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Full text of "Portraits littéraires"

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PORTRAITS 

LITTÉRAIRES. 


Coibeil,  typ.  et  stér.  de  fitÉTÉ. 


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PORTRAITS 


LITTÉRAIRES 


PAR    GUSTAVE    PLANCHE 


TROISIÈME  ÉDITION. 


mû  CHENIER.  A  SAIME-BEIVE 

BENJAMIN    CONSTANT.  T  PROSPER    MÉRIMÉE. 

LAMARTINE.  —  VICTOR  HUGO.  JULES   SANDEAl.  —   PONSARD 

ALFRED   DE    VIGNY.  CASIMIR  DELAVIGNE. 

■-    L'ABBÉ  PREVOST,  i!  EUGÈNE  SCRIBE. 


1- Xi- 

PARIS 

V' 

CHARPENTIER ,    LIBRAIRE-ÉDITEUR , 

17,   RUE  DE  LILLE,    FAUBOURG    SAINT-GERMAIN. 

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1S5S 

VC) 


ANDRÉ  CHÉNlEli. 


On  a  dit  que  le  nom  d'André  Ciienier  étaii  pro- 
mis à  la  gloire^  et  ce  mot  a  passé  de  boiiclio  on 
bouche  comme  l'expression  concise  d'une  idée 
vraie.  La  lecture  attentive  des  œuvres  d'André 
Chénier,  loin  de  confirmer  l'opinion  aujourd'hui 
accréditée,  assigne  à  l"aateur  de  V Aveugle  et  de 
la  Jeune  Captive  un  rang  glorieux  et  irrévocable^ 
Bien  que  ses  poëmes  que  nous  connaissons  soient 
peu  nombreux,  ils  sont  empreints  d'une  telle 
beauté,  d'une  si  harmonieuse  élégance,  que  l'ad- 
miration ne  les  abandonnera  jamais.  Toutefois  il 
convient  d'ajouter  que  cette  admiration  ne  se 
transformera  pas  en  popularité;  car  le  talent 
d'André  Chénier,  exclusivement  consacré  à  la  pu- 
reté de  la  forme,  n'excite  aucune  sympathie  chez 
les  esprits  qui  n'ont  pas  fait  de  la  poésie  une  étude 
assidue.  Les  sentiments  qu'il  exprime  sont  gêné- 

1 


2  POUTRAITS  LITTERAIRES. 

raleiiient  vrais  ;  mais  comme  ils  ne  se  distinguent 
ni  par  l'animation,  ni  par  la  nonveauté,  comme 
c'est  à  la  forme  surtout  quils  doivent  leur  valeur 
et  leur  charme,  il  n'est  guère  probable  que  la  foule 
consente  à  reconnaître  et  à  proclamer  un  pareil 
mérite;  pour  le  comprendre,  pour  l'apprécier 
dignement,  il  lui  faudrait  se  résigner  à  des  études 
préliminaires.  André  Chénier  s'adresse  donc  prin- 
cipalement aux  hommes  lettrés;  mais  l'opinion 
unanime  de  ses  admirateurs  voit  en  lui  un  poëte 
du  premier  ordre. 

La  naissance  et  l'éducation  d'André  Chénier 
s'accordent  merveilleusement  avec  les  œuvres 
qu'il  nous  a  laissées;  sa  mère  était  grecque,  d'une 
beauté  remarquable,  et  d'un  esprit  ingénieux;  son 
père  était  consul  de  France  à  Constantinople. 
André,  troisième  fils  de  la  famille,  fut  amené  de 
bonne  heure  en  France,  et  resta  jusqu'à  1  "âge  de 
neuf  ans  confié  aux  soins  d'une  tante  qui  habitait 
le  Languedoc.  Après  avoir  nourri  son  enfance  de 
promenades,  de  rêveries  et  de  liberté,  il  entra  au 
collège  de  Navarre,  et  s'y  distingua  bientôt  par  son 
application.  4  seize  ans,  il  lisait  familièrement  Ho- 
mère et  Sophocle  :  il  avait  retrouvé  par  l'étude 
la  patrie  de  sa  mère.  A  vingt  ans  il  eniua  comme 
sous-lieutenant  dans  le  régiment  d'Angoumois,  en 
garnison  à  Strasbourg;  mais  bientôt,  las  de  l'oisi^ 
veté,  il  revint  à  Paris  pour  reprendre  ses  études  et 
continuer,  sans   maître  et  sans   guide,  la  lecture 


ANDRE   CHENIER.  3 

des  modèles  sur  lesquels  il  voulait  se  former.  Levé 
avant  le  jour,  il  n'avait  d'autre  ambition  que  de 
parcourir  le  cercle  entier  de  la  science  humaine^ 
et  semblait  croire  qu'il  ne  fût  pas  permis  d'aborder 
la  poésie  sans  ce  noviciat  encyclopédique.  Il  n'avait 
pas  mesuré  ses  forces  :  l'étude  compromit  sa 
santé;  et  les  frères  Trudaine,  liés  avec  lui  d'une 
étroite  amitié,  l'emmenèrent  en  Suisse  pour  le 
soustraire  aux  dangers  d'un  travail  excessif.  Il 
avait  consigné  les  différents  épisodes  de  ce  voyage 
dans  quelques  notes  confuses;  mais  sa  famille,  par 
une  discrétion  jalouse,  a  refusé  de  les  publier. 
Pour  notre  part,  nous  regrettons  de  ne  pas  les 
connaître,  car  lors  même  qu'elles  n'offriraient  au- 
cune ordonnance,  qu'elles  ne  contiendraient  au- 
cune description  précise  des  lieux  parcourus  par 
André  Chénier,  ce  ne  serait  pas  une  raison  pour 
les  dédaigner.  Il  serait  curieux  d'étudier  dans  les 
notes  confidentielles  du  voyageur  les  germes  qui, 
plus  tard,  se  sont  épanouis  en  idylles,  en  élégies. 
Les  œuvres  que  nous  possédons  forment  tout  au 
plus  le  tiers  des  manuscrits  que  l'auteur  avait 
achevés;  et  peut-être  le  voyage  en  Suisse  d'André 
Chénier  a-t-il  servi  à  préparer  des  œuvres  ignorées. 
Il  manquerait  alors  à  ces  notes  un  complément 
important,  le  poème  dont  elles  auraient  fourni  les 
éléments.  Toutefois  nous  pensons  que  cette  lecture 
ne  serait  pas  sans  profit,  car  il  serait  possible  d'y 
découvrir  la  manière  dont  André  Chénier  envisa- 


4  rORTRAlTS   LITTERAIRES. 

gcait  la  nature.  11  a  chanté  la  Grèce  qu'il  ne  con- 
naissait que  par  les  livres  ;  nous  voudrions  savoir 
conuiient  il  comprenait  le  paysage  de  la  Suisse^ 
comment  il  associait  la  n-alité  placée  sous  ses  yeux 
à  la  réalité  qui  lui  était  révélée  par  les  livres.  C'est 
pourquoi  ces  notcs^  confuses  ou  précises^  présen- 
teraient au  lecteur  un  intérêt  certain. 

Revenu  en  France,  André  Cliénier  interrompit 
bientôt,  pour  la  seconde  fois,  les  études  qu'il  ve- 
nait à  peine  de  reprendre.  11  partit  pour  l'Angle- 
terre avec  le  comte  de  La  Luzerne,  nommé  am- 
bassadeur. A  Londres,  il  connut  l'isolement  dans 
toute  son  amertume^  et  il  nous  a  laissé  un  éloquent 
témoignage  de  sa  tristesse.  Il  a  tracé,  en  quelques 
pages  d'un  style  négligé,  mais  poignant,  le  tableau 
de  ses  soufirances.  Enfin,  en  1790,  à  l'âge  de  vingt- 
huit  ans,  il  revint  se  tLxer  à  Paris;  et  sans  doute  il 
se  fut  voué  sans  relâche  au  culte  de  la  poésie,  s'il 
n'eût  pensé  qu'il  devait  à  son  pays  autre  chose  que 
la  gloire.  Il  abandonna  sans  hésitation,  mais  non 
sans  regret,  la  langue  harmonieuse  qu'il  avait  si 
laborieusement  étudiée_,  pour  s'engager  dans  la 
discussion  des  intérêts  publics.  Associé  à  MM.  de 
Pange,  à  Roucher,  il  combattit  tour  à  tourtes  éga- 
rements de  la  démocratie  et  de  la  cour,.  Il  serait 
aujourd'hui  difficile  de  reconnaître  et  de  rassem- 
bler tout  ce  qu'il  a  écrit  sur  la  lutte  et  les  espé- 
rances des  partis.  Mais  VAvis  aux  Français  offre 
un  ensemble  assez  développé  pour  nous  permettre 


ANDRE  CHEMER.  5 

(le  caractériser  les  vues  politiques  d'André  Clié- 
nier.  En  lisant  cette  brochure,,  où  respire  à  chaque 
ligne  un  amour  sincère  du  bien  public^  il  est  im- 
possible de  ne  pas  voir  que  l'auteur  se  fie  trop  à 
l'excellence  de  ses  sentiments,  et  qu'il  ne  s'est  pas 
préparé  par  des  études  suffisantes  à  la  solution 
des  problèmes  qu'il  discute  :  il  veut  le  bien^  il  es- 
père, il  appelle  de  ses  vœux  la  conciliation  des 
partis;  mais  il  exprime  confusément  ses  vœux  et 
ses  espérances  ;i  il  marche  au  hasîird,  sans  aucun 
plan  arrêté.  A  chaque  instant  il  revient  sur  ses 
pas,  et  il  semble  oublier  la  déduction  de  ses  idées 
pour  s'abandonner  à  des  plaintes  vertueuses,  mais 
inutiles.  Je  ne  parle  pas  du  style  de  cette  brochure, 
qui  est  loin  d'égaler  en  correction  les  vers  de  l'au- 
teur ;  mais,  à  ne  considérer  que  la  pensée  prise  en 
elle-même,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
que  l'intention  qui  a  dicté  VAvis  aux  Français 
est  plus  louable  que  l'avis  lui-même,  car  cet  avis 
se  réduit  à  prêcher  la  paix;  et  si  c'est  là  l'œuvre 
d'un  philanthrope,  assurément  ce  n'est  pas  celle 
d'un  publiciste.  La  lettre  adressée  par  Louis  XVI 
à  la  Convention  trois  jours  avant  sa  mort,  et  ré- 
digée par  André  Ghénier,  politiquement  jugée, 
vaut  mieux  que  VAvis  aux  Français,  car  elle  est  à 
la  fois  précise  dans  son  but  et  dans  son  expres- 
sion, empreinte  de  résignation  et  do  dignité.  Le 
roi  condamné  demande  à  ses  juges  l'appel  au 
peuple,  et  il  accepte  la  mort  comme  un  juste  clià- 


G  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

timentdeses  fautes^  dans  le  cas  où  les  nouveaux 
juges  auxquels  il  se  confie^  réunis  en  assemblées 
primaires,  ne  casseraient  pas  la  condamnation 
prononcée  contre  lui.  Cette  lettre  demeura  inutile, 
et  il  était  facile  de  le  prévoir;  mais  du  moins  elle 
n'était  ni  humiliante  pour  le  condamné  ni  inju- 
rieuse pour  les  juges;  elle  exprimait  noblement  les 
seules  pensées  que  Louis  XVI  put  faire  entendre. 

Le  7  thermidor  1794,  x\ndré  Chénier  expiait 
sur  l'échafimd  la  lettre  qu'il  avait  rédigée  pour 
Louis  XVL 

Il  est  facile  de  surprendre  les  transformations 
laborieuses  que  le  poëte  a  volontairement  impo- 
sées à  son  talent.  Dans  les  quelques  années  qu'il  a 
pu  donner  au  développement  et  à  l'expression  de 
ses  pensées,  il  n'a  rien  négligé  pour  atteindre  la 
perfection.  La  valeur  très-inégale  des  œuvres  qu'il 
nous  a  laissées  doit  être  pour  les  hommes  studieux 
un  sujet  d'encouragement  et  d'émulation;  car  il  y 
a  entre  la  pièce  adressée  au  peintre  David  sur  le 
Serment  du  jeu  de  paume  et  les  élégies  à  Camille 
un  intervalle  immense,  tel  qu'il  a  fallu,  pour  le 
franchir,  un  travail  opiniâtre.  Envisagée  sous  ce 
point  de  vue,  la  lecture  d'André  Chénier  est  à  la 
fois  un  exemple  et  un  conseil  ;  et  lors  même  que 
l'auteur  de  la  Jeune  captive  ne  serait  pas  le  pré- 
curseur de  la  nouvelle  école  poétique  dans  toutes 
les  questions  qui  se  rattachent  à  la  forme  propre- 
ment dite,  au  déplacement  de  la  césure,  à  l'en- 


ANDRE   CHENIER.  7 

jambement^  à  la  richesse  de  la  rime;  lors  même 
que  ses  œuvres  publiées_,  pour  la  première  fois  en 
1819,  c'est-à-dire  vingt-six  ans  après  la  mort  de 
Fauteur,  ne  seraient  pas  la  préface  naturelle  du 
mouvement  littéraire  accompli  sous  la  restaura- 
tion, il  serait  encore  utile  de  les  relire  souvent, 
pour  apprendre  comment  la  volonté  peut  assouplir 
la  parole  et  faire  d'un  esprit  inexpérimenté  un 
poëte  consommé.  Assurément  le  serment  du  jeu 
de  paume  offrait  à  André  Chénier  un  thème  riche 
en  développements  de  toute  sorte.  Depuis  Témotion 
patriotique  ,  depuis  l'orgueil  du  triomphe  jusqu'à 
l'espérance  d'un  avenir  pacifique  et  glorieux,  l'au- 
teur avait  à  parcourir  une  route  vivante  et  variée. 
Mais  la  première  condition  d'une  pareille  entre- 
prise était  d'accepter  franchement  le  sujet  et  de 
ne  pas  chercher  à  l'esquiver.  Cet  épisode,  si  po- 
puiau'e  et  si  justement  admiré  de  la  révolution 
française,  ne  pouvait  se  prêter  aux  allusions  my- 
tliologiques;  toutes  les  ruses  de  la  diction  devaient 
échouer  contre  la  nature  même  de  cet  épisode,  si 
le  poëte  tentait  de  l'encadrer  dans  les  souvenirs  de 
l'antiquité  grecque.  Cependant  André  Chénier, 
plein  de  la  lecture  des  poètes  antiques,  n'a  pas 
craint  de  tenter  ce  qui,  sans  doute,  quelques  an- 
nées plus  tard,  lui  eût  semblé  contraire  aux  lois 
du  goût  et  de  la  raison.  Au  lieu  de  célébrer  le  cou- 
rage civil,  et  d'associer  au  simple  récit  d'une  ré- 
sistance héroïque  les  sentiments  éveillés  dans  son 


8  PORTRAITS    LIITERAIHES. 

Unie  par  le  souvenir  du  serment  qu'il  voulait  chan- 
ter^ il  semble  s'être  efforcé  d'eftaceria  couleur  de 
son  sujet.  II  parle  de  Délos  et  de  Latone,  d'Apol- 
lon et  de  Diane^  comme  si  l'histoire  n'était  pas 
cent  fois  })lus  éloquente  et  plus  riche  en  émotions 
que  toutes  ces  comparaisons  lointaines  et  labo- 
rieuses. Si  le  rapprochement  était  indiqué  avec 
brièveté,  je  ne  le  blâmerais  pas,  et  même  j'insis- 
terais sur  l'ingénieuse  opposition  des  deux  termes 
que  le  poëte  a  choisis;  encadré  dans  une  multitude 
de  rapprochements  du  même  ordre,  je  ne  puis 
Taccepter,  et  je  déclare  en  toute  franchise,  malgré 
la  vive  admiration  que  je  professe  pour  André 
Chénier,  qu'il  me  paraît  avoir  complètement  mé- 
connu le  genre  d'images  qui  convenait  au  serment 
rlu  jeu  de  paume. 

Le  rhythme  de  cette  pièce  échappe  à  toute  dé- 
finition :  c'est  un  mélange  singulier  de  mesures 
diverses,  et  ce  mélange  est  conçu  de  telle  sorte 
que  l'œil  et  l'oreille  sont  à  chaque  instant  déroutés, 
A  proprement  parler,  il  n'y  a  ni  strophes,  ni  stan- 
ces ;  seulement  la  pièce  est  divisée  en  morceaux 
de  dix-neuf  vers,  et,  sans  les  chiffres  qui  marquent 
cette  division,  le  lecteur  ne  saurait  où  faire  une 
pause.  Mieux  vaudrait  assurément  l'ampleur  mo- 
notone de  l'alexandrin  que  ce  perpétuel  change- 
ment de  mesure  qui  ne  réussit  pas  à  se  régulari- 
ser en  se  répétant  vingt-deux  fois  ;  car  l'alexandrin, 
malgré  son  uniformité  apparente,  peut,  entre  h  s 


ANDRE   CHEMER.  9 

mains  d'un  porte  habile,  s'assouplir  et  se  varier. 
Mais  dès  que  l'auteur  tentait  autre  chose  que  le 
récit  du  serment^  le  sujet  sendjlait  naturellement 
appeler  la  strophe  pindarique;  car  jamais  aucune 
des  victoires  célébrées  par  le  lyrique  ïhébain,  ne 
s'offrit  sous  un  aspect  plus  digne  et  plus  majes- 
tueux. La  strophe  était  la  forme  naturelle  et  né- 
cessaire qu'André  Chénier  devait  adopter.  S'il  se 
fût  arrêté  à  ce  dernier  parti,  je  suis  sur  qu'il  eut 
rencontré  la  clarté ,  et  que  toute  la  pièce  eut 
été  inondée  d'une  lumière  j)ure  et  abondante. 
Telle  qu'elle  est,  l'obscurité  n'est  pas  son  seul  dé- 
faut, mais  c'est  assurément  le  plus  évident  de  tous. 
A  travers  les  nombreuses  ambages  du  rhythme 
indéfinissable  que  l'auteur  a  choisi,  l'esprit  trébu- 
che à  chaque  pas  et  ne  sait  où  finit,  où  commence 
la  pensée  de  l'auteur.  Arrivé  au  deux  centième 
vers,  le  lecteur  n'est  pas  plus  avancé  qu'au  pre- 
mier; car  jusqu'à  la  fin  de  la  pièce,  c'est  pour  lui 
une  nécessité  de  renoncer  à  comprendre  complète- 
ment ce  que  le  poëte  a  voulu  exprimer. 

Un  autre  défaut  de  cette  pièce  sur  lequel  je  crois 
utile  d'insister,  d'autant  plus  qu'il  se  rencontre 
bien  rarement  dans  les  autres  œuvres  d'André 
Chénier,  c'est  l'usage  ou  plutôt  l'abus  de  la  péri- 
phrase. Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  le  poème 
des  Jardins  ou  de  V Imagination  une  seule  péri- 
phrase capable  d'exciter  autant  d'impatience  que  la  ' 
façon  détournée,  je  devrais  dire  inintelligible,  dont 


10  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

André  Chénier  caractérise  le  Jeu  de  paume.  Il  sem- 
ble que  la  paume  n'ait  pas  droit  de  bourgeoisie 
dans  la  versiûcation  française,  et  qu'il  soit  indis- 
pensable de  transformer  la  raquette  en  réseau 
noueux,  en  élastique  égide.  Il  est  curieux  de  voir 
André  Chénier,  le  plus  virgilien  et  souvent  le  plus 
homérique  de  nos  poètes,  lutter  en  cette  occasion 
de  gaucherie  et  de  pusillanimité  avec  Tabbé  Delille. 
Lui  qui  se  distingue  habituellement  par  la  fran- 
chise et  la  simplicité  hardie  de  l'expression,  il  s'é- 
puise en  efforts  pour  déguiser  sa  pensée,  pour  en- 
velopper d'un  nuage  l'objet  qu'il  n'ose  nommer. 
En  vérité,  il  faut  plus  que  de  la  bonne  volonté  pour 
deviner  qu'il  s'agit  du  jeu  de  paume,  et  sans  le  ti- 
tre de  la  pièce,  un  lecteur,  même  clairvoyant,  se- 
rait tenté  d'abandonner  la  partie.  Il  serait  permis, 
sans  injustice,  de  chercher  parmi  lesjeuxdela 
Grèce  antique  celui  qu'André  Chénier  a  voulu 
désigner. 

Abstraction  faite  du  rhythme  et  du  langage,  à 
ne  considérer  que  la  nature  et  le  mouvement  des 
pensées  qui  se  succèdent  dans  cette  pièce,  il  nous 
est  impossible  de  voir  dans  cette  œuvre  rien  qui  se 
puisse  comparer  aux  idylles  ou  aux  élégies  du 
même  auteur.  Lors  même,  en  effet,  que  ces  pensées 
seraient  clairement  exprimées,  lors  même  que  la 
périphrase  serait  absente  et  laisserait  voir  nette- 
ment les  objets  que  le  poëte  a  voulu  désigner,  les 
sentiments  qu'il  s'est  proposé  de  traduire,  l'émo- 


ANDRE    CHEMER.  1  1 

tion  éprouvée  par  le  lecteur  demeurerait  encore 
assez  tiède  ;  car  c'est  à  peine  s'il  est  permis  d'at- 
tribuer au  poëte  une  émotion  sincère.  Préoccupé 
du  soin  de  l'expression  qu'il  torture  laborieuse- 
ment et  qu'il  s'efforce  de  rendre  singulière^  il  n'a 
guère  le  temps  de  ressentir  l'enthousiasme  qu'il 
veut  chanter.  11  a  vu  dans  le  serment  du  jeu  de 
paume  le  sujet  d'une  ode,  et,  dédaignant  les 
routes  vulgaires,  il  a  cherché  dans  le  mélange 
de  mesures  diverses  le  moyen  d'être  majestueux  : 
l'emphase  a  remplacé  l'émotion. 

Nous  devons  regretter  qu'André  Chénier  n'ait 
pas  employé  plus  souvent  la  forme  de  l'ïambe,  car 
les  quatre  pièces  auxquelles  il  a  imprimé  cette 
forme  se  distinguent  par  une  grande  franrliise,  et 
témoignent  clairement  que  l'auteur  maniait  l'ïambe 
avec  une  entière  liberté.  Quoiqu'il  soit  possible  de 
noter  çà  et  là  quelques  mots  qui  ne  sont  pas  em- 
ployés dans  leur  sens  vrai ,  cependant  il  est  juste 
de  reconnaître  que  ces  taches  n'obscurcissent  pas 
la  splendeur  des  pièces  où  l'œil  les  aperçoit. 
L'ïambe  adressé  aux  Suisses  révoltés  du  régiment 
de  Châteauvieux  est  empreint  d'une  puissante 
ironie.  Le  poète  célèbre  le  triomphe  des  soldats 
fêtés  sur  la  motion  de  CoUot  d'Herbois,  avec  une 
joie  pleine  d'emphase ,  et  paraît  d'abord  prendre 
au  sérieux  la  gloire  des  triomphateurs;  il  ne  tien- 
drait qu'au  lecteur  de  croire  qu'André  Chénier 
sympathise  avec  (^ollot  d'Herbois,  et  voudrait  se 


12  rournAiTS  littéraires. 

mêler  à  la  foule  pour  a]»plaudir  et  féliciter  les  sol- 
dats du  régiment  de  Châteauvieux.  Mais  tout  à 
coup  il  lance  le  trait  qu'il  avait  préparé;  il  laisse 
aller  la  corde  qu'il  avait  tendue,  et  la  flèche  va 
frapper  droit  au  cœur  des  triomphateurs.  Il  de- 
mande quand  il  lui  sera  donné  de  contempler  un 
aussi  beau  jour  ;  il  interroge  l'avenir  d'une  voix 
inquiète,  et  il  se  répond  avec  assurance  :  «  Un  jour 
égal  au  jour  que  je  célèbre  sera  celui  où  je  verrai 
Jourdan  coupe-téte  marcher  à  la  tète  de  nos  ar- 
mées, et  La  Fayette  monter  à  léchafaud.  »  Certes, 
ce  dernier  vœu,  cette  dernière  espérance  ,  expri- 
ment nettement  lironie  au  nom  de  laquelle  le 
poète  apostrophe  les  triomphateurs.  Peut-être 
André  Chénier  eùt-il  bien  fait  d'ajouter  à  cette 
pièce  quelques  nouveaux  développements;  peut- 
être  la  raillerie  sanglante  qui  termine  cet  ïambe 
eùt-elle  acquis  une  valeur  nouvelle,  si  l'auteur  eût 
pris  soin  de  prolonger  pendant  quelques  vers  de 
plus  les  louanges  adressées  aux  Suisses  révoltés. 
Mais  telle  qu'elle  est ,  cette  pièce  répond  digne- 
ment à  l'intention  dont  elle  est  née.  Elle  est  sim- 
ple de  pensée ,  hardie  dans  l'expression ,  et  peut 
servir  de  modèle  à  tous  ceux  qui  voudront  flétrir 
les  injustes  popularités.-  Il  y  a  loin  du  style  de  cet 
ïambe  à  la  prose  indécise  et  embarrassée  de  Y  Avis 
aux  Français.  Autant  le  poète  semble  gêné  quand 
il  n'a  pas  la  rime  à  satisfaire,  autant  il  paraît 
à  l'aise  quand  il  est  forcé  de  compter  les  syllabes 


ANDRE   CHENIEH.  13 

de  sa  phrase  et  de  croiser  la  rime  à  des  intervalles 
déterminés.  Il  parle  naturellement  la  langue  des 
vers^  et  dès  qu'il  est  libre  de  toute  contrainte, 
dès  qu'il  tente  la  prose  ;,  il  a  l'air  de  bégayer  un 
idiome  étranger. 

L'ïambe  oii  il  se  plaint  de  l'oubli  et  de  l'aban- 
don où  le  laissent  ses  amis,  et  qui  se  termine  par 
des  paroles  de  résignation ,  est  supérieur  au  pré- 
cédent, sinon  par  la  franchise  de  la  pensée,  du 
moins  par  la  continuité  des  images.  Les  moutons 
promis  au  charnier  populaire,  parmi  lesquels  le 
poète  n'hésite  pas  à  se  compter,  nous  emportent 
bien  loin  des  riantes  images  que  l'auteur  a  puisées 
dans  la  lecture  des  poètes  pa'iens,  et  qu'il  sait  si 
habilement  naturaliser  dans  notre  langue.  Mwq  fois 
en  possession  de  cette  comparaison,  il  la  poursuit, 
et  ne  l'abandonne  qu'après  l'avoir  épuisée.  Grâce 
à  l'emploi  laborieux  de  ce  procédé ,  sa  pensée 
prend  un  corps  et  devient  véritablement  visible  ; 
puis,  par  une  transition  à  peine  sentie,  l'auteur 
se  demande  s'il  n'est  pas  injuste  envers  ceux  qu'il 
accuse  ,  si  l'or  n'eût  pas  été  sans  pouvoir  sur  ses 
geôliers,  si  l'oubli  n'est  pas  la  seule  chance  de 
salut  qui  lui  reste;  il  fouille  le  passé,  il  interroge 
ses  années  de  bonheur  et  de  paix.  N'a-t-il  rien  à  se 
reprocher?  n'a-t-il  jamais  détourné  sa  vue  des 
malheureux?  L'indifférence  dont  il  se  plaint  n'est- 
elle  pas  un  juste  châtiment  infligé  au  dédain  qu'au- 
trefois il  a  témoigné  aux  douleurs  d'autrui  ?  Cha- 


14  l'UKTU.UTS   LlTTERAiUIiS. 

Clin  des  sentiments  que  j'indique  est  sculpté  dans 
l'ïambe  d'André  Chénier  avec  une  admirable  pré- 
cision. Les  vœux  qui  servent  de  conclusion  à  cette 
pièce,  les  souhaits  de  bonheur  et  de  sérénité  que 
le  poète  adresse  à  ses  amis  oublieux,  respirent  à 
la  fois  la  tristesse  et  la  résignation.  C'est  à  peine 
si  le  prisonnier  conserve  l'espérance  d'une  liberté 
lointaine;  c'est  à  peine  s'il  entrevoit  la  chance 
d'échapper  à  la  hache  qui  a  déjà  tranché  tant  de 
têtes.  Pourtant  il  ne  maudit  pas  ceux  qui  l'aban- 
donnent; il  ne  renonce  pas  à  la  vie,  si  amère 
qu'elle  soit  pour  lui,  et  il  leur  dit  de  vivre  dans 
la  paix  et  la  sécurité.  Les  reverra-t-il  jamais?  Qui 
le  sait?  Mais  qu'importe?  libre  ou  prisonnier,  ré- 
servé à  la  mort  ou  promis  à  l'air  pur  des  champs, 
le  bonheur  de  ses  anciens  compagnons  de  joie  est 
encore  pour  lui  une  pensée  consolante.  Près  de 
quitter  la  terre ,  séparé  du  monde  des  vivants,  il 
aurait  honte  de  conserver  dans  son  cœur  un  sen- 
timent d'égoïsme  et  d'envie;  seul  avec  ses  espé- 
rances défaillantes,  il  n'est  pas  jaloux  du  bonheur 
de  ceux  qu'il  attendait,  et  qui  ne  sont  pas  venus. 
Loin  de  là,  il  se  console  dans  la  pensée  qu'ils  au- 
ront encore  des  jours  nombreux  et  prospères. 

L'ïambe  adressé  aux  bourreaux  barbouilleurs  de 
lois  n'a  pas  toute  la  pureté  de  la  pièce  précédente. 
Ici  les  développements  ne  manquent  pas,  mais  ils 
se  pressent  confusément,  et  les  images  entassées 
par  le  poète  n'ont  pas  toute  la  valeur  qu'elles  pour- 


ANDRE  CHKNIER.  15 

raiont  avoir,  parce  qu'elles  manquent  d'air  pour  se 
déployer  librement.  Celte  remarque  s'applique  sur- 
tout à  la  première  partie  de  la  pièce  ;  car  dès  que 
le  poète  entreprend  de  prouver  que  sa  plume  vaut 
une  épée^  sa  pensée  s'éclaire  rapidement  d'un  jour 
abondant,  et  se  dessine  avec  une  grande  précision. 
Son  indignation,  qui  d'abord  défendait  aux  paroles 
de  s'ordonner,  se  transforme  sans  se  calmer,  et 
trouve  moyen  de  s'exprimer  clairement.  Le  mo- 
ment vient  même  où  l'entassement  des  images  peut 
être  appelé  beauté.  Quand  le  poëte  s'écrie  qu'il  ne 
veut  pas  mourir  sans  flétrir,  sans  percer  de  ses 
flèches,  sans  pétrir  dans  la  fange  les  bourreaux  qui 
moissonnent  les  têtes  comme  les  épis  d'un  champ, 
sans  tracer  pour  la  postérité  des  portraits  qui  éter- 
nisent l'infamie  de  ses  modèles,  personne  ne  peut 
songer  à  lui  reprocher  la  confusion  des  images  qu'il 
appelle  à  son  secours.  L'apostrophe  à  la  Vertu  qui 
termine  cette  pièce  a  droit  d'être  placée  parmi  les 
plus  beaux  mouvements  de  poésie  lyrique.  Dire  à 
la  Vertu  :  «  Pleure  si  je  meurs  avant  d'avoir  achevé 
mon  œuvre  de  vengeance,  avant  d'avoir  châtié  se- 
lon leurs  mérites  les  bourreaux  qui  m'ont  con- 
damné, »  n'est-ce  pas  l'expression  sublime  de  l'or- 
gueil et  de  la  colère  ?  Le  poëte  sent  toute  la  dignité 
de  sa  mission;  il  n'hésite  pas  à  se  proclamer  l'in- 
terprète de  la  justice,  et  il  recommande  sa  vie  à  la 
justice,  au  nom  de  laquelle  il  parle.  Dans  l'exalta- 
tion qui  le  domine,  il  ne  craint  pas  de  nommer  sa 


in  PORTRAITS    LITTEUAIRtS. 

iiioi't  un  malheur  public,  et  il  dit  à  la  Vertu  de 
l)leurer  s'il  n'a  pas  le  temps  d'achever  sa  tâche.  In 
pareil  orgueil  porte  eu  lui-même  son  excuse,  et  se 
justifie  par  son  évidente  sincérité. 

Parlerai-je  des  derniers  vers  d'André  Chénier, 
de  cet  ïambe  inachevé  qu'il  murmurait  sous  les 
verrous,  et  qui  semble  destiné  à  compter  les  mi- 
nutes qui  le  séparent  du  supplice?  Il  y  aurait  plus 
que  de  la  puérilité  à  tenter  l'analyse  d'un  tel  mo- 
nologue. Cependant  je  ne  crois  pas  inutile  d'ap- 
peler l'attention  sur  la  coquetterie  empreinte  dans 
cette  pièce.  On  dirait  que  le  poêle  essaye  de  con- 
soler, d'embellir  ses  derniers  moments  par  la  mé- 
lodie de  ses  plaintes:  il  retrouve  pour  ce  chant 
funèbre  une  grâce  athénienne.  Rien  de  confus  ou 
d'indécis  ;  les  paroles  s'ordonnent  avec  une  mer- 
veilleuse précision,  et  semblent  défier  le  temps  qui 
va  leur  échapper. 

Entre  les  odes  d'André  Chénier  il  en  est  deux 
qui  ont  acquis  une  popularité  méritée,  l'ode  à 
Charlotte  Cordcuj  et  la  Jaune  Captive.  La  dernière 
est  aujourd'hui  dans  toutes  les  mémoires,  et  ré- 
sume, pour  le  plus  grand  nombre  des  lecteurs, 
tout  le  talent  du  poète.  Sans  partager  cette  opi- 
nion, nous  pensons  cependant  que  null&  part  An- 
dré Chénier  n'a  montré  plus  d'élégance  et  de  sou- 
plesse, plus  d'abondance  et  de  pureté.  L'ode  a 
Fanny  malade  se  distingue  aussi  par  une  mélanco- 
lie vraie,  par  une  grâce  toute  particulière.  Le  sujet 


ANDRE   ClIEMER.  17 

(le  cette  pièce  est  d'une  extrême  simplicité;  mais 
le  poi'te  a  su  en  tirer  un  excellent  parti.  Sa  maî- 
tresse a  été  malade,  et  il  chante  la  pâleur  de  sa 
maîtresse.  Il  remercie  lo  ciel  d'avoir  respecté  la 
beauté  de  Fanny,  et  il  célèbre  en  même  temps  la 
pieuse  charité  qui  appelle  sur  sa  tête  la  bénédiction 
des  pauvres.  Souvent  il  Ta  vue  s'attendrir  sur  la 
souftVance  et  panser  les  plaies  du  pauvre;  le  ciel, 
en  lui  rendant  la  santé,  a  voulu,  sans  doute,  ré- 
compenser sa  pitié  généreuse,  et  l'encourager  dans 
son  œuvre  sainte.  Le  poète  se  réjouit  de  la  guéri- 
son  de  Fanny  et  va  même  jusqu'à  trouver  dans  la 
pâleur  de  sa  maîtresse  un  charme  qu'il  préfère  à  sa 
beauté  première.  Puis,  par  un  retour  imprévu  sur 
lui-même,  par  un  mouvement  d'égoïsme  bien  par- 
donnable assurément,  il  lui  demande  de  garder 
pour  lui  une  part  de  la  pitié  qu'elle  accorde  à  la 
pauvreté  souffrante.  Puisqu'elle  compatit  si  tendre- 
ment aux  douleurs  qu'elle  n'a  pas  faites,  sera-t-elle 
moins  généreuse  pour  les  soutïrances  qui  sont  nées 
d'elle  seule  ?  Épuisera-t-elle  sur  les  pauvres  toute  la 
ferveur  de  son  âme,  et  ne  tiendra-t-elle  pas  en  ré- 
serve, pour  celui  qui  l'aime  et  qui  la  bénit  chaque 
jour,  une  compassion  plus  active  et  plus  dévouée? 
Refusera-t-elle  de  récompenser,  par  une  fidélité 
persévérante,  une  affection  sans  limites?  A  mon 
avis,  la  série  des  pensées  qui  se  succèdent  dans  cette 
pièce  est  pleine  de  grâce  et  de  naturel.  Peut-être 
faut-il  regretter  que  le  rhythme  adopté  par  André 

2. 


18  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Chéniei%  dans  l'ode  à  Fanny  malade,  n'ait  pas  une 
précision  suffisante;  mais  ce  défaut,  qui  frappe  à 
une  seconde  lecture,  est  à  peine  aperçu  lorsque 
l'esprit  parcourt  pour  la  première  fois  les  idées  ex- 
primées par  le  poëte;  une  sympathie  rapide  et  in- 
volontaire ne  permet  pas  de  saisir  sur-le-champ  ce 
qu'il  y  a  de  vague  et  d'incomplet  dans  la  forme  que 
l'auteur  a  choisie;  et  si  cette  ode  n'est  pas  une 
œuvre  accomplie  de  tout  point,  il  faut  reconnaître 
cependant  qu'elle  mérite  de  sincères  éloges ,  car 
elle  est  d'une  grande  vérité. 

L'ode  à  Charlotte  Corday  respire  un  enthou- 
siasme qui  n'a  rien  de  factice.  On  sent  à  chaque 
strophe  que  Tauteur,  en  écrivant,  cède  à  l'irrésis- 
tihle  entraînement  de  sa  pensée:  qu'avant  de  se 
préoccuper  de  la  beauté  littéraire  de  son  œuvre,  il 
écoute  la  voix  d'un  devoir  impérieux.  Il  ne  chante 
pas  pour  chanter;  pour  lui,  la  tâche  du  poëte  ne 
vient  qu'après  la  tâche  du  citoyen,  et  grâce  aux 
sentiments  patriotiques  dont  il  est  animé,  toutes  les 
paroles  qu"il  adresse  à  Charlotte  Corday  ont  une 
signification  précise  ;  la  rime  obéit,  mais  ne  com- 
mande jamais.  Les  souvenirs  de  la  Grèce  antique 
Aiennent  se  fondre  fort  heureusement  dans  le  por- 
trait de  l'héroïne,  et  se  marient  à  riiistoire- contem- 
poraine d'une  façon  si  naturelle,  que  l'esprit  s'aper- 
çoit à  peine  de  la  distance  qui  sépare  Charlotte 
Corday  d'Harmodius.  C'est  ainsi  seulement  qu'il 
est  permis  d'associer  k  l'histoire  moderne  les  glo- 


ANDRE   CHEMER.  19 

rieux  épisodes  de  l'histoire  antique;  pour  que  les 
rapprochements  ajoutent  au  relief  de  la  pensée,  il 
faut  qu'ils  se  présentent  d'eux-mêmes  et  comme 
attirés  par  un  aimant  irrésistible.  Mais  pour  satis- 
faire à  cette  condition  impérieuse,  il  est  indispen- 
sable que  le  poëte  soit  familiarisé  depuis  longtemps 
avec  les  souvenirs  qu'il  évoque,  qu'il  ait  vécu  dans 
rintimité  des  hommes  dont  il  emprunte  le  nom, 
afin  d'éclairer  sa  pensée.  Or,  ces  études  prélimi- 
naires sont  aujourd'hui  trop  dédaignées,  et  lorsqu'il 
arrive  aux  poètes  contemporains  d'associer  aux 
événements  qu'ils  célèbrent  le  souvenir  d'un  épi- 
sode antique,  c'est  presque  toujours  avec  une  es- 
pèce d'ostentation.  On  dirait  qu'ils  ont  honte  de 
montrer  ce  qu'ils  savent,  et  qu'ils  craignent  de  ne 
pas  retrouver  l'occasion  de  mettre  leur  science  en 
lumière.  De  là  naît  souvent  une  obscurité  volon- 
taire; ils  prodiguent  les  allusions,  suppriment  à 
plaisir  les  idées  intermédiaires,  et  mettent  le  lec- 
teur dans  la  nécessité  de  deviner.  Pas  une  strophe 
de  l'ode  à  Charlotte  Cordoy  ne  mérite  un  pa- 
reil reproche.  Cliénier,  en  parlant  de  la  Grèce, 
parle  encore  de  sa  patrie  ;  et  les  noms  qu'il  choisit, 
pour  honorer  le  courage  viril  d'une  jeune  fille,  ar- 
rivent sur  ses  lèvres  sans  qu'il  ait  besoin  de  feuille- 
ter ses  souvenirs.  Il  est  permis  de  reprocher  à 
quelques  parties  de  cette  pièce  une  tension  voisine 
de  l'emphase  ;  la  jeunesse  de  l'auteur  explique 
suffisamment  ce  défaut,  et  je  crois  même  qu'il  est 


20  POHTRAIIS    MITERAIULS. 

difficile  de  célébrer  le  dévouement  héroïque  de 
Charlotte  Corday  sans  mériter  le  même  reproche 
qu'André  Chénier.  Mais  lors  même  qu'il  serait 
possible  d'éviter  l'emphase,  l'ode  d'André  Chénier 
serait  encore  une  œuvre  digne  d'étude;  car  elle 
concilie  heureusement  la  personnalité  de  la  pen- 
sée et  le  respect  des  traditions;  elle  est  naturelle 
avec  un  air  antique. 

Louer  la  Jeune  Captive  est  une  tâche  qui  paraî- 
tra sans  doute  bien  inutile  aux  admirateurs  d'An- 
dré Chénier.  Les  sentiments  exprimés  par  made- 
moiselle de  Coigny  sont  si  vrais,  et  se  succèdent 
dans  un  ordre  si  logique  ;  les  images  qui  servent 
de  vêtement  aux  pensées  de  la  jeune  captive  ont 
tant  de  grâce  et  de  pureté,  qu'il  semble  superflu 
d'appeler  l'attention  sur  cet  ensemble  harmo- 
nieux ;  cependant  je  crois  devoir  signaler  dans 
cette  ode  si  justement  populaire  un  mérite  qni 
jusqu'ici  a  passé  inaperçu.  Le  germe  de  cette 
pièce,  qui  défie  la  louange  et  qui  échappe  à  toute 
analyse,  tant  le  poëte  s'est  identifié  avec  son  per- 
sonnage, se  trouve  dans  une  élégie  de  Tibulle; 
mais  quel  autre  qu'André  Chénijr  aurait  su  tirer 
de  ce  germe  la  moisson  dorée  qui  s'appelle  la 
Jeune  Captive  ?  Avec  deux  vers  de  Tibulle,  André 
Chénier  a  composé  une  œuvre  dont  personne  ne 
voudra  ni  ne  pourra  contester  l'originalité.  C'est 
là,  si  je  ne  m'abuse,  un  des  secrets  du  génie.  Dé- 
rober ainsi  que  l'a  ^i(\\  l'inlerprète  mélodieux  de 


ANDRE   CHENIER.  2  1 

mademoiselle  de  Goigny,  ce  n'est  pas  commettre 
un  plagiat  ni  se  parer  d'une  richesse  étrangère, 
c'est  conquérir,  et  légitimer  sa  conquête  en  la  fé- 
condant. Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  notre 
langue  un  morceau  d'une  mélancolie  plus  tou- 
chante, d'une  chasteté  plus  gracieuse  que  la  Jeune 
CaiJtive,  et  pourtant  le  germe  de  cette  ode  est 
contenu  dans  deux  vers  de  Tibulle.  Mais  la  lecture 
de  l'élégie  latine,  loin  de  diminuer  mon  admira- 
tion pour  André  Ghénier,  ajoute  encore  à  ma 
sympathie  pour  ce  génie  heureux  et  privilégié  ; 
car  s'il  m'est  impossible  de  méconnaître  dans  Ti- 
bulle l'origine  de  l'ode  française,  je  suis  forcé  en 
même  temps  d'avouer  qu'il  y  a  entre  l'élégie  la- 
tine et  l'ode  française  un  immense  intervalle,  et 
qu'il  fallait,  poifr  le  combler,  une  pénétration  et 
une  puissance  singulières.  Envisagée  sous  ce  point 
de  vue,  la  Jeune  Captive  mérite  une  étude  sé- 
rieuse; car  il  ne  faut  pas  admirer  seulement  la 
grâce  qui  respire  dans  toutes  les  strophes  de  cette 
pièce,  mais  bien  aussi  l'habileté  persévérante  avec 
laquelle  André  Chénier  a  su  développer  l'idée  à 
peine  indiquée  par  Tibulle.  La  comparaison  atten- 
tive de  l'idée  première  et  de  l'œuvre  n'entame  pas 
d'une  ligne  la  valeur  de  l'ode  française,  et  peut 
servir  à  montrer  comment  les  génies  originaux 
comprennent  la  lecture  des  poètes  antiques,  com- 
ment ils  choisissent  et  métamorphosent  la  sub- 
stance dont  ils  se  nourrissent,  comment  ils  enca- 


2  2  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

dreiit  une  parole  oubliée  dans  leurs  impressions 
personnelles,  et  trouvent  dans  le  rajeunissement 
du  passé  un  caractère  indépendant  et  nouveau. 

Les  épîtrcs  d'André  Chénier  inspirent  le  même 
regret  que  ses  ïambes  ;  les  quatre  que  nous  con- 
naissons, et  qui  sans  doute  ne  sont  pas  les  seules 
quil  ait  écrites,  ont  toutes  les  qualités  du  genre, 
et  concilient,  avec  une  heureuse  variété,  les  épan- 
chements  familiers  et  les  retours  vers  le  passé, 
que  le  poëte  ne  perd  jamais  de  vue.  La  première, 
adressée  à  MM.  Lebrun  et  de  Brazais,  offre  un 
touchant  éloge    de   l'amitié.    Quoique   plusieurs 
morceaux  de  cette  épître  rappellent  par  la  forme 
les  maîtres  chéris  d'André  Chénier,  la  pièce  en- 
tière est  empreinte  d'une  sensibilité  vraie,  et  le 
thème  choisi  par  Fauteur  pourra  paraître  nou- 
veau à  bien  des  lecteurs  ;  car  André  Chénier  ne  se 
borne  pas  à  célébrer  les  charmes  de  l'amitié,  il 
insiste  avec  une  conviction  éloquente  sur  les  rela- 
tions étroites  du  cœur  et  de  l'intelligence,  sur  la 
nécessité  d'aimer  pour  comprendre.  L'amitié,  telle 
qu'il  la  conçoit,  telle  qu'il  la  célèbre,  n'est  pas 
seulement  une  consolation  pour  la  tristesse,  mais 
une  leçon  indispensable.  Non-seulement  les  affec- 
tions rendent  la  vie  plus  douce,  mais  il  n'y  a  pas 
de  poésie   possible   pour  l'homme   qui  vit  sans 
amis.  Celui  qui  vit  seul,  qui  renferme  toutes  ses 
pensées  dans  le  cercle  étroit  de  sa  destinée  indivi- 
duelle, ne  prendra  jamais  rang  parmi  les  poètes 


ANDRE   CHENIEK.  2  3 

du  premier  ordre.  Quoi  qu'il  fasse^  quoi  qu'il  étu- 
die, les  paroles  lui  manqueront  lorsqu'il  voudra 
peindre  les  sentiments  qu'il  n'a  pas  éprouvés.  Il 
aura  beau  graver  dans  sa  mémoire  les  vers  con- 
sacrés à  l'expression  de  l'aniité,  il  n'atteindra  ja- 
mais à  la  véritable  éloquence  ;  toutes  les  fois  qu'il 
voudra  parler  d'après  sa  mémoire^,  le  lecteur  de- 
vinera que  l'homme  qui  lui  parle  n'a  jamais  eu 
d'amis.  Le  thème  choisi  par  André  Chénier  nous 
offre  donc  l'amitié  sous  une  face  toute  nouvelle,  et 
peut  se  résumer  en  un  conseil  très-significalif  :  se 
dévouer  pour  peindre  le  dévouement.  Ce  pré- 
cepte poétique  est  aujourd'hui  généralement  mé- 
connu. La  plupart  des  écrivains,  prosateurs  ou 
poètes,  qui  célèbrent  le  dévouement,  consultent 
les  livres  au  lieu  de  consulter  leurs  souvenirs  per- 
sonnels. Non-seulement  leur  vie  est  mauvaise, 
mais  les  œuvres  qu'ils  produisent  sont  nécessaire- 
ment incomplètes;  le  conseil  d'André  Chénier  ar- 
rive à  propos  pour  leur  montrer  qu'ils  ont  tenté 
l'impossible,  et  que  la  première  condition  de  la 
véritable  éloquence  est  la  sincérité.  Parler  de 
ranu'tié  et  vivre  seul  avec  soi-même,  c'est  décrire 
une  terre  inconnue,  c'est  bégayer  au  hasard  un 
idiome  ignoré.  Lors  même  que  l'épître  adressée  à 
Mx)L  Lebrun  et  Brazais  ne  se  distinguerait  pas  par 
une  rare  éloquence,  il  serait  encore  sage  d'en  re- 
commander la  lecture  aux  hommes  qui  pratiquent 
la  poésie. 


2  4  rORTKAITS   IJTTÉRAlRtS. 

L'épître  suivante,  oh  André  Chénier  raconte  sa 
répugnance  pour  la  satire,  peut  passer  à  bon  droit 
pour  une  satire  excellente.  11  paraît  que,  dans  les 
dernières  années  du  xviii^  siècle,  comme  au  temps 
où  nous  vivons,  les  salons  étaient  peuplés  de  vani- 
tés impatientes,  et  qu'alors  comme  aujourd'hui, 
nombre  de  poètes  croyaient  leur  journée  perdue 
s'ils  n'avaient  recueilli,  entre  le  lever  et  le  cou- 
cher du  soleil,  les  applaudissements  d'un  auditoire 
dévoué.  Alors  comme  aujourd'hui,  au  lieu  de  con- 
sacrer à  l'achèvement  d'une  œuvre  longtemps  mé- 
ditée des  veilles  laborieuses,  au  lieu  de  ne  solliciter 
les  suffrages  qu'après  les  avoir  mérités  par  leur 
persévérance,  les  hommes  qui  prétendaient  vivre 
pour  la  gloire  ne  travaillaient  en  réalité  que  pour 
la  vogue.  A  toute  heure  de  la  journée  ils  étaient 
prêts  à  réciter  leurs  vers  pour  être  applaudis. 
André  Chénier,  tout  en  refusant  de  traiter  la  sa- 
tire, ne  peut  taire  cependant  les  nombreuses  solli- 
citations qu'il  a  eu  à  subir,  et  il  excuse  de  son 
mieux  la  lenteur  volontaire,  l'apparente  stérilité 
de  son  imagination.  Il  n'improvise  pas  pour  le 
plaisir  des  salons  oisifs  ;  il  n'écrit  qu'à  son  heure, 
et  il  ne  poursuit  pas  toujours  la  même  pensée.  11 
commence  à  la  fois  et  il  mène  de  front'  plusieurs 
compositions.  A  l'exemple  du  statuaire  qui  ébauche 
dans  la  même  journée  un  athlète  et  un  dieu,  qui 
taille  tour  à  tour  dans  le  marbre  le  front  de  Jupi- 
ter et  la  jambe  d'Ajax,  il  va  d'un  poëme  à  un 


ANDRE   CHENIER.  25 

autre,  d'une  ode  à  une  idylle,  et  songe  à  se 
contenter  avant  d'espérer  les  applaudissements. 
Peut-être  ferait-il  mieux  de  concentrer  toutes  ses 
facultés  sur  une  œuvre  unique,  et  de  ne  pas  quit- 
ter le  poème  commencé  avant  de  1  avoir  achevé. 
Mais  quoi  !  il  n'a  pas  toujours  pour  cette  première 
ébauche  la  même  sympathie,  la  même  ferveur.  Il 
se  défie  de  ses  forces,  et  il  n'essaye  pas  de  ramener, 
par  une  volonté  violente,  son  esprit,  emporté  en 
d'autres  régions.  Que  d'autres  achèvent  en  une 
semaine  des  poèmes  qui  seront  oubliés  le  lende- 
main du  jour  où  ils  auront  été  applaudis  ;  il  ne  par- 
tage ni  leur  impatience,  ni  leur  avide  vanité.  Il 
ne  lira  rien  avant  d'avoir  donné  k  sa  pensée  la 
forme  désirée,  avant  d'avoir  dit  ce  qu'il  veut  dire. 
Il  attendra  la  gloire  et  se  passera  de  la  vogue.  Cette 
profession  de  foi  n'est  pas  seulement  un  acte  de 
modestie  ;  car,  en  présentant  son  apologie,  André 
Chénier  instruit  le  procès  des  poètes  qu'il  n'imite 
pas,  et  chacune  des  excuses  qu'il  invoque  en  sa  fa- 
veur est  un  grief  articulé  contre  les  improvisateurs 
de  son  temps  et  du  nôtre.  J'ai  donc  eu  raison  de 
voir  dans  cette  épître  une  satire  excellente. 

L'épître  adressée  à  M.  de  Pange,  sans  mériter  la 
même  attention  que  les  deux  précédentes,  offre 
cependant  une  lecture  pleine  d'intérêt.  Le  sujet 
n'est  pas  neuf,  mais  Fauteur  a  su  le  rajeunir,  et 
(î'est  précisément  ce  rajeunissement  que  j'admire. 
11  chante  le  bonheur  de  l'étude  et  le  bonheur  de 

3 


26  PUIMUAITS  LITTERAIRES. 

l*amoiii%  et  certes  il  n'est  guère  possible  de  choisir 
une  idée  plus  vieille.  Mais  il  parle  de  ses  livres  et 
de  sa  maîtresse  avec  tant  d'élégance  et  de  pureté^ 
il  trouve  pour  les  antiques  doctrines  et  pour  les 
yeux  de  son  amie  des  couleurs  si  belles  et  si  har- 
monieuses, que  l'idée  paraît  nouvelle  et  vous 
charme  comme  un  spectacle  inattendu.  En  quoi 
consiste  la  beauté  de  cette  épître?  Comment  l'au- 
teur a-t-il  renouvelé  une  pensée  qui  a  traversé 
toutes  les  langues,  qui  appartient  à  tout  le  monde, 
et  qui  semble  défier  la  poésie  par  sa  vulgarité  ?  Il 
serait  vraiment  bien  difficile  de  le  dire.  Mais,  à 
mon  avis,  rien  ne  marque  mieux  que  cette  épître 
la  ligne  qui  sépare  le  vers  de  la  prose  ;  car  chacun 
des  sentiments  exprimés  dans  cette  pièce  emprunte 
à  la  versification  la  meilleure  partie  de  sa  valeur. 
Dérangez  les  mots,  et  chacun  de  ces  sentiments 
deviendra  trivial  ;  lisez  les  vers  d'André  Chénier, 
et  vous  avez  devant  vous  un  tableau  complet.  Si 
la  doctrine  qui  veut  estimer  les  vers  en  les  décom- 
posant, et  qui  prend  la  prose  comme  terme  su- 
prême de  comparaison,  avait  besoin  d'une  réfuta- 
tion, si  les  esprits  les  plus  étrangers  à  l'étude  de 
la  poésie  ne  trouvaient  pas  dans  la  lecture  des  vers 
un  plaisir  incontesté,'  l'épître  à  M.  de  Pange  dé- 
montrerait victorieusement  la  différence  qui  sé- 
pare le  vers  de  la  prose.  Il  n'y  a  pas,  dans  toute 
l'histoire  de  notre  langue,  un  poète  plus  concis 
qu'André  Chénier  ;  personne  ne  se  complaît  moins 


ANDRE   CHENIER.  27 

qjio  lui  dans  réclat  et  le  nombre  des  mots;  com- 
ment donc  expliquer  le  charme  de  cette  épître? 
Par  le  choix  sévère  des  expressions^  par  l'ordon- 
nance heureuse  des  images.  Il  y  a  dans  la  forme 
du  vers  une  vertu  singulière,  que  la  critique  fran- 
çaise du  dernier  siècle  semble  avoir  complète- 
ment méconnue,  qui  condense  la  pensée  et  lui  rend 
à  peu  près  le  même  service  que  la  trempe  au  fer 
rouge  qu'elle  convertit  en  acier.  De  même  que  cer- 
taines figures  conviennent  au  marbre,  tandis  que 
d'autres  conviennent  à  la  toile,  il  y  a  certaines 
pensées  qui,  exprimées  en  prose,  demeurent  à 
peu  près  sans  valeur,  et  qui,  resserrées  dans  le 
moule  du  vers,  étreintes  par  la  rime,  acquièrent 
une  beauté,  une  précision  inattendues.  C'est  sur- 
tout dans  les  maîtres  du  premier  ordre  qu'il  faut 
chercher  la  démonstration  de  cette  vérité  ;  or,  je 
ne  crois  pas  qu'un  seul  poète  de  notre  langue,  pas 
même  l'auteur  ô\it/fnlie,  connaisse  les  ruses  et  les 
ressources  de  la  versification  française  mieux 
'  qu'André  Chénier. 

D'après  les  fragments  que  nous  avons,  il  est  dif- 
ficile de  conjecturer  ce  qu'auraient  été  le  poème 
â' Hermès  et  ÏArt  cVaimer.  Nous  savons  seulement 
qu'André  Chénier  se  proposait  de  refaire  l'œuvre 
de  Lucrèce  en  empruntant  le  secours  de  la  science 
moderne.  Malgré  le  talent  du  poète  français,  mal- 
gré la  souplesse  de  son  langage  et  son  ardeur  pour 
l'étude,  il  est  permis  de  douter  que  cette  entre- 


28  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

prise  eût  été  couronnée  de  succès;  car  les  récentes 
divisions  de  la  science,  en  soumettant  à  une  ana- 
lyse plus  rigoureuse  les  différents  phénomènes  de 
la  nature^  ont  singulièrement  compliqué  la  tâche 
dun  nouveau  Lucrèce.  Quant  à  VAjH  d'aimer,  c'eût 
et»'*  prol)al)lement  pour  André  Chénier  l'occasion 
dune  lutte  victorieuse  avec  Ovide.  Le  poëme  de 
{'Invention,  qui  nous  est  parvenu  tout  entier,  oftre 
l'alliance  heureuse  de  l'imagination  et.de  la  raison. 
Rarement  est-il  arrivé  à  la  langue  française  de 
parler  plus  nettement  et  en  termes  plus  coloriés 
des  devoirs  de  la  poésie.  Chacune  des  idées  expri- 
mées par  André  Chénier  a  le  double  mérite  d'être 
vraie,  d "être  applicable,  et  de  se  présenter  sous 
une  forme  vivante.  Parfois  la  déduction  de  la 
pensée  est  brusquement  interrompue  par  un  élan 
du  poète  vers  l'avenir  glorieux  qu'il  a  rêvé  ;  mais 
il  n'y  a  pas  une  de  ces  interruptions  qui  ne  tourne 
au  profit  du  lecteur,  car  l'auteur  descend  des  cimes 
de  son  ambitieuse  espérance,  plus  libre,  plus  sur 
de  sa  pensée,  ]j1us  habile  à  traduire  ce  qu'il  veut, 
à  formuler  les  lois  qu'il  a  découvertes  en  feuille- 
tant studieusement  les  monuments  de  l'art  antique. 
Malgré  sa  prédilection  avouée  pour  la  poésie  grec- 
que, il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'il  circonscrive  les 
devoirs  de  l'imagination  moderne  dans  l'imitation 
de  Sophocle  et  d'Homère.  Loin  de  là;  personne  n'a 
jamais  distingué  l'invention  et  l'imitation  plus  fran- 
chement qu'André  Chénier;   personne  n'a  senti 


ANDKE   CHEMER.  29 

plus  vivement  en  quoi  la  liberté  diffère  de  la  ser- 
vitude. Pour  marquer  comment  il  comprend  Té- 
tude  d'Homère  et  de  Virgile,  il  affirme  qu'Homère 
et  Virgile,  s'ils  fussent  nés  de  nos  jours,  n'auraient 
écrit  ni  V Iliade,  ni  V Enéide.  La  seule  manière  de 
marcher  sur  leurs  traces,  de  lutter  avec  eux,  est 
donc  de  faire  ce  qu'ils  auraient  fait,  en  s'inspirant 
du  génie  qui  anime  leurs  ouvrages.  Certes  un  pareil 
conseil  n'a  rien  de  commun  avec  renseignement 
universitaire,  car  il  ouvre  une  large  voie  à  toutes 
les  tentatives  de  Tintelligence,  et  les  déclare  d'a- 
vance légitimes,  pourvu  qu'elles  demeurent  fidèles 
aux  lois  éternelles  de  la  beauté. 

Entre  les  idylles  d'André  Chénier,  il  en  est  trois 
qui  méritent  une  égale  admiration,  le  Mendiant, 
la  Liberté  et  V Aveugle.  Le  charme  de  ces  trois 
pièces  est  si  étroitement  uni  à  l'élégance  continue 
de  l'expression,  que  l'analyse,  en  essayant  de  les 
faire  comprendre,  s'exposerait  à  les  obscurcir. 
Cette  remarque  s'applique  surtout  au  Mendiant  et 
à  V Aveugle.  Quant  au  dialogue  sur  la  Liberté,  outre 
le  mérite  d'expression  qui  le  caractérise  aussi  bien 
que  les  deux  autres  pièces,  il  possède  un  mérite 
moins  évident  au  premier  aspect,  mais,  à  mon 
avis,  beaucoup  plus  précieux,  je  veux  parler  de 
l'enchaînement  des  idées.  Le  dialogue  des  deux 
bergers  se  compose  de  phrases  courtes  et  vives  ; 
mais  chacune  de  ces  phrases  porte  coup.  Le  poëte 
a  trouvé  moyen  de  rajeunir  l'éternelle  opposition 

3. 


30  POllTRAirS   LITTEUAIKES. 

de  Tespérance  dans  la  liberté,  et  du  désespoir 
dans  la  servitude.  Il  a  montré,  avec  une  délicatesse 
ingénieuse,  comment  la  souffrance  engendre  l'in- 
justice, combien  la  générosité  est  facile  au  bon- 
heur. Il  n'y  a  pas  une  des  reparties  placées  dans 
la  bouche  du  berger  esclave  ou  du  berger  libre  qui 
ne  renferme  une  leçon  pleine  de  sagesse.  L'idylle 
ainsi  comprise,  malgré  la  distance  qui  sépare  la  vie 
pastorale  de  la  vie  moderne,  n'a  rien  de  factice  ni 
de  puéril;  car  les  pensées  "exprimées  par  le  poète 
s'adressent  à  tous  les  âges  de  la  biographie  hu- 
maine. De  la  région  sereine  où  il  s'est  placé,  il 
domine  toutes  les  passions,  tous  les  intérêts  de  la 
vie  actuelle  ;  et,  tout  entiers  au  plaisir  de  l'écouter, 
c'est  à  peine  si  nous  prenons  la  peine  de  demander 
le  nom  des  interlocuteurs  qu'il  a  choisis  pour  in- 
terprètes. Les  idylles  du  Mendiant  et  de  V Aveugle 
sont  appelées  à  un  succès  plus  général  que  lïdylle 
de  la  Liberté.  Jamais  notre  langue  ne  s'est  mon- 
trée plus  mélodieuse  et  plus  riche  que  dans  les 
périodes  qu'André  Chénier  prête  à  Homère.  Ce- 
pendant je  crois  que  l'idylle  sur  la  Liberté  révèle 
chez  le  poète  une  pkis  grande  maturité  de  pensée. 
Les  élégies  consacrées  aux  joies  et  aux  souffran- 
ces de  l'amour  semblent  dérobées  tantôt  à  Pro- 
perce, plus  souvent  encore  à  Tibulie.  A  parler 
franchement,  l'amour,  tel  que  nous  le  comprenons 
aujourd'hui,  tel  que  nous  le  voyons,  non- seulement 
dans  les  romans  et  au  théâtre,  mais  dans  la  vie 


ANDRE   CIIEMER.  31 

réelle-,  paraît  à  peine  dans  les  élégies  d' André  Ché- 
nier.  Le  poëte  admire  et  célèbre  la  beauté  de  sa 
maîtresse;  il  lui  arrive  de  redouter  l'infidélité,  de 
pleurer  Tabsence  ;  mais  ses  doutes  sont  les  doutes 
de  Torgueil,  et  ses  pleurs  ne  s'adressent  qu'au  plai- 
sir. Rien  chez  lui  ne  témoigne  Texaltation  et  le 
dévouement  qui  semblent  inséparables  de  Tamour. 
Cette  manière  de  comprendre  les  femmes  appar- 
tient précisément  à  l'élégie  latine.  Properce  et 
Tibulle  ne  voient  dans  leurs  maîtresses  que  le  plai- 
sir et  la  beauté;  le  dévouement  et  Tabnégation 
n'entrent  pour  rien  dans  les  joies  ou  dans  les 
souffrances  qu'ils  expriment.  Mais  ce  qui  était  na- 
turel et  nécessaire  sous  l'empire  du  polythéisme 
nous  semble  singulier  chez  un  poëte  né  dans  la  se- 
conde moitié  du  xviii^  siècle.  A  cette  époque^  il 
est  vrai,  le  sentiment  religieux  était  peu  développé  ; 
le  scepticisme,  qui  avait  envahi  la  société  française, 
ne  permettait  guère  à  la  passion  de  s'élever  jus- 
qu'à l'extase.  Aussi  n'est-ce  pas  l'absence  du  sen- 
timent religieux  qui  nous  étonne  dans  les  élégies 
d'André  Chénier,  mais  bien  la  sincérité  de  son  pa- 
ganisme. Jamais  il  ne  lui  arrive  d'associer  l'idée 
de  sa  maîtresse  à  l'idée  d'une  vie  future  :  cet  oubli 
s'explique  naturellement  par  le  milieu  où  vivait  le 
poëte.  Mais  jamais ,  non  plus ,  il  ne  raille  les 
croyances  qu'il  ne  partage  pas  ;  et,  par  cette  mo- 
dération, il  se  détache  de  son  siècle.  Il  chante  la 
beauté  de  sa  maîtresse  et  le  plaisir  qu'il  goûte 


3  2     .  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

dans  SCS  bras;  mais  il  parle  du  plaisir  et  de  la 
beauté  comme  un  païen,  et  son  vers  respire  une 
adnn'ration  si  sincère,  une  joie  si  naïve,  que  son 
amour,  si  incomplet  quïl  soit,  a  quelque  chose  de 
sérieux.  La  jeunesse  d'André  Chénier  ne  suffit  pas 
à  expliquer  le  caractère  païen  de  ses  élégies;  car, 
de  vingt  à  trente  ans,  il  avait  eu  sans  doute  Tocca- 
sion  de  connaître  Tamour  autrement  que  par  le 
plaisir.  Je  crois  plutôt  que  sa  prédilection  pour 
l'art  antique  transformait  à  son  insu  les  impressions 
qu'il  avait  éprouvées.  Il  ne  trouvait  ni  dans  Pro- 
perce ni  dans  Tibulle  l'expression  de  l'amour  sin- 
cère; et,  par  respect  pour  ses  modèles,  il  se  bor- 
nait à  chanter  le  plaisir.  Mais  cette  soumission  tou- 
chait à  son  terme.  Maître  absolu  de  la  langue  qu'il 
avait  étudiée  avec  une  patience  monastique,  André 
Chénier,  s'il  eut  vécu  plus  longtemps,  aurait  trouvé 
pour  l'amour  une  expression  supérieure  h  l'expres- 
sion païenne.  Cependant  ses  élégies,  telles  qu'elles 
sont,  vouées  tout  entières  au  plaisir  et  à  la  beauté, 
sont  un  excellent  sujet  d'étude,  car  elles  offrent 
aux  poètes  de  notre  temps  le  modèle  accompli  de 
la  précision  dans  l'abondance. 


II. 


L'ABBE  PREVOST, 


De  tous  ies  ouvrages  de  Prévost,  un  seul  est 
demeuré  en  possession  de  la  sympathie  publique^ 
Manon  Lescaut  y  et  c'est  le  seul  en  effet  qui  ait 
mérité  de  survivre.  Il  y  a  dans  ce  livre  un  charme 
puissant  qui  ne  relève  précisément  ni  de  l'inven- 
tion, ni  du  style;  car  l'invention  et  le  style  de 
Manon  Lescaut  sont  loin  de  pouvoir  défier  les  re- 
proches; mais  qui  s'explique  très-bien  par  la  force 
même  de  la  vérité.  Les  sentiments  qui  animent 
ce  livre ,  et  qui  circulent  dans  chaque  page 
comme  une  sève  généreuse,  ne  sont  p;js  toujours 
choisis  avec  un  goût  très-sévère,  et  souvent  même 
choquent  la  délicatesse  des  esprits  les  plus  indul- 
gents. Mais  chacun  de  ces  sentiments  est  tellement 
pris  sur  le  fait,  et  dessiné  avec  une  franchise  si 
évidente,  qu'il  est  impossible  de  s'arrêter  à  moitié 
chemin  dès  qu'on  a  commencé  la  lecture  de  Ma- 
non Lescaut;  chose  étonnante,   et    qui   marque 


3  4  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

bien  la  valeur  de  ce  livre  !  Quoique  le  style  de 
Manon  Lescaut  laisse  beaucoup  a  désirer^  il  faut 
avoir  lu  plusieurs  fois  cette  histoire  touchante 
pour  apercevoir  les  taches  qui  la  déparent.  C'est 
là  sans  doute  un  mérite  singulier,  qui  ne  réduit 
pas  la  critique  au  silence ,  qui  ne  lui  défend  pas 
de  juger  en  toute  liberté  le  chef-d'œuvre  de  Pré- 
vost ,  mais  qui  l'affermit  dans  son  respect  pour  la 
vérité  humaine  des  créations  littéraires.  Bien  des 
livres  empreints  d'un  talent  d'écrivain  très-supé- 
rieur à  celui  de  Prévost  seront  oubliés  avant  dix 
ans,  et  dans  cent  ans  comme  aujourd'hui  Manon 
Lescaut  sera  relue  avec  une  vive  sympathie  par 
tous  ceux  qui  se  plaisent  à  étudier  le  jeu  des  pas- 
sions humaines.  Le  maniement  le  plus  habile  du 
langage  est  impuissant  à  protéger  contre  le  dédain 
et  l'indifférence  les  œuvres  qui  cherchent  la  pensée 
dans  le  choc  des  mots  au  lieu  de  ciseler  les  mots  se- 
lon les  formes  de  la  pensée  ;  les  œuvres  telles  que  Ma- 
non Lescaut,  revêtues  du  sceau  de  la  vérité,  jouissent 
d'une  longue  popularité  parmi  les  classes  lettrées  et 
illettrées,  malgré  la  vulgarité  de  plusieurs  détails, 
malgré  l'incorrection  du  langage  ;  et  cette  popularité 
n'a  rien  d'illégitime,  car  elle  repose  sur  le  fonde- 
ment même  de  toute  poésie,  sur  l'analyse-et  la  pein- 
ture des  passions  humaines.  Les  caprices  de  la  mode 
ne  peuvent  rien  sur  de  telles  œuvres;  le  culte 
exclusif  du  moyen  âge  peut  succéder  au  goût  de 
l'antiquité    grecque  sans  discréditer  la  valeur   de 


LABBE    l'IlKVOSi.  35 

ces  simples  récits.  Ecrite  avec  une  pureté  con- 
stante ,  l'histoire  de  Manon  Lescaut  prendrait 
place  parmi  les  plus  précieux  monuments  de  Ti- 
magination  française.  Malgré  les  taches  qu'une 
attention  sévère  ne  manque  pas  d'y  découvrir^ 
elle  doit  être  proposée  comme  sujet  d'étude  à 
tous  ceux  qui  ont  l'ambition  de  connaître  et  de  re- 
tracer les  joies  et  les  angoisses  du  cœur. 

Pour  ceux  qui  ont  pris  la  peine  de  feuilleter  la 
biographie  de  Prévost,  il  n'est  pas  étonnant  que 
Manon  Lescaut  ait  seule  conservé  la  popularité 
qui  accueillit  autrefois  Cleveland,  le  Doyen  de  Kil- 
lerine,  les  Mémoires  d'un  homme  de  qualité,  et  tant 
d'autres  ouvrages  dont  le  nom  n'est  aujourd'hui 
présent  qu'à  la  mémoire  des  bibliographes.  L'his- 
toire de  Guillaume  le  Conquérant  est  très-juste- 
ment oubliée,  et  malgré  l'intérêt  qui  règne  dans 
Cleveland,  dans  le  Doyen  de  Killerine,  on  ne  peut 
se  dissimuler  que  la  lenteur  de  ces  deux  récits 
s'accorde  mal  avec  l'impatience  des  lecteurs  de 
notre  temps.  Si  quelque  chose  a  droit  d'exciter 
notre  étonnement ,  c'est  que  Prévost  ait  laissé  un 
chef-d'œuvre  ;  car  les  agitations  innombrables  de 
sa  vie  semblaient  le  condamner  à  ne  produire  que 
des  ouvrages  vulgaires  et  dignes  d'un  prompt 
oubli.  Né  dans  les  dernières  années  du  xvii  siè- 
cle, et  mort  en  1763,  à  Tàge  de  soixante-six  ans, 
c'est  à  peine  s'il  a  eu  un  jour  de  repos  et  de  sé- 
curité. Il  n'a  subi  aucune  persécution  éclatante  5 


3  6  POKTllAns   LITTÉRAIRES. 

son  nom  ne  se  troiivo  mêlé  à  aucun  événement 
historique  ;  mais  la  mobilité  de  ses  goùts^  Tardeur 
de  ses  pussions  ne  lui  ont  pas  permis  de  suivre  avec 
profit  les  diverses  professions  qu'il  a  tour  à  tour 
embrassées,  et,  malgré  le  nombre  prodigieux  de 
ses  ouvrages,  il  n'a  jamais  connu  le  loisir.  Il  a 
passé  deux  fois  de  l'armée  à  l'Église  et  de  l'Église 
à  Tannée;  il  a  prêché  avec  succès,  est  entré 
dans  l'ordre  des  bénédictins,  a  écrit,  malgré  la 
tournure  romanesque  de  son  imagination,  un  vo- 
lume entier  de  la  Go.lUa  Cliristiona,  un  volume 
dont  la  composition  efïrayerait  aujourd'hui  bien 
des  hommes  qui  se  donnent  pour  érudits,  pour 
lal)orieux  ;  plus  tard  ,  l'amour  de  l'indépendance 
l'a  forcé  de  fuir  en  Hollande,  et,  par  respect  pour 
les  vœux  qu'il  avait  prononcés,  il  a  refusé  d'é- 
pouser une  femme  jeune  et  belle,  attachée  à  lui 
par  les  liens  de  la  reconnaissance,  mais  qui  n'était 
pas  de  la  même  communion  que  lui. 

De  retour  dans  sa  patrie,  après  un  exil  de  plu- 
sieurs années,  il  a  traduit  ou  abrégé,  pour  subve- 
nir aux  besoins  de  chaque  jour,  les  romans  de 
Richardson,  Y  Histoire,  de  Cicéron  de  Middleton; 
il  a  mis  en  ordre  des  collections  de  voyages. 
Eùt-il  été  capable  de  concevoir  le  plan  d'un  roman 
ou  d'une  comédie  dans  les  proportions  adoptées 
par  les  maîtres  les  plus  habiles,  il  n'eut  jamais 
trouvé  le  temps  de  mûrir  par  la  méditation  le 
germe  déposé  dans  sa  pensée  par  les  passions  qui 


LABUE    PREVOIT.  3  7 

Tavaient  agité,  par  les  ridicules  qu'il  avait  sous 
les  yeux.  Toute  sa  vie  s'est  consumée  dans  un  la- 
beur ingrat;  il  s'est  toujours  pris  pour  un  ouvrier, 
et  s'il  lui  est  arrivé  de  faire  œuvre  d'artiste,  c'a 
été  comme  à  son  insu  et  presque  par  hasard.  Il 
n'a  jamais  espéré  ni  souhaité  les  suffrages  de  la 
postérité  ;  et  sans  doute,  en  achevant  Manon  Les- 
caut,  il  ne  prévoyait  pas  la  destinée  littéraire  de 
ce  touchant  récit.  L'exercice  de  son  imagination 
était  pour  lui  un  plaisir  complet  que  ne  pouvaient 
troubler  ni  les  objections  de  la  critique,  ni  les  ri- 
gueurs de  la  fortune.  Avant  de  songer  à  contenter 
le  public ,  il  jouissait  de  son  œuvre  comme  il  eût 
joui  de  l'œuvre  d'autrui.  Habitué  à  tracer  les  pre- 
mières pages  de  chacun  de  ses  récits,  sans  savoir 
comment  il  le  poursuivrait,  encore  moins  com- 
ment il  dénouerait  l'action  qu'il  se  proposait  de 
nouer,  il  se  laissait  attendrir  par  le  sort  de   ses 
héros  et  trouvait  en  lui-même  le  plus  bienveillant 
des  lecteurs.  11  est  impossible,  sans  doute,  en  sui- 
vant une  pareille   méthode,  de  construire  une 
œuvre  logique,  dont  toutes  les  parties  soient  unies 
entre  elles  par  une   mutuelle  dépendance;  car 
l'écrivain  qui  ne  prévoit  pas  ce  qu'il  va  dire ,  qui 
trace  le  caractère  de  ses  héros  sans  savoir  le  rôle 
qu'il   leur    assignera  ,    s'impose    l'improvisation 
comme  une  nécessité,  et,  quelle  que  soit  la  ri- 
chesse de  ses  facultés,  se  soumet  à  toutes  les  chan- 
ces de  l'improvisation;  quoi  qu'il  fasse,  il  ne  peut 


3  8  l'UlilUAITS  LlllEUAlKliS. 

cciuippcr  à  l'emploi  des  moyens  vulgaires.  Pour 
triompher  des  difficultés  qui  se  multiplient  sous 
ses  pas,  il  est  forcé  de  pousser  la  tragédie  jusqu'au 
mélodrame,  de  violer  la  vraisemblance,  de  substi- 
tuer souvent  les  aventures  au  développement  des 
caractères.  Mais  parfois  aussi  son  imprévoyance 
donne  à  son  œuvre  une  fraîcheur,  une  vivacité  sin- 
gulières. Comme  son  œuvre  est  pour  lui-même 
une  perpétuelle  nouveauté,  comme  il  n'a  pas  eu 
le  temps  de  prendre  en  dégoût  le  développement 
de  sa  pensée,  de  discuter,  de  mettre  en  doute  la 
valeur  des  scènes  qu'il  raconte,  s'il  est  richement 
doué,  il  apporte  dans  toutes  les  parties  de  son 
récit  une  ardeur  continue  qui  manque  souvent  à 
la  prévoyance.  Il  s'émeut,  il  s'amuse,  et  son  es- 
prit gagne  en  vivacité  ce  qu'il  perd  en  logique  et 
en  précision. 

Les  trois  personnages  principaux  du  chef-d'œuvre 
de  Prévost  sont  dessinés  avec  une  vérité  frappante. 
Les  esprits  les  plus  sévères  ne  peuvent  nier  la  vie 
qui  anime  ces  trois  figures.  Manon,  le  chevalier 
Desgrieux  et  Tiberge,  méritent  une  admiration 
d'autant  plus  grande,  qu'ils  excitent  notre  sympa- 
thie sans  le  secours  de  la  nouveauté.  C'est  là,  cer- 
tainement, un  mérite  bien  rare  parmi  les  poètes  et 
les  romanciers  de  nos  jours.  Il  est  plus  facile  de 
provoquer  l'étonnement  par  la  singularité  des  per- 
sonnages et  des  incidents ,  que  de  produire  sur  la 
scène   des  personnages  d'une  vérité  vulgaire  et 


LAIJTÎK    PRKVOST.  ^9 

d'enchaîner  notre  attention  par  une  action  simple 
et  facile  à  prévoir.  Prévost  n'a  pas  craint  de  se  dé- 
cider pour  ce  dernier  parti ,  et  nous  devons  dire 
que,  dans  le  cours  de  son  récit,  il  est  demeuré 
presque  toujours  fidèle  à  son  dessein.  Le  caractère 
de  Manon  Lescaut  ferait  honneur  au  poëte  le  plus 
savant  et  le  plus  habile.  Prévost  n'essaye  pas  une 
seule  fois  de  cacher  les  souillures  et  l'avilissement 
de  ce  personnage;  il  se  fie  à  la  seule  puissance  de 
la  vérité  pour  triompher  des  répugnances  que 
Manon  ne  manquera  pas  de  soulever,  et  il  a  raison  ; 
car  Manon,  malgré  ses  nombreuses  souillures,  ne 
laisse  pas  languir  l'intérêt  un  seul  instant.  Il  lui  ar- 
rive d'exciter  la  colère;  mais  au  moment  même  où 
elle  appelle  sur  sa  conduite  le  mépris  de  tous  les 
cœurs  généreux ,  la  colère  fait  place  à  la  compas- 
sion, et  le  lecteur  poursuit,  sans  se  lasser,  cette 
douloureuse  lecture.  11  n'entre  pas  dans  ma  pensée 
de  comparer  le  personnage  de  Manon  aux  figures 
idéales  de  Juliette,  d'Ophélie,  et  de  Desdémone; 
Manon,  malgré  la  sincérité  de  sa  tendresse,  malgré 
la  profondeur  de  ses  souffrances,  ne  peut  lutter 
avec  l'élévation  et  la  pureté  de  ces  poétiques  hé- 
roïnes; mais  je  crois  qu'il  serait  difficile,  sinon 
impossible,  de  construire  avec  le  désordre  et  la 
débauche  un  personnage  plus  animé,  plus  poétique, 
plus  digne  de  sympathie,  que  Manon.  Il  y  a  dans 
cette  adorable  fille,  que  je  ne  prétends  pas  justifier, 
un  fonds  de  tendresse  vraiment  inépuisable.   Au 


4  0  l'OUlHAlTS    I.IITEKAIKK?. 

milieu  de  ses  dérèglements^  elle  ne  passe  pas  un 
seul  jour  sans  éprouver  le  besoin  d'aimer  et  d'être 
aimée;  et  c'est  à  cette  soif  inapaisable  d'affection 
qu'il  faut  rapporter  l'intérêt  quelle  nous  inspire. 

L'inconstance  peut-elle  se  concilier  avec  une  af- 
fection vraie?  La  majorité  des  lecteurs  se  pronon- 
cera^ je  n'en  doute  pas^  pour  la  négative,  et,  pour 
ma  part,  je  n'entreprendrai  pas  de  justifier  Manon. 
Je  n'invoquerai  pas  même  en  sa  faveur  la  distinc- 
tion établie  depuis  longtemps  entre  l'inconstance 
et  l'infidélité.  Que  Manon  soit  infidèle  ou  incon- 
stante, peu  importe.  Que  dans  les  bras  des  hommes 
qui  l'achètent  elle  conserve  le  souvenir  du  cheva- 
lier Desgrieux,  ou  qu'elle  oublie  l'amour  dans  la 
débauche,  elle  s'avilit,  elle  se  dégrade,  et  ne  peut 
se  réhabiliter  que  par  le  repentir.  Mais  Manon, 
avilie  et  dégradée,  avant  de  se  réhabiliter  par  le  re- 
pentir, mérite  notre  compassion  par  les  douleurs 
qui  châtient  chacune  de  ses  fautes.  Sans  doute  elle 
n'a,  pour  abandonner  l'homme  qu'elle  aime,  au- 
cune raison  que  le  cœur  puisse  avouer;  mais,  dès 
qu'elle  l'a  quitté,  elle  est  si  cruellement  et  si  promp- 
tement  punie;  dès  qu'elle  a  fui  le  bonheur  pour 
chercher  le  plaisir,  elle  est  si  confuse  et  si  déses- 
pérée de  son  égarement,  qu'elle  désarme  les  juges 
les  plus  sévères.  Pour  échapper  à  la  pauvreté,  elle 
se  couvre  de  boue  ;  mais  chacune  des  souiîrances 
qui  lui  sont  infligées,  en  lui  montrant  tout  le  prix 
du  bonheur  qu'elle  a  quitté,  toute  la  profondeur 


LABBE    PREVOST.  41 

de  Tabiine  où  elle  est  descendue,  prépare  sa  régé- 
nération et  accroît  sa  valeur  poétique.  D'ailleurs  il 
se  rencontre  parmi  les  femmes  qui  se  livrent  pour 
le  seul  plaisir  de  se  livrer,  qui  ne  peuvent  expliquer 
leur  abandon  par  aucune  vue  intéressée,  des  carac- 
tères qui  rappellent  celui  de  Manon.  Elles  ne  s'avi- 
lissent pas  comme  elle,  mais  elles  trompent  l'honnne 
qu'elles  aiment,  comme  si  l'inquiétude  et  la  dou- 
leur ajoutaient  une  saveur  nouvelle  au  bonheur 
qu'elles  espèrent  retrouver.  Condamnées  par  leur 
nature  à  une  perpétuelle  mobilité,  elles  prennent 
en  dégoût  la  joie  la  plus  pure,  dès  que  cette  joie  est 
uniforme;  elles  obéissent  au  premier  caprice  qui 
les  aiguillonne,  pour  rompre  la  monotonie  de  leur 
bonheur.  Elles  vont  au-devant  des  aventures,  non 
dans  l'espérance  d'une  condition  meilleure,  mais 
dans  l'unique  dessein  de  varier  leur  vie,  comme  s'il 
n'y  avait  pour  le  cœur  aucune  dignité  dans  le  repos. 
Que  les  moralistes  s'élèvent  contre  l'inconstance 
désintéressée  ;  quant  à  nous,  sans  essayer  de  la  jus- 
tifier, nous  la  posons  comme  un  fait,  et  nous  en 
concluons  que  Manon ,  malgré  le  caractère  flétris- 
sant qui  s'attache  à  son  infidélité,  peut  continuer 
d'amier  sincèrement  le  chevalier  Desgrieux,  même 
après  qu'elle  l'a  quitté. 

S'il  était  possible  de  révoquer  en  doute  la  vérité 
du  fait  que  nous  affirmons,  si  des  observations  nom- 
breuses ne  venaient  à  l'appui  de  notre  témoignage, 
la  sincérité  du  repentir  de  Manon,  chaque  fois 


Î2  rORTRAlTS   LITTÉRAIRES. 

qu'ollo  rovient  à  son  amant,  nous  autoriserait  à 
nmintenir  notre  conclusion.  Ce  qui  prouve,  à  notre 
avis,  qu'elle  a  pour  le  chevalier  Desgrieux  une  af- 
fection réelle  après  comme  avant  son  infidélité, 
c/est  qu'elle  n'essaye  pas  de  jeter  un  voile  sur  sa 
faute,  c'est  quelle  ne  dit  pas  une  parole  pour  dé- 
tourner le  mépris.  Elle  s'accuse  elle-même  avec  une 
entière  franchise,  et  se  proclame  indigne  de  Thomme 
qu'elle  a  quitté.  Elle  ne  cherche  pas  à  décorer  du 
titre  de  passion  l'odieux  marché  qu'elle  a  signé  de 
son  déshonneur;  elle  se  donne  hardiment  pour  ce 
qu'elle  est,  pour  une  courtisane.  Mais  à  l'heure 
même  où  elle  s'avoue  coupahle  et  dégradée,  où  elle 
encourage  le  mépris,  elle  demande  grâce  avec  une 
complète  sécurité.  Elle  a  pour  le  chevalier  Des- 
grieux une  passion  si  vraie,  si  ardente,  qui  se  révèle 
par  des  signes  si  évidents,  qu'elle  ne  doute  pas  un 
seul  instant  de  son  pardon.  La  sécurité  de  Manon, 
après  chacune  de  ses  fautes,  est,  à  nos  yeux,  un 
des  traits  les  plus  remarquables  de  son  caractère. 
Si  la  société  au  milieu  de  laquelle  nous  vivons  ne 
peut,  sous  peine  de  perpétuer  le  désordre,  accorder 
à  toutes  les  femmes  infidèles  l'indulgence  que  Ma- 
non réclame  pour  ses  fautes,  les  cœurs  passionnés, 
qui  ne  sont  dans  la  société  qu'une  exdeption,  se 
montrent  moins  sévères  et  se  laissent  désarmer  par 
la  franchise.  Le  mensonge  est,  en  effet,  plus  digne 
de  mépris  que  l'infidélité;  c'est  ce  que  Manon  com- 
prend admirablement.  Quand  elle  revient  près  du 


L  AUBl':     PREVOST.  4  3 

fliftvalier  Desgrieux  après  ses  hontouses  équipées, 
elle  insiste  sur  Taveii  de  sa  faute  comme  sur  une 
preuve  crestime.  Elle  espère,  elle  implore  l'affec- 
tion de  son  amant ,  mais  elle  ne  veut  pas  la  sur- 
prendre,, et  c'est  précisément  à  sa  franchise  qu'elle 
doit  son  triomphe.  En  voyant  la  sévérité  avec  la- 
quelle Manon  lîétrit  le  désordre  de  sa  vie,  le  che- 
valier n'a  pas  le  courage  de  repousser  sa  maîtresse 
infidèle.  Si  elle  tentait  de  se  justitîer,  il  se  ferait  un 
devoir  de  lui  résister;  mais,  une  fois  son  orgueil 
mis  à  l'aise  par  l'humilité  de  la  suppliante,  il  n'é- 
coute plus  que  son  cœur,  et  Manon  a  gagné  sa 
cause.  Je  pense  donc  que  le  caractère  de  cette  fille, 
si  adorable  et  si  singulière,  mérite  d'être  étudié 
comme  un  modèle  de  vérité.  Quels  que  soient  ses 
égarements,  elle  ne  manque  jamais  de  fléchir  notre 
colère  par  sa  tendresse  et  son  ingénuité. 

La  crédulité  du  chevalier  Desgrieux  n'a  rien  qui 
doive  nous  étonner,  si  nous  songeons  à  l'âge  du 
héros.  Comme  il  aime  pour  la  première  fois, 
comme  il  n'a  jamais  été  trompé,  sa  confiance  est 
très-naturelle.  S'il  avait  dix  ans  de  plus,  il  est  pro- 
bable qu'il  se  défierait  d'une  femme  si  facilement 
conquise;  et,  quoique  la  pratique  de  la  vie  abou- 
tisse généralement  à  cette  conclusion,  il  n'aurait 
peut-être  pas  raison  d'estimer  sa  conquête  selon  la 
durée  de  la  défense.  Mais  à  vingt  ans  un  homme 
qui  aime,  qui  se  sent  aimé,  accepte  son  bonheur 
sans  le  discuter,  et  ne  perd  pas  son  temps  à  prévoir 


4  4  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

ce  que  l'avenir  lui  réserve  de  douleur  ou  de  joie. 
Cette  confiance  illimitée  est  assurément  un  des  plus 
grands  charmes  du  premier  amour;  c'est  à  cette 
confiance  qu'il  faut  rapporter  la  sérénité  des  âmes 
qui  n'ont  connu  dans  toute  leur  vie  qu'un  seul 
amour,  et  dont  Tespérance  n"a  pas  été  déçue.  Mais 
je  n'en  conclus  pas  que  tous  les  hommes  qui  aiment 
pour  la  seconde  fois  soient  condamnés  à  la  défiance. 
Malgré  la  sévérité  des  leçons  de  l'expérience^  chaque 
fois  que  le  cœur  se  passionne,  il  retombe  sans  peine 
dans  son  premier  aveuglement.  Aussi  ne  suis-je 
pas  étonné  que  le  chevalier  Desgrieux,  même  après 
avoir  été  trompé,  persévère  dans  sa  crédulité.  Le 
bonheur  est  pour  lui  un  besoin  plus  impérieux  que 
la  clairvoyance,  et  s'il  se  croyait  obligé  d'épier 
toutes  les  démarches  de  Manon,  il  n'y  aurait  plus 
pour  lui  de  bonheur  possible.  Goldsmith  a  dit 
quelque  part  :  «  Une  femme  qu'il  faut  garder  ne 
mérite  pas  qu'on  la  garde.  »  Cette  pensée  me 
semble  pleine  de  justesse,  et  peut  servir  à  expli- 
quer la  conduite  du  chevalier  Desgrieux.  Quand  il 
sait  ce  que  valent  les  serments  de  Manon,  quand 
une  cruelle  expérience  lui  a  révélé  toute  la  mobi- 
lité de  sa  maîtresse,  il  peut,  sans  manquer  à  la  vé- 
rité, continuer  de  se  confier  en  elle;  car  dès  qu'il  se 
résoudrait  à  l'épier,  il  se  résoudrait  en  même  temps 
à  ne  plus  faimer,  et  il  a  besoin  de  faimer  pour 
être  heureux.  Que  sa  crédulité  amène  le  sourire  sur 
les  lèvres  des  hommes  qui  se  croient  supérieurs  au 


LABBE    PREVOST.     .  4  5 

danger  parce  qu'ils  se  sont  réfugiés  dans  la  solitude^ 
qui  se  font  de  1  egoïsnie  un  bouclier  contre  la  per- 
fidie, je  le  veux  bien;  mais  j'ai  la  certitude  que 
tous  les  cœurs  qui  ne  conçoivent  pas  la  vie  sans  af- 
fection se  rangeront  à  mon  avis,  et  trouveront  très- 
naturelle  la  crédulité  du  chevalier  Desgrieux.  Pour 
ébranler  sa  confiance,  pour  la  déraciner,  deux  ou 
trois  orages  ne  suffisent  pas.  Jeune,  sur  d'être 
aimé,  comment  perdrait-il  l'espérance  de  ramener 
à  lui,  d'enchaîner  sa  maîtresse  infidèle  ?  Pour  mieux 
jouir  du  présent,  il  ferme  son  oreille  aux  menaces 
de  l'avenir.  11  a  ressaisi  son  bonheur,  il  le  savoure 
avidement,  et  comme  le  doute  serait  la  ruine  de 
son  bonheur,  il  ne  veut  pas  douter.  Que  les  sages 
dont  le  cœur  ne  bat  plus  l'appellent  insensé;  mais 
qu'ils  acceptent  comme  vraie,  comme  logique,  la 
conduite  qu'ils  ne  tiendraient  pas. 

