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UNIVERSITY OF CALIFORNIA.- 1
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EDMOND PILON
Portraits francais
(XVII* XVIII* XIX' SIECLES)
• •
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Le Voyage de la Fontaine
pltton de tournefort. — jeunesse de robespierre
Pyvert DE Senancourt
Henry de Latouche. — La mort de Rouget de Lisle
Les Muses Plaintives du Romantisme
La Vie de M. Paques, etc.
PARIS
BIBLIOI'HEQUE INTERNATIONALE D'EUITION
E. SAN SOT & &
53, RUE SAINT-ANDRE-DES-ARTS, 53
I906
r
PORTRAITS FRANgAIS
DU MEME AUTEUR
Les Po&mes de mes soirs, poesies (Vanier).
La Maison d'exil, poesies (Mercure de France).
Octave Mirbeau, etude biographique (Sansot et C ie ).
Portraits irancais (i» sene), XVIII* et XIX« siecles
(M. Poivre. — Paradis de Moncrif. — M " Geoffrin. —
Choderlos de Laclos. — M. Sauce. — Fabre d'figlantine.
— Le Chevalier de Saint-Jast. — Maurice et Eugenie de
Guerin , etc.) (Sansot et O).
Paul et Victor Margueritte, e'tude biographique
(Sansot et C««).
k_
EDMOND P1LON
Portraits frangais
(xrn; xvm et xix- stecles)
• •
Le Voyage de La Fontaine,
pltton de tournefort. — jeunesse de robespierre.
Pyvert DE Senancour.
Henry • de Latouche. — La mort de Rouget de Lisle.
Les Muses Plaintives du Romantisme.
La Vie de M. Paques, etc.
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PARIS
BIBLIOTHEQUE INTERNATIONALE d'kDITION
E. SANSOT & C u
53, RUE SAINT-ANDRE-DES-ARTS, $3
I906
Pqn c i
v. 3-
Preface
La faveur avec laquelle les lettres et le public ac-
eueillirent la premiirt sirie de ces portraits a la fran-
gaise fut asse^ marquie pour engager Vauteur a per-
sdvirer dans un genre oil le portent plus volontiers
son go&t et ses prifirences. La peinture des portraits
est de eelles h laquelle on ne peut pleinement reussir
que si Von s'y essaye avec tous ses moyens. Ce nest
point h dire qu'ily faille ; mieux que- pour les autres
genres, user plus largement de dons litteraires ; mais,
id, plus que dans les autres Merits peut-itre, une force
d'affectueuse comprehension est necessaire a ceux qui
peignent les visages des hommes. Et e'est surtout la
qu'est Vicudl ! Vauteur, a force de se passionner pour
ses modiles, arrive h les enibellir, et, par faiblesse
pour eux, a faire comme le peintre Nattier de qui
210751
*
PREFACE
Von disait que c'itait le grand tort d' « ajouter des
grices it la ressemblance ».
Les premiers de ces portraits fratifais itaient tons
dans cet ordre ; aussi le grand reproche adressi h Van-
teur fut-il y surtout, d' avoir trop flattises personnages,
de n*en avoir pas, — sinon flitri, — au moins atte-
nue, pour le grand bien de la verite, les traits sidui-
sants. Le portrait de Fabre d'£glantine,pour neciter
que celui-lhy jut reconnu, pricisiment par quelques-
unes des personnes qui le goUtirent davantage, « trop
joli », (i) et, par d'autres non moins sympathiques,
« charmant, maisbeaucoup trop enrubannt, affadi » (2).
Quelque viriti qu'il y ait a trouver excessive la
peinture « adoucie » de telles figures Vauteur ripon-
dra que son butfut, d'abord, de les faire vivantes y
que, pour ce qui est du reste y la partialitd, en est due
bien plus a son cceur qu'h son intelligence. Uun des
principaux parmi les nouveaux auteurs n J a-t-il pas,
ricemment, dit dans le mime sens : « Cela me semble
la seule supdriorite de Vicrivain de sentir les itres et
deles aimer tous » (3). Certes! Mais, n'objectera-
(1) M. Remy de Gourraont, Promenades littir aires.
(2) M. J. -Ernest-Charles, La Revue bleue.
(3) M. Charles-Louis Philippe.
PREFACE 7
t-on pas que ce qui est permis au romancier ne Vest
point a I'historien ? L'auteur ripondra id que cest
I'cbliger h la confusion et qu'il n'y a de belle et
forte histoire, de mime qu'il n'y a de bon et solide
roman, que Ih ou Vecrivain sut chirir asse^, jusqu'a
les animer de son souffle, les figures de son ceuvre.
Le second des griefs que sembla meriter ce premier
ensemble de portraits ce jut de rappeler trop et d'tvo-
quer souvent les deux noms unis de Jean-Jacques et
de Michelet. L'auteur dira, si c'est possible, qu'il
ne convient de voir la que les seules expressions de
son choix. II y a, id, tout un ordre d'influenees, et,
quelque regrettables que puissent paraitre, aux yeux de
beaucoup depersonnes, cellesqu'exercirent Jean- Jacques
et Michelet, le sentiment, aussi bien Va que dans tout
le reste 9 yfut pour plus de part que la raison.
L'attrait que Rousseau, avec toute sa puissance,
exer$a stir le grand historien de la Revolution, Miche-
let I'a su, h son tour, exercer sur les jeunes hommes
de sa patrie. Est-ce que, parlant de son maitre im-
mortel, le puissant poite de la Mer et de /'Amour
n'a pas ecrit une fois que ce qui le siduisait le plus et
Sabord, en Jean-Jacques, c'est que « sa sauvagerie
allait a la sienne ». Plus tard, un mime sublime
ilan s une mime dpre ardeur portirent les Fran^ais
PREFACE
nouveaux h aimer Michelet. Avec quelle douce chaleur
Us lui rendirent alors unpen de cette affection dont il
avait lui-mime honor t le Ginevois I « Quand je lisais
son Histoire de la Revolution, icrivait a ce moment
Vun des hommes d'alors, je me suis surpris, en temps
pluvieux, cachant sous mon hahit ce cher livre, le
mettant au chaud pris de mon cceur et I'emportant
pour le lire dans mon lit. fitais stir de passer une
nuit attendrie, une nuit en bonne fortune avec la Julie
la plus artiste, la plus savante, la plus amoureuse et
la plus honnite qu'il soit possible d'imagincr. Je croyais
converser avec M me Roland, avec Charlotte Cor day,
avec Lucile, avec Thiroigne, avec toutes ces femmes
en une seule et presser dans mes bras la ditsse de la
liberti » (i).
La forte seduction que d'aussi miles figures exer-
cirent sur les hommes n'est pas pris de cesser d'impo-
ser sa puissance. Toutefois si Jean-Jacques et Michelet
sont visibles dans ce livre comme Us Vitaient dans
V autre, la raison n'en est point toute due h cette do-
mination ; elle provient encore dece sens de la nature
qu'ils avaient tous deux et de qui le charme s'itend
aux portraits d'h cote.
Dirai-je qu'un agriment de ce livre a tie, pour
(i) Hippolyte Castille, Michelet.
PREFACE
Vauteur, en rapprochant ces figures, de Us grouper
de telle sorte qu'elles se missent en valeur I'une par
T autre. La belle tlte h boucles blondes de M. de La
Fontaine ri inciter a-t-elle pas M. Pdques, un jour, a
se montrer quelque vieux philosophe en ptrruque ?
•
Pour ce qui est de Rousseau, visiti par Robespierre a
Montmorency, avec son inquietude, son frisson nou-
veau et Vdpre feu vengeur du Discours sur TIn6ga-
lite, n'apparait-il point lit tel que le dieu champttre
a qui devait Michelet demander bientdt : « Est-ce
done tot, avec ton epinette et ton Devin de village,
pauvre musicien qui vas nous refaire un monde ?. . . »
Le vieillard resta muet d'abord. Puis ce fut un mince
filet de voix, une douce plainte d'ariette et de clave-
cin qui ripondirent pour lui; mats dans cette voix
legire, dans ce bruit lointain du vieux clavecin du
passi ce fut, passant dijh, comme un bruit d'orage, h
Voreille de ceux qui savent entendre, le tonnerre des
Marseillaise et des Chant du depart. Rouget de
Lisle, mourant, ripitera ces hymnes sans se souvenir
jamais du pipeau de pdtre d'oii Us jaillirent d'abord.
Senancour, qu'un mime air de famille appelle id,
West point diplaci pris de son maitre. Que dire de
cette figure sinon qu'elle porte, mieux qu'une autre,
la marque du siicle suivant, et, dans ce siicle, celle
de Vipoque la plus belle et la plus passionnde. Senan-
IO PREFACE
cour donne, de son temps, la plus fine expression, la
plus delUt, la plus charmante, c'est-ct-dire celle qui
riest pas encore de Vheure tclatante et dont le ton res-
semble a celui de ce romantisme qua Fdge.de Jean-
Jacques et de Bernardin, Chdteaubriand n'avait pas
encore christianisi. II domine, comme il sied, cette
galerie de portraits dont la seule raison est de n'itre
point assemblis au hasard 9 mats de se suivre, au
contraire, dans un ordre asse^ juste.
PORTRAITS FRANQAIS
Le Voyage de La Fontaine
i
Le Coche et la Mouche
Lorsqne M"™ de La Fontaine, en
nayee de vivre avec son nuri t se fat
retiree a Chateau-Thierry, Boileaaet
mon pere dirent a La Fontaine que
cette separation ne lui faisait pas
bonnenr et l'engagerent a faire on
royage a Chateau-Thierry poor s'al-
ler reconcilier avec sa femme.
(Louis Racotb).
Cfetait un garcon de Champagne de mine
assez belle, d'esprit distrait, de tenue n6glig6e et
qui faisait des fables. Ce garcon — qui s'appe-
lait La Fontaine — s'6tait mari6 un jour et ne s'en
souvenait plus. Son temps se passait k parler aux
b6tes, louer les belles filles et remettre 4 Tendroit
les bas que, chaque matin, il mettait k l'envers.
12 PORTRAITS FRANQAIS
L'ing6nuit6 de son ime ct aussi le talent qu'il
avait de conter avaient valu k notre Champenois
de plaire £ de grands seigneurs ainsi qu'i de fines
prtcieuses. De c6l£bres pontes du temps se pi-
quaient d'etre de ses amis ; Tamour ne lui tenait
point rigueur ; pour ce qui regardait ses affaires,
plusieurs personnes avaient la bonti d'en prendre
soin a sa place ; de sorte que le Bonhomme n'a-
vait plus qu'£ se laisser vivre, ce qui, dans son
id6e, signifiait que ses jours ne devaient plus se
passer qu'i r£ver, rimer des fables, trouver des
contes, se promener aux champs et prendre si
peu de souci de la vie r6elle que d'aucuns, par
precaution, se voyaient, au moins une fois Tan,
dans le dessein de Ten faire souvenir. Ce temps
de T£preuve annuelle arrive, plusieurs pontes ses
compagnons — gardant £ eux tous un peu plus
de raison qu'il n'en avait £ lui seul — Tavaient
men6 au petit jour, ou plutdt — car c'6taient l£
des gens qui ne se couchaient guere — £ la fin
de la nuit, au Carr£ Saint-Martin. La se tenait le
coche de CMteau-Thierry ; ils l'y avaient monte,
avaient remis un peu d'ordre dans ses habits mal
ajustfes, Tavaient sermonn6 comme on fait d'un
enfant, et ne Tavaient laissfe qu'aprSs quils l'eus-
sent pu voir, donnant de la tSte sur l'6paule de
ses voisins, tomber dans un sommeil profond.
Maintenant le coche avait d6pass6 Meaux et
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 1 3
Failure s'en ralentissait : la cdtc devenait rude,
le mouvement que faisaient les roues sur le Pav6
du Roi, k cet endroit fort inigal, projetait Tun
sur Tautre plusieurs des voyageurs. Ce cahot, non
moins que les cris des dames qui 6taient li,
r6veill£rent a demi le dormeur ent£t6. H apparut
d'abord, tant ses regards semblferent marquer de
stupefaction, que M. de la Fontaine ne se rendait
point compte de sa situation. Accoutum6 aux b£-
vues il eut tout de suite le sentiment, ainsi que
cela lui arrivait quelquefois, de s'Stre 6gar6 la nuit
au point de se tromper d'h6tellerie et de s'6veil-
ler, le jour suivant, dans un lit qui n'fetait pas le
sien. Maisle fer deschevauxbattantsurlespierres,
le fouet et les cris des postilions, la poussiire qui
se soulevait a mesure que le coche gagnait la
route, eurent t6t fait d'6claicir ses souvenirs et sa
confusion. Une chose lui apparut soudain : e'est
qu'il 6tait mari6 et que c'6tait pour aller voir sa
femme qu'on l'avait men6 au coche, installs k
cette place et confie aux bons soins de l'attentif
maitre de poste. Tant de pens^es n'allaient point
sans m61ancolie. M. de la Fontaine n'aimait point
a se souvenir desa femme ; non pas que celle qu'il
avait fut de figure revScheou ennemie du plaisir ;
mais l'humeur de son caractSre, son gout pour
les livres de chevalerie, le ton autoritaire qu'ell,e
prenait sur les gens ne convenaient que de fort
14 PORTRAITS FRAN£AIS
loin k un mari dc son espSce. Sans doute, il la
visitait bien deux ou trois jours par an et c'etait
Ik, pour lui, une bonne occasion de revoir sa
ch£re ville natale, le chanoine Maucroix son ami,
son oncle Jannart, le bon Poignan et plusieurs
compagnpns de sa lointaine enfance. Le temps de
« Chaury » (i), comme il disait, lui etait demeu-
r£ cher et, tandis que Failure du coche lui sem-
blait devenir de plus en plus lente, il se prit d'y
r&ver. II songeait k feu son pfere, maitre des eaux
et forSts du duch6, k son parrain, « honorable
homme » Jean de La Fontaine, k Claude Josse,
sa marraine, k sa maman Pidoux et k toutes les
bonnes gens qui prirent soin de TSlever dans le
gout des vers et du plaisir. En meme temps il
songeait k ses amis de Paris, k Moliere, a Boileau,
k Chapelle cet ivrogne, k ce Colletet qui avait
toujours des servantes si belles qu'il les ipousait
toutes, k ce plaisant Desc6teaux dont le talent sur
la flute 6tait inimitable. Mais tous ces souvenirs-
Ik ne s'imposaient pas k lui au point qu'il nevit
pas les profils des voisins et ne s'appliqu^t en
dessous k les d6visager. Un homme k la figure
longue, aux yeux ornfes de lunettes d'or, vetu de
noir et coifi£ noblement se tenait a sa droite ; cet
homme-te lisait du latin, toussait par instants et
(i) Chitcau-Thierry.
LE VOYAGE DE LA FONTAINE I S
ne s mterrompait que pour puiser, par quart
d'heure, dans une tabatiSre en 6caille, une sorte
de pousstere brune dont il bourrait son nez. M.
de La Fontaine, Payant consid£r£, songea au
docteur Tant-Pis, dont il avait parl6 dans ses
fables ; mais s'&ant incline k gauche, il remarqua
que la dame contre laquelle il avait dormi, une
brune assez forte, coiflfce k la battant-Foeil et mon-
trant, sur la gorge, un « t4tez-y » de diamant
ressemblait il s'y m£prendre k la comtesse poite-
vine qu'il avait connueen revenant de Limoges et
de qui le ton assez sec Tavait tenu k distance.
Ayant cherch£ k decouvrir, au nombre des autres
personnes dont le coche 6tait plein quelqu'un qui
fut de sa connaissance, M. de La Fontaine, de qui
1'esprit etait mal 6veill6 et tenait encore au rfeve,
crut aviser au fond, et se faisant vis k vis, sous le
voile dont elles s'abritaient, la baillive et la prfei-
sidente de son duch£. Q et li, se tenant assez
roides et ne parlant qu'entre eux, quelques hobe-
reaux de province m&lfe k des filles de th6£tre,
faisaient figures de com£die. M. de Pr6raz6, non
loin de Tlsabelle, donnait du talon-rouge. M. de
Bois-Coup6, soutehait k M. des Lentilles que le
brelan est un bien beau jeu ; k quoi M. de Mousse-
verte, prenant la parole, disait que le jeu de bas-
sette dtait de meilleure compagnie. Le ton assez
Aigre dont M. de Mousseverte soutint sa prtfe-
1 6 PORTRAITS FRANQAIS
rence, fit monter un peu de rouge aux pommettes
du visage deM.de Bois-Coup6. Bient6t tout le
coche se montra attentit. Madame la pr6sidente,
la baillive et la veuve poitevine n'eussent point
et6 ennemies d'une querelle qui les put distraire.
Un instant le docteur Tant-Pis coula par dessus
ses lunettes, dans la direction des deux jeunes
gentilshommes, un regard d'inqui&ude ; un cha-
noine gras et court qui ressemblait iMaucroix,
mais qui n*£tait point lui, s'arreta de rouler, entre
ses mains blanches, les grains de bois de son
rosaire. Dans le m&me temps une mouche entra
par une vitre ouverte, assez grosse et presste, se-
couant de petites ailes bleues et de qui le bourdon-
nement indiquait la hite. Aussitdt, sans qu'on
sfit pourquoi, elle vint donner du vol contre le
nez vermeil de M. de Bois-Coup6.
II n'en fallut pas plus pour que ce gentilhomme,
anim£ d'impatience, fit en secouant sa dentelle k
hauteur du visage, s'agiter sa personne et donner
k entendre qu'il avait au c6t6 une rapifere pointue
et fort bien sonore. M. des Lentilles, gar$on mo-
d6r6, voyant le geste provocateur que faisait assez
visiblenjent k Tadresse deM.de Mousseverte, M.
de Bois-Coup6, insinua d'une voix douce que le
brelan aussi bien que la bassette peuvent fitre
jou£s 6galement dans les bonnes compagnies. II
y avait \k encore place pour un arrangement ; mais
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 1 7
M. de La Fontaine, sans qu'on TeAt pu prfevoir,
se jeta dans le sujet, avec T&ourderie dont il
avait coutume, et se mit k jurer que la bassette
estun jeu indigne. II en donna pour preuve que
Tun des hommes les plus distingu& de la cour,
M. le marquis de la Fare, s'£tait entichl de la
bassette k un point si exag6r£ qu'il y avait donn6
tout son temps et tout son honneur, allant, pa-
rait-il, jusqu'd, d61aisser complement une femme
k qui pourtant il 6tait jusque-U parfaitement d6-
vou6 : Madame de la Sablifere. Cette dame, de
d6sespoir, avait du entrer au couvent^ avait fui
ses amis et s'6tait r£duite k un 6tat de penitence
si extreme que, de toute sa maison, elle n'avait
plus gard£ que son chien, son chat et son fablier,
lequel fetaitlui, La Fontaine. Le chanoine dit sen-
tencieusement que c'itait Ik un nouveau t6moi-
gnage de la faible pi£t£ des femmes, qui ne se
r&ignent k se soumettre k Dieu que quand les
hommes les laissent ; a quoi le docteur Tant-Pis
ajoutaquela bassette est un mauvais jeu puisqu'elle
6chauffe la bile, pousse au d6r6glement les per-
sonnes honn&tes et met de braves seigneurs k deux
doigts de se couper la gorge. La mouche insi-
nuante, qui ne quittait le nez vermeil de M. de
Bois-Coup6 que pour venir piquer le nez non
moins rouge, mais beaucoup plus long de M.de
Mousseverte, mit le comble k Timpatience oil se
20 PORTRAITS FRANQAIS
yeux du poite, le charme ct la. gentillesse de son
pays.
En de$a dc la petite He que la Marne forme a
La Fert6, le coche croisa un gros de cavaliers
conduits par un sergent d'armes et qui menaient
sur Paris, H6es dos i dos dans une charrette, une
douzaine de prisonniSres. Plusieurs 6taient jolies
au point que M. de La Fontaine exprima tout
haut sont admiration et ne put que d6plorer le
sort de malheureuses dont tout le crime 6tait
dans la galanterie. Ces propos, reconnus assez
justes, furent bient6t pr&exte k une conversation
a peu pr& g6n£rale qui vint rompre la gftne ou
se trouvait l'auditoire. Le Bonhomme soutint que
l'amour n'est jamais un crime ; les dames Tap-
prouvferent ; le chanoine s'abstint, mais les jeunes
gentilshommes tombSrent tous d'accord sur la pro-
position. Cela dura longtemps et chacun s'£chauffa
avec assez d'esprit ; si bien que, La Fert6 franchie, on
put voir que MM. de Mousseverte et de Bois-
Coupi, tout occup6s* du discours, n'avaient plus
pens6 k descendre au relai pour croiser T6p6e.
Cependant passaient les heures et le soleil de
juin rendait le s6jour du coche insupportable ;
c'est alors que le docteur Tant-Pis et la comtesse
poitevine eurent l'id6e heureuse, de sortir, le
premier une poularde et des oeufs, la seconde
quelques quartauds de vin qu'ils tenaient en re-
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 1\
serve; les jeunes personnes de com£die y ajoutft-
rent des fruits et des giteaux, et commen^a
bientdt, entre tous les convives, un festin de
voyage dont la petite mouche du coche ne laissa
point que de recueillir les miettes. Cela occupa
le temps si bien qu'on fat vite k Charly. Le coche
suivait la Marne. A Saulchery, i Romeny, entre
Azy et Chfey, montSrent des gens. Beaucoup se
rendaient k Chaury pour la foire annuelle qui suit
TAscension. Plusieurs — non sans Stonnement —
reconnurent notre Bonhomme et lui firent du cha-
peau avec civilit£; lui, ripondit avec sa grice
enjoufee, eut, pour chacun, le mot jovial et plein
d'empressement.
Toutefois le chemin* devenait tortueux et « mal
ais6 »; le soleil enveloppait la voiture au point
que ceux qui 6taient dedans commen^aient
d'Stouffer; le postilion criait, donnait du fouet
sur ses bfetes ; « Tattelage — 6puis£ — suait,
soufflait, £tait rendu »; si bienqu'i peu de distance
il fallut s'arrfeter. Les femmes, le moine et les
vieillards furent pri£s de descendre du coche ; M.
de La Fontaine les suivit, les hobereaux, la pr£si-
dente, les demoiselles de thSitre et les villageois.
Cela formait sur la route un cortege assez dr61e et
de qui notre Bonhomme ne manqua point d'admi-
rer la couleur et le pittoresque. Mais cela ne fut
rien auprds de l'£tonnement qui s'empara de lui,
21 PORTRAITS FRAN^AIS
k revoir k nouveau, qui volait de Tun k 1'autre, j
allait,venait, faisait partout Tempressfe, Tofficieuse
petite mouche. Active et bruyante, elle piquait
les chevaux aux naseaux, revenait sur les gens et
faisaitsi bien son jeu que toutes les personnes, et
le coche en avant, commencferent d'avancer. Tant
de zdle laissa notre Bonhomme rfeveur ; il vit
qu'il y avait \k pritexte k une fable bien tournte,
k la fa(on de cellesdont il faisait parfois hommage
k ses amis. Un haut peuplier se dressait k Fen-
droit, qui penchait son feuillage. M. de La Fon-
taine s'installa i son ombre, oublia le lieu,
l'heure, le coche, sa femme et Chaury, et ne
songea plus, bientdt, quk la fable qu'il allait
rimer.
i
n
Les B&tes du « Fablier »
C£tait F6t6 ; la cigale avait chant6 ; et le soleil
continuait de chauffer la terre. M. de La Fon-
taine chercha un peu plus d'ombre. Ayant lev£
les yeux, il vit, k travers la haie vive, un champ
de luzerne et puis un champ de touzelle que s6-
parait un sender qui menait au bois. Notre
Bonhomme, 6cartant les feuilles, s'y engagea. U
marchait a pas lents, comme font les gens qui
aiment les bfetes et ne veulent pas les troubler.
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 23
Une vie invisible animait la prairie ; ici fre-
donnait un bourdon ; Ik chantait une abeille ;
mille cigales accordaient leur petit concert. Une
caille s'envola, puis une autre ; il entendit partir
une perdrix et ne fut pas que peu surpris, k
mesure qu'il avan^ait, d'entrevoir, qk et 1&, le
derrtere d'un lapin. Alors, notre Bonhomme, en
promeneur pacifique, tenant poliment son chapeau
i la main, se glissa jusqu'au bois, retenant son
souffle et marchant baiss6. Cest ainsi qu'il fut k
TorSe d'une petite garenne. II lui sembla que
c'6tait la le seuil du paradis des b&tes. Beaucoup
d'oiseaux de tous les plumages picoraient au soleil ;
Pendroit 6tait discret, sentait le thym et la mar-
jolaine ; une source au loin coulait ou chantaient
les grenouilles. Le Bonhomme avait chaud; il
sentait battre son coeur comme un homme
oppress^; Tair balsamique et doux, Todeur
des champs, la vue des bfetes, tout cela le jetait
dans un trouble extreme et pareil au vertige. N'y
tenant plus, M. de La Fontaine, avisant un petit
carr£ de mousse, s'y laissa tomber, gotitant un
charme heureux a se sentir loin de la route, des
bretteurs et des com£diens, chez sesamis cham-
pfctres. De hautes herbes, des genftts sauvages le
cachaient k peu pr& et comme il 6tait las, rfeveur
et prudent, il fut bientdt, au seuil de la petite
garenne, une chose 6tendue, inerteetpeueffrayan-
24 frOR? RAITS FRANCAIS
- i i I. ,11. — ■ -
tc. Une mouche — qui n'Stait point celle du
coche — lui bourdonnait aux oreilles, le vent
ttede et pur lui soufftait au visage et toutes sortes
d'herbes grimpantes lui tiraient la perruque.
Bientdt la fougSre, k quelques pas de lui, com-
ment de bouger. Notre Bonhomme leva la t6te.
Cest alors qu'il vit cette chose insolite : deux:
longues et curieuses feuilles d'arbre, qui sortaient
du buisson et que faisait trembler le souffle de la
prairie. Bient6t ces feuilles oscilldrent en un petit
mouvement d* inquietude, etM.de La Fontaine,
dont la vue 6tait bonne, commen^a de distin-
guer, en avant de ces deux feuilles, une tfete
soyeuse et de la couleur de Tavoine mflrie, des
yeux ronds et vifs d'une craintive douceur, un
museau moustachu et les petites ailes d'un nez
extrfemement mobile. M. de La Fontaine se r£jouit
de ce spectacle; de tous les hotes de la garenne
aucun ne plaisait plus & son coeur que ce lapin
charmant, amical et candide dont il vantait sou-
vent, 4 ses amis de la ville, Tesprit et la gentil-
lesse.
Ce jour-l&, Jeannot avait din£ d'un peu de
pimprenelle, de thym frais et de roste; main-
tenant il prenait Tair au seuil de son terrier ; le
soleil filtrait k travers ses oreilles et les rendait
plus blondes que deux petits gkeaux de miel ;
s'6tant assis devant la porte de sa maison creuse
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 2$
il comment de mouiller avec sa langue sa petite
patte agile et de lustrer son museau. M. de La
Fontaine f&t bien demeur6 tou jours & regarder
ce spectacle charmant de Jeannot qui frottait son
nez. Mais l'endroit 6tait giboyeux et peupl6
d'h6tes divers. Un ltevre, 6tourdi et press6 com-
me les liSvres sont tou jours, vint & passer sou-
dain en heurtantlabruy6re.il n'en fallut pas plus
pour que Jeannot prit peur, donnit du nez sous
terre et ne laissit tomber, de son cul couleur de
feuille, au nez de notre Bonhomme, deux petites
crottes pareilles k deux petites balles dures de
tabac d'Orient.
M. de La Fontaine avait assez de malice pour
aimer celle des bStes. La vue de ce lapereau se
terrant tout de suite au gite, non moins que celle
du lifevre faisant le press6 et le cogne-ffetu, lui
furent, comme bien on pense, sujet de reflexion.
Et cette derniire, chez notre Bonhomme, ne se
manifestant jamais sans une sorte d'h£b6tude et
de demi-sommeil, il ne tarda bientdt pas & tomber
en torpeur. C'6tait-1&, £ vrai dire, sa mantere de
s'fveiller et d'entrer tout & fait dans ce monde de
fiction qu'il aimait plus que celui des hommes,
autant pour les spectacles qui s'y passaient r6el-
lement que pour ceux que sa vision lui donnait
a entendre.
D'abord il parut k M. de La Fontaine qu'il 6tait
2
l6 PORTRAITS FRAN^AIS
6tendu dans une garenne plus grande et pareille
& un paradis. II 6tait au milieu de ses bfites ; elles
venaient toutes & lui et le suivaient comme se
suivent, dans son oeuvre ingenue, tous les acteurs
deses fables. II en venait de la ville; ilen venait
des champs et des pilturages ; il en venait des bois,
et les fermes envoyaient les leurs. Sire Coq ou-
vrait la marche et sonnait du gosier comme on
voit que les clairons font a l'avant des troupes.
Un Paon suivait, qui semblait porter les drapeaux,
et puis deux perroquets qui faisaient les sergents.
M. de La Fontaine leur donna du bonjour, s'in-
qui6ta de leur sant6 et vanta leurs costumes. Mais
c'etait peine perdue; il venait bien d'autres bfetes
par toutes les venelles ! D'abord c'6taient les plus
presstes comme les rats et les lidvres, celles dont
les jambes sont longues comme compere le h6ron,
ou celles aux pieds agiles comme sont les chfevres,
les biques et leurs petits biquets. Les gens moins
6tourdis venaient k la suite : deux ours, dont Tun
6tait amateur de jardins et l'autre assez rus6 pour
ne point se laisser prendre aux propos des mar-
chands.
Quatre animaux divers : le chat Grippe-Fromage,
Triste Oiseau, le hibou, Ronge-Maille, le rat,
Dame Belette au long corsage,
discutant de leurs affaires, de la patte et de la
LE VOYAGE DE LA FONTAINE TJ
gueule, se pressaient sur les pas de ces ours ma
leches. Notre Bonhomme admira leur entente e
comment toutes ces betes qui se mangcnt dans 1;
fable, se voyaient dans son reve, fort empressee
a plaire et a se montrer polies. Ainsi le Loup e
1'Agneau devisaient de compagnie ; le Renard e
le Corbeau se causaient gentiment, 1'un opinantdi
bee et l'autre de la moustache. Capitaine Renard
coiffe a la mousquetaire, glissait, vers Robin
Mouton, de sous son feutre empanache, un regan
qui n'avait rien d' oblique.
Beau sire Loup et Thibaut l'Agnelet, chemr
naient l'un et l'autre, prec£dant un nouveai
cortege ou se voyaient bien d'autres loups et d>
petits louvats, voire de loups normands et di
renards gascons. Tous ces patte-pelus, confit
comme devflts en careme, se sachant de loii
admires de notre bonhomme, faisaient les « dou
cets » et les hypocrites. Bien d'autres gens si
montrerent, de plumes et de poils differents, Ii
rat et l'elephant marchant d'un cote, l'autour e
I'abuette se suivant de l'autre, la grenouille et le
deuxtaureaux allant au milieu. Les chiens etaiea
nombreux; le premier, fort proprement, portan
dans ses crocs le dejeuner du maltre ; le second
Mouflar au museau de dogue, deplorant ses oreil
les coupees ; et, se poussant sur leurs talons
Brifaut, Miraut, Rustaud, maints compagnons d<
2$ PORTRAITS FRANQAIS
v6nerie, puis, leur fermant la marche, le singe
Bertrand, mangeant des marrons avec le chat
Raton. Parurent le chat Mitis et lechat Rodilard,
la moustache en bataille et la queue en panache ;
gar^on plus rus6 et de plus d'exp6rience, Rami-
nagrobis, vantait tout haut les pieces qu'il faisait
aux souris. La gent trotte-menue, sans plus
s'femouvoir, se m&lait aux discours, et notre Bon-
homme trouva plaisante Taudace du vieux rat,
sorti de son fromage et voulant persuader a mon-
seigneur Mitis d'aller chez le barbier se faire couper
les griffes et raser les moustaches. De voir venir
& lui, s'aimant toutes comme dans une Sglogue,
les b&tes de ses fables, M. de La Fontaine 6prou-
va le grand bonheur d'un pfere qui verrait la
concorde et l'amour rapprocher ses enfants. Et il
6tait ainsi que l'Adam du paradis au premier jour
du monde ; lapins et lapereaux, sans craindre
colliers et reginglettes, jouaient sur un frais gazon ;
nuls sournois tribuchets ne gardaient prisonniers
les oiseaux innocents; le loup et Tagneau itaient
bons amis ; le rat moins pincemaille, le chat
moins matois, le renard moins croquant, venaient
& ses pieds, ainsi que des colombes, jouer dans le
serpolet. Mais il aima surtout la longue file de ses
&nes : l'&ne chargi de reliques, celui qui s'6tait
vStu de la peau du lion, celui que des voleurs
s'6taient dispute et les deux compagnons portant,
Ib^.
*>ir T>
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 29
le premier le sel et le second les Sponges. L'odeur
du paradis grisait les dnons; Aliboron dansait et
le roussin d'Arcadip, faisant TScolier, broutait
dans les buissons. De toutes les b&tes de ses ou-
vrages, M. de La Fontaine aimait surtout les ines.
C&aient les plus battus et les plus mercenaires ;
jamais Martin-Biton ne cessait de tombersur eux;
les coups et les chardons itaient leur pro-
vende et, dans leurs grands yeux tristes et d'un bleu
infini, d'un regard r&igni, M. de La Fontaine se
plaisait 4 pencher son visage ingSnu ; il s'y trou-
vait meilleur et s'y voyait plus beau. Et notre
fabuliste — comme un autre Apulfe — pensait &
toutes les histoires d'&nes qu'on avait conttes.
Toutes les choses louangeuses qu'on a dites des
baudets, grisons, mulets, roussins lui donnaient
plus de plaisir que si tout le compliment eut 6t6
pour lui seul. M. de La Fontaine 6tait un 4nier
id6al qui fut volontiers demeurS dans son r£ve,
menant le long des routes heureuses et des che-
mins fleuris, ses amis pr6f£r6s. Le songe oil
6tait ne le lui permit pas. A peine toutes les bfites
s'6taient-elles effaces que, du fond du Paradis,
courbes vers le sol et se tenant Tun a l'autre,
parurent deux vieillards. Notre Bonhomme n'eut
pas de peine k reconnaitre deux personnes de ses
fables : Baucis et Philemon. Ce couple v£n6rable
souriait en approchant ; le mari et la femme mar-
o*
30 PORTRAITS FRANgAIS
chaient enlaces et tandis que Baucis devenait til—
leul, il semblait k M. de La Fontaine que Phi-
lemon prenait la stature du' ch&ne, et que bient6t,
joignant leurs branches Tun & l'autre, ils allaient
venir & lui et rentrer dans son rfeve. II n'en fallat
pas plus pour brouiller celui-ci. Notre « fablier »
se souvint, au spectacle de ce couple immortel,
qu'il 6tait, lui aussi, le Philemon attendu dans un
lieu du monde qui s'appelait Chaury. Une fourmi
lui ayant, & ce moment, marche sur le nez, ii
chassa d'un geste le couple chim6rique, les b&tes
et leur cortege; le paradis charmant qu'il avait
peupl£ de tous les hotes de ses fables s'6vanouit
& sa vue.
Gros Jean comme devant, le fablier, en se
retrouvant couch£ devant le terrier du Jeannot,
pensa que son sommeil avait assez dur6 et que ce
serait une bonne chose d'arriver a Chaury avant
la fin du jour. Laissant \k les champs, la garenne
et le petit bois frais il se mit k chercher son che-
min, se perdit & nouveau et ne put se retrouver
que quand deux rustauds, qui sortaient d'une ferme,
la houe sur T6paule, voyant notre Bonhomme qui
b&yait aux corneilles, le vinrent poliment recon-
duire sur la route. La, passaient des carrioles
menses par des paysans. Ceux-ci allaient ou reve-
naient de la foire de Chaury; les paniers de ceux qui
allaient etaient emplis d'oies, de poulets, dindons
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 3 1
et toutes sortes de bfetes, ipais les paniers de ceux
qui revenaient 6taient vides de volailles et les
gars, sur le siege, faisaient claquer leur fouet en
montrant des pieces d'or ; tous 6taient v&tus de
neuf avec des blouses dries et de beaux chapeaux
de drap. M.de La Fontaine aimait la Champagne
et les Champenois, et bien qu'il manqu&t vingt
fois fetre jet6 par terre il admira l'humeur des
compagncms, le galop des attelages et le bruit que
cela faisait dans la campagne du soir, ordinaire-
ment paisible. Bient6t il fut a Essomes qui est
presque un faubourg de Chaury. IA 9 des buveurs
chantaient, attables sous une treille. M. de La
Fontaine s'arr&ta pour les voir. Toutes les Amo-
tions du voyage et du r&ve, son sommeil dans les
champs, la pousstere sur la route faisaient sa soif
impSrieuse. Notre Bonhomme gouta, avec les
paysans, un petit pichet de vin blanc d'Essomes,
jeta deux 6cus, claqua de la langue et se remit en
marche,
A mesure qu'il suivait la Marne, notre Bon-
homme voyait venir- k lui Thorizon. Le fleuve
coukit sous les peupliers en une bande unie et
d'un bel argent. Qk et \k de grands ormes s'incli-
naient sur son cours. Le soir qui commen$ait k
descendre enveloppait toutes choses de sa lumtere,
et le Bonhomme allait avec son coeur heureux.
Bientot les petits vignobles qu'on voit sur la
i
32 PORTRAITS FRAN£A1S
pente, la tour du chiteau de Madame de Bouil-
lon, celle du fort Saint-Jacques, le clocher carre
de Saint-Martin, parurent aux yeux du voyageur,
Enfin, ce fut Chaury lui-mfeme, biti sur la cote
en amphith&ttre, le beffroi, les clochers, le vieux
Moulin du Roi, et le pont magnifique se jetant
sur le fleuve, de la rive au faubourg. La ville
aussi a de la bonhomie, avec ses jardinets, ses
places agrfables, ses allies d'ormes et ses vieux
quais actifs bord6s de corroieries.
M. de La Fontaine va comme un homme pres-
si, il a h&te d'arriver, de se promener dans les
rues, d'aller de la ville au bas village, d'entendre
et de voir les gens. II regrette k present d'avoir
laiss£ le coche, de s'fetre endormi aux champs en
compagnie des b&tes. II y a longtemps d6j& que
MM. de Mousseverte et de Bois-Coup6, le doc-
teur et le gros chanoine, les personnes de th££tre
et la digne comtesse, se sont disperses, sans
doute, aux quatre coins de la ville, dans les hd-
telleries. Pass6 le Moulin du Roi, puis la Fon-
taine des Amourettes, M. de La Fontaine prit la
rue des fituves, enfin la rue des Cordeliers. Cest
alors qu'il vit sa maison. A mesure qu'il avan-
$ait, il pensait que Madame de La Fontaine
n'Gtait plus qu'a deux pas et qu'il allait la voir. II
convint que l'humeur de sa femme 6tait difficile ;
mais Socrate, qu'il honorait pour sa philosophic,
■/.i-j
p^^^'
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 33
avait une 6pouse pire encore. Et void que, par
une sorte d'opposition avec la femme du sage,
M. de La Fontaine se prenait presque & aimer la
sienne. Ce disant, il arriva bientdt, monta de
coti par le petit perron et donna du biton sur la
porte ferm6e. Personne n'ayant bougt, notre
Bpnhomme, extrfemement 6mu, se d6cida d'ou-
vrir. La pidce 6tait gaie et spacieuse. Cest li
qu'il avait jou6 enfant. Ah ! souvenirs. Et le voili
si tremblant que ses jambes peuvent & peine le
porter. II va, vient, se cogne aux meubles, r4-
garde aux portraits, revoit son pfere et sa m&re.
Alors il tombe en reverie, parle haut, se met a
rire et pleurer et fait un bruit si fort qu'une
porte s'ouvre enfin. Ce n'est que la servante.
Notre Bonhomme l'appelle, la fait venir a lui et
demeure embarrass^ devant ce petit chaperon pas
plus haut que trois pommes, qui se prend & rou-
gir, regarde k terre et qui, de confusion, roule
entre ses doigts rouges, les bords d'un tablier. II
se hasarde enfin :
— Madame de la Fontaine n'est-elle point li,
petite ?
— Notre Monsieur, Madame est encore au sa-
lut...
Le chaperon a dit cela d'une voix basse et les
yeux timidement tournfc vers le sol.
M. de La Fontaine pense qu'il est venu de Paris
34 PORTRAITS FRANQAIS
aChaury pour visiter sa femme, et le voyage achev6
il trouve maison vide et sa femme au salut.
Cest \k un contre-temps qu'il n'attendait pas. Al-
lant vers la cour, il s'y tint un moment, revit le
petit jardin, le mur des Cordeliers, le colombier
et la tonnelle ; il admira les fleurs et surtout Tau-
b£pine que jadis il avait plantSe. Toutes choses
itaient en place et comme au vieux temps. Le
poirier de Cuisse-Madame, le prunier de Reine-
Claude, offraient tou jours leur ombre. Notre
Bonhomme toussa un peu comme on fait quand
on est 6mu.
— Je reviendrai, disait-il, je reviendrai, petite,
quand le salut sera fini.
En mfeme temps il kvait deux doigts, touchait
au menton la fillette, reprenait sa canne et pas-
sait la porte.
HI
Les Rieurs du Beau-Richard
Assez d6confit, M. de La Fontaine se retrouva
dans la rue, se retourna un moment et se prit &
contempler cette maison du pass£, cette douce
demeure de sa Champagne ou jadis il v6cut, mieux
que dans les palais de prince, les heures les plus
tendres de sa belle enfance. Alors il 6tait jeune et
candide, il aimait Marie H6ricart et il en fit sa
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 35
femme. Ah ! que cela 6tait vieux, qu'il y avait
longtemps ! Maintenant, il 6tait seul de par le
monde et il allait, de ci de l£, le Mton en main,
comme un Bonhomme errant. Certes, les femmes
lui 6taient douces et se laissaient prendre souvent
a ses discours enjoufe, k son ton de bonne hu-
meur, au charme des fabliaux dont il rimait les
vers; mais toutes ces femmes-li — chambri&res
ou marquises — ne valaient pas la sienne ; et cela
ne se passait point dans sa Champagne, dans son
beau Chaury, k Tombre de Taub^pine et de son
petit vignoble. Ah ! Marie H6ricart ! Marie H6ri-
cart ! Que ne saviez-vous lire dans ce coeur ing6-
nu ? Au lieu de courir les chapelles et de vous
troubler la t£te aux romans de la Table-Ronde,
que ne restiez-vous dans votre maisqn, k ravauder
les culottes de votre mari, k moucher votre petit
gar$on, k Stendre votre lessive et k soigner vos
poules ? Peut-fitre bien que le Bonhomme ne se-
rait pas parti...
Ainsi pensait M. de La Fontaine. La ville 6tait
tout animte ; les gens des boutiques commengaient
i rentrer leurs paniers ; les servantes revenaient
avec les boites au lait; les enfants des voisins,
soufflant dans des barbacoles, imitaient les oiseaux ;
des ines et des chiens attendaient devant les
portes ; qk et Ik des poules, des coqs et leurs pe- **
tits coquets traversaient de Tune k l'autre.
3 6 PORTRAITS FRANCAIS
M. de La Fontaine vit venir, du bout de la rue,
les quatre vicaires de Saint-Cr6pin.
— Le salut est fini, pensa-t-il ; je vais la voir
bient6t.
Et il allait tout seul en tapant son baton.
Un instant il projeta — avant qu'il flit tout=-i-
fait nuit — de se rendre k Nogent-l'Artaud, pour
embrasser son frdre, ou de pousser, jusqu'aux
Aulne-Bouillants, chez son oncle Jannart; mais
il efit bien voulu aller au mfeme moment jusqu'au
Beau-Richard, voir si Poignan et Maucroix, tou-
jours friands d'anecdotes, de g&teaux et de petit
vin frais, ne s'y trouvaient pas ensemble. De loin
il entendait la rumeur du march£, les musiques
et le bruit des voitures; il semblait que tout
Chaury fut au Be&u-Richard, k rire, boire et man-
ger ; d&]k il eut voulu &tre rendu au carrefour, se
m&ler aux gens du peuple, revoir ses amis le sa-
vetier et le financier de qui T6choppe et le palais
sont voisins sur la place. Grande-Rue, notre Bon-
homme aper^ut, qui venait de son cdt& en frappant
de son 6p6e contre ses revers de bottes, un lieu-
tenant aux dragons du regiment de Champagne.
A peine pensait-il 4 Poignan que Tautre d£j&,
l'ayant reconnu, se jetait dans ses bras et, le pres-
sant sur ses aiguillettes, lui frottait sa moustache
au travers du visage. Le moment diffusion pas-
s£, M. de La Fontaine avoua qu'il 6tait venu k
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 37
Chaury pour se r6concilier avec sa femme, mais
que, ne I'ayant pas trouvee, il allait au hasard et
cherchait ses amis.
— Tu n'en as point de meilleurs que Maucroix
et moi, dit Foignau avec un beau feu. Laisse ta
femme aux moines et dine avec nous. Peut-fttre
bien que Gaches sera la aussi.
De tous les amis de M. de La Fontaine, Gaches
avait la memoire la plus etendue. II pouvatt dire
par cceur, sans'omettre un seul h£mtstiche, tous
les contes du Bonhomme ; si bien que M. de La
Fontaine l'emmenait souvent avec lui dans tous
les diners ou il etait convie\ Notre Champenois
mangeait et buvait, et, Ie dessert venu, s'endor-
mait souvent. C'est alors que Gaches se levait et,
d'one voix amusante, debitait Joconde, les OUs de
Frire Philippe, les Lunettes, ou quelqu'un de ces
autres contes ou notre bon fablier, laissant la ses
betes, ne parlait plus que des ruses des amants, du
malheur des maris, de l'impudeur des femmes et
de toutes les sottises que t'amour fait commettre.
Maucroix, bien que portant la robe et les san-
dales, n'etatt pas plus moine que M. l'abbe de
Chaulieu n'etait abbe. II avait la trogne rouge,
1'esprit rabelaisien et se vantait de ses vers et de
ses gaillardises. Maucroix, ce jour la, avait delaisse"
sa maison de boutoille (on appelait ainsi, a
1'tpoque, les petites maisons des champs) et, sur
i
38 PORTRAITS FRANQAIS
une lettre de Poignan, sachant que Gaches 6tait
li, il avait tout quitt6 pour se rendre a Chaury (i).
Aussi quand vint Poignan, en avant de notre
Bonhomme, annoncer au chanoine et au diseur
de contes, qu'il amenait La Fontaine, ce ne furent
que cris de joie et transports d'amitte. M. de La
Fontaine ne s'inquidta pas plus de savoir com-
ment Maucroix etait venu de Reims et Gaches de
Paris, que les deux autres se donndrent la peine
de connaitre les motifs de son voyage. Tout ce
qu'on voulut savoir, c'est que le vin etait bon et
qu'on en redemanda. Apres quoi les uns et les
(i) « Le chanoine Maucroix — dit Ste-Beuve — l'arai et
le camarade de La Fontaine n'euit pas autre chose [qu'un
disciple d' Horace], et il avait quelques uns des traits delicats
du maitre. 11 e*tait de ceux qui, par nature et par gout, n'ont
rien de plus cher que les douceurs d'une vie particuliere et
obscure, d'un loisir anime par l'amiti6, embelli par les lettres,
£gay£ d'un peu de poesie et, le plus souvent, rernpli par la
paresse. » Poete, humaniste et lettre, Maucroix acheva sa vie
a Reims « sa derniere et veritable patrie ». « C'est, dit Ste-
Beuve, au benoit priau qu'il revient toujours, a la jolie mai-
son qu'il se fait arranger et qu'on lui prepare (« car j'aimela
jeunesse, disait-il, aussi bien en maison qu'en autre chose ») ;
c'est a son jardin, 4 ses allees qu'il y veut « toujours propres,
toujours nettes et sablees comme celles de Versailles pour le
moins ». C'est a Reims qu'il mourut, en 1708, a 89 ans. «I1
faut, dit Ste-Beuve, prendre ces natures naives et de la fa-
mille de La Fontaine, comme elles sont. » Et, c'est bien
ainsi que nous prenons Maucroix.
fed
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 39
autres, se tenant du bras, Tesprit en verve et le
coeur heureux, sortirent sur le Beau-Richard.
C6tait une coutume, en ce temps-la, de venir sur
cette place, de s'y promener par groupes en se
contant les nouvelles. Beaucoup, s'asseyant sur
les marches de la petite chapelle de Notre-Dame
du Bourg, y faisaient, au milieu des autres, les
rieurs et les beaux esprits.
