.-'>
PORTRAITS
LITTÉRAIRES
II
IMPRIMERIE E. CAPIOMONT ET C"
11'. RUE DE SEINE, o7
PORTRAITS
LITTÉRAIRES
C.-A. SAINTE-BEUVE
DE l'académie française
NOUVELLE EDITION REVUE ET CORRIGEE
II
J ^
MOLIÈRE, DELILLE,
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, LE GÉNÉRAL
LA FAYETTE, FONTANES, .IO0BERT, LÉONARD,
ALOÏSIUS BERTRAND, LE COMTE DE SÉGUB,
JOSEPH DE MAISTRE, GAliRIEL NAUDÉ.
^ r
PARIS
GARNIER FRÈRES, URRAIRES-ÉDITEURS
6, RCE DES SAINTS-PÈRES, 6
MOLIÈRE
Il y a en poésie, en littérature, une classe d'hommes hor*
de ligne, même entre les premiers, très-peu nombreuse, cinq
ou six en tout, peut-être, depuis le commencement, et dont
le caractère est l'universalité, l'humanité éternelle intime-
ment mêlée à la peinture des mœurs ou des passions d'une
époque. Génies faciles, forts et féconds, leurs principaux traits
sont dans ce mélange de fertilité, de fermeté et de franchise;
c'est la science et la richesse du fonds, une vraie indiffé-
rence sur l'emploi des moyens et des genres convenus, tout
cadre, tout point de départ leur étant bon pour entrer en
matière; c'est une production active, multipliée à travers les
obstacles, et là plénitude de l'art fréquemment obtenue sans
les appareils trop lents et les artifices. Dans le passé grec,
après la grande figure d'Homère, qui ouvre glorieusement
cette famille et qui nous donne le génie primitif de la plus
belle portion de l'humanité, on est embarrassé de savoir qui
y rattacher encore. Sophocle, tout fécond qu'il semble avoir
été, tout humain qu'il se montra dans l'expression harmo-
nieuse des sentiments et des douleurs, Sophocle demeure si
parfait de contours, si sacré pour ainsi dire, de forme et
d'attitude, qu'on ne peut guère le déplacer en idée de son
piédestal purement grec. Les fameux comiques nous man-
quent, et l'on n'a que le nom de Ménandre, qui fut peut-
être le plus parfait dans la famille des génies dont nous par
Ions; car chez Aristophane la fantaisie merveilleuse, S
athénienne, si charmante, nuit pourtant à l'universalité^
II. i
2 PORTRAITS littéraire: ;
A Rome je ne vois à y rangerquePlaute,Plauce mal apprécié
encore (1), peintre profond et divers, directeur de troupe,
acteur et auteur, comme Shalvespeare et comme Molière, dont
il faut le compter pour un des plus légilimes ancêtres. Mais
la littérature latine fut trop directement importée, trop arti-
ficielle dès l'abord et apprise des Grecs, pour admettre beau-
coup de ces libres génies. Les plus féconds des grands écri-
vains de celte littérature en sont aussi les ii][M Littérateurs el
rimeurs dans Tàme, Ovide et Cicéron. Au reste, à elle l'hon-
neur d'avoir produit les deux plus admirables poètes des
littératures d'imitation, d'étude et de goût, ces types châtiés
et achevés, Virgile, Horace! C'est aux temps modernes et à
la renaissance qu'il faut demander les autres hommes que
nous cherchons : Shakespeare, Cervantes, Rabelais, Molière, et
deux ou trois depuis, à des rangs inégaux, les voilà tous; on les
peut caractériser par les ressemblances. Ces hommes ont des
destinées diverses, traversées; ils souffrent, ils combattent,
ils aiment. Soldats, médecins, comédiens, captifs, ils ont
peine à vivre; ils subissent laraisère, les passions, les tracas,
la gène des entreprises. Mais leur génie surmonte les liens,
et sans se ressentir des étroitesses de la lutte, il garde le col-
lier franc, les coudées franches. Vous avez vu de ces beau-
tés vraies et naturelles qui éclatent et se font jour du milieu
de la misère, de l'air malsain, de la vie chétive; vous avez,
bien que rarement, rencontré de ces admirables filles du
peuple, qui vous apparaissent formées et éclairées on ne sait
d'où, avec une haute perfection de J'eiisemble, et dont l'ongle
même est élégant: elles empêchent de périr l'idée de cette
noble race humaine, image des Dit'ux. Ainsi ces génies rares,
de grande et facile beauté, de beauté native et gcnuine, triom-
phent, d'un air d'aisance, des conditions les plus contraires;
ils se déploient, ils s'établissent invinciblement. Ils ne se dé-
(1) M. Naudet, dans ses travaux sur Piaule, et M. Patin, dans un
excellent cours aus-i attique de censée que de diction, remettent à
ea place ce grand CJiuioue latin.
MOLIÈRE. 3
ploient pas simplement au hasard et tout droit à la merci de la
circonstance, parce qu'ils ne sont pas seulement féconds et fa-
ciles comme ces génies secondaires, les Ovide, les Dryden, les
abbé Prévost. Non; leurs œuvres, aussi promptes, aussi mul-
tipliées que celles des esprits principalement faciles, sont en-
core combinées, fortes, nouées quand il le faut, achevées
maintes lois et sublimes. Mais aussi cet achèvement n'estja-
mais pour eux le souci quelquefois excessif, la prudence cons-
tamment châtiée des poètes de l'école studieuse et polie, des
Gray, des Pope, des Despréaux, de ces poëtes que j'admire et
que je goùlc autant que personne, chez qui la correction scru-
puleuse est, je le sais, une qualité indispensable, un charme,
et qui paraissent avoir pour devise le mot exquis de Yauve-
nargues : La netteté est le vernis des mai(7-es. II y a dans la per-
fection même des autres poëtes supérieurs quelque chose de
plus libri' et hardi, de plus irrégulièremcnttrouvé, d'incom-
parablement plus fertile et plus dégagé des entraves ingé-
nieuses, quelque chose qui va de soi seul et qui se joue, qui
étonne et déconcerte par sa ressource inventive les poëtes
distingués d'entre les contemporains, jusque sur les moindres
détails du métier. C'est ainsi que, parmi tant de naturels mo-
tifs d'étonnement, Boileau ne peut s'empêcher de demander
à Molière où il trouve la rime, A les bien prendre, les excel-
lents génies dont il est question tiennent le milieu entre la
poésie des époques primitives et celle de siècles cultivés, civi-
lisés, entre les époques homériques et les époques alexan-
driues ils sont les représentants glorieux, immenses encore,
}es continuateurs distincts et individuels des premières épo-
ques au sein des secondes. Il est en toutes choses une pre-
mière fleur, une première et large moisson ; ces heureux
mortels y portent la main et couchent à terre en une fois des
milliers de gerbes; après eux, autour d'eux, les autres s'é-
vertuent, épient et glanent. Ces génies abondants, qui ne sont
pourtant plus les divins vieillards et les aveugles fabuleux,
lisent, comparent, imitent, comme tous ceux de leur âge ;
4 PORTRAITS LlTTEIîAII'.ES.
cela ne les empêche pas de créer, comme aux âges naissants.
Ils font se succéder, en chaque journée de leur vie, des pro-
ductions inégales sans doute, mais dont quelques-unes sont
le chef-d'œuvre de la combinaison humaine et de l'art; ils
savent l'art déjà, ils l'embrassent dans sa maturité et son
étendue, et cela sans en raisonner comme on le fait autour
deux; ils le pratiquent nuit et jour avec une admirable al>
sence de toute préoccupation et fatuité littéraire. Souvent ils
meurent, un peu comme aux époques primitives, avant que
leurs œuvres soient toutes imprimées ou du moins recueillies
et fixées, à la différence de leurs contemporains les poëtes et
littérateurs de cabinet, qui vaquent à ce soin de bonne heure;
mais telle est, à eux, leur négligence et leur prodigalité
d'eux-mêmes. Ils ont un entier abandon surtout au bon sens
général, aux décisions de la multitude, dont ils savent d'ail-
leurs les hasards autant que quiconque parmi les poëtes dé-
daigneux du vulgaire. En un mot, ces grands individus me
paraissent tenir au génie même de la poétique humanité, et
en être la tradition vivante perpétuée, la personnification
irrécusable.