Est-il  vrai,  connue  le  répètent  à  l'envi  certains 
hommes  qui  invoquent  à  l'appui  de  leur  opinion 
le  témoignage  de  leur  expérience,  que  l'amant  fasse 
un  acte  de  folie  en  pardonnant  l'infidélité  de  sa 
maîtresse?  A  ne  consulter  que  l'égoïsme,  il  n'y  a 
certes  pas  deux  manières  de  résoudre  cette  ques- 
tion. L'homme  trompé  qui  pardonne  a  tort  de  par- 
donner, car  il  compromet  par  son  indulgence  l'a- 
venir, qui  trouverait  une  sauvegarde  dans  sa  sévé- 
rité. Rendu  à  la  liberté  par  la  trahison,  il  a  tort  de 
renouer  une  chaîne  dont  la  fragilité  lui  est  démon- 
trée. Oui,  sans  doute,  en  pardonnant  il  n'agit  pas 


4  G  PORTRAITS   LITTKRAIRES. 

selon  son  intérêt  bien  entendu  ;  mais  il  obéit  à  un 
sentiment  qui^  au  premier  aspect,  semble  exclusi- 
vement généreux,  et  qui,  cependant,  n'est  pas  tout 
à  fait  exempt  d  egoïsme  :  car  il  y  a  dans  le  pardon 
deux  points  à  considérer.  L'homme  qui  consent  à 
garder  une  femme  infidèle  consulte  son  bonheur 
personnel  presque  autant  que  le  bonheur  de  la 
suppliante.  Pour  ne  pas  se  mettre  en  quête  d'un 
nouvel  amour,  il  se  résigne  à  oublier  le  passé,  ou 
du  moins  à  se  conduire  comme  s'il  l'ignorait.  Si 
l'indulgence  du  chevalier  Desgrieux  pour  l'infidèle 
Manon  n'est  pas  justifiée  par  la  raison,  elle  n'est 
donc  pas  contraire  à  la  réalité  sociale^  car  elle 
n'est  pas  complètement  désintéressée.  Si  Manon 
revenait  à  lui  comme  à  un  pis-aller,  si  elle  cher- 
chait dans  ses  caresses  confiantes  l'oubli  des  tu- 
multueuses aventures,  il  ferait  plus  qu'un  acte  de 
folie;  il  s'avilirait.  Mais,  chaque  fois  qu'elle  le  re- 
trouve, elle  le  salue  comme  un  sauveur,  elle  se 
jette  dans  ses  bras  en  lui  jurant  qu'elle  n'a  jamais 
aimé  que  lui,  et  il  croit  fermement  qu'elle  est  sin- 
cère. En  le  fuyant,  elle  ne  fuyait  que  la  pauvreté; 
elle  ne  souhaitait  la  richesse  que  pour  la  partager 
avec  lui.  Quoiqu'il  ne  puisse  souscrire  à  un  pareil 
souhait,  'puisqu'il  n'ignore  pas  à  quel  prix  Manon 
veut  conquérir  la  richesse,  cependant  il  ne  sait  pas 
résister  à  cette  fille  étrange,  qui  se  résout  à  le 
tromper  pour  laimer  ensuite  plus  librement.  Loin 
de  trouver  dans  la  franchise  de  cet  aveu  le  courai^e 


LA  BUE    PUEVOST.  4  7 

de  la  repousser,  il  sent  doubler  son  amour  pour 
elle.  Le  pardon  qu'il  lui  accorde  n'a  donc  pour  lui 
rien  d'avilissant.  S'il  a  tort  de  compter  sur  une 
fenmie  qui  le  quittera  dès  que  la  pauvreté  viendra 
frapper  à  sa  porte,  du  moins  il  ne  se  dégrade  pas. 
11  est  faible,  il  est  aveugle,  il  pourra  se  repentir  de 
sa  faiblesse  et  de  son  aveuglement,  mais  il  n'aura 
pas  à  rougir.  Il  faut  sans  doute  regretter  que  Pré- 
vost, pour  montrer  jusqu'où  peut  aller  l'égarement 
de  la  passion,  ait  prêté  à  ses  deux  héros  quelques 
menues  escroqueries.  Toutefois,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  les  mœurs  du  dix-huitième  siècle  étaient 
moins  sévères  que  les  nôtres,  et  que  la  plupart  des 
hommes  n'ont,  sur  le  juste  et  l'injuste,  que  les 
opinions  de  leur  temps.  D'ailleurs  le  chevalier  Des- 
grieux,  en  trichant  au  jeu,  en  devenant  le  com- 
plice de  Manon,  en  l'aidant  à  tromper  les  financiers 
libertins  dont  elle  veut  saigner  la  bourse,  demeure 
fidèle  au  mobile  de  toute  sa  vie.  Il  ne  voit  de  bon- 
heur que  dans  la  possession  de  Manon,  et  il  s'avi- 
lit pour  ne  pas  la  perdre,  comme  elle  s'avilissait 
dans  l'espérance  de  le  retrouver.  Ainsi,  tout  en 
reconnaissant  que  le  chevalier  Desgrieux,  dégradé 
aux  yeux  du  lecteur,  n'inspire  plus  le  même  inté- 
rêt que  le  chevalier  Desgrieux  entraîné  vers  Manon 
par  une  passion  irrésistible,  nous  sommes  forcé 
d'avouer  que  Prévost  a  tiré  de  la  dégradation  de 
son  héros  un  parti  merveilleux.  Il  insiste  si  fran- 
chement sur  les  causes  qui  amènent  le  chcN-alier  à 


^»8  l'OKTRAlTS   LITTÉRAIRES. 

violer  les  lois  de  la  probité,  il  décrit  si  bien  la  pente 
insensible  par  laquelle  l'amant  de  Manon  arrive, 
presque  à  son  insu,  au  mépris  de  tous  les  droits, 
que  son  héros,  tout  en  perdant  notre  estime,  con- 
serve encore  notre  sympathie.  L'auteur,  en  racon- 
tant cette  crise,  montre  une  réserve  dont  nous  de- 
vons lui  savoir  gré.  Entraîné  par  le  charme  de  son 
récit  ;  séduit,  comme  un  lecteur  de  vingt  ans,  par 
la  passion  insensée  dont  il  suit  les  développements, 
il  nous  laisse  entrevoir  plusieurs  pensées  qui  per- 
draient peut-être  beaucoup  en  se  révélant  sous  une 
forme  plus  précise.  Qui  sait  si  le  chevalier  Des- 
grieux  ne  se  décide  pas  à  devenir  le  complice  de 
Manon  pour  perdre  le  droit  de  la  mépriser?  Qui 
sait  s'il  ne  renonce  pas  à  la  probité  pour  rendre 
plus  facile  le  retour  de  linfidèle?  Manon  revien- 
drait-elle à  lui  s'il  ne  consentait  à  partager  les 
fautes  qu'elle  se  reproche  ?  Prévost  n'a  pas  pris  la 
peine  d'affirmer  l'existence  des  sentiments  que 
nous  indiquons.  Il  a  craint  sans  doute  d'affaiblir 
l'intérêt  poétique  de  son  récit  en  poussant  trop 
loin  l'analyse  du  cœur  de  Desgrieux.  Nous  croyons 
qu'il  a  bien  fait  de  se  fier  à  la  sagacité  du  lecteur. 
La  lutte  de  Manon  et  du  chevalier  suffisait  cer- 
tainement à  défrayer  le  récit  de  Prévost.  Toutefois, 
le  personnage  de  Tiberge  est  une  heureuse  créa- 
tion. Il  faut  remonter  jusqu'aux  biogi^aphies  de 
Plutarque  pour  trouver  le  type  de  cette  amitié  iné- 
branlable. Tiberge  est  placé  près  de  Desgrieux 


L ABBE    PREVOST.  4  9 

comme  le  modèle  accompli  de  la  vertu.  Conseiller 
vigilant,  il  aperçoit  le  danger,  il  le  signale  à  son 
ami,  à  celui  qu'il  chérit  comme  son  enfant;  mais 
il  est  indulgent  pour  les  fautes  qu'il  a  prévues. 
Résolu  à  sauver  Desgrieux,  il  poursuit  sans  relâ- 
che, sans  découragement,  cette  tâche  difficile.  Cha- 
cun de  ses  reproches  est  accompagné  d'un  conseil 
et  d'un  service.  Si  Desgrieux  pouvait  être  sauvé, 
Tiberge  le  sauverait  certainement  ;  car  ce  modèle 
incomparable  d'amitié  fait  des  efforts  inouïs  pour 
tirer  de  Tabîme  l'amant  de  Manon.  Mais  il  manque 
au  chevalier,  pour  échapper  à  sa  ruine,  un  auxiliaire 
indispensable,  la  faculté  de  se  gouverner.  Il  est 
vrai  que  s'il  possédait  cette  faculté  précieuse,  il 
abandonnerait  Manon  dès  qu'elle  s'avilit;  et,  dès 
lors,  le  roman  de  Prévost  deviendrait  impos- 
sible. 

La  composition  de  ce  livre  a  cela  de  singulier, 
qu'elle  est  excellente,  et  qu'elle  paraît  cependant 
presque  fortuite.  L'art  de  l'auteur  est  tellement 
voilé,  que  la  prévoyance  et  la  volonté  ne  semblent 
jamais  intervenir  dans  lïnvention  et  l'ordonnance 
des  incidents.  Il  règne,  dans  toutes  les  pages  de 
cette  histoire,  un  naturel  si  parfait,  une  simplicité 
si  touchante,  que  l'auteur  paraît  transcrire  ses 
souvenirs  plutôt  qu'inventer.  Il  est  possible  en  effet 
(jue  le  fond  de  Manon  Lescaut  soit  vrai,  et  que 
Prévost  se  soit  borné  à  changer  les  noms,  à  trans- 
poser quelques  détails,  dans  l'unique  dessein  de 

6 


àO  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

dérouter  la  malignité.  Mais  ir'eùt-il;,  en  racontant 
cette  histoire^  rempli  que  le  rôle  de  greffier,  il  mé- 
riterait encore  notre  admiration  par  le  choix  même 
de  la  tâche  qu'il  s'est  imposée;  car^,  inventée  ou 
trouvée,  librement  conçue  ou  fidèlement  transcrite, 
cette  histoire  est  pleine  de  charme  et  de  vérité. 
Les  premiers  jours  que  Desgrieux  passe  près  de 
Manon,  sa  confiance,  sa  sécurité,  préparent  très- 
habilement  les  épreuves  qu'il  doit  traverser  avant 
de  toucher  le  fond  de  l'abîme.  Dès  les  premières 
pages,  le  lecteur  pressent  que  Manon  tient  dans  ses 
mains  la  destinée  entière  de  Desgrieux.  Elle  s'est 
donnée  à  lui  dès  qu'il  lui  a  parlé  de  son  amour,  et 
Desgrieux,  malgré  la  rapidité  inespérée  de  sa  vic- 
toire, chérit  et  vénère  Manon  comme  la  plus  chaste 
et  la  plus  pure  de  toutes  les  femmes.  Il  est  heureux 
de  la  voir,  heureux  de  l'entendre;  il  met  aux 
pieds  de  sa  maîtresse  toute  sa  vie,  toute  sa  volonté. 
Lés  caprices  de  Manon  sont  pour  lui  des  comman- 
dements; il  obéit  sans  se  demander  une  seule  fois 
sil  a  raison  d'obéir.  L'amour  ainsi  conçu  touche 
de  près  à  la  folie,  car  il  paralyse,  il  anéantit  toutes 
les  facultés.  Esclave  de  Manon,  Desgrieux  ne  peut 
rien  faire  pour  elle  ou  pour  lui-même.  L'oisiveté 
lui  devient  un  devoir,  puisque  le  travail  l'éloigne- 
lait  de  Manon,  ou  du  moins  ne  permettrait  plus  à 
lamour  de  remplir  toute  sa  vie.  Oui,  sans  doute, 
hi  passion  de  Desgrieux  est  une  véritable  folie; 
mais  c'est  une  folie  pleine  à  la  fois  de  bonheur  et 


L  ABBE    PREVOST.  51 

(l'angoisses^  et  Prévost  a  su  la  peindre  avec  une 
étonnante  vérité. 

Les  premiers  soupçons  de  Desgrieux,  confirmés 
bientôt  d'une  manière  si  affligeante,  caractérisent 
nettement  la  profondeur  du  sentiment  qui  Tunit 
à  Manon.  Dès  qu'il  doute  de  la  fidélité  de  sa  maî- 
tresse^ il  cherche  à  s'étourdir,  il  essaye  de  fermer 
les  yeux  à  l'évidence .  L'amour  de  Manon  est  si 
nécessaire  à  son  bonheur,  il  reconnaît  si  bien  qu'il 
ne  peut  se  passer  d'elle,  qu'il  hésite  longtemps  à 
s'éclairer.  Elle  ne  lui  dit  pas  l'emploi  de  ses  jour- 
nées, il  a  de  légitimes  raisons  pour  croire  qu'elle 
le  trompe,  et  cependant  une  caresse  suffit  pour  le 
rassurer.  Il  veut  parler,  interroger  sa  maîtresse, 
un  baiser  lui  ferme  la  bouche,  et  il  maudit  la  ja- 
lousie comme  une  injure  faite  à  son  idole;  s'il  pou- 
vait croire  que  Manon  eût  deviné  son  inquiétude, 
il  tomberait  à  ses  genoux  pour  implorer  son  par- 
don. Lorsque  enfin  l'évidence  triomphe  de  son  ir- 
résolution, lorsqu'il  ne  peut  plus  nier  l'infidélité 
de  Manon,  il  verse  des  larmes  désespérées,  mais 
c'est  à  peine  s'il  trouve  la  force  de  maudire  sa  per- 
fidie. Il  songe  au  bonheur  qu'il  a  perdu,  à  l'avenir 
qu'il  se  promettait,  et  quand  le  premier  trouble 
de  sa  douleui'  s'est  apaisé  dans  les  larmes,  il  ne 
rêve  qu'au  moyen  de  retrouver  Manon,  de  la  rap- 
peler, de  la  reconquérir.  Quand  elle  revient  près 
de  lui,  il  ne  lui  permet  pas  de  s'accuser,  il  lui  par- 
donne sans  vouloir  entendre  l'aveu  de  sa  faute. 


52  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Elle  est  revenue,  que  lui  faut-il  de  plus?  Ne  se 
rendrait-il  pas  coupable  d'ingratitude  en  rappe- 
lant le  passé  qu'il  n'a  pu  prévenir?  Désormais  il 
mettra  tous  ses  soins  à  la  retenir  près  de  lui.  Elle 
Ta  quitté  pour  échapper  à  la  pauvreté  ;  pour  chas- 
ser la  pauvreté^  pour  contenter  les  caprices  de 
Manon^  il  ne  craindra  pas  de  s'associera  des  hom- 
mes qu'il  méprise.  Il  commettra  pour  elle  des  ac- 
tions que  sa  conscience  réprouve  ;  mais  il  étouffera 
les  murmures  de  sa  conscience,  pour  ne  songer 
qu'à  la  joie  de  sa  maîtresse  ;  en  la  voyant  heureuse, 
il  oubliera  ses  remords.  Prévost  ne  cherche  pas 
à  justifier  la  conduite  du  chevalier  Desgrieux; 
mais  si  le  bonheur  pouvait  justifier  l'avilissement, 
l'amant  de  Manon  serait  pur  à  toas  les  yeux  ;  car 
chaque  fois  qu'il  revient  près  d'elle,  il  s'applaudit 
d'avoir  bravé  la  honte  pour  retenir  sa  maîtresse. 
Cette  situation  délicate  a  été,  pour  Prévost ,  l'oc- 
casion d'un  éclatant  triomphe.  En  nous  montrant 
dans  toute  sa  nudité  la  dégradation  de  son  héros, 
il  a  trouvé  moyen  de  lui  concilier  l'indulgence  des 
juges  les  plus  sévères.  Desgrieux  s'aviht;  il  triche 
au  jeu,  maisce  n'est  pas  pour  s'enrichir,  c'est  pour 
plaire  à  Manon.  Que  Manon  se  résigne  à  la  pau- 
vreté, qu'elle  renonce -à  la  parure,  et  'Desgrieux 
abandonnera  sans  regret  sa  coupable  industrie.  Elle 
a  fait  de  lui  un  homme  sans  volonté,  sans  probité; 
qu'elle  dise  un  mot ,  et  il  voudra,  il  fera  le  bien, 
s'il  peut  lui  plaire  et  la  retenir  sans  affronter  la  honte. 


l'abbé   PRÉVOST.  5  3 

Le  séjour  de  Desgrieux  à  Saint-Lazare,  et  la  ma- 
nière dont  il  s'échappe  de  sa  prison,  appartien- 
nent, je  le  sais,  au  mélodrame  plutôt  qu'au  roman. 
Mais  je  n'ai  pas  le  courage  de  blâmer  le  moyen 
employé  par  Prévost  pour  amener  les  deux  amants 
au  dernier  terme  de  la  misère  ;  car  dès  que  Manon, 
tlétrie  par  son  emprisonnement  à  l'hôpital,  a  perdu 
toute  chance  de  se  réhabiliter  aux  yeux  du  monde, 
l'amour  de  Desgrieux  est  soumis  à  une  dernière 
épreuve  plus  cruelle  que  toutes  les  autres,  et  dans 
la  peinture  de  cette  dernière  épreuve  Prévost  a 
déployé  une  admirable  habileté.  Désormais  rangée 
dans  la  classe  des  filles  perdues,  Manon  n'a  plus 
de  merci  à  espérer.  Qu'elle  commette  une  nou- 
velle faute,  et  elle  sera  déportée.   L'expérience 
ne  l'a  pas  instruite,   le  châtiment  qu'elle  a  subi 
ne  l'a  pas  corrigée  ;  arrêtée  par  ordre  du  lieute- 
nant général  de  police,  elle  partira  pour  la  Nou- 
velle-Orléans, enchahiée  sur  une  charrette  au  mi- 
lieu de  filles  perdues  comme  elle.  A  cette  heure 
suprême,  Desgrieux  n'abandonne  pas  Manon.  A- 
près  avoir  vainement  essayé  d'intéresser  en  sa  fa- 
veur son  père  et  le  lieutenant  général  de  police,  il 
se  décide  à  la  sauver  par  la  violence,  au  péril  de  sa 
vie.  Lâchement  trahi  par  ses  complices,  il  achète 
des  gardiens  de  Manon  le  droit  de  la  suivre ,  de  lui 
parler,  de  pleurer  avec  elle.  Arrivé  à  la  Nouvelle- 
Orléans,  û  goûte  près    de    Manon  un   bonheur 
calme  et  sans  mélange.  11  oublie  tous  les  plaisirs 

5. 


.*»i  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

de  la  France,  il  oiil)lie  sa  famille  et  la  richesse  qui 
Tattendait.  Il  ne  regrette  rien  de  ce  qu'il  a  perdu 
pour  sa  maîtresse.  I^eu  à  peu  le  bonheur  le  ramène 
au  sentiment  du  devoir.  La  fidélité  de  Manon  ne 
court  plus  aucun  danger;  elle  n'a  plus  sous  les  yeux 
le  spectacle  de  la  richesse.  Cependant  Desgrieux 
désire  que  son  union  avec  sa  maîtresse  soit  bénie 
par  rÉglise.  Il  espère  que  les  paroles  du  prêtre  ef- 
faceront de  sa  mémoire  jusqu'aux  dernières  tra- 
ces du  passé.  Il  veut  régler  sa  vie  et  consacrer  à 
Manon  le  travail  de  ses  journées.  Quand  le  neveu 
du  gouverneur,  protégé  p^r  les  coutumes  arbi- 
traires de  la  colonie,  veut  épouser  Manon,  Des- 
grieux défend  son  droit  l'épée  à  la  main  ;  délivré 
de  son  adversaire,  il  s'enfuit  dans  le  désert  avec  sa 
maîtresse,  et  ne  la  quitte  qu'après  avoir  recueilli 
son  dernier  soupir  et  enseveli  pieusement  ses  dé- 
pouilles mortelles.  Si  la  première  et  la  seconde 
partie  de  cette  histoire  sont  de  nature  à  blesser  le 
goût  des  juges  sévères,  si  les  fautes  de  Manon  et 
l'indulgence  empressée  de  Desgrieux,  sont  parfois 
racontées  avec  une  crudité  que  n'avoue  pasla  poé- 
sie, la  dernière  partie  défie  les  reproches.  On  sent 
à  chaque  page  que  Desgrieux,  en  défendant  Ma- 
non, défend  sa  propre  vie.  Manon  morte,  Desgrieux 
n'aura  plus  aucune  raison  de  vivre.  S'il  se  résigne 
à  demeurer  parmi  les  vivants,  il  se  réfugiera  dans 
le  passé;  inutile  à  la  société,  inutile  à  lui-même,  il 
ne  jouera  aucun  rôle  :  il  se  souviendra. 


I 'abbé   PRÉVOST.  5 

Le  stylo  de  Manon  Lescaut  n'est  certainement 
pas  d'une  pureté  irréprochable;  il  est  facile  de  re- 
lever dans  les  deux  cents  pages  de  ce  récit  des  ta- 
ches que  Prévost  connaissait  sans  doute,  et  qu'il 
aurait  etTacées  si  le  temps  ne  lui  eût  pas  manqué 
pour  relire  ses  ouvrages.  Habitué  à  produire  sans 
relâche,  n^ayant  d'autre  plaisir,  d'autre  souci  que 
d'inventer  presque  chaque  jour  des  épisodes  nou- 
veaux, charmé  autant  qu'occupé  de  la  peinture 
et  de  l'analyse  des  passions,  il  n'a  jamais  eu  le 
désir  ni  l'espérance  de  mettre  le  style  de  Manon 
Lescaut  à  l'abri  des  reproches.  Mais  le  style  de 
cet  ouvrage,  tel  qu'il  est,  avec  les  défauts  incon- 
testables qui  le  déparent,  est  plein  de  puissance 
et  d'entraînement.  Il  est  spontané  ,  abondant , 
comme  la  pensée  même  de  l'auteur.  Prévost  sait 
rarement  d'avance  le  parti  qu'il  pourra  tirer  de 
la  pensée  qui  lui  arrive  ;  il  traite  la  parole  connue 
la  pensée ,  avec  une  imprévoyance  qui  passerait 
pour  de  la  paresse,  si  chaque  page  ne  démon- 
trait pas  que  l'auteur  exprime  de  son  mieux  l'idée 
qu'il  n"a  pas  pris  le  temps  de  choisir.  Nous  sommes 
loin  assurément  de  recommander  l'improvisation 
comme  une  méthode  littéraire,  car  l'improvisation, 
prise  en  elle-même,  équivaut  à  la  négation  de  l'art 
sérieux;  mais  nous  sommes  forcé  de  reconnaître 
que  Prévost,  une  fois  en  sa  vie,  a  été  admirable- 
ment servi  par  l'improvisation.  Le  style  de  Manon 
Lescaut,  malgré  ses  incorrections,  est  d'un  naturel 


56  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

constant,  d'une  clarté  parfaite.  11  est  vivant,  animé, 
riche  en  images,  semé  de  comparaisons  heureu- 
ses, et  n'est  jamais  attiédi  par  des  artifices  de  rhé- 
teur. Il  est  né  avec  la  pensée,  il  la  suit  partout 
avec  une  exemplaire  fidélité;  inégal,  désordonné 
comme  elle,  il  ne  laisse  jamais  languir  l'attention. 
Lorsqu'il  lui  arrive  d'appeler  à  son  secours  un  rap- 
prochement trivial,  il  trouve  moyen  de  racheter, 
d'expier  cette  faute  par  la  rapidité  du  récit.  L'es- 
prit blessé  n'a  pas  le  temps  d'analyser  l'impres- 
sion qu'il  éprouve,  et  oublie  son  déplaisir  avant 
d'en  avoir  pénétré  la  cause.  x\  proprement  parler, 
les  défauts  et  les  mérites  de  ce  livre  n'ont  rien  de 
littéraire.   C'est  une  sorte   de  confession    plutôt 
qu'une  œuvre  d'imagination;  c'est  avec  le  cœur 
plutôt  qu'avec  l'esprit  qu'il  faut  le  comprendre  et 
le  juger.  Or,  ce  livre  est  plein  d'aveux  si  pathéti- 
ques, si  impitoyables,  qu'à  moins  de  n'avoir  ja- 
mais subi  l'épreuve  ou  le  spectacle  des  passions,  il 
est  impossible  de  ne  pas  le  proclamer  souveraine- 
ment sincère. 

Ceux  qui  veulent  que  toute  œuvre  poétique  porte 
en  elle-même  un  enseignement  moral,  demande- 
ront sans  doute  quelle  est  la  leçon  contenue  dans 
Manon  Lescaut.  Si,  comme  nous  le  pensons,  la 
moralité  delà  poésie  ne  consiste  pas  dans  l'expres- 
sion explicite,  mais  bien  dans  l'expression  impli- 
cite d'un  conseil  applicable  à  la  pratique  de  la  vie, 
l'histoire  de  Manon  Lescant  est  éminemment  mo- 


LABBE   PRÉVOST.  67 

raie.  Lors  même  que  Prévost  n'eut  pas  pris  la 
peine  de  placer,  tantôt  dans  la  bouche  de  Tiberge, 
tantôt  dans  celle  du  chevalier  Desgrieux,  des  ma- 
ximes et  des  reproches  dont  personne  ne  contes- 
tera la  valeur  ni  l'opportunité^  l'histoire  de  Manon 
et  des  malheurs  qu'elle  inflige  à  son  amant  serait 
encore  pleine  d'enseignements,  et,  par  conséquent, 
pleine  de  moralité.  Les  leçons  contenues  dans  ce 
livre,  pour  n'être  pas  exprimées  sous  la  forme 
dogmatique,  n'en  sont  pas  moins  claires;  chacune 
des  tortures  subies  par  l'amant  de  Manon  parle 
plus  haut  que  les  préceptes  de  la  loi  morale  déduits 
avec  toute  la  rigueur  du  syllogisme.  Qu'est-ce,  en 
effet,  que  le  roman  de  Prévost  ?  A  quoi  se  réduit 
l'idée  génératrice  qui  anime  et  gouverne  tout  le 
récit  ?  L'auteur  a-t-il  voulu  célébrer  ou  flétrir  la 
passion  ?  Chacune  de  ces  deux  intentions,  prise  dans 
un  sens  absolu,  réalisée  jusqu'en  ses  dernières  con- 
séquences, eût  été  absurde.  Célébrer  la  passion 
comme  supérieure  à  tous  les  conseils  de  la  con- 
science, la  proclamer  plus  sainte,  plus  grande  que 
la  réflexion  et  la  volonté,  eut  été  l'œuvre  d'une 
imagination  en  délire.  La  flétrir  comme  coupable, 
comme  impie,  la  rayer  de  la  vie  comme  contraire 
à  l'accomplissement  de  tous  les  devoirs,  n'eut  pas 
été  une  tentative  moins  folle.  Prévost,  sans  se 
préoccuper  de  la  moralité  de  son  roman,  a  cepen- 
dant réussi  à  exprimer  une  leçon  très-nette.  Le 
malheur  du  chevalier  Desgrieux  commence  le  jour 


os  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

OÙ  il  est  forcé  de  mépriser  Manon.  Sa  passion  ne 
s'éteint  pas  dans  le  mépris  ;  mais  dès  qn"il  voit 
dans  sa  maîtresse  une  fille  perdue ,  il  n"est  pins 
pour  lui-même  qu'un  ol)jet  de  colère  et  de  lionte. 
Sa  passion^  sans  se  rebuter,  se  transforme  et  se 
dégrade.  Sans  le  talent  singulier  de  Prévost,  elle 
cesserait  d'être  poétique  et  ne  serait  plus  qu'un 
vice.  11  est  impossible  d'imaginer  une  condition 
plus  misérable  que  celle  de  cet  enfant,  rivé  à  la 
honte  d'une  courtisane  comme  un  forçat  à  la  chaîne 
du  bagne.  Les  châtiments  infligés  à  la  passion 
dégradée  du  chevalier  Desgrieux  sont  trop  sévè- 
res, trop  rudes,  pour  que  son  histoire  puisse  être 
accusée  d'encourager  le  vice.  Sans  avoir  prévu  les 
reproches  auxquels  nous  répondons,  Prévost  les 
a  réfutés;  car  la  destinée  du  chevalier  Desgrieux 
ne  fera  sans  doute  envie  à  personne. 

11  y  a,  dans  Manon  Lescaut,  un  mérite  indépen- 
dant du  style,  indépendant  de  la  moralité,  le  mé- 
rite de  la  mesure.  Il  n'y  a  pas  un  des  épisodes  de 
ce  livre  qui  ne  soit  utile,  ou  même  nécessaire,  au 
développement  des  caractères,  pas  une  scène  qui 
ne  serve  à  dessiner,  à  expliquer  les  personnages. 
Prévost  ne  s'est  pas  attribué  le  droit  de  franchir 
les  lin)ites  marquées  pai*  les  besoins  de  son  récit. 
Doué  d'une  imagination  abondante,  il  a  toujours 
su  s'arrêter  à  temps,  et  s'est  interdit  tous  les  mo- 
yens qui  ne  devaient  pas  concourir  directement  à 
l'expression  de  sa  pensée.  Cette  mesure,  cette  so- 


L  ABIU<:    l'KEVOSI .  5«.> 

briété  dans  l'invention,  est  d'autant  plus  remarqua- 
ble qu'elle  semble  ne  pouvoir  se  concilier  avec 
l'imprévoyance.  Le  procédé  suivi  par  Prévost  ex- 
clut généralement  la  sobriété.  Mais  quelle  que  soit 
la  source  de  cette  sobriété,  qu'elle  naisse  d'un 
heureux  instinct  ou  d'une  volonté  préconçue,  nous 
ne  saui'ions  trop  la  reconnnander,  car  elle  devient 
plus  rare  de  jour  en  jour.  Le  public  s'habitue  à 
n'estimer  la  pensée  que  d'après  ses  dimensions 
géométriques,  et  les  écrivains  qui  font  profession 
de  rémouvoir  ou  de  l'amuser  encouragent  vo- 
lontiers cette  habitude.  Grâce  à  cet  échange  d'exi- 
gence et  de  servilité,  le  nombre  et  l'étendue  des 
développements  ne  sont  presque  jamais  en  har- 
monie avec  l'importance  de  la  pensée.  L'étude  at- 
tentive de  Manon  Lescaut  pourra  corriger  cette 
prolixité  contagieuse,  car  la  mesure  a  joué  certai- 
nement un  grand  rôle  dans  le  succès  de  cet  admi- 
rable roman. 


m. 


BENJAMIN  CONSTANT, 


ADOLPHE. 

Si  Benjamin  Constant  n'avait  pas  marqué  sa 
place  au  premier  rang  parmi  les  orateurs  et  les 
publicistes  de  la  France^  si  ses  travaux  ingénieux 
sur  le  développement  des  religions  ne  le  classaient 
pas  glorieusement  parmi  les  écrivains  les  plus  di- 
serts et  les  plus  purs  de  notre  langue,  s'il  n'avait 
pas  su  donner  à  l'érudition  allemande  une  forme 
élégante  et  populaire,  s'il  n'avait  pas  mis  au  service 
de  la  philosophie  son  éloculion  limpide  et  colorée, 
son  nom  serait  encore  siir  de  ne  pas  périr,  car  il 
a  écrit  Adolphe. 

Or,  il  y  a  dans  ce  livre  une  vertu  singulière  et 
presque  magnétique  qui  nous  attire  et  nous  rap- 
pelle chaque  fois  que  nous  sommes  témoins  ou 

6 


G2  POUlKAllS    LlilKKAlUES. 

acteurs  dans  une  crise  morale  de  quelque  impor- 
tance. Il  n'y  a  pas  une  page  de  ce  roman,  si  tou- 
tefois c'est  un  roman,  et  pour  ma  part  j'ai  grande 
peine  à  le  croire,  qui  ne  donne  lieu  à  une  sorte 
d'examen  de  conscience.  Qu'il  s'agisse  de  nous  ou 
de  nos  amis  les  plus  chers,  ce  n'est  jamais  en 
vain  que  nous  consultons  cette  histoire  si  simple  et 
d'une  moralité  si  douloureuse.  Les  applications  et 
les  souvenirs  abondent.  Chacune  des  pensées  in- 
scrites dans  ce  terrible  procès-verbal  esl  si  nue,  si 
franche,  si  finement  analysée,  et  dérobée  avec 
tant  d'adresse  aux  souffrances  du  cœur,  que  cha- 
cun de  nous  est  tenté  d'y  reconnaître  son  portrait 
ou  celui  de  ses  intimes. 

C'est  là,  il  faut  le  dire,  un  privilège  inappré- 
ciable et  qui  n'est  dévolu  qu'aux  œuvres  du  pre- 
mier ordre.  Comme  il  n'y  a  pas  dans  ce  tableau 
mystérieux  un  seul  trait  dessiné  au  hasard,  comme 
tous  les  mouvements,  toutes  les  attitudes  des  deuK 
figures  qui  se  partagent  la  toile,  sont  étudiés  avec 
une  sévérité  scrupuleuse  et  inflexible,  d'année  en 
année  nous  découvrons  dans  cette  composition  un 
sens  nouveau  et  plus  profond,  un  sens  multiple  et 
variable  malgré  son  évidente  unité,  qui  ne  se  ré- 
vèle pas  au  premier  regard,  mais  qui  s'épanouit  et 
s'éclaire  à  mesure  que  notre  front  se  dépouille  et 
que  notre  sang  s'attiédit. 

Adolphe    est  comme  une    savante  symphonie 
qu'il  faut  entendre  plusieurs  fois,  et  religieuse- 


BENJAMIN    CONSTANT.  (Î3 

ment^  avant  de  saisir  et  d'embrasser  Tinspiration 
de  l'artiste.  La  première  fois  l'oreille  est  frappée 
du  gracieux  andante^  ou  du  solennel  adagio. 
Mais  elle  ne  comprend  pas  bien  la  succession  des 
parties.  La  seconde  fois,  elle  distingue  dans  le  rondo 
le  chantd'un haut-bois  ou  le  dialogue  des  violonset 
de  la  flûte.  Plus  tard,  notre  âme  s'éprend  d'une  mé- 
lodie élégante  et  simple  qu'elle  n'avait  pas  d'abord 
aperçue,  et  chaque  jour  elle  fait  de  nouvelles  dé- 
couvertes :  elle  s'étonne  de  sa  première  ignorance, 
et  la  curiosité  se  rajeunit  à  mesure  que  la  péné- 
tration se  développe. 

Il  n'y  a  dans  le  roujan  de  Benjamin  Constant 
que  deux  personnages;  mais  tous  deux,  bien  que 
vraisemblablement  copiés,  sont  représentés  par 
leur  côté  général  et  typique;  tous  deux,  bien  que 
très-peu  idéalisés,  selon  toute  apparence,  ont  été 
si  habilement  dégagés  des  circonstances  locales  et 
individuelles,  qu'ils  résument  en  eux-mêmes  plu- 
sieurs milliers  de  personnages  pareils. 

Adolphe  et  Ellenore  ne  sont  pas  seulement  réeh, 
ils  sont  vrais  dans  la  plus  large  acception  du 
mot.  Sans  doute  il  eût  été  facile  à  une  imagination 
plus  active  et  plus  exercée  d'encadrer  le  sujet  de 
ce  roman  dans  une  fable  plus  savante  et  plus  vive, 
de  multiplier  les  incidents,  de  nouer  plus  étroite- 
ment la  tragédie.  iMais  à  quoi  bon?  qui  sait  si  le 
livre  n'eût  pas  perdu  à  ce  jeu  dangereux  l'autorité 
lumineuse  de  ses  enseicrnements? 


G 4  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Adolphe  est  ennuyé,  comme  tous  les  hommes  de 
son  âge  qui  ont  entremiMé  leurs  études  vagahondes 
de  loisirs  nombreux  et  indéfinis.  11  sait,  il  a  ré- 
fléchi, il  a  rêvé  pour  l'avenir  bien  des  voyages 
dont  il  ne  voudrait  plus  maintenant,  bien  des 
gloires  qu'il  dédaigne  aujourd'hui  comme  s'il 
les  avait  usées;  il  a  vu  passer  dans  ses  songes  des 
femmes  adorées  qui  se  dévouaient  à  son  amour, 
dont  il  buvait  les  larmes,  et  qui  de  leurs  cheveux 
dénoués  essuyaient  la  sueur  de  son  front.  Jl  a  dé- 
voré dans  ses  ambitions  solitaires  plusieurs  desti- 
nées dont  une  seule  suffirait  à  remplir  sa  vie  ;  il  a 
vécu  des  siècles  dans  sa  mémoire,  et  il  n'est  encore 
qu'au  seuil  de  ses  années. 

Habitué  dès  longtemps  à  converser  avec  lui- 
même,  familiarisé  avec  les  grandes  choses  qu'il 
n'a  pas  faites,  il  est  tout  simple  qu'il  dédaigne  la 
société  réelle  qu'il  n'a  pas  étudiée,  et  qui  ne  peut 
le  deviner.  L'ennui,  chez  les  Ames  élevées,  chez 
celles  surtout  qui  ont  vingt  ans,  est  presque  tou- 
jours accompagné  d'une  exorbitante  vanité.  Comme 
elles  aperçoivent  en  elles-mêmes  un  monde  supé  - 
rieur,  plus  grand,  plus  beau,  plus  varié;  comme 
elles  sont  pleines  des  souvenirs  d'une  vie  imagi- 
naire; comme  elles  comparent  incess<imment  le 
spectacle  de  leurs  journées  au  spectacle  de  leurs 
rêveries,  le  dédain  et  limpertinence  ne  sont 
chez  elles  qu'une  plainte  franche  et  doulou- 
reuse. 


BENJAMIN    CCNSTANT.  Gît 

Adolphe  est  las  de  lui-même  et  de  sa  piiissanee 
inoccupée;  il  aspire  à  vouloir^  à  dominer^  à  parler 
pour  être  compris^  à  conduire  pour  être  suivie  à 
aimer  pour  mettre  à  1  ombre  de  sa  puissance  une 
volonté  moins  forte  que  la  sienne,  et  qui  se  confie 
en  obéissant. 

S'il  avait  choisi  de  bonne  heure  une  route  simple 
et  droite;  si,  au  lieu  de  promener  sa  rêverie  sur  le 
monde  entier  qu'il  ne  peut  embrasserai!  avait  me- 
suré son  regard  à  son  bras;  s'il  s'était  dit  chaque 
jour  en  s'éveillant  :  Voilà  ce  que  je  peux,  voilà  ce 
que  je  voudrai  ;  s'il  avait  marqué  sa  place  au-des- 
sous de  Newton,  de  Condé  ou  de  Saint-Preux;  s'il 
avait  préféré  la  science,  l'action  ou  l'amour;  s'il 
avait  épié  d'un  œil  vigilant  le  premier  réveil  de  ses 
facultés,  s'il  avait  démêlé  nettement  sa  destinée, 
s'il  avait  marché  d'un  pas  sur  et  persévérant  vers 
la  paix  sereine  de  l'intelligence,  l'énergique 
ardeur  de  la  volonté  ou  le  bonheur  aveugle  et 
crédule,  il  ne  serait  pas  vain,  il  ne  dédaignerait 
pas. 

Une  fois  engagé  dans  la  voie  préférée,  l'emploi 
légitime  de  ses  forces  suffirait  à  l'occuper.  L'œil 
attaché  sur  l'horizon  lointain,  sûr  d'arriver,  il  no 
tournerait  pas  la  tête  pour  regarder  en  arrière  ;  il 
se  résignerait  de  bonne  grâce  à  la  continuité  har- 
monieuse de  ses  efforts.  Si  haut  que  fût  placé  le 
fruit  doré  de  ses  espérances,  le  courage  ne  lui 
manquerait  pas  avant  de  le  cueillir. 

6. 


rc  PORTRAITS    LITTERAIRKS. 

Mais  romnie  il  n'a  pas  niesiiré  sa  volonté  à  sa 
puissance,  comme  il  a  tout  désiré  sans  rien  vouloir, 
il  s'ennuie,  il  dédaigne,  il  ne  prévoit  pas. 

Ellenore  a  déjà  aimé;  elle  a  déjà  connu  toutes 
les  angoisses  et  tous  les  égarements  de  la  passion  ; 
elle  s'est  isolée  du  monde  entier^  pour  assurer  le 
bonheur  de  celui  qu'elle  préférait;  elle  a  renoncé 
volontairement  à  tous  les  avantages  de  la  fortune 
et  de  la  naissance  ;  elle  a  déserté  sa  famille  et  son 
pays;  dans  l'ardeur  de  son  dévouement,  elle  aurait 
voulu  pouvoir  renouveler  autour  d'elle  ce  qu'elle 
venait  de  détruire,  afin  d'agrandir  à  toute  heure  le 
douiaine  de  son  abnégation. 

Elle  croyait,  la  pauvre  femme,  que  son  enthou- 
siasme ne  s'éteindrait  jamais;  elle  espérait  que  le 
cœur  en  qui  elle  s'était  confiée  ne  méconnaîtrait 
jamais  la  grandeur  de  ses  sacrifices;  elle  avait  joué 
hardiment  sa  vie  entière  sur  un  coup  de  dé  :  elle 
avait  gagné;  elle  avait  conquis  l'amour  d'un 
homme,  elle  avait  posé  sa  tête  sur  son  épaule,  et 
l'avait  entendu  dans  ses  rêves  murmurer  son  nom; 
elle  était  fière  et  glorieuse,  et  ne  soupçonnait  pas 
que  la  chance  pût  tourner  contre  elle. 

L'hostilité  assidue,  la  vigilance  envieuse  de  la 
société  qui  la  désignait  du  doigt  aux  tailleries  et 
au  dédain,  n'avaient  pas  ébranlé  son  courage;  elle 
s'était  dit  :  «  J'ai  fait  un  serment,  je  le  tiendrai. 
La  religion  de  la  foi  jurée  n'est  pas  moins  grande 
et  moins  sainte  que  la  religion  de  la  prière.  Si  n:a 


BENJA^lIN  CONSTANT.  67 

promesse  a  été  imprévoyante,  si  j'ai  follement  en- 
gagé mon  avenir,  c'est  à  Dieu  seul  qu'il  appartient 
(le  me  relever  de  mon  serment  en  m'intligeant 
l'abandon  ;  si  la  malédiction  paternelle  m'a  dégra- 
dée, me  réhal)iliterai-je  par  l'infidélité?  Si  l'image 
menaçante  des  larmes  qui  sillonnaient  la  joue  du 
vieillard  vient  chaque  nuit  troubler  mon  sommeil, 
la  désertion  de  mon  amour  serait-elle  un  digne 
moyen  de  fléchir  l'ombre  indignée,  et  le  pardon, 
si  obstinément  dénié  à  la  douleur  échevelée, 
sera-t-il  plus  facile  à  l'inconstance  insoucieuse? 

«  Non,  j'irai  jusqu'au  bout  :  je  boirai  jusqu'au 
fond  cette  coupe  d'amertume  ;  je  subirai,  sans  dé- 
tourner la  tête,  les  affronts  et  le  mépris  de  ce  monde 
qui  me  conviait  à  ses  fêtes,  et  que  j'ai  quitté;  ma 
paupière  ne  s'abaissera  pas  devant  ces  mères  or- 
gueilleuses qui  parlent  bas  à  l'oreille  de  leurs  filles 
en  me  voyant  passer;  je  marcherai  près  d'elles  d'un 
pas  ferme;  je  sentirai  la  rougeur  monter  à  mon 
front,  mais  je  retiendrai  mes  larmes,  et  je  les  ac- 
cumulerai pour  les  verser  à  flots  dans  le  cœur  de 
mon  bien-aimé. 

«  Tous  ces  biens,  dont  le  mouvant  spectacle  s'a- 
gite autour  de  moi,  je  les  dédaignerai  pour  ne  plus 
voir  qu'un  seul  bien,  qu'un  trésor  unique,  le  tré- 
sor que  j'ai  choisi.  Les  joies  paisibles  de  la  famille, 
les  caresses  naïves  des  enfants,  les  flatteries  en- 
ivrées, recueillies  par  les  jeunes  filles  florissantes, 
et  rapportées  fidèlement  au  cœur  de  l'orgueilleuse 


68  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

mère^  rien  de  tout  cela  ne  m'appartiendra;  la  foule 
ignorante  comptera  mes  regrets  par  ses  désirs ,  et 
je  triompherai  de  sa  méprise.  Je  m'enfermerai 
dans  mon  amour  comme  dans  une  tour  fortifiée,  et 
je  regarderai  s'enfuir  sur  la  route  lointaine  ces 
rêves  dorés  de  ma  jeunesse,  si  splendides  aux  pre- 
miers jours,  et  maintenant  pâlissants  et  confus.  Je 
suivrai  d'un  œil  assuré  les  feuilles  dispersées  de 
mes  espérances,  si  vertes  et  si  humides  au  matin, 
et  si  rapidement  séchées  avant  l'heure  du  soir. 

«  Chaque  fois  que  je  verrai  se  fermer  devant  moi 
les  portes  d'une  maison  joyeuse,  loin  de  pleurer 
sur  mon  isolement,  je  m'applaudirai,  dans  le  si- 
lence de  ma  pensée,  du  choix  glorieux  de  mon 
cœur;  et  comparant  le  mensonge  de  cette  fête  à  la 
fête  perpétuelle  de  mon  amour,  je  les  plaindrai 
sincèrement  de  n'avoir  pas  comme  moi  le  vrai 
bonheur. 

«  Tous  les  soirs,  en  me  souvenant  de  la  journée 
accomplie,  en  prévoyant  la  journée  prochaine,  je 
bénirai  la  sérénité  harmonieuse  de  ma  destinée,  et 
sur  les  plaisirs  tumultueux  des  autres  femmes  j'a- 
baisserai un  regard  de  pitié  ;  car  ma  vie  se  partage 
entre  la  prière  et  le  dévouement.  Et  la  vie  leur  est 
si  facile  et  si  bien  frayée,  qu'elles  vou^  oublient, 
ô  mon  Dieu  î 

«  Permettez  seulement  que  je  lui  sois  présente  à 
chaque  heure  du  jour  ;  permettez  qu'il  ne  souhaite 
rien  au  delà  de  mon  amour,  et  qu'il  ne  regarde  pas 


BENJAMIN    CONSTANT.  G 9 

en  arrière;  faites  qu'il  vive  tout  en  moi,  connue 
je  vis  tout  en  lui.  » 

Mais  un  jour  la  mesure  du  sacrifice  était  com- 
blée :  elle  a  douté  de  la  reconnaissance  qu'elle 
avait  méritée,  linquiélude  a  rongé  le  fruit  de  son 
amour. 

Elle  a  pleuré,  et  ses  larmes  n'ont  pas  été  essuyées; 
elle  s'est  affligée  de  l'ingratitude,  et  l'accusé  ne 
s'est  pas  défendu. 

Alors  il  s'est  fait  un  grand  désert  autour  de  son 
cœur,  et  chacun  de  ses  soupirs  s'est  perdu  dans  le 
silence.  Elle  était  forte  et  défiait  le  danger;  elle 
était  confiante  et  résignée,  et  ne  demandait  au  ciel 
que  des  jours  pareils  aux  jours  évanouis,  et  tout  à 
coup  la  vaillance  de  cette  femme  s'est  affaissée,  son 
espérance  a  fléchi  comme  le  peuplier  sous  le  vent 
qui  passe. 

Elle  était  jeune  et  ne  savait  pas  le  nombre  de  ses 
années,  et  voici  qu'elle  a  vieilli  en  un  jour;  elle 
avait  l'œil  splendide  et  superbe,  et  sur  son  front 
rayonnaient ,  en  caractères  éclatants,  ses  pensées 
heureuses  et  sereines,  et  voici  que  son  regard  s'est 
voilé,  et  que  les  rides  anguleuses  ont  inscrit  sur 
son  front  sa  plainte  et  sa  douleur. 

Est-il  vrai  que  la  destinée  humaine  répudie 
comme  un  rêve  de  jeune  fille,  les  dévouements  il- 
limités? Est-il  vrai  que  l'amour  se  nourrisse  d'in- 
quiétudes et  d'angoisses,  que  les  tortures  de  la  ji- 
lousie  lui  soient  une  sève  généreuse  et  féconde,  et 


TO  PORTRAITS  LITTERAIRE?. 

que  su  tige  se  Hétrisse  dans  ratniosplière  paisible 
et  sereine  de  la  fidélité?  Je  ne  veux  i)as  le  eroire; 
car,  à  ce  compte,,  l'amour  serait  le  plus  cruel  des 
supplices,  la  plus  odieuse  déception,  et  Tégoisme 
habile  et  désintéressé  serait  la  première  des  vertus, 
le  plus  raisonnable  des  devoirs. 

Arrivée  à  celte  crise  douloureuse,  il  faut  qu'Elle- 
nore  meure  ou  se  rajeunisse.  Courbée  sous  le  poids 
de  ringratitude,  elle  n'a  plus  qu'à  s'endormir  du 
sommeil  éternel,  si  elle  ne  se  réveille  pas  pour  un 
nouvel  amour.  Elle  n'a  plus  assez  de  clairvoyance 
pour  s'interroger  sérieusement  ;  elle  n'est  plus  ca- 
pable de  justice  ou  de  pardon.  Celui  qu'elle  a  con- 
damné dans  son  cœur,  fùt-il  moins  coupable,  ne 
saurait  imposer  silence  à  l'acharnement  de  ses 
soupçons.  S'il  n'a  pas  vraiment  méconnu  son 
amour,  s'il  n'a  pas  oublié  ses  sacrifices,  s'il  a  seu- 
lement négligé  de  la  bénir  et  de  la  remercier 
chaque  jour  comme  il  devait  le  faire,  peu  importe 
à  celle  qui  souffre  :  il  y  a  des  larmes  que  nulle 
prière  ne  peut  sécher.  Quand  ces  douleurs  et  ces 
larmes  sont  venues,  l'amour  s'éteint  et  se  réduit 
en  cendres. 

Quand  Ellenore  et  Adolphe  se  rencontrent,  cha- 
cun des  deux  est  préparé  à  l'enthousiasme  et  au 
dévouement.  Le  découragement  et  la  vanité,  qui 
sembleraient  devoir  s'exclure,  se  rapprochent  et 
s'apprivoisent  rapidement.  Adolphe  choisit  Elle- 
nore entre  toutes  les  femmes,  non  pas  pour  la  re- 


BENJAMIN    CUNSIANT.  7 1 

lever  et  la  soutenir^  car  il  ne  la  connait  pas  assez 
pour  sympathiser  avec  son  chagrin,  mais  parce 
qu'elle  a  tenu  tête  à  Torage,  parce  qu'elle  a  lutté 
contre  l'envie  et  la  médisance,  parce  que  les  yeux 
sont  fixés  sur  elle,  parce  que  sa  fidélité  perma- 
nente a  déjoué  bien  des  ambitions  injurieuses, 
parce  que  son  dédain  a  humilié  bien  des  jactances. 

Ce  qu'il  faut  au  cœur  d'Adolphe,  ce  n'est  pas 
un  amour  mystérieux  et  timide  ;  si  toute  la  terre 
devait  ignorer  qu'il  est  aimé,  si  son  bonheur  devait 
rester  dans  l'ombre,  il  n'en  voudrait  pas.  Ce  qu'il 
souhaite,  ce  qu'il  appelle  de  ses  vœux  et  de  ses 
larmes,  c'est  une  lutte  publique,  un  triomphe  écla- 
tant, un  amour  qui  puisse  lui  tenir  lieu  de  gloire. 

Or,  pour  réaliser  ce  vœu,  pour  étancher  la  soif 
de  cette  vanité  qui  le  dévore,  une  femme  belle  et 
jeune,  vivant  dans  le  secret  de  la  famille,  élevée 
dans  les  doctrines  de  l'obéissance  et  du  devoir, 
épargnée  de  la  calomnie,  nourrie  dans  un  bonheur 
paisible,  et  défiant  les  tempêtes  qu'elle  ne  prévoit 
pas,  ne  peut  dignement  lutter  avec  Ellenore. 

Si  Adolphe  cédait  naïvement  au  besoin  d'aimer, 
il  ne  marquerait  pas  si  loin  le  but  de  ses  espé- 
rances; il  choisirait  près  de  lui  un  cœur  du  même 
Age  que  le  sien,  un  cœur  nouveau,  épargné  des 
passions,  où  son  image  pût  se  réfléchir  à  toute 
heure  sans  avoir  à  craindre  une  image  rivale  ;  il 
comprendrait  que  l'avenir  ne  suffit  pas  à  l'amour, 
et  que  le  cœur  le  plus  indulgent  ne  peut  se  défen- 


'2  PORTKAITS  LITTEHAIRES. 

dre  d'une  jalousie  aeharnée  contre  le  passé;  il  ue 
s'exposerait  pas  à  essuyer,  sur  les  lèvres  de  sa 
maîtresse,  les  baisers  d'une  autre  bouche  :  il  trem- 
blerait de  lire  dans  ses  yeux  une  pensée  qui  re- 
tournerait en  arrière ,  et  qui  s'adresserait  à  un 
absent. 

Mais  comme  sa  télé  a  voulu  avant  que  son  cœur 
désirât,  c'est  EUenore  qu'il  attaque,  et  qu'il  pré- 
fère à  toutes  les  autres. 

Il  y  a  dans  la  possession  de  cette  femme  un  ali- 
ment magnifique  pour  sa  vanité  ;  il  sera  envié  par 
ceux-là  même  qui  médisent  d'elle^  et  qui  se  ven- 
gent de  ses  dédains  en  redoublant  son  isolement  ; 
il  sera  montré  au  doigt  parla  ville  comme  un  lut- 
teur adroit,  comme  un  rusé  jouteur  ;  chaque  fois 
qu'il  entrera  dans  un  salon,  il  entendra  autour  de 
lui  le  chuchotement  glorieux  de  ses  rivaux. 

,  11  ne  tremblera  pas  à  la  vue  de  ces  convoitises 
empressées,  qui,  pour  un  cœur  vraiment  épris, 
sont  un  supplice  de  tous  les  instants.  Il  ne  frémira 
pas  devant  cette  profanation  insultante  qui  ternit 
les  plus  chastes  voluptés.  Il  ne  rougira  pas  de 
honte  et  de  colère  en  écoutant  ces  propos  tenus  à 
demi-voix,  qui  font  du  bonheur  une  nouvelle,  où 
les  secrets  du  foyer  se  discutent  comme  la  marche 
d'une  armée. 

Non  ;  il  s'applaudira  de  son  choix,  et  lèvera  fiè- 
rement la  tète. 

Ellenore  verra  dans  Adolphe  un  amour  jeune  et 


BENJAMIN    CONSTANT.  7  3 

confiant.  Déjà  tléchissante  et  ridée,  elle  sera  tière 
d'avoir  été  distinguée  par  un  homme  destiné  à 
tous  les  succès  du  monde.  Plus  folle,  plus  impré- 
voyante qu'une  jeune  fille,  égarée  par  l'isolement 
elle  ira  jusqu'à  espérer  de  cette  aventure  une  ré- 
habilitation toujours  vainement  essayée.  Dans  la 
crédulité  de  son  cœur,  elle  attendra  de  ce  nouvel 
engagement  la  paix  et  la  sécurité  qui  ont  manqué 
au  premier  ;  elle  croira  que  les  autres  femmes,  hu- 
miliées de  son  triomphe,  vont  se  rallier  autour 
d'elle. 

L'intervalle  des  années  s'etfacera.  L'entraîne- 
ment de  ces  deux  cœurs,  si  dilïérents  et  si  mal  con- 
nus l'un  de  l'autre,  deviendra  peu  à  peu  irrésisti- 
ble. A  force  de  penser  à  Ellenore  et  de  publier 
partout  son  admiration,  Adolphe  se  convaincra  de 
la  réalité  de  son  amour  ;  et  Ellenore  tombera  dans 
le  même  piège. 

Mais  après  le  dernier  abandon,  le  réveil  sera  ter- 
rible. A  peine  maître  de  la  place  qu'il  a  si  vive- 
ment assiégée,  il  ne  saura  que  faire  de  sa  victoire. 
A  peine  la  possession  aura-t-elle  sanctionné  cet 
amour  si  ardemment  désiré,  qu'il  tremblera  de- 
vant la  durée  de  son  engagement.  En  vue  des 
années  qui  vont  suivre,  il  sentira  défaillir  son  cou- 
rage et  regrettera  l'extase  qu'il  avait  à  peine  es- 
pérée. 

Ellenore,  après  la  confusion  de  la  défaite,  ou- 
vrira les  yeux,  et  cherchera  vainement  autour  d'elle 

7 


7  4  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

les  félicitations  sur  lesquelles  elle  avait  compté;  au 
fond  de  son  cœur,  elle  rougira  de  son  inconstance^ 
et  doutera  d'un  bonheur  si  facile  à  changer. 

Peu  à  peu,  entre  ces  deux  âmes  trompées,  mais 
toutes  deux  trop  fières  pour  l'avouer,  il  s'établira 
une  intimité  douloureuse  et  résignée,  intimité  de 
mensonge  et  d'hypocrisie,  habile  en  subterfuges  et 
en  flatteries,  prodigue  de  caresses  et  de  baisers, 
cherchant  à  se  distraire,  en  affirmant  sans  cesse  ce 
qu'elle  ne  croit  pas. 

Aucun  des  deux  ne  voudra  être  vaincu  en  gé- 
nérosité, et,  pour  ne  pas  laisser  entrevoir  son  dé- 
sabusement,  chacun  parlera  de  l'avenir  avec  de 
célestes  espérances,  traitera  le  reste  du  monde  avec 
un  dédain  fastueux,  cachera  ses  larmes  sous  l'iro- 
nie et  la  jactance,  et  fera  de  la  ruse  le  premier  de 
ses  devoirs. 

Par  compassion  pour  sa  victime,  Adolphe  dé- 
guisera son  ennui  et  forcera  sa  bouche  à  sourire. 
il  étudiera  ses  moin.'lres  paroles  pour  épargner  à 
sa  maîtresse  la  honte  d'un  regret.  11  s'imposera  l'en- 
jouement et  la  sérénité  par  délicatesse. 

A  son  tour  Eilenore,  si  elle  surprend  sur  le  vi- 
sage de  son  amant  la  triice  de  l'ennui,  craindra  de 
se  plaindre  et  se  résignera  silencieusement.  De 
jour  en  jour,  elle  s'atïérmira  dans  cette  réserve 
douloureuse  et  grimacera  l'enthousiasnje. 

Jusqu'au  jour  où  tous  deux,  las  enfin  de  cette 


BENJAIMIN   CONSTANT.  7  5 

pitoyable  comédie,  jetteront  le  masque  et  se  ver- 
ront face  à  face. 

Mais  comme  ils  s'étaient  choisis  par  fierté,  ils  ne 
prononceront  pas  encore  le  mot  d'abandon.  Ils  re- 
nonceront à  leur  rôle,  mais  ils  trembleront  de  se 
dégrader  par  une  franchise  trop  hâtée.  Ils  n'exal- 
teront plus  leur  bonheur,  mais  ils  accepteront  la 
satiété  comme  une  expiation,  et  ils  commenceront 
une  nouvelle  épreuve,  celle  de  l'intimité  sans  amour 
et  sans  mensonge. 

Et  quand  les  choses  en  sont  venues  à  ce  point, 
quand  l'amour,  d'épreuve  en  épreuve,  est  arrivé 
à  la  satiété,  l'enfer  a  commencé  sur  la  terre.  Les 
amitiés  qui  se  dénouent,  les  promesses  qui  men- 
tent, les  dévouements  admirés  qui  se  flétrissent, 
tout  cela  n'est  rien  auprès  de  la  satiété  dans  l'a- 
mour. 

L'enthousiasme  où  l'âme  s'est  laissé  emporter 
dans  les  premiers  jours  de  l'engagement,  a  méta- 
morphosé à  son  insu  toutes  ses  facultés.  La  vie  en- 
tière est  changée,  et  ne  peut  retrouver  les  premiè- 
res émotions  sans  d'horribles  tortures.  Tout  ce  qui 
se  passe  autour  de  nous  avait  pris  un  aspect  nou- 
veau, un  sens  imprévu.  Habitués  que  nous  som- 
mes à  écouter  dans  un  autre  cœur  le  retentisse- 
ment de  nos  souffrances  et  de  nos  joies,  quand  cette 
intime  fraternité,  épuisée  de  lassitude,  fléchit  et 
s'atfaisse,  l'ennui  fond  sur  nous  comme  un  oiseau 
de  proie. 


7  G  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

Chaque  jour,  les  deux  forçats  rivés  à  cette  chaîne, 
qu'ils  pourraient  briser,  mais  qu'ils  gardent  par  os- 
tentation et  par  entêtement,  s'éveillent  en  mau- 
dissant. Chacun  voit  la  vérité,  et  rougirait  de  la 
dire. 

S'il  arrive  à  Tun  des  deux  d  oublier  un  instant 
la  servitude  où  il  s'est  cloué,  au  premier  mouve- 
ment le  bruit  de  sa  chaîne  le  réveille  en  sursaut.  Il 
se  remettait  en  marche,  et  commençait  un  nou- 
veau voyage,  il  sent  tout  à  coup  se  poser  sur  son 
épaule  une  main  autrefois  amie,  qu'à  peine  il  eût 
sentie,,  tant  elle  était  légère^  et  qui  aujourd'hui  lui 
pèse  et  l'accable. 

Mieux  vaudrait  cent  fois  la  soHtude  avec  ses  dé- 
couragements et  ses  défaillances;  car  dans  l'inti- 
mité rassasiée  toute  la  vie  se  ternit^  toutes  les  heu- 
res de  la  journée  sont  marquées  par  des  supplices 
prévus  et  inévitables.  Il  n'y  a  plus  de  jalousie,  car 
chacun  des  deux  captifs  aspire  à  l'affranchisse- 
ment, mais  il  s'établit  entre  ces  deux  colères  hon- 
teuses d'elles-mêmes  une  sorte  d'émulation  :  c'est 
à  qui  inventera  pour  l'autre  une  question  inju- 
rieuse, un  soupçon  insultant.  Comme  si  elle  se  re- 
pentait d'avoir  obéi,  la  femme  donne  à  toutes  ses 
prières  la  forme  d'un  commandement:  Si  elle  sur- 
prend dans  le  regard  qu'elle  épie  un  projet  où  elle 
ne  soit  pas  de  moitié,  elle  invoque  les  larmes  comme 
une  vengeance,  elle  inflige  sa  douleur  comme  un 
châtiment.  Pour  justifier  son  ennui  et  son  abatte- 


BENJAMIN   CONSTANT.  7  7 

ment,  elle  interroge  toutes  les  actions  qu'autrefois 
elle  approuvait  sans  contrôle.  Dès  qu'il  fait  unpas^ 
il  trouve  devant  lui  un  œil  curieux  qui  attend  sa 
réponse. 

Au  moins  dans  la  solitude,  après  les  défaillances 
désespérées,  1  ame  refleurit  et  se  relève  parfois. 
Elle  aspire  librement  l'air  qui  l'environne,  elle  s'é- 
panouit sous  la  chaude  haleine  qui  ride  l'eau  en 
passant,  et  lui  porte  une  vapeur  féconde. 

Mais  dans  l'intimité  sans  amour,  rien  de  pareil 
n'est  possible.  Il  n'y  a  pas  une  heure  d'abandon  et 
de  rêverie.  Le  silence  est  une  plainte  et  la  parole 
une  querelle.  Chaque  mot  renferme  un  regret  ou 
une  invective.  S'il  pleure,  elle  l'accusera  de  fai- 
blesse et  de  lâcheté.  Si,  face  à  face  avec  l'horrible 
vérité,  il  retient  sur  ses  lèvres  l'aveu  près  de  lui 
échapper  ;  si  sa  voix,  suffoquée  par  les  sanglots, 
balbutie  une  bénédiction  impuissante,  elle  s'em- 
porte, elle  implore  sa  colère  :  elle  s'irrite  de  cette 
douleur  si  peu  virile,  et  lui  souhaiterait  de  l'orgueil 
afin  de  le  combattre. 

Quand  nos  larmes  ne  se  mêlent  pas  à  des  larmes 
amies,  quand  une  bouche  adorée  ne  vient  pas  les 
boire  dans  nos  yeux  et  rafraîchir  de  ses  baisers  la 
paupière  enflammée,  l'homme  s'avilit  aux  yeux  de 
sa  maîtresse;  il  se  dégrade,  il  abdique  sa  grandeur. 
Si  elle  eût  pleuré,  l'amour  pouvait  se  réveiller  ; 
mais  elle  a  vu  sa  douleur  sans  la  partager,  c'est  un 
arrêt  sans  appel. 

7. 


7  8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Cette  intimité  vigilante  épuise  enfin  les  dernières 
forces  des  deux  adversaires.  Ils  n'ont  plus  besoin 
de  s'interroger  pour  deviner  leur  mutuelle  pen- 
sée :  ils  se  disent  adieu  dans  chacun  de  leurs  em- 
brassements. 

Heureux,  trois  fois  heureux  ceux  qui  n'ont  pas 
attendu  trop  tard  pour  se  deviner,  et  qui  se  sont 
quittés  à  temps  !  car  ils  ont  au  moins,  pour  se  con- 
soler pendant  le  reste  de  la  route,  le  souvenir  du 
bonheur  passé  !  ils  peuvent  se  rappeler  dans  une 
amitié  durable  un  amour  évanoui  :  ils  assistent 
muets  aux  funérailles  de  leur  enthousiasme,  et  en 
parlent  sans  amertume,  comme  d'un  fils  emporté 
par  la  guerre. 

Mais  combien  rompent  au  lieu  de  dénouer!  com- 
bien, s'acharnant  à  leur  amour,  bâtissent  des  hai- 
nes implacables  sur  des  intimités  obstinées  ! 

Si  EUenore  se  séparait  d'Adolphe  le  jour  où  elle 
est  sûre  de  son  abandon,  elle  pourrait  encore  es- 
pérer sur  la  terre  des  jours  sereins  et  paisibles;  si 
elle  acceptait  franchement  la  destinée  qu'elle  s'est 
faite,  si  elle  ouvrait  les  yeux  et  mesurait  froidement 
la  route  parcourue,  il  y  aurait  encore  pour  elle  des 
chances  de  salut;  mais  elle  sait  qu'elle  n'est  plus 
aimée,  et  elle  pardonné.  Au  lieu  de  réhabiliter  ce- 
lui qui  la  trompait,  elle  devient  pour  lui  un  objet 
de  pitié. 

S'il  aimait  une  autre  femme,  s'il  s'était  laissé 
prendre  à  une  affection  passagère,  je  concevrais  le 


BENJAMIN   CONSTANT.  7  9 

pardon  :  ce  serait  générosité  pure,  et  la  reconnais- 
sance pourrait  assurer  la  fidélité  à  venir.  Mais  par- 
donner l'abandon,  pardonner  le  délaissement  qui 
n'a  pas  un  autre  amour  pour  excuse,  c'est  une  fo- 
lie sans  remède,  c'est  appeler  le  dédain,  c'est  mé- 
riter l'oubli. 

Or,  il  n'y  a  pas  une  de  ces  austères  vérités  qui 
ne  soit  écrite  dans  Adolphe  en  caractères  ineffaça- 
bles :  c'est  un  livre  plein  d'enseignements  et  de 
conseils  pour  ceux  qui  aiment  et  qui  souffrent. 
Quand  on  est  jeune,  on  croit  à  peine  à  la  moitié  de 
ces  conseils  ;  à  mesure  qu'on  vieillit  on  s'aperçoit 
qu'il  y  en  a  beaucoup  d'oubliés. 


lY. 


LAMARTINE. 


JOGELYN. 

C'est  un  bonheur  pour  nous  d'avoir  à  parler  de 
Jocelyn  ;  car  Jocelyn  est  un  beau  livre,  et  quoi- 
qu'il plaise  à  quelques  vanités  chatouilleuses  d'ac- 
cuser notre  sévérité,  nous  recherchons  avidement 
l'occasion  d'admirer.  Ce  n'est  pas  notre  faute, 
vraiment,  si  les  grandes  et  belles  choses  sont  si 
rares,  si  difficiles  à  trouver;  et  tel  qui  blâme  notre 
franchise  est  au  fond  du  même  avis  que  nous  : 
seulement  il  n'a  pas  le  courage  de  l'avouer.  Pour 
notre  part,  nous  avons  toujours  pensé  que,  dans  la 
discussion  littéraire,  la  vérité  vaut  quelque  chose 
de  plus  que  l'élégance  des  mots,  et  nous  donne- 
rions de  bon  cœur  douze  phrases  coquettes  et  pa- 
rées pour  trois  paroles  raisonnables  et  justes.  Que 
les  ouvriers  deviennent  artistes,  que  les  ri  meurs 


8  2  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

deviennent  poëtes^  et  nous  serons  des  premiers  à 
battre  des  mains.  En  attendant  que  ces  merveilles 
se  réalisent,  résignons-nous  sans  dépit  et  sans  im- 
patience aux  admirations  rares  et  sincères;  ne 
prostituons  pas  nos  éloges  à  toutes  les  rimes  ali- 
gnées militairement;  car  notre  voix  en  s'avilissant 
perdrait  le  droit  de  saluer  les  gloires  sérieuses. 

M.  de  Lamartine  occupe  dans  la  poésie  française 
un  rang  magnifique  et  incontesté.  Grâce  à  Tabon- 
dance,  à  la  naïveté  de  ses  chants,  il  échappe  à  toutes 
les  querelles  d'école.  Comme  il  a  toujours  modelé 
sa  parole  sur  sa  pensée,  comme  il  s'est  toujours 
abstenu  sévèrement  du  procédé  inverse,  il  ne  donne 
prise  ni  aux  disciples  entêtés  du  dix-septième  siècle, 
ni  aux  novateurs  superbes  du  dix-neuvième.  Aucun 
de  ces  messieurs  ne  peut  le  réclamer  comme  sien  ; 
il  est  seul  et  libre  dans  son  génie  et  n'accepte  au- 
cune fraternité  jalouse.  Il  appartient  à  la  grande 
famille  des  inventeurs  disséminée  dans  le  temps  et 
l'espace,  sur  des  points  trop  distants  l'un  de  l'autre 
pour  que  limitation  ou  la  rivalité  leur  soit  permise. 
Il  ne  relève  que  de  lui-même  et  du  siècle  où  il  est 
né,  et  il  assiste  à  la  gloire  contemporaine  sans  rien 
convoiter  dans  la  part  qui  ne  lui  est  pas  échue;  car 
sa  part  est  au  nombre  des  plus  belles,  et  s'il  n'a  pas 
dans  ses  mains  le  trésor  entier  que  la  popularité 
distribue  à  ses  favoris,  il  peut  com^^er  son  majorât 
parmi  les  plus  richement  dotés. 

Comment  est-il  arrivé  aux  cimes  glorieuses  et  pai- 


LAMARTINE.  83 

sil)les  où  personne  ne  songe  à  le  troubler?  com- 
ment, au  milieu  des  invectives,  des  récriminations 
et  desvanteries,  a-t-il  su  se  frayer  une  route  si  large 
et  si  directe  vers  le  but  suprême  de  toute  poésie  : 
l'autorité?  comment  s'est-il  dérobé  aux  lois  géné- 
rales de  rhistoire  littéraire?  Est-ce  en  lui-même  ou 
autour  de  lui  qu'il  faut  chercher  la  cause  de  cette 
exception?  A  notre  avis,  le  génie  de  M.  de  Lamartine 
suffit  à  expliquer  ce  bonheur  singulier.  L'auteur  des 
Méditations  et  des  Harmonies  n'a  jamais  tenté  vo- 
lontairement des  voies  inattendues.  S'il  a  été  nou- 
veau, c'était  à  son  insu  ;  il  se  livrait  à  l'élan  spon- 
tané de  sa  pensée  et  ne  prévoyait  pas  lui-même  le 
]jut  où  il  marchait.  Il  n'avait  pas  arrangé  d'avance 
un  système  complet  et  inviolable;  il  s'écoutait  vivre 
et  reproduisait  franchement  ses  émotions;  mais  il 
n'avait  pas  divisé  sa  pensée  en  compartiments  sy- 
métriques et  ne  casernait  pas  ses  inspirations  futures 
dans  les  plaines  inconnues;  il  n'avait  pas  institué 
de  colonies  militaires  pour  le  gouvernement  de  ses 
idées  à  venir.  Il  consultait  son  cœur  partout  et  à 
toute  heure  et  ne  s'efforçait  jamais  de  lutter  avec 
les  poètes  de  tête.  C'est  là,  selon  nous,  tout  le  se- 
(ret  de  sa  popularité.  Génie  heureux  et  prédestiné^ 
il  n'a  eu  qu'à  être  lui-même  pour  conquérir  d'em- 
l)!ée  la  sympathie  et  l'admiration.  Dans  les  hautes 
régions  où  il  planait  d'un  vol  égal  et  puissant,  il  ne 
perdait  jamais  de  vue  les  sentiments  les  plus  géné- 
reux de  l'humanité;  il  touchait  à  la  fois  aux  vérités 


8i  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

les  plus  élevées  de  la  philosophie  et  aux  instincts 
les  plus  humbles  de  la  vie  ordinaire.  Il  contemplait 
sans  se  troubler  et  découvrait  à  nos  yeux  éblouis 
les  clartés  les  plus  splendides^  mais  il  ne  dédaignait 
pas  d'abaisser  son  regard  sur  les  Milgaires  douleurs. 
II  savait^  mais  il  sentait.  Il  conversaii  souvent  avec 
lui-même,  et,  dans  ces  entretiens  solitaires,,  il  se 
détachait  peu  à  peu  des  intérêts  mesquins  qui  pré- 
occupent la  société  où  nous  vivons;  mais  si  haut  et 
si  loin  qu'il  se  laissât  emporter  par  ces  mystérieux 
dialogues  où  Tespérance  servait  d'interlocuteur  au 
souvenir,  il  n'oubliait  jamais  la  plaine  modeste  et 
nue  où  se  pressait  la  foule.  Lors  même  qu'il  aper- 
cevait dans  ses  rêves  radieux  des  palais  de  marbre 
et  de  porphyre,  il  ne  fermait  sa  mémoire  ni  aux 
toits  de  chaume,  ni  aux  villes  enfumées  et  pou- 
dreuses. Parmi  les  divines  transformations  de  sa 
pensée,  il  gardait  encore  une  place  vierge  et  fidèle 
pour  la  douleur  qu'il  avait  connue,  et  grâce  à  cette 
double  nature,  ou  plutôt  à  cette  nature  unique, 
mais  complexe,  il  a  toujours  conservé  comme  en 
laisse  les  intelligences  délicates  et  les  intelligences 
ignorantes.  Sans  abdiquer  aucune  de  ses  facultés, 
sans  condamner  à  une  mort  prématurée  aucune 
de  ses  visions,  il  a  soumis  à  sa  puissance  les  rêveurs 
exaltés  et  les  âmes  les  plus  attachées  à  la  terre.  Il 
est  demeuré  le  poëte  des  philosophes,  mais  il  n'a 
pas  cessé  d'être  le  poëte  des  femmes. 

Les  Méditations  et  les  Harmonies,  où  le  génie  de 


LAMAKTIKE.  85 

M.  de  Lamartine  se  réfléchit  tout  entier^  ont  été 
couronnées  d'une  gloire  méritée,  et  nous  ne  pou- 
vons rien  désormais  pour  ces  monuments  popu- 
laires. Les  penseurs,  aussi  bien  que  la  foule,  ad- 
mirent l'expansion  et  la  spontanéité  de  cette  poésie 
qui  déborde  en  élégies  éplorées,  en  odes  hardies, 
en  hymnes  religieux.  Nous  croirions  gaspiller  notre 
temps  et  nos  paroles  en  répondant  aux  clameurs 
de  quelques  esprits  chagrins.  S'il  y  a  vraiment 
parmi  les  lecteurs  français  une  centaine  d'admira- 
teurs rebelles  pour  qui  les  Méditations  de  1820 
sont  très-supérieures  aux  Méditations  de  1 823,  et 
qui  voient  dans  les  Harmonies  une  véritable  déca- 
dence, nous  les  plaignons  bien  sincèrement,  mais 
nous  ne  prendrons  pas  la  peine  de  réfuter  leur  opi- 
nion. Ou  bien  ils  cèdent  à  Tentraînement  vulgaire 
et  n'admettent  pas  le  progrès  comme  compatible 
avec  l'inspiration,  ce  qui  est  une  billevesée  digne 
des  collèges  de  province  ;  ou  bien  ils  sont  de  bonne 
foi  dans  leur  entêtement  et  ils  méritent  notre  pitié  ; 
car  ils  ne  comprennent  pas  comment  le  génie  poé- 
tique, en  passant  par  trois  points  permanents  et 
ineffaçables,  peut  décrire  un  cercle  incessamment 
identique  et  pourtant  incessamment  renouvelé. 
Sans  doute,  dans  l'espace  de  onze  années,  M.  de 
Lamartine  n'a  jamais  chanté  que  Dieu,  l'homme 
et  la  nature;  sans  doute,  il  a  toujours  vu  dans  le 
bonheur  douloureux  des  passions  le  fondement  de 
la  foi  religieuse;  mais  cette  trilogie  poétique,  sans 


8  6  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

jamais  se  démentir,  ne  s'est  pas  toujours  développée 
avec  les  mêmes  apparences.  En  1820,  le  poète  ne 
s'était  pas  encore  dégagé  des  liens  sensuels  et  ne 
jetait  sur  les  promesses  de  la  religion  chrétienne 
qu'un  regard  furtif  et  presque  mondain.  Quatre 
ans  plus  tard,  en  écrivant  les  Étoiles  et  le  Chant 
(F amour,  il  s'élevait  jusqu'à  la  tendresse  des  can- 
tiques. Enfin,  en  1830,  dans  ses  Novissima  verba, 
il  conciliait  toutes  les  angoisses  de  la  douleur  et 
toutes  les  espérances  de  la  foi  ;  il  se  plaçait  par  ce 
cri  sublime  entre  Job  et  Byron.  Comme  le  poëte 
anglais,  il  touchait  les  dernières  profondeurs  du 
découragement;  comme  le  poëte  arabe,  il  montait 
jusqu'à  Dieu  par  le  mépris  des  joies  périssables. 
Quiconque  ne  voit  pas  l'intervalle  qui  sépare  les 
premières  Méditations  des  secondes  et  les  secondes 
Méditations  des  Harmonies  n'a  qu'un  sentiment 
incomplet  de  la  poésie,  et  ne  peut  être  admis  parmi 
les  juges  de  M.  de  Lamartine. 

Nous  regrettons  que  l'auteur  de  ces  glorieux  mo- 
numents, en  recueillant  les  souvenirs  de  son  voyage 
en  Orient,  n'ait  pas  pris  soin  de  les  féconder  par  la 
lecture  ou  de  les  ordonner  par  la  réflexion  ;  qu'il 
ait  écrit  douze  cents  pages  au  courant  de  la  plume, 
comme  si  la  France  entière  ne  valait  pas  mieux  que 
les  collecteurs  d'albums  ;  quil  ait  daté  de  Jérusalem 
ou  de  Constantinople  des  pages  tracées  indolem- 
ment au  château  de  Saint-Point.  C'est  une  faute 
grave  et  qui,  de  la  part  d'un  esprit  éniinent,  a  lieu 


LAMARTINE.  8  7 

de  nous  étonner;  car  la  seule  spontanéité  qui  a 
suffi  au  succès  des  Méditât iom  et  des  Hormonief^ 
ne  pouvait  suffire  au  récit  d'un  voyage.  Le  potHo 
et  le  narrateur  sont  placés  dans  des  conditions  bien 
diverses.  Heureusement^  si  nous  en  croyons  les 
amis  de  M.  de  Lamartine,  cette  faute  sera  bientôt 
réparée  :  nous  aurons  de  lui  un  poëme  sur  FOrient, 
et  le  Voyaye,  qui  par  lui-même  est  insignifiant, 
prendra  une  valeur  inattendue  et  servira  de  com- 
mentaire au  poëme.  Nous  assisterons  à  la  trans- 
formation de  la  réalité,  et  le  tableau  ennoblira  le 
modèle. 

En  attendant  ce  poëme  que  nous  demandions,  et 
qui  expiera  les  notes  dédaigneuses  du  voyageur, 
nous  avons  dès  aujourd'hui  un  magnifique  épisode 
détaché  de  l'épopée  à  laquelle  M.  de  Lamartine  tra- 
vaille depuis  plusieurs  années.  Nous  ne  partageons 
pas  l'opinion  de  l'auteur  sur  le  rôle  du  poêle  dans 
la  société  moderne  ;  nous  n'admettons  pas  avec  lui 
que  l'imagination,  livrée  à  elle-même,  soit  une  lâ- 
cheté, une  face  de  l'égoïsme  ;  nous  ne  croyons  pas 
que  les  inventeurs  qui  mettent  la  parole  au  service 
de  leur  pensée  soient  nécessairement  des  natures 
incomplètes,  s'ils  ne  joignent  l'action  à  l'enseigne- 
ment. Pour  nous,  Homère  est  aussi  grand  que 
Tyrtée;  Marathon  n'ajoute  rien  à  la  grandeur 
d'Eschyle,  et  pour  admirer  Dante  et  Milton,  nous 
ne  consultons  ni  les  Mémoires  de  Whitelocke,  ni 
les  chroniques  florentines  de  Villani.  Nous  accep- 


8  8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

tons  rénergie  oratoire  de  Slieridan,  mais  sans  ou- 
blier les  échecs  parlementaires  de  Byron;  et  ce 
rapprochement  inévitable  n'entame  pas  d'mie  ligne 
la  gloire  poétique  de  Torateur  mal  écouté.  Nous 
persistons,  malgré  le  Miroir  du  parlement ,  à  mettre 
don  Juan  au-dessus  de  V École  de  la  médisance. 
Que  M.  de  Lamartine  se  rappelle  les  jugements 
littéraires  de  Napoléon;  en  voyant  comment  les 
hommes  d'action  jugent  les  hommes  d'invention, 
qu'il  accepte  comme  diverses,  sinon  comme  con- 
tradictoires, les  destinées  de  Timagination  et  celles 
de  la  volonté.  Il  est  permis  de  rêver  la  conciliation 
de  tous  les  rôles,  mais  l'accomplissement  d'un  seul 
suffit  à  la  gloire,  à  la  dignité  humaine. 

Après  ces  réserves,  que  nous  ne  pouvions  taire, 
nous  nous  empressons  de  proclamer  que  le  sujet 
choisi  par  M.  de  Lamartine  convient  merveilleuse- 
ment à  la  nature  de  son  génie.  Le  curé  de  campa- 
gne, tout  en  plaçant  Timagination  du  poëte  sur  un 
terrain  nouveau  et  plus  circonscrit,  lui  permettait 
de  déployer  à  Taise  les  facultés  déjà  éprouvées 
par  de  nombreux  triomphes.  Les  intelligences  fa- 
miliarisées dès  longtemps  avec  les  poèmes  de 
Goldsmith,  de  Wordsworth  et  de  Crabbe  pouvaient 
pressentir  que  M.  de  Lamartine,  en-  traitant  un 
sujet  déjà  plusieurs  fois  essayé,  n'emprunterait  rien 
à  la  manière  de  ses  devanciers.  La  sobriété  conte- 
nue de  Goldsmith,  la  lenteur  savante  et  didactique 
de  Wordsworth,  la  crudité  âpre  et  impitoyable  de 


LAMARTINE.  89 

Crabbe  ne  convenaient  pas  au  poëte  français. 
D'ailleurs^  son  habitude  constante  est  de  chercher 
en  lui-même  les  éléments  qu'il  met  en  œuvre^  et 
je  suis  sûr  que  la  divine  figure  de  Primrosen'apas 
un  instant  excité  son  émulation.  M.  de  Lamartine 
s'est  proposé  une  tâche  difficile  et  inconnue  jus- 
qu'ici dans  notre  littérature  :  l'épopée  domestique 
Il  pense  que  le  temps  des  épopées  héroïques  est 
passé  pour  la  France  et  pour  l'Europe.  Sa  décision 
peut  être  contestée  ;  mais  sans  enfermer  comme 
lui  l'activité  de  l'imagination  dans  le  champ  de  la 
poésie  humanitaire,  sans  infliger  à  notre  langue  un 
barbarisme  inutile,  nous  acceptons  comme  louable 
et  glorieuse  l'entreprise  qu'il  vient  d'achever. 

Le  prêtre  dans  la  société  moderne,  tel  est  le 
sujet  de  Jocelyn.  Dans  quelle  condition  le  clergé 
trouve-t-il  à  exercer  le  plus  courageusement  les 
vertus  évangéhques?  est-ce  dans  l'épiscopat?  Nous 
ne  le  pensons  pas  :  les  ouailles  du  presbytère  exi- 
gent un  dévouement  plus  assidu  que  le  troupeau 
tout  entier  d'un  diocèse.  M.  de  Lamartine  a  donc 
bien  fait,  selon  nous,  de  résumer  le  prêtre  dans 
e  curé  de  campagne  ;  car  cette  figure,  quoique 
placée  dans  les  derniers  rangs  de  l'Église,  occupe 
le  premier  rang  dans  l'enseignement  religieux. 
L'évêque,  mêlé  aux  pompes  et  aux  joies  de  ce 
monde,  coudoyant  tous  les  jours  la  puissance  et 
la  richesse,  rencontre  bien  rarement  la  douleur  sur 
sa  route,  et  omet,  quoi  qu'il  fasse,  la  meilleure 

8. 


90  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

partie  de  son  rôle,  la  consolation.  Toute  sa  gloire 
se  réduit  à  réprimer  le  vice  dès  son  début,  à  ef- 
frayer par  ses  avertissements  le  pécheur  endurci, 
à  détourner  vers  les  œuvres  de  charité  Tor  de  l'o- 
pulence inactive.  Mais  toutes  ces  tâches,  si  bien  ac- 
complies qu'elles  soient,  ne  valent  pas  la  consola- 
tion. A  mesure  que  la  civilisation  enlace  dans  son 
réseau  un  plus  grand  nombre  de  familles,  la  dou- 
leur morale  et  le  bien-être  matériel  se  multiplient 
dans  une  proportion  à  peu  près  égale.  A  côté  du 
luxe  qui  grandit,  la  pauvreté  gémit  et  s'affaisse. 
Chaque  palais,  en  s'élevant,  écrase  plusieurs  chau- 
mières, et  quoique  la  philosophie  entrevoie  dans 
l'avenir  une  égale  répartition  de  lumières  et  de  sé- 
curité, la  religion  trouve  à  ses  pieds  bien  des  souf- 
frances nées  du  désir  aveugle  et  avide,  bien  des 
âmes  jalouses  pour  qui  le  spectacle  du  bonheur  et 
de  la  richesse  est  une  source  de  désespoir.  C'est  à 
ces  âmes-là  que  s'adresse  le  curé  de  campagne  ; 
c'est  à  elles  qu'il  distribue  le  pain  de  la  clémence 
divine.  Les  villes  connaissent  la  cupidité,  le  men- 
songe et  le  vol;  mais  la  misère  ramenée  à  ses  élé- 
ments primitifs,  placée  en  face  de  l'impossible, 
trop  pure  pour  engager  la  lutte  avec  les  lois  so- 
ciales, n'ayant  d'appui .  qu'en  Dieu,  appartient  au 
curé  de  village.  Les  crimes  qui  retentissent  dans 
nos  tribunaux  sont  là  pour  attester  cette  division 
de  l'humanité. 

Je  suis  loin  de  reprocher  à  M.  de  Lamartine 


LAMARTINE.  91 

fFavoir  donné  à  Jocelyn  une  foi  tolérante,  un  chris- 
tianisme prévoyant  et  docile,  aussi  large,  aussi 
amoureux  du  progrès  que  la  philosophie  elle- 
même,  animé  d'une  infatigable  espérance,  aussi 
éclairé  que  le  doute ,  mais  plus  hardi  que  lui  ; 
aussi  curieux  que  l'incrédulité,  mais  plus  paisible 
qu'elle  après  la  découverte  ;  aussi  avide  de  Tave- 
nir,  mais  plus  fort  dans  le  présent.  Sans  doute  il 
était  poétiquement  possible  d'accepter  plus  fran- 
chement la  donnée  catholique;  sans  sortir  des  li- 
mites de  Torthodoxie,  l'imagination  avait  encore 
devant  elle  un  champ  assez  vaste  ;  renfermée  dans 
le  cercle  inflexible  de  la  foi  romaine,  la  lutte  du 
prêtre  et  de  l'homme  n'eût  pas  été  moins  terrible 
et  moins  poignante;  loin  de  là.  Mais  je  ne  saurais 
blâmer  la  préférence  de  M.  de  Lamartine.  Lors 
même  que  le  catholicisme  flottant  de  ce  nouveau 
poëme  ne  s'expliquerait  pas  clairement  par  la  rê- 
verie amoureuse  des  Méditations,  par  la  rêverie 
religieuse  des  Harmonies,  il  faudrait  encore  l'ac- 
cepter, non  pas  comme  une  vérité  absolue,  mais 
comme  une  vérité  relative,  comme  l'expression  de 
la  société  française  au  xviii*^  siècle.  Si  le  cadre  his- 
torique était  changé,  si  Jocelyn,  au  lieu  d'être  placé 
entre  Louis  XVI  et  Danton,  était  contemporain 
de  saint  Jérôme,  la  question  ne  serait  plus  la  même, 
et  nous  aurions  le  droit  d'être  plus  sévère;  mais 
après  Voltaire  et  Diderot,  Jocelyn  ne  nous  semble 
pas  trop  mal  atfermi  dans  sa  foi.  Il  n'a  ni  l'abné- 


92  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

gation  d'un  saint,  ni  l'ardeur  d'une  bète  fauve;  en 
échappant  à  ce  double  écueil,  il  garde  toute  l'é- 
nergie, toute  la  grandeur  de  ses  facultés.  Il  ne 
quitte  pas  la  terre,  mais  il  marche  dignement  parmi 
les  hommes,  sans  miracle  et  sans  lâcheté. 

