nuée est déjà moins sombre où Taube brille. 
Et la mer est moins haute, et moins rude le vent. 

ÉLEKTRA. 

Qae nous veut l'Étranger ? 

ORESTÈS. 

Orestès est vivant. 
D approche, il est là. — Si tu Taimes, silence ! 
Ne crois pas qu'il recule ou que son cœur balance 
Il vengera d'un coup son père avec sa sœur. 

ÉLEKTRA. 

O parole sacrée et pleine de douceurl 
Orestès est vivant? 



LES ÉRINNYES. 297 



ORESTÈS. 

Femme, il vit. Je l'atteste. 

ÉLEKTRA. 

O Dieux, cachez-le bien à ce couple funeste ! 
Mais, Étranger, d'où vient que tu parles ainsi ? 
Dis-tu vrai? Mon cœur bat, mon œil est obscurci. 
Ne me trompes-iu pas? As-tu suivi sa trace? 
Orestès! Lui! L'espoir unique de sa race! 
Il respire ? O mes yeux, de larmes consumés ! 
Que je le voie, et meure entre ses bras aimés ! 

ORESTÈS. 

Chère Élektra, c'est moi! je suis ton frère. Écoute! 
Qu'il n'y ait dans ton sein ni tremblement, ni doute : 
Reconnais-moi, je suis ton frère! Oui, par les Dieux! 
Crois-en les pleurs de joie échappés de mes yeux. 
Et le cri de ton cœur. Je suis ton sang lui-même, 
Ton souci, ton regret, et ton espoir. Je t'aime ! 
O Princes, qui siégez dans la hauteur dû ciel. 
Soyez témoins! Et toi, sépulcre, saint autel, 
Et toi, vieille maison des aïeux! rochers sombres, 
Feuillages qui m'avez abrité de vos ombres, 
Terre de la patrie, ô sol trois fois sacré. 
Parlez tous! Soyez tous témoins que je dis vrai, 
Qu'Orestès est vivant, et que je suis cet homme ! 

ÉLEKTRA. 

Oui, c'est toi, douce lête ! Oui, tout mon cœur te nomme! 



298 POÈMES TRAGIQUES. 



O rêve de mes nuits, cher désir de mes jours. 

Que je n'attendais plus, que j'espérais toujours ! 

Oui, je te reconnais^ ô mon unique envie ! 

Mon âme en te voyant se reprend à la vie. 

Ami longtemps pleuré! Tu dis vrai, je te crois : 

Tous mes maux sont finis. Tu seras à la fois 

Mon père qui n'est plus, ma sœur des Dieux trahie, 

Et cette mère, hélas! de qui je suis haïe. 

Viens, et, me consolant de tous ceux que j'aimais, 

O mon frère, sois-moi fidèle pour jamais! 

ORESTÈS. 

Rien ne brisera plus cet amour qui nous lie : 
Que l'Hadès m'engloutisse avant que je t'oublie ! 

ÉLEKTRA. 

Mais du fond de l'exil, ami, dis-moi, quel Dieu, 
Quel oracle te pousse en ce sinistre lieu ? 
Le sais-tu? C'est ici qu'un homme lâche et sombre 
Se repaît de nos pleurs et de nos biens sans nombre. 
De l'Épouse perfide et d'un peuple opprimé! 
Aigisthe est là, prends garde! — O frère bien-aimé. 
Sais-tu l'enchaînement des noires Destinées, 
Le meurtre de ton père après les dix années. 
Et la femme sanglante, et l'impudique amant? 

ORESTÈS. 

J'ai vécu dans l'opprobre et l'asservissement. 
Ployant mon cou rebelle au joug d'un maître rude ; 



LES ÉRINNYES. 29^ 



Mais d'anciens souvenirs hantaient ma solitude, 

Mille images : un homme aux yeux fiers, calme et grand 

Comme un Dieu; puis, sans cesse, un peuple murmurant 

De serviteurs joyeux empressés à me plaire; 

Des femmes, un autel, la maison sécukire, 

Et les jeux de l'enfance, et l'aurore, et la nuit; 

Puis, dans l'ombre, un grand char qui m'emporte et s'enfuit; 

Et l'injure, et les coups, et le haillon servile. 