Au moment ou Maucroix et Poignan, Tun trai-
nant de la sandale et Tautre de ses grandes bottes,
parvinrent, suivis de Gaches et de La Fontaine,
& l'endroit des causeurs, ils virent qu'un luron —
qui n'6tait autre que le savetier GrSgoire — occu-
pait les tr6teaux devant la compagnie. A me-
sure que Gr6goire parlait et vantait ses sornettes,
les voisins d'alentour se les redisaient entre eux
en les amplifiant. Si bien que les nouveaux venus,
entendant les gens rire et se gausser tout haut,
voulurent prendre leur part de la gaudriole. Gr6-
goire, qui les vit approcher et les savait pontes,
afin de les honorer, recommen^a de conter sa
malice. II dit comment ayant achet6, un jour, un
demi-muid de bl6 k un meunier, ce dernier, en
place de paiement, avait demands I'amour de la
savetiire. Bonne femme et fiddle, la savetidre
avait prevenu Gr6goire ; et voici ce qu'ils trou-
v^rent pour berner leur meunier : la savetidre fit
venir notre marchand et le re?ut dans sa chambre ;
40 PORTRAITS FRANCAIS
i
mais, k l'instant precis oil le gaillard entreprit
d'user d'elle, la dame toussa. C6tait Ik le signal ;
le savetier se tira aussit6t d'une cachette, et notre
meunier confus, se sauva k toutes jambes. C'est
ainsi que Grigoire pay a son bl6. Un drille assez
rusi, entendant Faventure, reprit ensuite la pa-
role, et donna k entendre que la savettere avait
touss6 trop tard; ainsi le savetier et le meunier
6taient pay6s tous deux. Je laisse k penser les
rires et le profit qu'en tira notre Bonhomme;
ayant recueilli l'histoire, il confia k Gaches qu'il
en ferait un jour un ballet de sa mantere. Le fait
est qu'il tint parole et que c'est a ce voyage que
nous devons au Champenois le petit Episode, tout
de narquoise ironie, des Rieurs du Beau-Richard. . .
Maintenant tombait la nuit. Nos amis se sen-
taient faim ; ils s'attabl&rent tous quatre dans une
petite auberge d'ou ils voyaient la place. Ils man-
d&rent du p£t£, du vin blanc et des « dauphins »
cuits, et tandis qu'ils mettaient la fourchette k la
bouche, ils occupaient leurs yeux k regarder la
parade. Pendant que les lumi&res s'allumaient
sous les arbres, les joueurs de pantomines et les
faiseurs de tours donnaient au menu peuple spec-
tacle de leur savoir. En face de Fauberge, k vingt
pas des dineurs, une sorte de Jocrisse, tout bar-
bouill6 k l'italienne, faisait le Mezzetin, tandis
qu'un gaillard, la bouche et les yeux ronds
fa^
^Ffmr
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 4 1
comme 1'acteur Jodelet, jouait des tours de pitre
a la vue du public. Auprfes de ce th&tre et juch£
sur une table, un astrologue montrait dans une
grande lunette, pour un prix d£risoire, les ani-
maux de la lune. Devant des paysans, accourus
pour l'entendre, un vendeur d'orvtetan, hableur
et matamore, offrait aux naifs des vessies pour
des pelles k feu, cependant que, non loin de li, un
ours pris par le nez, dansait aux sons du fifre.
Ailleurs un singe savant, allumant les figures de
sa lanterne magique, faisait au nez des gens des
tours de Fagotin. M. de La Fontaine en 6tait a
les admirer, quand un spectacle nouveau vint
le surprendre au point qu'il en garda longtemps,
sans le porter a ses lfevres, le verre qu'il venait
d'emplir. Deux jeunes gentilshommes, qu'il re-
connut aussitot pour &tre MM. de Mousseverte et
de Bois-Coup6, venaient de paraitre au beau mi-
lieu du Beau-Richard, et, cette fois, pour tout de
bon, recommen^aient, devant leurs t6moins et
devant tout le public, k la lueur des lanternes,
leur duel interrompu. Maucroix et Poignan
maudirent les ficheux qui venaient ainsi troubler,
du bruit des rapteres, le repas et la joie des gens;
Gaches exprima tout haut qu'il est toujours plai-
sant de voir deux jobards en venir au sang
pour les beaux yeux d'une femme qui devait cer-
tainement les t romper avec un troisidme. Mais
42 PORTRAITS FRAN^AIS
M. de La Fontaine, qui connaissait, poar avoir
vu dans le coche comment la dispute 6tait venue,
le motif de la rencontre, affirma que ce n'6tait
pas k V6nus, mais seulement au brelan qu'en re-
venait tout Phonneur. lis en fetaient Ik d'6pilo-
guer sans pouvoir se rendre compte, k cause du
populaire qui leur masquait la vue, de la suite de
la chose, quand ils virent, venant en hite vers
Pauberge, portant un bless6 au milieu d'eux, plu-
sieurs gens de la ftte et les acteurs du drame.
M. de Mousseverte, soutenu sous les bras par
MM. de Lentilles et de Pr£raz6, semblait assez en-
dommagfi. L'6p6e de M. de Bois-Coup6, en pas-
sant par son justaucorps, avait donn6 de la pointe
jusque dans son ipaule ; si bien que notre jeune
homme avait la chemise en sang et se laissait al-
ler &g£mir assez fort, M. de Bois-Coup6, peu fier
de sa victoire et de qui la raison commen^ait de
s'6claircir, s'empressait de pfodiguer a M. de
Mousseverte toutes les marques d'un regret appa-
remment sincere. Cet Episode ne passa pas inaper-
qu de Poignan et de M. de La Fontaine. Tous
deux se souvenaient du temps oil de bonnes
langues allaient partout dans Chaury, disant que
Tofficier aux dragons et Marie H6ricart trompaient
notre Bonhomme. Ce dernier, par point d'hon-
neur, ayant connu le bruit qu'on en faisait,
s'6tait voulu battre k tout prix avec son beau rival.
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 43
Mais cela — heureusement — ne d6passa point
les portes d'un petit cabaret oil ils furent assez
sages — le vin itant bon — de laisser leur hon-
neur, non moins que leurs 6p6es.
— C6tait alors le temps, pensait M. de La
Fontaine, ou Madame de Coucy, abbesse de Mon-
zon, me recevait en son cloitre pour mieux y
passer le temps qu'4 chanter des antiennes.
M. de La Fontaine aimait que les femmes
eussent le nez trouss6, les yeux vifs, le teint de
la peau blanc et le reste aussi. Madame de Mon-
zon avait tout cela k la perfection, et notre Bon-
homme aima, au milieu du tumulte, k se souve-
nir du temps ou il allait k vSpres chez Tabbesse
de Coucy.
A ce moment quelqu'un demandait iM.de
Mousse verte lequel il voulait voir d'abord, du
curt ou du chirurgien. Le bless£, se soulevant un
peu, r6pondit avec i-propos qu'il voulait voir les
deux. Cest ce qui fit qu'on amena M. le cur6
Jean Chouart, et que le docteur Tant-Pis, qui lo-
geait au mfeme lieu, apparut aussitdt. Notre Bon-
homme s'6tait, dans des fables amusantes, moqu6
de tous les deux ; et il eut du plaisir k les retrou-
ver ensemble. II en 6tait k les contempler, que
les douze coups de minuit, en sonnant k Thorloge,
vinrent soudain le faire souvenir du but de son
voyage. II pema un moment k quitter les con-
44 PORTRAITS FRANQAIS
vives, kisser Ik les duellistes, ses amis et la f£te,
k s'en venir coucher dans le m&me lit que sa
femme, en son logis de famille. Mais Gaches, au
m4me instant, sauta sur la table et commenga de
dire, en en scandant les vers et montrant les
finesses, les Oies defrire Philippe. Pris i un pareil
ptege, notre Bonhomme ne pouvait se d&rober. II
dut se r6signer, demeura k la place ou il 6tait et
commen^a de comprendre que tout, ce jour la,
se conjurait pour venir mettre obstacle k ses nai'fs
pro jets de retour conjugal. Ainsi passa le temps;
le bless6 allait mieux et sentait peu a peu lui reve-
nir Tapp6tit. On le fit boire et manger ; les autres
Timitferent; le souper du soir comment et cela
dura si tard que, quand tous les convives, pous-
s6s par le sommeil, sortirent sur le Beau-Richard,
ils trouvferent tout iteint et les gens disperses.
Bon ami jusqu'au bout, Poignan, faisant le fier,
jura de ne s'aller coucher que quand il aurait cou-
ch£ les autres. Les lanternes allum^es et le bonsoir
donn6 k MM. de Mousseverte et de Bois-Coup6,
au cur6 et au chirurgien, ils all£rent d'abord
conduire Maucroix dans la Grande-Rue. Poignan
lui m6me logeait rue du Ah ! Ah ! Les deux
autres Ty laissferent. Mais Gaches et La Fontaine
ne se s£par6rent point. Le malheur voulut que le
pauvre Gaches ne se souvint plus de Tauberge ou
il avait, le matin, laissS son manteau. La Poule
1
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 45
rouge et le Bon Saint-Julien se trouvant face k face,
ils jugferent bon (Taller d'abord a la Tattle rouge ou
ils donnferent T6veil, firent aboyer les chiens et
monterent dans des chambres qui n'itaient point
les leurs. De Ik on les renvoya a la maison d'en
face. Un valet les y re?ut en grognant, et, ses
gregues moiti6 mises et se frottant les yeux, les
mena sur la cour, dans la chambre de Gaches.
Leur lit enfin trouv6, harass^, fourbu du voyage,
du diner et de la fete, notre Bonhomme s'y laissa
tomber. A peine y itait-il qu'il commen^a de ron-
fler, et que, bientdt, des songes s'emparerent de
lui, ou toutes sortes de gens et de bfites mfeltes
faisaient figures singuliferes : Jeannot Lapin dan-
sant avec la Dame poitevine, Capitaine Renard
entre Gaches et Maucroix, Poignan non loin
d'eux et les menant au sabbat, habill6 en berger
et le chapeau en tfete, le Loup qui soufflait dans
laflfite k Guillot...
IV
La Mouche et le Coche
A Taube un coq chanta dans la cour de 1'au-
berge ; Gaches dormait k peine et cela le fit lever ;
il vit par les vitres que deux postilions, arm£s de
seaux et d'6ponges, frottaient k grands coups les
46 PORTRAITS FRAN£AIS
peintures d'un carrosse. En se penchant un peu,
pour les mieux voir laver, il eut tot fait de com-
prendre que ce carrosse n'6tait que le coche pu-
blic, le m&me qui amenait les gens de Chaury a
la Fert6, ceux de la FertS a Meaux et ceux de
Meaux a Paris. Gaches avait affaire en cette ville
le soir m&me. Riveiller notre Bonhomme, lui
planter sa perruque et le mettre en 6tat, fut Taf-
faire d'un moment; d'autant que le fablier, d'6pi-
sodes aussi raides et si vivement menfe, gardait le
coeur un peu vague et la tete k Tenvers.
Descendus 4 la h£te, ils ne furent pas les seuls &
monter en voiture. Le docteur Tant-Pis 6tait lk 9
des premiers ; la comtesse poitevine, et puis M. de
Mousseverte, son 6paule arrang6e, pr£s de M. des
Lentilles ; enfin deux jeunes precieuses, dont Tune
lisait YAstrie et Tautre la Clelie.
Bient6t le coche roula ; les langues se d£li£rent ;
on se donna du bonjour et se fit des compliments.
Notre Bonhomme qui achevait, sur T6paule de
Gaches, le sommeil que le chant du coq avait, k
Taube, interrompu, ne se tira de sa torpeur, un
peu avant Charly, que pour demander aux gens
Theure et le temps du jour. II dit qu'il 6tait press6,
avait, dans le tantdt, lecture a TAcadimie, devait
diner le soir, rue du Vieux-Colombier, avec Cha-
pelle et Boileau, qu'il avait, de plus, promis de
faire, le jour meme, visite, aux Incurables, a sa
LE VOYAGE DE LA FONTAINE 47
bonne protectrice. Apr&s quoi il avoua que les
Muses Toccupaient assez et que sans le conseil
qu'on lui en avait donn6, il n'eftt point, la veille,
tent6 tout ce voyage pour voir un peu sa femme
et se remettre avec elle. Tant de z£le fut admirt
de la part des voyageurs ; notre Champenois par-
lait si tranquillement et disait, sans ambages, tant
de choses ingenues sur son 6pouse et sur lui-
m£me, qu'i la fin quelqu'un lui demanda ce qu'il
en 6tait maintenant, comment elle Tavait re?u et
le ton qu'elle avait pris en le voyant paraitre.
Mais, notre Bonhomme, d'un ton moitte figue
et moti6 raisin :
— Je ne 1'ai pu joindre..., dit-il, elle £tait au
salut...
On juge de la stupeur ou cette candide r6ponse
jeta les gens du coche. Les pricieuses, soulevies
de rire, en laisserent choir sur elles, les deux pe-
tits ouvrages relies en soie verte de M. d'Urft et
de la Scud6ry ; le docteur 6ternua ; M. des Len-
tilles aussi ; et M. de Mousseverte, de peur de
dtranger le bandage de sa blessure, se pressa,
dans la crainte d'6clater, de la pointe de son gant,
surses deux joues tendues.Enfin,Gaches, en son
coin, ne put, & part lui, se lasser d'admirer
comme un acte d'unique et sublime distraction,
l'histoire de cet homme qui, venu se riconcilier
avec sa femme, ne la vit point, s'arreta en route,
48 PORTRAITS FRANQAIS
et passa tout son temps k courir les garennes, 6cou-
ter les pitres k la foire, assister les duellistes, et se
promener la nuit, une lanterne en main, a tra-
vers les auberges.
Les rires 6teints — ce qui ne fut pas de si tot
— on eut vite d6pass6 la Fert6. La route devenait
dure, le soleil chauffait, le coche avait peine £
monter la cdte. Alors M. de La Fontaine vit que
la petite mouche bleue qui, la veille encore se
montra si officieuse, reparue au moment, donnant
de l'aile et des pattes sur le naseau des chevaux,
les for^ait d'avancer. Notre Bonhomme, adroite-
ment, en fit la remarque avec assez de finesse
pour que le voyage, joyeusement commence, pAt
s'achever aussi bien. A ce propos, le discours en
etant venu aux b&tes, notre fablier soutint que,
de toutes celles qu'on conn ait, les fourmis des jar-
dins qui se creusent des cit6s sous terre, vivent
dans de petites maisons et se gardent pour Thiver,
des grains de mil et des vermisseaux, sont les plus
surprenantes.
AprSs quoi, le soleil, la soif et la faim ayant
calm6 les gens et baiss6 le ton des voix, Gaches et
le Bonhomme, comme s'ils eussent 6te chez eux
et devant une bonne table, parl£rent de Baruch,
d'Esope et de Platon.
Un ami de la nature.
Pirron de Tournefort
Di* ion, je campri* lea /burs,
et qn« lean families s'ftpp«rentent
et s'ftiment natarellement.
Fjuwczs Juans.
%A Eugene SCorel.
L'aimable botaniste que M. de Tournefort !
Son image, effac6e depuis longtemps de la me-
moire humaine, est de celles qui sont dignes de
revivre aux souriants souvenirs des amis des
plantes. Les traits de ce savant b£nin, la bonho-
mie de son coeur, le goiit qu'il avait pour les pe-
tites fleurs du monde sont autant de motifs qui
inspirerent l'illustre Fontenelle dans le posthume
6loge qu'il lui consacra. Le savoir de M. de
Tournefort en tout ce qui concerne les plantes,
faisait, en son temps, l'admiration de ceux qui,
comme le c6l£bre Crescent Fagon, furent, plus
d'une fois, appel6s 4 l'appr£cier. Bernard de Jus-
sieu n'a pas h6sit6 a 6crire tout le bien qu'il pen-
sait de Pitton de Tournefort ; enfin le grand Linn6
a rendu le plus bel hommage qui convenait a
sa douce m^moire, en lui d&iiant, ainsi qu'un
50 PORTRAITS FRANgAIS
present de la nature, cette discrete tourne-
fortie, dont le parfum comme la forme res-
semblent assez k ceux de ThSliotrope du P6rou.
* *
L'amour que M. de Tournefort ne cessa de
porter toute sa vie k la botanique se manifesta
d£s l'ige le plus tendre. Le premier de ceux
qui lui donndrent les notions de cette science
6tait un vieil ami, apothicaire d'Aix-en-Provence,
sa ville natale. Ce brave homme cultivait, dans
son petit clos de jardin, toutes les esp£ces m£dici-
nales des plantes. Je Timagine vif et alerte,
extremement bon et doux aux fleurs, instruit de
leurs vertus sur les maux des hommes, piquant
et repiquant ses boutures, 6mondant les ceps de
sa vigne, debout, d£s l'aube, dans les espaliers.
Tournefort le suivait, dans les plates-bandes
6gales, comme, jadis, Esculape devait, sur les
montagnes, suivre & la course le grand Chiron.
De fait, Tapothicaire, avec sa barbe en brous-
saille, la carrure robuste de son dos et de ses reins
peu en rapport avec les fines jambes grSles et les
pieds 6troits et solides qui Taidaient & se porter
dans les chemins les plus difficiles, rappelait le
grand Centaure, ami des herbes et des astres. Le
jeune Tournefort avait plu extremement au doux
Sagittaire barbu. Cetaient de belles et char-
mantes promenades que celles que faisaient en-
PITTON DE TOURNEFORT 5 I
semble l'icolier et le vieux savant. Cest au cours
de ces courses passionn£es aux environs d'Aix,
jusque dans les rochers et les petits bois ipais que
Tournefort comment ce modeste herbier auquel
il devait vouer sa vie et qui devint, par la suite,
si considerable, que toutes les families des plantes
sy trouv6rent rfeunies.
Destin6 k Tfitat eccl&iastique, le jeune bota-
niste, qui se sentait plus enclin k louer Dieu dans
scs oeuvres naturelles que dans toutes celles des
thfologiens, n'avait de gout que pour ces cam-
pagnes fertiles ou se voient les espdces abondantes
des v£g&aux. La sorte de contrainte ou le tint le
s£minaire ne fit qu'exciter en lui sa passion des
merveilles dont il ttait prive. A peine pouvait-il
s'ichapper que c^tait pour venir retrouver, dans
le modeste et curieux jardin des Simples, son
ami Tapothicaire. D'autres fois ses goftts vaga-
bonds le portaient k pousser plus avant ses re-
cherches aux endroits qu'il avait d£couverts.
« II pfen6 trait par adresse ou par presents dans
les lieux fermfe ou il pouvait croire qu'il y avait
des plantes qui n'itaient pas ailleurs — dit Fon-
tenelle; — si ces sortes de moyens ne r£ussis-
saient pas, il se r&olvait plutot k y entrer furti-
vement; et un jour il pensa 6tre accable de pierres
par des paysans qui le prenaient pour un voleur. »
La mort de son p£re, en le rendant a la liberty,
52 PORTRAITS FRAN£AIS
lui permit dc se livrer tout entier a ses cheres
Etudes. Un bon oncle qu'il avait, m£decin de son
6tat, Tcncouragea activement & 6tendre ses con-
naissances naturelles. Le jeune Pitton de Tourne-
nefort quitta Aix aussitdt. II fit un beau voyage
dans les monts de la Savoie et du Dauphin6, et
revint avec un riche herbier tout empli des
plantes rares qu'il avait pu trouver. Apr& quoi il
fut £ Montpellier, oil il y a un jardin plants sous
Henri IV, tr£s 6tendu en potagers, droguiers, bou-
quetiers et divisi en toutes sortes de comparti-
mentsqu' Olivier de Serres a d6crits. II s'y perfec-
tionna, au point que sa reputation ne manqua point
de se r6pandre bientot comme celle d'un homme
trfes capable en sp6cialit6 et savoir botaniques.
De nouveaux voyages qu'il entreprit en Es-
pagne et dans les monts de Catalogne, ou il allait,
suivi souvent de jeunes 6tudiants en m^decine du
pays et cachant son argent dans du pain dur, en
defiance des brigands, M. de Tournefort rapporta
de pr6cieuses collections nouvelles. Les peines
qu'il avait eues a franchir des crates souvent
abruptes et difiiciles, les dangers qu'il avait cou-
rus de la part des miquelets, moines mendiants et
d£trousseurs de bourses, enfin l'ebranlement phy-
sique qu'il conserva longtemps d'un coup qu'il
avait re$u, une nuit que, perdu dans la montagne
a la recherche des Simples, le toit d'une mdchante
PITTON DE TOURNEFORT 53
cabane, sous lequcl il s'6tait r£fugi£, vint is'abattre
sur lui, furent bien vites oubltes devant le r£sultat
de ses fructucuses recherches. « II revint £ Mont-
peliier a la fin de 1 68 1, dit son exquis biographe
Fontenelle, et, de 1&, alia chez lui, k Aix, ou il
rangea dans son herbier toutes les plantes qu'il
avait ramassfes de Provence, de Languedoc, de
Dauphini, de Cataiogne, des Alpes et des Pyre-
nees. II n'appartient pas & tout le monde de
comprendre que le plaisir de les voir en grand
nombre, bien entteres, bien conserves, disposes
selon un bel ordre dans de grands livres de pa-
pier blanc, le payait suffisamment de tout ce
qu'elles lui avaient cout£. »
Nul,mieux que Pitton de Tournefort, ne s'appro-
cha des plantes avec un plus pieux amour, nul ne
se pencha avec plus de soins attentifs sur la pe-
tite ime v6g£tale qui vit dans leur calice, la sfeve
de leurs veinules, la fine poudre de leur pollen.
Aucun homme au monde n'aima certainement
(Tune tendresse plus profonde, d'une plus fiddle
et plus forte passion leurs couleurs [admirables,
leurs formes multiples, varices et charmantes. Le
coeur odorant des fleurs, nul savant n'en goiita
avec plus de fr£n£sie la chaude et douce vie
discrete. Ainsi que d'autres hommes aiment les
54 PORTRAITS FRANgAIS
visages dc leurs enfants, la beauti d'une femme
choisie pour sa grice, M. de Tournefort aima les
pdtales duvetfc et nacres des roses et des ane-
mones. Les plantes des jardins lui plaisaient pour
leurs fleurs et celles des vergers pour leurs fruits ;
il aimait celles des potagers pour leur succulence ;
la vigne et le mfirier lui semblaient fort utiles et
toutes les sortes d'arbres et d'herbes agreables
et bonnes. II aimait celles des especes qui
poussent sur la terre et sont la joie des yeux et le
bonheur du goflt; mais il aimait aussi celles qui
naissent au fond des eaux, dans le jar din des
mers et il a fait sur elles de prdcieuses Etudes.
Une seule parmi toutes les fleurs sufRsait a l'oc-
cuper longtemps. Cest ainsi que Toeillet de Chine
lui inspira de gracieuses pages po£tiques; il l'a
ch£ri autant que Bernardin de Saint-Pierre ou
Jean- Jacques se devaient de ch£rir, plus tard, le
fraisier ou la pervenche, leurs plantes pr£fer6es.
M. de Tournefort a 6crit Thistoire des tamarins ;
il a compris avec une ferveur passionnte tout ce
qui croit et se d6veloppe dans le monde v£g£tal.
Sa tendresse pour les plantes 6tait in£puisable ; il
ne parvint jamais k en connaitre un nombre
assez grand et, plus d'une fois, affronta les pires
dangers, commit les imprudences les plus extremes
afin de parvenir k trouver celles des herbes qui lui
manquaient encore. Enfin sa sollicitude et sa pas-
P1TTON DE TOURNEFORT $$
sion pour dies 6taient si 6tendues qu'il connais-
sait les secrets de leur vie et de leur beaut£ et
qu'il cheicha de savoir les raisons des maux qui
les font p6rir. II accomplit de grands voyages
pour aller contempler, aux lieux mSmes ou elles
sont les plus belles, les plantes peu rtpandues
chez nous. Cest ainsi qu'il fut etudier en Anda-
lousieuneespecede palmier qui ne croit que dans
cette province, et vint, plus tard, k Leyde, en
Hollande, rien que pour admirer, dans le jardin
du c6lebre professeur Hermann, k l'ombre des
moulins du Vieux-Rhin, les tulipes merveilleuses
dont ce savant cultivait les plus rares esp£ces.
Alors les Hollandais faisaient venir de leurs
riches colonies des iles les plus fines epices
et les races d'arbres a fruits les meilleurs et les plus
savoureux. Le giroflier d'Amboine, le poivre de
Java, le muscadier de Banca et le veloutier de
Timor m&laient, dans ces pr£cieux jardins, leur
forte odeur& l'aigre goAtdes cassis du genre asia-
tique. De toutes parts poussaient de beaux plants
exotiques et de toutes sortes d'arbres de l'lnde bien
acclimatfe. Hermann avait exerc6 autrefois la
mddecine k Ceylan. 11 sut d6crire si bien les richesses
botaniques de cette ile et peindre de telle sorte la
luxuriante flore quiy pousse avec abondance, que
M. de Tournetort se montra enthousiaste au
point de jurer d'y aller. Bientdt le savant ne r&va
5 6 PORTRAITS FRAN^AIS
plus qu'a ces regions de grandes palmes, k cette
magnificence fequatoriale si abondamment belle.
L'odeur fauve de la jungle, celle plus douce des
roses du Bengale impr6gnaient par avance ses
chores heures d'amour et de travail. Quelque
effort que fit le noble Hermann pour le garder a
Leyde, le botaniste fran^ais se r&igna k quitter
cette cit6, que le souvenir de Juste Scaliger le fits
et de Gerard Jean Vossius, le commerce savant
de Tillustre m£decin Boerhave ne suffirent point
assez a lui rendre attachante.
Cependant le gout des voyages n'avait fait que
dfevelopper en lui, k la vue d'aussi beaux jardins,
de p£pinieres et de potagers abondants en arbres
et en fruits de POrient, le desir de connaitre les
contrtes qu'Hermann lui avaient d£crites. Aussi,
des son retour k Paris, accepta-t-il, avec un doux
enthousiasme, la mission que lui avait obtenue,
sur Pavis de Crescent Fagon, Monseigneur le
comte de Pontchartrain, secretaire d'Etat et des
commandements de Sa Majest6. Ce voyage avait
pour but de visiter la Gr£ce et PAsie Mineure
jusqu'a. la Perse, non pas seulement au point de
vue de la flore de ces contrfees, mais des moeurs
et coutumes des habitants et aussi des curiosit£s
que les villes et villages lui pourraient offrir.
Accompagn£ d'un m6decin allemand du nom
de Gundelsheimer et d'un savant dessinateur en
PITTON DE TOURNEFORT 57
plantes et paysages appelfe Aubrier, M. de Tour-
nefortquitta Marseille par une bonne mer et sans le
moindre petit grain. Le navire qui le portait avec
ses compagnons ne passa qu'& une faible distance
de ces terres oil les noms de Th6ocrite et de Vir-
gile sont encore immortels. Uhomme sage qu'6-
tait Pitton de Tournefort ne pensa point qu'il
lui fut possible de placer sous la protection de
plus grands noms ses jours et ceux de ses amis.
Malgri la presence de flibustiers, corsaires et de
toutes sortes d'aventuriers hollandais et anglais
qui tenaient la mer en d£pit de la chasse que
leur donnaitl'escadre de M. de Chiteau-Regnaud,
la goelette qui portait M. de Tournefort et'ses
compagnons parvint sans retard k Candie. Cest-la
une belle etgrande ile; M. de Tournefort Tadmi-
ra non moins que toutes les autres de Tarchipel :
Rhodes, les Cyclades, Chio, Ltmnos et celles qui
ferment les Dardanelles. Sous le titre de Relation
d'un Voyage en Orient, fait par ordre du Roi, M.
de Tournefort commen^a de r6diger le journal de
sa mission.
Cet 6crit est d'un honnfete homme. L'auteur
s'y emploie, le plus souvent, avec une bonhcK
mie bienveillante, a louer les sites qu'il visite non
moins que leurs habitants. De ce livre bon k lire
et savoureux & cause de toutes les espdces de
fleurs, fruits, parfums et produits de la terre qui
1
J
58 PORTRAITS FRANfAIS
y sont nommfe, subsiste cette douce odeur de
feuilles seches et de vanille froissee qui se degage
des herbiers anciens. Des « belles vatlees de
Georgie, d'ou Ton apporte routes sortes de fruits
a Erzeroum a, Tournefort a garde le mirage orien-
tal capiteux. La plaine ou il chevauche, au-dela.
de Tiflis, « est agreable par ses vergers et ses jar-
dins ». Ce qui lui plait le plus a admirer, durant
son sejour en Perse, ce sont les bosquets bien
entretenus, les arbres en alignement, les parterres
ordonnes, enfin toutes les plantes disposees avec
art et mesure. Voit-il la campagne armenienne,
c'est pour rendre grace au sol de la prodigieuse
etendue de champs qui s'y trouvent, « du riz,
coton, lin, melons, pasteques et de beaux vigno-
bles » qui y poussent de toutes parts, dans la
plaine ou le flanc du c6teau. Atlleurs les fruits du
Levant lui semblent irais a sa soif et fondants a ses
levres. Etce sont ces <i melons d'eau » aupres de
qui paraissent seches et sans gout « nos poires de
bemre et la raouille-bouche » ; et, d'autres fois,
ce sont ces fruits de 1'andrachne dont il a donne la
structure : « Ce fruit est clair seme sur les grappes
branchues et purpurines, presque ovale, long d'un
demi-pouce, a grains aplatis, au lieu que ceux
de l'arbousier sont a grains pointus ... La 1
chair du fruit de 1'andrachne est rougeatre, tirant
sur l'orange, jaunatre en dedans, et agreable au
PITTON DE TOURNEFORT S9
gout...» Les arbres grands et forts, les vartetfo
locales de toutes les herbes m6dicinales et plantes
cultiv^es pour leurs fleurs ou leurs graines ne le
retiennent pas moins que les fruits succulents.
II n'est point de jour de ce beau voyage au
Levant que Pitton de Tournefort n'ait marqu£,
selon le temps et l'heure, d'une fleur rare et
differente. Au mont Sipila il cueille l'origan,
et la sauge a Candie, le thym et le t6r£binthe
aux mSmes lieux, un peu partout Taster, le
marrube blanc et noir et quelques autres
plantes. Aux degrfe divers du mfeme mont il vit
la jac6a, de grands lauriers roses ; sur les bords
du Granique ce furent Tasphoddle et Tagnus
cactus; en Palestine, une belle v6ronique ; enfin,
en Georgie, un parterre de cresson dilicieux. De
ces especes et de centaines d'autres qu'il avait
trouvtes et que dessina Aubrier, Tournefort rap-
porta en Europe tant de diverses vari6t£s que le
Jardin Royal se trouva k peine assez grand pour
lescontenir toutes.
Uune des id£es de M. Tournefort 6tait que les
pierres naissent et meurent comme les plantes,
qu'elles se d£veloppent comme elles en de belles
et brillantes arborescences. Sa tendresse pour
60 PORTRAITS FRAN£AIS
toutes les choses qui sont dans la nature 6tait
telle qu'il ne pouvait penser qu'il y en eiit parmi
elles qui fussent inanim6es. Le beau systeme de
v£g£tation qu'il admirait chez les arbres Favait
amene k croire que c'6tait le m6me qui pr&i-
dait au d£veloppement des pierres de toutes les
esp£ces de celles qu'on trouve dans la terre. Les
v£g6taux, par la structure exquise de leurs bran-
ches et de leurs feuilles, le tissu parfum6 de leurs
fleurs, la saveur et le go6t de leurs fruits 6taient
aussi pr£s de son coeur que s'ils eussent 6t6 ses
enfants ou de beaux podmes qu'il aurait faits.
« Cet amour, dit Fontenelle, n'6tait cependant pas
si fiddle qu'il ne se port&t presque avec la m&me
ardeur a toutes les autres curiosit£s de la physi-
que, pierres figur6es, marcassites rares, petrifica-
tions et cristallisations extraordinaires, coquillages
de toutes les esp&ces... Du nombre de ces sortes
d'infid6lit6s on en pourrait excepter son gout
pour les pierres : car il croyait que c'6taient des
plantes qui v£g£taient et qui avaient des graines ;
il 6tait mfeme assez dispose & 6tendre ce systeme
jusqu'aux m6taux, et il semble qu'autant qu'il
pouvait il transformait tout en ce qu'il aitnait de
mieux. »
Si la stricte science positive lui fit grief, depuis
de ces hypotheses touchant les min^raux, je ne
saurais dire combien cette sollicitude k l'6gard des
PITTON DE TOURNEFORT (5 1
■ — ■ ■ ■ ■ ^^^^— ■ ■ Ml - ^— — II I I - ■ ■ ■— — —^—— M^ ■ P P ■ — 1—^— —
pierres qui semblent, elles aussi, aux yeux du
poete, comme de bonnes et belles fleurs p6trifi6es
par le temps, apparait aujourd'hui touchante et
naturelle. Les raisons qu'il trouvait pour l'excuse
de son systeme 6taient toutes ing6nieuses et
charmantes. II n'eut jamais de si bon pr£texte
d'en soutenir la valeur quk Tissue de ce voyage
au Levant oil il lui advint de voir, dans Tile
d'Antiparos, Tune des plus belles sinon la plus
grande de l'Archipel, les plus magnifiques grottes
qui soient au monde. Ce n'est qu'au p6ril de sa
vie qu'on peut parvenir, apr6s mille horribles
dangers et la descente dans le gouffre le plus
impraticable, & aborder ces grottes merveilleuses.
M. de Tournefort y fut avec Gundelsheimer et
Aubrier.
H est difficile de peindre Tenthousiasme de cet
homme ardent a aimer la nature quand il se trou-
va en presence des plus rares et plus extra-
ordinaires variet£s de marbre que les voyageurs
aient vues. Son plaisir fut sans melange k cons-
tater de prfes combien ces marbres observent,
en se d£veloppant, la mfeme harmonie que
les arbres qui poussent sur la terre. L'un de
ces piliers « repr&ente viritablement le tronc
d'un arbre coupfe en travers » ; « il semble que
ces troncs d'arbres v£getent » ajoute-t-il. Pour
un peu il dirait qu'il les voit fleurir et, s'ils
62 PORTRAITS PRANCAIS
n'6taient si lourds, demanderait a les emporter.
Ainsi le gofit qu'avait M. de Tournefort pour les
min6raux, ne cessa de s'exalter durant toute la fin
du voyage, avec autant de passion que celui dont
il avait t6moign6 pour les plantes. Cest ainsi
qu'il recueillit, k Milo, une esp£ce pricieuse d'alun
employ^ pour la teinture et dont le fragment,
ramass6 par Tournefort, se voit aujourd'hui
encore au cabinet de min£ralogie. Ailleurs cet
homme savant recueillit de ces belles coquilles
nacries qu'ont trouve fr&juemment sur le rivage
des iles de l'Archipel aupr£s des antres ou Ton
peut croire que des Sir6nes venaient se retirer
dans la temp&te. M. de Tournefort choisit quel-
ques-unes des plus rares;ilen fit don, au retour,
au roi Louis XV. Les valves de ces coquilles
admirables 6taient roses et tendres comme le sont
les oreilles rougissantes des jeunes filles. Plus
tard quand M. de Buffon fut nomm6 intendant
du Jardin du Roi, il « obtint qu'elles y fussent
transposes ». II n'en est pas de plus belles. II
semble, tant le fond en est charmant, les couleurs
vives et 16g&res que le talon de V6nus les ait fou-
16es. Ces coquilles soot conserves aujourd'hui
encore en souvenir de Tournefort. Elles sont li
comme des fleurs qu'il aurait aim£es et dont la
vive corolle aurait gard6 de son coeur le don de
ne jamais se fl£trir.
PITTON DE TOURNEFORT 63
*
Une autre des id£es qu'il eut, £tait que les
plantes qui se trouvent dans la nature peuvent se
classer en un nombre restreint d'espdces ayant
toutes entre elles des rapports de structure et
d'aspect. H trouva qu'il 6tait si encombrant de se
souvenir de toutes les families des plantes, telles
que les ont dispostes les savants, qu'il pensa a en
ramener le classement a un petit nombre de
genres. Ce systdme « dit Fontenelle, consiste &
rfegler les genres des plantes par les fleurs et par
les fruits pris ensemble ; c'est-i-dire que toutes
les plantes semblables par ces deux parties seront
de meme genre; apres quoi les differences ou de
la racine, ou des tiges, ou des feuilles, feront leurs
different es esp^ces. » Cette Mithode pour connaitre
les plantes, dont M. de Tournefort a fait un fort
ouvrage avec nombre de beaux et gracieux por-
traits de fleurs et de fruits bien graves, n'a pas
pr6valu par la suite. Cependant Jussieu n'a pas
voulu que tout fut an6anti de ce charmant sys-
t£me, ou l'oeil de l'artiste trouve k se satisfaire
beaucoup plus que dans les autres. Ce principe
de distinction : la forme de la corolle, a subsist^
par lui, et c'est ce qui fait voir que tout n'6tait
pas si vain dans cet aimable syst£me de classe-
ment harmonieux.
64 PORTRAITS FRANQAIS
M. de Tournefort 6tait si 6loign6 de tout
p£dantisme et il avait un sens descriptif si per-
sonnel que d6s qu'il avait vu une plante difftrente
de toutes celles qu'il avait rencontr£es, il cher-
chait aussitdt par quelle sorte de detail cach6 elle
pouvait se rattacher k ses compagnes.
D'abord il cherchait k etablir si la fleur qu'il
avait devant lui 6tait k feuilles ou k famines. II
l'examinait avec toute l'attentive Amotion d'un
poete, se penchait avec inquietude au-dessus de
son petit coeur parfum6, 6tudiait ses organes, la va-
ri6t6 de ses graines ou de son calice, recherchait le
secret des amours qui la devait animer. II trouvait,
pour nommer les « fleurs k feuilles » si essentiel-
lement diffi&rentes, k ses yeux, des « fleurs a
6tamines », ces mots simples et naifs qui trahissent
le doux tremblement de son coeur et le bonheur
qu'il a de percer ce mystere profond que Dieu a
cach£ dans Tenveloppe des fleurs. « II y a, disait-il,
huit especes de ces fleurs ; elles sont en cloche,
en campane, en grelot, en entonnoir, en sou-
coupe, en rosette, en mufle et en gueule ». Pour
ce qui est des fleurs simples ou k plusieurs
feuilles, il dit qu'il n'y en a que quatre esp£ces
qui sont : les fleurs en croix, en rose, en oeillet,
en lys ; enfin, si c'est une fleur composte, elle
sera ou « une fleur k fleuron, ou une fleur a de-
mi-fleuron ou une fleur radi6e. » Cette sorte de
k
PITTON DE TOURNEFORT 6$
mfethode dans le classement des plantes semblait
si nouvelle que plusieurs personnes ne purent
se r&oudre & Tadmettre. De ce nombre fut Rai,
le c£l£bre botaniste anglais, qui s'effor^a de com-
battre, par toutes sortes d'arguments, le syst&me
de Tournefort. II s'en suivit une mantere « de dis-
pute sans aigreur et m&me assez polie de part et
d'autre (i) ». Le sujet de la querelle itait si spe-
cial, il 6tait si charmant, il provenait chez les ad-
versaires, d'un amour si exclusif des fleurs que ceux
qui en suivirent les episodes ne purent qu'admi-
rer le soin extreme qu'observ£rent toujours les
deux rivaux de ne point parler en mal de Tobjet de
leur passion. Tournefort eut des partisans. L'un
d'eux toivit : « Cest le gofit qu'il a pour la dis-
section des aniraaux et pour les arts qui lui a fait
apercevoir dans les fleurs et les fruits ce que les
autres auteurs n'ont pas cru qu'on y dut recher-
cher. » Nicolas Jolyclerc, b6n6dictin de la congre-
gation de Saint-Maur, acquies^a k ce pan6gyrique
en vantant « l'aurore du grand jour que l'lllustre
Tournefort a jet6 sur le monde botanique ». Plus
tard, Bernard de Jussieu ne rendit pas moins jus-
tice a la valeur du savant en 6crivant : « La re-
putation du g£nie de M. de Tournefort et sa capa-
city pour la botanique sont si universelles qu'il doit
(i) Fontenelle.
66 PORTRAITS FRANQAIS
suffire qu'un trait6 des plantes soit de lui pour
6tre regu avec une approbation g£n£rale (i). »
Ce sont Ik de pricieux t£moignages de la trace
durable que laissa M. de Tournefort dans la
science botanique ; mais ce ne sont pas les seuls
qui tendent & nous le faire aimer. L'une des
raisons profondes qui rendent sa b6nigne mfemoire
plus aimable encore, c'est de songer & Texquise
fa^on qu'avait ce doux savant de nommer les
plantes. « Les noms des plantes, disait-il, doivent
Gtre les plus courts et les plus clairs qu'il se peut ;
mais ils doivent renfermer dans leur brievet6 ce
qu'il y a de plus singulier et de plus sensible. »
Ces noms qu'il a trouv6s ne sont pas seule-
ment ceux des plantes qu'il a d£couvertes en
Orient et dont il acclimata un grand nombre au
Jardin-Royal ; ce sont souvent ceux de pauvres
fleurs ordinaires qu'il a cueillies alentour de
Paris « dans le Bois de Boulogne, aux environs de
(i) Histoire des plantes qui naissent aux environs de Tar is
avec leur usage dans la me'decine, par M. Pitton de Tourne-
fort, de l'Acade'mie royale des sciences, docteur en me'decine
de la Fa6ult6 de Paris et professeur en botauique au jardin
royal des Plantes, seconde Edition revue et augmented par
M. Bernard de Jussieu, docteur en m£decine de la Faculte*
de Montpellier et sous-d£monstrateur en botanique au jardin
royal des Plantes. (A Paris, chez Jean Musier, du cote' du
Pont-Saint-Michel, a Y Olivier, 1725, avec approbation et
privilege du Roi.)
PITTON DE TOURNEFORT 67
Suresnes, de Saint-Cloud, de Sevres ; & Gen-
tilly, Arcueil-Cachan, Berny et Antony »; ce
sont les noms doux et poignants des simples
qu'il dfecouvrit, en herborisant, « au deli de la
Porte de la Conference, du cost£ du Cours-la-
Reyne, vers les Bonshommes et le long de la
rivtere. » Le bouquet de ces noms a la saveur
capiteuse, le parfum rustique des herbes un
peu iolles des pr&. II faudrait, une k une, en hu-
mer les senteurs, en vanter les vertus et dire cette
gerbe des noms agrestes et familiers que donnait
Tournefort £ ses plantes. Depuis ceux de Targen-
tine et de Tarmoise jusqu'i ceux du sene^on et
du violier, ce sont ceux de la barbe de bouc et de
la petite centaur6e, du raisin des bois et de la
pimprenelle, du chardon Roland et de la langue
de serpent, du lys d'6tang et du jonc marin, de
Therbe sans couture et de la langue de chien, du
petit houx et de l'herbe aux puces, de Therbe aux
chats et du millepertuis, du bonnet de pretre et
du chardon & bonnelier, de la morgeline et du
mors du Diable, du bl6 de vache et du bois-4-
faire-des-lardoires, du percebosse et du pied de
pigeon, du sain-foin et de la pulmonaire, du
rtveille-matin et de Toreille d'ours, de la salade
de chanoine et du tripe-Madame. Et, d'autres fois
encore, en un frais assemblage, c'est le bouquet
cueilli de la renoute-a-feuilles de patience, de
68 PORTRAITS FRAN£AIS
1'arrAte-boeuf et de la corne de cerf, de la saxi-
frage k trois doigts, de l'herbe k la veuve ; enfin
du bee de grue ou herbe-Robert, du cabaret
ou oreille d'homme, employes tous deux contre
la ftevre. Tels ces anciens vocables, ces mots
aimables et savoureux par lesquels Tournefort
d&ignait les petites fleurs qu'il trouvait dans les
champs, alentour de Paris.
De toutes les plantes diverses que ch6rit
cet homme excellent les plus aimfees sont les plus
ordinaires. Bien qu'il ait sous les yeux, au Jar-
din Royal, les plus rares et pr6cieuses especes
des plants et des arbres des Indes, du Japon et de
la Chine son bonheur est encore d'6tudier les
pauvres .herbes sans gloire de nos jardins, de nos
potagers ou celles dont on fait des drogues : la
belladone, la soldanelle, la mauve, le melon, la
gentiane, la bourrache, la lob6lie, la lavande, la
potentille et la valferiane dont les chats sont fous.
De celles-li il a aim6 passionn6ment les gracieuses
et frfiles petites tiges, la saveur 6pic6e et le pou-
voir qu'elles ont sur les maux du corps.
£a toujours 6t6 un fait admirable de voir avec
quel attrait les hommes les plus 6minents en
science ou gfenie se sont trouv£s attires par les
fleurs, sont venus vers eiles avec une ferveur
amoureuse et profonde. M. de Tournefort n'a fait
que pr£c6der une suite choisie de personnes fort
PITTON DE TOURNEFORT 69
enclines a botaniser et k confier aux plantes leur
recherche des secrets de la nature. Le stecle qui
vit la mort de M. de Tournefort a.6t£ plus que
les autres tourmentd de ces Etudes. On sait que
M. de Saint-Pierre s'y donna tout entier; Jean-
Jacques Rousseau a confess^ avec quelle joie il
« se livrait k T6tude de la botanique et surtout du
syst£me de Linnoeus pour lequel il prit une pas-
sion dont il ne put bien se guferir » . Cuvier aima
beaucoup les plantes et, parmi elles, cette belle
giroftee rouge dont il groupa un grand nombre
de genres ; Alexandre de Humboldt se livra avec
passion k T6tude des fleurs et des miniraux ;
Goethe le suivit dans cette voie ; son livre sur les
plantes n'est que Tune des marques de sa ten-
dresse pour elles ; la miniralogie ne lui 6tait pas
plus indifftrente(i). L'illustre Jean-Marie Ampdre
aimait k rechercher les simples dans la campagne.
Cest en botanisant ainsi, par un beau jour d'avril
ensoleill6, qu'il rencontra dans la prairie en fleurs,
cette douce Julie Caron qui devait devenir un
jour, Pamie consciente de son ginie.
M. de Tournetort a annonct ces hommes. II
£tait doux et bon avec une belle tSte aux boucles
(1) « Le grand Goethe quittait sa plume pour examiner un
caillou et le regarder des heures entires ; il savait qu'en
toute chose reside un peu de secret des dieux. Alfred de
Musset, Le Poete et le Prosateur. »
70 PORTRAITS FRANQAIS
blondes comme Jean de La Fontaine. Devenu
docteur et acad6micien il ne perdit point de
son exquise bonhomie naturelle. Charg6 d'ensei-
gner la botanique au Jardin Royal il le fit avec
charme et bont6. Ses soins se d6penserent a
embellir les plantations et les herbiers, & faire
construire de belles serres, k donner au droguier
medicinal plus d'6tendue, au I6gumier plus de
surface et d'espace. Ce que l'illustre Lenotre et
La Quintinie avaient fait pour les jardins et les
pares d'agr£ment, M. de Tournefort le voulut
accomplir pour les jardins d'6tude. Cest ainsi
qu'il voulut que fut plant6e, au Jardin Royal,
une 6cole des arbres oi se trouvassent rfeunies,
outre les espfeces d'Europe, toutes celles des
arbres nouveaux qu'il avait vus en Asie, et ceux
des genres que le P. Plumier avait amends avec
lui d'Am6rique. « Longtemps, dit Deleuze, dans
sa belle Histoire et Description du Museum Royal,
on remarqua surtout un g6n£vrier qui a quarante
pieds de haut et quinze pieds jusqu'i la naissance
des branches ; il fut apport£ du Levant et plants
par Tournefort. » Ailleurs c'6taient de beaux
phlonis qu'il avait fait planter. Un peu partout
des vari6t6s d'arbres exotiques telles que les pla-
tanes d'Orient, les arbres de Jud6e, les vernis du
Japon, l'avocayer de Bourbon, les tulipiers de
Virginie, s'assemblaient par ses soins. M. de
k
■ nfTi *-
PlTtON DE TOtfRNEFORT 7 1
Tournelort, au. milieu de ses amis, dans le travail
de ses arbres et de la riche flore de ses herbiers,
acheva ainsi les heures d'une vie longue et m6tho-
dique. Son unique joie demeura jusqu'i la fin
de s'occuper k comparer ses plantes, k suivre jus-
qu'en l'extr£me nervure des feuilles, l'intime
structure des corolles des fleurs, la pulpe des fruits,
la germination des petites graines, leur parfait
dSveloppement, k d6couvrir enfin au milieu de
tant de rapports et de ressemblances, ceux qui
leur sont communs et permettent de les assembler.
Le fructueux voyage qu'il avait fait au Levant
demeura jusqu'd, la fin present k sa m6moire. II
y pensait souvent, ainsi qu'k celui qui l'avait me-
n£ en Hollande, pres du c6l6bre Hermann. Ainsi
son imagination se peuplait des sublimes paysages
qu'il avait parcourus; son coeur 6tait devenu
pareil k un beau jardin plant6 de tulipes et de
campanules.
Je ne sais si Tournefort fumait de ce rare tabac
d'Orient tel qu'il en avait vu en Perse et l'Asie-
Mineure ; mais, parfois, l'icre odeur des parterres
exotiques devait l'accompagner k l'exemple de ce
subtil parfum k quoi Ton reconnaissait, jadis,
dans les fourr6s, le passage des Centaures. Pench6
sur les beaux dessins qu'Aubrier avait composes
de ces sites et de leurs habitants, il revoyait, dans
les cours fraiches, des femmes voices danser sous
J2 PORTRAITS FRAN£AIS
les palmiers, et d'autres chauss6es de babouches
fines et vfetues de cachemire, venir lui apporter,
k la fa^on persane, des dattes et des bananes sur
un plateau.