M.  de  Lamartine  nous  donne  Jocelyn  comme 
le  journal  d'un  curé  de  village  ;  c'est  pourquoi  Jo- 
celyn  parle  toujours  en  son  nom.  Les  épisodes  dont 
se  composent  ce  journal  prennent,  dans  la  bouche 
de  Jocelyn,  une  grâce,  une  onction  singulières. 
La  fête  de  village  où  son  âme  s'éveille  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'amour  est  un  vrai  tableau  de  maître. 
Tous  les  personnages  de  cette  fête  respirent  le 
bonheur  et  la  gaieté,  mais  un  bonheur  grave,  une 
gaieté  pieuse.  C'est  mieux  qu'une  kermesse,  c'est 
la  grâce  majestueuse  des  Panathénées  alliée  à 
l'expansion  naïve  d'une  prière  chrétienne.  Les 
jeunes  fdles  qui  se  parent  pour  la  soirée,  et  dont 
les  cheveux  inondent  les  épaules  ;  les  collines  qui 
versent  au  hameau  le  flot  débordant  des  couples 
amoureux;  plus  tard,  après  l'épuisement  des  joies 
bruyantes,  les  murmures  et  les  chuchotements  qui 
se  croisent  dans  Tombre,  les  soupirs  et  les  adieux 
qui  se  confondent,  sont  des  traits  dignes  du  pin- 
ceau le  plus  habile.  Là  délibération  dé  Jocelyn 
avec  lui-même,  le  secret  éploré  qu'il  dérobe  à  sa 
sœur,  le  sacrifice  auquel  il  se  résigne,  et  l'innocente 
raillerie  des  jeunes  fdles  qu'il  abandonne,  leurs 
questions  jalouses  sur  la  beauté  qu'il  dédaigne. 


LAMARTINE.  9  3 

complètent  avec  une  admirable  simplicité  l'expo- 
sition de  ce  poëme.  La  fuite  de  Jocelyn  vers  la 
grotte  des  aigles,  dans  les  Alpes  du  Dauphiné, 
après  un  séjour  de  plusieurs  années  au  séminaire, 
est  animée,  vive  et  bien  dite.  L'hymne  à  Dieu  sur 
les  glaciers  est,  à  coup  sûr,  une  des  plus  magnifi- 
ques prières  qui  se  puissent  rencontrer.  Le  poëte 
convoque  toutes  les  voix  de  la  nature  pour  célé- 
brer plus  dignement  la  suprême  volonté  qui  lui  a 
permis  de  vivre.  Il  comprend  que  sa  reconnais- 
sance, face  à  face  avec  le  bienfait  qu'il  a  reçu,  n'a 
que  des  clameurs  muettes  pour  remercier  la  source 
et  la  cause  de  toute  joie.  Après  avoir  préludé  pieu- 
sement et  comme  essayé  sa  force  sur  quelques 
noies  tremblantes,  il  s'enhardit  tout  à  coup,  et 
rayonne  dans  tous  les  sens  comme  une  symphonie 
impérieuse  et  gigantesque.  Il  associe  à  son  hymne, 
agenouillé,  toutes  les  splendeurs  de  la  création.  Il 
interpelle  et  prend  à  témoin  de  sa  gratitude  les 
rochers  courbés  en  voûtes  menaçantes,  les  cristaux 
glacés  suspendus  au  flanc  des  montagnes,  la  neige 
étendue  sous  ses  pieds  en  tapis  éblouissants,  les 
rayons  qui  décrivent  dans  le  ciel  l'arc  aux  sept 
couleurs;  de  cime  en  cime  il  monte  jusqu'à  Dieu 
pour  lui  ravir  le  secret  d'une  prière  reconnais- 
sante. 

Lorsque  Laurence  paraît  sur  la  scène,  l'esprit 
du  lecteur  est  si  bien  préparé,  qu'il  partage  l'er- 
reur de  Jocelyn  et  ne  devine  pas  la  femme  sous 


94  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Tenfant.  Jocelyn^  qui  tout  à  Tlieure  demandait  à 
Dieu  une  âme  fraternelle  où  il  put  épancher  son 
bonheur  et  contempler  l'image  radieuse  de  ses  di- 
vines espérances ,  Jocelyn ,  en  voyant  Lau- 
rence, ne  peut  se  décider  ni  pour  Tamour  ni 
pour  l'amitié.  Il  est  encore  si  près  de  Dieu,  qu'il 
ne  sait  quel  nom  donner  à  la  joie  nouvelle  qui 
lui  arrive.  La  beauté  qu'il  admire  n'est  pour  lui 
qu'une  forme  de  la  Divinité  ;  dans  la  sincérité  de 
son  extase,  il  se  demande  si  sa  piété  envers  Lau- 
rence n'est  pas  un  devoir,  s'il  pourrait  sans  crime 
ne  pas  prier  devant  elle  comme  devant  un  messa- 
ger divin.  Il  étudie  tous  les  traits  de  cette  céleste 
figure  avec  une  ferveur  et  une  dévotion  quj 
tiennent  à  la  fois  du  statuaire,  de  l'amant  et  du 
prêtre  ;  il  suit  tous  les  contours  de  ce  visage 
resplendissant,  il  se  mire  dans  les  yeux  hu- 
mides de  cette  lumineuse  créature  avec  l'admira- 
tion savante  de  Phidias,  le  trouble  de  Roméo  et  la 
ferveur  de  saint  Augustin.  Il  comprend  et  il  célèbre 
la  beauté  comme  elle  n'a  jamais  été  ni  comprise  ni 
célébrée;  et,  lorsque  la  beauté  prend  le  nom  d'une 
femme,  il  est  tellement  sanctifié  par  l'admiration, 
qu'il  ne  peut  devenir  coupable.  Tout  à  l'heure  il 
voyait  Dieu  luire  dans  la  création,  maintenant  dans 
la  beauté  humaine  il  l'aperçoit  tout  entier,  et  il 
tombe  à  genoux  comme  foudroyé  par  son  nouveau 
bonheur. 

Rappelé  à  ses  premiers  engagements  par  la  voix 


LAMARTINE.  95 

d'un  prêtre  mourant^  il  se  débat  sous  la  main  sé- 
vère qui  le  menace.  Il  défend  jusqu'au  dernier  mo- 
ment la  félicité  sereine  qu'il  s'était  promise;  mais 
il  ne  peut  résister  à  la  prière  suprême  du  vieillard 
qui  va  partir.  La  victime  a  besoin  d'un  consolateur^ 
d'une  oreille  amie  qui  entende  ses  derniers  aveux  : 
le  bourreau  est  aux  portes  de  la  prison.  Jocelyn 
enverra-t-il  au  ciel  une  âme  encore  chargée  des 
souillures  terrestres?  Pour  sauver  Laurence,  il 
avait  juré  de  l'aimer  et  de  la  suivre  ;  pour  sauver 
le  prêtre  agonisant,  il  renonce  au  monde,  au  bon- 
heur de  l'amour,  il  s'agenouille,  se  relève  consa- 
cré, écoute  la  confession  du  prisonnier,  partage 
avec  lui  le  pain  merveilleux,  et  oublie  dans  l'or- 
gueil du  bienfait  la  douleur  du  sacrifice.  Ici  la  dé- 
clamation était  à  craindre  ;  mais  heureusement 
l'émotion  a  sauvé  le  poète  et  le  lecteur.  Jocelyn  se 
donne  à  Dieu  comme  il  s'était  donné  à  Laurence, 
par  générosité  :  il  demeure  fidèle  à  son  caractère. 
L'homme  disparaît  enfin.  Les  épreuves  sont  ter- 
minées, la  chair  s'est  apaisée,  le  cœur  s'attiédit,  le 
prêtre  commence,  et  la  transfiguration  s'achève,  si- 
non sans  secousse  et  sans  angoisses,  du  moins  assez 
rapidement  pour  que  le  récit  ne  soit  pas  ralenti. 
Tout  entier  à  ses  nouveaux  de\  oirs,  rassuré  désor- 
mais sur  le  sort  de  Laurence,  le  curé  de  Valneige 
ne  vit  plus  qu'en  Dieu  et  pour  la  seule  gloire  de 
l'Évangile.  Détaché  des  joies  humaines,  qu'il  ne 
dédaigne  pas,  mais  qu'il  offre  en  holocauste  à  son 


9 G  PURTUAirS  LITTERAIRES. 

maître  divin,  Jocelyn  revoit  pour  la  dernière  fois 
sa  mère  et  sa  sœiir^  et  se  consacre  avec  un  dévoue- 
ment sans  réserve  au  gouvernement  et  au  salut  de 
ses  ouailles.  Il  instruit  les  enfants  à  Tombre  des 
noyers  centenaires,  et  leur  explique  en  paraboles 
transparentes  les  merveilles  de  la  création,  les  de- 
voirs humains  et  les  promesses  de  Dieu.  Il  leur- 
montre  du  doigt,  dans  l'azur  des  cieux  étoiles,  la 
trace  lumineuse  de  la  volonté  divine;  comparant 
les  mondes  lancés  dans  l'espace  au  caillou  placé 
dans  la  fronde,  il  interroge  ses  disciples  sur  la  force 
du  bras  divin;  il  rapproche  du  mouvement  des  na- 
vires le  mouvement  des  étoiles;  il  leur  dit  que  les 
cieux  ont,  comme  la  mer,  leurs  matelots  et  leurs 
pilotes;  et  quand  il  les  a  bien  instruits  de  l'immen- 
sité de  Dieu,  il  les  rassure  et  leur  promet  le  regard 
vigilant  delà  Providence.  En  leur  racontant  le  dia- 
logue de  l'aigle  et  du  soleil,  il  leur  prouve  que  la 
montagne  et  la  vallée,  l'homme  et  la  fourmi,  ont 
aux  yeux  de  Dieu  la  même  importance  et  la  même 
valeur.  Cette  parabole  est  admirable. 

Quand  le  prêtre  s'est  épanoui  dans  toute  sa  splen- 
deur_,  la  souffrance  se  réveille  et  Ihumanité  se  re- 
met à  gémir.  Jocelyn  retrouve  Laurence,  étourdie, 
insoucieuse,  impie,  presque  perdue;  il  entend  les 
voix  du  monde  qui  bourdonnent  autour  de  l'idole 
abandonnée,  il  va  succomber  et  se  repentir  du  sa- 
crifice. Mais  Dieu  le  soutient  et  le  sauve.  Jocelyn 
retourne  à  la  paix  du  presbytère,  et  ne  quitte  plus 


J.AMAKTINE.  97 

Valneige  que  pour  recevoir  les  dernières  paroles 
de  Laurence.  L'aniant  enfoui  sous  le  prêtre,  se 
mordant  les  lèvres  pour  ne  pas  crier,  défendant  à 
ses  yeux  de  pleurer,  et  forçant  sa  bouche  à  bénir, 
à  pardonner,  sans  prononcer  une  parole  de  repro- 
che ou  de  regret,  est  une  scène  sublime,  neuve 
dans  Jocelyn,  même  après  la  mort  de  madame  de 
Couaën.  Dans  cette  rivalité  involontaire  entre  La- 
martine et  Sainte-Beuve,  il  n'y  a  pas  de  vaincu. 

Xous  devons  signaler  dans  Jocelyn  une  grande 
nouveauté,  un  mérite  inattendu  pour  les  admira- 
teurs les  plus  empressés  de  31,  de  Lamartine  :  je 
veux  parler  de  la  réalité  du  paysage.  Jusqu'ici  le 
poète,  uniquement  occupé  de  ses  sentiments  per- 
sonnels, n'avait  saisi  dans  la  nature  extérieure  que 
les  traits  les  plus  généraux,  et  ne  s'était  jamais  ar- 
rêté à  l'étude,  à  la  peinture  des  détails.  11  s'était 
plu,  avec  une  indolence  voluptueuse,  à  encadrer 
sa  pensée  entre  l'azur  du  ciel  et  l'or  des  moissons, 
entre  les  flots  et  les  étoiles;  mais,  bien  qu'il  pro- 
fessât une  prédilection  marquée  pour  le  paysage 
italien,  bien  qu'il  reproduisît  en  plusieurs  endroits 
les  grandes  lignes  de  la  campagne  romaine,  cepen- 
dant il  n'avait  rien  fait  encore  pour  obtenir  le  titre 
de  paysagiste.  Dans  la  peinture  des  objets  exté- 
rieurs, Jocelyn  est  un  véritable  progrès.  Le  sujet 
choisi  par  le  poète  n'exigeait  pas  impérieusement 
la  précision  du  paysage.  Il  était  possible  d'enfer- 
mer le  drame  entier  dans  le  champ  de  la  con- 

9 


98  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

science.  Mais  M.  de  Lamartine  en  a  décidé  autre- 
ment, et  nous  devons  le  remercier  de  sa  préférence. 
La  nature  alpestre  offre  au  pinceau  de  grandes  dif- 
ficultés; quoique  la  parole  ait  à  sa  disposition  des 
ressources  plus  nombreuses  que  toutes  les  autres 
formes  de  l'invention,  quoiqu'il  soit  donné  au  poëte 
de  réunir  dans  ses  vers  la  pureté  sculpturale,  la 
splendeur  pittoresque,  les  masses  de  l'architecture 
et  la  mélodie  musicale,  M.  de  Lamartine,  en  pei- 
gnant les  Alpes  du  Dauphiné,  avait  devant  lui  un 
écueil  terrible  :  la  monotonie  de  la  grandeur.  La 
perpétuelle  succession  des  tableaux  majestueux, 
dont  se  compose  le  spectacle  des  montagnes,  pré- 
sente à  l'artiste  le  plus  consommé  un  problème  ef- 
frayant. Terribles  ou  gracieuses,  les  images  qui  re- 
produisent un  pareil  modèle  ont  toujours  à  crain- 
dre, au  bout  d'un  temps  très-court;  la  distraction 
ou  l'indifférence.  Comme  le  seul  mouvement  pos- 
sible dans  ce  paysage  est  le  mouvement  des  saisons, 
il  est  malaisé  d'intéresser  le  lecteur.  La  neige,  la 
verdure  et  les  torrents,  combinés  avec  la  fidélité  la 
plus  savante,  n'offrent  pas  un  attrait  bien  varié.  Le 
plaisir  du  séjour  qui  demeure  dans  la  mémoire  ne 
passe  pas  sans  résistance  dans  les  vers  du  poëte. 
L'impression  éprouvée,  sincère  et  profonde,  se 
grave  lentement  dans  la  pensée  du  lecteur.  Or, 
nous  ne  pourrions  sans  injustice  contester  le  bon- 
heur singulier  avec  lequel  M.  de  Lamartine  s'est 
acquitté  de  cette  tâche.  Il  a  trouvé,  pour  la  pein^ 


LAMARTINE.  99 

ture  des  Alpes_,  des  couleurs  vraies,  éclatantes  sans 
crudité,  variées  sans  mensonge,  des  lignes  grandes 
sans  monotonie,  des  masses  imposantes  sans  exa- 
gération. Il  a  prouvé  qu'il  comprenait  sévèrement 
ses  nouveaux  devoirs.  Jusqu'à  présent  il  s'était  abs- 
tenu de  particulariser  le  paysage  qu'il  associait  à 
ses  émotions,  et  il  était  permis  d'attribuer  cette 
conduite  à  la  prudence  ;  pour  notre  part  nous  lui 
savions  bon  gré  de  sa  réserve,  et  tout  en  regrettant 
plus  d'une  fois  les  couleurs  précises  qui  auraient 
ajouté  au  relief  de  la  pensée,  nous  préférions  cette 
sobriété  de  pinceau  aux  teintes  dures  et  criardes 
qui,  dans  maint  poëme  vanté,  tirent  l'œil  sans  le  sa- 
tisfaire. Mais,  nous  le  reconnaissons  volontiers^ 
cette  prudence  n'était  pas  un  calcul  du  poète  im- 
puissant :  le  paysage  de  Jocelyn  est  là  pour  le 
prouver. 

L'épisode  des  Laboureurs,  que  nous  avons  omis 
à  dessein  en  racontant  le  poëme  de  M.  de  Lamar- 
tine, compte  assurément  parmi  les  témoignages  les 
plus  précieux  de  la  faculté  pittoresque.  L'animation 
et  la  simplicité  se  révèlent  dans  tous  les  traits  de  ce 
magnifique  tableau,  et  si  nous  ne  l'avons  pas  men- 
tionné d'abord,  c'est  qu'il  ne  concourt  pas  directe- 
ment au  développement  de  la  pensée  principale,  à 
la  sanctification  de  Jocelyn.  Il  renferme  bien  des 
germes  de  paix  et  de  sérénité  qui  grandissent  et 
fructifient  dans  le  cœur  saignant  du  héros;  mais  ce 
tableau  admirable  nous  semble  tracé  avec  une  com- 


100  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

plaisance  égoïste.  Après  la  lecture  de  cet  épisode, 
le  souvenir  de  Léopold  Robert  se  présente  naturel- 
lement à  l'esprit.  Dans  les  vers  du  poëte,  comme 
sur  la  toile  des  Moissonneurs,  on  trouve  une  gran- 
deur épique  et  solennelle,  une  consécration  de  la 
sueur  et  du  travail  qui  nous  reporte  aux  temps  pri- 
mitifs. Toutefois,  malgré  l'aveu  du  poëte,  je  ne 
crois  pas  que  les  laboureurs  relèvent  des  Moisson- 
neurs, ie  n'adm^ets  pas  que  le  peintre  puisse  reven- 
diquer comme  sienne  la  source  première  de  l'in- 
spiration; car  pour  qu'une  œuvre  soit  belle,  et  l'é- 
pisode des  Laboureurs  est  vraiment  beau,  il  faut 
qu'elle  procède  directement  de  l'émotion,  et  le 
plus  riche  tableau  ne  dictera  jamais  qu'un  médio- 
cre poëme.  Ce  qui  me  semble  plus  vraisemblable, 
c'est  que  M.  de  Lamartine,  à  la  vue  des  Moisson- 
neurs de  Robert,  ait  senti  se  réveiller  en  lui  un  con- 
fus souvenir  des  spectacles  champêtres  auxquels  il 
avait  lui-même  assisté,  et  qu'il  ait  puisé  dans  le 
triomphe  unanime  du  peintre  une  émulation  cou- 
rageuse. Mais,  quelle  que  soit  la  valeur  de  nos  con- 
jectures, l'épisode  des  Laboureurs  est  un  morceau 
digne  des  Géorgiques. 

Le  presbytère  de  Valneige  demandait  d'autres 
couleurs,  des  nuances  plus  délicates,  distribuées 
avec  plus  d'avarice  ;  M.  de  Lamartine  n'a  pas  failli 
à  cette  partie  de  sa  tâche.  Après  avoir  déployé 
dans  la  peinture  des  Alpes  toute  la  richesse,  toute 
la  variété  de  Claude  Lorrain  et  de  Salvator,  il  a 


LAMARTINE.  I  0  I 

trouvé  pour  la  maison  et  Tenclos  de  Jocelyn  des 
tons  dignes  de  Ruysdael  et  de  Teniers;  il  a  passé 
sans  efforts  de  la  grandeur  italienne  à  la  naïveté 
flamande.  Cette  transition  si  invraisemblable  n'a 
rien  coûté  au  poëte.  Son  imagination,  une  fois  ras- 
sasiée de  couleur  et  de  bruit,  s'est  renfermée  sans 
regret  dans  le  modeste  enclos  de  Yalneige.  Jocelyn, 
en  écrivant  pour  sa  sœur  le  tableau  de  sa  vie  nou- 
velle, n'a  omis  aucun  des  traits  du  presbytère.  Il 
pouvait  s'en  tenir  à  l'épanchement  de  ses  plus  inti- 
mes espérances,  et  rassurer  l'âme  dont  il  avait  fait 
le  bonheur,  en  lui  racontant  la  sérénité  sans  cesse 
renaissante  de  ses  jours  laborieux  ;  mais,  avec  une 
générosité  que  justifie  l'absence,  et  qui  n'a  rien  de 
puéril  pour  l'amitié,  il  essaye  d'initier  sa  sœur  à 
toutes  les  joies,  à  tous  les  moments  graves  ou  riants 
de  chaque  journée.  Pour  elle,  il  mesure  l'ombre 
des  arbres  sur  le  gazon  ;  pour  elle,  il  suit  d'un  œil 
patient  le  cep  doré  qui  grimpe  autour  de  la  fenêtre. 
Les  livres  où  Jocelyn  puise  avec  une  ardeur  tou- 
jours nouvelle  d'intarissables  consolations,  l'ar- 
moire où  il  renferme  le  pain  du  pauvre,  le  tiroir 
mystérieux  où  il  enfouit  ses  épargnes,  la  vieille  Mar- 
the qui  révère  son  maître  à  l'égal  de  Dieu,  le  chien 
fidèle  qui  se  couche  au  pied  du  fauteuil  studieux, 
rien  n'a  été  oublié  dans  la  description  de  Valneige, 
et  la  lettre  de  Jocelyn  lutte  de  précision  avec  le  pin- 
ceau le  plus  persévérant.  11  y  a  dans  la  lecture  de 
cette  lettre  un  bonheur  pénétrant,  une  sérénité 

9. 


10  2  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

plus  douce  que  la  résignation,  qui  rafraîchit  Tâme 
et  la  détache  des  passions  vulgaires.  Les  détails  se 
pressent  avec  tant  d'abondance  que  la  curiosité  se 
promène  du  presbytère  à  l'enclos  avec  une  joie  en- 
fantine. Mais  bientôt  la  curiosité  s'apaise  ou  plutôt 
se  transforme  et  devient  sérieuse;  peu  à  peu  l'âme 
du  lecteur  partage  toutes  les  pensées  de  .locelyn. 
Après  avoir  vécu  avec  lui,  elle  éprouve  une  irrésis- 
tible sympathie  pour  ce  cœur  qui  a  su  consoler  son 
veuvage  par  la  prière,  et  qui  se  reprocherait  comme 
une  profanation  le  mépris  du  bonheur  qu'il  a  sa- 
crifié; et  non-seulement  nous. adoptons  les  senti- 
ments de  Jocelyn,  mais  encore  nous  nous  surpre- 
nons à  envier  les  heures  de  sa  journée  et  les  meu- 
bles de  sa  maison.  Or,  cette  double  impression  est 
un  triomphe  irrécusable  pour  le  talent  pittoresque 
du  poëte. 

La  composition  de  Jocelyn  ne  mérite  pas  les  mê- 
mes éloges  que  les  épisodes  et  le  paysage.  Les  di- 
verses parties  dont  nous  avons  parlé,  admirables 
en  elles-mêmes,  ne  sont  pas  ordonnées  comme  elles 
devraient  l'être.  La  poésie,  pas  plus  que  la  science, 
ne  peut  échapper  à  l'empire  de  la  logique.  L'inven- 
tion, aussi  bien  que  l'enseignement,  a  ses  prémis- 
ses et  ses  conclusions,  et  si  elle  ne  procède  pas  par 
théorèmes,  si  elle  cache  sous  l'entraînement  et  la 
spontanéité  le  but  volontaire  et  défini  qu'elle  se 
propose,  elle  n'en  est  pas  moins  soumise  à  la  loi  de 
déduction  et  de  progression.   Quelle  que  soit  la 


LAMARTINE.  103 

forme  choisie  par  Tinventeur,  dans  Tode  comme 
dans  l'épopée,  comme  dans  le  drame,  chaque  par- 
tie doit  renfermer  en  elle-même  non-seulement  sa 
raison  d'être,  mais  encore  sa  raison  d'être  là  où  elle 
est.  La  strophe,  comme  le  chant,  comme  l'acte, 
n'est  bien  placée  que  là  où  elle  est  nécessaire  :  si 
elle  peut  être  ailleurs,  elle  est  inutile,  ou  du  moins 
est  d'une  utilité  incomplète.  Examinée  sous  ce 
point  de  vue,  la  composition  de  Jocelyn  est  loin  d'ê- 
tre acceptable.  La  grâce  et  la  vigueur  qui  éclatent 
dans  les  épisodes  de  ce  beau  poëme  ne  peuvent  ni 
atténuer  ni  excuser  la  succession  presque  fortuite 
qui  s'est  partout  substituée  à  l'ordonnance,  à  la  gé- 
nération. Ainsi,  par  exemple,  après  la  fête  du  vil- 
lage, nous  passons  trop  rapidement  aux  adieux  de 
Jocelyn  et  de  sa  mère.  Si  la  lutte  se  prolongeait,  si, 
avant  de  partir  pour  le  séminaire,  Jocelyn  assistait 
au  mariage  de  sa  sœur,  s'il  entrevoyait  parmi  les 
compagnes  de  la  jeune  épouse  l'accomplissement 
de  ses  rêves,  s'il  reconnaissait  dans  un  visage  riant 
et  curieux  la  beauté  virginale  et  soumise  qui  lui 
apparaît  chaque  nuit,  le  prix  du  sacrifice  serait  dou- 
blé par  cette  découverte.  Sans  être  amoureux  d'une 
femme,  car  un  amour  déterminé  s'opposerait  au 
serment  que  l'Eglise  réclame,  Jocelyn  pourrait  pro- 
mener sur  l'essaim  joyeux  des  jeunes  filles  un  re- 
gard attendri,  et  mesurer  l'avenir  qu'il  abandonne  : 
son  séjour  au  séminaire  prendrait  alors  une  gran- 
deur nouvelle.  Le  détachement  auquel  il  arriverait 


104  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

par  l'étude  et  la  méditation  serait  le  prix  d'une  lutte 
sérieuse.  Et  quand  la  démocratie  égarée,  poursui- 
vant dans  le  clergé  le  défenseur  du  trône  renversé, 
dévaste  les  autels,  Jocelyn,  malgré  Tapaisement  de 
ses  passions  inassouvies,  bénirait  la  solitude  et  la 
liberté  vers  laquelle  il  s'enfuit.  Sans  maudire  sa 
promesse,  il  accepterait  connue  un  répit  innocent 
la  nécessité  qui  le  chasse  du  séminaire  ;  il  respire- 
rait plus  à  l'aise,  et  jetterait  sur  le  monde,  sur  la 
vie  active,  sur  la  famille,  sur  les  joies  de  la  pater- 
nité, un  regard  de  convoitise. 

Ainsi  préparé  par  une  exposition  sévère  et  com- 
plète, l'intérêt  du  poëme  se  nouerait  plus  étroite- 
ment. Jocelyn  rendu  à  lui-même,  appelant  à  son 
aide  une  âme  fraternelle,  enivré  de  son  bonheur, 
mais  incapable  de  le  porter,  ravi  en  extase  par  le 
spectacle  de  la  nature,  se  baignant  dans  la  lumière 
et  dans  l'ombre  avec  la  joie  d'un  enfant  et  d'un  oi- 
seau, mais  irrité  de  sa  joie  solitaire,  contemplant 
d'un  œil  avide  la  neige  qui  ruisselle  sous  les  rayons 
jaloux,  les  pans  de  rochers  jetés  connue  une  arche 
merveilleuse  au-dessus  du  précipice,  et  malheureux 
de  ne  pouvoir  écouter  sur  d'autres  lèvres  le  cri  qui 
s'échappe  de  sa  bouche,  Jocelyn  serait  une  proie 
sans  défense,  une  victime  désignée  à  l'amour  qui 
s'approche;  la  lutte  qu'il  aurait  soutenue  dans  le 
cloître,  en  usant  ses  forces,  rendrait  plus  vraisem- 
blables son  étonnement  et  sa  crédulité  en  face  de 
Laurence.  S'il  avait  longtemps  combattu  pour  éloi- 


LAMARTINE.  105 

gner  les  coupables  pensées^  son  aveuglement  et  sa 
confiance,  sa  joie  et  sa  sécurité  nous  sembleraient 
plus  naturelles.  Nous  ne  songerions  pas  à  le  querel- 
ler sur  les  enfantillages  qu'il  se  permet,  sur  les  bai- 
sers qu'il  reçoit  et  qu'il  donne,  sur  les  regards  in- 
discrets qu'il  prolonge  et  qu'il  renouvelle.  Nous 
concevrions  volontiers  sa  candeur  imprudente 
comme  une  vertu  née  de  l'insomnie  et  du  délire  ; 
avec  les  nuits  pleines  de  fantômes  souriants  et  de 
caresses  terribles,  d'embrasse ments  impuissants  et 
de  serments  inentendus,  Jocelyn  triomphant  et 
sûr  de  lui-même,  s'applaudissant  d'avoir  terrassé 
l'ennemi,  et  ne  craignant  plus  de  le  rencontrer, 
serait  un  personnage  très-logique.  Mais  comme  il 
a  passé  en  quelques  heures  de  la  famille  au  sémi- 
naire, comme  il  s'est  reposé  dans  la  prière  pen- 
dant plusieurs  années,  nous  nous  étonnons  à  bon 
droit  qu'il  n'ait  pas  acquis  dans  cette  longue  paix 
une  clairvoyance  plus  savante;  son  empressement 
à  recevoir  Laurence  dans  sa  retraite  nous  paraît 
dépasser  les  bornes  de  la  crédulité.  Cette  remar- 
que passera  peut-être  pour  subtile  auprès  des 
lecteurs  frivoles,  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'elle 
soit  injuste.  Loin  de  là,  nous  pensons  qu'elle  se 
présente  d'elle-même  ;  après  plusieurs  années  de 
sérénité,  une  imprudence  pareille  à  celle  de  Jocelyn 
n'est  pas  naturelle.  L'âme  qui  se  possède,  et  qui  a 
longuement  médité  sur  le  danger,  ne  renonce  pas 
à  la  défiance  et  ne  prend  pas  le  qui-vive  pour  une 


106  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

lâcheté.  Avant  de  s'aventurer  dans  ime  amitié  nou- 
velle, elle  s'interroge;  elle  ne  livre  pas  sans  coup 
férir  la  place  où  elle  s'est  fortifiée.  Si  Jocelyn,  au 
lieu  de  s'abandonner  sans  trouble  au  charme  tout- 
puissant  de  Laurence,  avait  défendu  pied  à  pied  le 
terrain  austère  où  il  s'était  réfugié,  son  inquiétude 
et  sa  résistance  auraient  ajouté  à  l'effet  de  sa  joie 
désespérée  lorsqu'il  découvre  le  sexe  de  Laurence. 
Enfin,  le  dénoûment  gagnerait  beaucoup  à  être 
présenté  selon  la  méthode  que  nous  proposons.  De 
quoi  se  compose  en  eifet  la  troisième  partie  de  ce 
journal?  N'y  a-t-il  pas  dans  les  derniers  feuillets  de 
ce  récit  trois  moments  principaux,  l'ordination,  le 
séjour  de  Jocelyn  à  Paris,  et  la  confession  de  Lau- 
rence? N'est-ce  pas  à  ces  trois  scènes  que  se  réduit 
le  dernier  acte  de  cette  tragédie  psychologique  ? 
Or,  je  le  demande,  bien  que  ces  trois  moments 
soient  unis  entre  eux  par  un  lien  indissoluble, 
bien  qu'il  ne  soit  pas  donné  même  à  la  diction 
éparpillée  du  journal  de  les  séparer,  n'y  aurait-il 
pas  un  avantage  incontestable  à  les  rapprocher 
l'un  de  l'autre,  à  les  souder  plus  solidement  en- 
core ?  L'émotion  ne  serait-elle  pas  plus  rapide, 
plus  sûre  et  plus  profonde,  si  après  la  consonmia- 
tion  du  sacrifice,  après  le  renoncement  suprême, 
Jocelyn,  désormais  tranquille  sur  lui-même,  con- 
tinuait de  voir  chaque  nuit  en  rêve  l'image  de 
Laurence,  si,  au  milieu  même  de  ses  devoirs  évan- 
géliques,  il  n'abandonnait  pas  le  souvenir  de  la 


LARMATINE.  107 

l'emnie  qu'il  a  aimée,  si  les  enfants  qu'il  instruit  et 
qu'il  prépare  à  la  pratique  des  vertus  sociales  lui  rap- 
pelaient la  beauté  de  Laurence,  s'il  allait  à  Paris, 
pressé  par  une  inquiétude  irrésistible,  si  la  destinée 
de  l'absente  le  poursuivait  comme  une  énigme 
implacable,  s'il  la  surprenait  au  milieu  des  plaisirs, 
et  s'il  comprenait  qu'elle  est  devenue  voluptueuse 
et  perfide  par  désespoir  ?  La  résignation  où  il 
s'est  réfugié  ne  serait-elle  pas  ébranlée  par  ce  coup 
inattendu  ?  Ne  se  reprocherait-il  pas  son  cruel 
courage  en  voyant  l'âme  qu'il  a  perdue  et  qu'il 
croyait  sauver  ?  Ne  se  repentirait-il  pas  amèrement 
de  la  paix  égoïste  qu'il  s'est  faite  ?  Ne  serait-il  pas 
amené  à  regretter  la  vie  d'amour  et  de  protection 
qu'il  avait  devant  lui  et  qu'il  a  rejetée  comme  sa- 
crilège ?  Il  me  semble  que  cette  péripétie  ne  serait 
ni  sans  grandeur  ni  sans  nouveauté.  La  dernière 
scène,  la  scène  de  la  confession  ne  serait  plus  un 
coup  de  foudre  ;  le  ciel  se  couvrirait  de  nuages, 
l'éclair  annoncerait  la  tempête,  le  front  de  la  forêt 
se  couronnerait  d'une  lumière  terrible,  nos  yeux 
verrait  sans  surprise  le  chêne  déchiré  par  le  feu 
divin.  Jocelyn,  fidèle  à  Laurence  après  l'ordina- 
tion, serait  admirablement  préparé  par  l'infidélité 
de  Laurence  au  rôle  sublime  qu'il  va  jouer  ;  il 
aurait  épuisé  la  coupe  douloureuse  et  n'aurait  plus 
à  choisir  qu'entre  la  folie  ou  l'apostolat  :  le  prêtre 
sortirait  des  cendres  de  l'homme.  Or,  tout  ceci  est 
en  germe  dans  Jocelyn.  Que  fallait-il  pour  dégager^ 


108  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

pour  mûrir  Tépi  ?  La  volonté^  c'es.t-à-dire  la  com- 
position. 

Il  nous  reste  à  présenter  un  autre  genre  de  re- 
marques sur  lequel  la  critique  de  nos  jours  n'in- 
siste pas  assez^  ou  plutôt  qu'elle  néglige  entière- 
ment,  nous  avons  à  parler  du  style.  Jusqu'ici^ 
M.  de  Lamartine  ne  paraît  pas  avoir  cherché  pour 
ses  pensées  une  forme  déterminée  ;  il  se  fie  à  Ta- 
bondance  de  Tinspiration  et  ne  revient  guère  sur 
le  premier  mot  qu  il  trouve.  Persuadé  qu'il  y  a 
pour  tous  les  sentiments  une  exprcwssion  fatale  que 
la  réflexion  ne  découvrirait  pas,  et  qu'elle  ne  peut 
corriger,  habitué  à  considérer  le  style  comme  une 
cristallisation  dont  tous  les  mouvements  obéissent 
à  des  lois  invisibles,  il  craint,  en  intervenant,  de 
troubler  les  faces  qui  s'ordonnent  d'elles-mêmes. 
Cette  impersonnalité  littéraire,  que  je  ne  voudrais 
conseiller  à  personne,  s'applique  à  la  poésie  lyri- 
que sans  de  graves  inconvénients.  A  la  vérité,  elle 
ne  permet  pas  à  la  pensée  de  se  présenter  sous  sa 
forme  la  plus  précise;  elle  néglige  de  préparer 
pour  les  cristaux  les  fils,  qui,  sans  troubler  la  li- 
queur, servent  à  régulariser  le  travail  ;  mais  comme 
la  pensée  lyrique  est  ordinairement  très-simple, 
cette  imperfection  est  à  peine  sensible,  du  du  moins 
n'a  rien  de  choquant.  Hors  de  la  poésie  lyrique,  ce 
procédé  entraine  des  conséquences  désastreuses. 
Quoique  le  style  de  Jocelijn,  envisagé  dans  sa  trame 
générale,  ne  soit  pas  inférieur  au  style  des  Médita- 


i 


l.A.MARTINF.  lO!) 

tions  et  deîjl/aruionies,  cependant  il  provoque  sou- 
vent rimpatience.  N'est-ce  pas  à  la  différence  des 
sujets  qu'il  faut  attribuer  la  différence  des  impres- 
sions? La  grammaire^  résignons-nous  à  l'appeler 
par  son  nom^  la  grammaire  est  souvent  offensée  par 
Jocelyn,  parfois  même  il  lui  arrive  d'être  blessée 
jusqu'au  sang,  et  chacune  des  plaies  qui  s'offrent  à 
la  vue  du  lecteur  excite  une  compassion  mêlée  de 
colère.  Dans  les  Méditations  et  les  Harmonies,  la 
grammaire  ne  traversait  pas  toujours  impunément 
la  mêlée;  au  détour  d'une  période,  au  coin  d'une 
strophe,  sur  le  bord  d'une  stance,  elle  recevait  sans 
crier,  non  pas  des  balles  perdues,  mais  une  charge 
de  cendrée  à  bout  portant  ;  et,  continuant  gaiement 
sa  route,  comme  si  elle  n'eût  pas  été  touchée,  elle 
semblait  à  peine  sentir  l'air  cuisant  du  matin  qui 
pénétrait  dans  ses  veines.  Dans  Jocchjn,  elle  n'est 
pas  traitée  plus  sévèrement,  et  pourtant  on  dirait 
que  le  poète  a  tiré  sur  elle  à  boulets  rames.  Com- 
ment expliquer  cette  illusion  ?  Le  style,  si  utile  en 
toute  occasion,  n'est-il  pas  indispensable  dans  le 
récit?  La  pensée  du  narrateur,  complexe  et  mul- 
tiple, a-t-elle  besoin  d'une  expression  plus  pré- 
cise? Nous  le  croyons.  Le  solécisme,  pardonnable 
dans  une  ode,  à  peine  aperçu  dans  l'élégie,  est  un 
crime  capital  dans  l'épopée.  Or,  dans  Jocelyn  il  y 
a  des  buissons  de  solécismes;  tantôt  les  pleurs  sont 
féminisés,  tantôt  l'indicatif  se  croise  avec  l'impar- 
fait, à  trois  ligdes  de  distance.  Le  singulier   rem- 


1  10  rolilUAllS    LilililtAilUiS. 

\)\i\cv  le  |)luricl  }:oui'  le  i)csoiii  du  ibylhme;  ou 
bien,  dans  un  mot  composé^  la  première  syllabe 
est  au  pluriel  et  la  seconde  au  singulier.  Quelquefois 
les  verbes  qui  expriment  par  eux-mêmes  une  ac- 
tion complète^  prennent  un  régime  inattendu  :  La 
terre  rjer)Ne  des  fruits.  L'incorrection  est  quelque- 
fois poussée  si  loin  que  le  lecteur  a  peine  à  se  re- 
connaître dans  cette  colme  de  mots  indisciplinés. 
Admettrons-nous  que  M.  de  Lamartine  ait  écrit 
Jocelyn  avec  moins  de  loisir  et  de  liberté  que  les 
Méditations  et  les  Harmonies  ?  Croirons-nous  qu'il 
se  soit  imposé  une  tâcbe  déterminée^  qu'il  ait  en- 
trepris six  mille  vers  dans  un  temps  donné,  et  que 
le  courage  lui  ait  manqué?  Une  pareille  hypotlièse 
serait  tout  à  fait  invraisemblable;  car  aucun  des 
épisodes  de  Jocelyn  ne  porte  l'empreinte  de  la 
précipitation.  On  surprend  çà  et  là  les  traces  de  la 
négligence,  mais  nulle  part  les  traces  de  la  hâte.  Je 
m'en  tiens  à  ma  première  opinion  :  je  pense  que 
le  style  épique  exige  une  correction  plus  grande 
que  le  style  lyrique. 

Il  y  a  dans  Jocelyn  un  autre  défaut  qui  n'est  pas 
précisément  l'incorrection,  mais  qui  appartient  à 
la  même  famille  et  qui  relève  comme  elle  de  l'in- 
dolence ,  .je  veux  parler  de  la  prolixité.  Quand 
M.  de  Lamartine  rencontre  une  idée  qui  lui  sourit, 
il  ne  se  contente  î)as  de  l'aborder,  de  l'interroger 
habilement  et  d'en  tirer  parti,  il  ne  l;i  quitte  pas 
qu'il  ne  l'ait  t'pnisée.  Au  lieu  de  jeter  le  raisin  ajîrès 


I.AMAiniNF,.  1  I  1 

on  avoir  exprimé  le  suc,  il  s'aeliaine  sur  les  débris 
(le  lii  grappe  et  réussit  à  içàter  son  vin.  Ceci,  je  le 
sais  bien,  n'est  pas  un  symptôme  de  faiblesse,  mais 
bien  de  gourmandise  ;  toutefois  cette  prolixité  est 
à  mon  avis  très-blàmable  :  car  les  idées  les  plus 
heureuses  gagnent  à  ce  jeu  de  terribles  horions. 
Quand  elles  paraissent  et  viennent  au-devant  du 
lecteur,  elles  sont  vaillantes  et  bien  prises,  elles  se 
meuvent  avec  souplesse,  elles  sont  pleines  de  grâce 
et  d'agilité  ;  mais  condamnées  par  le  poëte  à  une 
marche  forcée,  elles  perdent  bientôt  leur  fraîcheur 
et  leui^  bonne  mine;  elles  maigrissent  avant  d'avoir 
touché  le  but,  elles  se  courbent  comme  les  vieil- 
lards et  sont  essoufflées  au  terme  de  leur  course.  Je 
n'ignore  pas  que  la  concision  est  une  conquête  dif- 
ficile et  qu'il  faut  pour  réduire  sa  pensée  à  des  pro- 
portions sévères  et  harmonieuses  un  courage  iné- 
branlable; mais  la  gloire  serait  sans  valeur  s'il 
suffisait  de  lever  la  main  pour  la  cueillir.  Dans  trois 
pages  diffuses  il  n'y  a  pas  toujours  l'étoffe  d'une 
page  concise;  bien  souvent  il  faudrait  jeter  au  feu 
des  morceaux  entiers  et  recommencer  comme  si 
rien  n'était  fait  encore  :  c'est  à  ce  prix  que  s'achète 
la  beauté  durable. 

Malheureusement  l'incorrection  et  la  prolixité  ne 
sont  pas  les  seuls  ennemis  de  M.  de  Lamartine.  Il 
ne  se  contente  pas  d'offenser  la  grammaire  et  de 
noyer  sa  pensée  dans  un  océan  de  paroles  inutiles; 
il  néghge  volontairement  une  qualité  plus  pré- 


I  12  rOHTKAnS    IiriEUAlULS. 

cieust'  que  la  cuiroction  et  la  préeision;  il  ne  res- 
pecte pas  Tanalogie  des  images.  Familiarisé  depuis 
longtemps  avec  les  ressources  du  style  poétique,  il 
abonde  en  tropes,  en  similitudes.  H  a  toujours  au 
service  de  sa  pensée  une  douzaine  ds  figures  dont 
chacune  suffirait  à  défrayer  plusieurs  strophes.  Au 
lieu  de  choisir  parmi  ces  parures  la  plus  riche  ou 
la  plus  modeste,  selon  les  besoins  de  la  fête,  il  es- 
saye successivement  les  rubis  et  les  topazes,  il  jette 
sur  les  épaules  de  sa  pensée  un  collier  de  perles 
qu'il  n'attache  pas,  une  rivière  de  saphirs  et  d'éme- 
raudes  qui  ont  le  même  sort,  et  toute  cette  prodi- 
galité reste  au-dessous  de  l'élégance.  Avec  ce  qu'il 
dépense  il  y  aurait  de  quoi  vêtir  plusieurs  familles, 
et  pourtant  sa  pensée  est  à  peine  vêtue,  quoique 
chargée  d'ornements. 

Le  défaut  d'analogie  est  une  conséquence  pres- 
que nécessaire  de  la  prolixité  ;  aussi  ai-je  vu  sans 
étonnement  dans  Jocelyn  les  images  se  multiplier, 
se  contrarier,  se  contredire  et  souvent  s'entre-tuer. 

II  n'y  a  dans  cette  guerre  désastreuse  rien  d'inat- 
tendu ni  de  singulier;  mais  en  présence  d'un  pa- 
reil spectacle  le  silence  serait  plus  qu'une  faiblesse, 
ce  serait  une  lâcheté.  Quoique  la  faute^soit  signée 
d'un  nom  illustre,  notre  devoir  est  de  la  montrer, 
de  la  rendre  visible  à  tous  les  yeux;  car  si  des 
hommes  tels  que  M.  de  Lamartine  se  permettent 
de  violer  les  lois  de  la  lantrue.  s'ils  s'attribuent  le 


LAMARTINE.  1  1  3 


droit  de  fatiguer  leur  pensée  jusqu'à  lui  briser  les 
reins,  s'ils  croient  faire  preuve  d'opulence  en  lui 
jetant  un  manteau  bariolé  de  mille  couleurs,  que 
deviendront  la  langue,  le  style  et  la  poésie? 


IS36. 


ÏO 


V. 


VICTOR  HUGO, 


M.  Hngo  touche  à  une  heure  décisive;  il  a 
maintenant  trente-six  ans,  et  voici  que  l'autorité 
de  son  nom  s'atïaibht  de  pUis  en  plus.  A  quelle 
cause  faut-il  attribuer  ce  discrédit?  Est-ce  que 
les  forces  du  poëte  s'épuisent  ?  ou  bien  le  public 
serait-il  ingrat?  Oublierait-il  ceux  qu'il  a  couron- 
nés, par  caprice,  par  injustice,  par  satiété  ?  Se- 
rait-il condamné  à  chercher  constamment  des 
émotions  nouvelles?  En  voyant  l'inattention  dé- 
daigneuse qui  accueille  depuis  cinq  ans  les  re- 
cueils lyriques  de  M.  Hugo,  il  est  impossible 
de  ne  pas  poser  ces'  c[uestions,  ou  'plutôt  ces 
questions  se  posent  d'elles-mêmes,  et  la  critique 
est  forcée  de  les  discuter.  Nous  savons  tout  ce 
qu'on  peut  dire  sur  l'ingratitude  de  la  foule;  mais 
nous  répugnons  à  penser  que  l'ingratitude  soit  la 
seule  cause  du  discrédit  oii  M.  Hugo  est  aujour- 


vir.TOR  inr.o  1 15 

d'hui  toniln'.  Tout  (  0  qu'il  y  a  de  réel  dans  le  ta- 
lent du  poëte  est  reconnu  et  proclamé  d'une  voix 
unanime;   ceux    même  qui  n'éprouvent  aucune 
sympathie  pour  les  strophes  dorées  des  Orientales, 
pour  les  descriptions  abondantes  de  JSotre-Dame 
de  Paris,  ou  pour  les  splendeurs  puériles  de  Lu- 
crèce Borcjia,  ne  peuvent  contester  à  M.  Hugo  une 
singulière  puissance  dans  le  maniement  de  la  lan- 
gue. Mais  il  semble  que  l'auteur  ait  besoin  d'une 
lutte  acharnée  pour  exciter  l'attention.  Depuis  que 
la  lutte  a  cessé,  l'attention  languit,  et  le  moment 
n'est  pas  éloigné  peut-être  où  elle  s'endormira 
sans  retour.  Nous  désirons  que  l'avenir  démente 
nos  prophéties,  mais  nous  croyons  sincèrement 
que  nos  craintes  sont  partagées  par  un  grand  nom- 
bre de  lecteurs.  Toutefois,  ce  n'est  pas  à  trente-six 
ans  qu'il  est  permis  de  renoncer  à  se  renouveler  ; 
il  dépend  donc  de  M.  Hugo  de  réfuter  nos  craintes 
en  commençant  une  série  d'œuvres  inattendues. 
Quant  aux  œuvres  qu'il  a  signées  de  son  nom  depuis 
vingt  ans,  il  faut  qu'il  se  résigne  à  les  voir  dispa- 
raître bientôt  sous  le  flot  envahissant  de  l'oubli. 
Cette  parole  est  dure,  je  Tavoue,  et  pourtant  elle 
exprime  sans  exagération  une  pensée  à  laquelle  se 
rallient  déjà  de  nombreuses  intelligences.  D'ail- 
leurs cette  parole  ne  doit  pas  être  prise  dans  un 
sens  absolu  ;  si  les  œuvres  de  M.  Hugo  nous  sem- 
blent condamnées  à  un  prochain  oubli,  le  nom  de 
M.  lîugo  prendra  place  parmi  ceux  des  plus  bar- 


1  1  6  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

dis,  (les  plus  habilci,  des  plus  persévérants  nova- 
teurs, et  certes  cette  gloire  incomplète  nest  pas 
sans  valeur.  Lois  même  que  l'auteur  des  Orien- 
tales s'enfermerait  obstinément  dans  le  système  lit- 
téraire qu'il  a  fondé,,  et  soutiendrait  que  la  terre 
finit  à  l'horizon  de  son  regard,  son  passage  dans 
la  littérature  contemporaine  mériterait  cependant 
d'être  signalé,  sinon  comme  une  ère  de  fécondité, 
du  moins  comme  une  crise  salutaire.  Quelle  que 
soit  la  détermination  à  laquelle  M.  Hugo  s'arrêtera, 
qu'il  se  continue  ou  qu'il  se  renouvelle,  qu'après 
avoir  étudié  toutes  les  ressources  de  l'instrument 
poétique,  il  aborde  enfin  le  champ  de  la  vraie 
poésie,  ou  qu'il  persiste  à  épeler  des  notes  innom- 
brables sans  écrire  une  partition,  le  moment  est 
venu  d  étudier  et  de  caractériser  sévèrement  les 
odes,  les  romans  et  les  drames  qui  composent  la 
collection  de  ses  œuvres.  L'auteur,  malgré  sa  jeu- 
nesse, appartient  dès  à  présent  à  l'histoire  litté- 
raire. En  poursuiva^it  la  voie  où  il  est  entré,  il  y  a 
vingt  ans,  il  n'arrivera  jamais  à  surpasser  les  œu- 
vres qu'il  nous  a  données  ;  nous  avons  la  certitude 
qu'il  a  maintenant  accomph,  dans  le  cercle  de  sa 
pensée  primitive,  tout  ce- qu'il  pouvait  accomplir. 
S'il  tente  une  voie  nouvelle,  s'il  se  transforme,  s'il 
se  régénère,  s'il  renonce  à  l'amour  des  mots  pour 
l'amour  des  idées,  dans  dix  ans  la  critique  devra  se 
prononcer  sur  un  homme  que  nous  ne  connaissons 
pas  encore^  et  qui  n'aura  de  M.  Hugo  que  le  nom. 


VICTOR    HIGO.  J  I  7 

Les  OdcH  et  Balkides  embrassent  une  période  de 
dix  années;  ce  recueil,  formé  de  la  réunion  de  trois 
volumes,  publiés  en  1822,  d824  et  1826^  contient 
le  germe  évident  de  toutes  les  qualités  que  l'auteur 
devait  développer  plus  tard  sous  une  forme  si  écla- 
tante. Cependant  il  se  distingue  nettement  des  re- 
cueils suivants,  et  il  offre  à  la  critique  un  curieux 
sujet  d'étude.  Nous  laissons  à  d'autres  le  triste 
plaisir  d'opposer  les  odes  royalistes  de  M.  Hugo 
aux  odes  démocratiques  qu'il  a  publiées  depuis 
sept  ans.  A  notre  avis,  cette  contradiction  est 
inévitable  dans  la  vie  des  hommes  qui  écrivent  de 
bonne  heure.  Sans  doute,  il  vaudrait  mieux  atten- 
dre, pour  parler,  l'heure  de  la  maturité  et  ne  pas 
toucher  aux  questions  politiques  avant  de  les  avoir 
étudiées;  mais  nous  préférons  l'inconséquence  à 
rhypocrisie,  et  nous  pardonnerions  difficilement  à 
M.  Hugo  de  plaider  aujourd'hui  pour  des  croyances 
mortes  depuis  longtemps  dans  son  cœur.  Il  a  subi 
la  commune  destinée;  à  mesure  qu'il  avançait 
dans  la  vie,  il  a  vu  se  ternir  ou  s'écrouler  les  idoles 
qu'il  avait  adorées  avec  ferveur.  Il  a  cru  devoir 
confesser  hautement  la  ruine  de  ses  premières 
espérances;  ce  n'est  pas  nous  qui  blâmerons  sa 
franchise.  Mais  il  y  a  dans  les  Odes  et  Ballades 
autre  chose  à  étudier  que  les  sentiments  politiques 
de  l'auteur  pendant  une  période  de  dix  années.  Le 
cinquième  livre  des  Odes,  très-imparfait  sans  doute 
pour  ceux  qui  le  jugent  du  point  de  vue  littéraire. 


118  PORTRAITS    I.ITTKRAIRF.S. 

oxpriine  iint»  série  d'idées  et  de  sentiments  que 
M.  Hugo  semble  aujourd'hui  avoir  complètement 
oubliés^  ou  qu'il  dédaigne  peut-être  comme  inutiles 
k  la  poésie;  il  y  a  dans  ce  cinquième  livre,  dont  le 
ton  général  se  rapproche  plutôt  de  l'élégie  que  de 
l'ode/de  sincères  espérances,  des  émotions  réelles, 
des  vœux  ardents  et  partis  du  cœur.  Mais  la  pa- 
role, encore  inhabile,  inexpérimentée,  traduit  con- 
fusément les  sentiments  et  les  idées  que  le  poëte 
lui  confie.  Les  stances  marchent  d'un  pas  timide; 
les  strophes  osent  à  peine  déployer  leurs  ailes  et 
rasent  d'un  vol  boiteux  le  champ  d'où  elles  sont 
parties.  Aussi  faut-il  une  véritable  persévérance 
pour  démêler  dans  ce  cinquième  livre  la  grâce  et 
la  naïveté  de  l'émotion,  la  ferveur  et  la  confiance 
qui  animent  le  poëte. 

Mais  si  la  forme  est  imparfaite,  si  le  vers  bégaye, 
si  l'image  trébuche,  le  cœur  du  moins  joue  un  rôle 
réel  dans  ces  modestes  élégies.  Si  nous  lui  souhai- 
tons un  meilleur  interprète,  nous  sommes  heureux 
en  même  temps  de  voir  que  ces  stances  ne  sont 
pas  construites  avec  des  mots,  et  que  le  poëte  a 
vécu  et  senti  avant  de  parler.  Fécondé  par  l'étude 
attentive  de  la  conscience,  ce  cinquième  livre,  qui 
est  plutôt  un  germe  qu'un  épi  mùr,  pouvait  s'é- 
panouir en  moissons  abondantes;  mais  il  n'a  reçu 
ni  soleil,  ni  rosée,  et  le  germe  a  disparu  comme 
s'il  n'eut  jamais  été. 

11  n'v   a   rien   à   dire  des   odes   rovalistes  de 


VICTOR  IILGO.  I  1  U 

M.  HugO;,  car  ces  cdes^  écrites  de  seize  à  vingt- 
six  ans^  sont  empreintes  d'une  telle  inexpérience, 
qu'elles  seraient  depuis  longtemps  effacées  de 
toutes  les  mémoires,  si  l'auteur,  en  poursuivant  sa 
course  lyrique,  n'eût  reporté  naturellement  l'at- 
tention sur  ses  premiers  débuts.  Sans  être  dépour- 
vues d'intérêt,  elles  ont  plus  d'emphase  que 
d'élévation.  Les  images  s'y  croisent  au  lieu  de 
s'entr'aider,  et  le  fracas  des  mots  y  déguise  rare- 
ment la  ténuité  ou  le  néant  de  la  pensée.  Je  n'hé- 
site donc  pas  à  placer  les  odes  que  l'auteur  appelle 
politiques  fort  au-dessous  du  cinquième  livre,  car 
ces  odes  n'ont  rien  d'original,  ni  de  personnel. 
Signées  d'un  nom  qui  fût  demeuré  obscur,  elles  ne 
mériteraient  aucune  attention  ;  signées  du  nom  de; 
M.  Hugo,  elles  prouvent  ce  qui  était  prouvé  depuis 
longtemps,  qu'il  faut  avoir  vécu  avant  de  publier 
sa  pensée,  et  que  les  convictions  monarchiques, 
pas  plus  que  les  convictions  démocratiques,  ne 
peuvent  dispenser  du  commerce  des  livres  ou  des 
hommes. 

Les  quinze  ballades  ajoutées  aux  trois  recueils 
précédents  et  publiées  pour  la  première  fois  en 
1828,  marquent  dans  la  carrière  de  M.  Hugo  le 
déplorable  passage  de  la  pensée  incomplète  à  l'a- 
bolition de  la  pensée.  La  Chasse  du  Bur grave  et  la 
Passe  d'armes  du  roi  Jean  dépassent  en  puérilité, 
en  vacuité,  tout  ce  que  l'imagination  la  plus  dé- 
daigneuse pourrait  rêver.  Les  autres  pièces  ont 


120  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

quelquefois  Tair  de  chuchoter  une  pensée;  mais 
elles  ne  tiennent  pas  leurs  promesses. 

Ce  que  présageaient  les  Ballades  s'est  accompli 
dans  les  Orientales  avec  une  rigueur  effrayante. 
Les  convictions  ignorantes  mais  sincères  qui  circu- 
laient dans  les  odes  politiques,  les  sentiments  con- 
fus qui  se  laissaient  deviner  sous  le  voile  brumeux 
du  cinquième  livre,  ont  disparu  sans  retour,  et 
n'essayent  pas  même  de  lutter  contre  les  préoccu- 
pations pittoresques  ou  musicales  qui  dominent 
Tauteur.  Entre  la  langue  des  Odes  et  Ballades  et 
la  langue  des  Orientales,  il  y  a  un  abîme.  Autant 
le  poète  vendéen. et  le  rêveur  de  Chérizy  sont  in- 
habiles à  traduire  ce  qu'ils  veulent  ou  ce  qu'ils 
sentent,  autant  le  poète  des  Orientales  est  sur  de 
sa  parole.  Il  dit  tout  ce  qu'il  veut,  mais  je  dois 
ajouter  qu'il  n'a  rien  à  dire.  Tout  entier  aux  évo- 
lutions de  ses  strophes,  occupé  à  les  discipliner,  à 
les  faire  marcher  sur  deux,  sur  trois  rangs  de  pro- 
fondeur, à  les  dédoubler,  à  les  diviser  en  colonnes, 
il  n'a  pas  le  loisir  de  se  demander  si  ces  rangs 
dorés  qui  éclatent  au  soleil  sont  prêts  pour  la 
guerre  ou  pour  la  parade.  Fier  de  leur  docilité,  il 
les  contemple  dun  œil  joyeux,  il  les  couve  de  son 
regard,  et  oublie,  dans  ce  puéril  plaisir,  la  pre- 
mière, la  plus  impérieuse  de  toutes  les  lois  qui 
président  à  la  poésie.  Il  chante  pour  chanter,  il 
vocalise,  il  prodigue  les  notes  graves  et  les  notes 
aiguës,  de  minute  en  minute  il  change  d'octave. 


VICTOR    HUGU.  121 

et  il  méconnaît  la  substance  même  de  la  poésie  ;  il 
oublie  de  sentir  et  de  penser.  Chez  lui^  cet  oubli 
est  volontaire  et  se  formule  en  système.  Emer- 
veillé de  la  ductilité  qu'il  sait  donner  à  sa  parole, 
il  arrive  bientôt  à  croire  que  la  poésie  peut  se  pas- 
ser d'idées  et  de  sentiments  ;  et  je  suis  forcé  de  re- 
connaître que  cette  croyance  singulière  est  de- 
venue contagieuse.  Les  Orientales  ont  paru  long- 
temps aux  disciples  de  M.  Hugo  le  triomphe  le  plus 
complet  que  la  poésie  pût  obtenir.  Sans  méconnaî- 
tre la  richesse  et  l'éclat  de  ce  recueil,  nous  pen- 
sons que  la  poésie  proprement  dite,  la  poésie  vraie, 
ne  joue  aucun  rôle  dans  les  Orientales  ;  car  la  poésie 
qui  ne  s'adresse  ni  au  cœur,  ni  à  Tintelligence, 
qui  n'excite  aucune  sympathie,  qui  n'éveille  au- 
cune méditation,  ne  mérite  pas  le  nom  de  poésie, 
et  n'est  qu'un  jeu  d'enfant.  Or  il  n'y  a  pas  une  page 
dans  les  Orientales  qui  émeuve  ou  qui  instruise,  pas 
une  page  qui  témoigne  que  l'auteur  ait  senti  ou 
pensé,  qu'il  ait  vécu  de  la  vie  commune,  qu'il 
fasse  partie  d'une  famille,  d'un  État,  qu'il  soit  ca- 
pable de  joie  ou  de  tristesse,  qu'il  ait  pleuré  sur 
l'isolement  ou  l'abandon,  ou  qu'il  connaisse  le  bon- 
heur des  intimesépanchements.  Les  strophes  relui- 
sent et  se  déroulent  avec  une  agilité  merveilleuse; 
mais  le  plaisir  de  cette  lecture  est  un  plaisir  stérile 
et  ne  laisse  aucune  trace  dans  la  mémoire  :  en  ad- 
mirant le  versificateur,  nous  cherchons  le  poète. 
Si  M.   Hugo,  instruit  par  l'expérience,  mécon- 

j  1 


1:2  l'OHiUAllS  LIllEhAlUiiS. 

teiit  de  n'être  pas  compris,  se  fùtproposé  l'assou- 
plissement de  la  strophe  comme  un  moyen  et  non 
comme  un  but  ;  s'il  eût  multiplié  les  formes  poéti- 
ques dans  l'intention  de  donner  à  sa  pensée  plus 
de  grâce  ou  de  légèreté,  nous  serions  le  premier  à 
le  féliciter  de  cette  résolution.  Mais  il  est  évident 
que  dans  les  Orientales  la  strophe  est  tout  et  la 
pensée  rien.  L'auteur  bâtit  des  moules  innombra- 
bles, et  quand  ces  moules  sont  bâtis,  il  y  verse  le 
métal  ardent  pour  le  seul  plaisir  de  le  voir  couler. 
Qu'arrive-t~il  ?  le  métal  se  refroidit  et  se  fige  ;  mais 
le  bronze  en  se  figeant  n'est  pas  devenu  statue. 

M.  Hugo  professe  pour  la  rime  un  respect  reli- 
gieux, et  nous  croyons  qu'il  a  raison,  car  la  proso- 
die de  notre  langue  est  trop  vague  et  trop  incer- 
taine pour  suffire  à  la  mélodie  du  vers  français  ; 
mais  M.  Hugo  se  laisse  emporter  par  le  respect  de 
là  rime  bien  au  delà  de  la  vérité,  car  il  attribue 
évidemment  à  la  rime  la  faculté  d'engendrer  la 
pensée.  L'analogie  ou  l'identité  de  désinence  lui 
suggère  les  plus  étranges  caprices;  les  pensées 
qu'il  énonce  ressemblent  à  une  perpétuelle  ga- 
geure, mais  n'ont  rien  à  démêler  avec  l'intelligence. 
On  dirait  que  l'auteur  n'a  d'autre  dessein  que  d'é- 
tonner, et  qu'il  appelle  à  son  aide,  pour  réaliser  ce 
dessein,  l'alliance  des  idées  les  plus  contraires.  La 
rime  ainsi  comprise  soumet  la  pensée  à  toutes  les 
chances  de  la  loterie  ;  et  pourtant  c'est  la  rime  seule 
qui  a  rempli  les  moules  que  M.  Hngo  avait  bâtis 


I 


I 


VICTOR    HL'GO.  r?3 

pour  les  stroplies  des  Orientales.  C'est  la  i  iine  qui 
a  convoqué  des  points  les  plus  éloignés  et  réuni 
dans  une  étreinte  inattendue  des  idées  qui  ne  s'é- 
taient jamais  rencontrées.  Si  M.  Hugo  s'est  proposé 
l'étonnement,  comme  terme  suprême  de  la  poésie, 
il  a  pleinement  réussi,  et  les  Orientales  ont  réalisé 
sa  volonté.  Mais  nous  croyons  que  la  poésie,  soit 
qu'elle  puise  aux  sources  de  l'Orient ,  soit  qu'elle 
cherche  dans  l'histoire  des  nations  occidentales  le 
thème  de  ses  chants  ,  est  obligée  de  tenir  compte 
du  cœur  et  de  l'intelligence  ;  aussi  les  Orientales 
sont-elles  pour  nous  un  solfège  et  rien  de  plus. 
Nous  voyons  dans  ce  recueil  un  livre  utile  à  con- 
sulter pour  tout  ce  qui  regarde  la  partie  extérieure 
de  la  poésie,  et,  sous  ce  rapport,  nous  ne  saurions 
trop  le  recommander  ;  mais  la  partie  intérieure  de 
la  poésie,  la  partie  la  plus  sérieuse  et  la  plus  diffi- 
cile, celle  qui  relève  de  la  conscience,  de  la  ré- 
flexion ,  n'a  rien  de  commun  avec  les  Orientales. 
Entre  les  quarante  pièces  de  ce  recueil,  il  n'y  en  a 
pas  une  qui  soit  inspirt^e  par  le  cœur  ou  par  la 
pensée,  pas  une  qui  soit  poétique  dans  le  sens  le 
plus  élevé  du  mot.  Toutefois  il  a  fallu  un  talent 
singulier  pour  écrire  quatre  mille  vers  où  le  cœur 
et  l'intelligence  ne  jouent  aucun  rôle ,  et  je  com- 
prends que  M.  Hugo  s'admire  et  s\^pplaudisse  dans 
les  Orientales  ;  cm'  il  voulait  éblouir,  et  ses  vœux 
sont  comblés. 

Si  la  rime  a  livré  les  Orientales  à  toutes  les  chan- 


13  1  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

ces  de  la  loterie^  la  doctrine  de  l'auteur  sur  la  va- 
leur des  images  n'est  pas  non  plus  étrangère  à  ce 
malheur.  Eclairé  par  la  lecture  des  poètes  lyriques, 
M.  Hugo  a  compris  que  les  images,  pour  venir  en 
aide  à  la  pensée  ,  doivent  obéir  aux  lois  de  l'ana- 
logie. Il  avait  méconnu  cette  vérité  en  écrivant  ses 
odes  politiques  ;  mais  la  pratique  de  la  versification 
ne  pouvait  manquer  de  la  lui  révéler ,  lors  même 
qu'il  n'eût  pas  consulté  les  monuments  de  la  litté- 
rature antique.  Il  a  donc  respecté  fidèlement  l'a- 
nalogie des  images  en  construisant  les  strophes  des 
Orientales.  Mais  il  s'est  bientôt  exagéré  la  valeur 
de  l'analogie,  comme  il  s'était  exagéré  la  valeur  de 
la  rime.  Au  lieu  de  voir  dans  l'image  le  vêtement 
de  la  pensée ,  il  a  fait  de  l'image  quelque  chose 
d'égoïste  et  d'indépendant  ;  il  a  suivi  l'exemple  des 
statuaires  qui  ordonnent  capricieusement  les  plis 
d'une  draperie  sans  tenir  compte  du  nu  que  la  dra- 
perie doit  traduire  en  le  couvrant.  J'avoue  que 
M.  Hugo,  une  fois  décidé  à  suivre  cette  doctrine,  a 
su  la  mettre  en  œuvre  avec  une  rare  habileté.  Si 
les  images  prodiguées  dans  les  Orientales  ne  ser- 
vent de  vêtement  à  aucune  idée  ,  elles  sont  d'une 
richesse  éclatante,  et  l'auteur  ne  leur  donne  jamais 
congé  avant  de  les  avoir  présentées  sous  les  faces 
les  plus  variées.  A  mon  avis ,  il  se  méprend  com- 
plètement sur  la  valeur  et  le  rôle  des  images  ;  mais 
il  tire  parti  de  son  erreur  avec  une  prodigieuse 
adresse,  et  je  conçois  sans  peine  que  son  exemple 


VICTOR    HUr.O.  125 

ait  trouvé  de  nombreux  iuiitateurs.  Le  succès 
n'absout  pasTerreur.  Si  l'image  pouvait  avoir  par 
elle-même  une  valeur  indépendante ,  il  faudrait 
rayer  de  la  mémoire  humaine  toutes  les  lois  de  la 
pensée,  toutes  les  lois  de  la  parole.  Les  premiers 
écrivains  de  la  Grèce ,  de  Tltalie  et  de  la  France 
auraient  ignoré  les  éléments  du  style  poétique,  et 
l'admiration  unanime  qui  les  a  couronnés  serait 
une  admiration  ignorante;  mais  la  doctrine  de 
M.  Hugo  ne  résiste  pas  à  l'examen.  Il  est  évident 
que  l'image  doit  obéir  à  la  pensée,  lui  servir  d'or- 
nement et  de  parure,  et  qu'elle  n'a  par  elle-même 
aucune  valeur  indépendante. 

L'application  de  la  doctrine  que  nous  combat- 
tons est  empreinte  à  chaque  page  des  Orientales, 
aussi  bien  que  la  théorie  de  la  rime  féconde  ;  or, 
régoïsme  de  l'image  et  la  fécondité  de  la  rime  ne 
pouvaient  engendrer  qu'une  série  de  tableaux  ca- 
pricieux, sans  relation  logique,  sans  enchaînement, 
et  tel  est  en  effet  le  caractère  général  des  Orienta- 
les. Non-seulement  les  récils  qui  veulent  être  dra- 
matiques se  nouent  et  se  dénouent  sans  acteurs; 
mais  le  paysage  même  où  figurent  ces  acteurs  sans 
Ame  est  un  paysage  impossible. 

Dans  les  Feuilles  d'automne,  M.  Hugo  a  voulu 
réhabiliter  la  pensée  et  réduire  le  vocabulaire  au 
seul  rôle  qui  lui  appartienne,  à  l'obéissance  ;  mais 
il  n'était  plus  temps.  Les  sentiments  naïfs  et  vrais 
qui  respirent  dans  le  cinquième  livre  des  Odes, 

1 1. 


ilG  PORTRAITJÎ   LITTERAIRES. 

étouffés  SOUS  lo  branchage  touffu  (rûne  langue  am- 
bitieuse, n'avaient  pu  ni  se  développer,  ni  se  trans- 
former ;  l'amant ,  devenu  père  ,  cherchait  en  vain 
au  fond  de  son  àme  les  joies  et  les  espérances  qu'il 
avait  chantées.  Les  Feuilles  d' automne  sont  une 
noble  tentative ,  mais  une  tentative  avortée.  Ce- 
pendant je  n'hésite  pas  à  déclarer  ce  recueil  supé- 
rieur à  toutes  les  œuvres  lyriques  de  M.  Hugo. 
Quoique  Tauteur  n'ait  réalisé  qu'à  moitié  le  dessein 
qu'il  avait  conçu  ;,  quoiqu'il  n'ait  pu  réhabiliter  la 
pensée  selon  son  espérance  et  ramener  la  langue 
à  la  docilité  ^  il  y  a  dans  le  caractère  général  des 
Feuilles  crautomne  un  aveu  honorable  que  nous 
devons  enregistrer.  M.  Hugo ,  malgré  le  succès 
éclatant  des  Orientales,  a  senti  qu'il  y  a,  au  delà  de 
la  poésie  extérieure,  une  poésie  moins  éclatante, 
mais  d^une  beauté  plus  sérieuse,  et  il  s'est  proposé 
d'atteindre  le  but  qu'il  avait  entrevu.  A  notre  avis, 
il  est  demeuré  bien  loin  de  ce  but  glorieux;  mais 
la  justice  nous  commande  de  louer  son  courage  et 
son  espérance. 

Le  cercle  parcouru  par  l'auteur  des  Feuilles 
d'automne  embrasse  un  immense  horizon  ;  car  le 
poëte  ne  se  propose  rien  moins  que  de  chanter  les 
joies  de  la  famille  et  d'enseigner  à  l'humanité  les 
devoirs  qui  la  régissent  et  la  destination  qui  lui  est 
assignée.  Si  jamais  sujet  fut  vaste  et  capable  d'em- 
porter la  pensée  dans  les  plus  hautes  régions ,  à 
coup   sur  c'est  le   sujet  des  Feuilles  d'automne. 


VICTOR    HLGO.  127 

Pourquoi  donc  M.  Hugo  est-il  demeuré  au-dessous 
de  la  tâche  qu'il  avait  choisie  ?  Pourquoi  les  joies 
de  la  famille  et  la  destination  providentielle  de 
l'humanité  ne  trouvent-elles ,  dans  les  Feuilles 
d'automne,  qu'un  écho  confus  et  à  peine  saisissa- 
l)le  ?  Pourquoi  les  pensées  que  le  poète  a  voulu 
nous  révéler ,  sont-elles  traduites  dans  une  langue 
obscure  dont  nous  cherchons  vainement  h  clef?  Il 
nous  semble  que  l'achèvement  d'un  édifice  tel 
que  les  Orientales  ne  pouvait  demeurer  impuni. 
M.  Hugo  venait  d'élever  un  temple  à  la  parole  et 
d'adorer  la  rime  en  toute  humilité;  il  venait  de 
s'agenouiller  devant  l'image  égoïste  et  de  rayer  la 
pensée  du  livre  de  la  poésie;  il  fallait  que  cette 
idolâtrie  fut  châtiée  tôt  ou  tard.  Le  jour  où  il  a 
voulu  écrire  les  Feuilles  d'automne  et  chanter  les 
joies  de  la  famille  et  le  but  assigné  à  l'humanité, 
le  châtiment  a  commencé.  Vainement  il  essayait 
d'interroger  son  cœur,  son  cœur  refusait  de  ré- 
pondre, et  sa  bouche  ,  prodigue  de  paroles,  impo- 
sait silence  à  sa  pensée  engourdie.  C'est  là,  certes, 
un  enseignement  qui  mérite  d'être  médité.  Le 
germe  caché  dans  le  cinquième  livre  des  Odes 
n'avait  pu  être  deviné  que  par  un  petit  nombre  de 
lecteurs.  Mais  il  était  permis  d'espérer  que  ce 
germe  se  développerait  et  arriverait  à  maturité. 
L'heure  de  la  maturité  est  venue,  et  le  germe  avait 
disparu.  La  composition  des  Orientales  avait  im- 
posé à  M.  Hugo  des  habitudes  désormais  invinci- 


128  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

bles;  le  culte  exclusif  du  vocabulaiie  avait  altéré 
sans  retour  la  pensée  du  poëte,  et  l'avait  détournée 
de  la  vie  conunune  :  lorsqu'il  a  tenté  de  rentrer 
dans  la  famille  humaine  qu'il  avait  abandonnée, 
lorsqu'il  a  revendiqué  son  droit  de  cité  parmi  les 
idées  qu'il  avait  désertées ,  il  a  trouvé  toutes  les 
portes  fermées,  et  c'est  à  peine  s'il  a  pu  entrevoir 
les  hôtes  parmi  lesquels  il  voulait  être  admis.  Les 
idées  refusant  de  raccueillir,  il  est  retourné  parmi 
les  mots. 

Et  pourtant,  je  préfère  les  Feuilles  d'automne  à 
tous  les  recueils  lyriques  de  M.  Hugo.  Ma  préfé- 
rence est  facile  à  expliquer.  Si  l'auteur,  en  etfet,  a 
été  vaincu  dans  la  lutte  qu'il  avait  engagée,  sa  dé- 
faite n'a  pas  été  sans  gloire.  S'il  n'a  pas  dit  ce  qu'il 
voulait  dire,  ou  plutôt  si  sa  parole  trop  prompte  a 
souvent  étouffé,  sous  son  bruyant  murmure,  les 
premiers  vagissements  de  sa  pensée,  nous  devons 
lui  tenir  compte  du  vœu  qu'il  avait  formé,  de  l'es- 
pérance qu'il  avait  conçue.  Venues  après  le  cin  - 
quième  livre  des  Odes,  les  Feuilles  d'automne  se- 
raient une  énigme  impénétrable  ;  l'esprit  se 
refuserait  à  comprendre  comment  le  rêveur  ado- 
lescent, parvenu  à  la  virilité,  a  sitôt  perdu  la  mé- 
moire de  ses  premières  espérances,  comment  il  a 
sitôt  abandonné  le  monde  de  la  conscience  pour 
le  monde  des  yeux;  mais  les  Orientales,  placées 
entre  le  cinquième  livre  des  Odes  et  les  Feuilles 
d'automne,  répondent  à  tous  les  doutes,  et  nous 


VICTOR   HLGO.  129 

expliquent  nettement  les  angoisses  intellectuelles 
de  M.  Hugo.  Si  quelque  chose  nous  étonne  encore 
dans  les  Feuilles  cV automne,  c'est  que  31.  Hugo, 
après  un  si  long  séjour  chez  le  peuple  des  mots,  ait 
retrouvé  dans  son  cœur  quelques  traces  des  senti- 
ments qu'il  avait  oubliés. 

La  lecture  des  Feuilles  d'automne  est  féconde  en 
leçons,  et  projette  une  vive  lumière  sur  toutes  les 
œuvres  de  l'auteur.  Après  avoir  étudié  d'un  œil  at- 
tentif ce  recueil  lyrique,  dont  l'intention  générale 
est  si  vraie,  dont  l'exécution  est  demeurée  si  incom- 
plète, il  est  facile  de  comprendre  pourquoi  les  ro- 
mans et  les  drames  de  M.  Hugo  offrent  des  person- 
nages si  singuliers.  Puisque  l'auteur  des  Feuilles 
cVautomne  a  si  mal  réussi  dans  l'analyse  de  ses 
propres  sentiments,  nous  n'avons  pas  le  droit  de 
nous  étonner  qu'il  ait  échoué,  lorsqu'il  a  tenté 
d'inventer  des  hommes,  de  ranimer  les  cendres  de 
l'histoire.  Lorsqu'il  écrivait  les  Feuilles  d'automne, 
il  avait  en  lui-même  le  modèle  qu'il  voulait  copier; 
il  n'avait  à  interroger  que  sa  conscience  pour  trai- 
ter complètement  le  sujet  qu'il  avait  choisi;  et 
pourtant,  c'est  à  peine  s'il  a  esquissé  le  tableau 
qu'il  avait  entrepris;  c'est  à  peine  s'il  nous  a  mon- 
tré un  coin  de  l'horizon  immense  qu'il  nous  an- 
nonçait. Se  connaissant  si  mal  lui  même,  comment 
connaîtrait  il  les  autres  hommes?  Impuissant  à  re- 
cueillir les  révélations  de  sa  conscience,  comment 
deviendrait-il  l'écho  du  passé?  De  toutes  les  for- 


130  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

mes  de  la  poésie^  s'il  en  est  une  qiii  doive  attein- 
dre facilement  à  la  vérité^  c'est  à  coup  sûr  la  forme 
lyrique,  car  le  poëte  qui  écrit  une  ode,  une  élégie, 
trouve  en  lui-même,  en  lui  seul,  tous  les  éléments 
de  son  œuvre.  Qu'il  célèbre  la  gloire  de  son  pays, 
une  bataille  gagnée,  ou  la  chute  d'une  dynastie 
parjure,  il  ne  prend  conseil  que  de  son  émotion; 
il  a  sous  les  yeux  le  modèle  qu'il  se  propose  de 
reproduire.  Nulle  forme  poétique  n'est  donc  plus 
voisine  de  la  vérité  que  la  forme  lyrique.  Eh  bien, 
dans  les  Feuilles  d'automne,  M.  Hugo  est  demeuré 
très-loin  du  modèle  idéal  qu'il  avait  accepté.  Ha- 
bitué à  peindre  la  couleur  qui  éblouit  les  yeux,  à 
mêler  dans  ses  strophes  Tazur  du  ciel  et  l'azur  de 
la  mer,  la  verdure  des  chênes  centenaires  et  la 
verdure  des  prairies,  les  sabres  damasquinés  et  les 
housses  brodées  d'or  des  cavales  numides,  lors- 
qu'il a  tenté  de  sonder  les  mystères  de  sa  con- 
science et  d'interroger  le  monde  invisible,  lorsqu'il 
a  cherché  le  thème  de  ses  chants  dans  la  région 
des  idées,  le  livre  qu'il  consultait  est  resté  sourd 
au  plus  grand  nombre  de  ses  questions  ;  c'est  à 
peine  s'il  a  pu  épeler  quelques  phrases  de  ce  Hvre 
mystérieux  qui  n'était  pourtant  que  lui-même.  J'ai 
donc  raison  d'affirmer  que  les  Feuilles  d'automne 
expliquent  les  romans  et  les  drames  de  M.  Hugo. 
Les  Chants  du  crépuscule  expriment  un  décou- 
ragement que  ne  présageaient  pas  les  Feuilles  d'au- 
tomne. Las  de  la  lutte  qu'il  a  soutenue  contre  sa 


MCI  ou    lIKiO.  131 

pensée  rebelle,,  le  poëte  retourne  à  ses  puériles  ha- 
bitudes. 11  n'essaye  plus  de  peindre  le  monde  in- 
térieur; ou  s'il  lui  arrive  de  nommer  une  idée,  il 
se  hâte  de  Tensevelir  dans  une  draperie  de  mots 
innombrables;  et  sans  retrouver  l'éclat  des  Oncn- 
talcs,  il  demeure  bien  loin  de  la  vérité  des  Feuilles 
d'automne.  L'unité  manque  absolument  aux  Chants 
du  crépuscule;  l'auteur  avait  annoncé  un  recueil 
de  poésies  politiques^  ce  recueil  est  encore  à  naî- 
tre; mais  il  y  a  çà  et  là  dans  le  volume  publié  en 
1835  plusieurs  pièces  qui  appartiennent  évidem- 
ment au  recueil  que  nous  n'avons  pas.  Cependant 
M.  Hugo  a  tenté  de  rallier  à  une  pensée  unique  les 
éléments  contradictoires  de  ce  volume,  et  d'éclai- 
rer d'un  jour  égal  toutes  les  parties  de  ce  monu- 
ment lyrique.  Mais  il  a  eu  beau  faire  :  l'évidence 
a  été  plus  forte  que  sa  volonté^  et  les  Chants  du 
crépuscule  ont  frappé  tous  les  lecteurs  par  leur 
confusion.  La  préface  et  le  prélude  destinés  à  ex- 
pliquer l'intention  du  poëte  n'ont  fait  qu'épaissir 
les  ténèbres  qui  enveloppaient  toutes  les  pièces  de 
ce  volume.  Pour  le  juger,  il  convient  d'étudier  suc- 
cessivement trois  morceaux  de  nature  diverse  qui 
résument  toutes  les  qualités  et  tous  les  défauts  du 
recueil.  L'ode  dictée  après  juillet  1830  démontre 
clairement  que  M.  Hugo  ne  comprend  pas  l'État 
mieux  que  la  famille.  Il  y  a  dans  cette  pièce  un 
grand  nombre  de  vers  très-habilement  faits,  mais 
il  est  impossible  de  deviner  quelle  pensée  régit 


Î32  POUTKAITS   LITTERAIRES. 

Tode  entière;  depuis  le  commencement  jusqu'à  la 
fm,  ce  n'est  qu'un  entassement  confus  d'images 
sans  signification.  Dans  ces  strophes  si  abondantes 
où  les  mots  disciplinés  exécutent  si  bien  toutes  les 
évolutions  que  le  poète  leur  conmiande,  je  n'aper- 
çois aucune  sympathie  sincère  pour  la  gloire  des 
armes  ou  la  gloire  de  la  tribune^  pour  les  conquê- 
tes pacifiques  ou  les  conquêtes  militaires,  pour  le 
développement  de  la  puissance  ou  de  la  liberté. 
Les  regrets  donnés  à  la  dynastie  exilée  offraient  à 
l'auteur  un  point  de  départ  naturel.  M.  Hugo,  qui  a 
chanté  les  combats  de  la  Vendée,  ne  devait  pas 
brusquement  passer  du  dévouement  royaliste  à 
l'exaltation  démocratique;  mais  il  a  complètement 
omis  cette  transition  si  nécessaire,  il  s'est  complu 
capricieusement  dans  une  série  de  tableaux  qui 
pourraient  être  déplacés  sans  inconvénient.  En  un 
mot  il  a  écrit  sur  les  trois  journées  de  juillet  une 
ode  très-habile  et  très-insignifiante,  pleine  de  pa- 
roles et  sans  idées.  Si  toutes  les  pièces  du  recueil 
politique  qu'il  nous  avait  promis  devaient  ressem- 
bler à  cette  ode,  nous  sommes  loin  de  le  regretter. 
La  pièce  adressée  à  M .  Louis  B.  a  été  généralement 
admirée  pour  la  richesse  et  l'abondance  que  l'au- 
teur a  su  y  déployer.  Sans  m'inscrire  contre  le  ju- 
gement de  la  majorité,  je  crois  devoir  cependant 
énoncer  des  réserves  importantes.  Oui,  sans  doute, 
l'homme  qui  a  écrit  cette  pièce  manie  la  langue 
avec  une  puissance  singulière,  et  dispose  à  son  gré 


(lu  la  césure,  de  la  rime  et  de  limace  ;  il  trouve 
pour  une  idée  unique  des  métamorphoses  nom- 
breuses, qui  attestent  chez  lui  une  connaissance 
complète  du  vocabulaire.  Mais  n'y  a-t-il  pas  parmi 
les  images  qu'il  emploie  un  grand  nombre  d'images 
triviales?  Les  passions  comparées  aux  passants  qui 
viennent  troubler  Ihonmie  pieux  dans  son  asile, 
la  débauche  et  l'impiété  comparées  au  couteau  qui 
l'aye  le  nom  inscrit  sur  la  cloche,  peuvent-elles 
être  acceptées  comme  des  figures  dignes  de  la  poé- 
sie lyrique  ?  je  ne  le  pense  pas.  L'idée  première 
était  heureuse,  et  si  M.  Hugo  n'a  pas  le  mérite  de 
l'avoir  trouvée,  s'il  l'a  empruntée  à  Schiller,  il  a 
du  moins  fait  preuve  de  discernement.  Mais  cette 
idée,  pour  devenir  vraiment  poétique,  demandait 
un  ordre  de  développements  que  le  poëte  français 
ne  semble  pas  même  avoir  entrevu.  Dans  cette 
pièce,  comme  dans  les  Orientales ,  la  rime,  que 
M.  Hugo  paraît  gouverner  souverainement.  Ta  sou- 
vent emporté  bien  loin  de  l'idée  qu'il  poursuivait; 
elle  a  souvent  rapproché ,  sans  raison,  des  images 
qui  ne  s'étaient  jamais  rencontrées  dans  le  même 
vers.  Il  est  facile,  en  lisant  cette  pièce,  de  se  con- 
vaincre que  M.  Hugo,  pour  disposer  de  la  rime, 
accepte  de  son  esclave  des  conditions  humiliantes. 
La  rime  consent  à  lui  obéir  et  ne  se  laisse  jamais 
appeler  deux  fois;  mais  elle  prescrit  à  M.  Hugo 
d'abandonner  sa  pensée  à  la  première  sommation. 
Elle  lui  obéit;  mais,  ce  qu'elle  veut,  il  faut  que  le 

12 


13  i  l'ORTRAllS  LITTERAIRES. 

poëte  le  veuille  à  son  tour.  Dès  qu-il  liuvoque,,  elle 
arrive;  mais  elle  chasse  l'idée  qu'elle  devait  enca- 
drer. Une  pareille  autorité  ressemble  singulière- 
ment à  la  servitude;  je  pense  donc  que  la  pièce 
adressée  à  M.  Louis  B.  est  loin  de  mériter  l'admi- 
ration qu'elle  a  excitée.  Elle  est,  je  l'avoue^  versi- 
fiée avec  une  rare  habileté;  mais  cette  habileté 
coûte  trop  cher  à  M.  Hugo  pour  que  nous  puissions 
la  louer  sans  restriction.  Plus  d'élévation  et  en 
même  temps  plus  de  sobriété,  un  choix  d'images 
plus  sévère,  telles  sont  les  qualités  que  je  voudrais 
trouver  dans  cette  pièce,  et  qu'il  m'est  impossible 
d'y  découvrir.  La  rime  qui  prescrit  l'oubli  de  l'idée 
n'est  pas,  quoi  qu'on  puisse  dire,  une  rime  obéis- 
sante, et  l'habileté  qui  mène  à  de  pareilles  conces- 
sions n'est  pas  une  habileté  complète. 

L'avant-dernière  pièce  des  Chants  du  crépus- 
cule, adressée  à  mademoiselle  Louise  B.,  Que  nous 
avons  le  doute  en  nous ,  mérite  les  mêmes  repro- 
ches. Le  sujet  choisi  par  le  poëte  n'est  pas  traité. 
Ce  qu'il  plaît  à  M.  Hugo  d'appeler  doute  pourrait 
très-bien  s'appeler  d'un  autre  nom.  Les  images 
que  l'auteur  appelle  à  son  aide  pour  éclairer  sa 
pensée,  manquent  d'élévation,  de  sévérité,  et  font 
de  la  douleur  qu'il  veut  raconter  une  sorte  d'enfan- 
tillage. Il  est  impossible,  en  parcourant  les  stances 
de  cette  élégie,  de  croire  que  le  poëte  ait  réelle- 
ment éprouvé  ce  qu'il  tente  de  peindre.  11  y  a  tant 
de  coquetterie  et  de  caprice  dans  les  comparaisons 


VICTOIl    lUiJO.  135 

qu'il  emploie,  les  mots  jouent  un  si  grand  rôle,  et 
l'idée  un  rôle  si  mince,  que  le  cœur  se  refuse  à 
toute  sympathie.  Cependant  le  doute,  poétiquement 
compris,  est  un  beau  sujet  d'élégie  ;  mais  pour  trai- 
ter un  pareil  sujet,  il  faudrait  prendre  au  sérieux 
les  angoisses  du  doute,  et  surtout  il  faudrait  dis- 
tinguer clairement  les  doutes  du  cœur  et  les  dou- 
tes de  l'esprit,  car  l'incertitude  des  vérités  pour- 
suivies par  la  science  n'est  pas  une  douleur,  mais 
un  noviciat;  tandis  que  la  ruine  des  croyances  que 
la  science  ne  peut  établir  sur  de  solides  fonde- 
ments, mais  dont  le  cœur  a  besoin,  est  un  tourment 
digne  de  pitié.  M.  Hugo  semble  n'avoir  entrevu 
aucune  des  conditions  du  sujet  ;  il  est  impossible 
de  démêler,  dans  la  pièce  adressée  à  mademoiselle 
Louise  B.,  s'il  s'agit  de  l'incertitude  des  vérités 
scientifiques  ou  de  la  ruine  des  croyances  conso- 
lantes. A  parler  franchement,  le  doute  n'est  qu'un 
prétexte  dont  M.  Hugo  se  sert  pour  rimer  quel- 
ques stances  ;  il  n'y  a  chez  le  poëte  aucune  douleur 
sincère,  aucun  regret  cuisant,  aucun  besoin  d'é- 
panchement  et  de  confiance.  Le  doute  vague,  in- 
défini, sur  lequel  il  brode  des  comparaisons  ingé- 
nieuses, mais  choisies  au  hasard,  au  lieu  d'inspirer 
Tattendrissement,  éveille  chez  le  lecteur  un  senti- 
ment contraire.  On  se  demande  avec  dépit  s'il  est 
permis  de  traiter  si  légèrement  une  idée  si  grave, 
s'il  est  permis  d'assembler,  à  propos  de  la  douleur, 
tant  d'images  coquettes  et  puériles,  et  l'on  arrive  à 


136  PORTRAITï;   LITTEHAIRE?. 

croire  que  M.  Hugo  ne  regrette  aucune  croyance, 
que  toute  croyance  lui  est  inutile  ou  indifférente, 
qu'il  chante  pour  chanter,  sans  avoir  à  nous  révéler 
aucune  douleur  sincère.  Déplorable  conclusion 
que  je  voudrais  pouvoir  effacer,  mais  dont  l'évi- 
dence me  paraît  irrécusable  !  Voilà  pourtant  où 
mènent  l'amour  et  le  culte  des  mots. 

