Skip to main content

Full text of "Portraits littéraires"

See other formats


.-'> 


PORTRAITS 

LITTÉRAIRES 

II 


IMPRIMERIE     E.     CAPIOMONT     ET     C" 

11'.     RUE     DE     SEINE,     o7 


PORTRAITS 

LITTÉRAIRES 


C.-A.    SAINTE-BEUVE 

DE  l'académie  française 


NOUVELLE    EDITION    REVUE    ET    CORRIGEE 


II 


J  ^ 

MOLIÈRE,    DELILLE, 

BERNARDIN    DE    SAINT-PIERRE,    LE    GÉNÉRAL 

LA      FAYETTE,      FONTANES,     .IO0BERT,     LÉONARD, 

ALOÏSIUS  BERTRAND,  LE  COMTE  DE  SÉGUB, 

JOSEPH  DE  MAISTRE,  GAliRIEL  NAUDÉ. 

^ r 


PARIS 

GARNIER  FRÈRES,  URRAIRES-ÉDITEURS 

6,    RCE    DES   SAINTS-PÈRES,    6 


MOLIÈRE 


Il  y  a  en  poésie,  en  littérature,  une  classe  d'hommes  hor* 
de  ligne,  même  entre  les  premiers,  très-peu  nombreuse,  cinq 
ou  six  en  tout,  peut-être,  depuis  le  commencement,  et  dont 
le  caractère  est  l'universalité,  l'humanité  éternelle  intime- 
ment mêlée  à  la  peinture  des  mœurs  ou  des  passions  d'une 
époque.  Génies  faciles,  forts  et  féconds,  leurs  principaux  traits 
sont  dans  ce  mélange  de  fertilité,  de  fermeté  et  de  franchise; 
c'est  la  science  et  la  richesse  du  fonds,  une  vraie  indiffé- 
rence sur  l'emploi  des  moyens  et  des  genres  convenus,  tout 
cadre,  tout  point  de  départ  leur  étant  bon  pour  entrer  en 
matière;  c'est  une  production  active,  multipliée  à  travers  les 
obstacles,  et  là  plénitude  de  l'art  fréquemment  obtenue  sans 
les  appareils  trop  lents  et  les  artifices.  Dans  le  passé  grec, 
après  la  grande  figure  d'Homère,  qui  ouvre  glorieusement 
cette  famille  et  qui  nous  donne  le  génie  primitif  de  la  plus 
belle  portion  de  l'humanité,  on  est  embarrassé  de  savoir  qui 
y  rattacher  encore.  Sophocle,  tout  fécond  qu'il  semble  avoir 
été,  tout  humain  qu'il  se  montra  dans  l'expression  harmo- 
nieuse des  sentiments  et  des  douleurs,  Sophocle  demeure  si 
parfait  de  contours,  si  sacré  pour  ainsi  dire,  de  forme  et 
d'attitude,  qu'on  ne  peut  guère  le  déplacer  en  idée  de  son 
piédestal  purement  grec.  Les  fameux  comiques  nous  man- 
quent, et  l'on  n'a  que  le  nom  de  Ménandre,  qui  fut  peut- 
être  le  plus  parfait  dans  la  famille  des  génies  dont  nous  par 
Ions;  car  chez  Aristophane  la  fantaisie  merveilleuse,  S 
athénienne,  si  charmante,  nuit  pourtant  à  l'universalité^ 
II.  i 


2  PORTRAITS   littéraire:  ; 

A  Rome  je  ne  vois  à  y  rangerquePlaute,Plauce  mal  apprécié 
encore  (1),  peintre  profond  et  divers,  directeur  de  troupe, 
acteur  et  auteur,  comme  Shalvespeare  et  comme  Molière,  dont 
il  faut  le  compter  pour  un  des  plus  légilimes  ancêtres.  Mais 
la  littérature  latine  fut  trop  directement  importée,  trop  arti- 
ficielle dès  l'abord  et  apprise  des  Grecs,  pour  admettre  beau- 
coup de  ces  libres  génies.  Les  plus  féconds  des  grands  écri- 
vains de  celte  littérature  en  sont  aussi  les  ii][M  Littérateurs el 
rimeurs  dans  Tàme,  Ovide  et  Cicéron.  Au  reste,  à  elle  l'hon- 
neur d'avoir  produit  les  deux  plus  admirables  poètes  des 
littératures  d'imitation,  d'étude  et  de  goût,  ces  types  châtiés 
et  achevés,  Virgile,  Horace!  C'est  aux  temps  modernes  et  à 
la  renaissance  qu'il  faut  demander  les  autres  hommes  que 
nous  cherchons  :  Shakespeare,  Cervantes,  Rabelais,  Molière,  et 
deux  ou  trois  depuis,  à  des  rangs  inégaux,  les  voilà  tous;  on  les 
peut  caractériser  par  les  ressemblances.  Ces  hommes  ont  des 
destinées  diverses,  traversées;  ils  souffrent,  ils  combattent, 
ils  aiment.  Soldats,  médecins,  comédiens,  captifs,  ils  ont 
peine  à  vivre;  ils  subissent  laraisère,  les  passions,  les  tracas, 
la  gène  des  entreprises.  Mais  leur  génie  surmonte  les  liens, 
et  sans  se  ressentir  des  étroitesses  de  la  lutte,  il  garde  le  col- 
lier franc,  les  coudées  franches.  Vous  avez  vu  de  ces  beau- 
tés vraies  et  naturelles  qui  éclatent  et  se  font  jour  du  milieu 
de  la  misère,  de  l'air  malsain,  de  la  vie  chétive;  vous  avez, 
bien  que  rarement,  rencontré  de  ces  admirables  filles  du 
peuple,  qui  vous  apparaissent  formées  et  éclairées  on  ne  sait 
d'où,  avec  une  haute  perfection  de  J'eiisemble,  et  dont  l'ongle 
même  est  élégant:  elles  empêchent  de  périr  l'idée  de  cette 
noble  race  humaine,  image  des  Dit'ux.  Ainsi  ces  génies  rares, 
de  grande  et  facile  beauté,  de  beauté  native  et  gcnuine,  triom- 
phent, d'un  air  d'aisance,  des  conditions  les  plus  contraires; 
ils  se  déploient,  ils  s'établissent  invinciblement.  Ils  ne  se  dé- 

(1)  M.  Naudet,  dans  ses  travaux  sur  Piaule,  et  M.  Patin,  dans  un 
excellent  cours  aus-i  attique  de  censée  que  de  diction,  remettent  à 
ea  place  ce  grand  CJiuioue  latin. 


MOLIÈRE.  3 

ploient  pas  simplement  au  hasard  et  tout  droit  à  la  merci  de  la 
circonstance,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  seulement  féconds  et  fa- 
ciles comme  ces  génies  secondaires,  les  Ovide,  les  Dryden,  les 
abbé  Prévost.  Non;  leurs  œuvres,  aussi  promptes,  aussi  mul- 
tipliées que  celles  des  esprits  principalement  faciles,  sont  en- 
core combinées,  fortes,  nouées  quand  il  le  faut,  achevées 
maintes  lois  et  sublimes.  Mais  aussi  cet  achèvement  n'estja- 
mais  pour  eux  le  souci  quelquefois  excessif,  la  prudence  cons- 
tamment châtiée  des  poètes  de  l'école  studieuse  et  polie,  des 
Gray,  des  Pope,  des  Despréaux,  de  ces  poëtes  que  j'admire  et 
que  je  goùlc  autant  que  personne,  chez  qui  la  correction  scru- 
puleuse est,  je  le  sais,  une  qualité  indispensable,  un  charme, 
et  qui  paraissent  avoir  pour  devise  le  mot  exquis  de  Yauve- 
nargues  :  La  netteté  est  le  vernis  des  mai(7-es.  II  y  a  dans  la  per- 
fection même  des  autres  poëtes  supérieurs  quelque  chose  de 
plus  libri' et  hardi,  de  plus  irrégulièremcnttrouvé,  d'incom- 
parablement plus  fertile  et  plus  dégagé  des  entraves  ingé- 
nieuses, quelque  chose  qui  va  de  soi  seul  et  qui  se  joue,  qui 
étonne  et  déconcerte  par  sa  ressource  inventive  les  poëtes 
distingués  d'entre  les  contemporains, jusque  sur  les  moindres 
détails  du  métier.  C'est  ainsi  que,  parmi  tant  de  naturels  mo- 
tifs d'étonnement,  Boileau  ne  peut  s'empêcher  de  demander 
à  Molière  où  il  trouve  la  rime,  A  les  bien  prendre,  les  excel- 
lents génies  dont  il  est  question  tiennent  le  milieu  entre  la 
poésie  des  époques  primitives  et  celle  de  siècles  cultivés,  civi- 
lisés, entre  les  époques  homériques  et  les  époques  alexan- 
driues  ils  sont  les  représentants  glorieux,  immenses  encore, 
}es  continuateurs  distincts  et  individuels  des  premières  épo- 
ques au  sein  des  secondes.  Il  est  en  toutes  choses  une  pre- 
mière fleur,  une  première  et  large  moisson  ;  ces  heureux 
mortels  y  portent  la  main  et  couchent  à  terre  en  une  fois  des 
milliers  de  gerbes;  après  eux,  autour  d'eux,  les  autres  s'é- 
vertuent, épient  et  glanent.  Ces  génies  abondants,  qui  ne  sont 
pourtant  plus  les  divins  vieillards  et  les  aveugles  fabuleux, 
lisent,  comparent,  imitent,  comme  tous  ceux  de  leur  âge  ; 


4  PORTRAITS    LlTTEIîAII'.ES. 

cela  ne  les  empêche  pas  de  créer,  comme  aux  âges  naissants. 
Ils  font  se  succéder,  en  chaque  journée  de  leur  vie,  des  pro- 
ductions inégales  sans  doute,  mais  dont  quelques-unes  sont 
le  chef-d'œuvre  de  la  combinaison  humaine  et  de  l'art;  ils 
savent  l'art  déjà,  ils  l'embrassent  dans  sa  maturité  et  son 
étendue,  et  cela  sans  en  raisonner  comme  on  le  fait  autour 
deux;  ils  le  pratiquent  nuit  et  jour  avec  une  admirable  al> 
sence  de  toute  préoccupation  et  fatuité  littéraire.  Souvent  ils 
meurent,  un  peu  comme  aux  époques  primitives,  avant  que 
leurs  œuvres  soient  toutes  imprimées  ou  du  moins  recueillies 
et  fixées,  à  la  différence  de  leurs  contemporains  les  poëtes  et 
littérateurs  de  cabinet,  qui  vaquent  à  ce  soin  de  bonne  heure; 
mais  telle  est,  à  eux,  leur  négligence  et  leur  prodigalité 
d'eux-mêmes.  Ils  ont  un  entier  abandon  surtout  au  bon  sens 
général,  aux  décisions  de  la  multitude,  dont  ils  savent  d'ail- 
leurs les  hasards  autant  que  quiconque  parmi  les  poëtes  dé- 
daigneux du  vulgaire.  En  un  mot,  ces  grands  individus  me 
paraissent  tenir  au  génie  même  de  la  poétique  humanité,  et 
en  être  la  tradition  vivante  perpétuée,  la  personnification 
irrécusable. 

Molière  est  un  de  ces  illustres  témoins  ;  bien  qu'il  n'ait 
pleinement  embrassé  que  le  côté  comique,  les  discordances 
de  l'homme,  vices,  laideurs  ou  travers,  et  que  le  côté  pathé- 
tique n'ait  été  qu'à  peine  entamé  par  lui  et  comme  un  rapide 
accessoire,  il  ne  le  cède  à  personne  parmi  les  plus  complets, 
tant  il  a  excellé  dans  son  genre  et  y  est  allé  en  tous  sens  depuis 
la  plus  libre  fantaisie  jusqu'à  l'observaliou  la  piusgrave,tant 
il  a  occupé  en  roi  toutes  les  régions  du  monde  qu'il  s'est 
choisi,  et  qui  est  la  moitié  de  l'homme,  la  moitié  la  plus  fré- 
quente et  la  plus  activement  en  jeu  dans  la  société. 

Molière  est  du  siècle  où  il  a  vécu,  parla  j)einture  de  certains 
travers  particuliers  et  dans  l'emploi  des  coslnnies,  mais  il  o>t 
plutôt  encore  de  tous  les  temps,  il  est  l'hoiume  de  la  nature 
humaine.  Rien  ne  vaut  mieux,  pour  se  donner  dès  l'abord  la 
mesure  de  son  génie,  que  de  voir  avec  quelle  lacilité  il  se  rat- 


MOLIKUE.  O 

tache  à  son  siècle,  et  comment  il  s'en  détache  aussi  ;  combien 
il  s'y  adapte  exactement,  et  combien  il  en  ressort  avec  gran- 
deur. Les  hommes  illustres  ses  contemporains,  Despréaux, 
lîacine,  Bossuet,  Pascal,  sont  bien  plus  spécialement  les 
hommes  de  leur  temps,  du  siècle  de  Louis  XIV,  que  Molière. 
Leur  génie  (je  parle  môme  des  plus  vastes)  est  marqué  à  up 
coin  particulier  qui  tient  du  moment  où  ils  sont  venus,  et  qui 
eût  été  probablement  bien  autre  en  d'autres  temps.  Que  serait 
Bossuetaujourd'hui?  qu'écrirait  Pascal?  Racine  etDespréaux 
accompagnent  à  merveille  le  règne  de  Louis  XIV  dans  toute 
sa  partie  jeune,  brillante,  galante,  victorieuse  ou  sensée.  Bos- 
suet domine  ce  règne  à  l'apogée,  avant  la  bigoterie  extrême, 
et  dans  la  période  déjà  hautement  religieuse.  Molière,  qu'au- 
rait opprimé,  je  le  crois,  cette  autorité  religieuse  de  plus  en 
plus  dominante,  et  qui  mourut  à  propos  pour  y  échapper, 
Molière,  qui  appartient  comme  Boileau  et  Racine  (bien  que 
plus  âgé  qu'eux),  à  la  première  époque,  en  est  pourtant  beau- 
coup plus  indépendant,  en  même  temps  qu'il  l'a  peinte  au 
naturel  plus  que  personne.  Il  ajoute  à  l'éclat  de  cette  forme 
majestueuse  du  grand  siècle  ;  il  n'en  est  ni  marqué,  ni  par- 
ticularisé, ni  rétréci  ;  il  s'y  proportionne,  il  nes'y  enferme  pas. 
Le  xvie  siècle  avait  été  dans  son  ensemble  une  vaste  décom- 
position de  l'ancienne  société  religieuse,  catholique,  féodale, 
l'avènement  de  la  philosophie  dans  les  esprits  et  de  la  bour- 
geoisie dans  la  société.  Mais  cet  avènement  s'était  fait  à  tra- 
vers tous  les  désordres,  à  travers  l'orgie  des  intelligences  et 
l'anarchie  matérielle  la  plus  sanglante,  principalement  en 
France,  moyennant  Rabelais  et  la  Ligue.  Le  xvii"  siècle  eut 
pour  mission  de  réparer  ce  désordre,  de  réorganiser  la  so- 
ciété, la  religion,  la  résistance;  à  partir  d'Henri  IV,  il  s'an- 
nonce ainsi,  et  dans  sa  plus  haute  expression  monarchique, 
dans  Louis  XIV,  il  couronne  son  but  avec  pompe.  Nous  n'es- 
sayerons pas  ici  d'énumérer  tout  ce  qui  se  fit,  dès  le  com- 
mencement du  xvu'  siècle,  de  tentatives  sévères  au  sein  de  la 
religion,  par  des  communautés,  des  congrégations  fondées, 


6  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

des  réforme?  d'abbayes,  et  au  sein  de  l'Université,  de  la  Sor 
bonne,  peur  rallier  la  milice  de  Jésus-Christ,  pour  reconsti- 
tuer la  doctrine.  En  littérature  cela  se  voit  et  se  traduit 
évidemment.  A  la  littérature  gauloise,  grivoise  et  irrévérente 
des  Marot,  des  Bonaventure  Des  Periers,  Rabelais,  Régnier, 
etc.  ;  à  la  littérature  païenne,  grecque,  épicurienne,  de  Ron- 
sard, Baïf,  Jodelle,  etc.,  philosophique  et  sceptique  de  Mon- 
taigne et  de  Charron,  en  succède  une  qui  offre  des  caractères 
bien  différents  et  opposés.  Malherbe,  homme  de  forme,  de 
style,  esprit  caustique,  cynique  même,  comme  M.  de  Buffon 
l'était  dans  l'intervalle  de  ses  nobles  phrases,  Malherbe,  esprit 
fort  au  fond,  n'a  de  chrétien  dans  ses  odes  que  les  dehors; 
mais  le  génie  de  Corneille,  du  père  de  Polyeucte  et  de  Pau- 
line, est  déjà  profondément  chrétien.  D'Urfé  l'est  aussi.  Bal- 
zac, bel  esprit  vain  et  fastueux,  savant  rhéteur  occupé  des 
mots,  a  les  formes  et  les  idées  toutes  rattachées  à  l'orthodoxie. 
L'école  de  Port-Royal  se  fonde;  Tantagoniste  du  doute  et  de 
Montaigne,  Pascal  apparaît.  La  détestable  école  poétique  de 
Louis  XIII,  Boisrobert,  Ménage,  Costar,  Conrart,  d'Assoucy, 
Saint-Amant,  etc.,  ne  rentre  pas  sans  doute  dans  cette  voie 
de  réforme;  elle  est  peu  grave,  peu  morale,  à  l'italienne,  et 
comme  une  répétition  affadie  de  la  littérature  des  Valois.  Mais 
tout  ce  qui  l'étouffé  et  lui  succède  sous  Louis  XIV  se  range  par 
degrés  à  la  foi,  à  la  régularité  :  Despréaux,  Racine,  Bossuet.  La 
Fontaine  lui-même,  au  milieu  de  sa  bonhomie  et  de  ses  fragi- 
lités, et  tout  du  xvi«  siècle  qu'il  est,  a  des  accès  de  rel  igion  lors- 
qu'il écrit  la  Captivité  de  saint  Malc,  l'Épître  à  madame  de  La 
Sablière,  et  qu'il  finit  par  la  pénitence.  En  un  mot,  plus  oc 
avance  dans  le  siècle  dit  de  Louis  XIV,  et  plus  la  littérature, 
ia  poésie,  la  chaire,  le  théâtre,  toutes  les  facultés  mémorables 
de  la  pensée,  revêtent  un  caractère  religieux,  chrétien,  plus 
elles  accusent,  même  dans  les  sentiments  généraux  qu'elles 
expriment,  ce  retour  decroyance  à  la  révélation,  à  l'humanité 
vue  dans  et  par  Jésus-Christ;  c'est  là  un  des  traits  les  plus 
caractéristiques  fit  profonds  de  cette  littérature  immortelle. 


MOLIERE.  7 

I.e  XVII*  siècle  en  masse  fait  digue  entre  le  xvi^  et  le  xvin*  qu'il 
sépare. 

Mais  Molière,  nous  le  disons  sans  en  porter  ici  éloge  ni 
blâme  moral j  et  comme  simple  preuve  de  la  liberté  de  son 
sénie,Molière  ne  rentre  pas  dans  ce  point  de  vue.  Bien  que  sa 
figure  et  son  œuvre  apparaissent  et  ressortent  plus  qu'aucune 
dans  ce  cadre  admirable  du  siècle  de  Louis  le  Grand,  il  s'é- 
fend  et  se  prolonge  au  dehors,  en  arrière,  au  delà;  il  appar- 
tient à  une  pensée  plus  calme,  plus  vaste,  plus  indifférente, 
plus  universelle.  L'élève  de  Gassendi,  l'ami  de  Dernier,  de 
Chapelle  et  de  Hesnaiilt  se  rattache  assez  directement  au 
xvi«  siècle  philosophique,  littéraire;  il  n'avait  aucune  anti- 
pathie contre  ce  siècle  et  ce  qui  en  restait;  il  n'entrait  dans 
aucune  réaction  religieuse  ou  littéraire,  ainsi  que  firent  Pascal 
et  Bossuet,  Racine  et  Boileau  à  leur  manière,  et  les  trois 
quarts  du  siècle  de  Louis  XIV;  il  est,  lui,  de  la  postérité 
continue  de  Rabelais,  de  Montaigne,  Larivey,  Régnier,  des 
auteurs  de  la  Satyre  Ménippée;  il  n'a  ou  n'aurait  nul  effort  à 
faire  pour  s'entendre  avec  _.amothe-le-Vayer,  Naudé  ou  Guy 
Patin  même,  tout  docteur  en  médecine  qu'est  ce  mordant 
personnage.  Molière  est  naturellement  du  monde  de  Ninon, 
de  madame  de  La  Sablière  avant  sa  conversion  ;  il  reçoit  à 
Âuteuil  Des  Barreaux  et  nombre  de  jeunes  seigneurs  un  peu 
libertins.  Je  ne  veux  pas  dire  du  tout  que  Molière,  dans  son 
œuvre  ou  dans  sa  pensée,  fût  un  esprit  fort  décidé,  qu'il  eût 
un  système  là-dessus,  que,  malgré  sa  traduction  de  Lucrèce, 
son  gassendisme  originel  et  ses  libres  liaisons,  il  n'eût  pas  un 
fonds  de  religion  modérée,  sensée,  d'accord  avec  la  coutume 
du  temps,  qui  reparaît  à  sa  dernière  heure,  qui  éclate  avec 
tant  de  solidité  dans  le  morceau  de  Gléante  du  TaHufe,  Non  ; 
Molière,  le  sage,  l'Ariste  pour  les  bienséances,  l'ennemi  de 
tous  les  excès  de  l'esprit  et  des  ridicules,  le  père  de  ce  Philinte 
qu'eussent  reconnu  Lélius,  Érasme  et  Atticus,  ne  devait  rien 
avoir  de  cette  forfanterie  libertine  et  cyniqne  des  Saint-Amant, 
Boisrobert  et  Des  Barreaux.  II  était  de  bonne  foi  quand  il 


8  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

s'iiîdigaait  des  insinuations  malignes  qu'à  partirderJÉco?e(ies 
Femmes  ses  ennemis  allaient  répandant  sur  sa  religion  Mais 
ce  que  je  veux  établir,  et  ce  qui  le  caractérise  entre  ses  con- 
temporains de  génie,  c'est  qu'habituellement  il  a  vu  la  nature 
humaine  en  elle-même,  dans  sa  généralité  de  tous  les  temps 
comme  Boileau,  comme  La  Bruyère  l'ont  vue  et  peinte  sou- 
vent, je  le  sais,  mais  sans  mélange,  lui,  d'épltre  sur  l'Amoui 
de  Dieu,  comme  Boileau,  ou  de  discussion  sur  le  quiétisme 
comme  La  Bruyère  (D.Il  peint  l'humanité  comme  s'il  n'y  avait 
pas  eu  de  venue,  et  cela  lui  était  plus  possible,  il  faut  le  dire, 
la  peignant  surtout  dans  ses  vices  et  ses  laideurs;  dans  le 
tragique  on  élude  moins  aisément  le  christianisme.  Il  sépare 
l'humanité  d'avec  Jésus-Christ,  ou  plutôt  il  nous  montre  à 
fond  l'une  sans  trop  songer  à  rien  autre  ;  et  il  se  détache  par 
là  de  son  siècle.  C'est  lui  qui,  dans  la  scène  du  Pauvre,  a  pu 
faire  dire  à  don  Juan,  sans  penser  à  mal,  ce  mot  qu'il  lui 
fallut  retirer,  tant  il  souleva  d'orages  :  «  Tu  passes  ta  vie  à 
prier  Dieu,  et  tu  meurs  de  faim;  prends  cet  argent,  je  te  le 
donne  pour  l'amour  de  l'humanité.  »  La  bienfaisance  et  la 
philanthropie  du  x\m^  siècle,  celle  de  d'Alembert,  de  Diderot, 
de  d'Holbach,  se  retrouve  tout  entière  dans  ce  mol-là.  C'est 
lui  qui  a  pu  dire  du  pauvre  qui  lui  rapportait  le  louis  d'or,  cet 
autre  mot  si  souvent  cité,  mais  si  peu  compris,  ce  me  sem- 
ble, dans  son  acception  la  plus  grave,  ce  mot  échappé  à  une 
habitude  d'esprit  invinciblement  philosophique  :  «  Où  la  vertu 
va-t-elle  se  nicher?  »  Jamais  homme  de  Port-Royal  ou  du 
voisinage  (qu'on  le  remarque  bien)  n'aurait  eu  pareille  pen- 
sée, et  c'eût  été  plutôt  le  contraire  qui  eût  paru  naturel,  le 

(  1  )  La  Bruyère  a  dit  :  «  Un  homme  né  chrétien  et  François  se  trouve 
contraint  dans  la  satire  :  les  grands  sujets  lui  sont  défendus,  il  les 
entame  quelquefois  et  se  détourne  ensuite  sur  de  petites  choses  qu'il 
•jîève  par  la  beauté  de  son  génie  et  de  son  style.  »  —  Molière  n'a 
^asdu  tout  fait  ainsi,  il  ne  s'est  beaucoup  contraint  ni  devant  l'Église 
ni  à  l'égard  de  Versailles,  et  ne  s'est  pas  épargné  les  grands  sujets. 
Dix  ou  quinze  ans  plus  tard  seulement,  au  temps  où  paraissaient  les 
Caractères^  cela  lui  eût  été  moins  facile. 


MOLILaE.  9 

pauvre  étant  aux  yeux  du  chrétien  l'objet  de  grâces  et  de  ver- 
tus singulières.  C'est  lui  aussi  qui,  causant  avec  Chapelle  de 
la  philosopliie  de  Gassendi,  leur  maître  commun,  disait,  tout 
en  combattant  la  partie  théorique  et  la  chimère  des  atomes  : 
«  Passe  encore  pour  la  morale.  »  Molière  était  donc  simple- 
ment, selon  moi,  de  la  religion,  je  ne  veux  pas  dire  de  don 
.hian  ou  d'Épicure,  mais  de  Chrêmes  dans  Térence  :  Homu 
mm.  On  lui  a  appliqué  en  un  sens  sérieux  ce  mot  du  Tartufe  : 
Un  homme...  un  homme  enfin!  Cet  homme  savait  les  faiblesses 
et  ne  s'en  étonnait  pas;  il  pratiquait  le  bien  plus  qu'il  n'y 
croyait;  il  comptait  sur  les  vices,  et  sa  plus  ardente  indigna- 
lion  tournait  au  rire.  Il  considérait  volontiers  cette  triste  hu- 
manité comme  une  vieille  enfant  et  une  incurable,  qu'il  s'a- 
git de  redresser  un  peu,  de  soulager  surtout  en  l'amusant. 

Aujourd'hui  que  nous  jugeons  les  choses  à  distance  et  par 
les  résultats  dégagés,  Molière  nous  semble  beaucoup  plus  ra- 
dicalement agressif  contre  la  société  de  son  temps  qu'il  ne 
crut  l'être  ;  c'est  un  écueil  dont  nous  devons  nous  garder  en 
le  jugeant.  Parmi  ces  illustres  contemporains  que  je  citais 
tout  à  l'heure,  il  en  est  un,  un  seul,  celui  qu'on  serait  le 
moins  tenté  de  rapprocher  de  notre  poëte,  et  qui  pourtant, 
comme  lui,  plus  que  lui ,  mit  en  question  les  principaux  fon- 
dements de  la  société  d'alors,  et  qui  envisagea  sans  préjugé 
aucun  la  naissance,la  qualité,  la  propriété;  mais  Pascal  (car 
ce  fut  l'audacieux)  ne  se  servit  de  ce  peu  de  fondement,  ou 
plutôt  de  cette  ruine  qu'il  faisait  de  toutes  les  choses  d'alen- 
tour, que  pour  s'attacher  avec  plus  d'effroi  à  la  colonne  du 
temple,  pour  embrasser  convulsivement  la  Croix.  Tous  les 
deux,  Pascal  et  Molière,  nous  apparaissent  aujourd'hui  comm  c 
les  plus  formidables  témoins  de  la  société  de  leur  temps  ; 
Molière,  dans  un  espace  immense  et  jusqu'au  pied  de  l'en- 
ceinte religieuse,  battant,  fourrageant  de  toutes  parts  avec  sa 
troupe  le  champ  de  la  vieille  société,  livrant  pêle-mêle  au  rire 
la  fatuité  titrée,  l'inégalité  conjugale,  l'hypocrisie  captieuse, 
et  allant  souvent  effrayer  du  même  coup  la  grave  subordina- 

1. 


10  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

tion,  la  vraie  piété  et  le  mariage;  Pascal,  lui,  à  l'intérieur  el 
au  cœur  de  l'orthodoxie,  faisant  trembler  aussi  à  sa  macière 
la  voûte  de  l'édifice  par  les  cris  d'angoisse  qu'il  pousse  et  par 
la  force  de  Sarason  avec  laquelle  il  en  embrasse  le  sacré  pilier. 
Mais  eu  accueillant  ce  rapprochement,  qui  a  sa  nouveauté  et 
sa  justesse  (1),  il  ne  faudrait  pas  prêter  à  Molière,  je  le  crois, 
plus  de  préméditation  de  renversement  qu'à  Pascal;  il  faut 
même  lui  accorder  peut-être  un  moindre  calcul  de  l'ensemble 
de  la  question.  Plante  avait-il  une  arrière-pensée  systéma- 
tique quand  il  se  jouait  de  l'usure,  de  la  prostitution,  de 
l'esclavage,  ces  vices  et  ces  ressorts  de  l'ancienne  société? 
Le  moment  oii  vint  Molière  servit  tout  à  fait  cette  liberté 
qu'il  eut  et  qu'il  se  donna.  Louis  XIV,  jeune  encore,  le  soutint 
dans  ses  tentatives  hardies  ou  familières,  et  le  protégea  contre 
tous.  En  retraçant  le  Tartufe,  e[  dans  la  tirade  de  don  Juan 
sur  l'hypocrisie  qui  s'avance,  Molière  présageait  déjà  de  son 
coup  d'œil  divinateur  la  triste  fin  d'un  si  beau  règne,  et  il  se 
hâtait,  quand  c'était  possible  à  grand'peine  et  que  ce  pouvait 
être  utile,  d'en  dénoncer  du  doigt  le  vice  croissant.  S'il  avait 
vécu  assez  pour  arriver  vers  I6S5,  au  règne  déclaré  de  ma- 
dame de  Maintenon,  ou  même  s'il  avait  seulement  vécu  de 
1673à  168f),durantcette  période  glorieuse  oîidominerascen- 
dant  de  Bossuet,  il  eût  été  sans  doute  moins  efficacement  pro- 
tégé; il  eût  été  persécuté  à  la  fin.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit 
comprendre  à  merveille,  d'après  cet  esprit  général,  libre,  na- 
turel,philosophique, indifférent  au  moins  à  cequ'ils  essayaient 
de  restaurer,  la  colère  des  oracles  religieux  d'alors  contre 
Molière,  la  sévérité  cruelle  d'expression  avec  laquelle  Bossuet 
se  raille  et  triomphe  du  comédien  mort  en  riant,  et  cette 
indignation  môme  du  sage  Bourdaloue  en  chaire  après  le 
Tartufe,  de  Bourdaloue,  tout  ami  de  Boileau  qu'il  était.  On 

(l)M.  Villenaain,  dxns  son  morceau  sur  Pascal,  avait  d^'jà  rappro- 
ché celui-ci  de  Molière,  mais  seulement  comme  auteur  des  Provin- 
ciales, et  pour  le  talent  de  la  raillerie.  —  Je  ne  faisais  moi-même 
qu'egquisser  ici  ce  que  j'ai  développé  au  tome  III  de  Po)i-liotjaI. 


MOLIÈRE.  H 

conçoitjusqu'à  cet  effroi  naïf  du  janséniste  Baillet  qui,  dans 
ses  Jugements  des  Savants,  commence  en  ces  termes  l'article 
sur  Molière  :  «  Monsieur  de  Molière  est  un  des  plus  dange- 
reux ennemis  que  le  siècle  ou  le  monde  ait  suscités  à  l'Église 
de  Jésus-Christ,  etc.  «  Il  est  vrai  que  des  religieux  plus  ai- 
mables, plus  mondains,  se  montraient  pour  lui  moins  sé- 
vères. Le  père  Rapin  louait  au  long  Molière  dans  ses  Ré- 
flexions sur  la  Poétique,  et  ne  le  chicanait  que  sur  la  négligence 
de  ses  dénouements;  Bouhours  lui  fit  une  épitaphe  en  vers 
français'  agréables  et  judicieuî. 

Molière  au  reste  est  tellement  homme  dans  le  libre  sens, 
qu'il  obtint  plus  tard  les  anathèmes  de  la  philosophie  altière 
et  prétendue  réformatrice,  autant  qu'il  avait  mérité  ceux  de 
l'épiscopat  dominateur.  Sur  quatre  chefs  différents,  à  propos 
de  r Avare,  du  misanthrope,  de  Georges  Dandin  et  du  Boui'- 
geois  Gentilhomme,  Jean-Jacques  n'eutend  pas  raillerie  et  ne 
l'épargne  guère  plus  que  n'avait  fait  Bossuet. 

Tout  ceci  est  pour  dire  que,  comme  Shakespeare  et  Cer- 
vantes, comme  trois  ou  quatre  génies  supérieurs  dans  la  suite 
des  âges,  Molière  est  peintre  de  la  nature  humaine  au  fond, 
sans  acception  ni  préoccupation  de  culte,  de  dogme  fixe, 
d'interprétation  formelle;  qu'en  s'attaquant  à  la  société  de 
son  temps,  il  areprésenté  la  vie  qui  est  partout  celle  du  grand 
nombre,  et  qu'au  sein  de  mœurs  déterminées  qu'il  châtiait 
au  vif,  il  s'est  trouvé  avoir  écrit  pour  tous  les  hommes. 

Jean-Baptiste  Poquelin  naquit  à  Paris  le  15  janvier  1622, 
non  pas,  comme  on  l'a  cru  longtemps,  sous  les  piliers  des 
halles,  mais,  d'après  la  découverte  qu'en  a  faite  M.  Beffara, 
dans  une  maison  de  la  rue  Saint-Honoré,  au  coin  de  la  rue 
desVieilles-Étuves  (l).Il  était  par  sa  mère  et  par  son  père  d'une 

(1)  J'ai  mis  Biirtout  a  contribution,  dans  cette  é  tu  (Te  sur  Molière, 
VHistoire  de  sa  Vie  et  de  ses  Ouvrages  par  M.  Taschereau  ;  c'est  un 
travail  complet  etdéQnitif  dont  il  faut  conseiller  la  lecture  sans  avoir 
la  prétention  d'y  suppléer.  M.  Taschereau  a  bien  voulu  j  joindre  en- 
Vers  moi  tous  les  secours  de  son  obligeance  amicale  pour  les  r/^nsei- 


12  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

famille  de  tapissiers.  Son  père,  qui,  outre  son  état,  avait  la 
rharge  de  valet-de-chambre-tapissier  du  roi,  destinait  son  fils 
à  lui  succéder,  et  le  jeune  Poquelin,  mis  de  bonne  heure  en 
apprentissage  dans  la  boutique,  ne  savait  guère  à  quatorze 
ans  que  lire,  écrire,  compter,  enfin  les  éléments  utiles  à  sa 
profession.  Son  grand-père  maternel  pourtant,  qui  aimait 
fort  la  comédie,  le  menait  quelquefois  à  l'hôtel  de  Bourgogne, 
oùjouaientBellerosedanslehautcomique,Gautier-Garguille, 
Gros-Guillaume  et  Turlupin  dans  la  farce.  Chaque  fois  qu'il 
revenait  de  la  comédie,  lejeunePoquelinétaitplustriste,  plus 
distrait  du  travail  de  la  boutique,  plus  dégoûté  de  la  perspective 
pe  sa  profession.  Qu'on  se  figure  ces  matinées  rêveuses  d'un 
lendemain  de  comédie  pour  le  génie  adolescent  devant  qui, 
dans  la  nouveauté  de  l'apparition,  la  vie  humaine  se  déroulait 
déjà  comme  une  scène  perpétuelle.  II  s'en  ouvrit  enfin  à  son 
père,  et,  appuyé  de  son  aïeul  qui  le  gâtait,  il  obtint  de  faire 
des  études.  On  le  mit  dans  une  pension,  à  ce  qu'il  paraît,  d'où 
il  suivit,  comme  externe,  le  collège  de  Clermont,  depuis  de 
Louis-le-Grand,  dirigé  par  les  jésuites. 

Cinq  ans  lui  suffirent  pour  achever  tout  le  cours  de  ses 
études,  y  compris  la  philosophie  ;  il  fit  de  plus  au  collège 
d'utiles  connaissances,  et  qui  influèrent  sur  sa  destinée.  Le 
princede  Conti,  frère  du  grand  Condé,  fut  un  de  ses  condisci- 
ples et  s'en  ressouvint  toujours  dans  la  suite.  Ce  prince,  bien 
qu'ecclésiastique  d'abord,  et  tant  qu'il  resta  sous  la  conduite 

gnemenls  et  sources  directes  auxquelles  je  voulais  remonter.  J'ai  beau- 
coup usé  aussi  de  la  Notice  et  du  Commentaire  de  M.  Auger,  travail 
trop  peu  recommandé  ou  même  déprécié  injustement.  C'est  dans  ce 
Commentaire  qu'à  propos  du  vers  des  Feittiucs  savantes  : 

On  voit  partout  chez  vous  l'itbos  et  le  pathos. 

M.  Auger,  ne  s'apercevanl  pas  que  itlios  n'est  autre  que  êtlios,  plus 
correctement  prononcé,  se  mit  en  de  taux  frais  d'élymologie.  On  en 
plaisanta  dans  le  temps  beaucoup  plus  qu'il  ne  fallait,  et  ce  rire  facile 
couvrit  les  louanges  dues  à  l'ensemble  du  très-estimable  Commen- 
laire.  —  Il  y  a  eu,  depuis,  un  travail  critique  de  Bazin  sur  Molière, 
mai»  je  laisse  à  ma  notice  sod  cachet  antérieur. 


MOTIÈRK.  13 

des  jésuites,  aimait  les  spectacles  et  les  défrayait  magnifique- 
ment; en  se  convertissant  plus  tard  du  côté  des  jansénistes, 
et  en  rétractant  ses  premiers  goûts  au  point  d'écrire  contrôla 
comédie,  il  sembla  transmettre  dumoinsàson  illustre  aîné  le 
soin  de  protéger  jusqu'au  bout  Molière.  Chapelle  devint  aussi 
l'ami  d'études  de  Poquelin  et  lui  procura  la  connaissance  et 
les  leçons  de  Gassendi,  son  précepteur.  Ces  leçons  privées  de 
Gassendi  étaient  en  outre  entendues  de  Bernier,  le  futur  voya- 
geur, et  de  Hesnaultconnu  par  son  invocation  à  Vénus;  elles 
durent  influer  sur  la  façon  de  voir  de  Molière,  moins  parles 
détails  de  l'enseignement  que  par  l'esprit  qui  en  émanait,  et 
luquel  participèrent  tous  les  jeunes  auditeurs.  Il  est  à  remar- 
quer en  effet  combien  furentlibres  d'humeur  et  indépendants 
tous  ceux  qui  sortirent  de  cette  école  :  et  Chapelle  le  franc 
parleur,  l'épicurien  pratique  et  relâché;  etcepoëteHesnauli 
qui  attaquaitCoIbert  puissant,  ettraduisaità  plaisir  ce  qu'il  y 
a  de  plus  hardi  dans  les  chœurs  des  tragédies  de  Sénèque  ;  et 
Bernier  qui  courait  le  monde  et  revenait  sachant  combien  sous 
les  costumes  divers  l'homme  est  partout  le  même,  répondant 
à  Louis  XIV,  qui  l'interrogeait  sur  le  pays  où  la  vie  lui  sem- 
blerait meilleure,  que  c'était  la  Suisse,  et  déduisant  sur  tout 
point  ses  conclusions  philosophiques,  en  petit  comité,  entre 
mademoiselle  de  Lenclos  et  madame  de  La  Sablière,  Il  est  à 
remarquer  aussi  combien  ces  quatre  ou  cinq  esprits  étaient 
de  pure  bourgeoisie  et  du  peuple  :  Chapelle,  fils  d'un  riche 
magistrat,  maisfilsbàtard;  Bernier, enfantpauvre,associépar 
charité  à  l'éducation  de  Chapelle;  Hesnault,fils  d'un  boulan- 
ger de  Paris;  Poquelin,  fils  d'un  tapissier;  et  Gassendi  leur 
maître,  non  pas  un  gentilhomme,  comme  on  l'a  dit  de  Des- 
cartes, mais  fils  de  simples  villageois.  Molière  prit  dans  ces 
conférences  de  Gassendi  l'idée  de  traduire  Lucrèce;  il  le  fit 
partie  en  vers  et  partie  en  prose,  selon  la  nature  des  endroits  ; 
mais  le  manuscrit  s'en  est  perdu.  Un  autre  compagnon  qui 
s'immisça  à  ces  leçons  philosophiques  fut  Cyrano  de  Berge- 
rac, devenu  suspect  à  son  tour  d'impiété  par  quelques  vers 


14  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

d'Agrippine,  mais  surtout  coQvaincu  de  mauvais  ^ût.  Molière 
prit  plus  tard  au  Pédant  joué  de  Cyrano  deux  scènes  qui  ne 
déparent  certainement  pas  les  Fourberies  de  Scapin:  c'était  son 
habitude,  disait-il  à  ce  propos,  de  reprendre  son  bien  partout 
où  il  le  trouvait  ;  et  puis,  comme  l'a  remarqué  spirituellement 
M.  Auger,  en  agissant  de  la  sorte  avec  son  ancien  camarade, 
il  ne  semblait  guère  que  prolonger  cette  coutume  de  collège 
par  laquelle  les  écoliers  soB't  faisants  et  mettent  leurs  gains 
de  jeu  en  commun.  Mais  Molière,  qui  n'y  allait  jamais  peti- 
tement, ne  s'avisa  pas  de  cette  fine  excuse. 

Au  sortir  de  ses  classes,  Poquelin  dut  remplacer  son  père 
trop  âgé  dans  la  charge  de  valet-de-chambre-tapissier  du  roi, 
qu'on  lui  assura  en  survivance.  Il  suivit,  pour  son  noviciat, 
Louis  Xin  dans  le  voyage  de  NarbonneeTii64l,  et  fut  témoin, 
au  retour,  de  l'exécution  de  Cinq-Mars  et  de  De  Thou  :  amère 
et  sanglante  dérision  de  la  justice  humaine.  Il  paraît  que, 
dans  les  années  qui  suivirent,  au  lieu  de  continuer  l'exercice 
de  la  charge  paternelle,  il  alla  étudier  le  droit  à  Orléans  et 
s'y  fit  recevoir  avocat.  Mais  son  goût  du  théâtre  l'emporta 
décidément,  et,  revenu  à  Paris,  après  avoir  hanté,  dit-on,  les 
tréteaux  du  Pont-Neuf,  suivi  de  près  les  Italiens  et  Scara- 
mouche,  il  se  mit  à  la  tête  d'une  troupe  de  comédiens  de 
société,  qui  devint  bientôt  une  troupe  régulière  et  de  pro- 
fession. Les  deux  frères  Béjart,  leur  sœur  Madeleine,  Duparc 
dit  Gros-René  faisaient  partie  de  cette  bande  ambulante  qui 
s'intitulait  l'Illustre  Théâtre.  Notre  poëte  rompit  dès  lors  avec 
sa  familleetles  Poquelin;  il  prit  nom  Molière.  Molière  courut 
avec  sa  troupe  les  divers  quartiers  de  Paris,  puis  la  province. 
On  dit  qu'il  fit  jouer  à  Bordeaux  une  Thébaîde,  tentative  du 
genre  sérieux,  qui  échoua.  Mais  il  n'épargnait  pas  les  farces, 
les  canevas  à  l'italienne,  les  impromptus,  tels  que  le  Médecin 
oolant  et  la  Jalousie  du  Barbouillé,  premiers  crayons  du  .)féde- 
tin  mahjrr  lai  et  de  Georges  Dandin,  et  qui  ont  été  conservés, 
les  Doctiurs  rivaux,  le  Maître  d'École,  dont  on  n'a  que  les  titres, 
le  Docteur  amoureux,  que  Boileau  daignait  regretter.  Il  allait 


MOLIÈKE.  15 

ainsiàravenlure,  bien  reçu  du  dued'Épernon  à  Bordeaux,  du 
prince  de  Conti  eu  chaque  rencontre,  loué  de  d'Assoucy  qu'il 
recevait  eL  hébergeait  en  prince  à  son  tour,  hospitalier,  libéral, 
boa  camarade,  amoureux  souvent,  essayant  toutes  les  pas- 
sions, parcourant  tous  les  étages,  meniant  à  bout  ce  train  de 
jeunesse,  comme  une  Fronde  joyeuse  à  travers  la  campagne, 
avec  force  provision,  dans  son  esprit,  d'originaux  et  de  ca- 
ractères. C'est  dans  le  cours  de  cette  vie  errante  qu'en  1653, 
à  Lyon,  il  fit  représenter  VÉtourdi,  sa  première  pièce  régu- 
lière ;  il  avait  trente  et  un  ans. 

Molière,  on  le  voit,  débuta  par  la  pratique  de  la  vie  et  des 
passions  avant  de  les  peindre.  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire 
qu'il  y  eût  dans  son  existence  intérieure  deux  parts  succes- 
sives comme  dans  celle  de  beaucoup  de  moralistes  et  satiri- 
ques éminents  :  une  première  part  active  et  plus  ou  moins 
fervente;  puis,  cette  chaleur  faiblissant  par  l'excès  ou  par 
l'âge,  une  observation  acre,  mordante,  désabusée  enfin,  qui 
revient  sur  les  motifs,  les  scrute  et  les  raille.  Ce  n'est  pas 
là  du  tout  le  cas  de  Molière  ni  celui  des  grands  hommes 
doués,  à  cette  mesure,  du  génie  qui  crée.  Les  hommes  dis- 
tingués, qui  pasBentpar  cette  double  phase  et  arrivent  promp- 
tement  à  la  seconde,  n'y  acquièrent,  en  avançant,  qu'un  ta- 
lent critique  fin  et  sagace,  comme  M.  de  La  Rochefoucauld, 
par  exemple,  mais  pas  de  mouvement  animateur  ni  de  force 
de  création.  Le  génie  dramatique,  et  celui  de  Molière  en 
particulier,  a  cela  de  merveilleux  que  le  procédé  en  est  tout 
différent  et  plus  complexe.  Au  milieu  des  passions  de  sa 
jeunesse,  des  entraînements  emportés  et  crédules  comme 
ceux  du  commun  des  hommes,  Molière  avait  déjà  à  un  haut 
degré  le  don  d'observer  et  de  reproduire,  la  faculté  de  sonder 
et  de  saisir  des  ressorts  qu'il  faisait  jouer  ensuite  au  grand 
amusement  de  tous  ;  et  plus  lard,  au  milieu  de  son  entière  et 
triste  connaissance  du  cœur  humain  et  des  mobiles  divers,  du 
haut  de  sa  mélancolie  de  contemplateur  philosophe,  il  avait 
conservé  dans  son  propre  cœur,  on  le  verra,  la  jeunesse  des 


16  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

impressions  actives,  la  facuUé  des  passions,  de  l'arnour  et  de 
ses  jalousies,  le  foyervéritablement  sacré.  Contradiction  su- 
blime et  qu'on  aime  dans  la  vie  du  grand  poëte!  assemblage 
indéfinissable  qui  répond  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  mystérieux 
aussi  dans  le  talent  dramatique  et  comique,  c'est-à-dire  la 
peinture  des  réalités  amères  moyennant  des  personnages 
animés,  faciles,  réjouissants,  qui  ont  tous  les  caractères  de 
la  nature;  la  dissection  du  cœur  la  plus  profonde  se  trans- 
formant en  des  êtres  actifs  et  originaux  qui  la  traduisent 
aux  yeux,  en  étant  simplement  eux-mêmes! 

On  rapporte  que,  pendant  son  séjour  à  Lyon,  Molière,  qui 
s'était  déjà  lié  assez  tendrement  avec  Madeleine  Béjart,  s'éprit 
de  mademoiselle  Duparc  (ou  de  celle  qui  devint  mademoiselle 
Duparc  en  épousant  le  comédien  de  ce  nom)  et  de  mademoi- 
selle de  Brie,  qui  toutes  deux  faisaient  partie  d'une  autre 
troupe  que  la  sienne;  il  parvint,  malgré  la  Béjart,  dit-on,  a 
engager  dans  sa  troupe  les  deux  comédiennes,  et  l'on  ajoute 
que,  rebuté  de  la  superbe  Duparc,  il  trouva  dans  mademoi- 
selle de  Brie  dos  consolations  auxquelles  il  devait  revenir 
encore  durant  les  tribulations  de  son  mariage.  On  est  allé 
jusqu'à  indiquer  dans  la  scène  de  Clitandre,  Armande  et  Hen- 
riette, au  premier  acte  des  Femmes  savantes,  une  réminis- 
cence de  cette  situation  antérieure  de  vingt  années  à  la  co- 
médie. Nul  doute  qu'entre  Molière  fort  enclin  à  l'amour,  et 
les  jeunes  comédiennes  qu'il  dirigeait,  il  ne  se  soit  formé  des 
nœuds  mobiles,  croisés,  parfois  interrompus  et  repris;  mais 
il  serait  téméraire,  je  le  crois,  d'en  vouloir  retrouver  aucune 
trace  précise  dans  ses  œuvres,  et  ce  qui  a  été  mis  en  avant 
sur  celte  allusion,  pour  laquelle  on  oublie  les  vingt  années 
d'intervalle,  ne  me  semble  pas  justifié. 

On  conserve  à  Pézénas  un  fauteuil  dans  lequel,  dit-on, 
Molière  venait  s'installer  tous  les  samedis,  chez  un  barbier 
fort  achalandé,  pour  y  faire  la  recette  et  y  étudier  à  ce  pro- 
pos les  discours  et  la  physionomie  d'un  chacun.  On  se  rap- 
pelle que  Machiavel ,  grand  poëte  comique  aussi,  ne  dédaignait 


MOLTÈUE.  17 

pas  la  conversation  des  bouchers,  boulangers  et  autres.  Mais 
Molière  avait  probablement,  dans  ses  longues  séances  chez 
le  barbier-chirurgien,  une  intention  plus  directement  appli- 
cable à  son  art  que  l'ancien  secrétaire  florentin,  lequel  cher- 
chait surtout,  il  le  dit,  à  narguer  la  tortune  et  à  tromper 
l'ennui  de  la  disgrâce.  Cette  disposition  de  Molière  à  observer 
durant  des  heures  et  à  se  tenir  en  silence  s'accrut  avec  l'âge, 
avec  l'expérience  et  les  chagrins  de  la  vie  ;  elle  frappait  sin- 
gulièrement Boileau  qui  appelait  son  ami  le  Contemplateur . 
«  Vous  connoissez  l'homme,  dit  Élise  dans  la  Critique  de  l'É- 
cole des  Femmes,  et  sa  paresse  naturelle  à  soutenir  la  conver- 
sation. Célimène  l'avoit  invité  à  souper  comme  bel  esprit,  et 
jamais  il  ne  parut  si  sot  parmi  une  demi-douzaine  de  gens 
à  qui  elle  avoil  fait  fêle  de  lui...  Il  les  trompa  fort  par  son 
silence.  »  L'un  des  ennemis  de  Molière,  de  Villiers,  en  sa 
comédie  de  Zélinde,  représente  un  marchand  de  dentelles  de 
la  rue  Saint-Denis,  Argimont,  qui  entretient  dans  la  chambre 
haute  de  son  magasin  une  dame  de  qualité,  Oriane.  On  vient 
dire  qu'E/omire  (anagramme  de  Molière)  est  dans  la  chambre 
d'en  bas.  Oriane  désirerait  qu'il  montât,  afin  de  le  voir;  et  le 
marchand  descend,  comptant  bien  ramener  en  haut  le  nou- 
veau chaland  sous  prétexte  de  quelque  dentelle  -,  mais  il 
revient  bientôt  seul.  «  Madame,  dit-il  à  Oriane,  je  suis  au 
désespoirde  n'avoir  pu  vous  satisfaire-,  depuis  que  je  suis  des- 
cendu, Élomire  n'a  pas  dit  une  seule  parole;  je  l'ai  trouvé 
appuyé  sur  ma  boutique  dans  la  posture  d'un  homme  qui 
rêve.  Il  avoit  les  yeux  collés  sur  trois  ou  quatre  personnes  de 
qualité  qui  marchandoientdes  dentelles;  il  paroissoit  attentif 
à  leurs  discours,  et  il  sembloit,  par  le  mouvement  de  ses 
yeux,  qu'il  regardoit  jusqu'au  fond  de  leurs  âmes  pour  y  voir 
ce  qu'elles  ne  disoient  pas.  Je  crois  même  qu'il  avoit  des  ta- 
blettes, et  qu'à  la  faveur  de  son  manteau  il  a  écrit,  sans  être 
aperçu,  ce  qu'elles  ont  dit  de  plus  remarquable.  »  Et  sur  ce 
que  répond  Oriane  qu'Élomire  avait  peut-être  même  un 
crayon  et  dessinait  leurs  grimaces  pour  les  faire  représenter 


k 


18  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

au  naturel  dans  !e  jeu  du  théâtre,  le  marchand'  reprend'  : 
«  S'il  ne  les  a  pas  dessinées  sur  ses  tablettes,  je  ne  doute 
point  qu'il  ne  les  ait  imprimées  dans  son  imagination.  C'est 
un  dangereux  personnage.  Il  y  en  a  qui  ne  vont  point  sans 
leurs  mains,  mais  on  peut  dire  de  lui  qu'il  ne  va  point  sans 
ses  yeux  ni  sans  ses  oreilles.  »  Il  est  aisé,  à  travers  l'exagé- 
ration du  portrait,  d'apercevoir  la  ressemblance.  Molière  fut 
une  fois  vu,  durant  plusieurs  heures,  assis  à  bord  du  coche 
d'Auxerre,  à  attendre  le  départ.  Il  observait  ce  qui  se  pas- 
sait autour  de  lui;  mais  son  observation  était  si  sérieuse  en 
face  des  objets,  qu'elle  ressemblait  à  l'abstraction  du  géo- 
mètre, à  la  rêverie  du  fabuliste. 

Le  prince  de  Conti,  qui  n'était  pas  janséniste  encore,  avait 
fait  jouer  plusieurs  fois  Molière  et  la  troupe  de  l'Illustre  Théâ- 
tre, en  son  hôtel,  à  Paris.  Étant  en  Languedoc  à  tenir  les 
États,  il  manda  son  ancien  condisciple,  qui  vint  de  Pézéuas  et 
deNarbonne  à  Béziers  ou  à  Montpellier  (1),  près  du  prince.  Le 
poète  fit  œuvre  de  son  répertoire  le  plus  varié,  de  ses  canevas 
à  l'italienne,  de  l'Étourdi,  sa  dernière  pièce,  et  il  y  ajouta  la 
charmante  comédie  du  Dépit  amoureux.  Le  prince,  enchanté, 
voulut  se  l'attacher  comme  secrétaire  et  le  faire  succéder  au 
poète  Sarazin  qui  venait  de  mourir  ;  Molière  refusa  par  atta- 
chement pour  sa  troupe,  par  amour  de  son  métier  et  de  la 
vie  indépendante.  Après  quelques  années  encore  de  courses 
dans  le  Midi,  où  on  le  voit  se  lier  d'amitié  avec  le  peintre  Mi- 
gnard  à  Avignon,  Molière  se  rapprocha  de  la  capitale  et  sé- 
journa à  Rouen,  d'où  il  obtint,  non  pas,  comme  on  l'a  con- 
jecturé, parla  protection  du  prince  de  Conti,  devenu  pénitent 
sous  l'évêque  d'Alet  dès  1 6b5,  mais  par  celle  de  Monsieur,  duc 
d'Orléans,  de  venir  jouer  à  Paris  sous  les  yeux  du  roi.  Ce  fut 

(1)  Tous  les  bio^rraplies,  depuis  Grimarest,  avaient  dit  Béziers; 
M.  Taschcreau  donne  de  bonnes  raisons  pour  que  ce  soit  Montpellier. 
Ce  détail  a  peu  d'importance;  mais  en  gi-néral  toutes  les  anecdotes 
sur  Molière  sont  inâlécs  d'incertitude,  faute  d'un  premier  biographe 
«crupdeux  et  bien  informé. 


MOLIERE.  19* 

le  24  octobre  t6o8,  dans  la  salle  des  gardes  au  vietix  Louvre, 
60  présence  de  la  cour  et  aussi  des  comédiens  de  l'hôlel  de 
Bourgogne,  périlleux  auditoire,  que  Molière  et  sa  troupe  se 
hasardèrent  à  représenter  Nicoméde.  Cette  tragi-comédie 
achevée  avec  applaudissement,  Molière,  qui  aimait  à  parler 
comme  orateur  de  la  troupe  (grex),  et  qui  en  cette  occasion 
décisive  ne  pouvait  céder  ce  rôle  à  nul  autre,  s'avança  vers  la 
rampe,  et,  après  avoir  «  remercié  Sa  Majesté  en  des  termes 
très-modestes  de  la  bonté  qu'elle  avait  eue  d'excuser  ses  dé- 
fauts et  ceux  de  sa  troupe,  qui  navoit  paru  qu'en  tremblant 
devant  une  assemblée  si  auguste,  il  lui  dit  que  l'envie  qu'ils 
avoient  eue  d'avoir  l'honneur  de  divertir  le  plus  grand  roi  du 
monde  leur  avoit  fait  oublier  que  Sa  Majesté  avoit  à  son  ser- 
vice d'excellents  originaux,  dont  ils  n'étoient  que  de  très- 
foibles copies;  mais  que,  puisqu'elle  avoit  bien  voulu  soulni 
leurs  manières  de  campagne,  il  la  supplioit  très-humblement 
d'avoir  agréable  qu'il  lui  donnât  un  de  ces  petits  divertisse- 
ments qui  lui  avoient  acquis  quelque  réputation  et  dont  il 
régaloit  les  provinces.  »  Ce  fut  le  Docteur  amoureux  qu'il 
choisit.  Le  roi,  satisfait  du  spectacle,  permit  à  la  troupe  de 
Molière  de  s'établir  à  Paris  sous  le  titre  de  Troiq:te  de  Mon- 
sieur, et  de  jouer  alternativement  avec  les  comédiens  ita- 
liens sur  le  théâtre  du  Petit-Bourbon.  Lorsqu'on  commença 
de  bâtir,  en  1600,  la  colonnade  du  Louvre  à  l'emplacement 
même  du  Petit-Bourbon,  la  troupe  de  Monsieur  passa  au 
théâtre  du  Palais-Royal.  Elle  devint  troupe  du  I\oi  en  1665; 
et  plus  tard,  à  la  mort  de  Molière,  réunie  à  la  troupe  du 
Marais  d'abord,  et  sept  ans  après  (1680)  à  celle  de  l'hôtel  de 
Bourgogne,  elle  forma  le  Théâtre-Français. 

Dès  l'installation  de  Molière  et  de  sa  troupe,  l'Étourdi  et  le 
Dépit  amoureux  se  donnèrent  pour  la  première  fois  à  Paris  et 
n'y  réussirentpas  moins  qu'eu  province.  Bien  que  la  première 
de  ces  pièces  ne  soit  encore  qu'une  comédie  d'intrigue  tout 
imitée  des  imbroglios  italiens,  quelle  verve  déjà  !  quelle 
chaude  pétulance  l  quelle  activité  folle  et  saisissante  d'imagi- 


20  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

native  dans  ce  Mascarille  que  le  théâtre  n "avait  pas  jusqu'ici 
entendu  nommer!  Sans  doute  Mascarille,  tel  qu'il  apparaît 
d'abord,  n'est  guère  qu'un  fils  naturel  direct  des  valets  de  la 
farce  italienne  et  de  l'antique  comédie,  de  l'esclave  de  l'Épi- 
dique,  du  Chrysale  des  Bacchides,  de  ces  valets  d'or,  comme 
ils  se  nomment,  du  valet  de  Marot;  c'est  un  fils  de  Villon, 
nourri  aussi  aux  repues  franches,  un  des  raille  de  cette  liguée 
antérieure  à  Figaro  :  mais,  dans  les  Précieuses,  il  va  bientôt  se 
particulariser,  il  va  devenir  le  Mascarille  marquis,  un  valet 
tout  moderne  et  qui  n'est  qu'à  la  livrée  de  Molière.  Le  Dépit 
amoureux,k  trsiyers  l'invraisemblance  elle  convenu  banal  des 
déguisemeuts  et  des  reconnaissances,  offre  dans  la  scène  de 
Lucile  et  d'Eraste  une  situation  de  cœur  éternellement  renou- 
velée, éternellement  jeune  depuis  le  dialogue  d'Horace  et  de 
Lydie,  situation  que  Molière  a  reprise  lui-même  dans  le  Tar- 
tufe et  dans  le  Bourgeois  Gentilhomme,  a.\ec  bonheur  toujours, 
mais  sans  surpasser  l'excellence  de  cette  première  peinture  : 
celui  qui  savait  le  plus  fustiger  et  railler  se  montrait  en 
même  temps  celui  qui  sait  comment  on  aime.  Les  Précieuses 
ndtcuZos,  jouées  en  1639,  attaquèrent  les  mœurs  modernes 
au  vif.  Molière  y  laissait  les  canevas  italiens  et  les  traditions 
de  théâtre  pour  y  voir  les  choses  avec  ses  yeux,  pour  y  parler 
haut  et  ferme  selon  sa  nature  contre  le  plus  irritant  ennemi 
de  tout  grand  poëte  dramatique  au  début,  le  bégueulisme 
bel-esprit,  et  ce  petit  goût  d'alcôve  qui  n'est  que  dégoût.  Lui, 
l'homme  au  masque  ouvert  et  à  l'allure  naturelle,  il  avait  à 
déblayer  avant  tout  la  scène  de  ces  mesquins  embarras  pour 
s'y  déployer  à  l'aise  et  y  établir  son  droit  de  franc-parler.  On 
raconte  qu'à  la  première  représentation  des  Précieuses,  un 
vieillard  du  parterre,  transporté  de  cette  franchise  nouvelle, 
un  vieillard  qui  sans  doute  avait  applaudi  dix-sept  ans  aupa- 
ravant au  Me)dcurde  Corneille,  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier, 
en  apostrophant  Molière  qui  jouait  Mascarille  :  «  Courage, 
courage,  Molière!  voilà  la  bonne  comédie!  »  A  ce  cri,  qu'il 
devinait  bien  cire  relui  du  vrai  public  et  de  la  gloire,  à  cet 


MOLIÈRE.  21 

universel  et  sonore  applaudissement,  Molière  sentit,  comme 
le  dit  Segrais,  s'enfler  son  courage,  et  il  laissa  échapper  ce 
mot  de  noble  orgueil,  qui  marque  chez  lui  l'entrée  de  la 
grande  carrière  :  «  Je  n'ai  plus  que  faire  d'étudier  Piaule 
et  Térence  et  d'éplucher  les  fragments  de  Ménandre;  je  n'ai 
qu'à  étudier  le  monde.  »  —  Oui,  Molière;  le  monde  s'ouvre 
à  vous,  vous  l'avez  découvert  et  il  est  vôtre;  vous  n'avez 
désormais  qu'à  y  choisir  vos  peintures.  Si  vous  imitez  en- 
core, ce  sera  que  vous  le  voudrez  bien;  ce  sera  parce  que 
vous  prélèverez  votre  part  là  où  vous  la  trouverez  bonne  à 
prendre;  ce  sera  en  rival  qui  ne  craint  pas  les  rencontres, 
en  roi  puissant  pour  agrandir  votre  empire.  Tout  ce  qui  sera 
emprunté  par  vous  restera  embelli  et  honore  (1). 

Après  le  sel  un  peu  gros,  mais  franc,  du  Coni,  imaginaire, 
et  l'essai  pâle  et  noble  de  Don  Garde,  l'École  des  Maris  revient 
à  cette  large  voie  d'observation  et  de  vérité  dans  la  gaieté. 
Sganarelle,  que  le  Cocu  imaginaire  nous  avait  montré  pour 
la  première  fois,  reparaît  et  se  développe  par  l'École  des  Ma- 
ris; Sganarelle  va  succéder  à  Mascariile  dans  la  faveur  de 
Molière.  Mascariile  était  encore  assez  jeune  et  garçon,  Sga- 
narelle est  essentiellement  marié.  Né  probablement  du  théâ- 
tre italien  employé  de  bonne  heure  par  Molière  dans  la  farce 
du  Médecin  volant,  introduit  sur  le  théâtre  régulier  en  un 
rôle  qui  sent  un  peu  son  Scarron,  il  se  naturalise  comme  a 
fait  Mascariile;  il  se  perfectionne  vite  et  grandit  sous  la  pré- 
dilection du  maître.  Le  Sganarelle  de  Molière,  dans  toutes 
ses  variétés  de  valet,  de  mari,  de  père  de  Lucinde,  de  frère 
d'Arisle,  de  tuteur,  de  fagotier,  de  médecin,  est  un  person- 
nage qui  appartient  en  propre  au  poète,  comme  Panurge  à 
Rabelais,  Falstafîà  Shakspeare,  Sancho  à  Cervantes;  c'est  le 

(l)  On  puut  appliquer  sans  ironie,  quand  il  s'agit  de  poésie  dra- 
matique suriout,  à  de  certains  plagiais  faits  de  main  souveraine  le 
mot  de  la  Fable  : 

Vous  leur  fîtes,  seigneur. 

En  le»  croquant,  beaucoup  d'iionueuf , 


22  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

côté  du  Jaid  humain  personnifié,  le  côté  vieux,  rechigné, 
morose,  intéressé,  bas,  peureux,  tour  à  tour  piètre  ou  char- 
latan, bourru  et  saugrenu,  le  vilain  côté,  et  qui  fait  rire. 
A  certains  moments  joyeux  ;  comme  quand  Sganarelle  touche 
le  sein  de  la  nourrice,  il  se  rapproche  du  rond  Gorgibus,  le- 
quel ramène  au  bonhomme  Chrysale,  cet  autre  comique  cor- 
dial et  à  plein  ventre.  Sganarelle,  chétif  comme  son  grand- 
père  Panurge,  a  pourtant  laissé  quelque  postérité  digne  de 
tous  deux,  dans  laquelle  il  convient  de  rappeler  Pangloss  et 
de  ne  pas  oublier  Gringoire  (1).  Chez  Molière,  en  face  de  Sga- 
narelle, au  plus  haut  bout  de  la  scène,  Alceste  apparaît  ; 
Alceste,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  sérieux,  de  plus 
noble,  de  plus  élevé  dans  le  comique,  le  point  où  le  ridicule 
confine  au  courage,  à  la  vertu.  Une  ligne  plus  haut  et  le 
comique  cesse,  et  on  a  un  personnage  purement  généreux, 
presque  héroïque  et  tragique.  Même  tel  qu'il  est,  avec  un  peu 
de  mauvaise  humeur,  on  a  pu  s'y  méprendre;  Jean-Jacques 
et  Fabre  d'Églantine,  gens  à  contradiction,  en  ont  lait  leur 
homme.  Sganarelle  embrasse  les  trois  quarts  de  l'échelle  co- 
mique, le  bas  tout  entier,  et  le  milieu  qu'il  partage  avec  Gor- 
gibus et  Chrysale;  Alceste  tient  l'autre  quart,  le  plus  élevé. 
Sganarelle  et  Alceste,  voilà  tout  Molière. 

Voltaire  a  dit  que  quand  Molière  n'aurait  fait  que  l'École 
des  Maris,  il  serait  encore  un  excellent  comique;  Boileau  ne 
put  entendre  l'Ecole  des  Femmes  sans  adresser  à  Molière,  atta- 
qué de  beaucoup  de  côtés  et  qu'il  ne  connaissait  pas  encore, 
des  stances  faciles,  où  il  célébrera  charmante  naïveté  Aa  cette 
comédie  qu'il  égale  à  celles  de  T érence,  supposées  écrites  par 
Scipion.  Ces  deux  amusants  chefs-d'œuvre  ne  furent  séparés 
que  par  la  légère  mais  ingénieuse  coméiiie-improniplu  des 
Fâcheux,  faite,  apprise  et  représentée  en  quinze  jours  pour 
les  fêtes  de  Vaux.  La  Fontaine  en  a  dit,  dans  un  éloge  de  ces 
fêic:.  tes  dernières  du  malheureux  Oronte  : 

(I)  Dans  la  Notre-Dame  de  Paris  de  M.  Hugo. 


MOLIÈRE.  23 

C'est  une  pièce  de  3Iolière  : 
Cet  écrivain  par  sa  manière 
Charme  à  présent  toute  la  cour. 

• 

^0U8  avons  changé  de  méthode; 
Jodelet  n'est  plus  à  la  mode, 
El  maintenant  il  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un  pas. 

Jamais  le  libre  et  prompt  talent  de  Molière  pour  les  ver* 
n'éclata  plus  évidemment  que  dans  celte  comédie  satirique, 
dans  les  scènes  du  piquet  ou  de  la  chasse.  La  scène  de  la 
chasse  ne  se  trouvait  pas  dans  la  pièce  à  la  première  repré- 
sentation; mais  Louis  XIV,  montrant  du  doigt  à  Molière 
M.  de  Soyecourt,  grand  veneur,  lui  dit:  «  Voilà  un  original 
que  vous  n'avez  pas  encore  copié.  »  Le  lendemain,  la  scène 
du  chasseur  était  faite  et  exécutée.  Boileau,  dont  cette  pièce 
des  Fâcheux  devançait  la  manière  en  la  surpassant,  y  songeait 
sans  doute  quand  il  demanda  trois  ans  plus  lard  à  Molière  où 
il  trouvait  la  rime.  C'est  que  Molière  ne  la  cherchait  pas  ; 
c'est  qu'il  ne  faisait  pas  d'habitude  son  second  vers  avant  le 
premier  et  n'attendait  pas  un  demi-jour  et  phis  pour  trouver 
ensuite  au  coin  d'un  bois  le  mot  qui  l'avait  fui.  Il  était  de  la 
veine  rapide,  prime-sautiêre,  de  Régnier,  de  d'Aubigné  ;  ne 
marchandant  jamais  la  phrase  ni  le  mot,  au  risque  même 
d'un  pli  dans  le  vers,  d'un  tour  un  peu  violent  ou  de  l'hiatus 
au  pire;  un  duc  de  Saint-Simon  en  poésie;  une  façon  d'ex- 
pression toujours  en  avant,  toujours  certaine,  que  chaque 
tlot  de  pensée  emplit  et  colore.  M.  Auger  s'est  attaché  à  re- 
lever comme  fautes  tous  les  manques  de  repos  à  l'hémistiche 
jhez  Molière;  c'est  peine  puérile,  puisque  notre  poète  ne  suit 
pas  là-dessus  la  lai  de  Boileau  et  des  autres  réguliers.  Mo- 
lière faisait  si  naturellement  les  vers  que  ses  pièces  en  prose 
sont  remplies  de  vers  blancs;  on  l'a  remarqué  pour  le  Festin 
de  Fierre,  et  l'on  a  été  jusqu'à  conjecturer  que  la  petite  pièce 
du  Sicilien  avait  été  primitive  ment  ébauchée  en  vers  et  que 


k 


M  PORTRAITS   LITTÉRAIRES 

Molière  avait  ensuite  brouillé  le  tout  dans  une  prose  qui  en 
avait  gardé  trace.  Fénelon,  lorsqu'à  propos  de  l'Avare  il  dé- 
clare préférer  (comme  aussi  le  pensait  Ménage)  les  pièces  en 
prose  de  Molière  à  celles  qui  sont  en  vers,  lorsqu'il  parle  do 
cette  niiillitiide  de  métaphores  qui,  suivant  lui,  approchent 
du  galimatias,  Féiielon,  poëte  élégant  en  prose,  n'entend 
rien,  il  faut  le  dire,  à  cette  riche  manière  de  poésie,  qui 
n'est  pas  plus  celle  de  Virgile  et  de  Térence  qu'en  peinture  la 
manière  de  Uiibens  n'est  celle  de  Raphaël.  Boileau,  tout  ar- 
tiste sobre  qu'il  était  et  dans  un  autre  procédé  que  Molière, 
lui  rendait  haute  justice  là-dessus;  il  le  reprenait  sans  doute 
quelquefois  et  aurait  voulu  épurer  maint  détail,  comme  on 
le  voit  par  exemple  en  cette  correction  qui  a  été  conservée 
de  deux  vers  des  Femmes  sava7ites.  Molière  avait  mis  d'a- 
bord : 

Quand  .sur  une  personne  on  prétend  s'ajuster. 
C'est  par  les  beaux  côtés  qu'il  la  faut  imiter. 

«  M.  Despréaux,  dit  Cizeron-Rival  d'après  Brossette,  trouva 
du  jargon  dans  ces  deux  vers  et  les  rétablit  de  cette  façon  : 

Quand  sur  une  personne  on  prétend  se  régler. 

C'est  par  ses  beaux  endroits  qu'il  lui  faut  ressembler.  » 

Mais,  jargon  ou  non,  il  était  le  premier  à  proclamer  Molière 
maître  dans  l'art  de  frapper  les  bons  vers,  et  il  n'aurait  pas 
admis  le  jugement  par  trop  dégoûté  de  Fénelon.  Rien  d'éton- 
nant, au  reste,  que  cette  fine  et  mystique  nature  de  Fénelon, 
dans  sa  blanche  robe  de  lin,  dans  sa  simple  tunique,  un  peu 
longue,  un  peu  traînante  (en  fait  de  style),  n'ait  pas  entendu 
cesadmirables  plis  mouvants,  étoffés,  du  manteau  du  grand 
comique  Ce  qui  est  ubéreux,  surtout  la  gaieté,  répugne  sin- 
gulièrement aux  natures  délicates  et  rêveuses.  En  dépit  de 
ces  juges  difficiles,  comme  satire  dialoguée  en  vers,  les  Fâ- 
cheux sont  un  chef-d'œuvre. 

Durant  les  quatorze  années  qui  suivirent  son  installation  à 


MOLIERE.  2o 

Paris,  eljusqu'à  l'heure  de  sa  mort,  en  1673,  Molière  ne  cessa 
de  produire.  Pour  le  roi,  pour  la  cour  et  les  fêles  de  com- 
mande, pour  le  plaisir  du  gros  public  et  les  inlcrêts  de  sa 
troupe,  pour  sa  propre  gloire  et  la  sérieuse  postérité,  Molière 
se  multiplie  et  suffit  à  tout. Rien  de  méticuleux  eu  lui  et  qui 
sente  l'auteur  de  cabinet.  Vrai  poète  de  drame,  ses  ouvrages 
sont  en  scène,  en  action;  il  ne  les  écrit  pas,  pour  ainsi  dire, 
il  les  joue.  Sa  vie  de  comédien  de  province  avait  été  un  peu 
celle  des  poètes  primitifs  populaires,  des  rapsodes,  jongleurs 
ou  pèlerins  de  la  Passion;  ils  allaient,  comme  on  sait,  se  ré- 
pétant les  uns  les  autres,  se  prenant  leurs  canevas  et  leurs 
thèmes,  y  ajoutant  à  l'occasion,  s'oubliant  eux  et  leur  œuvre 
individuelle,  et  ne  gardant  guère  copie  de  leurs  représenta- 
tions. C'est  ainsi  que  les  ébauches  et  improvisades  à  l'ita- 
lienne, que  Molière  avait  multipliées  (on  a  les  titres  d'une 
dizaine)  durant  ses  courses  en  province,  furent  perdues, hors 
deux,  le  Médecin  volant  et  la  Jalousie  du  Barbouillé.  Et  encore, 
telles  qu'on  a  celles-ci,  il  est  douteux  que  la  version  en  soit 
<ie  Molière.  Suivant  le  procédé  des  poètes  primitifs,  qui  font 
volontiers  entrer  un  de  leurs  ouvrages  dans  un  autre,  ces 
ébauches  furent  plus  tard  introduites  et  employées  dans  des 
actes  de  pièces  plus  régulières.  Les  poètes  dont  nous  parlons 
transposent,  utilisant,  si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mot,  cer- 
tains morceaux  une  fois  faits;  ainsi.  Bon  Garde  de  Navarre 
n'ayant  pas  eu  de  succès,  des  tirades  entières  ont  passé  de  ce 
prince  jaloux  au  Mininthrope  et  ailleurs.  V Étourdi  et  le  Dépit 
itmoureux,  premières  pièces  régulières  de  notre  poète,  ne 
furent  imprimées  que  dix  ans  après  leur  apparition  à  la  scène 
{16o3-l()(i3);  les  Précieuses  le  furent  dans  les  environs  du  suc- 
cès, mais  malgré  l'auteur,  comme  l'indique  la  préface;  et  ce 
n'est  pas  ici  une  siuiagrée  de  douce  violence  comme  tant 
d'autres  l'ont  jouée  depuis  :  l'embarras  de  Molière  qui  se  lait 
imprimer  pour  la  première  fois,  à  son  corps  défendant,  est 
visible  dans  cette  préface.  Le  Cocu  imaginaire,  ayant  eu  près 
de  cinquante  représentations,  ne  devait  pas  être  imprimé, 

U.  2 


26  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

quand  un  amateur  de  comédie,  nommé  Neufvillenaine,  s'a- 
perçut qu'il  avait  retenu  par  cœur  la  pièce  tout  entière;  il 
en  fit  une  copie  et  la  publia  en  dédiant  l'ouvrage  à  Molière. 
Ce  M.  de  Neufvillenaine  se  connaissait  en  procédés.  L'insou- 
ciance de  iMolièie  fut  telle  qu'il  ne  donna  jamais  d'autre  édi- 
tion du  Cocu  iiu' IL) inaire,  bien  que  M.  de  Neufvillenaine  avoue 
(ce  qui  serait  assez  vraisemblable  quand  il  ne  l'avouerait  pas) 
qu'il  peut  s'être  glissé  dans  sa  copie,  faite  de  mémoire,  quan- 
tité de  mots  les  uns  pour  les  autres.  0  Raciubj  6  Boileau  1 
qu'eussiez-vous  dit  si  un  tiers  eût  ainsi  manié  devant  le  pu- 
blic vos  prudentes  œuvres  où  chaque  mot  a  son  prix?  On  doit 
maintenant  saisir  toute  la  différence  native  qu'il  y  a  de  Mo- 
lière à  cette  famille  sobre,  économe,  méticuleuse,  et  avec 
raison,  des  Despréaux  et  des  La  Bruyère.  Dans  l'édition  de 
Neufvillenaine,  qu'il  faut  bien  considérer,  par  suitç  du  silence 
de  Molière,  comme  l'édition  originale,  la  wèce  est  d'un  seul 
acte,  quoique  plus  tard  les  éditeurs  de  1734  l'aient  donnée 
en  trois;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  pour  Molière,  comme 
pour  les  anciens  tragiques  et  comiques,  cette  division  d'actes 
est  imaginée  ici  après  coup  et  artilicielle.  Molière  dans  ses 
premières  pièces  ne  s'astreint  guère  plus  que  Plaute  à  cette 
division  régulière;  il  laisse  fréquemment  la  scène  vide,  sans 
qu'on  pui;^se  supposer  l'acte  terminé  en  ces  endroits.  Il  se 
rangea  bien  vite,  il  est  vrai,  à  la  régularité  dès  lors  professée; 
mais  on  voit  (etc'est  sur  quoi  j'insiste)  combien  il  avaitnatu- 
rellemenl  les  habitudes  de  l'époque  antérieure.  Pour  obvier 
à  des  larcins  pareils  à  celui  de  Neufvillenaine,  Molière  dut 
songer  à  pultlier  dorénavant  lui-mâme  ses  pièces  au  fur  et  à 
mesure  des  succès.  L'École  des  Maris,  dédiée  au  duc  d'Or- 
léans, son  pi'olecleur,  est  le  premier  ouvrage  qu'il  ait  publié 
d  •  son  plein  gié;  à  partir  de  ce  moment  (fWil),  il  entra  en 
communication  suivie  avec  les  lecteurs.  On  le  retrouve  pour- 
tant en  déliance  continuelle  de  ce  côté;  il  craint  les  bouti- 
ques de  la  galerie  du  Palais;  il  préfère  être  jugé  aux  chan- 
celles, au  point  de  vue  de  la  scène,  sur  la  décision  de  la 


MOLIÈRE.  27 

multitude.  Ou  a  cru,  d'après  un  passage  de  la  préface  des 
Fâcheux,  qu'il  aurait  eu  dessein  de  faire  imprimer  ses  re- 
marques et  presque  sa  poétique,  à  roccasiou  de  ses  pièces; 
mais,  à  mieux  entendre  le  passage,  il  en  ressort  que  cette 
promesse,  mal  d'accord  avec  sa  tournure  de  génie,  n'est  pas 
sérieuse  en  effet;  ce  serait  plutôt  de  sa  part  une  raillerie 
contre  les  grands  raisonneurs  selon  Horace  et  Aristote.  Sa 
poétique,  du  reste,  comme  acteur  et  comme  auteur,  se  trouve 
tout  entière  dans  la  Critique  de  VÉcole  des  Fêtâmes  et  dans 
rimpromptu  de  Versailles,  et  elle  y  est  en  action,  en  comédie 
encore.  A  la  scène  VII  de  la  Critique,  n'est-ce  pas  Molière  qui 
nous  dit  par  la  bouche  de  Dorante  :  «  Vous  êtes  de  plaisantes 
gens  avec  vos  règles  dont  vous  embarrassez  les  ignorants  et 
nous  étourdissez  tous  les  jours!  Il  semble,  à  vous  ouïr  parler, 
que  ces  règles  de  l'art  soient  les  plus  grands  mystères  du 
monde,  et  cependant  ce  ne  sont  que  quelques  observations 
aisées  que  le  hi-L  sens  a  faites  sur  ce  qui  peut  ôter  le  plaisir 
que  l'on  prend  à  ces  sortes  de  poëmes;  et  le  même  bon  sens, 
qui  a  fait  autrefois  ces  observations,  les  fait  aisément  tous  les 
jours  sans  le  secours  d'Horace  et  d'Aristote...  Laissons-nous 
aller  de  bonne  foi  aux  choses  qui  nous  prennent  par  les  en- 
trailles, et  ne  cherchons  point  de  raisonnements  pour  nous 
empêcher  d'avoir  du  plaisir.»  Pour  en  finir  avec  cette  négli- 
gence de  littérateur  que  nous  démontrons  chez  Molière,  et 
qui  contraste  si  fort  avec  son  ardente  prodigalité  comme  poëte 
et  son  zèle  minutieux  comme  acteur  et  directeur,  ajoutons 
qu'aucune  édition  complète  de  ses  œuvres  ne  parut  de  son 
vivant;  ce  fut  La  Grange,  son  camarade  de  troupe,  qui  re- 
cueillit et  publia  le  tout  en  1682,  neuf  ans  après  sa  mort. 

Molière,  le  plus  r'.réateur  et  le  plus  inventif  des  génies,  est 
celui  peut-être  qui  a  le  plus  imité,  et  de  part  <i>ut  ;  c'est  encore 
là  un  trait  qu'ont  en  communies  poëtes  primitifs  populaires 
Il  les  illustres  dramatiques  qui  les  continuent.  Boileau,  Ra- 
cine, André  Chénier,  les  grands  poètes  d'étude  et  de  goût, 
imitent  sans  doute  aussi  ;  mais  leur  procédé  d'imitation  est 


28  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

beaucoup  plus  ingénieux,  circonspect  et  déguisé,  et  porte 
principalement  sur  les  détails.  La  façon  de  Molière  en  ses 
imitations  est  bien  plus  familière,  plus  à  pleine  main  et  à  la 
merci  de  la  mémoire.  Ses  ennemis  lui  reprochaient  de  voler 
la  moitié  de  ses  œuvres  aux  vieux  bouquins.  Il  vécuL  d'abord, 
dans  sa  première  manière,  sur  la  farce  traditionnelle  italienne 
et  gauloise;  à  partir  des  Précieuses  et  de  l'École  des  Maris,  il 
devint  lui-même;  il  gouverna  et  domina  dès  lors  ses  imita- 
tions, et,  sans  les  modérer  pour  cela  beaucoup,  il  les  mêla 
constamment  à  un  fonds  d'observation  originale.  Le  fleuve 
continua  de  cliarrier  du  bois  de  tous  bords,  mais  dans  un 
courant  de  plus  en  plus  étendu  et  puissant,  lUccoboni  a  donné 
une  liste  assez  complète,  et  parfois  même  gonflée,  des  imita- 
tions que  Molière  a  faites  des  Italiens,  des  Espagnols  et  des 
Latins ;Cailhava  et  d'autres  y  ont  ajouté.  Riccoboni  a  eu  le 
bon  esprit  de  sentir  que  le  génie  de  Molière  ne  souITrait  pas 
de  ces  nombreux  butins.  Au  contraire,  l'admiration  du  com- 
mentateur pour  son  poëte  va  presque  en  raison  du  nombre 
des  imitations  qu'il  découvre  en  lui,  et  elle  n'a  plus  de  bornes 
lorsqu'il  le  voit  dans  l'Avare  mener,  à  ce  qu'il  dit,  jusqu'à 
cinq  imitations  de  front,  et  être  là-dessous,  et  à  travers  cette 
mêlée  de  souvenirs,  plus  original  que  jamais.  Tous  les  Ita- 
liens n'ont  pas  eu  si  bonne  grâce,  et  le  sieur  Angelo,  docteur 
de  la  comédie  italienne,  allait  jusqu'à  revendiquer  le  sujet  du 
Misanthrope,  qu'il  avait,  affirmaii-il,  raconté  tout  entier  à 
Molière,  d'après  une  certaine  pièce  de  Naples,  un  jour  qu'ils 
se  promenaient  ensemble  au  Palais-Royal,  C'est  quinze  jours 
après  cette  conversation  mémorable  que  la  comédie  du  Mi- 
santhrope  aurait  été  achevée  et  sur  l'affiche,  A  de  pareilles 
prétentions,  appuyées  de  pareils  dires,  on  n'a  à  opposer  que 
le  judicieux  dédain  de  Jean-Baptiste  Rousseau  qui,  dans  sa 
correspondance  avec  d'Olivet  et  Brossette,  a  d'ailleurs  le  mé- 
rite d'avoir  fort  bien  apprécié  Molière;  la  lettre  du  poëte  à 
M.  Chauvelin  sur  le  sujet  qui  nous  occupe  vaut  mieux,  comme 
pensée,  que  les  trois  quarts  de  ses  odes.  Ce  qu'il  faut  recon- 


MOLIÈRE.  29 

naître,  c'est  que  les  imitations  chez  Molière  sont  de  toute 
source  et  infinies;  elles  ont  un  caractère  de  loyauté  en  même 
temps  que  de  sans-façon,  quelque  chose  de  cette  première  vie 
oîitoutétait  en  commun, bien  qu'aussi  d'ordinaireellessoient 
parfaitement  combinées  et  descendant  quelquefois  à  de  purs 
détails.  Plante  etTérence  pour  des  fables  entières, Straparole 
et  Boccace  pour  des  fonds  de  sujets,  Rabelais  et  Régnier  pour 
des  caractères,  Boisrobert  etRotrou  et  Cyrano  pour  des  scènes, 
Horace  et  Montaigne  et  Balzac  pour  de  simples  phrases,  tout 
y  figure;  mais  tout  s'y  transforme,  rien  n'y  est  le  môme.  Là 
oîi  il  imite  le  plus,  qui  donc  pourrait  se  plaindre?  à  côté  du 
Sosie  qu'il  copie,  ne  voilà-t-ii  pas  Cléanthis  qu'il  invente?  Di 
telles  imitations,  loin  de  nous  refroidir  envers  notre  poëte, 
nous  sont  chères;  nous  aimons  à  les  rechercher,  à  les  pour- 
suivre jusqu'au  bout,  dans  une  idée  de  parenté.  Ces  masques 
fameux  de  la  bonne  comédie,  depuis  Plante  jusqu'à  Patelin, 
ces  malicieux  conteurs  de  tous  pays,  ces  philosophes  satiri- 
ques et  ingénieux,  nous  les  convoquons  un  moment  autour 
de  notre  auteur  dans  un  groupe  qui  les  unit  et  où  il  préside; 
les  moins  considérables,  les  Boisrobert,  lesSorel,  les  Cyrano, 
y  sont  même  introduits  à  la  faveur  de  ce  qu'ils  lui  ont  prêté, 
de  ce  qui  surtout  les  recommande  et  les  honore.  Ces  imita- 
tions, en  un  mot,  ne  sont  le  plus  souvent  pour  nous  que  le 
résumé  heureux  de  toute  une  famille  d'esprits  et  de  tout  un 
passé  comique  dans  un  nouveau  type  original  et  supérieur, 
comme  un  enfant  aimé  du  ciel  qui,  sous  un  air  de  jeunesse, 
exprime  à  la  fois  tous  ses  aïeux. 

Chacune  des  pièces  de  Molière,  à  les  suivre  dans  l'ordre  de 
leur  apparition,  fournirait  matière  à  un  historique  étendu  et 
i ntéressant  ;  ce  travail  a  déj à  été  tai  t,  et  trop  bien ,  par  d'autres, 
pour  le  reprendre;  ce  seraitpresque  toujours  le  copier  (1).  Au 
tour  de  l'École  des  Femmes,  en  1662,  et  plus  tard  autour  du 
Tartufe,  il  se  livra  des  combats  comme  précédemment  il  s'en 

(l)  Voir  MM.  Auger  et  Tascliereau. 


30  PORTRAITS    UTTÉRAIRES. 

était  livré  autour  du  Cirf,  comme  il  s'ea  renouvela  ensuite  au- 
tour de  Phèdre;  ce  furent  là  d'illustres  journées  pour  l'art  dra- 
matique. La  Critique  de  l'Ecole  des  Femmes  et  rimpror/iptu  de 
Versailles  en  apprennent  suffisamment  sur  le  premier  démêlé, 
"  qui  fut  surtout  une  querelle  de  goût  et  d'art, quoique  déjà  la 
religion  s'y  glissât  à  propos  des  commandements  du  mariage 
donnés  à  Agnès.  Les  Placets  au  Roi  et  la  préface  du  Tartufe 
marquent  assez  le  caractère  tout  moral  et  philosophique  de  la 
seconde  lutte,  si  souvent  depuis  et  si  ardemment  continuée. 
Ce  que  je  veux  rappeler  ici,  c'est  qu'attaqué  des  dévots,  envié 
des  auteurs,  recherché  des  grands,  valet  de  chambre  du  roi 
et  son  indispensable  ressource  pour  toutes  les  fêtes,  Molière, 
avec  cela  troublé  de  passion  et  de  tracas  domestiques,  dévoré 
de  jalousie  conjugale,  fréquemment  malade  de  sa  fluxion  de 
poitrine  et  de  sa  toux,  directeur  de  troupe  et  comédien  infa- 
tigable bien  qu'au  régime  et  au  lait,  Molière,  durant  quinze 
ans,  suffit  à  tousles  emplois,  qu'à  chaque  nécessité  survenante 
son  génie  est  présent  et  répond,  gardant  de  plus  ses  heures 
d'inspiration  propre  et  d'initiative.  Entre  la  dette  précipitam- 
ment payée  aux  divertissements  de  Versailles  ou  de  Chambord 
et  ses  cordiales  avances  au  bon  rire  de  la  bourgeoisie,  Molière 
trouvejour  à  desœuvres  méditées  etentre  toutes  immortelles. 
Pour  Louis  XFV,  son  bienfaiteur  et  son  appui,  on  le  trouve 
toujours  prêt:  l'Amour  médecin  est  fait,  appris  et  représenté 
en  cinq  jours;  la  Princesse  dÉlide  n'a  que  le  premier  acte  en 
vers,  le  reste  suit  en  prose,  et,  comme  le  dit  spirituellement 
un  contemporain  de  Molière,  la  comédie  n'aen  le  temps  cette 
fois  que  de  chausser  un  brodequin  ;  mais  elle  paraît  à  l'heure 
sonnante,  quoique  l'autre  brodequin  ne  soit  pas  lacé.  Mtli- 
certe  seule  n'est  pas  finie,  mais  les  Fâcheux  le  furent  eu  quinze 
jours  ;  mais  le  Mariage  forcé  et  le  Sicilien,  mais  Georges  Ban- 
din,  mais  Pourceaugnac,  mais  le  Bourgeois  Gentdhowme,  ces 
comédies  de  verve  avec  intermèdes  et  ballets,  ne  firent  jamais 
faute.  Dans  les  intérêts  de  sa  troupe,  il  lui  iallut  souvent  dé- 
pêcher l'ouvrage,  comme  quand  il  fournit  son  théâtre  d'un 


MOLIÈRE.  M 

Bon  Juan,  parce  que  les  comédiens  de  l'hôtel  deBouFf^ogne  et 
ceux  de  Mademoiselle  avaient  déjà  le  leur,  et  que  cette  statue 
qui  marche  ne  cessait  de  faire  merveille.  —  Et  ces  diversions 
ne  l'empêchaient  pas  tout  aussitôt  de  songer  à  Boileau,  aux 
juges  dil'ficiles,  à  lui-même  et  au  genre  humain,  par /e  Misan- 
thrope, par  le  Tartufe  et  les  Femmes  savantes.  L'année  du  3Ii- 
santhrope  est  en  ce  sens  la  plus  mémorable  et  !a  plus  signifi- 
cative dans  la  vie  de  Molière.  A  peine  hors  de  ce  chef-d'œuvre 
sérieux,  et  qui  le  parut  un  peu  trop  au  gros  du  public,  il  dut 
pourvoir  en  hâte  à  la  jovialité  bourgeoise  par  kMédecinmal 
gré  lui  et  de  là,  de  ce  parterre  de  la  rue  Saint-Denis,  raccou- 
rir  vite  à  Saint-Germain  pour  Mélicerte,  la  Pastorale  comique 
et  cette  vallée  de  Tempe  où  l'attendait  sur  le  pré  M.  de  Bense- 
rade  :  Molière  faisait  face  à  tous  les  appels. 

Dans  une  épître  adressée  en  1669  au  peintre  Mignard,  sur 
le  dôme  du  Val-de-Grâce,  Molière  a  fait  une  description  et 
un  éloge  de  la  fresque  qui  s'applique  merveilleusement  à  sa 
propre  manière  ;  il  y  préconise,  en  effet, 

Cette  belle  peinture  inconnue  en  ces  lieux, 

La  fresque,  dont  la  grâce,  à  l'autre  préférée, 

Se  conserve  un  éclat  d'éternelle  durée, 

Mais  dont  la  promptitude  et  les  brusques  fiertés 

Veulent  un  grand  génie  à  toucher  ses  beautésl 

De  l'aulre  qu'on  connoît  la  traitable  méthode 

Aux  foiblesses  d'un  peintre  aisément  s'accommode  : 

La  paresse  de  l'huile,  allant  avec  lenteur, 

Du  plus  tardif  génie  attend  la  pesanteur; 

Elle  sait  secourir,  par  le  temps  qu'elle  donne, 

Les  faux  pas  que  peut  faire  un  pinceau  qui  tiloime; 

Et  sur  cette  peinture  on  peut,  pour  fiiire  mieux, 

Revenir,  quand  on  veut,  avec  de  nouveaux  yeux. 

Mais  la  fresque  est  pressante  et  veut  «ans  complaisance 
Qu'un  peintre  s'accommode  à  son  impatience, 
La  traite  h  sa  manière,  et  d'un  travail  soudain 
Saisisse  le  moment  qu'elle  donne  à  sa  main. 


32  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

La  sévère  rigueur  de  ce  moment  qui  passe 
Aux  erreurs  d'un  pinceau  ne  fait  aucune  grâce; 
Avec  elle  il  n'est  point  de  retour  à  tenter, 
Et  tout  au  premier  coup  se  doit  exécuter,  etc.. 

A  cette  belle  chaleur  de  Molière  pour  la  fresque,  pour  la 
grande  et  dramatique  peinture,  pour  celle-là  même  qui  agit 
sur  les  masses  prosternées  dans  les  chapelles  romaines,  qui 
n'aimerait  reconnaître  la  sympathie  naturelle  au  poëte  du 
drame,  au  poëte  de  la  multitude,  à  l'exéculeur  soudain,  vé- 
hément, de  tant  d'oeuvres  impérieuses  aussi  et  pressantes? 
Dans  les  œuvres  finies,  au  contraire,  faites  pour  être  vues  de 
près,  vingt  fois  remaniées  et  repolies,  à  la  Miéris,  à  la  Des- 
préaux, à  la  La  Bruyère,  nous  retrouvons  Za paresse  de  l'huile. 
L'allusion  est  trop  directe  pour  que  Molière  n'y  ait  pas  un 
peu  songé.  Cizeron-Rival,  d'ordinaire  exact,  a  dit  daprès 
Brossette  :  «  Au  jugement  de  Despréaux  (et  autant  que  je 
puis  me  connoître  en  poésie,  ce  n'est  pas  son  meilleur  juge- 
ment), de  tous  les  ouvrages  de  Molière,  celui  dont  la  versifi- 
cation est  la  plus  régulière  et  la  plus  soutenue,  c'est  le  poëme 
qu'ii  a  fait  en  faveur  du  fameux  Mignard,  son  ami.  Ce  poëme, 
disoit-il  à  M.  Brossette,  peut  tenir  lieu  d'un  traité  complet  de 
peinture,  et  l'auteur  y  a  fait  entrer  toutes  les  règles  de  cet 
art  admirable  (et  Despréaux  citait  les  mêmes  vers  que  nous 
avonsdonnés  plus  haut).  Remarquez,  monsieur,  ajouloit  Des- 
préaux, que  Molière  a  fait,  sans  y  penser,  le  caractère  de  ses 
poésies,  en  marquant  ici  la  ditrérence  de  la  peinture  à  l'huile 
et  de  la  peinture  à  fresque.  Dans  ce  poëme  sur  la  peinture, 
il  a  travaillé  comme  les  peintres  à  l'huile,  qui  reprennent 
plusieurs  fois  le  pinceau  pour  retoucher  et  corriger  leur  ou- 
vrage, au  lieu  que  dans  ses  comédies,  où  il  falloit  beaucoup 
d'action  et  de  mouvement,  il  préféroit  les  brusques  fiertés  de 
la  fresque  à  la  paresse  de  l'huile.  »  Ce  jugement  de  Boileau  a 
été  fort  contesté  depuis  Cizeron-Rival.  M.  Auger  le  mentionne 
comme  singulier.  Vauvenargues,  qui  est  de  l'avis  de  Fénelon 
sur  la  poésie  de  Molière,  trouve  ce  poëme  du  Val-de-Gràce 


MOLIÈRE.  35 

peu  satisfaisant  et  préfère  en  général,  comme  peintre,  La 
Bruyère  au  grand  comique  :  prédilection  de  critique  mora- 
liste pour  le  modèle  du  genre.  Vous  êtes  peintre  à  l'huile,  mon- 
sieur de  Vauvenargues  !  Boileau,  tout  aussi  intéressé  qu'il 
était  dans  la  question,  se  montre  plus  fermement  judicieux. 
Non  que  j'admette  que  ce  poëme  du  Yal-de-Gràcc  soit  bon  et 
satisfaisant  d'un  bout  à  l'autre,  ou  que  Molière  ait  modifié, 
ralenti  sa  manière  en  le  composant.  La  poésie  en  est  plus 
chaude  que  nette;  elle  tombe  dans  le  technique  et  s'y  em- 
barrasse souvent  en  le  voulant  animer.  Mais  Boileau  a  bien 
mis  le  doigt  sur  le  côté  précieux  du  morceau.  Boileau,  re- 
connaissons-le, malgré  ce  qu'on  a  pu  reprocher  à  ses  réserves 
un  peu  fortes  de  Y  Art  poétique  ou  à  son  étonnement  bien 
innocent  et  bien  permis  sur  les  rimes  de  Molière,  fut  souve- 
rainement équitable  en  tout  ce  qui  concerne  le  poëte  son 
ami,  celui  qu'il  appelait  le  Contemplateur.  Il  le  comprenait  et 
l'admirait  dans  les  parties  les  plus  étrangères  à  lui-môme  ;  il 
se  plaisait  à  être  son  complice  dans  le  latin  macaronique  de 
ses  plus  folles  comédies;  il  lui  fournissait  les  malignes  éty- 
mologies  grecques  de  l'Amour  médecin;  il  mesurait  dans 
son  entier  cette  faculté  multipliée,  immense  ;  et  le  jour  où 
Louis  XIV  lui  demanda  quel  était  le  plus  rare  des  grands 
écrivains  qui  auraient  honoré  la  France  durant  son  règne, 
le  juge  rigoureux  n'hésita  pas  et  répondit  :  «  Sire,  c'est 
Molière.  »  —  «  Je  ne  le  croyais  pas,  répliqua  Louis  XIV;  mais 
vous  vous  y  connaissez  mieux  que  moi.  » 

On  a  loué  Molière  de  tant  de  façons,  comme  peintre  des 
mœurs  et  de  la  vie  humaine,  que  je  veux  indiquer  surtout  un 
côté  qu'on  a  trop  peu  mis  en  lumière,  ou  plutôt  qu'on  a  mé- 
connu. Molière,  jusqu'à  sa  mort,  fut  en  progrès  continuel 
dans  la.  poésie  du  comique.  Qu'il  ait  été  en  progrès  dans  l'ob- 
servation morale  et  ce  qu'on  appelle  le  haut  comique,  celui 
du  Misanthrope,  du  T  irlufe  et  des  Femmes  savantes,  le  fait  est 
trop  évident,  et  je  n'y  insiste  pas  ;  mais  autour,  au  travers  de 
ce  développement,  où  la  raison  de  plus  en  plus  ferme,  l'ob- 


34  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

servation  de  plus  en  plus  mûre,  ont  leur  part,  il  faut  admirer 
ce  surcroît  loiijours  montant  et  bouillonnant  de  verve  comi- 
que, très-follc,  très-riche,  très-inépuisable,  que  je  dislingue 
fort,  quoique  la  limite  soit  malaisée  à  définir,  de  la  farce  un 
peu  boufTonne  et  de  la  lie  un  peu  scarronesque  où  Molière 
trempa  au  début.  Que  dirai-je?  c'est  la  distancequ'ilya  entre 
la  prose  du  Roman  comique  et  tel  chœur  d'Aristophane  ou 
certaines  échappées  sans  fin  de  Rabelais.  Le  génie  de  l'iro- 
nique et  mordante  gaieté  a  son  lyrique  aussi,  ses  purs  ébats, 
son  rire  étincelaut,  redoublé,  presque  sans  cause  en  se  pro- 
longeant, désintéressé  du  réel,  comme  une  flamme  folâtre 
qui  voltige  de  plus  belle  après  que  la  combustion  grossière  a 
cessé,  —  un  rire  des  dieux,  suprême,  inextinguible.  C"est  ce 
que  n'ont  pas  senti  beaucoup  d'esprits  de  goût.  Voltaire,  Vau- 
venargues  et  autres,  dans  l'appréciation  de  ce  qu'on  a  appelé 
îes  dernières  farces  de  Molière.  M.  de  Schlegel  aurait  dû  le 
mieux  sentir;  lui  qui  célèbre  mystiquement  les  poétiques 
fusées  finales  de  Calderon,  il  aurait  dû  ne  pas  rester  aveugle 
à  ces  fusées,  pour  le  moins  égales,  d'éblouissante  gaité,  qui 
font  aurore  à  l'autre  pôle  du  monde  dramatique.  Il  a  bien 
accordé  à  Molière  d'avoir  le  génie  du  burlesque,  mais  en  un 
sens  prosaïque,  comme  il  eût  fait  à  Scarron,  et  en  préférant 
de  beaucoup  le  génie  fantastique  et  poétique  du  comédien  Le 
Grand.  M.  de  Schlegel  gardait-il  rancune  à  Molière  pour  le 
trait  innocent  du  pédant  Caritidès  sur  les  Allemands  d'alors, 
\rands  inspectateurs  d'inscriptions  et  enseignes?  Quoi  qu'on  ait 
dit,  Monsieur  de  Pourceaugnac,  le  Bourgeois  Gentilhomme,  le 
Malade  imaginaire,  attestent  au  plus  haut  point  ce  comique 
jaillissant  et  imprévu  qui,  à  sa  manière,  rivalise  en  fantaisie 
avec  le  Scmge  d'une  nuit  d'été  et  la  Tempête.  Pourceaugnac, 
M.  Jourdain ,  Argant,  c'est  le  côté  de  Sganarelle  continué,  mais 
plus  poétique,  plus  dégagé  de  la  farce  du  Barbouillé,  plus  en- 
levé souvent  par  delà  le  réel.  Molière,  forcé  par  les  divertis- 
sements de  cour  de  combiner  ses  comédies  avec  des  ballets, 
en  vint  à  déployer,  à  déchaîner  dans  ces  danses  de  commande 


MOLIÈRE.  33 

les  chœurs  bouffons  et  pétulants  des  avocats,  des  tailleurs, 
des  Turcs,  des  apothicaires;  le  génie  se  fait  de  chaque  néces" 
site  une  inspiration.  Cette  issue  une  fois  trouvée,  l'imagina- 
tion inventive  de  Molière  s'y  précipita.  Les  comédies  à  ballets 
jo  nt  nous  parlons  n'étaient  pas  du  tout  (qu'on  se  garde  de  le 
LTûire)  des  t.cncessions  au  gros  public,  des  provocations  di- 
re ctes  au  rire  du  bourgeois,  bien  que  ce  rire  y  trouvât  son 
eo  mpte;  elles  furent  imaginées  plutôt  à  l'occasion  des  fêtes 
j  e  la  cour.  Mais  Molière  s'y  complut  bien  vite  et  s'y  exalta 
comme  éperdument  ;  il  fit  même  des  ballets  et  intermèdes  au 
Malade  imaginaire,  de  son  propre  mouvement,  et  sans  qu'il  y 
eût  pour  celte  pièce  destination  de  cour  ni  ordre  du  roi.  H  s'y 
jetait  d'ironie  à  .a  fois  et  de  gaîté  de  cœur,  le  grand  homme^ 
au  milieu  de  ses  amertumes  journalières,  comme  dans  une 
acre  et  étourdissante  ivresse.  Il  y  mourut  en  pleine  crise  et 
dans  le  son  le  plus  aigu  de  cette  saillie  montée  au  délire.  Or, 
maintenant,  entre  ces  deux  points  extrêmes  du  Malade  ima- 
ginaire ou  de  t'ourceaugnac  et  du  Barbouillé,  du  Cocu  imagi- 
naire, par  exemple,  qu'on  place  successivement /a  rharmante 
naïveté  (expression  de  Boileau)  de  l'École  des  Femmes,  del'È- 
cole  des  Maris  "  xcellent  et  profond  caractère  de /'Avare,  tant 
de  personnage.-  vrais,  réels,  ressemblante  beaucoup,  et  non 
copiés  pourtant,  mais  trouvés,  le  sens  docte,  grave  et  mordant 
du  Misanthrope,  le  Tartufe  qui  réunit  tous  les  mérites  par  la 
gravité  du  ton  encore,  par  l'importance  du  vice  altaqué  et  le 
pressant  des  siti^ations,  les  Femmes  savantes  enfin,  le  plus 
parfait  style  de  ^.^.nédie  en  vers,  le  troisième  e(  dernier  coup 
porté  par  Molière  aux  critiques  de  l'École  des  Femixes,  à  cette 
race  des  prunes  et  précieuses;  qu'on  marque  ces  divers  points, 
et  l'on  aura  toute  l'échelle  comique  imaginable.  De  la  farce 
franche  et  un  peu  grosse  du  début,  on  se  sera  élevé,  en  passant 
par  le  naïf,  le  sérieux,  le  profondément  observé,  Jusqu'à  la 
fantaisie  du  rire  dans  toute  sa  pompe  et  au  gai  sabbat  le  p. us 
délirant. 
Les  Fourberies  de  Scapin,  jouées  entre  le  Bourgeois  Gentil- 


?,6  PORTRAITS   LITTÉRAiarS. 

-homme  et  VÉrolc  des  Vemmes,  appartiennent-elles  à  cette  ado- 
rable folie  comique  dont  j'ai  tâché  de  donner  idée,  ou  retom- 
bent-elles par  moments  dans  la  farce  un  peu  enfarinée  et 
bouffonne,  comme  Ta  pensé  Boileau  en  son  Art  poétique?  ic 
serais  peut-être  de  ce  dernier  avis,  sauf  les  conclusions  trop 
^générales  qu'en  tire  le  poëte  régulateur  : 

Étudiez  la  cour  et  connoissez  la  ville; 

L'une  et  l'autre  est  toujours  en  motièies  ferlile. 

C'est  par  là  que  Molière,  illustrant  ses  écrits, 

Peui-êlre  de  son  art  eût  remporté  le  prix, 

Si,  moins  ami  du  peuple  en  ses  doctes  peintures, 

II  n'eût  pas  fait  souvent  grimacer  ses  ligures, 

Quille  pour  le  boufTon  l'agréable  et  le  un, 

Et  sans  honte  à  ïérence  allié  Tabarin  : 

Dans  ce  sac  ridicule  où  Scapin  reuvcloppe. 

Je  ne  reconnois  plus  l'auteur  du  Mismitltropr. 

Quant  aux  restrictions  reprochées  et  reprochables  à  Boileau 
en  cet  endroit,  son  tort  est  d'avoir  trop  généralisé  un  juge- 
ment qui,  appliqué  à  Scapin,  pourrait  sembler  vrai  au  pied 
delà  lettre.  Cette  pièce  est  effectivement  imitée  en  partie  du 
Phormion  de  Térence,  et  en  partie  de  la  Francisquine  de  Ta- 
barin. De  plus,  en  lisant  convenablement  le  vers 

Dans  ce  sac  ridicule  où  Scapin  /'enveloppe  (1) 

(car  Molière  en  cette  pièce  jouait  le  rôle  de  Géronte,  et  par 
conséquent  il  entrait  en  personne  dans  le  sac),  on  conçoit 
l'impression  pénible  que  causait  à  Boileau  celte  vue  de  l'au- 
teur- du  Mminithrope,  malade,  âgé  de  près  de  cinquante  ans  et 
bâtoniié  sur  le  théâtre.  Si  nous  eussions  vu  notre  Talmaâ  la 
scène  dans  la  même  situation  subalterne,  nous  en  aurions 
certes  souffert.  Je  lis  dans  Cizeron-Rival  le  trait  suivant,  qui 

(1)  C(!lle  ingénieuse  correction,  qui,  une  folv;  faite,  parait  si  né- 
cessaire et  SI  siin|ilc,  est  proposée  par  M.  Daunou  dans  son  excellent 
eoiiiincnta  ru  de  Itoileau. 


MOLIKRE.    ■  37 

éclaire  et  précise  le  passage  de  l'Art  poétique  :  «  Deux  mois 
avant  la  mort  de  Molière,  M.  Despréaux  alla  le  voir  et  le 
trouva  fort  incommodé  de  sa  toux  et  faisant  des  efforts  de 
poitrine  qui  sembloient  le  menacer  d'une  fin  prochaine.  Mo- 
lière, assez  froid  naturellement,  fit  plus  d'amitié  que  jamais 
à  M.  Despréaux.  Cela  l'engagea  à  lui  dire  :  Mon  pauvre  mon- 
sieur Molière,  vous  voilà  dans  un  pitoyable  état.  La  conten- 
tion continuelle  de  votre  esprit,  l'agitation  continuelle  de 
vos  poumons  sur  votre  théâtre,  tout  enfin  devroit  vous  déter- 
miner à  renoncer  à  la  représentation.  N'y  a-t-il  que  vous  dans 
la  troupe  qui  puisse  exécuter  les  premiers  rôles?  Contentez- 
vous  de  compôsêî^'et  laissez  l'action  théâtrale  à  quelqu'un  de 
vos  camarades  :  cela  vous  fera  plus  d'honneur  ans  le  public, 
qui  regardera  vos  acteurs  comme  vos  gagisies;  voS'  acteurs 
d'ailleurs,  qui  ne  sont  pas  des  plus  souple?  avec  vous,  sen- 
tiront mieux  votre  supériorité.  —  Ah!  monsieur,  répondit 
Molière,  que  me  dites-vous  là?  il  y  a  un  honneur  pour  moi  à 
ne  point  quitter.  —  Plaisant  point  d'honneur,  disoit  en  soi- 
même  le  satirique,  qui  consiste  à  se  noircir  tous  les  jours  le 
visage  pour  se  faire  une  moustache  de  Ssranarelle,  et  à  dé- 
vouer son  dos  à  toutes  les  bastonnades  d  a  comédie!  Quoi? 
cet  homme,  le  premier  de  notre  temps  pour  l'esprit  et  pour 
les  sentiments  d'un  vrai  philosophe,  cet  ingénieux  censeur 
de  toutes  les  folies  humaines,  en  a  une  plus  extraordinaire 
que  celles  dont  il  se  moque  tous  les  jours!  Cela  montre  bien 
le  peu  que  sont  les  hommes.  »  Boileau  en  eflet  ne  conseillait 
pas  à  Molière  d'abandonner  ses  camarades  ni  d'abdiquer  la 
direction,  ce  que  le  chef  de  troupe  aurait  pu  refuser  par  hu- 
manité, comme  on  a  dit,  et  par  beaucoup  d'autres  raisons; 
il  le  pressait  seulement  de  quitter  les  planches:  c'était  le  vieux 
comédien  obstiné  qui  chez  Molière  ne  voulait  pas.  Boileau  dut 
écrire,  ce  me  semble,  le  passage  de  l'Art  poétique  sous  l'im- 
pression qui  lui  resta  du  précédent  entretien. 

La  postérité  sent  autrement;  loin  de  les  blâmer,  on  aime 
ces  faiblesses  et  ces  contradictions  dans  le  poète  de  génie, 

II.  3 


38  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

elles  ajoutent  au  portrait  de  Molière  et  donnent  à  sa  physi(>- 
Domie  un  air  plus  proportionné  à  celui  du  commun  des 
hommes.  On  le  retrouve  tel  encore,  et  l'un  de  nous  tous, 
dans  ses  passions  de  cœur,  dans  ses  tribulations  domestiques. 
Le  comique  Molière  était  né  tendre  et  facilement  amoureux, 
de  même  que  le  tendre  Racine  était  né  assez  caustique  et  enclin 
à  l'épigramme.  Sanssortir  desœuvres  deMolière,  on  aurait  des 
preuves  de  celte  sensibilité  dans  le  penchant  qu'il  eut  toujours 
au  genre  noble  et  romanesque,  dans  beaucoup  de  vers  de 
Don  Garde  et  de  la  Princesse  d'Êlide,  dans  ces  trois  char- 
.nantes  scènes  de  dépit  amoureux,  tant  de  la  pièce  de  ce 
nom,  que  du  Tartufe  et  du  Bourgeois  Gentilhomme,  enfin  dans 
la  scène  touchante  d'Elvire  voilée,  au  quatrième  acte  de  Don 
Juan.  Plante  et  Rabelais,  ces  grands  comiques,  ofîrent  aussi, 
malgré  leur  réputation,  des  traces  d'une  faculté  sensible,  dé- 
licate, qu'on  surprend  en  eux  avec  bonheur,  mais  Molière 
surtout;  il  y  a  tout  un  Térence  dans  Molière.  En  amitié,  on 
n'aurait  que  de  beaux  traits  à  en  dire;  son  sonnet  sur  la  mort 
de  l'abbé  Lamothe-Ie-Vayer  et  la  lettre  qu'il  y  a  jointe  ho- 
norent sa  douleur;  bien  mieux  que  le  lyrique  Malherbe,  il 
s'entendait  à  pleurer  avec  un  père.  Je  veux  citer  de  Doii 
Garde  quelques  vers  de  tendresse,  desquels  Racine  eût  pu 
être  jaloux  pour  sa  Bérénice, 


Un  soupir,  un  regard,  une  simple  rougeur, 
Un  silence  est  assez  pour  expliquer  un  cœur. 
Tout  parle  dans  l'amour,  el  sur  cette  matière 
Le  moindre  jour  doit  être  une  grande  lumière. 


Oh  !  que  la  dilléience  est  connue  aisément 
De  toutes  ces  faveurs  qu'on  fait  avec  étude, 
A  celles  où  du  cu-ur  fait  pencher  l'habitude  I 
Dans  les  unes  toujours  on  paroît  se  forcer  ; 
Mais  les  autres,   hélas  !  se  font  sans  y  penser, 
Semblables  à  ces  eaux  si  pures  et  si  belles 
Qui  coulent  sans  effort  des  sources  naturelles. 


MOLIÈRE.  39 

Etdaosles  Fâcheux: 

L'amour  aime  surtout  les  secrètes  faveurs  ; 
Dans  l'obstacle  qu'on  force  il  trouve  des  «iDnceurs, 
Et  le  uioiiidre  entretien  de  la  beauté  qu'dii  aiine, 
Lorsqu'il  est  défendu,  devient  grâce  supicime. 

Et  dans  la  Princesse  d'Élide,  premier  acte,  première  scène, 
ces  vers  qui  expriment  une  observation  si  vraie  sur  les  amours 
tardives,  développées  longtemps  seulement  après  la  première 
rencontre  : 

Ah!  qu'il  est  bien  peu  vrai  que  ce  qu'on  doit  aimer. 
Aussitôt  qu'on  I-e  voit,  prend  droit  de  nous  charnier, 
Et  (|u'un  premier  coup  d'œil  allume  en  nous  les  flammes 
Où  le  Ciel  en  naissant  a  destiné  nos  ù.ine»  I 

avec  toute  la  tirade  qui  suit. — Or  Molière,  de  complexion 
sensible  à  ce  point  et  amoureuse,  vers  le  temps  où  il  peignait 
le  plus  gaiement  du  monde  Arnolphe  dictant  les  commande- 
ments du  mariage  à  Agnès,  Molière,  âgé  de  i|naratite  ans  lui- 
même  (Hiii-i),  épousait  la  jeune  Armande  Brj.irU  âgée  de  dix- 
sept  au  plus  et  sœur  cadette  de  Madeleine  ^l).  Malgi'é  sa  pas- 


(l)  On  a  cru  longtemps  que  cette  Béjart,  femmi-  de  Moli(''re,  était 
tille  naturelli!  et  non  sœur  de  l'autre  Bcjart;  on  l'a  même  cru  du 
vivant  de  Mulière,  et  depuis  sans  interruption,  juMpià  ce  que  M.  Bef- 
fara  découvrîi  de  nos  jours  l'acte  de  mariage  qui  <l  rin;:e  cette  pa- 
renté. M.  Fortia  d'Urban  a  essayé  d'inlirmer,  non  pis  I  authenticité, 
mais  la  valtiir  de  cet  acte,  et,  au  milieu  de  beaucoup  d  laisons  vaines, 
il  a  avancé  (pielques  réflexions  assez  plausibles.  Ilot  bien  singulier, 
en  eûet,  que  tous  les  biographes  de  Molière,  à  partir  de  Grimarest, 
aient  écrit,  sans  contradiction,  qu'il  avait  épousé  la  lille  naturelle  de 
la  Béjart,  sa  pituTiière  maîtresse. Montfleury  adressa  même  à  Louis  XIV 
une  dénonciation  contre  l'illustre  comique,  raciiis.mt  d'avoir  épousé 
la  ûlle  après  avoir  vécu  avec  la  mère,  et  insinuant  p.ir  là  qu'il  avait 
pu  épouser  sa  propre  fille  :  ce  qui,  dans  tous  les  as,  serait  invinci- 
blement rélutable  pir  les  dates.  Louis  XIV  ne  répondit  ;i  ce  déchaî- 
nement de  la  haine  qu'en  devenant  parrain  du  premier  enfant  qu'eut 
Molière.  Certes,  la  plus  directe  justitication  que  Molière  put  offrir  au 
roi  ea  cette  circonstance  fut  l'acte  de  son  mariage  et  la  preuve  que 


40  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

sion  pour  elle  et  malgré  son  génie,  il  n'échappa  point  au 
malheur  dont  il  avait  donné  de  si  folâtres  peintures.  Don 
Garcie  était  moins  jaloux  que  Molière.  Georges  Dandin  et 
Sganarelle  étaient  moins  trompés.  A  partir  de  hi  Princesse 
cVÉlide,  où  l'infidélité  de  sa  femme  commença  de  lui  appa- 
raître, sa  vie  domestique  ne  fut  plus  qu'un  long  tourment. 
Averti  des  succès  qu'on  attribuait  à  M.  de  Lauzun  près 
d'elle,  il  en  vintà  une  explication.  Mademoiselle  Molière,  dans 
cette  situation  difficile,  lui  donna  le  change  sur  Lauzun  en 
avouant  une  inclination  pour  M.  de  Guiche,  et  s'en  tira,  dit 
la  chronique,  par  des  larmes  et  un  évanouissement.  Tout 
meurtri  de  sa  disgrâce,  notre  poëte  se  remit  à  aimer  made- 
moiselle de  Brie,  ou  plutôtil  venait  s'entretenir  près  d'elledes 
injures  de  l'autre  amour  ;  Alceste  est  ramené  à  Eliante  par  les 
rebuts  de  Célimène.  Lorsqu'il  donna  le  Misanthrope,  Molière, 
brouillé  avec  sa  femme,  ne  la  voyait  plus  qu'au  théâtre,  et  il 
est  difficile  qu'entre  elle,  qui  jouait  en  effet  Célimène,  et  lui 
qui  représentait  Alceste,  quelque  allusiou  à  leurs  sentiments 
et  à  leurs  situations  réelles  ne  se  retrouve  pas.  Ajoutez,  pour 
compliquer  les  ennuis  de  Molière,  la  présence  de  l'ancienne 
Béjart,  femme  impérieuse,  peu  débonnaire,  à  ce  qui  semble. 
Le  grand  homme  cheminait  entre  ces  trois  femmes,  aussi  em- 
barrassé parfois,  comme  le  lai  disait  agréablement  Chapelle, 
que  Jupiter  au  siège  d'Ilion  entre  les  trois  déesses.  Mais  lais- 
sons parler  sur  ce  chapitre  domestique  un  contemporain  du 
poote,  dans  un  récit  fort  peu  authentique  sans  doute,  assez 

les  deux  D^jart  n'étaient  que  sœurs.  Mais  comment  tous  ceux  qui  ont 
écrit  sur  Molière,  comme  Grimarest,  son  principal  liiographe,  qui 
écrivait  d'après  Baron,  comment  les  autres  contemporains,  Marcel, 
auteur  présumé  d'une  première  Vie  aJjrégée,  l'auteur  inconnu  de  la 
Fameuse  Comédienne,  Bayle,  de  Visé  qui  contredit  Grimarest  sur  plu- 
Bieurs  points,  ont-ils  ignoré  cette  façon  dont  Molière  dut  répondre? 
Comment  une  erreur  aussi  forte,  sur  une  relation  aussi  rapprochée, 
a-t-elle  fait  auloiilé  du  temps  de  Molière,  et  même  auprès  des  per- 
sonnes qui  l'avaient  beaucoup  vu  et  pratiqué?...  Et  cependant,  mal- 
gré la  difliculté  de  l'explication,  c'est  bien  à  l'acte  qu'il  faut  croire. 


MOLIERE.  41 

vraisemblable  pourtant  de  fond  ou  même  de  couleur,  et  à 
quoi,  comme  familiarité  de  détail,  rien  ne  peut  suppléer  :  _ 
a  Cependant  cène  fut  pas  sans  se  faire  unie  grande  violence 
«  que  Molière  résolut  de  vivre  avec  sa  femme  dans  cette  in- 
«(  différence.  La  raison  la  lui  faisoit  regarder  comme  une  per 
«  sonne  que  sa  conduite  rendoit  indigne  des  caresses  d'un 
«  honnête  homme.  Sa  tendresse  lui  faisoit  envisager  la  peine 
ce  qu'il  auroit  de  la  voir,  sans  se  servir  des  privilèges  que 
«  donne  le  mariage,  et  il  y  révoit  un  jour  dans  son  jardin 
«  d'Auteuil,  quand  un  de  ses  amis,  nommé  Chapelle,  qui  s'y 
«  venoit  promener  par  hasard,  l'aborda,  et,  le  trouvant  plus 
«  inquiet  que  de  coutume,  il  lui  en  demanda  plusieurs  fois 
«  le  sujet.  Molière,  qui  eut  quelque  honte  de  se  sentir  si  peu 
<(  de  constance  pour  un  malheur  si  fort  à  la  mode,  résista 
«  autant  qu'il  put;  mais  il  étoit  alors  dans  une  de  ces  pléni- 
«  tudes  de  cœur  si  connues  par  les  gens  qui  ont  aimé;  il 
«  céda  à  l'en  vie  de  se  soulager  et  avoua  de  bonne  foi  à  son  ami 
«  que  la  manière  dont  il  étoit  forcé  d'en  user  avec  sa  femme 
«  étoit  la  cause  de  cet  abattement  où  il  se  trouvoit.  Chapelle, 
«  qui  croyoit  être  au-dessus  de  ces  sortes  de  choses,  le  railla 
«  sur  ce  qu'un  homme  comme  lui,  qui  savoit  si  bien  peindre 
«  le  foible  des  autres,  tomboit  dans  celui  qu'il  blàmoit  tous 
«  les  jours,  et  lui  fit  voir  que  le  plus  ridicule  de  tous  étoit 
«  d'aimer  une  personne  qui  ne  répond  pas  à  la  tendresse 
«  qu'on  a  pour  elle.  Pour  moi,  lui  dit-il,  je  vous  avoue  que 
«  si  j'étois  assez  malheureux  pour  me  trouver  en  pareil  état, 
c<  et  que  je  fusse  persuadé  que  la  même  personne  accordât 
«  des  faveurs  à  d'autres,  j'aurois  tant  de  mépris  pour  elle, 
«  qu'il  me  guériroit  infailliblement  de  ma  passion.  Encore 
«  avez-vous  une  satisfaction  que  vous  n'auriez  pas  si  c'étoit 
«  une  maîtresse,  et  la  vengeance,  qui  prend  ordinairement 
«  la  place  de  l'amour  dans  un  cœur  outragé,  vous  peut  payer 
«  tous  les  chagrins  que  vous  cause  votre  épouse ,  puisque 
«  vous  n'avez  qu'à  l'enfermer;  ce  sera  un  moyen  assuré  de 
«  vous  mettre  l'esprit  en  repos. 


42  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  Molière,  qui  avoit  écouté  son  ami  avec  assez  de  tranquil- 
«  lilé,rinterrompitafin  de  lui  demander  s'il  n'avoit  jamais  été 
«  amoureux.  Oui,  lui  répondit  Chapelle,  je  l'ai  été  comme  un 
«  homme  de  bon  sens  doit  l'être  ;  mais  je  ne  me  serois  jamais 
«  fait  une  si  gi'ande  peine  pour  une  chose  que  mon  honneur 
«  m'auroit  conseillé  de  faire,  et  je  rougis  pour  vous  de  vous 
«  trouver  si  incertain.  —  Je  vois  bien  que  vous  n'avez  encore 
«  rien  aimé,  répondit  Molière,  et  vous  avez  pris  la  figure  de 
«  l'amour  pour  l'amour  même.  Je  ne  vous  rapporterai  point 
«  une  infinité  d'exemples  qui  vous  feroient  connaître  la  puis- 
M  sance  de  cette  passion  ;  je  vous  ferai  seulement  un  récit 
«  fidèle  de  mon  embarras,  pour  vous  faire  comprendre  com- 
«  bien  on  est  peu  maître  de  soi-même,  quand  elle  a  une  fois 
«  pris  sur  nous  un  certain  ascendant,  que  le  tempérament 
«  lui  donne  d'ordinaire.  Pour  vous  répondre  donc  sur  la 
«  connoissance  parfaite  que  vous  dites  que  j'ai  du  cœur  de 
«  l'homme  par  les  portraits  que  j'en  expose  tous  les  jours,  je 
«  demeurerai  d'accord  que  je  me  suis  étudié  autant  que  j'ai 
«  pu  à  connoîtreleur  foible;  mais  si  ma  science  m'a  appris 
«  qu'on  pouvoit  fuir  le  péril,  mon  expérience  ne  m'a  que 
«  trop  fait  voir  qu'il  est  impossible  de  l'éviter;  j'en  juge  tous 
«  les  jours  par  moi-même.  Je  suis  né  avec  les  dernières  dis- 
«  positions  à  la  tendresse,  et  comme  j'ai  cru  que  mes  efforts 
«  pourroient  inspirer  à  ma  femme,  par  l'habitude,  des  sen- 
«  timents  que  le  temps  ne  pourroit  détruire,  je  n'ai  rien  ou- 
«  blié  pour  y  parvenir.  Comme  elle  étoit  encore  fort  jeune 
«  quand  je  l'épousai,  je  ne  m'aperçus  pas  de  ses  méchantes 
«  inclinations,  et  je  me  crus  un  peu  moins  malheureux  que 
«  la  plupart  de  ceux  qui  prennent  de  pareils  engagements. 
«<  Aussi  le  mariage  ne  ralentit  point  mes  empressements  : 
«  mais  je  lui  trouvai  tant  d'indifférence  que  je  commençai 
«  à  m'aperccvoir  que  toute  ma  précaution  avoit  été  inutile, 
M  et  que  ce  qu'elle  sentoit  pour  moi  étoit  bien  éloigné  de  ce 
«  que  j'avois  souhaité  pour  être  heureux.  Je  me  fis  à  moi- 
*  même  ce  reproche  sur  une  délicatesse  qui  me  scmbloit 


MOLIÈRE.  43 

«  ridicule  dans  un  mari,  et  j'attribuai  à  son  humeur  ce  qui 
«  étoit  un  effet  de  son  peu  de  tendresse  pour  moi.  Mais  je 
«  n'eus  que  trop  de  moyens  de  m'apercevoir  de  mon  erreur, 
X  et  la  folle  passion  qu'elle  eut,  peu  de  temps  après,  pour  le 
«:  comte  de  Guiche,  fit  trop  de  bruit  pour  me  laisser  dans 
i<  cette  tranquillité  apparente.  Je  n'épargnai  rien,  à  la  pre- 
«  mière  connoissance  que  j'en  eus,  pour  me  vaincre  moi- 
«  même,  dans  l'impossibilité  que  je  trouvai  à  la  changer.  Je 
«  me  servis  pour  cela  de  toutes  les  forces  de  mon  esprit;  j'ap- 
«  pelai  à  mon  secours  tout  ce  qui  pouvoit  contribuer  à  ma 
<c  consolation.  Je  la  considérai  comme  une  personne  de  qui 
«  tout  le  mérite  étoit  dans  l'innocence,  et  qui  par  cette  raison 
«  n'en  conservoit  plus  depuis  son  infidélité.  Je  pris  dès  lors 
«  la  résolution  de  vivre  avec  elle  comme  un  honnête  homme 
«  qui  a  une  femme  coquette,  et  qui  est  bien  persuadé,  quoi 
«  qu'on  puisse  dire,  que  sa  réputation  ne  dépend  point  de  la 
«  mauvaise  conduite  de  son  épouse;  mais  j'eus  le  chagrin  de 
«  voir  qu'une  personne  sans  beauté,  qui  doit  le  peu  d'esprit 
«  qu'on  lui  trouve  à  l'éducation  que  je  lui  ai  donnée,  détrui- 
«  soiten  un  moment  toute  ma  philosophie.  Sa  présence  me  fit 
«  oublier  mes  résolutions,  et  les  premières  paroles  quelle 
«  me  dit  pour  sa  défense  me  laissèrent  si  convaincu  que 
«  mes  soupçons  étoient  mal  fondés,  que  je  lui  demandai  par- 
«  don  d'avoir  été  si  crédule.  Cependant  mes  bontés  ne  l'ont 
«  point  changée.  Je  me  suis  donc  déterminé  de  vivre  avec 
«  elle  comme  si  elle  n'étoit  pas  ma  femme  ;  mais,  si  vous  sa- 
«  viez  ce  que  je  souffre,  vous  auriez  pitié  de  moi.  Ma  passion 
«  est  venue  à  tel  point  qu'elle  va  jusqu'à  entrer  avec  compas- 
«  sion  dans  ses  intérêts.  Et  quand  je  considère  combien  il 
«  m'est  impossible  de  vaincre  ce  que  je  sens  pour  elle,  je  me 
«  dis  en  même  temps  qu'elle  a  peut-être  une  même  difficulté 
«  à  détruire  le  penchant  qu'elle  a  d'être  coquette,  et  je  me 
«  trouve  plus  dans  la  disposition  de  la  plaindre  que  de  la  blâ- 
«  mer.  Vous  me  direz  sans  doute  qu'il  faut  être  poëte  pour 
«  aimer  de  cette  manière;  mais,  pour  moi,  je  crois  qu'il  n'y 


44  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  a  qu'une  sorte  d'amour,  et  que  les  gens  qui  n'ont  point 
«  senti  de  semblables  délicatesses  n'ont  jamais  aimé  vérita- 
«  blement.  Toutes  les  choses  du  monde  ont  du  rapport  avec 
<<  elle  dans  mon  cœur.  Mon  idée  en  est  si  fort  occupée  que 
«  je  ne  sais  rien  en  son  absence  qui  puisse  m'en  divertir. 
«  Quand  je  la  vois,  une  émotion  et  des  transports  qu'on  peut 
«  sentir,  mais  qu'on  ne  sauroit  dire,  m'ôtent  l'usage  de  la 
«  réflexion  :  je  n'ai  plus  d'yeux  pour  ses  défauts,  il  m'en  reste 
«  seulement  pour  tout  ce  qu'elle  a  d'aimable  (1).  N'est-ce  pas 
«  là  le  dernier  point  de  folie,  et  n'admirez-vous  pas  que  tout 
«  ce  que  j'ai  de  raison  ne  sert  qu'à  me  faire  connoitre  ma 
«  foiblesse,  sans  en  pouvoir  triompher  (2)?  —  Je  vous  avoue 
«  à  mon  tour,  lui  dit  son  ami,  que  vous  êtes  plus  à  plaindre 
«  que  je  ne  pensois,  mais  il  faut  tout  espérer  du  temps.  Con- 
«  tinuez  cependant  à  faire  vos  efforts  ;  ils  feront  leur  effet 
«  lorsque  vous  y  penserez  le  moins;  pour  moi,  je  vais  faire 
«  des  vœux  afin  que  vous  soyez  bientôt  content.  Il  se  retira  et 
«  laissa  Molière,  qui  rêva  encore  fort  longtemps  aux  moyens 
«  d'amuser  sa  douleur.  » 

Cette  touchante  scène  se  passait  à  Auteuil,  dans  ce  jardin 
plus  célèbre  par  une  autre  aventure  que  l'imagination  clas- 
sique a  brodée  à  l'infini,  qu'Andrieux  a  fixée  avec  goût,  et 
dont  la  gaieté  convient  mieux  à  l'idée  commune  qu'éveille  le 
nom  de  Molière.  Je  veux  parler  du  fameux  souper  où,  pen- 

(1)  Les  mômes  sentiments  se  retrouvent  exprimés  par  des  termes 
presque  semblables  dans  la  bouche  d'AIceste  : 

Mais  ETCC  tout  cela,  quoi  que  je  puisse  faire, 
Je  confesse  mon  foible,  elle  a  l'art  de  me  plaire; 
J'ai  beau  Toir  ses  défauts  et  j'ai  beau  l'en  bliuier, 
En  dOpit  qu'on  en  ait,  elle  se  fait  aimer. 

(2)  Ai&V'i  «.'."iore,  au  cinquième  acte,  Alceste  dit  à  Ëliantc  et  à 
Pbilinte  : 

Vous  yjyez  ce  que  peut  une  indigne  tendresse, 

Et  je  TOUS  fais  tous  deux  témoins  de  ma  foiblesse,  etc., 

tt  tout  ce  qui  suit. 


MOLIÈRE.  45 

dant  que  l'amphitryon  malade  gardait  la  chambre,  Chapelle 
fit  si  bien  les  honneurs  de  la  cave  et  du  festin,  que  tous  les 
convives,  Despréaux  en  tête,  couraient  se  noyer  à  la  Seine  de 
gaieté  de  cœur,  si  Molière,  amené  par  le  bruit,  ne  les  avait 
persuadés  de  remettre  l'entreprise  au  lendemain,  à  la  clarté 
des  cieux.  Notez  que  cette  joyeuse  histoire  n'a  eu  tant  de 
vogue  que  parce  que  le  nom  populaire  de  notre  grand  comique 
s'y  mêle  et  l'anime.  Le  nom  littéraire  de  Boileau  n'aurait  pas 
suffi  pour  la  vulgariser  à  ce  point;  on  ne  va  pas  remuer  de  la 
sorte  des  anecdotes  sur  Racine.  Ces  espèces  de  légendes  n'ont 
cours  qu'àl'occasion  de  poètes  vraiment  populaires.  C'estaussi 
à  un  retour  par  eau  de  la  maison  d'Auteuil  qu'eut  lieu  entre 
Molière  et  Chapelle  l'aventure  du  minime.  Chapelle,  resté  pur 
gassendiste  par  souvenir  de  collège,  comme  quelque  ancien 
barbiste  de  nosjours  qui,  buveur  et  paresseux,  est  resté  fidèle 
aux  vei'S  latins.  Chapelle  disputait  à  tue-lète  dans  le  bateau 
sur  la  philosophie  des  atomes,  et  Molière  lui  niait  vivement 
celte  philosophie,  en  ajoutant  toutefois,  dit  l'histoire  :  Passe 
pour  la  morale  !  Or  un  religieux  se  trouvait  là,  qui  paraissait  at- 
tentif au  différend,  et  qui,  interpellé  tour  à  tour  par  l'un  et 
par  l'autre,  lâchait  de  temps  en  temps  un  hum!  du  ton  d'un 
homme  qui  en  dit  moins  qu'il  ne  pense  ;  les  deux  amis  atten- 
daient sa  décision.  Mais,  en  arrivant  de\a.nt\es  Bons-Uommes, 
le  religieux  demanda  à  être  mis  à  terre  et  prit  sa  besace  au 
fond  du  bateau;  ce  n'était  qu'un  moine  mendiant.  Son  hum  ! 
discret  et  lâché  à  propos  l'avaitfaitjuger  capable.  «Voyez,  pe- 
tit garçon,  dit  alors  Molière  à  Baron  enfant  qui  était  là,  voyez 
ce  que  fait  le  silence  quand  il  est  observé  avec  conduite.  » 
Quant  à  la  scène  sérieuse,  mélancolique,  du  jardin,  entre 
C'ijapslle  et  Molière,  que  nous  avons  donnée,  Grimarestla  ra- 
conte à  peu  près  dans  les  mêmes  termes,  mais  il  y  fait  figu- 
rer le  physicien  Rohault  au  lieu  de  Chapelle.  l'i  esttrè?-pos- 
sible  que  Molière  ait  parlé  à  Rohault  de  ses  chagrins  dans  le 
même  sens  qu'à  son  autre  ami  ;  mais  on  est  tenté  plus  volon- 
tiers d'accueillir  la  version  précédente,  bien  qu'elle  fasse 


46  PÛUTRAITS    LITTÉRAIRES. 

partie  d'un  libelle  scandaleux  {la  Fameuse  Comédienne)  pu- 
blié contre  la  veuve  de  Molière,  la  Guérin,  qui,  comme  tant 
de  veuves  de  grands  hommes,  s'était  remariée  peu  dignement. 
On  trouve  dans  ce  môme  écrit,  qui  ne  semble  pas,  du  reste, 
dirigé  contre  Molière  lui-même,  d'étranges  détails  racontés 
en  passant  sur  sa  liaison  première  avec  le  jeune  Baron, — 
Baron  qui  jouait  alors  Myrtil  dans  Mélicerte.  La  pensée  se 
reporte  involontairement  à  certains  sonnets  de  Shakspeare. 
Mais  ignorons,  repoussons  pour  Molière  ce  que  dément  tout 
d'abord  son  génie  si  franc  du  collier,  comme  la  duchesse  pa- 
latine d'Orléans  le  disait  de  Louis  XIV,  et  ce  que  dans  Shaks- 
peare au  moins  on  peut  tenter  d'expliquer  honorablement 
et  d'idéaliser  (d). 

Si  Molière  n'a  pas  laissé  de  sonnets,  à  la  façon  de  quelques 
grands  poètes,  sur  ses  sentiments  personnels,  ses  amours,  ses 
douleurs,  en  a-t-il  transporté  indirectement  quelque  chose 
dans  ses  comédies?  et  en  quelle  mesure  l'a-t-il  fait?  On  trouve 
dans  sa  vie,  par  M.  Taschereau,  plusieurs  rapprochements  in- 
génieux des  principales  circonstances  domestiques  avec  les 
endroits  des  pièces  qui  peuvent  y  correspondre.  «  Molière, 
disait  La  Grange,  son  camarade  et  le  premier  éditeur  de  ses 
œuvres  complètes,  Molière  faisoit  d'admirables  applications 
dans  ses  comédies,  où  l'on  peutdire  qu'il  a  joué  toutle  monde, 
puisqu'il  s'y  est  joué  le  premier,  enplusieursendroits,  sur  les 
affaires  de  sa  famille,  et  qui  regardoient  ce  qui  se  passoit  dans 
son  domestique  ;  c'est  ce  que  ses  plus  particuliers  amis  ont  re- 
marqué bien  des  fois.  >>  Ainsi,  au  troisième  acte  du  Bourgeois 
Gentilhomme,  Molière  a  donné  un  portrait  ressemblant  de  sa 
femme;  ainsi,  dansla scène  première  de  l'Impromptu, de  Ver- 
sailles, il  place  un  trait  piquant  sur  la  date  de  son  mariage; 
ainsi,  dans  la  cinquième  scène  du  second  acte  de  l'Avare,  il 

(1)  Le  mol  love  employé  par  Sliakspeare,  à  ré;,Mrd  du  jeune  sei- 
gneur dont  il  eel  l'ami,  n'esl  sans  doute  qu'une  l'orme  de  la  politesse 
de  cour,  telle  qu'elle  <Be  pratiquait  au  xvi«  siècle.  Ainsi,  l'on  disait 
chez  nous  au  xv*  :  Je  suis  avec  passion,  etc. 


MOLIÈRE.  47 

se  raille  lui-même  sur  sa  fluxion  et  sa  toux;  ainsi  encore, 
dans  V Avare,  il  accommode  au  rôle  de  La  Flèche  la  marche 
boiteuse  de  Béjart  aîné,  comme  il  avait  attribué  au  Jodelet 
des  Précieuses  la  pâleur  de  visage  du  comédien  Brécourt.  Il 
est  infiniment  probable  qu'il  a  songé  dans  Arnolphe,  dans 
Alceste,à  son  âge,  à  sa  situation,  à  sa  jalousie,  et  que  sous  le 
travestissement  d'Argan  il  donne  cours  à  son  antipathie  per- 
sonnelle contre  la  Faculté.  Mais  une  distinction  essentielle 
est  à  faire,  et  l'on  ne  saurait  trop  la  méditer  parce  qu'elle 
touche  au  fond  môme  du  génie  dramatique.  Les  traits  pré- 
cédents ne  portent  que  sur  des  conformités  assez  vagues  et 
générales  ou  sur  de  très-simples  détajls,  et  en  réalité  aucun 
des  personnages  de  Molière  n'est  lui.  La  plupart  même  de  ces 
traits  tout  à  l'heure  indiqués  ne  doivent  être  pris  que  pour 
des  artifices  et  de  menus  à-propos  de  l'acteur  excellent,  ou 
pour  quelqu'une  de  ces  confusions  passagères  entre  l'acteur 
et  le  personnage,  familières  aux  comiques  de  tous  les  temps 
et  qui  aident  au  rire.  Il  n'en  faut  pas  dire  moins  de  ces  pré- 
tendues copies  que  Molière  aurait  faites  de  certains  originaux. 
Alceste  serait  le  portrait  de  M.  de  Montausier,  le  Bourgeois 
Gentilhomme  celui  de  Rohault,  l'Avare  celui  du  président 
de  Bercy;  que  sais-je?  ici  c'est  le  comte  de  Grammont, 
là  le  duc  de  La  Feuillade,  qui  fait  les  frais  de  la  pièce.  Les 
Dangeau,  les  Tallemant,  les  Guy  Patin,  les  Cizeron-Rival,  ces 
amateurs  d'ana,  donnent  là-dedans  avec  un  zèle  ingénu  et 
Qous  tiennent  au  courant  de  leurs  découvertes  anecdotiques 
sans  nombre  ;  tout  cela  est  futile.  Non,  Alceste  n'est  pas  plus 
M.  de  Montausier  qu'il  n'est  Molière,  qu'il  n'est  Despréaux 
dont  il  reproduit  également  quelque  trait.  Non,  le  chasseur 
même  des  Fâcheux  n'est  pas  tout  uniment  M.  de  Soyecourt, 
et  Trissotin  n'est  l'abbé  Cotin  qu'un  moment.  Les  personnages 
de  Molière,  en  un  mot,  ne  sont  pas  des  copies,  mais  des  créa- 
tions. Je  crois  à  ce  que  dit  Molière  des  prétendus  portraits 
dans  son  Impromptu  de  Versailles,  mais  par  des  raisons  plus 
radicales  que  celles  qu'il  donne.  Il  y  a  des  traits  à  l'infini  chez 


48  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Molière,  mais  pas  ou  peu  de  portraits.  La  Bruyère  et  les  pein- 
tres critiques  font  des  portraits,  patiemment,  ingénieuse- 
ment, ils  collationnent  les  observations,  et,  en  face  d'un  ou 
de  plusieurs  modèles,  ils  reportent  sans  cesse  sur  leur  toile 
un  détail  à  côté  d'un  autre.  C'est  la  différence  d'Onuphre  à 
Tartufe  ;  La  Bruyère  qui  critique  Molière  ne  la  sentait  pas. 
Molière,  lui,  invente,  engendre  ses  personnages,  qui  ont  bien 
çà  et  là  des  airs  de  ressembler  à  tels  ou  tels,  mais  qui,  au 
total,  ne  sont  qu'eux-mêmes.  L'entendre  autrement,  c'est 
ignorer  ce  qu'il  y  a  de  multiple  et  de  complexe  dans  cette 
mystérieuse  physiologie  dramatique  dont  l'auteur  seul  a  le 
secret.  Il  peut  se  rencontrer  quelques  traits  d'emprunts  dans 
un  vrai  personnage  comique;  mais  entre  cette  réalité  copiée 
un  moment,  puis  abandonnée,  et  l'invention,  la  création  qui 
la  continue,  qui  la  porte,  qui  la  transfigure,  la  limite  est  in- 
saisissable. Le  grand  nombre  superficiel  salue  au  passage  un 
trait  de  sa  connaissance  et  s'écrie:  «  C'est  le  portrait  de  tel 
homme.  »  On  attache  pour  plus  de  commodité  une  étiquette 
connue  à  un  personnage  nouveau.  Mais  véritablement  l'au- 
teur seul  sait  jusqu'où  va  la  copie  et  où  l'invention  com- 
mence; seul  il  distingue  la  ligne  sinueuse,  la  jointure  plus 
savante  et  plus  divinement  accomplie  que  celle  de  l'épaule  de 
Pélops. 

Dans  cette  famille  d'esprits  qui  compte,  en  divers  temps 
et  à  divers  rangs,  Cervantes,  Rabelais,  Le  Sage,  Fielding, 
Beaumarchais  et  Walter  Scott,  Molière  est,  avec  Shakespeare, 
l'exemple  le  plus  complet  de  la  faculté  dramatique,  et,  à  propre- 
ment parler,  créatrice,  que  je  voudrais  exactement  détermi- 
ner. Sbakespearc  a  de  plus  que  Molière  les  touches  pathétiques 
et  les  éclats  du  terrible  :  Macbeth,  le  roi  Lear,  Ophélie  ;  mais 
^olière  rachète  à  certains  égards  cette  perte  par  le  nombre, 
la  perfection,  la  contcxture  profonde  et  continue  de  ses  prin- 
cipaux caractères.  Chez  tous  ces  grands  hommes  évidemment, 
chez  Molière  plus  évidemment  encore,  le  génie  dramatique 
n'est  pas  une  exteï)sion,ua  épanouissement  au  dehors  d'une 


MOLIÈRE.  49 

faculté  lyrique  et  personnelle  qui,  partant  de  ses  propressen- 
timents intérieurs,  travaillerait  aies  transporter  et  à  les  faire 
revivre  le  plus  possible  sous  d'autres  masques  (Byron,  dans 
îes  tragédies),  pas  plus  (pie  ce  n'est  l'application  pure  et 
simple  d'une  l'acuité  d'observation  critique,  analytique,  qui 
relèverait  avec  soin  dans  des  personnages  de  sa  composition 
Jes  traits  épars  qu'elle  aurait  rassemblés  (Gresset  dans  le  Mé- 
chant). Il  y  a  toute  une  classe  de  dramatiques  véritables  qui 
ont  quelque  chose  de  lyrique  en  un  sens,  ou  de  presque 
aveugle  dans  leur  inspiration,  un  échauffement  qui  naît  d'un 
vif  sentiment  actuel  et  qu'ils  communiquent  directement  à 
leurs  personnages.  Molière  disait  du  grand  Corneille  :  «  II  a 
un  lutin  qui  vient  de  temps  en  temps  lui  souffler  d'excellents 
vers,  et  qui  ensuite  le  laisse  là  en  disant  :  Voyons  comme  il 
s'en  tirera  quand  il  sera  seul  ;  et  il  ne  fait  rien  qui  vaille,  et 
le  lutiu  s'en  amuse.  »  N'est-ce  pas  dans  ce  même  sens,  et  non 
dans  celui  qu'a  supposé  Voltaire,  que  Richelieu  reprochait  à 
Corneille  de  n'avoir  pas  l'esp-it  de  suite?  Corneille,  en  effet, 
Crébillon,  Schiller,  Ducis,  le  vieux  Marlowe,  sont  ainsi  sujets 
à  des  lutins,  à  des  émotions  directes  et  soudaines,  dans  les 
accès  de  leur  veine  dramatique.  Ils  ne  gouvernent  pas  leur 
génie  selon  la  plénitude  et  la  suite  de  la  liberté  humaine. 
Souvent  sublimes  et  superbes,  ils  obéissent  à  je  ne  sais  quel 
cri  de  l'instinct  et  à  une  noble  chaleur  du  sang,  comme  les 
animaux  généreux,  lions  ou  taureaux;  ils  ne  savent  pas  bien 
ce  qu'ils  font.  Molière,  comme  Shakespeare,  le  sait  -,  comme  ce 
grand  devancier,  il  se  meut,  on  peut  le  dire,  dans  une  sphère 
phislibrement  étendue,  et  par  cela  supérieure,  se  gouvernant 
lui-même,  dominant  son  feu,  ardent  à  l'œuvre,  mais  lucide 
dans  son  ardeur.  Et  sa  lucidité  néanmoins,  sa  froideur  habi- 
tuelle de  caractère  au  centre  de  l'œuvre  si  mouvante,  n'aspi- 
rait en  rien  à  1  impartialité  calculée  et  glacée,  comme  on  l'a 
vu  de  Gœtlie,  leTalleyrand  de  l'art:  ces  raffinements  critiques 
au  sein  de  la  poésie  n'étaient  pas  alors  inventés.  Molière  et 
Shakespeare  sont  de  la  race  primitive,  deux  frères,  avec  cett 


k 


50  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

différence,  je  me  le  figure,  que  dans  la  vie  commune  Shakes- 
peare, le  poëte  des  pleurs  et  de  l'effroi,  développait  volon- 
tiers une  nature  plus  riante  et  plus  heureuse,  et  que  Molière, 
le  comique  réjouissant,  selaissait  aller  à  plus  de  mélancolie 
et  de  silence. 

Le  génie  lyrique,  élégiaque,  intime,  personnel  (je  voudrais 
lui  donner  tous  les  noms  plutôt  que  celui  de  subjectif,  qui  sent 
trop  l'école),  ce  génie  qui  estl'autagoniste-nédu  dramatique, 
se  chante,  se  plaint,  se  raconte  et  se  décrit  sans  cesse.  S'il 
s'applique  au  dehors,  il  est  tenté  à  chaque  pas  de  se  mirei 
dans  les  choses,  de  se  sentir  dans  les  personnes,  d'intervenir 
et  de  se  substituer  partout  en  se  déguisant  à  peine;  il  est  le 
contraire  de  la  diversité.  Molière,  en  son  Épître  à  Mignard,  a 
dit  du  dessin  des  physionomies  et  des  visages  : 

Et  c'est  là  qu'un  grand  peintre,  avec  pleine  largesse. 

D'une  féconde  idée  étale  la  richesse, 

Faisant  briller  partout  de  la  diversité 

El  ne  tombant  jamais  dans  un  air  répété; 

Mais  un  peintre  commun  trouve  une  peine  extrême 

A  sortir  dans  ses  airs  de  l'amour  de  soi-même. 

De  redites  sans  nombre  il  fatigue  les  yeux. 

Et,  plein  de  son  image,  il  se  peint  en  tous  lieux. 

Notre  poëte  caractérisait,  sans  y  songer,  le  génie  lyrique  qui, 
du  reste,  n'étail  pas  développé  et  isolé  de  son  temps  comme 
depuis.  La  Fontaine,  qui  en  avait  de  naïves  elTusions,  y  asso- 
ciait une  remarquable  faculté  dramatique  qu'il  mit  si  bien  en 
jeu  dans  ses  fables.  Racine,  génie  admirablement  heureux  et 
proportionné,  capable  de  tout  dans  une  belle  mesure,  aurait 
excellé  à  se  chanter,  à  se  soupirer  et  à  se  décrire,  si  c'avait 
été  la  mode  alors,  de  même  qu'en  se  tournant  à  la  réalité  du 
dehors,  il  aurait  excellé  au  portrait,  àrépigrammc  fine  et  à 
la  raillerie,  comme  cela  se  voit  par  la  lettre  à  l'auteur  des 
Imaginaires.  Les  Plaideurs  trahissent  en  lui  la  vocalion  la  plus 
opposée  à  celle  d'Esther.  Son  principal  talent  naturel  était 
pourtant,  je  le  crois,  vers  l'épanchement  de  l'élégie  ;  mais  on 


MOLIEHE. 


51 


ne  peut  trop  le  décider,  tant  il  a  su  convenablemeiit  s'iden- 
tifier avec  ses  nobles  personnages,  dans  la  région  mixte,  idéale 
et  modérément  dramatique,  où  il  se  déploie  à  ravir. 

Une  marque  souveraine  du  génie  dramatique  fortement 
caractérisé,  c'est,  selon  moi,  la  fécondité  de  production,  c'est 
le  maniement  de  tout  un  monde  qu'on  évoque  autour  de  soi 
et  qu'on  peuple  sans  relâche.  J'ai  cherché  à  soutenir  ailleurs 
que  chaque  esprit  sensible,  délicat  et  attentif,  peut  faire  avec 
soi-même,  et  moyennant  le  souvenir  choisi  et  réfléchi  de  ses 
propres  situations,  un  bon  roman,  mais  un  seul;  j'en  dirai 
presque  autant  du  drame.  On  peut  faire  jusqu'à  un  certain 
point  une  bonne  comédie,  un  bon  drame,  en  sa  vie  ;  témoin 
Gressetet  Piron.  C'est  dans  la  récidive,  dans  la  production 
facile  et  infatigable,  que  se  déclare  le  don  dramatique.  Tous 
les  grands  dramatiques,  quelques-uns  même  fabuleux  en 
cela,  ont  montré  cette  fertilité  primitive  de  génie,  une  fécon- 
dité digne  des  patriarches.  Voilà  bien  la  preuve  du  don,  de 
ce  qui  n'est  pas  explicable  par  la  seule  observation  sagace, 
par  le  seul  talent  de  peindre  :  faculté  magique  de  certains 
hommes,  qui,  enfants,  leur  fait  jouer  des  scènes,  imiter,  re- 
produire et  inventer  des  caractères  avant  presque  d'en  avoir 
observé;  qui  plus  tard,  quand  la  connaissance  du  monde  leur 
est  venue,  réalise  à  leur  gré  des  originaux  eu  foule,  qu'on 
reconnaît  pour  vrais  sans  les  pouvoir  confondre  avoc  aucun 
des  êtres  déjà  existants,  l'inventeur  s'effaçant  et  se  perdant 
lui-même  dans  cette  foule  bruyante,  comme  un  spectateur 
obscur.  L'ingénieux  critique  allemand  Tieck  a  essayé  de  dis- 
cerner la  personne  de  Shakespeare  dans  quelques  profils 
secondaires  de  ses  drames,  dans  les  Horatio,  les  Antonio, 
aimables  et  heureuses  figures.  On  a  cru  voir  ainsi  la  physio- 
nomie bienveillante  de  Scott  dans  les  Mordaunt  Morton  et 
autres  personnages  analogues  de  ses  romans  (I).  On  ne  peut 
même  en  conjecturer  autant  pour  Molière. 

(1)  Le  jugement  qui  suit,  sur  Waltei^  Scott,  revient  assez  naturel- 


52  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Mademoiselle  Poisson,  femme  du  comédien  de  ce  nom,  a 
donné  de  Molière  le  portrait  suivant(l),  que  ceux  qu'a  laissés 
Mignard  ne  démentent  pas  pour  les  traits  physiques,  et  qui 
satisfait  l'esprit  par  l'image  franche  qu'il  suggère  :  «  Molière, 
dit-elle,  n'était  ni  trop  gras,  ni  trop  maigre;  il  avoit  la  taille 
plus  grande  que  petite  ;  le  port  noble,  la  jambe  belle  ;  il  mar- 
choit  gravement,  avoit  l'air  très-sérieux,  le  nez  gros,  la  bouche 
grande,  les  lèvres  épaisses,  le  teint  brun,  les  sourcils  noirs  et 
forts,  et  les  divers  mouvements  qu'il  leur  donnoit  lui  ren- 
doient  la  physionomie  extrêmement  comique.  A  l'égard  de 
son  caractère,  il  étoit  doux,  complaisant,  généreux;  il  aimoit 
fort  à  haranguer,  et  quand  il  lisoit  ses  pièces  aux  comédiens, 

lementici:  «  C'était,  dans  le  roman,  un  de  ces  génies  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  impartiaux  et  désintéressés,  parce  qu'ils  savent  réflé- 
chir la  vie  comme  elle  est  en  elle-même,  peindre  l'homme  dans  toutes 
les  variétés  de  la  passion  ou  des  circonstances,  et  qu'ils  ne  mêlent  en 
apparence  à  ces  peintures  et  à  ces  représentations  fidèles  rien  de  leur 
propre  impression  ni  de  leur  propre  personnalité.  Ces  sortes  de  gé- 
nies, qui  ont  le  don  de  s'oublier  eux-mêmes  et  de  se  transformer  en 
une  infinité  de  personnages  qu'ils  font  vivre,  parler  et  agir  en  mille 
manières  pathétiques  ou  divertissantes,  sont  souvent  capables  de  pas- 
sions fort  ardentes  pour  leur  propre  compte,  quoiqu'ils  ne  les  expriment 
jamais  directement.  Il  est  difficile  de  croire,  par  exeuipie,  que  Shakes- 
peare et  Molière,  les  deux  plus  hauts  types  de  cette  classe  d'esprits, 
n'aient  pas  senti  avec  une  passion  profonde  et  parfois  amère  les  choses 
de  la  vie.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  de  Scott,  qui,  pour  être  de  la  même 
famille,  ne  possédait  d'ailleurs  ni  leur  vigueur  de  combinaison,  ni  leur 
portée  philosophique,  ni  leur  génie  de  st\  le.  D'un  naturel  bienveillant, 
facile,  agréablement  enjoué;  d'un  esprit  avide  de  culluie  el  de  con- 
naissinccs  diverses;  s'accommodant  aux  mœurs  dominantes  et  aux 
opinions  accréditées  ;  d'une  àme  assez  tempérée,  autant  qu'il  semble  ; 
habituellement  heureux  et  fa\orisé  par  les  conjonctures,  il  s'est  déve- 
loppé sur  une  surface  brillante  et  animée,  atteignant  sans  effort  ù  celles 
de  ses  créations  qui  doivent  rester  les  plus  immortelles,  y  assistant 
pour  ainsi  dire  avec  complaisance  en  même  temps  qu'elles  lui  éciiap- 
paient,  et  ne  gravant  nulle  part  sur  aucune  d'elles  ce  je  ne  sais  quoi  de 
trop  âere  ol  de  trop  intime  qui  trahit  toujours  les  mystères  de  l'au- 
teur. S'il  s'est  peint  dans  quehiue  personnage  de  ses  iom;ins,  c'a  été 
dans  des  caractères  comme  celui  de  Morton  des  P«n'r«i?!s,c'est-à-dir9 
dans  un  type  (lâle,  indécis,  honnête  et  bon,  » 
(1)  Mercure  iie  Ircihce,  mai  17  40. 


MOLIÈRE.  33 

il  vouloit  qu'ils  y  amenassent  leurs  enfants,  pour  tîper  des 
conjectures  de  leurs  mouvements  naturels.  »  Ce  qui  apparaît 
en  ce  peu  de  lignes  de  la  mâle  beauté  du  visage  de  Molière 
m'a  rappelé  ce  que  Tieck  raconte  de  la  face  tout  humaine  de 
Shakespeare.  Shakespeare,  jeune,  inconnu  encore,  attendait 
dans  la  chambre  d'une  aubergel'arrivée  de  lord Southampton, 
qui  allait  devenir  son  protecteur  et  son  ami.  Il  écoulait  en  si- 
lence le  poëte  Marlowe,  qui  s'abandonnait  à  sa  verve  bruyante 
sans  prendre  garde  au  jeune  inconnu.  Lord  Southampton, 
étant  arrivé  dans  la  ville,  dépêcha  son  page  à  l'hôtellerie  : 
«  Tu  vas  aller,  lui  dit-il  en  l'envoyant,  dans  la  chambre  com- 
mune; là,  regarde  attentivement  tous  les  visages  :  les  uns, 
remarque-le  bien ,  te  paraîtront  ressembler  à  des  figures 
d'animaux  moins  nobles,  les  autres  à  des  figures  d'animaux 
plus  nobles;  cherche  toujours  jusqu'à  ce  que  tu  aies  ren- 
contré un  visage  qui  ne  te  paraisse  ressembler  à  rien  autre 
qu'à  un  visage  humain.  C'est  là  l'homme  que  je  cherche; 
salue-le  de  ma  part  et  amène-le-moi.  »  Et  le  jeune  page  s'em- 
pressa d'aller,  et,  en  entrant  dans  la  chambre  commune,  il 
se  mit  à  examiner  les  visages;  et  après  un  lent  examen,  trou- 
vant le  visage  du  poëte  Marlowe  le  plus  beau  de  tous,  il  crut 
que  c'était  l'homme,  et  il  l'amena  à  son  maître.  La  physio- 
nomie de  Marlowe,  en  effet,  ne  manquait  pas  de  ressem- 
blance avec  le  front  d'un  noble  taureau,  et  le  page,  comme 
un  enfant  qu'il  était  encore,  en  avait  été  frappé  plus  que  de 
tout  autre.  Mais  lord  Southampton  lui  fit  ensuite  remarquer 
«on  erreur,  et  lui  expliqua  comment  le  visage  humain  et  pro- 
portionné de  Shakespeare,  qui  frappait  peut-être  moins  au 
premier  abord,  était  pourtant  le  plus  beau.  Ce  que  Tieck  a 
dit  là  si  ingénieusement  des  visages,  il  le  veut  dire  surtout^ 
on  le  sent,  de  l'intérieur  des  génies  (1). 

(1)  On  peut  tirer  de  cette  ttiéorie  une  conclusion  immédiatement 
applicable  à  un  éminent  poëte  de  nosjoura.  Les  grands  génies  drama- 
tiques créent  toujours  leurs  personnages  avec  les  éléments  intérieurs 
dont  ils  disposent  ;  ils  les  créent  à  leur  image,  noii  pus  en  se  peignant 


54  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

Molière  ne  séparait  pas  les  œuvres  dramatiques  de  la  re- 
présentation qu'on  en  faisait,  et  il  n'était  pas  moins  directeur 
et  acteur  excellent  qu'admirable  poète.  Il  aimait,  avons-nous 
dit,  le  théâtre,  les  planches,  le  public;  il  tenait  à  ses  préro- 
gatives de  directeur,  à  haranguer  en  certains  cas  solennels, 
à  intervenir  devant  le  parterre  parfois  orageux.  On  raconte 
qu'un  jour  il  apaisa  par  sa  harangue  MM.  les  mousquetaires 
furieux  de  ce  qu'on  leur  avait  supprimé  leurs  entrées.  Comme 
acteur,  ses  contemporains  s'accordent  à  lui  reconnaître  une 
grande  perfection  dans  le  jeu  comique,  mais  une  perfection 
acquise  à  force  d'étude  et  de  volonté.  «  La  nature,  dit  encore 
\  mademoiselle  Poisson,  lui  avoit  refusé  ces  dons  extérieurs  si 
\  nécessaires  au  théâtre,  surtout  pour  les  rôles  tragiques.  Une 

individuellement  en  eux,  mais  en  les  peignant  de  la  même  nature  hu- 
maine qu'ils  sont  eux-mêmes,  sauf  les  différences  de  proportions 
qu'ils  combinent  à  dessein.  C'est  pour  cela  que  les  grands  génies  dra- 
matiques doivent  unir  tous  les  èlémenls  de  l'âme  humaine  ri  un  plus 
haut  degré,  mais  dans  les  mêmes  proportions  que  le  commun  des  hom- 
mes; qu'ils  doivent  posséder  un  équilibre  moyen  entre  des  doses  plus 
fortes  d'imagination,  de  sensibilité,  de  raison.  Or,  supposez  une  na- 
ture très-lyrii|ue,  c'esl-à-dire  un  peu  singulière,  exceptionnelle,  chez 
laquelle  les  éléments  de  l'àme  huuiaine  fortement  combinés  ne  sont 
pas  dans  les  mêmes  proportions  que  chez  le  commun  des  hommes; 
chez  laquelle,  par  exemple,  l'imagination  est  double  ou  triple,  la  rai- 
son moindre,  inégale,  la  logique  opiniâtre  et  subtile,  la  sensibilité 
violente,  ne  se  produisant  jauiaisqu'à  l'état  héroïque  de  passion  sans 
remplir  doucement  les  intervalles.  Qu'une  telle  nature  de  poëtc  lyrique 
veuille  créer  des  personnages  vivants,  un  monde  d'ambitieux,  d'a- 
mants, de  pères,  etc.  ;  il  arrivera  que,  n'ayant  pas  en  soi  la  mesure 
juste,  la  rr.oijemic,  en  quelque  sorte,  de  l'àme  humaine,  le  poëte  se 
méprendra  sur  toutes  les  proportions  des  caractères,  et  ne  parviendra 
pas  à  les  poser  dans  un  rapport  naturel  de  (erreur  et  de  pitié  avec  les 
impressions  de  tous.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  notre  célèbre  contempo- 
rain en  ses  drames.  La  base  humaine,  sur  laquelle  les  passions  de  se» 
personnages  se  relèvent  et  sont  en  jeu,  ne  semble  pas  la  môme  entre 
le  poêle  et  les  speclateurs.  Tant  qu'il  se  tient  dans  le  genre  lyrique 
au  contraire,  et  qu'il  ne  parle  qu'en  son  nom,  ces  singularités  fortes 
peuvent  n'être  que  des  traits  de  caractère  qu'on  admet,  ou  que  môme 
on  admire.  —  Il  s'agit,  dans  ce  qui  précède,  des  drames  de  Victor 
Hugo,  desqu(!l8,  au  lendemain  des  Burgraves,  quelqu'un  disait  :  «  Ca 
senties  marionnettes  de  l'île  des  Cyclopes.  » 


1 


MOLIÈRE.  55 

voix  sourde,  des  inflexions  dures,  une  volubilité  de  langue 
qui  précipitoit  trop  sa  déclamation,  le  rendoient  de  ce  cô(f 
fort  inférieur  aux  acteurs  de  Ihôtelde  Bourgogne.  11  se  rendit 
justice  et  se  renferma  dans  un  genre  où  ses  défauts  étoieni 
plus  supportables.  Il  eut  même  bien  des  difficultés  pour  j 
réussir  et  ne  se  corrigea  de  cette  volubilité,  si  contraire  à  la 
belle  articulation,  que  par  des  efforts  continuels  qui  lui  cau- 
sèrent un  hoquet  qu'il  a  conservé  jusqu'à  la  mort  et  dont  il 
savoit  tirer  parti  en  certaines  occasions.  Pour  varier  ses  in- 
flexions, il  mit  le  premier  en  usage  certains  tons  inusités,  qui 
le  firent  d'abord  accuser  d'un  peu  d'affectation,  mais  auxquel:- 
on  s'accoutuma.  Non-seulement  il  plaisoit  dans  les  rôles  de 
Mascarille,  de  Sganarelle,  d'Hali,  etc.,  etc.  ;  il  excclloit  encore 
dans  les  rôles  de  haut  comique,  tels  que  ceux  d'Arnolphe, 
d'Orgon,  d'Harpagon.  C'est  alors  que  par  la  vérité  des  sen- 
timents, par  l'intelligence  des  expressions  et  par  toutes  le? 
finesses  de  l'art,  il  séduisoit  les  spectateurs  au  point  qu'ils  ne 
distinguoient  plus  le  personnage  représenté  d'avec  le  comé- 
dien qui  le  représentoit.  Aussi  se  chargeoit-il  toujours  des 
rôles  les  plus  longs  et  les  plus  difficiles.  »  Tous  les  contem- 
porains, De  Visé,  Segrais,  sont  unanimes  sur  ce  succès  prodi- 
gieux obtenu  par  Molière  dès  qu'il  consentait  à  déposer  la  cou- 
ronne tragique  de  laurier  pour  laquelle  il  avait  un  faible  (1). 
Dans  ce  qu'on  appelle  les  rôles  à  manteau  où  il  jouait,  le  seul 
Grandmesnil  peut-être  l'a  égalé  depuis.  Mais  dans  le  tragique 
aussi,  sa  direction,  si  ce  n'est  son  exécution,  était  parfaite.  La 

(I)  Dans  le  tome  I*""  des  Hommes  illustres  de  Perrault,  l'arlicte 
Molière  se  termine  par  cet  éloge  :  «  U  a  ramassé  en  lui  seul  tous  les 
talents  nécessaires  à  un  comédien.  Il  a  été  si  excellent  acteur  pour  le 
comique,  quoique  très-médiocre  pour  le  sérieux,  qu'il  n'a  pu  être 
imité  que  Irès-imparl'aitement  par  ceux  qui  ont  joué  son  rôle  après  sa 
mort.  11  a  aussi  entendu  admirablement  les  habits  des  acteurs  en  leur 
donnant  leur  véritable  caractère,  et  il  a  eu  encore  le  don  de  leur  dis- 
tribuer si  bien  les  personnages  et  de  les  instruire  ensuite  si  parfaite- 
ment qu'ils  semblaient  moins  des  acteurs  de  comédie  que  les  vraies 
personnes  qu'ils  représentaient.  • 


56  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

lutte  qu'il  soutint  avec  l'hôtel  de  Bourgogne,  et  dont  l'Im- 
f)romptu  de  Versailles  constate  plus  d'un  détail  piquant,  n'est 
autre  que  celle  du  débit  vrai  contre  l'emphase  déclamatoire, 
de  la  nature  contre  l'école.  Mascarille,  dans  les  Précieuses,  se 
moque  des  comédiens  ignorants  qui  récitent  comme  l'on 
parle  ;  Molière  et  sa  troupe  étaient  de  ceux-ci.  On  croirait  dans 
VImpromptu  entendre  les  conseils  de  notre  Talma  sur  Nico- 
mêde.  Comme  Talma  encore,  Molière  était  grand  et  somptueux 
en  manière  de  vivre,  riche  à  trente  mille  livres  de  revenu, 
qu'il  dépensait  amplement  en  libéralités,  en  réceptions,  en 
bienfaits.  Son  domestique  ne  se  bornait  pas  à  cette  bonne  La- 
forest,  confidente  célèbre  de  ses  vers,  et  les  gens  de  qualité,  à 
qui  il  rendait  volontiers  leurs  régals,  ne  trouvaient  nullement 
chez  lui  un  ménage  bourgeois  et  à  la  Corneille.  Il  habitait, 
dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  une  maison  de  la  rue  de 
Richelieu,  à  la  hauteur  et  en  face  de  la  rue  Traversière,  vers 
le  n°  34  d'aujourd'hui. 

Molière,  arrivé  à  l'âge  de  quarante  ans,  au  comble  de  son 
art,  et,  ce  semble,  de  la  gloire,  affectionné  du  roi,  protégé  et 
recherché  des  plus  grands,  mandé  fréquemment  par  M.  le 
Prince,  allant  chez  M.  de  La  Rochefoucauld  lire  les  Femmes 
savantes,  et  chez  le  vieux  cardinal  de  Retz  lire  le  Bourgeois 
Gentilhomme,  Molière,  indépendamment  de  ses  désaccords 
domestiques,  était-il,  je  ne  dis  pas  heureux  dans  la  vie,  mais 
satisfait  de  sa  position  selon  le  monde?  on  peut  affirmer  que 
non.  Éteignez,  atténuez,  déguisez  le  fait  sous  toutes  les  ré- 
serves imaginables;  malgré  l'éclat  du  talent  et  de  la  faveur, 
il  restait  dans  la  condition  de  Molière  quelque  chose  dont  il 
souffrait.  Il  souffrait  de  manquer  parfois  d'une  certaine  consi- 
dération sérieuse,  élevée  ;  le  comédien  en  lui  nuisait  au  poëte. 
Tout  le  monde  riait  de  ses  pièces,  mais  tous  ne  les  estimaient 
pas  assez;  trop  de  gens  ne  le  prenaient,  il  le  sentait  bien, 
que  comme  le  meilleur  sujet  de  divertissement  : 

Molière  avec  Tarlufe  y  doit  jouer  son  rôle. 


MOLIÈRE.  57 

On  le  faisait  venir  pour  égayer  ce  bon  vieux  cardinal,  pour 
l'émoustiller  un  peu  ;  madame  de  Sévigné  en  parle  sur  ce 
ton.  Chapelle  l'appelait  grand  homme;  mais  ses  amis  consi- 
déral)les,et  Boileau  le  premier,  regrettaient  en  lui  le  mélange 
du  boutTon.  On  voit,  après  sa  mort,  De  Visé,  dans  une  lettre 
à  Grimarest,  contester  le  monsieur  à  Molière;  et  à  son  con- 
voi, une  femme  du  peuple  à  qui  l'on  demandait  quel  était  ce 
mort  qu'on  enterrait:  «Ehl  répondit-elle,  c'est  ce  Molière.  » 
Une  autre  femme  qui  était  à  sa  fenêtre  et  qui  entendit  ce 
propos,  s'écria:  «Comment,  malheureuse!  il  est  bien  mon- 
sieur pour  toi.  »  —  Molière,  observateur  clairvoyant  et  inexo- 
rable comme  il  l'était,  devait  ne  rien  perdre  de  mille  chétives 
circonstances  qu'il  dévorait  avec  mépris.  Certains  honneurs 
même  le  dédommageaient  médiocrement,  et  parfois  le  flat- 
taient assez  amèrement,  je  pense,  comme,  par  exemple,  l'hon- 
neur de  faire,  eu  qualité  de  domestique,  le  lit  de  Louis  XIV. 
Lorsque  Louis  XIV  encore,  pour  fermer  la  bouche  aux  ca- 
lomnies, était  parrain  avecla  duchesse  d'Orléaus  du  premier 
enfant  de  Molière,  et  couvrait  ainsi  le  mariage  du  comédien 
de  son  manteau  fleurdelisé  ;lorsqu'en  une  autre  circonstance 
il  le  faisait  asseoir  à  sa  table,  et  disait  tout  haut,  en  lui  ser- 
vant une  aile  de  son  en-cas-de-nuit  :  «  Me  voilà  occupé  de 
faire  manger  Molière,  que  mes  officiers  ne  trouvent  pas  asseï 
bonne  compagnie  pour  eux,»  le  fier  offensé  était-il  et  demeu- 
rait-il aussi  touché  de  la  réparation  que  de  l'injure?  Vauve- 
nargues,  dans  son  dialogue  de  Molière  et  d'un  jeune  homme, 
a  fait  exprimer  au  poëte-comédien,  d'une  manière  touchante 
et  grave,  ce  sentiment  d'une  position  incomplète.  Il  aura  pris 
l'idée  de  ce  dialogue  dans  un  entretien  réel,  rapporté  par 
Grimarest,  et  oii  le  poëte  dissuada  un  jeune  homme  qui  le 
venait  consulter  sur  sa  vocation  pour  le  théâtre. 

Dix  mois  avant  sa  mort,  Molière,  par  la  médiation  d'amis 
communs,  s'était  rapproché  de  sa  femme  qu'il  aimait  encore, 
et  il  était  môme  devenu  père  d'un  enfant  qui  ne  vécut  pas. 
Le  changement  de  régime,  causé  par  cette  reprise  de  vie  con- , 


fJS  PORTRAITS   LWTÉRAIRES. 

jugale,  avait  accru  son  irritation  de  poitrine.  Deux  mois  avant 
sa  mort,  il  reçut  cette  visite  de  Boileau  dont  nous  avons  parlé. 
Le  jour  de  la  quatrième  représentation  du  Malade  imaginaire, 
Molière  se  sentit  plus  indisposé  que  de  coutume:  mais  je 
laisse  parler  Grimarest,  qui  a  dû  tenir  de  Baron  les  détails  de 
la  scène,  et  dont  la  naïveté  plate  me  semble  préférable  sur  ce 
point  à  la  correction  plus  concise  de  ceux  qui  l'ont  reproduit. 
Cejour-làdonc,  «Molière,  setrouvanttourmentédesafluxion 
beaucoup  plus  qu'à  l'ordinaire,  fit  appeler  sa  femme,  à  qui 
il  dit,  en  présence  de  Baron  :  Tant  que  ma  vie  a  élé  mêlée 
également  de  douleur  et  de  plaisir,  je  me  suis  cru  heureux; 
mais  aujourd'hui  que  je  suis  accablé  de  peines  sans  pouvoir 
compter  sur  aucuns  moments  de  salisfaclion  et  de  dou- 
ceur, je  vois  bien  qu'il  me  faut  quitter  la  partie  ;  je  ne  puis 
plus  tenir  contre  les  douleurs  et  les  déplaisirs,  qui  ne  me 
donnent  pas  un  instant  de  relâche.  Mais,  ajouta-t-il  en  ré- 
fléchissant, qu'un  homme  souffre  avant  que  de  mourir! 
Cependant  je  sens  bien  que  je  finis.  — La  Molière  et  Baron 
furent  vivement  touchés  du  discours  de  M.  de  Molière,  au- 
quel ils  nes'atlendoientpas,  quelque  incommodé  qu'il  fût. 
Ils  le  conjurèrent,  les  larmes  aux  yeux,  de  ne  point  jouer 
ce  jour-là  et  de  prendre  du  repos  pour  se  remettre. — Com- 
ment voulez-vous  que  je  fasse?  leur  dit-il  ;  il  y  a  cinquante 
pauvres  ouvriers  qui  n'ont  que  leur  journée  pour  vivre; 
que  feront-ils  si  l'on  ne  joue  pas?  Je  me  n-procherOis  d'a- 
voir né.i^'ligé  de  leur  donner  du  pain  un  seul  jour,  le  pou- 
vant faire  absolument.  — Mais  il  envoya  clierclicr  les  co- 
médiens, à  <|uiil  dit  que,  se  sentant  plus  incommodé  que 
de  coutume,  il  ne  joueroit  point  ce  jour  là  s'ils  n'étoient 
prêts  à  quatre  heures  précisespour  jouer  la  comédie.  Sans 
cela,  leur  dit-il,  je  ne  puis  m'y  trouver,  et  vous  pourrez 
rendre  l'argent.  Les  comédiens  tinrent  les  lustres  allumés 
et  la  toile  levée,  précisément  à  quatre  heures.  Molière  re- 
présenta avec  beaucoup  de  difficulté,  et  la  moitié  desspec- 
*  tateurs  s'aperçurent  qu  en  prononçant  Juru,  dans  lacéré- 


MOLIÈRE.  59 

•1  monie  du  Malade  imaginaire,  il  lui  prit  une  convulsion. 
«  Ayant  remarqué  lui-même  que  l'on  s'en  étoit  aperçu,  il  se 
"  fit  un  effort  et  câcha  par  un  ris  forcé  ce  qui  venoit  de  lui 
«  arriver. 

«  Quand  la  pièce  fut  finie,  il  prit  sa  robe  de  chambre  et 
«  fut  dans  la  loge  de  Baron,  et  lui  demanda  ce  que  l'on  disoit 
«  de  sa  pièce.  M.  Baron  lui  répondit  que  ses  ouvrages  avoient 
'<  toujours  une  heureuse  réussite  à  les  examiner  de  près,  et 
«  que,  plus  on  les  représentoit,  plus  on  les  goûtoit.  Mais, 
«  ajouta-t-il,  vous  me  paroissez  plus  mal  que  tantôt. — Cela 
-<  est  vrai,  lui  répondit  Molière,  j'ai  un  froid  qui  me  tue. — 
:<  Baron,  aprèsluiavoirtouché  les  mains  qu'il  trouva  glacées, 
•(  les  lui  mit  dans  son  manchon  pour  les  lui  réchauffer:  ilen- 
'<  voya  chercher  ses  porteurs  pour  le  porter  promptement 
«  chez  lui,  et  il  ne  quitta  point  sa  chaise,  de  peur  qu'il  ne 
«  lui  arrivât  quelque  accident  du  Palais-Royal  dans  la  rue 
<'  Richelieu,  où  il  logeoit.  Quand  il  fut  dans  sa  chambre, 
«  Baron  voulutlui  faire  prendre  du  bouillon,  dont  la  Molière 
Il  avoit  toujours  provision  pour  elle,  car  on  ne  pouvoit  avoir 
1'  plus  de  soin  de  sa  personne  qu'elle  en  avoit. — Eh  !  non 
«  dit-il,  les  bouillons  de  ma  femme  sont  de  vraie  eau-forte, 
«  pour  moi;  vous  savez  tous  les  ingrédients  qu'elle  y  fait 
«  mellre.  Donnez-moi  plutôt  un  petit  morceau  de  fromage 
«  de  Parmesan.  —  Laforest  lui  en  apporta;  ilen  mangea 
«  avec  un  peu  de  pain,  et  il  se  fit  mettre  au  lit.  Il  n'y  eut 
«  pas  été  un  moment  qu'il  envoya  demander  à  sa  femme  un 
«  oreiller  rempli  d'une  drogue  qu'elle  lui  avoit  promis  pour 
<>  dormir.  Tout  ce  qui  n'entre  point  dans  le  corps,  dit-il,  je 
«  l'éprouve  volontiers;  mais  les  remèdes  qu'il  faut  prendre 
<■  me  font  peur;  il  ne  faut  rien  pour  me  faire  perdre  ce  qui 
»'  me  reste  de  vie.  Un  iostantaprèsil  lui  prit  une  toux  extrê- 
mement forte,  et  après  avoir  craché  il  demanda  de  lalu- 
K  mière.  Voici,  dit-il,  du  changement.  Baron,  ayant  vu  le 
«  sang  qu'il  venoit  de  rendre,  s'écria  avec  frayeur. — Ne  vous 
«  épouvantez  point,  lui  dit  Molière,  vous  m'en  avez  vu  rendre 


60  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

«  bien  dîivantage.  Cependaiit,  ajouta-t-il,  allez  dire  à  ma 
«  femme  qu'elle  monte.  Il  resta  assisté  de  deux  sœurs  reli- 
ef gieuses,  de  celles  qui  viennent  ordinairement  à  Paris  quê- 
<i  ter  pendant  le  carême,  et  auxquelles  il  dounoit  Thospita- 
«  lité.  Elles  lui  donnèrent  à  ce  dernier  moment  de  sa  vie 
«  tout  le  secours  édifiant  que  l'on  pouvoit  attendre  de  leui* 
«  charité,  et  il  leur  fit  paroître  tous  les  sentiments  d'un  bon 
«  chrétien  et  toute  la  résignalion  qu'il  devoit  à  la  volonté  du 
«  Seigneur.  Enfin  il  rendit  l'esprit  entre  les  bras  de  ces  dem 
«  bonnes  sœurs;  le  sang  qui  sortoit  par  sa  bouche  en  abon- 
«  dance  l'étoufTa.  Ainsi,  quand  sa  femme  et  Baron  remontè- 
«  rent,  ils  le  trouvèrent  mort.  » 

C'était  le  vendredi  17  février  1673,  à  dix  heures  du  soir, 
une  heure  au  plus  après  avoir  quitté  le  théâtre,  que  Molière 
rendit  ainsi  le  dernier  soupir,  âgé  de  cinquante  et  un  ans, 
un  mois  et  deux  ou  trois  jours.  Le  curé  de  Saint-Eustache, 
sa  paroisse,  lui  refusa  la  sépulture  ecclésiastique,  comme 
n'ayant  pas  été  réconcilié  avec  l'Église.  La  veuve  de  Molière 
adressa,  le  20  février,  une  requête  à  l'archevêque  de  Paris, 
Harlay  de  Champvalou.  Accompagnée  du  curé  d'Auleuil,  elle 
courut  à  Versailles  se  jeter  aux  pieds  du  roi;  mais  le  bon 
curé  saisit  l'occasion  pour  se  justifier  lui-même  du  soupçon 
de  jansénisme,  et  le  roi  le  fit  taire.  Et  puis,  il  faut  tout  dire, 
Molière  était  mort,  il  ne  pouvait  plus  désormais  amuser 
Louis  XIV;  et  l'égo'isme  immense  du  monarque,  cet  égoïsme 
hideux,  incurable,  qui  nous  est  mis  à  nu  par  Saint-Simon, 
reprenait  le  dessus.  Louis  XFV  congédia  brusquement  le  curé 
et  la  veuve;  en  même  temps  il  écrivit  à  l'archevêque  d'aviser 
à  quelque  moyen  terme.  Il  fut  décidé  qu'on  accorderait  un 
mu  de  terre,  mais  que  le  corps  s'en  irait  directement  et  sans 
être  présenté  à  l'église.  Le  21  février,  au  soir,  le  corps,  ac- 
compagné de  deux  ecclésiastiques,  fut  porté  au  cimetière  de 
Saint-Joseph,  rue  Montmartre.  Deux  cents  personnes  envi- 
ron suivaient,  tenant  chacune  un  flambeau  ;  il  ne  se  chanta 
aucun  chant  funèbre.  Dans  la  journée  même  des  obsèques,  la 


MOLIÈRE,  61 

ouïe,  toujours  fanatique,  s'était  assemblée  autour  de  la  mai- 
son mortuaire  avec  des  apparences  hostiles;  on  la  dissipa  en 
lui  jetant  de  l'argent.  Il  fut  moins  aisé  de  la  dissiper  au  con- 
voi de  Louis  Xr\^ 

A  peine  mort,  de  toutes  parts  on  apprécia  Molière.  On  sait 
les  magnifiques  vers  de  Boileau,  qui  s'y  éîevaà  l'éloquence  (t) 
et  qui  eut  un  accent  de  Bossuet  sur  une  mort  où  Bossueteut 
la  violence  d'un  LeTellier.  La  réputation  de  Molière  a  brillé 
croissante  et  incontestée  depuis.  Le  xvm"  siècle  a  fait  plus  que 
la  confirmer,  il  l'a  proclamée  avec  une  sorte  d'orgueil  philo- 
sophique. Il  ne  se  fit  entendre  contre  que  les  réclamations 
morales  de  Jean-Jacques  et  quelques  réserves  du  bon  Tho- 
mas, l'ami  de  madame  Necker,  en  faveur  des  femmes  sa- 
vantes. Ginguené  a  publié  une  brochure  pour  montrer  Ra- 
belais précurseur  et  instrument  de  la  Révolution  française; 
c'était  inutile  à  prouver  sur  Molière.  Tous  les  préjugés  et  tous 
les  abus  flagrants  avaient  évidemment  passé  par  ses  mains, 
et,  comme  instrument  de  circonstance,  Beaumarchais  lui- 
même  n'était  pas  plus  présent  que  lui;  le  Tartufe,  à  la  veille 
deS9,  parlait  aussi  net  que  Ftgaro.  Après  94,  et  jusqu'en  1800 
et  au  delà,  il  y  eut  un  incomparable  moment  de  triomphe 
pour  Molière,  et  par  les  transports  d'un  public  ramené  au 
rire  de  la  scène,  et  par  l'esprit  philosophique  régnant  alors 
et  vivement  satisfait,  et  par  l'ensemble,  la  perfection  des  co- 
médiens français  chargés  des  rôles  comiques,  et  l'excellence 
de  Grandmesnil  en  particulier  (2).  La  Révolution  close,  Na- 

(1)  Avant  qu'un  peu  de  terre,  etc.,  dans  i'Épître  à  Racine.  Je  ferai 
remarquer  que,  malgré  la  brouiUerie  ancienne  de  Jlolière  et  de  Ra- 
cine, c'était  par  l'éclatant  exemple  de  Molière  que  Boileau  songeait  à 
consoler  l'auteur  de  Phèdre  des  critiques  injustes  qu'il  essuyait.  Il 
n'entrait  pas  dans  la  pensée  de  Boileau  que  cet  éloge  de  31olière  pût 
déplaire  à  Racine  :  il  y  avait  équité  et  décence  jusque  dans  les  brouil- 
leries  des  grands  hommes  de  ce  temps-là. 

(2)  Cet  ensemble  n'eut  lieu  qu'après  la  réunion  du  théâtre  de  l'O- 
déon  avec  celui  du  Palais-Royal  ou  de  la  République;  car  les  opinions 
politiques  avaient  aussi  séparé  la  Comédie  eu  deux  camps.  Revenue  à 


i 


62  PORTRAITS    LITTÉRAIUES. 

poléon,  ({ui  restaurait  nombre  de  vieilleries  sociales  qu'avait 
ébréchées  autrefois  Molière,  lui  rendit  un  singulier  et  tacite 
hommage;  en  rétablissant  les  Princes,  Ducs,  Comtes  et  Ba- 
rons, il  désespéra  des  Marquis,  et  sa  volonté  impériale  s'ar- 
lèta  devant  Mascarille.  Notre  jeune  siècle,  en  recevant  cette 
gloire  qu'il  n'a  jamais  révoquée  en  doute,  s'en  est  surtout 
servi  quelque  temps  comme  d'un  auxiliaire,  comme  d'une 
arme  de  défense  ou  de  renversement.  Mais  bientôt,  en  l'em- 
brassant d'une  plus  équitable  manière,  en  la  comparant,  se- 
lon la  philosopiiie  et  l'art,  avec  d'autres  renommées  des  na- 
tions voisines,  il  l'a  mieux  comprise  encore  et  respectée.  Sans 
cesse  agrandie  de  la  sorte,  la  réputation  de  Molière  (merveil- 
leux privilège!)  n'est  parvenue  qu'à  s'égaler  au  vrai  et  n'a 
pu  être  surfaite.  Le  génie  de  Molière  est  désormais  un  des 
ornements  et  des  titres  du  génie  même  de  l'humanité.  La 
Rochefoucauld,  en  son  style  ingénieux,  a  dit  que  l'absence 
éteint  les  petites  passions  et  accroît  les  grandes,  comme  un 
vent  violent  qui  souffle  les  chandelles  et  allume  les  incen- 
dies :  on  en  peut  dire  autant  de  l'absence,  de  l'éloignement, 
et  de  la  violence  des  siècles,  par  rapport  aux  gloires.  Les  pe- 
tites s'y  abîment,  les  grandes  s'y  achèvent  et  s'en  augmen- 
tent. Mais  parmi  les  grandes  gloires  elles-mêmes,  qui  durent 
et  survivent,  il  en  est  beaucoup  qui  ne  se  maintiennent  que 
de  loin,  pour  ainsi  dire,  et  dont  le  nom  reste  mieux  que  les 
œuvres  dans  la  mémoire  des  hommes.  Molière,  lui,  est  du 
petit  nombre  toujours  présent,  au  profit  de  qui  se  font  et  se 
feront  toutes  les  conquêtes  possibles  de  la  civilisation  nou- 
velle. Plus  celle  mer  d'oubli  du  passé  s'étend  derrière  et  se 
grossit  de  tant  de  débris,  et  plus  aussi  elle  porte  ces  mortels 


son  complet  par  une  réconciliation,  la  Conïé(lie-l"'ran(aisc  présentait 
alors,  pour  les  pièces  de  Molière,  Grandniesnil,  Mole,  Fleury,  Duzin- 
court,  Dugazon,  Baptiste  aîné,  mesdemoiselles  Contât,  Devienne,  ma- 
demoiselle Mars  déjà  ;  le  vieux  Préville  reparut  même  deux  ou  trois 
fois  dans  le  IHaladn  imaginaire.  Un  pareil  moment  ne  se  reproduira 
(dus  jamais  pour  le  jeu  de  ces  pièces  immortelles. 


MOLIÈRE.  G3 

fortunés  et  les  exhausse;  un  flot  éternel  les  ramène  tout  d'a- 
bord au  rivage  des  générations  qui  recommencent.  Les  ré- 
putations, les  génies  futurs,  les  livres,  peuvent  se  multiplier, 
les  civilisations  peuvent  se  transformer  dans  l'avenir,  pourvu 
qu'elles  se  continuent  ;  il  y  a  cinq  ou  iiix  grandes  œuvres  qui 
sont  entrées  dans  le  fonds  inaliénable  de  la  pensée  humaine. 
Chaque  homme  de  plus  qui  sait  lire  est  un  lecteur  de  plus 
pour  Molière. 

Janvier  1833. 


(Voir  sur  Molière  considéré  dans  ses  rapports  avec  Pascal,  Port^ 
Royal,  liv.  111,  ch.  xv  et  xvi.) 


DELILLE 


Rien  n'est  doux  comme,  après  le  triomphe,  de  revenir  sur 
les  entraînements  de  la  lutte,  et  d'être  juste,  impartial,  pour 
ceux  qu'on  a  blessés  dans  l'attaque  et  malmenés.  Ces  sortes 
d'amnisties  ont  surtout  leur  charme  en  affaires  littéraires, 
et  l'esprit,  dont  le  propre  est  de  comprendre,  jouit  du  plaisir 
singulier  de  se  rendre  compte,  après  coup,  de  ce  qu'il  avait 
d'abord  nié,  et  de  ce  qu'il  a,  autant  qu'il  l'a  pu,  détruit.  Il 
devra  paraître  à  quelques-uns,  je  le  sens,  assez  présomp- 
tueux d'être  indulgent  de  cette  sorte  envers  Delille,  et  de  se 
donner  à  son  égard  pour  des  victorieux  radoucis.  Où  donc 
est  la  victoire,  peut-on  dire,  et  qu'avez-vous  produit,  vous, 
École  poétique  nouvelle,  qui  soit  si  supérieur  et  si  à  l'abri 
d'un  revers?  Sans  répondre  à  ce  qu'aurait  de  trop  direct  la 
question,  et  d'embarrassant  pour  l'orgueil  ou  pour  la  mo- 
destie, il  est  permis  d'afflrmer,  selon  l'entière  évidence,  que 
la  victoire  de  l'école  nouvelle  se  prouve  du  moins  dans  la 
ruine  complète  de  l'ancienne,  et  que  dès  lors  on  a  loisir  de 
juger  sans  colère  et  de  mesurer  en  détail  celle-ci,  dût  quelque 
partisan  de  l'heureux  Pompée  de  cette  poésie  nous  venir  dire: 

0  soupirs!  ô  respects!  ô  qu'il  est  doux  de  plaindre 
Le  sort  d'un  ennemi  quand  il  n'est  plus  à  craindre  (1)1 

(t)  Notre  ami  M.  Géruzez,  dans  un  article  sur  Delille,  postérieur 
de  date  h  celui-ci,  a  bien  voulu,  au  milieu  de  témoignages  indulgents 
auxquels  il  nous  a  accoutumé,  s'arrêter  à  ce  début  pour  le  contester 


DELILLE,  65 

Je  viens  d'ailleurs  ici  moiins  m'apiloyer  sur  la  destinée  de 
l'abbé  Deliile,  et  la  contempler  du  haut  de  notre  point  de  vue 
actuel,  que  tâcher  de  m'y  reporter  et  de  la  reproduire.  Les 
critiques  essentielles,  sans  qu'on  y  vise,  se  trouveront  toutes 
chemin  faisant,  et  plus  piquantes  dans  la  bouche  même  des 
personnages  ses  contemporains.  On  verra  qu'il  a  été  de  tout 
temps  jugé,  et  que  les  bons  mots  sur  son  compte  ont  été  dits 
il  y  a  beau  jour.  Mais  vivant,  mais  brillant  d'esprit  et  de 
grâces,  on  l'aimait,  on  jouissait  de  lui  jusque  dans  ses  dé- 
fauts, dulcibus  vitiis.  Sa  personne,  son  agrément  de  conver- 
sation, son  débit,  ne  sauraient  se  séparer  du  succès  de  ses 
vers.  L'à-propos  de  circonstance,  la  facilité  d'expression  et 
ide  coloris  qu'il  possédait,  ses  sources  et  ses  jets  d'inspirations 
habituelles,  allaient  aux  sentiments  et  aux  modes  de  son 

avec  une  sorte  d'ironie  tout  aimable,  que  pourtant  nous  n'acceptons 
pas  entièrement,  et  dans  laquelle  il  n'a  peut-être  pas  assez  tenu  compte 
de  la  nôtre.  IN'ous  maintenons  l'abbé  Deliile  mort  et  bien  morl,  dans 
le  sens  qu'on  va  lire.  Nous  doutons  surtout  extrêmement  que  le  pro- 
nostic du  bienveillant  critique  s'accomplisse,  et  que  Deliile  soit  pré- 
cisément à  la  veille  de  reprendre  faveur  ;  nous  doutons  encore  plus 
que  M.  Villemain,  dans  sa  jolie  page  d'il  y  a  trente  ans,  citée  par 
M.  Géruzez,  et  que  nous-mème  mentionnons  avec  éloge,  ait  rien  pré- 
dît du  jugement  de  l'avenir.  M.  Villemain,  engagé  alors  dans  un  con- 
cours académique,  n'a  fait,  en  lou;nU  Deliile,  que  saisir  un  de  ces 
à-propos  et  se  tirer  d'une  de  ces  diflicultés  dont  il  triomphe  toujours 
avec  tant  de  grâce.  Le  jugement,  d'ailleurs,  vu  hors  du  cadre,  et  si 
l'on  y  cherchait  une  conclusion  définitive,  ne  soutiendrait  pas  l'exa- 
men ;  il  est  parfaitement  faux  que  Deliile,  en  vieillissant,  'ail  enfnnié 
des  beautés  plus  hardies  et  pins  fiêres ;  c'est  le  contraire  plutôt  qu'il 
faudrait  dire.  —  11  est  un  fait  que  j'oserai  révéler.  A  l'Académie,  dans 
nos  séances  intérieurea,  quand  on  lit  et  qu'on  discute  le  Dictionnaire 
^historique  de  la  Langue,  s'il  arrive  à  M.  Patin,  le  rédacteur,  de  citer 

lia  rencontre  un  ou  deux  vers  de  l'abbé  Deliile,  il  s'élève  d'ordinaire, 
au  seul  nom  du  spirituel  poiile  tombé  en  disgrâce,  une  sorte  de  mur- 

lure  défavorable  ou  môme  de  clameur;  on  chicane  les  vers  cités,  on 
,en  conteste  la  langue  ;  rarement  on  leur  fait  grâce.  Et  qui,  dans  l'Aca- 
démie, prend  donc  la  défense  de  Deliile?  qui?  c'est  encore  nous,  sor- 
tis de  l'école  contraire,  qui  sommes  les  premiers  cl  le  [ilus  souvent  les 
seuls  à  demander  qu'on  le  maintienne,  à  sa  date,  à  titre  de  lémoin 
«f  d'autorité. 