Ces pens£es continuelles l'absorbaient k un point
qui le rendit fort distrait. Un jour, en passant
rue Copeau, pres du Jardin Ro^al, il ne vit pas
surgir un camion lourd et charg£ qui venait a lui.
L'essieu lui donna fort avant dans la poitrine, et
ce fut la cause qui abr6gea ses jours et d6cida de
sa mort. Son testament fut le dernier acte de sa
*
sagesse. Ainsi que le bon Epicure avait, en mou-
rant, 16gu6 son jardin et ses livres k Hermacus
de M6telin, son ami, Pitton de Tournefort 16gua
les siensi Tabb6 Bignon, qu'il tenait en trds haute
estime...
Cet homme exquis alia sommeiller k Pombre de
ses chers arbres, sous lepoids 16ger des fleurs qu'il
avait adordes. Un peu de son &me passa dans
celles des plantes qu'il avait le plus ch6ries, dans
le parfum de cette belle campanule que Bernar-
din de Saint-Pierre cueillit un jour en sa m6-
moire (i), se cacha au coeur discret de cette douce
tournefortie que le grand Linn6 lui a d£di£e plus
tard.
(i) Bernardin de Saint-Pierre : Etudes de la Nature.
Deux Savoisienncs passionnees.
Dc M rae dc Chantal k M me dcWarcns.
charme tranquille de la Savoie, apaisement,
quietude flottante de l'ame, cela ne se sent bien
qu'a Annecy, devant la beaute du lac. La l'espace
est leger, l'eau douce et limpide : les cimes bleu-
tees des monts se perdent dans la blancheur des
nuages; des cygnes, en nageant, ouvrent, au
large du bord, un sillage argente ; des pentes du
Veyrier, d' Annecy au roc de Chere, descendent
vers la rive des vignes deja muries. La verdure des
eoteaux, l'azur de 1'air, et le beau paysage qu'une
brume flottante, a l'aube, idealise, ofirent un eclat
charmant, une harmonie heureuse, et, sur le
fond du ciel, le decor exquis d'un monde fait pour
la volupte. Voici, se succedaot, en une suite de
vergers et de petits jardins, de coquettes villas :
les deux hameaux de Chavoires, Veyrier et le
74 PORTRAITS FRANQAIS
bois de Jean-Jacques Rousseau, et puis avant le
cap de Chdre oft repose, sur un roc, Hippolyte
Taine, le petit pays de Saint-Bernard de Men-
thon. Li, la terre savoisienne paralt dans tout ce
qu'elle a de mystique et d'agreste k la fois. Ces
bois 6voquant les souvenirs des saints et des philo-
sophes, ces cimes qui conduisent Time k Dieu,
ce lac id6al et jusqu'i ce vent « doux, dissolvant,
dont parle Michelet, qui par moments franchit les
monts, fond les neiges, 6nerve les forces », sont
autant de motifs de l'aimable seduction qui
rdgne ici(i).
Annecy, au fond du petit golfe, s'offre comme
un refuge. On y vient des deux rives. Oh ! com-
me elie est fralche et belle aux yeux la petite cit£
« amine et noble, de Saint Francois de Sales,
ceinte de campagnes et de collines trds fertiles » !
Voili, c'est une mollesse, une langueur, on ne
(i) Ce c6t£ d* Annecy, vers le lac, est tout a l'oppose' de
la valllee de Th6ne, des « hauts escarpements de la Tour-
nette «. « Le Fier, ecrit M. Andre" Theuriet, dans de belles
lignes consacrees au Cerisier de Jean- Jacques, torrent farouche
pendant la fonte des neiges, y roule, sur un fond de cail-
loux, ses eaux limpides et poissonneuses. C'est un site essen-
tiellement pastoral et c'est aussi une vallee pleine de souve-
nirs. Sur le versant de la route qui descend vers Dingy, ap-
paraissent les batiments de ce chateau de Folliet qu'habita
la Philotea de Saint-Francois de Sales, la belle Louise de
Charmoisy ».
DEUX SAVOISIENNES PASSIONN^ES 75
sait quoi qui vous prend, vous soulfeve et vous
emmtee soudain vers Tamour ou vers Dieu. La
pente est douce, attirante ; on ne peut la remon-
ter, et c'est ainsi que firent, au cours des sidcles,
toutes ces pieuses dames visitandines dont le
cloitre est ici, ces ardentes r6fugi6es bless£es du
monde qui vinrent chercher en Savoie le repos du
coeur et l'oubli des passions : une Louise de Char-
moisy, une M me de Chantal, une M mc Guyon,
et plus tard, M me de Warens.
La nature, ici, est complice de la foi ; les
conversions mondaines que Saint Francois de
Sales entreprend d'accomplir ne se r6alisent qu'au-
tant que Yy aident la vue des monts, le silence
de la valine, la fraicheur et le baume des bois.
Lui-mfeme n'a d'action sur les imes que par les
fleurs de son langage, ce sentiment de Dieu ou
Dieu n'est point seul, dans un d&ert aride, mais
se penche en souriant, sur le monde, parmi les
arbres et les oiseaux.
« Le style de Francois de Sales, a dit Ernest
Hello, c'est le concert de Taprds-midi . . la parole
de Saint-Francois de Sales a la valeur et le par-
fum des prairies. » Je dirai : elle a le verbe color£,
odorant, plein de finesse et d'6clat ; les plus belles
de ces fleurs du langage, qu'il « a cueillies en se
promenant, sentent les champs, la ferme savoyar-
7 6 PORTRAITS FRAN^AIS
■ ■ n il i ■ ii ■ ■■■ - ■ ^— — — — ^—— »^— ^m^——— — — — — ^ i I '■» li ii H ^ — ^ ^^^^^^^^^m^m^
de, les bois et les bords du lac d'Annecy (i).»
Lui-mfeme 6crit de sa bonne ville qu'il apprit k
s'y plaire « puisque c'est la barque dans laquelle
il lui faut voguer pour passer de cette vie dans
Tautre. » Voil& le ton de Francois ; il est p6n6tr6
de gr&ce et de mansu6tude, il a des gentillesses ;
il s'insinue en charmant ; il m6ne Time k Dieu
par des chemins de fleurs. Rousseau ne fera pas
mieux ; sa voix sera plus rude, plus rauque par
instant, mais se fondra, se fera douce aussitdt k
rappeler cette terre de son bonheur, cette vigne
des Charmettes et ce jour des Rameaux oil M me
de Warens, pour la premiere fois, vint k lui dans
une jonch6e de palmes et de guirlandes.
Telle est la force de ces deux hommes, le secret
de leur puissance sur les femmes ; c'est de les
attendrir avant de les dominer ; tous deux sont
fils de la nature ; ils ont toutes les seductions, ils
ont celles de leur pays. Les femmes le savent, le
comprennent; elles rient d'abord, se plaisent k
ces jeux de fin sentiment, de jolis discours ; elles
aiment 6galement le saint et le pofcte, leur voix
enjou6e et confidentielle, Texquis murmure de
leurs paroles. Mais eux le savent bien, les s6duc-
teurs ! Le charme vainqueur 6tant le maitre, il
faudra que ces femmes suivent jusqu'au bout les
(i) Sayous, La Litterature francaise hors de France.
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNEES 77
guides divers qu'elles ont choisis : M mcs de Char-
moisy et de Chantal, M llcs de la Grave, de Chatel
et de Blong quitteront le monde, s'attacheront a
Francois et se feront ses brebis ; M mcs de Warens
et de Larnage, M ll€S Galley et Graffenried se
pencheront sur Jean-Jacques murmurant, enten-
dront sa parole et resteront 6mues. Et ce sera le
sort de ces belles Savoisiennes, d'ob&r 1 leur
coeur, de suivre ses impulsions et de devenir^ en
demeurant 6galement passionntes, les unes visi-
tandines et les autres amoureuses !
Dijon et Vevey s'honorent d'avoir vu naitre, a
plus d'un sidcle de distance, Tun M mc de Chantal
et l'autre M me de Warens. M mc de Chantal grandit
a l'amour et au mariage, s'6veilla £ la devotion a
l'ombre discrete des tours de Saint-B6nigne, dans
la maison du pr&ident son pdre ; M me de Warens,
elle, passa sa jeunesse k Lausanne, occup6e de
danse et de musique, revint plus tard k Vevey et
ne quitta sa patrie qu'& un ige avanc£. M me de
Chantal appartient k la petite noblesse bourgui-
gnonne, M me de Warens k la bourgeoisie vau-
doise. Cependant toutes deux sont filles de la
Savoie : toutes deux, avec une all6gresse 6gale,
adoptent, pour vivre dans la retraite et l'6loigne-
ment du monde, ce pays de lacs et de montagnes,
78 PORTRAITS FRANQAIS
ces douces valines, ces villes anciennes peuplfes
de b6guinages et de palais.
D'abord c'est Tattrait de Dieu qui les conduit.
Toutes choses, en leur vie, s'arrangent £ servir
leur destin religieux. M me de Chantal, la pre-
miere, s'6veille k cette passion de Dieu avec une
force aveugle. Elle est marine, elle a des enfants ;
mais M. de Chantal meurt, tu6 & la chasse, du
coup d'un ami qui, « le voyant au travers de
quelques broussailles, le prit pour une bfite fauve,
le tira et lui cassa la cuisse » ; ses enfants s'£ta-
blissent, ou, pour plus de z£le, elle-mSme les
etablit au mieux de leur honneur. Puis, libre et
seule, ayant achev6 ce grand divorce avec le
monde, elle vient vers son directeur. Francois
Tat tend. Dds qu'elle le vit pour la premiere fois,
au pr&che du careme, un vendredi, a Dijon
« elle sentit que c'6tait lui ». II 6tait li, debout
dans la chaire, parlant de renonciation, d'amour
des pauvres et de la suavit£ de la vie devote. Elle
connut aussit6t que « cette ime 6tait plus pure
que le soleil et plus blanche que la neige. » Lui
aussi la reconnut; ill'avait vue jadis lui apparaitre
en songe dans sa tnaison de Sales. II a de grands
desseins int£rieurs ; il r6ve, pour Louise de Rabu-
tin, d'une vocation absolue, definitive, oil elle
sera consacr6e ; elle est sa fille de dilection, son
enfant adoptive, sa ch£re Philot£e. « Dieu, ce
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNEES 79
me semble, lui dit-il, m'a donn6 k vous, Madame ;
je m'en assure toutes les heures plus fort. »
Cest une tentation k laquelle, par moments,
elle voudrait bien r£sister. Son pere, le vieux
president Fr6myot, son beau-pfere, M. de Chantal,
s'efforcent k la retenir auprds d'eux; son jeune
fils se jette a ses pieds, se couche sur le seuil de
la porte pour l'emp£cher de quitter la maison de
sa famille ; elle manque de c6der. « Je me tenais,
dit-elle, serrte a Tarbre de la croix, de peur que
tant de voix siduisantes n'endormissent mon.
coeur. » Mais elle pense k Francois : « Mon Dieu,
dit-elle, m'aide, m'entende et me re^oive, s'il lui
plait, comme de tout mon coeur je me donne a
lui. » La void forte, rass6r6n6e ; elle s'arrache des
etreintes, franchit le corps de son fils qui s'oppose
a sa fuite, quitte tout, les siens, le monde, ses
biens, sa fortune, vole vers M. de Gen&ve. D'abord
lui, pour l'6prouver, la mortifie, ne lui dit point
a quel grand role il la destine.
Alors cette sainte fougueuse s'impatiente ; mais
elle est tourmentte de sacrifice ; elle a hite de se
donner : « Quand done, 6crit-elle k M. de Gendve,
quand done viendra ce jour bienheureux, Monsei-
gneur, oil je vous ferai Tirr6 vocable offrande de
moi-meme k mon Dieu ? » L/attente la fait souf-
frir, la jette dans le trouble et l'abattement ; les
mots de brulant amour des mystiques espagnols,
80 PORTRAITS FRAN£AIS
de Therese ou de Jean d' Avila trahissent sa passion,
rtvelent le feu interieur dont cette grande sainte
est brulee : « La bont£ de Dieu, dit-elle, me rempiit
d'un sentiment si extraordinaire et si pressant de
la grace d'etre sienne, que si ce desir dure dans
cette violence il me consumers. » Alors le saint
directeur a. pit id: ; il a£prouv£ cette arne; il volt
de quelle force elle est capable. C'est une grande
passionnee ; il sait qu'elle soul&vera un vaste
enthousiasme autour d'elle et de l'Eglise. II £tend
les mains, la consacre, et le 6 juin 1610, jour de
la fete de Saint-Claude, qui se trouva etre aussi
celui de la Trinity, il la re$oit avec M lles Favre et
Brechar et fonde, avec elles, la maison mere de la
Visitation.
Les restes decette maison mystique existent en-
core a Annecy, aupres de Saint-Maurice et de
1'ancien cloltre dominicain ; Michelet, lors de son
pieux pelerinage au pays de Jean-Jacques, les
contempla encore « derriere la ville, les eglises, les
couvents, le petit palais qui fut de Saint-Francois
de Sales. » C'est la que M mt Guyon, lors de sa
grande ivresse pour la vie ascetique, vintseretirer
avant les orages de plus tard. C'est la aussi que,
dans le siecle suivant, M"" de Warens, subitement
echappee au monde et a son mari, mais gardant,
de l'un et de 1'autre le parfum frivole, vint abju-
rer le protedtantisme, et le jour de la Nativity de
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNEES 8 1
la Vierge, se soumettre au Dieu de Saint-Fran?ois.
Celle-1^ aussi est une convertie ; mais c'est une
tapageuse ; elle veut informer le monde de sa re-
nonciation : « Je prends, 6crit-elle aussitdt aprts
sa conversion au roi Victor Am6d6e, je prends la
liberty d'informer Votre Majest6 que je viens de
faire mon abjuration devant la relique de Saint-
Francois de Sales et entre les mains de son digne
successeur. » Voili bien M me de Warens avec son
ostentation, son goflt de gloire et de bruit, sa
recherche des honneurs. Cette ntophyte ne
s'abime point, comme Sainte Chantal, dans la
divine presence ; elle s'agenouille et prie, mais est
distraite et voit, par le porche ouvert, sur la petite
place, venir k elle Jean- Jacques Rousseau, beau de
la gloire de ses seize ans, timide, rougissant,
tenant en sa main la lettre de recommandation
deM.de Pontverre. Alors la belle d6vote acheve
d'un coeur moins pur les mots de la priSre.
Devant le tombeau de Louise de Rabutin et de
son mystique ami, la pauvre amoureuse de Lau-
sanne se d6sole ; elle comprend que son adoptive
patrie, que la terre savoisienne, reserve k son
avenir d'autres joies que celles du cloitre et de la
vie d6vote.
5*
82 PORTRAITS FRAN£AIS
11 existe, au mus6e de Cluny, un mSdaillon ou
M me de Warens est vue en d6collet6, avec un
ruban noir au cou qu'elle a rond et blanc ; le
front est coiflfe d'un bonnet tr£s simple; la mise
est modeste et d6nonce la pi6t6. Ce portrait, bien
que peu connu, est vraisemblablement du temps
de la conversion. II fait contraste avec celui oh
Philippe de Champagne nous montre, au mus6e
de Chamb6ry, M me de Chantal. Lk le peintre de
Port-Royal a represents la sainte visitandine dans
le maintien tranquille de sa beaut6 ; celle-ci est
toute spiritueile et se tient dans le regard, dans
la bouche ineffable et Tare pur des sourcils ; le
visage est 6troitement enferm6 dans la guimpe et
tSmoigne tout entier de la ferveur et de la paix
de cette belle &me. Seule pend au cou une petite
croix aux armes de Tordre : un coeur sur lequel
est grav6 en chiffre le nom de Marie, surmont6
d'une croix, le tout entour6 d'une couronne
d'Spines. Jamais, comme en ces deux portraits
qu'on fit d'elles au moment de leur plus grande
exaltation religieuse, ces deux femmes passion-
n6es n'apparurent plus difKrentes. M mc de Chan-
tal, comme une Sainte Paule, une Sainte AngSle,
une Sainte Catherine de G6nes, k qui son bon
p£re aimait & la comparer, se montre comme ivre
de la grande joie int6rieure oil seule i seul avec
Dieu elle s'abime et sourit. M me de Warens, elle,
m
DEUX SAVOISIENNES PASSIONn£eS 83
n*a point d£pouill£ compl&ement la mondaine.
Elle sait que son sein est beau et le montre volon-
tiers; ses cheveux cendr£s, sa bouche i la mesure
de celle de Rousseau, ses £paules, sa gorge, sont
autant d'attraits que, malgr6 sa pi6t6 nouvelle,
elle ne peut consentir k cacher sous la guimpe.
Pour un peu elle tiendrait, devant elle, sur le
m£daillon, ce petit sceau k son usage oh se voyait,
dans les fleurs, un amour discret et mutin, le
doigt sur la bouche et disant,en sa devise liber-
tine: mutt mats toujours tendre.
La quality de devotion de ces deux dames n'ap-
parut jamais aussi oppos£e que dans ces images
ou elles se montrent toutes deux au moment de
leurs plus belles ann£es de ferveur pieuse, M mc de
Chantal d£tach£e de toute mondanit6, portant la
haire sur le corps, soignant les pauvres, pansant
les plaies, 6crivant de belles meditations et Louise
de Warens de la Tour, encore coquette, ronde et
grasse k plaisir, recevant les hommages, y r6pon-
dant et ne gardant Dieu que comme un refuge,
pour les heures de tristesse. La grande dame
dont M. de Gendve a fait la plus forte et la plus
active des saintes se soutient d'une foi v6h£mente,
d'un coeur toujours ardent contre tout ce qui
pourrait venir la tenter du dehors. Son zfele est
incroyable et se traduit en de nombreuses fonda-
tions; cette m£re pieuse est une m6re abeille qui
84 PORTRAITS FRANgAIS
laisse, partout ou elle passe, de nouvelles ruches
de couventines ; a chacun de ses voyages, & Ne-
vers, Autun, Bourges, Lyon ou Moulins elle
6tablit des succursales de son ordre ; elle dit k ses
saintes filles, pensant k leur bon pdre k toutes :
« N'ayez d'autre guide que le livre de Philot6e. »
Et sa sollicitude est si grande, si fervente et si
belle, que nulle, plus itroitement qu'elle, ne s'ap-
proche du coeur de Francois, ne comprend son
doux g6nie, ne propage plus largement ses idtes
autour d'elle. Celle-ld. est Marthe dans la maison
de Dieu, tou jours occup6e aux soins de FintSrieur
et se n6gligeant au besoin pour ses hotes.
Louise de Warens n'est pas ainsi; son biogra-
phe, M. F. Mugnier, a dit justement d'elle : « Ce
n'6tait pas une ptetiste... ses id6es n'6taient pas
mystiques, sa foi n'6tait pas fervente. » On sait
ce qu'a dit Rousseau 6galement d'elle, dans les
Confessions, que cette amoureuse n'6tait pas une
fougueuse et cela laisse entendre que toutes les
passions de cette Savoisienne, les divines et les
profanes, jaillies de son coeur brAlant, se trou-
vaient aussitdt temp6r£es par la froideur de la
tete. C'6tait une raisonneuse et une sensuelle ;
elle 6tait bonne et douce ; mais sa passion se fon-
dait avec l'4ge et ne se maintenait jamais, comme
chez d'autres atooureuses, £ un degr£ durable
d'ardeur. Ainsi fit-elle avec Dieu. L'histoire de
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNiES 85
■ . ■ ■ ■ 11 1 ■
sa conversion, que M. Ritter a bien 6tudi6e dans
son ouvrage sur Les idies religieuses de M me de
Warms, n'est point tout 6difiante. Certes, elle
quitte Lausanne et son mari, laisse tout pour sa
foi nouvelle, mais ce n'est point, comme on l'a
montrt, sans tenir au temporel, emporter « ses
linges les plus fins, la plus grande partie de
l'argenterie », faire l'6clat de son depart, venir k
Evian se jeter aux pieds du roi de Sardaigne, k
Geneve aux genoux de Mgr de Bernex et gagner
d'eux, en meme temps que la ferveur d'un nou-
veau culte, des dons et des pensions. « Elle n'est
point partie les mains nettes », disait M. de Wa-
rens dans sa rancune ; cette convertie fait tapage,
par crainte des tentatives de son mari demande pro-
tection au pouvoir, exige, comme une souveraine,
pour etre conduite d'Evian k Annecy, en grande
pompe, une liti^re et quarante gardes. Enfin la
voici au monastere de la Visitation, mais ce n'est
que pour abjurer et non prendre les ordres ;
bientot elle a une maison, occupe la servante
Merceret, le serviteur amant Claude Anet, se fait
au besoin lacer, au boudoir, par Tabb6 Gros du
seminaire, et tend, dans l'ombre, sa main $ baiser
aux nouveaux venus : M. de Conzi6, M. de Sen-
necterre, Jean- Jacques Rousseau ; enfin, le tantot,
mise avec luxe comme ce jour des Rameaux ou
Jean-Jacques la vit, elle se promine et marche
PORTRAITS FRAN£AIS
as Annecy, tenant a la main la haute canne a
mme d'or que lui donna le roi Victor-Ame-
Cependant, le siecle avant, dans la merrie ville,
nte-Chantal, renoncant a jamais a de sembla-
s et f utiles hommages, n'acceptant que de
eu seul la mystique union, imprimait sur sa
rge, de la pointe d'un fer rouge, le notn divio
Jesus-Christ.
Ja ete le sort de toutes les belles ames pieuses
n'aboutir a Dieu et de ne tenir a lui que par
r liaison mystique avec quelque grand saint.
M"* de Montbazon eut vecu, elte eut suivi
nee au cloitre ; M"" Guyon s'attache a Fene-
i au point de t'entrainer dans sa perte avec
i ; plus tard, M. mc Swetchine se tient devant
cordaire avec humilite. De belles noces spiri-
:lles ce celebrent entre ces ames ivres d'infini
point que cela ressemble a une sorte de mariage
gelique, a quelque union celeste ou les corps
>nt point de part. M me de Chantal et Saint-
incois, en se liant 1'un a l'autre par un contrat
'in, n'ont fait que s'epouser a cette maniere
fstique. lis forment un couple a part, bien
ile, bien distinct dans l'Eglise de leur siecle;
ttachement qui les tient l'un a l'autre unis a
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNfcES 87
Tiddale pureti du Dieu qui les inspire. Ce mariage
des 4mes ne fait point que la force de la sainte ;
il aide & la vertu du saint, la soutient, T6loigne
des embiiches possibles. lis vont au del appuy6s
Tun sur l'autre, Francois disant : « Gardez votre
coeur bien au large, ma fille »; elle se tenant ser-
rte a lui, ne d£tachant pas son visage du sien,
smspirant de sa pi6t6 fleurie, de la po£tique
prifere de ses louanges devotes. Ainsi soutenus
Tun par Tautre accomplissent-ils de grandes choses,
exaltent-ils autour d'eux ce grand courant d'en-
thousiasme qui semble revivifier, un instant, la
ti&le pi6t6 du stecle ; le monde et TEglise les
honorent, ils sont recherchfe des picheurs, et,
de toutes parts, viennent k eux les converties.
« J'espire toujours, 6crit Francois k Sainte Chan-
tal, que le Dieu de nos p£res multipliera nos filles
comme les 6toiles du ciel et le sable des mers. »
Et le voeu s'accomplit et voici que, de toutes
parts, accourent, vers Annecy, de belles et
pieuses enfants qui sont comme les filles de leur
union ; la Savoie et la France se peuplent de Vi-
sitandines; ce devient leur orgueil k tous deux
de multiplier le nombre et la quality de ces actives
proselytes. La mdre de Chantal a bien, dans Paf-
fection qu'elle t6moigne aux religieuses, quelque
rudesse, quelque dureti k la mantere des mSres
de Port-Royal. Mais le Saint les protdge contre le
*
88 PORTRAITS FRANCAIS
pieux z6le de son amie, tempore son ardeur un
peu vive : « Pr6parez doucement nos petites
abeilles », £crit-il alors k la Sainte. Et ce « douce-
ment », c'est tout lui-m&me ; c'est sa faiblesse et
c'est sa force aussi. Cest par ce « doucement »
Ik, par cette onction, par cette tendresse que
Francois de Sales a trouv£ le chemin de tant de
coeurs conquis k sa cause. Sa vertu est enjou£e,
polie, caressante, s'insinue en douceur ; il mene
a la vie devote en souriant et le miel aux lfevres;
sa reprimande meme est I6g£re ; il dit des p&he-
resses : « Elles s'amusent tant au corps qu'elles
perdent jusqu'aux soins de Time », et se fait ten-
dre pour elles, et mis6ricordieux.
Le pieux apdtre sait si bienque toute puissance,
toute victoire, tout triomphe sont avec les femmes
que c'est pour elles seules qu'il 6crit, trouve pour
Louise de Charmoisy les accents adorables de son
Introduction, pour M me de Chantal, les admirables
conseils a Philot6e de son Traiti de Vamour de
Dim. Ainsi les prend-il par la pitte, la finesse ou
la louange ; elles, surprises, se d£tournent, sentent
leur coeur emu, sont siduites, quittent le monde
et le suivent. Ah ! le dilicieux Saint.
Une grande passionnte de pridre et de renonce-
ment comme M me de Chantal devait, mieux que
toutes les autres, 6prouver ce pouvoir du saint
hbmme sur les imes. La merveille est que, de son
DEUX SAVOISIENNES PASSIONN^ES 89
cote, Francois subit lc joug exalte de cette sainte
active : « Comme cette ame, 6crit-il, en preface
au Traiti dt V amour de Dieu, m'est en la conside-
ration que Dieu sait, elle n'a pas eu peu de pou-
voir pour amener la mienne en cette rencontre. »
Une telle mutuelle attraction devait, fatalement,
amener Tun et l'autre a ne plus contempler
Dieu que par les regards de son ami mystique.
De Ik cette union, cette tr£s belle union de deux
cceurs purifies oix ne se glissa jamais le moindre
sentiment terrestre qui pfit permettre Tallusion
median te. Au seuil de ces 4mes, le plus indiscret,
ebloui de leur blancheur, s'arrete et ne peut blas-
phemer. « Ceux, dit Sainte-Breuve, qui ont pu
se permettre quelque vaine et froide raillerie sur
la liaison du saint £v£que et de cette forte et ver-
tueuse femme n'avaient pas lu, j'aime a croire, la
lettre 12 i e des Lettres de M me de Chantal. On n'a
jamais mieux fait le portrait d'un esprit ni rendu
aussi sensiblement des choses qui semblent inex-
primables. » Cette lettre 12 i e , adress6e par la
m^re de Chantal, apr£s la mort de son ami, au
R. P. dom Jean de Saint Francois de Tordre des
Feuillants, est bien, de toutes les preuves d'atta-
chement que le saint et la sainte se donnerent
Tun k l'autre, la plus sublime et la plus fervente.
« Premierement, 6crit la sainte, je vous dirai,
mon tres cher pere, que j'ai reconnu, en mon
90 PORTRAITS FRANgAIS
bienheureux p£re et seigneur, un don de trts par-
faite foi, laquelle 6tait accompagnie de grande
clart6, de certitude, de gout et de suavit6 ex-
treme... Dieu avait rfepandu au centre de cette
tr£s sainte ime, ou, comme on Ta dit, en la cime
de son esprit, une lumtere, mais si claire, qu'il
voyait d'une simple vue les veritis de la foi et
leur excellence... II disait que la vraie manifere de
servir Dieu 6tait de le suivre et marcher aprds lui
sur la fine pointe de Time. » Enfin « il avait de
grandes suavitfe int£rieures : et Ton voyait cela
en son visage. » « II se tenait, dit-elle, trfes petit
et tres abaiss6 devant son Dieu, avec r£v6rence
et confiance, comme un enfant d y amour. » Et bien-
tot elle ajoute : « Jamais a-t-on vu un coeur si
doux, si humble, si d6bonnaire, gracieux et affable
qu'6tait le sien. »
Que sont done ces accents sinon ceux de la
parfaite et de la sublime passion ? Sainte Chantal
voit Francois devant elle et son Dieu. II se tient
li comme un enfant d' amour, « il a une tres grande
splendeur en son visage. » Alors elle ajoute. « II
me semble naivement que mon bienheureux p£re
6tait une image vivante en laquelle le Fils de Dieu,
notre Seigneur, 6tait peint. » Ainsi cette grande
passionn£e, comme toutes les amantes, confond
avec Dieu mfeme l'objet de son amour ; elle les
assemble et les adore et les unit Tun l'autre. La
DEUX SAVOISIENNES PASSIONN^ES 9 1
douce sainte exaltte devient une femme amou-
reuse.
Le grand malheur de cette autre Savoisienne
adoptive qu'est M me de Warens est de n'avoir
point su, comme M me de Chantal, vivre d'un seul
et grand amour. Trop life k ses sens, la pauvre
femme ne sut jamais se d6gager d'eux, au point
de les dominer. Elle eut des amants et ne sut pas
les choisir ; elle eut une fortune, ne sut pas la
garder et mourut presque dans la misSre ; elle
eut de l'amour et de la pi6t£, mais pas au point
d'atteindre par eux k la consolation. C'6tait une
femme blonde, un peu forte, ayant pass6 trente
ans, trbs bonne et qui se laissa duper. « II ne lui
6tait pas possible d'etre une M me de Chantal », a
dit M. Mugnier. Elle n'inspira aucun Iraiti de
V amour de Dieu ; pourtant ce qu'elle inspira est
aussi durable que la vie, puisque c'est ce sixieme
livre des Confessions qui est tout embaumfi d'elle
et que nul ne peut lire sans fitre 6mu. Le ginie
de Rousseau jaillit d'elle. Voili : elle fut la source
oi il vint boire ; il ne se connut bien qu'en la
connaissant. Lui l'appelait « maman », et c'est
li lc nom qu'elle mirite ; car elle fut bien sa mere,
sa m£re et son amante ; elle modela son coeur, le
fit sensible, lui montra la nature et la lui fit com-
prendre. « II naquit d'elle » dit Michelet, et cela
92 PORTRAITS FRAN£AIS
est si vrai, Tempreinte fut si forte qu'il en garda
jusqu'a la fin la douce ttedeur k Time. Le repro-
che de M. de Conzi£ est tou jours juste et cereste
le crime de Rousseau de n'avoir point su pref&rer
sa pauvre « maman » & la Levasseur, sa blanchis-
seuse. « Tout le monde, dit Michelet, va voir les
Charmettes, mais la grande impression de M me de
Warens sur Rousseau fut bien plus & Annecy.
L'6troite rue sur l'Eglise (ferm6e alors en impas-
se) ou logeait M me de Warens, entre T6v£que, les
cordeliers et la maitrise ou il apprend la musique,
c'est au vrai l'ancienne Savoie. Tous les jeunes
ans de Rousseau sont Ik (i) ». Cestli qu'eutlieu
la rencontre, la fameuse presentation des Rameaux
de 1728. « Je doisme souvenir du lieu, dit Jean-
Jacques : je Tai souvent mouille de mes larmes et
couvert de mes baisers. (2) » Ce souvenir bru-
lant le hanta toute la vie ; il y revint souvent et
jusqu'i la fin. C6tait en 1778 et il allait mourir
mais pas avant d'avoir 6crit ces poignantes Rive-
ries du promeneur solitaire oh, devant les peupliers
d'Ermenonville, il 6voque la memoire de sa bien
aim£e m£re : « Aujourd'hui, jour de Piques fleu-
ries (de 1778), £crit-il alors, il y a pr6cis6ment
cinquante ans de ma premiere rencontre avec M me
(1) MiCHEtET, Histoire de France : Louis XIV et Louis XV.
(2) Confessions.
DEUX SAVOISIENNES PASSIONNEES 93
■ ■*- — ■■ ■ ■ ■■ 1 ■!■ ■_■ I ■■!■■! . . — »^.. -11 I! . ■■■■■■ »»— — - ■ » ■ W l !■■■ I ■■-■■»■ I ■
de Warens. Elle avait vingt-huit ans, alors, 6tant
n6e avec le si£cle. Ah ! si j'avais sufli & son coeur
comme elle eftt suffi au mien, quels paisibles et
d&icieux jours nous eussions coul6s ensemble. »
II est vrai, 6 Jean-Jacques, mais tu ne le voulus
point et pr6f6ras partir. « Ah ! Pauvre, pauvre
citoyen !...)) comme dit Michelet. Mais ce n'est
pas lui, c'est elle qu'il faut plaindre. Rest6e
seule aux Charmettes, ruin6e en speculations,
joute par le bell&tre de Wintzeried, regrettant
Anet mort, Rousseau parti, sa beaut£ morte et sa
jeunesse, elle quitta tout : le coteau et le bois des
Charmettes, la petite maison dans les vignes et
vint, £ Chamb6ry, se retirer dans Tune des mai- -
sons de ce triste faubourg Nfein, oil elle mourut
oublite du monde.
*
* *
La Savoie est bonne & ses filles ; elle a gard6
leurs tombes et mis tous ses soins k recueillir
pieusement les souvenirs qui venaient d'elles.
Toutes deux reposent sous le meme ciel, dans la
tcrre adoptive. Elles ne sont pas tr£s 6loign6es et
ce reste un facile p£lerinage k faire le mfeme jour
que d'aller de la maison de la Visitation d'Anne-
cy, ou M me de Chantal est inhum£e, k l^glise de
la petite paroisse de L£menc, pres de Chamb6ry,
ou repose M me de Warens.
94 PORTRAITS FRANQAIS
M me de Chantal survicut de longues ann£es i
Saint Francois, mais ce ne fut que pour aboutir &
une seconde mort, la premiere datant bien de
celle de ce grand saint. Celle-ci arriva & Lyon en
1662. M me de Chantal en demeurabris6e. «Priv6e
de la chSre presence », rien ne put plus lui pa-
raitre amer que sa douleur », « elle se r£fugia au
profond silence de sa tr£s dure angoisse », revint
« & sa pauvre petite demeure d'Annecy » et n'at-
tendit de salut que dans sa propre mort.
M me de Warens mourut pauvre et ce fut le cur6
de L6menc qui paya leprix desesfun&railles. Elle
repose dans le petit cimeti&re du village, sur la
hauteur qui regarde Chamb6ry. Ul le site est
grandiose, Thorizon ferm6 de montagnes ; l'her-
be croit sur les tombes et la cloche des couvents,
en sonnant d'heure en heure, annonce que c'est
ici le terme de toute joie et de tout amour.
Dormez, pauvres et belles Savoisiennes, dormez
la sainte et l'amoureuse; la m&me terre vous
berce et vous reconcilie.
k
Jeunesse senti mental e
de Maximilien Robespierre
Bal du prince de Ligne : Dans an cabinet recule
on se pressait pour voir la tftte de Robespierre,
dessinee par David, an pastel. L'expression angi-
Hque des yeax noirs, fendus en amande, le melan-
colique sourire d'une booche 06 se decoovraient
de belles dents regulieres, l'air mystique et pienx
de cette tete de martyr etonnent tout le monde.
David le voyait tel. . .
Alfred de Vigmt
(Le journal d'un paete).
xA Maurice 'Beaubourg.
Michelet — au cours d'un des chapitres les plus
ardents de VHistoire de la Revolution — signale
« un petit portrait, mediocre et fade, de Robes-
pierre & dix-sept ans. » Ce portrait « le repr&en-
te une rose k la main, peut-fetre pour indiquer
qu'il 6tait d£j& membre de TacadSmie des Rosati
d' Arras. II tient une rose sur son cceur. On lit
96 PORTRAITS FRANCAIS
au bas cette douce l£gende : tout pour man omit. »
La rose £tait la fleur pr6fer6e de Maximilien ; de
toutcs celles que les podtes, et Rousseau lui appri-
rent k aimer il n'en est pas qu'il ait ch&ies
davantage, qu'il se soit plu k porter toujours
avec plus de vive predilection. Au milieu de
toutes les autres fleurs que lui offrirent, plus
tard, les hommes et les femmes qui se passion-
ndrent pour sa volonti froide, pour la puretfe de
ses moeurs et la duret6 de ses actes, Maximilien
continua k aimer la rose de son enfance.
Je vois Tdpine avec la rose
Dans les bouquets que vous m'offrez...
chantait-il, dans sa jeunesse, sur Fair : Resiste-moi
belle Aspasie, en remerciement « a messieurs de la
Soci6t6 des Rosati » qui avaient bien voulu
l'admettre k partager leurs fetes. Chez les Duplay,
plus tard, il aura constamment, sur la table de
travail de sa pauvre chambre austere et froide,
quelques fleurs douces et belles qu'auront cueillies
pour lui les tendres mains de la fille de rhdte.
Plus tard, beaucoup plus tard, a la fete religieuse
du 20 prairial, dedi£e k l'Etre supreme, alors que
devenu le maitre de la France et de la Convention,
il fait de la Revolution son oeuvre et Tincarne
tout entiere, Nodier le verra marcher, un peu en
avant des autres d£put&, v£tu d'un habit bleu
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE %
fotic^, coiffe d'un chapeau a panache, ceint d'un<
eeharpe aux couleurs de la Natioa, avec ut
« bouquet sur le cccur et un bouquet enorme :
la main. »
Ainsi, de l'extreme jeunesse au declin de s;
carriere prematuree, Maximilien ne cessera di
garder a la main, ou posee contre le cceur, cetti
tendre fleur de 1'idylle que Michelet a si biei
montree et qui donne, au cdte prive de sa vie, ci
ton de douce sensibility ou il semble que ses ami
aient vu le symbole d'une beaute de raceur
reellement stoi'rienne. « Comme mceurs, il n'es
point descendu », a dit de lui Michelet. Le lai
est qu'on ne connait point dans sa vie privee 1
moindre acte immoral et bas. Eleve par de
pretres et de vieilles dames pieuses, nourri d
VEmU et des anciens, il s'exerca de bonne heur
a chasser de lui toute idee de vice, route pense>
cupide, tout desir malhonnete. Sa purete etonne
ra le lascif Mirabeau ; Marat le nommera b l'incor
ruptible » et Boissy d'Anglas, surpris d'une tell
beaute de sentiments interieurs, dira de Maximi
lien que e'est « Orphee » revenu parmi les hom
mes. « Otez-moi ma conscience, dira-t-il lu
raeme dans le memorable discours du 8 thermi
dor, otez-moi ma conscience, je suis le plu
malheureux de tous les hommes. » Sa haine d
libeninage est profonde. II n'en donna jamais d
98 PORTRAITS FRANQAIS
preuve plus vive que le jour ou Desmoulins ayant
remis un livre licencieux k Mademoiselle Duplay,
Maximilien s'emporta contre lui avec une passion
telle qu'on peut dire que, de ce jour n£faste, le
sort du pauvre Camille fut d6cid£. D£s le college,
assure-t-on, il donna par sa belle conduite, son
acharnement au travail, la haute pudeur de ses
penstes, Pexemple pr6matur£ de cette rigide vertu
d'oii il tirera plus tard toute sa force contre les
hommes. Le bon H6rivaux, son pr6cepteur k
Louis-le-Grand, 6tonn6 de Tinflexible rigueur
d'un jeune homme aux principes si absolus, Tavait
nomm£ : « le Romain. » Ses deux tantes, si
bonnes, si religieuses, si maternelles k son coeur
d'orphelin, se r6jouiront devant Dieu de sa grave
adolescence, de son recueillement, de sa pudeur,
de toutes les marques qu'il donna de la plus
nette conscience. « Cest un ange, diront-elles,
aussi est-il fait pour &tre la dupe des michants. »
Toutes celles des personnes qui Tapproch£rent
dans le priv6 ou qui tenaient k lui par des liens
de famille n'abdiqueront pas ces sentiments. II est
de ces 4mes tendres qui ne consentirent jamais k
reconnaitre tout ce dont on Taccusa par la suite.
Ainsi Elisabeth Duplay, veuve du conventionnel
Le Bas, 6crit de Maximilien, dans ses Memoires:
« Pour nous, nousTaimions comme un bon frfere;
il £tait si bon ! » On sait que c'est Maximilien
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE 99
qui nigocia le beau mariage d'amour qui devait
unir la plus jeune des demoiselles Duplay au con-
vention nel. La veuve Le Bas 6crit, en m6moire de
cet Episode sentimental devenu pour elle la seule,
Timportante raison de vivre : « Le bon Robespier-
re vint partager notre joie : ce bon ami me dit :
Soyez heureuse Babet, vous le m6ritez; vous
6tiez faits Tun pour l'autre. (i) » Ailleurs Char-
lotte Robespierre poussera le culte de son fr£re
assez loin pour 6crire : « Je suis glorieuse d'etre de
ton sang, d'appartenir au grand Robespierre quifut
Tennemi inflexible de toute injustice, de toute
corruption...)) Enfin, Michelet, au cours de sa
preface de 1868, ajoutera k son tour: « Je n'ai
point flatt£ Robespierre. Eh bien ! ce que j'ai dit
de sa vie intirieure, du mtfnuisier, de la man-
sarde, de Thumide petite cour qui, dans sa
sombre vie, mit pourtant un rayon, tout cela a
touch6, et, tel de nos amis de parti tout contrairej
m'avoua qu'en lisant, il en versa des larmes. »
Candides demoiselles ! vertueux Michelet ! vous
futes, vous aussi, selon le mot de Taine, du
nombre des « dupes » que fit, mfeme aprds sa
mort, Tildve incorruptible des bons Oratoriens
(T Arras. Vous le vltes seulement k la fa$on de
Tartiste naif et fade qui le montra, une rose k la
(1) Stefane Pol, Le conventionnel Le 'Bas.
100 PORTRAITS FRAN^AIS
main, doux et pensif, tel qu'un petit Saint-Preux
de province, aimant les fleurs et la musique,
offrant son coeur a son amie. Ainsi la grke
ancienne et mifevre d'un vieux pastel k la Boilly
nous donne, de Robespierre & dix-sept ans, le
portrait sentimental.
*
Ce que fut son enfance douce et delicate, sa
soeur n'a pas manqu£ de nous en instruire. A la
mort de sa m£re, n6e Marguerite Carrault, Maxi-
milien n'avait pas sept ans ; mais d6j& c J 6tait le
gar?on reveur et recueilli, enclin a m6diter, d'une
sensibility si aigue que le moindre froissement le
portait aux larmes. II semble que si Augustin, le
plus jeune des Robespierre, garda beaucoup des
traits du pfere, Tavocat au conseil provincial
d'Artois, Tain6 se rapprochait plus volontiers par
des lignes du visage, le caractfere sensible, le c6t6
rSveur de F&me de cette mfere emport£e trop tot k
son affection et dont, jusqu'a la fin de sa vie
tourment6e, il ne cessera de se rappeler
l'image. « Oh ! dit Charlotte, qui n'aurait gardfe
le souvenir de cettte excellente mdre ! Elle nous
aimait tant: Maximilien non plus ne pouvait
se la rappeler sans Amotion ; toutes les fois que,
dans nos entretiens intimes, nous parlions d'elle,
■wsy
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE IOI
j'entendais sa voix s'alt^rer et je voyais ses yeux
se mouiller. »
Confix, k la mort de son p£re, aux soins de
son grand-p£re et de ses tantes, Maximilien don-
na, d&s les plus tendres ann£es, les preuves les
plus 6difiantes de la pi6t6. La sorte d'6veil vivace
qui tourmentait alors les esprits les plus pricoces
de son ardeur portait, de bonne heure,les enfants
les plus jeunes vers cette douce fi&vre mystique
qui devait bient6t soulever la soci£t£ entifere.
Pendant que, chez les Doctrinaires de Carcas-
sonne, Andr6 de Ch6nier, de quatre ans plus
jeune que Robespierre, s'amusait k constuire de
petites chapelles, chantait la messe, pr&chait, se
signait, et, le soir au salut, k la lueur de cent
petites bougies, 6levait un mignon Saint-Sacre-
ment de plomb, en chantant cantiques et an-
tiennes (i), k l'autre bout de la France, a Arras,
chez les Oratoriens, le jeunfe Maximilien em-
ployait ses heures de loisir a 6difier de petits
autels qu'il ornait de guirlandes et d£diait k la
Vierge. Ainsi les enfants d'alors, travaill&de cette
sorte de ftbrile inquietude qui devait faire d'eux,
plus tard, des hommes ardents et tourment^s,
naissaient k la vie religieuse avec emportement.
La po&ie de la prtere, en les jetant dans un
(i) Voir Emile Faguct : Andri ChhiUr.
6*
102 PORTRAITS FRANQAIS
trouble continu, les exaltait au point de suraigui-
ser encore leurs sentiments natifs. L'Eglise ne sut
jamais quels admirables disciples elle pr6parait a
Jean -Jacques en dotant le coeur et le cerveau des
petits enfants de ce temps-k du sentiment du
reve, du goik du recueillement, du culte des
cantiques harmonieux et des guirlandes fleuries
par quoi commence k naitre ceiui de la Nature.
Maximilien, enfant, collectionnait beaucoup de
gravures naives et de petites images. II commenga
de bonne heure k aimer les fleurs. Les oiseaux
avaient toute son ime. On sait qu'il avait une
belle voltere pleine de pigeons et de moineaux
que ses tantes iui avaient donnSe. Ces chers oi-
seaux 6taient ses favoris. « II venait sou vent
passer auprds d'eux les moments qui n'6taient pas
consacr£s k l'6tude » dit Charlotte Robespierre,
dans ses Mdmoires. Son plus grand bonheur consis-
tait k les admirer, k les tenir propres et k les
soigner, k veiiler sur leur vie avec un soin jaloux.
Ce n'Stait qu'aprfes les recommandations les plus
vives qu'il consentait, parfois, k sortir Tun ou
Tautre de ces oiseaux de la cage ou ils 6taient
enferm£s et k le confier k Charlotte ou sa seconde
soeur Henriette. On sait le gros chagrin qu'il eut,
a propos de la mort d'un de ses pigeons qu'il
avait donn6 k ses soeurs. Charlotte en a cont6
Thistoire avec de tels accents d'6mue sincerity,
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE IO3
que nul aussi bien qu'elle ne saurait mieux la
redire : « Un jour, dit-elle, mon frfere c6da k nos
instances et nous donna un pigeon. Ma soeur et
moi nous fumes dans l'enchantement. D nous fit
promettre de ne jamais lui laisser manquer -de
rien; nous le jurimes mille fois et tlnmes parole
pendant quelques jours ; ou plutdt nous aurions
toujours gard6 notre serment, si le malheureux
pigeon, oubli6 par nous dans le jardin, n'avait
p6ri pendant une nuit d'orage. A la nouvelle de
cette mort, les larmes de Maximilien coulerent, il
nous accabla de reproches que nous n'avions que
trop m6rit£s et jura de ne plus nous confier aucun
de ses chers pigeons. » Et Charlotte, devenue ex-
tr&mement vieille, d'aj outer longtemps aprds, dans
sts Mimoires, sur le ton du regret le plus extreme :
« Voik soixante-quaire ans que par une 6tourde-
rie d'enfant j'ai 6t6 la cause du chagrin et des
larmes de mon fr£re ain£ ; eh bien ! mon coeur
en saigne encore... »
Tant d'heureuses qualit£s, un naturel si bon,
un coeur ouvert si tdt aux meilleurs sentiments
concilterent k Maximilien, d6s son extreme jeunes-
se, les plus rares amities, les plus sflres protec-
tions. Recommand6 par Tabb6 de Saint- Waast, il
vint, muni d'une bourse pay6e par M. de Crou-
zi6, ivfeque d' Arras, se presenter k Paris, au
college Louis-le-Grand. Men6 par M. de La
V:-™
104 PORTRAITS FRAN£AIS
Roche, chanoine du chapitre de Notre-Dame, qui
connaissait sa iamille, il fut admis aussit6t. Son
caractfere stiidieux, son goflt des lectures austferes,
Inspiration morale de ses 6crits lui gagndrent la
confiance de ses maitres. On sait que e'est Robes-
pierre qui fut choisi par eux pour prononcer le
discours frangais 4 la belle reception qui fut
faite, au college Louis-le-Grand, par les elfeves et
professeurs, k Louis XVI et Marie-Antoinette.