Les  Voix  intérieures,  publiées  Tannée  dernière, 
ressemblent  à  un  arrêt  prononcé  par  M.  Hugo  con- 
tre lui-même.  Ce  recueil,  en  effet,  envisagé  litté- 
rairement, est  certes  supérieur  aux  Chants  du  cré- 
puscule. S'il  ne  se  recommande  pas  au  lecteur  par 
une  parfaite  unité,  du  moins  il  ne  révèle  pas  la 
même  indécision,  la  même  hésitation  intellectuelle 
que  les  Chants  du  crépuscule.  Mais  nous  devons  le 
dire,  et  sans  doute  M.  Hugo  le  sait  mieux  que  per- 
sonne, les  Voix  intérieures  sont  bien  loin  des  Feuil- 
les d'automne  sous  le  rapport  de  la  vérité  humaine, 
et  bien  loin  des  Oinentales  sous  le  rapport  de  l'éclat 
lyrique.  Deux  sentiments  dominent  et  remplissent 
ce  recueil  :  l'orgueil  et  la  colère.  Assurément  il 
eût  été  possible  de  trouver  dans  l'orgueil  et  la  co- 
lère des  inspirations  sérieuses  :  mais  à  quelles  con- 
ditions ?  Ne  fallait-il  pas  que  Torgueil  fût  légitime, 
et  la  colère  dirigée  contre  un  ennemi  réel?  Or,  sur 
quoi  se  fonde  l'orgueil  de  M.  Hugo  ?  à  qui  s'adresse 
sa  colère?  M.  Hugo  s'aduiire,  et  se  plaint  de  n'être 
pas  admiré  comme  il  voudrait  l'être  ;  il  accuse  de 
jalousie  et  de  perversité  les  esprits  sincères  qui  se 


I 


VICTOR   HLGO.  137 

permettent  de  l'avertir  lorsqu'il  s'égare.  Si  M.  Hugo 
se  contentait  d'applaudir  de  ses  propres  mains  le 
talent  qu'il  a  montré,  nous  pourrions  nous  conten- 
ter de  sourire  à  ce  puéril  délassement;  mais  son 
orgueil,  tel  qu'il  l'avoue,  tel  qu'il  l'affirme  dans  les 
l'oix  intérieures,  mérite  une  réprimande  sévère; 
car  il  n'exige  pas  moins  que  l'adoration;  il  prétend 
à  l'omniscience,  et  voit  dans  toutes  les  admirations 
paresseuses  ou  rebelles  l'ignorance  ou  l'impiété. 
Arrivé  à  ces  cimes  terribles  que  le  regard  peut  à 
peine  mesurer,  M.  Hugo  devait  rencontrer  le  ver- 
tige,, et  il  la  rencontré.  C'est  le  vertige  qui  a  dicté 
l'ode  à  Olympia,  c'est  le  vertige  qui  a  épelé  toutes 
les  strophes  insensées  de  cet  hymne  idolâtre  ;  c'est 
lui  qui  a  fait  de  M.  Hugo  deux  personnes,  dont 
l'une  s'agenouille  devant  l'autre  :  un  prêtre  qui 
brùîe  l'encens,  un  dieu  qui  le  respire.   Pour  ceux 
qui  étudient  d'un  œil  attentif  les  maladies  de  l'âme 
humaine,  c'est  là  sans  doute  un  curieux,  un  atten- 
drissant spectacle;  mais  en  présence  d'une  pareille 
métamorphose,  en  présence  de  cet  homme  dieu 
et  prêtre  tout  à  la  fois,  la  critique  n'a  pas  d'arrêt 
à  prononcer,  car  le  malade  s'est  jugé  lui-même. 
Sans  doute,  avant  de  se  diviniser,  avant  de  placer 
son  génie  sur  l'autel  et  de  s'agenouiller  devant  lui, 
il  a  cruellement  soutïert  ;  avant  de  s'avouer  l'insuf- 
fisance de  la  gloire  humaine  et  de  briser  la  cou- 
ronne que  la  foule  avait  placée  sur  sa  tête,  il  a  du 
lutter  avec  de  terribles  visions.  Le  jour  où  il  s'est 

j?. 


i;i8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

d'il  (lieu,  il  avait  épuisé  toutes  les iingoisses  de  l'or- 
gueil blessé^  et  il  s'est  décerné  la  divinité  comme 
un  baume  destiné  à  fermer  toutes  ses  plaies.  Le 
poète  qui  se  résout  à  l'apothéose_,  qui  se  réfugie 
dans  la  divinité,  ne  relève  pas  de  la  critique,,  qui 
le  plaint  sans  le  juger. 

Et  pourtant  la  colère  de  M.  Hugo  ne  connaît 
d'autre  ennemi  que  la  critique;  c'est  à  cet  ennemi 
seul  qu'elle  adresse  toutes  ses  invectives,  c'est  con- 
tre lui  qu'elle  lance  ces  apostrophes  véhémentes 
qui  voudraient  exprimer  le  mépris  et  qui  ne  pei- 
gnent que  l'orgueil  saignant.  Si  jamais  colère  fut 
injuste  et  insensée,  c'est  la  colère  de  M.  Hugo;  si 
jamais  invectives  furent  imméritées,  c'est  à  coup 
sur  les  invectives  que  M.  Hugo  adresse  à  la  critique. 
Jamais  poète,  en  efîct,  n'a  été  traité  par  la  critique 
avec  plus  de  révérence  et  de  ménagements.  Si  l'on 
veut  bien  oublier  les  premières  années  de  sa  car- 
rière, et  certes  à  cette  époque  il  n'était  pas  encore 
digne  de  soulever  une  discussion  sérieuse,  on  sera 
forcé  de  reconnaître  que  depuis  dix  ans,  c'est-à-dire 
depuis  qu'il  a  trouvé  pour  sa  pensée  un  docile  inter- 
prète, M.  Hugo  a  rencontré  pour  chacune  de  ses 
œuvres  une  attention  unanime,  un  auditoire  cou- 
rageux, désintéressé,  clairvoyant,  tel  enfin  que 
pourrait  le  souhaiter  le  plus  beau  génie.  Il  s'est  fait 
autour  de  chacune  de  ses  œuvres  un  grand  silence, 
puis  un  grand  bruit;  la  multitude  a  écouté,  dans 
un  recueillement  respectueux,  puis,  après  avoir 


Yir.TOR    IIIT.O.  139 

entendu,  elle  a  battu  des  mains  ou  protesté  par  ses 
clameurs  contre  la  valeur  des  paroles  qu'elle  venait 
d'entendre.  Mais  cette  protestation  même  est  un 
glorieux  hommage  rendu  au  poëte;  car  la  multi- 
tude ne  dédaigne  pas  celui  qu'elle  combat,  et  bien 
des  poètes,  qui  ne  se  plaignent  pas,  éckangeraient, 
contre  la  destinée  orageuse  de  M.  Hugo,  la  desti- 
née silencieuse  que  leur  a  faite  l'indififérence.  Sans 
les  tempêtes  qu'il  a  traversées,  le  nom  de  M.  Hugo 
n'aurait  pas  eu  le  retentissement  dont  le  poëte  se 
plaint  aujourd'hui  avec  une  ingratitude  singulière. 
S'il  voulait  la  paix,  il  devait  ne  pas  quitter  la  plaine  ; 
il  a  voulu  vivre  dans  la  région  où  ^  ivent  les  aigles, 
qu'il  se  résigne  aux  périls  de  son  ambition. 

L'orgueil  et  la  colère  ont  été,  pour  M.  Hugo,  de 
mauvais  conseillers.  Malgré  sa  rare  habileté,  le  poëte 
n'apu  donner  à  ses  plaintes  furieuses,  à  ses  hymnes 
agenouillés,  un  accent  capable  d'éveiller  les  sym- 
pathies de  la  multitude.  C'est  à  peine  si  quelques 
oreilles  empressées  ont  recueilli  ses  hymnes  et  ses 
plaintes.  Toutefois  on  aurait  tort  d'attribuer  cette 
indifférence  à  la  nature  même  des  sentiments  expri- 
més par  M.  Hugo,  car  chacun  de  ces  sentiments, 
exprimé  avec  sincérité,  ne  manquerait  pas  d'émou- 
voir. Mais  la  forme  que  leur  a  prêtée  l'auteur  des 
Voix  intérieures  est  tellement  verbeuse,  tellement 
prolixe,  que  la  sympathie  devient  impossible.  La 
parole  est  si  abondante,  la  pensée  si  rare,  les  stro- 
phes se  précipitent  à  Ilots  si  pressés  sur  l'idée  qu'el- 


HO  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

les  devraient  porter^  qu'elles  l'engloutissent  et  la  dé- 
robent au  regard.  A  proprement  parler^  la  poésie, 
telle  qu'elle  se  révèle  dans  les  Voix  intérieures,  est 
un  fleuve  sans  source  et  sans  rivage.  Il  n'y  a  pour 
elle  aucune  raison  d'être  ou  de  s'arrêter.  Le  lit 
qu'elle  se  creuse  est  indéfini,  sans  fond  et  sans  li- 
mite. Les  lignes  qu'elle  décrit  sont  tellement  capri- 
cieuses, tellement  contradictoires,  que  l'œil  le  plus 
persévérant  ne  peut  découvrir  d'où  elle  vient,  où 
elle  va.  Quand  l'ode  furieuse  ou  plaintive  com- 
mence à  bégayer  les  sentiments  du  poëte,  on  dirait 
qu'elle  achève  une  phrase  commencée  depuis  long- 
temps, qu'elle  récite  la  péroraison  d'une  harangue 
dont  les  premiers  points  ne  sont  pas  venus  jusqu'à 
nous;  et  quand  elle  s'arrête,  quand  elle  ferme  ses 
lèvres,  nous  attendons  encore,  pour  la  comprendre, 
les  paroles  qu'elle  ne  prononcera  pas.  Cette  im- 
pression, que  je  traduis  avec  une  fidélité  scrupu- 
leuse, dépend  évidemment  de  la  forme  poétique 
adoptée  par  M.  Hugo.  C'est  aux  Orientales  qu'il 
faut  rapporter  l'inattention  et  l'indifférence  qui  ont 
accueilli  les  Voix  intérieures;  c'est  aux  strophes 
amoureuses  de  leurs  ailes  bigarrées  qu'il  faut  de- 
mander compte  du  silence  et  du  dédain  infligés  à 
l'orgueil  et  à  la  colère  du  poëte.  S'il  eût  prêté  à  des 
sentiments  injustes  un  accent  simple  et  franc,  il  eût 
été  réprouvé,  mais  écouté. 

L'opinion  que  nous  exprimons  ici  sur  les  œuvres 
lyriques  de  M.  Hugo,  paraîtra  sévère  à  ses  admira- 


VICTOR    IIIGO.  1  }  1 

teiirs  ;  cependant  il  nous  semble  dit'ticile  que  la 
réflexion  ne  les  amène  pas  à  notre  avis;  car  per- 
sonne plus  que  nous  n'est  disposé  à  louer  ce  qui  est 
louable  dans  les  œuvres  lyriques  de  M.  Hugo.  Mais 
malgré  notre  prédilection  hautement  avouée  pour 
cette  partie  de  ses  œuvres,  malgré  le  mérite  émi- 
nent  des  odes  qu'il  a  prodiguées  depuis  vingt  ans, 
nous  ne  pouvons  fermer  nos  yeux  à  l'évidence,  et 
nous  sommes  forcé  de  reconnaître  que  les  plus 
belles  odes  de  M.  Hugo  n'ont  qu'une  beauté  super- 
ficielle et  incomplète.  Le  maniement  le  plus  ad- 
mirable de  la  parole  ne  supplée  pas  et  ne  suppléera 
jamais  la  sincérité,  la  profondeur  de  l'émotion.  Or, 
dans  toutes  les  œuvres  lyriques  de  M.  Hugo,  où 
trouver  une  page  qui  respire  une  émotion  sincère  ? 
Le  cinquième  livre  des  Odes  semble  répondre  à  la 
question  que  nous  posons.  Mais  M.  Hugo  consenti- 
rait-il à  être  jugé  d'après  le  cinquième  livre  des 
Odes?  Assurément  non.  Bien  qu'il  professe  pour 
toutes  ses  œuvres  un  respect  religieux,  bien  qu'il 
soit  décidé  à  ne  rayer,  à  n'oublier  aucun  des  vers 
qu'il  a  signés  de  son  nom,  il  doit  sentir,  mieux  que 
nous,  que  le  cinquième  livre  des  Odes  est  plutôt 
bégayé  que  chanté.  Les  sentiments  qui  circulent 
dans  ce  livre  sont  des  sentiments  vrais  et  devien- 
draient facilement  poétiques  sous  la  plume  d'un 
artiste  consommé;  mais  M.  Hugo,  lorsqu'il  essayait 
de  les  traduire,  était  encore  trop  inexpérimenté, 
trop  étranger  à  toutes  les  difficultés  de  la  langue. 


142  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

à  toutes  les  rusesde  lavcrsitlcation^  pour  exprimer 
nettement  ce  qu'il  avait  dans  le  cœur.  Les  vagues 
espérances,  les  mélancoliques  rêveries  du  vallon 
de  Chérizy,  confiées  au  même  interprète  cinq  ans 
plus  tard,  seraient  sans  doute  comptées  aujourd'hui 
parmi  les  monuments  les  plus  purs  de  la  poésie 
française.  Ébauchées  par  une  main  inhabile,  ces  rê- 
veries demeurent  comme  un  enseignement,  comme 
un  conseil,  et  montrent  ce  que  tut  devenu  M.  Hugo, 
s'il  eût  acquis  la  connaissance  complète  de  l'instru- 
ment poétique,  avant  de  chanter  ses  émotions  et 
ses  pensées.  Oui,  sans  doute,  le  cinquième  livre 
des  Odes  mérite  d'être  médité;  mais,  parmi  les 
admirateurs  de  M.  Hugo,  en  est-il  un  seul  qui  voit 
dans  ces  Odes  une  série  d'œuvres  achevées?  je  ne 
le  crois  pas. 

Ainsi,  les  premières  années  de  l'adolescence  de 
M.  Hugo,  c'est-à-dire  l'espace  compris  entre  seize 
et  vingt-deux  ans,  sont  représentées  d'une  façon 
très-incomplète  dans  ses  œuvres  lyriques.  Le  rê- 
veur et  l'amant  n'ont  trouvé  dans  l'artiste  qu'un 
écho  infidèle.  L'époux  et  le  père  ont-ils  été  plus 
heureux  ?  les  Feuilles  d'automne  sont  là  pour  ré- 
pondre. Ce  recueil  nous  paraît  supériaur  à  toutes 
les  œuvres  lyriques  de  M.  Hugo  ;  mais  si  le  style  des 
Feuilles  d'automne  surpasse  en  clarté,  en  éclat,  le 
style  du  cinquième  livre  des  Odes,  qu'il  y  a  loin  de 
l'émotion  sincère  de  l'adolescent  aux  émotions  fac- 
tices du  chef  de  famille  !  Amant  aiïité  de  troubles 


VlCrOK    IILGO.  I  î  J 

sans  nombre,  face  à  face  avec  un  avenir  incertain, 
acharné  à  la  poursuite  d'un  bonheur  qui  fuit  devant 
hii^  dévoué  à  des  croyances  qu'il  n'a  pas  eu  le 
temps  de  discuter^  M.  Hugo,  de  seize  à  vingt-deux 
ans,  prend  la  poésie  au  sérieux,  et  cherche  dans 
Tart  des  vers  plutôt  un  soulagement  qu'une  pro- 
fession. Il  ne  dit  pas  nettement  ce  qu'il  veut  dire  ; 
mais  du  moins  il  ne  parle  qu'à  son  heure,  ses  vers 
vont  de  son  cœur  à  ses  lèvres.  Plus  tard,  en  écri- 
vant les  Orientales  et  les  Feuilles  d'automne,  il  a 
mis  son  cœur  et  son  imagination  au  service  de  sa 
parole  impérieuse  ;  il  a  voulu  que  l'émotion  et  la 
pensée  jaillissent  du  choc  des  mots  comme  la  lu- 
mière du  choc  des  cailloux.  Séduit  par  le  murmure 
de  ses  strophes  harmonieuses,  il  a  cru  qu'il  avait 
asservi  la  poésie  à  ses  caprices,  et  qu'à  toute  heure, 
dès  qu'il  lui  plairait  de  chanter,  il  la  trouverait  do- 
cile et  empressée  comme  les  cordes  d'une  harpe. 
Applaudi,  enivré,  il  a  pris  en  pitié  les  hommes  qui 
se  donnent  la  peine  de  vivre,  de  sentir  et  de  pen- 
ser, qui  se  résignent  à  toutes  les  épreuves  de  l'étude 
et  de  la  passion,  avant  de  s'adressera  la  foule.  Mais 
cette  erreur,  partagée  d'abord  par  de  nombreux 
disciples,  devait  avoir  un  terme,  et  aujourd'hui  les 
plus  tldèles  admirateurs  de  M.  Hugo  n'essayent  pas 
de  soutenir  la  vérité  humaine  et  vivante  des  Orien- 
tales et  des  Feuilles  (Vautomne.  Ils  ne  répudient 
pas  leur  premier  enthousiasme,  ils  continuent  de 
louer  en  toute  équité  la  valeur  musicale  de  ces  deux 


I  H  ruimiAiis  LmtKAiHEïi. 

recueils  ;  mais  ils  regret  lent  avec  une  entière  bonne 
foi  que  ces  deux  magnifiques  palais  soient  inhabi- 
tés, que  rémotion  et  la  pensée  n'animent  pas  ces 
chants  mélodieux. 

11  était  permis  de  croire  que  M.  Hugo  compre- 
nait toute  la  puérilité  de  la  poésie  exclusivement 
musicale.  La  lutte  courageuse  qu'il  avait  engagée 
contre  lui-même,  en  écrivant  les  Feuilles  d' au- 
tomne, semblait  donner  à  cette  opinion  le  caractère 
d'une  vérité  démontrée.  Pris  au  dépourvu,  lors- 
qu'il avait  voulu  célébrer  les  joies  de  la  famille, 
n'était-il  pas  naturel  qu'il  rompît  brusquement  ses 
habitudes,  quil  répudiât,  avec  une  abnégation 
courageuse,  la  gloire  illégitime  qui  l'avait  perdu  ? 
En  passant  de  la  poésie  domestique  à  la  poésie  po- 
litique, ne  devait-il  pas  se  résigner  à  dépouiller  le 
vieil  homme,  ou  plutôt  k  recommencer  l'appren- 
tissage de  la  vie  humaine,  qu'il  avait  désapprise  ? 
Oui,  sans  doute,  il  devait,  mais  il  n'a  pas  voulu  se 
renouveler.  Il  a  traité  la  patrie  comme  la  famille, 
avec  une  légèreté  qui  pourrait  s'appeler  dédain,  si 
elle  ne  méritait  pas  le  nom  d'ignorance.  Les  Chants 
du  crépuscule  et  les  ]  oix  intérieures,  où  brillent 
(;a  et  là  quelques  lueurs  de  pensée  philosophique 
ou  politique,  ne  sont  cependant  ni  moins  puérils  ni 
moins  vides  que  les  Orientales,  et  rappellent  à 
peine,  d'une  façon  confuse,  l'intention  sincère  mais 
impuissante  des  Feuilles  d'automne.  Cette  déca- 
dence n'a  ri  n,  assurément,  qui  doive  nous  sur- 


VICTOR   IlLGO.  145 

prendre.  Si  le  maniciîiGiit  do  la  strophe  n'avait  pu 
dispenser  le  petite  de  Tétiide  attentive  de  la  vie 
domestique,  comment  la  prati((ue  de  plus  en  plus 
savante  de  la  versification  l'eùt-elle  initié  à  la  con- 
naissance des  intérêts  politiques  ou  des  droits  gé- 
néraux de  l'humanité?  Si  M.  Hugo  a  espéré  un 
seuljour,  un  seul  instant  qu'il  arriverait,  par  la  seule 
puissance  de  sa  volonté,  à  comprendre  les  questions 
qu'il  n'avait  jamais  étudiées,  il  est  coupable  de  folie. 
Or,  les  Chants  du  crcpuscale  et  les  Voix  intérieures 
nous  autorisent  à  croire  qu'il  a  dédaigné  l'étude 
des  questions  philosophiques  et  politiques.  Quels 
fruits  ce  dédain  a-t-il  portés?  Le  poète  s'est  dé- 
battu dans  les  ténèbres,  comme  un  navire  sans  pi- 
lote et  sans  boussole.  11  a  déchmié,  sans  savoir  où 
l'emportait  sa  parole;  mais  il  n'a  rencontré  qu'un 
auditoire  inattenlif  et  indifférent,  et  le  silence  de 
la  foule  a  dû  lui  montrer  qu'il  avait  épuisé  tous  les 
trésors  de  son  ignorance.  Il  a  tiré  de  la  parole  tout 
ce  que  la  parole  contenait;  s'il  ne  veut  pas  se  sur- 
vivre, il  est  temps  qu'il  appelle  à  son  aide  les  idées 
qu'il  a  jusqu'ici  négligées. 

Quoique  les  trois  romans  qui  ont  précédé  Notre- 
Dame  de  Paris  soient  très-loin  d'avoir  la  même 
importance  littéraire  que  ce  dernier  ouvrage,  ce- 
pendant il  est  indispensable  de  les  étudier  avec 
une  sérieuse  attention  pour  comprendre  et  pour 
expliquer  les  transformations  successives  du  talent 
poétique  de  M.  Hugo.  Ces  transformations,  je  le 

13 


14G  IORIRAHS  LllTEUAlUES. 

sais,  sont  plutôt  apparentes  que  léelles,  plutôt  su- 
perficielles que  profondes.  Sous  la  diversité  se 
cache  l'identité.  11  est  facile  de  remonter  de  Notre- 
Dame  de  Paris  aux  exploits  de  IJan  d' Islande,  et  de 
conclure  de  Han  d'Islande  Notre-Dame  de  Paris. 
Toutefois  il  n'est  pas  hors  de  propos  de  caracté- 
riser les  trois  premières  tcîntatives  qui  ont  signalé 
l'entrée  de  M.  Hugo  dans  la  carrière  du  roman; 
car  ce  travail  n'est  pas  moins  riche  en  enseigne- 
ments que  l'analyse  de  ses  œuvres  lyriques.  Si 
l'auteur  de  Notre-Dame  publiait  aujourd'hui  Han 
d'Islande,  il  est  certain  qu'un  tel  livre  n'obtiendrait 
aucun  succès  et  ne  soulèverait  pas  même  une  dé- 
daigneuse opposition.  Ce  roman  n'est,  en  etlét, 
qu'un  mélodrame  du  troisième  ordre,  et  sans  doute 
il  serait  oubhé  depuis  longtemps,  sans  la  curiosité 
qui  s'attache  aux  premiers  bégayements  d"un  écri- 
vain devenu  célèbre.  Han  d'Islande  et  Spiagudry 
sont  des  monstres  hideux  et  n'inspirent  que  le  dé- 
goût. Il  est  juste  d'ajouter  qu'Éthel  et  Ordener 
jettent  sur  le  récit,  d'ailleurs  très-vulgaire  et  très- 
monotone,  qui  remplit  les  neuf  dixièmes  du  livre, 
une  sorte  d'intéièt  poétique.  Assurément  il  s'en 
faut  de  beaucoup  qu'Éthel  et  Ordener  puissent 
passer  pour  des  créations  neuves,  pour  des  per- 
sonnages inventés  ;  telles  qu'ehes  sont  pourtant, 
ces  deux  figures  excitent  chez  le  lecteur  une  réelle 
sympathie  :  car,  du  moins,  ces  deux  iigures  appar- 
tienjient  à  la  famille  humaine,  tandis  (pie  les  autres 


VICTOR    HUGO.  147 

personnages  du  livre  résument  à  plaisir  tous  les 
genres  de  difformité.  Si  les  amours  d'Éthel  et  d'Or- 
dencr  rappellent  à  la  mémoire  la  plus  paresseuse 
tous  les  romans  anonymes  feuilletés  au  collège, 
(lu  moins  ces  amours  sont  possibles,  et  cette  qua- 
lité, si  insignifiante  en  apparence,  mérite  d'être 
signalée  dans  un  livre  de  M.  Hugo  ;  car  Fauteur 
de  Notre-Dame  a  commencé  de  bonne  heure  à 
poser  sa  fantaisie  comme  supérieure  et  même 
comme  contraire  à  la  raison.  Quand  un  de  ses 
personnages  est  conçu  de  façon  à  pouvoir  vivre  de 
la  vie  conmiune,  il  faut  remercier  le  poëte  de  sa 
généreuse  condescendance,  de  son  respect  pour  le 
modèle  humain.  La  lecture  de  Han  d'Islande  ne 
suscite  aucune  question  sérieuse  3  le  sujet,  la  con- 
ception et  Texécution  échappent  à  la  fois  à  la 
louange  et  au  reproche  ;  et  malgré  son  admiration 
avouée  pour  ses  œuvres,  sans  doute  M.  Hugo  n'i- 
gnore pas  que  ce  livre  est  digne,  tout  au  plus,  de 
prendre  place  à  côté  de  Barbe-Bleue.  Il  y  aurait 
donc  de  l'injustice  à  insister  sur  la  nullité  de  ce 
roman  :  mais  il  importe  de  remarquer  que  la 
prédilection  de  M.  Hugo  pour  les  monstres  s'est 
signalée  pour  la  première  fois  dans  le  roman  de 
Han  d'Islande. 

Dans  Bug  Jargal,  nous  retrouvons  cette  prédi- 
lection traduite  sous  une  forme  moins  hideuse, 
mais  avec  une  persévérance  qui  indique  un  sys- 
tème arrêté.  Il  est  impossible  en  effet  de  mécon- 


14  8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

naître  l'intime  parenté  qui  unit  Han  d'Islande  et  le 
nain  Habibrah.  Il  y  a,  j'en  conviens,  plus  de  nou- 
veauté, plus  d'originalité  si  l'on  veut,  dans  le  per- 
sonnage d'Habibrah  ;  mais  cette  originalité,  ra- 
menée à  sa  plus  simple  expression,  n'est,  à  tout 
prendre,  que  l'union  de  la  laideur  morale  et  de  la 
laideur  physique.  Si  Habibrah  excite  moins  de  dé- 
goût que  Han  d'Islande,  c'est  que  la  ruse  domine 
chez  lui  la  férocité,  c'est  qu'il  met  au  service  d'un 
corps  incomplet  un  esprit  d'une  vivacité,  d'une 
souplesse  singulière,  c'est  qu'il  y  a  dans  sa  scélé- 
ratesse un  côté  savant  qui  soutient  l'attention. 
L'amour  du  capitaine  d'Auverney  pour  Marie  n'est 
guère  plus  neuf  que  l'amour  d'Ordener  pour  Éthel  ; 
mais,  grâce  à  la  richesse  du  paysage  qui  encadre 
cet  amour,  nous  acceptons  comme  inventé  ce  que 
nous  avons  déjà  lu  cent  fois.  Le  dévouement  et  la 
générosité  de  Bug  Jargal  méritent  seuls  d'être 
loués,  comme  un  ressort  habilement  mis  en  œuvre. 
Le  personnage  de  cet  esclave  sublime  se  distingue 
par  l'animation  et  la  simplicité.  Le  style  de  Bug 
Jargal  est  évidemment  supérieur  au  style  de  Ilan 
d'Islande;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  Bttg  Jar- 
gal, composé  à  1  âge  de  seize  ans,  a  çté  remanié 
et  refait  en  grande  partie  huit  ans  plus  tard,  lors- 
que l'auteur  avait  atteint  vingt-quatre  ans  :  à  cet 
égard,  la  déclaration  de  M.  Hugo  ne  laisse  aucun 
doute.  Nous  avons  donc  le  droit  de  juger  Bug  Jar- 
gal, non  comme  une  ébauche,  mais  comme  une 


VICTOR   HKiO.  159 

œuvre  corrigée  à  loisir.  Or,  la  conception  de  ce 
ronian,  bien  que  supérieure  à  celle  de  Hon  cV Is- 
lande, ne  mérite  cependant  pas  de  grands  éloges. 
Biassou  et  le  planteur  sang  mêlé  sont  des  types  de 
cruauté ,  de  niaiserie  poltronne  très-maladroi- 
tement dessinés.  Le  style  seul,  par  sa  rapidité, 
par  son  élégance,  par  la  sobriété  des  ornements, 
donne  à  Bng  Jargal  une  valeur  littéraire  qu'on 
chercherait  vainement  dans  les  personnages. 

Le  Dernier  Jour  d'un  condamné,  écrit  presque 
en  même  temps  que  les  Orientales,  résume  mal- 
heureusement les  défauts  et  les  qualités  de  ce  re- 
cueil lyrique.  Le  sujet,  pris  au  sérieux,  semblait 
promettre  une  étude  psychologique  ;  M.  Hugo, 
sans  avoir  complètement  méconnu  les  conditions 
du  sujet,  a  cependant  trouvé  moyen  de  le  traiter 
à  peu  près  constamment  par  le  côté  visible,  exté- 
rieur, en  indiquant  à  peine  et  d'une  façon  confuse 
le  côté  intérieur,  invisible,  c'est-à-dire  le  côté  le 
plus  important,  le  seul  qui  soit  véritablement  poé- 
tique. Il  s'est  proposé  de  peindre  les  tortures  mo- 
rales de  l'homme  condamné  à  mort,  qui  compte, 
dans  son  cachot,  les  heures,  les  minutes,  les  se- 
condes qu'il  lui  reste  à  vivre.  Certes,  une  pareille 
donnée  était  de  nature  à  corriger  la  prédilection 
de  M.  Hugo  pour  le  monde  extérieur;  il  y  avait 
lieu  d'espérer  qu'en  fouillant  dans  les  entrailles  de 
cette  idée  féconde,  il  oublierait  peu  à  peu  son 
amour  pour  le  bruit,  pour  la  couleur  ;  qu'il  dés- 

13. 


150  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

apprendrait  le  culte  des  mots,  et  reviendrait  à  la 
pensée,  à  l'émotion,  par  l'étude  patiente,  par  l'a- 
nalyse assidue  du  thème  qu'il  avait  choisi.  11  y  au- 
rait de  l'injustice  à  dire  que  le  récit  du  Dernier 
jour  d'un  condamné  a  été  pour  M.  Hugo  un  tra- 
vail sans  profit;  mais,  pour  «Ure  vrai,  nous  devons 
déclarer  qu'il  n'a  pas  tiré  de  ce  travail  tout  le  profit 
que  nous  pouvions  espérer.  Un  seul  épisode  mérite 
d'être  loué  sans  restriction,  c'est  l'épisode  de  Pé- 
pita; or,  cet  épisode  se  rattache  précisément  au 
côté  négligé  par  M.  Hugo  dans  le  reste  du  récit.  Le 
tableau  de  cet  amour  si  frais  et  si  pur,  si  ardent 
et  si  chaste  à  la  fois,  contraste  douloureusement 
avec  la  condition  désespérée  du  condamné,  et  nous 
devons  regretter  que  l'auteur  n'ait  puisé  qu'une 
seule  fois  à  cette  source  d'émotions.  Ce  n'est  pas 
moi  qui  contesterai  l'habileté  singulière,  l'abon- 
dance descriptive,  que  M.  Hugo  a  montrées  dans 
le  Dernier  Jour  d'un  condamné  ;  il  est  évident, 
pour  tous  les  hommes  lettrés,  que  l'écrivain  à  qui 
nous  devons  ce  monologue  éloquent  manie  la  lan- 
gue avec  une  sécurité  magistrale,  et  qu'il  dit  ce 
qu'il  veut  sans  embarras,  sans  trouble,  sans  hési- 
tation. Mais,  si  la  langue  obéit,  elle  reçoit  bien  ra- 
rement des  ordres  qui  relèvent  de  la  pensée.  La 
peinture  du  préau  de  Bicêtre  et  du  ferrement  des 
galériens,  le  voyage  de  Bicètre  à  Paris  entre  le 
gendarme  et  l'huissier,  le  sermon  de  l'aumônier, 
la  séance  des  assises  et  la  toilette  du  condamné 


VICTOR    HUGO.  I5f 

appartiennent  plutôt  au  mélodrame  qu'à  la  poésie 
proprement  dite,  et  le  talent  incontestable  de  l'au- 
teur ne  peut  masquer  la  vulgarité  de  ces  deux  ta- 
bleaux. Ce  livre  est  certainement  une  preuve  de 
puissance;  mais  la  donnée  choisie  par  l'auteur  pro- 
mettait un  poëme  que  nous  n'avons  pas  :  nous  es- 
périons assister  aux  tortures  de  la  conscience,  et 
nous  n'avons  sous  les  yeux  que  les  frissons  de  la  chair. 
Le  personnage  de  Han  d'Islande  et  d'Habibrah 
ne  reparaît  pas  dans  le  Dernier  Jour  d'un  con- 
damné ;  il  est  vrai  qu'il  eût  difficilement  trouvé 
place  dans  ce  lugubre  monologue.  Cependant 
M.  Hugo  ne  pouvait  se  passer  d'un  monstre,  et  il  a 
réalisé  son  type  de  prédilection  dans  le  ministère 
public.  La  justice  humaine,  telle  qu'il  nous  la 
montre,  n'est  pas  moins  altérée  de  sang  que  Han 
d'Islande,  ou  Habibrah.  Le  magistrat  n'est  pas 
moins  cruel  que  le  brigand  ou  le  nain;  il  n'y  a  entre 
ces  deux  cruautés  que  la  différence  qui  sépare  l'em- 
phase de  la  bizarrerie.  La  colère  de  M.  Hugo  contre 
la  magistrature  est  aujourd'hui  devenue  un  lieu 
commun  qui  reparaît  dans  tous  ses  livres  ;  si  ce  lieu 
commun  avait  quelque  utilité,  nous  le  subirions 
volontiers;  mais  nous  avouons  sincèrement  qu'il 
nous  est  impossible  de  voir  dans  cette  colère  un 
plaidoyer  contre  la  peine  de  mort.  Si  telle  est  l'in- 
tention de  l'auteur,  c'est  une  intention  traduite 
bien  maladroitement.  Si  la  loi  est  mauvaise,  c'est 
la  loi  qu'il  faut  attaquer  et  non  la  magistrature. 


152  POKTRAITS   LITTERAIRES. 

qui  ne  l'a  pas  faite,  et  qui  l'applique  selon  la  me- 
sure de  ses  lumières. 

Dans  Notre-Dame  de  Paris,  nous  retrouvons  en 
pleine  maturité  toutes  les  qualités  littéraires  qui 
n'existaient  qu'en  germe  dans  les  trois  ouvrages 
précédents.  Pour  être  juste  envers  M.  Hugo,  il  faut 
le  juger  comme  romancier  d'après  Notre-Dame  de 
Paris,  et  ne  consulter  ses  autres  romans  qu^à  titre 
de  renseignements.  Le  roman  de  Notre-Dame, 
écrit  à  l'âge  de  vingt-neuf  ans,  peut  être  considéré, 
sinon  comme  le  dernier  mot  de  l'auteur,  du  moins 
comme  l'expression  d'une  volonté  longtemps  dis- 
cutée, soumise  à  toutes  les  épreuves  de  la  réflexion. 
Les  personnages  de  ce  livre  appartiennent-ils  à  la 
famille  humaine?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Le  ta- 
lent littéraire  de  M.  Hugo  s'est-il  montré  dans 
cette  œuvre  plus  riche,  plus  varié  que  dans  les 
romans  précédents?  Assurément  oui.  Le  style  de 
Notre-Dame  est  incontestablement  supérieur  au 
style  de  Han  d'Islande,  de  Bug  Jargal,  du  Dernier 
Jour  d'un  condamné  ;  mais  ce  style,  j'ai  regret  à  le 
dire,  s'est  enrichi  aux  dépens  de  la  pensée.  Éthel, 
Ordener,  Marie,  d'Auverney,  Pépita,  ont  disparu 
sans  retour,  et  fait  place  à  des  figures  habilement 
dessinées ,  j'en  conviens ,  mais  dont  le  modèle 
n'existe  nulle  part.  L'écrivain  est  devenu  plus  ha- 
bile, mais  le  poète  s'est  éloigné  de  plus  en  plus  de 
la  vérité  humaine,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de 
poésie  possible. 


I 


vicToii  hi:go.  153 

Gringoire,  destiné,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  à 
personnifier  les  misères  de  la  condition  poétique 
au  w*"  siècle,  n'est  qu'une  caricature  grimaçante, 
et  n'excite,  il  faut  bien  le  dire,  ni  le  rire,  ni  la  pitié. 
Il  y  a  dans  ce  personnage  un  tel  amour  de  Tavilis- 
sement,  une  dégradation  si  ardemment  acceptée, 
un  si  parfait  mépris  de  toute  dignité,  que  toute 
sympathie  pour  lui  est  impossible.  Comment,  en. 
eiïét,  s'intéresser  à  un  honmie  qui  n'a  ni  volonté, 
ni  respect  pour  lui-même,  ni  force  pour  combattre 
la  pauvreté,  ni  confiance  dans  un  pouvoir  supé- 
rieur au  pouvoir  humain  ?  Un  tel  acteur,  si  toute- 
fois un  tel  acteur  a  jamais  existé,  est  indigne  d'oc- 
cuper la  poésie.  C'est  un  peu  plus  qu'un  animal 
domestique,  un  peu  moins  qu'un  laquais.  En  vé- 
rité, plus  je  pense  à  Gringoire,  et  plus  j'ai  de  peine 
à  comprendre  comment  M.  Hugo  a  pu  être  amené 
à  personnifier  la  poésie  dans  cette  espèce  de  men- 
diant qui  voudrait  être  bouffon. 

Phœbus  de  Chateaupers,  amoureux  de  ses  épe- 
rons et  de  son  épée,  charnel,  égoïste,  arrogant,  a 
sur  Gringoire  un  avantage  positif.  S'il  n'intéresse 
pas,  du  moins  il  a  pu  être,  et  c'est  un  mérite  qui 
n'est  pas  à  dédaigner.  Mais  que  vient  faire,  dans 
un  roman,  un  pareil  personnage?  Si  l'oisiveté  peut 
à  ce  point  dégrader  les  facultés  humaines,  ce  que 
je  ne  veux  pas  nier,  à  quoi  bon  mettre  en  scène  un 
homme  qui  n'a  plus  d'humain  que  le  nom?  Que 
Phœbus  ressemble  à  bien  des  héros  de  garnison, 


154  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

je  ne  le  nie  pas;  mais  je  ne  crois  pas  que  de  pa- 
reils héros  puissent  jamais  exciter  aucune  sympa- 
thie. Je  comprends  très-hien  que  Phœl)us  de  Cha- 
teaupers  n'aime  pas  Fleur-de-Lis  Gondelaurier  _, 
mais  je  comprends  difficilement  que  la  Esmeralda 
aime  Phœbus  de  Chateaupers;  car  hi  beauté,  qui 
suftit  à  éveiller  l'amour,  ne  suffit  pas  à  le  nourrir, 
et  dès  les  premiers  mots,  la  Esmeralda,  sans  avoir 
besoin  d'une  grande  pénétration,  doit  deviner  que 
Phœbus  est  un  homme  sans  cœur,  un  homme  in- 
digne d'amour. 

Claude  et  Jehan  Frollo,  le  diacre  et  Técolier,  ne 
sont  pas  si  loin  de  la  vérité  que  Gringoire  ;  mais 
ces  deux  personnages ,  comme  celui  de  Phœbus, 
me  paraissent  incapables  d'exciter  aucun  intérêt 
sérieux.  Qu'est-ce  en  effet  que  le  diacre?  Un  prêtre 
que  la  continence  a  rendu  fou^  un  malheureux  chez 
qui  la  chasteté  agit  comme  le  vin  ,  que  le  cri  de  la 
chair  pousse  à  la  luxure ,  qui  ressemble  bien  plus 
à  une  bête  féroce  qu'à  un  homme,  sujet  digne  d'é- 
tude pour  un  médecin,  indigne  d'occuper  la  poésie. 
De  telles  souffrances  sans  doute  ne  manquent  pas 
de  réalité;  mais  toutes  les  faces  de  la  réalité  n'ap- 
partiennent pas  à  la  poésie  ,  et  si  Claude  Frollo 
était  accepté  comme  un  personnage  poétique  ,  l'i- 
magination, une  fois  engagée  dans  cette  voie,  se 
flétrirait  bientôt.  Quant  à  l'écolier  Jehan  Frollo  ,  il 
n'a  rien  dans  son  caractère  qui  égayé  le  lecteur. 
Plus  rusé  que  Gringoire  ,  il  n'est  pas  moins  avili. 


VICTOU   IlLGO.  165 

Sa  gourmandise  et  sa  paresse  entêtée^  qui  se  com- 
prendraient chez  un  enfant  de  douze  ans,  devien- 
nent monstrueuses  chez  un  homme  qui  touche  à 
\a  virihté.  A  proprement  parler,  Jehan  Frollo  n'est 
qu'un  relïet  de  Gringoire.  Les  espiègleries  qu'il 
conçoit  et  qu'il  exécute  sont  plus  grossières  qu'a- 
musantes ;  il  n'a  dans  la  bouche  qu'un  vocabulaire 
emprunté  à  la  joie  des  halles,  et  ne  parvient  pas  à 
dérider  les  plus  indulgents.  Je  ne  devine  pas  qu'elle 
a  pu  être  la  pensée  de  M.  Hugo  en  créant  cette  fi- 
gure d'écolier. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  Fleur-de-Lis  Gondelaurier, 
car  l'auteur  a  dessiné  avec  une  négligence  très- 
pardonnable  ce  personnage  passif.  Cette  blonde 
jeune  fille,  fière  de  sa  beauté,  joue  un  rôle  si  peu 
important  dans  le  roman ,  que  M.  Hugo  était  na- 
turellement dispensé  d'insister  sur  le  caractère 
qu'il  lui  prête.  Toutefois  il  me  semble  que,  sans 
se  rendre  coupable  de  pruderie ,  elle  pourrait  re- 
procher à  Phœbus  de  Chateaupers  la  grossièreté 
insolente  de  ses  manières.  Une  jeune  fille  élevée 
sous  les  yeux  de  sa  mère  ne  peut  prendre  pour 
une  marque  d'amour  la  familiarité  qui  réussit  tout 
au  plus  auprès  d'une  aventurière  aguerrie; 

La  Esmeralda  et  Quasimodo  sont  évidemment 
les  deux  principaux  acteurs  de  Notre-Dame  de  Pa- 
ris ;  c'est  sur  eux  que  M.  Hugo  a  voulu  concentrer 
notre  attention  et  notre  sympathie  ;  c'est  donc  à 
eux  surtout  (pie  l'analyse  doit  s'adresser  pour  esti- 


156  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

mer  le  mérite  humain  de  Noire-Dame.  Or,  il  me 
semble  que  ces  deux  personnages,  qui,  rapprochés 
l'un  de  l'autre ,  ou  plutôt  opposés  l'un  à  l'autre, 
produisent  une  impression  plus  voisine  de  l'éton- 
nement  que  de  la  sympathie,  supportent  difficile- 
ment répreuve  d'une  étude  individuelle.  Je  ne  re- 
proche pas  à  M.  Hugo  d'avoir  reproduit  dans  la 
Esmeralda  Fenella  et  Mignon.  Loin  de  Là;  je  lui 
reproche  d'avoir  oublié  ,  dans  la  création  et  dans 
la  mise  en  œuvre  de  ce  personnage,  le  naturel  qui 
respire  dans  Peveril  du  Pic  et  dans  Wilhelm 
Meister.  La  bohémienne  de  M.  Hugo  est  une  figure 
pleine  de  fraîcheur  et  de  grâce  quand  elle  entre 
en  scène,  mais  presque  toujours  insignifiante,  ina- 
nimée, dès  qu'elle  agit  et  qu'elle  parle.  Une  seule 
fois  il  lui  arrive  d'émouvoir,  c'est  lorsqu'elle  donne 
à  boire  à  Quasimodo,  dans  la  scène  du  pilori; 
quand  elle  résiste  à  Claude  Frollo,  quand  elle  veut 
se  donner  à  Phœbus ,  elle  n'a  ni  la  dignité  de  la 
pudeur,  ni  l'énergie  de  l'amour.  C'est  une  figure 
peinte,  ce  n'est  pas  une  femme.  Quant  à  Quasi- 
modo, qui  régit  le  livre  entier,  c'est  une  transfor- 
mation de  Han  d'Islande  et  d'Habibrah,  transfor- 
mation puissante,  mais  tîdèle  au  type  quQ  M.  Hugo 
ne  perd  jamais  de  vue  ;  c'est  un  monstre  soumis  à 
l'inspiration  de  la  bonté,  mais  c'est  un  monstre,  et 
nous  ne  pouvons  consentir  à  croire  que  les  mons- 
tres aient  droit  de  bourgeoisie  dans  le  domaine 
poétique.  L'amour  de  Quasimodo  pour  la  Esme- 


VICTOR    IILGO.  157 

ralda  n'est  pas  un  aiiiour  humain^  c'est  le  dévoue- 
ment d'un  chien  de  Terre-Neuve  pour  son  maître. 
Entre  la  bohémienne  gracieuse  et  agile  comme 
une  abeille ,  et  le  sonneur  qui  résume  en  lui  tous 
les  éléments  de  la  laideur  visible,  placer  l'amour, 
comme  Ta  fait  M.  Hugo,  c'est  croire  que  Tétonne- 
ment  peut  remplacer  l'émotion,  c'est  poser  l'anti- 
thèse comme  loi  suprême  de  la  poésie.  Or,  une 
pareille  théorie  ne  mérite  pas  même  d'être  discu- 
tée^ car  elle  se  réfute  d'elle-même . 

Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  a  pas  dans  Notre-Dame 
de  Paris  un  mérite  éminent  ?  Telle  n'est  pas  notre 
pensée.  L'histoire  de  Paquette  Chante  Fleurie, 
quoique  racontée  peut-être  avec  une  simplicité  ar- 
tificielle, est  cependant  pleine  d'émotion,  et  n'ap- 
partient pas  au  monde  qu'habitent  les  personnages 
du  roman.  La  folie  de  la  Sachette  n'est  pas  moins 
pathétique.  Le  dirai-je,  cependant?  il  me  semble 
que  dans  la  peinture  du  Trou  aux  Rats,  M.  Hugo 
a  souvent  dépassé  les  limites  de  la  poésie.  Engagé 
dans  une  voie  vraie,  il  n'a  pas  su  s'arrêter  à  temps. 
Je  suis  loin  de  partager  l'admiration  générale  pour 
la  cour  des  Miracles;  toutefois  je  reconnais  que 
cette  scène  étrange  est  décrite  avec  une  singulière 
puissance;  je  ne  crois  pas  que  cette  fange  ,  où 
s'agitent  tous  ces  mendiants  et  tous  ces  voleurs , 
malgré  l'habileté  du  narrateur  ,  mérite  les  éloges 
qu'elle  a  obtenus  ;  mais  je  n'hésite  pas  à  procla- 
mer l'énergie  des  facultés  que  M.  Hugo  a  gaspillées 

14 


IÔ8  l'OUTIlAllS    LniEKAlRES. 

dans  ce  tableau.  Je  regrette  qu'il  ait  repris^  dans 
Notre-Dame  de  Paris,  le  plaidoyer  qu'il  avait  com- 
mencé dans  le  Dernier  Jour  d'un  condamné.  Le 
chapitre  qui  s'intitule  pompeusement  :  Coup  d'œil 
impartial  sur  la  Magistrature  ,  n'est  qu'une  décla- 
mation ampoulée^  verbeuse^  inutile  au  roman,  et 
réprouvée  par  le  bon  sens. 

Ce  qui  domine  dans  Notre-Dame  de  Paris ,  ce 
qui  a  fait  le  succès  de  ce  livre,  c'est  le  spectacle. 
Ce  livre  a  réussi,  et  cependant  il  s'en  faut  de  beau- 
coup que  ce  soit  un  bon  livre.  Il  ne  s'agit  pas  de 
contester  un  fait  accompli,  mais  bien  de  l'expli- 
quer. Or,  à  notre  avis,  la  puérilité  de  l'œuvre  du 
poète  a  trouvé  dans  la  puérilité  du  goût  public  un 
puissant  auxiliaire.  M.  Hugo,  en  écrivant  Notre- 
Dame  de  Paris ,  a  consulté  les  instincts  de  son 
temps  ,  et  c'est  pour  les  avoir  consultés  qu'il  a 
réussi.  11  est  très-vrai  que  la  France,  il  y  a  sept 
ans,  aimait  le  spectacle ,  et  préférait  la  poésie  qui 
se  voit  à  la  poésie  qui  se  comprend.  C'était  là,  sans 
doute,  un  goût  dépravé,  un  goût  que  les  hommes 
éclairés  combattaient  de  toutes  leurs  forces  ;  mais 
ce  goût  était  celui  de  la  majorité,  et  la  majorité  de- 
vait applaudir  Notre-Dame  de  Paris.  Aujourd'hui, 
le  goût  public  a  changé  ;  la  majorité,  instruite  par 
la  discussion ,  s'est  ralliée  à  lopinion  de  la  mino- 
rité ,  et  demande  à  la  poésie  autre  chose  que  le 
plaisir  des  yeux.  Aussi  le  mérite  poétique  de 
Notre-Dame  de  Paris  est-il  remis  en  question. 


VICTOR   HUGO.  159 

Cependant  il  ne  faudrait  pas  se  laisser  emporter 
trop  loin  par  cette  réaction.  Si  Notre-Dome  ^  en 
effet ,  n'est  pas  nn  beau  livre  dans  le  sens  le  plus 
élevé  de  ce  mot,  il  ne  faut  pas  oublier  les  qualités 
éclatantes  qui  distinguent  cette  œuvre;  il  y  aurait 
injustice  à  les  méconnaître.  A  parler  franchement, 
la  pierre  et  Fétoffe  sont  les  principaux ,  je  devrais 
dire  les  seuls  acteurs  de  ce  livre.  Mais  jamais  la 
pierre  et  l'étofté  n'ont  été  mises  en  scène  avec  plus 
de  splendeur,  plus  de  magnificence;  jamais  la 
langue  n'a  trouvé  pour  les  peindre  des  ressources 
plus  abondantes,  plus  variées.  Si  la  pierre  et  l'étoffe 
ne  peuvent  remplir  le  cadre  d'un  roman,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  méconnaître  le  mérite  pitto- 
resque de  M.  Hugo.  Dans  la  peinture,  comme  dans 
la  poésie,  dans  toutes  les  grandes  écoles,  depuis  la 
florentine  jusqu'à  la  flamande,  l'homme  joue  le 
prenn'er  rôle  ;  la  pierre  et  l'étoffe  ne  sont ,  pour 
Raphaël,  Titien  et  Rubens,  que  des  parties  secon- 
daires de  la  peinture.  Oui,  sans  doute;  mais  il  est 
juste  de  proclamer  que  M.  Hugo  a  traité  ces  par- 
ties secondaires  avec  une  habileté  de  premier 
ordre. 

L'importance  accordée  à  la  pierre  et  à  l'étoffe 
devait  inévitablement  entamer,  sinon  effacer,  l'im- 
portance de  la  personne  humaine;  et,  en  effet,  dans 
Notre-Dame  de  Paris ,  l'homme  n'est  qu'un  point 
sur  la  pierre;  il  remplit  l'étoffe  et  sert  à  la  mon- 
trer. 11  est  évident  que  l'auteur  s'accommoderait 


100  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

bien  plus  volontiers  de  la  cathédrale  sans  le  diacre 
et  le  sonneur^  que  du  diacre  et  du  sonneur  sans  la 
cathédrale.  Quasimodo  et  Claude  Frollo  sont  d'un 
bon  effet  sous  les  voûtes  de  Téglise,  sur  la  galerie 
qui  unit  les  deux  tours,  sur  la  dentelle  qui  les  cou- 
ronne ;  il  les  dessinera  donc  pour  compléter  le  ta- 
bleau. Mais  ne  lui  dites  pas  de  placer  plus  près  de 
vous  ces  points  qu'il  a  baptisés  du  nom  d'homme; 
car,  en  les  rapprochant,  il  diminuerait  l'effet  pit- 
toresque de  son  église;  la  pierre  et  l'étoffe  re- 
prendraient le  rang  qui  leur  appartient,  et  le  plaisir 
des  yeux,  le  seul  qu'il  ait  en  vue,  ne  serait  plus  tel 
qu'il  Ta  voulu,  exclusif,  souverain.  C'est  là,  si  je 
ne  m'abuse ,  le  véritable  mérite  ,  et  aussi  le  vice 
réel  de  Notre-Dame  de  Paris.  Dans  cette  œuvre  si 
singulière,  si  monstrueuse,  l'homme  et  la  pierre 
sont  confondus  et  ne  forment  plus  qu'un  seul  et 
même  corps.  L'homme  sous  l'ogive  n'est  pas  plus 
que  la  mousse  sur  le  mur  on  le  lichen  sur  le  chêne. 
Sous  la  plume  de  M.  Hugo,  la  pierre  s'anime  et 
semble  obéir  à  toutes  les  passions  humaines.  L'ima- 
gination, éblouie  pendant  quelques  instants ,  croit 
assister  à  l'agrandissement  du  domaine  de  la  pen- 
sée, à  l'envahissement  de  la  matière  pap  la  vie  in- 
telligente. Mais,  bientôt  désabusée,  elle  s'aperçoit 
que  la  matière  est  demeurée  ce  qu'elle  était,  et  que 
l'homme  s'est  pétrifié.  Les  salamandres  sculptées 
au  flanc  de  la  cathédrale  sont  restées  immobiles,  et 
le  sang  qui  courait  dans  les  veines  de  l'homme 


VICTOR    IJLGO.  16  1 

s'est  glacé  tout  à  coup  ;  la  respiration  s'est  arrêtée, 
l'œil  ne  voit  plus^  Tàine  engourdie  a  désappris  la 
pensée.  Sans  doute^  pour  produire  cette  singulière 
illusion,  pour  agrandir,  même  pendant  un  instant, 
le  domaine  de  la  vie  intelligente,  il  faut  une  grande 
habileté.  Aussi  sonmies-nous  loin  de  contester 
rhabileté  de  M.  Hi]go:  mais  cette  illusion,  quoique 
passagère,  est  funeste  à  la  poésie;  elle  détourne  la 
foule  des  plaisirs  sérieux  ,  des  plaisirs  de  l'intelli- 
gence, et  l'habitue  à  de  puérils  délassements. 

Et  non-seulement  la  poésie  a  beaucoup  à  souf- 
frir de  ce  renversement  des  rôles  qui  appartien- 
nent à  l'homme  et  à  la  pierre  ;  mais  la  langue  elle- 
même  ne  peut  impunément  se  prêter  à  l'expression 
de  cette  monstruosité.  Dès  que  la  pierre  occupe  la 
scène,  dès  que  l'homme  n'est  plus  qu'un  point,  il 
s'opère  dans  la  langue  un  renversement  de  même 
nature.  La  partie  matérielle  de  la  langue,  c'est-à- 
dire  le  vocabulaire,  réduit  en  servitude  la  partie 
intellectuelle,  c'est-à-dire  la  syntaxe.  La  poésie, 
vouée  à  la  pure  description,  a  surtout  besoin  de  sy- 
nonymes, d'épithètes,  il  lui  faut  des  phrases  touf- 
fues, dont  le  branchage  soit  impénétrable;  préoc- 
cupée de  mille  détails  qu'elle  rencontre  sur  sa 
route,  animée  du  désir  de  représenter  tout  ce 
qu'elle  aperçoit,  comment  aurait -elle  le  temps  de 
chercher  les  lignes  principales  d'une  idée ,  de  les 
dessiner  nettement  ?  Le  vocabulaire  s'offre  à  elle 
avec  des  richesses  inépuisables  ;  quoi  qu'elle  veuille 

14. 


162  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

peindre^  il  est  toujours  là  pour  répondre  à  l'appel. 
(iCst  donc  à  lui,  à  lui  seul^  qu'elle  s'adresse  en  toute 
occasion  :  elle  trouve  dans  le  vocabulaire  des  mots 
qui  traduisent  tous  les  caprices  de  la  lumière, 
toutes  les  formes  des  corps^  toutes  les  nuances, 
tous  les  rayons,  toutes  les  ombres.  Abusée  par  la 
complaisance  et  la  docilité  du  vocabulaire,  elle  ar- 
rive bientôt  à  croire  que  la  langue  est  tout  entière 
dans  les  mots;  et,  le  jour  où  elle  a  besoin  d'expri- 
mer une  idée  étrangère  au  monde  visible,  le  jour 
où  elle  veut  parler  à  l'intelligence  de  l'intelligence 
elle-même,  elle  s'aperçoit,  mais  trop  tard,  que  le 
vocabulaire,  réduit  à  ses  seules  ressources,  ne  suf- 
fit pas  à  remplir  cette  tâche.  Elle  appelle  à  son  se- 
cours la  syntaxe  qu'elle  avait  si  longtemps  dédai- 
gnée; mais  cette  alliée  si  injustement  oubliée  refuse 
de  répondre,  et  la  poésie  bégaye  au  lieu  de  parler. 
Ce  que  j'énonce  ici  sous  une  forme  générale,  il  est 
facile  de  le  vérifier  en  lisant  Notre-Dame.  Il  est 
évident  que  M.  Hugo,  en  maniant  le  vocabulaire, 
a  mis  en  lumière  plusieurs  faces  de  notre  langue 
qui  jusqu'ici  étaient  demeurées  dans  l'ombre,  ou 
qui,  après  avoir  brillé  quelque  temps,  étaient  tom- 
bées en  oubli.  Mais  il  a  négligé  les  lois  qui  prési- 
dent au  maniement  du  vocabulaire,  parce  que  la 
connaissance  et  l'application  de  ces  lois  avaient  à 
peine  un  rôle  à  jouer  dans  la  peinture  de  la  pierre 
et  de  l'étoffe.  S'il  eût  mis  les  hommes  sur  le  pre- 
mier plan  et  l'église  à  l'horizon,  bon  gré,  mal  gré. 


VICTOR    niGO.  1G3 

il  eut  été  amené  à  invoquer  le  secours  de  la  syn- 
taxe; renfermé  dans  le  domaine  des  choses,  il  a  du 
manier  exclusivement  la  partie  matérielle  de  la 
langue.  C'est  pourquoi  la  prose  de  Xotre-Dame  de 
Paris  est  une  prose  éclatante,  mais  d'une  beauté 
très-incomplète. 

Les  drames  de  M.  Hugo  sont,  à  notre  avis,  la 
plus  faible  partie  de  ses  œuvres.  Si  ce  que  nous 
avons  dit  de  ses  œuvres  lyriques  et  de  ses  romans 
a  été  bien  compris,  personne,  sans  doute,  ne  s'é- 
tonnera de  notre  sévérité.  Le  drame  est,  en  effet, 
de  toutes  les  formes  littéraires,  celle  qui  exige  le 
plus  impérieusement  la  connaissance  des  hommes, 
et  nous  avons  quelque  raison  de  croire  que  M.  Hugo 
ne  les  a  jamais  étudiés.  Nous  ne  croyons  pas,  nous 
sommes  loin  de  croire  qu'il  ait  tenu  toutes  ses 
promesses  ;  mais  lors  même  qu'il  les  eut  tenues 
tout  entières,  il  n'aurait  pas  encore  satisfait  à  tou- 
tes les  conditions  de  la  poésie  dramatique.  La  pré- 
face de  Cromivell,  où  il  exposait,  en  1827,  sa 
théorie  du  drame,  prouve  clairement  qu'il  a  sur  la 
poésie  en  général,  et  sur  le  drame  en  particulier, 
des  idées  fort  incomplètes  et  très-peu  précises.  Il 
affirme  que  partout  l'ode  a  précédé  l'épopée,  et 
l'épopée  le  drame.  La  seule  preuve  qu'il  apporte 
à  l'appui  de  cette  affirmation,  c'est  que  la  Bible 
est  antérieure  à  Homère,  et  Homère  antérieur  à 
Shakspeare  ;  or,  sans  parler  du  drame  de  Job  et 
du  Livre  des  Rois,  qui  peut  à  bon  droit  passer  pour 


164  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

une  épopée,  nous  trouvons  dans  la  seule  patrie  de 
Shakspeare  la  réfutation  de  la  théorie  exposée  par 
M.  Hugo  ;  car  Shakspeare  est  venu  avant  Milton, 
qui  est  venu  avant  Byron.  M.  Hugo  ne  contestera, 
sans  doute,  ni  la  valeur  épique  de  Milton,  ni  la  va- 
leur lyrique  de  Byron.  Que  devient  donc,  en  pré- 
sence de  ces  deux  poètes  éminents,  la  théorie 
exposée  dans  la  préface  de  Cromtvell  ?  \\  serait 
facile  de  trouver  dans  plusieurs  littératures  de 
l'Europe  une  série  d'arguments  pareils  à  ceux  que 
nous  fournit  T Angleterre,  et  de  montrer,  l'histoire 
à  la  main,  toute  la  puérilité  des  idées  que  M.  Hugo 
prend  pour  générales.  Mais  la  critique,  en  insis- 
tant sur  le  néant  de  cette  théorie,  se  rendrait  elle- 
même  coupable  d'enfantillage  ;  il  vaut  mieux  croire 
que  M.  Hugo,  désirant  écrire  pour  la  scène,  a  voulu 
démontrer  la  supériorité  du  drame  sur  toutes  les 
autres  formes  poétiques.  Pour  se  contenter,  pour 
se  prouver  à  lui-même  qu'il  avait  raison  d'aban- 
donner Fode  et  le  roman  et  d'aborder  la  forme 
dramatique,  il  lui  a  paru  commode  d'affirmer  que 
le  drame  résume  et  contient  la  substance  de  l'ode 
et  de  l'épopée.  En  vérité,  nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  le  chagriner  pour  une  joie  qui  ne  fait  de 
tort  qu'à  lui-même.  L'histoire  n'est  pas  de  son  avis  ; 
mais  les  idées  générales  de  M.  Hugo  ne  relèvent 
ni  du  temps,  ni  de  l'espace,  et  sont  par  conséquent 
supérieures  à  l'histoire.  Elles  expriment  un  ordre 
de  vérités  qui  échappe  à  tout  contrôle,  et  dont  les 


VICTOR    HUGO.  1G6 

éléments  ne  se  trouvent  que  dans  la  pensée  de  l'au- 
teur. Bornons-nous  donc  à  énoncer  le  démenti 
donné  par  Thistoire  à  M.  Hugo^  et  abstenons-nous 
de  juger  le  ditférend. 

Arrivé  à  la  théorie  du  drame^  M.  Hugo  affirme 
que  le  drame  doit  contenir  la  réalité  tout  entière^ 
et  à  ce  propos,  il  trouve  bon  de  nier  la  valeur  dra- 
matique du  théâtre  grec  en  se  fondant  sur  Tab- 
sence  du  grotesque.  Le  grotesque  est,  selon  lui, 
un  élément  indispensable  de  la  réalité  dramatique, 
et  toute  tentative  qui  a  pour  but  de  restreindre 
l'importance  du  grotesque,  viole  une  des  lois  les 
plus  impérieuses  du  drame.  11  y  a  bien  eu  en  Grèce 
un  certain  poëte  appelé  Aristophane  ;  mais  suivant 
M.  Hugo,  Aristophane  a  tout  ou  plus  entrevu  Tim- 
portance  et  le  rôle  du  grotesque  dans  la  poésie 
dramatique.  Pour  que  ce  rôle  se  révélât  pleine- 
ment et  fût  compris  par  les  poètes  et  par  la  foule, 
il  fallait  que  l'humanité  eût  été  gouvernée  pendant 
quinze  siècles  par  la  loi  chrétienne.  Avant  Shaks- 
peare  et  Rabelais,  le  grotesque  n'existait  qu'à  Té- 
tât d'ébauche  ;  et  ce  qui  le  prouve  victorieuse- 
ment, c'est  la  mesquinerie  des  œuvres  que  nous  a 
laissées  Aristophane.  M.  Hugo  ne  nomme  pas  ces 
œuvres;  mais  tout  le  monde  sait  que  les  Nuées  et 
les  Guêpes  sont  d'une  timidité  sans  pareille.  Il  n'y 
a  pas  un  homme  de  vingt  ans,  familiarisé  avec  la 
littérature  grecque ,  qui  ne  comprenne  très-bien 
que  Pantagruel  et  les  gaies  Commères  de  Windsor 


16G  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

surpassent  en  hardiesse  les  Xuées  et  les  Guêpes.  Si 
quelqu'un  se  permettait  d'énoncer  un  avis  contraire 
à  celui  de  M.  Hugo  et  de  dire  qu'Aristophane  est 
aussi  hardi  que  Rabelais  et  Shakspeare,  qu'il  a 
poussé  la  moquerie  aussi  loin  que  la  satire  et  la  co- 
médie modernes,  M.  Hugo,  nous  n'en  doutons  pas, 
aurait  une  réponse  toute  prête  ;  il  se  bornerait  à 
dire  que  sa  théorie  du  grotesque,  aussi  bien  que  sa 
théorie  générale  de  la  poésie,  est  supérieure  à 
l'histoire.  L'histoire,  en  eifet,  qu'elle  s'occupe  d'A- 
ristophane ou  d'Homère,  n'est  qu'un  pur  accident, 
tandis  que  les  théories  de  M.  Hugo  sont  nécessaires 
et  ne  peuvent  pas  ne  pas  être.  Quoiqu'il  lui  plaise 
de  dire  qu'il  a  toujours  dédaigné  de  donner  à  ses 
œuvres  ses  préfaces  pour  bouclier,  cependant 
nous  croyons  que  ses  théories  dramatiques  n'ont 
été  forgées  que  pour  la  défense  de  Cromwell,  et 
voilà  pourquoi  nous  refusons  de  les  prendre  au 
sérieux.  Ainsi,  lorsqu'il  ne  voit  dans  la  tragédie 
grecque  tout  entière  qu'un  démembrement  de  l'é- 
popée homérique ,  nous  lui  pardonnons  de  grand 
cœur  de  confondre  les  Titans  d'Eschyle,  les  hom- 
mes de  Sophocle  et  les  personnages  sentencieux 
d'Euripide.  Après  avoir- traité  les  Nuées 'et  les  Gué- 
*  pes  comme  des  œuvres  sans  importance,  il  était 
naturel  qu'il  mît  sur  la  même  ligne  le  Prométhee, 
VŒdipe  roi  et  VHlppolijte.  Dans  une  discussion 
vraiment  littéraire,  de  pareilles  bévues  mériteraient 
sans  doute  d'être  signalées;  mais  il  ne  faut  pas 


VICTOU    HUGO.  167 

oublier  que  M.  Hugo,  en  écrivant  la  préface  de 
Cromicell,  n'a  voulu  prouver  qu'une  seule  chose  : 
que  la  poésie  dramatique  est  la  première  de  toutes 
les  poésies,,  et  qu'avant  Shakspeare  cette  poésie 
n'existait  pas.  Pour  arriver  à  cette  conclusion^  il 
n'a  pu  se  dispenser  de  contredire  l'histoire;  mais 
il  est  arrivé  à  la  conclusion  qu'il  avait  formulée 
d'avance,  à  laquelle  il  ne  pouvait  renoncer  sans 
porter  atteinte  à  l'inviolable  dignité  de  sa  pensée. 
Après  avoir  balayé  comme  une  poussière  inutile 
et  sans  valeur  la  tragédie  et  la  comédie  antiques,  il 
lui  restait  à  établir  l'identité  du  drame  et  de  la  réa- 
lité. Arrivé  à  ce  point,  sa  tâche  devenait  plus  diffi- 
cile ;  mais  il  a  trouvé  moyen  d'éluder  la  difficulté 
en  supposant  que  cette  affirmation  est  implicite- 
ment contenue  dans  sa  théorie  générale  de  la 
poésie  et  dans  sa  théorie  du  grotesque.  Si  quinze 
siècles  de  christianisme  ont  été  nécessaires  au  dé- 
veloppement du  grotesque  et  de  la  poésie  drama- 
tique, si  le  grotesque  est  un  élément  nécessaire  de 
toute  réalité  et  si  le  drame,pour  demeurer  fidèle  à 
son  origine,  pour  se  conformer  à  l'esprit  chrétien, 
doit  reproduire  tous  les  éléments  aperçus  et  mis 
en  lumière  par  le  christianisme,  il  ne  peut  se  dis- 
penser de  mêler  le  grotesque  à  toutes  ses  créations; 
Une  argumentation  ainsi  conçue  n'est  certaine- 
ment pas  à  l'abri  de  toute  blessure  et  serait  frappée 
à  mort  par  le  premier  coup  sérieux.  Qu'il  nous 
suffise  de  rappeler  que  les  prémices  sur  lesquelles 


I(i8  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

s'appuie  M.  lliigo  sont  fausses  et  lie  reposent  sur 
aucun  témoignage.  11  est  inutile  de  nier  la  conclu- 
sion. Sans  doute  le  christianisme  a  modifié  profon- 
dément la  forme  dramatique  comme  toutes  les 
autres  formes  de  la  poésie  ;  mais  entre  la  vérité  de 
cette  modification  et  la  réalité  posée  comme  but 
suprême  du  drame,  il  y  a  un  abîme,  et  pour  com- 
bler cet  abîme  il  faudrait  d'autres  arguments  que 
la  préface  de  CromwelL  Pour  notre  part,  nous 
croyons  sincèrement  qu'identifier  le  drame  et  la 
réalité  n'est  pas  moins  que  nier  la  condition  fon- 
damentale de  toute  poésie,  c'est-à-dire  Tinterpré- 
tation. 

L'intervalle  qui  sépare  la  réalité  de  la  poésie  a  été 
si  souvent  démontré  qu'il  serait  puéril  d'insister 
sur  cette  vérité^  depuis  longtemps  acquise  à  l'évi- 
dence. M.  Hugo  croit  que  le  triomphe  du  drame  est 
de  compléter  l'histoire,  de  restituer  les  parties  per- 
dues. iS'i  les  historiens  ni  les  poètes  ne  souscriront 
à  cette  affirmation  ;  mais  la  théorie  du  drame  réel 
pourra  du  moins  nous  servir  à  juger  les  drames  de 
M.  Hugo.  Si  les  drames  de  M.  Hugo  étaient  réels,, 
dans  le  sens  le  plus  rigoureux  du  mot  ;  s'ils  tenaient 
toutes  les  promesses  de  la  préface  de  Crqmwell,  ils 
seraient  encore  selon  nous  très-loin  de  la  beauté 
poétique  :  toutefois  ils  mériteraient  une  estime  sé- 
rieuse. Malheureusement  il  est  facile  de  prouver 
qu'ils  sont  aussi  étrangers  à  la  réalité  qu'à  l'inter- 
prétation. 


VICTOR   IlLGO.  ICO 

Ce  que  nous  pourrions  dire  de  Cromivell  s'ap- 
plique avec  une  égale  vérité  aux  trois  premiers  dra- 
mes destinés  à  la  scène  par  M.  Hugo;  aussi  trou- 
vons-nous plus  convenable  d'aborder  sur-le-champ 
Marion  de  Lorme,  Hernani  et  le  Roi  s'amuse.  A 
notre  avis,  Marion  de  Lorme  est  de  tous  les  drames 
de  M.  Hugo  le  seul  qui  renferme  quelques-uns  des 
éléments  de  la  poésie  dramatique.  Marion  et  Didier_, 
qui  occupent  le  premier  plan,  expriment  leurs  pen- 
sées sous  une  forme  exclusivement  lyrique  ;  mais  la 
nature  même  de  leurs  pensées,  de  leur  caractère, 
pouvait  donner  lieu  à  des  développements  drama- 
tiques. Louis  Xni  et  le  marquis  de  Nangis  méritent 
la  même  louange  et  le  même  reproche.  Ils  récitent 
des  couplets  lyriques,  ils  ne  vivent  pas,  mais  ils 
pourraient  vivre.  Quant  à  la  réalité  historique  de 
ces  personnages,  elle  ne  peut  devenir  le  sujet  d'une 
discussion.  Dans  la  première  moitié  du  xvii^  siècle, 
le  caractère  de  Didier  n'existait  pas  et  ne  pouvait 
exister.  Pour  qu'un  tel  caractère  devienne  pos- 
sible, il  faut  que  la  poésie  lyrique  ait  créé  Werther 
et  René,  Lara  et  Childe-Harold  ;  il  faut  qu'Uhland 
et  Lamartine  aient  touché  les  dernières  limites  de 
la  rêverie.  Marion  n'est  pas  seulement  infidèle  à 
riiistoire,  mais  bien  aussi  au  type  même  de  la 
courtisane.  Son  malheur  se  comprend  à  peine, 
tant  elle  paraît  avoir  oublié  ses  premiers  désordres. 
Pour  que  ce  personnage  fut  humainement  réel, 
sinon  historiquement,  il  eût  fallu  que  le  spectateur 

15 


170  PURIUAITS   LITTEKAIUES. 

assistât  aux  premiers  développements  de  rameur 
de  Marion  pour  Didier  et  vît  la  passion  effacer  peu 
à  peu  les  souillures  de  la  débauche,  rajeunir  et 
purifier  Tàme  de  la  courtisane.  La  fierté  féodale 
du  marquis  de  Nangis,  sans  violer  directement 
l'histoire,  n'est  cependant  pas  dessinée  d'après  la 
réalité.  Il  est  très-vrai  que  l'aristocratie  portait  la 
tète  haute  dans  les  premières  années  du  règne  de 
Louis  Xlîl  ;  mais  elle  résistait  à  Richelieu  en  levant 
des  armées,  et  lorsqu'elle  avait  une  grâce  à  de- 
mander, elle  ne  se  présentait  pas  escortée  comme 
un  prince  du  sang.  Louis  XIII  a  été  l'esclave  de 
Richelieu,  et  s'il  lui  est  arrivé  de  songer  à  secouer 
le  joug,  ce  désir  chez  lui  ne  s'est  jamais  élevé  jus- 
qu'à la  volonté;  mais  si  faible  qu'il  fût,  il  n'avait 
pas  renoncé  à  l'exercice  de  son  intelligence,  et  il  se 
dédommageait  avec  ses  favoris  de  l'autorité  despo* 
tique  du  cardinal.  S'il  ne  gouvernait  pas  dans  le 
sens  le  plus  élevé  du  mot,  il  ne  s'interdisait  pas  la 
raillerie  contre  le  maître  de  la  France.  Le  Louis  XIII 
de  Marion  de  Lorme  ne  ressemble  pas  au  Louis  XIII 
de  l'histoire. 

Dans  Hernoni,  nous  retrouvons  tous  les  person- 
nages, toutes  les  situations  et  je  dirais  volontiers  tous 
les  couplets  lyriques  de  Marion  de  Larme.  Didier 
devient  Hernani,  Marion  dona  Sol,  le  marquis  de 
Nangis  don  Ruy  de  Silva.  Quant  à  don  Carlos,  qui, 
dans  la  seconde  moitié  de  la  pièce,  s'appelle  Charles- 
Quint,  il  est  permis  de  le  considérer  comme  formé 


VICTOR    IlLGO.  17  1 

de  la  réunion  de  Saverny  et  de  Latfemas.  Lorsqu'il 
court  les  aventures,  il  continue  Saverny  ;  quand  la 
luxure  le  pousse  à  la  cruauté,  il  continue  Lafîemas. 
Lorsqu'il  pardonne,  il  ne  continue  ni  l'un  ni  l'autre, 
et  il  est  supérieur  aux  deux  personnages  dont  il 
procède.  Si  M.  Hugo,  fidèle  aux  théories  de  la  pré- 
face de  Cromwell,  se  fut  vraiment  proposé,  dans 
Marion  de  Lorme  et  Hcrnoni,  de  compléter  la  réa- 
lité historique,  de  restituer  les  parties  perdues,  en 
un  mot  de  ressusciter  le  passé,  certes  il  n'eut  pas 
écrit  deux  fois  la  même  pièce  avec  des  variantes  à 
peine  saisissables.  11  y  a  si  loin  de  Louis  XIII  à 
Charles-Quint,  que  pour  tirer  Hernani  de  Marion 
de  Lorme  il  a  fallu  méconnaître  la  réalité  historique 
de  Louis  XIII  et  de  Charles-Quint  et  c'est  en  effet 
le  parti  auquel  s'est  arrêté  M.  Hugo.  Après  avoir 
proposé  aux  poètes  dramatiques  la  réalité  comme 
but  suprême  du  drame;  après  avoir  proclamé  au 
nom  de  cette  réalité  la  mesquinerie  de  la  tragédie 
et  de  la  comédie,  il  a  traité  l'Espagne  du  xvi^  siècle 
et  la  France  du  xvu^  avec  un  mépris  absolu.  Ainsi 
M.  Hugo  lui-même  ne  prend  pas  ses  théories  au 
sérieux.  Étudiées  séparément,  les  différentes  parties 
û' Hernani  sont  supérieures  aux  différentes  parties 
de  Marion  de  Lorme  sous  le  rapport  du  style,  de  la 
versification.  Pourtant  la  représentation  (Y Hernani 
excite  moins  d'intérêt  que  celle  de  Marion.  Les  per- 
sonnages et  les  situations  des  deux  pièces  se  res- 
semblent d'une  façon  frappante  ;  mais  dans  Her- 


172  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

nanl  l'ode  a  ses  coudées  plus  fraiiehes  et  l'homme 
presque  tout  entier  disparait  sous  le  poëte. 

Dans  le  Roi  s'amuse  l'ode  remplace,  comme  dans 
Hernani  et  dans  Marion  de  Lorme,  la  réalité  histo- 
rique et  la  réalité  humaine;  mais  on  voit  poindre 
dans  cette  pièce  une  idée  qui  devait  plus  tard  em- 
porter M.  Hugo  aussi  loin  de  la  poésie  que  de  l'his- 
toire. Cette  idée  consiste  à  prendre  l'antithèse  pour 
pivot  de  l'action  dramatique.  Il  ne  s'agit  en  effet 
dans  le  Roi  s'amuse  ni  de  la  peinture  de  la  cour  de 
François  P"",  ni  du  tableau  des  passions  religieuses 
qui  agitaient  la  France  du  xvi^  siècle.  Le  seul  but 
que  se  propose  le  poète  est  de  montrer  la  débauche 
sur  le  trône  et  la  grandeur  d'âme  sous  la  livrée 
d'un  fou.  Ces  deux  antithèses  résument  toute  la 
pièce;  et  pour  les  mettre  en  œuvre.  M.  Hugo  ne 
craint  pas  de  violer  l'histoire,  comme  il  Ta  fait  dans 
Hernani  et  Marion,  pour  acclimater  l'ode  sur  la 
scène.  Si,  dans  cette  troisième  tentative,  il  a  mé- 
connu, comme  dans  les  deux  premières,  la  condi- 
tion fondanicntale  de  toute  poésie  dramatique,  le 
développement  des  caractères  sous  la  forme  d'une 
action  vraisemblable,  je  dois  dire  qu'il  a  déployé 
dans  les  couplets  récités  par  Triboulet  une  grande 
richesse  de  versification  ;  mais  cette  habileté  tout 
extérieure  ne  saurait  effacer  le  défaut  capital  de  la 
pièce,  la  violation  simultanée  de  la  réalité  histori- 
que et  de  la  réalité  humaine.  Les  personnages  n'ont 
pas  vécu  et  ne  pourraient  pas  vivre. 


VICTOR    HUGO,  173 

Lucrèce  Boryla,  Marie  Tudur  el  Aiifjelo  mar- 
quent dans  la  carrière  dramatique  de  M.  Hugo  un 
mépris  de  plus  en  plus  hardi  pour  l'histoire  et  pour 
la  poésie  elle-même.  Il  n'y  a  pas  un  écolier  de  quinze 
ans  qui  ne  soit  en  état  de  relever  les  erreurs  histo- 
riques volontaires  ou  involontaires  qui  abondent 
dans  ces  trois  ouvrages^  et  ce  serait  folie  de  vouloir 
les  récapituler;  mais  il  y  a  dans  ces  trois  pièces, 
dont  la  troisième  vaut  moins  que  la  seconde  et  la 
seconde  moins  que  la  première,  un  défaut  plus 
grave  que  le  mépris  ou  l'ignorance  de  Thistoire  : 
c'est  le  mépris  ou  rignorance  de  la  nature  humaine; 
c'est  l'antithèse  substituée  constamment  au  déve- 
loppement des  caractères.  L'amour  maternel  sous 
les  traits  d'une  fennne  incestueuse  et  adultère,  un 
aventurier  entre  l'alcôve  royale  et  la  hache  du 
bourreau,  l'amour  chaste,  idéal  dans  le  cœur  d'une 
femme  qui  vend  ses  caresses,  telles  sont  les  anti- 
thèses que  M.  Hugo  a  prises  pour  thèmes  drama- 
tiques et  qu'il  a  développées  avec  le  seconrs  du 
poignard  et  du  poison,  du  décorateur  et  du  machi- 
niste. Ces  trois  drames  n'appartiennent  ni  à  l'his- 
toire ni  à  l'humanité,  et  ne  rachètent  pas  même 
l'invraisemblance  des  caractères  par  la  sève  lyrique 
qui  circulait  dans  Marlon  de  Lorme,  dans  Hernani, 
dans  Trihoidet.  Une  fois  engagé  sur  cette  pente  de 
plus  en  plus  glissante,  où  s'arrêtera  M.  Hugo  ? 

Tombé  de  l'ode  à  l'antithèse,  de  l'antithèse  au 
spectacle,  M.  Hugo  consentira-t-il  à  se  renouveler? 

15. 


174  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

trouvera-t-il  moyen  d'appliquer  les  richesses  de  son 
vocabulaire  à  des  œuvres  durables^  à  des  monu- 
ments vraiment  beaux,  qui  excitent  chez  le  lecteur 
autre  chose  que  Tétonnement,  qui  éveillent  les 
sympathies  de  la  multitude  et  obtiennent  l'appro- 
bation des  hommes  lettrés?  Il  possède  aujourd'hui 
un  admirable  instrument;  il  a  prouvé  depuis  vingt 
ans,  dans  des  œuvres  nombreuses,  mais  incom- 
plètes, toute  rétendue,  toutes  les  ressources  de  son 
habileté  :  le  temps  est  venu  pour  lui  d'employer 
cet  admirable  instrument  autrement  qu'il  n'a  fait 
jusqu'ici.  Ses  odes,  ses  romans  et  ses  drames,  sont 
écrits  avec  des  mots,  et  ne  relèvent  ni  de  l'intelli- 
gence ni  du  cœur.  Cette  vérité,  si  évidente  pour 
nous,  deviendra,  nous  en  avons  l'assurance,  de 
plus  en  plus  populaire;  avant  un  an  peut-être,  la 
critique  n'aura  plus  besoin  de  la  répéter  ;  la  con- 
viction qui  nous  anime  à  cette  heure  sera  partagée 
par  les  disciples  mêmes  de  M.  Hugo.  Ses  plus  ter- 
vents,  ses  plus  fidèles  admirateurs,  comprendront 
que  la  poésie  n'est  pas  tout  entière  dans  les  évo- 
lutions de  la  parole,  et  abandonneront  le  chef 
qu'ils  ont  suivi  jusqu'ici,  s'il  persiste  à  se  renfermer 
dans  le  culte  exclusif,  du  vocabulaire.  Mais  ce 
n'est  pas  à  trente-six  ans  qu'il  est  permis  de  re- 
noncer à  se  renouveler.  Les  métamorphoses  que 
nous  conseillons,  que  l'évidence  prescrit  à 
M.  Hugo,  sont  d'ailleurs  de  telle  nature,  qu'il 
n'aura  qu'à  vouloir  pour  se  transformer.  H  est 


VICTOR    HUGO.  17  5 

maître  de  la  langue,  il  dit  tout  ce  qu'il  veut  ;  que 
lui  manque-t-il?  d'avoir  quelque  chose  à  dire. 
Pour  atteindre  ù  la  véritable  éloquence,  pour 
rebâtir  sa  gloire  chancelante  sur  une  base  sohde, 
il  faut  qu'il  se  résigne  à  vivre  dans  la  société  des 
livres  et  des  hommes.  La  vie  proprement  dite,  la 
pratique  des  passions  humaines,  l'analyse  des  in- 
térêts qui  dirigent  la  multitude  ignorante,  des 
espérances  qui  soutiennent  les  esprits  éclairés  est 
la  première  épreuve  qu'il  doit  s'imposer.  La  versi- 
fication n'a  plus  de  secrets  pour  lui;  le  cœur  de 
l'homme  est  plein  de  mystères  qu'il  n'a  pas  même 
entrevus.  S'il  a  le  courage  de  sonder  ces  problèmes, 
dont  il  no  paraît  pas  soupçonner  l'existence,  s'il 
se  résout  à  étudier  la  conscience  humaine,  où  se 
iiouent  et  se  dénouent  tant  de  drames  ignorés  et 
terribles,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  parvienne 
promptement  à  se  régénérer,  à  rallier  les  admira- 
tions infidèles.  Quand  il  aura  vécu  de  la  vie  com- 
mune, quand  il  se  sera  mêlé  aux  mouvements  qui 
entraînent  la  société,  aux  luttes  qui  divisent  les 
familles  et  les  États,  il  reparaîtra  dans  la  poésie 
lyrique,  dans  le  roman,  dans  le  drame,  avec  des 
forces  nouvelles,  et  nous  ne  serons  plus  obligé  de 
le  gourmander  sur  sa  puérilité. 

Toutefois  la  pratique  de  la  vie  commune  ne  suf- 
firait pas  à  compléter  la  régénération  que  nous  es- 
pérons. Cette  première  épreuve  pourrait  tout  au 
plus  servir  à  transformer   le    talent  lyrique   de 


176  PORTRAITS    I.ITTÉli AUŒS. 

M.  Hugo.  Puisque  l'auteur  de  Xotre-Dame  de  Paris 
et  d'Ilernani  parait  décidé  à  mettre  en  scène  les 
personnages  qui  ont  joué  un  rcMe  dans  le  passé,  il 
faut  qu'il  se  résigne  à  étudier  le  passé.  Les  disci- 
ples de  M.  Hugo  font  grand  bruit  de  l'érudition 
historique  de  leur  maître  ;  mais^  à  moins  de  croire 
qu'il  oublie  volontairement  tout  ce  qu'il  sait^  dès 
qu'il  prend  la  p!ume_,  nous  sommes  forcé  de  penser 
qu'il  sait  vraiment  très-peu  de  chose  ;  car_,  toutes 
les  fois  qu'il  a  touché  à  l'histoire,  il  a  fait  preuve 
d'un  grand  dédain  ou  d'une  parfaite  ignorance. 
Que  M.  Hugo  méprise  ou  ignore  la  réalité  histori- 
que, peu  nous  importe.  La  critique  n'a  aucun  in- 
térêt à  résoudre  cette  question.  Mais  nous  devons 
dire  à  l'auteur  à'Hernani  que  le  mépris  et  l'igno- 
rance sont  également  de  mauvais  goût  ;  toutes  les 
fois  que  le  poëte  introduit  dans  un  roman  ou  dans 
un  drame  un  personnage  historique,  son  devoir 
est  de  le  connaître.  11  peut  le  modifier  en  l'inter- 
prétant ;  mais  il  ne  lui  est  pas  permis  de  le  déna- 
turer. Or,  tous  les  drames  de  M.  Hugo  contredi- 
sent formellement  les  données  de  l'histoire  ;  et  si 
Notre-Dame  de  Paris  paraît  respecter  davantage 
la  réalité  historique,  c'est  qu'il  est  plus  facile  de 
connaîtie  la  forme  d'une  pierre  oii  la  couleur  d'un 
vêtement  que  la  vie  et  le  caractère  d'un  roi.  L'é- 
tude du  passé  est  aujourd'hui  généralement  hono- 
rée, et  l'érudition  attribuée  à  M.  Hugo  par  ses 
disciples  sera  soumise  à  un  contriMe  sévère.   Si 


VICTOR    HUGO.  177 

VauIl'UV  iV flfrnani  veut  onipriinter  à  lliistoire  ie 
liaptème  de  ses  romans  et  de  ses  drames,  il  faut 
qu'il  lui  demande  autre  chose  quun  baptême  inutile 
et  trompeur  ;  il  faut  qu'il  étudie  l'homme  caché 
sous  le  nom  qu'il  a  choisi.  A  cette  condition  seu- 
lement il  pourra  continuer  de  mettre  l'histoire  en 
scène.  Qu'il  n'espère  pas  abuser  plus  longtemps 
la  crédulité  des  intelligences  oisives  ou  paresseuses  ; 
car  les  plus  ignorants  savent  aujourd'hui  que  ni 
Lucrèce  Borgia,  ni  3Iarie  Tudor,  ni  Charles-Quint, 
ni  François  I^^,  ni  Louis  XIII,  ni  Richelieu,  ni 
Cromwell,  n'ont  joué  dans  l'histoire  le  rôle  singu- 
lier que  M.  Hugo  leur  attribue.  Les  plus  ignorants 
savent  que  l'auteur  de  Notre-Dame  de  Paris  se 
croit  dispensé  de  l'étude  par  la  toute -puissance  de 
son  génie,  et  sont  très-décidés  à  ne  pas  accepter 
cette  prétention.  Il  n'y  a  pas  de  science  possible 
sans  étude;  et  si  M.  Hugo  veut  tirer  tout  de  lui- 
même,  il  sera  bientôt  condamné  à  subir  le  dédain 
public. 

Pratiquer  la  vie  commune,  étudier  l'histoire, 
telles  sont  donc  les  deux  épreuves  auxquelles 
M.  Hugo  doit  se  résigner,  s'il  ne  veut  pas  assister 
vivant  à  la  mort  de  son  nom.  Appliquée  tantôt  à 
l'analyse  de  l'homme,  tantôt  à  la  connaissance  du 
passé,  son  intelligence,  qui  ne  demande  qu'à  être 
fécondée,  produira  bientôt  les  plus  riches  mois- 
sons. L'histoire  serait  pour  le  romancier,  pour  le 
poète  dramatique,  un  enseignement  incomplet; 


178  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

mais  l'histoire  interprétée  par  la  vie  de  chaque  jour, 
éclairée  par  l'étude  générale  de  l'humanité,  otïri- 
rait  à  31.  Hugo  une  source  inépuisable  de  créations. 
A  l'heure  où  nous  parlons,  il  doit  sentir  mieux  que 
nous  combien  il  lui  importe  de  se  renouveler.  Ses 
invectives  furieuses  contre  la  critique,  ramenées  à 
leur  plus  simple  expression,  ne  signifient  pas  autre 
chose.  S'il  avait  la  conviction  d'être  dans  le  vrai, 
s'il  ne  doutait  pas  de  lui-même,  il  ne  se  laisserait 
pas  emporter  à  tous  ces  mouvements  de  colère 
imprudente;  s'il  était  sincèrement  pénétré  de  Tin- 
justice  des  attaques  dirigées  contre  lui  il  abandon- 
nerait au  temps,  à  la  vérité,  le  soin  de  le  venger. 
Sa  colère,  bien  comprise,  n'est  qu'un  aveu.  Depuis 
vingt  ans,  il  combat  pour  la  célébrité,  pour  la  po- 
pularité de  son  nom;  il  croyait  avoir  touché  le 
but,  et  il  comprend  qu'il  s'était  trompé.  Il  avait 
pris  pour  la  poésie  une  ombre  vaine,  qu'il  a  long- 
temps poursuivie  et  qui  lui  échappe.  Il  faut  re- 
commencer la  lutte  ;  il  faut,  à  trente-six  ans,  s'en- 
gager dans  une  voie  nouvelle.  Sa  colère  contre 
ceux  qui  lui  annoncent  la  vérité  n'a  donc  rien 
d'étonnant  ;  c'est  un  cri  d'angoisse,  un  cri  de  ré- 
volte; la  douleur  est  féconde  en  enseignements, 
et  nous  sommes  sur  que  M.  Hugo,  rentré  en  lui- 
même,  comprendra  comme  nous  toute  la  puérilité 
de  ses  œuvres.  Les  hommes  qu'il  accuse  de  mé- 
chanceté ne  seront  bientôt  pour  lui  que  des  amis 
sincères,  mais  sans  pitié  pour  l'erreur.  Après  les 


VICTOR  ULGO.  179 

avoir  maudits,  il  les  remerciera.  H  a  connu  la 
gloire  à  l'âge  où  des  poètes  du  premier  ordre  hé- 
sitaient encore  à  publier  leurs  pensées;  oublier 
cette  gloire,  qu'il  croyait  si  solidement  assise,  sera 
sans  doute  pour  lui  un  cruel  sacrifice.  Mais  quel 
homme  à  trente-six  ans  désespère  de  l'avenir  ?  Les 
œuvres  que  M.  Hugo  produira  dans  la  seconde 
moitié  de  sa  vie  le  consoleront  de  la  guerre  qu'il  a 
soutenue.  Qu'il  renonce  à  la  puérilité,  qu'il  gran- 
disse en  se  régénérant,  c'est  notre  vœu  et  notre 
espérance;  nous  oublierons  sa  défaite  et  nous 
applaudirons  à  sa  victoire. 