4. 


66  PORTRAirS    LITTÉRAIRES. 

époque.  Sa  gloire  se  composait  de  toute  une  partie  affec- 
tueuse et  charmante,  qui  a  dû  périr  avec  lui  et  avec  ceux  di' 
son  âge.  Témoin  encore  de  cette  faveur  dont  il  fut  l'objet, 
et  lecteur  charmé  de  Delille  dans  mon  enfance,  j'ai  peu  d'ef- 
forts à  faire  pour  rentrer  dans  l'esprit  qui  le  faisait  goûter, 
et  pour  me  souvenir,  en  parlant  de  lui,  qu'il  a  régné,  et  en 
quel  sens  on  le  peut  dire. 

DelilJe  a  régné,  ou  du  moins  il  a  été  le  prince  des  poètes 
de  son  temps.  Il  y  a  eu  à  divers  moments  ca  France  de  tels 
princes  des  poètes,  et  il  serait  curieux  d'en  noter  la  dynastie 
assez  irrégulière,  assez  capricieuse.  Sans  remonter  si  haut 
que  le  Moyen-Age,  que  l'époque  de  Chrestien  de  Troyes,  du 
roi  Âdenès  et  autres,  qui  étaient  les  rois  des  trouvères,  nous 
apercevons,  sur  la  pente  de  ces  vieux  siècles  et  de  notre  côté. 
Jean  de  Meun,  Villon,  surtout  Marot,  qui  méritèrent  ce  nom. 
Ronsard  l'eut  plus  qu'aucun  : 

Tous  deux  également  nous  portons  des  couronnes, 

lui  disait  Charles  IX.  Malherbe,  après  lui,  régna;  mais  ce  fut 
déjà  d'une  autre  espèce  d'autorité,  oîi  le  jugement  et  la  gram- 
maire entraient  autant  que  l'agrément  poétique  et  que  la 
vogue  mondaine.  Ce  nom  de  prince  des  poètes  implique  en  effet 
quelque  chose  de  galant  et  de  mondain, quelque  chose  comme 
une  rosette  de  rubans  piquée  au  chapeau  de  laurier.  Voiture, 
▼rai  prince  des  beaux  esprits,  et  galamment  chaperonné  de  la 
sorte,  n'eut  qu'un  moment.  Boileau  régna,  mais  à  la  façon 
sérieuse  de  Malherbe,  et  on  ne  peut  dire  que  ce  fut  un  prince 
des  poètes;  c'en  fut  plutôt  l'oracle  et  le  conseil.  Les  grands 
poètes  du  règne  de  Louis  XIV,  et  leur  gloire  solide,  se  prê- 
taient mal  à  la  gentillesse  de  rôle  que  suppose  ce  titre  raffiné. 
La  Fontaine  seul  y  aurait  donné,  je  crois  bien,  par  noncha- 
loir,  par  complaisance  pour  les  Iris  et  les  Climènes,si  on  Ta- 
rait laissé  faire.  Fontenelleeut,  comme  Voiture,  chez  les  cail- 
lettes de  bonne  maison,  un  vif  et  assez  long  règne  de  bergerie 
en  tapinois  dans  les  ruelles.  Voltaire,  qui,  dans  la  dernière 


DELILLE.  C7 

moitié  de  sa  vie,  régna  véritablement,  fut  monarque  comme 
philosophe,  comme  historien,  non  moins  que  comme  poëte 
Delille,  à  quelques  égards  son  successeur,  n'hérita  que  de  la 
partie  légère  et  brillante  de  son  sceptre;  il  y  rattacha  des  ru- 
bans retrouvés,  rajeunis,  du  goût  de  Fontenelle  et  de  Voiture. 
Ce  fut  Voiture  cultivant  des  genres  sérieux,  un  Gresset  qui 
avait  tout  à  fait  réussi.  Il  devint  de  son  temps  un  vrai prmce 
des  poètes,  comme  on  l'était  avant  Louis  XIV,  et  avec  tout  ce 
que  l'idée  de  mode  et  d'engouement  ramène  sous  ce  nom. 
Le  monde  le  choya,  les  femmes  l'adorèrent;  ce  fut,  pour  toi  t 
ce  qui  le  connut,  un  jouet  charmant  et  une  idole. 

Jacques  Delille,  né  près  d'Aigue-Perse,  en  Auvergne,  d'une 
naissance  clandestine,  au  mois  de  juin  173>!,  fut  baptisé  à 
Clermont  et  reconnu  sur  les  fonts  par  M.  Montanier,  avocat, 
qui  mourut  peu  après,  en  lui  laissant  une  petite  rente.  La 
mère  de  Delille,  à  laquelle  ce  fruit  d'un  amour  caché  dut 
être  enlevé  en  naissant,  était  une  personne  de  condition,  de 
la  descendance  du  chancelier  L'Hôpital.  Il  ne  paraît  pas  pour- 
tant que  l'enfance  du  poëte  ait  été  assiégée  de  trop  pénibles 
images,  et  quand  il  eut  à  chanter  plus  tard  ses  premiers  sou- 
venirs, il  n'en  trouvait  que  de  riants  : 

0  cliamps  de  la  Limagne,  ô  fortuné  séjour; 


Voici  l'arbre  témoin  de  mes  amusements  ; 
C'est  ici  que  Zéphyr,  de  sa  jalouse  haleine. 
Effaçait  mes  palais  dessinés  sur  l'arène; 
C'est  là  que  le  caillou,  lancé  dans  le  ruisseau. 
Glissait,  sautait,  glissait  et  sautait  de  nouveau  t 
Un  rien  m'intéressait.  Mais  avec  quelle  ivresse 
J'embrassais,  je  baignais  de  larmes  de  tendresse 
Le  vieillard  qui  jadis  guida  mes  pas  Iremblants, 
La  femme  dont  le  lait  nourrit  mes  premiers  ans. 
Et  le  sage  pasteur  qui  forma  mon  enfance  I 

De  cette  école  du  presbytère,  le  jeune  Delille  fut  envoyé  à 
Paris,  et  vint  faire  ses  études  au  collège  de  Lisieux,  où  on  le 


fi8  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

reçut  comme  boursier.  Est-ce  à  la  surveillance  secrète  de  sa 
mère,  à  la  protection  de  quelque  tuteur,  ami  de  son  père, 
qu'il  dut  cette  direction  heureuse?C'est  ce  qui  n'a  pas  été  dit. 
Il  se  distingua  par  les  plus  brillants  succès  universitaires,  et, 
dans  sa  seconde  année  derhétoriqueprincipalement,  il  obtint 
tous  les  premiers  prix.  Trois  ans  après,  il  remporta  encore  un 
prix  d'éloquence  latine  proposé  aux  élèves  de  l'Université  qui 
visaient  au  professorat.  Tous  les  rangs  étant  occupés  pour- 
tant, il  dut  se  rabattre  à  une  simple  place  de  maître  de  quar- 
tier au  collège  de  Beauvais,  où  se  trouvaient  également  alors, 
comme  simples  maîtres,  son  compatriote  Thomas,  l'abbé  La- 
grange,  depuis  traducteur  de  Lucrèce,  etSelis,  depuis  traduc- 
teur de  Perse.  Dans  un  vilain  livre  de  Desforges,  qu'on  n'ose 
désigner,  on  trouve  de  jolis  détails  sur  la  vie  de  Dclille  à  cette 
époque;  les  sobriquets  que  lui  donnaient  les  écoliers  étaient 
écureuil  ou  sapajou,  ad  libitum  ;  «  Il  est  certain,  dit  l'auteur 
du  Poète,  que  cet  aimable  jeune  homme  avait  toute  la  vi- 
vacité, toute  la  gentillesse  de  l'un  et  de  l'autre,  et,  disons  la 
vérité,  un  peu  de  la  malice  du  dernier;  mais  il  en  avait  aussi 
l'innocence  et  la  grâce.  Il  était  fort  bien  fait,  et  aimait  assez 
à  voir  un  beau  bas  de  soie  noir  dessiner  sa  jambe  fine  et  bien 
tournée.  Du  reste,  presque  aussi  enfant  que  nous,  il  se  faisait 
un  plaisir  et  même  un  mérite  de  n'être  que  primus  inter  pares, 
et  tout  n'en  allait  que  mieux,  grâce  à  cette  presque  égalité.  » 
Le  soir,  au  coin  du  feu,  il  proposait  à  ses  élèves  et  mettait  au 
concours  entre  eux  la  traduction  de  vers  et  de  passages  des 
Géorgiques,  dont  il  s'occupait  déjà. 

Nous  connaissons  la  physionomie  de  Delille,  et  elle  ne  fera 
que  se  dessiner  en  ce  sens  de  plus  en  plus.  Le  malheur  de  cette 
enfance  sans  mère,  cette  éducation  orpheline  et  à  la  charge 
d'autrui,  celte  pauvreté  du  jeune  homme,  n'ont  pas  altéré  un 
trait  de  son  amabilité  gracieuse.  Tout  en  nous  dépend  du  tour 
des  caractères,  quand  ils  sont  donnés  par  la  nature  un  peu 
décidément.  Voltaire  reçoit,  jeune,  des  coups  de  bâton  d'un 
grand  seigneur,  et  il  ne  reste  pas  moins  ami  de  la  noblesse, 


DELILLE.  6t 

du  beau  monde,  et  l'opposé  en  cela  de  Jean-Jacques.  Dans  ud 
exemple  moindre,  mais  qui  me  frappe  aussi,  madame  Des- 
bordes-Valmore,  jeune  fille,  va  en  Amérique,  d'où,  après  des 
pertes  et  d'affreux  malheurs,  elle  revient  élégiaque  éplorée, 
tandis  que  Désaugiers  revient  de  là  même,  après  des  malheur: 
pareils,  le  plus  gai  des  chansonniers  du  Caveau.  Ainsi  Delille. 
enfant  naturel,  élevé  par  charité,  n'en  sera  pas  moins,  dès  son 
premier  pas  dans  le  monde,  et  au  rebours  de  l'aigre  La  Harpe 
ou  de  l'acre  Chamfort,  le  petit  abbé  le  plus  espiègle  et  le  beS 
esprit  le  plus  charmant. 

C'est  pendantetpeut-étre  même  avant  san  séjour  aucoUége 
de  Beauvais,  et  lors  de  ses  premiers  essais  de  la  traduction 
des  Géorgiques,  qu'il  fit  à  Louis  Racine  cette  visite  touchante 
dont  il  est  parlé  dans  la  préface  de  l'Homme  des  Champs.  Au 
premier  mot  d'une  traduction  en  vers  des  Géorgiques,  Louis 
Racine  se  récria  :  «  Les  Géorgiques!  dit-il  d'un  ton  sévère, 
«  c'est  la  pi  ns  téméraire  des  entreprises.  Mon  ami  M .  Le  Franc, 
«  dont  j'honore  le  talent,  l'a  tentée,  et  je  lui  ai  prédit  qu'il 
«  échouerait.  »  —  «  Cependant,  continue  Delille  en  son  récit, 
«  le  fils  du  grand  Racine  voulut  bien  me  donner  un  rendez- 
«  vous  dans  une  petite  maison  où  il  se  mettait  en  retraite 
«  deux  fois  par  semaine,  pour  offrir  à  Dieu  les  larmes  qu'iJ 
«  versait  sur  la  mort  d'un  fils  unique...  Je  me  rendis  dans 
«  cette  retraite  (du  côté  du  faubourg  Saint-  Denis)  ;  j  e  le  trouvai 
«  dans  un  cabinet  au  fond  du  jardin,  seul  avec  son  chien 
«  qu'il  paraissait  aimer  extrêmement.  Il  me  répète  plusieurs 
«  fois  combien  mon  entreprise  lui  paraissait  audacieuse.  Je 
«  lis  avec  une  grande  timidité  une  trentaine  de  vers.  Il  m'ar- 
«  rête,  et  me  dit  :  Non-seulemeut  je  ne  vous  détourne  plus 
«  de  votre  projet,  mais  je  vous  exJaorte  à  le  poursuivre.  » 

Ginguené,  parlant  de  l'Homme  des  Champs  dans  la  hémde, 
■relève  ce  qu'a  d'intéressant  cette  visite  qui  lie  ensemble  la 
chaîne  des  noms  et  des  souvenirs  poétiques,  et  il  ajoute  avec 
un  beau  sentiment  de  piété  littéraire  :  «  On  sait  que  le  poëte 
Le  Brun  eut  avec  Louis  'Racine  les  liaisons  les  plus  intimes, 


70  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

et  qu'il  fut,  pour  ainsi  dire,  élevé  par  lui  dans  l'art  des  vers 
avec  sou  fils,  jeune  homme  de  la  plus  belle  espérance,  le 
même  dont  le  père  pleurait  la  mort  quand  Delille  eut  de  lui 
la  permission  de  l'aller  voir  dans  sa  retraite.  Ainsi  les  deux 
plus  grands  poètes  que  nous  ayons  encore  sont,  avec  un  seul 
intermédiaire,  del'écolede  Racine  etdc  Boileau.IIssontchefs 
d'école  à  leur  tour.  Les  différences  qui  existent  dans  leur 
talent  et  dans  le  système  de  leur  style  s'apercevront  un  jour 
dans  leurs  élèves,  mais  tous  tiendront  plus  ou  moins  à  la 
grande  et  primitive  école.  Et  voilà  comment  se  perpétue  ce  bel 
art  qui  a  besoin  de  traditions  orales,  et  dont  tous  les  secrets 
ne  s'apprennent  pas  dans  les  livres.  »  Delille,  en  effet,  se  rat- 
tache, sans  interruption  ni  secousse, facette  école  qu'il  fit  dé- 
générer en  la  faisant  refleurir.  L'auteur  du  poëme  de  la  Reli- 
gion,  à  quelques  égards  le  père  de  la  poésie  descriptive  au 
xviii»  siècle,  dut  accueillir  les  vers  élégants  dont  lui-même 
avait  enseigné  l'heureux  tour  dans  son  morceau  sur  le  nid  de 
l'hirondelle,  sur  la  circulation  de  la  sève  et  ailleurs.  Voltaire 
dut  accueillir  aussi  un  disciple  de  cette  poésie  facile,  spiri- 
tuelle et  brillante,  qu'il  ne  concevait  guère,  pour  son  compte, 
plus  profonde  et  plus  sévère.  Delille,  arrivant  sous  leurs  aus- 
pices, favorisé  et  comme  autorisé  des  maîtres,  fut  novateur 
sans  y  viser,  et  en  s'efforçant  plutôt  de  ne  pas  l'être.  Comme 
Ovide,  il  eut  le  culte  de  ses  devanciers,  dont  il  allait  cor- 
rompre si  agréablement  Théritage.  Au  sortir  de  cette  retraite 
janséniste,  oià  il  avait  pris  oracle  du  fils  du  grand  Racine  in- 
clinant vers  la  tombe,  il  pouvait  se  redire  avec  le  transport 
d'un  amant  des  Muses  : 

Temporis  illius  colui  fovique  pootas, 

Quoique  aderant  vates,  rebar  adesse  Deos. 

Si  Delille  ne  peut  être  dit  le  fils  bien  légitime  des  célèbres 
poètes  ses  prédécesseurs,  il  fut  du  moins  pour  eux,  dès  qu'il 
parut,  comme  un  filleul  gâté  et  caressant. 

Ses  strophes  à  Le  Franc,  insérées  dans  V Année  littéraire 


DELILLE.  7t 

(1788),  suivirent  probablement  cette  visite  à  Loiii>  Racine,  de 
qui  il  avait  appris  que  LeFranc  traduisait  Virgile  comiue  lui. 
Il  y  fait  de  Le  Franc  un  grand  chêne,  auquel,  simple  lierre,  il 
s'attache.  Les  premiers  vers  qu'on  a  deDelille;i  <ii»f^  époque, 
son  ode  à  la  Bienfaisance,  qui  concourut  pour  If  prix  de  l'Aca- 
démie française,  son  épître  sur  les  Voyages^,  roiu-onnée  par 
l'Académie  de  Marseille,  ses  autres  épîtres  de  collège,  ne  sont 
remarquables  que  par  la  facilité,  l'abondance,  une  certaine 
pureté;  mais  nulle  idée  neuve,  nulle  couleur  originale.  Le 
goût  des  arts,  des  lettres,  les  sentiments  d'un  espi-itvif  et 
honnête,  s'y  montrent  selon  les  traditions  reçues.  Les  artistes 
en  vogue  y  sont  nommés  et  admirés  sans  aucune  gi'adation, 
Boucher  au  niveau  de  Rembrandt,  et  Vanloo  au.i:  toarhes  en- 
flammées à  côté  de  Voltaire.  La  plume  de  Rolliii  et  la  lyre  de 
Coffin,  le  double  honneur  du  collège  de  Beanvais,  y  oritleur 
part.  Bien  débité,  cela  devait  être  iufiniment  agréai  le  aune 
thèse  ou  à  une  distribution  de  prix.  Dans  l'épi  ire  à  M.  Lau- 
rent, à  Voccasion  d'un  bras  artificiel  qu'il  a  fait  pour  an  soldat 
invalide  (I7C1),  on  trouve  pourtant  déjà  tout  le  poëte  didac- 
tique; les  merveilles  de  l'industrie  et  de  la  méc;ini(|ue  mo- 
derne y  sont  décrites  en  une  série  de  périphrases  accompa- 
gnées de  notes  indispensables  : 

Là  le  sable,  dissous  par  les  feux  dévorants, 

Pour  les  palais  des  rois  brille  en  murs  Iranspan-iits  I 

Ce  qui  veut  dire  qu'on  fait  des  gZaccs.  Glaces  donc,  tapisseries, 
écriture,  imprimerie,  moulin  à  vent,  moulin  à  eau,  pompes, 
écluses,  ponts  portatifs,  automates  de  Vaucanson,  machine 
de  Marly,  tout  est  passé  en  revue  à  l'occasion  de  ce  bras  ar- 
tificiel. On  ne  sait  plus  lequel  de  M.  Laurent  ou  du  poëte  est 
le  mécanicien.  Celle  épître  à  M.  Laurent  semble  avoir  été 
|)Our  Delille  le  programme  qu'il  se  posa,  ou,  si  c'e?t  trop 
dire,  l'écheveau  qu'il  tourna  et  dévida  toute  sa  vie. 

Le  bannissement  des  jésuites  laissait  vacants  beaucoup  de 
collèges  de  France,  et  le  jeune  maître  de  quartier  du  collège 


"^2  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

de  Beauvais  fut  appelé  comme  professeur  à  celui  d'Amiens (IX 
dans  cette  patrie  de  Voiture,  où  Gresset  vivait  alors  dévot  et 
retiré,  Delille  ne  manqua  pas  d'y  visiter  ce  spirituel  poëte,  de 
qui  il  tenait  beaucoup  plus  qu"il  ne  le  soupçonnait.  Occupe 
des  Gcorgiquei  de  Virgile,  il  se  croyait  une  muse  grave:  il  ne 
savait  pas  combien  il  était  proche  parent  de  Vert-Vert,  et  de 
quel  danger  mortel  les  dragées  seraient  pour  son  talent,  Gres- 
set, qu'on  avait  essayé  dans  un  temps  d'opposer  à  Voltaire, 
et  dont  Jean-Baptiste  Rousseau  exaltait  les  débuts,  n'avait  eu 
ni  assez  de  force  de  talent  ni  assez  de  pensée  pour  soutenir 
la  lutte,  etilavaitétévitejetédecôté.  Delille  arrivant,  comme 
un  autre  Gresset,  sur  les  derniers  temps  de  Voltaire,  reprit, 
à  quelques  égards,  le  rôle  manqué  par  le  premier,  et  avec  du 
brillant,  du  mondain  à  force,  rien  du  collège,  mais  peu  de 
philosophie  et  de  pensée,  il  réussit  à  succéder  en  poésie  au 
Irôoe,  encore  imposant,  qui  devint  aussitôt  pour  lui  un  ta- 
bouret chez  la  reine. 

En  attendant,  il  succédait,  au  collège  d'Amiens,  à  ces  jé- 
suites dont  il  allait  introduire  en  français  les  procédés  de  vers 
latins  et  tant  de  descriptions  didactiques  ingénieuses.  Ra- 
pin,  Vanière,  par  les  sujets  comme  par  la  manière,  semblent 
avoir  été  ses  maîtres  ;  il  y  a  du  Père  Sautel  dans  Delille. 

Un  discours  sur  l'Éducation,  prononcé  par  Delille,  en  1766, 
à  une  distribution  de  prix  du  collège  d'Amiens,  marquerait, 
au  besoin,  combien  peu  d'idées  la  prose  fournissait  à  l'élé- 
gant diseur  dans  un  sujet  déjà  fécondé  par  V Emile.  Les  autres 
rares  morceaux  de  prose  qu'on  a  de  l'abbé  Delille,  depuis  soa 
éloge  delà  Condamine,lors  de  sa  réception  à  l'Académie,  jus 
qu'à  son  article  La  Bruyère  dans  la  Biograpkfe  universelle, 
ne  démentent  pas  cette  observation  ;  agréables  de  tour  et  de 
récils  anecdotiques,  ils  sont  très-clair-semès  d'idées.  Son 
morceau  le  plus  capital,  la  préface  des  Géorgiques,  est  même 

(l)  On  est  déjà  si  loin  de  l'ancienne  Université,  iiu'il  n'est  pas  inu- 
tile de  lappcli^r  que  les  collèges  de  Lisieux  et  de  ({e.iuvais  étaient  à 
Pari»,  tandis  que  le  collège  d'Amiens  était  bien  dans  celte  ville  même. 


DELILLE.  7-3 

en  grande  partie  traduite  de  Dryden,  que  Delille  combat  en 
un  endroit,  sans  dire  jusqu'à  quel  point  il  en  profite  (I). 

Du  collège  d'Amiens, le  jeune  professeurfutrappelé  comme 
agrégé  à  Paris,  et  nommé  pour  faire  la  classe  de  troisième  au 
collège  de  La  Marche  ;  il  y  était  encore  lors  de  sa  réception 
à  l'Académie,  en  1774.  Maïs  la  disproportion  entre  cette  gloire 
si  littéraire,  si  mondaine,  et  ces  thèmes  qu'il  dictait  encore, 
de\enaiL  trop  criante,  et  l'amitié  de  M.  Le  Beau,  professeur 
d'éloquence  latine  au  Collège  de  France,  l'appela  à  professer, 
comme  suppléant  d'abord,  la  poésie  qui  était  comprise  dans 
cette  chaire. 

La  traduction  des  Géorgiques  parut  à  la  fin  de  l'année  1 769  ; 
elle  était  annoncée  à  l'avance  par  de  nombreuses  lectures 
dans  les  salons,  que  fréquentait  déjà  beaucoup  Delille.  Le 
succès  alla  aux  nues.  C'était  la  mode  de  la  nature  ;  on  adorait 
la  campagne  du  sein  des  boudoirs.  Les  Géorgiques  furent  sur 
les  toilettes  comme  un  volume  de  V Encyclopédie  ou  comme 
le  livre  de  VEsprit  ;  on  crut  lire  Virgile.  Le  grand  Frédéric 
déclara  cette  traduction  une  œuvre  originale.  Voltaire  s'éprit 
de  Virgilim-Delille  (il  était  fort  en  sobriquets),  et  écrivit  à 
l'Académie  française  pour  l'y  pousser  (4  mars  1772)  :  «Rem- 
pli de  la  lecture  des  Géorgiques  de  M.  Delille,  je  sens  tout  le 
prix  de  la  diificulté  si  heureusement  surmoutée,  et  je  pense 
qu'on  ne  pouvait  faire  plus  d'honneur  à  Virgile  et  à  la  nation. 
Le  poëme  des  Saisons  et  la  traduction  des  Géorgiques  me  pa- 
raissent les  deux  meilleurs  poëmes  qui  aient  honoré  la  France 

après  VArt  poétique »  La  Harpe,  dans  le  Mercure,  célébra 

tout  d'abord  la  traduction  ;  Fréron,  dans  l'Année  littéraire,  ne 
l'attaqua  point  ;  s'il  la  trouva  infidèle  souvent,  comme  repro- 
duction du  modèle,  il  convint  qu'il  était  difficile  de  mieux 
tourner  un  vers,  et  ne  craignit  pas  d'y  reconnaître  le  faire  de 
Boiîeau.  Clément  de  Dijon  seul.  Clément  Vincléinent,  comme 
dit  Voltaire  avec  son  volume  d'Observations  critiques  (1771), 

(I)  Celle  reuiarque  est  de  M.  Joseph- Yiclor  Le  Clerc. 
II.  5 


74  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

que  suivit  bientôt  un  second  volume  de  Nouvelles  Observa' 
tiojis  (1772),  vint  troubler  le  succès  du  traducteur  des  Géor- 
ûiques  et  du  poëte  des  S'dsims.  Saint-Lambert  eut  le  crédit  et 
le  tort  d'obtenir  un  ordre  pour  faire  conduire  Clément  au 
For-rÉvêque,  et  pour  faire  saisirTédition  (encore  sous  presse) 
de  sa  critique.  Le  prétexte  était  que  Clément  disait  sur  Doris 
certains  mots,  lesquels  on  aurait  pu  appliquer  à  madame 
d'Hotidetot.  On  fit  des  cartons  à  ces  endroits,  le  livre  parut, 
et  tout  le  monde  lut  Clément. 

li  disait  de  bonnes  choses,  et  tout  ce  qui  se  peut  dire  de 
judicieux  de  la  part  d'un  homme  sérieux,  instruit  de  l'anti- 
quité, amateur  du  goût  solide,  mais  que  le  rayon  poétique 
direct  n'éclaire  pas.  Où  se  trouvait  alors,  est-il  vrai  de  dire, 
ce  rayon,  ce  sentiment  du  style  poétique,  si  on  excepte  Le 
Brun,  qui  en  avait  l'instinct,  l'intention,  et  André  Chénier 
naissant,  qui  allait  le  retrouver?  Le  Brun,  d'ailleurs,  n'était 
pas  étranger  à  la  critique  de  Clément,  son  ami,  à  qui  il  avait 
confié  sa  traduction,  encore  inédite,  de  l'épisode  d'Arislée, 
pour  être  opposée  à  celle  qu'en  avait  donnée  Deiille.  Celui- 
ci,  bon  et  modeste,  profita,  dans  les  éditions  suivantes,  des 
critiques  de  Clément  en  ce  qu'elles  lui  paraissaient  renfer- 
mer de  juste,  et  il  rendit  sa  traduction  plus  fidèle  eu  bien  des 
points.  Ce  qu'il  n'y  a  pas  ajouté,  et  ce  qui  était  incommuni- 
cable, à  moins  de  l'avoir  tout  d'abord  senti,  c'est  un  certain 
art  et  style  poétique  qui  fait  que,  dans  la  lutte  de  poëte  à 
poëte,  indépendamment  de  la  fidélité  littérale,  des  beautés 
du  même  ordre  éclatent  en  regard,  et  comme  un  prompt 
équivalent  d'autres  beautés  forcément  négligées.  Deiille  est 
élégant,  facile,  spirituel  aux  endroits  difficiles,  correct  en 
général,  et  dune  grâce  flatteuse  à  roreiile;  mais  la  belle 
peinture  de  Virgile,  les  grands  traits  fréquents,  celle  majesté 
de  la  nature  romaine  : 

...  Magna  parens  fruguiu,  Satiirnia  tell  us, 
Magna  viriim  ; 


DELILLE.  75 

les  vieux  Sabins,  les  Uivibriens  laboureurs  menant  les  bœufs 
du  Clitumne  ;  cette  autiqiiilé  sacrée  du  sujet  ires  antiquae  tau- 
dis et  artis);  cette  nouveauté  et  cette  invention  perpétuelle  de 
l'expression,  ce  mouvement  libre,  varié,  d'une  pensée  tou- 
jours vive  et  toujours  présente,  ont  disparu,  et  ne  sont  pas 
même  soupçonnés  chez  le  traducteur.  On  glisse  avec  lui  sur 
un  sable  assez  fin,  peigné  d'hier,  le  long  d'une  double  pa- 
lissade de  verdure,  dans  de  douces  ornières  toules  tracées. 
M.  de  Chateaubriand  a  mieux  rendu  notre  idée  que  nous  ne 
pourrions  faire,  quand  il  dit:  «  Son  chef-d'œuvre  est  la  tra- 
duction des  Géorgiques.  C'est  comme  si  on  lisait  Racine  tra- 
duit dans  la  langue  de  Louis  XV.  On  a  des  tableaux  de  Raphaël 
merveilleusement  copiés  par  Mignard.  »  J'ajouterai  qu'un 
grand  paysage  du  Poussin,  copié  par  Watteau,  serait  encore 
supérieur  (comme  style)  aux  grands  paysages  de  Virgile  re- 
produits par  le  futur  chantre  des  jardins  de  Bagatelle,  de 
Belœil  et  de  Trianon.  Quelque  chose  comme  Poussin,  par 
Watelet.  Une  villa  des  collines  d'Évandre,  transportée  à  Mou- 
lin-Joli. 

La  question  tant  agitée  de  la  traduction  en  vers  des  poètes 
n'en  est  pas  une  pour  nous.  Nul  doute  que  si  un  vrai  et  grand 
poëte  se  mettait  en  tète  de  nous  traduire  Virgile,  Homère  ou 
Dante,  ou  tel  autre  maître,  il  n'y  réussît  à  force  de  temps  et 
de  soins,  sinon  pour  la  lettre  stricte,  du  moins  pour  le  senti- 
ment et  la  couleur.  Mais  à  quoi  bon  ?  Jamais  poëte  de  cette 
trempe  ne  s'enchaînera  ainsi  au  char  d'un  autre.  Il  pourra 
s'y  essayer  par  moments;  il  pourra  dans  sa  jeunesse,  un  jour 
de  loisir,  détacher  et  agiter  ce  bouclier  suspendu,  bander  cet 
arc  impossible,  manier  ce  glaive  de  Roland.  Mais,  une  l'ois  sa 
force  essayée  et  reconnue,  il  l'emploiera  pour  son  compte, 
et  en  se  rappelant,  en  nous  rappelant  par  éclairs  ses  autres 
grands  égaux,  il  sera  lui-même. 

Dans  André  Chénier,  dans  plusieurs  des  poètes  du  xvi«  siè- 
cle, qui  ont  imité  ou  traduit  des  fragments  de  poètes  anciens^ 
le  sentiment  exquis  du  modèie,  ce  sentimeot  que  je  ne  puis 


76  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

définir  autrement  que  celui  de  l'art  même,  se  révèle  à  qui 
est  fait  pour  l'apprécier.  Il  n'y  a  pas  trace  de  ce  geare  de 
sentiment  clie^  Delille,  qui  a  d'ailleurs,  dans  sa  traduction, 
le  mérite  de  l'élégaoce,  telle  qu'on  l'entend  vulgairement,  le 
mérite  aussi  de  la  continuité  et  de  la  longueur  de  la  tâche, 
et  enfin  celui  d'avoir  fait  connaître  agréablement  aux  femmes 
et  à  une  quantité  de  gens  du  monde  un  beau  poëme  qui  n'é- 
\ait  pas  lu. 

En  un  mot,  il  a  rendu,  pour  les  Géorgiques,  le  même  ser- 
vice à  peu  près  que  l'abbé  Barthélémy  allait  rendre  pour  la 
Grèce.  Il  a  été,  par  sa  traduction,  une  espèce  d'Anacharsis 
parisien  de  la  campagne  et  de  la  poésie  romaine. 

Le  grand  succès  des  Géorgiques  décida  la  vocation  de  De- 
lille, si  elle  n'était  décidée  déjà  :  il  tourna  au  didactique  et 
au  descriptif.  En  entendant  dernièrement  M.  Ampère  expo- 
ser, à  propos  des  poèmes  didactiques  du  moyen  âge,  l'his- 
toire piquante  de  ce  genre,  je  pensais  à  Delille  et  me  disais 
combien  ce  qui  avait  paru  si  neuf  de  son  temps  était  vieux 
sous  le  soleil.  Le  genre  d'Hésiode,  de  Lucrèce,  et  de  Virgile 
dans  les  Géorgiques,  a  chez  eux  sa  simplicité,  sa  grandeur 
philosophique,  sa  beauté  pittoresque.  Le  didactique  et  le 
descriptif  ne  sont  que  l'abus  et  l'excès  de  ce  genre  dans  sa 
décadence,  et  quand  l'esprit  poétique  s'en  est  retiré.  Déjà,  à 
Alexandrie,  on  avait  fait  un  poëme  des Pterresprécmtses  qu'on 
osa  imputera  Orphée.  Dans  la  littérature  latine,  les  poëmes 
de  la  Pêche,  de  la  Chasse,  les  descriptions  sans  fin  de  villes, 
de  fleuves  et  de  poissons,  qu'on  retrouve  si  souvent  chez  Au- 
sone,  n'ont  plus  rien  de  cette  beauté  de  peinture,  de  ces 
hautes  vues  et  pensées,  dont  Lucrèce  et  Virgile  avaient  fait 
la  principale  inspiration  de  leurs  poëmes.  Au  moyen  âge,  le 
genre  dans  son  aridité  s'étendit  et  foisonna.  Que  de  poëmes 
sur  les  bêtes,  oiseaux,  pierres,  que  de  lapidaires,  bestiaires, 
volucraires,  de  poëmes  sur  l'équitation,  sur  le  jeu  d'échecs 
particulièrement,  que  Delille  remaniait  avec  gentillesse  après 
des  siècles,  sans  se  douter  de  ses  devanciers  d'avant  Villon  l 


DELILLE.  "7 

Au  xvF  siècle  Du  Bartas,  au  xvii*  le  Père  Lemoyne  et  les  jé- 
suites, continuèrent,  soit  dans  le  didactique,  soit  dans  le  des- 
criptif; mais  ce  qui  s'était  perpétué  assez  obscurément,  comme 
dans  les  coulisses  du  siècle  de  Louis  XIV,  revint  sur  la  scène 
au  xviir.  Delille  ne  fit  autre  chose,  toule  sa  vie,  que  travail- 
ler, polir,  tourner,  vernisser,  monnayer,  mieux  qu'aucun  de 
ses  contemporains,  les  matières  de  ce  genre,  y  tailler,  pour 
ainsi  dire,  des  meubles  Louis  XV  et  Louis  XVI,  des  ornements 
de  cheminée  et  de  toilette,  bons  pour  tous  les  boudoirs,  pour 
Bagatelle,  je  l'ai  dit,  pour  Gennevilliers  etTrianon.  Il  fabri- 
qua, en  quelque  sorte,  les  joujoux  d'une  époque  encyclopé- 
dique, et,  par  lui,  Lavoisier,  Montgolfier,  Buffon,  Daubenton, 
Lalande,  Dolomieu,  que  sais-je?  eux  et  leurs  sciences  furent 
modelés  en  figurines  de  cire,  et  mis  pour  les  salons  en  airs 
de  serinette.  Ainsi  il  alla  sans  se  douter  de  tout  ce  qui  l'a- 
vait devancé  dans  cette  carrière  de  poésie  technique.  Le 
dernier  triomphe,  et  comme  le  bouquet  du  genre,  est  aussi 
la  dernière  grande  production  de  Delille,  les  Trois  Règnes, 
qu'on  peut  définir  la  mise  en  vers  de  toutes  choses,  animaux, 
végétaux,  minéraux,  physique,  chimie,  etc. 

Tout  ce  qu'on  saurait  imaginer  de  ressources,  de  grâces, 
de  facilité,  de  hors-d'œuvre  et  de  main-d'œuvre  (non  pas 
d'art  véritable)  dans  ce  genre,  il  le  déploya  ;  et  le  prestige, 
malgré  des  protestations  nombreuses,  dura  jusqu'à  sa  mort. 
La  première  moitié  florissante  de  l'existence  de  Delille,  il  ne 
faut  pas  l'oublier,  est  de  1770  à  89  ;  il  eut  là  près  d'une  ving- 
taine d'années  de  succès,  de  faveur,  de  délices  ;  c'est  au  goût 
de  ce  moment  du  xviii*  siècle  qu'il  se  rapporte  directement. 
Si,  de  1800  à  1813,  il  domina  de  sa  renommée,  et  décora  de 
ses  œuvres  abondantes  la  poésie  dite  de  VEmpire,  il  ne  fut 
rien  moins  lui-même  qu'un  poëte  de  l'Empire.  La  plupart 
des  ouvrages  publiés  par  lui  à  partir  de  1800  avaient  été  com- 
posés ou  du  moins  commencés  longtemps  auparavant  ;  il  les 
avait  lus  par  fragments  à  l'Académie,  au  Collège  de  Franjce, 
dans  les  salons  ;  c'était  l'esprit  de  ce  monde  brillant  qui  les 


78  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

avait  inspirés  et  caressés  à  leur  naissance  ;  c'est  le  même  es- 
prit de  ce  monde  recommençant,  et  enfin  rallié  après  les 
orages,  <iui  les  accueillit,  lors  de  leur  publication,  avec  un 
enthousiasme  auquel  les  sentiments  politiques  rendaient,  il 
est  vrai,  plus  de  vie  et  une  nouvelle  jeunesse.  Le  pathétique, 
chez  Delille,  alla  en  augmentant  à  travers  le  technique,  et  il 
y  eut  sympathie  de  plus  en  plus  vive  de  toute  une  partie  de 
la  société  pour  ce  qui  semblait  n'avoir  dû  être  d'abord  qu'un 
passe-temps  de  ses  loisirs. 

Nommé  en  1772  à  l'Académie,  en  môme  temps  que  Suard, 
Delille  se  vil  rejeté  ainsi  que  lui  par  le  roi,  sous  prétexte  qu'il 
était  trop  jeune  (il  avait  trente-quatre  ans),  mais  en  réalité 
comme  suspect  d'encyclopédisme  (1).  L'abbé  Delille  encyclo- 
pédiste! On  lui  fit  bientôt  réparation,  et  il  fut  reçu  en  1774 
à  la  place  de  La  Condamine.  Le  comte  d'Artois,  devenu  l'un 
des  protecteurs  les  plus  afTectueux  du  poëte,  le  fit  d'abord 
nommer  chanoine  de  Moissac,  dans  le  Quercy,  puis  il  lui 
donna  l'abbaye  de  Saint-Severin ,  dépendante  de  la  généralité 
d'Artois,  et  qui  n'astreignait  qu'aux  Ordres  moindres.  Aussi 
heureux  qu'on  pouvait  l'être  en  ces  heureuses  années,  l'ai- 
raable  poëte  n'eut  plus  que  des  douceurs,  qu'interrompaient 
à  peine,  de  loin  en  loin,  quelques  critiques  épigrammatiques, 
des  plis  de  rose.  Les  mémoires  du  temps,  la  Correspondance 
de  Gi'imm,les  Sonvenirs,  récemment  publiés,  de  madame  Le- 
brun, nous  le  montrent  dans  toute  la  vivacité  et  la  naïveté  de 
sa  gentillesse.  Madame  Le  Coulleux  du  Moley,  chez  qui  il  pas- 
sait une  partie  de  sa  vie  à  la  Malmaison,  a  tracé  de  lui  le  plus 

piquant  des  portraits  (2)  :  « Rien  ne  peut  se  comparer  ni 

aux  grâces  de  son  esprit,  ni  à  son  feu,  ni  à  sa  gaieté,  ni  à  ses 
saillies,  ni  à  ses  disparates.  Ses  ouvrages  môme  n'ont  ni  le 
caractère  ni  la  physionomie  de  sa  conversation.  Quand  on 


(1)  On  peut  voir  à  ce  sujet  les  agréables  Mémoires  de  Garai  sur 
Suard,  t.  I,  p,  325,  355,  362,  etc. 

(2)  Grincm,  Correspondance,  mai  1782. 


DELILLE.  7'J 

le  lit,  on  le  croit  livré  aux  choses  les  plus  sérieuses  (i)  ;  en  le 
voyant,  on  jurerait  qu'il  n'a  jamais  pu  y  penser;  c'est  leur 
à  tour  le  maître  et  recoller.  Il  ne  s'informe  guère  de  ce  qui 
occupe  la  société  ;  les  petits  événements  le  touchent  peu  ;  il  ne 
j prend  garde  à  rien,  à  personne,  pas  même  à  lui.  Souvent, 
.n'ayant  rien  vu,  rien  entendu,  il  est  à  propos  :  souvent  aussi 
;:1  dit  de  bonnes  naïvetés  ;  mais  il  est  toujours  agréable 

«  Sa  figure,...  une  petite  fille  disait  qu'elle  était  tout  en 
îigzag.  Les  femmes  ne  remarquent  jamais  ce  qu'elle  est,  et 
toujours  ce  qu'elle  exprime;  elle  est  vraiment  laide,  mais  bien 
plus  curieuse,  je  dirais  même  intéressante.  Il  a  une  grande 
bouche,  mais  elle  dit  de  beaux  vers.  Ses  yeux  sont  un  peu 
gris,  un  peu  enfoncés;  il  en  fait  tout  ce  qu'il  veut,  et  la  mo- 
bilité de  ses  traits  donne  si  rapidement  à  sa  physionomie  un 
air  de  sentiment,  de  noblesse  et  de  folie,  qu'elle  ne  lui  laisse 
pas  le  temps  de  paraître  laide.  Il  s'en  occupe,  mais  seule- 
ment comme  de  tout  ce  qui  est  bizarre  et  peut  le  faire  rire  ; 
aussi  le  soin  qu'il  en  prend  est-il  toujours  en  contraste  avec 
les  occasions  :  on  l'a  vu  se  présenter  en  frac  chez  une  du- 
chesse, et  courir  les  bois,  à  cheval,  en  manteau  court. 

«  Son  àme  a  quinze  ans,  aussi  est-elle  facile  à  connaître; 
elle  est  caressante,  elle  a  vingt  mouvements  à  la  fois,  et  ce- 
pendant elle  n'est  point  inquiète.  Elle  ne  se  perd  jamais  dans 
l'avenir  et  a  encore  moins  besoin  du  passé.  Sensible  à  l'excès, 
sensible  à  tous  les  instants,  il  peut  être  attaqué  de  toutes  les 
manières;  mais  il  ne  peut  jamais  être  vaincu Votre  con- 
versation l'attache,  il  est  vrai  ;  mais  il  passe  aussi  fort  bien 
deux  heures  à  caresser  son  cheval,  que  pourtant  il  oublie 
aussi  quelquefois,  ou  bien  à  s'égarer  dans  les  bois  où,  quand 
il  n'a  pas  peur,  il  rêve  à  la  lune,  à  un  brin  d'herbe,  ou,  pour 
mieux  dire,  à  ses  rêveries.  >>  Elle  conclut  en  disant  :  «  C'est 
le  poëte  de  Platon,  un  être  sacré,  léger  et  volage.  » 


(1)  Illusion  du  goût  d'alors.  Pour  nous,  les  œuvres,  la  vie  et  la 
personne  du  poëte  sont  devenues  ressemblantes. 


80  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

C'était  du  moins,  à  coup  sûr,  le  plus  aimable  des  causeurs 
et  des  hôtes  familiers;  on  se  l'enviait,  on  se  l'arrachait.  On 
l'enlevait  quelquefois  pour  une  semaine,  et  il  se  laissait  faire. 
On  a  dit  de  l'abbé  Galiani  que  c'était  un  meuble  indispen- 
sable à  la  campagne  par  un  temps  de  pluie;  à  plus  forte  rai- 
son, et  en  tout  temps,  l'abbé  Delille.  Madame  Lebrun,  qui 
nous  le  fait  connaître  à  merveille,  raconte  qu'à  la  Malmaison, 
chez  madame  du  Moley,  il  était  convenu,  pour  plus  de  liberté, 
qu'en  se  promenant  dans  les  jardins,  on  tiendrait  à  la  main 
une  branche  de  verdure,  si  l'on  désirait  ne  pas  se  chercher 
ou  s'aborder  :  Je  ne  marchais  jamais  sans  ma  branche , 
dit-elle;  mais  je  la  jetais  bien  vite,  si  j'apercevais  l'abbé 
Delille.  » 

Madame  Lebrun  elle-même,  avec  sa  facilité,  son  goût  vif  à 
peindre  et  sa  séduction  de  coloris,  me  semble  avoir  été,  dans 
ce  même  monde,  une  chose  légère,  assez  semblable  à  l'abbé 
Delille.  Elle  peignait  tout  avec  une  singulière  grâce,  les  per- 
sonnes, les  cascades  d'après  nature  ou  de  souvenir,  prompte- 
ment,  fraîchement,  comme  Delille  versifiait:  «  Nous  allâmes 
d'abord  voir,  dit-elle,  les  cascatelles  de  Tivoli,  dont  je  fus  si 
enchantée  que  ces  messieurs  ne  pouvaient  m'en  arracher. 
Je  les  crayonnai  aussitôtavec  du  pastel,  désirant  colorer l'arc- 
en-ciel  qui  ornait  ces  belles  chutes  d'eau.  »  Ce  mol  me  fait 
l'image  de  son  talent,  et  de  celui  surtout  du  poëte  son  ami. 
Tous  les  endroits  qui  n'étaient  qu'au  pastel,  et  qui  brillaient 
comme  des  fleurs,  se  sont  fanés. 

Dans  cette  société  de  M.  de  Vaudreuil,  de  M.  de  Choiseul- 
Gouffier,  du  prince  de  Ligne,  du  duc  de  Bragance,  des  Bou- 
flers,  des  Narbonne,  des  Ségur,  au  milieu  de  ces  conversations 
charmantes  où  nul  plus  que  lui  n'étincelait,  Delille  croyait 
aimer  la  campagne  et  ne  rêvait  qu'à  la  peindre.  M.  Villemain, 
en  une  de  ses  leçons,  a  remarqué  qu'on  se  trouvait  alors  si 
bien  dans  le  salon,  qu'on  mettait  au  plus  la  tête  à  la  fenêtre 
pour  voir  la  nature;...  et  encore,  c'était  du  côté  du  jardin.  Il 
y  avait  pourtant,  dans  le  poëte,  un  certain  fonds  naïf  sous  la 


I 


DELILLE.  81 

coquetterie  du  dehors,  et  il  était  sérieusement  crédule  dans 
son  prétendu  amour  des  champs,  comme  La  Fontaine  par 
exemple,  s'il  avait  cru  aimer  la  cour  (1).  Volney  tenait  de 
d'Holbach  une  anecdote  qui  ne  peint  pas  moins  Delille  que 
Diderot,  deux  figures  si  diverses  (2)  :  «  On  venait  de  vanter 
le  bonheur  de  la  campagne  devant  Diderot  ;  sa  tète  se  monte, 
il  veut  aller  passer  du  temps  à  la  campagne  :  où  ira-t-il?  Le 
gouverneur  du  château  de  Meudon  arrive  en  visite;  il  con- 
naît Diderot,  il  apprend  son  désir;  il  lui  assigne  une  chambre 
au  château.  Diderot  va  la  voir,  en  est  enchanté,  il  ne  sera 
heureux  que  là  :  il  revient  en  ville,  l'été  se  passe  sans  qu'il 
retourne  là-bas.  Second  été,  pas  plus  de  voyage.  En  septem- 
bre, il  rencontre  le  poëte  Delille  qui  l'aborde  en  disant  :  «  Je 
vous  cherchais,  mon  ami;  je  suis  occupé  de  mon  poëme;  je 
voudrais  être  solitaire  pour  y  travailler.  Madame  d'Houdetot 
m'a  dit  que  vous  aviez  à  Meudon  une  jolie  chambre  oii  vous 
n'allez  point.  »  —  «  Mon  cher  abbé,  écoulez-moi  :  nous  avons 
tous  une  chimère  que  nous  plaçons  loin  de  nous;  si  nous  y 
mettons  la  main,  elle  se  loge  ailleurs.  Je  ne  vais  point  à  Meu- 
don, mais  je  me  dis  chaque  jour  :  J'irai  demain.  Si  je  ne  l'a- 
vais plus,  je  serais  malheureux.  »  —  Delille  aurait  été  un  peu 
embarrassé,  je  pense,  si  Diderot  l'avait  pris  au  mot,  et  il  se 
serait  vite  ennuyé  de  cette  chambre  solitaire.  La  campagne 
fut  toujours,  si  l'on  peut  dire,  le  dada  de  l'abbé  Delille  ;  il  en 

(1)  Un  homme  de  goût,  qui  dans  sa  jeunesse  put  étudier  de  près 
ce  que  de  loin  on  eonlond,  me  f.iit  remarquer  que  chez  Saint-Lam- 
bert, au  milieu  de  la  roideur  et  de  la  moiiolonie  qui  nous  clio(pient 
aujourd"liui  on  saisirait  un  amour  des  eliamps,  un  sentiuient  de  la 
nature  tout  aulreinenl  vrai  que  chez  Ucliile.  Saint-Lauihcrt  avait  élc 
élevé  à  la  caiiipa^me  ;  il  y  avait  vécu.  Sa  description  de  l'i'té,  par 
exemple,  et  de  la  Canicule,  a  bien  de  l'énergie  et  de  la  vérité;  elle  se 
couronne  par  ces  beaux  vers  : 

Tout  est  morne,  brûlant,  tranquille  ;  et  la  lumière 
Est  seule  en  mouveinent  dans  la  nature  eutièie. 

(2)  Lettres  inédites  de  Volney,  dans  Bodin,  Recherches  «jir 
Pàiijou. 

5. 


82  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

parlait,  même  aveugle,  comme  d'un  charme  présent.  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  dans  une  lettre  à  sa  femme,  raconte 
que  l'abbé  Delille  est  venu  s'asseoir  près  de  lui  à  l'Institut  : 
«  Je  l'ai  trouvé  si  aimable  et  si  amoureux  de  la  campagne, 
dit-il,  et  il  m'a  fait  des  compliments  qui  m'ont  causé  taut  de 
plaisir,  que  je  lui  ai  offert  de  venir  à  Éragny...  »  —  Après  bien 
des  lectures  à  l'Académie  et  dans  les  soupers,  le  poërae  des 
Jardins,  premier  fruit  raffiné  de  ce  goût  champêtre,  parut  en 
1782,  et  n'eut  pas  de  peine  à  fixer  toute  l'attention,  alors  si 
promple. 

Nous  aurions  peu  de  chose  à  en  dire  de  nous-même,  qui 
n'eut  déjà  été  mieux  dit  par  des  contemporains.  La  Harpe, 
après  en  avoir  entendu  des  extraits,  le  jugeait  par  avance  M?t 
ouvrage  dont  les  idées  sont  un  peu  usées ,  mais  plein  de  détails 
charmants  (1).  L'auteur  de  V Année  littéraire,  (\\x\  d'ailleurs  al- 
légea toujours  sa  férule  pour  Delille,  prononçait  (2)  que  le 
poëme  de  l'abbé  Delille  était  un  véritable  jardin  anglais  : 
«  On  pourrait,  dit-il,  être  tenté  de  croire  que  le  poëme  est 
construit  de  morceaux  détachés  et  de  pièces  de  rapport  réu- 
nies sous  le  même  titre.  Les  idées  y  semblent  jetées  au  ha- 
sard, déchiquetées  par  petits  couplets  qu'étrangle  à  la  fin 
une  sentence  (3).  »  Ce  reproche  est  fondamental  à  l'égard  de 
Delille  et  tient  à  la  nature  même  de  sou  procédé.  Lorsqu'il 
débuta  dans  le  monde,  on  ne  songeait  qu'à  des  morceaux,  et 

(1)  Correspondance. 

(2)  1782  :  lellre  vui. 

(3)  Je  citerai  encore  ce  passage  judicieux  :  «  On  convient  assez 
généralenienl  que  la  manière  de  M.  l'abbé  Delille  n'i  st  ni  grande  ni 
large;  que  souvent  même  elle  est  froide  et  pénible.  La  grâce  parait 
être  son  caractère  dislinctif,  mais  c'est  la  grAee  |)l(is  ingénieuse  que 
naturelle  de  Boucher.  Souvent  il  subslilue  lesprii  au  seitiinent,  plus 
souvent  il  émousse  et  affaiblit  le  sentiment  par  lesprit  qu'il  y  mêle. 
Il  affecte  assez  fréquennnent  dan»  son  style  ces  tours  précieux  qui 
ressemblent  aux  mines  des  coquettes.  Un  autre  défaut  considérable 
de  la  manière  de  M.  l'abbé  Delille,  c'est  une  vainf  apparence  de  ri- 
chesse et  d'aliondance  (jui  ne  consiste  que  dans  des  mots  accuniuli's  ou 
des  énuméralioQS  fatigantes...,.  »  (Année liitéruire^  17  82,  lettre  vill.) 


DELILLlî.  83 

tout  dépendait  du  succès  d'une  lecture.  Il  alla  droit  à  cet 
écueil  et  s'y  complut.  Rivarol  disait  de  lui  :  «  Il  fait  un  sort 
i  chaque  vers,  et  il  néglige  la  l'ortuue  du  poëme!  »  Quand 
Delille  avait  achevé  quelque  portiou  descriptive,  quelque 
morceau,  il  avait  coutume  de  dire:  «  Eh  bien,  où  mettrons- 
nous  ça  maintenant?  »  On  le  voit,  c'était  moins  un  poëme 
qu'il  composait,  qu'un  appartement,  en  quelque  sorte,  qu'il 
ornait  et  meublait  selon  la  fantaisie  ou  l'occurrence. 

Le  Mercure,  q  ui  donna  sur/es  Jardins  un  pur  article  d'ami  (  1  ), 
Qous  montre  quelle  était  alors  dans  le  monde  la  vraie  situa- 
tion du  poêle,  en  ces  mots  :  «  Voici  le  moment  que  la  cri- 
tique attendait  pour  se  venger  de  ce  dupeur  d'oreilles,  dont  le 
débit  enchanteur  la  réduisait  au  silence.  M.  l'abbé  Delille 
respecte  toutes  les  réputations,  applaudit  à  tous  les  talents, 
ménage  l'amour-propre  de  tout  le  monde;  n'importe!  on  affli- 
gera le  sien,  si  l'on  peut;  c'est  la  règle.  Pense-t-il  être  impu- 
nément le  poëte  le  plus  aimable  el  le  plus  aimé?  »  Ce  carac- 
tère inolTensifet  bienveillant  de  l'abbé  Delille  le  rendit,  jusque 
bien  avant  dans  la  Révolution,  étranger  à  toutes  les  que- 
relles.Il  n'était  pas  encyclopédiste,  et  il  voyait  Diderot,  et  il  ré- 
citait des  vers,  près  de  Roucher  qu'on  lui  comparait  encore, 
aux  déjeuners  de  l'abbé  Morellet.  Il  n'était  ni  gluckiste  ni 
picciniste,  au  grand  déplaisir  de  Marmontel  qui,  dans  sou 
poëme  de  V Harmonie,  disait  : 

L'abbé  Delille  avec  son  air  enfant 
Sera  toujours  du  parti  triomphant  : 

épigramme  que  Delille  réfuta  suffisamment  dans  la  seconde 
moitié  de  sa  vie,  en  étant  du  parti  des  malheureux  ("i). 
La  critique  la  plus  célèbre  qui  parut  contre  les  Jardùu  est 


(1)  Juin  1782.  L'article  n'est  pas  de  La  Harpe. 

(2)  J'emprunte  cette  pensée  à  M.  Michaud,  à  qui  j'en  dois,  sur  ce 
sujet,  beaucoup  d'autres,  puisées  surtout  dans  sa  spirituelie  conver- 
sition. 


81  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

celle  de  Rivarol,  c'est-à-dire  le  Dialogue  du  Chou  et  du  Navet , 
qui  se  plaignent  d'avoir  été  oubliés  parl'abbé-poëte  dans  ses 
peintures  de  luxe  : 

Le  navel  n'a-t  il  pas,  dans  le  pays  latin. 
Longtemps  composé  seul  ton  modeste  festin, 
Avant  que  dans  Paris  ta  muse  froide  et  mince 
Égayât  les  soupers  du  commis  et  du  prince? 


Je  permets  qu'au  boudoir,  sur  les  genoux  des  belles, 

Quand  ses  vers  pomponnés  enchantent  les  ruelles^ 

Un  élégant  alibé  rougisse  un  peu  de  nous, 

Et  n'y  parle  jamais  de  navets  et  de  choux. 

Son  style  citadin  peint  en  beau  les  cam|iagnes  ; 

Sur  un  pipier  chinois  lia  vu  les  montagnes, 

La  mer  à  l'Opéra,  les  forêts  à  Longchamps, 

Et  tous  ces  grands  objets  ont  ennobli  ses  chants. 

Ira-t-il,  descendu  de  ces  hauteurs  sublimes, 

De  vingt  noms  roturiers  déshonorer  ses  rimes, 

Et,  pour  nous  renonçant  au  musc  du  parfumeur, 

Des  choux  qui  l'ont  nourri  lui  préférer  l'odeur  ? 

Papillon  en  rab.it,  coiffé  d  une  auréole, 

Dont  le  manteau  plissé  voltige  au  gré  d'Éole, 

C'est  assez  qu'il  effleure,  en  ses  légers  propos. 

Les  bosquets  ei  la  rose,  et  Vénus  et  l'apiios. 

La  mode,  au  vol  changeant,  aux  mobdes  aigrettes. 

Semble  avoir  pour  lui  seul  fixé  ses  girouettes; 

Sur  son  char  fugitif  où  brillent  nos  Laïs, 

L'ennemi  des  navets  en  vainqueur  s'est  assis, 

Et  ceux  qui  pour  Jeannot  abandonnent  Préville 

Lui  décernent  déjà  le  laurier  de  Virgile. 

Il  courut  dans  le  temps  une  épigrammc  qui  piqua,  dit-on, 
le  poëte  plus  que  la  pièce  même  de  Rivarol;  on  la  peut  lire 
dans  les  Mémoires  secrets  (23  décembre  1782).  Piron  l'eût 
écrite  s'il  eût  vécu;  c'est  une  protestation  un  peu  crue  du 
Dieu  des  Jardins  contre  les  oripeaux  du  poëte  glacé.  Ducis, 
vers  le  môme  temps,  écrivait  à  Thomas  au  retour  d'une  course 
dans  les  montagnes  du  Dauphiné,  et  plein  encore  de  l'im- 


DELILLE  85 

pression  magnifique  qu'il  en  avait  rapportée  :  «  Le  poëme  des 
Jardins,  dont  vous  me  parlez  avec  tant  de  goût,  avec  le  goût 
de  l'âme  qui  est  le  bon,  ne  m'a  point  donné  de  ces  émotions- 
là.  »  Un  peu  avant  la  publication  et  au  sortir  d'une  séance 
de  l'Académie  où  Delille  avait  lu  des  morceaux,  le  même 
Ducis  écrivait  :  «  Parlons  un  peu  du  poëme  des  Jardins;  on  ne 
peut  pas  se  tromper  sur  le  charme  de  la  lecture.  Quelle  per- 
fection de  vers  !  quelles  tournures  !  quelle  brillante  exécution  ! 
C'est  véritablement  le  petit  chien  qui  secoue  des  pierreries.  » 
Ainsi,  en  y  regardant  bien,  on  verrait  qu'à  chaque  époque 
toutes  les  opinions  sur  les  talents  vivants  sont  représentées, 
exprimées.  On  les  oublie  ensuite,  et  on  croit  les  retrouver 
pour  son  compte,  en  supposant  chez  les  contemporains  une 
unanimité  d  admiration  qui  n'a  jamais  existé. 

Notre  opinion  particulière  sur  Ivs  Jardins,  si  on  nous  la 
demande,  est  que,  toutes  réserves  faites  sur  l'art  et  le  style 
en  poésie,  nous  aimons  encore  cet  agréable  poëme,  un  des 
plus  frais  ornements  de  la  fin  du  xvme  siècle.  La.  sensibilité, 
qui  y  perce  par  endroits,  est  bien  celle  qu'on  voulait  alors,  un 
peu  de  mélancolie  comme  assaisonnement  de  beaucoup  de 
plaisir.  On  relit  avec  une  sorte  de  surprise,  toujours  flatteuse, 
l'épisode  du  jeune  Potaveri,  l'apostrophe  à  Vaucluse,  et,  sous 
la  forme  plus  complète  dans  laquelle  le  poëme  fut  publié  en 
1800,  la  belle  invocation  aux  bois  dépouillés  de  Versailles. 
Mais  il  faut  en  convenir,  jamais  on  n'y  trouve  d'accents 
comme  ceux  d'André  Chénier,  par  exemple,  chantant  égale- 
ment Versailles  et  ses  triples  cintres  d'ormeaux  : 

Les  chars,  les  royales  merveilles. 
Des  gardes  les  nocUirnes  veilles. 
Tout  a  Tui  :  des  grandeurs  lu  n'es  plus  le  séjour... 

L'épisode  du  vieillard  du  Galèse  est  hors  de  prix  à  côté  du 
poëme  àes  Jardins!  et,  dans  notre  langue,  V  Elysée  de  la  Nou- 
velle Iléloîse,  avec  sa  peinture,  la  première  si  neuve,  reste  le 
bosquet  sacré  d'où  Delille  n'a  fait  que  tailler  des  boutures. 


80  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

La  Fontaine  lui-même,  déjà,  dans  le  Songe  de  Vaux,  avait 
introduit  el  l'ail  parler /for(és«e  ou  l'art  des  jurdins,  qui  dispute 
le  prix  à  Palatiane,  Appella7iire  et  Callioppe  {\es  arts  de  l'archi- 
tecture, de  la  peinture  et  delà  poésie).  Quoique  ce  morceau 
soit  de  sa  première  et  un  peu  fade  manière,  on  y  trouve  des 
traits  tels  que  Deliile  n'en  a  pas  assez  connu,  comme,  par 
exemple,  quand  Hortésie  étant  introduite  devant  les  juges  et 
ne  parlant  point  encore,  ceux-ci  eurent  beaucoup  de  peine  à 
ne  se  pas  laisser  corrompre  aux  chaimes  même  de  son  silence. 
Dans  les  A  mon)  s  de  Psyché,  La  Fontaine  a  aussi  décrit  les  mer- 
veilles naissantes  de  Versailles  ;  les  vers,  le  plus  souvent  tech- 
niques, sont  parfois  éclairésd'un  reflet  d'àme  inattendu,  que 
je  ne  retrouve  pas  à  travers  le  bel  esprit  de  DelilIe  : 

L'onde,  malgré  son  poids,  dans  le  plomb  renfermée. 
Sort  avec  un  fracas  qui  marque  son  dépit, 
Et  plaît  aux  écoutants,  plus  il  les  étourdit. 
Mille  jets,  dont  la  pluie  alentour  se  partage, 
Mouillent  également  l'imprudent  et  le  sage. 

Malgré  les  critiques  qu'on  fit  des  Jardins,  Delille  ne  conti- 
nua pas  moins  d'être  le  plus  brillant  et  le  plus  enfant  gâté  des 
poètes.  Il  ne  publia  rien  de  nouveau  jusqu'après  la  Révolu- 
tion; mais  il  travailla  dès  lors,  et  par  fragments  toujours,  à 
la  pi  upart  des  ouvrages  qui  parurent  ensuite  coup  sur  coup  à 
dater  de  1800.  M.  de  Choiseul-Gouffier  l'emmena  ou  plutôt 
l'enleva  sur  le  vaisseau  qu'il  montait  comme  ambassadeur  à 
Constantioopie  (1).  Delille  visita  Athènes,  composa  des  mor- 
ceaux de  son  poëme  de  V Imagination  aux  rivages  de  Byzance. 
Une  lettre  écrite  par  lui  en  France  sur  son  voyage  était  à 
l'instant  un  événement  de  société  ;  un  bon  mot  qu'il  avait  dit 
sur  des  pirates  fit  fortune.  Sa  vue  s'affaiblissait  déjà;  ce  soleil 

(l)  Voir  les  articles  biographiques  de  Delille  par  Amar  et  par 
M.  Tissot.  —  Dans  VHisiuire  de  la  vie  et  de^i  travaux  politiques  du 
comte  d'Hiiiiieiii'p,  par  M.  le  chevalier  Artaud,  au  chapitre  III,  OQ 
peut  lire  une  agréable  anecdote  :  L'abbé  Delille  et  le  Janissaire. 


DELILLE.  87 

lumineux  et  cette  blancheur  des  murailles  du  Levant  lui  eau 
saient  plus  de  souffrance  que  de  joie.  A  son  retour  en  France, 
il  reprit  sa  vie  mi-partie  studieuse  et  distraite,  et  la  Révolu- 
tion seule  la  vint  troubler. 

Delille  vit  la  Révolution  avecles  sentiments  qu'on  peut  ai- 
sément supposer,  et  tout  d'abord  il  s'écarta.  Il  alla  passer  l'été 
j  de  89  en  Auvergne,  près  de  sa  mère  qui  vivait,  et  dans  toutes 
sortes  de  triomphes.  Quand  il  revint,  il  y  avait  eu  le  14  juillet 
et  le  o  octobre.  Il  écrivait  à  madame  Lebrun,  bientôt  réfugiée 
à  Rome  :  «  La  politique  a  tout  perdu,  on  ne  cause  plus  à  Paris.  » 
Il  n'émigra  point  pourtant;  mais  inofîensif,  généralement 
aimé,  se  couvrant  du  nom  de  Montanicr-Delille,  et  de  plus  en 
plus  rapproché  de  sa  gouvernante,  qui  passa  bientôt  pour  sa 
nièce  (I)  et  devint  plus  tard  sa  femme,  il  baissait  la  tête  en 
silence  durant  les  années  les  plus  orageuses.  Il  quitta  sa 
tonsure  et  mit  des  sabots.  Cette  époque  de  sa  vie  est  assez 
obscure,  et  l'esprit  de  parti  qui  s'en  est  mêlé  plus  tard  n'a  pas 
aidé  à  l'éclaircir.  Les  royalistes  ont  exalté  son  courage,  d'avoir 
ainsi  bravé,  par  sa  présence,  les  tyrans  et  les  bourreaux: 
l'honnête  M.  Amar  l'a  comparé  à  Veruet  se  faisant  attacher  au 
màt  du  navire  dans  l'orage,  pour  être  jusqu'au  bout  témoin 
de  ce  qu'il  aurait  à  peindre.  On  a  cité  son  Dithyrambe  qui 
lui  avait  été  demandé  pour  la  fête  de  l'Être  Suprême,  et  dont 
jplusieurs  vers  étaient  la  satire  des  oppresseurs.  M.  Tissot  a 
judicieusement,  selon  moi,  discuté  ce  point,  et  rabattu  des 
exagérations  qu'on  en  a  faites  après  coup  (2).  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  Chaumette  protégea  Delille  ;  ce  qui  le  pro- 

(J)  L'abbé  de  Tressan,  mal  reçu  d'elle  un  jour,  ne  put  s'empôclier 
lie  dire  à  Delille  :  «  Quand  on  choisit,  ses  nièces,  on  les  devrait  mieux 
choisir,  o  —  On  trouvera  à  la  un  de  cet  article  une  note  contradic- 
toire au  sujet  de  madame  Delille  :  une  personne  respectable  qui  l'a 
beaucoup  connue  a  cru  que  l'opinion  était  à  redresser  sur  son  compte. 

(2)  On  a  positivement  aflirmé  que  les  deux  meilleures  strophes  do 
son  fameux  Dithyrambe  furent  récitées  par  lui  au  Collège  de  France 
bien  avant  la  Révolution,  qu'elles  furent  môme  imprimées  dès  1776, 
et  ne  purent  être  par  conséquent  une  inspiration  de  la  Terreur. 


88  PORTRAITS    LITTÉRAIliES. 

tégeait  surtout,  c'était  son  humeur,  sa  gloire  chère  à  tous  dès 

le  collège,  son  air  enfant,  son  gentil  caractère  ;  souris  qui  joue 
dans  l'antre  du  lion  ;  épagneul  que  la  griffe  terrible  épargne. 
Jamais  un  poète  capable  de  porter  ombrage  et  suspect  de  son- 
ner la  trompette  d'alarme  n'aurait  ainsi  échappé  :  André  Ché- 
nier  mérita  de  mourir.  Les  serins  chantent  dans  les  cages,  a  dit 
l'autre  Chénier  de  Delille;  du  moins  ce  serin  charmant,  qu'on 
trouva  dans  le  palais  fumant  du  sang  des  maîtres,  et  qu'on 
aurait  voulu  faire  chanter,  le  serin,  disons  le  à  son  honneur, 
fut  triste  et  ne  chanta  pas  (I). 

Delille  ne  quitta  Paris  qu'après  le  9  thermidor,  c'est-à-dire 
au  moment  où  c'était  plutôt  le  cas  de  rester;  et,  une  fois 
parti,  il  ne  parut  occupé  que  de  rentrer  le  plus  tard  possible 
et  à  son  corps  défendant,  comme  s'il  eût  boudé  contre  son 
cœur.  Cette  bizarrerie  est  restée  inexpliquée.  Cn  a  dit  plai- 
samment qu'une  faute  de  français,  un  at/rd'un  membre  du 
Comité  de  salut  public  qu'il  rencontra,  le  fit  s'écrier:  «  Dé- 
cidément on  ne  peut  plus  habiter  ce  pays-ci.  »  On  a  raconté 
non  moins  plaisamment  (2)  que  l'abbé  de  Cournand,  alors 
son  ami,  et  qui  depuis  crut  lui  jouer  un  mauvais  tour  en  re- 
traduisant les  Géorgiques,  étant  de  garde  aux  Tuileries,  recon- 
nut le  poëte  qui  se  promenait  malgré  sa  mise  en  arrestation 
au  logis,  qu'il  fit  mine  de  le  vouloir  reconduire  chez  lui  au 
nom  de  la  loi,  et  que  depuis  lors  Delille  avait  peur  de  la 
garde  nationale  et  de  l'abbé  de  Cournand.  Delille  était  encore 
à  la  rentrée  publique  du  Collège  de  France,  le  i"  frimaire 
an  III,  et  y  récitait  des  vers.  Le  15  ventôse,  sa  présence  était 
accueillie  aux  écoles  normales  avec  des  applaudissements 
réitérés.  On  a  pensé  que  la  préférence  accordée  au  poëte  Le 

(1)  Dans  les  Souve>iirs  de  la  Terreur,  par  M.  Georpe  Duval  (t.  III, 
p.  317  et  suiv.),  on  peut  lire  une  anecdote  sur  l'alihé  Delille  après 
le  10  août  ;  c'est  au  sujet  d'une  certaine  réclanwilion  qu'il  fait  de  ses 
meubles  confisqués  parmi  ceux  du  château  de  Bellevue,  où  il  avait 
un  logement.  Le  caraclrre  gentil  et  peureux  de  laLLé,  et  sa  facilité 
d'oubli,  s'y  retrouvent  assez  au  naturel. 

(2)  M.  I\lichaud,    en  têts  di  recueil  des  Poe^iVî  de  Delille,  1801. 


DELILLE.  89 

Blanc  pour  les  récompenses  nationales  (17  floréal  an  m)  l'au- 
rait morlifié  et  décidû  au  départ.  Peut-être  sa  gouvernante, 
qui  avait  pris  sur  lui  un  empire  absolu,  espérait-elle,  en  le 
retenant  à  Paris,  se  faire  dès  lors  épouser.  Peut-être,  voyant 
la  Révolution,  sinon  close,  du  moins  sur  le  retour,  songeait- 
il,  en  émigrant  (bien  qu'un  peu  tard),  à  se  mettre  en  règle 
avec  l'avenir.  Quoi  qu'il  en  soit,  lorsqu'on  essayait  de  sonder 
ses  vrais  motifs  et  qu'on  lui  parlait  de  revenir  à  Paris,  il  de- 
mandait toujours  si  l'abbé  de  Cournand  y  était  encore.  Dès 
qu'il  y  avait  quelque  chose  de  sérieux,  il  s'en  tirait  volontiers 
ainsi,  par  une  plaisanterie  et  une  gentillesse  (1). 

Delille  gagna  à  ce  parti  pris  d'un  exil  tout  volontaire  des 
sentiments  plus  vifs  que  d'habitude,  et  le  droit  d'exhaler  une 
inspiration  plus  profonde  qu'il  n'en  avait  marqué  jusqu'alors. 
L'inspiration  directement  religieuse  ne  fut  jamais  la  sienne; 
l'inspiration  puisée  dans  la  nature  avait  été  une  de  ses  pré- 
tentions et  de  ses  illusions  plutôt  qu'une  source  véritable.  Il 
n'avait  pas  connu  l'amour,  point  de  passion  de  coeur,  peu 
d'ardeur  de  sens,  du  moins  rien  de  pareil  ne  s'entrevoit  dans 


(1)  Quand  il  eut  épousé  sa  gouvernante,  il  allait  lui-même  au- 
devant  de  ses  souvenirs  d'abbé,  en  plaisantant  sur  ce  qu'il  aurait  été 
fait  clerc,  et  peut-être  sous-diacre,  mais  par  l'évêque  de  Noijon,  et 
l'évoque  de  Noyon  ne  faisait  rien  de  sérieux.  —  L'abbé  Delille  eut 
de  tout  temps  son  abbé  de  Cournand  attaché  à  lui  comme  une  puce 
à  l'oreille  pour  le  harceler;  il  se  vengeait  par  maint  bon  mot.  11» 
passèrent  leur  vie  à  se  faire  des  niches.  En  89,  l'abbé  de  Cournand, 
très-avancé  dans  la  Révolution,  parlait,  écrivait  pour  le  mariage  de» 
prêtres,  et  Delille  disait  de  lui,  en  parodiant  la  chanson  : 

Cournaud  pleure,  Couraand  crie, 
Cournaud  veut  qu'on  le  marie. 

Et  il  ajoutait  (ce  que  je  cache  au  bas  de  la  page)  : 

Et  de  ses  larges  flancs  voit  sortit-  à  longs  flots 
Tout  un  peuple  d'abbés,  pères  d'abbés  nouveaux  I 

Imigrum  campis  agmen!  —  Voilà  le  vrai  Delille  causant.  Il  jouait, 
batifolait  perpétuellement  avec  son  esprit,  comme  im  chat  avec  un 
marron  :  c'est  M.  Villemain  qui  dit  cela. 


90  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

le  détail  de  toutes  ses  coquetteries  et  de  ses  caresses  de  beau 
monde  (1).  Enfin,  grâce  aux  tourmentes  publiques  et  à  l'im- 
pression qui  eu  resta  sur  son  cœur,  une  inspiration  réelle  lui 
vint;  il  se  fit  le  poëte  du  passé,  des  infortunes  royales,  le  poëte 
du  malheur  et  de  la  pitié.  Cette  veine  de  larmes,  en  fécon- 
dant la  seconde  partie  de  ses  œuvres,  donna  àsa  renommée 
poétique  un  caractère  sérieux  et  touchant,  que  salua  avec 
transport  la  société  renaissante,  et  qui  couronna  dignement 
sa  vieillesse. 

De  Saint-Dié  dans  les  Vosges,  pairie  de  madame  Delille, 
où  il  alla  d'abord  et  où  il  acheva  la  traduction  de  l'Enéide, 
Delille  partit  pour  la  Suisse.  Presque  aveugle,  il  entrevoyait 
pourtant,  et  les  beautés  de  la  nature  lui  arrivaient  çà  et  là 
gaiement  dans  un  rayon.  De  près,  il  ne  voyait  les  objets 
qu'avec  sa  grande  loupe,  grains  de  sable  et  cailloux.  ABâle, 
fut-il  en  effet  témoin  du  bombardement  de  Huuingue  et  y 
apprit-il  à  décrire  le  jeu  de  la  bombe  : 

De  son  lit  embrasé,  tantôt  l'affreuse  bombe,  etc.? 

Grave  question.  On  a  avancé  cela  dans  une  note  de  ses  ou- 
vrages, mais  qui  n'est  pas  de  lui.  Lors  du  bombardement,  il 
étaitdéjà  à  Glairesse.  Habitant  ce  village,  il  dut  à  l'aspect  de 
l'île  de  Saint-Pierre  d'ajouter  dans  son  poëme  de  l'Imagina- 
tion le  morceau  sur  Jean-Jacques.  Ainsi,  à  chaque  pause  de 
son  exil,  il  allait  décrivant  et  ajoutant  quelque  pièce  à  ses 
anciens  cadres.  Il  passa  de  la  Suisse  à  la  petite  cour  du  duc 
de  Brunswick,  où  il  travailla  à  son  poëme  de  la  Pitié,  A 
Darmstadt,  il  avait  visité  incognito  les  jardias  du  prince  des- 
sinés et  calqués  dans  le  temps,  livre  en  main,  sur  le  poëme. 
A  Gœllingue,  il  avait  connu  l'illustre  Heyne,  qui  lui  en  fit  les 
honneurs,  etqui  même  le  consulta,  dit-on,  sur  un  passage  de 
l'Enéide.  Vous  figurez-vous  bien  le  tête-à-tête  de  ces  deux 

(1)  11  faut  tout  dire  :  on  a  pourtant  cité  de  lui  un  fils  naturel  ou 
adultérin,  nô  d'une  relation  toute  bourgeoise. 


DELILLE.  91 

hommes  !  tout  le  clinquant  de  l'antiquité  et  tout  son  or  pur. 
A  Hambourg,  il  rencontra  Rivarol,  plus  à  sa  taille,  et  se  ré- 
concilia avec  lui.  Ils  se  dirent  des  choses  plaisantes  ;  ils  échan- 
gèrent leurs  tabatières  (I);  ce  lut  un  assaut  de  grâce;  du  coup, 
un  bourgeois,  là  présent,  eut  presque  de  l'esprit.  11  s'y  dé- 
pensa plus  de  bons  mots  en  un  quart  d'heure,  que  durant 
des  siècles  de  la  Ligue  hanséatique. 

C'est  un  trait  bien  honorable  et  distinctif  du  talent  et  du 
caractère  de  DeliMe  d'avoir  su,  sans  y  prendre  garde,  lasser 
la  malice  et  désarmer  l'agression.  Le  Brun,  parlant  de  Fréron 
dans  la  Métempsycose,  avait  dit  : 

Muis  il  prôna  l'ingénieux  Delille, 

Qui,  sous  le  fard  se  donnant  pour  Vjrcile, 

Si  bien  lima  son  vers  mince  et  poli. 

Que  le  grand  homme  est  devenu  joli. 

Ainsi  masquant  de  grâces  fanlastiques 

Le  noble  auteur  des  douces  Géorfjiiines, 

Par  trop  d'esprit  il  n'eut  qu'un  faux  succès... 

Oli  I  que  Le  l'^ranc  a  bien  fui  cet  excès! 

Dans  une  épigramme  de  date  postérieure,  Le  Brun  semble 
s'adoucir,  (tt  il  convient  que,  nonobstant  Marmonlel,  Saint- 
Lambert  et  Lemierre, 

L'adroit  et  gentil  émailleur 
Qui  brillanta  les  (jè.^ryiqiies^ 
Des  poètes  académiques 
Delille  est  encor  le  meilleur. 

Enfin  dans  d'autres  épigrammes  suivantes,  il  se  montre  tout 
à  faitapaisé,  et  le  nom  de  Delille  ne  revient  plus  qu'en  éloges. 
Ainsi  iMarie-Joseph  Chéuier,  qui,  dans  une  petite  épîlre  au 
poëte  émigré  rentrant  : 

Marcliand  de  vers,  jadis  poêle, 
Abbé,  valet,  vii-ille  coquette. 
Vous  arrivez,  Paris  accourt,  etc.; 

(1)  Diomède  et  Glaucus,  Iliade,  VI. 


92  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

avait  été  satirique  des  plus  âpres,  n'hésita  pas  à  lui  rendre 
bientôt,  dans  son  Tableau  de  la  Littérature,  des  hommages 
consciencieux  et  réflécliis. 

Pendant  que  Delille  courait  l'Allemagne,  et  de  là  passait 
en  Angleterre,  on  se  demandait  en  France  de  ses  nouvelles 
avec  un  intérêt  qu'attestent  toutes  les  feuilles  du  temps.  Le 
premier  réveil  de  l'attention  littéraire  s'occupait  à  son  sujet. 
Lalande  (décembre  96)  donnait  dans  la  Décade  une  espèce  de 
petit  bulletin  de  ses  voyages  et  de  ses  poëmes  entamés  ou 
terminés.  On  traduisait  du  Jl/eïci/re  ai/emanrf  de  Wieland  un 
article  de  Bottiger  sur  le  poëte  dont  la  réputation  grossissait 
chaque  jour  à  distance.  L'Institut  national  lui  faisait  écrire 
pour  le  prier  de  rentrer  en  son  sein,  et  ce  ne  fut  qu'après 
trois  ans  d'un  silence  par  trop  boudeur,  qu'on  le  remplaça 
dans  la  section  de  poésie.  Enfin,  de  Londres,  où  il  venait  de 
traduire  en  dix-huit  mois  le  Paradis  perdu,  il  laissa  échapper 
une  seconde  édition,  Irès-augmentée,  du  poëme  des  Jardins. 
et  l'Homme  des  Champs  {i800)i  dont  l'impression  était  retar- 
dée depuis  trois  ans. 

On  publia,  vers  ce  temps,  un  recueil  de  ses  poésies  diverses 
et  fragments,  auquel  M.  Michaud  ajouta  une  notice  biogra- 
phique, car  on  était  avide  des  moindres  détails.  Les  extraits 
de  Fontanes  au  Mercure  et  de  Ginguené  à  la  Décade,  sur 
VHomme  des  Champs,  étaient  insérés  dans  le  volume;  on  tâ- 
chait d'y  réfuter  les  critiques,  d'ailleurs  fort  modérées  et  res- 
pectueuses, de  Ginguené  (1).  Bref,  Delille  entrait  vivant  dans 
la  gloire  incontestée,  et  prenait  rang  parmi  ceux  qui  régnent. 

Cette  monarchie,  bien  suffisamment  légitime,  où  il  allait 
s'asseoir,  ne  se  déclarait  pas  moins  par  certaines  attaques 
démesurées  et  désespérées,  et  qui  étaient  en  petit  comme  les 
conspirations  républicaines  de  même  date  contre  Bonaparte. 

(1)  Je  trouve  dans  l'extrait  de  Ginfiuené  que  IMiomme  d'esprit  ré- 
futé aux  p^emi^^e8  lignes  de  la  préface  de  l'Homme  des  Champs, 
M.  deM.,  (8t  Sénacdc  Meilhaii  ;  ce  qui  me  paraît  plus  vraisemblableque 
If.  delfestre,qu'onlitdans beaucoup  d'édilionssubséquentesdeDelilIe, 


DELILLE.  93 

En  regard  du  trophée  poétique  que  lui  dressaient  ses  amis, 
il  parut  une  brochure  intitulée  :  Observations  classiques  et  lit- 
téraires sur  les  Géorgiques  françaises,  par  un  Piofessp.ur  de 
belles-lettres  (an  ix).  Il  y  était  dit  .  «  Commen,  se  flatter  de 
ramener  l'opinion  sur  un  ouvrage  qui,  même  avant  la  pu- 
blicité, était  dévoué  à  l'apothéose?  »  On  y  supputait  que,  dans 
un  ouvrage  de  2,642  vers,  il  se  trouvait  : 

643  répétitions, 
558  antithèses, 
498  vers  symétriques, 
294  vers  surchargés, 
164  vers  léonins. 


Total  :  2,157. 

En  tète  du  volume  se  voyait  une  caricature  d'après  le  dessin 
d'un  élève  de  David.  Le  poêle,  en  costume  d'abbé,  tournait  le 
dos  à  la  Nature,  et  dirigeait  ses  pas  et  sa  lorgnette  vers  le 
Temple  du  mauvais  Goût.  Des  farfadets  lui  présentaient  des 
hochets  et  des  guirlandes.  Sa  chatte  Raton  était  à  ses  pieds; 
il  se  couvrait  la  tête  d'un  parasol,  et  on  lisait  au-dessous 
ces  deux  vers  de  l'Homme  des  Champs  : 

Majestueux  été,  pardonne  à  mon  silence! 
J'admire  ton  éclat,  mais  crains  ta  violence. 

M.  Emile  Deschamps,  dans  sa  spirituelle  préface  des  Éttides 
françaises  et  étrangères,  et  nous  tous,  railleurs  posthumes  de 
Delille,  nous  sommes  venus  tard,  et  n'avons,  même  là-des- 
sus, rien  inventé. 

Il  ne  rentra  en  France  que  deux  ans  après,  en  1802,  pen- 
dant l'impression  du  poëme  de  la  Pitié.  L'apparition  de  ce 
livre  fut  un  événement  politique  (1).  Absent  et  plus  hardi  de 

(l)  Les  circonstances  sociales  s'en  mêlèrent  et  y  mirent  le  sens. 
D'ailleurs,  à  la  politique  proprement  dite,  est-il  besoin  de  le  dire  ? 
Delille  n'jL  avait  jamais  rien  entendu.  Un  jour  (à  Londres,  je  crois), 


94  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

loin,  Delille  avait  été  dans  quelques  vers  jusqu'à  invoquer  la 
vengeance  des  rois  de  l'Europe  contre  la  France  :  cela  sortait 
de  la  pitié.  Il  avait  toutefois  insisté  pour  que  les  vers  res- 
tassent. De  près,  il  sentit  le  péril.  Six  vers,  qu'il  ne  désavoua 
pas,  furent,  sans  façon,  substitués  par  un  ami  plus  sage,  et 
qui  prit  sur  lui  d'ôter  au  poète  l'embarras  de  se  rétracter.  A 
cela  près,  l'inspiration  de  la  Pitié  ne  parut  pas  moins  suffi- 
samment royaliste  et  bourbonienne.  On  peut  voir  dans  les 
notes  de  M.  Fiévée  à  Bonaparte  (avril  1803)  le  frémissement 
de  colère  qu'excitait  autour  du  Consul  un  succès  impossible 
à  réprimer.  Il  y  eut  une  brochure  intitulée  Pas  de  pitié  pour 
la  Pitié!  de  Carriou-Nisas  ou  de  quelque  autre  pareil.  On  n'y 
approuvait  du  poëme  que  les  six  vers  qui  avaient  été  substi- 
tués à  ceux  de  Delille  (1).  A  partir  de  ce  moment,  les  ou- 
vrages amassés  en  portefeuille  par  Delille  se  succédèrent  ra- 
pidement et  dans  un  flot  de  vogue  ininterrompu  :  VEnéide, 
1804;  le  Paradis  perdu,  tSOo;  l'Imagination,  ISOfi;  les  Trois 
Régnes,  1800;  la  Conversation,  1812.  C'était  le  fruit  des  vingt 
années  précédentes;  déplus,  Delille  aveugle  ne  sortait  guère, 
et,  en  tutelle  de  sa  femme,  versifiait  sans  désemparer. 

Tous  ces  ouvrages,  excepté  le  dernier,  le  poëme  de  la  Con- 
versation, envenl  un  succès  de  vente  et  de  lecture  dont  il  est 
piquant  de  se  souvenir.  Les  livres  de  Delille  se  tiraient  d'or- 
dinaire à  vingt  mille  exemplaires,  pour  la  première  édition. 

dans  un  dîner  où  était  l'abbé  Dillon,  il  avait  jasé  sur  ce  chapitre  à 
tort  el  à  travers.  Quand  il  eut  fini,  l'abbé  Dillon  lui  dit  :  «  Allons, 
l'abbé,  il  Taudra  que  vous  nous  mettiez  tout  cela  en  vers,  pour  nous 
le  faire  avaler  » 

(Ij  M.iis  rien  n'égale,  comme  violence  et  infamie,  un  certain  pam- 
plilet  intitulé  Examen  critique  du  poëme  de  la  Pitié,  précédé  d'une 
Notice  sur  les  fnits  et  gesivs  de  l'atueur  et  de  son  Antiiione  (Paris, 
1803).  L'anonyme,  qui  parait  avoir  connu  depuis  lonj^temps  De  il  e, 
s'attache,  en  ennemi  intime,  à  nêliir  toute  sa  vie  ;  il  fait  d'ailleurs 
de  la  [lublicalion  de  In  Paie  un  crime  d'hJat.  et  le  dénonce  au  Gou- 
vernement consulaire.  Quelques  anecdotes,  toujours  suspectes,  ne 
racliètenl  pas  suHi-^auimenl,  même  pour  les  curieux  et  indiU'érenls, 
^'odieux  de  st-mlilaliles  liLel.es. 


DELILLE.  95 

L'Enéide,  par  exception,  se  publia  à  cinquante  mille  exem- 
plaires. Elle  lut  achetée  à  l'auteur  quarante  mille  francs 
d'abord,  bien  grande  somme  pour  le  temps.  En  tout,  ce  n'é- 
tait pourtant  qne  deux  volumes,  qu'on  gonfla  et  qu'on  doubla 
de  notes.  Dans  les  châteaux,  dans  les  familles,  en  province, 
partout,  abondaient  les  poëmes  de  Delille;  on  y  trouvait, 
sous  une  foiine  facile  et  jolie,  toutes  choses  qu'on  aimait  à 
apprendre  ou  à  se  rappeler,  des  souvenirs  classiques,  des  al- 
lusions de  collège  à  la  portée  de  chacun,  des  épisodes  d'un 
romanesque  touchant,  des  noms  historiques, des  infortunes 
ou  des  gloires  aisément  populaires,  des  descriptions  de  jeux 
de  société  on  d'expériences  de  physique,  dos  notes  anecdo- 
tiques  ou  savantes,  qui  formaient  comme  une  petite  encyclo- 
pédie autour  du  poëme,  et  vous  donnaient  un  vernis  d'ins- 
truction universelle.  Enfant,  j'ai  connu  le  manoir  oiî  en  1813, 
pour  charnii!!'  les  vacances  d'automne,  on  avait  dans  le  grand 
salon  un  jeu  de  solitaire,  un  orgue  avec  des  airs  nouveaux; 
on  apportait  quelquefois  une  optique  pour  voir  les  insectes 
ou  les  vues  des  capitales.  Un  volume  de  Delille  était  sur  la 
cheminée,  et,  sans  aucun  décousu,  ou  passait  de  l'insecte  de 
l'optique  a  l'uraignée  de  PelHsson[\).  Mais  si,  le  doigt  s'éga- 
rant,  on  remontait  dans  le  volume  à  quelques  pages  de  là, 
si  on  lisait  à  haute  voix  le  portrait  de  Jean-Jac<iucs  : 

Hélas  !  il  le  connut  ce  tourment  si  bizarre, 
L'éenv.iin  qui  nous  fll  entendre  tour  à  tour 
La  VOIX  de  la  raison  et  celle  de  l'amour,  etc.; 

oh  1  alors,  comme  l'émotion  croissante  succédait  !  comme  on 
chérissait  le  poêle  et  celui  qu'il  nous  peignait  en  vers  si  ten- 
dres, et  conmie  ce  pauvre  et  sensible  Jean-Jacques  devenait 
l'entretien  de  toute  une  heure!  —  à  moins  que  quelqu'un 
pourtant,  ouvrant  les  Trois  régîtes  qui  élaieul  à  cùlé,  ne  tom 

(I)  Imagiuaiion,  chant  vi. 


96  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

bât  sur  le  Jeu  de  raquette,  ce  qui  en  donnait  l'idée  et  faisai* 
diversion. 

Aujourd'liiii  encore,  si,  à  la  campagne,  un  jour  de  pluie, 
vers  une  fin  d'automne,  reprenant  le  volume  négligé,  on  re- 
trouvait tout  d'abord  (sujet  de  circonstance)  le  Coin  du  feu, 
celui  de  l'Homme  des  Champs  ou  celui  des  Trois  Règnes,  di 
versement  spirituels  ou  touchants,  on  serait  charmé  à  bou 
droit,  on  s'étonnerait  d'avoir  pu  être  si  sévère  pour  le  gra 
cieux  poëte,  et  l'on  s'écrierait  en  relisant  la  page  :  Son  génie 
est  là  ! 

Je  n'aborderai  pas  en  particulier  chacun  des  ouvrages  pu 
bliés  par  Delille  à  dater  de  180i)  ;  ce  serait  répéter  à  chaque 
examen  nouveau  les  mêmes  critiques,  les  mêmes  éloges,  e* 
je  n'aurais  guère  rien  à  en  dire  d'ailleurs  qui  n'ait  été  trouvé 
par  des  contemporains  mêmes.  Ginguené  a  jugé  l'Homme  des 
Champs  avec  un  mélange  de  sévérité  et  de  bienveillance  qui 
t'ait  honneur  à  son  esprit  et  à  la  critique  de  son  temps.  GeoC 
froy,  quoique  du  même  parti  politique  que  Delille,  s'est  mon 
tré  beaucoup  plus  sévère  dans  la  nouvelle  Année  littéraire 
qu'il  essaya  alors,  et  il  ménagea  moins  l'aimable  auteur  que 
l'ancienne  Année  littéraire  ne  l'avait  fait.  Fontaues ,  bien 
qu'ami  du  poëte  et  défenseur  du  poëme,  cacha  sous  beau- 
coup d'éloges  des  critiques  moins  détaillées,  mais  au  fond  à 
peu  près  les  mêmes  que  celles  de  Ginguené,  et  qui  acquièrent 
sous  sa  plume  favorable  une  autorité  nouvelle.  Ginguené  en- 
core a  jugé  dans  la  Décade  la  traduction  de  CÈadde,  et  cette 
fois  sa  sévérité  plus  rigoureuse  va  chercher  les  négligences 
et  le  faux  jusque  dans  les  moindres  replis  de  ce  faible  ou- 
vrage {\).  Les  amis  de  Delille  se  rejetaient  sur  quelques  mor- 


(1)  «  Le  traducteur,  dit-il,  ajoute  de  son  chef  à  la  description  de 
la  tempête  dont  les  Tro^ens  sont  assaillis  en  quittant  la  Sicile  : 

■  Son  mât  seal  un  iastaut  se  montre  à  nos  regardai 

Aux  regards  dR  qui?  A  quoi   pensait-il  donc   en  faisant  ce  vers? 
Avait-il  imité  cette  tempête  de  Virgile  pour  la  placer  dans  un  autre 


DELILLE.  97 

ceauxoù  ils  admiraient  un  grand  mérite  de  difficulté  vaincue, 
l'épisode  d'Entelle  et  de  Darès,  et  eu  général  la  description 
des  jeux.  Bientôt  la  Décade  cessant,  le  parti  philosophique 
perdit  son  organe  habituel  en  littérature  et  son  droit  public 
de  contradiction  :  le  champ  libre  resta  aux  éloges.  Même 
dans  ces  éloges  des  amis  triomphants  de  Delille,  nous  retrou- 
verions toutes  les  critiques  suffisantes  sur  l'absence  de  com- 
position et  les  hasards  de  marqueterie  de  ses  divers  ou- 
vrages. M.  de  Feletz  a  écrit  le  lendemain  de  sa  mort  : 
u  J'oserai  dire  qu'il  a  été  plus  heureusement  doué  encore 
comme  homme  d'esprit  que  comme  grand  poëte.  »  En  y 
mettant  moins  de  ■prenez-y  garde,  nous  ne  dirions  guère  au- 
trement. Mais  il  convient  d'insister  sur  une  seule  objection 
Foudamenlale  qui  embrasse  tous  les  ouvrages  et  l'ensemble 
du  talent  de  Delille  :  nous  lui  reprocherons  de  n'avoir  eu  ni 
l'art  ni  le  style  poétique. 

Racine  et  Boileau  l'avaient  à  un  haut  degré,  bien  que  cette 
qualité,  chez  eux,  ne  soit  pas  aisément  distincte  de  la  pensée 
même  et  se  dissimule  sous  l'élégance  d'une  expression  d'or- 
dinaire assez  voisine  de  l'excellente  prose.  C'est  là  ce  qui  a 
égaré  leurs  successeurs,  qui,  en  croyant  être  de  leur  école  en 
poésie,  n'ont  pas  vu  qu'ils  ne  leur  dérobaient  pas  le  vrai  se- 
cret, et  qu'ils  n'étaient  ou  que  correctement  prosaïques  ou  que 
fidement  élégants.  Tout  ce  que  Boileau  se  donnait  de  peine 
et  d'artifice  pour  élever  son  vers,  qui  souvent  ne  renfermait 
ju'une  simple  idée  de  bon  sens,  et  pour  le  tenir  au-dessus  de 
i;i  prose,  mais  dans  un  degré  qui  ne  choquât  pas,  est  inouï, 
lu  mot  bien  sonnant  pris  en  une  acception  un  peu  neuve, 
iHie  inversion  bien  entendue,  une  quantité  de  petits  secrets 


«  ouvrage?...  Aurait-il  ensuite  replacé  dans  sa  traduction  cette  imi- 
«  talion  libre,  sans  songer  à  en  retirer  ce  qu'il  y  avait  mis  d'étran- 
»  ger?  11  faut  bien  qu'un  si  inconcevable  quiproquo  ait  une  cause. 
«  Quelle  tête  antivirgilienne  que  celle  qui  médite  pendant  plus  de 
«  trente  ans  une  traduction  de  VÉnéide,  et  qui  y  laisse  subsister 
dès  la  seconde  centaine  de  vers  une  telle  marque  d'oubli  !  » 


■98  PORTRAITS   LITTÉRAIRîlS. 

qui  nous  fuient  dans  ses  vers  devenus  proverbes,  mais  qui 
furent  nouveaux  une  fois  et  frappants,  lui  servaient  à  com- 
poser son  style. 

De  Styx  et  d'Achéron  peindre  les  noirs  torrents, 

Le  lui  paraissait  pas  du  tout  la  même  chose  que  s'il  avait 
mis  :  Du  Styx,  de  l'Achéron;  et  il  sentait  juste.  En  un  mot, 
Boileau  suppléait  par  une  quantité  de  moyens  savants,  et  de- 
puis assez  inaperçus,  au  rare  emploi  qu'il  faisait  et  qu'on  fai- 
sait en  son  temps  de  la  métaphore  et  de  l'image.  Son  vers 
voisin  de  la  prose,  et  qui  en  était  si  distinct  pour  Racine  et 
pour  lui,  ressemble,  j'oserai  dire,  à  ces  dieiies  de  Hollande 
qui  paraissent  au  niveau  de  la  mer  et  qui  pourtant  n'en  sont 
pas  inondées.  Le  xvin«  siècle  ne  se  douta  pas  de  cela.  On  y 
reprocha  même  à  Boileau  des  fautes  de  grammaire  qui  sou- 
vent, chez  lui,  n'étaient  que  des  nécessités  ou  des  intentions 
de  poésie.  Ce  qui  est  vrai  à  mon  sens,  c'est  que  le  genre  de 
style  poétique  de  Boileau  et  même  de  Racine  avait  besoin 
d'être  modifié  après  eux  pour  être  vraiment  continué.  Pour 
rester  poétique,  la  prose  montant  comme  elle  fit  au  siècle  de 
Jean-Jacques  et  de  Buffon,  il  fallait  changer  de  ton  et  hausser 
d'un  degré  les  moyens  du  vers.  Boileau,  je  n'en  doute  pas, 
revenant  à  la  fin  du  xvnie  siècle,  eût  l'ait  ainsi  et  eût  été  au 
fond  un  novateur  en  style  poétique,  comme  il  le  fut  de  son 
temps.  Delille  n'eut  rien  de  tel.  Il  ne  comprit  pas  de  quelle 
réparation  il  s'agissait.  Les  modifications  matérielles  qu'il 
apporta  à  la  versification,  ses  enjambements  et  ses  découpures 
ne  furent  que  des  gentillesses  sans  conséquence,  et  qui  n'em- 
pêchèrent pas  chez  lui,  en  somme,  le  rétrécissement  de 
^'alexandrin.  De  style  neufetsouveraineraentconstniil,  il  n'en 
eut  pas.  Sa  seule  direction  fut  un  vague  instinct  de  mélodie 
et  d'élégance  à  laquelle  sa  plume  cédait  en  couiant.  Du  com- 
merce des  anciens  il  ne  rapporta  jamais  ce  senlinient  de 
l'expression  magnifique  et  comme  religieuse,  ce  voile  de  Mi- 


BELlI.tE.  yV> 

nerve,  où  chaque  point,  touché  par  l'aiguille  des  Muses,  a  sa 
raison  saciée. 

'  On  l'a  comparé  à  Ovide.  Le  docte  et  élégant  auteur  des  Mé- 
tamorplioses,  comme  ne  craint  pas  de  l'appeler  M.  de  Maistre, 
est  bien  supérieur  à  Delille  en  invention,  en  idées.  Mais,  par 
beaucoup  de  côtés  et  de  détails,  le  rapport  existe.  Ovide,  par 
exemple,  en  était  venu  à  ne  faire  du  distique  qu'une  paire  de 
vers  tombant  deux  à  deux,  tandis  qu'auparavant,  et  surtout 
chez  les  plus  anciens,  comme  Catulle,  la  phrase  poétique  se 
déroulait  libre  à  travers  les  distiques.  Delille  et  son  école  en 
étaient  ainsi  venus  à  accoupler  deux  à  deux  les  alexandrins. 
La  diiïoronce  entre  Ovide  et  Catulle  est  un  peu  la  même 
qu'enire  Delille  et  André  Chénier.  Ovide  a  de  l'esprit,  de  l'a- 
bondance, de  jolis  vers,  de  jolies  idées,  mais  du  prosaïsme, 
du  délayage.  Jamais,  par  exemple,  l'inspiration  ne  lui  vien- 
dra de  terminer  une  pièce  de  vers,  comme  celle  de  Catulle  à 
Hortalus,  par  cette  image  et  ce  vers  tout  poétique,  tournure 
imprévue,  conciseetde  grâce  suprême,  comme  André  Chénier 
fait  souveiil;  oubli  du  premier  sujet  dans  une  image  sou- 
daine et  fîuale  qui  fait  rêver  : 

Huic  manat  trisli  consciuâ  ore  rubor. 

Jamais  l'idée  ne  serait  venue  à  André  Chénier  d'intituler  le 
premier  chant  d'un  poëme  de  l'Imagination  :  L'Homme  sous 
le  rapport  intil'ectacl. 

Delille  est  le  melteur  en  vers  par  excellence.  Tout  ce  qui 
pouvait  passer  en  vers  lui  semblait  bon  à  prendre.  Les  vers 
même  tout  faits,  il  les  dérobait  sans  scrupule  à  qui  lui  en 
lisait,  et  il  les  glissait  dans  ses  poèmes.  Il  en  prit  un  certain 
nombre  à  Segrais,  à  Martin,  pour  ses  Gmrgiques,  et  Clément 
en  a  fait  le  relevé.  Il  zn  prit  à  l'abbé  Du  Resnal  de  fort  beaux 
pour  Vlluiume  des  Champs  (1),  à  Racine  fils  pour  le  Paradis 

(I)  Quels  qu'ils  soient,  aux  objets  conformez  votre  ton,  etc. 


100  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

perdu.  Il  disait  quelquefois  après  une  lecture  :  «  Allons,  il  n'y 
a  rien  là  de  bon  à  prendre.  »  Mais  la  prose  surtout,  la  prose 
était  pour  lui  de  bonne  prise.  On  aurait  dit  d'un  petit  abbé 
féodal  qui  courait  sus  aux  vilains  :  rime  en  arrêt,  il  courait 
sus  aux  prosateurs.  Aveugle,  non  pas  comme  Homère  ni 
comme  Milton,  mais  comme  La  Motte,  au  rebours  de  celui-ci 
qui  mettait  les  vers  de  ses  amis  en  prose,  Delille  mettait  leur 
prose  en  vers.  Il  venait  de  réciter  à  Perseval-Grandmaison 
un  morceau  dont  l'idée  était  empruntée  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  ce  que  Perseval  remarqua  :  «  N'importe!  s'écria 
Delille;  ce  qui  a  été  dit  en  prose  n'a  pas  été  dit.  h  Les  élèves 
descriptifs  de  Delille  avaient  tous,  plus  ou  moins,  contracté 
cette  habitude,  cette  manie  de  larcin,  et  M.  de  Chateaubriand 
raconte  agréablement  que  Chênedollé  lui  prenait,  pour  les 
rimer,  tontes  ses  forêts  et  ses  tempêtes;  l'illustre  rêveur  lui 
disait  :  «  Laissez-moi  du  moins  mes  nuages!  » 

Les  poésies  fugitives  de  Delille  n'ont  rien  de  ce  qui  donne  à 
tant  de  petites  pièces  de  l'antiquité  le  sceau  d'une  beauté  in- 
qualifiable. Ce  sont  d'agréables  madrigaux,  de  faciles  et  ingé- 
nieuses bagatelles,  mais  qui  n'approchent  pas  du  tour  vif  et 
galant  des  chefs-d'œuvre  de  Voltaire  en  ce  genre.  On  aime 
pourtant  à  se  souvenir  des  jolis  vers  à  mademoiselle  de  B., 
âgée  de  huit  jours,  qui  remontent  à  1769  ; 


Tous  les  êtres  naissants  ont  un  charme  secret  : 

Telle  est  lu  loi  de  la  nature. 
Ces  ormeaux  orgueilleux,  leur  verte  chevelure, 
M'intéressent  bien  moins  que  ces  jeunes  boutons 

Dont  je  vois  poindre  la  verdure, 

Ou  que  les  tendres  rejetons 
Qui  doivent  du  bocage  être  un  jour  la  parure. 

Le  doux  éclat  de  ce  soleil  naissant 
Flatte  bien  plus  mes  yeux  que  ces  flots  de  lumière 

Qu'au  plus  haut  point  de  sa  carrière 

Verse  son  char  éblouissant. 

L'été  si  fler  de  ses  richesses. 


I 


DELILLE.  101 

L'automne  qui  nous  fait  de  si  riches  présents, 
Me  plaisent  moins  que  le  printemps, 
Qui  ne  nous  fait  que  des  promesses, 

Rousseau  a  dit,  par  une  pensée  toute  semblable,  dans  une 
pagesouvenlcitée:  «  La  terre,  parée  des  trésors  de  l'automne, 
«  étale  une  richesse  que  l'œil  admire,  mais  celle  admiration 
«  n'est  pas  touchante  ;  elle  vient  plus  de  la  réflexion  que  du 
«  sentiment.  Au  printemps,  la  campagne  presque  nue  n'est 
<t  encore  couverte  de  rien  ;  les  bois  n'offrent  point  d'ombre, 
«  la  verdure  ne  fait  que  poindre,  et  le  cœur  est  touché  à  son 
X  aspect.  En  voyant  renaître  ainsi  la  nature,  on  se  sent  rani- 
<i  mer  soi-même;  l'image  du  plaisir  nous  environne;  ces 
«  compagnes  de  lavolupté,  cps  douces  larmes,  toujours  prêtes 
«  à  se  joindre  atout  sentiment  délicieux,  sont  déjà  sur  le  bord 
«  de  nos  paupières.  Mais  l'aspect  des  vendanges  a  beau  être 
<(■  animé,  vivant,  agréable,  on  le  voit  toujours  d'un  œil  sec. 
«  Pourquoi  cette  différence?  C'est  qu'au  spectacle  du  prin- 
i<  temps  l'imagination  joint  celui  des  saisons  qui  le  doivent 
<(  suivre;  à  ces  tendres  bourgeons  que  l'œil  aperçoit,  elle 
«  ajoute  les  fleurs,  les  fruits,  les  ombrages,  quelquefois  les 
«  mystères  qu'ils  peuvent  couvrir...  »  Le  poëte  versificateur 
avait  encore  ici  puisé  l'inspiration  dans  la  prose,  et,  bien 
qu'avec  une  liberté  heureuse,  il  s'était  souvenu  de  Rous- 
seau (1). 

Delille  ne  rencontra  qu'une  fois  (en  1803)  Bonaparte,  qui, 
dit-on,  lui  fit  des  avances  et  fut  repoussé  par  un  mot  piquant. 


(l)  M.  Barbier  parie,  dans  son  Examen  critique  des  Dictionnaires 
historiques,  d'un  ouvrasre  inédit  de  Charles  Remard,  libraire  d'abord, 
puis  bibliolhéi-aire  à  Fontainebleau  :  «  M.  Remard,  dit-il,  m'a  com- 
munique un  manuscrit  de  sa  composition,  intitulé  Supplémeiii  néces- 
saire aux  (J/iiirres  (le  J.  Delille,  etc.,  dans  lequel  il  met  en  évidence 
les  emprunts  innombrables  qu'a  faits  ce  poëte  à  une  foule  d'auteurs 
qui  ont  traité  avant  lui  les  mômes  sujets.  »  L'inventaire,  8  il  est 
complet,  serait  en  elTei  singulièrement  curieux  à  connaître  et  guide- 
rait utiiemenl  le  lecteur  dans  ce  véritable  magasin  de  poésie. 


6. 


102  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Ses  biographes,  sous  la  Restauration,  ont  assez  amplifié  ce 
refus  (I).  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Delille,  entouré 
d'un  monde  plutôt  royaliste,  resta  en  dehors  de  la  faveur  im- 
périale. Sa  femme,  jalouse  de  l'ascendant  qu'elle  avait  sur 
'ui,  ne  contribuait  pas  peu  à  le  tenir  soigneusement  à  l'écart 
de  la  puissance  nouvelle.  Delille  était  faible  et  avait  besoin 
d'être  conduit.  Cette  influence  domestique  qui  s'exerçait  sur 
lui  sans  relâche,  et  qui  parfois  rabaissait  son  brillant  talent 
à  un  usage  presque  mercenaire,  était  quelque  dignité  à  sa 
vieillesse.  Il  récitait  des  vers  au  Lycée  pour  dix  louis  :  on 
l'avait  pour  son  ramage,  comme  on  a  à  la  soirée  un  chan- 
teur. Mais  le  prestige  de  la  renommée  et  l'idée  de  génie  ra- 
chetaient tout.  S'il  paraissait  à  l'Académie  pour  y  réciter 
quelque  morceau;  si,  au  Collège  de  France  oii  M.  Tissot  le 
remplaçait,  il  revenait  parfois  faire  une  apparition  annoncée 
à  l'avance,  et  débiter  quelque  épisode  harmonieux,  les  larmes 
et  l'enthousiasme  n'avaient  plus  de  mesure  :  on  le  remportait 
dans  son  fauteuil,  au  milieu  des  trépignements  universels  : 
c'était  Voltaire  à  la  solennité  d'Irène;  les  adieux  d'un  chan- 
teur idolâtré  reçoivent  moins  de  couronnes. 

Ainsi  il  alla  gardant  et  multipliant  en  quelque  sorte  ses_ 
grâces  incorrigibles  jusque  sous  les  rides  (*2).  Cette  sémillante 
et  spirituelle  laideur  devenait,  à  la  longue,  grandeur  et  ma- 
jesté. Les  critiques  avaient  cessé;  du  moins  elles  se  faisaient 
en  conversation  et  ne  s'imprimaient  plus.  La  traduction  de 
l'Enéide  et  le  poëme  de  l'Imagination  étaient  désignés  pour 
les  prix  décennaux  par  des  voix  non  suspectes.  Il  n'arrivait 
plus  que  des  hommages.  Vers  1809,  un  Nouvel  Art  poétique, 


(t)  M.  Mi'neval,  dans  ses  Souvenirs  (t.  I,  p.  156),  cite  une  requête 
en  vers  adressée  à  Donaparte  par  le  hbraite  de  Delile,  et  il  l'attribuô 
ans  liésilcr  à  celui-ci;  mais  les  vers  sont  si  mauvais  qu'on  a  le  droit 
fl'en  duJiter. 

(2)  expression  de  M.  Villemaiii.  Voir  au  Discours  sur  la  Critique, 
premiers  Mètuiujes,  une  des^plus  jolies  pages  qu'on  ait  écrites  sur 
Delille. 


DELILLE.  103^ 

par  M.  Viollet-le-Duc,  petit  poëme  dirigé  contre  les  descrip- 
tifs, et  qui  n'atteignait  Deiille  qu'indirectement  et  sans  le 
nommer,  parut  presque  un  attentat. 

Il  mourut  d'apoplexie  dans  la  nuit  dn  fer  au  2  mai  iS  13.  Son 
corps  resta  exposé  plusieurs  jours  au  Collège  de  France, 
sur  un  litde  parade,  la  tête  couronnée  de  laurier  et  le  visage 
yiégèrement  peint.  Tous  ceux  qui  habitaient  Paris  à  cette 
^époque  ont  mémoire  de  son  convoi,  qui  balança  celui  de 
Bessières. 

Les  choses  ont  bien  changé,  et  de  grands  revers  ont  suivi 
ce  triomphe,  alors  unanime,  d'un  nom  poétique  qui  du  moins 
vivra.  Quant  à  nous,  de  bonne  heure  adversaire,  et  qui  pour- 
tant le  comprenons,  sur  la  tombe  de  ce  talent  brillant  et  spi- 
rituel que  nous  ne  croyons  pas  avoir  insulté  ni  dénigré  au- 
jourd'hui, près  de  l'autel  renversé  de  ce  poëte  qui  régna  et 
quenousvenons  déjuger  sans  colère,  en  présence  de  celui  (1)- 
qui  règne  après  lui,  et  dont  la  faveur,  si  l'on  veut,  a  aussi 
quelques  illusions;  en  face  de  cet  autre  (2)  qui  ne  règne  ni 
ne  se  soumet,  mais  qui  combat  toujours,  et  nous  souvenant 
de  plusieurs  encore  que  nous  ne  nommons  pas,  il  nous  semble 
hardiment  que  nous  pouvons  redire  :  «  Non,  dans  la  tentative 
qui  s'est  émue  depuis  lui,  non,  nous  tous,  nous  n'avons  pas 
tout  à  Fait  erré.  La  poésie  était  morte  eu  esprit,  perdue  dans 
le  délayage  et  les  fadeurs  :  nous  l'avons  sentie,  nous  l'avons 
relevée,  les  uns  beaucoup,  les  autres  moins,  et  si  peu  que  ce 
soit  dans  nos  œuvres,  mais  haut  dans  nos  cœurs;  et  l'art  vé- 
ritable, le  grand  art,  du  moins  en  image  et  en  culte,  a  été 
ressaisi  et  continué!  » 

ler  Août  1837. 

(Peu  après  la  première  publication  de  ce  morceau  dans  la  Bevve 
des  DeuT-Mondes,   nous  reçûmes  de  la  part  d'une  personne   hono- 

(1)  M.  de  Lamartine, 

(2)  M.  Victor  Hugo. 


104  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

rable,  qui  avait  beaucoup  connu  madame  Delille,  quelques  observa- 
tions que  nous  nous  faisons  un  devoir  de  consigner  ici  :  «  Je  viens, 
«  monsieur,  écrivait-on,  de  lire  voire  arlicle  sur  Delille;  je  n'ap- 
«  pellerai  pas  de  voire  arrêt,  quoique  bien  rigoureux  :  mais  sur  la  foi 
«  de  qui  imprimez-vous  que  pour  dix  louis,  il  reciinii  dfs  vers  au 
«  Lycéf  ?  Mil  monsieur!...  Je  n'aurais  rien  dit  de  quelques  inju- 
«  rieuses  allégations  contre  sa  veuve.  C'est  chose  convenue  d'en 
M  faire  une  seconde  Thérèse  Le  Vasseur...  Je  1  ai  bien  connue,  el 
«  jusqu'à  sa  mort,  moi  qui  vous  parle  ici,  monsieur,  et  dans  ma  vie 
«  entière  déj  i  longue,  je  n'ai  jamais  rencontré  son  égale,  cœur  et 
«  âme  ;  ses  dernières  années  se  sant  éteintes  dans  les  plus  amères 
«  épreuves,  sans  qu'un  seul  jour  elle  ait  démenti  le  noble  nom  conlié 
«  à  son  honneur;  mais,  je  l'avoue,  elle  avait  les  inconvénients  de 
«  ses  qualités,  une  franchise  indomptable  surtout,  qui  lui  a  valu  la 
«  plupart  de  ses  ennemis  :  l'ingratitude  a  fait  les  autres.  —  Je  n'ai 
«  nul  intérêt,  monsieur,  dans  cette  protestation  posthume  ;  mais 
«  vous  me  paraissez  digne  de  la  vérité;  et  je  viens  de  la  dite.  —  Au 
«  reste,  si  vous  teniez  aux  détails  réels  de  la  vie  intime  de  Delille, 
«  je  vous  offre  le  manuscrit  laissé  par  sa  veuve...  »  Ce  manuscrit 
nous  a  été  communiqué,  en  effet,  par  la  confiance  de  la  personne 
qui  l'a  entre  les  mains,  et  nous  en  avons  tenu  compte  dans  cette 
réimpression.  Il  renferme  plus  d'une  particularité  naïve  et  piquante 
qui  s'en  pourrait  extraire,  notamment  d'abondants  détails  sur  l'en- 
fance de  Delille,  sur  sa  mère  qui  se  nommait  madame  Marie-Hiéro- 
nyme  Bérard  de  Chazelle.  On  y  lit  le  très-amusant  récit  d'un  voyage 
que  fil  l'abbé  Delille,  en  17 S6,  à  Metz,  à  Ponl-à-Mousson,  à  Stras- 
bourg, reçu  dans  chaque  ville  par  les  gouverneurs,  par  les  colonels 
à  la  tête  de  leurs  régiments,  par  les  maréchaux  de  Stainville  et  de 
Contades  au  sein  de  leurs  étals-majors,  et  commandant  lui-môme  les 
petites  f/iierrps.  Dans  une  bonne  édition  complète  de  D.lille,  on  au- 
rait à  profiler  de  ce  manuscrit,  qui  nous  apprend  aussi  (|ueli)ue  chose 
sur  sa  veuve.  Sans  y  rien  trouver  qui  réfute  directement  les  traits 
semés  dans  cet  article,  nous  avons  pu  y  voir  des  niar(]ue8  d'une  na- 
ture Iranche.  dévouée,  sincère,  et  il  nous  a  paru  très-con  -evable  en 
efTel  que  ceux  qui  ont  connu  madame  Delille  l'aient  jugée  autrement 
que  le  monde,  les  indilîéreiits,  ou  les  simples  amis  lilléraires  du 
poëte.  Quant  à  l'anecdote  des  dix  louis  qui  aurait  paru  presque 
odieuse,  nous  la  réduirons  à  sa  valeur  en  dégageant  notre  pensée. 
Nous  avons  voulu  dire  Him[)lemeiit  que,  quand  Delille  donnait  une 
séance  au  Lycée,  celle  séance  était  rélrihuée,  comme  p  insille  chose 
•e  pratique   tous  les  jours  pour  d'autres  artistes    estimables,   chan- 


DELILLE. 


i05 


îeiir»,  acteurs  ;  il  n'y  a,  en  fait,  aucun  mal  moral  â  cela.  On  n'en  a 
prétendu  tirer  qu'une  remarque  de  goût.) 


—  On  peut  voir,  dans  les  No(es  et  Sonnets  qui  font  suite  aux  Pen- 
sées d'août,  un  sonnet  adressé  à  M.  Moié  en  remerciement  d'un 
bienfait,  d'un  secours  qu'il  accorda,  sur  notre  informntion.  à  la  sœur 
de  madame  Delilie  qui  vivait  encore  à  cette  date,  et  dans  un  état  de 
gène  voisin  de  la  misèrt. 


BERNARDIN 
DE  SAINT-PIERRE 


Le  sentiment  qu'on  a  de  la  nature  physique  extérieure  et 
de  tout  le  spectacle  de  la  création  appartient  sans  doute  aune 
certaine  organisation  particulière  et  à  une  sensibilité  indivi 
duelle;  mais  il  dépend  aussi  beaucoup  de  la  manière  générale 
d'envisager  la  nature  et  la  création  elle-même,  de  l'envisager 
comme  création  ou  comme  forme  variable  d'un  fonds  éter- 
nel; d'apprécier  sa  condition  par  rapport  au  bien  et  au  mal; 
si  elle  est  pleine  de  pièges  pour  l'homme,  ou  si  elle  n'est 
animée  que  d'attraits  bienfaisants;  si  elle  est,  sous  la  main 
d'une  Providence  vigilante,  un  voile  transparent  que  l'esprit 
soulève,  ou  si  elle  est  un  abîme  infini  d'où  nous  sortons  et 
oii  nous  rentrerons.  Il  y  a  des  doctrines  philosophiques  et  re- 
ligieuses qui  favorisent  ce sentimentvif  qu'on  ado  la  nature; 
il  y  en  a  qui  le  compriment  et  l'étouflent.  Le  stoïcisme,  le 
calvinisme,  un  certaincalholicisme  janséniste, sontcontraires 
et  mortels  au  sentiment  de  la  nature;  l'épicuréisme,  qui  ne 
veut  que  les  surfaces  et  la  fleur  ;  le  panthéisme,  qui  adore  le 
fond;  le  déisme,  qui  necroitpasà  lachuteni  cala  corruption 
de  la  matière,  et  qui  ne  voit  qu'un  magnifique  théâtre,  éclairé 
par  un  bienfaisant  soleil;  un  catholicisme  non  triste  et  fa- 
rouche, mais  confiant,  plein  d'allégresse,  etaccordant  au  bien 
la  plus  grande  part  en  toutes  choses  depuis  la  Rédemption, 


«ERNARDIN   DE   SAINT-PiEBRE.  107 

le  catholicisme  des  saint  Basile,  des  saint  François  d'Assise, 
des  saint  François  de  Sales,  desFéneloa;  un  protestantisme 
et  un  luthéranisme  modérés,  que  les  idées  de  malédiction 
sur  le  monde  ne  préoccupent  pas  trop;  ce  sont  là  des  doc- 
trines toutes,  à  certain  degré,  favorables  au  sentiment  pro- 
fond et  aimable  qu'inspire  la  nature,  et  aux  tableaux  qu'on 
en  peut  faire.  Comme  les  peintures  qu'on  a  données  de  ce 
genre  de  beautés  naturelles  n'ont  commencé  que  tard  dans 
notre  lillératnre  ;  comme  avant  Jean-Jacques,  Buffon  et  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  ou  n'en  trouve  que  des  éclairs  et  des 
traits  épars,  sans  ensemble,  il  faut  bien  que  la  tournure  gé- 
nérale des  idées  et  des  croyances  y  ait  influé.  Dans  nos  vieux 
poètes,  nos  romanciers  et  nos  trouvères,  le  sentiment  du 
printemps,  du  renouveau,  est  toujours  très-vif,  très-frais,  très- 
abondamment  et  très-joliment  exprimé.  Un  chevalier  ou  une 
demoiselle  ne  traversent  jamais  une  forêt  que  les  oiseaux  n'y 
gazouillentà  ravir,  et  que  la  verdure  n'y  brille  de  toutes  les 
grâces  de  mai.  Les  bons  trouvères  ne  tarissent  pas  là-dessus. 
Lancelot,  selon  eux,  portait  en  tout  temps,  hiver  et  été,  sur  la 
tête,  un  chapelet  de  roses  fraîches,  excepté  le  vendredi  et  les 
vigiles  des  grandes  fêtes.  Ceux  qui  traitent  de  sujets  plus  re- 
ligieux, et  des  miracles  de  la  Vierge  en  particulier,  redou- 
blent d'images  gracieuses  et  odorantes.  Le  culte  de  la  Vierge, 
au  Moyen-Age,  on  l'a  remarqué,  attendrit  singnlièrementet 
fleurit,  en  quelque  sorte,  le  catholicisme.  Toutes  lesfois  qu'on 
vient  à  toucher  cette  tige  de  Jessé,  comme  ils  l'appellent,  il 
s'en  exhale  poésie  et  parfum.  Ce  catholicisme  fleuri,  qui  a 
chez  nous  au  Moyen-Age  un  remarquable  interprète  en 
Gautier  de  Coinsi,  se  retrouve  dans  toute  son  efflorescence 
et  son  épanouissement  chez  Galderon.  Calderon  a  de  la  nature 
un  sentiment  mystique,  mais  enchanteur  et  enivrant;  c'est 
chez  lui  qu'a  lieu  ce  combat  merveilleux,  cette  joute  de» 
rosesdu  jardin  et  de  l'écume  des  flots. 

De  tableau  général,  de  peinture  et  de  vue  d'ensemble,  il 
n'en  faut  pasidenaander  à  nos  bons  aïeux.  Ils  ont  cesiuter- 


108  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

minables  chants  de  bienvenue  au  renouveau,  des  traits  çàet 
là  d'observation  naïve.  Le  Roman  de  Renart  en  est  plein,  qui 
sont  d'avance  du  pur  La  Fontaine.  Ils  ont  regardé  la  nature, 
et  ils  la  rendent  par  instants.  Ils  vous  diront  d'un  blanc  man- 
teau,  qu'il  est  plus  blanc  que  neige  sur  gelée;  et  d'une  châte- 
laine, q\ï elle  eut  plus  blanc  col  et  poitrine  que  fleur  de  lis  ni 
fleur  d'épine  ;  mais  ce  sont  là  des  traits  et  non  pas  un  tableau. 
J'excepterai  pourtant  la  seconde  partie  du  Roman  de  la  Rose, 
fort  différente  de  la  première,  laquelle  est  simplement  ga- 
lante et  gracieuse.  Cette  seconde  partie,  au  contraire,  ren- 
ferme tout  un  système  sur  la  nature  qui  sent  déjà  la  philo- 
sophie alchimique  du  xiv^  siècle,  et  qui  va,  en  certains  mo- 
ments de  verve,  jusqu'à  une  sorte  d'orgie  sacrée.  M.  Ampère, 
dans  son  cours,  a  rapproché  le  sermon  du  grand-prêtre  Ge- 
nius des  doctrines  panthéistiques  avec  lesquelles  il  a  plus 
d'un  rapport.  Cette  manière  d'entendre  la  nature,  la  bonne 
nature  ,  cette  chambrière  de  Dieu,  comme  elle  se  qualifie  (vé- 
ritable chambrière  en  etïet  d'un  Dieu  des  bonnes  gens),  a  eu, 
depuis  Jean  deMeun,  sacontinuation  par  Rabelais,  Régnier, 
La  Fontaine  lui-même,  Chaulieu.  Parny  était  de  cette  filia- 
tion directe,  quand  il  s'écriait: 

Et  l'oa  n'est  point  coupable  en  suivant  la  nature. 

Mais  cette  façon  d'envisager  la  nature,  dont  le  discours  du 
grand-prêtre  Genius  est  demeuré  l'expression  la  plus  philo- 
sophique en  notre  littérature,  a  plutôt  abouti  à  des  conclu- 
sions relâchées  de  morale  et  à  une  poésie  de  plaisir;  il  n'en 
est  sorti  aucune  grande  peinture  naturelle.  Au  xvi'^  siècle, 
Marol,  et  après  lui  Ronsard,  Belleau,  etc.,  ont  eu,  comme  les 
trouvères,  mainte  gracieuse  description  du  printemps,  d'avril 
et  de  mai,  maint  petit  cadre  riant  à  de  fugitives  pensées; 
mais  toujours  pas  de  peinture.  Ces  jolis.cadres  ont  môme 
disparu,  pour  ainsi  dire,  avec  l'avènement  delà  poésie  de  Mal- 
herbe. Pour  se  sauver  peut-être  de  Du  Bartas,  qui  se  montrait 
desciiptif  à  l'excès,  Malherbe  ne  fut  pas  du  tout  pittoresque; 


BERNARDIN    DE   SAINT-PIERRE.  109 

00  glanerait  chez  lui  les  deux  ou  trois  vers  où  il  y  a  des 
traits  de  la  tinture:  les  vers  sur  la  jeune  fille  comparée  à  la 
rose,  el  le  début  d'une  pièce  Aua;  Mânes  de  homon,qm  ex- 
prime adiniralilement,  il  est  vrai,  la  verte  étendue  des  prai- 
ries de  ISortiiaudie  : 

L'Orne,  comme  autrefois,  nous  reverroit  encore, 
Ravis  de  ces  pensers  que  le  vulgaire  ignore, 
Ég.irur  à  l'écart  nos  pas  et  nos  discours, 
El  couchés  sur  les  fleurs,  comme  étoiles  semées, 
Rendre  en  si  doux  ébuls  les  heures  consumées, 
Que  les  soleils  nous  aeroient  courts. 

On  glanerait  également  chez  Boileau  le  petit  nombre  de  vers 
qui  peuvent  passer  pour  des  traits  de  peinture  naturelle  ;  on 
ne  trouverait  guère  que  l'Épître  à  M.  de  Lamoiguon,  dans 
laquelle  s'aperçoivent  ces  noyers,  souvent  du  pnssnnt  insultés, 
accompagnés  de  quelques  fraisdélails,  encore  plus  ingénieux 
que  champêtres.  En  glanant  chez  Jean-Baptiste  Rousseau,  on 
n'aurait,  je  le  crois  bien,  que  les  vers  à  son  jmne  d  t'udre 
Arbrissenu.  Corneille  et  Molière  n'offrent  nulle  part  rien  de 
pittoresque  en  ce  genre.  La  Bruyère  a  quelques  lignes  de  par- 
faite esquisse,  comme  lorsqu'il  nous  montre  la  jolie  pe^ife 
ville  dont  il  approche,  dans  un  jour  si  favorable  qu'elle  lui  pa- 
rait peinte  anr  le  penchant  de  la  colline.  Madame  de  Sévigné 
sentait  la  nature  à  sa  manière,  et  la  peignait  au  passage,  en 
charmantes  cou  leurs,  quoique  ayant  une  prédileci  ion  décidée 
pour  la  conversation  et  pour  la  société  mondaine.  Mais  La 
Fontaine,  après  Racan,  La  Fontaine  surtout  la  sentit,  l'aima, 
la  peignit,  el  en  fit  son  bien.  Aucun  préjugé  du  monde,  au- 
cune habitude  factice,  aucun  dogme  restrictif,  n'arrêtèrent, 
dans  son  essor,  sa  sensibilité  naturelle,  et  il  s'y  abandonna. 
Fénelon,  grâce  à  son  optimisme  heureux,  à  son  catholicisme 
indulgent,  ne  craignit  pas  non  plus  de  se  livrer  à  cette  sen- 
sibilité pieuse  qui  lui  faisait  adorer  la  Providence  à  chaque 
pas  dans  la  création.  Son  goiît  des  anciens  l'y  aidait  aussi; 

II.  7 


no  PORTRAITS  LITTÉRAIRES, 

Virgile  ou  Orphée,  tenant  le  rameau  d'or,  le  guidaient  dans 
les  Dodones  ou  dans  les  Tempes.  Fénelon  et  La  Tontaine,  ce 
sont  les  deux  ancêtres  chéris  de  Bernardin  de  Sainl-l'ierre  au 
xvu''  siècle  (I).  Racine  l'eût  été  de  même  s'il  avait  plus  osé 
s'abandonner  à  celte  admiration  rêveuse  qu'il  ressentait, 
jeune  écolier,  en  s'égarant  dans  les  prairies  et  le  désert  de 
Port-Royal,  et  qui  lui  inspirait  au  déclin  de  sa  vie  cette  ai- 
mable ]icintnrp.  des  fleurs  d'Esther.  Mais  les  idées  de  goùl  qu'on 
se  formait  alors  allaient  à  faire  envisager  comme  sauvage  et 
barbare  tout  ce  qui,  en  pittoresque,  était  l'opposé  de  la  cul- 
lure  savante  et  régulière  de  Versailles.  Et  surtout  lidée  reli- 
gieuse et  austère,  que  fomentait  le  jansénisme,  allait  à  w 
voir  partout  au  dehors  qu'occasion  d'exercice  et  de  mortifica- 
tion pour  l'àme,  et  à  obscurcir,  à  fausser,  pour  ainsi  dire,  le 
spectacle  naturel  dans  les  plus  engageantes  solitudes.  Tandis 
que  Racine  enlant,  l'esprit  tout  plein  de  Thémjèneet  ChatHclée, 
ne  voyait  rien  de  plus  agréable  au  cœur  et  aux  yeux  (comme 
cela  est  en  clVet)  que  le  vallon  de  Port-Royal-des-Champs,  les 
religieuses  et  les  solitaires  s'en  faisaient  un  lieu  désert,  sau- 
vage, tnélancolique,  propre  à  donner  de  l'horreur  aux  sens; 
ils  n'avaient  pas  même  la  pensée  de  se  promener  dans  les 
jardins.  Laiicelot  nous  raconte  comment  plusicuis  des  soli- 
taires réiugics,  pendant  la  persécution  de  16i9  à  la  Ferté- 
Milou,  se  proiiicnaient  chaque  soir  sur  les  hauteurs  environ- 
nantes en  disant  leur  chapelet;  mais  il  est  bien  plus  sensible 
â  lu  Lioinu;  odeur  que  ces  messieurs  répandent  auluiir  d'eux, 
<ju  à  cillo  (]ui  s'exhale  des  buissons  du  chemin  et  des  arbres 
de  la  nidutagnc.  t)uand  Racine  fils,  plus  lard,  dans  sou  Poème 
■de  lu  lieliyioii,  a  fait  de  si  tendres  peintures  des  inslincts  et 
de  la  couvée  des  oi^oaux,  il  se  ressouvenait  plus  de  Fénelon 
que  des  pures  doctrines  de  Sainl-Cyran. 

-  (1)  M.  Viileiniin.  dans  ses  deux  exceliunles  leçons  sur  Bernardin 
de  Saint  l'icirc,  a  trop  liien  déveloj)|)6  ceUe  rcs-scnildaiice  coaiuie 
(anl  d'aiilrcs  Ik  nreiiscs  analojçies,  pour  que  nous  n'y  courions  pas 
fapideniunl,  de  peur  de  trop  longue  rencontre. 


BERNARDIN   DE   SAINT-DERRE.  111 

Pour  comprendre  et  pour  aimer  la  nature,  il  ne  faut  pas 
être  tendu  conslaniment  vers  le  bien  ou  le  mal  du  dedans, 
sans  cesse  occupé  du  salut,  de  la  règle,  du  retranchement. 
Ceux  qui  se  font  de  cette  terre  des  espèces  de  limbes  grises  et 
froides,  qui  n'y  voient  que  redoutable  crépuscule  et  qu'exil, 
ceux-là  peuvent  y  passer  et  en  sortir  sans  mèrne  s'apercevoir, 
comme  Piiiloctète  au  moment  du  départ,  que  les  fontaines 
étaient  douces  dans  cette  Lemnos  si  longtemps  amère. 

Bien  qu'aucune  doctrine  philosophique  ou  religieuse  (ex- 
cepté celles  qui  mortifient  absolument  et  retranchent)  ne  soit 
contraire  au  sentiment  et  à  l'amour  de  la  nalure;  bien  qu'on 
ait  dans  ce  grand  temple,  d'où  Zenon,  Calvin  et  Sainl-Cyran 
s'excl  uent  d'eux-mêmes,  beaucoup  d'adorateurs  de  tous  bords, 
Platon,  Lucrèce,  saint  Basile  du  fond  de  son  ermitage  du  Pont, 
Luther  du  fond  de  son  jardin  de  Wittemberg  ou  de  Zeilsdorf, 
Fénelon,  le  Vicaire  Savoyard  et  Oberman,  il  est  vrai  de  dire 
que  la  première  condition  de  ce  culte  de  la  nature  paraît  être 
une  certaine  facilité,  un  certain  abandon  confiant  vers  elle, 
de  la  croire  bonne  ou  du  moins  pacifiée  désormais  et  épurée, 
de  la  croire  salutaire  et  divine,  ou  du  moins  voisine  de  Dieu 
dans  les  inspirations  qu'elle  exhale,  légitime  dans  ses  amours, 
sacrée  dans  ses  hymens  :  chez  Homère,  le  premier  de  tous  les 
peintres,  c'est  quand  Jupiter  et  Junon  se  sont  voilés  du  nuage 
d'or  sur  l'Ida,  que  la  terre  au-dessous  fleurit,  et  que  naissent 
hyacinthes  et  roses. 

Les  jésuites,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes  raisons  dogma- 
tiques que  les  jansénistes  pour  s'interd're  le  spectacle  de  la 
création,  ont  de  bonne  heure  donné  dans  le  descriptif,  sinon 
dans  le  pittoresque.  Le  Père  Lemoyne  dans  ses  épîtres,  Ra- 
pin,Vanière  et  autres  dans  leurs  poésies  atines,  ont  rempli  à 
cet  égard  avec  talent,  et  quelques-uns  avec  goût,  l'intervalle 
qui  sépare  Du  Bartas  de  Delille.  Mais,  en  véritable  peinture, 
rien  de  direct  ne  s'était  déclaré  avant  Rousseau.  Les  grands 
effets  du  ciel,  les  vastes  paysages,  la  majesté  de  la  nature 
alpestre,  les  Élysées  des  jardins,  il  trouva  des  routeurs,  des 


H2  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

mots,  pour  exprimer  lumineusement  tout  cela,  et  il  y  fit  cir- 
culer dos  rayoDs  vivifiants.  Buffon  eut  ses  grands  tableaux 
plus  calmes,  plus  froids  au  premier  abord,  mais  participant 
aussi  de  la  vie  profonde  et  de  la  majesté  de  l'objet.  Venu  im- 
médiatement après  ces  deux  grands  peintres.  Bernardin  de 
Saint-Pierre  sut  être  neuf  et  distinct  à  côté  d'eux.  Il  intro- 
duisit plus  particulièrement  la  nature  des  tropiques,  comme 
Jean-Jacques  avait  fait  celle  des  Alpes;  et  cette  nouveauté 
brillante  lui  servit  d'abord  à  gagner  les  regards.  Mais  la  nou- 
veauté était  aussi  dans  sa  manière  et  dans  son  pinceau;  il 
mêlait  aisément  aux  tableaux  qu'il  offrait  des  objets  naturels, 
le  charme  des  plus  délicieux  reflets;  il  avait  le  pathétique, 
l'onctiou  dans  le  pittoresque,  la  magie. 

En  1771,  lorsqu'il  revint  définitivement  à  Paris,  après  une 
jeunesse  errante,  aventureuse  et  remplie  de  toutes  sortes  de 
tâtonnements  et  de  mécomptes,  Bernardin  de  Saint-Pierre 
avait  trente-quatre  ans.  Son  biographe,  M.  Aimé-Martin  (1), 
et  une  partie  de  la  correspondance  publiée  en  i826,  ont 
donné  sur  ces  années  d'épreuves  tous  les  intéressants  détails 
qu'on  peut  désirer;  et  les  origines  d'aucun  écrivain  de  talent 
ne  sont  mieux  éclairées  que  celles  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  Né  au  Havre  en  1737,  son  imagination  d'enfant  s'égara 
de  bonne  heure  sur  les  flots.  Dès  huit  ans  il  cultivait  un  petit 
jardin  et  prenait  part  à  la  culture  des  fleurs,  comme  il  con- 
venait à  l'auteur  futur  du  Fraisier,  k  neuf  ans,  ayant  lu  quel- 
ques volumes  des  Pères  du  désert,  il  quitta  la  maison  un  ma- 
tin avec  son  déjeuner  dans  son  petit  panier,  pour  se  faire 
ermite  aux  environs.  Il  marquait  une  sympathie  presque 
fraternelle  aux  divers  animaux;  il  y  a  l'histoire  d'un  chat, 
laquelle  plus  tard,  racontée  par  lui  à  Jean-Jacques,  faisait 
fondre  en  larmes  celui  qui,  d'après  Pythagore,  s'indignait 
que  l'homme  eu  lût  venu  à  manger  la  chair  des  bètes.  Un 

(1)  Nous  emprunterons  beaucoup  à  cette  biopr.ipliie  de  M.  Aiiné- 
Marlln,  mais  sans  prétendre  du  tout  dispenser  le  lecteur  d'y  recou- 
rir, ainai  qu'aux  débats  qui  s'y  rattaclieut. 


BERNARDIN   DE   SAINT- PIERBE.  ii3 

autre  jour,  il  s'avançait  le  poing  fermé  avec  menace  contre 
UQ  chari'olier qui  maltraitaitun cheval. Ces  iiisliiictssontbien 
de  l'ami  de  la  nature  qui  réalisera  parmi  uousquelque  nuage 
d'un  sage  Indien,  de  l'écrivain  sensible  qui  nous  Iransmettra 
l'éloge  de  son  épagneul  Favori,  qui,  dans /"(/(/i  <f  V'/r;/>//<>,  les 
louera  avec  complaisance  de  leurs  repas  d'œiils  ei  «le  lai- 
tage, ne  coùtdid  lu  vie  à  aucun  animal;  et  qui  célébi'eia  avec 
tantd'eiïnsion  la  bientaisancede  Virginie  plantant  les  giaines 
de  papayer  pour  les  oiseaux.  Tout  cœur  (qu'on  le  noie  bien) 
ému  de  la  nature,  et  tendrement  disposé  à  la  iieindre,  tiuel- 
que  choix,  quelque  discrétion  qu'il  y  mette,  est  un  peu  bi-ame 
en  ce  point. 

Ayant  été  conduit  à  Rouen  par  son  père,  le  jeune  Bernardin 
à  qui  on  faisait  regarder  les  tours  de  la  cathédrale  :  «  Mon 
Dieu!  comme  elles  volent  haut!  »  s'écria-t-il;  et  tout  le 
monde  de  rire.  —  Il  n'avait  vu  que  le  vol  des  hirondelles  qui 
y  avaient  leurs  nids.  Instinct  déclaré  encore  d'une  àme  que 
les  seules  beautés  naturelles  raviront,  que  l'art  né  des 
hommes  touchera  peu  ou  même  choquera,  et  qui,  dans  Paul 
et  Virginie  (seule  tache  peut-être  en  ce  chef-d'œuvre),  ira 
jusqu'à  déclamer  en  quatre  endroits  très-rapprochés  contre 
les  monuments  des  rois  opposés  à  ceux  de  la  nature! 

Après  des  études  fort  distraites  et  fort  travei'sées,  qu'en- 
trecoupa un  voyage  à  la  Martinique  avec  un  de  ses  oncles, 
Bernardin,  qui  avait  poussé  assez  loin  les  mathématiques, 
devint  une  espèce  d'ingénieur  sans  brevet  fort  régulier;  et 
c'est  en  cette  qualité  un  peu  douteuse  qu'il  fit  la  campagne 
de  Hesse  en  1760,  qu'il  s'en  fut  à  Malte,  et  de  l.à  successive- 
ment en  Russie  et  à  l'île  de  France.  Mais  ce  rôle  d'ingénieur 
n'était,  en  quelque  sorte,  pour  lui  que  le  prétexte.  Une  idée 
fixe  l'occupait  et  le  passionnait  au  milieu  de  cette  vie  aven- 
turière, dans  laquelle  son  caractère  ombrageux  et  sa  position 
mal  défin'e  lui  donnaient  de  perpétuels  déboires.  Cette  idée, 
qu'enfanl  il  avait  conçue  en  lisant  Jloômson,  Télémaqne  et  les 
récits  des  voyageurs,  c'était  d'avoir  quelque  part,  dans  un 


414  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

coin  du  monde,  son  île,  son  Ithaque,  sa  Salcnte,  où  il  asseoi- 
rait par  de  sages  lois  le  bonheur  des  hommes.  Il  portait  dans 
cette  utopie  bienveillante  autant  de  persévérance  qu'en  eût 
jamais  son  célèbre  homonyme  l'abbé  de  Saint-Pierre,  celui 
qu'on  a  appelé  le  plus  maladroit  des  bons  citoyens.  Bernar- 
din, qui  devait  être  un  prêcheur  aussi  séduisant  que  l'autre 
était  un  rebutant  apôtre,  projetait  tout  d'abord  son  arran- 
gement de  société  imaginaire  sur  des  fonds  de  tableau  et 
dans  des  cadres  dignes  de  Fénelon,  de  Xénophon  et  de  Pla- 
ton. Moutesquieu,  Bodinet  Aristote  n'étaient  pas  ses  maîtres; 
pour  sa  manière  de  concevoir  et  de  régler  la  société,  comme 
pour  sa  méthode  d'étudier  et  d'interpréter  la  naiure,  il  re- 
montait vite  par  une  sorte  d'attrait  filial  dans  l'échelle  des 
âmes,  jusqu'à  la  sagesse  de  Pythagore  et  de  Nunia.  L'Iiistoire 
des  révolutions  civiles  et  politiques,  l'établissement  laborieux 
et  compliqué  des  sociétés  modernes,  se  réduisaient  pour  lui 
à  peu  de  chose.  Plutarque,  qu'il  lisait  dans  Amyot,  composait 
le  fonds  principal  de  sa  connaissance  historique.  Entre  les 
anciens  que  j'ai  cités  et  les  modernes  les  plus  récents,  entre 
Aristide,Épaminondasd'unepart,etFéneloQ  ou  Jean-Jacques 
de  l'autre,  il  plaçait  encore  Bélisaire;  le  reste  de  l'histoire 
des  siècles  intermédiaires  n'existait  à  ses  yeux  que  comme 
une  agitation  inutile  et  insensée.  A  l'origine  de  chaque  so- 
ciété, en  Gaule  comme  en  Arcadie,  il  rêvait  quelqu'un  de  ces 
vieillards  de  l'école  de  Sophronyme  et  de  Mentor;  il  faisait 
descendre  de  cet  oracle  permanent  la  sagesse  et  la  réforme 
jusque  dans  les  détails  de  la  vie  actuelle.  Partout,  dans  ses 
voyages,  son  but  secret  et  cher  était  de  trouver,  d'oblenir  un 
coin  de  terre  et  quelques  paysans  pour  fonder  sou  règne 
heureux;  comme  Colomb,  qui  mendiait  de  cour  en  cour  de 
quoi  découvrir  son  monde,  Saint-Pierre  allait  mendiant  de 
quoi  réaliser  son  Arcadie  et  son  Allantide. 

Mais  ces  Arcadies,  ces  îles  Fortunées  n'existent  que  dans 
les  nuages  de  l'espérance  ou  du  souvenir.  Elles  fuient  et  re- 
culent quand  on  les  chorchc;  lors  môme  qu'elles  se  bornent 


BERNARDIN   DE    SAINT-PIERFiE.  115 

à  des  beautés  naturelles  daus  des  lieux  trop  célébrés,  H  n'est 
pas  bon  d'en  vouloir  de  trop  près  vérifier  l'image  :  celte  Arca- 
die  alors  se  hérisse  de  broussailles.  «  Quand  j'ai  visité  les 
rives  du  Lignon  sur  la  foi  de  dUrfé ,  disait  Jean-Jacques  à 
Bernardin  dans  une  de  leurs  promenades  hors  Paris,  je  n'ai 
trouvé  que  des  forges  et  un  pays  enfumé.  »  Vaucluse,  dit-on, 
est  un  pays  brûlé  du  soleil  et  où  il  faut  gravir  longtemps 
avant  de  reconnaître  quelques-uns  des  traits  immortels.  L'é- 
glise et  l'allée  des  Pamplemousses  ne  valent  pas,  assure  un 
récent  voyageur,  la  description  qu'en  adonnée  notre  poëte. 
Ascrée,  ce  plus  antique  des  séjours  consacrés  et  harmonieux 
Ascrée  près  de  l'Hélicon,  n'était  qu'un  pauvre  bourg,  nous 
dit  Hésiode,  d'un  mauvais  hiver  et  d'un  été  pire  encore  (t). 
Bernaidin,  qui  ne  cherchait  pas  seulement  des  lieux  rêvés 
d'avance  et  embellis,  mais  qui  voulait  des  hommes  heureux 
et  sages,  alla  donc  de  mécomptes  en  mécomptes.  Il  est  cer- 
tain que  son  caractère  en  souffrit  et  qu'une  aigreur  désormais 
incurable  se  glissa  au  revers  de  cette  imagination  tendre,  à 
travers  cette  sensibilité  charmante.  Bernardin,  cet  écrivain 
si  aimant,  ce  bienfaisant  initiateur  de  toutes  lesjeunesàraes 
à  l'intelligence  delà  nature,  ce  père  de  Virginie  et  de  Paul, 
si  béni  dans  ses  enfants,  était-il  donc  un  homme  dur,  tracas- 
sier,  comme  l'ont  dit,  non  pas  seulement  dos  libellistes,  mais 
des  témoins  honnêtes  et  graves;  comme  le  disait  Andrieux, 
par  exemple,  en  forçant  sa  faible  voix  :  «  C'était  un  homme 
dur,  méchant?  »  Avait-il  en  effet  contracté,  dansle  cours  d'une 
vie  dépendante  et  gênée,  des  habitudes  de  sollicitation  peu 
dignes?  Avait-il  conçu  dans  ses  querelles  avec  les  savants,  et 
sous  prétexte  de  défendre  Dieu  contre  les  athées,  des  haines 
violentes  qui  s'exhalaient  en  toute  circonstance?  (2)  était-il  de 

(1)  11  Hiut  lire  la  spirituelle  lettre  de  M.  de  Guilleragiies  à  R;icine 
sur  son  dés  ippointement  a  la  vue  de  cette  Grèce  si  peu  fuite  comme 
on  se  le  fi;.^urail  sous  Louis  XIV. 

(2)  M.  Viollet-le-Duc  m'a  raconté  que,  dînant  un  jour  chez  Édon 
avec  Bernardin  de  Saint-Pierre,  la  conversation  s'enga-jea  sur  les  phi- 


il6  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

peu  d'esprit,  à  pnrt  son  falent,  et,  comme  il  esf  dit  dnnsd'il- 
luslrrs  Mémoires  où  diaque  trait  porte,  d'unc;ii;u'ii  ii'cncore 
au-dessous  de  son  esprit?  Cela  serait  triste  à  |itMi><f;  un  tel 
désaccord  entre  le  caractèreet  le  talent,  entre  la  vie  pialique 
et  les  œuvres,  concevable  après  tout  dans  des  lioinmes  de 
génie  [fins  ou  moins  ironiques  ou  égoïstes,  ne  se  peut  ad- 
mettre aisément  chez  celui  dont  le  talent  a  f)our  insniration 
et  pour  devise  princifiale  l'amour  des  horunn-s,  la  miséri- 
corde envers  li's  malheureux,  toutes  les  vertus  du  cœur  et  de 
la  lamille.  M.  lliigo,  dans  sa  belle  pièce  delà  Cl-  <hf,  a  donné 
de  ces  désaccords nneexplication  poétiquequis'étenda  beau- 
coup de  cas,  mais  qui  ne  satisfaitpoint  encore  pour  Bernar- 
din de  Saint-Pierre,  dont  le  talent  a  d'autres  eflVts  que  ceux 
d'un  timbre  éclatant  etsonore.  Le  talent,  je  le  sais,  est  bien 
à  l'origine  un  talent  gratuit,  une  sorte  de  prédestination  non 
méritée,  unegrrdceen  unmotdans  toutela  rigneuidusensan- 
guslinien  et  janséniste,  indépendamment  de  la  volonté  et  des 
œuvresordinairesde  la  vie.  C'est,  au  sein  de  l'individu  doué, 
un  de  ces  mystères  qui  marquent  combien  la  seule  observa- 
tion psychologique  rencontre  en  d'autres  termes  les  mêmes 
problèmes  que  la  théologie.  Particularisons  le  mystère.  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  retiré  du  monde  après  tant  de  re- 

losoptics  révolutionnaires  pratiques,  lea  alliées  en  bonnet  roup:e,  les 
Dorai-'  ubU'-res,  S,\lvain  Maréciial,  etc.,  et  que  le  beau  vicill.ir'd  s'in- 
dignail  au  poml  de  s'écrier,  tout  en  rougissant,  que  s'il  les  tenait 
mire  ses  mains,  il  les  etrariglernit,  tant  son  exécralion  contre  eux 
Était  violenle  I  Mais  il  ne  faudrait  pas  prendre  au  mol  ces  éclats  de 
liaine  i:\mi  les  iïmes  honnêtes.  Le  premier  président  de  Lamoignon 
ne  faisait  sans  doute  que  rire,  quand,  à  force  d'être  pnmtiéun,  il  ap- 
plaudiss.iil,  dans  son  beau  jardin  de  Bâville,  Guy  Patin  s'écriant  : 
■  Si  j'eusse  été  au  sénat  quand  on  y  tua  Jules  (iésar.  Je  lui  aurais 
donné  le  vingl-(|ualriéme  coup  de  poignard.  »  Mais  M.  de  Males- 
herbes  (ce  ()ui  élail  plus  sérieux)  disait  à  propos  de  ses  anciennes 
liaisons  rompues  avec  les  pliilosoplies  :  «  Si  je  tenais  en  mon  pou- 
voir M.  de  (londorcet,  je  ne  me  ferais  aucun  scrujiule  de  l'assas- 
siner. »  Mauvaises  manières  de  dire  en  ccsnobics  tiouches,  qui  prou- 
vent la  pari  du  l'inllrmité  humaine  et  du  vieux  levain  toujours  aisé 
à  soulever;  pas  autre  chose. 


ÛliKNARUlN    DE    SAINT-PIERBE.  117 

cherches  errantes,  tant  d'irritations  et  d'aigreurs,  écrivant, 
au  haut  de  son  pauvre  logis  de  la  rue  Neuve-Saint-tltienne- 
du-Mont,  s  DUS  ces  mêmes  toits  autrefois  sanctifiés  par  Rollin, 
les  belles  pages  de  ses  Éludes  qu'il  mouille  de  larmes.  Ber- 
nardin est  bon,  et  ne  ment  assurément  ni  aux  autres  ni  à 
lui-même.  Les  susceptibilités  et  les  souillures  se  noient  dans 
un  quart  d'heure  de  ces  larmes  qui,  comme  la  prière, 
abreuvent,  purifient,  baptisent  de  nouveau  une  âme.  Il  est 
seul;  son  chien  couché  est  à  ses  pieds;  sa  vue  s'étend  vers 
UQ  horizon  immense  par  delà  les  fumées  du  soir,  justju'à  la 
colline  qui  sera  bientôt  celle  des  tombeaux  (t);  il  n'a  pu  sor- 
tir de  tout  le  jour,  de  toute  la  semaine,  faute  de  quelque 
argent  qui  lui  permit  de  prendre  une  voiture,  et  il  n'a  pas 
recula  plus  petite  lettre  de  son  prolecteur,  M.  Hennin; 
qu'importe?  il  tient  la  plume,  la  grâce  céleste  descend,  la 
magie  commence,  la  première  beauté  de  cœur  a  brillé.  Sitôt 
que  ce  talent  se  lève,  c'est  comme  une  lune  qui  idéalise  tont, 
même  les  monceaux  et  les  terres  pelées  et  les  vilenies  in- 
formes aux  faubourgs  des  villes;  audedansdelui,au  dehors, 
un  manteau  lumineux  et  velouté  s'étend  sur  toutes  choses. 
Mais  il  me  faut  pour  Bernardin  une  explication,  une  apo- 
logie plus  particulière  encore:  car  il  est  l'exemple  le  plus 
souvent  invoqué  et  le  plus  désespérant  de  ce  désaccord  que 
je  veux  amoindrir,  si  je  ne  peux  le  repousser.  C'est  qu'on 
doit  tenir  compte  aux  natures  sensibles  de  l'irritation  plus 
grande  qu'elles  reçoivent  des  contacts  et  des  piqûres.  Aux 
peaux  plus  fines,  l'air  mauvais  est  plus  irritant;  et  si  l'on 
n'y  prend  garde,  il  s'ensuit  des  maladies  singulières.  Quand 
la  religion  précise  et  pratique  n'intervient  pas  pour  tout 
transformer  en  épreuve  et  en  sujet  de  bénédiction,  il  y  a  dan- 
ger que  les  plus  grandes  tendresses  soient  justement  celles 
qui  s'infiltrent  et  s'aigrissent  le  plus.  Racine,  qui  était  aisé- 
ment caustique  autant  que  tendre,  n'échappa  peut-être  à  ce 

(1)  Le  Père  Lnchaise, 

7. 


118  POHTUAITS    LITTÉRAIRES. 

mal  d'aigreur  que  par  la  vraie  dévotioQ.  Qu'on  se  figure  en 
effet  dans  ses  rapports  avec  le  monde  une  sensibilité  très- 
fine,  très-exquise,  qui  pénètre  vite  les  motifs  cachés,  les  ra- 
tines mai'  V3.î.=es  des  actions,  qui  saisit  la  pensée  sous  l'accent, 
la  fa::sscté  à  travers  le  sourire,  qui  subodore  en  quelque  sorte 
les  défauts  des  autres  mieux  qu'eux-mêmes,  et  s'en  incom- 
mode promptement  (1).  Qu'on  se  figure  ce  que  c'est  qu'un 
talent,  une  supériorité  comme  celle  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  qu'on  porte  pendant  plus  de  quarante  ans  sans  pou- 
voir se  la  prouver  ou  à  soi-même  ou  aux  autres.  Que  de  chocs 
dans  la  foule,  qui  vous  renfoncent  douloureusement  celaient 
ignoré  qu'on  tient  contre  son  cœur?  quel  rude  ciiice  qu'un 
talent  pareil  tant  qu'il  est  tourné  en  dedans  1  et  comme  il  est 
difficile  de  ne  pas  regimber  à  chaque  coudoiement  sous  ces 
pointes  rentrantes! 

Bernardin  de  Saint-Pierre  était  donc  foncièrement  bon, 
j'aime  à  le  croire;  mais  il  était  devenu,  par  la  fâcheuse  ex- 
périence des  hommes,  irritable,  méfiant  et  susceptible.  Avec 
les  gens  simples  et  sans  vanité,  comme  Mustel,  comme  le 
Genevois  Duval,  Taubenheim  et  Ducis,  il  était  tel  que  ses 
ouvrages  le  montrent,  tel  que  nous  le  voyons  dans  ses  pro- 
menades au  mont  Valérien  avec  Rousseau,  quand  il  reçutde 
lui,  comme  on  l'a  dit  heureusement,  le  manteau  d'Élie,  tel 
enfin  que  l'aimait  sa  vieille  bonne  Marie  Talbot;  mais  il  ne 
fallait  qu'un  certain  vent  venu  du  monde  pour  réveiller  ses 
âcretés  et  ses  humeurs. 

Lorsque  Bernardin  arriva  de  l'île  de  France  àParis  en  1771, 
il  n'était  pas  encore  ainsi  ulcéré;  mais  les  mécomptes  qu'il 
eut  à  subir  dans  la  société  parisienne  achevèrent  vile  ce  qu'a- 
vaient commencé  ses  infortunes  au  dehors.  Il  fuladressé  par 
M.  de  Brcleuil  à  d'Alembert,  qui  le  recul  bien,  et  qui  l'intro- 

(  1  )  «  Une  seule  épine  me  fait  plus  de  m;d  que  l'odeur  de  cent  roses 

«   ne  me    fait    de  plaisir La    meilleure  compagnie    me  sembla 

a  mauvaise  si  j'y  rencontre  un  important,  un  envieux,  un  médisant, 
«   un  mé'^liant,  un  perlide...  «  (l'réauibule  de  l^Arcudie.) 


BERNABDIN    DE   SAINT-PIERRE.  H9 

(luisitdansla société  de  mademoiselle  de  Lespinasse:  il  ne 
pouvait  plus  mal  tomber  en  fait  de  pittoresque.  Cette  per- 
sonne, si  distinguée  par  l'esprit  et  par  l'âme,  a  laissé  deux 
volâmes  de  lettres  passionnées,  dans  lesquelles  il  y  a  chaleur 
àla  fois  et  analyse,  mais  pas  une  scène  peinte,  pas  un  tableau 
qu'on  retienne. Il visitaitdetempsentempsJean-Jacques,  rue 
Plâtrière.  Le  crédit  de  d'Alembert  lui  procura  un  libraire  pour 
la  relation  de  son  voyage  à  l'île  de  France.  Cette  relation,  sous 
forme  de  lettres,  qui  parut  en  1773,  sans  qu'il  y  mît  son  nom, 
eut  du  succès  eten  méritait.  Quoique l'auteurs'excuse  presque 
d'avoir  oublié  sa  langue  durant  dix  années  de  voyages  et 
d'absence,  le  style  est  déjà  tout  formé,  et  l'on  y  retrouve  plus 
d'une  esquisse  gracieuse  et  pure  de  ce  qui  est  devenu  plus 
lard  un  tableau.  Bernardin,  dans  ses  voyages,  avait  toujours 
beaucoup  écrit  ;  il  composait  des  mémoires  pour  les  bureaux, 
il  rédigeait  des  journaux  pour  lui;  arts,  morale,  géographie, 
affaires  du  temps,  il  tenait  compte  de  tout.  Ses  lettres  parti- 
culières étaient  fort  soignées;  il  citait  à  M.  Hennin  Euripide  ou 
Épictète  •jRulhière  lui  disaitdans  une  réponse  :  «  Votre  lettre, 
mon  cher  ami,  est  une  véritable  églogue.»  Bernardin  avait 
fait  comme  les  peintres  qui,  pendant  leurs  courses  errantes, 
amassent  une  quantité  d'esquisses  et  d'aquarelles  dans  leurs 
cartons.  Le  Voyage  à  Vile  de  France  est  donc  déjà  d'un  écri- 
vain exercé,  et  par  endroits  éloquent.  Dès  la  première  page 
je  lis  ce  mol,  qui  révèle  tout  le  caractère  du  peintre:  «Un 
paysage  est  le  fond  du  tableau  de  la  vie  humaine.  «  La  lettre 
quatrième,  écrite  au  moment  du  départ,  m'apparaît,  dans  sa 
sensibilité  discrète,  comme  toute  mouillée  depleurs:  -Adieu, 
«  amis  plus  chers  que  les  trésors  de  l'Inde!...  Adieu,  forêts 
«  du  Nord  que  je  ne  reverrai  plus!  Tendre  amitié!  sentiment 
a  plus  cher  qui  la  surpassiez!  temps  d'ivresse  et  de  bonheur 

L«  qui  s'est  écoulé  comme  un  songe!  adieu...  adieu...  On  ne 
«  vit  qu'un  jour  pour  mourir  toute  la  vie.  »  C'est,  on  le  voit, 
un  touchant  et  dernier  retour  vers  ces  mois  de  félicité  en 
Pologne,  un  dernier  soupir  vers  la  princesse  Marie.   Cetta 


120  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

passion,  doDt  on  peut  lire  le  récit  complaisamment  tracé  par 
le  biographe  de  Bernardin  deSaint-Pierre,  m'offre  bien  l'idéal 
des  amours  romanesques,  comme  je  me  les  figure  :  être 
un  grand  poëte,  et  être  aimé  avant  la  gloire  1  exhaler  les  pré- 
mices d'une  âme  de  génie,  en  croyant  n'être  qu'un  amant! 
se  révéler  pour  la  première  fois  tout  entier,  dans  le  mystère  I 

D'autres  pages  louchantes  du  Voyage,  et  qui  trahissent 
bien,  dans  sa  sincérité  première,  ce  talent  de  cœur  tout  à  fait 
propre  au  nouvel  écrivain ,  sont  celles  où  il  se  reproche, comme 
une  faute  essentielle,  de  n'avoir  pas  noté  dans  son  journal  les 
noms  des  matelots  tombés  à  la  mer.  Parmi  les  esquisses  déjà 
neuves  et  vives,  qui  plus  tard  se  développeront  en  tableau, 
je  recommande  un  coucher  de  soleil  (1),  dont  on  retrouve 
exactement  dans  les  Études,  au  chapitre  des  Coideurs,  les  effets 
et  les  intentions,  mais  plus  étendues,  plus  diversifiées;  c'est 
la  différence  d'un  léger  pastel  improvisé,  et  d'une  peinture 
fine  et  attentive.  Bien  des  pages  de  Paul  et  Virgiine  ne  sont 
que  le  composé  poétique  et  coloré  de  ce  dont  on  a  dans  le 
Voyage  le  trait  réel  et  nu.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple, 
le  pèlerinage  de  Virginie  et  de  son  frère  à  la  Rivière-Noire 
est  fait,  dans  le  Voyage,  par  Bernardin  accompagné  de  son 
nègre,  et  lorsqu'au  retour,  avant  d'arriver  au  morne  des 
Trois-Mamellcs,  il  faut  traverser  une  rivière  à  gué,  le  nègre 
passe  son  maître  sur  ses  épaules  :  dans  le  roman,  c'est  Paul 
qui  prendVirginiesursondos.  Ainsi  l'imagination,  d'un  tou- 
cher facile  et  puissant,  transfigure  et  divinise  tout  dans  le 
souvenir. 

En  maint  endroit  de  sa  relation,  le  voyageur  ne  se  montre 
que  médiocrement  enthousiaste  de  cette  nature  que  bientôt, 
l'horizon  aidant  et  la  distance,  il  nous  peindra  si  magnifique 
et  si  embaumée.  Lcmontey,  dans  son  Étude  sur  Paul  et  Vir- 
ginie, a  remarqué  que  ces  mômes  sites,  qui  deviendront  sous 
la  plume  du  romancier  les  plus  enviables  de  l'univers  et  un 

(I)  Pages  47  el  48,  tome  1'-'  de  IVrlition  de  M.  Aimé-Martin. 


BERNARDIN   DE    SAINT-PIEUllE.  lii 

Éden  ravissant,  ne  sont  représentés  ici  que  comme  une  terre 
de  Cyclopes  noircie  par  le  feu.  S'il  y  a  quelque  exagéi'ation 
à  dire  cela,  il  faut  convenir  que  Bernardin  parle  à  chaque 
instant  de  cette  icvre  raboteuse,  toute  hérissée  de  roches,  de  ces 
vallons  sauvages,  de  ces  prairies  sans  fleurs,  pierreuses  et  se- 
mées d'une  herbe  aussi  dure  que  le  chanvre;  mais  la  tristesse 
de  l'exil  rembrunissait  tout  à  ses  yeux.  Il  nous  confesse  son 
secret  en  finissant:  «  Je  préférerais,  de  toutes  les  campagnes, 
«  nous  dit-il,  celle  de  mon  pays,  non  pas  parce  qu'elle  est 
«  belle,  mais  parce  que  j'y  ai  été  élevé...  Heureux  qui  revoit 
«  les  lieux  où  tout  fut  aimé,  oii  tout  parut  aimable,  et  la 
«  prairie  où  il  courut,  et  le  verger  qu'il  ravagea  !  »  Le  voya- 
geur lassé  va  même  jusqu'à  préférer  Paris  à  toutes  les  villes, 
parce  que  le  peuple  y  est  bon  et  qu'on  y  vil  en  liberté.  Que 
de  promptes  amertumes  de  toutes  sortes  suivirent  et  corrigè- 
rent ce  vif  élan  de  retour,  cet  embrasseraeut  delà  patrie!  Re- 
foulé de  nouveau  et  centriste  dans  le  présent,  le  séjour  déjà 
lointain  de  l'île  de  France  s'embellit  pour  lui  alors,  et  sa 
pensée  y  revola,  comme  la  colombe  au  désert,  pour  y  repla- 
cer le  bonheur. 

Un  endroit  du  Voyage  touche  directement  à  l'innovation 
pittoresque  de  l'auteur  et  à  la  conquête  particulière  que  mé- 
ditait son  talent:  «  L'art  de  rendre  la  nature,  dit-il,  est  si 
«  nouveau,  que  les  termes  même  n'en  sont  pas  inventés.  Es- 
«  sayez  de  faire  la  description  d'une  montagne  de  manière 
«  à  la  faire  reconnaître  :  quand  vous  aurez  parlé  delà  base, 
<c  des  flancs  et  du  sommet,  vous  aurez  tout  dit  ;  mais  que  de 
«  variété  dans  ces  formesbombées,  arrondies,  allongées,  apla- 
«  ties,  cavées,  etc.  !  Vous  ne  trouvez  que  des  périphrases  ; 
«  c'est  la  môme  difficulté  pour  les  plaines  et  les  vallons. 
Qu'on  ait  à  décrire  un  palais,  ce  n'est  plus  le  même  em- 
barras... Il  n'y  a  plusune  moulure  qui  n'aitson  nom.»  Ber- 
'nardin  triompha  de  celte  difficulté  et  de  cette  disette  en  in- 
troduisant, en  insinuant  dans  le  vocabulaire  pittoresque  un 
grand  nombre  de  mots  empruntés  aux  sciences,  aux  arts,  à 


122  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

la  navigation,  à  la  botanique,  etc.,  etc.;  il  particularisa  beau- 
coup plus  que  Rousseau  en  fait  de  nuance.  Dans  la  descrip- 
tion du  coucher  de  soleil  citée  plus  haut,  il  est  question  des 
vents  alizés  qui  le  soir  calmissent  un  peu,  et  des  vapeurs  lé- 
gères propres  à  rcfratiger  les  rayons,  deux  mots  que  le  Diction- 
uaire  de  l'Académie  n'a  pas  adoptés  encore.  Tous  ces  tons 
d'origine  diverse  se  fondaient  sous  son  pinceau  facile  en  une 
simple  et  belle  harmonie.  Mais  s'il  savait  toujours  être  idéal 
dans  l'effet  de  l'ensemble,  il  ne  reculait  pas  sur  la  vérité, 
même  familière,  du  détail.  Les  noms  bizarres  d'oiseaux  loin- 
tains ne  l'effrayaient  pas;  les  couleurs  de  fumée  de  pipe  aux 
flancs  des  nuages  avaient  place  sur  sa  toile  à  côté  des  réseaux 
de  safran  et  d'azur.  La  lecture  du  Plutarque  d'Amyol  l'avait 
de  longue  main  apprivoisé  à  la  naïveté  franche.  La  merveille, 
c'est  que  chez  Bernardin  l'innovation  n'a  pas  le  moins  du 
monde  le  caractère  de  l'audace,  tant  elle  est  ménagée  sous 
des  jours  adoucis,  tant  elle  nous  arrive  dans  la  mélodie  flat- 
teuse. Toujours  et  partout  suavité  et  charme  ;  toujours  le 
contraire  de  la  crudité  et  de  la  discordance  (1). 

La  publication  du  Voyage  à  Vile  de  France  fut  suivie,  pour 
Bernardin,  de  longues  tracasseries  et  de  désagréments  dont  il 
s'exagéra  sans  doute  l'amertume.  Une  dispute  qu'il  eut  avec 
son  libraire  le  mit  mal,  à  ce  qu'il  crut,  dans  la  société  de  ma- 
demoiselle de  Lespinasse,  et  il  s'en  retira  malgré  une  lettre 
rassurante  de  d'Alembert.  Il  ne  se  crut  pas  en  meilleure  veine 
plus  tard  dans  la  société  de  madame  Necker,  qu'il  fréquenta 
quelque  temps;  et  le  triste  succès,  si  souvent  raconte,  de  la 
lecture  de  Paul  et  Virginie  dans  ce  cercle,  était  bien  fait  pour 
le  décourager.  Lorsqu'il  visitait,  en  1771,  Jean  Jacques  dans 
son  pauvre  ménage  de  la  rue  Plâtrière,  lorsqu'il  avait  tant  de 
peine  à  lui  faire  accepter  un  petit  présent  de  café,  et  qu'il  s'a- 

(1)  Quelqu'un  l'a  dit  d'une  manière  assez  vive  et  assez  plaisante  : 
e  (>tialeaubriand  est  le  père  du  romantisme,  Jean-Jacques  le  grand- 
piire,  Beruardin  l'oncle,  et  un  oncle  arrivé  de  l'Inde  exprès  pour 
cela,  u 


DERNARDIN   DE   SAINT-PIERRE.  123 

vançait  avec  des  alternatives  de  bon  accueil  et  de  bourrasque, 
dans  la  familiaritédu  grand  homme  méfiant  et  sauvage,  Ber- 
nardin ne  se  doutait  pas  qu'il  allait  être  pris  très -prochaine- 
ment lui-même  d'une  maladie  misanlhropique  toute  sem- 
tlable,  engendrée  par  les  mêmes  causes.  Il  nous  a  confessé  ce 
misérable  état  dans  le  préambule  de  l'Arcadie-  c'est  la  crise  de 
quarante  ans, que  bien  desorganisationssensiblessubissent: 
«  ...  Je  Tus  frappé  d'un  mal  étrange;  des  feux  semblables  à 
«  ceux  des  éclairs  sillonnaient  ma  vue  ;  tous  les  objets  se  pré- 
«  sentaient  à  moi  doubles  et  mouvants  :  comme  Œdipe,  je 
«  voyais  deux  soleils...  Dans  le  plus  beau  jour  d'été,  je  ne 
«  pouvais  traverser  la  Seine  en  bateau  sans  éprouver  des 
«  anxiétés  intolérables...  Si  je  passais  seulement  dans  un  jar- 
«  din  public,  près  d'un  bassin  plein  d'eau,  j'éprouvais  des 
«  mouvements  de  spasme  et  d'horreur...  Je  ne  pouvais  tra- 
«  verser  une  allée  de  jardin  public  où  se  trouvaient  plusieurs 
M  personnes  rassemblées.  Dès  qu'elles  jetaient  les  yeux  sur 
c<  moi,  je  les  croyais  occupées  à  en  médire...  »  II  n'y  a  ce 
comparable  à  ces  aveux  que  certains  passages  de  Jean-Jac- 
ques dans  ses  Dialogues.  On  voit  combien  Bernardin  mérite 
d'être  associé  à  ce  dernier,  à  Pascal,  au  Tasse,  à  toute  cette 
famille  d'illustres  malheureux.  C'est  pendant  celle  crise  et 
dans  son  effort  pour  en  sortir  qu'il  se  mit  à  rassembler  avec 
feu  et  à  mettre  en  œuvre  les  matériaux  de  l'ouvi-age  qui  lui 
gagnera  la  gloire.  Tout  le  temps  de  son  séjour  dans  la  rue  de 
la  Madeleine-Saint-Honoré,  à  l'hôtel  Bourbon,  et  plus  tar 
dans  la  rue  Neuve-Saint-Étienne,  maison  de  M,  Clarisi<e,  qui  ré- 
pond à  ces  années  d'hypocondrie,  de  misère,  de  solitude  et 
d'enfantement,  est  na'ivement  retracé  dans  les  lettres  à 
M.  Hennin.  On  peut  y  relever  les  traces  d'un  esprit  méfiant, 
inquiet,  d'un  homme  vieillissant,  solliciteur  avec  instance, 
ne  sachant  pas  assez  contenir  la  plainte  ni  ensevelir  les  petites 
misères,  parlant  trop  des  ports  de  littres,  comme  bientôt  dans 
ses  préfaces  il  parlera  des  contrefaçons.  J'aime  mieux  y  voir 
ce  qui  est  fait  pour  attendrir,  la  pauvreté  et  la  détresse  ôtant 


124  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

à  la  dignité  du  génie,  ce  génie  ne  craignant  pas  de  mendie 
comme  une  mère  pour  l'enfant  qu'elle  sent  près  de  naître, 
le  peintre  ne  demandant  qu'un  gîte,  le  vivre  et  une  toile  pour 
déployer  à  l'aise  ses  couleurs  et  ses  pinceaux:  «J'ai  à  mettre 
«  en  ordre  des  matériaux  fort  intéressants,  et  ce  n'est  qu'à 
«  la  vue  du  ciel  que  je  peux  recouvrer  mes  forces.  Obtenez- 
«  moi  un  trou  de  lapin  pour  passer  l'été  à  la  campagne;  «les 
anciens  disaient  un  trou  de  lézard.  Combien  il  est  touchant 
d'entendre  ce  voyageur  aventureux,  qui  a  tant  couru  le 
monde,  prier  M.  Hennin  de  lui  épargner  les  voyages  inutiles 
à  Versailles;  car  il  les  fait  à  pied,  il  s'en  revient  de  nuit,  et 
quand  la  lune  lui  manque  et  que  la  pluie  le  prend,  il  s'em- 
bourbe dans  les  chemins,  il  tombe  et  n'arrive  que  trempé  et 
brisé  !  Puis  un  peu  après,  quand  il  s'est  mis  dans  ses  meubles 
rue  Neuve-Saint-Étien  ne;  quand,  jouissant  dequelques  rayons 
de  février  et  de  la  première  satisfaction  du  chez  soi,  il  écrit 
gaiement  à  M.  Hennin  :  «  J'irai  vous  voir  à  la  première  vio- 
<■<■  lette,  »  on  rajeunit  avec  lui  etl'on  espère. — «  Enfin  j'ai  cher- 
«  ché  de  l'eau  dans  mon  puits,  »  disait-il  en  1778,  sous  cette 
forme  d'image  orientale  qui  lui  est  si  familière;  cela  signifiait 
qu'il  travaillait  sérieusement  à  tirer  de  lui-même  sa  principale 
ressource  et  à  se  l'aire  jour  par  ses  écrits.  Les  Études  de  la 
Nature,  fruit  mûr  de  cette  longue  retraite  et  de  celte  élabo- 
ration solitaire,  parurent  en  178i. 

Le  succès  en  fut  prompt  et  immense;  l'influence  crois- 
sante de  Rousseau  et  des  idées  de  sensibilité  et  de  religion 
n  aturclle  avait  préparé  les  esprits  à  saisir  avidement  de  telles 
p  erspectives.  Les  femmes,  les  jeunes  gens,  tout  ce  public 
grossissant  d'Emile  et  de  Saint-Preux,  saluèrent  d'un  cri  de 
joie  ce  nouvel  apôtre  au  parler  enchanteur.  On  se  faisait  in- 
nocent à  la  lecture  des  Études,  le  lendemain  du  Mariage  de 
Figaro.  Grimm,  le  spirituel  chargé  d'allaircslitléraires  de  huit 
souverains  du  Nord,  avait  beau  écrire  à  ses  patrons  que  l'ou- 
vrage n'élail  qu'un  long  recueil  d'églogues,  d'hymnes  et  de  ma- 
drigaux en  l'honneur  de  la  Providence,  la  vogue  en  cela  se 


BERNACDIN    DE    SAINT-PIERRE.  4Î25 

retrouvait  d'accord  avec  la  morale  éternelle.  Le  clergé  lui- 
même  qui  avait  fait  du  chemin  depuis  les  dernières  années,  cl 
qui,  en  devenant  moins  difficile  en  tait  d'auxiliaires,  ne  trou- 
vait pas  dans  l'ouvrage  nouveau  les  agressions  directes  do  ni 
Jean-Jacqiies  avait  embarrassé  son  spiritualisme,  accueillit 
avec  faveur  ces  hommages  éloquents  rendus  à  la  Providence 
on  opposait,  dans  des  thèses  en  Sorbonne,  Saint-Pierre  à  Buf- 
fon,  l'auteur  de?,  Études  à  l'auteur  des  Époqnes.  L'esprit  était 
très-éveilléaux  idées  nouvelles  de  science  en  t784;  la  chimie, 
la  physique,  allaient  changer  de  face  par  les  travaux  des  La- 
place  et  di'S  Lavoisier.  Si  elles  avaient  paru  dix  ans  plus  tard, 
en  9o  ou  Ofi,  les  Études  eussent  trouvé  la  nouvelle  science 
déjà  constatée  et  régnante,  l'analyse  victorieuse  de  l'hypo- 
thèse; en  84  elles  purent  obtenir,  même  par  leur  côté  le  plus 
faux,  un  succès  de  surprise  et  les  honneurs  d'une  vive  con- 
troverse. Sans  parler  du  poète  Rohbé  qui  se  mêlait  d'avoir  des 
idées  là-dessus,  plus  d'un  chaud  partisan  se  déclara  pour  le 
système  des  marées,  la  fonte  des  glaces,  l'allongement  du 
pôle.  Et  ce  genre  de  succès  fut  peut-être  le  plus  cher  à  l'au- 
teur, dont  il  caressait  la  chimère:  Jean-Jacques  se  glorifiait 
avant  tout  d'avoir  fait  le  Devin  du  Village;  Girodet  consumait 
ses  veilles  à  devenir  poète  ;  Alfieri  se  piquait  d'être  fort  en 
grec,  et  Byron  d'être  le  premier  à  la  nage  dans  le  Bosphore. 
Cheruhini,  dit-on,  se  pique  de  peindre. 

Comme  science,  il  ne  nous  appartient  pas  de  juger  les 
Études,  et  nous  ne  hasarderons  qu'un  mot.  C'était  certes  une 
position  à  prendre,  un  point  de  vue  heureux  à  relever  vers 
cette  fin  du  xvm*  siècle,  que  d'assembler  et  de  déduire  les 
accords,  les  harmonies  animées  du  tableau  de  la  nature,  et 
de  faire  sentir  la  chaîne,  et,  s'il  se  pouvait,  l'intention  de  ces 
douces  lois.  Charles  Bonnet  le  tenta  à  Genève,  et  Bernardin 
de  Saint-Pierre  en  France.  On  avait  tant  insisté  sur  les  dé- 
saccords, les  bouleversements,  les  hasards,  qu'il  y  avait  nou- 
veauté à  la  fois  et  vérité  dans  ce  parti.  Bernardin  refit  eu 
^quelque  sorte  le  livre  de  Fénelon,  en  profitant  des  observa- 


J26  PORTRAITS  LITTÉRATRES. 

lions  amassées  dans  l'intervalle,  et  en  s'arrêtant  avec  plus  de 
complaisance  sur  la  nature,  cette  œuvre  vivante  et  cette  ou- 
vrière de  Dieu(l).  Son  livre,  et  en  général  tous  ses  ouvrages 
depuis  les  E^«c?es  jusqu'aux  Harmonies,  sont  en  ce  sens  une 
ospèce  de  compromis  entre  l'ancien  spiritualisme  chrétien  et 
l'observation  irrécusable,  je  dirai  aussi,  le  culte  croissant  de 
la  nature  :  dans  ses  croyances  à  Timmortalité,  il  essnye,  par 
exemple,  de  donner  au  ciel  chrétien  une  réalité  naturelle  en 
faisant  aller  les  âmes  dans  les  planètes  ou  dans  le  soleil.  Mais, 
scientifiquement  parlant,  son  point  de  vue  n'était  qu'un 
aperçu  heureux,  instantané,  un  ensemble  mêlé  de  lueurs 
vraies  et  de  jours  faux,  et  d'où  il  ne  pouvait  soriir  autre 
chose  que  la  peinture  même  qu'il  en  offrait,  et  l'impression 
enthousiaste,  affectueuse,  qu'elle  ferait  naître.  Le  point  de 
vue  des  causes  finales  n'est  jamais  fécond  pour  la  scierjce,  et 
rentre  tout  entier  dans  la  poésie,  dans  la  morale,  dans  la  re- 
ligion ;  ce  ne  peut  être  au  plus  que  le  moment  de  prière  du 
savant,  après  quoi  il  faut  qu'il  se  remette  à  l'examen,  à  l'ana- 
lyse. Son  premier  mot  une  fois  articulé,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  ne  fit  plus  que  se  répéter  en  variant  plus  ou  moins 
ses  adorations  et  ses  nuances.  Les  Jussieu  cependant  pour  la 
botanique,  Haller,  Vicq-d'Azyr,  Cabanis  pour  la  physiologie 
animale,  Lavoisier,  Laplace,  Berthollet,  pour  la  physique  et 
la  chimie,  poussaient  dans  des  voies  diverses,  en  savants,  ce 

(l)  l^a  Prière  à  Dieu  qui  termine  la  première  Étwie  de  la  nature  : 
n  Les  riclies  et  les  puissants  croient  qu'on  est  misérat)le...  »  n'est 
autre  chose  qu'une  copie  abrégée,  inlelliiienle  et  pleine  de  goût, 
une  copie,  acconnnodée  au  wiii"^  siècle,  de  la  Prihe  a  Dieu,  plus 
inysti(iue,  qui  termine  la  premit'-rc  partie  du  traité  de  l'E.nsience  de 
Dieu  par  Féiielon.  Uien  de  plus  pifjuant  (pie  les  deux  morceaux  mjg 
en  regard  avec  les  suiipressums  et  les  arrangements  de  Uernardin  ; 
mais  le  fond  est  textuellement  le  même.  L'honneur  de  cette  remarque, 
qui  avait  échappé  à  nos  meilleurs  cnliipies,  revient  a  M.  Piccolos, 
Grec  érudit  (vuir  page  3(i'«  de  la  seconde  édition  de  sa  traduction  de 
Paul  II  Viiriiiiir  en  ^rec  moderne,  18  i  i).  Les  notes  de  cette  traduc- 
tion seraient  bonnes  à  consulter  pour  les  éditeurs  de  lieriiardin  do 
Suict-Picrre. 


BERNARDIN    DE   SAINT-PIERRE.  127 

qu'il  essayait  d'embrasser  et  de  deviner  par  un  composé  d'é- 
tude ingénieuse,  mais  partielle,  et  d'inductions  illusoires. 
M.  de  Humboldt,  de  nos  jours,  pour  les  grandes  observations 
végétales  en  divers  climats,  a  donné  sur  plus  d'un  point  con- 
sistance et  réalité  scientifique  à  ce  qui  n'existait  chez  Ber- 
nardin qu'à  l'état  de  vue  attrayante  et  passagère;  Lamartine, 
de  son  côté,  a  repris  en  pur  poëte  bien  des  inspirations  de 
Bernardin,  et  les  a  rajeunies,  fécondées.  Mais  cette  union, 
chez  Bernardin,  du  demi-savant,  du  poëte  et  du  peintre,  cette 
combinaison  mixte  qui  ne  pouvait  se  transmettre  ni  taire 
école  utilement,  soit  pour  les  savants,  soit  pour  les  poètes, 
fut  du  moins  belle  et  séduisante  en  lui.  Tant  de  notions 
amassées  de  partout  sur  les  plantes,  sur  les  climats,  tant  de 
maximes  morales  sur  la  société  et  sur  l'homme,  ce  mélange 
de  vérités,  d'hypothèses  et  de  chimères  venant  à  se  rencontrer 
sous  des  inclinaisons  favorablesvers  l'horizon  attiédi,  peigni- 
rent divinement  le  nuage  et  firent  tout  d'abord  arc-en-ciel. 
L'arc-en-ciel  est  resté  et  se  voit  encore.  Les  Éluder,  si  in- 
complètes qu'elles  paraissent  à  trop  d'égards,  demeurent 
comme  une  révélation  de  la  nature,  qui  ne  se  trouve  que  là. 
Quiconque  est  sensible  de  cœur,  quiconque  est  né  vojageur 
par  instinct  ou  poëte,  lit  un  jour  Bernardin  et  est  inifé  par 
lui.  Si  ce  peintre  harmonieux  manquait,  on  chercherai*,  vai- 
nement ailleurs  une  impression  pareille,  soit  dans  Jean- 
Jacques,  soit  dans  Chateaubriand.  Nul  autre  que  lui  n'a  éga- 
lement chasteté  et  mollesse.  Lamartine,  qui  nous  offre  tant 
de  parenté  de  génie  avec  l'auteur  des  Études,  est  moins 
exclusivement  un  peintre,  et  sa  poésie  suscite  des  émotions 
élégiaques  plus  compliquées.  Quelle  est  donc  l'innocente  et 
poétique  enfance  dans  laquelle  Bernardin  de  Saint-Pierre  et 
ses  Études  n'aient  pas  été  une  heure  mémorable  et  char- 
mante, comme  le  premier  rayon  de  lune  amoureuse,  comme 
une  aube  idéale  à  jamais  regrettée  ?  (1) 

(1)  Girodet  dans  Endymion,  Prudlion  surtout  en  quelques-unes  de 


128  PORTRAITS   LITTÉRAIBES. 

On  pourrait  dire  de  Bernardin  quMl  entend  la  nature  de 
la  même  manière  qu'il  entend  Virgile,  son  poëte  favori,  ad- 
miraltlemenl  tant  qu'il  se  lient  aux  couleurs,  aux  demi- 
teintes,  à  la  mélodie  et  au  sens  moral;  le  lacrymœ  rcmm  est 
son  triomphe;  mais  il  devient  subtil,  superstitieux  et  systé- 
matique quand  il  descend  au  menu  détail  et  qu'il  cherche, 
par  exemple,  dans  le  conjugù  infusus  gremfo  une  convenance 
entre  cette  fu^inn  titi^ums)  et  le  dieu  des  forges  de  Lemnos. 
Lebàlon  d'olivier,  et  non  de  houx  ou  de  tout  autre  a''brisseau, 
que  porte  Danioti  dans  la  huitième  églogne,  lui  paraît  un 
symbole  bien  choisi  de  ses  espérances.  De  même,  en  exagérant 
et  sublilisant  en  mainte  occasion  au  sujet  des  bienlaits  et  des 
prévenances  de  la  nature,  il  lui  arrive  d'impatienter  à  bon 
droit  celui  qu'il  vient  de  charmer;  à  force  d'apologie,  il  rap- 
pelle et  provoque  les  objections.  Quand  on  n'est  plus  dans  la 
première  innocence  pastorale  de  l'enfance,  il  veut  trop  vous 
y  ramener.  Candide,  si  on  a  le  malheur  de  l'avoir  lu,  ou  le 
poëme  sur  le  Désastre  de  Lisbonne,  vous  apparaît  au  revers  du 
feuillet  en  plus  d'une  page.  Bernardin,  si  intime  dans  quel- 
ques parties  du  sentiment  de  la  nature,  est  superficiel  à  l'ar- 
ticle du  mal.  Il  n'en  tient  pas  compte,  il  ne  rex|)lique  en 
rien.  Dans  son  vague  déisme  évangélique,  il  n'est  pas  plus 
chrétien  que  panthéiste  en  cela.  Un  contemporain  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  spiritualisle  comme  lui,  et  protestant 
égalcmentcontre  les  fausses  sciences  et  leurs  conclusions  né- 
gatives, Saint-Martin,  a  bien  autrement  de  profondeur.  S'il 
est  insuffisant  à  remuer,  et,  pour  ainsi  dire,  à  faire  frémir 
avec  grâce  le  voile  de  la  nature,  s'il  lui  est  refusé  de  revêtir 
d'images  transparentes,  et  accessibles  à  tous,  les  vérités  qu'il 
médite,  et  s'il  les  ensevelit  plutôt  sous  des  clauses  occultes, 
il  contredit,  sinon  avec  raison  en  principe  (ce  que  je  ne  me 
permets  pas  de  juger),  du  moins  avec  une  portée  bien  supé- 


869  productions  trop   rarns,  ont  conçu  et  disposé  la  scène  naturelle 
BOUS  un  jour  assez  semblable. 


BERNARDIN   DE   SAINT-PIERRE.  429 

rieure,  quelques-unes  des  douces  persuasions  propagées  par 
Bernardin  ;  par  exemple,  que  la  nature^  qui  varie  à  chaque  in- 
stant les  formes  des  êtres,  n'a  de  lois  constantes  que  celles  de  leur 
bonheur.  «  La  nature,  dit  Saint-Martin,  est  faite  à  regret. 
«  Elle  semble  occupée  sans  cesse  à  retirer  à  elle  les  êtres 
«  qu'elle  a  produits.  Elle  les  retire  même  avec  violence,  pour 
«  nous  apprendre  que  c'est  la  violence  qui  l'a  fait  naître.  » 
Et  ailleurs  :  «  L'univers  est  sur  son  lit  de  douleurs,  et  c'est  à 
«  nous,  hommes,  à  le  consoler.  »  Saint-Martin  croyait  que 
l'homme,  s'il  pou  vaitcoîiso/ecl'univers,  pouvait  aussi  l'aflliger, 
l'aigrir,  et,  pour  nous  servir  de  sa  belle  locution,  que  la  main 
de  l'homme,  s'il  n'est  pas  infiniment  prudent,  (jâfe  tout  ce  qu'il 
touche.  Il  avait  quelquefois  de  ces  manières  de  dire  orientales 
comme  Bernardin  en  a  de  si  heureuses  ;  mais  il  les  avait  plus 
profondes,  tenant  plus  à  la  pensée  :  «  L'intelligence  de 
«  l'homme,  dit  Saint-Martin,  doit  être  trailée  comme  les 
«  grands  personnages  de  l'Orient  qu'on  n'aborde  jamais  sans 
«  avoir  des  présents  à  leur  offrir.  «  Us  furent  tous  les  deux, 
Bernardin  et  Saint-Martin,  un  moment  associés  sur  une  liste 
(avec  Berquin  d'ailleurs,  Sieyès  et  Condorcet),  comme  pou- 
vant devenir  précepteurs  du  fils  de  Louis  XVI.  A  l'École  nor- 
male, fondée  en  9o,  Bernardin  et  Saint-Martin  se  retrou- 
vèrent, l'un  comme  professeur  de  morale,  l'autre  comme 
élève-auditeur.  Bernardin  ne  fit  qu'une  séance  d'ouverture, 
et  ajourna  ses  leçons  pour  avoir  le  temps  de  les  écrire  (1). 
Saint-Martin,  dans  sa  discussion  publique  avec  Garât,  se  mon 
tra  bien  supérieur  en  modération  et  en  arguments  à  Bernar- 
din dans  les  aigres  disputes  que  celui-ci  soutint  ou  engagea 
contre  Volney,  Cabanis,  Morellet,  Suard  et  Parny,  à  l'Insti- 
tut. Enfin,  pour  achever  ce  petit  parallèle,  indiquons  d'ad- 
mirables pages  qui  terminent  le  Ministère  de  V IIomme-Esprit 

(1)  Les  paroles  de  dëbui,  à  cette  séance  d'ouverture  :  a  Je  suis 
père  de  famile  et  j'habite  à  la  campagne,  »  furent  couvertes  d'ap- 
plaudissements subits  et  provoquèrent  un  enthousiasme  sentimental 
qoe  le  reste  de  la  leçon  justifia  médiocrement. 


130  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

(1803),  et  dans  lesquelles  le  profond  spiritualiste  et  théosophe 
développe  ses  propres  jugements  critiques  sur  les  illustres 
littérateurs  de  son  temps;  Bernardin  de  Saint-Pierre  doit  en 
emporter  sa  part  avec  La  Harpe  et  l'auteur  du  Génie  du  Chris- 
tianisme. Il  y  est  montré  dans  une  essentielle  discussion  que 
«  Millon  a  copié  les  amours  d'Adam  et  d'Eve  sur  les  amours 
«de  la  Terre,  quoiqu'il  en  ait  magnifiquement  embelli  les 
«  couleurs;  mais  il  n'avait  trempé  tout  au  plus  qu'à  moitié 
«  son  pinceau  dans  la  vérité.  » 

Le  grand  succès  de  venté  des  Études  mit  l'auteur  à  même 
d'acheter  une  petite  maison  rue  de  la  Reine-Blanche,  à  Tex- 
trémilé  de  son  faubourg.  C'est  dans  ce  séjour  qu'il  travailla 
à  perfectionner  et  à  enrichir  les  éditions  successives  des  Étu- 
des. Le  roman  de  Paul  et  Virginie  parut  pour  la  première  fois 
en  178S  comme  un  simple  volume  de  plus  à  la  suite;  mais 
on  en  fit,  aussi  lot  après,  des  éditions  à  part,  sans  nombre. 
Tous  les  enfants  qui  naissaient  en  ces  années  se  baptisaieni 
Paul  et  Virginie,  comme  précédemment  on  avait  fait  à  l'envi 
pour  les  noms  de  Sophie  et  d'Emile.  Bernardin,  du  fond  de 
son  faubourg  Saint-Marceau,  devenait  le  parrain  souiiantde 
toute  une  génération  nouvelle.  Sa  Chaumière  indienne,  pu- 
bliée en  1791,  fut  introduite  également  dans  les  Étiales,  et, 
à  partir  de  ce  moment,  son  œuvre  générale  peut  être  consi- 
dérée comme  achevée  ;  car  les  Harmonies,  qui  ont  de  si  belles 
pages,  ne  sont  que  les  Études  encore  et  toujours.  Bernardin 
de  Saint-Pierre  n'est  pas  un  de  ces  génies  multiples  et  vigou- 
reux qui  se  donnent  plusieurs  jeunesses  et  se  renouvellent; 
il  y  gagne  en  calme;  il  ne  nous  paraît  ni  moins  doux  ni  moins 
beau  pour  cela.  Les  Études  donc,  en  y  comprenant  Paul  et 
Virginie  et  la  Chnumiére,  nous  le  présentent  tout  entier. 

Un  ouvrage  conmie  Paul  et  Virginie  est  un  tel  bonheur 
dans  la  vie  d'un  écrivain,  que  tous,  si  grands  qu'ils  soient, 
doivent  le  lui  envier,  et  que,  lui,  peut  se  dispenser  de  rien 
enviera  personne.  Jean-Jacques,  le  maître  de  Bernardin,  et 
supérieur  àson  disciple  partant  de  qualités  fécondes  et  fortes. 


