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PORTRAITS
LITTÉRAIRES.
Coibeil, typ. et stér. de fitÉTÉ.
m?'
PORTRAITS
LITTÉRAIRES
PAR GUSTAVE PLANCHE
TROISIÈME ÉDITION.
mû CHENIER. A SAIME-BEIVE
BENJAMIN CONSTANT. T PROSPER MÉRIMÉE.
LAMARTINE. — VICTOR HUGO. JULES SANDEAl. — PONSARD
ALFRED DE VIGNY. CASIMIR DELAVIGNE.
■- L'ABBÉ PREVOST, i! EUGÈNE SCRIBE.
1- Xi-
PARIS
V'
CHARPENTIER , LIBRAIRE-ÉDITEUR ,
17, RUE DE LILLE, FAUBOURG SAINT-GERMAIN.
.:<>--.
1S5S
VC)
ANDRÉ CHÉNlEli.
On a dit que le nom d'André Ciienier étaii pro-
mis à la gloire^ et ce mot a passé de boiiclio on
bouche comme l'expression concise d'une idée
vraie. La lecture attentive des œuvres d'André
Chénier, loin de confirmer l'opinion aujourd'hui
accréditée, assigne à l"aateur de V Aveugle et de
la Jeune Captive un rang glorieux et irrévocable^
Bien que ses poëmes que nous connaissons soient
peu nombreux, ils sont empreints d'une telle
beauté, d'une si harmonieuse élégance, que l'ad-
miration ne les abandonnera jamais. Toutefois il
convient d'ajouter que cette admiration ne se
transformera pas en popularité; car le talent
d'André Chénier, exclusivement consacré à la pu-
reté de la forme, n'excite aucune sympathie chez
les esprits qui n'ont pas fait de la poésie une étude
assidue. Les sentiments qu'il exprime sont gêné-
1
2 POUTRAITS LITTERAIRES.
raleiiient vrais ; mais comme ils ne se distinguent
ni par l'animation, ni par la nonveauté, comme
c'est à la forme surtout quils doivent leur valeur
et leur charme, il n'est guère probable que la foule
consente à reconnaître et à proclamer un pareil
mérite; pour le comprendre, pour l'apprécier
dignement, il lui faudrait se résigner à des études
préliminaires. André Chénier s'adresse donc prin-
cipalement aux hommes lettrés; mais l'opinion
unanime de ses admirateurs voit en lui un poëte
du premier ordre.
La naissance et l'éducation d'André Chénier
s'accordent merveilleusement avec les œuvres
qu'il nous a laissées; sa mère était grecque, d'une
beauté remarquable, et d'un esprit ingénieux; son
père était consul de France à Constantinople.
André, troisième fils de la famille, fut amené de
bonne heure en France, et resta jusqu'à 1 "âge de
neuf ans confié aux soins d'une tante qui habitait
le Languedoc. Après avoir nourri son enfance de
promenades, de rêveries et de liberté, il entra au
collège de Navarre, et s'y distingua bientôt par son
application. 4 seize ans, il lisait familièrement Ho-
mère et Sophocle : il avait retrouvé par l'étude
la patrie de sa mère. A vingt ans il eniua comme
sous-lieutenant dans le régiment d'Angoumois, en
garnison à Strasbourg; mais bientôt, las de l'oisi^
veté, il revint à Paris pour reprendre ses études et
continuer, sans maître et sans guide, la lecture
ANDRE CHENIER. 3
des modèles sur lesquels il voulait se former. Levé
avant le jour, il n'avait d'autre ambition que de
parcourir le cercle entier de la science humaine^
et semblait croire qu'il ne fût pas permis d'aborder
la poésie sans ce noviciat encyclopédique. Il n'avait
pas mesuré ses forces : l'étude compromit sa
santé; et les frères Trudaine, liés avec lui d'une
étroite amitié, l'emmenèrent en Suisse pour le
soustraire aux dangers d'un travail excessif. Il
avait consigné les différents épisodes de ce voyage
dans quelques notes confuses; mais sa famille, par
une discrétion jalouse, a refusé de les publier.
Pour notre part, nous regrettons de ne pas les
connaître, car lors même qu'elles n'offriraient au-
cune ordonnance, qu'elles ne contiendraient au-
cune description précise des lieux parcourus par
André Chénier, ce ne serait pas une raison pour
les dédaigner. Il serait curieux d'étudier dans les
notes confidentielles du voyageur les germes qui,
plus tard, se sont épanouis en idylles, en élégies.
Les œuvres que nous possédons forment tout au
plus le tiers des manuscrits que l'auteur avait
achevés; et peut-être le voyage en Suisse d'André
Chénier a-t-il servi à préparer des œuvres ignorées.
Il manquerait alors à ces notes un complément
important, le poème dont elles auraient fourni les
éléments. Toutefois nous pensons que cette lecture
ne serait pas sans profit, car il serait possible d'y
découvrir la manière dont André Chénier envisa-
4 rORTRAlTS LITTERAIRES.
gcait la nature. 11 a chanté la Grèce qu'il ne con-
naissait que par les livres ; nous voudrions savoir
conuiient il comprenait le paysage de la Suisse^
comment il associait la n-alité placée sous ses yeux
à la réalité qui lui était révélée par les livres. C'est
pourquoi ces notcs^ confuses ou précises^ présen-
teraient au lecteur un intérêt certain.
Revenu en France, André Cliénier interrompit
bientôt, pour la seconde fois, les études qu'il ve-
nait à peine de reprendre. 11 partit pour l'Angle-
terre avec le comte de La Luzerne, nommé am-
bassadeur. A Londres, il connut l'isolement dans
toute son amertume^ et il nous a laissé un éloquent
témoignage de sa tristesse. Il a tracé, en quelques
pages d'un style négligé, mais poignant, le tableau
de ses soufirances. Enfin, en 1790, à l'âge de vingt-
huit ans, il revint se tLxer à Paris; et sans doute il
se fut voué sans relâche au culte de la poésie, s'il
n'eût pensé qu'il devait à son pays autre chose que
la gloire. Il abandonna sans hésitation, mais non
sans regret, la langue harmonieuse qu'il avait si
laborieusement étudiée_, pour s'engager dans la
discussion des intérêts publics. Associé à MM. de
Pange, à Roucher, il combattit tour à tourtes éga-
rements de la démocratie et de la cour,. Il serait
aujourd'hui difficile de reconnaître et de rassem-
bler tout ce qu'il a écrit sur la lutte et les espé-
rances des partis. Mais VAvis aux Français offre
un ensemble assez développé pour nous permettre
ANDRE CHEMER. 5
(le caractériser les vues politiques d'André Clié-
nier. En lisant cette brochure,, où respire à chaque
ligne un amour sincère du bien public^ il est im-
possible de ne pas voir que l'auteur se fie trop à
l'excellence de ses sentiments, et qu'il ne s'est pas
préparé par des études suffisantes à la solution
des problèmes qu'il discute : il veut le bien^ il es-
père, il appelle de ses vœux la conciliation des
partis; mais il exprime confusément ses vœux et
ses espérances ;i il marche au hasîird, sans aucun
plan arrêté. A chaque instant il revient sur ses
pas, et il semble oublier la déduction de ses idées
pour s'abandonner à des plaintes vertueuses, mais
inutiles. Je ne parle pas du style de cette brochure,
qui est loin d'égaler en correction les vers de l'au-
teur ; mais, à ne considérer que la pensée prise en
elle-même, il est impossible de ne pas reconnaître
que l'intention qui a dicté VAvis aux Français
est plus louable que l'avis lui-même, car cet avis
se réduit à prêcher la paix; et si c'est là l'œuvre
d'un philanthrope, assurément ce n'est pas celle
d'un publiciste. La lettre adressée par Louis XVI
à la Convention trois jours avant sa mort, et ré-
digée par André Ghénier, politiquement jugée,
vaut mieux que VAvis aux Français, car elle est à
la fois précise dans son but et dans son expres-
sion, empreinte de résignation et do dignité. Le
roi condamné demande à ses juges l'appel au
peuple, et il accepte la mort comme un juste clià-
G PORTRAITS LITTERAIRES.
timentdeses fautes^ dans le cas où les nouveaux
juges auxquels il se confie^ réunis en assemblées
primaires, ne casseraient pas la condamnation
prononcée contre lui. Cette lettre demeura inutile,
et il était facile de le prévoir; mais du moins elle
n'était ni humiliante pour le condamné ni inju-
rieuse pour les juges; elle exprimait noblement les
seules pensées que Louis XVI put faire entendre.
Le 7 thermidor 1794, x\ndré Chénier expiait
sur l'échafimd la lettre qu'il avait rédigée pour
Louis XVL
Il est facile de surprendre les transformations
laborieuses que le poëte a volontairement impo-
sées à son talent. Dans les quelques années qu'il a
pu donner au développement et à l'expression de
ses pensées, il n'a rien négligé pour atteindre la
perfection. La valeur très-inégale des œuvres qu'il
nous a laissées doit être pour les hommes studieux
un sujet d'encouragement et d'émulation; car il y
a entre la pièce adressée au peintre David sur le
Serment du jeu de paume et les élégies à Camille
un intervalle immense, tel qu'il a fallu, pour le
franchir, un travail opiniâtre. Envisagée sous ce
point de vue, la lecture d'André Chénier est à la
fois un exemple et un conseil ; et lors même que
l'auteur de la Jeune captive ne serait pas le pré-
curseur de la nouvelle école poétique dans toutes
les questions qui se rattachent à la forme propre-
ment dite, au déplacement de la césure, à l'en-
ANDRE CHENIER. 7
jambement^ à la richesse de la rime; lors même
que ses œuvres publiées_, pour la première fois en
1819, c'est-à-dire vingt-six ans après la mort de
Fauteur, ne seraient pas la préface naturelle du
mouvement littéraire accompli sous la restaura-
tion, il serait encore utile de les relire souvent,
pour apprendre comment la volonté peut assouplir
la parole et faire d'un esprit inexpérimenté un
poëte consommé. Assurément le serment du jeu
de paume offrait à André Chénier un thème riche
en développements de toute sorte. Depuis Témotion
patriotique , depuis l'orgueil du triomphe jusqu'à
l'espérance d'un avenir pacifique et glorieux, l'au-
teur avait à parcourir une route vivante et variée.
Mais la première condition d'une pareille entre-
prise était d'accepter franchement le sujet et de
ne pas chercher à l'esquiver. Cet épisode, si po-
puiau'e et si justement admiré de la révolution
française, ne pouvait se prêter aux allusions my-
tliologiques; toutes les ruses de la diction devaient
échouer contre la nature même de cet épisode, si
le poëte tentait de l'encadrer dans les souvenirs de
l'antiquité grecque. Cependant André Chénier,
plein de la lecture des poètes antiques, n'a pas
craint de tenter ce qui, sans doute, quelques an-
nées plus tard, lui eût semblé contraire aux lois
du goût et de la raison. Au lieu de célébrer le cou-
rage civil, et d'associer au simple récit d'une ré-
sistance héroïque les sentiments éveillés dans son
8 PORTRAITS LIITERAIHES.
Unie par le souvenir du serment qu'il voulait chan-
ter^ il semble s'être efforcé d'eftaceria couleur de
son sujet. II parle de Délos et de Latone, d'Apol-
lon et de Diane^ comme si l'histoire n'était pas
cent fois })lus éloquente et plus riche en émotions
que toutes ces comparaisons lointaines et labo-
rieuses. Si le rapprochement était indiqué avec
brièveté, je ne le blâmerais pas, et même j'insis-
terais sur l'ingénieuse opposition des deux termes
que le poëte a choisis; encadré dans une multitude
de rapprochements du même ordre, je ne puis
Taccepter, et je déclare en toute franchise, malgré
la vive admiration que je professe pour André
Chénier, qu'il me paraît avoir complètement mé-
connu le genre d'images qui convenait au serment
rlu jeu de paume.
Le rhythme de cette pièce échappe à toute dé-
finition : c'est un mélange singulier de mesures
diverses, et ce mélange est conçu de telle sorte
que l'œil et l'oreille sont à chaque instant déroutés,
A proprement parler, il n'y a ni strophes, ni stan-
ces ; seulement la pièce est divisée en morceaux
de dix-neuf vers, et, sans les chiffres qui marquent
cette division, le lecteur ne saurait où faire une
pause. Mieux vaudrait assurément l'ampleur mo-
notone de l'alexandrin que ce perpétuel change-
ment de mesure qui ne réussit pas à se régulari-
ser en se répétant vingt-deux fois ; car l'alexandrin,
malgré son uniformité apparente, peut, entre h s
ANDRE CHEMER. 9
mains d'un porte habile, s'assouplir et se varier.
Mais dès que l'auteur tentait autre chose que le
récit du serment^ le sujet sendjlait naturellement
appeler la strophe pindarique; car jamais aucune
des victoires célébrées par le lyrique ïhébain, ne
s'offrit sous un aspect plus digne et plus majes-
tueux. La strophe était la forme naturelle et né-
cessaire qu'André Chénier devait adopter. S'il se
fût arrêté à ce dernier parti, je suis sur qu'il eut
rencontré la clarté , et que toute la pièce eut
été inondée d'une lumière j)ure et abondante.
Telle qu'elle est, l'obscurité n'est pas son seul dé-
faut, mais c'est assurément le plus évident de tous.
A travers les nombreuses ambages du rhythme
indéfinissable que l'auteur a choisi, l'esprit trébu-
che à chaque pas et ne sait où finit, où commence
la pensée de l'auteur. Arrivé au deux centième
vers, le lecteur n'est pas plus avancé qu'au pre-
mier; car jusqu'à la fin de la pièce, c'est pour lui
une nécessité de renoncer à comprendre complète-
ment ce que le poëte a voulu exprimer.
Un autre défaut de cette pièce sur lequel je crois
utile d'insister, d'autant plus qu'il se rencontre
bien rarement dans les autres œuvres d'André
Chénier, c'est l'usage ou plutôt l'abus de la péri-
phrase. Je ne crois pas qu'il y ait dans le poème
des Jardins ou de V Imagination une seule péri-
phrase capable d'exciter autant d'impatience que la '
façon détournée, je devrais dire inintelligible, dont
10 PORTRAITS LITTERAIRES.
André Chénier caractérise le Jeu de paume. Il sem-
ble que la paume n'ait pas droit de bourgeoisie
dans la versiûcation française, et qu'il soit indis-
pensable de transformer la raquette en réseau
noueux, en élastique égide. Il est curieux de voir
André Chénier, le plus virgilien et souvent le plus
homérique de nos poètes, lutter en cette occasion
de gaucherie et de pusillanimité avec Tabbé Delille.
Lui qui se distingue habituellement par la fran-
chise et la simplicité hardie de l'expression, il s'é-
puise en efforts pour déguiser sa pensée, pour en-
velopper d'un nuage l'objet qu'il n'ose nommer.
En vérité, il faut plus que de la bonne volonté pour
deviner qu'il s'agit du jeu de paume, et sans le ti-
tre de la pièce, un lecteur, même clairvoyant, se-
rait tenté d'abandonner la partie. Il serait permis,
sans injustice, de chercher parmi lesjeuxdela
Grèce antique celui qu'André Chénier a voulu
désigner.
Abstraction faite du rhythme et du langage, à
ne considérer que la nature et le mouvement des
pensées qui se succèdent dans cette pièce, il nous
est impossible de voir dans cette œuvre rien qui se
puisse comparer aux idylles ou aux élégies du
même auteur. Lors même, en effet, que ces pensées
seraient clairement exprimées, lors même que la
périphrase serait absente et laisserait voir nette-
ment les objets que le poëte a voulu désigner, les
sentiments qu'il s'est proposé de traduire, l'émo-
ANDRE CHEMER. 1 1
tion éprouvée par le lecteur demeurerait encore
assez tiède ; car c'est à peine s'il est permis d'at-
tribuer au poëte une émotion sincère. Préoccupé
du soin de l'expression qu'il torture laborieuse-
ment et qu'il s'efforce de rendre singulière^ il n'a
guère le temps de ressentir l'enthousiasme qu'il
veut chanter. 11 a vu dans le serment du jeu de
paume le sujet d'une ode, et, dédaignant les
routes vulgaires, il a cherché dans le mélange
de mesures diverses le moyen d'être majestueux :
l'emphase a remplacé l'émotion.
Nous devons regretter qu'André Chénier n'ait
pas employé plus souvent la forme de l'ïambe, car
les quatre pièces auxquelles il a imprimé cette
forme se distinguent par une grande franrliise, et
témoignent clairement que l'auteur maniait l'ïambe
avec une entière liberté. Quoiqu'il soit possible de
noter çà et là quelques mots qui ne sont pas em-
ployés dans leur sens vrai , cependant il est juste
de reconnaître que ces taches n'obscurcissent pas
la splendeur des pièces où l'œil les aperçoit.
L'ïambe adressé aux Suisses révoltés du régiment
de Châteauvieux est empreint d'une puissante
ironie. Le poète célèbre le triomphe des soldats
fêtés sur la motion de CoUot d'Herbois, avec une
joie pleine d'emphase , et paraît d'abord prendre
au sérieux la gloire des triomphateurs; il ne tien-
drait qu'au lecteur de croire qu'André Chénier
sympathise avec (^ollot d'Herbois, et voudrait se
12 rournAiTS littéraires.
mêler à la foule pour a]»plaudir et féliciter les sol-
dats du régiment de Châteauvieux. Mais tout à
coup il lance le trait qu'il avait préparé; il laisse
aller la corde qu'il avait tendue, et la flèche va
frapper droit au cœur des triomphateurs. Il de-
mande quand il lui sera donné de contempler un
aussi beau jour ; il interroge l'avenir d'une voix
inquiète, et il se répond avec assurance : « Un jour
égal au jour que je célèbre sera celui où je verrai
Jourdan coupe-téte marcher à la tète de nos ar-
mées, et La Fayette monter à léchafaud. » Certes,
ce dernier vœu, cette dernière espérance , expri-
ment nettement lironie au nom de laquelle le
poète apostrophe les triomphateurs. Peut-être
André Chénier eùt-il bien fait d'ajouter à cette
pièce quelques nouveaux développements; peut-
être la raillerie sanglante qui termine cet ïambe
eùt-elle acquis une valeur nouvelle, si l'auteur eût
pris soin de prolonger pendant quelques vers de
plus les louanges adressées aux Suisses révoltés.
Mais telle qu'elle est , cette pièce répond digne-
ment à l'intention dont elle est née. Elle est sim-
ple de pensée , hardie dans l'expression , et peut
servir de modèle à tous ceux qui voudront flétrir
les injustes popularités.- Il y a loin du style de cet
ïambe à la prose indécise et embarrassée de Y Avis
aux Français. Autant le poète semble gêné quand
il n'a pas la rime à satisfaire, autant il paraît
à l'aise quand il est forcé de compter les syllabes
ANDRE CHENIEH. 13
de sa phrase et de croiser la rime à des intervalles
déterminés. Il parle naturellement la langue des
vers^ et dès qu'il est libre de toute contrainte,
dès qu'il tente la prose ;, il a l'air de bégayer un
idiome étranger.
L'ïambe oii il se plaint de l'oubli et de l'aban-
don où le laissent ses amis, et qui se termine par
des paroles de résignation , est supérieur au pré-
cédent, sinon par la franchise de la pensée, du
moins par la continuité des images. Les moutons
promis au charnier populaire, parmi lesquels le
poète n'hésite pas à se compter, nous emportent
bien loin des riantes images que l'auteur a puisées
dans la lecture des poètes pa'iens, et qu'il sait si
habilement naturaliser dans notre langue. Mwq fois
en possession de cette comparaison, il la poursuit,
et ne l'abandonne qu'après l'avoir épuisée. Grâce
à l'emploi laborieux de ce procédé , sa pensée
prend un corps et devient véritablement visible ;
puis, par une transition à peine sentie, l'auteur
se demande s'il n'est pas injuste envers ceux qu'il
accuse , si l'or n'eût pas été sans pouvoir sur ses
geôliers, si l'oubli n'est pas la seule chance de
salut qui lui reste; il fouille le passé, il interroge
ses années de bonheur et de paix. N'a-t-il rien à se
reprocher? n'a-t-il jamais détourné sa vue des
malheureux? L'indifférence dont il se plaint n'est-
elle pas un juste châtiment infligé au dédain qu'au-
trefois il a témoigné aux douleurs d'autrui ? Cha-
14 l'UKTU.UTS LlTTERAiUIiS.
Clin des sentiments que j'indique est sculpté dans
l'ïambe d'André Chénier avec une admirable pré-
cision. Les vœux qui servent de conclusion à cette
pièce, les souhaits de bonheur et de sérénité que
le poète adresse à ses amis oublieux, respirent à
la fois la tristesse et la résignation. C'est à peine
si le prisonnier conserve l'espérance d'une liberté
lointaine; c'est à peine s'il entrevoit la chance
d'échapper à la hache qui a déjà tranché tant de
têtes. Pourtant il ne maudit pas ceux qui l'aban-
donnent; il ne renonce pas à la vie, si amère
qu'elle soit pour lui, et il leur dit de vivre dans
la paix et la sécurité. Les reverra-t-il jamais? Qui
le sait? Mais qu'importe? libre ou prisonnier, ré-
servé à la mort ou promis à l'air pur des champs,
le bonheur de ses anciens compagnons de joie est
encore pour lui une pensée consolante. Près de
quitter la terre , séparé du monde des vivants, il
aurait honte de conserver dans son cœur un sen-
timent d'égoïsme et d'envie; seul avec ses espé-
rances défaillantes, il n'est pas jaloux du bonheur
de ceux qu'il attendait, et qui ne sont pas venus.
Loin de là, il se console dans la pensée qu'ils au-
ront encore des jours nombreux et prospères.
L'ïambe adressé aux bourreaux barbouilleurs de
lois n'a pas toute la pureté de la pièce précédente.
Ici les développements ne manquent pas, mais ils
se pressent confusément, et les images entassées
par le poète n'ont pas toute la valeur qu'elles pour-
ANDRE CHKNIER. 15
raiont avoir, parce qu'elles manquent d'air pour se
déployer librement. Celte remarque s'applique sur-
tout à la première partie de la pièce ; car dès que
le poète entreprend de prouver que sa plume vaut
une épée^ sa pensée s'éclaire rapidement d'un jour
abondant, et se dessine avec une grande précision.
Son indignation, qui d'abord défendait aux paroles
de s'ordonner, se transforme sans se calmer, et
trouve moyen de s'exprimer clairement. Le mo-
ment vient même où l'entassement des images peut
être appelé beauté. Quand le poëte s'écrie qu'il ne
veut pas mourir sans flétrir, sans percer de ses
flèches, sans pétrir dans la fange les bourreaux qui
moissonnent les têtes comme les épis d'un champ,
sans tracer pour la postérité des portraits qui éter-
nisent l'infamie de ses modèles, personne ne peut
songer à lui reprocher la confusion des images qu'il
appelle à son secours. L'apostrophe à la Vertu qui
termine cette pièce a droit d'être placée parmi les
plus beaux mouvements de poésie lyrique. Dire à
la Vertu : « Pleure si je meurs avant d'avoir achevé
mon œuvre de vengeance, avant d'avoir châtié se-
lon leurs mérites les bourreaux qui m'ont con-
damné, » n'est-ce pas l'expression sublime de l'or-
gueil et de la colère ? Le poëte sent toute la dignité
de sa mission; il n'hésite pas à se proclamer l'in-
terprète de la justice, et il recommande sa vie à la
justice, au nom de laquelle il parle. Dans l'exalta-
tion qui le domine, il ne craint pas de nommer sa
in PORTRAITS LITTEUAIRtS.
iiioi't un malheur public, et il dit à la Vertu de
l)leurer s'il n'a pas le temps d'achever sa tâche. In
pareil orgueil porte eu lui-même son excuse, et se
justifie par son évidente sincérité.
Parlerai-je des derniers vers d'André Chénier,
de cet ïambe inachevé qu'il murmurait sous les
verrous, et qui semble destiné à compter les mi-
nutes qui le séparent du supplice? Il y aurait plus
que de la puérilité à tenter l'analyse d'un tel mo-
nologue. Cependant je ne crois pas inutile d'ap-
peler l'attention sur la coquetterie empreinte dans
cette pièce. On dirait que le poêle essaye de con-
soler, d'embellir ses derniers moments par la mé-
lodie de ses plaintes: il retrouve pour ce chant
funèbre une grâce athénienne. Rien de confus ou
d'indécis ; les paroles s'ordonnent avec une mer-
veilleuse précision, et semblent défier le temps qui
va leur échapper.
Entre les odes d'André Chénier il en est deux
qui ont acquis une popularité méritée, l'ode à
Charlotte Cordcuj et la Jaune Captive. La dernière
est aujourd'hui dans toutes les mémoires, et ré-
sume, pour le plus grand nombre des lecteurs,
tout le talent du poète. Sans partager cette opi-
nion, nous pensons cependant que null& part An-
dré Chénier n'a montré plus d'élégance et de sou-
plesse, plus d'abondance et de pureté. L'ode a
Fanny malade se distingue aussi par une mélanco-
lie vraie, par une grâce toute particulière. Le sujet
ANDRE ClIEMER. 17
(le cette pièce est d'une extrême simplicité; mais
le poi'te a su en tirer un excellent parti. Sa maî-
tresse a été malade, et il chante la pâleur de sa
maîtresse. Il remercie lo ciel d'avoir respecté la
beauté de Fanny, et il célèbre en même temps la
pieuse charité qui appelle sur sa tête la bénédiction
des pauvres. Souvent il Ta vue s'attendrir sur la
souftVance et panser les plaies du pauvre; le ciel,
en lui rendant la santé, a voulu, sans doute, ré-
compenser sa pitié généreuse, et l'encourager dans
son œuvre sainte. Le poète se réjouit de la guéri-
son de Fanny et va même jusqu'à trouver dans la
pâleur de sa maîtresse un charme qu'il préfère à sa
beauté première. Puis, par un retour imprévu sur
lui-même, par un mouvement d'égoïsme bien par-
donnable assurément, il lui demande de garder
pour lui une part de la pitié qu'elle accorde à la
pauvreté souffrante. Puisqu'elle compatit si tendre-
ment aux douleurs qu'elle n'a pas faites, sera-t-elle
moins généreuse pour les soutïrances qui sont nées
d'elle seule ? Épuisera-t-elle sur les pauvres toute la
ferveur de son âme, et ne tiendra-t-elle pas en ré-
serve, pour celui qui l'aime et qui la bénit chaque
jour, une compassion plus active et plus dévouée?
Refusera-t-elle de récompenser, par une fidélité
persévérante, une affection sans limites? A mon
avis, la série des pensées qui se succèdent dans cette
pièce est pleine de grâce et de naturel. Peut-être
faut-il regretter que le rhythme adopté par André
2.
18 PORTRAITS LITTERAIRES.
Chéniei% dans l'ode à Fanny malade, n'ait pas une
précision suffisante; mais ce défaut, qui frappe à
une seconde lecture, est à peine aperçu lorsque
l'esprit parcourt pour la première fois les idées ex-
primées par le poëte; une sympathie rapide et in-
volontaire ne permet pas de saisir sur-le-champ ce
qu'il y a de vague et d'incomplet dans la forme que
l'auteur a choisie; et si cette ode n'est pas une
œuvre accomplie de tout point, il faut reconnaître
cependant qu'elle mérite de sincères éloges , car
elle est d'une grande vérité.
L'ode à Charlotte Corday respire un enthou-
siasme qui n'a rien de factice. On sent à chaque
strophe que Tauteur, en écrivant, cède à l'irrésis-
tihle entraînement de sa pensée: qu'avant de se
préoccuper de la beauté littéraire de son œuvre, il
écoute la voix d'un devoir impérieux. Il ne chante
pas pour chanter; pour lui, la tâche du poëte ne
vient qu'après la tâche du citoyen, et grâce aux
sentiments patriotiques dont il est animé, toutes les
paroles qu"il adresse à Charlotte Corday ont une
signification précise ; la rime obéit, mais ne com-
mande jamais. Les souvenirs de la Grèce antique
Aiennent se fondre fort heureusement dans le por-
trait de l'héroïne, et se marient à riiistoire- contem-
poraine d'une façon si naturelle, que l'esprit s'aper-
çoit à peine de la distance qui sépare Charlotte
Corday d'Harmodius. C'est ainsi seulement qu'il
est permis d'associer k l'histoire moderne les glo-
ANDRE CHEMER. 19
rieux épisodes de l'histoire antique; pour que les
rapprochements ajoutent au relief de la pensée, il
faut qu'ils se présentent d'eux-mêmes et comme
attirés par un aimant irrésistible. Mais pour satis-
faire à cette condition impérieuse, il est indispen-
sable que le poëte soit familiarisé depuis longtemps
avec les souvenirs qu'il évoque, qu'il ait vécu dans
rintimité des hommes dont il emprunte le nom,
afin d'éclairer sa pensée. Or, ces études prélimi-
naires sont aujourd'hui trop dédaignées, et lorsqu'il
arrive aux poètes contemporains d'associer aux
événements qu'ils célèbrent le souvenir d'un épi-
sode antique, c'est presque toujours avec une es-
pèce d'ostentation. On dirait qu'ils ont honte de
montrer ce qu'ils savent, et qu'ils craignent de ne
pas retrouver l'occasion de mettre leur science en
lumière. De là naît souvent une obscurité volon-
taire; ils prodiguent les allusions, suppriment à
plaisir les idées intermédiaires, et mettent le lec-
teur dans la nécessité de deviner. Pas une strophe
de l'ode à Charlotte Cordoy ne mérite un pa-
reil reproche. Cliénier, en parlant de la Grèce,
parle encore de sa patrie ; et les noms qu'il choisit,
pour honorer le courage viril d'une jeune fille, ar-
rivent sur ses lèvres sans qu'il ait besoin de feuille-
ter ses souvenirs. Il est permis de reprocher à
quelques parties de cette pièce une tension voisine
de l'emphase ; la jeunesse de l'auteur explique
suffisamment ce défaut, et je crois même qu'il est
20 POHTRAIIS MITERAIULS.
difficile de célébrer le dévouement héroïque de
Charlotte Corday sans mériter le même reproche
qu'André Chénier. Mais lors même qu'il serait
possible d'éviter l'emphase, l'ode d'André Chénier
serait encore une œuvre digne d'étude; car elle
concilie heureusement la personnalité de la pen-
sée et le respect des traditions; elle est naturelle
avec un air antique.
Louer la Jeune Captive est une tâche qui paraî-
tra sans doute bien inutile aux admirateurs d'An-
dré Chénier. Les sentiments exprimés par made-
moiselle de Coigny sont si vrais, et se succèdent
dans un ordre si logique ; les images qui servent
de vêtement aux pensées de la jeune captive ont
tant de grâce et de pureté, qu'il semble superflu
d'appeler l'attention sur cet ensemble harmo-
nieux ; cependant je crois devoir signaler dans
cette ode si justement populaire un mérite qni
jusqu'ici a passé inaperçu. Le germe de cette
pièce, qui défie la louange et qui échappe à toute
analyse, tant le poëte s'est identifié avec son per-
sonnage, se trouve dans une élégie de Tibulle;
mais quel autre qu'André Chénijr aurait su tirer
de ce germe la moisson dorée qui s'appelle la
Jeune Captive ? Avec deux vers de Tibulle, André
Chénier a composé une œuvre dont personne ne
voudra ni ne pourra contester l'originalité. C'est
là, si je ne m'abuse, un des secrets du génie. Dé-
rober ainsi que l'a ^i(\\ l'inlerprète mélodieux de
ANDRE CHENIER. 2 1
mademoiselle de Goigny, ce n'est pas commettre
un plagiat ni se parer d'une richesse étrangère,
c'est conquérir, et légitimer sa conquête en la fé-
condant. Je ne crois pas qu'il y ait dans notre
langue un morceau d'une mélancolie plus tou-
chante, d'une chasteté plus gracieuse que la Jeune
CaiJtive, et pourtant le germe de cette ode est
contenu dans deux vers de Tibulle. Mais la lecture
de l'élégie latine, loin de diminuer mon admira-
tion pour André Ghénier, ajoute encore à ma
sympathie pour ce génie heureux et privilégié ;
car s'il m'est impossible de méconnaître dans Ti-
bulle l'origine de l'ode française, je suis forcé en
même temps d'avouer qu'il y a entre l'élégie la-
tine et l'ode française un immense intervalle, et
qu'il fallait, poifr le combler, une pénétration et
une puissance singulières. Envisagée sous ce point
de vue, la Jeune Captive mérite une étude sé-
rieuse; car il ne faut pas admirer seulement la
grâce qui respire dans toutes les strophes de cette
pièce, mais bien aussi l'habileté persévérante avec
laquelle André Chénier a su développer l'idée à
peine indiquée par Tibulle. La comparaison atten-
tive de l'idée première et de l'œuvre n'entame pas
d'une ligne la valeur de l'ode française, et peut
servir à montrer comment les génies originaux
comprennent la lecture des poètes antiques, com-
ment ils choisissent et métamorphosent la sub-
stance dont ils se nourrissent, comment ils enca-
2 2 PORTRAITS LITTERAIRES.
dreiit une parole oubliée dans leurs impressions
personnelles, et trouvent dans le rajeunissement
du passé un caractère indépendant et nouveau.
Les épîtrcs d'André Chénier inspirent le même
regret que ses ïambes ; les quatre que nous con-
naissons, et qui sans doute ne sont pas les seules
quil ait écrites, ont toutes les qualités du genre,
et concilient, avec une heureuse variété, les épan-
chements familiers et les retours vers le passé,
que le poëte ne perd jamais de vue. La première,
adressée à MM. Lebrun et de Brazais, offre un
touchant éloge de l'amitié. Quoique plusieurs
morceaux de cette épître rappellent par la forme
les maîtres chéris d'André Chénier, la pièce en-
tière est empreinte d'une sensibilité vraie, et le
thème choisi par Fauteur pourra paraître nou-
veau à bien des lecteurs ; car André Chénier ne se
borne pas à célébrer les charmes de l'amitié, il
insiste avec une conviction éloquente sur les rela-
tions étroites du cœur et de l'intelligence, sur la
nécessité d'aimer pour comprendre. L'amitié, telle
qu'il la conçoit, telle qu'il la célèbre, n'est pas
seulement une consolation pour la tristesse, mais
une leçon indispensable. Non-seulement les affec-
tions rendent la vie plus douce, mais il n'y a pas
de poésie possible pour l'homme qui vit sans
amis. Celui qui vit seul, qui renferme toutes ses
pensées dans le cercle étroit de sa destinée indivi-
duelle, ne prendra jamais rang parmi les poètes
ANDRE CHENIEK. 2 3
du premier ordre. Quoi qu'il fasse^ quoi qu'il étu-
die, les paroles lui manqueront lorsqu'il voudra
peindre les sentiments qu'il n'a pas éprouvés. Il
aura beau graver dans sa mémoire les vers con-
sacrés à l'expression de l'aniité, il n'atteindra ja-
mais à la véritable éloquence ; toutes les fois qu'il
voudra parler d'après sa mémoire^, le lecteur de-
vinera que l'homme qui lui parle n'a jamais eu
d'amis. Le thème choisi par André Chénier nous
offre donc l'amitié sous une face toute nouvelle, et
peut se résumer en un conseil très-significalif : se
dévouer pour peindre le dévouement. Ce pré-
cepte poétique est aujourd'hui généralement mé-
connu. La plupart des écrivains, prosateurs ou
poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent
les livres au lieu de consulter leurs souvenirs per-
sonnels. Non-seulement leur vie est mauvaise,
mais les œuvres qu'ils produisent sont nécessaire-
ment incomplètes; le conseil d'André Chénier ar-
rive à propos pour leur montrer qu'ils ont tenté
l'impossible, et que la première condition de la
véritable éloquence est la sincérité. Parler de
ranu'tié et vivre seul avec soi-même, c'est décrire
une terre inconnue, c'est bégayer au hasard un
idiome ignoré. Lors même que l'épître adressée à
Mx)L Lebrun et Brazais ne se distinguerait pas par
une rare éloquence, il serait encore sage d'en re-
commander la lecture aux hommes qui pratiquent
la poésie.
2 4 rORTKAITS IJTTÉRAlRtS.
L'épître suivante, oh André Chénier raconte sa
répugnance pour la satire, peut passer à bon droit
pour une satire excellente. 11 paraît que, dans les
dernières années du xviii^ siècle, comme au temps
où nous vivons, les salons étaient peuplés de vani-
tés impatientes, et qu'alors comme aujourd'hui,
nombre de poètes croyaient leur journée perdue
s'ils n'avaient recueilli, entre le lever et le cou-
cher du soleil, les applaudissements d'un auditoire
dévoué. Alors comme aujourd'hui, au lieu de con-
sacrer à l'achèvement d'une œuvre longtemps mé-
ditée des veilles laborieuses, au lieu de ne solliciter
les suffrages qu'après les avoir mérités par leur
persévérance, les hommes qui prétendaient vivre
pour la gloire ne travaillaient en réalité que pour
la vogue. A toute heure de la journée ils étaient
prêts à réciter leurs vers pour être applaudis.
André Chénier, tout en refusant de traiter la sa-
tire, ne peut taire cependant les nombreuses solli-
citations qu'il a eu à subir, et il excuse de son
mieux la lenteur volontaire, l'apparente stérilité
de son imagination. Il n'improvise pas pour le
plaisir des salons oisifs ; il n'écrit qu'à son heure,
et il ne poursuit pas toujours la même pensée. 11
commence à la fois et il mène de front' plusieurs
compositions. A l'exemple du statuaire qui ébauche
dans la même journée un athlète et un dieu, qui
taille tour à tour dans le marbre le front de Jupi-
ter et la jambe d'Ajax, il va d'un poëme à un
ANDRE CHENIER. 25
autre, d'une ode à une idylle, et songe à se
contenter avant d'espérer les applaudissements.
Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses
facultés sur une œuvre unique, et de ne pas quit-
ter le poème commencé avant de 1 avoir achevé.
Mais quoi ! il n'a pas toujours pour cette première
ébauche la même sympathie, la même ferveur. Il
se défie de ses forces, et il n'essaye pas de ramener,
par une volonté violente, son esprit, emporté en
d'autres régions. Que d'autres achèvent en une
semaine des poèmes qui seront oubliés le lende-
main du jour où ils auront été applaudis ; il ne par-
tage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il
ne lira rien avant d'avoir donné k sa pensée la
forme désirée, avant d'avoir dit ce qu'il veut dire.
Il attendra la gloire et se passera de la vogue. Cette
profession de foi n'est pas seulement un acte de
modestie ; car, en présentant son apologie, André
Chénier instruit le procès des poètes qu'il n'imite
pas, et chacune des excuses qu'il invoque en sa fa-
veur est un grief articulé contre les improvisateurs
de son temps et du nôtre. J'ai donc eu raison de
voir dans cette épître une satire excellente.
L'épître adressée à M. de Pange, sans mériter la
même attention que les deux précédentes, offre
cependant une lecture pleine d'intérêt. Le sujet
n'est pas neuf, mais Fauteur a su le rajeunir, et
(î'est précisément ce rajeunissement que j'admire.
11 chante le bonheur de l'étude et le bonheur de
3
26 PUIMUAITS LITTERAIRES.
l*amoiii% et certes il n'est guère possible de choisir
une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et
de sa maîtresse avec tant d'élégance et de pureté^
il trouve pour les antiques doctrines et pour les
yeux de son amie des couleurs si belles et si har-
monieuses, que l'idée paraît nouvelle et vous
charme comme un spectacle inattendu. En quoi
consiste la beauté de cette épître? Comment l'au-
teur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé
toutes les langues, qui appartient à tout le monde,
et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il
serait vraiment bien difficile de le dire. Mais, à
mon avis, rien ne marque mieux que cette épître
la ligne qui sépare le vers de la prose ; car chacun
des sentiments exprimés dans cette pièce emprunte
à la versification la meilleure partie de sa valeur.
Dérangez les mots, et chacun de ces sentiments
deviendra trivial ; lisez les vers d'André Chénier,
et vous avez devant vous un tableau complet. Si
la doctrine qui veut estimer les vers en les décom-
posant, et qui prend la prose comme terme su-
prême de comparaison, avait besoin d'une réfuta-
tion, si les esprits les plus étrangers à l'étude de
la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers
un plaisir incontesté,' l'épître à M. de Pange dé-
montrerait victorieusement la différence qui sé-
pare le vers de la prose. Il n'y a pas, dans toute
l'histoire de notre langue, un poète plus concis
qu'André Chénier ; personne ne se complaît moins
ANDRE CHENIER. 27
qjio lui dans réclat et le nombre des mots; com-
ment donc expliquer le charme de cette épître?
Par le choix sévère des expressions^ par l'ordon-
nance heureuse des images. Il y a dans la forme
du vers une vertu singulière, que la critique fran-
çaise du dernier siècle semble avoir complète-
ment méconnue, qui condense la pensée et lui rend
à peu près le même service que la trempe au fer
rouge qu'elle convertit en acier. De même que cer-
taines figures conviennent au marbre, tandis que
d'autres conviennent à la toile, il y a certaines
pensées qui, exprimées en prose, demeurent à
peu près sans valeur, et qui, resserrées dans le
moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent
une beauté, une précision inattendues. C'est sur-
tout dans les maîtres du premier ordre qu'il faut
chercher la démonstration de cette vérité ; or, je
ne crois pas qu'un seul poète de notre langue, pas
même l'auteur ô\it/fnlie, connaisse les ruses et les
ressources de la versification française mieux
' qu'André Chénier.
D'après les fragments que nous avons, il est dif-
ficile de conjecturer ce qu'auraient été le poème
â' Hermès et ÏArt cVaimer. Nous savons seulement
qu'André Chénier se proposait de refaire l'œuvre
de Lucrèce en empruntant le secours de la science
moderne. Malgré le talent du poète français, mal-
gré la souplesse de son langage et son ardeur pour
l'étude, il est permis de douter que cette entre-
28 PORTRAITS LITTERAIRES.
prise eût été couronnée de succès; car les récentes
divisions de la science, en soumettant à une ana-
lyse plus rigoureuse les différents phénomènes de
la nature^ ont singulièrement compliqué la tâche
dun nouveau Lucrèce. Quant à VAjH d'aimer, c'eût
et»'* prol)al)lement pour André Chénier l'occasion
dune lutte victorieuse avec Ovide. Le poëme de
{'Invention, qui nous est parvenu tout entier, oftre
l'alliance heureuse de l'imagination et.de la raison.
Rarement est-il arrivé à la langue française de
parler plus nettement et en termes plus coloriés
des devoirs de la poésie. Chacune des idées expri-
mées par André Chénier a le double mérite d'être
vraie, d "être applicable, et de se présenter sous
une forme vivante. Parfois la déduction de la
pensée est brusquement interrompue par un élan
du poète vers l'avenir glorieux qu'il a rêvé ; mais
il n'y a pas une de ces interruptions qui ne tourne
au profit du lecteur, car l'auteur descend des cimes
de son ambitieuse espérance, plus libre, plus sur
de sa pensée, ]j1us habile à traduire ce qu'il veut,
à formuler les lois qu'il a découvertes en feuille-
tant studieusement les monuments de l'art antique.
Malgré sa prédilection avouée pour la poésie grec-
que, il s'en faut de beaucoup qu'il circonscrive les
devoirs de l'imagination moderne dans l'imitation
de Sophocle et d'Homère. Loin de là; personne n'a
jamais distingué l'invention et l'imitation plus fran-
chement qu'André Chénier; personne n'a senti
ANDKE CHEMER. 29
plus vivement en quoi la liberté diffère de la ser-
vitude. Pour marquer comment il comprend Té-
tude d'Homère et de Virgile, il affirme qu'Homère
et Virgile, s'ils fussent nés de nos jours, n'auraient
écrit ni V Iliade, ni V Enéide. La seule manière de
marcher sur leurs traces, de lutter avec eux, est
donc de faire ce qu'ils auraient fait, en s'inspirant
du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil
conseil n'a rien de commun avec renseignement
universitaire, car il ouvre une large voie à toutes
les tentatives de Tintelligence, et les déclare d'a-
vance légitimes, pourvu qu'elles demeurent fidèles
aux lois éternelles de la beauté.
Entre les idylles d'André Chénier, il en est trois
qui méritent une égale admiration, le Mendiant,
la Liberté et V Aveugle. Le charme de ces trois
pièces est si étroitement uni à l'élégance continue
de l'expression, que l'analyse, en essayant de les
faire comprendre, s'exposerait à les obscurcir.
Cette remarque s'applique surtout au Mendiant et
à V Aveugle. Quant au dialogue sur la Liberté, outre
le mérite d'expression qui le caractérise aussi bien
que les deux autres pièces, il possède un mérite
moins évident au premier aspect, mais, à mon
avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de
l'enchaînement des idées. Le dialogue des deux
bergers se compose de phrases courtes et vives ;
mais chacune de ces phrases porte coup. Le poëte
a trouvé moyen de rajeunir l'éternelle opposition
3.
30 POllTRAirS LITTEUAIKES.
de Tespérance dans la liberté, et du désespoir
dans la servitude. Il a montré, avec une délicatesse
ingénieuse, comment la souffrance engendre l'in-
justice, combien la générosité est facile au bon-
heur. Il n'y a pas une des reparties placées dans
la bouche du berger esclave ou du berger libre qui
ne renferme une leçon pleine de sagesse. L'idylle
ainsi comprise, malgré la distance qui sépare la vie
pastorale de la vie moderne, n'a rien de factice ni
de puéril; car les pensées "exprimées par le poète
s'adressent à tous les âges de la biographie hu-
maine. De la région sereine où il s'est placé, il
domine toutes les passions, tous les intérêts de la
vie actuelle ; et, tout entiers au plaisir de l'écouter,
c'est à peine si nous prenons la peine de demander
le nom des interlocuteurs qu'il a choisis pour in-
terprètes. Les idylles du Mendiant et de V Aveugle
sont appelées à un succès plus général que lïdylle
de la Liberté. Jamais notre langue ne s'est mon-
trée plus mélodieuse et plus riche que dans les
périodes qu'André Chénier prête à Homère. Ce-
pendant je crois que l'idylle sur la Liberté révèle
chez le poète une pkis grande maturité de pensée.
Les élégies consacrées aux joies et aux souffran-
ces de l'amour semblent dérobées tantôt à Pro-
perce, plus souvent encore à Tibulie. A parler
franchement, l'amour, tel que nous le comprenons
aujourd'hui, tel que nous le voyons, non- seulement
dans les romans et au théâtre, mais dans la vie
ANDRE CIIEMER. 31
réelle-, paraît à peine dans les élégies d' André Ché-
nier. Le poëte admire et célèbre la beauté de sa
maîtresse; il lui arrive de redouter l'infidélité, de
pleurer Tabsence ; mais ses doutes sont les doutes
de Torgueil, et ses pleurs ne s'adressent qu'au plai-
sir. Rien chez lui ne témoigne Texaltation et le
dévouement qui semblent inséparables de Tamour.
Cette manière de comprendre les femmes appar-
tient précisément à l'élégie latine. Properce et
Tibulle ne voient dans leurs maîtresses que le plai-
sir et la beauté; le dévouement et Tabnégation
n'entrent pour rien dans les joies ou dans les
souffrances qu'ils expriment. Mais ce qui était na-
turel et nécessaire sous l'empire du polythéisme
nous semble singulier chez un poëte né dans la se-
conde moitié du xviii^ siècle. A cette époque^ il
est vrai, le sentiment religieux était peu développé ;
le scepticisme, qui avait envahi la société française,
ne permettait guère à la passion de s'élever jus-
qu'à l'extase. Aussi n'est-ce pas l'absence du sen-
timent religieux qui nous étonne dans les élégies
d'André Chénier, mais bien la sincérité de son pa-
ganisme. Jamais il ne lui arrive d'associer l'idée
de sa maîtresse à l'idée d'une vie future : cet oubli
s'explique naturellement par le milieu où vivait le
poëte. Mais jamais , non plus , il ne raille les
croyances qu'il ne partage pas ; et, par cette mo-
dération, il se détache de son siècle. Il chante la
beauté de sa maîtresse et le plaisir qu'il goûte
3 2 . PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dans SCS bras; mais il parle du plaisir et de la
beauté comme un païen, et son vers respire une
adnn'ration si sincère, une joie si naïve, que son
amour, si incomplet quïl soit, a quelque chose de
sérieux. La jeunesse d'André Chénier ne suffit pas
à expliquer le caractère païen de ses élégies; car,
de vingt à trente ans, il avait eu sans doute Tocca-
sion de connaître Tamour autrement que par le
plaisir. Je crois plutôt que sa prédilection pour
l'art antique transformait à son insu les impressions
qu'il avait éprouvées. Il ne trouvait ni dans Pro-
perce ni dans Tibulle l'expression de l'amour sin-
cère; et, par respect pour ses modèles, il se bor-
nait à chanter le plaisir. Mais cette soumission tou-
chait à son terme. Maître absolu de la langue qu'il
avait étudiée avec une patience monastique, André
Chénier, s'il eut vécu plus longtemps, aurait trouvé
pour l'amour une expression supérieure h l'expres-
sion païenne. Cependant ses élégies, telles qu'elles
sont, vouées tout entières au plaisir et à la beauté,
sont un excellent sujet d'étude, car elles offrent
aux poètes de notre temps le modèle accompli de
la précision dans l'abondance.
II.
L'ABBE PREVOST,
De tous ies ouvrages de Prévost, un seul est
demeuré en possession de la sympathie publique^
Manon Lescaut y et c'est le seul en effet qui ait
mérité de survivre. Il y a dans ce livre un charme
puissant qui ne relève précisément ni de l'inven-
tion, ni du style; car l'invention et le style de
Manon Lescaut sont loin de pouvoir défier les re-
proches; mais qui s'explique très-bien par la force
même de la vérité. Les sentiments qui animent
ce livre , et qui circulent dans chaque page
comme une sève généreuse, ne sont p;js toujours
choisis avec un goût très-sévère, et souvent même
choquent la délicatesse des esprits les plus indul-
gents. Mais chacun de ces sentiments est tellement
pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si
évidente, qu'il est impossible de s'arrêter à moitié
chemin dès qu'on a commencé la lecture de Ma-
non Lescaut; chose étonnante, et qui marque
3 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de
Manon Lescaut laisse beaucoup a désirer^ il faut
avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante
pour apercevoir les taches qui la déparent. C'est
là sans doute un mérite singulier, qui ne réduit
pas la critique au silence , qui ne lui défend pas
de juger en toute liberté le chef-d'œuvre de Pré-
vost , mais qui l'affermit dans son respect pour la
vérité humaine des créations littéraires. Bien des
livres empreints d'un talent d'écrivain très-supé-
rieur à celui de Prévost seront oubliés avant dix
ans, et dans cent ans comme aujourd'hui Manon
Lescaut sera relue avec une vive sympathie par
tous ceux qui se plaisent à étudier le jeu des pas-
sions humaines. Le maniement le plus habile du
langage est impuissant à protéger contre le dédain
et l'indifférence les œuvres qui cherchent la pensée
dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots se-
lon les formes de la pensée ; les œuvres telles que Ma-
non Lescaut, revêtues du sceau de la vérité, jouissent
d'une longue popularité parmi les classes lettrées et
illettrées, malgré la vulgarité de plusieurs détails,
malgré l'incorrection du langage ; et cette popularité
n'a rien d'illégitime, car elle repose sur le fonde-
ment même de toute poésie, sur l'analyse-et la pein-
ture des passions humaines. Les caprices de la mode
ne peuvent rien sur de telles œuvres; le culte
exclusif du moyen âge peut succéder au goût de
l'antiquité grecque sans discréditer la valeur de
LABBE l'IlKVOSi. 35
ces simples récits. Ecrite avec une pureté con-
stante , l'histoire de Manon Lescaut prendrait
place parmi les plus précieux monuments de Ti-
magination française. Malgré les taches qu'une
attention sévère ne manque pas d'y découvrir^
elle doit être proposée comme sujet d'étude à
tous ceux qui ont l'ambition de connaître et de re-
tracer les joies et les angoisses du cœur.
Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la
biographie de Prévost, il n'est pas étonnant que
Manon Lescaut ait seule conservé la popularité
qui accueillit autrefois Cleveland, le Doyen de Kil-
lerine, les Mémoires d'un homme de qualité, et tant
d'autres ouvrages dont le nom n'est aujourd'hui
présent qu'à la mémoire des bibliographes. L'his-
toire de Guillaume le Conquérant est très-juste-
ment oubliée, et malgré l'intérêt qui règne dans
Cleveland, dans le Doyen de Killerine, on ne peut
se dissimuler que la lenteur de ces deux récits
s'accorde mal avec l'impatience des lecteurs de
notre temps. Si quelque chose a droit d'exciter
notre étonnement , c'est que Prévost ait laissé un
chef-d'œuvre ; car les agitations innombrables de
sa vie semblaient le condamner à ne produire que
des ouvrages vulgaires et dignes d'un prompt
oubli. Né dans les dernières années du xvii siè-
cle, et mort en 1763, à Tàge de soixante-six ans,
c'est à peine s'il a eu un jour de repos et de sé-
curité. Il n'a subi aucune persécution éclatante 5
3 6 POKTllAns LITTÉRAIRES.
son nom ne se troiivo mêlé à aucun événement
historique ; mais la mobilité de ses goùts^ Tardeur
de ses pussions ne lui ont pas permis de suivre avec
profit les diverses professions qu'il a tour à tour
embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de
ses ouvrages, il n'a jamais connu le loisir. Il a
passé deux fois de l'armée à l'Église et de l'Église
à Tannée; il a prêché avec succès, est entré
dans l'ordre des bénédictins, a écrit, malgré la
tournure romanesque de son imagination, un vo-
lume entier de la Go.lUa Cliristiona, un volume
dont la composition efïrayerait aujourd'hui bien
des hommes qui se donnent pour érudits, pour
lal)orieux ; plus tard , l'amour de l'indépendance
l'a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour
les vœux qu'il avait prononcés, il a refusé d'é-
pouser une femme jeune et belle, attachée à lui
par les liens de la reconnaissance, mais qui n'était
pas de la même communion que lui.
De retour dans sa patrie, après un exil de plu-
sieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subve-
nir aux besoins de chaque jour, les romans de
Richardson, Y Histoire, de Cicéron de Middleton;
il a mis en ordre des collections de voyages.
Eùt-il été capable de concevoir le plan d'un roman
ou d'une comédie dans les proportions adoptées
par les maîtres les plus habiles, il n'eut jamais
trouvé le temps de mûrir par la méditation le
germe déposé dans sa pensée par les passions qui
LABUE PREVOIT. 3 7
Tavaient agité, par les ridicules qu'il avait sous
les yeux. Toute sa vie s'est consumée dans un la-
beur ingrat; il s'est toujours pris pour un ouvrier,
et s'il lui est arrivé de faire œuvre d'artiste, c'a
été comme à son insu et presque par hasard. Il
n'a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la
postérité ; et sans doute, en achevant Manon Les-
caut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de
ce touchant récit. L'exercice de son imagination
était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient
troubler ni les objections de la critique, ni les ri-
gueurs de la fortune. Avant de songer à contenter
le public , il jouissait de son œuvre comme il eût
joui de l'œuvre d'autrui. Habitué à tracer les pre-
mières pages de chacun de ses récits, sans savoir
comment il le poursuivrait, encore moins com-
ment il dénouerait l'action qu'il se proposait de
nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses
héros et trouvait en lui-même le plus bienveillant
des lecteurs. 11 est impossible, sans doute, en sui-
vant une pareille méthode, de construire une
œuvre logique, dont toutes les parties soient unies
entre elles par une mutuelle dépendance; car
l'écrivain qui ne prévoit pas ce qu'il va dire , qui
trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle
qu'il leur assignera , s'impose l'improvisation
comme une nécessité, et, quelle que soit la ri-
chesse de ses facultés, se soumet à toutes les chan-
ces de l'improvisation; quoi qu'il fasse, il ne peut
3 8 l'UlilUAITS LlllEUAlKliS.
cciuippcr à l'emploi des moyens vulgaires. Pour
triompher des difficultés qui se multiplient sous
ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu'au
mélodrame, de violer la vraisemblance, de substi-
tuer souvent les aventures au développement des
caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance
donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité sin-
gulières. Comme son œuvre est pour lui-même
une perpétuelle nouveauté, comme il n'a pas eu
le temps de prendre en dégoût le développement
de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la
valeur des scènes qu'il raconte, s'il est richement
doué, il apporte dans toutes les parties de son
récit une ardeur continue qui manque souvent à
la prévoyance. Il s'émeut, il s'amuse, et son es-
prit gagne en vivacité ce qu'il perd en logique et
en précision.
Les trois personnages principaux du chef-d'œuvre
de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante.
Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie
qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier
Desgrieux et Tiberge, méritent une admiration
d'autant plus grande, qu'ils excitent notre sympa-
thie sans le secours de la nouveauté. C'est là, cer-
tainement, un mérite bien rare parmi les poètes et
les romanciers de nos jours. Il est plus facile de
provoquer l'étonnement par la singularité des per-
sonnages et des incidents , que de produire sur la
scène des personnages d'une vérité vulgaire et
LAIJTÎK PRKVOST. ^9
d'enchaîner notre attention par une action simple
et facile à prévoir. Prévost n'a pas craint de se dé-
cider pour ce dernier parti , et nous devons dire
que, dans le cours de son récit, il est demeuré
presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère
de Manon Lescaut ferait honneur au poëte le plus
savant et le plus habile. Prévost n'essaye pas une
seule fois de cacher les souillures et l'avilissement
de ce personnage; il se fie à la seule puissance de
la vérité pour triompher des répugnances que
Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ;
car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne
laisse pas languir l'intérêt un seul instant. Il lui ar-
rive d'exciter la colère; mais au moment même où
elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les
cœurs généreux , la colère fait place à la compas-
sion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette
douloureuse lecture. 11 n'entre pas dans ma pensée
de comparer le personnage de Manon aux figures
idéales de Juliette, d'Ophélie, et de Desdémone;
Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré
la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter
avec l'élévation et la pureté de ces poétiques hé-
roïnes; mais je crois qu'il serait difficile, sinon
impossible, de construire avec le désordre et la
débauche un personnage plus animé, plus poétique,
plus digne de sympathie, que Manon. Il y a dans
cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier,
un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au
4 0 l'OUlHAlTS I.IITEKAIKK?.
milieu de ses dérèglements^ elle ne passe pas un
seul jour sans éprouver le besoin d'aimer et d'être
aimée; et c'est à cette soif inapaisable d'affection
qu'il faut rapporter l'intérêt quelle nous inspire.
L'inconstance peut-elle se concilier avec une af-
fection vraie? La majorité des lecteurs se pronon-
cera^ je n'en doute pas^ pour la négative, et, pour
ma part, je n'entreprendrai pas de justifier Manon.
Je n'invoquerai pas même en sa faveur la distinc-
tion établie depuis longtemps entre l'inconstance
et l'infidélité. Que Manon soit infidèle ou incon-
stante, peu importe. Que dans les bras des hommes
qui l'achètent elle conserve le souvenir du cheva-
lier Desgrieux, ou qu'elle oublie l'amour dans la
débauche, elle s'avilit, elle se dégrade, et ne peut
se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon,
avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le re-
pentir, mérite notre compassion par les douleurs
qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle
n'a, pour abandonner l'homme qu'elle aime, au-
cune raison que le cœur puisse avouer; mais, dès
qu'elle l'a quitté, elle est si cruellement et si promp-
tement punie; dès qu'elle a fui le bonheur pour
chercher le plaisir, elle est si confuse et si déses-
pérée de son égarement, qu'elle désarme les juges
les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle
se couvre de boue ; mais chacune des souiîrances
qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix
du bonheur qu'elle a quitté, toute la profondeur
LABBE PREVOST. 41
de Tabiine où elle est descendue, prépare sa régé-
nération et accroît sa valeur poétique. D'ailleurs il
se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour
le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer
leur abandon par aucune vue intéressée, des carac-
tères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s'avi-
lissent pas comme elle, mais elles trompent l'honnne
qu'elles aiment, comme si l'inquiétude et la dou-
leur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur
qu'elles espèrent retrouver. Condamnées par leur
nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent
en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est
uniforme; elles obéissent au premier caprice qui
les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur
bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non
dans l'espérance d'une condition meilleure, mais
dans l'unique dessein de varier leur vie, comme s'il
n'y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos.
Que les moralistes s'élèvent contre l'inconstance
désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la jus-
tifier, nous la posons comme un fait, et nous en
concluons que Manon , malgré le caractère flétris-
sant qui s'attache à son infidélité, peut continuer
d'amier sincèrement le chevalier Desgrieux, même
après qu'elle l'a quitté.
S'il était possible de révoquer en doute la vérité
du fait que nous affirmons, si des observations nom-
breuses ne venaient à l'appui de notre témoignage,
la sincérité du repentir de Manon, chaque fois
Î2 rORTRAlTS LITTÉRAIRES.
qu'ollo rovient à son amant, nous autoriserait à
nmintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre
avis, qu'elle a pour le chevalier Desgrieux une af-
fection réelle après comme avant son infidélité,
c/est qu'elle n'essaye pas de jeter un voile sur sa
faute, c'est quelle ne dit pas une parole pour dé-
tourner le mépris. Elle s'accuse elle-même avec une
entière franchise, et se proclame indigne de Thomme
qu'elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du
titre de passion l'odieux marché qu'elle a signé de
son déshonneur; elle se donne hardiment pour ce
qu'elle est, pour une courtisane. Mais à l'heure
même où elle s'avoue coupahle et dégradée, où elle
encourage le mépris, elle demande grâce avec une
complète sécurité. Elle a pour le chevalier Des-
grieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle
par des signes si évidents, qu'elle ne doute pas un
seul instant de son pardon. La sécurité de Manon,
après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un
des traits les plus remarquables de son caractère.
Si la société au milieu de laquelle nous vivons ne
peut, sous peine de perpétuer le désordre, accorder
à toutes les femmes infidèles l'indulgence que Ma-
non réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés,
qui ne sont dans la société qu'une exdeption, se
montrent moins sévères et se laissent désarmer par
la franchise. Le mensonge est, en effet, plus digne
de mépris que l'infidélité; c'est ce que Manon com-
prend admirablement. Quand elle revient près du
L AUBl': PREVOST. 4 3
fliftvalier Desgrieux après ses hontouses équipées,
elle insiste sur Taveii de sa faute comme sur une
preuve crestime. Elle espère, elle implore l'affec-
tion de son amant , mais elle ne veut pas la sur-
prendre,, et c'est précisément à sa franchise qu'elle
doit son triomphe. En voyant la sévérité avec la-
quelle Manon lîétrit le désordre de sa vie, le che-
valier n'a pas le courage de repousser sa maîtresse
infidèle. Si elle tentait de se justitîer, il se ferait un
devoir de lui résister; mais, une fois son orgueil
mis à l'aise par l'humilité de la suppliante, il n'é-
coute plus que son cœur, et Manon a gagné sa
cause. Je pense donc que le caractère de cette fille,
si adorable et si singulière, mérite d'être étudié
comme un modèle de vérité. Quels que soient ses
égarements, elle ne manque jamais de fléchir notre
colère par sa tendresse et son ingénuité.
La crédulité du chevalier Desgrieux n'a rien qui
doive nous étonner, si nous songeons à l'âge du
héros. Comme il aime pour la première fois,
comme il n'a jamais été trompé, sa confiance est
très-naturelle. S'il avait dix ans de plus, il est pro-
bable qu'il se défierait d'une femme si facilement
conquise; et, quoique la pratique de la vie abou-
tisse généralement à cette conclusion, il n'aurait
peut-être pas raison d'estimer sa conquête selon la
durée de la défense. Mais à vingt ans un homme
qui aime, qui se sent aimé, accepte son bonheur
sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir
4 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
ce que l'avenir lui réserve de douleur ou de joie.
Cette confiance illimitée est assurément un des plus
grands charmes du premier amour; c'est à cette
confiance qu'il faut rapporter la sérénité des âmes
qui n'ont connu dans toute leur vie qu'un seul
amour, et dont Tespérance n"a pas été déçue. Mais
je n'en conclus pas que tous les hommes qui aiment
pour la seconde fois soient condamnés à la défiance.
Malgré la sévérité des leçons de l'expérience^ chaque
fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine
dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je
pas étonné que le chevalier Desgrieux, même après
avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le
bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que
la clairvoyance, et s'il se croyait obligé d'épier
toutes les démarches de Manon, il n'y aurait plus
pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit
quelque part : « Une femme qu'il faut garder ne
mérite pas qu'on la garde. » Cette pensée me
semble pleine de justesse, et peut servir à expli-
quer la conduite du chevalier Desgrieux. Quand il
sait ce que valent les serments de Manon, quand
une cruelle expérience lui a révélé toute la mobi-
lité de sa maîtresse, il peut, sans manquer à la vé-
rité, continuer de se confier en elle; car dès qu'il se
résoudrait à l'épier, il se résoudrait en même temps
à ne plus faimer, et il a besoin de faimer pour
être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur
les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au
LABBE PREVOST. . 4 5
danger parce qu'ils se sont réfugiés dans la solitude^
qui se font de 1 egoïsnie un bouclier contre la per-
fidie, je le veux bien; mais j'ai la certitude que
tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans af-
fection se rangeront à mon avis, et trouveront très-
naturelle la crédulité du chevalier Desgrieux. Pour
ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou
trois orages ne suffisent pas. Jeune, sur d'être
aimé, comment perdrait-il l'espérance de ramener
à lui, d'enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux
jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces
de l'avenir. 11 a ressaisi son bonheur, il le savoure
avidement, et comme le doute serait la ruine de
son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages
dont le cœur ne bat plus l'appellent insensé; mais
qu'ils acceptent comme vraie, comme logique, la
conduite qu'ils ne tiendraient pas.