VI. 


ALFRED  DE  VIGNY. 


Ouvrez  au  hasard  les  histoires  et  les  biographies; 
prenez,  dans  les  récits  du  passé  qui  sont  venus  jus- 
qu'à nous,  la  vie  d'un  général  d'Athènes,  d'un 
tribun  de  Rome  ou  d'un  p  'intre  de  Florence  ;  au 
milieu  des  contradictions  sans  nombre,  parmi  les 
inconciliables  démentis  dont  se  compose  cette  vé- 
rité prétendue,  si  difficile  à  établir,  et  vraie  de  tant 
de  manières,  un  point,  j'en  suis  sîjr^  vous  frappera, 
comme  moi,  par  l'harmonieuse  unanimité  des 
témoignages;  c'est  que,  dans  la  vie  antique,  aussi 
bien  que  dans  la  vie  moderne,  il  est  arrivé  rare- 
ment aux  esprits  d'élite ,  aux  hommes  choisis  et 
prédestinés,  de  rencontrer  du  premier  coup  la 
route  qu'ils  doivent  suivre,  hors  de  laquelle  il  n'y 
a  pour  eux  ni  gloire,  ni  bonheur,  ni  force,  ni  en- 
thousiasme. Pour  ceux  qui  se  contentent  de  vivre 
et  de  passer  sans  laisser  de  traces,  toute  voie,  quelle 

16 


182  POUTRAITS   LITTÉRAIRES. 

qu'elle  soit,  est  bonne  et  prospère.  Dans  quelque 
sens  qu'ils  marchent,  leurs  pas  sont  assurés  de  tou- 
cher le  but;  car  ils  n'ont  pas  d'autre  dessein  en 
tête,  d'autre  espérance  au  cœur,  que  de  finir  après 
avoir  duré,  de  s'endormir  après  la  veille,  d'oublier 
dans  un  sommeil  sans  rêves  les  fatigues  du  jour. 
L'histoire  et  la  philosophie  n'ont  rien  à  faire  avec 
cette  humanité  sans  âme,  et  l'abandonnent  sans 
regret,  en  se  bornant  à  constater  sa  place  et  son 
rôle  sur  les  cartes  géographiques.  Mais,  parmi  les 
esprits  qui  doutent  et  qui  cherchent,  quelles 
épreuves  douloureuses,  quels  pénibles  tâtonne- 
ments avant  de  saisir  le  fil  qui  doit  les  sauver  !  quels 
flots  tumultueux,  quelles  vagues  furieuses  à  domp- 
ter, avant  de  voguer  à  pleines  voiles  et  de  creuser 
un  sillon  lumineux  et  paisible  ! 

Je  ne  sais  pas  si  l'histoire,  qui,  de  siècle  en  siè- 
cle, est  remise  en  question,  réduite  en  cendres, 
puis  reconstruite  sur  nouveaux  frais,  pour  se  dis- 
perser, cinquante  ans  plus  tard,  en  de  nouvelles 
ruines,  je  ne  sais  pas  si  celte  grande  école  des 
peuples  et  des  rois,  comme  on  la  nomme  en  Sor- 
bonne,  doit  un  jour  réaliser  les  utopies  du  bon  abbé 
de  Saint-Pierre,  et  nous  donner  la  paix  perpé- 
tuelle; si  désormais  la  lecture  assidue  d'Hérodote 
et  de  Salluste  doit  suffire  à  terminer  les  révolu- 
tions à  l'amiable  :  ma  conviction  à  cet  égard  est 
encore,  je  l'avoue,  très-incomplète.  Mais  je  vois 
dans  l'histoire  une  leçjn  salutaire  :  Tàme  se  con- 


ALFRED   DE    VIGNY.  183 

sole  et  se  rassérène  au  spectacle  des  tristesses  qui 
ont  précédé  la  nôtre. 

Et  ainsi  je  ne  lis  jamais  sans  attendrissement  un 
des  livres  les  plus  savants  de  TAngleterre,  la  vie 
des  poètes  anglais  par  Samuel  Johnson.  Je  lui 
pardonne  volontiers  son  pédantisme  gourmé^  l'em- 
phase guindée  de  ses  doctrines,  et  le  puritanisme 
de  son  goùt^  en  faveur  des  anecdotes  et  des  tra- 
ditions qu'il  a  recueillies  avec  une  religion  labo- 
rieuse. Milton  maître  d'école  !  Savage  écrivant 
dans  la  rue,  ou  dans  une  taverne  enfumée,  sur  un 
papier  d'emprunt,  les  lambeaux  désordonnés  de 
ses  poëmes  !  savez- vous  beaucoup  de  romans  aussi 
riches  en  émotions  *> 

Bien  qu'on  ne  doive  toucher  à  la  biographie 
d'un  homme  vivant  qu'avec  une  extrême  réserve, 
il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt  et  sans  utilité 
d'ajouter  à  tant  d'exemples  mémorables,  un 
exemple  nouveau  que  nous  avons  sous  les  yeux. 

Quand  je  saurais  jour  par  jour  toute  la  vie  inté- 
rieure et  personnelle  d'Alfred  de  Vigny,  je  me 
garderais  bien  de  la  publier;  ce  serait,  à  mon 
avis,  une  indiscrétion  sans  profit  pour  le  public, 
I)our  le  poëte  ou  le  biographe.  Je  crois  d'ailleurs 
qu'on  a  fort  exagéré  dans  ces  derniers  temps  l'im- 
portance des  anecdotes  littéraires,  qu'on  a  souvent 
cherché  dans  des  circonstances  indifférentes  l'ex- 
plication ingénieuse,  mais  forcée,  d'un  poëme  ou 
d'un  roman  dont  l'auteur  lui-même  n'aurait  pas 


184  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

SU  indiquer  la  source.  Et  je  m'assure,  par  exem- 
ple, que  si  Tauteur  à'Hamlet  revenait  parmi  nous, 
il  s'étonnerait  fort  à  la  lecture  des  pages  de  Tieck 
et  de  Gœthe,  qu'il  désavouerait  naïvement  toutes 
les  intentions  métaphysiques  que  la  critique  alle- 
mande a  baptisées  de  son  nom. 

L'auteur  de  Cinq-Mars  est  né  à  Loches,  en  Tou- 
raine,  en  1798.  Sa  première  éducation,  commen- 
cée au  Tronchet,  vieux  château,  en  Beauce,  que 
possédait  son  grand-père,  s'est  achevée  sans  éclat 
dans  un  collège  de  Paris.  En  1814,  il  entra  dans 
la  première  compagnie  rouge  comme  lieutenant 
de  cavalerie  ;  plus  tard,  il  passa  dans  un  régiment 
d'infanterie,  et  se  retira  en  1 828,  capitaine  du  oo»^  de 
ligne,  après  quatorze  ans  de  service. 

Si  l'on  excepte  la  campagne  de  1823,  que  les 
bulletins  fanfarons  du  prince  généralissime  ont  vai- 
nement essayé  de  travestir  en  une  guerre  sérieuse, 
il  n'a  guère  connu  de  la  vie  militaire  que  la  mo- 
notonie et  la  sujétion.  Élevé  sous  le  consulat  et 
l'empire,  au  milieu  des  idées  belliqueuses  qui  nour- 
rissaient alors  la  jeunesse,  dans  un  temps  où  toutes 
les  fortunes  commençaient  par  une  épaulette,  et 
finissaient  par  un  boulet  ou  par  le  bâton  de  maré- 
chal, quand  vint  la  restauration  avec  ses  quinze 
années  de  paix  extérieure  et  de  luttes  intestines, 
son  éducation,  comme  celle  de  tant  d'autres,  se 
trouva  sans  destination,  sans  avenir.  Il  avait  rêvé 
dans  ses  lectures  de  collège  les  dangers  du  champ 


ALFRED   DE   VIGNY.  185 

de  bataille;  mais  Napoléon  avait  laissé  aux  Bour- 
bons une  nation  lasse  de  gloire  et  de  despotisme. 
Toute  l'activité  de  Tesprit  français  se  portait  vers 
des  conquêtes  plus  pacitiques  et  plus  durables,  on 
le  croyait  du  moins,  que  celles  du  général  d'I- 
talie. 

Que  faire  alors?  Fallait-il  se  précipiter  servile- 
ment à  la  curée  des  places  ?  Mieux  valait,  à  coup 
sûr,  pour  un  homme  de  recueillement  et  de  pen- 
sée, garder  la  vie  militaire,  la  vie  de  garnison,  la 
vie  de  caserne,  qui  a  le  même  charme,  ou,  si  l'on 
veut,  les  mêmes  ennuis  studieux  et  fertiles  que  la 
vie  monastique.  Des  deux  côtés,  c'est  la  même 
obéissance  passive  à  des  règles  quotidiennes  dont 
l'interprétation  et  la  légitimité  sont  soustraites  à 
l'examen  et  au  libre  arbitre.  Au  couvent  et  à  la 
caserne,  on  trouve  une  vie  toute  faite,  une  journée 
divisée,  heure  par  heure,  en  compartiments 
réguliers  et  inmiuables.  Rien  n'est  laissé  au 
caprice.  Dans  cette  condition,  l'esprit,  selon  sa 
force  et  sa  portée,  cède  et  s'endort  quelquefois 
pour  ne  jamais  se  réveiller,  ou  bien  lutte  contre  la 
vie  qu'on  lui  impose,  se  replie  sur  lui-même,  se 
contemple  et  se  consulte,  et,  n'ayant  rien  à  faire 
avec  les  choses  du  dehors,  puisqu'il  n'y  peut  rien 
changer,  se  compose  à  son  usage  une  solitude 
parfaite,  un  complet  isolement  que  la  foule  ne  peut 
troubler  ;  il  acquiert,  dans  ce  combat  assidu,  une 
énergie  nouvelle  et  prodigieuse  :  s'il  ne  succombe 

16. 


I8G  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

pas  à  la  tâche,  il  est  assuré  d'un  prix  glorieux, 
d'une  haute  estime  de  lui-même,  et  d'un  immense 
pouvoir  sur  les  autres. 

Tel  fut  le  choix  d'Alfred  de  Vigny,  depuis 
1814  jusqu'en  1828.  Il  a  écrit,  dans  sa  vie  errante, 
les  différents  poëmes  publiés  d'abord  en  1822, 
182i  et  1826,  et  réunis  pour  la  première  fois  dans 
un  ordre  logique  en  1 829.  N'ayant  d'autre  lecture 
qu^ine  Bible  et  un  volume  où  il  inscrivait  fidèle- 
ment ses  projets  et  ses  pensées,  il  composait  dans 
ses  moments  de  loisir,  entre  l'exercice  et  la 
parade,  Dolorida,  Moïse,  le  Déluge  ou  la  Neige. 
De  cette  sorte,  la  poésie  n'a  jamais  été  pour  lui 
une  profession  régulière,  mais  bien  un  délassement^ 
un  refuge. 

C'est  à  Oléron,  dans  les  Pyrénées,  petite  ville  de 
la, montagne,  près  d'Orthez,  que  lui  vint  la  pre- 
mière idée  de  Cinq-Mars.  Quand  il  pouvait  obtenir 
un  congé  de  quelques  semaines,  il  venait  à  Paris 
feuilleter  les  mémoires  du  xvii^  siècle,  le  cardinal 
de  Retz  et  madame  de  Motteville;  il  s'initiait  par 
de  courageuses  lectures  à  l'histoire  de  Louis  XIII 
sous  Richelieu.  C'est  à  Paris,  en  1826,  que  fut 
écrit  et  publié  Cinq-Mars,  qui,  depuis,  a  été 
réimprimé  trois  fois,  et  dont  le  succès  est  aujour- 
d'hui consacré. 

En  1828,  rentré  dans  la  vie  civile,  Alfred  de  Vi- 
gny porta  toute  son  attention  sur  la  réforme  du 
théâtre,  et  avant   d'aborder  personnellement  la 


II 


ALFRED   DE    VIGNY.  187 

scène,  crut  devoir  naturaliser  chez  nous  quelques 
pièces  anglaises.  Il  traduisit  Othello,  qui  tut  joué 
le  22  octobre  1829.  Il  traduisit  également  le  Mar- 
chand de  Venise,  qui  allait  être  représenté  à  TAm- 
bigu,  lorsque  M.  de  Montbel  opposa  son  veto,  et  le 
privilège  du  Théâtre-Français,  qui  seul  alors  par- 
tageait avec  rOdéon  le  droit  de  jouer  des  pièces 
en  vers.  En  18.30,  il  écrivit  la  Maréchale  d'Ancre, 
qui  fut  représentée  le  25  juin  1831.  Enfin,  l'année 
dernière,  il  commençait  Stello,  achevé  cette  année 
seulement. 

Ainsi  la  vie  d'Alfred  de  Vigny  se  divise  en  trois 
parties  bien  distinctes  :  son  éducation,  sous  le  con- 
sulat et  Tempire  ;  ses  travaux  littéraires  et  sa  vie 
militaire,  sous  la  restauration  ;  et  depuis  1828,  une 
solitude  volontaire  et  laborieuse. 

Depuis  1814  jusqu'en  1828,  pour  contenter  sa 
famille,  pour  ne  pas  briser  brusquement  des  en- 
gagements qui  lui  donnaient  un  état  dans  le  monde, 
pour  éviter  le  reproche  d'inconséquence  et  de  lé- 
gèreté, il  est  demeuré  au  service,  sans  renoncer 
pourtant  à  ses  études  de  prédilection.  Mais,  selon 
toute  apparence,  cette  situation  violente  lui  a  été 
profitable.  S'il  avait  eu  à  Paris  des  loisirs  paisibles, 
peut-être  se  fut- il  mêlé  aux  réunions,  aux  cote- 
ries littéraires  qui  partageaient  les  salons  de  la 
restauration  ;  peut-être  eût-il  été  obligé  de  jeter 
sa  voix  dans  la  balance,  au  milieu  des  débats  sur 
la  liberté  de  l'art.  Sa  plume  n'aurait  pu  refuser 


t88  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

quelques  gouttes  d'encre  aux  poétiques  et  aux 
préfaces  du  temps.  Or^  malgré  la  prodigieuse  dé- 
pense d'esprit,  grâce  à  laquelle  les  athénées  litté- 
raires de  la  restauration  ont  su  pendant  dix  ans 
occuper  leur  auditoire,  j'ai  quelque  raison  de  croire 
que  ces  éternelles  dissertations  sur  le  goût  et  le  gé- 
nie, sur  Boileau  et  Shakspeare,  sur  le  moyen  âge 
et  l'antiquité,  sur  la  génération  logique  et  la  suc- 
cession historique  des  formes  poétiques,  ont  porté 
à  Tart  plus  de  dommage  que  de  profit.  Si  la  régé- 
nération du  théâtre  est  prochaine,  je  pense  que  le 
plus  sûr  moyen  de  la  hâter  n'est  pas  de  savoir  si 
Sophocle  procède  d'Homère,  si  Rabelais  et  Callot 
n'ont  pas  trouvé  dans  Aristophane  le  type  éternel 
de  la  bouffonnerie  qu'on  attribue,  je  ne  sais  pour- 
quoi, au  développement  du  christianisme. 

Ombres  des  rhéteurs  d'Athènes  et  de  Rome,  si 
vous  assistiez  aux  séances  de  nos  modernes  acadé- 
mies, combien  vous  deviez  être  jalouses  de  nos 
périodes  harmonieuses,  de  nos  incises  perfides,  qui 
font  à  l'impatience  et  à  la  curiosité  une  guerre  de 
buisson  !  Vos  entrailles  n'ont-elles  pas  tressailli  de 
joie,  votre  cœur  n"a-t-il  pas  battu  de  reconnais- 
sance et  de  fierté,  en  voyant  comme  nous  avons 
dignement  profité  de  vos  leçons?  N'avez-vous  pas 
cru  que  les  beaux  jours  du  Bas-Empire  allaient  re- 
naître? N'espéi'iez-vous  pas  que  toute  la  France 
allait  se  transformer  en  professeurs,  et  que  bientôt 
dans  le  mutuel  étonnement,  dans  la  mutuelle  extase 


ALFRED  DE   VIGNY.  189 

OÙ  les  jetterait  leur  infaillible  éloquence,  ne  trou- 
vant plus  à  se  faire  ni  questions  ni  réponses,  ils 
termineraient  la  discussion  par  d'unanimes  applau- 
dissements? 

Ne  valait-il  pas  mieux  cent  fois,  comme  fit  Al- 
fred de  Vigny,  vivre  de  poésie  et  de  solitude,  cher- 
cher la  nouveauté  du  rhythme  dans  la  nouveauté 
des  sentiments  et  des  pensées,  sans  s'inquiéter  de 
la  date  d'une  strophe  et  d'un  tercet,  sans  savoir  si 
tel  mètre  appartient  à  Baïf,  tel  autre  à  Coquillart? 
Que  des  intelligences  nourries  de  fortes  études  exa- 
minent à  loisir  et  impartialement  un  point  d'his- 
toire littéraire,  rien  de  mieux.  Mais  se  faire  du 
passé  un  bouclier  pour  le  présent,  emprunter  au 
xvi«  siècle  l'apologie  d'une  rime  ou  d'un  en- 
janobement,  transformer  ces  questions  toutes  se- 
condaires en  questions  vitales,  c'est  un  grand  mal- 
heur à  coup  sur,  une  décadence  déplorable,  une 
voie  fausse  et  périlleuse. 

Qu'arrivait-il,  en  effet?  c'est  qu'en  insistant  sur 
le  mécanisme  rhythmique,  on  avait  réduit  la  poé- 
sie à  des  éléments  matériels  trop  facilement  saisis- 
sables  :  en  six  mois  on  apprenait  les  secrets  du  mé- 
tier, on  savait  l'ode,  la  ballade  ou  le  sonnet, 
comme  l'équitation  ouïe  solfège.  C'a  donc  été  un 
grand  bonheur  pour  Alfred  de  Vigny  de  vivre, 
jusqu'en  18^8,  au  milieu  de  son  régiment  plutôt 
que  parmi  les  sociétés  littéraires  de  Paris,  qui  s'ef- 
féminaient  dans  de  mesquines  arguties.  Suivons 


190  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

maintenant  le  développement  de  ses  travaux  et  pe- 
sons la  valeur  de  ses  titres. 

Entre  tous  les  mérites  qui  distinguent  lespopmes^ 
celui  qui  m'a  d'abord  frappé_,  c'est  la  vérité  naïve 
et  spontanée  des  sujets  et  des  manières,  l'opposi- 
tion involontaire  et  franche,  et,  si  Ton  veut,  l'in- 
conséquence  des  intentions  et  des  formes  poétiques, 
Tallure  libre  et  dégagée  des  pensées  et  des  mètres 
qui  les  traduisent,  l'inspiration  nomade  et  aventu- 
reuse, qui,  au  lieu  de  circonscrire  systématiquement 
l'emploi  de  ses  forces  dans  une  époque  de  l'his- 
toire, dans  une  face  de  l'humanité,  va,  selon  son 
caprice  et  sa  rêverie,  de  la  Judée  à  la  Grèce,  de  la 
Bible  à  Homère,  de  Symetha  à  Gharlemagne,  de 
Moïse  à  madame  de  Soubise. 

Prise  et  pratiquée  de  cette  sorte,  la  poésie,  je  le 
sais,  même  en  lui  supposant  un  grand  bonheur  d'ex- 
pression, est  moins  assurée  de  sa  puissance  ;  chaque 
fois  qu'elle  veut  agir  sur  le  lecteur,  elle  commence 
une  nouvelle  tentative,  elle  ouvre  et  fraye  une  autre 
voie  ;  elle  a  besoin,  pour  être  bien  comprise,  d'une 
attention  sévère,  et  presque  d'une  éducation  toute 
neuve.  Si,  au  contraire,  adoptant  la  méthode  com- 
mune, elle  convertissait  le  travail  de  la  pensée  et  de 
la  parole  en  une  sorte  d'industrie;  si,  après  avoir 
concentré  les  regards  sur  un  ordre  particulier  d'é- 
motions et  d'idées,  elle  faisait  servir  cette  première 
leçon  à  l'intelligence  de  ses  autres  conceptions  con- 
stamment fidèles  à  un  type  identique,  sans  doute  elle 


ALFRED   DE    VIGÎSY.  191 

aurait  moins  de  soucis  et  d'inquiétudes.  Mais  en  re- 
nonçant à  ces  métamorphoses^  croyez-vous  que  la 
poésie  n'abdique  pas  sa  mission  et  son  autorité? 
Ne  craignez-vous  pas  qu'elle  ne  se  flétrisse,  en  ces- 
sant de  se  renouveler? 

^/o«  rivalise  de  grâce  et  de  majesté  avec  les  plus 
belles  pages  de  Klop?tock.  Le  sujet,  qui  se  trouve  à 
l'origine  de  toutes  les  histoires  et  de  toutes  les  poé- 
sies, qui  domine  toutes  les  cosmogonies  et  toutes 
les  religions,  qui  se  montre  dans  les  mahaghavias 
de  l'Inde,  dans  l'Évangile  et  le  Coran,  dans  Faust 
et  dans  Manfied,  dans  Marlowe  et  dans  Milton,  l'i- 
dée première  et  féconde  d'Eloa,  qui  a  traversé  déjà, 
sans  s'appauvrir  ou  s^épuiser,  tous  les  âges  de  l'hu- 
manité, avait  besoin,  pour  intéresser  un  public 
causeur  et  dissipé  comme  le  nôtre,  du  charme  des 
détails  et  de  l'exécution  ;  or,  ce  drame  dont  la  scène 
et  les  acteurs,  l'exposition,  la  péripétie  et  le  dé- 
noùment  n'ont  qu'une  vérité  idéale  et  absolue,  ce 
drame  intéresse  d'un  bout  à  l'autre,  comme  le  Pa- 
radis perdu  e,i  la  Messiade. 

Noïse  est  une  magniiique  jjersonnification  du 
génie  aux  prises  avec  l'obéissance  ignorante.  Quand 
le  prophète  législateur  parle  à  Dieu  face  à  face,  et 
se  plaint  de  sa  puissance  et  de  sa  solitude,  quand 
il  raconte  à  son  maître  la  tendresse  qui  le  fuit,  l'a- 
mitié qui  s'agenouille  au  lieu  d'ouvrir  les  bras,  je 
ne  sais  pas  une  âme  sérieuse  à  qui  le  spectacle  d'une 
si  poignante  misère  n'arrache  des  larmes. 


102  l'OUTRAITS   LITTERAIRES. 

Ihlorida  est  une  créa:iun  pathétique;  cepen- 
dant, j'ai  souvent  regretté  l'emploi  trop  fréquent  de 
la  périphrase  poétique.  Je  voudrais  plus  de  naïveté, 
plus  de  franchise  dans  l'expression.  Je  pardonne 
l'élégance  laborieuse  dans  le  développement  d'un 
sentiment  personnel,  dans  une  action  étendue  où  le 
poëte  peut  intervenir  pour  son  compte  ;  mais  quand 
on  resserre  toute  une  tragédie  en  deux  cents  vers, 
on  ne  saurait  aller  trop  vite  au  but,  et  alors  il  con- 
vient d'employer  le  mot  propre  et  d'appeler  les 
choses  par  leur  nom.  Au  reste,  ce  défaut,  que  je 
blâme  en  toute  sincérité,  est,  pour  la  plupart  des 
lecteurs,  une  qualité  précieuse.  Mais  je  garde  mon 
avis. 

Madame  de  Sonbise  me  plaît  moins  que  le  reste 
du  recueil.  Il  me  semble  que  l'intérêt  s'éparpille  et 
s'égare  dans  les  puérilités  de  l'exécution.  On  dirait 
un  pastiche  de  vieilles  ballades  écrites  sur  vélin  et 
enluminées  d'or  et  de  carmin.  C'est  de  la  ciselure 
rhythmique,  mais  non  pas  sévère  et  simple  comme 
les  buis  d'Albert  Durer  ou  les  médailles  de  Benve- 
nuto.  C'est  presque  un  jeu  de  patience,  un  défi 
oisif  que  l'auteur  se  porte  à  lui-même,  dont  il  se 
tire  à  merveille,  mais  auquel  il  a  bien  fait  de  re- 
noncer. 

J'aime  mieux  la  Neige  et  la  Sérieuse.  Le  Déluge, 
malgré  la  gravité  de  quelques  pages,  pèche  en  gé- 
néral par  la  confusion.  On  n'y  trouve  ni  la  gran- 
deur théâtrale  et  gigantesque  de  Martin,  ni  la  se- 


ALFRED   DE  VJGNV.  193 

vérité  précise  et  pure  du  Poussin.  Symetha  et  le 
Boin  d'une  dame  7'omaine  rappellent  la  manière 
d'André  Chénier. 

D'où  il  suit  que  les  poëmes  d'Alfred  de  Vigny, 
compensation  faite  des  défauts  et  des  qualités,  sont 
un  recueil  précieux  à  plusieurs  titres,  original  dans 
la  pensée,  élégant  dans  l'exécution,  un  beau  et  du- 
rable monument. 

Cinq -Mars  n'a  pas  conquis  d'abord  l'attention 
et  la  sympathie  qu'il  méritait.  Pourtant  c'est  une 
tragédie  simple  et  rapide.  Trois  acteurs  seulement 
remplissent  la  scène  :  Richelieu,  Louis  XIII  et 
M.  le  Grand.  Le  cardinal  ministre,  pour  combat- 
tre l'influence  d'Anne  d'Autriche,  donne  au  roi 
qu'il  gouverne  un  favori  de  sa  main,  Henri  d'Effiat. 
Il  veut  en  faire  l'instrument  docile  de  ses  volontés  ; 
mais  le  rusé  chat  s'est  trompé  dans  ses  calculs  :  la 
créature  du  cardinal  s'ennuie  bientôt  de  sa  servi- 
tude dorée,  et  devient  le  rival  de  son  maître.  Il 
épie  l'impatience  maladive  du  roi,  et  lui  confie  le 
projet  d'assassiner  le  ministre,  de  rendre  à  la  cou- 
ronne son  indépendance,  et  de  sceller  les  marches 
du  trône  dans  le  sang  de  Richelieu.  Louis  XIII,  fa- 
tigué de  voir  tous  les  jours  sa  faiblesse  traduite  en 
volontés  hautaines  et  despotiques  par  le  cardinal 
qui  règne  sous  son  nom,  laisse  échapper  un  cri  de 
joie,  comme  un  écolier  qu'on  délivre  de  la  férule. 
Richelieu  devine  le  complot  ;  le  roi  trahit  Cinq- 
Mars,  et  la  tête  du  malheureux  roule  sur  l'échafaud. 

17 


194  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Rien  déplus.  Anne  dxVutriche',  Marie,  deThou, 
ne  viennent  qii'épisodiquement,  mais  sont  tracés 
de  main  de  maître.  Une  reine  délaissée  par  un  roi 
sans  maîtresse,  une  jeune  fdle  aimée  par  un  aven- 
turier qui  joue  sa  tête  contre  un  trône  pour  Ty  as- 
seoir, une  amitié  antique,  digne  des  héros  de  Plu- 
tarque,  voilà  ce  qui  complète  ce  beau  récit. 

Urbain  Grandier,  qui  remplit  plusieurs  chapitres, 
n'est  qu'un  développement  du  caractère  de  Riche- 
lieu; peut-être  pourrait-on  demander,  pour  l'har- 
monie générale  de  la  composition,  que  les  propor- 
tions de  cet  épisode  fussent  réduites  ;  mais,  à  ce 
compte,  nous  perdrions  toutes  les  inquiétudes  pa- 
ternelles de  Granchamp.  Je  ferai  les  mêmes  réser- 
ves pour  l'entretien  de  Milton  et  de  Corneille. 

Depuis  madame  de  Staël  et  Chateaubriand,  on 
n'avait  pas  eu  en  France  un  roman  écrit  d'un  style 
aussi  pur,  aussi  châtié  que  Cinq-Mars.  Il  semblait 
que  la  prose  proprement  dite,  la  prose  littéraire,  eût 
déserté  le  domaine  de  l'imagination,  et  se  fut  réfu- 
giée dans  l'histoire.  Cinq-Mars  a  rappelé  la  prose 
de  son  exil.  Si  l'on  peut  y  blâmer  parfois  l'exubé- 
rance des  images,  il  faut  reconnaître  qu'en  général 
toutes  les  pages  de  c.e  beau  roman  se  distinguent 
par  la  limpidité  de  la  parole  et  aussi  par  des  négli- 
gences de  bon  goût. 

Rien  qu'Othello  soit  un  beau  travail  de  versifica- 
tion, cependant,  je  l'avouerai,  j'eusse  mieux  aimé 
de  toute  manière  qu'Alfred  de  Vigny  abordât  le 


II 


ALFRED    DE    VrGNY.  105 

théâtre  en  son  nom,  sans  gaspiller  son  talent  sur 
des  œuvres,  admirables  sans  doute,  mais  écrites, 
il  y  a  deux  siècles,  pour  une  cour  érudite  et  guin- 
dée, pour  Elisabeth  qui  lisait  l'hébreu  et  parlait 
latin.  Or,  à  coup  sûr,  bien  que  le  rire  vieillisse  et 
que  les  larmes  soient  éternelles;  bien  qu'Aristo- 
phane et  Plante  soient  aujourd'hui  fort  obscurs, 
tandis  qu'Euripide  et  Sophocle  sont  aussi  clairs  en- 
core que  s'ils  avaient  écrit  la  semaine  dernière,  ce- 
pendant, il  y  a  dans  Othello  plusieurs  parties  héris- 
sées de  concetti  très-bien  placés  au  Théâtre  du 
Globe,  ou  dans  les  Nouvelles  de  Giraldi,  mais  au- 
jourd'hui fort  dépaysés.  Il  faut  étudier  Shakspeare 
comme  on  étudie  Paul  Véronèse,  traduire  Othello 
comme  on  copie  un  morceau  de  Noces  ;  mais  s'en 
tenir  à  l'élude  et  ne  pas  vouloir  ressusciter,  au 
xixe  siècle,  l'école  vénitienne,  ou  la  poésie  an- 
glaise du  siècle  d'Elisabeth. 

La  destinée  aventureuse  et  tragique  de  Leonora 
Galigaï  venait  d'elle-même  se  placer  après  la  fin 
sanglante  de  Cinq- Mars,  La  pièce  est  bien  con- 
struite, bien  divisée,  bien  écrite.  Mais  les  premiers 
actes,  qui  seraient  excellents  dans  un  livre,  man- 
quent au  théâtre  d'animation  et  de  mouvement.  Il 
y  a  trois  scènes  qui  seraient  belles  dans  les  plus 
magnifiques  tragédies  de  l'Europe  :  l'entrevue  de 
Leonora  et  de  son  amant,  l'interrogatoire  d'Isabella , 
et  le  duel  qui  termine  le  cinquième  acte.  Peut-être 
eût-il  mieux  valu  réduire  le  nombre  des  personna- 


196  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

ges,  et  développer  plus  largement  les  caractères 
principaux.  L'histoire  eût  été  moins  complète,  mais 
rintérêt  du  drame  fût  devenu  plus  saisissant  et  plus 
sûr. 

Je  ne  doute  pas  qu'à  une  seconde  épreuve,  Al- 
fred,de  Vigny  ne  comprenne  que  l'optique  scéni- 
que  diffère  de  l'optique  du  roman  ;  il  se  rappellera 
les  masques  et  les  échos  d'airain  qui  donnaient  aux 
tragédies  antiques  un  solennel  retentissement.  Ce 
qu'on  doit  craindre  surtout  au  théâtre,  c'est  l'épar- 
pillement  et  la  diffusion  de  l'intérêt.  Lauditoire,  si 
attentif  qu'il  soit,  ne  peut  se  comparer  au  lecteur. 
Pour  l'attacher,  il  ne  faut  pas  prendre  la  vérité  à 
la  lettre.  Il  faut  l'exagérer  à  propos,  se  conduire 
enfin  comme  les  peintres  et  les  statuaires,  comme 
Rubens  et  Michel- Ange. 

Le  dernier  ouvrage  d'Alfred  de  Vigny,  Stello, 
marque  dans  son  talent  une  phase  inattendue.  C'est, 
à  mon  sens,  le  plus  personnel,  le  plus  spontané  de 
ses  livres,  au  moins  en  ce  qui  regarde  la  pensée  ; 
car  le  style  de  Stello  est  plus  châtié,  plus  condensé, 
plus  volontaire  que  celui  de  Cinq-Mors.  Quelque- 
fois même,  on  regrette  que  l'auteur  ne  se  soit  pas 
contenté  d'une  première  et  soudaine  expression.  11 
a  voulu  mettre  de  l'art  dans  chaque  page,  dans 
chaque  phrase  et  presque  dans  chaque  mot.  Peut- 
être  eùt-il  mieux  fait  d'être  moins  sévère  pour  lui- 
même,  et  de  se  livrer  plus  souvent  aux  caprices 
de  l'inspiration. 


ALFRED   DE  VIGNY.  197 

L'idée  mère  de  Stella  a  de  lointaines  mais  pro- 
fondes analogies  avec  Moïse.  N'est-ce  pas  en  ef- 
fet la  tristesse  désabusée  du  législateur  hébreu, 
traduite  sous  un  autre  forme?  Entre  la  mélancolie 
plaintive,  quoique  résignée  du  prophète,  et  le 
désenchantement  douloureux  du  poëte  moderne, 
j'aperçois  une  parenté  très-réelle. 

Les  poètes  sont  les  enfants  perdus  de  l'humanité, 
et  je  conçois  très-bien  qu'Alfred  de  Vigny,  pour 
développer  le  thème  qu'il  avait  choisi,  ait  jeté  les 
yeuxsurtroisfiguressolennelleset  mornes  :  Gilbert, 
Chatterton  et  André  Chénier,  trois  noms  qu'on  ne 
peut  prononcer  sans  douleur. 

Que  répondre  à  ceux  qui  voient  dans  l'expression 
franche  et  complète  d'une  idée  individuelle  un 
anathème  hautain  contre  la  société?  Je  ne  sais 
qu'une  réponse  convenable  à  de  pareilles  accusa- 
tions, c'est  d'inviter  sérieusement  le  public  à  mé- 
diter le  livre. 

Mon  érudition  ne  va  pas  jusqu'à  reconnaître  dans 
Stello  l'imitation  authentique  de  Rabelais,  de 
Sterne,  d'Hoifmann  et  de  Diderot.  Que  le  docteur 
noir  se  joue  de  son  auditeur,  de  son  récit  et  de  lui- 
même,  comme  Pantagruel,  Kreisler,  Tristram 
Shandy  et  Jacques  le  Fataliste,  j'en  conviendrai 
sans  peine;  mais  avec  un  peu  de  mémoire,  on  pour- 
rait aller  plus  loin.  Lucien,  Swift^  Voltaire,  Jean 
Paul  ont  le  même  droit  que  Diderot  aux  honneurs 

17. 


J98  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

delà  citation,  pourquoi  les  oublier?  C'est  pure  in- 
gratitude. 

J'avouerai  ingénument  que  j'avais  lu  une  pièce 
de  Schiller  sur  la  destinée  des  poètes^  sans  songer 
à  rapprocher  l'idée  de  cette  pièce  de  l'idée  mère  de 
Stello.  Mais  je  m'en  console  en  parcourant  som- 
mairement mes  souvenirs  :  il  y  a  dans  Pétrarque, 
dans  la  Divine  Comédie,  des  idées  pareilles.  Où 
s'arrêter?  Pour  inventer  une  idée  dont  le  germe  ne 
se  trouvât  nulle  part,  il  faudrait  inventer  l'huma- 
nité tout  entière. 


vu. 


PROSPER  MERIMEE, 


Prosper  Mérimée,  comme  Charlet  et  Béranger, 
a  jusqu'ici  échappé  aux  querelles  de  feuilleton,  aux 
ovations  et  aux  anathèmes  de  la  critique.  Depuis 
sept  ans  bientôt  qu'il  est  en  possession  de  la  sym- 
pathie publique,  son  nom  s'est  trouvé  bien  rare- 
ment mêlé  aux  controverses  littéraires  ;  les  deux 
camps  ennemis  qui  se  partagent  aujourd'hui  l'art 
et  la  poésie,  n'ont  guère  invoqué  son  autorité  pour 
la  proclamer  sainte  ou  impie.  D'où  lui  vient  cet 
étrange  bonheur?  Pourquoi,  tandis  que  les  profes- 
seurs de  Sorbonne  et  d'Académie  faisaient  la  guerre 
aux  Méditations  de  Lamartine,  aux  Odes  de  Victor 
Hugo,  le  Théâtre  de  Clara  Gozul  a-t-il  conquis  tout 
d'abord  une  sorte  d'inviolabihté?  Pourquoi,  tandis 
qu'on  agitait  dans  les  journaux  et  les  salons  la 
question  des  unités  dramatiques,  avec  la  même 
ardeur  de  conviction,  le  même  enthousiasme  de 
prosélytisme ,  qu'au  temps  où  Pierre  Corneille 


200  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

prenait  la  peine  de  réfuter,  Aristote  en  main,  les 
pamphlets  de  M.  de  Scudéri.  personne  n'a-t-il 
songé  à  mettre  Joseph  l'Estrange,  éditeur  des 
œuvres  de  la  spirituelle  comédienne,  au  rang  des 
néophytes  ou  des  excommuniés? 

Il  y  a  deux  solutions  à  cette  énigme,  une  solution 
littéraire  et  une  solution  sociale.  En  premier  lieu, 
Prosper  Mérimée  paraît  se  soucier  fort  peu  des 
théories  poétiques.  Il  y  a  cent  contre  un  à  parier 
qu'il  consulte  rarement  La  Harpe  ou  Le  Batteux. 
Il  est  donc  tout  simple  que,  vivant  fort  peu  avec 
les  poétiques,  il  n'ait  pas  eu  à  cœur  de  les  réfuter 
en  écrivant  ;  qu'il  ait  suivi,  en  composant  des  ou- 
vrages d'imagination,  son  inspiration  personnelle, 
sans  se  demander  d'heure  en  heure,  de  page  en 
page,  si  telle  phrase  donnait  un  démenti  au 
xvii«  siècle  de  la  France,  si  telle  autre  donnait  la 
main  au  xvi^  siècle  de  l'Angleterre.  En  second 
lieu,  et  ceci  n'est  pas  moins  grave,  pour  peu  qu'on 
y  réfléchisse,  il  ne  s'est  pas  mêlé  aux  sociétés 
littéraires;  il  n'a  pas  encouragé  du  geste  et  de  la 
voix,  de  sa  présence  et  de  son  sourire,  les  orateurs 
de  cheminée,  les  Démosthènesde  canapé  qui,  depuis 
madame  Geoffrin  jusqu'à  madame  de  Slaël  et  ma- 
dame Récamier,  ont  eu  le  monopole  des  succès. 
C'est_,  si  l'on  veut,  une  faute  impardonnable,  une 
irréparable  négligence.  A  ne  consulter  que  la  for- 
tune de  son  nom,  peut-être  faut-il  le  blâmer.  Mais 
aussi  n'y  a-t-il  pas  gagné  une  paix  profonde  et 


PROSPER  MERIMEE.  201 

sereine  ?  Vivant  dans  le  monde  des  hommes,  au 
lieu  de  vivre  dans  le  monde  des  auteurs,  n'a-t-il 
pas  amassé  un  trésor  inépuisable  d'anecdotes  et 
d'observations  que  les  livres  et  les  faiseurs  de  livres 
ne  sauraient  suppléer  ? 

Clara  Gazul,  comme  la  plupart  des  ouvrages  ré- 
servés à  une  longue  durée,  n'a  pas  eu  à  son  avè- 
nement le  retentissement  et  l'éclat  auxquels  elle 
pouvait  prétendre.  Une  seule  voix,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  osa  parler  pour  elle,  et  cette  voix  est  la 
même  qui  révèle  aujourd'hui  à  la  France  les  mer- 
veilles encore  inconnues  de  la  littérature  Scandi- 
nave. Quand  la  critique  eut  désigné  du  doigt  le 
mérite  incontestable  du  recueil,  le  public  se  ran- 
gea sans  répugnance  à  l'avis  de  la  critique  ;  puis 
tout  fut  dit,  ou  pour  parler  plus  nettement,  tout 
fut  oublié.  Le  volume  prit  sa  place  dans  les  biblio- 
thèques, mais  il  ne  se  fit  aucun  bruit  autour  de 
Clara  Gazul  :  ni  sifflets  ni  battements  de  main.  Il 
y  eut,  d'une  part ,  approbation  silencieuse,  et  de 
l'autre  indifférence  parfaite. 

D'ailleurs  il  se  trouva  de  bonnes  gens  qui  pri- 
rent l'éditeur  au  mot,  et  s'imaginèrent  bravement 
qu'ils  venaient  de  lire  un  recueil  de  comédies  es- 
pagnoles. La  biographie  de  Clara,  placée  en  tête 
du  volume,  les  dispensait  de  l'éloge  et  de  la  récri- 
mination. Quelques-uns  s'aventuraient  jusqu'au 
blâme,  et  disaient  hardiment  :  «  C'est  singulier, 
c'est  bizarre,  c'est  effronté,  c'est  d'une  crudité  im- 


202  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

pudente.  »  Mais  leur  conscience  se  rassurait  bien- 
tôt en  disant  tout  bas  :  qu'après  tout  c'était  une 
traduction,  probablement  fidèle,  que  Joseph  l'Es- 
trange  ne  partageait  pas  les  principes  universitaires 
sur  la  nécessité  de  rendre  par  des  équivalents,  et 
jamais  par  le  mot  propre,  les  expressions  et  les 
idées  contraires  au  génie  de  notre  langue.  Ils  par- 
donnaient donc  volontiers  à  Tespiègle  Clara  de  ne 
pas  penser  aussi  chastement  qu'une  élève  d'Ecouen 
ou  de  Saint-Denis.  Ils  n'en  auraient  pas  voulu  pour 
fille  ou  pour  femme  ;  mais,  à  tout  prendre,  ils  la 
trouvaient  amusante  et  gaie.  Le  petit  nombre  des 
initiés  se  prêta  de  bonne  grâce  à  la  mystification, 
et  ne  livra  pas  le  mot  d'ordre.  Quant  aux  hommes 
de  lecture  et  d'étude,  ils  ne  crurent  pas  à  propos 
de  soulever  un  voile  aussi  transparent.  Il  fallait 
vraiment  une  ignorance  bien  complète,  ou  une 
complaisance  bien  entière,  pour  croire  que  Clara 
fut  née  sur  le  même  sol,  eût  respiré  le  même  air 
que  Lope  et  Calderon.  Précisément  à  cette  époque 
on  traduisait  chez  nous  les  chefs-d'œuvre  des 
théâtres  étrangers.  D'ailleurs,  le  beau  travail  de 
Bouterweck  était  déjà  connu  et  donnait  sur  la 
scène  espagnole  des  renseignements  assez  étendus. 
Wilhelm  Schlegel  et  son  Cours  de  littérature  dra- 
matique étaient  populaires  parmi  les  lecteurs  sé- 
rieux. A  ces  deux  sources  d'information  on  pouvait 
facilement  se  convaincre,  sans  étudier  les  origi- 
naux ou  les  copies  que  nous  avions,  de  la  différence 


PUOSPEU   MERIMEE.  203 

qui  séparait  Clara  de  ses  devanciers  prétendus. 
Ce  qui  domine^,  en  effets  dans  la  plupart  des  ou- 
vrages du  théâtre  espagnol^  c'est  une  fantaisie  va- 
gabonde, souffletant  la  vraisemblance  presque  à  cha- 
que pas,  préférant  Teffet  d'une  scène  à  la  logique  de 
la  fable,  une  emphase  solennelle  professant  pour 
la  réalité  des  sentiments  un  mépris  assez  hau- 
tain, prodiguant  les  images,  épuisant  quelquefois 
en  deux  pages  toutes  les  figures  de  la  rhétorique. 
Et  cependant,  malgré  tous  ces  défauts,  que  l'admi- 
ration la  plus  sincère  ne  saurait  nier,  Lope  et  Cal- 
deron  étonnent  constamment  par  la  fécondité  des 
moyens,  par  la  rapidité  des  incidents,  par  l'intérêt 
et  la  complication  de  la  fable,  sauf  à  trancher  le 
nœud,  comme  Alexandre,  par  un  coup  d'épée.  Or, 
avec  un  peu  de  bonne  volonté  et  une  médiocre  at- 
tention, on  se  serait  bien  vite  aperçu  que  Clara  ne 
possède  aucune  de  ces  qualités,  aucun  de  ces  dé- 
fauts. C'est  un  des  esprits  les  plus  français  que  je 
conuiiisse,  net,  incisif,  dialectique,  allant  droit  au 
but;  son  caractère,  malgré  sa  franchise  quelque 
peu  masculine,  malgré  les  gros  mots  qui,  en  pas- 
sant par  sa  jolie  bouche,  ont  presque  l'air  de  de- 
mander grâce  pour  la  liberté  grande,  comme  le 
Suisse  qui  faisait  la  partie  du  chevalier  de  Gram- 
mont,  n'est  pas  absolument  impossible  à  Paris 
même.  C'est  un  bon  garçon,  j'en  conviens;  mais  le 
type  n'en  est  pas  tout  à  fait  perdu  chez  nous.  Il 
s'etfaçait  tous  les  jours,  et  menaçait  de  disparaître. 


204  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

lorsque  le  goût  des  voyages,,  en  se  popularisant 
chez  les  fenunes  de  France,  est  venu  dérider  leur 
front,  relever  leurs  paupières,  et  donner  à  leur  at- 
titude plus  de  grâce  et  de  vivacité.  Clara,  si  elle 
venait  dans  nos  salons,  trouverait  femme  à  qui 
parler. 

Le  Théâtre  de  Clara  Gazul  marque  dans  la  poé- 
sie dramatique  la  même  tentative  à  peu  près  que 
le  premier  et  magnifique  ouvrage  d'Augustin 
Thierry  dans  la  littérature  historique.  L'historien 
et  le  poëte  prétendent  tous  deux  à  une  réalité  com- 
plète. Ils  veulent  donner  à  Tart  qu'ils  professent 
une  exactitude,  une  précision  mathématique.  Ils 
recherchent  avec  une  patience  curieuse  tous  les 
faits  qui  se  rattachent  directement  ou  indirecte- 
ment à  lidée  qu'ils  vont  développer.  Ils  ne  regret- 
tent, pour  compléter  leur  érudition,  ni  les  études 
courageuses,  ni  les  longues  méditations.  Puis, 
quand  ils  sont  bien  assurés  de  posséder  leur  sujet, 
ils  cherchent,  pour  le  montrer,  le  jour  le  plus  pur; 
ils  réclairent  en  plein,  mais  en  même  temps  ils  le 
disposent  de  façon  à  composer  des  lignes  simples, 
un  profil  sévère,  comme  celui  d'un  camée  ou  d'une 
pierre  gravée. 

Je  ne  sais  rien  de  plus  naturel  et  de  plus  vrai 
que  la  bataille  d'Hastings,  dans  Augustin  Thierry, 
ou  que  l'entrevue  de  mademoiselle  de  Coulanges 
et  de  don  Juan.  Mais  les  pages  de  l'historien  et  du 
poëte  n'ont  pas  rencontré  du  premier  coup  cette 


PROSPER   MÉRIMEK.  206 

naïveté  qui  fait  leur  plus  grand  eharme.  Avant  d'ar- 
river à  cette  forme  définitive,  elles  ont  dû  subir^ 
dans  le  cerveau^  ou  sur  le  papier^  bien  des  méta- 
morphoses laborieuses.  Avant  de  dépouiller, 
comme  la  fonte,  toutes  les  scories  qui  les  envelop- 
paient, elles  ont  été  soumises  plusieurs  fois  au  foyer 
dévorant  qui  décompose  pour  purifier,  et  ne  res- 
pecte que  les  éléments  inaltérables. 

Rien  de  trop,  telle  est  la  devise  constante  d'Au- 
gustin Thierry  et  de  Prosper  Mérimée.  Ils  se  dé- 
fientde  la  poésie  et  ne  peuvent  lui  échapper.  Quand 
une  image  leur  vient  en  tête,  ils  ne  se  laissent  pas 
séduire  sans  se  consulter  longtemps.  Avant  de  se 
passionner  pour  elle,  ils  se  recueillent  et  s'éprou- 
vent, et  ne  s'aventurent  qu'à  bon  escient.  Or,  il  ar- 
rive à  cet  amour  ce  qui  arrive  à  tous  les  amours 
sérieux  et  réfléchis  :  Téloquence  pour  lui  n'est  pas 
un  art,  mais  une  nécessité.  Cette  méthode,  comme 
on  voit,  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  de  Ta- 
cite et  de  Montesquieu.  Pour  justifier  ces  remar- 
ques, je  choisirai  les  Espagnols  en  Danemark  et 
Inès  Mendo. 

Sans  nul  doute,  madame  de  Tourville  et  sa  fille, 
don  Juan  et  le  Résident  sont  tracés  de  main  de  maî- 
tre, et  nous  demeurent  en  mémoire  comme  si  nous 
les  avions  connus  familièrement.  Les  politesses  pré- 
tentieuses et  grotesques  de  Pacaray,  ses  soupçons 
et  ses  frayeurs,  l'entrevue  de  don  Juan  et  de  ma- 
demoiselle de  Coulanges,  la  scène  du  naufrage,  l'é- 

18 


20G  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

vanouissement  de  cette  malheureuse  femme^  hon- 
teuse de  sa  trahison  et  fière  de  son  amour  ;  le  dé- 
noûment  militaire  de  cette  rapide  comédie^  c'est 
plus  qu'il  ne  faut  pour  établir  le  mérite  de  la  com- 
position. Mais  Fauteur  a-t-il  assez  ménagé  les  tran- 
sitions? n'a-t-il  pas  procédé  à  la  manière  des  algé- 
bristes?  En  négligeant^  comme  il  Ta  fait,  toutes  les 
idées  intermédiaires  qui  pouvaient  servir  à  établir 
la  vraisemblance  et  la  valeur  de  celles  qu'il  nous 
livre,  n"a-t-il  pas  trop  compté  sur  notre  attention? 
Croit-il  donc  que  sa  tâche  se  borne,  comme  celle 
du  médecin  au^chevet  du  malade,  à  étudier,  à  dé- 
crire les  symptômes  d'une  passion? 

Or,  il  ne  va  guère  plus  avant.  Quand  à  force 
d'épier  en  lui-même,  ou  hors  de  lui,  le  trait  carac- 
téristique et  inévitable  de  la  peur,  de  l'enthou- 
siasme, de  la  sympathie,  de  la  tendresse,  il  a  réussi 
k  le  surprendre,  il  s'en  contente  et  s'arrête.  Ce 
n'est  là  certainement  qu'une  partie  de  la  poésie,  la 
plus  difficile  peut-être,  la  plus  rare,  la  plus  essen- 
tielle, la  plus  incontestée;  mais  il  en  est  une  autre 
non  moins  réelle,  tout  aussi  glorieuse,  et,  à  coup 
sur,  très-utile  à  l'effet  de  la  première;  c'est  le  dé- 
veloppement. 

Croyez-vous  que  les  Espagnols  seraient  moins 
beaux  si  les  figures  étaient  moins  pressées?  N'y 
aurait-il  pas  un  charme  plus  soutenu,  si  toutes  les 
scènes,  qui  sont  admirablement  esquissées,  étaient 
menées  à  bout,  achevées  ?  11  ne  suffit  pas  d'indi- 


PROSPER   MERIMEE.  20  7 

quer  les  symptômes  d'une  passion^  il  faut  l'expli- 
quer, en  donner  poétiquement  la  théorie,  mon- 
trer par  quelles  transformations  successives  elle  a 
passé  avant  de  se  révéler,  de  se  trahir.  Dialogue 
ou  monologue,  peu  importe.  Une  fois  que  lepoëte 
laisse  entamer  sa  fantaisie  par  de  mesquines  chi- 
canes sur  la  réalité,  il  n'y  a  plus  de  poëme  pos- 
sible. 

C'est  pourquoi  je  regrette  que  don  Juan  et  ma- 
dame de  Coulanges  soient  mis  en  scène  avec  une 
sobriété  si  excessive.  Ils  ne  disent  rien  d'inutile  ; 
mais  disent-ils  tout  ce  qu'il  faut?  je  ne  le  crois  pas. 
Et  vous  comprenez  bien  que  je  ne  plaide  pas  ici  la 
cause  du  théâtre,  car  évidemment  la  pièce  a  été 
faite  pour  la  lecture  et  ne  pourrait  être  repré- 
sentée. 

LslGuzIcij  publiée  très-obscurément  en  1827,  n'a 
pas  eu  et  ne  pouvait  guère  avoir  un  succès  écla- 
tant. On  s'en  est  occupé  en  x\llemagne  beaucoup 
plus  qu'en  France.  Les  pièces  de  ce  recueil,  don- 
nées par  Fauteur  comme  traduites  d'originaux  illy- 
riens,  sont  inventées  avec  une  grande  habileté,  et 
soutiennent  glorieusement  la  comparaison  avec  les 
chants  grecs  que  M.  Fauriel  nous  a  fait  connaître, 
avec  les  poésies  serviennes  et  hongroises  que  le 
docteur  Bowring  a  publiées  à  Londres.  Gœthe, 
qui  avait  donné,  dans  son  journal  de  Weimar,  une 
savante  analyse  de  Clora  Gazïd,  a  consacré  aussi 
quelques  pages  à  la  GyzJa.  Il  avait  reçu  de  l'auteur 


208  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

un  exemplaire  du  premier  livre,  et  lui  avait  envoyé 
en  remercîment  sa  médaille,  qui  est  assez  mau- 
vaise. Il  reçut  pareillement  le  second  livre,  et  se 
donna  le  plaisir  de  deviner  ce  qu'il  savait  parfaite- 
ment. Il  démontra  la  commune  origine  de  Clara 
Gazul  et  de  la  Guzla  par  l'anagramme  des  deux 
mots.  Plusieurs  pièces  de  la  Guzla  ont  été  versifiées 
par  madame  Shelley,  presque  sans  altération.  C'est 
qu'en  effet  la  prose  de  Mérimée  possède  dans  sa 
contexture  presque  toutes  les  qualités  de  la  poésie 
rhythmée. 

La  Jacquerie,  publiée  en  1828,  a  été,  selon  toute 
apparence,  composée  avant  Clara  Gazul.  Si  Ton 
excepte  un  petit  nombre  de  caractères  qui  sont 
énergiquement  tracés,  c'est  une  lecture  sans  attrait 
et  souvent  fatigante.  Le  continuel  éparpillementde 
l'action,  la  brièveté  de  la  plupart  des  scènes,  et  ce 
qui  est  pis  encore,  l'absence  de  volonté  même  im- 
plicite dans  l'œuvre  tout  entière,  la  monotone  suc- 
cession des  scènes  de  pillage  et  de  meurtre,  con- 
stituent, si  l'on  veut,  une  réalité  possible,  mais 
sans  intérêt  poétique,  sans  animation  et  sans  puis- 
sance. Dans  une  préface  d'une  douzaine  de  lignes, 
l'auteur  dit  qu'il  a  voulu  suppléer  ait  silence  de 
Froissart.  Puisqu'en  effet  les  renseignements  histo- 
riques sur  la  Jacquerie  sont  rares  et  énigmatiques, 
le  poète  avait  beau  jeu  et  pleine  liberté.  Au  lieu  de 
perdre  son  temps  en  conjectures  érudites,  il  eût 
mieux  fait  d'inventer  hardiment.  S'il  n'eut  con- 


PROSPER   MERIMEE.  209 

suite  que  sa  fantairsie^  il  n'aurait  pas  répudié  l'u- 
nité, dont  l'absence  est  si  regrettable  dans  la  Jac- 
querie. 

La  Famille  Carvajal  est  un  poëme  terrible,  d'un 
haut  mérite,  mais  qui  ne  ressemble  pas  mal  aux 
écorchés  de  Géricault.  Il  serait  fort  à  regretter  que 
l'imagination  humaine  ne  s'exerçât  que  sur  de  pa- 
reils sujets  ;  cependant,  comme  l'art  consacre  tout 
ce  qu'il  touche,  connne  le  crime,  si  hideux  qu'il 
soit,  s'ennoblit  et  s'élève  en  se  poétisant,  on  ne  sau- 
rait nier  la  beauté  de  la  famille  Carvajal. 

La  Chronique  du  règne  de  Charles  IX,  publiée 
en  1829,  est  très-supérieure  au  Théâtre  de  Clara 
Gazul  par  l'achèvement  et  la  réalité  des  détails.  H 
n'y  a  pas  un  chapitre  du  roman,  pris  en  lui-même, 
qui  ne  soit  plus  patiemment  et  plus  curieusement 
étudié  que  les  meilleures  scènes  des  Espagnols  et 
d'Inès.  L'illusion  poétique  est  plus  complète  et  plus 
saisissante. 

Après  avoir  fermé  le  livre,  on  garde  l'image  des 
caractères  et  des  acteurs  plus  nettement  et  plus 
profondément  gravée.  Diane  deTurgis,  la  première 
et  la  plus  belle  figure  du  tableau,  est  vivante,  ani- 
mée, pleine  d'amour  et  d'énergie;  c'est  bien  la 
femme  galante  du  xvi'  siècle,  telle  que  nous  la 
montrée  Brantôme  dans  ses  délicieuses  biogra- 
phies, où  l'ironie  la  plus  caustique  et  le  dédain  le 
plus  amer  se  déguisent  si  habilement  sous  l'appa- 
rence de  la  bonhomie. 

18. 


210  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Les  premières  entrevues  de  la  Turgis  et  de 
Mergy,  les  coquetteries  et  les  aveux  de  la  partie  de 
chasse,  le  rendez-vous  et  la  veille  de  la  Saint-Bar- 
thélémy sont  admirables  de  mouvement  et  de  vé- 
rité. Jamais  peut-être  notre  langue  n'avait  si  fidèle- 
ment raconté  la  conduite  inconséquente  et  confuse 
d'un  jeune  homme  qui,  pour  son  début,  engage  la 
lutte  avec  une  femme  faite,  rompue  dès  longtemps 
aux  intrigues  de  toutes  sortes,  menant  Tamour  mi- 
litairement, intervertissant  quand  il  le  faut,  les  rô- 
les des  deux  sexes,  abrégeant  la  défense  quand  Tas- 
saut  n'est  pas  assez  vif,  supprimant,  comme  un 
général  d'armée,  les  marches  et  contre-marches, 
et  offrant  du  même  coup  la  bataille  et  la  victoire. 
J'aime,  je  l'avoue,  cette  hardie  jouteuse  qui  coupe 
ses  lacets,  et  renverse  les  flambeaux.  Aussi  bien 
elle  avait  assez  attendu  !  Le  réveil  de  Mergy  dans 
les  ténèbres,  la  main  mystérieuse  qui  l'arrête  au 
passage,  et  l'imprudent  baiser  qu'il  applique  sur 
une  peau  tannée,  renferment,  à  mon  avis,  une  le- 
çon profitable  sur  l'ivresse  des  aventures;  et  mal- 
gré la  singularité  des  termes,  j'adopte  volontiers  la 
comparaison  du  madère  et  du  sirop  ^antiscorbu- 
tique. 

Le  portrait  de  Diane,  et  surtout  ses  yeux,  me 
semblent  peints  d'après  nature.  Sesyeux  de  chatte, 
humides,  veloutés  et  changeants,  me  plaisent  par- 
ticulièrement. L'entrevue  du  capitaine  George  avec 
Charles  IX  est  simple,  mais  significative.  C'est  dans 


I 


PROSPER   MERIMEE.  2l  I 

le  livre  entier  les  seules  pafjes  littéralement  histo- 
riques. 

Malheureusement  il  n'y  a  pas  de  roman.  C'est 
une  série  d'aventures  bien  dites,  mais  ordonnées 
presque  au  hasard,  sans  enchaînement  nécessaire. 

Dans  sa  préface,  l'auteur  paraît  s'être  jugé  lui- 
même  à  peu  près  dans  le  même  sens.  Il  donne  son 
livre  pour  un  extrait  de  ses  lectures.  C'est  beau- 
coup mieux  et  beaucoup  plus  qu'un  extrait;  mais 
il  semble  indiquer  qu'il  n'a  pas  eu  la  prétention  de 
composer  un  poëme^  et  c'est  aussi  notre  opinion. 

Quant  à  la  question  historique  qu'il  a  soulevée, 
je  déclare  que  la  polémique  engagée  à  cet  égard  ne 
me  paraît  pas  avoir  réfuté  la  solution  qu'il  propose 
sous  la  forme  la  plus  modeste,  puisqu'il  clôt  sa 
théorie  par  le  plus  sceptique  de  tous  les  vers  de 
Don  Juan,  en  nous  priant  seulement  de  a  suppo- 
ser cette  supposition.  »  Il  considère  la  Saint-Bar- 
thélémy comme  une  boutade  improvisée,  et  nie 
formellement  que  le  coup  d'État  ait  été  médité 
longtemps  à  l'avance.  Des  exemples  récents,  qu'il 
ne  pouvait  pas  invoquer,  auraient  donné  à  sa  né- 
gation une  grande  autorité.  Entre  la  conduite  de 
Charles  IX,  en  157^,  et  celle  de  Charles  X,  en  1830, 
il  y  a  bien  quelque  analogie,  lointaine,  si  l'on  veut, 
mais  du  moins  très-intelligible.  Les  huguenots  en 
1572,  et  les  démocrates  en  1830,  avaient  acculé  le 
roi  à  la  nécessité  d'un  coup  d'État.  Mais  cette  né- 
cessité, à  laquelle  les  deux  rois  ont  cédé,  l'avaient- 


212  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

ils  prévue  ?  Charles  X  pressentait-il  à  Reims^  en 
1825^  ce  qu'il  comprenait  à  peine  cinq  ans  plus 
tard,  à  Saint-Cloud  *?  Des  deux  côtés,  je  penche 
fort  pour  la  négative. 

L''épigraphe  de  Rabelais,  placée  en  tête  du  ro- 
man, explique  assez  bien  comment  Fauteur  com- 
prend la  moralité  des  actions  humaines.  Il  est 
certain  que  Tignorance  atténue  singulièrement  la 
culpabilité.  C'est  pourquoi  le  massacre  des  janis- 
saires est  peut-être  une  faute  moins  grave  que  le 
renvoi  de  lord  Grey  ;  car  on  peut  raisonnablement 
supposer  que  Guillaume  IV  est  plus  éclairé  que 
Mahmoud. 

Faut-il  regretter  que  Prosper  Mérimée  n'ait  pas 
franchement  abordé  1572;  qu'au  lieu  de  prendre 
la  date,  il  n'ait  pas  pris  le  sujet?  Je  ne  sais.  Peut- 
être  son  amour  excessif  de  la  vérité  l'empêchera- 
t-il  toujours  de  toucher  à  l'histoire.  Réservé  comme 
il  l'est,  il  doit  rougir  de  toutes  les  profanations  du 
passé  qui  se  nmltipiient  effrontément  depuis  quel- 
ques années.  Il  saurait  mieux  que  personne  tailler 
dans  l'histoire  des  poëmes  pleins  d'animation  et 
d'intérêt.  Mais  pour  cela  il  faudrait  qu]il  imposât 
silence  à  son  érudition  chagrine  et  querelleuse. 
S'il  savait  moins,  il  oserait  davantage;  car,  malgré 
les  paroles  de  François  Racon,  qui  dit  quelque 
part  :  «  Qu'un  peu  de  sagesse  mène  au  doute,  et 
«  que  beaucoup  de  sagesse  ramène  à  la  croyance,» 
ce  prince,  applicable  tout  au  plus  aux  idées  reli* 


PROSl'ER   MERIMEE.  2  1  3 

gieuses^  échoue  bien  souvent  contre  la  timidité  de 
l'imagination.  Pour  ma  part^  j'aime  mieux  n'avoir 
pas  Catherine  de  Médicis,  que  je  retrouve^  quand 
je  veux^  en  feuilletant  quelques  volumes  poudreux, 
et  posséder_,  comme  dédonnnagement^  Diane  de 
Turgis. 

Comment  le  public  français,  si  fier  de  son  goût 
et  de  sa  pénétration,  si  empressé  d'ordinaire  à  se 
targuer  de  sa  finesse  et  de  son  intelligence,  a-t-il 
attendu,  pour  faire  à  Prosper  Mérimée  sa  part  de 
gloire,  qu'il  renonçât  aux  ouvrages  de  longue  ha- 
leine et  se  mît  à  écrire  des  contes  de  vingt  pages? 
Je  répondrai  :  Pourquoi  le  public  anglais,  qui  vante 
si  volontiers  l'érudition  délicate  et  le  profond  dis- 
cernement de  ses  universités,  a-t-il  attendu,  pour 
admirer  Milton,  l'avis  d'Addison?  J'aperçois,  des 
deux  parts,  même  confusion  et  même  honte.  Oui, 
ce  ne  fut  qu'en  1829,  plusieurs  mois  seulement 
après  la  publication  de  son  romam,  que  le  nom  de 
Mérimée  devint  populaire,  à  l'occasion  de  Mateo 
Falcone.  Mateo  est,  en  effet,  un  véritable  chef- 
d'œuvre  de  narration.  Il  est  impossible  de  pousser 
plus  loin  l'artifice  des  incidents  et  du  style,  d'en- 
fermer dans  un  espace  aussi  étroit  plus  d'émo- 
tions et  d'idées,  d'indiquer  avec  plus  de  concision 
et  de  vivacité  autant  de  physionomies  et  de  carac- 
tères. Je  défie  qu'on  tire  d'une  donnée  si  simple 
un  plus  riche  parti;  à  la  bonne  heure  c'est  une 
perle,  un  diamant,  si  vous  voulez.  Mais  n'avait-il 


2  14  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

rien  lait  avant  }Iaf''n?  Rentrez  en  voiis-nièmes,  et 
rougissez. 

A  ce  propos  les  fureteurs  de  bibliothèque  ont 
avisé,  dans  un  volume  anglais,  fanecdote  qui  fait 
le  sujet  de  Moteo.  et  je  les  remercie  de  leur  dé- 
couverte, car  depuis  que  j'ai  lu  ce  volume  accusa- 
teur, j'ai  pour  le  récit  français  un  enthousiasme 
plus  sérieux.  Si  les  vingt  lignes  du  journal  de 
Benson  contiennent  Mateo,  il  faut  déclarer  du 
même  coup  que  Charlevoix  contient  les  yaichez, 
et  que  le  Pèlerinaye  de  Byron  se  trouve  dans  les 
itinéraires  de  Richard. 

Tamango,  quoique  mïéneur  k  Moteo ,  se  distingue 
entre  toutes  les  compositions  de  Mérimée  par  des 
qualités  particulières  :  c'est  un  récit  qui  com- 
mence comme  une  satire,  et  qui  finit  comme  une 
épopée  homérique  ou  dantesque.  L'auteur,  malgré 
son  antipathie  bien  connue  pour  les  images  lyri- 
ques, pour  les  comparaisons  solennelles ,  cède 
malgré  lui  à  l'irrésistible  majesté  de  son  sujet,  et 
se  laisse  entraîner  aux  mouvements  de  la  plus  tu- 
multueuse poésie.  Il  a  beau  se  contenir,  se  mettre 
en  garde,  son  front  calme  et  serein,  son  regard 
paisible  et  assuré  ne  résistent  pas  à  l'a  lumière 
éblouissante  dont  il  a  lui-même  concentré  les 
rayons.  Et  tant  mieux  î  car  il  y  a  dans  Tomango 
une  magnifique  poésie. 

Ln  Partie  fie  trictrac  n'est  pas  un  récit  complet. 
Le  commencement   surtout  est   confus;   mais  le 


PROSPER   MERIMEE.  215 

caractère  de  la  comédienne  est  partait.  Le  suicide 
du  Hollandais^  ivre  et  ruiné,  le  désespoir  et  la 
résignation  du  malheureux  jeune  homme  qui  a 
triché  au  jeu  et  qui  se  méprise,  sans  pouvoir 
convertir  à  sa  haine  pour  lui-même  l'incrédule 
frivolité  de  sa  maîtresse,  sont  des  traits  excellents. 
Cependant,  malgré  le  mérite  éminent  de  ces 
trois  compositions,  lengouement  des  lecteurs  pour 
Prosper  3lérimée  ne  s^est  déclaré  bien  franchement 
et  avec  tous  les  caractères  d'une  véritable  épidémie 
quaprès  le  Vase  étrusque.  Or,  je  ne  crains  pas  de 
le  dire  hautement,  et  tous  les  honmies  de  réflexion 
et  de  bonne  foi  se  rangeront  à  mon  avis,  le  Vase 
étrusque  est  le  pire,  le  plus  maniéré,  le  moins  vrai, 
le  moins  naïf,  le  moins  simple  de  tous  les  ouvrages 
de  Mérimée.  Sans  doute  il  s'y  rencontre  des  pages 
d'une  nature  exquise.  Le  sujet  lui-même,  indépen- 
damment de  l'exécution,  est  neuf  et  bien  saisi.  Ce 
n'est  pas  une  donnée  commune  que  la  jalousie  ré- 
trospective. Les  angoisses  et  les  questions  inquiètes 
de  Saint -Clair  sur  l'origine  du  vase  qu'il  frappe 
crescendo  comme  un  tamtam,  sont  très-habilement 
racontées.  Mais  les  conversations  du  déjeuner  ne 
valent  rien.  Le  voyage  d'Egypte  est  presque  inin- 
telligible poLir  ceux  qui  ne  connaièîent  pas  l'ori- 
ginal. Le  dénoùment  ne  dénoue  rien.  A  tout 
pre -dre,  c'est  un  récit  plein  de  coquetterie,  de 
papiilotage,  de  faux  goût,  et  qui  fait  tache  dans  les 
œuvres  sévères  et  châtiées  de  Tauteur. 


2l(i  l'OUTRAITS    LITTERAIRES. 

J'en  dirai  autant  du  Carrosse  du  Saint-Sacre- 
ment, de  l'Occasion  et  des  Mécontents.  La  Vision 
de  Charles  XI  est  racontée  trop  sommairement 
poijr  mériter  le  blâme  ou  la  louange. 

Les  deux  lettres  de  Mérimée  sur  FEspagne  sont 
bien  écrites,  mais  ne  sont  peut-être  pas  aussi  na- 
turelles qu'on  pouvait  s'y  attendre.  L'esprit  y  gâte 
souvent  l'émotion.  Je  trouve  très-inutile  de  cher- 
cher à  excuser  le  plaisir  qu'il  a  pris  aux  combats 
de  taureaux,  de  citer  saint  Augustin  ;,  de  s'excom- 
munier, comme  il  fait,  pour  sa  cruauté  prétendue. 
Mon  Dieu!  c'est  un  malheur  sans  doute,  mais  un 
malheur  avéré  que  les  âmes  les  plus  douces  se 
plaisent  au  spectacle  des  luttes  sanglantes.  Les 
dames  romaines  ne  rougissaient  pas  de  s'asseoir 
au  cirque  et  les  femmes  de  Paris,  qui  se  pressent 
aux  exécutions  capitales,  n'ont  pas  le  droit  de  jeter 
la  pierre  aux  femmes  de  Madrid. 

La  série  des  œuvres  est  maintenant  épuisée.  Il 
faut  seulement  ajouter  à  la  liste  précédente  quel- 
ques pages  sur  Byron,  remarquables  par  un  goût 
sur,  où,  pour  la  première  fois,  le  caractère  de  don 
Juan  et  de  Childe  Harolde  est  nettement  défini; 
car  avant  Mérimée,  personne,  que  je  sache,  n'avait 
trouvé  dans  le  double  aspect  du  talent  de  Byron, 
la  diffusion  des  idées  et  la  concision  du  style,  la 
raison  de  son  impuissance  épique  et  dramatique; 
puis  une  notice  biographique  et  littéraire  sur  Cer- 
vantes. Ce  dernier  morceau  n'a  rien  de  saillant. 


PUOSI'EK   MERIMEE.  217 

si  ce  n'est  lu  profession  de  foi  du  biographe.  C'est 
là  que  l'auteur  énonce  catégoriquement  son  opi- 
nion sur  la  rime  et  le  mètre,  et  les  déclare  incom- 
patibles avec  le  mouvement  du  dialogue.  A  cet 
égard,  il  me  paraît  se  méprendre  complètement  : 
des  exemples  imposants  le  réfuteraient;  et  lui- 
même,  s'il  pouvait  se  résoudre  à  versifier  quelque- 
fois sa  pensée,  gagnerait  peut-être  une  qualité  qui 
lui  manque,  le  développement  :  le  mouvement  de 
la  période  poétique  le  contraindrait  à  multiplier  les 
formes  de  sa  pensée. 

Ses  amis  parlent  d'un  manuscrit  de  Crointvell, 
antérieur  à  Clam  Gazul,  mais  seulement  pour  mé- 
moire. 

Quant  à  la  biographie  de  Prosper  Mérimée,  elle 
est  comme  l'histoire  des  peuples  heureux,  elle 
n'existe  pas.  On  sait  seulement  qu'il  a  été  élevé 
dans  un  collège  de  Paris,  qu'il  a  étudié  la  jurispru- 
dence, qu'il  a  été  reçu  avocat,  qu'il  n'a  jamais 
plaidé,  et  les  journaux  ont  pris  soin  de  nous  ap- 
prendre qu'il  est  aujourd'hui  secrétaire  de  M.  le 
comte  d'Argout. 

Ceux  qui  le  connaissent  familièrement  n'ont  ja- 
mais vu  en  lui  qu'un  homme  très-simple,  d'une 
instruction  solide,  lisant  facilement  l'italien  et  le 
grec  moderne,  parlant  avec  une  pureté  remar- 
quable l'anglais  et  l'espagnol,  préférant  volontiers 
entre  tous  les  livres  les  relations  de  voyages.  Et 
c'est  ce  qui  exprique  l'ubiquité  de  son  esprit,  car 

19 


I'l8  l'OUTRAITS    LITTERAIRES. 

il  n'a  jamais  vu  que  l'Angleterre  et  TEspagne.  S'il 
est  vrai,  connne  on  le  dit,  qu'un  séjour  de  quatre 
mois  à  Madrid,  à  Barcelonne,  à  Grenade  et  à  Ca- 
dix, pendant  l'année  1830,  ait  ruiné  ses  espérances 
littéraires;  si  depuis  qu'il  a  comparé  son  premier 
livre  à  la  réalité,  il  a  pris  en  pitié  toutes  les  tenta- 
tives poétiques,  il  faut  le  plaindre,  mais  ne  pas 
désespérer  de  sa  guérison.  Il  comprendra,  je  n'en 
doute  pas,  que  les  études  locales,  essentielles  pour 
un  roman,  sont  le  plus  souvent  très-inutiles  pour 
un  drame.  Avant  un  an,  soit  qu'il  reste  aux  af- 
faires, soit  qu'il  les  quitte,  il  sera  forcé  de  revenir 
à  la  littérature  :  ce  n'est  pas  à  trente  ans  qu'on 
renonce  à  montrer  un  talent  laborieusement  ac- 
quis; et  s'il  ne  veut  pas  s'aventurer  dans  les  tracas 
du  théâtre,  il  fera  pour  nos  plaisirs  des  livres 
excellents  et  moins  contenus  que  ses  précédents 
ouvrages. 


PROSPER   MERIMKE.  2l9 


LA  DOUBLE  MEPRISE. 

Le  nouveau  livre  de  M.  Prosper  Mérimée  est  un 
plaidoyer  contre  Tamour  de  tête,  et,  si  l'on  veut, 
un  sermon  contre  le  désappointement  et  les  dou- 
leurs qu'il  prépare.  La  critique  littéraire  pourra 
louer  librement,  dans  ce  dernier  ouvrage,  la  vrai- 
semblance et  la  simplicité  de  l'action,  le  naturel 
et  la  vérité  des  caractères,  l'aisance  dégagée  du 
dialogue,  l'habile  combinaison  de  traits  pris  sur  le 
fait.  Et  nous  ne  serons  pas  le  dernier  à  reconnaître, 
à  proclamer  ces  précieuses  qualités.  La  réalité  qui 
se  rencontre  dans  les  inventions  de  M.  Mérimée, 
bien  qu'à  nos  yeux  elle  ne  satisfasse  pas  à  toutes 
les  conditions  de  la  poésie,  est  cependant  un  utile 
secours,  un  argument  formidable  contre  des  in- 
ventions plus  éclatantes  à  la  surface,  destinées,  par 
leur  nature  même,  à  une  popularité  plus  soudaine, 
plus  facilement  pénétrables,  et  condamnées,  nous 
l'espérons  du  moins,  à  une  plus  courte  durée.  Mais 
si  la  réflexion  patiente  ne  devait  apercevoir  et  si- 
gnaler que  ces  mérites  extérieurs,  si  l'étude  et  la 
comparaison  ne  devaient  surprendre,  par  l'ana- 
lyse, que  les  beautés  qui  se  révèlent  à  tout  le 
monde,  la  critique  n'existerait  plus,  elle  n'aurait 
plus  ni  valeur,  ni  force  individuelle;  elle  se  con- 
fondrait avec  les  conversations  de  salon,  avec  les 


2  20  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

indécises  rêveries  de  la  promenade;  elle  aurait 
beau  faire  et  crier^  Topinion  resterait  sourde  à  son 
autorité. 

J'ai  donc  cherché  à  découvrir  les  idées  primi- 
tives enveloppées  dans  la  Double  méprise.  Je  l'a- 
vouerai sans  honte^  il  ne  m'a  pas  été  facile,  d'a- 
bord, d'isoler  nettement  ces  vérités  générales  qui, 
dans  ma  pensée,  avaient  du  présider  à  la  concep- 
tion du  roman.  Plus  d'une  fois  je  me  suis  demandé 
si  l'ironie  persévérante  du  narrateur  signifiait  autre 
chose  que  la  colère  et  le  dépit  ;  si  la  hautaine  rail- 
lerie de  son  récit  exprimait  la  sagesse  et  l'apaise- 
ment, ou  bien  s'il  doutait  lui-même  de  la  portée 
de  ses  sarcasmes;  s'il  faisait  bon  marché  de  ses 
aphorismes,  et  s'il  ne  serait  pas  disposé,  à  la  pre- 
mière occasion,  à  violer  les  préceptes  qu'il  posait. 
A  cette  heure,  je  crois  qu'il  est  de  bonne  foi,  qu'il 
a  vu  les  tourments  qu'il  décrit,  qu'il  sait  la  valeur 
des  principes  tirés  de  l'expérience.  Il  me  semble 
que  je  ne  puis  mieux  faire  que  d'exposer  ces  prin- 
cipes dans  l'ordre  où  je  les  ai  successivement 
aperçus. 

Selon  l'auteur  de  la  Double  méprise,  il  est 
très-difficile  d'aimer,  "et  plus  difficile'  encore  de 
s'assurer  qu'on  aime.  Je  me  range  volontiers  à  son 
avis.  En  parlant  comme  il  fait,  on  peut  n'avoir  pas 
pour  soi  la  majorité  des  salons  ;  mais  la  prudence 
qui  sauve  vaut  mieux  à  coup  sur  que  l'approbation 
qui  aveugle. 


n 


PROSPER  MERIMEE.  221 

Aimer,  dans  Tacception  la  plus  large  du  mot, 
signifie  tant  de  choses,  et  si  diverses,  qu'il  est  né- 
cessaire de  bien  s'entendre  sur  les  limites  et  le  ca- 
ractère de  l'idée  que  nous  discutons.  Si  Ton  veut 
parler  de  Tentraînement  et  du  plaisir  des  sens, 
c'est  une  question  de  pure  physiologie.  Il  suffit, 
pour  aimer,  de  posséder  une  organisation  harmo- 
nieuse et  complète.  Mais  cette  émotion  passagère 
n'a  rien  à  faire  avec  la  philosophie  ;  elle  peut  se  re- 
nouveler fréquemment  sans  apporter  aucun  chan- 
gement notable  dans  les  idées  ou  les  sentiments  de 
celui  qui  l'éprouve.  C'est  l'amour  antique,  une  es- 
clave belle  et  jeune  qui  entre  au  lit  de  son  maître, 
et  qui  l'endort  dans  ses  caresses.  L'amour,  tant 
que  la  vie  intérieure  et  sociale  n'en  est  pas  trou- 
blée, mérite  à  peine  d'être  nommé.  C'est  un  épi- 
sode indifférent  qu'il  faut  abandonner  aux  profes- 
seurs d'hygiène  ;  on  en  peut  disserter  comme  de 
la  chasse  ou  de  l'équitation,  voilà  tout.  On  peut  le 
soumettre  à  la  diète,  blâmer  l'abus  ou  l'abstinence; 
mais  le  cœur  et  l'intelligence  n'entrent  pour  rien 
dans  ladéhbération. 

Or,  on  ne  saurait  le  nier,  la  plupart  des  hommes 
ne  sont  guère  capables  que  de  l'espèce  d'amour 
que  je  viens  d'indiquer.  C'est  pour  eux  une  distrac- 
tion, un  délassement,  parfois  même  une  occupa- 
tion ;  ce  n'est  jamais  une  pensée  sérieuse  :  c'est 
un  jouet  qu'ils  prennent  et  rejettent  à  leur  gré, 
sans  interromprele  cours  de  leurs  études,  ou  de 

19. 


2  22  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

leur  ambition.  II  est  donc  vraiment  très-difficile 
d'aimer.  —  Mais  comment  s'assurer  qu'on  aime? 
Comment  se  prouver  à  soi-même  qu'on  n'est  pas 
dupe  d'une  illusion?  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
résoudre  d'un  mot  cette  question  embarrassante. 
Je  ne  connais  pas  de  symptômes  irrécusables  au 
moyen  desquels  on  puisse  constater  l'existence 
d'un  amour  vrai.  Pourtant  il  est  facile  d'indiquer 
des  épreuves  que  la  prudence  avoue^  et  qui  ren- 
dent Terreur  très-improbable. 

En  effets  après  l'amour  des  sens  qui  meurt  sou- 
vent avant  qu'on  ait  eu  le  temps  de  le  blâmer,  il 
y  a  un  autre  amour  plus  dangereux_,  parce  qu'il 
est  plus  persévérant,  qui  n'écoute  ni  la  raison,  ni 
l'amitié,  qui  va  tète  levée,  qui  provoque  sans  re- 
mords la  société  qui  le  réprouve,  qui  ne  tient 
compte  ni  des  remontrances  d'une  sagesse  étran- 
gère, ni  des  angoisses  de  sa  conscience,  ni  de  la 
lumière  de  chaque  jour  :  cet  amour-là  s'appelle 
l'amour  de  tête. 

Les  hommes  qui  l'ont  éprouvé  s'en  souviennent 
à  peine.  C'a  été  pour  eux  une  déception  de  quel- 
ques jours.  Ils  n'ont  guère  trouvé  d'ennemi  qu'en 
eux-mêmes  :  leur  plus"  grande  douleur  a  été  l'hu- 
miliation de  leur  vanité.  Mais  il  n'en  est  pas  de 
même  pour  les  femmes.  Quand  une  fois  elles  ont 
engagé  la  lutte,  la  retraite  est  difficile.  11  ne  leur 
suffit  pas  de  dire  :  je  me  suis  trompée.  C'est  donc 
à  elles  surtout  qui)  importe  de  bien  savoir  a  quoi 


PROSPER  MÉRIMÉE.  22  3 

s'en  tenir,  avant  de  se  livrer.  C  est  pour  elles  sur- 
tout que  l'amour  de  tête  est  dangereux. 

Ordinairement  cet  amour  débute  par  l'enthou- 
siasme et  s'adresse  aux  caractères  qu'il  n'a  fait 
qu'entrevoir.  Il  se  plaît  à  les  revêtir  d'une  perfec- 
tion exagérée  ;  il  les  agrandit  et  les  exalte  pour  les 
adorer;  il  les  doue  libéralement  des  plus  rares 
qualités.  Aux  premières  interrogations  qui  vou- 
draient attiédir  ses  pensées,  il  répond  par  le  dédain 
et  la  colère.  Il  ne  permet  à  personne  d'entamer  ou 
de  révoquer  en  doute  l'idéale  sublimité  de  son 
idole.  Le  premier  qui  pose  la  main  sur  l'autel  où 
se  consume  son  encens  est  son  ennemi  déclaré. 
N'espérez  pas  qu'il  vo.us  pardonne  de  vouloir  des- 
siller ses  yeux  :  il  repousse  la  lumière  que  vous  lui 
présentez  ;  il  continue  aveuglément  la  route  où  il 
s'est  engagé,  et  ceux  qui  crient  :  Prenez  garde  !  il 
les  appelle  blasphémateurs. 

Un  tel  amour^  on  le  comprend  sans  peine,  est 
rarement  payé  de  retour  ;  et  comment  pourrait-il 
en  être  autrement?  Depuis  Héliodore  jusqu'à  ma- 
demoiselle de  Scudéri,  Tintérêt  romanesque  a  pres- 
que toujours  pris  sa  source  dans  l'amour  de  tête. 
Je  ne  veux  pas  le  nier,  entre  le  rhéteur  grec  et  le 
bel  esprit  de  la  cour  de  Louis  XIV,  il  s'est  ren- 
contré plus  d'un  narrateur  habile  qui  a  su  trouver 
dans  cette  maladie  de  l'âme  humaine  des  épisodes 
pathétiques  et  déchirants.  La  matière  poétique  n'a 
pas  manqué,  et  ne  menace  pas  encore  de  s'épuiser. 


22  4  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

Mais  le  point  culminant  des  poëmes  consacrés  à 
Tamour  de  tête  a  toujours  été  le  désappointe- 
ment. 

Chaque  heure  de  la  journée,  dans  la  vie  réelle, 
emporte  une  des  illusions  dont  Tamour  de  tête  ne 
peut  se  passer.  Il  n'y  a  pas  une  femme  ou  une  jeune 
fille,  d'une  imagination  un  peu  vive,  qui  ne  trouve 
au  fond  de  sa  conscience  l'application  et  la  preuve 
de  ces  idées.  Pour  choisir,  entre  mille,  un  exem- 
ple éclatant  qui  puisse  éclairer  ma  pensée,  com- 
bien de  femmes,  depuis  dix  ans,  ont  envié  le  sort 
de  la  comtesse  Guiccioli!  combien  ont  rêvé  le 
bonheur  à  Ravenne  ou  à  Venise,  près  de  l'auteur 
de  Don  Juan  et  de  Beppo!  combien  se  sont  dit  en 
elles-mêmes  :  Une  nuit  dans  ses  bras,  et  puis  mou- 
rir le  lendemain  !  Les  maris  et  les  amants  n'en  ont 
jamais  rien  su  ;  en  voyant  passer  un  nuage  sur  le 
front  de  leurs  bien-aimées,  en  voyant  leurs  yeux  se 
mouiller  de  larmes  involontaires,  ils  n'ont  pas  de- 
viné le  secret  de  leur  mélancoHe  ;  au  milieu  de  leurs 
ardentes  caresses,  ils  n'ont  pas  soupçonné  l'adultère 
ou  l'infidélité  ;  ils  n'ont  pas  maudit  le  rival  invisible 
et  préféré  qui  leur  dérobait  le  cœur  où  ils  avaient 
planté  leur  espérance.' 

Cependant  les  calomnies  envieuses  de  Leigh 
Hunt,  les  caquets  puérils  de  M.  Dallas,  les  minu- 
tieuses anecdotes  du  capitaine  iMedwin,  les  riens 
prolixes  de  Thomas  Moore,  les  spirituels  bavar- 
dages de]  lady  Blessington ,  ont  laissé  surnager 


PROSPER  MERIMEE.  22  5 

quelques  vérités  dures  sur  le  compte  du  noble 
poëte.  En  lisant,  d'année  en  année,  toutes  ces  in- 
discrètes contîdences,  les  femmes,  qui,  dans  len- 
traînement  de  leur  imagination,  avaient  dévoué 
leurs  destinées  au  bonheur  du  poëte  errant,  qui 
taisaient  de  le  consoler  le  premier  de  leurs  de- 
voirs, ont  gémi  sincèrement  sur  les  ridicules  et  les 
petitesses  du  dieu  qu'elles  avaient  adoré.  Elles 
se  sont  dit,  en  s'applaudissant  de  leur  impuissance 
dans  le  passé,  que  le  génie,  comme  le  fronton 
des  temples,  a  besoin  de  l'éloignement  pour  ne 
rien  perdre  de  sa  majesté. 

Or,  ce  qui  est  arrivé  aux  rivales  imaginaires  de 
la  comtesse  Guiccioli,  arrive  tous  les  jours  dans  la 
société  oii  nous  vivons. 

Comme  l'amour  de  tête  se  développe  d'abord 
dans  l'imagination,  avant  d'envahir  les  autres  fa- 
cultés de  l'âme,  il  est  naturel  et  nécessaire  qu'il 
domine  de  préférence  les  femmes  environnées  de 
toutes  les  conditions  extérieures  d'une  vie  heureuse 
et  paisible,  c'est-à-dire  celles  qui,  n'ayant  pas  à 
former  de  souhait  immédiat,  ne  trouvent  à  leurs 
rêveries  d'autre  sujet  qu'un  avenir  lointain  et  im- 
possible. Elles  ne  voient  pas  dans  l'amour,  tel 
qu'elles  le  conçoivent,  une  consolation,  une  espé- 
rance, des  jours  meilleurs  et  plus  sereins.  Non, 
car  en  regardant  autour  d'elles,  elles  n'aperçoivent 
que  la  paix  et  le  calme,  l'obéissance  et  l'harmonie. 
Elles  n'ont  pas  à  vouloir,  puisque  leurs  volontés 


220  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

sont  prévues  ;  leurs  désirs  sont  devinés  et  satisfaits 
avant  de  naître  et  de  s'exprimer.  Mais  le  repos  les 
fatigue;  le  calme  les  embarrasse  et  les  gêne;  à 
force  de  sentir  sous  leurs  pieds  une  route  ouverte 
et  frayée^  d'apercevoir  à  l'horizon  un  ciel  clair  et 
pur,  il  leur  semble  qu'elles  ne  vivent  pas^  que  la 
moitié  de  leurs  facultés  demeurent  enfouies  et 
inutiles.  Elles  appellent  de  leurs  vœux  l'heure  de 
la  lutte  et  de  la  souffrance,  comme  un  devoir  glo- 
rieux, comme  une  tâche  divine,  comme  une  mis- 
sion qui  doit  ceindre  leur  front  d'une  lumineuse 
auréole. 