BERNARDIN    DE    SAINT-PIERRE.  131 

n'a  jamais  eu  cette  rencontre  d'une  œuvre  si  d'accord  avec 
le  taleut  de  l'auteur  que  la  volonté  de  celui-ci  y  disparaît,  et 
que  le  génie  facile  et  partout  présent  s'y  fait  seulement  sen 
tir,  comme  Dieu  dans  la  nature,  par  de  continuelles  et  atla- 
chanles  images.  Lemontey,  en  sa  dissertation  sur  le  naufrage 
du  Siiint'Géran,  excellent  littérateur,  à  l'affectation  près,  a 
fort  bien  jugé  au  fond,  bien  que  d'un  ton  de  sécheresse  in- 
génieuse, ce  chef-d'œuvre  tout  savoureux  :  «  M.  de  Saint- 
«  Pierre,  dit-il,  eut  la  bonne  fortune  qu'un  auteur  doit  le 
«  plus  envier  ;  il  rencontra  un  sujet  constitué  de  telle  sorte 
«  qu'il  n'y  pouvait  ni  porter  ses  défauts,  ni  abuser  de  ses  la- 
«  lents.  Les  parties  faibles  de  cet  écrivain,  comme  la  politi- 
«  que,  les  sciences  exactes  et  la  dialectique,  en  sont  naturel- 
«  lement  exclues,  tandis  que  la  morale,  la  sensibilité  et  la 
'.<  magnificence  des  descriptions  s'y  continuent  et  s'y  fortifient 
u  l'une  par  l'autre  dans  les  dimensions  d'un  cadre  étroit  d'où 
«  l'instruction  sort  sans  rêveries,  le  pathétique  sans  puérilité 
«  et  le  coloris  sans  confusion.  Le  succès  devait  couronner  un 
«  livre  qui  est  le  résultat  d'une  harmonie  si  parfaite  entre 
«  l'auteur  et  l'ouvrage...  »  M,  Villemain,  en  rapprochant 
Paul  et  Virginie  de  Daphnis  et  ChJoé  (préface  des  romans 
grecs),  M.  de  Chateaubriand  {Génie  du  Christianisme),  en 
comparant  la  pastorale  moderne  avec  la  G((?a</tee  deThéocrite, 
ont  insisté  sur  la  supériorité  due  aux  sentiments  de  pudeur 
et  de  morale  chrétienne.  Ce  qui  me  frappe  et  me  confond  au 
point  de  vnie  de  l'art  dans  P«u?  et  Virginie,  c'est  comme  tout 
est  court,  simple,  sans  un  mot  de  trop,  tournant  vite  au  ta- 
bleau enchanteur;  c'est  cette  succession  d'aimables  et  douces 
pensées,  vêtues  chacune  d'une  seule  image  comme  d'un  mor- 
ceau de  lin  sans  suture,  hasard  heureux  qui  sied  à  la  beauté. 
Chaque  alinéa  est  bien  coupé,  en  de  justes  moments,  comme 
une  respiration  légèrement  inégale  qui  finit  par  un  son  tou- 
chant ou  dans  une  tiède  haleine.  Chaque  petit  ensemble  abou- 
tit, non  pas  à  un  trait  aiguisé,  mais  à  quelque  image,  soi 
naturelle  et  végétale,  soit  prise  aux  souvenirs  grecs  (la  co- 


132  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

quille  des  fils  de  Lédaou  une  exhalaison  de  violettos);  on  se 
figure  une  suite  de  jolies  collines  dont  chacune  «\«t  terminée 
au  rtîgard  par  un  arbre  gracieux  ou  par  uu  tombeau.  Celle 
nature  du  bananiers,  d'orangers  el  de  jam-roses,  est  décrite 
dans  son  détail  el  sa  splendeur,  mais  avec  sobriété  encore, 
avec  nuances  distinctes, avec  composition  toujours:  qu'on  se 
ra^ipclle  ce  soleil  couchant  qui,  en  pénétrant  sous  le  percé 
de  la  forêt,  va  éveiller  les  oiseaux  déjà  silencieux  et  leur  fait 
croire  à  une  nouvelle  aurore.  Dans  les  descriptions,  les  odeurs 
se  mêlent  à  propos  aux  couleurs,  signe  de  délicolesse  et  de 
sensibilité  <|u"on  ne  trouve  guère,  ce  me  semble,  chez  un 
poëte  moderne  le  plus  prodigue  d'éclat  (1).  —  l>es  groupes 
dignes  de  Virgile  peignant  son  Andromaque  dans  l'exil  d'É- 
pire;  des  fonds  clairs  comme  ceux  de  Raphaël  dms  ses  ho- 
rizons d'Idumée;  la  réminiscence  classique,  en  ce  qu'elle  a 
d'immortel,  mariée  adorablemeot  à  la  plus  vierge  nature;" 
dès  le  début  un  entrelacement  de  conditions  nobles  et  rotu- 
rières, sans  affectation  aucune,  et  faisant  berceau  au  seuil  du 
tableau;  dans  le  style,  bien  des  noms  nouveaux,  étranges î 
même,  devenus  jumeaux  des  anciens,  et,  comme  il  est  dit, 
mille  iiptielliitions  charmantes;  sur  chaque  point  une  mesure, 
une  discrétion,  une  distribution  accomplie,  conciliant  toutes 
les  touches  convenantes  et  tous  les  accords!  lin  accords,  en 
harmonies  lointaines  qui  se  répondent,  Paul  tt  Vinjinie  est 
comme  la  nature.  Qu'il  est  bien,  par  exemple,  de  nous  mon- 
trer, à  la  fin  d'une  scène  joyeuse,  Virginie  à  qui  ces  jeux  de 
Paul  (d'aller  au-devant  des  lames  sur  les  récifs  et  de  se  sau- 
ver devant  leurs  grandes  volutes  écumeuses  el  mugissantes 
iusque  sur  la  grève}  font  pousser  des  cris  de  peur!  Présagea 
peine  touché, déjà  pressenti!  A  partir  de  ce  moment, depuis 
ce  cri  perçant  de  Virginie  pour  un  simple  jeu,  le  calme  est 
troublé;  la  langueur  amoureuse  dont  elle  est  alleinle  la  pre- 
mière, et  à  laquelle  Paul  d'abord  ne  comprend  rien  (autre 

(t)  Victor  Hugo.  Le  sens  vimvÀ  troii  dominant  éteint  les  autres. 


I 


BERNARDIN    DE    SAINT-PIERRE.  I33 

délicatesse  pudique),  va  s'augmenter  de  jour  en  jour  et  nous 
incliner  au  deuil  ;  on  entre,  pour  n'eu  plus  sortir,  dans  le 
pathétique  et  dans  les  larmes.  ! 

La  mauière  dont  Bernardin  de  Saint-Pierre  envisageait  la 
femme  s'accorde  à  merveille  avec  sa  façon  de  sentir  la  nature;  i 
et  c'est  presque  en  effet  (pour  oser  parler  didacliquement)  la 
même  question.  Chez  lui  rien  d'ascétique  à  ce  sujet,  rien  de 
craintif;  aucun  ressentiment  d'une  antique  chute.  Saint- 
Martin,  tout  en  faisant  grand  cas  de  la  femme,  disait  que  la 
matière  en  est  plus  dégénérée  et  plus  redoutable  encore  que  celle 
de  l'homme.  Bernardin  se  contente  de  dire  délicieusement  : 
«  Il  y  a  dans  la  femme  une  gaieté  légère  qui  dissipe  la  tris- 
«  tesse  de  l'homme.  » 

Quand  Bernardin  de  Saint-Pierre  se  promenait  avec  Rous- 
seau, comme  il  lui  demandait  un  jour  si  Saint-Preux  n'était 
pas  lui-même  :  «  Non,  répondit  Jean-Jacques,  Saint-I*reux 
«  n'est  pas  tout  à  fait  ce  que  j'ai  été,  mais  ce  que  j'aurais 
«  voulu  être.  »  Bernardin  aurait  pu  faire  la  même  réponse 
à  qui  lui  aurait  demandé  s'il  n'était  pas  le  vieux  colon  de 
Paul  et  Virginie.  Dans  tout  le  discours  du  colon  :  «  Je  passe 
"  donc  mes  jours  loin  des  hommes,  etc.,  »  il  a  tracé  son  por- 
trait idéal  et  son  rêve  de  fin  de  vie  heureuse. 

Mais,  à  part  ce  portrait  un  peu  complaisant  de  lui-même, 
je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  ait  d'autre  dans  Paul  et  Virijùvie  ; 
ces  êtres  si  vivants  sont  sortis  tout  entiers  de  la  création  du 
peintre  On  y  remarque  quelques  rapports  lointains  avec  des 
personnages  qu'il  avait  rencontrés  durant  sa  vie  antérieure, 
mais  c'est  seulement  dans  les  noms  que  la  réminiscence,  et 
pour  ainsi  dire  l'écho,  se  fait  sentir.  Bernardin  avait  pu  épou' 
ser  en  Russie  mademoiselle  de  la  Tour,  nièce  du  général  du 
Bosquet;  il  avait  pu,  à  Berhu,  épouser  mademoiselle  Virginie 
Taubenheim  :  un  ressouvenir  aimable  lui  a  lait  confondre  et 
entrelacer  ces  deux  noms  sur  la  tète  de  sa  plus  chère  créature. 
Trop  pauvre,  il  avait  cru  ne  pas  devoir  accepter  leur  main. 
Munificence  aimable!  voilà  qu'il  leur  a  payé  à  elles  deux, 
.1.  8 


134  PORTRAITS    LITTERAIRES. 

dans  celte  seule  oITrande,  la  dot  du  génie.  Le  nom  de  Paul  se 
trouve  être  aussi,  non  sans  dessein,  celui  d'un  bon  religieux 
dont  il  avait  voulu,  enfant,  imiter  la  vie,  et  qu'il  avait  accom- 
pagné dans  ses  quêtes.  Le  bon  vieux  frère  capucin  est  devenu 
l'adolescent  accompli,  ayant  taille  d'homme  et  simplicité 
d'enfant  :  ainsi  va  celte  fée  intérieure  en  ses  métamorphoses. 
On  ne  saurait  croire  combien  il  sert,  jusque  dans  les  créa- 
tions les  plus  idéales,  de  se  donner  ainsi  quelques  instants 
d'appui  sur  des  souvenirs  aimés,  sur  des  branches  légères. 
La  colombe,  touchant  çà  et  là,  y  gagne  en  essor,  et  son  vol 
en  prend  plus  d'aisance  et  de  mesure.  C'est  comme  d'avoir 
devant  soi ,  dans  son  travail, quelque  image  souriante,  quelque 
belle  page  entrouverte,  qu'on  regarde  de  temps  en  temps,  et 
sur  laquelle  on  se  repose  sans  la  copier. 

S'il  n'a  plus  rencontré  de  sujet  aussi  admirablement  venu 
que  Paul  et  Virginie,  Bernardin  de  Saint-Pierre  a  trouvé 
moyen  encore,  dans  le  Café  de  Surate,  dans  la  Chaumière  in- 
dienne, de  déployer  avec  bonheur  quelques-unes  des  qualités 
distinctives  de  son  talent.  Ce  sont  deux  vrais  modèles  d'une 
causticité  fine  et  décente,  compatible  avec  l'imagination  et 
avec  ridéal.  Voltaire,  dans  ses  petits  contes  à  l'orientale,  dans 
le  B"n  Bramin,  dans  Zadig,  a  prodigieusement  d'espi'it,  mais 
rien  que  de  l'esprit,  et  à  tout  prix  encore.  Bernardin,  le 
peinlre  du  coloris  fondant  et  des  nuances  moelleuses,  a  su, 
en  ses  deux  contes  indiens,  adoucir  la  raillerie  sans  l'élein- 
dre,  la  revêtir  d'une  magnificence  charmanle  et  faii-e  sentir 
le  piquant  dans  l'onction.  iNullc  part  il  n'a  montré  aussi  vi- 
vement que  dans  ces  deux  ouvrages,  et  dans  la  Chaumiire 
surtout,  qui,  aprèsPawi  et  Virginie,  approche  le  plus,  comme 
a  dit  Chéiiier,  de  la  perfection  continue,  ce  tour  de  pensée 
et  d'imagination  antique,  oriental, allant  naturellement  à  l'a- 
pologue, à  la  similitude,  qui  enferme  volontiers  un  sens  dÉ- 
sope  sous  une  expression  de  Platon,  dans  un  parfum  de  Sadi. 
Je  ne  fais  que  rappeler  tant  de  comparaisons,  familières  à 
l'auteur  et  éparses  en  toutes  ses  pages,  de  la  solitude  avec  u  ne 


1 


BERNARDIN    DE    SAINT-PIEUUE,  Î35 

montagne  élevée,  de  la  vie  avec  une  petite  tour,  de  la  bien- 
veillance avec  une  fleur,  etc.,  etc.;  mais  la  plus  illustre  de 
ces  images,  et  qui  qualifie  le  plus  magnifiquement  cette  par 
tie  du  talent  de  Bernardin,  est,  dans  la  Chaumière,  la  belle 
réponse  du  paria  :  «  Le  malheur  ressemble  à  la  Montagne- 
«  Noire  de  Bember,  aux  extrémités  du  royaume  brûlant  de 
«  Lahore  :  tant  que  vous  la  montez,  vous  ne  voyez  devant 
«  vous  que  de  stériles  rochers  ;  mais  quand  vous  êtes  au  som- 
«  met,  vous  apercevez  le  ciel  sur  votre  tète,  et  à  vos  pieds  le 
«  royaume  de  Cachemire.  »  Gela  est  aussi  merveilleusement 
trouvé  dans  l'ordre  des  sentences  morales,  que  Paul  et  Vir- 
ginie  dans  l'ordre  des  compositions  pastorales  et  touchantes. 

Quand  Bernardin  de  Saint-Pierre  publiait  la  Chaumière  in- 
dienne, en  91,  il  était  au  haut  de  la  montagne  de  la  vie  et 
de  la  gloire;  il  avait  aussi,  en  quelque  sorte,  son  royaume 
de  Cachemire  à  ses  pieds.  Sa  réputation  étant  au  comble,  sa 
vie  domestique  semblait  d'ailleurs  s'asseoir  et  s'embellir  pai 
un  mariage  plein  de  promesses.  Louis  XVLqui  était  bien  le 
roi  d'un  écrivain  comme  Bernardin,  le  nommait  intendant  du 
Jardin  des  Plantes.  L'auteur  à.' Anar.harsis  et  Bernardin  eus- 
sent tout  à  fait  convenu,  ce  semble,  à  orner  ce  qu'on  appela 
un  moment  le  trône  restauré  et  paterneL  Ce  moment,  s'il 
avait  pu  se  prolonger,  était  particulièrement  propice  au 
déisme  philosophique,  aux  vues  et  aux  vœux  politiques  du 
solitaire  :  Louis  XVI  pour  roi,  Bailly  pour  maire.  Bernardin 
lie  Saint-Pierre  pour  moraliste  du  fond  de  son  Jardin  des 
Plantes,  et  Rabaut-Saint-Étienne  pour  historien,  qui  procla- 
mait, comme  on  sait,  la  Révolution  close  et  cette  constitution 
lie  91  éternelle. 

Mais  lô  10  août  renversait  d'un  coup  l'édifice  illusoire,  et, 
même  avant  la  Terreur,  l'intendance  du  Jardin  des  Plantes 
devenait  peu  tenable,les  savants  n'ayant  pas  accueilli  le  grand 
écrivain  comme  aussi  compétent  qu'il  aurait  voulu  (l).  Nous 

(l)  On  lit  dans  les  noies  du  Mémorial  de  Gouverneur  Morris  (édi- 


136  POnTRAlTS    LITTÉRAIRES. 

ne  snivrons  pas  Bernardin  dans  les  vingt  dernières  années  de 
sa  vie;  il  ne  mourut  qu'en  janvier  1814.  Il  en  est  un  peu  de 
la  critique  comme  de  la  nature,  qui  (n'en  déplaise  à  l'opti- 
misme de  son  interprète),  quand  elle  a  obtenu  des  êtres  leur 
œuvre  de  jeunesse  et  de  reproduction,  les  abandonne  ensuite 
à  eux-mêmes  et  les  laisse  achever  comme  ils  peuvent,  tandis 
que  jusque-là  elle  les  soignait  avec  prédilection,  lesentourait 
de  caresses  et  d'attraits.  La  critique  de  même,  quand  elle  a 
obtenu,  de  l'auteur  qu'elle  étudie,  l'œuvre  principale  et  du- 
rablequ'il  devait  enfanter, peut  le  négligersans  inconvénient 
dans  le  détail  du  reste  de  sa  vie;  il  lui  suffit  de  terminer 
«nvers  lui  par  quelques  hommages  de  reconnaissance;  mais 
les  attentions  suivies  et  exactes,  indispensables  au  commen- 
cement, sont  désormais  superflues  et  deviendraient  aisément 
fastidieuses.  Il  nous  serait  doux  pourtant,  il  serait  pieux  d'ac- 
compagner encore  Bernardin  de  Saint-Pierre  lentement  oc- 
cupé de  ses  Harmonies,  de  le  suivre  un  peu  à  Essonne,  à 
Eragny,  dans  son  ermitage,  et  de  tirer  de  ses  lettres  et  de  ses 
derniers  écrits  assez  de  rayons  pour  lui  composer  un  soir 
d'idylle,  le  soir  d'un  beau  jour,  si  son  biographe  ne  nous  avait 
devancé  dans  cette  tâche  heureuse.  Nous  aurions  toujours  eu 
à  regretterd'ailleursquclquestrailsdiscordants  qu'il  eût  fallu 
admettre  au  tableau,  son  attitude  maussade  au  sein  de  l'In- 
stitut, son  opiniâtreté  contentieuse  dans  d'insoutenables  sys- 
tèmes, et  plus  de  louanges  de  notre  grand  Empereur  que  nous 
n'en  aimerions. Dans  la  correspondance  avec  Ducis,  qui  forme 
un  des  endroits  les  plus  récréants  de  ce  déclin,  le  bonhomme 
tragique  nous  apparaît  bien  supérieur  à  son  ami,  par  un  gé- 
nie franc,  cordial,  une  grande  âme  débonnaire,  et  une  ima- 


tion  française)  qiio,  sous  le  coup  du  10  aotU,  M.  Terrier  de  Mont- 
ciel,  prôcédeninK'nl  ministre  de  l'intérieur,  s'était  réCuf^ié  au  Jardin 
des  Plantes  ciiez  Bernardin  de  Saint-Pierre,  ((u'il  y  avait  l'ait  nom- 
mer, mais  qu'il  y  resta  peu  de  temps,  ayant  élé  assez  mal  accueilli 
par  son  protéf,'é,  (]ui  craifjnait  de  se  compromettre.  11  n'y  a  rien  là 
mallieureusement  que  de  trop  vraisemblable. 


BERNARDIN   DE    SAINT-PIEiUiE.  137 

gination  quelque  peu  sauvage,  qui  prend  du  pittoresque  et, 
des  tons  plus  chauds  en  vieillissant.  On  ferait  un  chapitre,  en 
vérité  digne  de  Salomon  ou  du  fils  de  Sirach,  avec  tous  les 
mots  sublimes  semés  dans  ces  lettres  familières.  Le  chenu 
vieillard  a  mille  fois  raison  sur  lui-même  quand  il  se  déclare 
à  son  ami  par  ce  naïf  étonnement  :  «  Il  y  a  dans  mon  clavecia 
«  poétique  des  jeux  de  flûte  et  de  tonnerre;  comment  cela 
'<  va-t-il  ensemble?  Je  n'en  sais  trop  rien;  mais  cela  est 
«  ainsi.  »  Et  il  justifie  ce  jugement  tout  aussitôt,  soit  qu'il 
s'écrie  dans  une  joie  grondante  :  «  Je  ne  puis  vous  dire  com- 
«  bien  je  me  trouve  heureux  depuis  que  j'ai  secoué  le  monde; 
«  je  suis  devenu  avare;  mon  trésor  est  ma  solitude;  je  cou- 
«  che  dessus  avec  un  bâton  ferré  dont  je  donnerais  un  grand 
«  coup  à  quiconque  voudrait  m'en  arracher;  »  ou  soit  qu'il 
parle  tendrement  de  ces  lectures  douces  auprès  de  son  feu 
«  et  des  heures  paisibles  qui  vont  à  petits  pas,  comme  son 
«  pouls  et  ses  affections  innocentes  et  pastorales.  »  Quand  il 
écrit  de  son  cher  ami  de  Balk  en  ces  termes  :  «  Je  ne  sais  si 
«  M.  le  comte  de  Balk  sera  encore  longtemps  en  France  :  nous 
«  sommes  tous  comme  des  vaisseaux  qui  se  rencontrent,  se 
«  donnent  quelques  secours,  se  séparent  et  disparaissent,  >>  il 
rentre  exactement  dans  la  manière  de  Bernardin.  Pourquoi 
faut-il  que  Ducis  n'ait  eu  que  de  la  vieillesse"?  Ohl  la  vie  de 
Corneille  couronnée  de  celte  vieillesse  de  Ducis  1  quel  ma- 
gnifique ensemble,  et  bien  harmonieux  en  apparence,  on  se 
plaît  à  en  composer!  Mais  respectons  les  discernements  de 
la  nature  ;  laissons  à  chacun  sa  saison  de  beauté  et  sa  gloire. 
Bernardin  n'était  nullement  poëte  en  vers;  son  amitié  avec 
Ducis  ne  l'induisit  jamais  à  quelque  épitre  ou  pièce  légère. 
L'exemple  de  Delille,  dont  les  Jardins  avaient  devancé  de 
deux  ans  ses  Etudes,  et  qu'il  avait  retrouvé  plus  tard  à  î'In- 
stitut,  vers  1S05,  três-umoureux  de  la  campaunf,  nous  dit-il, 
ne  le  tenta  pas  davantage,  et,  tout  en  l'admirant  sans  doute, 
il  ne  paraît  point  l'avoir  envié.  Les  seuls  vers  imprimés,  j« 
crois,  et  peut-être  les  seuls  composés  par  Bernardin,  se  trou- 


138  PORTUAITS    Lrrrtll AIRES. 

vent  dans  la  Décade  philosophique  ((0  brumaire  an  m)  (1),  et 
ont  pour  sujet  la  naissance  de  sa  fille  Virginie.  Ils  sont  infé- 
rieurs de  beaucoup  aux  vers  de  Fénelon,  et  très  à  l'unisson 
d'ailleurs  de  ce  qu'ont  tenté  en  ce  genre  tant  de  prosateurs 
illustres,  depuis  le  Consul  romain  (2).  Cette  impuissance  de  la 
mesure  serrée  et  du  chant,  en  ces  organisations  si  accomplies, 
marque  bien  la  spécialité  du  don,  et  venge  les  poètes,  même 
les  poètes  moindres,  ceux  dont  il  est  dit  :  «  Érinne  a  fait  peu 
de  vers,  mais  ils  sont  avoués  par  la  Muse.  » 

Bernardin  de  Saint-Pierre  vécut  assez  pour  assister  à  toute 
la  grande  moitié  du  développement  littéraire  et  poétique  de 
M.  de  Chateaubriand.  Il  avait  été  dès  l'abord  salué  et  célébré 
par  lui.  Sut-il  l'apprécier  en  retour  et  reconnaître  en  cet 
écrivain  grandissant  le  plus  direct,  le  plus  autorisé  en  génie, 
et  le  plus  dévorant  en  gloire,  de  ses  héritiers?  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  les  critiques  passionnés  ne  s'y  trompaient 
pas.  Marie-Joseph  Chéniers'armaitvolontiers  de /a  Chaumière 
indienne,  de  Ihml  et  Virginie,  contre  Atala  et  René;  il  oppo- 
sait cette  simplicité  élégante  (qui  dans  son  temps  avait  bien 
été  une  innovation  aussi)  àlamanière  deceuxqui  dénaturent 
la  prose,  disait-il,  en  la  voulant  élever  à  la  poésie.  Quels 
qu'aient  été  sur  ce  point  les  jugements  et  les  présages  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  il  a  pu  vieillir  tranquille  en  même 
temps  que  fier  dans  sa  gloire  ;  car  il  y  avait  dans  l'illustre  sur- 


(1)  Et  aussi  dans  VAImanach  des  Nnses  de  1796. 

(2)  .le  ne  iit-'lcnds  poinl  pourUnt,  dans  celle  .•illusion  au  Consul 
romain.  adiiftliT  en  loul  les  piuisanleries  de  Juvénal  el  des  écrivains 
du  sei-ond  sièc^le  sur  les  vcfs  de  Cicérun.  Je  saisque  Voltaire  Ipréface 
de  7'"""'  sn-iéc)  a  pu  plaider  avec  avantage  la  cause  de  cet  autre 
talent  universel,  el  citer  de  fort  beaux  vers  sur  te  conilia!  de  l'aigle 
et  du  sei'peni,  cpi'il  a  lui-niéine  à  merveille  traduits.  Toutcl'ois,  l'in- 
l'érioi'ié  incdin.iaialiie  du  talent  poétique  de  Cictéron  en  face  de  sa 
i^loire  d'iiralfiir  et  d  éc  ivain  philosophique  demeure  une  preuve  à 
l'appui  du  Ciii  i.'éiiéral.  VA  Jean- Jacques  lui-môme,  ce  roi  des  prosa- 
li.'urs.  (|ui  a  donné  quelques  jolis  vers  dans  l<-  Divin,  n'est-il  pas 
convenu  nellement  qu'il  n'entendait  rien  à  celte  mécuuiqttr-là? 


BliRNARUIN    DE    SAINT-PIERRE.  139 

venant  assez  de  traits  de  filiation  pour  constater  le  rôle  ac- 
tif du  devancier  qui  allait  demeurer  en  arrière  (i).  Bernardin 
n'a  pas  non  plus  médiocrement  agi  sur  d'autres  écrivain  ; 
formés  vers  cette  fin  du  siècle,  et  moins  connus  commi' 
peintres  qu'ils  ne  mériteraient,  sur  Ramond,  sur  Sénancou  r. 
Lamartine,  en  faisant  lire  et  relire  à  son  Jocelyn  le  livre  de 
Paul  et  Fir{7/?rte,  a  proclamé  cette  influence  première  sur  les 
jeunes  cœurs  qui,  depuis  l'apparition  des  Études,  s'est  prolon- 
gée en  pâlissant  jusqu'à  nous;  il  n'y  a  pas  rendu  un  moindre 
hommage  dans  le  titre  et  dans  maint  retentissement  de  ses 
Harmonies,  mais  nulle  part  d'un  instinct  plus  filial ,  selon 
moi,  que  par  cette  pièce  du  Som-  des  premières  Méditations ^ 


(I)  Nous  trouvons,  par  un  tiasard  singulier,  dans  un  volume  im- 
primé en  Suisse  {Mélanges  de  Litiéraime,  par  Henri  Piguet,  Lau- 
sanne, I8i(i|,  une  réponse  précise  à  la  question  que  nous  nous  posions 
ici.  M.  Piguel,  jeune  pasteur  vaudois,  enlliousiasie  de  la  lilléralure  et 
des  écrivains  français,  avait  (ait  le  voyage  de  Paris  \er8  1810;  il  dé- 
sirait passionnément  connaître  Hernardin  de  Saint-Pierre,  et  lui  écri- 
vit pour  avoir  une  heure  de  lui.  Dans  cette  visite  tant  rôvée,  il  l'as- 
siégea de  questions  directes  et  naïves  :  —  "Je  lui  demandai  quels 
étaient  ses  meilleurs  amis.  »  —  «  Ma  famille  et  ma  muse  :  mes  mo- 
ments de  verve  me  font  jouir  véritablement.  »  —  «  Nous  connaissez 
sans  doute  M.  de  Chateaubriand,  qui  a  parlé  de  vous  avec  admira- 
tion ?  » —  «  Non,  je  ne  le  connais  pas;  j'ai  lu  dans  le  temps  quelcjuea 
extraits  du  Gciiie  du  Christianisme  :  son  imagination  est  trop  forte.  » 
—  Ceci  rentre  dans  une  observation  générale  ^ur  laquelle  je  reviendrai 
plus  d'une  fois  :  c'est  qu'en  littérature,  en  art,  on  n'aime  pas  d'ordi- 
naire son  successeur  immédiat,  son  héritier  présomptiT.  Michel-Ange 
traitait  volontiers  Haphaël  d'efTéminé  ;  Corneille  parlait  de  Racine 
comme  d'un  lilondin  ;  BiiCfon  répondait  à  Hérault  de  Séchelles  qui  le 
questionnait  sur  le  style  de  Jean-Jacques  :  —  «  Beaucoup  meilleur  que 
celui  de  Thomas,  mais  Rousseau  a  tous  les  défauts  de  la  mauvaise 
éducation  ;  il  a  l'interjection,  l'exclamation  en  avant,  l'apostrophe 
continuelle.  "  On  vient  d'entendre  Bernardin  de  Saint-Pierre,  visi- 
Idement  impatienté,  prononcer  sur  l'auteur  de  René  :  «  hmigiiiniion 
trop  forte  !  »  —  Toujours  et  partout  la  vieille  histoire  de  Saturne  et 
de  Jupiter;  toujours  les  générations  d'autant  plus  inexorables  qu'elles 
se  touchent  davantage,  et  empressées  de  se  nier  l'une  l'autre  quand 
elles  ne  peuvent  se  dévorer  1  Avertis  du  moms,  lâchons  de  ne  pas 
faire  ainsi. 


140  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

qui  est  comme  la  poésie  même  de  Bernardin ,  recueillie  et 
vaporisée  en  son  intime  essence.  M.  Ferdinand  Denis,  auteur 
de  S'ènea  de  la  Nature  sous  les  Tropiques  et  à!  André  le  Voyageur, 
est  dans  nos  générations  un  représentant  très-pur  et  très-sen- 
sible  de  l'inspiration  propre  venue  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  :  par  les  deux  ouvrages  cités,  il  appartient  tout  à  fait  à 
son  école;  mais  c'est  sa  famille  qu'il  faut  dire.  Nous  tous, 
nous  avons  été  une  (ois  ses  disciples,  ses  fds;  tous,  nous  avons 
été  baignés,  quelque  soir,  de  ses  molles  clartés,  et  nous  re- 
trouvons ses  fonds  de  tableaux  embellis  dans  les  lointains 
déjà  mystérieux  de  notre  adolescence.  Oh!  que  son  rayon  de 
mélancolique  et  chaste  douceur,  s'il  faiblit  en  s'éloignant,  ne 
se  perde  pas  encore,  et  qu'il  continue  de  luire  longtemps, 
comme  la  première  étoile  des  belles  soirées,  au  ciel  plus  ar- 
dent de  ceux  qui  nous  suivent  I 

Octobre  1S36. 


Bernardin  de  Saint-Pierre,  qui  est  l'un  de  mes  nuteurs  favoris, 
a'cBl  retioiivé  sons  ma  flumeau  tome  Y I  des  Causeries  du  lundi,  et 
en  plus  d'une  puj,'e  du  livre  intitijlé  :  Chateaubriand  et  ton  Groupe 
iitUraire, 


MÉMOIRES 

DU 

gi:m::\\l  la  fayetts 

(1838.) 


I 


Nous  ^omnios  on  rdard  pour  parler  de  cettn  publication 
dont  lori  irois  lu'ciniers  volnrm's  ont  paru  depuis  déjà  bien  des 
mois.  Mais  ou  esl  tncuus  en  relard  que  jamais  pour  venir 
parler  d'un  lioiumii  avec  qui  la  vogue,  la  populaiilé  ou  l'es- 
prit de  parti  n'oni  plus  rien  à  faire,  et  qui  est  entré  tout  en- 
tier dans  le  domaine  liisloriqne,  ainsi  que  l'époque  qu'il 
représente  et  qui  est  de  même  accomplie. 

La  Révolution  française,  en  effet,  peut  être  considérée 
comme  eutièrement  terminée,  sous  les  formes,  du  moins, 
qu'elle  a  présentées  à  chaque  reprise  durant  l'espace  de  qua- 
l'ante  ans.  Os  formes,  qui,  depuis  la  déclaration  des  droits 
jusqu'au  progranune  de  l'hôtel  de  ville,  rouletit  dans  un 
cercle  déterminé  d'idées  et  d'expressions,  ne  semblent  plus 
avoir  chance  de  vie  et  de  fortune  sociale  dans  ces  mêmes 
termes.  On  peut  s'en  réjouir,  on  peut  s'en  plaindre  et  s'en 
irriter.  Mais  le  résultat  semble  acquis;  dans  ces  termes-là,  il 
est  obtenu  ...  ou  manqué;  et  à  mon  sens,  en  partie  obtenu, 
en  partie  manqué. Ceux  même  qui  continuent  de  prendre  l'hu- 


142  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

inanité  p;ir  le  côté  ouvert  et  généreux,  qui  embrassent  avec 
chaleur  une  philosophie  de  progtrs,  et  persistent  avec  mérite 
et  vertu  dans  des  espérances  toujours  ajournées  et  d'autant 
plus  élargies,  ceux-là  let  je  ne  cite  aucun  nom,  de  peur  d'en 
choiiiicr  quelqu'un,  tant  ils  sont  divers,  en  les  rapprochant], 
ceux-là  ont  des  formules  auprès  der-ruelles  le  programme  de 
I,a  Fayette,  la  déclaration  des  droits,  n'est  pins  qu'une  pré- 
l'ace  très-générale  et  très-élémentaire,  ou  même  ils  vont  à 
contredire  et  à  biffer  sur  quelques  points  ce  programme. 

La  Révolution  française  a  eu  des  moments  bien  différents, 
et,  quoiqu'on  retrouve  La  Fayette  au  commencement  et  à  la 
fin,  il  y  a  eu  d'autres  écoles  rivales  et  au  moins  égales  de 
celle  qu'il  y  représente.  Outre  l'école  américaine,  il  y  a  eu 
l'école  anglaise,  et  celle  d'une  dictature  plus  ou  moins  démo- 
cratique, à  laquelle  on  peut  rapporter,  à  cerlains  égards  et 
toute  restriction  gardée,  la  Convention  et  l'Empire. 

L'école  américaine  prétend  tout  tirer  du  peuple  et  de  l'é- 
lection directe.  L'école  anglaise  a  surtout  en  vue  l'équilibre 
de  certains  pouvoirs,  émanés  de  source  différente.  L'école 
dictaloriale  et  impérialiste  (je  la  suppose  éclairée)  a  pour 
principe  de  tout  prendre  sur  soi  et  de  se  croire  suffisamment 
justifiée  à  faire  administrativement  ce  qui  est  de  l'intérêt 
d'État,  dans  le  sens  de  l'ordre  et  de  la  société. 

Sans  avoirà  m'expliquer  avec  détail  sur  l'établissement  de 
1 830,  ce  qui  mènerait  trop  loin  et  ne  serait  pas  ici  en  son  lieu, 
il  est  évident  qu'en  1830  aucune  de  ces  trois  formes,  améri- 
caine, anglaise,  impérialiste,  n'a  triomphé,  et  qu  il  s'est  fait 
une  sorte  de  compromis  très-mélange  entre  toutes  les  trois. 
Le  principe  électif  qui  a  été  jusqu'à  faire  un  roi  par  des  dé- 
putés, n'a  pas  été  alors  jusqu'à  refaire  des  députés,  des  man- 
dataires directs  de  la  nation.  La  chambre  des  pairs,  bien  qu'é- 
mondéc  dans  son  personnel  et  atteinte  dans  sa  reproduction 
aristocratique,  a  subsisté,  au  choix  du  roi.  Ainsi  l'école  amé- 
ricaine n'a  pas  été  satisfaite. 

L'école  anglaise,  communément  dite  doctrinaire,  l'aurait 


MÊMOIUES    DE    LA    FAYETTE.  li'S 

été  plutôt.  Mais  il  y  a  si  peu  d'aristocratie  politique  en  France, 
que  tout  point  d'appui  manquait  de  ce  côté  ;  il  a  fallu  asseoir 
le  centre  de  l'équilibre  sur  la  classe  moyenne,  et  faire  un  peu 
artificiellement  la  théorie  de  celle-ci,  qui  pouvait  à  tous  mo- 
ments ne  pas  s'y  prêter.  On  y  a  réussi  pourtant  assez  bien,  i 
l'aide  de  beaucoup  d'habileté  sans  doute,  à  l'aide  surtout  do 
touteslesfautesdontlepartiopposéétaitcapableetauxquelleg 
il  n'a  pas  manqué. 

L'école  doctrinaire  parait  avoir  réussi  plus  qu'aucune  dans 
la  solution  politique  actuelle;  mais  c'est  beaucoup  plus  peut- 
être  dans  l'apparence  en  effet,  et  dans  la  forme,  que  dans  le 
fond  ;  elle-même  le  sait  bien  et  paraît  aujourd'hui  s'en  plain- 
dre, un  peu  tard.  Les  habitudes  glorieuses  de  l'Empire  ont 
laissé  dans  les  mœurs  et  le  caractère  de  la  nation  un  pli 
qu'elles  y  avaient  trouvé  déjà  :  en  temps  ordinaire,  nulle 
nation  ne  se  prête  autant  à  être  gouvernée,  à  être  adminis- 
trée que  la  nôtre,  et  n'y  voit  plus  de  commodités  et  moins 
d'inconvénients.  Sous  les  formes  parlementaires,  à  travers 
l'équilibre  assez  peu  compliqué  des  pouvoirs  et  le  jeu  suffi- 
samment modéré  de  l'élection,  il  y  a  une  administration  qui 
fonctionne  de  mieux  en  mieux  et  se  perfectionne.  Une  bonne 
part  des  prédilections  et  de  la  philosophie  de  la  société  ac- 
tuelle paraît  être  de  ce  côté.  Sans  s'inquiéter,  autant  que  d'in- 
génieux publicistes,  de  l'endroit  précis  oii  se  trouve  le  res- 
sort actif  du  mouvement,  la  majorité  de  la  sociélé  actuelle, 
de  cette  classe  ou  riche,  ou  moyenne  et  indusirielle,  sur 
laquelle  on  s'est  principalement  fondé,  profite  du  mouve- 
ment lui-même  :  sans  faire  de  si  soudaines  diftérences  entre 
ce  qui  s'est  succédé  au  pouvoir  depuis  quelques  années,  elle 
semble  trouver  qu'en  général  le  principe  est  le  même  -et 
qu'on  la  serl  à  peu  près  à  souhait. 

'<■  Et  que  mettrez-vous  en  place  de  la  monarchie  légitime?  » 
objectait-on,  quelques  mois  avant  août  1830,  à  l'une  des 
plumes  les  plus  vives  et  les  plus  fermes  de  l'opposilion  anli- 
dynastique  d'alors.  — «  Eh  bien!  fut-il  répondu,  nous  met- 


m  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

trons  la  monaichie  administrative  (1).  »  Le  mot  était  profond 
et  perçant;  la  Ibrme  et  les  moyens  parlementaires  demeu- 
raient sous-entendus. 

Ceci  revient  à  dire  que  la  société  paraît  se  contenter  au- 
jourd'hui d'êlre  gouvernée  en  vue  principalement  de  ses  in- 
térêts matériels  et  de  ses  jouissances  :  que,  pour  peu  qu'on 
ait  euvie  de  le  croire,  on  la  peut  juger  provisoirement  satis- 
faite sur  ses  droits,  tant  la  démouslration  de  son  zèle  est  ail- 
leurs. Et  c'est  à  ce  point  de  vue  essentiel  qu'on  doit  surtout 
dire  que  la  Révolution  française  est  terminée,  que  ses  résul- 
tats sont  en  partie  obtenus,  en  partiemanqués,  et  que  l'esprit, 
l'i7iSînration  qui  l'a  soutenue  dans  sa  longue  et  glorieuse  car» 
rière,  fait  défaut.  Dans  la  société  civile  on  est  à  peu  près  en 
possession  de  tous  les  résultats  voulus  par  la  Révolution; 
dans  l'association  politique,  il  y  a  beaucoup  plus  à  désirer; 
mais  enfin,  si  l'on  s'inquiétait  en  ce  genre  de  ce  qu'on  n'a 
pas  pour  l'obtenir,  si  on  le  désirait  rérllement  avec  suite  et 
ferveur,  si  on  luttait  dans  ce  but  comme  sous  la  Restaura- 
tion, l'esprit  de  laRévolution  françai"=e  vivrait  encore,  et  cette 
grande  ère  ne  serait  pas  finie.  Or,  quels  que  puissent  être  les 
regrets  amers,  silencieux  ou  exaspérés,  de  quelques  individu* 
fidèles  à  leurs  souvenirs,  l'inspiration  qui,  de  8!»  à  1830,  n'a- 
vait pas  cessé,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  dans  les 
assemblées  ou  dans  les  camps,  ou  dans  la  prssse  et  ce  qu'on 
appelait  Vopimon  publique,  d'agir  et  de  pousser,  et  de  vouloir 
vaincre,  cette  inspiration  s'est  retirée  tout  d'un  coup  et  a 
comme  expiré  au  moment  oii,  dans  un  dernier  éclat,  elle  de- 
venait victorieuse.  D'autres  inspirations,  d'autres  penchant» 
plus  ou  moins  nobles,  sont  venus  à  l'ensemble  de  la  société, 
et,  lavorisés  de  toutes  parts,  agréés  par  les  gouvernants 
Domme  des  garanties,  ils  se  développent  avec  une  rapidité 
presque  effrénée,  qui  ne  permet  pas  le  retour.  Sans  doute  la 
générosité,  l'enthousiasme,  le  désintéressement  dans  l'ordre 

(I)  C'est  Avtnaa<l  CarrcI  en  personne  qui  répondaitcela  à  M.  Cousin. 


J 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  145 

des  affections  générales  et  dans  celui  de  l'intelligence,  ne 
manqueront  jamais  au  monde,  n'y  manqueront  pas  plus  que 
la  corruption,  l'égoïsme  et  l'influence  masquée  de  toutes  les 
roueries.  Sans  doute  chaque  génération  nouvelle  vient  verser 
comme  un  rafraîchissement  de  sang  vierge  et  pur  dans  la 
masse  plus  qu'à  demi  gâtée  ;  les  ardeurs  s'éteignent  et  se  ral- 
lument sans  cesse,  le  flambeau  des  espérances  et  des  illu- 
sions se  perpétue  : 

El,  quasi  cursores,  vitaï  lampada  tradunt. 

En  un  mol,  tant  que  le  monde  va  et  dure,  il  ne  saurait  être 
destitué  de  la  vie  et  de  l'amour. 

Mais  aujourd'hui,  là  même  oii,  en  dehors  des  cadres  régu- 
liers et  du  train  régnant  de  la  société,  il  y  a  incontestable 
ment  système  philosophique  élevé,  et  à  la  fois  chaleur  de 
cœur,  de  conviction,  il  n'y  a  plus  suite  directe  et  immédiate 
des  idées  de  la  Révolution  française.  Voyez  l'école  de  ceux 
qui  s'en  sont  faits  les  historiens  les  plus  profonds  et  les  plus 
religieux,  l'école  de  MM.  Bûchez  et  Roux;  ils  comprennent, 
ils  interprètent  à  leur  manière,  ils  étendent  et  transforment 
les  théories  de  leurs  plus  hardis  devanciers.  Avec  eux,  his- 
toriens dogmatiques,  dès  qu'ils  prennent  la  parole  en  leur 
propre  nom,  on  se  sent  entrer  dans  un  cycle  tout  nouveau. 
De  même,  lorsqu'on  aborde  la  philosophie  religieuse  et  so- 
ciale de  MM.  Leroux  et  Reynaud,  les  encyclopédistes  de  nos 
jours  :  ils  procèdent  de  la  Révolution  française  et  de  la  phi- 
losophie du  xvnp  siècle,  assurément;  mais  de  combien  d'au- 
tres devanciers  ils  procèdent  également,  et  avec  quels  déve- 
loppements particuliers  et  considérables  !  C'est  autant  et  plus 
encore  chez  eux  la  noble  ambition  de  fonder  que  le  filial 
dessein  de  poursuivre. 

Ainsi,  pour  revenir  à  l'occasion  et  au  point  de  départ  de 
ces  considérations,  La  Fayette,  venu  en  tête  de  la  Révolution 
française,  est  mort  en  même  temps  qu'elle  a  fini,  et  sa  vie 
toui  entière  la  mesure. 

II.  » 


i  'iG  POUTltAITS    LITTÉRAIRES. 

11  a  cela  de  particulier  et  de  singulièrement  honorable  d'y 
avoir  cru  toujours,  avant  et  pendant,  et  même  aux  plus  dé- 
sespérés moments  ;  d'y  avoir  cru  avec  calme  et  avec  une  fer- 
meté sans  fougue.  Que  des  hommes  de  la  Montagne,  les  héros 
[)lus  ou  moins  sanglants  de  cette  formidable  époque,  soient 
demeurés  fixes  jusqu'au  bout  dans  leur  conviction  et  soient 
morts  la  plupart  immuables,  on  le  conçoit  :  la  foudre,  on 
peut  le  dire  sans  métaphore,  les  avait  frappés  :  une  sorte  de 
coup  fatal  les  avait  saisis  et  comme  immobilisés  dans  l'atti- 
tude héroïque  ou  sauvage  qu'avait  prise  leur  âme  en  cette 
crise  extrême  ;  ils  n'en  pouvaient  sortir  sans  que  leur  carac- 
tère moral  à  l'instant  tombât  en  ruine  et  en  poussière.  Il  n'y 
avait  désormais  de  repos,  de  point  d'appui  pour  eux,  que  sur 
ce  hardi  rocher  dateur  Caucase.  Mais  il  y  a,  ce  semble,  plus 
de  liberté  et  plus  de  mérite  à  rester  fixe  dans  des  mesures 
plus  modérées,  ou  si  c'est  un  simple  effet  du  caractère,  c'est 
un  témoignage  de  force  non  moins  rare  et  dont  la  proportion 
constante  a  sa  beauté. 

Paimi  les  contemporains  de  La  Fayette,  parmi  ceux  qui  fu- 
rent des  premiers  avec  lui  sur  la  brèche  à  l'assaut  de  l'ancien 
régime,  combien  peu  continuèrent  de  croire  à  leur  cause! 
Mirabeau  et  Sieyès,  ces  deux  intelligences  les  plus  puissantes, 
tournèrent  court  bientôt  :  après  un  an  environ  de  révolution 
ouverte,  Mirabeau  était  passé  à  la  conservation,  et  Sieyès  au 
silence  déjà  ironique.  De  M.  deTalIeyrand,  on  n'en  peut  guère 
parler  en  aucun  temps  en  matière  de  croyance  quelconque; 
il  avait  commencé,  comme  Retz,  par  l'intime  raillerie  des 
choses.  Dans  les  rangs  secondaires,  Rœderer  en  était  proba- 
blement déjà,  en  91,  à  ses  idées  in  petto  de  pouvoir  absolu 
éclairé,  dont  sa  vieillesse  causeuse  et  enhardie  par  l'Empire 
nous  a  fait  tout  haut  confidence.  Et  entre  ceux  qui  restèrent 
fidèles  à  leurs  convictions,  bien  peu  le  furent  à  leurs  espé- 
rances. M.  de  Tracy  croyait  toujours  à"  l'excellence  de  cer- 
taines idées,  mais  il  avait  cessé  de  croire  à  leur  réalisation  et 
à  leur  triomphe  ;  dans  les  premières  années  du  siècle,  et  sous 


MÉMOIRES   DE    LA   FAYETTE.  147 

les  ombrages  d'Auteuil,  il  confiait  tristement  à  des  pages  re- 
trouvées après  lui  la  démission  profonde  de  son  cœur,  La 
Fayette  n'a  cessé  de  croire  et  à  l'excellence  de  certaines  idées 
et  à  leur  triomphe;  il  n'a,  en  aucun  moment,  pris  le  deuil 
de  ses  principes;  il  n'a  jamais  désespéré.  Pendant  que  le 
gouvernement  impérial  s'affermissait,  il  cultivait  sa  terre  de 
Lagrange  et  attendait  la  liberté  publique. 

Mais  avait-il  raison  d'y  croire?  est-ce  à  lui  supériorité  d'es- 
prit autant  que  supériorité  de  caractère,  d'y  avoir  cru  en  un 
sens  qui  s'est  trouvé  à  demi  illusoire? — Certes,  je  ne  préten- 
drai pas  qu'il  n'y  ait  eu  chez  Mirabeau,  chez  Sieyès,  chez 
Talleyrand,  même  chez  Rœderer,  un  grand  témoignage  d'in- 
telligencedanscette  promptitude  à  entendre  les  divers  aspects 
de  l'humanité,  à  s'en  souvenir,  à  deviner,  à  ressaisir  sitôt  le 
dessous  de  cartes  et  le  revers,  à  se  rendre  compte  du  lende- 
main dès  le  premier  jour,  à  ne  pas  s'en  tenir  au  sublime  de 
la  passion  qu'ils  avaient  (ou  non)  partagée  un  moment  ;  à  dis- 
cerner, sous  la  circonstance  d'exception,  l'inévitable  et  pro- 
chain retour  de  cette  perpétuelle  humanité  avec  ses  autres 
passions,  ses  infirmités,  ses  vices  et  ses  duperies  sous  les  em- 
phases. Malgré  la  défaveur  qui  s'attache  à  cet  aveu  dans  un 
temps  d'emphase  générale  et  de  flatterie  humanitaire,  il 
m'est  impossible  de  n'en  pas  convenir  :  tant  que  nous  n'au- 
rons pas  une  humanité  refaite  à  neuf,  tant  que  ce  sera  la 
même  précisément  que  tous  les  grands  moralistes  ont  péné- 
trée et  décrite,  celle  que  les  habiles  politiques  savent,  —  mais 
aureboursdesmoralistes,  sansledire,  —  ilyaura  témoignage, 
avant  tout,  d'intelligence  à  dominer  par  la  pensée  les  con- 
jonctures, si  grandes  qu'elles  soient,  à  s'en  tirer  du  moins  et 
à  s'en  isoler  en  les  appréciant,  à  démêler  sous  l'écume  di- 
verse les  mêmes  courants,  à  sentir  jouer  sous  des  apparences 
nouvelles,  et  qui  semblent  uniques,  les  mêmes  vieux  ressorts. 
Pourtant  si  ça  été,  avant  tout,  chez  La  Fayette,  une  supério- 
rité de  caractère  et  de  cœur  de  croire  à  l'avènement  invin- 
cible ie  certains  principes  utiles  et  généreux,  ce  n'a  pas  été 


148  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

une  si  grande  intériorité  de  point  de  vue;  car  si  ses  principes 
n'ont  pas  obtenu  toute  la  part  de  triomphe  qu'il  augurait,  ils 
ont  eu  une  part  de  triomphe  infiniment  supérieure  ;au  moins 
à  Iheiire  de  l'explosion)  à  ce  que  les  autres  esprits  réputés 
surtout  sagaces  auraient  osé  leur  prédire. 

Chez  les  hommes  qui  jouent  un  grand  rôle  historique,  il  y 
a  plusieurs  aspects  successifs  et  comme  plusieurs  plans  seloa 
lesquels  il  les  faut  étudier.  Le  premier  aspect  qui  s'offre,  et 
auquel  trop  souvent  on  s'en  tient  dans  l'histoire,  est  le  côté 
extérieur,  celui  du  rôle  même  avec  sa  parade  ou  son  appa- 
reil, avec  sa  représentation.  La  Fayette  a  eu  si  longtemps  un 
rôle  extérieur,  et  l'a  eu  si  constant,  si  en  uniforme  j'ose  dire, 
qu'on  s'est  habitué,  pour  lui  plus  que  pour  aucun  autre  person- 
nage de  la  Révolution,  à  le  voir  par  cet  aspect  ;  habit  national, 
langage  et  accolade  patriotiques,  drapeau,  pour  beaucoup  de 
gens  La  Fayette  n'a  été  que  cela.  Ceux  qui  l'ont  davantage 
approché  et  entendu  ont  connu  un  autre  homme.  Esprit  fin, 
poli,  conversation  souvent  piquante,  anecdotique  ;  et,  plus 
au  fond  encore,  pour  les  plus  intimes,  peinture  vive  et  dés- 
habillée des  personnages  célèbres,  révélations  et  propos  re- 
dits sans  façon,  qui  sentaient  leur  xvm*  siècle,  quelque  chose 
de  ce  que  les  charmantes  lettres  à  sa  femme,  aujourd'hui 
publiées,  donnent  au  lecteur  à  entrevoir,  et  de  ce  que  le  rôle 
purement  officiel  ne  portait  pas  à  soupçonner.  Ce  côté  inté- 
rieur, chez  La  Fayette,  ne  déjouait  pas  l'autre,  extérieur,  et  ne 
le  démentait  pas,  comme  il  arrive  trop  souvent  pour  les  per- 
sonnages de  renom  ;  il  y  avait  accord  au  contraire,  sur  beau- 
coup de  points,  dans  la  continuité  des  sentiments,  dans  la 
tenue  et  la  dignité  sérieuse  des  manières,  et  par  une  simpli- 
cité de  ton  qui  ne  devenait  jamais  de  la  familiarité.  Pourtant 
ces  fonds  de  causerie  spirituelle,  de  connaissance  du  monde 
et  d'expérience  en  apparence  consommée,  eussent  pu  sem- 
bler en  train  d'échapper  par  un  bout  à  l'uniforme  prétention 
du  rôle  extérieur,  si,  plus  au  fond  encore,  et  sur  un  troisième 
plan,  pour  ainsi  dire,  ne  s'était  levée,  d'accord  avec  l'appa 


I 


MÉMOIRES   DE   LA    FAYETTE.  1 4D 

rence  première,  la  conviction  inexpugnable,  comme  une 
muraille  formée  par  la  nature  sur  le  rocher  {arx  animi).  Au 
pied  de  cette  convictioa  née  pour  ainsi  dire  avec  lui  et  qui 
dominait  tout,  les  réminiscences  railleuses,  les  désappointe- 
ments déjà  tant  de  fois  éprouvés,  les  expériences  faites  par 
lui-même  delà  corruption  mondaine  et  humaine,  venaient 
mourir.  Il  y  avait  arrêt  tout  court.  C'est  bien.  Mais  à  l'abri  do 
la  forteresse,  et  à  côté  d'une  légitime  confiance  en  ce  qui  ne 
périt  jamais,  en  ce  qui  se  renouvelle  dans  le  monde  de  fer- 
vent et  de  généreux,  ne  se  glissait-il  pas  un  coin  de  crédulité? 
Cet  homme  qui  savait  si  bien  tant  de  choses  ettant  d'hommes, 
et  qui  les  avait  pratiqués  avec  tact,  celui-là  même  qui  racon- 
tait si  merveilleusement  et  par  le  dessous  Mirabeau,  Sieyèset 
les  autres,  qui  leur  avait  tenu  tête  en  mainte  occasion,  qui 
avait  démêlé  le  pour  et  le  contre  en  Bonaparte,  et  qui  l'a 
jugé  en  des  pages  si  parfaitement  judicieuses  (I),  ce  même 
La  Fayette,  ne  l'avons-nous  pas  vu  disposé  à  croire  au  pre- 
mier venu  soi-disant  patriote,  qui  lui  parlait  un  ceriain  lan- 
gage? Là  est  le  point  faible,  tout  juste  à  côté  del'endroil  ion. 
Ce  trop  de  confiance  sans  cesse  renaissante  à  l'égard  de  ceux 
qu'il  n'avait  pas  encore  éprouvés,  il  l'avait  en  partie  parce 
qu'il  croyait  en  effet,  et  en  partie  peut-être  parce  que  c'était 
dans  son  rôle,  dans  sa  convenance  politique  et  morale  (à  son 
insu],  de  voir  ainsi,  de  ne  pas  trop  approfondir  ce  qui  faisait 
groupe  autour  du  drapeau,  son  idole  ;  nous  y  reviendrons. 
Quoi  qu'il  en  soit  (rare  éloge  et  peut-être  applicable  à  lui  seul 
entre  les  hommes  de  sa  nuance  qui  ont  fourni  au  long  leur 
carrière),  chez  La  Fayette  le  rôle  extérieur  et  l'inspiration 
intérieure  se  rejoignaient,  se  confirmaient  pleinement,  con- 
stamment; l'homme  d'esprit,poli  et  fin,  intéressant  à  entendre, 
qu'on  rencontrait  en  l'approchant,  ne  faisait  qu'une  agréable 
diversion  entre  le  personnage  public  toujours  prochain  et 
l'intérieur  moral  toujours  présent,  et  n'allait  jamais  jusqu'à 

(l)  Mes  Rapporit  avec,  le  premier  Consul,  tome  V. 


■130  PORTRAITS   niTÈRAmES. 

interrompre  ni  a  laisser  oublier  la  communication  de  l'un  à 
l'autre. 

D'ensemble,  on  peut  considérer  La  Fayette  comme  le  plus 
précoce,  le  plus  intrépide  et  le  plus  bonnête  assaillant  à  la 
prise  d'assaut  de  l'ancien  régime,  dès  les  débuts  de  80.  Tou- 
jours pourtant  quelque  chose  du  chevalier  et  du  galant  ad- 
versaire, soit  qu'il  s'élance  à  la  brèche  en  89  l'épée  en  main, 
soit  qu'il  reparaisse  comme  le  porte-étendard  général  de 
la  Révolution  en  1830.  Un  très-spirituel  écrivain,  M.  Saint- 
Marc  Giravdiu,  en  louant  La  Fayette  dans  les  Béhats  (preuve 
qu'il  est  bien  mort),  a  conjecturé  que,  s'il  avait  vécu  au  moyen 
âge,  il  aurait  fondé  quelque  ordre  religieux  avec  la  puissance 
d'une  idée  morale  fixe.  Je  crois  que  La  Fafayette,  au  moyen 
âge.  aurait  été  ce  qu'il  fut  de  nos  jours,  un  chevalier,  cher- 
chant encore  à  sa  manière  le  triomphe  des  droits  de  l'homme 
sous  prétexte  du  Saint-Graal,  ou  bien  un  croisé  en  quête  du 
saint  tombeau,  le  bras  droit  et  le  premier  aide  de  camp,  sous 
un  Pierre  l'Ermite,  c'est-à-dire  sous  la  voix  de  Dieu,  d'une 
des  grandes  croisades. 

Cette  sorte  de  vocation  chevaleresque  du  héros  républicain, 
de  l'Américain  de  Versailles,  apparaît  tout  d'abord  dans  les 
volumes  de  Mémoires  et  de  Correspondances  publiés.  C'est 
en  rendant  compte  de  ces  volumes  précieux,  recueillis  avec  la 
plus  scrupuleuse  piété  d'une  famille  pour  une  vénérable 
mémoire,  qu'il  nous  sera  aisé  de  suivre  et  de  faire  sentir  les 
lignes  principales,  les  traits  composants  d'un  caractère  tou- 
jours divers,  si  simple  qu'il  soit  et  si  uniforme  qu'ii  paraisse. 

Le  premier  volume  et  la  moitié  du  second  contiennent  tous 
les  faits  de  la  vie  de  La  Fayette  antérieure  à  S9,  la  guerre 
d'Amérique,  ses  voyages  en  Europe  au  retour;  tantôt  ce  sont 
des  récits  et  des  chapitres  de  mémoires  de  sa  main,  tantôt  ce 
sont  des  correspondances  qui  y  suppléent  et  les  continuent. 
Cette  portion  du  livre  est  très-intéressante  et  neuve,  d'une 
lecture  plus  continue  et  plus  coulante  que  l'intervalle,  d'ail- 
leurs plus  connu,  de  89  à  92,  dans  lequel  on  ne  marche  qu'à 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  151 

travers  les  justifications,  rectifications.  — On  saisit  tout  d'a- 
bord le  trait  essentiel,  le  grand  ressort  du  caractère  de  La 
Fayette,  et  lui-même  il  le  met  à  nu  ingénument  :  «  Vous  me 
«  demandez  J'époque  de  mes  premiers  soupirs  vers  la  gloire 
«  et  la  liberté;  je  ne  m'en  rappelle  aucune  dans  ma  vie  qui 
<-■  soit  antérieure  à  mon  enthousiasme  pour  les  anecdotes  glo- 
«  rieuses,  à  mes  projets  de  courir  le  monde  pour  chercher 
«  de  la  réputation.  Dès  l'âge  de  huit  ans,  mon  cœur  battil 
«  pour  cette  hyène  qui  fit  quelque  mal,  et  encore  plus  de 
«  bruit  dans  notre  voisinage  [en  Auvergiie),  et  l'espoir  de  la 
K  rencontrer  animait  mes  promenades.  Arrivé  au  collège,  je 
«  ne  fus  distrait  de  l'étude  que  par  le  désir  d'étudier  sans 
«  contrainte.  Je  ne  méritai  guère  d'être  châtié  ;  mais,  malgré 
«  ma  tranquillité  ordinaire,  il  eût  été  dangereux  de  le  tenter, 
«  et  j'aime  à  penser  que,  faisant  en  rhétorique  le  portrait  du 
«  cheval  parfait,  je  sacrifiai  un  succès  au  plaisir  de  peindre 
«t  celui  qui,  en  apercevant  la  verge,  renversait  son  cavalier.  » 
Ce  ne  sont  pas  seulement  les  écoliers  de  rhétorique,  ce  sont 
quelquefois  les  hommes  qui  sacrifient  un  succès,  c'est-à-dire 
la  chose  possible,  au  plaisir  de  peindre  ou  de  faire  une  action 
d'où  résulte  le  plus  grand  honneur  à  lenrrôle,  la  plus  grande 
satisfaction  à  leurs  sentiments. 

Dès  l'adolescence,  les  liaisons  républicaines  charment  La 
Fayette;  ce  qu'ont  écrit  et  prêché  Jean-Jacques,  Mably,Ray- 
nal,  il  le  fera;  lui,  le  descendant  des  hautes  classes,  il  sera 
le  premier  champion,  le  paladin  le  plus  avancé  des  intérêts 
et  des  passions  nouvelles.  Le  rôle  est  beau,  étrange,  hasar- 
deux; il  est  fait  pour  enlever  un  jeune  et  noble  cœur.  Au 
régiment,  dans  le  monde,  à  sondébut,  La  Fayette  est  gauche, 
mal  à  l'aise,  assez  taciturne  (1);  il  garde  le  silence,  parce 
qu'en  cette  compagnie  il  ne  pense  et  n'entend  guère  de  choses 
qui  lui  paraissent  mériter  d'être  dites.  ïl  observe  et  il  médite; 

(1)  Sur  ce  La  Fayette  de  17  75,  qui  essaye  du  bon  air  el  y  réussit 
peu,  il  faut  voir  la  Notice  placée  en  tôte  de  la  Correspondance  entre 
Mirabeau  et  le  comte  de  La  Marck  (1851),  tome  I,  page  62. 


h 


152  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

sa  pensée  franchit  les  espaces,  et  va  se  choisir,  par  delà  les 
mers,  une  pairie.  «  A  la  première  connaissance  de  cette 
«  querelle  (aaglo-américaine),  mon  cœur,  dil-il,  fui  enrôlé,  et 
«  je  ne  songeai  plus  qu'à  joindre  mes  drapeaux.  » 

Il  n'a  pas  vingt  ans,  il  s'échappe  sur  un  vaisseau  qu'il 
frète,  à  travers  toutes  sortes  d'aventures.  Après  sept  semaines 
de  hasards  dans  la  traversée,  il  aborde  l'immense  continent, 
et,  en  sentant  le  sol  américain,  son  premier  mot  est  un  ser- 
ment de  vaincre  ou  de  périr  avec  cette  cause.  Rien  de  sin- 
cère et  d'enlevant  comme  ce  départ,  cette  arrivée;  c'est  le  dé- 
but héroïque  du  poëme  et  de  la  vie,  la  candeur  qu'on  n'a 
qu'une  fois.  Plus  tard,  en  avançant,  tout  cela  se  complique, 
se  dérange  ou  s'arrange  à  dessein,  se  gâte  toujours. 

A  peine  débarqué,  il  court  vers  Washington  :  la  majesté  de 
la  taille  et  du  front  le  lui  désigne  comme  chef  autant  que 
les  qualités  profondes.  La  Fayette  s'attache  à  lui,  et  devient 
le  disciple  du  grand  homme.  Washington  paraît  bien  grand, 
en  effet,  au  milieu  de  cette  guerre  difficile,  qui  se  traîne  sur 
de  vastes  espaces,  pleine  de  misères,  de  lenteurs,  de  revers, 
entravée  par  les  rivalités  et  les  jalousies  soit  du  Congrès, 
soitdes  autres  généraux:  «Simple  soldat,  dit  excellemmentLa 
a  Fayette  en  le  caractérisant,  il  eût  été  le  plus  brave  ;  citoyen 
«  obscur,  tousses  voisins  l'eussent  respecté.  Avec  un  cœur 
«  droit  comme  son  esprit,  il  se  jugea  toujours  comme  les 
«  circonstances.  En  le  créant  exprès  pour  celte  révolution, 
«  la  nature  se  fit  honneur  à  elle-même,  et  pour  montrer 
«  son  ouvrage,  elle  le  plaça  de  manière  à  faire  échouer 
«  chaque  qualité,  si  elle  n'eût  été  soutenue  de  tontes  les 
«  autres.  »  Il  y  a  dans  ces  Mémoires  bien  des  endroits  de 
celle  sorte,  qu'on  dirait  avoir  été  écrits  par  une  plume  hislo-' 
rique  profonde  et  familière  avec  tous  les  replis. 

Blessé  presque  dès  son  arrivée  à  la  déroute  de  la  Brandy- 
wine,  La  Fayette  écrit,  pour  la  rassurer,  à  madame  de  La 
Fayette  ces  charmantes  lettres  qui  ont  été  si  remarquées  pour 
la  coquetterie  gracieuse  du  ton  :  Mon  cher  cœur,  et  pour  l'a- 


I 


MÉMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  153 

grcable  assaisonnement  que  ce  fin  langage  du  xviii«  siècle 
apporte  à  la  sincérité  républicaine  des  sentiments.  En  d'autres 
endroits,  c'est  le  ton  républicain  et  philosophique  qui  devient 
piquant  en  se  mêlant  à  certaines  habitudes  légères  ou  en  les 
voulant  exprimer.  On  sourit  de  lire  à  propos  d'un  éloge  des 
mœurs  américaines:  «Livréesàleur  ménage  les  femmes  en 
«  goûtent,  en  procurent  toutes  les  douceurs.  C'est  aux  filles 
«  qu'on  parle  amour;  leur  coquetlerie  est  aimable  autant 
«  que  décente.  Dans  les  mariages  de  hasard  qu'on  fait  à 
«  Paris,  la  fidélité  des  femmes  répugne  souvent  à  la  nature, 
«  à  la  raison,  on  pourrait  presque  dire  aux  principes  de  la 
«  justice.  »  Ces  principes  de  la  justice  qui  viennent  là  tout 
d'un  coup  pour  auxiliaires  aux  mille  et  une  infidèles  liaisons 
du  beau  monde  d'alors,  datent  le  siècle  à  ce  moment  autant 
que  ces  jolies  tendresses  conjugales  qui  traversent  l'Atlan- 
tique, comme  en  zéphyrs,  d'un  air  si  dégagé. 

Le  Congrès  avait  décidé  une  expédition  dans  le  Canada,  et 
en  avait  chargé  La  Fayette.  On  espérait  mener  comme  on  le 
voudrait  ce  commandant  de  vingt-un  ans;  on  désirait  sur- 
tout le  séparer  de  Washington.  La  Fayette  fut  prudent  et 
jugea  la  situation  :  comme  on  n'avait  disposé  aucun  moyeu, 
l'expédition  manqua,  ne  se  commença  point;  mais  La  Fayette 
souffrit  de  tant  de  bruit  pour  rien  ;  il  craignait  la  risée,  écrit-il 
à  Washington  :  «  J'avoue,  mon  cher  général,  que  je  ne  puis 
«  maîtriser  la  vivacité  de  mes  sentiments,  dès  que  ma  répa- 
rt tation  et  ma  gloire  sont  touchés.  Il  est  vraiment  bien  dur 
♦t  que  cette  portion  de  mon  bonheur,  sans  laquelle  je  ne  puis 
«  vivre,  se  trouve  dépendre  de  projets  que  j'ai  connus  seule- 
«  ment  lorsqu'il  n'était  plus  temps  de  les  exécuter.  Je  vous 
«  assure,  mon  ami  cher  et  vénéré,  que  je  suis  plus  malheu- 
«  reux  que  je  ne  l'ai  jamais  été.  »  Nous  saisissons  l'aveu  : 
La  Fayette,  avant  tout,  possède  à  un  haut  degré  l'amour  de 
l'estime,  le  besoin  de  l'approbation,  le  respect  de  soi-même; 
ce  qui  est  bien  à  lui,  c'est,  dans  cette  afi'aire  du  Canada  et 
dans  plusieurs  autres,  d'ave»''?  sacrifié  son  désir  de  noble 


154  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

gloire  personnelle  à  un  sentiment  d'intérêt  public.  Pourtant 
on  découvre  en  ce  point  la  raison  pour  laquelle  La  Fayette 
n'était  pas  un  gouvernant  et  n'aurait  pas  eu  cette  capacité.  Il 
était  une  nature  trop  individuelle,  trop  chevaleresque  pour 
cela;  occupé  sans  doute  de  la  chose  publique,  mais  aussi  de 
sa  ligne,  à  lui,  à  travers  cette  chose.  Nous  l'en  louons  plus 
que  nous  ne  l'en  blâmons.  Il  n'y  a  pas  trop  d'hommes  pu- 
blics qui  aient  ce  défaut-là,  de  penser  constamment  à  l'unité 
et  à  la  pureté  de  leur  ligne. 

Washington,  le  sage  et  le  clairvoyant,  comprend  bien  que 
c'est  là  l'endroit  sensible  et  faible  de  son  cher  élève  ;  il  le  ras- 
sure, en  nous  confirmant  l'honorable  source  du  mal  :  «  Je 
m'empresse  de  dissiper  toutes  vos  inquiétudes  ;  elles  viennent 
d'une  sensibilité  peu  commune  pour  tout  ce  qui  touche  votre 
réputation.  »  Pareil  débat  se  renouvelle  en  diverses  circon- 
stances. Lorsque  l'escadre  française  sous  d'Estaing,  après 
avoir  brillamment  paru  à  Rhode-Island,  fut  contrainte,  après 
un  combat  et  un  orage,  de  se  retirer  sans  plus  de  tentative,  il 
y  eut  grande  colère  dans  le  peuple  de  Boston  et  parmi  les  mi- 
lices. Le  mot  de  trahison,  si  cher  aux  masses  émues,  circu- 
lait; un  général  américain,  Sullivan,  cédant  à  la  passion,  mit 
à  l'ordre  du  jour  que  les  alliés  les  avaùnt  abandonnés.  La 
Fayette,  dans  cette  position  délicate,  se  conduisit  à  merveille; 
il  exigea  de  Sullivan  que  l'ordre  du  matin  fût  rétracté  dans 
celui  du  soir;  il  ne  souffrit  pas  qu'on  dît  devant  lui  un  seul 
mot  contre  l'escadre.  Le  point  d'honneur  qui  d'ordinaire, 
dans  la  carrière  de  La  Fayette,  se  confondit  avec  le  culte  de 
la  popularité,  ici  s'en  séparait,  et  il  fut  pour  le  point  d'hon- 
neur au  risque  de  perdre  sa  popularité.  Tout  cela  est  bien  ; 
mais  écoutons  Washington,  appréciant,  sans  s'étonner,  la 
nature  humaine  sous  les  diverses  formes  de  gouvernement, 
et  n'étant  pas  idolâtre  ni  dupe  de  celle  forme  plus  libre,  pour 
laquelle  il  combat  et  qu'il  préfère  :  «  Laissez-moi  vous  conju- 
"  rer,  mon  cher  marquis,  de  ne  pas  attacher  trop  d'impor- 
«  tance  à  d'absurdes  propos  tenus  pcul-ètre  sans  réflexion  et 


MEMOIRES    DE    LA   FAYETTE.  155 

i<  dans  le  premier  transport  d'une  espérance  trompée.  Tous 
«  ceux  qui  raisonnent  reconnaîtront  les  avantages  que  nous 
«  devons  à  la  flotte  Irançaise  et  au  zèle  de  son  comman- 
«  dant;  mais,  dans  un  gouvernement  libre  et  républicain, 
«  vous  ne  pouvez  comprimer  la  voix  de  la  multitude  ;  chacun 
«  parle  comme  il  pense,  ou  pour  mieux  dire  sans  penser,  et 
«  par  conséquent  juge  les  résultats  sans  remonter  anx  cau- 
«  ses...  C'est  la  nature  de  l'homme  que  de  s'irriter  de  tout 
<c  ce  qui  déjoue  une  espérance  flatteuse  et  un  projet  favori, 
«  et  c'est  une  folie  trop  commune  que  de  condamner  sans 
«  examen.  » 

Comme  complément  et  correctif  de  ce  jugement  de  Washing- 
ton sur  les   gouvernements  républicains,  il    convient  de 
rapprocher  ce  passage  d'une  lettre  de  lui  à  La  Fayette,  écrite 
plusieurs  années  après  (25  juillet  nSo)  :  il  s'agit  de  la  néces- 
sité qui  se  faisait  généralement  sentir  à  cette  époque,  parmi 
les  négociants  du  continent  américain,  d'accorder  au  Congrès 
le  pouvoir  de  statuer  sur  le  commerce  de  l'Union  :  «  Ils  sen- 
«  tent  la  nécessité  d'un  pouvoir  régulateur,  et  l'absurdité  du 
«  système  qui  donnerait  à  chacun  des  États  le  droit  de  faire, 
«  des  lois  sur  cette  matière,  indépendamment  les  uns  des 
«  autres.  Il  en  sera  de  même,  après  un  certain  temps,  sur 
«  tous  les  objets  d'un  commun  intérêt.  Il  est  à  regretter,  je 
I  «:  l'avoue,  qu*il  soit  toujours  nécessaire  aux  États  démocra- 
l«  tiques  de  sentir  avant  de  pouvoir  juger.  C'est  ce  qui  fait 
m  que  ces  gouvernements  sont  lents.  Mais  à  la  fin  le  peuple 
[«  revient  au  vrai.  «  Oui,  au  vrai  en  tout  ce  qui  le  touche  di- 
rectement comme  intérêt.  En  ce  qui  est  du  reste,  il  n'y  a  au- 
îune  nécessité,  et  il  y  a  même  très-peu  de  chances  pour  que 
|le  Trai  triomphe  parmi  le  grand  nombre  et  pour  qu'on  s'en 
soucie  (1). 

(l)  Ce  n'est  point  par  occasion  et  par  accident  que  Washington  ex* 
prime  cette  idée  sur  les  tâlonnements  et  les  à-peu-près  qui  sont  la  loi 
lu  régime  démocratique;  il  y  revient  en  maint  endroit  dans  ses  lettres 
'La  Fayette,  et  non  pas  évidemment  sms  dessein.  Ainsi  encore  à 


45G  PCRTKAITS  LTTTÈRAIPxES. 

La  Fayette  en  était  à  ses  illusions.  Je  sais  la  part  qu'il  faut 
faire  au  feu  de  la  jeunesse,  et  lui-même,  quand  il  revient, 
pour  la  raconter,  sur  cette  époque,  il  semble  parler  de  quel- 
que excès  que  l'âge  aurait  tempéré  et  guéri.  Mais  c'est  à  la 
fois  bon  goût  et  une  autre  sorte  d'illusion  que  de  faire  par 
endroits  bon  marché  de  soi-même  dans  le  passé;  quand  on 
a  un  Irait  vivement  prononcé  dans  la  jeunesse,  il  est  rare 
qu'il  ne  dure  pas,  qu'il  ne  revienne  pas  en  se  creusant,  bien 
qu'on  veuille  le  croire  effacé  (1).  Il  en  est  de  même  de  cer- 
taines idées  si  ancrées  qu'elles  semblent  moins  tenir  à  l'in- 
telligence qu'au  caractère.  D'ailleurs  La  Fayette,  comme  cha- 
cun sait  et  comme  Charles  X  le  disait  agréablement  (qui  se 
connaissait  en  immuabilité),  La  Fayette  est  un  des  hommes 
qui  jusqu'à  la  fin  ont  le  moins  changé. 

Je  ne  puis  m'empêcher,  chemin  faisant,  de  relever  encore 
en  La  Fayette  tout  ce  qui  se  dénote  dans  le  sens  précédent, 
tout  ce  que  trahit,  en  chaque  occasion,  son  âme  avide  d'es- 
time et  honorablement  chatouilleuse.  Dès  que  la  France  se 
déclare  pour  l'Amérique,  il  pense  à  quitter  les  drapeaux  amé- 


propos  des  lirailleinenls  intérieurs  qui,  après  la  conclusion  de  la  paix 
et  avant  l'établissement  de  la  Constitution  fédérale,  allaient  à  décon- 
sidérer l'Amérique  aux  yeux  de  l'Europe  attentive  et  surtout  des  cours 
mélianles  :  «  Mallicurcusemenl  pour  nous,  écrit  Washington  (10  mai 
«  IVSC),  ((uoique  tous  les  récits  soient  fort  exagérés,  notre  conduite 
a  leur  donne  quelque  fondement.  C'est  un  des  inconvénients  des 
«  gouvernements  démocratiques,  que  le  peuple,  qui  ne  juge  pas  tou- 
H  jours  et  se  trompe  fié<|ui'iiiuient,  est  souvent  obligé  de  subir  une 
«  expérience,  avant  d'èlre  en  étal  de  prendre  un  bon  parti.  Mais 
<(  rarement  les  maux  manquent  de  porter  avec  eux  leur  remède. 
«  Toutefois,  on  doit  regretter  que  les  remèdes  viennent  si  lentement 
«  et  que  ceux  qui  voudraient  les  employer  à  temps  ne  soient  pas 
«  écoutés  avant  que  les  hommes  aient  soulTerl  dans  leurs  personnes, 
»  dans  leurs  intérêts,  dans  leur  réputation.  »  Washington,  persuadé 
de  l'avantage  du  gouvernement  démocratique  avec  ces  réserves,  me 
convaincrait  plus,  je  l'avoue,  que  La  Fayette  persuadé  de  l'excellence 
de  la  forme  sans  réserve. 

(ij  Se  rappeler  la  belle  épilrc  morale  de  Pope  sur  le  caractère  des 
Siomwes,  et  le  passage  si  vrai  sur  la  passion  maîtresse  et  dominante. 


MÉMOIRES  DE   LA    FAYETTE.  157 

ricains  pour  rejoindre  ceux  de  son  pays  :  «J'avais  faille  pro- 
«  jet,  écrit-il  au  duc  d'Ayen,  aussitôt  que  la  guerre  sedécla* 
«  ferait,  d'aller  me  ranger  sous  les  étendards  français;  j'y 
«  étais  poussé  parla  crainte  que  l'ambition  de  quelque  grade, 
«  ou  l'amour  de  celui  dont  je  jouis  ici,  ne  parussent  êlre  les 
«  raisons  qui  m'avaient  retenu.  Des  sentiments  si  peu  patrio- 
(!  tiques  sont  bien  loin  de  mon  cœur.  »  Mais  il  ne  lui  suffit 
pas  que  ces  sentiments  soient  loin  de  son  cœur  ;  il  ne  saurait 
souffrir  qu'on  les  lui  pût  attribuer.  Tel  est  le  La  Fayette  pri- 
mitif, avant  que  les  leçons  si  positives  de  la  Révolution  fran- 
çaise et  l'exemple  des  égarements  de  l'opinion  soient  venus 
le  modérer  à  la  surface  bien  plus  que  le  modifier  profondé- 
ment. Les  anciens  chevaliers,  les  gentilshommes  français, 
avaient  pour  culte  l'honneur.  Chevalier  et  gentilhomme,  La 
Fayette  eut,  autant  qu'aucun,  cet  idéal  délicat;  mais  il  arriva 
au  moment  où  il  allait  y  avoir  confusion  et  transformation  de 
l'idole  de  Thonneur  en  cette  autre  idole  de  la  popularité,  et 
il  devança  ce  moment.  Au  lieu  de  viser,  comme  les  simples 
et  fidèles  gentilshommes,  à  la  bonne  opinion  de  ses  pairs,  il 
visa  à  la  bonne  opinion  de  tout  le  monde,  de  ce  qu'on  appe- 
lait le  peuple,  c'est-à-dire  de  ses  pairs  aussi;  il  y  avait,  certes, 
de  la  nouveauté  et  de  la  grandeur  d'âme  dans  cette  ambition, 
dût-il  y  entrer  quelque  méprise.  Quand  il  revint  pour  la  pre- 
mière fois  d'Amérique,  La  Fayette,  reçu,  complimenté  à  la 
cour,  exilé  pour  la  forme,  est  fêté  à  Paris.  Les  minisires  le 
consultent,  les  femmes  l'embrassent  (I),  la  reine  lui  fait  avoir 
le  régiment  de  Royal-Dragons.  Cependant  on  se  lasse,  comme 
toujours;  les  baisers  cessent  :  «  Les  temps  sont  un  peu  chan- 
u  gés,  écrit-il  (trois  ou  quatre  ans  après),  mais  il  me  reste  ce 


(1)  Les  années  en  s'écoulanl  permettent  bien  des  choses.  Le  duc 
de  Laval,  parlant  de  M.  de  La  Fayette  et  de  ses  bonnes  fortunes  dans 
sa  jeunesse,  disait  en  bégayant  et  de  l'air  le  plus  sérieux  :  ■<  M.  de 
La  Fayette  a  eu  madame  de  Simiane  ;  et  madame  de  Simiane  !  ce  n'é- 
tait pas  chose  facile  ;  ne  l'avait  pas  qui  voulait  1  »  11  paraissait  faire 
plus  de  cas  de  lui  pour  cette  conquête  que  pour  toutes  celles  de  89. 


158  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  que  j'aurais  cnoisi,  la  faveur  populaire  et  la  tendresse  des 
«  personnes  que  j'aime.  »  Cette  faveur  populaire,  qui  sonnait 
si  flatteusement  à  son  oreille,  et  qui  représentait  pour  lui  ce 
qu'était  l'honneur  à  un  Bayard,  fut  jusqu'à  la  fin  son  idole 
favorite.  Il  la  sacrifia  dans  certains  cas  à  ce  qu'il  crut  de  son 
devoir  et  de  ses  serments  (ce  qui  est  très-méritoire);  mais,  par 
jne  sorte  d'illusion  propre  aux  amants,  il  ne  crut  jamais  la 
sacrifier  tout  entière  ni  la  perdre  sans  retour;  il  mourut  bien 
moins  en  la  regrettant  qu'en  la  croyant  posséder  encore. 

Dans  cette  même  guerre  d'Amérique,  à  son  second  voyage 
(1780),  La  Fayette  arrive  à  Boston,  précédant  de  peu  l'escadre 
française  qui  amène  les  troupes  de  M.  de  Rochambeau  ;  c'est 
un  secours  qu'il  a  obtenu  de  Versailles  à  l'insu  de  l'Amérique 
et  par  son  crédit  personnel.  Mais  le  corps  français  est  peu 
considérable;  pendant  toute  la  campagne  de  1780,  M.  de  Ro- 
chambeau croit  devoir  rester  à  Rhode-Island.  La  Fayette  s'en 
impatiente  et  lui  écrit  tout  naturellement  :  «  Je  vous  l'avoue- 
«  rai  en  confidence,  au  milieu  d'un  pays  étranger,  mon 
M  amour-propre  souffre  de  voir  les  Français  bloqués  à  Rhode- 
M  Island,  et  le  dépit  que  j'en  ressens  me  porte  à  désirer  qu'on 
«  opère.  »  11  y  avait  mêlé  quelque  première  vivacité  envers 
M.  de  Rochambeau,  qu'il  rétracte.  Rochambeau  lui  répond, 
et  on  remarque  cette  phrase,  qui  va  juste  à  l'adresse  de  ce 
même  sentiment  d'honorable  susceptibili té  auquelnousavons 
vu  déjà  Washington  répondre  :  «C'est  toujours  bien  fait,  mon 
«  cher  marquis,  de  croire  les  Français  invincibles;  mais  je 
«  vais  vous  confier  un  grand  secret  d'après  une  expérience 
«  de  quarante  ans  :  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  aisés  à  battre, 
«  quand  ils  ont  perdu  la  confiance  eu  leur  chef;  et  ils  la 
«  perdent  tout  de  suite,  quand  ils  ont  été  compromis  à  la  suite 
«  de  l'ambition  particulière  et  personnelle.  »  La  Fayette  alors 
»e  retourne  vers  Washington,  et  sollicite  de  lui  une  certaine 
expédition  dont  il  précise  les  bases,  qui  aurait  de  l'éclat,  dit- 
il,  des  avantages  probables  pour  le  moment  et  un  immense 
pour  l'avenir;  qui,  enfin,  si  elle  ne  réussit  pas,  n'entraîne 


MÉMOIRES   DE   LA   FAYETTE.  139 

pas  de  suites  fatales.  Washington  répond  :  .<  Il  est  impossible, 
«  mon  cher  marquis,  de  désirer  plus  ardemment  que  je  ne 
«  fais  de  terminer  cette  campagne  par  un  coup  heureux; 
«  mais  nous  devons  plutôt  consulter  nos  moyens  que  nos 
<(  désirs,  et  ne  pas  essayer  d'améliorer  l'état  de  nos  affaires 
«  par  des  tentatives  dont  le  mauvais  succès  les  ferait  empirer. 
«  Il  faut  déplorer  que  l'on  ait  mal  compris  notre  situation  en 
«  Europe  ;  mais,  pour  tâcher  de  recouvrer  notre  réputation, 
«  nous  devons  prendre  gardede  la  compromettre  davantage.  » 
On  voit  que  chacun  reste  dans  son  rôle;  mais  ces  rôles  di- 
vers se  reproduisent  trop  fréquemment  dans  la  suite  des  évé- 
nements, pour  qu'on  les  puisse  attribuer  à  la  seule  différence 
des  âges.  Or,  ce  qui  est  du  caractère  persiste,  se  recouvre 
peut-être,  mais  se  creuse  assurément  plutôt  que  de  diminuer 
avec  l'âge.  Le  premier  mobile  de  La  Fayette  est  Vopinion  dans 
le  sens  honorable,  la  gloire  dans  le  sens  antique,  le  lôs  hon- 
nête. On  peut  acquérir  plus  tard  de  l'expérience,  de  l'habi- 
leté, de  la  finesse  ;  on  en  acquiert,  c'est  inévitable;  chacun  a 
la  sienne  en  avançant  dans  la  vie  et  à  force  de  se  mesurer 
aux  épreuves.  Mais  cette  expérience  acquise,  il  est  rare  qu'on 
ne  l'emploie  pas  autour  de  sa  qualité  première  fondamentale, 
qu'on  ne  la  mette  pas  préférablement  au  service  de  son  pre- 
mier tour  de  caractère,  quand  il  est  décisif  et  dominant.  J'es- 
saye de  saisir  et  d'indiquer  dans  ses  fondements  l'idée  qui  est 
devenue  la  vie  même  de  La  Fayette  et  qui  est  le  mot  de  son 
rôle  :  la  plus  grande  faveur  populaire  entourant  et  couron- 
nant aussi  constamment  que  possible  la  plus  grande  vertu 
civique.  Cette  conciliation  en  soi  est  assez  difficile,  et  La 
Fayette  l'a  assez  bien  atteinte  pour  qu'on  ne  puisse  s'étonner 
que,  la  première  jeunesse  passée,  il  s'y  soit  mêlé  chez  lui  un 
peu  d'art,  un  art  toujours  noble. 

Dans  c<!tte  première  partie  des  Mémoires  et  de  la  vie  de  La 
Fayette,  à  côté  de  la  jeune,  enthousiaste  et  pure  figure  du 
disciple,  est  celle  du  maître,  du  véritable  grand  homme  d'Étal 
républicain,  de  Washington.  A  lire  les  détails  de  la  lutte 


IGO  rORTRAITS   LITTÉRAÎRITS. 

commençante  et  les  vicissitudes  si  prolongées,  si  tiraillées, 
on  comprend,  à  moins  d'avoir  un  système  de  philosophie  de 
l'histoire  préexistant,  combien  la  destinée  de  l'Amérique  du 
Nord  était  liée  à  lui ,  et  combien  un  homme  manquant,  il 
pouvait  de  ce  côté  ne  pas  se  former  d'empire.  —  On  parlait 
de  Washington:  «C'est  un  bien  grand  homme,  disais-je,  et  les 
Mémoires  du  général  La  Fayette  montrent  que  sans  lui  la 
révolution  d'Amérique  aurait  pu  de  reste  ne  pas  réussir.  »  — 
«  Oui,  répondit  un  philosophe  (1),  il  était  bien  nécessaire; 
mais  quand  les  choses  sont  mûres,  ces  sortes  d'hommes  né- 
cessaires se  rencontrent  toujours.  »  —  «  A  la  bonne  heurel 
aurait-on  pu  répliquer;  mais  n'est-ce  pas  que,  lorsqu'ils  ne 
se  présentent  point,  on  aime  à  croire  que  c'est  que  les  choses 
et  les  idées  n'étaient  pas  encore  mûres  ?  » 

On  connaissait  déjà  quelques-unes  des  principales  lettres  de 
Washington  à  La  Fayette,  que  ce  dernier  avait  communi- 
quées; elles  ont  un  genre  de  beauté  simple,  sensée,  calme, 
majestueuse,  religieuse,  qui  élève  l'àme  et  mouille  par  mo- 
ments l'oeil  de  larmes. «  Nous  sommes  à  présent,  écrit  Washing- 
«  ton  à  La  Fayette  (avril  1784),  un  peuple  indépendant,  et 
«  nous  devons  apprendre  la  lactique  de  la  politique.  Nous 
«  prenons  place  parmi  les  nations  de  la  terre,  et  nous  avons 
«  un  caractère  à  établir.  Le  temps  montrera  comment  nous 
«  aurons  su  nous  en  acquitter.  Il  est  probable,  du  moins  je 
«  le  crains,  que  la  politique  locale  des  États  interviendra 
«  trop  dans  le  plan  de  gouvernement  qu'une  sagesse  et  une 
«  prévoyance  dégagées  de  préjugés  auraient  dicté  plus  large, 
«  plus  libéral  ;  et  nous  pourrons  commettre  bien  des  fautes 
«  sur  ce  théâtre  immense,  avant  d'atteindre  à  la  perfection  de 
«  l'art...  "Mais  la  lettre  tout  à  fait  monumentale  et  historique 
est  celle  qui  a  pour  date  :  Mount-Vcriion,  l"""  février  \18i,  aus 
sitôt  après  la  résignation  du  commandement  :  «  Enfin,  mon 
«  cher  marquis,  je  suis  à  présent  un  simple  citoyen  sur  les 

(1)  M.  le  duc  de  Broglie. 


MÉMOIRES  DE  1,A  FAYETTE.  161 

•«  bords  du  Potornac,  à  l'ombre  de  ma  vigne  et  de  mon 
«  figuier...  «  On  est  dans  Plutarque,  on  est  à  la  fois  dans  la 
réalité  moderne.  Washington  ne  fut  pas  laissé  trop  longtemps 
à  l'ombre  de  son  figuier.  Appelé  en  1789  à  la  présidence, 
il  fut  le  premier  à  fonder,  à  pratiquer  le  gouvernement  au 
sein  du  pays  qu'il  avait  déjà  sauvé  et  fondé  dans  son  existence 
même.  Homme  unique  dans  l'histoire  jusqu'à  ce  jour,  homme 
de  gouvernement,  de  pouvoir,  de  direction  nationale  et  so- 
ciale, et  en  même  temps  homme  de  liberté,  d'une  intégrité 
morale  inaltérable.  Depuis  et  avant  César  jusqu'à  Napoléon, 
tout  ce  qui  a  brillé  et  influé  en  tête  des  nations,  grand  roi 
ou  grand  ministre,  n'a  songé  et  n'est  parvenu  à  réussir  qu'à 
l'aide  d'une  dose  de  machiavélisme  plus  ou  moins  mal  dissi- 
mulée; tellement  qu'on  est  en  droit  de  se  demander  si  le  con- 
traire est  possible  et  si  l'entière  vertu  n'apporte  pas  son  obs- 
tacle, son  échec  avec  elle.  On  n'a,  pour  opposer  véritablement 
à  cette  triste  vuequ»;  le  nom  de  Washington,  qui  va  rejoindre 
9.  travers  les  siècles  ces  noms  presque  fabuleux  des  Épami- 
nondas  et  des  héros  de  la  Grèce.  Il  est  vrai  que  Washington, 
grand  homme  qui  paraît  avoir  été  de  nature  à  pouvoir  suf- 
fire à  toutes  les  situations,  n'a  eu  à  opérer  que  chez  des  na- 
tions encore  simples,  au  sein  d'une  société  en  quelque  sorte 
élémentaire.  Qu'aurait-il  pu,  qu'aurait-il  refusé  de  faire  dans 
un  premier  rôle,  au  sein  d'une  vieille  nation  brillante  et 
corrompue?  En  disant  no7i  à  certains  moyens,  n'aurait-il  pas 
abdiqué  le  pouvoir  dès  le  second  jour?  Nul  n'est  en  mesure 
de  démontrer  le  contraire;  l'autorité  de  ce  bel  et  unique 
exemple  reste  donc  en  dehors,  à  part  une  exception  non 
concluante,  et  je  ne  puis  dire  de  la  vie  de  Washington  ce  que 
le  poêle  a  dit  de  la  chute  d'un  grand  coupable  politique: 

AbsUiUt  hune  tandem  Ruflni  pœna  tumultum 
Absolvilque  Deos  ^1). 

(1)  En  repassant  pourtant  l'histoire,  je  m'arrête  avec  méditation 


169  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

En  1784,  La  Fayette  en  est  déjà  à  son  troisième  voyage 
d'Amérique  :  ce  voyage  de  1784,  au  commencement  de  la 
paix,  fut  un  triomphe  touchant  et  mérité  qui  ouvre  pour  lui 
cette  série  de  marches  unanimes  et  de  processions  populaires, 
dont  il  fut  souvent  le  héros  et  le  drapeau.  De  retour  en  Eu- 
rope, les  années  suivantes  se  passèrent  pour  lui  en  succès  de 
toutes  sortes,  en  voyages  dans  les  diverses  cours,  très -amu- 
sants et  qu'il  raconte  à  ravir,  en  projets  politiques  et  en  ap- 
plications sérieuses  de  son  métier  de  républicain.  La  Fayette 
partage  et  devance  le  mouvement  irrésistible  et  confiant  qui 
poussait  la  société  d'alors  vers  une  révolution  universelle.  Ce 
qui  me  frappe,  ce  n'est  pas  tant  qu'il  croie,  comme  les  plus 
habiles  engagés  dans  le  premier  moment,  à  l'excellence  des 
moyens  nouveaux  et  à  leur  efficacité  immédiate.  Cela  pour- 
tant va  un  peu  loin;  "Washington  le  sent,  et,  à  propos  de  ses 
louables  efTorts  pour  la  réhabilition  civile  des  Protestants, 
il  lui  écrit  dès  1785,  ces  paroles  d'une  intention  plus  générale  : 
«  Mes  vœux  les  plus  ardents  accompagneront  toujours  vos  en- 
«  treprises  ;  mais  souvenez-vous,  mon  cher  ami,  que  c'est  une 
«  partie  de  l'art  militaire  que  de  reconnaître  le  terrain  avant 
«  de  s'y  engager  trop  avant.  On  a  souvent  plus  fait  par  les 
«  approches  en  règle  que  par  un  assaut  à  force  ouverte.  Dans 
«  le  premier  cas,  vous  pouvez  faire  une  bonne  retraite;  dans 
«  le  second,  vous  le  pouvez  rarement  si  vous  êtes  repoussé.  » 
Mais,  encore  une  fois,  cet  entraînement  enthousiaste  a  été 
trop  manifeste  chez  tous  ceux  qui  ont  pris  part  au  premier 
assaut  contre  l'ancien  régime,  pour  qu'en  le  remarquant  cher 
La  Fayette  on  y  voie  alors  autre  chose  qu'un  surcroît  d'ému- 
lation civique  et  de  zèle,  une  intrépidité  d'avant-garde  avec 
les  dehors  du  sang-froid.  Ce  qui  me  frappe  donc,  c'est  la 
suite,  c'est  la  persistance  plus  intrépide  de  sa  foi  aux  mêmes 
moyens  généraux,  et  sa  méconnaissance  prolongée  de  ce 

Bur  ces  grands  noms  consolateurs  de  Charlemagne  et  de  saint  Louis; 
et  ë'ils  n'emportent  pas  la  balance,  ils  empôclient  le  désespoir. 


MÉMUIUES    DE    LA    FAYETTE.  HVà 

qu'avait  de  spécial  le  caractère  de  la  nation  française  par  op- 
position à  l'américaine.  Que  La  Fayette,  en  87,  à  l'époque  de 
l'Assemblée  des  notables,  se  trouvant  chez  le  duc  d'Harcourt, 
gouverneur  du  dauphin,  avec  une  société  qui  discutait  quels 
livres  d'histoire  il  fallait  mettre  dans  les  mains  du  jeune 
prince,  ait  dit  :  «  Je  crois  qu'il  ferait  bien  de  commencer  son 
histoire  de  France  à  l'année  1787»,  lemot  est  juste  et  piquant 
dans  la  situation,  et  d'accord  avec  le  vœu  universel  d'alors, 
dont  c'était  une  rédaction  vivement  abrégée.  Mais  en  rayant 
toute  une  histoire  de  rois,  on  ne  raye  pas  aussi  aisémentun 
caractère  de  peuple.  Et  comment  le  La  Fayette  de  89  à  91, 
le  général  de  la  force  armée  à  Paris,  le  La  Fayette  des  in- 
surrections qu'il  contenait  à  peine,  des  faubourgs  quMl  ne 
commandait  qu'en  les  conduisant,  comment  ce  La  Fayette 
n'a-t-il  pas  senti  sous  lui  et  au  poitrail  de  son  cheval  le 
même  peuple  orageux  et  mobile,  héroïque  et...  mille  autres 
choses  à  la  fois,  peuple  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde,  peuple 
de  l'entrée  de  Henri  IV  et  de  l'entrée  de  Louis  XVI,  peuple 
des  Trois  Jours, ie  le  sais,  mais  aussi  de  bien  desjours  assez  dis- 
semblables, j'ose  le  croire?  Or  ce  peuple-là  de  Paris  n'était  lui- 
même  qu'une  des  variétés  de  la  grande  nation.  On  oublietrop, 
en  traitant,  soit  avec  les  individus,  soit  avec  les  nations,  ce  qui 
est  du  fond  de  leur  caractère  ;  à  la  faveur  de  quelques  compli- 
ments de  forme,  où  résonnent  les  mots  d'honorable,  de  loyal, 
on  aime  de  part  et  d'autre  à  se  dissimuler  cela;  c'est  comme 
quelque  chose  d'immuable  au  fond  et  de  fatal;  il  semble  que 
ce  soit  désagréable  et  humiliant  de  se  l'avouer.  Homme  et 
nation,  on  suppose  volontiers  qu'on  se  convertit  du  tout  au 
tout.  Or,  le  caractère  d'une  nation,  modifiable  très-lentement 
à  travers  les  siècles,  toujours  très-particulier,  est  moins  chan 
geable  encore  que  celui  d'un  individu,  lequel  lui-même  ne 
se  change  guère.  Plus  il  y  a  grand  nombre,  et  moins  il  y  a 
chance  à  la  lutte  de  la  volonté  morale  contre  le  penchant, 
plus  il  y  a  fatalité  et  triomphe  de  la  force  naturelle.  Le  ca- 
ractère, quelquefois  masqué  chez  les  nations,  comme  chez 


164  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

les  individus,  par  les  moments  de  grande  passion,  reparaît 
toujours  après  (1). 

La  Fayette,  non-seulement  d'abord,  mais  confinuellem.ent 
et  jusqu'à  la  fin,  a  paru  négliger  dans  la  question  sociale  et 
politique  cet  élément  constant,  ou  du  moins  très-peu  variable, 
donné  par  la  nature  et  l'histoire,  à  savoir,  le  caractère  de  la 
nation  française.  Il  n'a  jamais  vu  ou  voulu  voir  que  l'homme 
en  général,  et  non  pas  l'homme  des  moralistes,  celui  de  La 
Rochefoucauld  et  de  La  Bruyère,  mais  l'homme  des  droits, 
l'homme  abstrait.  En  juillet  1813,  entre  Waterloo  et  la  se- 
conde rentrée  des  Bourbons,  il  prit  le  plus  grand  intérêt  (2), 
comme  on  sait,  à  la  Déclaration  de  la  Chambre  des  représen- 
tants. «  Cette  pièce  admirable,  écrit-il  avec  raison,  en  s'y  re- 
connaissant, présente  ce  que  la  France  a  voulu  constamment 
depuis  89  et  ce  qu'elle  voudra  toujours  jusqu'à  ce  qu'elle  l'ait 
obtenu.  «  Et  il  ajoute  :  «Ceux  qui  accusent  les  Français  de 
légèreté  devraient  penser  qu'au  bout  de  vingt-six  ans  de  ré- 
volution ils  se  retrouvent  dans  les  mêmes  dispositions  qu'ils 
manifestèrent  à  son  commencement.  »  Mais  en  supposant 
que  les  Français  de  1815  aient  été  assez  unanimes  sur  cette 
Déclaration  avec  la  Chambre  des  représentants  (ce  que  rien  ne 
prouve)  pour  ne  pas  être  accusés  de  légèreté,  n'était-ce  donc 
pas  trop  déjà,  au  point  de  vue  de  La  Fayette,  qu'après  avoir 
été  les  Français  de  89,  ils  eussent  été  ceux  du  Directoire, ceux  , 
du  IS  brumaire,  du  couronnement  etdes  pompes  idolàtriques 
de  l'Empire?  N'en  voilà-t-il  pas  plus  qu'il  ne  fallait  pour 
croire  encore  au  vieux  défaut  national,  à  la  légèreté?  On 
trouvera  peut-être  que  j'insiste  trop  sur  cette  illusion  de  La 
Fayette,  sur  cette  vue  obstinée  et  incomplète,  selon  laquelle 
il  ne  cessait  de  découper  dans  l'étoffe  ondoyante  de  l'homme 

(1)  Lord  ChcslerQeld  en  son  temps  disait  à  Montesquieu:  «  Vous 
autres  Fraïujais,  vous  savez  élever  des  barricades,  mais  pas  de  bar- 
rirres.  » 

!'2)  Il  y  aurait  pris  la  plus  grande  part,  s'il  n'avait  été  en  ce  moment 
i  Hagiienau  :  il  v  adhéra  lrès-»-ivemcnt  à  son  relour. 


MÉMOIRES   DE   LA    FAYETTE.  1G5 

et  du  Français  l'exemplaire  uniforme  de  son  citoyen.  Mais, 
dans  l'étude  du  caractère,  i'injecte  de  mon  mieux,  pour  la 
dessiner  aux  regards,  la  veine  ou  l'artère  principale.  Je  veux 
tout  dire,  d'ailleurs,  de  ma  pensée  :  tout  n'élait  pas  illusoire 
dans  cette  vue  persévérante,  et,  pour  mieux  aboutir  à  sa  fin, 
il  fallait  peut-être  ainsi  qu'elle  se  resserrât.  La  Fayette  avait 
attaché  de  bonne  heure  son  honneur  et  son  renom  au 
triomphe  de  certaines  idées,  de  certaines  vérités  politiques  ; 
cela  était  devenu  sa  mission,  son  rôle  spécial,  dans  les  divers 
actes  de  notre  grand  drame  révolutionnaire,  de  reparaître 
droit  et  fixe  avec  ces  articles  écrits  sur  le  même  drapeau. 
Qu'à  défaut  de  triomphe  on  ne  perdît  pas  de  vue  drapeau  et 
articles  inscrits,  avec  lesquels  il  s'identifiait,  c'est  ce  qu'il 
voulait  du  moins.  Ce  qu'il  avait  déclaré  en  >S9,  il  le  rappelle 
donc  et  le  maintient  en  1800,  il  le  proclame  en  1815,  il  le 
déploie  encore  en  1830  ;  et,  en  définitive,  août  1830  en  a 
réalisé  assez,  dans  la  lettre  sinon  dans  l'esprit,  pour  que  sa 
vue  persévérante  ait  été  justifiée  historiquement.  Dans  sa 
longue  et  ferme  attente,  tout  ce  qui  pouvait  être  étranger  au 
triomphe  du  drapeau,  et  en  amoindrir  ou  en  retarder  l'inau- 
guration, La  Fayette  ne  le  voyait  pas,  et  peut-être  il  ne  le 
désirait  pas  voir.  Son  langage  était  fait  à  son  dessein.  Un 
précepte  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  en  politique, 
c'est,  quelque  idée  qu'on  ait  des  hommes,  d'avoir  l'air  de  les 
respecter  et  de  faire  estime  de  leur  sens,  de  leur  caractère; 
on  tire  par  là  d'eux  tout  le  bon  parti  possible  ;  et  si  l'on  y 
veut  mettre  cette  louable  intention,  on  les  peut  mouvoir  dans 
le  sens  de  leurs  meilleurs  penchants.  La  Fayette,  qui  s'était 
voué,  comme  à  une  spécialité,  au  triomphe  de  quelques 
principes  généreux,  a  pu  ne  dire  dans  sa  longue  carrière  et 
ne  paraître  connaître  de  la  majorité  des  hommes,  même 
après  l'expérience,  que  ce  qui  convenait  au  noble  but  où  il 
les  voulait  porter.  C'a  été  une  des  conditions  de  son  rôle  en 
le  définissant  comme  je  viens  de  le  faire;  et  si  c'en  a  été  un 
des  moyens,  il  n'a  rien  eu  que  de  permis. 


166  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

En  m'exprimaat  de  la  sorte,  en  toute  liberté,  je  n'ai  pas 
besoin  de  faire  remarquer  combien  le  point  de  vue  du  poli- 
tique et  celui  du  moraliste  sont  inverses,  l'un  songeant  avant 
tout  aux  résultats  et  au  succès,  l'autre  remontant  saus  cessej 
aux  motifs  et  aux  moyens.  \ 

Sans  prétendre  suivre  en  détail  La  Fayette  dans  son  per- 
sonnage politique  à  dater  de  89,  j'aurai  pourtant  à  parcourir 
ses  Mémoires  pour  l'appréciation  de  quelques-uns  de  ses  actes, 
pour  le  relevé  de  quelques-uns  de  ses  portraits  auecdotiques 
ou  de  ses  jugements.  Mais  aujourd'hui  j'aime  mieux  tirer  par 
anticipation,  des  trois  derniers  volumes  non  publiés,  et  qui 
vont  très-prochainement  paraître^  de  belles  pages  d'un  grand 
ton  historique,  qui  succèdent  à  de  très-intéressants  et  très- 
variés  récits,  le  tout  composant  un  chapitre  intitulé  Mes  rap- 
ports avec  le  premier  Consul.  Cet  écrit,  commencé  avant  It^Oo, 
à  la  prière  du  général  Van  Ryssel,  ami  de  La  Fayette,  ne  fut 
achevé  qu'en  1807  et  resta  dédié  au  patriote  hollandais,  mort 
dans  l'intervalle.  Ces  pages  datées  de  Lagrange,  méditées  et 
tracées  à  une  époque  de  retraite,  d'oubli  et  de  parfait  désin- 
téressement, loin  des  rumeurs  de  l'idole  populaire,  y  gagnent 
en  élévation  et  en  étendue.  J'en  extrais  toute  la  conclu- 
sion (i)  : 

«  Guerre  et  politique,  voilà  deux  champs  de  gloire  où  Bonaparte 
exerce  une  grande  supériorité  de  combinaisons  et  de  caracière;  non 
qu'il  me  convienne  comme  à  ses  flatteurs  de  lui  attribuer  celte  force 
nationale  primitive  qui  naquit  avec  la  Révolution  et  qui,  indomptable 
sous  les  chefs  les  plus  médiocres,  valut  tant  de  triomplics  aux  grands 


1)  Malj^'ré  la  longueur,  jo  n'ai  pas  voulu  priver  le  lecteur  de  cette 
reproiluclion  textuelle;  les  citations  découpées  par  la  critique  dessi- 
nent l'iiomme  mitiux  que  si  l'on  renvoyait  au  livre.  La  bonne  critiqua 
n'est  souvent  qu'une  bordure.  —  Et  puis,  en  inc  livrant  tout  à  l'heure 
à  mon  extrême  analyse,  je  comptais  bien  en  corriger  à  temps  l'im-I 
pression,  en  recouvrir  la  minutie  un  peu  sévère,  par  l'effet  de  ce 
large  morceau,  devenu  en  tout  nécessaire  au  complément  de  ma  pen- 
•ée  et  à  la  proportion  de  mon  jugement. 


MÉMOIRES   DE   LA   FAYEITE.  lC7 

généraux,  ou  que  je  voulusse  oublier  quand  et  pur  qui  furent  faites  la 
plupart  des  conquêlLS  qui  ont  flxé  les  limites  de  la  France;  mais, 
parmi  tant  de  capitaines  qui  ont  relevé  la  gloire  de  nos  aimes,  il  n'en 
est  aucun  qui  puisse  présenter  un  si  brillant  faisceau  de  succès  mi- 
litaires. Persoime,  depuis  César,  n'a  autant  montré  celte  prodigieuse 
activité  de  calcul  et  d'exécution  qui,  au  bout  d'un  temps  donné,  doit 
assurer  à  Bonaparte  l'avantage  sur  ses  rivaux.  Permettons-lui,  sous 
ce  rapport,  d'en  vouloir  un  peu  à  la  philoso[)liie  moderne  qui  tend  à 
désenchanter  h;  monde  du  prestige  des  conquêtes,  et  qui,  modiQant 
l'opinion  de  l'Europe  et  le  ton  de  l'histoire,  fait  demander  quelles 
furent  les  vertus  d'un  héros,  et  de  quelle  manière  la  victoire  influa 
sur  le  bien-être  des  nations. 

«  Ce  n'est  pas  non  plus  dans  les  nobles  régions  del'intérôt  général 
qu'il  faut  chercher  la  politique  de  Bonaparte,  Elle  n'a  d'objet,  comme 
on  l'a  dit,  que  la  construction  de  lui-même;  mais  le  feu  sombre  et 
dévorant  d'une  ambition  bouillante  et  néanmoins  dirigée  par  de  pro- 
fonds calculs  a  dû  produire  de  grandes  conceptions,  de  grandes  actions, 
et  augmenter  l'éclat  et  l'influence  de  la  nation  dont  il  a  besoin  pour 
commander  au  monde.  Ce  monde  était  d'ailleurs  si  pitoyablement 
gouverné,  qu'en  se  trouvant  à  la  tète  d'un  mouvement  révolution- 
naire dont  les  premières  impulsions  furent  libérales  et  les  déviations 
atroces,  Bonaparte,  dans  sa  marche  triomphante,  a  nécessairement 
amené  au  dehors  des  innovations  utiles,  et  en  France  des  mesures 
réparatrices,  au  lieu  de  la  démagogie  féroce  dont  on  avait  craint  le 
retour.  Beaucoup  de  persécutions  ont  cessé,  beaucoup  d'autres  ont 
été  redressées  ;  la  tranquilité  intérieure  a  été  rétablie  sur  les  ruines 
de  l'esprit  de  parti  ;  et  si  l'on  suivait  les  derniers  résultats  de  l'in- 
fluence française  en  Europe,  on  verrait  qu'il  s'exerce  continuellement 
une  force  de  choses  nouvelle  qui,  en  dépit  de  la  tendance  personnelle 
du  chef,  rapproche  les  peuples  vaincus  des  movens  d'une  liberté  fu- 
ture. 

«  11  est  assez  remarquable  que  ce  puissant  génie,  maître  de  tant 
[d'États,  n'ait  été  pour  rien  dans  les  causes  premières  de  leur  réno- 
iTation.  Etranger  aux  mutations  de  l'esprit  public  du  dernier  siècle, 
|il  me  disait  :  «  Les  adversaires  de  la  Révolution  n'ont  rien  à  me  re- 
f«  procher;  je  suis  pour  eux  un  Solon  qui  a  fait  fortune.  » 

0  Cette  fortune  date  du  siège  de  Toulon  ;  le  général  Carteaux  lui 

écrivait  alors  en  style  du  temps  :  «   A  telle  heure,  six  chevaux  de 

lu  poste,  ou  la  mort.  »  Il  me  racontait  un  jour  comment  des  bandes 

ie  brigands  déguenillés  arrivaient  de  Paris  dans  des  voitures  dorées, 

pour  former^  disait-on,  l'esprit  public.  Dénoncé  lni-mAnie  avec  sa 


l(iS  l'OKTRAlTS   LITTÉRAIRES. 

famille,  après  le  9  thermidor,  comme  terroriste,  il  vint  se  plaindre 
de  sa  destitution  ;  mais  Barras  l'avait  distingué  à  Toulon  et  l'employa 
au  13  vendémiaire  :  «  Ah  !  disait-il  à  Junol  en  voyant  passer  ceux 
c<  qu'il  allait  combattre,  si  ces  gaillards-là  me  mettaient  à  leur  tête, 
«  comme  je  ferais  sauter  les  représentants!  »  Il  rpousa  ensuite  ma- 
dame de  Beauharnais  et  eut  le  commandement  d'Italie.  Son  armée 
devint  l'appui  des  jacobins,  en  opposition  aux  troupes  d'Allemagne, 
qu'on  appelait  les  Messieui-s  ;  les  campagnes  à  jauiais  célèbres  de  cette 
armée  couvrirent  de  lauriers  chaque  échelon  de  la  puissance  du  chef. 
On  connaît  son  influence  sur  le  18  fructidor,  qui  porta  le  dernier 
coup  aux  assemblées  nationales;  Bonaparte  n'en  dit  pas  moins,  à  son 
retour,  dans  un  discours  d'apparat,  que  «  cette  année  commençait 
l'ère  des  gouvernements  représentatifs.  »  Les  partis  op|)rimés  espé- 
raient qu'il  allait  modifier  la  rigueur  des  temps;  il  ne  tenta  rien  pour 
eux  ni  pour  lui.  Contrarié  dans  une  conférence  avec  les  Directeurs,  il 
offrit  sa  démission;  La  Revellière  et  Rewbell  l'acceptèrent,  Barras  la 
lui  rendit,  et  le  vainqueur  de  l'Italie  se  crut  heureux  de  courir  les 
côtes  pour  être  hors  de  Paris,  et  d'être  envoyé  de  France  en  Egypte, 
où  il  emmena  la  fleur  de  nos  armées.  Ses  idées  se  touillèrent  alors 
vers  l'Asie,  dont  l'ignorante  servitude,  comme  il  l'a  souvent  dit  de- 
puis, flattait  son  ambition.  Arrêté  à  Saint-Jean-d'Acre  jiar  Philip- 
peaux,  son  ancien  camarade,  il  regagna  l'Égyple  où,  apprenant  les 
revers  de  nos  armées  en  Europe,  et  après  avoir  reçu  une  lettre  de 
son  frère  Joseph  portée  par  un  Américain,  il  s"embarqua  secrètement 
pour  retourner  en  France  ;  mais  il  n'y  arriva  que  lorsque  nos  dra- 
peaux étaient  redevenus  partout  victorieux. 

«  Cependant  sa  fortune  ne  l'abandonnait  pas.  Un  des  tristes  résul- 
tats de  tant  de  violences  précédentes  avait  été  la  nécessité  générale- 
ment reconnue  d'un  coup  d'Étal  de  plus  pour  sauver  la  liberté  et 
l'ordre  social.  Plusieurs  projets  analogues  au  18  brumaire  furent 
pro()Osés  en  quelque  sorte  au  rabais,  ([uoique  sans  fruit,  à  divers 
généraux.  On  y  distinguait  surtout  le  besoin  de  chacun  de  ne  cher- 
cher des  secours  que  là  où  les  souvenirs  du  passé  trouveraient  une 
sanction.  Au  nom  de  lionaparte,  toute  attente  se  tourna  vers  lui. 
Rayonnant  de  gloire,  plus  imposant  par  son  caractère  que  par  sa  mo- 
ralité, doué  de  qualités  éminenles,  vanté  par  les  Jacobins  lorsqu'ils 
croyaient  le  moins  à  son  retour,  il  offrait  à  d'autres  le  mérite  d'avoir 
préféré  la  République  à  la  liberté,  Mahomet  à  Jésus-Ciirist,  l'Institut 
au  généralat;  on  lui  savait  gré  ailleurs  de  ses  égards  pour  le  pape, 
le  clergé  et  les  nobles,  d'un  certain  ton  de  prince  et  de  ces  goûts  de 
cour  dont  on  n'avait  pas  encore  mesuré  la  portée.  Le  Directoire,  di- 


•      MÉMOIRES   DE    LA   FAYETTE.  169 

Tisé,  déconsidéré,  le  laissa  d'autant  plus  facilement  arriver,  que  Barras 
le  regardait  encore  comme  son  protégé,  et  que  Sieyés  espérait  en 
faire  son  instrument.  Il  n'eut  plus,  dès  lors,  qu'à  se  décider  entre 
les  partis,  leurs  offres,  ses  promesses,  et,  parmi  ceux  qui  se  mirent 
en  avant,  tout  bon  citoyen  eût  fait  le  même  choix  que  lui.  On  peut 
s'étonner  que,  dans  la  journée  de  Saint-Cloud,  Bonaparte  ait  paru  le 
plus  troublé  de  tous  ;  qu'il  ait  fallu  pour  le  ranimer  un  mot  de  Sieyès, 
et,  pour  enlever  ses  troupes,  un  discours  de  Lucien  ;  mais,  depuis  ce 
moment,  tous  ses  avantages  ont  été  combinés,  saisis  et  assurés  avec 
une  suite  et  une  habileté  incomparables. 

«  Ce  n'est  pas,  sans  doute,  cette  absolue  prévoyance  de  tous  les 
temps,  cette  création  précise  de  chaque  événement,  auxquelles  le 
vulgaire  aime  à  croiie  comme  aux  sorciers.  Les  plus  vils  usurpa- 
teurs, et  jusqu'à  Robespierre,  en  ont  eu  momentanément  le  renom; 
mais,  en  se  livrant  à  l'ambition  «  d'aller,  comme  il  disait  lui-même 
«  àLally,  toujours  en  avant,  et  le  plus  loin  possible,  »  ce  qui  rappelle 
le  mot  de  Cromwell,  Bonaparte  a  réuni  au  plus  haut  degré  quatre 
facultés  essenlielles  :  calculer,  préparer,  hasarder  et  attendre.  Il  a 
tiré  le  plus  grand  parti  de  circonstances  singulièrement  convenables 
pour  ses  moyens  et  ses  vues,  du  dégoût  général  de  la  popularité,  de 
la  terreur  des  émotions  civiles,  de  la  prépondérance  rendue  à  la  force 
militaire,  où  il  porte  à  la  fois  le  génie  qui  dirige  les  troupes  et  le  ton 
qui  leur  plaît;  enfin,  de  la  situation  des  esprits  et  des  partis  qui 
laissait  craindre  aux  uns  la  restauration  des  Bourbons,  aux  autres  la 
liberté  publique,  à  plusieurs  l'influence  des  hommes  qu'ils  ont  haïs 
ou  persécutés,  à  presque  tous  un  mouvement  quelconque,  et  l'obliga- 
tion de  se  prononcer.  Tout  cela  ne  lui  donnait,  à  la  vérité,  la  préfé- 
rence de  personne,  mais  lui  assurait,  suivant  l'expression  de  madame 
de  Staël,  «  les  secondes  voix  de  tout  le  monde.  »  U  a  plus  fait  en- 
core :  il  s'est  emparé  avec  un  art  prodigieux  des  circonstances  qui 
lui  étaient  contraires,-  il  a  profité  à  son  gré  des  anciens  vices  et  des 
nouvelles  passions  de  toutes  les  cours,  de  toutes  les  factions  de  l'Eu- 
rope ;  il  s'est  mêlé,  par  ses  émissaires,  à  toutes  les  coalitions,  à  tous  les 
complots  dont  la  France  ou  lui-même  pouvaient  être  l'objet  ;  au  lieu  de 
les  divulguer  ou  de  les  arrêter,  il  a  su  les  encourager,  les  faire  aboutir 
utilement  pour  lui,  hors  de  propos  pour  ses  ennemis,  les  déjouant 
ainsi  les  uns  par  les  autres,  se  faisant  de  toutes  personnes  et  de  toutes 
choses  des  instruments  et  des  moyens  d'agrandissement  ou  de  pouvoir. 

«  Bonaparte,  mieux  organisé  pour  le  bonheur  public  et  pour  le 
sien,  eût  pu,  avec  moins  de  frais  et  plus  de  gloire,  fixer  les  destinées 
du  monde  et  se  placer  à  la  tête  du  genre  humain.  On  doit  plaindre 

U>  10 


f70  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

l'ambition  secondaire  qu'il  a  eue^  dans  de  telles  circonstances  de  régner 
arbitrairement  sur  l'Europe  ;  mais,  pour  satisfaire  cette  manie  géogra- 
pliiquement  gigantesque  et  moralement  mesquine,  il  a  fallu  gaspiller 
un  immense  emploi  de  forces  intellectuelles  et  physiques,  il  a  fallu 
appliquer  tout  le  génie  du  machiavélisme  à  la  dégradation  des  idées 
libérales  et  patriotiques,  à  l'avilissement  des  partis,  des  opinions  et 
des  personnes;  car  celles  qui  se  dévouent  à  son  sort  n'en  sont  que 
plus  exposées  à  cette  double  conséquence  de  son  système  et  de  son  ca- 
ractère; il  a  fallu  joindre  habilement  l'éclat  d'une  brillante  adminis- 
tration aux  sottises,  aux  taxes  et  aux  vexations  nécessaires  à  un  plan 
de  despotisme,  de  corruption  et  de  conquête,  se  tenir  toujours  en 
garde  contre  l'indépendance  et  l'industrie,  en  hostilité  contre  les 
lumières,  en  opposition  à  la  marche  naturelle  de  son  siècle  ;  il  a  fallu 
chercher  dans  son  propre  cœur  à  se  justifier  le  mépris  pour  les  hommes, 
et  dans  la  bassesse  des  autres  à  s'y  maintenir;  renoncer  ainsi  à  être 
aimé,  comme  par  ses  variations  politiques,  philosophiques  et  reli- 
gieuses, il  a  renoncé  à  être  cru  ;  il  a  fallu  encourir  la  malveillance 
presque  universelle  de  tous  les  gens  qui  ont  droit  d'être  mécontents 
de  lui,  de  ceux  qu'il  a  rendus  mécontents  d'eux-mêmes,  de  ceux  qui, 
pour  le  maintien  et  l'honneur  des  bons  sentiments,  voient  avec  peine 
le  triomphe  des  principes  immoraux;  il  a  fallu  enfin  fonder  son 
existence  sur  la  continuité  du  succès,  et,  en  exploitant  à  son  profit  le 
mouvement  révolutionnaire,  ôter  aux  ennemis  de  la  France  et  se 
donner  à  lui-même  tout  l'odieux  de  ces  guerres  auxquelles  on  ne  voit 
plus  de  motifs  que  l'établissement  de  sa  puissance  et  de  sa  famille. 
«  Quel  sera  pour  lui  pendant  sa  vie,  et  surtout  dans  la  postérité, 
le  résultat  définitif  du  défaut  d'équilibre  entre  sa  tête  et  son  cœur? 
Je  suis  porté  à  n'en  pas  bien  augurer;  mais  je  n'ai  voulu,  dans  cet 
aperçu  de  sa  conduite,  qu'expliquer  de  plus  en  plus  la  mienne;  elle 
ne  peut  être  imputée  à  aucun  sentiment  de  haine  ou  d'ingratitude. 
J'avais  de  l'attrait  pour  Bonaparte  ;  j'avoue  même  ijuc,  dans  mon 
aversion  de  la  tyrannie,  je  suis  plus  choqué  encore  de  la  soumission 
de  tous  que  de  l'usurpation  d'un  seul.  Il  n'a  tenu  qu'à  moi  de  parti- 
ciper h.  toutes  les  faveurs  compatibles  avec  son  système  Beaucoup 
d'hommes  ont  concouru  à  ma  délivrance  :  le  Directoire  qui  ordonna 
de  nous  réclamer;  les  Directeurs  et  les  ministres  qui  recommandèrent 
cet  ordre;  le  collègue  plénipotentiaire  qui  s'en  occupa;  cei  les,  autant 
que  lui,  tant  d'autres  qui  nous  servirent  de  leur  autorité,  de  leur  ta- 
lent, de  leur  dévouement;  il  n'en  est  point  à  qui  j'aie  témoigné  avec 
autant  d'éclat  et  d'abandon  une  reconnaissance  sans  bornes,  sans 
autres  bornes  du  moins  (pie  mes  devoirs  envers  la  liberlé  lI  la  patrie. 


MÉMOIRES   DE   LA   FAYETTE.  171 

Prêt,  en  tous  temps  et  en  tous  lieux,  à  soutenir  cette  cause  avec  qui 
et  contre  (]iii  que  ce  soit,  j'eusse  mieux  aimé  son  influence  et  sa  ma- 
gistrature que  toute  autre  au  monde  :  là  s'est  arrêtée  ma  préférence. 
Les  vœux  qu  il  m'est  pénible  de  formera  son  égard  se  tourneraient 
en  imprécations  contre  moi-même,  s'il  était  possible  qu'aucun  in- 
stant de  ma  vie  uie  surprît  dans  les  intentions  anti-libérales  auxquelles 
il  a  malheureusement  prostitué  la  sienne.  » 

On  ne  doit  pas  séparer  de  ce  morceau  l'éloquente  dédicace 
qui  le  termine  : 

«  J'en  atteste  vos  mânes,  ô  mon  cher  Van  Ryssel  !  à  chaque  pas  de 
votre  honor  ible  carrière,  trop  courte  pour  notre  affection  et  nos  re- 
grets, mais  longue  par  les  années,  par  les  services,  par  les  vertus  ; 
en  paix,  en  guerre,  en  révolution,  puissant,  proscrit  ou  réintégré, 
vous  n'avez  jauiais  cessé  d'être  le  plus  noble  et  le  plus  fidèle  obser- 
vateur de  la  justice  et  de  la  vérité  !  Après  avoir  partagé,  au  18  bru- 
maire, ma  joie  et  mon  espoir,  vous  ne  tardâtes  pas  à  reconnaître  la 
funeste  direction  du  nouveau  gouvernement,  et  le  droit  que  j'avais  de 
ne  pas  m'y  associer;  Bonaparte  perdit  par  de;.Tés  l'estime  et  la  bien- 
veillance d'un  des  plus  dignes  appréciateurs  du  patriotisme  et  de  la 
vraie  gloire  ;  et  cependant,  avant  d'ôter  à  la  Hollande  jusqu'au  nom 
de  République,  la  fortune  semble  avoir  attendu,  par  respect,  qu'elle 
eût  perdu  le  plus  grand  et  le  meilleur  de  ses  citoyens.  C'est  donc  à 
votre  mémoire  que  je  dédie  cette  lettre  commencée  autrefois  pour 
vous.  Et  pourquoi  ne  croirais-je  pas  l'écrire  sous  vos  yeux,  lorsque 
c'est  au  souvenir  religieux  de  quelques  amis,  plus  qu'à  l'opinion  de 
l'univers  existant,  que  j'aime  à  rapporter  mes  actions  et  mes  pensées, 
en  harmonie,  j'ose  le  dire,  avec  une  telle  consécration?  » 


Hh' 


J'ai  parlé  du  rôle  et  de  ce  qui  s'y  glisse  inévitablement  de 
.ctice  à  la  longue,  même  pour  les  plus  vertueux;  mais  ici 
la  solitude  est  profonde,  la  rentrée  en  scène  indéfiniment 
ajournée  ;  au  sein  d'une  agriculture  purifiante,  dans  le  senti- 
ment triste  et  serein  de  l'abnégation,  en  présence  des  amis 
morts,  tout  inspire  la  conscience  et  l'alTranchit;  ces  pages  du 
prisonnier  d'Olmûtz  devenu  le  cultivateur  de  Lagrange,  ont 
un  accent  fidèle  des  mâles  et  simples  paroles  de  Washington;. 


172  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

elles  feront  aisément  partager  à  tout  lecteur  quelque  chose 
de  l'émotion  qui  les  dicta. 


II 


Ce  fut  une  brillante  époque  dans  la  vie  de  La  Fayette  que 
les  années  qui  s'écoulèrent  depuis  la  fin  de  la  guerre  d'Ame 
riquejusqu'à  l'ouverture  desÉtats  généraux.  Jeune  et  célèbre, 
déjà  plein  d'action,  chevaleresque  parrain  de  treize  répu- 
bliques, il  parcourait  et  étudiait  l'Europe,  les  cours  absolues, 
assistait  aux  revues  et  aux  soupers  du  grand  Frédéric,  et,  de 
retour  en  France,  par  ses  liaisons,  par  ses  propos,  par  son 
attitude  à  l'Assemblée  des  notables,  poussait  hardiment  à  des 
réformes,  dont  le  seul  mot,  étonnement  de  la  cour,  électri- 
sait  le  public,  et  que  rien  ne  compromettait  encore.  Pourtant 
cet  intervalle  de  jouissance,  de  repos  et  de  préparation,  eut 
son  terme,  et  La  Fayette,  à  ses  risques  et  périls  dut  rentrer 
dans  la  pratique  active  des  révolutions.  Il  est  âgé  de  trente- 
deux  ans  en  89.  Tout  ce  qui  précède  n'a  été  qu'un  prélude  ;  le 
plus  sérieux  et  le  plus  mûr  commence;  la  gloire,  jusque-là 
si  pure  et  incontestée,  du  jeune  général,  va  subir  de  terribles 
épreuves.  Il  s'agit,  en  effet,  de  la  France  et  d'une  vieille  mo- 
narchie, d'une  cour  à  laquelle  La  Fayette  est  lié  par  sa  nais- 
sance, par  les  devoirs  ou  du  moins  par  des  égards  obligés.  De 
toutes  parts  il  s'agit  pour  lui  de  garder  une  difficile  et  pres- 
que impossible  mesure,  d'être  républicain  sans  abjurer  tout 
à  fait  son  respect  au  trône,  d'être  du  peuple  sans  insulter 
chez  les  autres  ni  en  lui  le  gentilhomme.  Or,  La  Fayette, 
dans  une  telle  complication  que  chaque  pensée  aisément 
achève,  s'engagea  sans  hésiter,  tout  en  droiture  et  comme 
naturellement.  Si  on  le  prend  à  l'entrée  et  à  l'issue,  on  trouve 


MÉMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  173 

que,  somme  toute  el  sauf  l'examen  de  détail,  il  s'en  est  tiré, 
quant  aux  principes  généraux  et  quant  à  la  tenue  person- 
nelle, à  son  honneur,  à  l'honneur  de  sa  cause  et  de  sa  morale 
en  politique. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'en  aucun  de  ces  difficiles  moments 
ni  lui  ni  son  cheval  n'aient  bronché. 

Je  ne  discuterai  pas  les  principaux  faits  de  la  vie  de  La 
Fayette  depuis  89  jusqu'à  sa  sortie  de  France  en  août  92  ;  de 
telles  discussions,  rebattues  pour  les  contemporains,  rede- 
viendraient plus  fastidieuses  à  la  distance  où.  nous  sommes 
placés;  c'est  à  chaque  lecteur,  dans  une  réflexion  impartiale, 
à  se  former  son  impression  particulière.  Les  reproches  dont 
sa  conduite  a  été  l'objet  portent  en  double  sens.  Les  uns  l'ont 
accusé  de  ne  s'être  pas  suffisamment  opposé  aux  excès  popu- 
laires dans  la  nuit  du  6  octobre,  le  22  juillet  précédent  lors 
du  massacre  de  Foulon,  et  en  d'autres  circonstances;  les 
autres  l'ont,  au  contraire,  accusé,  lui  et  Bailly,  de  sa  résis- 
tance aux  mouvements  populaires  dans  les  derniers  temps 
de  l'Assemblée  constituante,  notamment  de  la  proclamation 
et  de  l'exécution  de  la  loi  martiale  au  Champ-de-Mars,  le  17 
juillet  91.  Le  fait  est  qu'après  la  grande  insurrection  du 
14  juillet,  qui  fondait  l'Assemblée  nationale,  La  Fayette  n'en 
voulut  plus  d'autres  ;  mais  qu'avant  d'en  venir  à  les  combattre» 
à  les  réprimer,  il  se  prêta  quelquefois,  pour  les  mitiger,  à 
les  conduire.  Il  y  a  bien  des  années,  qu'enfant  j'entendais  ra- 
conter à  l'un  des  gardes  nationaux  présents  aux  journées 
des  5  et  6  octobre  le  détail  que  voici,  et  qui  est  à  la  fois  une 
particularité  et  une  figure.  Le  tocsin  avait  sonné  dès  le  ma- 
tin du  5  octobre,  Paris  était  en  insurrection,  les  faubourgs 
débouchaient  en  colonnes  pressées,  l'on  criait:  A  Versailles! 
à  Versailles  !  La  Fayette,  qui  devait  prendre  la  tête  de  la 
marche,  ne  partait  pas.  Durant  la  matinée  entière  et  jusque 
très-avant  dans  l'après-midi,  sous  un  prétexte  ou  sous  un 
autre,  il  avait  tenu  bon,  faisant  la  sourde  oreille  aux  menaces 
comme  aux  exhortations.  Bref,  après  des  heures  de  fluctua- 


174  POltTRAITS    LITTÉRAllŒS. 

tion  houleuse,  tous  les  délais  expirés  de  la  foule  ne  se  con- 
tenant plus,  La  Fayette  à  cheval,  au  quai  de  la  Grève,  en 
tête  de  ses  bataillons,  ne  bougeait  encore,  quand  un  jeune 
homme,  sortant  du  rang  et  portant  la  main  à  la  bride  de  son 
cheval,  lui  dit  :  «  Mon  général,  jusqu'ici  vous  nous  avez  com- 
mandés; mais  maintenant  c'est  à  nous  de  vous  conduire...;  » 
et  l'ordre:  En  avant!  jusqu'alors  vainement  attendu,  s'é- 
chappa. 

Le  témoin  véridique,  de  qui  le  mot  m'est  venu,  n'en  avait 
entendu  que  la  lettre,  et  n'en  saisissait  ni  le  poétique  ni  le 
figuratif.  Depuis,  j'ai  souvent  repassé  en  esprit,  comme  le 
revers  et  l'ombre  de  bien  des  ovations,  cette  humble  image 
du  commandant  populaire  (1).  Et  celui-ci  était  le  plus  probe, 
le  plus  inflexible,  passé  une  certaine  ligne,  il  ne  cédait  ici 
qu'en  rue  surtout  de  maintenir  et  de  modérer.  Si  l'on  ne 
peut  dire  de  lui  qu'une  fois  la  Révolution  engagée,  il  ait  do- 
miné les  événements,  s'il  les  a  trop  suivis  ou  (ce  qui  revient 
au  même)  précédés  dans  le  sens  de  tout  à  l'heure,  il  en  a  été 
l'instrument  et  le  surveillant  le  plus  actif,  le  plus  intègre,  le 
plus  désintéressé;  quand  ils  ont  voulu  aller  trop  loin,  à  un 
certain  jour,  il  leur  a  dit  non,  et  les  a  laissés  passer  sans  lui, 
au  risque  d'en  être  écrasé  le  premier  ;  en  un  mot,  il  a  fait  ses 
preuves  de  vertu  morale.  Mais  à  ce  début,  il  y  eut  de  longs 
moments  d'acheminement,  d'embarras,  de  composition  iné- 
vitable. L'indulgence  qu'on  a  en  révolution  pour  les  moyens 
est  singulière,  tant  que  vos  opinions  ne  sont  pas  dépassées. 


(l)  Au  chant  XXI  de  l'Iliade,  Achille  csl  représenté  s'unfuyant  à 
toutes  jiimhes  devant  le  Scamandre  furieux  et  débordé  :  v  Comme 
«  lorsqu'un  irrigateur,  remontant  sur  la  colline  i  une  source  aux  eaux 
<(  noires,  en  veut  amener  le  courant  à  travers  les  jeunes  plants  et  les 
«  enclos  ;  tenant  la  houe  en  main,  il  aplanit  l'olistacie  et  ouvre  la 
t  rigole  où  l'eau  court  à  l'instant  :  tonales  cailloux  s'enlre-choquent 
<t  et  s'agitent,  le  flot  précipité  résonne  sur  la  pente,  et  devance  celui 
«  môme  qui  le  vent  conduire,  »  Tels  les  chefs  du  peuple  dans  les  ré- 
volutions ;  qu'on  aille  au  fond  de  cette  comparaison  gracieuse,  on  a 
là  leur  image  et  cooime  leur  devise. 


MÉMOIRES   DE   LA    FAYETTE.  175- 

Au  22  juillet  .'^9,  La  Fayette  fit  tout  ce  qui  était  humaine- 
ment possible  pour  sauver  Foulon  et  Berthier;  le  lendemain^ 
il  déposait  à  l'hôtel  de  ville  son  épée  de  commandant,  fondé 
sur  ce  que  les  exécutions  sanglantes  et  illégales  de  la  veille 
l'avaient  trop  convaincu  q^i'il  n'était  pas  l'objet  d'une  confiance 
universelle;  il  ne  consentit  à  la  reprendre  que  sur  les  in- 
stances les  pi  us  flatteuses  et  après  des  témoignages  unanimes. 
Mais  son  impression  sur  ces  attentats  et  quelques  autres  pa- 
reils qui,  ainsi  qu'il  le  dit,  ont  trompé  son  zèle  et  profondé- 
ment affligé  son  cœur,  son  impression  d'honnèle  homme 
n'atteignit  pas  alors  sa  vue  politique,  et  ne  détruisit  pas  du 
coup  le  charme  qui  ne  cessa  que  plus  tard,  lorsque  le  iO  août 
déchira  le  rideau.  Des  prisons  de  Magdebourg,  en  juin  93,  La 
Fayette  écrivait  à  la  princesse  d'Hénin  :  «  Le  nom  de  mon 
«  malheureux  ami  La  Rochefoucauld  se  présente  toujours  à 
«  moi...  Ah!  voilà  le  crime  qui  a  profondément  ulcéré  mon 
«  cœur!  La  cause  du  peuple  ne  m'est  pas  moins  sacrée;  je 
M  donnerais  mon  sang  goutte  à  goutte  pour  elle;  je  me  re- 
<(  prêcherais  chaque  instant  de  ma  vie  qui  ne  serait  pas  uni- 
«  quement  dévoué  à  cette  cause  ;  mais  le  charme  est  détruit...  » 
Et  plus  loin  il  parle  encore  de  l'injustice  du  peuple,  qui,  sans 
diminuer  son  dévouement  à  cette  cause,  a  détruit  pour  lui 
cette  délicieuse  sensation  du  sourire  de  la  multitude.  Ainsi, 
avant  le  H)  août,  avant  la  proscription  et  le  massacre  de  ses 
amis,  et  même  après  que  Foulon  eût  été  déchiré  devant  ses 
yeux  et  malgré  ses  efforts,  avec  les  circonstances  qu'on  peut 
lire  dans  les  Mémoires  de  Ferrières,  le  charme  subsistait  en- 
core pour  La  Fayette  ;  il  fallait  que  La  Rochefoucauld  fût. 
massacré  à  Gisors  pour  que  l'attrait  de  la  multitude  s'éva- 
nouît, et  pour  qu'elle  cessât  (au  moins  dans  un  temps)  de  lui 
sourire.  Tous  les  reproches  adressés  à  La  Fayette  au  sujet  de 
ces  journées  du  22  juillet,  des  5  et  6  octobre,  me  paraissent 
aujourd'hui  abandonnés  ou  réfutés,  et  ils  se  réduisent  à  cette 
remarque  morale,  laquelle  porte  sur  la  nature  humaine  en- 
core plus  que  sur  lui. 


176  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Quant  aux  reproches  en  sens  opposé,  et  pour  avoir  défendu 
la  Constitution  et  la  royauté  de  91  contre  les  émeutes,  ils  ne 
s'adressent  pas  à  la  moralité  de  La  Fayette,  qui  ne  faisait  que 
suivre  entre  la  cour  infidèle  et  les  factions  orageuses  la  ligne 
étroite  de  son  serment.  On  peut  seulement  se  demauder  si, 
en  s'enfermant  comme  il  le  fit  dans  la  Constitution  de  91  sans 
issue,  il  ne  dévoua  pas  sa  personne  et  son  influence  à  une 
honorable  impossibilité.  Je  crois  que  La  Fayette,  dans  les 
excellents  exposés  qu'il  donne  de  la  situation  révolutionnaire 
aux  divers  moments,  de  89  à  92,  s'exagère,  en  général,  la  pra- 
tique possible  de  la  Constitution.  Il  a  beau  faire,  il  a  beau  en 
justifier  la  mesure  et  les  bases,  analyser  et  qualifier  à  mer- 
veille les  divers  partis  qui  s'y  opposent  et  les  hommes  qui  figu- 
rent pour  et  contre,  toujours  l'un  des  deux  éléments  essentiels 
à  son  ordre  de  choses  lui  échappe  :  toujours,  d'un  côté,  la 
cour  conspire  et  ne  veut  pas  se  rallier;  toujours  d'un  autre 
côté,  la  foule  et  les  factions  ne  peuvent  pas  avoir  confiance  et 
ne  veulent  pas  s'arrêter.  Il  s'agissait  eu  91 ,  pour  le  gros  de  la 
nation  active  et  pour  les  générations  survenantes,  de  bien 
autre  chose  que  de  la  Constitution  même.  Une  cour  restait  à 
bon  droit  suspecte  :  la  fuite  du  20  juin  et  les  révélations  sub- 
séquentes l'ont  assez  convaincue  d'incompatibilité.  Le  grand 
mouvement  de  89  avait  remué  toutes  les  opinions,  exalté  tous 
les  sentiments  ;  on  se  précipitait  de  toutes  parts  dans  l'amour 
du  bien  public,  comme  sur  une  proie  ;  les  générations  qui  n'a- 
vaient pas  donné  en  89  étaient  avides  de  mettre  la  main  aussi 
à  quelque  chose  :  on  était  lancé,  et  chacun  allait  renchérissant. 
La  Fayette  (dans  ses  Souvenirs  en  sortant  de  prison  (1)  re- 
marque, il  est  vrai,  qu'on  a  poussé  un  peu  loin  le  fatalisme 
dans  les  jugements  sur  la  Révolution  française,  et  cette 
observation,  chez  lui  précoce,  antérieure  aux  systèmes  his- 
toriques d'aujourd'hui,  bien  autrement  fatalistes,  rentre  trop 
dans  ce  que  je  crois  vrai  pour  que  je  ne  cite  pas  ses  paroles: 

(t)  Tome  IV, 


MÉMOIRES   DE   LA    FAYETTE.  177 

«  De  même,  dit-il,  qu'autrefois  l'histoire  rapportait  tout  à 
"  quelques  hommes,  la  mode  d'aujourd'hui  est  de  tout  attri- 
«  buer  à  la  force  des  choses,  à  l'enchaînement  des  faits,  à  la 
'<  marche  des  idées  :  on  accorde  le  moins  possible  aux  in- 
-'  fluences  individuelles.  Ce  nouvel  extrême,  indiqué  par  Fox 
«  dans  son  ouvrage  posthume,  a  le  mérite  de  fournir  à  la 
,(  philosophie  de  belles  généralités,  à  la  littérature  des  rap- 
«  prochements  brillants,  à  la  médiocrité  une  merveilleuse 
<<  consolation.  Personne  ne  connaît  et  ne  respecte  plus  que 
«  moi  la  puissance  de  l'opinion,  de  la  culture  morale  et  des 
«  connaissances  politiques;  je  pense  même  que,  dans  uneso- 
«  ciété  bien  constituée,  l'homme  d'État  n'a  besoin  que  de 
«  probité  et  de  bon  sens;  mais  il  me  paraît  impossible  de 
«  méconnaître,  surtout  dans  les  temps  de  trouble  et  de  réac- 
«  tion,  le  rapport  nécessaire  des  événements  avec  les  prin- 
«  cipaux  moteurs.  Et  par  exemple,  si  le  général  Lee,  qui  n'é- 
«  tait  qu'un  Anglais  mécontent,  avait  obtenu  le  commande- 
«  ment  donné  au  grand  citoyen  Washington,  il  est  probable 
«  que  la  révolution  américaine  eût  fini  par  se  borner  à  un 
«  traité  avantageux  avec  la  mère-patrie...  »  Il  continue  de  la 
sorte  àéclaircirsa  pensée  par  des  exemples.  Mais  en  91,  pour 
revenir  au  point  en  question,  où  était  l'homme  de  la  circon- 
stance, et  y  avait-il  un  homme  dirigeant?  Avec  sa  méthode  et 
son  caractère,  La  Fayette  ne  l'eût  jamais  été;  il  s'usait  hono- 
rablement à  maintenir  l'ordre  ou  à  modérer  le  désordre,  à 
servir  la  cour  malgré  elle,  à  retenir  Louis  XVI  dans  la  lettre 
delà  Constitution;  il  s'est  toujours  livré,  nous  dit-il  lui-même 
(et,  à  dater  de  cette  époque,  je  crois  le  mol  exa.cl),  aux  inoindres 
espérances  d'obtenir,  dans  la  recherche  et  la  pratique  de  la 
liberté,  le  concours  paisible  des  autorités  existantes.  Ainsi 
faisait-il  alors  religieusement  et  sans  grande  perspective. 
Autour  de  lui  c'étaient  des  masses,  des  clubs,  une  Assemblée 
finissante:  on  retombait  dans  la  force  des  choses  (1). 

(1)  Sur  La  Fayette  et  sa  conduite  en  ces  années  difûeiles,  il  est 


178  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Après  la  Coastitution  jurée  et  la  clôture  de  l'Assemblée 
constituante,  La  Fayette  se  retire  en  Auvergne  pendant  les 
derniers  mois  de  91  ;  mais  cette  retraite  à  Ghavaniac  ne  sau- 
rait ressembler  à  celle  de  Washington  à  Mount-Vernon  ;  car 
rien  n'est  achevé  et  tout  recommence.  I!  est  mis  à  la  tète  d'une 
armée  dès  le  commencement  de  92.  De  la  frontière  où  il  tra- 
vaille à  organiser  la  défense,  il  écrit,  le  16  juin,  à  l'Assemblée 
législative,  et,  après  le  20  juin,  quittant  son  armée  à  l'impro- 
viste,  il  paraît  à  la  barre  de  cette  Assemblée  pour  la  rappeler 
à  l'esprit  de  la  Constitution,  à  la  Déclaration  des  droits  violée 
chaque  jour.  Il  veut  faire  deux  guerres  à  la  fois,  contre  l'in- 
Tasion  prussienne  et  contre  la  Révolution  croissante:  c'est 
trop.  Il  retourne  à  son  camp  sans  avoir  rien  obtenu  que  les 
honneurs  de  la  séance:  le  iO  août  va  lui  porter  la  réponse.  A 
cette  nouvelle,  il  met  son  armée  en  insurrection,  mais  en 
insurrection  passive;  il  proclame  et  il  attend;  mais  il  attend 
vainement.  L'exemple  ne  se  propage  pas,  les  autres  armées 
se  soumettent,  et  La  Fayette,  voyant  que  le  pays  ne  répond 
mot,  ne  songe  qu'à  s'annuler,  dans  l'intérêt,  non  pas  de  la  li- 
berté qui  n'existe  plus,  dit-il,  mais  de  la  patrie,  qu'il  s'agit 
toujours  de  sauver;  il  passe  la  frontière  avec  ses  aides  de 
camp,  non  sans  avoir  pourvu  à  la  sûreté  immédiate  de  ses 
troupes. 

Que  cette  conduite  toute  chevaleresque  et  civique  soit  jugée 
peu  politique,  je  le  conçois;  elle  est  d'un  autre  ordre.  Politi- 
quement, cette  manière  de  faire  ne  saurait  entrer  dans  l'es- 

CBsentiel  de  consulter  le  Mémorial  du  Gouverneur  3Iorris  (édition  fran- 
çaise, tome  1,  pages  267,  274,  288,  302,  338,  en  un  mot  presque  à 
chaque  page).  Morris,  en  s'y  donnant  les  avantages  de  la  prévoyance 
et  de  la  prudence,  comme  il  arrive  toujours  dans  les  mémoires,  fait 
pourtanl  ressortir  incontestablement  l'impossiliilité  du  rôle  tenté  pnr 
La  Fayette.  Il  se  trouve  que  l'Américain  tient  mieux  compte  que  le 
gentilhomme  des  difficultés  et  des  empt^chemenls  de  notre  vieui 
inonde.  —  Depuis  la  publication  de  la  Correspondnnce  de  Mirabeau  et 
du  comte  de  La  3Iarck,  on  a  toute  la  conduite  de  La  Fayette  éclairée 
par  le  revers. 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  J79 

prit  de  ceux  qui  ne  la  sentent  pas  déjà  par  le  cœur.  Lord  Hoi- 
land,  venu  en  France  pendant  la  paix  d'Amiens,  causait  de  La 
Fayette  avec  le  ministre  Fouché  ;  celui-ci,  au  milieu  d'expres- 
sions bienveillantes,  taxait  La  Fayette  d'avoir  fait  une  grande 
faute,  et  il  se  trouva  que  cette  faute  était,  non,  comme  lord 
Holland  l'avait  d'abord  compris,  de  s'être  déclaré  contre  le 
10  août,  mais  de  n'avoir  pas,  quelques  mois  plutôt,  renversé 
'Assemblée,  rétabli  le  pouvoir  royal  et  saisi  le  gouvernement. 
Sans  être  Fouché,  on  peut  remarquer,  au  point  de  vue  poli- 
tipue  et  du  succès,  que,  dans  de  telles  circonstances,  la  dé- 
monstration de  La  Fayette,  ainsi  limitée,  devait  demeurer 
inefficace  ;  que  proclamer  le  droit  et  attendre,  l'arme  au  bras, 
une  manifestation  honnête,  puis,  s'il  ne  vient  rien,  se  retirer, 
c'est  compter  sans  doute  plus  qu'il  ne  faut  sur  la  force  mo- 
rale des  choses;  comme  si,  à  part  certains  moments  uniques 
et  qui,  une  fois  vus,  ne  se  retrouvent  pas,  rien  se  faisait 
tout  seul  dans  les  nations;  comme  s'il  ne  fallait  pas,  dans  les 
crises,  qu'un  homme  y  mît  la  main,  et  fit  et  fit  faire  à  tous 
même  les  choses  justes  et  bonnes,  et  libres. 

Mais  La  Fayette  (et  voilà  ce  qui  importe),  en  allant  au  delà, 
n'était  plus  le  même;  il  sortait  de  l'esprit  de  sa  ligne,  de  sa 
fidélité  à  ses  serments,  de  sa  religion  publique;  il  tombait 
dans  la  classe  des  hommes  du  1 8  brumaire.  Que  cette  tâche  eût 
été,  ou  non,  en  rapport  avec  ses  forces,  c'est  ce  que  je  n'exa- 
mine point.  Le  premier  obstacle  était  dans  la  morale  même 
qu'il  professait,  dans  son  respect  pour  la  liberté  d'autrui,  dans 
l'idée  la  plus  londamentale  et  la  plus  sacrée  de  sa  politique. 
Au-dessus  de  Tutilité  immédiate  et  disputée  qu'il  eût  pu  ap- 
porter au  pays  par  une  intervention  en  armes,  il  y  avait  pour 
lui,  homme  de  conviction,  quelque  chose  de  bien  plus  consi- 
dérable dans  l'avenir.  Si  l'idée  de  liberté  n'était  pas  engloutie 
sans  retour,  s'il  devait  y  avoir  pour  elle,  comme  il  ne  cessait 
de  l'espérer,  réveil,  purification  et  triomphe,  ce  n'était  qu'au 
prix  de  cette  attente,  de  celte  abnégation,  de  ce  respect  té- 
moigné par  quelqu'un  (ne  fût-ce  qu'un  seul  !)  envers  la  liberté 


180  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

de  tous,  même  égarée  et  enchaînée.  Il  eut  cette  idée,  et  elle 
est  grande;  elle  est  digne  en  elle-même  de  tout  ce  que  l'an- 
tiquité peut  offrir  de  stoïque  au  temps  des  triumvirs,  et  elle 
a  de  plus  l'inspiration  sociale,  qui  est  la  beauté  moderne.  En 
passant  la  frontière,  dans  les  prisons  de  Magdebourg,  de 
ÎNeisse  et  d'Olmiitz,  plus  tard  dans  son  isolementde  Lagrange 
sous  l'Empire,  il  se  disait  :  «  Il  y  a  donc  quelque  utilité  dans 
<.<  ma  retraite,  puisqu'elle  affiche  et  entretient  l'idée  que  la 
(c  liberté  n'est  pas  abandonnée  sans  exception  etsans  retour.  » 

Par  sa  sortie  de  France  en  92,  la  vie  politique  de  La  Fayette 
durant  notre  première  Révolution  se  dessine  nettement,  et  elle 
devient  l'exemplaire-modèle  en  son  espèce.  Il  a  pu  dire,  après 
sa  délivrance  d'Olmiitz,  ce  qu'on  redit  volontiers  avec  lui 
après  les  passions  éteintes:  «  Le  bien  et  le  mal  de  la  Révolution 
•paraissaient,  en  général,  séparés  par  la  ligne  que  j'avais  suivie.  » 
Son  nom,  que  j'aime  à  trouver  de  bonne  heure  honoré  dans 
un  ïambe  d'AndréChénier,  a  passé,  depuis  quarante  ans  déjà, 
en  circulation,  comme  la  médaille  la  mieux  frappée  et  la  plus 
authentique  des  hommes  de  89. 

La  gloire  et  le  malheur  de  ces  médailles  trop  courantes  est 
d'être  comme  les  monnaies  qui  bientôt  s'usent;  on  n'en  veut 
plus  ;  mais  l'histoire  vient,  et  de  temps  en  temps,  par  quelque 
aspect  nouveau,  les  refrappe  et  les  ravive. 

Le  titre  d'homme  de  x9,  dont  La  Fayette  nous  offre  la  per- 
sonnification équestre  et  en  relief,  reste  lui-même  le  plus  ho- 
norable, non-seulement  en  politique,  mais  en  tous  les  genres 
et  dans  toutes  les  carrières.  En  toutes  choses  il  y  a,  j'oserai 
dire,  l'homme  de  89,  le  girondin  et  le  jacobin  ;je  ne  parle  pas 
de  la  nature  des  opinions,  mais  de  leur  caractère  et  de  leur 
allure;  ce  sont  là  comme  trois  familles  d'esprits;  on  les  re- 
trouve plus  ou  moins  partout  où  il  y  a  mouvement  d'idées. 
L'iiomme  de  89,  c'est-à-dire  d'audace  et  d'innovation,  mais 
avec  limites  et  garanties,  avec  circonspection  passé  son 
14  juillet,  et  avec  arrêt  devant  les  10  août,  l'esprit  sans  pré- 
jugés, courageux,  qui  apporte  au  monde  sa  part  d  iunovaliou 


I 


MÉMOIRES    DE   LA    FAYETTE.  181 

et  de  découverte,  mais  qui  ne  prétend  pas  le  détruire  tout 
entier  pour  le  refaire  ;  qui  ouvre  sa  brèche,  mais  qui  recon- 
naît bien  vite,  en  avançant,  de  certaines  mesures  imposées 
par  le  bon  sensetparle  fait,  par  l'honnêteté  et  par  le  goût  ;  qui 
n'abjure  pas  dans  les  mécomptes,  mais  se  ralentit  seulement, 
se  resserre,  et  attend  aux  endroits  impossibles,  sans  forcer, 
sans  renoncer..:  qu'on  achève  le  portrait,  que  je  craindrais 
de  faire  trop  vague  en  le  traçant  dans  cette  généralité.  Veut-on 
des  noms?  en  philosophie  Locke  en  est,  Descaries  lui-môme 
n'en  sort  pas:  j'y  mets  André  Chénier  en  poésie. 

Il  y  a  une  classe  d'esprits  girondins;  cela  est  plus  auda- 
cieux, plus  téméraire  ;  ils  sont  plus  perçants  et  plus  étroits  ; 
ils  vont  d'abord  aux  extrêmes,  mais  ils  reculent  à  un  certain 
moment,  une  certaine  honnêteté  de  goût,  de  sentiment,  les 
tient,  les  saisit  et  les  sauve.  On  trouve,  en  les  considérant 
dans  leur  entier  bien  des  inconséquences  et  de  fausses  voies, 
mais  aussi  des  sillons  lumineux,  des  saillies  franches,  des 
traces  sincères:  moins  honorables  que  les  précédents, ils  sont 
plus  intéressants  et  touchants  ;  l'imagination  les  aime  ;  je  les 
vois  surtout  romanesques  et  poétiques.  Une  limite  plus  ou 
moins  rapprochée,  non  douteuse  pourtant,  les  sépare  de  ce 
que  j'appellerai  les  esprits  jacoôms;  ils  ont  marché  ensemble 
dans  un  temps,  mais  la  qualité,  la  trempe  est  autre.  Ces  der- 
niers (et  je  ne  parle  point  du  tout  delà  polilique,  mais  de  la 
littérature,  de  la  poésie,  de  la  critique,  se  trouvent  nombreux 
de  nos  jours;  on  pourrait  croire  que  c'est  une  espèce  nou- 
velle qui  a  pullulé.  Rien  ne  les  effraye  ni  ne  les  rappelle  ;  de 
plus  fort  en  plus  fort  .'de  l'audace,  puis  de  l'audace  et  encore  de 
l'audace,  c'est  là  le  secret  à  la  fois  et  l'affiche.  Dans  leur  har- 
diesse d'érudition  (s'ils  sont  érudits)  et  leur  intrépidité  de 
système,  ils  remuent,  ils  lèvent  sans  doute  çà  et  là  des  idées 
que  des  chemins  plus  ordinaires  n'alteiudraientpas;  mais  le 
plus  souvent  à  quel  prix  !  dans  quel  entourage  !  tout  en  éprou- 
vant du  respect  pour  la  force  éminente  de  quelques-uns  en 
cette  famille  d'esprits,  j'avoue  ne  sentir  que  du  dégoût  peur 

II.  11 


182  PORTRAITS   T-lTTrit AIRES 

]es  incroyables  gageures,  les  motions  à  outrance  et  l'impu- 
deur native  de  la  plupart.  Des  noms  paraîtraient  néces- 
sa^*^  peut-être  pour  préciser,  mais  le  présent  est  trop 
ricne  et  le  passé  trop  pauvre  en  échantillons.  Seulement, 
et  comme  aperçu,  pour  un  Joseph  de  Maistre  combien  de 
Lin  guets  ! 

Oh  I  même  en  simple  révolution  de  littérature,  heureux 
qui  n'a  été  que  de  80  et  qui  s'y  tient!  c'est  la  belle  cocarde. 
Girondin,  passe  encore;  on  en  revient  avec  honneue,  sauf 
amendement  et  judicieuse  inconséquence;  mais  de  93, 
jamais  I 

Pourtant  revenons  aux  grandes  choses,  au  général  La 
Fayette,  à  ses  Mémoires  et  à  sa  vie.  —  Indépendamment  des 
récits  et  de  la  correspondance  qui  représente  sa  vie  politique 
de  Sf»  à  92,  on  trouve  à  cet  endroit  de  la  publication  divers 
morceaux  critiques  de  la  plume  du  général  sur  les  mémoires 
ou  histoires  de  la  Révolution  ;  il  y  contrôle  et  y  rectifie  suc- 
cessivement certaines  assertions  de  Sieyès,  de  Necker,  de 
Ferrières,  de  Bouille,  de  Mounier,  de  madame  Roland,  ou 
môme  de  M.  Thiers.  Le  ton  de  ces  observations,  bien  moins 
polémiques  qu'apologétiques,  se  recommande  tout  d'abord 
par  une  modération  digne,  à  laquelle,  en  des  temps  de  pas- 
sion et  d'injure,  c'est  la  première  loi  de  quiconque  se  res- 
pecte de  ne  jamais  déroger.  Sieyès,  si  haut  placé  qu'il  fût 
dans  sa  propre  idée  et  dans  celle  des  autres,  n'a  pas  toujours 
fait  de  la  sorte.  La  Notice  écrite  par  lui  sur  lui-même  (1 794),  et 
que  La  Fayette  discute,  est,  ainsi  que  celui-ci  la  qualifie  avec 
raison,  ]dus  acre  que  vraie  sur  bien  des  points.  Sieyès  dédie 
ironiquement  sa  Notice  à  la  Calomnie,  mais  lui-même  n'y 
épargne  pas  les  imputations  calomnieuses  ou  injurieuses 
contre  son  ancien  collègue  à  la  Constituante,  pour  lors  pri- 
sonnier de  la  Coalition.  La  Fayette  prend  avec  réserve  et  di- 
gnité sa  revanche  de  ses  aigreurs,  et  il  triomphe  légitimement 
à  la  fin,  lorsque,  sans  cesser  de  se  contenir,  il  s'écrie  : 

•  11  n'appartient  point  à  mon  sujet  d'examiner  la  troisième 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  183 

époque  de  la  vie  politique  de  Sieyès  (1).  Je  suis  encore  plus 
loin  de  chercher  à  attaquer  ses  moyens  de  justification,  et  jp. 
me  suis  contenté  d'admirer  les  pages  éloquentes  où  il  nous 
peint  le  règne  de  l'anarchie  et  de  la  Terreur.  A  Dieu  ne  plaise 
que  je  cherche  à  appuyer  l'horrible  accusation  de  complicité 
avec  Robespierre,  dont  il  est  si  justement  indigné!  à  Dieu  ne 
plaise  que  je  me  permette  d'y  croire  I  mais  il  est  une  obser- 
vation que  je  dois  faire, parce  qu'elle  est  commandée  par  mon 
amour  inallérable  pour  la  liberté,  par  le  sentiment  profond 
que  j'ai  des  devoirs  d'un  citoyen,  et  surtout  d'un  représen- 
tant français.  L'accusation  dont  on  a  voulu  souiller  Sieyès  est 
inique;  elle  est  fausse,  et  néanmoins  il  a  mérité  qu'on  la  fît, 
Je  ne  parle  pas  de  cet  ancien  propos  :  «  Ce  n'est  pas  la  no- 
blesse qu'il  faut  ditruire,  mais  les  nobles,  »  propos  que  la  ca- 
lomnie peut  avoir  inventé;  je  ne  parle  pas  d'autres  induc- 
tions, peut-être  aussi  mensongères,  que  la  haine,  la  jalousie, 
et  même  le  malheur  peuvent  avoir  ou  controuvées  ou  exa- 
gérées; je  parle  de  sa  simple  assiduité  aux  séances  qui,  bien 
loin  d'être  utile  (2),  ne  put  qu'être  funeste  à  la  chose  publique, 
lorsque  le  silence  d'un  homme  tel  que  lui  semblait  autoriser 
les  décrets  contre  lesquels  il  ne  s'élevait  pas.  Vingt-deux  gi- 
rondins, la  plupart  de  ses  amis,  ont  péri  sur  l'échafaud  pour 
s'être  opposés  à  ces  décrets.  Plusieurs  autres,  et  nommément 
Condorcet,  ont  expié  des  torts  précédents  par  une  proscrip- 
tion cruelle,  fruit  de  leur  résistance,  et  par  une  mort  plus 
cruelle  encore.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  Danton  et  Desmoulins 
qui  n'aient  eu  l'honneur  de  mourir  pour  s'opposer  à  Robes- 

(1)  Sieyès  avait  divisé  sa  vie  politique  depuis  89  en  trois  époques. 
«  Durant  toute  la  tenue  de  l'Assemblée  législative  jusqu'à  l'ouverture 
de  la  Convention,  il  est  resté  complètement  étranger  à  toute  action  po- 
litique. C'est  le  troisième  intervalle,  »  {Notice  de  Sieyès  sur  lui-même.) 

(2)  Après  un  tableau  du  règne  de  la  Terreur,  Sieyès  ajoutait  :  a  Que 
faire,  encore  une  fois,  dans  une  telle  nuit?  attendre  le  jour.  Cepen- 
dant cette  sage  détermination  n'a  pas  été  tout  à  fait  celle  de  Sieyès. 
Il  a  essayé  plusieurs  fois  d'être  utile,  autrement  que  par  sa  simple 
assiduité  aux  séances.  »  {Notice  de  Sieyèg  sur  lui-mêmp." 


184  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

pierre.  Tallien  et,  Bourdon,  en  parlant  contre  l'infâme  loi  du 
22  prairial,  ont  mérité  les  bénédictions  attacliécs  à  la  journée 
du  9  thermidor;  et  Sieyès,  le  Sieyès  de  1780,  constamment 
assis  pendant  toute  la  durée  de  la  Convention  à  deux  places 
de  Robespierre,  a,  par  son  timide  et  complaisant  silence,  mé- 
rité... d'en  être  oublié  (1)!  » 
La  Fayette  n'a  pas  de  peine  à  faire  ressortir  les  contradic- 

(1)  On  a  beaucoup  parlé  de  Sieyès  dans  ces  derniers  temps;  sa 
mort  l'a  remis  en  scène.  M.  Mignct  dans  un  équilable  Éloge,  l'a  ca- 
ractérisé Pourtant  la  forme  même  de  l'éloge  académique  interdisait 
certains  jugements  et  certaines  révélations.  On  trouvera  le  personnage 
au  complet  dans  ces  Mémoires  de  La  Fayette,  surtout  dans  la  lettre 
à  M.  de  Maubourg  (tome  V),  écrite  à  la  veille  du  IH  jjrumaire.  11  y  a 
là,  sur  Sieyès,  à  la  page  10.3,  un  admirable  portrait.  Moi-même  je 
trouve,  dans  des  notes  fidèlement  recueillies  auprès  d'un  des  hommes 
(M.  Daunou)  qui  ont  le  mieux  connu,  pratiqué  et  pénétré  Sieyès,  la 
page  suivante,  que  j'apporte  ici  comme  tribut  à  cette  iiaule  mémoire 
historique.  Le  temps  des  parallèles  en  règle  est  passé;  mais,  sans  y 
faire  effort,  combien  de  Sieyès  à  La  Fayette  le  contraste  saute  aux 
yeux,  frappant  ! 

«  Sieyès  a  vécu  plusieurs  années  dans  l'intimité  de  Diderot  et  de 
la  plupart  des  philosophes  du  wiii"  siècle.  Knvoyé  très-souvent  de 
rjiartres  à  l'aris  pour  les  aQ'aircs  du  diocèse  ou  du  chapitre,  il  jouissait 
de  la  capitale  en  amateur  spirituel,  en  dilettante,  et  il  passait  ;i  Char- 
tres, dans  ses  courts  retours,  pour  un  grand  dévot,  i)arce  (]u'il  était 
sérieux.  Il  s  était  fait  de  28  à.  30,000  livres  de  bénélices,  grosse  for- 
tune pour  le  temps.  11  aimait  beaucoup  et  goûtait  la  musique,  la 
métaphysique  aussi,  on  le  sait,  et  pas  du  tout  le  travail,  à  proprement 
parler.  Quoi(]u"il  eût  le  talent  et  l'art  d'écrire,  c'était,  vers  la  un,  Des 
Renaudcs  qui  lui  faisait  ses  rares  discours.  Il  lisait  mc^ine  très-peu, 
et  sa  bibliotiièqiie  usuelle  se  composait  à  peu  près  in  tout  d'un  Vol- 
taire complet,  (|u'il  recommençait  avec  lenteur  sitôt  (|u'il  l'avait  lini, 
comme  M.  de  Tracy  faisait  aussi  volontiers;  et  il  disait  que  tout,  les 
rcsuUdis  éinieni  là.  Réduit  d'abord  à  G, 000  livres  par  l'Assemblée 
constituante,  il  en  avait  pris  son  parti,  et  était  resté  patriote.  Plus 
tard,  réduit  à  1,000  livres  pat  un  décret  de  la  Convuntion,  il  dit  ce 
jour-Ià,  en  sortant,  h  un  collègue  en  qui  il  avait  conli  mce  :  «  0,000  li- 
«  vres,  liasse  ;  mais  1 ,000,  cela  est  trop  peu.  Que  veulon  ipié  je  fasse? 
«  Je  n'ai  rien  ..  »  11  avait  l'accent  méridional  de  Fréjus,  mais  point 
l'accent  rude  et  rau(iue  comme  Raynouard  ;  il  avait  ['esprit  dniix.  11 
ne  s'ouvrait  (|u'à  ceux  dont  il  se  savait  compris  :  dès  qu'il  s'était 
aperçu  qu'on  ne  le  suivait  pas,  qu'on  ne  l'entendait  pas,  il  se  refer- 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  183 

tions  de  conduite  en  sens  divers  de  Mounier  et  des  anglicans, 
de  madame  Roland  et  des  girondins;  en  général,  toutes  les 
contradictions  et  les  inconséquences  des  divers  personnages 
qui  n'ont  pas  suivi  la  ligne  exacte  sont  parfaitement  démêlées 
par  lui,  et  rapprochées  avec  une  modération  de  ton  qui 
n'exclut  pas  le  piquant.  La  Fayette  s'y  complaît  évidemment; 
il  y  revient  en  chaque  occasion  ;  il  nous  rappelle  que,  parmi 

mait,  et  c'en  était,  fait  pour  la  vie.  Dans  les  comités,  qu'il  méprisait 
assez,  il  ne  se  communiquait  pas,  se  levait  après  le  iremicr  quart 
d'Iieure,  se  promenait  de  long  en  large,  et  si  on  le  pressait  de  ques- 
tions :  «  Qu'en  pensez-vous,  citoyen  Sieyès?  11  réfiondait  en  gascon- 
nant  :  «  Mais  oui,  ce  n'est  pas  mal.  »  A  propos  d(!  la  (lonstitulion  de 
l'an  III,  on  ne  put  tirer  de  lui  autre  cliose  ;  et  quand  l'un  des  membres 
du  comité,  qui  avait  sa  confiance,  alla  le  consulter  confidentiellement, 
pièce  en  muin,  pour  obtenir  un  avis  plus  intime,  Sieyès  dit  :  n  Hein  ! 
hein!  il  y  a  de  l'instinct.  «  Dans  les  dîners,  quand  il  le  voulait  et 
qu'il  n'y  avait  pas  de  mauvais  visage  qui  le  renfonçât,  il  était  le  plus 
charmant  convive,  et  soigneux  môme  de  plaire  à  tous.  Toute  la  der- 
nière moitié  de  sa  vie  se  passa  dans  son  fauteuil,  dans  la  paresse, 
dans  la  richesse,  dans  la  méditation  ironique,  dans  h'  mépris  des 
hommes,  dans  l'égoïsme,  dans  le  népotisme.  Il  était  fait  pour  être 
cardinal  sous  Léon  X.  Exilé,  il  vécut  à  la  lettre,  comme  le  rat  de  la 
fable,  dans  son  fromage  de  Hollande.  Quand  ce  fou  d'abbé  Poulie 
tenta  de  lassassiner  chez  lui,  rue  Neuve-Saint-Roch,  et  lui  tira  un 
coup  de  pistolet  qui  lui  perça  la  main,  plusieurs  collègues  de  la  Con- 
vention l'allaient  voir  et  lui  tenir  compagnie  dans  les  soirées  ;  on 
parlait  des  affaires  publiques,  des  projets  renaissants,  des  espérances 
meilleures  :  o  Eh!  oui,  disait  Sieyès,  faites;  oui,  pour  qu'on  vous 
tire  un  coup  dé  pistolet  comme  cela.  »  L'ambassade  de  Berlin  acheva 
son  reste  de  républicanisme.  Avant  le  18  brumaire,  il  comprit  tout 
ce  que  Bonaparte  était  et  allait  faire.  Directeur,  il  retint  un  jour 
seul,  après  un  grand  dîner,  un  membre  des  Cinq-Cents,  républicain 
des  plus  probes  :  «  Voyez,  lui  dit-il,  vous  et  vos  amis,  si  vous  voulei 
«  vous  entendre  avec  /m;,  car  s'il  né  lé  fait  pas  avec  vous,  il  lé  fera 
«  avec  d'autres  ;  il  lé  fera  avec  les  jacobins,  il  lé  fera  avec  lé  diable. 
L«  Mais  il  vaut  mieux  que  ce  soit  avec  vous  qu'il  marche,  et  lui-même 
It  l'aimerait  mieux;  et  puis,  vous  pourrez  un  peu  lé  rétenir...  « 
^uand  Bonaparte  lui  fit  ce  fameux  cadeau  de  terre  qui  l'engloutit, 
le  message  arriva  à  l'Assemblée  aux  mains  de  Dau"ou,  alors  prési- 
lent.  Celui-ci,  tout  effrayé  pour  Sieyès,  en  dit  un  mot  à  l'oreille  à 
juelques  amis  républicains,  et  il  fut  convenu  de  ne  pas  donner  lecture 
de  la  pièce  sans  le  consulter.  Après  la  séance,  on  alla  chez  lui  ;  on  lui 


186  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

les  républicains  du  10  août,  Condorcet  avait  alors  oublié  sa 
note  fâcheuse  sur  le  mot  Patrie  du  Dictionnaire  philosophique 
de  Voltaire  :  «  Il  n'y  a  que  trois  manières  politiques  d'exister, 
la  monarchie,  l'aristocratie  et  l'anarchie.  »  Il  se  souvient  que, 
parmi  ces  mêmes  républicains, Clavière,  deux  ans  auparavant, 
avait  mis  dans  la  tête  de  Mirabeau,  dont  il  était  le  conseil, 
de  soutenir  le  veto  absolu  du  roi  comme  indispensable;  que 
Sieyès,  un  an  auparavant,  publiait  encore,  par  une  lettre  aux 
journaux,  que,  dans  toutes  les  hypothèses,  il  y  avait  plus  de 
liberté  dans  la  monarchie  que  dans  la  république.  On  trouve,  de 
temps  à  autre  dans  ces  Mémoires  de  La  Fayette,  de  petites 
collections  et  de  jolis  résumés,  en  une  demi-page,  de  ces  in- 
conséquences de  tout  le  monde  ;  il  va  en  dénicher,  des  in- 
conséquences, jusque  dans  de  petites  Notices  littéraires  pu- 
bliées par  d'excellents  et  purs  républicains,  mais  qui  ne  sont 
pas  tout  à  fait  de  89  :  il  eût  été  plus  indulgent  de  les  celer. 
Il  se  trouve,  en  définitive,  présenté,  lui  et  son  parti,  comme 
le  seul  conséquent  (c'est  tout  simple),  et  lui-même  comme  le 
plus  conséquent  de  son  parti.  Il  s'en  applaudit,  c'est  sa  pré- 
tention de  Grandisson,  comme  on  l'a  dit,  et  plus  fréquem- 
ment manifestée  qu'il  n'importerait  au  lecteur.  Il  vaudrait 


exposa  le  tort  qu'il  se  faisait  en  acceptant  le  don  de  cette  sorte  ;  que 
c'était  un  tour  de  Bonaparte  pour  le  décrier,  pour  l'absorber;  qu'il 
valait  mieux,  s'il  y  tenait,  faire  voler  la  chose  comme  récompense 
publique.  Siejès  répartit  alors  :  «  Et  moi,  je  vous  dis  que,  si  ça  né 
se  fait  pas  ainsi,  ça  né  se  fera  pas  du  tout.  «  On  vil  alors  sa  pensée; 
le  lendemain  ses  amis  patriotes  volèrent  contre  la  proposition,  mais 
ils  étaient  peu  nombreux  et  elle  p.issa.  —  A  l'Inslitut,  Si(!_vès,  dans 
les  premiers  temps,  prenait  assez  volontiers  la  paiole  sur  des  sujets 
de  métaphysique  et  de  philosophie,  à  propos  des  lectures  de  Cabanis 
et  de  Tracy,  jamais  en  malièrt!  de  science  politique  :  c'était  un  point 
sur  lequel  ses  idées  arrôLées,  iilii.s  ou  moins  justes  ou  bizurres,  mais  à 
couj)  sûr  profondes,  ne  souffraient  pas  de  discussion.  »  (Voir  sur 
Sieyès  un  article  essentiel  au  tome  V  des  Causeries  du  Lundi.) 

Je  ne  crois  pas  m'ùlre  trop  éloigné  de  La  Fayelle  en  tout  ceci  ;  il 
me  semble  plutôt  avoir  multiplié  les  points  de  vue  autour  de  lui,  ut 
U  n'y  perd  pas. 


MÉMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  Mil 

mieux  le  moins  démontrer  de  soi  et  laisser  les  autres  con- 
clure. Je  suis  un  peu  effrayé  par  moments,  je  l'avoue,  de 
cette  unité  et  de  cette  perpétuité  de  raison,  cela  fait  douter; 
quelques  fautes  de  loin  en  loin  rendraient  confiance.  On  en 
est  un  peu  impatienté  du  moins;  car  chacun  est,  au  fond,  s'il 
n'y  prend  garde,  comme  ce  paysan  d'Aristide. 

Tout  en  profitant  avec  plaisir,  comme  lecteur,  de  ces  in- 
structives et  continuelles  confrontations,  j'aime  mieux  La 
Fayette  insistant  sur  les  inconséquences  opérées  par  corrup 
tion;son  livre  apprend  ou  rappelle,  sur  ce  chapitre  des 
fonds  secrets,  quelques  chiffres  curieux  par  leur  emploi. 
J'omets  vite  Mirabeau,  dont  on  voudrait  absoudre  la  con- 
science du  même  mouvement  par  lequel  on  salue  son  génie 
et  sa  gloire;  mais  Danton,  mais  Dumouriez,  mais  Barrère, 
on  ose  compter  avec  eux.  Sur  Dumouriez,  du  reste,  il  écrit 
de  belles  et  judicieuses  pages.  Quand  je  dis  belles,  on  entend 
bien  qu'il  ne  peut  être  question  de  talent  littéraire;  mais 
l'habitude  du  bon  langage  se  retrouve  naturellement  sous 
cette  plume  simple;  les  récits,  les  réflexions  abondent  en 
manières  de  dire  heureuses,  modérées,  et  qui  portent.  L'écrit 
intitulé  Guerre  et  Proscription  finit  par  ces  mots  :  «  Dumou- 
«  riez,  réconcilié  avec  les  girondins,  eut  le  commandement 
«  de  l'armée  de  La  Fayette.  L'entrée  des  ennemis  le  tira  d'af- 
€  faire;  il  prit  devant  eux  une  très-bonne  position.  Dumou- 
«  riez,  qui  n'avait  joué  jusqu'alors  que  des  rôles  subalternes, 
«  semontrafort  supérieure  ce  qu'on  devait  attendre  de  lui. 
«  Il  déploya  beaucoup  de  talent,  des  vues  étendues,  et  l'on 
«  jugea  pendant  quelque  temps  de  son  patriotisme  par  se^ 
«  succès.  »  —  En  ce  temps  de  grandes  phrases,  je  me  sens  de 
plus  en  plus  touché  de  ce  qui  n'est  que  bien  dit. 

A  partir  de  92  jusqu'en  1814,  la  portion  de  ces  Mémoires, 
qui  ne  comprend  pas  moins  d'un  volume,  est  d'un  intérêt  et 
d'une  nouveauté  qu'on  doit  précisément  à  l'intervalle  du  rôle 
politiqueactif.  Les  cinq  années  de  prison  attachent  par  tousles 
caractères  de  beauté  morale,  de  constance  civique,  et  même 


i8S  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

d'entrain  chevaleresque;  les  lettres  à  madame  d'Hénin,écritea 
avec  de  la  suie  et  un  cure-dent,  sont  légères  comme  au  bon 
temps,  sémillantes,  puis  tout  d'un  coup  attendries.  Empri- 
sonné, odieusement  réduit  à  toutes  les  privations,  parce  que 
son  existence  est  déclarée  incompatible  avec  la  sûreté  des  Goiiver- 
nernenis,  La  Fayette  ne  cesse  un  seul  instant  d'être  à  la  hauteur 
de  sa  cause.  Quand  on  lui  fait  d'abord  demander  quelques 
conseils  sur  l'état  des  choses  en  France,  il  se  contente  de  ré- 
pondre que  le  roi  de  Prusse  est  bien  impertinent.  Les  mauvais 
traitements  viennent,  elle  martyre  se  prolonge,  se  raffine  : 
«  Comme  ces  mauvais  traitements,  dit-il,  n'effleurent  pas  ma 
sensibilité  et  flattent  mon  amour-propre,  il  m'est  facile  de 
rester  à  ma  place  et  de  sourire  de  bien  haut  à  leurs  procé- 
dés comme  à  leurs  passions.  »  Il  ajoute  en  plaisantant  ; 
«  Quoiqu'on  m'ait  ôté  avec  une  singulière  affectation  quelques- 
uns  des  moyens  de  me  tuer,  je  ne  compte  pas  profiter  de 
ceux  qui  me  restent,  et  je  défendrai  ma  propre  constitution 
aussi  constamment,  mais  vraisemblablement  avec  aussi  peu 
de  succès  que  la  constitution  nationale.  »  Il  répond  encore  à 
ceux  qui  lui  enlèvent  couteaux  et  fourchettes,  qu'il  n'est  pas 
assez  prévenant  pour  se  tuer.  En  arrivant  à  Olmûtz,  on  lui 
confisque  quelques  livres  que  les  Prussiens  lui  avaient  lais- 
sés, notamment  le  livre  de  T Esprit  et  celui  du  Sens  commun; 
sur  quoi  La  Fayette  demande  poliment  si  le  Gouvernement  les 
reg^'rde  comme  de  contrebande.  Il  exige  de  ses  amis  du  dehors 
qu'on  ne  parlejamais  pour  lui,  dans  quelque  occasion  et  pour 
quelque  intérêt  que  ce  soit,  que  d'une  manière  conforme  à 
son  caractère  et  à  ses  principes,  et  il  ne  craint  pas  de  pous- 
ser jusqu'à  l'excès  ce  que  madame  de  Tessé  appelle  la  fai- 
blesse d'une  grande  passion.  L'héroïsme  domestique,  l'atten- 
drissement de  famille,  mais  un  attendrissement  toujours 
contenu  par  le  sentiment  d'un  grand  devoir,  pénètre  dans  la 
prison  avec  madame  de  La  Fayette. Cette  noble  personne  écrit, 
à  son  tour,  à  madame  d'Hénin  :  «  Je  suis  charmée  que  vous 
»oyezcontentedemacorrespondanceaveclacour(de  Vienne), 


MÉMOIRES   DE   LA    FAYETTE.  189 

et  du  maintien  du  prisonnier;  il  est  vrai  que  le  sentiment  du 
mépris  a  garanti  son  cœur  du  malheur  de  haïr.  Quels  qu'aient 
été  les  raffinements  de  la  vengeance  et  le  choix  exprès  de  la 
cour,  vous  savez  que  sa  manière  en  général  est  assez  impo- 
sante... »  Une  telle  façon  d'endurer  le  martyre  politique  vaut 
bien  celle  de  l'excellent  Pellico  (1). 

Dans  un  écrit  intitulé  Souvenirs  au  sortir  de  prison  (2),  La 
Fayette  récapitule  et  rassemble  ses  propres  sentimentsmiîris, 
ses  jugements  des  hommes  au  moment  de  la  délivrance,  et  la 
situation  sociale  tout  entière  :  c'est  une  pièce  historique  bien 
ferme  et  de  la  plus  réelle  valeur.  On  l'y  voit,  et  en  général 
dans  tous  ses  écrits  et  toutes  ses  lettres  de  97  à  1 8 1 4  on  le  voit 
appréciant  les  choses  sans  illusion,  les  pénétrant,  les  analy- 
sant en  tout  sens  avec  sagacité,  et  ne  se  préoccupant  exclusi- 
vement d'aucune  forme  politique.  Il  serait  prêt  volontiers  à 
se  rallier  à  la  Constitution  de  l'an  III  :  «  Les  malheurs  arrivés 
sous  le  régime  républicain  de  l'an  III,  dit-il,  ne  peuvent  rien 
préjuger  contre  lui,  puisqu'ils  tiennent  à  des  causes  tout  au- 
tres que  son  organisation  constitutionnelle.  »  Pourtant ,  à 
peine  délivré  par  l'intervention  du  Directoire,  il  a  à  s'expri- 
mer sur  les  mesures  de  fructidor,  et  sa  première  parole  est 
pour  les  réprouver.  Car  ce  qu'il  veut  avant  tout,  c'est  l'esprit 
et  la  pratique  de  la  liberté,  de  la  justice  :  «  Quel  scandale, 
nous  dit-il  en  propres  termes,  bien  qu'à  demi-voix  (3),  si  j'a- 
vais avoué  que,  dans  l'organisation  sociale,  je  ne  tiens  indis- 


(1)  Cliez  celui-ci,  en  effet,  l'iiumilité  clirétienne,  au-dessus  de  la- 
quelle, comme  beauté  morale,  il  n'y  a  rien,  a  pourlanl  pris  la  form 
d'une  âme  plus  tendre  et  douce  que  vigoureuse,  et,  plus  qu'il  n'était 
nécessaire  à  l'angélique  attitude  de  la  victime,  ce  que  j'appelle /e  gé- 
néreux Itnmni7i  y  a.  péri.  Ce  généreux  humain  éclate  dans  tout  son  res 
sort  chez  La  Fayette  captif,  et  non  sans  un  auguste  sentiment  d 
déisme  qui  y  fait  ciel.  Madame  de  La  Fayette  introduit  à  côté  le  chris- 
tianisme pratique,  fervent,  mais  un  christianisme  qui  accepte  et  qui 
veut  le  généreux. 

(2)  Tome  IV. 

(3)  Souvtiiirs  an  sortir  de  piison. 

il. 


190  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

1  pensablement  qu'à  la  garantie  de  certains  droits  publics  et 
^personnels  ;  et  que  les  variations  du  pouvoir  exécutif,  compa- 
■  tibles  avec  ces  droits,  ne  sont  pour  moi  qu'une  combinaison 
secondaire!  »  De  Hambourg,  du  Holstein,  de  la  Hollande,  où 
successivement  il  séjourne  avant  sa  rentrée  en  France,  toutes 
ses  lettressi  vives,  si  généreuses,  etrespirant,  pour  ainsi  dire, 
une  seconde  jeunesse,  expriment  en  cent  façons,  à  travers 
leur  sève,  les  dispositions  mûres  etles  opinions  rassises  qu'on 
a  droit  d'attendre  de  l'expérience  d'une  vie  de  quarante  ans. 
II  se  refuse  à  rentrer  par  un  biais  dans  les  choses  publiques  : 
«  Rien,  écrit-il  (octobre  1 797)  à  un  ami  qui  semblait  l'y  pous- 
«  ser,  rien  n'a  été  si  public  que  ma  vie,  ma  conduite,  nies 
«  opinions,  mes  discours,  mes  écrits.  Cet  ensemble,  soit  dit 
«  entre  nous,  en  vaut  bien  un  autre;  tenons-nous-y,  sans  ca- 
'<  resser  l'opinion  quelconque  du  moment.  Ceux  qui  veulent 
«  me  perfectionner  dans  un  sens  ou  dans  un  autre  ne  peu- 
«  vent  s'en  tirer  qu'avec  des  erreurs,  des  inconséquences  et 
«  des  repentirs.  J'ai  fait  beaucoup  de  fautes  sans  doute,  parce 
«  que  j'ai  beaucoup  agi,  et  c'est  pour  cela  que  je  neveux  pas 
■<  y  ajouter  ce  qui  me  paraît  fautif...  Il  en  résulte  qu'à  moins 
'<  d'unetrès-grande  occasion  deservir  àmamanièrelaliberté 
'<  et  mon  pays,  ma  vie  politique  est  finie.  Je  serai  pour  mes 
«  amis  plein  de  vie,  et  pour  le  public  une  espèce  de  tableau 
■«  de  muséum  ou  de  livre  de  bibliothèque.  »  Jamais,  sans 
doute,  son  cœur  ne  se  sentit  plus  jeune;  les  excès  qui  ont 
dégoûté  de  la  liberté  les  demi-amateurs,  étant  encore  plus  op- 
posés à  cette  sainte  liberté  que  le  despotisme,  ne  l'ont  pas 
guéri,  lui,  de  son  idéal  amour;  mais  il  apprécie  la  société, 
son  égoïsme,  son  peu  de  ressort  généreux.  Il  est  curieux  de 
l'entendre  en  maint  endroit;  un  moraliste  ne  dirait  pas  au- 
trement ni  mieux  :  «  Comme  l'égoïsme  public,  écrit-il  à  ma- 
■<  dame  de  Tessé  (Utrecht,  1799),  se  manifeste  en  poltronne- 
"  rie  pour  ne  pas  faire  le  bien  malgré  les  gouvernants,  et  en 
«  amour-propre  pour  ne  le  jamais  faire  avec  eux,  il  en  ré- 
«  suite  que  les  hommes  qui  ont  le  pouvoir  ne  sont  point  in- 


MÉMOIRES    DE    LA    TAYETT?..  191 

m  téressés  à  en  faire  un  bon  usage,  et  que  tous  les  autres 
«  mettent  leur  prétention  civique  à  ne  se  mêler  de  rien...  » 
Il  observe  avec  beaucoup  de  finesse  qu'on  a  tellement  abusé 
des  mots  et  perverti  les  idées,  que  la  nation  (à  cette  date  de 
1 799)  se  croit  auti-républicaine  sans  l'être  ;  il  la  compare  tou- 
jours, dit-il,  aux  paysans  de  son  département  à  qui  on  avait 
persuadé,  jusqu'à  ce  qu'ils  Veussent  enleiidu,  qu'ils  étaient  aris- 
tocrates.  Les  remèdes  qu'il  proposerait  sont  modestes,  de 
simples  palliatifs,  les  seuls  qu'il  croie p?'opor<wwiés,  dit-il  en- 
core, à  l'état  présent  de  l'estomac  national. 

La  spirituelle  et  bonne  madame  de  Tessé  a  beau  ,  comme 
d'habitude,  le  chicaner  agréablement  sur  sa  disposition  à 
l'espoir;  qui  ne  le  croirait  guéri?  Il  lui  répond  d'Utrecht,  à 
propos  des  imbroglios  d'intrigues  croisées  qui  remplirent  l'in- 
tervalle du  30  prairial  au  1 8  brumaire  :  «  Je  suis  persuadé  que 
«  les  anciens  et  les  nouveaux  jacobins  combattent,  comme 
«  dans  les  tournois,  avec  des  armes  ensorcelées  ;  et  tout  me 
«  confirme  que  les  insurrections  ne  sont  plus  pour  un  régime 
«  libre,  mais,  au  contraire,  pour  le  plus  bête  et  le  plus  absolu 
«  despotisme.  Il  ne  me  reste  donc  pour  espérer  qu'un  je  ne 
«  sais  quoi  dont  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  faire  rien  du 
«  tout.  »  Pourtant  l'aimable  cousine  (comme  il  appelle  sa 
tante)  ne  se  tient  pas  pour  convaincue,  et,  du  fond  de  son 
Holsteiu,  elle  le  moralise  toujours.  La  Fayette  est  alors  en 
Hollande;  on  parle  d'une  invasion  prussienne;  il  la  croit 
combinée  avec  la  France  et  ne  s'en  inquiète;  elle,  madame 
de  Tessé,  un  peu  peureuse  comme  madame  de  Sablé,  avec 
laquelle,  par  l'esprit,  elle  a  tant  de  rapports,  lui  écrit  de  ne 
pas  compter  sur  ce  sang-froid  qui  pourrait  bien  l'abuser  en 
ses  jugements.  Dans  le  plus  tendre  petit  billet,  elle  lui  cite 
et  lui  applique  cette  pensée  de  Vauvenargues  :  «  Nous  pre- 
nons quelquefois  pour  le  sang-froid  une  passion  sérieuse  et 
concentrée  qui  fixe  toutes  les  pensées  d'un  esprit  ardent  et 
le  rend  insensible  aux  autres  choses.  »  Madame  de  Tessé 
a-l-cllo  donc  tout  à  fait  tort?  La  Fayette  est-il  complète- 


i92  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

pient  guéri  et  tempéré,  rompu^  sinon  dans  ses  convictions, 
du  moins  dans  ses  vues  du  dehors?  L'expérience  a-t-elle  agi  ' 
A  lire  ce  qu'il  a  écrit  de  97  à  1814,  on  le  dirait. 

Mais  ce  qu'on  écrit,  ce  qu'on  dit  de  plus  judicieux,  de  plus 
fin,  dans  les  intervalles  de  l'action,  ne  prouve  pas  toujours; 
on  ne  saurait  conclure  de  toutes  les  qualités  de  l'écrivain 
historien,  de  l'homme  sorti  de  la  scène  et  qui  la  juge,  à  celles 
de  ce  môrae  homme  en  action  et  en  scène.  Il  y  a  là  une  diffé- 
rence essentielle;  et  c'est  ce  qui  nous  doit  rendre  fort  hum- 
bles, fort  circonspects,  nous  autres  simples  écrivains,  quand 
BOUS  jugeons  ainsi  à  notre  aise  des  personnages  d'action.  On 
découvre,  on  analyse  le  vrai  à  l'endroit  même  où  l'on  agira  à 
côté,  si  l'on  a  occasion  d'agir.  C'est  le  caractère  encore  plus 
que  l'intelligence  qui  décide  alors,  et  qui  reprend  le  dessus  ; 
au  fait  et  à  l'œuvre,  on  retombe  dans  de  certains  plis.  Com- 
bien de  fois  n'ai-je  pas  entendu  tel  personnage  célèbre  nous 
faire,  comme  le  plus  piquant  moraliste  (complètement  à  son 
insu  ou.pas  tout  à  fait  peut-être),  l'histoire  de  son  défaut,  de 
ce  qui  dans  l'action  l'avait  fait  échouer  toujours  1  C'est,  après 
tout,  le  vieux  mot  dupoëte  :  Video  meliora  pi'oboque,  détériora 
sequor.  Salluste,  l'incomparable  historien,  avait  eu,  à  ce  qu'il 
paraît,  une  assez  méchante  conduite  politique;  de  nos  jours, 
Lemontey,  un  denos  pi  us  excellents  historiens  philosophes  (1), 
en  a  eu  une  pitoyable.  La  Rochefoucauld,  qui  analysait  si 
bien  toutes  les  causes  elles  intentions,  avait  toujours  ou  dans 
l'action  un  je  ne  sais  quoi^  comme  dit  Retz,  qui  lui  avait  fait 
échec.  L'action  est  d'un  ordre  à  part. 

Ces  réserves  que  je  pose,  je  ne  me  permets  de  les  appliquer 
à  La  Fayette  lui  môme  qu'avec  réserve.  Je  crois  avec  madame 
de  Tessé  que  sa  faculté  d'espérer  persista  toujours  un  peu 
disproportionnée  aux  circonstances,  et  que,  par  instants  con- 
tenue, elle  reprenait  les  devants  au  moindre  jour  qui  s'ou- 
vrait. C'est  cet  homme  (jui  'ugeait  si  nettement  l'état  de  la 

(1)  Voir  son  Ilifoire  de  la  Régence, 


Mf.MOIRES    DE   LA    FAYETTE.  193 

société  en  1799,  qui,  dans  son  admirable  lettre  à  M.  de  Mau- 
bourg,  désormais  acquise  à  l'histoire  (1),  après  un  vigoureux 
tracé  des  partis,  continuait  ainsi  :  «  Voilà  mon  cher  ami,  le 
margoidllis  national  au  milieu  duquel  il  faut  pécher  la  liberté 
dont  personne  ne  s'embarrasse,  parce  qu'on  n'y  croit  pas 

plus  qu'cà  la  pierre  philosophale ,  »  et  qui  ajoutait  :  «  Je 

suis  persuadé  que,  s'il  se  fait  en  France  quelque  chose  d'heu- 
reux, nous  en  serons Il  y  a  dans  la  mullilude  tant  de  lé- 
gèreté et  de  mobilité,  que  la  vue  des  honnêtes  gens,  de  ses 
anciens  favoris,  la  disposerait  à  reprendre  ses  sentiments 
libéraux;  »  eh  bien  !  c'est  ce  même  homme  qui,  en  1815,  à 
peine  rentré  dans  l'action,  s'étonnait  qu'on  pût  accuser  les 
Français  de  légèreté  (2),  et  les  en  disculpait.  J'insiste,  parce 
que  c'est  ici  le  nœud  du  caractère  de  La  Fayette  ;  mais  voici 
un  trait  encore.  En  181'2,  le  4  juillet,  de  Lagrange,  il  écrit  à 
Jefferson;  c'était  le  trente-sixième  anniversaire  de  la  procla- 
mation de  l'indépendance  américaine,  de  ce  grand  jour,  dit- 
il,  où  Vacte  et  l'expression  ont  été  dignes  Vun  de  Vautre  :  «  Ce 
«  double  souvenir  aura  été  heureusement  renouvelé  dans 
«  votre  paisible  retraite  par  la  nouvelle  de  l'extension  du 
«  bienfait  de  l'indépendance  à  toute  l'Amérique  (les  divers 
«  États  de  l'Amérique  du  Sud  venaient  de  proclamer  leur 
«  indépendance).  Nous  avons  eu  le  plaisir  de  prévoir  cet  évé- 
«  nement  et  la  bonne  fortune  de  le  préparer.  »  Ainsi,  La 
Fayette  se  félicite  de  l'émancipation  de  l'Amérique  du  Sud,  et 
il  ne  songe  à  aucune  restriction  dans  son  espoir.  Que  répond 
Jefferson?  ce  que  Washington  eût  répondu;  il  modère  pru- 
demment la  joie  de  son  ami  :  «  Je  me  joins  sincèrement  à 
«  vos  vœux  pour  l'émancipation  de  l'Amérique  du  Sud.  Je 
M  doute  peu  qu'elle  ne  parvienne  à  se  délivrer  du  joug  étran- 
«  ger  ;  mais  le  résultat  de  mes  observations  ne  m'autorise  pas 
«  à  espérer  que  ces  provinces  soient  capables  d'établir  et  de 


(1)  Tome  V,  page  99. 

(2)  Tome  V,  page  476. 


194  PORTRAITS    LITTitUAIRES. 

«  conserver  un  gouvernement  libre...  «  Et  il  continue  l'ex- 
posé vrai  du  tableau.  La  Fayette  y  adhère  sans  doute,  mais  il 
n'y  avait  pas  songé  le  premier.  Nous  surprenons  là  le  grand 
émancipateur  quand  même! 