Est-il vrai, connue le répètent à l'envi certains
hommes qui invoquent à l'appui de leur opinion
le témoignage de leur expérience, que l'amant fasse
un acte de folie en pardonnant l'infidélité de sa
maîtresse? A ne consulter que l'égoïsme, il n'y a
certes pas deux manières de résoudre cette ques-
tion. L'homme trompé qui pardonne a tort de par-
donner, car il compromet par son indulgence l'a-
venir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévé-
rité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de
renouer une chaîne dont la fragilité lui est démon-
trée. Oui, sans doute, en pardonnant il n'agit pas
4 G PORTRAITS LITTKRAIRES.
selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un
sentiment qui^ au premier aspect, semble exclusi-
vement généreux, et qui, cependant, n'est pas tout
à fait exempt d egoïsme : car il y a dans le pardon
deux points à considérer. L'homme qui consent à
garder une femme infidèle consulte son bonheur
personnel presque autant que le bonheur de la
suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d'un
nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou
du moins à se conduire comme s'il l'ignorait. Si
l'indulgence du chevalier Desgrieux pour l'infidèle
Manon n'est pas justifiée par la raison, elle n'est
donc pas contraire à la réalité sociale^ car elle
n'est pas complètement désintéressée. Si Manon
revenait à lui comme à un pis-aller, si elle cher-
chait dans ses caresses confiantes l'oubli des tu-
multueuses aventures, il ferait plus qu'un acte de
folie; il s'avilirait. Mais, chaque fois qu'elle le re-
trouve, elle le salue comme un sauveur, elle se
jette dans ses bras en lui jurant qu'elle n'a jamais
aimé que lui, et il croit fermement qu'elle est sin-
cère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté;
elle ne souhaitait la richesse que pour la partager
avec lui. Quoiqu'il ne puisse souscrire à un pareil
souhait, 'puisqu'il n'ignore pas à quel prix Manon
veut conquérir la richesse, cependant il ne sait pas
résister à cette fille étrange, qui se résout à le
tromper pour laimer ensuite plus librement. Loin
de trouver dans la franchise de cet aveu le courai^e
LA BUE PUEVOST. 4 7
de la repousser, il sent doubler son amour pour
elle. Le pardon qu'il lui accorde n'a donc pour lui
rien d'avilissant. S'il a tort de compter sur une
fenmie qui le quittera dès que la pauvreté viendra
frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas.
11 est faible, il est aveugle, il pourra se repentir de
sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n'aura
pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Pré-
vost, pour montrer jusqu'où peut aller l'égarement
de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques
menues escroqueries. Toutefois, il ne faut pas ou-
blier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient
moins sévères que les nôtres, et que la plupart des
hommes n'ont, sur le juste et l'injuste, que les
opinions de leur temps. D'ailleurs le chevalier Des-
grieux, en trichant au jeu, en devenant le com-
plice de Manon, en l'aidant à tromper les financiers
libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure
fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bon-
heur que dans la possession de Manon, et il s'avi-
lit pour ne pas la perdre, comme elle s'avilissait
dans l'espérance de le retrouver. Ainsi, tout en
reconnaissant que le chevalier Desgrieux, dégradé
aux yeux du lecteur, n'inspire plus le même inté-
rêt que le chevalier Desgrieux entraîné vers Manon
par une passion irrésistible, nous sommes forcé
d'avouer que Prévost a tiré de la dégradation de
son héros un parti merveilleux. Il insiste si fran-
chement sur les causes qui amènent le chcN-alier à
^»8 l'OKTRAlTS LITTÉRAIRES.
violer les lois de la probité, il décrit si bien la pente
insensible par laquelle l'amant de Manon arrive,
presque à son insu, au mépris de tous les droits,
que son héros, tout en perdant notre estime, con-
serve encore notre sympathie. L'auteur, en racon-
tant cette crise, montre une réserve dont nous de-
vons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son
récit ; séduit, comme un lecteur de vingt ans, par
la passion insensée dont il suit les développements,
il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui per-
draient peut-être beaucoup en se révélant sous une
forme plus précise. Qui sait si le chevalier Des-
grieux ne se décide pas à devenir le complice de
Manon pour perdre le droit de la mépriser? Qui
sait s'il ne renonce pas à la probité pour rendre
plus facile le retour de linfidèle? Manon revien-
drait-elle à lui s'il ne consentait à partager les
fautes qu'elle se reproche ? Prévost n'a pas pris la
peine d'affirmer l'existence des sentiments que
nous indiquons. Il a craint sans doute d'affaiblir
l'intérêt poétique de son récit en poussant trop
loin l'analyse du cœur de Desgrieux. Nous croyons
qu'il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.
La lutte de Manon et du chevalier suffisait cer-
tainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois,
le personnage de Tiberge est une heureuse créa-
tion. Il faut remonter jusqu'aux biogi^aphies de
Plutarque pour trouver le type de cette amitié iné-
branlable. Tiberge est placé près de Desgrieux
L ABBE PREVOST. 4 9
comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller
vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son
ami, à celui qu'il chérit comme son enfant; mais
il est indulgent pour les fautes qu'il a prévues.
Résolu à sauver Desgrieux, il poursuit sans relâ-
che, sans découragement, cette tâche difficile. Cha-
cun de ses reproches est accompagné d'un conseil
et d'un service. Si Desgrieux pouvait être sauvé,
Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle
incomparable d'amitié fait des efforts inouïs pour
tirer de Tabîme l'amant de Manon. Mais il manque
au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire
indispensable, la faculté de se gouverner. Il est
vrai que s'il possédait cette faculté précieuse, il
abandonnerait Manon dès qu'elle s'avilit; et, dès
lors, le roman de Prévost deviendrait impos-
sible.
La composition de ce livre a cela de singulier,
qu'elle est excellente, et qu'elle paraît cependant
presque fortuite. L'art de l'auteur est tellement
voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent
jamais intervenir dans lïnvention et l'ordonnance
des incidents. Il règne, dans toutes les pages de
cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité
si touchante, que l'auteur paraît transcrire ses
souvenirs plutôt qu'inventer. Il est possible en effet
(jue le fond de Manon Lescaut soit vrai, et que
Prévost se soit borné à changer les noms, à trans-
poser quelques détails, dans l'unique dessein de
6
àO PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dérouter la malignité. Mais ir'eùt-il;, en racontant
cette histoire^ rempli que le rôle de greffier, il mé-
riterait encore notre admiration par le choix même
de la tâche qu'il s'est imposée; car^, inventée ou
trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite,
cette histoire est pleine de charme et de vérité.
Les premiers jours que Desgrieux passe près de
Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très-
habilement les épreuves qu'il doit traverser avant
de toucher le fond de l'abîme. Dès les premières
pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses
mains la destinée entière de Desgrieux. Elle s'est
donnée à lui dès qu'il lui a parlé de son amour, et
Desgrieux, malgré la rapidité inespérée de sa vic-
toire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste
et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux
de la voir, heureux de l'entendre; il met aux
pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté.
Lés caprices de Manon sont pour lui des comman-
dements; il obéit sans se demander une seule fois
sil a raison d'obéir. L'amour ainsi conçu touche
de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes
les facultés. Esclave de Manon, Desgrieux ne peut
rien faire pour elle ou pour lui-même. L'oisiveté
lui devient un devoir, puisque le travail l'éloigne-
lait de Manon, ou du moins ne permettrait plus à
lamour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute,
hi passion de Desgrieux est une véritable folie;
mais c'est une folie pleine à la fois de bonheur et
L ABBE PREVOST. 51
(l'angoisses^ et Prévost a su la peindre avec une
étonnante vérité.
Les premiers soupçons de Desgrieux, confirmés
bientôt d'une manière si affligeante, caractérisent
nettement la profondeur du sentiment qui Tunit
à Manon. Dès qu'il doute de la fidélité de sa maî-
tresse^ il cherche à s'étourdir, il essaye de fermer
les yeux à l'évidence . L'amour de Manon est si
nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu'il
ne peut se passer d'elle, qu'il hésite longtemps à
s'éclairer. Elle ne lui dit pas l'emploi de ses jour-
nées, il a de légitimes raisons pour croire qu'elle
le trompe, et cependant une caresse suffit pour le
rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse,
un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la ja-
lousie comme une injure faite à son idole; s'il pou-
vait croire que Manon eût deviné son inquiétude,
il tomberait à ses genoux pour implorer son par-
don. Lorsque enfin l'évidence triomphe de son ir-
résolution, lorsqu'il ne peut plus nier l'infidélité
de Manon, il verse des larmes désespérées, mais
c'est à peine s'il trouve la force de maudire sa per-
fidie. Il songe au bonheur qu'il a perdu, à l'avenir
qu'il se promettait, et quand le premier trouble
de sa douleui' s'est apaisé dans les larmes, il ne
rêve qu'au moyen de retrouver Manon, de la rap-
peler, de la reconquérir. Quand elle revient près
de lui, il ne lui permet pas de s'accuser, il lui par-
donne sans vouloir entendre l'aveu de sa faute.
52 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Elle est revenue, que lui faut-il de plus? Ne se
rendrait-il pas coupable d'ingratitude en rappe-
lant le passé qu'il n'a pu prévenir? Désormais il
mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle
Ta quitté pour échapper à la pauvreté ; pour chas-
ser la pauvreté^ pour contenter les caprices de
Manon^ il ne craindra pas de s'associera des hom-
mes qu'il méprise. Il commettra pour elle des ac-
tions que sa conscience réprouve ; mais il étouffera
les murmures de sa conscience, pour ne songer
qu'à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse,
il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas
à justifier la conduite du chevalier Desgrieux;
mais si le bonheur pouvait justifier l'avilissement,
l'amant de Manon serait pur à toas les yeux ; car
chaque fois qu'il revient près d'elle, il s'applaudit
d'avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse.
Cette situation délicate a été, pour Prévost , l'oc-
casion d'un éclatant triomphe. En nous montrant
dans toute sa nudité la dégradation de son héros,
il a trouvé moyen de lui concilier l'indulgence des
juges les plus sévères. Desgrieux s'aviht; il triche
au jeu, maisce n'est pas pour s'enrichir, c'est pour
plaire à Manon. Que Manon se résigne à la pau-
vreté, qu'elle renonce -à la parure, et 'Desgrieux
abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle
a fait de lui un homme sans volonté, sans probité;
qu'elle dise un mot , et il voudra, il fera le bien,
s'il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.
l'abbé PRÉVOST. 5 3
Le séjour de Desgrieux à Saint-Lazare, et la ma-
nière dont il s'échappe de sa prison, appartien-
nent, je le sais, au mélodrame plutôt qu'au roman.
Mais je n'ai pas le courage de blâmer le moyen
employé par Prévost pour amener les deux amants
au dernier terme de la misère ; car dès que Manon,
tlétrie par son emprisonnement à l'hôpital, a perdu
toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde,
l'amour de Desgrieux est soumis à une dernière
épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans
la peinture de cette dernière épreuve Prévost a
déployé une admirable habileté. Désormais rangée
dans la classe des filles perdues, Manon n'a plus
de merci à espérer. Qu'elle commette une nou-
velle faute, et elle sera déportée. L'expérience
ne l'a pas instruite, le châtiment qu'elle a subi
ne l'a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieute-
nant général de police, elle partira pour la Nou-
velle-Orléans, enchahiée sur une charrette au mi-
lieu de filles perdues comme elle. A cette heure
suprême, Desgrieux n'abandonne pas Manon. A-
près avoir vainement essayé d'intéresser en sa fa-
veur son père et le lieutenant général de police, il
se décide à la sauver par la violence, au péril de sa
vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète
des gardiens de Manon le droit de la suivre , de lui
parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-
Orléans, û goûte près de Manon un bonheur
calme et sans mélange. 11 oublie tous les plaisirs
5.
.*»i PORTRAITS LITTERAIRES.
de la France, il oiil)lie sa famille et la richesse qui
Tattendait. Il ne regrette rien de ce qu'il a perdu
pour sa maîtresse. I^eu à peu le bonheur le ramène
au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne
court plus aucun danger; elle n'a plus sous les yeux
le spectacle de la richesse. Cependant Desgrieux
désire que son union avec sa maîtresse soit bénie
par rÉglise. Il espère que les paroles du prêtre ef-
faceront de sa mémoire jusqu'aux dernières tra-
ces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à
Manon le travail de ses journées. Quand le neveu
du gouverneur, protégé p^r les coutumes arbi-
traires de la colonie, veut épouser Manon, Des-
grieux défend son droit l'épée à la main ; délivré
de son adversaire, il s'enfuit dans le désert avec sa
maîtresse, et ne la quitte qu'après avoir recueilli
son dernier soupir et enseveli pieusement ses dé-
pouilles mortelles. Si la première et la seconde
partie de cette histoire sont de nature à blesser le
goût des juges sévères, si les fautes de Manon et
l'indulgence empressée de Desgrieux, sont parfois
racontées avec une crudité que n'avoue pasla poé-
sie, la dernière partie défie les reproches. On sent
à chaque page que Desgrieux, en défendant Ma-
non, défend sa propre vie. Manon morte, Desgrieux
n'aura plus aucune raison de vivre. S'il se résigne
à demeurer parmi les vivants, il se réfugiera dans
le passé; inutile à la société, inutile à lui-même, il
ne jouera aucun rôle : il se souviendra.
I 'abbé PRÉVOST. 5
Le stylo de Manon Lescaut n'est certainement
pas d'une pureté irréprochable; il est facile de re-
lever dans les deux cents pages de ce récit des ta-
ches que Prévost connaissait sans doute, et qu'il
aurait etTacées si le temps ne lui eût pas manqué
pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans
relâche, n^ayant d'autre plaisir, d'autre souci que
d'inventer presque chaque jour des épisodes nou-
veaux, charmé autant qu'occupé de la peinture
et de l'analyse des passions, il n'a jamais eu le
désir ni l'espérance de mettre le style de Manon
Lescaut à l'abri des reproches. Mais le style de
cet ouvrage, tel qu'il est, avec les défauts incon-
testables qui le déparent, est plein de puissance
et d'entraînement. Il est spontané , abondant ,
comme la pensée même de l'auteur. Prévost sait
rarement d'avance le parti qu'il pourra tirer de
la pensée qui lui arrive ; il traite la parole connue
la pensée , avec une imprévoyance qui passerait
pour de la paresse, si chaque page ne démon-
trait pas que l'auteur exprime de son mieux l'idée
qu'il n"a pas pris le temps de choisir. Nous sommes
loin assurément de recommander l'improvisation
comme une méthode littéraire, car l'improvisation,
prise en elle-même, équivaut à la négation de l'art
sérieux; mais nous sommes forcé de reconnaître
que Prévost, une fois en sa vie, a été admirable-
ment servi par l'improvisation. Le style de Manon
Lescaut, malgré ses incorrections, est d'un naturel
56 PORTRAITS LITTERAIRES.
constant, d'une clarté parfaite. 11 est vivant, animé,
riche en images, semé de comparaisons heureu-
ses, et n'est jamais attiédi par des artifices de rhé-
teur. Il est né avec la pensée, il la suit partout
avec une exemplaire fidélité; inégal, désordonné
comme elle, il ne laisse jamais languir l'attention.
Lorsqu'il lui arrive d'appeler à son secours un rap-
prochement trivial, il trouve moyen de racheter,
d'expier cette faute par la rapidité du récit. L'es-
prit blessé n'a pas le temps d'analyser l'impres-
sion qu'il éprouve, et oublie son déplaisir avant
d'en avoir pénétré la cause. x\ proprement parler,
les défauts et les mérites de ce livre n'ont rien de
littéraire. C'est une sorte de confession plutôt
qu'une œuvre d'imagination; c'est avec le cœur
plutôt qu'avec l'esprit qu'il faut le comprendre et
le juger. Or, ce livre est plein d'aveux si pathéti-
ques, si impitoyables, qu'à moins de n'avoir ja-
mais subi l'épreuve ou le spectacle des passions, il
est impossible de ne pas le proclamer souveraine-
ment sincère.
Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte
en elle-même un enseignement moral, demande-
ront sans doute quelle est la leçon contenue dans
Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la
moralité delà poésie ne consiste pas dans l'expres-
sion explicite, mais bien dans l'expression impli-
cite d'un conseil applicable à la pratique de la vie,
l'histoire de Manon Lescant est éminemment mo-
LABBE PRÉVOST. 67
raie. Lors même que Prévost n'eut pas pris la
peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge,
tantôt dans celle du chevalier Desgrieux, des ma-
ximes et des reproches dont personne ne contes-
tera la valeur ni l'opportunité^ l'histoire de Manon
et des malheurs qu'elle inflige à son amant serait
encore pleine d'enseignements, et, par conséquent,
pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce
livre, pour n'être pas exprimées sous la forme
dogmatique, n'en sont pas moins claires; chacune
des tortures subies par l'amant de Manon parle
plus haut que les préceptes de la loi morale déduits
avec toute la rigueur du syllogisme. Qu'est-ce, en
effet, que le roman de Prévost ? A quoi se réduit
l'idée génératrice qui anime et gouverne tout le
récit ? L'auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la
passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans
un sens absolu, réalisée jusqu'en ses dernières con-
séquences, eût été absurde. Célébrer la passion
comme supérieure à tous les conseils de la con-
science, la proclamer plus sainte, plus grande que
la réflexion et la volonté, eut été l'œuvre d'une
imagination en délire. La flétrir comme coupable,
comme impie, la rayer de la vie comme contraire
à l'accomplissement de tous les devoirs, n'eut pas
été une tentative moins folle. Prévost, sans se
préoccuper de la moralité de son roman, a cepen-
dant réussi à exprimer une leçon très-nette. Le
malheur du chevalier Desgrieux commence le jour
os PORTRAITS LITTERAIRES.
OÙ il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne
s'éteint pas dans le mépris ; mais dès qn"il voit
dans sa maîtresse une fille perdue , il n"est pins
pour lui-même qu'un ol)jet de colère et de lionte.
Sa passion^ sans se rebuter, se transforme et se
dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle
cesserait d'être poétique et ne serait plus qu'un
vice. 11 est impossible d'imaginer une condition
plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la
honte d'une courtisane comme un forçat à la chaîne
du bagne. Les châtiments infligés à la passion
dégradée du chevalier Desgrieux sont trop sévè-
res, trop rudes, pour que son histoire puisse être
accusée d'encourager le vice. Sans avoir prévu les
reproches auxquels nous répondons, Prévost les
a réfutés; car la destinée du chevalier Desgrieux
ne fera sans doute envie à personne.
11 y a, dans Manon Lescaut, un mérite indépen-
dant du style, indépendant de la moralité, le mé-
rite de la mesure. Il n'y a pas un des épisodes de
ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au
développement des caractères, pas une scène qui
ne serve à dessiner, à expliquer les personnages.
Prévost ne s'est pas attribué le droit de franchir
les lin)ites marquées pai* les besoins de son récit.
Doué d'une imagination abondante, il a toujours
su s'arrêter à temps, et s'est interdit tous les mo-
yens qui ne devaient pas concourir directement à
l'expression de sa pensée. Cette mesure, cette so-
L ABIU<: l'KEVOSI . 5«.>
briété dans l'invention, est d'autant plus remarqua-
ble qu'elle semble ne pouvoir se concilier avec
l'imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost ex-
clut généralement la sobriété. Mais quelle que soit
la source de cette sobriété, qu'elle naisse d'un
heureux instinct ou d'une volonté préconçue, nous
ne saui'ions trop la reconnnander, car elle devient
plus rare de jour en jour. Le public s'habitue à
n'estimer la pensée que d'après ses dimensions
géométriques, et les écrivains qui font profession
de rémouvoir ou de l'amuser encouragent vo-
lontiers cette habitude. Grâce à cet échange d'exi-
gence et de servilité, le nombre et l'étendue des
développements ne sont presque jamais en har-
monie avec l'importance de la pensée. L'étude at-
tentive de Manon Lescaut pourra corriger cette
prolixité contagieuse, car la mesure a joué certai-
nement un grand rôle dans le succès de cet admi-
rable roman.
m.
BENJAMIN CONSTANT,
ADOLPHE.
Si Benjamin Constant n'avait pas marqué sa
place au premier rang parmi les orateurs et les
publicistes de la France^ si ses travaux ingénieux
sur le développement des religions ne le classaient
pas glorieusement parmi les écrivains les plus di-
serts et les plus purs de notre langue, s'il n'avait
pas su donner à l'érudition allemande une forme
élégante et populaire, s'il n'avait pas mis au service
de la philosophie son éloculion limpide et colorée,
son nom serait encore siir de ne pas périr, car il
a écrit Adolphe.
Or, il y a dans ce livre une vertu singulière et
presque magnétique qui nous attire et nous rap-
pelle chaque fois que nous sommes témoins ou
6
G2 POUlKAllS LlilKKAlUES.
acteurs dans une crise morale de quelque impor-
tance. Il n'y a pas une page de ce roman, si tou-
tefois c'est un roman, et pour ma part j'ai grande
peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte
d'examen de conscience. Qu'il s'agisse de nous ou
de nos amis les plus chers, ce n'est jamais en
vain que nous consultons cette histoire si simple et
d'une moralité si douloureuse. Les applications et
les souvenirs abondent. Chacune des pensées in-
scrites dans ce terrible procès-verbal esl si nue, si
franche, si finement analysée, et dérobée avec
tant d'adresse aux souffrances du cœur, que cha-
cun de nous est tenté d'y reconnaître son portrait
ou celui de ses intimes.
C'est là, il faut le dire, un privilège inappré-
ciable et qui n'est dévolu qu'aux œuvres du pre-
mier ordre. Comme il n'y a pas dans ce tableau
mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme
tous les mouvements, toutes les attitudes des deuK
figures qui se partagent la toile, sont étudiés avec
une sévérité scrupuleuse et inflexible, d'année en
année nous découvrons dans cette composition un
sens nouveau et plus profond, un sens multiple et
variable malgré son évidente unité, qui ne se ré-
vèle pas au premier regard, mais qui s'épanouit et
s'éclaire à mesure que notre front se dépouille et
que notre sang s'attiédit.
Adolphe est comme une savante symphonie
qu'il faut entendre plusieurs fois, et religieuse-
BENJAMIN CONSTANT. (Î3
ment^ avant de saisir et d'embrasser Tinspiration
de l'artiste. La première fois l'oreille est frappée
du gracieux andante^ ou du solennel adagio.
Mais elle ne comprend pas bien la succession des
parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondo
le chantd'un haut-bois ou le dialogue des violonset
de la flûte. Plus tard, notre âme s'éprend d'une mé-
lodie élégante et simple qu'elle n'avait pas d'abord
aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles dé-
couvertes : elle s'étonne de sa première ignorance,
et la curiosité se rajeunit à mesure que la péné-
tration se développe.
Il n'y a dans le roujan de Benjamin Constant
que deux personnages; mais tous deux, bien que
vraisemblablement copiés, sont représentés par
leur côté général et typique; tous deux, bien que
très-peu idéalisés, selon toute apparence, ont été
si habilement dégagés des circonstances locales et
individuelles, qu'ils résument en eux-mêmes plu-
sieurs milliers de personnages pareils.
Adolphe et Ellenore ne sont pas seulement réeh,
ils sont vrais dans la plus large acception du
mot. Sans doute il eût été facile à une imagination
plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de
ce roman dans une fable plus savante et plus vive,
de multiplier les incidents, de nouer plus étroite-
ment la tragédie. iMais à quoi bon? qui sait si le
livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autorité
lumineuse de ses enseicrnements?
G 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de
son âge qui ont entremiMé leurs études vagahondes
de loisirs nombreux et indéfinis. 11 sait, il a ré-
fléchi, il a rêvé pour l'avenir bien des voyages
dont il ne voudrait plus maintenant, bien des
gloires qu'il dédaigne aujourd'hui comme s'il
les avait usées; il a vu passer dans ses songes des
femmes adorées qui se dévouaient à son amour,
dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux
dénoués essuyaient la sueur de son front. Jl a dé-
voré dans ses ambitions solitaires plusieurs desti-
nées dont une seule suffirait à remplir sa vie ; il a
vécu des siècles dans sa mémoire, et il n'est encore
qu'au seuil de ses années.
Habitué dès longtemps à converser avec lui-
même, familiarisé avec les grandes choses qu'il
n'a pas faites, il est tout simple qu'il dédaigne la
société réelle qu'il n'a pas étudiée, et qui ne peut
le deviner. L'ennui, chez les Ames élevées, chez
celles surtout qui ont vingt ans, est presque tou-
jours accompagné d'une exorbitante vanité. Comme
elles aperçoivent en elles-mêmes un monde supé -
rieur, plus grand, plus beau, plus varié; comme
elles sont pleines des souvenirs d'une vie imagi-
naire; comme elles comparent incess<imment le
spectacle de leurs journées au spectacle de leurs
rêveries, le dédain et limpertinence ne sont
chez elles qu'une plainte franche et doulou-
reuse.
BENJAMIN CCNSTANT. Gît
Adolphe est las de lui-même et de sa piiissanee
inoccupée; il aspire à vouloir^ à dominer^ à parler
pour être compris^ à conduire pour être suivie à
aimer pour mettre à 1 ombre de sa puissance une
volonté moins forte que la sienne, et qui se confie
en obéissant.
S'il avait choisi de bonne heure une route simple
et droite; si, au lieu de promener sa rêverie sur le
monde entier qu'il ne peut embrasserai! avait me-
suré son regard à son bras; s'il s'était dit chaque
jour en s'éveillant : Voilà ce que je peux, voilà ce
que je voudrai ; s'il avait marqué sa place au-des-
sous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux; s'il
avait préféré la science, l'action ou l'amour; s'il
avait épié d'un œil vigilant le premier réveil de ses
facultés, s'il avait démêlé nettement sa destinée,
s'il avait marché d'un pas sur et persévérant vers
la paix sereine de l'intelligence, l'énergique
ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et
crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait
pas.
Une fois engagé dans la voie préférée, l'emploi
légitime de ses forces suffirait à l'occuper. L'œil
attaché sur l'horizon lointain, sûr d'arriver, il no
tournerait pas la tête pour regarder en arrière ; il
se résignerait de bonne grâce à la continuité har-
monieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le
fruit doré de ses espérances, le courage ne lui
manquerait pas avant de le cueillir.
6.
rc PORTRAITS LITTERAIRKS.
Mais romnie il n'a pas niesiiré sa volonté à sa
puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir,
il s'ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.
Ellenore a déjà aimé; elle a déjà connu toutes
les angoisses et tous les égarements de la passion ;
elle s'est isolée du monde entier^ pour assurer le
bonheur de celui qu'elle préférait; elle a renoncé
volontairement à tous les avantages de la fortune
et de la naissance ; elle a déserté sa famille et son
pays; dans l'ardeur de son dévouement, elle aurait
voulu pouvoir renouveler autour d'elle ce qu'elle
venait de détruire, afin d'agrandir à toute heure le
douiaine de son abnégation.
Elle croyait, la pauvre femme, que son enthou-
siasme ne s'éteindrait jamais; elle espérait que le
cœur en qui elle s'était confiée ne méconnaîtrait
jamais la grandeur de ses sacrifices; elle avait joué
hardiment sa vie entière sur un coup de dé : elle
avait gagné; elle avait conquis l'amour d'un
homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et
l'avait entendu dans ses rêves murmurer son nom;
elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas
que la chance pût tourner contre elle.
L'hostilité assidue, la vigilance envieuse de la
société qui la désignait du doigt aux tailleries et
au dédain, n'avaient pas ébranlé son courage; elle
s'était dit : « J'ai fait un serment, je le tiendrai.
La religion de la foi jurée n'est pas moins grande
et moins sainte que la religion de la prière. Si n:a
BENJA^lIN CONSTANT. 67
promesse a été imprévoyante, si j'ai follement en-
gagé mon avenir, c'est à Dieu seul qu'il appartient
(le me relever de mon serment en m'intligeant
l'abandon ; si la malédiction paternelle m'a dégra-
dée, me réhal)iliterai-je par l'infidélité? Si l'image
menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du
vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil,
la désertion de mon amour serait-elle un digne
moyen de fléchir l'ombre indignée, et le pardon,
si obstinément dénié à la douleur échevelée,
sera-t-il plus facile à l'inconstance insoucieuse?
« Non, j'irai jusqu'au bout : je boirai jusqu'au
fond cette coupe d'amertume ; je subirai, sans dé-
tourner la tête, les affronts et le mépris de ce monde
qui me conviait à ses fêtes, et que j'ai quitté; ma
paupière ne s'abaissera pas devant ces mères or-
gueilleuses qui parlent bas à l'oreille de leurs filles
en me voyant passer; je marcherai près d'elles d'un
pas ferme; je sentirai la rougeur monter à mon
front, mais je retiendrai mes larmes, et je les ac-
cumulerai pour les verser à flots dans le cœur de
mon bien-aimé.
« Tous ces biens, dont le mouvant spectacle s'a-
gite autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus
voir qu'un seul bien, qu'un trésor unique, le tré-
sor que j'ai choisi. Les joies paisibles de la famille,
les caresses naïves des enfants, les flatteries en-
ivrées, recueillies par les jeunes filles florissantes,
et rapportées fidèlement au cœur de l'orgueilleuse
68 PORTRAITS LITTERAIRES.
mère^ rien de tout cela ne m'appartiendra; la foule
ignorante comptera mes regrets par ses désirs , et
je triompherai de sa méprise. Je m'enfermerai
dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et
je regarderai s'enfuir sur la route lointaine ces
rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux pre-
miers jours, et maintenant pâlissants et confus. Je
suivrai d'un œil assuré les feuilles dispersées de
mes espérances, si vertes et si humides au matin,
et si rapidement séchées avant l'heure du soir.
« Chaque fois que je verrai se fermer devant moi
les portes d'une maison joyeuse, loin de pleurer
sur mon isolement, je m'applaudirai, dans le si-
lence de ma pensée, du choix glorieux de mon
cœur; et comparant le mensonge de cette fête à la
fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai
sincèrement de n'avoir pas comme moi le vrai
bonheur.
« Tous les soirs, en me souvenant de la journée
accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je
bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et
sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j'a-
baisserai un regard de pitié ; car ma vie se partage
entre la prière et le dévouement. Et la vie leur est
si facile et si bien frayée, qu'elles vou^ oublient,
ô mon Dieu î
« Permettez seulement que je lui sois présente à
chaque heure du jour ; permettez qu'il ne souhaite
rien au delà de mon amour, et qu'il ne regarde pas
BENJAMIN CONSTANT. G 9
en arrière; faites qu'il vive tout en moi, connue
je vis tout en lui. »
Mais un jour la mesure du sacrifice était com-
blée : elle a douté de la reconnaissance qu'elle
avait méritée, linquiélude a rongé le fruit de son
amour.
Elle a pleuré, et ses larmes n'ont pas été essuyées;
elle s'est affligée de l'ingratitude, et l'accusé ne
s'est pas défendu.
Alors il s'est fait un grand désert autour de son
cœur, et chacun de ses soupirs s'est perdu dans le
silence. Elle était forte et défiait le danger; elle
était confiante et résignée, et ne demandait au ciel
que des jours pareils aux jours évanouis, et tout à
coup la vaillance de cette femme s'est affaissée, son
espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent
qui passe.
Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses
années, et voici qu'elle a vieilli en un jour; elle
avait l'œil splendide et superbe, et sur son front
rayonnaient , en caractères éclatants, ses pensées
heureuses et sereines, et voici que son regard s'est
voilé, et que les rides anguleuses ont inscrit sur
son front sa plainte et sa douleur.
Est-il vrai que la destinée humaine répudie
comme un rêve de jeune fille, les dévouements il-
limités? Est-il vrai que l'amour se nourrisse d'in-
quiétudes et d'angoisses, que les tortures de la ji-
lousie lui soient une sève généreuse et féconde, et
TO PORTRAITS LITTERAIRE?.
que su tige se Hétrisse dans ratniosplière paisible
et sereine de la fidélité? Je ne veux i)as le eroire;
car, à ce compte,, l'amour serait le plus cruel des
supplices, la plus odieuse déception, et Tégoisme
habile et désintéressé serait la première des vertus,
le plus raisonnable des devoirs.
Arrivée à celte crise douloureuse, il faut qu'Elle-
nore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids
de ringratitude, elle n'a plus qu'à s'endormir du
sommeil éternel, si elle ne se réveille pas pour un
nouvel amour. Elle n'a plus assez de clairvoyance
pour s'interroger sérieusement ; elle n'est plus ca-
pable de justice ou de pardon. Celui qu'elle a con-
damné dans son cœur, fùt-il moins coupable, ne
saurait imposer silence à l'acharnement de ses
soupçons. S'il n'a pas vraiment méconnu son
amour, s'il n'a pas oublié ses sacrifices, s'il a seu-
lement négligé de la bénir et de la remercier
chaque jour comme il devait le faire, peu importe
à celle qui souffre : il y a des larmes que nulle
prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces
larmes sont venues, l'amour s'éteint et se réduit
en cendres.
Quand Ellenore et Adolphe se rencontrent, cha-
cun des deux est préparé à l'enthousiasme et au
dévouement. Le découragement et la vanité, qui
sembleraient devoir s'exclure, se rapprochent et
s'apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Elle-
nore entre toutes les femmes, non pas pour la re-
BENJAMIN CUNSIANT. 7 1
lever et la soutenir^ car il ne la connait pas assez
pour sympathiser avec son chagrin, mais parce
qu'elle a tenu tête à Torage, parce qu'elle a lutté
contre l'envie et la médisance, parce que les yeux
sont fixés sur elle, parce que sa fidélité perma-
nente a déjoué bien des ambitions injurieuses,
parce que son dédain a humilié bien des jactances.
Ce qu'il faut au cœur d'Adolphe, ce n'est pas
un amour mystérieux et timide ; si toute la terre
devait ignorer qu'il est aimé, si son bonheur devait
rester dans l'ombre, il n'en voudrait pas. Ce qu'il
souhaite, ce qu'il appelle de ses vœux et de ses
larmes, c'est une lutte publique, un triomphe écla-
tant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.
Or, pour réaliser ce vœu, pour étancher la soif
de cette vanité qui le dévore, une femme belle et
jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée
dans les doctrines de l'obéissance et du devoir,
épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur
paisible, et défiant les tempêtes qu'elle ne prévoit
pas, ne peut dignement lutter avec Ellenore.
Si Adolphe cédait naïvement au besoin d'aimer,
il ne marquerait pas si loin le but de ses espé-
rances; il choisirait près de lui un cœur du même
Age que le sien, un cœur nouveau, épargné des
passions, où son image pût se réfléchir à toute
heure sans avoir à craindre une image rivale ; il
comprendrait que l'avenir ne suffit pas à l'amour,
et que le cœur le plus indulgent ne peut se défen-
'2 PORTKAITS LITTEHAIRES.
dre d'une jalousie aeharnée contre le passé; il ue
s'exposerait pas à essuyer, sur les lèvres de sa
maîtresse, les baisers d'une autre bouche : il trem-
blerait de lire dans ses yeux une pensée qui re-
tournerait en arrière , et qui s'adresserait à un
absent.
Mais comme sa télé a voulu avant que son cœur
désirât, c'est EUenore qu'il attaque, et qu'il pré-
fère à toutes les autres.
Il y a dans la possession de cette femme un ali-
ment magnifique pour sa vanité ; il sera envié par
ceux-là même qui médisent d'elle^ et qui se ven-
gent de ses dédains en redoublant son isolement ;
il sera montré au doigt parla ville comme un lut-
teur adroit, comme un rusé jouteur ; chaque fois
qu'il entrera dans un salon, il entendra autour de
lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.
, 11 ne tremblera pas à la vue de ces convoitises
empressées, qui, pour un cœur vraiment épris,
sont un supplice de tous les instants. Il ne frémira
pas devant cette profanation insultante qui ternit
les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de
honte et de colère en écoutant ces propos tenus à
demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle, où
les secrets du foyer se discutent comme la marche
d'une armée.
Non ; il s'applaudira de son choix, et lèvera fiè-
rement la tète.
Ellenore verra dans Adolphe un amour jeune et
BENJAMIN CONSTANT. 7 3
confiant. Déjà tléchissante et ridée, elle sera tière
d'avoir été distinguée par un homme destiné à
tous les succès du monde. Plus folle, plus impré-
voyante qu'une jeune fille, égarée par l'isolement
elle ira jusqu'à espérer de cette aventure une ré-
habilitation toujours vainement essayée. Dans la
crédulité de son cœur, elle attendra de ce nouvel
engagement la paix et la sécurité qui ont manqué
au premier ; elle croira que les autres femmes, hu-
miliées de son triomphe, vont se rallier autour
d'elle.
L'intervalle des années s'etfacera. L'entraîne-
ment de ces deux cœurs, si dilïérents et si mal con-
nus l'un de l'autre, deviendra peu à peu irrésisti-
ble. A force de penser à Ellenore et de publier
partout son admiration, Adolphe se convaincra de
la réalité de son amour ; et Ellenore tombera dans
le même piège.
Mais après le dernier abandon, le réveil sera ter-
rible. A peine maître de la place qu'il a si vive-
ment assiégée, il ne saura que faire de sa victoire.
A peine la possession aura-t-elle sanctionné cet
amour si ardemment désiré, qu'il tremblera de-
vant la durée de son engagement. En vue des
années qui vont suivre, il sentira défaillir son cou-
rage et regrettera l'extase qu'il avait à peine es-
pérée.
Ellenore, après la confusion de la défaite, ou-
vrira les yeux, et cherchera vainement autour d'elle
7
7 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
les félicitations sur lesquelles elle avait compté; au
fond de son cœur, elle rougira de son inconstance^
et doutera d'un bonheur si facile à changer.
Peu à peu, entre ces deux âmes trompées, mais
toutes deux trop fières pour l'avouer, il s'établira
une intimité douloureuse et résignée, intimité de
mensonge et d'hypocrisie, habile en subterfuges et
en flatteries, prodigue de caresses et de baisers,
cherchant à se distraire, en affirmant sans cesse ce
qu'elle ne croit pas.
Aucun des deux ne voudra être vaincu en gé-
nérosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son dé-
sabusement, chacun parlera de l'avenir avec de
célestes espérances, traitera le reste du monde avec
un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l'iro-
nie et la jactance, et fera de la ruse le premier de
ses devoirs.
Par compassion pour sa victime, Adolphe dé-
guisera son ennui et forcera sa bouche à sourire.
il étudiera ses moin.'lres paroles pour épargner à
sa maîtresse la honte d'un regret. 11 s'imposera l'en-
jouement et la sérénité par délicatesse.
A son tour Eilenore, si elle surprend sur le vi-
sage de son amant la triice de l'ennui, craindra de
se plaindre et se résignera silencieusement. De
jour en jour, elle s'atïérmira dans cette réserve
douloureuse et grimacera l'enthousiasnje.
Jusqu'au jour où tous deux, las enfin de cette
BENJAIMIN CONSTANT. 7 5
pitoyable comédie, jetteront le masque et se ver-
ront face à face.
Mais comme ils s'étaient choisis par fierté, ils ne
prononceront pas encore le mot d'abandon. Ils re-
nonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se
dégrader par une franchise trop hâtée. Ils n'exal-
teront plus leur bonheur, mais ils accepteront la
satiété comme une expiation, et ils commenceront
une nouvelle épreuve, celle de l'intimité sans amour
et sans mensonge.
Et quand les choses en sont venues à ce point,
quand l'amour, d'épreuve en épreuve, est arrivé
à la satiété, l'enfer a commencé sur la terre. Les
amitiés qui se dénouent, les promesses qui men-
tent, les dévouements admirés qui se flétrissent,
tout cela n'est rien auprès de la satiété dans l'a-
mour.
L'enthousiasme où l'âme s'est laissé emporter
dans les premiers jours de l'engagement, a méta-
morphosé à son insu toutes ses facultés. La vie en-
tière est changée, et ne peut retrouver les premiè-
res émotions sans d'horribles tortures. Tout ce qui
se passe autour de nous avait pris un aspect nou-
veau, un sens imprévu. Habitués que nous som-
mes à écouter dans un autre cœur le retentisse-
ment de nos souffrances et de nos joies, quand cette
intime fraternité, épuisée de lassitude, fléchit et
s'atfaisse, l'ennui fond sur nous comme un oiseau
de proie.
7 G PORTRAITS LITTERAIRES.
Chaque jour, les deux forçats rivés à cette chaîne,
qu'ils pourraient briser, mais qu'ils gardent par os-
tentation et par entêtement, s'éveillent en mau-
dissant. Chacun voit la vérité, et rougirait de la
dire.
S'il arrive à Tun des deux d oublier un instant
la servitude où il s'est cloué, au premier mouve-
ment le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il
se remettait en marche, et commençait un nou-
veau voyage, il sent tout à coup se poser sur son
épaule une main autrefois amie, qu'à peine il eût
sentie,, tant elle était légère^ et qui aujourd'hui lui
pèse et l'accable.
Mieux vaudrait cent fois la soHtude avec ses dé-
couragements et ses défaillances; car dans l'inti-
mité rassasiée toute la vie se ternit^ toutes les heu-
res de la journée sont marquées par des supplices
prévus et inévitables. Il n'y a plus de jalousie, car
chacun des deux captifs aspire à l'affranchisse-
ment, mais il s'établit entre ces deux colères hon-
teuses d'elles-mêmes une sorte d'émulation : c'est
à qui inventera pour l'autre une question inju-
rieuse, un soupçon insultant. Comme si elle se re-
pentait d'avoir obéi, la femme donne à toutes ses
prières la forme d'un commandement: Si elle sur-
prend dans le regard qu'elle épie un projet où elle
ne soit pas de moitié, elle invoque les larmes comme
une vengeance, elle inflige sa douleur comme un
châtiment. Pour justifier son ennui et son abatte-
BENJAMIN CONSTANT. 7 7
ment, elle interroge toutes les actions qu'autrefois
elle approuvait sans contrôle. Dès qu'il fait unpas^
il trouve devant lui un œil curieux qui attend sa
réponse.
Au moins dans la solitude, après les défaillances
désespérées, 1 ame refleurit et se relève parfois.
Elle aspire librement l'air qui l'environne, elle s'é-
panouit sous la chaude haleine qui ride l'eau en
passant, et lui porte une vapeur féconde.
Mais dans l'intimité sans amour, rien de pareil
n'est possible. Il n'y a pas une heure d'abandon et
de rêverie. Le silence est une plainte et la parole
une querelle. Chaque mot renferme un regret ou
une invective. S'il pleure, elle l'accusera de fai-
blesse et de lâcheté. Si, face à face avec l'horrible
vérité, il retient sur ses lèvres l'aveu près de lui
échapper ; si sa voix, suffoquée par les sanglots,
balbutie une bénédiction impuissante, elle s'em-
porte, elle implore sa colère : elle s'irrite de cette
douleur si peu virile, et lui souhaiterait de l'orgueil
afin de le combattre.
Quand nos larmes ne se mêlent pas à des larmes
amies, quand une bouche adorée ne vient pas les
boire dans nos yeux et rafraîchir de ses baisers la
paupière enflammée, l'homme s'avilit aux yeux de
sa maîtresse; il se dégrade, il abdique sa grandeur.
Si elle eût pleuré, l'amour pouvait se réveiller ;
mais elle a vu sa douleur sans la partager, c'est un
arrêt sans appel.
7.
7 8 PORTRAITS LITTERAIRES.
Cette intimité vigilante épuise enfin les dernières
forces des deux adversaires. Ils n'ont plus besoin
de s'interroger pour deviner leur mutuelle pen-
sée : ils se disent adieu dans chacun de leurs em-
brassements.
Heureux, trois fois heureux ceux qui n'ont pas
attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont
quittés à temps ! car ils ont au moins, pour se con-
soler pendant le reste de la route, le souvenir du
bonheur passé ! ils peuvent se rappeler dans une
amitié durable un amour évanoui : ils assistent
muets aux funérailles de leur enthousiasme, et en
parlent sans amertume, comme d'un fils emporté
par la guerre.
Mais combien rompent au lieu de dénouer! com-
bien, s'acharnant à leur amour, bâtissent des hai-
nes implacables sur des intimités obstinées !
Si EUenore se séparait d'Adolphe le jour où elle
est sûre de son abandon, elle pourrait encore es-
pérer sur la terre des jours sereins et paisibles; si
elle acceptait franchement la destinée qu'elle s'est
faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait froidement
la route parcourue, il y aurait encore pour elle des
chances de salut; mais elle sait qu'elle n'est plus
aimée, et elle pardonné. Au lieu de réhabiliter ce-
lui qui la trompait, elle devient pour lui un objet
de pitié.
S'il aimait une autre femme, s'il s'était laissé
prendre à une affection passagère, je concevrais le
BENJAMIN CONSTANT. 7 9
pardon : ce serait générosité pure, et la reconnais-
sance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais par-
donner l'abandon, pardonner le délaissement qui
n'a pas un autre amour pour excuse, c'est une fo-
lie sans remède, c'est appeler le dédain, c'est mé-
riter l'oubli.
Or, il n'y a pas une de ces austères vérités qui
ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaça-
bles : c'est un livre plein d'enseignements et de
conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent.
Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de
ces conseils ; à mesure qu'on vieillit on s'aperçoit
qu'il y en a beaucoup d'oubliés.
lY.
LAMARTINE.
JOGELYN.
C'est un bonheur pour nous d'avoir à parler de
Jocelyn ; car Jocelyn est un beau livre, et quoi-
qu'il plaise à quelques vanités chatouilleuses d'ac-
cuser notre sévérité, nous recherchons avidement
l'occasion d'admirer. Ce n'est pas notre faute,
vraiment, si les grandes et belles choses sont si
rares, si difficiles à trouver; et tel qui blâme notre
franchise est au fond du même avis que nous :
seulement il n'a pas le courage de l'avouer. Pour
notre part, nous avons toujours pensé que, dans la
discussion littéraire, la vérité vaut quelque chose
de plus que l'élégance des mots, et nous donne-
rions de bon cœur douze phrases coquettes et pa-
rées pour trois paroles raisonnables et justes. Que
les ouvriers deviennent artistes, que les ri meurs
8 2 PORTRAITS LITTERAIRES.
deviennent poëtes^ et nous serons des premiers à
battre des mains. En attendant que ces merveilles
se réalisent, résignons-nous sans dépit et sans im-
patience aux admirations rares et sincères; ne
prostituons pas nos éloges à toutes les rimes ali-
gnées militairement; car notre voix en s'avilissant
perdrait le droit de saluer les gloires sérieuses.
M. de Lamartine occupe dans la poésie française
un rang magnifique et incontesté. Grâce à Tabon-
dance, à la naïveté de ses chants, il échappe à toutes
les querelles d'école. Comme il a toujours modelé
sa parole sur sa pensée, comme il s'est toujours
abstenu sévèrement du procédé inverse, il ne donne
prise ni aux disciples entêtés du dix-septième siècle,
ni aux novateurs superbes du dix-neuvième. Aucun
de ces messieurs ne peut le réclamer comme sien ;
il est seul et libre dans son génie et n'accepte au-
cune fraternité jalouse. Il appartient à la grande
famille des inventeurs disséminée dans le temps et
l'espace, sur des points trop distants l'un de l'autre
pour que limitation ou la rivalité leur soit permise.
Il ne relève que de lui-même et du siècle où il est
né, et il assiste à la gloire contemporaine sans rien
convoiter dans la part qui ne lui est pas échue; car
sa part est au nombre des plus belles, et s'il n'a pas
dans ses mains le trésor entier que la popularité
distribue à ses favoris, il peut com^^er son majorât
parmi les plus richement dotés.
Comment est-il arrivé aux cimes glorieuses et pai-
LAMARTINE. 83
sil)les où personne ne songe à le troubler? com-
ment, au milieu des invectives, des récriminations
et desvanteries, a-t-il su se frayer une route si large
et si directe vers le but suprême de toute poésie :
l'autorité? comment s'est-il dérobé aux lois géné-
rales de rhistoire littéraire? Est-ce en lui-même ou
autour de lui qu'il faut chercher la cause de cette
exception? A notre avis, le génie de M. de Lamartine
suffit à expliquer ce bonheur singulier. L'auteur des
Méditations et des Harmonies n'a jamais tenté vo-
lontairement des voies inattendues. S'il a été nou-
veau, c'était à son insu ; il se livrait à l'élan spon-
tané de sa pensée et ne prévoyait pas lui-même le
]jut où il marchait. Il n'avait pas arrangé d'avance
un système complet et inviolable; il s'écoutait vivre
et reproduisait franchement ses émotions; mais il
n'avait pas divisé sa pensée en compartiments sy-
métriques et ne casernait pas ses inspirations futures
dans les plaines inconnues; il n'avait pas institué
de colonies militaires pour le gouvernement de ses
idées à venir. Il consultait son cœur partout et à
toute heure et ne s'efforçait jamais de lutter avec
les poètes de tête. C'est là, selon nous, tout le se-
(ret de sa popularité. Génie heureux et prédestiné^
il n'a eu qu'à être lui-même pour conquérir d'em-
l)!ée la sympathie et l'admiration. Dans les hautes
régions où il planait d'un vol égal et puissant, il ne
perdait jamais de vue les sentiments les plus géné-
reux de l'humanité; il touchait à la fois aux vérités
8i PORTRAITS LITTERAIRES.
les plus élevées de la philosophie et aux instincts
les plus humbles de la vie ordinaire. Il contemplait
sans se troubler et découvrait à nos yeux éblouis
les clartés les plus splendides^ mais il ne dédaignait
pas d'abaisser son regard sur les Milgaires douleurs.
II savait^ mais il sentait. Il conversaii souvent avec
lui-même, et, dans ces entretiens solitaires,, il se
détachait peu à peu des intérêts mesquins qui pré-
occupent la société où nous vivons; mais si haut et
si loin qu'il se laissât emporter par ces mystérieux
dialogues où Tespérance servait d'interlocuteur au
souvenir, il n'oubliait jamais la plaine modeste et
nue où se pressait la foule. Lors même qu'il aper-
cevait dans ses rêves radieux des palais de marbre
et de porphyre, il ne fermait sa mémoire ni aux
toits de chaume, ni aux villes enfumées et pou-
dreuses. Parmi les divines transformations de sa
pensée, il gardait encore une place vierge et fidèle
pour la douleur qu'il avait connue, et grâce à cette
double nature, ou plutôt à cette nature unique,
mais complexe, il a toujours conservé comme en
laisse les intelligences délicates et les intelligences
ignorantes. Sans abdiquer aucune de ses facultés,
sans condamner à une mort prématurée aucune
de ses visions, il a soumis à sa puissance les rêveurs
exaltés et les âmes les plus attachées à la terre. Il
est demeuré le poëte des philosophes, mais il n'a
pas cessé d'être le poëte des femmes.
Les Méditations et les Harmonies, où le génie de
LAMAKTIKE. 85
M. de Lamartine se réfléchit tout entier^ ont été
couronnées d'une gloire méritée, et nous ne pou-
vons rien désormais pour ces monuments popu-
laires. Les penseurs, aussi bien que la foule, ad-
mirent l'expansion et la spontanéité de cette poésie
qui déborde en élégies éplorées, en odes hardies,
en hymnes religieux. Nous croirions gaspiller notre
temps et nos paroles en répondant aux clameurs
de quelques esprits chagrins. S'il y a vraiment
parmi les lecteurs français une centaine d'admira-
teurs rebelles pour qui les Méditations de 1820
sont très-supérieures aux Méditations de 1 823, et
qui voient dans les Harmonies une véritable déca-
dence, nous les plaignons bien sincèrement, mais
nous ne prendrons pas la peine de réfuter leur opi-
nion. Ou bien ils cèdent à Tentraînement vulgaire
et n'admettent pas le progrès comme compatible
avec l'inspiration, ce qui est une billevesée digne
des collèges de province ; ou bien ils sont de bonne
foi dans leur entêtement et ils méritent notre pitié ;
car ils ne comprennent pas comment le génie poé-
tique, en passant par trois points permanents et
ineffaçables, peut décrire un cercle incessamment
identique et pourtant incessamment renouvelé.
Sans doute, dans l'espace de onze années, M. de
Lamartine n'a jamais chanté que Dieu, l'homme
et la nature; sans doute, il a toujours vu dans le
bonheur douloureux des passions le fondement de
la foi religieuse; mais cette trilogie poétique, sans
8 6 PORTRAITS LITTERAIRES.
jamais se démentir, ne s'est pas toujours développée
avec les mêmes apparences. En 1820, le poète ne
s'était pas encore dégagé des liens sensuels et ne
jetait sur les promesses de la religion chrétienne
qu'un regard furtif et presque mondain. Quatre
ans plus tard, en écrivant les Étoiles et le Chant
(F amour, il s'élevait jusqu'à la tendresse des can-
tiques. Enfin, en 1830, dans ses Novissima verba,
il conciliait toutes les angoisses de la douleur et
toutes les espérances de la foi ; il se plaçait par ce
cri sublime entre Job et Byron. Comme le poëte
anglais, il touchait les dernières profondeurs du
découragement; comme le poëte arabe, il montait
jusqu'à Dieu par le mépris des joies périssables.
Quiconque ne voit pas l'intervalle qui sépare les
premières Méditations des secondes et les secondes
Méditations des Harmonies n'a qu'un sentiment
incomplet de la poésie, et ne peut être admis parmi
les juges de M. de Lamartine.
Nous regrettons que l'auteur de ces glorieux mo-
numents, en recueillant les souvenirs de son voyage
en Orient, n'ait pas pris soin de les féconder par la
lecture ou de les ordonner par la réflexion ; qu'il
ait écrit douze cents pages au courant de la plume,
comme si la France entière ne valait pas mieux que
les collecteurs d'albums ; quil ait daté de Jérusalem
ou de Constantinople des pages tracées indolem-
ment au château de Saint-Point. C'est une faute
grave et qui, de la part d'un esprit éniinent, a lieu
LAMARTINE. 8 7
de nous étonner; car la seule spontanéité qui a
suffi au succès des Méditât iom et des Hormonief^
ne pouvait suffire au récit d'un voyage. Le potHo
et le narrateur sont placés dans des conditions bien
diverses. Heureusement^ si nous en croyons les
amis de M. de Lamartine, cette faute sera bientôt
réparée : nous aurons de lui un poëme sur FOrient,
et le Voyaye, qui par lui-même est insignifiant,
prendra une valeur inattendue et servira de com-
mentaire au poëme. Nous assisterons à la trans-
formation de la réalité, et le tableau ennoblira le
modèle.
En attendant ce poëme que nous demandions, et
qui expiera les notes dédaigneuses du voyageur,
nous avons dès aujourd'hui un magnifique épisode
détaché de l'épopée à laquelle M. de Lamartine tra-
vaille depuis plusieurs années. Nous ne partageons
pas l'opinion de l'auteur sur le rôle du poêle dans
la société moderne ; nous n'admettons pas avec lui
que l'imagination, livrée à elle-même, soit une lâ-
cheté, une face de l'égoïsme ; nous ne croyons pas
que les inventeurs qui mettent la parole au service
de leur pensée soient nécessairement des natures
incomplètes, s'ils ne joignent l'action à l'enseigne-
ment. Pour nous, Homère est aussi grand que
Tyrtée; Marathon n'ajoute rien à la grandeur
d'Eschyle, et pour admirer Dante et Milton, nous
ne consultons ni les Mémoires de Whitelocke, ni
les chroniques florentines de Villani. Nous accep-
8 8 PORTRAITS LITTERAIRES.
tons rénergie oratoire de Slieridan, mais sans ou-
blier les échecs parlementaires de Byron; et ce
rapprochement inévitable n'entame pas d'mie ligne
la gloire poétique de Torateur mal écouté. Nous
persistons, malgré le Miroir du parlement , à mettre
don Juan au-dessus de V École de la médisance.
Que M. de Lamartine se rappelle les jugements
littéraires de Napoléon; en voyant comment les
hommes d'action jugent les hommes d'invention,
qu'il accepte comme diverses, sinon comme con-
tradictoires, les destinées de Timagination et celles
de la volonté. Il est permis de rêver la conciliation
de tous les rôles, mais l'accomplissement d'un seul
suffit à la gloire, à la dignité humaine.
Après ces réserves, que nous ne pouvions taire,
nous nous empressons de proclamer que le sujet
choisi par M. de Lamartine convient merveilleuse-
ment à la nature de son génie. Le curé de campa-
gne, tout en plaçant Timagination du poëte sur un
terrain nouveau et plus circonscrit, lui permettait
de déployer à Taise les facultés déjà éprouvées
par de nombreux triomphes. Les intelligences fa-
miliarisées dès longtemps avec les poèmes de
Goldsmith, de Wordsworth et de Crabbe pouvaient
pressentir que M. de Lamartine, en- traitant un
sujet déjà plusieurs fois essayé, n'emprunterait rien
à la manière de ses devanciers. La sobriété conte-
nue de Goldsmith, la lenteur savante et didactique
de Wordsworth, la crudité âpre et impitoyable de
LAMARTINE. 89
Crabbe ne convenaient pas au poëte français.
D'ailleurs^ son habitude constante est de chercher
en lui-même les éléments qu'il met en œuvre^ et
je suis sûr que la divine figure de Primrosen'apas
un instant excité son émulation. M. de Lamartine
s'est proposé une tâche difficile et inconnue jus-
qu'ici dans notre littérature : l'épopée domestique
Il pense que le temps des épopées héroïques est
passé pour la France et pour l'Europe. Sa décision
peut être contestée ; mais sans enfermer comme
lui l'activité de l'imagination dans le champ de la
poésie humanitaire, sans infliger à notre langue un
barbarisme inutile, nous acceptons comme louable
et glorieuse l'entreprise qu'il vient d'achever.
Le prêtre dans la société moderne, tel est le
sujet de Jocelyn. Dans quelle condition le clergé
trouve-t-il à exercer le plus courageusement les
vertus évangéhques? est-ce dans l'épiscopat? Nous
ne le pensons pas : les ouailles du presbytère exi-
gent un dévouement plus assidu que le troupeau
tout entier d'un diocèse. M. de Lamartine a donc
bien fait, selon nous, de résumer le prêtre dans
e curé de campagne ; car cette figure, quoique
placée dans les derniers rangs de l'Église, occupe
le premier rang dans l'enseignement religieux.
L'évêque, mêlé aux pompes et aux joies de ce
monde, coudoyant tous les jours la puissance et
la richesse, rencontre bien rarement la douleur sur
sa route, et omet, quoi qu'il fasse, la meilleure
8.
90 PORTRAITS LITTERAIRES.
partie de son rôle, la consolation. Toute sa gloire
se réduit à réprimer le vice dès son début, à ef-
frayer par ses avertissements le pécheur endurci,
à détourner vers les œuvres de charité Tor de l'o-
pulence inactive. Mais toutes ces tâches, si bien ac-
complies qu'elles soient, ne valent pas la consola-
tion. A mesure que la civilisation enlace dans son
réseau un plus grand nombre de familles, la dou-
leur morale et le bien-être matériel se multiplient
dans une proportion à peu près égale. A côté du
luxe qui grandit, la pauvreté gémit et s'affaisse.
Chaque palais, en s'élevant, écrase plusieurs chau-
mières, et quoique la philosophie entrevoie dans
l'avenir une égale répartition de lumières et de sé-
curité, la religion trouve à ses pieds bien des souf-
frances nées du désir aveugle et avide, bien des
âmes jalouses pour qui le spectacle du bonheur et
de la richesse est une source de désespoir. C'est à
ces âmes-là que s'adresse le curé de campagne ;
c'est à elles qu'il distribue le pain de la clémence
divine. Les villes connaissent la cupidité, le men-
songe et le vol; mais la misère ramenée à ses élé-
ments primitifs, placée en face de l'impossible,
trop pure pour engager la lutte avec les lois so-
ciales, n'ayant d'appui . qu'en Dieu, appartient au
curé de village. Les crimes qui retentissent dans
nos tribunaux sont là pour attester cette division
de l'humanité.
Je suis loin de reprocher à M. de Lamartine
LAMARTINE. 91
fFavoir donné à Jocelyn une foi tolérante, un chris-
tianisme prévoyant et docile, aussi large, aussi
amoureux du progrès que la philosophie elle-
même, animé d'une infatigable espérance, aussi
éclairé que le doute , mais plus hardi que lui ;
aussi curieux que l'incrédulité, mais plus paisible
qu'elle après la découverte ; aussi avide de Tave-
nir, mais plus fort dans le présent. Sans doute il
était poétiquement possible d'accepter plus fran-
chement la donnée catholique; sans sortir des li-
mites de Torthodoxie, l'imagination avait encore
devant elle un champ assez vaste ; renfermée dans
le cercle inflexible de la foi romaine, la lutte du
prêtre et de l'homme n'eût pas été moins terrible
et moins poignante; loin de là. Mais je ne saurais
blâmer la préférence de M. de Lamartine. Lors
même que le catholicisme flottant de ce nouveau
poëme ne s'expliquerait pas clairement par la rê-
verie amoureuse des Méditations, par la rêverie
religieuse des Harmonies, il faudrait encore l'ac-
cepter, non pas comme une vérité absolue, mais
comme une vérité relative, comme l'expression de
la société française au xviii*^ siècle. Si le cadre his-
torique était changé, si Jocelyn, au lieu d'être placé
entre Louis XVI et Danton, était contemporain
de saint Jérôme, la question ne serait plus la même,
et nous aurions le droit d'être plus sévère; mais
après Voltaire et Diderot, Jocelyn ne nous semble
pas trop mal atfermi dans sa foi. Il n'a ni l'abné-
92 PORTRAITS LITTERAIRES.
gation d'un saint, ni l'ardeur d'une bète fauve; en
échappant à ce double écueil, il garde toute l'é-
nergie, toute la grandeur de ses facultés. Il ne
quitte pas la terre, mais il marche dignement parmi
les hommes, sans miracle et sans lâcheté.
M. de Lamartine nous donne Jocelyn comme
le journal d'un curé de village ; c'est pourquoi Jo-
celyn parle toujours en son nom. Les épisodes dont
se composent ce journal prennent, dans la bouche
de Jocelyn, une grâce, une onction singulières.
La fête de village où son âme s'éveille pour la pre-
mière fois à l'amour est un vrai tableau de maître.
Tous les personnages de cette fête respirent le
bonheur et la gaieté, mais un bonheur grave, une
gaieté pieuse. C'est mieux qu'une kermesse, c'est
la grâce majestueuse des Panathénées alliée à
l'expansion naïve d'une prière chrétienne. Les
jeunes fdles qui se parent pour la soirée, et dont
les cheveux inondent les épaules ; les collines qui
versent au hameau le flot débordant des couples
amoureux; plus tard, après l'épuisement des joies
bruyantes, les murmures et les chuchotements qui
se croisent dans Tombre, les soupirs et les adieux
qui se confondent, sont des traits dignes du pin-
ceau le plus habile. Là délibération dé Jocelyn
avec lui-même, le secret éploré qu'il dérobe à sa
sœur, le sacrifice auquel il se résigne, et l'innocente
raillerie des jeunes fdles qu'il abandonne, leurs
questions jalouses sur la beauté qu'il dédaigne.
LAMARTINE. 9 3
complètent avec une admirable simplicité l'expo-
sition de ce poëme. La fuite de Jocelyn vers la
grotte des aigles, dans les Alpes du Dauphiné,
après un séjour de plusieurs années au séminaire,
est animée, vive et bien dite. L'hymne à Dieu sur
les glaciers est, à coup sûr, une des plus magnifi-
ques prières qui se puissent rencontrer. Le poëte
convoque toutes les voix de la nature pour célé-
brer plus dignement la suprême volonté qui lui a
permis de vivre. Il comprend que sa reconnais-
sance, face à face avec le bienfait qu'il a reçu, n'a
que des clameurs muettes pour remercier la source
et la cause de toute joie. Après avoir préludé pieu-
sement et comme essayé sa force sur quelques
noies tremblantes, il s'enhardit tout à coup, et
rayonne dans tous les sens comme une symphonie
impérieuse et gigantesque. Il associe à son hymne,
agenouillé, toutes les splendeurs de la création. Il
interpelle et prend à témoin de sa gratitude les
rochers courbés en voûtes menaçantes, les cristaux
glacés suspendus au flanc des montagnes, la neige
étendue sous ses pieds en tapis éblouissants, les
rayons qui décrivent dans le ciel l'arc aux sept
couleurs; de cime en cime il monte jusqu'à Dieu
pour lui ravir le secret d'une prière reconnais-
sante.
Lorsque Laurence paraît sur la scène, l'esprit
du lecteur est si bien préparé, qu'il partage l'er-
reur de Jocelyn et ne devine pas la femme sous
94 PORTRAITS LITTERAIRES.
Tenfant. Jocelyn^ qui tout à Tlieure demandait à
Dieu une âme fraternelle où il put épancher son
bonheur et contempler l'image radieuse de ses di-
vines espérances , Jocelyn , en voyant Lau-
rence, ne peut se décider ni pour Tamour ni
pour l'amitié. Il est encore si près de Dieu, qu'il
ne sait quel nom donner à la joie nouvelle qui
lui arrive. La beauté qu'il admire n'est pour lui
qu'une forme de la Divinité ; dans la sincérité de
son extase, il se demande si sa piété envers Lau-
rence n'est pas un devoir, s'il pourrait sans crime
ne pas prier devant elle comme devant un messa-
ger divin. Il étudie tous les traits de cette céleste
figure avec une ferveur et une dévotion quj
tiennent à la fois du statuaire, de l'amant et du
prêtre ; il suit tous les contours de ce visage
resplendissant, il se mire dans les yeux hu-
mides de cette lumineuse créature avec l'admira-
tion savante de Phidias, le trouble de Roméo et la
ferveur de saint Augustin. Il comprend et il célèbre
la beauté comme elle n'a jamais été ni comprise ni
célébrée; et, lorsque la beauté prend le nom d'une
femme, il est tellement sanctifié par l'admiration,
qu'il ne peut devenir coupable. Tout à l'heure il
voyait Dieu luire dans la création, maintenant dans
la beauté humaine il l'aperçoit tout entier, et il
tombe à genoux comme foudroyé par son nouveau
bonheur.
Rappelé à ses premiers engagements par la voix
LAMARTINE. 95
d'un prêtre mourant^ il se débat sous la main sé-
vère qui le menace. Il défend jusqu'au dernier mo-
ment la félicité sereine qu'il s'était promise; mais
il ne peut résister à la prière suprême du vieillard
qui va partir. La victime a besoin d'un consolateur^
d'une oreille amie qui entende ses derniers aveux :
le bourreau est aux portes de la prison. Jocelyn
enverra-t-il au ciel une âme encore chargée des
souillures terrestres? Pour sauver Laurence, il
avait juré de l'aimer et de la suivre ; pour sauver
le prêtre agonisant, il renonce au monde, au bon-
heur de l'amour, il s'agenouille, se relève consa-
cré, écoute la confession du prisonnier, partage
avec lui le pain merveilleux, et oublie dans l'or-
gueil du bienfait la douleur du sacrifice. Ici la dé-
clamation était à craindre ; mais heureusement
l'émotion a sauvé le poète et le lecteur. Jocelyn se
donne à Dieu comme il s'était donné à Laurence,
par générosité : il demeure fidèle à son caractère.