L'eau de la pluie après la nourriture vile; 

Et toujours ce long rêve en mon cœur indompté, 

Que je sortais d'un sang fait pour la liberté! 

Et j'ai grandi, j'ai su les actions célèbres : 

Ilios enflammée au milieu des ténèbres, 

La gloire du retour, le meurtre forcené. 

Et le nom de mon père, et de qui j'étais né! 

Oh ! quel torrent de joie a coulé dans mes veines ! 

Comme j'ai secoué mon joug, brisé mes chaînes. 

Et, poussant des clameurs d'ivresse aux cieux profonds, 

Vers la divine Argos précipité mes bonds ! 

ÉLEKTRA. 

O fils d'un héros mort, crains ta mère inhumaine ! 
Pour ses enfants, hélas ! elle est chaude de haine. 
Malgré mes pleurs, mes cris, l'étreinte de mes bras, 
A peine reconnu, mon frère, tu mourras ! 

ORESTÈS. 

Rassure ton cher cœur. Va! le Dieu qui m'envoie 



;00 POÈMES TRAGIQUES. 

Saura bien aveugler ces deux bêtes de proie . 

Je Tenvelopperaî sûrement du filet 

De la ruse, tout lâche et défiant qu'il est; 

Et, si Zeus Justicier m'approuve et me seconde, 

Je le tuerai, comme on égorge un porc immonde ! 

Pour ma mère, les Dieux justes m'inspireront. 

Puisque l'heure est venue, il convient d'être prompt; 

La soif du sang me brûle et le Destin m'entraîne. - 

Femmes, qu'une de vous se hâte vers la Reine, 

Et dise : « Un voyageur, qui nous est inconnu, 

« O fille de Léda, dans Argos est venu. 

« Il annonce — que Zeus fasse mentir sa bouche! -^ 

Qu'Orestès est couché sur la funèbre couche. » . 

A Èlektra. 

Elle viendra, joyeuse! Et toi, ma sœur, gémis; 
Accuse hautement les Destins ennemis ; 
Sur le père et le fils, sur notre race éteinte. 
Répands toute ton âme en une ardente plainte j 
Lamente-toi, ma sœur ! lève les bras aux Cieux! 
Pleure ma mort enfin, et laisse agir les Dieux. 

Une des femmes rentre dans le palais. Orestès prend une coupe 
et s'approche du tombeau. 

Père, père ! Entends-moi dans l'argile trempée 
De larmes. Tu n'as point, par la lance et l'épée. 
Rendu l'âme au milieu des hommes, ô guerrier! ; « 
Comme il sied, le front haut et le cœur tout entier. 
Un bûcher glorieux de grands pins et d'érables 
N'a point brûlé ta <:hair et tes os vénérafbles; 



LES ÉRINNYES. 3OI 



Et ta cendre héroïque, aux longs bruits de la mer, 
Ne dort point sous un tertre immense et noir dans l'air. 
Non! comme un bœuf inerte et lié par les cornes, 
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux mornes, 
Le Porte-sceptre est mort lâchement égorgé ! 
. Père, console-toi : tu vas être vengé ! 

U verse la libation. 

KALLIRHOÈ. 

La clémence est semblable à la neige des cimes : 

Immortellement pure en ses blancheurs sublimes, 

Elle rayonne au cœur des sages, ses élus; 

Mais quand le sang la touche, il n'en disparait plus : 

La souillure grandit sans cesse, ronge, creuse. 

Et la neige s'écroule en une fange afi'reuse, 

O jeune homme irrité, laisse aux Dieux de punir ! 

ISMÈHA. 

Non ! c'est dans le passé que germe l'avenir; 

C'est la loi qui commande à la race perverse 

Qu'un sang nouveau, toujours, paye le sang qu'on verse; 

L'inévitable mal revient à qui l'a fait. 

Et chaque crime engendre un plus sombre forfait. 

Qu'importe la clémence à la Justice auguste ? 

Venge ton père, ami ! car cela seul est juste. 

ÉLEKTRA. 

Une vague terreur fait trembler mes genoux ! 
Du fond de ce tombeau, mon père, inspire-nous! 



502 POÈMES TRAGIQUES. 

ORESTÈS. 

L'Infaillible a pesé ceux-ci dans sa balance. 
Ce qui sera, sera. Tout est dit. 

Kfytawttusira paraît sous le pcrtiçue, Orestès l'aperçùit. 