Après  cela,  cette  part  faite  à  un  certain  pli  très-creusé  du 
a  ractère  de  La  Fayette,  je  crois  que  l'expérience  pour  lui  ne 
:it  pas  vaine,  et  qu'il  y  eut  de  ce  côté  un  autre  pli  en  sens 
■pposé,  non  moins  creusé  peut-être,  et  dont  son  rôle  officiel 
L  dissimulé  la  profondeur.  Lorsque,  apprenant  la  mort  de  son 
ami  La  Rochefoucauld,  il  écrivait  de  sa  prison  que  le  charme 
était  détruit  et  que  le  sourire  de  la  multitude  n'avait  plus 
pour  lui  de  délices,  il  allait  trop  loin,  il  oubliait  l'effet  du 
temps  qui  cicatrise;  le  sourire,  plus  tard,  à  ses  yeux  est  en- 
core revenu.  Pourtant  on  l'a  vu  depuis,  en  chaque  circon- 
stance décisive  ,  se  méfier  après  le  premier  moment,  et  mal- 
gré sa  bonne  contenance,  n'être  pas  fâché  d'abréger.  Il  n'a 
pas  tout  à  fait  tenu  m  dû  tenir  ce  qu'il  écrivait  à  madame 
de  La  Fayette  (30  octobre  1799)  :  «  Quant  à  moi,  chère 
«  Adrienne,  que  vous  voyez  avec  effroi  prêt  à  rentrer  dans  la 
«  carrière  publique,  je  vous  proteste  que  je  suis  peu  sensible 
«  à  beaucoup  de  jouissances  dont  je  fis  autrefois  trop  de  cas. 
«  Les  besoins  de  mou  âme  sont  les  mêmes,  mais  ont  pris  un 
«  caractère  plus  sérieux,  plus  indépendant  des  coopérateurs 
«  et  du  public  dontj'apprécie  mieux  les  suffrages.  Terminerla 
<(  Révolution  à  l'avantage  de  l'iiumanité,  influer  sur  des  me- 
•  sures  utiles  à  mes  contemporains  et  à  la  iirospcrité,  rétablir 
>c  la  doctrine  de  la  liberté,  consacrer  mes  regrets,  fermer  des 
H  blessures,  rendre  hommage  aux  martyrs  de  la  bon  ne  cause, 
'<  seraient  pour  moi  des  jouissances  qui  dilateraient  encore 
«  mon  cœur;  mais  je  suis  plus  dégoûté  que  jamais,  je  le  suis 
«  invinciblement  de  prendre  racine  dans  les  allaircs  publi- 
«  ques  ;  je  n'y  entrerais  que  pour  un  coup  de  collier,  comme 
«  on  dit,  et  rien,  rien  au  monde,  je  vous  le  jure  sur  mon 
«  honneur,  par  ma  tendresse  pour  vous  et  par  les  mânes  de 
•c  ce  que  nous  pleurons,  ne  me  persuadera  de  renoncer  au 


MEMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  195 

«  plau  de  retraite  que  je  me  suis  formé  et  dans  lequel  nous 
«  passerons  tranquillement  le  reste  de  notre  vie.  »  Mais  s'il 
est  loin  de  les  avoir  tenues  à  la  lettre,  il  semble  s'être  tou- 
jours souvenu  de  ces  paroles  et  ne  s'être  jamais  trop  dé- 
parti du  sentiment  qu'il  yexprime.  Si  l'on  excepte,  en  effet,  sa 
longue  campagne  politique  sous  la  Restauration,  durant  la- 
quelle il  combattit  à  son  rang  d'opposition  avancée,  comme 
c'était  le  devoir  de  tous  les  amis  des  libertés  publiques,  il  ne 
parut  jamais  en  tête  et  hors  de  ligne  pour  un  coup  de  col- 
lier. Et  alors,  comme  on  l'a  vu  en  1830,  il  avait  une  hâte 
extrême  de  se  décharger  :  Qu'on  en  finisse,  et  que  les  droits 
de  l'humanité  soient  saufs  !  —  C'est  ainsi  que  son  expérience 
acquise  se  concilia  du  mieux  qu'elle  put  avec  son  inaltérable 
faculté  d'espérer  et  avec  sa  foi  morale  et  sociale  persistante. 
On  trouvera  dans  la  lettre  à  M.  de  Maubourg,  dont  je  ne 
saurais  assez  signaler  l'intérêt  et  l'importance,  Varriêre-pensée 
finale  de  La  Fayette  ((si  je  l'ose  appeler  ainsi),  et  l'explication 
de  son  prcnez-y-garde  dans  ces  moments  décisifs  oîi,  plus  tard, 
il  s'est  trc  uvé  à  portée  de  tout.  Cette  lettre  démontre  de  plus, 
à  mes  y:ux,  que  ce  qui  arriva,  à  partir  du  8  août  1830,  ne 
déjoua  as  l'idéeintérieurede  La  Fayette  autantquelui-même 
le  crut  et  le  ressentit.  Il  écrivait  en  1799:  «  Les  uns  espèrent 
«  que  la  persécution  m'aura  un  peu  aristocratisé;  les  autres 
«  m'identifient  à  la  royauté  constitutionnelle,  et  les  répu- 
«  blicains  disent  qu'à  présent  je  serai  pour  la  république 
«  comme  j'étais  pour  elle  dans  les  États-Unis.  Mais  toutes 
«  ces  idées  ne  sont  que  secondaires,  parce  que  réellement 
«  la  masse  nationale  n'est  ni  royaliste,  ni  républicaine,  ni 
«  rien  de  ce  qui  demande  une  réflexion  politique  ;  elle  est 
«  contre  les  jacobins,  contre  les  conventionnels,  contre  ceux 
«  qui  régnent  depuis  que  la  république  a  été  établie -,6110  veut 
«  être  débarrassée  de  tout  cela,  fût-ce  par  la  contre-révolu- 
«  tion,  mais  préfère  s'arrêter  à  quelque  chose  de  constitu- 
«  tionnel;  elle  sera  si  contente  d'un  état  de  choses  suppor- 
«  table,  qu'elle  trouverait  ensuite  mauvais  qu'on  voulût  la 


196  PORTRAITS    LITTÉRUIIES. 

«c  remuer  pourquoi  que  ce  fût.»  II  écrivait  encore  à  cette  date: 
«  Tout  est  bon,  excepté  la  monarchie  aristocratico-arbitraire 
«  et  la  république  despotique.  »  Il  est  vrai  qu'en  1830  son 
cœur  devait  être  redevenu  plus  exigeant;  les  années  de  lutte, 
sous  la  Restauration,  lui  avaient  fait  croire  à  une  forte  et 
stable  reconstitution  d'esprit  public  ;  ce  n'était  plus  comme  en 
ce  temps  de  17!i9,  oîi  il  disait  :?ios  amis  (les  constitutionnels) 
qu'il  est  imioossibk  de  faire  sortir  de  leur  trou.  Ici  tout  le  monde 
était  en  ligne.  Cette  Restauration,  contre  les  excès  de  laquelle 
on  s'entendait  si  bien,  me  fait  l'effet  d'avoir  été  le  plus  pro- 
longé et  le  plus  illusoire  des  rideaux.  Quand  il  se  déchira, 
tout  ce  qui  n'était  uni  qu'en  face  se  rompit  du  coup.  La 
Fayette, en  179li,  écrivait  à  merveille  sur  les  périls  du  dehors 
qu'on  exagérait  :  «  Dans  tout  ce  qui  regarde  l'opposition  aux 
«  étrangers,  il  y  a  toujours  un  moment  où  notre  nation 
«  semble  rebondir  et  dérange  toutes  les  espérances  de  la 
«  politique.  »  Il  avait  pu  oublier  en  1830,  au  lendemain  des 
trois  jours,  cette  maxime  inverse  et  qui  n'est  pas  moins 
vraie,  que,  dans  tout  ce  qui  concerne  la  pratique  intérieure 
et  l'organisation  sérieuse  des  garanties,  il  y  atoujours  un  mo- 
ment oîi  notre  nation,  si  près  qu'elle  en  soit,  échappe  et 
déconcerte  toutes  les  espérances  du  patriotisme.  Pourtant, 
encore  une  fois,  la  lettre  à  M.  de  Maubourg  et  celles  qu'il 
écrivait  à  cette  époque  me  prouvent  que  La  Fayette  se  serait 
résigné,  en  1799,  à  quelque  chose  de  semblable  à  l'ordre  ac- 
tuel, ou  même  de  moins  bien,  et  qu'entre  ce  qu'on  a  et  lui 
il  n'y  a,  au  fond,  que  de  ces  nuances  qui  se  perdent  et  se  re- 
gagnent  constitutionnellement.  Cela  n'empêche  pas  qu'on 
ne  l'ait  vu,  à  un  certain  moment,  mécontent  de  l'œuvre  à 
la  quelle  il  avait  aidé;  il  se  crut  joué,  il  se  repentit. 'La  con- 
clusion, nullement  politique,  et  toute  morale,  que  j'en  veux 
tirer,  c'est  que  la  réalisation  d'un  ordre  rêvé  est  toujours  in- 
férieure à  l'idéal,  même  le  plus  modéré,  qu'on  s'en  faisait; 
que  les  imperfections  et  les  insuffisances,  non-seulement  des 
hommes,  mais  des  principes,  se  font  sentir  et  sortent  de  toutes 


MÉMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  197 

parts  le  jour  OÙ  le  monde  est  à  eux,  et  que  nulle  fin  humaine, 
en  aboutissant,  ne  répondra  à  la  promesse  des  précurseurs. 
S'ils  étaient  là,  comme  La  Fayette,  pour  la  juger,  ils  la  juge- 
raient avorlée,  ou  bien,  pour  se  faire  illusion  encore,  ils  la 
jugeraient  ajournée;  ils  attendraient,  pour  clore  à  souhait, 
je  ne  sais  quel  cinquième  acte,  qui,  en  venant,  ne  clorait  pas 
d  i  vantage.  Ainsi  l'homme,  sur  le  déiris  et  la  pauvreté  de  son 
triomphe,  meurt  mécontent.  Je  ne  veux  pas  rire,  mais  La 
Fayette,  désappointé  en  mourant,  me  fait  exactement  l'effet 
de  Boileau.  Oui,  Boileau,  de  son  vivant  triomphe:  il  est  ré- 
puté législateur  à  satiété  ;  son  Art  poétique  a  force  de  loi  ;  la 
Déclaration  des  Droits  n'a  pas  mieux  tué  les  privilèges  que 
ce  programme  du  Parnasse  n'a  tué  l'ancien  mauvais  goût. 
Eh  bien!  Boileau  mourant  croit  tout  perdu  et  manqué;  il  en 
est  à  regretter  les  Pradons  du  temps  de  sa  jeunesse,  qu'il  ap- 
pelle des  soleils  en  comparaison  des  rimeurs  nouveaux.  En 
quoi  Boileau  a  tort  et  raison  en  cela,  je  ne  le  recherche  pas 
pour  le  moment;  je  reprendrai  cette  thèse  ailleurs.  Comme 
résultat,  mon  idée  est  que  le  vœu  de  Boileau,  comme  celui 
de  La  Fayette,  n'avait  qu'en  partie  manqué;  en  gros,  et  pour 
d'autres  que  lui,  le  but  semblait  atteint  el  l'objet  obtenu. 
Mais  je  m'arrête;  je  ne  voudrais  pas  avoir  l'air  badin,  ni  pa- 
raître rien  rabaisser  dans  mes  comparaisons.  On  pardonnera 
aux  habitudes  littéraires,  si  je  rapporte  ainsi  les  grandes 
choses  aux  petites,  et  les  politiques  aux  rimeurs,  qui  ne  sont 
guère  dans  l'État  que  des  joueurs  de  quille,  comme  disait 
Malherbe. 

La  rentrée  de  La  Fayette  en  France  après  le  18  brumaire, 
son  attitude  au  milieu  des  partis  dès  lors  simplifié»,  ses  ré- 
ponses aux  avances  du  chef  comme  à  celles  de  la  minorité 
opposante,  tout  cela  est  raconté  avec  un  intérêt  supérieur  et 
plus  qu'anecdolique,  dans  l'écrit  intitulé  Mes  rapports  avec  le 
premier  Consul,  dont  j'ai  précédemment  cité  l'éloquente  con- 
clusion. On  voit,  dans  ces  récits  de  conversations,  à  quel  degré 
La  Fayette  a  le  propos  historique,  le  mot  juste  de  la  circon- 


198  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

stanceet  comme  la  réplique  à  la  scène.  Unjour,  causant  avec 
Bonaparte,  à  Morfontaine  chez  Joseph,  il  s'aperçut  que  les 
questions  du  Consul  tendaient  àlui  faire  étalerses  campagnes 
d'Amérique  :  «  Ce  furent,  répondit-il  en  coupant  court,  les 
plus  grands  intérêts  de  l'univers  décidés  par  des  rencontres 
de  patrouilles.  »  Il  a  beaucoup  de  ces  mots-là,  soit  au  balcon 
populaire  et  en  plein  vent,  comme  il  dit,  soit  dans  le  salon. 

Son  rôle,  ou  plutôt  l'absence  de  tout  rôle,  à  cette  époque  du 
Consulat  et  de  l'Empire,  est  dicté  par  un  tact  politique  et 
moral  des  plus  parfaits.  Quand  on  demande  à  Sieyès  ce  qu'il 
avait  fait  pendant  la  Terreur,  il  répondait:  a  J'ai  vécu.  «La 
Fayette  pouvait  plus  à  bon  droit  et  plus  à  haute  voix  ré- 
pondre, et  il  répondait  :  «  Ce  que  j'ai  fait  durant  ces  douze 
années ?/ewiesms  tenudebout.  »  C'était  assez,  c'était  unique, 
au  milieu  des  prosternations  universelles.  Il  avait  beau  s'en- 
sevelir à  Lagrange,  dans  une  vie  de  fermier  et  de  patriarche, 
on  le  savait  là;  Bonaparte  ne  le  perdit  jamais  de  l'œil  un 
instant:  «  Tout  le  monde  en  France  est  corrigé,  disait-il  un 
jour  dans  une  sortie  au  Conseil  d'État,  il  n'y  a  qu'un  seul 
homme  qui  ne  le  soit  pas,  La  Fayette!  il  n'a  jamais  reculé 
d'une  ligne.  Vous  le  voyez  tranquille;  eh  bien!  je  vous  dis, 
moi,  qu'il  est  tout  prêt  à  recommencer.  »  La  Fayette  (et  lui- 
même  le  dit  presque  en  propres  termes)  s'appliqua  à  se  con- 
server sous  l'Empire  comme  un  exemplaire  de  la  vraie  doc- 
trine de  la  liberté,  exemplaire  précieux  et  à  peu  près  unique, 
sans  tache  et  sans  errata,  avec  le  Victrix  causa  Diis  pour 
épigraphe.  Ce  sont  là  de  ces  volumes  qui,  comme  ceux  des 
Vies  de  Plutarque,  ne  sont  jamais  dépareillés,  même  quand 
on  n'en  a  qu'un. 

Les  vertus  de  famille,  a  bonté  morale  et  l'excellence  du 
cœur  pour  tout  ce  qui  l'approchait,  ont,  par  endroits,  leur 
expression  touchante  dans  ces  Mémoires,  et  les  pieux  éditeurs, 
en  y  apportant  la  discrétiou  et  la  pudeur  qui  marquent  les 
affections  les  plus  sacrées,  n'ont  cependant  pu  ni  dû  suppri- 
mer, en  fait  d'intimité,  tous  les  témoignages.  Sans  craindre 


MÉiMOlRES    DE    LA    FAYETTE.  19'J 

d'abonder  moi-même,  je  veux  citer  en  entier  la  belle  lettre 
de  janvier  180S,  à  M.  de  Maubourg,  sur  la  mort  de  madame 
de  La  Fayette.  Par  son  dévouement,  son  héroïsme  conjugal 
et  civique  durant  la  prison  d'Olmutz,  cette  noble  personne 
appartient  aussi  à  l'histoire  ;  on  a  lu  d'ailleurs  avec  un  agré- 
ment imprévu  les  piquantes  et  gracieuses  lettres  adressées  à 
mon  cher  cœur,  au  premier  départ  pour  l'Amérique  (1);  en 
voici  la  contre-partie  pathétique  et  funèbre  : 

«  Je  ne  vous  ai  pas  encore  écrit,  mon  cher  ami,  du  fond  de  l'abîme 
de  malheur  où  je  suis  plongé...  J'en  étais  bien  près  lorsque  je  vous 
ai  transmis  les  derniers  témoignages  de  son  amitié  pour  vous,  de  sa 
confiance  dans  vos  sentiments  pour  elle.  On  vous  aura  déjà  parlé  de 
la  fln  angélique  de  cette  incomparable  femme.  J'ai  besoin  de  vous  en 
parler  encore  ;  ma  douleur  aime  à  s'épancher  dans  le  sein  du  plus 
constant  et  cher  confident  de  toutes  mes  pensées  au  milieu  de  toutes 
ces  vicissitudes  où  souvent  je  me  suis  cru  malheureux  ;  mais,  jusqu'à 
présent,  vous  m'avez  trouvé  plus  fort  que  mes  circonstances  ;  aujour- 
d'hui, la  circonstance  est  plus  forte  que  moi. 

«  Pendant  les  trente-quatre  années  d'une  union  où  sa  tendresse, 
sa  bonté,  l'élévation,  la  délicatesse,  la  générosité  de  son  âme,  char- 
maient, embellissaient,  honoraient  ma  vie,  je  me  sentais  si  habitué 
à  tout  ce  qu'elle  était  pour  moi,  que  je  ne  le  distinguais  pas  de  ma 
propre  existence.  Elle  avait  quatorze  ans  et  moi  seize  lorsque  son  cœur 
s'amalgama  à  tout  ce  qui  pouvait  m'inléresser.  Je  croyais  tien  l'aimer, 
avoir  besoin  d'elle;  mais  ce  n'est  qu'en  la  perdant  que  j'ai  pu  dé- 
mêler ce  qui  reste  de  moi  pour  la  suite  d'une  vie  qui  avait  paru  livrée 
à  tant  de  distractions,  et  pour  laquelle  néanmoins  il  n'y  a  plus  ni 
bonheur,  ni  bien-éire  possible.  Le  pressentiment  de  sa  perte  ne 
m'avait  jamais  frappé  comme  le  jour  où,  quittant  Chavaniac,  je  reçus 
un  billet  alarmant  de  madame  de  Tessé;  je  me  sentis  atteint  au 
cœur.  George  fut  effrayé  d'une  impression  qu'il  trouvait  plus  forte 
que  le  danger.  En  arrivant  très-rapidement  à  Paris,  nous  vîmes  bien 
qu'elle  était  fort  malade;  mais  il  y  eut  dès  le  lendemain  un  mieux 
que  j  attribuai  un  peu  au  plaisir  de  nous  revoir... 

«  Voilà  bien  des  souvenirs  que  j'aime  à  déposer  dans  votre  sein, 

(1)  Elles  avaient  été  citées  de  préférence  par  la  plupart  des  jour- 
naux. 


200  PORTRAITS   LITTKKAIRES. 

mon  cher  ami;  mais  il  ne  nous  reste  que  des  souvenirs  de  cett« 
femme  adorabhs  à  qui  j'ai  dû  un  bonheur  de  loua  les  instants,  sans  la 
moindre  nuage.  (,)uoiqu'eile  me  fût  attachée,  je  puis  le  dire,  par  le 
sentiment  le  plus  passionné,  jamais  je  n'ai  aperçu  en  elle  la  plus  légère^ 
nuance  d'exi|,'ence.  de  mécontentement,  jamais  rien  qui  ne  laissât  la, 
plus  libre  carrière  à  toutes  mes  entreprises;  et  si  je  me  re[torte  au 
temps  de  noire  jeunesse,  je  retrouverai  en  elle  des  traits  d'une  délica- 
tesse, d'une  générusité  sans  exemple.  Vous  l'avez  toujours  vue  asso- 
ciée de  cœur  et  d'esprit  à  mes  sentiments,  à  mes  vœux  politiques, 
jouissant  de  tout  ce  qui  pouvait  être  de  quelque  gloire  pour  moi,  plus 
encore  de  ce  qui  me  faisait,  comme  elle  le  disait,  connaître  tout 
entier;  jouissant  surtout  lorsqu'elle  me  voyait  saciùfler  des  occasions 
de  gloire  à  un  bon  sentiment.  —  Sa  tante,  madame  de  Tessé,  me 
disait  hier  :  «  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'on  pût  être  aussi  fanatique 
«  de  vos  opinions  et  aussi  exempte  de  l'esprit  de  parti.  »  En  effet, 
jamais  son  attachement  à  notre  doctrine  n'a  un  instant  altéré  son 
indulgence,  sa  compassion,  son  obligeance  pour  les  personnes  d'un 
«utre  parti  ;  jamai-;  elle  ne  fut  aigrie  par  les  haines  violentes  dont 
j'étais  l'objet,  les  mauvais  procédés  et  les  propos  injurieux  à  mon 
égard,  toutes  sottises  indifférentes  à  ses  yeux  du  point  où  elle  les 
regardait  et  où  sa  bonne  opinion  de  moi  voulait  bien  me  placer.  — 
Vous  savez  comme  uioi  tout  ce  qu'elle  a  é(é,  tout  ce  qu'elle  a  fait 
pendant  la  Révolution.  Ce  n'est  pas  d'être  venue  à  OhiiUtz,  comme 
l'a  dit  Charles  Fox,  «  sur  les  ailes  du  devoir  et  de  l'amour  )i,  que  ja 
veux  la  louer  ici,  mais  c'est  de  n'être  partie  qu'après  avoir  pris  le 
temps  d'assurer,  autant  qu'il  était  en  elle,  le  bien-être  de  ma  tante 
et  le  droit  de  nos  créanciers  ;  c'est  d'avoir  eu  le  courage  d'envoyer 
George  en  Amérique.  —  Quelle  noble  imprudence  de  cœur  à  rester 
presque  la  seule  femme  de  France  compromise  par  son  nom,  qui  n'ai», 
jamais  voulu  en  changer  (i)  !  Chacune  de  ses  pétitions  ou  réclama- 
lions  a  commencé  par  ces  mots  :  La  femme  La  Fayette.  Jamais  cette 
femme,  si  indulgente  pour  les  haines  de  parti,  n'a  laissé  passer,  lors- 
qu'elle était  sous  l'échaufaud,  une  réflexion  contre  moi  sans  la  re- 
pousser, jamais  une  occasion  de  manifester  mes  principes  sans  s'en  ho- 
norer et  dire  qu'elle  les  tenait  de  moi  ;  elle  s'était  préparée  à  parler  dans 
le  môme  sens  au  tribunal,  et  nous  avons  tous  vu  combien  cette  femm 


(1)  La  plupart  des  femmes  d'émigrés  avaient,  en  1793,  rempli  l 
formalité  d'un  divorce  simulé,  pour  mettre  à  l'abri  une  portion  d( 
leur  foitune. 


MÉMOIRES    DE    LA    FAYETTE.  201 

si  élevée,  si  courageuse  dans  les  grandes  circonstances,  était  bonne, 
simple,  facile  dans  le  commerce  de  la  vie,  trop  facile  môme  et  trop 
bonne,  si  la  vénération  qu'inspirait  sa  vertu  n'avait  pas  composé  de 
tout  cela  une  manière  d'être  tout  à  fait  à  part.  C'était  aussi  une 
dévotion  à  part  que  la  sienne.  Je  puis  dire  que,  pendant  trente-quatre 
ans,  je  n'en  ai  pas  éprou\é  un  instant  l'ombre  de  gène;  que  toutes 
ses  pratiques  étaient  sans  affectation  subordonnées  à  mes  convenances; 
que  j'ai  eu  la  satisfaction  de  voir  mes  amis  les  plus  incrédules  aussi 
constamment  accueillis,  aussi  aimés,  aussi  estimés,  et  leur  vertu  aussi 
complètement  reconnue  que  s'il  n'y  avait  pas  eu  de  différence  d'opi- 
nions religieuses;  que  jamais  elle  ne  m'a  exprimé  autre  chose  que 
l'espoir  qu'en  y  réfléchissant  encore,  avec  la  droiture  de  cœur  qu'elle 
me  connaissail,  je  unirais  par  être  convaincu.  Ce  qu'elle  m'a  laissé 
de  recommandations  est  dans  le  même  sens,  me  priant  de  lire,  pour 
'amour  d'elle,  quelques  livres,  que  certes  j'examinerai  de  nouveau  arec 
un  véritable  recueillement  :  et  appelant  sa  relij;ion.  pour  me  la  faire 
nieux  aimer,  la  souveraine  liberté,  de  môme  qu'elle  me  citait  avec 
plaisir  ce  mot  de  Fauehet  :  «  Jésus-Christ  mon  seul  maître.  »  —  On 
a  dit  qu'elle  m'avait  beaucoup  prêché;  ce  n'était  pas  sa  manière.  — 
Elle  m'a  souvent  exprimé,  dans  le  cours  de  son  délire,  la  pensée 
qu'elle  irait  au  ciel  ;  et  oserai-je  ajouter  que  cette  idée  ne  suffisait 
pas  pour  prendre  son  parti  de  me  quitter  .^  Elle  m'a  dit  plusieurs  fois  : 
K  Cette  vie  est  courte,  troublée...  réunissons-nous  en  Dieu,  passons 
ensemble  l'éternité.  »  Elle  m'a  souhaité  et  à  nous  tous  la  paix  du 
Seigneur. 

«  Quelquefois  on  l'entendait  prier  dans  son  lit.  11  y  eut,  une  des 
dernières  nuits,  quelque  chose  de  céleste  à  la  manière  dont  elle  récita 
ieux  fois  de  suite,  d'une  voix  forte,  un  cantique  de  Tobie  applicable 

sa  situation,  le  même  qu'elle  avait  récité  à  ses  Allés  en  apercevant 
*es  clochers  d'Olmtitz  (1).  Voilà  comment  cet  ange  si  tendre  a  parlé 


(1)  Voici  le  texte  du  cantique  récité  par  madame  de  La  Fayette  à  } 
l'aspect  d'Olmiitz,  quand  elle  vint  partager  la  captivité  du  général  au  ;' 
mois  d'octobre  17  9.^  :  «  Seigneur,  vous  êtes  grand  dans  l'éternité, 
«  votre  règne  s'élend  dans  tous  les  siècles,  vous  chutiez  et  vous  sau- 
«  vez,  vous  conduisez  les  hommes  jusqu'au  tombeau,  et  vous  les  en 
«  ramenez,  et  nul  ne  se  peut  soustraire  à  votre  pu  ssante  main.  Rendez 
.«  grâces  au  Seigneur,  enfants  d'Israël,  et  louez  le  devant  les  nations, 
parce  qu'il  vous  a  ainsi  dispersés  parmi  les  peuples  qui  ne  le  con- 
naissent point,  afin  que  vous  publiiez  ses  miracles,  et  que  vous  leur 
appreniez  qu'il  n'y  en  a  point  d'autre  que  lui  qui  soit  le  Dieu  tout' 


202  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

dans  sa  maladie,  ainsi  que  dans  les  dispositions  qu'elle  avait  faites  il 
y  a  quelques  années,  et  qui  sont  un  modèle  de  tendresse,  de  délica- 
tesse et  d'éloquence  de  cœur. 

«  Vous  parlerai-je  du  plaisir  sans  cesse  renaissant  que  me  donnait 
une  confiance  entière  en  elle,  jamais  exigée,  reçue  au  bout  de  trois 
mois  comme  le  premier  jour,  justifiée  par  une  discrétion  à  toute 
épreuve,  par  une  intelligence  admirable  de  tous  les  aenlimenls,  les 
besoins,  les  vœux  de  mon  cœur;  et  tout  cela  mêlé  à  un  sentiment  si 
tendre,  à  une  opinion  si  exaltée,  à  un  culte,  si  j'ose  dire,  si  doux  et 
si  flatteur,  surtout  de  la  personne  la  pluë  parfaitement  naturelle  et 
sincère  qui  ait  jamais  existé  ! 

«  C'est  lundi  que  cette  angélique  femme  a  été  portée,  comme  elle 
l'avait  demandé,  auprès  de  la  fosse  où  reposent  sa  grand'mère,  su 
mère  et  sa  sœur,  confondues  avec  seize  cents  victimes  (1);  elle  a  été 
placée  à  part,  de  manière  à  rendre  possibles  les  projets  futurs  de 
notre  tendresse.  J'ai  reconnu  moi-môme  ce  lieu  lorsque  George  m'y 
a  conduit  jeudi  dernier,  et  que  nous  avons  pu  nous  agenouiller  et 
pleurer  ensemble. 

«  Adieu,  mon  cher  ami  ;  vous  m'avez  aidé  à  surmonter  quelques 
accidents  bien  graves  et  biens  pénibles  auxquels  le  nom  de  malheur 
peut  ôtre  donné  jusqu'à  ce  qu'on  ait  été  frappé  du  plus  grand  des 
malheurs  du  cœur  :  celui-ci  est  insurmontable;  mais,  quoique  livré 
à  une  douleur  profonde,  continuelle,  dont  rien  ne  me  dédommagera; 
quoique  dévoué  à  une  pensée,  un  culte  hors  de  ce  monde  (et  j'ai  plus 
que  jamais  besoin  de  croire  que  tout  ne  meurt  pas  avec  nous),  je  me 
sens  toujours  susceptible  des  douceurs  de  l'amitié...  Et  quelle  amitié 
que  la  vôtre,  mon  cher  Maubourg  1 

0  Je  vous  embrasse  en  son  nom,  au  mien,  au  nom  de  tout  ce  qu* 
vous  avez  été  pour  moi  depuis  que  nous  nous  connaissons.  » 

La  Fayette  rentre  en  scène  en  1815,  et,  à  part  deux  ou  trois 
années  de  retraite  encore  au  commencement  de  la  seconde 


«  puissant.  C'est  lui  qui  nous  a  châtiés  à  cause  de  nos  iniquités,  et 
«  c'est  lui  qui  nous  sauvera  [)Our  signaler  sa  miséricorde.  Considérez 
«  donc  la  manière  dont  il  nuus  a  traités,  bénissez-le  avec  crainte  et 
«  avec  tremblement,  et  rendez  hommage  par  vos  œuvres  au  Roi  de 
«  tous  les  siècles.  Pour  moi  je  le  bénirai  dans  celte  terre  où  je  suis 
Il  captive,  etc.  »  (ïobie,  chap.  xiii,  v.  2,  3,  4,  5,  G  et  7.) 
(1)  Dans  le  cimetière  de  l'icpus. 


MÉMOIRES  DE  LA  FAYETTE.  203 

Restaurati'on,  on  peut  dire  qu'il  ne  quitte  plus  son  rôle  actif 
jusqu'à  sa  mort.  Un  écrit  assez  considérable  et  inachevé  (d) 
expose  la  situation  publique  et  sa  propre  attitude  en  1814  et 
1813.  En  la  faisant  bien  comprendre  dans  son  ensemble,  il 
reste  un  point  auquel  il  réussit  difficilement  à  nous  accoutu- 
mer: c'est  lorsqu'aux  Cent-Jours,  et  Bonaparte  arrivant  sur 
Paris,  La  Fayette,  qui  s'est  rendu  à  une  conférence  chez 
M.  liainé,  propose  de  défendre  la  capitale  contre  le  grand  en- 
nemi; il  se  trouve  seul  de  cet  avis  énergique  avec  M.  de  Cha- 
teaubriand. Mais  M.  de  Chateaubriand,  c'est  tout  simple,  en 
proposant  de  mourir  en  armes,  s'il  le  fallait,  autour  du  trô;^c 
des  Bourbons,  voyait  pour  l'idée  monarchique,  dans  ce  sang 
noblement  versé,  une  semence  glorieuse  et  féconde;  il  moti- 
vait son  opinion  dans  des  termes  approchant  et  avec  cet 
éclat  qu'on  conçoit  de  sa  bouche  en  ces  heures  émues.  La 
Fayette,  qui  raconte  ce  détail  et  qui  rappelle  les  chevaleres- 
ques paroles  sur  ce  sang  fidèle  d'où  la  monarchie  renaîtrait 
un  jour,  ne  peut  s'empêcher  d'ajouter:  «  Constant  {Benja- 
min Constant  qui  était  de  la  conférence)  se  mit  à  rire  du  dé- 
dommagement qu'on  m'offrait.  »  Et,  en  effet,  la  position  de 
La  Fayette  en  ce  moment,  au  pied  du  trône  des  Bourbons, 
paraît  bien  fausse,  surtout  lorsqu'on  a  lu  le  jugement  qu'il 
portait  d'eux  pendant  1814.  Je  ne  dis  pas  que  sa  situation  eût 
été  plus  vraie  en  se  ralliant  à  Bonaparte;  pourtant  je  le  con- 
cevrais mieux;  il  n'y  aurait  rien  eu  du  moins  qui  prêtât  à  rire. 

Carnet,  je  le  sais,  n'avait  pas  les  mêmes  engagements  que 
La  Fayette,  ni  les  mêmes  scrupules  solennels  de  liberté  ;  mais 
en  ces  crises  de  1814-181S,  sa  conduite  envers  Bonaparte  ré- 
pond bien  mieux,  en  fait,  et  sans  marchander,  à  l'instinct 
national  et  révolutionnaire. 

Une  remarque  encore  sur  le  factice,  déjà  signalé,  qui  s  in- 
troduit dans  ces  rôles  individuels  en  politique.  Si  Benjamin 
Constant  n'avait  pas  été  là  fort  à  propos  pour  éclater  de  rire 

(1)  Tome  V. 


204  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

(cejgui  est  bien  de  lui)  sur  le  point  comique  au  milieu  de  la 
circonstance  sombce,  l'homme  d'esprit  chez  La  Fayette  se  se- 
rait contenté  de  sourire  tout  bas,  et  on  ne  l'aurait  pas  su. 
Cet  instant  d'embarras  à  part,  la  conduite  de  La  Fayette 
rentre  bien  vite  dans  sa  rectitude  incontestée,  et  elle  se  rap- 
porte, durant  toute  la  Restauration,  à  des  sympathies  géné- 
rales trop  partagées  et  encore  trop  récentes  pour  qu'il  ne  soit 
pas  superflu  de  rien  développer  ici.  Rentré  à  la  Chambre 
élective  eu  1818,  il  vit  le  parti  libéral  se  former,  et,  autant 
qu'aucun  chef  d'alors,  il  y  aida.  C'était,  après  tout,  cette  môme 
masse  moyenne  et  flottante  de  laquelle  il  écrivait  en  1799  : 
'c  La  partie  plus  ou  moins  pensante  de  la  nation  ne  fut  ja- 
«  mais  contre-révolutionnaire  qu'en  désespoir  de  toute  autre 
«  manière  de  se  débarrasser  de  la  tyrannie  conventionnelle^ 
«  pour  laquelle  on  a  bien  plus  de  dégoût  encore.  Donnez-lui 
«  des  institutions  libérales,  un  régime  conséquent  et  d'hon- 
«  nêtes  gens,  vous  la  verrez  revenir  à  leurs  idées  des  pre- 
M  mières  années  de  la  Révolution,  avec  moins  d  enthousiasme 
«  pour  la  liberté,  mais  avec  une  crainte  de  la  tyrannie  et  un 
«  amour  de  la  tranquillité  qui  lui  fera  détester  tout  remue- 
«  ment  aristocrate  ou  jacobin.  »  L'enthousiasme  même  sem- 
blailrevenu,  depuis  18lr),sous  le  coup  de  tant  de  sentiments 
et  d'intérêts  sans  cesse  froissés;  on  s'organisait  pour  la  dé- 
fense; on  espérait  et  on  avait  confiance  dans  l'issue,  précisé- 
ment en  raison  des  excès  contraires.  Il  y  avait,  comme  en  défi 
de  l'oppresssiou,  un  universel  rajeunissement.  Nul,  en  ces 
années,  ne  fut  plus  jeune  que  le  général  La  Fayette.  Ne  le 
fut-il  pas  trop  quelquefois?  N'alla-t-il  pas  bien  loin  en  cer- 
taines tentatives  prématurées,  comme  dans  l'affaire  de  Bel- 
fort?  (1)  Nos  vieilles  ardeurs  sont  trop  d'accord  avec  les 
siennes  là-dessus  pour  que  notre  triste  impartialité  d'aujour- 
d'hui y  veuille  regarder  de  plus  près.  C'étaient  de  beaux 
temps,  après  tout,  si  l'on  ne  se  reporte  qu'aux  sentiments- 

(ij  Toiui;  Vl,  pa^'e  \ib  et  auiv. 


MÉMOIRES    DE   LA    FAYETTE.  205 

éprouvés,  des  temps  où  l'instinct  de  la  lutte  ne  trompait  pas. 
Quels  souvenirs  pour  ceux  qui  les  ont  reçus  dans  leur  fraî- 
cheur, que  ce  voyage  d'Amérique  en  1824,  et  cet  hymne  de 
Déranger  qui  le  célébrait  I 

Jours  de  triomphe,  éclairez  l'univers  I 

Mais  les  exposer  seulement  au  grand  air  d'aujourd'hui,  c'est 
presque  les  flétrir,  ces  souvenirs,  tant  le  mouvement  générai 
est  loin,  tant  les  générations  survenantes  y  deviennent  de 
plus  en  plus  étrangères  par  l'esprit,  tant  l'ironie  des  choses 
a  été  complète  I 

De  sorte  qu'en  ce  temps  bizarre  il  faut  s'arrêter  devant  le 
double  inconvénient  de  parler  aux  uns  d'un  sujet  par  trop 
connu,  et  aux  autres  de  sentiments  parfaitement  ignorés. 

La  seconde  moitié  du  sixième  el  dernier  volume  est  con- 
sacrée à  la  Révolution  de  Juillet  et  aux  années  qui  suivent  : 
indépendamment  des  actes  publics  et  des  discours  de  La 
Fayette,  on  y  donne  toute  une  partie  de  correspondance  qui 
nelaisse  aucun  doute  sur  ses  dernières  pensées  politiques  ;  les 
suppressions,  commandées  aux  éditeurs  par  la  discrétion  et 
la  convenance,  n'en  affaiblissent  que  peu  sensiblement  l'a- 
mertume. Cette  dernière  partie  de  la  vie  de  La  Fayette ,  si 
honorable  toujours,  est  pourtant  celle  qu'il  y  aurait  peut-être 
le  plus  lieu  d'épiloguer  politiquement,  à  quelque  point  de  vue 
qu'on  se  place,  soit  du  sein  de  l'ordre  actuel,  soit  du  dehors. 
C'est  celle,  à  coup  sûr,  qui  a  le  plus  nui  dans  la  vague  im- 
pression publique,  et  en  double  sens  contraire,  à  la  mémoire 
de  l'illustre  citoyen,  et  qui  a  contribué  à  jeter  sur  l'ensemble 
de  sa  carrière  une  teinte  générale  oii  l'ancien  attrait  a  pâli. 
Mais,  ne  voulant  pas  approfondir,  il  serait  peu  juste  d'insis- 
ter. Assez  d'autres  prendront  les  Mémoires  uniquement  par 
cette  queue  désagréable.  Le  plus  grand  malheur  du  général  a 
été  de  survivre  ^ne  fût-ce  que  de  quelques  jours)  à  la  grande 
Révolution  qu'il  représentait  depuis  quarante  et  un  ans  ;  en 
ne  tombant  pas  précisément  avec  elle,  il  a  l'ait  à  son  tour 

ti.  12 


206  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

l'effet  de  ceux  qui  s'obstinent  à  prolonger  ce  qui  est  usé  et  en 
arrière.  Le  public  est  ingrat;  si  belle,  si  soutenue  qu'ait  été 
la  pièce  donnée  à  son  profit,  il  ne  veut  pas  que  la  dernière 
scène  soit  traînante,  et  que  l'acteur  principal  demeure,  en  se 
croyant  encore  indispensable,  lorsque  le  gros  du  drame  est 
fini.  Béranger,  dans  son  rôle  de  poëte  politique,  l'a  senti  à 
point;  il  a  su  se  dérober  pour  se  renouveler  peut-être.  La 
Fayette  ne  l'a  pu;  son  nom,  vers  la  fin,  de  plus  en  plus  affi- 
ché, tiraillé  parles  partis,  a  un  peu  déteint,  comme  son  vieux 
et  noble  drapeau.  Cela  reviendra.  Une  lecture  attentive  de 
ces  Mémoires,  si  on  la  peut  obtenir  d'un  public  passablement 
indifférent,  est  faite  pour  rétablir  et  rehausser  l'idée  du  per- 
sonnage historique  dans  la  grandeur  et  la  continuité  de  sa 
ligne  principale,  avec  tous  les  accompagnements  non  moins 
certains,  et  beaucoup  plus  variés  qu'on  ne  croirait,  d'esprit, 
de  jugement  ouvert  et  circonspect,  de  finesse  sérieuse,  de 
bonne  grâce  et  de  bon  goût.  Éclairée  par  ces  excellents  Mé- 
moires, l'histoire  du  moins,  c'est-à-dire  le  public  définitif, 
s'en  souviendra. 


A}4i  183B. 


M.  DE  FONTANES 


I 

On  a  remarqué  dans  la  suite  des  familles  que  souvent  le  fils 
ne  ressemble  pas  à  son  père,  mais  que  le  petit-fils  rappelle 
son  aïeul,  le  petit-neveu  son  grand  oncle,  en  un  mot  que  la 
ressemblance  parfois  saute  une  ou  deux  générations,  pour  se 
reproduire  (on  ne  saurait  dire  comment)  avec  une  fidélité  et 
une  pureté  singulières  dans  un  rejeton  éloigné.  Il  en  est  de 
même,  en  grand>  dans  la  famille  humaine  et  dans  la  suite 
inépuisable  des  esprits.  Il  y  a  de  ces  retours  à  distance,  de 
ces  correspondances  imprévues.  Un  siècle  illustre  disparait; 
le  glorieux  talent  qui  le  caractérisait  le  mieux,  et  dans  les 
nuances  les  plus  accomplies,  meurt,  en  emportant,  ce  sem- 
ble, son  secret;  ceux  qui  le  ■veulent  suivre  altèrent  sa  trace, 
les  autres  la  brisent  en  se  jetant  de  propos  délibéré  dans  des 
voies  toutes  différentes  :  on  est  en  plein  dans  un  siècle  nou- 
veau qui  lui-même  décline  et  va  s'achever.  Tout  d'un  coup, 
après  ce  long  espace  et  cette  interruption  qui  semble  défi- 
nitive, un  talent  reparaît,  en  qui  sourit  une  douce  et  chaste 
ressemblance  avec  l'aïeul  littéraire.  Il  ressemble,  sans  le  vou- 
loir, sans  y  songer,  et  par  une  originalité  native  :  dans  le 
fond  des  traits,  dans  le  tour  des  lignes,  à  travers  la  couleur 
pâlie,  on  reconnaît  plus  que  des  vestiges.  C'est  le  rapport  de 
M.  de  Fontanes  à  Racine  ;  il  est  de  cette  famille,  et  il  s'y  pré- 
sente à  nous  comme  le  dernier. 

Plus  la  figure  littéraire  est  simple,  douce,  pure,  élégante. 


208  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

sensible  sans  grande  passion,  plus  il  devient  précieux  d'en 
étudier  de  près  l'originalité  au  sein  même  de  cette  ressem- 
blance. Si  le  poëte  n'a  pas  fait  assez,  s'il  a  trop  négligé  d'é- 
lever ou  d'achever  son  monument,  cela  s'explique  encore  et 
doit  sembler  tout  naturel;  c'est  qu'un  instinct  secret  lui  di- 
sait :  «  La  grande  place  est  remplie,  l'aïeul  la  tient.  Il  suffit 
que  moi ,  qui  viens  tard ,  je  ne  sois  pas  indigne  de  lui ,  que  je 
l'honore  par  mon  goût  dans  un  siècle  bien  différent  déjà,  et 
que  jamais  du  moins  je  n'aie  faussé  son  lointain  et  supérieur 
accord  par  mes  accents.  » 

Dans  cette  sobriété  et  cette  paresse  même  du  poëte,  se  re- 
trouve donc  un  sentiment  touchant,  modeste,  et  qu'on  peut 
dire  pieux.  Je  n'invente  pas  :  M.  de  Foutanes  le  nourrissait 
en  son  cœur  et  l'a  exprimé  en  plus  d'un  endroit.  Dans  son 
ode  sur  la  littérature  de  l'Emipire,  rappelant  les  modèles  du 
grand  Siècle,  beaucoup  moins  méconnus  et  moins  ofTensés 
alors  parles  doctrines  que  parles  œuvres  du  jour,  il  se  borne, 
lui,  pour  toute  ambition,  au  rôle  de  Silius,  à  celui  de  Stace 
disant  à  sa  muse  : 

Nec  tu  divinam  ^Eiieida  tenta, 

Sed  longe  sequere,  et  vesttgia  semper  adora  1 

De  Virgile  ainsi,  dans  Rome, 

Quand  le  goùl  s'était,  perdu, 

Silius  à  ce  grand  hom.ne 

Offrait  un  culte  assidu  ; 

Sans  cesse  il  nommait  Virgile  : 

11  venait,  loin  de  la  ville, 

Sur  sa  tombe  le  prier; 

Trop  faible,  hélaal  pour  le  suivre, 

Du  moms  il  faisait  revivre 

Ses  honneurs  et  sou  laurier. 

Et  il  avait  autrement  droit  de  se  rendre  ce  témoignage,  et  de 
se  dire  ainsi  Tadoraleur  domestique  de  Racine,  que  Silius 
pour  Virgile. 


j 


M.    HE   FO?iTANES  W\i 

Mais  rien  n'est  tout  à  fait  simple  dans  la  nature  des  choses, 
et  il  ne  faut  pas,  en  tirant  du  personnage  l'idée  essentielle, 
ne  voir  en  lui  que  cette  idée.  Dernier  parent  de  Racine,  et 
adorateur  du  xyii^  siècle,  M.  de  Fontanes  est  pourtant  du 
sien;  il  en  est  par  les  genres  qu'il  accepte,  par  ceux  même 
qu'il  veut  renouveler;  il  en  est  par  certaines  teintes  philoso- 
phiques et  sentimentales  qui  font  mélange  à  l'inspiration 
religieuse,  par  certaines  faiblesses  et  langueurs  de  son  style 
poétique  élégant  ;  mais,  hâtons-nous  d'ajouter,  il  en  est  sur- 
tout parle  goût  rapide,  par  le  ton  juste,  par  l'expression  nette 
et  simple,  par  tout  ce  que  le  xvni»  siècle  avait  conservé  de 
plus  direct  du  xvn^,  et  que  Voltaire  y  avait  transrais  en 
l'aiguisant.  De  plus,  M.  de  Fontanes  n'était  pas  étranger  au 
nôtre.  Contraire  aux  nouveautés  ambitieuses,  il  ne  résistait 
pourtant  pas  à  celles  qui  s'appuyaient  de  quelque  titre  légi- 
time, de  quelque  juste  accord  dans  le  passé.  Sur  quelques- 
uns  de  ces  points  d'innovation,  il  devient  lui-même  la  tran- 
sition et  la  nuance  d'intervalle,  comme  il  convient  à  un  esprit 
si  modéré.  Par  ses  pièces  élégiaques  et  religieuses,  par  la 
Chartreuse  et  le  Jour  des  Morts,  il  devançait  de  plus  de  trente 
ans  et  tentait  le  premier  dans  les  vers  français  le  genre  d'har- 
monieuse rêverie;  il  semblait  donner  la  note  intermédiaire 
entre  les  chœurs  d'Esther  et  les  premières  Méditations.  Mais 
surtout,  à  cette  époque  critique  de  l'^OO,  par  son  amitié,  par 
sa  sympathique  et  active  alliance  avec  M.  de  Chateaubriand, 
il  entrait  dans  la  meilleure  part  du  nouveau  siècle;  il  s'y 
mêlait  dans  une  suffisante  et  mémorable  mesure.  Le  dernier 
des  classiques  donnait  le  premier  les  mains  avec  une  joie  gé- 
néreuse à  la  consécration  de  la  Muse  enhardie,  et  lui-même 
il  s'éclairait  du  triomphe.  Tels,  durant  les  étés  du  pôle,  les 
derniers  rayons  d'un  soleil  finissant  s'unissent  dans  un  cré- 
puscule presque  insensible  à  la  plus  glorieuse  des  nouvelles 
aurores  ! 

Pour  nous,  appelé  aujourd'hui  à  parler  de  M.  de  Fontanes, 
nous  ne  faisons  en  cela  qu'accomplir  un  désir  déjà  bien  an- 

12. 


210  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

cien.  Quelle  qu'ait  été  l'apparence  bien  contraire  de  nos 
débuts,  nous  avons  toujours,  dans  notre  liberté  d'esprit  dis- 
tingué, àlalimite  du  genre  classique,  cette  figure  de  Fontanes 
comme  une  de  celles  qu'il  nous  plairait  de  pouvoir  approcher, 
et,  dans  le  voile  d'ombre  qui  la  couvrait  déjà  à  demi,  elle 
semblait  nous  promettre  tout  bas  plus  qu'elle  ne  montrait. 
Sensible  (par  pressentiment)  à  l'outrage  de  l'oubli  pour  les 
poètes,  nous  nous  demandions  si  toutavaitpéri  de  cette  muse 
discrète,  dont  on  ne  savait  que  de  rares  accents,  si  tout  en 
devait  rester  à  jamais  épars,  comme,  au  vent  d'automne,  des 
fp.uilles  d'heure  en  heure  plus  égarées.  L'idée  nous  revenait 
par  instants  de  voir  recueillis  ces  fragments,  ces  restes,  dis- 
jecti  membra  poetœ,  de  savoir  oij  trouver  enfin,  oij  montrer 
l'urne  close  et  décente  d'un  chantre  aimable  qui  fut  à  la  fois 
un  dernier-venu  et  un  précurseur. C'étaitdoncdéjàpournous 
un  caprice  et  un  choix  de  goût,  une  inconstance  de  plus  si 
l'on  veut,  mais  j'ose  dire  aussi  une  piété  de  poésie,  avant 
d'être,  comme  aujourd'hui,  un  honneur  [i). 

Louis  de  Fontanes  naquit  à  Niort,  le  6  mars  1757,  d'une 
famille  ancienne,  mais  que  les  malheurs  du  temps  et  les  per- 
sécutions religieuses  avaient  fait  déchoir.  L'étoile  du  berceau 
de  madame  de  Maintenon  semble  avoir  jeté  quelque  influence 
de  goût,  d'esprit  et  de  destinée  sur  le  sien.  La  famille  Fon- 
tanes, autrefois  établie  dans  les  Cévennes  (comté  d'Alais),  y 
avait  possédé  le  fief  d'Apcnnês  ou  des  Apeivnés  dont  le  nom 
lui  était  resté  (Fontanes  des  Apennés)  :  un  village  y  portait 
aussi  le  nom  de  Fontanes.  Mais,  à  l'époque  où  naquit  le  poëte, 
ce  n'était  plus  là  que  des  souvenirs.  Sa  famille,  comme 
protestante,  ne  vivait,  depuis  la  révocation  de  l'Édit  de  Nan- 
teSj  que  d'une  vie  précaire,  errante  et  presque  clandestine. 
Son  grand-père,  son  père  môme  étaient  protestants;  il  ne  le 
fut  pas.  Sa  mère,  catholique,  avait,  eu  se  mariant,  exigé  que 
ses  fils  ou  filles  entrassent  dans  la  communion  dominante. 

(1)  Celle  NoUce  a  éléécrito  ""  vue  de  l'i^ilition  des  OEuvres 


M.    DE   FONTANES.  2H 

Les  premières  années  de  cet  enfant  à  l'imagination  tendre  et 
sensible  furent  très-pénibles,  très-sombres.  Son  frère  aîné 
avait  étudié  au  collège  des  Oratoriens  de  Niort;  mais  lui, le 
second,  sans  doute  à  cause  de  là  gêne  domestique,  fut  confié 
d'abord  à  un  simple  curé  de  village,  ancien  oratorien,  le 
Père  Bory,  par  malheur  outré  janséniste.  Le  digne  curé,  au 
lieu  de  tirer  parti  de  cette  jeune  âme  volontiers  heureuse, 
sembla  s'attacher  à  la  noircir  de  terreurs  :  il  envoyait  son 
élève  à  la  nuit  close,  seul,  invoquer  le  Saint-Esprit  dans  l'é- 
glise; il  fallait  traverser  le  cimetière,  c'étaient  des  transes 
mortelles.  M.  de  Fontanes  y  prit  le  sentiment  terrible  du  re- 
ligieux; pourtant  l'imagination  était  peut-être  plus  frappée 
que  le  cœur.  Le  curé  ne  se  bornait  pas  aux  impressions  mo- 
rales, il  y  ajoutait  souvent  les  duretés  physiques;  et  le  pauvre 
enfant,  poussé  àbout,  s'échappait,  un  jour,  pour  s'aller  faire 
mousse  à  La  Rochelle  :  on  le  rattrapa.  M.  de  Fontanes,  en 
sauvant  l'esprit  religieux,  conserva  toute  sa  vie  l'aversion  des 
dogmes  durs  qui  avaient  contristé  son  enfance.  S'il  défendit 
le  calvinisme  dans  son  discours  qui  eut  le  prix  à  l'Académie, 
c'était  au  nom  de  la  tolérance,  par  un  sentiment  de  conve- 
nance domestique  et  d'équité  civile;  mais  il  n'en  sépara  ja- 
mais dans  sa  pensée  les  longs  malheurs  que  lui  avait  dus  sa 
famille,  de  même  qu'il  associait  l'idée  de  jansénisme  au  sou- 
venir de  ses  propres  douleurs.  Dans  son  Jour  des  Morts,  il  a 
grand  soin  de  nous  dire  de  son  humble  pasteur  : 

Il  ne  réveilla  pas  ces  combats  des  écoles, 
Ces  tristes  questions  qu'agitèrent  en  vain 
Et  Thomas,  et  Prosper,  et  Pelage  et  Calvin. 

Une  telle  enfance  menait  naturellement  M.  de  Fontanes  à 
placer  son  idéal  chrétien  dans  la  religion  de  Fénelon. 

Ses  études  se  firent  ainsi  de  neuf  ans  à  treize,  en  ce  village 
appelé  La  Foye-Mongeault,  entre  Niort  et  La  Rochelle.  Il  ne 
les  termina  point  pourtant  sans  suivre  ses  hautes  classes  aux 
Oratoriens  de  Niort,  d'où  sortait  son  frère  aîné;  et  celui-ci, 


212  PORTKAITS   LITTERAIRES. 

poëte  lui  même,  dans  leurs  promenades  aux  environs  de  la 
ville  et  le  long  des  bords  de  la  fontaine  Du  Vivier,  l'iniLiait 
déjà  au  jeu  de  la  muse.  Il  perdit  ce  frère  chéri  en  1772.  Puis, 
dans  l'intervalle  de  la  mort  de  son  père  (1774)  à  celle  de  sa 
mère,  qui  arriva  un  an  après,  il  alla  séjourner  en  Norman- 
die,aux  Andelys,  yapprit  l'anglais  par  occasion,  y  recueillit, 
dans  ses  courses  rêveuses,  de  fraîches  impressions  poétiques, 
que  sa  Forêt  de  Navarre  et  son  Vieux  Chdleaa  nous  ont  ren- 
dues. Venu  à  Paris  vers  1777,  il  y  commença  des  liaisons 
littéraires.  Je  ne  parle  pas  de  Dorât,  singulier  patron,  qu'il  se 
trouva  tout  d'abord  connaître  et  cultiver  plus  qu'il  ne  semble 
naturel  d'après  le  peu  d'unisson  de  leurs  esprits.  Il  aimait  à 
raconter  qu'à  la  seconde  année  de  ce  séjour,  se  promenant 
avec  Ducis,  ils  rencontrèrent  Jean-Jacques,  bien  près  alors 
de  sa  fin.  Ducis,  qui  le  connaissait,  l'aborda,  et,  avec  sa 
franchise  cordiale,  réussissant  à  l'apprivoiser,  le  décida  à 
entrer  chez  un  restaurateur.  Après  le  repas,  il  lui  récita 
quelques  scènes  de  son  Œdipe  chez  Adméte,  et  lorsqu'il  en  fu 
à  ces  vers  où  l'antique  aveugle  se  rend  témoignage  : 

Lcoutez-moi,  grands  Dieu\l 

J'ose  au  moins  sans  terreur  me  montrer  à  vos  yeux. 
Hélas!  dopuis  l'instant  où  vous  m'avez  fait  naître, 
Ce  cœur  à  vos  regards  n'a  point  déplu  peut-être. 
Vous  frappiez,  j'ai  gémi.  J'entrerai  sans  effroi 
Dans  ce  cercueil  trompeur  qui  s'enfuit  loin  de  moi, 
S'ous  savez  si  ma  voix,  toujours  discrète  et  pure, 
S'est  permis  contre  vous  le  plus  léger  muiiuure; 
C'est  un  de  vos  bienfaits  que,  né  pour  la  douleur,. 
Je  n'aie  au  moins  jamais  profané  mon  malheur  (l)  ! 

Jean-Jacques,  qui  avait  jusque-là  gardé  le  silence,  sauta  au 
cou  de  Ducis,  en  s'écriant  d'une  voix  caverneuse  ;  «  Ducis, 
je  vous  aimcl  »  M.  de  Fontanes,  témoin  muet  et  modeste  de 

(I)  Acte  III,  scène  iv. 


M.    DE    FONÏANES.  213 

la  scèae,  en  la  racontant,  après  des  années,  croyait  encore 
entendre  l'exclamation  solennelle. 

Il  ne  vit  Voltaire  que  de  loin,  couronné  à  la  représentation 
d'Irène;  mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  lui  être  présenté.  Son 
frère  aîné  (Marccliin  de  Fonlanes),  mort,  je  l'ai  dit,  en  1772, 
à  l'âge  de  vingt  ans,  et  doué  lui-même  de  grandes  dispositions 
poétiques,  avait  composé  une  tragédie  qu'il  avait  adressée  à 
Voltaire,  aussi  bien  qu'une  épître  déjeune  homme,  et  il  avait 
reçu  une  de  ces  lettres  datées  de  Ferney,  qui  équivalaient 
alors  à  un  brevet  ou  à  une  accolade. 

Fontanes  eut  le  temps  de  voir  beaucoup  d'Alembert  :  lais- 
sons-le dire  là-dessus  :  «  Tout  homme,  écrit-il  au  Mercure  à 
«  propos  de  Beaumarchais  (  I  ),  tout  homme  qui  a  fait  du  bruit 
«  dans  le  monde  a  deux  réputations  :  il  faut  consulter  ceux 
«  qui  ont  vécu  avec  lui,  pour  savoir  quelle  est  la  bonne  et  la 
«  véritable.  Linguet,  par  exemple,  représentait  d'Alembert 
«  comme  un  homme  diabolique,  comme  le  Vimxde  la  Mon- 
«  tagne.  J'avais  eu  le  bonheur  d'être  élevé  à  l'Oratoire  par  un 
«  des  amis  de  ce  philosophe,  et  je  l'ai  beaucoup  vu  dans  ma 
«  première  jeunesse.  Il  était  difficile  d'avoir  plus  de  bonté  et 
«  d'élévation  dans  le  caractère.  Il  se  fâchait,  à  la  vérité, 
«  comme  un  enfant,  mais  il  s'apaisait  de  même.  Jamais  chef 
«  de  parti  ne  fut  moins  propre  à  son  métier.  »  Toutes  ces 
relations  précoces,  ces  comparaisons  multipliées  et  contra- 
dictoires expliquent  bien  et  préparent  la  modération  de  Fon- 
tanes dans  ses  jugements,  sa  science  de  la  vie,  son  insou- 
ciance de  l'opinion,  et  ne  rendent  que  plus  remarquable  le 
maintien  de  ses  affections  religieuses.  Il  écrivait  ce  mot  sur 
d'Alembert,  et  il  allait  tout  à  l'heure  appuyer  M.  de  Bonald. 

VAlmanach  des  Muses  de  1778  nous  donne  les  premières 
nouvelles  littéraires  du  poëte.  On  y  lit  de  lui  une  pièce  com- 
posée à  seize  ans,  qui  a  pour  titre  le  Cri  de  mon  Cœur,  et  un 
fragment  d'un  Poème  sur  la  Nature  et  sur  VHomme,  qui  sort 

(1)  Mercure»  frucliilor  an  VIII. 


214  PORTHATTS   LITTftUAIiil'.S. 

déjà  des  simples  essais  juvéniles.  Ce  Cri  démon  Cœur  ne  se- 
rait qu'une  boutade  adolescente  sans  conséquence,  s'il  ne 
nous  représentait  assez  bien  toutes  les  impressions  accumu- 
lées de  l'enfance  douloureuse  de  Fontanes.  La  mort  de  son 
frère  aîné,  celle  de  son  père  et  de  sa  mère,  qui  l'ont  frappé 
coup  sur  coup,  achèvent  d'égarer  son  àme.  II  s'écrie  contre 
'existence;  il  va  presque  jusqu'à  la  maudire  : 

Monarque  universel,  que  peut-être  j'outrage, 
Pardonne  à  mes  soupirs  ;  je  connais  mon  erreur, 
!i*our  un  jeune  arbrisseau  que  tourmente  l'orage. 
Dois-tu  suspendre  ta  fureur? 

ô'un  pas  toujours  égal,  la  Nature  insensible 
Marciie,  et  suit  tes  décrets  avec  tranquillité. 
Audacieux  enfant  contre  elle  révolté, 
Je  me  débnts  en  vain  sous  le  bras  inflexible 
De  la  Nécessité, 

U  s'arrête  un  moment  aux  projets  les  plus  sinistres  et  les 
envisage  sans  effroi  : 

Terre,  où  va  s'engloutir  ma  dépouille  fragile, 
Terre,  qui  t'entretiens  de  la  cendre  des  morts, 
0  ma  mère,  à  ton  fils  daigne  ouvrir  un  asile  I 
Heureux,  si  dans  ton  sein  doucement  je  m'endors. 
Sous  la  tombe,  du  moins,  l'infortune  est  tranquille. 

Mais  à  l'instant  la  terre  s'entr'ouvre,  l'Ombre  de  son  père  en 
sort  et  le  rappelle  à  la  raison,  à  la  constance,  à  la  vertu,  lui 
montre  une  sœur  chérie  qui  lui  reste,  et  l'invite  aux  beaux- 
arts,  à  la  poésie  noblement  consolatrice.  Ce  Cri  de  mon  Cœur 
semble  avoir  exhalé  en  une  fois  toute  cette  ferveur  troublée 
de  la  jeune  âme  de  Fontanes,  et  on  n'en  retrouvera  plus 
trace  désormais  dans  son  talent  pur,  tendre,  mélancolique, 
et  moins  ardent  que  sensible  (1). 

(1)  Je  veux  être  tout  à  lait  exact  :  outre  cette  môme  pièce  du  Cri 


M.    DE   FONTANES,  215 

L'Almanach  des  Muses  de  1780  le  fit  plus  hautement  con- 
naître, en  publiant  la  Foret  de  Navarre.  Ce  petit  poëme  des- 
criptif, vu  à  sa  date,  avait  de  la  fraîcheur  et  de  la  nouveauté. 
L'auteur,  en  y  développant  une  peinture  déjà  touchée  dans  la 
Henriade,  y  faisait  preuve  de  son  admiration  pour  Voltaire  et 
de  son  amour  pour  Henri  IV,  deux  traits  essentiels  qui  ne  Ife 
quittèrent  jamais.  Il  y  marquait  par  un  vers  d'éloge  sa  défé- 
rence à  Delille  déjà  célèbre  depuis  1770  ;  mais,  même  à  cette 


de  mon  cœur,  le  Journal  dez  Dames  de  177  7  (par  conséquent  un  peu 
antérieur  à  VAlmanacIt  des  Muses  de  1778)  contenait  une  lettre  de 
Fonlanes  à  Dorat,  toujours  dans  ce  ton  exalté  qui  contraste  singuliè- 
rement avec  les  idées  désormais  attachées  en  sens  divers  à  ces  deux 
noms  de  Dorat  et  de  Fontanes.  En  voici  quelques  passages  : 

«  Monsieur,  je  m'étais  promis  de  cacher  avec  soin  les  faibles  essais 
de  mon  enfance,  et  de  ne  cultiver  les  lettres  que  pour  me  consoler 
de  mes  malheurs.  C'était  au  fond  d'un  désert,  et  non  dans  le  sein  de 
la  capitale,  que  j'avais  résolu  de  vivre.  La  solitude  convient  mieux  à 
l'infortune  qui  veut  au  moins  se  plaindre  en  liberté,  que  ces  prisons 
fastueuses  où  des  esclaves  imitent  les  travers  et  les  vices  d'autres 
esclaves,  où  le  vrai  sage  ne  peut  faire  ua  pas  sans  colère  ou  sans  pi- 
tié...  Je  me  suis  dit  de  bonne  heure  :  Tu  es  malheureux,  tu  es  sans 
appui,  tues  trop  fier  pour  ramper;  végète  donc  dans  une  retraite 
ignorée.  Paris  n'est  pas  fait  pour  toi. 

«  Si  l'amour  de  la  poésie  me  forsait,  malgré  moi,  de  hji  sacrifier 
quelques  heures,  je  ne  peignais  que  mes  douleurs  ou  les  tableaux  de 
la  campague  que  j'avais  sous  les  yeux.  Je  me  contentais  de  répandre 

mes  plaintes  dans  des  vers  toujours  dictés  par  mon  cœur J'ai  eu 

pour  atelier  le  bord  des  mers,  les  forêts,  le  sommet  des  montagnes. 
Je  n'ai  tracé  que  des  scènes  lugubres,  analogues  à  ma  situation.  Ma 
poésie  doit  avoir  des  traits  un  peu  sauvages  et  peut-ôtre  barbares.... 
Quand  je  portais  les  yeux  sur  Paris,  j'étais  effrayé  des  périls  où  je 
m'exposerais  en  m'y  montrant.  Un  homme  de  dix-huit  ans,  ignorant 
J'art  de  l'intrigue  et  de  l'adulation,  pouvait-il  espérer,  enelTet,  d'être 
accueilli  dans  la  république  des  lettres?...  Ainsi,  me  disais- je  cou- 
lons dans  le  silence  des  jours  déjà  trop  agités,  et  dont  (ma  faible  santé 
rann»„ice)  le  terme  heureusement  sera  court. 

«  Tel  était  le  plan  que  je  m'étais  formé.  Je  vous  vis  alors,  et  je 
compris  qu'il  y  avait  plusieurs  classes  dans  la  littérature,  etc.  » 

Ce  titre  sentimental  de  la  pièce,  le  Cri  de  mon  Cœur,  fut  donné 
par  Dorat  lui-même;  Fontanes,  quand  il  y  resongeail  depuis,  eu 
rougissait  toujours. 


216  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

neure  de  jeunesse  première,  il  semblait  plus  sobre,  plus  mo- 
déré en  hardiesse  que  ce  maître  brillant.  On  remarquait,  à 
travers  les  exclamations  descriptives  d'usage,  bien  des  vers 
heureux  et  simples,  de  ces  vers  trouvés,  qui  peignent  sans 
effort  : 

Le  poëte  aime  l'ombre,  il  ressemble  au  berger.... 
L'oiseau  se  tait,  perché  sur  le  rameau  qui  dort.... 
Foulant  de  hauts  gazons  respectés  du  faucheur.... 
Ils  ne  sont  plus  ces  jours  où  chaque  arbre  divin 
Enfermait  sa  Dryade  et  son  jeune  Sylvain, 
Qui  versaient  en  silence  à  la  tige  altérée 
La  sève  à  longs  replis  sous  l'éeorce  égarée. 

Il  n'y  avait  pas  abus  de  coupes,  quelques-unes  pourtant 
assez  neuves,  quelques  jets  un  peu  libres,  que  plus  tard  son 
ciseau,  en  y  revenant,  supprima  : 

Quel  calme  universel  !  je  marche  :  l'ombre  immense. 
L'ombre  de  ces  ormeaux  dont  les  bras  étendus 
Se  courbent  sur  ma  tête  en  voûtes  suspendus, 
S'entasse  à  chaque  pas,  s'élargit,  se  prolonge, 
Croi(  toujours;  et  mon  cœur  dans  l'extase  se  plonge. 

Enfin,  quelque  chose  de  senti  inspirait  le  tout. 

Garât,  rendant  compte  de  VAlmanach  des  Muses  dans  le 
Mercure  (avril  17K0),  s'arrêta  longuement  sur  le  poëme  de 
Fontanes,  et  le  critiqua  avec  une  sévérité  indirecte  et  mas- 
quée, qui  put  semijler  piquante  dans  les  habitudes  du  temps. 
Il  fait  bien  ressortir  l'absence  de  plan,  les  contradictions  entre 
l'appareil  didactique  et  certaines  formes  convenues  d'enthou- 
siasme :  Que  de  tableaux  divers!...  A  pas  lents  je  m'égare.  Oui, 
à  pas  lents.  Mais  il  ne  va  pas  au  fond.  Quand  il  en  vient  au 
style,  il  frappe  encore  plus  au  hasard  et  souligne  quelques» 
uns  des  vers  que  nous  citions  précisément  à  litre  de  beauté. 
Fontanes  fut  très-sensible  à  l'article  de  Garât,  et  faillit  en 
être  découragé  à  cette  entrée  dans  la  carrière.  La  plus  sûre 
preuve  de  l'impression  profonde  qu'il  en  reçut ,  c'est  que 


M.    DE  FONTANES.  217 

trente-sept  ans  après,  lorsqu'il  fixa  la  rédaction  dernière  de 
la  Forêt  de  Navarre,  il  tint  compte  dans  sa  refonte  de  presque 
toutes  les  critiques  de  détail,  même  de  celles  oiî  Garât  avait 
tort.  Voilà  de  la  sensibilité  de  poëte,  mais  bien  modeste  et 
docile. 

Garât,  que  nous  trouvons  ainsi  au  début  d.e  Fontanes,  et 
qui,  nonobstant  son  article  sévère,  d'ailleurs  très-convenable, 
fut  et  resia  lié  avec  lui  dans  les  années  qui  précédèrent  la 
Révolutioi! ,  G.'irat,  plus  âgé  de  plusieurs  années,  nous  offre  à 
certains  égards,  et  en  fait  de  destinée  littéraire,  le  pendant 
dupoëledans  le  camp  opposé, dans  les  rangs  philosophiques: 
grand  talent  de  prosateur,  s'essayant  d'abord  aux  éloges 
académiques,  se  dispersant  en  tout  temps  aux  journaux,  puis 
intercepté  brusquement  par  la  Révolution  et  désormais  lancé 
à  tous  les  souffles  de  Forage;  exen;p!e  dén'orable  et  frappant 
du  danger  de  ne  so  rtc^c-llir  sur  rien,  et,  avec  des  facultés 
supérit::r-:s  de  ne  'aister  qu'une  mémoire  éparse,  bientôt 
naufragct'!  I.'urant  la  Ré^Malion,  soit  sous  la  Terreur,  soit 
après  Frudido",  Fontanes  crut  avoir  beaucoup  à  se  plaindre 
de  lui,  et  il  rompit  tout  rapportaveo  un  adversaire  au  moins 
indiscret,  qui  ,v  hgurait  peut-être,  dans  son  sophi.suie  d'ima- 
gination, continuer  simplement  envers  le  proscrit  politique 
l'ancienne  polémique  littéraire.  Mais,  sans  faire  injure  à  au- 
cune mémoire  et  dans  l'éloignement  oiî  l'on  est  de  leur 
tombe,  on  ne  peut  s'empêcher  de  pousser  le  rapprochement  : 
Garât,  avec  plus  de  verve  et  bien  moins  de  goùl,  louant  De- 
saix  et  Kléber,  comme  Fontanes  louait  Washington;  Garatse 
flattant  toujours  d'élever  le  monument  métaphysique  dont  on 
ne  sait  que  la  brillante  préface,  comme  Fontanes  se  flattait 
de  l'achèvement  de  la  Grèce  sauvée;  mais,  avec  une  imagina- 
tion trop  vive  chez  un  philosophe.  Garât  n'était  pas  poëte,  et 
l'avantage  incomparable  de  Fontanes  pour  la  durée,  consiste 
en  ce  point  précis  :  il  lui  suffit  de  quelques  pièces  qu'on 
sait  par  cœur  pour  sauver  son  nom. 

A  leur  date,  la  Chartreuse  et  le  Jour  des  Morts,  déjà  un  peu 

II.  t3 


218  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

pas  ses,  mais  a  maiotenir  dans  la  suite  des  tons  et  des  nuances 
de  la  poésie  française;  sans  date,  et  de  tous  les  instants,  les 
Stances  à  une  jeune  Anglaise,  l'ode  à  une  jeune  Beauté,  ou  celle 
du  Buste  de  Vénus;  en  un  mot,  le  flacon  scellé  qui  contient 
la  goutte  d'essence;  voilà  ce  qui  surnage,  c'est  assez.  Les 
métaphysiciens  échoués  n'ont  pas  de  ces  débris-là. 

Dans  les  premiers  temps  de  son  séjour  à  Paris,  Fontanes 
travailla  beaucoup,  et  il  conçut,  ébaucha  ou  mêmt.  exécuta 
dès  lors  presque  tous  les  ouvrages  poétiques  qu'il  n'a  publiés 
que  plus  tard  et  successivement.  Un  vers  de  la  première  Forêt 
de  Navarre  nous  apprend  qu'il  avait  déjà  traduit  à  ce  moment 
(1779)  VEssaisur  rEomme  de  Pope,  qui  ne  parut  qu'en  1783. 
Une  élégie  de  Flins,  dédiée  à  Fontanes  (1),  nous  le  montre, 
en  1/82,  comme  ayant  terminé  déjà  son  poëme  de  ï Astrono- 
mie, qui  ne  fut  publié  qu'en  178S  ou  89,  et  comme  poursui- 
vant un  poëme  en  six  chants  sur  la  Nature,  qui  ne  devait 
point  s'achever.  La  Chartreuse  paraissait  en  1783,  et  on  citait 
presque  dans  le  même  temps  le  Jour  des  ilorts,  encore  iné- 
dit, d'après  les  lectures  qu'en  faisait  le  poêle.  Ainsi,  en  ces 
courtes  années,  les  œuvres  se  pressent.  Tous  les  témoignages 
d'alors,  les  articles  du  Mercure,  une  épîtrede  Parny  à  Fon- 
tanes (2),  nous  montrent  celui-ci  dans  la  situation  à  part  que 
lui  avaient  faite  ses  débuts,  c'est-à-dire  comme  cultivant  la 
grande  poésie  et  aspirant  à  la  gloire  sévère.  Mais  bientôt  la 
vie  de  Paris  et  du  xvui^  siècle,  la  vie  de  monde  et  de  plaisir 
le  prit  et  insensiblement  le  dissipa.  Il  voyait  beaucoup  les 
gens  de  lettres  à  la  mode,  Barthe,  Rivarol;  il  dînait  chaque 
semaine  chez  le  chevalier  de  Langeac,  son  ami  (encore  au- 
jourd'hui vivant),  qui  les  réunissait.  Et  qui  ne  voyait-il  pas, 
qui  n'a-t-il  pas  connu  au  temps  de  cette  jeunesse  liante,  de 
d'Alernbert  à  Linguet,  de  Berquin  à  Mercier,  de  Florian  à 
Rétif;  tous  les  étages  de  la  littérature  et  de  la  vie?  Par  mo- 


(1)  Almnnnch  des  Muscs. 

(2)  Àlmaitach  des  Muscs,  178  2. 


M.    DE   FONTAîfES.  219 

inenls,  soit  inquiélude  d'âme  rêveuse  et  reprise  de  poésie, 
soit  blessure  de  cœur,  soit  nécessité  plus  vulgaire,  et,  comme 
dit  André  Chénier, 

Quand  ma  main  imprudente  a  tari  mon  trésor, 

il  sentait  le  besoin  de  se  dérober.  Il  se  retirait  à  Poissy  en 
hiver;  il  se  faisait  ermite,  et  se  vouait  à  l'élude  entre  son 
Tibulle  et  son  Virgile.  Mais  cela  durait  peu.  Les  amis  heu- 
reux le  désiraient,  le  rappelaient.  Un  voyage  en  Suisse, 
vers  1787,  auparavant  un  autre  voyage  de  deux  mois  en 
Angleterre,  ne  tardaient  point  à  le  leur  rendre.  La  prospérité 
pourtant  ne  venait  pas.  Si  c'était  la  saison  des  plaisirs, 
c'était  aussi  celle  des  rudes  épreuves  : 

Redis-moi  du  malheur  les  leçons  trop  amères, 

a-t-il  écrit  plus  tard  parlant  à  sa  muse  secrète  et  en  songeant 
à  ce  temps.  Ainsi  se  passèrent  pour  lui,  trop  au  hasard 
sans  doute,  les  années  faciles  et  fécondes.  La  Révolution  le 
surprit,  et  dans  l'Épître  à  M.  de  Boisjolin,  en  1792,  jetant  un 
regard  en  arrière,  à  la  veille  de  plus  grands  orages,  il 
pouvait  dire  avec  un  regret  senti  : 

Tu  m'as  trop  imité  :  les  plaisirs,  la  mollesse. 
Dans  un  piège  enchanteur  ont  surpris  ta  failjlesse. 
La  gloire  en  vain  promet  des  honneurs  éclatants  : 
Un  souris  de  l'amour  est  plus  doux  à  vingt  ans  ; 
Mais  h  (rente  ans  la  gloire  est  plus  douce  peut-élre. 
Je  l'éprouve  aujourd'hui.  J'ai  trop  vu  disparaître 
Dans  quelques  vains  phiisirs  aussitôt  écliappés 
Des  jours  que  le  travail  aurait  mieux  occupés. 
Oh  I  dans  ces  courts  moments  consacrés  à  l'étude, 
Combien  je  chérissais  ma  docte  solitude!... 

C'est  en  cet  intervalle  de  1780  à  1792  qu'il  convient  d'exa- 
iner  dans  son  premier  jour  Fontanes  :  il  prend  place  alors  ; 
.vraie  date  est  là.  On  a  pour  habitude,  dans  les  jugements 


220  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

vagues  et  dans  les  à-peu-prés  courants,  de  faire  de  lui,  à  pro- 
prement parler,  un  poëte  de  l'Empire,  il  ne  se  jugeait  pas 
tel  lui-même;  il  n'estimait  guère,  on  le  verra,  la  littérature 
de  cette  époque;  il  n'y  faisait  qu'une  exception  éclatante,  et 
s'y  elîaçait  volontiers.  Il  fut  orateur  de  l'Empire,  mais  le 
poëte  chez  lui  était  antérieur  (I). 

La  traduction  de  l'Essai"  sur  l'Homme^  si  perfectionnée  de- 
puis, mais  déjà  fort  estimable,  et  enrichie  de  son  excellent 
discours  préliminaire,  parut  pour  la  première  t'ois  en  1783, 
et  valut  à  l'auteur  un  article  de  La  Harpe,  adressé  sous 
forme  de  lettre  au  Mercure  (2).  Un  article  de  La  Harpe,  c'était 


(1)  Je  trouve  dans  V Esprit  des  journaux,  aoiH  17  87,  une  Epîlre 
en  vers  a  M.  de  t'untnnes,  attribuée  à  un  M.  de  C....,  (jui  n'est  autre 
que  G.istéra.  La  pièce  est  Irf-s- médiocre,  mais  il  en  ressort  évidem- 
ment que  Fontanes  était  à  celte  date  un  persuniiaye  littéraire  à  qui 
l'on  demandait  une  sorte  de  patronage. 

Et  le  mortel  heureux  dont  l'amitié  sacrée, 
Cher  Kontaiies,  par  vous  se  verra  célébrée, 
Est  certain  que  >,oa  aoiii,  des  Muscs  respecté, 
Volera  (Idus  vos  cbaats  à  la  postérité. 

(?)  Septpmhre  17R3.  —  La  Harpe  envoya  son  article  «ous  fortne  do 
lettre,  parce  qu'il  s'était  retiré  de  la  rédaction  du  .Vrrr.n-e  dès  1779. 
Ç  avait  été  une  résolution  presque  solennelle  La  ^:u.rre  qu'il  faisait 
depuis  quelques  années  aux  novateurs,  aux  riineurs  iiasardenx,  était 
devenue  si  vive  qu'elle  les  aaaeuta  contre  lui,  et  il  y  (  ul  ligue  pour 
le  forcer  à  quitter  le  jeu.  Injures,  calomnies,  men.u-es,  tout  fut  em- 
ployé, à  ce  (]ii'il  semble.  A  la  mort  de  Voltaire,  çoiunie  aux  funé- 
railles d'un  monarque  absolu,  il  y  eut  redoublement  de  séililion  litté- 
raire; le  noui  du  mort  était  invoqué  contre  un  discipie  trop  faible 
pour  son  héritage;  on  se  plaisait  à  remar(|uer  que  le  grand  homiue 
ne  l'aiait  pns  mis  sur  son  testament,  Bref,  la  p  ace  n'éiait  plus  te- 
naille. La  Harpe  Qt  pourtant  bonne  et  courageus.;  «•oiilenance  ;  il  pré- 
para en  secret  sa  pièce  des  Muses  rivales,  qui  ré|ioii  i.iil  à  certaines 
inculpatnms,  et  la  lit  jouer  sans  qu'on  siit  à  l'avan-e  qu'elle  était  de 
lui.  Le  8U(!cès  l'ut  gran  I.  et,  le  lendemain  de  ce  liioiii|ilie,  il  déclara 
se  relinr  du  \lercure  :  il  abdiiiua,  mais  en  vaiiiq  i.  ur.  (  .e  fut  un  des 
gramls  événements  de  ce  temps  là.  Puis,  comun-  luus  -eux  qui  abdi- 
quent, il  ne  larda  pas  à  se  repentir,  et  revint  d.ins  la  suite  de  plu» 
Imlle  à  CCS  querelles  de  journaux  qu'il  maudissait  et  qui  étaient  sa  vie. 


».    DE   FONTANES.  221 

la  consécration  officielle  d'un  talent.  Le  critique  insistait 
beaucoup,  en  louant  M.  de  Fontaries,  sur  la  marche  im- 
posante et  soutenue  de  sa  phrase  poétique,  et  cet  art  de 
couper  le  vers  sans  le  réduire  à  la  prose,  et  de  varier  le  rhythme 
sans  le  détruire,  deux  choses,  dit-il,  si  différentes,  et  qu'aujour- 
d'hui l'ignorance  et  le  mauvais  goût  confondent  si  souvent.  Il 
louait  avant  tout  dans  le  traducteur,  et  recommandait  avec 
raison  aux  jeunes  écrivains  l'ensemble  et  le  tissu  du  style, 
qu'on  sacrifiait  dès  lors  à  l'efTet  du  détail  ;  il  s'élevait  à  plu- 
sieurs reprises  contre  les  métaphores  accumulées  et  les 
figures  nébuleuses  :  «  Ce  n'est  pas,  ajoutait-il,  à  M.  de  Fon- 
«  tanes  que  cet  avis  s'adresse,  il  en  a  trop  rarement  besoin  ; 
«  mais  les  vérités  communes  ne  peuvent  pas  être  perdues 
«  aujourd'hui;  il  faut  bien  les  opposer  aux  nouvelles  extra- 
u  vagances  des  nouvelles  doctrines  : 

Un  tronc  jadis  sauvage  adopte  sur  sa  tige 

Des  fruits  dontsa  vigueur  liâte  l'heureux  prodige  (l); 

«  Eâter  le  prodige  des  fruits  est  une  métaphore  très-obscure. 
«  C'est  peut-être  la  seule  fois  que  l'auteur  s'est  rapproché 
«  du  style  à  la  mode,  et  Dieu  me  préserve  de  le  lui  passer  !  » 
On  cherche  à  qui  peut  avoir  trait,  en  somme, cette  véhémence 
de  La  Harpe;  ce  n'est  pas  même  à  Delille,  c'est  tout  au  plus 
à  quelques-uns  de  ses  imitateurs,  à  je  ne  sais  quoi  d'énorme 
aux  environs  de  Roucher  ou  de  Dorât.  A  la  distance  oti  nous 
sommes,  au  degré  d'hérésie  où  nous  ont  poussés  le  temps 
et  l'usage,  cela  fuit  (2). 
Fontanes  se  tenait  sans  effort  dans  les  mêmes  principes 

1(1)  Essai  sur  Vhomme,  dans  la  première  édition. 
(2)  Dans  son  assez   bonne  Épître   au  comte  de  SchowalofT qui  est 
destinée  à  célébrer  son  abdication  du  Mercure  et  comme  sa  retraite  à 
Salone,  La  Harpe,  faisant  une  sortie  contre  le  pittoresque  à  la  mode, 
disait  en  des  vers  dont  Tà-propos  semble  d'hier  et  nous  va  au  cœur  : 


Ijue  dis-je?  en  ses  excès  le  délire  exalté 
Porta  plus  loin  l'audace  et  la  perversité  : 


222  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

que  La  Harpe  :  en  traduisant  Pope,  le  sage  Pope^  il  ne  l'ap- 
prouvait pas  toujours.  Il  blâme,  dès  les  premiers  vers  de  son 
auteur,  ces  métaphores  redoublées,  selon  lesquelles  r/iomm? 
est  tour  à  tour  un  labyrinthe,  un  jardin,  un  champ,  un  désert, 
et  n'y  voit  que  manque  de  goût,  de  précision  et  de  clarté. 
Quand  il  rencontre  ce  vers  tout  pétillant  : 

In  folly's  cup  still  laughs  the  buLLle,  joy, 

la  joie,  cette  bulle  d'eau,  rit  dans  la  coupe  de  la  folie,  il  le  sup- 
prime. Il  est  bien  plus  que  l'abbé  Delille  de  l'école  directe 
de  Boileau  et  de  Racine. 

D  est  mieux  que  de  l'école,  il  est  du  sentiment  tendre  et 
de  l'inspiration  émue  de  ce  dernier  dans  la  Chartreuse  et  dans 
le  lourdes  Morts.  Racine  jeune,  Racine  déjà  revenu  d'Uzès  et 
à  la  veille  d'Andronvique,  Racine  né  au  xvni»  siècle,  ayant 
beaucoup  lu,  au  lieu  de  Théagéne  et  Chariclée,  l'Épître  de 
Colardeau,  et  se  promenant,  non  pas  à  Port-Royal,  mais  au 
Luxembourg,  aurait  pu  écrire  la  Chartreuse. 

La  manière  littéraire  a  beau  changer;  les  formes  du  style 


Racine  et  Despréaui  ont  vu  leur  gloire  usée. 
Et  par  des  écoliers  leur  lajigue  mi'prisée. 
Voltaire  au  seul  hasard  a  dû  quelques  beaux  veri. 
Ses  succès,  soixante  ans,  ont  trompé  l'univers. 
Il  n'existe  en  effet  qu'une  seule  science  : 
C'est  des  mots  discordants  la  bizarre  alliance, 
Des  tropes  eiitassés  le  chaos  monstrueux. 
L'ignoble  barbarisme,  aujourd'hui  fastueux, 
Est  le  trait  de  la  force  et  le  fruit  de  l'étude. 
Et  sait  donner  au  vers  une  noble  attitude. 
Vcut-oa  que  notre  mètre,  en  sa  marche  arrêté. 
De  la  mesure  antique  ait  la  variété? 
Substituez  alors  (la  ressource  est  aisée) 
Au  rhythme  poétique  une  prose  brisée. 
Enfin  sachez  frapper  le  dernier  coup  de  l'art  : 
Que  de  tous  ses  rayons  l'hébus  vous  illumine; 
Et,  faute  d'é|,'Bler  la  langue  de  Racine, 
Osez  ressusciter  le  jargon  de  Ronsard. 

Rien  n'est  donc  nouveau,  ni  l'audace,  ni  le  cri  d'alarme,  ni   l'injure 
lans  un  sens  et  dans  l'autre;  ne  nous  attachons  qu'au  talent. 


M.    DE   FONTANES.  2i3 

ont  beau  se  renouveler,  se  vouloir  rajeunir,  et,  même  en  n'y 
réussissant  pas  toujours,  faire  pâlir  du  moins  la  couleur  des 
styles  précédents  ;  les  idées,  sinon  la  pratique,  en  matière  de 
goût  et  d'art  sévère,  ont  beau  s'élever,  s'affermir,  s'agrandir, 
je  le  crois,  par  une  comparaison  plus  studieuse  et  plus  éten- 
due :  il  est  des  impressions  heureuses,  faciles,  touchantes, 
qui,  dans  de  courtes  productions,  tirent  leur  principal  intérêt 
du  cœur,  et  qui  durent  sous  un  crayon  un  peu  effacé.  La 
lecture  de  la  Chartreuse,  si  l'on  a  l'imagination  sensible,  et  si 
l'on  n'a  pas  l'esprit  barré  par  un  système,  celte  lecture  mé- 
lodieuse et  plaintive,  faite  à  certaine  heure,  à  demi-voix, 
produira  toujours  son  effet,  émouvra  encore  et  finira  par 
mêler  vos  pleurs  à  ceux  du  poëte  : 

Cloître  sombre,  oh  l'amour  est  proscrit  par  le  Ciel, 

Où  l'instinct  le  plus  nher  est  le  plus  criminel, 

Déjà,  déjà  ton  deuil  plait  moins  à  ma  pensée  I 

L'imagination,  vers  tes  murs  élancée, 

Chercha  leur  saint  repos,  leur  long  recueillement  ; 

Mais  mon  âme  a  besoin  d'un  plus  doux  sentiment, 

Ces  devoirs  rip-oureux  font  trembler  ma  faiblesse. 

Toutefois,  quand  le  temps,  qui  détrompe  sans  cesse. 

Pour  moi  des  passions  détruira  lea  erreurs. 

Et  leurs  plaisirs  trop  courts  souvent  mêlés  de  pleurs  ; 

Quand  mon  cœur  nourrira  quelque  peine  secrète  ; 

Dans  ces  moments  plus  doux,  et  si  chers  au  poëte, 

Ofl,  fatigué  du  monde,  il  veut,  libre  du  moins, 

Et  jouir  de  lui-môme  et  rêver  sans  témoins; 

Alors  je  reviendrai,  solitude  tranquille. 

Oublier  dans  ton  sein  les  ennuis  de  la  ville, 

Et  retrouver  encor,  sous  ces  lambris  déseris, 

Les  mêmes  sentiments  retracés  dans  ces  vers. 

De  tels  vers,  pour  la  couleur  mélancolique  à  la  fois  et  trans 
parente,  étaient  dignes  contemporains  des  belles  pages  des 
Études  de  la  nature. 

Le  Jour  des  Morts  offre  plus  de  composition  que  la  Char- 
treuse; c'est  moins  une  méditation,  une  rêverie,  et  davantage 


224  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

un  tableau.  Il  dut  plaire  plus  vivement  peut-être  aux  contem- 
porains ;  il  a  plus  passé  aujourd'hui.  Le  xvm«  siècle  y  a  jeté 
de  ses  couleurs  de  convention.  Ce  curé  de  village,  imstique 
Féiielnn,  qu'on  nose  pas  appeler  cî<ré,  et  qui  n'est  que  pas- 
teur, moi  tel  respecté,  homme  sacré,  ce  prêtre  ami  des  lois  et  zélé 
sans  abus,  qui  n'ose  faire  parler  la  colère  crlesle  contre  le 
mal,  et  qui  ne  sait  qu'adoucw  la  tristesse  par  l'-spérance,  est 
un  de  ces  chrétiens  comme  on  aimait  à  se  les  lij;urer  à  la  date 
àe  la  Chaumière  indienne.  On  se  demande  si  le  poëte  partage 
absolument  l'esprit  du  spectacle  qu'il  nous  reti-ace  avec  tant 
d'émotion.  A  un  endroit  de  la  première  version  du  Jour  des 
Morts,  il  était  question  de  destin  (1).  Plus  d'un  vers  reste  en 
désaccord  avec  le  dogme;  ainsi,  lorsqu'il  s'agit,  d'après 
Gray,  de  ces  morts  obscurs,  de  ces  Turenne  peul-ètre  et  de 
ces  Corneille  inconnus  : 

Eh  bien  I  si  de  la  fouie  autrefois  séparé, 
liluslre  dans  les  camps  ou  sublime  au  Mu'âtrc, 
Son  nom  ciiarmait  encor  l'univers  idulûlre, 
Aujourd'hui  son  sommeil  en  serait-il  plus  doux? 

dernier  vers  charmant,  imité  de  La  Fontaine  avant  sa  con- 
version; mais  depuis  quand  la  mort,  pour  le  chrétien,  est- 
elle  un  doux  sommeil  et  le  cercueil  un  oreiller?  En  somme, 
la  religion  du  Jour  des  Morts  est  une  religion  toute  d'imagina- 
tion, de  sensibilité,  d'attendrissement  (le  mot  revient  sans 
cesse)  ;  c'est  un  christianisme  affectueux  et  flatté,  à  l'usage  du 
XVIII*  siècle,  de  ce  temps  même  où  l'abbé  Poulie,  en  chaire, 


(1)  Dans  une  église  de  Naples,  à  Sainte-Glaire,  je  crois,  se  voit  un 
élégant  tombeau  de  jeune  fille  par  Jean  de  ^ola,  avec  des  veis  latins; 
tombeau  grec,  épitaphe  pa^Icnne  : 


Al  nos  pei'petui  gemitus,  tu,  nafa,  sepnichri 
Esto  liœres   ul)i  sic  iinpia  fata  voluut. 

Cet  impiafata  dans  une  église  catholique  ne  choque  personne. 


M.    DE    FONTANES.  223 

ne  désignait  guère  Jésus-Christ  que  comme  le  Législateur  des 
chrétiens.  Ici,  ce  mode  d'inspiration,  plus  acceptable  chez  un 
poëte,  cette  onction  sans  grande  foi,  et  pourtant  sincère, 
s'exhale  à  chaque  vers,  mais  elle  se  déclare  surtout  admira- 
blement dans  le  beau  morceau  de  la  pièce  au  moment  de 
l'élévation  pendant  le  sacrifice  : 

Au  moment  solennel  !  ce  peuple  prosterné. 

Ce  teinpltî  dont  la  mousse  a  couvert  les  portiques, 

Ses  vieux  murs,  son  jour  sombre,  et  ses  vitraux  gothiques; 

Cette  lampe  d'airain,  qui,  dans  l'antiquité, 

Symbole  du  soleil  et  de  réternilé, 

Luit  devant  le  Très-Haut,  jour  et  nuit  suspendue  ; 

La  majesté  d'un  Dieu  parmi  nous  descendue  ; 

Les  pleurs,  les  vœux,  l'encens,  qui  montent  vers  l'autel, 

Et  déjeunes  beautés,  qui,  sous  l'œil  maternel. 

Adoucissent  encor  par  leur  voix  innocente 

De  la  religion  la  pompe  attendrissante; 

Cet  orgue  qui  se  tait,  ce  silence  pieux. 

L'invisible  union  de  la  terre  et  des  cicux, 

Tout  enflamme,  agrandit,  émeut  l'homme  sensible; 

11  croit  avoir  franchi  ce  monde  inaccessible, 

Où,  sur  des  harpes  d'or,  l'immortel  séraphin 

Aux  pieds  de  Jéhovah  cliante  l'hymne  sans  Dn. 

C'est  alors  que  sans  peine  un  Dieu  se  fait  entendre  : 

lise  cache  au  savant,  se  révèle  au  cœur  tendre; 

11  doit  moins  se  prouver  qu'il  ne  doit  se  sentir. 

Il  y  avait  longtemps  à  cette  date  que  la  poésie  française 
n'avait  modulé  de  tels  soupirs  religieux.  Jusqu'à  Racine,  je 
ne  vois  guère,  en  remontant,  que  ce  grand  élan  de  Lusignan 
dans  Zaùe.  M.  de  Fontaues  essayait,  avec  discrétion  et  nou- 
veauté, dans  la  poésie,  de  faire  écho  aux  accents  épurés  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  ou  à  ceux  de  Jean-Jacques  aux 
rares  moments  où  Jean-Jacques  s'humilie.  Son  grand  tort 
est  de  s'être  distrait  sitôt,  d'avoir  récidivé  si  peu. 

Dans  le  Jour  îles  Morts,  il  s'était  souvenu  de  Gray  et  de  son 
Cimcticre  de  Campagne;  il  se  rapproche  encore  du  mélan- 

13. 


226  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

colique  Anglais  par  un  Gha7it  du  Barde {i)  :  tous  deux  rêveurs, 
tous  deux  délicats  et  sobres,  leurs  noms  aisément  s'entre- 
laceraient sous  une  même  couronne.  Gray  pourtant,  dans  sa 
veine  non  moins  .avare,  a  quelque  chose  de  plus  curieuse- 
m^ent  brillant  et  de  plus  hardi,  je  le  crois.  Les  deux  ou  trois 
perles  qu'on  a  de  lui  luisent  davantage.  Celles  de  Fontanes, 
plus  radoucies  d'aspect,  ne  sont  peut-être  pas  de  qualité 
moins  fine  :  le  chantre  plaintif  du  Collège  d'Éton  n'a  rien  de 
mieux  que  ces  simples  Stances  à  une  jeune  Anglaise. 

Une  affinité  naturelle  poussait  Fontanes  vers  les  poètes  an- 
glais :  on  doit  regretter  qu'il  n'ait  pas  suivi  plus  loin  cette 
veine.  Il  avait  bien  plus  nettement  que  Delille  le  sentiment 
champêtre  et  mélancolique,  qui  distingue  la  poésie  des  Gray, 
des  Goldsmith,  des  Cowper  :  son  imagination,  où  tout  se  ter- 
minait, en  aurait  tiré  d'heureux  points  de  vue,  et  aurait 
importé,  au  lieu  du  descriptif  diffus  d'alors,  des  scènes  bien 
touchées  et  choisies.  Mais  il  aurait  fallu  pour  cela  un  plus 
vif  mouvement  d'innovation  et  de  découverte  que  ne  s'en 
permettait  Fontanes.  Il  côtoya  la  haie  du  cottage,  mais  il  ne 
la  franchit  pas.  L'anglomanie  qui  gagnait  le  détourna  de  ce 
qui,  chez  lui,  n'eût  jamais  été  que  juste.  De  son  premier 
voyage  en  Angleterre,  il  rapporta  surtout  l'aversion  de  l'opu- 
lence lourde,  du  faste  sans  délicatesse,  de  l'art  à  prix  d'or,  le 
dégoût  des  parcs  anglais,  de  ces  ruines  factices,  et  de  cet  in- 
culte arrangé  qu'il  a  combattu  dans  son  Verger.  De  l'école 


(1)  Almanach  des  Muscs,  17  83,  —  Fontanes,  dans  son  voyage  à 
Londres,  d'octobre  1784  à  janvier  t78(i,  vil  beaucoup  le  poêle Mason, 
ami  et  biographe  de  Gray.  Les  fliles  d'un  ministre,  chez  qui  il  lo- 
geait, lui  chantaient  d'anciens  airs  écossais  :  «  Il  est  très-vrai,  ccrit- 
«  il  dans  une  lettre  de  Londres  à  son  ami  Joubcrt,  (|ue  plusieurs 
«  hymnes  d'Ossian  ont  encore  gardé  leurs  premiers  airs.  On  m'a 
«  répété  son  apostrophe  à  la  lune.  La  musique  ne  ressemlile  à  rien 
«  de  ce  que  j'ai  entendu.  Je  ne  doute  pas  qu'on  n«  la  trouvAl  Irès- 
«  monotone  à  Paris  :  je  la  trouve,  moi,  pleine  de  charme.  C'est  un 
«  son  lent  et  douji,  qui  semble  venir  du  rivage  éloigné  de  la  mer  et 
«  le  prolonger  parmi  des  tombeaux.  » 


I 


M.    DE    FONTANES.  227 

française  en  toutes  choses,  il  ne  haïssait  pas  dans  le  ménage- 
ment de  la  nature  les  allées  de  Le  Nôtre  et  les  directions  de 
La  Quintinie,  comme,  dans  la  récitation  des  vers,  il  voulait 
la  mélopée  de  Racine.  En  se  gardant  de  l'abondance  bril- 
lante de  Delille,  il  négligea  la  libre  fraîcheur  des  poètes  an- 
glais paysagistes,  desquels  il  semblait  tout  voisin.  Son  des- 
criptif, à  lui,  est  plutôt  né  de  l'Épître  de  Boileau  à  Antoine. 

Son  étude  de  Pope  et  son  projet  d'un  poëme  sur  la  Nature 
le  conduisirent  aisément  à  son  Essai  didactique  sur  l'Astro- 
nomie :  M.  de  Fontanes  n'a  rien  écrit  de  plus  élevé.  Je  sais 
les  inconvénients  du  genre  :  on  y  est  pressé,  comme  disait 
en  son  temps  Manilius,  entre  la  gêne  des  vers  et  la  rigueur 
du  sujet  : 

Duplici  circumdatus  sstu 

Garmiais  et  rerum.     . 

Il  faut  exprimer  et  chanter,  sous  la  loi  du  rhythme,  des  lois 
célestes  que  la  prose,  dans  sa  liberté,  n'embrasse  déjà 
qu'avec  peine.  Comme  si  ces  difficultés  ne  se  marquaient 
pas  assez  d'elles-mêmes,  le  poëte,  dans  sa  marche  logique 
et  méthodique,  dans  sa  pénible  entrée  en  matière  et  jusque 
dans  ce  titre  d'Essai,  n'a  rien  fait  pour  les  dissimuler.  Mais 
combien  ce  défaut  peu  évitable  est  racheté  par  des  beautés 
de  premier  ordre!  et,  d'abord,  par  un  style  grave,  ferme, 
soutenu,  un  peu  difficile,  mais  par  là  même  pur  de  toute 
cette  monnaie  poétique  effacée  du  xviiie  siècle,  par  un 
style  de  bon  aloi,  que  Despréaux  eût  contre-signe  à  chaque 
page,  ce  qu'il  n'eût  pas  fait  toujours,  même  pour  le  style  de 
M.  de  Fcntanes.  Celte  fois,  l'auteur,  pénétré  de  la  majesté 
de  son  sujet,  n'a  nulle  part  fléchi  ;  il  est  égal  par  maint  détail, 
fit  par  l'ensemble  il  est  supérieur  aux  discours  en  vers  de 
'"Voltaire  ;  il  atteint  en  français,  et  comme  original  à  son  tour, 
la  perfection  de  Pope  en  ces  matières,  concision,  énergie  .* 

Vers  ces  globes  lointains  qu'observa  Cassini, 


228  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

Mortel,  prends  ton  essor,  monte  par  la  pensée. 
Et  cherche  où  du  grand  Tout  !a  borne  fut  placée. 
Laisse  après  toi  Saturne,  approche  d'Uranus; 
Tu  l'as  quitté?  poursuis  :  des  asires  inconnus, 
A  l'aurore,  au  couchant,  partout  sèment  ta  route  ; 
Qa'h  ces  immensités  l'immensité  s'ajoute. 
Vois-tu  ces  feu\  lointains  ?  Ose  y  voler  encor  : 
Peut-être  ici,  fermant  ce  vaste  compas  d'or 
Qui  mesurait  des  cieux  les  campagnes  profondes, 
L'éternel  Géomètre  a  terminé  les  mondes. 
Atteins-les  :  vaine  erreur!  Fais  un  pas  ;  à  l'instant 
Un  nouveau  lieu  succède,  et  l'univers  s'étend. 
Tu  l'avances  toujours,  toujours  il  l'environne. 
Quoi  !  semblable  au  mortel  que  sa  force  abandonne, 
Dieu,  qui  ne  cesse  point  d'agir  et  d'enfanter, 
Eût  dit  :  «  Voici  la  borne  où  je  dois  m'arrêter  !  » 

Cette  grave  et  stricte  poésie  s'anime  heureusement,  par 
places,  d'un  sentiment  humain,  qui  i^epose  de  l'aspect  de 
tant  de  justes  oi-bites  et  répand  une  piété  (onle  virgiliennc  à 
travers  les  sphères  : 

Tandis  que  je  me  perds  en  ces  rêves  profontls, 
Peut-être  un  habitant  de  Vénus,  de  Mercure, 
De  ce  globe  voisin  qui  blanchit  l'ombre  obscure. 
Se  livre  à  des  transports  aussi  doux  que  les  miens. 
Ah  !  si  nous  rapprochions  nos  hardis  entretiens  I 
Cherche-t-il  ([uelquefois  ce  globe  de  la  terre, 
Qui,  dans  l'espace  immense,  en  un  point  se  resserre? 
A-t-il  pu  soupçonner  qu'en  ce  st-jour  de  |)leiirs 
Rampe  un  être  immortel  qu'ont  flétri  les  douleurs  ? 

Et  tout  ce  qui  suit.  —  Le  style,  dans  le  détail,  arrive  quel- 
quefois à  un  parfait  éclat  de  vraie  peinture,  à  une  expres- 
sion entière  et  qui  emporte  avec  elle  l'objet  :  on  compte  ces 
vers-là  dans  notre  poésie  classique,  même  dans  Racine,  qui 
en  offre  peut-être  un  moins  grand  nombre  que  Boileau  : 

Quand  la  lune  arrondie  en  cercle  lumineux 
Va,  de  son  frère  absent,  nous  réfléciiir  les  feux, 


i 


M.    De.    FUNTANES.  229 

II  (1)  vous  dira  pourquoi,  d'un  crêpe  enveloppée, 
Par  l'omore  de  la  terre  elle  pàlii  frappée. 

En  terminant  cet  Essai  qui  est  devenu  un  chant  ou  du 
moins  un  tableau,  le  poëte  invite  de  plus  hardis  que  lui  à 
l'étude  entière  et  à  la  célébration  de  la  nature  et  des  cieux  : 
il  se  rappelle  tout  bas  ce  que  Virgile  se  disait  au  début 
du  troisième  livre  des  Géorgiques  : 

Oiiinia  jam  vulgat.i  :  quis  aut  Eurysttiea  durum, 

Aut  illaiiilali  nescil  Busiiidis  aras? 

Cui  non  dictus  Hylas  puer? 

.     .     Tentenda  via  est,  qua  me  quoque  possim 
Tôlière  huoio,  victorque  virùm  volitare  per  ora. 

Faut-il  offrir  toujours,  sur  la  scène  épuisée, 
Des  tragiques  douleurs  la  pompe  trop  usée? 
Des  sentiers  moins  battus  s'ouvrent  devant  nos  pas  (2). 

Mais  nul  poëte  depuis  n'a  tenté  ces  hauts  sentiers,  et  les 
descriptifs  moins  que  les  autres.  Cet  Essai  sur  l  Astronomie, 
qui  n'a  pas  été  classé  Jusqu'ici  comme  il  le  mérile,  pourrait 
presque  sembler,  par  sa  juste  et  belle  austérité,  une  critique 
en  exemple,  une  contre-partie  et  un  contre-poids  que  Foa- 


(1)  Cnssini. 

(2)  On  pourrait  aussi  croire  que  le  poëte  s'est  ressouvenu  de  Mani- 
lius,  qui  (^x|)rjnie  la  même  pensée  en  maint  endr(jit  dt;  son  potime 
des  A.\lrn)iii}iii(iues,  et  s'y  complaît  parliculiércmcnt  au  drbul  du 
livre  11.  Ajirés  avoir  énuméré  les  dilîérenls  genres  de  poésie,  ce  suc- 
cesseur, souvent  rival,  de  Lucrèce,  ajoute  : 

Omnp  grniis  rei'um  doclae  cecinere  Sorores  : 
Oiiiiiis  ail  accessus  Helicoiiis  semita  tri  ta  est, 
y  t  jam  ruiifusi  manant  de  fontibus  ainnes, 
fsec  capiiint  liaustutn  tui'l)aini|ue  ad  nuta  nientem  : 
lutegia  ijuaereinus  rorantes  piata  per  herbas. 

Pourtant  Fontanes  semble  s'être  tenu  uniquement  à  Virgile,  à  Lu- 
crèce, et  n'avoir  pas  assez  pris  en  consiiiéraliun  le  pofime  de  .Manilius, 
duquel  il  eùl  pu  s'inspirer  pour  a^îiandir  et  féconder  sou  Essai.  Une 


230  PORTRAITS   L[TTÉRAIRES, 

lanes  aurait  voulu  opposer  aux  excès  et  aux  abus  de  l'école 
envahissante. 

Il  a  laissé  du  pur  descriptif  lui-même;  sa  JJ/aison  rustique 
(l'ancien  Verger  refondu)  n'est  pas  autre  chose.  N'oublions 
pas  pourtant  que  ce  Verger,  qui  parut  en  1788,  fort  court  et 
un  peu  pressé  entre  notes,  et  préface,  était  encore  une  pro- 
testation indirecte  contre  la  manie  du  jour,  un  sous-amende- 
ment respectueux  au  poëme  des  Jardins.  Fontanes  se  sauvait 
dans  le  verger  pour  faire  de  là  opposition,  pour  jeter  en 
quelque  sorte  son  caillou  de  derrière  les  saules.  Il  s'élevait 
fort  contre  ces  colifichets  soi-disant  champêtres,  contre 
cette  négligence  acquise  à  grands  frais, 

Où  la  simplicité  n'est  qu'un  luxe  de  plus, 

Ermenonville,  avec  son  Temple  de  la  Philosophie  et  sa  Tour  de 

fois  seulement  il  s'est  rencontré  directement  aveclui,  mais  peut-être 
par  identité  d'objet  plutôt  que  par  imitation  : 

Soleil,  ce  fnt  un  jour  de  l'aanée  éternelle. 
Aux  portes  du  Chaos  Dieu  s'avance  et  t'appelle  I 
Le  noir  Chaos  s'ébranle,  et,  de  ses  (laucs  ouverts. 
Tout  écumant  de  feux,  tu  jaillis  dans  les  airs. 
De  sept  rayons  premiers  ta  tète  est  couronnée  : 
L'antique  nuit  recule,  et  par  toi  détrônée. 
Craignant  de  rencontrer  ton  œil  victorieux, 
Te  cède  la  moitié  de  l'empire  des  cieux. 

Et  ManiliU8,au  livre  1<=''.  passant  en  revue  les  diCférentes  orif^ines  pos- 
sibles du  monde,  soit  l'absence  d'origine,  l'éternité,  soit  la  création 
du  sein  du  Chaos,  dit  avec  une  précision  qui  certes  a  aussi  sa  beauté: 

Seu  pemiixta  Chaos  rerum  primordia  quondam 
Discrevit  partu,  mumlumque  enixa  nileutem 
Fugit  in  infernas  caligo  puisa  tcnehras. 

Ce  rend  de  l'ombre  primitive,  aussitôt  le  monde  et  la  lumière  enfan- 
tés, est  rendu  u  merveille.  —  En  feuilletant  ces  livres  de  Maniliui, 
où  les  noms  des  constellations  ami'inent  d'intéressants  épjsoiles,  comme 
celui  d'Andromède,  et  où  les  rêveries  astrologiques  n'étoulTcnt  pas 
tant  de  beaux  passages  inspirés  par  le  panthéisme,  par  l'idée  de  la 
parenté  de  l'homme  avec  le  ciel  et  par  la  conscience  sublime  des  hauts 
myslèrea,  on  conçoit  un  grand  poëme  dont,  en  effet,  celui  de  Fon- 
tanes ne  serait  que  Vtssai, 


M.    DE   FONTANES.  23î 

Gabriellej  ne  trouvait  pas  grâce  absolument  devant  son  goût 
sans  fadaise.  L'ouvrage  d'un  Allemand,  Hirschl'eld,  sur  les 
jardins  et  les  paysages,  lui  fournissait  surtout  matière  à 
gaieté.  I^e  professeur  d'esthétique  avait  conseillé  au  bout  du 
verger  un  étang,  d'où  monterait  eu  chœur  le  cri  des 
grenouilles,  effectivement  si  harmonieux  de  loin  le  soir, 
dans  la  tranquillité  des  airs.  Mais  cette  harmonie,  qui 
sentait  trop  Aristophane,  et  que  Jean-Baptiste  Rousseau 
n'avait  pas  réhabilitée,  ne  revenait  guère  à  Fontanes,  non 
plus  que  l'étang  bourbeux.  Il  prenait  de  là  occasion  pour  se 
jeter  sur  le  germanisme  en  littérature,  et  il  en  prévoyait  dès 
lors,  il  en  combattait  les  conséquences  en  tout  genre,  avec 
Uttô  vivacité  qui  prouve  encore  moins  sa  prévention  extrême 
que  sa  promptitude  de  coup  d'oeil  et  d'avant-goùt.  Quand 
vint  madame  de  Staël,  elle  le  trouva  tout  armé  à  l'avance  et 
très-averti. 

On  voit  que  M.  de  Fontanes  n'était  pas  un  homme  de  révo- 
lution; aussi  la  nôtre  de  89  ne  l'enleva  point  d'un  entier  élan. 
A  trente  ans  passés,  sa  situation  restée  si  précaire  semblait 
le  pousser  en  avant:  sa  modération  d'esprit  le  retint.  Il  par- 
tagea pourtant  avec  presque  toute  la  France  le  premier  mou- 
vement et  les  espérances  de  l'aurore  de  89;  l'on  a  même  un 
chant  de  lui  sur  la  fête  de  la  Fédération  eu  ^'0.  Mais  ce  fut  sa 
limite  extrême.  Dès  le  commencement  de  90,  il  participaitavec 
son  ami  Flins  à  la  rédaction  dun  journal,  le  Modérateur,  qui 
remplissait  son  titre.  Ou  distingue  dilficilement  les  articles 
de  Fontanes  dans  cette  feuille,  qui  d'ailleurs  a  peu  vécu;  et 
comme  il  n'y  a  que  l'esprit  général  qui  en  soit  remarquable, 
il  importe  peu  de  les  distinguer.  Le  Modérateur  suit  avec 
moins  de  verve  et  d'audace,  la  ligne  d'André  Chénier.  J'aime 
à  y  voir(l)  le  chevalier  de  Pauge,  cet  autre  André,  loué  pour 
ses  Rcflexlons  sur  la  Délation  et  sur  le  Comité  des  Recherches. 
On  y  devine,  à  quelques  mots  jetés  çà  et  là,  combien  Fon- 

(I)  ^llln^■^o  du  13  février  nat>. 


232  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

tanes  jugeait  le  moment  peu  favorable  aux  vers;  et  il  n'était 
pas  homme  à  s'armer  de  l'ïambe.  Des  ébauches  de  tragédies 
qu'il  conçut  alors,  Thrasybule,  Thamar,  Mazaniel,  n'eurent  pas 
de  suite  et  n'aboutirent  qu'à  quelques  scènes.  Il  quitta  Paris 
peu  après,  et,  retiré  à  Lyon,  il  adressait  de  là  cette  gracieuse 
et  un  peu  jeune  Épître  à  Boisjolin  (t).  Un  grand  calme,  un 
ourire  d'imagination  y  règne.  11  a  retrouvé  les  champs;  il  a 
repris  l'étude,  et  le  voilà  qui  ressonge  à  la  belle  gloire.  Dans 
les  conseils  qu'il  donne,  lui-même  il  se  peint,  et,  à  cette 
lenteur  de  poésie  qu'il  exprime  si  merveilleusement,  on 
reconnaît  son  propre  talent  d'abeille  : 

Comme  on  voit,  quand  l'hiver  a  chassé  les  frimas 
Revoler  sur  les  fleurs  l'abeille  ranimée, 
Qui  six  mois  dans  sa  ruche  a  langui  renfermée. 
Ainsi  revoie  aux  champs,  Muse,  flile  du  Ciel! 
De  poétiques  fleurs  compose  un  nouveau  miel  ; 
Laisse  les  vils  frelons  qui  te  livrent  la  guerre 
A  la  hâte  et  sans  art  pétrir  un  miel  vulgaire; 
Pour  toi,  saisis  l'instant  :  marque  d'un  œil  jaloux 
Le  terrain  qui  produit  les  parfums  les  plus  doux; 
Reposant  jusqu'au  soir  sur  la  tige  choisie, 
Exprime  avec  leuleur  une  douce  ambroisie. 
Épure-la  sans  cesse,  et  forme  pour  les  cieux 
Ce  breuvage  immortel  attendu  par  les  Dieux. 


i 


Je  suis  porté  à  placer  alors  la  première  inspiration  de  la 
Grèce  sauvée;  je  conjecture  que  VAnacharsis  de  l'abbé  Barthé- 
lémy, dont  l'impression  sur  lui  fut  si  vive,  et  qu'il  célébra 
dans  une  épître,  lui  en  donna  idée  par  contre-coup.  Son 
poëme  de  lu  Grèce  saurée,en  efl'et,  eût  été  pour  la  couleur  le 
contemporain  du  Voyage  d'Anacharsis,  comme  sa  Chartreuse 

(1)  M.  de  Boisjolin,  traducteur  de  ht  Forêt  de  Windsor  dans  sa 
jeunesse,  et  rédacteur  du  Mcicutc  avant  89,  longtemps  sous-ptéfet  à 
Louviers,  mais  (|ui  n'a  pas  cessé  d'aimer  les  lettres.  Il  est  proche  pa- 
rent de  nos  poctes  Deschamps  du  Cénacle,  l'aimable  Emile  et  le  grave 
Anlony.  (1838.) 


M.    DE    FONTANES. 


23^ 


et  son  Jour  des  Morts  étaient  bien  des  élégies  contemporaines 
des  Étiiilcs  delà  Nature.  Arrivé  à  trente-cinq  ans,  et  songeant 
à  se  recueillir  eafîn  dans  une  œuvre,  Fontanes  se  disait  sans 
doute  un  peu  pour  lui-même  ce  qu'il  écrivait  à  l'abbé  Bar- 
thélémy : 

Tandis  que  le  troupeau  des  écrivains  vulpaires 
Se  ('.ilij,'ue  à  chercher  des  succès  éphémères, 

Et,  dans  sa  folle  ambilion. 
Prêle  une  oreille  avide  à  tous  les  vents  contraires 

De  l'incon.-tante  opinion, 
Le  grand  homme,  puisant  aux  sources  étrangères, 
Trente  ans  médite  en  paix  ses  travaux  solitaires; 
Au  pied  du  monument  qu'il  fut  lent  à  linir 
Il  se  repose  enûn,  sans  voir  ses  adversaires, 

Et  l'œil  ûxé  sur  l'avenir. 

Mais,  au  moment  oii  il  reportait  son  regard  vers  l'idéal 
avenir,  les  orages  s'amoncelaient  et  ne  laissaient  plus  d'ho- 
rizon. Fontanes  se  maria  à  Lyon  en  92.  Cette  union,  dans 
laquelle  il  devait  constamment  trouver  tant  de  vertu,  de 
dévouement  et  de  mérite,  fut  presque  aussitôt  entourée  des 
plus  affreuses  images.  Le  siège  de  Lyon  commença.  Madame 
de  Fontanes  accoucha  de  son  premier  enfant  dans  une  grange, 
au  moment  oii  elle  fuyait  les  horreurs  de  l'incendie.  Les 
bombes  des  assiégeants  tombaient  souvent  près  du  berceau, 
que  le  père  dut  plus  d'une  fois  changer  de  place.  Il  revint  à 
Paris  en  novembre  P3,  pour  y  vivre  oublié,  lorsque  les  dépu- 
tés de  Lyon,  de  Commune- Affranchie,  chargés  de  dénoncer  à 
la  Convention  de  Robespierre  les  horreurs  de  Collot-d'Her- 
bois  et  de  Fouché,  qui  avaient  fait  regretter  Couthon,  lui 
vinrent  demander  d'écrire  leur  discours.  Il  écrivit  dans  la 
matinée  du  20  décembre;  le  brave  Changeux  lelut  le  jour 
même  à  la  barre,  d'une  voix  sonore  (I). 


(1)  Un  premier  incident  â^étiqneite  signala  leur  présence  au  sein 
de  la  Convention  :   dans  le  Moniieiu-  du  2   nivôse,  an  11,  qui  rend 


234  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

L'effet  sur  la  Convention  fut  grand.  On  a  comparé  cet 
énergique  langage  à  celui  du  paysan  du  Danube  en  plein 
Sénat  romain.  L'art  pourtant  qui  se  dérobait  y  était  d'autant 
moins  étranger.  Fontanes  avait  adroitement  emprunté  et  pro- 
digué les  formes  sacramentelles  du  jour  :  «  Une  grande  Com- 
«  mune  a  mérité  l'indignation  nationale  :  mais  qu'avec  l'aveu 
«  de  ses  égarements  vous  parvienne  aussi  l'expression  de  ses 
«  douleurs  et  de  son  repentir!  Ce  repentir  est  vrai,  profond, 
«  unanime;  il  a  devancé  le  moment  de  la  chute  des  traîtres 
«  qui  nous  ont  égarés.  »  Mais  toute  cette  phraséologie  obli- 
gée de  peuple  magnanime  et  de  traîtres  n'était  qu'une  pré- 
caution oratoire  pour  amener  la  Convention  à  entendre  face 
à  face  ceci  : 

«  Les  premiers  députés  (après  le  siège  de  Lyon)  avaient  pris 
«  un  arrêté.,  à  la  fois  juste,  ferme  et  humain  :  ils  avaient 
«  ordonné  que  les  chefs  conspirateurs  perdissent  seuls  la 
«  tête,  et  qu'à  cet  effeton  instituât  deux  Commissions  qui,  en 
«  observantles  formes,  sauraient  distinguer  le  conspirateur 
«  du  malheureux  qu'avaient  entraîné  l'aveuglement,  l'igno- 
«  rance  et  surtout  la  pauvreté.  Quatre  cents  têtes  sont  tom- 
«  bées  dans  l'espace  d'un  mois,  en  exécution  des  jugements 
«  de  ces  deux  Commissions.  De  nouveaux  juges  ont  paru  et 
«  se  sont  plaints  que  le  sang  ne  coulât  point  avec  assez  d'a- 
«  bondance  et  de  promptitude.  En  conséquence,  ils  ont  créé 
«  une  Commission  révolutionnaire,  composée  de  sept  mem- 
«  bres,  chargée  de  se  transporter  dans  les  prisons  et  déjuger, 
«  en  un  moment,  le  grand  nombre  de  détenus  qui  les  rem- 
«  plissent.  A  peine  le  jugement  est-il  prononcé,  que  ceux 
«  qu'il  condamne  sont  exposés  en  masse  au  feu  du  canon 

compte  de  la  séance  du  30  frimaire,  on  lit  que  les  pétitionnaires  se 
présentèrent  à  l.i  barre  Ip  chapeau  sur  la  tête.  Coutiion  s'en  formalisa 
et,  interrompant  ('lian^eux,  demanda  que  tout  p(^litionnaire  fût  tenu 
d'ôter  son  chapeau  en  paraissant  devant  les  représentants  du  peuple. 
Robespierre  prit  la  parole,  et,  tout  en  approuvant  Coulhon,  excusa 
bénignemenl  l'intention  des  pétitionnaires.  Ceux-ci  donc  ôlèrent  leur 
chapeau,  et  Changeux  commença. 


M.    DE   FONTANES.  235 

K  chargé  à  mitraille.  Ils  tombent  les  uns  sur  les  autres  frappés 
«  par  la  foudre,  et,  souvent  mutilés,  ont  le  malheur  de  ne 
«  perdre,  à  la  première  décharge,  que  la  moitié  de  leur  vie. 
((  Les  victimes  qui  respirent  encore,  après  avoir  subi  ce  sup- 
«  plice,  sont  achevées  à  coups  de  sabres  et  de  mousquets.  La 
(c  pitié  même  d'un  sexe  faible  et  sensible  a  semblé  un  crime; 
«  deux  femmes  ont  été  traînées  au  carcan  pour  avoir  imploré 
((  la  grâce  de  leurs  pères,  de  leurs  maris  et  de  leurs  enfants. 
«  On  a  défendu  la  commisération  et  les  larmes.  La  nature  est 
«  forcée  de  contraindre  ses  plus  justes  et  ses  plus  généreux 
«  mouvements,  sous  peine  de  mort.  La  douleur  n'exagère 
«  point  ici  l'excès  de  ses  maux;  ils  sont  attestés  par  les  pro- 
«  clamations  de  ceux  qui  nous  frappent.  Quatre  mille  têtes 
«  sont  encore  vouées  au  même  supplice; elles  doivent  être 
«  abattues  avant  la  fin  de  frimaire.  Des  suppliants  ne  de- 
«  viendront  point  accusateurs:  leur  désespoir  est  au  comble, 
«c  mais  le  respect  en  retient  les  éclats  ;  ils  n'apportent  dans  ce 
«  sanctuaire  que  des  gémissements  et  non  des  murmures.  » 

Les  murmures,  les  frémissements  éclatèrent;  ce  furent  un 
moment  ceux  de  la  pitié.  Il  est  vrai  qu'ils  durèrent  peu.  En 
vain  Camille  Desmoulins  hasarda  dans  son  Vieux  Corclelier 
quelques  maximes  tardives  d'humanité.  Collot-d'Herbois 
accourut  de  Lyon  et  se  justifia.  On  mit  en  arrestation  les  en- 
voyés lyonnais;  on  se  demandait  qui  les  avait  inspirés,  qui 
avait  pu  faire  à  la  Convention,  par  leur  bouche,  cette  étrange 
et  pathétique  surprise.  Garât  eut  le  bon  goût  de  deviner  et 
la  légèreté  de  nommer  Fontanes  (1). 

Celui-ci  ne  fut  pas  arrêté,  ou  du  moins  il  ne  le  fut  que 
durant  trois  fois  vingt-quatre  heures,  et  par  mégarde,  comme 
s'étant  trouvé  dans  la  voiture  de  M.  de  Langeac,  son  ami,  à 

(l)  11  le  nomma  au  sein  du  Comité  de  sûreté  générale.  —  On  peut 
voir  au  tome  XXX  de  V Histoire  parlementaire  de  lu  Bévoliition  fran- 
çaise pages  381,  382,  392  etsulvantes,  les  diHails  des  deux  séances 
de  la  Conveniion,  20  et  21  décembre,  et  la  discussion  du  nhififre 
vrai  des  mitraillés. 


236  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

qui  on  en  voulait.  Il  put  obtenir  d'être  relâché  avant  qu'on 
insistât  sur  son  nom.  Il  quitta  Paris  et  passa  le  reste  de  la 
Terreur  caché  à  Sevra ii,  près  de  Livry,  chez  madame  Dufre- 
noy,  et  aussi  aux  Andelys,  qu'il  revit  alors,  comme  nous 
l'attestent  les  vers  touchants,  et  un  peu  faibles,  de  son  Vieux 
Château. 

Dans  ce  petit  poëme  et  dans  quelques  autres  pièces  qui  le 
suivent  en  date,  comme  les  Pyrénées,  le  style  de  M.  de  Fon- 
tanes,  il  faut  le  dire,  se  détend  sensiblement,  nese  tient  plus 
à  cette  ferme  hauteur  qu'avait  marquée  VEssui  sur  VAsùv- 
nomie.  La  facilité  fâcheuse  du  xviii«  siècle  l'emporte.  Chaque 
manière  (même  la  bonne,  la  meilleure,  si  l'on  veut)  est  voi- 
sine d'un  défaut.  Quand  les  poètes  de  l'époque  classique  n'y 
prennent  pas  garde,  ils  deviennent  aisément  prosaïques  et 
languissants,  comme  les  autres  de  l'école  contraire  tendent 
très-vite,  s'ils  ne  se  soignent,  au  boursouflé,  au  bigarré,  ou 
à  l'obscur.  VArtipoétique  de  Boileau,  bien  autrement  poétique 
par  l'exécution  que  par  les  préceptes;  les  préceptes  et  la  pra- 
tique courante  de  Voltaire,  à  force  de  soumettre  la  poésie  à 
la  même  raison  que  la  prose  et  au  pur  bon  sens,  allaient  à 
remplacer  l'inspiration  et  l'expression  poétique  par  ce  qui 
n'en  doit  être  que  la  garantie  et  la  limite.  On  s'est  jeté  au- 
jourd'hui dans  un  excès  tout  contraire,  et  Yimagc  WquHq  àé 
du  style  poétique,  comme  c'était  la  raison  précédemment. 
Mais  ni  la  raison,  à  proprement  parler,  ni  l'image,  en  ceci, 
ne  doivent  régir.  L'expression  en  poésie  doit  être  incessam- 
ment produite  par  l'idée  actuelle,  soumise  à  l'harmonie  de 
l'ensemble,  par  le  sentiment  ému,  s'animant,  au  besoin,  de 
l'image,  du  son,  du  mouvement,  s'aidant  de  l'abstrait  même, 
de  tout  ce  qui  lui  va,  se  créant,  en  un  mot,  à  tout  instant  sa 
forme  propre  et  vive,  ce  qui  ne  fait  pas  la  pure  raison.  Mais, 
cela  dit,  et  même  dans  ce  poëme  du  Vieux  Chàt''au,  où  le 
style  de  Fonfanes  est  si  peu  ce  que  le  slyle  poétique  devrait 
être  toujours,  une  création  continue;  même  là,  de  douces 
notes  se  font  entendre;  ces  négligences,  ces  répétitions  d'aî/w^. 


M,    DE    FONTANES.  237 

d'amour,  d'amant,  qui  revienneut  tant  de  fois  à  la  dernière 
page,  ont  leur  grâce  touchante:  le  secret  de  l'âme  se  trahit 
mieux  ences  temps  de  langueur  du  talent.  Or,  ce  qu'on  suit 
dans  celte  série,  aujourd'hui  complète,  des  poésies  de  Fon- 
tanes,  soit  durant  les  Terreurs  de  93  et  de  97,  soit  plus  tard 
aux  années  de  sa  pompe  et  de  ses  grandeurs,  c'est  le  courant 
d'une  âme  d'honnête  homme,  d'une  âme  affectueuse  et  excel- 
lente, qui  se  conserve  jusqu'au  bout  et  ne  tarit  pas;  les  poé- 
sies qu'on  publie,  même  les  moins  vives,  en  sont  la  biographie 
la  plus  intime,  trop  longtemps  dérobée.  Elles  me  semblent 
une  source  couverte,  discrète,  familière,  trop  rare  seulement, 
qui  bruissait  à  peine  sous  le  marbre  des  degrés  impériaux, 
qui  cherchait  par  amour  les  gazons  cachés,  et  qui,  depuis  la 
Forêt  de  Ndrarre iusqu'k  l'ode  sur  la  statue  de  Henri  IV,  dans 
tout  son  cours  voilé  ou  apparent,  ne  cessa  d'être  t'idèle  à 
certains  échos  chéris. 

On  a  donc  publié  de  lui  le  Vieux  Château,  le  poëme  des 
Pyrénées,  en  vue  de  sa  biographie  d'âme,  sinon  de  leur  mérite 
même,  et  quoique  ce  soit  un  peu  comme  si  l'on  publiait  pour 
a  première  fois  le  Voyageur  de  Goldsmith  après  que  Byrou 
est  venu. 

La  Teneur  passée,  Fontanes  put  reparaître,  et  son  nom  le 
désigna  a  issilôt  à  d'honorables  choix  dans  l'œuvre  de  recon- 
struction sociale  qui  s'essayait.  11  se  trouva  compris  sur  la 
liste  de  l'Institut  national  dès  la  première  formaiion  (1),  et 
fut  nommé,  comme  professeur  de  belles-lettres,  à  l'École  cen- 
trale des  Quatre-Nations.  Dans  deux  discours  de  lui,  pro- 
noncés en  séance  publique  au  nom  des  autres  professeurs,  on 
trouve  déjà  l'exemple  de  cette  manière  qui  lui  est  propre, 
comme  orateur,  de  savoir  insinuer  ses  opinions  sous  le  cou- 
vert solennel.  Dans  la  séance  d'installation,  parlant  des  légis- 

(1)  H  le  diil  surtout  à  la  proposition  et  à  l'instance  généreuse  de 
Marie-Josipli  (  hénier,  qui,  dans  un  camp  politique  opjiosi^,  sul  tou- 
jours élre  juste  pour  un  écrivain  qui  honorait  la  même  école  litté- 
raire. 


iJ38  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

laieurs  de  raotiquilé  cl  de  l'importance  qu'ils  allachaient  à 
l'éducation,  il  s'exprimait  ainsi:  «  Les  Icgiâlatours  anciens 
regardaient  cet  art  comme  le  premier  de  tous,  et  comme  le 
seul  eu  quelque  sorte.  Ils  ont  fait  des  systriues  de  mœurs 
plus  que  des  systèmes  de  lois.  Quand  ils  avaient  créé  des  habi- 
t  jdes  et  des  sen  iments  dans  l'esprit  et  dans  l'âme  de  leurs 
concitoyens,  ils  croyaient  leur  lâche  presque  achevée.  Ils 
confiaient  la  garde  de  leur  ouvrage  au  pouvoir  de  l'imagina- 
tion plutôt  qu'à  celui  du  raisonnement,  aux  inspirations  du 
cœur  humain  plutôt  qu'aux  ordres  des  lois,  et  l'admiration 
Jes  siècles  a  consacré  le  nom  de  ces  grands  hommes.  Ils 
avaient  tant  de  respect  pour  la  toute-puissance  des  habitudes, 
qu'ils  ménagèrent  même  d'anciens  préjugés  peu  compatibles 
en  apparence  avec  un  nouvel  ordre  de  choses.  La  Grèce  et 
Rome,  en  passant  de  l'empiredes rois  sous  celui  des  archontes 
ou  des  consuls,  ne  virent  changer  ni  leur  culte,  ni  le  fond  de 
leurs  usages  et  de  leurs  mœurs.  Les  premiers  chefs  de  ces 
républiques  se  persuadèrent,  sans  doute,  qu'un  mépris  trop 
évident  de  l'autorité  des  siècles  et  des  traditions  affaiblirait  la 
morale  en  avilisant  la  vieillesse  aux  yeux  de  l'enfance;  ils 
craignirent  de  porter  trop  d'atteinte  à  la  majesté  des  temps 
et  à  l'intérêt  des  souvenirs. 

«  La  marche  de  l'esprit  moderue  a  été  plus  hardie.  Les 
lumières  de  la  philosophie  ont  donné  plus  de  confiance  aux 
fondateurs  de  notre  république.  Tout  l'ut  abattu;  tout  doit 
être  reconstruit  (1).  » 

Dans  un  autre  discours  de  rentrée,  il  maintenait,  contrai- 
rement au  préjugé  régnant,  la  prééminence  du  siècle  de 
Louis  XI V,  cl  des  grands  siècles  du  goût  eu  général,  non-seu- 
lement à  titre  de  yoù/,  mais  aussi  à  titre  de  philosophie: 

«  Chez  les  Latins,  si  vous  exceptez  Tacite,  les  auteurs 
qu'on  appelle  du  second  âge,  inférieurs  pour  l'art  de  la  cora-I 
position,  les  convenances,  l'harmonie  etles  grâces,  ont  aussi 

(I)  Une  grande  partie  de  ce  paragraplie  a  été  replacée,  depuis, 
dans  VLlorjc  de  U'tnliiiujton. 


M.    DIL   FONTANES.  239 

bien  moins  de  substance  et  de  vigueur,  de  vraie  philosophie 
et  d'originalité,  que  Virgile,  Horace,  Cicéron  et  Tite-Live. 
La  France  oiïre  les  mêmes  résultats.  A  l'exception  de  trois 
ou  quatre  grands  modernes  qui  appartiennent  encore  à 
demi  au  siècle  dernier,  vous  verrez  que  Racine,  Corneille, 
La  Fontaine,  Boileau,  Molière,  Pascal,  Fénelon,  La  Bruyère 
et  Bossuet,  ont  répandu  plus  d'idées  justes  et  véritablement 
profondes  que  ces  écrivains  à  qui  on  a  donné  l'orgueilleuse 
dénomination  de  penseurs,  comme  si  on  n'avait  pas  su  pen- 
ser avant  eux  avec  moins  de  faste  et  de  recherche.  » 

La  théorie  littéraire  de  Fontanes  est  là  ;  son  originalité, 
comme  critique,  consiste,  sur  cette  fin  du  xvm^  siècle,  à  dé- 
clarer fausse  l'opinion  accréditée,  «  si  agréable,  disait-il, aux 
sophistes  et  aux  rhéteurs,  par  laquelle  on  voudrait  se  per- 
suader que  les  siècles  du  goût  n'ont  pas  été  ceux  delà  philo- 
sophie et  de  la  raison.  »  C'était  proclamer,  au  nom  des  Écoles 
centrales,  précisément  le  contraire  de  ce  que  Garât  venait  de 
prêcher  aux  Écoles  normales.  Il  devançait  dans  sa  chaire  et 
préparait  honorablement  la  critique  littéraire  renouvelée,  que 
le  Génie  du  Christianisme  dey  ail  bientôt  illustrer  et  propager 
avec  gloire.  Ainsi,  en  parlant  un  jour  des  mœurs  héroïques 
de  l'Odyssée,  il  les  comparait  aux  mœurs  des  patriarches,  et 
rapprochait  Éliézer  et  Rebecca  de  Nausicaa.  Vite  ou  le  dénonça 
là-dessus  dans  un  journal  comme  contre-révolutionnaire, et 
on  l'y  accusa  de  recevoir  des  rois  de  grosses  sommes  pour 
professer  de  telles  doctrines. 

Fontanes  ne  se  renfermait  pas,  à  cette  époque,  dans  son 
enseignement;  il  prenait  par  sa  plume  une  part  plus  active  et 
plus  hasardeuse  au  mouvement  réactionnaire  et,  selon  lui,; 
réparateur,  dont  M.  Fiévée,  l'un  des  acteurs  lui-même,  nous  \ 
a  tracé  récemment  le  meilleur  tableau  il).  Nous  le  trouvons, 
avec  La  Harpe  et  l'abbé  de  Vauxcelles,  l'un  des  trois  priûci- 
paux  rédacteurs  du  journal  le  Mémorial;et,  dans  sa  mesure 

(1)  Dans  VlntToduciion  qui  précède  ga  Correspondance  avec  Bona- 
parle. 


:240  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

toujours  polie ,  il  poussait  comme  eux  au  ralliement  et  au 
triomplie  des  principes  et  des  sentiments  que  le  13  vendé- 
miaire n'a\aii  pasintimidés,et  qu'allait  frapper  tout  à  l'heure 
le  18  fructidor. 

Celait,  duiaut  les  mois  qui  précédèrent  celte  journée,  une 
grande  polémique  universelle,  daas  laquelle  se  signalaient, 
parmi  les  moïKwchiens,  La  Harpe,  Fontanes,  Fiévée,  Lacre- 
lelle,  Michaud,  écrivant  soit  dans  le  Mémorial,  soit  dans  la 
Quoti' Henné,  dans  la  Gazette  française;  et,  parmi  les  républi- 
cains. Garai,  Cliénier,  Daunou,  dans  les  journaux  intitulés 
la  Clt'fila  Cnbinet,  le  Conservateur  ;  Rœderer  dans  le  Journal  de 
Paris;  lîenjamiii  Constant  déjà  dans  des  brochures.  Le  rôle  de 
Fontanes,  au  milieu  de  cette  presse  animée,  devient  fort  re- 
marquable: la  modération  ne  cesse  pas  d'être  son  caractère 
et  fait  contraste  plus  d'une  fois  avec  les  virulences  et  les  gros 
mots  de  ses  collaborateurs.  11  est  pour  l'accord  des  lois  et  des 
mœurs,  des  principes  religieux  et  de  la  politique,  pour  le 
retour  des  traditions  conservatrices,  et  (ce  qui  était  rare,  ce 
qui  l'est  encore;  il  n'en  violait  pas  l'esprit  en  les  prêchant.  A 
part  les  jacobins,  il  ne  hait  ni  n'exclut  personne:  «  Des  gens 
«  qui  ne  se  sont  jamais  vus,  dit-il  (28  août  1797),  se  battent 
«  pour  (h  s  opinions  et  croient  se  détester;  ils  seraient  bien 
«  étonnés  quelquefois,  en  se  voyant,  de  ne  trouver  aucune 
«  raison  de  se  ha'ir.  Tel  adversaire  conviendrait  mieux  au 
«  fond  que  tel  allié.  »  En  fait  de  croyances  religieuses,  il 
exprime  partout  l'idée  qu'elles  sont  nécessaires  aux  sociétés 
humaines  comme  aux  individus,  qu'elles  seules  remplissent 
une  place  qu'à  leur  défaut  envahissent  mille  tyrans  ou  mille 
fantômes;  et,  à  propos  des  superstitions  des  incrédules,  il 
l'appelle  de  belles  paroles  que  Bonnet  lui  adressait  en  sa 
maison  de  Genthod,  lorsqu'il  l'y  visitait  en  17S7:  wll  faut 
laisser  des  aliments  sains  à  l'imagination  humaine,  si  on  ne 
veut  pas  qu'elle  se  nourrisse  de  poisons  (i).  »  Je  trouve,  dans 

(1)  Mémorial  du  l*' juilltil  1797,  article  sur  les  francs-mayona  et 


M.    DE   FONTANES.  241 

ce  même  Mémorial,  un  parfait  et  incontestable  jugement  de 
•  Fontanes  sur  Mirabeau  (i),  et  un  autre,  bien  impartial,  sur 
La  Fayette,  qu'on  croyait  encore  prisonnier  à  Olmiitz  (2): 
s'il  exprime  simplement  une  honorable  compassion  pour  le 
général,  il  n'a  quedesparolesd'admiration  pour  son  héroïque 
épouse;  de  même  qu'en  un  autre  endroit  il  sait  allier  à  une 
expression  peu  flattée  sur  l'ancien  ministre  Roland  un  hom- 
mage rendu  à  l'esprit  supérieur  et  aux  grâces  naturelles  de 
madame  Koland,  avec  laquelle  il  avait  eu  occasion  de  passer 
quelques  jours  près  de  Lyon,  en  1791.  Enfin,  nous  trouvons 
Fontanes  sa  ligne  de  parti  étant  donnée)  aussi  sage,  aussi 
juste,  aussi  parfait  de  goût  qu'on  peut  le  souhaiter  envers  les 
personnes,  envers  toutes...  excepté  une  seule:  je  veux  |)ar]er 
de  matlatue  de  Staël.  Car  il  la  toucha  malicieusetneiit,  bien 
avant  les  fameux  articles  du  Mercure  en  18U0.  A  plusieurs 
reprises,  dans  le  Mémorial,  elle  revient  sous  sa  pliune:  en 
s'attaqua nt  à  une  brochure  de  Benjamin  Constant  (3),  il 
n'hésite  pas  à  la  reconnaître  aux  endroits  les  plus  vils,  les 
plus  heureux,  et  c'est  pour  l'en  louer  avec  une  ironie  cava- 
lière que  dorénavant,  à  son  égard,  il  ne  désarmera  plus.  Le 
piquant  des  premières  escarmouches  fut  tel,  dès  ce  temps  du 
Mémorinlii),  que  plusieurs  lettres  de  réclani.i lions  anonymes 
lui  arrivèrent.  En  déclarant  le  tort  de  M.  de  Fonlaiies,  on 
sent  le  besoin  de  se  l'expliquer. 

Fontanes,  comme  Racine,  comme  beaucoup  d'écrivains 
d'un  talent  doux,  atfectueux,  tendre,  avait  tout  à  côté  l'épi- 
gramme  facile,  acérée.  Chez  lui  la  goutte  de  tuid  lent  et  pur 
était  gardée  d'un  aiguillon  très-vigilant.  S'il  ne  montrait 

les  iliumini^s.  —  Fontanes,  dans  son  voyage  à  Genève,  avait  été  in- 
troduit naturellement  près  de  Bonnet  par  M.  de  Fontanes  pasteur  et 
professeur,  qui  était  d'une  brandie  de  sa  famille  restée  calviniste  et 
réfugiée. 

(1)   Il  el  12  août. 

.         (2)    13  juillet. 

m        (3)  20  juin. 

M        (4)  Article  du  22  juillet  et  numéro  du  l""^  septembre. 


^42  PORTRAITS    LITTiîRAlRliS. 

d'ordinaire  que  de  la  sensibilité  dans  le  talent,  il  portait  de 
la  passion  dans  le  goût.  Il  était,  ai-je  dit,  de  l'école  française 
en  tout  point:  et  en  effet,  tout  ce  qui,  à  quelque  degré,  tenait 
au  germanisme,  à  l'anglomanie,  à  l'idéologie,  à  Técono- 
raisme,  au  jansénisme,  tout  ce  qui  sentait  l'outré,  l'obscur, 
l'emphatique,  se  liait  dans  son  esprit  par  une  association 
rapide  et  invincible;  il  voyait  de  très-loin  et  très-vite  :  son 
imagination  faisait  le  reste.  En  somme, toutes  les  antipathies 
qu'on  se  figure  que  Voltaire  aurait  eues  si  vives  durant  la 
Révolution  et  de  nos  jours,  Fontanes  les  a  eues  et  nous  les 
représente,  et  non  uat  routine  ni  par  tradition,  mais  bien 
vives,  bien  sentj.-,;.:,  bien  originales  aussi;  il  était  né  tel.  De 
la  famille  de  Racine  par  le  cœur  et  par  les  vers,  il  touchait 
à  Voltaire  par  l'esprit  et  par  le  ton  courant.  Très-aisément 
son  tact  fin  tressaillait  offensé,  irrité:  son  accent  se  faisait 
moqueur;  et,  en  même  temps,  sa  veine  de  poète  sensible,  et 
son  imagination  plutôt  riante,  n'en  souffraient  pas.  Qu'on 
approuve  ou  non,  il  faut  convenir  que  tout  cela  constitue  en 
M.  de  Fontanes  un  ensemble  bien  varié  et  qui  se  tient,  une 
nature,  un  homme  enfin. 

Or,  il  n'aimait  pas  les  femmes  savantes,  les  femmes  poli- 
tiques, les  femmes  philosophes.  S'il  ne  faisait  dès  lors  que 
prévoir  et  redouter  ce  qui  s'est  émancipé  depuis,  il  doit  sem- 
bler, comme  au  reste,  en  un  bon  nombre  de  ses  Jugements, 
beaucoup  moins  étroit  que  prompt.  En  admirateur  du 
xvii«  siècle,  il  permettait  sans  doute  à  madame  de  Sévigné 
ses  lettres,  à  madame  de  La  Fayette  ses  tendres  romans  ;  il 
aurait  passé  à  madame  de  Staël  ses  Lettres  sm-  Jean- Jacques, 
comme  probablement  il  tolérait  ses  vers  d'élégie  chez  madame 
Dufrcnoy;  mais  c'était  là  l'exception  etl'extrème  limite.  Une 
célébrité  plus  active,  l'influence  politique  surtout,  et  l'ex- 
pression métaphysique,  le  révoltaient  chez  une  femme,  et  lui 
paraissaient  tellement  sortir  du  sexe,  qu'à  lui-même  il  lui 
arriva,  cette  fois,  de  l'oublier.  Madame  de  Staël  ne  se  vengea 
quen  retrouvant  à  l'instant  son  rôle  de  femme,  qu'on  l'ac- 


M.    DE   FONTANES.  243 

cusait  d'abandonner,  en  le  marquant  par  la  bonne  grâce 
supérieure  et  inaltérable  de  ses  réponses  (i). 

Pour  revenir  au  Mémorial,  l'ensemble  de  la  rédaction  de 
Fontanes  dans  cette  feuille  nous  montre  un  esprit  dès  lors 
aussi  mûr  en  tout  que  distingué,  qui  ne  reviendra  plus  sur 
ses  impressions,  et  qui,  dans  la  science  de  la  vie,  est  maître 
de  ses  résultats.  La  connaissance  de  cette  rédaction  est  pré- 
cieuse en  ce  qu'elle  nous  le  révèle,  à  cette  époque  d'entière 
indépendance,  essentiellement  tel,  au  fond,  qu'il  se  dévelop- 
pera plus  tard  dans  ses  rôles  publics  et  officiels;  avec  tous  ses 
principes,  ses  sentiments,  ses  aversions  même  ;  journaliste 
louant  déjà  Washington  (2)  dans  le  sens  oiî,  orateur,  il  le  cé- 
lébrera devant  le  premier  Consul  ;  attaquant  déjà  madame  de 
Staël,  avant  qu'on  le  puisse  soupçonner  parla  de  vouloir  com- 
plaire à  quelqu'un. 

Mais  le  pressentiment  le  plus  notable  de  Fontanes,  à  cette 
date,  est  son  goût  déclaré  pour  le  général  Bonaparte,  alors 
conquérant  de  l'Italie.  Le  15  août  1797,  il  lui  adresse,  dans 
le  Mémorial,  une  lettre  trop  piquante  de  verve  et  trop  per- 
çante de  pronostic,  pour  qu'on  ne  la  reproduise  pas.  C'est 
un  de  ces  petits  chefs-d'œuvre  de  la  presse  politique,  comme 
il  s'en  est  tant  dépensé  et  perdu  en  France  depuis  la  Satire 
JJfénîppée  jusqu'à  Carrel:  sauvons  du  moins  cette  page-là. 
Le  bruit  venait  de  se  répandre  dans  Paris  qu'une  révolution 
républicaine  avait  éclaté  à  Rome  et  y  avait  changé  la  forme 
du  gouvernement. 

«  A  BONAPARTE. 

«  Brave  général, 

«  Tovt  a  changé  et  tout  doit  changer  encore,  a  dit  un  écri- 
vain politique  de  ce  siècle,  à  la  tête  d'un  ouvrage  fameux. 

(l)ElIe  prit  8oin,  par  exemple,  de  citer  un  vers  du  Jour  desMorts^ 
«o  liv.  IV,  chap.  m,  de  Corinne. 
(2)  Mémorial^  21  août  17  97. 


2AA  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Vous  hâtez  de  plus  en  plus  l'accomplissement  de  cette  pro- 
phétie de  Raynal.  J'ai  déjà  annoncé  que  je  m  vous  craignais 
pas, quoique  vous  commandiez  quatre-vingt  millf  hommes  ef 
qu'on  veuille  nous  faire  i^eur  en  votre  nom.  Vous  aimez  la 
gloire,  et  cette  passion  ne  s'accommode  pas  de  petites  intri- 
gues, et  du  rôle  d'un  conspirateur  subalterne  auquel  ce 
voudrait  vous  réduire.  Il  me  paraît  que  vous  aimez  mieux 
monter  au  Capitole,  et  cette  place  est  plus  digne  de  vous.  Je 
crois  bien  que  votre  conduite  n'est  pas  conforme  aux  règles 
d'une  morale  très-sévère;  mais  l'héroïsme  a  ses  licences:  et 
Voltaire  ne  manquerait  pas  de  vous  dire  que  vous  faites 
votre  métier  d'illustre  brigand  comme  Alexandre  et  comme 
Charlemagne.  Cela  peut  suffire  à  un  guerrier  de  vingt- 
neuf  ans. 

«  Je  me  promènerais,  je  le  répète,  avec  la  plus  grande 
sécurité,  dans  votre  camp  peuplé  de  braves  comme  vous,  et 
je  conviens  qu'il  serait  fort  agréable  de  vous  voir  de  près, 
de  suivre  votre  politique,  et  même  de  la  deviner  quand  vous 
garderiez  le  silence. 

«  Savez-vous  que,  dans  mon  coin,  je  m'avise  de  vous  prê- 
ter de  grands  desseins?  Ils  doivent,  si  je  ne  me  trompe, 
changer  les  destinées  de  l'Europe  et  de  l'Asie. 

«  Toute  mon  imagination  fermente  depuis  qu'on  man- 
nonce  que  Rome  a  changé  son  gouvernement.  Cette  nou- 
velle est  prématurée  sans  doute;  mais  elle  pourra  bien  se 
réaliser  tôt  ou  tard. 

«  Vous  avez  montré  pour  la  vieillesse  et  le  caractère  du 
chef  de  l'Église  des  égards  qui  vous  avaient  honoré.  Mais 
peut-être  espériez-vous  alors  que  la  fin  de  sa  carrière  amè- 
nerait plus  vile  le  dénoûment  préparé  par  vos  exploits  et 
votre  politique.  Les  Transtévérins  se  sont  chargés  de  servir 
votre  impatience,  et  le  Pape,  dit-on,  vient  de  perdre  toute  sa 
puissance  temporelle;  je  m'imagine  que  vous  transporterez 
Je  siège  de  la  nouvelle  république  lombarde  au  milieu  de 
celte  Rome  pleine  d'antiques  souvenirs,  et  qui  pourra  s'in- 


U.    U?.    FONTANT.S.  ^\"> 

slrii ire  cncofosoii.s  VOUS  à  l'art  de  connnérirle  reste  de  l'Italie. 

«  On  prétend  qu'à  ce  propos  le  ministre  Acton  disait  na- 
guère au  '  oi  de  Naples  :  «  Sire,  les  Français  ont  déjà  la- 
moitic  du  pied  dans  la  botte.  Encore  un  coiip,  et  ils  l'y  feront 
entrer  tuut  entier.  »  Acion  pourrait  bien  avoir  raison  :  qu'en 
dites-vous? 

«  iMais  Je  soupçonne  encore  de  plas  vastes  combinaisons. 
Le  tliéàtre  de  l'Italie  est  déjà  li'op  étroit  pour  la  grandeur 
de  vos  vues.  Je  rêve  souvent  à  vos  correspondances  avec  les 
anciens  peuples  de  la  Grèce,  et  même  avec  leurs  prêtres, 
avec  leurs  25»p"s  ;  car,  en  babile  homme,  vous  avez  soin  de 
ne  pas  vous  brouiller  avec  les  opinions  religieuses. 

«  Une  insurrection  des  Grecs  contre  les  Turcs  qui  les  op- 
priment est  un  événement  très-probable,  si  on  vous  laisse 
faire,  et  si  Aubert-Dubayet  (\)  vous  seconde.  L'insurrection 
peut  se  communiquer  facilemeni  aux  janissaires,  et  l'histoire 
ottomane  est  déjà  pleine  des  révolutions  tragiques  dont  ils 
furent  les  instruments. 

«  Ainsi,  je  ne  serais  point  étonné  que  vous  eussiez  conçu 
le  projet  hardi  déplantera  la  fois  l'étendard  français  sur  les 
murs  du  Vatican  et  sur  les  tours  du  Sérail,  dans  la  capitale 
des  États  chrétiens  et  dans  celle  de  Mahomet.  Ce  serait,  il 
faut  en  convenir,  une  étrange  manière  de  renouveler  l'em- 
pire d'Orient  et  celui  d'Occident.  Mais  vous  m'avez  accou- 
tumé aux  prodiges,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  invraisemblable 
est  toujours  ce  qui  s'exécute  le  plus  facilement  depuis  l'o- 
rigine de  la  Révolution  française. 

«  Que  dire  alors  du  ministre  ottoman  et  de  celui  de  Sa 
Sainteté,  qui  sont  reçus  le  même  jour  au  Directoire,  qui  se 
visitent  fraternellement,  et  qui  s'amusent  à  l'Opéra  français, 
à  nos  jardins  de  Bagatelle  et  de  Tivoli,  tandis  qu'on  s'occupe 
en  secret  du  sort  de  Rome  et  de  Constantinople? 

«  En  vérité,  brave  général,  vous  devez  bien  rire  quelque- 

(1)  Ambassadeur  à  Constantinople. 

14. 


246  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

fois,  du  haut  de  votre  gloire,  des  cabinets  de  l'Europe  et  des 
dupes  que  vous  faites. 

«  Vous  préparez  de  mémorables  événements  à  l'histoire.  Il 
faut  l'avouer,  si  les  rentes  étaient  payées,  et  si  on  avait  de 
l'argent,  rien  ne  serait  plus  intéressant  au  fond  que  d'assis- 
ter aux  grands  spectacles  que  vous  allez  donner  au  monde. 
L'imagination  s'en  accommode  fort,  si  l'équité  en  murmure 
un  peu. 

«  Une  seule  chose  m'embarrasse  dans  votre  politique.  Vous 
créez  partout  des  constitutions  républicaines.  Il  me  semble 
que  Rome,  dont  vous  prétendez  ressusciter  le  génie,  avait 
des  maximes  toutes  contraires.  Elle  se  gardait  d'élever  au- 
tour d'elle  des  républiques  rivales  de  la  sienne.  Elle  aimait 
mieux  s'entourer  de  gouvernements  dont  l'action  fût  moins 
énergique,  et  fléchît  plus  aisément  sous  sa  volonté.  Souve- 
nons-nous de  ces  vers  d'une  belle  tragédie: 

Ces  lions,  que  leur  maîlre  avait  rendus  plus  doux, 
Vont  reprendre  leur  rage  et  s'élancer  sur  nous  ; 

Si  Rome  est  libre  enfin,  c'est  fait  de  l'Italie,  etc. 

«  Mais  peut-être  avez-vous  là-dessus,  comme  sur  tout  le 
reste,  votre  arrière-pensée,  et  vous  ne  me  la  direz  pas. 

«  J'ai  cru  pouvoir  citer  des  vers  dans  une  lettre  qui  vous 
est  adressée:  vous  aimez  les  lettres  et  les  arts.  C'est  un  nou- 
veau compliment  à  vous  faire.  Les  guerriers  instruits  sont 
humains;  je  souhaite  que  le  même  goût  se  communique  à] 
tous  vos  lieutenants  qui  savent  se  battre  aussi  bien  que  vous.] 
On  dit  que  vous  avez  toujours  Ossian  dans  votre  poche, 
même  au  milieu  des  batailles:  c'est,  en  effet,  le  chantre  de 
la  valeur.  Vous  avez,  de  plus,  consacré  un  monument  à  Vir^j 
gile  dans  Mantoue,  sa  patrie.  Je  vous  adresserai  donc  ui 
vers  de  Voltaire,  en  le  changeant  un  peu  : 

J'aime  fort  les  héros,  s'ils  aiment  les  poètes. 

«  Je  suis  un  peu  poëtc;  vous  êtes  un  grand  capitaine. 


M.    DE   FONTANES.  "247 

Quand  vous  serez  maître  de  Coostantinople  et  du  Sérail,  je 
vous  promets  de  mauvais  vers  que  vous  ne  lirez  pas,  et  les 
éloges  de  toutes  les  femmes,  qui  vaudront  mieux  que  les 
vers  pour  un  héros  de  votre  âge.  Suivez  vos  grands  projets, 
et  ne  revenez  surtout  à  Paris  que  pour  y  recevoir  des  fêtes 
et  des  applaudissements.  F.  » 

Si  Bonaparte  lut  la  lettre  (comme  c'est  très-possible),  son 
goût  pour.Fontanes  doit  remonter  jusque-là  (1). 

Le  18  fructidor,  en  frappantle  journaliste, eut  pour  effet, 
par  contre-coup,  de  réveiller  en  Fontanes  le  poëte,  qui  se 
dissipait  trop  dans  cette  vie  de  polémique  et  de  parti.  Lais- 
sant madame  de  Fontanes  à  Paris,  il  se  déroba  à  la  déporta- 
tion par  la  fuite,  quitta  la  France,  passa  par  l'Allemagne  en 
Angleterre,  et  y  retrouva  M.  de  Chateaubriand,  qu'il  avait 
déjà  connu  en  89.  C'est  à  l'illustre  ami  de  nous  dire  en  ses 
Mémoires  (et  il  l'a  fait)  cette  liaison  étroitement  nouée  dans 
l'exil,  ces  entretiens  à  voix  basse  au  pied  de  l'abbaye  de 
Westminster,  ces  doubles  confidences  du  cœur  et  de  la  muse; 
et  puis  les  longs  regards  ensemble  \ers  cette  Ai-gos  dont  on  se 
7'essouvient  toujours,  et  qui,  après  avoir  été  quelque  temps  une 

(1)  Les  Mémoires  du  savant  botaniste  de  CandoUe,  récemment  pu- 
bliés (1862),  contiennent  une  anecdote  sinfculière  sur  Fontanes,  la- 
quelle se  rapporte  à  cette  époque  voisine  de  fructidor.  Sortant  du 
Lycée  où  il  avait  entendu  une  leçon  de  La  Harpe  et  revenant  à  pied 
avec  Fontanes,  de  Candolle  ne  put  s'empêcher  de  lui  exprimer  son 
étonnemenl  du  discours  violent  de  La  Harte  et  de  ce  qu'il  avait  l'air 
d'y  applaudir  :  «  Ne  vous  y  trompez  [las,  lui  auniit  dit  Fontanes; 
notre  but  n'est  pas  de  rétablir  la  puissance  des  prêtres,  mais  il  faut 
frapper  l'opinion  publique  de  l'ulililé  d'une  reli^'ion,  et  ensuite  7wtts 
nvotis  t'inieuiion  de  pousser  la  France  au  protestantisme.  »  De  Can- 
dolle, qui  croit  avoir  eu  à  se  plaindre  plus  lard  de  Fontanes  grand 
maître,  triomphe  de  la  contradiction.  Mais  Fontanes,  en  1797,  étail 
en  effet  vaguement  et  politiquement  religieux  plutôt  que  catholique, 
et,  parlant  à  un  protestant,  il  dit  li  une  de  ces  choses  en  l'air  qui 
traversent  l'imagination  d'un  poêle  et  dont  sans  doute  il  ne  se  souve- 
nait pas  le  lendemain.  Il  est  possible  aussi  que  de  CandoUe,  en  at 
ressouvenant,  ait  trop  précisé  le  dire  de  Fontanes. 


248  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

grande  douceur,  devient  une  grande  amertume.  Fon  fanes  n'hé- 
sita pas  un  seul  instant  à  reconnaître  l'étoile  à  ce  jeune  et 
large  front.  Quand  d'autres  spirituels  émigrés,  le  chevalier 
de  Panât  et  ce  monde  léger  du  xyiii^  siècle,  paraissaient  dou- 
ter un  peu  de  l'astre  prochain  du  jeune  officier  breton,  tout 
rêveur  et  sauvage,  Fontanesleur  disait:  «  Laissez,  messieurs, 
«  patience  !  il  nous  passera  tous.  »  Et  à  son  jeune  ami  il  ré- 
pétait: «  Faites-vous  illustre.  »  M.  de  Chateaubriand,  à  son 
tour,  lui  rendait  en  conseils  et  en  encouragements  ce  qu'il  en 
recevait;  et  quand  Fontanes,  après  avoir  repris  vivement  à 
la  Grèce  sauv  e,  semblait  en  d'autres  moments  s'en  distraire, 
son  ami  l'y  ramenait  sans  cesse:  «  Vous  possédez  le  plus 
«  beau  talent  poétique  de  la  France,  et  il  est  bien  malheu- 
(c  reux  que  votre  paresse  soit  un  obstacle  qui  retarde  la 
«  gloire. Songez,  mon  ami,  que  les  années  peuvent  vous  sur- 
it prendre,  et  qu'au  lieu  des  tableaux  immortels  que  la  posté- 
<'  rite  est  en  droit  d'attendre  de  vous,  vous  ne  laisserez  peut- 
«  être  que  quelques^  cartons.  C'est  une  vérité  indubitable 
«  qu'il  n'y  a  qu'un  sîul  talent  dans  le  monde:  vous  le  possé- 
«  dez  cet  art  qui  s'assied  sur  les  ruines  des  empires,  et  qui 
«  seul  sort  tout  entier  du  vaste  tombeau  qui  dévore  les  peu- 
«  pies  et  les  temps.  Est-il  possible  que  vous  ne  soyez  pas  tou- 
i<  ché  de  tout  ce  que  le  Ciel  a  fait  pour  vous,  et  que  vous 
t(  songiez  à  autre  chose  qu'àZa  Grèce  sauvée?  «Ainsi  au  poète 
mélancolique,  délicat,  pur,  élevé,  noble,  mais  un  peu  désa- 
busé, parlait  l'ardent  poète  avec  grandeur. 

Ces  paroles,  tombant  dans  les  heures  fécondes  du  malheur, 
faisaient  une  vive  et  salutaire  impression  sur  Fonlanes,  et, 
durant  le  reste  de  sa  proscription,  on  le  voit  tout  occupé  de 
son  monument.  Son  imagination  se  passionnait  eu  ces  mo- 
ments extrêmes;  il  ressaisissait  en  idée  la  gloire.  11  quitta 
l'Angleterre  pour  Amsterdam,  revint  à  Hambourg,  séjourna 
à  Francfort-sur-le-Mcin;  ses  lettres  d'alors  peignent  plus  vi- 
vement son  âme  à  nu  et  ses  goûts,  du  fond  de  la  détresse. 
Il  manquait  des  livres  nécessaires,  n'avait  pour  compagnon 


M.    DE  FONTANES.  249 

qu'un  petit  Virgile  qu'il  avait  acheté  près  de  la  Bourse,  à 
Amsterdam;  il  lui  arrivait  de  rencontrer  chez  d'honnêtes 
fermiers  du  Holstein  les  Coiites  mor<mx  de  Marmontel,  mais  il 
n'avait  |  u  trouver  un  Pliitarque  dans  toute  la  ville  de  Ham- 
bourg (qui.  n'allaif-il  tout  droit  à  KIopstock?)  ;  et  dans  ces 
paysoùson  geuredéludcsétaitpengoûté,  ils'estimailcomme 
Ovide  au  milieu  d'nne  terre  barbare.  Tant  de  souiïrance  était 
peu  propre  h  le  réccncilier  avec  l'Allemagne.  A  travers  les 
mille  angoisses,  il  travaillait  à  sa  Grèce  sauvée,  et,  comme  i'j 
l'écrit,  s'y  jetait  à  corps  perdu.  Enviant  le  sort  de  Lacrelelle 
et  de  La  Har[)e.  qui  du  moins  vivaient  cachés  en  France  (et 
La  Harpe  l'avait  été  quelque  temps  chez  madame  de  Fon- 
tanes  même),  il  songeait  impatiemment  à  rentrer:  «Je  viens 
«  de  lire  une  partie  du  décret;  quelque  sévère  qu'il  soit,  je 
«  persiste  dans  mes  idées.  Je  me  cacherai,  et  je  travaillerai 
«  au  milieu  de  mes  livres.  Je  n'ai  plus  qu'un  très-petit  nombre 
«  d'années  à  employer  pour  l'imagination,  je  veux  en  user 
«  mieux  que  des  précédentes.  Je  veux  finir  mon  poëme. 
«  Peut-être  me  regrettera-t-on  quand  je  ne  serai  plus,  si  je 
«  laisse  quelque  monument  après  moi... «Son cri  perpétuel, 
en  écrivant  à  madame  de  Fontanes  et  à  son  ami  Joubert, 
était:  «  Ne  me  laissez  point  en  Allemagne,  un  coin  et  des 
«  livres  en  France!...  Je  ne  veux  que  terminer  dans  une 
«  cave,  au  milieu  des  livres  nécessaires,  mon  poëme  com- 
K  mencé.  Quand  il  sera  fini,  ils  me  fusilleront,  si  tel  est  leur 
«  bon  plaisir.»  Un  jour,  apprenant  qu'au  nombre  des  lieux 
d'exil  pour  les  déportés,  on  avait  désigné  l'île  de  Corfou,  ce 
ciel  de  la  Grèce  tout  d'un  coup  lui  sourit  :  «  J'ai  été  vivement 
«  tenté  d'écrire  à  cet  effet  au  Directoire  :  je  ne  vois  pas  qu'il 
«  ptit  refusera  un  poëte  déporté,  qui  mettrait  sous  ses  yeux 
M  plusieurs  chants  (il  y  avait  donc  dès  lors  plusieurs  chants) 
«  d'un  poëme  sur  la  Grèce,  un  exil  à  Corfou,  puisqu'il  y  veut 
«<  envoyer  d'autres  individus  frappés  par  le  même  décret.  Ceci 
«  vous  paraît  fou.  Mais  songez-y  bien  :  qu'est-ce  qui  n'est 
«  pas  mieux  que  Hambourg?  »  Durant  toute  cette  proscrip- 


250  PORTRAITS    LITTÉRAIHES. 

tion,  Fontanea,  luttant  contre  le  flot,  et  cherchant  à  tirer  son 
épopée  du  naufrage,  me  fait  l'effet  de  Camoëns  qui  soulève 
ses  Lusîades  d'un  bras  courageux:  par  malheur,  la  Grèce 
sauvée  ne  s'en  est  tirée  qu'en  lambeaux. 

Mais,  oserai-je  le  dire  ?  ce  furent  moins  ces  rudes  années 
de  l'orage  qui  lui  furent  contraires,  que  les  longs  espaces  du 
calme  retrouvé  et  des  grandeurs. 

Au  plus  fort  de  sa  lutte  et  de  sa  souffrance,  et  chantant  la 
Grèce  en  automne,  le  long  des  brouillards  de  lElbe,  ou  en 
\iver,  enfermé  dans  un  poâle,  comme  dit  Descartes,  Fontanes 
écrivait  à  son  ami  de  Londres  qu'il  ne  serait  heureux  que 
lorsque,  rentré  dans  sa  patrie,  il  lui  aurait  préparé  une  ruche 
et  des  fleurs  à  côté  des  siennes;  et  l'ami  poëte  lui  répondait  : 
«  Si  je  suis  la  seconde  personne  à  laquelle  vous  ayez  trouvé 
«  quelques  rapports  d'âme  avec  vous  (Vautre  personne  était 
K  M.  Joubert),  vous  êtes  la  première  qui  ayez  rempli  toutes  les 
«  conditions  que  je  cherchais  dans  un  homme.  Tète,  cœur, 
«  caractère,  j'ai  tout  trouvé  en  vous  à  ma  guise,  et  je  sens 
«  désormais  que  je  vous  suis  attaché  pour  la  vie....  Ne  trou- 
m  vez-vous  pas  qu'il  y  ait  quelque  chose  qui  parle  au  cœur 
«  dans  une  liaison  commencée  par  deux  Français  malheureux 
«  loin  de  la  patrie  ?  Cela  ressemble  beaucoup  à  celle  de  René 
«  et  d'Outougami:  nous  avons  juré  dans  un  désert  et  sur  des 
«  tombeaux.  »  Ainsi  se  croisaient  dans  un  poétique  échange 
les  souvenirs  de  l'Atlantique  et  ceux  de  l'Hymette,  les  anti- 
ques et  les  nouvelles  images. 

Le  18  brumaire  trouva  Fontanes  déjà  rentré  en  France,  et 
qui  s'y  tenait  d'abord  caché.  Je  conjecture  que  la  Maison  rus- 
tique, transformation  heureuse  de  l'ancien  Verger,  est  le  fruit 
aimable  de  ce  premier  printemps  de  la  patrie.  Il  ne  tarda 
pourtant  pas  à  vouloir  éclaircir  sa  situation,  et  il  adressa 
au  Consul  la  lettre  suivante,  dont  la  noblesse,  la  vivacité,  et, 
pour  ainsi  dire,  l'attitude  s'accordent  bien  avec  la  lettre  de 
1797,  et  qui  ouvre  dignement  les  relations  directes  de  Fon- 
tanes avec  le  grand  personnage. 


U.    DE  FONTANES.  251 


€  A  BONAPARTE. 


«  Je  suis  opprimé,  vous  êtes  puissant,  je  demande  justice. 
La  loi  du  22  fructidor  m'a  indirectement  compris  dans  la  liste 
des  écrivains  déportés  en  masse  et  sans  jugement.  Mon  nom 
n'y  a  pas  été  rappelé.  Cependant  j'ai  souffert,  comme  si  j'a- 
vais été  légalement  condamné,  trente  mois  de  proscription. 
Vous  gouvernez,  et  je  ne  suis  point  encore  libre.  Plusieurs 
membres  de  l'Institut,  dontj'étais  le  confrère  avant  le  18  fruc- 
tidor, pourront  vous  attester  que  j'ai  toujours  mis,  dans  mes 
opinions  et  mon  style,  de  la  mesure,  de  la  décence  et  de  la 
sagesse.  J'ai  lu,  dans  les  séances  publiques  de  ce  même  Insti- 
tut, des  fragments  d'un  long  poëme  qui  ne  peut  déplaire  aux 
héros,  puisque  j'y  célèbre  les  plus  grands  exploits  de  l'anti- 
quité. C'est  dans  cet  ouvrage,  dont  je  m'occupe  depuis  plu- 
sieurs années,  qu'il  faut  chercher  mes  principes,  et  non  dans 
les  calomnies  des  délateurs  subalternes  qui  ne  seront  plus 
écoutés.  Si  j'ai  gémi  quelquefois  sur  les  excès  de  la  Révolu- 
tion, ce  n'est  point  parce  qu'elle  m'a  enlevé  toute  ma  fortune 
et  celle  de  ma  famille  (1),  mais  parce  que  j'aime  passionné- 
ment la  gloire  de  ma  patrie.  Cette  gloire  est  déjà  en  sûreté, 
grâce  à  vos  exploits  militaires.  Elle  s'accroîtra  encore  parla 
justice  que  vous  promettez  de  rendre  à  tous  les  opprimés.  La 
voix  publique  m'apprend  que  vous  n'aimez  point  les  éloges. 
Les  miens  a  uraieut  l'air  trop  intéressés  dans  ce  moment  pour 
qu'ils  fussent  dignes  de  vous  et  de  moi.  D'ailleurs,  quand  j'é- 
tais libre,  avant  le  18  fructidor,  on  a  pu  voir,  dans  le  journal 
auquel  je  fournissais  des  articles,  que  j'ai  constamment  parlé 
de  vous  comme  la  renommée  et  vos  soldats.  Je  n'en  dirai  pas 
plus.  L'histoire  vous  a  suffisamment  appris  que  les  grands 
capitaines  ont  toujours  défendu  contre  l'oppression  etl'infor- 

(1)  La  fortune  de  madame  de  Fontanes  fut  perdue  dans  le  siège 
et  l'incendie  de  Lyon  :  une  maison  qu'elle  possédait  fut  écrasée  par 
les  Lombes;  des  recouvxements  qui  lui  étaient  dus  ce  vinrent  jamais. 


I 


232  PORTRAITS  LITTÈRAIKES, 

tune  les  amis  des  arts,  et  surtout  les  poètes,  dont  le  cœuressi 
f  ensible  et  la  voix  reconnaissante. 

•  12  nivôse  an  viii.  • 

Ou  ne  s'étonne  plus,  quand  on  connaît  cette  lettre,  qu'uu 
mois  après  le  premier  Consul  ait  songé  à  Fontanes  pour  le 
charger  de  prunoncer  l'éloge  funèbre  de  Washington  aux  In- 
valides (lO  pluviôse,  9  février  ISOO). 

Fontanes  le  composa  en  trente-six  heures,  dans  toute  la 
verve  de  sa  limpide  manière.  Ce  noble  discours  remplit-il 
toutes  les  intentions  du  Consul  ?  A  coup  sûr,  1  orateur  y  rem- 
plit ses  propres  intentions  les  plus  chères.  Une  parole  mo- 
dérée, pacifique,  compatissante,  pieuse  au  sens  antique,  s'y 
faisait  entendre  devant  les  guerriers.  C'était,  dans  ce  Temple 
de  Mars,  quelque  chose  de  ce  bienfaisant  esprit  de  Numa, 
dont  parle  Plularque,  qui  allait  s'insinuant  comme  un  doux 
vent  à  travers  l'Italie,  et  s'ouvrant  les  cœurs,  le  lendemain 
des  jours  sauvages  de  Romulus  :  «  Elles  ne  sont  plus  enfin  ces 
«  pompes  barbares,  aussi  contraires  à  la  politique  qu'à  l'hu- 
'<  inanité,  où  l'on  prodiguait  l'insulte  au  malheur,  le  mépris 
^<  à  de  grandes  ruines  et  la  calomnie  à  des  tombeaux.  »  Attes- 
taut  les  Ombres  du  grand  Condé,  de  Turenne  et  de  Câlinât, 
présentes  sous  ce  dôme  majestueux,  l'orateur  les  réunissait 
eu  idée  à  celle  du  héros  libérateur  :  «  Si  ces  guerriers  illus- 
«  très  n'ont  pas  servi  la  même  cause  pendant  leur  vie,  la 
«  môme  renommée  les  réunit  quand  ils  ne  sont  plus.  Les 
«  opinions,  sujettes  aux  caprices  des  peuples  et  des  temps, 
«  les  opinions,  partie  faible  et  changeante  de  notre  nature, 
»<  disparaissent  avec  nous  dans  le  tombeau  :  mais  la  gloire  et 
«  la  vertu  restent  éternellement.  »  Il  insistait  sur  Catinat;  il 
faisait  ressortir  l'estime  plus  forte  encore  que  la  gloire;  la 
modération,  la  simplicité,  le  désintéressement,  toutes  les  ver- 
tus patriarcales,  couiounaut  et  appuyant  le  triomphe  des 
armes  en  Washington.  En  face  de  ces  hommes  prodigieux  qui 
apparaissent  d'intervalle  en  intervalle  avec  le  caractère  de  la 


M.    DE   FONTANES.  2o3 

grandeur  et  de  la  domination,  il  proclamait,  comme  non  moins 
utile  au  gouvernement  des  États  qu'à  la  conduite  de  la  vie,  le 
bon  sens  trop  méprisé,  cette  qualité  que  nous  présente  le  hé- 
ros américain  dans  un  degré  supérieur,  et  qui  donne  p/us  de 
bonheur  que  de  gloire  à  ceux  qui  la  possèdent  comme  à  ceux  qui 
en  ressentent  les  effets:  «  Il  me  semble  que,  des  hauteurs  de 
«  ce  magnifique  dôme,  Washington  crie  à  toute  la  France:: 
«  Peuple  magnanime,  qui  sais  si  bien  honorer  la  gloire,  j'ai 
«  vaincu  pour  l'indépendance  ;  mais  le  bonheur  de  ma  patrie 
«  fut  le  prix  de  cette  victoire.  Ne  te  contente  pas  d'imiter 
<i  la  première  moitié  de  ma  vie  :  c'est  la  seconde  qui  me 
«  recommande  aux  éloges  de  la  postérité.  »  —  Une  allusion 
délicate,  rapide,  naturellement  amenée,  allait  jusqu'à  offrir 
aux  mânes  de  Marie-Antoinette,  devant  tous  ces  témoins  qu'il 
y  associait,  un  commencement  d'expiation. 

Si  d'ailleurs,  on  voulait  chercher  dans  ce  discours  à  inspi- 
ration généreuse  et  clémente,  qui  remplit  éloqueminent  soa 
objet,  une  étude  approfondie  de  Washington,  et  le  détail 
creusé  de  son  caractère,  on  serait  moins  satisfait;  on  ne  de- 
mandait pas  cela  alors;  l'orateur,  dans  sa  justesse  qui  n'ex- 
cède rien,  s'est  tenu  au  premier  aspect  de  la  physionomie 
connue:  et  puis  Washington,  dans  sa  bouche,  n'est  qu'un  beau 
prétexte.  Si  l'on  voulait  même  y  chercher  aujourd'hui  de  ces 
traits  de  forme  qui  devinent  et  qui  gravent  le  fond,  ce  génie 
d'expression  qui  crée  la  pensée,  cette  nouveauté  qui  demeure, 
on  courrait  risque  de  n'être  plus  assez  juste  pour  la  rapidité, 
le  goût,  la  mesure,  la  netteté,  l'élévation  sans  effort,  l'éclat 
suffisant,  le  nombre,  tout  cet  ensemble  de  qualités  appro- 
priées, dont  la  réunion  n'appartient  qu'aux  maîtres. 

Cette  noble  harangue  de  bienvenue,  qui  ouvrait,  pour 
ainsi  dire,  le  siècle  sous  des  auspices,  auxquels  il  allait  sitôt 
mentir,  ouvrait  définitivement  la  seconde  moitié  de  la  car- 
rière de  M.  de  Fontanes.  S'il  avait  été  contrarié  sans  cesse  et 
battu  par  le  flot  montant  de  la  Révolution,  il  arriva  haut  du 
premierjour  avec  le  reflux.  Nous  n'avons  plus  qu'un  moment 


254  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

pour  le  trouver  encore  simple  homme  de  letlres  :  il  est  vrai 
que  ce  court  moment  ne  fut  pas  perdu  et  va  nous  le  montrer 
sous  un  nouveau  jour.  M.  de  Fontanes,  que  nous  savons 
poêle,  devient  un  critique  au  Mercure. 


II 


Il  l'étai  t  dcj à  par  le  discours  qui  précède  l'Essa/ .SMC  r/7omme  ; 
mais,  ici,  il  ne  se  renfermera  plus  dans  un  jugement  formé 
à  loisir  sur  des  œuvres  passées  et  déjà  classées  :  c'est  à  la 
critique  actuelle,  polémique  irritable,  qu  il  met  la  main. 
Dans  ce  rapide  détroit  de  l'entrée  du  siècle,  il  se  lance  avec 
décision;  d'une  part  il  nie,  de  lautre  il  accueille;  il  va  pro- 
clamer avec  éclat  M.  de  Chateaubriand,  il  repousse  d'abord 
madame  de  Slaël. 

Dans  le  premier  numéro  du  Mercure  régénéré  parut  son 
premier  extrait  contre  le  livre  de  la  Littérature  :  on  vient  de 
voir  sa  disposition  de  longue  date  envers  l'auli'ur.  Jai  moi- 
même  analysé  en  détail  et  apprécié,  dans  un  h-avail  sur  ma- 
dame de  Staël  ,1),  cette  polémique  de  Foiilanes.  Ne  voulant 
pas  imiter  un  estimable  et  du  reste  excellent  biographe,  qui, 
dans  la  Vie  de  iénelon,  est  pour  Fénelon  contre  liossuet,  et 
qui,  dans  la  Vie  de  Bossuet,  passe  à  celui-ci  conirc  Fénelon, 
je  n'ai  rien  à  redire  ni  à  modifier.  Seuleuienl,  lout  ce  qui 
précède  explique  mieux,  de  la  part  de  Fonlanes,  celle  spiri-j 
tuelle  et  éclatante  malice  de  1  dO  ;  en  étendant  le  tort  sur  un 
plus  grand  espace,  je  l'allège  d'autant  en  ce  point-là.  Qu'y 
faire  d  ailleurs?  On  relira  toujours,  en  les  blâmant,  les  deux 
articles  de  Fontanes  contre  madame  de  Staël,  comme  on  relit 

(l)   Voir  ie  volume  de  Portraits  de  Femmes, 


M.    DE   FONTANES.  255 

les  deux  petites  lettres  de  Raciue  contre  Port-Royal  :  et  Ra- 
cine a  de  plus  contre  lui  ce  que  M.  de  Fontanes  n'a  pas,  l'in- 
graiilude. 
Dès  la  fin  de  son  premier  extrait  sur  le  livre  de  madame  de 
I  Staël,  Foutaufs  y  opposait  et  citait  quelques  fragments  du 
.Génie  du  Christiatuame,  non  encore  publiés,  et  que  son  ami 
jlui  avait  adressés  de  Londres.  M.  de  Chateaubriand  arrivait 
lui-même  en  France  au  mois  de  mai  1^00,  et  s'apprêta  à 
publier.  Fontanes,  dont  les  conseils  retardèrent  l'appari lion 
de  tout  l'ouvrage  et  déterminèrent  le  courageux  auteur  aune 
entière  retouche  (1),  soutint  de  son  présage  heureux  l'avant- 
courrière  Aiabt  (2);  il  appuya  surtout,  par  deux  extraits  (3), 
le  Génie  du  Christianisme  qui  se  lançait  enfin  :  son  suffrage 
frappait  juste  [)!utôl  que  fort,  comme  il  convient  à  un  ami. 
La  critique,  en  une  main  habile  et  puissante,  à  ce  moment 
décisif  de  la  sortie,  est  comme  ce  dieu  tortunus  des  anciens, 
qui  poussait  le  vaisseau  hors  du  port  : 

Et  pater  ipse  manu  magna  Portunus  eunteoi 
hnpulit.... 

On  a  relu  depuis  longtemps  les  articles  de  Fontanes,  recueillis 
à  la  suite  du  Génie  du  Christianisme  :  pareils  encore  à  ces 
barques  de  pilote,  qui,  après  avoir  guidé  le  grand  vaisseau  à 
la  sortie  périlleuse,  sont  ensuite  reprises  à  son  bord  et  tra- 
versent par  lui  I  Océan. 

Je  trouve  quelques  renseignements  bien  précis  sur  ce 
moment  littéraire  décisif  où  parut  le  Génie  du  Chj'istianisme. 
L'attention  pubiitjue  était  grandement  éveillée  par  les  frag- 
ments donnés  au  Mercure,  puis,  en  dernier  lieu,  par  Atala 

(1)  Un  jour,  dans  une  des  disL>ussions  vives  qui  décidèrent  de  la 
refonte  du  Génie  (ta  Clniaiiiiin.svie.  Fontanes  dit  ù  Ciiateaubriand  une 
de  ces  paroles  ipii  silllcnt  et  volent  au  Lui  eoiiime  une  flôclie  :  «  Voum 
pouvez  vous  iiiitiie  ;'i  la  liMe  du  siècle  qui  se  lève,  et  vous  vous  traî- 
neriez à  la  ipieue  du  sièi-je  qui  s'en  va!  » 

(2j   Mcrcurv,  <;eriiiiiril  an  IX. 

(3)  Mercure,  genuinal  et  Iruclidor  an  \, 


h 


256  PORTUAITS   LITTÉRAiaES. 

Le  parti  philosophique,  irrité,  se  tenait  à  raffut;  le  parti 
religieux  se  serrait,  s'étendait,  s'animait  comme  à  une  vic- 
toire, M.  de  Donald  venait  au  corps  de  bataille,  M.  de  Cha- 
teaubriand ue  se  considérait  qu'à  l'avant-garde  ;  La  Harpe, 
vieilli,  était  en  tète  de  l'artillerie  ;  mais  on  craignait  tout  bas 
que,  pour  le  cas  présent,  ses  lingots,  d'un  trop  gros  calibre,  ne 
portassent  pas  très-loin.  Foutanes  servit  la  pièce  en  sa  place; 
le  coup  porta.  Dans  une  seule  journée  le  libraire  Migneret 
vendait  pour  mille  écus,  et  il  parlait  déjà  d'uue  seconde  édi- 
tion ;  la  première  était  tirée  à  quatre  mille  exemplaires.  La 
Harpe  ne  connut  d'abord  le  livre  que  par  le  premier  extrait 
de  Fonlanes;  il  envoyaaussitôt  chercher  l'auteur  par  Migne- 
ret. Il  était  hors  de  lui  :  «  Voilà  de  la  critique,  voilà  de  la  lit- 
«  térature!  Ah  l  messieurs  les  philosophes,  vous  avez  atTaire 
«  à  forte  partie!  voici  deux  hommes  :  le  jeune  homme  (c'était 
:<  FontanesJ  est  mou  élève,  c'est  moi  qui  l'ai  annoncé.  »  Et  il 
ajoutait  que  Fontanes  finissait  l'antique  école,  et  que  Cha- 
teaubriand en  commençait  une  nouvelle.  Il  était  même  de 
l'avis  de  celui-ci  contre  Fontanes  en  faveur  du  merveilleux 
chrétien  réprouvé  par  Boiieau.  Il  passait,  sans  marchander, 
sur  les  hardiesses,  sur  les  incorrections  premières  :  «  Bahl 
a  bah  !  ces  gens-là  ne  voient  pas  que  cela  lient  à  la  nature 
;c  môme  de  votre  talent.  Oh  !  laissez-moi  faire,  je  les  ferai 
t<  crier,  je  serre  dur!  »  La  passion  enlevait  ainsi  le  vieux  cri- 
tique au-dessus  de  ses  propres  théories;  sa  personnalité  pour- 
tant, son  moii  revenait  à  travers  tout,  et  perçait  dans  sa  trom- 
pette. Il  s'échauffa  si  fort  à  son  monologue,  qu'il  tomba  à  1^ 
fin  en  une  espèce  d'étourdissemeot. 

Outre  les  articles  de  critique  active,  Fontanes  donna  at 
Mercure  (1)  un  morceau  sur  Thomas,  dans  lequel  l'élégance 
la  plus  parfaite  exprime  les  plus  incontestables  jugements.  W 
n'y  a  rien  de  mieux  en  celte  manière;  c'est  du  La  Harpe  fini 
rt  perfectionné,  et  plus  que  cela;  pour  une  certaine  rapidité 

(l)  Germînal  an  X. 


M.    DE    FOIS  TA  NES.  2.'.7 

de  goût,  c'est  du  Voltaire.  Ainsi,  voulant  dire  de  Thomas  qu'il 
savait  rarement  saisir  dans  un  sujet  les  points  de  vue  les  plus 
simples  el  les  plus  féconds,  le  critique  ajoute:  «  Il  pensait  en 
«  détail,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  et  ne  s'élevait  point  assez 
«  haut  pour  trouver  cesidées  premières  qui  font  penser  toutes 
«  les  autres.  » 

Mais  Fontanes  n'était  déjà  plus  un  homme  privé.  Quelque 
temps  employé  sous  Lucien  au  ministère  de  l'intérieur  (1), 
puis  nommé  député  au  Corps  législatif,  il  fut  bientôt  désigné 
par  les  suffrages  de  ses  collègues  au  choix  du  Consul  pour  la 
présidence.  Poëte  d'avant  89,  critique  de  1800,  il  va  devenir 
orateur  impérial.  La  même  distinction  le  suit  partout  :  son 
nom  y  gagne  et  s'étend.  Toutefois  ces  palmes  entrecroisées 
se  supplantent  un  peu  et  se  nuisent.  Ce  qui  augmenta  sa 
considération  de  son  vivant  ne  saurait  servir  également  sa 
gloire. 

J'irais  plus  haut  peut-être  au  Temple  de  Ménnoire, 
Si  dans  un  genre  seul  j'avais  usé  mes  jours, 

a  dit  La  Fontaine,  lequel  pourtant  n'était  ni  Recteur  ni  prési- 
dent d'aucun  Conseil  sous  Louis  XIV. 

Un  avantage  demeure,  et  il  est  grand  :  le  caractère  histo- 
rique remplace  à  distance  l'intérêt  littéraire  pâlissant.  Il  n'est 
pas  indifférent,  devant  la  postérité,  d'avoir  figuré  au  premier 
rang  dans  le  cortège  impérial  et  d'y  avoir  compté  par  sa 
parole.  Ces  discours,  présentés  dans  de  sobres  échantillons, 
suffisent  à  marquer  l'époque  qu'ils  ornèrent,  et  où  ils  paru- 
rent d'accomplis  témoignages  de  contenance  toujours  digne,, 
de  flatterie  toujours  décente,  et  de  réserve  parfois  hardie, 
M.  de  Fontanes  n'avait  nullement  partagé  les  idées  de  la  fin 
du  xviii''  siècle  sur  la  perfectibilité  indéfinie  de  l'iuimanité, 
et  la  Révolution  l'avait  plus  que  jamais  convaincu  de  la  déca- 

(1)  Voir  sur  Fontanes  à  Morfontaine  et  au  Plessis-Clianiand,  dans 
la  société  des  frères  et  des  sœurs  de  Bonaparte,  les  Souvenirs  histori- 
ques deM.  Meneval,  tome  I,  pages  29,  33. 


258  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

dence  des  choses,  du  moins  en  France.  Il  l'a  dit  dans  une 

belle  ode  : 

HélasI  plus  de  bonheur  eût  suivi  l'ignorance  t 
Le  monde  a  payé  cher  la  douteuse  espérance 

D'un  meilleur  avenir; 
Tel  mourut  Pélias,  étoulîé  par  tendresse 
Dans  les  vapeurs  du  bain  dont  la  magique  ivresse 

Le  devait  rajeunir. 

Après  le  bain  de  sang,  aprôs  les  triumvirs  et  leurs  proscrip- 
tions, que  faire?  qu'espérer?  Le  siècle  d'Auguste  eût  été 
l'idéal  ;  mais,  pour  la  gloire  des  lettres,  ce  siècle  d'Auguste, 
en  France,  était  déjà  passé  avec  celui  de  Louis  XIV,  Ainsi 
désormais  c'était,  au  mieux,  un  siècle  d'Auguste  sa  ns  la  gloire 
des  lettres,  c'était  un  siècle  des  Anionins,  qui  devenait  le 
meilleur  espoir  et  la  plus  haute  attente  de  Fontanes.  Son 
imagination,  grandement  séduite  par  le  glorieux  triompha- 
teur, y  comptait  déjà.  L'assassinat  du  duc  d'Enghien  lui  tua 
son  Trajan.  Il  continua  pourtant  de  servir,  enchaîné  par  ses 
antécédents,  par  ses  devoirs  de  famille,  par  sa  modération 
même.  Il  était  monarchiste  par  goût,  par  principe  :  «  Un  pou- 
voir unique  et  permanent  convient  seul  aux  grands  États,  » 
disait-il;  sa  plus  grande  peur  était  l'anarchie.  Il  resta  donc 
attaché  au  seul  pouvoir  qui  fût  possible  alors,  s'elTorçant  enj 
toute  occasion,  et  dans  la  mesure  de  ses  paroles  ou  même  de 
ses  actes,  de  lui  insinuer,  à  ce  pouvoir  trop  ensanglanté! 
d'une  fois,  mais  non  pas  désespéré,  la  paix,  l'adoucissement,! 
de  l'humaniser  par  les  lettres,  de  le  spiritualiser  par  linfusionj 
des  doctrines  sociales  et  religieuses  : 

Graecia  capta  ferum  victorem  cepit. .. 

Quand  on  lit  aujourd'hui  cette  suite  de  vers  où  se  décharge 
et  s'exhale  son  arrière  pensée,  l'ode  sur  l Assassinat  du  Duc 
d'ErKjhien,  l'ode  sur  l'Enlèvement  du  Pape,  on  est  frappé  de 
tout  ce  qu'il  dut  par  moments  souffrir  et  contenir,  pour  que 
la  surface  officielle  ne  trahit  rien  au  delà  de  ce  qui  était  per- 


M.    DE   FONTANES.  259 

mis.  Si  l'on  ne  voyait  ses  discours  publics  que  de  loin,  on 
n'en  découvrirait  pas  l'accord  avec  ce  fond  de  pensée,  on  n'y 
sentirait  pas  les  intentions  secrètes  et,  pour  ainsi  dire,  las 
nuances  d'accent  qu'il  y  glissait,  que  le  maître  saisissait  tou- 
jours, et  dont  il  s'irrita  plus  d'une  lois;  on  sérail  injuste  en- 
vers Fontanes,  comme  l'ont  été  à  plaisir  plusieurs  de  ses 
contemporains,  qui,  serviteurs  aussi  de  l'Empire,  n'ont  ja- 
mais su  lélre  aussi  décemment  que  lui  (I). 

Pour  nous,  qui  n'avons  jamais  eu  affaire  aux  rois  ni  aux 
empereurs  de  ce  monde,  mais  qui  avons  eu  maintes  fois  à 
nous  prononcer  devant  ces  autres  rois,  non  moins  ombra- 
geux, ou  ces  prétendants  de  la  littérature,  nous  qui  savons 
combien  souvent,  sous  notre  plume,  la  louange  apparente 
n'aété  qu'un  conseil  assaisonné,  nous  entrerons  de  près  dans 
la  pensée  de  M.  de  Fontanes,  et,  d'après  les  renseignements 
les  plus  précis,  les  plus  divers  et  les  mieux  comparés,  nous 
tâcherons  de  faire  ressortir,  à  travers  les  vicissitudes,  l'es- 
prit d'une  conduite  toujours  honorable,  de  marquer,  sous 
l'adresse  du  langage,  les  intentions  d'un  cœur  toujours  gé- 
néreux et  bon. 

M.  de  Fontanes  fut  président  du  Corps  législatif  depuis  le 
commencement  de  1804  jusqu'au  commencement  de  li^lO; 
en  tout,  six  fois  porté  par  ses  collègues,  six  fois  nommé  par 
Napoléon  ;  mais,  comme  tel,  il  cessa  de  plaire  dès  1^08,  et 
son  changement  fut  décidé.  Déjà,  tout  au  début,  la  mort  du 
duc  d'Enghien  avait  amené  une  première  et  violente  crise. 
Le  21  mars  1804,  de  grand  matin,  Bonaparte  le  fit  appeler, 
et,  le  mettant  sur  le  chapitre  du  duc  d'Enghien,  lui  apprit 
brusquement  l'événement  de  la  nuit.  Fontanes  ne  contint 
pas  son  effroi,  son  indignation.  «  Il  s'agit  bien  de  cela!  lui 
«  dit  le  Consul  :  Fourcroy  va  clore  après-demain  le  Corps 

(1)  Ils  ont  été  odieux  sous  le  couvert  d'autrui,  et  avec  tout  le  fiel 
de  la  haine,  dans  l'histoire  dite  de  l'ubbé  dr  Moiitiinillurd  :  on  ne 
crai\it  pas  d'indiquer  de  telles  injures,  que  détruit  l'excès  même  du 
venin  et  que  leur  grossièreté  flétrit. 


260  POUTK.-MTS    LlTTÉRAÏRt;S. 

«  législatif  ;  dans  son  discours  il  parlera,  comme  il  doit,  du 
«  complot  réprimé;  il  faut,  vous,  que,  dans  le  sùlre,  vous 
«  lui  répondiez;  il  le  faut.  « —  «Jamais!  »  s'écria  FoiUanes; 
et  il  ajouta  que,  bien  loin  de  répondre  par  un  mot  d'adlié- 
sion,  il  saurait  marquer  par  une  nuance  expresse,  au  moins 
de  silence,  son  improbation  d  un  tel  acte.  A  cetle  menace, 
la  colère  faillitrenverser  Bonaparte;  ses  veines  se  gonflaient, 
il  suffoquait  :  ce  sont  les  termes  de  Fontaues,  racontant  le 
jour  même  la  scène  du  matin  à  M.  Mole,  delà  bienveillance 
de  qui  nous  tenons  le  détail  dans  toute  sa  précision  (1).  En 
effet,  deux  jours  après  (3  germinal),  Foiircroy,  orateur  du 
gouvernement,  alla  clore  la  session  du  Coi-ps  législatif,  et, 
dans  un  incroyable  discours,  il  parla  des  membres  de  cette 
ïAMiLLE  DiiNATURtE  «  quî  auraient  voulu  noyer  la  France 
«  dans  son  sang  pour  pouvoir  régner  sur  elle  ;  mais  s'ils 
«  osaient  souiller  de  leur  présence  notre  sol,  s'écriait  l'ora- 
«  teur,  la  volonté  du  Peuple  français  est  qu'ils  y  trouvent  la 
•<  mort  !  »  Fontanes  répondit  à  Fourcroy  ;  dans  son  discours, 
il  n'est  question  d'un  bout  à  l'autre  que  du  Code  civil  qu'on 
venait  d'achever,  et  de  l'influence  des  bonnes  lois  :  «  C'est 
«  par  là,  disait-il  (et  chaque  mot,  à  ce  moment,  chaque  in- 
«  flexion  de  voix  portait),  c'est  par  là  que  se  recommande 
«  encore  la  mémoire  de  Justinien,  quoiqu'il  ait  mrrité  de 
«  graves  reproches.  »  Et  encore  :  «  L'épreuve  de  l'expérience 
«  va  commencer  :  qu'ils  {les  législateurs  du  Code  civil)  ne 
«  craignent  rien  pour  leur  gloire  :  tout  ce  qu'ils  ont  fait  de 
«<  juste  et  de  raisonnable  demeurera  éternellement  ;  car  la 
«  raison  et  la  justice  sont  deux  puissances  indestructibles 
«  qui  survivront  à  toutes  les  autres  (2).  »  Il  y  a  plus  :  le  len- 

(1)  Ceci  confirme  el  complète  sur  un  point  la  Notice  de  M.  Roger, 
qui  nous  complète  nous-méme  sur  quelques  autres  points.  —  Aujour- 
d'hui que  M.  Kogur  n'est  plus,  nous  nous  permullrons  d'ajouter  que 
•a  Notice  est  d'ailleurs  tout  empreinte  d'une  couleur  royaliste  exagérée 
et  rétroactive;  elle  sent  lliomme  de  parti.  M.  Roger  n'a  jamais  été 
que  cela. 