L'homme disparaît enfin. Les épreuves sont ter-
minées, la chair s'est apaisée, le cœur s'attiédit, le
prêtre commence, et la transfiguration s'achève, si-
non sans secousse et sans angoisses, du moins assez
rapidement pour que le récit ne soit pas ralenti.
Tout entier à ses nouveaux de\ oirs, rassuré désor-
mais sur le sort de Laurence, le curé de Valneige
ne vit plus qu'en Dieu et pour la seule gloire de
l'Évangile. Détaché des joies humaines, qu'il ne
dédaigne pas, mais qu'il offre en holocauste à son
9 G PURTUAirS LITTERAIRES.
maître divin, Jocelyn revoit pour la dernière fois
sa mère et sa sœiir^ et se consacre avec un dévoue-
ment sans réserve au gouvernement et au salut de
ses ouailles. Il instruit les enfants à Tombre des
noyers centenaires, et leur explique en paraboles
transparentes les merveilles de la création, les de-
voirs humains et les promesses de Dieu. Il leur-
montre du doigt, dans l'azur des cieux étoiles, la
trace lumineuse de la volonté divine; comparant
les mondes lancés dans l'espace au caillou placé
dans la fronde, il interroge ses disciples sur la force
du bras divin; il rapproche du mouvement des na-
vires le mouvement des étoiles; il leur dit que les
cieux ont, comme la mer, leurs matelots et leurs
pilotes; et quand il les a bien instruits de l'immen-
sité de Dieu, il les rassure et leur promet le regard
vigilant delà Providence. En leur racontant le dia-
logue de l'aigle et du soleil, il leur prouve que la
montagne et la vallée, l'homme et la fourmi, ont
aux yeux de Dieu la même importance et la même
valeur. Cette parabole est admirable.
Quand le prêtre s'est épanoui dans toute sa splen-
deur_, la souffrance se réveille et Ihumanité se re-
met à gémir. Jocelyn retrouve Laurence, étourdie,
insoucieuse, impie, presque perdue; il entend les
voix du monde qui bourdonnent autour de l'idole
abandonnée, il va succomber et se repentir du sa-
crifice. Mais Dieu le soutient et le sauve. Jocelyn
retourne à la paix du presbytère, et ne quitte plus
J.AMAKTINE. 97
Valneige que pour recevoir les dernières paroles
de Laurence. L'aniant enfoui sous le prêtre, se
mordant les lèvres pour ne pas crier, défendant à
ses yeux de pleurer, et forçant sa bouche à bénir,
à pardonner, sans prononcer une parole de repro-
che ou de regret, est une scène sublime, neuve
dans Jocelyn, même après la mort de madame de
Couaën. Dans cette rivalité involontaire entre La-
martine et Sainte-Beuve, il n'y a pas de vaincu.
Xous devons signaler dans Jocelyn une grande
nouveauté, un mérite inattendu pour les admira-
teurs les plus empressés de 31, de Lamartine : je
veux parler de la réalité du paysage. Jusqu'ici le
poète, uniquement occupé de ses sentiments per-
sonnels, n'avait saisi dans la nature extérieure que
les traits les plus généraux, et ne s'était jamais ar-
rêté à l'étude, à la peinture des détails. 11 s'était
plu, avec une indolence voluptueuse, à encadrer
sa pensée entre l'azur du ciel et l'or des moissons,
entre les flots et les étoiles; mais, bien qu'il pro-
fessât une prédilection marquée pour le paysage
italien, bien qu'il reproduisît en plusieurs endroits
les grandes lignes de la campagne romaine, cepen-
dant il n'avait rien fait encore pour obtenir le titre
de paysagiste. Dans la peinture des objets exté-
rieurs, Jocelyn est un véritable progrès. Le sujet
choisi par le poète n'exigeait pas impérieusement
la précision du paysage. Il était possible d'enfer-
mer le drame entier dans le champ de la con-
9
98 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
science. Mais M. de Lamartine en a décidé autre-
ment, et nous devons le remercier de sa préférence.
La nature alpestre offre au pinceau de grandes dif-
ficultés; quoique la parole ait à sa disposition des
ressources plus nombreuses que toutes les autres
formes de l'invention, quoiqu'il soit donné au poëte
de réunir dans ses vers la pureté sculpturale, la
splendeur pittoresque, les masses de l'architecture
et la mélodie musicale, M. de Lamartine, en pei-
gnant les Alpes du Dauphiné, avait devant lui un
écueil terrible : la monotonie de la grandeur. La
perpétuelle succession des tableaux majestueux,
dont se compose le spectacle des montagnes, pré-
sente à l'artiste le plus consommé un problème ef-
frayant. Terribles ou gracieuses, les images qui re-
produisent un pareil modèle ont toujours à crain-
dre, au bout d'un temps très-court; la distraction
ou l'indifférence. Comme le seul mouvement pos-
sible dans ce paysage est le mouvement des saisons,
il est malaisé d'intéresser le lecteur. La neige, la
verdure et les torrents, combinés avec la fidélité la
plus savante, n'offrent pas un attrait bien varié. Le
plaisir du séjour qui demeure dans la mémoire ne
passe pas sans résistance dans les vers du poëte.
L'impression éprouvée, sincère et profonde, se
grave lentement dans la pensée du lecteur. Or,
nous ne pourrions sans injustice contester le bon-
heur singulier avec lequel M. de Lamartine s'est
acquitté de cette tâche. Il a trouvé, pour la pein^
LAMARTINE. 99
ture des Alpes_, des couleurs vraies, éclatantes sans
crudité, variées sans mensonge, des lignes grandes
sans monotonie, des masses imposantes sans exa-
gération. Il a prouvé qu'il comprenait sévèrement
ses nouveaux devoirs. Jusqu'à présent il s'était abs-
tenu de particulariser le paysage qu'il associait à
ses émotions, et il était permis d'attribuer cette
conduite à la prudence ; pour notre part nous lui
savions bon gré de sa réserve, et tout en regrettant
plus d'une fois les couleurs précises qui auraient
ajouté au relief de la pensée, nous préférions cette
sobriété de pinceau aux teintes dures et criardes
qui, dans maint poëme vanté, tirent l'œil sans le sa-
tisfaire. Mais, nous le reconnaissons volontiers^
cette prudence n'était pas un calcul du poète im-
puissant : le paysage de Jocelyn est là pour le
prouver.
L'épisode des Laboureurs, que nous avons omis
à dessein en racontant le poëme de M. de Lamar-
tine, compte assurément parmi les témoignages les
plus précieux de la faculté pittoresque. L'animation
et la simplicité se révèlent dans tous les traits de ce
magnifique tableau, et si nous ne l'avons pas men-
tionné d'abord, c'est qu'il ne concourt pas directe-
ment au développement de la pensée principale, à
la sanctification de Jocelyn. Il renferme bien des
germes de paix et de sérénité qui grandissent et
fructifient dans le cœur saignant du héros; mais ce
tableau admirable nous semble tracé avec une com-
100 PORTRAITS LITTERAIRES.
plaisance égoïste. Après la lecture de cet épisode,
le souvenir de Léopold Robert se présente naturel-
lement à l'esprit. Dans les vers du poëte, comme
sur la toile des Moissonneurs, on trouve une gran-
deur épique et solennelle, une consécration de la
sueur et du travail qui nous reporte aux temps pri-
mitifs. Toutefois, malgré l'aveu du poëte, je ne
crois pas que les laboureurs relèvent des Moisson-
neurs, ie n'adm^ets pas que le peintre puisse reven-
diquer comme sienne la source première de l'in-
spiration; car pour qu'une œuvre soit belle, et l'é-
pisode des Laboureurs est vraiment beau, il faut
qu'elle procède directement de l'émotion, et le
plus riche tableau ne dictera jamais qu'un médio-
cre poëme. Ce qui me semble plus vraisemblable,
c'est que M. de Lamartine, à la vue des Moisson-
neurs de Robert, ait senti se réveiller en lui un con-
fus souvenir des spectacles champêtres auxquels il
avait lui-même assisté, et qu'il ait puisé dans le
triomphe unanime du peintre une émulation cou-
rageuse. Mais, quelle que soit la valeur de nos con-
jectures, l'épisode des Laboureurs est un morceau
digne des Géorgiques.
Le presbytère de Valneige demandait d'autres
couleurs, des nuances plus délicates, distribuées
avec plus d'avarice ; M. de Lamartine n'a pas failli
à cette partie de sa tâche. Après avoir déployé
dans la peinture des Alpes toute la richesse, toute
la variété de Claude Lorrain et de Salvator, il a
LAMARTINE. I 0 I
trouvé pour la maison et Tenclos de Jocelyn des
tons dignes de Ruysdael et de Teniers; il a passé
sans efforts de la grandeur italienne à la naïveté
flamande. Cette transition si invraisemblable n'a
rien coûté au poëte. Son imagination, une fois ras-
sasiée de couleur et de bruit, s'est renfermée sans
regret dans le modeste enclos de Yalneige. Jocelyn,
en écrivant pour sa sœur le tableau de sa vie nou-
velle, n'a omis aucun des traits du presbytère. Il
pouvait s'en tenir à l'épanchement de ses plus inti-
mes espérances, et rassurer l'âme dont il avait fait
le bonheur, en lui racontant la sérénité sans cesse
renaissante de ses jours laborieux ; mais, avec une
générosité que justifie l'absence, et qui n'a rien de
puéril pour l'amitié, il essaye d'initier sa sœur à
toutes les joies, à tous les moments graves ou riants
de chaque journée. Pour elle, il mesure l'ombre
des arbres sur le gazon ; pour elle, il suit d'un œil
patient le cep doré qui grimpe autour de la fenêtre.
Les livres où Jocelyn puise avec une ardeur tou-
jours nouvelle d'intarissables consolations, l'ar-
moire où il renferme le pain du pauvre, le tiroir
mystérieux où il enfouit ses épargnes, la vieille Mar-
the qui révère son maître à l'égal de Dieu, le chien
fidèle qui se couche au pied du fauteuil studieux,
rien n'a été oublié dans la description de Valneige,
et la lettre de Jocelyn lutte de précision avec le pin-
ceau le plus persévérant. 11 y a dans la lecture de
cette lettre un bonheur pénétrant, une sérénité
9.
10 2 PORTRAITS LITTERAIRES.
plus douce que la résignation, qui rafraîchit Tâme
et la détache des passions vulgaires. Les détails se
pressent avec tant d'abondance que la curiosité se
promène du presbytère à l'enclos avec une joie en-
fantine. Mais bientôt la curiosité s'apaise ou plutôt
se transforme et devient sérieuse; peu à peu l'âme
du lecteur partage toutes les pensées de .locelyn.
Après avoir vécu avec lui, elle éprouve une irrésis-
tible sympathie pour ce cœur qui a su consoler son
veuvage par la prière, et qui se reprocherait comme
une profanation le mépris du bonheur qu'il a sa-
crifié; et non-seulement nous. adoptons les senti-
ments de Jocelyn, mais encore nous nous surpre-
nons à envier les heures de sa journée et les meu-
bles de sa maison. Or, cette double impression est
un triomphe irrécusable pour le talent pittoresque
du poëte.
La composition de Jocelyn ne mérite pas les mê-
mes éloges que les épisodes et le paysage. Les di-
verses parties dont nous avons parlé, admirables
en elles-mêmes, ne sont pas ordonnées comme elles
devraient l'être. La poésie, pas plus que la science,
ne peut échapper à l'empire de la logique. L'inven-
tion, aussi bien que l'enseignement, a ses prémis-
ses et ses conclusions, et si elle ne procède pas par
théorèmes, si elle cache sous l'entraînement et la
spontanéité le but volontaire et défini qu'elle se
propose, elle n'en est pas moins soumise à la loi de
déduction et de progression. Quelle que soit la
LAMARTINE. 103
forme choisie par Tinventeur, dans Tode comme
dans l'épopée, comme dans le drame, chaque par-
tie doit renfermer en elle-même non-seulement sa
raison d'être, mais encore sa raison d'être là où elle
est. La strophe, comme le chant, comme l'acte,
n'est bien placée que là où elle est nécessaire : si
elle peut être ailleurs, elle est inutile, ou du moins
est d'une utilité incomplète. Examinée sous ce
point de vue, la composition de Jocelyn est loin d'ê-
tre acceptable. La grâce et la vigueur qui éclatent
dans les épisodes de ce beau poëme ne peuvent ni
atténuer ni excuser la succession presque fortuite
qui s'est partout substituée à l'ordonnance, à la gé-
nération. Ainsi, par exemple, après la fête du vil-
lage, nous passons trop rapidement aux adieux de
Jocelyn et de sa mère. Si la lutte se prolongeait, si,
avant de partir pour le séminaire, Jocelyn assistait
au mariage de sa sœur, s'il entrevoyait parmi les
compagnes de la jeune épouse l'accomplissement
de ses rêves, s'il reconnaissait dans un visage riant
et curieux la beauté virginale et soumise qui lui
apparaît chaque nuit, le prix du sacrifice serait dou-
blé par cette découverte. Sans être amoureux d'une
femme, car un amour déterminé s'opposerait au
serment que l'Eglise réclame, Jocelyn pourrait pro-
mener sur l'essaim joyeux des jeunes filles un re-
gard attendri, et mesurer l'avenir qu'il abandonne :
son séjour au séminaire prendrait alors une gran-
deur nouvelle. Le détachement auquel il arriverait
104 PORTRAITS LITTERAIRES.
par l'étude et la méditation serait le prix d'une lutte
sérieuse. Et quand la démocratie égarée, poursui-
vant dans le clergé le défenseur du trône renversé,
dévaste les autels, Jocelyn, malgré Tapaisement de
ses passions inassouvies, bénirait la solitude et la
liberté vers laquelle il s'enfuit. Sans maudire sa
promesse, il accepterait connue un répit innocent
la nécessité qui le chasse du séminaire ; il respire-
rait plus à l'aise, et jetterait sur le monde, sur la
vie active, sur la famille, sur les joies de la pater-
nité, un regard de convoitise.
Ainsi préparé par une exposition sévère et com-
plète, l'intérêt du poëme se nouerait plus étroite-
ment. Jocelyn rendu à lui-même, appelant à son
aide une âme fraternelle, enivré de son bonheur,
mais incapable de le porter, ravi en extase par le
spectacle de la nature, se baignant dans la lumière
et dans l'ombre avec la joie d'un enfant et d'un oi-
seau, mais irrité de sa joie solitaire, contemplant
d'un œil avide la neige qui ruisselle sous les rayons
jaloux, les pans de rochers jetés connue une arche
merveilleuse au-dessus du précipice, et malheureux
de ne pouvoir écouter sur d'autres lèvres le cri qui
s'échappe de sa bouche, Jocelyn serait une proie
sans défense, une victime désignée à l'amour qui
s'approche; la lutte qu'il aurait soutenue dans le
cloître, en usant ses forces, rendrait plus vraisem-
blables son étonnement et sa crédulité en face de
Laurence. S'il avait longtemps combattu pour éloi-
LAMARTINE. 105
gner les coupables pensées^ son aveuglement et sa
confiance, sa joie et sa sécurité nous sembleraient
plus naturelles. Nous ne songerions pas à le querel-
ler sur les enfantillages qu'il se permet, sur les bai-
sers qu'il reçoit et qu'il donne, sur les regards in-
discrets qu'il prolonge et qu'il renouvelle. Nous
concevrions volontiers sa candeur imprudente
comme une vertu née de l'insomnie et du délire ;
avec les nuits pleines de fantômes souriants et de
caresses terribles, d'embrasse ments impuissants et
de serments inentendus, Jocelyn triomphant et
sûr de lui-même, s'applaudissant d'avoir terrassé
l'ennemi, et ne craignant plus de le rencontrer,
serait un personnage très-logique. Mais comme il
a passé en quelques heures de la famille au sémi-
naire, comme il s'est reposé dans la prière pen-
dant plusieurs années, nous nous étonnons à bon
droit qu'il n'ait pas acquis dans cette longue paix
une clairvoyance plus savante; son empressement
à recevoir Laurence dans sa retraite nous paraît
dépasser les bornes de la crédulité. Cette remar-
que passera peut-être pour subtile auprès des
lecteurs frivoles, mais nous ne croyons pas qu'elle
soit injuste. Loin de là, nous pensons qu'elle se
présente d'elle-même ; après plusieurs années de
sérénité, une imprudence pareille à celle de Jocelyn
n'est pas naturelle. L'âme qui se possède, et qui a
longuement médité sur le danger, ne renonce pas
à la défiance et ne prend pas le qui-vive pour une
106 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
lâcheté. Avant de s'aventurer dans ime amitié nou-
velle, elle s'interroge; elle ne livre pas sans coup
férir la place où elle s'est fortifiée. Si Jocelyn, au
lieu de s'abandonner sans trouble au charme tout-
puissant de Laurence, avait défendu pied à pied le
terrain austère où il s'était réfugié, son inquiétude
et sa résistance auraient ajouté à l'effet de sa joie
désespérée lorsqu'il découvre le sexe de Laurence.
Enfin, le dénoûment gagnerait beaucoup à être
présenté selon la méthode que nous proposons. De
quoi se compose en eifet la troisième partie de ce
journal? N'y a-t-il pas dans les derniers feuillets de
ce récit trois moments principaux, l'ordination, le
séjour de Jocelyn à Paris, et la confession de Lau-
rence? N'est-ce pas à ces trois scènes que se réduit
le dernier acte de cette tragédie psychologique ?
Or, je le demande, bien que ces trois moments
soient unis entre eux par un lien indissoluble,
bien qu'il ne soit pas donné même à la diction
éparpillée du journal de les séparer, n'y aurait-il
pas un avantage incontestable à les rapprocher
l'un de l'autre, à les souder plus solidement en-
core ? L'émotion ne serait-elle pas plus rapide,
plus sûre et plus profonde, si après la consonmia-
tion du sacrifice, après le renoncement suprême,
Jocelyn, désormais tranquille sur lui-même, con-
tinuait de voir chaque nuit en rêve l'image de
Laurence, si, au milieu même de ses devoirs évan-
géliques, il n'abandonnait pas le souvenir de la
LARMATINE. 107
l'emnie qu'il a aimée, si les enfants qu'il instruit et
qu'il prépare à la pratique des vertus sociales lui rap-
pelaient la beauté de Laurence, s'il allait à Paris,
pressé par une inquiétude irrésistible, si la destinée
de l'absente le poursuivait comme une énigme
implacable, s'il la surprenait au milieu des plaisirs,
et s'il comprenait qu'elle est devenue voluptueuse
et perfide par désespoir ? La résignation où il
s'est réfugié ne serait-elle pas ébranlée par ce coup
inattendu ? Ne se reprocherait-il pas son cruel
courage en voyant l'âme qu'il a perdue et qu'il
croyait sauver ? Ne se repentirait-il pas amèrement
de la paix égoïste qu'il s'est faite ? Ne serait-il pas
amené à regretter la vie d'amour et de protection
qu'il avait devant lui et qu'il a rejetée comme sa-
crilège ? Il me semble que cette péripétie ne serait
ni sans grandeur ni sans nouveauté. La dernière
scène, la scène de la confession ne serait plus un
coup de foudre ; le ciel se couvrirait de nuages,
l'éclair annoncerait la tempête, le front de la forêt
se couronnerait d'une lumière terrible, nos yeux
verrait sans surprise le chêne déchiré par le feu
divin. Jocelyn, fidèle à Laurence après l'ordina-
tion, serait admirablement préparé par l'infidélité
de Laurence au rôle sublime qu'il va jouer ; il
aurait épuisé la coupe douloureuse et n'aurait plus
à choisir qu'entre la folie ou l'apostolat : le prêtre
sortirait des cendres de l'homme. Or, tout ceci est
en germe dans Jocelyn. Que fallait-il pour dégager^
108 PORTRAITS LITTERAIRES.
pour mûrir Tépi ? La volonté^ c'es.t-à-dire la com-
position.
Il nous reste à présenter un autre genre de re-
marques sur lequel la critique de nos jours n'in-
siste pas assez^ ou plutôt qu'elle néglige entière-
ment, nous avons à parler du style. Jusqu'ici^
M. de Lamartine ne paraît pas avoir cherché pour
ses pensées une forme déterminée ; il se fie à Ta-
bondance de Tinspiration et ne revient guère sur
le premier mot qu il trouve. Persuadé qu'il y a
pour tous les sentiments une exprcwssion fatale que
la réflexion ne découvrirait pas, et qu'elle ne peut
corriger, habitué à considérer le style comme une
cristallisation dont tous les mouvements obéissent
à des lois invisibles, il craint, en intervenant, de
troubler les faces qui s'ordonnent d'elles-mêmes.
Cette impersonnalité littéraire, que je ne voudrais
conseiller à personne, s'applique à la poésie lyri-
que sans de graves inconvénients. A la vérité, elle
ne permet pas à la pensée de se présenter sous sa
forme la plus précise; elle néglige de préparer
pour les cristaux les fils, qui, sans troubler la li-
queur, servent à régulariser le travail ; mais comme
la pensée lyrique est ordinairement très-simple,
cette imperfection est à peine sensible, du du moins
n'a rien de choquant. Hors de la poésie lyrique, ce
procédé entraine des conséquences désastreuses.
Quoique le style de Jocelijn, envisagé dans sa trame
générale, ne soit pas inférieur au style des Médita-
i
l.A.MARTINF. lO!)
tions et deîjl/aruionies, cependant il provoque sou-
vent rimpatience. N'est-ce pas à la différence des
sujets qu'il faut attribuer la différence des impres-
sions? La grammaire^ résignons-nous à l'appeler
par son nom^ la grammaire est souvent offensée par
Jocelyn, parfois même il lui arrive d'être blessée
jusqu'au sang, et chacune des plaies qui s'offrent à
la vue du lecteur excite une compassion mêlée de
colère. Dans les Méditations et les Harmonies, la
grammaire ne traversait pas toujours impunément
la mêlée; au détour d'une période, au coin d'une
strophe, sur le bord d'une stance, elle recevait sans
crier, non pas des balles perdues, mais une charge
de cendrée à bout portant ; et, continuant gaiement
sa route, comme si elle n'eût pas été touchée, elle
semblait à peine sentir l'air cuisant du matin qui
pénétrait dans ses veines. Dans Jocchjn, elle n'est
pas traitée plus sévèrement, et pourtant on dirait
que le poète a tiré sur elle à boulets rames. Com-
ment expliquer cette illusion ? Le style, si utile en
toute occasion, n'est-il pas indispensable dans le
récit? La pensée du narrateur, complexe et mul-
tiple, a-t-elle besoin d'une expression plus pré-
cise? Nous le croyons. Le solécisme, pardonnable
dans une ode, à peine aperçu dans l'élégie, est un
crime capital dans l'épopée. Or, dans Jocelyn il y
a des buissons de solécismes; tantôt les pleurs sont
féminisés, tantôt l'indicatif se croise avec l'impar-
fait, à trois ligdes de distance. Le singulier rem-
1 10 rolilUAllS LilililtAilUiS.
\)\i\cv le |)luricl }:oui' le i)csoiii du ibylhme; ou
bien, dans un mot composé^ la première syllabe
est au pluriel et la seconde au singulier. Quelquefois
les verbes qui expriment par eux-mêmes une ac-
tion complète^ prennent un régime inattendu : La
terre rjer)Ne des fruits. L'incorrection est quelque-
fois poussée si loin que le lecteur a peine à se re-
connaître dans cette colme de mots indisciplinés.
Admettrons-nous que M. de Lamartine ait écrit
Jocelyn avec moins de loisir et de liberté que les
Méditations et les Harmonies ? Croirons-nous qu'il
se soit imposé une tâcbe déterminée^ qu'il ait en-
trepris six mille vers dans un temps donné, et que
le courage lui ait manqué? Une pareille hypotlièse
serait tout à fait invraisemblable; car aucun des
épisodes de Jocelyn ne porte l'empreinte de la
précipitation. On surprend çà et là les traces de la
négligence, mais nulle part les traces de la hâte. Je
m'en tiens à ma première opinion : je pense que
le style épique exige une correction plus grande
que le style lyrique.
Il y a dans Jocelyn un autre défaut qui n'est pas
précisément l'incorrection, mais qui appartient à
la même famille et qui relève comme elle de l'in-
dolence , .je veux parler de la prolixité. Quand
M. de Lamartine rencontre une idée qui lui sourit,
il ne se contente î)as de l'aborder, de l'interroger
habilement et d'en tirer parti, il ne l;i quitte pas
qu'il ne l'ait t'pnisée. Au lieu de jeter le raisin ajîrès
I.AMAiniNF,. 1 I 1
on avoir exprimé le suc, il s'aeliaine sur les débris
(le lii grappe et réussit à içàter son vin. Ceci, je le
sais bien, n'est pas un symptôme de faiblesse, mais
bien de gourmandise ; toutefois cette prolixité est
à mon avis très-blàmable : car les idées les plus
heureuses gagnent à ce jeu de terribles horions.
Quand elles paraissent et viennent au-devant du
lecteur, elles sont vaillantes et bien prises, elles se
meuvent avec souplesse, elles sont pleines de grâce
et d'agilité ; mais condamnées par le poëte à une
marche forcée, elles perdent bientôt leur fraîcheur
et leui^ bonne mine; elles maigrissent avant d'avoir
touché le but, elles se courbent comme les vieil-
lards et sont essoufflées au terme de leur course. Je
n'ignore pas que la concision est une conquête dif-
ficile et qu'il faut pour réduire sa pensée à des pro-
portions sévères et harmonieuses un courage iné-
branlable; mais la gloire serait sans valeur s'il
suffisait de lever la main pour la cueillir. Dans trois
pages diffuses il n'y a pas toujours l'étoffe d'une
page concise; bien souvent il faudrait jeter au feu
des morceaux entiers et recommencer comme si
rien n'était fait encore : c'est à ce prix que s'achète
la beauté durable.
Malheureusement l'incorrection et la prolixité ne
sont pas les seuls ennemis de M. de Lamartine. Il
ne se contente pas d'offenser la grammaire et de
noyer sa pensée dans un océan de paroles inutiles;
il néghge volontairement une qualité plus pré-
I 12 rOHTKAnS IiriEUAlULS.
cieust' que la cuiroction et la préeision; il ne res-
pecte pas Tanalogie des images. Familiarisé depuis
longtemps avec les ressources du style poétique, il
abonde en tropes, en similitudes. H a toujours au
service de sa pensée une douzaine ds figures dont
chacune suffirait à défrayer plusieurs strophes. Au
lieu de choisir parmi ces parures la plus riche ou
la plus modeste, selon les besoins de la fête, il es-
saye successivement les rubis et les topazes, il jette
sur les épaules de sa pensée un collier de perles
qu'il n'attache pas, une rivière de saphirs et d'éme-
raudes qui ont le même sort, et toute cette prodi-
galité reste au-dessous de l'élégance. Avec ce qu'il
dépense il y aurait de quoi vêtir plusieurs familles,
et pourtant sa pensée est à peine vêtue, quoique
chargée d'ornements.
Le défaut d'analogie est une conséquence pres-
que nécessaire de la prolixité ; aussi ai-je vu sans
étonnement dans Jocelyn les images se multiplier,
se contrarier, se contredire et souvent s'entre-tuer.
II n'y a dans cette guerre désastreuse rien d'inat-
tendu ni de singulier; mais en présence d'un pa-
reil spectacle le silence serait plus qu'une faiblesse,
ce serait une lâcheté. Quoique la faute^soit signée
d'un nom illustre, notre devoir est de la montrer,
de la rendre visible à tous les yeux; car si des
hommes tels que M. de Lamartine se permettent
de violer les lois de la lantrue. s'ils s'attribuent le
LAMARTINE. 1 1 3
droit de fatiguer leur pensée jusqu'à lui briser les
reins, s'ils croient faire preuve d'opulence en lui
jetant un manteau bariolé de mille couleurs, que
deviendront la langue, le style et la poésie?
IS36.
ÏO
V.
VICTOR HUGO,
M. Hngo touche à une heure décisive; il a
maintenant trente-six ans, et voici que l'autorité
de son nom s'atïaibht de pUis en plus. A quelle
cause faut-il attribuer ce discrédit? Est-ce que
les forces du poëte s'épuisent ? ou bien le public
serait-il ingrat? Oublierait-il ceux qu'il a couron-
nés, par caprice, par injustice, par satiété ? Se-
rait-il condamné à chercher constamment des
émotions nouvelles? En voyant l'inattention dé-
daigneuse qui accueille depuis cinq ans les re-
cueils lyriques de M. Hugo, il est impossible
de ne pas poser ces' c[uestions, ou 'plutôt ces
questions se posent d'elles-mêmes, et la critique
est forcée de les discuter. Nous savons tout ce
qu'on peut dire sur l'ingratitude de la foule; mais
nous répugnons à penser que l'ingratitude soit la
seule cause du discrédit oii M. Hugo est aujour-
vir.TOR inr.o 1 15
d'hui toniln'. Tout ( 0 qu'il y a de réel dans le ta-
lent du poëte est reconnu et proclamé d'une voix
unanime; ceux même qui n'éprouvent aucune
sympathie pour les strophes dorées des Orientales,
pour les descriptions abondantes de JSotre-Dame
de Paris, ou pour les splendeurs puériles de Lu-
crèce Borcjia, ne peuvent contester à M. Hugo une
singulière puissance dans le maniement de la lan-
gue. Mais il semble que l'auteur ait besoin d'une
lutte acharnée pour exciter l'attention. Depuis que
la lutte a cessé, l'attention languit, et le moment
n'est pas éloigné peut-être où elle s'endormira
sans retour. Nous désirons que l'avenir démente
nos prophéties, mais nous croyons sincèrement
que nos craintes sont partagées par un grand nom-
bre de lecteurs. Toutefois, ce n'est pas à trente-six
ans qu'il est permis de renoncer à se renouveler ;
il dépend donc de M. Hugo de réfuter nos craintes
en commençant une série d'œuvres inattendues.
Quant aux œuvres qu'il a signées de son nom depuis
vingt ans, il faut qu'il se résigne à les voir dispa-
raître bientôt sous le flot envahissant de l'oubli.
Cette parole est dure, je Tavoue, et pourtant elle
exprime sans exagération une pensée à laquelle se
rallient déjà de nombreuses intelligences. D'ail-
leurs cette parole ne doit pas être prise dans un
sens absolu ; si les œuvres de M. Hugo nous sem-
blent condamnées à un prochain oubli, le nom de
M. lîugo prendra place parmi ceux des plus bar-
1 1 6 PORTRAITS LITTERAIRES.
dis, (les plus habilci, des plus persévérants nova-
teurs, et certes cette gloire incomplète nest pas
sans valeur. Lois même que l'auteur des Orien-
tales s'enfermerait obstinément dans le système lit-
téraire qu'il a fondé,, et soutiendrait que la terre
finit à l'horizon de son regard, son passage dans
la littérature contemporaine mériterait cependant
d'être signalé, sinon comme une ère de fécondité,
du moins comme une crise salutaire. Quelle que
soit la détermination à laquelle M. Hugo s'arrêtera,
qu'il se continue ou qu'il se renouvelle, qu'après
avoir étudié toutes les ressources de l'instrument
poétique, il aborde enfin le champ de la vraie
poésie, ou qu'il persiste à épeler des notes innom-
brables sans écrire une partition, le moment est
venu d étudier et de caractériser sévèrement les
odes, les romans et les drames qui composent la
collection de ses œuvres. L'auteur, malgré sa jeu-
nesse, appartient dès à présent à l'histoire litté-
raire. En poursuiva^it la voie où il est entré, il y a
vingt ans, il n'arrivera jamais à surpasser les œu-
vres qu'il nous a données ; nous avons la certitude
qu'il a maintenant accomph, dans le cercle de sa
pensée primitive, tout ce- qu'il pouvait accomplir.
S'il tente une voie nouvelle, s'il se transforme, s'il
se régénère, s'il renonce à l'amour des mots pour
l'amour des idées, dans dix ans la critique devra se
prononcer sur un homme que nous ne connaissons
pas encore^ et qui n'aura de M. Hugo que le nom.
VICTOR HIGO. J I 7
Les OdcH et Balkides embrassent une période de
dix années; ce recueil, formé de la réunion de trois
volumes, publiés en 1822, d824 et 1826^ contient
le germe évident de toutes les qualités que l'auteur
devait développer plus tard sous une forme si écla-
tante. Cependant il se distingue nettement des re-
cueils suivants, et il offre à la critique un curieux
sujet d'étude. Nous laissons à d'autres le triste
plaisir d'opposer les odes royalistes de M. Hugo
aux odes démocratiques qu'il a publiées depuis
sept ans. A notre avis, cette contradiction est
inévitable dans la vie des hommes qui écrivent de
bonne heure. Sans doute, il vaudrait mieux atten-
dre, pour parler, l'heure de la maturité et ne pas
toucher aux questions politiques avant de les avoir
étudiées; mais nous préférons l'inconséquence à
rhypocrisie, et nous pardonnerions difficilement à
M. Hugo de plaider aujourd'hui pour des croyances
mortes depuis longtemps dans son cœur. Il a subi
la commune destinée; à mesure qu'il avançait
dans la vie, il a vu se ternir ou s'écrouler les idoles
qu'il avait adorées avec ferveur. Il a cru devoir
confesser hautement la ruine de ses premières
espérances; ce n'est pas nous qui blâmerons sa
franchise. Mais il y a dans les Odes et Ballades
autre chose à étudier que les sentiments politiques
de l'auteur pendant une période de dix années. Le
cinquième livre des Odes, très-imparfait sans doute
pour ceux qui le jugent du point de vue littéraire.
118 PORTRAITS I.ITTKRAIRF.S.
oxpriine iint» série d'idées et de sentiments que
M. Hugo semble aujourd'hui avoir complètement
oubliés^ ou qu'il dédaigne peut-être comme inutiles
k la poésie; il y a dans ce cinquième livre, dont le
ton général se rapproche plutôt de l'élégie que de
l'ode/de sincères espérances, des émotions réelles,
des vœux ardents et partis du cœur. Mais la pa-
role, encore inhabile, inexpérimentée, traduit con-
fusément les sentiments et les idées que le poëte
lui confie. Les stances marchent d'un pas timide;
les strophes osent à peine déployer leurs ailes et
rasent d'un vol boiteux le champ d'où elles sont
parties. Aussi faut-il une véritable persévérance
pour démêler dans ce cinquième livre la grâce et
la naïveté de l'émotion, la ferveur et la confiance
qui animent le poëte.
Mais si la forme est imparfaite, si le vers bégaye,
si l'image trébuche, le cœur du moins joue un rôle
réel dans ces modestes élégies. Si nous lui souhai-
tons un meilleur interprète, nous sommes heureux
en même temps de voir que ces stances ne sont
pas construites avec des mots, et que le poëte a
vécu et senti avant de parler. Fécondé par l'étude
attentive de la conscience, ce cinquième livre, qui
est plutôt un germe qu'un épi mùr, pouvait s'é-
panouir en moissons abondantes; mais il n'a reçu
ni soleil, ni rosée, et le germe a disparu comme
s'il n'eut jamais été.
11 n'v a rien à dire des odes rovalistes de
VICTOR IILGO. I 1 U
M. HugO;, car ces cdes^ écrites de seize à vingt-
six ans^ sont empreintes d'une telle inexpérience,
qu'elles seraient depuis longtemps effacées de
toutes les mémoires, si l'auteur, en poursuivant sa
course lyrique, n'eût reporté naturellement l'at-
tention sur ses premiers débuts. Sans être dépour-
vues d'intérêt, elles ont plus d'emphase que
d'élévation. Les images s'y croisent au lieu de
s'entr'aider, et le fracas des mots y déguise rare-
ment la ténuité ou le néant de la pensée. Je n'hé-
site donc pas à placer les odes que l'auteur appelle
politiques fort au-dessous du cinquième livre, car
ces odes n'ont rien d'original, ni de personnel.
Signées d'un nom qui fût demeuré obscur, elles ne
mériteraient aucune attention ; signées du nom de;
M. Hugo, elles prouvent ce qui était prouvé depuis
longtemps, qu'il faut avoir vécu avant de publier
sa pensée, et que les convictions monarchiques,
pas plus que les convictions démocratiques, ne
peuvent dispenser du commerce des livres ou des
hommes.
Les quinze ballades ajoutées aux trois recueils
précédents et publiées pour la première fois en
1828, marquent dans la carrière de M. Hugo le
déplorable passage de la pensée incomplète à l'a-
bolition de la pensée. La Chasse du Bur grave et la
Passe d'armes du roi Jean dépassent en puérilité,
en vacuité, tout ce que l'imagination la plus dé-
daigneuse pourrait rêver. Les autres pièces ont
120 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
quelquefois Tair de chuchoter une pensée; mais
elles ne tiennent pas leurs promesses.
Ce que présageaient les Ballades s'est accompli
dans les Orientales avec une rigueur effrayante.
Les convictions ignorantes mais sincères qui circu-
laient dans les odes politiques, les sentiments con-
fus qui se laissaient deviner sous le voile brumeux
du cinquième livre, ont disparu sans retour, et
n'essayent pas même de lutter contre les préoccu-
pations pittoresques ou musicales qui dominent
Tauteur. Entre la langue des Odes et Ballades et
la langue des Orientales, il y a un abîme. Autant
le poète vendéen. et le rêveur de Chérizy sont in-
habiles à traduire ce qu'ils veulent ou ce qu'ils
sentent, autant le poète des Orientales est sur de
sa parole. Il dit tout ce qu'il veut, mais je dois
ajouter qu'il n'a rien à dire. Tout entier aux évo-
lutions de ses strophes, occupé à les discipliner, à
les faire marcher sur deux, sur trois rangs de pro-
fondeur, à les dédoubler, à les diviser en colonnes,
il n'a pas le loisir de se demander si ces rangs
dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la
guerre ou pour la parade. Fier de leur docilité, il
les contemple dun œil joyeux, il les couve de son
regard, et oublie, dans ce puéril plaisir, la pre-
mière, la plus impérieuse de toutes les lois qui
président à la poésie. Il chante pour chanter, il
vocalise, il prodigue les notes graves et les notes
aiguës, de minute en minute il change d'octave.
VICTOR HUGU. 121
et il méconnaît la substance même de la poésie ; il
oublie de sentir et de penser. Chez lui^ cet oubli
est volontaire et se formule en système. Emer-
veillé de la ductilité qu'il sait donner à sa parole,
il arrive bientôt à croire que la poésie peut se pas-
ser d'idées et de sentiments ; et je suis forcé de re-
connaître que cette croyance singulière est de-
venue contagieuse. Les Orientales ont paru long-
temps aux disciples de M. Hugo le triomphe le plus
complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaî-
tre la richesse et l'éclat de ce recueil, nous pen-
sons que la poésie proprement dite, la poésie vraie,
ne joue aucun rôle dans les Orientales ; car la poésie
qui ne s'adresse ni au cœur, ni à Tintelligence,
qui n'excite aucune sympathie, qui n'éveille au-
cune méditation, ne mérite pas le nom de poésie,
et n'est qu'un jeu d'enfant. Or il n'y a pas une page
dans les Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas
une page qui témoigne que l'auteur ait senti ou
pensé, qu'il ait vécu de la vie commune, qu'il
fasse partie d'une famille, d'un État, qu'il soit ca-
pable de joie ou de tristesse, qu'il ait pleuré sur
l'isolement ou l'abandon, ou qu'il connaisse le bon-
heur des intimesépanchements. Les strophes relui-
sent et se déroulent avec une agilité merveilleuse;
mais le plaisir de cette lecture est un plaisir stérile
et ne laisse aucune trace dans la mémoire : en ad-
mirant le versificateur, nous cherchons le poète.
Si M. Hugo, instruit par l'expérience, mécon-
j 1
1:2 l'OHiUAllS LIllEhAlUiiS.
teiit de n'être pas compris, se fùtproposé l'assou-
plissement de la strophe comme un moyen et non
comme un but ; s'il eût multiplié les formes poéti-
ques dans l'intention de donner à sa pensée plus
de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à
le féliciter de cette résolution. Mais il est évident
que dans les Orientales la strophe est tout et la
pensée rien. L'auteur bâtit des moules innombra-
bles, et quand ces moules sont bâtis, il y verse le
métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler.
Qu'arrive-t~il ? le métal se refroidit et se fige ; mais
le bronze en se figeant n'est pas devenu statue.
M. Hugo professe pour la rime un respect reli-
gieux, et nous croyons qu'il a raison, car la proso-
die de notre langue est trop vague et trop incer-
taine pour suffire à la mélodie du vers français ;
mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de
là rime bien au delà de la vérité, car il attribue
évidemment à la rime la faculté d'engendrer la
pensée. L'analogie ou l'identité de désinence lui
suggère les plus étranges caprices; les pensées
qu'il énonce ressemblent à une perpétuelle ga-
geure, mais n'ont rien à démêler avec l'intelligence.
On dirait que l'auteur n'a d'autre dessein que d'é-
tonner, et qu'il appelle à son aide, pour réaliser ce
dessein, l'alliance des idées les plus contraires. La
rime ainsi comprise soumet la pensée à toutes les
chances de la loterie ; et pourtant c'est la rime seule
qui a rempli les moules que M. Hngo avait bâtis
I
I
VICTOR HL'GO. r?3
pour les stroplies des Orientales. C'est la i iine qui
a convoqué des points les plus éloignés et réuni
dans une étreinte inattendue des idées qui ne s'é-
taient jamais rencontrées. Si M. Hugo s'est proposé
l'étonnement, comme terme suprême de la poésie,
il a pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé
sa volonté. Mais nous croyons que la poésie, soit
qu'elle puise aux sources de l'Orient , soit qu'elle
cherche dans l'histoire des nations occidentales le
thème de ses chants , est obligée de tenir compte
du cœur et de l'intelligence ; aussi les Orientales
sont-elles pour nous un solfège et rien de plus.
Nous voyons dans ce recueil un livre utile à con-
sulter pour tout ce qui regarde la partie extérieure
de la poésie, et, sous ce rapport, nous ne saurions
trop le recommander ; mais la partie intérieure de
la poésie, la partie la plus sérieuse et la plus diffi-
cile, celle qui relève de la conscience, de la ré-
flexion , n'a rien de commun avec les Orientales.
Entre les quarante pièces de ce recueil, il n'y en a
pas une qui soit inspirt^e par le cœur ou par la
pensée, pas une qui soit poétique dans le sens le
plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent
singulier pour écrire quatre mille vers où le cœur
et l'intelligence ne jouent aucun rôle , et je com-
prends que M. Hugo s'admire et s\^pplaudisse dans
les Orientales ; cm' il voulait éblouir, et ses vœux
sont comblés.
Si la rime a livré les Orientales à toutes les chan-
13 1 PORTRAITS LITTERAIRES.
ces de la loterie^ la doctrine de l'auteur sur la va-
leur des images n'est pas non plus étrangère à ce
malheur. Eclairé par la lecture des poètes lyriques,
M. Hugo a compris que les images, pour venir en
aide à la pensée , doivent obéir aux lois de l'ana-
logie. Il avait méconnu cette vérité en écrivant ses
odes politiques ; mais la pratique de la versification
ne pouvait manquer de la lui révéler , lors même
qu'il n'eût pas consulté les monuments de la litté-
rature antique. Il a donc respecté fidèlement l'a-
nalogie des images en construisant les strophes des
Orientales. Mais il s'est bientôt exagéré la valeur
de l'analogie, comme il s'était exagéré la valeur de
la rime. Au lieu de voir dans l'image le vêtement
de la pensée , il a fait de l'image quelque chose
d'égoïste et d'indépendant ; il a suivi l'exemple des
statuaires qui ordonnent capricieusement les plis
d'une draperie sans tenir compte du nu que la dra-
perie doit traduire en le couvrant. J'avoue que
M. Hugo, une fois décidé à suivre cette doctrine, a
su la mettre en œuvre avec une rare habileté. Si
les images prodiguées dans les Orientales ne ser-
vent de vêtement à aucune idée , elles sont d'une
richesse éclatante, et l'auteur ne leur donne jamais
congé avant de les avoir présentées sous les faces
les plus variées. A mon avis , il se méprend com-
plètement sur la valeur et le rôle des images ; mais
il tire parti de son erreur avec une prodigieuse
adresse, et je conçois sans peine que son exemple
VICTOR HUr.O. 125
ait trouvé de nombreux iuiitateurs. Le succès
n'absout pasTerreur. Si l'image pouvait avoir par
elle-même une valeur indépendante , il faudrait
rayer de la mémoire humaine toutes les lois de la
pensée, toutes les lois de la parole. Les premiers
écrivains de la Grèce , de Tltalie et de la France
auraient ignoré les éléments du style poétique, et
l'admiration unanime qui les a couronnés serait
une admiration ignorante; mais la doctrine de
M. Hugo ne résiste pas à l'examen. Il est évident
que l'image doit obéir à la pensée, lui servir d'or-
nement et de parure, et qu'elle n'a par elle-même
aucune valeur indépendante.
L'application de la doctrine que nous combat-
tons est empreinte à chaque page des Orientales,
aussi bien que la théorie de la rime féconde ; or,
régoïsme de l'image et la fécondité de la rime ne
pouvaient engendrer qu'une série de tableaux ca-
pricieux, sans relation logique, sans enchaînement,
et tel est en effet le caractère général des Orienta-
les. Non-seulement les récils qui veulent être dra-
matiques se nouent et se dénouent sans acteurs;
mais le paysage même où figurent ces acteurs sans
Ame est un paysage impossible.
Dans les Feuilles d'automne, M. Hugo a voulu
réhabiliter la pensée et réduire le vocabulaire au
seul rôle qui lui appartienne, à l'obéissance ; mais
il n'était plus temps. Les sentiments naïfs et vrais
qui respirent dans le cinquième livre des Odes,
1 1.
ilG PORTRAITJÎ LITTERAIRES.
étouffés SOUS lo branchage touffu (rûne langue am-
bitieuse, n'avaient pu ni se développer, ni se trans-
former ; l'amant , devenu père , cherchait en vain
au fond de son àme les joies et les espérances qu'il
avait chantées. Les Feuilles d' automne sont une
noble tentative , mais une tentative avortée. Ce-
pendant je n'hésite pas à déclarer ce recueil supé-
rieur à toutes les œuvres lyriques de M. Hugo.
Quoique Tauteur n'ait réalisé qu'à moitié le dessein
qu'il avait conçu ;, quoiqu'il n'ait pu réhabiliter la
pensée selon son espérance et ramener la langue
à la docilité ^ il y a dans le caractère général des
Feuilles crautomne un aveu honorable que nous
devons enregistrer. M. Hugo , malgré le succès
éclatant des Orientales, a senti qu'il y a, au delà de
la poésie extérieure, une poésie moins éclatante,
mais d^une beauté plus sérieuse, et il s'est proposé
d'atteindre le but qu'il avait entrevu. A notre avis,
il est demeuré bien loin de ce but glorieux; mais
la justice nous commande de louer son courage et
son espérance.
Le cercle parcouru par l'auteur des Feuilles
d'automne embrasse un immense horizon ; car le
poëte ne se propose rien moins que de chanter les
joies de la famille et d'enseigner à l'humanité les
devoirs qui la régissent et la destination qui lui est
assignée. Si jamais sujet fut vaste et capable d'em-
porter la pensée dans les plus hautes régions , à
coup sur c'est le sujet des Feuilles d'automne.
VICTOR HLGO. 127
Pourquoi donc M. Hugo est-il demeuré au-dessous
de la tâche qu'il avait choisie ? Pourquoi les joies
de la famille et la destination providentielle de
l'humanité ne trouvent-elles , dans les Feuilles
d'automne, qu'un écho confus et à peine saisissa-
l)le ? Pourquoi les pensées que le poète a voulu
nous révéler , sont-elles traduites dans une langue
obscure dont nous cherchons vainement h clef? Il
nous semble que l'achèvement d'un édifice tel
que les Orientales ne pouvait demeurer impuni.
M. Hugo venait d'élever un temple à la parole et
d'adorer la rime en toute humilité; il venait de
s'agenouiller devant l'image égoïste et de rayer la
pensée du livre de la poésie; il fallait que cette
idolâtrie fut châtiée tôt ou tard. Le jour où il a
voulu écrire les Feuilles d'automne et chanter les
joies de la famille et le but assigné à l'humanité,
le châtiment a commencé. Vainement il essayait
d'interroger son cœur, son cœur refusait de ré-
pondre, et sa bouche , prodigue de paroles, impo-
sait silence à sa pensée engourdie. C'est là, certes,
un enseignement qui mérite d'être médité. Le
germe caché dans le cinquième livre des Odes
n'avait pu être deviné que par un petit nombre de
lecteurs. Mais il était permis d'espérer que ce
germe se développerait et arriverait à maturité.
L'heure de la maturité est venue, et le germe avait
disparu. La composition des Orientales avait im-
posé à M. Hugo des habitudes désormais invinci-
128 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
bles; le culte exclusif du vocabulaiie avait altéré
sans retour la pensée du poëte, et l'avait détournée
de la vie conunune : lorsqu'il a tenté de rentrer
dans la famille humaine qu'il avait abandonnée,
lorsqu'il a revendiqué son droit de cité parmi les
idées qu'il avait désertées , il a trouvé toutes les
portes fermées, et c'est à peine s'il a pu entrevoir
les hôtes parmi lesquels il voulait être admis. Les
idées refusant de raccueillir, il est retourné parmi
les mots.
Et pourtant, je préfère les Feuilles d'automne à
tous les recueils lyriques de M. Hugo. Ma préfé-
rence est facile à expliquer. Si l'auteur, en etfet, a
été vaincu dans la lutte qu'il avait engagée, sa dé-
faite n'a pas été sans gloire. S'il n'a pas dit ce qu'il
voulait dire, ou plutôt si sa parole trop prompte a
souvent étouffé, sous son bruyant murmure, les
premiers vagissements de sa pensée, nous devons
lui tenir compte du vœu qu'il avait formé, de l'es-
pérance qu'il avait conçue. Venues après le cin -
quième livre des Odes, les Feuilles d'automne se-
raient une énigme impénétrable ; l'esprit se
refuserait à comprendre comment le rêveur ado-
lescent, parvenu à la virilité, a sitôt perdu la mé-
moire de ses premières espérances, comment il a
sitôt abandonné le monde de la conscience pour
le monde des yeux; mais les Orientales, placées
entre le cinquième livre des Odes et les Feuilles
d'automne, répondent à tous les doutes, et nous
VICTOR HLGO. 129
expliquent nettement les angoisses intellectuelles
de M. Hugo. Si quelque chose nous étonne encore
dans les Feuilles cV automne, c'est que 31. Hugo,
après un si long séjour chez le peuple des mots, ait
retrouvé dans son cœur quelques traces des senti-
ments qu'il avait oubliés.
La lecture des Feuilles d'automne est féconde en
leçons, et projette une vive lumière sur toutes les
œuvres de l'auteur. Après avoir étudié d'un œil at-
tentif ce recueil lyrique, dont l'intention générale
est si vraie, dont l'exécution est demeurée si incom-
plète, il est facile de comprendre pourquoi les ro-
mans et les drames de M. Hugo offrent des person-
nages si singuliers. Puisque l'auteur des Feuilles
cVautomne a si mal réussi dans l'analyse de ses
propres sentiments, nous n'avons pas le droit de
nous étonner qu'il ait échoué, lorsqu'il a tenté
d'inventer des hommes, de ranimer les cendres de
l'histoire. Lorsqu'il écrivait les Feuilles d'automne,
il avait en lui-même le modèle qu'il voulait copier;
il n'avait à interroger que sa conscience pour trai-
ter complètement le sujet qu'il avait choisi; et
pourtant, c'est à peine s'il a esquissé le tableau
qu'il avait entrepris; c'est à peine s'il nous a mon-
tré un coin de l'horizon immense qu'il nous an-
nonçait. Se connaissant si mal lui même, comment
connaîtrait il les autres hommes? Impuissant à re-
cueillir les révélations de sa conscience, comment
deviendrait-il l'écho du passé? De toutes les for-
130 PORTRAITS LITTERAIRES.
mes de la poésie^ s'il en est une qiii doive attein-
dre facilement à la vérité^ c'est à coup sûr la forme
lyrique, car le poëte qui écrit une ode, une élégie,
trouve en lui-même, en lui seul, tous les éléments
de son œuvre. Qu'il célèbre la gloire de son pays,
une bataille gagnée, ou la chute d'une dynastie
parjure, il ne prend conseil que de son émotion;
il a sous les yeux le modèle qu'il se propose de
reproduire. Nulle forme poétique n'est donc plus
voisine de la vérité que la forme lyrique. Eh bien,
dans les Feuilles d'automne, M. Hugo est demeuré
très-loin du modèle idéal qu'il avait accepté. Ha-
bitué à peindre la couleur qui éblouit les yeux, à
mêler dans ses strophes Tazur du ciel et l'azur de
la mer, la verdure des chênes centenaires et la
verdure des prairies, les sabres damasquinés et les
housses brodées d'or des cavales numides, lors-
qu'il a tenté de sonder les mystères de sa con-
science et d'interroger le monde invisible, lorsqu'il
a cherché le thème de ses chants dans la région
des idées, le livre qu'il consultait est resté sourd
au plus grand nombre de ses questions ; c'est à
peine s'il a pu épeler quelques phrases de ce Hvre
mystérieux qui n'était pourtant que lui-même. J'ai
donc raison d'affirmer que les Feuilles d'automne
expliquent les romans et les drames de M. Hugo.
Les Chants du crépuscule expriment un décou-
ragement que ne présageaient pas les Feuilles d'au-
tomne. Las de la lutte qu'il a soutenue contre sa
MCI ou lIKiO. 131
pensée rebelle,, le poëte retourne à ses puériles ha-
bitudes. 11 n'essaye plus de peindre le monde in-
térieur; ou s'il lui arrive de nommer une idée, il
se hâte de Tensevelir dans une draperie de mots
innombrables; et sans retrouver l'éclat des Oncn-
talcs, il demeure bien loin de la vérité des Feuilles
d'automne. L'unité manque absolument aux Chants
du crépuscule; l'auteur avait annoncé un recueil
de poésies politiques^ ce recueil est encore à naî-
tre; mais il y a çà et là dans le volume publié en
1835 plusieurs pièces qui appartiennent évidem-
ment au recueil que nous n'avons pas. Cependant
M. Hugo a tenté de rallier à une pensée unique les
éléments contradictoires de ce volume, et d'éclai-
rer d'un jour égal toutes les parties de ce monu-
ment lyrique. Mais il a eu beau faire : l'évidence
a été plus forte que sa volonté^ et les Chants du
crépuscule ont frappé tous les lecteurs par leur
confusion. La préface et le prélude destinés à ex-
pliquer l'intention du poëte n'ont fait qu'épaissir
les ténèbres qui enveloppaient toutes les pièces de
ce volume. Pour le juger, il convient d'étudier suc-
cessivement trois morceaux de nature diverse qui
résument toutes les qualités et tous les défauts du
recueil. L'ode dictée après juillet 1830 démontre
clairement que M. Hugo ne comprend pas l'État
mieux que la famille. Il y a dans cette pièce un
grand nombre de vers très-habilement faits, mais
il est impossible de deviner quelle pensée régit
Î32 POUTKAITS LITTERAIRES.
Tode entière; depuis le commencement jusqu'à la
fm, ce n'est qu'un entassement confus d'images
sans signification. Dans ces strophes si abondantes
où les mots disciplinés exécutent si bien toutes les
évolutions que le poète leur conmiande, je n'aper-
çois aucune sympathie sincère pour la gloire des
armes ou la gloire de la tribune^ pour les conquê-
tes pacifiques ou les conquêtes militaires, pour le
développement de la puissance ou de la liberté.
Les regrets donnés à la dynastie exilée offraient à
l'auteur un point de départ naturel. M. Hugo, qui a
chanté les combats de la Vendée, ne devait pas
brusquement passer du dévouement royaliste à
l'exaltation démocratique; mais il a complètement
omis cette transition si nécessaire, il s'est complu
capricieusement dans une série de tableaux qui
pourraient être déplacés sans inconvénient. En un
mot il a écrit sur les trois journées de juillet une
ode très-habile et très-insignifiante, pleine de pa-
roles et sans idées. Si toutes les pièces du recueil
politique qu'il nous avait promis devaient ressem-
bler à cette ode, nous sommes loin de le regretter.
La pièce adressée à M . Louis B. a été généralement
admirée pour la richesse et l'abondance que l'au-
teur a su y déployer. Sans m'inscrire contre le ju-
gement de la majorité, je crois devoir cependant
énoncer des réserves importantes. Oui, sans doute,
l'homme qui a écrit cette pièce manie la langue
avec une puissance singulière, et dispose à son gré
(lu la césure, de la rime et de limace ; il trouve
pour une idée unique des métamorphoses nom-
breuses, qui attestent chez lui une connaissance
complète du vocabulaire. Mais n'y a-t-il pas parmi
les images qu'il emploie un grand nombre d'images
triviales? Les passions comparées aux passants qui
viennent troubler Ihonmie pieux dans son asile,
la débauche et l'impiété comparées au couteau qui
l'aye le nom inscrit sur la cloche, peuvent-elles
être acceptées comme des figures dignes de la poé-
sie lyrique ? je ne le pense pas. L'idée première
était heureuse, et si M. Hugo n'a pas le mérite de
l'avoir trouvée, s'il l'a empruntée à Schiller, il a
du moins fait preuve de discernement. Mais cette
idée, pour devenir vraiment poétique, demandait
un ordre de développements que le poëte français
ne semble pas même avoir entrevu. Dans cette
pièce, comme dans les Orientales , la rime, que
M. Hugo paraît gouverner souverainement. Ta sou-
vent emporté bien loin de l'idée qu'il poursuivait;
elle a souvent rapproché , sans raison, des images
qui ne s'étaient jamais rencontrées dans le même
vers. Il est facile, en lisant cette pièce, de se con-
vaincre que M. Hugo, pour disposer de la rime,
accepte de son esclave des conditions humiliantes.
La rime consent à lui obéir et ne se laisse jamais
appeler deux fois; mais elle prescrit à M. Hugo
d'abandonner sa pensée à la première sommation.
Elle lui obéit; mais, ce qu'elle veut, il faut que le
12
13 i l'ORTRAllS LITTERAIRES.
poëte le veuille à son tour. Dès qu-il liuvoque,, elle
arrive; mais elle chasse l'idée qu'elle devait enca-
drer. Une pareille autorité ressemble singulière-
ment à la servitude; je pense donc que la pièce
adressée à M. Louis B. est loin de mériter l'admi-
ration qu'elle a excitée. Elle est, je l'avoue^ versi-
fiée avec une rare habileté; mais cette habileté
coûte trop cher à M. Hugo pour que nous puissions
la louer sans restriction. Plus d'élévation et en
même temps plus de sobriété, un choix d'images
plus sévère, telles sont les qualités que je voudrais
trouver dans cette pièce, et qu'il m'est impossible
d'y découvrir. La rime qui prescrit l'oubli de l'idée
n'est pas, quoi qu'on puisse dire, une rime obéis-
sante, et l'habileté qui mène à de pareilles conces-
sions n'est pas une habileté complète.
L'avant-dernière pièce des Chants du crépus-
cule, adressée à mademoiselle Louise B., Que nous
avons le doute en nous , mérite les mêmes repro-
ches. Le sujet choisi par le poëte n'est pas traité.
Ce qu'il plaît à M. Hugo d'appeler doute pourrait
très-bien s'appeler d'un autre nom. Les images
que l'auteur appelle à son aide pour éclairer sa
pensée, manquent d'élévation, de sévérité, et font
de la douleur qu'il veut raconter une sorte d'enfan-
tillage. Il est impossible, en parcourant les stances
de cette élégie, de croire que le poëte ait réelle-
ment éprouvé ce qu'il tente de peindre. 11 y a tant
de coquetterie et de caprice dans les comparaisons
VICTOIl lUiJO. 135
qu'il emploie, les mots jouent un si grand rôle, et
l'idée un rôle si mince, que le cœur se refuse à
toute sympathie. Cependant le doute, poétiquement
compris, est un beau sujet d'élégie ; mais pour trai-
ter un pareil sujet, il faudrait prendre au sérieux
les angoisses du doute, et surtout il faudrait dis-
tinguer clairement les doutes du cœur et les dou-
tes de l'esprit, car l'incertitude des vérités pour-
suivies par la science n'est pas une douleur, mais
un noviciat; tandis que la ruine des croyances que
la science ne peut établir sur de solides fonde-
ments, mais dont le cœur a besoin, est un tourment
digne de pitié. M. Hugo semble n'avoir entrevu
aucune des conditions du sujet ; il est impossible
de démêler, dans la pièce adressée à mademoiselle
Louise B., s'il s'agit de l'incertitude des vérités
scientifiques ou de la ruine des croyances conso-
lantes. A parler franchement, le doute n'est qu'un
prétexte dont M. Hugo se sert pour rimer quel-
ques stances ; il n'y a chez le poëte aucune douleur
sincère, aucun regret cuisant, aucun besoin d'é-
panchement et de confiance. Le doute vague, in-
défini, sur lequel il brode des comparaisons ingé-
nieuses, mais choisies au hasard, au lieu d'inspirer
Tattendrissement, éveille chez le lecteur un senti-
ment contraire. On se demande avec dépit s'il est
permis de traiter si légèrement une idée si grave,
s'il est permis d'assembler, à propos de la douleur,
tant d'images coquettes et puériles, et l'on arrive à
136 PORTRAITï; LITTEHAIRE?.
croire que M. Hugo ne regrette aucune croyance,
que toute croyance lui est inutile ou indifférente,
qu'il chante pour chanter, sans avoir à nous révéler
aucune douleur sincère. Déplorable conclusion
que je voudrais pouvoir effacer, mais dont l'évi-
dence me paraît irrécusable ! Voilà pourtant où
mènent l'amour et le culte des mots.
Les Voix intérieures, publiées Tannée dernière,
ressemblent à un arrêt prononcé par M. Hugo con-
tre lui-même. Ce recueil, en effet, envisagé litté-
rairement, est certes supérieur aux Chants du cré-
puscule. S'il ne se recommande pas au lecteur par
une parfaite unité, du moins il ne révèle pas la
même indécision, la même hésitation intellectuelle
que les Chants du crépuscule. Mais nous devons le
dire, et sans doute M. Hugo le sait mieux que per-
sonne, les Voix intérieures sont bien loin des Feuil-
les d'automne sous le rapport de la vérité humaine,
et bien loin des Oinentales sous le rapport de l'éclat
lyrique. Deux sentiments dominent et remplissent
ce recueil : l'orgueil et la colère. Assurément il
eût été possible de trouver dans l'orgueil et la co-
lère des inspirations sérieuses : mais à quelles con-
ditions ? Ne fallait-il pas que Torgueil fût légitime,
et la colère dirigée contre un ennemi réel? Or, sur
quoi se fonde l'orgueil de M. Hugo ? à qui s'adresse
sa colère? M. Hugo s'aduiire, et se plaint de n'être
pas admiré comme il voudrait l'être ; il accuse de
jalousie et de perversité les esprits sincères qui se
I
VICTOR HLGO. 137
permettent de l'avertir lorsqu'il s'égare. Si M. Hugo
se contentait d'applaudir de ses propres mains le
talent qu'il a montré, nous pourrions nous conten-
ter de sourire à ce puéril délassement; mais son
orgueil, tel qu'il l'avoue, tel qu'il l'affirme dans les
l'oix intérieures, mérite une réprimande sévère;
car il n'exige pas moins que l'adoration; il prétend
à l'omniscience, et voit dans toutes les admirations
paresseuses ou rebelles l'ignorance ou l'impiété.
Arrivé à ces cimes terribles que le regard peut à
peine mesurer, M. Hugo devait rencontrer le ver-
tige,, et il la rencontré. C'est le vertige qui a dicté
l'ode à Olympia, c'est le vertige qui a épelé toutes
les strophes insensées de cet hymne idolâtre ; c'est
lui qui a fait de M. Hugo deux personnes, dont
l'une s'agenouille devant l'autre : un prêtre qui
brùîe l'encens, un dieu qui le respire. Pour ceux
qui étudient d'un œil attentif les maladies de l'âme
humaine, c'est là sans doute un curieux, un atten-
drissant spectacle; mais en présence d'une pareille
métamorphose, en présence de cet homme dieu
et prêtre tout à la fois, la critique n'a pas d'arrêt
à prononcer, car le malade s'est jugé lui-même.
Sans doute, avant de se diviniser, avant de placer
son génie sur l'autel et de s'agenouiller devant lui,
il a cruellement soutïert ; avant de s'avouer l'insuf-
fisance de la gloire humaine et de briser la cou-
ronne que la foule avait placée sur sa tête, il a du
lutter avec de terribles visions. Le jour où il s'est
j?.
i;i8 PORTRAITS LITTERAIRES.
d'il (lieu, il avait épuisé toutes les iingoisses de l'or-
gueil blessé^ et il s'est décerné la divinité comme
un baume destiné à fermer toutes ses plaies. Le
poète qui se résout à l'apothéose_, qui se réfugie
dans la divinité, ne relève pas de la critique,, qui
le plaint sans le juger.
Et pourtant la colère de M. Hugo ne connaît
d'autre ennemi que la critique; c'est à cet ennemi
seul qu'elle adresse toutes ses invectives, c'est con-
tre lui qu'elle lance ces apostrophes véhémentes
qui voudraient exprimer le mépris et qui ne pei-
gnent que l'orgueil saignant. Si jamais colère fut
injuste et insensée, c'est la colère de M. Hugo; si
jamais invectives furent imméritées, c'est à coup
sur les invectives que M. Hugo adresse à la critique.