Âh ! Silence ! 
Quelqu'un vient. Dis-moi, sœur! cette femme qui sort 
Du palais, grande et blanche, et pareille à la mort. 
Quelle est-elle ? Quel est son nom ? Toi qui m'es chère. 
Réponds-moi. Tout mon cœur a frémi. 

ÉLEKTRA. 

C'est ta mère ! 



IV 



Les Précédents, KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA, h Élektra, 

Est-ce rïiomme? 

ÊLEKTRA. 

C'est lui. 

KLYTAIMNESTRA. 

Certes, j'ai vu ces yeux 
Dans mes songes! Cet homme a le front soucieux. 
C'est quelque mendiant vagabond, plein de honte 



LES ÉRINHYES. 303 



Ou de frayeur. — Approche, Étranger. On raconte 
Que tu nous portes un bruit de mort. Est-il vrai ? 
Je suis Klytaimnestra. Parle, je t'entendrai. 

ORESTÈS. 

Noble femm^, il est dur, et sans doute peu sage, 
D'apporter brusquement un funèbre message, 
Et c'est répondre mal au bienveillant accueil 
Qpe de parler de mort sur les marches du seuil; 
Mais je pense que, si la nouvelle est mauvaise. 
Elle est d'un intérêt trop grand pour qu'on la taise. 

KLYTAIMNESTRE. 

Tu penses prudemment. Rassure tes esprits : 

Par quelque autre, plus tard, nous aurions tout appris. 

Notre hospitalité ne t'en est pas moins due.r 

ORESTÈS. 

Reine, je cheminais dans la montagne ardue. 

En Phocide, et non loin de DauUs. Vers le soir. 

Près de moi, sur la route, un homme vint s'asseoir. 

Déjà vieux, et courbé sur un bâton d'érable. 

Nous causions. Il me dit : « Un Dieu m'est favorable, 

« Ami, puisque tu vas au pays Argien. 

« Mon nom est Strophios, de Daulis. Garde bien 

« Ce nom dans ton oreille, afin que l'on te croie; 

« Car, souvent, qui se fie en aveugle est la proie 

« De la ruse, et les soins tardifs sont superflus. 



304 POÈMES TRAGIQUES. 



« Va donc. Dis aux parents d'Orestès qu'il n'est plus; 
« Que dans l'urne d'airain sa cendre est enfermée ; 
« Et sache de sa mère auguste et bien-aimée 
« S'il faut que je la rende ou la garde en ces lieux. 
« Ce qu'elle ordonnera sera fait pour le mieux. » 
Reine, ainsi m'a parlé le vieil homme. J'ignore 
Le reste. Mais, demain, dès la première aurore, 
Je retourne à Daulis. Qjue dirai-je en ton nom? 
Veux- tu qu'il rende l'urne où sont les cendres? 

KLYTAIMNESTRA. 

Non. 
Tu diras qu'il la garde, et qu'il l'ensevelisse. 

ÉLEKTRA. 

O race misérable et vouée au supplice ! 
Mon frère, ma dernière espérance! Je meurs. 

KLYTAIMNESTRA. 

A quoi sert de pleurer? A quoi bon ces clameurs? 
Les cris n'éveillent point les morts. 

ÉLEKTRA. 

o chère tête ! 
Les Dieux ont englouti dans la même tempête 
Le père plein de gloire et le fils malheureux. 
Tu n'es plus, frère ! 



LES ÉRINNYES. 305 



KLYTAIMNESTRA. 



Assez tant larmoyer sur eux ! 
Crains plutôt de gémir sur toi-même, insensée ! 

ÈLEKTRA. 

Sombre Exécration, sur nos fronts amassée, 
Est-ce ton dernier coup? 

KLYTAIMNESTRA. 

Non, si tu n* obéis. 

ÉLEKTRA. 

Vivant ou mort, toujours chassé de ton pays^ 

Frère, tu dormiras dans la terre éloignée : 

Ta cendre de mes pleurs ne sera point baignée ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Les ordres que je t'ai donnés, médite-les. 
Tu feras sagement. — Suis-moi dans le palais, 
Étranger. Il convient que tu parles au Maître, 
L'avis étant de ceux qu'on ne peut pas remettre. 