Molière est un de ces illustres témoins ; bien qu'il n'ait
pleinement embrassé que le côté comique, les discordances
de l'homme, vices, laideurs ou travers, et que le côté pathé-
tique n'ait été qu'à peine entamé par lui et comme un rapide
accessoire, il ne le cède à personne parmi les plus complets,
tant il a excellé dans son genre et y est allé en tous sens depuis
la plus libre fantaisie jusqu'à l'observaliou la piusgrave,tant
il a occupé en roi toutes les régions du monde qu'il s'est
choisi, et qui est la moitié de l'homme, la moitié la plus fré-
quente et la plus activement en jeu dans la société.
Molière est du siècle où il a vécu, parla j)einture de certains
travers particuliers et dans l'emploi des coslnnies, mais il o>t
plutôt encore de tous les temps, il est l'hoiume de la nature
humaine. Rien ne vaut mieux, pour se donner dès l'abord la
mesure de son génie, que de voir avec quelle lacilité il se rat-
MOLIKUE. O
tache à son siècle, et comment il s'en détache aussi ; combien
il s'y adapte exactement, et combien il en ressort avec gran-
deur. Les hommes illustres ses contemporains, Despréaux,
lîacine, Bossuet, Pascal, sont bien plus spécialement les
hommes de leur temps, du siècle de Louis XIV, que Molière.
Leur génie (je parle môme des plus vastes) est marqué à up
coin particulier qui tient du moment où ils sont venus, et qui
eût été probablement bien autre en d'autres temps. Que serait
Bossuetaujourd'hui? qu'écrirait Pascal? Racine etDespréaux
accompagnent à merveille le règne de Louis XIV dans toute
sa partie jeune, brillante, galante, victorieuse ou sensée. Bos-
suet domine ce règne à l'apogée, avant la bigoterie extrême,
et dans la période déjà hautement religieuse. Molière, qu'au-
rait opprimé, je le crois, cette autorité religieuse de plus en
plus dominante, et qui mourut à propos pour y échapper,
Molière, qui appartient comme Boileau et Racine (bien que
plus âgé qu'eux), à la première époque, en est pourtant beau-
coup plus indépendant, en même temps qu'il l'a peinte au
naturel plus que personne. Il ajoute à l'éclat de cette forme
majestueuse du grand siècle ; il n'en est ni marqué, ni par-
ticularisé, ni rétréci ; il s'y proportionne, il nes'y enferme pas.
Le xvie siècle avait été dans son ensemble une vaste décom-
position de l'ancienne société religieuse, catholique, féodale,
l'avènement de la philosophie dans les esprits et de la bour-
geoisie dans la société. Mais cet avènement s'était fait à tra-
vers tous les désordres, à travers l'orgie des intelligences et
l'anarchie matérielle la plus sanglante, principalement en
France, moyennant Rabelais et la Ligue. Le xvii" siècle eut
pour mission de réparer ce désordre, de réorganiser la so-
ciété, la religion, la résistance; à partir d'Henri IV, il s'an-
nonce ainsi, et dans sa plus haute expression monarchique,
dans Louis XIV, il couronne son but avec pompe. Nous n'es-
sayerons pas ici d'énumérer tout ce qui se fit, dès le com-
mencement du xvu' siècle, de tentatives sévères au sein de la
religion, par des communautés, des congrégations fondées,
6 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
des réforme? d'abbayes, et au sein de l'Université, de la Sor
bonne, peur rallier la milice de Jésus-Christ, pour reconsti-
tuer la doctrine. En littérature cela se voit et se traduit
évidemment. A la littérature gauloise, grivoise et irrévérente
des Marot, des Bonaventure Des Periers, Rabelais, Régnier,
etc. ; à la littérature païenne, grecque, épicurienne, de Ron-
sard, Baïf, Jodelle, etc., philosophique et sceptique de Mon-
taigne et de Charron, en succède une qui offre des caractères
bien différents et opposés. Malherbe, homme de forme, de
style, esprit caustique, cynique même, comme M. de Buffon
l'était dans l'intervalle de ses nobles phrases, Malherbe, esprit
fort au fond, n'a de chrétien dans ses odes que les dehors;
mais le génie de Corneille, du père de Polyeucte et de Pau-
line, est déjà profondément chrétien. D'Urfé l'est aussi. Bal-
zac, bel esprit vain et fastueux, savant rhéteur occupé des
mots, a les formes et les idées toutes rattachées à l'orthodoxie.
L'école de Port-Royal se fonde; Tantagoniste du doute et de
Montaigne, Pascal apparaît. La détestable école poétique de
Louis XIII, Boisrobert, Ménage, Costar, Conrart, d'Assoucy,
Saint-Amant, etc., ne rentre pas sans doute dans cette voie
de réforme; elle est peu grave, peu morale, à l'italienne, et
comme une répétition affadie de la littérature des Valois. Mais
tout ce qui l'étouffé et lui succède sous Louis XIV se range par
degrés à la foi, à la régularité : Despréaux, Racine, Bossuet. La
Fontaine lui-même, au milieu de sa bonhomie et de ses fragi-
lités, et tout du xvi« siècle qu'il est, a des accès de rel igion lors-
qu'il écrit la Captivité de saint Malc, l'Épître à madame de La
Sablière, et qu'il finit par la pénitence. En un mot, plus oc
avance dans le siècle dit de Louis XIV, et plus la littérature,
ia poésie, la chaire, le théâtre, toutes les facultés mémorables
de la pensée, revêtent un caractère religieux, chrétien, plus
elles accusent, même dans les sentiments généraux qu'elles
expriment, ce retour decroyance à la révélation, à l'humanité
vue dans et par Jésus-Christ; c'est là un des traits les plus
caractéristiques fit profonds de cette littérature immortelle.
MOLIERE. 7
I.e XVII* siècle en masse fait digue entre le xvi^ et le xvin* qu'il
sépare.
Mais Molière, nous le disons sans en porter ici éloge ni
blâme moral j et comme simple preuve de la liberté de son
sénie,Molière ne rentre pas dans ce point de vue. Bien que sa
figure et son œuvre apparaissent et ressortent plus qu'aucune
dans ce cadre admirable du siècle de Louis le Grand, il s'é-
fend et se prolonge au dehors, en arrière, au delà; il appar-
tient à une pensée plus calme, plus vaste, plus indifférente,
plus universelle. L'élève de Gassendi, l'ami de Dernier, de
Chapelle et de Hesnaiilt se rattache assez directement au
xvi« siècle philosophique, littéraire; il n'avait aucune anti-
pathie contre ce siècle et ce qui en restait; il n'entrait dans
aucune réaction religieuse ou littéraire, ainsi que firent Pascal
et Bossuet, Racine et Boileau à leur manière, et les trois
quarts du siècle de Louis XIV; il est, lui, de la postérité
continue de Rabelais, de Montaigne, Larivey, Régnier, des
auteurs de la Satyre Ménippée; il n'a ou n'aurait nul effort à
faire pour s'entendre avec _.amothe-le-Vayer, Naudé ou Guy
Patin même, tout docteur en médecine qu'est ce mordant
personnage. Molière est naturellement du monde de Ninon,
de madame de La Sablière avant sa conversion ; il reçoit à
Âuteuil Des Barreaux et nombre de jeunes seigneurs un peu
libertins. Je ne veux pas dire du tout que Molière, dans son
œuvre ou dans sa pensée, fût un esprit fort décidé, qu'il eût
un système là-dessus, que, malgré sa traduction de Lucrèce,
son gassendisme originel et ses libres liaisons, il n'eût pas un
fonds de religion modérée, sensée, d'accord avec la coutume
du temps, qui reparaît à sa dernière heure, qui éclate avec
tant de solidité dans le morceau de Gléante du TaHufe, Non ;