Jamais poète, en efîct, n'a été traité par la critique
avec plus de révérence et de ménagements. Si l'on
veut bien oublier les premières années de sa car-
rière, et certes à cette époque il n'était pas encore
digne de soulever une discussion sérieuse, on sera
forcé de reconnaître que depuis dix ans, c'est-à-dire
depuis qu'il a trouvé pour sa pensée un docile inter-
prète, M. Hugo a rencontré pour chacune de ses
œuvres une attention unanime, un auditoire cou-
rageux, désintéressé, clairvoyant, tel enfin que
pourrait le souhaiter le plus beau génie. Il s'est fait
autour de chacune de ses œuvres un grand silence,
puis un grand bruit; la multitude a écouté, dans
un recueillement respectueux, puis, après avoir
Yir.TOR IIIT.O. 139
entendu, elle a battu des mains ou protesté par ses
clameurs contre la valeur des paroles qu'elle venait
d'entendre. Mais cette protestation même est un
glorieux hommage rendu au poëte; car la multi-
tude ne dédaigne pas celui qu'elle combat, et bien
des poètes, qui ne se plaignent pas, éckangeraient,
contre la destinée orageuse de M. Hugo, la desti-
née silencieuse que leur a faite l'indififérence. Sans
les tempêtes qu'il a traversées, le nom de M. Hugo
n'aurait pas eu le retentissement dont le poëte se
plaint aujourd'hui avec une ingratitude singulière.
S'il voulait la paix, il devait ne pas quitter la plaine ;
il a voulu vivre dans la région où ^ ivent les aigles,
qu'il se résigne aux périls de son ambition.
L'orgueil et la colère ont été, pour M. Hugo, de
mauvais conseillers. Malgré sa rare habileté, le poëte
n'apu donner à ses plaintes furieuses, à ses hymnes
agenouillés, un accent capable d'éveiller les sym-
pathies de la multitude. C'est à peine si quelques
oreilles empressées ont recueilli ses hymnes et ses
plaintes. Toutefois on aurait tort d'attribuer cette
indifférence à la nature même des sentiments expri-
més par M. Hugo, car chacun de ces sentiments,
exprimé avec sincérité, ne manquerait pas d'émou-
voir. Mais la forme que leur a prêtée l'auteur des
Voix intérieures est tellement verbeuse, tellement
prolixe, que la sympathie devient impossible. La
parole est si abondante, la pensée si rare, les stro-
phes se précipitent à Ilots si pressés sur l'idée qu'el-
HO PORTRAITS LITTERAIRES.
les devraient porter^ qu'elles l'engloutissent et la dé-
robent au regard. A proprement parler^ la poésie,
telle qu'elle se révèle dans les Voix intérieures, est
un fleuve sans source et sans rivage. Il n'y a pour
elle aucune raison d'être ou de s'arrêter. Le lit
qu'elle se creuse est indéfini, sans fond et sans li-
mite. Les lignes qu'elle décrit sont tellement capri-
cieuses, tellement contradictoires, que l'œil le plus
persévérant ne peut découvrir d'où elle vient, où
elle va. Quand l'ode furieuse ou plaintive com-
mence à bégayer les sentiments du poëte, on dirait
qu'elle achève une phrase commencée depuis long-
temps, qu'elle récite la péroraison d'une harangue
dont les premiers points ne sont pas venus jusqu'à
nous; et quand elle s'arrête, quand elle ferme ses
lèvres, nous attendons encore, pour la comprendre,
les paroles qu'elle ne prononcera pas. Cette im-
pression, que je traduis avec une fidélité scrupu-
leuse, dépend évidemment de la forme poétique
adoptée par M. Hugo. C'est aux Orientales qu'il
faut rapporter l'inattention et l'indifférence qui ont
accueilli les Voix intérieures; c'est aux strophes
amoureuses de leurs ailes bigarrées qu'il faut de-
mander compte du silence et du dédain infligés à
l'orgueil et à la colère du poëte. S'il eût prêté à des
sentiments injustes un accent simple et franc, il eût
été réprouvé, mais écouté.
L'opinion que nous exprimons ici sur les œuvres
lyriques de M. Hugo, paraîtra sévère à ses admira-
VICTOR IIIGO. 1 } 1
teiirs ; cependant il nous semble dit'ticile que la
réflexion ne les amène pas à notre avis; car per-
sonne plus que nous n'est disposé à louer ce qui est
louable dans les œuvres lyriques de M. Hugo. Mais
malgré notre prédilection hautement avouée pour
cette partie de ses œuvres, malgré le mérite émi-
nent des odes qu'il a prodiguées depuis vingt ans,
nous ne pouvons fermer nos yeux à l'évidence, et
nous sommes forcé de reconnaître que les plus
belles odes de M. Hugo n'ont qu'une beauté super-
ficielle et incomplète. Le maniement le plus ad-
mirable de la parole ne supplée pas et ne suppléera
jamais la sincérité, la profondeur de l'émotion. Or,
dans toutes les œuvres lyriques de M. Hugo, où
trouver une page qui respire une émotion sincère ?
Le cinquième livre des Odes semble répondre à la
question que nous posons. Mais M. Hugo consenti-
rait-il à être jugé d'après le cinquième livre des
Odes? Assurément non. Bien qu'il professe pour
toutes ses œuvres un respect religieux, bien qu'il
soit décidé à ne rayer, à n'oublier aucun des vers
qu'il a signés de son nom, il doit sentir, mieux que
nous, que le cinquième livre des Odes est plutôt
bégayé que chanté. Les sentiments qui circulent
dans ce livre sont des sentiments vrais et devien-
draient facilement poétiques sous la plume d'un
artiste consommé; mais M. Hugo, lorsqu'il essayait
de les traduire, était encore trop inexpérimenté,
trop étranger à toutes les difficultés de la langue.
142 PORTRAITS LITTERAIRES.
à toutes les rusesde lavcrsitlcation^ pour exprimer
nettement ce qu'il avait dans le cœur. Les vagues
espérances, les mélancoliques rêveries du vallon
de Chérizy, confiées au même interprète cinq ans
plus tard, seraient sans doute comptées aujourd'hui
parmi les monuments les plus purs de la poésie
française. Ébauchées par une main inhabile, ces rê-
veries demeurent comme un enseignement, comme
un conseil, et montrent ce que tut devenu M. Hugo,
s'il eût acquis la connaissance complète de l'instru-
ment poétique, avant de chanter ses émotions et
ses pensées. Oui, sans doute, le cinquième livre
des Odes mérite d'être médité; mais, parmi les
admirateurs de M. Hugo, en est-il un seul qui voit
dans ces Odes une série d'œuvres achevées? je ne
le crois pas.
Ainsi, les premières années de l'adolescence de
M. Hugo, c'est-à-dire l'espace compris entre seize
et vingt-deux ans, sont représentées d'une façon
très-incomplète dans ses œuvres lyriques. Le rê-
veur et l'amant n'ont trouvé dans l'artiste qu'un
écho infidèle. L'époux et le père ont-ils été plus
heureux ? les Feuilles d'automne sont là pour ré-
pondre. Ce recueil nous paraît supériaur à toutes
les œuvres lyriques de M. Hugo ; mais si le style des
Feuilles d'automne surpasse en clarté, en éclat, le
style du cinquième livre des Odes, qu'il y a loin de
l'émotion sincère de l'adolescent aux émotions fac-
tices du chef de famille ! Amant aiïité de troubles
VlCrOK IILGO. I î J
sans nombre, face à face avec un avenir incertain,
acharné à la poursuite d'un bonheur qui fuit devant
hii^ dévoué à des croyances qu'il n'a pas eu le
temps de discuter^ M. Hugo, de seize à vingt-deux
ans, prend la poésie au sérieux, et cherche dans
Tart des vers plutôt un soulagement qu'une pro-
fession. Il ne dit pas nettement ce qu'il veut dire ;
mais du moins il ne parle qu'à son heure, ses vers
vont de son cœur à ses lèvres. Plus tard, en écri-
vant les Orientales et les Feuilles d'automne, il a
mis son cœur et son imagination au service de sa
parole impérieuse ; il a voulu que l'émotion et la
pensée jaillissent du choc des mots comme la lu-
mière du choc des cailloux. Séduit par le murmure
de ses strophes harmonieuses, il a cru qu'il avait
asservi la poésie à ses caprices, et qu'à toute heure,
dès qu'il lui plairait de chanter, il la trouverait do-
cile et empressée comme les cordes d'une harpe.
Applaudi, enivré, il a pris en pitié les hommes qui
se donnent la peine de vivre, de sentir et de pen-
ser, qui se résignent à toutes les épreuves de l'étude
et de la passion, avant de s'adressera la foule. Mais
cette erreur, partagée d'abord par de nombreux
disciples, devait avoir un terme, et aujourd'hui les
plus tldèles admirateurs de M. Hugo n'essayent pas
de soutenir la vérité humaine et vivante des Orien-
tales et des Feuilles (Vautomne. Ils ne répudient
pas leur premier enthousiasme, ils continuent de
louer en toute équité la valeur musicale de ces deux
I H ruimiAiis LmtKAiHEïi.
recueils ; mais ils regret lent avec une entière bonne
foi que ces deux magnifiques palais soient inhabi-
tés, que rémotion et la pensée n'animent pas ces
chants mélodieux.
11 était permis de croire que M. Hugo compre-
nait toute la puérilité de la poésie exclusivement
musicale. La lutte courageuse qu'il avait engagée
contre lui-même, en écrivant les Feuilles d' au-
tomne, semblait donner à cette opinion le caractère
d'une vérité démontrée. Pris au dépourvu, lors-
qu'il avait voulu célébrer les joies de la famille,
n'était-il pas naturel qu'il rompît brusquement ses
habitudes, quil répudiât, avec une abnégation
courageuse, la gloire illégitime qui l'avait perdu ?
En passant de la poésie domestique à la poésie po-
litique, ne devait-il pas se résigner à dépouiller le
vieil homme, ou plutôt k recommencer l'appren-
tissage de la vie humaine, qu'il avait désapprise ?
Oui, sans doute, il devait, mais il n'a pas voulu se
renouveler. Il a traité la patrie comme la famille,
avec une légèreté qui pourrait s'appeler dédain, si
elle ne méritait pas le nom d'ignorance. Les Chants
du crépuscule et les ] oix intérieures, où brillent
(;a et là quelques lueurs de pensée philosophique
ou politique, ne sont cependant ni moins puérils ni
moins vides que les Orientales, et rappellent à
peine, d'une façon confuse, l'intention sincère mais
impuissante des Feuilles d'automne. Cette déca-
dence n'a ri n, assurément, qui doive nous sur-
VICTOR IlLGO. 145
prendre. Si le maniciîiGiit do la strophe n'avait pu
dispenser le petite de Tétiide attentive de la vie
domestique, comment la prati((ue de plus en plus
savante de la versification l'eùt-elle initié à la con-
naissance des intérêts politiques ou des droits gé-
néraux de l'humanité? Si M. Hugo a espéré un
seuljour, un seul instant qu'il arriverait, par la seule
puissance de sa volonté, à comprendre les questions
qu'il n'avait jamais étudiées, il est coupable de folie.
Or, les Chants du crcpuscale et les Voix intérieures
nous autorisent à croire qu'il a dédaigné l'étude
des questions philosophiques et politiques. Quels
fruits ce dédain a-t-il portés? Le poète s'est dé-
battu dans les ténèbres, comme un navire sans pi-
lote et sans boussole. 11 a déchmié, sans savoir où
l'emportait sa parole; mais il n'a rencontré qu'un
auditoire inattenlif et indifférent, et le silence de
la foule a dû lui montrer qu'il avait épuisé tous les
trésors de son ignorance. Il a tiré de la parole tout
ce que la parole contenait; s'il ne veut pas se sur-
vivre, il est temps qu'il appelle à son aide les idées
qu'il a jusqu'ici négligées.
Quoique les trois romans qui ont précédé Notre-
Dame de Paris soient très-loin d'avoir la même
importance littéraire que ce dernier ouvrage, ce-
pendant il est indispensable de les étudier avec
une sérieuse attention pour comprendre et pour
expliquer les transformations successives du talent
poétique de M. Hugo. Ces transformations, je le
13
14G IORIRAHS LllTEUAlUES.
sais, sont plutôt apparentes que léelles, plutôt su-
perficielles que profondes. Sous la diversité se
cache l'identité. 11 est facile de remonter de Notre-
Dame de Paris aux exploits de IJan d' Islande, et de
conclure de Han d'Islande Notre-Dame de Paris.
Toutefois il n'est pas hors de propos de caracté-
riser les trois premières tcîntatives qui ont signalé
l'entrée de M. Hugo dans la carrière du roman;
car ce travail n'est pas moins riche en enseigne-
ments que l'analyse de ses œuvres lyriques. Si
l'auteur de Notre-Dame publiait aujourd'hui Han
d'Islande, il est certain qu'un tel livre n'obtiendrait
aucun succès et ne soulèverait pas même une dé-
daigneuse opposition. Ce roman n'est, en etlét,
qu'un mélodrame du troisième ordre, et sans doute
il serait oubhé depuis longtemps, sans la curiosité
qui s'attache aux premiers bégayements d"un écri-
vain devenu célèbre. Han d'Islande et Spiagudry
sont des monstres hideux et n'inspirent que le dé-
goût. Il est juste d'ajouter qu'Éthel et Ordener
jettent sur le récit, d'ailleurs très-vulgaire et très-
monotone, qui remplit les neuf dixièmes du livre,
une sorte d'intéièt poétique. Assurément il s'en
faut de beaucoup qu'Éthel et Ordener puissent
passer pour des créations neuves, pour des per-
sonnages inventés ; telles qu'ehes sont pourtant,
ces deux figures excitent chez le lecteur une réelle
sympathie : car, du moins, ces deux iigures appar-
tienjient à la famille humaine, tandis (pie les autres
VICTOR HUGO. 147
personnages du livre résument à plaisir tous les
genres de difformité. Si les amours d'Éthel et d'Or-
dencr rappellent à la mémoire la plus paresseuse
tous les romans anonymes feuilletés au collège,
(lu moins ces amours sont possibles, et cette qua-
lité, si insignifiante en apparence, mérite d'être
signalée dans un livre de M. Hugo ; car Fauteur
de Notre-Dame a commencé de bonne heure à
poser sa fantaisie comme supérieure et même
comme contraire à la raison. Quand un de ses
personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de
la vie conmiune, il faut remercier le poëte de sa
généreuse condescendance, de son respect pour le
modèle humain. La lecture de Han d'Islande ne
suscite aucune question sérieuse 3 le sujet, la con-
ception et Texécution échappent à la fois à la
louange et au reproche ; et malgré son admiration
avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n'i-
gnore pas que ce livre est digne, tout au plus, de
prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait
donc de l'injustice à insister sur la nullité de ce
roman : mais il importe de remarquer que la
prédilection de M. Hugo pour les monstres s'est
signalée pour la première fois dans le roman de
Han d'Islande.
Dans Bug Jargal, nous retrouvons cette prédi-
lection traduite sous une forme moins hideuse,
mais avec une persévérance qui indique un sys-
tème arrêté. Il est impossible en effet de mécon-
14 8 PORTRAITS LITTERAIRES.
naître l'intime parenté qui unit Han d'Islande et le
nain Habibrah. Il y a, j'en conviens, plus de nou-
veauté, plus d'originalité si l'on veut, dans le per-
sonnage d'Habibrah ; mais cette originalité, ra-
menée à sa plus simple expression, n'est, à tout
prendre, que l'union de la laideur morale et de la
laideur physique. Si Habibrah excite moins de dé-
goût que Han d'Islande, c'est que la ruse domine
chez lui la férocité, c'est qu'il met au service d'un
corps incomplet un esprit d'une vivacité, d'une
souplesse singulière, c'est qu'il y a dans sa scélé-
ratesse un côté savant qui soutient l'attention.
L'amour du capitaine d'Auverney pour Marie n'est
guère plus neuf que l'amour d'Ordener pour Éthel ;
mais, grâce à la richesse du paysage qui encadre
cet amour, nous acceptons comme inventé ce que
nous avons déjà lu cent fois. Le dévouement et la
générosité de Bug Jargal méritent seuls d'être
loués, comme un ressort habilement mis en œuvre.
Le personnage de cet esclave sublime se distingue
par l'animation et la simplicité. Le style de Bug
Jargal est évidemment supérieur au style de Ilan
d'Islande; mais il ne faut pas oublier que Bttg Jar-
gal, composé à 1 âge de seize ans, a çté remanié
et refait en grande partie huit ans plus tard, lors-
que l'auteur avait atteint vingt-quatre ans : à cet
égard, la déclaration de M. Hugo ne laisse aucun
doute. Nous avons donc le droit de juger Bug Jar-
gal, non comme une ébauche, mais comme une
VICTOR HKiO. 159
œuvre corrigée à loisir. Or, la conception de ce
ronian, bien que supérieure à celle de Hon cV Is-
lande, ne mérite cependant pas de grands éloges.
Biassou et le planteur sang mêlé sont des types de
cruauté , de niaiserie poltronne très-maladroi-
tement dessinés. Le style seul, par sa rapidité,
par son élégance, par la sobriété des ornements,
donne à Bng Jargal une valeur littéraire qu'on
chercherait vainement dans les personnages.
Le Dernier Jour d'un condamné, écrit presque
en même temps que les Orientales, résume mal-
heureusement les défauts et les qualités de ce re-
cueil lyrique. Le sujet, pris au sérieux, semblait
promettre une étude psychologique ; M. Hugo,
sans avoir complètement méconnu les conditions
du sujet, a cependant trouvé moyen de le traiter
à peu près constamment par le côté visible, exté-
rieur, en indiquant à peine et d'une façon confuse
le côté intérieur, invisible, c'est-à-dire le côté le
plus important, le seul qui soit véritablement poé-
tique. Il s'est proposé de peindre les tortures mo-
rales de l'homme condamné à mort, qui compte,
dans son cachot, les heures, les minutes, les se-
condes qu'il lui reste à vivre. Certes, une pareille
donnée était de nature à corriger la prédilection
de M. Hugo pour le monde extérieur; il y avait
lieu d'espérer qu'en fouillant dans les entrailles de
cette idée féconde, il oublierait peu à peu son
amour pour le bruit, pour la couleur ; qu'il dés-
13.
150 PORTRAITS LITTERAIRES.
apprendrait le culte des mots, et reviendrait à la
pensée, à l'émotion, par l'étude patiente, par l'a-
nalyse assidue du thème qu'il avait choisi. 11 y au-
rait de l'injustice à dire que le récit du Dernier
jour d'un condamné a été pour M. Hugo un tra-
vail sans profit; mais, pour «Ure vrai, nous devons
déclarer qu'il n'a pas tiré de ce travail tout le profit
que nous pouvions espérer. Un seul épisode mérite
d'être loué sans restriction, c'est l'épisode de Pé-
pita; or, cet épisode se rattache précisément au
côté négligé par M. Hugo dans le reste du récit. Le
tableau de cet amour si frais et si pur, si ardent
et si chaste à la fois, contraste douloureusement
avec la condition désespérée du condamné, et nous
devons regretter que l'auteur n'ait puisé qu'une
seule fois à cette source d'émotions. Ce n'est pas
moi qui contesterai l'habileté singulière, l'abon-
dance descriptive, que M. Hugo a montrées dans
le Dernier Jour d'un condamné ; il est évident,
pour tous les hommes lettrés, que l'écrivain à qui
nous devons ce monologue éloquent manie la lan-
gue avec une sécurité magistrale, et qu'il dit ce
qu'il veut sans embarras, sans trouble, sans hési-
tation. Mais, si la langue obéit, elle reçoit bien ra-
rement des ordres qui relèvent de la pensée. La
peinture du préau de Bicêtre et du ferrement des
galériens, le voyage de Bicètre à Paris entre le
gendarme et l'huissier, le sermon de l'aumônier,
la séance des assises et la toilette du condamné
VICTOR HUGO. I5f
appartiennent plutôt au mélodrame qu'à la poésie
proprement dite, et le talent incontestable de l'au-
teur ne peut masquer la vulgarité de ces deux ta-
bleaux. Ce livre est certainement une preuve de
puissance; mais la donnée choisie par l'auteur pro-
mettait un poëme que nous n'avons pas : nous es-
périons assister aux tortures de la conscience, et
nous n'avons sous les yeux que les frissons de la chair.
Le personnage de Han d'Islande et d'Habibrah
ne reparaît pas dans le Dernier Jour d'un con-
damné ; il est vrai qu'il eût difficilement trouvé
place dans ce lugubre monologue. Cependant
M. Hugo ne pouvait se passer d'un monstre, et il a
réalisé son type de prédilection dans le ministère
public. La justice humaine, telle qu'il nous la
montre, n'est pas moins altérée de sang que Han
d'Islande, ou Habibrah. Le magistrat n'est pas
moins cruel que le brigand ou le nain; il n'y a entre
ces deux cruautés que la différence qui sépare l'em-
phase de la bizarrerie. La colère de M. Hugo contre
la magistrature est aujourd'hui devenue un lieu
commun qui reparaît dans tous ses livres ; si ce lieu
commun avait quelque utilité, nous le subirions
volontiers; mais nous avouons sincèrement qu'il
nous est impossible de voir dans cette colère un
plaidoyer contre la peine de mort. Si telle est l'in-
tention de l'auteur, c'est une intention traduite
bien maladroitement. Si la loi est mauvaise, c'est
la loi qu'il faut attaquer et non la magistrature.
152 POKTRAITS LITTERAIRES.
qui ne l'a pas faite, et qui l'applique selon la me-
sure de ses lumières.
Dans Notre-Dame de Paris, nous retrouvons en
pleine maturité toutes les qualités littéraires qui
n'existaient qu'en germe dans les trois ouvrages
précédents. Pour être juste envers M. Hugo, il faut
le juger comme romancier d'après Notre-Dame de
Paris, et ne consulter ses autres romans qu^à titre
de renseignements. Le roman de Notre-Dame,
écrit à l'âge de vingt-neuf ans, peut être considéré,
sinon comme le dernier mot de l'auteur, du moins
comme l'expression d'une volonté longtemps dis-
cutée, soumise à toutes les épreuves de la réflexion.
Les personnages de ce livre appartiennent-ils à la
famille humaine? Nous ne le croyons pas. Le ta-
lent littéraire de M. Hugo s'est-il montré dans
cette œuvre plus riche, plus varié que dans les
romans précédents? Assurément oui. Le style de
Notre-Dame est incontestablement supérieur au
style de Han d'Islande, de Bug Jargal, du Dernier
Jour d'un condamné ; mais ce style, j'ai regret à le
dire, s'est enrichi aux dépens de la pensée. Éthel,
Ordener, Marie, d'Auverney, Pépita, ont disparu
sans retour, et fait place à des figures habilement
dessinées , j'en conviens , mais dont le modèle
n'existe nulle part. L'écrivain est devenu plus ha-
bile, mais le poète s'est éloigné de plus en plus de
la vérité humaine, sans laquelle il n'y a pas de
poésie possible.
I
vicToii hi:go. 153
Gringoire, destiné, dans la pensée de l'auteur, à
personnifier les misères de la condition poétique
au w*" siècle, n'est qu'une caricature grimaçante,
et n'excite, il faut bien le dire, ni le rire, ni la pitié.
Il y a dans ce personnage un tel amour de Tavilis-
sement, une dégradation si ardemment acceptée,
un si parfait mépris de toute dignité, que toute
sympathie pour lui est impossible. Comment, en.
eiïét, s'intéresser à un honmie qui n'a ni volonté,
ni respect pour lui-même, ni force pour combattre
la pauvreté, ni confiance dans un pouvoir supé-
rieur au pouvoir humain ? Un tel acteur, si toute-
fois un tel acteur a jamais existé, est indigne d'oc-
cuper la poésie. C'est un peu plus qu'un animal
domestique, un peu moins qu'un laquais. En vé-
rité, plus je pense à Gringoire, et plus j'ai de peine
à comprendre comment M. Hugo a pu être amené
à personnifier la poésie dans cette espèce de men-
diant qui voudrait être bouffon.
Phœbus de Chateaupers, amoureux de ses épe-
rons et de son épée, charnel, égoïste, arrogant, a
sur Gringoire un avantage positif. S'il n'intéresse
pas, du moins il a pu être, et c'est un mérite qui
n'est pas à dédaigner. Mais que vient faire, dans
un roman, un pareil personnage? Si l'oisiveté peut
à ce point dégrader les facultés humaines, ce que
je ne veux pas nier, à quoi bon mettre en scène un
homme qui n'a plus d'humain que le nom? Que
Phœbus ressemble à bien des héros de garnison,
154 PORTRAITS LITTERAIRES.
je ne le nie pas; mais je ne crois pas que de pa-
reils héros puissent jamais exciter aucune sympa-
thie. Je comprends très-hien que Phœl)us de Cha-
teaupers n'aime pas Fleur-de-Lis Gondelaurier _,
mais je comprends difficilement que la Esmeralda
aime Phœbus de Chateaupers; car hi beauté, qui
suftit à éveiller l'amour, ne suffit pas à le nourrir,
et dès les premiers mots, la Esmeralda, sans avoir
besoin d'une grande pénétration, doit deviner que
Phœbus est un homme sans cœur, un homme in-
digne d'amour.
Claude et Jehan Frollo, le diacre et Técolier, ne
sont pas si loin de la vérité que Gringoire ; mais
ces deux personnages , comme celui de Phœbus,
me paraissent incapables d'exciter aucun intérêt
sérieux. Qu'est-ce en effet que le diacre? Un prêtre
que la continence a rendu fou^ un malheureux chez
qui la chasteté agit comme le vin , que le cri de la
chair pousse à la luxure , qui ressemble bien plus
à une bête féroce qu'à un homme, sujet digne d'é-
tude pour un médecin, indigne d'occuper la poésie.
De telles souffrances sans doute ne manquent pas
de réalité; mais toutes les faces de la réalité n'ap-
partiennent pas à la poésie , et si Claude Frollo
était accepté comme un personnage poétique , l'i-
magination, une fois engagée dans cette voie, se
flétrirait bientôt. Quant à l'écolier Jehan Frollo , il
n'a rien dans son caractère qui égayé le lecteur.
Plus rusé que Gringoire , il n'est pas moins avili.
VICTOU IlLGO. 165
Sa gourmandise et sa paresse entêtée^ qui se com-
prendraient chez un enfant de douze ans, devien-
nent monstrueuses chez un homme qui touche à
\a virihté. A proprement parler, Jehan Frollo n'est
qu'un relïet de Gringoire. Les espiègleries qu'il
conçoit et qu'il exécute sont plus grossières qu'a-
musantes ; il n'a dans la bouche qu'un vocabulaire
emprunté à la joie des halles, et ne parvient pas à
dérider les plus indulgents. Je ne devine pas qu'elle
a pu être la pensée de M. Hugo en créant cette fi-
gure d'écolier.
Je n'ai rien à dire de Fleur-de-Lis Gondelaurier,
car l'auteur a dessiné avec une négligence très-
pardonnable ce personnage passif. Cette blonde
jeune fille, fière de sa beauté, joue un rôle si peu
important dans le roman , que M. Hugo était na-
turellement dispensé d'insister sur le caractère
qu'il lui prête. Toutefois il me semble que, sans
se rendre coupable de pruderie , elle pourrait re-
procher à Phœbus de Chateaupers la grossièreté
insolente de ses manières. Une jeune fille élevée
sous les yeux de sa mère ne peut prendre pour
une marque d'amour la familiarité qui réussit tout
au plus auprès d'une aventurière aguerrie;
La Esmeralda et Quasimodo sont évidemment
les deux principaux acteurs de Notre-Dame de Pa-
ris ; c'est sur eux que M. Hugo a voulu concentrer
notre attention et notre sympathie ; c'est donc à
eux surtout (pie l'analyse doit s'adresser pour esti-
156 PORTRAITS LITTERAIRES.
mer le mérite humain de Noire-Dame. Or, il me
semble que ces deux personnages, qui, rapprochés
l'un de l'autre , ou plutôt opposés l'un à l'autre,
produisent une impression plus voisine de l'éton-
nement que de la sympathie, supportent difficile-
ment répreuve d'une étude individuelle. Je ne re-
proche pas à M. Hugo d'avoir reproduit dans la
Esmeralda Fenella et Mignon. Loin de Là; je lui
reproche d'avoir oublié , dans la création et dans
la mise en œuvre de ce personnage, le naturel qui
respire dans Peveril du Pic et dans Wilhelm
Meister. La bohémienne de M. Hugo est une figure
pleine de fraîcheur et de grâce quand elle entre
en scène, mais presque toujours insignifiante, ina-
nimée, dès qu'elle agit et qu'elle parle. Une seule
fois il lui arrive d'émouvoir, c'est lorsqu'elle donne
à boire à Quasimodo, dans la scène du pilori;
quand elle résiste à Claude Frollo, quand elle veut
se donner à Phœbus , elle n'a ni la dignité de la
pudeur, ni l'énergie de l'amour. C'est une figure
peinte, ce n'est pas une femme. Quant à Quasi-
modo, qui régit le livre entier, c'est une transfor-
mation de Han d'Islande et d'Habibrah, transfor-
mation puissante, mais tîdèle au type quQ M. Hugo
ne perd jamais de vue ; c'est un monstre soumis à
l'inspiration de la bonté, mais c'est un monstre, et
nous ne pouvons consentir à croire que les mons-
tres aient droit de bourgeoisie dans le domaine
poétique. L'amour de Quasimodo pour la Esme-
VICTOR IILGO. 157
ralda n'est pas un aiiiour humain^ c'est le dévoue-
ment d'un chien de Terre-Neuve pour son maître.
Entre la bohémienne gracieuse et agile comme
une abeille , et le sonneur qui résume en lui tous
les éléments de la laideur visible, placer l'amour,
comme Ta fait M. Hugo, c'est croire que Tétonne-
ment peut remplacer l'émotion, c'est poser l'anti-
thèse comme loi suprême de la poésie. Or, une
pareille théorie ne mérite pas même d'être discu-
tée^ car elle se réfute d'elle-même .
Est-ce à dire qu'il n'y a pas dans Notre-Dame
de Paris un mérite éminent ? Telle n'est pas notre
pensée. L'histoire de Paquette Chante Fleurie,
quoique racontée peut-être avec une simplicité ar-
tificielle, est cependant pleine d'émotion, et n'ap-
partient pas au monde qu'habitent les personnages
du roman. La folie de la Sachette n'est pas moins
pathétique. Le dirai-je, cependant? il me semble
que dans la peinture du Trou aux Rats, M. Hugo
a souvent dépassé les limites de la poésie. Engagé
dans une voie vraie, il n'a pas su s'arrêter à temps.
Je suis loin de partager l'admiration générale pour
la cour des Miracles; toutefois je reconnais que
cette scène étrange est décrite avec une singulière
puissance; je ne crois pas que cette fange , où
s'agitent tous ces mendiants et tous ces voleurs ,
malgré l'habileté du narrateur , mérite les éloges
qu'elle a obtenus ; mais je n'hésite pas à procla-
mer l'énergie des facultés que M. Hugo a gaspillées
14
IÔ8 l'OUTIlAllS LniEKAlRES.
dans ce tableau. Je regrette qu'il ait repris^ dans
Notre-Dame de Paris, le plaidoyer qu'il avait com-
mencé dans le Dernier Jour d'un condamné. Le
chapitre qui s'intitule pompeusement : Coup d'œil
impartial sur la Magistrature , n'est qu'une décla-
mation ampoulée^ verbeuse^ inutile au roman, et
réprouvée par le bon sens.
Ce qui domine dans Notre-Dame de Paris , ce
qui a fait le succès de ce livre, c'est le spectacle.
Ce livre a réussi, et cependant il s'en faut de beau-
coup que ce soit un bon livre. Il ne s'agit pas de
contester un fait accompli, mais bien de l'expli-
quer. Or, à notre avis, la puérilité de l'œuvre du
poète a trouvé dans la puérilité du goût public un
puissant auxiliaire. M. Hugo, en écrivant Notre-
Dame de Paris , a consulté les instincts de son
temps , et c'est pour les avoir consultés qu'il a
réussi. 11 est très-vrai que la France, il y a sept
ans, aimait le spectacle , et préférait la poésie qui
se voit à la poésie qui se comprend. C'était là, sans
doute, un goût dépravé, un goût que les hommes
éclairés combattaient de toutes leurs forces ; mais
ce goût était celui de la majorité, et la majorité de-
vait applaudir Notre-Dame de Paris. Aujourd'hui,
le goût public a changé ; la majorité, instruite par
la discussion , s'est ralliée à lopinion de la mino-
rité , et demande à la poésie autre chose que le
plaisir des yeux. Aussi le mérite poétique de
Notre-Dame de Paris est-il remis en question.
VICTOR HUGO. 159
Cependant il ne faudrait pas se laisser emporter
trop loin par cette réaction. Si Notre-Dome ^ en
effet , n'est pas nn beau livre dans le sens le plus
élevé de ce mot, il ne faut pas oublier les qualités
éclatantes qui distinguent cette œuvre; il y aurait
injustice à les méconnaître. A parler franchement,
la pierre et Fétoffe sont les principaux , je devrais
dire les seuls acteurs de ce livre. Mais jamais la
pierre et l'étofté n'ont été mises en scène avec plus
de splendeur, plus de magnificence; jamais la
langue n'a trouvé pour les peindre des ressources
plus abondantes, plus variées. Si la pierre et l'étoffe
ne peuvent remplir le cadre d'un roman, ce n'est
pas une raison pour méconnaître le mérite pitto-
resque de M. Hugo. Dans la peinture, comme dans
la poésie, dans toutes les grandes écoles, depuis la
florentine jusqu'à la flamande, l'homme joue le
prenn'er rôle ; la pierre et l'étoffe ne sont , pour
Raphaël, Titien et Rubens, que des parties secon-
daires de la peinture. Oui, sans doute; mais il est
juste de proclamer que M. Hugo a traité ces par-
ties secondaires avec une habileté de premier
ordre.
L'importance accordée à la pierre et à l'étoffe
devait inévitablement entamer, sinon effacer, l'im-
portance de la personne humaine; et, en effet, dans
Notre-Dame de Paris , l'homme n'est qu'un point
sur la pierre; il remplit l'étoffe et sert à la mon-
trer. 11 est évident que l'auteur s'accommoderait
100 PORTRAITS LITTERAIRES.
bien plus volontiers de la cathédrale sans le diacre
et le sonneur^ que du diacre et du sonneur sans la
cathédrale. Quasimodo et Claude Frollo sont d'un
bon effet sous les voûtes de Téglise, sur la galerie
qui unit les deux tours, sur la dentelle qui les cou-
ronne ; il les dessinera donc pour compléter le ta-
bleau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de
vous ces points qu'il a baptisés du nom d'homme;
car, en les rapprochant, il diminuerait l'effet pit-
toresque de son église; la pierre et l'étoffe re-
prendraient le rang qui leur appartient, et le plaisir
des yeux, le seul qu'il ait en vue, ne serait plus tel
qu'il Ta voulu, exclusif, souverain. C'est là, si je
ne m'abuse , le véritable mérite , et aussi le vice
réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si
singulière, si monstrueuse, l'homme et la pierre
sont confondus et ne forment plus qu'un seul et
même corps. L'homme sous l'ogive n'est pas plus
que la mousse sur le mur on le lichen sur le chêne.
Sous la plume de M. Hugo, la pierre s'anime et
semble obéir à toutes les passions humaines. L'ima-
gination, éblouie pendant quelques instants , croit
assister à l'agrandissement du domaine de la pen-
sée, à l'envahissement de la matière pap la vie in-
telligente. Mais, bientôt désabusée, elle s'aperçoit
que la matière est demeurée ce qu'elle était, et que
l'homme s'est pétrifié. Les salamandres sculptées
au flanc de la cathédrale sont restées immobiles, et
le sang qui courait dans les veines de l'homme
VICTOR IJLGO. 16 1
s'est glacé tout à coup ; la respiration s'est arrêtée,
l'œil ne voit plus^ Tàine engourdie a désappris la
pensée. Sans doute^ pour produire cette singulière
illusion, pour agrandir, même pendant un instant,
le domaine de la vie intelligente, il faut une grande
habileté. Aussi sonmies-nous loin de contester
rhabileté de M. Hi]go: mais cette illusion, quoique
passagère, est funeste à la poésie; elle détourne la
foule des plaisirs sérieux , des plaisirs de l'intelli-
gence, et l'habitue à de puérils délassements.
Et non-seulement la poésie a beaucoup à souf-
frir de ce renversement des rôles qui appartien-
nent à l'homme et à la pierre ; mais la langue elle-
même ne peut impunément se prêter à l'expression
de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la
scène, dès que l'homme n'est plus qu'un point, il
s'opère dans la langue un renversement de même
nature. La partie matérielle de la langue, c'est-à-
dire le vocabulaire, réduit en servitude la partie
intellectuelle, c'est-à-dire la syntaxe. La poésie,
vouée à la pure description, a surtout besoin de sy-
nonymes, d'épithètes, il lui faut des phrases touf-
fues, dont le branchage soit impénétrable; préoc-
cupée de mille détails qu'elle rencontre sur sa
route, animée du désir de représenter tout ce
qu'elle aperçoit, comment aurait -elle le temps de
chercher les lignes principales d'une idée , de les
dessiner nettement ? Le vocabulaire s'offre à elle
avec des richesses inépuisables ; quoi qu'elle veuille
14.
162 PORTRAITS LITTERAIRES.
peindre^ il est toujours là pour répondre à l'appel.
(iCst donc à lui, à lui seul^ qu'elle s'adresse en toute
occasion : elle trouve dans le vocabulaire des mots
qui traduisent tous les caprices de la lumière,
toutes les formes des corps^ toutes les nuances,
tous les rayons, toutes les ombres. Abusée par la
complaisance et la docilité du vocabulaire, elle ar-
rive bientôt à croire que la langue est tout entière
dans les mots; et, le jour où elle a besoin d'expri-
mer une idée étrangère au monde visible, le jour
où elle veut parler à l'intelligence de l'intelligence
elle-même, elle s'aperçoit, mais trop tard, que le
vocabulaire, réduit à ses seules ressources, ne suf-
fit pas à remplir cette tâche. Elle appelle à son se-
cours la syntaxe qu'elle avait si longtemps dédai-
gnée; mais cette alliée si injustement oubliée refuse
de répondre, et la poésie bégaye au lieu de parler.
Ce que j'énonce ici sous une forme générale, il est
facile de le vérifier en lisant Notre-Dame. Il est
évident que M. Hugo, en maniant le vocabulaire,
a mis en lumière plusieurs faces de notre langue
qui jusqu'ici étaient demeurées dans l'ombre, ou
qui, après avoir brillé quelque temps, étaient tom-
bées en oubli. Mais il a négligé les lois qui prési-
dent au maniement du vocabulaire, parce que la
connaissance et l'application de ces lois avaient à
peine un rôle à jouer dans la peinture de la pierre
et de l'étoffe. S'il eût mis les hommes sur le pre-
mier plan et l'église à l'horizon, bon gré, mal gré.
VICTOR niGO. 1G3
il eut été amené à invoquer le secours de la syn-
taxe; renfermé dans le domaine des choses, il a du
manier exclusivement la partie matérielle de la
langue. C'est pourquoi la prose de Xotre-Dame de
Paris est une prose éclatante, mais d'une beauté
très-incomplète.
Les drames de M. Hugo sont, à notre avis, la
plus faible partie de ses œuvres. Si ce que nous
avons dit de ses œuvres lyriques et de ses romans
a été bien compris, personne, sans doute, ne s'é-
tonnera de notre sévérité. Le drame est, en effet,
de toutes les formes littéraires, celle qui exige le
plus impérieusement la connaissance des hommes,
et nous avons quelque raison de croire que M. Hugo
ne les a jamais étudiés. Nous ne croyons pas, nous
sommes loin de croire qu'il ait tenu toutes ses
promesses ; mais lors même qu'il les eut tenues
tout entières, il n'aurait pas encore satisfait à tou-
tes les conditions de la poésie dramatique. La pré-
face de Cromivell, où il exposait, en 1827, sa
théorie du drame, prouve clairement qu'il a sur la
poésie en général, et sur le drame en particulier,
des idées fort incomplètes et très-peu précises. Il
affirme que partout l'ode a précédé l'épopée, et
l'épopée le drame. La seule preuve qu'il apporte
à l'appui de cette affirmation, c'est que la Bible
est antérieure à Homère, et Homère antérieur à
Shakspeare ; or, sans parler du drame de Job et
du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour
164 PORTRAITS LITTERAIRES.
une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de
Shakspeare la réfutation de la théorie exposée par
M. Hugo ; car Shakspeare est venu avant Milton,
qui est venu avant Byron. M. Hugo ne contestera,
sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni la va-
leur lyrique de Byron. Que devient donc, en pré-
sence de ces deux poètes éminents, la théorie
exposée dans la préface de Cromtvell ? \\ serait
facile de trouver dans plusieurs littératures de
l'Europe une série d'arguments pareils à ceux que
nous fournit T Angleterre, et de montrer, l'histoire
à la main, toute la puérilité des idées que M. Hugo
prend pour générales. Mais la critique, en insis-
tant sur le néant de cette théorie, se rendrait elle-
même coupable d'enfantillage ; il vaut mieux croire
que M. Hugo, désirant écrire pour la scène, a voulu
démontrer la supériorité du drame sur toutes les
autres formes poétiques. Pour se contenter, pour
se prouver à lui-même qu'il avait raison d'aban-
donner Fode et le roman et d'aborder la forme
dramatique, il lui a paru commode d'affirmer que
le drame résume et contient la substance de l'ode
et de l'épopée. En vérité, nous aurions mauvaise
grâce à le chagriner pour une joie qui ne fait de
tort qu'à lui-même. L'histoire n'est pas de son avis ;
mais les idées générales de M. Hugo ne relèvent
ni du temps, ni de l'espace, et sont par conséquent
supérieures à l'histoire. Elles expriment un ordre
de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les
VICTOR HUGO. 1G6
éléments ne se trouvent que dans la pensée de l'au-
teur. Bornons-nous donc à énoncer le démenti
donné par Thistoire à M. Hugo^ et abstenons-nous
de juger le ditférend.
Arrivé à la théorie du drame^ M. Hugo affirme
que le drame doit contenir la réalité tout entière^
et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dra-
matique du théâtre grec en se fondant sur Tab-
sence du grotesque. Le grotesque est, selon lui,
un élément indispensable de la réalité dramatique,
et toute tentative qui a pour but de restreindre
l'importance du grotesque, viole une des lois les
plus impérieuses du drame. 11 y a bien eu en Grèce
un certain poëte appelé Aristophane ; mais suivant
M. Hugo, Aristophane a tout ou plus entrevu Tim-
portance et le rôle du grotesque dans la poésie
dramatique. Pour que ce rôle se révélât pleine-
ment et fût compris par les poètes et par la foule,
il fallait que l'humanité eût été gouvernée pendant
quinze siècles par la loi chrétienne. Avant Shaks-
peare et Rabelais, le grotesque n'existait qu'à Té-
tât d'ébauche ; et ce qui le prouve victorieuse-
ment, c'est la mesquinerie des œuvres que nous a
laissées Aristophane. M. Hugo ne nomme pas ces
œuvres; mais tout le monde sait que les Nuées et
les Guêpes sont d'une timidité sans pareille. Il n'y
a pas un homme de vingt ans, familiarisé avec la
littérature grecque , qui ne comprenne très-bien
que Pantagruel et les gaies Commères de Windsor
16G PORTRAITS LITTERAIRES.
surpassent en hardiesse les Xuées et les Guêpes. Si
quelqu'un se permettait d'énoncer un avis contraire
à celui de M. Hugo et de dire qu'Aristophane est
aussi hardi que Rabelais et Shakspeare, qu'il a
poussé la moquerie aussi loin que la satire et la co-
médie modernes, M. Hugo, nous n'en doutons pas,
aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à
dire que sa théorie du grotesque, aussi bien que sa
théorie générale de la poésie, est supérieure à
l'histoire. L'histoire, en eifet, qu'elle s'occupe d'A-
ristophane ou d'Homère, n'est qu'un pur accident,
tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires
et ne peuvent pas ne pas être. Quoiqu'il lui plaise
de dire qu'il a toujours dédaigné de donner à ses
œuvres ses préfaces pour bouclier, cependant
nous croyons que ses théories dramatiques n'ont
été forgées que pour la défense de Cromwell, et
voilà pourquoi nous refusons de les prendre au
sérieux. Ainsi, lorsqu'il ne voit dans la tragédie
grecque tout entière qu'un démembrement de l'é-
popée homérique , nous lui pardonnons de grand
cœur de confondre les Titans d'Eschyle, les hom-
mes de Sophocle et les personnages sentencieux
d'Euripide. Après avoir- traité les Nuées 'et les Gué-
* pes comme des œuvres sans importance, il était
naturel qu'il mît sur la même ligne le Prométhee,
VŒdipe roi et VHlppolijte. Dans une discussion
vraiment littéraire, de pareilles bévues mériteraient
sans doute d'être signalées; mais il ne faut pas
VICTOU HUGO. 167
oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de
Cromicell, n'a voulu prouver qu'une seule chose :
que la poésie dramatique est la première de toutes
les poésies,, et qu'avant Shakspeare cette poésie
n'existait pas. Pour arriver à cette conclusion^ il
n'a pu se dispenser de contredire l'histoire; mais
il est arrivé à la conclusion qu'il avait formulée
d'avance, à laquelle il ne pouvait renoncer sans
porter atteinte à l'inviolable dignité de sa pensée.
Après avoir balayé comme une poussière inutile
et sans valeur la tragédie et la comédie antiques, il
lui restait à établir l'identité du drame et de la réa-
lité. Arrivé à ce point, sa tâche devenait plus diffi-
cile ; mais il a trouvé moyen d'éluder la difficulté
en supposant que cette affirmation est implicite-
ment contenue dans sa théorie générale de la
poésie et dans sa théorie du grotesque. Si quinze
siècles de christianisme ont été nécessaires au dé-
veloppement du grotesque et de la poésie drama-
tique, si le grotesque est un élément nécessaire de
toute réalité et si le drame,pour demeurer fidèle à
son origine, pour se conformer à l'esprit chrétien,
doit reproduire tous les éléments aperçus et mis
en lumière par le christianisme, il ne peut se dis-
penser de mêler le grotesque à toutes ses créations;
Une argumentation ainsi conçue n'est certaine-
ment pas à l'abri de toute blessure et serait frappée
à mort par le premier coup sérieux. Qu'il nous
suffise de rappeler que les prémices sur lesquelles
I(i8 PORTRAITS LITTERAIRES.
s'appuie M. lliigo sont fausses et lie reposent sur
aucun témoignage. 11 est inutile de nier la conclu-
sion. Sans doute le christianisme a modifié profon-
dément la forme dramatique comme toutes les
autres formes de la poésie ; mais entre la vérité de
cette modification et la réalité posée comme but
suprême du drame, il y a un abîme, et pour com-
bler cet abîme il faudrait d'autres arguments que
la préface de CromwelL Pour notre part, nous
croyons sincèrement qu'identifier le drame et la
réalité n'est pas moins que nier la condition fon-
damentale de toute poésie, c'est-à-dire Tinterpré-
tation.
L'intervalle qui sépare la réalité de la poésie a été
si souvent démontré qu'il serait puéril d'insister
sur cette vérité^ depuis longtemps acquise à l'évi-
dence. M. Hugo croit que le triomphe du drame est
de compléter l'histoire, de restituer les parties per-
dues. iS'i les historiens ni les poètes ne souscriront
à cette affirmation ; mais la théorie du drame réel
pourra du moins nous servir à juger les drames de
M. Hugo. Si les drames de M. Hugo étaient réels,,
dans le sens le plus rigoureux du mot ; s'ils tenaient
toutes les promesses de la préface de Crqmwell, ils
seraient encore selon nous très-loin de la beauté
poétique : toutefois ils mériteraient une estime sé-
rieuse. Malheureusement il est facile de prouver
qu'ils sont aussi étrangers à la réalité qu'à l'inter-
prétation.
VICTOR IlLGO. ICO
Ce que nous pourrions dire de Cromivell s'ap-
plique avec une égale vérité aux trois premiers dra-
mes destinés à la scène par M. Hugo; aussi trou-
vons-nous plus convenable d'aborder sur-le-champ
Marion de Lorme, Hernani et le Roi s'amuse. A
notre avis, Marion de Lorme est de tous les drames
de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des
éléments de la poésie dramatique. Marion et Didier_,
qui occupent le premier plan, expriment leurs pen-
sées sous une forme exclusivement lyrique ; mais la
nature même de leurs pensées, de leur caractère,
pouvait donner lieu à des développements drama-
tiques. Louis Xni et le marquis de Nangis méritent
la même louange et le même reproche. Ils récitent
des couplets lyriques, ils ne vivent pas, mais ils
pourraient vivre. Quant à la réalité historique de
ces personnages, elle ne peut devenir le sujet d'une
discussion. Dans la première moitié du xvii^ siècle,
le caractère de Didier n'existait pas et ne pouvait
exister. Pour qu'un tel caractère devienne pos-
sible, il faut que la poésie lyrique ait créé Werther
et René, Lara et Childe-Harold ; il faut qu'Uhland
et Lamartine aient touché les dernières limites de
la rêverie. Marion n'est pas seulement infidèle à
riiistoire, mais bien aussi au type même de la
courtisane. Son malheur se comprend à peine,
tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres.
Pour que ce personnage fut humainement réel,
sinon historiquement, il eût fallu que le spectateur
15
170 PURIUAITS LITTEKAIUES.
assistât aux premiers développements de rameur
de Marion pour Didier et vît la passion effacer peu
à peu les souillures de la débauche, rajeunir et
purifier Tàme de la courtisane. La fierté féodale
du marquis de Nangis, sans violer directement
l'histoire, n'est cependant pas dessinée d'après la
réalité. Il est très-vrai que l'aristocratie portait la
tète haute dans les premières années du règne de
Louis Xlîl ; mais elle résistait à Richelieu en levant
des armées, et lorsqu'elle avait une grâce à de-
mander, elle ne se présentait pas escortée comme
un prince du sang. Louis XIII a été l'esclave de
Richelieu, et s'il lui est arrivé de songer à secouer
le joug, ce désir chez lui ne s'est jamais élevé jus-
qu'à la volonté; mais si faible qu'il fût, il n'avait
pas renoncé à l'exercice de son intelligence, et il se
dédommageait avec ses favoris de l'autorité despo*
tique du cardinal. S'il ne gouvernait pas dans le
sens le plus élevé du mot, il ne s'interdisait pas la
raillerie contre le maître de la France. Le Louis XIII
de Marion de Lorme ne ressemble pas au Louis XIII
de l'histoire.
Dans Hernoni, nous retrouvons tous les person-
nages, toutes les situations et je dirais volontiers tous
les couplets lyriques de Marion de Larme. Didier
devient Hernani, Marion dona Sol, le marquis de
Nangis don Ruy de Silva. Quant à don Carlos, qui,
dans la seconde moitié de la pièce, s'appelle Charles-
Quint, il est permis de le considérer comme formé
VICTOR IlLGO. 17 1
de la réunion de Saverny et de Latfemas. Lorsqu'il
court les aventures, il continue Saverny ; quand la
luxure le pousse à la cruauté, il continue Lafîemas.
Lorsqu'il pardonne, il ne continue ni l'un ni l'autre,
et il est supérieur aux deux personnages dont il
procède. Si M. Hugo, fidèle aux théories de la pré-
face de Cromwell, se fut vraiment proposé, dans
Marion de Lorme et Hcrnoni, de compléter la réa-
lité historique, de restituer les parties perdues, en
un mot de ressusciter le passé, certes il n'eut pas
écrit deux fois la même pièce avec des variantes à
peine saisissables. 11 y a si loin de Louis XIII à
Charles-Quint, que pour tirer Hernani de Marion
de Lorme il a fallu méconnaître la réalité historique
de Louis XIII et de Charles-Quint et c'est en effet
le parti auquel s'est arrêté M. Hugo. Après avoir
proposé aux poètes dramatiques la réalité comme
but suprême du drame; après avoir proclamé au
nom de cette réalité la mesquinerie de la tragédie
et de la comédie, il a traité l'Espagne du xvi^ siècle
et la France du xvu^ avec un mépris absolu. Ainsi
M. Hugo lui-même ne prend pas ses théories au
sérieux. Étudiées séparément, les différentes parties
û' Hernani sont supérieures aux différentes parties
de Marion de Lorme sous le rapport du style, de la
versification. Pourtant la représentation (Y Hernani
excite moins d'intérêt que celle de Marion. Les per-
sonnages et les situations des deux pièces se res-
semblent d'une façon frappante ; mais dans Her-
172 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
nanl l'ode a ses coudées plus fraiiehes et l'homme
presque tout entier disparait sous le poëte.
Dans le Roi s'amuse l'ode remplace, comme dans
Hernani et dans Marion de Lorme, la réalité histo-
rique et la réalité humaine; mais on voit poindre
dans cette pièce une idée qui devait plus tard em-
porter M. Hugo aussi loin de la poésie que de l'his-
toire. Cette idée consiste à prendre l'antithèse pour
pivot de l'action dramatique. Il ne s'agit en effet
dans le Roi s'amuse ni de la peinture de la cour de
François P"", ni du tableau des passions religieuses
qui agitaient la France du xvi^ siècle. Le seul but
que se propose le poète est de montrer la débauche
sur le trône et la grandeur d'âme sous la livrée
d'un fou. Ces deux antithèses résument toute la
pièce; et pour les mettre en œuvre. M. Hugo ne
craint pas de violer l'histoire, comme il Ta fait dans
Hernani et Marion, pour acclimater l'ode sur la
scène. Si, dans cette troisième tentative, il a mé-
connu, comme dans les deux premières, la condi-
tion fondanicntale de toute poésie dramatique, le
développement des caractères sous la forme d'une
action vraisemblable, je dois dire qu'il a déployé
dans les couplets récités par Triboulet une grande
richesse de versification ; mais cette habileté tout
extérieure ne saurait effacer le défaut capital de la
pièce, la violation simultanée de la réalité histori-
que et de la réalité humaine. Les personnages n'ont
pas vécu et ne pourraient pas vivre.
VICTOR HUGO, 173
Lucrèce Boryla, Marie Tudur el Aiifjelo mar-
quent dans la carrière dramatique de M. Hugo un
mépris de plus en plus hardi pour l'histoire et pour
la poésie elle-même. Il n'y a pas un écolier de quinze
ans qui ne soit en état de relever les erreurs histo-
riques volontaires ou involontaires qui abondent
dans ces trois ouvrages^ et ce serait folie de vouloir
les récapituler; mais il y a dans ces trois pièces,
dont la troisième vaut moins que la seconde et la
seconde moins que la première, un défaut plus
grave que le mépris ou l'ignorance de Thistoire :
c'est le mépris ou rignorance de la nature humaine;
c'est l'antithèse substituée constamment au déve-
loppement des caractères. L'amour maternel sous
les traits d'une fennne incestueuse et adultère, un
aventurier entre l'alcôve royale et la hache du
bourreau, l'amour chaste, idéal dans le cœur d'une
femme qui vend ses caresses, telles sont les anti-
thèses que M. Hugo a prises pour thèmes drama-
tiques et qu'il a développées avec le seconrs du
poignard et du poison, du décorateur et du machi-
niste. Ces trois drames n'appartiennent ni à l'his-
toire ni à l'humanité, et ne rachètent pas même
l'invraisemblance des caractères par la sève lyrique
qui circulait dans Marlon de Lorme, dans Hernani,
dans Trihoidet. Une fois engagé sur cette pente de
plus en plus glissante, où s'arrêtera M. Hugo ?
Tombé de l'ode à l'antithèse, de l'antithèse au
spectacle, M. Hugo consentira-t-il à se renouveler?
15.
174 PORTRAITS LITTERAIRES.
trouvera-t-il moyen d'appliquer les richesses de son
vocabulaire à des œuvres durables^ à des monu-
ments vraiment beaux, qui excitent chez le lecteur
autre chose que Tétonnement, qui éveillent les
sympathies de la multitude et obtiennent l'appro-
bation des hommes lettrés? Il possède aujourd'hui
un admirable instrument; il a prouvé depuis vingt
ans, dans des œuvres nombreuses, mais incom-
plètes, toute rétendue, toutes les ressources de son
habileté : le temps est venu pour lui d'employer
cet admirable instrument autrement qu'il n'a fait
jusqu'ici. Ses odes, ses romans et ses drames, sont
écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l'intelli-
gence ni du cœur. Cette vérité, si évidente pour
nous, deviendra, nous en avons l'assurance, de
plus en plus populaire; avant un an peut-être, la
critique n'aura plus besoin de la répéter ; la con-
viction qui nous anime à cette heure sera partagée
par les disciples mêmes de M. Hugo. Ses plus ter-
vents, ses plus fidèles admirateurs, comprendront
que la poésie n'est pas tout entière dans les évo-
lutions de la parole, et abandonneront le chef
qu'ils ont suivi jusqu'ici, s'il persiste à se renfermer
dans le culte exclusif, du vocabulaire. Mais ce
n'est pas à trente-six ans qu'il est permis de re-
noncer à se renouveler. Les métamorphoses que
nous conseillons, que l'évidence prescrit à
M. Hugo, sont d'ailleurs de telle nature, qu'il
n'aura qu'à vouloir pour se transformer. H est
VICTOR HUGO. 17 5
maître de la langue, il dit tout ce qu'il veut ; que
lui manque-t-il? d'avoir quelque chose à dire.
Pour atteindre ù la véritable éloquence, pour
rebâtir sa gloire chancelante sur une base sohde,
il faut qu'il se résigne à vivre dans la société des
livres et des hommes. La vie proprement dite, la
pratique des passions humaines, l'analyse des in-
térêts qui dirigent la multitude ignorante, des
espérances qui soutiennent les esprits éclairés est
la première épreuve qu'il doit s'imposer. La versi-
fication n'a plus de secrets pour lui; le cœur de
l'homme est plein de mystères qu'il n'a pas même
entrevus. S'il a le courage de sonder ces problèmes,
dont il no paraît pas soupçonner l'existence, s'il
se résout à étudier la conscience humaine, où se
iiouent et se dénouent tant de drames ignorés et
terribles, je ne doute pas qu'il ne parvienne
promptement à se régénérer, à rallier les admira-
tions infidèles. Quand il aura vécu de la vie com-
mune, quand il se sera mêlé aux mouvements qui
entraînent la société, aux luttes qui divisent les
familles et les États, il reparaîtra dans la poésie
lyrique, dans le roman, dans le drame, avec des
forces nouvelles, et nous ne serons plus obligé de
le gourmander sur sa puérilité.
Toutefois la pratique de la vie commune ne suf-
firait pas à compléter la régénération que nous es-
pérons. Cette première épreuve pourrait tout au
plus servir à transformer le talent lyrique de
176 PORTRAITS I.ITTÉli AUŒS.
M. Hugo. Puisque l'auteur de Xotre-Dame de Paris
et d'Ilernani parait décidé à mettre en scène les
personnages qui ont joué un rcMe dans le passé, il
faut qu'il se résigne à étudier le passé. Les disci-
ples de M. Hugo font grand bruit de l'érudition
historique de leur maître ; mais^ à moins de croire
qu'il oublie volontairement tout ce qu'il sait^ dès
qu'il prend la p!ume_, nous sommes forcé de penser
qu'il sait vraiment très-peu de chose ; car_, toutes
les fois qu'il a touché à l'histoire, il a fait preuve
d'un grand dédain ou d'une parfaite ignorance.
Que M. Hugo méprise ou ignore la réalité histori-
que, peu nous importe. La critique n'a aucun in-
térêt à résoudre cette question. Mais nous devons
dire à l'auteur à'Hernani que le mépris et l'igno-
rance sont également de mauvais goût ; toutes les
fois que le poëte introduit dans un roman ou dans
un drame un personnage historique, son devoir
est de le connaître. 11 peut le modifier en l'inter-
prétant ; mais il ne lui est pas permis de le déna-
turer. Or, tous les drames de M. Hugo contredi-
sent formellement les données de l'histoire ; et si
Notre-Dame de Paris paraît respecter davantage
la réalité historique, c'est qu'il est plus facile de
connaîtie la forme d'une pierre oii la couleur d'un
vêtement que la vie et le caractère d'un roi. L'é-
tude du passé est aujourd'hui généralement hono-
rée, et l'érudition attribuée à M. Hugo par ses
disciples sera soumise à un contriMe sévère. Si
VICTOR HUGO. 177
VauIl'UV iV flfrnani veut onipriinter à lliistoire ie
liaptème de ses romans et de ses drames, il faut
qu'il lui demande autre chose quun baptême inutile
et trompeur ; il faut qu'il étudie l'homme caché
sous le nom qu'il a choisi. A cette condition seu-
lement il pourra continuer de mettre l'histoire en
scène. Qu'il n'espère pas abuser plus longtemps
la crédulité des intelligences oisives ou paresseuses ;
car les plus ignorants savent aujourd'hui que ni
Lucrèce Borgia, ni 3Iarie Tudor, ni Charles-Quint,
ni François I^^, ni Louis XIII, ni Richelieu, ni
Cromwell, n'ont joué dans l'histoire le rôle singu-
lier que M. Hugo leur attribue. Les plus ignorants
savent que l'auteur de Notre-Dame de Paris se
croit dispensé de l'étude par la toute -puissance de
son génie, et sont très-décidés à ne pas accepter
cette prétention. Il n'y a pas de science possible
sans étude; et si M. Hugo veut tirer tout de lui-
même, il sera bientôt condamné à subir le dédain
public.
Pratiquer la vie commune, étudier l'histoire,
telles sont donc les deux épreuves auxquelles
M. Hugo doit se résigner, s'il ne veut pas assister
vivant à la mort de son nom. Appliquée tantôt à
l'analyse de l'homme, tantôt à la connaissance du
passé, son intelligence, qui ne demande qu'à être
fécondée, produira bientôt les plus riches mois-
sons. L'histoire serait pour le romancier, pour le
poète dramatique, un enseignement incomplet;
178 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
mais l'histoire interprétée par la vie de chaque jour,
éclairée par l'étude générale de l'humanité, otïri-
rait à 31. Hugo une source inépuisable de créations.
A l'heure où nous parlons, il doit sentir mieux que
nous combien il lui importe de se renouveler. Ses
invectives furieuses contre la critique, ramenées à
leur plus simple expression, ne signifient pas autre
chose. S'il avait la conviction d'être dans le vrai,
s'il ne doutait pas de lui-même, il ne se laisserait
pas emporter à tous ces mouvements de colère
imprudente; s'il était sincèrement pénétré de Tin-
justice des attaques dirigées contre lui il abandon-
nerait au temps, à la vérité, le soin de le venger.
Sa colère, bien comprise, n'est qu'un aveu. Depuis
vingt ans, il combat pour la célébrité, pour la po-
pularité de son nom; il croyait avoir touché le
but, et il comprend qu'il s'était trompé. Il avait
pris pour la poésie une ombre vaine, qu'il a long-
temps poursuivie et qui lui échappe. Il faut re-
commencer la lutte ; il faut, à trente-six ans, s'en-
gager dans une voie nouvelle. Sa colère contre
ceux qui lui annoncent la vérité n'a donc rien
d'étonnant ; c'est un cri d'angoisse, un cri de ré-
volte; la douleur est féconde en enseignements,
et nous sommes sur que M. Hugo, rentré en lui-
même, comprendra comme nous toute la puérilité
de ses œuvres. Les hommes qu'il accuse de mé-
chanceté ne seront bientôt pour lui que des amis
sincères, mais sans pitié pour l'erreur. Après les
VICTOR ULGO. 179
avoir maudits, il les remerciera. H a connu la
gloire à l'âge où des poètes du premier ordre hé-
sitaient encore à publier leurs pensées; oublier
cette gloire, qu'il croyait si solidement assise, sera
sans doute pour lui un cruel sacrifice. Mais quel
homme à trente-six ans désespère de l'avenir ? Les
œuvres que M. Hugo produira dans la seconde
moitié de sa vie le consoleront de la guerre qu'il a
soutenue. Qu'il renonce à la puérilité, qu'il gran-
disse en se régénérant, c'est notre vœu et notre
espérance; nous oublierons sa défaite et nous
applaudirons à sa victoire.
VI.
ALFRED DE VIGNY.
Ouvrez au hasard les histoires et les biographies;
prenez, dans les récits du passé qui sont venus jus-
qu'à nous, la vie d'un général d'Athènes, d'un
tribun de Rome ou d'un p 'intre de Florence ; au
milieu des contradictions sans nombre, parmi les
inconciliables démentis dont se compose cette vé-
rité prétendue, si difficile à établir, et vraie de tant
de manières, un point, j'en suis sîjr^ vous frappera,
comme moi, par l'harmonieuse unanimité des
témoignages; c'est que, dans la vie antique, aussi
bien que dans la vie moderne, il est arrivé rare-
ment aux esprits d'élite , aux hommes choisis et
prédestinés, de rencontrer du premier coup la
route qu'ils doivent suivre, hors de laquelle il n'y
a pour eux ni gloire, ni bonheur, ni force, ni en-
thousiasme. Pour ceux qui se contentent de vivre
et de passer sans laisser de traces, toute voie, quelle
16
182 POUTRAITS LITTÉRAIRES.
qu'elle soit, est bonne et prospère. Dans quelque
sens qu'ils marchent, leurs pas sont assurés de tou-
cher le but; car ils n'ont pas d'autre dessein en
tête, d'autre espérance au cœur, que de finir après
avoir duré, de s'endormir après la veille, d'oublier
dans un sommeil sans rêves les fatigues du jour.
L'histoire et la philosophie n'ont rien à faire avec
cette humanité sans âme, et l'abandonnent sans
regret, en se bornant à constater sa place et son
rôle sur les cartes géographiques. Mais, parmi les
esprits qui doutent et qui cherchent, quelles
épreuves douloureuses, quels pénibles tâtonne-
ments avant de saisir le fil qui doit les sauver ! quels
flots tumultueux, quelles vagues furieuses à domp-
ter, avant de voguer à pleines voiles et de creuser
un sillon lumineux et paisible !
Je ne sais pas si l'histoire, qui, de siècle en siè-
cle, est remise en question, réduite en cendres,
puis reconstruite sur nouveaux frais, pour se dis-
perser, cinquante ans plus tard, en de nouvelles
ruines, je ne sais pas si celte grande école des
peuples et des rois, comme on la nomme en Sor-
bonne, doit un jour réaliser les utopies du bon abbé
de Saint-Pierre, et nous donner la paix perpé-
tuelle; si désormais la lecture assidue d'Hérodote
et de Salluste doit suffire à terminer les révolu-
tions à l'amiable : ma conviction à cet égard est
encore, je l'avoue, très-incomplète. Mais je vois
dans l'histoire une leçjn salutaire : Tàme se con-
ALFRED DE VIGNY. 183
sole et se rassérène au spectacle des tristesses qui
ont précédé la nôtre.