A Élekira et aux Khoèphores, 

Pour toi, pour vous aussi, femmes, sur ce tombeau 
Versez le vin funèbre, apaisez de nouveau 
Par les chants consacrés l'Ombre irritée encore. 
Et rendez à mes nuits le sommeil que j'implore! 

ElU rentre dans le palais, suivie d^Orestès. 

20 



S06 POÈMES TRAGIQUES. 



V 

ÉLEKTRA, KALLIRHOÈ, ISMÈNA, 
Le Chœur des Khoèphores. 

KALLIRHOÈ. 

Cette femme n'a point reconnu son enfant! 

ISMÈNA. 

Sans doute il est aimé d'un Dieu qui le défend. 
Aussi bien, il est doux, après les nuits sans nombre. 
De n'entendre plus rien d'invisible dans l'ombre, 
En arrière, et de voir avec des yeux hardis 
L*aube croître et le jour tomber. Je vous le dis : 
Elle croit qu'il est mort, et l'embûche est certaine 1 

ÈLEKTRA. 

Hélas ! toujours l'attente, et l'angoisse, et la haine. 
Après la sombre veille un sombre lendemain, 
Et jusques au tombeau toujours l'âpre chemin! 
du' avons-nous fait, ô Zeus, pour cette destinée? 
Quel crime ai-je commis depuis que je suis née? 
Et mon cher Orestès, où donc est son forfait ? 
Nos pères ont failli; mais nous, qu'avons-nous fait? 



LES ÉRINNYES. 307 



Si pour d'autres il faut que l'innocent pâtisse, 
Qu'est-ce que ta puissance, ô Zeus, et ta justice? 

KALLIRHOÈ. 

Fille d'Agamemnôn, toi qui parles ainsi. 
Dans la sainte Ilios qu'avions-nous fait aussi. 
Quand, sur les flots battus par l'aviron rapide, 
La fatale Hèléna suivît le Priamide ? 
Hélas! l'enfant, la mère, et le père et l'aïeul. 
Tout un peuple a payé pour le crime d'un seul ! 

ÉLEKTRA. 

O femmes, il est vrai, grandes sont vos misères. 

ISMÈNA. 

Exaucez nos désirs et nos larmes sincères : 
Sur le seuil qui jadis nous fut hospitalier 
Couvrez ces deux enfants de votre bouclier! 

ÉLEKTRA. 

Ah ! puisque la Justice auguste est son partage. 
Rendez à l'héritier son antique héritage. 
Chers Dieux! 

« 

KALLIRHOÈ. 

Le Maître est mort, que nous avons aimé. 
Dieux! gardez-nous son fils. 



$08 POÈMES TRAGIQUES» 



ÉLEKTRA. 

Inconnu^ désarmé, 



n est seul contre tous ! 



ISMÊNA. 

Non! Dans ce noir repaire 
n entre accompagné du Spectre de son père î 

ÉLEKTRA. 

O Roi des hommes, viens, grande Ombre ! c*est Tinstant» 
Précède au bon combat le jeune combattant; 
Habite dans son cœur, roidis sa main virile, 
Père! et ne laisse pas la vengeance stérile 
Épargner le voleur du sceptre et du foyer. 
Trop impur pour que Zeus songe à le foudroyer ! 

KALLIRHOÈ. 

Et ta mère, enfant ? 

ÉLEKTRA. 

Dieux ! Eh bien ! que dis-tu d'elle ? 

ISMÈNA. 

Rien, sinon que l'Hadès est un gardien fidèle f 

On entend des cris dans le palais. Un serviteur traverse la scène 
en courant. 



LES ÉRINNYES. 309 



VI 

Les Précédentes, le SERVITEUR. 

LE SERVITEUR. 

Au meurtre! on a tué le maître! Accourez tous. 
Malheur! Gardez la Reine, et tirez les verrous! 
Hélas! pour celui-ci la chose est sans remède... 
Le fils de Thyestès est mort! Au meurtre! à Taide! 

// sort à droite* 



VII 

ÉLEKTRA, KALLIRHOÈ, ISMÈNA, 
Le Chœur des Khoéphores. 

KALLIRHOÈ. 

Ton firère irréprochable a firappé l'homme ! 

ISMÈNA. 

Bien! 
[^ Que le jeune héros frappe, et n'épargne xien ! 