EstimS d'hommes aussi 6minents que le savant
H6rivaux, que le bon abb6 B6rardier, Maximilien
ne Titait pas moins de ses condisciples. Charlotte
dit qu'au college son frfere d6fendait les faibles
contre les forts ; Lazare Carnot, dans ses Metnoires,
ajoute combien la perte de sa jeune soeur Hen-
riette, la mort de Pabb6 de la Roche, son
correspondant, laissdrent Robespierre triste et
rfeveur, le marqudrent au front de ce sceau de
m6lancolie dont Tempreinte est visible, d&ormais,
dans sa vie. Seules, l'imp6tueuse jeunesse de
Stanislas Fr6ron, la verve enthousiaste de Camille
Desmoulins, tous deux ses condisciples, par-
viennent £ soulever le voile de pr£coce s6v6rit£
qui accable ce jeune front misanthrope. Ensem-
ble, ces jeunes gens lisent VHistoire des Revolutions
m romaines de Vertot, Plutarque, le Dialogue de Sylla
et d'Eucrate dont Montesquieu est Pauteur, Etnik
et le Discours sur Vinigalitt; tous trois s'exaltent
r
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE 105
a rever de l'avenir et, tandis qu'au concours g6n6-
ral Desmoulins dispute k Ch6nier, son rival du
College de Navarre, le prix du discours fran^ais,
Freron et Maximilien rSvent de la Ripublique et
de la liber t6 qu'ils vont donner au monde. Aux
vacances seulement s'apaise, pour un temps,
l'ardcur des chim&res ; ces jeunes sages retournent
aux champs, revoient leur famille et leur pro-
vince. Desmoulins regagne Guise, le coeur ravi
deja de l'image de Lucile, en poche son projet
lyrique de Daphnis et Chloe\ Maximilien revient
vers ses tantes, revoit Charlotte, ses pigeons,
retrouve les bons pr&tres ses amis, son jeune
frSre Augustin et ces doux Artfaiens « qui con-
naissent le prix de la tarte mieux que tous les
autres peuples du monde. » (i)
Invit& par Buffon, Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre k ch6rir la nature et k se rapprocher
(1) « Depuis notre arrivee a Carvin, dit Robespierre dans
uoe lettre a une dame, tous nos moments ont 6t6 remplis
par des plaisirs. Depuis samedi dernier je mange de la tarte
en depit de l'envie. Le destin a voulu que mon lit fut plac6
dans une chambre qui est le d6p6t de la patisserie : c'£tait
m'exposer a la tentation d'en manger toute la nuit ; mais
j'ai reflechi qu'il 6tait beau de maitriser ses passions et j'ai
dormi au milieu de ces objets s£duisants.» (Lettre publiee
par la revue La Revolution frangaise, 14 avril 1901.)
106 PORTRAITS FRAN^AIS
d'elle, les jeunes hommes de la societe fran^aise
d'avant la Revolution se prennent k aimer les
fleurs et les animaux, k courir la campagne et les
champs, k se livrer au bonheur de rfiver dans les
bois. Le go6t de la romance, la sensiblerie dont
se deguise Tamour jusqu'ici livr6 k la frivolity
la tendance des esprits, le charme agreste des
beaux arts, le ton de la musique et de la po£sie
offrent autant de motifs k r£gner sur les coeurs.
La R6volution s'eveillera dans les fleurs; elle
tiendra des femmes et de Rousseau cette ardeur k
aimer, cette passion de la vie, ce goiit des beaut£s
terrestres, des fruits, de la flore et des oiseaux
dont Fabre d'Eglantine, dans son calendrier de la
R6publique, donnera un jour le grand po£me.
L'idee de la liberty grandit, inseparable de celle
de la Nature. Sans les feuilles des arbres que
Desmoulins a cueillies au Palais-Royal et jettes
sur la foule comme autant d'esp6rances, la Bas-
tille n'aurait peut-£tre pas 6t£ prise. Les femmes
s'avancent, rieuses et paries, vers ceux qu'elles
enchantent. Ainsi viendront Lucile, M 1Ie Candeille,
Louise G61y au devant de Desmoulins, de Ver-
gniaud, de Danton, charmis et attendris. Le ber-
ceau de feuillages sous lequel, a Arras, r£ve
Robespierre k vingt ans, est odorant d'acacia, le
tro£ne le defend, les pampres Penlacent, il est
jonche de petales et par6 de guirlandes. Cest le
JEUNESSE DE MAXIMIL1EN ROBESPIERRE 107
bosquet des Rosati (1). Nomine le Berceau des
Roses, ce lieu de fleurs et de parfums etait celui
qu'avait choisi, pour s'assembler, la douce Aca-
demic La rose, la rose encore et partout la rose,
tapissait le treillage, couvrait le sol et la table,
couronnait de ses diademes les bustes assembles
de Cbapelle, de Chaulieu et de Jean de La Fon-
taine. Une petite gravure du temps montre le
berceau des roses, avec les bustes des trois poetes,
les jouchees de fleurs, la table mise, les verres et
le vin servi. C'est la que vint Robespierre, jeune
liomrne, c616brer la nature et vanter ses delices.
Messieurs de la Societe des Rosati, pour la plu-
part d'honnStes et braves bourgeois de la ville,
de doux magistrate, de bons abbes, des avocats et
des officiers, recurent Maximilien et t'admirent
parmi eux. Au jour fix£ pour cette gracieuse ini-
tiation, le savant Harduin presenta le recipien-
daire, le chancelier de Gay redta le compliment.
Le jeune Rosati rcpliqua par une petite ode ana-
creontique qu'il cbanta lui-meme :
Je vols I'tpine avec la rose
Dans les bouquets que vous m'ofirez (bit);
Et lorsque vous me celebrez,
Vos vers decouragent ma prose.
Tout ce qu'on m'a dit de channant,
Messieurs, a droit de me confondre :
(t) Arthur Dlnaux, La SotiHl des Rosati.
108 t>ORTRAlTS FRANQAIS
La rose est votre compliment,
Lupine est la loi d'y r£pondre (bis).
Plusieurs personnes se ievferent pour chanter
apr&s Maximilien. Mais ce fut bien lui le h6ros de
la fete ! La giice de ses petits vers avait 6mu, l'h6-
sitation de sa parole, trahissant Temotion de son
coeur, avait attendri l'auditoire autant quelle
Tavait charm6. D6sormais consacr6 aux roses,
Maximilien devint une des gloires de ce petit c6na-
cle. Lorsque Lazare Carnot, lieutenant en premier
k Calais, admirateur de Cook et du Buffon, y
fut.admis k son tour, ce fut encore Robespierre
qui offrit le compliment :
On vous a pre*sent6 la rose,
L'ofTrande e*tait digne de vous...
D6sormais e'en est fait de son coeur ! II est pris,
lui aussi, au goilt du moment; il s'exalte vers
Pavenir en petites strophes heureuses; rharmo-
nieux espoir Thabite et le domine. Un instant,
les traits du visage, durcis par T6tude, se depen-
dent et sourient, les yeux sont plus francs, plus
ouverts, le regard plus droit ; enfin s'adoucit la
voix au point que Tun des Rosati ose 6crire :
Oh ! redoublez d'attention,
J*entends la voix de Robespierre ;
Ce jeune e* mule d'Amphion
Attendrirait une panthere 1
jEtJNESSE £>E MAXIMILIEK ROBESPIERRfe 1 69
Cest pour Maximilien Theure irremediable,
Theure decisive qui sonne. Insatisfait de ce milieu
un peu fade, un peu mi£vre, las des petits vers
anodins, des couplets de bergeries ou se complai-
sent Messieurs de la Soci6t6 des Rosati, Robespierre
reve d'une nature plus vive et plus ardente, de
campagnes non moins belles mais plus vibrantes,
de sites nouveaux et plus graves. Amus6 un ins-
tant aux petits jeux de sa province il trouve indi-
gne de lui, indigne de ses desseins, peu convena-
ble k son coeur, de continuer k chanter, sous le
bosquet des roses, les Muses et le vin. Un imp6-
rieux d&ir vit depuis peu de temps en lui : Ro-
bespierre a rev£ de rendre visite k Rousseau, de
faire le voyage d' Arras k Paris et de Paris k Mont-
morency pour baiser le seuil austere de la maison
de son dieu. Cest alors qu'il quitte tout, secoue
fodeur amoureuse que les roses ont mise k ses
mains et k ses habits, revoit Paris, entre comme
second clerc [Brissot de Warville 6tant le premier]
chez le procureur Nolleau, 6crit sa touchante
lettre k l'abbe Proyart ou, sous pritexte d'une
visite k l'6v6que d' Arras alors a Paris, il reclame
de l'argent et des habits, et, le mois d'avril 6tant
venu, part k Montmorency...
Alors, la nature s'6veille ; les coteaux d'Andilly
sont par£s de p&querettes ; les bois de THermitage
sont odorants de violettes et les robustes cerisiers,
FortnUtt, 7
110 PORTRAITS FRANfAlS
qui donnent, un peu plus tard, d'aigres fruits sa-
voureux, commencent k se couvrir de la neige
des fleurs. Mais le voyage a 6t6 bien long qu'a
fait le jeune homme pour venir ; il est tr£s tard
d6j&; un petit vent souffle qui le pique au visage;
les nuits de printemps sont fraiches et celle-ci
presque est glaciale, malgr£ le cadre charmant
des fleurs et des feuilles qui naissent, le bruit que
font les oiseaux dans les branches discretes. Enfin
voici Montmorency ! Le voyageur a reconnu le
potager tel que tant de fois on le lui a dScrit, il
entend la source vive qui coule sous les arbres. II
est k l'Hermitage. Par les minces carreaux ou le
vent vient frapper, Maximilien aper^oit la petite
lumi£re p&le. Une Amotion immense l'&reint;
encore un instant il sera devant Jean- Jacques, il
contemplera le g£nie dans sa presence rSelle, il
baisera de ses lfevres devotes les mains du vieillard
qui se lfevera pour b£nir...
Rousseau ! il est k Montmorency, « seul abandon^,
hai des philosophes, hai* des divots... dans son
pavilion ouvert... Pencre g£le &sa plume... » (i)
Ah ! c'est un soir triste et dur ! M me d'Houde-
tot n'est pas venue ; elle n'a pas apport£ de fleurs;
M me d'Epinay n'a pas envoy6 d'oeufs ni de lait de
laChevrette.il est Ik, d£laiss£, morose, devant sa
(i) MlCHELET.
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE III
lampe avec son coeur malade.Th£r&e est sortie, il y
a une heure ; elle est au village ou la ferme voisine ;
dans un angle la mdre Levasseur, percluse, g£mit
pr£s du feu qu'elle attise. Le tableau austere, sai-
sissant, tragique dans sa grandeur ! Tout & coup
des pas k la porte, un coup timide au volet. —
Qui est la ? — Pas de r6ponse. Rousseau se 16 ve,
va ouvrir. Un jeune homme entre, balbutie, s'age-
nouille et sanglote. Rousseau est 6mu, jette sa canne
rugueuse, tend les bras, regoit sur sa poi trine
cette tete fine et douce ou les larmes sont visibles.
A table, un peu plus tard, on cause, on discute,
on nomme Tavenir ; le vieillard est heureux, lfeve
ses mains tremblantes, benit celui qui est venu,
d'un geste antique et beau le consacre k la Nature
et & la V6rit6...
Alors tous les hommes ardents et jeunes venaient
vers Jean- Jacques (i), tous subissaient son em-
(i) Aucun n'echappait au sortilege. Carnot, rami de
Maximilien, vint, jeune homme encore, visiter Rousseau a
Paris, rue de la Plitriere, dans la maison de M. Venant,
epicier, ou il demeurait. Ceux qui ne pouvaient pas le
voir ou qui ne parurent que quand il fut mort, se procu-
raient ses livres. Temoin cette lettre de Bonaparte, alors offi-
cier d'artillerie au regiment de la Fere, en garnison a Va-
lence, en Dauphind, a un libtaire de Geneve : « Je m'adresse
directement a vous, Monsieur, pour vous prier de me faire
passer les Mhnoires de Mme de Warms et de Claude Anetpour
112 PORTRAITS FRANCIS
preinte. Cependant, nul d'entre eux ne gardera
de lui culte plus fervent que Maximilien. « Je t'ai
vu dans tes derniers jours, 6crira plus tard Robes-
pierre au comble de la puissance, et ce souvenir
est pour moi la source d'une joie orgueilleuse ;
j'ai contempt tes traits augustes, j'ai vu la marque
des noirs chagrins auxquels t'avaient condamn6
les injustices des hommes. Dts lors, j'ai compris
toutes les peines d'une noble vie qui se d6voue
au culte de la verit6; elles ne m'ont pas effrayfe...
Ton exemple est U, devant mes yeux... Je veux
suivre ta trace v6n6r£e, duss6-je ne laisser quun
nom dont les sifecles k venir ne s'informeront
pas ; heureux si, dans la p£rilleuse carriere qu'une
revolution inouie vient d'ouvrir devant nous, je
reste constamment fiddle aux inspirations que j'ai
puisnes dans tes 6crits. » Ces mots, extraits de la
belle Didicace aux tndnes de Jean-Jacques Rousseau,
que Robespierre a Scrite plus tard dans le feu de
son coeur, est bien le plus conscient hommage qui
ait 6te rendu jamais au GSnevois. Robespierre en
meditation k Montmorency a puisfi dans ces sites
le secret de cette farouche vertu qui fera de lui
plus tard l'homme aux principes terribles, k Yd-
frayante conscience honnete. Maximilien est un
mystique et le culte qu'il a de Rousseau ne peut
servir de suite aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau. » (Let-
tre extraite des Mimoires d'aujourd'hui de M, de Bonnieres),
1
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE II3
bien s'exprimer qu'aux lieux mfemes oil v6cut Jean-
Jacques misanthrope, oh il le vit vieillard exquis
et lamentable. Cette visite que fit k Rousseau, au
printemps de lasaison, Robespierre jeune homme,
le dur conventionnel la refera un jour, comme
pour s'aider k suivre la ligne de son destin. L'Her-
mitage reverra k nouveau le visiteur d'autrefois.
« Plus tard, 6crit M. Maurice Barr£s, dans une
meditation sur la maison de Jean- Jacques, un homme
viendra dans cette maison, et, sous ces mfemes
arbres, il forgeraleschaines avec lesquelles ilpense
assurer en France Tomnipotence au coeur immor-
tel de Rousseau. Cest Robespierre en avril 1794.
D'ici il remporte k la Convention son rapport du
18 flor6al. II pensait se sacrer en se solidarisant
avec Pid6e de l'Etre Supreme et de rimmortalit6
de Ykme. »
Ainsi cette rencontre du jeune rSveur et du vieux
philosophe, au printemps de 1778, a 6t6 decisive.
Jean-Jacques a pris possession absolue de ce coeur
adolescent. II est entr6 en lui au point de n'en
plus pouvoir sortir, avec une force telle, une
puissance si profonde qu'aucun de ceux qui vien-
dront d6sormais vers THermitage ne pourront
plus en franchir le seuil sans se souvenir de celui
qui y vint, avant eux, mSditer sur l'inflexible ri-
gueur de son destin.
114 PORTRAITS FRANfAIS
Maximilien n'6tait pas beau; du moins il
n'avait pas ce charme, cette imposante grace du
visage d'un Saint-Just, d'un Barere ; son masque
ne s'animait pas d'un rire franc et railleur comme
celui de Fabtc oa de Desmoulins ; il n'6tait point
non plus, comme celoi de Danton, si Snergique
et si laid que la laideur, par intensity, pfit, a cer-
tains moments, s'y montrer sublime. Les traits
de Robespierre ne valaient que par Texpression
qui leur donnait la vie ; la « bouche 6tait longue,
pile et serr£e » ; le ciignotement de ses yeux etait
d6sagr£able ; sa « pile et triste mine » 6tait peu
avenante. Sans croire absolument le libelle de
Merlin de Thionville, comparant son visage a
celui du chat-tigre, ni le haineux 6crit M me de
Stael le peignant, tout jeune encore, avec « des
traits ignobles, un teint pile, des veines d'une
couieur verte », on ne peut que s'6tonner du peu
de caractere de cette physionomie, si neutre, si
grise, n'offrant, sous les cheveux en rouleaux bien
serrSs, que des bosses et de petits m6piats. Son
fr£re Augustin etait plus avenant, « il eut fait, dit
Charlotte, un excellent militaire. » « Maximilien,
ajoute-t-elle, n'avait pas 6t6 si bien partage que
lui. » Le portrait ou Boilly le repr&ente k vingt-
quatre ans n'a plus l'extr&me finesse, le doux 6clat
du petit pastel anonyme oil il est figurS, une rose
k la main. Cest qu'a mesure que grandit son des-
JEUNESSE DE MAXIMIL1EN ROBESPIERRE 1 1 5
tin, que s'oriente sa jeunesse, Maximilien s'efforce
& corriger la nature, k se rendre plus aimable,
plus expressif, voire plus coquet s'il est possible.
Venu k Paris avec peu de linge, il prend bient6t
le gout des dentelles, des Stoffes fines et de la
poudre, laisse li le triste habit olive avec lequel
il 6tait parti d' Arras. Plus tard, chez les Duplay,
il changera sa mise, prendra la culotte de nankin,
l'habit ray6 ; il aura la cravate bien nette, les bas
et le gilet tires, les cheveux poudres 61ev6s en
ailes. Vivant Denon le verra, un jour, aux Tuile-
ries, avec, sous Thabit, un gilet de satin brod6 de
soie rose (i); plus tard, a la fete de l'Etre
Supreme, il portera l'habit bleu-barbeau, poussera
extremetnent loin, par la recherche de la mise,
Texpression de ce dandysme rSvolutionnaire ou
excella Saint-Just.
Ce soin qu'il prenait pour leur plaire le rappro-
cha des femmes k un &ge assez tendre. Passionn6
d y £loise et des Confessions, il pensa de tr£s bonne
heure k s'empresser aupr£s de celles qui se mon-
traient aimables, dont le sourire Taccueillait avec
une piti6 douce. La bonne Charlotte 6crit :
« L'amabflit6 de mon frfere aupr6s des femmes lui
captait leur affection. Quelques-unes, je crois,
fcprouvferent pour lui plus qu'un sentiment ordi-
(i) An atole France, Vivant Denon. . v
Il6 PORTRAITS FRAN?AIS
naire. Une entre autres, M lle Deshorties, Taima et
en fut aim£e. » Pour elle Robespierre 6crivit de
petits vers, se fit 6pistolier, dSploya ses talents et
sa rh6torique & composer de doux madrigaux, &
rimer de niaises ladeurs comme ce poeme du
Manchon qu'on lui attribue.
Etant 4 Louis-le- Grand il redigea, du fond de
son pupitre, une declaration pour Tactrice Duga-
zon, laquelle d'ailleurs ne fit point de r£ponse. En
1789, devenu jeune d£put6 & T Assemble na-
tionale, Maximilien gardera aupr£s des femmes
Tair emprunt6, Failure guind£e, le ton soupirant
de sa province. Le libertinage des Lameth, Pexemr
pie frivole qu'il a sous les yeux de 1'immense
Mirabeau, les plaisanteries de Camille n'altdrent
pas d'une ligne la puret6 de son coeur ni celle de
ses pens6es. Les femmes, pour qui la discretion,
la pudeur, la tenue offrent autant de charme que
la ddbauche, s'^murent de cette parade austdre.
C'est par celle-ci, affirme Michelet, qu'il conquit
le pouvoir 6tendu qu'il exer^a sur elles. Nul,
mieux que Robespierre, 6crit le grand historien,
ne sut si bien inspirer confiance aux femmes.
L'ei6gance de ses phrases, le sentiment de ses dis-
cours, la rigueur de ses moeurs, l'ei6gance de ses
manidres qui 6taient toutes observ6es, le soin de
ses habits, enfin la pauvrete antique ou on savait
qu'il vivait, sont autant de motifs qui le port£rent
JEDNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE 1 1
a les dominer. Hostile au debraye du costume e
du langage, au tutoiement revolurionnaire,
garda toujours, au milieu des pires ev6nement<
cette extreme correction de cceur et de langage
cette persuasion douce, cette volonte froide qi
fascinaient les femmes et qui faisaient que, sot
vent, en I'ecoutant parler a la Conventior
elles eclataient en sanglots et en gemissement;
applaudissaient, le visage baigne de larmes, au
endroits pathetiques. « Le signal des applaudissi
meDts partait toujours du milieu d'elles et il s
repercutait dans tous les points de la salle, avt
fentbousiasme de l'idolatrie. » (i)
Amide la musique, des fleurs, des oiseaux, di
beaux vers, on le verra, plus tard, chez les Dt
play, s'essayant a chanter au clavecin, et le soi:
sous la lampe, aupres de Cornelia, d'EHsabeth i
de Sophie, lisant Pbidre, Britannicus et plusieu
des autres tragedies de Racine qu'il aimait a u
point tel qu'a les lire sa voix peu a peu s'alterai
se faisait tremblante, reprimait les pleurs prets
couler. Maximilien aimait aussi les promenade
et, comme tous les fils de Rousseau, les beau
arbres et les plantes rustiques. Les Champs-El;
sees, qu'il preferait a l'ardent et impur Palai
Royal, le virent souvent descendre et monter dai
(i) Wilatt.Lis Mysttresde la MkedtDUu.
Il8 PORTRAITS FRAN£AIS
les chemins d'ombre, accompagn£ des demoiselles
Duplay, son chien Brount marchant devant lui,
s'arr£tant, tr£s souvent, pour donner des sous
aux petits Savoyards. Les femmes qui appro-
ch£rent Maximilien, sauf la seule M me de Stael,
gard&rent de son coeur l'attrait irresistible. « Beau-
coup, dit Michelet, « avaient des portraits chez
elles comme une image sainte ». II n'est pas de
bien que M me Roland n'ait dit de ses moeurs;
M me de K6ralio, qu'il connut dans sa jeunesse, k
TAcademie d' Arras, conserva de lui un souvenir
excellent. A la pauvre soeur de Mirabeau il arra-
cha des cris presque passionn£s : « Mon cher Robes-
pierre, tu es un aigle qui plane dans les cieux ;
ton esprit, ton coeur est (jic) s6duisant ; l'amour
du bien est ton cri d'armes.w (i)
Sa soeur Charlotte, demeur£e k Arras, ne cessa
de lui garderle culte le plus absolu. Alors qu'il
6tait d6put£ a la Constituante, elle ne manqua
jamais de lui envoyer, comme un present affec-
tueux « soit des confitures, soit des fruits confits
qu'il aimait beaucoup ou toute autre friandise ».
Le chagrin de cette excellente fille — chagrin qui
touche presque a la jalousie — fut de voir, par
la suite, avec quelle passion il s'attachait aux
Duplay. « Non, 6crit-elle, r6solument, mon fr£re
(j) Cit6 par H. d'Alm£ras, Les devotes de Robespierre.
JEUNESSE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE II9
ain£ n'a pas dfl faire le Celadon avec El6onore
Duplay. » Pauvre Charlotte ! Quel cqeur candide
6tait le sien !
*
Ce culte si exclusif, si passionnS, si profond
des femmes pour Robespierre s'exalta a mesure
que grandit son6toile. Ce mystique leurplaisait ;
Maximilien 6tait le seul des hommes d'alors qui
os&t, devant elles, parler de Dieu et de la Provi-
dence. DSs qu'on apprit, dans la suite de la Revo-
lution, que se prdparait par ses soins le retour & la
pi£t£, au culte de la raison et de TEtre supr&me,
beaucoup ne connurent plus de mesure, d£si-
gn£rent Robespierre comme un Messie. L'histoire
de Catherine Th6ot, des dames Saint- Amaranthe,
de Suzette Labrousse et de M me de Chalabre, celle
enfin de C6cile Renault n'ont pas d'autre origine
que ce retour aux croyances, cette sorte de divi-
nisation ou ses admiratrices finirent par pousser
Maximilien. Les femmes, durant tout le temps de
la dictature qu'il exer^a, se lierent si bien a
Robespierre que, peu k peu, sous leur faible
6treinte, on vit mollir cet homme indomptable,
flSchir et se ployer ce caractere que niDanton,
ni Marat, ni Hubert n'avaient pu abaisser jamais.
Michelet a extremement bien dit que, sous sa
120 PORTRAITS FRAN£AIS
- - - u i m. - ■ n m ■ i -- — . I I ■ ^ ^M^^^M* ^ ■ >
froide cruaut6 de despote, Maximilien dissimulait
un coeur vulnerable & l'orgueil, et que c'est par
li qu'il a dii mourir... Mais cette mort m&me
appartient k Thistoire. Celles qui avaient fait le
plus pour ch6rir cet homme ne sont pas etrangferes
k sa fin miserable. Cest en vain que, se drapant
dans sa vertu farouche, il s'effor<;a de lutter contre
Pemprise obscure ou tant de M6nades I'attiraient.
En vain devait-il s'6crier, dans un sursaut dernier
de volont6, & la fameuse stance du 23 prairial :
« La Montagne n'est autre chose que les hau-
reurs du patriotisme ; un Montagnard n'est autre
chose qu'un patriotepur, raisonnable et sublime !»
Sa puretfe ne pouvait plus rien pour le dtfendre
de celles qui r&vaient de Temporter dans leur
6treinte. Robespierre se perdit par les faiblesses
de son jeune &ge ; ce coeur sentimental avait lu
de trop bonne heure le doux Racine et Tamer
Jean- Jacques ; il s'6tait empli de trop d'6moi,
avait trop aim£ la candeur des roses, le chant
plaintif des clavecins et celui des colombes. Les
petites chapelles de son enfance devinrent par la
suite autant d'autels ou il pensa monter. Ce n'est
pas trop dire qu'il mourut de ces choses, de la
pi6t6 extreme qu'on ddveloppa en lui quand il
Atait enfant et de cet excds de vertu qu'il porta
£ un paroxysme tel qu'il avait dessein de tuer,
JEUNESSE DE MAXIM ILIKN ROBESPIERRE 121
k force d'echafauds, tout ce qui n'en avait pas
comme lui la puret6 edatante. La vie d'un tel
homme est riche en reflexions de tout ordre
quelle suscite. Mais cette vie, en elle-m£me, ne
vaut que par la jeunesse qui la determine. Nous
avons vu que celle de Robespierre fut surtout
studieuse et sensible. Cest par ce qu'elle eut de
sentimental qu'elle pense a nous emouvoir. Les
pigeons de son enfance, la fete des Rosati, le
voyage k Montmorency, voilk les seules etapes
de cette vertueuse jeunesse ; voilk toute
l'unique experience que poss6dait Robespierre du
monde avant d'entrer dans la Revolution. Les
femmes le comprirent si bien qu'il ne fallut, a
Cornelia Duplay, pour le fixer chez son pere,
que le pile sourire de ses yeux doux et que,
quand elles voulurent le pousser & Techafaud, il
leur suffit d'evoquer, par la voix de Bar£re et de
Vadier, le tragique fantdme de la Renault con-
duite au supplice dans le manteau rouge des
parricides. Cette mort m£me ou elles le d6si-
gnaient ne sut pas Teffrayer; il avait appris de
tr£s bonne heure, par les exemples pieux aussi
bien que par ceux des Romains, k la mepriser.
« Non, Chaumette, non, avait-il dit au cours d'un
de ses discours fameux, la mort n'est pas le
sommeil eternel. La mort est le commencement
\
122 PORTRAITS FRAN£AIS
^ ■ * I I I II I !_-■-- ~~
de l'immortalitS. » Ainsi devait finir comme un
d&ste, devait p6rir par le sentiment, un homme
qui avait fait du sentiment sa rfegle, qui, depuis
les petites chapelles de son enfance, jusqu'a
Tautel civique de la Montagne ne devait cesser
d'avancer dans la vie et de marcher vers la mort une
rose k la main.
■OMMfM
Pyvcrt de Scnancour
Je pense ardemment a Senancour, que in
avons trop oublie et qui fut, au milieu des be:
arbres de sa for£t, comme une figure recueillie
1'enthousiasme. Je pense a lui quand le soir c
cend, a petites ombres, sur tout ce qui fait la <
a 1'heure ou le crepuscule commence a envel
per, de legers voiles, le tumulte de l'exister
Cette heure-la est douce et discrete, elle ap:
les coeurs et les paysages. Obermann l'aimait,
vint se bercer du calme merveilleux de son
lence. Cette heure est celle de Senancour.
Je pense a lui et a sa belle vie triste parmi
arbres. Le voici comme une figure Iointaine,
rieuse et r£signee. On ne peut pas le separer
forfits au milieu desquelles il v6cut ; de celles
il a le calme dominateur, la quietude faite de
titude et cette grave s£renite qui donne, a t
124 PORTRAITS FRAN^AIS
ses traits, une suave m61ancolie. Senancour, c'est
une sorte de faune extrSmement doux et bon,
dont le sourire fut tou jours triste en raison de ce
qu'il y a de mort dans les forSts. La plainte 16-
gdre des petites feuilles arrach6es ne connut jamais
de plus secret 6cho, ne trouva chant plus sem-
blable et plus myst£rieux que ceux que lui ren-
voya ce coeur tout empli de la grande voix des
bois. Cette vie douce, grise, « clandestine a force
d'etre modeste » (i) ne peut pas Stre 6voquee
autrement que pr£s desarbres. II nest pas de d6cor
qui convienne davantage a cette 4me chaste et belle
— qui ne souffrit jamais de la nature, mais des
hommes — plus que ce prestige des frondaisons.
L'oeuvre de Senancour c'est une source, a Tom-
bre. On a soif, on se penche et Tori boit ; mais
Ponde est trop forte a nos coeurs sans passion ;
elle excite leur ardeur et ne les apaise point.
Voila le tort; il vient de nous et non de Senan-
cour. Ce n'est pas lui qui est trop ancien, ni ses
paroles qui sont trop vieilles. Mais nous n'avons
pas sa puret£. Devant sa quietude nous nous trou-
vons tellement vains et bruyants, qu'il semble que
nous ne possddons plus, pour entrer dans sa cath6-
drale, qui est faite de tous les hfitres et de tous
les peupliers des bois, le respect n£cessaire. Ce-
(i) Jules Levallois.
PYVERT Dfi SENANCOUR 125
pendant cette ceuvre est si belle, elle vit d'une
telle ardeur que je crois bien que nous gofiterons
de la joie a y revenir encore.
Senancour avaitune vraie philosophic Cepoete
pensait, ce promeneur raisonnait. A Pexemple de
Rousseau, il allait dans les bois et cueillait des
simples ; mais Senancour — mieux que Rousseau
— tirait lesraisons de ses cueillettes. Nul — ainsi
que lui — ne comprit qu'il n'y a que des systd-
mes et peu de v£rit6s. S'il savait ce qu'offrent
d'immuable sagesse les ormes et les chataigniers,
il savait aussi ce que pr£sentent de mobile les idtes
des hommes. II disait de Marc Aurdie : « Je Tai
lu ; il ne m'a point surpris ; je con^ois les vertus
difficiles et jusqu'a Th^roisme des monastdres.
Tout cela peut animer mon ame et ne la remplit
pas. Cette brouette que je charge 4 e fruits et
que je pousse doucement la soutient mieux. »
Voila Senancour en peu de mots. Appel6 a
choisir entre une pens£e d'homme et les treilles
gonfl&s de son petit bois d'Armand, il n'h6site
pas, cueille la grappe et la mange. Nul, mieux
qu'Obermann, ne sait que les discours peuvent
£tre parfois harmonieux; mais il croit que les
fruits sont meilleurs. Cest.un conseiller de vo-
lupt6.
*
Grace a la beaut6 de ses bois, a celle de ses
126 PORTRAITS FRAN£AIS
prairies, au regime de ses eaux, le Valois est Tun
des plus riants coins de France. La pente molle
des collines, la fraicheur des campagnes, le petit
bruit des rivieres bordtes de moulins, le calme
des 6tangs n'offrent, nulle part ailleurs, ensemble
plus heureux. Li se groupent les forSts aux rou-
tes carrossables de Coye et de Chantilly , de Pon-
tarm6 et d'Ermenonville; la de beaux lacs s'6ten-
dent et de gracieuses rivi&res, la Theve, la Lau-
nette, la Nonette se rdpandent dans les pr& qu'elles
traversent. Une vaste v6g£tation couvre ce sol
fertile; les chemins sont ombreux qui m£nent
aux villages; ceux-ci ont gard6 leur aspect rusti-
que, leurs vieux moulins, leurs murs a auvents
et cqs petites maisons ou les poutres sont visibles.
II faut, par un matin de printemps ou d'6t6, avoir
gravi en carriole ou a pied la longue route qui
m£ne de Senlis i Ermenonville en passant par Chaa-
lis ou celle qui descend de Fontaine-les-Corps-
Nuds a Mortefontaine — par le pav£ d'Avesnes —
pour mieux decouvrir, dans leur diversity, ces
aspects du Valois qui n'ont d'6gaux en France que
ceux de la Touraine.
Senancour connut ces sites d&s l'enfance. On le
plaga, tout jeune, chez un cur£ de campagne, a
moins d'une lieue d'Ermenonville. Alors, c'6tait
d£ja un petit gar^on reveur, epris de solitude et
de verdure. M. de Boisjolin qui le connut en ce
PYVERT DE SENANCOUR 127
temps-14, a dit a Sainte-Beuve comment cet en-
fant ch6tif, timide et casanier commenga de s'6veil-
ler aux beautfe de la nature. A sept ans, il savait
la gfographie, aimait les iles, avait le gofit des
voyages et, dans ses rSves fidvreux, songeait d'Otai'ti,
des Antilles et de Java. Son petit cceur sensible
vibra extr£mement tot aux spectacles naturels.
Les longues veill£es au presbytere, devant la carte
ouveite, la sphere vein£e de lignes et teintee de
taches l£g£res le pr£paraient a des nuits sans som-
meil. Tenu 6veill£, il songeait aux lectures et, du-
rant de longues heures, cette plainte qui vient des
bois lui semblait comme le bruit du vent sur la
mer; le craquement des peupliers, le petit bruis-
sement du lierre lui devenaient autant de fami-
liers et lointains appels que son coeur 6coutait
comme ceux des voyages. A Taube, le bon pr&-
tre et lui partaient par les bois. Senancour suivait
le vieillard au chevet des malades, a la veillee des
fermes, aux travaux de la saison. A Ver, Loisy
ou Montlognon ils promenerent ensemble leur
reverie inquiete. Et c'est ainsi que l'enfant connut
d'6tranges histoires, et ce qu'on disait de ces soi-
rees myst£rieuses du chateau d'Ermenonville, ou
se rdunissaient les Illumines. Le pretre savait les
16gendes du pays. II les dit a Tenfant. Senancour
sut que tout a un sens dans les for&ts, que les
arbres sont habitus des nymphes, les lacs par des
128 PORTRAITS FRANQAIS
ondines et que les racines des chfenes ne sont par-
fois que le pied racorni d'un sylvain. A Loisy, il
vit les beaux joueurs d'arcs qui lancent sur un
but des fldches effiltes; il vit le bal de Chaalis et
les chasses de Cond6. II trouva cette contrte at-
trayante et superbe et, depuis que lui fut r£v6l£e
la pr&ence, dans les bois, de mille fitres invisi-
bles et charmants, il ne cessa de chercher a con-
naJtre le puissant secret de la vie mystdrieuse que
cachent les forfits. Un jour que, par le chemin
de Senlis, il s'6tait, par mdgarde, gliss£ dans le
domaine deM.de Girardin, il vit venir a lui un
Strange vieillard. C&ait un petit homme maigre,
& la face tourment6e, coifffe de fa$on orientale,
chaussfe de bas & la mode ancienne et qui cher-
chait des herbes en se penchant sur les pelouses.
Ce vieillard passa pr£s de Penfant, absorbs dans
sa recherche et ne voyant rien du monde que les
fleurs cach£es. Ainsi Senancour apprit & 6tendre
aux herbes et aux plantes les plus humbles son
ardent amour. Peu de temps aprfis il sut aussi
que le vieillard 6tait mort et qu'on Tappelait Jean-
Jacques Rousseau. L'enfant demanda a voir le
tombeau du sage. Et on le mena dans Tile des
Peupliers, oil il vit une sorte dautel blanc avec
des inscriptions. Ce site, d'une grandeur tranquille,
n'a rien de fun£raire. Une barque se d£tache du
bord et conduit au rivage plants d'aulnes et de
PYVERT DE SENANCOUR 129
coudriers. Les peupliers 6tendent, au-dessus du
tombeau, la permanente symphonie de leur mur-
mure. Le bruit des eaux s'ajoute k leur ehant.
Le tombeau est bord6 de lauriers et de buis rus-
tiques. Cest la que vint Senancour enfant. Ce
spectacle sacr6 demeura si vivace dans son coeur
que plus jamais il ne put Ten eflacer. Devenu, plus
tard, le poete d'Obermann, il tint & retrouver cette
contr£e exquise. II reconnut le tombeau, Tile aban-
donee et le pare habit£ des souvenirs de Jean-
Jacques. II suivit le cours argent^ de la Nonette,
revit les bois oil il avait jou£, le presbyt£re sans
pasteur et, le coeur Streint de Amotion indicible
des souvenirs, baisa le seuil rustique de cette mai-
son amie oil, pour la premiere fois, la troublante
nature vint se montrer & lui parte de toutes les
graces. Quand il parvint a Senlis le soleil 6tait
haut dans le ciel, les bois baignfe de brume, la
fl£che de la cath6drale fondue dans Fair du soir.
Le voyageur prit les faubourgs, la petite Place au
Beurre et fut bientdt a la Villem6trie chez son
ami, l'ancien garde-du-corps de Sautray. Cette
campagne est avenante, plantde de tous les arbres
les plus beaux de la contree ; la Nonette la tra-
verse. Ainsi la mime riviere qui ber^a, dans le
pass£, les reveries ardentes du promeneur solitaire
devait mfeler son murmure 16ger aux Rtueries nou-
130 PORTRAITS FRANQAIS
velles que Senancour con^ut sur ses rives (1).
*
* *
Le g6nie de Senancour suivit la courbe des
paysages; a mesure que s'offrirent a sa vue de
nouveaux sites, sa conception du monde prit forme
et grandit. Naissante & Ermenonville, elle se d£-
veloppa a Fontainebleau ; au contact des beaux
lacs de Geneve et de Bienne se fit sereine et grave ;
enfin, au spectacle enchanteur des belles Alpes,
atteignit jusqu'a la grandeur. Voila une vie dis-
crete, aux Stapes silencieuses. Elle avance en bel
ordre, part des campagnes francaises pour attein-
dre, par les Alpes, aux sommets. Senancour suit
cette courbe id£ale qui passe par la cime des bois
et s'616ve jusqu'aux pics les plus hauts des monts.
Parvenu au sommet son regard contemple le
monde et l'embrasse tout entier. La vie univer-
selle palpite a ses pieds. Elle va depuis Thumble
bruyfcre jusqu'a l'altier sapin. Cest un hymne
prodigieux, d'une harmonie sauvage. Les monta-
gnes sont de grandes confidentes. Elles contem-
plent, du haut des glaciers kernels, la vaine agi-
tion des hommes; ce sont des t£moins tranquil-
(1) Jean-Jacques Rousseau acheva, a Ermenonville, les
Rfoeries du promeneur solitaire ; Senancour ecrivit, a la Ville-
m&rie, ses Reveries de la nature primitive de Vhommc.
PYVERT DE SENANCOUR 1 3 1
les de nos douleurs; leur indifference vient de
leur majestS; elles sont insensibles aux impul-
sions de nos coeurs, mais aident a les calmer. Le
solitaire qui vivrait dans les montagnes et revien-
drait, longtemps apr£s, vers les villes, serait aussi
6tonn£ que le sont ces patres des Alpes, perdus
dans les plateaux, qui ne redescendent chez eux
que quand les neiges les chassent: il trouverait
les visages changes, le foyer itroit, le village pe-
tit et toutes les querelles des hommes sans gran-
deur.
S'il y a une initiation a la nature, je crois que
personne ne la suit dans un ordreplus parfaitque
Senancour. Ce qui donne a Obermann, aux RSve-
rits? a plusieurs pages d'Isabelle et du livre sur
f Amour, un si harmonieux ensemble c'est moins
renchainement des Episodes secondaires que la
belle direction que suit l'auteur dans ses voyages.
Parti de la vall£e, Senancour passe par le lac et
la forfit et vient demander aux monts leur con-
solante retraite. L'histoire d'Obermann n'a pas
d'autre intrigue. Commence a Paris, l'auteur
Tach^ve a Fribourg et ses meditations suivent, dans
les voyages, les pas du promeneur. II n'est pas,
pour qui sait y lire, de plus merveilleux livre que
la nature. La, toute minute offre un spectacle ;
chaque pas fait d&ouvrir un monde; le repos
n$me est charmant et laisse aux yeux le loisir de
132 PORTRAITS FRANCAIS
p£n£trer mieux la beaut£ de chaque aspect. Se-
nancour le sent. II 6crit : « L'art de jouir est le
seul art de l'Stre qui modifie et sent son exis-
tence. » Le coeur d'un tel homme est si sensible
que rien de ce qui le touche ne peut le laisser
indifferent et que c'est avec une joie sans cesse
nouvelle, une surprise petmanente qu'il embrasse
tout ce qui croit, accueille tout ce qui passe et
re^oit, de tout ce qui vit, le mouvement int£rieur.
De ce contact perp£tuel avec la nature, de cette
intime communion avec tout ce qui germe, nait
et fleurit, de cet admirable renouvellement des
saisons qui, chaque ann£e, renouvelle aussi son
coeur et l'agite, Senancour acquiert la redoutable
certitude que rien de ce qu'enseignent les hommes
n'est r£el, qu'il n'est de bonheur qu'a l'6cart et
que c'est seulement dans la retraite que le sage
peut, sans crainte, m£diter sur le monde et sur
les lois du temps. Les cultes conventionnels, le
fi&tichisme pour un dieu invisible, les chatiments
religieux lui semblent autant de blasphemes qu'il
ne peut pas entendre. L'insidieuse nature lui
apparait si belle qu'il ne voit Dieu qu'en elle et
que c'est chez elle seulement qu'il le veut adorer.
A dix-neuf ans, invite par son pfcre, au sortir du
college de la Marche, a entrer au S6minaire de
Saint-Sulpice, Senancour se revoke, se cabre de-
vant le sacrifice exig£ et quitte la ville odieuse
PYVERT t>E SENANCOUR 1 33
pour venir, prds de sa m&re, a Fontainebleau,
consulter sa conscience. Nouspouvons croire que
c'est ici la seconde de ses 6tapes. La vue des ro
ches escarp£es, des gorges abruptes, des arbres
mill6naires lui ofFrit de la nature un aspect que
les sites plus riants du Valois ne lui avaient pas
montr£. Son penchant pour la solitude, d6j& si
prononc6, s'accentua davantage au contact de ces
bois. Senancour, k un dge oil d'autres hommes
cherchent le bruit et le monde, ne songeait plus
qu a vivre loin de toute activity, dans la retraite
qu'il avait choisie. Alors les voyageurs, instruits
des I6gendes, contaient qu'un terrassier nomm6
Lallemand, d6goiit6 du monde, s'6tait retirfi dans
la forfit et, dans le site qui se trouve entre le
plateau de Belle-Croix et Valvins, avait choisi la
demeure primitive d'une caverne. Senancour fut
extr^mement frappi de cet exemple. La source
d'Obermann est ici. Cette exquise creation du
g6nie de Senancour a pris naissance a l'ombre
des bouleaux de la forfet. Obermann n'est autre
qu'un Lallemand plus lettr6 et plus fin, un soli-
taire 6mu devant les grands bois. Cette sorte de
souterrain oil v£cut Obermann « ferm6e en par-
tie naturellement par les rocs, et en partie par les
gr£s rassembl£s, par les branches de gen£vrier, de
la bruyfere et de la mousse », existe encore a la
Roche d'Avon; on le nomme le manoir d'Ober-
8
134 PORTRAITS FRANQAIS
mann. Le sentier du solitaire d'Avon, le Val ro-
cheux de Senancour mfenent a ce lieu sauvage.
Cest la, que, pour la seconde fois de sa vie, le
podte ressentit, a la vue des arbres, le tremble-
ment sacr6 d'une pieuse adoration. Les endroits
isolfe de ces sites 6taient ceux qui plaisaient le
plus a cette ame. L'odeur acre du geni£vre, des
bruy£res mouillees du matin, le parfum du se-
ringat ou de la menthe sauvage; accompagnaient
ses pas et le suivaient longtemps. Lui-m£me a dit
sa joie ardente et le bonheur de tout son etre
6mu devant l'imposante force des bois et des ro-
chers et sa surprise et la joie de ses regards isur-
prendre, au milieu de ces sites, le mouvement on-
duleux de la vie animale, l'Sveil des fleurs, le chant
des oiseaux et cette fuite rapide du li£vre ou du
daim 6tonn6s de sa presence. D£s lors, la nature
donne l'ordre & ses jours, inspire son g£nie, le
soumet k ses lois. II tire d'elle toute vie, toute
substance, tout amour, et, m&me 61oign6, demeure
tout v£tu d'elle, & l'exemple de ce centaure de
Maurice de Gu6rin qui, revenu sur la rive, gar-
dait du beau fleuve le parfum humide.
O « formes alpiennes ! » Altitudes, glaciers im-
placables, neiges pures et tranquilles, quelle im-
pression vous fltes sur ce g£nie amer ! Et vous
"T*r~r
PYVERT DE SENANCOUR 1 35
torrents fougueux, abimes, cimes apparues, eaux
dormantes des beaux lacs, de quelle vive impul-
sion vous soulevates ce coeur pr&t a vous adorer!
Venu de Senlis a Fribourg en passant par Fon-
tainebleau, Senancour, 6bloui, voit son r&ve gran-
dir a mesure qu'il avance. Aux plaines fertiles et
fraiches mais monotones, aux bois espac£s de la
France, aux rivieres lentes et douces qu'il a, tant
de fois, franchies, aux collines onduleuses, le voya-
geur voit succ6der les premieres pentes rocheuses
du Jura. Le voici dans les monts. Le soir les
troupeaux redescendent, agitent, sous le couvert
des bois, le tintement des clarines ; le soleil, a son
tour, d6croit sur les cr&tes, et ne laisse, derri£re
lui, qu'une grande lueur rose d'une couleur char-
mante ; envelopp6s de brume 16gere les petits vil-
lages s'animent des seules lueurs de la veill6e ; le
clocher aigu, a peine visible, se confond aux cimes
tremblantes des pins; au seuil des m£tairies, les
vaches et les moutons se pressent, et le chien du
berger, en japant joyeusement, annonce le.soir
venu et le repos gagn£. Bientot le brouillard fluide
couvre tout le paysage et la chute lointaine d'un
torrent invisible est le seul chant naturel que le
voyageur 6mu entende venir a lui du fond de la
valine. Celui qui marche est jeune. II oublie qu'il
vient de France et qu'il fuit sa patrie parce qu'il
est 6migr6. Tout a l'heure, il sera Thote des vil-
•A
I $6 PORTRAITS FRAN£AIS
lageois : assis devant le foyer, il partagera le pain
cordial de ses amis nouveaux. Son coeur, d6bor-
dant de Tivresse de toutes les merveilles qu'il vient
de contempler, se laissera aller au calme de cette
soirie paisible. II dira dans un 61an d'indicible
Amotion : « Un sentiment imp£rieux m'attache a
toutes les impressions aimantes ; mon coeur, plein
de lui-m£me, de l'humanit6 et de l'accord primi-
tif des £tres n'a jamais connu de passions per-
sonnels et irascibles. » Le d£sir de se confondre
a tout ce qu'il adore le pousse plus avant sur les
chemins. Ce que voudrait Senancour ce serait de
mSler sa vie a celle de la nature et de si bien
s'identifier a tout ce qui croit, verdit, pousse et
se d£veloppe que lui-meme ne serait plus que pa-
reil £ ces torrents limpides, & ces pins gigantes-
ques, & ces monts que son coeur a le sauvage d£-
sir d'6treindre.
Que sera-ce demain dans les monts de l'Ober
Aargau ou de l'Oberland, dans les gorges perdues
qui descendent, sillonn£esde rivieres, des Alpes vers
Fribourg ? Ebloui de tant de merveilles, Senancour
ne saura plus que g£mir devant Fan^antissement
qui p£se sur son coeur et Tempeche d'exprimer,
avec toute sa force, l'6clat de cette nature. « Les
souvenirs apportes des plaines » habitent encore
en lui. II n'est pas accoutumfe aux sommets. Et
ce n'est pas aussitot que le g£nie d'Obermann
PYVERT DE SENANCOUR 1 37
peut trouver ces limpides accents par quoi se tra-
duira son harmonieux amour. Bientot celui-ci
trouvera a s'objectiver. Venu a Fribourg, Pyvert
de Senancour rencontrera, dans une famille amie,
la jeune fille qui devait devenir sa compagne. II
trouvera auprfes d'elle, le calme accueillant, le
tranquille repos et ce joug d6licieux qui tempore
la passion et met de l'ordre dans le g£nie. Ainsi
fix£ Senancour aimera cette patrie nouvelle. De
Fribourg il descendra vers Berne, vers Aarberg,
verra le lac de Bienne, Tile Saint-Pierre et ce su-
blime rivage ou Jean- Jacques a pass£. Ces sites
harmonieux ont gardi, de la presence de Rous-
seau, une beaut6 6mouvante. Senancour ne vit
pas sans 6moi cette ile Saint-Pierre, a peine plus
grande que celle des Peupliers, ou le nouveau
Philoctete se retira loin des hommes. « O nature !
ma mfere! » disait Jean-Jacques Rousseau en
abordant ici, me voici sous ta seule garde ! » Et
Senancour les larmes aux yeux, se confie, comme
Jean- Jacques, au calme envahisseur de ce lac en-
chant£. Ainsi le pr£cfede le souvenir du Genevois.