Molière, le sage, l'Ariste pour les bienséances, l'ennemi de
tous les excès de l'esprit et des ridicules, le père de ce Philinte
qu'eussent reconnu Lélius, Érasme et Atticus, ne devait rien
avoir de cette forfanterie libertine et cyniqne des Saint-Amant,
Boisrobert et Des Barreaux. II était de bonne foi quand il
8 PORTRAITS LITTERAIRES.
s'iiîdigaait des insinuations malignes qu'à partirderJÉco?e(ies
Femmes ses ennemis allaient répandant sur sa religion Mais
ce que je veux établir, et ce qui le caractérise entre ses con-
temporains de génie, c'est qu'habituellement il a vu la nature
humaine en elle-même, dans sa généralité de tous les temps
comme Boileau, comme La Bruyère l'ont vue et peinte sou-
vent, je le sais, mais sans mélange, lui, d'épltre sur l'Amoui
de Dieu, comme Boileau, ou de discussion sur le quiétisme
comme La Bruyère (D.Il peint l'humanité comme s'il n'y avait
pas eu de venue, et cela lui était plus possible, il faut le dire,
la peignant surtout dans ses vices et ses laideurs; dans le
tragique on élude moins aisément le christianisme. Il sépare
l'humanité d'avec Jésus-Christ, ou plutôt il nous montre à
fond l'une sans trop songer à rien autre ; et il se détache par
là de son siècle. C'est lui qui, dans la scène du Pauvre, a pu
faire dire à don Juan, sans penser à mal, ce mot qu'il lui
fallut retirer, tant il souleva d'orages : « Tu passes ta vie à
prier Dieu, et tu meurs de faim; prends cet argent, je te le
donne pour l'amour de l'humanité. » La bienfaisance et la
philanthropie du x\m^ siècle, celle de d'Alembert, de Diderot,
de d'Holbach, se retrouve tout entière dans ce mol-là. C'est
lui qui a pu dire du pauvre qui lui rapportait le louis d'or, cet
autre mot si souvent cité, mais si peu compris, ce me sem-
ble, dans son acception la plus grave, ce mot échappé à une
habitude d'esprit invinciblement philosophique : « Où la vertu
va-t-elle se nicher? » Jamais homme de Port-Royal ou du
voisinage (qu'on le remarque bien) n'aurait eu pareille pen-
sée, et c'eût été plutôt le contraire qui eût paru naturel, le
( 1 ) La Bruyère a dit : « Un homme né chrétien et François se trouve
contraint dans la satire : les grands sujets lui sont défendus, il les
entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il
•jîève par la beauté de son génie et de son style. » — Molière n'a
^asdu tout fait ainsi, il ne s'est beaucoup contraint ni devant l'Église
ni à l'égard de Versailles, et ne s'est pas épargné les grands sujets.
Dix ou quinze ans plus tard seulement, au temps où paraissaient les
Caractères^ cela lui eût été moins facile.
MOLILaE. 9
pauvre étant aux yeux du chrétien l'objet de grâces et de ver-
tus singulières. C'est lui aussi qui, causant avec Chapelle de
la philosopliie de Gassendi, leur maître commun, disait, tout
en combattant la partie théorique et la chimère des atomes :
« Passe encore pour la morale. » Molière était donc simple-
ment, selon moi, de la religion, je ne veux pas dire de don
.hian ou d'Épicure, mais de Chrêmes dans Térence : Homu
mm. On lui a appliqué en un sens sérieux ce mot du Tartufe :
Un homme... un homme enfin! Cet homme savait les faiblesses
et ne s'en étonnait pas; il pratiquait le bien plus qu'il n'y
croyait; il comptait sur les vices, et sa plus ardente indigna-
lion tournait au rire. Il considérait volontiers cette triste hu-
manité comme une vieille enfant et une incurable, qu'il s'a-
git de redresser un peu, de soulager surtout en l'amusant.
Aujourd'hui que nous jugeons les choses à distance et par
les résultats dégagés, Molière nous semble beaucoup plus ra-
dicalement agressif contre la société de son temps qu'il ne
crut l'être ; c'est un écueil dont nous devons nous garder en
le jugeant. Parmi ces illustres contemporains que je citais
tout à l'heure, il en est un, un seul, celui qu'on serait le
moins tenté de rapprocher de notre poëte, et qui pourtant,
comme lui, plus que lui , mit en question les principaux fon-
dements de la société d'alors, et qui envisagea sans préjugé
aucun la naissance,la qualité, la propriété; mais Pascal (car
ce fut l'audacieux) ne se servit de ce peu de fondement, ou
plutôt de cette ruine qu'il faisait de toutes les choses d'alen-
tour, que pour s'attacher avec plus d'effroi à la colonne du
temple, pour embrasser convulsivement la Croix. Tous les
deux, Pascal et Molière, nous apparaissent aujourd'hui comm c
les plus formidables témoins de la société de leur temps ;
Molière, dans un espace immense et jusqu'au pied de l'en-
ceinte religieuse, battant, fourrageant de toutes parts avec sa
troupe le champ de la vieille société, livrant pêle-mêle au rire
la fatuité titrée, l'inégalité conjugale, l'hypocrisie captieuse,
et allant souvent effrayer du même coup la grave subordina-
1.
10 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
tion, la vraie piété et le mariage; Pascal, lui, à l'intérieur el
au cœur de l'orthodoxie, faisant trembler aussi à sa macière
la voûte de l'édifice par les cris d'angoisse qu'il pousse et par
la force de Sarason avec laquelle il en embrasse le sacré pilier.
Mais eu accueillant ce rapprochement, qui a sa nouveauté et
sa justesse (1), il ne faudrait pas prêter à Molière, je le crois,
plus de préméditation de renversement qu'à Pascal; il faut
même lui accorder peut-être un moindre calcul de l'ensemble
de la question. Plante avait-il une arrière-pensée systéma-
tique quand il se jouait de l'usure, de la prostitution, de
l'esclavage, ces vices et ces ressorts de l'ancienne société?
Le moment oii vint Molière servit tout à fait cette liberté
qu'il eut et qu'il se donna. Louis XIV, jeune encore, le soutint
dans ses tentatives hardies ou familières, et le protégea contre
tous. En retraçant le Tartufe, e[ dans la tirade de don Juan
sur l'hypocrisie qui s'avance, Molière présageait déjà de son
coup d'œil divinateur la triste fin d'un si beau règne, et il se
hâtait, quand c'était possible à grand'peine et que ce pouvait
être utile, d'en dénoncer du doigt le vice croissant. S'il avait
vécu assez pour arriver vers I6S5, au règne déclaré de ma-
dame de Maintenon, ou même s'il avait seulement vécu de
1673à 168f),durantcette période glorieuse oîidominerascen-
dant de Bossuet, il eût été sans doute moins efficacement pro-
tégé; il eût été persécuté à la fin. Quoi qu'il en soit, on doit
comprendre à merveille, d'après cet esprit général, libre, na-
turel,philosophique, indifférent au moins à cequ'ils essayaient
de restaurer, la colère des oracles religieux d'alors contre
Molière, la sévérité cruelle d'expression avec laquelle Bossuet
se raille et triomphe du comédien mort en riant, et cette
indignation môme du sage Bourdaloue en chaire après le
Tartufe, de Bourdaloue, tout ami de Boileau qu'il était. On
(l)M. Villenaain, dxns son morceau sur Pascal, avait d^'jà rappro-
ché celui-ci de Molière, mais seulement comme auteur des Provin-
ciales, et pour le talent de la raillerie. — Je ne faisais moi-même
qu'egquisser ici ce que j'ai développé au tome III de Po)i-liotjaI.