310 POÈMES TRAGIQ.UES. 



ÉLEKTRA. 

O Zeus ! sauve mon frère en ce combat suprême ! 
Moi^ je mourrai^ s'il meure. 

KALLIRUOÈ. 

Zeus! conduis-le toi-même. 

ISMÈNA. 

Dans son sentier sanglant qull aille jusqu'au bout ! 
Il est mort s'il recule et s'il n'achève tout. 

On entend de nouveaux cris. 
ÉLEKTRA. 

Dieux! La rumeur redouble. 

KALLIRHOÈ. 

On crie, on se lamente 
Lugubrement. 

ISMÈNA. 

Ah! ah! l'inconsolable amante 
Avec de longs sanglots pleure l'amant. 

Klytaimnesira, pâU et agitée, paraît sous le portique. 
ÉLEKTRA. 

Grands Dieux ! 
Ma mère ! 

KALLIRHOÈ. 

L'épouvante a dilaté ses yeux. 



LES ÉRINNYES. 3It 



ISMÈNA« 



C'est qu'elle sent venir les Heures éternelles, 
Et l'horreur de la mort jaillit de ses prunelles ! 

Èlektra et les KhoHhores s'enfuient. 



VIII 

KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA. — Elle marche, égarée, çk et la. 

Ccst vrai, j'ai fui! Quel est ce mendiant, tueur 
De Rois ? Je ne sais pas. Ma face est en sueur. 
L'audace de cet homme est un sombre prodige! 
J'entre, il me suit ; « Voici le roi d'Argos, » lui dis-je. 
Le voyant sur le seuil humblement arrêté. 
Le fils de Thyestès l'accueille avec bonté : 
« Étranger, ne crains rien. Qu'un Dieu te soit propice ; 
« Car tu franchis mon seuil sous un heureux auspice ! » 
L'homme approche, et raconte au Chef ce qu'il m'a dit. 
Il avance en parlant, puis, brusquement, bondit. 
Et plonge un long couteau dans la gorge du Maître! 
Je crie. Un serviteur accourt, pour disparaître 
En hurlant... Et tandis que Thomme furieux 
Redouble, je m'enfuis, les deux mains sur les yeux! 
Pourquoi donc ai-je fui? Pourquoi me suis-je tue? 

Elle retourne vers le portique en criant. 



$12 POÈMES TRAGIQUES. 

Hommes, gardes, à moi! Qu'on saisisse, qu'on tue 
L'Étranger! Ohl malheur! Au meurtre! au meurtre! holà! 
Tuez le Vagabond tout sanglant ! 

Orestis sort du portique, le couteau à la main. 



IX 



KLYTAIMNESTRA, ORESTÈS. 

ORESTÈS. 

Reste là! 
Pas un cri, pas un souffle! Ah! ah! je te tiens, femme! 
L'heure est venue : il faut que je te parle. 

KLYTAIMNESTRA. 

Infâme 
Vagabond, que veux-tu ? Je ne te connais point. 
Lâche ! que t'ai-je fait ? 

ORESTÈS. 

Ne serre pas le poing : 
Serre les dents plutôt, femme ! Ouvre toutes grandes 
Tes oreilles. Je vais te dire. Tu demandes 
Qui je suis ! Tu ne sais, et tu ne pressens rien. 
Et ton cœur est toujours de fer, toujours? C'est bien. 
Je suis ton fils! 



LES ËRINNYES. }I3 



KLYTAIMNESTR A. 

Mon fils est mort, tais-toi ! Tu railles 



Affreusement. 



ORESTÈS. 



Tu m*as porté dans tes entrailles. 
Tel que les Dieux et toi l'avez fait, tel qu'il est. 
Reconnais ton enfant. C'est moi. J'ai bu ton lait. 
J'ai dormi sur ton sein, et je t'ai dit : « Ma mère! » 
O souvenirs, ô jours de ma joie éphémère! 
Et toi, tu souriais, m' appelant par mon nom! 

KLYTAIMNESTRA. - 

Dirais-tu vrai, grands Dieux ! 

ORESTÈS. 