(2)  A  la  façon  dont  les  auteurs  de  ï'Hi.sioire  parlementaire  de  la 


M.    DE    FONTANES.  2GI 

demain  (4  germinal),  Fontanes,  à  la  tête  de  la  députatiou 
du  Corps  législatif,  porta  la  parole  devant  le  Consul,  à  qui 
l'Assemblée,  en  se  séparant,  venait  de  décerner  une  statue 
comme  à  lauteur  du  Code  civil  (singulière  et  sanglante  coïn- 
cidence); il  dis.iit:  «  Citoyen  premier  Consul,  un  empire 
«  immense  repose  depuis  quatre  ans  sous  l'abri  de  votre 
«  puissante  administration.  La  sage  uniformité  de  vos  lois 
«  en  va  réunir  de  plus  eu  plus  tous  les  habitants.  »  Le  dis- 
cours parut  dans  le  Moniteur,  et,  au  lieu  de  la  sage  unifor- 
mité DE  vos  LOIS,  on  y  lisait  de  vos  mesures.  Qu'on  n'oublie 
toujours  pas  le  duc  d'Enghien  fusillé  quatre  jours  aupara- 
vant :  le  Consul  espérait,  par  cette  fraude,  confisquer  à  la 
mesure  l'approbation  du  Corps  législatif  et  de  son  principal 
organe.  Fontanes,  indigné,  courut  au  Moniteur,  et  exigea  un 
erratum  qui  fut  inséré  le  6  germinal,  et  qu'on  y  peut  lire 
imprimé  en  aussi  petit  texte  que  possible.  Cela  fait,  il  se 
crut  perdu  ;  de  même  qu'il  avait  de  ces  premiers  mouve- 
ments qui  sont  de  l'honnête  homme  avant  tout,  il  avait  de 
ces  crises  d'imagination  quisontdupoëte.  En  ne  le  jugeant 
que  sur  sa  parole  habile,  on  se  méprendrait  tout  à  fait  sur 
le  mouvement  de  son  esprit  et  sur  la  vivacité  de  son  âme. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  avait  quelque  lieu  ici  de  redouter  ce 
qui  n'arriva  pas.  Mais  Bonaparte  fut  profondément  blessé, 
et,  depuis  ce  jour,  la  fortune  de  Fontanes  resta  toujours  un 
peu  barrée  par  son  milieu.  Noussommes  si  loin  de  ces  temps, 
que  cela  aura  pei  ne  à  se  comprendre  ;  mais,  en  efi'et,  si  comble 
qu'il  nous  paraisse  d'emplois  et  de  dignités,  certaines  fa- 
veurs impériales,  alors  très-haut  prisées,  ne  le  cherchèrent 
jamais.  Que  sais-je?  dotation  modique,  pas  le  grand  cor- 
don ;  ce  qu'on  appelait  les  honneurs  du  Louvre,  qu'il  eut  jus- 
qu'à la  fin  à  titre  de  sénateur,  mais  que  ne  conserva  pas 

llévolution  frmiçnisc  parlent  de  ce  discours  (tome  XXXIX,  page  59), 
on  voit  qu'au  sitrlir  des  couleurs  fortes  et  tranchées  des  époques 
antérieures,  ils  n'ont  [las  pris  la  peine  d'entrer  dans  les  nuances,  ui 
de  les  vouloir  di^^lmguer. 

15. 


262  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

madame  de  Fontanes  dès  qu'il  eut  cessé  d'être  président  du 
Corps  législatif  :  Verrata  du  Moniteur,  au  fond ,  était  tou- 
jours là. 

Un  autre  errata  s'ajouta  ensuite  au  premier,  nous  le  ver- 
rons; et  même  en  plein  Empire,  à  dater  d'un  certain  mo- 
ment, il  pouvait  dire  tout  bas  à  sa  muse  intime,  dans  ses 
tristesses  de  l Anniversaire  ; 

De  tant  de  vœux  trompés  fuis  rougir  mon  orgueil  I 

Pourtant  Fontanes  continua,  durant  quaire  années,  de 
tenir  sans  apparence  de  disgrâce  la  présidence  du  Corps 
législatif.  Proposé  à  chaque  session  par  les  suffrages  de  ses 
collègues,  il  était  choisi  par  l'Empereur.  La  situation  admise, 
on  avait  en  lui  par  excellence  lorateur  bienséant.  Les  dis- 
cours qu'il  prononçait  à  chaque  occasion  solennelle  ten- 
daient à  insinuer  au  conquérant  les  idées  de  la  paix  et  de  la 
gloire  civile,  mais  enveloppées  dans  des  redoublements  d'é- 
loges qui  n'étaient  pas  de  trop  pour  faire  passer  les  points 
délicats.  Napoléon  avait  un  vrai  goût  pour  lui,  pour  sa  per- 
sonne et  pour  son  esprit  ;  et  lui-même,  à  ces  époques  d'Aus- 
terlitz  et  d'Iéna,  avait,  malgré  tout,  et  par  son  imagination 
de  poëte,  de  très-grands  restes  d'admiration  pour  un  tel 
vainqueur.  Mais  un  orage  se  forma  :  Napoléon  était  en 
Espagne,  et  de  là  il  eut  l'idée  d'envoyer  douze  drapeaux 
conquis  sur  l'armée  d'Estramadure  au  Corps  législatif, 
comme  un  gage  de  son  estime.  Fontanes,  en  têle  d'une  dépu- 
tation,  alla  remercier  l'Impératrice  :  celle-ci,  prenant  le 
gage  d'estime  trop  au  sérieux,  répondit  qu'elle  avait  été  très- 
satisfaite  de  voir  que  le  premier  sentiment  de  lEmpereur, 
dans  son  triomphe,  eût  été  pour  le  Corps  qui  représentait  la 
Nation.  Là-dessus  une  note,  arrivée  d'Espagne  comme  une 
flèche,  et  lancée  au  Moniteur,  fit  une  manière  d'errata  k  la 
réponse  de  l'Impératrice,  un  errata  injurieux  et  sanglant 
pour  le  Corps  législatif,  qu'on  remellait  à  sa  place  de  co7i- 


M,   DE   FONTANES.  263 

sultutif  {{).  Fontanes  sentit  le  coup,  et  dans  la  séance  de 
clôture  du  31  décembre  180.S,  c'est-à-dire  quinze  jours  après 
l'offense,  au  nom  du  Corps  blessé,  répondant  aux  orateurs 
du  Gouvernement  et  n'épargnant  pas  les  félicitations  sur  les 
trophées  du  vainqueur  de  l'Ébre,  il  ajouta  :  «  Mais  les  pa- 
ie rôles  dont  l'Empereur  accompagne  l'envoi  de  ses  trophées 
«  méritent  une  attention  particulière  :  il  fait  participer  à 

(1)  Mais  il  faut  donner  le  texte  même,  l'incomparable  texte  de 
celte  Note  insérée  au  Moniteur  du  15  décembre  1808,  et  qui  résume, 
comme  une  cli.irle,  toute  la  théorie  politique  de  l'Empire  : 

«  Plusieurs  de  nos  journaux  ont  imprimé  que  S.  M.  l'impériitrice, 
dans  sa  réponse  à  la  dépuiation  au  Corps  législatif,  avait  dit  qu'elle 
était  bien  aise  de  voir  que  le  premier  sentiment  de  l'Empereur  avait 
été  pour  le  Corps  législatif,  qui  représente  la  Nation. 

0  S.  M.  l'Impératrice  n'a  point  dit  cela  :  elle  connaît  trop  bien  nos 
Constitutions,  elle  sait  trop  bien  que  le  premier  représentant  de  la 
Nation,  c'est  l'Eujpereur;  car  tout  pouvoir  vient  de  Dieu  et  de  la  Nation. 

«  Dans  l'ordre  de  nos  Constitutions,  après  l'Empereur,  est,  le  Sénat  ; 
après  le  Sénit  est  le  Conseil  dÉlat;  après  le  Conseil  d  Élat,  est- le 
Corps  législatif:  après  le  Corps  législatif,  viennent  chaque  îritiunalet 
fonctionnaire  public  dans  l'ordre  de  ses  attributions;  car,  s'il  y  avait 
dans  nos  Constitutions  un  Corps  représentant  la  Nation,  ce  Corps 
serait  souverain;  les  autres  ne  seraient  rien,  et  ses  volontés  seraient 
tout. 

«  La  Convention,  mémo  le  Corps  \Qg\?,\aim  {V Assemblée  législnlive\ 
ont  été  représentants.  Telles  étaient  nos  Constitutions  alors.  Aussi  le 
Président  disputa-l-il  le  fauteuil  au  Roi,  se  fondant  sur  ce  principe, 
que  le  Président  de  l'Assemblée  de  la  Nation  était  avant  b  s  Autorités 
de  la  Nation.  Nos  malheurs  sont  venus  en  partie  de  cette  exagération 
d'idées.  Ce  serait  une  prétention  chimérique,  et  même  criminelle, 
que  de  vouloir  représenter  la  Nation  avant  l'Empereur. 

«  Le  Corps  législatif,  improprement  appelé  de  ce  nom,  devrait  être 
appelé  <  onsi  il  législaiif,  puisqu'il  n'a  pas  la  faculté  de  faire  les  lois, 
n'en  ayant  pas  la  proposition.  Le  Conseil  législatif  est  donc  la  réunion 
des  mandataires  des  Collèges  électoraux.  On  le-s  appelle  députés  des 
départements,  pirce  qu  ils  sont  nommés  par  les  départements...  » 

Le  reste  de  la  Note  ne  fait  que  ressasser  les  mêmes  idées,  la  même 
logique,  et  dans  le  môme  ton.  Cet  injurieux  bulletin  arriva  à  travers 
le  vote  de  je  ne  s.iis  quelle  loi  fort  innocente  (une  portion  du  Code 
d'instruction  eriininelle,  je  crois),  qui  essuya  du  coup  plus  de  quatre- 
vingts  boules  noires;  ce  qui,  de  mémoire  de  Corps  législaiif^  ne 
l'était  guère  vu. 


264  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  eet  honneur  les  Collèges  électoiMux.  Il  ne  veut  point  nous 
••  séparer  d'eux  et  nous  l'en  remercions.  Plus  le  Corps  légis- 
«  latif  se  confondra  dans  le  peuple,  plus  il  aura  de  véritable 

•  lustre;  il  n'a  pas  besoin  de  distinction,  mais  d'estime  et 
»  de  confiance...  »  Et  la  phrase,  en  continuant,  retournait 
Tite  à  l'éloge  ;  mais  le  mot  était  dit,  le  coup  était  rendu. 
Kapoléon  le  sentit  avec  colère,  et  dès  lors  il  résolut  d'éloi- 
gner Fontanes  de  la  présidence.  L'établissement  de  l'Uni- 
Tcrsité,  qui  se  faisait,  en  cette  même  année,  sur  de  larges 
Lases,  lui  avait  déjà  paru  une  occasion  naturelle  d'y  porter 
Fontanes  comme  Grand  Maître,  et  il  songea  à  l'y  confiner; 
car,  si  courroucé  qu'il  fût  à  certains  moments,  il  ne  se  fâ- 
chait jamais  avec  les  hommes  que  dans  la  mesure  de  son 
intérêt  et  de  l'usage  qu'il  pouvait  faire  d'eux.  Il  dut  pour- 
tant, faute  du  candidat  qu'il  voulait  lui  substituer  (1),  le 
subir  encore  comme  président  du  Corps  législatif  durant 
Joule  l'année  1809.  Fontanes,  toujours  président  et  déjà 
Grand  Maître,  semblait  cumuler  toutes  les  dignités,  et  il 
était  pourtant  en  disgrâce  positive. 

Il  s'y  croyait  autant  et  plus  que  jamais,  lorsque,  dans 
î'automne  de  1809,  une  lettre  du  maréchal  Duroc  lui  notifia 
que  l'Empereur  l'avait  désigné  pour  le  voyage  de  Fonlaine- 
i>leau  ;  c'était,  à  une  certaine  politesse  près,  comme  les  Fon- 
iainebkau  et  les  Marly  de  Louis  XIV,  et  le  plus  précieux  signe 
fe  la  faveur  souveraine.  11  se  rendit  à  l'ordre,  et,  dans  la 
galerie  du  château,  après  le  défilé  d'usage,  l'Empereur, 
repassant  devant  lui,  lui  dit  :  Restez;  et  quand  ils  furent 
seuls,  il  continua  :  «  Il  y  a  longtemps  que  je  vous  boude, 
*>  vous  avez  dû  vous  eu  apercevoir;  j'avais  bien  raison.  » 
El  comme  Fontanes  s'inclinait  en  silence,  et  de  l'air  de  ne 
pas  savoir  :  «  Quoi  !  vous  m'avez  donné  un  soufflet  à  la  face 

•  de  l'Europe,  et  sans  que  je  pusse  m'en  fâcher...  Mais  je 
«  ne  vous  en  veux  iiius...;  c'est  fini.  » 

1)  M.  (le  Montesquiou,  qui  ne  fut  noiniué  qu'en  1810. 


H.    DE    FONTANES.  263 

Durant  cette  année  ^809,  Fontanes,  comme  Grand  Maître, 
avait  eu  à  lutter  contre  toutes  sortes  de  difficultés  et  de  dé- 
goûts :  de  perpétuels  conflits,  soit  avec  le  ministre  de  l'in- 
térieur, duquel  il  se  voulait  indépendant,  soit  avec  Fourcroy, 
resté  directeur  de  l'instruction  publique,  et  qui  ne  pouvait 
se  faire  à  l'idée  d'abdiquer,  allaient  rendre  intolérable  une 
situation  dans  laquelle  la  bienveillance  impériale  ne  l'en- 
tourait plus.  Il  offrait  vivement  sa  démission  :  «  D'un  côté, 
«  écrivait-il,  je  vois  un  ministre  qui  surveille  l'instruction 
«  publique,  de  l'autre  un  conseiller  d'État  qui  la  dirige;  je 
«  cherche  la  place  du  Grand  Maître,  et  je  ne  la  trouve  pas.  » 
Il  récidiva  cette  offre  pressante  de  démission  jusqu'à  trois 
fois.  La  troisième  (c'était  sans  doute  après  le  voyage  de  Fon- 
tainebleau), l'Empereur  lui  dit  :  «  Je  n'en  veux  pas,  de  votre 
«  démission;  s'il  y  a  quelque  chose  à  faire,  exposez-le  moi 
«  dçins  un  mémoire  ;  j'en  prendrai  connaissance  moi-même  ; 
«  j'y  répondrai.  »  La  rentrée  ouverte  de  Fontanes  dans  les 
bonnes  grâces  du  chef  aplanit  dès  lors  beaucoup  de  choses. 

Dès  septembre  1808,  et  aussitôt  qu'il  avait  été  nommé 
Grand  Maître,  Fontanes  avait  songé  à  faire  de  l'Université 
l'asile  de  bien  des  hommes  honorables  et  instruits,  battus 
par  la  Révolution,  soit  membres  du  clergé,  soit  débris  des 
anciens  Ordres,  des  Oratoriens,  par  exemple,  pour  lesquels 
il  avait  conservé  une  haute  idée  etune  profonde  reconnais- 
sance. Ces  noms,  suivant  lui  (et  il  les  présentait  de  la  sorte 
à  l'Empereur;,  étaient  des  garanties  pour  les  familles,  des 
indications  manifestes  de  l'esprit  social  et  religieux  qu'il 
s'agissait  de  restaurer.  A  cette  idée  générale  se  joignait 
chez  lui  une  inspiration  de  bonté  et  d'obligeance  infinie 
pour  les  personnes,  qui  faisait  dans  le  détail  sa  direction  la 
plus  ordinaire.  Il  penchait  donc  pour  un  Conseil  de  l'Uni- 
versité très-nombreux,  et  il  aurait  voulu  tout  d'abord  en 
remplir  les  places  avec  des  noms  que  désignaient  d'autres 
services.  Ce  n'était  pas  l'avis  de  l'Empereur,  toujours  positif 
et  spécial.  Nous  possédons  là-dessus  une  précieuse  Note, 


266  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

qui  rend  les  paroles  mêmes  pronoacées  par  Napoléon  dans 
une  conversation  avec  M,  de  Fontanes  à  Saint-Cloud,  le 
lundi  19  septembre  tSOS  :  nous  la  reproduisons  religieuse- 
ment. Patience  !  Le  côté  particulier  de  la  question  va  vite 
•'' agrandir  en  même  temps  que  se  creuser  sous  son  coup 
l'œil.  Ce  n'est  pas  seulement  de  l'administration  en  grand, 
.  'est  de  la  nature  humaine  éclairée  par  un  Machiavel  ou  un 
La  Rochefoucauld  empereur. 

«  Dans  une  première  formation,  tous  les  esprits  diffèrent. 
Mon  opinion  est  qu'il  ne  faut  pas  nommer  pendant  plusieurs 
années  les  conseillers  ordinaires. 

«  Il  faut  attendre  que  l'Université  soit  organisée  comme 
elle  doit  l'être. 

«  Trente  conseillers  dans  une  première  formation  ne  pro- 
duiraient que  désordre  et  qu'anarchie. 

«  On  a  voulu  que  cette  tête  opposât  une  force  d'inertie  et 
de  résistance  aux  fausses  doctrines  et  aux  sylèmes  dan- 
gereux. 

«  Il  ne  faut  donc  composer  successivement  cette  tête  que 
d'hommes  qui  aient  parcouru  toute  la  carrière  et  qui  soient 
au  fait  de  beaucoup  de  choses. 

«  Les  premiers  choix  sont  en  quelque  sorte  faits  comme 
on  prend  des  numéros  h.  la  loterie. 

«  Il  ne  faut  pas  s'exposer  aux  chances  du  hasard.  Dans 
les  premières  séances  d'un  Conseil  ainsi  nommé,  je  le  ré- 
pète, tous  les  esprits  diffèrent  ;  chacun  apporte  sa  théorie 
et  non  son  expérience. 

«  On  ne  peut  être  bon  conseiller  qu'après  une  carrière 
faite. 

«  C'est  pourquoi  j'ai  fait  moi-même  voyager  mes  conseil- 
lers d'État  avant  de  les  fixer  auprès  de  moi.  Je  leur  ai  fait 
amasser  beaucoup  d'observations  diverses  avant  d'écouter 
les  leurs. 

«  Les  inspecteurs,  dans  ce  moment,  sont  donc  vos  ouvriers 
les  plus  essentiels.  C'est  par  eux  que  vous  pouvez  voir  et 


M.    DE   FONTANES.  267 

touclier  toute  votre  machine.  Ils  rapporteront  au  Conseil 
beaucoup  de  faits  et  d'expérience,  et  c'est  là  votre  grand 
besoin.  Il  faut  donc  les  faire  courir  à  franc  étrier  dans  toute 
la  France,  et  leur  recommander  de  séjourner  au  moins 
quinze  jours  dans  les  grandes  villes.  Les  bons  jugements 
ne  sont  que  la  suite  d'examens  répétés. 

«  Souvenez-vous  que  tous  les  hommes  demandent  des 
places. 

«  On  ne  consulte  que  son  besoin,  et  jamais  sentaient. 

«  Peut-être  même  vingt  conseillers  ordinaires,  c'est  beau- 
coup; cela  compose  la  tête  du  Corps  d'éléments  hétérogènes. 
Le  véritable  esprit  de  l'Université  doit  être  d'abord  dans  le 
petit  nombre.  Il  ne  peut  se  propager  que  peu  à  peu,  que  par 
beaucoup  de  prudence ,  de  discrétion  et  d'efforts  persévé- 
rants. 

«  ...  Fontanes,  savez-vous  ce  que  j'admire  le  plus  dans  le 
monde?...  C'est  l'impuissance  de  la  force  pour  organiser 
quelque  chose. 

«  Il  n'y  a  que  deux  puissances  dans  le  monde,  le  sabre  et 
l'esprit. 

«  J'entends  par  l'esprit  les  institutions  civiles  et  religieu- 
ses... A  la  longue,  le  sabre  est  toujours  battu  par  l'esprit.  » 

Est-il  besoin  de  faire  ressortir  tout  ce  qu'a  de  prophétique, 
dans  une  telle  bouche,  cet  aveu,  ce  cri  éclatant,  soudain, 
jeté  là  comme  en  post-scriptum,  sans  qu'on  nous  en  donne 
la  liaison  avec  ce  qui  précède,  sans  qu'il  y  ait  eu  d'autre 
liaison  peut-être  1  vraies  paroles  d'oracle! 

0  vous  tous,  puissants,  qui  vous  croiriez  forts  sans  l'esprit, 
rappelez-vous  toujours  qu'en  ses  heui'es  de  miracle,  entre 
léna  et  "Wagram,  c'est  ainsi  que  le  sabre  a  parlé  (1). 

M.  de  Fontanes,  en  vue  des  générations  survenantes,  ten- 

(1)  Contradiction  et  illusion  1  En  même  temps  qu'il  proclamait  cette 
victoire  délinitive  de  l'esprit,  Napoléon  méconnaissait  l'esprit  de  sa 
propre  essence,  et  il  croyait  que,  pour  le  produire,  il  suffit  de  le  com- 
mander. Je  trouve  dans  les  papiers  de  Fontanes  la  Note  suivante,  die- 


268  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

daità  faire  entrer  dans  l'Université  l'esprit  moral,  religieux, 
conservateur,  et  la  plupart  de  ses  choix  furent  en  ce  sens.  Il 
proposa  ainsi  M.  de  Bonald  à  l'Empereur  comme  conseillera 
vie,  et,  durant  plus  d'un  an,  il  eut  à  défendre  la  nomination 
devant  l'Empereur  impatient,  et  presque  contre  M.  de  Bonald 
lui-même  qui  ne  bougeait  de  Milhau.  Il  eut  moins  de  peine  à 


tée  par  l'Empereur  à  Bordeaux  le  12  avril  1808,  et  adressée  au  mi- 
nistre de  l'intérieur.  M.  Halma,  bibliotliécaire  de  l'Impératrice,  avait 
demandé,  par  une  note  à  1  Lmpereur,  d'être  nommé  lo  continuateur 
de  Velly,  Viliaret  et  Garnier;  ils'élait  proposé,  en  cuire,  pour  conti- 
nuer V A  brégé  cfironoloQique  du  président  Hénault.  L'iimiiereur  avait 
renvoyé  cette  proposition  au  ministre  de  l'intérieur.  M.  Crttet  avait 
répondu  que  la  demande  de3I.  Halma  ne  pouvait  être  accueillie,  par 
la  raison  que  ce  n'était  pas  au  gouvernement  à  intervenir  dans  une 
semblaDie  entreprise  ;  qu'il  fallait  la  laisser  à  la  disposition  des  gens 
de  lettres,  et  qu'il  conveuiiit  de  réserver  les  encouragement-s  pour  des 
objets  d'un  plus  vaste  intérêt.  Informé  de  cette  réponse,  1  Empereur 
prend  feu,  et  dicte  la  Note  secrète  que  voici  : 

«  Je  n'approuve  pas  les  principes  énoncés  dans  la  note  du  ministre 
de  l'intérieur.  Us  étaient  vrais  il  y  a  vingt  ans,  ils  le  SL'ront  dans 
soixante  :  mais  ils  ne  le  sont  pas  aujourd'hui.  Velly  est  le  seul  auteur 
un  peu  détaillé  qui  ait  écrit  sur  l'histoire  de  France  ;  V  ilnéiié  chrono- 
logique du  président  Hénault  est  un  bon  livre  classi()ue  :  il  est  très- 
utile  de  les  continuer  l'un  et  l'autre.  Velly  finit  à  Henri  IV,  et  les 
autres  historiens  ne  vont  pas  au  delà  de  Louis  XIV.  Il  csi  de  la  plus 
grande  importmice  de  s'assurer  de  l'esprit  dans  lequel  écriront  les  con- 
tinuateurs. La  ji-imesse  ne  peut  bien  juger  les  faits  que  d'après  la  ma- 
nière dont  ils  lui  seront  présentés.  La  irom\)er  en  lui  retraçant  des 
souvenirs,  c'est  lui  préparer  des  erreurs  pour  l'avenir.  J'ai  chargé  le 
ministre  de  la  police  de  veiller  à  la  continuation  de  Millot,  et  je  désii^ 
que  les  deux  ministres  so  concertent  pour  faire  continuer  N  elly  et  le 
président  Hénault.  11  faut  que  ce  travail  soit  confié  non-seulement  à 
des  auteui'S  d'un  vrai  talfnt,  mais  encore  à  des  hommes  attachés,  qui 
présentent  les  faits  sous  leur  véritable  point  de  vue,  et  qui  préparent 
une  instruction  saine,  en  prenant  ces  historiens  au  moment  où  iU 
•'arrêtent  et  en  conduisant  l'histoire  jusqu'en  l'an  VIII. 

«  Je  suis  bien  lo'ti  de  compter  la  dépense  pour  quelque  chose.  Il  est 
môme  dans  mon  intentio"  que  le  ministre  fasse  comprendre  qu'il 
n'est  aucun  travail  qui  puisse  mériter  daiania<je  ma  protection. 

«  11  faut  faire  sentir  à  chaque  ligne  l'influence  de  la  cour  de  Rome, 
des  billets  de  confssion,  de  la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes,  du  ridi- 
cule mariage  de  Louis  XIV  avec  madame  de  Mainlenon^  etc.  11  faut 


M.    DE    FONTANES.  269 

faire  agréer  l'excellent  M.  Eymery  de  Sainl-Siilpice.  Il  fit  nom- 
mer conseiller  encore  le  Père  Ballan,  oralorien,  son  ancien 
professeur  de  rhétorique;  M.  Desèze,  frère  du  défenseur  de 
Louis  XVI,  fut  recteur  dacadémie  à  Bordeaux.  Ces  noms  en 
disent  assez  sur  l'esprit  des  choix.  Ceux  de  M.  de  Fontanes 
n'étaient  pas  d'ailleurs  exclusifs;  sa  bienveillance,  par  in- 


que  la  faiblesse  qui  a  précipité  les  Valois  da  trône,  et  celle  des  Bour- 
bons qui  OUI  laissé  échapper  de  leurs  mains  les  rênes  du  gouverne- 
menl,  excilenl  les  mômes  sentimenls. 

«  On  doit  êlre  juste  envers  Henri  IV,  Louis  XIII,  Louis  XIV  et 
Louis  XV,  ni.iis  sans  être  adulateur  On  doit  peindre  es  massacres  de 
septcinùic  el  les  horreurs  de  la  Révolution  du  nn-me  pinceau  que  l'In- 
quisition et  les  massacres  des  Seize,  11  faut  avoir  soin  d'éviter  toute 
réaction  en  parlant  de  la  liévolulion.  Aucun  homme  ne  pouvait  s'y 
opposer.  Le  L  àme  n'app;irtient  ni  à  ceux,  qui  ont  péri,  ni  .i  ceux  qui 
ont  survécu.  11  n  était  pis  de  force  individuelle  capable  de  changer 
les  éléments  et  de  prévenir  les  événements  qui  naissaient  delà  nature 
des  choses  et  des  circonstances. 

a  il  faui  faire  remarquer  le  désordre  perpétuel  des  finances,  le  chaos 
des  assemblées  provincialrs,  les  prétentions  des  parlements.  le  défaut 
de  règle  et  de  ressorts  dans  l'administration  ;  celte  France  biiiarrée, 
sans  unité  de  lois  et  d'administration,  étant  plutôt  une  réunion  de 
vingt  royaumes  qu'un  seul  Ktat  ;  de  sorte  qu'on  respire  en  arrivant  à 
l'époque  où  l'on  a  joui  dts  bienfaits  dus  à  l'unité  des  lois,  d'adminis- 
tration et  de  territoire.  Il  faut  que  la  faiblesse  constante  du  gouver- 
nementsous  Louis  XIV  même, sous  Louis  XV  etsousLouis  XVI,  inspire 
le  besoin  de  soutenir  touiruije  nouvellemenl  accconipli  et  la  prépondé- 
rance acquise.  11  faut  que  le  rétablissement  du  culte  et  des  autels  in- 
spire la  crainte  de  l'influence  d'un  prêtre  étranger  ou  d'un  confesseur 
ambitieux,  qui  pourraient  parvenir  à  détruire  le  repos  de  la  France. 

«  //  Ji'jy  a  pas  de  travail  plus  important.  (>haque  passion,  chaque 
parti,  peuvent  produire  de  longs  écrits  pour  égarer  l'opinion,  mais 
un  ouvrage  tel  que  Velly,  tel  que  VAbréiié  chronoloqiqnc  du  président 
Hénault,  ne  doit  avoir  qu'un  seul  continuateur.  Lorsque  cet  ouvrage, 
bien  fait  et  éL-rit  dans  une  bonne  direction,  aura  paru,  personne  n'aura 
la  volonté  et  la  patience  d'en  faire  un  autre,  surtout  quand,  loin 
d'être  encouragé  par  la  police,  on  sera  découragé  par  elle.  —  L'opi- 
nion exprimée  par  le  ministre,  et  qui,  si  elle  était  suivie,  abandon- 
nerait un  tel  travail  à  l'industrie  particulière  et  aux  spéculations  de 
quelques  libiaires,  n'est  pas  bonne  et  ne  pourrait  produire  que  des 
résultats  fâcheux. 

«  Quant  à  l'individu  qui  se  présente,  la  seule  question  à  examiner 


270  POUTRAITS    LITTÉRAIRES. 

stants  quasi  naïve,  les  étendait  à  plaisir,  et  lui-même  pro- 
posa deux  fois  à  la  signature  de  l'Empereur  la  nomination 
de  M.  Arnault,  assez  peu  reconnaissant  :  «  Ah  I  c'est  vous, 
vous,  Fontanes,  qui  me  proposez  la  nomination  d'Arnault, 
fit  l'Empereur  à  la  seconde  insistance;  allons,  à  la  bonne 
heure  (1)!  »  Quand  M.  Frayssinous  vit  interdire  ses  confé- 
rences de  Saint-Sulpice,  et  se  trouva  momentanément  sans 
ressources,  M.  de  Fontanes,  sur  la  demande  d'une  personne 
amie,  le  nomma  aussitôt  inspecteur  de  l'Académie  de  Paris. 
Sa  générosité  n'eut  pas  même  l'idée  qu'il  pût  y  avoir  in- 
convénient pour  lui-même  à  venir  ainsi  en  aide  à  ceux  que 
l'Empereur  frappait.  La  vie  de  M.  de  Fontanes  est  pleine  de 
ces  traits,  et  cela  rachète  amplement  quelques  faiblesses 
publiques  d'un  langage,  lequel  encore,  si  l'on  veut  bien 
se  reporter  au  temps,  eut  toujours  ses  réserves  et  sa  dé- 
cence. 


consiste  à  savoir  s'il  a  le  talent  nécessaire,  s'il  a  un  bon  esprit,  et  si 
l'on  peut  compter  sur  les  sentiments  qui  guideraient  ses  recherches 
et  conduiraient  sa  plume.  » 

Tout  ce  qu'il  y  a  de  profondément  vrai  et  de  radicalement  faux 
dans  celte  Note  mémorable  serait  matière  à  longue  méditation  Napo- 
léon décrète  l'esprit  de  l'histoire;  c'est  heureux  qu'il  ne  décrète  pas 
aussi  le  talent  et  la  capacité  de  l'historien.  Qu'en  dirait  Tacite?  // 
faut.,,  il  faut...  Ce  Tacite  aurait  été  décotiragé  par  la  police.  On  a 
souvent  cité  une  réponse  de  .Napoléon  à  Fontanes  qu;>nd  celui-ci 
recommandait  un  jeune  homme  de  haute  promesse,  en  disant  :  o  C'est 
un  beau  talent  dans  un  si  beau  nom  !  »  — «  Eii  !  pour  Dieu  I  monsieur 
de  Fontanes,  aurait  reparti  Napoléon,  laissez-nous  au  moins  la  répu- 
blique des  lettres  I  u  Je  ne  sais  si  le  mot  a  été  dit  :  il  a  été  mainte 
fois  répété,  et  avec  variantes  :  ce  sont  de  ces  citations  commodes. 
Mais  de  quel  côté  donc  (cela  fait  sourire)  la  république  des  lettres 
était-elle  en  danger,  je  vous  prie  ? 

(1)  M.  Arnault,  conseiller  de  l'Université  et  à  la  fois  secrétaire  du 
Conseil,  fut  à  même  de  desservir  de  très-près  le  Grand  Maître  et  de 
prêter  secours  sous  main  à  la  résistance  de  Fourcroy.  Il  faut  dire  pour- 
tant que,  dans  les  Cent-Jours,  devenu  président  du  Constîil,  il  se  con- 
duisit bien  et  avec  égards  pour  les  amis  de  M.  de  Fontanes  dans 
l'Université.  11  a  parlé  de  lui,  un  peu  du  bout  des  lèvres,  mais  avec  con- 
tenance, dans  ses  Souvenirs  d'un  Searagénairc,  tome  I,  pages  2!)  1-292, 


M.    DE   FONTANES.  2" l 

Un  jour,  à  propos  des  choix  trop  religieux  et  royalistes  de 
M.  de  Fontanes  dans  l'Université,  l'Empereur  le  traita  un  peu 
rudement  devant  témoins,  comme  c'était  sa  tactique,  puis  il 
le  retint  seul  et  lui  dit  en  changeant  de  ton  :  «  Votre  tort, 
«  c'est  d'être  trop  pressé;  vous  allez  trop  vite;  moi,  je  suis 
«  obligé  de  parler  ainsi  pour  ces  régicides  qui  m'entourent. 
«  Tenez,  ce  matin,  j'ai  vu  mon  architecte;  il  est  venu  me 
«  proposer  le  plan  du  Temple  de  la  Gloire.  Est-ce  que  vous 
(c  croyez  que  je  veux  faire  un  Temple  de  la  Gloire...'}  dans 
«  Paris?...  Non,  je  veux  une  église,  et  dans  cette  église  il  y 
«  aura  une  chapelle  expiatoire,  et  l'on  y  déposera  les  restes 
«  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette.  Mais  il  me  faut  du 
«  temps,  à  cause  de  ces  gens  {il  disait  un  autre  mot)  qui  m'en- 
('  tourent.  »  Je  donne  les  paroles  :  les  prendra-t-on  main- 
tenant pour  sincères?  La  politique  de  Bonaparte  était  là  : 
tenir  en  échec  les  uns  par  les  autres.  Le  dos  tourné  à  Berlier 
et  au  côté  de  la  Révolution,  il  jetait  ceci  à  l'adresse  de  Fon- 
tanes et  des  monarchiens. 

EnlSH.  dans  cet  intervalle  de  paix,  il  s'occupa  beaucoup 
d'Université.  Un  jour,  dans  un  conseil  présidé  par  l'Em- 
pereur, Fontanes,  en  présence  de  conseillers  d'État  qu'il 
jugeait  hostiles,  eut  une  prise  avec  Regnault  de  Saint-Jean- 
d'Angély,  et  il  s'emporta  jusqu'à  briser  une  écritoire  sur  la 
table  du  conseil.  L'Empereur  le  congédia  immédiatement  : 
il  rentra  chez  lui,  se  jugeant  perdu  et  songeant  déjà  à  Vin- 
cennes.  La  soirée  se  passa  en  famille  dans  des  transes 
extrêmes,  dont  on  n'a  plus  idée  sous  les  gouvernements 
constitutionnels.  Mais,  fort  avant  dans  la  soirée,  l'Empereur 
le  lit  mander  et  lui  dit  en  l'accueillant  d'un  air  tout  aimable  : 
«  Vous  êtes  un  peu  vif,  mais  vous  n'êtes  pas  un  méchant 
homme.  »  —  Il  se  plaisait  beaucoup  à  la  conversation  de 
Fontanes,  et  il  lui  avait  donné  les  petites  entrées.  Trois  fois 
par  semaine,  le  soir,  Fontanes  allait  causer  aux  Tuileries. 
Au  retour  dans  sa  famille,  quand  il  racontait  la  soirée  de  tout 
à  l'heure,  sa  conversation  si  nette,  si  pleine  de  verve,  s'ani- 


272  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Liait  encore  d'un  plus  vif  éclat  (1).  Il  ne  pouvait  s'empôcber 
pourtant  de  trouver,  à  travers  son  admiration,  que,  dans  le 
potentat  de  génie,  perçait  toujours  au  fond  le  soldat  qui 
trône,  et  il  en  revenait  par  comparaison  dans  son  cœur  à 
ses  rêves  de  Louis  XIV  et  du  bon  Henri,  au  souvenir  de  ces 
vieux  rois  qu'il  disait  formés  d'un  sang  généreux  i:t  doux. 

Ce  que  nous  lâchons  là  de  saisir  et  d'exprimer  dans  son 
mélange  en  pur  esprit  de  vérité,  ce  que  Napoléon  tout  le 
premier  sentait  et  rendait  si  parfaitement  lorsqu'il  écrivait 
de  Fontanes  à  M.  de  Bassano  :  <■  Il  veut  de  la  royaulé,  mais 
pas  la  nôtre  :  il  aime  IjOuïs  XIV  et  ne  fait  que  consentir  à 
nous,  »  la  suite  des  vers  qu'on  possède  aujourd'hui  le  dit  et 
l'achève  mieux  que  nous  ne  pourrions.  Car  le  haut  dignitaire 
de  l'Empire  ne  cessa  jamais  d'être  poëte,  et  comme  ce  berger 
à  la  cour,  que  la  fable  a  chanté,  et  à  qui  il  se  compare,  il 
eut  toujours  sa  musette  cachée  pour  confidente.  Eh  blenl 
qu'on  lise,  qu'on  se  laisse  faire!  l'explication,  l'excuse  na- 
turelle naîtra.  Dans  ses  vers,  si  les  griefs  exprimés  contre 

(1)  L'Empereur,  dans  ces  libres  entretiens,  aimait  fort  à  parler 
littérature,  lliéàlre,  el  il  attaquait  volontiers  Fontanes  sur  eus  points. 
Un  jour  qu'on  vantait  Talma  dans  un  rôle  :  «  Qu'en  pense  Fontanes! 
dit  l'Empereur;  il  est  pour  les  anciens,  lui!  »  —  «  Sire,  répartit  le 
spirituel  contradicteur,  Alexandre,  Annilial  et  César  ont  été  rem- 
placés, mais  Lckain  ne  l'est  pas.  »  Celte  sévérité  pour  Talma  est 
caractéristique  cliez  Fontanes,  et  lient  à  l'enseinble  de  ses  ju^'ements  ; 
il  ne  voulait  pas  qu'on  brisât  trop  le  vers  tragique,  non  plus  que  les 
allées  des  jardins.  Il  avait  vu  Lckain  dans  sa  première  jeunesse,  el 
en  avait  gardé  une  impression  incomparable.  11  conveii.'.it  pourtant 
que,  dans  VOirste  et  Vdùiipe  de  Voltaire,  Talma  était  supérieur  à 
Lekain  ;  ce  qui,  de  sa  part,  devenait  le  suprême  aveu.  Faut-il  ajouter 
qu'il  en  voulait  à  Talma  d'iitre  l'objet  de  je  ne  sais  quelle  phrase 
de  madame  de  Staël,  où  elle  disait  qu'il  avait  dans  les  yeux  l'opo- 
tltéose.  du  rr-ffard  ?  Et  puis  Talma  s'est  beaucoup  varié  sur  les  der- 
nières années,  et  a  grandi  dans  des  rôles  modernes.  M.  <ie  Fontanes, 
qui  s'en  tenait  aux  anciens,  s'irritait  surtout  qu'on  en  vînt  à  causer 
comme  de  la  |)rose  le  beau  vers  racinien  un  peu  chanté,  —  Souvent, 
dans  ces  conversations  du  soir,  l'Empereur  indiquait  à  Fontanes  et 
développait  à  plaisir  d'étonnants  canevas  de  tragédies  liisloriques;  le 
poëte  en  sortait  tout  rempli. 


M.    DE   FONTANES.  213 

Bonaparte  restèrent  secrets,  les  éloges,  prodigués  tout  à 
côté,  ne  devinrent  pas  publics.  S'il  se  garda  bien  de  divul- 
guer VOde  au  duc  d'Enghien,  il  s'abstint  aussi  de  publier 
VOde  sur  les  Embellissements  de  Paris.  C'est  une  consolation 
pour  ceux  qui  jugent  les  éloges  de  ses  discours  exagérés,  de 
les  retrouver  dans  ses  poésies,  où  ils  ont  certes  deux  carac- 
tères parfaitement  nobles,  la  conviction  et  le  secret.  Fon- 
lanes,  sous  son  manteau  d'orateur  impérial,  n'était  pas  une 
nature  de  courtisan  et  de  flatteur,  comme  on  l'a  tant  cru  et 
dit.  Un  jour,  l'Empereur  lui  demandait  de  lui  réciter  des 
vers,  il  désirait  la  pièce  sur  les  Embellissements  de  Paris  dont 
il  avait  entendu  parler  :  Fontanes  lui  récita  des  vers  de  la 
Grèbe  sauvée  qui  étaient  plutôt  républicains.  —  Un  affidé  de 
l'Empereur  vint  un  jour  et  lui  dit  :  «  Vous  ne  publiez  rien 
depuis  longtemps,  publiez  donc  des  vers,  des  vers  où  il  soit 
question  de  l'Empereur  :  il  vous  en  saurait  gré,  il  vous  en- 
verrait iOO,fiOO  francs,  je  gage!  »  Ces  sortes  de  gratificalions 
étaient  d'usage  sous  l'Empire,  et  elles  ne  venaient  jamais 
hors  de  propos  à  cause  des  frais  énormes  de  représentation 
qui  absorbaient  les  plus  gros  appointements.  Fontanes  ra- 
conta l'insinuation  à  une  personne  amie,  qui  lui  dit  :  «  Vous 
pourriez  publier  les  vers  sur  les  Embellissements  de  Paris;  ils 
sont  fails,  etléloge  porte  juste.  »  —  «  Oh  !  je  m'en  garderais 
bien,  sécriat-il  en  se  frottant  les  mains  comme  un  enfant; 
ils  seraient  trop  heureux  dans  les  journaux  de  pouvoir 
tomber  sur  le  Grand  Maître  en  une  occasion  qui  leur  serait 
permise  1  »  —  Il  ne  publia  donc  pas  les  Embellissements  de 
Paris,  mais  il  fit  imprimer  les  Stances  à  M.  de  Chateaubriand, 
lequel  était  peu  en  agréable  odeur  (1). 
Au  milieu  des  affaires  et  de  tant  de  soins,  Fontanes  pensait 

(1)  Lors  du  fameux  discours  de  réception  que  M.  de  Cliateaubriand 
ne  put  prononcer  à  l'Académie,  la  conten;ince  de  Fontunes  fut  d'un 
ami  ferme  et  fidèle.  On  peut  lire,  au  loine  11  du  Mémorial  de  Sninie- 
îlélène,  la  scène  dont  il  fut  l'objet  à  cette  occasion,  car  c'est  de  lui 
qu'il  s'agit,  bieti  qu'on  ne  le  nomme  pas.  Dans  la  suite  du  Mémorial, 


274  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

toujours  aux  vers  ;  la  paresse  chez  lui,  eu  partie  réelle,  était 
aussi,  eu  partie,  uue  réponse  commode  et  un  prétexte  :  il 
travaillait  là-dessous.  A  diverses  reprises,  avant  ses  gran- 
deurs, il  avait  songé  à  recueillir  et  à  publier  ses  œuvres  \ 
éparses;  il  s'en  était  occupé  en  89,  en  96,  et  de  nouveau 
en  1800.  Les  volumes  même  ont  été  vus  alors  tout  imprimés 
entre  ses  mains;  mais  un  scrupule  le  saisit  :  il  les  retint, 
puis  les  fit  détruire.  Si  ce  lut  par  pressentiment  de  sa  for- 
tune politique,  bien  lui  en  prit.  Il  n'eût  peut-être  jamais 
été  Grand-Maître,  s'il  eût  paru  poëte  autant  qu'il  l'était.  Son 
beau  nom  littéraire  le  servit  mieux,  sans  trop  de  pièces  à 
l'appui. 

Son  poëme  de  la  Grèce  sauvée,  qu'il  avait  poussé  si  vive- 
ment durant  les  années  de  la  proscription,  ne  lui  tenait  pas 
moins  à  cœur  dans  les  embarras  de  sa  vie  nouvelle.  Forcé  de 
renoncer  à  une  gloire  poétique  plus  prochaine  par  des  pu- 
blications courantes,  il  se  rejetait  en  imagination  vers  la 
grande  gloire,  vers  la  haute  palme  des  Virgile  et  des  Homère, 
ety  fondait  son  recours.  Il  parlait  sans  cesse,  dans  l'intimité, 
de  ce  poëme  qu'il  avait  fait,  presque  fait,  disait-il  ;  —  qu'il 

l'auteur  a  jugé  à  propos  d'en  venir  à  l'injure;  mais,  comme  preuve, 
il  ne  trouve  à  citer  qu'un  trait  généreux.  Esménard,  (|iii  avait  eu, 
disait-on,  de  graves  torts  envers  Fontanes,  visait  à  l'Académie.  Un 
académicien  ami  court  chez  celui  qu'on  croyait  oITensé  pour  s'assurer 
du  t'ait,  déclarant  qu'en  ce  cas,  Esménard  n'aurait  pa.s  sa  voix  :  «  Tou( 
ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  je  lui  «lonne  la  mienne,  »  répondit 
Fontanes.  Il  a  plu  à  l'auteur  du  Méinunal  de  voir  là-dedans  une 
preuve  de  servilité  :  «  On  tient  j'igir  de  ctt  hoiiimc,  dit-il,  par  Ir  fuie 
suirniii.  »  A  la  lionne  heure  1  —  i'our  compléter  cet  ensemlile  des 
relaiiitns  de  Fontanes  avec  l'Empereur,  il  y  aurait  encore  à  relever  les 
divers  traits  honorables  que  M.  le  chevalier  Artaud  a  consignés  avec 
un  zèle  d'admirateur  et  d'ami  dans  son  Hisioire  de  Pie  VII,  les  cou-  | 
ragcux  et  |)ersévéranls  conseils  qui  poussaient  à  restaurer  civilement 
la  relifiion,  et  à  honorer  ses  minisires  devant  les  peuples;  ce  mot  a 
échappé  à  N.ipoiéon  dans  l'allaire  du  Sacre  :  «  Il  n'y  a  que  vous  ici 
qui  ayez  du  sens  commun,  »  Oserions-nous  croire  pourtant  avec 
M.  Artaud  (tome  H,  page  3'Jl)  que  l'ode  sur  l' En  èi'cuiiiti  du  Pape 
ait  été  lue  ;i  l'Empereur!  Il  ne  faut  exagérer  dans  aucun  sens. 


M.    DE   FONTANES.  275 

faisait  toujours!  II  en  hasardait  parfois  des  fragments  à 
l'Institut.  Il  en  expliquait  à  ses  amis  le  plan,  par  malheur 
trop  peu  fixé  dans  leur  mémoire.  Une  fois,  après  avoir  passé 
six  semaines  presque  sans  interruption  à  Courbevoie,  il 
écri\it  à  une  personne  amie  d'y  venir,  si  elle  avait  un  mo- 
ment :  celle-ci  accourut.  Fontanes  lui  lut  un  chant  tout  en- 
tier terminé.  Comme  c'était  au  malin  et  qu'il  n'était  ni  coide 
ni  poudre,  sa  tête  parut  plus  dépouillée  de  cheveux,  et  on 
le  lui  dit  :  «  Oh  1  répondit  Fontanes,  j'en  ai  encore  perdu  de- 
puis quinze  jours;  quand  jetravaille,m«féie/"wme.'»  Contraste 
à  relever  entre  ce  feu  poétique  ardent  et  ce  que  de  loin  on 
s'est  figuré  de  la  veine  pure  et  un  peu  froide  de  Fontanes! 
—  Fontanes  avait  l'imagination  vive,  ardente,  primesautiére, 
sous  sou  talent  poétique,  élégant,  comme  sous  son  habileté 
d'orateur  et  sa  dignité  de  représentation,  il  avait  une  in- 
expérience d'enfant  en  beaucoup  de  choses,  une  vraie  bon- 
homie et  candeur  et  même  brusquerie  de  caractère ,  le 
contraire  du  compassé,  comme  encore  il  avait  de  l'épicurien 
tout  à  côté  de  son  respect  religieux  et  de  son  affection  ciiré- 
tienne;  il  était  plein  de  ces  contrastes,  le  tout  formant  quel- 
que chose  de  naïf  et  de  bien  sincère. 

En  composant,  il  n'écrivait  jamais  ;  il  attendait  que  l'œuvre 
poétique  fut  achevée  et  parachevée  dans  sa  tête,  et  encore  il 
la  retenait  ainsi  en  perfection  sans  la  confier  au  papier.  Ses 
brouillons,  quand  il  s'y  décidait,  restaient  informes,  et  ce 
qu'on  a  de  manuscrits  n'est  le  plus  souvent  qu'une  dictée  laite 
par  lui  à  des  amis,  et  sur  leur  instante  prière;  plusieurs  de 
ses  ouvrages  n'ont  jamais  été  écrits  de  sa  main.  Je  ne  con- 
naissais Fontanes  que  d'après  les  quelques  vers  d'ordinaire 
reproduits,  et  je  me  rappelle  encore  mon  impression  élonuée 
lorsque  j'entendis  pour  la  première  fois,  ses  odes  inédites  et 
d'éloquentes  tirades  de  la  Grèce  sauvée,  récitées  de  mémoire, 
après  des  années,  par  une  bouche  amie  et  admiratrice, 
comme  par  un  rhapsode  passionné.  Cette  dernière  tentative 
des  épopées  classiques  élégantes  et  polies  m'arrivait  orale- 


276  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

ment  et  toute  vive,  un  peu  comme  s'il  se  fût  agi,  avant 
Pisislrate,  d'un  antique  chant  d'Homère. 

On  s'explique  pourtantainsi  commentil  adûse  perdre  bien 
des  portions  de  la  Grèce  sauvée.  Et  puis,  dans  sou  imagination 
volontiers  riante  et  prompte,  Fontanes  se  figurait  peut-être 
en  avoir  achevé  plus  dédiants  qu'il  n'en  tenait  en  etTet.  La  ma- 
nière de  travailler,  dans  l'école  classique,  ressemblait  assez,' 
il  faut  le  dire,  à  la  toile  de  Pénélope  :  on  défaisait,  on  refaisait 
sans  cesse;  on  s'attardait,  on  s'oubliait  aux  variant  es,  au  lieu 
de  pousser  en  avant.  On  a  réparé  cela  depuis:  les  immenses 
poëmes  humanitaires  gagnent  aujourd'hui  de  vitesse  les  sim- 
ples odes  d'autrefois.  Quoique  les  idées  sur  Vépirpée  propre- 
ment dite  et  régulière  aient  fort  mûri  dans  ces  derniers 
temps,  et  quoique  le  résultat  le  plus  net  de  tant  de  disser- 
tations et  d'études  soit  apparemment  qu'il  n'en  faut  plus 
faire,  on  a  fort  à  regretter  que  Fontanes  n'ait  pas  donné 
son  dernier  mot  dans  ce  genre  épique  virgilien.  Les 
beautés  mâles  et  chastes  qui  marquent  son  second  chant 
sur  Sparte  et  Léonidas,  les  beautés  mythologiques,  mystiques 
et  magnifiquement  religieuses  du  huitième  chant,  sur 
l'initiation  de  Thémistocle  aux  fêtes  d'Eleusis,  se  seraient 
reproduites  et  variées  en  plus  d'un  endroit.  Mais,  telle 
qu'elle  est,  celte  époque  inachevée  renouvelle  le  sort  et  le 
naufrage  de  tant  d'autres.  Elle  est  allée  rejoindre,  dans  les 
limbes  littéraires,  les  poëmes  persiques  de  Simonide  de 
Céos.  de  Chœrilus  de  Samos  (i).  De  longue  main,  Eschyle, 


(l)  Ce  Chœrilus  de  Samos  disait,  au  début  de  son  pocime  sur  les 
guerres  persiques,  se  plaignant  dès  lors  de  venir  trop  tard  : 

0  fortiiniitus  quiciimrjue  crat  illo  tcni[)oi'c  peritns  cantare 
MusaruiQ  laïuiilus,  cum  iiiluusuiii  orat  adliuc  piatiim  ! 

Ce  contemporain  de  la  guerre  du  Péloponèse  pensùt  déjà  comme 
La  bruyère  ;i  la  première  ligtie  de  ses  Caraciàrrs ;  il  sentait  tout  le 
poids  d'un  grand  siècle,  de  [iliisieurs  grands  siècles,  euninie  Fontanes. 
il  y  a  longtemps  que  la  roue  tourne  et  que  le  cercle  toujours  recom- 
mencD 


M.    DE   FONTANES.  277 

dans  ses  Perses,  y  a  pourvu  :  c'est  lui  qui  a  fait  là,  une  fois 
pour  toutes,  l'épopée  de  Salamine. 

Properce,  s'adressant  en  son  temps  au  poëte  Ponticus,  qui 
faisait  une  Thébaîde  et  visait  au  laurier  d'Homèi-e,  lui  disait 
(liv.  I,  élég.  vil)  : 

Cum  tibi  Cadmeae  dicuntur,  Pontice,  TliebîB 

Armaque  fraternae  (ristia  militiae  ; 
Atque,  ita  sim  felix,  primo  contendis  Homero, 

Sint  modo  fata  tuis  moUia  carminibus...; 

cequeje  traduis  ainsi:  «OPonticus!  quiseras,  j'en  réponds, 
un  autre  Homère,  pour  peu  que  les  destins  te  laissent  achever 
tes  grands  vers!  »  Et  Properce  oppose,  non  sans  malice,  ses 
modestes  élégies  qui  prennent  les  devants  pour  plus  de 
sûreté,  et  gagnent  les  cœurs. 

Par  bonheur,  ici,  Fontanes  est  à  la  fois  le  Properce  et  le 
Ponticus.  Bien  qu'on  n'ait  pas  retrouvé  les  quatres  livres 
d'odes  dont  il  parlait  à  un  ami  un  an  avant  sa  mort,  il  eu  a 
laissé  une  suffisante  quantité  de  belles,  de  sévères,  et  surtout 
de  charmantes.  Il  peut  se  consoler  par  ses  petits  vers, 
comme  Properce,  de  l'épopée  qu'il  n'a  pas  plus  achevée 
que  Ponticus.  Quatre  ou  cinq  des  somiets  de  Pétrarque 
me  font  parfaitement  oublier  s'il  a  terminé  ou  non  son 
Afrique. 

Un  jour  donc  que,  sur  sa  terrasse  de  Courbevoie,  Fontanes 
avait  tenté  vainement  de  se  remettre  au  grand  poëme,  il  se 
rabat  à  la  muse  d'Horace  ;  et,  comme  il  n'est  pas  plus  heureux 
cette  seconde  fois  que  la  première,  il  se  plaint  doucement  à  un 
pôcheur  qu'il  voit  revenir  de  sa  pêche,  les  mains  vides  aussi; 

Pécheur,  qui  des  flots  de  la  Seine 
Vers  ISeuilly  remontes  le  cours, 
A  ta  poursuite  toujours  vaine 
Les  poissons  échappent  toujours. 


Tu  maudis  l'espoir  infidèle 
Qui  sur  le  fleuve  t'a  conduit. 


la 


278  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Et  l'infaligable  nacelle 

Qui  t'y  promène  jour  et  nuit. 

Des  deux  pêcheurs  de  Tliéocr.te 
Ton  sommeil  l'offrit  le  trésor; 
lli'las  I  désabusé  trop  vite, 
Tu  vois  s'enfuir  le  songe  d'or. 

Ici,  rôvant  sur  ma  terrasse. 

Je  n'ai  pas  un  sort  plus  heureux; 

J'invoifue  la  muse  d'Horace, 

La  muse  est  rebelle  à  mes  vœux. 

Jouet  de  son  humeur  bizarre, 
Je  dois  compatir  à  tes  maux; 
Tiens,  que  ce  faible  don  répare 
Le  prix  qu'attendaient  tes  travaux. 

La  nuit  vient  :  vers  le  toit  champêtre 
D'un  Iront  gai  reprends  ton  chemin, 
Dors  content  :  tes  filets  peut-être 
Sous  leur  poids  fléchiront  demain. 

Demain  peut-être,  en  cet  asile. 
Au  chant  de  l'oiseau  matinal, 
Mon  vers  coulera  plus  facile 
Que  les  flots  purs  de  ce  canal. 

Ainsi,  au  moment  où  il  dit  que  la  Muse  d'Horace  le  fuit,  il 
la  ressaisit  et  la  fixe  dans  l'ode  la  plus  gracieuse.  I!  dit  qu'il 
ne  prend  rien,  et  la  manière  dont  il  le  dit  devient  à  l'instant 
cette  fine  perle  qu'il  a  l'air  de  ne  plus  chercher.  De  même, 
dans  une  autre  petite  ode  exquise,  lorsqu'au  lieu  de  se  plain- 
dre, cette  fois,  de  son  rien  faire,  il  s'en  console  en  le  savou- 
rant : 

Au  bout  de  mon  humble  domaine. 
Six  tilleuls  au  front  arrondi, 
Dominant  le  cours  de  la  Seine, 
Balancent  une  ombre  incertaine, 
Qui  me  cache  aux  feux  du  midi. 


I 


M.    DE    FONTANES.  279 

Sans  affaire  et  sans  esclavage, 
Souvent  j'y  goiUe  un  doux  repos  ; 
Déaoccupé  comme  un  sauvage 
Qu'amuse  auprès  d'un  beau  rivage 
Le  flot  qui  suit  toujours  les  flots. 

Ici,  la  rêveuse  Paresse 
S'assied  les  yeux  demi-fermés, 
Et,  sous  sa  main  qui  me  caresse. 
Une  langueur  enchanteresse 
Tient  mes  sens  vaincus  et  charmes. 

Des  feuillets  d'Ovide  et  d'Horace 
Floltent  épars  sur  ses  genoux; 
Je  lis,  je  dors,  tout  soin  s'elface. 
Je  ne  fais  rien,  et  le  jour  passe; 
Cet  emploi  du  jour  est  si  doux! 

Tandis  que  d'une  paix  profonde 
Je  goûte  ainsi  la  volupté, 
Des  rimeurs  dont  le  siècle  abonde 
La  muse  toujours  plus  féconde 
Insulte  à  ma  stérilité. 

Je  perds  mon  temps  s'il  faut  les  croire, 
Eux  seuls  du  siècle  sont  l'honiicLir, 
J'y  consens  :  qu'ils  gardent  leur  gloire; 
Je  perds  bien  peu  pour  ma  mémoire, 
Je  gagne  tout  pour  mon  bonheur. 

Mais  ne  peut-on  pas  lui  dire  comme  à  Titus:  Il  n'est  pas 
perdu,  ô  Poëte,  le  jour  où  tu  as  dit  si  bien  que  tu  le  perdais! 

Dans  l'ode  au  Pêcheur,  un  trait  touchant  et  délicat  sur  le- 
quel je  reviens,  c'est  le  faible  don  que  le  poêle  déçu  donne  à 
son  pauvre  semblable,  plus  déçu  que  lui  :  celle  obole  doit 
leur  porter  bonheur  à  tous  deux.  Cet  accent  du  cœur  dénote 
dans  le  poëte  ce  qui  était  dans  tout  l'homme  chez  Fontanes. 
une  inépuisable  humanité,  une  facili  lé  plutôt  extrême.  Jamais 
il  ne  laissa  une  lettre  de  pauvre  sollicileur  sans  y  répondre; 
et  il  n'y  répondait  pas  seulement  v)av  un  faible  don,  comme 


280  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

on  fait  trop  souvent  en  se  croyant  quitte  :  il  y  répondait  de 
sa  main  avec  une  délicatesse,  un  raffinement  de  bonté  : 
haudignaramali.  — On  aime,  dans  un  poëte  virgilien,  à  entre- 
mêler ces  considérations  au  talent,  aies  en  croire  voisines. 
Les  petites  pièces  délicieuses,  à  la  façon  d'Horace,  nous 
semblent  le  plus  précieux,  le  plus  sur  de  l'héritage  poétique 
de  Fontanes.  Elles  sont  la  plupart  datées  deCourbevoie,  son 
Tibur  :  moins  en  faveur  (somme  toute  et  malgré  le  pardon 
de  Fontainebleau)  depuis  1809  (1),  plus  libre  par  conséquent 
de  ses  heures,  il  y  courait  souvent  et  y  faisait  des  séjours  de 
plus  en  plus  goûtés.  Les  Stances  à  une  jeune  A7iglaise,  qui  se 
rapportaient  à  un  ancien  souvenir,  ne  lui  sont  peut-être 
venues  que  là  dans  cette  veine  heureuse.  Pureté,  sentiment, 
discrétion,  tout  en  fait  un  petit  chef-d'œuvre,  à  qui  il  ne 
manque  que  de  nous  être  arrivé  par  l'antiquité.  C'est  comme 
une  figure  grecque,  à  lignes  extrêmement  simples,  une  vir- 
ginale esquisse  de  la  Vénusté  ou  de  la  Pudeur,  à  peine  tracée 
dans  l'agate  par  la  main  de  Pyrgotèle.Il  en  faut  dire  autant 
de  l'ode  :  Oàvas-tu,  jeune  Beauté? Tonl  y  est  d'un  Anacréon 
chaste,  sobre  et  attendri.  Fontanes  aimait  à  la  réciter  aux 
nouvelles  mariées,  lorsqu'elles  se  hasardaient  à  lui  deman- 
der des  vers  : 

Où  vas-tu,  jeune  Beauté? 
Bienlôl  Vesper  va  descendre? 
Dans  cet  asile  écarté 
La  nuii  pourra  te  surprendre; 
Du  liaut  d'un  tertre  lointain, 
J'ai  vu  ton  pied  clandestin 
Se  glisser  sous  la  l)ruycre  : 
Souvent  ton  œil  incertain 
Se  détournait  en  arrière. 

Mais  ton  pas  s'est  ralenti, 
11  s'arrête,  et  lu  chancelles: 

(1)  La  défaveur  cessant,  il  resta  un  refroidissemenî  au  moins  poli- 
tique, et  ce  fut  un  arrêt  délinitif  de  fortune. 


M-    DE   FONTANES.  Sf^ 

Un  bruit  sourd  a  retenti. 
Tu  sens  des  craintes  nouvelles: 
Est-ce  un  (aun  qui  te  fait  peur? 
Est-ce  la  voix  de  ta  sœur 
Qui  t'appelle  à  la  veillée? 
Est-ce  un  Faune  ravisseur 
Qui  soulève  la  feuillée? 

Dieux  !  un  jeune  homme  parait. 
Dans  ces  bois  il  suit  la  roule, 
T'appelant  d'un  doigt  discret 
Au  plus  épais  de  leur  voûte  : 
Il  s'approclic,  et  lu  souris  ; 
Diane  sous  ces  abris 
Dérobe  son  front  modeste  : 
Ua  doux  baiser  t'est  surpris, 
Les  bois  m'ont  caché  le  reste. 

Pan,  et  la  Terre,  et  Sylvain, 
En  ont  pu  voir  davantage  ; 
Jamais  ne  s'égare  en  vain 
Une  nymphe  de  ton  âge. 
Les  Zéphyrs  ont  murmuré, 
Philomèle  a  soupiré 
Sa  chanson  mélodieuse; 
Le  ciel  est  plus  azuré, 
Vénus  est  plus  radiduse. 

Nymphe  aimable,  ah  !  ne  crains  pas 

Que  mon  indiscrète  lyre 

Ose  flétrir  tes  appas 

En  publiant  ton  délire; 

J'aimai  :  j'excuse  1  amour. 

Pars  sans  bruit  :  qu'à  ton  retour 

Nul  écho  ne  te  décèle, 

Et  que  jusqu'au  dernier  jour 

Ton  amant  te  soit  fidèle  ! 

Si,  perfide  à  ses  serments, 
Hélas  I  il  devient  volage, 
Du  cœur  je  sais  les  tourmente, 
£t  ma  lyre  les  soulage  ^ 

18. 


282  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Je  chanterai  dans  ces  lieux  : 
Des  pleurs  mouilleront  tes  yeux 
Au  souvenir  du  parjure, 
Mais  ces   pleurs  délicieux 
D'auiour  calment  la  blessure. 

Dans  cette  adorable  pièce,  comme  le  rhythme  sert  bien 
l'intention,  et  tout  à  la  fois  exprime  le  malin,  le  tendre  et  le 
mélancolique!  Comme  cette  strophe  de  neuf  vers  déjoue  à 
temps  et  dérobe  vers  la  fin  la  majesté  de  la  strophe  de  dix,  et 
la  piquant,  l'excitant  d'une  rime  redoublée,  la  tourne  soudain 
et  l'incline  d'une  chute  aimable  à  la  grâce!  Fontaaes  sentait 
tout  le  prix  du  rhythme  ;  il  le  variait  curieusement,  il  l'inven- 
tait. Dans  la  touchante  pièce  intitulée  Mon  Anniversaire  (1), 
il  fait  une  strophe  exprès  conforme  à  la  marche  attristée, 
résignée  et  finalement  tombante  de  sa  pensée.  Il  aimait  à 
employer  ce  rhythme  de  cinq  vers  et  de  dix  syllabes,  depuis  si 
cher  à  Lamartine,  et  qui  n'avait  qu'à  peine  été  traité  encore, 
soit  au  xviie  siècle  (2),  soit  même  au  xvi".  Sur  les  rimes,  il  a 
les  idées  les  plus  justes  ;  il  en  aime  la  richesse,  mais  sans  re- 
cherche opiniâtre:  «  Une  affectation  continue  de  rimes  trop 
fortes  et  trop  marquées  donnerait,  pense-t-il  (3),  une  pesante 
uniformité  à  la  chute  de  tous  les  vers.  »  On  dirait  qu'il  entend 
de  loin  venir  cette  strophe  magnifique  et  formidable,  trop 
pareille  au  guerrier  du  moyen  âge  qui  marche  tout  armé  cl 
en  qui  tout  sonne.  En  garde  contre  le  relàcliement  de  Vol- 
taire, il  est,  lui,  pour  l'excellent  goût  de  Racine  et  de  Boileau, 
qui  font  naître  une  harmonie  varice  d'an  adroit  mélange  de 
rimes,  tantôt  riches  et  tantôt  exactes.  André  Chénier  sur  ce 
point  ne  pratique  pas  mieux. 

(1)  L'idée  en  est  prise  d'une  épigramme  d'Archias  de  Mityl&ne, 
mais  comliii.'n  embellie! 

(2)  h'  trouve,  au  \vii«  siècle,  une  pièce  de  vers  dans  ce  rhythme 
par  un  abbé  de  Milliers.  Sinitccs  sur  la  Vieillessi:  (et  tout  à  fait  sé- 
niles),  qu'on  lit  au  tome  11  de  la  Coutinuation  des  Mémuires  de  Sal- 
lengre. 

(3)  Notes  de  l'Essai  sur  illumine. 


\ 


M,    DE   FONTANES.  283 

A  Courbevoie,  dans  un  petit  cabinet  au  fond  du  grand,  il  y 
avait  le  boudoir  du  poëte,  le  Icctulua  des  anciens  :  tout  y  était 
simple  et  brillant  [simplex  mwiditns].  Les  murs  se  décoraient 
d'un  lambris  en  bois  des  îles,  espèce  de  luxe  alors  dans  sa 
nouveauté.  Une  glace  sans  tain  faisait  porte  au  grand  cabinet  ; 
la  fenêtre  donnait  sur  les  jardins,  et  la  vue  libre  allait  à  l'ho- 
rizon saisir  les  (lèches  élancées  de  Tabbaye  de  Saint-Denis.  En 
face  d'un  canapé,  seul  meuble  du  gracieux  réduit,  se  trouvait 
un  buste  de  Vénus:  elle  était  là,  l'antique  et  jeune  déesse, 
pour  sourire  au  nonchalant  lecteur  quand  il  posait  son  Ho- 
race au  Dunec  yratus  eram,  quand  il  reprenait  son  Platon  en- 
tr'ouvert  à  quelque  page  du£a?ig«e^  Or,  uue  fois  par  semaine, 
le  dimanche,  M.  de  Fontanes  avait  à  dîner  l'Université,  rec- 
teurs, conseillers,  professeurs,  et  il  faisait  admirer  sa  vue,  il 
ouvrait  sans  façon  le  pudique  boudoir.  Mais  le  buste  de  Vé- 
nus! et  dans  le  cabinet  du  Grand-Maître!  Quelques-uns, 
vieux  ou  jeunes,  encore  jansénistes  ou  déjà  doctrinaires  se 
scandalisèrent  tout  bas,  et  on  le  lui  redit.  De  là  sa  petite 
ode  enchantée  : 

Loin  de  nous,  Censeur  hypocrite 
Qui  blâmes  nos  ris  iiifrénus  ! 
En  vain  le  scrupule  s'irrite, 
Dans  ma  retraite  favorite. 
J'ai  mis  le  buste  de  Vénus. 

Je  sais  trop  bien  que  la  volage 
M'a  sans  retour  abandonné; 
Il  ne  sied  d'aimer  qu'au  bel  âge  ; 
Au  triste  honneur  de  vivre  en  sage 
Mes  cheveux  blancs  m'ont  condamné. 

Je  vieillis;  mais  est-on  blâmable 
D'égaver  la  fuite  des  ans  ? 
Vénus,  sans  toi  rien  n'est  aimable  ; 
Viens  de  ta  grâce  inexprimable 
Embellir  même  le  bon  sens. 


284  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

L'illusion  cnolianleresse 

M'é^'are  encor  dans  les  bosquets  ; 

Pourquoi  rougrir  de  mon  ivresse? 

Jadis  les  Sa^es  de  la  Grèce 

T'ont  fait  asseoir  à  leurs  banqueta. 

Aux.  graves  modes  de  ma  h're 
Mêle  des  tons  moins  sérieux  ; 
Phébus  chante,  et  le  Ciel  admire; 
Mais,  si  tu  daignes  lui  sourire, 
Il  s'attendrit  et  chante  mieux. 

Inspire-moi  ces  vers  qu'on  aime, 
Qui,  tels  que  toi,  plaisent  toujours; 
Répands-y  le  charme  suprême 
Et  des  plaisirs,  et  des  maux  même. 
Que  je  t'ai  dus  dans  mes  beaux  jours. 

Ainsi,  quand  d'une  fleur  nouvelle, 
Vers  le  soir,  l'éclat  s'est  flétri, 
Les  airs  parfumés  autour  d'elle 
Indiquant  la  place  fidèle 
Où  le  matin  elle  a  fleuri. 


Nous  saisissons  sur  le  fait  la  contradiction  na'i've  chez  Fon- 
tanes:  le  lendemain  de  cette  ode  toute  grecque,  il  retrouvait 
lestons  chrétiens  les  plus  sérieux,  les  mieux  sentis,  en  déplo- 
rant avec  M.  de  Bonaki  la  Société  sans  ReU(jion{l).ie  l'ai  dit, 
l'épicurien  dans  le  poète  élait  tout  à  côté  du  chrétien,  et  cela 
si  naturellement,  si  bonnement!  il  y  a  en  lui  du  La  Fontaine. 
Ce  cabinet  favori  nous  représente  bien  sa  double  vue  d'ima- 
gination: tout  prés  le  buste  de  Vénus,  là-bas  les  clochers  de 
Saint-Denis  ! 

Ce  parfum  de  simplicité  grecque,  cet  extrait  de  grâce  an- 
tique, qu'on  respire  dans  quelques  petits  vers  de  Fontanes, 


(l)  Cette  belle  ode,  dans  l'intention  du  potle,  devait  cire,  en  efTet, 
dédiée  à  l'illustre  penseur. 


M.    DE   FONTANES.  285 

le  rapproche-t-il  d'André  Chénier?  Ce  dernier  a,  certes,  plus 
de  puissance  et  de  hardiesse  que  Fontanes,  plus  de  nou- 
veauté dans  son  retour  vers  l'antique;  11  sait  mieux  la  Grèce, 
et  il  la  pratique  plus  avant  dans  ses  vallons  retirés  ou  sur  ses 
sauvages  sommets.  Mais  André  Chénier,  en  sa  fréquentation 
méditée,  et  jusqu'en  sa  plus  libre  et  sa  plus  charmante  al- 
lure, a  du  studieux  à  la  fois  et  de  l'étrange;  il  sait  ce  qu'il 
fait,  et  il  le  veut;  son  effort  d'artiste  se  marque  même  dans 
son  triomphe.  Au  contraire,  dans  le  petit  nombre  de  pièces 
par  lesquelles  il  rappelle  l'idée  de  la  beauté  grecque  (les 
stances  à  une  jeune  Anglaise,  l'ode  à  une  jeune  Beauté,  au 
Buste  de  Vénus,  au  Pêcheur),  Fontanes  n'a  pas  trace  d'effort 
ni  de  ressouvenir;  il  a,  comme  dans  la  Grèce  du  meilleur 
temps,  l'extrême  simplicité  de  la  ligne,  l'oubli  du  tour,  quel- 
que chose  d'exquis  et  en  même  temps  d'infiniment  léger  dans 
le  parfum.  Par  ces  cinq  ou  six  petites  fleurs,  il  est  attique 
comme  sous  Xénophon,  et  pas  du  tout  d'Alexandrie.  Si,  dans 
la  comparaison  avec  Chénier  à  l'endroit  de  la  Grèce,  Fonta- 
nes n'a  que  cet  avantage,  on  en  remarquera  du  moins  la 
rare  qualité.  Il  y  a  pourtant  des  endroits  où  il  s'essaye  di- 
rectement, lui  aussi,  à  l'imitation  de  la  forme  antique  :  il  y 
réussit  dans  l'ode  au  jeune  Pâtre,  et  dans  quelques  autres. 
Mais  les  habitudes  du  style  poétique  du  xvni"  siècle  et  même 
du  xvu*  siècle,  familières  à  Fontanes,  vont  mal  avec  cette 
tournure  hardie,  avec  ce  relief  heureux  et  rajeunissant,  ici 
nécessaire,  qu'André  Chénier  possède  si  bien  et  qu'atteignit 
même  Ronsard. 

Malgré  tout,  je  veux  citer  comme  un  bel  échantillon  du 
succès  de  Fontanes  dans  cette  inspiration  directe  et  imprévue 
de  l'antique  à  travers  le  plein  goût  de  xyiii»  siècle,  la  fin 
d'une  ode  contre  rinconstance,  qu'une  convenance  rigoureuse 
a  fait  retrancher  à  sa  place  dans  la  série  des  œuvres.  Cette 
petite  pièce  est  de  8!).  Le  poëte  se  suppose  dans  la  situa- 
tion de  Jupiter  qui,  après  maint  volage  égarement,  re- 
vient toujours  à  Junon.  En  citant,  je  me  place  donc  avec 


286  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

lui  au  pied  de  l'Ida,  et  le  plus  que  je  puis  sous  le  nuage 


d'Homère 


Que  l'homme  est  faible  et  volage  i 
Je  promets  d'être  constant, 
Et  du  nœud  qui  me  rengage 
Je  m'échappe  au  môme  instant  ! 

Insensé,  rougis  de  honte  ! 
Quels  faux  plaisirs  t'ont  flatté  ! 
Les  jeux  impurs  d'Amalhonte 
Ne  sont  pas  la  Volupté. 

Cette  Nymphe  demi-nue 
En  secret  reçut  le  jour 
De  la  Pudeur  ingénue 
Qu'un  soir  atteignit  lAniour.,, 

Ce  n'est  point  une  Ménade 
Qui  va,  l'œil  étincelant, 
Des  Faunes  en  embuscade 
Braver  l'essaim  pétulant. 

C'est  la  vierge  aimable  el  pur» 
Qui,  loin  du  jour  ermemi, 
Laisse  écliapper  sa  ceinture 
Et  ne  cède  qu'à  deuii. 

Si  quelquefois  on  l'offen»*, 

On  la  calme  sans  effort, 

Et  sa  facile  inilulgence 

Fait  toujours  grâce  au  remords... 

Tu  sais  qu'un  jour  l'Imniortella 
Qu'Amour  même  seconda 
Vers  son  époux  infidèle 
Descendit  au  mont  Ida. 

Jupiter  la  voit  h  peine, 

Que  les  désira  renaissants. 
Comme  une  llamme  soudaine. 
Ont  couru  dans  tous  ses  sens  : 


M.    DE    FONTANES.  287 

«  Non,  dit-il,  jamais  Europe, 
lo,  Léda,  Séuiélé, 
Cérès,  Latone,  Anliope, 
D'un  tel  feu  ne  m'ont  brûlé  ! 

«  Viens...  »  Il  se  tait,  elle  hésitet 
Il  la  presse  avec  ardeur; 
Au  Dieu  qui  sollicite 
Elle  oppose  la  pudeur. 

Uu  nuage  l'environne 
Et  la  cache  à  tous  les  yeux  : 
De  fleurs  l'Ida  se  couronne, 
Junon  cède  au  Roi  des  Dieux  I 

Leurs  caresses  s'entendirent, 
L'écho  ne  fut  pas  discret  : 
Tous  les  antres  les  redirent 
Aux  Nymphes  de  la  forêt. 

Soudain,  pleurant  leur  outrage. 
Elles  vont,  d'un  air  confus, 
S'ensevelir  sous  l'ombrage 
De  leurs  bois  les  plus  touffus 

La  galanterie  spirituelle  et  vive  de  Parny  et  sa  mythologie 
de  Cythère  n'avaient  guère  accoutumé  la  muse  légère  du 
xvni«  siècle  à  cette  plénilude  de  tou,  à  cette  richesse  d'accent. 
Au  sein  d'un  Zéphir  qui  semblait  sortir  d'une  toile  de  Watteau, 
on  sent  tout  d'un  coup  une  bouffée  d'Homère  : 

De  fleurs  l'Ida  se  couronne, 
Junon  cède  au  Roi  des  Dieux  I 

Fontanes  avait  aussi  ses  retours  d'Hésiode  :  il  vient  de 
peindre  la  Vénus-Junon  ;  il  n'a  pas  moins  rendu,  dans  un 
sentiment  bien  richement  antique,  la  Vénus-Cérés,  si  l'on 
peut  ainsi  la  nommer;  c'est  au  huitième  chant  de  la  Grèce 
sauvée  : 

Salut,  r.érès,  salut!  tu  nous  donnas  des  lois; 
Nos  arts  sont  tes  bienfaits  :  ton  céleste  génie 


288  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Arracha  nos  aïeux  au  gland  de  Cliaonio; 
Et  la  Ueligion,  flUe  des  Immorlels, 
Autour  de  la  cliarrue  éleva  ses  autels. 
Par  toi  changea  l'aspect  de  la  nature  entière. 
On  dit  que  Jasion,  tout  couvert  de  poussière. 
Premier  des  laboureurs,  avec  toi  !ut  heureux  : 
La  hauteur  des  épis  vous  déroba  tous  deux  ; 
Et  Plutus,  qui  se  plaît  dans  les  cités  superbes, 
Naquit  de  vos  amours  sur  un  Irône  de  gerbes. 

Ce  sont  là  de  ces  beautés  primitives,  abondantes,  dignes 
i'Ascrée,  comme  Lucrèce  les  retrouvait  dans  ses  plus  beaux 
■lers  :  l'image  demi-nue  conserve  chasteté  et  grandeur. 

Vers  1812,  Fontanes  vieillissant,  et  enfin  résigné  à  vieillir, 
eut,  dans  le  talent,  un  retour  de  sève  verdissante  et  comme 
une  seconde  jeunesse: 

Ce  vent  qui  sur  nos  âmes  passe 
Souffle  à  l'aurore,  ou  souille  tard. 

Ces  années  du  déclin  de  la  vie  lui  furent  des  saisons  de  pro- 
grès poétique  et  de  fertilité  dans  la  production  :  signe  certain 
d'une  nature  qui  est  forte  à  sa  manière.  Qu'on  lise  son  ode 
sur  la  Vieillesse:  il  y  a  exprimé  le  sentiment  d'une  calme  et 
fructueuse  abondance  dansune  strophe  toutepleineet  comme 
toute  savoureuse  de  celte  douce  maturité: 

Le  teujps,  mieux  que  la  science, 
Nous  instruit  par  ses  leçons  ; 
Aux  champs  de  l'expérience. 
J'ai  fait  de  riches  moissons; 
Comme  une  plante  tardive, 
Le  bonlieur  ne  se  cultive 
Qu'en  la  saison  du  bon  sens; 
Et  sous  une  main  discrète. 
Il  croîtra  dans  la  relraile 
Que  j'ornai  pour  mes  vieux  ans. 

S'il  n'a  pas  plus  laissé,  il  en  faut  moins  accuser  sa  facilité, 
au  fond,  qui  était  gr  inde,  que  sa  main  trop  discrète  et  sa  vue 


M.    DE   FONTANES.  289 

dos  cl-oses  vcilontiers  découragée.  Ce  qui  met  M.  de  Fontanes 
e.'X.CfA.-^w  •'.  à  part  de  cette  époque  littérai".,  «"»';  l'.'jiipire, 
c'est  i:ioia3  la  puissance  que  la  qualité  de  ^ou  yJerl,  surtout 
la  qualité  de  son  goût,  de  son  esprit;  et  par  là  il  était  pltj 
aisément  retenu,  dégoûté,  qu'excité.  On  le  voit  exi)ritner  en 
maint  endroit  le  peu  de  cas  qu'il  faisait  de  la  liliéiature  qui 
l'environnait.  Sous  Napoléon,  il  regrette  qu'il  iiy  ait  eu  que 
des  Chérile  comme  sous  Alexandre;  sous  les  doscetidantsde 
Henri  IV,  il  regrette  qu'il  n'y  ait  plus  de  Maiiieibe  :  cette 
plainte  lui  échappe  une  dernière  fois  dans  sa  dumière  ode. 
Dans  celle  qu'il  a  expressément  lancée  contre  la  littérature 
de  1812,  il  ne  Irouve  rien  de  mieux  pour  lui  que  d'être  un 
Silius,  c'est-à-dire  un  adorateur  respectueux,  et  à  distance, 
du  culte  viigilien  et  racinien  qui  se  perd.  Les  sm-disant 
classiques  et  vengeurs  du  grand  Siècle  le  suffoquent  ;  Geof- 
froy, dans  ses  i  nj  ures  contre  Voltaire  et  sa  grossièreté  foncière 
de  cuistre,  ne  lui  parait,  avec  raison,  qu'un  violati;ur  de 
plus.  Cette  idée  de  décadence,  si  habituelle  et  si  essentielle 
chez  lui,  honore  plus  son  goût  qu'elle  ne  condamne  sa  saga- 
cité; et  si  ede  ne  le  rapproche  pas  précisémcnl  de  la  litté- 
rature qui  a  suivi,  elle  le  sépare  avec  distiucliou  de  celle 
d'alors,  dans  laquelle  il  n'excepte  hautement  <jue  le  chantre 
de  Cymodocée. 

Je  ne  puis  m'empêcher,  en  cherchant  dans  notre  histoire 
littéraire  quchpie  rôle  analogue  au  sien,  de  nommer  d'abord 
le  cardinal  Du  Perron.  En  effet,  du  Perron  aussi,  [)i)(Uc  d'une 
école  finissante  (de  celle  de  Des  Portes),  eut  le  inurile  et  la 
générosité  d'apprécier  le  chef  naissant  d'une  école  nouvelle, 
et,  le  premier,  il  introduisit  Malherbe  près  de  Henri  IV.  Bayle 
a  appelé  Du  Perron  \q  procureur  général  du  Parnasse  de  son 
temps,  comme  (|iii  dirait  aujourd'hui  le  maître  des  cérémonies 
de  la  littérature.  Fontanes,  dont  on  a  dit  quelque  chose  de 
pareil,  lui  ressemblait  pour  son  vifamour  pour  ce  qu'on  appe- 
lait encore  /es  Litres,  par  sa  bienveillance  active  (jui  le  fai- 
sait promoteur  des  jeunes  talents.  C'est  ainsi  qu'il  distingua 

u.  17 


290  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

avec  bonheur  et  produisit  la  précocité  brillanle  de  M.  Ville- 
main.  M.  Guizot  lui-même,  qui  comnienç;iit  gravement  à 
percer,  lui  dut  sa  première  chaire  (1).  Du  l>ci-ion,  comme 
Fontanes,  élaiten  son  temps  un  oracle  souviuit  cité,  unpoëte 
rare  et  plus  regretté  que  lu  ;  après  avoir  brillé  par  des  essais 
trop  épars,  lui  aussi  il  parut  à  un  cerUiin  nioment  quitter  la 
poésie  pour  les  hautes  dignités  et  la  reprêscul.iiion  officielle 
du  goût  à  la  cour.  Il  est  vrai  que  Foutaut'ri,  (irand-Maître, 
n'écrivit  pas  de  gros  traités  sur  l'Eucharistie^  et  qu'il  lui  man- 
que, pour  plus  de  rapport  avec  Du  Perron,  d'avoir  été  cardi- 
nal comme  labbéMaury.  Celui-ci  mémo  semble  s'être  véri- 
tablement chargé  de  certains  contrastes  biiuucoup  moins 
dignes  de  ressemblance.  Pourtant  il  y  a  cela  encore  entre 
l'hôte  de  Bagnolet  et  celui  de  Courbevoie,  que  la  légèreté 
profane  et  connue  de  quelques-uns  de  liuirs  vers  ne  nuisit 
point  à  la  chaleur  de  leurs  manifestations  ([u'élicnnes  et  ca- 
tholiques. Le  cardinal  Du  Perron  avait,  dans  sa  jeunesse, 
écrit  de  tendres  vers,  tels  que  ceux-ci,  à  une  iiifidèle: 


M'appeler  son  triomphe  et  sa  gloire  niorlcllB, 
Kl  tant  d'autres  doux  noms  clioisis  pour  m  oldiger, 
Indignes  de  sortir  d'un  courage  (2)  fiilfile» 
Où,  si  soudain  après,  l'oubli  s'est  vu  lo^^erl 

Tu  ne  me  verras  plus  baigner  mon  œil  île  larmes 
Pour  avoir  éprouvé  le  feu  de  tes  regarda; 
Le  temps  contre  tes  traits  me  donnera  des  armes, 
Et  l'absence  et  l'oubli  reboucheront  tes  dards. 

Adieu,  fertile  esprit,  source  de  me»  complaintes. 
Adieu,  cliarmes  coulants  dont  j'étois  enchanté  : 
Contre  le  doux  venin  de  ces  caresse;»  feintes 
Le  souverain  remède  est  l'incrédulité. 

(1)  C'est  ainsi  encore  qu'il  poussa  très-vivement,  par  un  article  au 
Journal  dr  l'ICnipirr  ^8  janvier  180(i),  et  par  ses  éloges  en  tout  lieu, 
au  succès  du  début  tout  à  fait  distingué  de  M.  JUolé. 

(2)  CvunKje^  cœnr. 


M.    DE   FONTANES.  291 

Et  le  théologien  vieilli,  en  les  relisant  avec  pleurs,  regret- 
tait aussi,  je  le  crains,  la  Déesse  aux  douces  amertumes  : 

.     .     .     .  Non  est  Dea  neBcia  nostri 
Quœ  dulcem  curis  miscet  amaritiem; 

ce  qui  revient  à  l'ode  de  Fontanes  : 

Répands-y  h  charme  suprême  . 

Et  des  plaisirs,  et  des  maux  môme, 

Que  je  t'ai  dus  dans  mes  beaux  jours. 

Mais  c'est  bien  assez  pousser  ce  parallèle  pour  ceux  qui  ont 
un  peu  oublié  Du  Perron.  Pour  ceux  qui  s'en  souviendraient 
trop,  ne  fermons  pas  sans  rompre.  Le  Courbevoie  de  Fontanes 
se  décorait  de  décence,  s'ennoblissait  par  un  certain  air  de 
voisinage  avec  le  séjour  de  Rollin,  par  un  certain  culte  puri- 
fiant des  hôtes  de  Bàville,  de  Vignai  et  de  Fresne. 

Plus  loin  encore  que  Du  Perron,  et  à  l'extrémité  de  notre 
liorizon  littéraire,  je  ne  fais  qu'indiquer  comme  analogue  de 
Fontanes  pour  cette  manière  de  rôle  intermédiaire,  Mellin  de 
Saint-Gelais,  élégant  et  sobre  poëte,  armé  de  goût,  qui,  le 
dernier  de  l'école  de  Marot,  sut  se  faire  respecter  de  celle  de 
Ronsard,  et  se  maintint  dans  un  fort  grand  état  de  considé- 
ration à  la  cour  de  Henri  II. 

M.  Villemain,  d'abord  disciple  de  M.  de  Fontanes  dans  la 
critique  qu'il  devait  bientôt  rajeunir  et  renouveler,  l'allait 
visiter  quelquefois  dans  ces  années  1812  et  iS\3.  La  chute 
désormais  trop  évidente  de  l'Empire,  l'incertitude  de  ce  qui 
suivrait,  redoublaient  dans  l'âme  de  M.  de  Fontanes  les  tris- 
tesses et  les  rêveries  du  déclin  : 

Majoresque  cadunt  altis  de  montibus  umbrœ. 

&OUS  le  lent  nuage  sombre,  l'entretien  délicat  et  vif  n'était  que 

^lus  doux.  M.  de  Fontanes  avait  souvent  passé  sa  journée  à 

_  Elire  quelque  beau  passage  de  Lucrèce  et  de  Virgile  ;  à  noter 

sur  les  pages  blanches  intercalées  dans  chacun  deses  volumes 


292  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

favoris  quelques  "éfl  ^xions  plutôt  morales  que  philologiques, 
quelques  essais  de  tiûduction  fidèle  :  «  J'ai  travaillé  ce  ma- 
tin, disait-il  ;  ces  vers  de  Virgile,  vous  savez: 

Et  varios  ponit  fœtus  autumnus,  et  alte 
Mitis  in  apricis  coquitur  vindemia  saxis; 

«  ces  vers-là  ne  me  plaisent  pas  dans  Delille  :  les  côtes  m- 
«  neuses,  les  grap2)es  paresseuses  ;  voici  qui  est  mieux,  je  crois  : 

Et  des  derniers  soleils  la  chaleur  affaiblie 

Sur  les  coteaux  voisins  cuit  la  grappe  amollie.  » 

Il  cherchait  par  ces  sons  en  i{cuît  la  grappe  amolh'e)  à  rendre 
l'effet  mûrissant  des  désinences  en  is  du  latin.  Sa  matinée 
s'était  passée  de  la  sorte  sur  celte  douce  note  virgilienne,  dans 
cetépicuréisme  du  goût.  Ou  bien,  la  serpe  en  main,  soignant 
ses  arbustes  et  ses  fleurs,  il  avait  peut-être  redit,  refait  en 
vingt  façons  ces  deux  vers  de  sa  Maison  rustique: 

L'enclos  où  la  serpette  arrondit  le  pommier, 

Où  la  ireille  en  grimpuat  rie  aux  yeux  du  fermier; 

et  ce  dernier  vers  enfin,  avec  ses  r  si  bien  redoublés  et  rap- 
proches, hii  avait,  à  son  gré,  paru  sourire. 

Ou  encore,  dans  ce  verger  baigné  de  la  Seine,  au  bruit  de 
la  vague  expirante,  il  avait  exprimé  amoureusement,  comme 
d'un  seul  soupir,  la  muse  de  l'antique  idylle, 

Endant  près  de  l'Alphée  une  flûte  docile  ; 

et  ce  doux  soul'fle  divinement  trouvé  lui  avait  empli  l'âme  et 
lorcllc  presque  tout  un  jour,  comme  tel  vers  du  Lutrin  à 
Boileau  (1). 

(1)  On  pcMil  dire  de  ces  vers,  comme  de  tant  de  vers  bien  frappéa 
de  Doile.iii.  ce  (|ue  Fontanes  a  dit  lui-mâme  quelque  part  dans  soo 
Comiiiiiiuiiie  (iiii|)ninéj  sur  J,-B.  Rousseau  :  «  11  n'y  a  pas  là  ce 
«  qu'on  .'i|ipcllu  |iro|irement  harmonie  imiiaiive ;  mais  il  existe  un 
c  rap|iuri  ir  s-st;ii  itile  entre  le  choix  des  expressions  et  le  caractèra 
«  de  l'image.  »  Uu  confond  un  peu  tout  cela  maintenant. 


M.   DE   FONTANES.  293 

Insensiblement  on  parlait  des  choses  publiques.  M.  Ville- 
main  avait  été  chargé  d'un  Éloge  deDurocqiii  devait  le  pro- 
duire près  de  l'Empereur.  Il  s'y  trouvait  un  portrait  de  l'aide 
de  camp,  piquant,  rapide,  brillamment  enlevé;  l'autre  jour 
le  délicieux  causeur,  avec  une  pointe  de  raillerie,  nous  le 
récitait  encore;  rien  que  ce  portrait-là  portait  avec  lui  toute 
uneTortune  sous  l'Empire  ;  mais  y  avait-il  encore  un  Empire? 
Et  si  M.  Villemain,  qui  déjà,  dans  sa  curiosité  éveillée,  lisait 
Pitt,  Fox,  venaità  en  parler,  et  se  rejetait  à  l'espoir  d'un  gou- 
vernement libre  et  débattu,  comme  en  Angleterre  :  «Allons, 
«  allons,  lui  disait  M.  de  Fontanes,  vous  vous  gâterez  le  goût 
«  avec  toutes  ces  lectures.  Que  feriez-vous  sous  un  gouver- 
«  nement  représentatif?  Bédoch  vous  passeraiti  »  Mot  char- 
mant, dont  une  moitié  au  moins  reste  plus  vraie  qu'on  n'ose 
le  dire!  N'est-ce  pas  surtout  dans  les  gouvernements  de  ma- 
jorité, si  excellents  à  la  longue  pour  les  garanties  et  les  in- 
térêts, que  le  goût  souffre  et  que  les  délicats  sont  malheu- 
reux? 

La  parole  vive,  spirituelle,  brillante,  y  a  son  jeu,  son  suc- 
cès, je  le  sais  bien;  mais,  tout  à  côté,  la  parole  pesante  y  a 
son  poids.  Qu'y  faire?  On  ne  peut  tout  unir.  On  avance  beau- 
coup sur  plusieurs  points,  on  perd  sur  un  autre;  l'utile  do- 
minant se  passe  aisément  du  fin,  et  le  Bédoch  (puisque  Bé- 
doch il  y  a)  ne  se  marie  que  de  loin  avec  le  Louis  XIV. 

Nous  en  conviendrons  d'ailleurs,  M.  de  Fontanes  n'airaail 
point  assez  sans  doute  les  difficultés  des  choses;  il  n'en  avait 
pas  la  patience  :  et  l'on  doit  regretter  pour  son  beau  talent 
de  prose  qu'il  ne  l'ait  jamais  appliqué  à  quelque  grand  sujet 
approfondi.  L'Histoire  deLouis  XI  qu'il  avait  commencée  est 
restée  imparfaite  ;  une  Histoire  de  France,  dont  il  parlait  beau- 
coup, n'a  guère  été  qu'un  projet.  Lui-même  cite  quelque  part 
Montesquieu,  lequel,  à  propos  des  lois  ripuaires,  visigothes 
et  bourguignonnes,  dont  il  débrouille  le  chaos,  se  compare  à 
Saturne,  qui  dévore  des  pierres.  L'estomac  de  son  esprit,  à  lui, 
n'était  pas  de  cette  force-là.  Son  ami  Joubert.en  le  conviant 


294  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

un  peu  naïvementà  lalecturede  Marculphe, a.\'a.il soin  toute- 
fois de  ne  lui  conseiller  que  lapréface.  Son  iinagiualiou  l'avait 
fait,  avant  tout,  poëte,  c'est-à-dire  volage. 

On  est  curieux  de  savoir,  dans  ce  rôle  important  et  pro- 
longé de  Foiilaues  au  sein  de  la  littérature,  soit  avant  89, 
soit  depuis  1800,  quelle  était  sa  relation  précise  avec  Delille. 
Était-il  disciple,  était-il  rival? — Ayant  débuté  en  1780,  c'est- 
à-dire  dix  ans  après  le  traducteur  des  Géorgiques,  Fontanes  le 
considérait  comme  maître,  et  en  toute  occasion  il  lui  marqua 
une  respectueuse  déférence.  Mais  il  est  aisé  de  sentir  qu'il  le 
loue  plus  qu'il  ne  l'adopte,  et  que,  depuis  la  traduction  des 
Géorgiques,  il  le  juge  en  relâchement  de  goût.  D'ailleurs,  il 
appuya  VHumme  des  Champs  dans  le  Meraire{i)  ;  lorsqu'il  s'a- 
git de  rétablir  l'absent  boudeur  sur  la  liste  de  l'Institut,  il 
prit  sur  lui  de  faire  la  démarche,  et,  sans  avoir  consulté  De- 
lille, il  se  porta  garant  de  son  acceptation.  Les  choses  entre 
eux  en  restèrent  là,  dans  une  mesure  parfaitement  décente, 
plus  froide  pourtant  que  ces  témoignages  ne  donneraient  à 
penser.  Delille  n'avait  qu'un  médiocre  empressement  vers 
Fontanes.  En  poésie  et  en  arf,  on  est  dispensé  d'aimer  ses 
héritiers  présomptifs,  et  Fontanes  a  pu  parfois  sembler  à  De- 
lille un  héritier  collatéral,  qui  aurait  été  quelque  peu  un 
assassin,  si  l'indolent  avait  voulu.  Mais  sa  poésie  craignait 
le  public  et  les  vitres  des  libraires  plus  encore  que  celle  du 
brillant  descriptif  ne  les  cherchait. 

On  peut  se  faire  aujourd'hui  une  autre  question  dont  nul 
ne  s'avisait  dans  le  temps  :  Quelle  fut  la  relation  de  Fontanes 
à  Millevoye? — Fontanes  est  un  maître,  Millevoye  n'est  qu'un 
élève.  Venu  aux  Écoles  centrales  peu  après  que  la  proscrip- 
tion de  Fructidor  en  eut  éloigné  Fontanes,  Millevoye  ne  put 
avoir  avec  lui  que  des  rapports  tout  à  fait  rares  et  inégaux. 
Mais  la  considération,  qui  est  tant  pour  les  contemporains, 
compte  bien  peu  pour  la  postérité;  celle-ci  ne  voit  que  les 

(1)  Fructidor  an  viii.  On  y  trouve  encore  un  article  de  lui  sur  bi 
nouvelle  édition  des  Jardins,  fructidor  an  ix. 


M.    Ï)E   FONTANES.  S'Jj 

restes  du  talent;  en  récitant  la  Chute  des  Feuilles,  elle  songe 
au  Jour  des  Morts,  et  elle  marie  les  noms. 

Millevoye  n'eut  jamais  été  pour  personne  un  héritier  pré- 
somptif bien  vivace  et  bien  dangereux  :  mais  Lamartine  nais- 
sant!... qu'en  pensa  Fontanes?  Il  eut  le  temps,  avant  de 
mourir,  de  lire  les  premières  Méditations  :  je  doute  qu'il  se 
soit  donné  celui  de  les  apprécier.  Dénué  de  tout  sentiment 
jaloux,  il  avait  ses  idées  très-arrètées  en  poésie  française  et 
très-négatives  sur  l'avenir.  Il  admettait  la  régénération  par 
la  prose  de  Chateaubriand,  point  par  les  vers  :  «  Tous  les  vers 
sont  faits,  répétait-il  souvent  avec  une  sorte  de  dépit  invo- 
lontaire, tous  les  vers  sont  faits!  »  c'est-à-dire  il  n'y  a  plus  à 
en  faire  après  Racine.  Il  s'était  trop  redit  cela  de  bonne 
heure  à  lui-même  dans  sa  modestie  pour  ne  pas  avoir  quel- 
que droit,  en  finissant,  de  le  redire  sur  d'autres  dans  son 
impatience. 

Mais  nous  avons  anticipé.  Les  événements  de  1813  remi- 
rent politiquement  en  évidence  M.  de  Fontanes.  Au  Sénat  où 
il  siégeait  depuis  sa  sortie  du  Corps  législatif,  il  fut  chargé, 
d'après  le  désir  connu  de  l'Empereur,  du  rapport  sur  l'état 
des  négociations  entamées  avec  les  puissances  coalisées,  et 
sur  la  rupture  de  ce  qu'on  appelle  les  Conférences  de  Chàtil 
Ion.  C'était  la  première  fois  que  Napoléon  consultait  ou  faisait 
semblant.  Le  rapport  concluait,  après  examen  des  pièces,  en 
invoquant  la  paix,  en  la  déclarant  possible  et  dans  les  inten- 
tions de  l'Empereur,  mais  à  la  fois  en  faisant  appel  à  un  der- 
nier élan  militaire  pour  l'accélérer.  Ceux  qui  avaient  toujours 
présent  le  discours  de  1808  au  Corps  législatif,  ceux  qui,  en 
dernier  lieu,  partageaient  les  sentiments  de  résistance  expri- 
més concurremment  par  M.  Laine,  purent  trouver  ce  langage 
faible  :  Bonaparte  dut  le  trouver  un  peu  froid  et  bien  mêlé 
d'invocations  à  la  paix  :  dans  le  temps,  en  général,  il  parut 
digne  (1).  1814  arriva  avec  ses  désastres.  M.   de  Fontanes 

(l)  On  a,  au  rcstf?,  sur  les  circonslances  de  ce  rapport,  plus  que 


296  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

souffrait  beaucoup  de  cet  abaissement  de  nos  armes;  il  n'ai- 
mait guère  plus  voir  en  France  les  cocardes  que  la  littérature 
d'outre-Rhin  (1).  Sa  conduite  dans  tout  ce  qui  va  suivre  fut 
celle  d'un  homme  honnête,  modéré,  qui  cède,  mais  qui  cède 
au  sentiment,  jamais  au  calcul. 

Il  avait,  je  l'ai  dit,  un  grand  fonds  d'idées  monarchiques, 
une  horreur  invincible  de  l'anarchie,  un  amour  de  l'ordre, 
de  la  slabililé  presque  à  tout  prix,  et  de  quelque  part  qu'elle 
vînt.  Le  premier, article  de  sa  charte  était  dans  Homère  : 

,      .      .      .      tt;  x&îpavo;  êoTO», 

tl;  PaoïXeù; 

Le  pire  des  Élals,  c'est  l'État  populaire. 

Il  disait  volontiers  comme  ce  sage  satrape  dans  Hérodote  : 
Puissent  le.<  ennemis  des  Perses  user  de  la  démocratie  !  Il  croyait 
cela  vrai  des  grands  États  modernes,  même  des  États  anciens 
et  de  ces  républiques  grecques  qui  n'avaient  acquis,  selon 
lui,  une  grande  gloire  que  dans  les  moments  où  elles  avaient 
été  gouvernées  comme  monarchiquement  sous  ua  seul  chef, 


des  conjectures.  La  Revue  Rétrospective  àa  il  octobre  1835. i  publié 
la  dictée  de  Napoléon  par  laquelle  il  traçait  à  la  commission  du  Sénat 
tt  au  rapporteur  le  sens  de  l<;iir  examen  et  presque  les  termes  môme» 
du  rapport.  Les  derniers  mois  de  l'indication  impérieuse  sont  : 
«  Bien  dévoiler  la  perfidie  anjiLiise  avant  de  f;iire  un  ap|iel  au  peuple. 
—  Cette  lin  doit  ôlre  une  pititippiqne.  n  Malgré  l'ordre  précis,  la 
pbiUppiipie  manque  dans  le  rapport  de  M.  de  Fontanes,  et  la  conclu- 
sion prend  une  loute  aulre  couleur,  plutôt  pacifique  :  l'Kmpereur  ne 
put  donc  être  content.  La  Revue  Rétrospective,  qui  (ait  elle-môme 
celte  remariyie,  n'en  tient  pas  assez  compte.  Après  lout,  le  rappor- 
teur, dans  le  cas  présent,  ne  manœuvra  pas  tout  à  fait  comme  le 
"xaitre  le  voulait;  en  obéissant,  il  éluda. 

(1)  Le  trait  est  essentiel  cliez  Fontanes  :  au  temfis  même  où  il 
attaquait  le  plus  vivement  le  Directoire  dans  le  Aléinorial,  il  a  exprimé 
en  toute  occasion  son  peu  de  fjoiU  poui-  les  armes  des  étrangers  el 
pour  leur  politique  :  on  pourrait  citer  parliculièremenl  un  article  du 
19  août  1797,  intitulé  :  Quelques  véritésan  Directoire,  a  l'Empereur 
el  aux  Véitiiieus.  Par  celle  manière  d'être  Français  en  tout,  il  restait 
•ncore  fidèle  au  Louis  XIV, 


M.    DE   FÛNTANES.  297 

Miltiade,  Citnon,  Thémistocle,  Périclès.  Mais,  ce  point  essen- 
tiel posé,  ..e  reste  avait  moins  de  suite  chez  lui  et  variait  au 
gré  d'une  imagination  aisément  enthousiaste  ou  effarouchée, 
que,  par  bonheur,  fixait  en  définitive  l'influence  de  la  famille. 
La  réputation  officielle  ment  souvent;  il  l'a  remarqué  lui- 
même,  et  cela  peut  surtout  s'appliquer  à  lui.  Ce  serait  une 
illusion  de  perspective  que  de  faire  de  M.  de  Fontanes  un 
politique  :  encore  un  coup,  c'était  un  poëte  au  fond.  Son  des- 
sous de  cartes,  le  voulez-vous  savoir?  comme  disait  M.  de 
Pomponne  de  l'amour  de  madame  de  Sévigné  pour  sa  fille. 
En  1805,  président  du  Corps  législatif,  il  ne  s'occupe  en  voyage 
que  du  poëme  des  Pyrénées  et  des  Stances  à  l'ancien  manoir 
de  ses  pères.  En  181b,  président  du  Collège  électoral  à  Niort, 
il  fait  les  Stances  à  la  fontaine  du  Vivier  et  aux  mânes  de  son 
frère.  Voilà  le  dessous  de  cartes  découvert  :  peu  de  politiques 
en  pourraient  laisser  voir  autant. 

En  iSli,  au  Sénat,  il  signa  la  déchéance,  mais  ce  ne  fut 
qu'avec  une  vive  émotion,  et  en  prenant  beaucoup  sur  lui; 
il  fallut  que  M.  de  Talleyrand  le  tînt  quelque  temps  à  part, 
et,  par  des  raisons  de  salut  public,  le  décidât.  On  l'a  accusé, 
je  ne  sais  sur  quel  fondement,  d'avoir  rédigé  l'acte  môme  de 
déchéance,  et  je  n'en  crois  rien  (1).  Mais  il  n'en  est  peut-être 
pas  ainsi  d'autres  actes  importants  et  mémorables  d'alors, 
sous  lesquels  il  y  aurait  lieu  à  meilleur  droit,  et  sans  avoir 
besoin  d'apologie,  d'entrevoir  la  plume  de  M.  de  Fontanes. 
Cela  se  conçoit  :  il  était  connu  par  sa  propriété  de  plume  et 
sa  mesure;  on  s'adressait  à  lui  presque  nécessairement,  et  il 
rendait  à  la  politique,  dans  cette  crise,  des  services  de  litté- 
rateur, services  anonymes,  inoOensifs,  désintéressés,  et  aux- 
quels il  n'attachait  lui-même  aucune  importance.  Mais  voici 
k  ce  propos  une  vieille  histoire. 

On  était  en  1778  ;  deux  beaux-esprits  qui  voulaient  percer, 


(t)  On  croit  savoir,  au  contraire,  que  la  rédaction  de  cet  acte  est 
do  Lambreclits. 


298  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

M.  d'Oigny  et  M.  de  Murville,  concouraient  pour  le  prix  de 

vers  à  l'Académie  française.  Quelques  jours  avant  le  terme 
de  clôture  fixé  pour  la  réception  des  pièces,  M.  d'Oigny  va 
trouver  M.  de  Fontanes  et  lui  dit  ;  «  Je  concours  pour  le  prix, 
«  mais  ma  pièce  n'est  pas  encore  faite,  il  y  manque  une 
«  soixautaine  de  vers  •,ie  n'ai  pas  le  temps,  faites-les-moi.  « 
Et  M.  de  Fontanes  les  lui  fit.  M.  de  Murville,  sachant  cela, 
accourt  à  son  tour  vers  M.  de  Fontanes  :  «  Ne  me  refusez 
«  pas,  je  vous  en  prie,  le  même  service.  »  Et  le  service  ne  fut 
pas  refusé.  On  ajoute  que  les  passages  des  deux  pièces,  que 
cita  avec  éloge  l'Académie,  tombèrent  juste  aux  vers  de  Fon- 
tanes. 

Ce  que  M.  de  Fontanes,  poëte,  était  en  1778,  il  l'était  en- 
core en  1M4  et  1815;  l'anecdote,  au  besoin,  peut  servir  de 
clef  (1).  —  Les  sentiments,  en  tout  temps  publiés  ou  consi- 

(1)  Fontanes,  littérateur,  aimait  l'anonyme  ou  même  le  pseudo- 
nyme. Il  publia  la  première  fois  sa  traduction  en  vers  du  passage  do 
Juvénal  sur  Messaline  sous  le  nom  de  Thomas ,  et,  pour  soutenir  le 
jeu,  il  commenta  le  morceau  avec  une  part  d'éloges,  il  essaya  d'abord 
ses  vers  sur /o  Bible  en  les  attribuant  à  Le  Franc  de  Pompignan.  Je 
trouve  (dans  le  catalogue  imprimé  de  la  bibliothèque  de  M.  de  Châ- 
teaugiron)  une  brochure  intitulée  l'es  Assassinais  et  des  vols  politiques, 
ou  des  Proscriptions  et  des  Confiscations,  par  Th.  Raynal  (1795),  avec 
l'indication  de  Fontanes,  comme  en  étant  l'auteur  sous  le  nom  de 
Raynal  ;  mais  ici  il  y  a  erreur  :  l'ouvrage  est  de  Scrvan.  Dans  les  Pe- 
tites AJJiclies  ou  feuilles  d'annonces  du  1"  thermidor  au  vi  se  trouvent 
des  vers  sur  une  violette  donnée  dans  un  bai  : 

Adieu,  Violette  chérie, 

AUez  préparer  mon  boiibeur.t. 

La  pièce  est  signée  Senatnof,  anagramme  de  Fontanes.  Dans  le  Jour- 
nal littéraire,  où  il  fut  collaborateur  de  Clément,  il  signait  L,  initiale 
de  Louis.  Il  deviendrait  presque  picjuaiU  de  donner  le  catalogue  des 
journaux  de  toules  sortes  auxquels  il  a  participé,  tantôt  avec  Dorât 
[Journal  des  Dames),  tantôt  avec  Linguel  ou  ses  successeurs  [Journal 
de  Politique  et  de  Littérature),  lanlôt,  et  je  l'ai  dit,  avec  Clément. 
Avant  délre  au  Mémorial  avec  La  Harpe  et  Vau\cilies,  il  fut  un  mo- 
ment à  lu  Clef  du  Cabinet  avec  G.irat.  On  n'en  limr.iit  pas,  si  Ton 
voulait  tout  rechercher  :  il  serait  p  esque  au  si  aisé  de  savoir  le  compte 
des  jocrniux  où  Charles  Nodier  a  mis  des  articles,  et  il  y  faudrait 


M.    DE    rONTANES.  299 

gnés  dans  ses  vers,  font  foi  de  la  sincérité  avec  laquelle,  au 
milieu  de  ses  regrets,  il  dut  accueillir  le  retour  de  la  race  de 
Henri  IV.  Encore  Grand-Maître  lorsde  la  distribution  des  prix 
de  1814,  il  put,  dans  son  discours,  avec  un  côté  de  vérité  qui 
devenait  la  plus  habile  transition,  expliquer  ainsi  l'esprit  de 
l'Université  sous  l'Empire  ;  «  Resserrée  dans  ses  fonctions 
«  modestes,  elle  n'avait  point  le  droit  de  juger  les  actes  poli- 
«  tiques;  mais  les  vraies  notions  du  juste  et  de  Tiujuste 
«  étaient  déposées  dans  ces  ouvrages  immortels  dont  elle  in- 
«  terprétait  les  maximes.  Quand  le  caractère  et  les  senti- 
«  ments  français  pouvaient  s'altérer  de  plus  en  plus  par  un 
«  mélange  étranger,  elle  faisait  lire  les  auteurs  qui  les  rap- 
«  pellent  avec  le  plus  de  grâce  et  d'énergie.  L'auteur  du 
«  Télémaqueet  Massillon  prêchaient  éloquemment  ce  qu'elle 
«  était  obligée  de  taire  devant  le  Génie  des  conqnôtes,  im- 
«  patient  de  tout  perdre  et  de  se  perdre  lui-même  dans  l'excès 
«  de  sa  propre  ambition.  En  rétablissant  ainsi  l'antiquité 
«  des  doctrines  liltéraires,  elle  a  fait  assez  voir,  non  sans 
«  quelque  péril  pour  elle-même,  sa  prédilection  pour  l'anti- 
«  quité  des  doctrines  politiques. 

«  Elle  s'honore  même  des  ménagements  nécessaires  qu'elle 
«  a  dû  garder  pour  l'intérêt  de  la  génération  naissante  ;  et, 
«  sans  insulter  ce  qui  vient  de  disparaître,  elle  accueille  avec 
«  enthousiasme  ce  qui  nous  est  rendu.  » 

Mais,  en  parlant  ainsi,  le  Grand-Maître  était  déjà  dans  l'a- 
pologie et  sur  la  défensive;  les  attaques,  en  effet,  pleuvaient 
de  tous  côtés.  Nous  avons  sous  les  yeux  des  brochures  ultra- 
royalistes  pui:liées  à  cette  date,  et  dans  lesquelles  il  n'est  tenu 


l'investigation  bibliographique  d'un  Beuchot.  On  comprend  mainte- 
nant ce  que  veut  dire  cette  paresse  de  Fontanes,  laquelle  n'était  sou- 
vent qu'un  prél  facile  et  une  dispersion  active.  Uien  d'étonnant, 
quand  il  eut  cessé  d'écrire  aux  journaux,  que  son  haliitude  de  plume 
le  fasse  soupçonner  derrière  plus  d'un  acte  public,  dans  un  temps  où 
M.  de  Talieyrand,  avec  tout  son  esprit,  ne  sut  jamais  rédiger  lui- 
même  deux  lignes  courantes. 


300  POUTllAITS    LITTÉRAIRES. 

aucun  compte  à  M.  de  Fontanes  de  ses  efforts  constamment 
religieux  et  même  monarchiques  au  sein  de  lUniversité. 
Enfin,  le  17  février  1815,  une  ordonnance  émanée  du  mi- 
nistère Montesquieu  détruisit  l'Université  impériale,  et,  dans 
la  réoi'ganisation  qu'on  y  substituait,  M.  de  Fontanes  était 
évincé.  Il  l'était  toutefois  avec  égard  et  dédommagement; 
on  y  rendait  hommage,  dans  le  préambule,  aux  hommes  qui 
avaient  sauvé  les  bonnes  doctrines  au  sein  de  l'enseigne- 
ment impérial,  et  qui  avaient  su  le  diriger  souvent  contre 
le  but  même  de  son  institution. 

L'ordonnance  fut  promulguée  le  21  février,  et  Napoléon 
débarquait  le  5  mars.  Il  s'occupait  de  tout  à  l'île  d'Elbe,  et 
n'avait  pas  perdu  de  vue  M.  de  Fontanes.  En  passant  à  Gre- 
noble, il  y  reçut  les  autorités  et  le  Corps  académique  qui  en 
faisait  partie  ;  il  dit  à  chacun  son  mot,  et  au  recteur  il  parla 
de  l'Université  et  du  Grand-iMaître  :  —  «  Mais,  Sire,  répondit 
«  le  recteur,  on  a  détruit  votre  ouvrage,  on  nous  a  enlevé 
«  M.  de  Fontanes  ;  »  et  il  raconta  l'ordonnance  récente.  — 

Eh  bien  !  dit  Napoléon  pour  le  faire  parler,  et  peut-être 
«  aussi  n'ayant  pas  une  très-haute  idée  de  son  Grand-Maître 
«  comme  administrateur,  vous  ne  devez  pas  le  regretter 
«  beaucoup,  M.  de  Fontanes  :  un  poëte,  à  la  tête  de  l'Uni- 
t  versilé!  »  Mais  le  recteur  se  répandit  en  éloges  (I).  Napo- 
léon crut  volontiers  que  M.  de  Fontanes,  frappé  d'hier  et  mé- 
content, viendrait  à  lui. 

Installé  aux  Tuileries,  il  songea  à  son  absence  ;  il  en  parla. 
Une  personne  intimement  liée  avec  M.  de  Fontanes  fut  auto- 
risée à  l'aller  trouver  et  à  lui  dire  :  «  Faites  une  visite  aux 

(1)  Bien  que  M.  de  Fontanes  ne  pas  fût  précisément  un  administra- 
teur, l'Université,  sous  sa  direction,  ne  prospéra  pas  moins,  grâce  à 
l'esprit  conciliant,  paternel  et  véritahlemiml  ami  des  lettres,  qu'il  y 
inspirait.  En  lact;  de  l'Empereur,  et  particulièrement  dans  les  Conseils 
d'Université  ([uc  celui-ci  présida  en  1811,  et  auxquels  assistait  con- 
curremment le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Fontanes  arrivant  à  la 
lutte  bien  préparé,  tout  plein  des  tableaux  administratil's  qu'on  lui 
avait  dressés  exprès  et  représentés  le  malin  môrne,  étonna  souvent  le 


H.    DE    FONTANES.  301 

K  Tuileiios,  vous  y  serez  bien  reçu,  et  le  lendemain  vous 
«  verrez  votre  réintégration  dans  le  Moniteur.  »  —  «  Non,  ré- 
«  pondit-il  en  se  promenant  avec  agitation  :  non,  je  n'irai 
«(  pas.  On  m'a  dit  courtisan,  je  ne  le  suis  pas,  A  mon  âge,.. 
«  toujours  aller  de  César  à  Pompée,  et  de  Pompée  à  César, 
«  c'est  impossible  !  »  —  Et,  dès  qu'il  le  put,  il  partit  en  poste 
pour  échapper  plus  sûrement  au  danger  du  voisinage.  Il 
n'alla  pas  à  Gand,  c'eût  été  un  parti  trop  violent,  et  qu'il  n'a- 
vait pas  pris  d'abord  :  mais  il  voyagea  en  Normandie,  revit 
les  Andelys,  la  forêt  de  Navarre,  regretta  sa  jeunesse,  et  ne 
revint  que  lorsque  les  Cent-Jours  étaient  trop  avancés  pour 
qu'on  fît  attention  à  lui.  Toute  cette  conduite  doit  sembler 
d'autant  plus  délicate,  d'autant  plus  naturellement  noble, 
que,  sans  compter  son  grief  récent  contre  le  Gouvernement 
déchu,  son  imagination  avait  été  de  nouveau  séduite  par  le 
miracle  du  retour;  et  comme  quelqu'un  devant  lui  s'écriait, 
en  apprenant  l'entrée  à  Grenoble  ou  à  Lyon  :  «  Mais  c'est 
«  effroyable  1  c'est  abominable!  y^  —  «  Eh!  oui,  avait-il  ri- 
«  posté,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  c'est  admirable  !  » 

Nous  avons  franchi  les  endroits  les  plus  difficiles  de  la  vie 
politique  de  M,  de  Fontanes,  et  nous  avons  cherché  surtout  à 
expliquer  l'homme,  à  retrouver  le  poëte  dans  le  personnage, 
sans  altérer  ni  flatter.  La  pente  qui  nous  reste  n'est  plus  qu'à 
descendre.  Il  alla  voir  à  Saint-Denis  Louis  XVII!  revenant, 
qui  l'accueillit  bien,  comme  on  le  peut  croire.  Diverses  sortes 
d'égards  et  de  hauts  témoignages,  le  titre  de  ministre  d'État 
et  d'autres  ne  lui  manquèrent  pas.  Il  ne  fit  rien  d'ailleurs  pour 
reconquérir  la  situation  considérable  qu'il  avait  perdue.  Il 
fut,  à  la  Chambre  des  pairs,  de  la  minorité  indulgente  dans 
le  procès  du  maréchal  Ney.  Les  ferveurs  de  la  Chambre  de 

brusque  interrogateur  par  le  positif  de  ses  réponses  et  par  l'aisance 
avec  laquelle  il  paraissait  posséder  son  affaire.  Son  esprit  facile  et 
brillant,  peu  propre  au  détail  de  l'administration,  saisissait  très- 
vite  les  masses,  les  résultats  ;  et  c'était  juatemeut,  dans  la  discus- 
sion, ce  qui  allait  à  l'Empereur. 


302  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

1815  ne  le  trouvèrent  que  froid  :  monarchien  décidé  en  prin- 
cipe, mais  modéré  en  application,  il  inclina  assez  vers  M.  De- 
cazes,  tant  que  M.  Decazesne  s'avança  pas  trop.  Quand  il  vit 
le  libéralisme  naître,  s'organiser,  M.  de  La  Fayette  nommé  à 
la  Chambre  élective,  il  s'effraya  du  mouvement  nouveau  qu'il 
imputait  à  la  faiblesse  du  système,  et  revira  légèrement.  On 
le  vit,  à  la  Chambre  des  pairs,  parler,  dans  la  motion  Barthé- 
lémy, pour  la  modification  de  la  loi  des  élections  qu'il  avait 
votée  en  février  1817,  et  bientôt  soutenir,  comme  rapporteur, 
la  nouvelle  loi  en  juin  1820.  Tout  cela  lui  fait  une  ligne  poli- 
tique intermédiaire,  qu'on  peut  se  figurer,  en  laissant  à 
gauche  le  semi-libéralisme  de  M.  Decazes,  et  sans  aller  à 
droite  jusqu'à  la  couleur  pure  du  pavillon  Marsan. 

Non  pas  toutefois  qu'il  fût  sans  rapports  directs  avec  le  pa- 
villon iMarsan  même,  et  sans  afTection  particulière  pour  les 
personnes;  mais  il  n'eût  contribué  qu'à  modérer. 

En  1819,  une  grande  douleur  le  frappa.  M.  de  Saint-Mar- 
cellin,  jeune  officier,  plein  de  qualités  aimables  et  brillantes, 
mais  qui  ne  portait  pas  dans  ses  opinions  politiques  cette  mo- 
dération de  M.  de  Fontanes,  et  de  qui  M.  de  Chateaubriand  a 
dit  que  son  indignation  avait  l'éclat  de  son  courage,  fut  tué 
dans  un  duel,  à  peine  âgé  de  vingt-huit  ans.  La  tendresse  de 
M.  de  Fontanes  en  reçut  un  coup  d'autant  plus  sensible  qu'il 
dut  être  plus  renfermé. 

M.  de  Chateaubriand,  à  l'époque  où  il  forma,  avec  le  duc 
de  Richelieu,  le  premier  ministère  Villèle,  avait  voulu  réta- 
blir la  Grande-Maîtrise  de  l'Université  en  faveur  de  M.  de 
Fontanes.  Au  moment  où  il  parlait  pour  son  ambassade  de 
Berlin,  il  reçut  ce  billet,  le  dernier  que  lui  ait  écrit  son  ami  : 

M  Je  vous  le  répète  :  je  n'ai  rien  espéré  ni  rien  désiré,  ainsi 
je  n'éprouve  aucun  désappointement. 

«  Mais  je  n'en  suis  pas  moins  sensible  aux  témoignages  de 
votre  amitié:  ils  me  rendent  plus  heureux  que  toutes  les 
places  du  monde.  » 

Les  deux  amis  s'embrassèrent  une  dernière  fois,  et  ne  se 


M.    DE   FONTANES.  303 

revirent  plus.  M.  de  Fontanes  fut  atteint,  le  iO  mars  1821, 
dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche,  d'une  attaque  de  goutte 
à  l'estomac,  qu'il  jugea  aussitôt  sérieuse.  Il  appela  son  mé- 
decin, et  fit  demander  un  prêtre.  Le  lendemain,  il  semblait 
mieux;  après  quelques  courtes  alternatives,  dans  l'intervalle 
desquelles  on  le  retrouva  plus  vivant  d'esprit  et  de  conver- 
'sation  que  jamais,  l'apoplexie  le  frappa  le  mercredi  soir.  Le 
prêtre  vint  dans  la  nuit:  le  malade,  en  l'entendant,  se  réveilla 
de  son  assoupissement,  et,  en  réponse  aux  questions,  s'écria 
avec  ferveur  :  «  0  mon,  Jésus!  mon  Jésus!  »  Poëte  du  Jour  des 
Morts  et  de  la  Chartreuse,  tout  son  cœur  revenait  dans  ce  cri 
suprême.  Il  expira  le  samedi  17  mars,  à  sept  heures  son- 
nantes du  matin. 

A  deux  reprises,  dans  la  première  nuit  du  samedi  au  di- 
manche, et  dans  celle  du  mardi  au  mercredi,  il  avait  brûlé, 
étant  seul,  des  milliers  de  papiers.  Peut-être  des  vers,  des 
chants  inachevés  de  son  poëme,  s'y  trouvèrent-ils  compris.  Il 
était  bien  disciple  de  celui  qui  vouait  au  feu  l'Enéide. 

On  doit  regretter  que  les  œuvres  de  M.  de  Fontanes  n'aient 
point  pu  se  recueillir  et  paraître  le  lendemain  de  sa  mort  :  il 
semble  que  c'eût  été  un  moment  opportu '"a.  Ce  qu'on  a  depuis 
appelé  le  combat  romantique  n'était  qu'à  peine  engagé,  et 
sans  la  pointe  de  critique  qui  a  suivi.  Dans  la  clarté  vive,  mais 
pure,  des  premières  Méditations,  se  serait  doucement  déta- 
chée et  fondue  à  demi  cette  teinte  poétique  particulière  qui 
distingue  le  talent  de  M.  de  Fontanes,  et  qui  en  fait  quelque 
chose  de  nouveau  par  le  sentiment  en  même  temps  que  d'an- 
cien par  le  ton.  Sa  strophe,  accommodée  à  Rollin,  aurait 
déploré  tout  haut  la  ruine  du  Château  de  Colombe,  et  noté  à  sa 
manière  la  Bande  noire,  contre  laquelle  allait  tonner  Victor 
Hugo.  Les  chants  de  la  Grèce  sauvée  auraient  pris  soudaine- 
ment un  intérêt  de  circonstance,  et  trouvé  dans  le  sentiment 
public  éveillé  un  écho  inattendu. 

Aujourd'hui,  au  contraire,  il  est  tard;  plusieurs  de  ces  poé- 
sies, qui  n'ont  jamais  paru,  ont  eu  le  temps  de  fleurir  et  de 


301  FORXnAITS    LITTÉRAIRES. 

défleurir  dans  l'ombre  :  elles  arrivent  au  jour  pour  la  pre- 
mière fois  dans  une  forme  déjà  passée  ;  elles  ont  manqué  leur 
heure.  Mais,  du  moins,  il  en  est  quelques-unes  pour  qui 
l'heure  ne  compte  pas,  simples  grâces  que  l'haleine  divine  a 
touchées  en  naissant,  et  qui  ont  la  jeunesse  immortelle. 
Celles-ci  viennent  toujours  à  temps,  et  d'autant  mieux  au- 
jourd'hui que  l'ardeur  de  la  querelle  littéraire  a  cessé,  el 
qu'on  semble  disposé  par  fatigue  à  quelque  retour.  Quoi  qu'il 
en  soit,  ce  recueil  s'adresse  et  se  confie  particulièrement  à 
ceux  qui  ont  encore  de  la  piété  littéraire. 

C'est  une  urne  sur  un  tombeau  :  qu'y  a-t-il  d'étonnant  que 
quelques-unes  des  couronnes  de  l'autre  hiver  y  soient  déjà 
fanées?  J'y  vois  une  harmonie  de  plus,  un  avertissement  aux 
jeunes  orgueils  de  ce  qu'il  y  a  de  sitôt  périssable  dans  chaque 
gloire. 

M.  de  Fontanes  représente  exactement  le  type  du  goût  et 
du  talent  poétique  français  dans  leur  pureté  et  leur  atticisme, 
sans  mélange  de  rien  d'étranger,  goût  racinien,  fénelonien, 
grec  par  instants,  toutefois  bien  plus  latin  que  grec  d'habi- 
tude, grec  par  Horace,  latin  du  temps  d'Auguste,  voltairien 
du  siècle  de  Louis  XIV.  Je  crois  pouvoir  le  dire  :  celui  qui 
n'aurait  pas  en  lui  de  quoi  sentir  ce  qu'il  y  a  de  délicat,  d'ex- 
quis et  d'à  peine  marqué  dans  les  meilleurs  morceaux  de 
Fontanes,  le  petit  parfum  qui  en  sort,  pourrait  avoir  mille 
qualités  fortes  et  brillantes,  mais  il  n'aurait  pas  une  certaine 
finesse  légère,  laquelle  jusqu'ici  n'a  manqué  pourtant  à  au- 
cun de  ceux  qui  ont  excellé  à  leur  tour  dans  la  littérature 
française.  Le  temps  peut-être  est  venu  où  de  telles  distinc- 
tions doivent  cesser,  et  nous  marchons  (des  voix  éloquentes 
nous  l'assurent)  à  la  grande  unité,  sinon  à  la  confusion,  des 
divers  goûts  nationaux,  à  l'alliance,  je  le  veux  croire,  de  tous 
les  atticismes.  En  attendant,  M.  de  Fontanes  nous  a  semblé 
intéressant  à  regarder  de  très-près.  Il  était  à  maintenir  dans 
la  série  littéraire  française  comme  la  dernière  des  figures 
pures,  calmes  et  sans  un  trait  d'altération:  à  la  veille  de  ces 


M.    DE   FONTANES.  305 

invasions  redoublées  et  de  ce  renouvellement  par  les  con- 
quêtes. Qu'il  vive  donc  à  son  rang  désormais,  paisible  dans 
ce  demi-jour  de  l'histoire  littéraire  qui  n'est  pas  tout  à  fait 
un  tombeau  !  Qu'un  reflet  prolongé  du  xvii®  siècle,  un  de  ces 
reflets  qu'on  aime,  au  commencement  du  xyiii^,  à  retrouver 
au  front  de  Daguesseau,  de  Rollin,  de  Racine  fils  et  de  l'abbé 
Prévost,  se  ranime  en  tombant  sur  lui,  poëte,  et  le  décore 
d'une  douce  blancheur  l 

Décembre  1838. 


J'ai  reparlé  de  Fontanes  en  mainte  page  de  l'ouvrage  intitulé  : 
Chateaubriand  et  son  Groupe  liiléraire...i  il  est  une  partie  considé- 
rable du  sujet. 


l 


M.   JOUBEPiT^'^ 


Bien  que  les  Pensées  de  l'homme  remarquable,  dont  le  nom 
apparaît  dans  la  critique  pour  la  première  fois,  ne  soient  im- 
primées que  pour  l'œil  de  l'amitié,  et  non  publiées  ni  mises 
en  vente,  elles  sont  destinées,  ce  me  semble,  à  voir  tellement 
s'élargir  le  cercle  des  amis,  que  le  public  finira  par  y  entrer. 
Parlons  donc  de  ce  volume  que  solennise  d'abord  au  fron- 
tispice le  nom  de  M.  de  Chateaubriand  éditeur,  parlons-en 
comme  s'il  était  déjà  public  :  trop  heureux  si  nous  hâtions  ce 
moment  et  si  nous  provoquions  une  seconde  édition  acces- 
sible à  la  juste  curiosité  de  tous  lecteurs! 

Et  qu'est-ce  donc  que  M.  Jciibert?  Quel  est  cet  inconnu 
tout  d'un  coup  ressuscité  et  dévoilé  par  l'amitié,  quatorze 
ans  après  sa  mort?  Qu'a-t-il  fait?  Quelaélé  son  rôle?A-t-il 
eu  un  rôle  ?  —  La  réponse  à  ces  diverses  questions  tient  peut- 
être  à  des  considérations  littéraires  plus  générales  qu'on  ne 
croit. 

M.  Joubert  a  été  l'ami  le  plus  intime  de  M.  do  Fontanes  et 
aussi  de  M.  de  Chateaubriand.  Il  avait  de  l'un  et  de  l'autre; 
nous  le  trouvons  un  lien  de  plus  entre  eux  :  il  achève  le 

(1)  Recueil  des  Pensées  de  M.  Joubert,  1  vol.  in-8,  Paris,  1838. 
Imprimerie  de  Le  Normant,  rue  de  Seine,  8.  —  M.  Paul  Raynal, 
neveu  de  M.  Joubert,  a  depuis  publié  (184  2),  en  deux  volumes  et 
avec  un  soin  tout  à  fait  pieu\,  les  Pensées  plus  conipièles,  plus  cor- 
rectes, et  un  choix,  de  leUres  de  sou  oncle.  Je  laisse  subsister  uioi» 
jugement,  que  cliacun  désormais  peut  achever  et  contrôler. 


M.    JOUBERT.  307 

groupe.  L'attention  se  reporte  aujourd'hui  sur  M.  de  Fon- 
fanes,  et  M.  Joubert  en  doit  prendre  sa  part.  Les  écrivains 
illustres,  les  grands  poètes,  n'existent  guère  sans  qu'il  y  ait 
autour  d'eux  de  ces  hommes  plutôt  encore  essentiels  que  se- 
condaires, grands  dans  leur  incomplet,  les  égaux  au  dedans 
parlapenséede  ceux  qu'ils  aiment,  qu'ils  servent,  et  qui  sont 
rois  par  l'art.  De  loin  ou  même  de  près,  on  les  perd  aisément 
de  vue;  au  sein  de  cette  gloire  voisine,  unique  et  qu'on  dirait 
isolée,  ils  s'éclipsent,  ils  disparaissentà  jamais,  si  cette  gloire 
dans  sa  piclé  ne  détache  un  rayon  distinct  et  ne  le  dirige  sur 
l'ami  qu'elle  absorbe.  C'est  ce  rayon  du  génie  et  de  l'amitié 
qui  vient  de  tomber  au  front  de  M.  Joubert  et  qui  nous  le 
montre. 

M.  Joubert  de  son  vivant  n'a  jamais  écrit  d'ouvrage,  ou  du 
moins  rien  achevé  :  «  Pas  encore,  disait-il  quand  on  le  pres- 
sait de  produire,  pas  encore,  il  me  faut  une  longue  paix.  »  La 
paix  était  venue,  ce  semble,  et  alors  il  disait  :  «  Le  Ciel  n'a- 
vait donné  de  la  force  à  mon  esprit  que  pour  un  temps,  et  le 
temps  est  passé.  »  Ainsi,  pour  lui,  pas  de  milieu  :  il  n'était 
pas  temps  encore,  ou  il  n'était  déjà  plus  temps.  Singulier  gé- 
nie toujours  en  suspens  et  en  peine,  qui  se  peint  en  ces  mots  : 
«  Le  Ciel  n'a  mis  dans  mon  intelligence  que  des  rayons,  et  ne 
m'a  donné  pour  éloquence  que  de  beaux  mots.  Je  n'ai  de 
force  que  pour  m'élever,  et  pour  vertu  qu'une  certaine  in- 
corruptibilité. >)  Il  disait  encore,  en  se  rendant  compte  de 
lui-même  et  de  son  incapacité  à  produire  :  «  Je  ne  puis  faire 
bien  qu'avec  lenteur  et  avec  une  extrême  fatigue.  Derrière  la 
force  de  beaucoup  de  gens  il  y  a  de  la  faiblesse.  Derrière  ma 
faiblesse  il  y  a  de  la  force  ;  la  faiblesse  est  dans  l'instrument.  » 
Mais  s'il  n'écrivait  pas  de  livres,  il  lisait  tous  ceux  des  autres, 
il  causait  sans  fin  de  ses  jugements,  de  ses  impressions  :  ce 
n'était  pas  un  goût  simplement  délicat  et  pur  que  le  sien,  un 
goût  correctif  et  négatif  de  Quintilius  et  de  Palru  ;  c'était  une 
pensée  hardie,  provocante,  un  essor.  Imaginez  un  Diderot 
qui  avait  de  la  pureté  antique  et  de  la  chasteté  pythagori- 


308  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

cienne,  un  Tlaton  à  cœur  de  La  Fontaine,  a  dit  M.  de  Chateau- 
briand. 

«  Inspirez,  mais  n'écrivez  pas,  »  dit  Le  Brun  aux  femmes. 
—  «  C'est,  ajoute  M.  Joubert,  ce  qu'il  faudrait  dire  aux  pro- 
fesseurs (aux  professeurs  de  ce  temps-là);  mais  ils  veulent 
écrire  et  ne  pas  ressembler  aux  Muses.  »  Eh  bien!  lui,  il  sui- 
vait son  conseil,  il  ressemblait  aux  Muses.  Il  était  le  public 
de  ses  amis,  l'orchestre,  le  chef  du  chœur  qui  écoute  et  qui 
frappe  la  mesure. 

Il  n'y  a  plus  de  public  aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  d'orchestre; 
les  vrais  M.  Joubert  sont  dispersés,  déplacés;  ils  écrivent.  Il 
n'y  a  plus  de  Muses,  il  n'y  a  plus  de  juges,  tout  le  monde  est 
dans  l'arène.  Aujourd'hui  toi,  demain  moi.  Je  te  siffle  ou  je 
t'applaudis,  je  te  loue  ou  je  te  raille  ;  à  charge  de  revanche  1 
Vous  êtes  orfèvre,  monsieur  Josse.  —  Tant  mieux,  dira-t-on, 
on  est  jugé  par  ses  pairs.  —  En  littérature,  je  ne  suis  pas  tout 
à  fait  de  cet  avis  constitutionnel,  je  ne  crois  pas  absolument 
au  jury  des  seuls  confrères,  ou  soi-disant  tels,  en  matière  de 
goût.  L'alliance  offensive  et  défensive  de  tous  les  gens  de  let- 
tres, la  société  en  commandite  de  tous  les  talents,  idéal  que 
certaines  gens  poursuivent,  ne  me  paraîtrait  pas  même  un 
immense  progrès,  ni  précisément  le  triomphe  de  la  saine  cri- 
tique. 

Sérieusement,  la  plaie  littéraire  de  ce  temps,  la  ruine  de 
l'ancien  bon  goût  (en  attendant  le  nouveau),  c'est  que  tout  le 
monde  écrit  et  a  la  prétention  d'écrire  autant  et  mieux  que 
personne.  Au  lieu  d'avoir  affaire  à  des  esprits  libres,  dégagés, 
attentifs,  qui  s'intéressent,  qui  inspirent,  qui  contiennent, 
que  rencontre-t-on?  des  esprits  tout  envahis  d'eux-mêmes, 
de  leurs  prétentions  rivales,  de  leurs  intérêts  d'amour-propre, 
et,  pour  le  dire  d'un  mot,  des  esprits  trop  souvent  perdus  de 
tous  ces  vices  les  plus  hideux  de  tous  que  la  littérature  seule 
engendre  dans  ses  régions  basses.  J'y  ai  souvent  pensé,  et 
j'aime  à  me  poser  cette  question  quand  je  lis  quelque  littéra- 
teur plus  ou  moins  en  renom  aujourd'hui  :  «  Qu'cùl-il  lait 


M.    JOUBERT.  309 

SOUS  Lf^uis  XrV?  qu'eùt-il  fait  au  xviii»  siècle?  »  J'ose  avouer 
que,  pojr  un  grand  nombre,  le  résultat  de  mon  plus  sér^-ui 
examen,  c'est  que  ces  hommes-là,  en  d'autres  temps,  n  au- 
raient pas  écrit  du  tout.  Tel  qui  nous  inonde  de  publications 
spécieuses  à  la  longue,  de  peintures  assez  en  vogue,  et  qui 
ne  sont  pas  détestables,  ma  foi!  aurait  été  commis  à  la  ga- 
belle sous  quelque  intendant  de  Normandie,  ou  aurait  servi 
de  poignet  laborieux  à  Pussort.  Tel  qui  se  pose  en  critique 
fringant  et  de  grand  ton,  en  juge  irréfragable  de  la  fine  fleur 
de  poésie,  se  serait  élevé  pour  toute  littérature  (car  celui-là 
eût  été  littérateur,  je  le  crois  bien)  à  raconter  dans  Ze  Mercure 
galant  ce  qui  se  serait  dit  en  voyage  au  dessert  des  princes. 
Un  honnête  homme,  né  pour  VAlmanach  du  Commerce,  qui 
aura  griflonné  jusque-là  à  grand'peine  quelques  pages  de  sta- 
tistique, s'emparera  d'emblée  du  premier  poënie  épique  qui 
aura  paru,  et,  s'il  est  en  verve,  déclarera  gravement  que  l'au- 
teur vient  de  renouveler  la  face  et  d'inventer  la  forme  delà 
poésie  française.  Je  regrette  toujours,  en  voyant  quelques-uns 
de  ces  jeunes  écrivains  à  moustache,  qui,  vers  trente  ans,  à 
force  de  se  creuser  le  cerveau,  passent  du  tempérament  athlé- 
tique au  nerveux,  les  beaux  et  braves  colonels  que  cela  aurait 
faits  hier  encore  sous  l'Empire.  En  un  mot,  ce  ne  sont  en  lit- 
térature aujourd'hui  que  vocations  lactices,  inquiètes  et  sur- 
excitées, qui  usurpent  et  font  loi.  L'élite  des  connaisseurs 
n'existe  plus,  en  ce  sens  que  chacun  de  ceux  qui  la  forme- 
raient est  isolé  et  ne  sait  où  trouver  l'oreille  de  son  sem- 
blable pour  y  jeter  son  mot.  Et  quand  ils  sauraient  se  rencon- 
trer, les  délicats,  ce  qui  serait  fort  agréable  pour  eux,  qu'en 
résulterait-il  pour  tous?  car,  par  le  bruit  qui  se  fait,  enten- 
drait-on leur  demi-mot;  et,  s'ils  élevaient  la  voix,  les  vou- 
drait-on reconnaître?  Voilà  quelques-unes  de  nos  plaies.  Au 
temps  de  M.  Joubert,  il  n'en  était  pas  encore  ainsi.  Déjà  sans 
doute  les  choses  se  gâtaient  :  «  Des  esprits  rudes,  remarque- 
l-il,  pourvus  de  robustes  organes,  sont  entrés  tout  à  coup  dans 
la  littérature,  et  ce  sont  eux  qui  en  pèsent  les  fleurs.  »  La 


310  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

controverse,  il  le  remarque  aussi,  devenait  hideuse  dans  les 
journaux;  mais  ïaménité  n'avait  pas  fui  de  partout,  et  il  y 
avait  toujours  les  belles-lettres.  Lui  qui  avait  besoin,  pour  dé- 
ployer ses  ailes,  quil  fit  beau  dans  la  société  autour  de  lui, 
il  trouvait  à  sa  portée  d'heureux  espaces;  et  j'aime  à  le  con- 
sidérer comme  le  type  le  plus  élevé  de  ces  connaisseurs  en- 
core répandusalorsdansun  monde  qu'ils  charmaient,  comme 
le  plus  oiiginal  de  ces  gens  de  goiit  finissants,  et  parmi  ces 
conseillers  et  ces  juges  comme  le  plus  inspirateur. 

La  classe  libre  d'intelligences  actives  et  vacantes  qui  se 
sont  succédé  dans  la  société  française  à  côté  de  la  littérature 
qu'elles  soutenaient,  qu'elles  encadraient,  et  que,  jusqu'à  un 
certain  point,  elles  formaient,  cette  dynastie  flutlante  d'es- 
prits délicats  et  vifs  aujourd'hui  perdus,  qui  à  leur  manière 
ont  régné,  mais  dont  le  propre  est  de  ne  pas  laissrr  de  nom, 
se  résume  très-bien  pour  nous  dans  un  homme  et  peut  s'ap- 
peler M.  Joubert. 

Ainsi,  de  môme  que  M.  de  Fontanes  a  été  vcrit.iblementle 
dernier  des  poètes  classiques,  M.  Joubert  aurait  clé  le  dernier 
de  ces  membres  associés,  mais  non  moins  essentiels,  de  l'an- 
cienne littérature,  de  ces  écoutants  écoutés,  qui,  ;iu  premier 
rang  du  cercle,  y  donnaient  souvent  le  ton.  Ces  deux  rôles, 
en  effet,  se  tenaient  naturellement,  et  devaient  finir  en- 
semble. 

Mais,  pour  ne  pas  trop  prêter  notreidée  générale,  et,  comme 
on  dit  aujourd'hui,  notre  formule,  à  celui  qui  a  t-té  surtout 
plein  de  liberté  et  de  vie,  prenons  l'homme  d'un  peu  plus  près 
et  suivons-le  dans  ses  caprices  mômes  ;  car  nul  ur.  l'ut  moins 
régulier,  plus  hardi  d'élan  et  plus  excentrique  de  rayons,  que 
cet  excellent  homme  de  goût. 

La  vie  de  M.  Joubert  compte  moins  parles  faits  que  par  les 
idées.  Joseph  Joubert  était  né  le  0  mai  1754,  à  Monlignac  en 
Périgord.  Ses  amis  le  croyaient  souvent  et  le  disaient  né  à 
Brive,  celte  patrie  du  cardinal  Dubois  :  Montignac  ou  Brive, 
il  aurait  dû  uaîtie  plutôt  à  Scillonte  ou  dans  quelque  bourg 


M.    JOUBERT.  311 

voisin  de  Sunium.  II  fit  ses  études,  et  très-rapidement,  dans 
sa  ville  natale.  Après  avoir,  de  là,  redouble  et  proii-ssé  même 
quelque  temps  aux  Doctrinaires  de  Toulouse,  il  vint  jeune 
et  libre  à  Paris,  y  connut  presque  d'abord  Font  ui'  s  dès  les 
années  1779,  1780-,  une  pièce  de  vers  qu'il  avail  lii<;,  un  ar- 
ticle de  journal  qu'il  avait  écrit,  amenèrent  cul  ir  lux  la  pre- 
mière rencontre  qui  fut  aussitôt  l'intimité  :  il  iivait  alors 
vingt-cinq  ans,  à  peu  près  trois  ans  de  plus  que  simi  ami.  Sa 
jeunesse  dut  être  celle  d'alors  :  «  Mon  âme  lialiiii-  un  lieu 
par  où  les  passions  ont  passé,  et  je  les  ai  toutes  innnues,  » 
nous  dit-il  plus  tard;  et  encore  :  «  Le  temps  (|iie  je  perdais 
autrefois  dans  les  plaisirs,  je  le  perds  aujourd'lmi  dans  les 
souffrances.  »  Les  idées  philosophiques  rentraincivnt  très- 
loin  :  à  l'âge  du  retour,  il  disait  :  «  Mes  découvertes  (et  cha- 
cun a  les  siennes)  m'ont  ramené  aux  préjugés.  »  Ce  qu'on 
appelle  aujourd'hui  lepanthéisme  était  très-faïutlicr,  on  a  lieu 
de  le  croire,  à  celte  jeunesse  de  M.  Joubert;  il  l'onibrassait 
dans  toute  sa  profondeur,  et,  je  dirai,  dans  sa  plus  séduisante 
beauté  :  sans  avoir  besoin  de  le  poursuivre  sur  1rs  nuages 
de  l'Allemagne,  son  imagination  antique  le  concevait  natu- 
rellement revêtu  de  tout  ce  premier  brillant  que  lui  donna  la 
Grèce  :«  Je  n'aime  la  philosophie  et  surtout  la  niéiapliysique, 
ni  quadrupède,  ni  bipède  :  je  la  veux  ailée  et  cli;iiilante.  » 
En  littérature,  les  enthousiasmes,  les  passions,  les  juge- 
ments de  M.  Joubert  le  marquaient  entre  les  cs|ii  ils  de  son 
siècle  et  en  vont  faire  un  critique  à  part.  Nous  en  .nons  une 
première  preuve  tout  à  fait  précise  par  une  coiic-pondance 
de  Fontanes  avec  lui.  Fontanes,  alors  en  Anglolcrre  (fin 
de  1783),  et  y  voyant  le  grand  monde,  chcnlic  à  ramener 
son  ami  à  des  admirations  plus  modérées  sui-  les  modèles 
d'outre-Manche  :  on  s'occupait  alors  en  effet  de  l'.icliardson 
et  même  de  Shakespeare  à  Londres  beaucoup  moins  qu'à 
Paris  :  «  Encore  un  coup,  lui  écrit  Fontanes,  la  patrie  de 
l'imagination  est  celle  où  vous  êtes  né.  Pour  Dieu,  ne  calom- 
niez point  la  France  à  qui  vous  pouvez  faire  tant  d'hon- 


312  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

neur.  «  Eti"  l'engage  à  choisir  dorénavant  dans  Shakespeare, 
mais  à  relire  ,'oute  Athaîie.  M.  Jouberr,  à  cette  époque,  sui- 
vait avec  ardeur  ce  mouvement  avea'ureux  d'innovation  que 
prêchaient  Le  Tourneur  par  ses  préfaces,  Mercier  par  ses 
brochures.  Il  était  de  cette  jeunesse  délirante  contre  qui 
La  Harpe  fulminait.  Il  avait  chargé  Fontanes  de  prendre  je 
ne  sais  quelle  information  sur  le  nombre  d'éditions  et  de 
traductions,  à  Londres,  du  Paysan  perverii,  et  son  ami  lui 
répondait  :  «  Assurez  hardiment  que  le  conte  des  quarante 
éditions  du  Faysan perverti  est  du  même  genre  que  celui  des 
armées  innombrables  qui  sortaient  de  Thèbes  aux  cent 
portes...  Les  deux  romans  français  dont  on  me  parle  sans 
cesse,  c'est  Gil  Blas  et  Marianne,  et  surtout  du  premier.  » 
M.  Joubert  avait  peine  à  accepter  cela.  Il  se  débarrassa  vite 
pourtant  de  ce  qui  n'était  pas  digne  de  lui  dans  ce  premier 
enthousiasme  de  la  jeunesse  ;  cette  boue  des  Mercier  et  des 
Rétif  ne  lui  passa  jamais  le  talon  :  il  réalisa  de  bonne  heure 
cette  haute  pensée  :  «  Dans  le  tempéré,  et  dans  tout  ce  qui 
est  inférieur,  on  dépend  malgré  soi  des  temps  où  l'on  vit, 
et,  malgré  qu'on  en  ait,  on  parle  comme  tous  ses  contem- 
porains. Mais  dans  le  beau  et  le  sublime,  et  dans  tout  ce  qui 
y  participe  en  quelque  sorte  que  ce  soit,  on  sort  des  temps, 
on  ne  dépend  d'aucun,  et,  dans  quelque  siècle  qu'on  vive, 
on  peut  être  parfait,  seulement  avec  plus  de  peine  en  cer- 
tains temps  que  dans  d'autres.  »  Il  devint  un  admirable  juge 
du  style  et  du  goût  français,  mais  avec  des  hauteurs  du  côté 
de  l'antique  qui  dominaient  et  déroutaient  un  peu  les  per- 
spectives les  plus  rapprochées  de  son  siècle. 

Bien  avant  De  Maistre  et  ses  exagérations  sublimes,  il 
disait  de  Voltaire  : 

«  Voltaire  a,  comme  le  singe,  les  mouvements  charmants 
et  les  traits  hideux.  » 

«  Voltaire  avait  l'âme  d'un  singe  et  l'esprit  d'un  ange.  » 

«  Voltaire  est  l'esprit  le  plus  débauché,  et  ce  qu'il  y  a  de 
pire,  c'est  qu'on  se  débauche  avec  lui.  » 


M.    JOUBERT.  313 

«  Il  y  a  toujours  dans  Voltaire,  au  bout  d'une  habile  main, 
un  laid  visage.  » 

«  Voltaire  connut  la  clarté,  et  se  joua  dans  la  lumière, 
mais  pour  l'éparpiller  et  en  briser  tous  les  rayons  comme  un 
méchant.  » 

Je  ne  me  lasserais  pas  de  citer;  et  pour  le  style,  pour  la 
poésie  de  Voltaire,  il  n'est  pas  plus  dupe  que  pour  le  carac- 
tère de  sa  philosophie  : 

«  Voltaire  entre  souvent  dans  la  poésie,  mais  il  en  sort 
aussitôt;  cet  esprit  impatient  et  remuant  ne  peut  pas  s'y 
fixer,  ni  même  s'y  arrêter  un  peu  de  temps.  » 

«  Il  y  a  une  sorte  de  netteté  et  de  franchise  de  style  qui 
tient  à  l'humeur  et  au  tempérament,  comme  la  franchise  au 
caractère. 

«  On  peut  l'aimer,  mais  on  ne  doit  pas  l'exiger. 

«  Voltaire  l'avait,  les  anciens  ne  l'avaient  pas.  » 

Le  style  de  son  temps,  du  xviii«  siècle,  ne  lui  paraît  pas 
l'unique  dans  la  vraie  beauté  française  : 

«  Aujourd'hui  le  style  a  plus  de  fermeté,  mais  il  a  moins 
de  grâce;  on  s'exprime  plus  nettement  et  moins  agréable- 
ment; on  articule  trop  distinctement,  pour  ainsi  dire.  » 

Il  se  souvient  du  xvi«,  du  xyii»  siècle  et  de  la  Grèce  ;  il 
ajoute  avec  un  sentiment  attique  des  idiotismes  : 

«  Il  y  a,  dans  la  langue  française,  de  petits  mots  dont 
presque  personne  ne  sait  rien  faire.  » 

Ce  Gil  Blas,  que  Fontanes  lui  citait,  n'était  son  fait  qu'à 
demi  : 

«  On  peut  dire  des  romans  de  Le  Sage,  qu'ils  ont  l'air 
d'avoir  été  écrits  dans  un  café,  par  un  joueur  de  dominos, 
en  sortant  de  la  comédie.  » 

Il  disait  de  La  Harpe  :  «  La  facilité  et  l'abondance  avec 
lesquelles  La  Harpe  parle  le  langage  de  la  critique  lui 
donnent  l'air  habile,  mais  il  l'est  peu.  » 

Il  disait  (i'Anacharsis  :  «  Anacharsis  donne  l'idée  d'un  beau 
ivre  et  ne  l'est  pas.  » 

II.  18 


314  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Maintenant  on  voit,  ce  me  semble,  apparaître,  se  dresser 
dans  sa  hauteur  et  son  peu  d'alignement  cette  rare  et  origi- 
nale nature.  Il  portait  dans  la  critique  non  écrite,  mais 
parlée,  à  celte  fin  du  xyiii^  siècle,  quelque  chose  de  l'école 
première  d'Athènes;  l'abbé  Arnaud  ne  lui  suCfisail  pas  et  lui 
semblait  malgré  tout  son  esprit  et  son  savoir  en  contre-sens 
perpétuel  avec  les  anciens.  Que  n'a-t-il  rencontré  André 
Chénier,  ce  jeune  Grec  contemporain  ?  Comme  ils  se  seraient 
vite  entendus  dans  un  même  culte,  dans  le  sentiment  de  la 
forme  chérie  !  Mais  M.  Joubert  était  bien  autrement  platoni- 
cien de  tendance  et  idéaliste  : 

«  C'est  surtout  dans  la  spiritualité  des  idées  que  consiste 
la  poésie.  » 

«  La  lyre  est  en  quelque  manière  un  instrument  ailé.  » 

«  La  poésie  à  laquelle  Socrate  disait  que  les  Dieux  l'avaient 
averti  de  s'appliquer,  doit  être  cultivée  dans  la  captivité, 
dans  les  infirmités,  dans  la  vieillesse. 

«  C'est  celle-là  qui  est  les  délices  des  mourants.  » 

«  Dieu,  ne  pouvant  pas  départir  la  vérité  aux  Grecs,  leur 
donna  la  poésie.  » 

«  Qu'est-ce  donc  que  la  poésie?  Je  n'en  sais  rien  en  ce 
moment;  mais  je  soutiens  qu'il  se  trouve  dans  tons  les  mots 
employés  par  le  vrai  poëte,  pour  les  yeux  un  certain  phos- 
phore, pour  le  goût  un  certain  nectar,  pour  l'attoîition  une 
ambroisie  qui  n'est  point  dans  les  autres  mots.  » 

«  Les  beaux  vers  sont  ceux  qui  s'exhalent  commodes  sons 
ou  des  parfums.  » 

«  Il  y  a  des  vers  qui,  par  leur  caractère,  semblent  appar- 
tenir au  règne  minéral  ;  ils  ont  de  la  ductilité  et  de  l'éclat. 

«  D'autres  au  règne  végétal  ;  ils  ont  de  la  sève. 

«  D'autres  enfin  appartiennent  au  règne  animal  ou  animé, 
et  ils  ont  de  la  vie. 

«  Les  plus  beaux  sont  ceux  qui  ont  de  l'àme  ;  ils  appar- 
tiennent aux  trois  règnes,  mais  à  la  Muse  encore  |)lus.  » 

C'est  le  sentiment  de  cette  Muse  qui  lui  inspirait  ces  juge- 


M.    JOL'BERT.  315 

ments  d'une  concision  oniée,  laquelle  fait,  selon  lui,  la  beauté 
unique  du  style  : 

«  Racine  :  —  son  élégance  est  parfaite  ;  mais  elle  n'est 
pas  suprême  comme  celle  de  Virgile.  » 

«  Notre  véritable  Homère,  l'Homère  des  Français,  qui  le 
croirait?  c'est  La  Fontaine.  » 

«  Le  talent  de  J.-B.  Rousseau  remplit  l'intervalle  qui  se 
trouve  entre  La  Motte  et  le  vrai  poëte.  »  Quelle  place  im- 
mense, et  daulant  plus  petite  !  ironie  charmante! 

Et  la  poésie,  la  beauté  sous  toutes  les  formes,  il  la  sentait  : 

M  Naturellement,  l'âme  se  chante  à  elle-même  tout  ce  qui 
est  beau  ou  tout  ce  qui  semble  tel. 

«  Elle  ne  se  le  chante  pas  toujours  avec  des  vers  ou  des 
paroles  mesurées,  mais  avec  des  expressions  et  des  images 
où  il  y  a  un  certain  sens,  un  certain  sentiment,  une  certaine 
forme  et  une  certaine  couleur  qui  ont  une  certaine  harmonie 
l'une  avec  l'autre  et  chacune  en  soi.  » 

Par  l'altitude  de  sa  pensée,  il  me  fait  l'effet  d'une  colonne 
antique,  solitaire,  jetée  dans  le  moderne,  et  qui  n'a  jamais 
eu  son  temple. 

Vieux  et  blanchissant,  il  se  comparait  avec  grâce  à  un  peu- 
plier :  M  Je  ressemble  à  un  peuplier  -,  cet  arbre  a  toujours  l'air 
d'être  jeune,  même  quand  il  est  vieux.  «  Albuque  populus. 

M.  Joubert,  jeune  encore  en  89,  vit  arriver  la  Révolution 
française  avec  des  espérances  vastes  comme  son  amour  des 
hommes.  Il  persista  longtemps  à  ne  l'envisager  que  par  son 
côté  profitable  à  l'avenir,  et,  à  travers  tout,  régénérateur. 
Lié  avec  le  conventionnel  Lakanal,  il  eut  moyen  d'être  de 
bon  conseil  pour  les  choses  de  l'instruction  publique  le  len- 
demain des  jours  de  terreur  et  de  ruine.  Ses  idées  en  phi- 
losophie sociale  ne  se  modifièrent  que  par  un  contre-coup 
assez  éloigné  de  ce  moment  :  au  sortir  du  9  thermidor,  il 
paraît  avoir  cru  encore  aux  ressources  du  gouvernement 
par  (ou  avec)  le  grand  nombre  :  il  écrivait  à  Fontanes  qui, 
caché  durant  quelques  mois,  reparaissait  au  grand  jour  : 


316  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  Je  vous  vois  où  vous  êtes  avec  grand  plaisir.  Le  temps 
permet  aux  gens  de  bieu  de  vivre  partout  où  ils  veulent.  La 
terre  et  le  ciel  sont  changés.  Heureux  ceux  qui,  toujours  les 
mêmes,  sont  sortis  purs  de  tant  de  crimes  et  sains  de  tant 
d'affreux  périls  !  Vive  à  jamais  la  liberté  !  »  Noble  soupir  de 
délivrance  qui  s'exhale  d'une  poitrine  généreuse  longtemps 
oppressée  1  Le  chapitre  si  remarquable  de  ses  Prisées,  intitulé 
Politique,  nous  le  montre  revenu  à  l'autre  pôle,  c'est-à-dire  à 
l'école  monarchique,  à  l'école  de  ceux  qu'il  appelle  les  sages  : 
«  Liberté  !  liberté  1  s'écriait-il  alors  comme  pour  réprimander 
son  premier  cri  ;  en  toutes  choses  point  de  liberté;  mais  en 
toutes  choses  justice,  et  ce  sera  assez  de  liberté.  »  Il  disait  : 
«  Un  des  plus  sûrs  moyens  de  tuer  un  arbre  est  de  le  dé- 
chausser et  d'en  faire  voir  les  racines.  Il  en  est  de  même  des 
institutions;  celles  qu'on  veut  conserver,  il  ne  faut  pas  trop 
en  désenterrer  l'origine.  Tout  commencement  est  petit.  »  Je 
dirai  encore  cette  magnifique  pensée  qui,  dans  son  anachro- 
nisme, ressemble  à  quelque post-scriptum  retrouvé  d'un  traité 
de  Platon  ou  à  quelque  sentence  dorée  de  Pythagore  :  «  La 
multitude  aime  la  multitude  ou  la  pluralité  dans  le  gouverne- 
ment. Les  sages  y  aiment  l'unité. 

(•  Mais,  pour  plaire  aux  sages  et  pour  avoir  la  perfection, 
il  faut  que  l'unité  ait  pour  limites  celles  de  sa  juste  étendue, 
que  ses  limites  viennent  d'elle;  ils  la  veulent  éminente  et 
pleine,  semblable  à  un  disque  et  non  pas  semblable  à  un 
point.  » 

En  songeant  à  ses  erreurs,  à  ce  qu'il  croyait  tel,  il  ne  s'irri- 
tait pas;  sa  bienveillance  pour  l'humanité  n'avait  pas  souf- 
fert :  «  Philanthropie  et  repentir,  c'est  ma  devise.  » 

Trompé  par  une  ressemblance  de  nom,  nous  avons  d'abord 
cru  et  dit  que,  comme  administrateur  du  département  de  la 
Seine,  il  contribua  à  la  formation  des  Écoles  centrales;  nous 
avions  sous  les  yeux  un  discours  qu'un  M.  Jouberl  prononça 
à  une  rentrée  solennelle  de  ces  écoles  en  l'an  v  :  ce  n'était 
pas  le  nôtre.  La  seule  fonction  publique  de  M.  Joubert  durant 


M,   JOUBERT.  317 

la  Révolution  consista  à  être  juge  de  paixàMontignac  où  ses 
compatriotes  l'avaient  rappelé  ;  il  y  resta  deux  ans,  de  90  à  92  ; 
puis  il  revint  à  Paris  et  se  maria.  Nous  le  suivons  d'assez  près 
dans  les  années  suivantes  par  de  charmantes  lettres  à  Fon- 
tanes,  son  plus  vieil  ami,  qu'il  retrouvait,  après  la  séparation 
de  la  Terreur,  avec  la  vivacité  d'une  reconnaissance  : 

«  Je  mêlerai  volontiers  mes  pensées  avec  les  vôtres,  lors- 
que nous  pourrons  converser;  mais,  pour  vous  rien  écrire 
qui  aitle  sens  commun,  c'estàquoi  vous  nedevez  aucunement 
vous  attendre.  J'aime  le  papier  blanc  plus  que  jamais,  et  je 
ne  veux  plus  me  donner  la  peine  d'exprimer  avec  soin  que 
des  choses  dignes  d'être  écrites  sur  de  la  soie  ou  sur  l'airain. 
Je  suis  ménager  de  mon  encre;  mais  je  parle  tant  que  l'on 
veut.  Je  me  suis  prescrit  cependant  deux  ou  trois  petites  rêve- 
ries dont  la  continuité  m'épuise.  Vous  verrez  que  quelque  beau 
jour  j'expirerai  au  milieu  d'une  belle  phrase  et  plein  d'une 
belle  pensée.  Cela  est  d'autant  plus  probable,  que  depuis 
quelque  temps  je  ne  travaille  à  exprimer  que  des  choses 
inexprimables.  » 

Gomme  ceci  est  tout  à  fait  inédit  et  pourra  s'ajouter  heu- 
reusement à  une  réimpression  des  Pensées,  je  ne  crains  pas 
de  transcrire  :  c'est  un  régal  que  de  telles  pages.  M.  Joubert 
continue  de  s'analyser  lui-même  avec  une  sorte  de  délices 
qui  sent  son  voisin  bordelais  du  xvi^  siècle,  le  discoureur 
des  Essais  : 

«  Je  m'occupais  ces  jours  derniers  à  imaginer  nettement 
comment  était  fait  mon  cerveau.  Voici  comment  je  le  conçois  : 
il  est  sûrement  composé  de  la  substance  la  plus  pure,  et  a  de 
hauts  enfoncements:  mais  ils  ne  sont  pas  tous  égaux.  Il  n'est 
point  du  tout  propre  à  toutes  sortes  d'idées;  il  ne  l'est  point 
aux  longs  travaux. 

M  Si  la  moelle  en  est  exquise,  l'enveloppe  n'en  est  pas  forte. 
La  quantité  en  est  petite,  et  ses  ligaments  l'ontuni  aux  plus 
mauvais  muscles  du  monde.  Cela  me  rend  le  goût  très-diffi- 
cile et  la  fatigue  insupportable.  Cela  me  rend  en  même  temps 

18. 


318  POBTRAITS   LITTERAIRES. 

opiniâtre  dans  le  travail,  car  je  ne  puis  me  reposer  que  quand 
j'atteins  ce  qui  m'échappe.  Mon  ànie  chasse  aux  papillons,  et 
cette  chasse  me  luera.  Je  ne  puis  ni  rester  oisif,  ni  suffire  à 
mes  mouvements.  Il  en  résulte  (pour  méjuger  en  beau)  que 
je  ne  suis  propre  qu'à  la  perfection.  Du  moins  elle  m6 
dédommage  lorsque  je  puis  y  parvenir,  et,  d'ailleurs,  elle  me 
repose  en  m'interdisant  nue  foule  d'entreprises-,  car  peu 
d'ouvrages  et  de  matières  sont  susceptibles  de  l'admettre.  La 
perfection  m'est  analogue,  car  elle  exige  la  lenteur  autant 
que  la  vivacité.  Elle  permet  qu'on  recommence  et  rend  les 
pauses  nécessaires.  Je  veux,  vous  dis-je,  être  parfait.  Il  n"y  a 
que  cela  qui  me  siée  et  qui  puisse  me  contenter.  Je  vais  donc 
me  faire  nue  sphère  un  peu  céleste  et  fort  paisible,  où  tout 
me  plaise  et  me  rappelle,  et  de  qui  la  capacité  ainsi  que  la 
températui'e  se  trouve  exactement  conforme  à  la  nature  et 
l'étendue  de  mon  pauvre  petit  cerveau.  Je  prétends  ne  plus 
rien  écrire  que  dans  l'idiome  de  ce  lieu.  J'y  veux  donner  à 
mes  pensées  plus  de  pureté  que  d'éclat,  sans  pourtant  bannir 
les  couleurs,  car  mon  esprit  en  est  ami.  Quanta  ce  que  l'on 
nomme  force,  vigueur,  nerf,  énergie,  élan,  je  prétends  ne 
plus  m'en  servir  que  pour  monter  dans  mon  étoile.  C'est  là 
que  je  résiderai  quand  je  voudrai  prendre  mon  vol;  et  lors- 
que j'en  redescendrai,  pour  converser  avec  les  hommes  pied 
à  pied  et  de  gré  à  gré,  je  ne  prendrai  jamais  la  peine  de 
savoir  ce  que  je  dirai;  comme  je  fais  en  ce  moment  où  je  vous 
souhaite  le  bonjour.  » 

Il  y  a  sans  doute  quelque  chose  de  fantasque,  d'un  peu 
bizarre  si  l'on  veut,  dans  tout  cela  :  M.  Joubert  est  un  humo- 
riste en  sourire.  Mais  même  lorsqu'il  y  a  quelque  affectation 
chez  lui  (et  il  n'en  est  pas  exempt),  il  n'a  que  celle  qui  ne  dé- 
plaît pas  parce  qu'elle  est  sincère,  et  que  lui-même  définit 
comme  tenant  plus  aux  mots,  tandis  que  la  prétention,  au 
contraire,  lient  à  la  vanilé  de  l'écrivain  :  «  Par  l'une,  l'au- 
teur semble  dire  seulement  au  lecteur  :  Je  veux  être  clair,  ou 
je  veux  être  exact,  et  alors  il  ne  déplaît  pas;  mais  quelque- 


M.    JOLBERT.  3\9 

fois  il  semble  dire  aussi  :  Je  veux  briller,  et  alors  on  le  siffle.  » 

Marié  depuis  juin  93,  retiré  de  temps  en  temps  à  Ville- 
neuve-sur-Yonne, il  y  conviait  son  ami  et  la  famille  de  son 
ami  ;  il  voudrait  avoir  à  leur  offrir,  dit-il,  une  cabane  au  pied 
d'un  arbre,  et  il  ne  trouve  de  disponible  qu'une  chaumière 
au  pied  d'un  mur.  Il  parle  là-dessus  avec  un  frais  sentiment 
du  paysage,  avec  un  tour  et  une  coupe  dans  les  moindres 
détails,  qui  fait  ressembler  sa  phrase  familière  à  quelque 
billet  de  Cicéron  : 

((  Ceue  chaumière  au  pied  d'un  mur  est  une  maison  de 
curé  au  pied  d'un  pont.  "Vous  y  auriez  notre  rivière  sous  les 
yeux,  notre  plaine  devant  vos  pas,  nos  vignobles  en  perspec- 
tive, et  un  bon  quart  de  notre  ciel  sur  votre  tête.  Cela  est 
assez  attrayant. 

«  Une  cour,  un  petit  jardin  dont  la  porte  ouvre  sur  la  cam- 
pagne; des  voisins  qu'on  ne  voit  jamais,  toute  une  ville  à 
l'autre  bord,  des  bateaux  entre  les  deux  rives,  et  un  isole- 
ment commode  ;  tout  cela  est  d'assez  grand  prix,  mais  aussi 
vous  le  payeriez  :  le  site  vaut  mieux  que  le  lieu.  » 

Lorsque,  revenu  de  sa  proscription  de  Fructidor,  Fontanes- 
fut  réinstallé  en  France,  nous  retrouvons  M.  Jouberten  cor- 
respondance avec  lui.  Use  console,  en  sage  tendre,  delà  mort 
d'un  jeune  enfant: 

«  Ces  êtres  d'un  jour  ne  doivent  pas  être  pleures  longue- 
ment comme  des  hommes;  mais  les  larmes  qu  ils  font  couler 
sont  amères.  Je  le  sens,  quand  je  songe  surtout  que  votre 
malheur  peut,  à  chaque  instant,  devenir  le  mien.  Je  vous 
remercie  d'y  avoir  songé.  Je  ne  doute  pas  qu'en  cas  pareil 
vous  ne  fussiez  prêt  à  partager  mes  sentiments  comme  je 
partage  les  vôtres.  Les  consolations  sont  un  secours  qu'on  se 
prête  et  dont  tôt  ou  tard  chaque  homme  a  besoi  n  à  son  tour.  » 

Il  revient  de  là  à  sa  difficulté  d'écrire,  à  ses  ennuis,  à  sa 
santé,  à  se  peindre  lui-même  selon  ce  faible  aimable  et  qu'on 
lui  pardonne;  car,  si  occupé  qu'il  soit  de  lui,  il  a  toujours  ua 
coin  à  loger  les  autres  :  c'est  l'esprit  et  le  cœur  le  plus  hospita- 


529  PORTRAITS    LITTftRAIllES. 

liers.  Il  se  récite  donc  en  détail  à  son  ami  ;  il  se  plaint  de  son 
esprit  qui  le  maîtrise  par  accès,  qui  le  surmène  :  madame 
Victorine  de  Chastenay  disait,  en  effet,  de  lui  qu'il  avait  l'air 
d'une  âme  qui  a  rencontré  par  hasard  un  corps,  et  qui  s'en 
tire  comme  elle  peut.  Mais  aussi  il  désarçonne  parfois  cette 
âme,  cetesprit,  ce  cavalier  intraitable,  et  alors  il  vit  des  mois 
entiers  en  bête  (il  nous  l'assure),  sans  penser,  couché  sur  sa 
litière  :  «Vous  voyez,  poursuit-il,  que  mon  existence  ne  res- 
semble pas  tout  à  fait  à  la  béatitude  et  aux  ravissements  où 
vous  me  supposez  plongé.  J'en  ai  quelquefois  cepet::^ant;  et 
si  mes  pensées  s'inscrivaient  toutes  seules  sur  les  arbres  que 
je  rencontre,à  proportion  qu'elles  se  forment  et  que  je  passe, 
vous  trouveriez,  en  venant  les  déchiffrer  dans  ce  pays-ci 
après  ma  mort,  que  je  vécus  par-ci  par-là  plus  Platon  que 
Platon  lui-même  :  Vlatone  platoiiior.  » 

Une  de  ces  pensées,  par  exemple,  qui  s'inscrivaient  toutes 
seules  sur  les  arbres,  sur  quelque  vieux  tronc  bien  chenu, 
tandis  qu'il  se  promenait  par  les  bois  un  livre  à  la  main,  la 
voulez- vous  savoir?  la  voici  ;  elle  lui  échappe  à  la  fin  de  cette 
même  letti-e  : 

«  11  me  reste  à  vous  dire  sur  les  livres  et  sur  les  styles  une 
chose  que  j'ai  toujours  oubliée  :  achetez  et  lisez  les  livres 
faits  parles  veillards  qui  ont  su  y  mettre  l'originalité  de  leur 
caractère  et  de  leur  âge.  J'en  connais  quatre  ou  cinq  où  cela 
est  fort  remarquable.  D'abord  le  vieil  Homère,  mais  je  ne 
parle  pasdelui.  Jene  dis  rien  non  plus  du  vieil  Eschyle:  vous 
les  connaissez  amplement  en  leur  qualité  de  poêles.  Mais  pro- 
curez-vous un  peu  Varron,  Maciilphi  Formulœ  {ce  Marculphe 
était  un  vieux  moine,  comme  il  le  dit  dans  sa  préface  dont 
vous  pourrez  vous  contenter;;  Cornaro,  de  la  Me  sobre.  J'en 
connais,  je  crois,  encore  un  ou  deux,  mais  je  n'ai  pas  le  temps 
de  m'en  souvenir.  Feuilletez  ceux  que  je  vous  nomme,  et 
vous  me  direz  si  vous  ne  découvrez  pas  visiblement,  dans 
leurs  mots  et  dans  leurs  pensées,  des  esprits  verts,  quoique 
ridés,  des  voix  sonores  et  cassées,  l'autorité  des  cheveux 


M.    JOUBERT.  321 

blancs,  enfin  des  têtes  de  vieillards.  Les  amateurs  de  tableaux 

eu  mettent  toujours  dans  leurs  cabinets;  il  faut  qu'un  con- 

-,  naisseur  en  livres  en  mette  dans  sa  bibliothèque.  »  —  Que 

-  vous  en  semble?  Montaigne  dirait-il  mieux?  Vraie  pensée  de 

Socrate  touchée  à  la  Rembrandt  1 

M.  Joubert  est  un  esprit  délicat  avec  des  pointes  fréquentes 
vers  le  sublime;  car, selon  lui,  «les  esprits  délicats  sont  fous 
des  esprits  nés  sublimes,  qui  n'ont  pas  pu  prendre  l'essor, 
parce  que,  ou  des  organes  trop  faibles,  ou  une  santé  trop  va- 
riée, ou  de  trop  molles  habitudes,  ont  retenu  leurs  élans.  » 
Charmante  et  consolante  explication!  Quelle  délicatesse  il 
met  à  ennoblir  les  délicats!  Il  s'y  pique  d'honneur.  Ainsi  la 
qualité  du  cavalier  est  bien  la  même,  ce  n'est  que  le  cheval 
qui  a  manqué. 

L'année  1800  lui  amena  un  de  ces  cavaliers  au  complet 
pour  ami.  M.  de  Chateaubriand  arriva  d'Angleterre;  il  y  avait 
d'avance  connu  M.  Joubert  par  les  récits  passionnés  de  Fon- 
tanes;  une  grande  liaison  commença.  Les  illustres  Mémoires 
ont  déjà  fixé  en  trait  d'immortelle  jeunesse  cette  petite  et 
admirable  société  d'alors,  soit  au  village  de  Savigny,  soit 
dans  la  rue  Neuve-du-Luxembourg,  Fontanes,  M.  Joubert, 
M.  de  Donald,  M.  Mole,  cette  brillante  et  courte  union  d'un 
moment  à  l'entrée  du  siècle,  avant  les  systèmes  produits,  les 
renommées  engagées,  les  emplois  publics,  tout  ce  qui  sépare  ; 
cette  conversation  d'élite,  les  soirs,  autour  de  madame  de 
Beaumont,  de  madame  de  Vintimille  :  «  Hélas!  se  disait-on 
quelquefois  en  sortant,  ces  femmes-là  sont  les  dernières; 
elles  emporteront  leur  secret.  » 

M.  Joubertn'eut  d'autres  fonctions,  sousl'Empire,  quedans 
l'instruction  publique,  inspecteur,  puis  conseiller  de  l'Uni- 
versité par  l'amitié  de  M.  de  Fontanes.  Il  continua  de  lire, 
de  rêver,  de  causer,  de  marcher,  bâton  en  main,  aimant 
mieux  dans  tous  les  temps  faire  dix  lieues  qu'écrire  dix 
lignes;  de  promener  et  d'ajourner  l'œuvre,  étant  de  ceux  qui 
Bernent,  et  qui  ne  bâtissent  ni  ne  fondent  :  «  Quand  je  luis, 


o22  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

je  me  consomme.  »  —  «  J'avais  besoin  de  Tàge  pour  ap- 
prendre ce  que  je  voulais  savoir,  et  j'aurais  besoin  de  la  jeu- 
nesse pour  bien  dire  ce  que  je  sais.  »  Au  milieu  de  ces  plain- 
tes, sa  jeunesse  d'imagination  rayonnait  toujours  sur  de 
longues  perspectives  : 

De  la  paix  et  de  l'espérance 
Il  a  toujours  les  yeux  sereins, 

disait  de  lui  Fontanes  en  chantant  sa  bienvenue  à  Courbe- 
voie.  Les  idées  religieuses  prenaient  sur  cet  esprit  élevé  plus 
d'empire  de  jour  en  jour.  Au  sein  de  l'orthodoxie  la  plus  fei  • 
vente,  il  portait  de  singuliers  restes  de  ses  anciennes  audaces 
philosophiques.  A  propos  de  ce  beau  chapitre  de  la  Religion^ 
qui  est  de  la  volée  de  Pascal,  M.  de  Chateaubriant  a  remar- 
qué que  jamais  pensées  n'ont  excité  de  plus  grands  doutes 
jusqu'au  sein  de  la  foi.  Je  renvoie  au  livre;  ceux  qui  en  se- 
ront avides  et  dignes  sauront  bien  se  le  procurer;  ils  force- 
ront d'ailleurs  par  leur  clameur  à  ce  qu'on  le  leur  donne  :  il 
est  impossible  que  de  tels  élixirs  d'âme  restent  scellés.  Il  a 
dit  de  ce  siècle-ci,  bien  avant  tant  de  déclamations  et  de  re- 
dites, et  avec  le  plus  sublime  accent  de  Thamilité  pénétrée 
qui  a  foi  en  la  miséricorde  : 

«  Dieu  a  égard  aux  siècles.  Il  pardonne  aux  uns  leurs  gros- 
sièretés, aux  autres  leurs  raffinements.  Mal  connu  par  ceux- 
là,  méconnu  par  ceux-ci,  il  met  à  notre  décharge,  dans  ses 
balances  équitables,  les  supersitions  et  les  incrédulités  des 
époques  oia  nous  vivons. 

«  Nous  vivons  dans  un  temps  malade;  il  le  voit.  Notre  in- 
telligence est  blessée;  il  nous  pardonnera,  si  nous  lui  don- 
nons tout  entier  ce  qui  peut  nous  rester  de  sain.  » 

11  comprenait  la  piété,  le^tlus  beau  et  le  plus  délié  de  tous  le& 
tentiments,  comme  on  a  vu  qu'il  entendait  la  poésie;  il  y 
voyait  des  harmonies  touchantes  avec  le  dernier  âge  de  la 
vie  :  «  Il  n'y  a  d'heureux  par  la  vieillesse  que  le  vieux  prêtre 
et  ceux  qui  lui  ressemblent.  »  Il  s'élevait  et  cheminait  dans 


M.   JOUBERT.  323 

ce  bonheur  en  avançant;  la  vieillesse  lui  apparaissait  comme 
purifiée  du  corps  et  voisine  des  Dieux.  Il  entendait  plus  dis- 
tinctement celle  voix  de  la  Sagesse,  qui,  comme  une  voix  cé- 
leste, n'est  d'aucun  sexe,  cette  voix  àlui  familière,  des  Féneloa 
et  des  Platon.  «  La  Sagesse,  c'est  le  repos  dans  la  lumière.  » 

Mais,  comme  critique  littéraire,  il  en  faut  tirer  encore  cer- 
tains mots  qui  s'ajouteraient  bien  au  chapitre  des  Ouvrages 
de  l'Esprit  de  La  Bruyère,  et  dont  quelques-uns  vont  droit  à 
nos  travaux  d'aujourd'hui  : 

«  Pour  bien  écrire,  il  faut  une  facilité  naturelle  et  une  dif- 
ficulté acquise.  » 

«  Il  est  des  mots  amis  de  la  mémoire;  ce  sont  ceux-là  qu'il 
faut  employer.  La  plupart  mettent  leurs  soins  à  écrire  de  telle 
sorte,  qu'on  les  lise  sans  obstacle  et  sans  difficulté,  et  qu'on 
ne  puisse  en  aucune  manière  se  souvenir  de  ce  qu'ils  ont 
dit  ;  leurs  phrases  amusent  la  voix,  1  oreille,  l'attention  même, 
et  ne  laissent  rien  après  elles;  elles  flattent,  elles  passent 
comme  un  son  qui  sort  d'un  papier  qu'on  a  feuilleté.  »  Ceci 
s'adresse  en  arrière  à  l'école  de  La  Harpe,  au  Voltaire  délayé, 
et,  en  général,  le  péril  n'est  pas  aujourd'hui  de  tomber  dans 
ce  coulant. 

Voici  qui  nous  touche  de  plus  près  :  «  Avant  d'employer  un 
beau  mot,  faites-lui  une  place.  »  Avec  la  quantité  de  beaux 
mots  qu'on  empile,  sait-on  encore  le  prix  de  ces  places-là? 

«  L'ordre  littéraire  et  poétique  tient  à  la  succession  natu- 
relle et  libre  des  mouvements  ;  il  faut  qu'il  y  ait  entre  les . 
parties  d'un  ouvrage  de  l'harmonie  et  des  rapports,  que  tout 
s'y  tienne  et  que  rien  ne  soit  cloué.  «  Maintenant,  dans  la 
plupart  des  ouvrages,  les  parties  ne  se  tiennent  guère;  en 
revanche  (je  parle  des  meilleurs),  ce  ne  sont  que  clous  mar- 
telés et  rivés,  à  tète  d'or. 

A  nos  poëtcs  lyriques  ou  épiques  il  semble  dire  :  «  On 
n'aime  plus  que  l'esprit  colossal.  » 

A  tel  qui  violente  la  langue  et  qui  est  pourtant  un  maître: 
«  Nous  devons  reconnaître  pour  maîtres  des  mots  ceux  qui 


324  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

savent  en  abuser,  et  ceux  qui  savent  en  user;  mais  ceux-ci 
sont  les  rois  des  langues,  et  ceux-là  en  sont  les  tyrans.  »  — 
Oui,  tyrans!  nos  Phalaris  ne  font-ils  pas  mugir  les  pensées 
dans  les  mots  façonnés  et  fondus  en  taureaux  d'airain? 

A  tel  romancier  qui  réussit  une  fois  sur  cent,  je  dirai  avec 
lui  :  «  Il  ne  faut  pas  seulement  qu'un  ouvrage  soit  bon,  mais 
qu'il  soit  fait  par  un  bon  auteur.  » 

A  tel  critique  hérissé  et  coupe-jarret,  à  tel  autre  aisément 
fatrassier  et  sans  grâce  :  «  Des  belles-lettres.  Où  n'est  pas 
l'agrément  et  quelque  sérénité,  là  ne  sont  plus  les  belles- 
lettres. 

«  Quelque  aménité  doit  se  trouver  même  dans  la  critique; 
si  elle  en  manque  absolument,  elle  n'est  plus  littéraire...  Où 
il  n'y  a  aucune  délicatesse,  il  n'y  a  point  de  littérature,  >> 

A  aucune  en  particulier,  mais  à  toutes  en  général,  ce  qui 
ne  peut,  certes,  blesser  personne,  dans  ce  sexe  plus  ou  moins 
émancipé  :  «  Il  est  un  besoin  d'admirer,  ordinaire  à  certaines 
femmes  dans  les  siècles  lettrés,  et  qui  est  une  altération  du 
besoin  d'aimer.  » 

Et  ces  pensées  qui  semblent  dater  de  ce  matin,  étaient 
écrites  il  y  a  quinze  ans  au  moins,  avant  1824,  époque  où 
mourait  M.  Joubert,  âgé  d'environ  soixante-dix  ans  (1). 

Je  n'aurais  pas  fini  de  sitôt,  si  j'extrayais  tout  ce  qui,  chez 
lui,  s'attache  au  souvenir  et  vous  suit.  Combien  de  vues  fines 
et  profondes  sur  les  anciens,  sur  leur  genre  de  beauté,  leur 
modération  décente  !  «  On  parle  de  leur  imagination  :  c'est 
de  leur  goût  qu'il  faut  parler;  lui  seul  réglait  toutes  leurs 
opérations,  appliquant  leur  discernement  à  ce  qui  est  beau 
et  convenable. 

«  Leurs  philosophes  même  n'étaient  que  de  beaux  écrivains 
dont  le  goût  était  plus  austère.  » 

Paul-Louis  Courier  les  jugeait  ainsi.  Et  sur  les  formes  par- 

(l|  Soixante-dix  ans  moins  trois  jours;  il  mourut  le  3  mai.  M.  de 
Chatuuuliriund  dans  les  Débats  du  8  mai,  et  M.  de  Bonald  dans  la 
Quolidieime  du  2'<,  ont  consii^né  leurs  publics  regrets. 


M.    JODBERT.  325 

ticulières  des  styles,  sur  Cicéron  qu'on  croit  circonspect  et 
presque  timide,  et  qui,  par  l'expression,  est  le  plus  téméraire 
peut-être  ues  écrivains,  sur  son  éloquence  claire,  mais  qui 
sort  à  gros  houillons  et  cascades  quand  il  le  faut;  sur  Platon, 
qui  se  perd  dans  le  vide,  mais  tellement  qu'on  voit  le  jeu  de  ses 
ailes,  qu'"He/?.  entend  le  bruit;  sur  Platon  encore  et  Xénoplon, 
et  les  autres  écrivains  de  l'école  de  Socrate,  qui  ont,  dans  la 
phrase,  les  circuits  et  les  évolutions  du  vol  des  oiseaux,  qui  bâ- 
tissent véritablement  des  labyrinthes,  mais  des  labyrinthes  en 
l'air,  M.  Joubert  est  inépuisable  de  "vues  et  perpétuel  d'images. 
Cicéron  surtout  lui  revient  souvent,  comme  Voltaire;  il  le 
comprend  par  tous  les  aspects  et  le  juge,  car  lui-même  est 
un  homm.e  de  par-delà,  plus  antique  de  goût  :  «  La  facilité 
est  opposée  au  sublime.  Voyez  Cicéron,  rien  ne  lui  manque 
que  l'obstacle  et  le  saut.  » 

«  Il  y  a  mille  manières  d'apprêter  et  d'assaisonner  la  pa- 
role :  Cicéron  les  aimait  toutes.  » 

«  Cicéron  est  dans  la  philosophie  une  espèce  de  lune;  sa 
doctrine  a  une  lumière  fort  douce,  mais  d'emprunt:  cette 
lumière  est  toute  grecque.  Le  Romain  l'a  donc  adoucie  et 
affaiblie.  » 

Mais  je  m'aperçois  que  je  me  rengage.  — Nul  livre,  en  ré- 
sumé, ne  couronnerait  mieux  que  celui  de  M.  Joubert  celte 
série  française,  ouverte  aux  Maximes  de  La  Rochetoucauld, 
continuée  par  Pascal,  La  Bruyère,  Vauvenargues,  et  qui  se 
rejoint,  par  cent  retours,  à  Montaigne. 

Il  suffisait,  nous  disent  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  le 
connaître,  d'avoir  rencontré  et  entendu  une  fois  M.  Joubert, 
pour  qu'il  demeurât  à  jamais  gravé  dans  l'esprit  :  il  suffit 
maintenant  pour  cela,  en  ouvrant  son  volume  au  hasard, 
d'avoir  lu.  Sur  quantité  de  points  qui  reviennent  sans  cesse, 
sur  bien  des  thèmes  éternels,  on  ne  saurait  dire  mieux  ni 
plus  singulièrement  que  lui:  «  Il  n'y  a  pas,  pense-t-il,  de  mu- 
sique plus  agréable  que  les  variations  des  airs  connus.»  Or, 
s/t&variations,di  lui,mériteraientbien  souveutd'être  retenues 

u.  19 


326  PORTRAITS  LITTÉRAIRES 

comme  définitives.  Sa  pensée  a  la  forme  comme  le  fond,  elle 
fait  image  et  apophthegme.  Espérons,  à  tant  de  titres,  qu'elle 
aura  cours  désormais,  qu'elle  entrera  en  échange  habituel 
chez  les  meilleurs,  et  enfin  qu'il  vérifiera  à  nos  yeux  sa 
propre  parole  :  «  Quelques  mots  dignes  de  mémoire  peuvent 
suffire  pour  illustrer  un  grand  esprit  (t).  » 

1er  décembre  J838. 

(1)  J'ajoutais,  en  terminant,  quelques  conseils  de  détail  relatifs  à 
une  future  réimpression;  ils  deviennent  inutiles  à  reproduire,  le  vieu 
que  j'exprimais  ayant  été  surabondamment  rempli.  —  (Voir  encore 
«ur  M.  Joubert  un  article  de  moi  au  tome  l*''"  des  Causeries  du  Lundi, 
et  l'ouvrane  intitulé  :  Chateaubriand  et  son  Groupe  littéraire..,',  il  re- 
\  vient  presque  à  chaque  page.) 


LÉONARD^" 


Dans  mon  goût  bien  connu  pour  les  poètes  lointains  et  pius 
qu'à  demi  oubliés,  pour  les  étoiles  qui  ont  pâli,  j'avais  tou- 
jours eu  l'idée  de  revenir  en  quelques  pages  sur  un  auteur 
aimable  dont  les  tableaux  riants  ont  occupé  quelques  mati- 
nées de  notre  enfance,  et  dont  les  vers  faciles  et  sensibles  se 
sont  gravés  une  fois  dans  nos  mémoires  encore  tendres.  Mais, 
tout  en  berçant  ce  petit  projet,  je  le  laissais  dormir  avec  tant 
d'autres  plus  graves  et  qui  ont  toute  chance  de  ne  jamais 
éclore.  Je  ne  m'attendais  pas  que  parler  de  Léonard  pût  re- 
devenir une  occasion  qu'il  fallût  saisir  au  passage,  un  rapide 
et  triste  à-propos. 

C'est  un  âge  en  tout  assez  fâcheux  pour  que  le  poëte  entré 
dans  la  postérité  (sll  n'est  pas  décidément  du  petit  nombre 
des  seuls  grands  et  des  immortels)  que  de  devenir  assez  an- 
cien déjà  pour  être  hors  de  mode  et  paraître  suranné  d'élé- 
gance, et  de  n'être  pas  assez  vieux  toutefois  pour  qu'on  l'aille 
rechercher  à  titre  de  curiosité  antique  ou  de  rareté  refleurie. 
La  plupart  de  nos  poètes  agréables  du  xviiie  siècle  se  trou- 
vent aujourd'hui  dans  ce  cas  ;  ils  ne  sont  pas  encore  passés  à 
l'état  de  poètes  du  xvi'  siècle.  Il  y  a  là,  pour  les  noms  qui  sur- 
vivent, un  âge  intermédiaire,  ingrat,  qui  ne  sollicite  plus 

(1)  Cet  article  a  été  donné  au  Journal  des  DébaCs  (21  avril  1843), 
avec  destination  auv  victimes  du  tremblement  de  terre  de  la  Guade- 
loupe :  l'humble  obule  marquée  au  nom  de  Léonard  revenait  de  droit 
à  ses  infortunés  compatriotes. 


328  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

l'intérêt  et  appelle  plutôt  une  sévérité  injuste  et  extrême,  à 
peu  prés  comme,  pour  les  vivants,  cet  espace  assez  maussade 
qui  s'étend  entre  la  première  moitié  de  la  vie  et  la  vieillesse. 
On  n'a  plus  du  tout  la  fleur;  on  n'est  pas  encore  respecté  et 
consacré.  La  renommée  posthume  des  poètes  a  aussi  sa  cin- 
quantaine. 

Léonard  y  échappera  aujourd'hui.  Sa  destinée  incomplète 
et  touchante,  revenant  se  dessiner,  comme  sur  un  fond  de 
tableau  funèbre,  dans  le  malheur  commun  des  siens,  rappel- 
lera l'intérêt  qu'elle  mérita  d'inspirer  tout  d'abord,  et  nul 
ici  ne  s'avisera  de  reprocher  l'indulgence. 

Nicolas-Germain  Léonard,  né  à  la  Guadeloupe  en  1744, 
vint  très-jeune  en  France,  y  passa  la  plus  grande  partie  des 
années  de  sa  vie,  mais  il  retourna  plusieurs  fois  dans  sa  pa- 
trie première.  Absent,  il  y  pensa  toujours;  elle  exerça  sur 
lui,  à  distance  et  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  fortune, 
une  attraction  puissante  et  pleine  de  secrètes  alternatives. 
Il  mettait  le  pied  sur  le  vaisseau  qui  devait  l'y  ramener  en- 
core, lorsqu'il  expira. 

Léonard  avait  dix-huit  ans  lorsque  parut  en  France  (17ë2) 
la  traduction  des  Idylles  de  Gessner  par  Huber,  laquelle  obtint 
un  prodigieux  succès  et  enflamma  heaucoup  d'imaginations 
naissantes.  Les  journaux,  les  recueils  du  temps,  les  étrennes 
et  almanachs  des  Muses  furent  inondés  de  traductions  et 
imitations  en  vers,  d'après  la  version  en  prose.  Gessner,  le 
libraire-imprimeur  de  Zurich,  devint  une  des  idoles  de  la 
jeunesse  poétique,  comme  cet  autre  imprimeur  Richardson 
pour  sa  Clarisse.  De  tels  contrastes  flattaient  les  goûts  du 
xv!!!'  sièf.if,  qui  était  dans  la  meilleure  condition  d'ailleurs 
pour  adorer  l'idylle  à  laquelle  ses  mœurs  se  rapportaient  si 
peu.  On  eut  alors  en  littérature  comme  la  monnaie  deGreuze. 
Parmi  la  foule  des  noms,  aujourd'hui  oubliés,  qui  se  firent 
remar(|uer  par  l'élégance  et  la  douceur  des  imitations,  Léo- 
nard fut  le  premier  en  date  et  en  talent,  Berquin  le  second. 

L'idylle,  telle  que  la  donnait  Gessner  et  que  la  rqprodui- 


LÉONARD.  329 

sait  Léonard,  était  simplement  la  pastorale  dans  le  sens  res- 
treint du  genre.  Le  genre  idyllique,  en  effet,  peut  se  conce- 
voir d'une  manière  plus  étendue,  plus  conforme,  même  dans 
son  idéal,  à  la  réalité  de  la  vie  et  de  la  nature.  M.  Faiiriel, 
dans  les  Ingénieuses  Réflexions  qn\  précèdent  sa  traduction 
de  la  Varthméide  Ae  Baggesen,  établit  que  ce  n'est  point  la 
condition  des  personnages  représentés  dans  la  poésie  idyl- 
lique qui  en  constitue  l'essence,  mais  que  c'est  proprement 
l'accord  de  leurs  actions  avec  leurs  sentiments,  la  conformité 
de  la  situation  avec  les  désirs  humains,  en  un  mot  la  ren- 
contre harmonieuse  d'un  certain  état  de  calme,  d'innocence 
et  de  bonheur,  que  la  nature  comporte  peut-être,  bien  qu'il 
soit  surtout  réservé  au  rêve.  Ainsi,  dans  les  grands  poëmes 
non  idylliques,  chacun  sait  d'admirables  morceaux  qu'on 
peut,  sans  impropriété,  qualifier  d'idylles,  et  qui  sont,  même 
en  ce  genre,  les  exemples  du  ton  certes  le  plus  élevé  et  du 
plus  grand  caractère.  Qu'on  se  rappelle  dans  iOdtjftséc,  l'épi- 
sode charmant  de  Nausicaa  au  sortir  de  la  plus  affreuse  dé- 
tresse d'Ulysse;  dans  Virgile,  la  seconde  vie  des  hommes  ver- 
tueux sous  les  ombrages  de  l'Elysée;  dans  le  Tasse,  la  fuite 
d'Herminie  chez  les  bergers  du  Jourdain  ;  dans  Camoons,  l'ar- 
rivée de  Gama  à  l'île  des  Néréides;  dans  Millon,  les  amours 
de  l'Éden.  En  tous  ces  morceaux,  l'émotion  se  redouble  du 
contraste  de  ce  qui  précède  ou  de  ce  qui  va  suivre,  du  bruit 
lointain  des  combats  ou  des  naufrages,  et  du  cercle  environ- 
nant de  toutes  les  calamités  humaines  un  moment  suspen- 
dues. Si  idéal,  si  divin  que  soit  le  tableau,  il  garde  encore 
du  réel  de  la  vie. 

Le  genre  idyllique,  du  moment  qu'il  se  circonscrit,  qu'il 
s'isole  et  se  définit  en  lui-même,  devient  à  l'instant  quelque 
chose  de  bien  moins  élevé  et  de  moins  fécond.  Il  y  a  lieu 
pourtant  dans  les  poëmes  d'une  certaine  étendue  qui  s'y  rap- 
portent, dans  Louise,  dans  Hermannet  Botothée,  à  des  con- 
trastes ménagés  qui  sauvent  la  monotonie  et  éloignent  l'idée 
du  factice.  Cet  écueil  est  encore  évitable  dans  les  pièces  plus 


330  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

courtes,  dans  les  simples  églogues  et  idylles  proprement 
dites,  qui,  d'ailleurs,  permettent  bien  moins  de  laisser  entre- 
voir le  revers  de  la  destinée  et  de  diversifier  les  couleurs  ; 
mais  Théocrite  bien  souvent,  et  Goldsmith  une  fois,  y  ont 
réussi.  Léonard,  s'il  ne  vient  que  très-loin  après  eux  pour 
l'originalité  du  cadre  et  de  la  pensée,  pour  la  vigueur  et  la 
nouveauté  du  pinceau,  a  su  du  moins  conserver  du  charme 
par  le  naturel. 