MOLIÈRE. H
conçoitjusqu'à cet effroi naïf du janséniste Baillet qui, dans
ses Jugements des Savants, commence en ces termes l'article
sur Molière : « Monsieur de Molière est un des plus dange-
reux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l'Église
de Jésus-Christ, etc. « Il est vrai que des religieux plus ai-
mables, plus mondains, se montraient pour lui moins sé-
vères. Le père Rapin louait au long Molière dans ses Ré-
flexions sur la Poétique, et ne le chicanait que sur la négligence
de ses dénouements; Bouhours lui fit une épitaphe en vers
français' agréables et judicieuî.
Molière au reste est tellement homme dans le libre sens,
qu'il obtint plus tard les anathèmes de la philosophie altière
et prétendue réformatrice, autant qu'il avait mérité ceux de
l'épiscopat dominateur. Sur quatre chefs différents, à propos
de r Avare, du misanthrope, de Georges Dandin et du Boui'-
geois Gentilhomme, Jean-Jacques n'eutend pas raillerie et ne
l'épargne guère plus que n'avait fait Bossuet.
Tout ceci est pour dire que, comme Shakespeare et Cer-
vantes, comme trois ou quatre génies supérieurs dans la suite
des âges, Molière est peintre de la nature humaine au fond,
sans acception ni préoccupation de culte, de dogme fixe,
d'interprétation formelle; qu'en s'attaquant à la société de
son temps, il areprésenté la vie qui est partout celle du grand
nombre, et qu'au sein de mœurs déterminées qu'il châtiait
au vif, il s'est trouvé avoir écrit pour tous les hommes.
Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622,
non pas, comme on l'a cru longtemps, sous les piliers des
halles, mais, d'après la découverte qu'en a faite M. Beffara,
dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue
desVieilles-Étuves (l).Il était par sa mère et par son père d'une
(1) J'ai mis Biirtout a contribution, dans cette é tu (Te sur Molière,
VHistoire de sa Vie et de ses Ouvrages par M. Taschereau ; c'est un
travail complet etdéQnitif dont il faut conseiller la lecture sans avoir
la prétention d'y suppléer. M. Taschereau a bien voulu j joindre en-
Vers moi tous les secours de son obligeance amicale pour les r/^nsei-
12 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
famille de tapissiers. Son père, qui, outre son état, avait la
rharge de valet-de-chambre-tapissier du roi, destinait son fils
à lui succéder, et le jeune Poquelin, mis de bonne heure en
apprentissage dans la boutique, ne savait guère à quatorze
ans que lire, écrire, compter, enfin les éléments utiles à sa
profession. Son grand-père maternel pourtant, qui aimait
fort la comédie, le menait quelquefois à l'hôtel de Bourgogne,
oùjouaientBellerosedanslehautcomique,Gautier-Garguille,
Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce. Chaque fois qu'il
revenait de la comédie, lejeunePoquelinétaitplustriste, plus
distrait du travail de la boutique, plus dégoûté de la perspective
pe sa profession. Qu'on se figure ces matinées rêveuses d'un
lendemain de comédie pour le génie adolescent devant qui,
dans la nouveauté de l'apparition, la vie humaine se déroulait
déjà comme une scène perpétuelle. II s'en ouvrit enfin à son
père, et, appuyé de son aïeul qui le gâtait, il obtint de faire
des études. On le mit dans une pension, à ce qu'il paraît, d'où
il suivit, comme externe, le collège de Clermont, depuis de
Louis-le-Grand, dirigé par les jésuites.
Cinq ans lui suffirent pour achever tout le cours de ses
études, y compris la philosophie ; il fit de plus au collège
d'utiles connaissances, et qui influèrent sur sa destinée. Le
princede Conti, frère du grand Condé, fut un de ses condisci-
ples et s'en ressouvint toujours dans la suite. Ce prince, bien
qu'ecclésiastique d'abord, et tant qu'il resta sous la conduite
gnemenls et sources directes auxquelles je voulais remonter. J'ai beau-
coup usé aussi de la Notice et du Commentaire de M. Auger, travail
trop peu recommandé ou même déprécié injustement. C'est dans ce
Commentaire qu'à propos du vers des Feittiucs savantes :
On voit partout chez vous l'itbos et le pathos.
M. Auger, ne s'apercevanl pas que itlios n'est autre que êtlios, plus
correctement prononcé, se mit en de taux frais d'élymologie. On en
plaisanta dans le temps beaucoup plus qu'il ne fallait, et ce rire facile
couvrit les louanges dues à l'ensemble du très-estimable Commen-
laire. — Il y a eu, depuis, un travail critique de Bazin sur Molière,
mai» je laisse à ma notice sod cachet antérieur.
MOTIÈRK. 13
des jésuites, aimait les spectacles et les défrayait magnifique-
ment; en se convertissant plus tard du côté des jansénistes,
et en rétractant ses premiers goûts au point d'écrire contrôla
comédie, il sembla transmettre dumoinsàson illustre aîné le
soin de protéger jusqu'au bout Molière. Chapelle devint aussi
l'ami d'études de Poquelin et lui procura la connaissance et
les leçons de Gassendi, son précepteur. Ces leçons privées de
Gassendi étaient en outre entendues de Bernier, le futur voya-
geur, et de Hesnaultconnu par son invocation à Vénus; elles
durent influer sur la façon de voir de Molière, moins parles
détails de l'enseignement que par l'esprit qui en émanait, et
luquel participèrent tous les jeunes auditeurs. Il est à remar-
quer en effet combien furentlibres d'humeur et indépendants
tous ceux qui sortirent de cette école : et Chapelle le franc
parleur, l'épicurien pratique et relâché; etcepoëteHesnauli
qui attaquaitCoIbert puissant, ettraduisaità plaisir ce qu'il y
a de plus hardi dans les chœurs des tragédies de Sénèque ; et
Bernier qui courait le monde et revenait sachant combien sous
les costumes divers l'homme est partout le même, répondant
à Louis XIV, qui l'interrogeait sur le pays où la vie lui sem-
blerait meilleure, que c'était la Suisse, et déduisant sur tout
point ses conclusions philosophiques, en petit comité, entre
mademoiselle de Lenclos et madame de La Sablière, Il est à
remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits étaient
de pure bourgeoisie et du peuple : Chapelle, fils d'un riche
magistrat, maisfilsbàtard; Bernier, enfantpauvre,associépar
charité à l'éducation de Chapelle; Hesnault,fils d'un boulan-
ger de Paris; Poquelin, fils d'un tapissier; et Gassendi leur
maître, non pas un gentilhomme, comme on l'a dit de Des-
cartes, mais fils de simples villageois. Molière prit dans ces
conférences de Gassendi l'idée de traduire Lucrèce; il le fit
partie en vers et partie en prose, selon la nature des endroits ;
mais le manuscrit s'en est perdu. Un autre compagnon qui
s'immisça à ces leçons philosophiques fut Cyrano de Berge-
rac, devenu suspect à son tour d'impiété par quelques vers
14 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
d'Agrippine, mais surtout coQvaincu de mauvais ^ût. Molière
prit plus tard au Pédant joué de Cyrano deux scènes qui ne
déparent certainement pas les Fourberies de Scapin: c'était son
habitude, disait-il à ce propos, de reprendre son bien partout
où il le trouvait ; et puis, comme l'a remarqué spirituellement
M. Auger, en agissant de la sorte avec son ancien camarade,
il ne semblait guère que prolonger cette coutume de collège
par laquelle les écoliers soB't faisants et mettent leurs gains
de jeu en commun. Mais Molière, qui n'y allait jamais peti-
tement, ne s'avisa pas de cette fine excuse.