N'approche pas, sinon 
Je te tuerai, sans plus parler ni plus attendre. 
Écoute ton fils, mère irréprochable et tendre! 
Sans respect pour le sang des héros dont je sors. 
Tu m'as tout pris, mon nom, mon peuple, mes trésors, 
La liberté qui fait la moitié de notre âme ! 
Oui! pour mieux accomplir l'abominable trame. 
Tu m'as vendu, tu m'as, loin du royal berceau. 
Dans la fange, ô fureur! jeté comme un pourceau! 
J'ai ployé sous les coups, j'ai sué sous l'outrage. 
J'ai troublé l'air du ciel de mes longs cris de rage. 
J'ai maudit la lumière, et l'Ombre, et les Dieux sourds. 



314 POÈMES TRAGiaUES. 

Et j'ai cent ans, n'ayant vécu que peu de jours! 

Mais qu'importe! Ceci n'est rien. Mes pleurs, ma honte. 

Et ta haine, et mes maux dont j'ignore le compte. 

Et l'endurcissement à ton cœur familier. 

Je te pardonne tout, et veux tout oublier. 

Ta tète m'est sacrée en ma propre querelle ; 

Mais l'expiation d'un grand crime est sur elle! 

Tu mourras pour cela. Les temps sont révolus. 

KLYTAIMNESTRA. 

On ne peut pas tuer sa mère ! 

ORESTÈS. 

Tu n'es plus 
Ma mère. C'est un Spectre effrayant qui t'accuse 
Et qui te juge. Toi, tu te nommes la ruse, 
La trahison, le meurtre et l'adultère. Il faut 
Qjie tu meures ! Un Dieu me fait signe d'en haut. 
Et mon père, du fond de l'Hadès, me regarde 
Fixement, irrité que ia vengeance tarde. 
Mais, avant de tomber sanglante sous ma main. 
Parle, apaise l'époux égorgé dans le bain; 
Car, sur le sable blême où roule le noir Fleuve, 
Il attend à l'affût son odieuse veuve! 

KLYTAIMNESTRA. 

Respecte, mon enfant, le sein qui t'a nourri I 



LES ÉRINNYES. 3 1 5 



ORBSTÈS. 

Ne parle pas au fils, femme! parle au mari. 
Moi je te frapperai, mais lui t*a condamnée. 

KLYTAIMNESTRA. 

Cest rÉrînnys, enfant, sur ta race acharnée, 
C'est elle, le Daimôn ineffable et sans frein. 
Par qui ton père est mort sous la hache d'airain. 
Elle a troublé mon cœur, hélas 1 longtemps austère. 
Et m'a précipitée aux bras de l'adultère. 
Ce n^est pas moi, c'est elle! Enfant, qu ai-je gagné 
Au meurtre? Nuit et jour n'en ai-je pas saigné? 
Répondez, murs témoins de mes veilles affreuses ! 
Et toi, toujours debout dans mes yeux que tu creusés. 
Fantôme du héros, image de l'Époux, 
Réponds! — O mon enfant, j'embrasse tes genoux! 
Ne verse pas mon sang ! 

ORESTÈS. 

As-tu tout dit ? 

KLYTAIMNESTRA. 

Arrière ! 
Prends garde à toi, si tu n'écoutes ma prière. 
Crains d'entendre aboyer le troupeau haletant 
Des Spectres de l'Hadès ! Mon cher fils, un instant ! 
Non, non! tu ne veux pas sans doute que je meure... 
Oh ! Je voudrais vieillir dans l'antique demeure ! • 



31^, POÈMES TRAGIQUES. 



ORESTÊS. 

Toi! tu vivrais ici, toi! Qu'en diraient les Dieux, 
Les hommes, la maison, nos enfants, nos aïeux? 
Il faut mourir, il faut que le sort s'accomplisse. 
Viens ! Je vais te coucher auprès de ton complice 
Qui glt là, dans son sang immonde, tel qu un chien. 
Désormais, comme hier, son lit sera le tien : 
Puisque tu Tas aimé, rejoins qui te réclame. 
Et rentre dans ses bras, afin d'y rendre l'âme ! 
Hâte-toi, hâte-toi, femme ! si tu ne veux 
Que je te traîne par les pieds ou les cheveux! 

KLYTAIMNESTRA. 

Dieux ! Élektra, ma fille ! Encore une fois, grâce. 
Mon fils ! 

ORESTÈS. 

Je suis aveugle et sourd. 

KLYTAIMNESTRA. 