Et ainsi je ne lis jamais sans attendrissement un
des livres les plus savants de TAngleterre, la vie
des poètes anglais par Samuel Johnson. Je lui
pardonne volontiers son pédantisme gourmé^ l'em-
phase guindée de ses doctrines, et le puritanisme
de son goùt^ en faveur des anecdotes et des tra-
ditions qu'il a recueillies avec une religion labo-
rieuse. Milton maître d'école ! Savage écrivant
dans la rue, ou dans une taverne enfumée, sur un
papier d'emprunt, les lambeaux désordonnés de
ses poëmes ! savez- vous beaucoup de romans aussi
riches en émotions *>
Bien qu'on ne doive toucher à la biographie
d'un homme vivant qu'avec une extrême réserve,
il ne sera peut-être pas sans intérêt et sans utilité
d'ajouter à tant d'exemples mémorables, un
exemple nouveau que nous avons sous les yeux.
Quand je saurais jour par jour toute la vie inté-
rieure et personnelle d'Alfred de Vigny, je me
garderais bien de la publier; ce serait, à mon
avis, une indiscrétion sans profit pour le public,
I)our le poëte ou le biographe. Je crois d'ailleurs
qu'on a fort exagéré dans ces derniers temps l'im-
portance des anecdotes littéraires, qu'on a souvent
cherché dans des circonstances indifférentes l'ex-
plication ingénieuse, mais forcée, d'un poëme ou
d'un roman dont l'auteur lui-même n'aurait pas
184 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
SU indiquer la source. Et je m'assure, par exem-
ple, que si Tauteur à'Hamlet revenait parmi nous,
il s'étonnerait fort à la lecture des pages de Tieck
et de Gœthe, qu'il désavouerait naïvement toutes
les intentions métaphysiques que la critique alle-
mande a baptisées de son nom.
L'auteur de Cinq-Mars est né à Loches, en Tou-
raine, en 1798. Sa première éducation, commen-
cée au Tronchet, vieux château, en Beauce, que
possédait son grand-père, s'est achevée sans éclat
dans un collège de Paris. En 1814, il entra dans
la première compagnie rouge comme lieutenant
de cavalerie ; plus tard, il passa dans un régiment
d'infanterie, et se retira en 1 828, capitaine du oo»^ de
ligne, après quatorze ans de service.
Si l'on excepte la campagne de 1823, que les
bulletins fanfarons du prince généralissime ont vai-
nement essayé de travestir en une guerre sérieuse,
il n'a guère connu de la vie militaire que la mo-
notonie et la sujétion. Élevé sous le consulat et
l'empire, au milieu des idées belliqueuses qui nour-
rissaient alors la jeunesse, dans un temps où toutes
les fortunes commençaient par une épaulette, et
finissaient par un boulet ou par le bâton de maré-
chal, quand vint la restauration avec ses quinze
années de paix extérieure et de luttes intestines,
son éducation, comme celle de tant d'autres, se
trouva sans destination, sans avenir. Il avait rêvé
dans ses lectures de collège les dangers du champ
ALFRED DE VIGNY. 185
de bataille; mais Napoléon avait laissé aux Bour-
bons une nation lasse de gloire et de despotisme.
Toute l'activité de Tesprit français se portait vers
des conquêtes plus pacitiques et plus durables, on
le croyait du moins, que celles du général d'I-
talie.
Que faire alors? Fallait-il se précipiter servile-
ment à la curée des places ? Mieux valait, à coup
sûr, pour un homme de recueillement et de pen-
sée, garder la vie militaire, la vie de garnison, la
vie de caserne, qui a le même charme, ou, si l'on
veut, les mêmes ennuis studieux et fertiles que la
vie monastique. Des deux côtés, c'est la même
obéissance passive à des règles quotidiennes dont
l'interprétation et la légitimité sont soustraites à
l'examen et au libre arbitre. Au couvent et à la
caserne, on trouve une vie toute faite, une journée
divisée, heure par heure, en compartiments
réguliers et inmiuables. Rien n'est laissé au
caprice. Dans cette condition, l'esprit, selon sa
force et sa portée, cède et s'endort quelquefois
pour ne jamais se réveiller, ou bien lutte contre la
vie qu'on lui impose, se replie sur lui-même, se
contemple et se consulte, et, n'ayant rien à faire
avec les choses du dehors, puisqu'il n'y peut rien
changer, se compose à son usage une solitude
parfaite, un complet isolement que la foule ne peut
troubler ; il acquiert, dans ce combat assidu, une
énergie nouvelle et prodigieuse : s'il ne succombe
16.
I8G PORTRAITS LITTERAIRES.
pas à la tâche, il est assuré d'un prix glorieux,
d'une haute estime de lui-même, et d'un immense
pouvoir sur les autres.
Tel fut le choix d'Alfred de Vigny, depuis
1814 jusqu'en 1828. Il a écrit, dans sa vie errante,
les différents poëmes publiés d'abord en 1822,
182i et 1826, et réunis pour la première fois dans
un ordre logique en 1 829. N'ayant d'autre lecture
qu^ine Bible et un volume où il inscrivait fidèle-
ment ses projets et ses pensées, il composait dans
ses moments de loisir, entre l'exercice et la
parade, Dolorida, Moïse, le Déluge ou la Neige.
De cette sorte, la poésie n'a jamais été pour lui
une profession régulière, mais bien un délassement^
un refuge.
C'est à Oléron, dans les Pyrénées, petite ville de
la, montagne, près d'Orthez, que lui vint la pre-
mière idée de Cinq-Mars. Quand il pouvait obtenir
un congé de quelques semaines, il venait à Paris
feuilleter les mémoires du xvii^ siècle, le cardinal
de Retz et madame de Motteville; il s'initiait par
de courageuses lectures à l'histoire de Louis XIII
sous Richelieu. C'est à Paris, en 1826, que fut
écrit et publié Cinq-Mars, qui, depuis, a été
réimprimé trois fois, et dont le succès est aujour-
d'hui consacré.
En 1828, rentré dans la vie civile, Alfred de Vi-
gny porta toute son attention sur la réforme du
théâtre, et avant d'aborder personnellement la
II
ALFRED DE VIGNY. 187
scène, crut devoir naturaliser chez nous quelques
pièces anglaises. Il traduisit Othello, qui tut joué
le 22 octobre 1829. Il traduisit également le Mar-
chand de Venise, qui allait être représenté à TAm-
bigu, lorsque M. de Montbel opposa son veto, et le
privilège du Théâtre-Français, qui seul alors par-
tageait avec rOdéon le droit de jouer des pièces
en vers. En 18.30, il écrivit la Maréchale d'Ancre,
qui fut représentée le 25 juin 1831. Enfin, l'année
dernière, il commençait Stello, achevé cette année
seulement.
Ainsi la vie d'Alfred de Vigny se divise en trois
parties bien distinctes : son éducation, sous le con-
sulat et Tempire ; ses travaux littéraires et sa vie
militaire, sous la restauration ; et depuis 1828, une
solitude volontaire et laborieuse.
Depuis 1814 jusqu'en 1828, pour contenter sa
famille, pour ne pas briser brusquement des en-
gagements qui lui donnaient un état dans le monde,
pour éviter le reproche d'inconséquence et de lé-
gèreté, il est demeuré au service, sans renoncer
pourtant à ses études de prédilection. Mais, selon
toute apparence, cette situation violente lui a été
profitable. S'il avait eu à Paris des loisirs paisibles,
peut-être se fut- il mêlé aux réunions, aux cote-
ries littéraires qui partageaient les salons de la
restauration ; peut-être eût-il été obligé de jeter
sa voix dans la balance, au milieu des débats sur
la liberté de l'art. Sa plume n'aurait pu refuser
t88 PORTRAITS LITTERAIRES.
quelques gouttes d'encre aux poétiques et aux
préfaces du temps. Or^ malgré la prodigieuse dé-
pense d'esprit, grâce à laquelle les athénées litté-
raires de la restauration ont su pendant dix ans
occuper leur auditoire, j'ai quelque raison de croire
que ces éternelles dissertations sur le goût et le gé-
nie, sur Boileau et Shakspeare, sur le moyen âge
et l'antiquité, sur la génération logique et la suc-
cession historique des formes poétiques, ont porté
à Tart plus de dommage que de profit. Si la régé-
nération du théâtre est prochaine, je pense que le
plus sûr moyen de la hâter n'est pas de savoir si
Sophocle procède d'Homère, si Rabelais et Callot
n'ont pas trouvé dans Aristophane le type éternel
de la bouffonnerie qu'on attribue, je ne sais pour-
quoi, au développement du christianisme.
Ombres des rhéteurs d'Athènes et de Rome, si
vous assistiez aux séances de nos modernes acadé-
mies, combien vous deviez être jalouses de nos
périodes harmonieuses, de nos incises perfides, qui
font à l'impatience et à la curiosité une guerre de
buisson ! Vos entrailles n'ont-elles pas tressailli de
joie, votre cœur n"a-t-il pas battu de reconnais-
sance et de fierté, en voyant comme nous avons
dignement profité de vos leçons? N'avez-vous pas
cru que les beaux jours du Bas-Empire allaient re-
naître? N'espéi'iez-vous pas que toute la France
allait se transformer en professeurs, et que bientôt
dans le mutuel étonnement, dans la mutuelle extase
ALFRED DE VIGNY. 189
OÙ les jetterait leur infaillible éloquence, ne trou-
vant plus à se faire ni questions ni réponses, ils
termineraient la discussion par d'unanimes applau-
dissements?
Ne valait-il pas mieux cent fois, comme fit Al-
fred de Vigny, vivre de poésie et de solitude, cher-
cher la nouveauté du rhythme dans la nouveauté
des sentiments et des pensées, sans s'inquiéter de
la date d'une strophe et d'un tercet, sans savoir si
tel mètre appartient à Baïf, tel autre à Coquillart?
Que des intelligences nourries de fortes études exa-
minent à loisir et impartialement un point d'his-
toire littéraire, rien de mieux. Mais se faire du
passé un bouclier pour le présent, emprunter au
xvi« siècle l'apologie d'une rime ou d'un en-
janobement, transformer ces questions toutes se-
condaires en questions vitales, c'est un grand mal-
heur à coup sur, une décadence déplorable, une
voie fausse et périlleuse.
Qu'arrivait-il, en effet? c'est qu'en insistant sur
le mécanisme rhythmique, on avait réduit la poé-
sie à des éléments matériels trop facilement saisis-
sables : en six mois on apprenait les secrets du mé-
tier, on savait l'ode, la ballade ou le sonnet,
comme l'équitation ouïe solfège. C'a donc été un
grand bonheur pour Alfred de Vigny de vivre,
jusqu'en 18^8, au milieu de son régiment plutôt
que parmi les sociétés littéraires de Paris, qui s'ef-
féminaient dans de mesquines arguties. Suivons
190 PORTRAITS LITTERAIRES.
maintenant le développement de ses travaux et pe-
sons la valeur de ses titres.
Entre tous les mérites qui distinguent lespopmes^
celui qui m'a d'abord frappé_, c'est la vérité naïve
et spontanée des sujets et des manières, l'opposi-
tion involontaire et franche, et, si Ton veut, l'in-
conséquence des intentions et des formes poétiques,
Tallure libre et dégagée des pensées et des mètres
qui les traduisent, l'inspiration nomade et aventu-
reuse, qui, au lieu de circonscrire systématiquement
l'emploi de ses forces dans une époque de l'his-
toire, dans une face de l'humanité, va, selon son
caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la
Bible à Homère, de Symetha à Gharlemagne, de
Moïse à madame de Soubise.
Prise et pratiquée de cette sorte, la poésie, je le
sais, même en lui supposant un grand bonheur d'ex-
pression, est moins assurée de sa puissance ; chaque
fois qu'elle veut agir sur le lecteur, elle commence
une nouvelle tentative, elle ouvre et fraye une autre
voie ; elle a besoin, pour être bien comprise, d'une
attention sévère, et presque d'une éducation toute
neuve. Si, au contraire, adoptant la méthode com-
mune, elle convertissait le travail de la pensée et de
la parole en une sorte d'industrie; si, après avoir
concentré les regards sur un ordre particulier d'é-
motions et d'idées, elle faisait servir cette première
leçon à l'intelligence de ses autres conceptions con-
stamment fidèles à un type identique, sans doute elle
ALFRED DE VIGÎSY. 191
aurait moins de soucis et d'inquiétudes. Mais en re-
nonçant à ces métamorphoses^ croyez-vous que la
poésie n'abdique pas sa mission et son autorité?
Ne craignez-vous pas qu'elle ne se flétrisse, en ces-
sant de se renouveler?
^/o« rivalise de grâce et de majesté avec les plus
belles pages de Klop?tock. Le sujet, qui se trouve à
l'origine de toutes les histoires et de toutes les poé-
sies, qui domine toutes les cosmogonies et toutes
les religions, qui se montre dans les mahaghavias
de l'Inde, dans l'Évangile et le Coran, dans Faust
et dans Manfied, dans Marlowe et dans Milton, l'i-
dée première et féconde d'Eloa, qui a traversé déjà,
sans s'appauvrir ou s^épuiser, tous les âges de l'hu-
manité, avait besoin, pour intéresser un public
causeur et dissipé comme le nôtre, du charme des
détails et de l'exécution ; or, ce drame dont la scène
et les acteurs, l'exposition, la péripétie et le dé-
noùment n'ont qu'une vérité idéale et absolue, ce
drame intéresse d'un bout à l'autre, comme le Pa-
radis perdu e,i la Messiade.
Noïse est une magniiique jjersonnification du
génie aux prises avec l'obéissance ignorante. Quand
le prophète législateur parle à Dieu face à face, et
se plaint de sa puissance et de sa solitude, quand
il raconte à son maître la tendresse qui le fuit, l'a-
mitié qui s'agenouille au lieu d'ouvrir les bras, je
ne sais pas une âme sérieuse à qui le spectacle d'une
si poignante misère n'arrache des larmes.
102 l'OUTRAITS LITTERAIRES.
Ihlorida est une créa:iun pathétique; cepen-
dant, j'ai souvent regretté l'emploi trop fréquent de
la périphrase poétique. Je voudrais plus de naïveté,
plus de franchise dans l'expression. Je pardonne
l'élégance laborieuse dans le développement d'un
sentiment personnel, dans une action étendue où le
poëte peut intervenir pour son compte ; mais quand
on resserre toute une tragédie en deux cents vers,
on ne saurait aller trop vite au but, et alors il con-
vient d'employer le mot propre et d'appeler les
choses par leur nom. Au reste, ce défaut, que je
blâme en toute sincérité, est, pour la plupart des
lecteurs, une qualité précieuse. Mais je garde mon
avis.
Madame de Sonbise me plaît moins que le reste
du recueil. Il me semble que l'intérêt s'éparpille et
s'égare dans les puérilités de l'exécution. On dirait
un pastiche de vieilles ballades écrites sur vélin et
enluminées d'or et de carmin. C'est de la ciselure
rhythmique, mais non pas sévère et simple comme
les buis d'Albert Durer ou les médailles de Benve-
nuto. C'est presque un jeu de patience, un défi
oisif que l'auteur se porte à lui-même, dont il se
tire à merveille, mais auquel il a bien fait de re-
noncer.
J'aime mieux la Neige et la Sérieuse. Le Déluge,
malgré la gravité de quelques pages, pèche en gé-
néral par la confusion. On n'y trouve ni la gran-
deur théâtrale et gigantesque de Martin, ni la se-
ALFRED DE VJGNV. 193
vérité précise et pure du Poussin. Symetha et le
Boin d'une dame 7'omaine rappellent la manière
d'André Chénier.
D'où il suit que les poëmes d'Alfred de Vigny,
compensation faite des défauts et des qualités, sont
un recueil précieux à plusieurs titres, original dans
la pensée, élégant dans l'exécution, un beau et du-
rable monument.
Cinq -Mars n'a pas conquis d'abord l'attention
et la sympathie qu'il méritait. Pourtant c'est une
tragédie simple et rapide. Trois acteurs seulement
remplissent la scène : Richelieu, Louis XIII et
M. le Grand. Le cardinal ministre, pour combat-
tre l'influence d'Anne d'Autriche, donne au roi
qu'il gouverne un favori de sa main, Henri d'Effiat.
Il veut en faire l'instrument docile de ses volontés ;
mais le rusé chat s'est trompé dans ses calculs : la
créature du cardinal s'ennuie bientôt de sa servi-
tude dorée, et devient le rival de son maître. Il
épie l'impatience maladive du roi, et lui confie le
projet d'assassiner le ministre, de rendre à la cou-
ronne son indépendance, et de sceller les marches
du trône dans le sang de Richelieu. Louis XIII, fa-
tigué de voir tous les jours sa faiblesse traduite en
volontés hautaines et despotiques par le cardinal
qui règne sous son nom, laisse échapper un cri de
joie, comme un écolier qu'on délivre de la férule.
Richelieu devine le complot ; le roi trahit Cinq-
Mars, et la tête du malheureux roule sur l'échafaud.
17
194 PORTRAITS LITTERAIRES.
Rien déplus. Anne dxVutriche', Marie, deThou,
ne viennent qii'épisodiquement, mais sont tracés
de main de maître. Une reine délaissée par un roi
sans maîtresse, une jeune fdle aimée par un aven-
turier qui joue sa tête contre un trône pour Ty as-
seoir, une amitié antique, digne des héros de Plu-
tarque, voilà ce qui complète ce beau récit.
Urbain Grandier, qui remplit plusieurs chapitres,
n'est qu'un développement du caractère de Riche-
lieu; peut-être pourrait-on demander, pour l'har-
monie générale de la composition, que les propor-
tions de cet épisode fussent réduites ; mais, à ce
compte, nous perdrions toutes les inquiétudes pa-
ternelles de Granchamp. Je ferai les mêmes réser-
ves pour l'entretien de Milton et de Corneille.
Depuis madame de Staël et Chateaubriand, on
n'avait pas eu en France un roman écrit d'un style
aussi pur, aussi châtié que Cinq-Mars. Il semblait
que la prose proprement dite, la prose littéraire, eût
déserté le domaine de l'imagination, et se fut réfu-
giée dans l'histoire. Cinq-Mars a rappelé la prose
de son exil. Si l'on peut y blâmer parfois l'exubé-
rance des images, il faut reconnaître qu'en général
toutes les pages de c.e beau roman se distinguent
par la limpidité de la parole et aussi par des négli-
gences de bon goût.
Rien qu'Othello soit un beau travail de versifica-
tion, cependant, je l'avouerai, j'eusse mieux aimé
de toute manière qu'Alfred de Vigny abordât le
II
ALFRED DE VrGNY. 105
théâtre en son nom, sans gaspiller son talent sur
des œuvres, admirables sans doute, mais écrites,
il y a deux siècles, pour une cour érudite et guin-
dée, pour Elisabeth qui lisait l'hébreu et parlait
latin. Or, à coup sûr, bien que le rire vieillisse et
que les larmes soient éternelles; bien qu'Aristo-
phane et Plante soient aujourd'hui fort obscurs,
tandis qu'Euripide et Sophocle sont aussi clairs en-
core que s'ils avaient écrit la semaine dernière, ce-
pendant, il y a dans Othello plusieurs parties héris-
sées de concetti très-bien placés au Théâtre du
Globe, ou dans les Nouvelles de Giraldi, mais au-
jourd'hui fort dépaysés. Il faut étudier Shakspeare
comme on étudie Paul Véronèse, traduire Othello
comme on copie un morceau de Noces ; mais s'en
tenir à l'élude et ne pas vouloir ressusciter, au
xixe siècle, l'école vénitienne, ou la poésie an-
glaise du siècle d'Elisabeth.
La destinée aventureuse et tragique de Leonora
Galigaï venait d'elle-même se placer après la fin
sanglante de Cinq- Mars, La pièce est bien con-
struite, bien divisée, bien écrite. Mais les premiers
actes, qui seraient excellents dans un livre, man-
quent au théâtre d'animation et de mouvement. Il
y a trois scènes qui seraient belles dans les plus
magnifiques tragédies de l'Europe : l'entrevue de
Leonora et de son amant, l'interrogatoire d'Isabella ,
et le duel qui termine le cinquième acte. Peut-être
eût-il mieux valu réduire le nombre des personna-
196 PORTRAITS LITTERAIRES.
ges, et développer plus largement les caractères
principaux. L'histoire eût été moins complète, mais
rintérêt du drame fût devenu plus saisissant et plus
sûr.
Je ne doute pas qu'à une seconde épreuve, Al-
fred,de Vigny ne comprenne que l'optique scéni-
que diffère de l'optique du roman ; il se rappellera
les masques et les échos d'airain qui donnaient aux
tragédies antiques un solennel retentissement. Ce
qu'on doit craindre surtout au théâtre, c'est l'épar-
pillement et la diffusion de l'intérêt. Lauditoire, si
attentif qu'il soit, ne peut se comparer au lecteur.
Pour l'attacher, il ne faut pas prendre la vérité à
la lettre. Il faut l'exagérer à propos, se conduire
enfin comme les peintres et les statuaires, comme
Rubens et Michel- Ange.
Le dernier ouvrage d'Alfred de Vigny, Stello,
marque dans son talent une phase inattendue. C'est,
à mon sens, le plus personnel, le plus spontané de
ses livres, au moins en ce qui regarde la pensée ;
car le style de Stello est plus châtié, plus condensé,
plus volontaire que celui de Cinq-Mors. Quelque-
fois même, on regrette que l'auteur ne se soit pas
contenté d'une première et soudaine expression. 11
a voulu mettre de l'art dans chaque page, dans
chaque phrase et presque dans chaque mot. Peut-
être eùt-il mieux fait d'être moins sévère pour lui-
même, et de se livrer plus souvent aux caprices
de l'inspiration.
ALFRED DE VIGNY. 197
L'idée mère de Stella a de lointaines mais pro-
fondes analogies avec Moïse. N'est-ce pas en ef-
fet la tristesse désabusée du législateur hébreu,
traduite sous un autre forme? Entre la mélancolie
plaintive, quoique résignée du prophète, et le
désenchantement douloureux du poëte moderne,
j'aperçois une parenté très-réelle.
Les poètes sont les enfants perdus de l'humanité,
et je conçois très-bien qu'Alfred de Vigny, pour
développer le thème qu'il avait choisi, ait jeté les
yeuxsurtroisfiguressolennelleset mornes : Gilbert,
Chatterton et André Chénier, trois noms qu'on ne
peut prononcer sans douleur.
Que répondre à ceux qui voient dans l'expression
franche et complète d'une idée individuelle un
anathème hautain contre la société? Je ne sais
qu'une réponse convenable à de pareilles accusa-
tions, c'est d'inviter sérieusement le public à mé-
diter le livre.
Mon érudition ne va pas jusqu'à reconnaître dans
Stello l'imitation authentique de Rabelais, de
Sterne, d'Hoifmann et de Diderot. Que le docteur
noir se joue de son auditeur, de son récit et de lui-
même, comme Pantagruel, Kreisler, Tristram
Shandy et Jacques le Fataliste, j'en conviendrai
sans peine; mais avec un peu de mémoire, on pour-
rait aller plus loin. Lucien, Swift^ Voltaire, Jean
Paul ont le même droit que Diderot aux honneurs
17.
J98 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
delà citation, pourquoi les oublier? C'est pure in-
gratitude.
J'avouerai ingénument que j'avais lu une pièce
de Schiller sur la destinée des poètes^ sans songer
à rapprocher l'idée de cette pièce de l'idée mère de
Stello. Mais je m'en console en parcourant som-
mairement mes souvenirs : il y a dans Pétrarque,
dans la Divine Comédie, des idées pareilles. Où
s'arrêter? Pour inventer une idée dont le germe ne
se trouvât nulle part, il faudrait inventer l'huma-
nité tout entière.
vu.
PROSPER MERIMEE,
Prosper Mérimée, comme Charlet et Béranger,
a jusqu'ici échappé aux querelles de feuilleton, aux
ovations et aux anathèmes de la critique. Depuis
sept ans bientôt qu'il est en possession de la sym-
pathie publique, son nom s'est trouvé bien rare-
ment mêlé aux controverses littéraires ; les deux
camps ennemis qui se partagent aujourd'hui l'art
et la poésie, n'ont guère invoqué son autorité pour
la proclamer sainte ou impie. D'où lui vient cet
étrange bonheur? Pourquoi, tandis que les profes-
seurs de Sorbonne et d'Académie faisaient la guerre
aux Méditations de Lamartine, aux Odes de Victor
Hugo, le Théâtre de Clara Gozul a-t-il conquis tout
d'abord une sorte d'inviolabihté? Pourquoi, tandis
qu'on agitait dans les journaux et les salons la
question des unités dramatiques, avec la même
ardeur de conviction, le même enthousiasme de
prosélytisme , qu'au temps où Pierre Corneille
200 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
prenait la peine de réfuter, Aristote en main, les
pamphlets de M. de Scudéri. personne n'a-t-il
songé à mettre Joseph l'Estrange, éditeur des
œuvres de la spirituelle comédienne, au rang des
néophytes ou des excommuniés?
Il y a deux solutions à cette énigme, une solution
littéraire et une solution sociale. En premier lieu,
Prosper Mérimée paraît se soucier fort peu des
théories poétiques. Il y a cent contre un à parier
qu'il consulte rarement La Harpe ou Le Batteux.
Il est donc tout simple que, vivant fort peu avec
les poétiques, il n'ait pas eu à cœur de les réfuter
en écrivant ; qu'il ait suivi, en composant des ou-
vrages d'imagination, son inspiration personnelle,
sans se demander d'heure en heure, de page en
page, si telle phrase donnait un démenti au
xvii« siècle de la France, si telle autre donnait la
main au xvi^ siècle de l'Angleterre. En second
lieu, et ceci n'est pas moins grave, pour peu qu'on
y réfléchisse, il ne s'est pas mêlé aux sociétés
littéraires; il n'a pas encouragé du geste et de la
voix, de sa présence et de son sourire, les orateurs
de cheminée, les Démosthènesde canapé qui, depuis
madame Geoffrin jusqu'à madame de Slaël et ma-
dame Récamier, ont eu le monopole des succès.
C'est_, si l'on veut, une faute impardonnable, une
irréparable négligence. A ne consulter que la for-
tune de son nom, peut-être faut-il le blâmer. Mais
aussi n'y a-t-il pas gagné une paix profonde et
PROSPER MERIMEE. 201
sereine ? Vivant dans le monde des hommes, au
lieu de vivre dans le monde des auteurs, n'a-t-il
pas amassé un trésor inépuisable d'anecdotes et
d'observations que les livres et les faiseurs de livres
ne sauraient suppléer ?
Clara Gazul, comme la plupart des ouvrages ré-
servés à une longue durée, n'a pas eu à son avè-
nement le retentissement et l'éclat auxquels elle
pouvait prétendre. Une seule voix, si j'ai bonne
mémoire, osa parler pour elle, et cette voix est la
même qui révèle aujourd'hui à la France les mer-
veilles encore inconnues de la littérature Scandi-
nave. Quand la critique eut désigné du doigt le
mérite incontestable du recueil, le public se ran-
gea sans répugnance à l'avis de la critique ; puis
tout fut dit, ou pour parler plus nettement, tout
fut oublié. Le volume prit sa place dans les biblio-
thèques, mais il ne se fit aucun bruit autour de
Clara Gazul : ni sifflets ni battements de main. Il
y eut, d'une part , approbation silencieuse, et de
l'autre indifférence parfaite.
D'ailleurs il se trouva de bonnes gens qui pri-
rent l'éditeur au mot, et s'imaginèrent bravement
qu'ils venaient de lire un recueil de comédies es-
pagnoles. La biographie de Clara, placée en tête
du volume, les dispensait de l'éloge et de la récri-
mination. Quelques-uns s'aventuraient jusqu'au
blâme, et disaient hardiment : « C'est singulier,
c'est bizarre, c'est effronté, c'est d'une crudité im-
202 PORTRAITS LITTERAIRES.
pudente. » Mais leur conscience se rassurait bien-
tôt en disant tout bas : qu'après tout c'était une
traduction, probablement fidèle, que Joseph l'Es-
trange ne partageait pas les principes universitaires
sur la nécessité de rendre par des équivalents, et
jamais par le mot propre, les expressions et les
idées contraires au génie de notre langue. Ils par-
donnaient donc volontiers à Tespiègle Clara de ne
pas penser aussi chastement qu'une élève d'Ecouen
ou de Saint-Denis. Ils n'en auraient pas voulu pour
fille ou pour femme ; mais, à tout prendre, ils la
trouvaient amusante et gaie. Le petit nombre des
initiés se prêta de bonne grâce à la mystification,
et ne livra pas le mot d'ordre. Quant aux hommes
de lecture et d'étude, ils ne crurent pas à propos
de soulever un voile aussi transparent. Il fallait
vraiment une ignorance bien complète, ou une
complaisance bien entière, pour croire que Clara
fut née sur le même sol, eût respiré le même air
que Lope et Calderon. Précisément à cette époque
on traduisait chez nous les chefs-d'œuvre des
théâtres étrangers. D'ailleurs, le beau travail de
Bouterweck était déjà connu et donnait sur la
scène espagnole des renseignements assez étendus.
Wilhelm Schlegel et son Cours de littérature dra-
matique étaient populaires parmi les lecteurs sé-
rieux. A ces deux sources d'information on pouvait
facilement se convaincre, sans étudier les origi-
naux ou les copies que nous avions, de la différence
PUOSPEU MERIMEE. 203
qui séparait Clara de ses devanciers prétendus.
Ce qui domine^, en effets dans la plupart des ou-
vrages du théâtre espagnol^ c'est une fantaisie va-
gabonde, souffletant la vraisemblance presque à cha-
que pas, préférant Teffet d'une scène à la logique de
la fable, une emphase solennelle professant pour
la réalité des sentiments un mépris assez hau-
tain, prodiguant les images, épuisant quelquefois
en deux pages toutes les figures de la rhétorique.
Et cependant, malgré tous ces défauts, que l'admi-
ration la plus sincère ne saurait nier, Lope et Cal-
deron étonnent constamment par la fécondité des
moyens, par la rapidité des incidents, par l'intérêt
et la complication de la fable, sauf à trancher le
nœud, comme Alexandre, par un coup d'épée. Or,
avec un peu de bonne volonté et une médiocre at-
tention, on se serait bien vite aperçu que Clara ne
possède aucune de ces qualités, aucun de ces dé-
fauts. C'est un des esprits les plus français que je
conuiiisse, net, incisif, dialectique, allant droit au
but; son caractère, malgré sa franchise quelque
peu masculine, malgré les gros mots qui, en pas-
sant par sa jolie bouche, ont presque l'air de de-
mander grâce pour la liberté grande, comme le
Suisse qui faisait la partie du chevalier de Gram-
mont, n'est pas absolument impossible à Paris
même. C'est un bon garçon, j'en conviens; mais le
type n'en est pas tout à fait perdu chez nous. Il
s'etfaçait tous les jours, et menaçait de disparaître.
204 PORTRAITS LITTERAIRES.
lorsque le goût des voyages,, en se popularisant
chez les fenunes de France, est venu dérider leur
front, relever leurs paupières, et donner à leur at-
titude plus de grâce et de vivacité. Clara, si elle
venait dans nos salons, trouverait femme à qui
parler.
Le Théâtre de Clara Gazul marque dans la poé-
sie dramatique la même tentative à peu près que
le premier et magnifique ouvrage d'Augustin
Thierry dans la littérature historique. L'historien
et le poëte prétendent tous deux à une réalité com-
plète. Ils veulent donner à Tart qu'ils professent
une exactitude, une précision mathématique. Ils
recherchent avec une patience curieuse tous les
faits qui se rattachent directement ou indirecte-
ment à lidée qu'ils vont développer. Ils ne regret-
tent, pour compléter leur érudition, ni les études
courageuses, ni les longues méditations. Puis,
quand ils sont bien assurés de posséder leur sujet,
ils cherchent, pour le montrer, le jour le plus pur;
ils réclairent en plein, mais en même temps ils le
disposent de façon à composer des lignes simples,
un profil sévère, comme celui d'un camée ou d'une
pierre gravée.
Je ne sais rien de plus naturel et de plus vrai
que la bataille d'Hastings, dans Augustin Thierry,
ou que l'entrevue de mademoiselle de Coulanges
et de don Juan. Mais les pages de l'historien et du
poëte n'ont pas rencontré du premier coup cette
PROSPER MÉRIMEK. 206
naïveté qui fait leur plus grand eharme. Avant d'ar-
river à cette forme définitive, elles ont dû subir^
dans le cerveau^ ou sur le papier^ bien des méta-
morphoses laborieuses. Avant de dépouiller,
comme la fonte, toutes les scories qui les envelop-
paient, elles ont été soumises plusieurs fois au foyer
dévorant qui décompose pour purifier, et ne res-
pecte que les éléments inaltérables.
Rien de trop, telle est la devise constante d'Au-
gustin Thierry et de Prosper Mérimée. Ils se dé-
fientde la poésie et ne peuvent lui échapper. Quand
une image leur vient en tête, ils ne se laissent pas
séduire sans se consulter longtemps. Avant de se
passionner pour elle, ils se recueillent et s'éprou-
vent, et ne s'aventurent qu'à bon escient. Or, il ar-
rive à cet amour ce qui arrive à tous les amours
sérieux et réfléchis : Téloquence pour lui n'est pas
un art, mais une nécessité. Cette méthode, comme
on voit, n'est pas sans analogie avec celle de Ta-
cite et de Montesquieu. Pour justifier ces remar-
ques, je choisirai les Espagnols en Danemark et
Inès Mendo.
Sans nul doute, madame de Tourville et sa fille,
don Juan et le Résident sont tracés de main de maî-
tre, et nous demeurent en mémoire comme si nous
les avions connus familièrement. Les politesses pré-
tentieuses et grotesques de Pacaray, ses soupçons
et ses frayeurs, l'entrevue de don Juan et de ma-
demoiselle de Coulanges, la scène du naufrage, l'é-
18
20G PORTRAITS LITTERAIRES.
vanouissement de cette malheureuse femme^ hon-
teuse de sa trahison et fière de son amour ; le dé-
noûment militaire de cette rapide comédie^ c'est
plus qu'il ne faut pour établir le mérite de la com-
position. Mais Fauteur a-t-il assez ménagé les tran-
sitions? n'a-t-il pas procédé à la manière des algé-
bristes? En négligeant^ comme il Ta fait, toutes les
idées intermédiaires qui pouvaient servir à établir
la vraisemblance et la valeur de celles qu'il nous
livre, n"a-t-il pas trop compté sur notre attention?
Croit-il donc que sa tâche se borne, comme celle
du médecin au^chevet du malade, à étudier, à dé-
crire les symptômes d'une passion?
Or, il ne va guère plus avant. Quand à force
d'épier en lui-même, ou hors de lui, le trait carac-
téristique et inévitable de la peur, de l'enthou-
siasme, de la sympathie, de la tendresse, il a réussi
k le surprendre, il s'en contente et s'arrête. Ce
n'est là certainement qu'une partie de la poésie, la
plus difficile peut-être, la plus rare, la plus essen-
tielle, la plus incontestée; mais il en est une autre
non moins réelle, tout aussi glorieuse, et, à coup
sur, très-utile à l'effet de la première; c'est le dé-
veloppement.
Croyez-vous que les Espagnols seraient moins
beaux si les figures étaient moins pressées? N'y
aurait-il pas un charme plus soutenu, si toutes les
scènes, qui sont admirablement esquissées, étaient
menées à bout, achevées ? 11 ne suffit pas d'indi-
PROSPER MERIMEE. 20 7
quer les symptômes d'une passion^ il faut l'expli-
quer, en donner poétiquement la théorie, mon-
trer par quelles transformations successives elle a
passé avant de se révéler, de se trahir. Dialogue
ou monologue, peu importe. Une fois que lepoëte
laisse entamer sa fantaisie par de mesquines chi-
canes sur la réalité, il n'y a plus de poëme pos-
sible.
C'est pourquoi je regrette que don Juan et ma-
dame de Coulanges soient mis en scène avec une
sobriété si excessive. Ils ne disent rien d'inutile ;
mais disent-ils tout ce qu'il faut? je ne le crois pas.
Et vous comprenez bien que je ne plaide pas ici la
cause du théâtre, car évidemment la pièce a été
faite pour la lecture et ne pourrait être repré-
sentée.
LslGuzIcij publiée très-obscurément en 1827, n'a
pas eu et ne pouvait guère avoir un succès écla-
tant. On s'en est occupé en x\llemagne beaucoup
plus qu'en France. Les pièces de ce recueil, don-
nées par Fauteur comme traduites d'originaux illy-
riens, sont inventées avec une grande habileté, et
soutiennent glorieusement la comparaison avec les
chants grecs que M. Fauriel nous a fait connaître,
avec les poésies serviennes et hongroises que le
docteur Bowring a publiées à Londres. Gœthe,
qui avait donné, dans son journal de Weimar, une
savante analyse de Clora Gazïd, a consacré aussi
quelques pages à la GyzJa. Il avait reçu de l'auteur
208 PORTRAITS LITTERAIRES.
un exemplaire du premier livre, et lui avait envoyé
en remercîment sa médaille, qui est assez mau-
vaise. Il reçut pareillement le second livre, et se
donna le plaisir de deviner ce qu'il savait parfaite-
ment. Il démontra la commune origine de Clara
Gazul et de la Guzla par l'anagramme des deux
mots. Plusieurs pièces de la Guzla ont été versifiées
par madame Shelley, presque sans altération. C'est
qu'en effet la prose de Mérimée possède dans sa
contexture presque toutes les qualités de la poésie
rhythmée.
La Jacquerie, publiée en 1828, a été, selon toute
apparence, composée avant Clara Gazul. Si Ton
excepte un petit nombre de caractères qui sont
énergiquement tracés, c'est une lecture sans attrait
et souvent fatigante. Le continuel éparpillementde
l'action, la brièveté de la plupart des scènes, et ce
qui est pis encore, l'absence de volonté même im-
plicite dans l'œuvre tout entière, la monotone suc-
cession des scènes de pillage et de meurtre, con-
stituent, si l'on veut, une réalité possible, mais
sans intérêt poétique, sans animation et sans puis-
sance. Dans une préface d'une douzaine de lignes,
l'auteur dit qu'il a voulu suppléer ait silence de
Froissart. Puisqu'en effet les renseignements histo-
riques sur la Jacquerie sont rares et énigmatiques,
le poète avait beau jeu et pleine liberté. Au lieu de
perdre son temps en conjectures érudites, il eût
mieux fait d'inventer hardiment. S'il n'eut con-
PROSPER MERIMEE. 209
suite que sa fantairsie^ il n'aurait pas répudié l'u-
nité, dont l'absence est si regrettable dans la Jac-
querie.
La Famille Carvajal est un poëme terrible, d'un
haut mérite, mais qui ne ressemble pas mal aux
écorchés de Géricault. Il serait fort à regretter que
l'imagination humaine ne s'exerçât que sur de pa-
reils sujets ; cependant, comme l'art consacre tout
ce qu'il touche, connne le crime, si hideux qu'il
soit, s'ennoblit et s'élève en se poétisant, on ne sau-
rait nier la beauté de la famille Carvajal.
La Chronique du règne de Charles IX, publiée
en 1829, est très-supérieure au Théâtre de Clara
Gazul par l'achèvement et la réalité des détails. H
n'y a pas un chapitre du roman, pris en lui-même,
qui ne soit plus patiemment et plus curieusement
étudié que les meilleures scènes des Espagnols et
d'Inès. L'illusion poétique est plus complète et plus
saisissante.
Après avoir fermé le livre, on garde l'image des
caractères et des acteurs plus nettement et plus
profondément gravée. Diane deTurgis, la première
et la plus belle figure du tableau, est vivante, ani-
mée, pleine d'amour et d'énergie; c'est bien la
femme galante du xvi' siècle, telle que nous la
montrée Brantôme dans ses délicieuses biogra-
phies, où l'ironie la plus caustique et le dédain le
plus amer se déguisent si habilement sous l'appa-
rence de la bonhomie.
18.
210 PORTRAITS LITTERAIRES.
Les premières entrevues de la Turgis et de
Mergy, les coquetteries et les aveux de la partie de
chasse, le rendez-vous et la veille de la Saint-Bar-
thélémy sont admirables de mouvement et de vé-
rité. Jamais peut-être notre langue n'avait si fidèle-
ment raconté la conduite inconséquente et confuse
d'un jeune homme qui, pour son début, engage la
lutte avec une femme faite, rompue dès longtemps
aux intrigues de toutes sortes, menant Tamour mi-
litairement, intervertissant quand il le faut, les rô-
les des deux sexes, abrégeant la défense quand Tas-
saut n'est pas assez vif, supprimant, comme un
général d'armée, les marches et contre-marches,
et offrant du même coup la bataille et la victoire.
J'aime, je l'avoue, cette hardie jouteuse qui coupe
ses lacets, et renverse les flambeaux. Aussi bien
elle avait assez attendu ! Le réveil de Mergy dans
les ténèbres, la main mystérieuse qui l'arrête au
passage, et l'imprudent baiser qu'il applique sur
une peau tannée, renferment, à mon avis, une le-
çon profitable sur l'ivresse des aventures; et mal-
gré la singularité des termes, j'adopte volontiers la
comparaison du madère et du sirop ^antiscorbu-
tique.
Le portrait de Diane, et surtout ses yeux, me
semblent peints d'après nature. Sesyeux de chatte,
humides, veloutés et changeants, me plaisent par-
ticulièrement. L'entrevue du capitaine George avec
Charles IX est simple, mais significative. C'est dans
I
PROSPER MERIMEE. 2l I
le livre entier les seules pafjes littéralement histo-
riques.
Malheureusement il n'y a pas de roman. C'est
une série d'aventures bien dites, mais ordonnées
presque au hasard, sans enchaînement nécessaire.
Dans sa préface, l'auteur paraît s'être jugé lui-
même à peu près dans le même sens. Il donne son
livre pour un extrait de ses lectures. C'est beau-
coup mieux et beaucoup plus qu'un extrait; mais
il semble indiquer qu'il n'a pas eu la prétention de
composer un poëme^ et c'est aussi notre opinion.
Quant à la question historique qu'il a soulevée,
je déclare que la polémique engagée à cet égard ne
me paraît pas avoir réfuté la solution qu'il propose
sous la forme la plus modeste, puisqu'il clôt sa
théorie par le plus sceptique de tous les vers de
Don Juan, en nous priant seulement de a suppo-
ser cette supposition. » Il considère la Saint-Bar-
thélémy comme une boutade improvisée, et nie
formellement que le coup d'État ait été médité
longtemps à l'avance. Des exemples récents, qu'il
ne pouvait pas invoquer, auraient donné à sa né-
gation une grande autorité. Entre la conduite de
Charles IX, en 157^, et celle de Charles X, en 1830,
il y a bien quelque analogie, lointaine, si l'on veut,
mais du moins très-intelligible. Les huguenots en
1572, et les démocrates en 1830, avaient acculé le
roi à la nécessité d'un coup d'État. Mais cette né-
cessité, à laquelle les deux rois ont cédé, l'avaient-
212 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
ils prévue ? Charles X pressentait-il à Reims^ en
1825^ ce qu'il comprenait à peine cinq ans plus
tard, à Saint-Cloud *? Des deux côtés, je penche
fort pour la négative.
L''épigraphe de Rabelais, placée en tête du ro-
man, explique assez bien comment Fauteur com-
prend la moralité des actions humaines. Il est
certain que Tignorance atténue singulièrement la
culpabilité. C'est pourquoi le massacre des janis-
saires est peut-être une faute moins grave que le
renvoi de lord Grey ; car on peut raisonnablement
supposer que Guillaume IV est plus éclairé que
Mahmoud.
Faut-il regretter que Prosper Mérimée n'ait pas
franchement abordé 1572; qu'au lieu de prendre
la date, il n'ait pas pris le sujet? Je ne sais. Peut-
être son amour excessif de la vérité l'empêchera-
t-il toujours de toucher à l'histoire. Réservé comme
il l'est, il doit rougir de toutes les profanations du
passé qui se nmltipiient effrontément depuis quel-
ques années. Il saurait mieux que personne tailler
dans l'histoire des poëmes pleins d'animation et
d'intérêt. Mais pour cela il faudrait qu]il imposât
silence à son érudition chagrine et querelleuse.
S'il savait moins, il oserait davantage; car, malgré
les paroles de François Racon, qui dit quelque
part : « Qu'un peu de sagesse mène au doute, et
« que beaucoup de sagesse ramène à la croyance,»
ce prince, applicable tout au plus aux idées reli*
PROSl'ER MERIMEE. 2 1 3
gieuses^ échoue bien souvent contre la timidité de
l'imagination. Pour ma part^ j'aime mieux n'avoir
pas Catherine de Médicis, que je retrouve^ quand
je veux^ en feuilletant quelques volumes poudreux,
et posséder_, comme dédonnnagement^ Diane de
Turgis.
Comment le public français, si fier de son goût
et de sa pénétration, si empressé d'ordinaire à se
targuer de sa finesse et de son intelligence, a-t-il
attendu, pour faire à Prosper Mérimée sa part de
gloire, qu'il renonçât aux ouvrages de longue ha-
leine et se mît à écrire des contes de vingt pages?
Je répondrai : Pourquoi le public anglais, qui vante
si volontiers l'érudition délicate et le profond dis-
cernement de ses universités, a-t-il attendu, pour
admirer Milton, l'avis d'Addison? J'aperçois, des
deux parts, même confusion et même honte. Oui,
ce ne fut qu'en 1829, plusieurs mois seulement
après la publication de son romam, que le nom de
Mérimée devint populaire, à l'occasion de Mateo
Falcone. Mateo est, en effet, un véritable chef-
d'œuvre de narration. Il est impossible de pousser
plus loin l'artifice des incidents et du style, d'en-
fermer dans un espace aussi étroit plus d'émo-
tions et d'idées, d'indiquer avec plus de concision
et de vivacité autant de physionomies et de carac-
tères. Je défie qu'on tire d'une donnée si simple
un plus riche parti; à la bonne heure c'est une
perle, un diamant, si vous voulez. Mais n'avait-il
2 14 PORTRAITS LITTERAIRES.
rien lait avant }Iaf''n? Rentrez en voiis-nièmes, et
rougissez.
A ce propos les fureteurs de bibliothèque ont
avisé, dans un volume anglais, fanecdote qui fait
le sujet de Moteo. et je les remercie de leur dé-
couverte, car depuis que j'ai lu ce volume accusa-
teur, j'ai pour le récit français un enthousiasme
plus sérieux. Si les vingt lignes du journal de
Benson contiennent Mateo, il faut déclarer du
même coup que Charlevoix contient les yaichez,
et que le Pèlerinaye de Byron se trouve dans les
itinéraires de Richard.
Tamango, quoique mïéneur k Moteo , se distingue
entre toutes les compositions de Mérimée par des
qualités particulières : c'est un récit qui com-
mence comme une satire, et qui finit comme une
épopée homérique ou dantesque. L'auteur, malgré
son antipathie bien connue pour les images lyri-
ques, pour les comparaisons solennelles , cède
malgré lui à l'irrésistible majesté de son sujet, et
se laisse entraîner aux mouvements de la plus tu-
multueuse poésie. Il a beau se contenir, se mettre
en garde, son front calme et serein, son regard
paisible et assuré ne résistent pas à l'a lumière
éblouissante dont il a lui-même concentré les
rayons. Et tant mieux î car il y a dans Tomango
une magnifique poésie.
Ln Partie fie trictrac n'est pas un récit complet.
Le commencement surtout est confus; mais le
PROSPER MERIMEE. 215
caractère de la comédienne est partait. Le suicide
du Hollandais^ ivre et ruiné, le désespoir et la
résignation du malheureux jeune homme qui a
triché au jeu et qui se méprise, sans pouvoir
convertir à sa haine pour lui-même l'incrédule
frivolité de sa maîtresse, sont des traits excellents.
Cependant, malgré le mérite éminent de ces
trois compositions, lengouement des lecteurs pour
Prosper 3lérimée ne s^est déclaré bien franchement
et avec tous les caractères d'une véritable épidémie
quaprès le Vase étrusque. Or, je ne crains pas de
le dire hautement, et tous les honmies de réflexion
et de bonne foi se rangeront à mon avis, le Vase
étrusque est le pire, le plus maniéré, le moins vrai,
le moins naïf, le moins simple de tous les ouvrages
de Mérimée. Sans doute il s'y rencontre des pages
d'une nature exquise. Le sujet lui-même, indépen-
damment de l'exécution, est neuf et bien saisi. Ce
n'est pas une donnée commune que la jalousie ré-
trospective. Les angoisses et les questions inquiètes
de Saint -Clair sur l'origine du vase qu'il frappe
crescendo comme un tamtam, sont très-habilement
racontées. Mais les conversations du déjeuner ne
valent rien. Le voyage d'Egypte est presque inin-
telligible poLir ceux qui ne connaièîent pas l'ori-
ginal. Le dénoùment ne dénoue rien. A tout
pre -dre, c'est un récit plein de coquetterie, de
papiilotage, de faux goût, et qui fait tache dans les
œuvres sévères et châtiées de Tauteur.
2l(i l'OUTRAITS LITTERAIRES.
J'en dirai autant du Carrosse du Saint-Sacre-
ment, de l'Occasion et des Mécontents. La Vision
de Charles XI est racontée trop sommairement
poijr mériter le blâme ou la louange.
Les deux lettres de Mérimée sur FEspagne sont
bien écrites, mais ne sont peut-être pas aussi na-
turelles qu'on pouvait s'y attendre. L'esprit y gâte
souvent l'émotion. Je trouve très-inutile de cher-
cher à excuser le plaisir qu'il a pris aux combats
de taureaux, de citer saint Augustin ;, de s'excom-
munier, comme il fait, pour sa cruauté prétendue.
Mon Dieu! c'est un malheur sans doute, mais un
malheur avéré que les âmes les plus douces se
plaisent au spectacle des luttes sanglantes. Les
dames romaines ne rougissaient pas de s'asseoir
au cirque et les femmes de Paris, qui se pressent
aux exécutions capitales, n'ont pas le droit de jeter
la pierre aux femmes de Madrid.
La série des œuvres est maintenant épuisée. Il
faut seulement ajouter à la liste précédente quel-
ques pages sur Byron, remarquables par un goût
sur, où, pour la première fois, le caractère de don
Juan et de Childe Harolde est nettement défini;
car avant Mérimée, personne, que je sache, n'avait
trouvé dans le double aspect du talent de Byron,
la diffusion des idées et la concision du style, la
raison de son impuissance épique et dramatique;
puis une notice biographique et littéraire sur Cer-
vantes. Ce dernier morceau n'a rien de saillant.
PUOSI'EK MERIMEE. 217
si ce n'est lu profession de foi du biographe. C'est
là que l'auteur énonce catégoriquement son opi-
nion sur la rime et le mètre, et les déclare incom-
patibles avec le mouvement du dialogue. A cet
égard, il me paraît se méprendre complètement :
des exemples imposants le réfuteraient; et lui-
même, s'il pouvait se résoudre à versifier quelque-
fois sa pensée, gagnerait peut-être une qualité qui
lui manque, le développement : le mouvement de
la période poétique le contraindrait à multiplier les
formes de sa pensée.
Ses amis parlent d'un manuscrit de Crointvell,
antérieur à Clam Gazul, mais seulement pour mé-
moire.
Quant à la biographie de Prosper Mérimée, elle
est comme l'histoire des peuples heureux, elle
n'existe pas. On sait seulement qu'il a été élevé
dans un collège de Paris, qu'il a étudié la jurispru-
dence, qu'il a été reçu avocat, qu'il n'a jamais
plaidé, et les journaux ont pris soin de nous ap-
prendre qu'il est aujourd'hui secrétaire de M. le
comte d'Argout.
Ceux qui le connaissent familièrement n'ont ja-
mais vu en lui qu'un homme très-simple, d'une
instruction solide, lisant facilement l'italien et le
grec moderne, parlant avec une pureté remar-
quable l'anglais et l'espagnol, préférant volontiers
entre tous les livres les relations de voyages. Et
c'est ce qui exprique l'ubiquité de son esprit, car
19
I'l8 l'OUTRAITS LITTERAIRES.
il n'a jamais vu que l'Angleterre et TEspagne. S'il
est vrai, connne on le dit, qu'un séjour de quatre
mois à Madrid, à Barcelonne, à Grenade et à Ca-
dix, pendant l'année 1830, ait ruiné ses espérances
littéraires; si depuis qu'il a comparé son premier
livre à la réalité, il a pris en pitié toutes les tenta-
tives poétiques, il faut le plaindre, mais ne pas
désespérer de sa guérison. Il comprendra, je n'en
doute pas, que les études locales, essentielles pour
un roman, sont le plus souvent très-inutiles pour
un drame. Avant un an, soit qu'il reste aux af-
faires, soit qu'il les quitte, il sera forcé de revenir
à la littérature : ce n'est pas à trente ans qu'on
renonce à montrer un talent laborieusement ac-
quis; et s'il ne veut pas s'aventurer dans les tracas
du théâtre, il fera pour nos plaisirs des livres
excellents et moins contenus que ses précédents
ouvrages.
PROSPER MERIMKE. 2l9
LA DOUBLE MEPRISE.
Le nouveau livre de M. Prosper Mérimée est un
plaidoyer contre Tamour de tête, et, si l'on veut,
un sermon contre le désappointement et les dou-
leurs qu'il prépare. La critique littéraire pourra
louer librement, dans ce dernier ouvrage, la vrai-
semblance et la simplicité de l'action, le naturel
et la vérité des caractères, l'aisance dégagée du
dialogue, l'habile combinaison de traits pris sur le
fait. Et nous ne serons pas le dernier à reconnaître,
à proclamer ces précieuses qualités. La réalité qui
se rencontre dans les inventions de M. Mérimée,
bien qu'à nos yeux elle ne satisfasse pas à toutes
les conditions de la poésie, est cependant un utile
secours, un argument formidable contre des in-
ventions plus éclatantes à la surface, destinées, par
leur nature même, à une popularité plus soudaine,
plus facilement pénétrables, et condamnées, nous
l'espérons du moins, à une plus courte durée. Mais
si la réflexion patiente ne devait apercevoir et si-
gnaler que ces mérites extérieurs, si l'étude et la
comparaison ne devaient surprendre, par l'ana-
lyse, que les beautés qui se révèlent à tout le
monde, la critique n'existerait plus, elle n'aurait
plus ni valeur, ni force individuelle; elle se con-
fondrait avec les conversations de salon, avec les
2 20 PORTRAITS LITTERAIRES.
indécises rêveries de la promenade; elle aurait
beau faire et crier^ Topinion resterait sourde à son
autorité.
J'ai donc cherché à découvrir les idées primi-
tives enveloppées dans la Double méprise. Je l'a-
vouerai sans honte^ il ne m'a pas été facile, d'a-
bord, d'isoler nettement ces vérités générales qui,
dans ma pensée, avaient du présider à la concep-
tion du roman. Plus d'une fois je me suis demandé
si l'ironie persévérante du narrateur signifiait autre
chose que la colère et le dépit ; si la hautaine rail-
lerie de son récit exprimait la sagesse et l'apaise-
ment, ou bien s'il doutait lui-même de la portée
de ses sarcasmes; s'il faisait bon marché de ses
aphorismes, et s'il ne serait pas disposé, à la pre-
mière occasion, à violer les préceptes qu'il posait.
A cette heure, je crois qu'il est de bonne foi, qu'il
a vu les tourments qu'il décrit, qu'il sait la valeur
des principes tirés de l'expérience. Il me semble
que je ne puis mieux faire que d'exposer ces prin-
cipes dans l'ordre où je les ai successivement
aperçus.
Selon l'auteur de la Double méprise, il est
très-difficile d'aimer, "et plus difficile' encore de
s'assurer qu'on aime. Je me range volontiers à son
avis. En parlant comme il fait, on peut n'avoir pas
pour soi la majorité des salons ; mais la prudence
qui sauve vaut mieux à coup sur que l'approbation
qui aveugle.
n
PROSPER MERIMEE. 221
Aimer, dans Tacception la plus large du mot,
signifie tant de choses, et si diverses, qu'il est né-
cessaire de bien s'entendre sur les limites et le ca-
ractère de l'idée que nous discutons. Si Ton veut
parler de Tentraînement et du plaisir des sens,
c'est une question de pure physiologie. Il suffit,
pour aimer, de posséder une organisation harmo-
nieuse et complète. Mais cette émotion passagère
n'a rien à faire avec la philosophie ; elle peut se re-
nouveler fréquemment sans apporter aucun chan-
gement notable dans les idées ou les sentiments de
celui qui l'éprouve. C'est l'amour antique, une es-
clave belle et jeune qui entre au lit de son maître,
et qui l'endort dans ses caresses. L'amour, tant
que la vie intérieure et sociale n'en est pas trou-
blée, mérite à peine d'être nommé. C'est un épi-
sode indifférent qu'il faut abandonner aux profes-
seurs d'hygiène ; on en peut disserter comme de
la chasse ou de l'équitation, voilà tout. On peut le
soumettre à la diète, blâmer l'abus ou l'abstinence;
mais le cœur et l'intelligence n'entrent pour rien
dans ladéhbération.
Or, on ne saurait le nier, la plupart des hommes
ne sont guère capables que de l'espèce d'amour
que je viens d'indiquer. C'est pour eux une distrac-
tion, un délassement, parfois même une occupa-
tion ; ce n'est jamais une pensée sérieuse : c'est
un jouet qu'ils prennent et rejettent à leur gré,
sans interromprele cours de leurs études, ou de
19.
2 22 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
leur ambition. II est donc vraiment très-difficile
d'aimer. — Mais comment s'assurer qu'on aime?
Comment se prouver à soi-même qu'on n'est pas
dupe d'une illusion? Je ne crois pas qu'on puisse
résoudre d'un mot cette question embarrassante.
Je ne connais pas de symptômes irrécusables au
moyen desquels on puisse constater l'existence
d'un amour vrai. Pourtant il est facile d'indiquer
des épreuves que la prudence avoue^ et qui ren-
dent Terreur très-improbable.
En effets après l'amour des sens qui meurt sou-
vent avant qu'on ait eu le temps de le blâmer, il
y a un autre amour plus dangereux_, parce qu'il
est plus persévérant, qui n'écoute ni la raison, ni
l'amitié, qui va tète levée, qui provoque sans re-
mords la société qui le réprouve, qui ne tient
compte ni des remontrances d'une sagesse étran-
gère, ni des angoisses de sa conscience, ni de la
lumière de chaque jour : cet amour-là s'appelle
l'amour de tête.
Les hommes qui l'ont éprouvé s'en souviennent
à peine. C'a été pour eux une déception de quel-
ques jours. Ils n'ont guère trouvé d'ennemi qu'en
eux-mêmes : leur plus" grande douleur a été l'hu-
miliation de leur vanité. Mais il n'en est pas de
même pour les femmes. Quand une fois elles ont
engagé la lutte, la retraite est difficile. 11 ne leur
suffit pas de dire : je me suis trompée. C'est donc
à elles surtout qui) importe de bien savoir a quoi
PROSPER MÉRIMÉE. 22 3
s'en tenir, avant de se livrer. C est pour elles sur-
tout que l'amour de tête est dangereux.
Ordinairement cet amour débute par l'enthou-
siasme et s'adresse aux caractères qu'il n'a fait
qu'entrevoir. Il se plaît à les revêtir d'une perfec-
tion exagérée ; il les agrandit et les exalte pour les
adorer; il les doue libéralement des plus rares
qualités. Aux premières interrogations qui vou-
draient attiédir ses pensées, il répond par le dédain
et la colère. Il ne permet à personne d'entamer ou
de révoquer en doute l'idéale sublimité de son
idole. Le premier qui pose la main sur l'autel où
se consume son encens est son ennemi déclaré.
N'espérez pas qu'il vo.us pardonne de vouloir des-
siller ses yeux : il repousse la lumière que vous lui
présentez ; il continue aveuglément la route où il
s'est engagé, et ceux qui crient : Prenez garde ! il
les appelle blasphémateurs.
Un tel amour^ on le comprend sans peine, est
rarement payé de retour ; et comment pourrait-il
en être autrement? Depuis Héliodore jusqu'à ma-
demoiselle de Scudéri, Tintérêt romanesque a pres-
que toujours pris sa source dans l'amour de tête.
Je ne veux pas le nier, entre le rhéteur grec et le
bel esprit de la cour de Louis XIV, il s'est ren-
contré plus d'un narrateur habile qui a su trouver
dans cette maladie de l'âme humaine des épisodes
pathétiques et déchirants. La matière poétique n'a
pas manqué, et ne menace pas encore de s'épuiser.
22 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
Mais le point culminant des poëmes consacrés à
Tamour de tête a toujours été le désappointe-
ment.
Chaque heure de la journée, dans la vie réelle,
emporte une des illusions dont Tamour de tête ne
peut se passer. Il n'y a pas une femme ou une jeune
fille, d'une imagination un peu vive, qui ne trouve
au fond de sa conscience l'application et la preuve
de ces idées. Pour choisir, entre mille, un exem-
ple éclatant qui puisse éclairer ma pensée, com-
bien de femmes, depuis dix ans, ont envié le sort
de la comtesse Guiccioli! combien ont rêvé le
bonheur à Ravenne ou à Venise, près de l'auteur
de Don Juan et de Beppo! combien se sont dit en
elles-mêmes : Une nuit dans ses bras, et puis mou-
rir le lendemain ! Les maris et les amants n'en ont
jamais rien su ; en voyant passer un nuage sur le
front de leurs bien-aimées, en voyant leurs yeux se
mouiller de larmes involontaires, ils n'ont pas de-
viné le secret de leur mélancoHe ; au milieu de leurs
ardentes caresses, ils n'ont pas soupçonné l'adultère
ou l'infidélité ; ils n'ont pas maudit le rival invisible
et préféré qui leur dérobait le cœur où ils avaient
planté leur espérance.'
Cependant les calomnies envieuses de Leigh
Hunt, les caquets puérils de M. Dallas, les minu-
tieuses anecdotes du capitaine iMedwin, les riens
prolixes de Thomas Moore, les spirituels bavar-
dages de] lady Blessington , ont laissé surnager
PROSPER MERIMEE. 22 5
quelques vérités dures sur le compte du noble
poëte. En lisant, d'année en année, toutes ces in-
discrètes contîdences, les femmes, qui, dans len-
traînement de leur imagination, avaient dévoué
leurs destinées au bonheur du poëte errant, qui
taisaient de le consoler le premier de leurs de-
voirs, ont gémi sincèrement sur les ridicules et les
petitesses du dieu qu'elles avaient adoré. Elles
se sont dit, en s'applaudissant de leur impuissance
dans le passé, que le génie, comme le fronton
des temples, a besoin de l'éloignement pour ne
rien perdre de sa majesté.
Or, ce qui est arrivé aux rivales imaginaires de
la comtesse Guiccioli, arrive tous les jours dans la
société oii nous vivons.
Comme l'amour de tête se développe d'abord
dans l'imagination, avant d'envahir les autres fa-
cultés de l'âme, il est naturel et nécessaire qu'il
domine de préférence les femmes environnées de
toutes les conditions extérieures d'une vie heureuse
et paisible, c'est-à-dire celles qui, n'ayant pas à
former de souhait immédiat, ne trouvent à leurs
rêveries d'autre sujet qu'un avenir lointain et im-
possible. Elles ne voient pas dans l'amour, tel
qu'elles le conçoivent, une consolation, une espé-
rance, des jours meilleurs et plus sereins. Non,
car en regardant autour d'elles, elles n'aperçoivent
que la paix et le calme, l'obéissance et l'harmonie.
Elles n'ont pas à vouloir, puisque leurs volontés
220 PORTRAITS LITTERAIRES.
sont prévues ; leurs désirs sont devinés et satisfaits
avant de naître et de s'exprimer. Mais le repos les
fatigue; le calme les embarrasse et les gêne; à
force de sentir sous leurs pieds une route ouverte
et frayée^ d'apercevoir à l'horizon un ciel clair et
pur, il leur semble qu'elles ne vivent pas^ que la
moitié de leurs facultés demeurent enfouies et
inutiles. Elles appellent de leurs vœux l'heure de
la lutte et de la souffrance, comme un devoir glo-
rieux, comme une tâche divine, comme une mis-
sion qui doit ceindre leur front d'une lumineuse
auréole.
Ne vous étonnez pas si elles manquent de pré-
voyance et de discernement; si elles baptisent d'un
nom angélique le moins digne et le moins capable;
si elles multiplient, pour elles-mêmes, les tortures
et les sacrifices avec une prodigalité enfantine; si
elles devancent, dans leur entraînement, l'ardeur
paresseuse de l'adversaire qu'elles ont choisi. Elles
veulent un maître impérieux et se soumettent avant
qu'il ait commandé. Et quand elles ont fléchi le
genou, et baisé la poussière de ses pas, il continue
sa route et ne daigne pas même apercevoir la trace
de leurs lèvres.
L'amour de cœur, le seul vrai aux yeux du mo-
raliste, diffère des deux passions que nous avons
décrites, par son origine, son développement et sa
durée : c'est à lui seul qu'appartient légitimement
le nom d'amour. Les deux autres affections, con-
l'ROSPEK MÉUiMKi:. 22 7
fondues sous la même désignation^, nont rien de
comnmn avec lui.
L'amour de cœur est un besoin réel, incontes-
table. Les âmes élevées, après avoir assuré tous les
éléments de la vie individuelle, après avoir pris le
rang qui leur appartient dans la société, ne sont
pas longtemps à reconnaître qu'il leur manque
quelque chose, et que Tégoïsme, si évidemment
utile à rétablissement du bien-être immédiat, at-
triste et rétrécit la carrière qu'elles ont à parcourir.
Elles sentent en elles-mêmes une force qui de-
meure sans emploi, et qui, pour se développer,
demande Tintimité d'une âme pareille.
Les joies les plus grandes leur semblent insigni-
fiantes et vides, parce qu'elles ne peuvent les par-
tager; les triomphes les plus éclatants ne réussissent
pas à les distraire ou à les rassasier. Si le mécompte
le plus léger vient déranger leurs espérances, elles
s'en affligent puérilement, au delà de toute vrai-
semblance, parce qu'elles n'ont personne à qui con-
fier cette frivole défaite. Alors, si elles rencontrent
une âme dévorée du même besoin d'expansion et
de confiance, il s'établit entre elles involontaire-
ment, à leur insu, un échange actif de consolations
et d'espérances. Peu à peu elles se révèlent mutuel-
lement tous les secrets de leur vie passée ; elles
s'expliquent l'une à l'autre, sans réserve et sans dé-
tour, tous les problèmes de leur ambition et de
leur volonté', condamnés sans appel par le vul-
2 2 8 PORTHAllS IITTEUAIUKS.
gaire, qui ne les compieiid pas; el le jour où ces
deux âmes se savent bien, elles s'aiment.