Au sortir de ses classes, Poquelin dut remplacer son père
trop âgé dans la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi,
qu'on lui assura en survivance. Il suivit, pour son noviciat,
Louis Xin dans le voyage de NarbonneeTii64l, et fut témoin,
au retour, de l'exécution de Cinq-Mars et de De Thou : amère
et sanglante dérision de la justice humaine. Il paraît que,
dans les années qui suivirent, au lieu de continuer l'exercice
de la charge paternelle, il alla étudier le droit à Orléans et
s'y fit recevoir avocat. Mais son goût du théâtre l'emporta
décidément, et, revenu à Paris, après avoir hanté, dit-on, les
tréteaux du Pont-Neuf, suivi de près les Italiens et Scara-
mouche, il se mit à la tête d'une troupe de comédiens de
société, qui devint bientôt une troupe régulière et de pro-
fession. Les deux frères Béjart, leur sœur Madeleine, Duparc
dit Gros-René faisaient partie de cette bande ambulante qui
s'intitulait l'Illustre Théâtre. Notre poëte rompit dès lors avec
sa familleetles Poquelin; il prit nom Molière. Molière courut
avec sa troupe les divers quartiers de Paris, puis la province.
On dit qu'il fit jouer à Bordeaux une Thébaîde, tentative du
genre sérieux, qui échoua. Mais il n'épargnait pas les farces,
les canevas à l'italienne, les impromptus, tels que le Médecin
oolant et la Jalousie du Barbouillé, premiers crayons du .)féde-
tin mahjrr lai et de Georges Dandin, et qui ont été conservés,
les Doctiurs rivaux, le Maître d'École, dont on n'a que les titres,
le Docteur amoureux, que Boileau daignait regretter. Il allait
MOLIÈKE. 15
ainsiàravenlure, bien reçu du dued'Épernon à Bordeaux, du
prince de Conti eu chaque rencontre, loué de d'Assoucy qu'il
recevait eL hébergeait en prince à son tour, hospitalier, libéral,
boa camarade, amoureux souvent, essayant toutes les pas-
sions, parcourant tous les étages, meniant à bout ce train de
jeunesse, comme une Fronde joyeuse à travers la campagne,
avec force provision, dans son esprit, d'originaux et de ca-
ractères. C'est dans le cours de cette vie errante qu'en 1653,
à Lyon, il fit représenter VÉtourdi, sa première pièce régu-
lière ; il avait trente et un ans.
Molière, on le voit, débuta par la pratique de la vie et des
passions avant de les peindre. Mais il ne faudrait pas croire
qu'il y eût dans son existence intérieure deux parts succes-
sives comme dans celle de beaucoup de moralistes et satiri-
ques éminents : une première part active et plus ou moins
fervente; puis, cette chaleur faiblissant par l'excès ou par
l'âge, une observation acre, mordante, désabusée enfin, qui
revient sur les motifs, les scrute et les raille. Ce n'est pas
là du tout le cas de Molière ni celui des grands hommes
doués, à cette mesure, du génie qui crée. Les hommes dis-
tingués, qui pasBentpar cette double phase et arrivent promp-
tement à la seconde, n'y acquièrent, en avançant, qu'un ta-
lent critique fin et sagace, comme M. de La Rochefoucauld,
par exemple, mais pas de mouvement animateur ni de force
de création. Le génie dramatique, et celui de Molière en
particulier, a cela de merveilleux que le procédé en est tout
différent et plus complexe. Au milieu des passions de sa
jeunesse, des entraînements emportés et crédules comme
ceux du commun des hommes, Molière avait déjà à un haut
degré le don d'observer et de reproduire, la faculté de sonder
et de saisir des ressorts qu'il faisait jouer ensuite au grand
amusement de tous ; et plus lard, au milieu de son entière et
triste connaissance du cœur humain et des mobiles divers, du
haut de sa mélancolie de contemplateur philosophe, il avait
conservé dans son propre cœur, on le verra, la jeunesse des
16 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
impressions actives, la facuUé des passions, de l'arnour et de
ses jalousies, le foyervéritablement sacré. Contradiction su-
blime et qu'on aime dans la vie du grand poëte! assemblage
indéfinissable qui répond à ce qu'il y a de plus mystérieux
aussi dans le talent dramatique et comique, c'est-à-dire la
peinture des réalités amères moyennant des personnages
animés, faciles, réjouissants, qui ont tous les caractères de
la nature; la dissection du cœur la plus profonde se trans-
formant en des êtres actifs et originaux qui la traduisent
aux yeux, en étant simplement eux-mêmes!
On rapporte que, pendant son séjour à Lyon, Molière, qui
s'était déjà lié assez tendrement avec Madeleine Béjart, s'éprit
de mademoiselle Duparc (ou de celle qui devint mademoiselle
Duparc en épousant le comédien de ce nom) et de mademoi-
selle de Brie, qui toutes deux faisaient partie d'une autre
troupe que la sienne; il parvint, malgré la Béjart, dit-on, a
engager dans sa troupe les deux comédiennes, et l'on ajoute
que, rebuté de la superbe Duparc, il trouva dans mademoi-
selle de Brie dos consolations auxquelles il devait revenir
encore durant les tribulations de son mariage. On est allé
jusqu'à indiquer dans la scène de Clitandre, Armande et Hen-
riette, au premier acte des Femmes savantes, une réminis-
cence de cette situation antérieure de vingt années à la co-
médie. Nul doute qu'entre Molière fort enclin à l'amour, et
les jeunes comédiennes qu'il dirigeait, il ne se soit formé des
nœuds mobiles, croisés, parfois interrompus et repris; mais
il serait téméraire, je le crois, d'en vouloir retrouver aucune
trace précise dans ses œuvres, et ce qui a été mis en avant
sur celte allusion, pour laquelle on oublie les vingt années
d'intervalle, ne me semble pas justifié.
On conserve à Pézénas un fauteuil dans lequel, dit-on,
Molière venait s'installer tous les samedis, chez un barbier
fort achalandé, pour y faire la recette et y étudier à ce pro-
pos les discours et la physionomie d'un chacun. On se rap-
pelle que Machiavel , grand poëte comique aussi, ne dédaignait
MOLTÈUE. 17
pas la conversation des bouchers, boulangers et autres. Mais
Molière avait probablement, dans ses longues séances chez
le barbier-chirurgien, une intention plus directement appli-
cable à son art que l'ancien secrétaire florentin, lequel cher-
chait surtout, il le dit, à narguer la tortune et à tromper
l'ennui de la disgrâce. Cette disposition de Molière à observer
durant des heures et à se tenir en silence s'accrut avec l'âge,
avec l'expérience et les chagrins de la vie ; elle frappait sin-
gulièrement Boileau qui appelait son ami le Contemplateur .
« Vous connoissez l'homme, dit Élise dans la Critique de l'É-
cole des Femmes, et sa paresse naturelle à soutenir la conver-
sation. Célimène l'avoit invité à souper comme bel esprit, et
jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens
à qui elle avoil fait fêle de lui... Il les trompa fort par son
silence. » L'un des ennemis de Molière, de Villiers, en sa
comédie de Zélinde, représente un marchand de dentelles de
la rue Saint-Denis, Argimont, qui entretient dans la chambre
haute de son magasin une dame de qualité, Oriane. On vient
dire qu'E/omire (anagramme de Molière) est dans la chambre
d'en bas. Oriane désirerait qu'il montât, afin de le voir; et le
marchand descend, comptant bien ramener en haut le nou-
veau chaland sous prétexte de quelque dentelle -, mais il
revient bientôt seul. « Madame, dit-il à Oriane, je suis au
désespoirde n'avoir pu vous satisfaire-, depuis que je suis des-
cendu, Élomire n'a pas dit une seule parole; je l'ai trouvé
appuyé sur ma boutique dans la posture d'un homme qui
rêve. Il avoit les yeux collés sur trois ou quatre personnes de
qualité qui marchandoientdes dentelles; il paroissoit attentif
à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement de ses
yeux, qu'il regardoit jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir
ce qu'elles ne disoient pas. Je crois même qu'il avoit des ta-
blettes, et qu'à la faveur de son manteau il a écrit, sans être
aperçu, ce qu'elles ont dit de plus remarquable. » Et sur ce
que répond Oriane qu'Élomire avait peut-être même un
crayon et dessinait leurs grimaces pour les faire représenter
k
18 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
au naturel dans !e jeu du théâtre, le marchand' reprend' :
« S'il ne les a pas dessinées sur ses tablettes, je ne doute
point qu'il ne les ait imprimées dans son imagination. C'est
un dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point sans
leurs mains, mais on peut dire de lui qu'il ne va point sans
ses yeux ni sans ses oreilles. » Il est aisé, à travers l'exagé-
ration du portrait, d'apercevoir la ressemblance. Molière fut
une fois vu, durant plusieurs heures, assis à bord du coche
d'Auxerre, à attendre le départ. Il observait ce qui se pas-
sait autour de lui; mais son observation était si sérieuse en
face des objets, qu'elle ressemblait à l'abstraction du géo-
mètre, à la rêverie du fabuliste.