O monstre ! ô race 
Horrible ! Je le vois, rien né le peut toucher, 
Ce cœur inexorable et dur comme un rocher. 
Mes supplications, sois content, sont finies... 
Malheureux! je te voue aux blêmes Érinnyes, 
Aux Chiennes de ta mère! à l'étemel tourment 
De boire, dans tes nuits d'horreur, mon sang fumant; 
Partout, de l'aube au soir, d'entendre sans relâche 
Le râle de ta mère, et de fiiir comme un lâche. 



LES ÉRINNYES. ^IJ 



Farouche, pourchassé, misérable et maudit ! 

Arrête! attends encor. J'aurai bientôt tout dit. 

Enfin, oui! sache-le. Que cela t'épouvante 

Et redouble ta rage... Oui, monstre! Je m'en vante : 

Le héros qui git là dans son sang m'était cher! 

J'ai tué l'Atréide, et j'ai coupé sa chair 

Par morceaux! Seulement ceci me désespère, 

D'avoir manqué le fils en égorgeant le père ! 

ORESTÈS se jette sur elle et la tue. 

Tiens! Tiens! Meurs donc. Assez de hideuses clameurs! 

KLYTAIMNESTRA recule en chancelant. 

C'est fait... Tu m'as tuée... Ah ! 

Elle tombe. — Se relevant à demi : 

Sois maudit ! 

£lle retombe morte, 
ORESTÈS. 

Va ! meurs ! 
Tu souillais l'air sacré que tout homme respire. 



X 

ORESTÈS, Le cadavre de Klytaimnestra, 

ÉLEKTRA. 

ÉLEKTRA. 

Mon frère, qu'as-tu fait? Horreur! ton crime est pire 
Que tous les siens... C'était ta mère! 



3l8 POÈMES TRAGIQUES. 

ORESTÊS. 

Grands Dieux ! quoi ? 
Tu pleures cette femme ? 

ÉLEKTRA. 

Hélas ! malheur à toi» 
Qui m'es horrible et cher ! Quel Dieu te Ta livrée^ 
Cette tête effrayante, odieuse et sacrée ? 
O meurtre inexpiable! ô lamentables coups! 
Que ne pardonnais-tu, frère? Malheur à nous! 
Malheur à toi, c'était ta mère ! 

Élektra se cotevre la iite et ^enfuit. 



XI 



ORESTÈS, Le cadavre de Klytaimnestra; 

puiSy les Érinnyes. 

ORESTÈS. 

Eh bien! qu'importe? 
J'ai racheté mon sang, et la vipère est morte. 
Elle empoisonnait tout de sa morsure. Elle a 
Tué l'homme et vendu l'enfant... Mais la voilà 
Tranquille maintenant, et pour jamais, je pense. 
Des équitables Dieux j'attends ma récompense! 

// regarde le cadavre. 



LES ÉRINNYES. 3x5^ 



Qji'ellé est grande! On dirait qu'elle m'écoute... non! 
Je l'ai frappée au coeur, sûrement. L'acte est bon, 
Justice est faite. Il faut que tout forfait s'expie. 
Ils siégeaient, triomphants, dans leur puissance impie. 
Les mains chaudes du meurtre; ils se disaient, contetits: 
« Nous avons tout, le trône et le sceptre éclatants, 
« Et la vieille maison du roi Pélops ! nous sommes 
« Les Dynastes d'Argos et les pasteurs des hommes; 
« Commandons, aimons- nous, et vivons sans remords. » 
Et moi, je viens, je frappe; et les tyrans sont morts! 
Maintenant, de ceci j'effacerai les traces : 
L'une au bûcher funèbre, et l'autre aux chiens voraces. 
Qjie le peuple s'empresse à l'Agora! Demain, 
Le sceptre paternel brillera dans ma main; 
Parmi les Chefs vaillants je m'assoirai, semblable 
Aux Dieux; avec le bruit de la mer sur le sable, 
Hellas acclamera mon nom, disant : « C'est bien, 
a II a vengé son père, et reconquis son bien ! » 

// regardé le cadavre. 