Ne  vous  étonnez  pas  si  elles  manquent  de  pré- 
voyance et  de  discernement;  si  elles  baptisent  d'un 
nom  angélique  le  moins  digne  et  le  moins  capable; 
si  elles  multiplient,  pour  elles-mêmes,  les  tortures 
et  les  sacrifices  avec  une  prodigalité  enfantine;  si 
elles  devancent,  dans  leur  entraînement,  l'ardeur 
paresseuse  de  l'adversaire  qu'elles  ont  choisi.  Elles 
veulent  un  maître  impérieux  et  se  soumettent  avant 
qu'il  ait  commandé.  Et  quand  elles  ont  fléchi  le 
genou,  et  baisé  la  poussière  de  ses  pas,  il  continue 
sa  route  et  ne  daigne  pas  même  apercevoir  la  trace 
de  leurs  lèvres. 

L'amour  de  cœur,  le  seul  vrai  aux  yeux  du  mo- 
raliste, diffère  des  deux  passions  que  nous  avons 
décrites,  par  son  origine,  son  développement  et  sa 
durée  :  c'est  à  lui  seul  qu'appartient  légitimement 
le  nom  d'amour.  Les  deux  autres  affections,  con- 


l'ROSPEK   MÉUiMKi:.  22  7 

fondues  sous  la  même  désignation^,  nont  rien  de 
comnmn  avec  lui. 

L'amour  de  cœur  est  un  besoin  réel,  incontes- 
table. Les  âmes  élevées,  après  avoir  assuré  tous  les 
éléments  de  la  vie  individuelle,  après  avoir  pris  le 
rang  qui  leur  appartient  dans  la  société,  ne  sont 
pas  longtemps  à  reconnaître  qu'il  leur  manque 
quelque  chose,  et  que  Tégoïsme,  si  évidemment 
utile  à  rétablissement  du  bien-être  immédiat,  at- 
triste et  rétrécit  la  carrière  qu'elles  ont  à  parcourir. 
Elles  sentent  en  elles-mêmes  une  force  qui  de- 
meure sans  emploi,  et  qui,  pour  se  développer, 
demande  Tintimité  d'une  âme  pareille. 

Les  joies  les  plus  grandes  leur  semblent  insigni- 
fiantes et  vides,  parce  qu'elles  ne  peuvent  les  par- 
tager; les  triomphes  les  plus  éclatants  ne  réussissent 
pas  à  les  distraire  ou  à  les  rassasier.  Si  le  mécompte 
le  plus  léger  vient  déranger  leurs  espérances,  elles 
s'en  affligent  puérilement,  au  delà  de  toute  vrai- 
semblance, parce  qu'elles  n'ont  personne  à  qui  con- 
fier cette  frivole  défaite.  Alors,  si  elles  rencontrent 
une  âme  dévorée  du  même  besoin  d'expansion  et 
de  confiance,  il  s'établit  entre  elles  involontaire- 
ment, à  leur  insu,  un  échange  actif  de  consolations 
et  d'espérances.  Peu  à  peu  elles  se  révèlent  mutuel- 
lement tous  les  secrets  de  leur  vie  passée  ;  elles 
s'expliquent  l'une  à  l'autre,  sans  réserve  et  sans  dé- 
tour, tous  les  problèmes  de  leur  ambition  et  de 
leur  volonté',  condamnés  sans  appel  par  le  vul- 


2  2  8  PORTHAllS   IITTEUAIUKS. 

gaire,  qui  ne  les  compieiid  pas;  el  le  jour  où  ces 
deux  âmes  se  savent  bien,  elles  s'aiment. 

Dès  qu'elles  se  sont  dévouées  Tune  à  Tautre, 
elles  se  consolent  naturellement  par  la  révélation 
assidue  de  leurs  douleurs;  elles  espèrent  et  pren- 
nent courage.  La  vie,  incomplète  jusque-là,  prend 
un  aspect  nouveau,  et  s'enrichit  de  perspectives 
inattendues.  Les  incidents  les  plus  indifférents  en 
apparence  acquièrent  une  importance  singulière  : 
chacune  des  deux  y  devine  ou  y  cherche  l'occasion 
d'un  plaisir  ou  d'un  bonheur  pour  l'autre. 

L'amour  de  cœur,  qui  ne  débute  pas  par  l'exal- 
tation, comme  l'amour  de  tête,  peut  cependant 
atteindre  à  l'enthousiasme.  Pour  lui,  à  la  vérité, 
les  extases  sont  rares  ;  mais  quand  elles  s'évanouis- 
sent, ce  n'est  pas  sans  retour.  Comme  la  vie  une 
fois  soumise  à  cet  ordre  de  sentiments  se  compose 
de  calme,  de  paix  et  de  sérénité,  il  ne  regrette  ni 
n'appelle  ces  heures  divines  et  fugitives,  où  l'âme 
oublie  le  monde  entier  pour  ne  plus  se  souvenir 
que  de  la  personne  aimée.  Il  les  accueille  avec  joie 
comme  les  bienvenues,  mais  les  voit  partir  sans 
larmes  et  sans  colère.  Loin  de  se  révolter  contre  la 
vie  réelle,  il  l'étudié  assidûment  pour  la  dominer, 
l'assouplir;  il  ne  détourne  pas  les  yeux  de  la  route 
où  il  marche,  pour  regarder  incessamment  le  ciel 
où  il  ne  peut  monter. 

Cet  amour,  le  plus  sérieux,  le  plus  rare  et  le 
plus  durable  de  tous,  s'engage  lentement,  et  s'é  - 


1>R0SI'EU    MEIUMEI-.  2  29 

prouve  longtemps  avant  d'accepter  une  sanction 
réçUe  ;  pour  lui,  le  dernier  abandon  n'est  pas  un 
sacrifice,  car  il  ne  craint  pas  les  mécomptes.  Ce 
qu'il  ne  peut  obtenir,  il  ne  l'a  pas  attendu.  Il  n'aura 
pas  à  pleurer  sur  sa  clairvoyance  tardive,  sur  son 
espérance  déçue.  Il  résout  victorieusement  une 
question  qui  a  longtemps  occupé  les  écoles  de  l'an- 
tiquité, et  qui  se  débat  encore  aujourd'hui  parmi 
quelques  sophistes  entêtés  dans  l'étude  exclusive 
de  la  sagesse  écrite  :  il  confond  et  réunit  dans  une 
même  pensée  le  devoir  et  le  bonheur. 

Car  si  l'amour  des  sens  et  l'amour  de  tête  sont 
égoïstes,  et  condamnés  au  regret  des  sacrifices  ;  si 
le  plaisir  et  l'exaltation,  en  finissant,  laissent  au 
fond  de  l'âme  une  tristesse  immense  et  inconso- 
lable ;  si  la  beauté  ou  le  génie  sont  incapables  de 
réaliser  leurs  promesses,  le  cœur,  plus  sur  de  lui- 
même,  plus  circonspect  dans  ses  engagements, 
plus  défiant  et  plus  loyal,  s'expose  rarement  au 
même  danger. 

Le  devoir  accompli  religieusement,  en  vue  d'un 
perfectionnement  individuel,  est  laborieux,  aus- 
tère ;  souvent  le  courage  fait  défaut  avant  l'achè- 
vement de  la  tâche.  L'esprit,  sans  quitter  la  voie 
où  il  est  entré,  marche  paresseusement  et  sans 
trop  s'inquiéter  si  le  but  se  rapproche.  L'amour 
de  cœur  change  la  nature  et  le  caractère  du  de- 
voir, en  l'identifiant  perpétuellement  avec  le  bon- 
heur de  la  personne  aimée. 


2  30  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

De  ces  trois  aUiUurs,  M.  Prosper  Mérimée  a 
choisi  le  plus  dangereux  :  Tamoiir  de  tête.  —  Je 
ne  veiix  pas  raconter  la  Double  méprise  :  c'est  une 
lecture  de  deux  heures  que  je  gâterais  bien  inuti- 
lement. Qu'il  me  suffise  de  dire  que  les  trois  ca- 
ractères principaux  sont  tracés  de  main  de  maître. 
M.  de  Chaverny  réunit  toutes  les  conditions  qui 
préparent  à  l'amour  de  tète.  Quant  à  Darcy,  c'est 
un  type  achevé  d'égoïsme  poli.  Et  c'est  pourquoi 
le  titre  du  livre  n'est  pas  justifié,  car  il  n'y  a  pas 
double  méprise  :  la  déception  n'atteint  que  Julie  de 
Chaverny. 

1^33. 


VIII 


JULES  SANDEAU. 


Le  roman  est  aujourd'hui  la  forme  la  plus  po- 
pulaire de  la  littérature.  Grâce  à  la  souplesse  du 
genre,  le  roman  s'adresse  en  effet  à  toutes  les 
classes  de  la  société.  Il  se  prête  avec  un  égal  bon- 
heur à  la  peinture  des  mœurs,  à  l'analyse  des  pas- 
sions ;  il  peut  même  ,  sans  désavantage,  s'il  sait  se 
contenir  dans  de  justes  limites ,  aborder  les  plus 
hautes  questions  sociales.  Pourvu  qu'il  réussisse  à 
encadrer  la  pensée  dans  le  récit,  à  déguiser  la  pré- 
dication sous  le  mouvement  des  personnages ,  il 
règne  avec  une  autorité  souveraine  sur  tous  les 
sentiments,  sur  toutes  les  idées  dont  se  compose  la 
vie  de  l'âme  humaine.  A  proprement  parler,  il  n'y 
a  pas  un  sentiment,  pas  une  idée  que  le  roman  ne 
puisse  aborder.  Par  un  singulier  privilège,  il  lui  est 
donné  de  se  montrer  tour  à  tour  lyrique ,  philoso- 
phique, épique,  selon  qu'il  lui  plaît  d'entreprendre 
la  peinture  des  passions,  l'analyse  de  la  pensée,  ou 


232  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

le  tableau  des  événements  qui  intéressent  une  na- 
tion tout  entière.  Malheureusement  cette  forme  si 
populaire  et  si  souple  a  été  de  nos  jours  gaspillée 
avec  une  insouciance  dont  l'histoire  littéraire  offre 
peu  d'exemples.  Des  esprits  heureusement  doués, 
appelés  sinon  à  de  hautes  destinées ,  du  moins  à 
une  renommée  de  quelque  durée ,  prodiguent  en 
pure  perte  les  facultés  qu'ils  ont  reçues  du  ciel,  et 
méconnaissent  à  plaisir  toutes  les  conditions  du 
genre  qu'ils  ont  choisi.  Entre  les  mains  de  ces  ar- 
tisans, car  je  ne  puis  consentir  à  les  nommer  d'un 
autre  nom,  le  roman  est  devenu  une  chose  indéfi- 
nissable, qui  résiste  à  toute  classification,  qui  défie 
toutes  les  poétiques,  et  n'a  rien  à  démêler  avec  les 
lois  de  l'imagination.  Avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  il  est  impossible  de  prendre  au  sérieux  les 
prétendues  créations  que  chaque  jour  voit  éclore 
et  qu'un  oubli  légitime  ensevelit  avec  une  rapidité 
dévorante.  Qui  saura,  dans  dix  ans,  le  nom  de  tous 
ces  livres  qui  meurent  sans  avoir  vécu ,  dont  la 
mort  est  juste  pourtant,  qui  ne  pouvaient  pas 
vivre,  et  qui  servent  à  occuper  l'ennui  et  l'oisiveté? 
Le  roman,  en  effet,  tel  que  nous  le  voyons  se  mul- 
tiplier sous  nos  yeux ,  semble  n'avoir  d'autre  but 
que  de  tromper  l'ennui.  A  lire,  ou  seulement  à 
feuilleter  ces  récits  sans  tin  que  la  presse  livre  cha- 
que jour  en  pâture  à  l'avidité  des  salons  désœuvrés, 
on  dirait  que  l'ennui  règne  en  souverain  sur  toute 
la  France ,  et  que  toutes  les  tètes  grisonnantes  ont 


JULES  SANDEAL.  2  33 

besoin  d'être  amusées  comme  des  enfants.  Ne  de- 
mandez à  ces  livres  ni  composition^  ni  prévoyance, 
ni  logique  ;  sauf  de  très-rares  exceptions  ,  les  au- 
teurs prennent  en  pitié  de  pareilles  exigences.  Ils 
s'adressent  à  des  esprits  énervés  par  l'ennui,  étran- 
gers par  leur  éducation,  ou  par  leurs  habitudes,  à 
toutes  les  délicatesses  du  goût  littéraire.  Us  con- 
naissent parfaitement  le  public  pour  lequel  ils  écri- 
vent, et  ils  profitent  de  leur  savoir  avec  une  impi- 
toyable rigueur.  Le  roman,  tel  qu'ils  le  compren- 
nent, tel  qu'ils  l'improvisent  chaque  jour,  n'est  pas 
une  œuvre  sérieuse  ;  ils  ne  l'ignorent  pas ,  et  ac- 
cueilleraient avec  une  ironie  dédaigneuse  le  con- 
seiller assez  malavisé  pour  leur  dire  ce  qu'ils  savent 
depuis  longtemps.  Ils  n'ont  qu'un  but ,  ne  pour- 
suivent qu'une  idée,  n'obéissent  qu'à  une  seule 
ambition  :  ils  veulent  tromper  l'ennui ,  et ,  pour 
obtenir  la  gloire  singulière  de  désennuyer  cette 
foule  qui  n'a  ni  passions  ni  pensées ,  dont  toute  la 
vie  se  compose  d'intérêts  et  d'appétits,  ils  ne  re- 
culent devant  aucune  monstruosité.  Pourvu  que  la 
curiosité  du  lecteur  soit  excitée ,  pourvu  que  les 
aventures ,  accumulées  sans  mesure  ,  apaisent  un 
moment  l'hydre  à  mille  têtes  qui  s'appelle  l'ennui, 
leur  tâche  est  accomplie  ;  ils  sont  contents  d'eux- 
mêmes  ,  ils  s'applaudissent ,  ils  se  félicitent  entre 
eux,  et  se  demandent,  avec  une  légèreté  digne  de 
la  régence,  ce  que  signifient  les  maîtres  de  l'art. 
Nous  savons  parfaitement  à  quoi  se  réduit  la  poé- 

20. 


23  i  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

tique  de  ces  artisans  littéraires,  et  nous  ne  sommes 
pas  assez  ingénu  pour  leur  poser  des  questions 
qu'ils  ne  prendraient  pas  la  peine  d'écouter.  Grâce 
à  Dieu,  nous  avons  assez  de  clairvoyance  pour  com- 
prendre qu'ils  ont  rompu  depuis  longtemps  avec  la 
littérature  et  relèvent  exclusivement  de  l'industrie. 
Ils  traitent  l'imagination,  ou  plutôt  ce  qu'ils  appel- 
lent de  ce  nom,  comme  une  forge,  un  laminoir  ou 
une  filature;  ils  savent  à  point  nommé  en  combien 
de  milliers  de  paroles  peut  se  dévider  l'ombre 
d'une  pensée;  et,  quand  ils  comptent  les  lignes 
qu'ils  ont  rangées  en  bataille  comme  une  armée 
vivante  et  aguerrie,  quoiqu'ils  commandent  à  des 
fantômes,  ils  font  semblant  de  se  prendre  pour  les 
héritiers  d'Alexandre.  Ne  leur  faisons  pas  l'aumône 
d'une  indulgence  qu'ils  n'accepteraient  pas.  Ne  les 
jugeons  pas  d'après  des  lois  qu'ils  n'ont  jamais 
étudiées.  La  critique  n'a  pas  à  s'occuper  d'eux, 
puisque  depuis  longtemps^  ils  ont  renoncé  à  s'oc- 
cuper de  littérature.  Plaignons  la  foule,  qui  perd 
son  temps  et  use  ses  yeux  dans  de  pareilles  lectures; 
mais  ne  discutons  pas  d'après  les  règles  du  goût  les 
œuvres  qui  n'ont  rien  à  faire  avec  la  discussion,  qui 
sont  nées  sans  raison  de  naître ,  et  pour  lesquelles 
la  discussion  ne  saurait  se  faire  assez  petite.  Le 
mérite  de  ces  œuvres  est  une  question  purement 
industrielle  où  la  critique  n"a  rien  à  voir.  A  quoi 
bon  estimer  tous  les  genres  d'ignorance  dont  se 
compose  le  bagage  de  ces  artisans ,  depuis  l'igno- 


JULES  SANDKAU.  235 

rancede  Thistoire  jusqu'à  l'ignorance  de  la  langue? 
Ils  prendraient  pour  de  la  niaiserie  notre  étonne- 
ment  ou  notre  colère,  et  nous  ne  voulons  pas  leur 
donner  le  plaisir  de  rire  à  nos  dépens. 

Par  bonheur,  le  roman  sérieux,  le  roman  fondé 
sur  Tanalyse  et  le  développement  des  passions  hu- 
maines, compte  encore  quelques  disciples  fidèles 
et  dévoués.  Parmi  eux,  et  au  premier  rang,  il  con- 
vient de  placer  M.  Jules  Sandeau.  L'auteur  de 
Marianna  ne  s'est  jamais  adressé  à  la  curiosité  oi- 
sive; il  n'a  jamais  spéculé  sur  l'ennui,  et,  pour  ma 
part ,  je  l'en  remercie.  Il  a  compris  le  roman 
comme  un  genre  vraiment  littéraire,  et  il  l'a  traité 
littérairement.  Soutenu  par  cette  conviction,  il  a 
produit  à  son  heure  ,  lentement;  il  a  donné  à  sa 
pensée  le  temps  de  mûrir ,  de  s'épanouir  ;  il  s'est 
préoccupé  des  lois  de  la  composition  avec  une 
bonne  foi,  une  persévérance  qui  passeront  pour  en- 
fantines auprès  de  certains  esprits;  mais  il  a  obtenu 
le  suffrage  des  juges  les  plus  sévères,  et  son  labeur 
a  été  dignement  récompensé.  Pour  ma  part,  je  n'ai 
jamais  songé  à  compter  les  pages  qu'il  a  signées  de 
son  nom  ;  je  sais  seulement  qu'il  n'y  a  pas  une  de 
ces  pages  qui  n'offre  au  cœur  un  sujet  de  rêverie, 
à  la  pensée  un  sujet  de  méditation.  Je  sais  que 
chacun  des  récits  inventés  par  cet  artiste  laborieux 
est  plein  de  vie  dans  la  plus  haute  acception  du 
mot,  non  de  cette  vie  bruyante  dont  se  composent 
les  aventures,  mai*^  de  cette  vie  intellectuelle  et 


2  36  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

morale  qui  forme  le  fonds  même  de  la  poésie.Tous 
les  romans  de  M.  Jules  Sandeau  sont  écrits  d'un 
style  pur  et  châtié.  Toutes  les  pages  qu'il  a  signées 
de  son  nom  ne  méritent  pas  les  mêmes  éloges  , 
toutes  les  fables  qu'il  a  inventées  n'offrent  pas  la 
même  vraisemblance  et  le  même  intérêt  ;  mais  il  y 
a  dans  chacun  de  ses  livres  une  substance  morale 
qui  se  prête  merveilleusement  à  la  discussion.  Lors 
même  qu'il  lui  arrive  de  se  tromper^  son  erreur 
s'explique  par  des  motifs  honorables.  Il  traite  le 
public  avec  respect ,  et  la  critique  doit  lui  tenir 
compte  de  sa  persévérance  et  de  la  sincérité  de 
ses  efforts. 

Le  premier  roman  de  M.  Sandeau ,  Madame  de 
Somei'ville ,  se  recommande  par  des  qualités  pré- 
cieuses^ par  la  simplicité  de  l'action ,  par  la  vérité 
des  épisodes^  par  la  grâce  et  la  sobriété  du  style. 
Cependant  je  crois  inutile  de  m'y  arrêter^  car  toutes 
les  qualités  qui  distinguent  Madame  de  Somerville 
se  retrouvent  avec  plus  d'éclat  et  d'évidence  dans 
Mariomia.  Le  sujet  choisi  par  M.  Jules  Sandeau  est 
empreint  d'une  profonde  tristesse;  mais  l'auteur 
l'a  traité  avec  une  vérité  si  attachante^  il  a  déve- 
loppé avec  un  soin  si  scrupuleux  les  moindres  épi- 
sodes de  son  récit  ;,  il  a  si  habilement  idéaHsé  la 
réalité  qu'il  avait  sans  doute  connue  par  lui-même, 
il  a  usé  si  ingénieusement  de  sa  mémoire  et  de  son 
imagination^  que  la  tristesse  de  la  donnée  disparaît 
sous  le  charme  des  développements.  Si  les  passions 


JULES   SANDEAU,  237 

n'étaient  pas  éternelles  ;,  si  l'homme  n'était  pas 
amoureux  du  trouble  et  de  l'inquiétude,  nous  di- 
rions que  Mai^ianna  est  une  leçon  éloquente ,  et 
nous  insisterions  sur  le  mérite  moral  de  cette 
œuvre,  nous  la  recommanderions  comme  un  excel- 
lent conseil.  Mais  pénétré,  comme  nous  le  sommes, 
de  la  nécessité,  de  l'éternité  des  passions,  nous  nous 
contenterons  d'appeler  l'attention  et  la  sympathie 
sur  les  personnages,  la  fable  et  le  style  de  ce  livre. 

Louons  d'abord ,  et  sans  réserve ,  le  caractère 
substantiel  de  Marianna.  Il  est  évident  que  le  temps 
n'a  manqué  ni  à  la  conception,  ni  à  l'exécution  de 
ce  récit.  On  voit  dès  les  premières  pages  que  l'au- 
teur a  thésaurisé  avant  de  se  mettre  en  dépense.  Il 
a  lentement  amassé  ,  il  a  trié  avec  un  soin  sévère 
les  pensées  qu'il  nous  ofïre  aujourd'hui.  Cette  mé- 
thode ,  que  nous  ne  saurions  recommander  trop 
hautement,  exige  une  patience  aujourd'hui  bien 
rare  ;  c'est  la  seule  qui  permette  d'accomplir  des 
œuvres  durables;  M.  Sandeau  n'a  donc  pas  seule- 
ment fait  un  livre  plein  d'élégance  et  d'intérêt ,  il 
a  donné  un  bon  exemple. 

Les  personnages  du  roman  sont  dessinés  avec 
une  remarquable  précision.  Dès  qu'ils  entrent  en 
scène,  dès  qu'ils  parlent,  chacun  croit  les  recon- 
naître et  les  accueille  comme  d'anciens  amis.  Ma- 
rianna et  Noëmi,  M.  de  Belnave  et  M.  Valtone, 
George  et  Henri,  sont  conçus  très-simplement,  et 
agissent  de  façon  à  ne  jamais  violer  les  lois  de  la 


2  38  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

vraisemblance.  Le  portrait  des  deux  sœurs^  Ma- 
rianna  et  Noëmi^  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'i- 
magination de  M.  Sandeau.  Il  y  a  dans  ces  deux  fi- 
gures une  suavité  qui  rappelle  les  meilleures  pages 
de  miss  Edgeworth.  Je  ne  sais  si  le  portrait  de  ces 
deux  sœurs  a  été  tracé  d'après  nature;  mais,  réel 
ou  idéal,  il  révèle  une  grande  finesse  d'observa- 
tion. Tous  les  secrets  de  ces  deux  jeunes  cœurs, 
toutes  leurs  espérances,  toutes  leurs  ambitions, 
tous  leurs  rêves  sont  racontés  avec  une  délicatesse 
que  nous  sommes  habitué  à  ne  rencontrer  que 
chez  les  femmes.  L'auteur  explique  et  analyse, 
comme  un  souvenir  de  la  veille,  toutes  les  puéri- 
lités angéliques,  tous  les  divins  enfantillages  dont  se 
compose  la  vie  d'une  jeune  fille.  Lors  même  qu'il 
invente,  il  a  l'air  de  transcrire,  tant  il  met  de  na- 
turel et  de  vivacité  dans  les  tableaux  qu'il  nous 
présente.  Il  croit  à  ses  personnages,  il  les  a  vus,  il 
les  a  écoutés,  et  sa  foi  entraîne  la  nôtre.  Il  a  plus 
que  notre  attention,  il  a  notre  sympathie.  Ma- 
rianna  et  Noëmi,  unies  ensemble  d'une  étroite 
amitié,  mais  diversement  douées,  nous  intéressent 
sans  jamais  nous  étonner.  Noënii  est  née  pour  la 
paix  et  le  bonheur  ;  elle  est  pleine  de  courage  et 
de  raison  ;  elle  s'applique  avec  une  constance  in- 
fatigable à  réaliser  le  rêve  des  moralistes,  à  cher- 
cher la  joie  dans  le  devoir.  Elle  ordonne  sa  vie  en 
vue  du  bien,  et  soumet  à  cette  règle  austère  tous 
les  mouvements    de   sa   pensée.    Elle  s'interdit 


JULES  SANDEAL.  239 

comme  insensés,  connue  criminels,  tons  les  désirs 
qui  dépassent  le  cercle  de  la  famille.  Aussi  les 
vœux  de  Noëmi  sont-ils  récompensés  par  un  bon- 
heur sans  mélange.  Une  fois  éclairée  sur  la  nature 
des  espérances  qu'il  lui  est  permis  de  former,  elle 
s'attache  à  régler  sa  volonté  sur  sa  puissance,  et 
chacun  de  ses  jours  s'embellit  à  la  fois  du  souvenir 
de  la  veille  et  de  l'espérance  du  lendemain.  Quoi- 
que Noëmi  offre  le  type  d'une  vertu  irréprochable, 
quoique  chacune  de  ses  actions  soit  courageuse  et 
sainte,  nous  devons  dire  que  le  personnage  de 
Noëmi  ne  cesse  pas  un  seul  instant  d'intéresser. 

Marianna  contraste  heureusement  avec  Noëmi. 
Curieuse,  ardente,  amoureuse  d'émotion,  elle 
comprend  les  devoirs  de  la  famille,  mais  ne  peut 
se  résigner  au  bonheur  des  jours  calmes  et  pareils. 
L^affection  la  plus  sainte,  le  dévouement  le  plus 
complet  ne  suffit  pas  à  la  contenter  ;  car  elle  ne 
veut  pas  seulement  se  sentir  aimée,  elle  veut  être 
émue,  et,  pour  satisfaire  cette  soif  impérieuse 
d'émotion,  elle  ira  tête  baissée  au-devant  du  dan- 
ger. Elle  abandonnera  sans  regret  le  bonheur 
qu'elle  a  sous  la  main.  Son  imagination  ne  parle 
pas  moins  haut  que  son  cœur.  L'étonnement  et 
l'inquiétude  lui  sont  aussi  nécessaires  que  l'amour. 
Ce  caractère  n'a  certainement  rien  de  nouveau. 
Bien  des  femmes  y  liront  le  secret  de  leur  destinée. 
M.  Sandeau  a  su  rajeunir  le  type  de  Marianna  par 
des  détails  pleins  de  fraîcheur.  Sans  s'écarter  ja- 


2  40  rOUTRAITS    I.ITTERAIRES. 

mais  de  la  véi  ité^  il  a  idéalisé  tantôt  avec  adresse, 
tantôt  hardiment^  les  données  que  lui  fournissait 
l'expérience.  Aussi  Marianna,  quoique  unie  par 
une  étroite  parenté  à  bien  des  modèles  qui  ont 
passé  devant  nos  yeux,  est  une  véritable  création. 
Sa  candeur  et  sa  crédulité  nous  charment  et  nous 
émeuvent,  et  s'il  nous  est  arrivé  de  voir  et  d'étu- 
dier des  types  du  même  genre,  nous  trouvons  dans 
Marianna  la  transformation  harmonieuse  de  nos 
souvenirs. 

M.  de  Belnave  et  M.  Valtone,  conçus  aussi  sim- 
plement que  Noëmi  et  Marianna,  ne  sont  pas  des- 
sinés avec  une  moindre  habileté.  M.  de  Belnave, 
en  épousant  Marianna,  croit  que  tous  ses  devoirs 
se  réduisent  à  l'aimer.  Sûr  de  l'affection  qu'il  a 
})our  elle,  convaincu  qu'elle  ne  peut  douter  de  lui, 
il  ne  songe  pas  à  lui  prouver  les  sentiments  qui 
règlent  toute  sa  conduite.  Excellent,  loyal,  mais 
d'une  nature  peu  expansive,  il  considère  l'empres- 
sement et  la  flatterie  comme  des  enfantillages 
dignes  de  pitié,  et  il  croirait  insulter  sa  femme  en 
cherchant  à  deviner  ses  caprices.  S'il  surprend  sur 
le  visage  de  Marianna  un  nuage  de  tristesse,  il  ne 
l'interroge  pas,  il  n'essaye  pas  de  la  consoler,  car 
il  a  fait  pour  elle  tout  ce  qu'il  peut  faire  ;  il  le  sait, 
il  ne  l'oublie  pas  un  seul  instant,  et  le  témoignage 
de  sa  conscience  le  dispense  de  toute  curiosité.  Le 
personnage  de  M.  de  Belnave  n'est  pas  moins  vrai 
que  le  personnage  de  Marianna.  Bien  des  maris. 


I 


JULES  SAN  DE  AU.  l>i  1 

fernieincnt  convainciis  de  n "avoir  rien  k  se  repro- 
cher^ et  cependant  abandonnés^  contre  toutes  leurs 
prévisions,  se  reconnaîtront  dans  M.  de  Belnave. 
Ils  comprendront,  en  l'étudiant,  qu'il  ne  suffit  pas 
d'aimer  pour  être  aimé,  qu'il  faut,  pour  exciter, 
pour  nourrir  Talfection,  un  dévouement  ingénieux 
et  qui  sache  se  résigner  tour  à  tour  à  la  vigilance  et 
à  l'expansion . 

M.  Yaltone,  moins  paisible  que  M.  de  Belnave, 
n'est  pas  moins  réservé  dans  l'expression  de  sa  ten- 
dresse. Mais  il  trouve  dans  Noëmi  une  docilité, 
une  résignation,  qui  ne  lui  permettent  pas  d'aper- 
cevoir ce  qui  lui  manque  pour  récompenser  di- 
gnement l'amour  de  sa  femme.  Sous  sa  rudesse 
militaire,  il  cache  un  cœur  excellent;  et  prêta 
sacrifier  sa  vie  pour  Noëmi,  récompensé,  encou- 
ragé chaque  jour  par  un  sourire  de  bonheur,  il 
ne  lui  arrive  jamais  de  se  demander  s'il  comprend, 
sil  contente  tous  les  désirs  de  sa  femme. 

George  et  Henri,  qui  complètent  la  liste  des  per- 
sonnages, sont,  comme  Marianna  et  Noëmi,  comme 
M.  de  Belnave  et  M.  Valtone,  dessinés  d'après  des 
types  que  chacun  de  nous  peut  retrouver  dans  ses 
souvenirs.  George,  arrivé  à  trente  ans,  éprouvé  par 
les  passions,  vieilli  par  tous  les  serments  qu'il  a 
prêtés  et  reçus,  résume  très- bien  l'égoïsme  impi- 
toyable auquel  conduit  le  développement  exclusif 
de  la  sensibilité.  Il  a  souffert  et  il  trouve  juste 
et  naturel   de  se  venger  de  la  douleur  qu'il  a 

21 


'2i'i  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

subie  par  la  douleur  qu'il  inllige.  11  y  a  dans  la 
peinture  de  ce  caractère  une  fidélité,  une  âpreté, 
qui  révolteront  peut-être  les  cœurs  ignorants, 
mais  que  nous  croyons  pouvoir  louer  sans  ré- 
serve; car  Tamour  est  assurément  de  toutes  les 
passions  la  plus  égoïste ,  la  plus  cruelle ,  et  le 
personnage  de  George  Bussy  exprime  très-bien 
cette  triste  vérité.  Quant  à  Henri  Felquères,  sa  cré- 
dulité, sa  candeur,  le  préparent  admirablement  à 
répreuve  qu'il  appelle  de  tous  ses  vœux.  Étonné, 
indigné  de  la  franchise  brutale  avec  laquelle 
George  Bussy  brise  les  liens  qui  ne  veulent  pas  se 
dénouer,  effrayé  de  la  cruauté  qu'il  ne  comprend 
pas,  presque  aussi  honteux  qu'affligé  de  la  rupture 
qui  s'accomplit  sous  ses  yeux,  il  tente  le  malheur 
comme  la  cime  des  chênes  tente  la  foudre. 

Avec  ces  personnages,  M.  Sandeau  a  composé 
un  roman  qui  a  toute  la  réalité  d'un  souvenir  per- 
sonnel, et  en  même  temps  tout  le  mouvement  d'un 
drame.  La  tristesse  et  l'inquiétude  de  Marianna  aux 
prises  avec  le  mari  qu'elle  aime,  dont  elle  connaît, 
dont  elle  a  éprouvé  l'affection,  off'rent  un  tableau 
plein  de  simplicité.  Il  n'est  guère  possible  de  pré- 
senter sous  une  forme  plus  nette  et  plus  précise 
les  souffrances  d'un  cœur  poussé  à  la  colère  par  la 
sécurité.  M.  Sandeau  a  trouvé,  pour  peindre  cette 
révolte  invisible  de  chaque  jour,  des  traits  pleins 
de  finesse  et  que  ne  désavoueraient  pas  des  écri- 
vains consommés.  Il  a  très-bien  montré  comment 


JULES  SANDEAU.  2  4  3 

lo  cœur,  une  fois  résolu  à  faire  de  la  curiosité,  de 
rémotion,  de  l'ingratitude,  la  loi  suprême  de  la 
vie  entière,  se  détache  du  bonheur  et  du  devoir, 
et  se  précipite  au-devant  de  la  douleur  comme  au- 
devant  d'un  hôte  longtemps  attendu.  Il  a  retracé 
avec  une  grande  délicatesse  la  lutte  de  l'indulgence 
et  de  la  rêverie,  de  la  raison  et  de  Timagination, 
lutte  engagée  dans  bien  des  ménages,  et  qui  finit 
trop  souvent  par  l'abandon  et  le  désespoir.  Ma- 
rianna,  humiliée  de  la  sécurité  que  lui  a  faite 
M.  de  Belnave,  honteuse  du  bonheur  paisible  qui 
remplit  toutes  ses  journées,  voit,  dans  l'indulgence 
avec  laquelle  il  traite  sa  tristesse,  une  preuve  d'in- 
différence, un  témoignage  de  son  indigence  intel- 
lectuelle. La  colère,  la  résistance,  la  ramèneraient 
peut-être  au  sentiment  du  bonheur  et  du  devoir; 
l'indulgence  l'exaspère  et  la  pousse  à  la  révolte  ; 
la  pitié  silencieuse  de  M.  de  Belnave  pour  des 
souffrances  qu'il  ne  comprend  pas  et  qu'il  dédaigne 
d'étudier,  semble  à  Marianna  plus  voisine  de  l'in- 
jure que  du  pardon.  Si  une  parole  d'encourage- 
ment, une  parole  inquiète  et  curieuse,  appelait 
sur  ses  lèvres  l'aveu  d'une  faute  imaginaire,  elle 
renoncerait  sans  doute  au  roman  qu'elle  a  rêvé. 
iMais  le  silence  de  M.  de  Belnave  l'aigrit  au  lieu  de 
la  calmer,  et  quand  elle  s'est  bien  démontré 
qu'elle  n'est  pas  comprise,  elle  se  décide  à  jouer 
son  bonheur  sur  un 'coup  de  dé.  Tout  cela  est  ra- 
conté dans  le  livre  de  M.  Sandeau  avec  une  pré- 


244  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

cisioii  merveilleuse^,  et  rinfidélité  de  Mariannaest  si 
bien  préparée,  que  M.  deBelnave  a  perdu  le  cœur 
de  sa  femme  avant  qu'elle  ait  rencontré  l'homme 
qu'elle  va  aimer.  Quand  il  se  décide  à  quitter 
Blanfort  pour  essayer  de  la  distraire,  pour  étourdir, 
pour  dérouter  sa  rêverie,  le  mal  est  déjà  profond  et 
irréparable.  M.  de  Belnave  conmience  à  entrevoir 
Tabîme  creusé  sous  ses  pieds,  mais  il  n'est  plus  en 
son  pouvoir  de  le  franchir  ou  de  le  combler.  Lors- 
que Marianna  rencontre  George  Bussy  aux  eaux  de 
Bagnères,  elle  n'est  plus  assez  clairvoyante  ,  assez 
maîtresse  d'elle-même  pour  l'interroger ,  pour 
l'éprouver  avant  de  le  suivre.  Elle  ne  s'appartient 
plus,  elle  ne  se  connaît  plus,  elle  appartient  au 
premier  homme  qui  saura  mentir  et  flatter  son  or- 
gueilleuse rêverie. 

L'aveuglement,  la  confiance,  la  jalousie  et  le 
désespoir  de  M.  de  Belnave,  lorsqu'il  comprend 
qu'il  a  perdu  le  cœur  de  sa  femme,  sont  racontés 
par  M.  Sandeau  avec  une  vérité  qui  s'élève  souvent 
jusqu'à  l'éloquence.  L'adresse  ingénieuse  avec  la- 
quelle Noëmi  défend  sa  sœur  contre  un  ennemi 
que  Marianna  ne  lui  a  pas  nommé,  lui  a  fourni  le 
sujet  de  plusieurs  pages  très-fines.  Le  chapitre  où 
M.  de  Belnave  découvre,  sans  le  chercher,  le  secret 
de  iMarianna,  l'entrevue  de  Noëmi  et  de  George, 
sont  traités  avec  une  Vérité,  une  énergie,  qui  ne 
laissent  rien  à  désirer.  Le  mensonge  imaginé  par 
Noëmi  pour  sauver  l'honneur  de  Marianna  com- 


JULES  SANDEAU.  245 

plique  Taction  sans  la  ralentir.  Mais  je  ne  saurais 
approuver  la  conversation  belliqueuse  de  M.  Val- 
tone  avec  le  capitaine  Gérard.  Cet  épisode  est,  à 
mon  avis,  un  véritable  hors-d'œuvre,  et  je  le  ver- 
rais disparaître  avec  plaisir.  Étant  donné  les  habi- 
tudes militaires  que  Fauteur  lui  prête,  M.  Valtone, 
pour  provoquer  George  Bussy,  n'a  pas  besoin  de 
s'enivrer  avec  le  capitaine  Gérard;  il  lui  suffit  d'a- 
voir été  tourné  en  ridicule.  Puisqu'il  désire  ven- 
ger son  ami,  il  n'a  pas  besoin  de  s'exalter  par  le 
récit  de  ses  exploits  de  garnison.  Pour  dire  toute 
ma  pensée,  je  crois  qu'il  eut  mieux  valu  ne  pas 
mettre  aux  prises  M.  Valtone  et  George  Bussy. 
Marianna  renonçant  hardiment  à  suivre  son  mari 
sans  avoir  rien  à  craindre  pour  les  jours  de 
l'homme  qu'elle  aime,  refusant  de  se  réhabiliter 
par  un  mensonge,  imposant  silence  à  Noëmi,  m'eût 
semblé  plus  poétique,  plus  grande  que  Marianna 
se  résignant  à  l'obéissance  après  avoir  abandonné 
son  mari,  et  rendue  à  la  franchise  par  la  frayeur. 
La  lutte  de  M.  de  Belnave  et  de  Marianna  se  trou- 
verait réduite  à  ses  éléments  nécessaires,  et,  au 
lieu  d'une  scène  qui  manque  de  simplicité,  nous 
aurions  une  scène  rapide  et  hardie.  Le  caractère 
de  M.  de  Belnave  ne  perdrait  rien  de  sa  grandeur 
devant  l'aveu  spontané  de  Marianna.  Puisqu'il  se 
résigne  et  pardonne,  puisqu'il  ne  cherche  pas 
dans  la  vengeance  une  compensation  impuissante, 
la  franchise  de  Marianna  n'eut  fait  que  placer  la 

21. 


3'»  6  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

générosité  de  M.  de  Belnave  dans  un  jour  plus 
éclatant. 

.le  crois  pouvoir  louer  sans  réserve  la  lutte  de 
Marianna  et  de  George  Bussy.  Tous  les  traits  de  ce 
tableau  sont  d'une  irréprochable  vérité.  Il  n'y  a  pas 
une  page  de  ce  rapide  récit  qui  n'émeuve  profon- 
dément, car  chaque  page  respire  la  colère  et  le 
désespoir.  Ce  rêve  commencé  dans  le  paradis  et 
achevé  dans  l'enfer  est  raconté  avec  une  précision 
quelquefois  effrayante,  et  qui  pourtant  ne  franchit 
jamais  les  limites  de  l'émotion  poétique.  Toutes  les 
scènes  de  ce  drame  lamentable  sont  retracées  avec 
une  simplicité  poignante,  et  attestent,  chez  M.  San- 
deau,  une  connaissance  profonde  du  sujet  qu'il 
a  choisi.  La  fuite  de  Marianna  et  ses  longues  rêve- 
ries au  bord  de  la  mer  composent  un  tableau 
d'une  mélancolie  touchante. 

L'amour  de  Henri  Felquères  pour  Marianna,  fa- 
cile à  pressentir  dès  les  premières  pages,  a  fourni 
à  M.  Sandeau  plusieurs  chapitres  pleins  de  grâce 
et  d  élégance.  Henri  commence  par  pleurer  sur  le 
malheur  de  Marianna,  par  mêler  ses  larmes  aux 
siennes.  Il  lui  parle  de  l'absent,  il  s'attendrit  avec 
elle  sur  la  perte  irréparable;  il  croit  à  l'éternité 
de  la  douleur  et  il  partage  son  désespoir.  Mais  qui 
ne  sait  comme  les  larmes  mènent  aux  baisers? 
C'est  une  vérité  vieille'  comme  le  monde,  et  que 
M.  Sandeau  a  su  rajeunir  par  le  charme  et  la 
nouveauté  des  détails.  Les  mutuelles  confidences 


JILES SANDEAl.  24  7 

de  Henri  et  de  Marianna  remplissent  Tânie  d'une 
émotion  douce  et  font  presque  oublier  la  cruelle 
prophétie  prononcée  par  George  Bussy.  En  voyant 
cet  amour  si  pur,  si  ardent,  si  crédule;  en  écoutant 
les  promesses  échangées  par  cet  enfant  et  cette 
femme  que  le  malheur  n'a  pas  instruite,  on  a 
peine  à  croire  que  Marianna  va  se  venger  sur 
Henri  comme  George  s'est  vengé  sur  Marianna. 
Pour  détourner  ainsi  l'attention  du  lecteur  du  dé- 
noûment  annoncé  par  George  Bussy,  M.  Sandeau 
a  fait  une  grande  dépense  d'habileté.  11  a  l'àir  si 
convaincu  de  ce  qu'il  nous  raconte,  il  paraît  ajou- 
ter aux  serments  qu'il  transcrit  une  foi  si  com- 
plète, que  nous  partageons  l'erreur  de  Henri  et  de 
Marianna.  Nous  oublions  avec  eux  la  prophétie  de 
George  Bussy,  et  nous  les  écoutons  comme  si  leur 
erreur  devait  durer,  comme  s'ils  ne  devaient  pas 
se  réveiller  dans  les  larmes..  L'amour  de  Marianna 
pour  Henri  est  si  naturel,  si  bien  préparé,  je  dirais 
volontiers  si  nécessaire,  que  M.  Sandeau  eût  bien 
fait  de  ne  pas  prêter  à  Henri  une  tentative  de  sui- 
cide. Pour  triompher  de  la  résistance  de  Marianna, 
Henri  n'a  pas  besoin  de  l'effrayer.  11  lui  suffit  de 
pleurer  avec  elle  et  de  lui  parler  de  son  amour. 
Un  jour  viendra  où  elle  ne  songera  plus  à  se  dé- 
fendre, où  son  vœu  le  plus  ardent  sera  d'être  vain- 
cue, où  elle  se  glorifiera  dans  sa  défaite.  D'ailleurs 
une  tentative  de  suicide  réussit  difficilement  à 
émouvoir  une  femme.  L'amour  ne  se  prescrit  pas, 


248  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

et  le  cœur  le  plus  généreux  peut  très-bien  ne  pas 
se  rendre  à  cet  argument.  Je  voudrais  donc  voir 
disparaître  du  roman  de  M.  Sandeau  le  chapitre 
où  Marianna  surprend  Henri  un  pistolet  à  la 
main. 

M.  Sandeau  était  condamné,  par  la  nature  du 
sujet  qu'il  avait  choisi,  à  faire  de  la  seconde  partie 
de  son  livre  une  contre- épreuve  de  la  première. 
Il  n'a  pas  cherché  à  éluder  cette  nécessité,  et  nous 
pensons  qu'il  a  bien  fait.  Il  s'est  soumis  résolument 
à  la  condition  qu'il  avait  posée  lui-même,  et  il  a 
trouvé,  dans  cette  obéissance  volontaire  et  pré- 
voyante, l'occasion  d'un  éclatant  triomphe.  Ma- 
rianna se  détachant  de  Henri  n'est  pas  moins 
vraie  que  George  se  détachant  de  Marianna.  Des 
deux  parts  c'est  la  même  colère,  la  même  fran- 
chise, la  même  cruauté.  La  victime  se  fait  bourreau 
avec  une  joie  féroce.  Mais  je  crois  devoir  blâmer 
d'une  façon  absolue  les  menaces  de  mort  proférées 
par  Henri,  lorsque  Marianna  se  décide  à  le  quitter. 
Une  pareille  menace,  loin  d'ajouter  à  l'émotion, 
diminue  la  pitié  qu'inspirait  Henri.  Si  Marianna 
était  infidèle,  si  Henri  se  voyait  trahi,  le  meurtre 
se  comprendrait;  mais  répondre  à  l'abandon  par 
une  menace  de  mort,  c'est  une  extravagance  qui 
n'a  rien  d'attendrissant. 

L'intervention  de  George  Bussy  à  l'heure  où 
Marianna, désabusée,  hésite  encore  à  quitter  Henri, 
ne  me  paraît  pas  pouvoir  être  avouée  par  le  goût. 


.Il  LES  SANDEAl'.  249 

Je  trouve  dans  cette  intervention  un  double  incon- 
vénient. En  premier  lieu,  cette  prophétie  vivante, 
qui  arrive  à  point  nommé  pour  que  les  acteurs 
obéissent  au  programme,  donne  au  récit  quelque 
chose  d'artificiel,  et  rappelle  maladroitement  la 
phrase  qui  termine  toutes  les  fables  d'Esope.  Ma- 
rianna,  pour  devenir  cruelle,  n'a  pas  besoin  des 
conseils  de  George.  L'amour  qu'elle  subit  sans 
pouvoir  y  répondre  parle  assez  haut  pour  la  déci- 
der. En  second  lieu,  il  ne  convient  pas  de  placer 
Marianna  entre  ses  deux  amants.  Un  pareil  rappro- 
chement n'est  pas  invraisemblable,  mais  il  ne  peut 
manquer  de  blesser  le  lecteur  le  moins  délicat.  Si 
le  monde  offre  de  tels  rapprochements,  s'il  y  a  des 
femmes  assez  adroites  pour  peupler  leur  salon  des 
oublis  de  leur  cœur,  la  poésie  doit  omettre  cette 
face  de  la  réalité. 

Le  départ  de  Marianna,  ses  courses  furtives  dans 
les  environs  de  Blanfort,  son  entrevue  avec  Noëmi , 
la  scène  où  M.  de  Belnave  lui  pardonne  sans  s'hu- 
milier, et  lui  permet  de  rester  près  de  lui  sans  la 
rappeler,  forment  assurément  les  plus  belles  pages 
du  livre.  Il  y  a  dans  ces  derniers  chapitres  une  fer- 
meté de  style,  un  enchaînement  d'idées  qui  ne 
permettent  pas  à  l'attention  de  broncher  un  seul 
instant.  L'auteur  a  su  associer  habilement  à  l'ana- 
lyse des  sentiments  qui  agitent  Marianna  la  pein- 
ture du  paysage.  L'action  réciproque  de  Fâme  sur 
la  nature  et  de  la  nature  sur  l'âme,  a  fourni  à 


2.^0  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

M.  Sandeaii  plusieurs  traits  d'une  véritable  élo- 
quence. Tantôt  le  paysage  encadre  la  pensée,  tan- 
tôt la  pensée  éclaire  le  paysage,  et  cette  alliance 
du  monde  intérieur  et  du  monde  extérieur  n'a  ja- 
mais rien  d'artificiel.  Privée  de  Marianna,  la  cam- 
pagne décrite  par  M.  Sandeau  n'aurait  plus  le 
même  sens,  et  Marianna,  autrement  encadrée,,  ne 
produirait  pas  la  même  émotion.  L'auteur  a  très- 
bien  rendu  l'humilité  fière  de  Marianna  et  la  di- 
gnité indulgente  de  M.  de  Belnave.  J'accepte  sans 
répugnance  le  suicide  de  Henri,  qui  sert  de  dé- 
noîàment^  car  il  fallait  que  Marianna  eût  un  re- 
mords en  même  temps  qu'un  repentir;  il  fallait 
qu'elle  regrettât  le  bonheur  que  lui  avait  offert 
M.  de  Belnave,  qu'elle  avait  méconnu,  et  qu'elle 
eût  à  se  reprocher  le  malheur  et  la  perte  de 
Henri. 

Il  me  reste  deux  reproches  à  formuler,  et  j'hésite 
d'autant  moins  à  le  taire,  que  j'ai  pu  louer  sincère- 
ment la  plus  grande  partie  de  Marianna.  M.  San- 
deau a  introduit  dans  la  trame  de  son  récit  des 
idylles  et  des  élégies  qui  sont  quelquefois  bonnes 
en  elles-mêmes,  mais  qui  pourraient  disparaître 
sans  laisser  aucun  regret.  Ces  morceaux,  traités 
généralement  avec  une  grande  délicatesse,  distraient 
l'attention,  et  troubleraient  l'unité  du  poëme,  si 
l'auteur  n'avait  pris  soin  de  placer  les  idylles  en 
forme  de  description ,  et  les  élégies  en  forme 
d'êxorde.  Maisqiielle  que  soit  l'habiletéaveclaquelle 


JULES SANDKAL.  261 

('US  indi'coaux  sont  placés,  je  ne  balance  })as  à  les 
blâmer;  car  ils  ralentissent  le  récit,  et  paraissent 
entamer  la  réalité  des  personnages  :  en  voyant 
Tauteur  se  détourner  pour  chanter  une  idylle,  s'ar- 
rêter pour  soupirer  une  élégie,  on  est  tenté  de  se 
demander  s'il  croit  encore  aux  acteurs  qu'il  aban- 
donne si  facilement,  s'il  a  vraiment  assisté  aux 
soutirances  qu'il  raconte.  Or,  la  croyance,  une  fois 
ébranlée,  a  grand'peine  à  se  raffermir;  une  fois 
conquise,  on  ne  saurait  l'entretenir  avec  trop  de 
vigilance. 

Ferncmd  et  Madeleine  méritent  les  mêmes  éloges 
que  Marianna.  Ces  deux  récits,  conçus  dans  de 
moindres  proportions,  offrent  la  même  élégance,  la 
même  clarté,  le  même  intérêt.  Dans  Fernand,  dans 
Madeleine,  comme  dans  Marianna,  la  pensée  en- 
gendre l'action  sans  jamais  se  montrer  à  découvert. 
C'est  le  même  artifice,  le  même  bonheur  ou  plutôt 
le  même  savoir,  la  même  habileté.  L'histoire  de 
Fernand  est  celle  de  bien  des  hommes  qui  croiront, 
en  lisant  le  roman  de  M.  Sandeau,  lire  le  récit  de 
leur  vie.  Fernand  réussit  à  séduire  la  femme  de  son 
meilleur  ami  ;  pendant  plusieurs  années,  ce  bon- 
heur coupable  demeure  ignoré  du  mari  ;  mais  un 
jour  vient  oii  Fernand  se  lasse  de  sa  maîtresse  et 
veut  reprendre  possession  de  lui-même.  Il  s'éloigne 
avec  l'espérance  que  son  départ  assure  sa  liberté. 
Il  croit  que  sa  maîtresse  devinera  sans  peine  le 
motif  de  son  absence,  et  qu'elle  acceptera  l'aban- 


2  52  l'OUTRAITS  LITTERAIRES. 

(Ion  sans  lutte,  sans  colère.  Il  se  trompe.  Elle  de- 
vine bien,  en  eftet,  que  Fernand  l'abandonne  parce 
qu'il  ne  Taime  plus,  parce  que  son  amour  s'est 
refroidi;  mais  elle  ne  se  résigne  pas.  Elle  interroge 
son  cœur,  et  le  trouvant  encore  dominé  par  la 
même  passion,  dévoré  de  la  même  ardeur,  elle  ne 
peut  croire  que  l'affection  de  Fernand  soit  éteinte 
sans  retour.  Fernand  s'est  étrangement  abusé. 
Présent,  il  eût  réussi  peut-être  à  recouvrer  sa  li- 
berté, en  brisant  chaque  jour  un  anneau  de  sa 
chaîne.  11  s'est  trop  pressé;  la  fuite,  au  lieu  de  le 
sauver,  le  perdra.  Il  a  cherché  la  solitude  ;  les  lettres 
de  sa  maîtresse  viennent  troubler  la  paix  de  sa  re- 
traite. Cet  amour  importun  dont  il  voulait  se  dé- 
barrasser le  réveille  en  sursaut  au  milieu  de  ses 
rêves  de  bonheur  et  d'indépendance.  Quand  il  a 
passé  la  journée  près  d'une  jeune  fille  calme  et 
pure,  dont  le  cœur  ne  s'est  pas  encore  ouvert  à  la 
passion,  dont  la  beauté  sereine,  le  caractère  angé- 
Hque,  le  regard  limpide,  le  sourire  presque  divin, 
lui  promettent  une  longue  suite  d'années  heureuses, 
il  trouve,  en  rentrant  chez  lui,  une  lettre  qui  lui 
rappelle  que  sa  chaîne  n'est  pas  brisée.  M.  Sandeau 
a  peint  les  tortures  de  Fernand  avec  une  rare  habi- 
leté. 11  serait  difficile  de  présenter  d'une  façon  plus 
poignante  la  lutte  de  l'égoïsme  contre  la  passion. 
Fernand  touche  du  doigt  le  bonheur,  et  il  faut  qu'il 
y  renonce  ;  car  sa  maîtresse,  lasse  enfin  d'attendre 
son  retour,  se  décide  à  partir,  à  mettre  entre  elle 


JL'LtS  SAlNDEA!  .  2  5;} 

et  son  mari  une  l^arriôre  infranchissable.  Elle  vient 
retrouver  Fernand.  Ici,  le  châtiment  commence; 
il  va  se  poursuivre  avec  une  inflexible  rigueur.  Le 
mari  est  bientôt  sur  les  traces  de  sa  femme.  Fernand 
est  seul  avec  sa  maîtresse,  qu'il  veut  décider  à  partir, 
quand  le  mari  paraît.  Fernand  offre  sa  vie  à  l'of- 
fensé ;  mais  ce  n'est  pas  là  le  compte  du  mari  :  le 
duel  est  un  jeu  hasardeux.  Le  mari  a  deviné  le  se- 
cret de  Fernand,  il  a  compris  que  la  passion  est  usée 
dans  son  cœur.  Pour  punir  du  même  coup  Ja  maî- 
tresse et  l'amant,  il  refuse  l'offre  de  Fernand.  — 
Vous  avez  pris  ma  fennne,  gardez-la,  —  c'est  à  cette 
seule  réponse  qu'il  borne  pour  le  moment  sa  ven- 
geance. Il  part,  et  Fernand,  resté  seul  avec  sa  maî- 
tresse, ne  tarde  pas  à  mesurer  toute  la  rigueur  de 
l'expiation  qui  lui  est  imposée.  Obligé  de  subir  cha- 
que jour  les  reproches,  les  larmes,  le  désespoir  muet 
de  la  femme  qu'il  a  pour  jamais  séparée  du  inonde, 
sa  vie  n'est  plus  qu'un  perpétuel  supplice.  Pour 
tromper  sa  douleur,  il  voyage,  il  parcourt  l'Italie , 
mais  il  traîne  avec  lui  sa  chaîne.  Par  une  pente  ir- 
résistible, il  arrive  à  souhaiter  la  mort  de  sa  vic- 
time. Ses  vœux  sont  exaucés,  il  est  libre  enfin,  il  le 
croit  du  moins.  Sa  poitrine  se  dilate.  Il  a  beau  faire, 
il  se  révolte  inutilement  contre  son  indignité;  il  ne 
peut  se  défendre  d'une  joie  cruelle  en  contemplant 
le  corps  inanimé  de  la  fenmie  qu'il  a  aimée  avec 
frénésie,  et  dont  l'amour  obstiné  a  fait  plus  tard  son 
supplice.  Sajoie  n'est  pas  de  longue  durée.  Il  revient 

22 


25  i  PORTKAITS  LITTERAIUES. 

en  France,  il  retrouve  la  jeune  fille  dont  le  souvenir 
est  demeuré  dans  sa  pensée  comme  un  tourment  de 
plus  ajouté  à  tous  les  tourments  de  son  esclavage. 
Il  la  retrouve  languissante,  pâle,  abattue,  mais  libre 
encore.  Le  bonheur  qu'il  avait  rêvé  près  d'elle  ne 
lui  est  donc  pas  interdit  sans  retour.  Il  demande  sa 
main,  il  l'obtient;  son  espérance  est  comblée,  quand 
le  mari  reparaît  et  lui  demande  sa  vie.  Fernand  est 
blessé  mortellement  et  ^ient  expirer  au  sein  de  la 
famille  qui  allait  devenir  la  sienne.  Je  ne  sais  si  j'ai 
réussi  à  faire  comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  d'inexo- 
rable dans  l'enchaînement  des  incidents  dont  se 
compose  cette  tragédie.  Il  n'y  a  pas  une  page  qui 
ne  porte  l'empreinte  de  la  vérité.  L'art  est  par- 
tout et  ne  se  montre  nulle  part.  C'est  un  beau- 
roman  qui  tient  dignement  sa  place  près  de  Ma- 
rionna, 

La  conception  de  Madeleine  est  pleine  de  grâce 
et  de  simplicité.  Dans  ce  livre,  M.  Sandeau  a  voulu 
montrer  fhomme  réhabilité  par  le  travail  et  l'ac- 
complissement du  devoir,  Maurice  a  dévoré  son  pa- 
trimoine dans  le  désordre  et  l'oisiveté.  Las  de  la  vie 
qu'il  mène  depuis  quelques  années,  trop  faible  pour 
changer  de  conduite,  trop  fier  pour  avouer  sa  pau- 
vreté à  ses  compagnons  de  plaisir,  il  a  résolu  de  se 
tuer.  Il  envisage  la  mort  sans  efFroi<  et  cependant  i 
ne  se  presse  pas  d'exécuter  son  projet.  11  est  si  par- 
faitement convaincu  de  la  nécessité  du  suicide,  qu'il 
ne  craint  pas  que  la  réflexion  puisse  ébranler  son 


JULES  SANDEAU.  2  55 

courage  ou  éveiller  en  lui  de  nouvelles  espérances. 
Madeleine  a  deviné  le  projet  de  son  cousin  ;  pour  le 
sauver  elle  se  fait  pauvre  comme  lui.  Dans  les 
lettres  de  Maurice  à  son  père^  elle  a  surpris  le  se- 
cret de  son  désespoir  ;  le  père  mort,  elle  accourt  et 
lui  dit  :  Je  n'ai  rien,  j'ai  compté  sur  vous.  »  Il 
y  a  dans  ces  paroles  toute  la  régénération  de  Mau- 
rice . 

Dès  que  Maurice  comprend,  en  effet,  qu'il  peut 
être  utile  à  quelqu'un,  qu'il  y  a  dans  sa  vie  un  de- 
voir impérieux,  sans  renoncer  à  son  projet,  il  l'a- 
journe ;  il  n'abandonne  pas  la  pensée  du  suicide, 
mais  il  consent  à  vivre  pendant  deux  ans  pour  Ma- 
deleine. Ce  répit  suffit  à  la  jeune  fille  pour  trans- 
former, pour  régénérer,  pour  réhabiliter  l'âme 
désespérée  de  son  cousin.  Je  ne  sais  rien  de  plus 
touchant,  de  plus  naïf,  de  plus  vrai,  que  la  vie  de 
Maurice  et  de  Madeleine  dans  une  mansarde  de  la 
rue  de  Babylone.  Là,  chaque  heure  de  la  journée 
est  sanctifiée  par  le  travail  :  Madeleine  peint  des 
boîtes  de  Spa,  Maurice  sculpte  le  chêne  et  le  poi- 
rier. La  famille  Marceau,  établie  dans  la  même 
maison,  au  même  étage,  compose  un  tableau  char- 
mant. Maurice,  en  voyant  le  bonheur  de  Marceau 
et  de  sa  femme,  comprend  toute  la  grandeur,  toute 
la  sainteté  du  travail.  Ursule,  sœur  de  lait  de  Mau- 
rice, qui  a  voulu  accompagner  Madeleine,  bonne, 
franche  et  railleuse,  égayé  de  ses  reparties  l'inté- 
rieur de  ces  deux  ménages.  Un  jour,  Maurice  reçoit 


256  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

une  commande  importante;  il  s'agit  de  sculpter  une 
sainte  Elisabeth  de  Hongrie  pour  un  riche  Anglais 
dont  la  famille  est  demeurée  fidèle  au  culte  catho- 
lique. Malgré  lui,  sans  le  savoir,  Maurice  trouve 
dans  le  chêne  obéissant  l'image  de  sa  cousine.  En 
cherchant  l'expression  de  la  pudeur  et  de  la  fierté, 
en  s'etforçant  de  reproduire  dans  un  visage  austère 
et  doux  le  type  de  la  reine  et  de  la  sainte,  il  a  mo- 
delé involontairement  le  visage  angélique  de  Ma- 
deleine. Sir  Edward  n'a  pu  voir  Madeleine  sans 
l'aimer;  il  lui  offre  sa  fortune  et  sa  main.  Maurice 
presse  Madeleine  d'accepter  cette  offre  généreuse; 
il  part,  et  lui  laisse  une  lettre  touchante,  empreinte 
à  la  fois  de  résignation  et  de  dévouement.  Maurice, 
régénéré  par  le  travail,  a  renoncé  à  ses  projets  de 
suicide  ;  mais  plein  de  reconnaissance  pour  Made- 
leine, il  ne  veut  pas,  en  restant  près  d'elle,  la  con- 
damner à  la  pauvreté.  Cependant,  avant  de  faire 
son  tour  de  France,  il  va  revoir  le  château  de  ses 
pères  ;  il  va  dire  adieu  aux  ombrages  qui  l'ont  vu 
grandir,  aux  allées  paisibles  où  il  a  rencontré  Ma- 
deleine pour  la  première  fois.  Qui  trouve-t-il  en 
arrivant?  Madeleine,  qui  l'attend  sur  le  perron  et 
lui  dévoile  le  secret  de  sa  ruse  ingénieuse.  Elle  s'est 
faite  pauvre  pour  l'obliger  au  travail,  pour  le  forcer 
à  ne  pas  désespérer  dje  lui-même.  Maintenant  qu'il 
a  repris  goût  à  la  vie,  maintenant  qu'il  est  régénéré, 
elle  n'hésite  pas  à  lui  avouer  sa  richesse  pour  la 
partager  avec  lui.  Ce  château  qu'il  croyait  perdu 


.IlLES  SANDEAU.  26  7 

sans  retour,  elle  l'a  racheté.  J'ai  omis,  pour  laisser 
au  récit  toute  sa  simplicité,  plusieurs  épisodes 
pleins  de  fraîcheur  et  de  grâce.  Pour  mieux  expli- 
quer le  sens  et  la  portée  du  récit,  je  l'ai  réduit  à 
ses  lignes  principales.  Cependant  je  ne  puis  me  dé- 
fendre d'appeler  l'attention  sur  la  première  entre- 
vue de  Madeleine  et  de  Maurice.  Il  y  a  dans  cette 
scène  un  parfum  de  jeunesse  dont  rien,  à  mon  avis, 
ne  saurait  surpasser  la  douceur. 

J'ai  réuni  à  dessein  Marianna,  Fernand  et  Ma- 
deleine, quoique  ce  dernier  récit  soit  séparé  de 
Marianna  par  un  intervalle  de  sept  années.  C'est 
qu'en  effet  ces  trois  romans  sont  unis  entre  eux 
par  une  étroite  parenté.  Nous  retrouvons  dans  ces 
trois  romans  le  même  procédé,  la  même  alliance 
ingénieuse  et  déguisée  de  la  philosophie  et  de  la 
poésie,  la  même  habileté  à  tirer  l'action  de  la  pen- 
sée, à  personnifier  dans  les  acteurs  les  idées  révé- 
lées par  la  réflexion.  Il  me  reste  à  parler  du  Doc- 
teur Herbeau,  de  Mademoiselle  de  la  Seiglière  et  de 
Catherine,  qui,  traités  avec  le  même  talent,  écrits 
d'un  style  aussi  châtié,  n'appartiennent  cependant 
pas  à  la  même  famille,  et  montrent  sous  un  aspect 
inattendu  la  manière  de  M.  Sandeau.  Dans  Ma- 
rianna, dans  Fernand,  dans  Madeleine,  nous  avons 
rencontré  des  émotions  sérieuses,  une  profonde 
connaissance  de  l'âme  humaine  et  des  passions  qui 
l'agitent  ;  dans  le  Docteur  Herbeau,  dans  Mademoi- 
selle de  la  Seiglière,  dans  Catherine,  nous  sommes 

22* 


■2  58  PORTRAITS   LIT  TER  AIRES. 

doucement  charinés  par  une  sorte  de  gaieté  atten- 
drie que  Marianna  ne  permettait  pas  de  pressentir. 
Les  amours  du  docteur  Herbeau  et  de  Louise  Ri- 
quemont  rappellent^  en  plus  d'une  page,  la  ma- 
nière de  Mackenzie  et  de  Sterne.  Ce  mélange  de 
raillerie  et  de  sincérité,  d'ironie  et  d'émotion, 
donne  au  lecteur  un  plaisir  singulier,  difficile  à  ca- 
ractériser, dont  Mackenzie  et  Sterne  semblent  of- 
frir le  plus  parfait  modèle.  La  passion  contenue  du 
docteur  Savenay,  la  grossièreté  naïve  de  M.  Rique- 
mont,  la  jalousie  d'Adélaïde  Herbeau,  l'imperti- 
nence de  Célestin  Herbeau,  indigne  héritier  du 
nom,  composent,  avec  la  mélancolie  de  Louise  Ri- 
quemont,  un  tableau  que  ne  désavoueraient  pas  les 
maîtres  les  plus  habiles.  Sans  doute  il  est  permis 
de  reprocher  à  l'impertinence  de  Célestin  Herbeau 
une  verve  surabondante  qui  ne  sait  pas  toujours 
s'arrêter  à  temps  ;  mais  cette  tache  légère  ne  dé- 
truit pas  l'etfet  général  de  la  composition.  Il  y  a 
dans  ce  roman  des  scènes  d'un  comique  vrai,  qui 
amènent  le  rire  sur  les  lèvres,  pleines  de  naturel  et 
d'entraînement,  et  qui  font  place  aux  émotions  les 
plus  attendrissantes.  Le  rire  et  l'attendrissement 
se  succèdent  avec  tant  de  bonheur,  avec  tant  de 
vraisemblance,  que  jamais  l'un  ne  fait  tort  à 
l'autre. 

Mademoiselle  de  la  Sciglière  est  probablement  le 
plus  achevé  de  tous  les  récits  que  M.  Sandeau  a 
composés  depuis  l'époque  de  ses  débuts.  En  subis- 


.RIES   SAM)!"Ar.  Siî) 

sant  de  légères  transfurmationS;,  ce  livre  devien- 
drait une  véritable  couiédie,  et  cependant  je  ne  vou- 
drais pas  conseiller  à  M.  Sandeuu  de  changer  le  ca- 
dre de  sa  pensée.  En  général^  ces  tentatives  ne  sont 
pas  heureuses.  La  pensée  qui  s'est  produite  pour 
la  première  fois  sous  la  forme  du  récit,  perd,  en  se 
montrant  sous  la  forme  dramatique,  la  meilleure 
partie  de  sa  jeunesse  et  de  sa  fraîcheur.  Toutefois 
il  m'est  impossible  de  ne  pas  appeler  l'attention 
sur  la  verve  comique,  sur  la  gaieté  communicative 
qui  éclate  dans  plusieurs  chapitres  de  ce  roman. 
Le  personnage  du  marquis  de  la  Seiglière  est  une 
création  qui  ferait  honneur  aux  esprits  les  plus  exer- 
cés; le  vieux  Stamply  est  composé  avec  une  fran- 
chise, une  vérité  que  je  ne  me  lasse  pas  d'admirer. 
La  figure  de  mademoiselle  de  la  Seiglière  est  em- 
preinte d'une  mélancolie  touchante.  Madame  de 
Vaubert  exprime  très-bien  le  type  de  la  ruse  et  de 
la  sécheresse.  Bernard  Stamply,  placé  entre  son 
amour  pour  mademoiselle  de  la  Seiglière  et  la  con- 
science de  ses  droits,  intéresse  constamment  par  la 
sincérité  de  son  langage.  J'ai  dit  que  ce  roman  me 
paraît  le  plus  achevé  de  tous  les  récits  composés 
par  M.  Sandeau.  Ce  n'est  pas  que  le  sujet  soit  plus 
heureusement  choisi  que  celui  de  Marianna  ou  de 
Madeleine,  mais  dans  aucun  de  ses  livres  l'auteur 
ne  s'est  montré  aussi  maître  de  lui-même  ;  dans  le 
développement  d'aucune  de  ses  pensées,  il  n'a  ré- 
vélé une  puissance  aussi  calme,  un€  volonté  aussi 


2  60  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

prévoyante.  Jamais  il  n'a  manié  sa  fantaisie  avec 
une  avarice  plus  intelligente.  Il  sait  où  il  va^  et  il 
marche  vers  le  but  prévu  du  pas  qui  lui  plaît^  hâ- 
tant ou  ralentissant  son  allure  selon  les  besoins  du 
récit.  Il  a  tiré  de  son  sujet  tout  le  parti  qu'on  pou- 
vait souhaiter  ;  il  l'a  fécondé  sans  l'épuiser.  La  ma- 
nière dont  madame  de  Vaubert  pétrit  l'âme  de 
Stamply  comme  une  cire  obéissante^  les  conversa- 
tions de  Bernard  et  du  marquis,,  révèlent^  chez 
M.  Sandeau^  un  véritable  talent  pour  la  comédie. 
L'abondance  de  la  pensée,  la  sobriété  de  l'expres- 
sion, donnent  aux  personnages  une  vie,  un  naturel, 
qui  n'appartiennent  qu'aux  maîtres  du  genre.  Ma- 
demoiselle de  la  Seiglière  est  à  coup  sûr  une  des 
lectures  les  plus  agréables  qui  se  puissent  rencon- 
trer, une  œuvre  dont  le  mouvement  et  la  variété 
ne  laissent  rien  à  désirer.  On  ne  sent  nulle  part  l'ef- 
fort ou  l'inquiétude.  L'auteur  semble  si  convaincu 
de  ce  qu'il  raconte,  il  croit  si  bien  au  caractère, 
aux  paroles  de  ses  personnages,  que  sa  foi  en- 
trame  la  nôtre,   et  nous  écoutons  le  marquis  et 
sa  fille,  le  vieux  Stamply,  Bernard   et  madame 
de  Vaubert,  comme  si    nous  les  avions  près  de 
nous.  C'est  pourquoi  Mademoiselle  de  la  Seiglière 
me  paraît  supérieure  à  tous  les  romans  de  M,  San- 
deau,  par  la  réalité,-  par  le    mouvement  et  la 
vie. 

Catherine,  publiée  l'année  dernière,  sans  réunir 
toutes  les  qualités  qui  recommandent  Mademoiselle 


JULES   SANDEAl.  261 

de  la  Seigiière,  est  cependant  un  tableau  de  genre 
digne  de  la  plus  sérieuse  attention.  Catherine,  la 
petite  fée,  comme  rappelle  Tauteur  ;  Roger,  qui 
s'éprend  pour  elle  d'un  amour  sincère,  et  qui  ce- 
pendant n'a  pas  le  courage  de  lui  donner  son  nom; 
François  Paty,  le  digne  curé  de  village  ;  Claude, 
l'amant  silencieux  de  Catherine,  sont  autant  de 
personnages  dessinés  avec  une  vérité,  une  fran- 
chise, qui  rappellent  en  maint  endroit  la  manière 
de  l'école  flamande.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  vieille 
Marthe  qui  n'intéresse  et  n'ajoute  à  l'effet  du  ta- 
bleau. Quoique  l'attendrissement  domine  dans  la 
composition  de  Catherine,  il  y  a  cependant  plus 
d'une  scène  qui  touche  à  la  bonne  comédie.  Les  es- 
prits chagrins  pourront  reprocher  aux  paysans  de 
M.  Sandeau  leur  innocence  toute  patriarcale,  et  lui 
demander  comment  il  n'a  pas  trouvé  moyen  de 
leur  donner  un  seul  des  vices  qui  affligent  les  villes. 
Quant  à  moi,  je  l'avoue,  je  ne  songe  pas  à  lui  adres- 
ser ce  reproche,  car  la  lecture  de  Catherine  ne  m'a 
laissé  qu'une  impression  de  plaisir.  J'ai  suivi  avec 
tant  d'intérêt  les  amours  de  Roger  et  de  la  petite 
fée,  j'ai  assisté  avec  tant  de  curiosité  au  dîner  de 
monseigneur  chez  François  Paty,  que  je  ne  veux 
pas  chicaner  l'auteur  sur  la  manière  dont  il  a  su 
m'attacher.  Je  ne  suis  pas  loin  de  croire  que  les 
paysans  tels  qu'il  nous  les  peint  se  rencontrent  ra- 
rement. Est-ce  là  pourtant  une  raison  suffisante 
pour  les  déclarer  impossibles  de  tout  point,  et  les 


262  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

renvoyer  au  pays  des  (^Jiiinères?  Tel  n'est  pas  mon 
avis.  Claude  me  plait  d'ailleurs  par  sa  candeur  et 
son  dévouement.  Quant  à  la  petite  fée,  je  prends 
parti  pour  elle,  et  je  n'hésite  pas  à  me  proclamer 
son  champion.  Il  est  impossible  de  réunir  plus  de 
grâce  et  de  finesse,  plus  de  malice  et  de  pureté  ; 
elle  mérite  vraiment  son  nom.  Elle  comprend  à 
merveille  toute  la  faiblesse  de  Roger;  malgré  la  vi- 
vacité de  son  affection,  elle  devine  que  son  amant 
ne  renoncerait  pas  sans  regret  à  l'approbation  du 
monde;  et,  pour  s'épargner  un  repentir  inutile, 
elle  le  dégage  de  ses  serments.  La  petite  fée  ne 
pouvait  manquer  de  clairvoyance;  elle  préfère  à 
bon  droit  le  dévouement  de  Claude  à  la  passion 
exaltée  de  Roger.  Elle  se  montre  aussi  sage  que 
bonne,  et  ce  dénoùment  fait  honneur  au  bon  sens 
de  M.  Sandeau. 

Outre  les  romans  dont  je  viens  de  parler,  l'au- 
teur de  Marianna  a  écrit  plusieurs  nouvelles  dont 
la  lecture  est  pleine  de  charme  et  d'entraînement. 
Je  citerai  particulièrement  Vaillance,  Richard, 
Karl-Henry  et  Mademoiselle  de  Kérouare.  Vail^ 
lance  est  un  véritable  modèle  de  narration.  Les 
trois  frères  Legotï  sont  peints  de  main  de  maître. 
Le  caractère  de  Jeanne  rappelle,  sans  le  reproduire, 
le  gracieux  personnage-  de  Diana  Vernon.  Il  y  a, 
dans  cette  nouvelle,  une  vérité  de  pinceau,  une 
franchise  de  coloris,  qui  se  rencontrent  bien  rare- 
ment dans  les  récits  que  nous  voyons  se  multiplier 


JLLES  SANDEAl.  2G3 

chaque  jour.  Après  avoir  tourné  le  dernier  feuillet^ 
il  est  impossible  de  ne  pas  garder  dans  sa  niéinoire 
l'image  vivante  du  Koat  d'Or.  Richard  est  un  récit 
dont  l'intérêt  ne  saurait  être  contesté.  Karl-Henry 
nous  offre  le  développement  d'un  caractère  dessiné 
certainement  d'après  nature.  Ce  jeune  musicien, 
réservé  peut-être  aux  plus  hautes  destinées,  dont 
le  nom  semblait  promis  à  la  gloire,  et  qui,  pour 
soutenir  sa  famille,  va  s'ensevelir  vivant  au  fond 
de  la  province,  dans  une  élude  d'avoué,  excite  un 
attendrissement  involontaire.  Il  y  a  dans  cette  im- 
molation de  chaque  jour  quelque  chose  de  poi- 
gnant, et  M.  Sandeau  a  su  traiter  cette  donnée  avec 
tant  de  vérité,  que  l'invention  semble  à  peine  jouer 
un  rôle  dans  son  récit.  Pour  moi,  je  pense  qu'il  a 
dû  assister  aux  misères  qu'il  nous  raconte.  L'ima- 
gination la  plus  heureuse  ne  saurait  deviner  toutes 
les  tracasseries,  toutes  les  piqûres  d'épingle  dont 
se  compose  la  vie  de  Karl-Henry.  Quelle  que  soit 
la  vérité  de  nos  conjectures,  inventé  ou  transcrit, 
le  tableau  de  cette  abnégation  obscure  et  résignée 
a  droit  aux  plus  grands  éloges.  Ce  n'est  pas,  en 
effet,  un  médiocre  triomphe  que  de  donner  à  sa 
pensée  un  accent  de  réalité  où  l'art  semble  n'a- 
voir aucune  part.  Quant  à  Mademoiselle  de  Kérouare, 
je  regrette  sincèrement  que  l'auteur  n'ait  pas  dé- 
veloppé dans  de  plus  larges  proportions  la  donnée 
qu'il  avait  choisie.  Tous  les  incidents  sont  à  leur 
place,  les  caractères  sont  dessinés  avec  netteté; 


2 6 4  PORTRAITS    IITTHRAIKES. 

mais  le  récit  manque  d'air.  A  proprement  parler, 
c'est  plutôt  un  programme  de  récit  qu'un  récit 
achevé.  La  manière  dont  M.  Sandeau  a  su  traiter 
le  sujet  de  loillance,  légitime  pleinement  nos  re- 
grets à  l'égard  de  Mademoiselle  de  Kérouare. 

Si  maintenant  nous  essayons  d'embrasser  par  la 
pensée  l'ensemble  des  œuvres  que  nous  venons  d'a- 
nalyser; si  nous  nous  demandons  quel  est  le  carac- 
tère général  de  tous  ces  récits,  quelle  est  l'idée 
constante  qui  les  domine,  la  réponse  ne  sera  pas 
difficile.  Un  seul  mot  suffit  en  effet  à  caractériser 
tous  les  romans  de  M.  Sandeau  :  ce  qui  domine 
dans  tous  ses  livres,  c'est  le  sentiment  profond  de 
la  famille.  Depuis  Marianna  jusqu'à  Madeleine,  il 
n'a  pas  écrit  une  page  qui  ne  respire  la  passion  la 
plus  sincère  pour  la  vie  de  famille,  la  connaissance 
complète  du  bonheur  qu'elle  donne  et  des  devoirs 
dont  elle  se  compose.  Je  ne  crois  pas  que  M.  San- 
deau ait  choisi  la  vie  de  famille  comme  un  thème 
à  développer;  je  ne  crois  pas  qu'il  se  soit  proposé 
de  réfuter,  dans  chacun  de  ses  livres,  les  doctrines 
professées  depuis  quinze  ans  dans  plus  d'un  livre 
célèbre  et  justement  admiré.  Je  pense  qu'il  a  ex- 
primé librement  ses  convictions,  et  qu'il  n'a  pas  eu 
besoin  de  contradicteurs  pour  rencontrer  l'élo- 
quence. D'ailleurs  aucun  de  ses  livres, n'est  em- 
preint du  caractère  dogmatique.  Les  personnages 
créés  par  sa  fantaisie  concourent  merveilleusement 
à  l'expression  de  la  pensée  que  nous  signalons; 


JULES   SANDEAU.  2  65 

mais  aucun  ne  porte  écrit  sur  le  front  le  principe 
qu'il  représente.  Quoi  qu'il  en  soit,  involontaire  ou 
prémédité,  le  caractère  général  des  livres  de  M.  San- 
deau  ne  saurait  être  contesté.  Or,  cette  pensée  do- 
minante laisse  dans  1  "âme  du  lecteur  une  impression 
salutaire.  M.  Sandeau  peint  la  passion  avec  fran- 
chise, avec  liberté,  sans  crainte,  sans  pruderie, 
comme  s'il  lui  attribuait  le  gouvernement  de  la  so- 
ciété, et  cependant,  entraîné  par  la  pente  inexo- 
rable de  sa  pensée,  il  donne  toujours  gain  de  cause 
au  devoir.  Quoique  je  ne  songe  pas  à  confondre  la 
loi  morale  et  la  loi  poétique,  je  ne  puis  m'empécher 
de  signaler  cette  coïncidence  et  d'en  relever  toute 
la  valeur.  Bien  que  l'une  de  ces  lois  régisse  la  vo- 
lonté tandis  que  la  seconde  régit  l'imagination,  c'est 
toujours  un  avantage  pour  les  créations  de  la  fan- 
taisie de  satisfaire  aux  prescriptions  de  la  loi  mo- 
raie,  ou  du  moins  de  les  rappeler. 

Ai-je  besoin  de  dire  ce  que  je  pense  du  style  de 
M.  Sandeau?  Il  est  généralement  pur,  châtié,  trans- 
parent ;  il  dit  nettement  ce  qu'il  veut  dire.  L'idée 
se  laisse  toujours  apercevoir  sous  l'image.  Les  mots 
obéissent  à  la  pensée  et  ne  la  gênent  jamais  dans 
son  allure.  L'analogie,  cette  loi  souveraine  du  style, 
est  constamment  respectée  dans  l'emploi  des  ima- 
ges. On  voit  que  M.  Sandeau  prend  l'art  d'écrire 
au  sérieux  et  se  contente  difficilement;  aussi  je  crois 
que  ses  livres  ne  sont  pas  menacés  d'un  oubli  pro- 
chain :  car  ils  offrent  des  pensées  justes  clairement 

23 


2  60  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

exprimées,  des  seiitiiiieiits  vrais  analysés  avec  fi- 
nesse. Que  faut-il  de  plus  pour  assurer  la  durée 
des  œuvres  littéraires? 


is4e. 


IX. 


SAINTE-BRllVE 


VOLUPTE. 

Le  roman  que  je  viens  de  lire  est  bien  ce  que 
j'attendais  :  le  poëte  et  le  critique  sont  résumés 
dans  ce  livre  et  transformés  sans  altération  notable. 
La  connaissance  des  choses  humaines  y  est  plus 
complète  et  plus  à  nu  ;  les  sentiments  et  les  opi- 
nions sur  Tordre  social  où  nous  vivons  s'y  révèlent 
plus  nettement,  mais  sans  troubler  la  continuité 
harmonieuse  de  la  vie  littéraire  de  Fauteur. 

Oui_,  nous  sommes  heureux  de  le  reconnaître  et 
ce  bonheur  est  assez  rare  pour  qu'on  prenne  la 
peine  de  le  signaler^  le  roman  de  Sainte-Beuve  ne 
dément  pas  une  seule  des  espérances  qu'il  donnait 
il  y  a  dix  ans  à  l'époque  de  ses  débuts.  C'est  une 
conclusion  logique  et  glorieuse  dans  la  série  des 
tentatives  intellectuelles  qu'il  a  courageusement 
abordées  en  1824. 


2  68  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Aussi,  pour  bien  comprendre  et  pour  expliquer 
le  sens  intime  du  roman,  il  faut  rappeler  sommai- 
rement les  travaux  et  les  volontés  de  Fauteur.  En- 
visagé de  cette  sorte.  Volupté  n'a  plus  rien  d'obscur 
ni  de  mystérieux;  c'est  dans  Tordre  humain  et 
dans  Tordre  littéraire  une  œuvre  inévitable  et  pré- 
vue; c'est,  sous  la  forme  du  récit,  l'expression  plus 
familière  et  plus  vive,  plus  abondante  et  plus  ac- 
cessible, des  idées  révélées  déjà  sous  la  forme  dia- 
lectique et  sous  la  forme  lyrique.  Détaché  de  l'unité 
à  laquelle  il  se  rapporte,  ce  livre  court  le  danger 
d'être  mal  compris;  rapproché  des  prémices  dont 
il  est  le  complément,  il  s'éclaire  d'un  jour  lumineux 
et  paisible. 

Je  répugne  à  publier  ce  que  je  sais  des  contem- 
porains. Quand  je  posséderais  toute  la  vie  privée 
des  hommes  dont  le  nom  est  aujourd'hui  célèbre, 
je  me  garderais  bien  de  la  révéler.  Mais  je  crois 
qu'en  de  certaines  circonstances,  l'homme  importe 
à  l'explication  de  l'artiste;  et,  par  exemple,  à 
moins  d'attribuer  à  Sainte-Beuve  un  caractère  spé- 
cial, choisi,  exceptionnel,  il  est  impossible  de  com- 
prendre ses  pèlerinages  et  ses  dévotions.  Il  y  a  en 
lui  un  mélange  heureux  d'enthousiasme  et  de  cu- 
riosité qui  se  renouvellent  à  mesure  qu'ils  s'apai- 
sent, et  qui  enrôlent  son  esprit  et  se^  études  au 
service  de  toutes  les  gloires  naissantes  ou  mécon- 
nues. Ce  n'est  pas  tout  :  cette  singularité  d'intel- 
ligence ne  dénouerait  qu'à  demi  le  problème  de 


SAINTE-BEUVE.  2  69 

ses  travaux.  Il  est  doué  d'une  abnégation  bien  rare 
en  ce  temps-ci.  Quoiqu'il  ait  foulé  aux  pieds  bien 
des  cendres  qu'il  ne  prévoyait  pas^  il  ne  recule, 
Dieu  merci^  devant  aucune  ingratitude.  Une  perd 
pas  son  temps  à  supputer  les  oublis  dont  il  a  peuplé 
sa  mémoire.  Il  dit  la  vérité  pour  le  plaisir  de  la 
dire.  Il  popularise  les  noms  dédaignés  par  l'igno- 
rance ou  la  frivolité^  sans  trop  se  soucier  du  destin 
réservé  à  son  dévouement.  Le  témoignage  qu'il  se 
rend  à  lui-même  d'avoir  bien  fait,  et  courageuse- 
ment^ suffit  à  le  contenter,  à  le  soutenir  dans  les 
luttes  nouvelles. 

Chaque  fois  qu'il  agrandit  pour  la  foule  curieuse^ 
moins  prodigue  de  louanges  que  de  railleries,  le 
cercle  de  la  famille  littéraire,  il  s'applaudit  et  se 
repose,  sans  demander  aux  disciples  qu'il  initie, 
aux  dieux  nouveaux  qui  n'avaient  pas  d'autels 
avant  ses  prédications,  une  longue  reconnaissance, 
une  solide  amitié. 

Il  marche  par  le  chemin  qu'il  a  choisi,  et  se  fait 
une  gloire  involontaire  de  toutes  les  gloires  qu'il  a 
révélées.  Quand  il  rencontre  sur  sa  route  un  poëte 
dont  la  voix  est  à  peine  entendue,  il  s'applique 
sans  relâche  à  grossir  son  auditoire,  il  construit 
de  ses  mains  un  théâtre,  il  place  lui-même  les  vases 
d'airain  qui  doivent  enfler  le  son  et  le  porter  aux 
oreilles  les  plus  rétives.  Puis,  quand  le  peuple 
s'est  assis  pour  écouter,  il  épie  d'un  œil  vigilant 
sur  les  figures  étonnées  l'inintelligence  ou  l'inatten- 

22i 


270  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

tion,  et^  cooime  le  chœur  de  la  tragédie  antique, 
il  moralise  la  foule  et  déroule  devant  elle  le  sens 
mystérieux  des  symboles  qu'elle  admire  sans  les 
comprendre. 

Comptez  parmi  nous  ceux  qui  se  résignent  au 
rôle  du  chœur  antique;  comptez  ceux  qui  suivent 
l'histoire  et  ne  s'y  mêlent  pas;  comptez  ceux  qui 
expliquent  la  chute  et  Télévation  des  trônes,  et  ne 
prétendent  pas  à  la  royauté  !  et  pourtant  le  rôle 
du  chœur  est  un  rôle  grave  et  sérieux,  plein  d'am- 
pleur et  de  majesté,  mais  dont  ne  s'accommode 
pas  volontiers  Fégoisme  de  notre  temps.  Chacun 
pour  soi  et  Dieu  pour  tous,  c'est  là  ce  qui  se  lit  au 
fond  des  amitiés  les  plus  bruyantes.  Triste  vérité  ! 
mais  qu'il  ne  faut  pas  nier.  Ordinairement,  le 
blànie  et  l'éloge  départis  aux  contemporains  ne 
sont  guère  que  des  contrats  passés  avec  la  vanité. 
En  élevant  sur  un  piédestal  ceux  qui  gisaient  dans 
le  sable,  le  plus  grand  nombre  songe  à  soi  et  se 
promet  bien  de  monter  au  même  rang. 

Or,  parmi  les  désintéressements  littéraires  je 
n'en  sais  pas  de  plus  éclatant  que  celui  de  Sainte- 
Beuve  :  depuis  dix  ans,  il  n'a  pas  écrit  une  page 
qui  ne  rende  témoignage  pour  lui,  et  malheureu- 
sement aussi  contre  bien  d'autres.  11  a  tendu  à  bien 
des  grandeurs  chancelantes  une  main  fraternelle, 
dont  l'étreinte  s'est  relâchée,  sans  qu'il  y  eût  de  sa 
faute.  Il  a  secouru  bien  des  naufragés  qui  ont  ou- 
blié le  nom  de  leur  sauveur  en  touchant  le  rivage. 


SAINTE-BEUVE.  27  1 

II  a  couvert  de  la  pourpre  iuipériale  bien  des  sol- 
dats obscurs  avant  son  acclamation^  et  qui  se  sont 
éloignés  de  lui  en  disant  comme  un  des  césars  à 
son  lit  de  mort  :  Je  sens  que  je  deviens  dieu. 

Mais,  à  chaque  nouvelle  déception^  son  courage 
grandissait  pour  tenter  un  nouveau  pèlerinage^  et 
marcher  à  de  nouvelles  découvertes.  Avant  lui^  la 
critique  française^  lorsqu'elle  n'était  pas  savante 
ou  acrimonieuse^  n'était  guère  qu'un  blutage  assez 
vulgaire  de  préceptes  et  de  formules  dont  le  sens 
était  perdu.  C'est  à  Sainte-Beuve  qu'il  faut  rappor- 
ter rhonneur  d'avoir  mis  la  poésie  dans  la  critique; 
c'est  lui  qui  le  premier  a  fait  de  l'analyse  des 
œuvres  littéraires  quelque  chose  de  vivant  et  d'a- 
nimé, capable  d'intéresser  par  soi-même,  en  de- 
hors de  l'œuvre  qui  a  servi  de  point  de  départ. 
Son  tableau  du  xvi^  siècle  et  ses  Portraits  prouvent 
assez,  quoique  diversement,  ce  que  j'avance.  Bien 
que  la  partie  plastique  de  la  poésie  occupe,  dans 
le  premier  de  ces  ouvrages,  une  place  importante 
et  presque  souveraine,  pourtant  il  est  facile  de  de- 
vine?;, à  chaque  page,  que,  si  l'auteur  estime  si 
haut  la  naïveté  de  l'expression,  ce  n'est  pas  de  sa 
part  un  caprice  puéril,  et  qu'il  poursuit  sous  la 
simplicité  du  mot  la  simplicité  du  sentiment.  D'ail- 
leurs, lorsque  parut  ce  premier  livre,  en  1828, 
toutes  les  questions  de  plastique  poétique  étaient 
encore  flagrantes.  On  se  battait  pour  des  droits 
encore  mal  définis.  La  querelle  était  bariolée  de 


272  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

blasons  inexpliqués;  à  ces  obscures  familles  qui 
réclamaient  perles  et  fleurons  sans  produire  leurs 
titres,  il  fallait  un  d'Hozier  pour  les  mettre  d'ac- 
cord. Cette  tâche  était  réservée  à  Sainte-Beuve.  Il 
a  retrouvé  les  origines  de  notre  poésie;  il  a  dressé 
l'arbre  généalogique  de  nos  franchises ,  que  le 
temps  et  les  commentaires  avaient  enfouies;  il  a 
nommé  les  aïeux  inconnus  d'x\ndré  Chénier  et  de 
MoHère;  il  a  franchi  Malherbe  pour  atteindre  Ré- 
gnier. 