Le prince de Conti, qui n'était pas janséniste encore, avait
fait jouer plusieurs fois Molière et la troupe de l'Illustre Théâ-
tre, en son hôtel, à Paris. Étant en Languedoc à tenir les
États, il manda son ancien condisciple, qui vint de Pézéuas et
deNarbonne à Béziers ou à Montpellier (1), près du prince. Le
poète fit œuvre de son répertoire le plus varié, de ses canevas
à l'italienne, de l'Étourdi, sa dernière pièce, et il y ajouta la
charmante comédie du Dépit amoureux. Le prince, enchanté,
voulut se l'attacher comme secrétaire et le faire succéder au
poète Sarazin qui venait de mourir ; Molière refusa par atta-
chement pour sa troupe, par amour de son métier et de la
vie indépendante. Après quelques années encore de courses
dans le Midi, où on le voit se lier d'amitié avec le peintre Mi-
gnard à Avignon, Molière se rapprocha de la capitale et sé-
journa à Rouen, d'où il obtint, non pas, comme on l'a con-
jecturé, parla protection du prince de Conti, devenu pénitent
sous l'évêque d'Alet dès 1 6b5, mais par celle de Monsieur, duc
d'Orléans, de venir jouer à Paris sous les yeux du roi. Ce fut
(1) Tous les bio^rraplies, depuis Grimarest, avaient dit Béziers;
M. Taschcreau donne de bonnes raisons pour que ce soit Montpellier.
Ce détail a peu d'importance; mais en gi-néral toutes les anecdotes
sur Molière sont inâlécs d'incertitude, faute d'un premier biographe
«crupdeux et bien informé.
MOLIERE. 19*
le 24 octobre t6o8, dans la salle des gardes au vietix Louvre,
60 présence de la cour et aussi des comédiens de l'hôlel de
Bourgogne, périlleux auditoire, que Molière et sa troupe se
hasardèrent à représenter Nicoméde. Cette tragi-comédie
achevée avec applaudissement, Molière, qui aimait à parler
comme orateur de la troupe (grex), et qui en cette occasion
décisive ne pouvait céder ce rôle à nul autre, s'avança vers la
rampe, et, après avoir « remercié Sa Majesté en des termes
très-modestes de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses dé-
fauts et ceux de sa troupe, qui navoit paru qu'en tremblant
devant une assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils
avoient eue d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du
monde leur avoit fait oublier que Sa Majesté avoit à son ser-
vice d'excellents originaux, dont ils n'étoient que de très-
foibles copies; mais que, puisqu'elle avoit bien voulu soulni
leurs manières de campagne, il la supplioit très-humblement
d'avoir agréable qu'il lui donnât un de ces petits divertisse-
ments qui lui avoient acquis quelque réputation et dont il
régaloit les provinces. » Ce fut le Docteur amoureux qu'il
choisit. Le roi, satisfait du spectacle, permit à la troupe de
Molière de s'établir à Paris sous le titre de Troiq:te de Mon-
sieur, et de jouer alternativement avec les comédiens ita-
liens sur le théâtre du Petit-Bourbon. Lorsqu'on commença
de bâtir, en 1600, la colonnade du Louvre à l'emplacement
même du Petit-Bourbon, la troupe de Monsieur passa au
théâtre du Palais-Royal. Elle devint troupe du I\oi en 1665;
et plus tard, à la mort de Molière, réunie à la troupe du
Marais d'abord, et sept ans après (1680) à celle de l'hôtel de
Bourgogne, elle forma le Théâtre-Français.
Dès l'installation de Molière et de sa troupe, l'Étourdi et le
Dépit amoureux se donnèrent pour la première fois à Paris et
n'y réussirentpas moins qu'eu province. Bien que la première
de ces pièces ne soit encore qu'une comédie d'intrigue tout
imitée des imbroglios italiens, quelle verve déjà ! quelle
chaude pétulance l quelle activité folle et saisissante d'imagi-
20 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
native dans ce Mascarille que le théâtre n "avait pas jusqu'ici
entendu nommer! Sans doute Mascarille, tel qu'il apparaît
d'abord, n'est guère qu'un fils naturel direct des valets de la
farce italienne et de l'antique comédie, de l'esclave de l'Épi-
dique, du Chrysale des Bacchides, de ces valets d'or, comme
ils se nomment, du valet de Marot; c'est un fils de Villon,
nourri aussi aux repues franches, un des raille de cette liguée
antérieure à Figaro : mais, dans les Précieuses, il va bientôt se
particulariser, il va devenir le Mascarille marquis, un valet
tout moderne et qui n'est qu'à la livrée de Molière. Le Dépit
amoureux,k trsiyers l'invraisemblance elle convenu banal des
déguisemeuts et des reconnaissances, offre dans la scène de
Lucile et d'Eraste une situation de cœur éternellement renou-
velée, éternellement jeune depuis le dialogue d'Horace et de
Lydie, situation que Molière a reprise lui-même dans le Tar-
tufe et dans le Bourgeois Gentilhomme, a.\ec bonheur toujours,
mais sans surpasser l'excellence de cette première peinture :
celui qui savait le plus fustiger et railler se montrait en
même temps celui qui sait comment on aime. Les Précieuses
ndtcuZos, jouées en 1639, attaquèrent les mœurs modernes
au vif. Molière y laissait les canevas italiens et les traditions
de théâtre pour y voir les choses avec ses yeux, pour y parler
haut et ferme selon sa nature contre le plus irritant ennemi
de tout grand poëte dramatique au début, le bégueulisme
bel-esprit, et ce petit goût d'alcôve qui n'est que dégoût. Lui,
l'homme au masque ouvert et à l'allure naturelle, il avait à
déblayer avant tout la scène de ces mesquins embarras pour
s'y déployer à l'aise et y établir son droit de franc-parler. On
raconte qu'à la première représentation des Précieuses, un
vieillard du parterre, transporté de cette franchise nouvelle,
un vieillard qui sans doute avait applaudi dix-sept ans aupa-
ravant au Me)dcurde Corneille, ne put s'empêcher de s'écrier,
en apostrophant Molière qui jouait Mascarille : « Courage,
courage, Molière! voilà la bonne comédie! » A ce cri, qu'il
devinait bien cire relui du vrai public et de la gloire, à cet
MOLIÈRE. 21
universel et sonore applaudissement, Molière sentit, comme
le dit Segrais, s'enfler son courage, et il laissa échapper ce
mot de noble orgueil, qui marque chez lui l'entrée de la
grande carrière : « Je n'ai plus que faire d'étudier Piaule
et Térence et d'éplucher les fragments de Ménandre; je n'ai
qu'à étudier le monde. » — Oui, Molière; le monde s'ouvre
à vous, vous l'avez découvert et il est vôtre; vous n'avez
désormais qu'à y choisir vos peintures. Si vous imitez en-
core, ce sera que vous le voudrez bien; ce sera parce que
vous prélèverez votre part là où vous la trouverez bonne à
prendre; ce sera en rival qui ne craint pas les rencontres,
en roi puissant pour agrandir votre empire. Tout ce qui sera
emprunté par vous restera embelli et honore (1).