II Fa vu a Ermenonville, il le rencontre i Bienne,
et bientot, sur les pentes du Valais, le retrouvera
encore. Prestige de YHelotsel Lettres enflamm6es
que le plus amer des hommes con^ut un jour,
ici, dans le feu de son g6nie, vous ajoudtes si
bien aux beautfe naturelles de ces sites que ceux-ci
I38 PORTRAITS FRANC AIS
ne vivront dans la mfemoire humaine qu'autant
que les noms de Saint-Preux, de Julie et de Wol-
mar aideront a les porter, dans le temps, d'age en
age. Ou Jean- Jacques a pass6, passferent Corinne
et lord Byron. Mais que sont ces noms a cot6 de
celui de Thomme adorable qui peupla cette con-
trie de creatures passionn6es et vivantes ? Un jour
qu'il avait fui Saint-Point pour Chamb&y et, le
coeur tout empli du souvenir de cet homme, 6tait
venu jusqu'au lac, le grand Lamartine avait dit,
dans un hymne limpide :
Je vois d'ici verdir les pentes de Clarens,
Des r&ves de Rousseau, fantastiques royaumes,
Plus reels, plus peupl£s de ses divins fan tomes
Que si vingt nations sans gloire et sans amour
Avaient creus£ mille ans leurs lits dans ce sejour :
Tant ride"e est puissante a cr£er sa patrie I
Voila ces pr£s, ces eaux, ces rocs de Meillerie,
Ces vallons suspendus sur celui du Valais,
Ces soleils scintillants sur les bois des chalets,
Ou des simples des champs en cueillant le dictame,
Dans leur plus frais parf um il aspira son ame !
Senancour, avant Lamartine, regut Tauguste
impression de ces souvenirs. La vue de ces pics,
de « cette immeuse plaine d'eau que le lac forme
au sein des Alpes, de ces riches cdtes du pays de
Vaud, dont la cime du majestueux Jura, couronne
PYVERT DE SENANCOUR 1 39
le tableau (i) », du mont Blanc, le jeta dans une
Amotion indicible, dans ce trouble sacri du coeur,
dont les pages les plus belles d'Obermann sont ins-
pires. Enfin Senancour comprend la gloire des
montagnes, ce que d6gage de divin leur s£jour
plus 61ev6. « Je vis, dit-il, que malgr6 la lenteur
des mouvements apparents, c'est dans les monta-
gnes, sur les citnes paisibles, que la pens£e, moins
pressfe, est plus veritablement active. »
Plus tard, quand l'amertume des hommes et le
silence du temps l'auront jet£ dans Toubli obscur
ou il faillit mourir, Senancour, en presence des
jours chitifs de sa maturity, se souviendra de ce
temps ou, comme un montagnard, il gravissait,
de pente en pente, les belles Alpes hautaines.
Alors c'est l'hymne universel, le chant. oecum6ni-
que que laisse 6clater son coeur plein du robuste
pass£ : « Souvent, dit-il, alors, au sein des mon-
tagnes, quand les vents engouffr6s dans leurs
gorges, pressaient les flots de leurs lacs solitaires,
je recevais, du perp£tuel roulement des vagues
expirantes, le sentiment profond de Tinstabiliti
des choses et de l'6ternel renouvellement du
monde... Ainsi livr£s a tout ce qui s'agite et se
succfede autour de nous, affectes par l'oiseau qui
passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le
(i) Confessions.
140 PORTRAITS FRAN£AIS
nuage qui s'avance, modifies accidentellement
dans cette sphfere toujours mobile, nous sommes
ce que nous font le calme, l'ombre, le bruit dun
insecte, l'odeur 6man6e d'une herbe, tout cet
univers qui v6gfete ou se mineralise sous nos
pieds; nous changeons selon ses formes instan-
tan£es, nous sommes mus de son mouvement,
nous vivons de sa vie. » Le coeur d'Obermann
est a 1'image de cette nature. II est imp£tueux,
torrentiel ; il vit d'une passion ardente mais pure.
C'itait Julie que Saint-Preux aimait dans la na-
ture. Senancour aime son amante, mais ne l'aime
pas davantage qu'une des formes naturelles 6par-
ses : un arbre, un mont, ou la fleur discrete qui
se cache sous la neige. Qu'est cela auprfes de l'im-
mense planfete, de la tyrannique nature et de ce
monde prodigieux que les Alpes lui r£velent?
Jules Levallois, le regrett£ biographe de Senan-
cour, a dit que, connu a peine en France, Ober-
tnann 6tait lu assidftment en Norv&ge, en Finlande
et les pays du Nord. II n'est pas de livre qui
corivienne mieux aux peuples des sommets blancs.
*
* *
Le destin d'Obermann n'est pas moins Strange
que celui de son auteur. Paru en 1804, un an
avant Rene, ce livre passa presque inapergu. Alors
le monde anxieux, modifi6 dans son ordre par
PYVERT DE SENANCOUR I4I
une revolution inouie, ne vivait plus que par le souf-
fle de 1'homme qui l'avait conquis. La penste de
Bonaparte, en objectivant celle de TUnivers, ne
permettait point aux hommes de se detacher d'elle.
Para en 1805, au lendemain de la stupeur que
tant de gloire eveillait, Rend eut le loisir d'etre lu.
Mais on ne lisait pas en 1804. Et le livre tout
trempe de nature, impr6gn6 du parfum des Alpes
et de celui des for&ts que Senancour apportait ave^
lui ne toucha point ces coeurs distraits d'autres
desseins. Ces proses molles et chantantes, ces
hymnes rustiques et protonds laissirent indiffe-
rent un peuple tout occupe de la guerre. Les
pages de Senancour subirent le sort de celles de
Chenier. Perdues dans le tourment du siicle elles
ne reparurent que plus tard, & Pheure du roman-
tisme. Mais on sait ce qu'il en est de ces resur-
rections. Une oeuvre parfaitement belle, de con-
ception neuve et hardie, ajourn£e de trente anntes
dans sa gloire, peut avoir a souffrir de ce retard
malheureux. Reedite, en 1833, avec une pr^ce
de Sainte-Beuve, en 1834, avec une preface de
George Sand, Oberm^nn ne naquit reellement a la
gloire qu'aprfes que tous les fievreux heros de Byron,
de Benjamin Constant, de Lamartine, de Musset
et de Sainte-Beuve lui-meme eurent tenu le monde
sous le charme de leur voix. Con?u avant Man-
fred, Adolphe, Jocelyn, Rolla et Joseph Delorme,
142 PORTRAITS FRANQAIS
Obermann enchanta mais ne surprit point. II
semblait que les accents de cette plainte ne fus-
sent pas nouveaux. Attentif a saisir l'echo de tout
qui semblait traduire Tinqutetude de sa pens£e,
le si£cle parut accueillir Senancour moins comme •
un maitre que comme un disciple. Je ne crois
pas que cette ame d'£lite en souffrit rdellement.
Senancour £tait parvenu a une telle indifference
du jugement des hommes que la sorte de succes
qu'on lui fit plus tard le trouva comme d£sabus£.
Le mouvement de son coeur, regie sur celui de
la nature, ne s'en troubla pas d'une" ligne ; sa pu-
deur n'en fut pas atteinte. II continua de vivre a
l'6cart, avec la certitude que tout ce qu'on peut
6crire n'a gufere plus de valeur dans Tordre uni-
versel, que le mouvement d'un insecte ou P6clo-
sion d'une fleur. II savait que sa pens£e 6tait trop
belle, d'une saveur trop attirante, pour demeurer
perdue. Le coeur d'Obermann 6tait semblable a
celui de trop d'hommes de ce temps la pour res-
ter ignorS de ceux qui le devaient connaitre.
Ainsi Senancour ne vint au public qu'aprts que
quelques ames exceptionnelles, £blouies de son
g£nie, l'eurent d6sign6 a Tattention du petit groupe
des esprits sup£rieurs. Jules Levallois a pensd que
Jean- Jacques Ampere trouva un exemplaire $ Ober-
mann sur le quai, en fut transport^ d'enthousiasme
et le livra aux lectures de ses amis d'Auteuil. Cest
PYVERT DE SENANCOUR 143
d'Auteuil, que le comte Destutt de Tracy, ce
grand esprit que les orages rSvolutionnaires aussi
bien que les meditations speculatives les plus hau-
les avaient mene a I'expression la plus pure de
' 1'ideologie rationnelle, groupait dans le salon
Helvetiusdevenu sien, une soci£te choisie de phi-
losophes et de penseurs. Daunou, Guinguene,
Volney, M. Joseph Chenier, de Gerando, Ampere,
Laromiguiere, 1'illustre Maine de Biran compo-
saient ce c£nacle unique. Le livre A'Obermann,
tombant dans ce milieu ardent de jeunes intelli-
gences y souleva de passionnants d6bats. Irrites
de voir avec quelle ddsinvokure Chateaubriand,
reprenant le grand courant naturiste du xvm"
siede, en modifiait l'esprit au moyen de la reli-
gion, ces hommes admirables accueillirent Senan-
cour comme Tun des rares talents capables de sou-
tenir, par une forme harmonieuse, leur pensSe
commune (1).
Le proces que, vers 1827, le pouvoir interna a
Senancour, pour son Resume de I'histoire des tradi-
tions morales et religieuses, acheva de sortir de l'om-
bre la figure d'un homme jusque-la peu connu.
Le procureur du roi, Levavasseur, reprocha vive-
(1) De Senancour aya.it ecrit une refutation du Genie du
Christianisme. Cette refutation ne parut qu'en 1816, l'auteur
n'ayant pas voulu critiquer, sous le regime imperial, un i^cri-
viin tenu en disgrace par l'empereur.
144 PORTRAITS FRAN£A1S
ment k l'auteur, au cours du proc&s, rimperti-
nence philosophique avec laquelle il avait soumis
la religion a son examen. Berville, le mSme avo-
cat qui avait d£fendu Paul-Louis Courier des at-
taques clSricales, r£pliqua a Levavasseur. Ce pro-
cfes eut un grand retentissement et se termina par
Pacquittement de Tauteur. L'admirable panth&sme
de Senancour, tax6 d'ath&sme par les ignorants,
ne fit pas qu'affirmer l'indSpendance d'un carac-
tire d'61ite ; il amena son auteur a poser les bases
de cette histoire religieuse oil s'illustrferent depuis,
k des titres difKrents, Strauss, de Coulanges et
notre Ernest Renan.
Surpris autant qu'6blouis de la merveilleuse
alliance que Senancour apportait par ses oeuvres
a leur philosophic, les amis d'Auteuil t6moigne-
rent leur reconnaissance au po&te en r6pandant
son nom dans les milieux lettrSs. Ainsi parvint,
par Ballanche, par Ampfere, par Jules Bastide,
jusqu'i la g£n6ration fr£n6tique de 1830, le nom
d'Obermann (1). I/enthousiasme soulev6, dans
le milieu d'Auteuil, par la venue d'Obermann,
( 1 ) « Aurai-je un jour a un moi, disait Senancour dans les no-
tes posthumes qu'on a retrouvees, ou dois-je finir corame
j'ai vecu jusqu'a present, comprime', ignor£ de ceiix qui m'ont
vu le plus souvent et ne sachant qu'imparfaitement moi-
meme ce que j'eusse £t£. » Ce jour vint; il vint bien tard;
ce fut unjour crepuscalaire.
PYVERT DE SENANCO0R 14$
6tait si extreme qu'il semble que pendant long-
temps, ceux des hommes exceptionnels qui se
groupaient chez Destutt de Tracy, ne purent s'6-
loigner d'un h6ros qu'ils aimaient comme un
frire. Senancour avait le don du paysage. Ses
ardentes descriptions ont le moelleux de Claude,
la ligne de Poussin et cet 6clat tranquille dont la
pr&ence 6voque des souvenirs d'Elyste ; elles don-
nent, i ceux qui les lisent, le d&ir insatiable de
connaitre une nature dont le prestige est si grand
que la penste en garde le d&ir secret. « O mon
ami, Scrivait, de France, Jules Bastide a Ampfere,
alors de passage en Suisse, apr&s une lecture
$ Obermann, tu es done & Vevey; tu as vu Cla-
rens, Meillerie, Chillon. Tout cela doit te paral-
tre un songe. Tu as vu la lune monter sur le
Velan... » Sainte-Beuve, George Sand, gris£s de
d&ordre romantique, ne comprirent pas complfe-
tement ramertume d'Obermann. Sainte-Beuve
disait: « Obermann ne sait ce qu'il est, ce qu'il
veut.... » Cest un 4tre « qui g6mit sans cause,
qui d&ire sans objet et qui ne voit rien, sinon
qu'il n'est pas 4 sa place ; enfin qui se traine dans
le vide et dans un infini d&ordre d'ennui...)) Et
George Sand : « Obermann est un glnie malade;
je Tai bien aim£, je Paime encore ce livre Strange
si admirablement mal fait; mais j'aime encore
mieux un bel arbre qui se porte bien... »
Portraits. 9
I46 PORTRAITS FRANgAIS
Senancour venait trop tard ; son heure 6tait pas-
ate. La jeune g6n£ration, 6mue d'une plainte si
belle, surprise d'accents si harmonieux, consi-
d6ra un instant cet homme avec respect; mais
de nouveaux destins entrainaient son ardeur, de
nouveaux pontes la sollicitaient. Son culte pour
Senancour plus different que r£el, partait moins
du coeur que de Intelligence (1).
Senancour mena jusqu'i la fin une vie noble
et cach£e. Ses jours s'icoul&rent en bel ordre.
Les joies qu'il eut furent toujours graves; son
coeur n'en connut que d'excessives et c'est pour
cela sans doute qu'il les v£cut sans tumulte. Ses
plus hautes all£gresses venaient toutes de la na-
ture; c'est ce qui explique le caractfere sacr£ de
ses Amotions. Voili la vraie source. Elle est dans
les bois. Obermann le savait et ne cessa d'y boire.
L'union qu'il avait contractte a Fribourg, bien
que malheureuse, ne le poussa jamais 4 blasphe-
mer Tamour. Ce brftlant sujet 6tait celui auquel
(1) Senancour le sentait, en souffrit. On le vit bien, plus
tard, chez Foyot, a un repas oil Saintc-Beuve, Blanche, G.
Sand, avaient respectueusement invito l'auteur $ Obermann.
Le diner fut glacial, la soiree morose. II y avait la distance de
tout un monde entre le vieux solitaire et les jeunes romanti-
ques.
PYVERT DE SENANCODR
147
il revenait volontiers. Jules Levallois laisse enten-
I dre que le livre de V Amour tut, des ouvrages de
' Scnancour, celui de tous auquel leur auteur pre-
ferait travailler.
II est vrai que sa grande ame sctntille tout en-
i tiere dans ces pages qu'anime une tranquille ar-
1 deur. Elle y vit, y palpite d'un souffle pur et
I serein (i). Le reve qu'U a concu d'une ideale
^pouse, donne i ce bel ouvrage un reflet adora-
Une femme vraiment aimable est, dit le
jfete, comme une harmonic parfaite pour les af-
)gps de l'homtne. » Le contour d'un beau
ipivre. H veut que celle qu'il a choisie ait
la for^^^e Venus Adonias... El ce reve d'une
beaute vaj^^st^se precise parfois en lui, au
point qu'il levW^j^plus proche de sa penseei
Ses notes posthumes l^kdent en desirs reprimes,
en souhaits inexauces d'^^ion infinie. « Je n'ima-
gine rien de plus doux surTJMK humaine, ecrit-il
(i) Michelet a toit: « Le livre^fl^pincoui est tres
beau, tires fort, plein d'idees, sonJ^^tristesse est bien iio-
quente. II y a des choses sublj^^^t< O femme que j'aurab
»im£et etc... n Je lui sa voj^HKe ligne; e'est lademiere de
mon livie. " (MiCHPJjl^Hlnwur;. Demierement, M. dc
Gourmont ecrivai^^^He livre de Senancour sur V Amour
v reste cc qu'i^BR'le plus hardi sur cc sujet que rien,
e petit banaliscr *. [La Physique it
J
I48 PORTRAITS FRANCAIS
dans ces feuilles retrouv6es, que de se confier avec
une femme tranquille et aimable, dans une cabane
heureusement situ6e... » Cette cabane serait ba-
tie, prfes d'un lac, sur une pente inclinte. Des
sapins Tombrageraient, et des ch&taigniers : « Der-
ri&re est un clos ou sont rassembl6s des 16gumes
et des fruits... ». « Voila peu de choses en un
sens, dit Senancour, mais je ne Taurai jamais... »
Parole d6sol6e, mais qui peint bien le destin de
ce malheureux homme.
Atteint de maux divers dont le moins p6nible
n'6tait pas cette misanthropie qui faisait de lui
le fr&re de Jean-Jacques Rousseau, Senancour,
s'Stait retire a Paris, rue de la Cerisaie, dans une
maison modeste, pr£c6d£e d'un jardin. Cest la
que vinrent le visiter Nodier, Ballanche, Pierre
Leroux, ses fidfeles d'Auteuil et cet Strange Latou-
che qui fut un frfcre obscur de son g6nie. Senan-
cour, perclus, privS de Thorizon de ses monta-
gnes, recevait sous les lilas. Sa fiert6 le rendait
silencieux. Son sourire attrist6 trahissait le mal in-
t6rieur. Mademoiselle Eulalie de Senancour, avec
une pieuse adoration, les soins les plus tendres
du coeur, veilla la vieillesse de son p&re. Au mois
de Janvier 1846, Senancour, ag6 de soixante-
seize ans, sentit s'6teindre en lui les dernifcres
forces de sa nature. II avait demands a mourir
devant les arbres, « sous le soleil, sous le ciel
PYVERT DE SENANCOUR
immense, afm que, laissant la vie qui p
ptit retrouver quelque chose de l'illusion in
Mademoiselle de Senancour exauca ce vo
nier de son pere. Elle 1'amena a Saint-Q(
c'est la, a la face orgueilleuse des chenes,
le bois depouille, que mourut le poete m
d'Oier»w«M.Laplainteduventd'hiver,lacln
premiere neige vinrent, jusqu'a 1'heure fina
peler a sa mSmoire le souvenir des belles
de ces cimes des monts qu'il avail tant ;
Henri de Latouche
a la Vallee aux Loups
« II y a, daaf ma vie, deux mati-
nees un pen phrrienaes comme je
les aiuie. L*nne c'etait a Annay, sur-
nomme egalement la Vallee-aua-
onps, •
Jean MottAS.
A Henri de HJgnwr.
Jean-Jacques k Montmorency, Bernardin de
Saint-Pierre k Eragny ou Senancour k Roche-
d'Avon, ne s'approchirent pas plus passionnfr-
ment de la Nature que Thabaud de Latouche k
la Vallee-aux-Loups. La petite maison qu'il habita
entre Aulnay et Chitenay, au pied du plateau de
Malabry, non loin de Plessis-Piquet, entourie de
pins et de chitaigniers, k deux pas de celle ou
HENRI DE LATOTJCHE
M. de Chateaubriand etait venu mediter,
longtemps de son mystere le fievreux abaw
cet hommc triste et charmant. It sied i
parfois en ces Ueui memorables, non j
dimanche quand une jeunesse joyeuse em]
rires les bosquets de Robinson et de Vei
mais a une heure de semaine ou tout se far
et calme au-dessus de ces bouquets d
etages en gradins, de ces pares abandons
ces chemtns larges et ombreux qu'egayen
les oiseaux. Cest le propre des grands desi
rechercher la solitude qui s'offre au milii
merveilles des forets et des champs, a l'iso
du cceur et l'abattement des sens. M. de La
n'y faillit point. On a beaucoup medit
misanthropic qu'il avait naturelle, et <
eloignement qu'il montra par la suite pour
les choses du monde. Lui-meme se nomrn;
paysan de la Vallee-aux-Loups » (i) et se
a cherir ces solitudes rustiques qui conven
nierveille a sa melancolie. Je pense qu'il n
ecrit de plus durable que les pages emb;
des parfums de la clairiere qu'il a consacree
sites aujoard'hui profanes. Ce Benichon, t
(l) « Dam son lipltre i M. de Chateaubriand
intitule le Paysan de la Vallie-aui-Loups ; il jc
paysan comme Paul-Louis Courier jouait au vigi
(Saihts-Bi
152 PORTRAITS FRAN£AIS
pu devenir, avec un peu plus d'ordre dans le
talent, un grand po&te romantique, ne vivra dans
les m6moires que par l'amour qu'il montra aux
versd'Andrt Ch6nier et aux arbres de son Val.
Citait un homme doux et bizarre, plein d'un
g6nie Strange et tourmentS. Beaucoup de ses
romans aventureux sont k peu pr£s illisibles
aujourd'hui ; son style n'a pas la forme solide qui
prot&ge de la mort les Merits trop hatifs. Mais il
est, dans son oeuvre, des pages ou il semble que
sa penste ait pris une forme plus durable : ceiles
oh il parle de son Val, ou il 6voque les champs
et c61&bre la campagne. Son plus grand titre de
gioire n'est pas seulement d'avoir arrach£ Ch6nier
a Toubli ou d'avoir 6veill6 les jeunes plumes
ardentes d'une Sand, d'un Balzac ou d'un Charles
de Bernard, d'avoir os6, le premier, faire se
plaindre une Valmore ; il est aussi d'avoir c6l£bre
tout ce coin de Tile de France qui va de Fontenay-
aux-Roses aux bois de Vincennes et de Marly.
Pas plus que les autres grands naturistes ses
emules, Thabaud de Latouche he sut joyeusement
s'approcher de la nature. Cette grande enchante-
resse, dont les retraites verdoyantes n'avaient
point su verser le baume consolateur au coeur de
Bernardin, de Senancour et de Rousseau, ne calma
point le mal secret de ce pofete attristi.
La peine cachfie d'Obermann et de Dominique
HENRI DE LATOUCHE I S3
est commune k ces hommes po6tiques et malheu-
reux. Le calme des for&ts, l'apaisement des cam-
pagnes ou des monts ne font qu'exacerber ces
Alcestes romantiques. Mais ce mal est charmant
et cette peine d6licieuse. Nous aimons a rouvrir
ces anciens livres fan6s oil des chagrins sinceres,
souvent vSritables, racont£s nai'vement par ces
hommes candides, nous 6meuvent comme les
fleurs toujours odorantes d'un herbier ancien.
Henri de Latouche a 6t6 au devant de toutes
les gloires litt£raires de son temps ; il a aid6 a se
connaitre quelques-uns des plus grands icrivains
de son fipoque. Cet homme, en qui la plus mer-
veilleuse imagination se tarissait & chercher I'ex-
pression, ne cessa de rayonner sur une foule de
jeunes hommes qu'il marqua de son empreinte (i).
A Balzac, en compagnie de qui il v£cut quelque
temps & Paris, rue de Tournon, Latouche montra
la voie ou devait s'engager, avec La Peau de Cha-
grin et La Physiologic du ZMariage, le gonial ro-
mancier. Le Berrichon Ffilix Pyat lui emprunta
sa verve et ses espoirs r6publicains ; Charles de
(i) Lire, sur l'influetice considerable de Latouche dans les
lettres romantiques, l'article si complet de M. Raoul Deberdt.
(Revue des Revues, i 6r mai 1899).
9*
IS4 PORTRAITS FRANgAIS
Bernard, Lefevre Deumier, Arnould Fr6my, Jules
Sandeau, vinrent demander & Latouche les conseik
du dibut et les encouragements. II n'est pas jusqu'a
Hugo adolescent qui neffit admis&partager, en un
jour d'illusion juvenile, le repas frugal du roman-
cier de Fragolttta (i). Mais plus que les autres
peut-fetre, Madame Sand dut au g£nie de Latouche
ce don du style agreste qui devait Tillustrer. Le
« vieil oegypan de la Vall6e-aux-Loups, prome-
nant Madame Sand le long des coteaux d'Aulnay
ou de Sceaux, lui apprit le premier a sentir Time
profonde de la Nature (2). »
George a cont£ elle-mfime, par le detail, le rtcit
de son initiation et « comment, flottant entre les
peintures de fleurs sur 6ventails et tabatteres, les
portraits & quinze francs et la literature », elle
vint heurter a la porte de cet homme 6tonnant.
M. de Latouche se montra extrfemement s6v£re
aux debuts de sa compatriote. « Sur dix articles
que je lui fournissais, dit-elle, il n'en prenait pas
souvent un seul, et il a longtemps allum£ son feu
avec mes efforts avortfe. II ne cessait de me dire
que la facility est le premier don de i'6crivain,
que les chefs-d'oeuvre sont courts : je le sentais,
je le reconnaissais, mais je n'y pouvais rien ».
(1) Victor Hugo raconti.
(2) Raoul Deberdt, ib.
HENRI DE LATOUCHE IS 5
Enfin George Scrivit Indiana. On va voir que
le maitre se montra ici plus rudement hostile que
de coutume : « Un soir que j'itais dans ma man-
sarde, — 6crit-elle, — M. de Latouche arriva. Je
venaisde recevoir les premiers exemplaires de mon
livre ; ils 6taient sur la table. II s'empara avec
vivaciti d'un volume, coupa la premiere page avec
ses doigts et commen^a k se moquer comme £
l'ordinaire, s'Scriant : « Ah ! pastiche ! pastiche !
que me veux-tu ? Voili du Balzac si fa pent I »
Et venant avec moi sur le balcon qui couronnait
le toit de la maison, il me dit et me redit toutes
les spirituelles choses qu'il m'avait d£j& dites sur
la n6cessit£ d'etre soi et de ne pas imiter les au-
tres. II me sembla d'abord qu'il 6tait in juste cette
fois ; et puis, k mesure qu'il parlait, je fus de son
avis. II me dit qu'il fallait retourner & mes aqua-
relles sur 6crans et tabati&res, ce qui m'amusait,
certes, bien plus que le reste, mais dont je ne
trouvais pas malheureusement le dibit »•
Cependant la mauvaise humeur de ce juge iras-
cible ne dura point, cette fois, au-del& de la lecture.
Le lendemain l'auteur d' Indiana recevait de La-
touche ces mots affectueux et laconiques : « Oh !
mon enfant, que je suis content de vous ! » Un
an environ aprSs ce grand ddbut, une brouille
maladroite sipara les deux Befrichons. Cette
brouille dura pendant dix annfes. Elle est plus a
156 PORTRAITS FRANQAIS
rcgretter peut-fttre pour le talent de Madame Sand
que pour celui de Latouche. Vilive n'ayant plus
le maitre rigide auprts d'elle ne s'attacha plus
aussi bien k perfectionner un genre oi le gout
de la nature ne devait pas suffire.
L'attrait de Latouche, sa puissance sur les nou-
veaux venus, particulterement sur les femmes,
s'exer$aient ainsi qu'une fascination. Toute sa
force sur le monde venait de sa parole pleine de
seduction, de Tenchantement que suscitait, au-
tour de sa personne, une ineffable grace de parier
et de convaincre. « Le.son de sa voix, dit Sainte-
Beuve, 6tait flatteur, insinuant ; il avait de la sirene
dans la voix. » Et Sainte-Beuve dit encore : « D'un
coeur ardent et passionn£, d'un temperament vif
et amoureux il avait un grand souci de sa per-
sonne et de cequi mSne & plaire. » Enfin le dis-
cret mystire dont il aimait cacher son pass6 d'aven-
tures, le penchant qu'il afftctait, dans sa vie et ses
oeuvres pour les figures de r£ve, les amours vo-
luptueuses et d&exu6es, presque c£r£brales des
fctres, le ton que lui-mfime affectait de montrer les
maniferes d'une sor te d'Olivier romanesque et farou-
che lui vaiurent d'etre, jusqu'i la fin de sa vie mo-
rose, suivi de femmes fiddles, exquises et malheu-
LATOUCHE 1 57
reuses. N'a-t-on pas dit que « ce fut M me Manson,
la calibre compromise du proems Fualdfcs, qui fut
la premiere passion c£r£brale de Latouche: trds
enthousiasmi de cette crane bourgeoise de pro-
vince qui, au cours de ses escapades sous costume
masculin, se trouva impliquSe dans Thistoire de
la maison Bancal et de l'assassinat de Rodez, La-
touche se constitua son dfifenseur et r£digea les mi-
moires justificatife de cette amusante heroine. » (i)
Sainte-Beuve, son ennemi mais qui le crai-
gnait pourtant, 6crivit par la suite avec assez de
justice sur les dlvouements de femme qu'il sut
inspirer. Bless6e & mort de son amour, M me Des-
bordes-Valmore, depuis son adolescence jusqu'i
I'extreme moment de ses jours douloureux, ne cessa
de porter en elle le souvenir perp6tuel et toujours
adorfi de cet ingrat amant. La critique indiscrete,
a qui rien n'est sacr£, a men6 grand tapage au-
tour de cette liaison que la mort fut vraiment la
premi&re a rompre ; mais il apparait bien que, de
tous ceux qui cherchferent k percer les raisons de cette
£nigme amour euse, M. L6onS6ch6, dans son livre sur
Sainte-Beuve, fut le seul 6crivain qui fit justement
le rdcit le plus acceptable. Le doux Ulric Guttinguer,
foit M. S6ch6 « 6tait au courant de cette intri-
gue. » Cest lui tout le premier qui en confia le
(i) L£on S£ch£, Sainte-Beuve (t. II, 1904).
158 PORTRAITS FRANCAIS
secret au cher pan6gyriste de M me Valmore, £ Sainte-
Beuve lui*m£me. A ce moment li l'auteur de
Volupti priparait, pour les Pleurs de la grande
Marceline, son dogieux article. Ulric lui krivit :
« Vous voili xlonc, mon cher ami, dans les vers
de Madame Valmore, bien jolis par doux Eclairs,
et, comme des 6clairs, £tincelants dans Tobscuritd.
Vous y rencontrerez le Loup de la Valtie> dont
elle ne s'est pas encore r6veill£e, dit M me Duchamb-
ge, et pour qui ont 6t6 exhales tous ces beaux
6lans de passion d&ol6e, qui la mettent tant au-
dessus et au-dessous des autres femmes. C'est
TAndr6 Ch6nier femelle, et le malheur, fiction,
h£las! et rfialitfi! » « Je ne savais pas, ripondait
alors Sainte-Beuve & Guttinguer, que ce fflt pour
le hup que la colombe avait tant gfemi. Je ne mk-
tonne plus que Tautre jour, elle m'en ait parld.
« Ilestbon, » me disait-elle ; iln'aspireplusqu'au
profond repos... » Cest-i-dire, n'est-ce pas, que
le hup dtait d6j£ dans ses bois et que les futaies
d'Aulnay, les arbres de sa valine commen^aient
d'eiivelopper de leur grande ombre la permanente
tristesse du podte misanthrope. A ce moment-li
d6ji le poids de tant d'ann6es mortes, de tant
d'oeuvres rfalisies, le mal physique enfin, dont il
souffrait, le tenaient accabl£. L'histoire de cettc
passion, aux mains mfemes de Sainte-Beuve, n'itait
plus que de la cendre ; mais cette cendre li 6tait
HENRI DE LATOUCHE 1 59
cbaude et vivante. Le grand amour de Marceline
y couvait tout enticr, pr&t, sous la premifere brise,
a s'embraser encore :
y itais a toi peut-etre avant de t'avoir vu,
Ma vie en se formant fut promise a la tienne ;
Ton nom m'en avertit par un trouble imprevu,
Ton ame s'y cachait pour eveiller la mienne.
Je l'entendis un jour et je perdis la voix ;
Je l'&outai longtemps, j'oubliai de rdpondre :
Mon etre avec le tien venait de se confondre ;
Je crus qu'on m'appelait pour la premiere fois.
Savais-tu ce prodige ? Eh bien 1 sans te connaitre
J'ai devine' par lui mon amant et mon raaitre...
Henri de Latouche, k qui est attribute la paternity
du premier enfant de Marceline, ne ttmoigna pas,
pour celle dont la lyre devait embellir d'ardeur la
po6sie du siicle, d'un attachement irreprochable.
L'oubli de son amant, 6crit M. L6on Sexht « Jut
la premiere grande douleur de Marceline. Dieu
lui en envoya une plus grande encore en prenant
son enfant :
J'ai tout perdu : mon enfant par la mort,
Et... dans quel temps ! mon ami par l'absence,
Je n'ose dire, helas 1 par l'inconstance.
Ce doute est le seul bien que ra'ait laiss£ le sort...
Longtemps son coeur souffrit de ce premier
abandon. Bien des ann£es apr&s, alors qu'elle
TT
1 60 PORTRAITS FRAN^AIS
passait dans Rome quelque journde de voyage,
Marceline, par ces mots adressds & sa fidfele Du-
chambge, tdmoignait que rien en elle n'itait mort
du souvenir. « Et moi, disait-elle, sais-tu ce que
je regrette de cette belle Rome ? La trace r6vee
qu'il y a laissfie de ses pas, de sa voix si jeune
alors, si douce toujours, si 6ternellement puis-
sante sur moi. Je ne demanderais & Rome que
cette illusion, je ne Taurai pas ».
Le temps, ce puissant maitre et qui soumet les
coeurs, ne put jamais complement effacer de la
m&noire du cher grand poete, Pimage de Latou-
che. Cest en souvenir de lui qu'elle donna plus
tard, k sa touchante Ondine, le prinom d'Hya-
cinthe qui etait aussi de ceux de M. Latouche.
lis eurent, un jour encore, la faiblesse de se re-
voir; mais le poids des anntes les avait mieux
vaincus que les regrets les plus grands ; ils renoufe-
rent seulement la relation 6gale de deux coeurs
poitiques. Plus tard, et presque a l'extrfcme d'une
vie qu'elle trainait toujours d&eraparde, le pauvre
po£te des Pleurs trouva encore la force de tresser
sur la tombe du Loup de la Vallie, ces phrases r£-
paratrices : « II semblait souvent g£n£ de vivre,
et quand il se d6gofltait de Fillusion, quelle amer-
tume revenait s'fitendre sur cette fete passagfcre !.. .
Admirer 6tait, je crois, le besoin le, plus passionn6
de sa nature malade, car il 6tait bien malade
HENRI DE LATOUCHE l6l
souvcnt et bien malheureux ! Non, ce n'itait pas
un m£chant v mais un malade, car l'apparition
seule d'un d£faut dans ses idoles le jetait dans un
profond d&espoir, ce n'est pas trop dire... On
l'a cm jaloux, litt6rairement parlant. II ne l'a
jamais 6t£. Mais in juste, prfvenu, oh ! oui. Sa
colore et son dddain 6taient si grands, quand ii se
d£trompait d'un talent, d'une vertu, d'une beaut6,
dont la d£couverte et la croyance Tavaient rempli
de tant de joie ! AprSs, quelle ironie contre sa
propre simplicity ! Comme il se d6chirait d'avoir
itk vol£, disait-il, par lui-m6me ! II souffrait beau-
coup ; croyez-le et ne Toubliez jamais. II s'atten-
drissait d'une fleur et la saluait d'un respect pieux.
Puis il s'irritait d'oublier qu'elle est p&rissable. II
levait les 6paules et la jetait dans le feu... Quel
immense empire n'a-t-il pas du obtenir dans ses
coleres ?... II faut trouver dans ce courage qu'il a
eu, muet et solitaire, de quoi racheter toutes les
larmes qu'il a fait couler... » Ainsi parla Val-
more ; ainsi le chant des dryades, ne se souve-
nantplus des pleurs, k g£mir dans lesbois, regret-
tait l'oegypan.
La vie, & la Valine, itait simple et rustique. Les
sites accueillants, les champs encore incultes y
oflraient un asile sans recherche. Latouche, qui se
1 62 PORTRAITS FRANQAIS
r 1 _i ■ i _m _i_ . - p^j i a __j __ _ j m ■ *
souvient de ses impressions adolescentes d'ltalie, y
revoit onduler les collines et les plaines : « Ici,
comme en Toscane, les terrains sont ouverts en
crevasses fauves ou pourprtes ; les deux paysages
sont riches igalement de plaines et de collines,
de moissons, de cultures, d'arbres fruitiers et de
landes couvertes d'ajoncs sauvages. Ici, enfin, et
li-bas, le versant des ch&taigneraies est velout6 de
mousses et de bruyferes aux vives couleurs. Quelle
s6r6nit6 dans cette solitude ». Campagne favorable !
retraites forestidres ! Cest \k que vint le vieil oegy-
pan se retirer pres des nymphes. Henri de Latouche
aimait les aulnes et les fraisiers et Tombre que
les troenes font sur les gazons 6tait douce k ses pas.
Une immense perspective s'espa^ait devant iui,
offrant devant ses yeux tant de charmants villages :
« Chitillon, dont Rabelais desservit joyeusement
la cure ; Fontenay, qui peut-etre autrefois cultiva
des roses (i), et, k ses pieds, ce village du Plessis,
avec son £tang imfelancolique. » Void PHay et
Rungis. « Voil&, avecle souvenir de ses pares fas-
tueux, de ses hardis jets d'eau et des cours si
brillantes du Maine et de Penthtevre, Sceaux qui
s'Stale £ votre gauche... » « La populeuse route
de Toulouse » se croise ici & la route de Choisy...
(i) Fontenay ! lieu qu'Amour fit naitre avec la rose I
(A. de Chenier.)
i"*^' ■■!
HENRI DE LATOUCHE 1 63
Voili Antony... Plus loin, le vieux donjon de
MontlhSry, penchfc au bord de la grande route
coffltne un mur cyclopien, borae au midi Tho-
rizon bleuitre... Enfin, k l'ouest, s'enfoncent les
valines de Biivre et de Chevreuse, les prfa de
Jouy si richement bigarrfc d'itoffes populaires ;
et derri&re nos grands bois le soleil se couche sur
Meudon, Versailles, les mines de Port-Royal et
V6lisy illustr£ par nos armes. » Val-de-Loups est
au pied de la colline escarpie. Sa ch&taigneraie
est comme une oasis sylvestre au milieu de ces
sites si frais de 1'Ile-de-France. Henri de Latouche
se plait k y promener les songes de ses Granges
romans, & 6voquer, parmi les buissons et les fleurs,
les figures vaporeuses d' Arabella, d'Adrienne et
de la mystirieuse Fragoletta. Ces creatures de
reve, soeurs aintes de la psychique S6raphita ou
de k perverse Maupin, s'iveillent & ses yeux sur
le gazon des pelouses. Elles viennent joyeuse-
ment croquer les noisettes de ses bois et respirer
les roses que le po£te a cueiilies. Un hymne s£ra-
phique, comme une vision heureuse, semble res-
ter de ces apparitions. De plus en plus, le misan -
thrope, r6fugi£ dans les r£ves d'une voluptueuse
(antaisie, se retire du monde brillant qui le
rechercha jadis pour les traits de son esprit et les
saillies de sa plume. La grande Amotion ressentie
au spectacle de ses bois solitaires laissera ce coeur
164 PORTRAITS FRANQAIS
frivole k jamais tourmenti. D&ormais, k cette
4me bless6e par le contact des hommes, ne plai-
ront plus que les aulnes et les rosiers d'Aulnay.
S'il aime a feuilleter encore quelques rares et
chers livres, c'est Werther « une midaille frappfee
dans l'imagination de dix-huit ans et qu'il porte
sur son coeur avec superstition », ou ce sont les
po&ies de Chfoier. « La publication des pofesies
d'Andr£ Ch£nier est le grand titre de M. de La-
touche, dit Sainte-Beuve, le grand fait HttSraire
auquel restera attachte sa m£moire. » Le nom de
Ch6nier 6tait che^r k Ticrivain. Sous le titre : Le
Cctur du Poite y il a 6crit, a la m6moire de Marie-
Joseph, des pages Smues et justicieres ; il a conte
comment, un jour d'automne m&ancolique, se
promenant avec Sandeau et Andrieux dans les
chemins de cypres d'un cimeti&re, il retrouva
sous les ronces et les marbres brisks, la tombe
oubltee de celui dont le Charles IX et le Chant
du Dipart avaient brills aux heures de la Revolu-
tion. Mais c'Stait de preference au souvenir mal-
heureux de Marie de Saint-Andrf, d'Andr£ de
Chdnier, que s'attacha Latouche £ sauver des
mimoires. L'insistance que mit Ticrivain i re-
chauffer le zile de Sauveur et de Constantin
Ch6nier, de Daunou, des libraires Baudoin (1),
(1) «I1 nous fut dit par les libraires Baudoin qu'apres avoir
-^•"l
HENRI DE LATOUCHE 1 65
amena la publication des immortels po&mes. On
sait que Latouche mit tout son coeur & Taccom-
plissement de cette oeuvre de r£v£lation. Ses
ennemis lui ont amdrement reproch6 quelques
retouches. Le fait est qu'il les avoua lui-mSme
avec une franchise qui les rend sparables. Sa part
dans l'oeuvre expiatoire n'en est pas diminute.
*
* *
David d* Angers a laiss6 un midaillon de La-
touche. Son effigie, les Merits de Madame Sand,
ceux de ses rares amis, permettent de retracer un
portrait de sa personne. « D'une figure p£tiliante
d'esprit, de manures exquises et d'un langage
choisi(i), » s'offrait le solitaire d'Aulnay. « M. de
Latouche £tait d'une taille moyenne et un peu
replet... D avait eu un ceil atteint, dans l'enfance,
par le choc d'une balle ; mais cet accident n'avait
laissS aucune trace apparente et ne le d£figurait
en rien. Sa voix 6tait un peu voil6e, mais d'au-
tant plus p£n6trante. Sa prononciation pleine de
recerament public en trois volumes le theatre de Marie-
Joseph Ch£nier, on leur avait, par convtnanct et comme assor-
timent de magasin, propose* d'acheter un volume de vers
compose* par un frere inconnu ». H. de Latouche, sur les
ouvrages d'Andrl Chenier.
(1) George Sand.
_V1! !
1 66 PORTRAITS FRANQAIS
charme s6duisait (i) ». La drdlerie satirique de
sa verve, Timpromptu de ses causeries enchan-
taient. « Ce qu'il y avait de finesse de vues, de
distinction, de plaisanteries, quand M. de La-
touche disait le plan de ses livres (2) », est ini-
maginable ; « ses traits fins, spirituels, devait un
jour ajouter Balzac, Tont fait surnommer Riva-
rol II » ; et Tauteur des Lundis : « II avait la
passion de Tipigramme. M. J. ChSnier et Cham-
fort Staient ses maitres en ce dernier point. » Les
lettres de Climent XIV et de Carlo Bertirwgi ou il
fit, pendant deux cents pages, se corresponds un
pape et un bouffon, 6tincellent de mille traits
endiabl6s. Latouche, dans cette arlequinade, a
donn6 la mesure d'un esprit que le temps taioussa
k mesure sous les ann£es. Le haineux Planche
garda longtemps la marque de sa cruelle critique ;
Sainte-Beuve rie pardonna gufcre & Phomme d'es-
prit. Le portrait insuffisant, tout restrictif qu'il en
tra$a, tfemoigna de sa vengeance posthume. Enfin,
M. Jules Lemaitre, traitant un jour de « drdle »
cet homme k qui la sensible Valmore avait par-
donn£ elle-m&me sa£douleur £ternelle, se montra
le plus partial & le juger s6v£rement (3).
(1) Charles de Comberousse, Climent XIV et Carlo Ber-
titwgi, preface.
(2) £mile Deschamps.
(3^ J. Lemaitre, Les Contemporains, y s£rie.
HENRI DE LATOUCHE 1 67
La mort d'une femme et d'un enfant qu'il aimait,
ses ddboires littfiraires, les ambitions de sa jeunesse
avorttes 6loign6rent Latouche de Paris. Ce nou-
veau Timon gagna les bois les plus proches, fut
s'ensevelir dans sa retraite odorante d'Aulnay. La
nature seule atttaua son humeur, mais ne Feffa$a
pas. Son esprit, qu'il avait pStillant, devint morose;
son chagrin ne fit que s'accroitre et c'est ce. qui
fait que, derridre tant de pages d'une po6sie pro-
fonde, d'un sentiment agreste et d61icat, passe
sans cesse la plainte de son orgueil bless6. Les
oeuvres dat6es d'Aulnay different Men de toutes
les autres. II y perce du d£dain visible, une
tristesse dont le charme ajoute au sarcasme, une
sorte d'admiration amdre pour cette nature sau-
yage qui ressemble k la sienne. La dddicace d' Oli-
vier Brusson k Madame du... est empreinte de
l'humeur mfiprisante qu'il applique k lui-mfeme et
k ses Merits. « Je n'interrompais mon travail
(Olivier Brusson), dit-il, que pour entendre, sur
notre 6troite vallfe, se d6chainer les vents
avec moins de fureur que l'esprit de parti sur la
ville ; ou pour dcouter, sur la terre gel£e, les pas
retentissants de la pauvre villageoise qui venait
de filer laborieusement k sa veill£e, tandis que
j'avais si futilement occup£ la mienne. »
« M. de Latouche avait d6ji, de longue date,
— dit Madame Sand, — un fonds de chagrin qui
1 68 PORTRAITS FRANCAIS
tendait k Tamertume ». Son amour de la retraite
et de la solitude d£veloppa son penchant k l'hu-
meur, sa sensibility aiguisfie k Y extreme ne cessa
de lui rendre p6nibles le moindre choc sentimen-
tal, la plus I6gere d£convenue du monde. On ne
voit gudre que Jean- Jacques maudissant « la coterie
holbachique », se fichant avec Diderot, Madame
d'Epinay et tous les autres, pour des motifs aussi
puSrils, d'aussi vaines contradictions. II 6crivait a
George, du fond de son Val : « Ne venez pas, je
suis triste, maussade, malade ». George n'y croyait
gu£re, quittait tout, venait : «... II restait avec nous,
dit-elle, il s'oubliait, il s'£gay ait et finissait par vous
prier de retourner avec lui k Aulnay. Ou bien
s'il avait seulement 6crit pour vous donner contre
ordre, et qu'un hasard eflt retards sa lettre, il
etait charm6 de vous voir arriver, malgrfi lui, a
Theure dite. II se pr6occupait d'abord de n'avoir
ni des oeufs assez frais, ni des fruits assez beaux
pour vous faire d£jetiner. Mais on courait avec
lui au poulailler et au jardin du voisin, il mettait
le couvert lui-m&me, il vous grondait quand vous
d£rangiez sa symitrie, il riait ; puis on se mettait
a table ; il causait, on se promenait ensuite ; il
causait encore, il causait jusqu'i la nuit, et il avait
autant de peine & vous laisser partir qu'on en avait
a le quitter. » Parfois de rares amis Tallaient visi-
ter : B6ranger, Emile Deschamps, le peintre G6-
HENRI DE LATOUCHE 1 69
3
L
rard, Nodier ou Armand Marrast, Vigny, Marce- J
line Desbordes-Valmore ; « George Sand venait '
souvent, de sa maison de Palaiseau, visiter cet
Strange ami qui lui 6tait cher » (i). Latouche re- !
cevait au jardin ; on le trouvait k sa vigne, 6mon- !
dant les ceps, k 1' espalier fleuri, dont il relevait I
les branches. Botaniste-podte comme Bernardin ou |
Jean-Jacques, il aimait de tout son coeur ses gro-
seilliers, ses buissons d'aubdpine, les ormes et les
peupliers de son Val et jusqu'au « gui druidique »
qui pousse sur les ch&nes.
Chaque arbre me connait, les murs me sont amis,
chantait au cours de ses Agrestes, d'une voix grave
et endolorie, Thdte farouche d'Aulnay. Jamais le
« mal du si&cle », 1'ardente milancolie qui p&lit
le front de Rene ou celui de Raphael n'emplit de
plus de desespoir, de tristesse plus profonde, coeur
plus d£sempar£ ; Mademoiselle Pauline de Flau-
gergues fut la noble et d£vou£e compagne qui
ber^a, vers la fin, le g6nie vacillant du podte, qui
donna k Tautomne de cette vie orageuse, le som-
meil apaisant, le calme r6parateur et la chaude
affection .
(1) Ed. Champion, Entretims avec 06, Sully-Prud'homme.
10
f
/
170 PORTRAITS FRANCAIS
« Ce fut li, paralt-il, un pur mariage d'ime (i) ».
Ce Val-de-Loups qui connut d'autres aventures
romanesques (2), abrita k nouveau ces amours
id6ales. Mademoiselle de Flaugergues, fille d'un
homme de m6rite qui montra du courage dans la
Revolution et une belle dignit6 sous TEmpire,
entreprit de donner & la desolation de ce coeur
(1) Raoul Deberdt, ib.
(2) Deux autres silhouettes, d'une d&icatesse et d'une
grace raorbide, celles de Mathieu de Montmorency et de
Mme R&amier s'estompent, encore visibles, sur ces hautes
fuuies. Achet£ a Chateaubriand par Mathieu de Montmo-
rency, le petit temple de la Vallee-aux-Loups devint, par la
suite, le lieu de discrete retraite ou le plus ardent des hom-
mes et la plus belle des feraraes vinrent se retirer du monde.
Alors Juliette n'avait plus cette jeunesse qui avait fait d'elle
la reine d'une 6poque. La souveraine spirituelle et radieuse
des heures duConsulat sentant se faner le charme d'une jeu-
nesse unique, venait demander ici, en compagnie de cet
homme rfcveur et doux, a ces campagncs paisibles et verdo-
yantes, un peu de calme et de reparation. L'amour respec-
tueux, presque mystique du due Mathieu, les visites du
vicomte de Chateaubriand, rares et bienvenues, la tranquille
ser^nite" de ces sites rendirent a jamais, dans la me*moire de
Mme Rdcamier, inoubliables et divines ces journges myste-
rieuses qui faisaient £crire a Juliette par Mme de Broglie :
« Je me repr&ente votre petit manage de Val-de-Loups
comme le plus gracieux du monde ; mais, quand on ecrira
la biographie de Mathieu dans la Vie des Saints, convener
que ce tete-a-tete avec la plus belle et la plus admiree
femme de son temps sera un dr61e de chapitre ».