Dès qu'elles se sont dévouées Tune à Tautre,
elles se consolent naturellement par la révélation
assidue de leurs douleurs; elles espèrent et pren-
nent courage. La vie, incomplète jusque-là, prend
un aspect nouveau, et s'enrichit de perspectives
inattendues. Les incidents les plus indifférents en
apparence acquièrent une importance singulière :
chacune des deux y devine ou y cherche l'occasion
d'un plaisir ou d'un bonheur pour l'autre.
L'amour de cœur, qui ne débute pas par l'exal-
tation, comme l'amour de tête, peut cependant
atteindre à l'enthousiasme. Pour lui, à la vérité,
les extases sont rares ; mais quand elles s'évanouis-
sent, ce n'est pas sans retour. Comme la vie une
fois soumise à cet ordre de sentiments se compose
de calme, de paix et de sérénité, il ne regrette ni
n'appelle ces heures divines et fugitives, où l'âme
oublie le monde entier pour ne plus se souvenir
que de la personne aimée. Il les accueille avec joie
comme les bienvenues, mais les voit partir sans
larmes et sans colère. Loin de se révolter contre la
vie réelle, il l'étudié assidûment pour la dominer,
l'assouplir; il ne détourne pas les yeux de la route
où il marche, pour regarder incessamment le ciel
où il ne peut monter.
Cet amour, le plus sérieux, le plus rare et le
plus durable de tous, s'engage lentement, et s'é -
1>R0SI'EU MEIUMEI-. 2 29
prouve longtemps avant d'accepter une sanction
réçUe ; pour lui, le dernier abandon n'est pas un
sacrifice, car il ne craint pas les mécomptes. Ce
qu'il ne peut obtenir, il ne l'a pas attendu. Il n'aura
pas à pleurer sur sa clairvoyance tardive, sur son
espérance déçue. Il résout victorieusement une
question qui a longtemps occupé les écoles de l'an-
tiquité, et qui se débat encore aujourd'hui parmi
quelques sophistes entêtés dans l'étude exclusive
de la sagesse écrite : il confond et réunit dans une
même pensée le devoir et le bonheur.
Car si l'amour des sens et l'amour de tête sont
égoïstes, et condamnés au regret des sacrifices ; si
le plaisir et l'exaltation, en finissant, laissent au
fond de l'âme une tristesse immense et inconso-
lable ; si la beauté ou le génie sont incapables de
réaliser leurs promesses, le cœur, plus sur de lui-
même, plus circonspect dans ses engagements,
plus défiant et plus loyal, s'expose rarement au
même danger.
Le devoir accompli religieusement, en vue d'un
perfectionnement individuel, est laborieux, aus-
tère ; souvent le courage fait défaut avant l'achè-
vement de la tâche. L'esprit, sans quitter la voie
où il est entré, marche paresseusement et sans
trop s'inquiéter si le but se rapproche. L'amour
de cœur change la nature et le caractère du de-
voir, en l'identifiant perpétuellement avec le bon-
heur de la personne aimée.
2 30 PORTRAITS LITTERAIRES.
De ces trois aUiUurs, M. Prosper Mérimée a
choisi le plus dangereux : Tamoiir de tête. — Je
ne veiix pas raconter la Double méprise : c'est une
lecture de deux heures que je gâterais bien inuti-
lement. Qu'il me suffise de dire que les trois ca-
ractères principaux sont tracés de main de maître.
M. de Chaverny réunit toutes les conditions qui
préparent à l'amour de tète. Quant à Darcy, c'est
un type achevé d'égoïsme poli. Et c'est pourquoi
le titre du livre n'est pas justifié, car il n'y a pas
double méprise : la déception n'atteint que Julie de
Chaverny.
1^33.
VIII
JULES SANDEAU.
Le roman est aujourd'hui la forme la plus po-
pulaire de la littérature. Grâce à la souplesse du
genre, le roman s'adresse en effet à toutes les
classes de la société. Il se prête avec un égal bon-
heur à la peinture des mœurs, à l'analyse des pas-
sions ; il peut même , sans désavantage, s'il sait se
contenir dans de justes limites , aborder les plus
hautes questions sociales. Pourvu qu'il réussisse à
encadrer la pensée dans le récit, à déguiser la pré-
dication sous le mouvement des personnages , il
règne avec une autorité souveraine sur tous les
sentiments, sur toutes les idées dont se compose la
vie de l'âme humaine. A proprement parler, il n'y
a pas un sentiment, pas une idée que le roman ne
puisse aborder. Par un singulier privilège, il lui est
donné de se montrer tour à tour lyrique , philoso-
phique, épique, selon qu'il lui plaît d'entreprendre
la peinture des passions, l'analyse de la pensée, ou
232 PORTRAITS LITTERAIRES.
le tableau des événements qui intéressent une na-
tion tout entière. Malheureusement cette forme si
populaire et si souple a été de nos jours gaspillée
avec une insouciance dont l'histoire littéraire offre
peu d'exemples. Des esprits heureusement doués,
appelés sinon à de hautes destinées , du moins à
une renommée de quelque durée , prodiguent en
pure perte les facultés qu'ils ont reçues du ciel, et
méconnaissent à plaisir toutes les conditions du
genre qu'ils ont choisi. Entre les mains de ces ar-
tisans, car je ne puis consentir à les nommer d'un
autre nom, le roman est devenu une chose indéfi-
nissable, qui résiste à toute classification, qui défie
toutes les poétiques, et n'a rien à démêler avec les
lois de l'imagination. Avec la meilleure volonté du
monde, il est impossible de prendre au sérieux les
prétendues créations que chaque jour voit éclore
et qu'un oubli légitime ensevelit avec une rapidité
dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous
ces livres qui meurent sans avoir vécu , dont la
mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas
vivre, et qui servent à occuper l'ennui et l'oisiveté?
Le roman, en effet, tel que nous le voyons se mul-
tiplier sous nos yeux , semble n'avoir d'autre but
que de tromper l'ennui. A lire, ou seulement à
feuilleter ces récits sans tin que la presse livre cha-
que jour en pâture à l'avidité des salons désœuvrés,
on dirait que l'ennui règne en souverain sur toute
la France , et que toutes les tètes grisonnantes ont
JULES SANDEAL. 2 33
besoin d'être amusées comme des enfants. Ne de-
mandez à ces livres ni composition^ ni prévoyance,
ni logique ; sauf de très-rares exceptions , les au-
teurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils
s'adressent à des esprits énervés par l'ennui, étran-
gers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à
toutes les délicatesses du goût littéraire. Us con-
naissent parfaitement le public pour lequel ils écri-
vent, et ils profitent de leur savoir avec une impi-
toyable rigueur. Le roman, tel qu'ils le compren-
nent, tel qu'ils l'improvisent chaque jour, n'est pas
une œuvre sérieuse ; ils ne l'ignorent pas , et ac-
cueilleraient avec une ironie dédaigneuse le con-
seiller assez malavisé pour leur dire ce qu'ils savent
depuis longtemps. Ils n'ont qu'un but , ne pour-
suivent qu'une idée, n'obéissent qu'à une seule
ambition : ils veulent tromper l'ennui , et , pour
obtenir la gloire singulière de désennuyer cette
foule qui n'a ni passions ni pensées , dont toute la
vie se compose d'intérêts et d'appétits, ils ne re-
culent devant aucune monstruosité. Pourvu que la
curiosité du lecteur soit excitée , pourvu que les
aventures , accumulées sans mesure , apaisent un
moment l'hydre à mille têtes qui s'appelle l'ennui,
leur tâche est accomplie ; ils sont contents d'eux-
mêmes , ils s'applaudissent , ils se félicitent entre
eux, et se demandent, avec une légèreté digne de
la régence, ce que signifient les maîtres de l'art.
Nous savons parfaitement à quoi se réduit la poé-
20.
23 i PORTRAITS LITTERAIRES.
tique de ces artisans littéraires, et nous ne sommes
pas assez ingénu pour leur poser des questions
qu'ils ne prendraient pas la peine d'écouter. Grâce
à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour com-
prendre qu'ils ont rompu depuis longtemps avec la
littérature et relèvent exclusivement de l'industrie.
Ils traitent l'imagination, ou plutôt ce qu'ils appel-
lent de ce nom, comme une forge, un laminoir ou
une filature; ils savent à point nommé en combien
de milliers de paroles peut se dévider l'ombre
d'une pensée; et, quand ils comptent les lignes
qu'ils ont rangées en bataille comme une armée
vivante et aguerrie, quoiqu'ils commandent à des
fantômes, ils font semblant de se prendre pour les
héritiers d'Alexandre. Ne leur faisons pas l'aumône
d'une indulgence qu'ils n'accepteraient pas. Ne les
jugeons pas d'après des lois qu'ils n'ont jamais
étudiées. La critique n'a pas à s'occuper d'eux,
puisque depuis longtemps^ ils ont renoncé à s'oc-
cuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd
son temps et use ses yeux dans de pareilles lectures;
mais ne discutons pas d'après les règles du goût les
œuvres qui n'ont rien à faire avec la discussion, qui
sont nées sans raison de naître , et pour lesquelles
la discussion ne saurait se faire assez petite. Le
mérite de ces œuvres est une question purement
industrielle où la critique n"a rien à voir. A quoi
bon estimer tous les genres d'ignorance dont se
compose le bagage de ces artisans , depuis l'igno-
JULES SANDKAU. 235
rancede Thistoire jusqu'à l'ignorance de la langue?
Ils prendraient pour de la niaiserie notre étonne-
ment ou notre colère, et nous ne voulons pas leur
donner le plaisir de rire à nos dépens.
Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé
sur Tanalyse et le développement des passions hu-
maines, compte encore quelques disciples fidèles
et dévoués. Parmi eux, et au premier rang, il con-
vient de placer M. Jules Sandeau. L'auteur de
Marianna ne s'est jamais adressé à la curiosité oi-
sive; il n'a jamais spéculé sur l'ennui, et, pour ma
part , je l'en remercie. Il a compris le roman
comme un genre vraiment littéraire, et il l'a traité
littérairement. Soutenu par cette conviction, il a
produit à son heure , lentement; il a donné à sa
pensée le temps de mûrir , de s'épanouir ; il s'est
préoccupé des lois de la composition avec une
bonne foi, une persévérance qui passeront pour en-
fantines auprès de certains esprits; mais il a obtenu
le suffrage des juges les plus sévères, et son labeur
a été dignement récompensé. Pour ma part, je n'ai
jamais songé à compter les pages qu'il a signées de
son nom ; je sais seulement qu'il n'y a pas une de
ces pages qui n'offre au cœur un sujet de rêverie,
à la pensée un sujet de méditation. Je sais que
chacun des récits inventés par cet artiste laborieux
est plein de vie dans la plus haute acception du
mot, non de cette vie bruyante dont se composent
les aventures, mai*^ de cette vie intellectuelle et
2 36 PORTRAITS LITTERAIRES.
morale qui forme le fonds même de la poésie.Tous
les romans de M. Jules Sandeau sont écrits d'un
style pur et châtié. Toutes les pages qu'il a signées
de son nom ne méritent pas les mêmes éloges ,
toutes les fables qu'il a inventées n'offrent pas la
même vraisemblance et le même intérêt ; mais il y
a dans chacun de ses livres une substance morale
qui se prête merveilleusement à la discussion. Lors
même qu'il lui arrive de se tromper^ son erreur
s'explique par des motifs honorables. Il traite le
public avec respect , et la critique doit lui tenir
compte de sa persévérance et de la sincérité de
ses efforts.
Le premier roman de M. Sandeau , Madame de
Somei'ville , se recommande par des qualités pré-
cieuses^ par la simplicité de l'action , par la vérité
des épisodes^ par la grâce et la sobriété du style.
Cependant je crois inutile de m'y arrêter^ car toutes
les qualités qui distinguent Madame de Somerville
se retrouvent avec plus d'éclat et d'évidence dans
Mariomia. Le sujet choisi par M. Jules Sandeau est
empreint d'une profonde tristesse; mais l'auteur
l'a traité avec une vérité si attachante^ il a déve-
loppé avec un soin si scrupuleux les moindres épi-
sodes de son récit ;, il a si habilement idéaHsé la
réalité qu'il avait sans doute connue par lui-même,
il a usé si ingénieusement de sa mémoire et de son
imagination^ que la tristesse de la donnée disparaît
sous le charme des développements. Si les passions
JULES SANDEAU, 237
n'étaient pas éternelles ;, si l'homme n'était pas
amoureux du trouble et de l'inquiétude, nous di-
rions que Mai^ianna est une leçon éloquente , et
nous insisterions sur le mérite moral de cette
œuvre, nous la recommanderions comme un excel-
lent conseil. Mais pénétré, comme nous le sommes,
de la nécessité, de l'éternité des passions, nous nous
contenterons d'appeler l'attention et la sympathie
sur les personnages, la fable et le style de ce livre.
Louons d'abord , et sans réserve , le caractère
substantiel de Marianna. Il est évident que le temps
n'a manqué ni à la conception, ni à l'exécution de
ce récit. On voit dès les premières pages que l'au-
teur a thésaurisé avant de se mettre en dépense. Il
a lentement amassé , il a trié avec un soin sévère
les pensées qu'il nous ofïre aujourd'hui. Cette mé-
thode , que nous ne saurions recommander trop
hautement, exige une patience aujourd'hui bien
rare ; c'est la seule qui permette d'accomplir des
œuvres durables; M. Sandeau n'a donc pas seule-
ment fait un livre plein d'élégance et d'intérêt , il
a donné un bon exemple.
Les personnages du roman sont dessinés avec
une remarquable précision. Dès qu'ils entrent en
scène, dès qu'ils parlent, chacun croit les recon-
naître et les accueille comme d'anciens amis. Ma-
rianna et Noëmi, M. de Belnave et M. Valtone,
George et Henri, sont conçus très-simplement, et
agissent de façon à ne jamais violer les lois de la
2 38 PORTRAITS LITTERAIRES.
vraisemblance. Le portrait des deux sœurs^ Ma-
rianna et Noëmi^ fait le plus grand honneur à l'i-
magination de M. Sandeau. Il y a dans ces deux fi-
gures une suavité qui rappelle les meilleures pages
de miss Edgeworth. Je ne sais si le portrait de ces
deux sœurs a été tracé d'après nature; mais, réel
ou idéal, il révèle une grande finesse d'observa-
tion. Tous les secrets de ces deux jeunes cœurs,
toutes leurs espérances, toutes leurs ambitions,
tous leurs rêves sont racontés avec une délicatesse
que nous sommes habitué à ne rencontrer que
chez les femmes. L'auteur explique et analyse,
comme un souvenir de la veille, toutes les puéri-
lités angéliques, tous les divins enfantillages dont se
compose la vie d'une jeune fille. Lors même qu'il
invente, il a l'air de transcrire, tant il met de na-
turel et de vivacité dans les tableaux qu'il nous
présente. Il croit à ses personnages, il les a vus, il
les a écoutés, et sa foi entraîne la nôtre. Il a plus
que notre attention, il a notre sympathie. Ma-
rianna et Noëmi, unies ensemble d'une étroite
amitié, mais diversement douées, nous intéressent
sans jamais nous étonner. Noënii est née pour la
paix et le bonheur ; elle est pleine de courage et
de raison ; elle s'applique avec une constance in-
fatigable à réaliser le rêve des moralistes, à cher-
cher la joie dans le devoir. Elle ordonne sa vie en
vue du bien, et soumet à cette règle austère tous
les mouvements de sa pensée. Elle s'interdit
JULES SANDEAL. 239
comme insensés, connue criminels, tons les désirs
qui dépassent le cercle de la famille. Aussi les
vœux de Noëmi sont-ils récompensés par un bon-
heur sans mélange. Une fois éclairée sur la nature
des espérances qu'il lui est permis de former, elle
s'attache à régler sa volonté sur sa puissance, et
chacun de ses jours s'embellit à la fois du souvenir
de la veille et de l'espérance du lendemain. Quoi-
que Noëmi offre le type d'une vertu irréprochable,
quoique chacune de ses actions soit courageuse et
sainte, nous devons dire que le personnage de
Noëmi ne cesse pas un seul instant d'intéresser.
Marianna contraste heureusement avec Noëmi.
Curieuse, ardente, amoureuse d'émotion, elle
comprend les devoirs de la famille, mais ne peut
se résigner au bonheur des jours calmes et pareils.
L^affection la plus sainte, le dévouement le plus
complet ne suffit pas à la contenter ; car elle ne
veut pas seulement se sentir aimée, elle veut être
émue, et, pour satisfaire cette soif impérieuse
d'émotion, elle ira tête baissée au-devant du dan-
ger. Elle abandonnera sans regret le bonheur
qu'elle a sous la main. Son imagination ne parle
pas moins haut que son cœur. L'étonnement et
l'inquiétude lui sont aussi nécessaires que l'amour.
Ce caractère n'a certainement rien de nouveau.
Bien des femmes y liront le secret de leur destinée.
M. Sandeau a su rajeunir le type de Marianna par
des détails pleins de fraîcheur. Sans s'écarter ja-
2 40 rOUTRAITS I.ITTERAIRES.
mais de la véi ité^ il a idéalisé tantôt avec adresse,
tantôt hardiment^ les données que lui fournissait
l'expérience. Aussi Marianna, quoique unie par
une étroite parenté à bien des modèles qui ont
passé devant nos yeux, est une véritable création.
Sa candeur et sa crédulité nous charment et nous
émeuvent, et s'il nous est arrivé de voir et d'étu-
dier des types du même genre, nous trouvons dans
Marianna la transformation harmonieuse de nos
souvenirs.
M. de Belnave et M. Valtone, conçus aussi sim-
plement que Noëmi et Marianna, ne sont pas des-
sinés avec une moindre habileté. M. de Belnave,
en épousant Marianna, croit que tous ses devoirs
se réduisent à l'aimer. Sûr de l'affection qu'il a
})our elle, convaincu qu'elle ne peut douter de lui,
il ne songe pas à lui prouver les sentiments qui
règlent toute sa conduite. Excellent, loyal, mais
d'une nature peu expansive, il considère l'empres-
sement et la flatterie comme des enfantillages
dignes de pitié, et il croirait insulter sa femme en
cherchant à deviner ses caprices. S'il surprend sur
le visage de Marianna un nuage de tristesse, il ne
l'interroge pas, il n'essaye pas de la consoler, car
il a fait pour elle tout ce qu'il peut faire ; il le sait,
il ne l'oublie pas un seul instant, et le témoignage
de sa conscience le dispense de toute curiosité. Le
personnage de M. de Belnave n'est pas moins vrai
que le personnage de Marianna. Bien des maris.
I
JULES SAN DE AU. l>i 1
fernieincnt convainciis de n "avoir rien k se repro-
cher^ et cependant abandonnés^ contre toutes leurs
prévisions, se reconnaîtront dans M. de Belnave.
Ils comprendront, en l'étudiant, qu'il ne suffit pas
d'aimer pour être aimé, qu'il faut, pour exciter,
pour nourrir Talfection, un dévouement ingénieux
et qui sache se résigner tour à tour à la vigilance et
à l'expansion .
M. Yaltone, moins paisible que M. de Belnave,
n'est pas moins réservé dans l'expression de sa ten-
dresse. Mais il trouve dans Noëmi une docilité,
une résignation, qui ne lui permettent pas d'aper-
cevoir ce qui lui manque pour récompenser di-
gnement l'amour de sa femme. Sous sa rudesse
militaire, il cache un cœur excellent; et prêta
sacrifier sa vie pour Noëmi, récompensé, encou-
ragé chaque jour par un sourire de bonheur, il
ne lui arrive jamais de se demander s'il comprend,
sil contente tous les désirs de sa femme.
George et Henri, qui complètent la liste des per-
sonnages, sont, comme Marianna et Noëmi, comme
M. de Belnave et M. Valtone, dessinés d'après des
types que chacun de nous peut retrouver dans ses
souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par
les passions, vieilli par tous les serments qu'il a
prêtés et reçus, résume très- bien l'égoïsme impi-
toyable auquel conduit le développement exclusif
de la sensibilité. Il a souffert et il trouve juste
et naturel de se venger de la douleur qu'il a
21
'2i'i PORTRAITS LITTERAIRES.
subie par la douleur qu'il inllige. 11 y a dans la
peinture de ce caractère une fidélité, une âpreté,
qui révolteront peut-être les cœurs ignorants,
mais que nous croyons pouvoir louer sans ré-
serve; car Tamour est assurément de toutes les
passions la plus égoïste , la plus cruelle , et le
personnage de George Bussy exprime très-bien
cette triste vérité. Quant à Henri Felquères, sa cré-
dulité, sa candeur, le préparent admirablement à
répreuve qu'il appelle de tous ses vœux. Étonné,
indigné de la franchise brutale avec laquelle
George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se
dénouer, effrayé de la cruauté qu'il ne comprend
pas, presque aussi honteux qu'affligé de la rupture
qui s'accomplit sous ses yeux, il tente le malheur
comme la cime des chênes tente la foudre.
Avec ces personnages, M. Sandeau a composé
un roman qui a toute la réalité d'un souvenir per-
sonnel, et en même temps tout le mouvement d'un
drame. La tristesse et l'inquiétude de Marianna aux
prises avec le mari qu'elle aime, dont elle connaît,
dont elle a éprouvé l'affection, off'rent un tableau
plein de simplicité. Il n'est guère possible de pré-
senter sous une forme plus nette et plus précise
les souffrances d'un cœur poussé à la colère par la
sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette
révolte invisible de chaque jour, des traits pleins
de finesse et que ne désavoueraient pas des écri-
vains consommés. Il a très-bien montré comment
JULES SANDEAU. 2 4 3
lo cœur, une fois résolu à faire de la curiosité, de
rémotion, de l'ingratitude, la loi suprême de la
vie entière, se détache du bonheur et du devoir,
et se précipite au-devant de la douleur comme au-
devant d'un hôte longtemps attendu. Il a retracé
avec une grande délicatesse la lutte de l'indulgence
et de la rêverie, de la raison et de Timagination,
lutte engagée dans bien des ménages, et qui finit
trop souvent par l'abandon et le désespoir. Ma-
rianna, humiliée de la sécurité que lui a faite
M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui
remplit toutes ses journées, voit, dans l'indulgence
avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d'in-
différence, un témoignage de son indigence intel-
lectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient
peut-être au sentiment du bonheur et du devoir;
l'indulgence l'exaspère et la pousse à la révolte ;
la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des
souffrances qu'il ne comprend pas et qu'il dédaigne
d'étudier, semble à Marianna plus voisine de l'in-
jure que du pardon. Si une parole d'encourage-
ment, une parole inquiète et curieuse, appelait
sur ses lèvres l'aveu d'une faute imaginaire, elle
renoncerait sans doute au roman qu'elle a rêvé.
iMais le silence de M. de Belnave l'aigrit au lieu de
la calmer, et quand elle s'est bien démontré
qu'elle n'est pas comprise, elle se décide à jouer
son bonheur sur un 'coup de dé. Tout cela est ra-
conté dans le livre de M. Sandeau avec une pré-
244 PORTRAITS LITTERAIRES.
cisioii merveilleuse^, et rinfidélité de Mariannaest si
bien préparée, que M. deBelnave a perdu le cœur
de sa femme avant qu'elle ait rencontré l'homme
qu'elle va aimer. Quand il se décide à quitter
Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir,
pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et
irréparable. M. de Belnave conmience à entrevoir
Tabîme creusé sous ses pieds, mais il n'est plus en
son pouvoir de le franchir ou de le combler. Lors-
que Marianna rencontre George Bussy aux eaux de
Bagnères, elle n'est plus assez clairvoyante , assez
maîtresse d'elle-même pour l'interroger , pour
l'éprouver avant de le suivre. Elle ne s'appartient
plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au
premier homme qui saura mentir et flatter son or-
gueilleuse rêverie.
L'aveuglement, la confiance, la jalousie et le
désespoir de M. de Belnave, lorsqu'il comprend
qu'il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés
par M. Sandeau avec une vérité qui s'élève souvent
jusqu'à l'éloquence. L'adresse ingénieuse avec la-
quelle Noëmi défend sa sœur contre un ennemi
que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le
sujet de plusieurs pages très-fines. Le chapitre où
M. de Belnave découvre, sans le chercher, le secret
de iMarianna, l'entrevue de Noëmi et de George,
sont traités avec une Vérité, une énergie, qui ne
laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par
Noëmi pour sauver l'honneur de Marianna com-
JULES SANDEAU. 245
plique Taction sans la ralentir. Mais je ne saurais
approuver la conversation belliqueuse de M. Val-
tone avec le capitaine Gérard. Cet épisode est, à
mon avis, un véritable hors-d'œuvre, et je le ver-
rais disparaître avec plaisir. Étant donné les habi-
tudes militaires que Fauteur lui prête, M. Valtone,
pour provoquer George Bussy, n'a pas besoin de
s'enivrer avec le capitaine Gérard; il lui suffit d'a-
voir été tourné en ridicule. Puisqu'il désire ven-
ger son ami, il n'a pas besoin de s'exalter par le
récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute
ma pensée, je crois qu'il eut mieux valu ne pas
mettre aux prises M. Valtone et George Bussy.
Marianna renonçant hardiment à suivre son mari
sans avoir rien à craindre pour les jours de
l'homme qu'elle aime, refusant de se réhabiliter
par un mensonge, imposant silence à Noëmi, m'eût
semblé plus poétique, plus grande que Marianna
se résignant à l'obéissance après avoir abandonné
son mari, et rendue à la franchise par la frayeur.
La lutte de M. de Belnave et de Marianna se trou-
verait réduite à ses éléments nécessaires, et, au
lieu d'une scène qui manque de simplicité, nous
aurions une scène rapide et hardie. Le caractère
de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur
devant l'aveu spontané de Marianna. Puisqu'il se
résigne et pardonne, puisqu'il ne cherche pas
dans la vengeance une compensation impuissante,
la franchise de Marianna n'eut fait que placer la
21.
3'» 6 PORTRAITS LITTERAIRES.
générosité de M. de Belnave dans un jour plus
éclatant.
.le crois pouvoir louer sans réserve la lutte de
Marianna et de George Bussy. Tous les traits de ce
tableau sont d'une irréprochable vérité. Il n'y a pas
une page de ce rapide récit qui n'émeuve profon-
dément, car chaque page respire la colère et le
désespoir. Ce rêve commencé dans le paradis et
achevé dans l'enfer est raconté avec une précision
quelquefois effrayante, et qui pourtant ne franchit
jamais les limites de l'émotion poétique. Toutes les
scènes de ce drame lamentable sont retracées avec
une simplicité poignante, et attestent, chez M. San-
deau, une connaissance profonde du sujet qu'il
a choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêve-
ries au bord de la mer composent un tableau
d'une mélancolie touchante.
L'amour de Henri Felquères pour Marianna, fa-
cile à pressentir dès les premières pages, a fourni
à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grâce
et d élégance. Henri commence par pleurer sur le
malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux
siennes. Il lui parle de l'absent, il s'attendrit avec
elle sur la perte irréparable; il croit à l'éternité
de la douleur et il partage son désespoir. Mais qui
ne sait comme les larmes mènent aux baisers?
C'est une vérité vieille' comme le monde, et que
M. Sandeau a su rajeunir par le charme et la
nouveauté des détails. Les mutuelles confidences
JILES SANDEAl. 24 7
de Henri et de Marianna remplissent Tânie d'une
émotion douce et font presque oublier la cruelle
prophétie prononcée par George Bussy. En voyant
cet amour si pur, si ardent, si crédule; en écoutant
les promesses échangées par cet enfant et cette
femme que le malheur n'a pas instruite, on a
peine à croire que Marianna va se venger sur
Henri comme George s'est vengé sur Marianna.
Pour détourner ainsi l'attention du lecteur du dé-
noûment annoncé par George Bussy, M. Sandeau
a fait une grande dépense d'habileté. 11 a l'àir si
convaincu de ce qu'il nous raconte, il paraît ajou-
ter aux serments qu'il transcrit une foi si com-
plète, que nous partageons l'erreur de Henri et de
Marianna. Nous oublions avec eux la prophétie de
George Bussy, et nous les écoutons comme si leur
erreur devait durer, comme s'ils ne devaient pas
se réveiller dans les larmes.. L'amour de Marianna
pour Henri est si naturel, si bien préparé, je dirais
volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût bien
fait de ne pas prêter à Henri une tentative de sui-
cide. Pour triompher de la résistance de Marianna,
Henri n'a pas besoin de l'effrayer. 11 lui suffit de
pleurer avec elle et de lui parler de son amour.
Un jour viendra où elle ne songera plus à se dé-
fendre, où son vœu le plus ardent sera d'être vain-
cue, où elle se glorifiera dans sa défaite. D'ailleurs
une tentative de suicide réussit difficilement à
émouvoir une femme. L'amour ne se prescrit pas,
248 PORTRAITS LITTERAIRES.
et le cœur le plus généreux peut très-bien ne pas
se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir
disparaître du roman de M. Sandeau le chapitre
où Marianna surprend Henri un pistolet à la
main.
M. Sandeau était condamné, par la nature du
sujet qu'il avait choisi, à faire de la seconde partie
de son livre une contre- épreuve de la première.
Il n'a pas cherché à éluder cette nécessité, et nous
pensons qu'il a bien fait. Il s'est soumis résolument
à la condition qu'il avait posée lui-même, et il a
trouvé, dans cette obéissance volontaire et pré-
voyante, l'occasion d'un éclatant triomphe. Ma-
rianna se détachant de Henri n'est pas moins
vraie que George se détachant de Marianna. Des
deux parts c'est la même colère, la même fran-
chise, la même cruauté. La victime se fait bourreau
avec une joie féroce. Mais je crois devoir blâmer
d'une façon absolue les menaces de mort proférées
par Henri, lorsque Marianna se décide à le quitter.
Une pareille menace, loin d'ajouter à l'émotion,
diminue la pitié qu'inspirait Henri. Si Marianna
était infidèle, si Henri se voyait trahi, le meurtre
se comprendrait; mais répondre à l'abandon par
une menace de mort, c'est une extravagance qui
n'a rien d'attendrissant.
L'intervention de George Bussy à l'heure où
Marianna, désabusée, hésite encore à quitter Henri,
ne me paraît pas pouvoir être avouée par le goût.
.Il LES SANDEAl'. 249
Je trouve dans cette intervention un double incon-
vénient. En premier lieu, cette prophétie vivante,
qui arrive à point nommé pour que les acteurs
obéissent au programme, donne au récit quelque
chose d'artificiel, et rappelle maladroitement la
phrase qui termine toutes les fables d'Esope. Ma-
rianna, pour devenir cruelle, n'a pas besoin des
conseils de George. L'amour qu'elle subit sans
pouvoir y répondre parle assez haut pour la déci-
der. En second lieu, il ne convient pas de placer
Marianna entre ses deux amants. Un pareil rappro-
chement n'est pas invraisemblable, mais il ne peut
manquer de blesser le lecteur le moins délicat. Si
le monde offre de tels rapprochements, s'il y a des
femmes assez adroites pour peupler leur salon des
oublis de leur cœur, la poésie doit omettre cette
face de la réalité.
Le départ de Marianna, ses courses furtives dans
les environs de Blanfort, son entrevue avec Noëmi ,
la scène où M. de Belnave lui pardonne sans s'hu-
milier, et lui permet de rester près de lui sans la
rappeler, forment assurément les plus belles pages
du livre. Il y a dans ces derniers chapitres une fer-
meté de style, un enchaînement d'idées qui ne
permettent pas à l'attention de broncher un seul
instant. L'auteur a su associer habilement à l'ana-
lyse des sentiments qui agitent Marianna la pein-
ture du paysage. L'action réciproque de Fâme sur
la nature et de la nature sur l'âme, a fourni à
2.^0 PORTRAITS LITTERAIRES.
M. Sandeaii plusieurs traits d'une véritable élo-
quence. Tantôt le paysage encadre la pensée, tan-
tôt la pensée éclaire le paysage, et cette alliance
du monde intérieur et du monde extérieur n'a ja-
mais rien d'artificiel. Privée de Marianna, la cam-
pagne décrite par M. Sandeau n'aurait plus le
même sens, et Marianna, autrement encadrée,, ne
produirait pas la même émotion. L'auteur a très-
bien rendu l'humilité fière de Marianna et la di-
gnité indulgente de M. de Belnave. J'accepte sans
répugnance le suicide de Henri, qui sert de dé-
noîàment^ car il fallait que Marianna eût un re-
mords en même temps qu'un repentir; il fallait
qu'elle regrettât le bonheur que lui avait offert
M. de Belnave, qu'elle avait méconnu, et qu'elle
eût à se reprocher le malheur et la perte de
Henri.
Il me reste deux reproches à formuler, et j'hésite
d'autant moins à le taire, que j'ai pu louer sincère-
ment la plus grande partie de Marianna. M. San-
deau a introduit dans la trame de son récit des
idylles et des élégies qui sont quelquefois bonnes
en elles-mêmes, mais qui pourraient disparaître
sans laisser aucun regret. Ces morceaux, traités
généralement avec une grande délicatesse, distraient
l'attention, et troubleraient l'unité du poëme, si
l'auteur n'avait pris soin de placer les idylles en
forme de description , et les élégies en forme
d'êxorde. Maisqiielle que soit l'habiletéaveclaquelle
JULES SANDKAL. 261
('US indi'coaux sont placés, je ne balance })as à les
blâmer; car ils ralentissent le récit, et paraissent
entamer la réalité des personnages : en voyant
Tauteur se détourner pour chanter une idylle, s'ar-
rêter pour soupirer une élégie, on est tenté de se
demander s'il croit encore aux acteurs qu'il aban-
donne si facilement, s'il a vraiment assisté aux
soutirances qu'il raconte. Or, la croyance, une fois
ébranlée, a grand'peine à se raffermir; une fois
conquise, on ne saurait l'entretenir avec trop de
vigilance.
Ferncmd et Madeleine méritent les mêmes éloges
que Marianna. Ces deux récits, conçus dans de
moindres proportions, offrent la même élégance, la
même clarté, le même intérêt. Dans Fernand, dans
Madeleine, comme dans Marianna, la pensée en-
gendre l'action sans jamais se montrer à découvert.
C'est le même artifice, le même bonheur ou plutôt
le même savoir, la même habileté. L'histoire de
Fernand est celle de bien des hommes qui croiront,
en lisant le roman de M. Sandeau, lire le récit de
leur vie. Fernand réussit à séduire la femme de son
meilleur ami ; pendant plusieurs années, ce bon-
heur coupable demeure ignoré du mari ; mais un
jour vient oii Fernand se lasse de sa maîtresse et
veut reprendre possession de lui-même. Il s'éloigne
avec l'espérance que son départ assure sa liberté.
Il croit que sa maîtresse devinera sans peine le
motif de son absence, et qu'elle acceptera l'aban-
2 52 l'OUTRAITS LITTERAIRES.
(Ion sans lutte, sans colère. Il se trompe. Elle de-
vine bien, en eftet, que Fernand l'abandonne parce
qu'il ne Taime plus, parce que son amour s'est
refroidi; mais elle ne se résigne pas. Elle interroge
son cœur, et le trouvant encore dominé par la
même passion, dévoré de la même ardeur, elle ne
peut croire que l'affection de Fernand soit éteinte
sans retour. Fernand s'est étrangement abusé.
Présent, il eût réussi peut-être à recouvrer sa li-
berté, en brisant chaque jour un anneau de sa
chaîne. 11 s'est trop pressé; la fuite, au lieu de le
sauver, le perdra. Il a cherché la solitude ; les lettres
de sa maîtresse viennent troubler la paix de sa re-
traite. Cet amour importun dont il voulait se dé-
barrasser le réveille en sursaut au milieu de ses
rêves de bonheur et d'indépendance. Quand il a
passé la journée près d'une jeune fille calme et
pure, dont le cœur ne s'est pas encore ouvert à la
passion, dont la beauté sereine, le caractère angé-
Hque, le regard limpide, le sourire presque divin,
lui promettent une longue suite d'années heureuses,
il trouve, en rentrant chez lui, une lettre qui lui
rappelle que sa chaîne n'est pas brisée. M. Sandeau
a peint les tortures de Fernand avec une rare habi-
leté. 11 serait difficile de présenter d'une façon plus
poignante la lutte de l'égoïsme contre la passion.
Fernand touche du doigt le bonheur, et il faut qu'il
y renonce ; car sa maîtresse, lasse enfin d'attendre
son retour, se décide à partir, à mettre entre elle
JL'LtS SAlNDEA! . 2 5;}
et son mari une l^arriôre infranchissable. Elle vient
retrouver Fernand. Ici, le châtiment commence;
il va se poursuivre avec une inflexible rigueur. Le
mari est bientôt sur les traces de sa femme. Fernand
est seul avec sa maîtresse, qu'il veut décider à partir,
quand le mari paraît. Fernand offre sa vie à l'of-
fensé ; mais ce n'est pas là le compte du mari : le
duel est un jeu hasardeux. Le mari a deviné le se-
cret de Fernand, il a compris que la passion est usée
dans son cœur. Pour punir du même coup Ja maî-
tresse et l'amant, il refuse l'offre de Fernand. —
Vous avez pris ma fennne, gardez-la, — c'est à cette
seule réponse qu'il borne pour le moment sa ven-
geance. Il part, et Fernand, resté seul avec sa maî-
tresse, ne tarde pas à mesurer toute la rigueur de
l'expiation qui lui est imposée. Obligé de subir cha-
que jour les reproches, les larmes, le désespoir muet
de la femme qu'il a pour jamais séparée du inonde,
sa vie n'est plus qu'un perpétuel supplice. Pour
tromper sa douleur, il voyage, il parcourt l'Italie ,
mais il traîne avec lui sa chaîne. Par une pente ir-
résistible, il arrive à souhaiter la mort de sa vic-
time. Ses vœux sont exaucés, il est libre enfin, il le
croit du moins. Sa poitrine se dilate. Il a beau faire,
il se révolte inutilement contre son indignité; il ne
peut se défendre d'une joie cruelle en contemplant
le corps inanimé de la fenmie qu'il a aimée avec
frénésie, et dont l'amour obstiné a fait plus tard son
supplice. Sajoie n'est pas de longue durée. Il revient
22
25 i PORTKAITS LITTERAIUES.
en France, il retrouve la jeune fille dont le souvenir
est demeuré dans sa pensée comme un tourment de
plus ajouté à tous les tourments de son esclavage.
Il la retrouve languissante, pâle, abattue, mais libre
encore. Le bonheur qu'il avait rêvé près d'elle ne
lui est donc pas interdit sans retour. Il demande sa
main, il l'obtient; son espérance est comblée, quand
le mari reparaît et lui demande sa vie. Fernand est
blessé mortellement et ^ient expirer au sein de la
famille qui allait devenir la sienne. Je ne sais si j'ai
réussi à faire comprendre tout ce qu'il y a d'inexo-
rable dans l'enchaînement des incidents dont se
compose cette tragédie. Il n'y a pas une page qui
ne porte l'empreinte de la vérité. L'art est par-
tout et ne se montre nulle part. C'est un beau-
roman qui tient dignement sa place près de Ma-
rionna,
La conception de Madeleine est pleine de grâce
et de simplicité. Dans ce livre, M. Sandeau a voulu
montrer fhomme réhabilité par le travail et l'ac-
complissement du devoir, Maurice a dévoré son pa-
trimoine dans le désordre et l'oisiveté. Las de la vie
qu'il mène depuis quelques années, trop faible pour
changer de conduite, trop fier pour avouer sa pau-
vreté à ses compagnons de plaisir, il a résolu de se
tuer. Il envisage la mort sans efFroi< et cependant i
ne se presse pas d'exécuter son projet. 11 est si par-
faitement convaincu de la nécessité du suicide, qu'il
ne craint pas que la réflexion puisse ébranler son
JULES SANDEAU. 2 55
courage ou éveiller en lui de nouvelles espérances.
Madeleine a deviné le projet de son cousin ; pour le
sauver elle se fait pauvre comme lui. Dans les
lettres de Maurice à son père^ elle a surpris le se-
cret de son désespoir ; le père mort, elle accourt et
lui dit : Je n'ai rien, j'ai compté sur vous. » Il
y a dans ces paroles toute la régénération de Mau-
rice .
Dès que Maurice comprend, en effet, qu'il peut
être utile à quelqu'un, qu'il y a dans sa vie un de-
voir impérieux, sans renoncer à son projet, il l'a-
journe ; il n'abandonne pas la pensée du suicide,
mais il consent à vivre pendant deux ans pour Ma-
deleine. Ce répit suffit à la jeune fille pour trans-
former, pour régénérer, pour réhabiliter l'âme
désespérée de son cousin. Je ne sais rien de plus
touchant, de plus naïf, de plus vrai, que la vie de
Maurice et de Madeleine dans une mansarde de la
rue de Babylone. Là, chaque heure de la journée
est sanctifiée par le travail : Madeleine peint des
boîtes de Spa, Maurice sculpte le chêne et le poi-
rier. La famille Marceau, établie dans la même
maison, au même étage, compose un tableau char-
mant. Maurice, en voyant le bonheur de Marceau
et de sa femme, comprend toute la grandeur, toute
la sainteté du travail. Ursule, sœur de lait de Mau-
rice, qui a voulu accompagner Madeleine, bonne,
franche et railleuse, égayé de ses reparties l'inté-
rieur de ces deux ménages. Un jour, Maurice reçoit
256 PORTRAITS LITTERAIRES.
une commande importante; il s'agit de sculpter une
sainte Elisabeth de Hongrie pour un riche Anglais
dont la famille est demeurée fidèle au culte catho-
lique. Malgré lui, sans le savoir, Maurice trouve
dans le chêne obéissant l'image de sa cousine. En
cherchant l'expression de la pudeur et de la fierté,
en s'etforçant de reproduire dans un visage austère
et doux le type de la reine et de la sainte, il a mo-
delé involontairement le visage angélique de Ma-
deleine. Sir Edward n'a pu voir Madeleine sans
l'aimer; il lui offre sa fortune et sa main. Maurice
presse Madeleine d'accepter cette offre généreuse;
il part, et lui laisse une lettre touchante, empreinte
à la fois de résignation et de dévouement. Maurice,
régénéré par le travail, a renoncé à ses projets de
suicide ; mais plein de reconnaissance pour Made-
leine, il ne veut pas, en restant près d'elle, la con-
damner à la pauvreté. Cependant, avant de faire
son tour de France, il va revoir le château de ses
pères ; il va dire adieu aux ombrages qui l'ont vu
grandir, aux allées paisibles où il a rencontré Ma-
deleine pour la première fois. Qui trouve-t-il en
arrivant? Madeleine, qui l'attend sur le perron et
lui dévoile le secret de sa ruse ingénieuse. Elle s'est
faite pauvre pour l'obliger au travail, pour le forcer
à ne pas désespérer dje lui-même. Maintenant qu'il
a repris goût à la vie, maintenant qu'il est régénéré,
elle n'hésite pas à lui avouer sa richesse pour la
partager avec lui. Ce château qu'il croyait perdu
.IlLES SANDEAU. 26 7
sans retour, elle l'a racheté. J'ai omis, pour laisser
au récit toute sa simplicité, plusieurs épisodes
pleins de fraîcheur et de grâce. Pour mieux expli-
quer le sens et la portée du récit, je l'ai réduit à
ses lignes principales. Cependant je ne puis me dé-
fendre d'appeler l'attention sur la première entre-
vue de Madeleine et de Maurice. Il y a dans cette
scène un parfum de jeunesse dont rien, à mon avis,
ne saurait surpasser la douceur.
J'ai réuni à dessein Marianna, Fernand et Ma-
deleine, quoique ce dernier récit soit séparé de
Marianna par un intervalle de sept années. C'est
qu'en effet ces trois romans sont unis entre eux
par une étroite parenté. Nous retrouvons dans ces
trois romans le même procédé, la même alliance
ingénieuse et déguisée de la philosophie et de la
poésie, la même habileté à tirer l'action de la pen-
sée, à personnifier dans les acteurs les idées révé-
lées par la réflexion. Il me reste à parler du Doc-
teur Herbeau, de Mademoiselle de la Seiglière et de
Catherine, qui, traités avec le même talent, écrits
d'un style aussi châtié, n'appartiennent cependant
pas à la même famille, et montrent sous un aspect
inattendu la manière de M. Sandeau. Dans Ma-
rianna, dans Fernand, dans Madeleine, nous avons
rencontré des émotions sérieuses, une profonde
connaissance de l'âme humaine et des passions qui
l'agitent ; dans le Docteur Herbeau, dans Mademoi-
selle de la Seiglière, dans Catherine, nous sommes
22*
■2 58 PORTRAITS LIT TER AIRES.
doucement charinés par une sorte de gaieté atten-
drie que Marianna ne permettait pas de pressentir.
Les amours du docteur Herbeau et de Louise Ri-
quemont rappellent^ en plus d'une page, la ma-
nière de Mackenzie et de Sterne. Ce mélange de
raillerie et de sincérité, d'ironie et d'émotion,
donne au lecteur un plaisir singulier, difficile à ca-
ractériser, dont Mackenzie et Sterne semblent of-
frir le plus parfait modèle. La passion contenue du
docteur Savenay, la grossièreté naïve de M. Rique-
mont, la jalousie d'Adélaïde Herbeau, l'imperti-
nence de Célestin Herbeau, indigne héritier du
nom, composent, avec la mélancolie de Louise Ri-
quemont, un tableau que ne désavoueraient pas les
maîtres les plus habiles. Sans doute il est permis
de reprocher à l'impertinence de Célestin Herbeau
une verve surabondante qui ne sait pas toujours
s'arrêter à temps ; mais cette tache légère ne dé-
truit pas l'etfet général de la composition. Il y a
dans ce roman des scènes d'un comique vrai, qui
amènent le rire sur les lèvres, pleines de naturel et
d'entraînement, et qui font place aux émotions les
plus attendrissantes. Le rire et l'attendrissement
se succèdent avec tant de bonheur, avec tant de
vraisemblance, que jamais l'un ne fait tort à
l'autre.
Mademoiselle de la Sciglière est probablement le
plus achevé de tous les récits que M. Sandeau a
composés depuis l'époque de ses débuts. En subis-
.RIES SAM)!"Ar. Siî)
sant de légères transfurmationS;, ce livre devien-
drait une véritable couiédie, et cependant je ne vou-
drais pas conseiller à M. Sandeuu de changer le ca-
dre de sa pensée. En général^ ces tentatives ne sont
pas heureuses. La pensée qui s'est produite pour
la première fois sous la forme du récit, perd, en se
montrant sous la forme dramatique, la meilleure
partie de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Toutefois
il m'est impossible de ne pas appeler l'attention
sur la verve comique, sur la gaieté communicative
qui éclate dans plusieurs chapitres de ce roman.
Le personnage du marquis de la Seiglière est une
création qui ferait honneur aux esprits les plus exer-
cés; le vieux Stamply est composé avec une fran-
chise, une vérité que je ne me lasse pas d'admirer.
La figure de mademoiselle de la Seiglière est em-
preinte d'une mélancolie touchante. Madame de
Vaubert exprime très-bien le type de la ruse et de
la sécheresse. Bernard Stamply, placé entre son
amour pour mademoiselle de la Seiglière et la con-
science de ses droits, intéresse constamment par la
sincérité de son langage. J'ai dit que ce roman me
paraît le plus achevé de tous les récits composés
par M. Sandeau. Ce n'est pas que le sujet soit plus
heureusement choisi que celui de Marianna ou de
Madeleine, mais dans aucun de ses livres l'auteur
ne s'est montré aussi maître de lui-même ; dans le
développement d'aucune de ses pensées, il n'a ré-
vélé une puissance aussi calme, un€ volonté aussi
2 60 PORTRAITS LITTERAIRES.
prévoyante. Jamais il n'a manié sa fantaisie avec
une avarice plus intelligente. Il sait où il va^ et il
marche vers le but prévu du pas qui lui plaît^ hâ-
tant ou ralentissant son allure selon les besoins du
récit. Il a tiré de son sujet tout le parti qu'on pou-
vait souhaiter ; il l'a fécondé sans l'épuiser. La ma-
nière dont madame de Vaubert pétrit l'âme de
Stamply comme une cire obéissante^ les conversa-
tions de Bernard et du marquis,, révèlent^ chez
M. Sandeau^ un véritable talent pour la comédie.
L'abondance de la pensée, la sobriété de l'expres-
sion, donnent aux personnages une vie, un naturel,
qui n'appartiennent qu'aux maîtres du genre. Ma-
demoiselle de la Seiglière est à coup sûr une des
lectures les plus agréables qui se puissent rencon-
trer, une œuvre dont le mouvement et la variété
ne laissent rien à désirer. On ne sent nulle part l'ef-
fort ou l'inquiétude. L'auteur semble si convaincu
de ce qu'il raconte, il croit si bien au caractère,
aux paroles de ses personnages, que sa foi en-
trame la nôtre, et nous écoutons le marquis et
sa fille, le vieux Stamply, Bernard et madame
de Vaubert, comme si nous les avions près de
nous. C'est pourquoi Mademoiselle de la Seiglière
me paraît supérieure à tous les romans de M, San-
deau, par la réalité,- par le mouvement et la
vie.
Catherine, publiée l'année dernière, sans réunir
toutes les qualités qui recommandent Mademoiselle
JULES SANDEAl. 261
de la Seigiière, est cependant un tableau de genre
digne de la plus sérieuse attention. Catherine, la
petite fée, comme rappelle Tauteur ; Roger, qui
s'éprend pour elle d'un amour sincère, et qui ce-
pendant n'a pas le courage de lui donner son nom;
François Paty, le digne curé de village ; Claude,
l'amant silencieux de Catherine, sont autant de
personnages dessinés avec une vérité, une fran-
chise, qui rappellent en maint endroit la manière
de l'école flamande. Il n'y a pas jusqu'à la vieille
Marthe qui n'intéresse et n'ajoute à l'effet du ta-
bleau. Quoique l'attendrissement domine dans la
composition de Catherine, il y a cependant plus
d'une scène qui touche à la bonne comédie. Les es-
prits chagrins pourront reprocher aux paysans de
M. Sandeau leur innocence toute patriarcale, et lui
demander comment il n'a pas trouvé moyen de
leur donner un seul des vices qui affligent les villes.
Quant à moi, je l'avoue, je ne songe pas à lui adres-
ser ce reproche, car la lecture de Catherine ne m'a
laissé qu'une impression de plaisir. J'ai suivi avec
tant d'intérêt les amours de Roger et de la petite
fée, j'ai assisté avec tant de curiosité au dîner de
monseigneur chez François Paty, que je ne veux
pas chicaner l'auteur sur la manière dont il a su
m'attacher. Je ne suis pas loin de croire que les
paysans tels qu'il nous les peint se rencontrent ra-
rement. Est-ce là pourtant une raison suffisante
pour les déclarer impossibles de tout point, et les
262 PORTRAITS LITTERAIRES.
renvoyer au pays des (^Jiiinères? Tel n'est pas mon
avis. Claude me plait d'ailleurs par sa candeur et
son dévouement. Quant à la petite fée, je prends
parti pour elle, et je n'hésite pas à me proclamer
son champion. Il est impossible de réunir plus de
grâce et de finesse, plus de malice et de pureté ;
elle mérite vraiment son nom. Elle comprend à
merveille toute la faiblesse de Roger; malgré la vi-
vacité de son affection, elle devine que son amant
ne renoncerait pas sans regret à l'approbation du
monde; et, pour s'épargner un repentir inutile,
elle le dégage de ses serments. La petite fée ne
pouvait manquer de clairvoyance; elle préfère à
bon droit le dévouement de Claude à la passion
exaltée de Roger. Elle se montre aussi sage que
bonne, et ce dénoùment fait honneur au bon sens
de M. Sandeau.
Outre les romans dont je viens de parler, l'au-
teur de Marianna a écrit plusieurs nouvelles dont
la lecture est pleine de charme et d'entraînement.
Je citerai particulièrement Vaillance, Richard,
Karl-Henry et Mademoiselle de Kérouare. Vail^
lance est un véritable modèle de narration. Les
trois frères Legotï sont peints de main de maître.
Le caractère de Jeanne rappelle, sans le reproduire,
le gracieux personnage- de Diana Vernon. Il y a,
dans cette nouvelle, une vérité de pinceau, une
franchise de coloris, qui se rencontrent bien rare-
ment dans les récits que nous voyons se multiplier
JLLES SANDEAl. 2G3
chaque jour. Après avoir tourné le dernier feuillet^
il est impossible de ne pas garder dans sa niéinoire
l'image vivante du Koat d'Or. Richard est un récit
dont l'intérêt ne saurait être contesté. Karl-Henry
nous offre le développement d'un caractère dessiné
certainement d'après nature. Ce jeune musicien,
réservé peut-être aux plus hautes destinées, dont
le nom semblait promis à la gloire, et qui, pour
soutenir sa famille, va s'ensevelir vivant au fond
de la province, dans une élude d'avoué, excite un
attendrissement involontaire. Il y a dans cette im-
molation de chaque jour quelque chose de poi-
gnant, et M. Sandeau a su traiter cette donnée avec
tant de vérité, que l'invention semble à peine jouer
un rôle dans son récit. Pour moi, je pense qu'il a
dû assister aux misères qu'il nous raconte. L'ima-
gination la plus heureuse ne saurait deviner toutes
les tracasseries, toutes les piqûres d'épingle dont
se compose la vie de Karl-Henry. Quelle que soit
la vérité de nos conjectures, inventé ou transcrit,
le tableau de cette abnégation obscure et résignée
a droit aux plus grands éloges. Ce n'est pas, en
effet, un médiocre triomphe que de donner à sa
pensée un accent de réalité où l'art semble n'a-
voir aucune part. Quant à Mademoiselle de Kérouare,
je regrette sincèrement que l'auteur n'ait pas dé-
veloppé dans de plus larges proportions la donnée
qu'il avait choisie. Tous les incidents sont à leur
place, les caractères sont dessinés avec netteté;
2 6 4 PORTRAITS IITTHRAIKES.
mais le récit manque d'air. A proprement parler,
c'est plutôt un programme de récit qu'un récit
achevé. La manière dont M. Sandeau a su traiter
le sujet de loillance, légitime pleinement nos re-
grets à l'égard de Mademoiselle de Kérouare.
Si maintenant nous essayons d'embrasser par la
pensée l'ensemble des œuvres que nous venons d'a-
nalyser; si nous nous demandons quel est le carac-
tère général de tous ces récits, quelle est l'idée
constante qui les domine, la réponse ne sera pas
difficile. Un seul mot suffit en effet à caractériser
tous les romans de M. Sandeau : ce qui domine
dans tous ses livres, c'est le sentiment profond de
la famille. Depuis Marianna jusqu'à Madeleine, il
n'a pas écrit une page qui ne respire la passion la
plus sincère pour la vie de famille, la connaissance
complète du bonheur qu'elle donne et des devoirs
dont elle se compose. Je ne crois pas que M. San-
deau ait choisi la vie de famille comme un thème
à développer; je ne crois pas qu'il se soit proposé
de réfuter, dans chacun de ses livres, les doctrines
professées depuis quinze ans dans plus d'un livre
célèbre et justement admiré. Je pense qu'il a ex-
primé librement ses convictions, et qu'il n'a pas eu
besoin de contradicteurs pour rencontrer l'élo-
quence. D'ailleurs aucun de ses livres, n'est em-
preint du caractère dogmatique. Les personnages
créés par sa fantaisie concourent merveilleusement
à l'expression de la pensée que nous signalons;
JULES SANDEAU. 2 65
mais aucun ne porte écrit sur le front le principe
qu'il représente. Quoi qu'il en soit, involontaire ou
prémédité, le caractère général des livres de M. San-
deau ne saurait être contesté. Or, cette pensée do-
minante laisse dans 1 "âme du lecteur une impression
salutaire. M. Sandeau peint la passion avec fran-
chise, avec liberté, sans crainte, sans pruderie,
comme s'il lui attribuait le gouvernement de la so-
ciété, et cependant, entraîné par la pente inexo-
rable de sa pensée, il donne toujours gain de cause
au devoir. Quoique je ne songe pas à confondre la
loi morale et la loi poétique, je ne puis m'empécher
de signaler cette coïncidence et d'en relever toute
la valeur. Bien que l'une de ces lois régisse la vo-
lonté tandis que la seconde régit l'imagination, c'est
toujours un avantage pour les créations de la fan-
taisie de satisfaire aux prescriptions de la loi mo-
raie, ou du moins de les rappeler.
Ai-je besoin de dire ce que je pense du style de
M. Sandeau? Il est généralement pur, châtié, trans-
parent ; il dit nettement ce qu'il veut dire. L'idée
se laisse toujours apercevoir sous l'image. Les mots
obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans
son allure. L'analogie, cette loi souveraine du style,
est constamment respectée dans l'emploi des ima-
ges. On voit que M. Sandeau prend l'art d'écrire
au sérieux et se contente difficilement; aussi je crois
que ses livres ne sont pas menacés d'un oubli pro-
chain : car ils offrent des pensées justes clairement
23
2 60 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
exprimées, des seiitiiiieiits vrais analysés avec fi-
nesse. Que faut-il de plus pour assurer la durée
des œuvres littéraires?
is4e.
IX.
SAINTE-BRllVE
VOLUPTE.
Le roman que je viens de lire est bien ce que
j'attendais : le poëte et le critique sont résumés
dans ce livre et transformés sans altération notable.
La connaissance des choses humaines y est plus
complète et plus à nu ; les sentiments et les opi-
nions sur Tordre social où nous vivons s'y révèlent
plus nettement, mais sans troubler la continuité
harmonieuse de la vie littéraire de Fauteur.
Oui_, nous sommes heureux de le reconnaître et
ce bonheur est assez rare pour qu'on prenne la
peine de le signaler^ le roman de Sainte-Beuve ne
dément pas une seule des espérances qu'il donnait
il y a dix ans à l'époque de ses débuts. C'est une
conclusion logique et glorieuse dans la série des
tentatives intellectuelles qu'il a courageusement
abordées en 1824.
2 68 PORTRAITS LITTERAIRES.
Aussi, pour bien comprendre et pour expliquer
le sens intime du roman, il faut rappeler sommai-
rement les travaux et les volontés de Fauteur. En-
visagé de cette sorte. Volupté n'a plus rien d'obscur
ni de mystérieux; c'est dans Tordre humain et
dans Tordre littéraire une œuvre inévitable et pré-
vue; c'est, sous la forme du récit, l'expression plus
familière et plus vive, plus abondante et plus ac-
cessible, des idées révélées déjà sous la forme dia-
lectique et sous la forme lyrique. Détaché de l'unité
à laquelle il se rapporte, ce livre court le danger
d'être mal compris; rapproché des prémices dont
il est le complément, il s'éclaire d'un jour lumineux
et paisible.
Je répugne à publier ce que je sais des contem-
porains. Quand je posséderais toute la vie privée
des hommes dont le nom est aujourd'hui célèbre,
je me garderais bien de la révéler. Mais je crois
qu'en de certaines circonstances, l'homme importe
à l'explication de l'artiste; et, par exemple, à
moins d'attribuer à Sainte-Beuve un caractère spé-
cial, choisi, exceptionnel, il est impossible de com-
prendre ses pèlerinages et ses dévotions. Il y a en
lui un mélange heureux d'enthousiasme et de cu-
riosité qui se renouvellent à mesure qu'ils s'apai-
sent, et qui enrôlent son esprit et se^ études au
service de toutes les gloires naissantes ou mécon-
nues. Ce n'est pas tout : cette singularité d'intel-
ligence ne dénouerait qu'à demi le problème de
SAINTE-BEUVE. 2 69
ses travaux. Il est doué d'une abnégation bien rare
en ce temps-ci. Quoiqu'il ait foulé aux pieds bien
des cendres qu'il ne prévoyait pas^ il ne recule,
Dieu merci^ devant aucune ingratitude. Une perd
pas son temps à supputer les oublis dont il a peuplé
sa mémoire. Il dit la vérité pour le plaisir de la
dire. Il popularise les noms dédaignés par l'igno-
rance ou la frivolité^ sans trop se soucier du destin
réservé à son dévouement. Le témoignage qu'il se
rend à lui-même d'avoir bien fait, et courageuse-
ment^ suffit à le contenter, à le soutenir dans les
luttes nouvelles.
Chaque fois qu'il agrandit pour la foule curieuse^
moins prodigue de louanges que de railleries, le
cercle de la famille littéraire, il s'applaudit et se
repose, sans demander aux disciples qu'il initie,
aux dieux nouveaux qui n'avaient pas d'autels
avant ses prédications, une longue reconnaissance,
une solide amitié.
Il marche par le chemin qu'il a choisi, et se fait
une gloire involontaire de toutes les gloires qu'il a
révélées. Quand il rencontre sur sa route un poëte
dont la voix est à peine entendue, il s'applique
sans relâche à grossir son auditoire, il construit
de ses mains un théâtre, il place lui-même les vases
d'airain qui doivent enfler le son et le porter aux
oreilles les plus rétives. Puis, quand le peuple
s'est assis pour écouter, il épie d'un œil vigilant
sur les figures étonnées l'inintelligence ou l'inatten-
22i
270 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
tion, et^ cooime le chœur de la tragédie antique,
il moralise la foule et déroule devant elle le sens
mystérieux des symboles qu'elle admire sans les
comprendre.
Comptez parmi nous ceux qui se résignent au
rôle du chœur antique; comptez ceux qui suivent
l'histoire et ne s'y mêlent pas; comptez ceux qui
expliquent la chute et Télévation des trônes, et ne
prétendent pas à la royauté ! et pourtant le rôle
du chœur est un rôle grave et sérieux, plein d'am-
pleur et de majesté, mais dont ne s'accommode
pas volontiers Fégoisme de notre temps. Chacun
pour soi et Dieu pour tous, c'est là ce qui se lit au
fond des amitiés les plus bruyantes. Triste vérité !
mais qu'il ne faut pas nier. Ordinairement, le
blànie et l'éloge départis aux contemporains ne
sont guère que des contrats passés avec la vanité.
En élevant sur un piédestal ceux qui gisaient dans
le sable, le plus grand nombre songe à soi et se
promet bien de monter au même rang.
Or, parmi les désintéressements littéraires je
n'en sais pas de plus éclatant que celui de Sainte-
Beuve : depuis dix ans, il n'a pas écrit une page
qui ne rende témoignage pour lui, et malheureu-
sement aussi contre bien d'autres. 11 a tendu à bien
des grandeurs chancelantes une main fraternelle,
dont l'étreinte s'est relâchée, sans qu'il y eût de sa
faute. Il a secouru bien des naufragés qui ont ou-
blié le nom de leur sauveur en touchant le rivage.
SAINTE-BEUVE. 27 1
II a couvert de la pourpre iuipériale bien des sol-
dats obscurs avant son acclamation^ et qui se sont
éloignés de lui en disant comme un des césars à
son lit de mort : Je sens que je deviens dieu.
Mais, à chaque nouvelle déception^ son courage
grandissait pour tenter un nouveau pèlerinage^ et
marcher à de nouvelles découvertes. Avant lui^ la
critique française^ lorsqu'elle n'était pas savante
ou acrimonieuse^ n'était guère qu'un blutage assez
vulgaire de préceptes et de formules dont le sens
était perdu. C'est à Sainte-Beuve qu'il faut rappor-
ter rhonneur d'avoir mis la poésie dans la critique;
c'est lui qui le premier a fait de l'analyse des
œuvres littéraires quelque chose de vivant et d'a-
nimé, capable d'intéresser par soi-même, en de-
hors de l'œuvre qui a servi de point de départ.
Son tableau du xvi^ siècle et ses Portraits prouvent
assez, quoique diversement, ce que j'avance. Bien
que la partie plastique de la poésie occupe, dans
le premier de ces ouvrages, une place importante
et presque souveraine, pourtant il est facile de de-
vine?;, à chaque page, que, si l'auteur estime si
haut la naïveté de l'expression, ce n'est pas de sa
part un caprice puéril, et qu'il poursuit sous la
simplicité du mot la simplicité du sentiment. D'ail-
leurs, lorsque parut ce premier livre, en 1828,
toutes les questions de plastique poétique étaient
encore flagrantes. On se battait pour des droits
encore mal définis. La querelle était bariolée de
272 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
blasons inexpliqués; à ces obscures familles qui
réclamaient perles et fleurons sans produire leurs
titres, il fallait un d'Hozier pour les mettre d'ac-
cord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il
a retrouvé les origines de notre poésie; il a dressé
l'arbre généalogique de nos franchises , que le
temps et les commentaires avaient enfouies; il a
nommé les aïeux inconnus d'x\ndré Chénier et de
MoHère; il a franchi Malherbe pour atteindre Ré-
gnier.
Il s'est chargé de légitimer historiquement l'école
poétique de la restauration, que la foule prenait
pour une invasion d'usurpateurs; il a tiré de la
poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées,
les constitutions méconnues de la vieille France;
il a réconcilié les novateurs avec les amis du
passé.
Ce premier travail achevé, il s'agissait de juger
le passé d'après les principes aujourd hui recon-
nus. Après avoir rattaché le xix^ siècle au x\i% il
fallait estimer les deux siècles intermédiaires
d'après leur parenté plus ou moins prochaine avec
les premiers ou les derniers noms de la famille
française, et surtout, ce qui était plus important
et plus difficile, d'après le rang qu'ils occupent
dans la grande famill.e humaine. Cetjte seconde
moitié de la tâche n'a pas été moins glorieusement
accomplie que la première. Une fois résolu à cher-
cher constamment l'homme sous l'artiste, en
SAINTE-BEUVE. 27 3
même temps qu'à préciser la généalogie de tous
les noms, Sainte-Beuve a courageusement pratiqué
le double devoir qu'il s'était imposé. Chacune des
biographies qu'il étudie lui devient, pour quelques
semaines, un monde de prédilection, une atmo-
sphère préférée où il respire à pleins poumons, un
paysage chéri dont il épie curieusement les moin-
dres ondulations, un tleuve bienheureux dont il
suit le cours et les sinuosités les plus capricieuses.