Né  sous  le  ciel  des  tropiques,  au  sein  d'une  nature  à  part, 
dont  il  ne  cessa  de  se  ressouvenir  avec  amour,  il  ne  semble 
jamais  avoir  songé  à  ce  que  le  hasard  heureux  de  cette  con- 
dition pouvait  lui  procurer  de  traits  singuliers  et  nouveaux 
dans  la  peinture  de  ses  paysages,  dans  la  décoration  de  ses 
scènes  champêtres.  Parny  lui-même  et  Berlin,  en  leurs  élé- 
gies, n'ont  guère  songé  à  retremper  aux  horizons  de  l'Ile-de- 
France  les  descriptions  trop  affadies  de  Paphos  et  de  Cythère. 
En  son poëme des Saiso/is,  au  chant  de  VÉté,  Léonard  disait: 

Quels  beaux  jours  j'ai  goùtéa  sur  vos  rives  lointaines- 
Lieux  chéris  que  mon  cœur  ne  saurait  oublier! 
Antille  merveilleuse,  où  le  baume  des  plaines 
Va  jusqu'au  sein  des  mers  saisir  le  nautonierl 
Ramène-moi,  Pomone,  à  ces  douces  contrées... 

Toujours  Pomone.  Et  plus  loin,  en  des  vers  d'ailleurs  bien 
élégants,  le  poëte  ajoute  : 

Mais  ces  riches  climats  fleurissent  en  silence  ; 
Jamais  un  chantre  ailé  n'y  porte  sa  cadence  : 
Ils  n'ont  point  Philomèle  et  ses  accents  si  doux, 
Qui  des  plaisirs  du  soir  rendent  le  jour  jaloux. 
Autour  de  ces  rochers  où  les  vents  sont  en  guerre, 
Le  terrible  Typhon  a  posé  son  tonnerre... 

Passe  pour  Philomèle.  On  peut  la  rappeler  pour  dire  avec  re- 
gretque  ces  printemps  éternels  ne  l'ont  pas.  Mais  s'il  s'agit 
de  ces  ouragans  que  rien  n'égale,  pourquoi  ne  pas  laisser  le 
y ieux  Typhon  sous  son  EtnaV  C'est  la  gloire  propre  deBernar- 


LÉONARD.  331 

din  de  Saint-Pierre  d'avoir,  le  premier,  reproduit  et  comme 
découvert  ce  nouveau  monde  éclatant,  d'en  avoir  nommé  par 
leur  vrai  nom  les  magnificences,  les  félicités,  les  tempêtes, 
dans  sa  grande  et  virginale  idylle. 

Léonard,  d'ailleurs,  en  même  temps  qu'il  épanchait  au  sein 
d'un  genre  riant  son  âme  honnête  et  sensible,  étudiait  beau- 
coup et  recherchait  tout  ce  qui  pouvait  composer  et  assortir 
le  bouquet  pastoral  qu'il  voulait  faire  agréer  au  public.  Il  ne 
se  tient  pas  du  tout  à  Gessner  ;  les  anciens,  Tibulle,  Properce, 
lui  fournissent  des  motifs  à  demi  élégiaques  qu'il  s'approprie 
et  paraphrase  avec  une  grâce  affaiblie;  il  en  demande  d'au- 
tres à  Saplio,  à  Bion  et  à  Moschus;  il  en  emprunte  surtout 
aux  Anglais,  si  riches  alors  en  ce  genre  de  tableaux.  L'imi- 
tation qu'il  a  donnée  du  Village  détruit  de  Goldsmith,  a  de 
l'agrément,  de  l'aisance,  et  offre  même  une  sorte  de  relief, 
si  on  évite  de  la  comparer  de  trop  près  avec  l'original.  En  un 
mot,  dans  cette  carrière  ouverte  au  commencement  du  siècle 
par  Racine  fils  et  par  Voltaire,  et  suivie  si  activement  en  des 
sens  divers  par  Le  Tourneur  et  Ducis,  par  Suard  et  l'abbé 
Arnaud,  Léonard  à  son  tour  fait  un  pas;  il  est  de  ceux  qui 
tendent  à  introduire  une  veine  des  littératures  étrangères 
modernes  dans  la  nôtre.  Il  représente  assez  bien  chez  nous 
un  diminutif  de  Thompson,  de  Collins,  ou  mieux  un  Penrose, 
quelqu'un  de  ces  doux  poètes  vicaires  de  campagne.  Mais 
puisque  ce  n'est  pas,  comme  chez  André  Chénier,  l'art  des 
combinaisons  (juncturapolleris),  le  procédé  savant,  la  fermeté 
des  tons  et  des  couleurs  qu'on  espère  trouver  en  lui,  on  doit 
préférer  celles  de  ses  pièces  oîi,  à  travers  les  réminiscences  de 
ses  modèles,  il  nous  a  donné  quelques  marques  directes  et 
attendrissantes,  quelques  témoignages  intimes  de  lui-même  : 
l'Ermitage,  le  Bonheur,  les  Regrets,  les  Deux  Ruisseaux 

Un  grand  événement  de  cœur  remplit  sa  jeunesse  et  semble 
avoir  décidé  de  toute  sa  destinée.  Il  aima,  il  fut  aimé  ;  mais,  au 
moment  de  posséder  l'objet  promis,  une  mère  cruelle  et  in- 
téressée préféra  un  survenant  plus  riche.  La  jeune  fille  mou- 


332  por.rp.AîïS  littéraires. 

rut  de  douleur,  non  sans  avoir  senti  fuir  auparavant  sa  raison 
égarée;  et  lui,  il  passa  de  longues  années  à  gcmii'  amère- 
ment en  lui-même,  à  moduler  avec  douceur  ses  i-cgfets.  On 
peutlire  cette  histoire  sous  un  voile  très-légèreiiit'iil  transpa- 
rent dans  le  roman  qu'il  a  intitulé  la  Nouvelle  Climcnt'ne.  De 
plus,  ses  vers  à  chaque  instant  la  rappellent  et  en  empruntent 
une  teinte  mélancolique,  une  note  plaintive  et  bien  vraie.  Il 
chante  Arpajon  et  les  bords  de  l'Orge,  témoins  des  serments, 
et  les  bosquets  de  Romainville  oii  les  lilas  lui  disaient  d'es- 
pérer Félicite  passi-e  pour  ne  plus  revenir!  c'csl  le  refrain  de 
romance  qu'il  emprunte  au  vieux  Bertaut  et  qu'il  approprie  à 
sa  peine.  Il  ne  vit  plus  désormais,  il  attend  l'heure  du  soir, 
la  fin  de  la  journée,  le  moment  de  la  réunion  future  avec  ce 
qu'il  a  perdu. 

Un  seul  être  me  manque  et  tout  est  dépeuplé, 

iJ  dit  à  peu  près  cela,  comme  l'a  dit  le  chantre  d'Elvire,  mais 
il  ne  cesse  de  le  répéter,  de  le  croire.  Les  grands  poètes  ont 
en  eux  de  puissantes  et  aussi  de  cruelles  ressources  de  con- 
solation; leur  âme,  comme  une  terre  fertile,  se  renouvelle 
presque  à  plaisir,  et  elle  retrouve  plusieurs  printemps.  Celui 
qui  fit  Werther  domine  sa  propre  émotion  et  semble,  du  haut 
de  son  génie,  regarder  sa  sensibilité  un  moment  brisée,  comme 
le  rocher  qui  surplombe  regarde  à  ses  pieds  l'écume  de  la 
cascade  insensée.  Le  poëte  plus  faible  est  souvent  aussi,  le 
dirai-je  ?  plus  sincère,  plus  vrai.  Il  prend  au  sérieux  la  poésie, 
l'élégie;  il  la  pratique,  il  en  vit,  il  en  meurt  :  c'est  là  une 
bien  grande  faiblesse,  j'en  conviens,  mais  c'est  humain  et 
touchant. 

Une  des  plus  jolies  idylles  de  Léonard  est  celle  des  Deux 
Buisseaux,  bien  connue  sans  doute,  mais  qui  mérite  d'être 
citée  encore,  éclairée  comme  elle  l'est  ici  parla  connaissance 
que  nous  avons  de  son  secret  douloureux  ; 

Daphnis  privé  de  son  amanto 
Conta  cette  fable  touchante 


LÉONARD.  33j 

A  ceux  qui  blâmaient  ses  douleurs  : 

Deux  Ruisseaux  confomlaieiit  leur  onde 

Et  sur  un  pré  semé  de  fleurs 

Coulaient  dans  une  paix  profonde. 

Dès  leur  source,  aux  mômes  déserts 

La  même  pente  les  rassemble, 

El  leurs  vœux  sont  d'aller  ensemble 

S'abimerdans  le  sein  des  mers. 

Faut-il  que  le  destin  barbare 

S'oppose  aux  plus  tendres  amours? 

Ces  Kuisseaux  trouvent  dans  leur  cours 

Un  roc  affreux  qui  les  sépare. 

L'un  d'eux,  dans  son  triste  abandon 

Se  déchaînait  contre  sa  rive, 

Et  tous  les  éclios  du  vallon 

Répondaient  à  sa  voix  plainlive. 

Un  passant  lui  dit  brusquement  : 

Pourquoi  sur  cette  molle  arène 

Ne  pas  murmurer  doucement? 

Ton  bruit  m'importune  et  me  gène. 

—  N'ententis-tu  pas,  dit  le  Ruisseau, 

A  l'autre  bord  de  ce  coteau, 

Gémir  la  moitié  de  moi-même? 

Poursuis  ta  route,  ô  voyageur! 

Et  demande  aux  Dieux  que  ton  cœui 

Ne  perde  jamais  ce  qu'il  aime. 

LaprotectioQ  du  marquis  de  Chauvelin,  homme  de  beau- 
coup d'esprit  et  poêle  agréable  lui-même,  valut  à  Léonard  un 
emploi  diplomatique  qui  le  retint  pendant  dix  années  environ 
(1 77:3-1 783),  tantôt  comme  secrétaire  de  légation,  tantôt  même 
comme  chargé  d'afïaires  auprès  du  Prince-Évêque  de  Liège. 
Le  pays  était  beau,  les  fonctions  médiocrement  assu,jettis- 
santes;  il  paraît  les  avoir  remplies  avec  plus  de  conscience  et 
d'assiduité  que  de  goût.  Je  dois  aux  communications  parlai te- 
mentobligeantesdeM.Mignet,desrenseignementsplusprécis 
sur  cette  époque  un  peu  disparate  de  la  vie  de  Léonard.  Il  eut 
l'honneur  d'être  trois  fois  chargé d'afTaires  durant  l'absence 
de  son  ministre,  M.  Sabatier  de  Cabre  ;  la  première  depuis  le 

19. 


334  rouTRAiTS  littéraires. 

18  novembre  1775  jusqu'au  21  juin  1777;  la  seconde  depuis 
Je  i6  mars  jusqu'au  9  août  1778;  la  troisième  depuis  le  9  jan- 
vier jusqu'au  S  décembre  1782.  C'est  à  ce  montent  que,  le 
marquis  de  Sainte-Croix  ayant  succédé  comme  ministre  plé- 
nipotentiaire à  M.  Sabatier,  Léonard  se  retira  et  rentra  en 
France.  Grétry,  dans  le  même  temps,  arrivait  à  Liège,  et  y 
recevait  des  ovations  patriotiques  que  la  correspondance  de 
M.  de  Sainte-Croix  mentionne  et  que  Léonard  eût  été  heureux 
d'enregistrer. 

Les  dépêches  de  celui-ci,  adressées  à  M.  de  Vergennes  et 
conservées  au  dépôt  des  Affaires  étrangères,  sont  au  nombre 
de  soixante;  plus  de  dépêches  en  tout  que  d'idylles.  On  s'a- 
perçoit aisément,  en  y  jetant  les  yeux,  que  le  poëte  diplomate 
redouble  d'efforts,  et  que,  novice  en  cela  peut-être,  il  s'ap- 
plique à  justifier  par  son  zèle  la  distinction  dont  il  est  honoré. 
Les  affaires  de  la  France  avec  le  Prince  et  les  États  de  Liège 
étaient  nécessairement  très-petites;  affaires  surtout  de libel- 
listes  à  poursuivre  et  de  déserteurs  à  réclamer.  Pourtant,  par 
Liège,  on  avait  les  communications  libres  tant  avec  la  Basse- 
Allemagne,  dont  cet  État  faisait  partie,  qu'avec  la  Hollande, 
dontlesPays-Basautrichiens  nous  tenaient  séparés.  L'intérêt 
des  Pays-Bas  était  de  mettre  un  mur  entre  la  France  et  Liège 
pour  fermer  cette  voie  d'écoulement  à  notre  commerce.  La 
France,  au  contraire,  cherchait  à  faciliter  le  passage.  Aussi 
presque  toutes  les  dépêches  de  Léonard  roulent  sur  l'exécu- 
tion de  certaines  routes  et  chaussées,  de  certains  canaux  qui 
avaient  été  stipulés  par  un  traité  récent.  Il  faut  voir  comme 
le  tendre  auteur  des  Deux  Ruisseaux  s'y  évertue.  Le  Prince- 
Évêquc  a  l'air  d'être  bien  disposé  pour  la  France;  mais  il  ne 
fait  pas  de  ses  États  ce  qu'il  veut.  Ceux-ci  tâchent  de  tirer  de 
Versailles  un  secours  d'argent  pour  les  routes  demandées.  Le 
chancelier  ou  chef  du  ministère  du  prince  est  au  fond  moins 
favorable  que  son  maître.  Il  s'agit  de  pénétrer  ses  vues,  de 
s'assurer  que  le  secours,  si  on  le  donne,  sera  bien  affecté  à 
l'emploi  promis.  Il  y  a  là  un  autre  M.  de  Léonard  qui  n'est 


LÉONARD.  3^5 

pas  le  nôtre,  mais  une  espèce  d'ingénieur  du  Prince,  et  qu'il 
s'agit  de  capter  en  tout  honneur  :  une  boîte  d'or  avec  por- 
trait de  Sa  Majesté  paraît  produire  un  effet  merveilleux. 

A  travers  cela,  et  dans  les  intervalles  après  tout  assez  mo- 
notones, l'occupation  favorite  de  Léonard  étaitla  composition 
d'un  roman  sentimental  intitulé  Lettres  de  deux  Amants  de 
Lyon  (Thérèse  et  Faldoni),  qu'il  ne  publia  qu'à  son  retour  en 
France  et  qui  eut  dans  le  temps  un  succès  de  larmes.  Sous 
une  forme  détournée,  il  y  caressait  encore  le  souvenir  de  ses 
propres  douleurs.  L'épigraphe  qu'il  emprunte  à  Valère-Maxime 
déclare  tout  d'abord  sa  pensée  :  «  Du  moment  qu'on  s'aime 
de  l'amour  à  la  fois  le  plus  passioané  et  le  plus  pur,  mieux 
vaut  miile  fois  se  voir  unis  dans  la  mort  que  séparés  dans  la 
vie.  » 

Je  crois  pouvoir  rapporter  aussi  à  ce  séjour  de  Liège  la  jolie 
pièce  intitulée  le  Nouveau  Philémon,  où  figurent 

Deux  ermites  voisins  des  campagnes  belgiques. 

C'est  une  variante  et  un  peu  une  parodie  de  la  métamorphose 
du  Philémon  et  Baucis  de  La  Fontaine.  On  dirait  qu'un  grain 
de  gaieté  flamande  s'y  fait  sentir.  Une  versification  familière 
etcharmante,  tout  à  faitdigne  de  Gresset,  amène,  en  se  jouant, 
de  spirituels  détails  dans  un  ton  de  malice  adoucie.  On  y  voit 
quelle  devait  être  la  nuance  d'esprit  de  l'aimable  auteur, 
quand  il  s'égayait. 

Quelques  idylles  et  poésies  champêtres,  composées  en  ces 
mêmes  années,  s'ajoutèrent  à  une  nouvelle  et  assez  jolie 
édition  que  donna  Léonard  (La  Haye,  1 782).  Cette  publication 
littéraire  amena  un  petit  incident  diplomatique,  un  cas  d'éti- 
quette que  je  ne  veux  pas  omettre;  et,  puisque  je  suis  aux 
sources  officielles,  voici  in  extenso  la  grave  dépêche  du  mi- 
nistre plénipotentiaire,  Sabatier  de  Cabre,  au  comte  de  Ver- 
gennes  (2  janvier  1782)  : 

«  M.  Léonard  avait  présenté  la  nouvelle  édition  de  ses  Pas- 
«  toralcs  au  Prince-Évêque,  qui  fait  autant  de  cas  de  sa  per- 


336  PORTRAITS   LITrÉRAIRES. 

«  sonne  que  de  ses  ouvrages.  Son  Altesse  me  prévint  hier 
«  qu'elle  lui  destinait  une  très-belle  tabatière  d'or  émaillé,  et 
«  me  dit  qu'elle  allait  le  faire  appeler  pour  la  lui  ofTi'ir  devant 
«  moi.  Je  représentai  au  prince  que  M.  Léonard  ne  pouvait  la 
«  recevoir  sans  votre  aveu.  Il  me  parut  peiné  du  délai  qu'en- 
«  traînerait  cette  délicatesse  qu'il  juge  outrée,  puisque  c'est 
«  seulement  à  titre  de  poëte  distingué  qu'il  s'acquitte  envers 
u  lui  du  plaisir  qu'il  a  dû  à  la  lecture  de  ses  Idylles. 

«  Comme  il  insistait  vivement,  j'imaginai  de  lui  proposer 
«  de  garder  moi-même  en  dépôt  la  tabatière,  jusqu'à  ce  que 
«  M.  Léonard  et  moi  eussions  eu  l'honneur  de  vous  écrire  et 
«  de  vous  demander  si  vous  trouvez  bon  qu'il  l'accepte.  Cet 
«  expédient  a  satisfait  Son  Altesse,  à  qui  M.  Léonard  a  exprimé 
«  toute  sa  reconnaissance.  J'ai  ajouté  qu'elle  devait  être  bien 
«  persuadée  du  regret  que  j'avais  de  retarder  le  bonheur  que 
«  goûterait  M.  Léonard,  en  se  parant  des  témoignages  flat- 
«  teurs  de  ses  bontés  et  de  son  estime.  » 

M.  de  Vcrgcnnes  répondit  qu'il  ne  voyait  aucun  inconvé- 
nient au  cadeau,  et  la  tabatière  fut  remise.  Une  tabatière  pour 
dbs  idylles  !  Le  xvm«  siècle  ne  concevait  rien  de  plus  galant 
que  ce  prix-là  : 

.     ••...•.     Pocula  ponam 
Pagina,  caelatum  divini  opus  Alciiuedontis  (i). 

Cependant  la  chaîne  dorée,  si  légère  qu'elle  parût,  allait 
peu  à  l'âme  habituellement  sensible  et  rêveuse,  et,  pour  tout 

(1)  La  tabatière  était  alors  le  meuble  indispensable,  l'ornetnent  de 
contenance,  la  source  de  l'esprit,  fom  leporum.  Quand  on  réconcilia 
l'abbé  Delille  et  Rivaro!  à  Hambourg  dans  rérnif,'ration,  ils  n'iuiagi- 
Tièrent  rien  de  mieux  que  d'échanger  leurs  tabatières.  Le  Prince- 
Évôque  de  Liège  aurait  bien  pu  dire  à  Berquin  et  à  Léonard:  «  EJ 
vitula  tu  dignns  et  hic...  Vous  êtes  dignes  tous  les  deux  de  la  taba- 
lière.  »  Léonard,  sur  la  fin  de  son  séjour  il  Liège,  dut  connaître  le 
jeune  baron  de  Villenfagne  qui  aimait  la  littérature,  qui  se  fll  éditeur 
de&OEuvrfis  choisies  du  baron  de  Walef  (1 7  79),  et  qui  a  depuis  publié 
deux  volumes  de  Mélamjes  (17  88  et  1810)  sur  l'iiistoire  et  la  littéra- 
ture tant  liégeoises  que  françaises.  J'y  ai  clieicbé  vainement  le  nom  de 


LÉONARD.  337 

dire,  à  l'âme  malade  de  Léonard  ;  plus  d'une  fois  il  y  fait 
allusion  en  ses  vers,  et  toujours  pour  témoigner  la  gêne  se- 
crète et  pour  accuser  l'empreinte.  11  regrettait  celte  chère  li- 
berté, comme  il  disait, 

Aux  dieux  de  la  faveur  si  follement  vendire. 

Son  vœu  de  poëte  et  de  créole  se  reportait  par  delà  les  mers, 
vers  ce  berceau  natal  des  Antilles,  qui  lui  semblait  receler 
pour  son  existence  fatiguée  le  dernier  abri  du  bonheur.  Lui- 
même,  en  des  vers  philosophiques,  nous  a  confessé  avec  grâce 
le  faible  de  son  inconstance  : 

Mais  Ifr  temps  même  à  qui  tout  cède 
Dans  les  plus  doux  abris  n'a  pu  fixer  mes  pas  ! 
Aussi  léger  que  lui,  l'homme  est  toujours,  hélas  I 

Mécontent  de  ce  qu'il  possède 

Et  jaloux  de  ce  qu'il  n'a  pas. 

Dans  cette  triste  inquiétude 
On  passe  ainsi  la  vie  à  chercher  le  bonheur: 
A  quoi  sert  de  changer  de  lieu  et  d'habitude, 

Quand  on  ne  peut  changer  son  cœur? 

Revenu  de  Liège  à  Paris  au  commencement  de  1783,  il 
partit  l'année  suivante  pour  les  colonies,  oii  il  passa  trois 
années,  après  lesquelles  on  le  retrouve  à  Paris  en  1787,  prêt 
à  repartir  de  nouveau  pour  la  Guadeloupe,  mais  cette  fois  avec 
le  titre  de  lieutenant  général  de  l'Amirauté  et  de  vice-sénéchal 

Léonard;  mais  on  y  lit  ce  jugement  sur  le  Prince-Évêque,  alors  ré- 
gnant :  «  La  Société  d'émulation  a  pris  naissance  sous  Welbruck  ;  on 
«  le  détermina  à  s'en  déslarer  le  prolecteur,  mais  il  fit  peu  de  chose 
«  pour  consolider  cet  établissement.  Welbruck  était  un  prince  aimable 
«  et  léger,  qui  ne  clierehait  qu'à  s'amuser,  et  qui  n'a  paru  favoriser 
«  un  instant  les  belles  lettres  et  les  arts  que  pour  imiter  ce  qu'il  voyait 
a  faire  à  presque  tous  les  souverains  de  l'Europe.  »  (Hélatigcs,  1810, 
page  62).  Nous  voilà  édifiés,  mieux  que  nous  ne  pouvions  l'espérer, 
sur  le  Léon  X.  de  l'endroit,  ha.  Biographie  universelle  (article  Welbruck) 
luiestplusfavorable.  [\oirdans]eBullciinduBibliophili'l'elgeylom*il\, 
page  241,  une  Notice  sur  Léonard  par  M.  Ferd.  Hénaux,  1847.J 


338  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

de  l'île.  Ainsi  la  sirène  des  tropiques  l'appelait  et  le  repoussait 
tour  à  tour.  Dès  qu'il  s'en  éloignait,  elle  reprenait  à  ses  yeux 
tout  son  charme  :  telle  l'Ile-de-France  pour  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  qui  de  près  l'aima  peu,  et  qui  ne  nous  l'a  peinte 
si  belle  que  de  souvenir.  Mais  pour  Léonard,  c'était  plus.  Il 
semblait  en  vérité  que  la  patrie  fût  pour  lui  la  Guadeloupe 
quand  il  était  en  France,  et  la  France  quand  il  était  à  la  Gua- 
deloupe. Celle  des  deux  patries  qu'il  retrouvait  devenait  vite 
son  exil;  le  mal  du  pays  en  lui  ne  cessait  pas.  Romœ  Tibur 
amem  ventosus,  Tibure  Romam.  En  ses  meilleurs  jours,  il  est 
pareil  encore  à  ce  pasteur  de  Sicile,  dont  il  emprunte  la 
chanson  à  Moschus,  et  auquel  il  se  compare  :  si  la  mer  est 
calme,  le  voilà  qui  convoite  le  départ  et  le  voyage  aux  îles 
Fortunées  ;  mais,  dès  que  le  vent  s'élève,  il  se  reprend  au 
rivage,  à  aimer  les  bruits  du  pin  sonore  et  l'ombre  sûre  du 
vallon. 

Chacun,  plus  ou  moins,  est  ainsi;  chacun  a  son  rêve,  sa 
patrie  d'au  delà,  son  île  du  bonheur.  Plus  heureux  peut-être 
quand  on  n'y  aborde  jamais!  on  y  croit  toujours.  Pour  Léo- 
nard, cette  île  avait  un  nom;  il  y  alla,  il  en  revint,  il  y  re- 
tourna pour  en  revenir  encore.  Dans  cette  âme  imbue  des 
idées  philanthropiques  de  son  siècle,  les  désappointements 
furent  grands,  on  le  conçoit,  surtout  lorsqu'il  eut  à  exercer 
ses  fonctions  austères,  à  maintenir  et  à  distribuer  la  justice. 
Ses  fonctions  diplomatiques  elles-mêmes  ne  l'y  avaient  guère 
préparé.  Lui  dont  tout  le  code  semblait  se  résumer  d'un  mot  : 
Et  moi  aussi,  je  suis  pasteur  en  Arcadie,  il  se  trouve  brusque- 
ment transformé  en  Minos,  siégeant,  glaive  en  main,  sur  un 
tribunal.  La  révolution  de  89  ne  manqua  pas  d'avoir  là-bas 
son  contre-coup,  et  de  susciter  des  tentatives  d'anarchie.  Léo- 
nard faillie  être  assassiné;  il  paraît  même  qu'il  n'échappa  que 
blessé.  Dégoûté  encore  une  fois  et  de  retour  en  France  au 
printemps  de  1792,  il  exhalait  à  l'ombre  du  bois  de  Romain- 
ville  ses  tristesses  dernières,  en  des  stances  qui  rappellent 
les  plus  doux  accents  de  Clmulieu  et  de  Fontaucs;  elles  sont 


LÉONARD.  339 

peu  connues,  et  la  génération  nouvelle  voudra  bien  me  par- 
donner de  les  citer  assez  au  long,  car  ce  qui  est  du  cœur  na 
vieillît  pas. 

Ënûn  je  suis  loin  des  orages  ! 
Les  Dieux  ont  pitié  de  mon  sort 
0  mer,  si  jamais  tu  m'engages 
A  fuir  les  délices  du  port. 

Que  les  tempêtes  conjurées, 
Que  les  flots  et  les  ouragans 
Me  livrent  encore  aux  brigands, 
Désolateurs  de  nos  contrées  ! 

Quel  fol  espoir  trompait  mes  vœui  » 

Dans  cette  l'.ourse  vagabonde  ! 

Le  bonheur  ne  court  pas  le  monde  ; 

Il  faut  vivre  où  l'on  est  heureux. 

Je  reviens  de  mes  longs  voyages 
Chargé  d'ennuis  et  de  regrets, 
FaligtTj  de  mes  goûts  volages, 
Vide  des  biens  que  j'espérais. 

Dieux  des  champs  1  Dieux  de  l'innocence! 
Le  temps  me  ramène  à  vos  pieds  ; 
J'ai  revu  le  ciel  de  la  France, 
Et  tous  mes  maux  sont  oubliés. 


Ainsi  le  pigeon  voyageur, 
Demi-mort  et  traînant  son  aile, 
Revient,  blessé  par  le  chasseur 
Au  toit  de  son  ami  fidèle. 

•.» 

Devais-je  au  gré  de  mes  désirs 
Quitter  ces  retraites  profondes? 
Avec  un  luth  et  des  loisirs 
Qu'allais-je  faire  sur  les  ondes? 

Qu'ai-je  vu  sous  de  nouveaux  cieux? 
La  soif  de  l'or  qui  se  déplace 


340  PORTRAITS   LITTÉRAIRES 

Les  crimes  souillant  la  surface 
De  quehjues  marais  désastreux. 


Souvent  les  Nymphes  pastorales 

Me  l'avaient  dit  dans  leur  courroux  î 

«  Aux  régions  des  Cannibales 

«  Que  vas-tu  chercher  loin  de  nous?.,,  b 

Combien  de  fois  dans  ma  pensée 
J'ai  dit,  les  yeux  baignés  de  pleurs  • 
Ne  verrai-je  plus  les  couleurs 
Du  dieu  qui  répand  la  rosée? 

Les  voilà,  ces  jonquilles  d'op, 
Ces  violettes  parfumées  ! 
Jacinthes  que  j'ai  tant  aimées, 
Enfin  je  vous  respire  encor  I^ 

Quelle  touchante  mélodie  I 
C'est  Philomèle  que  j'entends. 
Que  ses  airs,  oubliés  longtemps^ 
Flattent  mon  oreille  attendrie  .' 

J'ai  va  le  monde  et  ses  misères: 
Je  suis  las  de  les  parcourir. 
C'est  dans  ces  ombres  lutélaire». 
C'est  ici  quejeA"eux  mourir! 

Je  graverai  sur  quelque  hêtre  . 
Adieu  fortune,  adieu  projets  ! 
Adieu  rocher  qui  m'as  vu  naîtra 
Je  renonce  il  vous  pour  jamais. 

Que  je  puisse  caciier  ma  vie 
Sous  les  feuilles  d'im  arbrisseau 
Comme  le  frrle  vermisseau 
Qu'enferme  une  tige  fleurie  ! 


Amours,  Plaisirs,  Iroupe  célesle, 
Ne  pourrai  je  vous  attirer. 


LÉONARD.  341 

Et  le  dernier  Lien  qui  me  reste 
Est-il  la  douceur  de  pleurer? 

Mais,  hélas  !  le  temps  qui  m'entraîne 
Va  tout  ciianger  autour  de  moi  : 
Déj.'i  mon  cœur  que  rien  n'enchaîne 
Ne  sent  que  tristesse  et  qu'effroi... 

Ce  bois  môme  avec  tous  ses  charmes. 
Je  dois  peut-être  l'oublier  ; 
Et  le  temps  que  j'ai  be.ui  prier 
Me  ravira  jusqu'à  mes  larmes, 

C'était  là  le  chant  de  bienvenue  qu'il  adressait  à  la  France 
de  92,  à  cette  France  du  20  juin,  et  tout  à  l'heure  du  10  août, 
du  2  septembre  !  il  ne  tarda  pas  à  se  reudre  compte  de  l'ana- 
chronistue.  On  a  dit  très-spirituellement  des  bergeries  de 
Florian  qu'il  y  manquait  le  loup.  S'il  est  absent  aussi  dans 
les  idylles  de  Léonard,  ce  n'est  pas  que  le  poëte  ne  l'ait  cer- 
tainement aperçu.  Il  s'est  écrié  en  finissant  : 

Aux  chanips  comme  a>i\  cités,  l'homme  est  partout  le  même, 
Partout  faible,  inconstant,  ou  crédule,  ou  pervers, 
Esclave  de  son  cœur,  dupe  de  ce  qu'il  aime  : 
Son  bonlieur  que  j'ai  peint  n'était  que  dans  mes  vers. 

Chose  singulière!  et  comme  pour  mieux  vérifier  sa  maxime, 
l'agitation  de  son  cœur  le  reprit.  Ces  contrées  qu'il  venait 
presque  de  maudire,  où  la  haine  l'a  poursuivi,  où  le  rossi- 
gnol ne  chante  pas,  il  veut  tout  d'un  coup  les  revoir.  Un  mal 
étrange  le  commande  ;  ricu  ne  le  retient;  ses  amis  ont  beau 
s'opposer  à  un  voyage  que  sa  santé  délabrée  ne  permet  plus  : 
il  part  pour  Nantes,  et  y  expire  le  26  janvier  9i,  le  jour  même 
fixé  pour  son  embarquement.  Il  avait  quarante-huit  ans. 

Comme  Florian,  comme  Legouvé,  comme  Millevoye, 
comme  bien  des  talents  de  cet  ordre  et  de  celte  famille, 
Léonard  ne  put  frauchir  cet  âge  critique  pour  l'homme  sen- 
sible, pour  le  poëte  aimable,  et  qui  a  besoin  de  la  jeunesse. 
ïl  ne  réussit  pas  à  s'en  détacher,  à  laisser  mourir  ou  s'apaiser 


342  PORTRAITS   LITTERAIRES. 

en  lui  ses  facultés  aimantes  et  tendres  ;  il  mourut  avec  elles 
et  par  elles.  Lorsque  tant  d'autres  assistent  et  survivent  à 
l'affaiblissement  de  leur  sensibilité,  à  la  déchéance  de  leur 
cœur,  il  resta  en  proie  au  sien,  et  son  nom  s'ajoute,  dans  le 
martyrologe  des  poètes,  à  la  liste  de  ces  infortunes  fréquentes, 
mais  non  pas  vulgaires. 

Sa  réputation  modeste,  et  qui  eût  demandé  pour  s'établir 
un  peu  de  silence,  s'est  trouvée  comme  interceptée  dans  les 
grands  événements  qui  ont  suivi.  Au  sortir  de  la  Révolution 
un  homme  de  goût,  un  poëte  gracieux,  M.  Campenon,  a 
pieusement  recueilli  les  Œuvres  complètes  de  l'oncle  qui  fut 
son  premier  maître  et  son  ami.  Passant  à  la  Guadeloupe 
quelques  années  après  la  mort  de  Léonard,  une  jeune  muse, 
qui  n'est  autre  que  madame  Valmore,  semble  avoir  recueilli 
dans  l'air  quelques  notes,  devenues  plus  brûlantes,  de  son 
souffle  mélodieux.  Qu'aujourd'hui  du  moins  l'horrible  ébran- 
lement qui  retentit  jusqu'à  nous  aille  réveiller  un  dernier 
écho  sur  sa  pierre  longtemps  muette!  que  cet  iocendie 
lugubre  éclaire  d'uu  dernier  reflet  son  lom'nfiaui 

A^ril  1843. 


ALOISIUS   BERTRAND^*» 


11  doit  être  démontré  maintenant  par  assez  d'exemples  que 
le  mouvement  poétique  de  1824-1828  n'a  pas  été  un  simple 
engouement  de  coterie,  le  complot  de  quatre  ou  cinq  têtes, 
mais  l'expression  d'un  sentiment  précoce,  rapide,  aisément 
contagieux,  qui  sut  vite  rallier,  autour  des  noms  principaux, 
une  grande  quantité  d'autres,  secondaires,  mais  encore  no- 
tables et  distingués.  Si  la  plupart  de  ces  promesses  restèrent 
en  chemin,  si  les  trop  confiants  essais  n'aboutirent  en  géné- 
ral à  rien  de  complet  ni  de  supérieur,  j'aime  du  moins  à  y 
constater,  comme  cachet,  soit  dans  l'intention,  soit  dans  le 
faire,  quelque  chose  de  non-médiocre,  et  qui  même  repousse 
toute  idée  de  ce  mot  amoindrissant.  La  province  fut  bientôt 
informée  du  drapeau  qui  s'arborait  à  Paris,  et,  sur  une  infi- 
nité de  points  à  la  fois,  l'élite  de  la  jeunesse  du  lieu  se  hâta 
de  répondre  par  plus  d'un  signal  et  par  des  accents  qui  n'é- 
taient pas  tous  des  échos.  Il  suffisait  dans  chaque  ville  de  deux 
ou  trois  jeunes  imaginations  un  peu  vives  pour  donner  l'éveil 
et  sonnerie  tocsi  n  li  Itéraire.  Au  xvi"  siècle,  les  choses  s'étaient 
ainsi  passées  lorsde  la  révolution  poétique  proclamée  par  Ron- 
sard et  Du  Bellay  :  le  Mans,  Angers,  Poitiers,  Dijon,  avaient 

(1)  Ce  morceau  a  clé  écrit  pour  servir  d'introduction  au  volunae  de 
Bertrand,  intitulé  Fantaisies  ùla  manière  de  Rembrandt  et  de  Callot, 
qui  s'est  publié  par  les  soins  de  M.  Victor  Pavie,  alors  imprimeur- 
libraire  à  Angers  |1842 


344  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

aussitôt  levé  leurs  recrues  et  fourni  leur  contingent.  Ainsi,  de 
nos  jours,  l'aiglon  romantique  (les  ennemis  disaient  l'orfraie) 
parut  voler  assez  rapidement  de  clocher  en  clocher,  et,  finale- 
ment, à  voir  le  résultat  en  gros  après  une  quinzaine  d'an- 
nées de  possession  de  moins  en  moins  disputée,  il  semble 
qu'il  y  ait  conquête. 

Louis  Bertrand,  ou,  comme  il  aimait  à  se  poétiser,  Ludovic 
ou  plutôt  encore  Aluîsins  Bertrand,  qui  nous  vint  de  Dijon 
vers  1828,  est  un  de  ces  Jacques  Tahureau,  de  ces  Jacques  de 
La  Taille,  comme  en  eut  aussi  la  moderne  école,  mis  hors  de 
combat,  en  quelque  sorte,  dès  le  premier  feu  de  la  mêlée. 
S'attacher  à  tracer,  à  deviner  l'histoire  des  poêles  détalent 
morts  avant  d'avoir  réussi,  ce  serait  vouloir  faire,  à  la  guerre, 
l'histoire  de  tous  les  grands  généraux  tués  sous-lieutenants; 
ou  ce  serait,  en  botanique,  faire  la  description  des  individus 
plantes  dont  les  beaux  germes  avortés  sont  tombés  sur  le 
rocher.  La  nature  en  tous  les  ordres  n'est  pleine  que  de  cela. 
Mais  ici  un  sort  particulier,  une  fatalité  étrange  marque  et 
distingue  l'infortune  du  poëte  dont  nous  parlons  :  il  a  ses 
stigmates  à  lui.  Si  Birtrand  fût  mort  en  1830,  vers  le  temps 
où  il  complétait  les  essais  qu'on  publie  aujourd'hui  pour  la 
première  fois,  son  cercueil  aurait  trouvé  le  groupe  des  amis 
encore  réunis,  et  sa  mémoire  n'aurait  pas  manqué  de  cor- 
tège. Au  lieu  de  celte  opportunité  du  moins  dans  le  malheur, 
il  survécut  obscurément,  se  fit  perdre  de  vue  durant  plus 
de  dix  années  sansdonner  signe  de  vie  au  public  ni  aux  amis; 
il  se  laissa  devancer  sur  tous  les  points;  la  mort  môme,  on 
peut  le  dire,  la  mort  dans  sa  rigueur  tardive  l'a  trompé.  Gal- 
loix,  Farcy,  Fontaney,  ont  comme  prélevé  cette  fraîcheur 
d'intérêt  qui  s'attache  aux  funérailles  précoces;  et  en  allant 
mourir,  hélas  I  sur  le  lit  de  Gilbert  après  Hégésippe  Moreau, 
il  a  presque  l'air  d'un  plagiaire. 

Nous  venons,  ses  œuvres  en  main,  protester  enfin  contre 
cette  série  de  méchefs  et  de  contre-temps  combles  par  une 
terminaison  si  funeste.  Quand  môme,  en  mourant,  il  ne  se 


ALOÏSIUS   BERTRAND.  345 

serait  pas  souvenu  de  nous  à  cet  effet,  et  ne  nous  aurait  pas 
expressément  nommé  pour  réparer  à  son  égard,  et  autant 
qu'il  serait  en  nous,  ce  qu'il  appelait  la  félonie  du  sort,  nous 
aurions  lieu  d'y  songer  tout  naturellement.  C'est  un  devoir  à 
chaque  groupe  littéraire,  comme  à  chaque  bataillon  en  cam- 
pagne, de  retirer  et  d'enterrer  ses  morts.  Les  indiflérents,  les 
empressésquisurviennentchaquejournedemanderaientpas 
mieux  que  de  les  fouler.  Patience  un  moment  encore  1  et 
honneur  avant  tout  à  ceux  qui  ont  aimé  la  poésie  jusqu'à  en 
mourir  ! 

Louis-Jacques-Napoléon  Bertrand  naquit  le  20  avril  1S07,  à 
Ceva  en  Piémont  (alors  département  de  Monlenolte),  d'un 
père  lorrain,  capitaine  de  gendarmerie,  et  d'une  mère  ita- 
lienne. Il  revint  en  France,  à  la  débâcle  de  l'Empire,  âgé 
d'environ  sept  ans,  et  gardant  plus  d'un  souvenir  d'Italie.  Sa 
famille  s'établit  à  Dijon;  il  y  fit  ses  études,  y  eut  pour  con- 
disciple notre  ami  le  gracieux  et  sensible  poëte  Antoine  de 
Latour;  mais  Bertrand,  fidèle  au  gîte,  suça  le  sel  même  du 
terroir  et  se  naturalisa  tout  à  fait  Bourguignon. 

Dijon  a  produit  bien  des  grands  hommes  ;  il  en  est,  comme 
Bossuet,  qui  sortent  du  cadre  et  qui  appartiennent  simple- 
ment à  la  France.  Ceux  qui  restent  en  propre  à  la  capitale 
de  la  Bourgogne,  ce  sont  le  président  de  Brosses,  La  Monnoie, 
Piron,  au  xvi»  siècle  Tabouret;  ils  ont  l'accent.  Bertrand,  à 
sa  manière,  tient  d'eux,  et  jusque  dans  son  romantisme  il 
suit  leur  veine.  Le  Dijon  qu'il  aime  sans  doute  est  celui  des 
ducs,  celui  des  chroniques  rouvertes  parWalterScott  etM.de 
Barante,  le  Dijon  gothique  et  chevaleresque,  plutôt  que  celui 
des  bourgeois  et  des  vignerons;  pourtant  il  y  mêle  à  propos 
la  plaisanterie,  la  gausserie  du  crû,  et,  sous  air  de  Callot  et  de 
Rembrandt,  on  y  retrouve  du  piquant  des  vieux  noèls.  Son 
originalité  consiste  précisément  à  avoir  voulu  relever  et  en- 
fermer sous  forme  d'art  sévère  et  de  fantaisie  exquise  ces 
filets  de  vin  clairet,  qui  avaient  toujours  jusque-là  coulé  au 
nasard  et  comme  par  les  fentes  du  tonneau. 


346  PORTRAITS   LITTÉBAIRES. 

Destinée  bizarre,  et  qui  dénote  bien  l'artiste  !  il  passa 
presque  toute  sa  vie,  il  usa  sa  jeunesse  à  ciseler  en  riche  ma- 
tière mille  petites  coupes  d'une  délicatesse  infinie  et  d'une 
invention  minutieuse,  pour  y  verser  ce  que  nos  bons  aïeux 
buvaient  à  même  de  la  gourde  ou  dans  le  creux  de  la  main. 

Il  achevait  ses  études  en  1 827,  et  déjà  la  poésie  le  possédait 
tout  entier.  Dijon  et  ses  antiquités  héroïques,  et  cette  fraîche 
nature  peuplée  de  légendes,  emplissaient  son  cœur.  Les  bords 
de  la  Suzon  et  les  prairies  de  l'Armançon  le  captivaient.  La 
nuit,  aux  grottes  d'Asnières,  bien  souvent,  lui  et  quelques 
amis  allaient  effrayer  les  chauves-souris  avec  des  torches  et 
pratiquer  un  gai  sabbat.Un  journal  distinguéparaissait  alors 
à  Dijon  et  y  tentait  le  même  rôle  honorable  que  remplissait  le 
Globe,  à  Paris.  Le  Provincial,  rédigé  par  M.  Théophile  Foisset 
(l'historien  du  président  de  Brosses),  surtout  par  Charles  Bru- 
gnot,  poëte  d'une  vraie  valeur,  enlevé  bien  prématurément 
lui-même  en  septembre  183d,  ouvrit  durant  quelques  mois 
ses  colonnes  aux  essais  du  jeune  Bertrand  (1).  Je  retrouve  là 
le  premier  jet  et  la  première  forme  de  tout  ce  qu'il  n'a  fait 
qu'augmenter,  retoucher  et  repolir  depuis.  C'est  dans  ce  jour- 
nal qu'il  dédiait  à  l'auteur  des  Deux  Archers,  à  l'auteur  de 
Trilby,  les  jolies  ballades  en  prose  dont  la  façon  lui  coûtait 
autant  que  des  vers.  Les  vers  non  plus  n'y  man(iuaieutpas; 
je  lis,  à  la  date  du  iO  juillet,  la  Chanson  du  l'élerin  qui  heurte, 
pendant  la  nuit  sombre  et  pluvieuse,  à  l'huit  d'un  châtel;  elle 
était  adressée  au  gentil  et  gracieux  trouvère  de  Lutéce,  Victor 
Hugo,  et  pouvait  sembler  une  allusion  ou  requête  poétique 
ingénieuse  ; 

—  Comte,  en  qui  j'espère, 
Soient,  au  nom  du  Père 
Et  du  Fils, 

(1)  Le  premier  numéro,  qui  parut  le  1^'  mai  1828,  contenait,  de 
lui,  une  petite  chronique  de  l'an  13G4,  intiUi\c(iJacqiie.s-trs-Audely^, 
et  depuis  lors  presque  dans  chaque  numéro,  jusqu'à  la  fln  de  sep- 
tembre, époque  de  la  suspension  du  journal,  il  y  inséra  quelque  chose. 


ALOÏSmS   BERTRAND.  347 

Par  les  vaillants  reîtres 
Les  félons  et  les  traîtres 
DéconQts  !  — 


J'entends  un  vieux  garde. 
Qui  de  loin  regarde 

Fuir  l'éclair, 
Qui  chante  et  s'abrite. 
Seul  en  sa  guérite, 

Contre  l'air. 

Je  vois  l'ombre  naître. 
Près  de  la  fenêtre 

Du  manoir, 
De  dame  en  cornelie 
Devant  l'épinctte 

De  bois  noir. 

Et  moi,  barbe  blanche, 
Un  pied  sur  la  planche 

Du  vieux  pont. 
J'écoule,  et  personne 
A  mon  cor  qui  sonne 

Ne  répond. 

—  Comte,  en  qui  j'espère, 
Soient,  au  nom  du  Père,  etc 


Voilà  des  rimes  et  un  rhythme  qui,  ce  semble,  suffiraieut  à 
dater  la  pièce  à  défaut  d'autre  indication.  C'était  le  moment  de 
la  ballade  du  roi  Jean  et  de  la  ballade  à  la  Lune,  le  lendemain 
de  laRonde  du  Sabbat  et  la  veille  des  Djimis.  L'espiègle  Trilby 
faisait  des  siennes,  et  Hoffmann  aussi  allait  opérer.  Bertrand, 
dans  sa  fantaisie  mélancolique  et  nocturne,  était  fort  atteint 
de  ces  diableries;  on  peut  dire  qu'entre  tous  il  était  et  resta 

féru  du  lutin,  cette  fine  muse  :  Quem  tu  Melpomene  semel 

Son  rôle  eût  été,  si  ses  vers  avaient  su  se  rassembler  et  se 
publier  alors,  de  reproduire  avec  un  art  achevé,  et  même 


H48  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

superstitieux,  dejolis  OU  grotesques  sujetsdu Moyen-Age  finis- 
sant, de  nous  rendre  quelques-uns  de  ces  joyaux,  j'imagine, 
comme  les  Suisses  en  trouvèrent  à  Morat  dans  le  butin  de 
Charles  le  Téméraire  (i).  Bertrand  me  fait  l'efFet  d'un  orfèvre 
ou  d'un  bijoutier  de  la  Renaissance;  un  peu  d'alchimie  par 
surcroit  s'y  serait  mêlé,  et,  à  de  certains  signes  et  procédés, 
Nicolas  Flammel  aurait  rccounu  son  élève. 

En  répondant  à  la  précédente  ballade  du  Pèlerin  et  en  par- 
lant aussi  des  autres  morceaux  insérés  dans  le  Provincial, 
Victor  Hugo  lui  avait  écrit  qu'il  possédait  au  plus  haut  point 
les  secrets  do  la  forme  et  de  la  facture,  et  que  ivAre  Emile  De.s- 
champs  lai-niéme,  le  maître  d'alors  en  ces  gentillesses,  s'avoue- 
rait ég<ilé.  Par  malheur  Bertrand  ne  composa  pas  à  ce  moment 
assez  de  vers  de  la  même  couleur  et  de  la  même  saison  pour 
les  réunir  en  volume;  mécontent  de  lui  et  difficile,  il  retou- 
chait perpéluellemen  t  ceux  de  la  veille;  il  se  créait  plus  d'en- 
traves peut-être  que  la  poésie  rimée  n'en  peut  supporter.  Doué 

fl)  Je  n'en  veux  pour  témoin  que  ce  chapelet  de  menus  couplet» 
délilés  grain  à  grain  en  l'honneur  de  la  défunle  cilé  chevaleresque: 

DIJON. 

BALLADE. 

0  Dijon,  la  fille  Le  rcitre  qui  pille 

Des  glorieux  ducs,  Nippes  au  bahut, 

Qui  polies  béquille  Nouues  sous  leur  grille, 

Daus  les  ans  caducs  I  Te  cassa  ton  lutli. 

Jeunette  et  gentille.  Mais  à  la  cheville 

Tu  bus  tour  à  tnur  Ta  main  pend  encot 

Au  pot  du  soudiille  Serpttte  et  faucille, 

Et  du  tioubadour.  Rustique  trésor. 

A  la  brusquenibille  0  Dijon,  la  fille 

Tu  joias  jadis  Des  glorieux  ducs, 

Atuie.  bridt',  étriUe,  Qui  portes  béquille 

Et  tu  les  perdis.  Dans  tes  ans  caducs, 

La  grise  babille  Çà,  vite  une  aiguille, 

Aux  gris  licrcelets  Et  de, ta  maison 

Troua  ta  nianlille  Qu'un  \crt  p:inipre  habille. 

De  treille  twulets.  Recouds  le  blason  I 


ALOiSlUS   BERTRAND.  34y 

de  haut  caprice  plutôt  qu'épanché  en  tendresse,  au  lieu  d'ou- 
7rir  sa  veine,  il  distillait  de  rares  stances  dont  la  couleur 
jnsuite  l'inquiétait.  Voici  pourtant  une  charmante  pièce  na- 
turelle et  simple,  où  s'exprime  avec  vague  le  seul  genre  de 
sentiment  tendre,  et  bien  fantastique  encore,  que  le  discret 
poëte  ait  laissé  percer  dans  ses  chants  : 


LA  JEUNE  FILLE. 

•  Est-ce  votre  amour    jue  vous  regrettei }  K* 
fille,  il  faudrait  autant  (ilcurer  un  song«.  • 

(At^la). 

Rêveuse  et  dont  la  main  balance 
Un  vert  et  flexible  rameau, 
D'où  vient  qu'elle  pleure  en  silence, 
La  jeune  fille  du  hameau? 

Autour  de  son  front  je  m'étonne 
De  ne  plus  voir  ses  myrtes  frais: 
Sont-ils  tombés  aux  jours  d'automne 
Avec  les  feuilles  des  forêts? 

Tes  compagnes  sur  la  colline 
T'ont  vu  hier  seule  à  genoux, 
0  toi  qui  n'es  point  orpheline 
Et  qui  ne  priais  pas  pour  nous  ! 

Archange,  ô  sainte  messagère. 
Pourquoi  tes  pleurs  silencieux? 
Est-ce  que  la  brise  légère 
Ne  veut  pas  l'enlever  aux  cieux? 

Ils  coulent  a*vec  tant  de  grùce, 
Qu'on  ne  sait,  malgré  ta  pûlcur, 
S'ils  laissent  une  amère  trace, 
Si  c'est  la  joie  ou  la  douleur. 

Quand  tu  reprendras  solitaire 
Ton  doux  vol,  sœur  d'Alaciel, 

n.  20 


850  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Dis-moi,  la  clef  de  ce  mystère, 
L'emporleras-tu  dans  le  ciel? 

30  septembre  1828. 

Sans  prétendre  sonder,  à  mon  tour,  le  secret  de  celte  des- 
tinée de  poêle  et  de  mettre  la  main  sur  la  clef  liiyante  de  son 
cœur,  il  me  semble,  à  voir  jusqu'à  la  iin  sa  solitaire  imagi- 
nation se  dévorer  comme  une  lampe  nocturne  et  la  flamme 
sans  aliment  s'égarer  chaque  soir  aux  lieux  déserts, —  il  me 
semble  presque  certain  que  cette  jeune  Fille  idéale,  cet  Ange 
de  poésie,  celle  que  M.  de  Chateaubriand  a  baptisée  la  Syl- 
phide, fut  réellement  le  seul  être  à  qui  appartint  jamais  tout 
son  amour;  et  comme  il  l'a  dit  dans  d'autres  stances  du 
même  temps  : 

C'est  l'Ange  envolé  que  je  pleure. 
Qui  m'éveillait  en  me  baisanl, 
Dans  des  songes  éclos  à  l'heure 
De  l'étoile  et  du  ver-luisanl. 

Toi  qui  fus  un  si  doux  mvstère, 
Fantûine  triste  et  gracieux, 
Pouniuoi  venais-tu  sur  la  terre 
Comme  les  Anges  sont  aux  cieux? 

Pourquoi  dans  ces  plaisirs  sans  nombre, 
Oublis  du  terrestre  séjour, 
Omhre  rêveuse,  aiinai-je  une  Ombre 
Inlidèle  à  l'aube  du  jour  (1)  ? 

De  ces  premièi-es  saisons  de  Bertrand,  en  ce  qu'elles  avaient 
de  suave,  de  franc  malgré  tout  et  d'heureux,  rien  ne  saurait 
nous  laisser  une  meilleure  idée  qu'une  page  toute  naturelle, 
qu'il  a  retranchée  ensuite  de  son  volume  de  choix,  précisé- 

(1)  Plus  tard  pourtant,  si  nous  en  croyons  quelques  légers  indices, 
il  aurait  aimé  moins  vaguement,  ou  cru  aimer;  niais,  même  alors, 
le  meilleur  de  son  cœur  dut  élre  toujours  pour  VAuge  et  pour 
VOmhre. 


ALUÏSIUS    BEUTRAND.  351 

ment  comme  trop  naturelle  et  trop  prolongée  sans  doute, 
car  il  aimait  à  réfléchir  à  l'infini  ses  impressions  et  à  les  con- 
centrer, pour  ainsi  dire,  sous  le  cristal  de  l'art.  Mais  ici  nous 
le  prenons  sur  le  fait;  ce  n'est  plus  à  l'hws  cVun  châtel  que 
frappe  mignardenient  le  pèlerin,  c'est  tout  bonnement  à  la 
porte  d'une  ferme,  durant  une  course  à  travers  ces  grasses 
et  saines  campagnes  : 

«  Je  n'ai  point  oublié,  raconte-t-il,  quel  accueil  je  reçus 
«  dans  une  ferme  à  quelques  lieues  de  Dijon,  un  soir  d'oc- 
«  tobre  que  l'averse  m'avait  assailli  cheminantau  hasard  vers 
«  la  plaine,  après  avoir  visité  les  plateaux  boisés  etlescow6''S 
«  encore  vertes  de  Chambœuf  (1).  Je  heurtai  de  mon  bâton  de 
«  houx  à  la  porte  secourable,  et  une  jeune  paysanne  m'intro- 
«  duisit  dans  une  cuisine  enfumée,  toute  claire,  toute  petil- 
«  lante  d'un  feu  de  sarment  et  de  chènevottes.  Le  maître  du 
«  logis  me  souhaita  une  bienvenue  simple  et  cordiale;  sa 
«  moitié  me  fit  changer  de  linge  et  préparer  un  chaudeau,  et 
«  l'aïeul  me  força  de  prendre  sa  place,  au  coin  du  feu,  dans 
«  le  gothique  fauteuil  de  bois  de  chêne  que  sa  culotte  (milady 
«  me  le  pardonne!)  avait  poli  comme  un  miroir.  De  là,  tout 
«  en  me  séchant,  je  me  misa  regarderie  tableau  que  j'avais 
«  sous  les  yeux.  Le  lendemain  était  jour  de  marché  à  la  ville, 
«  ce  que  n'annonçait  que  trop  bien  l'air  affairé  des  habitants 
«  de  la  ferme,  qui  hâtaient  les  préparatifs  du  départ.  La  cui- 
«  sine  était  encombrée  de  paniers  oiî  les  servantes  rangeaient 
«  des  fromages  sur  la  paille.  Ici  une  courge  que  la  bonne  Fée 
«  aurait  choisie  pour  en  faire  un  carrosse  àCendrillon,làdes 
«  sacs  de  pommes  et  de  poires  qui  embaumaient  la  chambre 
«  d'une  douce  odeur  de  fruits  mûrs,  ou  des  poulets  montrant 
«  leur  rouge  crête  par  les  barreaux  de  leur  prison  d'osier.  Un 
«  chasseur  arriva,  apportant  le  gibier  qu'il  avait  tué  dans  la 
«  journée;  de  sa  carnassière  qu'il  vida  sur  la  table  s'échap- 

(1)  Combe,  creu\  de  vallée  de  toutes  paits  entourée  de  montagnes 
et  n'ayant  qu'une  issue. 


352  POltTaAITS    LITTÉRAIRES. 

«  pèrentdes  lièvres,  des  pluviers,  deshalbrans,  dontunplomb 
«  cruel  avait  ensanglanté  la  fourrure  ou  le  plumage.  Il  es- 
«  suya  complaisammenl  son  fusil,  l'enferma  dans  une  robe 
«  d  etamine,  et  lacci-ocha  au  manteau  de  la  cheminée,  entre 
«  réjii  insigne  de  blé  de  Turquie  et  la  branche  ordinaire  du 
«  buis  saint.  Cependant  rentraient  d'un  pas  lourd  les  valets 
«  de  charrue,  secouant  leurs  bottes  jaunes  de  la  glèbe etleurs 
«  guêtres  détrempées.  Ils  grondaient  contre  le  temps  qui  re- 
«  tardait  le  labourage  et  les  semailles.  La  pluie  continuait  de 
«  battre  contre  les  vitres;  les  chiens  de  garde  pleuraient  pi- 
«  teusemenl  dans  la  basse-eour.  Sur  le  feu  que  soufflait  l'aïeul 
«  avec  ce  tube  de  fer  creux,  ustensile  obligé  de  tout  foyer 
«  rustique,  une  chaudière  se  couronnait  d'écume  et  de  va- 
«  peurs  au  silfleflient  plaintif  des  branches  d'étoc{l)  qui  se 
«  tordaient  comme  des  serpents  dans  les  flammes  :  c'était  le 
«  souper  qui  cuisait.  La  nappe  mise,  chacun  s'assit,  maîtres 
«  et  domestiques,  le  couteau  et  la  fourchette  en  main,  moi 
«  à  la  place  d'honneur,  devant  un  énorme  château  embas- 
«  tionné  de  choux  et  de  lard,  dont  il  ne  resta  pas  une  miette. 
«  Le  berger  raconta  qu'il  avait  vu  le  loup.  On  rit,  on  gaussa, 
«  on  goguenarda.  Quelles  honnêtes  figures  dans  ces  bonnets 
«  de  laine  bleue  I  quelles  robustes  santés  dans  ces  sayons 
«  de  toile  couleur  de  terreau!  Ah!  la  paix  et  le  bonheur  ne 
«  sont  qu'aux  champs.  Le  métayer  et  sa  femme  m'offrirent 
«  un  lit  que  j'aurais  été  bien  fàchc  d'accepter  :  je  voulus 
«  passer  la  nuit  dans  la  crèche.  Rien  de  rembranesqiie  comme 
«  l'aspect  de  ce  lieu,  qui  servait  aussi  de  grange  et  de  pres- 
M  soir:  des  bœufs  qui  ruminaient  leur  pitance,  des  ânes  qui 
«  secouaient  l'oreille,  des  agneaux  qui  tôfaient  leur  mère, 
«  des  chèvres  qui  traînaient  la  mamelle,  des  pâtres  qui  re- 
«  tournaient  la  litière  à  la  fourche;  et,  quand  unirait  de 
M  lumière  enfilait  l'ombre  des  piliers  et  des  voûtes,  on  apcr- 
«<  cevait  confusément  des  fenils  bourrés  de  fourrage,  des 

(l)  Éloc,  souche  mort». 


ALOÏSIUS   BERTRAND.  353 

«  chariots  chargés  de  gerbes,  des  cuves  regorgeant  de  rai- 
«  sins,  et  une  lanterne  éteinte  pendant  aune  corde.  Jamais 
«<  je  n'ai  reposé  plus  délicieusement.  Je  m'endormis  au  der- 
«  nier  chant  du  grillon,  tapi  dans  ma  couche  odorante  de 
«  paille  d'orge,  et  je  m'éveillai  au  premier  cha>nt  du  coq  bat- 
«  tant  de  l'aile  sur  les  perchoirs  lointains  de  la  ferme.  »  — 
Et  c'est  là  pourtant  ce  que,  vous,  qui  le  sentez  et  le  dépei- 
gnez si  bien,  vous  quittez  toujours  (I)! 

Lajsuspension  du  Provincial  laissait  Bertrand  libre,  et  nous 
le  vîmes  arriver  à  Paris  vers  la  fin  de  1828  ou  peut-être  au 
commencement  de  182'i.  Il  ne  nous  parut  pas  tout  à  fait  tel 
que  lui-même  s'est  plu,  dans  son  Gok^pard  de  la  Nuity  à  se 
profiler  par  manière  de  caricature:  «C'était  un  pauvre  dia- 
«  ble,  noua  dit-il  de  Gaspard,  dont  l'extérieur  n'annonçait 
«  que  misères  et  souffrances.  J'avais  déjà  remarqué,  dans  le 
«  même  jardin,  sa  redingote  râpée  qui  se  boutonnait  jus- 
«  qu'au  menton,  son  feutre  déformé  que  jamais  bi-osse  n'at> 
«  vait. brossé,  ses  cheveux  longs  comme  un  saule,  et  pt'ignôs; 
M  comme  des  broussailles,  ses  mains  décharnées,  pucfilies  à 
«  des  ossuaires,  sa  physionomie  narquoise,  ciialouine  et 

(1)  On  peut  rapprocher  celle  page  de  Bertrand  de  la  pu-c-e  célèbre 
du  poêle  Ituriis  :  Le  Samedi  soir  dans  la  cliaumièri-.  On  vciciil  en 
quoi  ctiUe  deriiii  re,  irniépendainmentde  la  forme  poélii]  .!•.  resie  en- 
core très-supérieure,  (lar.  Il  où  Bertrand  veut  élre  surioui.  ,Mii.)iesque, 
Burns  se  montre  en  outre  cordial,  moral,  chrétien,  \<  iimie.  Son 
épisode  de  Jenny  introduitet  personnifie  la  chasteté  derénu.uon;  la 
Bible,  lue  tout  haut,  renvoie  sur  toute  la  scène  une  lueur  reiiJiieuse. 
Puis  viennent  ces  hautes  pensées  sur  la  grandeur  de  In  '  >  nie  Ecosse 
qui  s'a[)puie  à  de  telles  images  du  foyer  :  Sic  foriin  El  ur  n  cteni.  Nul 
exem  I  lie  n'esl  capable  de  faire  mieux  saisir  le  côté  quelque  pi'.ii  éUiclueux 
de  l'école  et  de  la  manière  que  Bertrand  adopta  et  pou-si  de  plusi  en 
plus.  Môme  à  ses  meilleurs  moments,  il  est  trop  relraneiié  i\,'.>  -ources 
vives.  ^  On  ne  saurait  aussi,  à  propos  de  celte  page,  m-  |ias  se  sou- 
venir de  l'admirable  tableau  qui  termine  l'idylle  do  Tué  niite,  les 
Tlinlysies.  Ces  Irois  morceaux  en  regard  appellent  bien  des  iiense.cs.  Si 
enfin  l'on  y  joint  le  ciiarmanl  lalileaa  de  l'Lal>oiqne  de  Ihon  (-hryn 
Rostome  et  l'arrivée  du  naufragé  dans  la  cabane  du  clia.-se.ir,  on  aura 
au  complet  tous  les  sujets  de  comparaison, 

20, 


354  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  maladive,  qu'effilait  une  barbe  nazaréenne;  et  mes  con- 
«  jectures  l'avaient  charitablement  rangé  parmi  ces  artistes 
«  au  petit-pied,  joueurs  de  violon  et  peintres  de  portraits, 
«  qu'une  faim  irrassasiable  et  une  soif  inextinguible  con- 
«  damnent  à  courir  le  monde  sur  la  trace  du  Juif-errant.  » 
Nous  vîmes  simplement  alors  un  grand  et  maigre  jeune 
nomme  de  vingt  et  un  ans,  au  teint  jaune  et  brun,  aux  petits 
yeux  noirs  très-vifs,  à  la  physionomie  narquoise  et  fine  sans 
doute,  un  peu  chafouine  peut-être,  au  long  rire  silencieux. 
Il  semblait  timide  ou  plutôt  sauvage.  Nous  le  connaissions  à 
l'avance,  et  nous  crûmes  d'abord  l'avoir  apprivoisé.  Il  nous 
récita,  sans  trop  se  faire  prier,  et  d'une  voix  sautillante, 
quelques-unes  de  ses  petites  ballades  en  prose,  dont  le  cou- 
plet ou  le  verset  exact  simulait  assez  bien  la  cadence  d'un 
rhythme  :  on  en  a  eu  l'application,  depuis,  dans  le  livre  tra- 
duit des  Pèlerins  polonais  et  dans  les  Paroles  d'un  Croyant. 
Bertrand  nous  récita,  entre  autres,  la  petite  drôlerie  go- 
thique que  voici,  laquelle  se  grava  à  l'instant  dans  nos  mé- 
moires, et  qui  était  comme  un  avant-goùt  en  miniature  du 
vieux  Paris  considéré  magnifiquement  du  haut  des  tours  de 
Notre-Dame  ; 

LE  MAÇON. 

Lb  MiiTBE  Maçon  :  —  •  Regardez  ces  basiions, 
ces  contre-forls  :  on  les  dirait  construils  pour 
reternilé.  • 

(ScuiLLER.  —  Guillaume  Tell.) 

Le  maçon  Abraham  Knupfer  chante,  la  truelle  à  la  main,  dans  les 
airs  échalaudi'",  si  haut  que,  lisant  les  vers  gothiques  du  bourdon,  i) 
nivelle  de  ses  pieds  et  l'église  aux  trente  arcs-boutants  et  la  ville  aux 
trente  églises. 

11  voit  I  8  tarasquea  de  pierre  vomir  l'eau  des  ardoises  dans  l'abîme 
confus  des  galeries,  des  fenêtres,  des  pendentifs,  des  cloehetons,  des 
tourelles,  des  toits  et  des  charpentes,  que  tache  d'un  point  gris  l'aile 
échancrée  et  immobile  du  tiercelet. 

Il  voit  les  rorliQcalions  qui  se  découpent  en  étoile,  la  citadelle  qui 


ALOÏSIUS    BERTRAND.  355 

se  rengorge  comme  une  géline  dans  un  tourteau,  les  cours  des  palais 
où  le  soleil  tarit  les  fontaines,  et  les  cloîtres  des  monastères  où  l'ombre 
tourne  autour  des  piliers. 

Les  troupes  impériales  se  sont  logées  dans  le  faubourg.  Voilà  qu'up 
cavalier  tambourine  là-bas.  Abraham  Knupfer  distingue  son  chapeau 
à  trois  cornes,  ses  aiguillettes  de  laine  rouge,  sa  cocarde  traversée 
d'une  ganse,  et  sa  queue  nouée  d'un  ruban. 

Ce  qu'il  voit  encore,  ce  sont  des  soudards  qui,  dans  le  parc  empa- 
naché de  gigantesques  ramées,  sur  de  larges  pelouses  d'émeraude, 
criblent  de  coups  d'arquebuse  un  oiseau  de  bois  ûché  à  la  pointe 
d'un  mai. 

Et  le  soir,  quand  la  nef  harmonieuse  de  la  cathédrale  s'endormit 
couchée  les  bras  en  croix,  il  aperçut  de  Téchelle,  à  l'horizon,  un 
village  incendié  par  des  gens  de  guerre,  qui  flamboyait  comme  une 
comète  dans  l'azur. 

On  aura  remarqué  la  précision  presque  géométrique  des 
termes  et  l'exquise  curiosité  pittoresque  du  vocabulaire. 
Tout  cela  est  vu  et  saisi  à  la  loupe.  De  telles  imagettes  sont 
comme  le  produit  du  daguerréotype  en  littérature,  avec  la 
couleur  en  sus.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  l'ingénieux  Bertrand 
s'occupait  beaucoup,  en  effet,  du  daguerréotype  et  de  le  per- 
fectionner. Il  avait  reconnu  là  un  procédé  analogue  au  sien, 
et  il  s'était  mis  à  courir  après. 

Mais  alors  de  telles  comparaisons  ne  venaient  pas.  Plus 
d'un  de  ces  jeux  gothiques  de  l'artiste  dijonnais  pouvait  sur 
tout  sembler  à  l'avance  une  ciselure  habilement  faite,  une 
moulure  enjolivée  et  savante,  destinée  à  une  cathédrale  qui 
était  en  train  de  s'élever.  Ou  encore  c'éLait  le  peintre  en 
vitraux  qui  coloriait  et  peignait  ses  figures  par  parcelles,  en 
attendant  que  la  grande  rosace  fût  montée. 

Bertrand  nouriissait  à  cette  époque  d'autres  projets  plus 
étendus,  et  il  n'entendait  que  préluder  ou  peloter,  comme 
on  dit,  par  ces  sortes  de  bambochades.  Ses  amis  de  Dijon  se 
flattaient  de  voir  bientôt  paraître  de  lui  quelque  roman  his- 


336  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

torique  qui  aurait  remué  leur  chère  Bourgogne.  Mais  ces 
longs  efforts  suivis  n'allaient  pas  à  son  haleine,  et,  comme 
tant  d'organisations  ardentes  et  fines,  c'est  dans  \e  prélude 
et  dans  l'escai mouche  qu'il  s'est  consumé.  Singulière,  insai- 
sissable nature,  que  les  gens  du  monde  auraient  peine  à 
comprendre  el  que  les  artistes  reconnaîtront  bien!  Rêveur, 
capricieux,  fugitif  ou  plutôt  fugace,  un  rien  lui  suffit  pour 
l'attarder  ou  le  dévoyer.  Tantôt  à  l'ombre,  le  long  des  rues 
solitaires,  on  l'eût  rencontré  rôdant  et  filant  d'un  air  de 
Pierre  Gr  in  go  ire, 

Comme  un  poète  qui  prend  des  vers  à  la  pipée. 

Tantôt,  les  coudes  sur  la  fenêtre  de  sa  mansarde,  on  l'eût 
surpris  par  le  trou  de  la  serrure  causant  durant  de  longues 
heures  avec  la  pâle  giroflée  du  toit.  Il  avait  plus  d'un  rap- 
port, en  ces  moments,  avec  le  peintre  paysagiste  La  Berge, 
mort  d'épuisement  sur  une  herte  ou  sur  une  mousse.  Mais 
Bertrand  ne  s'en  tenait  pas  là,  il  allait,  il  errait.  Un  rayon 
l'éblouit,  une  goutte  l'enivre^  et  en  voilà  pour  dos  journées. 

Aussi,  même  en  ces  mois  de  courte  intimité,  nous  le  per- 
dions souvent  de;  vue;  il  disparaissait,  il  s'évanouissait  pour 
nous,  pour  tous,  pour  ses  amis  de  Dijon,  auxquels  il  ne  pou- 
vait plus  se  décider  à  écrire.  Dans  une  lettre  du  2  mai  1820, 
que  nous  avons  sous  les  yeux,  Charles  Brugnot  lui  en  faisait 
reproche  d'une  maiiière  touchante,  en  le  rappelant  aux 
champêtres  images  du  pays  et  en  le  provoquant  à  plus  de 
confiance  et  d'abandon  :  «  Vous  avez  beau  faire,  mon  cher 
«  Bertrand,  je  ne  puis  m'accoutumer  à  vous  laisser  là-bas 
«  dans  votre  imprenable  solitude.  Quelque  obstiné  que  soit 
«  votre  silence,  je  l'attribue  plutôt  à  votre  souflVance  morale 
«  qu'à  l'oubli  de  ceux  qui  vous  aiment...  (lit  après  queliiues 
«  conjectures  sur  la  vie  de  Paris  :)  En  revanche,  mon  cher 
«  Bertrand,  nous  avons  des  promenades  à  travers  champs 
«  qui  valent  peut-être  les  soirées  d'Emile  Deschamps.  Nous 
«  avons  les  pêchers  tout  roses  sur  la  côte,  et  les  pruniers, 


ALÛÏSIUS    BERTHAND.  337 

•<  les  cerisiers,  les  pommiers,  tout  blancs,  tout  roses,  tout 
«  embaumés,  où  le  rossignol  chante;  la  verdure  des  premiers 
«  blés,  qui  cache  l'alouette  tombée  des  nues,  et  hi  solitude 
«  de  nos  Combes  qui  verdissent  et  gazouillent.  Je  voudrais 
«  vous  apporter  ici  sur  des  ailes  d'hirondelle,  vous  déposer 
«  àGouville  ;  là  se  trouveraient  votre  mère,  votre  jolie  sœur, 
«  deux  ou  trois  de  vos  amis.  Nous  déjeunerions  sur  l'herbe 
«  fraîche,  nous  ii'ions  errant  tout  le  jour  sur  la  verdure  des 
«  bois  et  des  champs;  et  puis,  le  soir,  vous  auriez  vos  ailes 
«  d'hirondelle  qui  vous  reporteraient  a  votre  case  de  Paris. 
«  Ce  serait  le  réveil  après  un  doux  songe.  — N'est-ce  pas  que 
«  vous  donneriez  bien  huit  jours  de  Paris  pour  une  journée 
«  comme  celle-là? 

«  A  défaut  de  promenades,  ayons  donc  des  lettres.  Retrou~ 
M  vons-nous  dans  nos  lettres.  Les  indifférents  découragent; 
«  les  cœurs  connus  remettent  de  la  chaleur  et  de  la  vie  dans 
«  ceux  de  leurs  amis,  quand  ils  se  louchent.  Un  livre  qui 
«  connaissait  l'homme  a  dit  ;  Vœ  soli!  JNe  vous  consumez  pas 
«  ainsi  de  tristesse  et  d'amertume,  mon  cher  Bertrand.  Pen- 
«  sez  à  nous,  écrivez-nous,  vous  serez  soulagé  I  » 

Ces  bonnes  paroles  l'atteignaient,  le  touchaient  sans  doute, 
mais  ne  le  corrigeaient  pas.  Il  souffrait  de  ce  mal  vague  qui 
est  celui  du  siècle,  et  qui  se  compliquait  pour  lui  des  circon- 
stances particulières  d'une  position  gênée.  Un  moment,  la 
Révolution  de  Juillet  parut  couper  court  à  son  anxiété,  et  ou- 
vrir une  carrière  à  ses  sentiments  moins  contraints;  il  l'avai 
accueillie  avec  transport,  et  nous  le  retrouvons  à  Dijon,  du- 
rant les  deux  années  qui  suivent,  prenant,  à  côté  de  son  ami 
Brugnot  et  même  après  sa  mort,  une  part  active  et,  pour  tout 
dire,  ardente,  au  Patriote  delà  Côte-d'O)'.  Le  réveil  ne  fut  que 
plus  rude;  ce  coup  de  collier  en  politique  l'avait  mis  tout 
hors  d'haleine;  l'artiste  en  lui  sentait  le  besoin  de  respirer. 
Par  malheur,  la  littérature  elle-même  avait  fait  tant  soit  peu 
naufrage  dans  la  tempête,  et  si  Bertrand  avait  recherché  de 
ee  côté  la  place  du  doux  nid  mélodieux,  il  ne  Taurait  plus 


3j8  portraits  littéraires. 

trouvée.  Mais  il  ne  paraît  pas  s'être  soucié  de  renouer  les  an- 
ciennes relations;  le  hasard  seul  nous  le  fit  rencontrer  une  ou 
deux  fois  en  ces  dix  années;  il  s'évanouissait  de  plus  en 
plus. 

Que  faisait-il?  à  quoi  rêvait-il?  Aux  mêmes  songes  sans 
doute,  aux  éternels  fantômes  que,  par  contraste  avec  la  réa- 
lité, il  s'attachait  à  ressaisir  de  plus  près  et  à  embellir.  Il  avait 
repris  ses  bluettes  fantastiques  ;  il  les  caressait,  les  remaniait 
en  mille  sens,  et  en  voulait  composer  le  plus  mignon  des 
chefs-d'œuvre.  On  sait,  dans  l'antique  églogue,  le  joli  tableau 
de  cet  enfant  qui  est  tout  occupé  à  cueillir  des  brins  de  jonc 
et  aies  tresser  ensemble,  pour  en  façonner  une  cage  à  mettre 
des  cigales.  Eh  bien!  Bertrand  était  un  de  ces  preneurs  de 
cigales  ;  et  pour  entière  ressemblance,  comme  ce  petit  berger 
de  Théocrite,  il  ne  s'aperçut  pas  que  durant  ce  temps  le  re- 
nard lui  mangeait  le  déjeuner. 

«  Item,  il  faut  vivre,  »  comme  le  répétait  souvent  un  poëte 
notaire  de  campagne  que  j'ai  connu.  La  vie  matérielle  reve- 
nait chaque  jour  avec  sesexigences,  et,  si  sobres,  si  modiques 
que  fussent  les  besoins  de  Bertrand,  il  avait  à  y  pourvoir.  Je 
ne  suivrai  point  le  pauvre  poëte  en  peine  dans  la  quantité  de 
petits  journaux  oubliés  auxquels,  çà  et  là,  il  payait  et  deman- 
dait l'obole.  Un  drame  fantastique,  ou,  comme  il  l'avait  inti- 
tulé, un  drame-ballade,  fut  présenté  par  lui  à  M.  Harel,  direc- 
teur de  la  Porte-Saint-Martin,  qui  exprima  le  regret  de  ne 
pouvoir  l'adaptera  son  théâtre.  Un  moment  il  sembla  que 
l'existence  de  Bertrand  allait  se  régler  :  il  devint  secrétaire 
de  M.  le  baron  Rœderer,  qui  connaissait  de  longue  main  sa 
famille,  et  qui  eut  pour  lui  des  bontés.  Mais  Bertrand,  à  ce 
métier  du  rêve,  n'avait  guère  appris  à  se  trouver  capable 
d'un  assujettissement  régulier.  Et  puis,  lui  rendre  service 
n'était  pas  chose  si  facile.  Content  de  peu  et  avide  de  l'in- 
fini, il  avait  une  reconnaissance  extrême  pour  ce  qu'on  lui 
faisait  ou  ce  qu'on  lui  voulait  de  bien  ;  on  aurait  dit  qu'il 
avait  hâte  d'en  emporter  le  souvenir  ou  d'en  respecter  l'espé- 


ALOiSIUS    BERTRAND.  35VJ 

raiice,  et  au  moindre  prétexte  commode,  au  moindre  coin 
propice,  saluant  sans  bruit  et  la  joie  dans  le  cœur,  il  fuyait  : 

J'esquive  doucement  et  m'en  vais  à  grands  pas, 
La  queue  en  loup  qui  fuit,  et  les  yeux  contre-bas, 
Le  cœur  sautant  de  joie  et  triste  d'apparence  (l)... 

A  travers  cela  il  avait  trouvé,  chose  rare  !  et  par  la  seule 
piperie  de  son  talent,  un  éditeur,  Eugène  Renduel  avait  lu  le 
manuscrit  des  Fantaisies  de  Gaspard,  y  avait  pris  goût,  et  il 
ne  s'agissait  plus  que  de  l'imprimer.  Mais  l'éditeur,  comme 
l'auteur,  y  désirait  un  certain  luxe,  des  vignettes,  je  ne  sais 
quoi  de  trop  complet.  Bref  on  attendit,  et  le  manuscrit  payé, 
modiquement  payé,  mais  enfin  ayant  trouvé  maître,  conti- 
nuait, comme  ci-devant,  de  dormir  dans  le  tiroir.  Bertrand, 
une  fois  l'affaire  conclue  et  le  denier  touché,  s'en  était  allé 
selon  sa  méthode,  se  voyant  déjà  sur  vélin  et  caressant  la 
lueur.  Un  jour  pourtant  il  revint,  et  ne  trouvant  pas  l'édi- 
teur au  gîte,  il  lui  laissa  pourmemento  gracieux  la  jolie  pièce 
qui  suit  : 

A  M.  EUGÈNE  RENDUEL. 

SONNET. 

Quand  le  raisin  est  mûr,  par  un  ciel  clair  et  doux, 
Dès  l'aube,  à  mi-coteau,  rit  une  foule  élrange. 
C'est  alors  dans  la  vigne,  et  non  plus  dans  la  grange. 
Maîtres  et  serviteurs,  joyeux,  s'assemblent  tous. 

A  votre  huis,  clos  encore,  je  heurte.  Dormez-vous? 
Le  matin  vous  éveille,  éveillant  sa  voix  d'ange. 
Mon  compère,  chacun  en  ce  temps-ci  vendange; 
Nous  avons  une  vigne  :  —  eh  bien  !  vendangeons-nous? 

Mon  livre  est  cette  vigne,  où,  présent  de  l'aulomne, 
La  grappe  d'or  atlend,  pour  couler  dans  la  tonne, 
Que  le  pressoir  noueux  crie  enfin  avec  bruit. 

(1)  Malhurin  Régnier,  satire  vin. 


]]:  0  PORTRAITS    LITTÊnAIliES. 

J'invite  mes  voisins,  convoqués  sans  trompettes, 
A  s'armer  promptement  de  paniers,  de  serpettes. 
Qu'ils  tournent  le  feuillet  :  sous  le  pampre  est  le  fruit. 

5  octobre  1840. 


GependaDt,  à  trop  attendre,  sa  vie  frêle  s'était  usée,  et  celte 
poétique  gaieté  d'automne  et  de  vendanges  ne  devait  pas 
tenir.  Une  première  fois,  se  trouvant  pris  de  la  poitrine,  il 
était  entré  à  la  Pitié  dans  les  salles  de  M.  Serres,  sans  en  pré- 
venir personne  de  ses  amis;  la  délicatesse  de  son  cœur  le 
portait  à  épargner  de  la  sorte  à  sa  modeste  famille  des  soins 
difficiles  et  un  spectacle  attristant.  Durant  les  huit  mois  qu'il 
y  resta,  il  put  voir  souvent  passer  M.  David  le  statuaire,  qui 
iillart  visiter  un  jeune  élève  malade.  M.  David  avait  de  bonne 
inmre,  dès  1828,  conçu  pour  le  talent  de  Bertrand  la  plus 
haute,  la  plus  particulière  estime,  et  il  était  destiné  à  lui  té- 
moigner l'intérêt  suprême.  Bertrand  lui  a,  depuis,  avoué 
l'avoir  reconnu  de  son  lit;  mais  il  s'était  couvert  la  tète  de 
son  drap,  en  rougissant.  Après  une  espèce  de  fausse  conva- 
lescence, il  retomba  de  nouveau  très-malade,  et  dut  entrer  à 
l'hospice  Neckcr  vers  la  mi-mars  1841.  Mais,  celte  fois,  sa 
lierté  vaincue  céda  aux  sentiments  affectueux,  et  il  appela 
auprès  de  son  lit  de  mort  l'artiste  émineutet  bon,  qui, durant 
les  six  semaines  finales,  lui  prodigua  d'assidus  témoignages, 
recueillit  ses  paroles  fiévreuses  et  transmit  ses  volontés  der- 
nières. Bertrand  mourut  dans  l'un  des  premiers  jours  de  mai. 
M.  David  suivit  seul  son  cercueil;  c'était  la  veille  de  l'Ascen- 
sion; un  orage  effroyable  grondait;  la  messe  mortuaire  était 
dite,  et  le  corbillard  ne  venait  pas.  Le  prêtre  avait  fini  par 
sortir;  l'unique  ami  présent  gardait  les  restes  abandonnés. 
Au  fond  de  la  chapelle,  une  sœur  de  l'hospice  décorait  de 
guirlandes  un  autel  pour  la  fête  du  lendemain. 

L'humble  nom,  du  moins,  subsistera  désormais  autre  part 
encore  que  sur  la  croix  de  bois  du  cimetière  de  Vaugirard,  où 
le  même  ami  l'a  fait  tracer.  C'est  le  manuscrit  exactement 


ALOÏSIUS  BERTRAND.  S61 

préparé  parrauteurpourl'impression, qui,  retiré, moyennant 
accord,  des  mains  du  premier  éditeur,  se  publie  aujourd'hui 
à  Angers  sous  des  auspices  fidèles;  cette  résurrection  éveil- 
lera dans  la  patrie  dijonnaise  plus  d'un  écho.  Je  n'ai  pas  à 
entrer  ici  dans  le  détail  du  volume  ;  je  n'ai  fait  autre  chose 
que  le  caractériser  partoutceci,  en  racontantl'homme même: 
depuis  la  pointe  des  cheveux  jusqu'au  bout  des  ongles,  Ber- 
trand est  tout  entier  dans  son  Gaspard  de  la  Nuit.  Si  j'avais 
à  choisir  entre  les  pièces  pour  achever  l'idée  du  portrait,  au 
lieu  des  joujoux  gothiques  déjà  indiqués,  au  lieu  des  tulipes 
hollandaises  et  des  miniatures  sur  émail  de  Japon  qui  ne  font 
faute,  je  tirerais  de  préférence,  du  sixième  livre  intitulé  les 
Silves,  les  trois  pages  de  nature  et  de  sentiment,  Ma  Chau- 
mière, Sur  les  Rochers  de  Chèvremorte,  et  Encore  un  Printemps. 
La  première  doit  être  d'avant  1830,  lorsqu'avec  un  peu  de 
complaisance  on  se  permettait  encore  de  rêver  un  roi  suze- 
rain en  son  Louvre  ;  les  deux  autres  portent  leur  date  et  nous 
rendent  avec  une  grâce  exquise  le  très-proche  reflet  d'une 
réalité  douloureuse.  Les  voici  donc,  et  avec  leurs  épigraphes, 
pompon  eu  tète  ;  quand  on  cite  le  minutieux  auteur,  il  y  au- 
rait conscience  de  rien  oublier. 

MA  CHAUMIÈRE. 

En  automne,  les  grives  viendraient  s'y  reposer, 
attirées  par  les  baies  au  rouge  vif  do  sorbier 
des  oiseleurs. 

(Le  baron  R.  1Iontheru£.\ 

Levant  ensuite  les  yeux,  la  bonne  vieille  vit 
comme  la  bise  tourmentait  les  arbres  et  dissi- 
pait les  traces  des  corneilles  qui  sautaient  sur 
la  neige  autour  de  la  grange. 

(Le  poète  allemand  Voss, —  Idylle  XlII.) 

Ma  chaumière  aurait,  l'été,  la  feuillée  des  bois  pour  parasoL  et 
l'automne,  pour  jardin,  au  bord  de  la  fenêtre,  quelque  mousse  qui 
enchâsse  les  pei  les  de  la  pluie,  et  quelque  giroâée  qui  fleure  l'amandCj 

Mais  riilver.  quel  plaisir,  quand  le  mutin  aurait  secoué  ses  bou» 
II.  21 


362  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

fluets  de  givre  sur  mes  vitres  gelées,  d'apercevoir  bien  loin,  à  la  li- 
fiière  de  la  forêt,  un  voyageur  qui  va  toujours  s'amoindrissant,  lui 
?t  sa  monture,  dans  la  neige  et  dans  la  brume  I 

Quel  plaisir,  le  soir,  de  feuilleter,  sous  le  manteau  de  la  cheminée 
flambante  et  parfumée  d'une  bourrée  de  genièvre,  les  preux  et  les 
moines  des  chroniques,  si  merveilleusement  portraits  qu'ils  semblent, 
las  uns  jouter,  les  autres  prier  encore  ! 

Et  quel  plaisir,  la  nuit,  à  l'heure  douteuse  et  pile  qui  précède  le 
point  du  jour,  d'entendre  mon  coq  s'égosiller  dans  le  gelinier  et  le 
coq  d'une  ferme  lui  répondre  faiblement,  sentinelle  lointaine  juchée 
aiu  avant-postes  d'un  village  endormi! 

Ah  !  si  le  roi  nous  lisait  dans  son  Louvre,  —  ô  ma  Muse  inabritée 
contre  les  orages  de  la  vie,  —  le  seigneur  suzerain  de  tant  de  fiefs 
qu'il  ignore  le  nombre  de  ses  châteaux,  ne  nous  marchanderait  pas 
une  pauvre  chaumine  ! 


SUR  LES  ROCHERS  DE  CHÈVREMORTE  [i). 

Et  moi  aussi  j'ai  été  déchiré  par  les  épines  de  ee 
désert,  et  j'j  laisse  chaque  jour  quelque  partie 
ue  ma  dépouille. 

(Les  Martyrs,  livre  X.) 

Ce  n'est  point  ici  qu'on  respire  la  mousse  des  chênes  et  les  bour- 
geons du  peuplier,  ce  n'est  point  ici  que  les  brises  et  les  eaux  mur- 
murent d'amour  ensemble. 

Aucun  baume,  le  matin  après  la  pluie,  le  soir  aux  heures  delà  ro- 
»Ae;  et  rien,  pour  charmer  l'oreille,  que  le  cri  du  petit  oiseau  qui 
quête  un  brin  d'herbe. 

Désert  qui  n'entends  plus  la  voix  de  Jean-Baptiste  I  Désert  que 
n'habitent  plus  ni  les  ermites  ni  les  colombes  ! 

Ainsi  mon  àme  est  une  solitude  où,  sur  le  bord  de  l'abîme,  uua 
main  à  la  vie  et  l'autre  à  la  mort,  je  pousse  un  sanglot  désolé. 

(l)  A  une  demi-lieue  de  Dijon» 


AI.OÏSIUS    BERTnAND.  363 

Le  poëte  est  comme  la  giroflée  qui  s'attache  fréle   et  odorante  au 
granit,  et  demande  moins  de  terre  que  de  soleil. 

Mais,  hélàs  !  je  n'ai  plus  de  soleil ,  depuis  que  se  sont  fermés  les 
yeux  si  charmants  qui  réchauffaient  mon  génie! 

22  juin  1S3S. 


ENCORE  UN  PRINTEMPS. 

Toutes  les  pensées,  toutes  les  passions  qui 
agitent  le  cœur  uiortvl  sont  lei  esclaves  de 
l'amour. 

(  COLERIDGE.) 

Encore  un  printemps,  —  encore  une  goutte  de  rosée  qui  se  ber- 
cera un  moment  dans  mon  calice  amer,  et  qui  s'en  échappera  comme 
une  larme. 

0  ma  jeunesse!  tes  joies  ont  été  glacées  par  les  baisers  du  temps, 
mais  tes  douleurs  ont  survécu  au  temps  qu'elles  ont  étouffé  sur  leur 
sein. 

Et  vous  qui  avez  parfilé  la  soie  de  ma  vie,  ô  femmes!  s'il  y  a  eu 
dans  mon  roman  d'amour  quelqu'un  de  trompeur,  ce  n'est  pas  moi, 
quelqu'un  de  trompé,  ce  n'est  pas  vous  ! 

0  printemps  !  petit  oiseau  de  passage,  notre  hôte  d'une  saison, 
qui  chantes  mélancoliquement  dans  h  cœur  du  poêle  et  dans  la  ramée 
du  chêne! 

Encore  un  printemps,  —  encore  un  rayon  du  soleil  de  mai  au 
front  du  jeune  poëte,  parmi  le  monde,  au  front  du  vieux  chêne  parmi 
les  bois  I 

Paris,  Il  mai  1836. 


Qus  conclure,  en  finissant,  de  celte  infortune  de  plus 
ajoutée  à  tant  d'autres  pareilles,  et  y  a-t-il  quelque  chose  à 
conclure?  Faut-il  prétendre,  par  ces  tristes  exemples,  corri- 
ger les  poètes,  les  guérir  de  la  poésie;  et  pour  eux,  natures 
étranges    le  charme  du  malheur  raconté  n'est-il  pas  plutôt 


364  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

un  appât?  Constatons  seulement,  et  pour  que  les  moins  en- 
traînés y  réfléchissent,  constatons  la  lutte  éternelle,  inégale, 
et  que  la  société  moderne,  avec  ses  industries  de  toute  sorte, 
n'a  fait  que  rendre  plus  dure.  La  fable  antique  parle  d'un 
berger  ou  chevrier,  Comatas,  qui,  pour  avoir  trop  souvent 
sacrifié  de  ses  chèvres  aux  Muses,  fut  puni  par  son  maître 
et  enfermé  dans  un  coffre  où  il  devait  mourir  de  faim;  mais 
les  abeilles  vinrent  et  le  nourrirent  de  leur  miel.  Et  quand 
le  maître,  quelque  temps  après,  ouvrit  le  cofï're,  il  le  trouva 
vivant  et  tout  entouré  de  suaves  rayons.  De  nos  jours,  trop 
souvent  aussi,  pour  avoir  voulu  sacrifier  imprudemment  aux 
Muses,  on  est  mis  à  la  gêne  et  l'on  se  voit  pris  comme  dans 
le  co'ïre;  mais  on  y  reste  brisé,  et  les  abeilles  ne  vieûnenî 
plus, 

JuiUel  IMi. 


LE  COMTE  DE  SÉGUR 


Les  écrivains  polygraphes  sont  quelquefois  difficiles  à 
classer;  s'ils  se  sont  répandus  sur  une  infinité  de  genres  et 
de  sujets,  sur  l'histoire,  la  politique  du  jour,  la  poésie  légère, 
les  essais  de  critique  et  les  jeux  du  théâtre,  on  cherche  leur 
centre,  un  point  de  vue  dominant  d'où  l'on  puisse  les  saisir 
d'un  coup  d'oeil  et  les  embrasser.  Quelquefois  ce  point  de 
vue  manque;  le  jugement  qu'on  porte  sur  eux  s'étend  alors 
un  peu  au  hasard  et  demeure  dispersé  comme  leur  vie  et  les 
productions  mêmes  de  leur  plume.  Mais  on  est  heureux  lors- 
qu'à travers  cette  variété  d'emplois  et  de  talents  on  arrive 
de  tous  les  côtés,  on  revient  par  tous  les  chemins  au  mora- 
liste et  à  l'homme,  à  une  physionomie  distincte  et  vivante 
qu'on  reconnaît  d'abord  et  qui  sourit. 

C'est  ce  qui  doit  nous  rassurer  aujourd'hui  que  nous  avons 
à  parler  de  M.  de  Ségur.  Sa  longue  vie,  traversée  de  tant  de 
vicissitudes,  serait  intéressante  à  coup  sûr,  peu  aisée  pour- 
tant à  dérouler  dans  son  étendue  et  à  rassembler  :  lui-même, 
en  la  racontant,  il  s'est  arrêté  après  la  période  brillante  de 
sa  jeunesse.  Ses  ouvrages  littéraires  sont  nombreux,  divers, 
nés  au  gré  des  mille  circonstances  :  ses  œuvres  dites  com- 
plètes ne  les  renferment  pas  tout  entiers.  Mais  à  travers  tout, 
ce  qui  importe  le  plus,  l'homme  est  là  pour  nous  guider  et 
nous  rappeler;  il  reparait  en  chaque  ouvrage  et  dans  les 
intervalles  avec  sa  nature  expressive  et  bienveillante,  avep 


366  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

son  esprit  net,  judicieux  et  fin,  son  tour  affectueux  et  léger, 
sa  morale  perpétuelle,  touchée  à  peine,  cette  philosophie 
aimable  de  tous  les  instants  qui  répand  sa  douce  teinte  sui- 
des fortunes  si  différentes,  et  qui  fait  comme  l'unité  de 
sa  vie. 

Ses  Mémoires  nous  le  peignent  à  ravir  durant  les  quinze 
dernières  années  de  l'ancienne  monarchie  jusqu'à  l'heure 
où  éclata  la  Révolution  de  89.  Né  en  1753,  il  avait  vingt  ans 
à  l'avènement  de  Louis  XVI  au  trône.  Lui,  le  vicomte  de 
Ségurson  frère,  La  Fayette,  Narbonne,  Lauzun,  et  quelques 
autres,  ils  étaient  ce  que  Fontanes  appelait  les  princes  de  la 
jeunesse.  C'est  toujours  une  belle  chose  d'avoir  vingt  ans; 
mais  c'est  chose  doublement  belle  et  heureuse  de  les  avoir 
au  matin  d'un  règne,  au  commencement  d'une  époque,  de 
se  trouver  du  même  âge  que  son  temps,  de  grandir  avec  lui, 
de  sentir  harmonie  et  accord  dans  ce  qui  nous  entoure. 
Avoir  vingt  ans  en  1800,  à  la  veille  de  Marengo,  quel  idéal 
pour  une  âme  héroïque!  avoir  vingt  ans  en  1774,  quand  on 
tenait  à  Versailles  et  à  la  cour,  c'était  moins  grandiose,  mais 
bien  flatteur  encore  :  on  avait  là  devant  soi  quinze  années 
à  courir  d'une  vive,  éblouissante  et  fabuleuse  jeunesse. 

M,  de  Ségur  nous  fait  toucher  en  mainte  page  de  ses  Mé- 
moires  la  réunion  de  circonstances  favorables  qui  rendait 
comme  unique  dans  l'histoire  ce  moment  d'illusion  et  d'es- 
pérance. La  littérature  du  xyiii»  siècle  avait  été  presque  en 
entier  consacrée  à  établir  dans  l'opinion  les  droits  des  peu- 
ples, à  retrouver  et  à  promulguer  les  titres  du  genre  humain. 
Les  classes  privilégiées  avaient,  les  premières,  accepté  avec 
ardeur  ces  doctrines  grandissantes  qui  les  atteignaient  si 
directement  :  c'était  générosité  à  elles,  et  l'on  aime  en 
France  à  être  généreux.  La  jeune  noblesse,  en  particulier, 
se  piquait  de  marcher  en  avant  et  de  sacrifier  de  plein  gré 
ce  que  nul,  en  lait,  ne  lui  contestait  à  cette  heure  et  ce  que 
cette  bonne  grâce  en  elle  relevait  singulièrement.  .Elle  ma- 
nifestait son  adoption  des  idées  nouvelles  par  toutes  sortes 


LE   COMTE   DE    SÉGUR.  367 

d'indices  plus  ou  moins  frivoles,  par  Tanglomanie  dans  les 
modes,  par  la  simplicité  du  frac  et  des  costumes  :  «  Consa- 
«c  crant  tout  notre  temps,  dit  M.  de  Ségur,  à  la  société,  aux 
«  fêtes,  aux  plaisirs,  aux  devoirs  peu  assujettissants  de  la 
M  cour  et  des  garnisons,  nous  jouissions  à  la  fois  avec  in- 
«  curie,  et  des  avantages  que  nous  avaient  transmis  les  an- 
«  ciennes  institutions,  et  de  la  liberté  que  nous  apportaient 
«  les  nouvelles  mœurs  :  ainsi  ces  deux  régimes  flattaient 
M  également,  l'un  notre  vanité,  l'autre  nos  penchants  pour 
«  les  plaisirs. 

«  Retrouvant  dans  nos  châteaux,  avec  nos  paysans,  nos 
«  gardes  et  nos  baillis,  quelques  vestiges  de  notre  ancien 
«  pouvoir  féodal,  jouissant  à  la  cour  et  à  la  ville  des  distinc- 
«  tions  de  la  naissance,  élevés  par  notre  nom  seul  aux  gra- 
«  des  supérieurs  dans  les  camps,  et  libres  désormais  de  nous 
«  mêler  sans  faste  et  sans  entraves  à  tous  nos  concitoyens 
«<  pour  goûter  les  douceurs  de  l'égalité  plébéienne,  nous 
«  voyions  s'écouler  ces  courtes  années  de  notre  printemps 
«  dans  un  cercle  d'illusions  et  dans  une  sorte  de  bonheur 
«  qui,  je  crois,  en  aucun  temps,  n'avait  été  destiné  qu'à 
«  nous.  Liberté,  royauté,  aristocratie,  démocratie,  préjugés, 
«  raison  nouveauté,  philosophie,  tout  se  réunissait  pour  ren- 
«  dre  nos  jours  heureux,  et  jamais  réveil  plus  terrible  ne.fut 
«  précédé  par  un  sommeil  plus  doux  et  par  des  songes  plua 
«  séduisants.  » 

Ainsi  on  ne  se  privait  de  rien  en  cet  âge  d'or  rapide;  on 
était  aisément  prodigue  de  ce  qu'on  n'avait  pas  perdu  encore  ; 
on  cumulait  légèrement  toutes  les  fleurs.  Les  gentilshommes 
faisaient  comme  ces  princes  qui  se  donnent  les  agréments  de 
Yincognito,  certains  d'être  d'autant  plus  reconnus  et  honorés. 
Au  sortir  d'un  duel  où  l'on  avait  blessé  un  ami,  on  arrivait 
au  déjeuner  de  l'abbé  Raynal  pour  y  guerroyer  contrôles 
préjugés;  on  étaitle  soir  du  quadrille  de  la  Reine  aprèsavoir 
joui  d'une  matinée  patriarcale  de  Franklin  ;  on  courait  se 
battre  en  Amérique,  et  l'on  en  revenait  colonel,  pour  assis*.e 


368  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

au  triomphe  des  montgolfières  ou  aux  baquets  de  Mesmer,  et 
mettre  le  tout  en  vaudeville  et  en  chanson. 

Ce  qu'il  faut  se  hâter  de  dire  à  la  louange  de  ces  hommes 
aimables,  de  ces  courtisans-philosophes  si  élégants  et  si  ac- 
complis, c'est  que,  quand  vinrent  les  épreuves  sérieuses,  ils 
ne  se  trouvèrent  pas  trop  au-dessous  :  la  fortune  eut  beau 
s'armer  de  ses  foudres  et  de  ses  orages,  elle,  échoua  le  plus 
souvent  contre  leur  humeur.  On  sait  l'attitude  inaltérable  de 
Lauzun  au  pied  de  l'échafaud,  celle  de  Narbonne  au  milieu 
des  rigueurs  fameuses  de  cette  retraite  glacée.  Sans  avoir  eu 
à  se  mesurer  à  ces  conjonctures  tout  à  fait  extrêmes,  les  deux 
frères  Ségur,  le  comte  et  le  vicomte,  avec  les  nuances  parti- 
culières qui  les  distinguaient,  surent  garder,  eux  aussi,  leur 
bonne  grâce  et  loutes  leurs  qualités  d'esprit,  plume  en  main, 
dans  l'adversité. 

Ce  que  ne  gardèrent  pas  moins,  en  général,  les  person- 
nages de  cette  époque  et  de  ce  rang  qui  survécurent  et  dont 
la  veillesse  honorée  s'est  prolongée  jusqu'à  nous,  c'est  une 
fidélité  remarquable,  sinon  à  tous  les  principes,  du  moins  à 
l'esprit  des  doctrines  et  des  mœurs  dont  s'était  imbue  leur 
jeunesse  :  c'est  le  don  de  sociabilité,  la  pratique  affable,  tolé- 
rante, presque  affectueuse,  vraiment  libérale,  sans  ombre  de 
misanthropieetd'armertume,  une  sorte  de  confiance  souriante 
et  deux  fois  aimable  après  tant  de  déceptions,  et  ce  trait  qui, 
dans  l'homme  excellent  dont  nous  parlons,  formait  plus 
qu'une  qualité  vague  et  était  devenu  le  fond  même  du  carac- 
tère et  une  vertu,  la  bienveillance. 

Mais  ne  devançons  point  les  temps;  nous  sommes  à  ces 
années  d'avant  la  Révolution,  lesquelles  toutefois  il  ne  fau- 
drait pas  juger  trop  frivoles.  Pour  M.  de  Ségur,  cette  époque 
peut  se  partager  en  deux  moitiés  séparées  par  la  guerre 
d'Amérique.  A  son  retour,  il  entre  dans  la  vie  déjà  sérieuse 
et  dans  la  seconde  jeunesse.  Jusqu'alors  il  n'avait  fait  qu'en- 
Iremèler  av«c  agrément  les  camps  et  la  cour,  cultiver  la  litté- 
taturelégère,etarborerles  goûts  de  son  âge,  non  sans  profiter 


LE    COMTE    DE    SÉGUR.  369 

vivement  de  toutes  les  occasions  de  s'éclairer  ou  de  se  mûrir 
au  sein  de  ces  inappréciables  sociétés  d'alors,  qu'il  appelles! 
bien  des  écolesbrillaiitesde  civilisation.  C'est  ce  sérieux,  dis- 
simulé sous  des  formes  aimables,  qui  en  faisait  le  charme 
principal,  et  dont  le  secret  s'est  perdu  depuis.  On  en  retrouve 
le  regret  en  même  temps  que  l'expression  en  plus  d'une  page 
des  Mémoires  de  M.  de  Ségur  ;  car  combien,  sous  cette  plume 
facile,  d'aperçus  historiques  profonds  et  vrais!  Le  lecteur 
amusé  qui  court  est  tenté  de  n'en  pas  saisir  toute  la  réflexion, 
tant  cela  est  dit  aisément. 

M.  de  Ségur,  au  retour  de  sa  campagne  d'Amérique,  rap- 
portait en  portefeuille  une  tragédie  en  cinq  actes  de  Coriolan, 
qu'il  avait  composée  dans  la  traversée  à  bord  du  Northum- 
berland  et  fut  jouée  ensuite  par  ordre  de  Catherine  sur  le 
théâtre  de  l'Ermitage.  Quelques  contes,  des  fables,  de  jolies 
romances,  de  gais  couplets,  lui  avaient  déjà  valu  les  encou- 
ragements du  duc  de  Nivernais,  du  chevalier  de  Bouflers,  et 
les  conseilsde  Voltaire  lui-même,  au  dernier  voyage  du  grand 
poëte  à  Paris.  Ce  gracieux  bagage  de  famille  et  de  société  (1) 
offrait  à  la  fin  son  étiquette  et  comme  sou  cachet  dans  une 
spirituelle  approbation  et  un  privilège  en  parodie  qui  étaient 
censés  émaner  de  la  jeune  épouse  de  l'auteur,  petite-fille 
d'un  illustre  chancelier  : 

D'Aguesseau  de  Ségur,  par  la  grâce  d'amour, 
L'ornement  de  Paria,  l'ornement  de  la  cour, 
A  tous  les  gens  à  qui  nous  avons  l'art  de  plaire, 
C'est-à-dire  à  tous  ceux  que  le  bon  goût  éclaire. 
Salut,  honneur,  plaisir,  richesse  et  volupté, 
Presque  point  de  raison  et  beaucoup  de  santé! 
Notre  époux  trop  enclin  à  la  métromanie,  etc.,  etc. 

A  ces  causes  voulant  bien  traiter  l'exposant, 


(1)  Une   partie  se   trouve   dans  les  Mélanges,  et  le  reste  dans  ie 
Recueil  de  Famille,  volume  qui  n'a  eu  qu'une  demi-publicité. 


21. 


370  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

Nous  défendons  à  tous  conQseurs,  pâtissiers, 

Marchands  de  beurre  ainsi  qu'à  tous  les  épiciers, 

De  rien  envelopper  jamais  dans  cet  ouvrage, 

Quoiqu'à  vrai  dire  il  soit  tout  propre  à  cet  usage; 

Ou  bien  paieront  dix  fois  ce  qu'alors  il  vaudra, 

Modique  chiitiment  qui  nul  ne  ruinera. 

Voulons  que  le  précis  du  présent  privilège 

Soit  écrit  à  la  fln  du  livre  qu'il  protège; 

Que  l'on  y  fasse  foi  comme  à  l'o;  Iginal, 

Et  que  les  gens  de  bien  n'en  disent  point  de  mal. 

Ordonnons  à  celui  de  nos  gens  qui  sait  lire 

De  bien  exécuter  ce  que  l'on  vient  d'écrire  : 

De  soutenir  partout  prose,  vers  et  couplets, 

Nonobstant  les  clameurs,  nonobstant  les  sifllets  : 

Tel  est  notre  plaisir  et  telle  notre  envie. 

Fait  dans  notre  boudoir,  bureau  digne  d'envie, 

Le  premier  jour  de  l'an  sept  cent  quatre-vingt-un, 

Et  de  nos  ans  un  peu  plus  que  le  vingt  et  un. 

Signé  d'Aguesseau,  comtesse  de  Ségur. 

Et  plus  bas,  Laure  de  Ségur. 

(C'était  la  flllc  de  l'auteur,  âgée  alors  de  moins  de  trois  ans.) 

Pourtant  les  dépêches  écrites  par  M.  de  Ségur  durant  sa 
campagne  d'Amérique  avaient  donné  de  sa  prudence  et  de  sa 
finesse  d'observation  une  assez  haute  idée,  pour  qu'au  re- 
tour M.  de  Vergennes  songeât  à  le  demander  au  maréchal 
son  père,  et  à  lelancer  activement  dans  la  carrière  des  négo- 
ciations. Le  poste  qu'on  lui  destinait  au  début  était  des  plus 
importants  :  il  s'agissait  de  représenter  la  .France  auprès  de 
l'impératrice  Catherine.  Les  études  sérieuses  et  positives  aux- 
quelles dut  se  livrer  à  l'instant  le  jeune  colonel  devenu  di- 
plomate, témoignaient  des  ressources  de  sou  esprit  et  mar- 
quèrent pour  iui  l'entrée  des  années  laborieuses.  Ces  années 
furent  bien  brillantes  encore  durant  tout  le  cours  de  cette 
ambassade,  où  il  sut  se  concilier  la  faveur  de  l'illustre  sou- 
veraine et  servir  efficacement  les  intéréls  de  la  France.  Pro- 
fitant de  l'aigreur  naissante  qii'cxcitait  contre  les  Anglais  la 


LE   COMTE    DE   SÉGUR.  371 

politique  toute  prussieune  et  électorale  de  leur  roi,  usant 
avec  adresse  de  l'accès  qu'il  s'était  ouvert  dans  l'esprit  du 
prince  Potemkin,:il  parvint  à  signer,  vers  les  premiers  jours 
de  l'année  1787,  avec  les  ministres  russes,  un  traité  de  com- 
merce qui  assurait  à  la  France  tous  les  avantages  dont  jus- 
qu'alors les  Anglais  avaient  exclusivement  joui.  Ce  succès 
fut,  en  quelque  sorte,  personnel  à  M.  de  Ségur,  qui,  dans  ses 
Mémoires  et  dans  ses  divers  écrits,  a  pu  s'en  montrer  fier  à 
bon  droit.  EfFacé  à  son  arrivée  parles  ministres  d'Angleterre 
et  d'Allemagne,  il  n'avait  dû  qu'à  lui  même,  à  cet  heureux 
accord  de  décision  et  de  bonne  grâce  qui  ne  se  rencontre 
qu'aux  meilleurs  moments,  de  se  conquérir  de  plain-pied  une 
considération  dont  l'effet  s'étendit  par  degrés  jusque  sur  ses 
démarchespolitiques.Siquelqueintérêts'attacheaujourd'hui 
pour  nous  à  cette  négociation,  il  tient  tout  entier,  on  le  con- 
çoit, à  la  façon  dont  le  négociateur  nous  la  raconte,  et  au  jeu 
subtil  des  mobiles  qu'il  nous  fait  toucher.  La  bizarrerie  ca- 
pricieuse du  prince  Potemkin  ne  fut  pas  le  moindre  ressort 
au  début  de  cette  petite  comédie.  Il  était  grand  questionneur, 
se  piquant  fort  d'érudition,  surtout  en  matière  ecclésiastique, 
Ce  faible  une  fois  découvert,  M.  de  Ségur  n'avait  qu'à  le 
mettre  sur  son  sujet  favori,  qui  était  l'origine  et  les  causes 
du  schisme  grec,  et,  l'entendant  patiemment  discourir  durant 
des  heures  entières  sur  les  conciles  œcuméniques,  il  faisait 
chaque  jour  de  nouveaux  progrès  dans  sa  confiance.  Les 
autres  personnages  de  la  cour  ne  sont  pas  moins  agréable- 
ment dessinés.  «  En  s'étendant  un  peu  longuement  sur  ce 
séjour  en  Russie,  écrivions-nous  il  y  a  plus  de  quinze  ans 
déjà,  lors  de  l'apparition  des  Mémoires,  l'auteur,  ou  mieux,  le 
spirituel  causeur  a  cédé  sans  doute  à  plus  d'un  attrait  :  là 
où  lui-même  a  rencontré  tant  de  plaisirs  et  de  faveurs  qu'il 
se  plaît  à  redire,  d'autres  qui  lui  sont  chers  ont  recueilli  dans 
les  dangers  d'assez  glorieux  sujets  à  célébrer.  Il  y  a  dans  ce 
rapprochement  de  famille  de  quoi  faire  naître  plus  d'une 
idée  et  sur  la  difï  îrence  des  époques  et  sur  celle  des  manières 


^72  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

littéraires.  En  se  rappelantles  éloquents,  les  généreux  récits 
du  fils,  on  aime  à  y  associer  par  comparaison  les  mérites  qui 
recommandent  ceux  du  père,  la  mesure  insensible  du  ton, 
ce  style  d'un  choix  si  épuré,  d'une  aristocratie  si  légitime, 
et  toute  cette  physionomie,  si  rare  de  nos  jours,  qui  carac- 
térise dans  les  lettres  la  postérité,  prête  à  s'éteindre,  des 
Chesterfield,  des  Nivernais,  des  Bouliers  (1).  » 

Prête  à  s'éteindre!  ainsi  pouvions-nous  écrire  il  y  a  quel- 
ques années  encore.  Le  temps  depuis  a  fait  un  pas,  et  cette 
postérité  dernière  est  à  jamais  éteinte  aujourd'imi. 

Une  partie  iutéressante  des  Mémoires  de  M.  de  Ségur  est 
consacrée  aux  détails  du  voyage  eu  Crimée  où  l'ambassadeur 
de  France  eutl'honneur  d'accompagner  Catherine.  Ce  voyage 
romanesque  et  même  mensonger,  tout  rempli  d'illusions  et 
de  prestiges,  eut  des  résultats  positifs  et  des  effets  histori- 
ques. Potemkin  n'avait  songé,  en  le  combinant,  qu'à  ses  in- 
térêts de  favori;  ilvôulaitjàl'aidedecette  marche  triomphale, 
enlever  sa  souveraine  à  ses  rivaux,  la  fasciner  etrenorgueillir 
par  le  spectacle  d'une  puissance  imaginaire,  V enguirlander, 
c'est  bien  le  mot,  je  crois.  Mais  ce  motif  unique  et  tout  par- 
ticulier ne  fut  pas  compris  de  loin  ni  même  de  près;  on  eu 
supposa  d'autres  plus  graves.  Les  cabinets  étrangers,  et  même 
les  ambassadeurs  qui  étaient  de  la  partie,  crurent  voir  des 
intentions  menaçantes  sous  ces  airs  de  fête,  et  à  force  de 
craindre  une  agression  des  Russes  contre  la  Porte,  on  la  fit 
naître  à  l'inverse  de  la  part  de  celle-ci.  M.  de  Ségur  sait  nous 
intéressera  ce  jeu  dont  il  nous  montre  au  doigt  point  par 
point  le  dessous;  il  en  ranime  à  ravir  dans  son  récit  le  diver- 
tissement et  les  mille  cii-constances. 

Est-ce  avant,  est-ce  après  ce  voyage,  qu'il  eut  à  poser  lui- 
même  une  limite  dans  les  degrés  de  celte  faveur  personnelle 
qu'il  avait  ambitionnée  auprès  de  l'illustre  souveraine,  faveur 
précieuse  et  qu'il  ne  voulait  pourtant  pas  épuiser?  Je  crois 

(1)  Globe^  IG  mai  Î82G. 


LE  COMTE    DE   SÉGUR.  373 

bien  que  ce  fut  avant  le  voyage  et  dans  l'été  qui  précéda  la 
signature  de  son  traité  de  commerce.  On  sait  que  la  glorieuse 
impératrice  n'avait  pas  seulement  des  pensées  hautes,  et 
qu'elle  conserva  jusqu'au  bout  le  don  des  caprices  légers. 
Aimable,  jeune,  empressé  de  plaire,  il  était  naturel  que 
M.  de  Ségur  traversât  à  un  moment  l'idée  auguste  et  mille 
fois  conquérante.  Lorsqu'onle  questionnait  en  souriant  là- 
dessus,  il  répondait  par  un  de  ces  récits  qui  ne  fontqu'el'fleu- 
rer.  Il  avait  été  invité  par  l'impératrice  à  l'une  des  résidences 
d'été,  Czarskozélo  ou  tout  autre,  et  divers  indices,  jusqu'au 
choix  de  l'appartement  qu'on  lui  avait  assigné,  semblaient 
annoncer  ce  qu'avec  les  reines  il  est  toujours  un  peu  plus  dif- 
ficile de  comprendre.  Or  M.  de  Ségur,  chargé  d'une  mission 
délicate  qui  était  en  bonne  voie,  tenait  apparemment  à  y 
réussir  sans  qu'on  pût  attribuer  son  succès  à  une  habileté 
trop  en  dehors  de  la  politique.  Il  avait  de  plus  quelque  au- 
tres raisons  sans  doute,  comme  on  peut  supposer  qu'en  sug- 
gère aisément  la  morale  ou  la  jeunesse.  Mais  comment  aver- 
tir à  temps  et  avec  convenance  une  fantaisie  impérieuse  qui 
d'ordinaire  marchaitassezdroità  son  but?Comment  conjurer 
sans  offense  cette  bonne  grâce  imminente  et  son  charme 
menaçant?  Chaque  après-midi,  à  une  certaine  heure,  dans 
les  jardins,  l'impératrice  faisait  sa  promenade  régulière  ;  deux- 
allées  parallèles  étaient  séparées  par  une  charmille;  elle  ar- 
rivait d'ordinaire  par  l'une  et  revenait  par  l'autre.  Un  jour, 
à  cette  heure  même  de  la  promenade  impériale,  M.  de  Ségur 
imagina  de  se  trouver  dans  la  seconde  des  allées  au  moment 
du  détour,  et  de  ne  pas  s'y  trouver  seul,  mais  de  se  faire 
apercevoir,  comme  à  l'improviste,  prenant  ou  recevant  une 
légère,  une  très-légère  marque  de  familiarité  d'une  des  jolies 
dames  de  la  cour  qu'il  n'avait  sans  doute  pas  mise  dans  le 
secret.  —  Au  dîner  qui  suivit,  le  front  de  Sémiramis  apparut 
tout  chargé  de  nuages  et  silencieux;  vers  la  fin,  s'adressant 
au  jeune  ambassadeur,  elle  lui  fît  entendre  que  ses  goûts 
brillants  le  rappelaient  dans  la  capitale,  et  qu'il  devait  sup- 


37i  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

porter  impatiemment  les  ennuis  de  cette  retraite  monotone. 
A  quelques  objections  qu'il  essaya,  elle  coupa  court  d'un  mot 
qui  indiquait  sa  volonté.  —  M.  de  Ségur  s'inclina  et  obéit; 
mais  lorsqu'il  revit  ensuite  l'impératrice,  toute  bouderieavait 
disparu  :  la  souveraine  et  la  personne  supérieure  avaient 
triomphé  de  la  femme.  C'est  plus  que  n'en  faisaient  aux 
temps  héroïques  les  déesses  elles-mêmes  :  Siiretœque  injuria 
formœ  (  i  ). 

Lorsque  M.  de  Ségur  rentra  dans  sa  patrie  après  cinq  an- 
nées d'absence,  laRévolution  de  89  venait  d'éclater  :  un  autre 
ordre  d'événements  et  de  conjonctures  s'ouvrait  au  milieu  de 
bien  des  espérances  déjà  compromises  et  de  bien  des  craintes 
déjà  justifiées.  Pour  la  plupart  des  hommes  de  la  période 
précédente,  les  rêves  éblouissants  allaient  s'évanouir;  les 
rivages  d'Utopie  et  d'Atlantide  s'enfuyaient  à  l'horizon  :  les 
voyages  en  Grimée  étaient  terminés.  Les  Mémoires  de  M.  de 
Ségur  linissent  là  aussi,  comme  s'il  avait  voulu  les  clore  sur 
les  derniers  souvenirs  de  sa  belle  et  vive  jeunesse.  Son  rôle 
pourtant  en  ces  années  agitées  ne  fut  pas  inaclif  ;  il  suivit 
honorablement  la. ligne  constitutionnelle  où  plusieurs  de  ses 
amis  le  précédaient.  Nommé  au  mois  d'avril  91  ambassadeur 
extraordinaire  à  Rome  en  remplacement  du  cardinal  de  Ber- 
nis,  la  querelle  flagrante  avec  le  Saint-Siège  lempêcha  de  se 
rendre  à  sa  destination.  Il  refusa  bientôt  le  ministère  des  af- 
faires étrangères  qui  lui  fut  ofiert  à  la  sortie  de  M,  de  Mont- 
morin  ;  mais  il  accepta  de  la  part  de  Louis  XVI  une  mission 
particulière  à  Berlin  auprès  du  roi  Frédéric-Guillaume.  Il  ne 
s'agissait  de  rien  moins  qu'après  les  conférences  de  Pilnitz, 

(1)  S'il  est  vrai,  comme  on  l'a  dit,  que  plus  tard,  les  circonstances 
européennes  étant  cliangées,  Catlierine,  poin-  mieux  déjouer  la  mission 
de  M.  de  Séf.'ur  à;Berlin,ait  envoyé  au  roi  de  Prusse  les  Inllets  confi- 
dentiels dans  lesquels  l'ambassadeur  de  France  avait  autrefois  raillé 
les  amours  de  ce  neveu  du  grand  Frédéric,  elle  ne  fit  en  cela  sans  doute 
que  suivre  les  pratiques  coiislaiitcs  d'une  politique  peu  scrupuleuse; 
mais  elle  put  Lien  y  mêler  aussi  tout  Las  le  iilaisir  de  se  venger  d'un 
ancien  dédain.  Il  y  a  de  ces  retours  tardifs  de  l'amour-propre  blessé. 


LE    COMTE   DE   SÉGUR.  373 

de  détacher  doucement  le  monarque  prussien  de  l'alliance  au- 
trichienne, et  de  le  détourner  de  la  guerre.  Dans  un  intéres- 
tant  ouvrage  publié  en  1801  sur  les  dix  années  de  règne  de 
Frédéric-Guillaume,  M.  de  Ségur  a  touché  les  circonstances 
ie  cette  négociation  délicate  où  il  crut  pouvoir  se  flatter,  un 
très-court  moment,  d'avoir  réussi.  Les  Mémoires  d'un  Homme 
d'État  sont  venus  depuis  éclairer  d'un  jour  nouveau  et  par 
le  côté  étranger  toute  cette  portion  longtemps  voilée  de  la 
politique  européenne;  les  mille  causes  qui  déjouèrent  la  di- 
plomatie de  M.  de  Ségur,  et  qui  auraient  fait  échouer  tout 
autre  en  sa  place,  y  sont  parfaitement  définies  (1  ).  Le  moment 
était  arrivé  où  dans  ce  déchaînement  de  passions  violentes 
et  de  préventions  aveugles,  il  n'y  avait  certes  aucun  déshon- 
neur pour  les  hommes  sages,  pour  les  esprits  modérés,  à  se 
sentir  inhabiles  et  impuissants. 
Les  événements  se  précipitaient;  M.  de  Ségur  et  les  siens 


(l)  Mémoires  tirés  des  papiers  if  un  homme  d'État,  t.  I,  p.  180-194. 
—  Un  adversaire  et  sans  aucun  doute  un  ennemi  personnel  du  comte 
de  Ségur,  Senac  de  Meilhan,  a  écrit,  à  ce  sujet,  cette  page  peu  con- 
nue :  «...  La  présomption  que  l'homme  est  porté  à  avoir  de  ses  ta- 
lents et  de  son  esprit  faisait  croire  à  plusieurs  jeunes  gens  qu'ils  joue- 
raient (en  1789)  un  rôle  éclatant;  mais  la  Révolution,  en  mettant  en 
quelque  sorte  l'homme  à  nu,  faisait  évanouir  promplement  cette  illu- 
sion, qu'il  était  aisé  de  se  faire  à  l'homme  de  cour,  à  celui  du  grand 
monde,  qui  se  tlattait  d'obtenir  dans  l'Assemblée  les  mêmes  succès  que 
dans  la  société.  Le  ton,  les  manières,  une  certaine  élégance  qui  cache 
le  défaut  de  solidité,  l'art  des  à-propos,  tout  cela  se  trouve  sans  ef- 
fet au  milieu  d'hommes  étrangers  au  grand  monde  et  habitués  à  ré- 
fléchir. Le  comte  de  Ségur  est  un  exemple  frappant  de  médiocrité  dé- 
masquée, de  présomption  déjouée,  d'infidélité  punie.  Les  succès  qu'il 
avait  eus  dans  la  société  avaient  euQé  son  ambition  ;  il  crut  avoir  dans 
la  Révolution  une  occasion  de  s'élever  promplement,  et  se  flattant 
d'être  l'oracle  de  l'Assemblée,  il  quitta  une  Cour  (la  Cour  de  Russie) 
où  quelques  agréments  dans  l'esprit  et  des  connaissances  en  littéra- 
ture lui  avaient  obtenu  un  accueil  flatteur,  il  s'empressa  de  venir  à 
Paris,  armé  de  sa  tragédie  de  Coriolaii,  d'une  douzaine  de  fables  et 
de  cmq  à  six  chansons.  Madame  de  Staél  alla  au-devant  du  futur  pre- 
mier ministre,  Ji-anne  Grai/  à  la  main,  et  tous  deux  s'électrisèrent  en 
faveur  de  la  démocratie  ;  mais  bientôt  le  mérite  du  comte  fut  appré- 


376  PORTRAITS  LITTÉRAIRES, 

demeurèrent  attachés  au  sol  de  la  France  lorsqu'il  n'était  déjà 
plus  qu'une  arène  embrasée.  Son  père  le  maréchal  fut  in- 
carcéré à  la  Force,  et  lui  détenu  avec  sa  famille  dans  une 
maison  de  campagne  à  Chàtenay,  celle  même  où  l'on  dit 
qu'est  né  Voltaire.  Le  volume  intitulé  Recueil  de  Famille  nous 
le  montre,  en  ces  années  de  ruine,  plein  de  sérénité  et  de 
philosophie,  adonné  aux  vertus  domestiques,  égayant,  dès 
que  le  grand  moment  de  Terreur  fut  passé,  les  tristesses  et 
les  misères  des  êtres  chéris  qui  l'entouraient.  Son  esprit  n'a- 
vait jamais  plus  de  vivacité  que  quand  il  servait  son  cœur. 
Chaqueévénement,chaqueanniversairede  cette  vie  intérieure 
était  célébré  par  de  petites  comédies,  par  des  vaudevilles 
qu'on  jouait  entre  soi,  par  de  gais  ou  tendres  couplets  qui 
parfois  circulaient  au  delà  :  quelques  personnes  de  cette  so- 
ciété renaissante  se  rappellent  encore  la  chanson  qui  a  pour 
titre  :  les  Amours  de  Laure.  En  même  temps,  dès  qu'il  le  put, 
M.  de  Ségur  reprit  son  rôle  de  témoin  attentif  aux  choses  pu- 
bliques ;  de  Chàtenay  il  accourait  souvent  à  Paris  ;  il  voyait 
beaucoup  Boissy-d'Anglas  et  les  hommes  politiques  de  cette 
nuance.  S'il  ne  fut  point  lui-même  à  cette  époque  membre 
des  assemblées  instituées  sous  le  régime  de  la  Constitution 
de  l'an  III,  s'il  n'eut  point  l'honneur  de  compter  parmi  ceux 
qui,  comme  les  Siméon,  les  Portails,  luttèrent  régulièrement 
pour  la  cause  de  l'ordre,  de  la  modération  et  des  lois,  et  qui, 
eux  aussi,  suivant  une  expression  mémorable,  faisaient  alors 
au  civil  leur  Campagne  d'Italie  (l),illafitau  dehors  du  moins 

cié  à  sa  valeur,  et  il  fut  trop  heureux  d'obtenir  d'être  ministre  à 
Berlin.  Traité  avec  le  plus  grand  mépris  dans  cette  Cour,  et  privé  de 
l'espoir  de  jouer  un  rôle  à  Paris,  la  mort  lui  parut  être  sa  seule  res- 
source: mais  il  porta  sur  lui  une  main  mal  assurée  ;  le  courage  man- 
qua à  ce  nouveau  Caton  pour  achever...  L'amour  de  la  vie  prévalut, 
un  chirurgien  fut  appelé,  et  le  comte  prouva  qu'il  ne  t-avait  ni  vivre 
ni  mourir.  »  Quand  on  a  eu  affaire  dans  sa  vie  à  des  haines  aussi 
cruelles  et  aussi  envenimées  que  cette  page  en  fait  supposer,  on  a 
quelque  mérite  à  n'avoir  jamais  pratiqué  qu'indulgence  et  bienveil- 
hnce,  comme  l'a  fait  M.  de  Ségur. 

(1)  Éloge  de  M.  Siméon,  par  M.  le  comte  Portali»,  p.  24. 


LE    COMTE   DE   SÉGUR.  377 

et  comme  en  volontaire  dans  les  journaux.  Plus  d'une  fois, 
m'assure-t-on,  dans  les  moments  d'urgence,  il  prêta  sa  plume 
aux  discours  de  Boissy-d'Anglas  et  de  ses  autres  amis.  En 
1801  enfin,  il  contribua  au  rétablissement  des  saines  no- 
tions historiques  et  au  redressement  de  l'opinion  par  deux 
publications  importantes  et  qui  méritent  d'être  rappelées. 

La  Politique  de  tous  les  Cabinets  de  l'Europe  sous  Louis  XV  et 
sous  Louis  XVI,  contenant  les  écrits  de  Favier  et  la  corres- 
pondance secrète  du  comte  de  Broglie,  avait  déjà  paru  en  93  ; 
mais  M.  de  Ségur  en  donna  une  édition  plus  complète,  ac- 
compagnée de  notes  et  de  toutes  sortes  d'additions  qui  en 
font  un  ouvrage  nouveau  où  il  mit  ainsi  son  propre  cachet. 
La  politique  extérieure  de  la  France  avait  subi  un  change- 
ment décisif  de  système  lors  du  traité  de  Versailles  (I75fi), 
au  début  de  la  guerre  de  Sept-Ans  :  de  la  rivalité  jusqu'alors 
constante  avec  l'Autriche,  on  avait  passé  à  une  étroite  alliance 
en  haine  du  roi  de  Prusse  et  de  sa  grandeur  nouvelle.  Les 
principaux  chefs  et  agents  de  la  diplomatie  secrète  que 
Louis  XV  entretenait  à  l'insu  de  son  ministère  étaient  très- 
opposés  à  cette  alliance,  selon  eux  décevante  et  inféconde, 
avec  le  cabinet  de  Vienne,  et  ils  ne  cessaient  de  conseiller  le 
retour  aux  anciennes  traditions  où  la  France  avait  puisé  si 
longtemps  gloire  et  influence.  Ils  n'avaient  pour  cela  qu'à 
énumérer,  comme  résultats  du  système  contraire,  les  pertes 
de  la  dernière  guerre,  le  partage  honteux  de  la  Pologne,  et  à 
constater  une  sorte  d'abaissement  manifeste  du  cabinet  de 
Versailles  dans  les  conseils  de  l'Europe.  D'une  autre  part,  il 
était  incontestable  que  d'habiles  ministres,  tels  que  M.  de 
Choiseul  et  M.  deVergennes,  avaient  su  tirer  de  cette  situa- 
tion nouvelle,  l'un  parle  Pacte  de  famille,  l'autre  à  l'époque 
de  la  guerre  d'Amérique, des  ressources  imprévues  qui  avaient 
balancé  les  désavantages  et  réparé  jusqu'à  un  certain  point 
l'honneur  de  notre  politique.  Élevé  à  l'école  de  ces  deux  mi- 
nistres, M.  de  Ségur  oppose  fréquemment  ses  vues  modérées 
et  judicieuses  aux  raisonnements  un  peu  exclusifs  du  comte 


378  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

de  Bi'oglie  et  de  Favier,  et  il  en  résulte  d'heureux  éclaircisse- 
ments. Il  nous  est  toutefois  impossible  de  ne  pas  admirer  la 
sagacité  et  presque  la  prophétie  de  Favier,  quand  il  insiste 
sur  les  inconvénients  constants  de  cette  alliance  autrichienne 
qu'on  a  vue  depuis  encore  si  fertile  en  erreurs  et  en  décep- 
tions :  «  Il  faut,  écrivait-il  en  faisant  allusion  au  mariage  du 
«  Dauphin  (Louis  XVI)  et  de  Marie-Antoinette,  il  faut  avoir 
«  peu  de  connaissance  de  l'histoire  pour  croire  qu'on  puisse 
M  en  politique  se  reposer  sur  les  assurances  amicales  qu'on 
«  se  prodigue,  ou  au  moment  de  la  formation  d'une  alliance, 
«  ou  à  celui  d'une  union  laite  ou  resserrée  par  des  mariages. 
«  La  prudence  exige  de  n'y  compter  qu'autant  que  les  intérêts 
«  communs  s'y  trouvent,  et  l'expérience  de  tous  les  siècles 
«  apprend  que  ces  liaisons  de  parenté  sont  souvent  plus  em- 
«  barrassantes  qu'utiles  quand  les  intérêts  sont  naturellement 
«  opposés.  »  —  Un  des  soins  de  M.  de  Ségur  dans  ses  notes  est 
de  rejoindre,  autant  que  possible,  la  morale  et  la  politique, 
et  de  ne  plus  les  vouloir  séparer.  Vœu  honorable,  mais  qui 
est  plus  de  mise  dans  les  livres  que  dans  la  pratique,  même 
depuis  qu'on  croit  l'avoir  renouvelée!  De  telles  maximes, 
d'ailleurs,  qui  n'ont  pas  pour  principe  unique  l'agrandisse- 
ment, avaient  peu  le  temps  de  prendre  racine  au  lendemain 
du  grand  Frédéric  et  au  début  de  Napoléon. 

Une  autre  publication  de  M.  de  Ségur,  qui  date  de  la  même 
année  (ISOI),  est  sa  Décade  historique,  ou  son  tableau  des  dix 
années  que  comprend  le  règne  du  roi  de  Prusse  Frédéric- 
Guillaume  II(17Sfi-1797).  Sous  ce  litre  un  peu  indécis,  l'au- 
teur n'avait  sans  doute  cherché  qu'un  cadre  pour  retracer 
l'histoire  des  préliminaires  de  notre  Révolution,  ses  diverses 
phases  au  dedans  et  ses  contre-coups  au  dehors  jusqu'à  l'épo- 
que de  la  paix  de  Bàle.  On  peut  soupçonner  toutefois  qu'en  y 
rattachant  si  expressément  en  tête  le  nom  assez  disparate  du 
roi  de  Prusse,  en  serrant  de  près  avec  une  exactitude  sévère 
le  règne  de  ce  champion  si  empressé  de  la  coalition,  qui  fut 
le  premier  à  rengainer  l'épée  et  à  déserter  dans  l'action  ses 


LE    COMTE    DE    SÉGUR.  379 

alliés  compromis,  M.  de  Ségur  prenait  à  sa  manière,  et  comme 
il  lui  convenait,  sa  revanche  de  la  non-réiissite  de  Berlin,  Si 
ce  roi  eut  avec  lui  des  torts  de  procédé,  comme  on  l'a  dit  et 
comme  vient  de  le  répéter  un  écrit  récent  (1  ),  il  les  paya  dans 
ce  tableau  fidèle;  une  plume  véridique  est  une  arme  aussi. 
M.  de  Ségur  ne  l'a  jamais  eue  si  ferme,  si  franchement  histo- 
rique. Ici  d'ailleurs  comme  toujours  (est-il  besoin  de  le  dire  ?), 
et  soit  qu'il  jugeât  les  affaires  du  dehors,  soit  qu'il  déroulât 
les  crises  révolutionnaires  du  dedans,  il  usait  d'une  équitable 
mesure.  Marie-Joseph  Chénier,  en  parlant  de  cet  écrit  en  son 
Tableau  de  la  Littérature,  lui  a  rendu  une  justice  à  laquelle  ses 
réserves  mêmes  donnent  plus  de  prix.  Placé  à  son  point  de 
vue  modéré  et  purement  constitutionnel  de  91,  l'auteur  eut 
le  mérite  d'exposer  les  faits  intérieurs  et  de  faire  ressortir 
ses  vues  sans  trop  irriter  les  passions  rivales.  Quant  au  point 
de  vue  extérieur  et  européen,  ce  livre  d'un  diplomate  instruit 
et  qui  avait  tenu  en  main  quelques-uns  des  premiers  fils, 
commençait  pour  la  première  fois  en  France  à  tirer  un  coin 
du  voile  que  les  Mémoires  d'un  Uomme  d'État  ont,  bien  plus 
tard,  soulevé  par  l'autre  côté.  M.  d'Hauterive,  l'année  précé- 
dente, avait  publié  son  ouvrage  de  VÉtat  de  la  France  à  la  fin 
de  l'an  VIIL  Au  sein  de  cette  régénération  universelle  d'alors 
qui  s'opérait  simultanément  dans  les  lois,  dans  la  religion, 
dans  les  lettres,  les  publications  de  MM.  de  Ségur  et  d'Hau- 
terive eurent  donc  leur  part  ;  elles  contribuèrent  à  remettre 
sur  un  bon  pied  et  à  restaurer,  en  quelque  sorte,  la  coanais- 
sance  historique  et  diplomatique  contemporaine. 

Un  Gouvernement  glorieux  s'inaugurait,  avide  de  tous  les 
services  brillants  et  des  beaux  noms  :  la  place  de  M.  de  Ségur 
y  était  à  l'avance  marquée.  Successivement  nommé  au  Corps 
législatif,  à  l'Institut,  au  Conseil  d'État  et  au  Sénat,  grand 
maître  des  cérémonies  sous  l'Empire,  nous  le  perdons  de  vue 
à  cette  époque  au  milieu  des  grandeurs  qui  le  ravissent  aux 

(1  )  la  Russie  en  1839,  parM.  le  marquisde  Cusline,  lettre  deuxième. 


380  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

lettres,  mais  non  pas  à  leur  amour  et  à  leur  reconnaissance  : 
une  élégie  de  madame  Dufrenoy  a  consacré  le  souvenir  d'un 
bienfait,  comme  il  dut  en  répandre  beaucoup  et  avec  une 
délicatesse  de  procédés  qui  n'était  qu'à  lui.  Il  aimait,  en  don- 
nant, à  rappeler  ces  années  de  détresse,  ces  journées  d'hum- 
ble et  intime  jouissance  où  lui-même  il  avait  dû  au  travail 
de  sa  plume  la  subsistance  de  tous  les  siens.  La  première  Res- 
tauration traita  bien  M.  de  Ségur  :  Louis  XVIII,  étant  comte 
de  Provence,  avait  voulu  être  pour  lui  un  ami,  que  dis-je? 
un  frère  d'armes  (I).  Dans  les  Cent-Jours,  M.  de  Ségur  n'eut 
d'autre  tort  que  celui  de  croire  qu'il  pourrait  revoir  en  face 
l'Empereur  et  se  délier.  Lorsqu'on  veut  rompre  avec  une 
maîtresse  impérieuse  et  longtemps  adorée,  il  ne  faut  pas 
affronter  sa  présence  :  sinon  un  geste,  un  coup  d'œil  suffi- 
sent, et  l'on  a  repris  ses  liens.  M.  de  Ségur,  le  lendemain  du 
merveilleux  retour  de  l'île  d'Elbe,  s'était  rendu  aux  Tuileries 
pour  y  porter  ses  hommages  et  comptant  bien  y  faire  agréer 
ses  excuses  :  il  en  revint  ce  qu'il  avait  été  auparavant,  c'est- 
à-dire  grand  maître  des  cérémonies.  La  seconde  Restauration 
se  vengea  avec  dureté,  et  durant  trois  années  M.  de  Ségur, 
dépouillé  de  ses  dignités,  de  ses  pensions,  de  son  siège  à  la 
Chambre  des  pairs,  dut  recourir  de  nouveau  à  sa  plume,  qui 
ne  lui  fit  point  défaut.  C'est  alors  qu'il  composa  ?,onEistoire 
universelle,  simple,  nette,  instructive,  antérieure  à  bien  des 
systèmes  et  à  bon  droit  estimée.  Dans  nneLettre  âmes  enfants 
et  à  mes  petits-enfants,  placée  en  tête  du  manuscrit  de  cette 
Histoire  tout  entier  écrit  de  la  main  de  madame  de  Ségur, 
on  lit  ces  paroles  louchantes  : 

Paris,  ce  1er  déeembre  1817. 

«  Je  n'ai  pas  de  fortune  à  vous  léguer;  celle  que  je  tenais 
de  mes  pères  m'a  é(é  enlevée  par  la  Révolution,  et  j'ai  été 
privé  par  le  Gouvernement  royal  de  presque  toute  celle  que 

(1)  On  peut  voir  dans  [es  Mémoires  l'anecdote  du  bul  de  1  Opéra. 


LE    COMTE    DE    SÉGUR.  381 

je  devais  à  mes  travaux  et  aux  services  rendus  à  ma  patrie... 

«  Je  vous  lègue  ce  manuscrit  :  il  est  tel  que  je  l'ai  dicté  du 
premier  jet,  sans  ponctuation,  sans  corrections;  le  public  a 
l'ouvrage  tel  que  je  l'ai  corrigé;  mais  j'ai  voulu  déposer  dans 
vos  mains  ce  manuscrit  tel  que  je  l'ai  dicté,  et  je  désire  que 
l'aîné  de  ma  famille  le  conserve  toujours  religieusement. 

«  C'est  un  legs  précieux,  honorable,  sacré...  J'avais  perdu 
par  une  goutte  sereine  un  œil  dans  la  guerre  d'Amérique; 
de  longs  travaux  avaient  affaibli  l'autre;  les  médecins  me 
menaçaient  de  le  perdre,  si  je  l'exerçais  trop.  Cependant  la 
ruine  de  ma  fortune  me  rendait  le  travail  indispensable;  je 
me  décidai  à  écrire  cet  ouvrage  ;  et,  pour  me  conserver  la 
vue,  ma  femme,  votre  tendre  et  vertueuse  mère,...  élevée 
dans  toutes  les  délicatesses  du  grand  monde,  âgée  de  soixante 
ans,  presque  toujours  souffrante...  me  servant  de  secrétaire 
avec  une  constance  et  une  patience  inimitables,  a  écritde  sa 
main,  d'abord  toutes  les  notes  qui  m'ont  servi  à  rédiger,  et 
ensuite  tout  ce  livre  :  ainsi  toute  cette  Histoire  universelle  a 
été  tracée  par  sa  main...  » 

Cette  Histoire  universelle  qui  aboutissait  à  la  fin  du  Bas- 
Empire  avait  pour  suite  naturelle  une  Histoire  de  France,  et 
M.  de  Ségur  se  décida  à  l'entreprendre  :  il  l'a  poussée  jus- 
qu'au règne  de  Louis  XI  inclusivement.  En  louant  les  qualités 
saines  de  jugf^ment,  de  composition  et  de  diction  qui  ne  ces- 
sent de  recommander  ce  long  et  utile  travail,  nous  n'essaye- 
rons pas  de  le  discuter  par  comparaison  avec  tant  d'autres 
plus  modernes  qui  ont  eu  pour  but  et  même  pour  prétention 
de  renouveler  presque  tous  les  aspects  d'un  si  vaste  champ. 
Mais  ce  nous  est  un  vif  regret  que  l'auteur,  elit-il  dû  courir 
sur  certains  intervalles,  n'ait  pu  mener  son  œuvre  jusqu'à 
travers  le  xvni*  siècle:  nul  n'était  plus  désigné  que  lui  pour 
retracer  la  suite  et  l'ensemble  politique  de  ce  temps  encore 
neuf  à  peindre  par  cet  aspect;  il  s'y  fût  montré  original  en 
restant  lui-même. 


382'  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

M.  de  Ségur  se  délassait  de  ces  travaux  sévères  par  des 
morceaux  plus  courts,  par  des  Essais  d'observation  et  de  cau- 
serie qui,  insérés  d'abord  dans  plusieurs  journaux,  ont  été 
recueillis  sous  le  titre  de  Galerie  morale  et  politique  {18t7- 
d823)  :  cet  ouvrage,  où  l'auteur  apparaît  aussi  peu  que  pos- 
sible et  où  l'homme  se  découvre  au  naturel,  était  aussi  celui 
des  sieos  qu'il  préférait.  Nous  partageons  de  grand  cœur 
cette  prédilection.  M.  de  Ségur  prend  là  sa  place  au  rang  de 
nos  moralistes  les  plus  fins  et  les  plus  aimables;  on  a  comme 
la  monnaie,  la  petite  monnaie  blanche  de  Montaigne,  du 
Saint-Évremond  sans  afféterie,  du  Nivernais  excellent.  Je  ne 
sais  qui  a  dit  de  Nicole  qu'il  réussissait  particulièrement 
dans  les  sujets  moyens  qui  ne  fourniraient  pas  tout  à  fait  la 
matière  d'un  sermon.  M.  de  Ségur  réussit  volontiers  de  même 
dans  quelques-uns  de  ces  petits  sujets  qui  feraient  aussi  bien 
le  refrain  d'un  couplet  philosophique  et  qui  lui  fournissent 
un  Essai  :  —  Rien  de  trop  !  Arrétez-vovs  donc!  —  On  est  em- 
barrassé avec  lui  de  citer,  parce  que  cette  causerie  plaît  sur- 
tout par  sa  grâce  courante  et  qu'elle  s'insinue  plus  qu'elle  ne 
mord.  Son  frère  le  vicomte,  avec  moins  de  fond,  avait  plus 
de  trait  et  de  pointe  :  M.  de  Ségur  est  plutôt  un  esprit  uni, 
orné,  nuancé  ;  il  ne  sort  pas  des  tons  adoucis.  N'allez  rien 
demander  non  plus  de  bien  imprévu,  de  bien  surprenant,  à 
la  morale  qu'il  propose;  Horace,  Voltaire  et  bien  d'autres  y 
ont  passé  avant  lui  ;  c'est  celle  d'un  Aristippe  non  égoïste  et 
affectueux.  11  ne  croit  pas  pouvoir  changer  l'homme,  il  ne 
se  pique  même  pas  de  le  sonder  trop  à  fond  ;  mais  il  le  sent 
tel  qu'il  est,  et  i!  tâche  d'en  tirer  parti.  II  sait  le  mal,  mais 
il  y  glisse  plutôt  que  d'enfoncer,  et  il  vous  incline  au  mieux, 
au  possible.  Sa  morale  est  surtout  usuelle.  A  côté  des  exemples 
à  la  Plutarque  dont  il  l'autorise,  et  qui  feraient  un  peu  trop 
lieu-commun  en  se  prolongeant,  arrive  un  souvenir  d'hier, 
un  mot  de  Catherine,  une  de  ces  anecdotes  de  xvni^  siècle 
que  M.  de  Ségur  conte  si  bien  ;  on  passe  avec  lui  d'Épaminon- 
<las  à  l'abbî  de  Breteuil.  et  le  tout  s'assaisonne,  et  l'on  rentre 


LE   COMTE   DE   SÉGUR.  383 

en  souiiant  dans  le  réel  de  la  vie.  Un  des  Essais  nous  le 
résume  surtout  et  nous  le  rend  dans  sa  physionomie  habi- 
tuelle et  dans  l'esprit  qui  ne  cessait  de  l'animer;  c'est  le  mor- 
ceau sur  la  Bienveillance  :  «  11  est  une  vertu,  dit-il,  la  plus 
douce  et  la  plus  éclairée  de  toutes,  un  sentiment  généreux 
plus  actif  (|ue  le  devoir,  plus  universel  que  la  bienlaisance, 
plus  obligeant  que  la  bonté...  »  Qu'on  lise  le  reste  de  l'Essai, 
on  l'y  trouvera  tout  entier,  La  bienveillance,  comme  il  l'en- 
tend, n'est  autre  que  la  chanté  sécularisée,  se  souvenant  et 
se  rapprochant  de  son  étymologie  de  grâce,  telle  qu'il  l'avait 
entrevue  dans  sa  jeunesse  chez  madame  GeofTrin,  telle  qu'il 
l'eût  pu  désigner  non  moins  heureusement  par  un  nom  plus 
moderne  de  lemme  dont  c'est  le  don  accompli  et  l'immortelle 
couronno  (I). 

Ces  pages  agréables  et  sensibles  de  la  Galerie  eurent  leur 
récompense  que  les  livres  de  morale  n'obtiennent  pas  tou- 
jours. Si  elles  firent  alors  plaisir  à  beaucoup,  elles  firent  du 
bien  à  quelques-uns.  L'induigence  pratique  et  communica- 
ive  qu'elles  respirent  ne  fut  pas  toute  stérile.  Un  jour,  en 
avril  ^S2■l,  M.  de  Ségur  reçut  une  lettre  timbrée  de  Mont- 
pellier dont  voici  quelques  extraits  : 

«  Monsieur  le  comte, 

«  Souflrez  qu'un  inconnu  vous  rende  un  hommage  qui 
«  Qoit  au  moins  avoir  cela  de  flatteur  pour  vous,  que  vous  y 
«  reconiiailiez,  j'en  suis  sûr,  le  langage  de  la  vérité.  Jouet 
«  d'une  basse  et  odieuse  intrigue...  (et  ici  suivent  quelques 
«  détails  pai'liculiers)..., —  le  temps  me  vengera,  me  disais- 
«  je,  c'est  inévitable  ;  et  je  brûlais  du  désir  de  voir  ce  temps 
«  s'écouler,  et  mon  âme  se  livrait  à  un  sentiment  haineux, 
«  à  un  espoir,  à  un  désir  de  vengeance  qui  troublaient  toutes 
«  mes  facultés  morales,  qui  minaient,  qui  consumaient  toutes 
«  mes  fa(  ullés  physiques...  j'étais  malheureux,  bien  malheu- 

(  r)  Madame  Récamier. 


384  rOATRAITS    LITTÉRAIRES. 

«  reux.  J'eus  occasion  de  lire  votre  Galerie  morale  et  poli- 
«  tique  ;  bientôt  un  peu  de  calme  entra  dans  mon  sein  ;  je 
«  suivais  avec  intérêt  le  voyageur  que  vous  guidez  dans 
«  l'orageux  passage  de  la  vie;  j'aurais  voulu  l'être,  ce  voya- 
«  geur,  je  le  devins.  Je  reconnus  aisément  avec  vous  que  les 
■(  maladies  de  l'âme,  plus  cruelles  que  celles  du  corps,  nous 
((  ôtent  toute  tranquillité  ;  je  ne  réprouvais  que  trop.  Bientôt 
■  <■<■  vous  m'apprîtes  qu'il  était  douteux  que  ma  haine  fit  à  mes 
<■<■  ennemis  le  mal  que  je  leur  souhaitais,  que  ce  qui  était  seule- 
«  ment  certain  était  le  mal  qu'elle  me  faisait  à  moi-même.  Vous 
«  m'exhortâtes  à  pardonner,  à  rendre  le  bien  pour  le  mal,  à 
(c  montrer  à  ceux  qui  me  haïssaient  leur  injustice,  en  leurprou- 
«  va7it  mes  vei^tus,  à  les  forcer  ainsi  à  l'admiration,  à  la  recon- 
»  naissance,  et  vous  m'assurâtes  du  plus  beau  triomphe 
«  qu'une  âme  généreuse  pût  souhaiter...  J'eus  le  bonheur  de 
«  pleurer  et  bientôt  le  courage  de  combattre.  Ce  combat  ne 
«  fut  pas  long,  ni  même  bien  pénible...  Je  l'ai  remporté,  ce 
u  triomphe,  il  est  complet.  La  sérénité  rentrée  dans  mon  âme 
u  se  peignit  bientôt  dans  mes  regards,  et  je  vois  déjà  dans  les 
«  yeux  de  ceux  que  j'appelais  mes  ennemis  un  étonnement 
«  et  un  sentiment  de  regret,  de  honte  et  de  compassion  bien- 
«  veillante  qui  va  presque  à  l'admiration  et  au  respect...  je 
«  suis  heureux,  bien  heureux.  Un  seul  regret  eût  encore  un 
«  peu  altéré  ce  bonheur  ;  ma  reconnaissance  pour  mon 
M  guide,  pour  mon  bienfaiteur,  m'eût  pesé,  si  je  n'avais  pu 
«  la  lui  faire  connaître...  » 

Rentré  à  la  Chambre  des  pairs  au  moment  où  M.  Decazes 
usait  de  sa  faveur  pour  ramener  du  moins  quelque  concilia- 
tion entre  tant  de  violences  contradictoires, M.  de  Ségur  passa 
les  onze  dernières  années  de  sa  vie  dans  un  loisir  occupé, 
dans  les  travaux  ou  les  délassements  littéraires,  entremêlés 
aux  devoirs  politiques  queles  circonstances  d'alors  imposaient 
à  tous  les  hommes  d'un  libéralisme  éclairé.  Le  succès  oe  ses 
Mémoires  fut  grand  et  dut  le  tenter  à  une  continuaiion  aue 


LE   COMTE   DE   SÉGUR.  385 

tous  désiraient  :  ce  fut  peut-être  bon  goût  à  lui  de  laisser  les 
lecteurs  sur  ce  regret  et  d'en  rester  pour  son  compte  auï 
années  brillantes  et  sans  mélange.  Ce  fut  à  coup  sûr  une 
noble  action  que  de  se  refuser  à  quelques  instances  plus  pres- 
santes; le  libraire-éditeur  ne  lui  demandait  qu'un  quatrième 
volume  qu'il  aurait  intitulé  Empire.  La  somme  qu'il  offrait 
était  telle  que  le  permettaient  alors  les  ressources  opulentes 
de  la  librairie  et  le  concert  merveilleux  de  l'intérêt  public  : 
trente  billets  de  1,000  fr.  le  jour  de  la  remise  du  manuscrit. 
M.  de  Ségur  n'hésita  point  un  moment  :  «  Je  dois  tout  à  l'Em- 
«  pereur,  disait-il,  dans  l'intimité  ;  quoique  je  n'aie  que  du 
«  bien  personnel  à  en  dire,  il  y  aurait  des  faits  toutefois  qui 
«  seraient  inévitables;  il  y  en  aurait  d'autres  qui  seraient 
«  mal  interprétés  et  qui  pourraient  actuellement  servir 
«  d'arme  à  ses  ennemis  et  tourner  contre  sa  mémoire.  — 
«  Oh  !  plus  tard,  je  ne  dis  pas.  » 

M.  de  Ségur  mourut  (1  )  au  lendemain  du  triomphe  de  Juillet. 
Quinze  jours  auparavant,  un  matin,  sur  son  canapé,  quatre 
vieillards  étaient  assis,  lui,  le  général  La  Fayette,  le  général 
Mathieu  Dumas  et  M.  de  Barbé-Marbois  ;  le  plus  jeune  des 
quatre  était  septuagénaire;  ils  causaient  ensemble  de  la  situa- 
tion politique  et  de  leurs  craintes,  des  révolutions  qu'ils 
avaient  vues  et  de  celles  qu'ils  présageaient  encore.  C'était  un 
spectacle  touchant  et  inexprimable  pour  qui  l'a  pu  sur- 
prendre, que  cet  entretien  prudent,  fia  et  doux,  que  ces 
vieillesses  amies  dont  l'une  allait  être  bien  jeune  encore,  et 
dont  aucune  n'était  lassée. 

Mais  j'aime  mieux  finir  sur  un  trait  plus  humble,  plus  as- 
sorti à  la  morale  familière  dont  M.  de  Ségur  n'était  un  si 
fidèle  et  si  persuasif  organe  que  parce  qu'il  la  pratiqua.  Sa 
bonté  de  cœur  attentive  et  délicate  ne  se  démentit  pas  un  seul 
jour  au  milieu  des  souffrances  souvent  très-vives  qui  précé- 
dèrent sa  fin.  Un  jour  qu'il  dictait  selon  sa  coutume,  son 

(1)  Le  27  août  1830- 

II.  22 


S86  PORTRMTS-  EirTÉKAIRES. 

secrétaire  distrait' peut-être,  ou  entendant  md  la  voix  déjà 
altérée,  lui  fit  répéter  le  même  mot  deux  et  trois  fois  ;  à  la 
troisième,  un  mouvement  de  vivacité  et  d'humeur  échappa 
La  dictée  continuant,  M.  de  Ségureut  soin  d'adresser  à  plu- 
sieurs reprises  la  parole  au  jeune  homme,  comme  pour  cou- 
vrir ce  mouvement  involontaire;  mais  il  put  deviner,  à  l'ac- 
cent un  peu  ému  des  réponses,  l'impression  pénible  qu'il 
avait  causée.  La  dictée  s'achevait  et  le  secrétaire  finissait 
d'écrire,  lorsque  tout  d'un  coup  il  aperçut  le  vieillard  de 
soixante-dix-huit  ans  qui  s'était  levé  du  canapé  où  il  repo- 
sait et  qui  s'approchait  de  lui  en  tâtonnant  :  «  Mon  ami,  je 
vous  ai  fait  tout  à  l'heure  de  la  peine,  pardonnez-moi.  »  Ce 
furent  ses  paroles.  Le  secrétaire,  bien  digne  d'ailleurs  d'un 
tel  témoignage,  ne  put  que  saisir  cette  main  vénérable  qui 
le  cherchait,  en  la  baignant  de  larmes.  Je  ne  sais  si  Je  m'a- 
buse, mais  un  tel  trait  bien  simple,  si  on  l'omettait  quand 
on  en  a  connaissance,  ferait  faute  au  portrait  du  moraliste, 
et  l'on  n'aurait  pas  tout  entier  devant  les  yeux  l'auteur  de 
l'Essai  sur  la  Bienveillance. 


JOSEPH  DE  MAISTRE 


En  tardant  si  longtemps,  depuis  la  première  promesse  qu« 
nous  en  avions  faite  (1),  à  venir  parler  de  cet  homme  célè- 
bre, de  ce  grand  théoricien  théocratique,  il  semble  que,  sans 
l'avoir  cherché,  nous  ayons  aujourd'hui  rencontré  une  occa- 
sion de  circonstance  et  presque  un  à-propos.  Les  discussions 
religieuses,  qui  font  ce  qu'elles  peuvent  pour  se  réveiller  au- 
tour de  nous,  viennent  rendre  ou  prêter  à  tout  ce  qui  con- 
cerne le  comte  de  Maistre  une  sorte  d'intérêt  présent  que  ce 
nom  si  à  part  et  orgueilleusement  solitaire  n'a  jamais  connu, 
et  dont  il  peut,  certes,  se  passer.  Pour  nous,  nous  n'essayerons 
pas  de  le  mêler  plus  qu'il  ne  convient  à  ces  querelles,  qu'il 
surmonte  de  toute  la  hauteur  de  sa  venue  précoce  et  de  son 
génie.  Nous  l'étudierons  d'abord  en  lui-môme,  nous  y  recon- 
naîtrons et  nous  y  suivrons  de  près  l'homme  antique,  immua- 
ble, à  certains  égards  prophétique,  le  grand  homme  de  bien 
qui  a  senti  le  premier  et  proclamé  avec  une  incomparable 
énergie  ce  qui  allait  si  fort  manquer  aux  sociétés  modernes 
en  cette  crise  de  régénération  universelle.  En  le  prenant  dès 

(1)  Voir  l'étude  sur  le  comte  Xavier  de  Maistre,  insérée  dans  la 
Bévue  des  Deux-Mondes,  numéro  du  l^f  mai  183!);  on  ne  l'a  pas 
mise  dans  ce  volume,  d'après  la  règle  qu'on  s'est  posée  de  n'y  pas 
faire  entrer  des  vivants.  —  (Cette  étude  sur  le  comte  Xavier  est 
entrée  depuis  dans  le  tome  II  des  Foriraits  conteniporains,  184  G.) 


388  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

le  berceau,  dans  son  éducation,  dans  sa  carrière  et  sa  natio- 
nalité extérieures  et  contiguës  à  la  France,  nous  aurons  déjà 
fait  la  part  de  bien  des  exagérations  où  il  a  paru  tomber,  et 
sur  lesquelles,  d'ici,  le  parti  adversaire  l'a  voulu  uniquement 
saisir.  Ces  exagérations  pourtant,  en  ce  qu'elles  ont  de  trop 
réel,  nous  les  poursuivrons  aussi,  nous  les  dénoncerons  dans 
la  tournure  même  de  son  talent,  dans  l'absolu  de  son  carac- 
tère; nous  en  mettrons,  s'il  se  peut,  à  nu  la  racine.  Pieureux 
si,  dans  ce  travail  respectueux  et  sincère,  nous  pouvons  aux 
admirateurs,  je  dirai  presque  aux  coreligionnaires  de  l'au- 
guste et  vertueux  théoricien,  que  nous  ne  l'avons  pas  mé- 
connu, et  si  en  même  temps  nous  maintenons  devant  le  pu- 
blic impartial  les  droits  désormais  imprescriptibles  du  bon 
sens,  de  la  libre  critique  et  de  l'humaine  tolérance  I 


L'aîné  du  comte  Xavier  et  l'un  des  plus  éloquents  écrivains 
de  notre  littérature,  le  comte  Joseph-Marie  de  Maistre,  naquit 
à  Chambéry  le  1«''  avril  17o3.  Voltaire,  à  Ferney,  ne  se  dou- 
tait pas,  en  face  du  Mont-Blanc,  que  là  grandissait,  que  de  là 
sortirait  un  jour  son  redoutable  ennemi,  son  moqueur  le  plus 
acéré.  Le  père  du  futur  vengeur,  magistrat  considéré,  après 
des  charges  actives  noblement  remplies,  était  devenu  prési- 
dentau  sénatde  Savoie(l);  son  grand-père  maternel,  le  séna- 
teur de  Motz,  gentilhomme  du  Bugey,  qui  n'avait  eu  que  des 
filles,  s'attacha  à  ce  petit-fils,  et  toute  la  sollicitude  des  deux  J 
familles  se  réunit  complaisamment  sur  la  tète  du  jeune  aîné,      f 

(1)  J'emprunte  beaucoup,  pour  les  détails  posilifs,  à  VÉloge  inséré  i 

au  tome  XXVIl  des  lUémoires  de  f  Académie  des  Sciences  de  Tarin,  et  j 

qui  fut  prononcé  en  janvier  1822  par  M.  Raymond,  physicien  et  in-  | 

génieur  distingue  du  Savoie  :  c'est  la  plus  exacte  notice  qu'on  ait  j 

écrite  sur  la  vie  qui  nous  coeupe.  ? 


à 


JOSEPH   DE   aiAISTRE.  389 

qui  devait  porter  si  haut  leur  espérance  (J).  Dès  l'âge  de  cinq 
ans,  l'enfant  eut  un  instituteur  particulier,  qui,  deux  fois  par 
jour,  après  son  travail,  le  conduisait  dans  le  cabinet  de  son 
grand-pèredeMotz.  La  nourriture  d'étude  était  forte,  antique, 
et  tenait  des  habitudes  du  xvi*  siècle,  mieux  conservées  en 
Savoie  que  partout  ailleurs.  L'esprit  du  grand  jurisconsulte 
Favre  n'avait  pas  cessé  de  hanter  ces  veilles  maisons  parle- 
mentaires. Tout  concourait  ainsi,  dès  le  début,  à  faire  de 
M.  de  Maistre  ce  qu'il  apparaît  si  impérieusement  dans  ses 
écrits,  le  magistrat-gentilhomme,  l'héritier  et  le  représen- 
tant du  roi  patricien  et  fécial,  comme  dit  Ballanche.' 

Toutenfaut,  il  eut  une  impression  très-vive  et  qui  ne  s'ef- 
faça jamais  :  c'était  l'époque  où  l'on  supprimait  en  France 
l'ordre  des  jésuites  (1764);  cetévénementfaisait  grandbruit, 
et  l'enfant,  qui  en  avait  entendu  parler  tout  autour  de  lui, 
sautait  pendant  sa  récréation  en  criant  :  On  a  chassé  les  jé- 
suites! Sa.  mère  l'entendit  et  l'arrêta:  «Ne  parlez  Jamais  ainsi, 
lui  dit-elle;  vous  comprendrez  un  jour  que  c'est  un  des  plus 
grands  malheurs  pour  la  religion.  »  Cette  parole  et  le  ton 
dont  elle  fut  prononcée  lui  restèrent  toujours  présents;  il 
était  de  ces  jeunes  âmes  où  tout  se  grave. 

Les  conseils  des  jésuites  de  Chambéry,  amis  de  sa  famille  et 
très-consultés  par  elle,  entrèrent  aussi  pour  beaucoup  dans 
son  instruction  ;  la  reconnaissance  se  mêla  naturellement 
chez  lui  à  ce  que  par  la  suite,  en  écrivant  d'eux,  la  doctrine 
lui  suggéra  (2). 

Quoique  élevé  sous  une  tutelle  particulière  et  domestique, 
il  paraît  avoir  suivi  en  même  temps  les  cours  du  collège  de 
Chambéry;  un  jour,  en  effet,  me  raconte-t-on(3),  un  écolier 

(1)  Outre  le  comte  Xavier,  M.  de  Maistre  eut  trois  frères,  uu  évêqua 
et  deux  militaires,  gens  distingués  à  tous  égards,  mais  que  rien  d'ail- 
leurs ne  rattache  plus  particulièrement  à  lui. 

(2)  Voir  dans  le  Principe  générateur  les  beaux  paragraphes  XXXV 
etXXXVl. 

(3)  Je  ne  crois  pas  commettre  une  indiscrétion  et  je  remplis  un 

22. 


390  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

l'ayant  défié  sur  sa  mémoire,  qu'il  avait  extraordinaire,  i! 
releva  le  gant  et  tintle  pari  :ils'agissait  de  réciter  tout  un  livre 
de  l'Énride,  le  lendemain,  en  présence  du  collège  assemblé. 
M.  de  Maistre  ne  fit  pas  une  faute  et  l'emporta.  En  1818,  un 
Tieil  ecclésiastique  rappelait  au  comte  Joseph  cet  exploit  de 
collège  :  «  Eh  bien  !  curé,  lui  répondit-il,  croiriez-vous  que 
je  serais  homme  à  vous  réciter  sur  l'heure  ce  même  livre  de 
l'Enéide  aussi  couramment  qu'alors  ?  »  Telle  était  la  force 
d'empreinte  de  sa  mémoire;  rien  de  ce  qu'il  y  avait  déposé 
et  classé  ne  s'effaçait  plus.  Il  avait  coutume  de  comparer  son 
cerveau  à  un  vaste  casier  à  tiroirs  numérotés  qu'il  tirait  selon 
le  cours  de  la  conversation,  pour  y  puiser  les  souvenirs  d'his- 
toire, de  poésie,  de  philologieei  de  sciences,  qui  s'y  trouvaient 
en  réserve.  Cette  puissance,  cette  capacité  de  mémoire,  quand 
elle  ne  fait  pas  obstruction  et  qu'elle  obéit  simplement  à  la 
volonté,  est  le  propre  de  toutes  les  fortes  têtes,  de  tous  les 
grands  esprits. 

Et  pour  suivre  l'image  :  plus  le  casier  est  plein,  plus  les 
tiroirs  nombreux,  séparés  par  de  minces  et  impénétrables 
cloisons,  prêts  à  se  mouvoir  chacun  indépendamment  des 
autres  et  à  ne  s'ouvrir  que  dans  la  mesure  où  on  le  veut,  et 
mieux  aussi  la  tète  peut  se  dire  organisée. 

A  vingt  ans,  M.  de  Maistre  avait  pris  tous  ses  grades  à  Tuni- 
versité  de  Turin.  L'année  suivante,  en  1774,  il  entra  comme 
substitut-avocat-fiscal-général  surnuméraire  (c'est  le  titre 
exact)  au  sénat  deSavoie,  et  il  suivit  les  divers  degrés  de  cette 
carrière  du  ministère  public  jusqu'à  ce  qu'en  avril  1788  il 
fût  promu  au  siège  de  sénateur,  comme  qui  dirait  conseiller 
au  parlement:  c'est  dans  cette  position  que  la  Révolution  fran- 
çaise le  saisit.  Des  renseignements  puisés  à  la  meilleure  des 

devoir  rigoureux  de  reconnaissance  en  déclarant  que  je  dois  infini- 
ment, pour  toute  cette  première  partie  de  tmm  travail,  à  M.  le  conile 
■Eugène  de  Costa,  compatriote  de  M.  de  iMaistre  ;  mais  je  crois  sen- 
tir encore  plus  qu'envers  d'aussi  déliiMles  natures  la  seule  manièie 
ûe  leconnailre  e^  qu'on  leur  doit  est  d'en  bien  user. 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  39 1 

sources  nous  permetlent  d'assurer  qu'il  était  entré  dans  cette 
vie  parlemeutaire  et  magistrale  un  peu  contre  son  goût,  mais 
qu'il  s'y  voua  par  devoir.  Son  émotion,  toutes  les  fois  qu'il 
s'agissait  d'une  condamnation  capitale,  était  vive  :  il  n'hé- 
sitait pas  dans  la  sentence  quand  il  la  croyait  dictée  par  la 
f.onscience  et  par  la  vérité;  mais  ses  scrupules,  son  anxiété 
à  ce  sujet,  démentent  assez  ceux  qui,  s'emparant  de  quelque 
lambeau  de  page  étincelante,  auraient  voulu  faire  de  l'écrivain 
entraîné  une  àme  peu  humaine.  Lors  de  la  restauration  de  la 
maison  de  Savoie,  il  ne  voulut  pas  rentrer  dans  cette  carrière 
de  judicature  ni  reprendre  lairesponsabilité  du  sang  à  verser. 

Il  faut  qu'on  s'accoutume  de  bonne  heure  avec  nous  à  ces 
contrastes,  sans  lesquels  on  ne  comprendrait  rien  au  vrai 
comte  de  Maistre,  à  celui  qui  a  vécu  et  qui  n'est  pas  du  tout 
l'ogre  des  messieursdu  Constitutionnel  d'alors,  mais  un  homme 
dont  tous  ceux  qui  l'on  connu  vantent  l'amabilité  et  dont 
plusieurs  ont  goûté  les  vertus  intérieures,  vertus  résultant 
{comme  on  me  le  disait  très-bien)  de  sa  soumission  parfaite  : 
intolérant  au  dehors,  tout  armé  et  invincible  plume  en  main, 
parce  qu'il  ne  sacrifiait  rien  de  ses  croyances,  il  était,  ajoute- 
t-on,  aimable  et  charmant  au  dedans,  parce  qu'il  sacrifiait 
sa  volonté.  Éblouissant,  séduisant  comme  on  peut  le  croir>\ 
et  même  très-souventgai  dans  la  conversation,  il  y  portait  tou- 
tefois par  moments  une  vivacité  de  timbreet  de  ton,  quelque 
chose  de  vibrante,  comme  disent  les  Italiens,  etl'accent  seul 
en  montant  aurait  semble  usurper  une  supériorité  «  qui  ne 
m'appartient  pas  plus  qu'à  tout  autre,»  s'empressait-il  bien 
vite  de  confesser  avec  grâce.  Mais  revenons. 

Voué  de  bonne  heure  à  des  occupations  qu'il  n'eût  pas  na- 
turellement préférées,  il  sut  réserver  pour  les  études  qui  lui 
étaient  chères  les  moindres  parcelles  de  son  temps,  avec  une 
économie  austère  et  invariable.il  nese  déplaçait  jamais  sans 
but,  il  ne  sortait  jamais  sans  motif  :  de  toute  sa  vie,  nous  dit 
M.  Raymond,  il  ne  lui  est  arrivé  d'aller  à  la  promenade.  — 
HélasI  combien  différent  de  tant  d'esprits  de  nos  jours  qui 


392  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

n'ont  jamais  fait  autre  chose  dans  leur  vie  qu'aller  à  la  pro- 
menade soir  et  matin  !  —  Il  est  vrai  qu'il  poussait  cela  un  peu 
loin;  l'avouerai-je  ?  il  répondait  unjour  enriant  à  quelques 
personnes  qui  l'engageaient  à  venir  avec  elles  jouir  d'un 
soleil  de  printemps  :  Le  soleil!  je  puis  m'en  faire  un  dans 
ma  chambre  avec  un  châssis  huilé  et  une  chandelle  derrière!  » 
Il  plaisantaitsans  doute  en  parlautainsi;  il  trahissait  pourtant 
sa  vrai  pensée.  Intelligence  platonique,  vivant  au  pur  soleil 
des  idées,  il  ne  voyait  volontiers  dans  ce  flambeau  de  notre 
univers  qu'une  lanterne  de  plus,  un  moment  allumée  pour  la 
caverne  des  ombres.  On  devine  aussi  à  ce  mot  une  nature 
positive  que  n'a  dû  entamer  ni  attendrir  en  aucun  temps  la 
rêverie.  Rêver,  nous  le  savons  trop,  c'est  niaiser  délicieuse- 
ment, c'est  vivre  à  la  merci  dusouffle  etdu  nuage, c'estlaisser 
couler  les  heures  vagues  et  amusées  ou  l'ennui  plus  cher 
encore.  Lui  donc,  comme  Pline  l'Ancien,  auquel  en  cela  on 
l'ajustement  comparé,  il  n'aurait  pas  perdu  une  minute  de 
temps  utile,  même  pendant  ses  repas.  Son  régime  fut  de 
bonne  heure  fixé:  il  travaillait  régulièrement  quinze  heures 
par  jour,  et  ne  se  dékssait  d'un  travail  que  par  l'autre,  aidé 
à  cette  effet  par  une  attention  vigoureuse  et  par  une  grande 
force  de  constitution  physique.  M.  Royer-Collard  remarque 
excellemment  que  ce  qui  manque  le  plus  aujourd'hui,  c'est 
dans  Tordre  moral  le  respect,  et  dans  l'ordre  intellectuel  Vat- 
tention.  Certes  M.  de  Maistre  n'a  pas  fait  défaut  à  l'une  plus 
qu'à  l'autre  de  ces  deux  rares  conditions,  mais  encore  moins, 
s'il  est  possible,  à  la  dernière.  Cette  faculté  d'attention ,  comme 
la  mémoire  qui  en  est  le  résultat,  constitue  un  signe  et  un 
don  inséparable  des  natures  prédestinées.  Durant  son  séjour 
à  Pétersbourg,  moins  distrait  par  d'autres  devoirs,  M.  de 
Maistre  ne  quittait  plus  l'étude.  Il  avaitune  table  ou  un  fauteuil 
tournant  :  on  lui  servait  à  dîner  sans  que  souvent  il  lâchât 
le  livre,  puis,  le  dîner  dépêché,  il  faisait  demi-tour  et  conti- 
nuait le  travail  à  peine  interrompu.  ÎN'oublions  pas,  comme 
traitbienessenliel,qu'àquelqueheureetdansquelquecircon- 


JOSEPH    DE   MAISTRE.  393 

slance  qu'une  personne  de  sa  famille  entrât,  elle  le  trouvait 
toujours  heureux  du  dérangement,  ou  plutôt  non  pas  même 
dérangé,  mais  bon,  affectueux  et  souriant.  Aussi,  lorsque 
j'eus  l'honneur  d'interroger  de  ce  côté,  les  termes  d'amabi- 
lité parfaite  et  de  bonté  tendre  furent  ceux  par  lesquels  on  me 
répondit  tout  d'abord,  et  ils  étaient  prononcés  avec  un  accent 
ému,  pénétré,  qui  déjà  m'en  confirmaitle  sens  etqui  m'appre- 
nait beaucoup  :  «  La  plus  belle  partie  de  sa  vie  est  la  partie 
cachée  et  qu'on  ne  dira  pas!  » 

Ainsi  donc  ce  jeune  magistrat,  si  opposé  par  sa  nuance 
religieuse  à  notre  vieille  race  parlementaire  et  gallicane 
des  L'Hôpital  et  des  de  Thou,  si  supérieur  par  la  gravité 
des  mœurs  à  cette  autre  postérité  plus  récente  et  bien 
docte  encore  de  nos  gentilshommes  de  robe,  de  Brosses  ou 
Montesquieu,  M.  de  Maistre  était  autant  versé  qu'aucun  d'eux 
dans  les  hautes  études;  il  vaquait  tout  le  jour  aux  fonctions 
de  sa  charge,  à  l'approfondissement  du  droit,  et  il  lisait  Pin- 
dare  en  grec,  les  soirs. 

Une  certaine  gaieté,  qu'on  aurait  jamais  attendue,  y  ajou- 
tait pourtant  par  accès  sa  pointe  et  le  rapprochait  des  nôtres, 
de  nos  excellents  personnages  d'autrefois.  Vers  1820,  un 
très-jeune  homme  qui  était  reçu  chez  M.  de  Maistre,  et  qui 
s'effrayait  de  lui  voir  entre  les  mains  quelque  tome  tout  grec 
de  Pindare  ou  de  Platon,  fut  un  jour  fort  étonné  de  lui  en- 
tendre chanter  de  sa  voix  la  plus  joviale  et  la  plus  fausse 
quelque  couplets  du  vieux  temps,  la  Tentation  de  saint  An- 
toine, par  exemple.  Et  je  me  rappelle  ma  propre  surprise  à 
moi-même  lorsque,  interrogeant  un  poëte  illustre  sur  M.  de 
Maistre  qu'il  avait  fort  connu,  il  m'en  parla  d'abord  comme 
d'un  conteur  presque  facétieux  et  de  belle  humeur. 

Comme  écrivain  de  marque,  M.  de  Maistre  ne  se  produisit 
qu'après  l'âge  de  quarante  ans.  Quoiqu'il  eût  donné  quelques 
opuscules  auparavant,  ses  Considérations  sur  la  Révolution 
française  en  96,  furent  son  premier  coup  d'éclat  et  de  maître. 
Son  talent  d'écrivain  sorti  tout  brillant  et  coloré  du  milieu  de 


394  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

ses  fortes  études,  comme  un  fleuve  déjà  grand  s'élance  du 
sein  d'un  lac  austère.  On  aime  pourtant  à  suivre  les  sources 
et  les  lenteurs  mystérieuses  des  eaux  aux  flancs  du  rocher. 
Ces  quarante  premières  années  de  préparation,  d'accumula- 
tion et  de  profondeur,  ne  nous  ont  pas  encore  tout  dit. 

Quoiqu'on  ait  peu  de  renseignements  sur  la  nature  des 
travaux  qui  remplirent  avec  le  plus  de  suite  ses  loisirs  de 
magistrat,  on  peut  conjecturer  sans  trop  d'erreur  que  les 
questions  de  philosophie  religieuse  l'occupaient  dès  lors  beau- 
coup. Ayant  perdu,  par  l'effet  des  événements  de  92,  un 
amas  éaorme  de  recueils  manuscrits,  M.  de  Maistre  les  re- 
grettait extrêmement  plus  tard  lorsqu'il  écrivit  ses  Soirées,  et 
disait  que  les  pages  qu'il  en  aurait  tirées  auraient  porté  au 
double  les  développements  donnés  à  certaines  questions 
dans  ce  dernier  ouvrage. 

Fut-il  tout  d'abord  ce  que  ses  brillants  écrits  l'ont  montré, 
théoricien  intrépide  d'une  pensée  qui  coniredisaîtsi  absolu- 
ment celle  de  son  siècle?  Sa  vie  et  sa  doctrine  n'eurent-elles 
qu'une  seule  et  même  teneur  entière  et  rigide  en  toute  leur 
durée?  ou  bien  M.  de  Maistre  eut-il  en  effet,  lui  aussi,  une 
époque  de  tâtonnement  et  d'apprentissage,  une  jeunesse?  Il 
serait  trop  extraordinaire  qu'il  eût  commencé  d'emblée  par 
une  opposition  si  brusque  atout  ce  qui  circulait.  Les  grands 
esprits  apprennentvite,  mais  ils  apprennent;  ils  reculent,  ils 
ensevelissent  leurs  sources,  mais  ils  en  ont.  Le  temps  des 
purs  prophètes  et  des  jeunes  Daniels  est  passé  ;  c'est  à  l'école 
de  l'histoire,  à  celle  de  l'expérience  pratique  et  présente  que 
se  forment  les  sages  et  les  mieux  voyants.  Deux  discours  de 
M.  de  Maistre,  l'un  publié  lorsqu'il  n'avait  que  ving't-deux 
ans,  et  l'autre  prononcé  quand  il  en  avait  vingt-quatre,  vont 
nous  le  produire  au  début,  ayant  déjà  l'instinct  du  style  et 
du  nombre,  mais  des  plus  rhétoriciens  encore,  assez  imbu 
des  idées  ou  du  moins  de  la  phraséologie  du  jour,  et  tout  à 
fait  l'un  des  jeunes  contemporains  de  Voltaire  et  de  iean- 
-Jacques  finissants. 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  395 

Le  premier  opuscule  qu'on  ait  de  lui,  publié  à  Chambéry 
en  1773,  a  pour  sujet  et  pour  titre  V Éloge  de  Victor  Amé- 
dée  III,  duc  de  Savoie,  roi  de  Sardaigne,  de  Cbypre  et  de 
Jérusalem,  prince  de  Piémont,  avec  cette  épigraphe  :  Détes- 
tables flatteurs,  iprésent  le  plus  funeste,  etc.  Le  candide  pané- 
gyriste, en  effet,  s'abandonne  avec  ivresse,  mais  il  ne  flatte 
pas.  Dans  cette  espèce  d'épithalame  adressé  au  père  et  au  roi 
au  moment  du  mariage  de  son  fils  Charles-Emmanuel  avec 
Clotilde  de  France  et  pour  fêter  leur  voyage  en  Savoie,  le 
jeune  susblitut  épanche  en  prose  poétique  sa  fidélité  exaltée 
envers  son  souverain.  Il  vante  les  vertus  patriarcales  de 
l'époux  :  « ...  A  qui  vais-je  parler  ?  Quoi?  dans  le  xvm*  siècle 
«  je  vanterais  les  douceurs  de  l'amour  conjugal?...  Eh  bien  I 
«  je  parlerai...  »  Et  il  raconte  l'anecdote  de  l'étranger  qu'il 
conduit  à  travers  les  appartements  du  palais  et  qui,  arrivé 
dans  le  cabinet  du  roi,  dit  :  «  Je  ne  vois  point  le  lit  du  roi.  » 
—  «  Monsieur,  lui  répondis-je,  nous  ne  savons  ce  que  c'est 
«  que  le  lit  du  roi;  mais  si  vous  voulez  voir  celui  du  mari  de 
«  la^reine,  passons  dans  l'appartement  de  Ferdinaude...  »  Il 
loue  la  religion  du  roi,  il  le  loue  de  faire  disparaître  l'igno- 
rance :  l'enthousiasme,  alors  de  rigueur,  pour  l'agriculture, 
pour  les  lumières,  circule  au  milieu  de  ce  culte  de  la  religion 
conservé.  Ce  sont  des  déclamations  sur  les  travaux  construits  : 
«  Une  digue  immense  arrête  le  Rhône  prêt  à  engloutir  les 
«  coteaux  délicieux  de  Chautagne.  Cruelle  Isère,  tu  rendras 
«  ta  proie...»  On  noterait,  si  l'on  voulait,  quelques  contrastes 
fortuits  et  piquants  avec  ce  qu'il  écrira  plus  tard  :  «  J'avoue 
«  cependant  qu'il  y  a  dans  tous  les  pays  des  hommes  dont 
«  on  ne  saurait  acheter  les  services  trop  cher:  ce  sont  les 
«  histrions,  les  saltimbanques,  les  délateurs,  ] es  eunuques,  les 
«  archers,  les  bourreaux,  les  traitants....  Car,  ces  gens-là 
«  n'ayant  rien  de  commun  avec  l'honneur,  on  n'a  que  del'ar- 
«  gent  à  leur  donner.  »  Le  bourreau  placé  entre  les  traitants 
et  les  histrions!  il  le  mettra  plus  à  part  une  autre  fois.  —  Il 
loue  encore  le  prince  d'être  ïévêqae  extérieur,   comme  on 


396  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

disait  de  Constantin,  de  se  montrer  également  éloigné  du 
relâchement  et  delà  sévérité  ;  et  parlant  des  pays  où  l'accu- 
satioQ  d'irréligion  se  renouvelle  sans  cesse  parce  qu'elle  est 
toujours  sûre  d'être  écoutée  :  «  Que  dis-je  ?  n'a-t-on  pas  poussé 
«  l'extravagance  et  la  cruauté  jusqu'à  allumer  des  bûchers, 
«  jusqu'à  faire  couler  le  sang  au  nom  du  Dieu  très-bon?  Sa- 
«  orifices  mille  fois  plus  horribles  que  ceux  que  nos  ancêtres 
«  offraient  à  l'affreux  Teutatès,  car  cette  idole  insensible 
«  n'avait  jamais  dit  aux  hommes  :  Vous  ne  tuerez  point,  vous 
«  êtes  tous  frères;  je  vous  hairai  si  vous  ne  vous  aimez  pas.  » 
Le  vœu  de  tolérance  cher  au  xvm^  siècle  trouve  là  son  écho. 

En  même  temps  l'auteur,  qui  n'a  pas  encore  toute  sa  cohé- 
rence, s'élève  contre  les  incrédules  «  qui  réclament  à  grands 
<c  cris  la  liberté  de  penser...  Qu'est-ce  qui  les  empêche  de 
«  penser  ?  Ce  sont  les  discours,  ce  sont  les  écrits  que  Victor 
«  défend  avec  raison.  » 

Tout  à  côté,  La  Fayette  lui-même  n'aurait  pas  désavoué  la 
ferveur  de  cet  élan  sur  la  guerre  d'Amérique  :  «  La  liberté, 
«  insultée  en  Europe,  a  pris  son  vol  vers  un  autre  hémi- 
«  sphère;  elle  plane  sur  les  glaces  du  Canada,  elle  arme  le 
«  paisible  Pensylvanien,  et  du  milieu  de  Philadelphie  elle 
«  crie  aux  Anglais  :  Pourquoi  m'avez-vous  outragée,  vous  qui 
«  vous  vantez  de  n'être  grands  que  par  moi?»  —  Le  tout  finit  et 
se  couronne  par  un  pompeux  éloge  de  la  France  :  «  Charles, 
«  Clotilde,  augustes  époux,  vous  allez  retracer  à  nos  yeux 
«  les  vertus  de  Ferdinande  et  de  Victor!...  Confondons  les 
«  intérêts  des  deux  États,  et  que  les  Français  s'accoutument 
«  à  se  croire  nos  concitoyens.  Toujours  ce  peuple  aimable 
«  aura  de  nouveaux  droits  sur  nos  cœurs  ;  chez  lui,  les  grâces 
«  s'allient  à  la  grandeur;  la  raison  n'est  jamais  triste;  la 
«  valeur  n'est  jamais  féroce,  et  les  roses  d'Anacréon  se  mêlent 
«  aux  panaches  guerriers  des  Du  Guesclin...  »  M.  de  Maistre 
pensera  toujours,  plus  qu'il  n'en  voudrait  convenir,  à  la 
France  et  à  Paris,  à  cette  Athènes  absente  qu'il  saluait  si 
gracieusement  au  début;  mais  il  la  peindra  tout  à  l'heure 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  397 

moins  anacrcontique  et  un  peu  moins  couleur  de  rose.  La 
lune  de  miel  ne  dura  pas. 

Le  second  opuscule  qui  se  rapporte  à  ces  années  est  un  dis- 
cours (resté  manuscrit)  que  M.  de  Maistre  prononça,  en  1777, 
devant  le  sénat  de  Savoie,  à  l'une  de  ces  rentrées  solennelles 
oii  le  jeune  substitut  avait  la  parole  au  nom  du  ministère  pu- 
blic; d'après  les  extraits  qu'on  veut  bien  m'en  transmettre,  je 
n'y  puis  voir  qu'une  amplification  de  parquet  sur  les  devoirs 
du  magistrat.  Si  l'on  cherchait  à  y  surprendre  les  premières 
impressions,  les  premières  émotions  de  l'homme  public  et  de 
l'écrivain,  on  devrait  y  reconnaître  surtout  l'influence  de 
Rousseau.  Les  locutions  familières  au  philosophe  de  Genève, 
VÈtre  des  êtres,  l'Être  suprême,  et  surtout  la  vertu,  y  sont  pro- 
diguées ;  le  mot  de  préjugés  résonne  souvent.  Certains  souve- 
nirs des  républiques  grecques  yfigurentet  trahissent  à  la  fois 
l'inexpérience  et  la  générosité  du  jeune  homme.  Je  ne  don- 
nerai ici  qu'un  passage  décisif  en  ce  qu'il  prouve  que  l'au- 
teur, à  ce  moment,  n'était  point  encore  du  tout  revenu  des 
idées  généralement  courantes  sur  le  pacte  ou  contrat  social  : 

((  Sans  doute,  messieurs,  lous  les  liummes  ont  des  devoirs  à  rem- 
plir ;  mais  que  ces  devoirs  sont  différents  par  leur  importance  et  leur 
étendue  !  Représentez-vous  la  naissance  de  la  société  ;  voyez  ces 
hommes,  las  du  pouvoir  de  tout  faire,  réunis  en  foule  autour  des  au- 
tels sacrés  de  la  pairie  qui  vient  de  naître,  tous  abdiquent  volontaire- 
ment une  partie  de  leur  liberté;  tous  consentent  à  faire  courber  les 
volontés  particulières  sous  le  sceptre  de  la  volonté  générale;  la  hié- 
rarchie sociale  va  se  former;  chaque  place  impose  des  devoirs;  mais 
ne  vous  semlile-t-il  pas,  messieurs,  qu'on  demande  davantage  à  ceux 
qui  doivent  influer  plus  particulièrement  sur  lo  sort  de  leurs  sembla- 
bles, qu'on  exige  d'eux  un  serment  particulier,  et  qu'on  ne  leur 
conûe  qu'en  tremblant  le  pouvoir  de  faire  de  grands  maux  ? 

«  Voyez  le  ministre  des  autels  qui  s  avance  le  [)remier  :  «  .le  con- 
«  nais,  dit-il,  toute  l'autorité  que  mon  caractère  va  nie  donner  sur 
«  les  peuples;  mais  vous  ne  gémirez  point  de  m'en  avoir  revêtu. 
«  Ministre  de  paix,  de  clémence  et  de  charité,  la  douceur  respirera 
«  sur  mon  front;  toutes  les  vertus  paisibles  seront  dans  mon  cœur; 

lï.  23 


398  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

«  cliargé  de  réconcilier  le  ciel  et  la  terre,  jamais  je  n'avilirai  ces 
t  fonctions.  Auguste  interprèle  de  Dieu  parmi  vous,  on  ne  se  dé- 
«  fiera  point  des  oracles  qu'il  rendra  par  ma  bouche,  car  je  ne  le 
«  ferai  Jamais  parler  pour  mes  intérêts.  » 

Il  est  évident  qu'il  y  a,  dans  ce  portrait  du  ministre  de 
paix,  comme  une  rémiDiscence  peu  lointaine  du  Vicaire  sa- 
voyard. Après  le  prêtre,  l'orateur  fait  intervenir  le  guerriei', 
puis  le  magistrat,  dont  les  devoirs  sont  le  thème  auquel  parti- 
culièrement il  s'attache.  Mais  jusqu'à  présent  le  de  Maistre 
que  nous  cherchons  et  que  nous  admirons  n'est  point  encore 
trouvé. 

Les  années  qui  s'écoulèrent  jusqu'au  coup  de  tocsin  de  la 
Révolution  française  le  laissèrent  tel  sans  doute,  étudiant  et 
méditant  beaucoup,  mûrissant  lentement,  mais  ne  se  révélant 
pas  tout  entier  aux  autres  ni  probablement  à  lui-même.  Rien 
ne  faisait  pressentir  l'illustration  littéraire  et  philosophique, 
à  la  fois  tardive  et  soudaine,  dont  il  allait  se  couron  ner.  C'était 
un  magistrat  fort  distingué,  non  pas  précisément  (quoi  qu'en 
ait  dit  quelqu'un  de  bien  spirituel)  un  mélange  de  courtisan 
et  de  militaire  :  il  n'avait  de  militaire  que  son  sang  de  gentil- 
homme, et  du  courtisan  il  n'avait  rien  du  tout.  Dans  cette 
espèce  même  de  mercuriale  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
nous  pourrions  citer,  sur  l'indépendance  et  le  stoïcisme  im- 
posés au  magistrat,  des  paroles  significatives  qui  dénoteraient 
toute  autre  chose  que  le  partisan  du  bon  plaisir  royal  (1). 

(1)  «  ...  Qu'on  ne  dise  pas,  messieurs,  qu'il  est  maintenant  inutile 

«  de  nous  élever  à  ce  degré  de  hauteur  que  nous  admirons  chez  les 

Il  grands  iionimes  des  temps  passés,  puisque  nous  ne  serons  jamais 

«  dans  le  cas  de  faire  usage  de  cette  force  prodigieuse.  11  est,  vrai  que, 

«  sous  le  i(gne  de  rois  sages  et  éclairés,  les  cireonstai.ces  n'exigent 

«  pas  de  grands  sacrifices,  parce  qu'on  ne  voit  pas  de  grandes  injus- 

«  tices;  mais  il  en  est  que  les  meilleurs  souverains  ne  sauraient  pré- 

«  venir;  el  si  quelqu'un  ose  assurer  qu'en  remplissant  ses  devoirs 

«  avec  une  inflexibilité  philosophique,  on  ne  court  jamais  aucun  dan 

tt  ger,  à  coup  sur  cet  homme-là  n'a  jamais  ouvert  les  veux.  D'ail- 

«  leurs,  messieurs,  la  vertu  est  une  force  constante,  un   él.il  h-ibi- 


JOSei'fl    DE    MAÎSTRE.  399 

L'esMl  jamais  devenu  depuis  lors  dans  le  sens  positif  qu'on 
lui  impute?  il  y  aurait  lieu,  en  avançant,  de  le  contester.  Ce 
qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que  M.  de  Maistre  passait,  non- 
seulement  dans  sa  jeunesse,  mais  beaucoup  plus  tard,  tout 
près  de  la  Révolution,  pour  adopter  les  idées  nouvelles,  les 
opinions  libérales.  Dans  quel  sens  et  jusqu'à  quel  point?  c'est 
ce  qu'il  a  été  impossible  d'éclaircir,  et  l'on  n'a  pu  recueillir 
à  ce  sujet  que  la  particularité  que  voici  : 

Trop  de  latitude  accordée  au  pouvoir  militaire  en  matière 
civile  ayant  amené  quelques  abus  dans  une  petite  ville  de 
Savoie,  M.  de  Maistre  témoigna  assez  hautement  sa  désappro- 
bation pour  s'attirer,  de  la  part  de  l'autorité  supérieure  à 
Turin,  une  vive  réprimande.  Peu  de  temps  après,  lorsque  la 
Savoie  fut  envahie,  il  trouva  piquant  de  se  disculper,  au 
moyen  de  celte  lettre  ministérielle,  du  reproche  de  servlîisme 
que  lui  lançait  quelque  partisan  de  la  nouvelle  république, 
quelque  fougueux  Allobroge  de  fraîche  date. 

L'abbé  Raynal  étant  venu  à  Aix  en  Savoie,  M.  de  Maistre, 
fort  jeune  encore,  alla  le  voir  avec  quelques  amis;  mais  une 
première  visite  suffit  à  la  connaissance  :  l'absence  de  dignité 
dans  l'homme  le  détrompa  vite  (s'il  en  était  besoin)  des  dé- 
clamations philanthropiques  de  l'historien. 

Du  reste  aucun  événement  proprement  dit,  ayant  trait  à  la 
vie  exlérieure  de  M.  de  Maistre  en  ces  années,  n'a  laissé  de 
souvenir;  sa  situation  était  plus  que  jamais  assise,  un  ma- 
riage vertueux  avait  achevé  de  la  fixer;  il  aurait  pu  consu- 
mer, enfouir  ainsi  dans  l'étude,  dans  la  méditation,  dans  ces 
sortes  d'extraits  volumineux  qu'on  fait  pour  soi-même  et 
auxquels  manque  toujours  la  dernière  main,  celte  foule  de 
pensées  et  de  trésors  dont  on  n'aurait  jamais  démêlé  le  titre 
ni  le  poids;  il  aurait  pu,  en  un  mot,  ne  jamais  devenir  le 

«  tuel  de  l'âme,  tout  à  fait  indépendant  des  circonstances.   Le  sage, 

«  au  sein  du  calme,  fait  toutes  les  dispositions  qu'exijire  la  tempête, 

«  et  quand  Titus   est  sur  le  trône,  il  est  prêt  à  tout,  comme  si    le 

«  8ce|tre  de  Néron  pesait  sur  sa  tête...  » 


400  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

grand  écrivain  que  nous  savons,  quand  la  Révolution  fran- 
çaise éclata  et  vint  dégager  en  lui  le  talent,  en  frapper  l'effi- 
gie, y  mettre  le  casque  et  le  glaive. 

L'armée  française,  sous  les  ordres  de  Montesquiou,  envaliit 
la  Savoie  le  22  septembre  1792.  Fidèle  à  son  prince,  le  séna- 
teur de  Maistre  partit  de  Chambéry  le  lendemain  23  ;  désirant 
néanmoins  juger  par  lui-même  de  Yordre  nouveau,  et  profi- 
tant d'un  décret  de  sommation  adressé  aux  émigrés,  il  revint 
au  mois  de  janvier  93  :  c'est  durant  ce  séjour  hasardeux  qu'il 
eut  sans  doute  à  faire  usage,  pour  sa  justification,  de  la  lettre 
ministérielle  dont  on  a  parlé.  Suffisamment  édifié  sur  le  ré- 
gime de  liberté,  il  quitta  de  nouveau  la  Savoie  en  avril,  et 
se  retira  à  Lausanne,  comme  dans  un  vis-à-vis  et  sur  un 
observatoire  commode.  Il  passa  dans  cette  ville,  de  tout  temps 
si  éclairée  et  si  ornée  alors  d'étrangers  de  distinction,  trois 
années  entières,  et  ne  rentra  en  Piémont  qu'au  commence- 
ment de  97.  Le  roi  Victor-Amédé  lui  donna  pour  mission  à 
Lausanne  de  correspondre  avec  le  bureau  des  affaires  étran- 
gères, et  de  transmettre  ses  observations  sur  la  marche  des 
événements  en  France  et  alentour.  Les  dépêches  de  M.  de 
Maistre  étaient  soigneusement  recueillies  par  les  ministres 
étrangers  résidant  à  Turin,  et  devenaient  de  la  sorte  un  do- 
cument européen.  Bonaparte,  nous  apprend  M.  Raymond, 
trouva  par  la  suite  cette  correspondance  tout  entière  dans 
les  archives  de  Venise.  Qu'esl-elle  devenue?  Elle  aurait, 
comme  étude  de  l'homme,  bien  du  prix.  Devant  rendre 
compte  aux  autres  de  ses  impressions  successives,  M.  de 
Maistre  atteignit  vite  à  toute  la  hauteur  de  ses  pensées. 