HENRI DE LATODCHB 171
une belle et derniere illusion, la gracieuse et vail-
lante vision de la jeunesse et de l'amour.
M. de la Morinerie qui, plus tard, a connu
Pauline dans le malhcur, a ecrit de cette amie de
Latouche, que c'etait au debut de leur liaison
« une jeune femme aux sentiments pudiquement
ardents dans leur chaste audace. » Elle-meme etait
poete ; elle avait beaucoup voyage ; « le mal si
doux de la melancolie » abattait le feu de ses
beaux regards ; elle avait de Mme Valmore dans
l'ardeur ; ce fut, pour le poete perclus, une vraie
benediction que la presence dans son isolement de
cette douce et devouee compagne.
Latouche vieiltissait, il avait tout a fait aban-
donee le Paris populaire et romantique, herisse
de barricades, anime de la fievre d'un theatre
edatant, livrant, autour du vieux Lafayette ou du
jeune Hugo, ces batailles de la rue ou des lettres
que Delacroix a peintes. Bientot il dut cesser ses
promenades enantes sous les bois d'aulnes et de
chataigniers, bientot il ne put meme aller jusqu'au
petit temple thessalien, au domaine delaisse « pe-
tite maison et petit jardin, un arpent d'indepen-
dance et de solitude » (i), oil Chateaubriand et
Madame Recamier habiterent. « Le magnolia aime
(l) Henri DeRegmiek, Figures et Caractires : Le
diM.de Chateaubriand.
172 PORTRAITS FRAN£AIS
de Rend a la Vall6e-aux-Loups » (1), ne regut plus
ses visites. La maladie le cloua au lit. Onavait
approchi celui-ci de la fenStre souvent ouverte. Le
poSte voyait, de la « son petit jardin, tombant en
pente sur des prairies coupfees de buissons » et ca-
chant « sous les arbres ses murs de cldture » ; il
voyait la vallee se dirouler en gradins, lesaulneset
les noisetiers fleurir. Le mal physique et le chagrin
intime endormis par Texquise affection de celle
qui le soignait, n'empechaient pas en lui Ptian
de son ame inspire. II aime jusqu'i la fin. ses
chers arbres, ses grands bois sombres et touffiis,
les allies de verdure qui se d6roulent a sa vue.
Ses lettres k George Sand, avec qui Mademoiselle
de Flaugergues le rSconcilia sincdrement, ne sont
qu'actions de grice pour l'agreste solitude, hym-
nes pour la for£t, la valine et les fleurs : « Vous
n/oubliez, mon enfant, moi, je ne vous oublierai
jamais... Voili vingt jours que je n'ai descendu
Tescalier de ma mansarde. Croyez-vous que pour
cela je vive sans vous ? Vous fetes ma premise
pensde de la matinte, celle qui m'ouvre les yeux,
celle qui decide de notre bonne ou mauvaise hu-
meur . . . Merci de votre gracieuse invitation k venir
jouer avec les enfants. Vous comprenez mon coeur ;
mais mon esprit je vousPabandonne. II estd&en-
( 1) Journal des Goncourt^ tome III.
HENRI DE LATOUCHE 173
chantfi et incurable. Je ne veux me riconcilier
avec personne qu'avec vous! Jamais ce ne sont
des intfar&ts personnels qui me blessent, mais le
tort que mes idoles se font k elles-mSmes. Jeleur
en veux de se d£pr6cier ; e'est l£ que ma bouderie
commence, et ma rancune ne va pas plus loin...
Vous-m6me, si je reviens £ vous adorer, soyez
bien sure que e'est malgr6 moi, et parce que vos
qualitSs surpassent vos d6fauts. Adieu, je vous
aime, et les bouleaux sont verts; ; voili les nou-
velles du village >.
Parfois un reste de force ranimait ce corps fai-
blissant, ce malheureux homme pench6 sur la
mort. Son esprit obscurci, se reprenait a briller,
sa verve & 6clater, sonsourire a paraitre. « Alors,
il secouait sa misanthropie et son accablement.
Ce lit, qu'il disait ne pouvoir quitter, il Taban-
donnait. II voulait s'appuyer sur votre bras pour
faire les premiers pas ; il n'irait que jusqu'i la
porte, il n'en avait pas tant fait depuis un mois.
Puis, tout en causant, en s'animant, et, retrou-
vant sa verve, il retrouvait tout le reste. Cest lui
qui poussait la petite porte, qui s'avan^ait sur le che-
min, qui s'engageait sous les grands arbres. . . » (i).
Un jour il avait dit a George : a Ah! voili les
noisetiers en fleurs. Dans votre pays cela s'appelle
(i) Charles de Comberousse, ibid.
*
IO
174 PORTRAITS FRAN^AIS
des mignons. Je ne les verrai pas mtirir. » Et unc
autre fois il Scrivait : « Pensez-vous a Nohant ? J'es-
pirais y voir les seigles en fleurs. Mais je ne ferai
plus qu'un voyage : c'est celui du cimetiire d' Aul-
nay . . . » Cest li qu'on enterra le Berrichon, sous
les buissons de roses et de troftnes. Mile de Flau-
gergues avait recueilli son coeur et le pla^a elle-
mftme, au milieu du jardin, sous une colonne de
pierre, k la base d'un mfileze.
L'hdte disparu, la maison de Val-de-Loups de-
meura. Pauline de Flaugergues, en gardienne vigi-
lante, continua de cultiver les plates-bandes, les
espaliers de vigne et de lierre. Mais le pofcte n'6-
tait plus qui sut donner la vie k ce lieu enchan-
teur et sauvage. Celui qu'avaient courbd toutes
les temp&tes du monde, qu'une trop ardente amer-
tume voluptueuse avait tu£, n'emplissait plus de
ses plaintes path6tiques et brulantes la verte Val-
lte-aux-Loups. Cest le i er mars 185 1 que lepo&e
6tait mort. Un matin de mai de la m&me annte,
Mademoiselle de Flaugergues composa, en m6moire
du cher disparu, ces strophes qu'il eut aimdes pour
leur parfum des bois et leur air d'6l6gie :
MATINfiE DE MAI 1851
Pourquoi renaissez-vous dans la pclouse verte
Douces fleurs qu'il aimait, petites fleurs des pres ?
HENRI DE LATOUCHE I
Pourqiroi parer ces raura, et ce toit qu'il deserte,
Jasmins de Virginie aux corymbes pourpres ?
El vons, jasmins d'Espagne, aux etoiles sans oombre,
Ecartw vos festons qui nous charmaient j?dis !
Qui vous demande, i vous, des parfuras ct de l'ombn
Jeunes acacias si promptement grandis ?
Pourquoi viens-tu suspendre, d frele elematite,
Ta blanche draperie a sa erois^e en deuil?
Ne sais-tu pas qu'ici le desespoir habite,
Que le poete aimt dort sous un froid linceul ?
Pour qui vous parez-vous aiosi, there retraite?
Revetei-vous de deuil, comme moi, pour tou jours :
Vous ne le verrez plus, le docte anachorete,
Oubliant sa langueur poursourire aux beam jours.
Nous ne I'entendrons plus teite voix adoree.
Qui, dans des vers si frais, chantait ces frais taillis,
Qui, naguere, plus grave et du del inspiree.
Forma de saints accords, des anges accueillis,
Aux gouts simples et purs, a ces vallons fidele,
Pat un rayon d'avril, il etait rejoui ;
Ses regards epiaient la premiere hirondelle
Et le premier boutoc a 1'aube epanoui.
El moi, quand s'apaisait cette fievrc bralante,
Qui snr sa couche, hdlas ! souveat le retenait.
One j'aimais a guider U marche faible et lente,
K sentir i mon bras ton bras qui s'eu chat nail I
I76 PORTRAITS FRAN^AIS
Quoi I pour jamais absent, tendre ami que je pleure !
En vain je crois te voir aux lieux ou tu a'es pas
Et, pour te retrouver, c'est loin de ta demeure,
C'est dans l'enclos des morts qu'il faut porter ses pas !
Et le printemps revient avec son gai cortege,
On voit les fruits germer, le feuillage fr£mir,
La yigne couronner le pin qui la protege !
Dans cet ingrat sejour je suis seule a gemir !
Tout chante, aime, fleurit, incessante ironie !
Pour mes yeux qu'ont brules tant de veilles et de pleurs,
Pour ce cosur devaste 1 plein de ton agonie,
Que font saigner encor tes dcrnieres douleurs !
Oh I viennent les frimas, l'inclemente froidure,
Et, dans les bois fldtris, les longs soupirs du nord !
Et la neige dtendant sur la molle verdure
Son suaire glac£, d'une paleur de mort !
L'ame sterilisee ou toute joie expire
Du retour des saisons ne comprend plus la loi.
Mes pleurs sont plus amers a voir le ciel sourire,
Et la vallee en fleurs s'epanouir sans toi !
Cette pieuse fille avait 6lev6 elle-m£me, a
la mdmoire de I'homme aim£, le plus durable
des monuments. Je tenais h le donner ici, comme
Madame Sand, jadis, le publia ailleurs. Cest le
tdmoignage d'un attachement que la mort fut
impuissante a rompre... Longtemps, longtemps,
Mademoiselle de Flaugergues, paisible et solitaire,
HENRI DE LATOUCHE 1 77
enscvclit dans le silence de cette Vall6e-aux-Loups,
ou tout tenait k son copur, des jours d&emparfe
et le d&espoir d'une ime qu'augmentait, chaque
annie, la jeune et renaissante nature. Vint 1870.
L'armte allemande investit Paris. Devant les Ba-
ravois du g6n6ral von Hartmann cette noble et
digne femme dut fuir « laissant, 6crit M. de La
Morinerie, tout i sa place accoutum£e, n'empor-
tant rien que deux m6daillons : nne miniature
de son p&re suspendue & son cou et Tun des nom-
breux portraits de Latouche dont die avait mul-
tiple l'image dans toutes les chambres de sa soli-
tude ».
Au retour, quand furent passees les hordes
guerriferes, Mademoiselle de Flaugergues revint vers
la petite maison de la Vall6e-aux-Loups.
H6las ! de tant de souvenirs, de tant de meubles,
de tant de portraits chers et rappelant 1' absent, de
tant de livres, de lettres rares et passionn6es, d'un
heritage spirituel prfcieux et tendre, de la maison
clle-mfeme ne restaient que des ruines et le vide
de la guerre. Tout ce qui subsistait des Merits in6-
dits de Latouche avait 6t6 enlevi, et, parmi eux
sans doute, ces manuscrits originaux de Chinier
que Jos6-Maria de Heredia fit vainement, depuis,
rechercher en Allemagne. Stricte et droite, accabl6e
par sa douleur et muette disormais, la vieille de-
moiselle assembla ce qui restait des 6paves du
178 PORTRAITS FRAN£AIS
pass6; pour tout ameublement : une table, deux
chaises, un fauteuil, plusieurs caisses et un lit de fer.
Encore, 6crit M. de la Morinerie qui la connut
alors, a le lit est-il du luxe. Pourquoi un lit ? Flau-
gergues, ne se couche plus ; le soir venu, elle s'en-
toure de son shall, elle s'assied dans son fauteuil et
y attend le lendemain. » Avec cela la pauvretS, a
peu prfcs la mis&re ; « elle ne se nourrissait gufere
que d'un peu de kit; cela lui suffisait. Elle mourait
de faim avec fiert6. » Un jour de septembre 1877,
revenant d'un voyage en Normandie, M. de la
Morinerie apprit, la mort dans Tame, que la pau-
vre Flaugergues, ruinde complement, « avait du
vendre Termitage k un voisin moyennant une
petite rente viagfere et qu'on Tavait transport^
dans un asile de vieillards, a Chitillon. » Ce fut
le dernier coup que porta la fatality a cette femme
h^roi'que et charmante. II est des peines si fortes
que les plus beaux courages ne peuvent pas les por-
ter. Bientdt Pauline mourut; mourut aussi M. de
la Morinerie. La petite maison d'Aulnay changea
souvent de maitres ; mais les maisons mSmes ont
leur destin; et le sort de celle-ci est assez beau
puisque, aprfes que tant de tourments se sont abat-
tus sur elle, elle est Tasile intime de fleurs et de
verdure, oil vient, aux jours d'6t£, M. Sully-Pru-
dhotnme rfrver prfes des champs...
La mort de Rouget de Lisle
xA Camille Stauclair.
Depuis que son ami le g£n£ral Blein avait perdu
sa femme et sa mfere, Rouget de Lisle s'&ait re-
tire de chez lui; ii habitait maintenant, non loin
de son vieux compagnon d'armes, chez M. et t& ae
Volart, 5, rue des Vertus, d Choisy-le-Roi. Le
poite de la Marseillaise 6tait, vers 1836, un petit
vieillard maigre et mdticuleux, un peu vofltd,
Fair doux et paisible, sans morgue ni tristesse et
qu'on voyait souvent, par les midis de beau so-
leil, aller et venir, une canne & la main, la taille
fetroitement serrte dans une stricte et longue re-
dingote de demi-solde, dans Tavenue Pompadour
ou le faubourg Saint-Eloi. Bien qu'il efit prts de
soixante-seize ans, que la vie lui eftt M dure et
qu'il e&t refu des hommes plus de peine que de
l80 PORTRAITS FRANQAIS
plaisir, l'ancien capitaine du gfenie, heureux d'a-
mitifes tardives qui lui faisaient doux ses derniers
ans et ber^aient d'un peu de gloire sa d6bile vieil-
lesse, ne se souvenait plus que pour en sourire
du temps oil il avait souffert.
Parfois c'6tait vers la Seine, du c6t6 de Crdteil
et de Vitry et, parfois, sur le haut plateau, de
Thiais a Rungis, que se promenait, un livre a la
main, le chapeau & haute forme tr&s 6vas6 du
haut pench6 sur Toreille, et tout le corps serr£
d'une raideur militaire, ras6 de frais, le col a re-
vers relev£, la boutonnifere marquee d'un ruban
rouge, cet homme k cheveux blancs, a marche
courte et lente que saluaient, au passage, les pro-
meneurs et les ouvriers. Lui, souvent, s'arrfetait
au seuil des fermes, devant les champs ; les petits
enfants accouraient, formaient cercle. Comme on
6tait au temps de Th^roisme populaire, beaucoup
trainaient a leur suite de vieux sabres 6br6ch&,
des tambours et des pistolets ; les p&res 6taient de
la garde nationale et, par la porte ouverte, on
voyait au-dessus de Patre, chez presque tous les
paysans, la cocarde tricolore et le fusil des jour-
ntes de Juillet. Rouget se tenait debout, un ins-
tant, devant la porte. Un homme en habit de tra-
vail, la chemise ouverte sur une poitrine forte,
avan?ait, l'outil a la main, tendait sa droite ro-
buste :
LA MORT OB ROUGET DF. LISLE
— Bonjour, monsieur Rouget de Lisle..
Lui, disait:
— Bonjour, citoyen... vous avez de bea
fants...
Puis, de sa main tremblante, il caress
boucles blondes des garcons et disait encoi
— Ca fera de beaux militaires.
Des vicillards, moins ages que lui et qui
venaient durement de l'invasion, ajoutai
chevrotant ;
— 0ites-leur la Marseillaise, monsieur
de Lisle, ca leur gonflera le cceur, c£ les
vaillants...
Parfois on le faisait entrer; les jeunes fille
pressaient, servaient le vin le plus frais du
tendaient devant lui, sur la table, le verre
beau du buffet. Bientdt tout le monde sav;
etait la. On venait du fond des maiso
vieilles femmes descendaient expres pour 1
les meres le montraient aux tout petits et di
— Regardez,. c'est M. Rouget de Lisle..
Lui se tenait la, debout, tres raide dan:
dingote, appuye sur sa canne comme si
epee.
Beaucoup, aux murs de leur masure,
la belle lithographic de Charier, coloriee en
d'Epinal, et montrant le Dipart des Vol
cbantant la Marseillaise. De 1'autre cote et
1 82 PORTRAITS FRAKCAIS
polfon avec son habit vert bouteilte, ses Epau-
lettes et son petit chapeau.
— Celui-li ne m'estimait gu&re, disait Rougct
de Lisle, simplement.
II n'avait pas de rancune. Cette gloire de sa
vieillesse l'avait rendu bon et souriant. II aimait
£ venir chez les paysans...
Cependant les ans Tavaient bless£; il avait &6
malheureux; « quant au froid, celui des prisons
lui avait glac£ les membres » (1); en le regar-
dant de trfes prfes, on le sentait plus rid£, plus
cassfe encore que les autres vieillards de son dge;
Thiver de 183s, si rude, si humide, si long, lui
avait 6t6 funeste, et, bien qu'on fftt au printemps
de 1836, une toux inqui&ante le secouait en-
core, qui le laissait bris£. Au mois de piai le doc-
teur Carrire, qui lui donnait ses soins, lui or-
donna le repos. M me Elise Voi'art lui disait, en
remmitouflant :
— Voili; vous vous fatiguez... Restez done
au jardin...
Et le g£n£ral Blein grondait.
M. Vo'iart ajoutait :
— Mon bon Rouget demeurdz avec nous; le
g£n£ral apportera son violon et nous ferons de
la musique..., vous vous ennuierez moins.
(1) Poisle-Desgrangbs, Rouget de LisU.
LA MORT DE ROUGET DE LISLE 1 83
Un jour, il re^ut une lettre de Blranger :
— «... Rentrez dans vos souvenirs: vivez a
reculons... c'est refaire du printemps... » (i).
Et c'ltait tout le printemps qui renaissait dans
le jardin, gonflait de sfcve les jeunes branches,
soulevait l'lcorce des arbres, rendait Pherbe plus
veite et les coeurs plus heureux. Rouget dtait un
peu triste i cause de ses amis les paysans qu'il ne
visitait plus. Mais le glnlral venait sou vent; on se
promenait dans les allies du jardin de M. Voiart,
toutes bordtes de buis et de primevfcres; parfois
la fille de Th6te, M me Tastu, venait et disait des
vers; cela ranimait le vieux po&te. On disait:
— Parlez-nous du pass6...
Et quand c'&aient de belles jeunes filles qui P6-
coutaient, il racontait comment, en 1782, se trou-
vant en visite, k Versailles, chez une de ses pa-
rentes, il avait entrevu la reine Marie-Antoinette.
Mais, d'autres fois, c'6taient de vieux compagnons
des armies de la Rlpublique qui se retrouvaient,
a Theure oil le soleil est chaud, dans le jardin de
M. VoTart. Alors Rouget de Lisle rappelait qu'il
avait 6t6 i Quiberon, retraxit le tableau de la
bataille, la dtfaite des beaux gentilshommes de
Sombreuil, et, devant Tauditoire vibrant de ses
(1) B£rakger, Correspondance.
» -\v .
yfw^ y
184 PORTRAITS FRAN£AIS
souvenirs, Svoquait la grande ombre du gtnfral
Hoche...
Cependant le mois de juin arrivait chargfe d'es-
pdrance. Rouget 6tait heureux de voir les pom-
miers en fleur, la vigne croitre et les pousses
jaillir; il pensait a ses arbres du coteau de Mon-
taigu, i la petite 6giise de Saint-Etienne-des-Col-
dres dont il aitnait le clocher, les arceaux et le
toit rustique. II gardait le souvenir de sa terre
franc-comtoise et Tune des plus grandes joies qu'il
eut en sa vie lui vint d'un petit ffit de vin de son
pays que quelqu'un lui envoya. Mais cela passa
comme le reste; le printemps aussi passa... II se
sentait d6cliner. Vers le 23 ou le 24 juin, il resta
tard au jardin (les fraiches soirees de juin sont
pernicieuses) et, le samedi, dfes le matin, la fifevre
le prit trfes fort, le cloua au lit; il toussait vio-
lemment; M. Voiart, du jardin, monta des fagots,
des sarments; le feu p&illa; mais les mains du
vieillard ne se r6chauffaient pas. Alors il fallut
que le D r Carr&re vint en hite...
* *
Ce fut ce jour-li, au soir, que la grande crise
iclata. D'abord la toux fut s&che, saccad^e; le
vieillard se tenait assis dans son lit; M. Voiart
maintenait Toreiller oil reposait la t6te blanche
du malade. La nuit venait. II avait demands qu'on
LA MOST DE KOOGET DE LISLE 1 8
retirit la lampe ; la lumifere lul faisait nut. Bier
tot la petite chambre fat toute baignee d'ombre
an dehors soufflait le vent d'orage ; on perceva
le gemissement des peupliers; la plainte des brat
ches arrivait jusqu'a Rouget de Lisle et gena
son sommeil. Le docteur avait prescrit les potion
et s'etait retire, mais devait revenir au matin. M
Voiart, se penchant sur son ami, disait de sa voi
douce, affectueuse:
— Allez, ca ne sera rien, mon bon Rouget, <
ne sera riea...
Cependant, il pensait a ta congestion pulnu
naire de l'hiver passe et, prfcs de 1'atre, Pacth
M" Voiart tournait du lait chaud, dans un bo
Une odeur de fievre et de tisane commenca de i
repandre par la piece. Par intrant Rouget, q
reposait mal, ouvrait ses yeux las et voyait, a
lueur de la petite veilleuse, M"' Voiart penchi
sur le feu. Vers dix heures, la tous s'apaisa;
paix sembla descendre en lui; il y eut un m<
ment de calme pendant lequel il dit :
— Je sens bien que c'est la fin, allez... j'ai fs
mon temps...
Le vent du dehors soufflait si violemment qi
les flammes du foyer, repoussees par lui, grand!
saient. La petite chambre s'eclaira d'une clar
rose et douce ; cela lui permit de voir, aecroch£
au tnur, son epee et sa croix d'honneur. II d
1 86 PORTRAITS FRANCAIS
se souvenant des temps anciens, d'un sifecle qui
a^tait pins :
— Voiii, j'ai fait chanter le monde, et, main-
tenant, je vais mtrarir...
Enfin, il demanda le g£nira! fflem, B6ranger,
Gindre de Mancy, son compatriots, toas ceux
dont se souvenait son coeur et ne se cahna pohrt
que M. Voi'art n'efit quitt£ la chambre pour les
faire prdvenir. Maintenant, il buvait lentement,
par petites gorgtes; Madame Voi'art soutenait lc
bol ises lfevres ; celles-ci, pourtant, s'amincissaient';
le front se perlait de sueur; les yeux commencfe-
rent a briller d'un 6clat magn£tique et surnaturel,
comme deux charbons dans la face blanche; ses
mains en mfeme temps se crispaient sur le drap,
serraieiit celles de Madame Voi'art. On eut dit que
le malade, rappelant tout ce qui restait de lorce
dans son corps dSbile, se reprenait avec fr6n&ie a
l'espoir de vivre.
— Calmez-vous, Rouget... calmez-vous, mon
ami, disait Madame Voi'art.
Cependant, on sentait qu'il avait quelque
chose & dire; ses \bnes balbutiaient ; enfin, il fit
un effort, 61eva vers si bouche les mains de Ma-
dame Voi'art, les baisa, lefc couvrit de ses larmes.
II haletait un peu, baign6 fie sueur; des mots
tombaient, saccadfe:
— Voili... voili... il faut que ye vous dise...
LA MOOT DE ROUGET DE LISLE 1 87
vousavez 6t6 si bons, si tendres... Voiart et vous..
B£ranger... le g6n6ral..., et je me trouvais si
malheureux. . .
Madame Elise Voiart fit un geste comme pour
calmer la crise. Mais il semblait bien qu'aucune
force n'eftt pu le maitriser...
— Non, non, disait-il, il faut que vous sachiez
combien j'Stais malheureux... Sous l'Empire,
d'abord; j*6tais le cousin du g&i6ral Mallet... je
dus m'enfair... les espions de Fouch6 mesuivaient
sans trfcve... Et puis, mon frfere, vous savez, le
g6n6ral Rouget, qui fut si dur pour moi... me
fit des procfes... enfin, la misfcre... la misfcre...
Mais il dut s'arrfeter. Quelques noms pass6rent
pourtant sur ses lfcvres, ceux de MShul, de Gri-
try, de David d'Angers. II ajouta :
— J'habitais alors i Paris, rue du Battoir, au
num£ro 28, au premier 6tage... une chambre
sordide, et sombre... Ah! ma pauvre Elise...
c'est li que vint me voir David d* Angers... J'6tais
couch6... malade... infirme et perclus... vfitu de
guenilles... Une vieille femme vint, trainante et
dit: « Cest Rouget de Lisle... » II s'&onna:
« Quoi ! est-ce li Tauteur de la Marseillaise. . . (1) »
II me trouva bien malheureux...
— Mon pauvre ami, disait Madame Voiart, ne
(1) David d'Angers, Notes et Souvenirs.
1 88 PORTRAITS FRANgAIS
vous troublez point, reposez-vous, soyez calme...
Mais il semblait bien que rien n'eilt pu Tempfe-
cher. II avait toute sa vie 4 conter, sa vie de d&
boires, d'amertume et de chagrin.
II dit encore :
— Je dus travailler; je copiai de la musique...
j'avais un peu d'argent de Montaigu... je Tusai
en maladies... enfin je fis des dettes et ne pus
les payer... On me mit en prison... vous vous
souvenez, a Sainte-P£lagie... (i) Cest Ik que j'eus
un froid terrible... j'en souffre aujourd'hui... Ah !
ma patrie... j'6tais si pauvre que je voulais mou-
rir. . . mais'voila, « un coup de pistolet je n'avais pas
de quoi en faire les frais!... »
Mais Madame Voiart se penchait au-dessus de
son visage; Rouget voyait ses cheveux gris, si-
parts sur le front, ses yeux mouillfe de larmes
s'effor^ant a sourire, toute sa figure de bonte.
Elle disait :
— Ne remuez point tout ce pass6:.. mon ami.. .
tenez-vous assoupi... il faut du repos, du som-
meil et puis tout le monde vous aime bien au-
jourd'hui... B6ranger, le g6n6ral Blein, mon mari,
ma fille, moi-m&me... Rouget nous sommes vos
amis...
II dit:
(i) JuuiM Tibksot, Rougtt it Lisle.
• JS? 'I" •.
LA MORT DE ROUGET DE LISLE 1 89
— Ccst vrai, ma mort sera plus douce que
ma vie...
H 6tait infimment petit et maigre; ce long ef-
fort Tavait rompu; sa t&te retomba; Madame
Voiart n'eut bientdt plus qua le veiller comme
on fait d'un enfant.
Le malade reposa jusqu'au matin, moins secoue
par la toux, plus paisible. De la nuit ses yeux ne
s'6taient pas ouverts. Dehors, Forage s'itait calm6;
le soleil naissait; un tombereau passa sur la route
en 6crasant des pierres; on entendait trfcs bien le
pas des chevaux, la voix des personnes, le bruit
des volets qui s'ouvraient en claquant; un merle
chanta. C6tait le jour, la vie reprenait possession
du monde. Madame Voi'art se leva de son fau-
teuil; elle 6tait tr&s fatigute; elle avait veilld
toute la nuit et les larmes qu'elle avait vers^es
marquaient sur sa joue. A l'aube M. Voiart vint,
puis le docteur Carrfere; ils trouv&rent la respira-
tion du malade moins difficile, mais le pouls
battait plus fort; le coeur dtait irr6gulier; on dut
6carter les rideaux pour que le midecin vit mieux.
Madame Elise Voiart, tout anxieuse, attendait
qu'il parlat. II dit enfin :
— Voili, je vais rester; c'est trts grave...
Quelqu'un a ce moment entra. C6tait le gen&-
11*
*.<
190 PORTRAITS FRANCAIS
v —
P n6ral Blein. Le g6n6ral, depuis I'attentat Fieschi
\ oil il avait 6t6 bless6 pris du roi, boltait ligire-
ment. II avanpt en se tenant sur sa canne; il
avait, en entrant, entendu les derniers mots.Hdit:
— Pauvre, pauvre ami...
Puis il resta 1&, debout, k contempler le vieil-
lard qui dormait sur le fond blanc des linges; le
docteur Carrfere s'Gcarta pour lui laisser place. Le
. gdnferal s'arrfita, demeura immobile, regardant les
ravages que le mal avait faits, en une nuit, sur
les traits de Tancien officier; puis un sanglot le
secoua:
— Pensez, docteur, pensez, il 6tait avec moi, i
Tarmte de Belgique, sous Dumouriez... ah ! comme
c'est vieux... comme c'est vieux...
Et il allait parler; mais le bruit d'un cabriolet
s'arrttant devant la porte, dans la rue des Vertus,
fit qu'il se tut pour Scouter. M. Voi'art alia vers
la fenfttre et vit descendre un homme envelopp6
d'un carrick, chauss6 de bottes et qui semblait
pressd.
— Cest Gindre de Mancy, dit M. Voi'art.
Peu aprfes, Gindre entra ; il itait tr&s surexciti ;
il parla sans saluer:
— Je suis tris en retard... Vous savez, on a
tir6 sur le roi, hier, au Palais-Royal... (1)
(1) Journal des Dtbats (Juin 1856).
LA MORI D£ ROUGET DE LISLE
On demanda:
-Qui?... Qui?...
— On ne sait; un nomine 1 Alibcau... le
n'a rien... mais je ne pouvais plus trouver
voiture... je suis venu dans la nuit... j'ai du lo
un cabriolet...
En mfime temps il vint vers le lit ou de L
reposait.
— Et Bdranger ? demanda M. Volart.
— Bdranger ne viendra pas, dit Gindre, il
tres malade; il y aurait du danger pour lui...
A ce moment le moribond remua les mai
Gindre s'en saisit, les serra ; il semblait qu'il
voulu montrer sa presence a son ami; mais R
get n'ouvrit pas les yeux. Alors M me VoTart, s'
prochant, se pencha doucement a I'oreille
poete. EUe dit :
— C'est Gindre, mon ami, c'est Gindre...
Une legere pression r^pondit; Gindre com:
qu'il l'avait reconnu. Mais o ddjl il 6ta.it pres<
sans vie : a peine eut-il un demier regard » (
Alors il y eut un silence durant lequel on n'>
tendit plus que le petit souffle du malade. II :
sait dans la piece une chaleur fitouSante; Gin
retira son carrick et le jeta ; le general, assis d
le fauteuil, regarda fixement l'atre. Soudain ce
(l) JULIBN TlEMOT, ib.
192 PORTRAITS FRANQAIS
le bruit des cloches et le chant du bronze qui ve-
nait jusqu'i eux.
— Qu'est-ce li ? dit le docteur.
— Ah! dit madame Volart, e'est Dimanche...
Puis ce fut tout ; et ils n'os&rent plus rien dire;
il savaient bien que c'6tait Dimanche, mais ils
s'&onnaient; toutes leurs petites habitudes 6taient
changfes. Le Dimanche ! est-ce qu'i cette heure-ci,
d'ordinaire, M me Voiart, vfitue de son long chale
et coifKe de son bonnet noir, ne partait point &
la messe, son livre k la main ? Est-ce que ce n'6-
tait point Theure oil Rouget, habill6 de neuf et
la rosette fraiche, se rendait d'habitude, aux pe-
tits concerts du g6n£ral Blein ?
Pauvre Rouget, il allait manquer sa promenade !
Lui qui se plaisait « a causer avec enjouement » sur
le seuil des portes, a rechercher « la soci6t6 des
femmes et des jeunes gens » (i), il n'allait point,
ce matin, quitter sa petite chambre, descendre '
dans la rue, aller retrouver son ami. Ainsi vient
la mort, i pents lents ; elle vous guette ; elle est
& et se tient dans Fombre ; tout a coup on a soil,
la gorge est s&che, la poitrine bride ; e'est la fife-
vre, on va mourir.
Vers neuf heures, le maire M. Boivin arriva;
(i) M»« Tastu, Rouget de Lisle (oeuvres en prose).
LA MORT DE ROUGET DE LISLE 1 93
il 6tait suivi de M. Bra et de M. de Guer (i); la
nouvelle s'6tait rfipandue dans Choisy: on vou-
lait savoir, des groupes s'6taient formfe dehors,
devant la porte. Le maire dScida :
— Je vais faire mettre des gardes nationaux...
il ne faut pas troubler son sommeil...
Mais M. de Guer dit :
— II y a bien du monde, ici, nous nous reti-
rons, nous ne voulons pas vous gfcner...
Us parlaient k voix basse. Le docteur vint vers
M. Bra, le prit k part, lui dit, i mots si faibles
qu'il fallait les deviner :
— Vous savez c'est la fin... c'est la fin...
Ces Messieurs se retir&rent suivis de M. VoTart.
Au bas du perron ils rencontrfcrent le jafdinier
qui difendait la porte; il y avait li des enfants,
des gardes nationaux, des ouvriers en blouse, des
petits bourgeois, des gens de la rue. Ils disaient :
— C'est done vrai, il va mourir ?
Unle voisine demandait:
— Comment a-t-il passS la nuit?...
Mais M. Boivin, dont T¬ion se d6fendait
mal, dit en pleurant:
— Ah! mes amis c'est pour bientdt...
Le mot coiirut la foule qui se d6couvrit de-
(i) Le Roy de Sainte-Croix, Le chant de guerre pour Var-
kUe du Rhin.
194 PORTRAITS FRANQA1S
vant le maire et ses amis. M. Boivin dit encore :
— Ah! mes amis, mes amis, restcz silencieux,
ne criez point, ne bougez pas... le malade est
tr&s fatigui...
II s'61oigna, son mouchoir aux ltvres. Le capi-
taine de la garde nationale de Choisy-le-Roi fit
placer deux hommes i la porte. Puis tout se tut,
les curieux se dispersferent; M. Voiart remonta.
A ce moment il 6tait dix heures; le soleil inon-
dait le jardin que parfumait le goiit des lilas; des
oiseaux piaillaient dans les branches et l'odeur de
la terre ne sentait pas la mort...
*
* *
La journte se passa bien, la soirfe fut douce.
Le malade restait £tendu sur le lit, avec ses yeux
pleins d'ombre, sa bouche muette d'oti montait le
petit souffle de son coeur.
Prfes du feu le g£n£ral causait i voix impercep-
tible. II disait au D r Carr&re :
— Vous vous souvenez, il y a six ans, quand
on sut ce qui se passait k Paris... il habitait alors
chez moi... eh bien! il voulut s'habiller, il prit
son 6p6e, sa cocarde, il dit: « Cest la Revolution,
je vais aller voir... » Mais ces journ£es de juillet
fetaient chaudes; les forces lui manqu&rent; il
n'alla pas bien loin... il £tait d€]i vieux... des
jeunes gens, le soir, se promenaient dans Choisy,
LA MORT DE ROUGET DE LISLE 1 95
d£ployant le drapeau tricolore; ils chantaient i
pleine voix, comme on chante aux matins de li-
berty :
Aux armeSy citoyens /...
et lui s'cn allait dans les rues... des gens disaient:
C'est Rouget de Lisle... et les autres criaient : Vive
la Marseillaise... Je n'ai jamais rien vu de si 6mou-
vant... je crois bien que c'est ce qui lui a redonne
ces six anntes de jeunesse qu'il a vicues depuis...
Cependant M me Voiart appelait:
— Docteur...
A ce moment-li, il 6tait exactement onze heu-
1
res; il faisait nuit, et ceux qui itaient li se distin-
guaient faiblement dans Pobscurit6 que per?ait a
peine une petite lueur. Le D r Carr£re s'approcha
du lit; il 6couta et demanda de la lumi&re. A la
clart£ d'une kmpe qu'apporta M mt Voiart, on put
voir Rouget de Lisle. Ses yeux se cernaient d'un
cercle bleuatre; sa lfrvre 6tait tordue, sa gorge se
soulevait; on voyait battre ses tempes. Le doc-
teur demanda de l'air ; la fenfitre fut ouverte. Un
souffle pur, embaum£ de fleurs entra comme un
baiser de paix ; des rumeurs venaient du dehors :
un bruit de foule impatiente et contenue. M.
Voiart, le g£n£ral Blein, Gindre s'6taient dressfe,
M me Voiart tenait la lampe, le docteur auscultait.
II semblait que tous s'6taient levfe pour recevoir
196 PORTRAITS FRANCAIS
la mort; mais ce netait que I'agonie et celje-ci fut
p6nible; elle commen?a un peu apris ooze heures.
Tout i coup, le g6n£ral Blein dit :
— Ecoutez...
lis 6couttrent.
C6taient comme des chants qui venaient de la
campagne. Des voix fralches, des voix de consents,
des voix jeunes entonnaient Thymne fameux:
Libertd, liberte chirie,
Combats avec its defenseurs /...
Tous se regard£rent saisis d'6tonnement ; le mou-
rant eut un geste trfes faible, trfes I6ger; sts yeux
s'ouvrirent... Maintenant les voix, se rapprochant,
reprenaient en chceur :
Aux armtSy citoyens ! farme^ vos bataillons /...
mais tout se perdit dans la nuit, les chanteurs et
les voix. Cependant, les yeux de Rouget ne s'6taient
pas ferm6s. H semblait que le po&te dcoutat encore,
qu'il tendit Poreille aux voix disparues; ses prunel-
les prirent bientot une Strange fixit£, il semblait
qu'il contemplat, bien en deqk du pr&ent, les£vfcne-
ments d'une vie lointaine, abolie et si vieille qu'on
efit dit que c'6tait sa jeunesse qui passait dans la
chambre. Par instants, des mots venaient a ses 1&-
vres, sans suite ni raison ; et c'6tai€nt ceux de
LA MORT DE ROUGET DE LISLE 1 97
« ... Patrie... Strasbourg... Revolution... » Evidem-
ment le mourant revivait la nuit fameuse d'avril 92.
II 6tait a Strasbourg, i diner, avec ses amis, chez Tex-
colonel general des Suisses etGrisons (1), Dietrich,
le nouveau maire de la ville... Alors la Revolution
etait si ardente qu'elle tournait toutes les tfetes...
Un jeune homme levait son verre i la gloire des
arm Ses republicaines : c'etait Desaix... Un autre qui
s'6tait retire un instant, comme pour aller pui-
ser dehors sous les etoiles, sa pure inspiration, ren-
trait en ce moment dans la salle... U etait en uni-
forme de lieutenant du genie; il etait enthousiaste,
beau, jeune et vibrant... II chantait pour la pre-
mifcre fois la strophe : « Allons, enfants de la pa-
trie!... » « Ce fut coitime un eclair du ciel (2)! »
Et cet eclair dura toute la vie... Le jeune homme
en retrouva l'edat jusqu'au moment, oil « chasse
d'Huningue, traque, perdu un jour entre le ballon
d' Alsace et Donon, un jeune gar^on le guida dans
la montagne (3)... » Cetait dans une gorge etroite
des Vosges, i peu de distance de Ribauvilie, sous
les sapins. Le paysan entonna le chant de guerre
pour Varmie duRhin... Que chantes-tu &? deman-
dait Rouget. — « La Marseillaise I repondit le
(1) Dbsir£ Monnzer, Souvenirs d'un octoghtaire de pro-
vince.
(2) Michelet, Hisioire de la Revolution, francaise.
(3) D6sire Monnier, lb.
I98 PORTRAITS FRAH^AIS
paysan (i)». Et, depuis lc chant l'avait accompa-
gn£, toujours chantd par cent mille voix. H l'avait
entendu en prison ; il l'avait entendu, en 1830, dans
les rues de Choisy , et voici qu'a cette heure mortelle
c'&ait le mime hymne, Thymne 6pique, l'hymne
guerrier qui rentrait dans la chambre et le ber?ait
dans la mort...
Celle-ci vint bientot, prit completement posses-
sion de lui, le coucha sur le flanc, ferma sa bouche
et ses yeux. Quand il passa, il 6tait minuit. Quel-
qu'un alluma un cierge; on monta desfleurs du
jardin nocturne et le bruit des sanglots de ceux qui
Taimaient le veilla jusqu'a Theure oii parut Taube.
Ceux qui rentrirent au matin, virent alors qu'il
avait les mains croistes, le front calme et qu'il sem-
blait tout aussi beau que s'il eftt dormi et ne tfit
point habit6 de la mort.
* *
Le surlendemain mardi, a midi pr6cis, eut lieu
la lev6e du corps. Le cortige partit lentement de
la rue des Vertus ; la garde nationale, formant la
haie, pr&entaitles armes au passage; les tambours,
voilfe de crftpe, battaient aux champs; le char fii-
nibre, jonch£ de fleurs, 6tait men£ au pas ; alen-
tour marchaient le g6n6ral Blein, le maire, M. Boi-
(1) Lamartine, Histoire des Girondins.
k.
LA MORT DE ROUGET DE LISLE Tf$
vin, MM. Bra et de Guer tenant les cordons; le
deuil 6tait conduit par M. Voiart. Des mains
pieuses, se souvenant du passt militaire de Rouget
de Lisle, avaient disposi sur le drap noir sa croix
d'honneur, son 6p6e d'officier du ginie, une verte
couronne de laurier. Maintenant le cortfege avan-
qzit dans le soleil, gagnant le petit cimetiftre de
Choisy. Une foule compacte suivait, formic d'ou-
vriers, de bourgeois et de paysans. Des gens
dtaient venus de Thiais, de Vitry, d'autres d'Orly,
de Villeneuve-le-Roi ; il en 6tait venu de Paris et
de toute la region ; un peuple entier fetait li qui
venait mettre au tombeau le poite de la Revo-
lution. Et c'&aient des faces s£rieuses de vieux
combattants de Juillet, des hommes aux mains
noires des journ6es de barricades, d'anciens offi-
ciers de l'Empire, licences par la Restauration et
qui retrouvaient, dans le rang, Failure correcte et
militaire, de petits bourgeois rdpublicains. A cha-
que fois que le cortege croisait une rue, un che-
min, un sentier, des hommes et des femmes d6-
bouchaient, venus des champs, la b&che ou la
serpe i la main, qui saluaient de kin d'un geste
large. Au cimetiere, le g6n6ral Blein, Gindre de
Mancy voulurent parler, mais ce fut difficile et
Ton entendit plus leurs sanglotsque les mots qu'ils
voulaient dire. Le cercueil fut descendu; on le
joncha d J immortelles. A ce moment, le maire,
200 PORTRAITS FRAN£AIS
M. Boivin se tourna vers la foule ; il sembla que
son gcste ffit compris des assistants, et, tandis
que la premiire pellet6e de terre £tait jette dans
ia tombe, de toutes les poitrines du peupie qui 6tait
li, monta Thymne fameux (i) :
Allons, enfants de la patrie,
Lejour de gloire est arrivi !. . .
Et ceux qui ne chantaient pas, £coutant les au-
tres, ne pouvaient retenir leurs larmes. Pauvrc
Rouget de Lisle, pauvre vieillard malheureux,
dont la vie fut si triste et si sombre, « le jour de
gloire » arrivait enfin ; toute la France Tannongait ;
mais son cercueil Idger ne pesait pas lourd; il fut
vite enseveli et rien ne resta plus, le jour passS,
de Pultime apothSose, qu'un peu de terre remufe
dans le cimetifere oh, le soir, chantaient les alouet-
tes.
(i) Felix Deriege, Le Stick, mai 1848.
fc
Les Muses plaintives
du Romantisme
Elles sont coiffees de chapeaux de paille i ru-
bans; elles ontun grand chile k fleurs, une jupe
de percale ou d'indienne et, se nouant i la taille,
une Scharpe flottante. Elles portent, sur le cou
nu, une petite croix d'or ; elles sont chaussSes de
satin; leurs cheveux arranges en bandeaux sur le
front retombent gracieusement en repentirs autour
d'elles. La plupart ont le front bianc et poli, les
yeux battus de ftevre, les joues languissantes et,
sortant de manches courtes, au bout de poignets
ronds, offrent des mains admirables. Parfois un
voile de mousseline ajoute, a leur jeunesse, une
grice vaporeuse; elles ont un petit bouquet de
r£s£da sur le coeur ; le soir elles errent aux ter-
rasses, pincent du luth ou, sur le banc du pare,
202 PORTRAITS FRAN£AIS
devant le lac tranquille, 6crivent des vers sur un
album, lisent Y Almanack des Dames, Le Selam ou
Le Protie. Parfois elles soupirent et, la gorge sou-
lev6e, Toeil humide, la main toute ttede, rfevent
au cr6puscule k de belles chimdres. Elles pensent :
« J'entends le cor au fond des bois, sonner l'hal-
lali ; la meute va paraitre poussant le cerf vers le
lac; je serai menac£e de mort, mais le beau chas-
seur viendra, tuera le cerf k mes pieds, k genoux
baisera le bas de ma jupe k fleurs. II se nommera
Rent ou Eugene de Rothelin. Je dirai : Je suis
Addle de S£nange ou Valerie. .. Je vous attendais...
Et ce sera ainsi, et nous aurons de violentes
amours... »
Mais le cor attendu ne retentit point; le pare
s'enveloppe de silence et de nuit; elles reviennent
a pas lents, paries grands escaliers; 1'odeur des fleurs
est douce dans la petite all6e de myrtes; le bruit
des ramiers les trouble un peu ; mais ce sont de sa-
ges demoiselles qui n'aiment que le r£ve. Elles
n'ont de vive passion que pour les 616gies, les r6-
cits de voyages et les livres romanesques. Elles
vivent en province mais, par les magazines, le
Journal des Modes ou le Music des families, con-
naissent tout de Paris, de ses grandes et petites
gloires, de ses salons litt£raires : le dernier mot
de M. de Chateaubriand, k l'Abbaye-aux-Bois; ce
qu'a narr£, chez M m ^ de Broglie, Benjamin Cons-
LES MUSES PLAINTIVES 20 3
tant; les vers qu'i r6p6t&, chez la duchesse de
Devonshire, M. de Lamar tine. Le lond de leur
ime est Pennui ; elles s'Spuisent i attendre ; elles
sont lasses de Todeur de couvent de leur province ;
elles sont faites pour briller, pour aimer et pour
vivre ; le succes po6tique est leur r&ve le plus cher.
Pour une Eugenie de Gu6rin qui adore son clo-
cher, les paysans, sa m&airie et, de la mfeme
main qui compose son journal exquis, trait le lait
de la ferme ou cueille les chitaignes, combien ne
songent que de la com£die, de bals d'ambassade
et de caracoler, sur le boulevard de Gand, en ha-
bit d'amazone ! Ainsi M mc de Krttdener, lasse de
languir dans son chateau rustique, se faisant 6crire
k elle-mfime : « Pourquoi habites-tu la province ?
Pourquoi la retraite nous enl6ve-t-elle tes graces,
ton esprit ? Tes succ&s ne t'appellent-ils pas k Pa-
ris ? » Mais Paris est tr&s loin, trte brillant, a de
longs jours de diligence. II leur faut vieillir en-
core, veiller sur les terrasses et, Muses lointaines
du romantisme, de longs soirs encore, en de
beaux cahiers, odorants d'herbes fantes, exhaler
la douce plain te de leur coeur po£tique.
*
O jeunes femmes aux noms charmants, 6 Mu-
ses — Loi'sa Puget, Elisa Mercoeur, M61anie Wal-
dor — votre douce voix est claire dans le del ro-
204 PORTRAITS PRAN£AIS
mantique. Vous voici en chapeaux fan6s; vous
errez sous les saules. On ne peut pas penser a vous
sans penser aux jeunes dames provinciates de Balzac,
k V&ronique qui lit Paul et Virginity k Modeste
Mignon qui a une « chevelure d'or pile » et des
« boucles k l'anglaise », qui se nourrit de Byron
et se rfeve Lara; a M mc de Mortsauf dont la
flexueuse beaut£ fleurit comme un beau lys dans
le jardin de Touraine. On ne peut penser, k vous
sans ivoquer George Sand enfant, la petite Aurore
« coifffce £ la chinoise », ou George Sand demoi-
selle, collectionnant des almanachs, des tabati&res
et des herbiers; lisant Reni et disant: « II me
semble que Rend c'est moi » ; sans penser a toutes
les petites amies que George eut au couvent et
aprds, et dont les noms charmants ont le parfum
vieillot de la province et Failure d6mod£e du passS :
Anna, Louise et Fannelly, Marie-Alicia ou Elisa
Auster, Sidonie Macdonald ou Emilie deWismes!