Chacune de ses études est un véritable voyage. Il
nous revient de ces lectures aventureuses comme
d'une course lointaine; il secoue de ses pieds le
sable des rivages ignorés; il rapporte à la main la
tige des plantes inconnues qu'il a cueillies sur sa
route. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, comme
tous les voyageurs, il s'imprègne des mœurs et
des passions des peuples qu'il a visités, s'il lui
arrive de vanter tour à tour les temples de Bom-
bay, de Memphis et d'Athènes, et de confesser
tant de religions qu'on le prendrait pour un
impie.
Non, cette perpétuelle mobilité n'est qu'une
bonne foi constante. Sainte-Beuve ne perd jamais
de vue, dans chacune de ses initiations, les paroles
de François Bacon : il faut que le disciple croie.
Il croit à Saint- Martin et à Lamartine, il croit à
Chateaubriand et à Lamennais, il croit à Diderot
et à l'abbé Prévost: mais croire, pour lui, ce n'est
qu'une manière de comprendre. Il croit pour sa-
27 4 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
voir; il étudie avec le cœur, comme les femmes;
il se livre comme elles pour obtenir. La foi nou-
velle qu'il accepte n'a rien de factice ni d'irrésolu ;
à force de contempler son nouvel ami, il se trans-
forme en lui; il se met à vivre de sa vie; il évoque
les ombres d'une société qui n'est plus ; il réveille
les passions éteintes; il reconstruit les caractères
et les volontés impossibles aujourd'hui, et tout
cela de si bonne grâce, avec un naturel si parfait,
que nous cédons à l'illusion comme lui. Chacun
des modèles qu'il fait poser devant nous gagne
notre atfection en révélant à nos yeux des mérites
inattendus.
Il se peut que des intelligences plus sévères et
moins expansives répudient quelques-unes des ad-
mirations de Sainte-Beuve. Il y a des âmes sé-
rieuses, pleines de candeur et d'austérité tout à la
fois, qui ne se résignent pas à la sympathie aussi
facilement que lui; mais il désarme le blâme par
la sincérité de ses opinions. Il est heureux d'ad-
mirer, comme d'autres sont heureux de com-
prendre.
C'est pourquoi je m'explique sans peine qu'il
ait omis jusqu'ici dans ses études les natures trop
éloignées de la sienne, celles surtout qui se sont
produites au milieu du bruit et des pompeux spec-
tacles; s'il lui arrive presque toujours d'aimer
pour comprendre, on peut dire avec une égale vé-
rité qu'il ne comprend guère ceux qu'il n'aime pas-
SAINTE-BEUVE. 27 5
Dans la poésie lyrique, Sainte-lkuve a eu pa-
reillement deux moments bien distincts, mais non
pas contradictoires. Dans les morceaux publiés
sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme
dans le tableau du xvi® siècle, il semble plutôt
préoccupé du mécanisme de la versification que
du fond même des pensées. Il s'applique avec une
curiosité amoureuse à reproduire tous les rhythmes
essayés au temps de la renaissance par Baïf, Ron-
sard et Dubellay. L'esprit tiède encore de cette
laborieuse exploration qu'il vient d'achever, il
s'empresse de consigner les résultats de ses études
dans une lutte assidue avec les modèles qu'il a
quittés tout à Theure. C'est ainsi que faisait War-
ton, en étudiant l'histoire de la poésie anglaise.
Si Ton veut pourtant pénétrer le caractère in-
time des poésies de Joseph Delorme, on s'aperçoit
bien vite que l'auteur a surtout cherché à traduire,
sous une forme naïve et harmonieuse, le journal
de ses impressions personnelles. Si l'on excepte
en effet l'ode à la rime, qui, par la prestesse des
évolutions et la variété des similitudes, ressemble
volontiers à une gageure, on retrouve presque à
chaque page le retentissement d'une pensée qui
étonne d'abord par sa nudité, mais qui bientôt,
lorsque les yeux sont façonnés à ce nouveau spec-
tacle, nous attache et nous intéresse par sa nudité
même. C'est une révélation franche et hardie,
dédaignant les réticences, pleine de mépris pour
27 G POIITKAITS LITTÉRAIRES.
la périphrase, préférant le mot vrai aux images
les plus élégantes; c'est une causerie domestique.
Dans les Consolations, l'élément humain s'est
complètement dégagé des questions de rhythme, de
césure et de rime. L'artiste est sur de l'instrument
qu'il manie; il choisit volontiers les plus simples
mélodies et ne paraît guère songer qu'à lui-même.
Ce qu'il dit, ce n'est pas pour plaire ; car s'il vou-
lait plaire, il le dirait autrement. Il connaît tout le
manège de la coquetterie poétique ; il s'est rompu
de bonne heure aux ruses les plus difficiles de l'ex-
pression. S'il procède avec une austérité continue,
c'est qu'il a subi depuis un an une métamorphose
irrésistible; c'est que livré à lui-même, loin du
monde qu'il a toujours mal connu, dans la société
de ses livres chéris qu'il devait bientôt épuiser, las
de mordre au fruit de la science, il est monté jus-
qu'à Dieu pour lui demander compte de sa misère
etde son impuissance; c'est qu'il s'est réfugié dans
les mystiques entretiens pour échapper au doute
qui le rongeait.
Si j'insiste sur le caractère religieux des Consola-
tions, c'est que ce livre contient le germe entier de
Volupté; c'est qu'on y voit déjà le cœur se débattre
sous les sens et se révolter contre l'avilissement du
plaisir. Envisagées poétiquement, les Consolations,
malgré l'empreinte personnelle qui les distingue en
ce temps dimitalion et de prosélytisme, sont unies
à l'École des lacs, et en particulier à Wordsworth,
SAFME-BELVE. 27 7
par une étroite parenté. Sainte-Beuve^ conuiie le
poëte anglais,, ennoblit par la pensée qu'il y mêle
plutôt que par l'expression dont il les décore les
sujets les plus vulgaires^ les accidents les plus indif-
férents de la vie quotidienne. Je sais qu'on a re-
proché aux Consolations de ressembler trop à la
prose; je sais qu'à de certains esprits habitués dès
longtemps à la pompe de l'alexandrin, ces confi-
dences familières ont paru presque triviales; mais
ceci^ je crois^ est plutôt l'etfet de la surprise que
le symptôme dun réel mécontentement. Le même
dédain pourrait se manifester en présence d'un
Hobbema chez un homme qui n'aurait vu jusque-
là que des Claude Lorrain.
Et puiS;, dans son amour pour les simples pay-
sages de l'école flamande, Sainte-Beuve ne s'interdit
pas l'essor d\me pensée plus élevée. Il y a dans les
Consolations deux ])ièces qui se distinguent entre
toutes par la naïveté du début, le progrès lent et
mesuré des premiers accords, et aussi, je dois le
dire, par la magnificence et la sublimité de la con-
clusion : je veux parier des amours d'Alighieri et
de Béatrice et du monologue désespéré de iMichel-
Ange. A coup sûr il est impossible de commencer
plus familièrement que ne le fait Sainte-Beuve dans
ces deux morceaux. Il traduit presque httéralement
un sonnet du Buonarroti, une page de la Vie nou-
velle. Il épelle le thème qu'il a placé sur son pu-
pitre, il le commente et le décompose nonchalam-
24
27 8 POKiKAlTS LITTERAIRES.
ment; on dirait qu'il promène au hasard ses doigts
sur le clavier ; mais peu à peu il s'exalte, il s'enivre
de sa pensée, le son grandit et monte jusqu'au faîte;
le murmure qui tout à fheure chuchotait à nos
oreilles s'enfle jusqu'à la menace ; nous étions dans
une prairie au bord d'un limpide ruisseau et voici
que nous sommes transportés sur la crête d'un ro-
cher au bord d'un fleuve écumant. C'est une grande
habileté et très-rare je vous assure : c'est le pro-
cédé familier aux grands symphonistes de l'Alle-
magne.
11 y a dans ces deux morceaux assez de poésie
pour défrayer bien des poèmes. Quant au caractère
mystique du recueil entier, qui a paru à quelques
personnes plutôt découragé que fervent, il n'y a
qu'une réponse à faire, c'est que les plus fermes es-
pérances, qu'elles s'adressent à Dieu ou bien à un
cœur préféré, ont leurs moments de défaillance et
d'abattement : c'est qu'il n'y a pas de prière pos-
sible dans une perpétuelle glorification.
Des Consolations au roman la transition est toute
naturelle. Le sujet, qui dabord ne se révèle pas en
plein, mais qui se dessine et se précise au bout de
quelques pages, n'est autre que la lutte des sens et
de la volonté, le duel du plaisir et de l'intelligence,
de la mollesse et de la réflexion, du c'orps et de
l'âme, le combat acharné de la volupté contre l'a-
mour. Ceci pourra sembler singulier aux esprits
inatteritifs ; mais, avec un peu de complaisance et
SAINTE-BEUVE. 27 9
surtout de bonne foi, on se convaincra bien vite de
lu réalité de la j^uerre que Sainte-Beuve a choisie
comme sujet d'étude poétique.
Croyez-vous que Tamour pour le poète, pour
Tartiste, pour le philosophe, pour le prêtre, pour
rhomme qui pense et qui veut, pour Thomme enfin
qui est vraiment un homme, se réduise au plaisir
des sens? Croyez-vous que Tivresse et Toubli, Texal-
tation et l'épuisement, l'entraînement et la prostra-
tion suffisent à réaliser l'amour tel que Tont conçu,
tel que Tout éprouvé Pétrarque et saint Augustin,
ces deux grands maîtres dans la science d'aimer ?
Oh ! que non pas ! la tâche n'est pas si facile.
Pour peu qu'on ait vécu ou qu'on ait seulement
regardé vivre autour de soi, on ne tarde pas à le
reconnaître, les plaisirs trop hâtés, le paspillage des
sens, les ivresses trop rapides et mal choisies, avi-
lissent l'âme, répuisent et l'endorment; et quand
vient l'heure d'aimer sérieusement, quand il s'agit
d'engager sur un nom le reste de ses années, ce
n'est qu'à grand' peine que Tàme se réveille pour
essayer cette vie nouvelle et glorieuse, cette vie
d'épreuve et de dévouement. Bien souvent le cou-
rage lui manque à moitié chemin. En vue du port
qu'elle aperçoit, elle ralentit la manœuvre, se laisse
démâter et retourne paresseusement aux vagues
tumultueuses de ses plaisirs.
Sans doute il y a des voluptueux qui se purifient
dans un amour sérieux ; sans doute il y a des âmes
28 0 PORTRAITS LITTERAIRES.
qui, après s'être longtemps flétries dans le plaisir,
se rajeunissent et se renouvellent aans le dévoue-
menl et l'abnégation ; mais combien, au lieu de se
transformer et de dépouiller le vieil homme, flé-
trissent à leur image Fâme qu'ils ont choisie, qui
devait les régénérer et qui devient leur proie !
C'est qu'en effet la métamorphose est laborieuse,
c'est qu'au delà de certaines limites elle est tout à
fait impossible; c'est que la volupté, analysée dans
ses intimes éléments, n'est qu'un monstrueux
égoïsme, une perpétuelle immolation aux sens ina-
paisables; c'est que les sens, irrités à toute heure,
impuissants à contenter leur colère, éteignent une
à une toutes les facultés généreuses de notre
âme.
Il est donc naturel que le voluptueux recule de-
vant la tâche imposée à Tançant, qu'il pâlisse et
trébuche devant Fabîme de résignation et de lutte
ouvert à ses pieds. S'il tremble à la seule pensée
de frayer la route à celle qu'il a choisie, c'est que
ses pieds amollis dans le repos ne sont pas de force
à saigner impunément, c'est qu'il craint pour ses
pas chancelants les cailloux et les ronces, c'est que
ses yeux, baignés dans l'ombre d'une alcôve eni-
vrée ne supporteraient pas la lumière éblouissante
de la plaine; c'est que" ses bras, usés' dans les
étreintes furieuses, soutiendraient mal la femme
préférée.
J'ai connu des caractères singuliers, d'une paix
SAINTE-BEUVE. 281
austère et permanente, à peine au seuil de leurs
années^ dédaignant la jeunesse qui s'agitait autour
d'eux, pressés de vieillir avant l'âge, ambitieux de
sentir sous les tresses dorées de leur chevelure les
pensées qui d'ordinaire ne mûrissent que sous les
fronts chauves et ridés; ceux-là prenaient la vo-
lupté par son côté impitoyable et terrible : ils
tuaient leurs sens pour dégager leur âme; ils dé-
chiraient le corps pour ouvrir à l'intelligence des
horizons plus larges, de plus lointaines perspectives.
Au delà du plaisir qu'ils se prescrivaient et qu'ils
menaient à bout, ils apercevaient l'atmosphère se-
reine de la réflexion. Quand ils ont voulu se mettre
à aimer, quand ils ont compris que l'intelligence
livrée à elle-même, abreuvée de vérité, ne suffit
pas à remplir la vie, ils ont trouvé dans l'amour
une vie nouvelle et qu'ils avaient prévue. Ils avaient
mesuré la tâche, ils avaient l'œil paisible, et leur
paupière ne s'est pas abaissée convulsivement. Ils
avaient compris que la volupté a deux sens, l'un
grossier, vulgaire, qui se révèle au plus grand
nombre, c'est le plaisir égoïste; Tautre idéal, poé-
tique_, supérieur à la vie commune, c'est la volupté
dans l'amour. Ils avaient pressenti que le plaisir
acheté par le dévouement et le sacrifice, préparé
par la persévérance et les mutuels épanchements,
acquiert une saveur nouvelle, que les voluptueux
ne soupçonnent pas. Aussi, quand ils ont essayé
l'amour, ils l'avaient deviné, et sans peine ils ont
24*
28 2 PORTRAITS LITTERAIRES.
triomphé de leurs sens avilis. Ils avaient conservé
soigneusement l'étincelle précieuse qui devait ra-
nimer les cendres de leur jeunesse. Au jour du
réveil_, ils ont retrouvé ce qu'ils avaient dédaigné
dans leur folie orgueilleuse^ la faculté d'aimer.
Mais ce n'est pas à cette volupté réfléchie que
s'en est pris Sainte-Beuve ; il sait bien que le plai-
sir ainsi accepté^ plutôt que poursuivi^ n'est qu'une
cruelle initiation^ qui mérite plus de compassion
que de colère.
Amaury^ le héros du roman de Sainte-Beuve^
placé entre trois femmes, toutes trois dignes d'être
aimées, les perd toutes trois par son irrésolution
et ses caprices. Livré de bonne heure aux faciles
plaisirs, il s'y amollit, s'y énerve, et lorsqu'il cher-
che en lui-même la force de vouloir et d'aimer, il
ne la retrouve plus ; il entame la destinée de trois
femmes sans compléter la sienne. Tout le roman
est là. De la volupté à l'impuissance d'aimer_, de
rirrésolution à la nullité, la transition est logique,
irrésistible. Les trois caractères qui s'offrent à l'a-
mour d'Amaury, et qu'il n'accepte pas, parce
qu'une fois avili par Teffémination, il tremble de
s'engager et de vouloir, sont tracés habilement,
simples, vrais et bien distincts. La première, Amé-
lie de Linier, est une jeune fille candide et pure,
attachée à ses devoirs, résignée à l'obéissance, sou-
mise à la destinée que Dieu lui a faite, qui sui-
vrait Amaury dans ses plusj hardies entreprises.
SAINTE-BEUVE. 28 3
mais qui souhaite un nMe à riionime qu'elle aime,
parce qu'elle ne conçoit pas la dignité virile sans
la volonté. Son ambition ne va pas jusqu'à sur-
prendre à son profit toutes les facultés d'Amaury :
elle veut la première place dans son cœur; dans
le monde, elle ne veut pour elle-même que le se-
cond rang. Elle est libre, elle pourrait devenir la
femme d'Amaury ; mais le voluptueux demande
deux années de répit. Deux ans dans la vie d'un
homme sans volonté, sans prévoyance, c'est un
monde pour l'oubli et les mauvais desseins. Bientôt
Amélie est détrônée par madame de Couaën. Cette
nouvelle figure, pour l'achèvement de laquelle le
poëte a dépensé le meilleur de ses forces, est plus
grande, plus idéale que la première ; sa mélanco-
lie est pleine de superstition et de pressentiments;
elle se laisse aller à aimer Amaury sans craindre
un seul instant que cette nouvelle affection puisse
troubler la paix de ce qui l'entoure. Elle aime
saintement, pour le bonheur d'aimer ; ce qu'elle
offre et ce qu'elle demande, c'est un dévouement
sans réserve , mais chaste , mais religieux , mais
contenu dans les limites austères du devoir : elle
ne connaît pas l'entraînement des sens, et ne songe
pas à le redouter. La troisième figure, moins poé-
tique peut-être que les deux autres, madame de
R..., intéresse pourtant par la franchise même de
sa légèreté. Elle est d'une coquetterie naïve, inca-
pable d'un amour sérieux, mais capable cependant
284
PORTRAITS LITTERAIRES.
de pleurer l'abandon. Son amour, on le comprend
sans peine, est plutôt dans sa tète que dans son
cœur ; c'est un type qui se rencontre assez souvent,
et que Sainte-Beuve a fidèlement reproduit d'après
nature. Sans doute madame de R... n'est pas digne
de lutter dans le cœur d'Amaury avec Amélie ou
madame de Couaën ; mais, pour l'irrésolu volup-
tueux, c'est une occasion naturelle d'oublier son
second amour comme il avait oublié le premier,
et c'est pourquoi il faut remercier l'auteur de l'a-
voir placée près d'elles.
Amélie représente le bonheur paisible, sans
lutte, sans péripétie, l'amitié dans l'amour, la séré-
nité des jours pareils et prévus. Madame de Couaën
résume idéalement l'amour romanesque, mêlé de
larmes sanglantes et de célestes sourires; la pos-
session de madame de R... serait tout au plus un
bonheur de quelques semaines.
Entre ces trois amours, Amaury, on le voit bien,
préfère le second, le plus grand , le plus difficile;
mais il recule devant le danger , et n'oifre pas le
combat. Le cœur d'Amélie se laisse trop facilement
pénétrer, et n'offre pas à son avide curiosité assez
d'éléments d'excitation; et puis , pour l'obtenir, il
faudrait s'engager sans retour, et le voluptueux ne
veut pas même engager le lendemain. Madame de
R... ne refuse pas de se livrer; mais elle veut être
dignement gagnée , et s'accommoderait mal d'un
cœur partagé. Elle surprend dans le cœur d' Amaury
SAINTE-BEUVE. 28 5
deux images rivales de la sienne, et qui rend l'aient
son règne impossible; elle ne peut pas se méprendre
sur les vrais sentiments de Thomme qu'elle a dis-
tingué; elle devine son hésitation et ses lâchetés;
elle serait folle vraiment de céder à des attaques si
mal conçues et si mal poursuivies.
Ces trois amours sont décrits dans le roman de
Sainte-Beuve avec une exquise délicatesse.
Un jour ces trois femmes se rencontrent, et sans
plaintes, sans récrimination, sans aveu, elles com-
prennent la secrète rivalité qui les sépare ; ce jour-
là est un jour décisif pour Amaury. Témoin de ces
trois douleurs qu'il a faites, il s'aftlige et s'apitoie
sur lui-même, il maudit sa misère et son infirmité.
Il s'éloigne avec un elfroi religieux de ces trois
plantes flétries au souffle de son amour impuissant.
Il se retire de la vie où il n'a plus de rôle à jouer,
il se réfugie en Dieu ; et pour que rien ne manque
au châtiment de sa lâcheté , à peine a-t-il été or-
donné prêtre, qu'il assiste aux derniers moments
de madame de Couaën ; il récite sur sa dépouille la
prière des morts, et renvoie au ciel cette âme dont
il n'a pas voulu.
Il y a dans tout ceci une haute moralité. Cette
histoire très-simple aboutit à une conclusion lu-
mineuse, à un enseignement sévère , à une leçon
évidente : Amaury manque sa destinée faute d'avoir
voulu.
Aimer, savoir, qu'est-ce après tout sans la vo-
28 6 PORTRAITS LITTERAIRES.
lonté? une occasion de vivre, mais non pas la vie
elle-même. Vérité simple, et que beaucoup pour-
tant révoquent en doute , ou ne soupçonnent pas.
Si j'ai négligé dans cette rapide analyse toute la
partie locale et historique du roman , si j'ai omis
le portrait de M. de Couaën, celui de madame de
Cursy, celui de Georges Cadoudal ^ c'est que ces
trois figures ne sont pas sur le premier plan du ta-
bleau, c'est qu'elles servent plutôt à Tencadrement
de Taction qu'à Faction elle-même, c'est que dans
la destinée d'Amaury ces trois noms sont plutôt
des accidents que des ressorts.
L'épilogue tout entier est magnifique d'élévation,
d'abondance et de verve. Dès qu'Amaury, en ex-
piation de sa jeunesse livrée aux vents capricieux
de la volupté, pour racheter ses années perdues, a
choisi la prière comme un dernier et inviolable
asile , comme un rocher inexpugnable et que les
Ilots du monde baignent incessamment sans jamais
l'ébranler, il se régénère et se relève , il se renou-
velle et se transfigure : le voluptueux redevient
homme.
Le style de ce roman possède les qualités habi-
tuelles de l'auteur. La grâce, la pureté qui lui sont
familières se retrouvent dans ce livre. Mais il y a
heu, je crois, à faire quelques remarqués techni-
ques sur la trame intérieure du langage appliqué
au récit et en particulier au roman.
La forme choisie par l'auteur admet, je le sais.
SAIiNTE-IJELVE. 287
toutes les variétés^ tontes les niiaiiees de style, de-
puis le familier jusqu'au lyrique, depuis le simple
et le nu jusqu'à Tépique et au pittoresque; mais
ne convient- il pas de ménager soigneusement la
transition d'une nuance à l'autre?
Dans la succession même des nuances, n'y a-t-il
pas une loi? Et cette loi, quelle est-elle? N'est-ce
pas la sobriété ? La nuance lyrique en particulier
ne doit-elle pas se produire avec une avarice rétlé-
chie? Et s'il arrive qu'elle se répande avec une abon-
dance luxuriante, n'entache-t-elle pas de mesqui-
nerie et de nudité les nuances voisines et plus sim-
ples? Pour le récit, par exemple, ne serait-il pas
utile de s'interdire les images fréquentes et vive-
ment accusées? Ne faut-il pas réserver les simili-
tudes pour la peinture du paysage, les symboles
pour la révélation du monde intérieur, qui, sans le
secours de la poésie , ne pourrait jamais s'éclairer
que d'un jour incomplet ?
Chacune de ces questions est grave, et ne se résout
pas à la course. Aussi, en les faisant, nous éprou-
vons le besoin de les justifier. Parfois il nous a
semblé que les pages les plus belles de ce livre ga-
gneraient singulièrement à se simplifier. Il y a dans
une œuvre de longue haleine une perspective poé-
tique dont il faut tenir compte. Souvent le style
trop chargé d'images plie sous le faix et ralentit la
marche du récit.
Mais s'il est prescrit au romancier d'apporter
28 8 l'ORTRAITS LITTERAIRES.
dans l'emploi des images d'infinis ménagements,
il doit éviter avec un soin pareil de les briser en
les variant, de les obscucir en les superposant ; or
je dois déclarer franchement que Sainte-Beuve a
plusieurs fois commis cette faute. Il lui arrive de
choisir des images dans des ordres de pensées sou-
vent très- éloignés Tun de l'autre, et de mettre une
comparaison abstraite à côté d'une comparaison
visible ; de cette sorte, la première perd son auto-
torité, et la seconde sa grâce.
Et puis il répugne généralement à continuer, à
soutenir la similitude qu'il a choisie; on dirait qu'il
craint de la rendre puérile en la déroulant. Les
nombreux exemples qu'il a sous les yeux expli-
quent sa frayeur, mais ne la justifient pas. Sans
doute il est arrivé de nos jours à des artistes émi-
nents d'entamer le tissu du style à force de l'amin-
cir pour l'étendre ; mais le danger peut être évité,
et Sainte-Beuve , mieux que personne , connaît le
moyen de n'y pas succomber.
Cette brièveté volontaire dans les similitudes, en
muhipliant les facettes et les tons du style, lui ôte
une partie de son unité. La prose prend alors un
aspect chatoyant qui fatigue l'œil et déroute l'at-
tention.
Ces reproches, que nous croyons sérieux , s'ex-
pliquent par une disposition particulière à l'esprit
de Sainte-Beuve. En présence de sa pensée, comme
devant les caractères qu'il étudie, sa curiosité tient
SAINTE-BEUVE. 2 8 9
du tressaillement : il aperçoit du même coup plu-
sieurs faces diverses, également éblouissantes, qui
le séduisent avec une égale puissance ; tantôt c'est
le coté sensuel, tantôt c'est le côté idéal. Dans son
ardeur mobile , il ne choisit pas assez résolument
le côté qu'il veut peindre , et comme un enfant
placé entre deux fruits également dorés , il va de
l'un à l'autre, sans se décider. Cette disposition est,
dans l'ordre intellectuel , quelque chose qui cor-
respond assez bien au chatoiement du style , dans
l'ordre littéraire.
Malgré ces chicanes qui sans doute sembleront
niaises au plus grand nombre , à force d'être sub-
tiles, Fo/^/y^^e est un beau livre, plein de substance,
nourri de pensées et surtout de sentiments vrais,
surpris avec bonheur, étudiés avec avec précision ;
c'est un livre où ruisselle le sang des blessures, où
l'artiste a laissé des lambeaux de son cœur, comme
la brebis des lambeaux de sa toison dans la haie
qu'elle franchit .
25
X.
EUGKNR SCRIBE
Depuis plus d'un an nous attendions le discours
de réception de M. Scribe^ et nous commencions à
désespérer. Nous connaissons les occupations mul-
tipliées, les travaux innombrables et sans cesse re-
naissants de l'auteur de Bertrand et Raton ; nous
savons qu'il entreprend à la même heure un opéra-
comique, un ballet et deux ou trois menues comé-
dies avec ou sans couplets : il était donc naturel de
penser que les administrations dramatiques, dont
M. Scribe est aujourd'hui la providence, faisaient
tort à l'Académie française. Les documents les plus
authentiques semblaient fortifier cette conjecture;
depuis rinauguration de Y Ambitieux, on parlait à la
fois d'une pièce en cinq actes pour la Comédie-
Française, de plusieurs poëmes lyriques, destinés à
madame Damoreau, et d'une fourniture considé-
rable pour le boulevard Bonne-Nouvelle ; c'était
bien assez pour absorber toutes les facultés du
2 02 PORTRAITS LITTERAIRES.
génie \o plus fécond de la France. Enfin^ les répé-
titions actives de la Saint-Barthélcmy auraient suffi
seules à expliquer le silence du nouvel académicien.
Heureusement pour la littérature^ pour l'Acadé-
mie et pour nous^ M. Scribe^ par un redoublement
d'énergie^ a trouvé le temps d'écrire son discours
de réception entre une cavatine et un trio. L'as-
semblée était nombreuse à l'Institut^ jeudi 28 jan-
vier, et la composition de l'auditoire avait un ca-
ractère inaccoutumé. Les députations qui s'étaient
donné rendez-vous sur les bancs de l'Académie
narguaient naïvement l'étonnement des curieux.
C'était, d'une part, la légion des collaborateurs de
M. Scribe, clients modestes qui avaient voulu ac-
compagner leur patron jusque dans l'enceinte du
sénat, qui se glorifient de lui appartenir, et qui, ce
jour-là du moins, partageaient les honneurs décer-
nés à son génie. Plus loin, on distinguait un essaim
de jeunes veuves, maîtresses à vingt ans d'une for-
tune indépendante et ne sachant que faire de leur
main et de leur cœur ; dans les rangs de ces veuves
privilégiées, il y avait bien quelques orphelines dé-
laissées, quelques filles coupables, chargées de la
malédiction paternelle; mais elles avaient oublié
leurs larmes et leurs remords, et se confondaient
dans la foule de leurs compagnes. Aux pieds de
ces veuves enchanteresses, on apercevait des colo-
nels sans régiment qui, pendant quinze ans, ont
noué avec ces dames des intrigues victorieuses.
EUGENE SCRIBE. 213
M. Scribe était véritablenienl entouré de son état-
major, il pouvait se croire encore sur la scène du
(lymnase. C'est sans doute à la présence de ces
députations que nous devons attribuer la prcuiière
émotion de l'orateur. Sa voix tremblait comme
celle d'un jeune étourdi qui aurait un oncle à flé-
chir, des dettes à payer et une cousine à convaincre.
L'exorde du récipiendaire ressemblait volontiers à
l'exposition d'un drame sentimental. M. Scribe a
rapproché sa gloire académique de ses premiers
succès au lycée Napoléon ; il s'est mis en scène
entre Fontanes et Arnault, et a même trouvé moyen
d'appeler à son secours le souvenir de sa mère ab-
sente. Après cette habile préparation, il a loué ra-
pidement les tragédies, les fables et jusqu'aux
chansons de M. Arnault; il a rappelé la nomination
académique de Laujon, et commencé la biographie
de la chanson. M. Scribe se prend très-sérieusement
pour un chansonnier, et c'est par ce titre qu'il a
expliqué publiquement son avènement à TAcadé-
mie. La chanson, selon lui, a seule une valeur his-
torique parmi les ouvrages d'imagination. Pour
prouver cette thèse singulière, il a parlé des Croi-
sades et de la Ligue, de la Fronde et des Etats Gé-
néraux, de la Convention et du Directoire, des
trouvères et des ménestrels, de la liberté et de VAl-
curan, avec un aplomb et une volubilité qui ont
amusé l'auditoire et l'ont presque étonné comme un
morceau d'érudition.
25.
294 PORTRAITS LITTERAIRES.
Cette biographie de la chanson n'était que \a.
première partie du plaidoyer de M-. Scribe. Après
avoir lu dans le couplet l'histoire entière de la
France, Torateur a soutenu, contre Tavis de
M. Etienne, que la comédie n'exprime ni la con-
duite ni les mœurs d'une nation. Pour démontrer
cette seconde partie de son plaidoyer, il a eu re-
cours à des arguments d'une force vraiment ter-
rible. En homme généreux, et nous devons l'en
remercier, il n'a pas voulu remonter au delà
du xvii^ siècle ; les trouvères, les ménestrels et
VAlcomn avaient mis en lumière tout le savoir du
récipiendaire : après ces preuves glorieuses, il
pouvait être impunément modeste. Il a donc mené
sa démonstration de Louis XIV à Bertrand et Ra-
ton. 11 a demandé hautement si Tartufe et hs Fem-
mes savantes parlent de la révocation de l'édit de
Nantes et des guerres de Flandre ; si Destouches,
dans le Dissiprjteur et le Philosophe marié, raconte
les orgies de la régence et les débauches du Parc-
aux-Cerfs ; si Marivaux, dans les Fausses Confiden-
ces, trace le portrait de la Dubarry. Il a omis à
dessein le Mariage de Figaro ; mais il a flétri avec
une indignation toute paternelle les comédies pas-
torales de la Terreur et le drame adultère de nos
jours. Il a comparé la Belle Fermière et le comité
de salut public, les orgies de nos théâtres et la so-
ciété vertueuse au milieu de laquelle nous avons
le bonheur de vivre. Toutes ces déductions ont
LLGENE SCIUBE. 2 9i
paru au public de rAcadémie très-savantes et très-
probantes. Je regrette seulement que M. Scribe ait
négligé de porter en compte la plus hideuse et la
plus effrontée de toutes les pièces représentées au
boulevard, une pièce qui soulevait le cœur des
filles entretenues, et qui pourtant porte son nom :
Dix ans de la vie d'une Femme. Paris n'a pas en-
core oublié que l'actrice chargée du r(Me principal
dans cet ignoble catéchisme, où l'avilissement est
enseigné par demandes et par réponses, vint pro-
tester par ses larmes sincères contre les sifflets ven-
geurs de la salle. Cette pièce, qui semble écrite
pour la ronde de nuit, la patrouille grise et les lieux
de prostitution, qui laisse bien loin derrière elle le
Pornographe de Rétif de La Bretonne, ne se trouve
pas dans le théâtre de M. Scribe, dédié par lui à
ses collaborateurs ; mais elle défie hardiment toutes
les débauches futures du théâtre, et n'aurait pas
déparé la biographie de la comédie en France. Je
ne puis croire que cet oubli soit involontaire, et
voilà précisément pourquoi je ne saurais le par-
donner à M. Scribe. Quand on a signé de son nom
une pareille ineptie, qui n'a ni l'énergie d'une
priapée, ni la licence ingénieuse d'un souper de
petite maison, il faut soutenir jusqu'au bout son
rôle de marchand; si l'on a vendu le scandale et
le vice à la foule ébahie, il faut se souvenir de son
premier tralic, et ne pas ouvrir une boutique de
vertu en pleine Académie.
29 G PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Le discours de M. Scribe, si remarquable par
l'abondance et la nouveauté des idées, n'est pas
moins digne d'étude sous le rapport du style. Nous
y avons compté quelques douzaines de solécismes
joyeux, qui souriaient léte baute connue s'ils eus-
sent été confiés aux lèvres musicales de madame
A'olnys ou de madame Allan. M. Scribe, après
avoir si souvent cravaché la langue en plein théâ-
tre, aurait eu grand tort de la respecter jeudi der-
nier. Pour bien remplir son rôle, il devait braver
jusqu'au bout la littérature et ceux qui la repré-
sentent. Il a donc bien fait, selon nous, d'écrire
son discours de réception du même style que ses
comédies.
M. Villemain avait beau jeu pour répondre au
récipiendaire. Il n'a pas demandé de cartes, et il a
eu raison; car il était sûr de retourner le roi. Il a
défendu pied à pied, contre la déclamation vul-
gaire et le paradoxe anecdotique, le terrain du goût
et du bon sens. Fidèle aux traditions académiques,
il n'a pas cru pouvoir se dispenser de reprendre en
sous-œuvre l'éloge de M. Arnault; mais il s'est
bien vite débarrassé de cette obligation insigni-
fiante, et a franchement abordé le véritable sujet
de sa réponse. 31. Villemain n'est pas un esprit
original et ne prend guère sous sa responsabilité
la promulgation des vérités nouvelles; mais il
excelle à dire l'opinion déjà soutenue par une pha-
lange serrée ; il marque volontiers au coin de sa
EUGÈNE SCRIBE. 297
parole le métal coulé en lingots par des mains plus
liardies que la sienne; il se fait le tribun des
causes gagnées ou qui touchent à leur triomphe;
il ne se compromet pas à Tétourdie pour les
idées aventureuses^ mais il proclame d'une voix
claire et sonore les idées qui ont entamé les lignes
ennemies. Il y a dix ans, M. Yillemain n'aurait of-
fert à M. Scribe que le dédain ou le respect; au-
jourd'hui , que la presse a ouvert la brèche ,
M. Villemain monte courageusement à l'assaut.
Sauf ces réserves que je ne pouvais passer sous
silence, je dois rendre à M. Villemain une écla-
tante et pleine justice. Il a traité M. Scribe comme
le plus mutin des enfants gâtés, il lui a dit avec
des paroles emmiellées les plus dures vérités. Il a
dénioh à coups de chiquenaude les théories litté-
raires de M. Scribe; mais il a rais dans le renver-
sement de ce château de cartes tant d'ordre et de
patience qu'il avait l'air de prendre au sérieux la
solidité des murailles. Au moment même où il se
proposait de berner son antagoniste comme Sancho
dans la cour de l'hôtellerie, on eut dit, à l'enten-
dre, qu'il ne respirait que franchise et bienveil-
lance. J'ai même la certitude qu'une grande partie
de l'auditoire s'est laissé prendre aux paroles de
M. Villemain, et n'a pas songé à deviner la mo-
querie cachée sous le compliment. Pour le plus
grand nombre, il n'était que poli et s'acquittait
de sa tâche avec résignation; mais, en réalité.
2 98 PORTRAITS LITTERAIRES.
("liacnne de ses phrases était une satire amère,
implacable^ et retournait le fer dans la plaie sai-
gnante.
En présentant la défense de la comédie^ M. Vil-
lemain avait une marche toute tracée : de Molière
h Beaumarchais, en traversant Regnard, Destou-
ches et Marivaux, il pouvait sans effort montrer la
constante fraternité des mœurs et du théâtre ; il n*a
pas manqué à ce facile devoir. En effet, si la révo-
cation de redit de Nantes et les guerres de Flandre
ne sont pas écrites dans V Ecole des femmes et le
Misanthrope, Molière a pourtant sa place marquée
entre La Bruyère et le duc de Saint-Simon; s'il a fait
grâce au grand prieur de Vendôme et à la veuve
Scarron, il a été sans pitié pour les marquis inso-
lents, pour les femmes tachées d'encre et de bouil-
lon, pour les colporteurs de sonnets. Si Destouches
n'a pas mis sur la scène les jupes relevées jus-
qu'au genou et les baisers avinés, il a représenté
fidèlement une face de son siècle, il a été senten-
cieux comme les roués de la Régence. Marivaux,
dédaignant avec raison les bals de bouts de chan-
delle et le ministère en corset qui trônait à Ver-
sailles, a peint avec une souplesse merveilleuse
toutes les galanteries sans cœur auxquelles il as-
sistait; il a très-bien montré comment Tamour
peut occuper sans passionner, comment la stra-
tégie de boudoir peut devenir une affaire sérieuse
et savante sans entamer la liberté des amants.
EUGENE SC1UJ$E. 209
Cullé^ dont M. Villemaiii n'a puo parlô^ clans son
Théâtre de Société s'est chargé de peindre le
xviii'' siècle en déshabillé. Enfin Beaumarchais,
dans le Mariage de Figaro, a préparé le serincMit
du jeu de paume et la prise de la Bastille, l.es tra-
gédies romaines de lEmpire, les comédies guer-
rières de la Restauration^ les drames désordonnés
de nos jours ne sont pas sans parenté avec les sen-
timents de la France depuis trente ans; l'ambition
militaire^ le souvenir cuisant de l'invasion, et plus
tard le mouvement tumultueux des aveugles espé-
rances, l'audace effrénée de Forgueil et de Té-
goïsme, se sont fait jour dans la littérature drama-
tique. Il suffit donc d'ouvrir l'histoire pour juger
la théorie de M. Scribe.
Après avoir réfuté au pas de course les para-
doxes de son adversaire, M. Villemain a terminé
par des féli(ntations ironiques; il a rappelé la fortune
rapide de M. Scribe, et lui a généreusement par-
donné son blason ; mais il a très-bien caractérisé
cette carrière littéraire qui compte un succès i)ar
mois, cette destinée d'un dangereux exemple, qui
met la curiosité publique en coupe réglée, qui
plante à jour fixe des idées de haute et moyenne
futaie, et qui approvisionne régulièrement les
chantiers dramatiques. Laissant à M. Scribe le
titre de chansonnier, lui permettant même de
mettre Désaugiers au-dessus de Béranger, il a prié
le nouvel académicien de veiller, au nom de ses
3 00 l'ORTHAITS LITTKHAÏKES.
confrères, sur la conduite littéraire des théâtres
lyriques. C'était le coup de grâce, le dernier châ-
timent infligé au vaincu. Désormais, M. Scribe est
condamné par arrêt de l'Académie à mettre du
bon sens même dans ses opéras-comiques. Il fau-
dra qu il invente de nouvelles dynasties dans les
cercles allemands, qu'il étudie la géographie de
l'Europe, et même la langue française. La sen-
tence est rigoureuse et sans appel. Que va devenir
l'inépuisable improvisateur? comment satisfera-
t-il à ces conditions onéreuses? S'il se pique de
respect pour les conseils impérieux de l'Académie,
je le vois forcé de se réfugier dans le silence. Mais
soyez sûrs qu'il n'en fera rien, soyez sûrs qu'il
continuera courageusement de monnoyer sa parole,
d'accoupler des rimes boiteuses, de rhabiller sans
embarras les personnages décrépits de ses créations
prévues; soyez sûrs qu'à l'exception du couplet
final, où il épargnera l'Académie, il ne changera
rien à ses habitudes souveraines, et traitera tou-
jours le bon sens et la grammaire avec un mépris
absolu .
Tout en tenant compte à M. Villemain de son
adresse malicieuse, de sa politesse ironique, je ne
puis m'empêîcher de blâmer sévèrement hi comé-
die jouée jeudi dernier à l'Institut. L'Académie,
en admettant dans son sein des hommes d'un mé-
rite aussi douteux que M. Scribe, n'est-elle pas
coupable d'imprudence ? Ne serait-il pas à souhaiter
EUGENE SCUIBli. 301
que les futurs récipiendaires fussent de force à
défier la verve railleuse de M. Yillemain? La sa-
gesse et les convenances ne se réunissent-elles pas
pour prescrire dans le choix des candidats plus de
scrupules et de sévérité? Que M. Yillemain s'égaye
et s'amuse dans un salon aux dépens de M. Scribe,
rien de mieux; qu'il engage avec lui une polémi-
que agile et ingénieuse, et qu'il assemble autour
de sa moquerie un cercle attentif, tout cela est
[)ermis. Mais railler le récipiendaire en pleine Aca-
démie, n'est-ce pas travailler de ses mains à
ébranler sa maison ? n'est-ce pas appeler l'inditîé-
rence et la déconsidération sur une compagnie
littéraire que la France veut bien prendre au sé-
rieux? Encore deux ou trois acquisitions de la
même valeur que M. Scribe, et l'Académie, mal-
gré les noms recommandables qu'elle renferme,
n'offrira bientôt plus l'étoffe d'un couplet. A l'heure
qu'il est, elle joue le même rôle que la noblesse
française au xviii'^ siècle pour prévenir la mo-
querie des philosophes ; elle prend l'initiative, et
se moque d'elle-même. Elle se fait gaie, insou-
ciante, frivole ; elle jette au feu ses parchemins,
et ne s'aperçoit pas que le tiers état sourit de pitié.
Elle fait bon marché de sa grandeur, elle se tourne
en ridicule, et se chatouille pour se desserrer les
dents ; mais elle ne prévoit pas qu'un jour la foule
s'avisera de la prendre au mot, et sera sans respect
pour un corps littéraire si peu ménager de sa pro-
26
;J02 POUTUAITS LITTERAIRES.
pre dignité. Si l'Académie, en se gaussant des
nouveaux élus^ espère se populariser, elle se
trompe radicalement. Entre le discrédit et la po-
pularité lïntervalle est immense, et, maintenant,
TAcadémie me paraît s'acheminer rapidement vers
le discrédit. Ce conseil, dans notre bouche, est
parfaitement désintéressé. Les services littéraires
de l'Académie française sont pour nous très- con-
testables, et la récente publication du Dictionnaire
n'est pas faite pour ébranler notre conviction.
En avertissant une institution qui se ruine, nous
cédons à Tinstinct du bon sens. Si la critique
s'est montrée sévère pour l'Académie, ce n'est pas
la faute de la critique. Il faut que l'Académie con-
sente à le croire, les parenthèses envenimées de
M. Scribe et de M. Yillemain ne changeront rien
aux termes de la question : pour se prononcer
sur le mérite d'un livre, il n'est pas nécessaire de
siéger dans les commissions. L'étude et la clair-
voyance suffisent amplement. Peu importe à la
presse indépendante et sincère que l'Académie,
dans ses lits de justice, accuse la critique d'amer-
tume et de mauvaise foi ; Horace, que ces mes-
sieurs ne récuseront sans doute pas, se charge de
répondre pour nous. C'est lui qui conseille le repos
aux chevaux haletants; L'avis est clair et facile à
comprendre, et les orgueils obstinés qui sont punis
par l'indifférence publique ne doivent imputer qu'à
eux-mêmes le châtiment qui les atteint. Nous
EUGENE SCRIBE. 30 3
pouvons le dire franchement^ puisqu'on no doit
aux morts que la vérité : tant pis pour M. Arnault^
s'il a démenti Marins et les Vénitiens par la pi-
toyable tragédie à^ Pertinax ;i^ni\i\?> pour M. Gros^
s'il a démenti Aboukir et Jaff'a par Hercule et
Diomède. Ce n'est pas nous qui refusons d'honorer
les vieillards , et d'amnistier le présent au nom
du passé. Pourquoi les vieillards prennent-ils à
tâche d'effacer les traces glorieuses de leurs pre-
miers pas ? Je sais que l'Académie tient en réserve
contre la critique un reproche plus grave, et
qu'elle juge sans réplique. Je sais qu'elle accuse
de turbulence et de désordre les esprits inflexibles
qui poursuivent la vérité sous toutes les formes;
qui ne font grâce ni à la popularité si elle est in-
juste, ni au talent s'il est menteur, ni à la science
si elle se fourvoie ; qui, dans l'appréciation d'un
ouvrage, mettent l'idée au-dessus de l'homme, et ne
consultent jamais que leur conscience pour se pro-
noncer. Je n'ignore pas que l'Académie traite sou-
vent avec un dédain superbe, mais souvent aussi
avec une colère mal déguisée, cette émeute de la
raison contre la légalité qui se lézarde ; mais. Dieu
merci ! nous écoutons sans ressentiment les mur-
mures et le dépit de ces messieurs. Nous leur
permettons de lancer contre nous toutes les flèches
aiguisées de leur rhétorique impatiente; nous ne
descendrons jamais jusqu'à la représaille; nous
croyons qu'ils sont faillibles, qu'ilne leur est pas dé-
30 4 l'ORTRAITS LITTERAIRES.
fendu, plus qu'à nous, de se tromper; nous n'imi-
terons pas leur exemple, nous ne confondrons pas
l'erreur avec la mauvaise foi.
Aujourd'hui, comme toujours, nous souhaitons
que l'Académie appelle àelle des candidats vraiment
littéraires; nous souhaitons qu'elle devance la popu-
larité et ne l'attende pas, qu'elle domine l'opinion
publique au lieu de l'écouter et de la suivre servi-
lement. Une fois entrée dans cette voie, nous en
avons l'assurance, il ne lui serait pas impossible de
se régénérer. Et, quand nous contestons les servi-
ces rendus par l'Académie, ce n'est pas que nous
la regardions comme irrévocablement inutile.
Nous pensons qu'elle pourrait entreprendre et ac-
complir des travaux d'une grande valeur; mais,
pour réaliser cette utile destinée, il faudrait aban-
donner sans retour la méthode mise en pratique
jusqu'à présent. Dans la création des commissions
philologiques, il faudrait consulter, non pas l'exi-
guïté des patrimoines, mais les gages littéraires.
Sauf un très-petit nombre d'exceptions, les mem-
bres nécessiteux sont de droit nommés commissai-
res pour tous les travaux, quels qu'ils soient. Or,
on ne l'ignore pas, plus d'un écrivain voit dans le
titre d'académicien un brevet d'oisiveté) mais l'oi-
siveté, si douce à ceux qui n'en abusent pas, n'est
pas et ne sera jamais un brevet d'érudition. Que
ceux qui ne produisent rien se laissent volontiers
pensionner par le ministère, la chose est toute
EUGENE SCRIBE. 305
simple; mais la plus riche rétribution ne peut leur
conférer laptitude qu'ils n'ont pas. Pour avoir
rimé autrefois quelques odes sur le roi de Kome,
et plus tard sur le duc de Bordeaux^ on n'est pas
d'emblée maître en philologie ; pour avoir enchanté
doses contes les douairières de la rue de Varennes,
on n'est pas appréciateur consommé des finesses
de la langue. Dans la littérature comme dans Tar-
mée, il faut gagner ses grades à la sueur de son
front. C'est pourquoi^ dut l'Académie poursuivre
la critique de ses récriminations et de ses invecti-
ves^ nous souhaitons qu'elle devienne laborieuse,
mais nous ne l'espérons pas; et surtout nous la
prions de ne pas appeler dans son sein les collabo-
rateurs de M. Scribe.
2G
CASIMIR DELAVIGNE.
LOUIS XI.
Quel sujet M. Delavigne a-t-il choisi ? Est-ce la
vie entière du roi ? mais les deux mille vers que
nous avons entendus n'embrassent guère plus de
quinze jours. Est-ce un épisode important de son
règne? mais à travers les cascatelles coquettes de
ces alexandrins académiques J'ai vainement cher-
ché Tombreou le retentissement d'un événement,
si petit qu'il fut. Depuis septheures du soir jusqu'à
onze heures, mon attention ne s'est pas un seul
instant ralentie ; mon oreille et mon cerveau ont
toujours été sur le qui-vive, et je puis assurer qu'il
n'a pas été question une seule fois de Monthléry
ou de Péronne. Des relations diplomatiques de
Louis XI . si fines, si délicates, si tortueuses et si
multipliées, il n'est pas dit un mot. l^es jeunes pen-
sionnaires de Saint-Denis ou d'Écouen, qui ont
3 08 rORTRAITS LITTERAIRES.
entre les mains Leragois^ 3Iillot ou Anquetil, en
savent aussi long sur Louis XI que la tragédie de
M. Dclavigne. Je crois même pouvoir affirmer que
les trois sources vulgaires que je viens d'indiquer
sont infiniment plus instructives et plus animées
que le poëme prétendu que j'ai entendu jeudi der-
nier.
Qu'est-ce donc que la tragédie de M. Delavigue?
Puisqu'elle n'est ni biographique comme le Roi
Jean, ni dramatique comme le Roi Lear ; puisque
ce n'est ni le développement d'une idée une et fé-
conde comme Cinna ou Mithridate ; puisqu'on ne
saurait y retrouver ni les rapides incidents de Cal-
deron_, ni les mouvements pathétiques de Shaks-
peare, ni la simplicité de Sophocle ou de Racine^
serait-ce par hasard une savante analyse du carac-
tère de Louis XI? M. Delavigne a-t-il déployé dans
cette nouvelle œuvre une sagacité poétique qui dé-
fié tous les historiens à venir? Xe devons-nous plus
regretter la maladresse du secrétaire qui nous a
privés de l'histoire de Louis XI par Montesquieu?
Le poëte tragique a-t-il deviné la pensée du publi-
ciste? l'a-t-il agrandie ? Ou bien faudra-t-il dire
de lui ce qu'on a dit de M. de Jouy, lorsqu'il nous a
gâté le magnifique dialogue d'Eucrate et de Sylla ?
Est-ce une étude profonde et pénétrante de l'âme
despotique et bourgeoise du roi qui a commencé
si habilement l'émancipation de lu royauté, et qui
a servi de prologue et de modèle à Louis XIY ?
CASIMIR DELAVIGNE. 309
Mon Dieu ! ce n'est rien de tout cela. A mesure que
je multiplie les questions, mon embarras redouble^
et je ne sais que penser.
Cependant la marche de la pièce est on ne peut
plus simple. Le sujet, car il en faut un_, quel qu'il
soit, pourrait bien être le jeune duc de Nemours,
celui même qui a reçu sous Téchafaud le sang de
son père, que Louis XI avait fait habiller de blanc
et parer comme pour une fête, pour qui Voltaire,
au milieu de ses froides et mesquines railleries, a
trouvé des larmes vraies. Ce jeune prince, que je
prendrai, si vous le voulez bien, pour le héros de
la tragédie, est amoureux, comme on l'est à son
âge, d'une jeune fille élevée à la cour du roi, de
la fille de Philippe de Comines. Marie, c'est le nom
de l'héroïne, est adorée en même temps parle dau-
phin qui, plus tard, fut Charles VIIL Le duc de
Nemours revient à la cour de France, malgré l'ar-
rêt sévère qui le proscrit, sous le nom du comte de
Rethel, et avec le titre d'ambassadeur de Charles
de Bourgogne. Dans quelle intention ? C'est ce qu'il
n'est pas facile de déterminer. Est-ce pour épouser
Marie? Est-ce pour tuer le roi? Le cœur de l'amant
et du fils nourrit-il à la fois ces deux projets? Je
laisse à de plus habiles à décider cette question.
Pour ma part, j'inclinerais assez volontiers vers la
première solution que je vous propose, et je crois
que le duc de Nemours ne demanderait pas mieux
que de laisser Louis XI en paix, pourvu que le roi
3 10 PORTRAITS LITTERAIRES.
ne rinquiétât pas dans ses amours; malgré Tindi-
gnalion sonore dont le poëte emplit sa bouche^ je
pense qu'il ferait bon marché de sa vengeance^ s'il
pouvait librement contenter sa passion.
Et quel rôle croyez-vous que joue le roi dans
cette affaire ? De quoi s'occupe-t-il^ tandis qu'un
proscrit fait la cour à la fille de son premier minis-
tre ? Il joue le rôle d'un tuteur de comédie. Il dépense
toute sa ruse, toute sa pénétration à deviner les se-
crets d'une jeune fille. Puis, quand il les a surpris,
il commence à soupçonner ce qu'il n'aurait pas dû
ignorer un seul instant, le vrai caractère de l'am-
bassadeur qu'il a reçu. Pour confirmer ses soupçons,
il lui donne audience. Suit une scène empruntée
au drame de Méli-Janin. Le dauphin relève le gant
du duc de Nemours. Le duc est bientôt arrêté et
enfermé, vous ne devineriez jamais où, dans la
chambre même du roi. Coyctier, médecin de Sa
Majesté, donne au jeune prince, qu'il chérit et qu'il
protège, la clef de sa prison ; et le duc, au lieu de
profiter de l'occasion qui lui est offerte pour re-
prendre sa liberté, abuse indignement de la con-
fiance de son ami, et se cache dans l'alcôve royale.
Resté seul avec Louis XI, il saisit le moment où le
vieux monarque récite ses prières, pour- s'avancer
sur lui le poignard à la main; le roi demande grâce,
et l'assassin consent à le laisser vivre, on ne sait
trop pourquoi. Il récite bien à la vérité quelques
lieux, communs sur le remords, sur les misères
CASIMIR DELAVIGNE. 3 1 I
d'une vie criminelle; mais ce qui se comprend à
peine dans le Nain mystérieux de W. Scott est en-
core plus inintelligible dans la scène dont je parle.
Le roi appelle du secours, et le duc de Nemours
est de nouveau arrêté.
A quoi bon poursuivre plus loin l'analyse d'une
pièce qui échappe à la critique? Le roi se meurt. H
n'est plus question de Marie ni de son amant ; les
courtisans épient les derniers moments du mo-
narque pour tramer de nouvelles intrigues, et se
débitent entre eux, sur le malheur et la servitude
des cours, des maximes banales qui ont traîné sur
tous les tréteaux de boulevard. Tout à coup le roi
qu'on croyait mort, se trouve n'être pas mort : il
se réveille comme Argan. Il se traîne jusqu'au dau-
phin, qui avait déjà essayé la couronne sur sa tête,
il trébuche en la lui disputant, la couronne tombe
à terre; le roi chancelle et meurt. Cette fois, c'est
tout de bon. Avant d'expirer, il récite à son fils
quelques vers sur ses devoirs de roi et de chrétien,
qui m'ont rappelé la chronologie française ver-
sifiée. J'oubliais de vous dire que Marie avait ob-
tenu de Charles VIll, qui était redevenu le dauphin,
la grâce du comte de Rethel; que le roi, en
revenant à la vie, avait de nouveau condamné
l'amant de Marie, et qu'au moment où Louis XI
rend le dernier soupir, Tristan vient lui annoncer
que ses ordres sont exécutés.
Vous parlerai-je des caractères groupés autour
312 PORTRAITS LITTERAIRES.
de cette action, si toutefois une pareille table mé-
rite ce nom ? De Philippe de Comines, ce Machia-
vel français^, qui vient^ au lever du soleil, écrire ses
histoires^ comme on fait d"une idylle ou d'une
églogue^ sous l'ombrage du hêtre? d'Olivier le
Daim, qui, certes, se mêlait dintrigues et d'af-
faires, et qui, dans le Louis XI de M. Delavigne,
n'est qu'un barbier vulgaire et bavard, comme
tous les barbiers, si l'on excepte le barbier de
Beaumarchais? De François de Paule, qui paraît
et disparaît comme une marionnette, qui arrive
au premier acte sur l'invitation expresse du roi,
et qui attend pendant trois actes, avant d'être in-
troduit; que le roi supplie de le guérir et de lui
donner cent ans de plus, et qui lui arrache l'aveu de
ses crimes en le menaçant de la colère céleste.
J'ajouterai, pour compléter votre instruction,
qu'il y a au premier acte une procession et un can-
tique ; et que le quatrième acte est orné d'un bal
champêtre, parodie impardonnable de la belle
chanson de Déranger que vous savez.
Vous dire à quelles sources M. Delavigne a puisé
les éléments de son poëme serait chose fort diffi-
cile assurément. Je vous dirai plutôt celles qu'il a
négligées. Si, comme on le dit, et comme je serais
tenté de le croire, M. Delavigne n'a pas travaillé à
son Louis XI moins de quatorze ans, je ne m'é-
tonne pas que sa tragédie réfléchisse toutes les
révolutions qui se sont accomplies pendant ce
CASIMIR DELAVIGNE. 313
temps, au sein de la poésie dramatique; qu'il y ait
dans son poëme un peu de tout, une imitation de
toutes les manières; qu'il ait emprunté une scène
à Quentin, une autre à Mercier, une page à Du-
clos, une autre page à Méli-Janin. Quant à Co-
n)ines et Jean de Troyes, je puis assurer qu'il ne les
a pas lus. Il n'a pas même consulté les derniers
volumes de Sismondi, où il aurait trouvé de la
science toute faite.
Le style de Louis XI est quelque chose d'inouï
et de merveilleux : c'est une sorte de poésie acro-
batique, où l'alexandrin, entre deux rimes qui ne
sont pas toujours sœurs, exécute, sans balancier^ les
évolutions et les pas les plus variés. Le poëte a du
velours et de la soie pour toutes les idées qu'il
met en œuvre. Dans Louis AY, la périphrase
règne en souveraine, le sang et le cadavre sont
ennoblis ; rien ne s'appelle par son nom ; la che-
ville, toujours présente au premier vers, reparait
souvent au second.
193%.
27
31 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
II.
LES ENFANTS D'ÉDOUARO.
M. Casimir Delavigne pourrait écrire et montrer
sur la scène française plusieurs centaines de tragé-
dies pareilles aux Enfants (T Edouo.rd sans hâter
ou ralentir les progrès de l'art dramatique. Si donc
nous parlons de lui cette fois, ce n'est pas pour lui-
même ni pour discuter ce qui n'"est pas discutable,
le sens et le dessein de son poëme prétendu; c'est
qu'il nous importe absolument de prouver qu'il ne
compte pas dans la littérature de son temps; qu'il
n'est ni de ce siècle-ci, ni du siècle dernier, ni du
siècle précédent; qu'il ne relève ni du tragique aus-
tère qui faisait pleurer Condé, ni du studieux élève
de Port-Royal qui devait mourir d'une bouderie de
roi après avoir dévoué sa muse aux fêtes religieuses
de Saint-Cyr; qu'il n'a rien à démêler non plus avec
le hardi dialecticien qui, du fond de Ferney, gou-
vernait l'Europe attentive et rédigeait Mahomet
comme un pamphlet pour le dédier au pape.
Au moins ces trois grands esprits dominaient la
société française parce qu'ils la comprenaient. Sïls
ont pris tour à tour pour modèle la Grèce, l'Es-
pagne et l'Angleterre, c'est qu'ils y avaient décou-
vert d'intimes aUiances avec les idées^ les passions
CASIMIR DELAVIGNE. 315
of les lia])itiides de leur temps; mais je défie le
plus liabile de surpreudre une parenté, si lointaine
qu elle soit^ entre M. Delavigne et les choses ou les
hommes de ce temps-ci.
Le drame s'ouvre par une scène d'espièglerie
très-médiocrement gaie, dont la disposition et les
détails sont froids, guindés, d'une prétentieuse co-
quetterie, mais réussissent. Dieu seul sait comment,
à tenir le parterre et les logesdans une continuelle
et muette extase. Nous assistons à la toilette du
jeune duc d'York; Elisabeth Woodville semble ou-
blier la guerre civile qui menace de toutes parts la
fortune de sa famille, pour se complaire dans les
mutuelles taquineries d'une gouvernante et d'un
enfant. Je me prêterais bien volontiers à cette scène,
si déplacée qu'elle soit, si elle était touchée avec
une délicatesse plus légère et plus naïve, si la mo-
querie ne se glaçait sur les lèvres de M. Dela-
vigne.
L'analyse de la pièce entière, si l'on voulait la
rattacher à une idée progressive et logique, serait
absolument impossible; l'action, s'il y en a une,
toutefois, n'est qu'un travail mesquin de marque-
terie : les incidents se succèdent sans jamais s'en-
gendrer. Quoique Fauteur ait choisi dans les an-
nales anglaises un crime enveloppé d'épaisses
ténèbres; préparé, poursuivi, accompli avec une
ruse infernale, il n'y a pas durant trois heures
un seul instant d'émotion ou d'angoisses, d'indi-
316 PORTRAITS LITTERAFRFS.
gnalion ou de pitié, d'horreur ou de sympathie.
J'ai entendu chuchoter autour de moi quelques
amis empressés, qui admiraient, dans les Enfants
cV Edouard, le développement idéal et simultané de
deux sentiments. Ils louaient à Tenvi Tamour fra-
ternel d'Edouard et de Richard, et la tendresse d'"É-
lisaheth pour ses deux fils. Pour réfuter cette affir-
mation d'une aveugle amitié, j'invoquerais, s'il en
était besoin, l'autorité des femmes qui, pendant
toute la soirée, n'ont pas trouvé une larme à ré-
pandre.
La fable inventée par M. Delavigne est vraiment
difficile à comprendre. Le duc de Glocester souffre,
avec une patience exemplaire, les railleries d'un
marmot qu'il pourrait d'une parole réduire au si-
lence. Il convoite le trône, il le touche du doigt, il
n'a qu'à étendre la main pour placer la couronne
sur sa tête, et, comme un intrigant vulgaire, comme
un chevalier d'industrie, il flatte honteusement la
reine, qui va s'enfuir au premier soupçon de ses
desseins. Il descend jusqu'à la rassurer, quand il
pourrait lever le front, et lui dire hardiment :
« Je veux être roi, et je le serai. » Il se laisse in-
sulter par le jeune duc d'York, et se résigne à
l'insulte au lieu de la punir. Il confie à Buekingham
la moitié de ses projets, et s'indigne de ses scru-
pules, comme s'il ignorait qu'en de pareils mar-
chés les demi-confidences font les trahisons inévi-
tables. Au lieu de le gagner, de l'admettre au
CASIMIR DEI.AVIG.NE. 3 17
partage^ il s'amuse à le tromper comme la reine,
à protester devant lui de son dévouement inviola-
ble aux droits et à la personne des héritiers d'E-
douard IV. Puis^ pour décharger sa conscience de
toute inquiétude^ il le fait assassiner par un aven-
turier; il gaspille le crime, il prodigue les meurtres
publics, connue s'il n'avait pas à sa dévotion les pri-
sons et l'exil.
Quand il tient dans ses mains la vie d'Edouard V
et de Richard d'York, chose incroyable ! il ne ré-
vèle pas à leurs gecMiers le sort qui les attend ; et
c'est leur mère elle-même, la reine Elisabeth, qui
leur apprend qu'ils vont mourir. Comment a-t-elle
pu pénétrer dans la tour? comment a-t-elle trompé
la vigilance des gardiens ? Résolve qui pourra ces
questions insolubles. Je ne chicanerais pas sur la
vraisemblance du moyen, si le poète atteignait à de
grands effets; mais comme il n'en est rien, j'ai le
droit de me plaindre.
Le dénoùment prévu d'avance, la mort des deux
enfants, n'effraye pas un seul instant. Pourquoi?
C'est que les deux frères n'ont pas dans la bouche
un accent vrai, pathétique ; c'est qu'ils regrettent
la vie comme des hommes, pour des honneurs qu'ils
ignorent, et qu'ils ne pleurent pas comme des enfants
sur les plaisirs qui leur échappent.
Disons-le simplement, cette tragédie prétendue
n'est qu'une paraphrase laborieuse d'une toile en-
voyée, il y a deux ans, au Louvre par M. Paul De-
27.
3 I 8 PORTRAITS LITTERAIRES.
laroche. Or^ le défaut du tableau est aussi celui de
la tragédie. M. Paul Delaroche avait peint sur une
toile de dix pieds une composition digne tout au
l)lus de l'aquarelle. M. Delavigne a délayé dans les
trois actes d'une tragédie le petit nombre d'idées
et d'images qui auraient pu suffire à défrayer une
élégie. La toile de M. Delarocbe était d'une couleur
violette et fraîcbe; la versification de M. Delavigne
est d'une élégance frelatée.
Si, abandonnant les questions relatives à la vrai-
semblance, à la rapidité de l'action, à l'enchaîne-
ment des scènes, nous abordons un problème plus
général et plus élevé, celui de la vérité des f;arac-
tères, notre embarras sera grand pour reconnaître
dans les personnages de M. Delavigne ceux qui dé-
cidaient, dans les dernières années du xv^ siècle,
du destin de la Grande-Bretagne. Je ne ferai pas à
l'auteur des Messéniennes l'injure de lui rappeler le
Richard III de Shakspeare, je ne lui proposerai
pas de s'agenouiller devant l'image d'un Dieu qui
n'a jamais reçu ses prières; mais je lui demanderai
si le duc de Glocester, qui n'a pas craint de prendre
pour marchepied deux têtes de rois, qui a éclairci
sans pitié les rangs des plus illustres familles, pou-
vait trouver le temps de faire sur sa conduite et ses
desseins d'ingénieux quolibets. N'était-ce pas, avant
tout et surtout, un homme d'action bien plus que
de parole ?
Est-ce que la yv'ww «"'Elisabeth ne (U,it pas op.'er
CASnilR DEIAVIGNE. 319
entre le rôle de veuve et celui de mère, entre la
couronne de son mari et la vie de ses fils? Veuve,
elle doit soutenir la légitimité de leur naissance et
de leur droit; mère, elle doit sacrifier, s'il le faut,
riionneiir de son nom au salut de ses enfants. Dans
la tragédie de M. Delavigne, elle flotte incessam-
ment entre ces deux rôles sans se décider pour
aucun.
Buckingham professe en toute occasion une in-
nocence qui a tout lieu de nous surprendre, dans
le compagnon et Tâme damnée de Richard III.
Qu'il trébuche par maladresse, je lé veux bien;
qu'il ?e perde auprès de son maître par imperti-
nence ou par gaucherie, à la bonne heure ! mais
qu'il oppoe à l'ambition de Glocester les scrupules
d'une conscience timorée, c'est ce que je ne sau-
rais comprendre.