Après le sel un peu gros, mais franc, du Coni, imaginaire,
et l'essai pâle et noble de Don Garde, l'École des Maris revient
à cette large voie d'observation et de vérité dans la gaieté.
Sganarelle, que le Cocu imaginaire nous avait montré pour
la première fois, reparaît et se développe par l'École des Ma-
ris; Sganarelle va succéder à Mascariile dans la faveur de
Molière. Mascariile était encore assez jeune et garçon, Sga-
narelle est essentiellement marié. Né probablement du théâ-
tre italien employé de bonne heure par Molière dans la farce
du Médecin volant, introduit sur le théâtre régulier en un
rôle qui sent un peu son Scarron, il se naturalise comme a
fait Mascariile; il se perfectionne vite et grandit sous la pré-
dilection du maître. Le Sganarelle de Molière, dans toutes
ses variétés de valet, de mari, de père de Lucinde, de frère
d'Arisle, de tuteur, de fagotier, de médecin, est un person-
nage qui appartient en propre au poète, comme Panurge à
Rabelais, Falstafîà Shakspeare, Sancho à Cervantes; c'est le
(l) On puut appliquer sans ironie, quand il s'agit de poésie dra-
matique suriout, à de certains plagiais faits de main souveraine le
mot de la Fable :
Vous leur fîtes, seigneur.
En le» croquant, beaucoup d'iionueuf ,
22 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
côté du Jaid humain personnifié, le côté vieux, rechigné,
morose, intéressé, bas, peureux, tour à tour piètre ou char-
latan, bourru et saugrenu, le vilain côté, et qui fait rire.
A certains moments joyeux ; comme quand Sganarelle touche
le sein de la nourrice, il se rapproche du rond Gorgibus, le-
quel ramène au bonhomme Chrysale, cet autre comique cor-
dial et à plein ventre. Sganarelle, chétif comme son grand-
père Panurge, a pourtant laissé quelque postérité digne de
tous deux, dans laquelle il convient de rappeler Pangloss et
de ne pas oublier Gringoire (1). Chez Molière, en face de Sga-
narelle, au plus haut bout de la scène, Alceste apparaît ;
Alceste, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus sérieux, de plus
noble, de plus élevé dans le comique, le point où le ridicule
confine au courage, à la vertu. Une ligne plus haut et le
comique cesse, et on a un personnage purement généreux,
presque héroïque et tragique. Même tel qu'il est, avec un peu
de mauvaise humeur, on a pu s'y méprendre; Jean-Jacques
et Fabre d'Églantine, gens à contradiction, en ont lait leur
homme. Sganarelle embrasse les trois quarts de l'échelle co-
mique, le bas tout entier, et le milieu qu'il partage avec Gor-
gibus et Chrysale; Alceste tient l'autre quart, le plus élevé.
Sganarelle et Alceste, voilà tout Molière.
Voltaire a dit que quand Molière n'aurait fait que l'École
des Maris, il serait encore un excellent comique; Boileau ne
put entendre l'Ecole des Femmes sans adresser à Molière, atta-
qué de beaucoup de côtés et qu'il ne connaissait pas encore,
des stances faciles, où il célébrera charmante naïveté Aa cette
comédie qu'il égale à celles de T érence, supposées écrites par
Scipion. Ces deux amusants chefs-d'œuvre ne furent séparés
que par la légère mais ingénieuse coméiiie-improniplu des
Fâcheux, faite, apprise et représentée en quinze jours pour
les fêtes de Vaux. La Fontaine en a dit, dans un éloge de ces
fêic:. tes dernières du malheureux Oronte :
(I) Dans la Notre-Dame de Paris de M. Hugo.
MOLIÈRE. 23
C'est une pièce de 3Iolière :
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.
•
^0U8 avons changé de méthode;
Jodelet n'est plus à la mode,
El maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.
Jamais le libre et prompt talent de Molière pour les ver*
n'éclata plus évidemment que dans celte comédie satirique,
dans les scènes du piquet ou de la chasse. La scène de la
chasse ne se trouvait pas dans la pièce à la première repré-
sentation; mais Louis XIV, montrant du doigt à Molière
M. de Soyecourt, grand veneur, lui dit: « Voilà un original
que vous n'avez pas encore copié. » Le lendemain, la scène
du chasseur était faite et exécutée. Boileau, dont cette pièce
des Fâcheux devançait la manière en la surpassant, y songeait
sans doute quand il demanda trois ans plus lard à Molière où
il trouvait la rime. C'est que Molière ne la cherchait pas ;
c'est qu'il ne faisait pas d'habitude son second vers avant le
premier et n'attendait pas un demi-jour et phis pour trouver
ensuite au coin d'un bois le mot qui l'avait fui. Il était de la
veine rapide, prime-sautiêre, de Régnier, de d'Aubigné ; ne
marchandant jamais la phrase ni le mot, au risque même
d'un pli dans le vers, d'un tour un peu violent ou de l'hiatus
au pire; un duc de Saint-Simon en poésie; une façon d'ex-
pression toujours en avant, toujours certaine, que chaque
tlot de pensée emplit et colore. M. Auger s'est attaché à re-
lever comme fautes tous les manques de repos à l'hémistiche
jhez Molière; c'est peine puérile, puisque notre poète ne suit
pas là-dessus la lai de Boileau et des autres réguliers. Mo-
lière faisait si naturellement les vers que ses pièces en prose
sont remplies de vers blancs; on l'a remarqué pour le Festin
de Fierre, et l'on a été jusqu'à conjecturer que la petite pièce
du Sicilien avait été primitive ment ébauchée en vers et que
k
M PORTRAITS LITTÉRAIRES
Molière avait ensuite brouillé le tout dans une prose qui en
avait gardé trace. Fénelon, lorsqu'à propos de l'Avare il dé-
clare préférer (comme aussi le pensait Ménage) les pièces en
prose de Molière à celles qui sont en vers, lorsqu'il parle do
cette niiillitiide de métaphores qui, suivant lui, approchent
du galimatias, Féiielon, poëte élégant en prose, n'entend
rien, il faut le dire, à cette riche manière de poésie, qui
n'est pas plus celle de Virgile et de Térence qu'en peinture la
manière de Uiibens n'est celle de Raphaël. Boileau, tout ar-
tiste sobre qu'il était et dans un autre procédé que Molière,
lui rendait haute justice là-dessus; il le reprenait sans doute
quelquefois et aurait voulu épurer maint détail, comme on
le voit par exemple en cette correction qui a été conservée
de deux vers des Femmes sava7ites. Molière avait mis d'a-
bord :
Quand .sur une personne on prétend s'ajuster.
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.
« M. Despréaux, dit Cizeron-Rival d'après Brossette, trouva
du jargon dans ces deux vers et les rétablit de cette façon :
Quand sur une personne on prétend se régler.
C'est par ses beaux endroits qu'il lui faut ressembler. »
Mais, jargon ou non, il était le premier à proclamer Molière
maître dans l'art de frapper les bons vers, et il n'aurait pas
admis le jugement par trop dégoûté de Fénelon. Rien d'éton-
nant, au reste, que cette fine et mystique nature de Fénelon,
dans sa blanche robe de lin, dans sa simple tunique, un peu
longue, un peu traînante (en fait de style), n'ait pas entendu
cesadmirables plis mouvants, étoffés, du manteau du grand
comique Ce qui est ubéreux, surtout la gaieté, répugne sin-
gulièrement aux natures délicates et rêveuses. En dépit de
ces juges difficiles, comme satire dialoguée en vers, les Fâ-
cheux sont un chef-d'œuvre.