Il  s'est  chargé  de  légitimer  historiquement  l'école 
poétique  de  la  restauration,  que  la  foule  prenait 
pour  une  invasion  d'usurpateurs;  il  a  tiré  de  la 
poudre  de  nos  bibliothèques  les  chartes  oubliées, 
les  constitutions  méconnues  de  la  vieille  France; 
il  a  réconcilié  les  novateurs  avec  les  amis  du 
passé. 

Ce  premier  travail  achevé,  il  s'agissait  de  juger 
le  passé  d'après  les  principes  aujourd  hui  recon- 
nus. Après  avoir  rattaché  le  xix^  siècle  au  x\i%  il 
fallait  estimer  les  deux  siècles  intermédiaires 
d'après  leur  parenté  plus  ou  moins  prochaine  avec 
les  premiers  ou  les  derniers  noms  de  la  famille 
française,  et  surtout,  ce  qui  était  plus  important 
et  plus  difficile,  d'après  le  rang  qu'ils  occupent 
dans  la  grande  famill.e  humaine.  Cetjte  seconde 
moitié  de  la  tâche  n'a  pas  été  moins  glorieusement 
accomplie  que  la  première.  Une  fois  résolu  à  cher- 
cher  constamment    l'homme    sous  l'artiste,   en 


SAINTE-BEUVE.  27  3 

même  temps  qu'à  préciser  la  généalogie  de  tous 
les  noms,  Sainte-Beuve  a  courageusement  pratiqué 
le  double  devoir  qu'il  s'était  imposé.  Chacune  des 
biographies  qu'il  étudie  lui  devient,  pour  quelques 
semaines,  un  monde  de  prédilection,  une  atmo- 
sphère préférée  où  il  respire  à  pleins  poumons,  un 
paysage  chéri  dont  il  épie  curieusement  les  moin- 
dres ondulations,  un  tleuve  bienheureux  dont  il 
suit  le  cours  et  les  sinuosités  les  plus  capricieuses. 
Chacune  de  ses  études  est  un  véritable  voyage.  Il 
nous  revient  de  ces  lectures  aventureuses  comme 
d'une  course  lointaine;  il  secoue  de  ses  pieds  le 
sable  des  rivages  ignorés;  il  rapporte  à  la  main  la 
tige  des  plantes  inconnues  qu'il  a  cueillies  sur  sa 
route.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  si,  comme 
tous  les  voyageurs,  il  s'imprègne  des  mœurs  et 
des  passions  des  peuples  qu'il  a  visités,  s'il  lui 
arrive  de  vanter  tour  à  tour  les  temples  de  Bom- 
bay, de  Memphis  et  d'Athènes,  et  de  confesser 
tant  de  religions  qu'on  le  prendrait  pour  un 
impie. 

Non,  cette  perpétuelle  mobilité  n'est  qu'une 
bonne  foi  constante.  Sainte-Beuve  ne  perd  jamais 
de  vue,  dans  chacune  de  ses  initiations,  les  paroles 
de  François  Bacon  :  il  faut  que  le  disciple  croie. 
Il  croit  à  Saint- Martin  et  à  Lamartine,  il  croit  à 
Chateaubriand  et  à  Lamennais,  il  croit  à  Diderot 
et  à  l'abbé  Prévost:  mais  croire,  pour  lui,  ce  n'est 
qu'une  manière  de  comprendre.  Il  croit  pour  sa- 


27  4  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

voir;  il  étudie  avec  le  cœur,  comme  les  femmes; 
il  se  livre  comme  elles  pour  obtenir.  La  foi  nou- 
velle qu'il  accepte  n'a  rien  de  factice  ni  d'irrésolu  ; 
à  force  de  contempler  son  nouvel  ami,  il  se  trans- 
forme en  lui;  il  se  met  à  vivre  de  sa  vie;  il  évoque 
les  ombres  d'une  société  qui  n'est  plus  ;  il  réveille 
les  passions  éteintes;  il  reconstruit  les  caractères 
et  les  volontés  impossibles  aujourd'hui,  et  tout 
cela  de  si  bonne  grâce,  avec  un  naturel  si  parfait, 
que  nous  cédons  à  l'illusion  comme  lui.  Chacun 
des  modèles  qu'il  fait  poser  devant  nous  gagne 
notre  atfection  en  révélant  à  nos  yeux  des  mérites 
inattendus. 

Il  se  peut  que  des  intelligences  plus  sévères  et 
moins  expansives  répudient  quelques-unes  des  ad- 
mirations de  Sainte-Beuve.  Il  y  a  des  âmes  sé- 
rieuses, pleines  de  candeur  et  d'austérité  tout  à  la 
fois,  qui  ne  se  résignent  pas  à  la  sympathie  aussi 
facilement  que  lui;  mais  il  désarme  le  blâme  par 
la  sincérité  de  ses  opinions.  Il  est  heureux  d'ad- 
mirer, comme  d'autres  sont  heureux  de  com- 
prendre. 

C'est  pourquoi  je  m'explique  sans  peine  qu'il 
ait  omis  jusqu'ici  dans  ses  études  les  natures  trop 
éloignées  de  la  sienne,  celles  surtout  qui  se  sont 
produites  au  milieu  du  bruit  et  des  pompeux  spec- 
tacles; s'il  lui  arrive  presque  toujours  d'aimer 
pour  comprendre,  on  peut  dire  avec  une  égale  vé- 
rité qu'il  ne  comprend  guère  ceux  qu'il  n'aime  pas- 


SAINTE-BEUVE.  27  5 

Dans  la  poésie  lyrique,  Sainte-lkuve  a  eu  pa- 
reillement deux  moments  bien  distincts,  mais  non 
pas  contradictoires.  Dans  les  morceaux  publiés 
sous  le  pseudonyme  de  Joseph  Delorme,  comme 
dans  le  tableau  du  xvi®  siècle,  il  semble  plutôt 
préoccupé  du  mécanisme  de  la  versification  que 
du  fond  même  des  pensées.  Il  s'applique  avec  une 
curiosité  amoureuse  à  reproduire  tous  les  rhythmes 
essayés  au  temps  de  la  renaissance  par  Baïf,  Ron- 
sard et  Dubellay.  L'esprit  tiède  encore  de  cette 
laborieuse  exploration  qu'il  vient  d'achever,  il 
s'empresse  de  consigner  les  résultats  de  ses  études 
dans  une  lutte  assidue  avec  les  modèles  qu'il  a 
quittés  tout  à  Theure.  C'est  ainsi  que  faisait  War- 
ton,  en  étudiant  l'histoire  de  la  poésie  anglaise. 

Si  Ton  veut  pourtant  pénétrer  le  caractère  in- 
time des  poésies  de  Joseph  Delorme,  on  s'aperçoit 
bien  vite  que  l'auteur  a  surtout  cherché  à  traduire, 
sous  une  forme  naïve  et  harmonieuse,  le  journal 
de  ses  impressions  personnelles.  Si  l'on  excepte 
en  effet  l'ode  à  la  rime,  qui,  par  la  prestesse  des 
évolutions  et  la  variété  des  similitudes,  ressemble 
volontiers  à  une  gageure,  on  retrouve  presque  à 
chaque  page  le  retentissement  d'une  pensée  qui 
étonne  d'abord  par  sa  nudité,  mais  qui  bientôt, 
lorsque  les  yeux  sont  façonnés  à  ce  nouveau  spec- 
tacle, nous  attache  et  nous  intéresse  par  sa  nudité 
même.  C'est  une  révélation  franche  et  hardie, 
dédaignant  les  réticences,  pleine  de  mépris  pour 


27  G  POIITKAITS   LITTÉRAIRES. 

la  périphrase,  préférant  le  mot  vrai  aux  images 
les  plus  élégantes;  c'est  une  causerie  domestique. 

Dans  les  Consolations,  l'élément  humain  s'est 
complètement  dégagé  des  questions  de  rhythme,  de 
césure  et  de  rime.  L'artiste  est  sur  de  l'instrument 
qu'il  manie;  il  choisit  volontiers  les  plus  simples 
mélodies  et  ne  paraît  guère  songer  qu'à  lui-même. 
Ce  qu'il  dit,  ce  n'est  pas  pour  plaire  ;  car  s'il  vou- 
lait plaire,  il  le  dirait  autrement.  Il  connaît  tout  le 
manège  de  la  coquetterie  poétique  ;  il  s'est  rompu 
de  bonne  heure  aux  ruses  les  plus  difficiles  de  l'ex- 
pression. S'il  procède  avec  une  austérité  continue, 
c'est  qu'il  a  subi  depuis  un  an  une  métamorphose 
irrésistible;  c'est  que  livré  à  lui-même,  loin  du 
monde  qu'il  a  toujours  mal  connu,  dans  la  société 
de  ses  livres  chéris  qu'il  devait  bientôt  épuiser,  las 
de  mordre  au  fruit  de  la  science,  il  est  monté  jus- 
qu'à Dieu  pour  lui  demander  compte  de  sa  misère 
etde  son  impuissance;  c'est  qu'il  s'est  réfugié  dans 
les  mystiques  entretiens  pour  échapper  au  doute 
qui  le  rongeait. 

Si  j'insiste  sur  le  caractère  religieux  des  Consola- 
tions, c'est  que  ce  livre  contient  le  germe  entier  de 
Volupté;  c'est  qu'on  y  voit  déjà  le  cœur  se  débattre 
sous  les  sens  et  se  révolter  contre  l'avilissement  du 
plaisir.  Envisagées  poétiquement,  les  Consolations, 
malgré  l'empreinte  personnelle  qui  les  distingue  en 
ce  temps  dimitalion  et  de  prosélytisme,  sont  unies 
à  l'École  des  lacs,  et  en  particulier  à  Wordsworth, 


SAFME-BELVE.  27  7 

par  une  étroite  parenté.  Sainte-Beuve^  conuiie  le 
poëte  anglais,,  ennoblit  par  la  pensée  qu'il  y  mêle 
plutôt  que  par  l'expression  dont  il  les  décore  les 
sujets  les  plus  vulgaires^  les  accidents  les  plus  indif- 
férents de  la  vie  quotidienne.  Je  sais  qu'on  a  re- 
proché aux  Consolations  de  ressembler  trop  à  la 
prose;  je  sais  qu'à  de  certains  esprits  habitués  dès 
longtemps  à  la  pompe  de  l'alexandrin,  ces  confi- 
dences familières  ont  paru  presque  triviales;  mais 
ceci^  je  crois^  est  plutôt  l'etfet  de  la  surprise  que 
le  symptôme  dun  réel  mécontentement.  Le  même 
dédain  pourrait  se  manifester  en  présence  d'un 
Hobbema  chez  un  homme  qui  n'aurait  vu  jusque- 
là  que  des  Claude  Lorrain. 

Et  puiS;,  dans  son  amour  pour  les  simples  pay- 
sages de  l'école  flamande,  Sainte-Beuve  ne  s'interdit 
pas  l'essor  d\me  pensée  plus  élevée.  Il  y  a  dans  les 
Consolations  deux  ])ièces  qui  se  distinguent  entre 
toutes  par  la  naïveté  du  début,  le  progrès  lent  et 
mesuré  des  premiers  accords,  et  aussi,  je  dois  le 
dire,  par  la  magnificence  et  la  sublimité  de  la  con- 
clusion :  je  veux  parier  des  amours  d'Alighieri  et 
de  Béatrice  et  du  monologue  désespéré  de  iMichel- 
Ange.  A  coup  sûr  il  est  impossible  de  commencer 
plus  familièrement  que  ne  le  fait  Sainte-Beuve  dans 
ces  deux  morceaux.  Il  traduit  presque  httéralement 
un  sonnet  du  Buonarroti,  une  page  de  la  Vie  nou- 
velle. Il  épelle  le  thème  qu'il  a  placé  sur  son  pu- 
pitre, il  le  commente  et  le  décompose  nonchalam- 

24 


27  8  POKiKAlTS   LITTERAIRES. 

ment;  on  dirait  qu'il  promène  au  hasard  ses  doigts 
sur  le  clavier  ;  mais  peu  à  peu  il  s'exalte,  il  s'enivre 
de  sa  pensée,  le  son  grandit  et  monte  jusqu'au  faîte; 
le  murmure  qui  tout  à  fheure  chuchotait  à  nos 
oreilles  s'enfle  jusqu'à  la  menace  ;  nous  étions  dans 
une  prairie  au  bord  d'un  limpide  ruisseau  et  voici 
que  nous  sommes  transportés  sur  la  crête  d'un  ro- 
cher au  bord  d'un  fleuve  écumant.  C'est  une  grande 
habileté  et  très-rare  je  vous  assure  :  c'est  le  pro- 
cédé familier  aux  grands  symphonistes  de  l'Alle- 
magne. 

11  y  a  dans  ces  deux  morceaux  assez  de  poésie 
pour  défrayer  bien  des  poèmes.  Quant  au  caractère 
mystique  du  recueil  entier,  qui  a  paru  à  quelques 
personnes  plutôt  découragé  que  fervent,  il  n'y  a 
qu'une  réponse  à  faire,  c'est  que  les  plus  fermes  es- 
pérances, qu'elles  s'adressent  à  Dieu  ou  bien  à  un 
cœur  préféré,  ont  leurs  moments  de  défaillance  et 
d'abattement  :  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  prière  pos- 
sible dans  une  perpétuelle  glorification. 

Des  Consolations  au  roman  la  transition  est  toute 
naturelle.  Le  sujet,  qui  dabord  ne  se  révèle  pas  en 
plein,  mais  qui  se  dessine  et  se  précise  au  bout  de 
quelques  pages,  n'est  autre  que  la  lutte  des  sens  et 
de  la  volonté,  le  duel  du  plaisir  et  de  l'intelligence, 
de  la  mollesse  et  de  la  réflexion,  du  c'orps  et  de 
l'âme,  le  combat  acharné  de  la  volupté  contre  l'a- 
mour. Ceci  pourra  sembler  singulier  aux  esprits 
inatteritifs  ;  mais,  avec  un  peu  de  complaisance  et 


SAINTE-BEUVE.  27  9 

surtout  de  bonne  foi,  on  se  convaincra  bien  vite  de 
lu  réalité  de  la  j^uerre  que  Sainte-Beuve  a  choisie 
comme  sujet  d'étude  poétique. 

Croyez-vous  que  Tamour  pour  le  poète,  pour 
Tartiste,  pour  le  philosophe,  pour  le  prêtre,  pour 
rhomme  qui  pense  et  qui  veut,  pour  Thomme  enfin 
qui  est  vraiment  un  homme,  se  réduise  au  plaisir 
des  sens?  Croyez-vous  que  Tivresse  et  Toubli,  Texal- 
tation  et  l'épuisement,  l'entraînement  et  la  prostra- 
tion suffisent  à  réaliser  l'amour  tel  que  Tont  conçu, 
tel  que  Tout  éprouvé  Pétrarque  et  saint  Augustin, 
ces  deux  grands  maîtres  dans  la  science  d'aimer  ? 
Oh  !  que  non  pas  !  la  tâche  n'est  pas  si  facile. 

Pour  peu  qu'on  ait  vécu  ou  qu'on  ait  seulement 
regardé  vivre  autour  de  soi,  on  ne  tarde  pas  à  le 
reconnaître,  les  plaisirs  trop  hâtés,  le  paspillage  des 
sens,  les  ivresses  trop  rapides  et  mal  choisies,  avi- 
lissent l'âme,  répuisent  et  l'endorment;  et  quand 
vient  l'heure  d'aimer  sérieusement,  quand  il  s'agit 
d'engager  sur  un  nom  le  reste  de  ses  années,  ce 
n'est  qu'à  grand'  peine  que  Tàme  se  réveille  pour 
essayer  cette  vie  nouvelle  et  glorieuse,  cette  vie 
d'épreuve  et  de  dévouement.  Bien  souvent  le  cou- 
rage lui  manque  à  moitié  chemin.  En  vue  du  port 
qu'elle  aperçoit,  elle  ralentit  la  manœuvre,  se  laisse 
démâter  et  retourne  paresseusement  aux  vagues 
tumultueuses  de  ses  plaisirs. 

Sans  doute  il  y  a  des  voluptueux  qui  se  purifient 
dans  un  amour  sérieux  ;  sans  doute  il  y  a  des  âmes 


28  0  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

qui,  après  s'être  longtemps  flétries  dans  le  plaisir, 
se  rajeunissent  et  se  renouvellent  aans  le  dévoue- 
menl  et  l'abnégation  ;  mais  combien,  au  lieu  de  se 
transformer  et  de  dépouiller  le  vieil  homme,  flé- 
trissent à  leur  image  Fâme  qu'ils  ont  choisie,  qui 
devait  les  régénérer  et  qui  devient  leur  proie  ! 

C'est  qu'en  effet  la  métamorphose  est  laborieuse, 
c'est  qu'au  delà  de  certaines  limites  elle  est  tout  à 
fait  impossible;  c'est  que  la  volupté,  analysée  dans 
ses  intimes  éléments,  n'est  qu'un  monstrueux 
égoïsme,  une  perpétuelle  immolation  aux  sens  ina- 
paisables;  c'est  que  les  sens,  irrités  à  toute  heure, 
impuissants  à  contenter  leur  colère,  éteignent  une 
à  une  toutes  les  facultés  généreuses  de  notre 
âme. 

Il  est  donc  naturel  que  le  voluptueux  recule  de- 
vant la  tâche  imposée  à  Tançant,  qu'il  pâlisse  et 
trébuche  devant  Fabîme  de  résignation  et  de  lutte 
ouvert  à  ses  pieds.  S'il  tremble  à  la  seule  pensée 
de  frayer  la  route  à  celle  qu'il  a  choisie,  c'est  que 
ses  pieds  amollis  dans  le  repos  ne  sont  pas  de  force 
à  saigner  impunément,  c'est  qu'il  craint  pour  ses 
pas  chancelants  les  cailloux  et  les  ronces,  c'est  que 
ses  yeux,  baignés  dans  l'ombre  d'une  alcôve  eni- 
vrée ne  supporteraient  pas  la  lumière  éblouissante 
de  la  plaine;  c'est  que"  ses  bras,  usés' dans  les 
étreintes  furieuses,  soutiendraient  mal  la  femme 
préférée. 

J'ai  connu  des  caractères  singuliers,  d'une  paix 


SAINTE-BEUVE.  281 

austère  et  permanente,  à  peine  au  seuil  de  leurs 
années^  dédaignant  la  jeunesse  qui  s'agitait  autour 
d'eux,  pressés  de  vieillir  avant  l'âge,  ambitieux  de 
sentir  sous  les  tresses  dorées  de  leur  chevelure  les 
pensées  qui  d'ordinaire  ne  mûrissent  que  sous  les 
fronts  chauves  et  ridés;  ceux-là  prenaient  la  vo- 
lupté par  son  côté  impitoyable  et  terrible  :  ils 
tuaient  leurs  sens  pour  dégager  leur  âme;  ils  dé- 
chiraient le  corps  pour  ouvrir  à  l'intelligence  des 
horizons  plus  larges,  de  plus  lointaines  perspectives. 
Au  delà  du  plaisir  qu'ils  se  prescrivaient  et  qu'ils 
menaient  à  bout,  ils  apercevaient  l'atmosphère  se- 
reine de  la  réflexion.  Quand  ils  ont  voulu  se  mettre 
à  aimer,  quand  ils  ont  compris  que  l'intelligence 
livrée  à  elle-même,  abreuvée  de  vérité,  ne  suffit 
pas  à  remplir  la  vie,  ils  ont  trouvé  dans  l'amour 
une  vie  nouvelle  et  qu'ils  avaient  prévue.  Ils  avaient 
mesuré  la  tâche,  ils  avaient  l'œil  paisible,  et  leur 
paupière  ne  s'est  pas  abaissée  convulsivement.  Ils 
avaient  compris  que  la  volupté  a  deux  sens,  l'un 
grossier,  vulgaire,  qui  se  révèle  au  plus  grand 
nombre,  c'est  le  plaisir  égoïste;  Tautre  idéal,  poé- 
tique_,  supérieur  à  la  vie  commune,  c'est  la  volupté 
dans  l'amour.  Ils  avaient  pressenti  que  le  plaisir 
acheté  par  le  dévouement  et  le  sacrifice,  préparé 
par  la  persévérance  et  les  mutuels  épanchements, 
acquiert  une  saveur  nouvelle,  que  les  voluptueux 
ne  soupçonnent  pas.  Aussi,  quand  ils  ont  essayé 
l'amour,  ils  l'avaient  deviné,  et  sans  peine  ils  ont 

24* 


28  2  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

triomphé  de  leurs  sens  avilis.  Ils  avaient  conservé 
soigneusement  l'étincelle  précieuse  qui  devait  ra- 
nimer les  cendres  de  leur  jeunesse.  Au  jour  du 
réveil_,  ils  ont  retrouvé  ce  qu'ils  avaient  dédaigné 
dans  leur  folie  orgueilleuse^  la  faculté  d'aimer. 

Mais  ce  n'est  pas  à  cette  volupté  réfléchie  que 
s'en  est  pris  Sainte-Beuve  ;  il  sait  bien  que  le  plai- 
sir ainsi  accepté^  plutôt  que  poursuivi^  n'est  qu'une 
cruelle  initiation^  qui  mérite  plus  de  compassion 
que  de  colère. 

Amaury^  le  héros  du  roman  de  Sainte-Beuve^ 
placé  entre  trois  femmes,  toutes  trois  dignes  d'être 
aimées,  les  perd  toutes  trois  par  son  irrésolution 
et  ses  caprices.  Livré  de  bonne  heure  aux  faciles 
plaisirs,  il  s'y  amollit,  s'y  énerve,  et  lorsqu'il  cher- 
che en  lui-même  la  force  de  vouloir  et  d'aimer,  il 
ne  la  retrouve  plus  ;  il  entame  la  destinée  de  trois 
femmes  sans  compléter  la  sienne.  Tout  le  roman 
est  là.  De  la  volupté  à  l'impuissance  d'aimer_,  de 
rirrésolution  à  la  nullité,  la  transition  est  logique, 
irrésistible.  Les  trois  caractères  qui  s'offrent  à  l'a- 
mour d'Amaury,  et  qu'il  n'accepte  pas,  parce 
qu'une  fois  avili  par  Teffémination,  il  tremble  de 
s'engager  et  de  vouloir,  sont  tracés  habilement, 
simples,  vrais  et  bien  distincts.  La  première,  Amé- 
lie de  Linier,  est  une  jeune  fille  candide  et  pure, 
attachée  à  ses  devoirs,  résignée  à  l'obéissance,  sou- 
mise à  la  destinée  que  Dieu  lui  a  faite,  qui  sui- 
vrait Amaury  dans  ses  plusj  hardies  entreprises. 


SAINTE-BEUVE.  28  3 

mais  qui  souhaite  un  nMe  à  riionime  qu'elle  aime, 
parce  qu'elle  ne  conçoit  pas  la  dignité  virile  sans 
la  volonté.  Son  ambition  ne  va  pas  jusqu'à  sur- 
prendre à  son  profit  toutes  les  facultés  d'Amaury  : 
elle  veut  la  première  place  dans  son  cœur;  dans 
le  monde,  elle  ne  veut  pour  elle-même  que  le  se- 
cond rang.  Elle  est  libre,  elle  pourrait  devenir  la 
femme  d'Amaury  ;  mais  le  voluptueux  demande 
deux  années  de  répit.  Deux  ans  dans  la  vie  d'un 
homme  sans  volonté,  sans  prévoyance,  c'est  un 
monde  pour  l'oubli  et  les  mauvais  desseins.  Bientôt 
Amélie  est  détrônée  par  madame  de  Couaën.  Cette 
nouvelle  figure,  pour  l'achèvement  de  laquelle  le 
poëte  a  dépensé  le  meilleur  de  ses  forces,  est  plus 
grande,  plus  idéale  que  la  première  ;  sa  mélanco- 
lie est  pleine  de  superstition  et  de  pressentiments; 
elle  se  laisse  aller  à  aimer  Amaury  sans  craindre 
un  seul  instant  que  cette  nouvelle  affection  puisse 
troubler  la  paix  de  ce  qui  l'entoure.  Elle  aime 
saintement,  pour  le  bonheur  d'aimer  ;  ce  qu'elle 
offre  et  ce  qu'elle  demande,  c'est  un  dévouement 
sans  réserve ,  mais  chaste  ,  mais  religieux ,  mais 
contenu  dans  les  limites  austères  du  devoir  :  elle 
ne  connaît  pas  l'entraînement  des  sens,  et  ne  songe 
pas  à  le  redouter.  La  troisième  figure,  moins  poé- 
tique peut-être  que  les  deux  autres,  madame  de 
R...,  intéresse  pourtant  par  la  franchise  même  de 
sa  légèreté.  Elle  est  d'une  coquetterie  naïve,  inca- 
pable d'un  amour  sérieux,  mais  capable  cependant 


284 


PORTRAITS   LITTERAIRES. 


de  pleurer  l'abandon.  Son  amour,  on  le  comprend 
sans  peine,  est  plutôt  dans  sa  tète  que  dans  son 
cœur  ;  c'est  un  type  qui  se  rencontre  assez  souvent, 
et  que  Sainte-Beuve  a  fidèlement  reproduit  d'après 
nature.  Sans  doute  madame  de  R...  n'est  pas  digne 
de  lutter  dans  le  cœur  d'Amaury  avec  Amélie  ou 
madame  de  Couaën  ;  mais,  pour  l'irrésolu  volup- 
tueux, c'est  une  occasion  naturelle  d'oublier  son 
second  amour  comme  il  avait  oublié  le  premier, 
et  c'est  pourquoi  il  faut  remercier  l'auteur  de  l'a- 
voir placée  près  d'elles. 

Amélie  représente  le  bonheur  paisible,  sans 
lutte,  sans  péripétie,  l'amitié  dans  l'amour,  la  séré- 
nité des  jours  pareils  et  prévus.  Madame  de  Couaën 
résume  idéalement  l'amour  romanesque,  mêlé  de 
larmes  sanglantes  et  de  célestes  sourires;  la  pos- 
session de  madame  de  R...  serait  tout  au  plus  un 
bonheur  de  quelques  semaines. 

Entre  ces  trois  amours,  Amaury,  on  le  voit  bien, 
préfère  le  second,  le  plus  grand ,  le  plus  difficile; 
mais  il  recule  devant  le  danger ,  et  n'oifre  pas  le 
combat.  Le  cœur  d'Amélie  se  laisse  trop  facilement 
pénétrer,  et  n'offre  pas  à  son  avide  curiosité  assez 
d'éléments  d'excitation;  et  puis ,  pour  l'obtenir,  il 
faudrait  s'engager  sans  retour,  et  le  voluptueux  ne 
veut  pas  même  engager  le  lendemain.  Madame  de 
R...  ne  refuse  pas  de  se  livrer;  mais  elle  veut  être 
dignement  gagnée  ,  et  s'accommoderait  mal  d'un 
cœur  partagé.  Elle  surprend  dans  le  cœur  d' Amaury 


SAINTE-BEUVE.  28  5 

deux  images  rivales  de  la  sienne,  et  qui  rend  l'aient 
son  règne  impossible;  elle  ne  peut  pas  se  méprendre 
sur  les  vrais  sentiments  de  Thomme  qu'elle  a  dis- 
tingué; elle  devine  son  hésitation  et  ses  lâchetés; 
elle  serait  folle  vraiment  de  céder  à  des  attaques  si 
mal  conçues  et  si  mal  poursuivies. 

Ces  trois  amours  sont  décrits  dans  le  roman  de 
Sainte-Beuve  avec  une  exquise  délicatesse. 

Un  jour  ces  trois  femmes  se  rencontrent,  et  sans 
plaintes,  sans  récrimination,  sans  aveu,  elles  com- 
prennent la  secrète  rivalité  qui  les  sépare  ;  ce  jour- 
là  est  un  jour  décisif  pour  Amaury.  Témoin  de  ces 
trois  douleurs  qu'il  a  faites,  il  s'aftlige  et  s'apitoie 
sur  lui-même,  il  maudit  sa  misère  et  son  infirmité. 
Il  s'éloigne  avec  un  elfroi  religieux  de  ces  trois 
plantes  flétries  au  souffle  de  son  amour  impuissant. 
Il  se  retire  de  la  vie  où  il  n'a  plus  de  rôle  à  jouer, 
il  se  réfugie  en  Dieu  ;  et  pour  que  rien  ne  manque 
au  châtiment  de  sa  lâcheté ,  à  peine  a-t-il  été  or- 
donné prêtre,  qu'il  assiste  aux  derniers  moments 
de  madame  de  Couaën  ;  il  récite  sur  sa  dépouille  la 
prière  des  morts,  et  renvoie  au  ciel  cette  âme  dont 
il  n'a  pas  voulu. 

Il  y  a  dans  tout  ceci  une  haute  moralité.  Cette 
histoire  très-simple  aboutit  à  une  conclusion  lu- 
mineuse, à  un  enseignement  sévère ,  à  une  leçon 
évidente  :  Amaury  manque  sa  destinée  faute  d'avoir 
voulu. 

Aimer,  savoir,  qu'est-ce  après  tout  sans  la  vo- 


28  6  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

lonté?  une  occasion  de  vivre,  mais  non  pas  la  vie 
elle-même.  Vérité  simple,  et  que  beaucoup  pour- 
tant révoquent  en  doute ,  ou  ne  soupçonnent  pas. 

Si  j'ai  négligé  dans  cette  rapide  analyse  toute  la 
partie  locale  et  historique  du  roman  ,  si  j'ai  omis 
le  portrait  de  M.  de  Couaën,  celui  de  madame  de 
Cursy,  celui  de  Georges  Cadoudal  ^  c'est  que  ces 
trois  figures  ne  sont  pas  sur  le  premier  plan  du  ta- 
bleau, c'est  qu'elles  servent  plutôt  à  Tencadrement 
de  Taction  qu'à  Faction  elle-même,  c'est  que  dans 
la  destinée  d'Amaury  ces  trois  noms  sont  plutôt 
des  accidents  que  des  ressorts. 

L'épilogue  tout  entier  est  magnifique  d'élévation, 
d'abondance  et  de  verve.  Dès  qu'Amaury,  en  ex- 
piation de  sa  jeunesse  livrée  aux  vents  capricieux 
de  la  volupté,  pour  racheter  ses  années  perdues,  a 
choisi  la  prière  comme  un  dernier  et  inviolable 
asile  ,  comme  un  rocher  inexpugnable  et  que  les 
Ilots  du  monde  baignent  incessamment  sans  jamais 
l'ébranler,  il  se  régénère  et  se  relève ,  il  se  renou- 
velle et  se  transfigure  :  le  voluptueux  redevient 
homme. 

Le  style  de  ce  roman  possède  les  qualités  habi- 
tuelles de  l'auteur.  La  grâce,  la  pureté  qui  lui  sont 
familières  se  retrouvent  dans  ce  livre.  Mais  il  y  a 
heu,  je  crois,  à  faire  quelques  remarqués  techni- 
ques sur  la  trame  intérieure  du  langage  appliqué 
au  récit  et  en  particulier  au  roman. 

La  forme  choisie  par  l'auteur  admet,  je  le  sais. 


SAIiNTE-IJELVE.  287 

toutes  les  variétés^  tontes  les  niiaiiees  de  style,  de- 
puis le  familier  jusqu'au  lyrique,  depuis  le  simple 
et  le  nu  jusqu'à  Tépique  et  au  pittoresque;  mais 
ne  convient- il  pas  de  ménager  soigneusement  la 
transition  d'une  nuance  à  l'autre? 

Dans  la  succession  même  des  nuances,  n'y  a-t-il 
pas  une  loi?  Et  cette  loi,  quelle  est-elle?  N'est-ce 
pas  la  sobriété  ?  La  nuance  lyrique  en  particulier 
ne  doit-elle  pas  se  produire  avec  une  avarice  rétlé- 
chie?  Et  s'il  arrive  qu'elle  se  répande  avec  une  abon- 
dance luxuriante,  n'entache-t-elle  pas  de  mesqui- 
nerie et  de  nudité  les  nuances  voisines  et  plus  sim- 
ples? Pour  le  récit,  par  exemple,  ne  serait-il  pas 
utile  de  s'interdire  les  images  fréquentes  et  vive- 
ment accusées?  Ne  faut-il  pas  réserver  les  simili- 
tudes pour  la  peinture  du  paysage,  les  symboles 
pour  la  révélation  du  monde  intérieur,  qui,  sans  le 
secours  de  la  poésie ,  ne  pourrait  jamais  s'éclairer 
que  d'un  jour  incomplet  ? 

Chacune  de  ces  questions  est  grave,  et  ne  se  résout 
pas  à  la  course.  Aussi,  en  les  faisant,  nous  éprou- 
vons le  besoin  de  les  justifier.  Parfois  il  nous  a 
semblé  que  les  pages  les  plus  belles  de  ce  livre  ga- 
gneraient singulièrement  à  se  simplifier.  Il  y  a  dans 
une  œuvre  de  longue  haleine  une  perspective  poé- 
tique dont  il  faut  tenir  compte.  Souvent  le  style 
trop  chargé  d'images  plie  sous  le  faix  et  ralentit  la 
marche  du  récit. 

Mais  s'il  est  prescrit  au  romancier  d'apporter 


28  8  l'ORTRAITS   LITTERAIRES. 

dans  l'emploi  des  images  d'infinis  ménagements, 
il  doit  éviter  avec  un  soin  pareil  de  les  briser  en 
les  variant,  de  les  obscucir  en  les  superposant  ;  or 
je  dois  déclarer  franchement  que  Sainte-Beuve  a 
plusieurs  fois  commis  cette  faute.  Il  lui  arrive  de 
choisir  des  images  dans  des  ordres  de  pensées  sou- 
vent très- éloignés  Tun  de  l'autre,  et  de  mettre  une 
comparaison  abstraite  à  côté  d'une  comparaison 
visible  ;  de  cette  sorte,  la  première  perd  son  auto- 
torité,  et  la  seconde  sa  grâce. 

Et  puis  il  répugne  généralement  à  continuer,  à 
soutenir  la  similitude  qu'il  a  choisie;  on  dirait  qu'il 
craint  de  la  rendre  puérile  en  la  déroulant.  Les 
nombreux  exemples  qu'il  a  sous  les  yeux  expli- 
quent sa  frayeur,  mais  ne  la  justifient  pas.  Sans 
doute  il  est  arrivé  de  nos  jours  à  des  artistes  émi- 
nents  d'entamer  le  tissu  du  style  à  force  de  l'amin- 
cir pour  l'étendre  ;  mais  le  danger  peut  être  évité, 
et  Sainte-Beuve  ,  mieux  que  personne ,  connaît  le 
moyen  de  n'y  pas  succomber. 

Cette  brièveté  volontaire  dans  les  similitudes,  en 
muhipliant  les  facettes  et  les  tons  du  style,  lui  ôte 
une  partie  de  son  unité.  La  prose  prend  alors  un 
aspect  chatoyant  qui  fatigue  l'œil  et  déroute  l'at- 
tention. 

Ces  reproches,  que  nous  croyons  sérieux ,  s'ex- 
pliquent par  une  disposition  particulière  à  l'esprit 
de  Sainte-Beuve.  En  présence  de  sa  pensée,  comme 
devant  les  caractères  qu'il  étudie,  sa  curiosité  tient 


SAINTE-BEUVE.  2  8  9 

du  tressaillement  :  il  aperçoit  du  même  coup  plu- 
sieurs faces  diverses,  également  éblouissantes,  qui 
le  séduisent  avec  une  égale  puissance  ;  tantôt  c'est 
le  coté  sensuel,  tantôt  c'est  le  côté  idéal.  Dans  son 
ardeur  mobile ,  il  ne  choisit  pas  assez  résolument 
le  côté  qu'il  veut  peindre  ,  et  comme  un  enfant 
placé  entre  deux  fruits  également  dorés ,  il  va  de 
l'un  à  l'autre,  sans  se  décider.  Cette  disposition  est, 
dans  l'ordre  intellectuel ,  quelque  chose  qui  cor- 
respond assez  bien  au  chatoiement  du  style ,  dans 
l'ordre  littéraire. 

Malgré  ces  chicanes  qui  sans  doute  sembleront 
niaises  au  plus  grand  nombre  ,  à  force  d'être  sub- 
tiles, Fo/^/y^^e  est  un  beau  livre,  plein  de  substance, 
nourri  de  pensées  et  surtout  de  sentiments  vrais, 
surpris  avec  bonheur,  étudiés  avec  avec  précision  ; 
c'est  un  livre  où  ruisselle  le  sang  des  blessures,  où 
l'artiste  a  laissé  des  lambeaux  de  son  cœur,  comme 
la  brebis  des  lambeaux  de  sa  toison  dans  la  haie 
qu'elle  franchit . 


25 


X. 


EUGKNR  SCRIBE 


Depuis  plus  d'un  an  nous  attendions  le  discours 
de  réception  de  M.  Scribe^  et  nous  commencions  à 
désespérer.  Nous  connaissons  les  occupations  mul- 
tipliées, les  travaux  innombrables  et  sans  cesse  re- 
naissants de  l'auteur  de  Bertrand  et  Raton  ;  nous 
savons  qu'il  entreprend  à  la  même  heure  un  opéra- 
comique,  un  ballet  et  deux  ou  trois  menues  comé- 
dies avec  ou  sans  couplets  :  il  était  donc  naturel  de 
penser  que  les  administrations  dramatiques,  dont 
M.  Scribe  est  aujourd'hui  la  providence,  faisaient 
tort  à  l'Académie  française.  Les  documents  les  plus 
authentiques  semblaient  fortifier  cette  conjecture; 
depuis  rinauguration  de  Y  Ambitieux,  on  parlait  à  la 
fois  d'une  pièce  en  cinq  actes  pour  la  Comédie- 
Française,  de  plusieurs  poëmes  lyriques,  destinés  à 
madame  Damoreau,  et  d'une  fourniture  considé- 
rable pour  le  boulevard  Bonne-Nouvelle  ;  c'était 
bien  assez  pour  absorber  toutes  les  facultés  du 


2  02  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

génie  \o  plus  fécond  de  la  France.  Enfin^  les  répé- 
titions actives  de  la  Saint-Barthélcmy  auraient  suffi 
seules  à  expliquer  le  silence  du  nouvel  académicien. 
Heureusement  pour  la  littérature^  pour  l'Acadé- 
mie et  pour  nous^  M.  Scribe^  par  un  redoublement 
d'énergie^  a  trouvé  le  temps  d'écrire  son  discours 
de  réception  entre  une  cavatine  et  un  trio.  L'as- 
semblée était  nombreuse  à  l'Institut^  jeudi  28  jan- 
vier, et  la  composition  de  l'auditoire  avait  un  ca- 
ractère inaccoutumé.  Les  députations  qui  s'étaient 
donné  rendez-vous  sur  les  bancs  de  l'Académie 
narguaient  naïvement  l'étonnement  des  curieux. 
C'était,  d'une  part,  la  légion  des  collaborateurs  de 
M.  Scribe,  clients  modestes  qui  avaient  voulu  ac- 
compagner leur  patron  jusque  dans  l'enceinte  du 
sénat,  qui  se  glorifient  de  lui  appartenir,  et  qui,  ce 
jour-là  du  moins,  partageaient  les  honneurs  décer- 
nés à  son  génie.  Plus  loin,  on  distinguait  un  essaim 
de  jeunes  veuves,  maîtresses  à  vingt  ans  d'une  for- 
tune indépendante  et  ne  sachant  que  faire  de  leur 
main  et  de  leur  cœur  ;  dans  les  rangs  de  ces  veuves 
privilégiées,  il  y  avait  bien  quelques  orphelines  dé- 
laissées, quelques  filles  coupables,  chargées  de  la 
malédiction  paternelle;  mais  elles  avaient  oublié 
leurs  larmes  et  leurs  remords,  et  se  confondaient 
dans  la  foule  de  leurs  compagnes.  Aux  pieds  de 
ces  veuves  enchanteresses,  on  apercevait  des  colo- 
nels sans  régiment  qui,  pendant  quinze  ans,  ont 
noué  avec  ces  dames  des  intrigues  victorieuses. 


EUGENE   SCRIBE.  213 

M.  Scribe  était  véritablenienl  entouré  de  son  état- 
major,  il  pouvait  se  croire  encore  sur  la  scène  du 
(lymnase.  C'est  sans  doute  à  la  présence  de  ces 
députations  que  nous  devons  attribuer  la  prcuiière 
émotion  de  l'orateur.  Sa  voix  tremblait  comme 
celle  d'un  jeune  étourdi  qui  aurait  un  oncle  à  flé- 
chir, des  dettes  à  payer  et  une  cousine  à  convaincre. 
L'exorde  du  récipiendaire  ressemblait  volontiers  à 
l'exposition  d'un  drame  sentimental.  M.  Scribe  a 
rapproché  sa  gloire  académique  de  ses  premiers 
succès  au  lycée  Napoléon  ;  il  s'est  mis  en  scène 
entre  Fontanes  et  Arnault,  et  a  même  trouvé  moyen 
d'appeler  à  son  secours  le  souvenir  de  sa  mère  ab- 
sente. Après  cette  habile  préparation,  il  a  loué  ra- 
pidement les  tragédies,  les  fables  et  jusqu'aux 
chansons  de  M.  Arnault;  il  a  rappelé  la  nomination 
académique  de  Laujon,  et  commencé  la  biographie 
de  la  chanson.  M.  Scribe  se  prend  très-sérieusement 
pour  un  chansonnier,  et  c'est  par  ce  titre  qu'il  a 
expliqué  publiquement  son  avènement  à  TAcadé- 
mie.  La  chanson,  selon  lui,  a  seule  une  valeur  his- 
torique parmi  les  ouvrages  d'imagination.  Pour 
prouver  cette  thèse  singulière,  il  a  parlé  des  Croi- 
sades et  de  la  Ligue,  de  la  Fronde  et  des  Etats  Gé- 
néraux, de  la  Convention  et  du  Directoire,  des 
trouvères  et  des  ménestrels,  de  la  liberté  et  de  VAl- 
curan,  avec  un  aplomb  et  une  volubilité  qui  ont 
amusé  l'auditoire  et  l'ont  presque  étonné  comme  un 
morceau  d'érudition. 

25. 


294  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Cette  biographie  de  la  chanson  n'était  que  \a. 
première  partie  du  plaidoyer  de  M-.  Scribe.  Après 
avoir  lu  dans  le  couplet  l'histoire  entière  de  la 
France,  Torateur  a  soutenu,  contre  Tavis  de 
M.  Etienne,  que  la  comédie  n'exprime  ni  la  con- 
duite ni  les  mœurs  d'une  nation.  Pour  démontrer 
cette  seconde  partie  de  son  plaidoyer,  il  a  eu  re- 
cours à  des  arguments  d'une  force  vraiment  ter- 
rible. En  homme  généreux,  et  nous  devons  l'en 
remercier,  il  n'a  pas  voulu  remonter  au  delà 
du  xvii^  siècle  ;  les  trouvères,  les  ménestrels  et 
VAlcomn  avaient  mis  en  lumière  tout  le  savoir  du 
récipiendaire  :  après  ces  preuves  glorieuses,  il 
pouvait  être  impunément  modeste.  Il  a  donc  mené 
sa  démonstration  de  Louis  XIV  à  Bertrand  et  Ra- 
ton. 11  a  demandé  hautement  si  Tartufe  et  hs  Fem- 
mes savantes  parlent  de  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  et  des  guerres  de  Flandre  ;  si  Destouches, 
dans  le  Dissiprjteur  et  le  Philosophe  marié,  raconte 
les  orgies  de  la  régence  et  les  débauches  du  Parc- 
aux-Cerfs  ;  si  Marivaux,  dans  les  Fausses  Confiden- 
ces, trace  le  portrait  de  la  Dubarry.  Il  a  omis  à 
dessein  le  Mariage  de  Figaro  ;  mais  il  a  flétri  avec 
une  indignation  toute  paternelle  les  comédies  pas- 
torales de  la  Terreur  et  le  drame  adultère  de  nos 
jours.  Il  a  comparé  la  Belle  Fermière  et  le  comité 
de  salut  public,  les  orgies  de  nos  théâtres  et  la  so- 
ciété vertueuse  au  milieu  de  laquelle  nous  avons 
le  bonheur  de  vivre.  Toutes  ces  déductions  ont 


LLGENE   SCIUBE.  2  9i 

paru  au  public  de  rAcadémie  très-savantes  et  très- 
probantes.  Je  regrette  seulement  que  M.  Scribe  ait 
négligé  de  porter  en  compte  la  plus  hideuse  et  la 
plus  effrontée  de  toutes  les  pièces  représentées  au 
boulevard,  une  pièce  qui  soulevait  le  cœur  des 
filles  entretenues,  et  qui  pourtant  porte  son  nom  : 
Dix  ans  de  la  vie  d'une  Femme.  Paris  n'a  pas  en- 
core oublié  que  l'actrice  chargée  du  r(Me  principal 
dans  cet  ignoble  catéchisme,  où  l'avilissement  est 
enseigné  par  demandes  et  par  réponses,  vint  pro- 
tester par  ses  larmes  sincères  contre  les  sifflets  ven- 
geurs de  la  salle.  Cette  pièce,  qui  semble  écrite 
pour  la  ronde  de  nuit,  la  patrouille  grise  et  les  lieux 
de  prostitution,  qui  laisse  bien  loin  derrière  elle  le 
Pornographe  de  Rétif  de  La  Bretonne,  ne  se  trouve 
pas  dans  le  théâtre  de  M.  Scribe,  dédié  par  lui  à 
ses  collaborateurs  ;  mais  elle  défie  hardiment  toutes 
les  débauches  futures  du  théâtre,  et  n'aurait  pas 
déparé  la  biographie  de  la  comédie  en  France.  Je 
ne  puis  croire  que  cet  oubli  soit  involontaire,  et 
voilà  précisément  pourquoi  je  ne  saurais  le  par- 
donner à  M.  Scribe.  Quand  on  a  signé  de  son  nom 
une  pareille  ineptie,  qui  n'a  ni  l'énergie  d'une 
priapée,  ni  la  licence  ingénieuse  d'un  souper  de 
petite  maison,  il  faut  soutenir  jusqu'au  bout  son 
rôle  de  marchand;  si  l'on  a  vendu  le  scandale  et 
le  vice  à  la  foule  ébahie,  il  faut  se  souvenir  de  son 
premier  tralic,  et  ne  pas  ouvrir  une  boutique  de 
vertu  en  pleine  Académie. 


29 G  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Le  discours  de  M.  Scribe,  si  remarquable  par 
l'abondance  et  la  nouveauté  des  idées,  n'est  pas 
moins  digne  d'étude  sous  le  rapport  du  style.  Nous 
y  avons  compté  quelques  douzaines  de  solécismes 
joyeux,  qui  souriaient  léte  baute  connue  s'ils  eus- 
sent été  confiés  aux  lèvres  musicales  de  madame 
A'olnys  ou  de  madame  Allan.  M.  Scribe,  après 
avoir  si  souvent  cravaché  la  langue  en  plein  théâ- 
tre, aurait  eu  grand  tort  de  la  respecter  jeudi  der- 
nier. Pour  bien  remplir  son  rôle,  il  devait  braver 
jusqu'au  bout  la  littérature  et  ceux  qui  la  repré- 
sentent. Il  a  donc  bien  fait,  selon  nous,  d'écrire 
son  discours  de  réception  du  même  style  que  ses 
comédies. 

M.  Villemain  avait  beau  jeu  pour  répondre  au 
récipiendaire.  Il  n'a  pas  demandé  de  cartes,  et  il  a 
eu  raison;  car  il  était  sûr  de  retourner  le  roi.  Il  a 
défendu  pied  à  pied,  contre  la  déclamation  vul- 
gaire et  le  paradoxe  anecdotique,  le  terrain  du  goût 
et  du  bon  sens.  Fidèle  aux  traditions  académiques, 
il  n'a  pas  cru  pouvoir  se  dispenser  de  reprendre  en 
sous-œuvre  l'éloge  de  M.  Arnault;  mais  il  s'est 
bien  vite  débarrassé  de  cette  obligation  insigni- 
fiante, et  a  franchement  abordé  le  véritable  sujet 
de  sa  réponse.  31.  Villemain  n'est  pas  un  esprit 
original  et  ne  prend  guère  sous  sa  responsabilité 
la  promulgation  des  vérités  nouvelles;  mais  il 
excelle  à  dire  l'opinion  déjà  soutenue  par  une  pha- 
lange serrée  ;  il  marque  volontiers  au  coin  de  sa 


EUGÈNE   SCRIBE.  297 

parole  le  métal  coulé  en  lingots  par  des  mains  plus 
liardies  que  la  sienne;  il  se  fait  le  tribun  des 
causes  gagnées  ou  qui  touchent  à  leur  triomphe; 
il  ne  se  compromet  pas  à  Tétourdie  pour  les 
idées  aventureuses^  mais  il  proclame  d'une  voix 
claire  et  sonore  les  idées  qui  ont  entamé  les  lignes 
ennemies.  Il  y  a  dix  ans,  M.  Yillemain  n'aurait  of- 
fert à  M.  Scribe  que  le  dédain  ou  le  respect;  au- 
jourd'hui ,  que  la  presse  a  ouvert  la  brèche , 
M.  Villemain  monte  courageusement  à  l'assaut. 

Sauf  ces  réserves  que  je  ne  pouvais  passer  sous 
silence,  je  dois  rendre  à  M.  Villemain  une  écla- 
tante et  pleine  justice.  Il  a  traité  M.  Scribe  comme 
le  plus  mutin  des  enfants  gâtés,  il  lui  a  dit  avec 
des  paroles  emmiellées  les  plus  dures  vérités.  Il  a 
dénioh  à  coups  de  chiquenaude  les  théories  litté- 
raires de  M.  Scribe;  mais  il  a  rais  dans  le  renver- 
sement de  ce  château  de  cartes  tant  d'ordre  et  de 
patience  qu'il  avait  l'air  de  prendre  au  sérieux  la 
solidité  des  murailles.  Au  moment  même  où  il  se 
proposait  de  berner  son  antagoniste  comme  Sancho 
dans  la  cour  de  l'hôtellerie,  on  eut  dit,  à  l'enten- 
dre, qu'il  ne  respirait  que  franchise  et  bienveil- 
lance. J'ai  même  la  certitude  qu'une  grande  partie 
de  l'auditoire  s'est  laissé  prendre  aux  paroles  de 
M.  Villemain,  et  n'a  pas  songé  à  deviner  la  mo- 
querie cachée  sous  le  compliment.  Pour  le  plus 
grand  nombre,  il  n'était  que  poli  et  s'acquittait 
de  sa  tâche  avec  résignation;  mais,  en   réalité. 


2  98  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

("liacnne  de  ses  phrases  était  une  satire  amère, 
implacable^  et  retournait  le  fer  dans  la  plaie  sai- 
gnante. 

En  présentant  la  défense  de  la  comédie^  M.  Vil- 
lemain  avait  une  marche  toute  tracée  :  de  Molière 
h  Beaumarchais,  en  traversant  Regnard,  Destou- 
ches et  Marivaux,  il  pouvait  sans  effort  montrer  la 
constante  fraternité  des  mœurs  et  du  théâtre  ;  il  n*a 
pas  manqué  à  ce  facile  devoir.  En  effet,  si  la  révo- 
cation de  redit  de  Nantes  et  les  guerres  de  Flandre 
ne  sont  pas  écrites  dans  V Ecole  des  femmes  et  le 
Misanthrope,  Molière  a  pourtant  sa  place  marquée 
entre  La  Bruyère  et  le  duc  de  Saint-Simon;  s'il  a  fait 
grâce  au  grand  prieur  de  Vendôme  et  à  la  veuve 
Scarron,  il  a  été  sans  pitié  pour  les  marquis  inso- 
lents, pour  les  femmes  tachées  d'encre  et  de  bouil- 
lon, pour  les  colporteurs  de  sonnets.  Si  Destouches 
n'a  pas  mis  sur  la  scène  les  jupes  relevées  jus- 
qu'au genou  et  les  baisers  avinés,  il  a  représenté 
fidèlement  une  face  de  son  siècle,  il  a  été  senten- 
cieux comme  les  roués  de  la  Régence.  Marivaux, 
dédaignant  avec  raison  les  bals  de  bouts  de  chan- 
delle et  le  ministère  en  corset  qui  trônait  à  Ver- 
sailles, a  peint  avec  une  souplesse  merveilleuse 
toutes  les  galanteries  sans  cœur  auxquelles  il  as- 
sistait; il  a  très-bien  montré  comment  Tamour 
peut  occuper  sans  passionner,  comment  la  stra- 
tégie de  boudoir  peut  devenir  une  affaire  sérieuse 
et  savante  sans  entamer  la  liberté  des  amants. 


EUGENE   SC1UJ$E.  209 

Cullé^  dont  M.  Villemaiii  n'a  puo  parlô^  clans  son 
Théâtre  de  Société  s'est  chargé  de  peindre  le 
xviii''  siècle  en  déshabillé.  Enfin  Beaumarchais, 
dans  le  Mariage  de  Figaro,  a  préparé  le  serincMit 
du  jeu  de  paume  et  la  prise  de  la  Bastille,  l.es  tra- 
gédies romaines  de  lEmpire,  les  comédies  guer- 
rières de  la  Restauration^  les  drames  désordonnés 
de  nos  jours  ne  sont  pas  sans  parenté  avec  les  sen- 
timents de  la  France  depuis  trente  ans;  l'ambition 
militaire^  le  souvenir  cuisant  de  l'invasion,  et  plus 
tard  le  mouvement  tumultueux  des  aveugles  espé- 
rances, l'audace  effrénée  de  Forgueil  et  de  Té- 
goïsme,  se  sont  fait  jour  dans  la  littérature  drama- 
tique. Il  suffit  donc  d'ouvrir  l'histoire  pour  juger 
la  théorie  de  M.  Scribe. 

Après  avoir  réfuté  au  pas  de  course  les  para- 
doxes de  son  adversaire,  M.  Villemain  a  terminé 
par  des  féli(ntations  ironiques;  il  a  rappelé  la  fortune 
rapide  de  M.  Scribe,  et  lui  a  généreusement  par- 
donné son  blason  ;  mais  il  a  très-bien  caractérisé 
cette  carrière  littéraire  qui  compte  un  succès  i)ar 
mois,  cette  destinée  d'un  dangereux  exemple,  qui 
met  la  curiosité  publique  en  coupe  réglée,  qui 
plante  à  jour  fixe  des  idées  de  haute  et  moyenne 
futaie,  et  qui  approvisionne  régulièrement  les 
chantiers  dramatiques.  Laissant  à  M.  Scribe  le 
titre  de  chansonnier,  lui  permettant  même  de 
mettre  Désaugiers  au-dessus  de  Béranger,  il  a  prié 
le  nouvel  académicien  de  veiller,  au  nom  de  ses 


3  00  l'ORTHAITS  LITTKHAÏKES. 

confrères,  sur  la  conduite  littéraire  des  théâtres 
lyriques.  C'était  le  coup  de  grâce,  le  dernier  châ- 
timent infligé  au  vaincu.  Désormais,  M.  Scribe  est 
condamné  par  arrêt  de  l'Académie  à  mettre  du 
bon  sens  même  dans  ses  opéras-comiques.  Il  fau- 
dra qu  il  invente  de  nouvelles  dynasties  dans  les 
cercles  allemands,  qu'il  étudie  la  géographie  de 
l'Europe,  et  même  la  langue  française.  La  sen- 
tence est  rigoureuse  et  sans  appel.  Que  va  devenir 
l'inépuisable  improvisateur?  comment  satisfera- 
t-il  à  ces  conditions  onéreuses?  S'il  se  pique  de 
respect  pour  les  conseils  impérieux  de  l'Académie, 
je  le  vois  forcé  de  se  réfugier  dans  le  silence.  Mais 
soyez  sûrs  qu'il  n'en  fera  rien,  soyez  sûrs  qu'il 
continuera  courageusement  de  monnoyer  sa  parole, 
d'accoupler  des  rimes  boiteuses,  de  rhabiller  sans 
embarras  les  personnages  décrépits  de  ses  créations 
prévues;  soyez  sûrs  qu'à  l'exception  du  couplet 
final,  où  il  épargnera  l'Académie,  il  ne  changera 
rien  à  ses  habitudes  souveraines,  et  traitera  tou- 
jours le  bon  sens  et  la  grammaire  avec  un  mépris 
absolu . 

Tout  en  tenant  compte  à  M.  Villemain  de  son 
adresse  malicieuse,  de  sa  politesse  ironique,  je  ne 
puis  m'empêîcher  de  blâmer  sévèrement  hi  comé- 
die jouée  jeudi  dernier  à  l'Institut.  L'Académie, 
en  admettant  dans  son  sein  des  hommes  d'un  mé- 
rite aussi  douteux  que  M.  Scribe,  n'est-elle  pas 
coupable  d'imprudence  ?  Ne  serait-il  pas  à  souhaiter 


EUGENE    SCUIBli.  301 

que  les  futurs  récipiendaires  fussent  de  force  à 
défier  la  verve  railleuse  de  M.  Yillemain?  La  sa- 
gesse et  les  convenances  ne  se  réunissent-elles  pas 
pour  prescrire  dans  le  choix  des  candidats  plus  de 
scrupules  et  de  sévérité?  Que  M.  Yillemain  s'égaye 
et  s'amuse  dans  un  salon  aux  dépens  de  M.  Scribe, 
rien  de  mieux;  qu'il  engage  avec  lui  une  polémi- 
que agile  et  ingénieuse,  et  qu'il  assemble  autour 
de  sa  moquerie  un  cercle  attentif,  tout  cela  est 
[)ermis.  Mais  railler  le  récipiendaire  en  pleine  Aca- 
démie, n'est-ce  pas  travailler  de  ses  mains  à 
ébranler  sa  maison  ?  n'est-ce  pas  appeler  l'inditîé- 
rence  et  la  déconsidération  sur  une  compagnie 
littéraire  que  la  France  veut  bien  prendre  au  sé- 
rieux? Encore  deux  ou  trois  acquisitions  de  la 
même  valeur  que  M.  Scribe,  et  l'Académie,  mal- 
gré les  noms  recommandables  qu'elle  renferme, 
n'offrira  bientôt  plus  l'étoffe  d'un  couplet.  A  l'heure 
qu'il  est,  elle  joue  le  même  rôle  que  la  noblesse 
française  au  xviii'^  siècle  pour  prévenir  la  mo- 
querie des  philosophes  ;  elle  prend  l'initiative,  et 
se  moque  d'elle-même.  Elle  se  fait  gaie,  insou- 
ciante, frivole  ;  elle  jette  au  feu  ses  parchemins, 
et  ne  s'aperçoit  pas  que  le  tiers  état  sourit  de  pitié. 
Elle  fait  bon  marché  de  sa  grandeur,  elle  se  tourne 
en  ridicule,  et  se  chatouille  pour  se  desserrer  les 
dents  ;  mais  elle  ne  prévoit  pas  qu'un  jour  la  foule 
s'avisera  de  la  prendre  au  mot,  et  sera  sans  respect 
pour  un  corps  littéraire  si  peu  ménager  de  sa  pro- 

26 


;J02  POUTUAITS   LITTERAIRES. 

pre  dignité.  Si  l'Académie,  en  se  gaussant  des 
nouveaux  élus^  espère  se  populariser,  elle  se 
trompe  radicalement.  Entre  le  discrédit  et  la  po- 
pularité lïntervalle  est  immense,  et,  maintenant, 
TAcadémie  me  paraît  s'acheminer  rapidement  vers 
le  discrédit.  Ce  conseil,  dans  notre  bouche,  est 
parfaitement  désintéressé.  Les  services  littéraires 
de  l'Académie  française  sont  pour  nous  très- con- 
testables, et  la  récente  publication  du  Dictionnaire 
n'est  pas  faite  pour  ébranler  notre  conviction. 

En  avertissant  une  institution  qui  se  ruine,  nous 
cédons  à  Tinstinct  du  bon  sens.  Si  la  critique 
s'est  montrée  sévère  pour  l'Académie,  ce  n'est  pas 
la  faute  de  la  critique.  Il  faut  que  l'Académie  con- 
sente à  le  croire,  les  parenthèses  envenimées  de 
M.  Scribe  et  de  M.  Yillemain  ne  changeront  rien 
aux  termes  de  la  question  :  pour  se  prononcer 
sur  le  mérite  d'un  livre,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
siéger  dans  les  commissions.  L'étude  et  la  clair- 
voyance suffisent  amplement.  Peu  importe  à  la 
presse  indépendante  et  sincère  que  l'Académie, 
dans  ses  lits  de  justice,  accuse  la  critique  d'amer- 
tume et  de  mauvaise  foi  ;  Horace,  que  ces  mes- 
sieurs ne  récuseront  sans  doute  pas,  se  charge  de 
répondre  pour  nous.  C'est  lui  qui  conseille  le  repos 
aux  chevaux  haletants;  L'avis  est  clair  et  facile  à 
comprendre,  et  les  orgueils  obstinés  qui  sont  punis 
par  l'indifférence  publique  ne  doivent  imputer  qu'à 
eux-mêmes  le   châtiment  qui   les  atteint.   Nous 


EUGENE  SCRIBE.  30  3 

pouvons  le  dire  franchement^  puisqu'on  no  doit 
aux  morts  que  la  vérité  :  tant  pis  pour  M.  Arnault^ 
s'il  a  démenti  Marins  et   les   Vénitiens  par  la  pi- 
toyable tragédie  à^ Pertinax ;i^ni\i\?>  pour  M.  Gros^ 
s'il   a  démenti  Aboukir  et  Jaff'a  par  Hercule  et 
Diomède.  Ce  n'est  pas  nous  qui  refusons  d'honorer 
les  vieillards ,  et  d'amnistier  le  présent  au  nom 
du  passé.  Pourquoi  les  vieillards  prennent-ils  à 
tâche  d'effacer  les  traces  glorieuses  de  leurs  pre- 
miers pas  ?  Je  sais  que  l'Académie  tient  en  réserve 
contre   la  critique   un  reproche   plus  grave,  et 
qu'elle  juge  sans  réplique.  Je  sais  qu'elle  accuse 
de  turbulence  et  de  désordre  les  esprits  inflexibles 
qui  poursuivent  la  vérité  sous  toutes  les  formes; 
qui  ne  font  grâce  ni  à  la  popularité  si  elle  est  in- 
juste, ni  au  talent  s'il  est  menteur,  ni  à  la  science 
si  elle  se  fourvoie  ;  qui,  dans  l'appréciation  d'un 
ouvrage,  mettent  l'idée  au-dessus  de  l'homme,  et  ne 
consultent  jamais  que  leur  conscience  pour  se  pro- 
noncer. Je  n'ignore  pas  que  l'Académie  traite  sou- 
vent avec  un  dédain  superbe,  mais  souvent  aussi 
avec  une  colère  mal  déguisée,  cette  émeute  de  la 
raison  contre  la  légalité  qui  se  lézarde  ;  mais.  Dieu 
merci  !  nous  écoutons  sans  ressentiment  les  mur- 
mures et  le  dépit  de  ces  messieurs.  Nous  leur 
permettons  de  lancer  contre  nous  toutes  les  flèches 
aiguisées  de  leur  rhétorique  impatiente;  nous  ne 
descendrons  jamais  jusqu'à  la  représaille;   nous 
croyons  qu'ils  sont  faillibles,  qu'ilne  leur  est  pas  dé- 


30  4  l'ORTRAITS   LITTERAIRES. 

fendu,  plus  qu'à  nous,  de  se  tromper;  nous  n'imi- 
terons pas  leur  exemple,  nous  ne  confondrons  pas 
l'erreur  avec  la  mauvaise  foi. 

Aujourd'hui,  comme  toujours,  nous  souhaitons 
que  l'Académie  appelle  àelle  des  candidats  vraiment 
littéraires;  nous  souhaitons  qu'elle  devance  la  popu- 
larité et  ne  l'attende  pas,  qu'elle  domine  l'opinion 
publique  au  lieu  de  l'écouter  et  de  la  suivre  servi- 
lement. Une  fois  entrée  dans  cette  voie,  nous  en 
avons  l'assurance,  il  ne  lui  serait  pas  impossible  de 
se  régénérer.  Et,  quand  nous  contestons  les  servi- 
ces rendus  par  l'Académie,  ce  n'est  pas  que  nous 
la  regardions  comme  irrévocablement  inutile. 
Nous  pensons  qu'elle  pourrait  entreprendre  et  ac- 
complir des  travaux  d'une  grande  valeur;  mais, 
pour  réaliser  cette  utile  destinée,  il  faudrait  aban- 
donner sans  retour  la  méthode  mise  en  pratique 
jusqu'à  présent.  Dans  la  création  des  commissions 
philologiques,  il  faudrait  consulter,  non  pas  l'exi- 
guïté des  patrimoines,  mais  les  gages  littéraires. 
Sauf  un  très-petit  nombre  d'exceptions,  les  mem- 
bres nécessiteux  sont  de  droit  nommés  commissai- 
res pour  tous  les  travaux,  quels  qu'ils  soient.  Or, 
on  ne  l'ignore  pas,  plus  d'un  écrivain  voit  dans  le 
titre  d'académicien  un  brevet  d'oisiveté)  mais  l'oi- 
siveté, si  douce  à  ceux  qui  n'en  abusent  pas,  n'est 
pas  et  ne  sera  jamais  un  brevet  d'érudition.  Que 
ceux  qui  ne  produisent  rien  se  laissent  volontiers 
pensionner  par  le  ministère,  la  chose  est    toute 


EUGENE  SCRIBE.  305 

simple;  mais  la  plus  riche  rétribution  ne  peut  leur 
conférer  laptitude  qu'ils  n'ont  pas.  Pour  avoir 
rimé  autrefois  quelques  odes  sur  le  roi  de  Kome, 
et  plus  tard  sur  le  duc  de  Bordeaux^  on  n'est  pas 
d'emblée  maître  en  philologie  ;  pour  avoir  enchanté 
doses  contes  les  douairières  de  la  rue  de  Varennes, 
on  n'est  pas  appréciateur  consommé  des  finesses 
de  la  langue.  Dans  la  littérature  comme  dans  Tar- 
mée,  il  faut  gagner  ses  grades  à  la  sueur  de  son 
front.  C'est  pourquoi^  dut  l'Académie  poursuivre 
la  critique  de  ses  récriminations  et  de  ses  invecti- 
ves^ nous  souhaitons  qu'elle  devienne  laborieuse, 
mais  nous  ne  l'espérons  pas;  et  surtout  nous  la 
prions  de  ne  pas  appeler  dans  son  sein  les  collabo- 
rateurs de  M.  Scribe. 


2G 


CASIMIR  DELAVIGNE. 


LOUIS  XI. 

Quel  sujet  M.  Delavigne  a-t-il  choisi  ?  Est-ce  la 
vie  entière  du  roi  ?  mais  les  deux  mille  vers  que 
nous  avons  entendus  n'embrassent  guère  plus  de 
quinze  jours.  Est-ce  un  épisode  important  de  son 
règne?  mais  à  travers  les  cascatelles  coquettes  de 
ces  alexandrins  académiques  J'ai  vainement  cher- 
ché Tombreou  le  retentissement  d'un  événement, 
si  petit  qu'il  fut.  Depuis  septheures  du  soir  jusqu'à 
onze  heures,  mon  attention  ne  s'est  pas  un  seul 
instant  ralentie  ;  mon  oreille  et  mon  cerveau  ont 
toujours  été  sur  le  qui-vive,  et  je  puis  assurer  qu'il 
n'a  pas  été  question  une  seule  fois  de  Monthléry 
ou  de  Péronne.  Des  relations  diplomatiques  de 
Louis  XI .  si  fines,  si  délicates,  si  tortueuses  et  si 
multipliées,  il  n'est  pas  dit  un  mot.  l^es  jeunes  pen- 
sionnaires de  Saint-Denis  ou  d'Écouen,  qui   ont 


3  08  rORTRAITS   LITTERAIRES. 

entre  les  mains  Leragois^  3Iillot  ou  Anquetil,  en 
savent  aussi  long  sur  Louis  XI  que  la  tragédie  de 
M.  Dclavigne.  Je  crois  même  pouvoir  affirmer  que 
les  trois  sources  vulgaires  que  je  viens  d'indiquer 
sont  infiniment  plus  instructives  et  plus  animées 
que  le  poëme  prétendu  que  j'ai  entendu  jeudi  der- 
nier. 

Qu'est-ce  donc  que  la  tragédie  de  M.  Delavigue? 
Puisqu'elle  n'est  ni  biographique  comme  le  Roi 
Jean,  ni  dramatique  comme  le  Roi  Lear  ;  puisque 
ce  n'est  ni  le  développement  d'une  idée  une  et  fé- 
conde comme  Cinna  ou  Mithridate  ;  puisqu'on  ne 
saurait  y  retrouver  ni  les  rapides  incidents  de  Cal- 
deron_,  ni  les  mouvements  pathétiques  de  Shaks- 
peare,  ni  la  simplicité  de  Sophocle  ou  de  Racine^ 
serait-ce  par  hasard  une  savante  analyse  du  carac- 
tère de  Louis  XI?  M.  Delavigne  a-t-il  déployé  dans 
cette  nouvelle  œuvre  une  sagacité  poétique  qui  dé- 
fié tous  les  historiens  à  venir?  Xe  devons-nous  plus 
regretter  la  maladresse  du  secrétaire  qui  nous  a 
privés  de  l'histoire  de  Louis  XI  par  Montesquieu? 
Le  poëte  tragique  a-t-il  deviné  la  pensée  du  publi- 
ciste?  l'a-t-il  agrandie  ?  Ou  bien  faudra-t-il  dire 
de  lui  ce  qu'on  a  dit  de  M.  de  Jouy,  lorsqu'il  nous  a 
gâté  le  magnifique  dialogue  d'Eucrate  et  de  Sylla  ? 
Est-ce  une  étude  profonde  et  pénétrante  de  l'âme 
despotique  et  bourgeoise  du  roi  qui  a  commencé 
si  habilement  l'émancipation  de  lu  royauté,  et  qui 
a  servi  de  prologue  et   de  modèle  à  Louis   XIY  ? 


CASIMIR    DELAVIGNE.  309 

Mon  Dieu  !  ce  n'est  rien  de  tout  cela.  A  mesure  que 
je  multiplie  les  questions,  mon  embarras  redouble^ 
et  je  ne  sais  que  penser. 

Cependant  la  marche  de  la  pièce  est  on  ne  peut 
plus  simple.  Le  sujet,  car  il  en  faut  un_,  quel  qu'il 
soit,  pourrait  bien  être  le  jeune  duc  de  Nemours, 
celui  même  qui  a  reçu  sous  Téchafaud  le  sang  de 
son  père,  que  Louis  XI  avait  fait  habiller  de  blanc 
et  parer  comme  pour  une  fête,  pour  qui  Voltaire, 
au  milieu  de  ses  froides  et  mesquines  railleries,  a 
trouvé  des  larmes  vraies.  Ce  jeune  prince,  que  je 
prendrai,  si  vous  le  voulez  bien,  pour  le  héros  de 
la  tragédie,  est  amoureux,  comme  on  l'est  à  son 
âge,  d'une  jeune  fille  élevée  à  la  cour  du  roi,  de 
la  fille  de  Philippe  de  Comines.  Marie,  c'est  le  nom 
de  l'héroïne,  est  adorée  en  même  temps  parle  dau- 
phin qui,  plus  tard,  fut  Charles  VIIL  Le  duc  de 
Nemours  revient  à  la  cour  de  France,  malgré  l'ar- 
rêt sévère  qui  le  proscrit,  sous  le  nom  du  comte  de 
Rethel,  et  avec  le  titre  d'ambassadeur  de  Charles 
de  Bourgogne.  Dans  quelle  intention  ?  C'est  ce  qu'il 
n'est  pas  facile  de  déterminer.  Est-ce  pour  épouser 
Marie?  Est-ce  pour  tuer  le  roi?  Le  cœur  de  l'amant 
et  du  fils  nourrit-il  à  la  fois  ces  deux  projets?  Je 
laisse  à  de  plus  habiles  à  décider  cette  question. 
Pour  ma  part,  j'inclinerais  assez  volontiers  vers  la 
première  solution  que  je  vous  propose,  et  je  crois 
que  le  duc  de  Nemours  ne  demanderait  pas  mieux 
que  de  laisser  Louis  XI  en  paix,  pourvu  que  le  roi 


3  10  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

ne  rinquiétât  pas  dans  ses  amours;  malgré  Tindi- 
gnalion  sonore  dont  le  poëte  emplit  sa  bouche^  je 
pense  qu'il  ferait  bon  marché  de  sa  vengeance^  s'il 
pouvait  librement  contenter  sa  passion. 

Et  quel  rôle  croyez-vous  que  joue  le  roi  dans 
cette  affaire  ?  De  quoi  s'occupe-t-il^  tandis  qu'un 
proscrit  fait  la  cour  à  la  fille  de  son  premier  minis- 
tre ?  Il  joue  le  rôle  d'un  tuteur  de  comédie.  Il  dépense 
toute  sa  ruse,  toute  sa  pénétration  à  deviner  les  se- 
crets d'une  jeune  fille.  Puis,  quand  il  les  a  surpris, 
il  commence  à  soupçonner  ce  qu'il  n'aurait  pas  dû 
ignorer  un  seul  instant,  le  vrai  caractère  de  l'am- 
bassadeur qu'il  a  reçu.  Pour  confirmer  ses  soupçons, 
il  lui  donne  audience.  Suit  une  scène  empruntée 
au  drame  de  Méli-Janin.  Le  dauphin  relève  le  gant 
du  duc  de  Nemours.  Le  duc  est  bientôt  arrêté  et 
enfermé,  vous  ne  devineriez  jamais  où,  dans  la 
chambre  même  du  roi.  Coyctier,  médecin  de  Sa 
Majesté,  donne  au  jeune  prince,  qu'il  chérit  et  qu'il 
protège,  la  clef  de  sa  prison  ;  et  le  duc,  au  lieu  de 
profiter  de  l'occasion  qui  lui  est  offerte  pour  re- 
prendre sa  liberté,  abuse  indignement  de  la  con- 
fiance de  son  ami,  et  se  cache  dans  l'alcôve  royale. 
Resté  seul  avec  Louis  XI,  il  saisit  le  moment  où  le 
vieux  monarque  récite  ses  prières,  pour-  s'avancer 
sur  lui  le  poignard  à  la  main;  le  roi  demande  grâce, 
et  l'assassin  consent  à  le  laisser  vivre,  on  ne  sait 
trop  pourquoi.  Il  récite  bien  à  la  vérité  quelques 
lieux,  communs  sur  le  remords,  sur  les  misères 


CASIMIR   DELAVIGNE.  3  1  I 

d'une  vie  criminelle;  mais  ce  qui  se  comprend  à 
peine  dans  le  Nain  mystérieux  de  W.  Scott  est  en- 
core plus  inintelligible  dans  la  scène  dont  je  parle. 
Le  roi  appelle  du  secours,  et  le  duc  de  Nemours 
est  de  nouveau  arrêté. 

A  quoi  bon  poursuivre  plus  loin  l'analyse  d'une 
pièce  qui  échappe  à  la  critique?  Le  roi  se  meurt.  H 
n'est  plus  question  de  Marie  ni  de  son  amant  ;  les 
courtisans  épient  les  derniers  moments  du  mo- 
narque pour  tramer  de  nouvelles  intrigues,  et  se 
débitent  entre  eux,  sur  le  malheur  et  la  servitude 
des  cours,  des  maximes  banales  qui  ont  traîné  sur 
tous  les  tréteaux  de  boulevard.  Tout  à  coup  le  roi 
qu'on  croyait  mort,  se  trouve  n'être  pas  mort  :  il 
se  réveille  comme  Argan.  Il  se  traîne  jusqu'au  dau- 
phin, qui  avait  déjà  essayé  la  couronne  sur  sa  tête, 
il  trébuche  en  la  lui  disputant,  la  couronne  tombe 
à  terre;  le  roi  chancelle  et  meurt.  Cette  fois,  c'est 
tout  de  bon.  Avant  d'expirer,  il  récite  à  son  fils 
quelques  vers  sur  ses  devoirs  de  roi  et  de  chrétien, 
qui  m'ont  rappelé  la  chronologie  française  ver- 
sifiée. J'oubliais  de  vous  dire  que  Marie  avait  ob- 
tenu de  Charles  VIll,  qui  était  redevenu  le  dauphin, 
la  grâce  du  comte  de  Rethel;  que  le  roi,  en 
revenant  à  la  vie,  avait  de  nouveau  condamné 
l'amant  de  Marie,  et  qu'au  moment  où  Louis  XI 
rend  le  dernier  soupir,  Tristan  vient  lui  annoncer 
que  ses  ordres  sont  exécutés. 

Vous  parlerai-je  des  caractères  groupés  autour 


312  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

de  cette  action,  si  toutefois  une  pareille  table  mé- 
rite ce  nom  ?  De  Philippe  de  Comines,  ce  Machia- 
vel français^,  qui  vient^  au  lever  du  soleil,  écrire  ses 
histoires^  comme  on  fait  d"une  idylle  ou  d'une 
églogue^  sous  l'ombrage  du  hêtre?  d'Olivier  le 
Daim,  qui,  certes,  se  mêlait  dintrigues  et  d'af- 
faires, et  qui,  dans  le  Louis  XI  de  M.  Delavigne, 
n'est  qu'un  barbier  vulgaire  et  bavard,  comme 
tous  les  barbiers,  si  l'on  excepte  le  barbier  de 
Beaumarchais?  De  François  de  Paule,  qui  paraît 
et  disparaît  comme  une  marionnette,  qui  arrive 
au  premier  acte  sur  l'invitation  expresse  du  roi, 
et  qui  attend  pendant  trois  actes,  avant  d'être  in- 
troduit; que  le  roi  supplie  de  le  guérir  et  de  lui 
donner  cent  ans  de  plus,  et  qui  lui  arrache  l'aveu  de 
ses  crimes  en  le  menaçant  de  la  colère  céleste. 

J'ajouterai,  pour  compléter  votre  instruction, 
qu'il  y  a  au  premier  acte  une  procession  et  un  can- 
tique ;  et  que  le  quatrième  acte  est  orné  d'un  bal 
champêtre,  parodie  impardonnable  de  la  belle 
chanson  de  Déranger  que  vous  savez. 

Vous  dire  à  quelles  sources  M.  Delavigne  a  puisé 
les  éléments  de  son  poëme  serait  chose  fort  diffi- 
cile assurément.  Je  vous  dirai  plutôt  celles  qu'il  a 
négligées.  Si,  comme  on  le  dit,  et  comme  je  serais 
tenté  de  le  croire,  M.  Delavigne  n'a  pas  travaillé  à 
son  Louis  XI  moins  de  quatorze  ans,  je  ne  m'é- 
tonne pas  que  sa  tragédie  réfléchisse  toutes  les 
révolutions  qui  se   sont   accomplies  pendant  ce 


CASIMIR    DELAVIGNE.  313 

temps,  au  sein  de  la  poésie  dramatique;  qu'il  y  ait 
dans  son  poëme  un  peu  de  tout,  une  imitation  de 
toutes  les  manières;  qu'il  ait  emprunté  une  scène 
à  Quentin,  une  autre  à  Mercier,  une  page  à  Du- 
clos,  une  autre  page  à  Méli-Janin.  Quant  à  Co- 
n)ines  et  Jean  de  Troyes,  je  puis  assurer  qu'il  ne  les 
a  pas  lus.  Il  n'a  pas  même  consulté  les  derniers 
volumes  de  Sismondi,  où  il  aurait  trouvé  de  la 
science  toute  faite. 

Le  style  de  Louis  XI  est  quelque  chose  d'inouï 
et  de  merveilleux  :  c'est  une  sorte  de  poésie  acro- 
batique, où  l'alexandrin,  entre  deux  rimes  qui  ne 
sont  pas  toujours  sœurs,  exécute,  sans  balancier^  les 
évolutions  et  les  pas  les  plus  variés.  Le  poëte  a  du 
velours  et  de  la  soie  pour  toutes  les  idées  qu'il 
met  en  œuvre.  Dans  Louis  AY,  la  périphrase 
règne  en  souveraine,  le  sang  et  le  cadavre  sont 
ennoblis  ;  rien  ne  s'appelle  par  son  nom  ;  la  che- 
ville, toujours  présente  au  premier  vers,  reparait 
souvent  au  second. 

193%. 


27 


31  4  PORTRAITS   LITTERAIRES. 


II. 

LES  ENFANTS  D'ÉDOUARO. 

M.  Casimir  Delavigne  pourrait  écrire  et  montrer 
sur  la  scène  française  plusieurs  centaines  de  tragé- 
dies pareilles  aux  Enfants  (T Edouo.rd  sans  hâter 
ou  ralentir  les  progrès  de  l'art  dramatique.  Si  donc 
nous  parlons  de  lui  cette  fois,  ce  n'est  pas  pour  lui- 
même  ni  pour  discuter  ce  qui  n'"est  pas  discutable, 
le  sens  et  le  dessein  de  son  poëme  prétendu;  c'est 
qu'il  nous  importe  absolument  de  prouver  qu'il  ne 
compte  pas  dans  la  littérature  de  son  temps;  qu'il 
n'est  ni  de  ce  siècle-ci,  ni  du  siècle  dernier,  ni  du 
siècle  précédent;  qu'il  ne  relève  ni  du  tragique  aus- 
tère qui  faisait  pleurer  Condé,  ni  du  studieux  élève 
de  Port-Royal  qui  devait  mourir  d'une  bouderie  de 
roi  après  avoir  dévoué  sa  muse  aux  fêtes  religieuses 
de  Saint-Cyr;  qu'il  n'a  rien  à  démêler  non  plus  avec 
le  hardi  dialecticien  qui,  du  fond  de  Ferney,  gou- 
vernait l'Europe  attentive  et  rédigeait  Mahomet 
comme  un  pamphlet  pour  le  dédier  au  pape. 

Au  moins  ces  trois  grands  esprits  dominaient  la 
société  française  parce  qu'ils  la  comprenaient.  Sïls 
ont  pris  tour  à  tour  pour  modèle  la  Grèce,  l'Es- 
pagne et  l'Angleterre,  c'est  qu'ils  y  avaient  décou- 
vert d'intimes  aUiances  avec  les  idées^  les  passions 


CASIMIR   DELAVIGNE.  315 

of  les  lia])itiides  de  leur  temps;  mais  je  défie  le 
plus  liabile  de  surpreudre  une  parenté,  si  lointaine 
qu  elle  soit^  entre  M.  Delavigne  et  les  choses  ou  les 
hommes  de  ce  temps-ci. 

Le  drame  s'ouvre  par  une  scène  d'espièglerie 
très-médiocrement  gaie,  dont  la  disposition  et  les 
détails  sont  froids,  guindés,  d'une  prétentieuse  co- 
quetterie, mais  réussissent.  Dieu  seul  sait  comment, 
à  tenir  le  parterre  et  les  logesdans  une  continuelle 
et  muette  extase.  Nous  assistons  à  la  toilette  du 
jeune  duc  d'York;  Elisabeth  Woodville  semble  ou- 
blier la  guerre  civile  qui  menace  de  toutes  parts  la 
fortune  de  sa  famille,  pour  se  complaire  dans  les 
mutuelles  taquineries  d'une  gouvernante  et  d'un 
enfant.  Je  me  prêterais  bien  volontiers  à  cette  scène, 
si  déplacée  qu'elle  soit,  si  elle  était  touchée  avec 
une  délicatesse  plus  légère  et  plus  naïve,  si  la  mo- 
querie ne  se  glaçait  sur  les  lèvres  de  M.  Dela- 
vigne. 

L'analyse  de  la  pièce  entière,  si  l'on  voulait  la 
rattacher  à  une  idée  progressive  et  logique,  serait 
absolument  impossible;  l'action,  s'il  y  en  a  une, 
toutefois,  n'est  qu'un  travail  mesquin  de  marque- 
terie :  les  incidents  se  succèdent  sans  jamais  s'en- 
gendrer. Quoique  Fauteur  ait  choisi  dans  les  an- 
nales anglaises  un  crime  enveloppé  d'épaisses 
ténèbres;  préparé,  poursuivi,  accompli  avec  une 
ruse  infernale,  il  n'y  a  pas  durant  trois  heures 
un  seul  instant  d'émotion  ou  d'angoisses,  d'indi- 


316  PORTRAITS   LITTERAFRFS. 

gnalion  ou  de  pitié,  d'horreur  ou  de  sympathie. 

J'ai  entendu  chuchoter  autour  de  moi  quelques 
amis  empressés,  qui  admiraient,  dans  les  Enfants 
cV Edouard,  le  développement  idéal  et  simultané  de 
deux  sentiments.  Ils  louaient  à  Tenvi  Tamour  fra- 
ternel d'Edouard  et  de  Richard,  et  la  tendresse  d'"É- 
lisaheth  pour  ses  deux  fils.  Pour  réfuter  cette  affir- 
mation d'une  aveugle  amitié,  j'invoquerais,  s'il  en 
était  besoin,  l'autorité  des  femmes  qui,  pendant 
toute  la  soirée,  n'ont  pas  trouvé  une  larme  à  ré- 
pandre. 

La  fable  inventée  par  M.  Delavigne  est  vraiment 
difficile  à  comprendre.  Le  duc  de  Glocester  souffre, 
avec  une  patience  exemplaire,  les  railleries  d'un 
marmot  qu'il  pourrait  d'une  parole  réduire  au  si- 
lence. Il  convoite  le  trône,  il  le  touche  du  doigt,  il 
n'a  qu'à  étendre  la  main  pour  placer  la  couronne 
sur  sa  tête,  et,  comme  un  intrigant  vulgaire,  comme 
un  chevalier  d'industrie,  il  flatte  honteusement  la 
reine,  qui  va  s'enfuir  au  premier  soupçon  de  ses 
desseins.  Il  descend  jusqu'à  la  rassurer,  quand  il 
pourrait  lever  le  front,  et  lui  dire  hardiment  : 
«  Je  veux  être  roi,  et  je  le  serai.  »  Il  se  laisse  in- 
sulter par  le  jeune  duc  d'York,  et  se  résigne  à 
l'insulte  au  lieu  de  la  punir.  Il  confie  à  Buekingham 
la  moitié  de  ses  projets,  et  s'indigne  de  ses  scru- 
pules, comme  s'il  ignorait  qu'en  de  pareils  mar- 
chés les  demi-confidences  font  les  trahisons  inévi- 
tables. Au  lieu  de  le  gagner,  de  l'admettre  au 


CASIMIR    DEI.AVIG.NE.  3  17 

partage^  il  s'amuse  à  le  tromper  comme  la  reine, 
à  protester  devant  lui  de  son  dévouement  inviola- 
ble aux  droits  et  à  la  personne  des  héritiers  d'E- 
douard IV.  Puis^  pour  décharger  sa  conscience  de 
toute  inquiétude^  il  le  fait  assassiner  par  un  aven- 
turier; il  gaspille  le  crime,  il  prodigue  les  meurtres 
publics,  connue  s'il  n'avait  pas  à  sa  dévotion  les  pri- 
sons et  l'exil. 

Quand  il  tient  dans  ses  mains  la  vie  d'Edouard  V 
et  de  Richard  d'York,  chose  incroyable  !  il  ne  ré- 
vèle pas  à  leurs  gecMiers  le  sort  qui  les  attend  ;  et 
c'est  leur  mère  elle-même,  la  reine  Elisabeth,  qui 
leur  apprend  qu'ils  vont  mourir.  Comment  a-t-elle 
pu  pénétrer  dans  la  tour?  comment  a-t-elle  trompé 
la  vigilance  des  gardiens  ?  Résolve  qui  pourra  ces 
questions  insolubles.  Je  ne  chicanerais  pas  sur  la 
vraisemblance  du  moyen,  si  le  poète  atteignait  à  de 
grands  effets;  mais  comme  il  n'en  est  rien,  j'ai  le 
droit  de  me  plaindre. 

Le  dénoùment  prévu  d'avance,  la  mort  des  deux 
enfants,  n'effraye  pas  un  seul  instant.  Pourquoi? 
C'est  que  les  deux  frères  n'ont  pas  dans  la  bouche 
un  accent  vrai,  pathétique  ;  c'est  qu'ils  regrettent 
la  vie  comme  des  hommes,  pour  des  honneurs  qu'ils 
ignorent,  et  qu'ils  ne  pleurent  pas  comme  des  enfants 
sur  les  plaisirs  qui  leur  échappent. 

Disons-le  simplement,  cette  tragédie  prétendue 
n'est  qu'une  paraphrase  laborieuse  d'une  toile  en- 
voyée, il  y  a  deux  ans,  au  Louvre  par  M.  Paul  De- 

27. 


3  I  8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

laroche.  Or^  le  défaut  du  tableau  est  aussi  celui  de 
la  tragédie.  M.  Paul  Delaroche  avait  peint  sur  une 
toile  de  dix  pieds  une  composition  digne  tout  au 
l)lus  de  l'aquarelle.  M.  Delavigne  a  délayé  dans  les 
trois  actes  d'une  tragédie  le  petit  nombre  d'idées 
et  d'images  qui  auraient  pu  suffire  à  défrayer  une 
élégie.  La  toile  de  M.  Delarocbe  était  d'une  couleur 
violette  et  fraîcbe;  la  versification  de  M.  Delavigne 
est  d'une  élégance  frelatée. 

Si,  abandonnant  les  questions  relatives  à  la  vrai- 
semblance, à  la  rapidité  de  l'action,  à  l'enchaîne- 
ment des  scènes,  nous  abordons  un  problème  plus 
général  et  plus  élevé,  celui  de  la  vérité  des  f;arac- 
tères,  notre  embarras  sera  grand  pour  reconnaître 
dans  les  personnages  de  M.  Delavigne  ceux  qui  dé- 
cidaient, dans  les  dernières  années  du  xv^  siècle, 
du  destin  de  la  Grande-Bretagne.  Je  ne  ferai  pas  à 
l'auteur  des  Messéniennes  l'injure  de  lui  rappeler  le 
Richard  III  de  Shakspeare,  je  ne  lui  proposerai 
pas  de  s'agenouiller  devant  l'image  d'un  Dieu  qui 
n'a  jamais  reçu  ses  prières;  mais  je  lui  demanderai 
si  le  duc  de  Glocester,  qui  n'a  pas  craint  de  prendre 
pour  marchepied  deux  têtes  de  rois,  qui  a  éclairci 
sans  pitié  les  rangs  des  plus  illustres  familles,  pou- 
vait trouver  le  temps  de  faire  sur  sa  conduite  et  ses 
desseins  d'ingénieux  quolibets.  N'était-ce  pas,  avant 
tout  et  surtout,  un  homme  d'action  bien  plus  que 
de  parole  ? 