Tyrrel a particuhèrement charmé l'auditoire;
j'aurais mauvaise grâce à nier un fait aussi public.
Pourtant, je dois l'avouer, je n'ai pas une admira-
tion bien vive pour cette scélératesse bavarde qui
éclate en bruyantes fanfares, qui se vante, s'ex-
plique, se met à l'enchère, et qui, au moment de
faction, chancelle et redescend au niveau des pol-
tronneries vulgaires. J'aim.erais mieux dix fois que
Tyrrel récitât quelques vers de moins sur la flamme
ondoyante du punch, sur les esprits follets qui vien-
nent se jouer au bord du bol, sur l'inconstance des
dés et le bonheur de l'orgie, et qu'il eût la main
32 0 PORTRAITS LITTERAIRES.
prompte^ siire et fulèle. Richard ÏII^ loin de le ré-
compenser pour avoir gardé les fds d'Edouard IV,
devait le faire pendre pour avoir laissé sa veuve
pénétrer dans la tour de Londres.
Je n'ai pas le courage de critiquer le caractère
attribué aux enfants d'Edouard. Le rôle qu'ils jouent
est tellement passif que le blâme peut à peine les
atteindre, lis ne sont pas, c'est tout ce que j'en
puis dire. Ils devaient concentrer l'intérêt sur eux-
mêmes, mais ce n'était pas à eux que l'action ap-
partenait : ils en étaient le but et non le moyen.
S'ils ne signifient rien dans la tragédie de M. Dela-
vigne, leur nullité doit être imputée à la faiblesse,
à l'inhabileté des autres personnages.
Est-ce que par hasard l'été de 1 483, tel que le
racontent les historiens anglais, ne contient pas les
éléments d'une tragédie? Voyons.
Je suis fort d'avis qu'il est très-inutile, pour in-
venter un poëme dramatique fondé sur une époque
donnée de l'histoire d'un peuple, de posséder une
formule générale et précise qui exprime le déve-
loppement total de ce peuple. Ces études pou-
vaient convenir à Bossuet, à Vico, à Herder, et, de
nos jours, séduisent encore quelques esprits graves
et solitaires comme Schelling ou Ballanche; mais
je conçois très-bien que les artistes les plus émi-
nents qui ont écrit pour le théâtre ne se soient
pas mêlés à ces sortes d'investigations. En effet, les
inventions scéniques vivent surtout d'individualité.
CASIMIR DELA VIGNE. 321
tandis que les fornmles historiques ont besoin
d'absorber Thomme dans l'idée.
Néanmoins^ lors même qu'il s'agit d'aborder poé-
tiquement un caractère ou un événement histo-
rique^ il faut en connaître la mission et le rôle, l'o-
rigine et la fin. Autrement^ on marche de tâtonne-
ments en tâtonnements^ dans une nuit que le génie
le plus heureux peut à peine éclairer par le
mensonge.
Et ainsi^ puisque Richard I1I_, dans les annales
anglaises^ marque le passage de la maison de Lan-
castre à la maison de Tudor, si l'on ignore le sens
politique de cette transition^ à moins qu'on ne
trouve dans la biographie de Richard III une tra-
gédie exclusivement domestique^ une intrigue
d'amour par exemple^ une aventure de jeunesse,
il n'y a pas de poème possible.
On le sait, la guerre civile des deux Roses, c'est-
à-dire la querelle des maisons d'York et de Lan-
castre, marque, dans l'histoire de la Grande-Bre-
tagne, la ruine de la royauté féodale, et l'avéne-
ment de la royauté absolue, qui devait elle-même
succomber en 1619, pour faire place, en 1688, à
la monarchie représentative.
Donc, une tragédie où Richard III joue le prin-
cipal rôle doit nous montrer l'agonie de la
royauté féodale. A cette heure, où le dogme de la
royauté absolue n'a pas encore été consacré par
l'avarice de Henri VII et la luxure sanguinaire de
3 22 PORTRAITS LITTERAIRES.
Henri VllI, la guerre n'est pas entre la cour et le
peuple ; elle est entre les seigneiirs, qui s'entre-
tuent et se disputent la couronne. Le premier
guerrier venu qui peut mettre une armée brave et
cupide au service de son ambition, s'appelle roi et
s'asseoit sur le trône. Ainsi fit Richard III.
Quoi qu'on fasse, toutes les fois qu'on mettra sur
la scène ce bourreau difforme et bouffon , on ne
pourra jamais le mettre au second plan; car enfin
iljouait sa partie et ne tuait que pour son compte.
C'était pour frayer sa route, et non celle d'un
autre, qu'il fauchait toute une moisson de têtes il-
lustres. Le meurtre des enfants dîldouard lY n'est
que le dernier épisode de cette monstrueuse tra-
gédie qui devait enfanter une royauté de deux ans.
La disparition des deux jeunes frères n'eût servi à
rien sans la mort de Clarence, de lord Rivers, de
lord Hastings. Il fallait vider toutes les cham-
bres du palais avant d'en trouver une qui fi'it
paisiblement habitable , et Richard III le savait
bien.
La pénitence publique de Jane Shore, les accu-
sations ignominieuses dirigées à la fois contre la
mère et contre la veuve d'Edouard lY par Richard
lui-même, ne sont pas non plus inutiles à l'achève-
ment de ce tableau historique, car elles montrent
que le duc de Glocester se délassait parfois du car-
nage dans de brillants intermèdes d'hypocrisie,
qu'il ne versait le sang qu'à la dernière extrémité.
CASIMIR DELAVIGNE. 32 3
quand la ruse, le mensonge^, Tor^ l'avilissement et
la servilité avaient trompé ses espérances. En at-
taquaiit la légitimité d'Edouard IV, il sapait la po-
pularité de ses enfants.
Il n'y a donc, dans Tété de 1483, qu'une tragé-
die possible, dont le dénoùment est l'avènement de
Richard III, qui a pour exposition, pour nœud et
pour moyens, les traits les plus saillants de la vie
politique du protecteur : la pénitence publique de
Jane Sbore, la fuite de la reine à Tabbaye de
Westminster avec le duc d'York, l'accusation d'il-
légitimité portée contre ses fils et son mari, le
meurtre d'Hastings et de Rivers, et, enfin, en pré-
sence d'une population menaçante, prête à se sou-
lever pour un roi qu'elle ne connaît pas, en haine
d'un tigre furieux dont elle a trop senti la sanglante
morsure , la mort des neveux et la royauté de
Toncle.
Il serait bon d'insister sur le côté jovial et sati-
rique du caractère de Richard III, et de mettre en
scène ses paroles les plus connues, comme ce
qu'il dit à l'évêque d'Ély; les expressions dont il
s'est servi en dénonçant à la malédiction publique,
comme luxurieux, brigands, traîtres, concussion-
naires, ses ennemis dont la tête venait de tomber
sur le billot.
Mais n'y a-t-il pas, dans la biographie de Ri-
chard III, de quoi épouvanter l'imagination de
M. Delavigne? C'est à l'histoire littéraire qu'il ap^
32 4 PORTRAITS LITTERAIRES.
partient de répondre. J"ai dit que raiiteiir des
Mcsséniennes n'est pas de son temps : je (îrois la
chose facile à prouver. Bien que M. Delavigne se
soit essayé dans l'ode^ dans le dithyrambe^ dans
rélégie^ dans le poème didactique^ dans le discours
en vers, dans la comédie de caractère, dans la
tragédie pure et la tragédie mixte, dans le drame
bourgeois et dans le drame historique, et même
dans le drame héroïque et philosophique, cepen-
dant il ne lui est jamais arrivé qu'une seule fois
d'exciter une attention réelle; ça été lorsqu'il a
mis en vers toutes les opinions militantes, tous les
mécontentements dont se composait le libéralisme
appelé par Paul-Louis : libéralisme à deux anses.
En cette occasion, je le confesse, M. Delavigne a
été de son temps, mais à quelles conditions?
Au théâtre, il n'a rien inventé. Son début, dont
on a voulu faire quelque bruit, n'est qu'un mélo-
drame de second ordre, une amplification de rhé-
torique. Je n'accorde qu'un seul mérite aux Co-
médiens, c'est de m'avoir fait relire, avec un plaisir
éternellement nouveau, quelques pages de Gil
Blas. J'en peux dire autant du Poria et de la Chou-
mière indienne. Je ne sais par quel hasard inespéré
il s'est rencontré dans les chœurs quelques strophes
vraiment lyriques ; je soupçonne qu'on en pourrait
retrouver la trace dans Kalidâsi. C'est à peine si
j'ose parler d'un travestissement de Byron, qui a
du à la pantomime expressive et puissante de
CASIMIR DELAMGiNE. 32 5
iiiadaiiie Dorval, quelques soirées d'applaudisse-
ments. Les pages de Sannto sont plus dramatiques
à coup sûr que le poëme de M. Delavigne.
Je ne voudrais pas affirmer que cent personnes
se souviennent aujourd'hui de la Princesse Aurélie,
satire obscure dun triumvirat politique oublié six
mois avant le jour où l'auteur des Messéniennes
prit en main le fouet d'Aristophane et de Beau-
marchais. Sans Talma^ qui se souviendrait de Dan-
ville ?
Il n'y a donc en lui ni fétofte d'un poète capa-
ble d'imposer sa pensée à ses contemporains, ni
celle d'un inventeur fertile en ressources de toutes
sortes, promenant de la Grèce à la Judée, de
l'Alhambra à Whitehall, les caprices de son ima-
gination, donnant à chacune de ses rêveries, de ses
douleurs ou de ses joies, le nom d'une catastrophe
ou d'un héros, se souvenant des choses et des
hommes qu'il n'a pas connus, comme un vieillard
qui repasse dans le secret de sa conscience ses
premières années, qui écoute le bruit des jours
qui ne sont plus.
Non, M. Delavigne n'est pas poète. Ceux qui
l'ont cru se sont trompés, ceux qui l'ont répété ont
été trompés, ceux qui le soutiennent ignorent eux-
mêmes l'origine et la valeur de leur conviction.
S'il était vraiment poète, au lieu de descendre aux
opmions vulgaires, pour les versifier et les appeler
siennes, il aurait librement exprimé ses idées per-
28
32G PORTRAITS LITTERAIRES.
sonnelles; et amené la foule à les accepter. Puisqu'il
n'en a rien fait, c'est qu'il se sentait faible ; puis-
qu'il s'est appuyé sur elle au lieu de l'élever jus-
qu'à lui, c'est qu'il n'avait ni mission ni puissance;
puisqu'il a suivi, c'est qu'il ne devait pas conduire.
Mais il y a dans toutes les réflexions qui précè-
dent, le germe d'une conclusion plus générale et
plus haute : je veux parler d'une réaction spiritua-
liste dans toutes les formes de l'art littéraire. L'es-
prit, l'imagination et le style de M. Delavigne, sont
à la taille du plus grand nombre. C'est un irré-
prochable ouvrier en hémistiches ; il sait précisé-
ment la dose de plaisanteries communes dont il
faut envelopper et assaisonner une idée presque
nouvelle pour la rendre présentable. L'auditoire
qui n'a trouvé dans les Enfants d'Edouard aucune
aspérité repoussante, aucune excentricité scanda-
leuse, mais qui est demeuré froid et muet malgré
le dévouement des amitiés, commence donc à se
lasser tout de bon des panoramas historiques, et
regrette sérieusement les passions humaines en
échange desquelles on lui donne aujourd'hui des
haubertS; des tabards, des surcots et des couron-
nes à tleurons. Il commence à comprendre ce qu'il
n'aurait jamais dû ignorer, que la poésie dramati-
que est quelque chose de plus qu'un ballet ou une
mascarade, une nourriture pour l'âme, et non
une pâture pour les yeux»
CASniIR DELAVIGNE. 3>7
DON JUAN D'AUTRICHE.
Il y a dans la comédie historique de M. Dela-
vigne plusieurs personnages qui portent des noms
célèbres : don Juan d'Autriche, Philippe II et
Charles-Quint. Ceux qui ne connaissent l'Espagne
que par l'histoire, et qui n'ont pas, comme l'au-
teur des Mesfiénienms , la facuhé d'interpréter les
querelles religieuses du xvi^ siècle selon la phi-
losophie de Candide, seraient bien embarrassés de
retrouver sous ces noms éclatants le vainqueur de
Lépante, le bourreau de don Carlos et le rival
victorieux de François P''. Dans l'intérêt des intel-
ligences paresseuses qui ne cheminent pas assez
vite pour traverser deux siècles en une soirée, nous
analyserons successivement tous les rôles de cette
comédie. Nous ne la raconterons pas, car nous
croyons que la littérature et le public ne gagnent
jamais rien aux procès- verbaux. S'il y a des lec-
teurs qui demandent à leur journal le menu dra-
matique d'une pièce, comme les gourmands le
programm.e d'un banquet, avant de se décider à
la curiosité ou à l'appétit, nous pensons que ces
avides indolences n'ont rien à démêler avec la cri-
tique, et ce n'est pas pour eux que nous écrivons.
Dans la comédie de M. Delavigne, don Juan
d'Autriche est amoureux d'une jeune fille dont il
ne connaît ni Je vrai nom, ni la famille ; il ne rêve
328 PORTRAITS LITTERAIRES.
qu'au moyen do la voir, do lui parler, de passer à
ses genoux des heures enivrées; 11 trompe la sur-
veillance de son gouverneur, gagne les gardiens
chargés d épier ses démarches, s'échappe à la dé-
robée, et ne conçoit pas une plus digne ambition
que d'épouser sa maîtresse. Quand celui qu'il
appelle son père, et qui n'est que son tuteur, lui
propose d'entrer dans l'Église, et lui montre dans
un avenir prochain le chapeau de cardinal, don
Juan nhésite pas à déclarer son amour. [En présence
du roi d'Espagne, qui se donne pour un seigneur
de la cour, il renouvelle son aveu ; il ne demande
qu'une épée pour illustrer son nom et mériter par
son courage la main de sa maîtresse. Celle qu'il
aime est juive ; il l'apprend d'elle-même, et, avec
la sérénité d'un ami de madame Geofïrin, il se
résigne à cette mésaventure comme s'il s'agissait
simplement d'un papier perdu. Surpris par le
grand seigneur à qui il s'est contié si ingénument,
sonnné de sortir et de ne plus reparaître dans la
maison de dona Florinde, il ne se demande pas
pourquoi elle s'est enfuie à la seule vue de ce mysté-
rieux personnage ; il la suit en défiant la colère de
son rival. Conduit au couvent par l'ordre du roi,
il déchire sa robe de -novice ; il raconte pour la
troisième fois son amour au moine qui le reçoit et
au novice qui essaye de le consoler; grâce à l'in-
tervention de ses deux nouveaux amis, il réussit à
sortir du couvent et retourne chez sa maîtresse.
CASIMIR DELA VIGNE. 329
Elle est absente lorsqu'il arrive ; avec une docilité
vraiment exemplaire, sur les instances de la duè-
gnC;, il se cache pour l'attendre et se laisse enfer-
mer. Bientôt dona Florinde, aux prises avec Phi-
lippe II, qui n'est autre que le comte de Santa-Fiore,
appelle au secours. Don Juan le provoque, et l'at-
taquerait sur l'heure si dona Florinde ne lui criait :
Arrêtez, c'est le roi. Or, il a promis au couvent de
ne jamais se servir de son épée contre Philippe II.
Cependant, il n'en serait pas quitte pour un ser-
mon, et irait, sans aucun doute, achever ses jours
dans une prison d'État, si le moine auquel il doit
sa liberté, celui qu'il a pris pour confident et pour
auxiliaire, sans lui demander ses titres, si Charles-
Quint, car c'est lui, ne venait en personne récon-
ciler son fils légitime et son fils naturel, le roi Phi-
lippe II et le futur vainqueur de Lépante.
Voilà le don Juan d'Autriche de M. Delavigne,
ingénu, brave_, docile, crédule, tolérant, jetant à la
tête du premier venu son amour et ses espérances.
Pour dessiner ce caractère, je n^ai pu me dispenser
d'indiquer sommairement toute la conduite de la
pièce, car il occupe à lui seul le tiers au moins de
l'action; mais Philippe II et Charles-Quint seraient
mal connus s'ils n'étaient envisagés séparément
Philippe II quitte la cour pour interroger son
frère ; et, pour mieux se déguiser sans doute, il se
présente sous un nom qui n'a jamais retenti en Es-
pagne, et qui n'appartient ni à la Castille ni à l'A-
28.
3 30 PORTRAITS LITTERAIRES.
ragon, sous le nom de Santa-Fiore. Pour peu
que don Juan connaisse sa langue^ il doit prendre
le nouveau venu pour un étranger, car il ne peut
soupçonner le roi d'Espagne de porter un nom
aussi barbare à Madrid qu'à Florence. Ce Philippe II,
si heureusement baptisé sans doute par quelque pri-
sonnier de PaviCj, aime aussi dona Florinde, et
ignore, comme don Juan, la religion et la famille
de celle qu'il aime. De la part d'un roi tel que Phi-
lippe II, l'étourderie est surprenante. Quand il veut
chasser son rival, au lieu de dire « Je suis le roi, »
ou d'appeler ses gardes sans se nommer, il se laisse
insulter avec la longanimité d'un saint. C'est assu-
rément une grande vertu dans le maître des Es-
pagnes et des Indes. Il envoie son frère dans un
couvent, et surveille si mal l'exécution de ses ordres,
que don Juan se rend précisément au couvent de
Charles-Quint. Il retrouve don Juan chez dona Flo-
rinde, et ne songe pas à lui demander compte de
sa fuite. Il porte la main sur dona Florinde ; et
quand il apprend qu'elle est juive, il la désire avec
plus d'ardeur encore. Lui, roi d'Espagne, il se jette
aux genoux d'une juive, aux genoux d'une femme
qui périrait s'il disait un mot. Il implore la merci
d'une proscrite dont la'vie est entre ses mains. Pas
un historien encore n'avait indiqué, dans la vie de
Philippe II, les éléments de cet épisode romanes-
que. Le roi se trouve en face de don Juan, d'un en-
nemi qu'il avait enchaîné, et il ne pense pas à l'in-
CASIMIR DELAVIGNE. 33^1
tervention de son père; il épargne son- ennemi et
l'abandonne à Charles-Quint, quand il peut se ven-
ger en faisant un signe de tête. Avouons que Phi-
lippe Il ainsi conçu est tout à fait neuf.
Charles-Quint, retiré dans le couvent de Saint-
Just, partage son temps entre ses horloges et la con-
versation d'un jeune novice ; il s'amuse à écouter
les caquets d'un enfant, et oublie les guerres qu'il
a conduites, le camp du Drap-d'Or, l'élection im-
périale, pour le récit d'une cabale monastique. Il ou-
blie Luther à qui il a tenu tête, et Léon X qu'il a
protégé, pour tourner en ridicule les ambitions du
cloître, et traiter son interlocuteur de moinillon.
II faut croire que Charles-Quint est bien changé
depuis les guerres religieuses de l'Allemagne, qu'il
a tout à fait dépouillé le vieil homme, qu'il ne re-
commencerait pas sa vie passée, en un mot, qu'il
a deviné V Essai sur les Mœurs. Autrement, com-
ment expliquer sa bonhomie railleuse qui se com-
plaît dans la familiarité d'un enfant, et ne songe
pas même à regarder la carte de l'Europe, pour
suivre du doigt le jeu des nations qu'il a remuées ?
Comment comprendre l'abdication intellectuelle
du vainqueur de Pavie ? Quand il voit son fils, au
lieu de lui rendre la liberté, en ordonnant que les
portes soient ouvertes, il a recours à la ruse, et se
fait nommer abbé pour signer légalement l'affran-
chissement du captif. Il entend sans émotion l'é-
loge de François l^r, se console par un bon mot, et
332 PORTRAITS LITTERAIRES.
pour toute réponse à cet étrange panégyrique, sorti
d'une bouche espagnole, donne à don Juan Tépée
du prisonnier de ^ladrid. Décidément, Cliarles-
Quint est un sage accompli, détaché sans retour
des vanités humaines. Pardonnons-lui de singer
Jules César, en dictant à la fois trois lettres pour
son élection abbatiale : cette parodie est un péché
véniel. Pardonnons-lui avec la même indulgence
de violer pour lui-même les règlements qu'il n'osait
violer pour son fds, et de sortir du monastère après
avoir résigné son nouveau titre, sans alléguer au-
cune excuse légitime pour cette singulière espiè-
glerie; pardonnons-lui surtout d'oublier l'âge de
don Juan, et de parler à un enfant de douze ans
comme à un homme de vingt ans ; car don Juan
était né en 1546, et Charles-Quint est mort en lo^B.
Le petit novice qui aide Charles-Quint à dévorer
ses ennuis n'est qu'un souvenir assez effacé de Ché-
rubin. On ne comprend guère comment Beaumar-
chais joue un rôle au couvent de Saint-Just. 3Iais
c'était la volonté de M. Delavigne, et nous ne le
chicanerons pas pour si peu.
Don Quexada, gouverneur de don Juan d'Autri-
che, joue pendant cinq heures le rôle du précep-
teur dans l'embarras. De loin en loin, il essaye le
pathétique; mais ces sortes de caprices ne sont
pas de longue durée, et le comte Giraud peut ré-
clamer don Quexada comme sa propriété bien au-
thentique. Cervantes aurait (bien aussi quelque
CASIMIR DELAVIGNE. 333
droit sur ce personnage qui rappelle Sanclio dans
plusieurs scènes.
Il y a dans dona Florinde plusieurs singularités
inexplicables. Elle est juive^ et jure par Jésus.
Est- elle convertie? mais elle n'en dit rien. Elle
fréquente les églises catholiques : quel docteur de
la synagogue lui a permis une pareille équipée ?
Elle connaît le roi, et, au second acte, au lieu d'a-
vertir don Juan du danger auquel il s'expose, au
lieu de partir avec lui, pour se dérober à la colère
de Philippe II, elle laisse la partie s'engager; elle
attend, pour déniasquer le comte de Santa-Fiore_,
que le rival de don Juan porte la main sur elle, et
tente violemment de contenter son brutal amour.
Il faut qu'elle soit bien troublée pour commettre
une pareille faute. Elle dit à Philippe II, pour l'ar-
rêter : Je suis juive, et elle revient du tribunal de
l'inquisition. De qui est donc venu l'ordre de com-
paraître? comment le roi l'ignore-t-il ? Et s'il le
sait, comment ne craint-il pas de se déshonorer
parle contact d'une race maudite? Nous marchons
de ténèbres en ténèbres ; où est l'OEdipe qui ré-
soudra cette énigme ?
Vous connaissez maintenant les personnages de
cette comédie historique ; voulez-vous que je vous
dise l'action? Au premier acte, don Juan, don
Quexada et Philippe II ; au second, dona Florinde,
don Juan et Philippe II; au troisième, don Juan et
Charles-Quint; au quatrième, comme au second,
334 PORTRAITS LITTERAIRES.
Philippe II, don Juan et dona Florinde ; enfin au
dénoiinient, Charles-Quint, qui réconcilie ses deux
fils, et dona Florinde, qui promet de ne jamais re-
voir son amant, sans qu'on sache le secret de sa
résignation.
Où est la vocation qui sert de sous-titre à cette
comédie'? Est-ce la vocation de dona Florinde pour
le catholicisme, ou celle de don Juan pour la gloire
miUtaire? Décide qui pourra.
Le second et le quatrième actes ne tiennent pas
très-étroitement aux trois autres, et sont par eux-
mêmes une pièce dans la pièce. Mais je me rési-
gnerais volontiers à cette superfétation poétique, si
j'avais pu deviner le caractère comique de Tou-
vrage. Une fille qu'un roi essaye de violer ne me
semble pas prêter à la comédie. Un jeune homme
qui joue sa tête pour défendre sa maîtresse, n'est
pas non plus un sujet très-plaisant. Un roi qui ap-
pelle au secours de sa rage amoureuse le tribunal
de l'inquisition, et qui d'un trait de plume peut con-
damner au bûcher son rival et celle qu'il n'a pu
vaincre, me paraît plus terrible que ridicule. N'êtes-
vous pas de mon avis ? Je ne prétends pas que la
biographie de don Juan n'offre aucun sujet de co-
médie ; mais je déclare en mon âme et conscience
que la comédie de M. Delavigne n'est rien moins
que gaie.
Ce qui m'a frappé surtout dans cette parodie de
l'Espagne au xvi^ siècle, c'est la couleur voltai-
CASIMIR DELA VIGNE. 335
lieiine de Charies-Quint et de don Juan. L^empe-
reur et son fils traitent les questions religieuses
comme Zadig ou Pangloss. On dirait que la diète
de Worms a déjà trois siècles sur les épaules; ils
ne s'inquiètent ni du saint-siége^ ni de Luther ; le
protestantisme armé de TAllemagne ne trouble
pas un instant leur pensée. M. Delavigne faisant
parler Charles-Quint comme Tami de madame Du-
châtelet, ressemble fort à ces courtisans ignorants
qui ne voient dans l'histoire de France^ depuis qua-
torze siècles, qu'une succession de rois pareils en
tout à Louis XIV. Des deux côtés, c'est le même
aveuglement ; l'étiquette royale de Versailles, au
début de la conquête franque, n'est pas plus ridi-
cule que le sourire sceptique de Voltaire dans le
couvent de Saint-Just.
La prose de cette comédie, historique au dire de
l'affiche, est d'un tissu tout à fait nouveau. Ce n'est
ni la phrase claire et rapide du xviii^ siècle, ni la
phrase sévère et logique du xvii% ni la phrase
ample et flottante du xvF, ni même la phrase am-
bitieuse, et tour à tour philosophique ou poétique,
du siècle présent; non, c'est un perpétuel cliquetis
d'antithèses puériles, c'est tour à tour la caricature
de Beaumarchais ou de quelques dramatistes plus
modernes. M. Delavigne a démontré victorieuse-
ment qu'il y a autre chose dans la langue que les
vers et la prose, et qu'il ne suffit pas de limer les
clous d'une rime pour ouvrir les charnières d'une
3 36 PORTRAITS LITTERAIRES.
période. En désertant l'alexandrin, il n'a pas mis
le pied sur le seuil d'une nouvelle patrie ; il a perdu
son armure, et n'a pas trouvé un manteau à sa
taille.
Bien qu'à mes yeux la réalité la plus complète
soit encore loin de la poésie ; bien que pour moi
Homère domine Hérodote, comme Shakespeare
domine Hollinshed, cependant j'ai toujours pensé
que l'imagination ne s'élève au-dessus de la mé-
moire qu'à la condition d'interpréter le souvenir.
Or, est-il probable que M. Delavigne n'ait pas feuil-
leté les biographes de don Juan d'Autriche? Est-
il probable qu'il se soit contenté de quelques pages
de Robertson ou de Strada? Je répugne à le croire.
A la vérité, il a déjà trouvé dans Comines l'étoffe
d'une bergerie digne de Racan; et quelle bergerie!
Louis XI à Plessis-lès-Tours. Mais s'il connaît la
vie de don Juan, comment s'est-il plu à dénaturer
une réalité plus riche que son poëme, que Schiller
aurait bien su agrandir et féconder, mais qui,
faute d'avoir été labourée par une habile charrue,
est plus variée, plus imposante dans son inculte
nudité que le roman dialogué de M. Delavigne ?
Élevé jusqu'à la puberté dans l'ignorance de son
père, don Juan est présenté à Philippe H, dans une
partie de chasse, par don Louis Quexada. Charles-
Quint, en mourant, avait révélé à l'héritier de sa
couronne le secret de ses premières faiblesses, et
lui avait recommandé le bunheur de son fils na-
CASIMIR DELAVIGNE. 337
liirel. Destiné aux dignités ecclésiastiques, don
Juan, en apprenant de la bouche même du roi,
devant tous les seigneurs de la cour, qu'il est du
sang de Charles-Quint, s'affermit dans son ambi-
tion militaire : certes, c'est là un beau début. Nous
n'avons pas la fatuité de construire en quelques
lignes un édifice dramatique ; mais vous allez voir
comme les masses se groupent d'elles-mêmes,
comme elles s'ordonnent harmonieusement.
A Madrid, don Juan trouve don Carlos amoureux
d'Elisabeth de France, compromis par des amitiés
séditieuses; lui-même se passionne pour Marie de
Mendoza ; Philippe II lui ravit sa maîtresse, et ren-
ferme dans un couvent l'amante déjà mère. Don
Juan souffre patiemment l'injure qui lui est infli-
gée ; il appelle la gloire qui lui échappe, et lutte
sans colère contre la jalousie du roi.
Don Carlos conspire; don Juan n'hésite pas à le
dénoncer. L'oncle et le neveu se défient, et met-
tent i'épée à la main ; don Carlos appelle au se-
cours; il est condamné; son adversaire demande
sa grâce, et pleure sa mort avec des larmes sin-
cères.
Délivré de son fils, Philippe II confie à don Juan
le châtiment des Maures de Grenade, et plus tard
il lui accorde la victoire de Lépante. A ce moment,
la jalousie du roi se réveille plus furieuse et plus
terrible que jamais : il a pardonné l'amour, par-
donné la générosité, il ne pardonne pas la gloire.
29
338 PORTRAITS LITTERAIRES.
iXoiuiné gouverneur des PaysrBas , don Juan
comprime la révolte et assure à son frère la paisible
possession d'une de ses plus riches provinces. Mais
son heure est venue; le lendemain de la victoire
de Gembloux, il meurt empoisonné.
N'y a-t-il pas^ dans la vie et dans la mort de ce
héros^ qui s'éteint à trente-trois ans^ une grandeur
et une énergie tout à la fois épiques et dramati-
ques ? Le duel de ces deux frères qui se combat-
tent dans toutes leurs passions, n'est-il pas taillé
pour le théâtre? Cette lutte acharnée de la ruse
contre rhéroisme; cette couronne oisive et cette
épée qui ne se repose jamais^ ne vous semblent-
elles pas satisfaire à toutes les exigences de la ter-
reur et de la curiosité ? Cette tragédie qui débute
par une partie de chasse, qui continue par un
amour imprévoyant, qui se noue par la mort d'un
fils incestueux, qui se resserre par la gloire enva-
hissante du héros^ et qui se dénoue enfin par la
vengeance d'un rival impuissant à soutenir une
lutte glorieuse , cette tragédie vous paraît-elle
mesquine? Je ne dis pas que cette tragédie soit
toute faite; car si la réalité n'est pas l'histoire,
pourquoi l'histoire serait-elle la poésie '' Si Rome
impériale se rétrécit où s'élargit sous la plume de
Suétone ou de Tacite, pourquoi Brantôme et Strada
ne subiraient-ils pas la même destinée entre les
mains d'un rimeur ou d'un poète? Non, la tragédie
n'est pas faite ; mais vienne un poète^, et elle se
CASIMIR DELEVIGNE. 339
fera. Si l'on me demande où est Tunité de ce pro-
gramme gigantesque^ je répondrai que toutes les
parties de ce colosse sont réunies ensemble par un
lien indissoluble, par la jalousie ombrageuse de
Philippe II. Quand il obéit aux dernières volontés
de son père, il est jaloux, il caresse don Juan pour
le gouverner ; il l'attire à sa cour pour Téblouir et
riiabituer à l'obéissance. Quand il lui enlève Marie
de Mendoza, c'est qu'il craint la postérité de son
frère; il est encore jaloux. Quand, après la mort
de don Carlos, il confie ses armées à don Juan,
c'est pour l'éloigner du trône ; il lui dit d'aller jouer
sa vie pour la gloire, mais il espère que don Juan
ne reviendra pas. Quand il l'envoie en Flandre, il
prie Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le
débarrasse d'un général trop célèbre; et quand il
accomplit le dessein de toute sa vie, le lendemain
d'une victoire gagnée pour lui, ne couronne-t-il
pas dignement cette tragédie à laquelle il travail-
lait depuis si longtemps ?
Si des cimes de l'histoire nous redescendons dans
la plaine monotone que M. Delavigne appelle sa
comédie historique, ne sommes-nous pas émus de
pitié pour cet ouvrier patient qui prend un bloc de
marbre et qui, au lieu de l'équarrir hardiment, d'y
tailler une statue, le polit et l'use à sa manière,
le creuse, le divise, l'éparpillé en ruines et n'ar-
rive pas même à construire un pan de mur ?
XII.
PONSARD.
AGNÈS DE MÉRANIE.
Je voudrais pouvoir parler de la nouvelle tragé-
die de M. Ponsard avec indulgence^ avec éloge;
malheureusement deux motifs impérieux me pres-
crivent la sévérité. L'enthousiasme excité par Lu-
crèce, il y a trois ans, a placé si haut Fauteur d'A-
gnès deMéranie, que le public^ justement exigeant,
attendait beaucoup de l'œuvre nouvelle ; et M. Pon-
sard, en n'acceptant pas tous les éléments de la
donnée qu'il avait choisie, en laissant dans Fombre
la meilleure partie, la partie la plus féconde de son
sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger
avec une indépendance inexorable. Puisqu il a cru,
en effet, pouvoir négliger les éléments les plus fer-
tiles de la donnée tragique fournie par Thistoire,
c'est qu'il trouvait, ou pensait trouver en lui-même
une force, une énergie, une souplesse, une habileté
suffisantes pour dissimuler l'indigence du cadre
dans lequel il lui plaisait de circonscrire le dévelop-
29.
34 2 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire,
M. Ponsard s'est étrangement trompé. Non-seule-
ment il a méconnu la véritable nature du sujet qu"i^
avait choisi, non-seulement il a nmtiié l'histoire ;
mais encore, étantdonné le cadre qu'il s'était tracé,
on peut dire, sans injustice, qu'il n'a pas su le rem-
plir. Pour démontrer ce que j'avance, pour prou-
ver jusqu'à quel point M. Ponsard s'est fourvoyé,
pour entourer d'une lumineuse évidence cette dou-
ble proposition, il me suffira de rappeler sommai-
rement les faits consignés dans l'histoire et d'ana-
lyser k fable conçue par l'auteur.
Toutefois, avant d'aborder cette double tâche, je
crois devoir dire avec franchise ce que je pense de
l'œuvre nouvelle comparée à sa sœur aînée, k Lu-
crece. On s'est beaucoup trop pressé, il y a trois
ans, de crier au Corneille et d'applaudir comme
une œuvre de génie la première création dramati-
que de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez lettrés
pour vivre familièrement dans le commerce des
historiens latins, tous ceux qui peuvent lire Tite-
Live sans le secours plus ou moins perfide des tra-
ducteurs, savent à quoi s'en tenir sur la valeur de
cette admiration. Ils n'ignorent pas que les quatre
derniers chapitres du premier livre de Tite-Live
sont plus vivants, plus animés, plus dramatiques,
dans l'acception la plus élevée du mot, que la tra-
gédie de M. Ponsard. Ils n'ignorent pas que le poète
salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la
PONSARD. 3 43
scène française^ est demeuré bien loin de l'historien
romain; que Tite-Live, malgré sa passion bien con-
nue pour ramplification, a trouvé pour raconter
la mort de Lucrèce des accents pathétiques, émou-
vants, une rapidité, une simplicité de parole que
le poëte n'a pas réussi à faire passer dans ses vers.
Parlerai-je de la couleur antique dont les admira-
teurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit? Sans
avoir pâli sur les légendes romaines^ sans avoir
pris parti pourNiebuhr contre Tite-Live, ou pour
Tite-Live contre Niebuhr^ il est permis d'affirmer
que Tunité de couleur manque généralement dans
la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop
souvent au poëte de confondre la Rome des Tar-
quinsavec la Rome républicaine ou impériale. Cette
erreur, quoique certaine, a passé presque inaper-
çue ; faut-il nous en étonner? Aujourd'hui Tétude
des langues modernes jouit dans le monde d'une
popularité souveraine. L'étude de l'antiquité est
trop négligée pour qu'il soit permis d'attendre de
la foule un jugement clairvoyant dans ces questions
délicates. Reste l'opinion des hommes compétents,
qui ne pouvaient hésiter à se prononcer. L'imi-
tation ingénieuse d'André Chénier, de Shakespeare
et de Tite-Live n'a pu faire illusion qu'aux, yeux
mal exercés. Quant aux hommes familiarisés depuis
longtemps avec l'antiquité aussi bien qu'avec la lit-
térature moderne, ils n'ont pu être abusés un seul
instant. Tout en reconnaissant dans M . Ponsard
344 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
un habile écrivain, ils n'ont pas consenti à le placer
au premier rang. Il y a trois ans, la critique devait
protester contre l'engouement de la foule; aujour-
d'hui elle doit protester contre la réaction qui veut
mettre en lambeaux et fouler aux pieds le nom de
iM. Ponsard. L'auteur de Lucrèce, nous le recon-
naissons, ne méritait pas tous les éloges qu'il a re-
cueillis ; mais l'auteur à' Agnès de Méranie ne mé-
rite pas non plus tous les reproches qui lui sont
adressés. Si la renommée qu'on lui a faite ne repo-
sait pas sur de solides fondements, la sévérité avec
laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus
s'appeler justice. Quels que soient les défauts de son
œuvre, nouvelle, et ils sont nombreux_, je suis pour-
tant forcé de protester contre la réaction qui se
produit sous nos yeux. J'ai retrouvé dans Agnès de
Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la
même élégance, la même simplicité,, la même so-
briété d'expression; si ces qualités n'éclatent pas
dans toutes les scènes à' Agnès de Méranie, on en
pourrait dire autant de L^ucrèce. Reste à savoir si
ces qualités qui ont suffi au succès d'une tragédie
romaine pouvaient suffire au succès d'une
fable dramatique prise dans l'histoire de la France
au moyen âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de
Lucrèce était gravé dans toutes les mémoires. Avant
le lever du rideau, chacun savait à quoi s'en tenir
sur l'exposition, le nœud et le dénoùment de la
fable tragique. La foule attentive, n'ayant pas à se
PONSARD. 345
préoccuper de la marche de Taction^, puisqu'elle la
prévoyait, se laissait aller au plaisir d'entendre des
vers généralement bien faits. Tout entière à la joie
de voir un drame domestique simplement exposé,
simplement noué, dénoué simplement, elle ne s'ar-
rêtait pas à compter les imitations ; elle n'aperce-
vait pas ou pardonnait sans peine les incorrections
qui déparent plusieurs scènes de Lucrèce. Elle n'a-
vait pas d'ailleurs l'oreille assez exercée pour re-
lever toutes ces fautes. Elle n'était pas assez fami-
liarisée avec l'analyse du langage pour signaler les
barbarismes d'acception qui font tache dans plus
d'un alexandrin. Quand il arrivait au poëte de dé-
tourner un mot de son sens naturel, de sa significa-
tion légitime, elle n'en souffrait pas et ne pouvait
songer à le gourmander. En choisissant dans l'his-
toire de la France au moyen âge le sujet de sa nou-
velle tragédie, M. Ponsard se plaçait dans une con-
dition beaucoup plus difficile. Quoiqu'il s'adressât
au même public, quoiqu'il dût compter sur la
même indulgence dans toutes les questions qui tou-
chent à la pureté du langage, il avait cependant à
satisfaire d'autres exigences. Le sujet à' Agnès de
Méranie était nouveau pour la plus grande partie
des spectateurs, et, par cela même qu'il était nou-
veau, l'attention publique voulait être excitée par
l'originalité des caractères, par la rapidité de l'ac-
tion, par la variété des incidents, par la vivacité du
dialogue. Je .sais bien que toutes ces qualités, envi-
34 G PORTRAITS LITTERAIRES.
sagées d'une façon générale, ne sont pas moins né-
cessaires dans une tragédie romaine que dans une
tragédie empruntée à Thistoire du moyen âge; mais
l'expérience a montré que la foule, toutes les fois
qu'il s'agit d'un sujet consacré par une longue tra-
dition, s'attache plus à la forme qu'au fond, et fait
bon marché du mouvement et de la vie, pourvu
que les vers soient harmonieux, pourvu que la
période ait du nombre, que les images soient habi-
lement assorties. Quelques grandes pensées expri-
mées en beau langage, quelques sentiments géné-
reux présentés avec clarté suffisent à défrayer, dans
ces conditions, le triomphe d'une soirée. Si plus
tard la réflexion vient démontrer que les personna-
ges de cette tragédie sont jetés dans un moule
connu depuis longtemps, que Faction est languis-
sante, la foule persiste pourtant dans son premier
enthousiasme, et ne consent pas à renier son ad-
miration. Or, c'est là précisément ce qui est arrivé
à la tragédie de Lucrèce.
A Dieu ne plaise que je confonde les devoirs du
poète et les devoirs de l'historien. Chacun d'eux a
sa mission spéciale, son but particulier ; les lois
qui régissent l'histoire e.t la poésie sont .profondé
ment distinctes et séparées par un intervalle im-
mense. L'histoire n'est pour le poëte qu'un point
de départ. La connaissance la plus complète delà
réalité ne saurait suffire à la construction d'un
])0ëme. Il n'y a pas de poëme lyrique, épique ou
PONSAUl). 34 7
dramatique^ sans liiUervention toute-puissante
d'u ne faculté qui n'a pas de rôle à jouer dans l'histoire
et qui s'appelle imagination. Si donc je crois devoir
rappeler les principaux épisodes dont se compose
la vie d'Agnès de Méranie, ce n'est pas pour su-
perposer la tragédie à l'histoire. Je ne crois pas
qu'il soit possible d'identifier l'histoire et la poésie
sans blesser les notions les plus simples du bon sens.
Toutefois, s'il appartient au poëte d'interpréter li-
brement la réalité fournie par l'histoire, afin de
l'agrandir, de l'animer, de la vivifier, de lui rendre
le mouvement et la variété qu'elle.perd trop souvent
entre les mains de l'historien, à moins que l'histo-
rien, par un privilège bien rare, ne réunisse l'art
à la science comme Augustin Thierry, si le poëte,
en un mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut
gouvernersondomainequ'àla condhionde le con-
naître, il ne peut l'agrandir qu'à la condition d'en
avoir mesuré l'étendue, de savoir où commence,
où finit son domaine. S'il lui arrive de laisser dans
l'ombre plusieurs parties importantes de la réalité,
de négliger des éléments qui semblaient appelés à
la résurrection, nous avons le droit de le gourman-
der^ et même il nous est permis de croire qu il n'a
pas étudié suffisamment la donnée qu'il voulait
traiter. C'est pourquoi, avant d'analyser la tragé-
die de M. Ponsard, nous feuilletterons rapidement
le règne de Philippe- Auguste.
Agnès de -3Iéranie était la troisième femme de
34 8 PORTRAITS LITTERAIRES.
Philippe-Auguste. Le roi^ après la mort d'Isabelle
de Hainaut^ sa première femme^ avait épousé In-
geburge, princesse danoise, afin de se ménager des
droits sur l'Angleterre et d'inquiéter ainsi Richard
Cœur-de-Lion. Une aversion invinciole. sur la-
quelle les historiens ne s'exphquent pas claire-
ment, l'avait poussé à répudier Ingeburge dès le
premier jour de son mariage. La princesse danoise
s'adressa vainement au pape Célestin III pour ob-
tenir justice. Trois ans après son second mariage,
le roi prit une nouvelle épouse et choisit x\gnès de
Méranie. A la nouvelle de ce troisième mariage, In-
geburge renouvela ses doléances au pape et le sup-
plia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus
qu'octogénaire, n'avait pas assez d'énergie pour
contraindre à l'obéissance un roi aussi puissant que
Philippe- Auguste; il lui écrivit à plusieurs repri-
ses, mais toujours sans succès. L'avènement d'In-
nocent III changea subitement la face de la ques-
tion. Innocent III était plein de zèle et de vigueur;
éloquent, hardi, jaloux des droits du saint-siége,
animé d'une foi ardente, se croyant appelé à diri-
ger, au nom de l'Évangile, tous les mouvements de
la politique européenne, il prit en main la cause
d'Ingeburge et enjoignit à Philippe-Auguste de re-
prendre sa seconde femme. Plus tard, il écrivit à
l'évêque de Paris et lui ordonna d'admonester sé-
vèrement son souverain temporel sur le scandale
de sa conduite; cette double remontrance étant de-
FONSAKD. 349
meuréc sans etîet, il envoya en France le cardinal
Pierre, comme légat a laiere, avec ordre de signi-
fier au roi qu'il eût à quitter Agnès de Méranie
dans le délai fixé par le saint- siège, s'il ne voulait
s'exposer à voir son royaume mis en interdit. Phi-
lippe reçut le cardinal Pierre avec déférence, mais
refusa nettement de rcinvoyer Agnès. Il écrivit à
Innocent m plusieurs lettres, qui nous ont été con-
servées, pour expliquer le renvoi d'Ingeburge. Ou-
tre la parenté alléguée pour justifier la répudiation^
le roi se plaint de ne pouvoir accomplir avec elle
le devoir conjugal. Innocent n'accepta pas les ex-
cuses de Philippe ; après d'inutiles pourparlers, il
résolut d'envoyer en France un nouveau légat, le
cardinal Octavien, et lui donna les instructions les
plus sévères. Philippe ayant refusé péremptoire-
ment de se soumettre aux ordres du saint-siége, le
royaume fut mis en interdit. Au jour fixé par le lé-
gat, les églises furent' fermées, les reliques soustrai-
tes à l'adoration des fidèles, les saintes images voi-
lées; hors le baptême et l'extrême-onction, tous
les sacrements furent refusés par le clergé. Les ci-
metières mêmes ne s'ouvrirent plus, et les morts
ne purent obtenir les prières chrétiennes. Philippe,
au lieu de céder devant cette démonstration éner -
gique du saint-siége, exerça de vives représailles
contre le clergé qui s'était soumis aux ordres d'In-
nocent III.
Le pape refusa d'examiner la validité du divorce
30
3 50 HOKTRAHS LITTERAIRES.
tant que le roi n'aurait pas rendu au clergé les
biens dont il lavait dépouillé, et renvoyé Agnès
hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour,
car elle aimait le roi avec passion, écrivit à Inno-
cent III une lettre suppliante : elle était mariée de-
puis cinq ans et avait deux enfants de Philippe. Le
pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé
des sacrements, se révolta dans plusieurs provin-
ces; il y eut des émeutes sanglantes. Enfin le roi,
abandonné par le clergé, par la noblesse, sévit forcé
de subir les conditions du saint-siége. Les prélats,
réunis en concile à Soissons, annulèrent, en pré-
sence d'Ingeburge, le divorce prononcé par l'ar-
chevêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer
Agnès. Un jour, tandis que les évêques délibéraient,
Philippe arriva sans être attendu^ prit en croupe
Ingeburge et disparut avec elle. A cette nouvelle,
l'interdit fut levé, le concile se dispersa, et le roi
fut ainsi débarrassé des remontrances du clergé.
Agnès mourut de douleur dans un château de Nor-
mandie, deux mois après son abandon. Quant à In-
geburge, malgré la manière toute chevaleresque
dont le roi l'avait enlevée, elle fut bientôt délaissée
une seconde fois. Le pape eut beau écrire à Phi-
lippe lettres sur lettres' et lui recomma'nder de se
préparer à l'accomplissement des devoirs conju-
gaux par la prière, par les neuvaines, par les céré-
monies de l'Eglise, le roi se déclara ensorcelé et re-
fusa longtemps d'obéir aux ordres du saint-siége»
PONSARD. 351
Ce ne fut que dix ans après la mort d'Agnès qu'In-
geburge fut détinitivement rétablie dans ses droits
de reine.
Tel est^ dans sa réalité nue^ l'épisode choisi par
M. Ponsard. J'ai négligé à dessein tout ce qui se
rapporte à la politique extérieure de Philippe^ et
en particulier à ses relations avec T Angle terre.
Henri II et Richard Cœur-de-Lion étaient morts.
Jean sans Terre était pour le roi de France un rival
beaucoup moins redoutable, car il n'avait ni la ruse
de Henri, ni le courage de Richard. J'ai omis vo-
lontairement toute cette partie du règne de Phi-
lippe, parce qu'elle ne se rattache pas d'une façon
directe au sujet. Je ne sais si je m'abuse, mais il
me semble qu'il y a dans les éléments que j'ai pas-
sés en revue tout ce qui peut servir à la composi-
tion d'un drame intéressant et varié. La cour, le
clergé, le peuple, sont aux prises. Autour de Phi-
lippe, d'Agnès et d'higeburge, viennent se grouper
naturellement le légat, les évêques, les barons, les
communes naissantes. Il y a dans cette lutte de l'au-
torité royale contre le clergé, la noblesse et la vo -
lonté populaire, dans le combat de la politique et
de la passion, tout ce qu'il faut pour intéresser,
pour émouvoir le spectateur. Voyons comment
M. Ponsard a interprété l'histoire.
L'auteur d'Agnès de Méranie n'a pas accepté la
donnée historique dans toute sa franchise. Parmi
les éléments que nous avons indiqués, il a fait un
3 52 PORTRAITS LITTERAIRES.
triage tellement sévère^ tellement dédaigneux, que,
d'élimination en élimination, il est arrivé tout sim-
plement à garder le roi en supprimant le royaume.
Et qu'on ne prenne pas cette déclaration pour un
jeu de mots, pour une fantaisie de langage ; qu'on
ne croie pas que nous opposons le roi au royaume
avec le seul désir de faire à M. Ponsard une chicane
puérile et sans fondement : l'analyse de sa tragédie,
acte par acte et scène par scène, démontre sur-
abondamment ce que j'avance. Où est le clergé de
France dans Agnès de Méranie? A quelle heure,
en quelle occasion paraît-il sur le théâtre? Il n'est
pas question de lui un seul instant. A ne consulter
que la tragédie de M. Ponsard, on dirait que le
clergé de France est resté neutre entre Ingeburge
et Agnès de Méranie, entre Innocent III et Philippe-
Auguste. Pourtant nous savons qu'il n'en est rien
et que le clergé de France a joué dans cette affaire
un rôle important, un rôle actif et dont le poëte
devait tenir compte. A quelle heure, en quelle oc-
casion paraît la noblesse de France ? Elle est repré-
sentée par un personnage unique, par Guillaume
des Barres; mais Guillaume des Barres n'est à pro-
prement parler que le confident de Philippe- Au-
guste : il n'agit pas, il n'^a pas de rôle vraiment per-
sonnel, il n'exprime pas les sentiments de la noblesse
française. A quelle heure, en quelle occasion est-i!
question des communes de France? Il n'est pas dit
un mot dans Afjnès de Méranie de cette puissance
PONSARD. 353
formidable qui, profitant habilement des querelles
de Taristocratie et de la royauté, grandissait dans
l'ombre et préparait lentement ses futurs triom-
phes. Ainsi d'un trait de plume M. Ponsard a biffé
le clergé, la noblesse et les communes. Qu'a-t-il
fait d'higebnrge, de la reine répudiée ? Il est parlé
d'elle pendant toute la pièce; mais elle ne paraît
pas une seule fois. Je sais qu'un tel personnage était
difficile à mettre en scène; je sais qu'il était diffi-
cile d'intéresser le spectateur aux douleurs d'une
reine répudiée qui semble condamnée à subir la
marche des événements sans pouvoir la ralentir ou
la hâter. Pourtant nous savons par des témoignages
irrécusables qu'Ingeburge n'est pas demeurée in-
active dans la lutte engagée entre la couronne de
France et le saint siège. Je crois donc que le poète
ne pouvait légitimement se dispenser de mettre en
scène Ingeburge. Quant aux relations qu'il devait
établir entre Philippe-Auguste, Agnès et Ingeburge,
c'est une question que l'histoire n'a pas résolue. A
cet égard, le poète avait pleine liberté et ne rele-
vait que de sa fantaisie. Il y avait là, j'en conviens,
une difficulté grave ; toutefois il fallait la vaincre
et non pas l'éluder.
M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec
quatre personnages : Philippe-Auguste, Agnès de
Méranie, Guillaume des Barres et le légat du pape ;
car je ne puis accepter comme personnages un cer-
tain comte Robert, ami do Guillaume, et Margue-
30.
364 PORTRAITS LITTERAIRES.
rite, confidente d'Agnès. Réduite à ces éléments,
la tragédie était fatalement condamnée à vivre
d'une vie factice, à multiplier les tirades, k épuiser
toutes les ressources, toutes les ruses de la rhéto-
rique, à prodiguer les dissertations sur tous les or-
dres d'idées et de sentiments. Elle s'interdisait de
gaieté de cœur le mouvement, la variété, l'anima-
tion ; elle renonçait volontairement à toute la partie
épique du sujet. Le poëte, en éliminant successive-
ment le clergé, la noblesse et les communes, faisait
d'un drame national un drame de cour. Et en effet,
toute la tragédie d'Agnès de Méranie se noue et se
dénoue comme si la France n'était qu'un domaine
royal incapable de résister aux volontés de Philippe-
Auguste. Il y a, je le sais, quelques vers consacrés
à la peinture des émotions populaires; mais ces
vers sont si peu nombreux qu'ils passent inaperçus.
Quant au légat, qui doit représenter la puissance
pontificale et qui parle au nom d'Innocent III, c'est-
à-dire au nom d'une volonté énergique et persévé-
rante, il accomplit assez maladroitement sa mission,
car il débute par la menace.
Nous assistons d'abord aux amours de Phihppe-
Auguste et d'Agnès. Le roi est tout entier à sa
passion et semble avoir oublié les avertissements
de Célestin III, dont il ne dit pas un mot. Agnès,
dans la générosité de son cœur, se souvient d'In-
geburge, et prie le roi d'être bon pour elle, de la
traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne
PONSARD. as 5
semblait annoncer, dont la parole austère et me-
naçante réduit au silence la passion presque pasto-
rale de Philippe pour Agnès. Cette première en-
trevue du légat et du roi devait produire un effet
imposant. Malheureusement le légat reparaît si
souvent dans la suite de la pièce^ que l'attention,
engourdie par la monotonie des menaces qu'il
prononce, finit par l'abandonner entièrement, et
qu'il passe à l'état de comparse, quoiqu'il ait^ dans
la pensée du poëte, un des rôles les plus impor-
tants de la tragédie. Au second acte, l'interdit est
prononcé. Le légat, irrité de la résistance du roi,
a fidèlement exécuté les ordres d'Innocent III.
Les églises se ferment, les saintes images sont
voilées, le deuil est partout, mais le spectateur ne
voit rien. L'auditoire écoute sans émotion, sans
effroi^ le récit de toutes les scènes auxquelles il
devrait assister. La partie vraiment intéressante de
la tragédie, la partie vivante, animée, pathétique,
n'est pas représentée sur le théâtre. Guillaume des
Barres, tour à tour confident de Pliilippe et d'A-
gnès, conseille à la nouvelle reine de s'enfuir pour
conjurer les fléaux qui menacent la France. Du
clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot.
Agnès se rend aux conseils de Guillaume, et s'en-
fuit avec le désir et l'espérance d'être arrêtée dans
sa fuite. Son espérance est exaucée ; elle ne peut
quitter le royaume, elle est ramenée entre les bras
du roi. Philippe accuse Agnès de ne plus raimer_,
3 56 PORTRAITS LITTERAIRES.
Agnès se justifie, et les deux amants se récon-
cilient, comme il était facile de le prévoir. Nous
sommes arrivés à la fin du quatrième acte, et rien
encore n^'a permis au spectateur de deviner la vé-
ritable signification, le caractère réel de Faction
dont il entend parler, mais qui ne s'accomplit pas
sous ses yeux. Enfin la reine, effrayée de l'interdit
jeté sur le royaume et des malédictions populaires
qui la poursuivent chaque jour, se décide à sauver
le roi et son peuple au prix de sa vie. Après avoir
prononcé contre Rome des imprécations qui rap-
pellent trop les imprécations de Camille, après
avoir vainement essayé de fléchir la volonté du
légat, elle s'empoisonne, et délivre ainsi le roi et
le royaume de la colère d'Innocent III.
C'est à ces éléments que se réduit la tragédie de
M. Ponsard. Je parlerai tout à l'heure des idées
qu'il a développées sans tenir compte du siècle où
vivaient ses personnages, du talent qu'il a montré
dans l'expression de sa pensée sans se croire
obligé à l'unité de style. Pour le moment, je dois
me borner à signaler toute l'indigence de la fable
tragique inventée par le poète. M. Ponsard n'a pas
interprété l'histoire, il l'a méconnue. Qu^est-ce en
effet, qu'interpréter l'histoire ? N'est-ce pas assi-
gner aux événements accomplis dans un siècle,
dans un lieu déterminé, des causes ignorées jus-
que-là, mais pourtant revêtues d'un caractère de
vraisemblance? N'est-ce pas compléter, par l'a-
PONSARD. 3 57
nalyse et la peinture des passions, le récit des
historiens ? Or^ M. Ponsard a-t-il rien fait de pareil?
Il a réduit aux proportions d'une tragédie de cour
un des sujets les plus intéressants que présente
l'histoire de la France au moyen âge. A propre-
ment parler, il n'y a^ dans Aynès de Méranie,
qu'une seule situation : Agnès partira-t-elle. ou ne
partira-t-elle pas? Cette situation unique ne saurait
suffire à défrayer les cinq actes d'une tragédie; aussi
ne sommes-nous point surpris que M. Ponsard,
malgré l'incontestable talent qu'il a montré dans
cette œuvre, n'ait pas réussi à éviter la monotonie.
L'obstination de Philippe, l'amour élégiaque d'A-
gnès, la colère du légat, ne peuvent intéresser
l'auditoire pendant trois heures. Le poète a beau
faire, les artifices les plus ingénieux du langage
déguisent mal l'immobilité à laquelle sont con-
damnés ces trois personnages ; l'action àWrjnh
(Je Méranie tourne autour d'elle-même au lieu
d'avancer.
Il y a dans cette tragédie un sentiment habile-
ment exprimé, pour lequel M. Ponsard a su trouver
des accents vraiment pénétrants : toutes les fois
qu'il s'agit de célébrer le bonheur de la vie de
famille, le poète paraît à l'aise, et sa parole s'épan-
che en flots abondants. Le dirai-je? l'expression
de ce sentiment forme à mon avis, la meilleure, la
plus solide partie de cette composition. Je ne sais
ce qu'en pense aujourd'hui le public ; mais, le
358 PORTRAITS LITTERAIRES.
premier jour, il a semblé méconnaître complète-
ment la valeur des passages consacrés à la pein-
ture des alfections domestiques. 11 applaudissait
de préférence les tirades politiques placées par
Tauteur dans la bouche de Philippe-Auguste ; or
ces tirades^ écrites d'ailleurs avec talent, n'appar-
tiennent pas au même temps que les personnages.
Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui
est dit avec vivacité, ce qui s'adresse au cœur, a
passé presque inaperçu. Ce qui est en contra-
diction manifeste avec le siècle oii vivait Philippe-
Auguste a trouvé dans l'auditoire une faveur exa-
gérée. Madame Dorval, j'en conviens, à souvent
manqué d'élégance et de noblesse; elle semblait
oublier le diadème placé sur son front ; mais elle
a rendu avec bonheur l'amour conjugal, l'amour
maternel, et pourtant l'auditoire s'est montré pour
elle avare d'applaudissements. L'enthousiasme s'est
porté avec un aveuglement obstiné sur les parties
les plus fausses, les moins acceptables de la tra-
gédie. Toutes les tirades où Philippe parle avec
emphase de Funité politique et législative de la
France, du droit romain et de l'université, de la
séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ont
été accueillies avec une joie, un ravissement que
le bon sens ne saurait amnistier. On trouve dans
l'histoire le germe des idées que 31. Ponsard a
prêtées à Philippe-Auguste : il est certain que le
rival de Richard a défendu vicroureusenient contre
PONSARD. 359
le saint-siége les droits de la royauté,, il est cer-
tain qu'il a combattu le système féodal avec
énergie, qu'il s'est montré généreux envers les
écoles ; mais la forme sous laquelle M. Ponsard a
présenté ces idées semble empruntée à VFssai mr
les Mœurs. Six siècles plus tard, ces tirades eus-
sent été à leur place ; prononcées par Philippe-
Auguste, elles ne peuvent qu'amener le sourire sur
les lèvres. L'amant d'Agnès, tel que nous le mon-
tre M. Ponsard, est un disciple de A'oltaire. Le
public, en applaudissant avec frénésie tous les
morceaux où le poëte célèbre l'unité politique de
la France, semblait ignorer que l'autorité royale
au temps de Philippe- Auguste, n'embrassait guère
plus de cinq départements de la France d'aujour-
d'hui. Quant à la séparation des pouvoirs spirituel
et temporel, bien que Philippe, dans un accès de
colère contre Innocent III, ait parlé de se faire
mécréant, il y a loin, on en conviendra, de cette
boutade passagère aux dissertations ex professa
que M. Ponsard a placées dans la bouche du roi.
Les encouragements accordés aux écoles par le
roi de France n'ont jamais eu non plus le sens que
leur prête le poëte. Pour être juste envers
M. Ponsard, la critique doit donc déclarer fran-
chement qu'il a été applaudi pour ses fautes, tan-
dis que les parties les plus vraies de sa composition
ont été accueillies avec indifférence.
Le côté le plus recommandable de la tragédie
3C0 POllTRAlTS LITTERAIRES.
nouvelle est assurément le style. Le poëte manie
le vers avec une liberté, une souplesse que j'aurais
mauvaise grâce à nier, et pourtant le style d'Agnès
de Méranie manque d'unité. Il y a, dans la manière
de M. Ponsard trois éléments qui ne peuvent s'ac-
corder entre eux : la périphrase, le ton familier,
puis un ton intermédiaire que je renonce à bap-
tiser. Par la périphrase, Fauteur d'Agnès se ratta-
cherait à l'école impériale : j'emploie à dessein la
forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma
pensée le sens d'une accusation. Par le ton fami-
lier, il voudrait se rapprocher de Corneille, et
quelquefois, je le reconnais avec plaisir, il a ren-
contré la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je
ne sais vraiment de quel nom l'appeler; c'est
quelque chose qui n'est ni la périphrase, ni le ton
familier, mais qu'il serait difficile de caractériser :
c'est un à peu près perpétuel, sans valeur litté-
raire, sans précision, sans clarté, qui fatigue l'at-
tention sans jamais émouvoir le cœur ou élever la
})ensée. Par la réunion, ou plutôt par la juxtaposi-
tion de ces trois éléments, M. Ponsard s'est fait un
style qui n'a certainement pas une véritable ori-
ginalité, mais qui, par moments, charme l'oreille
et peut faire illusion aux esprits inexpérimentés.
Trop souvent le ton familier descend jusqu'au ton
trivial et fait tache dans la période; l'oreille est
alors blessée comme si elle entendait une note
fausse. C'est ce qui arrive nécessairement toutes
PONSARD. 361
les fois que le style manque cFunité. Or, telle est la
condition dans laquelle se trouve M. Ponsard. Son
style, à proprement parler, n'a rien de personnel;
il ne relève pas seulement de Corneille par la fa-
miliarité, de récole impériale par la périphrase ; il
rappelle en plus d'un passage la splendeur enfan-
tine de l'école, qui pendant longtemps s'est donné
le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà
de quelques années. Pour fondre ensemble ces
trois manières, il faudrait une main puissante, un
art infini; mais à quoi bon dépenser Tart et la
puissance dans une tâche aussi ingrate? Le style,
pour avoir une véritable valeur, doit relever di-
rectement de la pensée; toutes les fois qu'il n'a pas
cette origine unique et souveraine, il manque de
force et de vie, il interprète incomplètement les
sentiments et les idées dont se compose le discours,
il ne sait porter ni l'évidence dans l'esprit, ni l'é-
motion dans le cœur.
Pourtant, malgré toutes les réserves que je
viens de faire, et dont le sens, je l'espère du moins,
ne peut demeurer obscur pour personne, je suis
loin de considérer Agnès de Méranie comme une
œuvre sans importance. A mes yeux, la tragédie
nouvelle ne vaut pas moins que Lucrèce. Si les dé-
fauts di' Agnès ont paru plus nombreux, si l'absence
de vie et de mouvement a été relevée avec une
sorte d'unanimité, ce n'est pas (\xi Agnès soit con-
çue plus faiblement que Lucrèce. Les destinées di-
I. 3 1
3G2 PORTRAITS LITTERAIRES.
verses de ces deux tragédies tiennent, selon moi,
à la diversité profonde des sujets. Le public, indul-
gent pour Lucrèce, s'est montré plein d'exigence
pour Agnès de Mémnie. En écoutant l'épisode ra-
conté par Tite-Live, et versifié par M. Ponsard
avec une certaine élégance, il n'a songé qu'à l'har-
monie des vers et n'a gourmande l'auteur ni sur la
monotonie de la composition, ni sur l'incorrection
du langage. En écoutant la tragédie nouvelle, em-
pruntée à l'histoire du moyen âge, il semble avoir
dépouillé toute son indulgence ; bien qu'il se soit
fourvoyé plus d'une fois pendant la représentation,
bien qu'il applaudi ce qu'il aurait dû blâmer, bien
qu'il ait accueilli avec indifférence ce qu'il aurait
du applaudir, cependant, en exprimant son opi-
nion générale. Je ne dis pas qu'il se soit absolu-
ment trompé; mais je pense qu'il a péché, il y a
trois ans, par excès d'indulgence.
Il n'y a, dans l'accueil fait à la tragédie nouvelle,
rien qui doive décourager M. Ponsard; son talent
poétique n'est pas remis en question. Si, dans ses
deux premiers ouvrages, l'auteur n'a pas montré
pour les combinaisons dramatiques une aptitude
souveraine, ce n'est pas une raison pour désespé-
rer de son avenir littéraire. Je pense, au contraire,
que la représentation à'Agnèa sera pour le poëte
une leçon salutaire et féconde. Averti par la résis-
tance qu'il vient de rencontrer, il sait maintenant
qu'il lui reste encore bien des secrets à deviner.
PONSARD. 3G3
Qu'il persévère et marche avec courage dans la
carrière où il est entré si heureusement; l'avenir
ne peut manquer de récompenser bientôt ses
efforts.
1S46.
FIN DU PREMIF.U VOLUME.
TABLE DES MATIERES.
raj.es
I. André Cbénier • 1
1 1 . L'abbé Prévost 35
III. Benjamin Constant 61
IV. Lamartine 81
y. Victor Hugo 112
VI. Alfred de Vigny 181
VIL Prosper 3Iérimée 199
VIIL Jules Sandeau 231
IX. Sainte-Beuve 2G7
X. Eugène Scribe 291
XI. Casimir Delavigne 307
XIL Ponsard 341
FIN DE L.\ TABLE.
^/
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P574
1853
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Planche, Gustave
Portraits littéraires
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