Pourquoi ne pas fermer ta sanglante paupière. 
Cadavre? Que veux-tu? Va! mon cœur est de pierre : 
Je ne crains rien, j'ai fait pour le mieux. C'est assez! 
Ne me regarde pas de tes yeux convulsés ! 
Je t'ensevelirai, toi, mes maux, et le reste, 
Dans l'oubli, comme il sied d'un souvenir funeste. 
A quoi bon épier mes gestes et mes pas ? 
Regarde dans l'Hadès, ne me regarde pas ! 

// hit ramène sur la face un pan du piplos. — Tendant les- bras 
vers le tombeau: 



320 POÈMES TRAGIQ.UES. 

Et toi qu'ils ont couché sous ce tertre sans gloire. 
Père ! monte à travers la nuit immense et noire. 
Apparais à ton fils qui te venge aujourd'hui ! 
Il t'appelle, ô chère Ombre! Entends-le, viens, dis-lui 
Que devant tous les Dieux du ciel et de l'abime 
L'action qu'il a faite est droite et légitime ! 

Dtux Érmnyes se dressent de chaque côté du tombeau. 

Ah! qu'est-ce que cela? D'où viennent celles-ci? 
Vieilles femmes, parlez : que faites-vous ici ? 

Trois Érinnyes apparaissent autour du cadavre. 

Encore! Par les Dieux! ces faces de squelettes 
Pour mordre ont retroussé leurs lèvres violettes. 
Ah! Monstres, vous grincez des dents affreusement! 
Arrière! 

Zes Érinnyes apparaissent de tous côtés. 

En vérité, c'est un fourmillement 
De spectres! et je suis traqué comme une proie! 
L'épouvante me prend à la gorge, et la broie ! 
Non! ce n'est point un songe, et je suis là, debout. 
Éveillé! Malheureux! c'est cela, je sais tout: 
Ce sont Elles, ce sont les Chiennes furieuses 
De ma mère!... Pourquoi rester silencieuses? 
A qui me montrez-vous de vos doigts décharnés, 
O Louves de l'Hadès? Je vous attends, venez! 
Vous ne vous trompez pas. C'est moi! je l'ai frappée! 
Voyez ce sang. La terre en est toute trempée. 
Il m'inonde les pieds, il me brûle les mains. 
Mais, quoi! vous le savez, ô Monstres inhumains. 



LES ÉRINNYES. ^2J 



Elle a tué mon père. Eh bien! j'ai fait justice : 
La voici morte. Que l'abîme l'engloutisse, 
Avec sa trahison, sa haine et sa fureur! 
Ah! ah! vous vous taisez, Monstres! 

Zes Érinnyes se jettent toutes sur lui. 

Horreur ! 

Ils* enfuit. H autres Érinnyes lui barrent le chemin. 

Horreur ! 




ai 



TABLE 




TABLE 



Pages. 

L'Apothéose de Moaça-al-Kébyr 3 

La Tète de Kenwarc'h . . 19 

Dans le ciel clair 23 

Le Saaire de Mohhâmed-ben-Amer-al-Maiiçoar ........ 27 

L'Astre rouge 35 

La Lampe du Ciel 59 

Pantoums Malais . • 43 

«^L'Illusion suprême f ^S i^' 

Villanelle 61 . 

Sous l'épais Sycomore 65 

Le Talion 69 

Les Roses d'Ispahan 75 yy 

l4<'Holocauste 79 

>- La Chasse de l'Aigle 8$ 

La Résurrection d'Adonis 91 

\^s Siècles maudits 95 

L'Orbe d'or 99 



126 TABLE. 

Pages. 

Le Chapelet des Mavromikhalis 103 

Epiphanie 109 

<- L'Incantanon du Loap 113 

^/Le Farfbm impérissable 117 

JSacim fiunes i3i 

_ L'Albatros i^S 

Le Sacre de Paris 129 

Jî l'Aurore i39 

Hiéronymus Z45 

- L'Aboma 165 

j A on Poète mort 171 

^ ^ Bétc écarlatc 17S 

^ Le Lévrier de Magnus i^3 

La Tête du Comte 223 

— La Ximena -229 

L'Acddent de Don Ifiigo 235 

Le Romance de Don Fadrique 241 

Le Romance de Dona Blanca 249 

U Maya 257 

Les Érinnyes 261 




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xAchevi d'imprimer 

Le vingt-cinq mars mil huit cent quatre-vingt-quatre 

PAR CH. UNSINGER 

POUR 

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 

^ VARIS 






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