On ne peut pas songer k vous sans songer k Sainte-
Beuve qui ch£rit vos petites imes fragiles d'impa-
tientes couventines, k Sainte-Beuve qui 6crivait
qu'il vous faut « avant tout, des sentiments » et
qui, de vous, tra^a ce portrait que le crayon de
Nanteuil ou de Dev6ria envierait a sa plume :
« Elles ont lu les Meditations de Lamartine et elles
soupirent; elles aiment l'esprit et elles s'en van-
tent; elles s^prennent et se passionnent pour des
LES MUSES PLAINTIVES 205
orateurs; dies sont femmes k se trouver mal si
eiles ont rencontrt, sans fetre prtvenues k l'avance,
le grand po£te de leur rive. De la religiosity un
peu de mysticisme, des nerfs, un id6al ou liberal
ou monarchique, mais oh il s 9 exhale quelque va-
peur de po&ie, voila ce qui distingue assez bien
la jeune femme de la Restauration. »
Cette jeune femme Ik c'est, selon le temps, le
lieu ou l'heure, une amoureuse plaintive, une
soeur confidentielle, un coeur sensible 6pris de
po£sie. La plupart sont des &mes bless&s par le
stecle; le bruit de I'&neute et de la guerre a
trouble leur berceau ; elles ont appris a grandir
en exil ou k vivre k Paris dans de grands hdtels
deserts, que leur pdre ou leur oncle, au retour des
campagnes, faisaient durement retentir du bruit de
fer des eperons. Et c'est la petite Marceline Des-
bordes contractant, k 18 ans, « une habitude de
souffrance » ; c'est la pauvre Lucile de Chateau-
briand, femme douce et langoureuse, dont le
cloitre est seulement capable d'apaiser le mal;
c'est M61anie Waldor, fille d'un journaliste de la
Revolution, qui ne peut pas tout k fait effacer de
ses joues piles la marque de ses pleurs d'enfant ;
c'est la petite Amable Voiart, plus tard M me Tastu,
orpheline k 8 ans et qui ne garda de sa m&re que
« le mal de poitrine »; c'est filisa Mercceur,
s'imprignant, dfes le jeune &ge, du charme nostal-
12
206 PORTRAITS FRAM£JU$
gique desa natale Bretagne ; c'est M lle Anais S6galas,
fille d'un marchand de toile et rouennerie en gros
du quartier Saint-Martin, 6lev6e chastement dans
un d6cor de « maison du chat qui pelote » et, de
ce milieu morose contractant la tristesse ; enfin
c'est la mignonne Louise Revoil, destinte k deve-
nir M me Colet, dont le coeur pathitique commence
& vibrer dans le s6jour agreste d'un manoir pro-
vengal. Plus tard ce sera M ,lc Eulalie de Senancour,
sorte de pieuse Antigone qui ne connut pas
l'amour et que le paternel ennui d'Obermann
marqua d&s Tenfance ; ce sera Pauline de Flau-
gergues se divouant i veiller le misanthrope
Latouche ; ce sera Z6naide Fleuriot ; ce sera la
mourante Louisa Si6fert !
Toutes sont de la mfeme race plaintive, il y a,
entre elles, un air de famille, une parent^ du
coeur. Une seule eut un g6nie rtel : c'est Made-
line Desbordes Valmore; mais les autres con-
nurent le talent, chantirent, d'une voix frtle,
leur tourment int£rieur. On ne peut pas les
entendre sans fetre 6mu. II semble, k les relire,
que toute la petite plainte du pass6 revienne *
nous et que, dans un bruit ' de volants, de den-
telles et d'6charpes, repasse devant nos yeux sur
les pelouses, dans un vieux pare d'automne, tout
le cortege ancien des Muses.
LES MUSES PLAINTIVES 2KTJ
*
Beaucoup ne soufFrirent pas que du mal du
si£cle, mais de rtels orages, des tempfetes de la
mer et de la vie ; et les beaux vers brisds de
Lamartine £ la grande Marceline,
Cette pauvre barque, 6 Valmorc,
Est l'image de ton destin.
La vague, d'aurore en aurore,
Comrne elle te ballotte encore
Sur un Ocean incertain,
e'est & toutes ces pauvres &mes sanglotantes qu'ils
s'adressent aussi bien. Le goflt des voyages qu'elles
ont presque toutes, la ftevre de lectures com me
les Natchez ou Paul et Virginie excitent leur ima-
gination. Quelques-unes ont vu les iles, franchi
TOcean, se sont assises sous les palmiers. Ainsi
M me de Duras fut 4 la Martinique ; Marceline
Desbordes k la Guadeloupe; Eugdnie de Gufirin,
k cause de Virginie, ch£rit Tile de France. Cer-
taines, comme £lisa Mercoeur, MSlanie Waldor,
M 1Ic Fleuriot, par leur naissance bretonne, ont
gofitA dc bonne heure i la saveur marine; plus
tard, M me Tastu, veuve, fera un s6jour prolong^
a Chypre et, de cette lie embaumde, gardera le
parfum au coeur. Enfin, vint la comtesse Merlin.
208 PORTRAITS FRAN£AI$
On lut — avcc quel enthousiasme ! — ses Souve-
nirs d'une Criole.
Au Magasin des Demoiselles, Anais S6galas,
hant£e de paysages tropicaux, de tatnariniers et
de ddesses noires, Gcrivit des vers soulev&s d'un
beau rythme exotique :
Dans Habitation, maitresse 6tincelante,
Tout un peuple noir suit tes pas ;
Ton trone est un haraac, 6 reine nonchalante,
Et ta couronne est un madras...
Toutes ont le gout du r£ve, du voyage et de
1'exil. On les voit accoud6es sur une urne, la lyre
a leurs pieds et, du regard, suivant, sur la mer,
le depart d'un navire. Ainsi, dans le fin crayon
de Dev6ria, M ,le Mercoeur, avec sa beaut6 souple
et longue, son 6paule ronde et nue, son cou de
cygne et ses mains admirables, contemplant Thori-
zon. Beaucoup sont en attente, aspirent & connaitre
quelque h6ros amer et charmant. Les longues
veill6es provinciales, les soins domestiques, les
promenades fdminines ne suffisent point & combler
le vide du temps, le vide plus morne encore du
coeur. Cest alors que se tournent, vers la gloire
d'un grand homme, ces petites sensitives froiss6es.
Beaucoup, pour alimenter leur tourment pas-
sionni, leur soif amoureuse, dcrivent au mattre
de leur reve de longues et brAlantes 6pltres.
LES MOSES PLA1NTIVBS 2(
C'est ainsi que se forma, autour de certains gran
ecrivains du siecle, un lointaia cerclc d'ador
trices ou tenaient a entrer tomes les fetnm
cbarmantes et delaissees que le gout de l'ide
tourmentait. II est indeniable que, de tous c
□ommes-la, M. de Chateaubriand est celui q
conquit tes plus nombreux hommages. M mH <
Beaumont, de Duras et Recamier ne sont pas 1
seules femmes du cortege adorable qui le suiv;
partout. Beaucoup de celles qui se passionnaie
poor les cheveux gris de Rene vivaient a 1'omb
d'un clocher, dans un chateau de province, rei
rees loin de toute agitation mondaine. Ain;
cette marquise de V... dont la Revue Blent publ
les lettres et qui ne peut pas recevoir une epit
de Chateaubriand sans que « la joie brise aussit
son ame a. Ainsi M" e Mercceur, agee de dix-hi
ans et charmante, placant sous la protection .
Rene son premier recueil de poemes. Ici la fast
nation devient d'autant plus forte qu'elle est pi
litteraire.
J'ai besoin, foible enfant, qu'on veillc i mon berccau,
dit M"' Mercceur. Et la reponse ne se fait gue
attendre. Elle est un peu manieree, hautaine i
peu, mais charmante : « Si la celtbrite, Mad
raoiselle, est quelque chose de desirable, on pe
2IO PORTRAITS FRAN^AIS
la promettre, sans crainte de se trompcr, k 1'au-
teur de ces vers charmants :
Mais il est des moments oft la harpe repose,
Oil l'inspiration sommeille aufond du coeur...
. « Puissiez-vous seulement, Mademoiselle, ne
regretter jamais cet oubli contre lequel riclament
votre talent et votre jeunesse. Je vous remercie
de votre confiance et de vos 6loges; je ne mirite
pas les derniers ; je ticherai de ne pas tromper la
premi&re. Mais je suis un mauvais appui; le
chfine est vieux, et il est si mal dtfendu des tem-
ples qu'il ne peut offrir Tabri k personne ».
En mfime temps, Lamartine, qui lit le volume
et se trouve k Florence, 6crit a quelqu'un : « Cette
petite fille nous effacera tous ». M lle Mercoeurle
sait, en est fifere ; la tSte lui tourne. Mais la tete
tourne aussi k M me Valmore, k qui Lamartine
adresse des vers divins. M me Sophie Gay, si spiri-
tuelle, si aimable, a re?u le compliment de M6hul,
de Marie-Joseph Ch6nier. Sa fille, la brillante
Delphine de Girardin, « aussi blonde que sa
mire Atait brune et n'Stant pas moins belle »,
s'incline devant Sainte-Beuve. Celui-ci a une
grande influence sur €es femmes fragiles et po£ti-
ques. II est souple, cajoleur, a le compliment
onctueux, tris tendre, tris I6ger. Elles Tadorent.
M Ue Eug6nie de Gu6rin, en son chlteau de Cayla,
LES MUSES PLA1NTIVES 2
exulte, au milieu de scs chagrins, a lire M.
Sainte-Beuve, a recevoir « son 6criture vivante
ainsi M"" Blanchecotte, que le poite compara
miss Felicia Heemans, la Sapho anglaise. Dev;
Vigny, M mt Colet sent battre son cceur, sa m;
tremble. Et, plus tard, dans un salon, M"' S
fert, qui ne vient que rarement de Lyon a Pai
se trouve devant un vieillard alerte, le front Mat
le visage colore, qui lui dit simplement : « \
demoiselle Siefert, je suis bien heureux de vc
voir ». Quelqu'un die : « C'est Victor Hugo
Alors Louisa sent son cceur fondre au deda
d'elle, ses jambes flechissent ; il lui semi
qu'elleva mourir. Ainsi etaient-elles extrememt
tendres, sensibles et douces. Des que l'amour
la gloire les touchent elles tremblent, portent
main au cceur et sont pretes a pleurer.
Elles eureut une pofeie a l'image de leur are
extremement plaintive et tendre. Ce « don c
larmes » que Micbelet admirait chez M me D<
bordes, s'il se retrouve affaibli chez les auti
muses voil6es de cette epoque, n'en offre i
moins, chez toutes, un grand crnrme. El
errent, par les soirs chauds d'6te, dans les bea
paysages ; elles sont attentives a ecouter le
212 PORTRAITS FRANQAIS
coeur ; leur voix s'accorde £ celle des peupliers ;
elies ont un sentiment dfilicieux de la nature.
Avant de goftter des bois et des montagnes, des
fleurs et de la mer, Taltifere majest6, elles &ou-
tent volontiers le petit souffle du vent sur le lac,
se penchent sur les fleurs et en re$oivent le par-
fum. Ainsi Tardente Valmore aime les roses
avant de tout aimer de ce dont les jardins se
fleurissent, et, de leurs voluptueuses gerbes, se
pare et s'embellit ; M me Tastu 6crit, & treize ans,
Lt Risida> et, de cette fteur discrete, imprtgne
toute sa vie ; Eugenie de Gu6rin adore du fraisier
la structure exquise ; Pauline de Flaugergues dit :
L'£b£nier rajeuni balance, gracieuses
A la brise de mai, ses riches grappes d'or...
et, dans la solitude de la Vall6e-aux-Loups, 6coute
le murmure des aulnes et des coudriers, s'en ins-
pire dans le chant de ses belles melodies.
Plus tard, M lle Stefert, en sa maison des Orraes,
prfes de Lyon, aimera de sa retraite « le site
champfitre, la petite terrasse ombrag6e et fleurie,
la vue un peu bornte sur le pr£ et les coteaux de
vigne, le vallon fuyant et le grand bois & Tho-
rizon » ; M me Colet, moins 6th6r6e, plus sen-
suelle, de qui le rude Flaubert devait un peu
effrayer la langueur, aimait, comme un peintre, la
« fraicheur des eaux », Tam6nit6 des mousses »
LBS MUSES PLAINTIVBS
Senteurs monunt de U terre iu del bleu.
Sans avoir, comme George Sand, ce don de
porter jusqu'au pathetique le genie du paysage,
toutes sont exquisement emues a en penetrer t<
charme, a en gouter 1'espace, le repos et te mur-
mure.
L'amour nait-il ? Elles en soufirent comme d'an
mal qui les brise, ne savent pas accorder a leui
gout de la nature, a son apaisante grace, son im-
pulsion ardente. Mme Valmore est, de ces fem-
mes, celle que la passion toucha le plus viotem-
ment. La part la plus vive de sa poesie est faite dc
ce cri que l'amour lui arrache ; sa face est mouil
lie de pleurs; son cceur defaillc, sa main trem-
ble ; elle demeure accablee et, volontiers, eicrit :
« J'ai it& longtemps etonnee et plaintive de souf
frir ». Cette Hamande porte en sot, comme unt
femme d'ltalie, des tresors de passion ; mais cette
amante est muse et sa lyre reste brisee de tout It
poids de son cceur. De la cette poisie trempee dt
larmes et de caresses, cette soif d'aimer, et, pesani
sur elle d'un poids accablant, ce mal interieur !
Baudelaire, qui a aime Valmore mieux que per
sonne, ecrit de sa poesie que « c'est un simpli
jardin, romantique et romanesque. Des massi£
de fleurs y representent les abondantes expression!
du sentiment. Des etangs Hmptdes et immo-
214 PORTRAITS FRAN^AIS
biles qui r£fl6chissent toutes choses s'appuyant
& Tenvers sur la votite renvers£e des cieux, figu-
rent la profonde resignation toute parsem6e de
souvenirs. Rien ne manque k ce charmant jardin
d'un autre 4ge... » Et Tamour, la tristesse, la
nature et la foi concourent & donner cet exquis
assemblage. Et ce portrait n'est pas que celui de
Marceline. II retrace le fiddle m£daillon de toutes les
Muses de ce temps-li, froissies et sentimentales.
De Tillustre Marceline k la plus humble des poe-
tesses de V Almanack des Dames ou du 36 usie des
Families, que Pitre Chevalier dirige, toutes offrent
Taspect lointain, fragile et r£sign£ de beaux anges
accabl£s par le poids du destin. Les plus humbles,
les plus oubltees, celles dont on retrouve les vers
au rez-de-chauss6e des vieux journaux de la mode,
dans les keepsakes et les almanachs, ne sont pas
les moins touchantes de ces femmes d£soltes.Qui
se souvient encore de M me de Montanclos ou de
M Ue Iphig6nie de V6gabre ? Cependant, vers 1835,
I* Almanack des Dames publiait d'elles les plus ex-
quis po&mes qui soient !
Certes, k s'exag£rer, la plainte de ces belles
ames, que ne soutenait pas toujours, comme chez
Marceline Desbordes-Valmore, la plus franche
Amotion, devenait la niaise romance sentimen-
tale. Et c'ltait, a c6t£ du doux et charmant
talent de quelques-unes, le banal « vergissmein-
LBS MUSES PLAINTlVES 21
nicht » de beaucoup d'autres. La romance a et
la faiblesse de ces femmes. Aupres de M™* Val
more elle-meme, il y avait cette harmonieus
3me triste : M™* Pauline Duchambge qui, parfois
se plaisait a traduireen musiqueles beaux versd
Marceline et a qui Marceline elle-meme ecrivait
en une lettre evoquant des souvenirs : « Tu sai
le suite dont les mots m'echappent, mais qui de
vaient dire : Nous pleurerons toujours, nous pai
donnerons et nous tremblerons toujours ; not
sommes nies peupliers ». II y avait les romances d
M™" Gail que Yjtlmanaeh des Dames admirait
Jeunc el cbarmante Isabelk, vims icouter a doux set
merit. Et il y avait enfin les romances, les inou
bliables et plaintives romances de Lolsa Pugct
La Confession du Brigand, Ave Maria, la Btnidi
Hon (fun Pire, A la Grdce de Dieu, ceuvrettes no
sans grace, mais d'un trop abondant desordn
M"' Puget en composa de nombreux recueil
aujourd'hui oublies. EUe-meme valait mieux qi
ses chansons. C'etait, vers 1832, une gracieu:
jeune Bile blonde, fort belle et qui chancait biei
George Sand, qui la connut enfant, a laisse d'ell
dans ses OiCtmoirts, ce portrait ingenu : « Lo'i
etait une enfant terrible, plus terrible que toi
ceux du Plessis. Jolie comme un ange, pleine (
reparties drdles, elle savait se faire gater par toi
le monde. Elle a produit des cboses gaies, d'it
2l6 PORTRAITS FRANQAIS
tentions spontanies, d'un rythme heureux, d'unc
couleur nette et d'une parfaite rondeur. Ce sont
des qualitfc qui l'emportent encore sur la vulga-
rity du genre. Mais moi qui me souviens d'elle,
plus quelle ne Timagine peut-6tre, je sais qu'il y
avait en die beaucoup plus qu'elle n'a donn6... »
Lo'isa Puget avait une m&re cantatrice ; elle dpousa
plus tard un M. Gustave Lemoine qui Acrivit les
paroles de ses romances. Celles-ci firent Fenchan-
tement de tout un peuple d'6tudiants et de gri-
settes. Et ce fut la gloire rAelle de Lo'isa d'etre,
durant tout un lustre, la Sapho de Mabille et de la
Grande Chaumtere !
*
Ecrivent-elles des romans, ces femmes douces
et bris6es transportent dans le rtcit en prose lc
trouble qui tourmente leur cceur de podte. Les
id£ales amours qu'elles n'ont pas v£cues, elles les
content dans leurs oeuvres. Aux titres 6nigmati-
ques et romanesques elles aiment k donner un d6-
veloppement aventureux. Et, sous leur plume ins-
pire, c'est le plus souvent le r6cit de path6tiques
episodes, que se plait & retracer leur imagination.
Beaucoup sont impr6gn£es de Rend, de Werther,
d'Adolphe ; beaucoup se souviennent de Clarissc
et de YHdloise. Elles offrent de belles plaintes en
une prose emport6e que souligne volontiers un
LES MUSES PLAINTIVES 217
violent romantisme. Certes George Sand esr le
maitre, mais il y a chez elle un piofond sentiment
de la nature et de la vie, une sorte de vraisem-
blance impossible a retrouver chez les autres. Au-
dela de Lilia et de Consuelo se cree ainsi, durant
le siecle toute une etrange litterature de femmes.
Ainsi, de la Valine de M ac de Krudener a Yvonne
de Coatmorgan de M 1 " Zenaide Fleuriot, ne cesse-
t-on de voir fleurir tout un monde romanesque
d'etranges ceuvres : Lionie de Montbreuse de M me
Sophie Gay, ^Adile de Senange de M m * de Souza,
Alphonse et Juliette de Melanie Waldor, le Marquis
de Fontange de M m ' de Girardin, Pauline de Som-
breuse de M 11 ' de Senancour. Les aventures inoui'es
qu'elles avaient reve d'accomplir ne trouvent a se
realiser que dans les fictions ameres de leur cer-
veau fievreux. Ces femmes desesperees effrayent
un peu V amour. La renommee qu'elles convoi-
tent ne peut guere s'accorder avec lui. Pour une
Delphine de Girardin dont a le bonheur d'etre
belle » est une perpetuelle fete, pour une Sand,
pour une Louise Colet, goutant avec transport a
I'ivresse amoureuse, que de Muses pauvres et de-
laissees attendent, sans jamais le connaitre, le de-
nouement heureux. Valmore, dont le beau cceur
I ardent semble un flambeau inextinguible, est, de
' ces amoureuses, celle qui jeta les plus beaux cris :
2l8 PORTRAITS FRAN£AIS
Oui, Ja moitie qui manque a tes jours Iphemeres
Elle bat dans mon sein ou tes traits sont vivants...
Mais, de toutes aussi, elle est la plus d6chir6e.
DeM.de Latouche k M. de la Tour sa belle ime
inquidte se partage et s'6puise. Et Famour que les
hommes ne savent point accepter, cette femme
admirable le reporte sur ses enfants. Entre ses filles
ch6ries, In6s et Ondine, elle semble trouver le
repos que son coeur inquiet n'a point connu encore.
Mais il est dit que ce grand poete doit porter
une grande souffrance. Sa fille « Infes, Tenfant du
monde qui a le plus besoin de caresses », meurt
dans ses bras. Elle est frappfe de ce deuil ; et, de-
puis, sa face reste ainsi que celle de la Niobfe an-
tique, toute ruisselante des pleurs du maternel
amour. Ainsi sont-elles toutes. Elles attendent et
s'6puisent ; et quand le bel id6al qu'elles avaient
entrevu n'est point venu k elles, elles se tournent
vers les tfites charmantes des enfants, en caressent
le front pur et, d'un baiser fi6vreux, couvrent leurs
boucles blondes. M me Valmore a 6t6 ce grand
podte des enfants. M me Tastu Ta 6t6 aussi. Pour
celles qui n'ont ni amour, ni enfant, leur lot est
de se d£vouer k quelqu'&tre detection, k un pere
ou un frere ou simplement k Thomme malheu-
reux qu'elles ont rencontrS. Ainsi M Ue Eulalie de
Senancour se fait Tange gardien de Tauteur d'O-
LES MUSES PLAINTIVES 2IJ
bermann, M lle dc Flaugergues est le dernier rayon
du sombre Latouche. Ainsi M lle Eugenie de Gu6-
rin. « Elle vient, dit Sainte-Beuve, la derntere
dans cette procession des vierges ». Le culte qu'elle
a vou6 & son frdre ressemble & celui que Monique
avait pour Augustin ; il a le go&t amer de la mort.
En son chiteau de Cayla elle n'a d'unique bon-
heur que de vivre et de vieillir avec le cher souve-
nir de Maurice. De toutes les Muses ce sont \k les
plus resignfies...
* *
Puisque, de toutes ces femmes, la plus admi-
rable est toujours M me Valmore, il semble bien
qu'on doive, & la supreme minute, F6voquer
avant toutes les autres. Quand Finstant fut venu,
pour cette muse adorable, de quitter tout ce qui
fait la joie et le mal de la vie, le coeur ardent qui
6tait en elle se mit k battre avec plus de violence.
Alors elle 6tait vraiment belle, quoique igfe.
Michelet, qui la vit, a 6crit combien elle 6tait
6mue & ce moment, « trouble de sa fin prochaine
et (on aurait pu le dire) ivre de mort et d'amour ».
Cependant le froid du marbre immobilisa son di-
vin visage, lui donna la pileur du torn beau.
Depuis elle nest plus visible qu'en ses vers san-
glotants. Ainsi ces femmes charmantes allaient au-
devant de la mort comme vers une dtlivrance.
220 PORTRAITS FRANQAIS
Leurs maux de l'&me 6taient si grands qu'il sem-
blait que l'tternel sommeil put seul les en guferir.
Voili ces pauvres Muses ! EUes ont pass6 leur vie
k se plaindre et pleurer et k Tinstant final elles
sourient de quitter cette triste vallde de larmes.
Cest le temps pour elles d'aller sous les saules.
Elles sont semblables k de belles fiancees piles :
Ma vie, A mon Seigneur 1 calme s'en est allee ;
J'ai fait corame le lis hnse" dans la valine,
Je suis morte dans ma blancheur.
Ainsi chante Anais S6galas ! Et M Ile de Gu6rin
lit les Saints disirs de la Mart, se transfigure au
dernier instant de sa vie, d'ardeur et de pi6t6. Et
M Ue de Flaugergues n'est plus qu'une fleur dont
la tige est brisde ; et la pauvre M lle Mercoeur s'en
va de la poitrine. M6lanie Waldor a cont6 sa fin
et comment le mal la prit pour ne plus la quitter.
Cdtait en 1835. Elle eut de belles fundrailles. Bai-
lanchesuivait le petit cercueilblanc. Chateaubriand
itait dans le cortege ; « le vent faisait flotter ses
cheveux grisonnants, une pofcie religieuse impos-
sible k dfecrire rayonnait sur sa physionomie pro-
fonddment alt6r6e. » Elisa laissait une m£re 6plo-
r£e. Celle-ci se montra inconsolable, se fit T6diteur
des oeuvres de sa fille, 6crivit, k sa louange, une
notice d6di6e « k toutes les bonnes et vertueuses
jcunes filles » et, d'un accent tmu, s^cria publi-
LES MUSES PLAINTIVES 221
quement : « Si la vie pouvait payer la vie, Elisa
Mercoeur serait pleine d'existence et sa mfere re-
poserait dans la tombe. » Ainsi devait dire un jour,
avec non moins d'6lan, en rappelant de sa fille
les fidiles souvenirs, la m£re de Louisa Sidfert...
Telles sont ces Muses. La plupart furent des
femmes fragiles et frissonnantes ; elles furent dfaes-
p£r£es. Elles errerent dans les pares vetues de robes
fanles et de chapeaux k fleur. Leurs imes inspi-
res itaient toutes romanesques. C6taient Ik de
pauvres petites kmes dichiries de plaintes. Mais
ces kmcs-lk avaient « une puissance d'oragc »
Strange et tr£s douce. Et, dans ce cielromantique,
ou tant d'aigles ont plan£, elles passent, blanches
eolombes, avec un doux bruit d'ailes.
La Vie de M. Paques
... aidant au boa temps... supportant
lc meuvais... et fauant U barbe & tout
lc monde.
(Le Barbier de SevUU.J
c ... il faudra venir me ▼oir «ur le
Grand Be et etre fidele a ma memoir*.*
Chatiaubkulmd, a Julien Danieto, torn
secretaire (derniere entrevue)*
A Jules Bertaut.
Une figure douce et rosie, animfee, malgr6
Tige, de deux petits yeux vifs, parte d'une barbe
courte et blanche ; un front tres ample enfoui &
moitifi sous une mince calotte d'atelier en velours
bleu; la propret6 la plus irr6prochable dans toute
la personne; la mise simple et cossue de ces
vieillards qu'on voit, dans les tableaux flamands,
i
LA VIE DE M. FAO.UES T.
assis prcs de la fenetre, en meditation ; les mai:
petites et delicates ; le sourire aimable ; l'accui
amdne et discret ; tel se presente, au physiqu
M. Paques. Au moral, M. Paques, dont la pens'
est fine et teintee de bonhomie, n'est ni moi
souriant ni moins doux. M. Paques vit de soi
venirs et ceux-d sont ranges avec art dans s<
clair cerveau propre et dans son coeur emu.
On m'avait dit souvent :
— Allez voir M. Paques. II a connu Juliette
Rene\ et, de sa main de coiffeur, a frise les ch
veux blancs de M rae Recamier a l'Abbaye-aux-Boi
il a rasd jadis, sous Louis-Philippe, MM- Ampe
et de Chateaubriand. C'est un sage et charma
vteillard ; 11 a garde de son temps la m£moi
attendrie. . .
J'allai voir M. Paques. Je montai, un matt
au pied de la colline de Montmartre, 1'une d
larges avenues qu'encombrent, jusqu'a midi, i
double rang press£ de verdurieres et de camelot
je pris la petite rue fitroite et provinciale, q
s'eleve en pente legere de l'avenue vers la Butti
je m'arretai devant l'une de ces antiques demeur
a facade usee sembtable a toutes celles que Balza
en son temps, a cent fois decrites ; je montai
vieil escalier etroit, m'arretai au second etag
devant une porte modeste et banale, et sonni
Un court instant, l'espace d'une minute, des p
224 PORTRAITS FRAN£AIS
sourds et trainants marchant vers le seuil ; enfin
la porte qui s'ouvre. Je suis chez M. Piques.
Le bonhomme est petit, un peu frfele, comme
enfoui dans un large fauteuil aux bras amples, du
genre Voltaire; il est coifl£ de sa calotte et scs
deux pieds douillets, chauss6s de pantoufles a
fleurs, reposent sur un coussin que, sans doute,
jadis, M me Piques broda.
La ptece dans laquelle M. Piques re$oit, en-
tour6 de sa chatte noire et de sa gouvernante, est
ancienne et fante comme lui-mfeme; les cadres
d6mod£s, de vieux daguerreotypes ornent seuis les
grands murs que recouvre un papier effac£ ; les
rideaux sont ternis et, dans les angles, les meubles
scrupuleusementpropres, trahissent un long usage.
La petite pi£ce est simple et recueillie; le seul
tic-tac 6gal d'un coucou de bois Famine ou, par-
fois, le crissement rapide que font, en frottant le
parquet cir£, les ongles de la chatte noire. Ici tout
est paisible et doux, peupl£ du pass6. Un rayon
de jour tombe sur M. Piques et son visage ancien,
le baigne de soleil pile et ttede et le rechauffe un
peu; les yeux briilants s'animent, dans la face
blanche ; on est surpris ; on ne sait par quel heu-
reux hasard ce vieil homme oubli6, vestige d'un
bel ige de gloire et de plaisir, put se garder si
bien jusqu'i nous et vivre, inaper^u, au milieu
LA VIE DE M. PAQUES
dc tant de souvenirs, dans ce coin isole du i
martre turbulent.
M. Piques a le geste onctueux, envelo;
comme ecclesiastique; il fait signe et vous i
place. Puis un silence. M. Paques attend ;
recueille et sourit. C'est le moment, alors ■
de laisser tomber les mots evocatoires, la
phrase courte et magique qui va redonner
un instant, a tout le vieil homme emu :
— Ainsi, monsieur Paques, vous coi
Chateaubriand ?
Un sursaut; un eclair dans le regard n
Et M. Paques repond :
— M. le Vicomte etait en effei de mes
je 1'ai beaucoup connu...
M. Paques est tres vieux. II a quatre-vin
ans, mais ses souvenirs sont frais et vivac
les confie souvent et les ecrit parfois. Je c
longue et belle vie de M. Paques.
« M. Piques, dit Tony Re\illon, est n
un petit port de la Manche (i). » Ce pet
est meme un grand port, car c'est Boulogn
mer. Ce dut etre par un matin de cloches ■
(l) Paques, Le Coiffeur de Chateaubriand, avec Di
Tony R£villon. Paris, se trouve chez l'auteur (1871)
226 PORTRAITS FRAN£AIS
vril (car le nom de M. Piques est plein de caril-
lons) que parut au monde Tenfant qui devait
devenir, plus tard, selon le mot d'un de ses bio-
graphes, <r un barbier de quality (i). » On ne
sait rien de son enfance, sinon qu'elle fut douce et
ch£tive et se passa dans le d6cor de cette viile de
marins. De la boutique de M. Chauchois, qui
donnait sur h rade, le jeune Piques observait
par les vitrcs, en faisant ses debuts et rasant les
clients, le jeu des voiles blanches sur le fond de
la mer et du ciel. Cela lui donna, en mftme temps
que le gout du rfeve, le disir des voyages. « La
jeunesse dor£e boulonnaise et l'6tat-major de la
garnison » encombraient bien, au dire de M. Pa-
ques, la petite boutique de son maitre, mais ce
qu'enviait le jeune provincial, c'6tait le plus haut
destin d'un coiffeur de grande ville. Paris Tatti-
rait. II r&olut d'y venir et, lest6, x pour toute for-
tune, de cinquante francs eh luisantes pieces de
cent sous, le jeune homme quitta les siens, prit
la diligence et vint se presenter, k Paris, pr£s la
Sainte-Chapelle, au bureau de placement des coif-
ieurs. H d6buta d'abord chez un posticheur qui
l'occupa, tout le jour, a tresser des circassiennes
pour les dames. Mais la fortune veillait sur lui.
(i) Joseph Galtier, Un Barbier de qualiti (le Temps, 17
ftvricr 1904).
LA VIE DE M. PAQUES 227
« J'avais — dit M. Piques — l'intuition des ex-
ploits du c£l£bre Barbier de Seville. » Le hasard
servit M. Piques. Quelqu'un le pr&enta au due
de Brunswick, ce prince excentrique qu'une revo-
lution avait chassi de ses fitats et qui menait i
Paris une brillante vie luxueuse. Le due trouva le
nouveau venu timide, respectueux, diligent, habile
en son art, et se l'attacha. Mais bient6t M. Pi-
ques eut a faire ses malles ; le due partait en An-
gleterre emmenant avec lui les gens de sa maison.
Ce sont la les debuts r6els de la vie aventureuse
du barbier de quality que n'allait pas tarder i de-
venir M. Piques.
Alors le dandysme r6gnait a Londres. Le sou-
venir de Byron et du divin Brummell comman-
dait encore i la mode ; mais celle-ci devenait plus
fran^aise et, e'est du comte d'Orsay que les jeunes
lords 6l6gants imitaient d&ormais le pli des cra-
vates, Thumeur plaisante et les mani&res. D'Orsay
6tait populaire, rignait, en vrai lion qu'il £tait,
sur le troupeau nombreux de la. fashion. Le due
de Brunswick le voulut connaitre et, le connais-
sant, lui park de M. Piques. Le beau comte r£-
clama, pour lui-meme, les soins du coiffeur fran-
$ais; et ce fut li, pour ce dernier, apr£s ceile du
due, la seconde des tetes historiques qu'il eut
Thonneur daccommoder. Nul — mieux que M.
Piques — ne savait, avec plus d'art et de sou-
228 PORTRAITS FRANQAIS
plesse, manier le fer k firiser, verser sur la cheve-
lure le vinaigre et Phuile de Macassar. Ainsi
M. Piques acquit de la renomm£e ; les dandys se
le disputferent au point de tenter de le garder :
mais M. Piques 6tait fiddle, tenait au due, quitta
Londres aprds lui, le suivit i Birmingham, puis i
Oxford. Li, notre Fran$ais trouva la ville en
rumeur, le public houleux et, de toutes parts,
les h6tels assi6g6s d'6trangers. M. Piques apprit,
par son maitre, que tant de gens ne se pressaient
que pour venir entendre, le soir, au thiitre,
M mc Malibran. Le due lui-m&me, 6pris de la belle
voix de Maria-F6licia, avoua n'avoir quitt6 Lon-
dres que dans le dessein d'approcher de cette
femme de g6nie. Le due avait des titres, sut les
faire valoir, fut re$u en effet, et li, comme chez
d'Orsay, M. Piques, le fer et la houppe en main,
put se glisser et s'offrir. Le sourire divin de Garcia
Malibran accueillit comme il faut le maitre et le
suivant. M. le due soupira, mais M. Piques frisa,
et, plus heureux que le prince, fit pencher sous
ses mains d'artiste cette tfete adorable...
C6tait en 1836. Garcia Malibran, bris6e en-
core de Taffreuse chute de cheval qu'elle avait
faite i Londres, souffrant d£ja du mal sourd qui
devait Temporter, sentait sa fin prochaine et,
selon le cri de Musset, savait « qu'au sortir du
thSitre un soir dans son linceul il faudrait la
LA VIE DE M. PAQUES 229
coucher ». Alors Maria-F6licia avait vingt-huit
ans et se faisait plus belle, et sa voix admirable
se faisait plus vibrante, a mesure que s'approchait,
pour elle, le sublime et fatal instant ou cette
unique artiste mfelant Tart et la mort, devait
expirer, en chantant, dans le duo ultime d'Andro-
nico.
Cest un soir, a la veille meme de jouer, que
la grande cantatrice, se voulant plus agriable et
toujours plus par£e, appela aupres d'elle, au th£4-
tre d'Oxford, le Figaro du prince. La loge 6tait
tendue de soie rose ; Maria-F6licia, perdue dans
un froufrou de soie et de satin, 6tait & sa toilette.
A la vue 6blouissante de cette femme unique,
M. Paques manqua d£faillir ; toutes les cloches de
son coeur, toutes les cloches de Piques, sonnfe-
rent, dans sa poitrine, leur carillon fou. Et, depuis
tant d'ann£es, depuis cet unique instant, il en
est demeurf, i la plume naive du bon vieillard,
le I6ger tremblement.
« Que de richesses ! s'toie, en se remdmo-
rant l'image de M me Malibran, le digne et brave
homme. Que d'dclat dans le satin de ses ipaules
nues et des adorables contours dont un tissu trans-
parent et capricieux ne dissimulait qu'i demi les
teintes empruntSes au lys et k la rose! » Et
M. Paques ajoute, se souvenant du trouble oil
le mit pareille vue ; « Je fus ibloui ; mon coeur
23O PORTRAITS FRANQAIS
bondit dans ma poitrine; mes jambes faiblirent, a
la pens6e que mes doigts, en d£veloppant et dispo-
sant la chevelure, aliaient bientot effleurer tous
ces tr&ors... M me Malibran avait tant de grace,
de po6sie, de puret6 dans toutes les lignes, ^at-
traction dans les mouvements ou dans les formes,
qu'on 6tait forc6 de 1'admirer, de totnber a ses pieds
ou de chercher un appui. »
Quoiquetr£s 6mu, M. Piques sutse moiitrersi
habile et sa coiffure se trouva si parfaitement
riussie qu'il parut bien qu'il eiit, ce soir la,
ajoutd au triomphe de la grande Ninette. Les
rappels augmentaient en se succ6dant. Enfin, toute
vibrante encore de Tespagnole ardeur de Rosina,
la Malibran quitta la sc£ne, regagna sa loge,
trouva & sa porte le sensible et savant coiffeur.
Lui, k nouveau, pensa mourir. Mais elle,avecson
grand charme simple, lui jeta, d'une voix rapide,
ces mots charmants : « A demain, faites-moi
aussi belie. »
La Malibran passa. Encore quelques soirees, et
la « harpe vivante attach6e k son coeur » allait se
briser d'un coup. Mais cela, dans le bruissement
du satin, le mouvement, le charme et la musique
qui montaient d'elle, au moment qu'on ne pou-
vait deviner. Elle passa. Et, de cette minute de
gloire avant le deuil, M. Paques a gard£, pour
toujours, le parfum au coeur.
LA VIE DE M. PAQUES 23 1
*
* *
M. Paques voyagea longtemps, quitta Oxford
et Manchester, vit les montagnes d'ficosse « ou —
dit-il — les fleurs abondent, d&icates, surtout les
roses sauvages qui s'6panouissent aux flancs de
tous les chemins». Mais son cceur elegiaque 6tait
frapp6 ; ce coiffeur sensible ne pouvait point se
consoler de la perte de Maria-Felicia; la mort de
la diva — en lui montrant le n£ant de la gloire
ct de la fortune humaines — Tavait incite a ne
voir, dans Tavenir de sa position, qu'un objet de
crainte et de lointaine defiance. Bient6t la nos-
talgic s'empara de sa pensfe; M. Paques, en pre-
sence de Tennui qui faisait de son existence la
plus am£re de toutes, n'h&ita point a rompre
avec la fortune, prit congd de M. le due, revint
& Londres, s'embarqua, revit Boulogne et bientot
Paris. L&, M. Paques apprit k se perfectionner
encore dans son art, fr6quenta, au Palais-Royal, la
belle acad£mie de coiffure ou les lemons de Croizat,
de Hamelin et de Mariton ne tard£rent point a
faire de lui Tun des maitres du moment. Peu apres,
l'amour occupa sa pensee, anima, une fois de plus,
le carillon de son coeur; si bien que, feru de pas-
sion, le barbier sentimental prit femme et se
maria. II fallait vivre. « On cr£pait peu dans ce
temps-U, » dit M. Piques; mais on faisait des
]
2^2 PORTRAITS FRANQAIS
postiches. Engag6 i forfait par le c6l6bre Monin,
le jcune artiste qu'6tait M. Piques vint s'installer,
avec son 6pouse, au quatrteme 6tage d'une mai-
son qu'occupaient a la fois, rue Saint-Honor^, le
caft de la Rdgence et Lepaute, horloger du Roi. Ce
fut le temps des veilles laborieuses. « Que de nuits
passies sur ma the de bois ! » dit justement M. Pi-
ques. Mais aussi que de triomphes ! On se trou-
vait prts des Frangais; c'6tait le temps, d6ja, des
batailles romantiques, et M. Piques, maintes fois,
fut appelS i donner ses soins a Fr6d6rick Lemai-
tre, k Tacteur Lafond « tou jours fris6 au petit fer
avec les che veux courts » , i la grande Rachel ; c'est
lui enfin qui coiffa, pour Mademoiselle de Belle-
Isle, 1'illustre M lle Mars.
Ce furent li de beaux moments et M. Piques
connut que sa profession est noble et legale des
autres arts, puisque sans le secours du fer et du
peigne, aucun de ccs grands acteurs et de ces
femmes divines n'etit oser se risquer & paraitre
sur la scfene d'un thSitre. Mais ce ne sont point
i encore les plus parfaits des jours de gioire que
M. Piques ait v6cus. Ceux-ci seulement vont
commencer et se marquer, pour lui, de l'6clat de
tout le lustre litt6rairc. M. Piques, las de toute
la factice gioire dramatique que lui offraient ses
clients des Fran^ais, songeait de pratiques plus
nobles et de plus illustres tfetes. Alors celle de
i
LA VIE DE M. PAaUES 2$$
M. de Chateaubriand 6tait k vendre et le petit
coiffeur de la rue de Grenelle-Saint-Germain, k
qui vint succ6der un beau jour M. Paques, la c£da
pour trente francs, payables, suivant le contrat,
apr&s un mois d'essai et ragr6ment de Tillustre
6crivain des Martyrs...
M. de Chateaubriand habitait alors, 1 13, rue du
Bac, un appartement, au rez-de-chauss£e, ouvrant
de plain pied sur une petite cour plantde d'arbres
et de massifs que dominait le grand et beau jardin
des Missions £trang£res. Ayant renonc£ au monde
et k la politique, M. de Chateaubriand, tout oc-
cupy de la redaction de ses MSmoires, menait, rue
du Bac, pour Tunique fois de sa vie peut-fetre aux
cdtds de M mc de Chateaubriand, une existence
paisible et casaniere. C'est Ik que le vit M. Paques
pour la premiere fois. M. Paques 6tait introduit
le matin, apres que l'illustre tcrivain avait pris le
chocolat ; parfois M. le vicomte n'avait pas achevi;
M. Paques attendait en causant avec le secre-
taire. « M. de Chateaubriand 6tait de petite taille,
ch6tif ; son front haut, tr£s d£velopp6, r6v£lait le
g6nie. Je le vois encore, dit M. Piques, assis
dans un grand fauteuil, ayant, k sa gauche, la
chemin£e ou p£tillait un feu clair en toute saison,
car il 6tait frileux. A sa droite se trouvait une
table charg£e de papiers, de livres et de journaux
politiques et littfiraires de tous formats et de toutes
234 PORTRAITS FRANQAIS
nuances; tout cela pfile-mele et dans un admi-
rable d&ordre. J'6tais autoris£, ajoute M. Paques,
k prendre, dans le tas, les journaux qui me conve-
naient ; chaque jour j'en emportais trois ou qua-
tre pour la plus grande satisfaction des clients de
ma petite boutique. La bouilloire contenant Teau
qui devait servir pour la barbe clapotait devant
l'atre. Je rasais sur place... »
Le repas achev£, M. le vicomte prenait place au
fauteuil, ramenait sur ses jambes maigres les pans
de sa robe de chambre. Alors commen^ait la quo-
tidienne stance oil tous trois travaillaient, M. Pi-
ques rasant M. le vicomte, M. le vicomte dictant
ses Mimoires et le secretaire les 6crivant. Ces
stances n'allaient pas toutes seules ; plusieurs du-
r£rent deux et jusqu'i trois heures. Parfois M. le
vicomte s'arr£tait pour relire et corriger, le
savon au menton; M. Paques, respectueux, se re-
culait tenant le plat & barbe ou la serviette. Un
grand silence. Au dehors seulement, dans les
arbres du jardin, la petite plainte du vent qui
passait, ou dans l'atre, le cr^pitement du bois sec,
le bruit des etincelles. M. Paques employait le
temps de ces interruptions k recueillir, un par un,
de son grand homme, des cheveux dont il fit,
plus tard, des tableaux. « M. Paques, dit Tony
Rivillon, jouissait de son client. » Le fait est
qu'il Tadorait et que sa v6n6ration, pour M. de
LA VIE DE M. PAQUES 2tf
Chateaubriand, atteignait le plus naif et touchant
fanatisme.
Le repos et la lecture finis, M. de Chateaubriand
reprenait le plat et la serviette ; le respectueux
secretaire couvrait & nouveau d'icriture r£gu-
liire les hauts feuillets blancs, et cependant que
le fer de M. Piques courait sur son menton, M.
de Chateaubriand pensait & la phrase qu'il allait
dire et la construisait mentalement. Quand celle-
ci itait aussi parfaite que le souhaitait son gout,
il faisait signe ; M. Piques s^cartait, le secretaire
s'inclinait sur la feuille, et, d'une voix grave, lente
et mesur£e, M. le vicomte dictait. II dictait ses
souvenirs. C£tait toute sa vie qu'il rappelait par
kmbeaux devant son barbier et son secretaire.
Parfois c'6taient de solennels tableaux histori-
ques : « Le G£nie du christianisme, dictait alors
M. de Chateaubriand, qui faisait, en ce moment ,
beaucoup de bruit, avait agi sur Napolion. Une ima-
gination prodigieuse animait ce politique si froid ; il
We&t pas etice qu'il it ait, si le ginie n'edt eti lit...
Bonaparte m'aperqut et me reconnut ; f ignore & quoi.
Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait
qui il cherchait ; les rangs s'ouvrirent successivement ;
chacun espirait que le consul sarrtterait h lui ; il
avait Vair d'eprouver une certaine impatience de ces
miprises. Je m'enfongais derriire mes voisins. liona-
23 6 PORTRAITS FRANCAIS
parte ileva tout h coup la voix et me dit : « M . de
Chateaubriand... »
L'instant itait solennel. Pas un bruit, pas un
souffle. M. Piques, muet d'admiration, buvait,
Tune apr£s Tautre, ces belles paroles definitives ;
et c'6tait son orgueil d'en jouir avant tout le pu-
blic !
M. de Chateaubriand mettait tout son coeur
dans ses Mtmoires. Lui-mfcme a dit qu'ils furent
« l'objet de sa predilection ». II y avait travailld
dans ses voyages diplomatiques, k Dieppe, et £
Londres, dans sa retraite isol6e de la Vallee-aux-
Loups ; il y travaillait encore k Paris. Et ce n'6-
taient point toujours de grandes scenes de Phis-
toire ou d'impr^vues rencontres avec Washington
et Napoleon, bien faites pour flatter son orgueil,
que dictait ce merveilleux maitre de la phrase et
du style. Mais c'etaient sou vent de plus doux sou-
venirs ; c'etaient les ombres des annees chores,
les formes des amoureuses et des amies qu*£vo-
quait, devant le tombeau de son coeur, ce grand
d&oli. Mesdames de Caud et de Beaumont revi-
vaient alors dans le souvenir attendri de Ren6.
M. Piques 6crit que M. de Chateaubriand, loin
d'etre aussi froid qu'on l'a dit, etait sensible et
pleurait. La fois ofi il commen^a de dieter cette
divine page sur la mort de Madame de Beaumont :
« ... Un jour je la menai au Colisie ; c' it ait un de
LA VIE DE M. PAQUES 237
ces jours d'octobre tels qu'on en vcit h Rome... » II
ne put y tenir plus longtemps, laissa couler ses
pleurs, et, dit M. Piques, « mouilla de larmcs la
page de ses Mimoires. »
Cdtaient li de beaux instants ; mais tous n'6-
taient pas si sombres ; il en 6tait de plus riants
que M. Piques a contfe. « M. le vicomte, dit M.
Piques, aimait beaucoup les petites chroniques,
les historiettes dr61atiques ; connaissant son go At,
fen faisais provision ; en cas de disette j'inventais
(sic). Et lui de rire comme un enfant i gorge
d6ployfe. » Parfois madame de Chateaubriand,
quoique souffrante et chagrine, for^ait le sanctu-
aire et p6n6trait. « Bien que froide et peu con-
tente, dit M. Piques, elle me t£moignait beaucoup
de bienveillance et avait avec moi le petit mot pour
rire. Assez friquemment, s'adressant i son mari,
elle disait en entrant : « Eh bien ! ami, que t'a
racont6 M. Piques ? Quelle nouvelle t'a-t-il ap-
port6e ? » L'excellent homme r6p6tait mes faribo-
les en les amplifiant et 6tait pris d'une nouvelle
quinte d'hilarit6 ». Madame de Chateaubriand
avait une perruche qu'elle affectionnait. Cette
perruche n'aimait pas les barbiers ; elle assourdis-
sait M. Piques de ses cris et lui piquait de grands
coups de bee les pans de son habit ; une fois mfc-
me elle sauta sur son 6paule. Quoique patient &
Tordinaire, M. Piques ne le fut pas ce jour-U, et,
238 PORTRAITS FRANQAIS
(Tun bon coup de blaireau, savonna le bee de
rinconvenante. Ce sont la les aimables sou-
venirs de M. Paques sur Chateaubriand, Le podte
et le barbier se comprenaient et se confiaient
Tun Tautre. Un jour, M. de Chateaubriand, pour
• sceller cette vieille et durable amitiS, fit don au
coiffeur d'un pr6cieux souvenir; il lui offrit la
canne de jonc avec laquelle, au temps de Tltini-
raire, il avait gravi les pentes du Sinai*. Ce sont
li de belles ann6es. Et, malgrfe Tage ancien qui
Taccable de son poids, ie doux coiffeur-philoso-
phe y songe comme on sait que les amants, m£-
me vieillis, songent, le soir venu, aux annfees de
leur bonheur.