Est-ce  que  la  yv'ww  «"'Elisabeth  ne  (U,it  pas  op.'er 


CASnilR   DEIAVIGNE.  319 

entre  le  rôle  de  veuve  et  celui  de  mère,  entre  la 
couronne  de  son  mari  et  la  vie  de  ses  fils?  Veuve, 
elle  doit  soutenir  la  légitimité  de  leur  naissance  et 
de  leur  droit;  mère,  elle  doit  sacrifier,  s'il  le  faut, 
riionneiir  de  son  nom  au  salut  de  ses  enfants.  Dans 
la  tragédie  de  M.  Delavigne,  elle  flotte  incessam- 
ment entre  ces  deux  rôles  sans  se  décider  pour 
aucun. 

Buckingham  professe  en  toute  occasion  une  in- 
nocence qui  a  tout  lieu  de  nous  surprendre,  dans 
le  compagnon  et  Tâme  damnée  de  Richard  III. 
Qu'il  trébuche  par  maladresse,  je  lé  veux  bien; 
qu'il  ?e  perde  auprès  de  son  maître  par  imperti- 
nence ou  par  gaucherie,  à  la  bonne  heure  !  mais 
qu'il  oppoe  à  l'ambition  de  Glocester  les  scrupules 
d'une  conscience  timorée,  c'est  ce  que  je  ne  sau- 
rais comprendre. 

Tyrrel  a  particuhèrement  charmé  l'auditoire; 
j'aurais  mauvaise  grâce  à  nier  un  fait  aussi  public. 
Pourtant,  je  dois  l'avouer,  je  n'ai  pas  une  admira- 
tion bien  vive  pour  cette  scélératesse  bavarde  qui 
éclate  en  bruyantes  fanfares,  qui  se  vante,  s'ex- 
plique, se  met  à  l'enchère,  et  qui,  au  moment  de 
faction,  chancelle  et  redescend  au  niveau  des  pol- 
tronneries vulgaires.  J'aim.erais  mieux  dix  fois  que 
Tyrrel  récitât  quelques  vers  de  moins  sur  la  flamme 
ondoyante  du  punch,  sur  les  esprits  follets  qui  vien- 
nent se  jouer  au  bord  du  bol,  sur  l'inconstance  des 
dés  et  le  bonheur  de  l'orgie,  et  qu'il  eût  la  main 


32  0  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

prompte^  siire  et  fulèle.  Richard  ÏII^  loin  de  le  ré- 
compenser pour  avoir  gardé  les  fds  d'Edouard  IV, 
devait  le  faire  pendre  pour  avoir  laissé  sa  veuve 
pénétrer  dans  la  tour  de  Londres. 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  critiquer  le  caractère 
attribué  aux  enfants  d'Edouard.  Le  rôle  qu'ils  jouent 
est  tellement  passif  que  le  blâme  peut  à  peine  les 
atteindre,  lis  ne  sont  pas,  c'est  tout  ce  que  j'en 
puis  dire.  Ils  devaient  concentrer  l'intérêt  sur  eux- 
mêmes,  mais  ce  n'était  pas  à  eux  que  l'action  ap- 
partenait :  ils  en  étaient  le  but  et  non  le  moyen. 
S'ils  ne  signifient  rien  dans  la  tragédie  de  M.  Dela- 
vigne,  leur  nullité  doit  être  imputée  à  la  faiblesse, 
à  l'inhabileté  des  autres  personnages. 

Est-ce  que  par  hasard  l'été  de  1 483,  tel  que  le 
racontent  les  historiens  anglais,  ne  contient  pas  les 
éléments  d'une  tragédie?  Voyons. 

Je  suis  fort  d'avis  qu'il  est  très-inutile,  pour  in- 
venter un  poëme  dramatique  fondé  sur  une  époque 
donnée  de  l'histoire  d'un  peuple,  de  posséder  une 
formule  générale  et  précise  qui  exprime  le  déve- 
loppement total  de  ce  peuple.  Ces  études  pou- 
vaient convenir  à  Bossuet,  à  Vico,  à  Herder,  et,  de 
nos  jours,  séduisent  encore  quelques  esprits  graves 
et  solitaires  comme  Schelling  ou  Ballanche;  mais 
je  conçois  très-bien  que  les  artistes  les  plus  émi- 
nents  qui  ont  écrit  pour  le  théâtre  ne  se  soient 
pas  mêlés  à  ces  sortes  d'investigations.  En  effet,  les 
inventions  scéniques  vivent  surtout  d'individualité. 


CASIMIR    DELA  VIGNE.  321 

tandis  que   les  fornmles  historiques  ont   besoin 
d'absorber  Thomme  dans  l'idée. 

Néanmoins^  lors  même  qu'il  s'agit  d'aborder  poé- 
tiquement un  caractère  ou  un  événement  histo- 
rique^ il  faut  en  connaître  la  mission  et  le  rôle,  l'o- 
rigine et  la  fin.  Autrement^  on  marche  de  tâtonne- 
ments en  tâtonnements^  dans  une  nuit  que  le  génie 
le  plus  heureux  peut  à  peine  éclairer  par  le 
mensonge. 

Et  ainsi^  puisque  Richard  I1I_,  dans  les  annales 
anglaises^  marque  le  passage  de  la  maison  de  Lan- 
castre  à  la  maison  de  Tudor,  si  l'on  ignore  le  sens 
politique  de  cette  transition^  à  moins  qu'on  ne 
trouve  dans  la  biographie  de  Richard  III  une  tra- 
gédie exclusivement  domestique^  une  intrigue 
d'amour  par  exemple^  une  aventure  de  jeunesse, 
il  n'y  a  pas  de  poème  possible. 

On  le  sait,  la  guerre  civile  des  deux  Roses,  c'est- 
à-dire  la  querelle  des  maisons  d'York  et  de  Lan- 
castre,  marque,  dans  l'histoire  de  la  Grande-Bre- 
tagne, la  ruine  de  la  royauté  féodale,  et  l'avéne- 
ment  de  la  royauté  absolue,  qui  devait  elle-même 
succomber  en  1619,  pour  faire  place,  en  1688,  à 
la  monarchie  représentative. 

Donc,  une  tragédie  où  Richard  III  joue  le  prin- 
cipal rôle  doit  nous  montrer  l'agonie  de  la 
royauté  féodale.  A  cette  heure,  où  le  dogme  de  la 
royauté  absolue  n'a  pas  encore  été  consacré  par 
l'avarice  de  Henri  VII  et  la  luxure  sanguinaire  de 


3  22  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

Henri  VllI,  la  guerre  n'est  pas  entre  la  cour  et  le 
peuple  ;  elle  est  entre  les  seigneiirs,  qui  s'entre- 
tuent  et  se  disputent  la  couronne.  Le  premier 
guerrier  venu  qui  peut  mettre  une  armée  brave  et 
cupide  au  service  de  son  ambition,  s'appelle  roi  et 
s'asseoit  sur  le  trône.  Ainsi  fit  Richard  III. 

Quoi  qu'on  fasse,  toutes  les  fois  qu'on  mettra  sur 
la  scène  ce  bourreau  difforme  et  bouffon ,  on  ne 
pourra  jamais  le  mettre  au  second  plan;  car  enfin 
iljouait  sa  partie  et  ne  tuait  que  pour  son  compte. 
C'était  pour  frayer  sa  route,  et  non  celle  d'un 
autre,  qu'il  fauchait  toute  une  moisson  de  têtes  il- 
lustres. Le  meurtre  des  enfants  dîldouard  lY n'est 
que  le  dernier  épisode  de  cette  monstrueuse  tra- 
gédie qui  devait  enfanter  une  royauté  de  deux  ans. 
La  disparition  des  deux  jeunes  frères  n'eût  servi  à 
rien  sans  la  mort  de  Clarence,  de  lord  Rivers,  de 
lord  Hastings.  Il  fallait  vider  toutes  les  cham- 
bres du  palais  avant  d'en  trouver  une  qui  fi'it 
paisiblement  habitable ,  et  Richard  III  le  savait 
bien. 

La  pénitence  publique  de  Jane  Shore,  les  accu- 
sations ignominieuses  dirigées  à  la  fois  contre  la 
mère  et  contre  la  veuve  d'Edouard  lY  par  Richard 
lui-même,  ne  sont  pas  non  plus  inutiles  à  l'achève- 
ment de  ce  tableau  historique,  car  elles  montrent 
que  le  duc  de  Glocester  se  délassait  parfois  du  car- 
nage dans  de  brillants  intermèdes  d'hypocrisie, 
qu'il  ne  versait  le  sang  qu'à  la  dernière  extrémité. 


CASIMIR   DELAVIGNE.  32  3 

quand  la  ruse,  le  mensonge^,  Tor^  l'avilissement  et 
la  servilité  avaient  trompé  ses  espérances.  En  at- 
taquaiit  la  légitimité  d'Edouard  IV,  il  sapait  la  po- 
pularité de  ses  enfants. 

Il  n'y  a  donc,  dans  Tété  de  1483,  qu'une  tragé- 
die possible,  dont  le  dénoùment  est  l'avènement  de 
Richard  III,  qui  a  pour  exposition,  pour  nœud  et 
pour  moyens,  les  traits  les  plus  saillants  de  la  vie 
politique  du  protecteur  :  la  pénitence  publique  de 
Jane  Sbore,  la  fuite  de  la  reine  à  Tabbaye  de 
Westminster  avec  le  duc  d'York,  l'accusation  d'il- 
légitimité portée  contre  ses  fils  et  son  mari,  le 
meurtre  d'Hastings  et  de  Rivers,  et,  enfin,  en  pré- 
sence d'une  population  menaçante,  prête  à  se  sou- 
lever pour  un  roi  qu'elle  ne  connaît  pas,  en  haine 
d'un  tigre  furieux  dont  elle  a  trop  senti  la  sanglante 
morsure ,  la  mort  des  neveux  et  la  royauté  de 
Toncle. 

Il  serait  bon  d'insister  sur  le  côté  jovial  et  sati- 
rique du  caractère  de  Richard  III,  et  de  mettre  en 
scène  ses  paroles  les  plus  connues,  comme  ce 
qu'il  dit  à  l'évêque  d'Ély;  les  expressions  dont  il 
s'est  servi  en  dénonçant  à  la  malédiction  publique, 
comme  luxurieux,  brigands,  traîtres,  concussion- 
naires, ses  ennemis  dont  la  tête  venait  de  tomber 
sur  le  billot. 

Mais  n'y  a-t-il  pas,  dans  la  biographie  de  Ri- 
chard III,  de  quoi  épouvanter  l'imagination  de 
M.  Delavigne?  C'est  à  l'histoire  littéraire  qu'il  ap^ 


32  4  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

partient  de  répondre.  J"ai  dit  que  raiiteiir  des 
Mcsséniennes  n'est  pas  de  son  temps  :  je  (îrois  la 
chose  facile  à  prouver.  Bien  que  M.  Delavigne  se 
soit  essayé  dans  l'ode^  dans  le  dithyrambe^  dans 
rélégie^  dans  le  poème  didactique^  dans  le  discours 
en  vers,  dans  la  comédie  de  caractère,  dans  la 
tragédie  pure  et  la  tragédie  mixte,  dans  le  drame 
bourgeois  et  dans  le  drame  historique,  et  même 
dans  le  drame  héroïque  et  philosophique,  cepen- 
dant il  ne  lui  est  jamais  arrivé  qu'une  seule  fois 
d'exciter  une  attention  réelle;  ça  été  lorsqu'il  a 
mis  en  vers  toutes  les  opinions  militantes,  tous  les 
mécontentements  dont  se  composait  le  libéralisme 
appelé  par  Paul-Louis  :  libéralisme  à  deux  anses. 
En  cette  occasion,  je  le  confesse,  M.  Delavigne  a 
été  de  son  temps,  mais  à  quelles  conditions? 

Au  théâtre,  il  n'a  rien  inventé.  Son  début,  dont 
on  a  voulu  faire  quelque  bruit,  n'est  qu'un  mélo- 
drame de  second  ordre,  une  amplification  de  rhé- 
torique. Je  n'accorde  qu'un  seul  mérite  aux  Co- 
médiens,  c'est  de  m'avoir  fait  relire,  avec  un  plaisir 
éternellement  nouveau,  quelques  pages  de  Gil 
Blas.  J'en  peux  dire  autant  du  Poria  et  de  la  Chou- 
mière  indienne.  Je  ne  sais  par  quel  hasard  inespéré 
il  s'est  rencontré  dans  les  chœurs  quelques  strophes 
vraiment  lyriques  ;  je  soupçonne  qu'on  en  pourrait 
retrouver  la  trace  dans  Kalidâsi.  C'est  à  peine  si 
j'ose  parler  d'un  travestissement  de  Byron,  qui  a 
du  à  la  pantomime  expressive  et   puissante  de 


CASIMIR    DELAMGiNE.  32  5 

iiiadaiiie  Dorval,  quelques  soirées  d'applaudisse- 
ments. Les  pages  de  Sannto  sont  plus  dramatiques 
à  coup  sûr  que  le  poëme  de  M.  Delavigne. 

Je  ne  voudrais  pas  affirmer  que  cent  personnes 
se  souviennent  aujourd'hui  de  la  Princesse  Aurélie, 
satire  obscure  dun  triumvirat  politique  oublié  six 
mois  avant  le  jour  où  l'auteur  des  Messéniennes 
prit  en  main  le  fouet  d'Aristophane  et  de  Beau- 
marchais. Sans  Talma^  qui  se  souviendrait  de  Dan- 
ville  ? 

Il  n'y  a  donc  en  lui  ni  fétofte  d'un  poète  capa- 
ble d'imposer  sa  pensée  à  ses  contemporains,  ni 
celle  d'un  inventeur  fertile  en  ressources  de  toutes 
sortes,  promenant  de  la  Grèce  à  la  Judée,  de 
l'Alhambra  à  Whitehall,  les  caprices  de  son  ima- 
gination, donnant  à  chacune  de  ses  rêveries,  de  ses 
douleurs  ou  de  ses  joies,  le  nom  d'une  catastrophe 
ou  d'un  héros,  se  souvenant  des  choses  et  des 
hommes  qu'il  n'a  pas  connus,  comme  un  vieillard 
qui  repasse  dans  le  secret  de  sa  conscience  ses 
premières  années,  qui  écoute  le  bruit  des  jours 
qui  ne  sont  plus. 

Non,  M.  Delavigne  n'est  pas  poète.  Ceux  qui 
l'ont  cru  se  sont  trompés,  ceux  qui  l'ont  répété  ont 
été  trompés,  ceux  qui  le  soutiennent  ignorent  eux- 
mêmes  l'origine  et  la  valeur  de  leur  conviction. 
S'il  était  vraiment  poète,  au  lieu  de  descendre  aux 
opmions  vulgaires,  pour  les  versifier  et  les  appeler 
siennes,  il  aurait  librement  exprimé  ses  idées  per- 

28 


32G  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

sonnelles;  et  amené  la  foule  à  les  accepter.  Puisqu'il 
n'en  a  rien  fait,  c'est  qu'il  se  sentait  faible  ;  puis- 
qu'il s'est  appuyé  sur  elle  au  lieu  de  l'élever  jus- 
qu'à lui,  c'est  qu'il  n'avait  ni  mission  ni  puissance; 
puisqu'il  a  suivi,  c'est  qu'il  ne  devait  pas  conduire. 
Mais  il  y  a  dans  toutes  les  réflexions  qui  précè- 
dent, le  germe  d'une  conclusion  plus  générale  et 
plus  haute  :  je  veux  parler  d'une  réaction  spiritua- 
liste  dans  toutes  les  formes  de  l'art  littéraire.  L'es- 
prit, l'imagination  et  le  style  de  M.  Delavigne,  sont 
à  la  taille  du  plus  grand  nombre.  C'est  un  irré- 
prochable ouvrier  en  hémistiches  ;  il  sait  précisé- 
ment la  dose  de  plaisanteries  communes  dont  il 
faut  envelopper  et  assaisonner  une  idée  presque 
nouvelle  pour  la  rendre  présentable.  L'auditoire 
qui  n'a  trouvé  dans  les  Enfants  d'Edouard  aucune 
aspérité  repoussante,  aucune  excentricité  scanda- 
leuse, mais  qui  est  demeuré  froid  et  muet  malgré 
le  dévouement  des  amitiés,  commence  donc  à  se 
lasser  tout  de  bon  des  panoramas  historiques,  et 
regrette  sérieusement  les  passions  humaines  en 
échange  desquelles  on  lui  donne  aujourd'hui  des 
haubertS;  des  tabards,  des  surcots  et  des  couron- 
nes à  tleurons.  Il  commence  à  comprendre  ce  qu'il 
n'aurait  jamais  dû  ignorer,  que  la  poésie  dramati- 
que est  quelque  chose  de  plus  qu'un  ballet  ou  une 
mascarade,  une  nourriture  pour  l'âme,  et  non 
une  pâture  pour  les  yeux» 


CASniIR    DELAVIGNE.  3>7 


DON  JUAN  D'AUTRICHE. 


Il  y  a  dans  la  comédie  historique  de  M.  Dela- 
vigne  plusieurs  personnages  qui  portent  des  noms 
célèbres  :  don  Juan  d'Autriche,  Philippe  II  et 
Charles-Quint.  Ceux  qui  ne  connaissent  l'Espagne 
que  par  l'histoire,  et  qui  n'ont  pas,  comme  l'au- 
teur des  Mesfiénienms ,  la  facuhé  d'interpréter  les 
querelles  religieuses  du  xvi^  siècle  selon  la  phi- 
losophie de  Candide,  seraient  bien  embarrassés  de 
retrouver  sous  ces  noms  éclatants  le  vainqueur  de 
Lépante,  le  bourreau  de  don  Carlos  et  le  rival 
victorieux  de  François  P''.  Dans  l'intérêt  des  intel- 
ligences paresseuses  qui  ne  cheminent  pas  assez 
vite  pour  traverser  deux  siècles  en  une  soirée,  nous 
analyserons  successivement  tous  les  rôles  de  cette 
comédie.  Nous  ne  la  raconterons  pas,  car  nous 
croyons  que  la  littérature  et  le  public  ne  gagnent 
jamais  rien  aux  procès- verbaux.  S'il  y  a  des  lec- 
teurs qui  demandent  à  leur  journal  le  menu  dra- 
matique d'une  pièce,  comme  les  gourmands  le 
programm.e  d'un  banquet,  avant  de  se  décider  à 
la  curiosité  ou  à  l'appétit,  nous  pensons  que  ces 
avides  indolences  n'ont  rien  à  démêler  avec  la  cri- 
tique, et  ce  n'est  pas  pour  eux  que  nous  écrivons. 

Dans  la  comédie  de  M.  Delavigne,  don  Juan 
d'Autriche  est  amoureux  d'une  jeune  fille  dont  il 
ne  connaît  ni  Je  vrai  nom,  ni  la  famille  ;  il  ne  rêve 


328  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

qu'au  moyen  do  la  voir,  do  lui  parler,  de  passer  à 
ses  genoux  des  heures  enivrées;  11  trompe  la  sur- 
veillance de  son  gouverneur,  gagne  les  gardiens 
chargés  d  épier  ses  démarches,  s'échappe  à  la  dé- 
robée, et  ne  conçoit  pas  une  plus  digne  ambition 
que  d'épouser  sa  maîtresse.  Quand  celui  qu'il 
appelle  son  père,  et  qui  n'est  que  son  tuteur,  lui 
propose  d'entrer  dans  l'Église,  et  lui  montre  dans 
un  avenir  prochain  le  chapeau  de  cardinal,  don 
Juan  nhésite  pas  à  déclarer  son  amour. [En  présence 
du  roi  d'Espagne,  qui  se  donne  pour  un  seigneur 
de  la  cour,  il  renouvelle  son  aveu  ;  il  ne  demande 
qu'une  épée  pour  illustrer  son  nom  et  mériter  par 
son  courage  la  main  de  sa  maîtresse.  Celle  qu'il 
aime  est  juive  ;  il  l'apprend  d'elle-même,  et,  avec 
la  sérénité  d'un  ami  de  madame  Geofïrin,  il  se 
résigne  à  cette  mésaventure  comme  s'il  s'agissait 
simplement  d'un  papier  perdu.  Surpris  par  le 
grand  seigneur  à  qui  il  s'est  contié  si  ingénument, 
sonnné  de  sortir  et  de  ne  plus  reparaître  dans  la 
maison  de  dona  Florinde,  il  ne  se  demande  pas 
pourquoi  elle  s'est  enfuie  à  la  seule  vue  de  ce  mysté- 
rieux personnage  ;  il  la  suit  en  défiant  la  colère  de 
son  rival.  Conduit  au  couvent  par  l'ordre  du  roi, 
il  déchire  sa  robe  de  -novice  ;  il  raconte  pour  la 
troisième  fois  son  amour  au  moine  qui  le  reçoit  et 
au  novice  qui  essaye  de  le  consoler;  grâce  à  l'in- 
tervention de  ses  deux  nouveaux  amis,  il  réussit  à 
sortir  du  couvent  et  retourne  chez  sa  maîtresse. 


CASIMIR  DELA  VIGNE.  329 

Elle  est  absente  lorsqu'il  arrive  ;  avec  une  docilité 
vraiment  exemplaire,  sur  les  instances  de  la  duè- 
gnC;,  il  se  cache  pour  l'attendre  et  se  laisse  enfer- 
mer. Bientôt  dona  Florinde,  aux  prises  avec  Phi- 
lippe II,  qui  n'est  autre  que  le  comte  de  Santa-Fiore, 
appelle  au  secours.  Don  Juan  le  provoque,  et  l'at- 
taquerait sur  l'heure  si  dona  Florinde  ne  lui  criait  : 
Arrêtez,  c'est  le  roi.  Or,  il  a  promis  au  couvent  de 
ne  jamais  se  servir  de  son  épée  contre  Philippe  II. 
Cependant,  il  n'en  serait  pas  quitte  pour  un  ser- 
mon, et  irait,  sans  aucun  doute,  achever  ses  jours 
dans  une  prison  d'État,  si  le  moine  auquel  il  doit 
sa  liberté,  celui  qu'il  a  pris  pour  confident  et  pour 
auxiliaire,  sans  lui  demander  ses  titres,  si  Charles- 
Quint,  car  c'est  lui,  ne  venait  en  personne  récon- 
ciler  son  fils  légitime  et  son  fils  naturel,  le  roi  Phi- 
lippe II  et  le  futur  vainqueur  de  Lépante. 

Voilà  le  don  Juan  d'Autriche  de  M.  Delavigne, 
ingénu,  brave_,  docile,  crédule,  tolérant,  jetant  à  la 
tête  du  premier  venu  son  amour  et  ses  espérances. 
Pour  dessiner  ce  caractère,  je  n^ai  pu  me  dispenser 
d'indiquer  sommairement  toute  la  conduite  de  la 
pièce,  car  il  occupe  à  lui  seul  le  tiers  au  moins  de 
l'action;  mais  Philippe  II  et  Charles-Quint  seraient 
mal  connus  s'ils  n'étaient  envisagés  séparément 

Philippe  II  quitte  la  cour  pour  interroger  son 
frère  ;  et,  pour  mieux  se  déguiser  sans  doute,  il  se 
présente  sous  un  nom  qui  n'a  jamais  retenti  en  Es- 
pagne, et  qui  n'appartient  ni  à  la  Castille  ni  à  l'A- 

28. 


3  30  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

ragon,  sous  le  nom  de  Santa-Fiore.  Pour  peu 
que  don  Juan  connaisse  sa  langue^  il  doit  prendre 
le  nouveau  venu  pour  un  étranger,  car  il  ne  peut 
soupçonner  le  roi  d'Espagne  de  porter  un  nom 
aussi  barbare  à  Madrid  qu'à  Florence.  Ce  Philippe  II, 
si  heureusement  baptisé  sans  doute  par  quelque  pri- 
sonnier de  PaviCj,  aime  aussi  dona  Florinde,  et 
ignore,  comme  don  Juan,  la  religion  et  la  famille 
de  celle  qu'il  aime.  De  la  part  d'un  roi  tel  que  Phi- 
lippe II,  l'étourderie  est  surprenante.  Quand  il  veut 
chasser  son  rival,  au  lieu  de  dire  «  Je  suis  le  roi,  » 
ou  d'appeler  ses  gardes  sans  se  nommer,  il  se  laisse 
insulter  avec  la  longanimité  d'un  saint.  C'est  assu- 
rément une  grande  vertu  dans  le  maître  des  Es- 
pagnes  et  des  Indes.  Il  envoie  son  frère  dans  un 
couvent,  et  surveille  si  mal  l'exécution  de  ses  ordres, 
que  don  Juan  se  rend  précisément  au  couvent  de 
Charles-Quint.  Il  retrouve  don  Juan  chez  dona  Flo- 
rinde,  et  ne  songe  pas  à  lui  demander  compte  de 
sa  fuite.  Il  porte  la  main  sur  dona  Florinde  ;  et 
quand  il  apprend  qu'elle  est  juive,  il  la  désire  avec 
plus  d'ardeur  encore.  Lui,  roi  d'Espagne,  il  se  jette 
aux  genoux  d'une  juive,  aux  genoux  d'une  femme 
qui  périrait  s'il  disait  un  mot.  Il  implore  la  merci 
d'une  proscrite  dont  la'vie  est  entre  ses  mains.  Pas 
un  historien  encore  n'avait  indiqué,  dans  la  vie  de 
Philippe  II,  les  éléments  de  cet  épisode  romanes- 
que. Le  roi  se  trouve  en  face  de  don  Juan,  d'un  en- 
nemi qu'il  avait  enchaîné,  et  il  ne  pense  pas  à  l'in- 


CASIMIR   DELAVIGNE.  33^1 

tervention  de  son  père;  il  épargne  son- ennemi  et 
l'abandonne  à  Charles-Quint,  quand  il  peut  se  ven- 
ger en  faisant  un  signe  de  tête.  Avouons  que  Phi- 
lippe Il  ainsi  conçu  est  tout  à  fait  neuf. 

Charles-Quint,  retiré  dans  le  couvent  de  Saint- 
Just,  partage  son  temps  entre  ses  horloges  et  la  con- 
versation d'un  jeune  novice  ;  il  s'amuse  à  écouter 
les  caquets  d'un  enfant,  et  oublie  les  guerres  qu'il 
a  conduites,  le  camp  du  Drap-d'Or,  l'élection  im- 
périale, pour  le  récit  d'une  cabale  monastique.  Il  ou- 
blie Luther  à  qui  il  a  tenu  tête,  et  Léon  X  qu'il  a 
protégé,  pour  tourner  en  ridicule  les  ambitions  du 
cloître,  et  traiter  son  interlocuteur  de  moinillon. 
II  faut  croire  que  Charles-Quint  est  bien  changé 
depuis  les  guerres  religieuses  de  l'Allemagne,  qu'il 
a  tout  à  fait  dépouillé  le  vieil  homme,  qu'il  ne  re- 
commencerait pas  sa  vie  passée,  en  un  mot,  qu'il 
a  deviné  V Essai  sur  les  Mœurs.  Autrement,  com- 
ment expliquer  sa  bonhomie  railleuse  qui  se  com- 
plaît dans  la  familiarité  d'un  enfant,  et  ne  songe 
pas  même  à  regarder  la  carte  de  l'Europe,  pour 
suivre  du  doigt  le  jeu  des  nations  qu'il  a  remuées  ? 
Comment  comprendre  l'abdication  intellectuelle 
du  vainqueur  de  Pavie  ?  Quand  il  voit  son  fils,  au 
lieu  de  lui  rendre  la  liberté,  en  ordonnant  que  les 
portes  soient  ouvertes,  il  a  recours  à  la  ruse,  et  se 
fait  nommer  abbé  pour  signer  légalement  l'affran- 
chissement du  captif.  Il  entend  sans  émotion  l'é- 
loge de  François  l^r,  se  console  par  un  bon  mot,  et 


332  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

pour  toute  réponse  à  cet  étrange  panégyrique,  sorti 
d'une  bouche  espagnole,  donne  à  don  Juan  Tépée 
du  prisonnier  de  ^ladrid.  Décidément,  Cliarles- 
Quint  est  un  sage  accompli,  détaché  sans  retour 
des  vanités  humaines.  Pardonnons-lui  de  singer 
Jules  César,  en  dictant  à  la  fois  trois  lettres  pour 
son  élection  abbatiale  :  cette  parodie  est  un  péché 
véniel.  Pardonnons-lui  avec  la  même  indulgence 
de  violer  pour  lui-même  les  règlements  qu'il  n'osait 
violer  pour  son  fds,  et  de  sortir  du  monastère  après 
avoir  résigné  son  nouveau  titre,  sans  alléguer  au- 
cune excuse  légitime  pour  cette  singulière  espiè- 
glerie; pardonnons-lui  surtout  d'oublier  l'âge  de 
don  Juan,  et  de  parler  à  un  enfant  de  douze  ans 
comme  à  un  homme  de  vingt  ans  ;  car  don  Juan 
était  né  en  1546,  et  Charles-Quint  est  mort  en  lo^B. 

Le  petit  novice  qui  aide  Charles-Quint  à  dévorer 
ses  ennuis  n'est  qu'un  souvenir  assez  effacé  de  Ché- 
rubin. On  ne  comprend  guère  comment  Beaumar- 
chais joue  un  rôle  au  couvent  de  Saint-Just.  3Iais 
c'était  la  volonté  de  M.  Delavigne,  et  nous  ne  le 
chicanerons  pas  pour  si  peu. 

Don  Quexada,  gouverneur  de  don  Juan  d'Autri- 
che, joue  pendant  cinq  heures  le  rôle  du  précep- 
teur dans  l'embarras.  De  loin  en  loin,  il  essaye  le 
pathétique;  mais  ces  sortes  de  caprices  ne  sont 
pas  de  longue  durée,  et  le  comte  Giraud  peut  ré- 
clamer don  Quexada  comme  sa  propriété  bien  au- 
thentique.  Cervantes  aurait  (bien  aussi  quelque 


CASIMIR    DELAVIGNE.  333 

droit  sur  ce  personnage  qui  rappelle  Sanclio  dans 
plusieurs  scènes. 

Il  y  a  dans  dona  Florinde  plusieurs  singularités 
inexplicables.  Elle  est  juive^  et  jure  par  Jésus. 
Est- elle  convertie?  mais  elle  n'en  dit  rien.  Elle 
fréquente  les  églises  catholiques  :  quel  docteur  de 
la  synagogue  lui  a  permis  une  pareille  équipée  ? 
Elle  connaît  le  roi,  et,  au  second  acte,  au  lieu  d'a- 
vertir don  Juan  du  danger  auquel  il  s'expose,  au 
lieu  de  partir  avec  lui,  pour  se  dérober  à  la  colère 
de  Philippe  II,  elle  laisse  la  partie  s'engager;  elle 
attend,  pour  déniasquer  le  comte  de  Santa-Fiore_, 
que  le  rival  de  don  Juan  porte  la  main  sur  elle,  et 
tente  violemment  de  contenter  son  brutal  amour. 
Il  faut  qu'elle  soit  bien  troublée  pour  commettre 
une  pareille  faute.  Elle  dit  à  Philippe  II,  pour  l'ar- 
rêter :  Je  suis  juive,  et  elle  revient  du  tribunal  de 
l'inquisition.  De  qui  est  donc  venu  l'ordre  de  com- 
paraître? comment  le  roi  l'ignore-t-il  ?  Et  s'il  le 
sait,  comment  ne  craint-il  pas  de  se  déshonorer 
parle  contact  d'une  race  maudite?  Nous  marchons 
de  ténèbres  en  ténèbres  ;  où  est  l'OEdipe  qui  ré- 
soudra cette  énigme  ? 

Vous  connaissez  maintenant  les  personnages  de 
cette  comédie  historique  ;  voulez-vous  que  je  vous 
dise  l'action?  Au  premier  acte,  don  Juan,  don 
Quexada  et  Philippe  II  ;  au  second,  dona  Florinde, 
don  Juan  et  Philippe  II;  au  troisième,  don  Juan  et 
Charles-Quint;  au  quatrième,  comme  au  second, 


334  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Philippe  II,  don  Juan  et  dona  Florinde  ;  enfin  au 
dénoiinient,  Charles-Quint,  qui  réconcilie  ses  deux 
fils,  et  dona  Florinde,  qui  promet  de  ne  jamais  re- 
voir son  amant,  sans  qu'on  sache  le  secret  de  sa 
résignation. 

Où  est  la  vocation  qui  sert  de  sous-titre  à  cette 
comédie'?  Est-ce  la  vocation  de  dona  Florinde  pour 
le  catholicisme,  ou  celle  de  don  Juan  pour  la  gloire 
miUtaire?  Décide  qui  pourra. 

Le  second  et  le  quatrième  actes  ne  tiennent  pas 
très-étroitement  aux  trois  autres,  et  sont  par  eux- 
mêmes  une  pièce  dans  la  pièce.  Mais  je  me  rési- 
gnerais volontiers  à  cette  superfétation  poétique,  si 
j'avais  pu  deviner  le  caractère  comique  de  Tou- 
vrage.  Une  fille  qu'un  roi  essaye  de  violer  ne  me 
semble  pas  prêter  à  la  comédie.  Un  jeune  homme 
qui  joue  sa  tête  pour  défendre  sa  maîtresse,  n'est 
pas  non  plus  un  sujet  très-plaisant.  Un  roi  qui  ap- 
pelle au  secours  de  sa  rage  amoureuse  le  tribunal 
de  l'inquisition,  et  qui  d'un  trait  de  plume  peut  con- 
damner au  bûcher  son  rival  et  celle  qu'il  n'a  pu 
vaincre,  me  paraît  plus  terrible  que  ridicule.  N'êtes- 
vous  pas  de  mon  avis  ?  Je  ne  prétends  pas  que  la 
biographie  de  don  Juan  n'offre  aucun  sujet  de  co- 
médie ;  mais  je  déclare  en  mon  âme  et  conscience 
que  la  comédie  de  M.  Delavigne  n'est  rien  moins 
que  gaie. 

Ce  qui  m'a  frappé  surtout  dans  cette  parodie  de 
l'Espagne  au  xvi^  siècle,  c'est  la  couleur  voltai- 


CASIMIR   DELA  VIGNE.  335 

lieiine  de  Charies-Quint  et  de  don  Juan.  L^empe- 
reur  et  son  fils  traitent  les  questions  religieuses 
comme  Zadig  ou  Pangloss.  On  dirait  que  la  diète 
de  Worms  a  déjà  trois  siècles  sur  les  épaules;  ils 
ne  s'inquiètent  ni  du  saint-siége^  ni  de  Luther  ;  le 
protestantisme  armé  de  TAllemagne  ne  trouble 
pas  un  instant  leur  pensée.  M.  Delavigne  faisant 
parler  Charles-Quint  comme  Tami  de  madame  Du- 
châtelet,  ressemble  fort  à  ces  courtisans  ignorants 
qui  ne  voient  dans  l'histoire  de  France^  depuis  qua- 
torze siècles,  qu'une  succession  de  rois  pareils  en 
tout  à  Louis  XIV.  Des  deux  côtés,  c'est  le  même 
aveuglement  ;  l'étiquette  royale  de  Versailles,  au 
début  de  la  conquête  franque,  n'est  pas  plus  ridi- 
cule que  le  sourire  sceptique  de  Voltaire  dans  le 
couvent  de  Saint-Just. 

La  prose  de  cette  comédie,  historique  au  dire  de 
l'affiche,  est  d'un  tissu  tout  à  fait  nouveau.  Ce  n'est 
ni  la  phrase  claire  et  rapide  du  xviii^  siècle,  ni  la 
phrase  sévère  et  logique  du  xvii%  ni  la  phrase 
ample  et  flottante  du  xvF,  ni  même  la  phrase  am- 
bitieuse, et  tour  à  tour  philosophique  ou  poétique, 
du  siècle  présent;  non,  c'est  un  perpétuel  cliquetis 
d'antithèses  puériles,  c'est  tour  à  tour  la  caricature 
de  Beaumarchais  ou  de  quelques  dramatistes  plus 
modernes.  M.  Delavigne  a  démontré  victorieuse- 
ment qu'il  y  a  autre  chose  dans  la  langue  que  les 
vers  et  la  prose,  et  qu'il  ne  suffit  pas  de  limer  les 
clous  d'une  rime  pour  ouvrir  les  charnières  d'une 


3  36  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

période.  En  désertant  l'alexandrin,  il  n'a  pas  mis 
le  pied  sur  le  seuil  d'une  nouvelle  patrie  ;  il  a  perdu 
son  armure,  et  n'a  pas  trouvé  un  manteau  à  sa 
taille. 

Bien  qu'à  mes  yeux  la  réalité  la  plus  complète 
soit  encore  loin  de  la  poésie  ;  bien  que  pour  moi 
Homère  domine  Hérodote,  comme  Shakespeare 
domine  Hollinshed,  cependant  j'ai  toujours  pensé 
que  l'imagination  ne  s'élève  au-dessus  de  la  mé- 
moire qu'à  la  condition  d'interpréter  le  souvenir. 
Or,  est-il  probable  que  M.  Delavigne  n'ait  pas  feuil- 
leté les  biographes  de  don  Juan  d'Autriche?  Est- 
il  probable  qu'il  se  soit  contenté  de  quelques  pages 
de  Robertson  ou  de  Strada?  Je  répugne  à  le  croire. 
A  la  vérité,  il  a  déjà  trouvé  dans  Comines  l'étoffe 
d'une  bergerie  digne  de  Racan;  et  quelle  bergerie! 
Louis  XI  à  Plessis-lès-Tours.  Mais  s'il  connaît  la 
vie  de  don  Juan,  comment  s'est-il  plu  à  dénaturer 
une  réalité  plus  riche  que  son  poëme,  que  Schiller 
aurait  bien  su  agrandir  et  féconder,  mais  qui, 
faute  d'avoir  été  labourée  par  une  habile  charrue, 
est  plus  variée,  plus  imposante  dans  son  inculte 
nudité  que  le  roman  dialogué  de  M.  Delavigne  ? 

Élevé  jusqu'à  la  puberté  dans  l'ignorance  de  son 
père,  don  Juan  est  présenté  à  Philippe  H,  dans  une 
partie  de  chasse,  par  don  Louis  Quexada.  Charles- 
Quint,  en  mourant,  avait  révélé  à  l'héritier  de  sa 
couronne  le  secret  de  ses  premières  faiblesses,  et 
lui  avait  recommandé  le  bunheur  de  son  fils  na- 


CASIMIR   DELAVIGNE.  337 

liirel.  Destiné  aux  dignités  ecclésiastiques,  don 
Juan,  en  apprenant  de  la  bouche  même  du  roi, 
devant  tous  les  seigneurs  de  la  cour,  qu'il  est  du 
sang  de  Charles-Quint,  s'affermit  dans  son  ambi- 
tion militaire  :  certes,  c'est  là  un  beau  début.  Nous 
n'avons  pas  la  fatuité  de  construire  en  quelques 
lignes  un  édifice  dramatique  ;  mais  vous  allez  voir 
comme  les  masses  se  groupent  d'elles-mêmes, 
comme  elles  s'ordonnent  harmonieusement. 

A  Madrid,  don  Juan  trouve  don  Carlos  amoureux 
d'Elisabeth  de  France,  compromis  par  des  amitiés 
séditieuses;  lui-même  se  passionne  pour  Marie  de 
Mendoza  ;  Philippe  II  lui  ravit  sa  maîtresse,  et  ren- 
ferme dans  un  couvent  l'amante  déjà  mère.  Don 
Juan  souffre  patiemment  l'injure  qui  lui  est  infli- 
gée ;  il  appelle  la  gloire  qui  lui  échappe,  et  lutte 
sans  colère  contre  la  jalousie  du  roi. 

Don  Carlos  conspire;  don  Juan  n'hésite  pas  à  le 
dénoncer.  L'oncle  et  le  neveu  se  défient,  et  met- 
tent i'épée  à  la  main  ;  don  Carlos  appelle  au  se- 
cours; il  est  condamné;  son  adversaire  demande 
sa  grâce,  et  pleure  sa  mort  avec  des  larmes  sin- 
cères. 

Délivré  de  son  fils,  Philippe  II  confie  à  don  Juan 
le  châtiment  des  Maures  de  Grenade,  et  plus  tard 
il  lui  accorde  la  victoire  de  Lépante.  A  ce  moment, 
la  jalousie  du  roi  se  réveille  plus  furieuse  et  plus 
terrible  que  jamais  :  il  a  pardonné  l'amour,  par- 
donné la  générosité,  il  ne  pardonne  pas  la  gloire. 

29 


338  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

iXoiuiné  gouverneur  des  PaysrBas ,  don  Juan 
comprime  la  révolte  et  assure  à  son  frère  la  paisible 
possession  d'une  de  ses  plus  riches  provinces.  Mais 
son  heure  est  venue;  le  lendemain  de  la  victoire 
de  Gembloux,  il  meurt  empoisonné. 

N'y  a-t-il  pas^  dans  la  vie  et  dans  la  mort  de  ce 
héros^  qui  s'éteint  à  trente-trois  ans^  une  grandeur 
et  une  énergie  tout  à  la  fois  épiques  et  dramati- 
ques ?  Le  duel  de  ces  deux  frères  qui  se  combat- 
tent dans  toutes  leurs  passions,  n'est-il  pas  taillé 
pour  le  théâtre?  Cette  lutte  acharnée  de  la  ruse 
contre  rhéroisme;  cette  couronne  oisive  et  cette 
épée  qui  ne  se  repose  jamais^  ne  vous  semblent- 
elles  pas  satisfaire  à  toutes  les  exigences  de  la  ter- 
reur et  de  la  curiosité  ?  Cette  tragédie  qui  débute 
par  une  partie  de  chasse,  qui  continue  par  un 
amour  imprévoyant,  qui  se  noue  par  la  mort  d'un 
fils  incestueux,  qui  se  resserre  par  la  gloire  enva- 
hissante du  héros^  et  qui  se  dénoue  enfin  par  la 
vengeance  d'un  rival  impuissant  à  soutenir  une 
lutte  glorieuse ,  cette  tragédie  vous  paraît-elle 
mesquine?  Je  ne  dis  pas  que  cette  tragédie  soit 
toute  faite;  car  si  la  réalité  n'est  pas  l'histoire, 
pourquoi  l'histoire  serait-elle  la  poésie  ''  Si  Rome 
impériale  se  rétrécit  où  s'élargit  sous  la  plume  de 
Suétone  ou  de  Tacite,  pourquoi  Brantôme  et  Strada 
ne  subiraient-ils  pas  la  même  destinée  entre  les 
mains  d'un  rimeur  ou  d'un  poète?  Non,  la  tragédie 
n'est  pas  faite  ;  mais  vienne  un  poète^,  et  elle  se 


CASIMIR    DELEVIGNE.  339 

fera.  Si  l'on  me  demande  où  est  Tunité  de  ce  pro- 
gramme gigantesque^  je  répondrai  que  toutes  les 
parties  de  ce  colosse  sont  réunies  ensemble  par  un 
lien  indissoluble,  par  la  jalousie  ombrageuse  de 
Philippe  II.  Quand  il  obéit  aux  dernières  volontés 
de  son  père,  il  est  jaloux,  il  caresse  don  Juan  pour 
le  gouverner  ;  il  l'attire  à  sa  cour  pour  Téblouir  et 
riiabituer  à  l'obéissance.  Quand  il  lui  enlève  Marie 
de  Mendoza,  c'est  qu'il  craint  la  postérité  de  son 
frère;  il  est  encore  jaloux.  Quand,  après  la  mort 
de  don  Carlos,  il  confie  ses  armées  à  don  Juan, 
c'est  pour  l'éloigner  du  trône  ;  il  lui  dit  d'aller  jouer 
sa  vie  pour  la  gloire,  mais  il  espère  que  don  Juan 
ne  reviendra  pas.  Quand  il  l'envoie  en  Flandre,  il 
prie  Dieu  pour  que  cette  bourgeoisie  furieuse  le 
débarrasse  d'un  général  trop  célèbre;  et  quand  il 
accomplit  le  dessein  de  toute  sa  vie,  le  lendemain 
d'une  victoire  gagnée  pour  lui,  ne  couronne-t-il 
pas  dignement  cette  tragédie  à  laquelle  il  travail- 
lait depuis  si  longtemps  ? 

Si  des  cimes  de  l'histoire  nous  redescendons  dans 
la  plaine  monotone  que  M.  Delavigne  appelle  sa 
comédie  historique,  ne  sommes-nous  pas  émus  de 
pitié  pour  cet  ouvrier  patient  qui  prend  un  bloc  de 
marbre  et  qui,  au  lieu  de  l'équarrir  hardiment,  d'y 
tailler  une  statue,  le  polit  et  l'use  à  sa  manière, 
le  creuse,  le  divise,  l'éparpillé  en  ruines  et  n'ar- 
rive pas  même  à  construire  un  pan  de  mur  ? 


XII. 
PONSARD. 

AGNÈS  DE  MÉRANIE. 

Je  voudrais  pouvoir  parler  de  la  nouvelle  tragé- 
die de  M.  Ponsard  avec  indulgence^  avec  éloge; 
malheureusement  deux  motifs  impérieux  me  pres- 
crivent la  sévérité.  L'enthousiasme  excité  par  Lu- 
crèce, il  y  a  trois  ans,  a  placé  si  haut  Fauteur  d'A- 
gnès  deMéranie,  que  le  public^  justement  exigeant, 
attendait  beaucoup  de  l'œuvre  nouvelle  ;  et  M.  Pon- 
sard, en  n'acceptant  pas  tous  les  éléments  de  la 
donnée  qu'il  avait  choisie,  en  laissant  dans  Fombre 
la  meilleure  partie,  la  partie  la  plus  féconde  de  son 
sujet,  semble  inviter  lui-même  la  critique  à  le  juger 
avec  une  indépendance  inexorable.  Puisqu  il  a  cru, 
en  effet,  pouvoir  négliger  les  éléments  les  plus  fer- 
tiles de  la  donnée  tragique  fournie  par  Thistoire, 
c'est  qu'il  trouvait,  ou  pensait  trouver  en  lui-même 
une  force,  une  énergie,  une  souplesse,  une  habileté 
suffisantes  pour  dissimuler  l'indigence  du  cadre 
dans  lequel  il  lui  plaisait  de  circonscrire  le  dévelop- 

29. 


34  2  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

pement  de  sa  tragédie.  Or,  il  faut  bien  le  dire, 
M.  Ponsard  s'est  étrangement  trompé.  Non-seule- 
ment il  a  méconnu  la  véritable  nature  du  sujet  qu"i^ 
avait  choisi,  non-seulement  il  a  nmtiié  l'histoire  ; 
mais  encore,  étantdonné  le  cadre  qu'il  s'était  tracé, 
on  peut  dire,  sans  injustice,  qu'il  n'a  pas  su  le  rem- 
plir. Pour  démontrer  ce  que  j'avance,  pour  prou- 
ver jusqu'à  quel  point  M.  Ponsard  s'est  fourvoyé, 
pour  entourer  d'une  lumineuse  évidence  cette  dou- 
ble proposition,  il  me  suffira  de  rappeler  sommai- 
rement les  faits  consignés  dans  l'histoire  et  d'ana- 
lyser k  fable  conçue  par  l'auteur. 

Toutefois,  avant  d'aborder  cette  double  tâche,  je 
crois  devoir  dire  avec  franchise  ce  que  je  pense  de 
l'œuvre  nouvelle  comparée  à  sa  sœur  aînée,  k  Lu- 
crece.  On  s'est  beaucoup  trop  pressé,  il  y  a  trois 
ans,  de  crier  au  Corneille  et  d'applaudir  comme 
une  œuvre  de  génie  la  première  création  dramati- 
que de  M.  Ponsard.  Tous  ceux  qui  sont  assez  lettrés 
pour  vivre  familièrement  dans  le  commerce  des 
historiens  latins,  tous  ceux  qui  peuvent  lire  Tite- 
Live  sans  le  secours  plus  ou  moins  perfide  des  tra- 
ducteurs, savent  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  valeur  de 
cette  admiration.  Ils  n'ignorent  pas  que  les  quatre 
derniers  chapitres  du  premier  livre  de  Tite-Live 
sont  plus  vivants,  plus  animés,  plus  dramatiques, 
dans  l'acception  la  plus  élevée  du  mot,  que  la  tra- 
gédie de  M.  Ponsard.  Ils  n'ignorent  pas  que  le  poète 
salué,  il  y  a  trois  ans,  comme  le  régénérateur  de  la 


PONSARD.  3  43 

scène  française^  est  demeuré  bien  loin  de  l'historien 
romain;  que  Tite-Live,  malgré  sa  passion  bien  con- 
nue pour  ramplification,  a  trouvé  pour  raconter 
la  mort  de  Lucrèce  des  accents  pathétiques,  émou- 
vants, une  rapidité,  une  simplicité  de  parole  que 
le  poëte  n'a  pas  réussi  à  faire  passer  dans  ses  vers. 
Parlerai-je  de  la  couleur  antique  dont  les  admira- 
teurs de  M.  Ponsard  ont  fait  tant  de  bruit?  Sans 
avoir  pâli  sur  les  légendes  romaines^  sans  avoir 
pris  parti  pourNiebuhr  contre  Tite-Live,  ou  pour 
Tite-Live  contre  Niebuhr^  il  est  permis  d'affirmer 
que  Tunité  de  couleur  manque  généralement  dans 
la  première  tragédie  de  M.  Ponsard.  Il  arrive  trop 
souvent  au  poëte  de  confondre  la  Rome  des  Tar- 
quinsavec  la  Rome  républicaine  ou  impériale.  Cette 
erreur,  quoique  certaine,  a  passé  presque  inaper- 
çue ;  faut-il  nous  en  étonner?  Aujourd'hui  Tétude 
des  langues  modernes  jouit  dans  le  monde  d'une 
popularité  souveraine.  L'étude  de  l'antiquité  est 
trop  négligée  pour  qu'il  soit  permis  d'attendre  de 
la  foule  un  jugement  clairvoyant  dans  ces  questions 
délicates.  Reste  l'opinion  des  hommes  compétents, 
qui  ne  pouvaient  hésiter  à  se  prononcer.  L'imi- 
tation ingénieuse  d'André  Chénier,  de  Shakespeare 
et  de  Tite-Live  n'a  pu  faire  illusion  qu'aux,  yeux 
mal  exercés.  Quant  aux  hommes  familiarisés  depuis 
longtemps  avec  l'antiquité  aussi  bien  qu'avec  la  lit- 
térature moderne,  ils  n'ont  pu  être  abusés  un  seul 
instant.  Tout  en  reconnaissant   dans  M .  Ponsard 


344  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

un  habile  écrivain,  ils  n'ont  pas  consenti  à  le  placer 
au  premier  rang.  Il  y  a  trois  ans,  la  critique  devait 
protester  contre  l'engouement  de  la  foule;  aujour- 
d'hui elle  doit  protester  contre  la  réaction  qui  veut 
mettre  en  lambeaux  et  fouler  aux  pieds  le  nom  de 
iM.  Ponsard.  L'auteur  de  Lucrèce,  nous  le  recon- 
naissons, ne  méritait  pas  tous  les  éloges  qu'il  a  re- 
cueillis ;  mais  l'auteur  à' Agnès  de  Méranie  ne  mé- 
rite pas  non  plus  tous  les  reproches  qui  lui  sont 
adressés.  Si  la  renommée  qu'on  lui  a  faite  ne  repo- 
sait pas  sur  de  solides  fondements,  la  sévérité  avec 
laquelle  on  le  juge  maintenant  ne  saurait  non  plus 
s'appeler  justice.  Quels  que  soient  les  défauts  de  son 
œuvre, nouvelle,  et  ils  sont  nombreux_,  je  suis  pour- 
tant forcé  de  protester  contre  la  réaction  qui  se 
produit  sous  nos  yeux.  J'ai  retrouvé  dans  Agnès  de 
Méranie  tout  le  talent  qui  distingue  Lucrèce,  la 
même  élégance,  la  même  simplicité,,  la  même  so- 
briété d'expression;  si  ces  qualités  n'éclatent  pas 
dans  toutes  les  scènes  à' Agnès  de  Méranie,  on  en 
pourrait  dire  autant  de  L^ucrèce.  Reste  à  savoir  si 
ces  qualités  qui  ont  suffi  au  succès  d'une  tragédie 
romaine  pouvaient  suffire  au  succès  d'une 
fable  dramatique  prise  dans  l'histoire  de  la  France 
au  moyen  âge.  Or,  je  ne  le  pense  pas.  Le  sujet  de 
Lucrèce  était  gravé  dans  toutes  les  mémoires.  Avant 
le  lever  du  rideau,  chacun  savait  à  quoi  s'en  tenir 
sur  l'exposition,  le  nœud  et  le  dénoùment  de  la 
fable  tragique.  La  foule  attentive,  n'ayant  pas  à  se 


PONSARD.  345 

préoccuper  de  la  marche  de  Taction^,  puisqu'elle  la 
prévoyait,  se  laissait  aller  au  plaisir  d'entendre  des 
vers  généralement  bien  faits.  Tout  entière  à  la  joie 
de  voir  un  drame  domestique  simplement  exposé, 
simplement  noué,  dénoué  simplement,  elle  ne  s'ar- 
rêtait pas  à  compter  les  imitations  ;  elle  n'aperce- 
vait pas  ou  pardonnait  sans  peine  les  incorrections 
qui  déparent  plusieurs  scènes  de  Lucrèce.  Elle  n'a- 
vait pas  d'ailleurs  l'oreille  assez  exercée  pour  re- 
lever toutes  ces  fautes.  Elle  n'était  pas  assez  fami- 
liarisée avec  l'analyse  du  langage  pour  signaler  les 
barbarismes  d'acception  qui  font  tache  dans  plus 
d'un  alexandrin.  Quand  il  arrivait  au  poëte  de  dé- 
tourner un  mot  de  son  sens  naturel,  de  sa  significa- 
tion légitime,  elle  n'en  souffrait  pas  et  ne  pouvait 
songer  à  le  gourmander.  En  choisissant  dans  l'his- 
toire de  la  France  au  moyen  âge  le  sujet  de  sa  nou- 
velle tragédie,  M.  Ponsard  se  plaçait  dans  une  con- 
dition beaucoup  plus  difficile.  Quoiqu'il  s'adressât 
au  même  public,  quoiqu'il  dût  compter  sur  la 
même  indulgence  dans  toutes  les  questions  qui  tou- 
chent à  la  pureté  du  langage,  il  avait  cependant  à 
satisfaire  d'autres  exigences.  Le  sujet  à' Agnès  de 
Méranie  était  nouveau  pour  la  plus  grande  partie 
des  spectateurs,  et,  par  cela  même  qu'il  était  nou- 
veau, l'attention  publique  voulait  être  excitée  par 
l'originalité  des  caractères,  par  la  rapidité  de  l'ac- 
tion, par  la  variété  des  incidents,  par  la  vivacité  du 
dialogue.  Je  .sais  bien  que  toutes  ces  qualités,  envi- 


34  G  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

sagées  d'une  façon  générale,  ne  sont  pas  moins  né- 
cessaires dans  une  tragédie  romaine  que  dans  une 
tragédie  empruntée  à  Thistoire  du  moyen  âge;  mais 
l'expérience  a  montré  que  la  foule,  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  d'un  sujet  consacré  par  une  longue  tra- 
dition, s'attache  plus  à  la  forme  qu'au  fond,  et  fait 
bon  marché  du  mouvement  et  de  la  vie,  pourvu 
que  les  vers  soient  harmonieux,  pourvu  que  la 
période  ait  du  nombre,  que  les  images  soient  habi- 
lement assorties.  Quelques  grandes  pensées  expri- 
mées en  beau  langage,  quelques  sentiments  géné- 
reux présentés  avec  clarté  suffisent  à  défrayer,  dans 
ces  conditions,  le  triomphe  d'une  soirée.  Si  plus 
tard  la  réflexion  vient  démontrer  que  les  personna- 
ges de  cette  tragédie  sont  jetés  dans  un  moule 
connu  depuis  longtemps,  que  Faction  est  languis- 
sante, la  foule  persiste  pourtant  dans  son  premier 
enthousiasme,  et  ne  consent  pas  à  renier  son  ad- 
miration. Or,  c'est  là  précisément  ce  qui  est  arrivé 
à  la  tragédie  de  Lucrèce. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  confonde  les  devoirs  du 
poète  et  les  devoirs  de  l'historien.  Chacun  d'eux  a 
sa  mission  spéciale,  son  but  particulier  ;  les  lois 
qui  régissent  l'histoire  e.t  la  poésie  sont  .profondé 
ment  distinctes  et  séparées  par  un  intervalle  im- 
mense. L'histoire  n'est  pour  le  poëte  qu'un  point 
de  départ.  La  connaissance  la  plus  complète  delà 
réalité  ne  saurait  suffire  à  la  construction  d'un 
])0ëme.  Il  n'y  a  pas  de  poëme  lyrique,  épique  ou 


PONSAUl).  34  7 

dramatique^  sans  liiUervention  toute-puissante 
d'u  ne  faculté  qui  n'a  pas  de  rôle  à  jouer  dans  l'histoire 
et  qui  s'appelle  imagination.  Si  donc  je  crois  devoir 
rappeler  les  principaux  épisodes  dont  se  compose 
la  vie  d'Agnès  de  Méranie,  ce  n'est  pas  pour  su- 
perposer la  tragédie  à  l'histoire.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  soit  possible  d'identifier  l'histoire  et  la  poésie 
sans  blesser  les  notions  les  plus  simples  du  bon  sens. 
Toutefois,  s'il  appartient  au  poëte  d'interpréter  li- 
brement la  réalité  fournie  par  l'histoire,  afin  de 
l'agrandir,  de  l'animer,  de  la  vivifier,  de  lui  rendre 
le  mouvement  et  la  variété  qu'elle.perd  trop  souvent 
entre  les  mains  de  l'historien,  à  moins  que  l'histo- 
rien, par  un  privilège  bien  rare,  ne  réunisse  l'art 
à  la  science  comme  Augustin  Thierry,  si  le  poëte, 
en  un  mot,  est  maître  absolu  de  la  réalité,  il  ne  peut 
gouvernersondomainequ'àla  condhionde  le  con- 
naître, il  ne  peut  l'agrandir  qu'à  la  condition  d'en 
avoir  mesuré  l'étendue,  de  savoir  où  commence, 
où  finit  son  domaine.  S'il  lui  arrive  de  laisser  dans 
l'ombre  plusieurs  parties  importantes  de  la  réalité, 
de  négliger  des  éléments  qui  semblaient  appelés  à 
la  résurrection,  nous  avons  le  droit  de  le  gourman- 
der^  et  même  il  nous  est  permis  de  croire  qu  il  n'a 
pas  étudié  suffisamment  la  donnée  qu'il  voulait 
traiter.  C'est  pourquoi,  avant  d'analyser  la  tragé- 
die de  M.  Ponsard,  nous  feuilletterons  rapidement 
le  règne  de  Philippe- Auguste. 

Agnès  de  -3Iéranie  était  la  troisième  femme  de 


34  8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

Philippe-Auguste.  Le  roi^  après  la  mort  d'Isabelle 
de  Hainaut^  sa  première  femme^  avait  épousé  In- 
geburge,  princesse  danoise,  afin  de  se  ménager  des 
droits  sur  l'Angleterre  et  d'inquiéter  ainsi  Richard 
Cœur-de-Lion.  Une  aversion  invinciole.  sur  la- 
quelle les  historiens  ne  s'exphquent  pas  claire- 
ment, l'avait  poussé  à  répudier  Ingeburge  dès  le 
premier  jour  de  son  mariage.  La  princesse  danoise 
s'adressa  vainement  au  pape  Célestin  III  pour  ob- 
tenir justice.  Trois  ans  après  son  second  mariage, 
le  roi  prit  une  nouvelle  épouse  et  choisit  x\gnès  de 
Méranie.  A  la  nouvelle  de  ce  troisième  mariage,  In- 
geburge renouvela  ses  doléances  au  pape  et  le  sup- 
plia de  la  réintégrer  dans  ses  droits.  Célestin,  plus 
qu'octogénaire,  n'avait  pas  assez  d'énergie  pour 
contraindre  à  l'obéissance  un  roi  aussi  puissant  que 
Philippe- Auguste;  il  lui  écrivit  à  plusieurs  repri- 
ses, mais  toujours  sans  succès.  L'avènement  d'In- 
nocent III  changea  subitement  la  face  de  la  ques- 
tion. Innocent  III  était  plein  de  zèle  et  de  vigueur; 
éloquent,  hardi,  jaloux  des  droits  du  saint-siége, 
animé  d'une  foi  ardente,  se  croyant  appelé  à  diri- 
ger, au  nom  de  l'Évangile,  tous  les  mouvements  de 
la  politique  européenne,  il  prit  en  main  la  cause 
d'Ingeburge  et  enjoignit  à  Philippe-Auguste  de  re- 
prendre sa  seconde  femme.  Plus  tard,  il  écrivit  à 
l'évêque  de  Paris  et  lui  ordonna  d'admonester  sé- 
vèrement son  souverain  temporel  sur  le  scandale 
de  sa  conduite;  cette  double  remontrance  étant  de- 


FONSAKD.  349 

meuréc  sans  etîet,  il  envoya  en  France  le  cardinal 
Pierre,  comme  légat  a  laiere,  avec  ordre  de  signi- 
fier au  roi  qu'il  eût  à  quitter  Agnès  de  Méranie 
dans  le  délai  fixé  par  le  saint- siège,  s'il  ne  voulait 
s'exposer  à  voir  son  royaume  mis  en  interdit.  Phi- 
lippe reçut  le  cardinal  Pierre  avec  déférence,  mais 
refusa  nettement  de  rcinvoyer  Agnès.  Il  écrivit  à 
Innocent  m  plusieurs  lettres,  qui  nous  ont  été  con- 
servées, pour  expliquer  le  renvoi  d'Ingeburge.  Ou- 
tre la  parenté  alléguée  pour  justifier  la  répudiation^ 
le  roi  se  plaint  de  ne  pouvoir  accomplir  avec  elle 
le  devoir  conjugal.  Innocent  n'accepta  pas  les  ex- 
cuses de  Philippe  ;  après  d'inutiles  pourparlers,  il 
résolut  d'envoyer  en  France  un  nouveau  légat,  le 
cardinal  Octavien,  et  lui  donna  les  instructions  les 
plus  sévères.  Philippe  ayant  refusé  péremptoire- 
ment de  se  soumettre  aux  ordres  du  saint-siége,  le 
royaume  fut  mis  en  interdit.  Au  jour  fixé  par  le  lé- 
gat, les  églises  furent' fermées,  les  reliques  soustrai- 
tes à  l'adoration  des  fidèles,  les  saintes  images  voi- 
lées; hors  le  baptême  et  l'extrême-onction,  tous 
les  sacrements  furent  refusés  par  le  clergé.  Les  ci- 
metières mêmes  ne  s'ouvrirent  plus,  et  les  morts 
ne  purent  obtenir  les  prières  chrétiennes.  Philippe, 
au  lieu  de  céder  devant  cette  démonstration  éner  - 
gique  du  saint-siége,  exerça  de  vives  représailles 
contre  le  clergé  qui  s'était  soumis  aux  ordres  d'In- 
nocent III. 

Le  pape  refusa  d'examiner  la  validité  du  divorce 

30 


3  50  HOKTRAHS   LITTERAIRES. 

tant  que  le  roi  n'aurait  pas  rendu  au  clergé  les 
biens  dont  il  lavait  dépouillé,  et  renvoyé  Agnès 
hors  du  royaume.  Agnès,  menacée  dans  son  amour, 
car  elle  aimait  le  roi  avec  passion,  écrivit  à  Inno- 
cent III  une  lettre  suppliante  :  elle  était  mariée  de- 
puis cinq  ans  et  avait  deux  enfants  de  Philippe.  Le 
pape  ne  voulut  rien  entendre.  Le  peuple,  privé 
des  sacrements,  se  révolta  dans  plusieurs  provin- 
ces; il  y  eut  des  émeutes  sanglantes.  Enfin  le  roi, 
abandonné  par  le  clergé,  par  la  noblesse,  sévit  forcé 
de  subir  les  conditions  du  saint-siége.  Les  prélats, 
réunis  en  concile  à  Soissons,  annulèrent,  en  pré- 
sence d'Ingeburge,  le  divorce  prononcé  par  l'ar- 
chevêque de  Reims,  et  le  roi  consentit  à  renvoyer 
Agnès.  Un  jour,  tandis  que  les  évêques  délibéraient, 
Philippe  arriva  sans  être  attendu^  prit  en  croupe 
Ingeburge  et  disparut  avec  elle.  A  cette  nouvelle, 
l'interdit  fut  levé,  le  concile  se  dispersa,  et  le  roi 
fut  ainsi  débarrassé  des  remontrances  du  clergé. 
Agnès  mourut  de  douleur  dans  un  château  de  Nor- 
mandie, deux  mois  après  son  abandon.  Quant  à  In- 
geburge, malgré  la  manière  toute  chevaleresque 
dont  le  roi  l'avait  enlevée,  elle  fut  bientôt  délaissée 
une  seconde  fois.  Le  pape  eut  beau  écrire  à  Phi- 
lippe lettres  sur  lettres'  et  lui  recomma'nder  de  se 
préparer  à  l'accomplissement  des  devoirs  conju- 
gaux par  la  prière,  par  les  neuvaines,  par  les  céré- 
monies de  l'Eglise,  le  roi  se  déclara  ensorcelé  et  re- 
fusa longtemps  d'obéir  aux  ordres  du  saint-siége» 


PONSARD.  351 

Ce  ne  fut  que  dix  ans  après  la  mort  d'Agnès  qu'In- 
geburge  fut  détinitivement  rétablie  dans  ses  droits 
de  reine. 

Tel  est^  dans  sa  réalité  nue^  l'épisode  choisi  par 
M.  Ponsard.  J'ai  négligé  à  dessein  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  la  politique  extérieure  de  Philippe^  et 
en  particulier  à  ses  relations  avec  T  Angle  terre. 
Henri  II  et  Richard  Cœur-de-Lion  étaient  morts. 
Jean  sans  Terre  était  pour  le  roi  de  France  un  rival 
beaucoup  moins  redoutable,  car  il  n'avait  ni  la  ruse 
de  Henri,  ni  le  courage  de  Richard.  J'ai  omis  vo- 
lontairement toute  cette  partie  du  règne  de  Phi- 
lippe, parce  qu'elle  ne  se  rattache  pas  d'une  façon 
directe  au  sujet.  Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il 
me  semble  qu'il  y  a  dans  les  éléments  que  j'ai  pas- 
sés en  revue  tout  ce  qui  peut  servir  à  la  composi- 
tion d'un  drame  intéressant  et  varié.  La  cour,  le 
clergé,  le  peuple,  sont  aux  prises.  Autour  de  Phi- 
lippe, d'Agnès  et  d'higeburge,  viennent  se  grouper 
naturellement  le  légat,  les  évêques,  les  barons,  les 
communes  naissantes.  Il  y  a  dans  cette  lutte  de  l'au- 
torité royale  contre  le  clergé,  la  noblesse  et  la  vo  - 
lonté  populaire,  dans  le  combat  de  la  politique  et 
de  la  passion,  tout  ce  qu'il  faut  pour  intéresser, 
pour  émouvoir  le  spectateur.  Voyons  comment 
M.  Ponsard  a  interprété  l'histoire. 

L'auteur  d'Agnès  de  Méranie  n'a  pas  accepté  la 
donnée  historique  dans  toute  sa  franchise.  Parmi 
les  éléments  que  nous  avons  indiqués,  il  a  fait  un 


3  52  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

triage  tellement  sévère^  tellement  dédaigneux,  que, 
d'élimination  en  élimination,  il  est  arrivé  tout  sim- 
plement à  garder  le  roi  en  supprimant  le  royaume. 
Et  qu'on  ne  prenne  pas  cette  déclaration  pour  un 
jeu  de  mots,  pour  une  fantaisie  de  langage  ;  qu'on 
ne  croie  pas  que  nous  opposons  le  roi  au  royaume 
avec  le  seul  désir  de  faire  à  M.  Ponsard  une  chicane 
puérile  et  sans  fondement  :  l'analyse  de  sa  tragédie, 
acte  par  acte  et  scène  par  scène,  démontre  sur- 
abondamment ce  que  j'avance.  Où  est  le  clergé  de 
France  dans  Agnès  de  Méranie?  A  quelle  heure, 
en  quelle  occasion  paraît-il  sur  le  théâtre?  Il  n'est 
pas  question  de  lui  un  seul  instant.  A  ne  consulter 
que  la  tragédie  de  M.  Ponsard,  on  dirait  que  le 
clergé  de  France  est  resté  neutre  entre  Ingeburge 
et  Agnès  de  Méranie,  entre  Innocent  III  et  Philippe- 
Auguste.  Pourtant  nous  savons  qu'il  n'en  est  rien 
et  que  le  clergé  de  France  a  joué  dans  cette  affaire 
un  rôle  important,  un  rôle  actif  et  dont  le  poëte 
devait  tenir  compte.  A  quelle  heure,  en  quelle  oc- 
casion paraît  la  noblesse  de  France  ?  Elle  est  repré- 
sentée par  un  personnage  unique,  par  Guillaume 
des  Barres;  mais  Guillaume  des  Barres  n'est  à  pro- 
prement parler  que  le  confident  de  Philippe- Au- 
guste :  il  n'agit  pas,  il  n'^a  pas  de  rôle  vraiment  per- 
sonnel, il  n'exprime  pas  les  sentiments  de  la  noblesse 
française.  A  quelle  heure,  en  quelle  occasion  est-i! 
question  des  communes  de  France?  Il  n'est  pas  dit 
un  mot  dans  Afjnès  de  Méranie  de  cette  puissance 


PONSARD.  353 

formidable  qui,  profitant  habilement  des  querelles 
de  Taristocratie  et  de  la  royauté,  grandissait  dans 
l'ombre  et  préparait  lentement  ses  futurs  triom- 
phes. Ainsi  d'un  trait  de  plume  M.  Ponsard  a  biffé 
le  clergé,  la  noblesse  et  les  communes.  Qu'a-t-il 
fait  d'higebnrge,  de  la  reine  répudiée  ?  Il  est  parlé 
d'elle  pendant  toute  la  pièce;  mais  elle  ne  paraît 
pas  une  seule  fois.  Je  sais  qu'un  tel  personnage  était 
difficile  à  mettre  en  scène;  je  sais  qu'il  était  diffi- 
cile d'intéresser  le  spectateur  aux  douleurs  d'une 
reine  répudiée  qui  semble  condamnée  à  subir  la 
marche  des  événements  sans  pouvoir  la  ralentir  ou 
la  hâter.  Pourtant  nous  savons  par  des  témoignages 
irrécusables  qu'Ingeburge  n'est  pas  demeurée  in- 
active dans  la  lutte  engagée  entre  la  couronne  de 
France  et  le  saint  siège.  Je  crois  donc  que  le  poète 
ne  pouvait  légitimement  se  dispenser  de  mettre  en 
scène  Ingeburge.  Quant  aux  relations  qu'il  devait 
établir  entre  Philippe-Auguste,  Agnès  et  Ingeburge, 
c'est  une  question  que  l'histoire  n'a  pas  résolue.  A 
cet  égard,  le  poète  avait  pleine  liberté  et  ne  rele- 
vait que  de  sa  fantaisie.  Il  y  avait  là,  j'en  conviens, 
une  difficulté  grave  ;  toutefois  il  fallait  la  vaincre 
et  non  pas  l'éluder. 

M.  Ponsard  a  voulu  composer  sa  tragédie  avec 
quatre  personnages  :  Philippe-Auguste,  Agnès  de 
Méranie,  Guillaume  des  Barres  et  le  légat  du  pape  ; 
car  je  ne  puis  accepter  comme  personnages  un  cer- 
tain comte  Robert,  ami  do  Guillaume,  et  Margue- 

30. 


364  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

rite,  confidente  d'Agnès.  Réduite  à  ces  éléments, 
la  tragédie  était  fatalement  condamnée  à  vivre 
d'une  vie  factice,  à  multiplier  les  tirades,  k  épuiser 
toutes  les  ressources,  toutes  les  ruses  de  la  rhéto- 
rique, à  prodiguer  les  dissertations  sur  tous  les  or- 
dres d'idées  et  de  sentiments.  Elle  s'interdisait  de 
gaieté  de  cœur  le  mouvement,  la  variété,  l'anima- 
tion ;  elle  renonçait  volontairement  à  toute  la  partie 
épique  du  sujet.  Le  poëte,  en  éliminant  successive- 
ment le  clergé,  la  noblesse  et  les  communes,  faisait 
d'un  drame  national  un  drame  de  cour.  Et  en  effet, 
toute  la  tragédie  d'Agnès  de  Méranie  se  noue  et  se 
dénoue  comme  si  la  France  n'était  qu'un  domaine 
royal  incapable  de  résister  aux  volontés  de  Philippe- 
Auguste.  Il  y  a,  je  le  sais,  quelques  vers  consacrés 
à  la  peinture  des  émotions  populaires;  mais  ces 
vers  sont  si  peu  nombreux  qu'ils  passent  inaperçus. 
Quant  au  légat,  qui  doit  représenter  la  puissance 
pontificale  et  qui  parle  au  nom  d'Innocent  III,  c'est- 
à-dire  au  nom  d'une  volonté  énergique  et  persévé- 
rante, il  accomplit  assez  maladroitement  sa  mission, 
car  il  débute  par  la  menace. 

Nous  assistons  d'abord  aux  amours  de  Phihppe- 
Auguste  et  d'Agnès.  Le  roi  est  tout  entier  à  sa 
passion  et  semble  avoir  oublié  les  avertissements 
de  Célestin  III,  dont  il  ne  dit  pas  un  mot.  Agnès, 
dans  la  générosité  de  son  cœur,  se  souvient  d'In- 
geburge,  et  prie  le  roi  d'être  bon  pour  elle,  de  la 
traiter  avec  douceur.  Arrive  le  légat,  que  rien  ne 


PONSARD.  as 5 

semblait  annoncer,  dont  la  parole  austère  et  me- 
naçante réduit  au  silence  la  passion  presque  pasto- 
rale de  Philippe  pour  Agnès.  Cette  première  en- 
trevue du  légat  et  du  roi  devait  produire  un  effet 
imposant.  Malheureusement  le  légat  reparaît  si 
souvent  dans  la  suite  de  la  pièce^  que  l'attention, 
engourdie  par  la  monotonie  des  menaces  qu'il 
prononce,  finit  par  l'abandonner  entièrement,  et 
qu'il  passe  à  l'état  de  comparse,  quoiqu'il  ait^  dans 
la  pensée  du  poëte,  un  des  rôles  les  plus  impor- 
tants de  la  tragédie.  Au  second  acte,  l'interdit  est 
prononcé.  Le  légat,  irrité  de  la  résistance  du  roi, 
a  fidèlement  exécuté  les  ordres  d'Innocent  III. 
Les  églises  se  ferment,  les  saintes  images  sont 
voilées,  le  deuil  est  partout,  mais  le  spectateur  ne 
voit  rien.  L'auditoire  écoute  sans  émotion,  sans 
effroi^  le  récit  de  toutes  les  scènes  auxquelles  il 
devrait  assister.  La  partie  vraiment  intéressante  de 
la  tragédie,  la  partie  vivante,  animée,  pathétique, 
n'est  pas  représentée  sur  le  théâtre.  Guillaume  des 
Barres,  tour  à  tour  confident  de  Pliilippe  et  d'A- 
gnès, conseille  à  la  nouvelle  reine  de  s'enfuir  pour 
conjurer  les  fléaux  qui  menacent  la  France.  Du 
clergé,  de  la  noblesse,  des  communes,  pas  un  mot. 
Agnès  se  rend  aux  conseils  de  Guillaume,  et  s'en- 
fuit avec  le  désir  et  l'espérance  d'être  arrêtée  dans 
sa  fuite.  Son  espérance  est  exaucée  ;  elle  ne  peut 
quitter  le  royaume,  elle  est  ramenée  entre  les  bras 
du  roi.  Philippe  accuse  Agnès  de  ne  plus  raimer_, 


3  56  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

Agnès  se  justifie,  et  les  deux  amants  se  récon- 
cilient, comme  il  était  facile  de  le  prévoir.  Nous 
sommes  arrivés  à  la  fin  du  quatrième  acte,  et  rien 
encore  n^'a  permis  au  spectateur  de  deviner  la  vé- 
ritable signification,  le  caractère  réel  de  Faction 
dont  il  entend  parler,  mais  qui  ne  s'accomplit  pas 
sous  ses  yeux.  Enfin  la  reine,  effrayée  de  l'interdit 
jeté  sur  le  royaume  et  des  malédictions  populaires 
qui  la  poursuivent  chaque  jour,  se  décide  à  sauver 
le  roi  et  son  peuple  au  prix  de  sa  vie.  Après  avoir 
prononcé  contre  Rome  des  imprécations  qui  rap- 
pellent trop  les  imprécations  de  Camille,  après 
avoir  vainement  essayé  de  fléchir  la  volonté  du 
légat,  elle  s'empoisonne,  et  délivre  ainsi  le  roi  et 
le  royaume  de  la  colère  d'Innocent  III. 

C'est  à  ces  éléments  que  se  réduit  la  tragédie  de 
M.  Ponsard.  Je  parlerai  tout  à  l'heure  des  idées 
qu'il  a  développées  sans  tenir  compte  du  siècle  où 
vivaient  ses  personnages,  du  talent  qu'il  a  montré 
dans  l'expression  de  sa  pensée  sans  se  croire 
obligé  à  l'unité  de  style.  Pour  le  moment,  je  dois 
me  borner  à  signaler  toute  l'indigence  de  la  fable 
tragique  inventée  par  le  poète.  M.  Ponsard  n'a  pas 
interprété  l'histoire,  il  l'a  méconnue.  Qu^est-ce  en 
effet,  qu'interpréter  l'histoire  ?  N'est-ce  pas  assi- 
gner aux  événements  accomplis  dans  un  siècle, 
dans  un  lieu  déterminé,  des  causes  ignorées  jus- 
que-là, mais  pourtant  revêtues  d'un  caractère  de 
vraisemblance?  N'est-ce  pas  compléter,  par  l'a- 


PONSARD.  3  57 

nalyse  et  la  peinture  des  passions,  le  récit  des 
historiens  ?  Or^  M.  Ponsard  a-t-il  rien  fait  de  pareil? 
Il  a  réduit  aux  proportions  d'une  tragédie  de  cour 
un  des  sujets  les  plus  intéressants  que  présente 
l'histoire  de  la  France  au  moyen  âge.  A  propre- 
ment parler,  il  n'y  a^  dans  Aynès  de  Méranie, 
qu'une  seule  situation  :  Agnès  partira-t-elle.  ou  ne 
partira-t-elle  pas?  Cette  situation  unique  ne  saurait 
suffire  à  défrayer  les  cinq  actes  d'une  tragédie;  aussi 
ne  sommes-nous  point  surpris  que  M.  Ponsard, 
malgré  l'incontestable  talent  qu'il  a  montré  dans 
cette  œuvre,  n'ait  pas  réussi  à  éviter  la  monotonie. 
L'obstination  de  Philippe,  l'amour  élégiaque  d'A- 
gnès, la  colère  du  légat,  ne  peuvent  intéresser 
l'auditoire  pendant  trois  heures.  Le  poète  a  beau 
faire,  les  artifices  les  plus  ingénieux  du  langage 
déguisent  mal  l'immobilité  à  laquelle  sont  con- 
damnés ces  trois  personnages  ;  l'action  àWrjnh 
(Je  Méranie  tourne  autour  d'elle-même  au  lieu 
d'avancer. 

Il  y  a  dans  cette  tragédie  un  sentiment  habile- 
ment exprimé,  pour  lequel  M.  Ponsard  a  su  trouver 
des  accents  vraiment  pénétrants  :  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  de  célébrer  le  bonheur  de  la  vie  de 
famille,  le  poète  paraît  à  l'aise,  et  sa  parole  s'épan- 
che en  flots  abondants.  Le  dirai-je?  l'expression 
de  ce  sentiment  forme  à  mon  avis,  la  meilleure,  la 
plus  solide  partie  de  cette  composition.  Je  ne  sais 
ce  qu'en  pense  aujourd'hui  le  public  ;  mais,  le 


358  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

premier  jour,  il  a  semblé  méconnaître  complète- 
ment la  valeur  des  passages  consacrés  à  la  pein- 
ture des  alfections  domestiques.  11  applaudissait 
de  préférence  les  tirades  politiques  placées  par 
Tauteur  dans  la  bouche  de  Philippe-Auguste  ;  or 
ces  tirades^  écrites  d'ailleurs  avec  talent,  n'appar- 
tiennent pas  au  même  temps  que  les  personnages. 
Ce  qui  devait  être  applaudi,  ce  qui  est  vrai,  ce  qui 
est  dit  avec  vivacité,  ce  qui  s'adresse  au  cœur,  a 
passé  presque  inaperçu.  Ce  qui  est  en  contra- 
diction manifeste  avec  le  siècle  oii  vivait  Philippe- 
Auguste  a  trouvé  dans  l'auditoire  une  faveur  exa- 
gérée. Madame  Dorval,  j'en  conviens,  à  souvent 
manqué  d'élégance  et  de  noblesse;  elle  semblait 
oublier  le  diadème  placé  sur  son  front  ;  mais  elle 
a  rendu  avec  bonheur  l'amour  conjugal,  l'amour 
maternel,  et  pourtant  l'auditoire  s'est  montré  pour 
elle  avare  d'applaudissements.  L'enthousiasme  s'est 
porté  avec  un  aveuglement  obstiné  sur  les  parties 
les  plus  fausses,  les  moins  acceptables  de  la  tra- 
gédie. Toutes  les  tirades  où  Philippe  parle  avec 
emphase  de  Funité  politique  et  législative  de  la 
France,  du  droit  romain  et  de  l'université,  de  la 
séparation  des  pouvoirs  spirituel  et  temporel,  ont 
été  accueillies  avec  une  joie,  un  ravissement  que 
le  bon  sens  ne  saurait  amnistier.  On  trouve  dans 
l'histoire  le  germe  des  idées  que  31.  Ponsard  a 
prêtées  à  Philippe-Auguste  :  il  est  certain  que  le 
rival  de  Richard  a  défendu  vicroureusenient  contre 


PONSARD.  359 

le  saint-siége  les  droits  de  la  royauté,,  il  est  cer- 
tain qu'il  a  combattu  le  système  féodal  avec 
énergie,  qu'il  s'est  montré  généreux  envers  les 
écoles  ;  mais  la  forme  sous  laquelle  M.  Ponsard  a 
présenté  ces  idées  semble  empruntée  à  VFssai  mr 
les  Mœurs.  Six  siècles  plus  tard,  ces  tirades  eus- 
sent été  à  leur  place  ;  prononcées  par  Philippe- 
Auguste,  elles  ne  peuvent  qu'amener  le  sourire  sur 
les  lèvres.  L'amant  d'Agnès,  tel  que  nous  le  mon- 
tre M.  Ponsard,  est  un  disciple  de  A'oltaire.  Le 
public,  en  applaudissant  avec  frénésie  tous  les 
morceaux  où  le  poëte  célèbre  l'unité  politique  de 
la  France,  semblait  ignorer  que  l'autorité  royale 
au  temps  de  Philippe- Auguste,  n'embrassait  guère 
plus  de  cinq  départements  de  la  France  d'aujour- 
d'hui. Quant  à  la  séparation  des  pouvoirs  spirituel 
et  temporel,  bien  que  Philippe,  dans  un  accès  de 
colère  contre  Innocent  III,  ait  parlé  de  se  faire 
mécréant,  il  y  a  loin,  on  en  conviendra,  de  cette 
boutade  passagère  aux  dissertations  ex  professa 
que  M.  Ponsard  a  placées  dans  la  bouche  du  roi. 
Les  encouragements  accordés  aux  écoles  par  le 
roi  de  France  n'ont  jamais  eu  non  plus  le  sens  que 
leur  prête  le  poëte.  Pour  être  juste  envers 
M.  Ponsard,  la  critique  doit  donc  déclarer  fran- 
chement qu'il  a  été  applaudi  pour  ses  fautes,  tan- 
dis que  les  parties  les  plus  vraies  de  sa  composition 
ont  été  accueillies  avec  indifférence. 
Le  côté  le  plus  recommandable  de  la  tragédie 


3C0  POllTRAlTS  LITTERAIRES. 

nouvelle  est  assurément  le  style.  Le  poëte  manie 
le  vers  avec  une  liberté,  une  souplesse  que  j'aurais 
mauvaise  grâce  à  nier,  et  pourtant  le  style  d'Agnès 
de  Méranie  manque  d'unité.  Il  y  a,  dans  la  manière 
de  M.  Ponsard  trois  éléments  qui  ne  peuvent  s'ac- 
corder entre  eux  :  la  périphrase,  le  ton  familier, 
puis  un  ton  intermédiaire  que  je  renonce  à  bap- 
tiser. Par  la  périphrase,  Fauteur  d'Agnès  se  ratta- 
cherait à  l'école  impériale  :  j'emploie  à  dessein  la 
forme  conditionnelle,  pour  ne  pas  donner  à  ma 
pensée  le  sens  d'une  accusation.  Par  le  ton  fami- 
lier, il  voudrait  se  rapprocher  de  Corneille,  et 
quelquefois,  je  le  reconnais  avec  plaisir,  il  a  ren- 
contré la  grandeur.  Quant  au  ton  intermédiaire,  je 
ne  sais  vraiment  de  quel  nom  l'appeler;  c'est 
quelque  chose  qui  n'est  ni  la  périphrase,  ni  le  ton 
familier,  mais  qu'il  serait  difficile  de  caractériser  : 
c'est  un  à  peu  près  perpétuel,  sans  valeur  litté- 
raire, sans  précision,  sans  clarté,  qui  fatigue  l'at- 
tention sans  jamais  émouvoir  le  cœur  ou  élever  la 
})ensée.  Par  la  réunion,  ou  plutôt  par  la  juxtaposi- 
tion de  ces  trois  éléments,  M.  Ponsard  s'est  fait  un 
style  qui  n'a  certainement  pas  une  véritable  ori- 
ginalité, mais  qui,  par  moments,  charme  l'oreille 
et  peut  faire  illusion  aux  esprits  inexpérimentés. 
Trop  souvent  le  ton  familier  descend  jusqu'au  ton 
trivial  et  fait  tache  dans  la  période;  l'oreille  est 
alors  blessée  comme  si  elle  entendait  une  note 
fausse.  C'est  ce  qui  arrive  nécessairement  toutes 


PONSARD.  361 

les  fois  que  le  style  manque  cFunité.  Or,  telle  est  la 
condition  dans  laquelle  se  trouve  M.  Ponsard.  Son 
style,  à  proprement  parler,  n'a  rien  de  personnel; 
il  ne  relève  pas  seulement  de  Corneille  par  la  fa- 
miliarité, de  récole  impériale  par  la  périphrase  ;  il 
rappelle  en  plus  d'un  passage  la  splendeur  enfan- 
tine de  l'école,  qui  pendant  longtemps  s'est  donné 
le  nom  de  nouvelle,  et  dont  la  vieillesse  date  déjà 
de  quelques  années.  Pour  fondre  ensemble  ces 
trois  manières,  il  faudrait  une  main  puissante,  un 
art  infini;  mais  à  quoi  bon  dépenser  Tart  et  la 
puissance  dans  une  tâche  aussi  ingrate?  Le  style, 
pour  avoir  une  véritable  valeur,  doit  relever  di- 
rectement de  la  pensée;  toutes  les  fois  qu'il  n'a  pas 
cette  origine  unique  et  souveraine,  il  manque  de 
force  et  de  vie,  il  interprète  incomplètement  les 
sentiments  et  les  idées  dont  se  compose  le  discours, 
il  ne  sait  porter  ni  l'évidence  dans  l'esprit,  ni  l'é- 
motion dans  le  cœur. 

Pourtant,  malgré  toutes  les  réserves  que  je 
viens  de  faire,  et  dont  le  sens,  je  l'espère  du  moins, 
ne  peut  demeurer  obscur  pour  personne,  je  suis 
loin  de  considérer  Agnès  de  Méranie  comme  une 
œuvre  sans  importance.  A  mes  yeux,  la  tragédie 
nouvelle  ne  vaut  pas  moins  que  Lucrèce.  Si  les  dé- 
fauts di' Agnès  ont  paru  plus  nombreux,  si  l'absence 
de  vie  et  de  mouvement  a  été  relevée  avec  une 
sorte  d'unanimité,  ce  n'est  pas  (\xi  Agnès  soit  con- 
çue plus  faiblement  que  Lucrèce.  Les  destinées  di- 

I.  3  1 


3G2  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

verses  de  ces  deux  tragédies  tiennent,  selon  moi, 
à  la  diversité  profonde  des  sujets.  Le  public,  indul- 
gent pour  Lucrèce,  s'est  montré  plein  d'exigence 
pour  Agnès  de  Mémnie.  En  écoutant  l'épisode  ra- 
conté par  Tite-Live,  et  versifié  par  M.  Ponsard 
avec  une  certaine  élégance,  il  n'a  songé  qu'à  l'har- 
monie des  vers  et  n'a  gourmande  l'auteur  ni  sur  la 
monotonie  de  la  composition,  ni  sur  l'incorrection 
du  langage.  En  écoutant  la  tragédie  nouvelle,  em- 
pruntée à  l'histoire  du  moyen  âge,  il  semble  avoir 
dépouillé  toute  son  indulgence  ;  bien  qu'il  se  soit 
fourvoyé  plus  d'une  fois  pendant  la  représentation, 
bien  qu'il  applaudi  ce  qu'il  aurait  dû  blâmer,  bien 
qu'il  ait  accueilli  avec  indifférence  ce  qu'il  aurait 
du  applaudir,  cependant,  en  exprimant  son  opi- 
nion générale.  Je  ne  dis  pas  qu'il  se  soit  absolu- 
ment trompé;  mais  je  pense  qu'il  a  péché,  il  y  a 
trois  ans,  par  excès  d'indulgence. 

Il  n'y  a,  dans  l'accueil  fait  à  la  tragédie  nouvelle, 
rien  qui  doive  décourager  M.  Ponsard;  son  talent 
poétique  n'est  pas  remis  en  question.  Si,  dans  ses 
deux  premiers  ouvrages,  l'auteur  n'a  pas  montré 
pour  les  combinaisons  dramatiques  une  aptitude 
souveraine,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  désespé- 
rer de  son  avenir  littéraire.  Je  pense,  au  contraire, 
que  la  représentation  à'Agnèa  sera  pour  le  poëte 
une  leçon  salutaire  et  féconde.  Averti  par  la  résis- 
tance qu'il  vient  de  rencontrer,  il  sait  maintenant 
qu'il  lui  reste  encore  bien  des  secrets  à  deviner. 


PONSARD.  3G3 

Qu'il  persévère  et  marche  avec  courage  dans  la 
carrière  où  il  est  entré  si  heureusement;  l'avenir 
ne  peut  manquer  de  récompenser  bientôt  ses 
efforts. 

1S46. 


FIN  DU   PREMIF.U  VOLUME. 


TABLE  DES  MATIERES. 


raj.es 

I.  André  Cbénier • 1 

1 1 .  L'abbé  Prévost 35 

III.  Benjamin  Constant 61 

IV.  Lamartine 81 

y.  Victor  Hugo 112 

VI.  Alfred  de  Vigny 181 

VIL  Prosper  3Iérimée 199 

VIIL  Jules  Sandeau 231 

IX.  Sainte-Beuve 2G7 

X.  Eugène  Scribe 291 

XI.  Casimir  Delavigne 307 

XIL  Ponsard 341 


FIN   DE    L.\   TABLE. 


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Planche,  Gustave 

Portraits  littéraires 


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