Plusieurs  écrits  imprimés  viennent,  au  reste,  suppléer  à 
ce  qui  nous  manque  et  nous  mettre  entre  les  mains  le  fil 
qui  désormais  ne  cesse  plus.  M.  de  Maistre  publia  successi- 
vement vers  celte  époque  : 

1  "  Des  Lettres  d'un  Rorjaliste  savoisien  à  ses  Compatriotes. 
M.  Raymond  n'en  indique  que  deux,  mais  j'ai  eu  sous  les 
yeux  la.  quatrième  ;  elles  parurent  d'avril  à  juillet  i793. 


JOSEPH    DE   MAISTRE.  401 

2»  Un  Discours  à  madame  la  marquise  de  C  (Costa)  sur  la 
vie  et  la  mort  de  son  fils  Alexis-Louis-Eugène  de  Costa,  lieu- 
tenant aux  corps  des  grenadiers  royaux  de  sa  Majesté  le  roi 
de  Sardaigne,  mort,  âgé  de  seize  ans,  à  Turin,  le  2 1  mai  1794, 
d'une  blessure  reçue,  le  27  avril  précédent,  à  l'attaque  du 
Col-Ardent  (Turin  1794),  avec  cette  épigraphe  : 

Frutto,  senil  insu  '1  giovenil  fiore. 
(Tasse.) 

C'est  aussi  en  cette  même  année  94  que  se  publiait  par  les 
soins  du  comte  Joseph,  parrain  et  tuteur  du  livre,  le  char- 
mant Vot/age  autour  de  ma  chambre  de  son  aimable  frère.  Ces 
années  de  séjour  à  Lau^nne,  on  le  voit,  furent  fécondes. 

3°  Jean-Claude  Têtu,  m"6^re  de  Montagnole,  district  deCham- 
béry,  à  ses  chers  concitoyens  les  habitants  du  Mont-Blanc, 
salut  et  bon  sens  !  (Daté  de  Montagnole,  le  10  août  179.o.) 

4°  Mémoire  sur  les  prétendus  Émigrés  savoisiens,  dédié  à  la 
Nation  françaiseet  à  ces  législateurs.  (Daté  du  lo  juillet  1796.) 

Cette  année  96  est  celle oià  parurent,  à  Neufchàtel  d'abord, 
les  Considérations  sur  la  France,  par  lesquelles  M.  de  Maistre 
entrait  décidément  dans  la  publicité  européenne  et  devenait 
l'oracle  éloquent  d'une  doctrine;  mais  les  écrits  que  je  viens 
d'énumérer,  et  très-différents  des  deux  productions  de  jeu- 
nesse précédemment  citées,  restent  la  préface  naturelle,  l'in- 
troduction explicative  et  immédiate  des  Considérations.  Il  y 
aura  intérêt  à  parcourir,  à  connaître  par  extraits  ces  pam- 
phlets et  brochures  devenus  très-rares,  et  qui  même,  sans 
une  bienveillance  toute  particulière  qui  est  venue  au-devant 
de  mes  désirs,  me  fussent  sans  doute  demeurés  introuvables 
et  inconnus. 

Je  n'ai  eu  sous  les  yeux  que  la  quatrième  Lettre  d'un  Roya- 
liste savoisien  à  ses  Compatriotes,  datée  du  3  juillet  1793;  je 
ne  parlerai  donc  que  de  celle-ci,  qui  avait  été  précédée  né- 
cessairement des  trois  autres,  et  qui  semblait  même  réclamer 
une  suite.  La  révolution  est  consommée  en  Savoie  depuis  Tin- 


402  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

vasion  de  septembre  1792;  l'auteur  dit  aux  siens  :  Voyez  et 
comparez.  L'objet  de  cette  quatrième  lettre  est  énoncé  en  tête; 
Idée  des  lois  et  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Sar- 
daigne,  avec  quelques  réflexions  sur  la  Savoie  en  particulier. 

«  Heureux,  lit-on  au  début,  heureux  les  peuples  dont  on  ne 
«  parlepas!  Lebonheur  politique,  comme  le  bonheur  domes- 
<<  tique,  n'est  pas  dans  le  bruit;  il  est  le  fils  de  la  paix,  de  la 
«  tranquillité,  des  mœurs,  du  respect  pour  les  anciennes 
«  maximes  du  gouvernement,  et  de  ces  coutumes  vénérables 
«  qui  tournent  les  lois  en  habitudes  et  l'obéissance  en  in- 
«  stinct.  »  Et  l'auteur  montre  que  tel  a  été  le  caractère  con- 
stant et  le  régime  de  la  maison  de  Savoie,  en  qui  il  loue 
surtout  le  talent  de  gouverner  sans  jamais  se  brouiller  avec 
l'opinion.  Il  commence  par  citer  quelques-unes  des  déclama- 
tions proférées  et  publiées  à  l'occasion  de  l'Assemblée  générale 
desAllobroges,  «  la  raison  éternelle  etla  sou  veraineté  du  peuple 
ayant  exercé  dans  cette  Assemblée  nationale  des  Allobroges 
l'empire  suprême  que  les  armes  françaises  leur  avaient  re- 
conquis. »  Il  ne  manque  pas  les  invectives  burlesques  contre 
cesiustitutionsquisacrifiaientlesang  et  les  sueurs  du  peuple 
à  l'entretien  des  palais  et  des  châteaux  (les  palais  de  Savoie  !). 
Acesbanalesinsultesl'auteur  oppose  le  tableau  decequ'était 
ce  gouvernement  modéré  et  paternel  :  il  montre  en  Savoie 
le  clergé  et  la  noblesse  ne  formant  pas  de  corps  séparé  dans 
l'État;  les  libertés  de  l'Église  gallicane  observées  par  oppo- 
sition à  ce  qui  avait  lieu  en  Piémont;  le  haut  clergé  sans 
faste,  exemplaire  de  mœurs  ;  le  bas  clergé  (expression  qui  était 
inconnue)  jouissant  de  toute  considération,  et  la  noblesse 
elle-même  paraissant  assez  souvent  dans  cette  classe  des  sim- 
ples curés.  Quant  à  cette  noblesse  proprement  dite,  elle 
avait  des  privilèges  sans  doute,  mais  des  privilèges  très-li- 
mités;laqualiléde  noble  étaitavant  tout  un  titre  honorifique 
qui  obligeait  plus  étroitement  envers  l'État.  Chaque  jour  les 
grands  emplois  faisaient  entrer  dans  la  noblesse  des  hommes 
qui  obtenaient  ainsi  une  illustration  marquée,  sans  devenir 


JOSEPQ    DE    MAISTRE.  403 

pourtant  tout  d'un  coup  les  égaux  des  gentilshommes  de 
race  :  «  La  noblesse  est  une  semence  précieuse  que  )e  sou 
«  verain  peut  créer,  mais  son  pouvoir  ne  s'étend  pas  plus 
«  loin;  c'est  au  temps  et  à  l'opinion  qu'il  appartient  de  la 
«  féconder.  »  Suivent  des  détails  de  l'ancienne  organisation 
locale.  —  Le  roi  de  Sardaigne  avait  publié  un  célèbre  édit 
19  décembre  1771,  pour  l'alTranchissement  des  terres  en 
Savoie  et  l'extinction  des  droits  féodaux.  Depuis  plus  de 
vingt  ans,  le  tribunal  supérieur  chargé  de  cette  opération 
délicate  n'avait  jamais  suspendu  ses  fonctions.  —  Mais,  à 
chaque  instant,  des  vues  lumineuses  et  de  haute  politique 
générale  sillonnent  le  sujet  et  élargissent  les  horizons  :  «  Il 
«  est  bon,  dit  le  publiciste,  en  tout  ceci  purement  judicieux, 
«  qu'une  quantité  considérable  de  nobles  se  jette  dans 
«  toutes  les  carrièrres  enconcurence  avec  le  second  ordre; 
o  non-seulement  la  noblesse  illustre  les  emplois  qu'elle 
«  occupe,  mais  par  sa  présence  elle  unit  tous  les  états, 
«  et  par  son  influence  elle  empêche  tous  les  corps  dont 
«  elle  fait  partie  de  se  cantonner...  C'est  ainsi  qu'en  Angle- 
«  terre  la  portion  de  la  noblesse  qui  entre  dans  la  Chambre 
«  des  communes  tempère  l'âcreté  délétère  du  principe  démo- 
«  cratique  qui  doit  essentiellement  y  résider,  et  qui  brûlerait 
«  infailliblement  la  Constitution  sans  cet  amalgame  pré- 
V  cieux.  » 

Et  plus  loin  :  «  Observez  en  passant  qu'un  des  grands 
«  avantages  de  la  noblesse,  c'est  qu'z7?/  ait  dans  l'État  qiiel- 
«  que  chose  de  plus  précieux  que  l'or  (1).  » 

Il  raille  de  ce  bon  rire,  qui  s'essaye  d'abord  comme  en 
famille,  ses  compatriotes  devenus  les  citoyens  tricolores^  et  se 
moque  des  raisonnements  sur  les  assignats  :  «  Lorsque  je 

(l)  Ceci  commence  à  se  faire  sentir.  Je  dirai  plus  :  en  France,  le 
triomphe  de  la  classe  moyenne  et  d'une  certaine  élite  éclairée,  mais 
pleine  de  sa  propre  opinion,  nous  a  appris  qu'il  était  bon  aussi  pour 
l'agrément  qu'il  y  eut  dans  la  société  quelque  chose,  non  pas  de  plus 
précieux  que  l'esprit,  mais  de  non  londé  exclusivement  sur  l'esprit,  — 
j'entends  un  certain  esprit  ûer  de  lui-même  et  de  sa  doctrine. 


4C4  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  lis  des  raisonnements  de  cette  force,  je  suis  tenté  de 
«  pardonner  à  Juvénal  d'avoir  dit  en  parlant  d'un  sot  de 
«  son  temps  :  Ciceronem  Allohroga  dixit  [\)\  et  à  Thomas 
«  Corneille  d'avoir  dit  dans  une  comédie  en  parlant  d'un 
a  autre  sot  :  Il  est  pis  qu'Allobrogc.  »  Mais  déjà  il  passe  à 
tout  moment  la  frontière  et  ne  se  retient  pas  sur  le  compte 
de  la  grande  nation  :  «  Quand  on  voit  ces  prétendus  légis- 
«  lateurs  de  la  France  prendre  des  institutions  anglaises  sur 
«  leur  sol  natal  et  les  transporter  brusquement  chez  eux, 
«  on  ne  peut  s'empêcher  de  songer  à  ce  général  romain  qui 
«  fit  enlever  un  cadran  solaire  à  Syracuse  et  vint  le  placer 
«  à  Rome,  sans  s'inquiéter  le  moins  du  monde  de  la  latitude. 
«  Ce  qui  rend  cependant  la  comparaison  inexacte,  c'est 
«  que  le  bon  général  ne  savait  pas  l'astronomie.  » 

Sur  la  justice  il  y  a  d'assez  belles  choses,  rien  qui  sente 
le  peintre  futur  du  bourreau.  Il  rappelle  toutefois  que, 
lorsqu'on  parlait  des  prisonniers  d'État  renfermés  à  Miolans, 
unique  prison  de  ce  genre  en  Savoie,  on  était  plutôt  tenté 
de  s'en  prendre  au  trop  de  clémence  du  prince;  que  trop 
souvent  les  prisons  d'État  autorisaient  les  erreurs  de  cette 
clémence,  qu'elles  dérobaient  celui  qui  était  plutôt  dû  au 
gibet  on  aux  galères,  <■<■  et  faisaient  oublier  cette  maxime 
«  d'un  homme  célèbre,  la  plus  belle  chose  peut-être  que 
«  les  hommes  aient  jamais  dite  :  Lu  justice  est  la  bienfaisance 
«  des  rois.  »  — Plus  loin,  à  propos  des  prisons  de  Cham- 
béry,  il  se  plaît  à  faire  ressortir  le  témoignage  favorable  de 
l'envoyé  du  Ciel,  Howard.  Ainsi,  sur  cette  théorie  de  la 
rigueur,  il  n'a  pas  encore  de  parti  pris. 

Il  appelle  de  tous  ses  vœux,  en  finissant,  la  restauration 
de  Victor-Amédé  et  s'élève  avec  passion,  avec  ironie  déjà, 
contre  les  ambitieux  voisins  qui  tant  de  fois,  et  au  commen- 
cement du  xvip  siècle  et  depuis  lors,  ont  troublé  cet  heureux 

(1)  Satire  VII;  il  s'agit  d'un  certain  Ruftia  qui  traitait  Cicéron 
d'Allobroge,  comme  qui  dirait  de  Racine  qu'il  est  un  Béotien  ou  un 
crétin. 


JOSEPH   DE    MAISTRE.  405 

«  pays  :  Rejetez  loin  de  vous  ces  théories  absurdes  qu'eu 
«  vous  envoie  de  France  comme  des  vérités  éternelles  et  qui 
«  ne  sontque  les  rêves  funestes  d'une  vanité  immorale.  Quoi! 
«  tous  les  hommes  sont  faits  pour  le  même  gouvernement, 
«  et  ce  gouvernement  est  la  démocratie  pure  !  Quoi  !  la 
«  royauté  est  une  tyrannie  !  Quoi  !  tous  les  politiques  se 
«  sont  trompés  depuis  Aristote  jusqu'à  Montesquieu!... 
«  Non,  ce  n'est  point  sur  la  terre  la  moins  fertile  en  décou- 
«  vertes  qu'on  a  vu  ce  que  l'univers  n'avait  jamais  su  voir, 
«  ce  n'est  point  de  la  fange  du  Manège  que  la  Providence 
«  a  fait  gei^mcr  des  vérités  inconnues  à  tous  les  siècles  : 

Sterilesne  elegit  arenas 

Ut  canerct  paucis,  mersitque  hoc  pulvere  veruni  (1)?  » 

Et  suit  un  éloge  de  la  monarchie  en  une  de  ces  images 
qui  vont  devenir  familières  à  l'écrivain  et  qui  saisissent  la 
pensée  comme  les  yeux  :  «  La  monarchie  est  réellement,  s'il 
«  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  une  aristocratie  tournante 
«  qui  élève  successivement  toutes  les  familles  de  l'État;  tous 
«  les  honneurs,  tous  les  emplois  sout  placés  au  bout  d'une 
«  espèce  de  lice  oii  tout  le  monde  a  droit  de  courir;  c'est 
«  assez  pour  que  personne  n'ait  droit  de  se  plaindre.  Le 
«  Roi  est  le  juge  des  courses.  »  —  Que  vous  en  semble?  A 
voir  s'ouvrir  cette  lice  grandiose  et  presque  olympique  dont 
Montesquieu  eût  envié  avec  la  justesse  le  relief  éclatant,  il 
devient  clair  que  le  lecteur  de  Pindare  n'a  point  perdu  ses 
veilles,  et  que  M.  de  Maistre  est  déjà  trouvé. 

Le  Discours  à  madame  la  marquise  de  Costa  nous  le  rend 
vec  des  défauts  de  jeunesse  et  presque  de  rhétorique  en- 
core, qui  tiennent  au  genre  ;  mais  en  même  temps  on  ne 
perd  pas  longtemps  de  vue  l'écrivain  nouveau,  le  penseur 
original  et  hardi  qui  se  décèle,  qui  se  dresse  par  endroits 


(l)  Lucain,   livre  IX.  C'est  Catoii  qui  dit  admirablement  cela   de 
l'oracle  d'Âmmon  au  milieu  des  sables. 

23. 


406  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

et  va  décidément  triompher.  Les  premières  pages  sont  un 
peu  dans  l'imitation  et  le  ton  de  Voltaire  faisant  l'éloge 
funèbre  des  officiers  morts  pendant  la  campagne  de  1741, 
dans  le  ton  de  Vauvenargues  lui-même  déplorant  la  perte 
de  son  jeune  et  si  intéressant  ami  Hippolyte  de  Seytres. 
L'auteur  ne  vient  pas  pour  distraire,  il  ne  veut  pas  même 
consoler,  il  ne  veut  que  s'attrister  avec  une  mère.  Il  célèbre 
dès  le  début  l'éducation  morale  par  opposition  à  l'éducatiou 
scientifique  :  —  Laisser  mûrir  le  caractère  sous  le  toit  pater- 
nel, —  ne  pas  répandre  l'enfance  au  dehors.  L'homme  mo- 
ral est  plus  tôt  formé  qu'on  ne  croit.  Au  reste,  aucun  système 
d'éducation  ne  saurait  être  généralisé  :  ici  on  appliqua 
l'amour;  Eugène  était  son  nom,  le  Bien-né.  Le  panégyriste 
s'étend  un  peu  sur  les  anecdotes  d'enfance,  puenlia;  un 
jour,  on  trouva  l'enfant  occupé  à  souffler  de  toutes  ses 
forces  le  feu  dans  une  chambre  sans  lumière  :  «  Je  travaille, 
dit-il,  pour  faire  revenir  mon  nègre,  »  il  appelait  ainsi 
son  ombre.  —  Eugène  fut  un  enfant  préservé.  Il  cultive 
es  arts,  la  peinture.  Est-ce  à  Genève  qu'il  va  suivre  ses 
études?  La  périphrase  l'indiquerait,  mais  le  nom  n'y  est 
pas;  l'auteur  en  est  encore  aux  périphrases  comme  plus 
élégantes.  Des  pensées  élevées  et  politiques  se  font  jour  à 
travers  cette  gracieuse  déclamation.  Eugène,  selon  l'usage, 
entre  au  sortir  de  l'enfance  dans  la  carrière  militaire  :  «  Il 
«  ne  dépend  point  de  nous  créer  les  coutumes;  elles  nous 
«  commandent.  Leurs  suites  morales  et  politiques  sont  l'af- 
«  faire  du  Souverain;  la  nôtre  est  de  les  suivre  paisiblement 
«  et  de  ne  jamais  déclamer  contre  elles.  »  —  Et  sur  la  pureté 
de  mœurs  d'Eugène  dans  sa  vie  de  garnison  :  «  Pour  lui 
«  le  mauvais  exemple  était  nul,  ou  changeait  de  nature;  il 
«  n'avait  d'autre  effet  que  de  le  porter  à  la  vertu,  par  un 
«  mouvement  plus  rapide,  composé  de  l'attrait  du  bien  et 
«  de  l'action  répulsive  du  mal  sur  cette  âme  pure  comme  la 
«  lumière.  » 
Au  moment  où  la  Révolution  éclate,  on  dirait  que  l'auteur 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  407 

lui  emprunte  soa  plus  mauvais  style  pour  la  peindre  :  «  Un 
«  épouvantable  volcan  s'était  ouvert  à  Paris  :  bientôt  son 
«  cratère  eut  pour  dimension  le  diamètre  de  la  France,  et 
«  les  terres  voisines  commencèrent  à  trembler.  0  ma  patrie  ! 
«  ô  peuple  infortuné!...  »  Et  ailleurs  :  «  Aussi  vile  que 
«  féroce,  jamais  elle  (la  Révolution)  ne  sut  ennoblir  un 
«  crime  ni  se  faire  servir  par  un  grand  homme  ;  c'est  dans 
«  les  pourritures  du  patriciat,  c'est  surtout  parmi  les  sup- 
«  pots  détestables  ou  les  écoliers  ridicules  du  philosophisme, 
«  c'est  dans  l'antre  de  la  chicane  et  de  l'agiotage  qu'elle 
«  avait  choisi  ses  adeptes  et  ses  apôtres.  »  Ce  style-là,  loin 
d'être  du  bon  de  Maistre,  n'est  que  du  mauvais  La  Mennais. 
Voici  qui  est  mieux: 

«  Mais  c'est  précisément  parce  que  la  Révolution  fransjaise,  dan» 
ses  bases,  est  le  comble  de  l'absurdité  et  de  la  corruption  morale, 
qu'elle  est  éminemment  dangereuse  pour  les  peuples.  La  santé  n'est 
pas  contagieuse  ;  c'est  la  maladie  qui  l'est  trop  souvent.  Cette  Révo- 
lution bien  définie  n'est  qu'une  expansion  de  l'orgueil  immoral  dé- 
barrassé de  tous  ses  liens;  de  là  cet  épouvantable  prosélytisme  qui 
agite  l'Europe  entière.  L'orgueil  est  immense  de  sa  nature  :  il  détruit 
tout  ce  qui  n'est  pas  assez  fort  pour  le  comprimer;  de  là  encore  les 
euccès  de  ce  prosélytisme.  Quelle  digue  ;Y  opposer  à  une  doctrine  qui 
s'adressa  d'aboid  aux  passions  les  plus  clières  du  cœur  humain,  et  qui, 
avant  les  dures  leçons  de  l'expérience,  n'avait  contre  elle  que  les  sages? 
La  souveraineté  du  peuple,  la  liberté,  l'égalité,  le  renversement  de 
toute  subordination,  .'e  droit  à  toute  sorte  d'autorité  :  quelles  douces 
illusions!  La  foule  comprend  ces  dogmes,  donc  ils  sont  faux;  elle 
les  aime,  donc  ils  sont  mauvais.  N'importe  1  elle  les  comprend,  elle 
les  aime.  Souverains,  tremblez  sur  vos  trônes!  » 

Le  contre-coup  retentit  en  Savoie;  là,  ce  n'aurait  été 
qu'une  querelle  de  famille  ;  mais  Paris  convoite  les  pauvres 
montagnes  :  un  petit  nombre  de  scélérats  (je  copie)  répond 
au  cri  d'appel.  Le  roi,  se  croyant  menacé,  arme.  Le  22  sep- 
tembre 1792,  la  Savoie  est  envahie  par  l'armée  française,  et 
le  Piémont  près  de  l'être.  Après  la  défense  du  Saint-Bernard 
(1793),  Eugène,  grièvement  malade,  court  des  dangers  :  il 


408  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

semblait  «  que  la  Providence  voulût  tenir  ses  parents  conti- 
«  nuellement  en  alarmes  sur  lui  et,  pour  ainsi  dire,  les 
«  accoutumer  à  le  "perdre.  »  Il  passe  les  quartiers  d'hiver  de 
93-94  à  Asti.  Mais  le  génie  de  Bonaparte  prélude  déjà  à  ses 
prochaines  destinées  d'Italie ,  et  dicte  les  opérations  de  la 
campagne  qui  va  s'ouvrir  (I).  Dès  le  6  avril  9i,  éclate  l'at- 
taque générale  des  Français  sur  toute  la  chaîne  du  comté 
de  Nice.  Le  27,  Eugène,  se  trouvant  avec  sa  compagnie  au 
sommet  de  la  Saccarclla,  qui  domine  le  Col-Ardent,  marche 
à  l'attaque  de  ce  dernier  poste,  et  y  reçoit  une  balle  à  la 
jambe;  ses  grenadiers  l'emportent;  trois  semaines  après,  à 
Turin,  il  succombe  des  suites  de  sa  blessure.  — Au  moment 
de  sa  mort,  «  son  âme,  natarellemait  chrétienne,  se  tourna 
«  vers  le  Ciel...  Il  pria  pour  ses  parents,  les  nomma  tous  et 
«  ne  plaignit  qu'eux.  » 

Un  passage  du  récit  rend  avec  beauté  ce  tableau  des  morts 
chrétiennes  dont  on  était  désaccoutumé  depuis  si  longtemps 
en  notre  littérature,  et  que  le  génie  de  M.  de  Chateaubriand, 
quelques  années  après,  devait  remettre  en  si  glorieux  et  si 
pathétique  honneur  : 

<(  L'orage  de  la  Révolution  avait  poussé  jusqu'à  Turin  un  solitaire 
de  l'ordre  de  la  Trappe.  L'homme  de  Dieu,  présent  il  ce  spectacle, 
défendait  de  la  part  du  Ciel  la  tristesse  et  les  pleurs.  Séparé  de  la  terre 
avant  le  temps,  il  ne  pouvait  plus  descendre  jusqu'aux  faiblesses  de 
la  nature;  il  accusait  nos  vœux  indiscrets  et  notre  tendresse  cruelle; 
il  n'osait  point  unir  ses  prières  aux  nôtres  :  il  ne  savait  pas  s'il  était 
permis  de  désirer  la  guérison  de  l'ange.  Son  enthousiasme  religieux 
effraja  celle  qui  vous  remplaçait  auprès  de  votre  fils  (une  tielle-sœur 
de  madame  de  Costa);  elle  pria  l'anachorète  e\aUé  de  diriger  ail- 
leurs ses  pensées  et  de  ne  former  aucun  vœu  dans  son  cœur,  de  peur 
mil'  son  désir  ne  fût  une  prière  :  beau  mouvement  de  tendresse,  et 
bien  digne  d'un  cœur  parent  de  celui  d'Eugène!  » 

L'auteur  adresse  et  approprie  à  son  héros  cette  apostrophe 
(1)  Mémoires  de  Napoléon,  tome  1,  page  Gl. 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  409 

célèbre  de  Tacite  à  Agricola,  reproduite  elle-même  de  celle 
de  Cicéron  à  l'orateur  Crassus  :  «  Heureux  Eugène!  la 
«  Ciel  ne  t'a  rien  refusé,  puisqu'il  t'a  donné  de  vivre  sans 
«  tache  et  de  mourir  à  propos.  —  Il  n'a  point  vu,  madame, 
«  les  derniers  crimes...  Il  n'a  point  vu  en  Piémont  la  tra- 
«  hison...  Il  n'a  point  vu  l'auguste  Clotilde  sous  l'habit  de 
«  deuil  et  de  la  pénitence...  »  Mais  voici  le  finale  qui  s'élève, 
se  détache  en  pleine  originalité,  et  devient  enfin  et  tout  à 
fait  du  grand  de  Maistre  : 

«  Il  faut  avoir  le  courage  de  l'avouer,  madame,  longtemps  nous 
n'avons  point  compris  la  Révolution  dont  nous  sommes  les  témoins, 
longtemps  nous  l'avons  prise  pour  un  événement  ;  nous  étions  dans 
l'erreur  :  c'est  une  époque,  et  malheur  aux  générations  qui  assistent 
aux  époques  du  monde  !  Heureux  mille  fois  les  hommes  qui  ne  sont 
appelés  à  contempler  que  dans  l'histoire  les  grandes  révolutions,  les 
chocs  des  empires  et  les  funérailles  des  nations  !  Heureux  les  hommes 
qui  passent  sur  la  terre  dans  un  de  ces  moments  de  repos  qui  servent 
d'intervalle  aux  convulsions  d'une  nature  condamnée  et  souffrante! 
—  Fuyons,  madame;  Encelade  se  tourne.  —  Mais  où  fuir?  Ne  som- 
mes-nous pas  aUachés  par  tous  les  liens  de  l'amour  et  du  devoir? 
Souffrons  plutôt,  souffrons  avec  une  résignation  réfléciûe  :  si  nous 
savons  unir  notre  raison  à  la  Raison  éternelle,  au  lieu  de  n'être  que 
des  patients,  nous  serons  au  moins  des  victimes. 

a  Certainement,  madame,  ce  chaos  finira,  et  probablement  par  des 
moyens  tout  à  fait  imprévus.  Peut-être  môme  pourrait-on  déjà,  sans 
témérité,  indiquer  quelques  traits  des  plans  futurs  qui  paraissent  dé- 
crétés (().  Mais  par  combien  de  malheurs  la  génération  présente  achè- 
lera-t-elle  le  calme  pour  elle  et  pour  celle  qui  la  suivra?  C'est  ce  qu'il 
n'est  pas  possible  de  prévoir.  En  attendant,  rien  ne  nous  empêche  de 
contempler  déjà  un  spectacle  frappant,  celui  de  la  foule  des  grands 
coupables  immolés  les  uns  par  les  autres  avec  une  précision  vraiment 
surnaturelle.  Je  sens  que  la  raison  humaine  frémit  à  la  vue  de  ces  flots 
de  sang  innocent  qui  se  môle  à  celui  des  coupables.  Les  maux  de  toul 
genre  qui  noua  accablent  sont  terribles,  surtout  pour  les  aveugles  qui 

(1)  Toute  l'œuvre  prochaine,  l'oeuvre  philosophique  et  théosophiqu» 
de  De  Maistre  va  sortir  de  Ih  :  c'est  le  premier  initant  où  on  la  voit 
poiadre. 


410  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

disent  qui  tout  est  bien,  et  qui  refusent  de  voir  dans  tout  cet  univen 
un  état  violent,  absolument  contre  nature  dans  toute  l'énergie  du 
terme.  Pour  nous,  madame,  contentons-nous  de  savoir  que  tout  a  S4 
raison  que  nous  connaîtrons  un  jour;  ne  nous  fatiguons  pointa  cher- 
cher les  pourquoi,  même  lorsqu'il  serait  possible  de  les  entrevoir.  La 
nature  des  êtres,  les  opérations  de  l'intelligence  et  les  bornes  des  pos- 
sibles nous  sont  inconnues.  Au  lieu  de  nous  dépiter  follement  contre 
un  ordre  de  choses  que  nous  ne  comprenons  pas,  attacjjons  nous  aux. 
vérités  pratiques.  Songeons  que  l'épithète  de  trés-bou  est  nécessaire- 
ment attachée  à  celle  de  trP.s-grand  ;  et  c'est  assez  pour  nous  :  nous 
comprendrons  que  sous  l'empire  de  l'Être  qui  réunit  ces  deux  qua- 
lités, tous  les  maux  dont  nous  sommes  les  téuioins  ou  les  victimes  ne 
peuvent  être  que  des  actes  de  justice  ou  des  moyens  de  régént^ration 
également  nécessaires.  N'est-ce  pas  lui  qui  u  dit,  par  la  bouche  de 
l'un  de  ses  envoyés  :  Je  vous  aime  d'un  amour  éternel?  Cette  parole 
doit  nous  servir  de  solution  générale  pour  toutes  les  énigmes  qui  pour- 
raient scandaliser  notre  ignorance.  Attachés  à  un  point  de  l'espace 
et  du  temps,  nous  avons  la  manie  de  rapporter  tout  à  ce  point;  nous 
sommes  tout  à  la  fois  ridicules  et  coupables.  » 

En  terminant,  l'auteur  s'adresse  encore  à  VOmbre  chérie 
d'Eugène  et  retombe  un  peu  dans  la  déclamation,  au  moins 
pour  la  forme;  mais  les  germes  de  son  système  de  réversi- 
bilité et  d'ordre  providentiel  viennent  de  se  montrer  et  n'ont 
plus  qu'à  pousser  leur  développement.  Comme  saint  Augus- 
tin, en  présence  des  épouvantables  catastrophes  de  son 
siècle,  il  conçoit  sa  Cité  de  Dieu. 

Cité  étrange  chez  l'un  comme  chez  l'autre,  plus  belle  de 
titre  et  de  conception  que  justiciable  de  détail,  dans  laquelle 
le  bon  sens,  la  sagesse  humaine,  trouvent  à  s'achopper 
presque  à  chaque  pas,  mais  où  les  esprits  vraiment  religieux 
se  satisferont  de  quelques  hautes  clartés! 

Le  pamphlet  publié  et  distribué  à  Chambéry  en  août  95, 
sous  le  nom  de  Jean-Claude  Têtu,  est  une  Provinciale  sa- 
voyarde à  la  portée  du  peuple,  une  petite  lettre  de  Paul-Louis 
en  style  du  cru.  Partant  le  sel  en  est  gros  et  gris,  mais  il  y 
eu  a  sous  la  trivialité.  Il  s'agit  de  profiter  du  nouveau  bail 
réclamé  par  la  France  au  sujet  de  la  Constitution  de  l'an  111, 


,      JOSEPH    DE    MAISTRE.  411 

pour  réveiller  l'opinion   royaliste   dans  le    pays  et   pour 
pousser  à  une  Restauration  : 

«  ....  Nous  avons  tous  sur  le  cœur  celle  triste  comédie  de  1792, 
lorsqu'une  poignée  de  vauriens,  qui  se  faisaient  appeler  la  nation, 
écrivirent  à  Paris  que  nous  voulions  être  Français,  Vous  savez  tous 
devant  Dieu  qu'il  n'en  était  rien,  et  comme  quoi  nous  fûmes  tous 
libres  de  dire  non,  à  la  charge  de  dire  oui  (1  j? 

V.  Or,  voici  une  belle  occasion  de  donner  un  démenti  à  ceux  qui 
nous  firent  parler  mal  à  propos.  Aujourd'hui,  nous  ne  sommes  plus 
8i  épouvantés  que  nous  l'étions  alors  ;  nous  avons  un  peu  repris  nos 
sens.  Croyez-moi,  disons  tout  rondement  que  nous  n'en  voulons 
plus. 

«  Vous  croirez  peut-êlre  qu'il  y  a  de  l'imprudence  à  parler  si  clair? 
Au  contraire,  vous  pourrez  par  li  faire  grand  plaisir  à  la  G.  N.  (Con- 
vention nationale!.  Tout  le  monde  sait  assez  qu'elle  a  besoin  et  parlant 
envie  de  la  paix.  Or,  cette  réunion  à  la  France  la  gêne,  et  le  vœu  de  la 
nation,  quoiqu'il  n'ait  jamais  existé  que  dans  la  boîte  à  l'encre  du 
citoyen  Gorin  (2),  forme  cependant  un  obstacle  très-fort  aux  yeux  de 
la  C.  N.,  qui  est  retenue  par  le  point  d'honneur  plus  que  par  la 
valeur  de  notre  pays. 

Il  En  lui  disant  la  vérité,  vous  la  mettrez  à  l'aise,  et  elle  voua  ou 
saura  gré  :  ce  raisonnement  est  clair  comme  de  l'eau  de  roche. 


(1)  11  est  bon,  en  histoire,  de  contrôler  les  récits  l'un  par  l'autre, 
de  se  placer  tour  à  tour  sur  chacun  des  revers  des  monts.  Croirait^-or. 
bien,  par  exemple,  à  lire  ces  assertions  positives,  qu'il  s'agit  du  même 
fait  que  l'historien  de  la  Révolution  française  a  résumé  si  couramment 
avec  son  agréable  vivacité?  «  Tandis  que  ses  lieutenants  poursuivai«u^ 
«  lestroupessardes,MontesquiouseportaàChainbéry  le  28  septembre, 
u  et  y  flt  son  entrée  triomphale,  à  la  grande  salisfactlon  des  habitants, 
«  qui  aimaient  la  liberté  en  vrais  enfants  des  montagnes,  et  la  France 
«  comme  des  hommes  qui  parlent  la  même  langue,  ont  les  mêmes 
«  mœurs  et  appartiennent  au  même  bassin.  Il  forma  aussitôt  une  as- 
«  semblée  de  Savoisiens  pour  y  faire  délibérer  une  question  qui  ne 
«  pouvait  pas  être  douteuse,  celle  de  la  réunion  à  la  France.  »  (Thiers, 
tome  111).  Claude  Têtu  va  essayer  de  répondre  dans  ce  qui  suit  à 
celle  deinière  0[)inion  si  précieuse,  [/historien  victorieux  nous  a  dit 
la  journée  du  l'entrée  triomphale;  M.  de  Maistre,  l'un  d«s  battus, 
racontera  tout  à  l'Iieure  le  lendemain  et  le  tous-les-jours. 
-     (2)  L'imprimeur  du  département. 


412  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  Mais  siipppsons  qu'elle  pense  autrement,  qu'elle  veuille  à  tout 
prix  garder  la  Savoie  et  qu'elle  y  réussisse,  que  vous  arriverait  -il  pour 
avoir  dit  que  vous  regrettez  votre  ancien  souverain?  Il  vous  arrive- 
rait d'être  particulièrement  estimés  et  chéris  parla  C.N.  elle-même. 
Tout  le  monde  ne  sait-il  pas  qu'on  aime  les  gens  fidèles  partout  où* 
ils  se  trouvent?  Quand  il  y  a  de  la  révolte,  de  l'impertinence  ou  deF 
l'insurgerie,  à  la  bonne  heure  que  les  maîtres  se  fâchent  ;  mais  quand;, 
on  parle  poliment,  chacun  est  libre  de  dire  sa  raison;  on  peut  tirer^ 
son  chapeau  devant  le  drapeau  tricolore  et  dire  qu'on  a  de  ramitié^^ 
pour  la  croix  blanche.  Par  Dieu  !  chacun  a  son  goût  peut-être  1  — ! 
En  disant  qu'on  aime  les  poires,  méprise- t-on  les  pommes? 

«  Si  la  C.  N.  vous  gardait  môme  après  cette  déclaration,  elle  voua  ,. 
aimerait  comme  ses  yeux;  c'est  moi  qui  vous  le  dis. 

(i  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Quand  même  nous  demeurerions  Fran- 
çais, il  ne  faut  pas  croire  que  ce  fût  pour  longtemps  ;  un  peu  plus 
tôt,  un  peu  plus  tard,  la  chose  volée  revient  toujours  à  son  maître. 
La  Savoie  est  au  roi  de  Sardaigne  depuis  huit  cents  ans,  personne  ne 
peut  lui  faire  une  anicroche  là-dessus  ;  pourquoi  la  lui  garderait-on? 
Parce  qu'on  la  lui  a  prise,  apparemment.  Quelle  chienne  de  raison  ! 
Demandez  au  tribunal  criminel  du  district,  vous  verrez  ce  qu'il  vous 
en  dira. 

Cl  La  Savoie  a  été  prise  bien  d'autres  fois.  On  l'a  gardée  trois  ans, 
cinq  ans,  sept  ans,  trente  ans,  mais  toujours  elle  est  revenue.  Il  en 
sera  de  même  celte  fois. 

0  Le  roi  de  France,  qui  était  avant  celui  qui  était  avant  le  dernier, 
fut  un  grand  fier-à-bras,  à  ce  que  tout  le  monde  dit  :  c  est  une  chose 
sûre  qu'il  faisait  peur  à  tout  le  monde,  et  cependant,  quoiqu'il  con- 
voitât la  Savoie  et  qu'il  s'évertuât  beaucoup  pour  l'avoir,  il  ne  put 
jamais  en  passer  son  envie. 

«  Dans  ma  jeunesse,  je  ne  comprenais  pas  pourquoi  notre  petite 
Savoie  n'était  pas  une  province  de  France^  et  comment  cette  t/r«mi7/e 
ivait  pu  vivre  si  longtemps  à  côlé  d'un  gros  brochet  sans  être  croq»ée  ; 
■nais,  en  y  pensant  depuis,  j'ai  vu  combien  feu  ma  grand'mère 
avait  raison  quand  elle  me  disait  :  Jean-Claude,  nion  ami,  quand  tu 
ne  comprends  pas  quelque  chose,  ficloi  à  celui  qui  a  fait  le  manche 
dc$  cerises, 

«  La  Savoie  n'est  pas  à  la  France  parce  qu'il  ne  faut  pas  qu'elle 
soit  à  la  France.  Si  les  Français  la  possédaient,  l'Italie  serait  flambée  ; 
ils  bâtiraient  dans  notre  pays  des  forteresses  atout  bout  de  champ; 
ils  feraientdes  chemins  larges  comme  la  grande  allée  du  Kenjpy  jusque 


JOSEPn    DE   MAISTRE.  413 

•ur  nos  plus  hautes  montagnes  (t).  A  la  place  de  l'hospice  Saint-Ber- 
nard, où  l'on  donne  la  soupe  aux  pèlerins,  il  y  aurait  une  bonne  cita- 
delle avec  des  canons  et  de  la  poudre,  et  toute  la  diablerie  que  vous 
savez  ;  et  puis,  au  premier  moment  d'une  guerre,  ce  serait  une  béné- 
diction de  les  voir  dégringoler  de  l'autre  côté!  Soyez  sûrs  qu'ils  y 
descendraient  les  mains  dans  leurs  poches,  et,  quand  une  fois  on  est 
en  Piémont,  les  gens  qui  savent  un  peu  comment  le  monde  est  fait, 
disent  que  ce  n'est  plus  qu'une  promenade.  Si  M.  l'empereur  était 
assez  grue  pour  souffrir  que  ces  gaillards  gardassent  la  Savoie,  il 
ferait  tout  aussi  bien  de  les  mettre  en  garnison  à  Milan. 

«  Mais  tandis  que  la  Savoie  est  au  roi  de  Sardaigne,  on  ne  peut 
pas  être  surpris  en  Italie.  Diantre  1  c'est  bien  différent  d'être  dans  un 
pays  ou  d'y  aller. 

«  Et  nos  bons  amis  les  Suisses,  croyez-vous  qu'ils  soient  bien  amusés 
d'entendre  les  tambours  des  Français  de  l'autre  côté  du  lac?  Les  Ge- 
nevois, qui  ne  sont  que  des  marmousets,  les  fatiguent  déjà  passable- 
ment; jugez  comme  ils  ont  en  vie  de  toucher  de  tous  côtés  la  république 
française!  Sûrement  les  Français  ne  pourraient  pas  leur  faire  un  plus 
grand  plaisir  que  de  s'en  aller  d'où  ils  sont  venus.  Les  Suisses  et  les 
Savoyards  sont  cousins,  ils  font  leurs  fromages  en  paix  et  ne  se  font 
point  d'ombrage.  Que  les  grands  seigneurs  demeurent  chez  eux  et  ne 
viennent  pas  casser  nos  pots  ! 

«  Il  faudra  donc  rendre  la  Savoie  parce  que  tout  le  monde  voudra 
qu'on  la  rende,  et  quand  la  C.  N.  aurait  les  griffes  assez  fortes  pour 
la  retenir  dans  le  moment  présent,  croyez-vous  que  ce  fût  pour  long- 
temps? Bah!  les  choses  forcées  ne  durent  jamais. 

«  Le  courage  des  Français  fait  plaisir  à  voir,  mais  ne  vous  laissez 
pas  leurrer  par  cette  lanterne  magique.  Vous  savez  que  lorsqu'on  se 
rosse  un  jour  de  vogue,  surtout  lorsqu'on  est  un  peu  gris,  on  ne  sent 
pas  les  coups;  mais  c'est  le  lendeuiain  qu'on  se  trouve  bleu  par-ci  et 
bleu  par-là,  qu'on  se  sent  roide  comme  le  manche  d'une  fourche,  et 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  mettre  un  pied  devant  l'autre. 

«  Quand  la  France  sera  froide,  vous  l'entendrez  crier.  » 

Ce  sont  là,  il  me  semble,  de  ces  accents  vibrants  qui  déno- 
tent que,  même  sous  le  masque  du  Jacques  Bonhomme  et 
du  Sancho  de  son  pays,  M.  de  Maistre  ne  peut  pas  se  déguiser 


(I)  VériQé  par  le  Simplon. 


414  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

longtemps.  Plus  loin,  pour  exprimer  que  les  Français  ne  sont 
pas  encore  guéris  ni  près  de  guérir  du  mal  révolutionnaire  : 
«  S'ils  étaient  véritablement  ennuyés  d'être  malades,  dit-il, 
«  est-ce  qu'ils  ne  se  donneraient  pas  tous  le  mot  pour  faire 
«  venir  de  la  thériaque  de  Venise?  »  Louis  XVIII,  comme  on 
sait,  était  alors  à  Venise.  Le  maire  de  Montagnole  continue 
de  prendre  ses  compatriotes  par  tous  les  bouts,  par  l'énumé- 
ration  de  tous  leurs  griefs,  en  réservant  pour  le  dernier 
coup  l'intérêt  de  la  religion  catholique  si  cher  aux  popula- 
tions. Je  continue  de  citer  tout  ce  qui  me  paraît  un  peu 
saillant,  ce  pamphlet  curieux  étant  parfaitement  inconnu 
et  introuvable  aujourd'hui. 

«  Il  y  a  plus  de  deux  cents  ans  qu'il  y  eut  déjà  un  tapage  en  France 
pour  les  affaires  de  huguenots.  Notre  curé  en  parlait  un  jour  avec  M.  le 
châtelain  :  il  appelait  cela  la  Digue  ou  la  Ligue,  ou  la  Figue,  enûa 
quelque  chose  en  igue.  Mais  c'était  diabolique.  11  disait  que  cette 
machine  dura  je  ne  sais  combien  de  temps,  trente  ou  quarante  ans, 
je  crois.  Sainte  Vierge  Marie!  cela  ne  fait-il  pas  dresser  les  cheveux? 
C'est  bien  pire  aujourd'hui,  puisqu'alors  il  y  avait  des  rois,  des 
princes,  des  seigneurs,  des  parlements,  en  un  mot  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  faire  la  besogne  après  la  folie  passée;  mais  à  présent  que  tout 
le  royaume  est  en  loques,  ce  sera  le  diable  à  confesser  pour  tout 
refaire.  Serait-il  possible  que  nous  fussions  mêlés  là-dedans?  Libéra 
nos,  Dominus. 

«  Vous  croyez  peut-être,  vous  autres  petits  messieurs  qui  avez  des 
habits  de  drap  d'Elbeuf  et  des  boutons  d'acier,  que  c'est  pour  vous 
que  le  four  chautfe,  et  que  vous  serez  toujours  les  maîtres?  Ah  bien! 
oui,  flez-vous-y.  On  a  déjà  fait  main-basse  sur  les  municipalités  de 
campagne,  ainsi  adieu  aux  rois  de  village!  Il  n'y  a  plus  de  districts, 
tlnsi  adieu  aux  rois  de  petites  villes  1  ne  voyez-vous  pas  comme  tout 
i'achemine  à  vous  rendre  des  zéros  en  chiffre?  Quand  tout  sera  tran- 
quille, le  peuple  donnera  les  places  à  ceux  que  vous  teniez  en  prison; 
et  si,  pendant  cette  tempête,  quelques  champignons  sont  sortis  de  terre, 
vous  n'y  gagnerez  rien,  car  les  ci-après  sont  bien  plus  insolents  que 
les  ci-devant, 

«  On  vous  amuse  aussi  en  vous  parlant  de  la  suppression  des  impôts. 
Sans  doute  (ju'on  n'ose  pas  mettre  le  peuple  de  mauvaise  humeur  dans 
ce  moment,  pour  raison  ;  mâle  seriez-vous  assez  simples  pour  croire 


JOSEPH   DE    MAISTRE.  415 

que,  dès  qu'on  sera  maître  de  lui,  on  ne  vous  chargera  pas  comme  des 
mulets  du  Mont-Cenis?  La  C.  N.  a  fait  tant  d'assignats  I  tant  d'assi- 
gnats! que  si  on  les  collait  tous  par  les  bords,  il  y  aurait  de  quoi 
couvrir  la  France  de  papier.  Malgré  ce  qu'on  en  a  brûlé  dans  toutes 
les  gazettes,  il  en  reste  pour  14  milliards  :  or,  savez-vous  ce  que  c'est 
que  14  milliards?  Pour  faire  celle  somme  en  numéraire,  il  faudrait 
autant  de  louis  quil  y  a  de  grains  de  blé  en  455  sacs,  mesure  de  Gham- 
béry,  pesant  chacun  140  livres  poids  de  marc.  Le  citoyen  Ghiollet, 
ci-devant  collecteur  de  la  taille,  qui  sait  l'arithmétique  comme  son 
Pater,  a  fait  ce  compte  sur  ma  table. 

«  Mais  toutes  ces  débauches  de  papier  ne  peuvent  durer,  à  la  fin, 
pour  faire  face  aux  dépenses,  on  vous  demandera  l'argent  que  vous 
avez,  et  même  celui  que  vous  n'avez  pas. 

«  Enfin,  comme  il  faut  toujours  garder  la  meilleure  raison  pour  la 
dernière,  tenez  pour  certain  que,  si  vous  demeurez  Français,  vous 
serez  privés  de  votre  religion,  La  C.  N.,  disent  certaines  personnes, 
a  promis  la  liberté  du  culte:  oui;  mais  vous  savez  bien  qu'on  n'a 
rien  tenu  de  ce  qu'on  vous  avait  promis.  Souvenez-vous  de  ce  qui  se 
passe  lorsqu'on  établit  l'Église  constitutionnelle  11  n'y  eut  qu'un  cri 
en  Savoie  contre  cette  manipulation  ecclésiastique  :  mais  vos  électeurs 
eurent  beau  protester,  on  ne  les  écouta  pas,  et  le  jour  qu'ils  s'assem- 
blèrent pour  l'élection  de  ce  drôle  d'évêque  qui  nous  a  tant  fait  rire 
avant  de  nous  faire  pleurer,  un  des  représentants  du  peuple  dit  expres- 
sément que,  si  les  électeurs  raisonnaient,  on  ferait  conduire  deiixpièce$ 
de  canon  à  la  porte  de  la  cathédrale  :  voilà  comment  on  fut  libre. 

«  Nous  avons  d'ailleurs  un  bon  témoin  de  ce  qui  se  passa.  Grégoire, 
l'un  des  représentants,  n'a-t-il  pas  dit  formellement,  dans  le  sermon 
qu'il  a  débité  à  la  tribune  de  la  Convention  sur  la  liberté  des  cultes  : 
Nous  avons  promis  de  votre  part  la  liberté  du  culte  aux  habitants  du 
Mont-Blanc,  et  nous  les  avons  trompés? 

a  C'est  clair,  cela  ;  mais  ce  que  ce  bon  apôtre  n'a  pas  dit,  c'est  qu'il 
était  venu  en  Savoie  tout  justement  pour  y  faire  ce  qu'il  a  blâmé  dans 
les  autres. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  le  culte  de  la  déesse  Raison  dont  nous 
ne  voulons  pas  :  nous  ne  voulons  rien  de  nouveau,  rien,  ce  qui  s'ap- 
pelle rien.  On  nous  l'avait  promis;  pourquoi  nous  a-t-on  trompé»? 

«Je  l'entendis,  ce  curé  d'Embremenil,  le  16  février  1793,  lorsqu'il 
se  donna  tant  de  peine  dans  la  cathédrale  de  Ghambéry  pour  nous 
prouver  que  l'Église  constitutionnelle  était  catholique.  Son  discours 
emberlicoqua  beaucoup  de  gens;  mais,  quoiqu'il  ait  de  l'esprit  comme 


416  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

quatre,  il  ne  me  fit  pas  reculer  de  l'épaisseur  d'un  cheveu.  Quand  je 
le  vis  en  chaire,  sans  surplis,  avec  une  cravate  noire,  ayant  à  côté  de 
lui  un  chapeau  rond  au  lieu  d'un  bonnet  à  houppe,  et  nous  disant 
citoyen  au  lieu  de  mes  jreres  ou  mon  cher  auditeur,  je  me  dis  d'abord 
en  moi-même  :  Cet  homme  est  schismatique, 

«  En  effet,  quelle  apparence  que  le  bon  Dieu  n'ait  fait  la  religion 
que  pour  les  esprits  pointus,  et  qu'il  n'y  ait  pas  quelque  manière  facile 
de  connaître  ce  qui  est  faux?  Quand  il  viendra  quelque  grivois  d'a- 
pôtre vous  prêcher  ua  Credo  de  sa  façon,  au  lieu  de  s'embarquer  dans 
de  grands  alibi-forains  qui  font  tourner  la  tête,  vous  n'avez  qu'à  le  re- 
garder bien  attenti\ement  ;  je  veux  ne  moissonner  de  ma  vie  si  vous  ne 
découvrez  pas  sur  sa  personne  quelque  chose  d'hérétique,  ne  fût-ce 
qu'un  bouton  de  veste. 

«  Mais,  baste!  la  G.  N.  se  moque  de  l'Église  constitutionnelle,  ce 
n'est  pas  l'embarras;  le  mal  est  qu'elle  déteste  la  nôtre  et  qu'elle  n'en 
veut  point.  Ainsi  c'est  à  vous  de  voir  si  vous  voulez  vous  trouver  sans 
religion. 

«  La  liberté  du  culte  qu'on  vous  a  promise  depuis  quelque  temps, 
n'est  qu'une  farce.  Si  vous  êtes  catholiques,  essayez  un  peu  de  jeter  à 
la  poste  une  lettre  adressée  à  Sa  Sainteté,  le  Pape,  à  Rome,  vous  ver- 
rez si  elle  arrivera. 

«  C'est  cependant  drôle  qu'un  catholique  ne  puisse  pas  écrire  au 
Pape  ! 

«  Et  vos  évoques,  où  sont-ils?  et  vos  prêtres,  pourquoi  ne  vous  les 
rend-on  pas?  Est-ce  agir  rondement  de  promettre  une  Église  catho- 
lique, et  de  bannir  les  prêtres  catholiques?  —  Mais,  dira-t-on,  nous 
en  avons  en  Savoie.  —  Oui,  ils  y  sont  à  leurs  périls  et  risques.  On 
les  a  calomniés,  insultés  emprisonnés,  fusillés.  On  recommencera 
demain,  aujourd'hui,  quand  on  voudra.  On  n'a  point  révoqué  la  loi 
qui  les  déiiorle  ni  telle  qui  confisque  leurs  biens,  après  une  loi  solen- 
nelle qui  leur  permettait  de  les  administrer  par  procureur. 

«  Ne  vous  laissez  donc  pas  tromper;  la  rancune  contre  notre  reli- 
gion est  toujours  la  même,  et,  si  l'on  a  fait  quelque  chose  en  sa  faveur, 
ce  n'est  pas  par  amitié,  ce  n'est  pas  par  justice,  c'est  par  crainte. 
Les  gens  de  l'ouest  (1)  n'ont  pas  voulu  démordre,  il  a  bien  fallu 
accorder  quelque  chose,  mais  c'est  bien  il  contre-cœur  et  de  mauvaise 
grâce. 

«  Boissy-d'Anglas  est,  à  ce  qu'on  dit,  un  des  bons  enTanls  de  l'Âs- 


(I)  Les  Bretons,  les  Vendéens. 


JOSEPH    DE   MAISTRE.  417 

•emblée  ;  je  ne  crois  pas  qu'il  aime  à  tourmenter  8on  prochain.  Ce- 
pendant, quand  il  fil  son  rapport  sur  la  liberté  du  culte  au  nom  des 
trois  comités,  il  dit  tout  net  que  les  intérêts  de  la  religion  étaient  t/cs 
chimères.  Il  ajouta:  a  Je  ne  veux  point  décider  s'il  faut  une  religion 
«  aux  liommcs...,  s'il  faut  créer  pour  eux  des  illusions  et  laisser  des 
«  opinions  erronées  devenir  la  règle  de  leur  conduite.  C'est  à  la 
«  philosophie  à  éclairer  l'espèce  humaine  et  à  bannir  de  dessus  la 
«  terre  les  longues  erreurs  qui  l'ont  dominée,  C'est  par  l'instruction 
«  que  seront  guéries  toutes  les  maladies  de  l'esprit  humain.  Bientôt 
«  vous  ne  les  connaîtrez  que  pour  les  mépriser,  ces  dogmes  absurdes, 
«  enfants  de  l'erreur  et  de  la  crainte  :  bientôt  la  religion  des  So- 
«  craie,  des  Marc-Aurèle,  des  Cicéron,  sera  la  seule  religion  du 
«  monde...  Ainsi  vous  préparerez  le  seul  règne  de  la  philosophie... 
«  Vous  couronnerez  avec  certitude  la  révolution  commencée  par  la 
«  philosophie.  » 

«  Il  faudrait  avoir  les  yeux  pochés  pour  ne  pas  voir  ici  un  homme 
en  colère,  qui  se  console  du  décret  dans  la  préface, 

«  Je  mentirais  au  reste  si  j'assurais  que  je  comprends  tout  ce  mor- 
ceau, et  que  je  connais  les  trois  théologiens  dont  il  parle;  mais  je 
gagerais  bien  à  tout  hasard  mes  deux  charrues  contre  un  exemplaire 
de  la  nouvelle  Constitution,  que  Socrate,  Marc-Aurèle  et  Cicéron 
étaient  protestants.  » 

L'objection  contre  les  trois  théologiens  pouvait  porter  coup 
en  Savoie,  à  cette  date  de  1793;  hors  de  là  elle  n'est  que 
gaie. 

Et  ceci  n'est  pas,  autant  qu'on  pourrait  bien  le  croire,  un 
accident  de  genre.  Certes  M.  de  Maistre.  par  le  fond  habituel 
de  sa  pensée,  restera  toujours  un  écrivain  profondément  sé- 
rieux; mais  pourtant  on  n'a  pas  fait  en  lui  la  part  de  ce  qui 
très-souvent  dans  le  détail  n'est  que  gai.  On  y  aurait  gagné 
de  le  voir  beaucoup  plus  au  naturel  et  moins  terrible. 

La  dernière  des  brochures  préliminaires  de  M.  de  Maistre, 
que  j'aie  à  analyser,  est  son  Mémoire  sur  li^s  prcfendus  Émigrés 
savoisiens  (1796).  Ici,  comme  il  s'adresse  à  la  législature  de 
France,  il  sait  prendre  le  ton  convenable,  bien  qu'éner- 
gique, et  non  sans  quelques-uns  encore  de  seséclals  de  parole 
qui  vont  devenir  le  cachet  inséparable  de  son  talent.  C'est 


418  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

d'abord  tout  un  tableau  de  la  Terreur  en  sa  malheureuse  pa- 
trie. Puisque  les  grands  historiens  s'occupent  si  peu  de  ces 
vérités  de  détail,  de  ces  bagatelles  provinciales  et  locales, 
qui  gêneraient  leurs  évolutions,  qu'on  veuille  bien  permettre 
au  biographe  de  ne  pas  les  négliger.  Les  Français,  comme 
on  l'a  dit,  étant  entrés  en  Savoie  le  22  septembre  1792,  on 
ne  vit,  pendant  un  mois,  que  ce  qu'on  voit  dans  toutes  les 
conquêtes  ;  mais  bientôt,  les  assemblées  primaires  ayant  ét*^ 
convoquées,  elles  nommèrent  des  députés  qui  se  réunirent 
à  Chambéry  sous  le  nom  d'Assemblée  nationale  des  Allobro- 
ges.  L'homme  influent  dans  cette  Assemblée  qui  ne  siégea  que 
huit  jours,  celui  qui  dirigea  tout,  et  dicta  presque  tous  les 
décrets,  fut  le  député  Simond,  deRumillidausleMont-Blanc, 
ci-devant  prêtre,  guillotiné  en  1794.  Une  loi  de  celte  Assem- 
blée invita  tous  les  citoyens  qui  avaient  émigré  dés  le  !«•■  août 
1792  à  reprendre  leur  domicile  dans  le  terme  de  deux  mois, 
sous  peine  de  confiscation  de  tous  leurs  biens.  On  antidatait 
l'émigration,  comme  on  voit,  et  on  la  faisait  même  anté- 
rieure à  l'entrée  des  Français  dans  le  pays  :  c'était  pour  at- 
teindre certains  grands  propriétaires. 

Les  militaires  firent  leur  devoir  et  restèrent  à  leur  postée, 
fidèles  à  leurs  serments.  Presque  tous  les  autres  (et  M.  de 
Maistre  de  ce  nombre),  les  femmes  surtout  et  les  enfants, 
rentrèrent  en  Savoie  sur  la  foi  de  l'Assemblée.  Au  cœur  de 
l'hiver,  ils  arrivèrent  en  foule  et  reprirent  domicile  dans  le 
délai  qui  s'était  prolongé  jusqu'au  27  janvier  93;  mais,  au 
lieu  de  la  tranquilité  qu'ils  avaient  droit  d'attendre,  ils  ne 
trouvèrent  qu'une  persécution  cruelle.  L'auteur  du  mémoire, 
témoin  oculaire,  en  signale  les  hideuses  particularités  qui 
ne  sont  qu'une  variante  de  ce  qui  se  passait  alors  universel- 
lement :  on  emprisonne  les  hommes  d'une  part,  les  femmes 
de  l'autre;  on  sépare  les  mères  et  les  enfants  ;  on  sépare  les 
époux  :  c(  C'était,  disait  le  représentant  Albitte,  pour  satis- 
«  faire  à  la  décence.  »  —  «  La  cruauté  dans  le  cours  de  cette 
«  Révolution  a  souvent  eu,  s'écrie  l'auteur,  la  fantaisie  de 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  419 

«  plaisanter  :  on  croit  voir  rire  l'Enfer  :  il  est  moins  ef- 
«  frayant  quand  il  hurle.  » 

Le  règlement  des  prisons  destinées  à  enfermer  les  suspects 
les  accuse  d'un  crime  tout  nouveau,  d'être  coalisés  de  vo- 
lonté avec  les  ennemis  de  la  république;  sur  quoi  l'auteur 
ajoute  :  «  Caligula  ne  punissait  que  les  rêves,  il  oublia  les 
«  désirs  ! 

Le  l"^  septembre  1793,  tout  d'un  coup,  en  vertu  d'une  dé- 
termination soudaine,  à  minuit,  on  tire  les  détenus  de  pri- 
son et  on  les  transporte  sur  des  charrettes  de  Chambéry  à 
Grenoble,  où  ils  manquent  en  arrivant  d'être  massacrés  par 
la  populace.  Puis  un  autre  caprice  les  ramène  de  Grenoble 
à  Chambéry  :  le  9  thermidor  les  sauve  :  «  Sans  le  9  thermi- 
«  dor,  dit  l'auteur  du  mémoire,  c'est  une  opinion  univer- 
«  selle  dans  le  département  du  Mont-Blanc,  tous  les  prison- 
ce  niers  devaient  être  égorgés.  » 

Dans  un  moment  si  terrible,  il  arriva  ce  qui  devait  arri- 
ver :  tous  ceux  qui  purent  s'échapper  le  firent  et  se  réfu- 
gièrent soit  en  Piémont,  soit  en  pays  neutre.  Et  ici  l'auteur 
invoquant  les  actes  mêmes  de  la  Convention  après  le  9  ther- 
midor, démontre  que  ces  émigrés  par  force  majeure  ne  sont 
pas  des  émigrés. 

Redevenue  libre,  la  Convention,  dans  sa  séance  du  9  mars 
1795,  disait  anathème  au  coup  d'État  du  31  mai  qui  avait 
proscrit  les  prétendus  fédéralistes.  —  Une  nouvelle  loi  (celle 
du  22  prairial)  vint  au  secours  des  malheureux  qui  n'avaient 
fui  la  terre  de  liberté  que  pour  échapper  à  la  hache  de  Ro- 
bespierre :  elle  rappelait  ceux  qui  s'étaient  soustraits  de- 
puis le  31  mai  93. 

L'auteur  discute  avec  fermeté  et  éloquence  pour  réclamer 
le  bénéfice  de  cette  loi  en  faveur  des  prétendus  émigrés  sa- 
voisiens.  Il  s'adresse,  en  terminant,  aux  Conseils.  Il  apos- 
trophe le  Directoire  exécutif  et  le  rappelle  à  la  clémence  et 
à  la  justice  au  début  d'un  régime  nouveau.  M.  de  Maistre  est 
ici  le  Laily-Tolendal  de  sa  contrée,  comme  dans  son  pam- 


420  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

phlet  de  Claude  Têtu  il  s'en  était  nioulré  par  avance  le  Paul- 
Louis  Courier. 

Ces  préliminaires  une  t'ois  accomplis,  cette  dette  payée,  et 
comme  tout  échaunë  encore  de  sa  guerre  de  montagnes,  il 
sort  entin  de  la  politique  locale  et  s'élève  au  rôle  de  publi- 
ciste  européen  par  ses  Considérutions  sur  la  France.  L'aspect 
change  :  ce  n'est  plus  à  un  Vendéen  de  Savoie  qu'on  va  avoir 
affaire,  c'est  à  un  contemplateur  plutôt  stoïque  et  presque 
désintéressé.  On  a  souvent  admiré  comment  M.  de  Maistre, 
un  étranger,  avait  si  bien,  je  veux  dire  si  fermement  jugé  du 
premier  coup,  etde si  haut,  laRévolution  française;  c'est,  on 
vient  de  le  faire  assez  comprendre,  qu'il  n'y  était  pas  étran- 
ger, c'est  qu'il  l'avait  subie  et  soufferte  dans  le  détail  ;  il  ne 
l'a  sibien  jugée  en  grand  que  parce  qu'il  en  avait  pâti  t/efres- 
p'és,  et  en  même  temps  de  côté.  La  double  position  (outre  le 
génie)  était  nécessaire.  A  un  certain  moment,  il  a  pu  se  dé- 
tacher de  la  question  locale  et  planer  du  dehors  sur  l'en- 
semble. Nous  allons  l'y  suivre  et  le  considérer  dans  cette 
phase  nouvelle,  définitive.  Jusqu'ici  il  nous  a  suffi  de  le 
faire  connaître  graduellement  et  de  le  produire,  non  absolu 
encore,  par  des  extraits,  par  des  analyses,  en  nous  effaçant 
malgré  notre  désir  et  notre  insuffisance,  il  nous  sera  diffi- 
cile de  continuer  à  faire  de  même,  et  de  contenir  tout  ju- 
gement contradictoire  en  face  de  l'intolérance  fréquente  des 
siens. 


II 


Trois  écrivains  du  plus  grand  renom  débutaient  a'ors  à 
peu  près  au  même  moment,  chacun  de  son  côté,  sous  l'im- 
pulsion excitante  de  la  Révolution  française,  et  on  les  peut 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  421 

^oir  d'ici  s'agiter,  se  lever  sous  le  nuage  immense,  comme 
pour  y  démêler  l'oracle  :  on  reconnaît  madame  de  Staël, 
M.  de  Maistre,  et  M.  de  Chateaubriand. 

Le  plus  jeune  des  trois,  le  seul  même  qui  fût  à  son  vrai 
début,  M.  de  Chateaubriand,  en  ce  fameux  Essai  sur  les  Ré- 
volutions, versant  à  flots  le  torrent  de  son  imagination  en- 
core vierge  et  la  plénitude  de  ses  lectures,  révélait  déjà 
sous  une  forme  un  peu  sauvage,  la  richesse  primitive  d'une 
nature  qui  sut  associer  plus  tard  bien  des  contraires; 
d'admirables  éclairs  sillonnent  à  tout  instant  les  sentiers 
qu'il  complique  à  plaisir  et  qu'il  entre-croise;  à  travers  ces 
rapprochements  perpétuels  avec  l'antiquité,  jaillissent  des 
coups  d'oeil  singulièrement  justes  sur  les  hommes  du  présent  : 
lui-même,  après  tout,  l'auteur  de  René  comme  dus  ÉiudeSy 
l'éclaireur  inquiet,  éblouissant,  le  songeur  infaligable,  il  est 
bien  resté,  jusque  sous  la  majesté  de  l'âge,  l'homme  de  ce 
premier  écrit. 

Madame  de  Staël,  qui,  à  la  rigueur,  avait  déjà  débuté  par 
ses  Lettres  sur  Jean-Jacques,  et  qui  devait  accomplir  un  jour 
sa  course  généreuse  par  ses  éloquentes  et  si  sages  CmimUra- 
tions,  laissait  échapper  alors  ses  réflexions,  on  i)Iutôt  ses 
émotions  sur  les  choses  présentes,  dans  sou  livre  de  l'In- 
fluence det;  Passio7is  sur  leRonheur;  mais  ce  litre  purement 
sentimental  couvrait  une  foule  de  pensées  vives  et  profondes 
qui.  même  eu  politique,  pénétraient  bien  avant. 

M.  de  Maistre,  enfin,  dont  nous  avons  surpris  les  vrais  dé- 
buts antérieurs,  éclatait  pour  la  première  fois  pac  un  écrit 
étonnant,  que  les  années  n'ont  fait,  à  beaucoup  d  égards, 
que  confirmer  dans  sa  prophétique  hardiesse,  et  qui  de- 
meure la  pierre  angulaire  de  tout  ce  qu'il  a  tenté  d'édifier 
depuis.  Dès  le  premier  mot,  il  indique  le  point  de  vue  où  il 
se  place;  comme  Montesquieu,  il  commence  par  l'ruoacé  des 
rapports  les  plus  élevés,  mais  c'est  en  les  éclaiiant  de  la 
Providence  :  «  Nous  sommes  tous  attachés  au  trône  <le  l'Être 
«  suprême  par  une  chaîne  souple,  qui  nous  rclieat  sans 


422  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  nous  asservir.  »  Ce  sont  les  voies  de  la  Providence  dans 
la  Révolution  française  que  l'auteur  se  propose  de  sonder 
par  ses  conjectures  et  de  dévoiler  autant  qu'il  est  permis. 
L'originalité  de  la  tentative  se  marque  d'elle-même.  Le  xvin» 
siècle  ne  nous  a  pas  accoutumés  à  ces  regards  d'en  haut, 
perdus  en  France  depuis  Bossuet.  Pour  être  juste  toutefois, 
il  convient  de  rappeler  qu'un  homme  que  M.  de  Maistre  a 
beaucoup  lu  tout  en  s'en  moquant  un  peu,  le  Philosophe  in- 
connu, Saint-Martin  publiait,  à  la  date  de  l'an  m  (179b),  sa 
Lettre  à  un  ami  ou  Considérations  politiques,  philosophiques  et 
religieuses  sur  la  Révolution  française,  curieux  opuscule  dans 
lequel  le  point  de  vue  profidentiel  est  formellement  posé  (1). 


(t)  Et  pour  que  l'on  comprenne  mieux  dans  quel  sens  analogue  à 
celui  de  M.  de  Maistre,  voici  ce  qu'après  un  préambule  sur  ses  prin- 
cipes spiritualistes  et  sur  sa  liberté  morale,  Saint-Martin  disait  à  son 
ami:  "  Supposant  donc...  toutes  ces  bases  établies  et  toutes  ces  vé- 
'.  rites  reconnues  entre  nous  deux,  je  reviens,  après  celte  légère  ex- 
«  cursion,  me  réunira  toi,  te  parler  comme  à  un  croyant,  te  faire, 
«  dans  ton  langage,  ma  profession  de  foi  sur  la  Hévolution  française, 
K  et  t'exposer  pourquoi  je  pense  que  la  l'rovidence  s'en  mêle,  soit 
((  directement,  soit  indirectement,  et  par  conséquent  pourquoi  je  ne 
«  doute  pas  que  cette  Révolution  n'atteigne  à  son  terme,  puisqu'il  ne 
<<   convient  pas  que  la  Providence  soit  déçue  et  qu'elle  recule. 

«  En  considérant  la  Révolution  française  dès  son  origine,  et  au 
"  moment  oîi  a  commencé  son  explosion,  je  ne  trouve  rien  à  quoi  je 
Il  puisse  mieux  la  comparer  qu'à  une  image  abrégée  du  Jugement 
K  dernier,  où  les  trompettes  expriment  les  sons  imposants  qu'une  voix 
(I  supérieure  leur  fait  prononcer,  où  toutes  les  puissances  delà  terre 
.1  eldescieux  sont  ébranlées,  et  où  les  justes  et  les  médian  ts  reçoivent 
«  dans  un  instant  leur  récompense;  car,  indépendamment  des  crises 
n  par  lesquelles  la  nature  physique  sembla  propliétiser  d'avance  celte 
«  Révolution,  n'avons-nous  pas  vu,  lorsqu'elle  a  éclaté,  toutes  les 
',(  grandeurs  et  tous  les  ordres  de  l'État  fuir  rapidement,  pressés  par 
'<  la  seule  terreur,  et  sans  qu'il  y  eût  d'autre  force  qu'une  main  invi- 
«  sible  qui  les  poursuivit?  N'avons-nous  pas  vu,  dis-je,  les  opprimés 
•'  reprendre,  comme  par  un  pouvoir  surnaturel,  tous  les  droits  que 
«   l'injustice  avait  usurpés  sur  eux? 

«  Quand  on  la  contemple,  celle  Révolution,  dans  son  ensemble  et 
f  dans  la  rapidité  de  son  mouvement,  et  surtout  quand  on  la  rap- 
«   proche  de  notre  caractère  national,  qui  est  ni  éloigné  de  concevoir, 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  423 

Que  M.  de  Maistre  ait  lu  cette  Letti-e  de  Saint-Martin  au  mo- 
ment même  où  elle  fut  publiée,  on  n'en  saurait  guère  dou- 
ter, parce  qu'elle  dut  parvenir  très-vite  à  Lausanne,  où  se 
trouvait  alors  un  petit  noyau  organisé  de  mystiques,  dont 
le  plus  connu,  Dutoit-Membrini,  venait  de  mourir  précisé- 
ment en  ces  années.  Or,  si  l'on  suppose  M.  de  Maistre  rece- 
vant, ainsi  qu'il  est  très-probable,  la  communication  de 
cetle  brochure  dans  le  temps  où  il  écrivait  son  pamphlet  de 
Claude  Têtu,  mûr  comme  il  était  sur  la  question  et  tout 
échauffé  par  le  prélude,  il  lui  suffit  d'un  éclair  pour  l'en- 
flammer; il  dut  se  dire  à  l'instant,  dans  sa  conception  ra- 
pide, que  c'était  le  cas  de  refaire  la  brochure  de  Saint-Mar- 
tin, non  plus  avec  cette  mollesse  et  cette  fadeur  à  demi 
inintelligible,  non  dans  un  esprit  particulier  de  mysticisme 
et  dans  une  phraséologie  béate  qui  tenait  du  jargon,  mais 
avec  franchise,  netteté,  autorité,  en  s'adressant  aux  hommes 
du  temps  dans  un  langage  qui  portât  coup  et  avec  des  ai- 
guillons sanglants  qui  ne  leur  donneraient  pas  envie  de  rire. 
Les  dates,  les  circonstances  locales,  l'analogie  du  point  de 
vue  général  et  même  d'un  certain  ordre  d'idées  aux  pre- 
mières pages,  tout  concourt  à  prêter  à  cette  conjecture  une 
vraisemblance  que  rien  d'ailleurs  ne  dément  (1). 


«  et  peut-être  de  pouvoir  suivre  de  pareils  plans,  on  est  tenté  de  la 
«  comparer  à  une  sorte  de  féerie  et  à  une  opération  magifiue  ;  ce 
«  qui  a  fait  dire  à  quelqu'un  qu'il  n'y  aurait  que  la  même  main  ca- 
«  chée  qui  a  dirigé  la  Révolution  qui  piU  en  écrire  l'histoire. 

«  Quand  on  la  contemple  dans  ses  détails,  on  voit  que,  quoiqu'elle 
«  frappe  à  la  fois  sur  tous  les  ordres  de  la  France,  il  est  bien  clair 
0  qu'elle  frappe  encore  plus  fortement  sur  le  clergé...  »  Et  il  pour- 
suit en  s'attacliant  à  exposer  le  mode  de  vengeance  providentielle  sur 
le  clergé  dans  le  sens  qu'il  entend.  M.  de  Maistre,  lui,  l'entendait 
un  peu  différemment  ;  mais  peu  importent  ces  variétés  ;  la  donnée 
providentielle  est  la  même. 

(1)  Voir  ce  qui  est  dit  de  Saint-Martin  en  divers  endroits  des  Soi- 
rées de  Saint-Pélersbourg,  particulièrement  dans  le  onzième  Entre- 
tien. —  Il  est  aussi  un  beau  passage  d'une  lettre  de  Bolingbroke  à 
Swift  (g   mai  17  30),  qui  se  rallaclie  nalurellemenl,   et  sans  tant  de 


424  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Les  Considérations  sur  la  France  peuvent  elles-mêmes  être 
considérées  sous  plus  d'un  aspect.  Celui  qui  domine,  cette 
idée  de  gouvernement  providentiel  dont  nous  parlons,  qui 
s'y  dessine  en  deux  ou  trois  grands  chapitres,  et  que  l'au- 
teur reprendra  plus  tard  avec  prédilection  et  raffinement, 
ne  se  produit  ici  que  justifié  par  la  grandeur  même  de  la  ca- 
tastrophe :  la  voix  de  Dieu  s'élance  toute  majestueuse  du 
milieu  des  orages  du  Sinaï.  En  quoi  la  nation  française  est 
coupable;  en  quoi  les  Ordres  immolés  ont  mérité  de  l'être; 
comment  il  y  a  solidarité  au  sein  du  même  Ordre,  comment 
la  peine  du  coupable  est  réversible  jusque  sur  l'innocent,  et 
le  mérite  de  celui-ci  réversible  à  son  tour  sur  la  tête  de 
l'autre;  quelle  mystérieuse  vertu  fut  de  tout  temps  attachée 
au  sacrifice  et  à  l'effusion  du  sang  humain  sur  la  terre; 
quelle  effrayante  dépense  il  s'en  est  fait  depuis  l'origine 
jusqu'aux  derniers  temps,  à  ce  point  que  «  le  genre  humain 
peut  être  considéré  comme  un  arbre  qu'une  main  invisible 
taille  sans  relâche,  et  qui  va  toujours  en  gagnant  sous  la 
faux  divine  :  »  —  telles  sont  les  hautes  questions,  tels  les 
■dogmes  redoutables  que  remue  en  passant  l'esprit  religieux 
<ie  l'auteur  ;  et  à  la  façon  dont  il  les  soulève,  nul,  après  l'a- 
voir lu,  même  parmi  les  incrédules,  ne  sera  tenté  de  railler. 
M.  de  Maistre,  en  ses  Considérations  et  ailleurs,  est,  de  tous 
les  écrivains  religieux,  celui  peut-être  qui  nous  oblige  à  nous 
représenter  de  la  manière  la  plus  concevable,  la  plus  pré- 
sente et  la  plus  terrible,  le  Jugement  dernier;  il  donne  à  pen- 
ser là-dessus,  même  aux  sceptiques  blasés  de  nos  jours,  parce 

mysticisme,  au  livre  des  Considérations  de  De  Maistre.  Bolingbroke 
parle  d'un  écrit  de  Pope  et  du  bien  qui  peut  en  résulter  pour  le 
penre  iiumaln:  »  J'ai  pensé  quelquefois,  dit-il,  que  si  les  prédica- 
teurs, les  bourreaux,  et  les  auteurs  qui  écrivent  sur  la  morale,  arrê- 
tent ou  uiéuie  retardent  un  peu  les  pi'Ogrès  du  vice,  ils  font  tout  ce 
dont  la  nature  humaine  est  capable  ;  une  réformalion  réelle  ne  sau- 
rait être  produite  par  des  moyens  ordinaires  :  elle  en  exige  qui  puis- 
»ent  servir  à  la  fois  de  cliàlinients  et  de  leçons;  c'e!>i  par  des  cala- 
miles  nationales  qu'une  corruption  nationale  doit  se  quérir.  » 


JOSEPn    DE   MAISTRE.  425 

qu'il  fait  concevoir  l'inévitable  fm  et  le  coup  de  filet  du  ré- 
seau universel,  d'une  manière  ordonnée,  toute  spirituelle, 
tout  appropriée  aux  intelligence  sévères.  Il  nous  met  presque 
daus  l'alternative  ou  de  ne  croire  à  aucune  loi  régulatrice, 
ou  de  croire  avec  lui. 

En  s'emportant  dans  ce  vigoureux  écrit  à  des  assertions 
extrêmes  intempérantes,  en  ne  voulant  voir  que  le  carac- 
tère piivemeal  satani que  de  la  Révolution,  il  garde  pour- 
tant, s'il  est  permis  d'employer  à  son  égard  un  tel  mot  sans 
offense,  une  certaine  mesure;  ses  conjectures  du  moins 
observent  encore,  par  rapport  à  ce  qu'elles  deviendront 
plus  tard,  une  sorte  de  modestie  que  j'aime  à  relever  : 
«  ...  Il  n'y  a  point,  dit-il  en  un  beau  passage  (1),  il  n'y  a 
«  point  de  châtiment  qui  ne  purifie,  il  n'y  a  point  de  désor- 
«  dre  que  l'Amour  éternel  ne  tourne  contre  le  principe  du 
«  mal.  Il  est  doux,  au  milieu  du  renversement  général,  de 
«  pressentir  les  plans  de  la  Divinité  (2).  Jamais  nous  ne 
«  verrons  tout  pendant  notre  voyage,  et  souvent  nous  nous 
«  tromperons  ;  mais  dans  toutes  les  sciences  possibles, 
i«  excepté  les  sciences  exactes,  ne  sommes-nous  pas  réduits 
«  à  conjecturer?  et  si  nos  conjectures  sont  plausibles,  si 
«  elles  ont  pour  elles  l'analogie,  si  elles  s'appuient  sur  des 
«  idées  universelles,  si  surtout  elles  sont  consolantes  et 
(c  propres  à  nous  rendre  meilleurs,  que  leur  manque-t-il? 
«  Si  elles  ne  sont  pas  vraies,  elles  sont  bonnes  ;  ou  plutôt, 
u  puisqu'elles  sont  bonnes,  ne  sont-elles  pas  vraies? 

Un  second  aspect  des  Considérations,  c'est  celui  des  événe- 
ments positifs  et  des  jugements  historiques  que  l'auteur  y 
a  appliqués;  on  n'en  saurait  assez  admirer  la  sagacité  et  la 
portée  précise.  Une  foule  de  vues  qui  n'ont  prévalu  et  n'ont 
été  vérifiées  que  par  la  suite  apparaissent  là  pour  la  pre- 
mière fois;  l'auteur,  en  ayant  l'air  de  tirer  à  bout  portant 

(1)  Chap.  III. 

i2)  C  est  son  Suave  mnri  mnçino...,,  mais  non  point  ici  sans  une 
véritable  onction  de  christianisme. 


426  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

dans  la  mêlée,  a  prévenu  et  indiqué  d'avance  les  visées  de 
l'histoire.  Aussi,  tous  ceux  qui  ont  passé  après  lui  dans 
l'étude  de  ces  temps  l'out-ils  pris,  même  ses  adversaires 
politiques,  en  haute  et  singulière  estime.  M.  de  Maistre  a 
très-bien  vu  le  premier  que,  le  mouvement  révolutionnaire 
une  fois  établi,  la  France  et  la  monarchie  (c'est-à-dire  l'inté- 
grité des  États  du  roi  futur)  ne  pouvaient  être  sauvées  que 
par  le  jacobinisme  (1).  Le  discours  idéal  qu'il  prête  (chap.  ii) 
à  un  guerrier  au  milieu  des  camps,  pour  exhorter  ses  com- 
pagnons d'armes  à  sauver  la  France  et  le  royaume  quand 
même,  est  d'une  éloquence  politique  qui  parle  d'elle-même  à 
toutes  les  âmes  :  il  conclut  par  ces  paroles  si  souvent  citées, 
et  que  M.  Mignet  inscrivait,  il  y  a  près  de  vingt  ans,  eu 
tête  de  son  histoire  :  «  Mais  nos  neveux,  qui  s'embarrasse- 
«  ront  très-peu  de  nos  souffrances  et  qui  danseront  sur  nos 
«  tombeaux,  riront  de  notre  ignorance  actuelle;  ils  secon- 
«  soleront  aisément  des  excès  que  nous  avons  vus,  et  qui 
«  auront  conservé  l'intégrité  du  plus  beau  royaume  après 
«  celui  du  Ciel.  »  —  Le  rôle,  la  fonction,  la  magistrature  de 
la  France  entre  toutes  les  nations  d'Europe  n'a  été  nulle, 
part  plus  magnifiquement  reconnue.  Langue  universelle, 
esprit  de  prosélytisme,  il  y  voit  les  deux  instruments  et 
comme  les  deux  bras  toujours  en  action  pour  remuer  le 
monde. 

Un  troisième  et  remarquable  aspect  qui,  dans  les  Considé- 
rations, se  rattache  au  précédent,  et  qui  prouve  à  quel  point 
l'auteur  avait  bien  vu,  c'est  le  nombre  de  conjectures,  de 
promesses,  et  même  de  prédictions  qui  se  sont  trouvées  jus- 
tifiées. Sous  la  question,  toute  civile  et  politique  en  appa- 
rence qu'elle  était  devenue,  il  découvre  le  caract^e 
eligieux,  le  sens  théologique  si  vérifié  par  ce  qui  s'est  pro- 

(l)  C'est  aussi  l'opinion  foniiulle  d'un  connaisseur  très-intéresaé 
dans  la  question,  de  celui  qui  n'est  autre  que  ce  premier  roi  futur 
(j'en  demande  bien  pardon  à  31.  de  Maistre). —  Voir  les  Mémoires  do 
Napoléon,  tome  1,  pagu  4. 


JOSEPH    DE   MAISTRB.  427 

duit  à  nos  yeux  depuis  quarante  ans,  et  lors  de  la  grande 
réaction  de  1 800,  et  dans  ce  mouvement  actuel,  persistant 
et  encore  inépuisé  des  esprits.  Il  ne  craint  par  de  poser  le 
grand  dilemme  dans  toute  sa  rigueur  :  «  Si  la  Providence 
«  efface,  sans  doute  c'est  pour  écrire...  Je  suis  si  persuadé 
«  des  vérités  que  je  défends,  que  lorsque  je  considère  l'affai- 
«  blissement  général  des  principes  moraux,  la  divergence 
«  des  opinions,  l'ébranlement  des  souverainetés  qui  raan- 
<(  quent  de  base,  l'immensité  de  nos  besoins  et  l'inanité  de 
»  nos  moyens,  il  me  semble  que  tout  vrai  philosophe  doit 
«  opter  entre  ces  deux  hypothèses,  ou  qu'il  va  se  former 
«  une  nouvelle  religion,  ou  que  le  christianisme  sera  rajeuni 
I'  de quelquemauière extraordinaire. C'estentrecesdeuxsup- 
«  positions  qu'il  faut  choisir,  suivant  le  parti  qu'on  a  prissur 
«  la  vérité  du  christianisme.  »  S'il  se  prononce  dans  les  pa- 
ges qui  suivent,  et  avec  une  incomparable  éloquence,  pour 
le  triomphe  immortel  de  ce  christianisme  tant  combattu,  il 
a  du  moins  donnéjouràla  perspective  sur  le  rajeunissement. 
Je  sais  bien  qu'il  l'interprétait  pour  son  compte  en  un  sens 
rigoureux  et  orthodoxe,  mais  de  plus  libres  que  lui  peuvent 
varier  en  idée  la  nuance. 

En  1796,  M.  de  Maistre  prédisait  sans  marchander  une 
Hestauration  et  en  dictait  d'avance  le  bulletin  avec  l'or- 
dre et  la  marche  de  la  cérémonie.  Le  chapitre  intitulé  : 
Comment  se  fera  la  Contre-révolution  si  elle  arrive  ?  est  char- 
mant, vrai,  piquant.  On  a  pour  conclusion  dernière  une 
suite  d'extraits  de  Hume  sur  la  fin  du  Long-Parlement  à 
l'agonie,  la  veille  de  la  restauration  des  Stuarts.  Est-il  besoin 
de  remarquer  que  l'auteur  oublie  de  pousser  assez  loin  la 
citation  et  l'allusion,  qu'il  s'arrête  avant  1688,  avant  Guil- 
laume et  la  Déclaration  des  droits?  On  pourrait,  dès  cet 
écrit,  noter  chez  M.  de  Maistre  une  tendance  à  prédire  qui 
est  devenue  par  la  suite  une  forme  extrême  de  sa  pensée, 
un  faible,  je  dirai  presque  un  fie  dans  un  esprit  si  sérieux.  A 
propos  de  la  ville  de  Washington,  qu'on  avait  décidé  de  bâ- 


428  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

tir  exprès  pour  en  faire  le  siège  du  Congrès  :  «  On  a  choisi, 
«  dit-il,  l'emplacement  le  plus  avantageux  sur  le  bord  d'un 
«  grand  fleuve;  on  a  arrêté  que  la  ville  s'appellerait 
«  Washington;  la  place  de  tous  les  édifices  publics  est 
«  marquée,  et  le  plan  de  la  Cité-reine  circule  déjà  dans  toute 
«  l'Europe.  Essentiellement  il  n'y  a  rien  là  qui  passe  les 
«  bornes  du  pouvoir  humain;  on  peut  bien  bâtir  une  ville. 
«  Néanmoins,  il  y  a  trop  de  délibération,  trop  d'humanité 
«  dans  cette  affaire,  et  l'on  pourrait  gager  mille  contre  un 
«  que  la  ville  ne  se  bâtira  pas,  ou  qu'elle  ne  s'appellera  pas 
«  Wusltington,  ou  que  le  Congrès  n'y  résidera  pas.  »  Beau- 
coup des  prédictions  de  M.  de  Maistre  (ne  l'oublions  pas) 
ne  sont  ainsi  que  des  gageures. 

De  la  part  d'un  esprit  vif,  hardi,  résolu,  cet  entraînement 
s'explique  à  merveille.  Qu'on  se  figure  l'effet  que  durent 
produire  et  les  événements  religieux  de  lS00-180i,  et  les 
événements  politiques  de  181i,  sur  celui  même  qui  les  avait 
si  pleinement  conjecturés.  A  force  d'avoir  prédit  juste,  il  se 
trouve  naturellement  en  veine,  et  souvent  alors  il  en  dit  trop. 
On  a  relevé  les  prédictions  de  lui  qui  ont  réussi;  on  ferait 
une  liste  piquante  des  autres.  Ainsi,  celle  de  toute  à  l'heure 
sur  la  ville  de  Washington,  ainsi  à  la  fin  du  P«pe(l): 
«  Souvent  j'ai  entretenu  des  hommes  qui  avaient  vécu  long- 
«  temps  en  Grèce  et  qui  en  avaient  particulièrement  étudié 
«  les  habitants.  Je  lésai  trouvés  tous  d'accord  sur  ce  point, 
«  c'est  que  jamais  il  ne  sera  possible  d'établir  une  souve- 
«  rainelé  grecque...  Je  ne  demande  qu'âme  tromper;  mais 
«  aucun  œil  humain  ne  saurait  apercevoir  la  fin  du  servage 
«  de  la  Grèce,  et  s'il  venait  à  cesser,  qui  sait  ce  qui  arri- 
«  verait?  »  — Eh  !  mon  Dieu!  —  ni  plus  ni  moins, —  le 
roi  Othon. 

Cette  intrépidité  d'assertions  au  futur  amène  dans  le  dé- 
tail de  singulières  discordances  qui  font  sourire,  et  qui, 

(l)  Livre  IV,  clvtpilre  xi. 


JOSEPH    DE   MÂISTRE.  429 

j'ensuis  certain  (mais  voilà  que  je  fais  comme  lui),  s'il  pou- 
vait se  relire  aujourd'hui  de  sang-froid,  le  feraient  sourire 
lui-même.  Prédisant  dans  ses  Considérations  les  bienfaits  de 
la  future  restauration  royale,  il  s'écriait  :  «  Pour  rétablir 
«  l'ordre,  le  roi  convoquera  toutes  les  vertus;  il  le  voudra 
M  sans  doute,  mais,  par  la  nature  même  des  choses,  il  y 
«  sera  forcé....  Les  hommes  estimables  viendront  d'eux-mêmes 
«  se  placer  aux  postes  où  ils  peuvent  être  utiles...  »  Voilà  un 
idéal  de  1814  et  de  1815,  une  vrai  idylle  politique  que  j'au- 
rais crue  à  l'usage  seulement  des  crédules  et  des  niais  du 
parti.  Si  l'oti  osait  retourner  contre  l'illustre  auteur  ses 
armes  d'ironie,  ce  serait  le  cas  de  se  le  permettre  : 

A  mon  gré  le  De  Maistre  est  joli  quelquefois. 

Et  dans  la  préface  du  Pape,  datée  de  mai  1817,  lorsqu'il 
s'écrie  :  «  Le  sacerdoce  doit  être  l'objet  principal  delà  pensée 
«  souveraine.  Si  f  avais  sous  les  yeux  le  tableau  des  ordina- 
«  tions,  je  pourrais  prédire  de  grands  événements...  »  En  effet, 
sur  ce  tableau  des  ordinations,  il  aurait  trouvé,  parmi  les 
noms  de  la  noblesse  française  qu'il  y  cherchait,  celui  de 
l'abbé-duc  de  Rohan.  Fertile  matière  à  de  grands  événements 
futurs  !  —  Mais  n'anticipons  pas. 

Rappelé  de  Lausanne  en  Piémont  au  commencement  de 
1797,  M.  de  Maistre  n'y  retourna  que  pour  assister  aux 
vicissitudes  de  sa  patrie  et  à  la  ruine  de  son  souverain. 
Lorsqu'il  vit  Charles-Emmanuel  IV,  qui  venait  de  succéder  à 
Victor-Amédée  III,  obligé  d'abandonner  ses  États  de  terre- 
ferme,  il  se  réfugia  lui-même  à  Venise.  M.  Raymond  a  con- 
servé des  détails  touchants  sur  la  pauvreté  et  la  sérénité  du 
noble  exilé  en  cette  crise  extrême.  Logé  avec  sa  femme  et 
ses  deux  enfants  dans  une  seule  pièce  du  rez-de-chaussée  à 
l'hôtel  du  résident  d'Aitriche,  qui  n'avait  pu  lui  faire 
accepter  d'avantage,  il  s'y  livrait  encore  à  l'étude,  à  la  mé- 
ditation, et  le  soir,  quand  son  hôte  (le  comte  de  Kevenhiiller), 
In    cardinal    Maury    et  d'autres    personnages  distingués, 


430  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

venaient  s'y  asseoir  auprès  de  lui,  il  les  étonnait  par  l'éten- 
due de  son  coup  d'oeil  et  sa  vigueur  d'espérance  :  «  Tout 
«  ceci,  disait-il,  n'est  qu'un  mouvement  de  la  vague  ;  demain 
«  peut-être  elle  nous  portera  trop  haut,  et  c'esi  alors  qu'il 
«  sera  dilTiciie  de  gouverner.  » 

Après  diverses  fluctuations  résultant  des  événements, 
M.  de  Maistre  fut  mandé  en  Sardaigne  par  son  souverain  et 
nommé  régem  de  la  Grande-Chancellerie  de  ce  royaume 
ainsi  réduit.  Le  12janvier  1800,  il  arriva  àCagliari,  lacapi- 
tale,  et  y  remplit  les  fonctions  multipliées  que  comportait 
sa  charge,  jusqu'à  ce  qu'en  septembre  1802  il  fut  nommé 
ministre  plénipotentiaire  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg. 
Durant  ce  séjour  à  Cagliari,  ses  travaux  littéraires  durent 
nécessairement  s'interrompre;  il  trouva  pourtant  moyen, 
sinon  d'écrire,  du  moins  d'étudier  encore.  Il  y  avait  à 
Cagliari,  raconte  M.  Raymond,  un  religieux  dominicain;. 
Lithuanien  de  nation  et  professeur  de  langues  orientales. 
Chaque  jour  M.  de  Maistre  avait  à  peine  achevé  son  repas 
que  le  Père  Hintz  (c'était  le  nom  du  savant)  arrivait  chargé 
de  vieux  livres,  et  des  dissertations  s'établissaient  à  fond 
entre  eux  sur  le  grec,  l'hébreu,  le  copte.  M.  de  Maistre  y 
renouvela  et  y  fortifia  ses  connaissances  philologiques  déjà 
si  étendues,  attentif  à  remonter  sans  cesse  aux  racines  ca- 
chées et  ne  séparant  jamais  de  la  lettre  l'esprit.  La  matière 
des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  se  prépare. 

En  quittant  la  Sardaigne,  il  passa  par  Rome  et  y  reçut  la 
bénédiction  du  Saint-Père,  lui  le  plus  véritablement  romain 
de  ses  fils.  Arrivé  à  Saint-Pétersbourg  le  13  mai  1803,  il  n'en 
devait  plus  repartir  que  quatorze  ans  après,  27  mai  tSd7. 
Tout  ce  qui  nous  reste  à  examiner  de  sa  carrière  littéraire 
est  là.  S'il  ne  publia,  en  effet,  dans  cet  intervalle,  que  l'opus- 
cule sur  le  Principe  générateur  des  Constitutions  politiques,  il 
y  composa  tous  ses  autres  ouvrages,  le  Pape,  les  Soirées, 
(sauf  la  dernière écriteàTurin),leBacon, etc.,  etc. 11  étaitparti 
seul  et  demeura  ainsi  plusieurs  années   sans  avoir  près  do 


JOSEPn   DE    MAISTRE.  431 

lui  sa  famille,  de  sorte  que  sa  vie  d'homme  d'étude  et  de  sa- 
vant u'était  gjère  interrompue.  Ses  fonctions  diplomatiques 
d'ailleurs  ne  lai  prenaient  que  peu  de  temps;  il  représentait 
son  souverain,  alors  si  appauvri,  honorifiquement  et,  autant 
dire,  gratuitement.  Je  ne  veux  citer  qu'un  trait  de  sa  loyauté 
désintéressée  à  l'usage  des  monarchies,  même  des  monar- 
,chies  représentatives.  Un  jour,  à  titre  d'indemnité  pour  des 
vaisseaux  sardes  capturés,  on  vint  lui  compter  cent  mille 
livres  de  la  part  de  l'empereur;  il  les  envoya  à  son  roi.  — 
«  Qu'en  avez-vous  fait  ?  »  lui  demanda  quelques  temps 
après  le  général  chargé  de  les  lui  remettre.  —  «  Je  les  ai 
envoyées  à  mon  souverain.  »  —  «  Bah  !  ce  n'était  pas  pour 
les  envoyer  qu'on  vous  les  avait  données.  »  — Quant  à  lui, 
il  lui  suffisait  d'avoir  un  peu  de  représentation  pour  l'hon- 
neur de  son  maître  :  souvent  il  dinait  seul,  avec  du  pain  sec. 
C'est  ainsi  que  savent  vivre  ceux  qui  croient. 

Comme  diplomate  pratique,  il  n'est  pas  difficile  de  se 
figurer  son  caractère  :  «  Le  comte  de  Maistre  est  le  seul 
homme  qui  dise  tout  haut  ce  qu'il  pense,  et  sans  qu'il  y  ait 
jamais  imprudence,  »  ainsi  s'exprimait  un  collègue  qui  avait 
traité  avec  lui.  —  Il  ne  s'inquiétait  pas  de  ca&lier  son  âme, 
mais  de  l'avoir  nette  :  «  Je  n'ai  que  mon  mouchoir  dans  ma 
poche,  disait-il  ;  si  on  vientà  me  le  toucher,  peu  m'importe  I 
Ah!  si  j'avais  un  pistolet,  ce  serait  autre  chose,  je  pourrais 
craindre  l'accident.  «  Mais  c'est  à  l'écrivain  qu'il  nous  faut 
revenir  et  nous  attacher. 

L'écrivain  pourtant  ne  serait  pas  assez  expliqué  dans  tou- 
tes les  circonstances,  si  nous  ne  nous  occupions  encore  de 
l'homme.  La  plupart  des  écrits  de  M.  de  Maistre,  en  effet, 
ont  été  composés  dans  la  solitude,  sans  public,  comme  par 
un  penseur  ardent,  animé,  qui  cause  avec  lui-même.  Dans 
son  long  séjour  en  Russie,  ce  noble  esprit,  si  vif,  si  conti- 
nuellement aiguisé  par  le  travail  et  l'étude,  n'a  presque 
jamais  été  averti,  n'a  presque  jamais  rencontré  personne 
en  conversation  qui  lii  dit  Uôlà!  Qu'y  a-t-il  d'étonnant 


432  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

qu'il  se  soit  mainte  fois  échappé  à  trop  dire,  à  trop  pousser 
ses  wZ<rà-i;érrfés  ?  On  m'a  lu,  ily  a  quelques  années,  une  belle 
lettre  de  lui,  qu'il  écrivit  à  une  dame  de  Vienne  eu  réponse 
à  des  représentations  et  à  des  conseils  qu'elle  lui  avait 
adressés  sur  certains  défauts  de  son  caractère  ;  la  manière 
dont  il  s'exécutait  et  s'excusait  m'a  paru  à  la  fois  aimable  et 
ferme,  d'une  vérité  tout  à  fait  charmante.  Je  regrette  de  n'a- 
voir pas  été  mis  à  même  de  publier  cette  page  qui  m'avait 
été  si  précieuse  à  entendre;  mais  voici  ce  que  j'ai  pu 
recueillir  auprès  de  quelques  personnes  bien  compétentes 
qui,  à  cette  seconde  époque  de  sa  vie,  l'ont  beaucoup  connu, 
et  dont  je  voudrais  combiner  les  dépositions,  sans  trop  en 
altérer  le  mouvement  et  la  vie.  Je  résume  un  peu  à  bâtons 
rompus  :  patience  !  la  physionomie,  à  la  fin,  ressortira. 

Il  n'écrit  que  tard,  on  le  sait,  par  occasion,  pour  rédiger 
ses  idées;  savant  jurisconsulte,  tenant  par  ce  côté  encore  à 
Rome,  la  ville  du  droit,  il  ne  se  considère  que  comme  un 
amateur  plume  en  main,  et  n'en  va  que  plus  ferme,  comme 
ces  novices  qui,  dans  le  duel,  vous  enferrent  d'emblée  avec 
l'épée.  Du  xvie  siècle  par  ses  fortes  études,  il  est  du  xvni« 
par  les  saillies  et  par  le  trait  qu'il  ne  néglige  pas,  qu'il  re- 
cherche môme.  Vu  de  ce  profil,  c'est,  si  vous  le  voulez,  un 
très-bel  esprit,  nerveux,  brillant  et  mondain,  qui  a  lu 
beaucoup  d'in-folios  et  qui  les  cite  :  le  goût  peut  trouver  à 
y  redire  ;  les  allusions  aux  choses  lues  et  les  citations  sont 
trop  fréquentes. 

En  conversation,  il  se  montrait  encore  supérieur  a  ses 
écrits;  ce  qui  s'y  laisse  voir  de  saillant,  de  roide,  d'un  peu 
mauvais  goût  parfois,  venait  mieux  à  point  et  comme  un 
jeu  dans  la  parole  même,  et  supporteparsapersonne.il 
avait,  on  l'a  dit,  de  la  grâce,  de  l'amabilité,  pourtant  tou- 
jours des  duretés  très-aisément,  dès  que  s'émouvaient  cer- 
taines vérités.  Il  lui  échappait  de  dire  à  des  personnes, 
capables  d'ailleurs  de  l'entendre,  lorsqu'elles  tenaient  bon 
et  avaient  l'air  de  contester  :  «  Je  ne  conçois  pas  qu'où 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  433 

n'entende  pas  cela  quand  on  a  une  tête  sur  les  épaules.  »  On 
a  remarqué  que  dans  la  conversation,  quand  il  ne  discutait 
pas,  ou  même  quand  il  discutait,  il  n'entendait  guère  les 
réponses;  il  était,  tour  à  tour  et  très-vite,  ou  très-animé  ou 
très-endormi  :  très-animé  quand  il  parlait,  volontiers  endormi 
quand  on  lui  répondait  :  puis,  sitôt  qu'on  se  taisait,  il 
rouvrait  son  œil  le  plus  vif  et  reprenait  de  plus  belle  (1).  11 
ne  jouait  jamais  en  conversation  que  le  rôle  d'attaquant, 
comme  dans  ses  livres. 

Vivant,  il  n'a  pas  eu  d'école;  il  n'exerça  que  des  in- 
fluences individuelles,  rares.  S'il  y  gagna  d'ignorer  la  popu- 
larité, même  la  gloire,  et  d'échapper  au  disciple,  cette  proie 
et  cette  lèpre  du  grand  homme,  c'est  un  avantage  qu'il  paya 
par  d'autres  inconvénients.  Pour  explication  de  ses  défauts, 
de  ses  excès  spirituels,  de  ce  ton  roide  et  tranchant,  il  faut 
penser  à  la  solitude  oii  il  vivait,  à  ce  manque  d'un  ensei- 
gnement, toujours  réciproque,  où  l'esprit  enseignant  se 
corrige  à  son  tour  et  prend  mesure  sur  celui  qu'il  veut  for- 
mer, à  l'absence  fréquente  de  discussion  ou  même  d'intelli- 
gence égale  autour  de  lui.  Dans  ce  désert  habituel,  il  ne 
savait  pas  combien  sa  voix  était  haute  et  perçante,  car  rien 
ne  lui  renvoyait  sa  voix.  Une  de  ses  expressions  favorites, 
et  qui  lui  revenait  bien  souvent,  était  à  brûle-pourpoint. 
C'était  le  secret  de  sa  tactique  qui  lui  échappait,  c'était  son 
geste;  il  faisait  ainsi  :il  s'avançaitseulcontrctouteune  armée 
ennemie,  le  défia  la  bouche,  et  tirait  droit  au  chef  à  brûle- 
pourpoint.  Il  s'attaquait  à  la  gloire,  au  triomphe,  et  de  là 

(l)  Un  soir,  à  Pétersbourg,  le  prince  Viasemslii  entra  cliez  M,  de 
Maistre,  qu'il  trouva  dormant  en  famille,  et  M.  de  Tourguenef,  qui 
était  venu  en  visite,  voyant  ce  sommeil,  avait  pris  le  parti  de  dormir 
aussi;  le  prince,  liomme  d'esprit  et  poète,  rendit  ce  concert  d'un 
trait:  «  De  Maistre  dort,  lui  quatrième  (à  quatre),  et  Tourguenef  à 
lui  tout  seul.  »  Cela  fait  une  jolie  épigramme  russe,  mais  les  épi- 
grammes  sont  intraduisibles;  il  faut  nous  en  tenir  à  notre  La  Fon- 
taine : 

Son  chien  dormait  aussi,  comme  aussi  sa  musette. 

u.  25 


434  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

des  excès  de  représailles.  Dans  la  détresse  spirituelle  de 
Rome,  c'était  le  Scévola  chrétien,  et  que  trois  cents  autres 
ne  suivaient  pas. 

On  perdrait  soi-même  la  juste  mesure  si  on  le  voulait  ju- 
ger sur  le  pied  d'un  philosophe  impartial.  Il  y  a  de  la  guerre 
dans  son  lait,  du  Voltaire  encore.  C'estla  place  reprise  d'as- 
saut sur  Voltaire  à  la  pointe  de  l'épée  du  gentilhomme.  L'as- 
saut est  brillant,  meurtrier;  mais  j'en  suis  bien  fâché  pour 
la  place,  le  gentilhomme  valeureux  ne  la  gardera  pas. 

«  Il  y  ades  jours  où  l'esprit  s'éveille  au  matin,  l'épée  hors 
du  fourreau,  et  voudrait  tout  saccager.  »  On  est  tenté  par- 
fois d'appliquer  cette  pensée  à  ce  pur  esprit,  si  aiguisé,  si 
militant  ;  on  se  le  représente,  sentinelle  comme  perdue  en 
cette  lointaine  Russie,  s'éveillant  le  matin  tout  en  flamme, 
en  fureur  de  vérité,  dans  son  cabinet  solitaire,  ne  sachant 
oLi  frapper  d'abord,  mais  voulant  tout  saccager  de  ce  qu'il 
croit  Terreur,  tout  reconquérir  et  venger  comme  avec  le 
glaive  de  l'Archange. 

Dans  l'ordi'e  secondaire  des  vérités  historiques,  il  n'a  pas 
ménagé  les  coups  en  tous  sens  et  les  paradoxes;  on  sait 
trop  le  plus  célèbre  sur  l'Inquisition  espagnole,  cette  insti- 
tution salutaire;  c'étaient  des  conséquences  forcées  qu'il 
tirait  en  haine  du  lieu-commun.  Il  y  avait  conviction  encore 
chez  lui,  mais  conviction  instantanée  et  moins  essentielle  : 
«■  Dans  toutes  les  questions,  écrivait-il  à  une  amie,  j'ai  deux 
«  ambitions  :  la  première,  le  croirez-vous?  ceji'esipas  d'avoir 
«  raison,  c'est  de  forcer  l'auditeur  bénévole  de  savoir  ce 
«  qu'il  dit.  »  Quant  à  l'auditeur  non  bénévole,  il  n'était  pas 
fâché  de  le  mettre  hors  d'état  de  savoir  ce  qu'il  disait.  Il 
faut  surtout  voir,  dans  la  plupart  de  ces  paradoxes,  des  chi- 
canes d'érudition,  des  contres-parties  neuves  qu'il  faisait  à 
la  déclamation  de  ses  adversaires,  pour  les  jeter  en  colère  et 
hors  d'eux-mêmes  :  c'était  un  démenti  bien  retentissant  qu''.l 
leur  lançait  jusque  sur  le  point  le  plus  fort,  pour  les  laire 
délirer.  A  insolent  insolent  et  demi. 


JOSEPH   DE    MAISTRE,  435 

Il  y  a  de  ces  esprits  élevés,  hardis,  môme  insolents  (je  ré- 
pète ce  mot  inévitable),  qui  ne  vous  enfoncent  ainsi  la  vérité 
que  par  leurs  pointes.  On  la  trouve  aussitôt  comme  par  op- 
position à  eux;  mais,  sans  eux  et  sans  leur  insulte,  on  ne 
l'aurait  pas  trouvée.  On  pourraitciter  nombre  de  ces  vérités 
dues  à  de  Maistre,  auxquelles  on  ne  se  serait  jamais  élevé 
graduellement  et  progressivement  en  partant  du  point  de 
vue  libéral. Il  vous  fait  brusquement  sauter,  on  s'écrie;  on 
revient  un  peu  en  deçà,  on  y  est.  C'est  sans  doute  ce  qu'il 
avait  voulu. 

11  voulait  s'égayer  aussi;  il  avait  sa  verve. Il  disait  sou- 
vent à  l'un  de  ses  amis  en  le  consultant  à  propos  des  So«'ées 
de  Saint-Pétersbourg  :  «  Mettons  cela,  ajoutons  cela  encore, 
cales  fera  enrager  là-bas.  »  Il  écrivait  à  un  autre  :  «Laissons- 
leur  cet  os  à  ronger.  »  —  Là-bas,  c'est-à-dire  Paris,  Paris  et 
l'esprit  qui  y  régnait;  c'était  pour  lui  à  la  fois  Carthage  à 
détruire,  Athènes  à  narguer,  sinon  à  charmer.  Athènes,  qui 
aime  avant  tout  qu'on  s'occupe  d'elle,  quand  ce  serait  pour 
l'insulter -et  pour  la  battre,  Athènes  s'est  montrée  recon- 
naissante. 

Au  fait,  il  aimait  la  France,  quoiqu'il  ne  dût  jamais  venir 
à  Paris  que  quelques  jours  sur  la  fin.  Il  se  sentait  heureux 
quand  il  pouvait  dire  nous;  il  est  vrai  que  ceboiiheur-là  lui 
fut  accordé  bien  rarement. 

Sa  colère  ressemblait  tout  à  fait  à  celle  de  l'Écriture  : 
«  Mettez-vous  en  colère  et  ne  péchez  pas,  »  C'était  un  ton- 
nerre en  vue  du  soleil  de  vérité  et  dans  les  sphères  sereines, 
la  colère  de  l'intelligence  pure.  11  eût  vu  Bacon,  qu'au  pre- 
mier mot  de  rencontre  et  d'accord,  au  moindre  signe 
commun  dans  le  même  symbole,  il  lui  aurait  sauté  au 
cou. 

On  l'a  pu  trouver  bien  dur  pour  les  protestants;  il  a  l'air, 
en  vérité,  de  ne  les  admettre  à  aucun  degré  comme  chré- 
tiens, comme  frères.  On  cite  son  mot  presque  affreux  à 
U""^  de  Staël,  qui  le  voyant  à  Saint-Pétersbourg,  le  voulut 


436  PORTRAITS    LITTÉRAIRES, 

mettre  sur  l'Église  aûglicane  et  sur  ses  beautés  :  «Eh  bien, 
oui,  madam  3,  jeconviendrai  qu'elle  est  parmi  les  Églises  pro- 
testantes ce  qu'est  l'orang-outang  parmi  les  singes.  »  Ce 
qui  doit  choquer  dans  ce  mot  n'est  pas  ce  qui  tombe  sur 
l'Église  anglicane,  laquelle  cumule  en  effet  toutes  les  cupi- 
dités et  les  hypocrisies.  Pourtant  on  peut  opposer  de  M.  de 
Maistre  un  beau  et  touchant  passage  dans  le  Piincipe  géné- 
rateur (1).  Insistant  sur  la  nécessité  d'un  interprète  vivant 
et  d'un  pontife  de  vérité  :  «  Nous  seuls,  dit-il,  croyons  à  la 
«  parole,  tandis  que  nos  c/iers  e?i?iemîs  s'obstinent  à  ne  croire 
«  qu'à  Vécriture...  Si  la  pa?'oZe  éternellement  vivante  ne  vivi- 
«  fie  l'écriture,  jamais  celle-ci  ne  deviendra  paroZe,  c'est-à- 
«  dire  vie.  Que  d'autres  invoquent  donc  tant  qu'il  leur 
«  plaira  la  parole  muette,  nous  rirons  en  paix  de  ce  faux 
u  Dieu,  attendant  toujours  avec  une  tendre  impatience  le 
«  moment  où  se  partisans  détrompés  se  jetteront  dans  nos 
«  bras,  ouverts  bientôt  depuis  trois  siècles.  »  Tout  ce  passage 
est  d'un  bel  accent. 

Particulièrement  lié  à  Lausanne  et  à  Genève  avec  beau- 
;oup  d'hcréttqiies,  il  sut  cultiver  et  garder  jusqu'à  la  fin  leur 
amitié.  Un  jour  qu'il  avait  parlé  avec  beaucoup  de  feu 
contre  les  premiers  fauteurs  de  la  Révolution,  M^^  Huber 
(de  Genève)  lui  dit  :  «  Oh  !  mon  cher  comte,  promettez-moi 
qu'avec  votre  plume  si  acérée  vous  n'écrirez  jamais  contre 
M.  Necker  personnellement.  »  Elle  était  un  peu  cousine  de 
M.  Necker.  11  promit.  A  quelque  temps  de  là,  vers  1819,  à 
l'occasion,  je  crois,  du  congrès  de  Carlsbad  ou  d'Aix-la-Cha- 
pelle, parut  une  brochure  de  l'abbé  de  Pradt  où  M.  Necker 
était  maltraité.  On  crut  un  moment  que  M.  de  Maistre  en 
était  l'auteur.  Quelqu'un  le  dit  à  M"'«  Huber  :  «  Eh  bien  I 
votre  comte  de  Maistre,  il  vous  a  bien  tenu  parole...  »  Elle 
répondit  :  «  Je  n'ai  pas  lu  le  livre  ni  ne  le  lirai;  mais  si 
M.  Necker  y  est  attaqué,  il  n'est  pas  du  comte  de  Maistre, 

(t)  Paragrapie  XXII, 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  437 

car  il  n'a  en  tout  que  sa  parole.  »  Belle  certitude  morale  en 
amitié,  de  la  part  d'un  de  ses  chers  ennemis! 

M.  de  Maistre,  me  dit-on  encore,  était  à  certains  égards 
un  homme  inconséquent  :  il  se  plaisait  à  tout,  à  toute  lec- 
ture, au  trait  qui  l'attirait.  On  raconte  que  Sieyès  et  M.  de 
Tracy  lisaient  perpétuellement  Voltaire  ;  quand  la  lecture 
était  finie,  ils  recommençaient;  ils  disaient  l'un  et  l'autre 
que  tous  les  principaux  résultats  étaient  là.  M.  de  Maistre, 
sans  le  lire  sans  doute  ainsi  par  édification,  l'ouvrait  sou- 
vent aussi  et  par  divertissement,  pour  se  mettre  en  humeur. 
Telle  femme  de  ses  amies  n'a  connu  beaucoup  de  Voltaire 
que  par  lui.  Mais  c'était  à  son  imagination  qu'il  accordait 
ce  plaisir,  sans  jamais  laisser  entamer  l'idée  ni  la  foi.  Excur- 
sion faite,  la  conclusion  rigoureuse  revenait  toujours. 

Sous  ce  dernier  aspect,  on  peut  le  donner  comme  le  plus 
conséquent  des  hommes,  celui  de  tous  chez  qui  la  foi,  l'idée 
acceptée  et  crue,  était  le  plus  devenue  la  substance  et 
faisait  le  plus  véritablement  loi.  A  quelque  point  de  la  cir- 
conférence qu'on  le  prît,  sur  toutes  les  parties  et  dans  tous 
les  points  de  son  être  de  sa  vie,  sa  foi  entière  était  à  l'in- 
stant présente,  s'assimilant  tout  du  vrai,  et  en  chaque 
doctrine  qui  se  présentait,  martinisme  ou  autre,  séparant 
le  faux  comme  à  l'aide  d'un  centre  discernant  et  d'un  foyer 
épurateur  :  discrimen  acre.  Ici  point  de  concessions ,  de 
doutes,  d'influence  vaguement  reçue,  de  limites  indécises. 
L'omniprésence  de  sa  foi  y  pourvoyait.  Si  j'en  crois  de  bons 
témoins,  il  mérite  d'être  reconnu  de  celui  tous  les  hommes 
peut-être  en  qui  un  tel  phénomène  s'est  le  plus  rencontré  et 
qui  s'est  le  moins  permis. 

Sa  parole  semblait  aller  libre  et  mordante,  sa  pensée  était 
sûre,  sa  vie  grave  ;  vraiment  religieux  dans  la  pratique,  il 
n'avait  rien  de  ce  qu'on  appelle  dévot. 

Surles  choses  purement  politiques,  il  avait  une  conviction 
qu'on  pourrait  dire  secondaire,  un  peu  de  ce  mépris  ullra- 
montain  à  l'endroit  des  puissances  par  où  a  commencé  feu 


438  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

l'abbé  de  La  Mennais.  Il  pourrait  bien  être  arrivé,  écrit-il 
quelque  part  Irès-iiigénieusement,  le  même  malheur  qu'à 
Diomède,  qui,  en  poursuivant  un  ennemi  devant  Troie,  se 
trouva  avoir  blessé  une  divinité.  —  Il  est  persuadé  qu'à  cho- 
ses nouvelles  il  faut  hommes  nouveaux,  et  qu'après  la  Res- 
tauration les  vieux  et  lui-même  sont  hors  de  pratique.  —  On 
lui  parlait  un  jour  de  quelque  défaut  d'un  de  ses  souverains  : 
«  Un  prince,  répondit-il,  est  ce  que  le  fait  la  nature;  le 
meilleur  est  celui  qu'on  a.  »  Il  disait  encore  :  «  Je  voudrais 
me  mettre  entre  les  rois  et  les  peuples,  pour  dire  aux  peu- 
ples :  Les  abus  valent  mieux  que  les  révolutions  ;  et  aux  rois  ; 
Les  abus  amènent  les  révolutions. 

A  l'arlicle  de  Rome,  il  n'a  nul  doute  ;  il  accorde  tout,  et 
plus  même  que  certains  Romai7is  ne  voudraient  (i).  Ce  fa- 
meux passage  des  Soirées  sur  un  esprit  nouveau,  sur  une 
inspiration  religieuse  nouvelle,  a  été  interprété  dauslesens 
le  plus  contraire  au  sien,  et  il  s'en  serait  révolté,  affirment 
ses  amis  les  plus  chers,  s'il  avait  vécu:  «  Ce  serait  la  pensée 
la  plus  capable  de  réveiller  sa  cendre,  si  elle  pouvait  être  ré- 
veillée par  nos  bruits.  »  Il  accordait  toutà  Rome,  et  tellement 
qu'il  lui  accordait  cette  évolution  nouvelle  quelle  se  suggére- 
rait à  elle-même;  mais  il  ne  l'admettait  pas  hors  de  là  (2). 

Il -eût  été  attentif,  m'assure-t-on,  à  plusieurs  des  jeunes 
tentatives;  il  l'était  toutes  les  fois  qu'il  ne  voyait  pas  hosti- 
lité décidée.  Il  jugeait  par  lui-même,  et  discernait,  sans 

(1)  Voir  ci-après  l'Appendice,  à  la  fln  du  présent  volume. 

(2)  Il  faut  convenir  pourtant  que  la  phrase  est  telle  qu'on  a  pu  s'y 
méprendre  ;  la  voici  un  peu  construite  et  condensée,  comme  l'on  fait 
toujours  lorsqu'on  lire  à  soi;  «  Il  faut  nous  tenir  prêts  pour  un  év6- 
«  nement  immense  dans  l'ordre  divin,  vers  lequel  nous  marchons  avec 
«  une  vitesse  accélérée  qui  doit  frapper  tous  les  observateurs.  //  n'y 
«  a  plus  de  nlicjion  sur  la  terre,  le  genre  humain  ne  peut  rester  en  cet 
«  état....  Mais  attendez  que  I'affinité  naturelle  de  la  religion  et 
«  DE  LA  sc^E^CE  IfS  réuuisse  dans  la  tôte  d'un  seul  iiomme  de  génie. 
«  L'apparition  de  cet  homme  ne  saurait  ôlre  éloignée,  et  peut-être 
«  même  existe-i-it  déjà.  Celui-  là  sera  fameux  et  mettra  fln  au  xviil» 
«  8iècle,  qui  dure  toujours   car  les  siècle»  inlellecluels  ne  se  règlent 


JOSEPH    DE    MAISTRB.  431) 

paresse,  sans  préjugés  ;  l'originalité  se  reîrouvait  en  chacun 
de  ses  jugements.  —  Au  reste,  il  n'a  guère  eu  rien  à  voir  à 
aucune  de  ces  tentatives  que  nous  appelons  nôtres;  il  était 
disparu  auparavant.  Contemporain  du  xviiF  siècle  ill'a  lou- 
jour  en  présence.  Quand  il  dit  noire  siècle,  c'est  de  celui-là 
qu'il  s'agit  pour  lui. 

Revenons  un  peu  à  ses  ouvrages.  La  Révolution  française 
fut  son  grand  moment,  son  point  de  maturité  et  d'initiation 
clairvoyante.  Tout  ce  qui  était  là,  même  à  ti-avers  la  pous- 
sière, môme  danslesang,illevitbien;mais  cequi  se  prépara 
ensuite,  il  n'était  plus  à  côté  pour  l'observer.  De  là  ses  opi- 
nions de  plus  en  plus  particulières.  Son  esprit  confiné  en 
Russie,  dans  ce  belvédère  trop  lointain,  continua  de  con- 
clure, de  pousser  sa  pointe  et  de  faire  son  chemin  tout  seul. 
Quand  il  se  trouva  à  Paris  un  moment,  en  1M7,  sa  montre 
ne  marquait  plus  du  tout  la  même  heure  que  la  France  : 
était-ce  à  l'horloge  des  Tuileries  qu'était  toute  l'erreur? 

Il  est  donné  au  génie  de  beaucoup  prévoir  et  deviner; 
rien  toutefois  n'est  tel  que  de  voir  et  d'observer  en  même 
temps.  Si  M.  de  Maistre  a  compris  d'emblée,  à  ce  degré  de 
justesse,  la  Révolution  française,  c'est,  nous  l'avons  assez 
montré,  qu'il  l'avait  vue  de  près  et  sentie  à  fond  par  sa  pro- 
pre expérience  douloureuse.  Ce  fut  là  sa  grande  inspiration 
originale  et  vraie.  A  mesure  qu'il  s'en  éloigne,  il  va  s'enfonçant 
dans  la  prédiction  ;  il  croit  sentir  en  lui  je  ne  sais  quelle  fo'^ce 
indéfinissable,  ce  que  nous  appellerions  l'entrain  du  ne  grande 
nature  en  verve.  L'impulsion  est  donnée;  comme  Jeanne 
d'Arc  continua  de  combattre,  il  continue  de  prédire  après 
que  le  Dieu,  c'est-à-dire  le  rayon  juste  du  moment,  s'est 

«  pas  sur  le  calendrier,  comme  les  siècles  proprement  dits....  Tout 
«  annonce  je  ne  sais  quelle  grande  unité  vers  laquelle  nous  marchons 
«  à  grands  pas.  »  {Soirées  de  Sainl-Pétembourg ,  tome  II,  page  279, 
288,  294,  édition  de  1831,  Lyon.)  Cette  phrase  fameuse,  un  peu 
composite,  je  le  répète,  a  été  citée  et  commentée  dans  les  Lettres 
d'Eugène  Rodrigue,  mort  très-jeune,  et  l'un  des  plus  vigoureux  pen- 
seurs de  l'école  saiul-siiuoaieone. 


440  PORTRAITS    LITTÉRAIUES. 

retiré  de  lui.  Le  voilà  (ô  infirmité  humaine  !)  qui  se  monte 
d'autant  plus  fort  et  qui  tombe  dacj  l'excentiique,  dans  le 
particulier,  dans  le  paradoxe  spirituel,  étincelant,  mystique 
et  hautain,  encore  semé  d'aperçus  de  lueurs  merveilleuses, 
mais  non  plus  fécond  ni  frappant  en  plein  dans  le  but.  A 
Pétersbourg,  il  est  seul  ou  n'a  affaire  qu'à  des  esprits  absolus. 
La  solitude  entête  ;  l'aurore  boréale  illumine;  il  écrit  n'étant 
qu'à  un  pôle.  Or,  en  toute  vérité,  il  faut,  pour  l'embrasser, 
tenir  à  la  fois  les  deux  pôles  et  l'entre-deux.  Dans  ce  palais 
des  glaces  qu'il  habite,  les  objets  se  réfléchissent  aisément 
sous  des  angles  qui  prêtent  à  l'illusion.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'il  ne  voit  plus  la  France  que  de  loin,  par  les  grands 
événements  extérieurs  :  ce  qui  s'y  engendre  ets'y  prépare  de 
nouveau,  ce  qui  demain  y  doit  vivre  et  n'a  pas  de  nom 
encore,  il  ne  le  sait  pas. 

Rien  d'étonnant  donc,  rien  d'injurieux  à  M.  de  Maistre, 
que  de  reconnaître  qu'il  lui  est  arrivé,  à  cet  esprit  si  élevé 
et  si  avide  des  hautes  vérités,  la  même  chose  qu'on  a  préci- 
sément remarquée  de  certains  empereurs  et  conquérants  : 
il  a  eu  ses  deux  phases.  Dans  la  première,  s'il  ne  marche 
pas  avec,  il  marche  droit  du  moins  sar  son  temps;  il  le  con- 
tredit, il  le  croise,  en  le  devançant,  en  l'expliquant.  Dans  la 
seconde,  il  veut  pousser  son  œuvre  individuelle,  qu'il  croit 
universelle,  son  pur  paradoxe  absolu  ;  il  veut  faire  rétrogra- 
der ou  dévier  son  temps,  il  le  violente;  ce  ne  sont  plus  que 
des  éclats. 

En  mai  1809,  il  achevait  d'écrire  son  petit  traité  sur  le 
Frincipe  générateur  des  Constitutions  politiques.  C'est  le  pre- 
mier ouvrage  de  lui  qui  s'échappa  de  son  portefeuille  après 
son  long  silence;  il  le  publia  à  Saint-Pétersbourg  dans  les 
premiers  mois  de  1814  (1).  Un  exemplaire  en  vint  en  France 
aux  mains  de  M.  de  Bonald,  un  peu  après  la  Charte  :  furieux 


(1)  M.  de  Saint-Victor  (préface  des  Soirées)  dit  que   le   Principe 
générateur  fut  publié  à  Saint-Pétersbourg  dès  1810  ;  l'exact  Quérard 


JOSJiPU    DE    MArSlKE  441 

contre  la  concession  royale,  le  théoricien  de  la  Législation 
primitive  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  réimprimer 
le  Principe  générateur  par  manière  de  contre-partie  et  de  ré- 
futation ad  hoc.  Louis  XVni,  l'auguste  auteur,  piqué  dans  sa 
plus  belle  page,  en  voulut  à  M.  de  Maistre,  auquel  autrefois 
il  avait  écrit  une  lettre  de  compliments  à  l'époque  des  Con- 
sidérations. M.  de  Maistre,  apprenant  cet  imbroglio,  s'em- 
pressa d'écrire  à  M.  de  Blacas  pour  se  justifier  de  tout 
dessein  de  réfutation;  il  invoqua  les  deux  grandes  preuves, 
l'alibi  et  V  art  de  vérifier  les  dates:  il  était  à  Saint-Pétersbourg, 
il  y  écrivait  l'ouvrage  en  1809,  il  l'y  publiait  au  commence- 
ment de  1814,  avant  que  Louis  XVIII  fût  rentré  en  France. 
Comme  procédé,  il  avait  parfaitement  raison,  et  il  demeurait 
absous.  Mais,  au  fond,  M.  de  Bonald  ne  s'était  pas  trompé 
sur  la  portée  de  l'ouvrage,  qu'il  avait  pris  au  bond.  Le 
Principe  généi^ateur,  à  chaque  page,  est  comme  un  soufflet 
donné  à  la  Charte  et  à  nos  constitutions  écrites. 

Déjà  dans  les  Considérations,  M.  de  Maistre  avait  fort  insisté 
sur  l'ancienne  constitution  monarchique  écrite  ès-cœurs  des 
Français  ;  il  revient  expressément  ici  sur  l'origine  divine  do 
toute  constitution  destinée  à  vivre.  Nourri  de  l'antiquité, 
abreuvé  à  ses  hautes  sourceset  à  ses  sacrés  réservoirs,  il  com- 
prend la  force  et  nous  révèle  le  génie  inhérent  des  législa- 
teurs primitifs,  des  Lycurgue,  des  Pythagore.  Il  est  lui-même, 
comme  esprit,  de  cette  lignée  des  Pythagore  et  des  Platon  ;  il 
en  retrouve  et  en  fait  puissamment  sentir  l'inspiration  poli- 
tique et  civile,  voisine  du  sanctuaire  ;  en  ce  sens  on  a  eu 
raison  de  dire  ce  beau  mot,  qu'il  est  le  Prophète  du  passé  (1). 

Mais  un  autre  ordre  de  temps  est  venu;  de  nouvelles  con- 
ditions générales  ont  été  introduites  dans  le  monde;  un  Ly- 

le  porte  à  cette  année  également;  mais  je  crois  que  c'est  une  méprise 
qui  provient  de  la  date  mise  à  l'ouvrage  (mai  1809).  L'auteur  dit 
positivement  dans  la  préruce  qu'il  garde  son  opuscule  en  portefeuille 
depuis  ciiKj  ans. 

(1)  Bailanche,  Frolégomèncs, 

25. 


442  PORTRAITS  LITTÉRAIRES, 

curgiie  s'y  briserait.  Il  faut  subir  son  temps  pour  agir  sur 
lui.  M.  deMaistre  ne  voit  que  les  principes  antiques,  et  les 
voyant  vivants  et  pratiqués  (avec  moins  de  rigueur  pourtant 
qu'il  ne  le  dil)  dans  le  passé,  dans  un  passé  récent,  il  a  l'air 
d:;  croire  qu'on  pourra  les  replanter  exactement  tels  ou  à 
peu  près  dans  l'avenir,  dans  un  avenir  prochain;  il  se 
trompe.  Ces  principes,  autrefois  et  hier  encore  vivants,  ainsi 
replantés,  deviennent  aussi  abstraits  et  aussi  morts  que  ceux 
des  constitutionnistes  et  des  faiseurs  sur  papier  dont  il  se 
moque.  On  ne  replante  pas  à  volonté  les  grands  et  vieux 
arbres;  et  des  nouveaux,  c'est  le  cas,  pour  le  réfuter,  de  dire 
avec  lui  :  Rien  de  grand  n'a  de  commencement,  crescit  occuUo 
velut  arbor  œvo.  En  effet,  à  traversée  qu'il  appelle  un  inter- 
règne, un  chaos,  quelque  chose  en  dessous  s'est  péniblement 
formé,  ou  du  moins  trituré,  pétri,  préparé;  c'est  ce  quelque 
chose  de  nouveau  et  de  mixte  qui  doit  faire  le  fond  du  pro- 
chain régime  et  qui  doit  vivre.  Il  manquait  à  M.  de  Maistre, 
absent,  de  l'avoir  vu  de  près,  encore  sans  nom  (car  le  nom  de 
tiers-état  dont  Sieyès  l'avait  baptisé  au  début  n'était  que 
l'ancien).  La  Constitution  de  l'an  m,  dont  l'auteur  des  Consi- 
dérations se  moque,  tenait  déjà  compte  à  sa  manière  autant 
qu'elle  le  pouvait  dans  l'effervescence,  de  cette  ??îo?/(?/iJie  encore 
informe  de  la  nation  que  les  journées  de  Fructidor  et  autres 
coups  d'État  refoulèrent.  Le  Consulat  surtout  en  tint  compte 
et  s'y  fonda  ;  l'Empire  à  la  fin  les  méconnut  tout  à  fait  et  se 
perdit.  C'est  également  pour  avoir  méconnu  ce  quelque 
chose  de  mixte  qu'elle  avait  tant  contribué  à  créer  et  à  orga- 
niser, que  la  Restauration  a  péri  ;  c'est  parce  qu'il  le  respecte, 
qu'il  l'accommode,  et  qu'en  gros  il  le  contente,  que  le  ré- 
gime présent  est  en  train  de  vivre.  Il  oublie  môme  un  peu 
trop  de  le  diriger,  et  il  y  cède  trop.  —  Soit.  —  C'est  le  dé- 
faut contraire  au  précédent.  — Ce  n'est  pas  un  très-noble 
régime,  dira-t-on,  qu'un  tel  régime  représentatif  et  monar- 
chique, avec  une  seule  hérédité,  sans  aristocratie  véritable, 
sans  di^mocratie  entière  et  franche.  —  Non  :  mais  c'est  ud 


JOSEPU   DE   MAISTRE.  443 

régime  sensé,  modéré,  tolérable  assurément,  et,  qui  plus  est, 
assez  heureux.  —  Mais  vivra-t-il  ?  s'écriera  le  théoricien 
absolu;  qu'on  ne  me  parle  pas  de  cet  enfant  au  maillot  1 
Combien  a-t-il  d'années?  Qu'on  attende!  —  Oui,  on  atten- 
dra. Je  ne  répondrai  pas  que  cette  forme  de  gouvernement 
elle-même  ne  soit  une  préparation,  un  intervalle,  une  tran- 
sition à  de  plus  souveraines.  Mais  toutes  les  formes  de  gou- 
vernement en  sont  là.  Il  suffit  qu'elles  vivent  avec  honneur 
un  certain  laps  d'années,  et  qu'elles  procurent  durant  ce 
temps  à  un  certain  nombre  de  générations  repos  et  bon- 
heur, de  la  manière  dont  celles-ci  l'entendent.  Après  quoi 
ces  formes  passent,  elles  se  brisent,  elles  se  transforment. 
Les  historiens,  les  théoriciens  viennent  alors,  les  dégagent 
de  ce  qui  les  neutralisait  souvent  et  les  voilait  aux  yeux  des 
contemporains,  et  en  l'ont  à  leur  tour  des  principes  et  des 
systèmes  qu'ils  opposent  aux  nouvelles  formes  naissantes  et  à 
peine  ébauchées.  Ainsi  va  le  monde  ;  et,  pour  qui  a  la  tour- 
nure d'esprit  religieuse,  il  y  a  un  moyen  encore,  dans  tout 
cela,  de  retrouver  Dieu.  —Je  crois  avoir  répondu  fort  terre- 
à-terre,  mais  non  pas  trop  indirectement,  à  la  doctrine  du 
Principe  générateur. 

En  traduisant  et  en  publiant  (1816)  avec  des  additions 
et  des  notes  le  traité  de  Plutarque  sur  les  Driais  de  la  Justice 
divine  dans  la  Punition  des  Coupables,  M.  de  Maistre  donnait 
la  mesure  de  la  largeur  et  de  la  spiritualité  de  son  chris- 
tianisme ;  en  se  faisant  l'introducteur  et  comme  l'hôte  géné- 
reux du  sage  païen,  il  disait  à  tous  que  les  bras  toujours 
ouverls  de  son  Christ  n'étaient  pas  étroits.  Son  fameuj- 
ouvrage  du  Pape,  publié  en  1819,  semblait  au  contraire- 
rétrécir  et  rehausser  singulièrement  le  seuil  du  temple.  V 
n'aurait  voulu  que  le  rendre  à  jamais  stable  et  visible,  ei» 
le  fondant  sur  le  rocher. 

M.  de  Maistre  fut  conduit  à  son  livre  du  Pape  par  sa  force 
logique.  Il  était  pénétré  du  gouvernement  temporel  de  la 
Providence   et  en  avait  vu  les  coups  de  foudre  dans  notre 


444  ronTP.AîTS  littéraires. 

Révolution  ;  mais,  au  lieu  de  se  borner  à  reconnaître  et  à 
constater,  il  s'avisa  de  vouloir  compter  en  quelque  sorte  ces 
coups,  d'en  sonder  la  loi  mystérieuse  et  de  remonter  au  des- 
sein suprême.  Son  esprit  posilif  et  précis  ne  pouvait 
s'accommoder  d'une  vague  idée  et  d'un  à-peu-près  de  Pro- 
vidence, ne  se  manifestant  queçà  et  là.  Or,  pour  faire  cette 
Providence  complète  et  vigilante,  et  sans  cesse  unie  à 
l'homme,  il  fallait  lui  trouver  un  organe  et  un  oracle  per- 
manent. 11  n'était  pas  homme,  comme  les  mystiques,  comme 
Saint-Martin  et  les  autres,  à  supposer  je  ne  sais  quelle  petite 
Église  secrète  et  quelle  franc-maçonnerie  à  voix  basse,  dont 
le  sacerdoce  catholique  n'eût  été  qu'un  simulacre  sans 
vertu,  une  ombre  dégradée  et  épaissie.  Quant  aux  protes- 
tants et  aux  chrétiens  libres,  disséminés,  croyant  à  la  Bible 
sans  interprète,  c'est-à-dire,  selon  lui,  à  Vccriturc  sans  la 
parole  et  sans  \a.vie,  il  ne  s'y  arrêtait  même  pas.  Pour  lui,  le 
siège  et  l'instrument  de  la  chose  sacrée  devait  être  mani- 
feste et  usuel,  visible  et  accessible  à  toute  la  terre  ;  ce  ne 
pouvait  être  que  Rome  ;  et  comme  les  ob  ections  abondaient, 
il  se  fit  fort  de  les  lever  historiquement,  dogmatiquement, 
et  de  tout  expliquer  :  tour  de  force  dont  il  s'est  acquitté 
moyennant  surtout  quelques  exploits  incroyables  de  raison- 
nement, moyennant  surtout  quelques  entorses  çà  et  là  à 
l'exactitude  et  à  l'impartialité  historiques,  comme  Voltaire, 
Daunou  et  les  autres  détracteurs  en  ont  donné  dans  l'autre 
sens;  mais  les  entorses  de  de  Maistre  sont  magniliques  et  à 
/a  Michel-Ange.  Les  autres,  les  enragés  et  les  malins,  n'ont 
donné  que  des crocs-cn-jambes. 

Je  sais  tout  ce  qu'on  peut  opposer  de  front  et  dans  le  détail 
à  une  pareille  théorie  et  à  l'histoire  qu'elle  suppose  et  qu'elle 
impose.  De  ce  qu'une  chose,  selon  qu'il  le  croit,  est  ?jésessaire 
pour  le  sailli  moral  du  genre  humain,  M.  de  Maistn;  en  con- 
clut qu'elle  (h/  et  qu'elle  est  vraie.  Ce  raisonncmnit  est  hé- 
roïque, il  mène  loin.  Chaque  esprit  systématique,  au  nom  du 
même  raisonnement,  va  nous  apporter  sa  promesse  ou  sa 


JOSEPH   DE    MAISTRE.  4'i5 

menace,  M.  de  Maistre  nous  dira  que,  lui,  il  ne  rêve  pas, 
qu'il  y  a  possession  pour  son  idée,  qu'il  y  a  le  fait  subsistant 
et  reconnu;  mais  ce  fait  lui-même  est  une  question.  Pour- 
tant, jusque  dans  l'excès  de  sa  théorie  pontificale,  M.  de 
Maistre  ne  faisait  encore  que  marquer  sa  foi  vive  et  à  tout 
prix  au  gouvernement  providentiel.  Bien  des  historiens  et 
des  philosophes  nous  parlent  dans  leurs  discours  officiels 
de  la  providence,  de  laquelle  ils  ne  se  préoccupent  pas  du 
tout  ailleurs,  ne  la  prenant  que  comme  ils  prennent  leur  to- 
que ou  leur  bonnet  de  cérémonie.  Le  problème  qui  consiste  à 
chercher  à  cette  Providence  un  signe  distinct,  un  fanal  ter- 
restre, auquel  on  puisse  la  reconnaître  pour  s'y  diriger, 
demeure  tout  entier  pendant  et  nous  écrase.  Les  politiques, 
(je  ne  les  en  blâme  pas)  et  tous  les  intéressés  qui  font  sem- 
blant de  croire  ont  beau  voiler  l'abîme  rouvert,  l'anxiété 
douloureuse  de  bien  des  âmes  le  trahit.  Entre  une  Rome  à 
laquelle  on  ne  croit  plus  qu'assez  difficilement,  et  une  Pro- 
vidence philosophique  qui  n'est  guère  qu'un  mot  vague 
pour  les  discours  d'apparat,  bien  des  esprits  inquiets  et  sin- 
cères se  réfugient  dans  une  sorte  de  religion  de  la  nature  et 
de  l'ordre  absolu,  qui  a  déjà  essayé  plusieurs  costumes  en 
ces  derniers  temps. 

Il  n'entre  dans  mon  dessein  ni  dans  mes  moyens  de  discu- 
ter historiquement  un  livre  tel  que  celui  du  Pape:  dogmati- 
quement, ce  n'est  point  aux  sceptiques  qu'il  s'adresse,  la  coic- 
leuvre  seva.\i  trop  forte  du  premier  coup.  C'est  aux  chrétiens 
plus  ou  moins  séparés  et  pourtant  fidèles  encore  à  la  hiérar- 
chie, c'est  aux  catholiques  gallicans,  aux  épiscopaux  angli- 
cans, aux  Églises  grecques  photiennes,  qu'il  va  chercher 
querelle  directe  et  faire  la  leçon.  Le  style  en  est  grand, 
mâle,  éclairé  d'images,  simple  d'ordinaire,  avec  des  taches 
d'affectation  ;  si  on  peut  noter  du  mauvais  goût  par  points, 
on  n'y  rencontre  jamais  dumoinsdedéclamationnide  phra- 
ses. Il  y  a  du  sophiste,  a-t-on  dit,  soit;  mais  il  n'y  a  jamais 
de  rhéteur.  Arrangez  cela  comme  vous  voudrez. 


44G  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Quelles  que  soient  les  croyances  ou  les  non-croyances  du 
lecteur,  il  ne  peut  qu'admirer  historiquement  le  beau  pas- 
sage (livre  ïl,  chapitre  v)  sur  la  translation  de  l'empire  à 
Constanliiiople  et  sur  la /"(«ôZe  de  la  donation,  qmesl  très-vraie. 
De  telliîs  vues,  dont  ce  livre  offre  maint  exemple,  rachètent 
bien  de  petits  excès.  Un  résultat  incontestable  qu'aura  obtenu 
M.  deMnistre,  c'est  qu'on  n'écrira  plus  sur  la  papauté  après 
lui,  coMiine  on  se  serait  permis  de  le  faire  auparavant.  On  y 
regardera  désormais  à  deux  fois,  on  s'avancera  en  vue  du 
brillant  et  provoquant  défenseur,  sous  l'inspection  de  sa 
grande  ombre.  Tout  en  le  combattant,  on  l'abordera,  on  le 
suivra.  En  se  faisant  attaquer  par  ceux  qui  viennent  après, 
il  les  amène  sur  son  terrain,  il  les  traîne  à  la  remorque. 
N'est-ce  pas  une  partie  de  ce  qu'il  a  voulu  ? 

Ud  fait  positif  et  piquant,  c'estque,  dans  ce  terrible  ou- 
vrage du  l'ai  e  beaucoup  de  choses  ont  été  (qui  le  croirait?) 
adoucies.,  plus  d'un  trait  relatif  à  Bossuet,  par  exemple.  J'ai 
eul'honneurde  connaître  à  Lyon  le  savant  respectable  et 
modeste  (i)  que  M.  de  Maistre  n'avait  jamais  vu,  mais  à  qui 
il  avait  accordé  entière  confiance  ;  ce  fut  par  ses  soins  que, 
dans  cetle  ville  toute  religieuse,  foyer  de  librairie  catholi- 
que pour  le  Midi  et  la  Savoie,  se  prépara  l'édition  du  Pape 
et  de  plusieurs  des  écrits  qui  suivirent.  Une  correspondance 
régulière  s'était  engagée,  dans  laquelle  le  consciencieux 
éditeur  ne  ménageait  pas  les  objections,  les  critiques;  M.  de 
Maistre  s'y  montrait  bien  souvent  docile,  et  avec  une  remar- 
quable facilité,  dénué  en  effet  de  toute  prétention  littéraire 
proprement  dite  comme  unhomme  du  monde  dontce  n'était 
pas  le  métier.  Il  n'y  avait  que  les  cas  réservés  où  l'idée  de 
ces  damiips  Parisiens  lui  revenait  en  tête  et  le  faisait  insister 
sur  sa  phrase  :  «  Laissons  cela,   ils    aimeront   cela;  »  ou 

(1)  M.  Duplace.  Voir  sur  cet  iiomme  de  bien  la  très-utile  Notice  de 
M.  Colloiiiliel,  lacjiielle  conCirme  el  développe  pleinement  nos  asser- 
tions. J'en  donne  un  extrait  dans  V A i>peiidicf  ci-après,  à  la  fin  de  ce 
vol  mue. 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  447 

bien:  «  Bah!  laissons-leur  cet  os  à  ronger.  «  Je  prends  plaisir 
à  répéter  ce  mot  qui  est  une  clef  essentielle  dans  le  de 
Maistre. 

,  Le  livre  intitulé  de  l'Église  gallicane  dans  son  rapport  avec 
le  Souverain  Pontife  n'est  qu'un  appendice  du  Pape.  Écrit  en 
1817  à  la  fin  du  séjour  en  Russie,  il  ne  parut  qu'en  1821, 
vers  le  temps  de  la  mort  de  l'auteur,  qui  en  avait  disposé 
Jui-même  la  publication  par  une  préface  d'août  1820.  C'est 
dans  ce  fameux  pamphlet  qu'il  s'attaque  plus  expressément 
à  Bossuet  et  à  Pascal,  à  Port-Royal  et  au  jansénisme.  Le 
chapitre  dans  lequel  j'ai  dû  examiner  et  réfuter  cette  polé- 
mique fait  partie  de  l'ouvrage  sur  Port-Royal  que  je  continue, 
et  il  est  tout  entier  écrit  depuis  longtemps.  Dans  un  sujet 
qnej'ai  étudié  assez  à  fond  et  sur  un  terrain  circonscrit  où  je 
mesenslepiedsolide,  jenecrainspasd'affronler,  de  choquer 
M.  de  Maistre,  qui  y  arrive  avec  quelque  peu  de  cette  légè- 
reté de  ce  bel  air  superficiel  qu'il  a  reproché  à  tant  d'autres. 
Mais  détacher  et  donner  ici  ce  chapitre  serait  chose  impos- 
sible pour  l'étendue,  et  même  peu  assortie  pour  le  ton. 
Quand  je  fais  le  portrait  d'un  personnage,  et  tant  que  je  le 
fais,  je  me  considère  toujours  un  peu  comme  chez  lui  ;  je 
tâche  de  ne  point  le  flatter,  mais  parfois  je  le  ménage  ; 
danstous  les  cas,  je  l'entoure  de  soins  et  d'une  sorte  de  défé- 
rence, pour  le  faire  parler,  pour  le  bien  entendre,  pour  lui 
rendre  cette  justice  bienveillante  qui  le  plus  souvent  ne 
s'éclaire  que  de  près.  Lorsqu'une  fois  cette  tâche  est  remplie, 
je  me  retrouve  au-dehors,  je  suis  en  mesure  de  m'exprimer 
plus  librement,  me  souvenant  toujours,  s'il  est  possible,  de 
ce  que  j'ai  dit  et  jugé:  mais  je  parle  plus  haut,  s'il  est  be- 
soin, et  du  ton  que  m'inspire  la  rencontre.  Telle  est  ma  mo- 
rale en  ce  genre  de  critique  et  de  portraiture  littéraire:  c'est 
ainsi  quej'observe  les  mœurs  de  mon  sujet. 

Les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  suivirent  de  près  VÉglise 
gallicane,  et  parurent  la  même  année  (18:^1).  Une  leur  man- 
que, pour  être  complètes,  que  quelques  pages  du  dernier 


448  ronTUAiTS  littéraires. 

Entretien,  et  une  autre  Soirée  de  conclusion  que  l'auteur 
voulait  ajouter  sur  la  Russie,  par  reconnaissance  de  l'hos- 
pitalité qu'il  y  avait  trouvée.  Les  Soirées  sont  le  plus  beau 
livre  deM.  de  Maistre  (1),  le  plus  durable,  celui  qui  s'adresse 
à  la  classe  la  plus  nombreuse  de  lecteurs  libres  et  intelli- 
gents. On  ne  lit  plus  Donald,  on  relit  comme  au  premier 
jour  son  libre  et  mordant  coopérateur.  Chez  lui,  l'imagina- 
tion et  la  couleur  au  sein  d'une  haute  pensée  rendent  à 
jamais  présents  les  éternels  problèmes.  L'origine  du  mal, 
l'origine  des  langues,  les  destinées  futures  de  l'humanité, — 
pourquoi  la  guerre?  —  pourquoi  le  juste  souffre?  —  qu'est- 
ce  que  le  sacrifice  ?  —  qu'est-ce  que  la  prière  ?  —  l'auteur 
s'attaque  à  tous  ces  pourquoi,  les  perce  en  tous  sens  et  les 
tourmente  :  il  en  fait  jaillir  de  belles  visions.  La  forme  d'en- 
tretien amène  à  chaque  pas  la  variété,  l'imprévu,  met  en 
jeu  l'érudition,  justifie  la  boutade  et  le  sarcasme,  tout  en 
laissant  jour  à  l'effusion  et  à  l'éloquence.  Le  chevalier,  le 
Français,  homme  du  monde  et  honnête  homme,  c'est  le  bon 
sens  noble,  ouvert  et  loyal;  le  sénateur,  le  Russe-Grec,  c'est 
la  science  élevée,  religieuse,  un  peu  subtile  et  irrégulière, 
c'est  l'élan  philosophique  ;  le  comte  est  ou  veut  être  le  théo- 
sophe  prudent  et  rigoureux  :  on  a,  dans  ce  concert  des 
trois,  quelque  chose  d'un  Platon  chrétien.  Celui  qui  con- 
sent à  se  laisser  emporter  dans  cette  sphère  supérieure,  et 
à  diriger  son  regard  selon  le  rayon,  sent  par  degrés,  en  mon- 
tant, de  grandes  difficultés  s'aplanir,  et  bien  des  notes  dis- 
cordantes d'ici-bas  s'apaiser  en  harmonie. 

En  lisant  les  Soirées,  on  se  demande  involontairement  : 
M.  de  Maistre  était-il  donc  un  pur  catholique  du  passé  ?  Ne 
se  rattachait-il  par  aucune  vue,  par  aucun  éclai»*,  à  ce 
christianisme  futur  dont  M.  de  Chateaubriand  lui-môme,  en 

(I)  a  Les  Soirées  sont  mon  ouvrage  chéri.  J'/j  ai  vnsé  ma  tête; 
ainsi,  moiisii'ur,  vous  y  verrez  peu  de  cliose  peut-iilre,  mais  au  moim 
lout  ce  que  je  sais.  »  Leltre  du  comte  de  Maisire  à  M.  Déplace,  du 
11  décembre  1820. 


JOSEPH    DE   MAISTRE.  4^9 

ses  derniers  écrits,  semble  ne  pas  répudier  la  venue  (l),donl 
M.  Ballanche  a  semblé,  dès  l'abord,  ouïr  et  répéter  avec  dou- 
ceur les  vagues  échos?  M.  de  Maistre,  malgré  loiil  ce  qu'on 
peut  dire,  en  croyant  bien  n'en  pas  être,  et  en  protestant 
contre,  n'y  conspirait-il  point,  autant  que  personne,  par 
mainte  pensée  hautement  échappée  ?  Et  s'il  n'y  a  rien  de 
nouveau  en  lui,  comment  se  fait-il  que,  sur  ses  drapeaux, 
la  plus  novatrice  des  sectes  religieuses  de  notre  âge  ait  pu 
inscrire  à  son  heure  tant  de  paroles  prophéti(]ue»,  à  lui 
empruntées,  pour  manifeste  et  pour  devise  ? 

Ce  sont  là  des  questions  que  nous  posons  à  peine,  mais 
qui  se  lèvent  devant  nous;  et  comme  la  lecture  de  de 
Maistre  met,  bon  gré  mal  gré,  en  train  de  prédire,  nous 
nous  risquerons  à  ajouter  :  Quoi  qu'il  puisse  arriver  dans 
un  avenir  quelconque,  et  même  (pour  ne  reculer  devant 
aucune  prévision),  même  si  quelque  chose  en  reh'gion  de- 
vait définitivement  triompher  qui  ne  fût  pas  le  catholicisme 
pur,  que  ce  fût  une  convergence  de  toutes  les  opinions  et 
croyances  chrétiennes,  ou  toute  autre  espèce  de  commu- 
nion, de  Maistre  aurait  encore  assez  bien  compris  l'alter- 
native à  l'heure  de  crise,  il  aurait  assez  ouvert  les  perspec- 
tives profondes  et  assez  plongé  avant  son  regard,  pour 
s'honorer  à  jamais,  comme  génie,  aux  yeux  des  générations 
futures  vivant  sous  une  autre  loi  ;  il  ne  leur  paraîtrait  à  au- 
cun titre  un  Julien  réfractaire,  mais  bien  plutôt  encore  une 
manière  de  prophète  à  contre-cœur  comme  Cassandre,  une 
sibylle  merveilleuse. 

C'est  trop  nous  hasarder  à  ces  extrémités  d'horizon  où 
l'absurde  et  le  possible  se  touchent  ;  rentrons  vite  dans  la 
limite  qui  nous  convient.  Qu'on  ne  vienne  pas  tant  s'éton- 
ner, après  les  Soirées,  que  M.  de  Maistre,  étranger,  ait  si 
bien  écrit  dans  notre  langue  :  quand  on  est  de  cette  taille 

(1)  Voir  les  Etudes  historiques,  chapitre  de  Vea-position  :  «  Le  cliris- 
c  tianisme  n'est  point  le  cercle  inflexible  de  Bossuet  ;  c'est  un  cercle 
«  qui  s'étend  à  mesure  que  la  société  se  développe...  » 


450  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

comme  écrivain,  on  a  droit  de  n'être  pas  traité  avec  cette 
condescendance.  Compatriote  de  saint  François  de  Sales,  il 
écrit  dans  sa  langue,  qui  se  trouve  en  même  temps  la 
nôtre,  dans  une  langue  postérieure  à  celle  de  Montesquieu, 
et  qui  tient  de  celle-ci  pour  les  beautés  comme  pour 
les  défauts.  Son  style,  je  le  répète,  est  ferme,  élevé,  sim- 
ple; c'est  un  des  grands  styles  du  temps.  S'il  y  a  du  Sé- 
nèque,  comme  on  l'a  remarqué  ingénieusement,  où  donc 
n'y  en  a-t-il  pas  aujourd'hui?  Mais  chez  lui  les  défauts 
de  goût,  nolez-le  bien,  ne  sont  que  passagers,  pas  beaucoup 
plus  forts,  après  tout,  que  ceux  de  Montesquieu  lui-même. 
Et  ce  style  a  l'avantage  d'être  tout  d'une  pièce,  portant  en 
soi  ses  défauts,  sans  rien  de  plaqué  comme  chez  d'autres 
talents  qu'à  bon  droit  encore  on  admire. 

Sans  doute  M.  de  Maistre  manque  essentiellement  d'une 
qualité  qui  fait  le  charme  principal  des  écrits  de  son  frère, — 
une  certaine  naïveté  gracieuse  et  négligente,  le  molle  atque 
facetum,  Vaphelia.  Je  tiens  de  bonne  source  que  la  première 
fois  qu'il  eut  entre  les  mains  le  Voyage  autour  de  ma  Chambre, 
il  n'en  sentit  pas  toute  la  finesse  légère.  Il  y  avait  môme  fait 
des  corrections  et  ajouté  des  développements  qui  nuisaient 
singulièrement  à  l'atticisme  de  ce  charmant  opuscule;  mais 
il  eut  assez  de  confiance  dans  le  goût  d'une  femme,  d'une 
amie,  qu'il  voyait  alors  beaucoup  à  Lausanne,  pour  sacrifier 
ses  corrections  et  rétablir  le  Voyage,  à  peu  de  chose  près, 
dans  sa  simplicité  primitive.  Lorsque  plus  tard  à  Saint-Pé- 
tersbourg, en  18i2,  il  en  donna  une  nouvelle  édition  en  y 
joignant  le  Lépreux,  il  y  mit  une  préface  spirituelle  assuré- 
ment, mais  un  peu  roide  et  prétentieuse  dans  son  persiflage. 
Montesquieu,  encore  une  fois,  a-t-il  pu  s'empêcher  d'être 
guindé  dans  le  Temple  de  Gnide? 

M.  Villemain  nous  a  appris  que  cette  gracieuse  naviga- 
tion sur  la  Ncwa,  qui  fait  comme  l'entrée  en  scène  et  la 
bordure  des  Soirées  est  delà  plume  du  comte  Xavier  :  alliance 
délicate!  déférence  touchante!  Il  s'agissait  d'un  paysage; 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  451 

M.  de  Maislre  ne  s'était  pas  cru  capable  de  le  peindre. 

Je  voile  ses  Lettres  sur  l'Inquisition  (1S22);  on  les  passerait 
à  peine  à  un  homme  d'esprit,  très-neryeux,  qui  aurait  été 
condamné  à  subir  du  Dulaure  toute  sa  vie.  En  insistant 
outre  mesure  sur  un  sujet  odieux  et  pénible  que  la  décla- 
mation avait  exploité  sans  doute,  et  où  peut-être  il  y  avait 
des  amendements  historiques  à  proposer,  M.  de  Maistre  a 
trop  oublié  que,  là  oià  il  s'agit  de  sang  versé  et  de  tortures, 
la  discussion  extrême,  le  summum  jus  a  tort.  Il  est  des  en- 
droits sensibles  de  l'humanité  qu'il  ne  faut  pas  retourner 
rudement,  pas  plus  que,  dans  un  hôpital,  certaines  plaies 
du  malade,  pour  se  donner  le  plaisir  de  faire  une  démon- 
stration théorique  et  anatomique  exacte. 

On  trouve,  assure-t-on,  chez  les  casuistes  de  tous  les 
ordres  et  de  toutes  les  robes,  bien  de  ces  subtilités  et  de 
ces  saletés  que  Pascal  a  dénoncées  particulièrement  chez 
les  Révérends  Pères;  on  trouverait,  je  le  crois,  dans  les 
greffes  des  anciens  Parlements,  beaucoup  de  ces  horreurs 
qu'on  est  convenu  d'imputer  surtout  à  Flnquisition  ;  mais 
qu'importe?  il  est  un  degré  de  récidive  et  d'habitude  oix 
l'on  endosse  très-justement  (pour  parler  comme  de  Maistre) 
les  délits  du  voisin,  et  où  l'on  paye  pour  les  autres  :  Esco- 
bar  ni  l'Inquisition  ne  s'en  relèveront. 

Pour  le  Bacon,  c'est  autre  chose,  et,  si  maltraité  qu'il  ait 
pu  paraître  du  fait  de  notre  auteur,  il  est  de  force  à  soutenir 
l'assaut.  M.  de  Maistre  n'a  pas  été  amené  d'emblée  à  com- 
battre Bacon,  pas  plus  que  Voltaire.  Extraordinairement 
frappé  de  la  Révolution  française  (il  faut  toujours  en  reve- 
nir là),  l'ayant  jugée  satanique  dans  son  esprit,  il  en  vint  à 
se  retourner  contre  Rousseau  d'abord,  puis  surtout  contre 
Voltaire,  comme  étant  le  grand  fauteur  satanique  et  anti- 
chrétien.  Quant  à  Bacon,  il  y  mit  plus  de  temps  et  de  dé- 
tours; il  aimait  évidemment  à  le  lire  et  à  le  citer.  Cette  belle 
parole  du  moraliste,  que  la  religion  est  l'aromate  qui  empêche 
la  science  de  se  corrompre,  lui  revient  souvent.  Pourtant,  il 


452  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

nous  l'avoue,  à  voir  les  éloges  universels  et  asscurdissants 
décernés  à  Bacon  par  tout  le  xviiie  siècle  encyclopédique, 
il  entra  en  véhémente  suspicion  à  son  égard,  et  depuis  ce 
moment  le  procès  du  chancelier  commença.  Il  l'avait  fincé 
déjà  en  plus  d'un  passage  des  Soirées;  mais  ce  n'était  pas 
incidemment  qu'il  pouvait  avoir  raison  d'un  tel  accusé; 
passe  pour  Locke,  simple  bourgeois  en  philosophie,  dont  il 
avait  fait  justice  en  un  Entretien  (1). 

M.  de  JMaislre  a  comme  un  sens  particulier,  excellent, 
pour  pénétrer  les  ennemis  cauteleux  du  christianisme  (Hume, 
Gibbon),  pour  les  démasquer  dans  leurs  circuits  et  leurs 
ruses.  Il  crut  voir  en  Bacon  un  tel  adversaire  tout  fourré 
d'hermine,  et  dès  lors  il  se  fit  devoir  et  plaisir  de  le  montrer 
nu.  On  a  beaucoup  dit  que  c'était  une  maladresse  de  dimi- 
nuer le  nombre  des  grands  partisans  prétendus  du  christia- 
nisme et  d'en  retrancher  Bacon,  que  c'était  tirer  sur  ses 
troupes.  Pure  sensiblerie,  selon  de  Maistre,  et,  pour  parler 
à  sa  manière,  franche  simplicité,  si  ce  n'est  duplicité.  C'est, 
en  effet,  traiter  le  christianisme  comme  un  docteur  son  ma- 
lade qui  a  besoin  de  ménagements  et  d'être  dorloté.  Cet  ordre 
de  considérations  anodines  ne  fait  rien  à  l'affaire,  à  la  vé- 
rité, qui  est  de  savoir  si  Bacon  a  inventé  ou  non  une  mé- 
thode, et  dans  quelle  vue  il  la  voulait,  et  où  cela  menait. 
Dès  qu'une  fois  de  Maistre  interroge,  il  est  évident  qu'il  se 
ressouvient  de  son  métier  de  magistrat;  il  n'a  point  appris 
à  procéder  comme  nos  bons  jurés.  La  manière  si  habituelle 


(1)  Dans  le  vi«.  C'est  dans  le  v«  qu'il  avait  commencé  à  accoster 
Bacon,  h  lui  porter  tant  de  piquantes  atteintes:  «  Bacon  fut  un  ba- 
romètre qui  annonça  le  beau  temps,  et,  parce  qu'il  l'annonçait,  on 
crut  qu'il  l'avait  Tait.  »  Et  lorsque,  ne  voulant  pas  de  lui  pour  soleil, 
il  essaie  de  se  rabattre  à  une  aurore  :  «  Et  môme,  ajoute-t-il,  on 
pourrait  y  trouver  de  l'exagcralion,  car  lorsque  Bacon  se  leva,  il 
étaitau  moinsdix  heures  du  matin.»  Une  telle  escarmouche  aurait  paru 
à  tout  autre  un  combat,  mais,  pour  de  Maistre,  c'était  peloter  en 
attendant  parlio. 


JOSEPH   DE   MAISTfiE.  4S3 

en  ce  monde  de  prendre  les  choses  par  la  queue  est  l'opposé 
de  la  sienne,  qui  allait  d'abord  au  chef,  à  la  racine. 

Il  faudrait,  pour  examiner  la  valeur  des  accusations  sani 
nombre  qu'il  intente  à  Bacon,  y  employer  tout  nu  volume. 
Le  fait  est  que  Bacon  a  été  très-peu  défendu.  Los  chefs  de 
l'école  éclectique  régnante  n'ont  pas  été  fâchés  de  voir  tom- 
ber sur  la  joue  du  précurseur  de  Locke  ce  soulflel  solennel 
qu'ils  ne  se  seraient  pas  chargés  eux-mêmes  de  lui  don- 
ner (1).  Je  n'ai  pas  assez  lu  ni  étudié  Bacon  pour  avoir  droit 
d'exprimer  sur  son  compte  une  idée  complète;  mais  toutes 
les  fois  que  dans  ma  jeunesse  curieuse,  provoqué,  harcelé, 
par  les  éloges  en  quelque  sorte  fanatiques  que  je  voyais  dé- 
cerner invariablement  à  Bacon  en  tète  de  chaque  préface, 
dans  tout  livre  de  physique,  de  physiologie  et  de  philoso- 
phie, j'essayai  de  l'aborder  ;  je  fus  assez  surpris  d'y  trouver 
un  tout  autre  homme  que  celui  de  la  méthode  expérimen- 
fale  stricte  et  simple  qu'on  préconisait  (2);  j'y  trouvai  un 
heureux,  abondant  et  un  peu  confus  écrivain,  plein  d'idées 
et  de  vues  dont  quelques-unes  hasardées  et  môme  supersti- 
tieuses, mais  surtout  riche  de  projets  ingénieux,  d'aperçus 


(1)  L'altaque  de  de  Maislre  a  plutôt  mis  en  train  contre  Bacon. 
M.  F.  Huet,  dans  une  ttièse  ingénieuse  (1838),  s'est  aU.iclié  i  évincer 
tout  à  fail  Uacon,  comme  autorité,  du  domaine  de  la  ittuinsupliie  in- 
tellectuelle; il  lui  a  refusé  toute  initiative  essentielle  en  culte  partie. 
Un  tel  résultat  semble  bien  tranchant,  bien  absolu.  M.  Hiaux,  qui  a 
mis  une  judicieuse  introduction  aux  OEuvres  de  liacon  ((Miarpenlier, 
184  3),  s'est  tenu  dans  un  milieu  plus  spécieux,  plus  vraisemblable. 
Il  faut  regretter  que  l'utile  et  savant  travail  de  M.  Bouillel  [OEuvres 
de  Bacon,  1834)  ait  paru  avant  l'attaque  de  de  Maislre.  J'indiquerai 
encore  un  sage  article  de  M.  Diodati  {Bihlinihêque  nnivi-rselle  de 
Genève,  janvier  1837).  Dans  le  journal  l'Européen  (févrieV  1837), 
M.  Bûchez  a  fait  aussi  de  bonnes  remarques,  entre  autres  celle-ci, 
que  jusqu'à  présent  on  citait  Bacon  à  tort  et  à  travers,  et  qu'un  ré- 
sullal  de  l'ouvrage  de  M.  de  Maislre  sera  du  moins  qu'on  n'osera 
pli8  invoquer  l'oracle  contesté  qu'en  pleine  connaissance  de  cause. 

(2)  Quelques-uns  des  purs  de  l'extrême  xvnie  siècle,  qui  y  avaient 
'  egardé  de  très-près  (comme  Daunou),  estimaient  moins  Bacon,  mais 
.   îlai*  un  secret  qu'on  se  gardait. 


i54  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

attrayants  {hints,  impetiis),  d'observations  morales  revêtues 
d'une  belle  forme,  dorées  d'une  belle  veine,  et  capables  de 
faire  axiome  avec  éclat.  Une  telle  gloire,  où  l'imagination  a 
sa  part  dans  la  science  pour  la  féconder,  en  vaut  bien  une 
autre,  ce  me  semble. 

M.  de  Maistre  n'était  pas  homme  à  y  rester  insensible,  et 
il  se  sérail  maintenu,  on  peut  l'affirmer,  plus  favorable  à 
Bacon,  s'il  n'avait  aussi  été  impatienté  de  tout  ce  qu'on  a 
débité  de  lieux  communs  à  son  propos.  C'est  bien  là  l'effet, 
par  exemple,  que  devait  produire  Garât,  le  faiseur  disert  de 
préfaces  et  de  programmes,  à  son  coure  des  anciennes  Écoles 
normales  :  il  trouva  moyen  de  mettre  hors  des  gonds  l'excel- 
lent Saint-Martin,  l'un  des  élèves,  lequel,  tout  pacifique  qu'il 
était,  l'attaqua  sur  ses  prétentions  baconiennes  avec  cha- 
leur et,  qui  plus  est,  netteté,  mais  en  rendant  tout  respect 
à  Bacon  (1).  —  Beaucoup  des  paradoxes  et  des  sorties  de 
M.  de  Maistre  sont  ainsi  (faut-il  le  répéter?)  les  éclats  d'un 
homme  d'esprit  impatienté  d'avoir  entendu  durant  des  heures 
force  sottises,  et  qui  n'y  tient  plus;  les  nerfs  s'en  mêlent  :  il 
va  lui-même  au  delà  du  but,  comme  pour  faire  payer  l'ar- 
riéré de  son  ennui. 

Cet  examen  de  Bacon,  publié  seulement  en  1836,  aurait-il 
été  modifié,  complété,  c'est-à-dire  adouci  par  lui,  s'il  l'avait 
lui-même  donné  au  public?  On  y  sent,  au  ton  de  la  que- 
relle, un  tète-à-tête  de  cabinet  et  toute  la  liberté  du  huis 
clos.  On  m'assure  qu'il  le  considérait  comme  un  ouvrage 


(1)  Voir  au  tome  III  des  Séan(;cs  des  Ecoles  iiorninles  (édit.  de 
1801),  [ifi^it!  Ii3  Saitil-Murliii  y  marque  éuergiquement  combien 
personne  ne  resscmliic  moins  au  simple  et  minée  Condillac  (jue  l'am- 
ple et  l'erlile  Baeon  :  «  Quoiqu  il  me  laisse  beaueoup  de  eJiosc^s  à  dé- 
«  sirer,  il  est  néanmoins  pour  moi,  non-seulement  moins  i(!poussant 
«  que  Conddiac,  mais  encore  cent  de;<iés  au-dessug...  Je  suis  bien 
«  sûr  que  j  aurai.s  été  entendu  de  lui,  et  j'ai  lieu  de  croire  (pie  je  ne 
•  l'aurais  j)as  été  de  Condillac...  Aussi  l'on  voit  bien  (ju'il  vous 
«  gêne  un  peu.  A[)ri'8vou8  être  établi  son  disciple,  vous  n'upprochei 
«I   de  Sun  éeule  (|ue  Hobremcnl  et  avec  [irécaulion.  » 


lOSEPn   DE   MAISTRE.  435 

terminé,  sauf  la  préface  qu'il  avait  dans  la  tête,  di-^-'iil-il  tou- 
jours. Pensons  du  moins  qu'il  aurait  soigueuseim m  vérifié 
sur  place  tous  les  textes,  afin  d'éviter  le  repiocin'  d'avoir 
quelquefois  prêté,  par  aggravation,  au  sens  de  r.  |iii  qu'il 
inculpait.  Dansaucundeseslivres  d'ailleurs,  M.  do  Maistrene 
se  montre  plus  brillamment  et  plus  profoudéineni  im-uiême. 
Le  chapitres  des  causes  finales  et  de  ïuniou  <ic  l  ihijionet 
de  la  science  renferment  sur  l'ordre  et  la  proportia,i  (in  l'uni- 
vers, sur  l'art,  sur  la  peinture  chrétienne,  sur  le  l)i;iiii,  quel- 
ques-unes, certes,  des  plus  belles  pages  qui  aieut  Jamais  été 
écrites  dans  une  langue  humaine.  On  y  lit  celle,  ilcruiition 
qu'il  faudrait  graver  en  lettres  d'or,  et  qui  explique,  hélas! 
si  bien  l'absence  de  son  objet  en  de  certains  âges  :  «  L« 
«  Beau,  dans  tous  les  genres  imaginables,  est  ce  t/ni  plaît  à 
«  la  verta  éclairée.  »  —  Intelligence platontique,  M.  <le  Maistre 
a  compris  et  défini  Aristote  comme  pas  un  de  récole  ne  l'eût 
fait;  on  sent  de  quel  avantage  pour  lui  c'a  été  de  |)i'atiquer 
de  près  et  sans  intermédiaire  ces  hauts  modèles  (  I  )  ;  ni  Bo- 
nald,  ni  La  Mennais  (2),  ni  aucun  de  bord  calli<>li.|ue,  n'a 
été  trempé  de  forte  science  comme  lui.  Et  il  seul  tauliquité 
non-seulement  dans  Aristote,  non-seulement  datis  Platon  et 
Pythagore,  mais  jusque  dans  celui  qu'il  appelle,  avec  un 
mélange  de  respect  et  de  charme,  le  docte  et  élcyaut  Ovide 

(1)  11  voulut  tout  lire  à  la  source  ;  il  apprit  rallemaifl  ikhip  mieux 
pénétrer  tout  Kant.  Sur  un  exemplaire  de  ce  philoso  pIk;.  il  avait 
écrit  en  lête  :  Pla(o  pulrefactus, 

(2)  Quand  je  parle  de  La  Mennais  dans  cet  article,  il  va  .sans  dire 
que  c'est  toujours  du  La  Mennais  d'avant  George  S  nul,  d'un  La 
Mennais  aniédiluvien;  ils  furent  en  correspondance,  il»;  w.iistre  et 
lui.  «  M,  de  Maistre  pourtant  (et  l'éloquent  novateur  .s'en  plaignait) 
:ne  comprenait  pas  son  second  volume  de  Vhtdijjéicnn-,  ^  ck  qui  si- 
gnifie qu'il  lui  faisait  des  objections  et  n'entrait  pas  Md.inllers  dans 
celte  niélhode  un  peu  trop  scolastique  et  logique  avix  son  esprit 
platonicien.  Au  reste,  il  est  trop  clair  aujourd'hui  qu'ils  ndnt,  jamais 
dû  s'entendre  pleinement.  Quant  à  M.  de  Donald,  M.  du  Maistre  ne 
le  vit  jamais,  mais  ils  s'écrivaient  aussi;  l'ouvrage  du  l'upi'  lui  fut 
idressè  par  l'auteur  en  offrande  avec  un  épigramme  de  Mailial,  un 
xénion.  Yoilà  le  gentil  Martial  en  bien  grave  message. 


4o6  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Puis,  tout  en  goûtant  ces  savoureuses  douceurs,  il  ne  s'y 
laisse  point  piper  ni  amuser;  il  veut  le  sens,  le  but  sérieux. 
Si  abeille  qu'il  soit,  c'est  à  la  ruche  qu'il  revient  toujours. 
Un  de  ses  plus  vrais  griefs  contre  Bacon,  c'est  qu'il  le  voit 
comme  une  plume  de  paon  de  la  philosophie,  un  bel-esprit 
amoureux  de  l'expression  et  content  quand  il  a  dit  :  les 
Géorgirjues  de  l'àme. 

En  cela  même  nous  croyons  que  M.  de  Maistre  se  montre 
infiniment  trop  sévère.  Et  nous  aussi,  simple  historien  litté- 
raire, il  est  un  côté  par  lequel  nous  ne  saurions  assez  vénérer 
Bacon  et  le  saluer,  comme  notre  premier  guide  et  inventeur. 
Qu'on  lise,  au  livre  ii  De  Augmentis  Scient iarium,  le  cha- 
pitre IV,  dans  lequel, distinguant  les  différentes  espèces  d'his- 
toire civile:  i°  l'ecclésiastique  ou  sacrée; 2»  la  civile  propre- 
ment dite;  3°  la  littéraire,  il  s'attache  à  dessiner  le  cadre  de 
celle-ci,  comme  entièrement  absente.  «  Et  pourtant,  dit-il 
avec  cet  éclat  ingénieux  qui  lui  est  propre,  l'histoire  du  monde 
dénuée  de  cette  partie  essentielle,  c'estla  statue  dePolyphème 
à  qui  on  aurait  arraché  son  œil.  »  Tout  le  plan  qu'il  trace 
dans  cette  page  est  admirable  d'ordre  et  de  soins,  de  conseils 
de  détail,  et  n'a  pas  cessé  d'être  le  programme  de  tout  histo- 
rien, de  tout  biographe  littéraire  digne  de  ce  nom.  Il  sait 
très-bien  insister  sur  ce  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  procéder  à 
la  manière  des  critiques,  de  perdre  son  temps  à  louer  ou  à  blâ- 
mer, mais  qu'il  importe  de  raconter,  d'expliquer  les  choses 
elles-mêmes  historiquement,  avec  intervention  sobre  de  juge' 
ments.  Il  insiste  encore  sur  ce  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement 
de  compiler,  de  prendre  chez  les  historiens  et  les  critiques 
une  matière  toute  digérée,  mais  de  saisir  par  ordre  les  livres 
essentiels,  les  monuments  principaux,  chacun  dans  son  mo- 
ment, et  alors,  non  pas  en  les  lisant  jusqu'au  bout  et  tout 
entiers,  mais  en  les  dégustant,  en  sachant  en  saisir  l'objet, 
le  style,  la  méthode,  d'évoquer  par  une  sorte  d'enchantement 
magique  le  tiénie  littéraire  d'un  temps.  —  Et  cela,  il  le  con- 
seille, non  point  pour  la  pure  gloire  des  lettres,  non  pour  le 


JOSEPH   DE  UAISTRE.  457 

pur  amour  ardent  qu'il  leur  porte  (bien  qu'il  en  soit  dévoré), 
non  par  pure  curiosité  poussée  à  l'extrême  (avis  à  nous  au- 
tres, amateurs  trop  minutieux!),  mais  dans  un  but  plus  sé- 
rieux et  p.us  grave,  pour  suggérer  aux  doctes  dans  l'usage 
et  l'administration  de  leur  science  un  meilleur  régime,  de 
meilleures  méthodes,  une  prudence  et  une  sagacité  plus 
éclairées.  «  Il  y  a  lieu,  ajoute-il  en  concluant,  de  se  donner 
le  spectacle  des  mouvements  et  des  perturbations,  des  bonnes 
et  des  mauvaises  veines,  dans  l'ordre  intellectuel  comme 
dans  l'ordre  civil,  et  d'en  profiter.  »  —  Ainsi  s'exprime  Bacon 
en  termes  formels,  et  ce  n'est  que  de  nos  jours,  et  depuis 
très-peu  d'années,  qu'en  France  une  telle  histoire  est 
ébauchée  à  grand'peine  ! 

Nous  donc,  son  disciple  aussi,  son  disciple  libre  et  respec- 
tueux, si  notre  voix  avait  la  moindre  valeur  en  tel  sujet,  au 
milieu  de  voix  si  hautes  et  si  imposantes,  nous  lui  dirions  : 

«  Consolez-vous,  Ombre  illustre!  ils  avaient  voulu  faire  de 
vous  un  chef  de  leur  école,  un  précurseur  d'eux-mêmes,  et 
vous  avaient  tiré  à  eux,  ajusté  à  leur  taille,  et  présenté  sous 
un  jour  étroit,  faux  et  dans  lequel,  en  vous  idolâtrant  sans 
cesse,  ils  vous  avaient  diminué.  D'autres  sont  venus  qui  ont 
défait  tout  cela,  qui  vous  ont  rejeté  de  leur  philosophie,  la- 
quelle (je  leur  en  demande  bien  pardon),  pour  être  plus  sa- 
vante et  moins  maigre  que  la  précédente,  me  semble  bien  ar- 
tificielle aussi.  Consolez-vous  encore  une  fois  d'être  hors  de 
toutes  ces  questions  d'école,  car  qui  dit  école  dit  une  chose 
officielle,  convenue  et  à  demi  mensongère,  et  qui,  d'un  côté 
ou  d'un  autre,  croulera.  Excommunié  par  de  Maistre,  qui 
croyait,  peu  accueilli  par  les  héritiers  de  ce  Descartes,  qui 
nedoutaitde  rien,  restez,  vous,  ce  que  vous  étiez,  —  un  libre  et 
hardi  investigateur  de  toute  noble  étude,  un  amateur  éclairé 
de  toute  connaissance  et  de  toute  belle  pensée,  un  écrivain 
éclatant  et  perçant,  dont  les  mots  honorent  tous  les  sentiers 
où  vous  avez  passé,  et  avec  qui  l'on  trouve  à  s'enrichir  chaque 
•our,  dans  quelque  voie  que  l'on  s'engage.  Restez  vous-- 

li.  2  G 


458  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

même.  6  Bacon!  et,  quelle  qu'ait  été  votre  vie  avec  ses  torts 
et  ses  infortunes,  soyez  salué  à  jamais  un  des  auteurs  origi- 
naux les  plus  à  consulter,  un  des  moralistes  les  plus  relus, 
lin  des  bienfaiteurs,  en  un  mot,  de  l'humaine  culturel  » 

Pendant  son  séjour  en  Russie,  M.  de  Maistrc  entretenait 
une  vaste  correspondance.  Un  grand  nombre  de  lettres  qu'il 
écrivait,  par  le  sérieux  des  questions  et  le  développement 
qu'il  y  donne,  seraient  dignes  de  l'impression.  On  en  a  pu 
juger  d'après  le  peu  qui  s'est  échappé  çà  et  là,  et  qu'on  a  pu- 
blié dans  divers  journaux  (1).  A  tous  les  trésors  de  la  science 
et  du  talent,  M.  de  Maistre  joignait  une  sensibilité  exquise, 
qu'il  portait  dans  les  plus  simples  relations  de  la  vie.  Admi- 
rateur passionné  des  femmes,  il  trouvait  dans  ce  commerce 
pur  une  sorte  de  charme  idéal  pour  sa  vie  austère;  il  recher- 
chait volontiers  leur  suffrage  et  se  plaisait  à  cultiver  leur 
amitié.  Une  bienveillance  précieuse  nous  a  permis  d'extraire 
quelques  passages  d'une  de  ces  correspondances,  qui  date 
des  années  1812-1814.  Je  prendrai  presque  au  hasard; 
l'homme  saisi  dans  l'intimité  achèvera  de  s'y  dessiner. 

«  ....  Je  me  tiens  très-honoré  (écrivait-il  donc  à  une  spirituelle 
jeune  dame)  de  vous  avoir  appris  un  mot;  mais  ce  qui  me  serait  un 
peu  plus  agréable,  ce  serait  de  Jouir  avec  vous  de  la  chose  même  dont 
je  n'ai  pu  vous  apprendre  que  le  nom.  Casietliscr  avec  \otre  famille 
serait  pour  moi  un  état  exlrâmement  doux,  et  puisque  vous  y  seriez, 
il  faudrait  bien  prendre  patience  ;  mais,  liélas!  il  n'y  a  plus  de  châ- 
teau pour  moi.  l.afoudre  a  tout  frappé;  il  ne  me  reste  que  des  cœurs; 
lî'esl  une  grande  propriété  quand  ils  sont  pétris  comme  le  vôtre.  L'es- 
time que  vous  voulez  bien  m'accorder  est  mise  par  moi  au  rang  de 
l'es  possessions  Iieureuses  qu'heureusement  personne  n'a  droit  de 
roiifisqner.  Je  cultiverai  toujours  avec  empressement  un  sentiment 
aussi  honorable  pour  moi.  Jadis  les  chevaliers  errants  protégeaient  les 
daines;  aujourd'hui  c'est  aux  dames  à  protéger  les  chevaliers  errants: 
ainsi,  trouvez  bon  que  je  me  place  sous  voire  suzeraineté.  » 

(1)  Voir  le  Mémorial  catlioliqnc,  juin  et  juillet  182  4  ;  le  journal  la 
l're^:ip,,  8  novembre  1830;  Vliistitut  catliotiqiip,  recueil  mensuel  qui 
«0  publie  à  Lyon,  tome  IV,  août  1843,  etc.,  etc. 


JO^EriI    DE    MAISTUE.  4'iî) 

«  ....  Je  gémis  comme  vous  de  cette  folle  obstination  de  notre 
ami***,  qui  aime  mieux  manquer  de  tout  il  Paris  iiue  d'être  ici  à  sa 
place,  au  .sein  d'une  grande  cl  honorable  aisance;  mais  regardez-y 
bien,  vous  y  verrez  la  démonstration  de  ce  que  j'ai  eu  l'Iionneur  de 
vous  dire  mille  fois:  je  suis  moins  sur  de  la  règle  de  trois,  et  même 
de  mon  estime  pour  vous,  que  je  ne  le  suis  d'un  profond  ulcère  dans 
le  fond  de  ce  cœur  plié  et  replié,  où  personne  ne  voit  goutte.  Ce 
monde  n'est  qu'une  représentation  ;  partout  on  met  les  apparences  à 
la  place  des  motifs,  de  manière  que  nous  ne  connaissons  les  causes  de 
rien.  Ce  qui  achève  de  tout  embrouiller,  c'est  que  la  vérité  se  môle 
parfois  au  mensonge.  Mais  où?  mais  quand?  mais  à  quelle  dose?  C'est 
ce  qu'on  ignore.  Rien  n'empêche  que  l'acteur  qui  joue  Orosmniie  sm 
les  planches  ne  soit  réellement  amoureux  de  Zaïre ^  alors  donc  lorsqu'il 
lui  dira, 

Je  veux  avec  excès  vous  aimer  et  vous  plaii  e, 

il  dit  la  vérité.  Mais  s'il  avait  envie  de  l'étrangler,  son  art  aurait  imité 
le  même  accent,  tous  les  comédiens  imitent  bien  l'homme!  Nous,  de 
notre  côté,  nous  déployons  le  môme  talent  dans  le  drame  du  monde, 
tant  i homme  imite  bien  le  comédien!  Comment  se  tirer  de  là?  » 

«  ....  Je  me  suis  occupé  sans  cesse  de  vous,  je  puis  vous  l'assurer, 
dès  que  j'ai  eu  connaissance  de  l'incommodité  de  M.  votre  père.  Je 
voulais  et  je  ne  voulais  pas  vous  écrire,  je  voulais  et  je  ne  voulais  pas 
aller  à  Czarskozélo...  Ah!  le  vilain  monde I  souffrances  si  l'on  aime, 
Boufifrances  si  Ton  n'aime  pas.  Quelques  gouttes  de  miel,  comme  dit 
Chateaubriand,  dans  une  coupe  d'absinthe.  —  Bois,  mon  enfant, 
c'est  pour  te  guérir.  —  Bien  obligé;  cependant  j'aimerais  mieux  du 
sucre.  — A  propos  de  sucre,  j'ai  reçu  votre  lettre  du...  » 

Je  saute  par-ci  par-là  quelques  petites  phrases  un  peu  bien 
précieuses  et  maniérées  ;  mais  ce  qui  paraît  tel  au  lecteur  a 
souvent  été  une  pure  plaisanterie  agréable  de  société  : 

«  ....  Que  dire  de  ce  que  nous  voyons?  rien.  Et  quel  temps  fur 
jamais  plus  fertile  en  miracles?  Nous  en  verrons  d'autres,  tenez  cela, 
pour  sûr,  et  ne  croyez  pas  que  rien  unisse  comme  on  l'imagine.  Les 
Français  seront  flagellés,  tourmentés,  massacrés,  rien  n'est  plus  juste, 
mais  point  du  tout  humiliés.  Sans  les  autres,  et  peut-être  malgré  les 
autres,  ils  feront...  —  Eh  I  quoi  donc?  — Ah  !  madame,  tout  ce  qu'il 
faut  et  tout  ce  qu'on  n'attendait  pas.  Voilà  un  vers  qui  est  tombé  de 


460  PORTRÛITS   LITTÉRAIRES. 

ma  plume,  mais  n  ayez  pas  peur  de  la  rime,  c'est  bien  assez  de  la 
raison.  » 

«  Que  vous  aurez  de  choses  à  nous  dire  (1813),  et  que  j'aurai  pour 
mon  compte  de  |il,usir  à  vous  enlendre!  Je  vous  ai  envié  celui  de 
parcourir  un  pays  si  intéressant  (la  Prusse  probablement)  dans  un 
moment  d'enthousiasme  et  d'inspiration.  Je  ne  cesserai  de  le  dire 
comme  de  le  croire,  l'homme  ne  vaut  que  parce  qu'il  croit.  Qui  ne 
croit  rien  ne  vaut  rien.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  croire  des  sornettes; 
mais  toujours  vaudrait-il  mieux  croire  trop  que  ne  croire  rien.  Nous 
en  parlerons  plus  longuement.  Quel  immensa  sujet,  madame,  que  les 
considérations  polit iqucs  dans  leurs  rapports  avec  de  plus  hautes  con- 
sidérations !  To  ut  se  lient,  tout  s^accroche,  tout  se  marie  ;  et  lors  même 
que  l'ensemble  échappe  à  nos  faibles  yeux,  c'est  une  consolation  ce- 
pendant de  savoir  que  cet  ensemble  existe,  et  de  lui  rendre  hom- 
mage dans  l'auttuste  brouillard  où  il  se  cache  (1).  —  Depuis  que  vous 
nous  avez  quittés,  j'ai  beaucoup  griffonné,  mais  je  ne  suis  pas  tenté 
de  faire  une  visite  à  JI.  Antoine  Pluchard  (2).  11  n'y  a  point  ici  un 
théâtre  pour  parler  un  certain  langage.  Le  grand  théâtre  (3)  est 
maintenant  fermé,  et  qui  sait  si  et  quand  et  comment  il  se  rouvrira? 
Je  travaille,  en  attendant,  tout  comme  si  le  monde  devait  me  donner 
audience,  mais  sans  aucun  projet  quelconque  que  celui  de  laisser  tout 
à  Rodolphe('i).  Si  par  hasard,  pendant  que  je  me  promène  encore  sur 
cette  pauvre  planète,  il  se  présentait  un  de  ces  moments  d'à-propos 
sur  lesquels  le  tact  ne  se  trompe  guère,  je  dirais  à  mes  chiffons: 
Panez,  muscade!  mais,  quoique  je  regarde  comnie  sûr  que  ce  moment 
arrivera,  cependant  son  importance  me  persuade  qu'il  est  encore  fort 
éloigné.  » 

On  n'est  pas  fâché  de  surprendre  son  opinion  sur  Napoléon 
et  les  généraux  alliés  qui  le  combattent  (1814)  : 

«  Au  moment  où  je  vous  écris,  je  n'ai  point  encore  de  lettres  de 
Rodolphe.  Malgré  tout  ce  qu'on  me  dit,  je  suis  fort  en  peine,  non  pas 

(1)  Voilà  l'expression  humble  et  vraie  d'une  sorte  d'obscurité  hu- 
maine jusqu'au  sein  de  la  foi  ;  il  en  a  tenu  trop  peu  de  compte  dans 
ses  écrits.  —  Se  rappeler  pourtant  le  beau  passage  assez  analogue  des 
Considérations,  que  j'ai  cité  au  commencement  de  cet  article. 

(2)  Le  lihriire-imprimeur  h  Pétersbourg. 

(3)  Toujours  la  Franco. 

(4)  Son  (ils,  qui  servait  alors  dans  les  armées  coalisées. 


JOSEPH   DE   MAISTRE.  461 

tant  pour  celte  blessure  de  Troyes  que  pour  tout  ce  qui  a  suivi  ;  car 
il  fait  chaud  dans  cette  France.  Tout  ce  qui  se  passe  me  rappelle  la 
fameuse  réponse  faite  à  Charles-Quint  par  un  gentilhomme  français, 
Bon  prisonnier. —  Monsieur  un  tel,  combien  y  a-t-il  d'ici  à  Paris?  — 
Sire,  cinq  JOURNÉES,  avec  une  profonde  révérence.  —  Au  reste,  ma- 
dame, après  le  congrès  qui  a  donné  à  notre  ami  Napoléon  les  deux 
choses  dont  il  avait  le  plus  besoin,  le  temps  et  l'opinion,  on  n'a  le 
droit  de  s'étonner  de  rien.  11  faut  avouer  aussi  que  cet  aimable  homme 
ne  sait  pas  mal  son  métier.  Je  tremble  en  voyant  les  manœuvres  de  cet 
enragé  et  son  ascendant  incroyable  sur  les  esprits.  Quand  j 'entends 
parler  dans  les  salons  de  Pétersbourg  de  ses  fautes  et  de  la  supériorité 
de  nos  généraux,  je  me  sens  le  gosier  serré  par  je  ne  sais  quel  rire 
convulsif,  aimable  comme  la  cravate  d'un  pendu.» 

On  n'aurait  jamais  su  mieux  définir  le  rire  sarcastique  et 
méprisant,  tel  qu'il  se  le  passe  quelquefois.  —  Sur  la  bigar- 
rure de  Pétersbourg  en  ces  années  de  refoulement  et  de 
refuge,  il  a  son  anecdote  piquante  : 

«...  Voulez-vous  que  je  vous  conte  à  mon  tour  quelque  chose  dans 
le  genre  du  salmigondis  ?  Le  samedi-saint,  un  jeune  nègre  de  la  côte 
de  Congo  a  été  baptisé  dans  l'église  catholique  de  Saint-Pétersbourg: 
le  célébrant  était  un  jésuite  portugais  :  la  marraine,  la  premitre  dame 
d'honneur  de  la  feue  reine  de  France,  madame  la  princesse  de  Ta- 
rente;  le  parrain,  le  ministre  du  roi  de  Sardaigne.  Le  néophyte  a  été 
interrogé  et  a  répondu  en  anglais;  —  Do  you  believe  ?  —  /  believe, 
—  En  vérité,  ceci  ne  peut  se  voir  que  dans  ce  pays,  à  cette  époque.» 

Mais,  pour  dernière  citation ,  voici  une  réflexion  d'iro- 
nique et  haute  mélancolie  que  lui  inspire  la  vue  d'une 
pauvre  jeune  fille  qui  se  meurt  : 

«  La  jeunesse  disparaissant  dans  sa  fleur  a  quelque  chose  de  par- 
ticulièrement terrible  ;  on  dirait  que  c'est  une  injustice.  Ah  !  le  vilain 
monde  1  j'ai  toujours  dit  qu'il  ne  pourrait  aller  si  nous  avions  le  sens 
commun.  Si  nous  venions  à  réfléchir  bien  sérieusement  qu'une  vie 
commune  de  vingt-cinq  ans  nous  a  été  donnée  pour  élre  partagée 
entre  nous,  comme  il  plaît  à  la  loi  inconnue  qui  mène  tout,  et  que, 
si  vous  atteignez  vingt-six  ans,  c'est  une  preuve  qu'un  autre  est  mort 
à  vingt-quatre,  en  vérité  chacun  se  coucherait  et  daignerait  à  peine 
s'habiller.  C'est  notre  folie  qui  fait   tout  aller,  l'un  se  marie,  l'autre 

26 


462  PORTRAITS   LITTÉRAIRES, 

donne  une  bataille,  un  troisième  bâtit,  sans  penser  le  moins  du  mond» 
qu'il  ne  venu  point  ses  enfants,  qu'il  n'entendra  pas  le  Te  Deum,  el 
qu'il  ne  logera  jamais  chez  lui.  N'importe  I  tout  marche,  et  c'est 
assez.  » 

En  mai  1817,M.deMaistre  disait  adieu  à  Saint-Pétersbourg, 
pour  rentrer  dans  sa  patrie.  L'empereur  Alexandre  lui  té- 
moigna par  mille  distinctions  flatteuses  et  charmantes, 
comme  il  savait  aisément  les  rendre,  tout  le  cas  qu'il  faisait 
de  lui.  Un  des  vaisseaux  de  la  flotte,  qui  partait  alors  pour 
la  France,  fut  mis  à  sa  disposition  :  «Une  circonstance  aussi 
inaltendue',  écrivait-il,  m'envoie  à  Paris,  ville  très-connue, 
et  que  cependant,  selon  les  apparences,  je  ne  devais  jamais 
connaître.  »  Il  y  séjourna  pendant  bien  peu  de  temps  :  ar- 
rivé à  Paris  le  24  juin,  il  était  rendu  à  Turin  le  22  août. 
Toutes  les  dignités  et  les  plus  hautes  fonctions  l'y  atten- 
daient. Indépendamment  du  titre  de  Premier  Président,  il 
eut  la  charge  de  ministre  d'État  et  de  régent  de  la  Grande- 
Chancellerie.  Mais  la  face  encore  si  incandescente  de  l'Eu- 
rope et  le  sol  qui  tremblait  sur  bien  des  points  n'étaient  pas 
propres  à  donner  du  calme  à  ce  noble  esprit  excité  ;  ses  illu- 
minations sombres  ne  faisaient  que  gagner  en  avançant:  il 
avait  de  ces  tristesses  de  Moïse  et  de  tous  les  sublimes  mor- 
tels qui  ont  trop  vu.  Dans  une  lettre  du  3  septembre  1818  au 
chevalier  de...,  il  écrivait  : 

«  Coinhien  l'iiomme  est  malheureux!  examinez  bien  I  vous  verrez 
que,  depuis  lAge  de  la  maturité,  il  n'y  a  plus  de  véritable  joie  pour 
lui.  Dans  l'enlance,  dans  l'adolescence,  on  a  devant  soi  l'avenir  et  le» 
illusions;  mais,  à  mon  âge,  que  reste-l-il?  On  se  demande:  Qu'ai-je 
Y\x?  Di's  lolies  et  des  crimes.  On  se  demande  encore  :  Et  que  verrai-je? 
Même  réponse,  encore  plus  douloureuse.  C'est  à  cette  époque  surtout 
que  tout  espoir  nous  est  défendu.  Nés  fort  mal  à  propos,  trop  tôt  ou 
trop  tard,  nous  avons  essuyé  toutes  les  horreurs  de  la  tempête  sans 
pouvoir  jouir  de  ce  soleil  qui  ne  se  lèvera  que  sur  nos  tombes. Sûre- 
ment, Dieu  n'a  pas  remué  tant  de  choses  pour  ne  rien  faire;  mais, 
franchement,  méritons-nous  de  voir  de  plus  beaux  jours,  nous  que 
rien  n'a  pu  convertir,  je  ne  dis  pas  à  la  religion,  mais  au  bon  sens, 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  463 

et  qui  ne  sommes  pas  meilleurs  que  si  nous  n'avions   vu  aucun  mi- 
racle ? 