Jamais Pipithdte de « barbier de quality » nc
sembla s'appliquer mieux k M. Piques qu'en ccs
anntes — h6las ! lointaines — de gloire roman-
tique. L'honneur d'accommoder, chaque matin,
de « rajeunir » h. Taube de chaque jour, pour scs
admirateurs et la poster it6, M. de Chateaubriand
valut, au petit coiffeur de la rue Grenelle, une
belle reputation. Sa boutique, bientdt trds fr6-
quentSe, devint le charmant cfenacle oil Tart de
la coiffure et celui des belles-lettres se trouvdrent
confondus en un cuke commun. C6tait 14 com-
me un petit Institut, une docte Academic; plu-
LA VIE DE M. PAQJDES 239
sieurs des personnages les plus illustres du si&cle
s'y venaient faire couper les cheveux et raser la
moustache. Et les c£l6bres barbiers de Seville et
de P&zenas, que Thistoire et les romans se plai-
sent tant a vanter, ne virent jamais autour deux,
comme il advint pour M. Paques, un tel empres-
sement de personnes de quality.
La petite boutique s'ouvrait de plain-pied sur
la rue, a deux pas de la rue du Bac et de TAb-
baye-aux-Bois. M. de Chateaubriand en 6tait le
Dieu invisible ; M. Paques tenait antichambre de
ses nouvelles et ne les communiquait qu'avec
mystfcre et respect. M me Paques rdgnait au comp-
toir ; un gargon de confiance promenait tout le
matin, sur les plus illustres joues de France, un
inlassable blaireau et le grattement du rasoir,
dans la modeste 6choppe, ne s'interrompait que
pour laisser tomber, de quelque 16vre immortelle
un disrique, une sentence ou quelqu'un de ces
.propos bien sentis a quoi se reconnaissent les
hommes de mfrite.
— « Au premier de ces messieurs ! » comme
dit M. Galtier.
Et le premier de ces Messieurs c'Stait le baron
Thinard, le c6lfcbre chimiste, ami de Gay-Lussac
et de Berthollet. « Sa statue est k Sens », dit M.
Piques. Cest bien possible ; mais son g£nie Suit
di Paris et ce restait le point d'orgueil de M. P4-
240 PORTRAITS FRAN^AIS
ques de conter partout comment son client, de
fils d'humble cultivateur, 6tait devenu savant dis-
lingu6, charge du cours de chimie transcendante
au college de France et qui, mieux est, pair de
France et baron.
Le second de ces Messieurs 6tait Jean-Jacques
Ampere, Tami de Ballanche et de M ac Ricamier.
Cet homme fameux n'avait pas h6rit6 de son pfcre
que la seule aptitude aux lettres et aux sciences ;
il en avait re?u aussi le don de la plus extraordi-
naire distraction qu'on ait vue depuis La Fontaine.
« Ainsi, dit M. Piques, je Tai vu souvent, ve-
nant d'etre ras£, non lav6, prendre son chapeau
et ouvrir la porte pour sortir, ayant la serviette
au cou. Une autre fois, c'6tait cette m&me ser-
viette qu'il mettait dans sa poche, la prenant
pour un mouchoir ».
Un troisi&me client, parmi tous ceux que M.
Paques eut Thonneur de servir, se recomniandait
par son assiduity. CStait un jeune secretaire de
Lamartine, encore obscur et qui fit quelque bruit
plus tard, dans la critique, sous le nom de Paul
de Saint- Victor. Alors Saint-Victor n'£tait pas en-
core ce « beau » qu'admireront plus tard, chez
Magny, entre Gautier, Flaubert et le prince Na- „
pol£on, les gar^ons stup6faits, mais c'£tait un
raodeste debutant, pas tres riche, qui ne payait
pas souvent M. Piques et ne se faisait pas fame.
LA VIE DE M. PAOJJES 24I
pour les lire mieux a l'aise, d'emporter Ies jour-
naux.
D'autres noms seraient encore a citer parmi les-
quels M. Piques s'honore de compter quelques per-
sonnes du sexe. La princesse Metcherska etait de ce
nombre;M. Paques l'allait confer a domicile; mats
M™ Eugenie Niboyet, le bas-bleu sodaliste de 48)
directrice de la feuille emanripatrice la Voix its
Femmes, l'auteur des Deux Frires, de Lucim et de
Qninxe jours de vacances, venak bien elle-meme rue
de Grenelle, bruyante, excentrique, toujours fie-
vreuse, se debattant, et sous le fer et la houpe, ne
parlant que des reTormes, jugeant les ministresdu
roi, et toute seule an milieu de ces Messieurs
ebahis, proclamant le temps de la R£publique.
Quant a M me R£camier nul ne la voyait ; elle
partageait, chez M. Paques, avec M. de Chateau-
briand, la haute immunite d'etre coiffec chez elle,
aux jours et aux heures qu'elle voulait. M. Pi-
ques se rendait pour elle seule, a l'Abbaye-aux-
Bois. « j'allais sou vent chez elle, ecrit le digne
Figaro ; malgre son age elle etait encore fort bien
et tres spirituelle. » La chambre a coucher de
Juliette etait bien, comme M. de Chateaubriand
Pa decrite, « ornee d'une bibliotheque, d'une har-
pe, d'un piano, du portrait de M me de Stael et
d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les
fcuetres etaient des pots de fleurs... La cime d'un
242 PORTRAITS FRAN^AIS
1 j ,- , _ |, 11 11 1 11 r |i 1 - 1 1 1 11 * ~"*~ "^~
acacia arrivait £ la hauteur dc l'oeil, des clochers
pointus coupaient le del et Ton apercevait, k Tho-
rizon, les collines de Sevres ». M. Piques p6n6-
trait la comme dans un sanctuaire. Alors la reine
de la mode et de Tesprit n'6tait plus T&Sgante
d£esse que David et G6rard ont peinte dans tout
l'£tlat de sa gloire et de sa beaut6, au temps oil
la recherchaient les princes et les pontes. Mais
c'6tait une bonne vieille, douce et coquette, inspi-
rant la v6n6ration et dont le dernier triomphe
itait de tenir & elle, par le seul lien de Tesprit,
M. de Chateaubriand. M. Paques la venait coifFer
souvent. « Je lui ajustais ses papillotes, dit-il, et
nous faisions ensemble la petite causette. » Celle-
ci 6tait tout occup6e de M. de Chateaubriand.
« Comment l'avez-vous trouv6 ? demandait-elle a
chaque instant, a M. Piques, pendant la derniere
maladie de son illustre ami. » Mais M. Paques
6tait bon, prudent et d6licat. « J'avais toujours
soin, £crit-il, de dire qu'il allait beaucoup mieux. »
H61as ! ce mieux ne put pas durer. On sait avec
quelle hauteur M. de Chateaubriand avait 6crit,
en 1846, en pr6face & ses 3&emoires, cette phrase
orgueilleuse : « Le 4 septembre prochain, j'aurai
atteint ma soixante-dix-huiti£me ann6e; il est bien
temps que je quitte un monde qui mequitte et que
je ne regrette pas ». M. de Chateaubriand, en effet,
ddclinait peu & peu j ses forces et sa vue se per-
LA VIE DE M. PAQOES 243
daient ; il pensalt, dans les heurcs moroses, £ ce pan
de roc breton, & ce coin du Grand B6 malouin, oi,
selon son d&ir, il allait pouvoir dormir, dans la paix
immortelle, « au bord de cette mer qu'il avait
tant aimie ». On itait en 1846 ; M. de Chateau-
briand laissa se passer deux ans avant de voir ac-
complir son voeu fundbre. Mais d£s qu'on sut,
dans la petite boutique, parmi les habitants de la
rue de Grenelle, que le denouement 6tait proche,
ce fut une consternation que les 6v6nements les
plus violents, meme ceux de juin 1848, nefurent
pas capables de diminuer. M. de Saint- Victor, M.
Ampdre se pressaient aux nouvelles; M. Th6nard
venait, plus de vingt fois par jour, chez M. Pa-
ques. Quant k ce dernier, abattu, pile et courbfe,
il ne faisait plus de Taube au soir, que le chemin
de la rue du Bac. Survint le moment inexorable.
M. Piques en a trop bien d£crit le deuil et avec
trop demotion pour que nous tentions de substi-
tuer not re r£cit k ses pages. « Ce que tout le
monde redoutait — 6crit-il — arriva. Chateau-
briand, us6 par la maladie, rendit son 4me k Dieu.
Je fus t6moin de sa derniere agonie ; sept person-
nes 6taient pr6sentes ; il y eut, au moment su-
preme, une scene dechirante ; Mme R6camier se
jeta sur le corps d6j£ refroidi de Thomme c£l£bre
qui nous quittait, et d'une voix que brisait la
douleur, elle Tappelait par son nom. Helas ! per-
244 PORTRAITS FRANQAIS
sonne neripondit; la mort est impitoyable ».
« La pauvre femme, n'ayant plus ni force ni
courage, me pria de couper, pour elle, une md-
che des cheveux du difunt. J'en pris plusieurs que
je distribuai aux personnes prisentes. Bdranger,
6tait du nombre, ainsi que Tabb6 Deguerry, depuis
curd de La Madeleine, otage de la Commune ».
Le lendemain le corps de M. de Chateaubriand
fut embaumi. M. Piques arriva, peu aprts, rue
du Bac, et, de ses mains d'artiste, accommoda,
pour la dernfcre fois, sur le front refroidi de son
illustre client, les mfeches que Tige avait blanchies.
Ici le rfcit de M. Piques s'6l£ve au path6tique ;
et ce n'est point trop de dire que le grand Bos-
suet lui-m6me ne trouva jamais, pour exposer le
n6ant de toutes les vanitfa de Thomme devant la
mort, de semblables accents d'oraison funfebre :
« Je revis, dit M. Piques, cette chambre, oil,
chaque matin, je causais si gaiement avec lui.
Quel changement ! quelle tristesse ! II 6tait lk 9
immobile, dormant du sommeil £ternel sur son
petit lit blanc bien simple dont quatre montants
en fer soutenaient le baldaquin, v&tu d'un surplis
blanc, les mains couvertes de gants de m£me cou-
leur et la t&te coifffee. La bouche qui dictait les
SMdtnoires d* Outrt-Tombe 6tait ferm£e pour tou-
jours ; un voile noir couvrait la table sur laquelle
il les £crivait ; les papiers et les livres dont elle
tA VIE DE M. PAQDES 24S
6tait encore charged la veille avaient disparu. A
leur place s'etalaient la plaque tie l'ordre du Saint-
Esprit, toates les croix et tous les rubans doni cette
poignie d'argile qui s"apptlait Chateaubriand avail
iU honorie ».
Le grand malheur de cette mort laissa M. Paques
bris£ ; la petite boutique de la rue de Grenelle-
Saint-Germain elle-meme en acquit de la tristesse ;
la sante de M. de Chateaubriand n'inquietant
plus personne les pratiques s'en allerent. Enfin
le coup de grace arriva. Ce fut le n mai 1849,
quand on apprit que la recluse venerable de l'Ab-
baye-aux-Bois venait de succomber a l'attaquc du
cholera. 11 sembla, pour M. Paques, que le mal
qui frappait Mme Recamier eloignait de hit, pour
toujours, ce qui restait vivant de M. de Chateau-
briand. Mme Recamier mourut chez sa niece, de-
fendue, mais en vain; contre le mal affreux, par
MM. Ampere et Cazales. Elle prit, dtt-on, dans
la mort, une surprenante beaute, mais M. Paques
ne fut point admis a la contempler, pleura de dou-
leur et ne trouva d'adoucissement a son deuil in-
fini qu'en s'efforcant de revivre, par le coeur et
I'esprit, ces annees de gloire trop rapides oil le
gonial ecrivain et sa sublime amie, confiants l'un
dans l'autre et se servant de M. Paques comme
porteur de nouvelles, s'aimaient dans leur coiffeur^
246 PORTRAITS FRANQAIS
M. de Chateaubriand avait 6crit, en rapprochant
dans son esprit le lieu de sa naissance de celui de
la sepulture qu'il avait choisie : « Mon berceau a
de ma tombe; ma tombe a de mon berceau. »
Cette parole triste et fatale avait frappd, dans sa
beauti concise, le litt6raire M. Piques. Celui-ci
devenait morne, 6l6giaque et plaintif ; le regret de
son grand homme le laissait accablS; et c'est pour
6voquer mieux son souvenir persistant que M. Pi-
ques entreprit le voyage de Saint-Malo. Le tom-
beau du Grand B6 6tait a peine achev6 et se dressait,
i present, devant T^tendue de la mer ; M. Piques
en releva le croquis dans ses notes; puis, le coeur
boulevers6 demotion, fit le p£lerinage de la mai-
son natale de son ancien ami. On sait que celle-
ci est situte, la troisteme i droite, en entrant par
la Place Saint-Thomas, dans Pancienne rue des
Juifs ; c'est une demeure ancienne qu'occupe
YHdtel de France. M. Piques y entra, connut la
chambre fameuse, en dessina le plan exact et revint
i Paris. Li il usa ses loisirs i recopier ses dessins,
i les agrandir et a retracer, avec les cheveux de
M. de Chateaubriand, la tombe et le berceau de
son dieu disparu (1).
(1) L'undeces tableaux, envoyg par Pauteur a 1'exposi-
LA VIE DE M. PAQUES 247
Une telle pi6t6, d autant plus sincere qu'elle 6tait
plus naive, toucha plusieurs personnes i un point
incroyable. B6ranger fut du nombre et ne se fit
point faute d'adresser souvent, a M. Piques, de
pr6cieux tSmoignages d'une exquise sympathie.
« Je vous suis toujours reconnaissant, 6crivait-il
une fois a ce maitre des barbiers, des cheveux de
Tillustre d6funt dont vous m'avez fait present. »
Cette amiti£ ne s'en tint pas la et le fameux chan-
sonnier poussa les convenances jusqu'i convier
chez lui le po6tique coiffeur. M. Piques prit le
chemin de Passy, vit la petite maison « a barreaux
verts » qu'habitait alors, rue Vineuse, Taimable
6picurien. M. Piques ne se tenait pas de joie.
« Eh quoi, s'icrie-t-il, avec une douce emphase,
moi pauvret, simple coiffeur, j'allais prendre place
k la table de B6ranger, une place que plus d'un
prince efit 6t6 heureux et fier d'occuper! »
M. Piques avoue que, pour cette fete, il s'6tait
mis sur son « trente-et-un » ; « le dijeuner, dit-il,
6tait pour dix heures. A neuf heures et demie je
tirai le cordon de la sonnette du chantre de la
gloire et des amours. Ce fut Lisette qui me re-
£Ut. » A ce nom le coeur joyeux de M. Piques,
gu6ri de la tristesse oi le depart de M. de Cha-
tion de New-York, se perdit ou se brisa. M. Piques a fait
don du second au Mus£e Carna valet.
248 PORTRAITS FRAN£AIS
teaubriand l'avait laiss6, n'a plus que penstes
folitres ; il delate en chansons :
Si vous saviez enfants,
Comme jMtats gentille
Quand j'£tais jeune fille,
Je parle de longtemps 1
Teint frais, regard qui brille,
Sourire aux blanches dents,
Grisette de quinze ans,
Ah I que j'gtais gentille !
Tant de graces troublerent M. Piques. II vit
Lisette devant lui, douce et moqueuse, lui tendre
sa petite main, et, comme il 6tait galant, M. Pi-
ques prit cette blanche main tendue et la baisa...
Le dejeuner eut lieu i Theure fix6e. M. Piques
s'assit entre Lisette et B6ranger. « Un autre con-
vive de petite taille, au visage austere, i Poeil
profond, ascitique, v4tu d'une redingotte noire
6triqu6e, » survint qu'on n'attendait pas; c'&ait
M. de Lamennais, Tun des fiddles de Passy.
Lisette servait. « La conversation, dit M. Piques,
demeura, jusqu'i la fin, vive, anim£e, I6gferement
6rotique et 6grillarde... » Ah ! ah ! M. de Lamen-
nais, void que M. Piques va conter vos petites
frasques ! Mais M. Piques est un brave homme
et muet comme un Terme. Et nous ne connai-
trons rien des petits propos lestes de M. de La-
mennais ! « Un d£licieux moka que Lisette ser-
LA VIE DE M. PAQ.UES 24$
vit » acheva pour le mieux cette petite fftte
intime oil le coiffeur des graces eut Thonneur de
prendre place entre Tap6tre de Dieu et le po£te
des amours.
M. Piques aimait la gloire et le g£nie ; le m£-
rite T^tonnait. Et il efit tout donni pour le seul
orgueil d'approcher, un instant, quelque fameux
auteur. Aussi se fit-il beaucoup de relations et,
parmi ces derniferes, celle qui le rapprocha un
instant de Jules Janin est des plus drdlatiques. Le
critique des Dibits, se trouvant de passage &
Londres, eut recours, pour une fois, aux soins de
M. Piques, k l'ipoque de retour dans cette villc.
Le moment de payer venu, le coiffeur n'accepta
point de monnaie, se nomma, vanta ses exploits
briliants et ne voulut recevoir de Janin, qu'un
modeste autographe. Flatt6, mais malicieux, le
maitre critique ouvrit son Guide de Vitranger dans
Londres, et voici ce que, d'une plume rapide, il
dcrivit, en premiere page, en manifcre de souvenir,
devant le barbier stup&ait :
M. Piques a rase* Chateaubriand :
II en rasera bien d'autres I
M. Piques, sans mot dire, accepta le prfsent
ambigu, revit la France et Paris, puis, Tesprit
perdu de doute, commenga de m£diter sur la j
secrite allusion de ce malin distique. « Depuis 1
250 PORTRAITS FRAN^AIS
tantot un quart de sidcle, 6crit en 1872 Texcen-
trique perruquier, je m'appliquai i chercher le
sens de ces lignes braves comme un verset de
Koran. » L'examen de Pautographe, comme on
le voit, dura assez longtemps, mais le sens ne s'en
put dicouvrir. Cest alors que M. Piques tenta un
grand coup.
« DansPintirfetdechacun, 6crit-il s£rieusement,
et pour iviter un malheur (?), Tidte d'un pieux
p£lerinage me vint; je r&olus d'aller demander
au sphinx le mot de Finigme. » Cest-i-dire que
M. Piques alia chez Jules Janin. « La petite ville
dont Chaillot est le faubourg, ajoute le coiffeur
de Chateaubriand (les gimonies sont pr£s du Ca-
pitole), a, de tout temps, eu le privilege d'h6ber-
ger les grands hommes. » La, comme au jour
fameux de la ftte chez BSranger, M. Piques se
mit sur son « trente-et-un » ; mais — h&as ! —
une cruelle deception Pattendait. « Ici, icrit
M. Piques trts £kh6, je demande la permission
d'achever Thistoire de mes relations avec le
pcrsonnage dont il s'agit. lis verront les ravages
que vingt et quelques anndes peuvent exercer, non
seulement sur notre physique, mais ce qui est pis
encore, sur notre intelligence et sur notre coeur.»
Diable ! Que s'6tait-il done pass6 de si insoiite ?
Quelle mouche avait piqu6 M. Piques ? Jules
Janin avait-il refus6 sa porte au barbier de qua-
LA VIE DE M. PAQXJES 25 1
lit& ! Que nenni ! M. Piques se pr6senta i Chail-
lot, se nomma au majordome et fut parfaitement
re$u. « Je suivis, narre encore le chevalier du
fer, mon introducteur, croyant me diriger vers le
cabinet de travail de Ticrivain, lorsque, tout &
coup, une porte s'ouvrit avec fracas, le nom de
Piques retentit, et, glissant sur la pente, je rne
trouvai, malgrt moi, au milieu d'un salon splen-
dide, peupl6 d'une foule de gens sur le retour,
plus ou moins decor6s, plus ou moins grotesques,
des habitants de Chaillot ou des acad£miciens. »
Et voili le malheur, le grand malheur de
M. Piques : c'est que son nom ne rappelait rien
& Jules Janin et que celui-ci, h£b£t6, demeurait
devant l'arrivant, ne sachant de quel clocher cet
intrus lui tombait. M. Piques comprit le malaise
qu'il provoquait. « Je faisais ombre dans le
tableau, dit-il lui-meme ; les yeux se fixdrent sur
moi ; il y avait un point d' interrogation sur toutes
les livres. » Mais Jules Janin ne se rappelait tou-
jours pas le nom de M. Piques ; la rencontre &
Londres et Thistoire du distique, tout cela ne lui
disait rien. Alors M. Piques n'y tint plus ; tant de
bStise Tirritait ; il lui fallait confondre son ancien
client; et, d'un geste ample et d6daigneux, se
portant au devant de l'assembl6e, Tillustre Figaro
salua d'un geste et dit :
2%1 PORTRAITS FRAN?AIS
— Messieurs, c'est le coiffeur de Chateaubriand
que vous avez devant vous !
Cela jeta un froid, « un froid de rasoir », dit
de manidre assez divertissante Tun des panigy-
rlstes de M. Piques. Mais ce n'est point tout et
Thistoire ne se cldt pas li. La querelle du barbier
et de Tacad^micien s'envenima au point que
M. Piques, pris d'audace, revint, une autre fois,
k Toffensive, for$a les portes, se pr6senta devant
le critique et jura ses grands dieux qu'il ne sorti-
rait point que M. Janin ne lui eftt livr6 le sens de
Tautographe.
Ici la sc£ne atteint au plus haut comique ; le,
mipris de M. Piques pour son illustre client de-
vient tout ce qu'il y a de plus icrasant. « II se
redressa, dit-il, autant qu'il est possible k un
angle obtus (sic), et me dit, d'un ton hautain oil
la boursouflure n'6tait pas exempte d'aigreur :
— Aprfis tout, Monsieur, si j'ai 6crit ce que
vous me dites, je n'Stais pas k cette 6poque,
membre de i'AcadSmie fran^aise. Mon titre ne
saurait plus me permettre de fourvoyer mon
nom...
Tant de redondance n'emut point M. Piques.
II se redressa sous Toutrage. « Je devins pourpre,
6crit-il, mon sang reflua au coeur. »
— Monsieur, r6pliquai-je vivement, le nom
de celui qui a l'honneur de tenir une plume, si
LA VIE DE M. PAQ0ES 2$$
modeste qu'elle soit, en vaut bien un autre. Cha-
teaubriand et B6ranger, qui m'ont honors de leur
bienveillance et de leurs autographes, valaient
mieux que beaucoup d'autres.
C6tait li une pointe droite au coeur du critique.
Jules Janin en demeura an£anti. Et, depuis, M.
Piques n'eut plus que m£pris pour son souvenir.
« Je rtclamai mes papiers que le le c£l£bre poda-
gre me fit chercher — 6crit-il — dans plusieurs
tiroirs d'un meuble que je ne pouvais atteindre
et je m'enfuis, 6cceur6. » Avouons qu'il y avait
de quoi et que cet illustre Janin 6tait un cuistre
consid6rable.
Je connus M. Piques au d6clin de sa longue
vie active. Cest, aujourd'hui encore, un souriant
vieillard d'une bonhomie douce et qui conte volon-
tiers, avec beaucoup d'aisance, les episodes d'un
temps dont il fut l'une des gloires. M. Piques a
des lettres et le sait bien montrer ; il cite i l'occa-
sion, aime beaucoup les Notes sur VAngleterre et
surtout leurauteur. Seulement le pr&iom d'Hip-
polyte, que portait M. Taine, iui d6piait & i'ex-
trfime. Alors M. Piques s'est arrange ; il a d£bap-
tis6 M. Taine, et, tranquillement, Tappelle Henri.
Henri e'est plus simple. « Henri Taine a dit cela ;
Portraits. 15
254 PORTRAITS FRANQAIS
Henri Taine pense ainsi. » Cest pratique et c*est
plus cocasse...
M. Piques aima le monde et les grands, il
rechercha les hommes d'une grande c£l6brit£ et
ne choisit ses clients que parmi ceux d'une noblesse
dprouvte. Le monde lui rendait bien ses homma-
ges, et ce reste un fait notoire que, dans This-
toire de la coiffure, depuis Jasmin et Leonard, M.
Piques est le barbier qui regut le plus d'honneurs
et devint le plus c6l6bre. M. Piques se plait a
rappeler souvent que la haute consideration ou le
tenaient ses augustes pratiques 6tait portte au
point qu'un jour de visite le valet de chambre du
comte Ferri-Pisani s'6tant permis de dire & son
maitre : « Monsieur le comte, voici le barbier »
se vit vertement reprimands et menace de ses
gages s'il n'apprenait pas, i Tavenir, i nommer
autrement M. Piques.
Le luxe de la brillante soci£t£ imperiale valut
au coiffeur romantique le dernier des grands suc-
c£s de sa carrtere capillaire. M. Piques, ayant sui-
vi la cour i Fontainebleau, avait accds au palais
et se vit bientdt Tobjet de la faveur des princes,
princesses et mar&haux. Mais M. PiqUes avait le
goftt du changement ; son coeur aventureux ne se
lassait point de courir vers de nouvelles conque-
tes ; c'est ainsi qu'il voulut accompagner Farmte
i Chilons et quitta Fontainebleau avec elle. Mais
LA VIE DE M. PAQJOES
M. Piques, comme l'Einpereur, ne voulut [
laisser, sans lui offrir ses regrets, cette dt£ feme
Ces adieux sont touchants et peuvent naiven
dans les lithographies, parodier ceuxde 1814
void. la peroraison : a Adieu, Fontainebleau, a
pele-mele de chateaux amonceles au milieu
deluge d'arbres et de rochers ; Fontainebl
oeuvre de dix siedes et mosaique de toute
architectures ; Fontainebleau avec ses vaste
magnifiques gaieties, ses antiques chapelles
somptueuxappartements, ses mysteneux boud
tous ces lieux etincelants d'or et de pdnturi
regorgent les chets-d'oeuvre de la Renaissan
les merveilles de 1'ecole francaise. Fontaine!
avec ses delideux jardins... ses tmmenses tn
aux raisins dores... Ses lacs en miniature o
mirent et leurs bords gracieusemeut Jombragi
l'eclatante btancheur des cygnes qu'on y voit
lement berces par l'onde. Adieu!... Adiei
Non, au revoir ! Au revoir ! pittoresque
lee !... «
Aujourdui M. Paques est devant moi ; et i
tres age\ Mais M. Piques est un sage. « Ne
tez jamais la rampe que le pied sur le palier
t-il icrit lui-meme. Cest un conseil prude
digne d'un honnite homme. M. Paques le s
et s'en trouva content. Ainsi est-il venu tout
cement jusqu'a nous, escorte d'ans et d'honi
256 PORTRAITS FRANCAIS
ct suivi de ses souvenirs. Ceux-ci sont d6licieux et,
par leur naivete, crfent autour du Bonhomme
unc atmosphere exquise dp pi6t£ fervente.
Un instant M. Piques fait un geste. Une armoire
s'buvre avecautant de solenniti que le divin taber-
nacle, au jour pieux du dimanche, devant la main
du pr&tre. M. Piques prend un petit globe de
verre, le dicouvre et me montre une s6bile ou
se trouvent unvieuxblaireauet le reste d'un savon
sec. Ce sont 1& les derniers ustensiles de barbe de
M. de Chateaubriand. Un parchemin, datant de
1848, signi de Francois Louiset, « le valet de
chambre de M. le vicomte », de Burg Georges,
tailleur, et de Clement, 6b£niste, atteste Torigine
authentique de ces objets. M. Piques ne contem-
pleceux-ci qu'avec Amotion ; il les gardera jusqu'i
sa mort et ne les l£gueraqu'aux Musies. Un ins-
tant je suis 6bahi et je contemple avec respect ces
reliques du grand homme qu'aima M. Piques.
Mais le coucou de bois est moins respectueux
et se met a saluer Theure deson chant ironique. Au
mfeme instant Timpertinente petite chatte noire,
tirte de son sommeil, allonge sa patte et joue
avec le pinceau de barbe de i'illustre 6crivain.
Cest une profanation et M. Piques, doucement,
donne deux ou trois tapes i sa chatte familiere...
M. Piques, un peu essouffl£, se rassied. D'avoir
rappel£ i lui, du fond de sa prime jeunesse, ce
LA VIE DE U. PAQJJES
cortege des fantomes qu'il a chiris, son coet:
un peu plus fort, un peu plus vite, ses joues
roseies et son oeil brille ainsi que celui des a
reux. Ah ! pere Paques, pere Piques, puissent
sooner longtemps encore, dans votre vieux
d'enfant, leur carillon de souvenirs, les belle
ches de votre nom, les cloches en fete de
pass6 ! (i).
(i) Helas 1 c'est sur un cetcueil qu'oot, depuis, s
cloches qu'aimaii M. Piques. M. Piques est mott e
il est retoume aupres dc son nuitre immortel...
Aspects d'Jle de France
•• ca lie de France, e'ett a*ec emottoi
taareht snr U terre.
(Trmm+9
RlVlfotES AUX NOMS d' ARGENT :
L'aspect gfographique des provinces emprmite
aux fcuilles des arbres la ligne de leurs contours.
Entre la verte Champagne dont le dessin est celui
de la ieuille des vignes, l'Orldanais semblable k la
feuille du trofoe, la Normandie pareille h. une
feuille Vendue de pommicr, Tile de France offre
une feuille dentelle et gracieuse de Her re.
Le petiole qui tient cette feuille li6e k l'arbre de
France, e'est la Seine elle-mfime avec son cours si-
nueux. Et, aprfes le petiole, ce sont des nervures
gracieuses od coule la riche seve qui r6pand par-
"5B-J-
ASPECTS DILB DE FRANCE 159
tout la vie au limbe des plaincs vertes et des champs
ftendus : rYerre, la Marne et l'Oise sur la droite
da petiole robuste; et, sur la gauche, le Loing,
l'Essonnes et TOrge. L'Epte et l'Eure siparent la
feuille tranfaise de la feuille normande ; l'Aisne et
PYonne la relient i la feuille champe noise. Millc
veinules confluentcs donnent, elles-mfemes, aux
nervures essentielles la vigueur de leurs ondes ac-
crues de l'apport de tant de rus frais et chits jail-
lis en torrents du sol gtntreux.
II faudrait dire les noms d'argent de ces rivie-
res et le bruit d'ondes froiss6es que prom&ne leur
cours entre les rives vertes. Alors on saurait tout
le charme de la feuille fran^aise et que les cours
d'eau qui la sillonnent sent autant de chemins al-
ternes venant des forfets et des champs de culture
vers la large valine de Seine.
Toute la partie fran^aise du Gatinais est arrosee
par le Loing; et,plus avant,c'est PEcole qui se jette
dans le fleuve a Ponthierry ; le ru Balory, k Seine-
Port, fait tourner les grandes roues de trois vieux
moulins, cependant qu'i Melun, venant du bois
de Villeferraoy, TAlmont se confond £ la Seine,
proche d'une Tile ver/loyante, non loin de la mai-^
son ou Amyot est n6.
Le Hurepoix connait deux rives enchant£es:
celle que l'Essonnes suit, & gauche, en venant de
1'Orlianais, et celle que trace, k droite, en de clairs
l6o PORTRAITS FRANQAIS
lineaments, TYerre bord£e de roseaux. L'Yerre
descend de la iortt de Crfcy; TYvron, TAvon et
le R6veillon, la Barban^onne et le ru de la Beu-
ronnerie sont les noms clairs des affluents qui la.
grossissent. Mais ceux des rividres qui se jettent
dans TEssonnes ne sont pas moins que ceux-la
exquis k prononcer, puisque c'est & Etampes, au
pied de la tour Guinette, que la Juine rencontre
la Louette et la Chalouette et en conduit les eaux
jusqu'aux siennes, qui les recueillent.
II y a, dans le Hurepoix occidental, trois valines
d£licieuses.
Celle de l'Orge commence au plus loin de la
forfit de l'Ouye ; elle est fertile et g6n£reuse ; elie
baigne les bois de Dourdan et de Saint-Ch6ron et
les limpides rivieres qu'elle accueille dans son onde :
la Gironde, le Renard et la Saillemouille, la Re-
marde, grossie de la Rabette et de TAulne, sont
cristallines et murmurantes; leurs noms sont
harmonieux comme les mots d'un poeme !
A Villemoisson, les eaux de i'Yvette s'ajoutent
a celles de TOrge. II faut suivre l'Ywtte i pied
depuissa source initiate; alors on saura ce qu'a
d'admirable sa valine abondante en souvenirs:
Dampierre et son chateau, les sites aimables de
Chevreuse et les moulins de Bures, dont les hau-
tes roues tournent avec bruit dans l'onde 6cu-
meuse.
ASPECTS D'lLE 0E FRANCE l6 1
-— i mi _ n _ i i . _ . i i i __■ _ i n i ili » ii mm i * w^m ■r^-T- j r-M J i t ■■ i 1 r 1 ~ " ~"
Les coteaux de la valine de Bi£vre sont charges
de champs et de vergers; Hugo en a chant* les
« carres de bl£ d'or », les ormeaux et les sanies.
De cela, ils sont aussi immortels que de la beaut£
de leurs jardins en fleurs.
Cest li, entre Buc et Biivre, aux Loges et £
Jouy, que les beaux paturages inclines, sillonn£s
de ruisseaux, couronn£s de bois £pais, exposent
la fraicheur fertile de leurs pentes.
La Marne, que Reclus appelle « la paisible »,
re^oit la Beuvronne & Souilly ; elle vient de Cham-
pagne; elle a suivi les flancs de tant de vallons
rutilants de grappes, s'est r£pandue en une courbe
si vaste* en m£andres capriceux au milieu de
tant de vignobles mtiris que son cours en est de-
venu lent et tranquille comme est la marche d'un
homme apr&s une bonne ivresse.
L'Oise sdpare le Valois du Vexin; sa ligne,
comme ferait une veine en courant sur le poignet
d'un bras robuste, $e replie en anneaux jusqu'a
l'artdre de Seine. Le bassin qu'elle arrose est si
beau qu'il n'y a peut-£tre, nulle part ailleurs, en
He de France, des campagnes plus heureuses que
celles qu'ellfc abreuve d'une urne jamais tarie.
L'Aisne rejoint l'Oise en amont de CompiS-
gne, un peu aprfes Choisy-au-Bac; les hauts pins
de la forit se mirent dans ses eaux. A Verberie,
TOise ouvre son lit au flot que lui apporte la gra-
262 PORTRAITS FRANQAIS
cieuse Authonne. Est-il plus s6duisante rive que
celle de la fraiche Authonne ?
La Launette entoure, k Ermenonville, Tile des
Peupliers, ou le tombeau de Rousseau offre son
petit temple; elle en porte le souvenir aux eaux
de la Nonette ; celles- ci ont mir£ la beaut6 de Syl-
vie, 4 Senlis, au temps oil G6rard de Nerval ve-
nait, en Valois, cueillir des fraises mures et cher-
cher des I6gendes; enfin, la Nonette retrouve
TOiseaprds avoir baign6 Chantilly de sa fralcheur.
Cest un cours njerveilleux que ceiui de la belle
Thfeve; le pays de Valois en est plus glorieux
que celui d'aucune autre rivire. II a vu Pon-
tarm£ et la forfit de Coye, les bois d'Orry lui
ont jet£ de leurs feuilles. La Thfeve ! Gerard 1'ap-
pelle « la soeur de la Nonette » ; elle descend des
mftmes coteaux bois& de tilleuls et de peupliers ;
les cygnes de la reine Blanche s'Sbattent encore
aux bords ou Jean-Jacques venait promener ses
pens^es, oil parfois aujourd'hui, le chien d'une
meute perdue vient calmer en buvant la soif d* une
longue course.
Et, sur son autre rive, TOise re^oit les ondes
vives de TAronde, de la Briche grossie de PArre,
du Thirain qui est le fleuve du Beauvaisis, du
M6ru, de la Viosne et du Sausseron limpide.
L'Aubette, qui rejoint la Seine i Meulan, en
face d'une rive chargie de pampres, est la derniire
ASPECTS D'lLE DE FRANCE 263
des nervures de cette feuille fran^aise d'une si
splendide richesse de cours d'eau. Heureux le poite
qui en suivit pas k pas les mfeandres plus capricieux
que ceux d'aucun fleuve, plus charmants et varies
que ceux que dicrivent les plus nobles rivifcres du
monde sous le del ! II a — celui-li — embrassfe
Tile de France tout enttere de son regard. II con-
nait la beaut6 de sa face et le secret de sa force,
qui, de toutes parts, jaillit en sources et en fon-
taines de la terre s£quanaise.
Arbres :
Dans la forfit de Fontainebleau, plusieurs ar-
bres ont re^u des noms de grands pontes. II y a
& le Banville, TAuguste Barbier et le Chateau-
briand ; on y voit le Fenelon et les deux Racine ;
ce sont des hymnes vivants de la nature dddifes
au g6nie des grands hommes. Mais il y a aussi
des arbres anonymes qui sont beaux comme des
chants naturels. Ceux-li se nomment simplement
le chfene, le hfetre et le peuplier; le charme et le
sycomore n'atteignent pas & leurs branches; le
pommier sauvage et le n6flier sont plus petits
encore que le charme et le sycomore, mais ils do-
minent de leurs cimes le fusain, le prunellier et
le vert troine; et ceux-ci, de leurs frondaisons,
couronnent la bruydre et le petit houx. Ainsi,
264 PORTRAITS FRAN£AIS
de la terre au ciel se poursuit Fhymne des arbres ;
il va du bruissement de l'herbe k l'orgue des grands
chines. Les for£ts ressemblent k des harpes ten-
dues... Les arbres d'lle de France s'assemblent par-
fois, corame des amis, en grande quantity de la
m£me esp&ce. Que de cerisiers aux cerisaies de
Montmorency, de chitaigniers aux chataigneraies
de la Vallde aux-Loups !
Dans la forfit de Saint-Germain, il y a un chine
d£di6 i Sainte Anne; il est 6norme et part d'ex-
voto; sur son flanc sont graves d'anciens vers
d'Anais S6galas; des pampres et des guirlandes
parent son tronc antique. Je comprends la pi£t£
des fiddles. Cet arbre-l& est beau comme un Dieu.
Villes :
Les villes, ici, ont de jolis noras :
Cest Marnes-la-Coquette, ombragle sous les
pampres, aux portes de Saint-Cloud;
Cest Mantes-la-Jolie, inclinfee sur la Seine, au-
dessus d'un vieux pont ; c'est Bellevue ;
Cest Neuilly, qu f on appelle Plaisance ;
Et, enfin, c'est Plaisir...
Maisons :
« Je ne vois jamais une vieille maison fran^aise
de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, avec son
L
ASPECTS D'lLE DE FRANCE 26$
jardin aux palissades taiiltes, sans que mon ima-
gination me reprfcente les livres aust&res qu'on a
lus sous ces allies. » (Ernest Renan, Souvenirs)*
Ainsi ai-je vu, aux Granges de Port-Royal, la
ferme qu'habitirent Arnauld, Nicole, M. Singlin
et leurs amis. Blaise Pascal a compost quelques-
uns de ses Merits sous ces arbres ; le doux Racine
y est venu mdditer d'Athalie et d'Esther. Cest
un lieu discret et charmant ; les allies d'herbes y
sont r£guli£res et taill£es; le pigeonnier a gard£
son toit de tuiles du temps des Messieurs...
Ces vieilles maisons sont coifRes d'ardoises et
construites de briques rouges qui les font ac-
cueillantes. Ainsi est la maison de Bud6 & Yerres,
flanqu£e de deux hautes tours roses qui se per-
dent dans les arbres. II y a, au deli des murs qui
la prot£gent, une belle source qui coule aussi
limpide qu'au temps oil le vieil humaniste y
venait promener ses rfeves platoniciens. A deux
pas, & Crosne, rue Saint-Simon, au-dessus d'un
portail ancien, une plaque de marbre indique que
Boileau naquit 1&. Cest au coin d'une vieille
place exquise comme il y en a tant dans les
cit6s d'lle de France. De vieilles places borddes
de maisons construites de tuiles et de briques an-
ciennes...
Je pense & la « Place aux Giteaux », k Senlis.
Elle est tranquille et baignSe de soleil; e'est Ik
it
266 PORTRAITS FRAN^AIS
que se r6unissaient autrefois les gar^ons pour le
jeu de Tare et que dansaient les filles au bruit des
musettes. II n'y passe plus aujourd'hui que des
enfants d'6cole ou que quelque vieille femme £ la
figure usie et couleur de chitaigne...
Bals:
Des bals, il y en eut autrefois £ Loisy, ou ve-
naient tous ceux de Pontarm6, de Charlepont et
de Chaalis. Bien avant, jusqu'au soir, dansaient les
couples sous les tilleuls. Le bruit s'en faisait en-
tendre jusqu'£ Senlis et Ermenonville. Les danses
ne s'achevaient qu'aux lumteres Steintes; les amou-
reux se quittaient et rentraient au village en te-
nant leurs sabots £ la main pour ne pas 6veilier
les parents difiants...
— Au bal de Sceaux venait M. de Balzac avec
son habit £ basques et sa grande canne £ pomme
d'or.
— M. de Musset dansait £ Romainville ou dans
Tile damour, ses blondes boucles m&16es aux bou-
cles blondes de Mi mi.
— Schaunard dansait £ Robinson avec des gri-
settes.
— Le bachelier de Jules Vall&s ne dansait pas ;
e'est pour un duel qu'il 6tait venu £ Robinson.
ASPECTS D ILE DE FRANCE
Tours :
— Du haut de U tour Dennecourt on aper
les bois comme un Ocean de feuilles, Fonts:
bleau, ses futaies et son palais du temps des r<
— De la tour de la Madeleine, a Chevreuse,
voit l*Yvette glisser comme un ruban d'argt
dans les ajoncs, sous les roseaux ;
— Mais de la tour de Monthttry, c'est 1*0
qu'on aperooit, le Hurepoix tout entier, de C
beil a Lonjumeau, les maisons du village com
les pieces d'un damier et les Carre's de culture a
leurs lignes egales.
Etangs :
A Cernay, les etangs sunt parts de romari
ils sont couverts de nyraphees a Commelle, de
nuphars a Saint - Cucufa, ils sont bordes de
seaux a Saclay. A Ville-d'Avray on a, dev
l'£tang, grave sur une dalle le masque du vti
Corot. Le soir, a l'heure exquise, quand
brume baigne tout le bois et se leve sur les ea
les nymphes de ses tableaux viennent i pas cad
02s pour le baiser aux levres; les unes agitent
pampres et les autres des guirlandes ; et la derni
est belle comme un songe de Vtrgile ou un r.
de Poussin!
268 PORTRAITS FRAN£AIS
Moulins :
Du haut des moulins Trouillet, k Sannois, du
moulin d'Orgemont au dessus de i'6tang d'En-
ghien, s'6tend une longue et admirable vue, sur
la Seine sinueuse, sur les vastes m6andres et sur
le lent courant qui, de Saint-Denis k Saint-Ger-
main et, de Ik, k la Frette, passe sous les vieux
ponts de pierre massifs, au long des lilas ;
— Du moulin de Longchamp s'aper^oit la mer
de verdure du bois ; les fataies de Tile de Pu-
teaux; les toits de Madrid et de Bagatelle domi-
nent au dessus de la belle £tendue de la prairie,
du courant partag£ du fleuve...
— Mais la maison du meunier, k Trianon est
toute hant£e encore des furtifs souvenirs du gra-
cieux pass6, de la vision de la Reine apparue,
mettant ses belles mains k la pike...
Clochers :
Le clocher de la cath6drale, k Senlis, domine le
Valois de sa fl&che aigue; k scs pieds s'fitend une
place tranquille oil l'herbe, k peine foul6e, pousse
et disjoint les pierres anciennes. Cest un trds
vieux clocher du temps des priires...
A Saint-Maclou de Pontoise, la tour du clocher
ASPECTS D'lLE DE FRANCE 269
est perc6e de fen&tres ogi vales; alentour quatre
clochetons se pressent en un groupe charmant ;
L'Sglise de Triel, prfes de Poissy, est dominie
dun clocher des vieux ages ; un petit mail, plant£
d'ormes, en pr6c6de le porche d6licieux ;une rue
du village a 6t6 creus£e sous la crypte et la tra-
verse ;
La petite 6glise de Vauhallan, non loin de Sa-
clay, offre Paspect d'une chaumtere dans les arbres ;
un cercle de vieux ormes Tentoure d'une couronne
de verdure et son petit clocher fin pique Tazur
d'unepointe...
A Saint-Louis de Poissy, la flSche 16gSre s'6lance
au-dessus de la tour carrte qu'elle domine ;
Mais a la tour du midi, a Saint-Denis, s'arrfi-
tent, parmi la fum£e des fabriques et des usines
toujours actives, les hirondelles fatigu6es d'un
long vol. A son ombre, sous la lumiSre tamiste
des vitraux, les tombeaux dorment. Oh ! tirer de
cette nuit froide et silencieuse les quatre exquises
formes de femmes que Germain Pilon a plac£es
aupr&s du tombeau d'Henri II et, comme des
hymnes de joie paienne, les dresser sur les pe-
louses, dans le beau bois des nymphes !
Animaux :
J'ai vu, a Boullay-les-Troux, un renard admi-
270 PORTRAITS FRAN£AIS
rable glisser dans les lianes ; il marchait, se baissait
et rampait au soleil, sur le fond d'arbres, et, tel
une barre d'or, rayait le paysage.
Les lizards, sur les chemins de Cernay, sont
d'6meraude 6clatante;
Aux garennes de Choisel et de la cour Senlisse,
les petits lapins s'assemblent, au crtpuscule, pr£s
de la mare discrete, et, d'un geste coquet, souple
et d£licat, lustrent leur fin museau et leurs oreil-
les charmantes. Le moindre bruit les fait dispa-
raitre ;
Dans les bois de Chantilly, il y a des daims et
des cerfs que poursuivent dans les fourrfc le
bruit des cors maudits et les abois des meutes ;
Les biches et leurs faons, au bois de Boulogne,
de leurs tongues pattes, souples courant dans les
founds.
J'ai vu dans le Sausseron, k Verville, une belle
couleuvre nager; les anneaux de son corps, en se
repliant, faisaient briller Teau d'un 6clat argentin ;
sa petite t&te triangulaire pergait le courant comme
la pointe d'une flfeche...
Fleurs et Fruits :
— Aux signets de mon Rousseau, j'ai mis une
pervenche £ Ermenonville et, k Montmorency,
une feuille de cerisier aigre ;
./
ASPECTS DILE DE FRANCE
271
— J'ai cueilli une feuille de fraisier a Eragny,
devant la maison de Bernardin; une rose rouge
devant la maison de Rouget de Lisle, £ Choisy ;
et, devant le jardin de M£hul, £ Gentilly, une
6clatante Eglantine; mais devant la maison de
Michelet, £ Vilizy, c'est une touffe de chfevre-
feuille que j'ai prise.
— Aux coteaux de Fontainebleau et de Thomery
et sur ceux d'Argenteuil, le chasselas s'offre, &
Tautomne, en grappes charges et mfiries;
— L'odeur des roses emplit les chemins om-
breux deFontenay;
— Mais le parfum des ptches fait Montreuil
d£licieux... Celui du foin coup6 est, de toutes
parts, p£n6trant et subtil ; il semble qu'on Tem-
porte partout apr£s soi...
■>»
* *
Entre celles du pommier normand et du vigno-
ble champenois, la feuille dentel£e et gracieuse
du lierre fran^ais s'Stale;
Sous le pommier normand, Pierre Corneille et
Poussin sont assis; Jean de la Fontaine m£dite
sous le pampre champenois; mais c'est sous le
lierre fran^ais que Jean Racine est n6 !
\
4
TABLE DES MATURES
Preface 5
Le Voyage de La Fontaine 11
pltton de tournefort 49
Deux Savoisiennes passionnees ; de M» # de Chantal
a M»» de Warens • • 73
Jeunesse sentimentale de Maxuiilien Robespierre. 95
Pyvert de Senancour 123
Henry de Latouche a la Vallbe-aux-Loups. . . 1 50
La mort de Rouget de Lisle 179
Les Muses plainttves du romantisme 201
La vie de M. Paojues. 222
Aspects d'ile de France 258
La Rochell*, Imprimerie Nouvelle No*l T«der.
LIBRA1R1E E. SANSOT & C ie , ED1TEURS
j7, Rue Saint- Andre-iles- Arts, PARIS
EXTRAIT DU CATALOGUE
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Qnelqnes Cadences, i vol. petit in-12 couronne. 1 »
J, Ernest-Charles
Les Sa medis lit lev aires (4° serie). 1 vol. in-i 8 j6sus . 3 50
Henry Bordeaux
Jeanne Michelin, 1 vol. in-12 couronne. . . . 1 »
Agrippa d'Aubign£
CEnvres poetiqnes choisies, annotees et precedees
d'une notice par Ad. van Bever, 1 vol. in-18
jesus 3 50
Senac de Meilhan
Considerations stir V Esprit et les Mceurs, avec une
notice par Fernand Caussy. 1 vol in-18 jesus. 3 50
Joachim du Bellay
La Defense et Illustration de la Langue franqaise,
avec une notice par Leon S6che. 1 vol. in-18
jesus . 3 50
J. Peladan
La CU de Rabelais, 1 vol. petit in-12 couronne. . 1 ))
Phil£as Lebesgue
Le Roman de Ganelon, 1 vol. in-18 jesus .... 3 50
Edmond Pilon
.Portraits francais (i re serie), 1 vol. in-18 jesus. . 3 50
Imp. Renaudie, 56, rue de Seine.
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