«  Plusieurs  personnes  m'ont  fait  l'honneur  de  m'adresser  la  même 
question  que  je  lis  dans  votre  lettre  :  Pourquoi  n'écrivez- vous  pas  sur 
l'état  actuel  des  choses?  Je  fais  toujours  la  même  réponse  :  du  temps 
de  la  canaillocratie,  je  pouvais,  à  mes  risques  et  périls,  dire  leurs 
vérités  àces  inconcevables  souverains;  mais,  aujourd'hui,  ceux  qui  se 
trompent  sont  de  trop  bonne  maison  pour  qu'on  puisse  se  permettre 
de  leur  dire  la  vérité.  La  Révolution  est  bien  plus  terrible  que  di 
temps  de  Robespierre;  en  s'élevant  elle  s'est  rariinée.  La  dill'jrence 
est  du  mercure  au  sublimé  corrosif,  je  ne  vous  dis  rien  de  l'horrible 
corruption  des  esprits;  vous  en  touchez  vous-même  les  principaux 
symptômes.  Le  mal  est  tel,  qu'il  annonce  évidemment  une  explosion 
divine.  Slais  quand?  mais  comment?  Ah!  ce  n'est  pas  à  nous  de  con~ 
naître  le  temps,  etc.  » 

Cette  perspective  dune  explosion  prochaine  était  devenue 
soii  idée  fixe.  A  le  voir  avec  la  tête  haute  toujours  décou- 
verte, ses  beaux  clieveux  blancs  et  son  verbe  ardent,  en- 
flammé, il  avait  l'air  d'un  prophète  :  «  C'est  comme  notre 
Etna,  disait  un  jour  un  seigneur  sicilien  qui  sortait  de 
causer  avec  lui,  il  a  la  neige  sur  la  tête  et  le  feu  dans  la 
bouche  :  Pare  il  nostro  Etna  :  la  neve  in  testa  ed  il  fuoco  in 
bocca.  » 

Peu  de  temps  avant  sa  mort,  il  écrivait  à  un  de  ses  amis^ 
de  France  :  «  Je  sens  que  mon  esprit  et  ma  santé  s'affaiblis- 
«  sent  tous  les  jours.  Ilic  jacet,  voilà  ce  qui  va  bientôt  me 
«  rester  de  tous  les  biens  de  ce  monde.  Je  finis  avec  rEiirope, 
«  c'est  s'en  aller  en  bonne  compagnie.  »  —  On  m'assure  pour- 
tant que  ce  fut  six  semaines  seulement  avant  sa  mort  qu'il 
écrivit  ce  fameux  portrait  de  Voltaire  pour  le  mettre  dans 
les  Soirées,  au  iv*  Entretien  déjà  composé. 

Vers  la  fin  de  décembre  1820,  de  graves  symptômes  se  dé- 
clarèrent; sa  démarche  ordinairement  si  terme  et  si  rapide^, 
devint  chancelante,  on  n'osait  plus  le  laisser  sortir  seul  : 
«  Nous  nous  apercevions  bien  qu'il  perdait  ses  forces,  écri- 
«  vait  un  témoin  ami,  mais  nous  étions  loin  de  le  croire  en. 


464  POnTRAlTS    LlTTÉRAir.ES. 

«  danger;  nous  supposions  plutôt  cet  affaiblissement  dû  à 
«  l'âge,  dont  les  effets  se  hâtaient  plus  que  d'ordinaire  el 
«  s'accumulaient  plus  rapidement.  Mais  lui,  quoiqu'il  n'eût 
'<  aucune  maladie,  il  se  sentait  frappe  à  mort.  Je  me  rappelle 
«  que  j'avais  commencé  son  portrait,  et  que,  voulant  le  mct- 
«  tre  dans  son  costume  de  chancelier,  il  me  promit  de  venir, 
«  je  crois,  le  jour  de  l'an  où  il  devait  faire  sa  cour  au  roi.  11 
«  vint  en  effet;  et  comme  je  lui  disais  qu'il  n'aurait  pas  dû 
«<  venir  ce  jour-là,  car  il  paraissait  très-fatigué  d'avoir  monté 
«  notre  escalier,  il  me  répondit,  en  baissant  la  voix  pour 
«  que  sa  fille  qui  l'accompagnait  ne  l'entendît  pas  :  J'ai 
«  voulu  revenir  aujourd'hui,  car  je  7ie pourrai  plus  revenir,  et 
«  cela  avec  un  sourire  si  calme  et  si  naturel  que  l'on  aurait 
«  cru  qu'il  s'agissait  d'un  petit  secret  qui  aurait  pu  causer 
«  quelque  contrariété.  En  effet,  il  cessa  de  faire  des  visites; 
«  mais  il  continuait  à  s'occuper  et  à  travailler  comme  à  son 
«  ordinaire:  il  n'avait  ni  tlèvre  ni  aucune  maladie  appré- 
«  ciable,  seulement  un  dégoût  de  la  nourriture  qui  augmen- 
«  tait  de  jour  en  jour,  sans  pourtant  qu'elle  lui  fît  mal.  Il 
«  s'affaiblissait  si  visiblement,  sa  famille  s'alarmait,  et  les 
«  médecins  aussi,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  en  deviner  la 
«  cause.  Je  passais  chez  lui  presque  toutes  les  soirées,  et  je 
«  lui  ai  entendu  faire  plusieurs  fois  allusions  à  sa  mort 
«  prochaine,  et  toujours  de  la  même  manière,  c'est-à-dire 
«  avec  une  paix  admirable  et  le  soin  de  ménager  sa  famille, 
«  pour  laquelle  il  n'avait  jamais  clé  si  tendre  et  si  affec- 
«  tueux.  11  s'est  fait  administrer  deux  fois  pendant  le  mois 
«  qui  a  précédé  sa  mort  »  (dont  une  fois  le  29  janvier,  jour 
«  de  la  fête  de  la  saint  François  de  Sales).  Et  ailleurs,  dans 
une  lettre  de  source  encore  plus  intime,  on  lit  ces  détails 
qui  conduisent  de  plus  en  plus  près  et  jusqu'à  la  fin  :  «  Nous 
«  osions  cependant  nous  livrer  quelquefois  à  l'espérance, 
«  parce  que  ses  facultés  morales  n'avaient  jamais  été  si  vi- 
«  ves  nisi  prodigieuses;  pendant  cinquante  jours  qu'aduré 
«  sa  maladie,  il  n'a  cessé  de  s'occuper  des  affaires  de  sa 


JOSEPH    DE    MAISTRE.  465 

«  charge,  de  ses  affaires  domestiques,  de  la  littérature  et  de 
«  la  politique;  il  nous  a  dicté  plus  de  cinquante  lettres,  et 
«  trouvait  un  grand  plaisir  dans  les  lectures  continuelles 
«  que  nous  lui  faisions.  Étonné  lui-même  de  ce  que  son  es- 
«  prit  ne  se  ressentait  point  de  la  faiblesse  de  son  corps,  il 
'<  nous  disait  en  riant  :  Vous  serez  fort  surpris  de  ne  trouver. 
•(  plus  un  jour  dans  ce  lit  qu'un  pur  esprit.  Les  bonnes  œuvres' 
'<  n'ont  jamais  cessé  de  l'occuper,  et  il  versa  beaucoup 
«  de  larmes,  quelques  jours  avant  sa  mort,  en  apprenant 
«  qu'une  pauvre  femme  qu'il  avait  recommandée  au  minis- 
«  tre  des  finances  venait  de  recevoir  une  somme  considérable: 
«  une  joie  pure  colora  pour  la  dernière  fois  son  noble  vi- 
«  sage,  et  regardant  le  ciel,  il  remercia  Dieu  avec  atten- 
«  drissement...  »  Il  expira  le  26  février  1821,  à  l'âge  de  près 
de  soixante-huit  ans. 

Les  années  qui  ont  suivi  en  confirmant  quelques-unes  de 
ses  vues  et  en  contredisant  certaines  autres,  n'ont  fait  qu'é- 
lever de  plus  en  plus  haut  son  nom  et  l'autorité  de  son 
esprit  parmi  les  hommes.  Il  est  même  arrivé  que,  lui  aussi, 
lui  si  isolé  de  son  vivant  et  si  dédaigneux  de  la  vogue,  il  a 
eu  en  France  une  espèce  d'école,  et  qu'on  s'est  mis  à  le  cé- 
lébrer, à  le  contrefaire  par  lieu-commun.  L'histoire  de  son 
influence  posthume  serait  assez  longue,  assez  compliquée, 
et,  ce  me  semble,  fastidieuse  à  faire  aujourd'hui.  C'est  de 
lui  surtout  qu'il  serait  exact  de  dire  ce  qu'il  a  dit  lui-même 
de  tout  écrivain,  d'après  Platon,  que  la  parole  écrite  ne  re- 
présente pas  toute  la  parole  vive  et  vraie  de  l'homme,  car 
son  père  n'est  plus  là  pour  la  défendre.  M.  de  Maistre  me  pa- 
raît, de  tous  les  écrivains,  le  moins  fait  pour  le  disciple  ser- 
vile  et  qui  le  prend  à  la  lettre  :  il  l'égaré.  Mais  il  est  surtout 
pour  l'adversaire  intelligent  et  sincère  :  il  le  provoque,  il  le 
redresse. 

Et  pour  parlera  sa  manière,  on  ne  craindrait  pas  de  dire, 
dût-on  faire  regarder  d'un  certain  côté,  que  le  disciple  qui 
s'attache  aux  termes  mêmes  de  de  Maistre  et  le  suit  au  pied 


466  PORTRAITS   LlTTÉRAIllES. 

de  la  lettre  est  bête.  La  bête  a  l'inconvénient  de  ne  venir  ja- 
mais seule;  elle  introduit  le  fripon. 

Mais  coupons  vite  avec  celte  queue  fâcheuse  et  parfaite- 
ment indigne  d'un  sujet  si  noble  et  si  grand  ;  tenons-nous 
jusqu'au  bout  en  présence  delà  haute,  de  l'intègre  et  véné- 
rable figure.  Rappelons-nous  à  son  propos  ce  que  Bossuel  a 
dit  de  Rancé  dont  on  venait  dénoncer  les  exagérations,  et 
appliquons-lui  surtout  en  pleine  certitude  ce  beau  mot  de 
Saint-Cyran  sur  saint  Bernard  :  «  C'a  été  un  vrai  gentilhomme 
chrétien.  » 

Juillet— Août  1843. 


(Comme  article  essentiel  à  joindre  à  celui-ci  sur  le  comte  de  Mais- 
Ire,  voir  ce  que  j'ai  écrit  lors  de  la  publication  de  ses  Lettres,  au 
lome  IV  des  Causeries  du  Lundi;  et  sur  sa  Correspondance  diploma- 
tique, un  article  dans  le  Moniteur  du  3  décembre  1860.  Voir  vuti 
Pert-Royalf  tome  III,  livre  m,  ehap.  xiv.) 


GABRIEL  NAUDE 


Il  me  semble  difficile,  lorsqu'on  est  arrivé  en  quelque  en- 
droit nouveau,  en  quelque  coin  du  monde,  pour  s'y  établir 
et  y  vivre  quelque  temps,  de  ne  pas  s'enquérir  tout  d'abord 
de  l'histoire  du  lieu  (et,  si  obscur,  si  isolé  qu'il  soit,  c'est 
bien  rare  qu'il  n'en  ait  point)  :  quels  hommes  y  ont  passé, 
s'y  sont  assis  à  leur  tour;  quels  l'ont  fondé,  donjon  ou  clo- 
cher, maison  d'étude  ou  de  prière;  quels  y  ont  gravé  leur 
nom  sur  le  mur,  ou  seulement  y  ont  laissé  un  vague  écho  dans 
les  bois.  Ce  passé  une  fois  ressaisi,  ces  hôtes  invisibles  et  si- 
lencieux une  fois  reconnus,  on  jouit  mieux,  ce  semble,  du 
séjour,  on  le  possède  alors  véritablement,  et  le  Genius  ioci, 
que  notre  hommage  a  rendu  propice,  anime  doucement  cha- 
que objet,  y  met  l'âme  secrète,  et  accompagne  désormais  tous 
nos  pas.  Ainsi  surtout  doit-on  faire  s'il  s'agit  d'un  lieu  de 
quelque  renom,  d'une  fondation  destinée  précisément  à  per- 
pétuer la  mémoire  des  hommes  et  des  choses.  C'est  ce  que  je 
n'ai  eu  garde  de  négliger  pour  notre  bibliothèque  Mazarine, 
depuis  qu'un  indulgent  loisir  m'y  a  fait  asseoir,  et  que  le 
régime  du  plus  aimable  des  administrateurs  (1)  nous  y  rend 
les  douceurs  d'Évandre  ;  je  me  suis  senti  sollicité  du  pre- 
mier jour  à  rechercher  l'histoire  des  prédécesseurs.  Un  de 
cas  derniers,  M.  Petit-Radel,  a  écrit  fort  savamment  (je  di- 
rais peut-être  un  autre  mot  si  ce  n'était,  lui  aussi,  un  an- 
cêtre) l'historique  de  l'établissement  qu'il  administrait.  Fon- 

(t)  M.  de  FeI(;U. 


4(58  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

dation  de  itfazarin,  mais  n'ayant  élé  livrée  au  public  dans 
le  local  et  sous  la  forme  actuelle  que  bien  après  lui,  des- 
servie durant  tout  le  xvme  siècle  par  une  dynastie  purement 
théologiqiie  de  docteurs  en  Sorbonne,  celte  bibliothèque 
s'ouvrit,  au  moment  de  la  Révolution,  à  des  noms  de  conser- 
vateurs un  peu  mélangés.  Là,  Sylvain  Maréchal  siégea;  il 
fallut  purifier  la  place.  Là,  Palissot,  vieillard  souriant,  re- 
venu de  la  satire,  se  consola  dans  le  voisinage  de  l'Institut 
de  ne  pouvoir  pas  en  être.  Bouflers,  nommé  un  instant  pour 
lui  succéder  en  1848,  n'y  parut  jamais  :  il  se  contenta  d'en- 
voyer demander  le  premier  jour,  par  un  reste  de  vieille  ha- 
bitude, où  étaient  les  écuries  et  remises  du  logement  de 
Palissot,  afin  d'y  loger  sans  doute  les  chevaux  qu'il  n'avait 
plus.  Montjoie,  l'auteur  des  Quatre  Espagnols,  si  oublié,  ne 
prit  que  le  temps  d'y  entrer,  de  s'en  réjouir  et  d'en  mourir. 
Mais  tous  ces  hôtes  passagers  qui  ne  pourraient  qu'égayer 
d'une  seconde  anecdote  un  fond  si  grave,  que  sont-ils  au- 
près du  fondateur  même;  je  veux  dire  le  bibliothécaire  de 
Mazarin  et  le  grand  bibliographe  d'alors,  ce  Gabriel  Naudé 
dont  le  cachet  est  là  partout  sous  nos  yeux,  dont  l'esprit  se 
représente  à  chaque  instant  dans  le  choix  des  livres  et  s'y 
peint  comme  dans  son  œuvre!  C'est  à  lui  que  je  m'attacherai 
aujourd'hui,  moins  encore  au  savant  qu'à  l'homme;  moi,  le 
dernier  venu  et  le  plus  indigne  de  sa  postérité  directe,  je  veux 
gagner  mon  litre  d'héritier  et  lui  consacrer,  à  lui  le  grand 
sceptique,  cet  article  tout  pieux,  au  moins  en  ce  sens-là. 

Un  de  nos  jeunes  et  curieux  amis  a  fail,  il  y  a  bien  des 
années  déjà,  une  étude  de  Naudé  en  celle  Revue {\)  ;  il  s'est 
appliqué  à  toute  sa  vie,  s'est  étendj  sur  ses  divers  ouvrages, 
et  a  pris  plaisir  autour  de  l'érudil.  C'est  au  moraliste,  au 
penseur,  que  je  vise  plutôt  ici  ;  c'est  l'esprit  de  la  personne 
et  le  procédé  de  cet  esprit  que  je  vais  m'efforcer  de  dégager, 
ie  faire  saillir  de  dessous  la  croûte  d'érudition  assez  épaisse 

(1)  Revue  des  Deux-  Mondes^  15  août  1036,  article  de  M.  Labitte 


GABRIEL   NAUDÉ.  469 

qui  le  recouvre.  Tout  est  dans  Bayle,  a-t-on  dit,  mais  il  faut 
l'en  tirer  pour  l'y  voir.  Combien  ce  mot  est-il  plus  vrai  de 
Naudé  encore,  lequel  n'a  ni  point  de  vue  apparent  ni  relief 
saisissable,  et  qui  étouffe  son  idée  comme  à  dessein  sous 
une  niasse  de  citations  et  de  digressions!  Il  s'agit,  dans  ce 
bloc  confus  et  presque  informe,  de  retrouver  et  de  tailler  le 
buste  de  l'homme.  Au  bout  d'une  des  salles  de  la  Mazarine 
un  buste  de  lui  existe  en  marbre,  et  fait  pendant  à  celui  de 
Racine;  j'ai  souvent  admiré  le  contraste,  et  je  ne  sais  si  c'est 
ce  que  l'ordonnateur  a  voulu  marquer  :  ce  sont  bien  certai- 
nement les  deux  esprits  qui  se  ressemblent  le  moins,  les 
deux  écrivains  qui  se  produisent  le  plus  contrairement;  l'un 
encore  tout  farci  de  gaulois,  cousu  de  grec  et  de  latin,  et 
d'une  diction  véritablement  polyglotte,  l'autre  le  plus 
élégant  et  le  plus  poli;  celui-ci  le  plus  noble  dévisage  et  si 
beau,  celui-là  si  fin.  Il  y  a  de  quoi  passer  entre  les  deux. 
Mais  le  point  où  je  voudrais  relever  et  voir  placé  le  buste  de 
Naudé,  c'est  à  son  vrai  lieu,  entre  Charron,  ou  mieux  entre 
Montaigne  et  Bayle  :  il  fait  le  nœud  de  l'un  à  l'autre,  uû 
très-gros  nœud,  assez  dur  à  délier,  mais  qui  en  vaut  la  peine. 
Otez  encore  une  fois  l'enveloppe  et  l'écorce,  je  résume  le 
sens  et  j'appelle  mon  auteur  par  son  vrai  nom  :  un  scep- 
tique moraliste  sous  masque  d'érudit, 

Gabriel  Naudé  est  qualifié  Parisien  en  tête  de  ses  livres,  se- 
lon la  vieille  mode, Parisien  comme  Charron,  comme  Villon. 
Il  naquit  en  février  1600,  sur  la  paroisse  Saint-Méry,  de  pa- 
rents bourgeois,  qui,  voyant  ses  heureuses  dispositions,  le 
mirent  de  bonne  heure  aux  études.  On  cite  d'ordinaire  ses 
deux  maîtres  de  philosophie,  célèbres  pour  le  temps,  Freyet 
Padet;  mais  il  serait  plus  essentiel  de  rappeler  ce  que  Guy 
Patin,  son  ami  de  jeunesse,  nous  apprend.  Celui-ci,  ayant  à 
s'expliquer  sur  les  sentiments  religieux  de  Naudé,  écrivait  à 
Spon  (1)  :  «  Tant  que  je  l'ai  pu  connoitre,  il  m'a  semblé  fort 

(I)  Nouveau  Recueil  de  Lettres  choisies  de  Guy  Patin,  tome  V. 
page  233. 

II.  27 


470  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

«  indiiïérent  dans  le  choix  de  la  religion  et  avoir  appris  cela 
«  à  Home,  tandis  qu'il  y  a  demeuré  douze  bonnes  années; 
((  et  même  je  me  souviens  de  lui  avoir  ouï  dire  qu'il  avoiî. 
«  autrefois  eu  pour  maître  un  certain  professeur  de  rhéto- 
«  rique  au  collège  de  Navarre,  nommé  Belurgey,  natif  de 
K  Flavigny  en  Bourgogne,  qu'il  prisoit  fort...  »  Or,  ce  pro- 
fesseur de  rhétorique  se  vantait  notoirement  d'être  de  la  re- 
ligion de  Lucrèce,  de  Pline,  et  des  grands  hommes  de  l'anti- 
quité; pour  article  unique  de  foi,  on  l'entendit  alléguer 
souvent  certain  chœur  de  Sénèque  dans  la  Troadc  .•  «  Bref, 
«  ajoute  Guy  Patin,  M.  Naudé  avoit  été  disciple  d'un  tel 
«  maître,  >>  et  il  conclut  en  citant  ce  vers  expressif  du  Man- 
touan  que  tous  les  biographes  devraient  méditer  : 

Qui  viret  in  foliis  venit  a  radicibus  liumor. 

Cherchez  bien,  cette  humeur  et  cette  sève  qui  verdoie  di- 
versement dans  le  feuillage,  elle  provient  de  la  racine. 

Le  xvi«  siècle  finissait  d'hier  quand  Naudé  naquit.  On  se 
figure  difficilement  ce  que  devait  paraître  cette  féconde  et 
torte  époque  aux  yeux  de  ceux  qui  en  sortaient,  qui  en  héri- 
taient et  pour  qui  elle  était  véritablement  le  dernier  et  grand 
siècle.  Il  faut  voir  comme  Naudé  s'en  exprime  en  toute  oc- 
casion ;  les  admirateurs  du  xviii*  siècle  n'en  disaient  pas  plus 
à  l'issue  de  leur  âge  fameux.  Tant  de  découvertes  succes- 
sives et  croissantes,  canons,  imprimeries,  horloges,  un  con- 
tinent nouveau,  tout  récemment  l'économie  des  cieux  cédant 
ses  secrets  aux  observations  d'un  Tycho-Brahé  et  aux  lu- 
nettes d'un  Galilée,  voilà  ce  que  Naudé,  jeune,  avide  de  toute 
connaissance,  eut  d'abord  à  considérer,  et  il  s'en  exalte  avec 
Bacon.  On  aime  à  l'entendre  proclamer  la  félicité  de  notre 
dernier  siècle,  et  on  sourit  en  songeant  que  c'est  celui  même 
duquel  nos  littérateurs  instruits  d'il  y  a  trente  ans  s'accor- 
daient à  parler  comme  d'une  époque  presque  barbare.  La 
ressource  de  l'humanité,  en  avançant,  est  de  se  débarrasser 
du  bagage  trop  pesant  et  d'oublier  :  ainsi  elle  trouve  moyen 


GABRIEL   NAUDÉ.  471 

de  se  redonner  par  intervalle  un  peu  de  fraîcheur  et  une 
soif  de  nouveauté.  Cardan,  Pic  de  la  Mirandole,  Scaliger,  ces 
colosses  de  science,  ou  mieux,  pour  parler  comme  notre  au- 
teur, ces  preux  de  la  pédanterie,  aussi  merveilleux  et  plus  vrais 
que  ceux  de  la  Table-Ronde,  étaient  donc  les  maîtres  fami- 
liers de  Naudé  et  les  rudes  jouteurs  auxquels  avait  affaire  in- 
cessamment son  adolescence.  Quanta  ceux  qui  avaient  écrit 
en  français,  tels  que  Bodin,  Charron  et  Montaigne,  il  n'y 
pouvait  voir  que  ses  compagnons  de  plaisir,  tant  c'était  faci- 
lité de  les  aborder  au  prix  des  autres.  Le  xvi^  siècle  (on 
avait  droit  de  le  croire  à  l'immensité  de  l'inventaire)  avait  et 
possédait  tout,  —  tout,  hormis  ce  seul  petit  fruit  assez  ca- 
pricieux, qui  ne  vient,  on  ne  sait  pourquoi,  qu'à  de  cer- 
taines saisons  et  à  de  certaines  expositions  de  soleil,  je  veux 
dire  le  bon  goût,  ce  présent  des  Grâces  (t). 

Le  bon  goût  dans  les  choses  littéraires,  et  la  méthode,  cet 
autre  bon  goût  qui  est  particulier  aux  sciences,  le  xvf  siècle 
n'en  sut  point  le  prix  ni  l'usage.  Galilée  seul  fît  exception 
comme  savant,  et  offrit  l'instrument  exact  à  l'âge  qui  suc- 
céda. Auparavant,  la  confusion  tout  le  long  du  chemin  com- 
promettait la  recherche,  et  encombrait  en  fln  de  compte  la 
découverte.  L'astronomie  de  ces  temps  continuait  de  se  mê- 
ler à  l'astrologie,  la  chimie  à  l'alchimie,  la  géométrie  aux 
nombres  mystiques;  la  physique  n'avait  pas  fait  divorce  avec 
les  charlatans.  Ce  n'était  pas  le  vulgaire  seul  qui  parlait  de 
magie.  Les  superstitions  de  toutes  sortes  trouvaient  place  à 
côté  de  l'audace  de  la  pensée,  et  jusque  dans  l'incrédulité 
philosophique.  Les  plus  grands  esprits.  Cardan,  Bodin, 
Agrippa,  Poste],  inclinent  par  moments  au  vertige  et  aux  chi- 
mères. LiC  résultat  de  celte  vaste  époque  effervescente  à  son 
lendemain  et  auprès  des  esprits  rassis,  judicieux,  critiques, 
qui  l'embrassaient  par  la  lecture,  devait  être  naturellement 


(1)  S'il  l'eut  sur  un  point    ce  fut  en  architecture  et  sculnture  soua 
les  Valois,  pas  en  une  autre  brandie. 


472  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

le  doute,  au  moias  le  doute  moral,  philosophique;  et  de 
toutes  parts  le  xvi«  siècle  finissant  l'eugendra. 

Ou  avait  tout  dit,  tout  pensé,  tout  rêvé;  on  avait  exprimé 
les  idées  et  les  recherches  en  toute  espèce  de  style,  dans  une 
langue  en  général  forte,  mais  chargée  et  bigarrée  à  l'excès. 
Qu'y  avait-il  à  faire  désoi'mais?  Quelques  écrivains,  médio- 
crement penseurs,  doués  seulement  d'une  vive  sagacité  lit- 
téraire, ouvrirent  dès  l'abord  une  ère  nouvelle  pour  l'expres- 
sion ;  le  goût,  qui  implique  le  choix  et  l'exclusion,  les  poussa 
à  se  procurer  l'élégance  à  tout  prix  et  à  rompre  avec  les  ri- 
chesses mêmes  d'un  passé  dont  ils  n'auraient  pu  se  rendre 
maîtres.  Ainsi  opérèrent  Malherbe  et  Balzac.  Quant  au  fond 
même  des  idées,  la  révolution  fut  plus  lente  à  se  produire  ;  on 
continua  de  vivre  sur  le  xvi*  siècle  et  sur  ses  résultats,  jus- 
qu'à ce  que  Descartes  vint  décréter  à  son  tour  l'oubli  du  passé, 
l'abolition  de  cette  science  gênante,  et  recommencer  à  de 
nouveaux  frais  avec  la  simplicité  de  son  coup  d'oeil  et  l'éclair 
de  son  génie,  Naudé,  lui,  n'avait  aucun  de  ces  caractères  qui 
étaient  propres  au  siècle  nouveau;  il  ne  se  souciait  en  rien 
de  l'expression  littéraire,  il  ne  s'en  doutait  même  pas;  et 
pour  ce  qui  est  d'innover  et  de  renchérir  en  fait  de  système, 
s'il  avait  jamais  pensé  à  le  faire,  c'eût  été  dans  les  lignes 
mûmes  et  comme  dans  la  poussée  du  xvi^  siècle,  en  repre- 
nant quelque  grande  conception  de  l'antiquité  et  en  greffant 
la  hardiesse  sur  l'érudition.  Mais  s'il  eut  à  un  moment  ces 
velléités  d'enthousiasme,  comme  semble  l'attester  son  admi- 
ration de  jeune  homme  pour  Campanella,  elles  furent  courtes 
chez  lui  ;  il  retomba  vite  à  l'état  de  lecteur  contemplatif  et  cri- 
tique, notant  et  tirant  la  moralité  de  chaque  chose,  repassant 
tout  bas  les  paroles  des  sages,  et,  pour  vérité  favorite,  se  don- 
nant surtout  le  divertissement  et  le  mépris  de  chaque  erreur. 

Naudé  appartient  essentiellement  à  cette  race  de  sceptiques 
et  académiques  d'alors,  dont  on  ne  sait  s'ils  sont  plus  doctes 
ou  plus  penseurs,  étudiant  tout,  doutant  de  tout  entre  eux, 
que  Descartes  est  venu  ruiner  en  établissant  d'aulorité  une 


GABRIEL   NAUDÉ.  473 

philosophie  spiritualiste,  croyante  clans  une  certaiae  mesure, 
et  capable  de  supporter  le  grand  jour  devant  la  religion (I). 
A  voir  l'anarchie  morale  qui  régnait  durant  le  premier  tiers 
du  siècle,  et  l'impuissance  d'en  sortir  en  continuant  la  tra- 
dition, on  apprécie  l'importance  de  cette  brusque  réforme 
cartésienne  à  titre  d'institution  publique  de  la  philosophie. 
Quant  à  l'autre  espèce  de  sagesse  plus  à  hnis-clos  et  dans  la 
chambre,  qui  ne  s'enseigne  pas,  qui  ne  se  professe  pas,  qui 
n'est  pas  une  méthode,  mais  un  résultat,  pas  un  début  ni 
une  promesse,  mais  une  habitude  et  une  fin,  et  de  laquelle 
il  faut  répéter  avec  Sénèque  :  Bona  mens  non  cmitur,  non 
commoddtur,  c'est-à-dire  qu'elle  est  une  maturité  toute  per- 
sonnelle de  l'esprit,  on  peut  s'en  tenir  à  Gabriel  Naudé. 

Nul,  en  son  temps,  ne  l'a  pratiquée  mieux  que  lui  et  dans 
les  vraies  conditions  du  genre,  à  petit  bruit,  sans  amour- 
propre,  sans  montre,  à  l'abri  des  gros  livres  et  comme  sous 
le  triple  retranchement  des  catalogues;  car,  avec  lui,  c'est 
derrière  tout  cela  qu'il  la  faut  chercher. 

Au  sortir  de  sa  philosophie,  pendant  laquelle  se  noua  sa 
liaison  avec  Guy  Patin,  il  s'adonna  à  l'étude  de  la  médecine, 
d'abord  sous  M.  Moreau.  C'était  en  1622.  Sa  réputation  de 
capacité  et  de  science  s'étendait  déjà  hors  des  écoles.  Il  avait 
publié  un  petit  livre,  le  Ma?'/"ore  ou  discours  contre  les  libelles, 
dont  je  ne  parlerai  pas,  attendu  que  je  ne  sais  personne  qui 
l'ait  lu  ni  vu.  Le  président  de  Mesmes,  de  cette  famille  de 


(1)  Le  dernier  des  sceptiques  énidits  de  cette  race  de  Naudé  et  de 
beaucoup  le  plus  milieé  et  le  plus  élégant,  quoiqu'au  fond  y  tenant 
par  les  racines,  c'est  Huet,  le  très-docte  évêque  d'Avranciies.  Jl  com- 
battit Descartes  sur  la'certitude  et  reprit  en  main  la  thèse  de  Sanchez: 
Qnod  niliil  scitur.  Mais  chez  Huet  on  peut  dire  que  le  scepticisme  a 
moins  l'air  encore  d'élre  déguisé  qu'enchevêtré  dans  l'érudition  !  on 
ne  sait  trop  jusqu'où  il  l'étend  et  à  quel  point  juste  sa  religion  s'y 
concilie.  Son  manteau  d'évêque  recouvre  presque  tout.  La  portée 
réelle  de  son  esprit  est  restée  douteuse  au  milieu  de  cette  immensité 
de  savoir  et  de  cette  longanimité  d'indifférence.  Il  y  aurait  un  beau 
travail  à  faire  sur  lui. 


474  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Mécènes  qui  avait  nourri  Passerai  et  qui  devait  adopter  Voi- 
ture, le  prit  pour  sou  bibliothécaire.  II  paraît  queNaudé  quitta 
cette  place  un  peu  assujettissante  pour  aller  étudier  à  Padoue, 
en  1626;  il  en  fut  rappelé  par  la  mort  de  son  père.  En  1628, 
la  Faculté  de  médecine  le  choisit  pour  faire  le  discours  la- 
tin d'apparat,  proprement  dit  le  paramjmphe,  qui  était  d'u- 
sage à  la  réception  des  licenciés;  c'était  une  grande  solen- 
nité scholaire.  Avant  de  leur  décerner  le  bonnet  doctoral  ou, 
comme  on  disait,  le  laurier,  et  de  les  lancer  dans  le  monde, 
la  Faculté,  en  bonne  mère,  les  faisait  louer  et  préconiser  en 
public.  Us  étaient  neuf  cette  fois,  parmi  lesquels  des  noms 
plus  tard  célèbres,  Brayer,  Guenaut,  Rainssant.  Naudé  s'ac- 
quitta de  son  office  avec  splendeur;  il  prit  comme  corps  de 
sujet,  indépendamment  des  neuf  petits  panégyriques,  l'anti- 
quité de  l'École  de  médecine  de  Paris.  On  fut  si  content  de 
sa  harangue  en  beau  latin  fleuri,  plus  que  cicéronien,  et  pa- 
naché de  vers  latins  en  guise  de  péroraison,  qu'on  l'admit 
tout  d'une  voix  à  compter  lui-même  parmi  les  candidats  à 
la  licence,  de  laquelle  il  s'était  trouvé  exclu  par  son  voyage 
d'Italie.  Peu  après,  Pierre  Du  Puy,  qui  l'estimait  fort,  parla 
de  lui  au  cardinal  de  Bagni,  ancien  nonce  en  France,  qui 
avait  besoin  d'un  bibliothécaire  et  secrétaire.  Naudé  s'atta- 
cha à  ce  cardinal,  et  le  suivit  en  Italie  à  la  fin  de  \  630  ou  au 
commencement  de  1631  ;  il  y  resta  onze  années  pleines,  n'é- 
tant revenu  à  Paris  qu'en  mars  1642,  pour  y  être  bibliothé- 
caire de  Richelieu,  puis  de  Mazarin.  Les  cardinaux  et  les 
bibliothèques,  ce  furent  là,  comme  on  voit,  le  constant  abri 
et  comme  le  gîte  de  Naudé, 

Ces  onze  ou  douze  années  d'Italie  et  de  Rome  durent  avoir 
grande  influence  sur  lui  et  sur  ses  habitudes  d'esprit;  mais 
on  peut  dire  qu'il  y  était  bien  préparé  par  la  nature.  Il  suffira 
pour  cela  de  parcourir  quelques-uns  des  écrits  qu'il  publia 
antérieurement.  Avant  de  les  lire  etde  les  citer  une  remarque 
pourtant,  une  précaution  est  nécessaire.  Pour  Naudé  qui 
débute  vers  1623,  et  qui  s'en  va  passer  hors  de  France  de 


GABRIEL   NAUDÉ.  475 

longues  années,  Malherbe  ni  Balzac  ne  sont  guère  jamais  ve- 
nus. Il  écrit  en  français,  sauf  l'esprit  et  le  sens,  comme  le 
Père  Garassus  ou  comme  le  Père  Peteau,  quand  ce  der- 
nier s'en  mêle.  Naudé  y  ajoutait  ces  traits  de  plume  à  la 
M"e  Gournay,  même  des  fleurettes  parfois  à  la  Camus 
pour  le  joli  des  citations.  Camus,  W^"  Gournay,  Garassus 
et  Peteau,  ce  sont  ses  vrais  contemporains  en  style  fran- 
çais (si  français  il  y  a).  S'il  appelle  Montaigne  le  Sénèque 
de  la  France,  il  n'en  profite  guère  que  pour  s'accorder  les 
citations  latines  à  son  exemple.  Il  prise  Charron  plus  qu'il 
ne  l'imite  en  écrivant.  En  fait  de  poëtes  modernes,  il  les 
ignore.  Il  parle  de  la  Pléiade  comme  étant  venue  depuis 
peu,  et  Du  Bartas,  le  grand  encyclopédique,  paraît  seul  lui 
avoir  été  très-présent;  il  le  met  dans  son  projet  de  Biblio- 
thèque en  tiers  avec  le  Tasse  et  l'Arioste  auprès  d'Homère 
et  de  Virgile.  Guillaume  Colletet,  ce  rimeur  né  suranné,  est 
son  seul  poëte  moderne  contemporain. 

Dans  une  lettre  de  Rome,  Jaîms  £r)/</ireus,  c'est-à-direRossi, 
parlant  d'un  dernier  voyage  qu'y  fit  Naudé  en  1645,  pen- 
dant lequel  le  bibliothécaire  infatigable  achetait  des  livres 
à  la  toise  pour  le  cardinal  Mazarin  et  vidait  tout  les  maga- 
sins de  bouquinistes,  nous  le  représente,  au  sortir  de  ces 
coups  de  main,  tout  poudreuxlui-mème  de  la  tête  aux  pieds, 
tout  rempli  de  toiles  d'araignées  à  sa  barbe,  à  ses  cheveux, 
à  ses  habits,  tellement  que  ni  brosses  ni  époussettes  sem- 
blaient n'y  pouvoir  suffire.  Eh  bien  !  le  style  de  Naudé  (il 
faut  d'abord  s'y  faire)  est  plein  de  toiles  d'araignées  comme 
sa  personne. 

Encore  une  fois,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  se  détourner  ; 
il  vaut  la  peine  qu'on  l'accoste  sous  ce  costume.  Rien  de  moi  ns 
scholar  an  fond  et  de  moins  pédant  que  lui;  il  vérifie,  aussi 
bien  que  Bayle,  ce  mot  de  Nicole,  que  le  pédantisme  est  un 
vice,  non  de  robe,  mais  d'esprit;  et,  se  rendant  justice  à 
lui-même  au  chapitre  I"  de  ses  Coups  d'État,  il  a  pu  dire  : 
«'  Car  il  est  vrai  que  j'ai  cultivé  les  Muses  sans  les  trop 


476  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

«  caresser,  et  me  suis  assez  plu  aux  études  sans  trop  m'y 
«  engager.  J'ai  passé  par  la  philosophie  scholastique  sans 
«  devenir  éristique,  et  par  celle  des  plus  vieux  et  modernes 
«  sans  me  parlialiser  : 

NuIUus  addictus  jurare  in  verba  magistri. 

«  Sénèque  m'a  plus  servi  qu'Aristote;  Plularque  que  Platon; 
«  Juvénal  et  Horace  qu'Homère  et  Virgile  ;  Montaigne  et 
'.<  Charron  que  tous  les  précédents...  Le  pédaiitisme  a  bien 
«  pu  gagner  quelque  chose,  pendant  sept  ou  huit  ans  que 
«  j'ai  demeuré  dans  tes  collèges,  sur  mon  corps  et  façons  de 
'.<  faire  extérieures,  mais  je  me  puis  vanter  assurément  qu'il 
;<  n'a  rien  empiété  sur  mon  esprit.  La  nature,  Dieu  merci, 
a  ne  lui  a  pas  été  marâtre.  » 

Son  premier  écrit  français  connu  (je  laisse  de  côté  l'introu- 
vable Marfore)  est  son  Imtruction  à  la  France  sur  la  vérité  de 
r histoire  des  Frères  de  la  Rose-Croix,  publiée  en  162a.  Vers 
cette  année-là,  en  effet,  «  le  roi  étant  à  Fontainebleau,  le 
«  royaume  tranquille  et  Mansfeld  (1)  trop  éloigné  pour  en 
«  avoir  tous  les  jours  des  nouvelles,  l'on  manquoit  de  dis- 
«  cours  sur  le  change,  »  enfin  les  sujets  de  conversations 
par  toutes  les  compagnies  étaient  épuisés,  lorsqu'un  mystifi- 
cateur ou  un  fou  s'avisa  de  remuer  tout  Paris  par  une  affiche 
placardée  aux  coins  des  rues  et  qui  annonçait  la  venue  mys- 
térieuse des  frères  Rose-Croix  pour  tirer  les  hommes  d'erreur 
de  mort,  et  révéler  le  grand  secret  final.  Ces  Rose-Croix  se 
rattachaient  sans  doute  à  la  société  de  frères  que  Bacon  dit 
avoir  existé  à  Paris,  et  dont  il  raconte  une  séance  (2).  C'est 
cette  mystification  et  cette  fourberie  des  promesses  de  l'affiche 
que  Naudé  entreprend  de  réfuter  et  d'éclaircir.  Après  s'être 
raillé,  au  début,  de  l'éternelle  badauderie  des  Français,  il  ex- 
plique très-bien  comment  cette  chimère,  cette  crédulité  conta- 

(f)  Un  des  grands  gt^n/irauv  de  la  guerre  de  Trente  Ans,  qui  guer- 
royait alors  dans  les  l'ays-liis  ou  en  Westphalie, 

(2)  Voir  de  Maistre.  Exurncn  de  Bacon,  loinel,  page  9  i. 


GABRIEL    NAUDÉ.  477 

gieuse  des  Rose-Croix  a  pu  naître  de  l'enivremenl  d'invention 
qui  suivit  Je  xvi*  siècle.  Après  tant  de  nouveautés  que  l'âge 
des  derniers  parents  avait  vues  sortir,  on  arrivait  aisément 
à  se  persuader  qu'il  n'y  avait  plus  qu'une  seule  découverte 
et  qu'une  seule  merveille  qui  en  mérilàlle  nom.  La  nature, 
jouant  de  son  reste,  ramassait  toutes  ses  forces  pour  produire 
ce  dernier  bouquet  d'illumination  et  d'artifice.  A  lire  quel- 
ques-uns des  arguments  de  Naude,  on  croirait  (sauf  le  style 
un  peu  diiréreiit)  lire  certaines  boutades  de  Charles  Kodier 
raillant  les  sectes  novatrices  de  notre  âge,  les  saint-simo- 
niens  ou  autres.  Sous  la  plume  des  deux  railleurs,  l'exemple 
de  Postel,  de  ses  inedables  rêveries  et  de  sa  mère  Jeanne,  qui 
devait  émanciper,  racheter  les  femmes  (car  Jésus-Christ,  di- 
sait Postel,  n'avait  racheté  que  les  hommes),  revient  souvent 
comme  limite  extrême  des  Iblies  savantes.  Le  Postel  fut  pré- 
sent de  bonne  heure  à  Naudé  pour  lui  prouver  que  tout  se 
peut  dire  et  croire,  pour  lui  apprendre  à  se  méfier  de  la  sot- 
tise humaine,  jusqu'en  de  grands  esprits  et  au  sein  delà  plus 
haute  doctrine.  A  l'âge  de  vingt-trois  ans,  Naudé  nous  paraît 
déjcàdans  ce  livre  ce  qu'il  sera  toute  sa  vie,  revenu  et  guéri 
de  l'ambition  des  nouveautés  où  il  &  élàii  fantasié  d'abord,  se 
rabattant  au  passé  de  préférence  et  aux  opinions  des  anciens, 
visant  à  se  réfugier,  à  pénétrer  de  plus  en  plus  dansla  vérité 
secrète  et  entre  sages,  sub  rosa,  comme  il  dit(l).  Le  cha- 

(  I  )  La  rose,  dans  ranliqtiilé,  était  l'emblème  à  la  fois  du  plaisir  et 
du  niyslère  ;  c'est  pourquoi  on  la  suspendait  auv  festins: 

Est  rosa  llus  Veneiis,  cujus  quo  fuita  laterent, 

Harpociati  inatiis  dotia  dicavit  Aiiioi'. 
Inile  rosaiii  menais  hospes  suspeiulit  aiuiois, 

Cuuviva  ut  sub  ea  dicta  tuceuda  sciut. 

Naudé,  qui  cile  cette  épigratntne  dans  la  préface  de  ses  Rose-Croix, 
l'a  remise  depuis  dans  son  Mnscnmi,  et  en  a  fait  la  plus  jolie  page  de 
l'i!  gros  in-i°  :  «  La  f.iijle  ancienne  ou  moderne  dit  que  le  Dieu  d'A- 
(  mour  lit  [irésciit  au  Dieu  du  Silence,  Harpocrale,  d'une  belle  Ueur 
I  de  rose,  lorstiue  (jersonne  n'en  avoil  encore  vu  et  qu'elle  éloil  toute 
"  nouvelle,  alin  qu'il  nedécouviil  pomlles  secrètes  (iraliques  el  con- 
«    ver-ations  di;  Vénus  sa  mère  ;  et  que  l'on  a  pris  de  la  occasion  de 

27. 


478  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

pitre  VII,  dans  lequel  il  commente  à  sa  guise  le  conseil  d'A- 
rlstote,  que  celui  qui  veut  se  réjouir  sans  tristes&e  n'a  qu'à  recou- 
rir à  la  philosophie,  nous  le  montre,  au  milieu  de  cette  fougue 
du  temps,  savourant  ce  profond  plaisir  du  sceptique  qui  con- 
siste à  voir  se  jouer  à  ses  pieds  l'erreur  humaine,  et  laissant 
du  premier  jour  échapper  ce  que,  vingt-cinq  ans  plus  tard, 
il  exprimera  si  éuergiquement  dans  le  Mascurat  ;  «  Car,  à 
«  le  dire  vrai ,  Saiat-Ange,  l'une  des  plus  grandes  satisfactions 
«  que  j'aie  en  ce  monde,  est  de  découvrir,  soit  par  ma  lec- 
«<  ture,  ou  par  un  peu  de  jugement  que  Dieu  m'a  donné,  la 
«  faussetéetlabsurdité  de  toutes  ces  opinions  populaires  qui 
«  entraînent  de  temps  en  temps  les  villes  et  les  provinces 
«  entières  en  des  abîmes  de  folies  et  d'extravagances.»  Aussi 
quelle  pitié  pour  lui  que  la  Fronde,  et  que  toutes  les  frondes  I 
Il  fut  servi  à  souhait  durant  sa  vie. 

Bien  qu'en  plus  d'un  passage  de  ce  livre  sur  les  Rose-Croix, 
la  religion  chrétiennenesemble  pas  suffisamment  distinguée 

t  pendre  une  ro?e  es  chambres  où  les  amis  et  parents  se  festinent  et 
«  se  réjouissent,  afin  que,  sous  l'assurance  que  celte  rose  leur  donne 
«  que  leui's  discours  ne  seront  point  éventés,  ils  puissent  dire  tout  ce 
«  que  bon  leur  semble.  »  — Oelte  dévotion  du  silence  a  encore  in- 
spiré àNaudé  une  jolie  épigramnie,  la  seule  môme  assez  gracieuse  qu'on 
trouve  dans  le  recueil  de  ses  vers.  C'est  un  discours  supposé  dans  la 
bouche  d'un  Faune  pour  avertir  les  promeneurs  h  l'entrée  d'un  petit 
bois  qui  faisait  partie  de  son  domaine  de  Gentilly  : 

Nunc  animis  linguisque  viri,  juvenesque  favete,  etc. 

Avec  Naudé  on  a,  en  fait  de  sagesse,  le  siib  ro.ia  exactement  opposé  à 
Vex  cnihedrn.  —  Un  moderne  des  plus  modernes,  qui,  assurément,  ne 
connaissait  pas  l'épigramme  et  l'Iiisloriette  mythologique  de  la  liost, 
l'élégant  et  brillant  comte  d'Orsay,  a  dit  un  mot  qui  en  rend  ;i  mer- 
veille l'esprit  et  qui  en  est  pour  nous  le  meilleur  commentaire. Ruiné 
et  criblé  de  dettes,  on  lui  conseillait  d'écrire  ses  Mémoireu  et  de  ra- 
conter tant  de  choses  curieuses  qu'il  savait  sur  la  haute  société,  dans 
laquelle  il  avait  passé  sa  vie;  un  libraire  de  Londres  lui  promettait 
bien  des  guinées  pour  cela  ;  quebiues  amis  même  le  pressaient  :  »  Non, 
c'est  impossible,  ré{)ondit  le  comte  -.je  ne  Irnhirni  janniis  desgcus  avec 
qui  f  ai  dîné.  »  —  Le  comte  d'Orsay  et  Gabriel  Naudé  1  qu'importe 
le  costume  ?  les  galantes  àines  se  rencontrent. 


GABRIEL   NAUDÉ.  479 

de  ce  qui  est  touché  tout  à  côté,  il  apparaît  assez  clairement 
que  l'auteur  ne  favorise  en  rien  les  nouveautés  religieuses 
'  [ui  ont  troublé  le  royaume  et  porté  atteinte  à  la  foi  des  aïeux. 
Il  incline  pour  l'ordre  politique  avant  tout,  pour  la  raison 
d'État,  et,  tout  en  se  conservant  sceptique,  il  se  prépare  à 
être  très-romain. 

V Apologie  pour  tous  les  grands  personnages  qui  ont  été  faus- 
sement soupmtnés  de  magie,  publié  en  1625,  est  un  livre  très- 
savant  dont  le  sujet,  pour  nous  des  plus  bizarres,  ne  peut 
s'expliquer  que  par  la  grossièreté  des  préjugés  d'alentour.  Il 
s'agit  tout  simplement  de  prouver  que  Zoroastre,  Orphée, 
Pythagore,  Numa,  Virgile,  etc.,  etc.,  e  tutti,  n'étaient  point 
des  sorciers  ni  des  magiciens  au  sens  vulgaire,  et  que  s'ils 
peuvent  s'appeler  mages,  c'est  suivant  la  signification  irré- 
prochable cl  pure  de  la  plus  divine  sagesse.  On  a  besoin, 
pour  comprendre  que  ce  livre  de  Naudé  a  été  utile  et  presque 
courageux,  de  se  présenter  l'état  des  opinions  en  France 
au  moment  où  il  parut.  On  étaitaiors  dans  une  sorte  d'épidé- 
mie de  sorcellerie  entre  le  procès  de  la  maréchale  d'Ancre 
et  celui  d'Urbain  Grandier.  Ce  courant  de  follesidées,  ce  souffle 
aveugle  dans  l'air,  attisait  plus  d'un  bûcher.  Atrocité  ici, 
mauvais  goût  là.  On  mêlait  les  sorciers  à  tout,  même  aux  élé- 
gies d'amour,  et  non  pas,  croyez-le  bien,  à  la  façon  de  l'an- 
tiquité. Ogier,  à  vingt  ans,  composait  une  héroïde  à  l'imita- 
tion d'Ovide  sur  la  sotte  histoire  que  voici  et  qui  courait, 
dit-il,  tout  Paris  :  «  Un  M.  de  F.,  après  des  recherches  pas- 
sionnées, épouse  M"«  de  P.,  fille  de  beaucoup  de  mérite, 
mais  peu  accomodée  des  biens  de  la  fortune,  puis  inconti- 
nent après  son  mariage  l'abandonne  lâchement.  Les  parents 
favorisent  son  divorce,  disent  qu'il  a  été  ensorcelé,  etc.  »  C'é- 
taient là  les  sujets  à  la  mode,  les  gentillesses  dans  les  belles 
compagnies.  Le  xvi^  siècle,  si  grand  et  si  fertile  qu'il  eût  été 
pour  les  esprits  des  doctes  et  pour  les  penseurs,  avait  laissé 
au  vulgaire  et,  pourparlerplus  simplement,  au  public, toute 
sa  rouille;  il  ne  l'avait  pas  civilisé.  Le  public,  à  son  tour,  on 


480  PORTRAITS   IITTÉRAIRES. 

peut  le  dire,  n'avait  pas  civilisé  non  plus  les  savants.  Scali- 
ger  et  Cardan,  les  deux  plus  grands  personnages  modernes 
selon  Naudé,  les  deux  seuls  qu'on  pût  opposer  aux  plus  si- 
gnalés des  anciens,  avaient  poussé  le  plagiat  de  l'antiquité 
jusqu'à  parler  d'une  façon  presque  sérieuse  de  leurs  démons 
familiers,  et  jusqu'à  se  donner  l'air  dy  croire.  Ainsi  lamoyenne 
des  esprits  restait  grossière,  et  la  sublimité  des  élus  se  mon- 
traitsauvage.  On  n'avait  àconipterdanschaqueordre  qu'avec 
les  initiés  et  les  profès.  J'ai  dit  que  le  xvi«  siècle  possédait 
tout,  mais  c'était  en  bloc;  la  science  s'y  faisait  en  gros,  eu 
grand,  et  ne  s'y  débitait  pas,  11  fallait  pour  cet  échange 
mutuel  entre  tout  le  monde  et  quelques-uns  et  pour  ce  second 
travail  de  la  dissémination  des  lumières  la  lente  action  de 
deux  siècles,  une  langue  à  l'usage  de  tous,  non  plus  latine 
ni  pédantesqiie,  l'influence  paisible  et  bienfaisante  des  chefs- 
d'œuvre,  un  frottement  prolongé  de  société;  et  la  coopération 
gracieuse  d'un  sexe  que  les  Saumaise  de  tout  temps  n'ont 
apprécié  que  trop  peu;  en  un  mot  il  fallait,  après  Scaliger, 
que  vinssent  M'"e  de  La  Fayette  et  Voltaire.  En  1624,  le  Père 
Garassus  avaitpublié  le  livre  de  la  Doctrine  curieuse  des  Beaux- 
Esprits  modernes,  dans  lequel  il  cherchait  partout  des  libertins 
et  des  athées  ;  Naudé  put  en  prendre  l'idée  de  venger,  par 
contre-partie,  les  grands  esprits  de  l'antiquité  qui  avaient 
d'ailleurs  été  compromis,  il  nous  l'apprend  positivement, 
dans  les  suites  de  cette  querelle.  Une  brochure  publiée  ou 
sujet  du  livre  de  Garasse  avait  traité  Virgile  de  nécromancien 
et  d'enchanteur  au  sens  de  l'enchanteur  Merlin.  Naudé  en  tira 
prétexte  pour  son  Apologie.  Il  serait  trop  fastidieux  de  le  sui- 
vre dans  les  contes  à  dormir  debout  qu'il  se  croit  obligé  de 
discuter,  et  dans  la  rude  guerre  qu'il  y  fait  à  de  stupides  démo- 
nographes.  Nous  admettons  d'emblée  que  la  nymphe  Égéric 
n'était  pas  un  démon  succube,  et  aussi  quele  grand  chien  noir 
de  Corneille  Agrippa  n'était  pas  le  diable  en  personne.  Ce  qui 
ie  marqué  plus  volontiers  pour  nous  dans  le  livre,  et  peut 
aous  y  intéresser  encore,  c'est  un  goût  dç  science  reculé  et 


GABRIEL   NAUDÉ.  481 

recelé  du  vulgaire,  elletenant  àdistancelui  et  ses  sottes  opi- 
nions, c'est  le  culte  secret  d'une  sagesse  qui,  comme  il  le  dit, 
n'aime  pas  à  se  profaner.  Naudé  a  dédain,  par-dessus  tout, 
de  la  foule  moutonnière  et  du  grand  nombre  :  il  se  plaît  à 
répéter  avec  Sénèque  :  Non  tam  bene  cum  rébus  humanis  gcritur 
ut  meliora  pliaibusplaceant,  Les  choses  humaines  ne  se  trou- 
vent pas  si  bien  partagées  que  ce  soit  le  mieux  qui  agrée  au 
plus  grand  nombre  (1).  Il  paraît  très-persuadé  «  que  notre 
«  esprit  rampe  bien  plus  facilement  qu'il  ne  s'essore,  et  que, 
«  pourledélivrer  de  toutes  ces  chimères,  ille  faut  émanciper, 
«  le  mettre  en  pleine  et  entière  possession  de  son  bien,  et 
«  lui  faire  exercer  son  office  qui  est  de  croire  et  respecter 
«  l'histoire  ecclésiastique,  raisonner  sur  la  naturelle,  et  tou- 
«  jours  douter  de  la  civile  ».  Pour  preuve  de  soumission  à 
l'histoire  ecclésiastique,  tout  aussitôt  après  ce  passage  il  en- 
tame un  petit  éloge  de  l'empereur  Julien,  «  de  cet  empereur, 
«  dit-il,  autant  décrié  pour  son  apostasie  que  renommé  pour 
«  plusieurs  vertus  et  perfections  qui  lui  ont  été  particu- 
lières (2).  »  L'histoire  ecclésiastique  ainsi  exceptée,  il  est 
évident  qu'en  toute  matière,  civile  du  moins  et  naturelle, 
Naudé  fait  volontiers  une  double  part,  l'une  de  la  sottise  et 
de  la  crédulité  des  masses,  l'autre  de  la  singulière  industrie 
de  quelques  habiles.  Il  croit  surtout  à  la  crédulité  humaine, 
et  s'en  retire  en  répétant  pour  son  compte  : 

(1)  Il  réitère  et  développe  celte  pensée  avec  une  rare  énergie  au 
cliapitre  iv  de  ses  Coups  d'Etat  :  «  ....  Ses  plus  belles  parties  (de  la 
«  populace)  sont  d'être  ineonstanteet  variable,  approuver  et  iinprou- 
«  ver  quelque  chose  en  même  temps,  courir  toujours  d'un  contraire 
«  à  l'autre,  croire  de  léger,  se  mutiner  promptement,  toujours  gron- 
«  der  et  murmurer:  bref,  tout  ce  qu'elle  pense  n'est  que  vanité,  tout 
«  ce  qu'elle  dit  est  faux  et  absurde,  ce  qu'elle  improuve  est  bon,  ce 
a  qu'elle  approuve  mauvais,  ce  qu'elle  loue  infâme,  et  tout  ce  qu'elle 
«  fait  et  entreprend  n'est  que  pure  folie.  »  Ce  sont  de  telles  manières 
de  voir,  avec  leur  accompagnement  politique  et  religieux,  qui  fai- 
saient dire  plaisamment  à  Guy  Patin,  que  son  ami  Naudé  était  un 
grand  puriiain  •  il  entendait  par  là  fort  épuré   des  idées  ordinaires, 

[2)  Apologie,  chap.  vin. 


i82  POUTRAITS    LITTÉRAIRES. 

Credat  Judœus  Apella, 


Non  eso 


La  science  humaine  dans  tout  son  fin  et  son  retors  et  son 
déniaisé,  pourparlercomme  lui,  voilàrobjetpropre,le  champ 
unique  de  Naudé.  J'allais  ajouter  qu'il  y  a  une  chose  à  la- 
quelle il  n'a  rien  compris  et  dont  il  ne  s'est  jamais  douté, 
pour  peu  qu'elle  existe  encore,  c'est  l'autre  science,  celle  du 
Saint  et  du  Divin  ;  et  qu'il  semble  tout  à  fait  se  ranger  à  cet 
axiome  volontiers  cité  par  lui  et  emprunté  des  jurisconsultes  : 
Idem  judicium  de  iis  quae  non  sunt  et  quœ  non  apparent.  Ce 
qu'on  ne  peut  saisir  est  comme  non  avenu  et  mérite  d'être 
jugé  comme  n'existant  pas  (1).  Mais  j'irais  trop  loin  en  par- 
lant ainsi;  on  ne  saurait  trop  se  méfier  de  ces  jugements 
absolus  en  telle  matière,  et  rApoZogfie  renferme  surZoroastre, 
Orphée  et  Pythagore,  sur  toutes  ces  belles  âmes  calomniées, 
ces  génies  des  lettres, 

Omnes  cœlicolas,  omnes  supera  alla  tenentes, 

des  pages  élevées,  presque  éloquentes,  qui  indiquent  chez  lui 
le  sentiment  ou  du  moins  l'intelligence  du  Saint  plus  que  je 
n'aurais  cru.  Il  pense  avec  Montaigne  trop  de  bien  de  PIu- 
tarque,il  Teslime  trop  hautement  le  plus  judicieux  auteur 
du  monde,  pour  être  entièrement  dénué  d'une  certaine  con- 
naissance religieuse  dont  Plutarque  a  été  comme  le  déposi- 
taire et  le  suprême  pontife  chez  les  païens.  Bien  que  cette 
disposition  reparaisse  très-peu  chez  Naudé  et  que  je  doive 
avec  lui  la  négliger  dans  ce  qui  suit,  qu'il  me  suffise  d'en 
avoir  marqué  l'éclair  et  d'avoir  entrevu  de  ce  côté  comme 
un  horizon. 
Deux  ans  après  ï Apologie,  il  donna  un  petit  opuscule  qui 

(1)  «  Les  eaux  de  Sainte-Reine  ne  Tont  point  de  miraeles.  Il  y  a 
«  ionîïtemps  que  jesuis  de  l'avis  de  feu  notre  lion  ami  M.  Naudé,  qui 
V  (lisoil  que,  pour  n'être  trouipé,  il  ne  falloit  admettre  ni  prédiction, 
«  ni  mystère,  ni  vision,  ni  miracles,  d  Guy  Patin  (i\o«t'«//e5  lettres  à 
Spou,  tome  II,  page  183), 


GABRIEL    NAUDÉ.  483 

nous  sied  mieux  et  où  il  se  peint  directement  dans  son  vrai 
jour  :  Advis  pour  dresser  une  Bibliotkèqae,  présenté  à  M.  le 
président  de  Mesmes  (1627).  Composé,  on  le  voit,  en  vue 
d'un  patron,  comme  la  plupart  de  ses  autres  écrits,  celui-ci 
du  moins  nous  traduit  la  plus  chère  des  pensées  de  l'auteur, 
sa  véritable  et  intime  passion.  Naudé  n'en  eut  qu'une,  mais 
il  l'eut  toute  sa  vie,  et  avec  les  caractères  de  constance, 
d'enthousiasme  et  de  dévouement  qui  conviennent  aux  géné- 
reuses entreprises.  Sa  passion  à  lui,  son  idéal,  ce  fut  la  bi- 
bliothèque, une  certaine  bibliothèque  comme  il  n'en  existait 
pas  alors,  du  moins  en  France.  Lui  si  sage,  si  indifférent 
sur  le  reste,  si  incapable  de  s'étonner  et  de  s'irriter,  nous  le 
verrons  un  jour  malheureux  et  vulnérablede  ce  côté,  et  même 
éloquentdanssablessure.Cequ'ilparvintà réalisera  grand'- 
peine  vingt  ans  plus  tard  avec  le  cardinal  Mazarin,  il  le  con- 
cevait, jeune,  auprès  du  président  de  Mesmes;  il  préludait  à 
cette  création  (car  c'en  fut  une),  à  cette  espèce  d'institution 
et  d'œuvre.  Expliquons-nous  bien  comment  Naudé  entendait 
la  bibliothèque. 

La  passion  des  livres,  qui  semble  devoir  être  une  des  plus 
nobles,  est  une  de  celles  qui  touchent  de  plus  près  à  la  ma- 
nie ;  elle  atteint  toutes  sortes  de  degrés,  elle  présente  toutes  les 
variétés  déforme  et  se  subdivise  en  mille  singularités  comme 
son  objet  même.  On  la  dirait  innée  en  quelques  individus 
et  produite  parla  nature,  tant  elle  se  prononce  chez  eux  de 
bonne  heure  ;  et,  bien  qu'elle  se  môle  dans  la  jeunesse  au 
désir  de  savoir  et  d'apprendre,  elle  ne  s'y  confond  pas  néces- 
sairement. En  général,  toutefois,  le  goût  des  livres  est  acquis 
en  avançant.  Jeune,  d'ordinaire,  on  en  sent  moins  le  prix; 
on  les  ouvre,  on  les  lit,  on  les  rejette  aisément.  On  les  veut 
nouveaux  et  flatteurs  à  l'œil  comme  à  la  fantaisie;  on  y 
cherche  un  peu  la  même  beauté  que  dans  la  nature.  Aimer 
les  vieux  livres,  comme  goûter  le  vieux  vin,  est  un  signe  de 
maturité  déjcà.  M.  Joubert,  dans  une  lettre  à  Fonlanes,  a  dit  : 
%«  Il  me  reste  à  vous  dire  sur  les  livres  et  sur  les  styles  une 


484  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

«  chose  que  j'ai  toujours  oubliée.  Achetez  et  lisez  les  livres 
«  faits  par  les  veillards,  qui  ont  su  y  mettre  l'originalité  de 
«  leur  caractère  et  leur  âge.  J'en  connais  quatre  ou  cinq 
«  où  cela  est  fjrt  remarquable  :  d'abord  le  vieil  Homère; 
«  mais  je  ne  parle  pas  de  lui.  Je  ne  dis  rien  non  plus  du  vieil 
«  Eschyle  ;  vous  les  connaissez  amplement,  en  leur  qualité 
«  de  poètes  :  mais  procurez-vous  un  peu  Varron,  MarculpJd 
«  Formulœ  (ce  Marculphe  était  un  vieux  moine,  comme  il  le 
«  dit  dans  sa  préface,  dont  vous  pouvez  vous  contenter)  ;  Cor- 
«  naro^  de  la  Vie  sobre.  J'en  connais,  je  crois,  encore  un  ou 
«  deux  ;  mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'en  souvenir.  Feuil- 
«  lelez  ceux  que  je  vous  nomme,  et  vous  me  direz  si  vous  ne 
«  découvrez  pas  visiblement,  dans  leurs  mots  et  dans  leurs 
«  pensées,  des  esprits  verts  quoique  ridés,  des  voix  sonores 
«  et  cassées,  l'autorité  des  cheveux  blancs,  enfin  des  têtes 
«  de  vieillards.  Les  amateurs  de  tableaux  en  mettent  tou- 
«  jours  dans  leur  cabinet  ;  il  faut  qu'un  connaisseur  en  li- 
«  vres  en  mette  dans  sa  bibliothèque.  »  Nulle  part  ce  que 
j'appellerai  l'idéal  du  vieux  livre  renfrogné,  l'idéal  du  6oît/2ui«, 
n'a  été  mieux  exprimé  qu'en  cette  page  heureuse;  mais 
M.  Joubert  y  parle  surtout  au  nom  de  l'amateur  qui  veut  lire. 
Il  y  a  celui  qui  veut  posséder.  Pour  ce  dernier,  le  goût  des 
livres  est  une  des  formes  les  plus  attrayantes  de  la  propriété, 
une  des  applications  les  plus  chères  de  cette  prévoyance 
qui  s'accroît  en  vieillissant;  il  a  ses  bizarreries  et  ses  replis 
à  l'infini,  comme  toutes  les  avarices.  Les  tours  malicieux, 
les  ruses,  les  rivalités,  les  inimitiés  même  qu'il  engendre, 
ont  quelque  chose  de  surprenant  et  de  marqué  d'un  coin  à 
part.  On  a  observé  que  les  haines  entre  bibliothécaires  ont 
également  quelque  chose  de  sourd,  de  subtil,  de  silencieux, 
comme  le  ver  qui  ronge  et  pique  les  volumes.  Mais  nous 
sommes  loin  de  tous  ces  vices  et  de  ces  raffinements  avec 
Naudé,  qui  a  la  passion  dans  sa  noblesse,  dans  sa  vérité  pre- 
mière et  dans  sa  franchise. 
Naudé  n'estime  les  bibliothèques  dressées  qu'en  considéra' 


GABRIEL  NAT3DÉ.  485 

tion  du  service  et  de  V utilité  que  l'on  peut  en  recevoir.  Conce- 
vant cette  Lilililé  dans  le  sens  le  plus  large  et  le  plus  philoso- 
phique, il  propose  le  plan  d'une  bibliothèque  universelle, 
encyclopédique.^  qui  comprenne  toutes  les  branches  de  la  con- 
naissance et  de  la  curiosité  humaines,  et  dans  laquelle  toutes 
sorte  de  livres  sans  exclusion  soient  recueillis  et  classés.  De 
plus,  il  la  veut  publique  moyennant  de  certaines  précautions, 
et  il  sait  intéresser  à  cette  publicité,  par  d'adroits  chatouille- 
ments, la  vanité  des  Pollions  et  des  Mécènes.  Il  n'y  avait  à 
cette  époque  en  Europe  que  trois  bibliothèques  véritablement 
publiques,  laBodléenne  à  Oxford,  l'Ambroisienne  à  Milan,  et 
et  celle  de  la  maison  des  Augustins  ou  l'Angélique,  à  Rome, 
tandis  que  dans  l'ancienne  Rome  on  en  avait  compté  vingt- 
neuf  selon  les  uns,  trente-sept  suivant  les  autres.  En  France, 
à  Paris,  parmi  les  riches  bibliothèques  alors  renommées,  y 
compris  celle  du  Roi,  il  n'y  en  avait  aucune  qui  répondît  au 
vœu  de  Naudé,  c'est-à-dire  qui  fût  ouverte  à  chacun  et  de 
facile  entrée,  et  fondée,  dans  le  but  de  n'en  dénier  jamais  la  com- 
munication au  moindre  des  hommes  qui  en  pourra  avoir  besoin. 
Ce  fut  son  innovation  à  lui,  son  instigation  active.  Il  y  poussait 
dès  lors  le  président  de  Mesmes  ;  vingt  ans  après  il  y  conver- 
tissait lecardinalMazarinet  avait  la  satisfaction,  vers  1048,  à 
la  veille  même  de  la  Fronde,  de  voir  la  merveilleuse  biblio- 
thèque amassée  et  ordonnée  par  ses  soins  s'ouvrir  le  jeudi  à 
tous  leshommesd'études  qui  s'yprésenteraient.  Par  uneatten- 
tion  touchante  et  qui  ne  pouvait  venir  que  de  lui,  sachantla 
sauvagerie  de  bien  des  gens  de  lettres,  il  avait  fait  pratiquer 
une  porte  particulière  afin  de  leur  éviter  l'embarras  d'avoir 
affaire  aux  grands  laquais  de  l'hôtel  et  de  passer  même  devant 
eux,  ce  qui  en  pouvait  effaroucher  quelques-uns  (1).  Notons 
bien  ce  titre  d'honneur, ce  bienfait  essentiel  de  Naudé,  et  en 

(l)  Voir  le  SInscurat,  page  24(>.  Cette  porte  particulière  n'eut  pas 
le  temps  de  s'ouvrir,  à  cause  des  troubles.  L'hôtel  du  cardinal 
Mazariii  tenait  précisément  le  même  local  qu'occupe  aujourd'hui  la 
DiLliollièque  du  Iloi.  11  était  dans  les  destinées  que  le  vœu,  le  plan 


486  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

même  temps  soq  inconséquence.  S'il  méprise  le  public  dans 
ses  livres  et  ne  daigne  pas  le  distinguer  d'avec  la  populace, 
voilà  qu'il  le  devine  et  qu'il  le  sert  par  la  tentative  de  toute  sa 
vie.  Il  rêve  la  bibliothèque  publique  et  universelle  avec  la 
même  persistance  et  la  même  chaleur  que  Diderot  a  pu  mettre 
à  V Encyclopédie;  il  se  consume  à  édifier  par  toutes  sortes  de 
travaux  et  de  voyages -,11  n'aime  la  gloire  que  sous  cette  forme, 
mais  c'est  à  ses  yeux  une  belle  gloire  aussi,  et  au  moment  où 
il  semble  l'avoir  atteinte,  il  échoue,  ou  du  moins  il  peut 
croire  qu'il  a  échoué.  Quoiqu'il  en  soit,  l'honneur  lui  en 
reste;  il  est  le  premier  à  qui  la  France  dut  cette  sorte  de 
publicité  et  de  conquête,  l'idée  et  l'exemple  de  l'accès  facile 
vers  ces  nobles  sources  de  l'esprit.  En  cela  il  fut  bien  le  con- 
temporain et  le  coopérateur  des  Gonrarl,  des  Colbert,  des 
Perrault(deIoin  on  mêle  un  peu  les  noms),  de  tous  ceux  enfin 
dunouveau  siècle  qui,  parles  académies,  par  les  divers  genres 
defondations,d'encouragement30u  de  projets,  contribuèrent 
à  mettre  en  dehors  la  pensée  moderne  et  à  la  vulgariser.  Lui, 
le  moins  promoteur  en  apparence  et  le  moins  en  avant,  pour 
les  façons,  des  écrivains  de  sa  date,  il  eut  sa  fonction  sociale 
aussi. 

Ce  petit  Advis  sur  les  bibliothèques  renferme  plus  d'une 
fine  remarque;  tout  en  rangeant  ses  livres,  Naudéne  se  fait 
faute  de  juger  les  auteurs  et  les  sujets.  Il  est  décidément  in- 
juste pour  les  romans,  qu'il  estime  une  pure  frivolité,  comme 
si  Rabelais  et  Cervantes  n'étaient  pas  venus.  Sur  tout  le  reste, 
il  se  montre  ouvert,  équitable,  accueillant.  Son  esprit  se  dé- 
clare dans  les  motifs  de  ses  choix;  il  veut  qu'on  ait  en  chaque 
matière  controversée  le  pour  et  le  contre,  afin  d'entendre 
toutes  les  parties  (1):  ce  sontdescouplesde  lutteurs  enchaînés 


de  Naudé  se  ré.iIisiU  en  ce  même  lieu  et  sur  toute  son  échelle.  Au 
tome  VI  des  Mauuscnls  français  de  la  Bibliothèque  du  Itoi,  M.  Paulin 
Paris  fait  ressortir  ces  analofïies. 

(l)  liaylu  aussi  avait  pour  maxime  de  garder  toujours  une  oreille 
pour  l'accuté. 


GABRIEL   NALDÉ.  487 

qu'on  ne  sépare  pas.  Les  hérétiques  donc  (moyennant  quel- 
quesprécautions  de  forme)  s'avancentà  distance  respectueuse 
des  orthodoxes.  A  côté  des  anciens  qu'il  vénère,  il  n'oublie 
les  novateurs  qui  le  font  penser,  qui  lui  suggèrent  toutes 
les  conceptions  imaginables,  et  surtout  lui  àieniVadmiration 
ce  vrai  signe  de  notre  faiblesse.  Plus  loin,  il  s'élève  contre  les 
préventions  elles  exclusions  en  fait  de  livres,  «  comme  si  ce 
n'étoit,  dit-il,  d'un  homme  sage  et  prudent  de  parler  de 
toutes  choses  avec  indifférence...  »  Et  à  la  fin  il  parvient  à 
nous  glisser  encore  sa  conclusion  favorite,  à  savoir  «  le  bon 
droit  des  Pyrrhoniens  fondé  sur  l'ignorance  de  tous  les 
hommes.  »  En  étudiant  beaucoup  un  érudit  qui,  certes,  a  du 
rapport  avec  Naudé,  il  m'a  de  plus  en  plus  semblé  que 
M.  Daunou  était  l'héritierdirect,  le  rédacteur  accompli  uon 
inventeur),  et  en  quelque  sorte  le  secrétuire  posthume  du 
xvine  siècle  .Eh  bien  !  Naudé  peut  être  dit  non  moins  exacte- 
ment le  bibliothécaire  du  xvi"  ;  il  en  recueille  et  en  classe  les 
livres,  et,  en  les  rangeant,  il  se  donne  le  spectacle  de  cette 
grande  mêlée  de  l'esprit  humain.  La  reprise  moderne  des 
vieux  systèmes  lui  remet  en  mémoire  ces  deux  cent  quatre- 
vingts  sectes  de  l'antiquité  toutes  fondées  sur  la  recherche  et 
la  définition  du  souverain  Bien.  Sa  philosophie  de  l'histoire 
est  des  plus  simples,  et  n'en  est  peut-être  pas  moins  vraie 
pour  cela.  A  propos  des  trains  et  des  vogues  d'idées  qui  se 
succèdent  depuis  deux  mille  ans,  vogue  platonicienne,  aris- 
totélique, scholastique,  hérétique  et  de  Renaissance,  Naudé 
se  borne  à  remarquer  que  le  même  train  de  doctrine  dure 
jusqu'à  ce  que  vienne  un  individu  qui  lui  donne  puissamment 
du  coude  et  en  installe  un  autre  à  la  place.  Et  c'est  l'ordi- 
naire des  esprits,  dit-il,  de  suivre  ces  fougues  et  changements 
divers,  comme  lepoisson  fait  la  marée.  Aussi,  quand  la  marée  se 
retire,  il  en  reste  quelques-uns  sur  la  grève  et  des  plus  beaux  : 
les   gens  du  rivage  en  font  leur  profit  et  les  dépècent  (1). 

(1)  li  s'élève  pourtant  de  ton  en   revenant  sur  ce  sujet  favori  des 
révolutions  d'idées,  au   chapitre  vi   de  son  Addition  à  l'Histoire  de 


-488  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

Lorsqu'on  vendit,  en  lôo?,  la  bibliothèque  de  M.  Morcau, 
l'ancien  professeur  de  Naudé  et  de  Guy  Patin,  ce  dernier  écri- 
vait à  Spon  :  «Ce  qui  reste  de  la  bibliothèque  de  M.  Moreau 
«  se  vend  à  la  foire,  j'entends  les  livres  de  philosophie,  d'hu- 
«  manités  et  d'histoire.  Il  avoitfort  peu  de  théologie  et  haïs- 
«  soit  toute  controverse  de  religion;  même  je  l'ai  mainte  fois 
«  vu  se  moquer  de  ceux  qui  s'en  metloient  en  peine.  Je  pense 
«  qu'il  était  de  l'avis  de  M.  Naudé,  qui  se  moquoit  des  uns  et 
«  des  autres,  et  qui  disoit  qu'il  falloit  faire  comme  les  îta- 
i<  liens,  bonne  mine  sans  bruit,  et  prendre  en  ce  cas-là  pour 
M  devise  : 

a  Intas  ut  Ubet,  foris  ut  moris  est.  » 

Je  prends  acte  à  regret  du  fond  des  sentiments  ;  mais  on  n'au- 
rait certainement  pas  trouvé  dans  la  bibliothèque  de  Naudé 

Louis  XI.  Ayant  recominencé  à  parler  de  cette  grande  roue  des  siècles 
qui  fnit  paraître,  mourir  et  renaître  chacun  à  son  tour  sur  le  théâtre 
du  monde,  «  si  tant  est  que  la  terre  ne  tourne,  dit-il  (car  il  n'a 
<(  garde  d'eo  être  tout  à  fait  aussi  sûr  que  Copernic  et  Galilée),  au 
«  moins  faut-il  avouer  que  non-seulement  les  cieux,  mais  toutes 
«  choses  se  virent  et  tournent  à  l'environ  d'icelle.  »  Et  citant 
Velleius  Paterculus,  lequel  est  avec  Sén&que  un  vrai  penseur  moderne 
entre  les  anciens,  il  en  vient  à  admirer  la  conjonction  merveilleuse 
qui  se  fait  à  de  certains  moments,  et  la  conspiration  active  de  tous 
les  esprits  inventeurs  et  producteurs  éclatant  à  la  fois  ;  mais  cela  ne 
dure  que  peu  ;  la  lumière,  si  pleine  tout  à  l'heure,  ne  tarde  pas  à 
pâlir,  l'éclipsé  recommence,  l'éternel  conflit  de  la  civilisation  et  de 
la  barbarie  se  perpétue  :  c'est  toujours  Castor  et  Pollux  qui  reparais- 
sent sur  la  terre  l'un  après  l'autre,  ou  plutôt  c'est  Atrée  et  Thyeste 
qui  régnent  successivement  en  frères  peu  amis.  Et  au  nombre  des 
causes  de  ces  mystérieuses  vicissitudes,  Naudé  ne  craint  pas  de 
mettre  «  la  grande  bonté  et  providence  de  Dieu,  lequel,  soigneux 
«  de  toutes  les  parties  de  l'univers,  départit  ainsi  le  don  des  arts  et 
«  des  sciences,  aussi  bien  que  l'excellence  des  armes  et  élablisse- 
«  ment  des  empires,  or'  en  Asie,  or'  en  Europe,  permettant  la 
«  vertu  et  le  vice,  vaillance  et  blchelé,  sobriété  et  délitées,  savoir  et 
«  ignorance,  aller  de  pays  en  pays,  et  honorant  ou  diffamant  les 
«  peuples  en  diverses  saisons;  aûn  que  chacun  ait  part  à  son  tour  au 
«  bonheur  et  malheur,  et  qu'aucun  ne  s'enorgueillisse  par  une  trop 
«  longue  suite  de  grandeurs  etprospéi  ités.is  C'est  iJi  une  belle  pageet 
digne  de  Montaigne.  (V.  aussi  le  début  du  chapitre  iv  des  Coups  d'État.) 


GABRIEL   NAUDÉ.  480 

de  ces  lacunes  qui  se  notaient  dans  celle  de  M.  Moreau.  Il 
avait  le  bon  esprit  d'y  mettre  même  ce  qu'il  n'aimait  guère  ; 
là  aussi  il  savait  faire  la  part  de  la  coutume  :  «  Finalement, 
u  dit-il ,  il  faut  pratiquer  en  cette  occasion  l'aphorisme  d'Ilip- 
«  pocrate  qui  nous  avertitde  donner  quelque  chose  au  temps, 
«  au  lieu  et  à  la  coutume,  c'est-à-dire  que  certaine  sorte  de 
«  livres  ayant  quelquefois  le  bruit  et  la  vogue  en  un  pays  qui 
«  ne  l'a  pas  en  d'autres,  et  au  siècle  présent  qui  ne  l'avoit 
«  pas  au  passé,  il  est  bien  à  propos  de  faire  plus  ample  pro- 
«  vision  d'iceux  que  n'ont  pas  des  autres,  ou  au  moins  d'en 
«  avoir  une  telle  quantité  qu'elle  puisse  témoigner  que  l'on 
«  s'accommode  au  temps  et  que  l'on  n'est  pas  ignorant  de  la 
<(  mode  et  de  l'inclination  des  hommes.  «  En  cela  Naudé  pré- 
parait directement  les  matériaux  de  l'histoire  littéraire,  telle 
que  l'entendait  Bacon. 

A  un  certain  endroit  oîi  il  indique  les  moyens  d'agrandir 
et  d'accroître  les  bibliothèques,  on  sourit  de  voir  le  bon 
Naudé  conseiller  à  mots  couverts  la  ruse  et  le  machiavé- 
lisme dont  certains  bibliophiles  de  tous  les  temps  ont  suies 
secrets.  Il  ne  craint  pas  d'alléguer  l'exemple  de  la  république 
de  Venise  qui,  pour  empêcher  qu'on  enlevât  de  Padoue  la 
fameuse  bibliothèque  de  Pinelli,  la  fit  saisir  au  moment  du 
départ,  sous  prétexte  qu'il  y  avait  dans  les  manuscrits  du  dé- 
funt des  copies  de  certains  papiers  d'Élat.  C'est  un  petit  avis 
que  suggère  Naudé  aux  magistrats  et  personnes  en  charge 
ayant  bibliothèques,  pour  en  user  à  l'occasion  et  faire  main 
basse  sur  de  bons  morceaux  ;  il  a  toujours  eu  un  faible  pour 
les  coups  d'État.  Que  nos  bibliophiles,  nos  chercheurs  de 
vieux  livres  ou  de  manuscrits  ne  fassent  pas  trop  les  indi- 
gnés; car  eux-mêmes  (je  ne  parle  que  de  quelques-uns)  se 
jouent  encore,  m'assure-t-on,  tous  les  tours  possibles,  réti- 
cences, supercheries  entre  amis,  que  sais-je  !  C'était  de  bonne 
guerre  alors  comme  aujourd'hui  (1). 

(1)  Parmi  les  ruses  les  plus  permises,   il  faut   mettre  celle  que 


490  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Dans  son  enthousiasme  et  son  culte  pour  la  fondation  dont 
il  voudrait  doter  la  France,  Naudé  n'a  garde  d'omettre  les 
noms  célèbres  qui  ont  honoré  de  tels  établissements  chez  les 
anciens.  Parmi  nos  illustres  ancêtres  les  bibliothécaires  (car 
je  n'y  veux  reconnaître  ni  compter  les  esclaves  et  les  affran- 
chis), il  cite  donc  en  première  ligne  Démétrius  de  Phalère, 
Caliimaque,Ératosthène,  Apollonius,  Zénodote,  chez  lesPto- 
lémées,  pour  la  bibliothèqued'Alexandrie  ;  Varron  el  Hygin  à 
Rome,  pour  la  Palatine.  Ainsi  Varron  et  Démétrius  de  Pha- 
lère, voilà  des  ancêtres.  Il  est  vrai  que  la  réalité  du  fait  se 
peut  contester  à  l'égard  de  Démétrius  de  Phalère,  qui  était 
un  bien  grand  seigneur  pour  cet  office  ;  mais  Callimaque, 
Apollonius,  Varron  et  Gabriel  Naudé,  cela  suffit  bien.  —  Je 
tire  toutes  ces  drôleries  de  son  livre  même,  dussé-je  paraître 
de  ceux  un  peu  légers  dont  il  dit,  non  sans  dédain,  qu'ils  ne 
recherchent  en  tout  que  la  fleur  ; 

Decerpunt  flores  et  summa  cacumina  captant. 

Son  Addition  à  Vllistoire  de  Louis  XI  (1630)  est  le  dernier 
ouvrage  qu'il  publia  avant  son  départ  pour  l'Italie.  Il  y  pré- 
lude d'instinct  à  ses  coups  d'État  et  à  son  prochain  code  de  la 
science  des  princes  par  la  prédilection  qu'il  marque  pour  le 
plus  advisé  de  nos  rois,  pour  VEuclide  et  l'Archiméde  de  la  po- 

raconte  Rossi  dans  la  lettre  où  il  parle  des  acquisitions  de  Naudé  à 
Rome  eu  IdAh.  Naudé  entrait  dans  une  boutique  de  libraire  et 
demandait  le  prix,  non  pas  de  tel  ou  tel  volume,  mais  des  masses 
entières  et  des  piles  qu  il  voyait  entassées  devant  lui.  Cette  mé- 
thode inusitée  déjouait  un  peu  le  libraire ,  qui  hésitait ,  qui 
lâchait  un  mot  :  on  marchandait.  Mais  Naudé,  en  pressant,  en  pous- 
sant, en  harcelant,  enveioppait  si  bien  son  iiomme,  qu'il  obtenait 
un  prix  dont  ensuite  l'honniUe  marchand,  à  tète  reposée,  ne  man- 
quait pas  de  se  repentir  ;  car  il  y  aurait  eu  souvent  plus  de  profit 
pour  lui  à  vendre  ses  volumes  au  poids  à  l'épicier  ou  à  la  marcliandi; 
de  beurre.  Naudé  faisait  un  peu  à  sa  manière  comme  ces  paysans 
bas-normands  qui,  dans  les  discussions  d'intérêt,  à  force  de  bégayer, 
d'ânonner,  de  faire  le  niais,  vous  arrachent  d'impatience  la  conces- 
sion à  laquelle  ils  visent.  11  y  a  ruse  el  stratagème  à  cela,  il  n'y  a  cas 
rfo/  qualifié. 


GABRIEL   NAUDÉ.  49! 

litique,  comme  il  le  qualifie.  Voulant  montrer  que  Louis  XI 
n'était  pas  du  tout  aussi  ig-norantqu'on  l'a  prétendu  et  que  l'a 
dit  surtout  le  léger  historien  bel  esprit  Mathieu,  il  reprend  le 
côté  littéraire  de  l'histoire  de  ce  règne;  c'est  un  prétexte 
pour  lui  d'y  rattacher  une  foule  de  particularités  sur  les  livres, 
sur  le  prix  qu'on  y  mettait  dans  les  vieux  temps,  de  raconter 
au  long  la  renaissance  des  lettres  et  de  discuter  à  fond  les 
origines  de  l'imprimerie  introduite  en  France  précisément 
sous  Louis  XL  Au  nombre  des  écrits  attribués  à  ce  prince,  il 
omet  la  part,  si  gracieuse  pourtant  et  si  piquante,  qui  lui 
revient  dans  la  composition  des  Cent  Nouvelles  nouvelles,  ce 
sur  quoi  nous  insisterions  de  préférence  aujourd'hui.  Mais 
iSaudé,  nous  l'avons  dit,  ne  faisait  aucun  cas  des  romans  et 
contes  en  langue  vulgaire,  et  ne  daignait  s'enquérir  de  leur 
plus  ou  moins  d'agrément;  s'il  s'est  montré  quelque  peu  sa- 
vant en  us,  ça  été  par  cet  endroit. 

Il  ne  l'est  pas  du  tout  d'ailleurs  dans  le  choix  de  la  thèse 
qu'il  entreprend  ici  de  prouver.  S'il  veut  que  Louis  XI  ait  été 
un  prince  plus  lettré  qu'on  ne  l'a  dit,  ce  n'est  pas  qu'il  at- 
tribue aux  lettres  plus  d'influence  qu'il  ne  faut  sur  l'art  de 
gouverner.  Loin  de  là,  il  pose  tout  d'abord  la  différence  qu'il 
y  a  entre  les  lettrés  d'ordinaires  mélancoliques  et  songearts,  et 
les  hommes  d'action  et  de  gouvernement  auxquels  sont  dé- 
volues des  qualités  toutes  contraires  :  Paucis  ad  bonam  mentem 
opus  est  litteris,  répétait-il  d'après  Sénèque.  Il  ne  faut  pas 
tant  de  lecture  dans  la  pratique  à  un  esprit  bien  fait  ;  et  il 
insiste  sur  cette  vérité  de  bon  sens  en  homme  d'esprit,  tout 
à  fait  dégagé  du  métier. 

Son  voyage  en  Italie  et  le  long  séjour  qu'il  y  fit  achevèrent 
vite  de  faiguiser  et  de  lui  donner  toute  sa  finesse  morale.  Ces 
douze  années,  depuis  l'âge  de  trente  jusqu'à  quarante-deux 
ans,  lui  mirent  le  cachet  dans  toute  son  empreinte.  Devenu 
l'un  des  domestiques, comme  on  disait,  du  cardinal  de  Bagni, 
adopté  dans  la  famille,  il  se  consacra  tout  entier  à  ses  devoirs 
envers  le  noble  patron,  à  l'agrément  libéral  et  studieux  de 


492  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

cette  société  romaine  qui  savait  l'apprécie:  à  sa  valeur.  On 
était  alors  sous  le  pontificat  d'Urbain  Vlil,  de  ce  poëte  latin 
si  élégautet  si  fleuri,  qui  se  souvenait  volontiers  de  ses  disti- 
ques mythologiques,  et  qui  continuait  de  les  scander  tout  en 
tenant  le  gouvernail  de  la  barque  de  saint  Pierre.  Dans  cette 
Rome  des  Barberins,  Naudé  put  se  croire  d'abord  transporté 
au  règne  de  Léon  X,  d'un  Léon  X  un  peu  affadi  :  son  goût 
littéraire  ne  sentait  peut-être  pas  assez  la  différence.  Tous 
ses  écrits  de  cette  époque  ne  furent  plus  composés  qu'en  vue 
de  quelque  circonstance  particulière  et  en  quelque  sorte  do- 
mestique; moins  que  jamais  le  public  apparut  à  sa  pensée, 
ce  grand  public  prochain  qui  allait  être  le  seul  juge.  Pour  le 
cardinal,  son  maître,  homme  d'État,  il  composa  son  livre  des 
Coups  d'État  ;  pour  son  neveu,  le  comte  Fabrice  de  Guidi,  il 
fit  en  latin  le  petit  traité  de  l Étude  libérale,  à  l'usage  des 
jeunes  gentilhommes;  pour  un  autre  neveu,  le  comte  Louis, 
le  grostraité  \?iiia  sur  l'Étude  militaire,  à  l'usage  des  guerriers 
instruits.  Il  dressait  en  même  temps  pour  leur  père,  le  mar- 
quis de  Montebello,  une  généalogie  et  une  histoire  de  cette 
famille  des  Guidi-Bagni.  Cœur  délicat  sans  doute  et  recon- 
naissant, on  le  voit  empressé  de  payer  sa  bienvenue  à  cha- 
cun des  membres  ;  lui  aussi  il  se  sent  riche  à  sa  manière,  il 
veut  rendre  et  donner.  On  peut  soupçonner  de  pins  sans  in- 
jure qu'élranger  et  nécessiteux,  il  n'était  pas  fâché  de  rece- 
voir. Je  ne  fais  qu'indiquer  d'autres  opuscules  latins,  tous 
également  decirconstance,  ses  cinq  thèses  médico-littéraires, 
agréables  réminiscenses  du  doctorat  (1)  espèce  d'élrennes 
et  de  caries  de  visite  qu'il  envoyait  à  des  amis  anciens  ou 
nouveaux  ;  son  traité  de  la BiNiogi^ipJde politique,  adressé  au 
Père  Galfarel,  qui  l'avait  consulté  sur  ces  sortes  d'écrits.  De 
toutes  ces  productions  de  Naudé  composées  durant  le  séjour 
d'Italie  et  couvées,  pour  ainsi  dire,  sous  le  manteau  et  sous 

(1)  Il  alla,  en  tG33,  prendre  ses  degrés  à  Padoue,  à  cause  de  la. 
charge  de  médecin  honoraire  de  Louis  XIII  que  son  cardinal  lui 
avait  fait  obtenir. 


GABRIEL   NAUDÈ.  -40^ 

ia  pourpre,  on  ne  lit  plus  maintenant,  on  ne  ciie  plus  guère 
à  l'occasion  que  ses  Coups  d'État  ;  et,  par  leur  renoui  de  ma- 
chiavélisme, ils  ont  presque  entaché  sa  mémoire. 

Nous  n'essayerons  pas  de  le  justitier  plus  qu'il  ne  convient. 
Naudé  n'appartient  en  rien  à  cette  école  de  publicistes  déjà 
émancipée  au  xvi»  siècle,  et  qui  deviendra  la  philosophique  et 
la  libérale  dans  les  âges  suivants.  Sa  politique,  à  lui,  garde 
son  arrière-pensée  méfiante  à  travers  tous  les  temps.  A  son 
arrivéeenItalie,ilétaitdéjàfoncièrementderavisde  LouisXI, 
et  il  admettait  cet  article  unique  du  symbole  des  gouvernants  : 
Qui  nescit  dissimulave  nescit  regnare.  S'il  y  avait  erreur  de  sa 
part  à  cela,  comme  il  est  bienséant  aujourd'hui  de  le  recon- 
naître, ce  n'était  pas  à  la  cour  romaine  qu'il  pouvait  s'en 
guérir;  ce  n'était  point  en  quittant  la  France  sous  Richelieu 
pour  la  retrouver  bientôt  sous  Mazarin.  Naudé  se  pique  dès 
l'abord  de  bien  se  séparer  de  ces  auteurs  qui,  traitant  de  la 
politique,  ne  mettent  pas  de  fin  à  leurs  beaux  discours  de 
Religion,  Justice,  Clémence,  Libéralité;  il  laisse  cette  rhéto- 
rique à  Balzac  et  consorts.  Pour  lui,  il  tient  à  prouver  aux 
habiles  que,  bien  qu'homme  d'étude,  il  entend  aussi  la  fin  du 
jeu.  Il  commence  par  poser  avec  Charron  «  que  la  justice, 
«  vertu  et  probité  du  Souverain,  chemine  un  peu  autrement 
«  que  celle  des  particuliers.  »  A-t-il  tort  de  le  prétendre? 
En  exceptant  toujours  le  temps  présent,  ce  qui  est  d'une  poli- 
tesse rigoureuse,  et  en  ne  considérant  que  l'éternelle  histoire, 
qu'y  voyons-nous?  Un  moderne  penseur  l'a  répété,  et  il  nous 
est  impossible  de  le  dédire  :  Ne  mesurons  pas  les  hommes 
publics  à  l'aune  des  vertus  privées;  s'ils  sont  véritablement 
grands,  ils  ont  leur  point  de  vue  et  leur  rôle  à  part  :  ils  font 
ce  que  d'autres  ne  feraient  pas,  ils  maintiennent  la  société. 
C'est  à  l'abri  de  leurs  qualités,  de  leurs  défauts,  quelquefois 
même, hélas!  de  leurs  forfaits  que  les  hommes  privés  arrivent 
à  exercer  en  paix  toutes  leurs  vertus.  C'est  peut-être  parce  que 
Richelieu  a  fait  tomberla  tête  du  duc  de  Montmorency,  qu'il  a 
été  plus  loisible  à  tel  bon  bourgeois  de  vivre  honnête  homme 

I!.  23 


494  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

en  sa  rue  Saint-Denis.  Comme  fait,  et  l'histoire  en  main,  si 
l'on  ose  réfléchir,  on  a  peine  à  ne  pas  tirer  l'austère  résultat. 

Naudé,  au  premier  chapitre  de  son  livre,  soutient,  en  s'ap- 
puyant  de  l'autorité  de  Cardan  et  de  Campanella,  que,  pour 
bien  peindre  un  homme  ou  pour  bien  traiter  un  sujet,  il  faut 
se  transmuer  dedans;  et  il  cite  spirituellement  l'exemple  de 
Du  Bartas,  qui,  pour  faire  sa  fameuse  description  du  cheval, 
galopait  et  gambadait  des  heures  entières  dans  sa  chambre, 
contrefaisant  ainsi  sou  objet.  Je  ne  pousserai  pas  si  loin,  en 
parlant  de  Naudé,  la  transfusion  et  la  métamorphose,  je 
serrerai  de  près  mon  auteur,  sans  pour  cela  m'y  confondre 
ni  l'approuver.  Mais,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  j'u- 
serai du  droit  de  simple  moraliste  pour  énoncer  ce  que  je 
crois  vrai,  dussé-je  par  là  sembler  contredire  l'étalage  ver- 
tueux et  philanthropique  des  acteurs  intéressés,  ou  la  sim- 
plicité bienheureuse  et  perpétuellement  adolescente  de  quel- 
ques optimistes  de  talent. 

Telle  philosophie,  telle  politique,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  telle  morale,  telle  politique.  La  politique  n'est 
que  l'art  de  mener  les  hommes,  et  cet  art  dépend  de  l'idée 
qu'on  se  fait  d'eux.  La  Rochefoucauld  donne  la  main  à  Ma- 
chiavel. Jeune,  d'ordinaire  on  estime  l'humanité  en  masse, 
et  l'on  est  plutôt  de  la  politique  libérale.  Plus  tard,  on  arrive 
à  mieux  connaître,  à  ce  qu'on  croit,  c'est-à-dire  trop  sou- 
vent à  moins  estimer  les  hommes;  et  si  l'on  est  conséquent, 
on  incline  alors  pour  la  politique  sévère.  Mais  cette  sévérité, 
fruit  amer  de  l'expérience  humaine,  n'admet  pas  nécessai- 
rement la  fraude  et  n'exclut  pas  la  justice;  et  j'aime  à  pen- 
ser toujours,  malgré  la  rareté  du  fait,  que  la  volonté  ferme 
du  bien,  une  sagacité  pénétrante  jointe  à  l'absence  de  toute 
imposture,  une  équité  inexorable,  seraient  encore  les  voies 
les  plus  sijres  de  gouverner,  de  tenir  le  pouvoir,  —  de  le 
tenir,  il  est  vrai,  non  pas  de  le  gagner  ni  de  l'obtenir. 

Naudé  n'en  demandaitpas  tantaux  souverainsde  son  temps, 
et,  dans  cette  chambre  close  du  cardinal  de  Bagni,  il  n'est 


GABRIEL   NAUDÊ.  495 

plus  que  de  la  religion  de  Louis  XI,  de  Philippe  de  Macédoine, 
ou  du  vieil  H  perfide  Ulysse  ;  il  cite  ta  propos  Tibère.  Il  donne 
3a  recette  de  ce  qu'il  croit  permis  au  besoin,  assassinat,  em- 
poisonnement, massacre;il  divise  et  subdivise  le  tout  avec  un 
sang-froid  inimaginable.  Les  conseils  de  modération  qu'il  y 
mêle  ne  font  que  mieux  ressortir  l'immoral  du  fond  ;  on 
croirait  par  moments  qu'il  se  joue  :  c'est  comme  un  chirur- 
gien curieux  qui  assemble  des  exemples  de  tous  les  jolis  cas, 
ou  comme  un  chimiste  amateur  qui  étiquette  avec  complai- 
sance tous  ses  poisons,  en  inscrivant  sur  chacun  la  dose  in- 
dispensable etsuffisante.  Ce  qui  se  dirait  à  peine  dans  quelque 
hardi  colloque  à  voix  basse  et  dans  quelque  débauche  de  ca- 
binetentre  un  Borgia  et  un  conclaviste,  il  le  rédige  et  l'écrit  (t). 
Son  apologie  de  la  Saint-Barthélémy  (au  chap.  lu)  est  trop 
connue  et  résume  le  reste.  Si,  dans  la  façon  dont  il  la  pré- 
sente, il  se  trouve  historiquement  quelques  points  de  vérité 
incontestables,  ils  ne  rachètent  en  rien  l'horreur  de  l'action 
ni  l'odieux  du  récit.  Ce  n'est  point  quand  le  sang  coule  à 
flots  que  l'historien  doit  faire  parade  d'essuyer  et  de  braquer 
si  posément  sa  lunette.  Lui  aussi,  il  lui  convient  d'être  en- 
traîné par  le  sentiment  d'humanité  et  de  se  faire  peuple  un 
jour.  Guy  Patin  ne  trouvait,  pour  excuser  son  ami  sur  ce 
méfait,  que  l'influence  du  lieu  où  il  écrivait  alors.  Lorsqu'on 
entre  au  Vatican,  qu'aperçoit-on  en  effet  dès  la  grande  salle 
d'antichambre?  LaSaint-Barthélemy  peinte  et  Coligny  immolé . 

Et  en  cette  opinion  extrême,  n'admirez-vous  pas  comme 
Naudé  et  de  Maistre  se  rencontrent?  le  grand  croyant  et  le 
grand  sceptique  !  c'est  le  cercle  ordinaire,  le  manège  de  l'es- 
prit humain. 

Disons-le  bien  vite,  en  ceci  Naudé,  encore  plus  que  de 

(t)  On  lit,  il  est  vrai,  dans  la  préface  de  la  première  édition,  que 
le  livre  n'est  imprimé  qu'à  douze  exemplaires.  Passe  encore,  cela  ne 
sortait  pas  de  la  conQdence.  Mais  bientôt  il  en  courut  plus  de  cent. 
Telle  est  l'inconséquence  toujours;  oa  n'écrit  pas  pour  le  public,  et 
on  imprime  pour  lui. 


496  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

Maistre,  se  calomniait  :  cet  apologiste  delà  Saint-lîarthélemy 
est  le  même  qui,  à  Rome,  se  montra  si  bon,  si  humain,  si 
chaleureux  pour  Campanella  persécuté.  Après  vingt-sept  ans 
de  prison,  ce  dominicain  philosophe  venait  d'être  rendu  à  la 
liberté  par  la  bonté  d'Urbain  VIII.  Naudé  avait  toujours  admiré 
et  vénéré  Campanella.  {ardentispenitus  etportentosivir  ingenii, 
comme  il  l'appelle  sans  cesse),  Campanella  novateur  et  in- 
vestigateur en  toutes  choses,  en  philosophie,  en  ordre  social, 
conspirateur  et  chef  de  parti  un  moment  (1),  et  qui  du  fond 
d'un  cachot  obscur  retraçait  et  rêvait  sa  Cité  du  Soleil.  Pour 
célébrer  cette  délivrance  toute  récente  encore,  Naudé  adressa, 
en  1632,  au  pape  Urbain  Vni,un  panégyrique  latin  imité  de 
ceux  des  anciens  rhéteurs,  Thémiste,  Eumène.  On  sent,  à  ses 
frais  inaccoutumés  d'éloquence,  qu'il  parle  au  pontife  lettre? 
au  poëte  disert,  à  l'Urbanité  même  (il  fait  le  jeu  de  mots),  h 
celui  qui,  suivant  son  expression,  a  moissonné  tout  le  Pinde, 
butiné  tout  VEymcttc,  et  6m  toute  VAganippe.  Ce  ne  sont  que 
fleurs  et  qu'encens,  ce  n'est  que  sucre,  que  miel  et  que 
rosée.  Le  style  latin  de  Naudé  laissa  toujours  à  désirer  pour 
la  vraie  élégance.  Mais  cette  assez  mauvaise  prose  poétique, 
cette  flatterie  plus  que  française,  cette  reconnaissance  trop 
italienne,  tout  ces  défauts  du  panégyrique  composent,  dans 
le  cas  présent,  une  très-belle  et  très-noble  action,  à  savoir  la 
défense  et  l'apologie,  aux  pieds  du  Saint-Siège,  de  la  science 
et  de  la  philosophie,  hier  encore  persécutée  (2). 

(1)  «  Et  lorsque  Campanella  eut  dessein  de  se  faire  roi  de  la 
«  Haule-Calabre,  il  choisit  très  à  propos  pour  compagnon  de  son 
«  entreprise  un  frère  Denys  Pontius,  qui  s'élail  acquis  la  réputation 
«  du  plus  éloquent  et  du  plus  persuasif  homine  qui  fût  de  son 
tt  temps...  etc.  »  (Naudé,  Coups  d'Éiai,  chap.  iv.) 

(2)  S'oir,  dans  les  lettres  latines  de  Naudé,  la  318  à  Campanella, 
et  la  dédicace  reconnaissante  que  celui-ci  fil  à  Naudé  de  son  petit 
traité  de  Libris  propriis  et  recta  Ratione  simleiidi.  —  Osons  dire 
toute  la  vérité.  Il  existe,  au  tome  X  de  la  Correspondance  manus- 
crite de  Peiresc  (Rililiothèque  du  Roi),  une  lettre  de  Naudé  qui 
eemble  donner  un  bien  triste  démenti  à  ces  témoignages  publics, 
à  cet  /jcliinge  de  bons  offices  et  de  magniOques  démonstrations  entre 


GABRIEL  NAUDÉ.  497 

Parmi  les  singularités  de  ces  traités  sur  les  Coups  d'Etat, 
on  a  remarqué  qu'il  commence  par  Mais,  comme  le  Moyen  de 
Parvenir  commence  par  Car.  Naudé  faisait  nargue  à  la  riié- 
torique  dès  le  premier  mot. 

Parmi  les  opinions  particulières  qui  ne  font  faute,  est 
celle  qui  range  dans  les  inventions  des  coups  d'État  la  venue 
de  la  Pucelle  d'Orléans,  «  laquelle,  ajoute  Naudé  en  pas- 
sant, ne  fut  brûlée  qu'en  effigie.  »  Il  ne  daigne  pas  s'expli- 
pliquer  davantage.  Guy  Patin  va  plus  loin  et  nous  dit  que, 
loin  d'être  brûlée,  elle  se  maria  et  eut  des  enfants  (1).  Naudé 
se  complaisait  un  peu  à  ces  sortes  d'opinions  paradoxales, 
et  il  admettait  très-aisément  la  mystification  du  vulgaire  en 
histoire.  Il  aurait  cru  volontiers  au  mariage  secret  de  Bos- 
suet  comme  il  croyait  au  brùlement  postiche  de  la  Pucelle. 
C'est  là  un  faible  dans  cet  esprit  si  sain.  A  force  de  chercher 
finesse,  on  s'abuse  aussi. 


lui  el  Campanella.  Il  paraît  que  ce  dernier,  après  sa  «ortie  de  Rome 
et  son  arrivée  en  France,  s'élail  licencié  sur  le  compte  de  Naudé  en 
je  ne  sais  quelles  paroles  et  imputations  qui  pouvaient  avoir  de  la 
gravité.  La  lettre  de  .^audé  à  Peiresc,  datée  de  Riète,  30  juin  1636, 
nous  montre  plus  que  nous  ne  voudrions  l'irritation  de  l'offensé  et 
son  jugement  secret  sur  l'homme  qu'il  avait  tant  admiré  et  célébré 
publiquement.  On  y  a  l'envers  complet  de  tout  à  l'heure.  Campanella 
y  est  taxé  d'ingratitude,  de  légèreté,  de  charlatanisme  effronté  et 
d'insupportable  orgueil  ;  ce  sont  les  inconvénients  de  plus  d'un 
grand  esprit,  et  on  en  a  connu  de  tout  temps  qui  avaient  peu  à 
faire  pour  tomber  dans  ces  défauts  là.  Naudé,  qui  n'avait  admiré 
qu'une  seule  fois  avec  cette  ferveur,  et  qui  s'en  trouvait  dupe,  jura 
sans  doute  qu'on  ne  l'y  reprendrait  plus.  Il  faut  toutefois  qu'il  soit 
revenu  à  des  sentiments  plus  favorables  à  son  ancien  ami,  puisqu'il 
ne  fit  imprimer  le  Panégyrique  dont  nous  avons  parlé  qu'en  1044, 
pour  prêter  hautement  secours  à  la  mémoire  de  Campanella  mort 
{beaiissimis  Thomx  Cnmpauellx  Manibns]  contre  de  certaines  calom- 
nies dont  elle  venait  d'être  l'objet.  Le  Panégyrique  iuîprimé  et  la 
lettre  manuscrite  n'en  font  pas  moins  le  plus  sanglant  contraste,  et 
donnent  une  rude  leçon  au  biographe  littéraire  qui  se  lierait  avec 
candeur  à  ce  qu'on  imprime.  (Voir  VAppendice  à  la  fin  du  premier 
volume.) 
|i  j  Voir  sur  cette  \ersion  le  Mercure  galanC  de  novembre  1683. 

•28 


498  rouTRAiTS  litt eu aires. 

«  Qui  peut  savoir  et  dire  ce  qu'arrive  à  penser  sur  toute 
question  fondamentale  un  homme  de  quarante  ans,  prudent, 
et  qui  vit  dans  un  siècle  et  dans  une  société  où  tout  fait  une 
loi  de  cette  prudence?  »  Maudé  n'oublia  jamais  cette  pensée 
en  lisant  l'histoire;  il  eu  faisait  surtout  l'application  aux 
grands  esprits  cultivés  depuis  la  renaissance  des  lettres,  et 
ce  qu'il  avait  en  Italie  sous  les  yeux  l'y  confirmait.  Dans 
cette  familiarité  du  cardinal  de  Bagni  et  des  Barbcrins,  il 
dut  être  de  ceux  qui  trouvent,  après  tout,  que  c'eût  été  un 
bel  idéal  que  d'être  cardinal  romain  dans  le  vrai  temps.  Lui 
qui  n'était  pas  philosophe  ni  protestant  à  demi,  il  jugeait 
qu'il  y  avait  plus  de  place  encore  pour  des  opinions  quel- 
conques sous  la  noble  pourpre  flottante  de  ses  patrons  que 
sous  l'habit  noir  serré  du  ministre;  mais  c'était  à  condition 
toujours  de  n'en  rien  laisser  passer  (1).  Il  revint  d'Italie  avec 
ce  pli  romain  très-marqué.  Ses  amis,  au  retour,  s'aperçurent 
d'un  changement  en  lui.  Tout  en  restant  bon  et  simple 
d'ailleurs,  sa  prudence  s'était  fort  raffinée.  Dans  l'habitude 
de  la  vie,  il  ne  se  confiait  à  personne,  —  «à  personne,  hor- 
«  mis  à  M.  Moreau  et  à  moi,  nous  dit  Guy  Patin  ;  et  quand  il 

(1)  Dans  une  page  du  Mascurat  (190),  on  voit  trop  bien  en  quei 
sens  Naudé  est  catliolique  et  soumis  à  l'Église:  c'est  de  la  môme 
manière  et  dans  le  môme  esprit  que  Montaigne  se  déclarait  contre 
les  huguenots  lorsqu'ils  interprétaient  les  Écritures.  La  raison  qu'al- 
lègue Naudé  est  un  petit  croc-en-jambe  au  fond.  Mascurat  répond  à 
Saint-Ange,  qui  vient  d'exprimer  la  conviction  naïve  qu'aucune 
doctrine  pernicieuse  ne  saurait  se  fonder  sur  la  Sainte-Écriture  : 
«  Si  tu  ajoutes  bien  entendue,  dit  Mascurat,  je  suis  de  ton  côté  ; 
«  mais,  à  faute  de  suivre  l'interprétation  que  la  seule  Église  catho- 
«  lique  donne  à  ces  Livres  sacrés,  ils  sont  bien  souvent  causes  de 
«  beaucoup  de  désordres,  tant  es  mœurs  à  cause  du  livre  des  Rois 
«  et  autres  pièces  du  Vieil  Testament,  qu'en  la  doctrine,  laquelle 
«  est  bien  embrouillée  dans  le  Nouveau  et  par  les  Epiires  de  saint 
«  Paul  principalement  :  Mare  enim  est  Scriptura  divina,  hahens  in 
«  se  sensus  profundos  et  aliitudiuem  propheticorum  eniqmalum, 
«  comme  disoit  saint  Ambroise...  »  Quand  j'entends  un  sceptique 
citer  si  respectueusement  i  n  grand  saint,  je  uie  dis  qu'il  y  a  anguille 
souB  roche. 


GABRIEL   NAUDÉ.  409 

«  avoit  reconnu  la  moindre  chose  dans  quelqu'un,  il  n'en 
«  revenoit  jamais  :  sentiment  qu'il  avoit  pris  des  Italiens.  » 
La  mort  trop  prompte  du  cardinal  de  Bagni,  eu  juillet  1641, 
laissa  Naudé  au  dépourvu  et  comme  naufragé  sur  le  rivage. 
Le  cardinal  Antoine  Barberin  le  prit  alors  à  son  service  et 
le  recueillit  avec  un  empressement  affectueux.  L'étoile  de 
Naudé  le  voua  toute  sa  vie  aux  éminentissimes.  Rappelé 
l'année  suivante  en  France  pour  être  bibliothécaire  du  Car- 
dinal-ministre, il  ne  quitta  Rome  que  comblé  des  bienfaits 
de  son  dernier  patron.  Pourtant  il  semble  que  cette  perte 
inopinée  du  cardinal  de  Bagni  ait  laissé  des  traces  dans  son 
humeur.  Il  considéra  dès  lors  sa  fortune  comme  un  peu 
manquée;  il  reconnut  qu'après  avoir  tant  usé  de  lui,  de  sa 
science  et  de  ses  services,  on  ne  lui  avait  ménagé  aucun 
sort  pour  l'avenir,  il  en  devint  disposé  à  se  plaindre  quel- 
quefois de  la  destinée  plus  qu'il  n'avait  coutume  de  le  faire 
auparavant  (1).  Nous  le  rencontrons  fréquemment  les  années 
suivantes  dans  les  lettres  de  Guy  Patin,  et  c'est  à  celte  date 
seulement  que  la  petite  société  de  Geulilly  commence.  Mais, 
à  travers  ses  relations  resserrées  avec  ses  amis  de  France, 
Naudé,  tout  occupé  de  former  la  bibliothèque  du  cardinal 
Mazarin,  s'absentait  encore  pour  de  longs  et  nombreux 
voyages  en  Flandre,  en  Suisse,  en  Italie  de  nouveau,  en  Al- 
lemagne, rapportant  de  chaque  tournée  des  milliers  de  vo- 
lumes et  des  voitures  tout  entières.  11  nous  a  donné  le  bul- 
letin de  ses  doctes  caravanes  dans  le  Mascurat  (2).  Enfin,  au 
commencement  de  1647,  il  n'eut  plus  qu'à  coordonner  son 
immense  butin,  à  organiser  en  quelque  sorte  sa  conquête. 
Ç'allait  être  un  "î-îau  jour  pour  lui,  le  plus  beau  de  sa  vie, 

(1)  Une  lettre  de  lui  à  Peiresc,  du  20  juillet  IC34  {Correspondance 
de  Peiresc,  tome  X,  manuscrits  de  la  BiLliotlioque  du  Roi),  nous 
trahit  le  secret  de  toutes  les  démarches,  sollicitations  cl  suppliques 
trop  peu  dignes  auxquelles  la  nécessité  et  la  peur  de  manquer  pous- 
iaient  Naudé  en  terre  étrangère,  il  subit  l'air  du  pays. 

(2)  Page  264. 


500  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

que  celui  où  la  publicité  de  cet  établissement  unique  eût  été 
complète  (I);  déjà  la  porte  particulière  à  l'usage  des  savants 
était  pratiquée  sur  la  rue;  déjà  l'inscription  latine  destinée 
à  figurer  au-dessus,  et  qui  devait  dire  à  tous  les  passants 
(aux  passants  qui  savaient  lire  le  latin)  d'entrer  librement, 
se  gravait  sur  le  marbre  noir  en  lettres  d'or;  Naudé  touchait 
à  l'accomplissement  du  rêve  et  du  labeur  de  toute  sa  vie. 
C'est  à  ce  moment  précis  que  se  rapporte  la  lettre  souvent 
citée  de  Guy  Patin  (27  août  t64S)  (2)  :  «  M.  Naudé,  bibîio- 
«  thécaire  de  M.  le  cardinal  Mazarin,  intime  ami  de  M.  Gas- 
«  sendi,  comme  il  est  le  mien,  nous  a  engagés  pour  di- 
«  mauche  prochain  à  aller  souper  et  coucher  nous  trois  en 
«  sa  maison  de  Gentiily,  à  la  charge  que  nous  ne  serons  que 
«  nous  trois  et  que  nous  y  ferons  la  débauche  :  mais  Dieu 
«  sait  quelle  débauche!  M.  Naudé  ne  boit  naturellement 
«  que  de  l'eau  et  n'a  jamais  goûté  vin.  M.  Gassendi  est  si 
«  délicat  qu'il  n'en  oseroit  boire,  et  s'imagine  que  son  corps 
«  brùleroit  s'il  en  avoit  bu.  C'est  pourquoi  je  puis  bien  dire 
«  de  l'un  et  de  l'autre  ce  vers  d'Ovide  : 

«  Vina  fugit,  gaudetque  raeris  abstemius  undis  (3). 

«  Pour  moi,  je  ne  puis  que  jeter  de  la  poudre  sur  l'écri- 
«  ture  de  ces  deux  grands  hommes,  j'en  bois  fort  peu;  et 
«  néanmoins  ce  sera  une  débauche,  mais  philosophique,  et 

(1)  Une  sorte  de  pulilicité  existait  dès  les  années  précédentes; 
la  bibliotlièque  s'ouvrait  lous  les  jeudis  aux  savants  qui  se  présen- 
taient :  il  y  en  avait  quelquefois  de  quatre-vingts  à  cent  qui  y  étu- 
diaient ensemble  {.Vascurat,  p.  244).  —  Voir  aussi,  dans  les  Lettres 
latines  de  Roland  Des  Marels,  la  31^  du  livre  11;  il  y  remercie 
Naudé  en  souvenir  de  quelque  séance. 

(2)  Lpitres  choisies  de  Guy  Patin,  tome  1,  page  35. 

(3)  Autre  témoignage  :  «  Naudé  étoit  d'une  vie  sobre  et  chaste  ; 
«  il  eut  aversion  de  tout  temps  pour  les  assaisonnements  de  viandes 
«  et  les  reelierches  de  lable  :  en  fait  de  fruits,  il  ne  mangeoit  que 
«  des  châtaignes  et  des  noisettes.  H  étoit  de  taille  élevée,  de  corps 
■  allègre  tl  dispos.  «  (Voir  l'Éloge  latin  de  Aaudé,  par  Pierre 
Halle.) 


1 


GABRIEL   NAUDÉ.  50C 

«  peut-être  quelque  chose  davantage,  pour  être  tous  trois 
«  guéris  du  loup-garou  et  du  mal  des  scrupules,  qui  est  le 
«  tyrau  des  consciences.  Nous  irons  peut-être  jusque  fort 
«  près  du  sanctuaire...  «  Naudé  célébrait  à  sa  manière, 
dans  cette  petite  orgie  de  Gentilly,  sub  rosa,  la  prochaine 
dédicace  de  ce  temple  de  Minerve  et  des  Muses  dont  il  tenait 
les  clefs,  quand,  le  lendemain  ou  le  jour  même  de  la  fête,  la 
Fronde  éclata  (1).  Ainsi  vont  les  projets  humains  sous  l'œil 
d'en  haut  ou  sous  le  je  ne  sais  quoi  qui  les  déjoue.  L'in- 
scription en  resta  là,  et  le  public  aussi.  A  la  seconde  Fronde, 
ce  futbien  autre  chose,  et,  le  29  décembre  165  i ,  le  parlement 
rendit  l'arrêt  de  vandalisme  qui  ordonii  ait  la  ve  nte  de  la  biblio- 
thèque et  des  meubles  du  cardinal.  Mais  n'anticipons  pas. 

Quand  Naudé  vit  laFroude,  il  putétre  affligé,  il  n'en  l'ut  point 
surpris.  Il  avait  de  longue  main,  dans  ses  Bose-Croix  compté 
sur  la  badauderie  des  Français  ;  dans  ses  Coups  d'État,  s'il 
nous  en  souvient  (chap.  iv),  il  avait  peint  la  populace  en 
traits  énergiques  et  méprisants,  que  l'émeute  présente  sem- 
blait  faite  exprès  pour  vérifier.  Si  tout  s'était  borné  à  cette 
première  Fronde,  il  y  aurait  eu  plutôt  encore  de  quoi  s'en 
gaudir  entre  amis. 

L'intervalle  des  deux  Frondes  fut  un  asssz  bon  temps  pour 
Naudé;  il  y  composa  (1649)  son  ouvrage  le  plus  intéressant, 
le  plus  original  et  le  plus  durable  ;  Jugement  de  tout  ce  qui 
a  été  imprimé  contre  le  cardinal  Mazarin,  depuis  le  sixième 
janvier  jusques  à  la  Déclaration  du  premier  avril  mil  six  cens 
quarante-neuf^  ou  plus  brièvement  le  Mascurat.  C'est  un 
dialogue  entre  deux  imprimeurs  et  colporteurs  de  raazari- 
uades,  Mascurat  et  Saint-Ange.  Sous  ce  couvert,  il  y  défend 
chaudement  et  finement  le  cardinal  son  maitre,  et  montre 
la  sottise  de  tant  de  propos  populaires  qui  se  débitaient  cà 
son  sujet  ;  puis,  chemin  faisant,  il  y  parle  de  tout.  La  bonne 


(1)  Les  barricades  sont  préciàémenlde  la  même,  date  que  la  leltra 
de  Guy  Palin,  jour  pour  jour,  27  aoiU. 


502  PORTRAITS    LITTÉRAIRES. 

édition  du  Mascxirat,  la  seconde,  est  un  gros  in-4»  de 
718  pages.  Le  livre  fait  encore  aujourd'hui  les  délices  de 
bien  des  érudits  friands;  Charles  Nodier,  dit-on,  le  relit  ou 
du  moins  le  refeuillette  une  fois  chaque  année.  M.  Bazin, 
l'historien  de  la  France  sous  Mazarin,  en  a  beaucoup  pro- 
fité dans  son  spirituel  récit.  Naudé,  si  enfoui  par  le  reste 
de  ses  œuvres,  garde  du  moins,  par  celle-ci,  l'honneur  d'a- 
voir apporté  une  pièce  indispensable  et  du  meilleur  aloi 
dans  un  grand  procès  historique  :  son  nom  a  désormais 
une  place  assurée  en  tout  tableau  fidèle  de  ce  temps-là.  Je 
voudrais  pouvoir  donner  une  idée  du  Mascurat  à  des  lec- 
teurs gens  du  monde,  et  j'en  désespère.  Dans  ce  style  resté 
franc  gaulois  et  gorgé  de  latin,  il  trouve  moyen  de  tout 
fourrer,  de  tout  dire  ;  je  ne  sais  vraiment  pas  ce  qu'on  n'y 
trouverait  pas.  Il  y  a  des  tirades  et  enfilades  de  curiosités  et 
de  documents  à  tout  propos,  des  kyrielles  à  la  Rabelais,  où 
le  bibliographe  se  joue  et  met  les  séries  de  son  catalogue 
en  branle,  ici  sur  tous  les  novateurs  et  faiseurs  d'utopies 
(pages  92  et  697),  là  sur  les  femmes  savantes  (p.  8i); 
plus  loin,  sur  les  bibliothèques  publiques  (p.  242  ;)  ailleurs, 
sur  tous  les  imprimeurs  savants  qui  ont  honoré  la  presse 
(p.  691  ;  à  un  autre  endroit,  sur  toutes  les  académies  d'Italie 
(p.  139,   147),  que  sais-je  (1)?  Pour  qui  aurait  un  traité  à 


(1)  Et  encore  (page  370)  il  enfile  toutes  sortes  d'iiistoriettes  sur 
des  réponses  faites  par  bévue,  et  se  moque  en  même  temps  de  la 
rhétorique  ;  il  y  trouve  son  double  compte  d'enfileur  de  rogatons 
érudils  et  de  moqueur  des  tours  oratoires.  —  Il  ne  trouve  pas  moins 
son  double  compte  de  fureteur  historique  et  de  défenseur  du  Mazarin, 
lorsqu'il  se  donne  (page  266)  le  malin  plaisir  d'énumérer  tous  les 
profits  et  pots-de-vin  de  l'intègre  Sully,  lequel  «  tira  trois  cens 
«  mille  livres  pour  la  démission  de  sa  charge  des  Finances  el  de  la 
a  Bastille  ;  soixante  mille  pour  celle  de  la  Compagnie  de  la  Reine- 
«  Mère;  cinquante  mille  pour  celle  de  Surintendant  des  Bâtiments; 
«  deux  cens  mille  pour  le  Gouvernement  de  Poitou  ;  cent  cinquante 
«  mille  pour  la  charge  de  Grand-Voyer,  et  deux  cns  cinquante  millt 
«  pour  récompense  ou  plutôt  pour  conrretarje  de  beaucoup  de  béné- 
«  fices  donnés  à  sa  recommandalion.  »  Et  le  fin  Naudé  part  de  là 


GABRIEL   NAUDÉ.  503 

écrire  sur  l'un  quelconque  de  cessujets,  leMascurat  fournirait 
tout  aussitôt  la  matière  d'une  petite  prélace  des  plus  éru- 
dites  ;  c'est  une  mine  à  fouiller  ;  c'est,  pour  parler  le  langage 
du  lieu,  une  marmite  immense  d'où,  en  plongeant  au  hasard, 
l'on  rapporte  toujours  quelque  fin  morceau. 

La  scène  se  passe  au  cabaret;  on  y  boita  même  des  pots, 
on  y  mange  des  harengs  saurets,  tout  s'en  ressent.  On  a  re- 
marqué que  la  plaisanterie  d'une  nation  ressemble  (règle  gé- 
nérale) à  son  mets  ou  à  sa  boisson  favorite.  On  n'a  donc  ici 
ni  \e  pudding  de  Swift,  ni  le  Champagne  ou  le  moka  de  Vol- 
taire. Le  iliascwrai  de  Naudé,  c'estune  espèce  de  salmigondis 
épais  et  noir,  un  vrai  fricot  comme  nos  aïeux  l'aimaient,  où 
il  y  a  bien  du  fin  lard  et  des  petits  pois.  On  y  lit  (p.  231) 
une  grande  discussion  sur  la  poésie  macaronique;  ce  livre 
est  une  espèce  de  macaronée  aussi. 

Au  commencement  de  Mascurat,  il  n'est  pas  hui-t  heures  et 
demie  du  matin  (p.  13):  les  deux  compagnons  entrent  au 
cabaret  et  s'attablent  pour  discourir  à  l'aise  a  mane  ad  ves- 
peram  (p.  38).  A  la  page  322,  on  les  voit  qui  dînent.  Page 
349,  Saint-Ange  frappe  pour  demander  à  boire.  Page  379,  il 
continue  de  mâcher  et  de  boire.  Page  385,  il  est  question  de 
plat  qui  se  refroidit.  Page  386,  Mascurat  s'absente  un  bon 
quart  d'heure,  ou  une  bonne  heure,  dit  Saint-Ange  qui  l'at- 
tend. C'en  est  assez  pour  donner  idée  de  la  composition 
étrange  de  cet  autre  Neveu  de  Rameau.  A  travers  ces  divers 
incidents  de  la  journée,  le  dialogue  dure  toujours. 

Le  caractère  de  Saint-Ange,  c'est  le  gros  bon  sens,  près  de 
Mascurat  qui  représente  l'érudit  rusé  :  «  Tu  m'emportes, 
lui  dit  à  certain  moment  Saint-Ange,  comme  l'aigle  fait  la 
tortue,  hors  de  mon  élément;  revenons...  »  Et  plus  loin, 
lorsque  Mascurat  lui  énumère  complaisamment  les  grands 
génies  de  première  classe,  les  douze  preux  de  pédanterie  : 

pour  opposer  le  désiniércsscmmt  du  Mazarin;  mais  il  tenait  encore 
plus,  je  le  crains  bien,  à  ce  qu'il  avait  làclié  en  passant  contre  cette 
renommée  populaire  de  Sully. 


504  rORTHAITS   LITTÉRAIRES. 

Ai'chimède,  Aristote,  Euclide,  Scot  (Duns),  Calculalor,  etc. 
(je  fais  grâce  des  autres),  le  matois  Saint-Ange  répond  :  «Tu 
«  m'endors  quand  tu  me  parles  de  tous  ces  auteurs-là  que 
«  je  ne  couuois  point  ;  il  y  avoit  l'autre  jour  un  homme  bien 
«  sensé,  chez  Biaise,  qui  n'y  faisoit  pas  tant  de  finesse;  car 
«  il  disoit  que  la  Sagesse  de  Charron  et  la  République  de 
«  Bodin  étoient  les  meilleurs  livres  du  monde,  et  sa  raison 
«  étoit  que  le  premier  enseigne  à  se  bien  gouverner  soi- 
«  même,  et  le  second  à  bien  gouverner  les  autres...  Ce  dis- 
•^  cours,  à  te  dire  vrai,  me  lient  lieu  de  démonstration  et 
M  me  persuade  bien  davantage  que  ne  font  tous  les  mathé- 
K  maticiens  et  philosophes;  mais  tu  as  l'esprit  si  sublime 
«  que  tu  voudrois  toujours  être  avec  les  auteurs  de  la  pre- 
«  mière  classe.  Pour  moi,  je  me  tiens  aux  médiocres,  c'est- 
«  à-dire  à  ceux  que  tu  appelles  honnêtes  gens  et  bons  es- 
«  prits.  »  Naudé  en  écrivant  cette  charmante  page,  ne 
comprenait-il  donc  pas  que  le  nombre  de  ces  honnêtes  gens 
et  de  ces  bons  esprits  vulgaires  à  la  Saint-Ange  allaitaugmen- 
ter  assez  pour  faire  un  public  qui  ne  serait  plusla  populace? 
Le  tiers  état  de  Sieyès  était  au  bout,  notre  classe  moyenne. 

Si  Naudé,  ne  comptait  pas  assez  sur  ce  prochain  monde 
des  bons  esprits,  il  semble  avoir  encore  moins  soupçonné 
qu'une  autre  portion  plus  délicate  s'y  introduirait,  et  que 
l'heure  approchait  où  il  faudrait  écrire  en  français  pour  être 
lu  même  des  femmes.  Chez  Naudé,  les  femmes  n'entrent 
pas  ;  latin  à  part,  il  y  a  des  grossièretés. 

La  finesse  d'ailleurs,  la  raillerie  couverte,  la  sournoiserie 
même  de  l'auteur  entre  ces  deux  bons  compères,  Saint-Ange 
et  Mascurat,  va  aussi  loin  qu'on  peut  supposer.  Je  veux 
trahir  et  prendre  sur  le  fait  sa  méthode  habituelle.  A  un 
endroit,  par  exemple,  ilénumère  au  long  les  académies  d'I- 
talie ;  rien  de  plus  intéressant  pour  les  esprits  académiques  ; 
on  croirait,  à  la  complaisance  du  détail,  que  iXaudé  admire, 
qu'il  se  prend;  pas  du  tout.  Prenez  garde  :  voilà  qu'à  la  fin, 
citant  Pétrone  sur  les  déclamateurs,  il  montre  que  ces  façons 


GABRIEL   NAUDÉ.  505 

pompeuses  d'exercice  littéraire  ne  servent  au  fond  de  rien, 
que  les  vrais  grands  écrivains  sont  de  date  antérieure,  que 
les  bons  csimts  vont  à  ces  nouvelles  Académies  comme  les  belles 
femmes  au  bal,  c  est-à-dire  sans  en  chercher  autre  profit  que  d'y 
ixisser  le  temps  agréablement  et  de  s'y  faire  voir  et  admirer.  — 
Sur  quoi  Saint-Ange,  un  peu  surpris  du  revers,  dit  à  Mas- 
cural  :  «  Tu  fais  justement  comme  ces  vaches  qui  attendent 
«  que  le  pot  au  lait  soit  plein  pour  le  renverser  (I)...  »  Voilà, 
en  bon  français,  la  méthode  de  Gabriel  Naudé  et  des  grands 
sceptiques. 

En  matière  religieuse,  il  ne  procède  pas  autrement,  et  c'est 
ici  que  le  mot  de  sournoiserie  s'applique  à  merveille.  Ainsi, 
à  propos  de  VAlcoran,  dont  les  paroles,  dit  Mascurat  (page 
34a),  sont  très-belles  et  bonnes,  quoique  la  doctrine  en  soit 
fort  mauvaise,  Saint-Ange  se  récrie,  et  Mascurat  répond  en- 
tre autres  choses  :  «c ...  Joint  aussi  qu'il  est  hors  le  pouvoir 
«  d'un  homme,  tant  habile  qu'il  soit  deconnoître  quelle  est 
«  la  religion  des  Turcs,  soit  pour  la  foi  ou  les  cérémonies, 
«  par  la  seule  lecture  de  ÏAlcoran;  tout  de  même,  sans  com- 
«  PARAisox  TOUTEFOIS,  qu'uu  homme  qui  n'auroit  lu  que  le 
c  Nouveau  Testament,  ne  pourroit  jamais  connoître  le  détail 
«  de  la  religion  catholique,  vu  qu'elle  consiste  en  diverses 

règles,  cérémonies,  établissements,  institutions,  traditions 
«  et  autres  choses  semblables  que  les  papes  et  les  conciles 
«  ont  établies  de  temps  en  temps,  cXpiièces  après  autres,  con- 
c  formément  à  la  doctrine  contenue  implicite,  ou  explicité 
'<  dans  ledit  livre.  »  On  a  le  venin. 

J'aime  mieux  citer  une  belle  page  philosophique,  et  même 
religieuse  à  la  bien  prendre,  qui  rentre  dans  une  pensée 
souvent  exprimée  par  lui.  Il  s'agit  de  je  ne  sais  quel  conseil 
(  )age  229j  dont  Saint-Ange  croit  que  les  politiques  d'alors 
pourraient  tirer  grand  profit;  Mascurat  répond  :«  Quand  ils 
u  le  l'eroient,  Saint-Ange,  ils  ne  réussiroient  pas  mieux  au 

(I;  Pa^'c  152, 


506  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

«  gouvernement  des  États  et  empires  que  les  plus  doctes 
«  médecins  font  à  celui  des  malades;  cari)  faut  nécessaire- 
«  ment  que  les  uns  et  les  autres  prennent  fm,  tantôt  d'une 
«  façon  et  tantôt  de  l'autre  :  Quotidie  aliquid  in  tam  magno 
«  orbe  mutatur,  nova  orbium  fundamenta  jaciuntur,  nova  gen- 
«  tium  nomina,  extinctis  nominibus  prioribus  aut  in  accessionem 
«  validions  conversis,  oriuntxir  (chaque  jour  quelque  cliange- 
«  ment  s'opère  en  ce  vaste  univers  ;  on  jette  les  fondations  de 
K  villes  nouvelles;  de  nouvelles  nations  s'élèvent  sur  la  ruine 
«  des  anciennes  dont  le  nom  s'éteint  ou  va  se  perdre  dans 
«  la  gloire  d'un  état  plus  puissant).  Je  ne  dis  pas  toutefois 
«  qu'un  peu  de  régime  ne  fasse  grand  bien,  et  que  tant  de 
«  livres  qu'écrivent  tous  les  jours  les  médecins  de  vita  pro- 
((  roganda  soient  inutiles  ;  mais  aussi  en  faut-il  demeurer 
«  dans  leurs  termes,  et  ne  pas  attendre  des  remèdes  Téter- 
(c  nité  que  Dieu  seul  s'est  réservée.  »  —  Et  dans  les  Coups 
d'État  (chap.  iv)  il  avait  dit  :  11  ne  faut  donc  pas  croupir 
«  dans  l'erreur  de  ces  foibles  esprits  qui  s'imaginent  que 
«  Rome  sera  le  siège  des  Saints-Pères,  et  Paris  celui  des 
«  rois  de  France.  »  Je  trouve  que,  de  nos  jours,  les  sages 
eux-mêmes  ne  sont  pas  assez  persuadés  que  de  tels  change- 
ments restent  toujours  possibles,  et  l'on  met  volontiers  en 
avant  un  axiome  de  nouvelle  formation,  bien  plus  flatteur, 
qui  est  que  les  nations  ne  meurent  pas. 

Je  ne  pousserai  pasplusloin  ce  qui  aussi  bien  n'aurait  au- 
cun terme,  car  il  faudrait  extraire  à  satiété,  sans  pouvoir 
jamais  analyser.  La  conclusion  deMascurat  est  spirituelle  et 
va  au-devant  des  objections  d'invraisemblance.  —  Saint- 
Ange  :  «  Tu  me  dis  de  si  belles  choses  que,  si  elles  étoient 
(<  imprimées,  on  ne  s'imagineroit  jamais  qu'elles  vinssent 
«  du  cabaret  ni  qu'elles  eussent  été  dites  par  deux  libraires 
«  ou  imprimeurs...  »  Et  Mascurat  répond  en  citant  des 
exemples  de  l'antiquité  :  «  ...  Au  contraire,  je  vois  dans  Plu- 
«  larque  et  Athénée  que  les  plus  doctes  de  ces  temps-là  te- 
«  uoieit  des  propos  aussi  sérieux  entre  la  poire  et  le  fro- 


GABRIEL  NAUDÉ,  507 

«  mage  et  ayant  le  verre  à  la  main,  comme  nous  l'avons 
«  maintenant,  que  tous  les  Académistes  de  Cicéron  en  ses 
«  plus  délicieuses  vignes,  in  Tusculano,  in  Cumano,  in  Ar- 
«  pinati.  »  Il  continue,  selon  son  usage,  d'épuiser  tous  les 
exemples  de  dialogues  anciens  qui  se  tiennent,  tantôt  au  mi- 
lieu des  rues,  comme  le  Gorgias,  tantôt  dans  une  maison  du 
Pirée,  comme  la.  République,  ou  bien  encore  sous  le  portique 
du  temple  de  Jupiter  ou  aux  bords  de  l'Ilissus.  De  là  à  un 
cabaret  de  la  Cité  évidemment  il  n'y  a  qu'un  pas.  Et  sur  ce 
que  ce  sont  des  imprimeurs  qui  ont  dit  ces  belles  choses, 
Mascurat,  qui  a  voyagé,  cite  l'exemple  des  savetiers  italiens 
dont  la  politique  est  encore  plus  raffinée  que  celle  des  im- 
primeurs de  ce  pays-ci  :  «  Finalement,  ajoute-t-il,  pourquoi 
«  trouver  étrange  que  nous  ayons  dit  tant  de  choses  en  un 
«  jour,  puisque  nous  voyons  tant  de  tragédies  nous  repré- 
«  senter  en  pareil  espace  de  temps  des  histoires  que  l'on 
«  ne  jugeroit  jamais,  à  cause  d'une  infinité  de  rencontres 
«  et  d'incidents,  avoir  été  faites  dans  l'espace  de  vingt-quatre 
«  heures...  Et  puis,  si  le  Timce,  le  Gorgias,  le  Phédon  et  les 
«  dialogues  de  Republica  et  de  Legibus  de  Platon,  quoiqu'ils 
«  soient  bien  plus  longs  que  les  nôtres,  ont  bien  été  faits 
«  en  un  jour...,  pourquoi  ne  voudra-t-on  pas  que  nous 
«  ayons  dit,  depuis  cinq  heures  du  matin  jusques  à  sept 
«  heures  du  soir,  ce  que,  s'il  étoit  imprimé,  il  ne  faudroil 
«  guère  davantage  de  temps  pour  lire?...  »  II  en  faut  un 
peu  plus,  quoi  qu'il  en  dise;  et,  avec  notre  dose  d'atten- 
tion d'aujourd'hui,  ne  vient  pas  à  bout  qui  veut  de  ce  gros 
in-4°  immense.  C'est  pourquoi  nous  y  avons  tant  insisté  (1). 

(I)  M.  Artaud,  dans  son  ouvrage  sur  Machiavel  (tome  II,  pages 
33G-350),  cite  un  ouvrage  manuscrit  français  qui  est  une  apologie 
remarquable  de  l'illustre  Florentin,  et  il  se  dit  tenté  de  l'attribuer 
à  Gabriel  Naudé.  Mais,  sans  parler  des  autres  objections,  comme 
cette  apologie  ne  put  être  composée  que  vers  ou  après  1G49,  Naudé 
eut  bien  assez  à  faire,  en  ces  années,  avec  son  Mascurai  d'abord, 
puis  avec  les  tracas  et  calamités  qui  vont  l'envahir,  pour  qu'on  ne 
puisse  lui  'uijjuter  uu  travail  dont  on  ne  verrailnafl  le  but  sous  sa  plume. 


i 


j08  portraits   LITTÈRAIRLS. 

La  seconde  Fi^oode  vint  renverser  encore  une  fois  la  for- 
lune  de  Naudé  et  lui  porter  au  cœur  le  coup  le  plus  sensible, 
celui  qu'un  père  eût  éprouvé  de  la  perte  d'une  fille  unique, 
déjà  nubile  et  passiouiiément  chérie.  L'arrêt  du  parlement  de 
Paris  qui  ordonnait  la  vente  delà  bibliothèque  du  cardiual 
lui  arracha  un  cri  de  douleur  et  presque  d'éloquence.  Dans 
un  Advis  imprimé  (IGol)  à  l'adresse  de  nos  Seigneurs  du  Par- 
lement, il  exhale  les  sentiments  dont  il  est  plein  :  « EL 

((  pour  moi  qui  la  cliérissois  comme  l'œuvre  de  mes  mains 
«  et  le  miracle  de  ma  vie,  je  vous  avoue  ingénuement  que, 
K  depuis  ce  coup  de  foudre  lancé  du  ciel  de  votre  justice  sur 
«  une  pièce  si  rare,  si  belle  et  si  excellente,  et  que  j'avois 
M  par  mes  veilles  et  mes  labeurs  réduite  à  une  telle  perfec- 
«  tion  que  Ton  ne  pouvoit  pas  moralement  eu  désirer  une 
«  plus  grande,  j'ai  été  tellement  interdit  et  étonné,  que  si  la 
«  même  cause  qui  fit  parler  autrefois  le  fils  de  Crésus,  quoi- 
«  que  muet  de  sa  nature,  ne  me  délioit  maintenant  la  langue 
«  pour  jeter  ces  derniers  accents  du  trépas  de  cette  mienne 
«  iiUe,  comme  celui-là  faisoit  au  dangereux  état  où  se  trou- 
«  voit  son  père,  je  serois  demeuré  muet  éternellement.  Et, 
«  en  effet,  messieurs,  comme  ce  bon  fils  sauva  la  vie  à  son 
«  père  en  le  faisant  connoîlrc  pour  ce  qu'il  étoil,  pourquoi 
«  ne  puis-je  pas  me  promettre  que  votre  bienveillance  et 
«  votre  justice  ordinaire  sauveront  la  vie  à  cette  fdle,  ou, 
1'  pour  mieux  dire,  à  cette  fameuse  bibliothèque,  quand  je 
«  vous  aurai  dit,  pour  vous  représenter  en  peu  de  mots  la- 
«  brégé  de  ses  perfections,  que  c'est  la  plus  belle  et  la  mieux 
«  fournie  de  toutes  les  bibliothèques  qui  ont  jamais  été  au 
w  monde  et  qui  pourront,  si  l'affection  ne  me  trompe  bien 
«  fort,  y  être  à  l'avenir.  »  —  Et  il  finit  en  répétant  les  vers 
attribués  à  Auguste,  lorsque  celui-ci  décida  de  casser  le  lés- 
inent de  Virgile  plutôt  que  d'anéantir  r^rtcà/i-  .- 

....  FranjiiUur  polius  Iciiuni  vener.iiida  polestas 
Quam  toi  conyeslos  iioclesque  dicsque  lal>ore8 
ILiuseril  una  dius,  supremaque  jussa  Scnacus  ! 


GAIîRlCL  NArOÊ.  -  509 

La  vente  se  (it  pouiiaal,  bien  qu'avec  de  certains  accom- 
modemenis  peut-être.  Kaudé  eu  racheta  pour  sa  part  tous 
les  livres  de  médecine,  et  il  paraît  qu'il  y  eut  des  prête-noms 
du  cardinal  qui  en  sauvèrent  d'autres  séries  tout  entières. 
Du  moins  M.  Pelit-Radel  a  beaucoup  insisté  sur  ces  rachats 
concertés  qu'il  démontre  avec  chaleur,  comme  si  son  amour- 
propre  d'administrateur  et  d'héritier  y  était  intéressé.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  coup  était  porté  pour  l'auteur  même;  l'inté- 
grité et  l'honneur  de  l'œuvre  unique  avaient  péri.  «On  vend 
«  toujours  ici  la  bibliothèque  de  ce  rouge  tyran,  écrit  Guy 
«  Patin  (30  janvier  !(io2);  seize  milles  volumes  en  sont  déjà 
«  sortis;  il  n'en  reste  plus  que  vingt-quatre  mille.  Tout  Pa- 
«  ris  y  va  comme  à  la  procession  :j'ai  si  peu  de  loisir  que  je 
«  n'y  puis  aller,  joint  que  le  bibliothécaire  qui  l'avoit  dres- 
■<  sée,  mon  ami  de  trente-cinq  ans,  m'est  si  cher,  que  je  ne 

«  puis  voir  cette  dissolution  et  destruction »  Il  fallait 

que  Guy  Patin  aimât  bien  fortNaudé  pour  s'altcndrir  à  l'en- 
droit d'une  disgrâce  arrivée  au  Mazarin. 

Un  malheur  ne  vient  jamais  seul  ;  Naudé  en  eut  un  autre 
en  ces  années.  Étant  autrefois  à  Rome,  il  avait  été  con- 
sulté et  avait  donné  son  avis  sur  des  manuscrits  de  l'Imita- 
tion de  Jésus-Christ  que  les  bénédictins  revendiquaient  pour  un 
moine  de  leur  Ordre,  Gersen  ;  il  n'était  pas  de  leur  avis,  et  avait 
jugé  les  manuscrits  quelque  peu  falsifiés.  Son  témoignage  en 
resta  là  et  sommeilla  quelque  temps.  Mais  bientôt  les  cha- 
noines réguliers  de  Saint-Augustin,  qui  revendiquaient  l'/wt- 
tation  par  Akempis,  c'est-à-dire  pour  leur  saint,  comme  les 
bénédictins  pour  le  leur,  introduisirent  l'autorité  et  l'acte  de 
Naudé  dans  la  discussion.  Il  y  intervintlui  mêmeparde  nou- 
veaux écrits  publics.  Courier,  avec  son  fameu.x  pâté  sur  le 
manuscrit  de  Longus,  sut  ce  que  c'est  que  d'avoir  affaire  à 
des  pédants  antiquaires  et  chambellans;  Naudé,  si  prudent, 
si  modéré,  apprit  bientôt  à  ses  dépens  ce  que  c'est  que  d'avoir 
alTaire  à  des  pédants,  de  plus  théologiens,  surtout  à  un  Ordre 
tout  entier  et  à  des  moines.  Quand  on  est  sage,  règle  gêné- 


510  PORTRAITS   LITTÉRAIRES. 

raie,  il  ne  faut  jamais  se  mettre  sans  nécessité  telles  gens  à 
robe  noire  à  ses  trousses.  Si  je  l'osais,  j'en  donnerais  le  con- 
seil même  aujourd'hui  encore  à  mes  brillants  amis.  Du  temps 
de  Naudé,  on  en  vint  d'emblée  aux  injures.  Il  y  avait  dès  lors 
un  Dom  Robert  Qualremaire  (n'était-il  pas  de  la  famille  de 
M.  Etienne  Quatremère?)  qui  en  disait.  Naudé  eut  le  tort 
d'y  céder  et  d'y  répondre.  Tout  cela  se  passait  à  propos  du 
plus  clément  et  du  plus  miséricordieux  des  livres,  autour  de 
V Imitation.  Ajoutez  que,  dans  cette  querelle  de  Naudé  et  de 
Dom  Quatremaire,  on  ne  savait  pas  très-bien  le  français  de 
part  et  d'autre,  ou  du  moins  on  ne  savait  quele  vieux  français; 
les  injures  en  étaient  d'autant  plus  grosses.  Il  en  résulta  même 
des  méprises  singulières.  Naudé,  s'en  prenant  à  un  bénédic- 
tin italien,  le  père  Cajetan,qui  était  petit  et  assez  contrefait, 
l'avait  appelé  rabougri;  les  bénédictins  de  Saint-Maur  ne  se 
rendirent  pas  bien  compte  du  terme,  et  le  confondirent  avec 
un  bien  plus  grave  qui  a  quelque  rapport  de  son.  Ces  véné- 
rables religieux  en  demandèrent  réparatioa  en  justice  comme 
d'une  appellation  infâme.  La  naïveté  prêta  à  rire.  Naudé  lui- 
même  porta  plainte  en  diffamation  devant  le  Parlement;  on 
a  son  factun»  {Raisons  péremptoires,  etc.,  16ol);jelevoudrais 
supprimer  pour  son  honneur.  Sur  ce  terrain- là,  il  n'a  pas 
son  esprit  habituel  :  ce  n'est  plus  qu'un  savant  du  xv!"  siècle 
en  colère.  Il  prit  pourtant  occasion  de  sa  défense  pour  dres- 
ser une  liste  et  kyrielle,  comme  il  les  aime,  de  toutes  les 
falsifications,  corruptions  de  pièces,  tricheries,  qu'on  impu- 
tait aux  bénédictins  dans  les  divers  âges.  En  poussant  celle 
pointe,  il  a,  sous  air  pédantesque,  sa  double  malice  cachée, 
et  il  infirme  plus  de  choses  ecclésiastiques  qu'il  ne  fait  sem- 
blant. On  assure  qu'il  eut  alors  les  rieurs  de  son  côté;  mais 
il  dut  être  au  fond  mécontent  de  lui-même  :  le  philosophe  en 
lui  avait  fait  une  faute  (1). 

(1)  On  peut  voir,  si  l'on  veut,  sur  cette  sotte  et  désagréable  affaire, 
la  Bibliothèque  criliqite  de  Rictiard  Simon,  tome  l*',  et  aussi  le  tûme  1", 


GABRIEL   NAUDÉ.  511 

La  seconde  Fronde  lui  laissait  peu  d'espoir  de  recouvrer 
sa  condition  première;  il  accepta  d'honorables  propositions 
de  la  reine  Christine,  et  partit  pour  la  cour  de  Stockholm, 
oîi  il  fut  bibliothécaire  durant  quelques  mois.  Cette  cour  était 
devenue  sur  la  fin  un  guêpier  de  savants  qui  s'y  jouaient 
des  tours;  Naudé  n'y  tint  guère.  Il  était  d'ailleurs  à  l'âge  oii 
l'on  ne  recommence  plus.  Il  revenait  de  là,  dégoûté  de  sa 
tentative,  rappelé  sans  doute  aussi  par  lemaldupays  etpar 
la  perspective  dejours  meilleurs  après  les  troubles  civils  apai- 
sés, lorsqu'il  fut  pris  de  maladie  et  mourut  en  route,  à  Abbe- 
ville,  le  20  juillet  16b3,  avant  d'avoir  pu  revoir  et  embrasser 
ses  amis.  Il  fut  amèrement  regretté  de  tous,  particulièrement 
de  Guy  Patin,  qui  ne  parle  jamais  de  son  bon  et  cher  ami 
M.  Naudé  qu'avec  un  attendrissement  bien  rare  en  cette  caus- 
tique nature,  et  qui  les  honore  tous  deux  :  «  Je  pleure  inces- 
«  samment  jour  et  nuit  M.  Naudé.  Oh  !  la  grande  perte  que 
«  j'ai  faite  en  la  personne  d'un  tel  ami!  Je  pense  que  j'en 
«  mourrai,  si  Dieu  ne  m'aide  (25  novembre  J6o3).  »  —  Les 
érudits  composèrent  à  l'envi  des  vers  latins  sur  la  mort  du 
confrère  qui  les  avait  si  libéralement  servis.  On  peut  trouver 
cependant  qu'il  ne  lui  a  pas  été  fait  de  funérailles  suffisan- 
tes :  on  n'a  pas  recueilli  ses  Œuvres  complètes;  il  n'a  pas 
été  solennellement  enseveli.  Mort  en  1653,  du  même  âge  que 
le  siècle,  il  n'en  représentait  que  la  première  moitié,  au  mo- 
ment où  la  seconde,  si  ^''^riftijse  et  si  contraire,  allait  écla- 
ter. Les  Provinciales  parurent  six  années  seulement  après  le 
Mascurat,  et  donnèrent  le  signal  :  la  face  du  monde  littéraire 
fut  renouvelée.  Naudé  rentra  vite,  pour  n'en  plus  sortir, 
dans  l'ombre  de  ces  bibliothèques  qu'il  avait  tant  aimées  et 
qui  allaient  être  son  tombeau.  On  imprima  de  lui  un  volume 
de  lettres  latines  criblé  de  fautes.  On  rédigea  le  Naudœana, 
ou  extrait  de  ses  conversations,  criblé  de  bévues  également. 


des  Onvrnçies  pottliume.%   de  Mafiillon.  Dom  Tlniillier,  bénédictitij  \ 
prend  une  rev^inche  sur  IS'audé. 


512  PORTRAITS  LITTERAIRES. 

II  n'eut  pas  d'éditeur  pieux.  Son  article  manque  au  Diction- 
naire de  Bayle,  ce  plus  direct  héritier  de  son  esprit.  Lui  qui 
a  tant  songé  à  sauver  les  autres  de  l'oubli,  il  est  de  ceux,  et 
des  plus  regrettables,  qui  sont  entrain  de  sombrer  dans  le 
grand  naufrage.  Ses  livres  ont,  à  mes  yeux,  déjà  la  valeur 
de  manuscrits,  en  ce  sens  que,  selon  toute  probabilité,  ils  ne 
seront  jamais  réimprimés.  Quelques  curieux  les  recherchent; 
on  les  lit  peu,  on  les  consulte  cà  et  là.  Tel  est  le  lot  de  pres- 
que tous,  de  quelques-uns  même  des  plus  dignes.  Qu'y  faire? 
la  vie  presse,  la  marche  commande,  il  n'y  a  plus  moyen  de 
tout  embrasser;  et  nous-méme  ici,  qui  avons  tâché  d'expri- 
mer du  moins  l'esprit  de  Naudé,  et  de  redemander,  d'arra- 
cher sa  physionomie  vraie  à  ses  œuvres  éparses,  ce  n'est, 
pour  ainsi  dire,  qu'en  courant  que  nous  avons  pu  lui  rendre 
cet  hommage, 

48»  décemlire  3  843, 


APPENDICE 

A  L'ARTICLE  SUR  JOSEPH  DE  MAISTRE ,  Page  446. 


Noos  extrayons  du  numéro  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  !«'  octobre  1843, 
les  quelques  pages  suivantes  qui  cumplèteut  et  appuient  notre  premier  travail. 

I.  —  Notice  sur  m.  guv-mauiu  déplace,  suivie  de  sept  lettres 

INÉDITES  DU  COMTE  JOSEPH  DE  MAISTRE,  par  M.  F.-Z,  CoUornbet . 

II.  —  Soirées  de  rothaval,  ou  réflexions  sur  les  intem- 
pérances PHILOSOPHIQUES  DU  COMTE  JOSEPH  DE  MAISTRE  (Lyon 
1843). 

Dans  l'article  sur  Joseph  de  Maistre,  inséré  le  le""  août  dernier,  il 
a  été  parlé  d'un  savant  de  Lyon,  respectable  et  modeste,  auquel 
l'illustre  auteur  du  Pupe  avait  accordé  toute  «a  confiance  sans  l'avoir 
jamais  vu,  qu'il  aimait  à  consulter  sur  ses  ouvrages,  et  dont,  bien 
souvent,  il  suivit  docilement  les  avis.  Cet  homme  de  bien  et  de  bon 
conseil,  que  nous  ne  nommions  pas,  venait  précisément  de  mourir  le 
16  juillet  dernier,  et  aujourd'hui  un  écrivain  lyonnais,  bien  connu 
par  ses  utiles  et  Jionorabies  travaux,  M.  Collombel,  nous  donne  une 
biographie  de  M.  Déplace,  c'était  le  nom  du  correspondant  de  M.  de 
Maislre.  Les  pièces  qui  y  sont  produites  montrent  surabondamment 
que  nous  n'avions  rien  exagéré,  et  elles  ajoutent  encore  des  traits 
précieux  à  l'intime  connaissance  que  nous  avons  essayé  de  donner 
du  célèbre  écrivain. 

Disons  pourtant  d'abord  que  M.  Déplace,  né  à  Roanne  en  1772, 
était  de  ces  hommes  qui,  pour  n'avoir  jamais  voulu  quitter  le  second 
ou  même  le  troisième  rang,  n^en  apportent  que  plus  de  dévouement 
et  de  services  à  la  cause  qu'ils  ont  embrassée.  Celle  de  M.  Déplace 
tlait  ia  cause  mûme,  il  faut  le  dire,  des  doctrines  monarchiques  et 

29. 


514  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

religieuses,  entendues  comme  le  faisaient  les  Donald  et  ces  cliefs  pre- 
miers du  parti  :  il  y  demeura  fldèle  jusqu'au  dernier  jour.  li  appai- 
tenait  à  cette  génération  que  la  Révolution  avait  saisie  dans  sa  fleur 
et  décimée,  mais  qui  se  releva  en  1800  pour  restaurer  la  société  par 
Tautel.  11  fonda  une  maison  d'éducation,  forma  beaucoup  d'élèves,  el 
écrivit  des  brochures  ou  des  articles  de  journaux  sous  le  voile  de  l'a- 
nonyme et  seulement  pour  satisfaire  à  ce  qu'il  croyait  vrai.  Il  avait  dé- 
fendu contre  la  critique  d'Hoffman  des  Débats  le  beau  poëme  des  3/'/)- 
tyrs,  et  plus  tard,  en  1826,  il  attaqua  M.  de  Chateaubriand  pour  son 
discours  sur  la  liberté  de  la  presse.  M.  Déplace  prêtait  souvent  s:i 
plume  aux  idées  et  aux  ouvrages  de  ses  amis  ;  pour  lui,  il  ne  chercha 
jamais  les  succès  d'amour-propre,  et  je  ne  saurais  micui  le  comparer 
qu'à  ces  militaires  dévoués  qui  aiment  à  vieillir  dans  Ich  honneurs 
obscurs  de  quelque  légion  :  c'est  le  major  ou  le  lieutenant-colonel  d'au- 
trefois, cheville  ouvrière  du  corps,  et  qui  ne  donnait  pas  son  nom  au 
régiment.  On  lui  attribue  la  rédaction  des  .î/é/HOî're^  du  général  Canuel, 
et  même  celle  du  Voyage  à  Jériisulem  du  Père  de  Géramb.  Mais  son 
vrai  titre,  celui  qui  l'honorera  toujours,  est  la  confiance  que  lui  avait 
accordée  M.  de  Jlaistre,  et  la  déférence,  aujourd'hui  bien  constatée, 
que  réminent  écrivain  témoignait  pour  ses  décisions. 

L'extrait  de  correspondance  qu'on  publie  porte  sur  le  livre  du  Pu/v 
et  sur  celui  de  VEglise  gallicane^  qui  en  formait  primitivement  la 
cinquième  partie  et  que  l'auteur  avait  fini  par  en  détacher.  L'avant - 
propos  préliminaire  en  tête  du  Pape  est  de  M.  Déplace  :  «  Mais  que 
('  dites-vous,  monsieur,  de  l'idée  qui  m'est  venue  de  voir  à  la  tôle  du 
«  livre  un  petit  avant-propos  de  vous  ?  Il  me  semble  qu'il  introdui- 
«  rait  fort  bien  le  livre  dans  le  monde,  et  qu'il  ne  ressemblerait 
«  point  du  tout  à  ces  fades  avis  d'éditeur  fabriqués  par  l'auteur 
Il  même,  et  qui  font  mal  au  cœur.  Le  vôtre  serait  piquant  parce  qu'il 
«  serait  vrai.  Vous  diriez  qu'une  confiance  illimitée  a  mis  entre  vos 
«  mains  l'ouvrage  d'un  auteur  que  vous  ne  connaissez  pas,  ce  qui 
«  est  vrai.  En  évitant  tout  éloge  chargé,  qui  ne  conviendrait  ni  à 
«  vous  ni  à  moi,  vous  pourriez  seulement  recommander  ses  vues  et 
<i  les  peines  qu'il  a  prises  pour  ne  pas  être  trivial  dans  un  sujet 
«  usé,  etc.,  etc.  Enfin,  monsieur,  voyez  si  cette  idée  vous  plaît  :  je 
«  n'y  tiens  qu'autant  qu'elle  vous  agréera  pleinement.  » 

Et  dans  cette  môme  lettre  datée  de  Turin,  19  décembre  1819,  on 
lit  :  «  On  ne  saurait  rien  ajouter,  monsieur,  à  la  sagesse  de  toutes  les 


APPENDICE.  513 

«t  observalions  que  vous  m'avez  adressées,  et  j'y  ai  fait  droit  d'un;! 
«  manière  qui  a  dû  vous  satisfaire,  car  toutes  ont  obtenu  des  efforts 
:(  qui  ont  produit  des  améliorations  sensibles  sur  chaque  point.  Quel 
Il  service  n'avez-vous  pus  rendu  au  feu  pape  Honorius,  en  me  chica- 
II  nant  un  peu  sur  sa  personne?  En  vérité  l'ouvrage  est  à  vous  autant 
i<  qu'à  moi,  et  je  vous  dois  tout,  puisque  sans  vous  jamais  il  n'ai'.rait 
;t  vu  le  jour,  du  moins  à  son  honneur.  »  M.  de  Maislre  revient  à  tout 
propos  sur  celte  obligation,  et  d'une  manière  trop  formelle  pour  qu'on 
n'y  voie  qu'un  remercîment  de  civilité  obligée.  Il  va,  dans  une  de  ses 
lettres  (18  septembre  1820),  après  avoir  parlé  des  arrangements  pris^ 
avec  le  libraire,  jusqu'à  olTrir  à  M.  Déplace,  avec  toute  la  délicatesse 
dont  il  est  capable,  un  coupon  dons  le  prix  qui  lui  est  dû  :  «  Si  j'y 
«  voyais  le  moindre  danger,  certainement,  monsieur,  je  ne  m'avise- 
Il  rais  pas  de  manquer  à  un  mérite  aussi  distingué  que  le  vôtre,  elk 
((  un  caractère  dont  je  fais  tant  de  cas,  en  vous  faisant  une  proposi- 
«  lion  déplacée  ;  mais,  je  vous  le  répèle,  vous  êtes  au  pied  de  la  lettre 
«  co-propriétaire  de  l'ouvrage,  et  en  celte  qualité  vous  devez  être  co- 
«  partageant  du  prix...  »  M.  Déplace  refuse,  comme  on  le  pense 
bien,  et  d'une  manière  qui  ne  permet  pas  d'insister;  mais  les  termes 
inOraes  de  l'offre  peuvent  donner  la  mesure  de  l'obligation,  telle  que 
l'eslimait  M.  de  Maislre. 

En  supposant  qu'il  se  l'exagérât  un  peu,  qu'il  accordât  à  son  judi- 
cieux et  savant  correspondant  un  peu  trop  de  valeur  el  d'action,  on 
aime  à  voir  celle  part  si  largement  faite  à  la  critique  et  au  conseil 
par  un  esprit  si  éminent  et  qui  s'est  donné  pour  impérieux.  Tant  de 
gens,  qui  passent  plutôt  pour  éclectiques  que  pour  absolus,  se  font 
tous  les  jours  si  grosse,  sous  nos  yeux,  la  part  du  lion,  quia  nominor 
leo,  que  c'est  plaisir  de  trouver  M.  de  Maislre  à  ce  point  libéral  et 
modeste.  M.  Déplace  avait  un  sens  droit,  une  instruction  ecclésias- 
tique et  théologique  fort  étendue  ;  il  savait  avec  précision  l'élat  des 
esprits  et  des  opinions  en  France  sur  ces  matières  ardenles  ;  il  pouvait 
donner  de  bons  renseignements  à  l'éloquent  étranger,  et  tempérer  sa 
fougue  là  où  elle  aurait  trop  choqué,  même  les  amis  :  motos  compo- 
nere  fluctus.  Quant  à  écrire  de  pareille  encre  el  à  colorer  avec  l'ima- 
gination, il  ne  l'aurait  pas  su;  mais  il  y  a  deux  rôles  :  on  a  trop 
supprimé,  dans  ces  derniers  temps,  le  second. 

Il  faudrait  pourtant  y  revenir.  C'est  pour  avoir  supprimé  ce  second 
rôle,  celui  du  conseiller,  du  critique  sincère  et  de  l'homme  de  goût  à 


516  PORTRAITS  littèrair::s. 

consulter,  c'est  pour  avoir  réformé,  comme  inutiles,  l'Arislarque,  le 
Quintilius  et  le  Fontanes,  que  l'école  des  modernes  novateurs  n'a 
évité  aucun  de  ses  défauts.  Il  y  a  là-dessus  d'excellentes  et  simples 
vérités  à  redire  ;  j'espère  en  reparler  à  loisir  quelque  jour.  Qu'est-il 
arrivé,  et  que  voyons-nous  en  effet?  On  a  lu  ses  œuvres  nouvellement 
écloses  à  ses  amis  ou  soi-disant  tels,  pour  être  admiré,  pour  être 
applaudi,  non  pour  prendre  avis  et  se  corriger;  on  a  posé  en  principe 
commode  que  c'était  assez  de  se  corriger  d'un  ouvrage  dans  le  suivant. 
M.  de  Chateaubriand  et  M.  de  Maistre  n'ont  pas  fait  ainsi  :  le  premier, 
dans  les  jeunes  œuvres  qui  ont  d'aboid  fondé  sa  gloire,  a  beaucoup  d4 
(et  il  l'a  proclamé  assez  souvent)  à  Fontanes,  à  Joubert,  à  un  petit 
cercle  d'amis  choisis  qu'il  osait  consulter  avec  ouverture,  et  qui,  plus 
d'une  fois,  lui  ont  fait  refaire  c«  qu'on  admire  à  jamais  comme  les  plus 
accomplis  témoignages  dune  telle  muse.  Mais  ceci  demanderait  toute 
une  étude  et  une  considération  à  part  :  l'admirable  docilité  de  l'un, 
la  courageuse  franchise  des  autres,  offriraient  un  tableau  déjà  an- 
tique, et  prêteraient  une  dernière  lumière  aux  préceptes  consacrés. 
Aujourd'hui  c'est  M.  de  Maistre  qui  vient  y  joindre  à  l'improviste  son 
autorité  d'écrivain  auquel,  certes,  la  verve  n'a  pas  manqué.  Non-seu- 
lement pour  le  fond  et  pour  les  faits,  mais  pour  la  forme,  il  s'inquié- 
tait, il  était  prêt  sans  cesse  à  retoucher,  à  rendre  plus  solide  et  plus 
vrai  ce  qui,  dans  une  première  version,  n'était  qu'éblouissant.  On 
8ait  la  plirafie  flnale  du  Pape,  dans  laquelle  il  est  fait  allusion  au  mot 
de  Michel-Ange  parlant  du  Panthéon  :  Je  le  mettrai  en  l'air,  u  Quinze 
«  siècles,  écrit  M.  de  Maistre,  avaient  passé  sur  la  Ville  sainte  lorsque 
0  le  génie  chrétien,  jusqu'à  la  fin  vainqueur  du  paganisme,  osa  porter 
a  le  Panthéon  dans  les  airs,  pour  n'en  faire  que  la  couronne  de  son 
«  temple  fameux,  le  centre  de  l'unité  catholique,  le  chef-d'œuvre  de 
«  l'art  humain,  etc.,  etc.  »  Cette  phrase  pompeuse  et  spécieuse, 
■ymbolique,  comme  nous  les  aimons  tant,  n'avait  pas  échappé  au 
coup  d'œil  sérieux  de  M.  Déplace,  et  on  voit  qu'elle  tourmentait  un 
peu  l'auteur,  qui  craignait  bien  d'y  avoir  introduit  une  lueur  de 
pensée  fausse  :  «  Car  certainement,  disait-il,  le  Panthéon  est  bien  à 
«  sa  place,  et  nullement  en  l'air.  »  —  Et  il  propose  diverses  leçons, 
mais  je  n'insisie  que  sur  l'inquiétude. 

Nous  avions  dit  que  plusieurs  passages  relatifs  à  Bossuet  avaient  été 
adoucis  sur  le  conseil  de  M.  Déplace;  une  lettre  de  M.  de  Maistre  au 
euré  de  Saint-Nizier(22  juin  1819)  en  fait  foi  :  «  J'ai  toujours  prévu 


APPENDICE.  517 

N  que  votre  ami  appuierait  particulièrement  la  main  sur  ce  livre  V 
t  (qui  est  devenu  l'ouvrage  sur  VÉglixe  gallicane).  Je  ferai  tous  les 
«  changements  possibles,  mais  probablement  moins  qu'il  ne  vaudrait. 
«  A  l'égard  de  Bossuet,  en  particulier,  je  ne  refuserai  pas  d'affaiblir 
«  tout  ce  qui  n'affaiblira  pas  ma  cause.  Sur  la  Défense  de  la  Déclara- 
n  tion,  je  céderai  peu,  car,  ce  livre  étant  un  des  plus  dangereux  qu'on 
«  ait  publiés  dans  ce  genre,  je  doute  qu'on  l'ait  encore  attaqué  aussi 
«  vigoureusement  que  je  l'ai  fait.  Et  pourquoi,  je  vous  prie,  affaiblir 
«  ce  plaidoyer?  Je  n'ignore  pas  l'espèce  de  monarchie  qu'on  accorde 
«  en  France  à  Bossuet,  mais  c'est  une  raison  de  l'attaquer  plus  for- 
«  temenl.  Au  reste,  monsieur  l'abbé,  nous  verrons.  Si  M.  Déplace 
«  est  longtemps  malade  ou  convalescent,  je  relirai  moi-même  ce 
«  V^  livre,  et  je  ne  manquerai  pas  de  faire  disparaître  tout  ce  qui 
((  pourrait  choquer.  J'excepte  de  ma  rébellion  l'article  du  jansénisme. 
«  II  faut  ôler  aux  jansénistes  le  plaisir  de  leur  donner  Bossuet  : 
«   Qiianquani^  0.,,!  ï> 

Ces  concessions  ne  se  faisaient  pas  toujours,  comme  on  voit,  sans 
quelques  escarmouches.  On  retrouve  dans  ces  petits  débals  toute  la 
vivacité  et  tout  le  mordant  de  ce  libre  esprit;  ainsi  dans  une  lettre  à 
M.  Déplace,  du  28  septembre  1818  :  «  Je  reprends  quelques-unes  de 
«  vos  idées  à  mesure  qu'elles  me  viennent.  Dans  une  de  vos  précé- 
«  dentés  lettres,  vous  m'exhortiez  à  ne  pus  me  gêner  sur  les  opinions, 
«  mais  à  respecter  les  personnes.  Soyez  bien  persuadé,  monsieur,  que 
«  ceci  est  une  illusion  française.  Nous  en  avons  tous,  et  vous  m'avez 
«  trouvé  assez  docile  en  général  pour  n'être  pas  scandalisé  si  je  vous 
«  dis  qu'o«  n'a  rien  fait  contre  les  opinions,  tant  qu'on  n'a  pas  attaqué 
«  les  personnes{i).  Je  ne  dis  pas  cependant  que,  dans  ce  genre  comme 
«  dans  un  autre,  il  n'y  ait  beaucoup  de  vérité  dans  le  proverbe  : 
«  A  tout  seigneur  tout  honneur,  ajoutons  seulement  sans  esc/arage.  Or 
«  il  est  très-certain  que  vous  avez  fait  en  France  une  douzaine  d'a- 
«  pothcoses  au  moyen  desquelles  il  n'y  a  plus  moyen  de  raisonner.  Kn 
«  faisant  descendre  tous  ces  dieux  de  leurs  piédestaux  pour  les  dé- 
«  clarer  simplement  grands  hommes,  on  ne  leur  fait,  je  crois,  aucun 
«  tort,  et  l'on  vous  rend  un  grand  service...  »  Et  il  ajoutait  en  posl- 
■criptum  :  «  Je  laisse  subsister  tout  exprès  quelques  phrases  imperti- 


(1)  Si  c'était  une  illusion  française  de  respecter  les  personnes  an  attaquant  lei 
choses,  il  faut  bien  reconnaître  qu'elle  s'est  évanouie  depuis  peu. 


blH  PORTRAITS    LlTTRRA'.nES. 

«  nciites  séries  myopes.  lien  faut  (j'entends  de  Vimpcriinence)  dun» 
«  certains  ouvrages,  coniiT.e  du  poivre  dans  les  ragoùls.  »  Ceci  rentre 
tout  à  fait  dans  la  manière  originale  et  propre,  dana  l'entrain  de  ce 
grand  jouteur,  qui  disait  encore  qu'an  peu  d'exagération  est  le  meii' 
songe  des  honnêtes  gens.  —  A  un  certain  endroit,  dans  le  portrait  de 
quelque  hérétique,  il  avait  lâché  le  mot  polisson  ;  prenant  lui  même 
les  devants  et  courant  après  :  «  C'est  un  mot  que  j'ai  mis  là  unique- 
«  ment  pour  tenter  votre  goût,  écrivait-il.  Vous  ne  m'en  avez  rien 
a  dit;  cependant  des  personnes  en  qui  je  dois  avoir  conQance  pré- 
•  tendent  qu'il  ne  passera  pas,  et  je  le  crois  de  même.  »  Mais,  de  ces 
mots-là,  quelques-uns  ont  passé  par  manière  d'essai,  pour  tenter 
notre  goût  aussi,  à  nous  lecteurs  français,  lecteurs  de  Paris  :  nous 
voilà  bien  prévenus. 

EnQn,  pour  épuiser  tout  ce  que  cette  curieuse  petite  puLlication  de 
M.  CoUombet  nous  apporte  de  nouveau  sur  M.  de  Maistre,  nous  cite- 
rons ce  passage  de  lettre  sur  l'effet  que  le  livre  du  Pape  produisit  à 
Rome  ;  nous  avions  déjà  dit  que  l'auteur  allait  plus  loin  en  bien  des 
cas  que  certains  Romains  n'auraient  voulu  :  «  (11  décembre  1820.) 
«  A  Rome  on  n'a  point  compris  cet  ouvrage  au  premier  coup  d'œil, 
«  écrit  M.  de  Maistre  ;  mais  la  seconde  lecture  m'a  été  tout  à  fait 
«  favorable.  Ils  sont  fort  ébahis  de  ce  nouveau  système  et  ont  peine 
«  à  comprendre  comment  on  peut  proposer  à  Rome  de  nouvelles  vues 
«  sur  le  pape  :  cependant  il  faut  bien  en  venir  là.  »  Il  faut  bien! 
Combien  de  ces  vœux  impérieux,  de  ces  desiderata  de  M.  de  Maistre, 
restent  ouverts  et  encore  plus  inachevés  que  ceux  de  Bacon,  qui  l'ont 
tant  courroucé  I 

LEsSoiRtES  DE  RoTHAVAL,  nouvellement  publiées  à  Lyon,  ne  sont 
pas  un  pur  hommage  à  M,  de  Maistre,  comme  l'écrit  de  31.  CoUombet; 
ces  deux  somptueux  volumes  in-8°,  de  polémique  et  de  discussion 
polie,  ont  pour  objet  de  faire  contre- partie  et  contre -poids  aux 
Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  à  ce  beau  livre  de  philosophie  élevée  et 
variée  duquel  l'auteur  éi^rivait  :  «  Les  Soirées  sont  mon  ouvrage  chéri  ; 
M  j'y  ai  versé  ma  tête  :  ainsi,  monsieur,  vous  y  verrez  peu  de  chose 
a  peut-être,  mais  au  moins  tout  ce  que  je  sais.  »  —  Rothaval  est  un 
petit  hameau  dans  le  département  du  Rhône,  probablement  le  séjour 
de  l'auteur  en  été.  Le  titre  de  Soirées  n'indique  point  d'ailleurs  ici  de 
conversations  ni  d'entretiens;  l'auteur  est  seul,  il  parle  seul  et  ne 
gouticnt  son  lète-à-têle  qu'avec  l'adversaire  qu'il  réfute,  et  avec  ses 


ArPENDICE.  5i9 

propre»  noies  el  remarques  qu'il  compile.  On  peut  trouver  qu'il  a  mis 
du  temps  à  celle  réfutation  :  «  Quand  le  livre  de  M.  Joseph  de 
«  Maislre  parut,  j'étais,  dit-il,  occupé  d'un  grand  travail  que  je  no 
«  pouvais  interrompre  :  je  me  bornai  à  recueillir  quelques  notes,  el 
<i  ce  sont  ces  notes  que,  devenu  plus  libre,  je  me  suis  décidé  à  piè- 
ce senter  à  mon  lecteur  en  leur  donnant  plus  d'étendue.  »  Les  Soirér.s 
de  Saint-Péteishourg  ont  paru  en  1821  ;  vingt  ans  el  plus  d'intervalle 
entre  l'ouvrage  et  sa  réfutation,  c'est  un  peu  moinsde  temps  que  n'en 
mit  le  Père  Daniel  à  réfuter  les  Provinciales.  Nous  ne  saurions  rien  de 
l'auteur  anonyme  des  Soirées  de  Roi/iaval,  sinon  qu'il  nous  semble  un 
esprit  droit,  scrupuleux  et  lent,  un  homme  religieux  el  insli'iiit;  mais 
une  petite  brochure  publiée  en  1839,  et  qui  a  pour  titre  :  M.  le  comte 
Joseph  de  Muistre  el  le  Bourreau,  nous  indique  M.  Nolhac,  membre 
associé  de  l'Académie  de  Lyon,  qui  avait  lu  dès  lors  dans  une  séance 
publique  un  chapitre  délacbé  de  son  ouvrage.  Il  avait  choisi  un  cha- 
pitre à  effet,  et  nous  préférons,  pour  notre  compte,  la  couleur  du  livre 
à  celle  de  l'échantillon.  Le  plus  grand  reproche  qu'on  puisse  adresser 
au  réfutateur  de  M.  de  Maislre,  c'est  qu'il  n'embrasse  nulle  part  l'é- 
tendue de  son  sujet,  et  qu'il  ne  le  domine  du  coup  d'œil  à  aucun  mo- 
ment ;  il  suit  pas  à  pas  son  auteur,  et  distribue  à  chaque  propos  les 
piùces  diverses  el  notes  qu'il  a  recueillies.  Le  journalisle  Le  Clerc, 
parlant  un  jour  de  Passerai  et  des  commentaires  un  peu  prolixes  de  ce 
savant  sur  Properce,  je  crois,  ou  sur  tout  autre  poêle,  dil  qu'on  voit 
bien  que  Passerai  avait  ramassé  dans  ses  tiroirs  toutes  sortes  de  re- 
marques, el  qu'en  publiant  il  n'a  pas  voulu  perdre  ses  amas.  On  pour- 
rail  dire  la  même  chose  de  l'ermite  de  Rothaval  :  il  a  vouhi  ne  rien 
perdre  et  tout  employer.  Les  auteurs  et  les  aulorilés  les  plus  dispa- 
rates se  trouvent  comme  rangés  en  bataille  et  sur  la  même  ligne  : 
M.  Ancelot,  par  exemple,  y  figurera  pour  six  vers  de  Marie  de 
Brabani,  non  loin  de  M.  Damiron  el  des  Yédams.  En  revanche,  on 
doit  au  patient  collecteur,  en  le  reuilletant,  de  voir  passer  sous  ses 
yeux  quantité  de  textes  dont  quelques-uns  nouveaux,  assez  inléres- 
Bants  et  qui  ont  trait  de  plus  ou  moins  loin  aux  doctrines  critiquées. 
Plus  d'une  fois  il  a  cherché  à  rétablir  au  complet,  el  dans  un  sen 
différent,  des  citations  que  de  Maislre  lirait  à  lui  ;  celle  discussion 
positive  a  di  l'ulilité.  J'appliquerai  donc  volonliers  à  i;es  notes  ce 
qu'on  a  dit  du  volume  d'épigramuiL's  :  Snnt  bain,  siiiH  quœdam..,,, 
el  je  pardonne  à  toutes  on  faveur  de  quelques-unes. 


520  l'ORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

Si  l'on  demandait  à  l'auleur  des  conclusious  un  peu  générales,  on 
les  trouverait  singulièrement  disproportionnées  à  l'appareil  qu'il 
déploie  :  «  J'ai  montré,  dit-il  en  unissant,  M.  Joseph  de  Maistrc 
r.  injuste  dans  sa  critique  et  dépassant  presque  toujours  le  but  qu'il 
«  voulait  atteindre,  parce  que,  pour  ne  suivre  que  les  inspirations  de 
«  la  raison,  il  lui  aurait  fallu  avoir  dans  l'esprit  plus  de  calme  qu'il 
«  M'fcw  avait.  »  —  Ce  sont  là  des  truisms,  comme  disent  les  Anglais, 
et  il  semble  que  le  réfutateur  ait  voulu  infliger  celte  pénitence  à 
l'impatient  et  paradoxal  de  Maislre,  de  ne  pas  les  lui  ménager.  A 
lii'c  les  dernières  pages  des  Soirées  de  Roihaval,  je  crois  voir  un 
homme  qui  a  entendu  durant  plus  de  deux  heures  une  discussion 
vive,  animée,  étincelante  de  saillies  et  même  d'invectives,  soutenue 
par  le  plus  intrépide  des  contradicteurs,  et  qui,  prenant  son  voisin 
sous  le  bras,  l'emmène  dans  l'embrasure  d'une  croisée,  pour  lui  dire 
à  voix  bas::e  :  «  \'oU3  allez  peut-être  me  juger  bien  hardi,  mais  je 
«  trouve  que  cet  homme  va  un  peu  loin.  »  —  L'épigraphe  qui 
devrait  se  lire  en  tjules  lettres  au  frontispice  des  écrits  de  M.  (ie 
Maistre  est  assurément  celle-ci  :  .4  bon  entendeur  salut  !  L'honorable 
écrivain  dont  nous  parlons  ne  s'en  est  pas  assez  pénétré  ;  il  y  aurait 
matière  à  le  narguer  là-dessus.  Pourtant  quand  je  parcours  ses  judi- 
cieuses réserves  sur  Bacon,  sur  Locke  en  particulier,  si  foulé  aux 
pieds  par  de  Maistre,  une  remarque  en  sens  contraire  me  vient 
plutôt  à  l'esprit,  et  si  j'ai  eu  tort  de  l'omettre  dans  les  articles  coti- 
sacrés  à  l'illustre  écrivain,  elle  trouvera  place  ici  en  correctif  essen- 
tiel et  en  post-scripiinn.  De  nos  jours,  les  esprits  aristocratiques  n'ont 
pas  manqué,  qui  ont  cherché  à  exclure  de  leur  sphère  d'intelligence 
ceux  (jui  n'étaient  pas  censés  capables  d'y  atteindre  :  de  Maislre,  par 
nature  et  de  race,  était  ainsi;  Les  doctrinaires,  les  esprits  distingués 
qu'on  a  qualifiés  de  ce  nom,  ont  pris  également  sur  ce  ton  les  choses, 
jt  par  nature  aussi,  ou  par  système  et  mot  d'ordre  d'école,  ils  n'ont  |ias 
moins  voulu  marquer  la  limite  distincte  entre  eux  et  le  commun  des 
entendements.  Il  entend,  il  comprend,  était  le  mot  de  passe,  faute  de 
quoi  on  était  exclu  îi  jamais  de  la  sphère  supérieure  des  belles  et  fines 
pensées.  Eh  bien!  non;  nul  esprit,  si  élevé  qu'il  se  sente,  n'a  ce 
droit  de  se  montrer  insolent  avec  les  autres  esprits,  si  bourgeois  que 
ceux-ci  puissent  paraître,  pourvu  qu'ils  soient  bien  conformés.  Ces 
humbles  alliu'es,  un  peu  pesantes,  conduisent  pourtant  pur  d'autres 
chemins;  les  objections    que  le  simple  bon  sens  et  la  réflexion  sou- 


APPENDICE.  521 

lèvent,  dans  ces  questions  premières,  demeurent  encore  lesdcflnilives 
et  insolubles.  Les  esprits  de  feu,  les  esprits  subtils  et  rapides,  vont 
plus  vite:  ils  franchissent  les  intervalles,  ils  ne  s'arrêtent  qu'au  rêve 
et  à  la  chimère,  si  toutefois  ils  daignent  s'y  arrêter;  mais,  après  tout, 
il  est  un  moment  d'épuisement  où  il  faut  revenir;  on  retombe  tou- 
jours, on  tourne  dans  un  certains  cercle,  autour  d'un  petit  nombre 
de  solutions  qui  se  tiennent  en  présence  et  en  écliec  depuis  le  commen- 
cement. On  a  coutume  de  s'étonner  que  l'esprit  humain  soie  si  infini 
dans  ses  combinaisons  et  ses  portées;  j'avouerai  bien  bas  que  je  la'é" 
tonne  souvent  qu'il  le  soit  si  peu. 


APPENDICE 

A  L'ARTICLE  SUR  GABRIEL  NAUDÉ,  Page  49?, 


J'ai  pensé  qu'il  était  bon  de  donner  ici  tout  l'extrait  de  la  lettre  da 
Naudé  à  Peiresc,  où  il  est  questiou  de  Cauipanella.  —  Naudé  coui- 
menee  sa  lettre  par  des  compliments  et  des  excuses  à  Peiresc  et  parle 
de  diverses  commissions  ;  puis  il  ajoute  : 

«  Je  viens  tout  maintenant  de  recevoir  lettre  de  Paris  de  R.  GafFa- 
rel  qui  me  parle  entre  autres  choses  de  l'affaire  de  G.  (Camiianella)  ; 
mais  si  la  lettre  que  je  lui  écrivis  il  y  a  environ  quinze  jours  ou  trois 
semaines  ne  lui  donne  ouverture  et  occasion  de  travailler  autrement, 
je  ne  pense  pas  qu'il  soit  bastant  pour  terminer  le  différend,  car  il  ne 
m'écrit  rien  autre  chose,  sinon  que  le  Fere  proteste  de  n'avoir  rien 
dit  ù  mon  désavantage  et  qu'il  veut  mourir  mon  serviteur  et  ami,  qui 
sont  les  caquets  desquels  il  m'a  reçu  jusqu'à  cette  heure,  et  desquels 
je  ne  puis  en  aucune  façon  demeurer  satisfait  ;  et  s'il  ne  m'écrit  de  sa 
propre  main  de  s'être  licencié  légèrement  ou  par  inadvertance  de  cer- 
taines paroles  et  imputations  contre  moi,  lesquelles  il  voudroit  n'être 
point  dites  et  proteste  maintenant  qu'elle  ne  nie  doivent  ni  peuvent 
préjudicier  en  aucune  façon,  je  suis  résolu,  sous  votre  bon  consente- 
ment néanmoins,  de  ne  pas  endurer  une  telle  calomnie  sans  m'en  ressen- 
tir. Ceux  qui  ont  le  plus  de  pouvoir  à  le  persuader  sont  MM.  Diodati 
et  Gaffarelli,  auxquels  je  voudrois  vous  prier  d'écrire  conûdemment 
que  vous  avez  entendu  parler  des  différends  qui  se  passent  entre  lui 
et  moi,  et,  que,  sachant  assurément  que  le  Père  m'a  donné  juste  sujet 
de  me  plaindre  de  lui,  vous  le-s  priez  de  le  réduire  et  persuader  à  me 
donner  quelque  satisfaction  par  lettre  de  sa  propre  main,  conçue  en 
telle  sorte  qu'il  montre  au  moins  d'avoir  regret  de  m'avoir  offensé  à 
tort  et  légèrement  contre  tant  de  services  que  je  lui  avois  rendus.  Je 


APPENDICE.  523 

crois  que  si  vous  voulez  prendre  la  peine  de  traiter  cet  accord  de  la 
sorte,  il  vous  réussira.  Je  me  résous  d'autant  plus  volontiers  que  je 
ne  voudrois  pas,  par  ma  rupture  avec  lui,  vous  engager  à  en  Caire 
autant  de  votre  côté,  comme  il  semble  que  vous  m'écriviez  de  vouloir 
faire.  Mais  je  vous  proteste,  monsieur,  que,  telle  satisfaction  que  me 
donne  ledit  Père,  je  ne  le  tiendrai  jamais  pour  autre  que  pour  un 
homme  plus  étourdi  qu'une  mouche,  et  moins  sensées-affaires  du  monde 
qu'un  enfant;  et  si  d'aventure  il  s'obstine  de  ne  vouloir  entendre  à 
tant  de  voies  d'accord  que  je  lui  fais  présenter  par  mes  amis  en  ron- 
geant mon  frein  le  plus  qu'il  m'est  possible,  et  qu'il  veuille  toujours 
persister  en  ses  menteries  ordinaires  et  en  ses  impostures,  j'en  ferai 
une  telle  vengeance  à  l'avenir  que,  s'il  a  évité  les  justes  ressentiments 
du  maître  du  palais  de  Rome  ens'enfuyantàParis  sous  prétexte  d'être 
poursuivi  des  Espagnols  qui  ne  pensoient  pas  à  lui,  il  n'évitera  pas 
pourtant  les  miens.  Au  reste,  je  fusse  toujours  demeuré  dans  la  pro- 
messe que  je  vous  avois  faite  de  mépriser  les  médisances  qu'il  vous 
avoit  faites  de  moi,  si  trois  ou  quatre  mois  après  je  n'eusse  reçu  nouvel 
avis  de  Paris  et  de  la  part  de  M.  de  La  Molle  (1)  que  je  vous  nomme 
conûdemment,  et  depuis  encore  par  la  bouche  du  Père  Le  Duc,  mi- 
nime, qu'il  continuoit  tous  les  jours  à  vomir  son  venin  contre  moi; 
après  quoi  je  vous  avoue  que  la  patience  m'est  échappée,  mais  non 
pas  néanmoins  que  j'ai  encore  rien  écrit  contre  ledit  Père,  sinon  en 
général  à  ceux  que  je  croyois  le  pouvoir  remettre  en  bon  chemin;  eo 
qui  néanmoins  n'a  servi  de  rien  jusqu'à  cette  heure,  à  cause  de  son 
orgueil  insupportable  :  et  Dieu  veuille  que  vous  ne  soyez  pas  le  qua- 
trième de  ses  bienfaiteurs  qui  éprouviez  son  étrange  ingratitude  ! 
Je  ne  saurois  mieux  le  comparer  qu'à  un  charlatan  sur  un  théâtre.  Il 
chiarle  (2)  puissamment,  il  ment  effrontément,  il  débite  des  baga- 
telles à  la  populace;  mais  avec  tout  cela  c'est  un  fol  enragé,  un  im- 
posteur, un  menteur,  un  superbe,  un  impatient,  un  ingrat,  un  philo- 
Bophe  masqué  qui  n'a  jamais  su  ce  que  c'étoit  de  faire  le  bien  ni  de 
dire  la  vérité.  J'ai  regret  d'y  avoir  été  attrapé  par  les  persuasions  de 
M.  Diodati,  mais  j'ai  encore  plus  de  regrets  qu'il  vous  en  soit  arrivé 
de  même,  et  que  vous  lui  ayez  fait  tant  d'honneurs  et  de  caresses  ; 
tar  je  pénètre  quasi  que,  depuis  la  lettre  que  vous  lui  écrivîtes  de 


(1)  La  Mothe-Le-'Vayer. 

(2)  Ciarla,  en  italien,  d'où  charlatan. 


024  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

M.  'tassendt,  il  a  commencé  de  ne  vous  pris  épargner.  Mais  si  ce  que 
l'on  m'écrit  de  Paris  est  véritable,  j'espère  qu'il  en  portera  bientût  la 
peine,  parce  que  Tondit  qu'il  n'est  plus  caressé  que  de  M.  Diodali, 
lequel  encore  beaucoup  de  ses  amis  tâchent  de  désabuser;  et  il  fait 
tous  les  jours  tant  de  sottises  que  l'on  ne  l'estime  déjà  plus  bon  à 
rien.  Je  ne  sais  si  vous  avez  su  que  l'on  lui  avoit  relardé  le  payement 
de  ses  gages,  à  cause  qu'il  s'éioit  couvert  impudemment  devant  le 
Cardinal  et  toute  la  Cour,  sans  que  l'on  lui  en  eût  fait  signe,  et  que 
5î.  le  marécliai  d'Estrées  dit  publiquement  à  Rome  que  ce  n'est  qu'un 
pédant,  et  qu'il  s'étoit  voulu  mêler  de  lui  donner  une  instruction,  à 
laquelle  il  n'y  avoit  ne  sel  ni  sauge,  ne  rime  ni  raison.  Je  suis  telle- 
ment animé  contre  la  méchanceté  de  cet  homme,  laquelle  je  connois 
mieux  que  homme  du  monde,  pour  l'avoir  expérimenté  sur  moi  et  vu 
pratiquer  en  tant  d'autres  occasions,  que  je  ne  me  bisscrois  jamais 
d'en  médire.  C'est  pourquoi  je  vous  prie,  monsieur,  de  pardonner  si 
je  vous  en  parle  si  longtemps  :  Ipse  est  catltarma,  carcinoma,  fex, 
excremeniuin,  de  tous  les  hommes  de  lettres  auxquels  il  fait  honte  et 
déshonneur.,.  » 

Le  reste  de  la  lettre  est  sur  d'autres  sujets  ;  elle  est  datée  de  «  Rièle, 
ce  30  juin  163G.  »  On  y  peut  joindre  cette  note  que  Guy  Patin  écri- 
vait vers  le  même  temps  dans  son  Index  ou  Journal  ; 

«  1635.  —  Le  19  mai,  un  sauiedi,  après  midi,  ai  visité  aux  Jaco- 
bins réformés  du  faubourg  Siint-Honoré  un  Père  italien,  réputé  fort 
savant  homme,  nommé  Campanella,  avec  lequel  j'ai  parlé  de  dispute^ 
plus  de  deux  heures.  De  quo  vere  possum  aOirmare  quod  Petracha 
quondam  de  Roma  :  Mitlta  suorum  débet  mendaciis.  Il  sait  beaucoup  de 
choses,  maissuperQciellement  :  Multa  quidem  scit^  sed  uonmulium.  » 

J'ai  cru  qu'il  n'était  pas  inutile,  dans  un  temps  où  l'on  est  entrain 
d'exagérer  sur  Campanella.,  de  faire  connaître  cette  opinion  secrète  de 
Naudé  et  du  monde  de  Naudé.  Puisque  leur  témoignage  extérieur  e.-^t 
souvent  invoqué  en  l'honneur  du  philosophe  calabrois,  il  était  jiista 
qu'on  eût  le  témoignage  intime  et  confidentiel. 


Se  mets  de  mes  pensées  où  je  puis,  à  chaque  édition  nouvelle  d'un 
ouvrage  j'en  prolilL;  comint;  d'un  convoi  qui  part  pour  envoyer  au  pu- 
blic, à  mes  auiis  et  môme  à  mes  ennemis  (dussent-ils  se  servir  de 
celle  clé  comme  d'une  arme,  selon  leur  usage)  quelques  mots  q'i'il 
m'importe  dédire  sur  moi-même  et  sur  ce  que  j'écris.  Voici  une  de 
ces  remarques  qui  porte  sur  l'ensemble  de  mon  œuvre  crili(iue  : 

«J'ai  beaucoup  écrit,  on  écrira  sur  moi,  ou  fera  ma  biogra- 
phie, et  les  critiques  chercheront  à  se  rendre  compte  de  mes 
ouvrages  fort  différents;  je  veux  leur  épargner  une  partie 
de  la  peine  et  leur  abréger  la  besogne,  en  expliquant  ma  vie 
littéraire  telle  que  je  l'ai  entendue  et  pratiquée. 

«  J'ai  mené  assez  volontiers  ma  vie  liitéraire  avec  ensemble 
et  activité,  selon  le  terrain  et  l'heure,  avec  tactique  en  un 
mot,  comme  on  fait  pour  la  guerre,  et  je  la  divise  en  cam- 
pagnes.—  Je  ne  parle  ici  que  de  ma  critique. 

«  De  1824  à  1827,  au  Globe;  ce  ne  sont  que  des  essais  sans 
importance  :je  ne  suis  pas  encore  oflicier  supérieur,  j'ap- 
prends mon  métier. 

«  En  1828,  j'entame  ma  première  campagne,  toute  roman- 
tique, par  mon  Ronsard  et  mon  Tableau  du  seizième  Siècle. 

a  En  1829,  je  fais  ma  campagne  critique  à  la  Bévue  de 
Paris;  toute  romantique  également. 

((  En  1831 ,  et  pendant  près  de  dix-sept  ans,  je  fais  ma  cri- 
tique de  Revue  des  flewacMo/ides,  une  longue  campagne,  avec 
delà  polémique  de  temps  en  temps  et  beaucoup  de  portraits 
analytiques  et  descriptifs;  —  une  guerre  savante,  manœu- 
vriére,  mais  un  peu  neutre,  encore  plus  défensive  et  conser- 
vatrice qu'agressive.  {Les  Portraits  littéraires,  pour  la  plupart, 
et  les  Portraits  contemporains  en  sont  sortis.) 

(I  Cotte  longue  suite  d'opérations  critiques  est  coupée  par 


526  PORTRAITS  LITTÉRAIRES. 

mon  expédition  de  Lausanne  en  1837-1838,  où  je  fais  Port- 
Royal  et  le  bâtis  entièrement,  sauf  à  ne  !e  publier  qu'avec 
lenteur.  C'est  ma  première  campagne  comme  professeur. 

«  En  1848,  je  fais  ma  campagne  de  Liège  (de  Sambrc-el- 
Meuse,  comme  me  le  disait  Quinet  assez  gaîment),  ma  se- 
conde comme  professeur  :  de  là  sortent  Chateaiibnand  et  son 
Groupe,  publié  plus  tard. 

«  En  1849,  j'entreprends  ma  campagne  des  lundis  au 
Constitutionnel,  trois  années,  et  je  la  continue  un  peu  moins 
vivement  depuis,  au  Moniteur,  pendant  huit  années. 

«  Elle  est  coupée  par  ma  tentative  de  professorat  au  Collège 
de  France,  une  triste  campagne  où  je  suis  empêché,  dès  le 
début,  par  la  violence  matérielle  :  il  en  sort  pourtant  mon 
Étude  sur  Virgile. 

«  Je  répare  cette  campagne  manquée,  par  quatre  années 
de  professorat  kV École  normale;  mais  c'a  été  une  entreprise 
toute  à  huis  clos,  quoique  très-active.  Je  n'en  ai  rien  tiré 
jusqu'ici  (ou  très-peu)  pour  le  public. 

«  Je  recommence,  en  septembre  1861,  plus  activement  que 
jamais,  une  campagne  de  lundis  diix  Constitutionnel,  en  lâchant 
de  donner  à  celle-ci  un  caractère  un  peu  différent  de  l'an- 
cienne. —  En  Avant  :  un  dernier  coup  de  collier;  en  Avant! 

«  Toutes  ces  campagnes  et  expéditions  littéraires  veulent 
être  jugées  en  elles-mêmes  et  comme  formant  des  touts 
différents.  » 


FIN   DU   SECOND   VOLUME» 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU    SECOND    VOLUMB: 


Page». 

Molière 1 

Delille 64 

Bernardin  de  Sainl-I'iene 106 

Mémoires  du  général  La  Fayette 141 

M.  de  Fonlanes 207 

M.  Joubert 306 

Léonard 327 

Aloïsius  Berliaral 343 

Le  comte  de  Ségur 3G5 

Joseph  de  3Iaislre 387 

Gabriel  Naudé mil 

Appendice  sur  Josepli  de  MLiisUc ôl3 

Appendice  sur  Gabriel   Aaudé ,    .      .     .      .  522 

Un  mot  sur  moi-même â2â 


FIN   DE   LA   TABLE. 


Paris.  —  Imp.  E.  Capiomost  et  C'»,  rue  de  Seine,  57. 


i 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


iilllHi 


'<ys 


U\