Durant les quatorze années qui suivirent son installation à
MOLIERE. 2o
Paris, eljusqu'à l'heure de sa mort, en 1673, Molière ne cessa
de produire. Pour le roi, pour la cour et les fêles de com-
mande, pour le plaisir du gros public et les inlcrêts de sa
troupe, pour sa propre gloire et la sérieuse postérité, Molière
se multiplie et suffit à tout. Rien de méticuleux eu lui et qui
sente l'auteur de cabinet. Vrai poète de drame, ses ouvrages
sont en scène, en action; il ne les écrit pas, pour ainsi dire,
il les joue. Sa vie de comédien de province avait été un peu
celle des poètes primitifs populaires, des rapsodes, jongleurs
ou pèlerins de la Passion; ils allaient, comme on sait, se ré-
pétant les uns les autres, se prenant leurs canevas et leurs
thèmes, y ajoutant à l'occasion, s'oubliant eux et leur œuvre
individuelle, et ne gardant guère copie de leurs représenta-
tions. C'est ainsi que les ébauches et improvisades à l'ita-
lienne, que Molière avait multipliées (on a les titres d'une
dizaine) durant ses courses en province, furent perdues, hors
deux, le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé. Et encore,
telles qu'on a celles-ci, il est douteux que la version en soit
<ie Molière. Suivant le procédé des poètes primitifs, qui font
volontiers entrer un de leurs ouvrages dans un autre, ces
ébauches furent plus tard introduites et employées dans des
actes de pièces plus régulières. Les poètes dont nous parlons
transposent, utilisant, si l'on peut se servir de ce mot, cer-
tains morceaux une fois faits; ainsi. Bon Garde de Navarre
n'ayant pas eu de succès, des tirades entières ont passé de ce
prince jaloux au Mininthrope et ailleurs. V Étourdi et le Dépit
itmoureux, premières pièces régulières de notre poète, ne
furent imprimées que dix ans après leur apparition à la scène
{16o3-l()(i3); les Précieuses le furent dans les environs du suc-
cès, mais malgré l'auteur, comme l'indique la préface; et ce
n'est pas ici une siuiagrée de douce violence comme tant
d'autres l'ont jouée depuis : l'embarras de Molière qui se lait
imprimer pour la première fois, à son corps défendant, est
visible dans cette préface. Le Cocu imaginaire, ayant eu près
de cinquante représentations, ne devait pas être imprimé,
U. 2
26 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
quand un amateur de comédie, nommé Neufvillenaine, s'a-
perçut qu'il avait retenu par cœur la pièce tout entière; il
en fit une copie et la publia en dédiant l'ouvrage à Molière.
Ce M. de Neufvillenaine se connaissait en procédés. L'insou-
ciance de iMolièie fut telle qu'il ne donna jamais d'autre édi-
tion du Cocu iiu' IL) inaire, bien que M. de Neufvillenaine avoue
(ce qui serait assez vraisemblable quand il ne l'avouerait pas)
qu'il peut s'être glissé dans sa copie, faite de mémoire, quan-
tité de mots les uns pour les autres. 0 Raciubj 6 Boileau 1
qu'eussiez-vous dit si un tiers eût ainsi manié devant le pu-
blic vos prudentes œuvres où chaque mot a son prix? On doit
maintenant saisir toute la différence native qu'il y a de Mo-
lière à cette famille sobre, économe, méticuleuse, et avec
raison, des Despréaux et des La Bruyère. Dans l'édition de
Neufvillenaine, qu'il faut bien considérer, par suitç du silence
de Molière, comme l'édition originale, la wèce est d'un seul
acte, quoique plus tard les éditeurs de 1734 l'aient donnée
en trois; mais il y a lieu de croire que pour Molière, comme
pour les anciens tragiques et comiques, cette division d'actes
est imaginée ici après coup et artilicielle. Molière dans ses
premières pièces ne s'astreint guère plus que Plaute à cette
division régulière; il laisse fréquemment la scène vide, sans
qu'on pui;^se supposer l'acte terminé en ces endroits. Il se
rangea bien vite, il est vrai, à la régularité dès lors professée;
mais on voit (etc'est sur quoi j'insiste) combien il avaitnatu-
rellemenl les habitudes de l'époque antérieure. Pour obvier
à des larcins pareils à celui de Neufvillenaine, Molière dut
songer à pultlier dorénavant lui-mâme ses pièces au fur et à
mesure des succès. L'École des Maris, dédiée au duc d'Or-
léans, son pi'olecleur, est le premier ouvrage qu'il ait publié
d • son plein gié; à partir de ce moment (fWil), il entra en
communication suivie avec les lecteurs. On le retrouve pour-
tant en déliance continuelle de ce côté; il craint les bouti-
ques de la galerie du Palais; il préfère être jugé aux chan-
celles, au point de vue de la scène, sur la décision de la
MOLIÈRE. 27
multitude. Ou a cru, d'après un passage de la préface des
Fâcheux, qu'il aurait eu dessein de faire imprimer ses re-
marques et presque sa poétique, à roccasiou de ses pièces;
mais, à mieux entendre le passage, il en ressort que cette
promesse, mal d'accord avec sa tournure de génie, n'est pas
sérieuse en effet; ce serait plutôt de sa part une raillerie
contre les grands raisonneurs selon Horace et Aristote. Sa
poétique, du reste, comme acteur et comme auteur, se trouve
tout entière dans la Critique de VÉcole des Fêtâmes et dans
rimpromptu de Versailles, et elle y est en action, en comédie
encore. A la scène VII de la Critique, n'est-ce pas Molière qui
nous dit par la bouche de Dorante : « Vous êtes de plaisantes
gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants et
nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr parler,
que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du
monde, et cependant ce ne sont que quelques observations
aisées que le hi-L sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir
que l'on prend à ces sortes de poëmes; et le même bon sens,
qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les
jours sans le secours d'Horace et d'Aristote... Laissons-nous
aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les en-
trailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous
empêcher d'avoir du plaisir.» Pour en finir avec cette négli-
gence de littérateur que nous démontrons chez Molière, et
qui contraste si fort avec son ardente prodigalité comme poëte
et son zèle minutieux comme acteur et directeur, ajoutons
qu'aucune édition complète de ses œuvres ne parut de son
vivant; ce fut La Grange, son camarade de troupe, qui re-
cueillit et publia le tout en 1682, neuf ans après sa mort.
Molière, le plus r'.réateur et le plus inventif des génies, est
celui peut-être qui a le plus imité, et de part <i>ut ; c'est encore
là un trait qu'ont en communies poëtes primitifs populaires
Il les illustres dramatiques qui les continuent. Boileau, Ra-
cine, André Chénier, les grands poètes d'étude et de goût,
imitent sans doute aussi ; mais leur procédé d'imitation est
28 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
beaucoup plus ingénieux, circonspect et déguisé, et porte
principalement sur les détails. La façon de Molière en ses
imitations est bien plus familière, plus à pleine main et à la
merci de la mémoire. Ses ennemis lui reprochaient de voler
la moitié de ses œuvres aux vieux bouquins. Il vécuL d'abord,
dans sa première manière, sur la farce traditionnelle italienne
et gauloise; à partir des Précieuses et de l'École des Maris, il
devint lui-même; il gouverna et domina dès lors ses imita-
tions, et, sans les modérer pour cela beaucoup, il les mêla
constamment à un fonds d'observation originale. Le fleuve
continua de cliarrier du bois de tous bords, mais dans un
courant de plus en plus étendu et puissant, lUccoboni a donné
une liste assez complète, et parfois même gonflée, des imita-
tions que Molière a faites des Italiens, des Espagnols et des
Latins ;Cailhava et d'autres y ont ajouté. Riccoboni a eu le
bon esprit de sentir que le génie de Molière ne souITrait pas
de ces nombreux butins. Au contraire, l'admiration du com-
mentateur pour son poëte va presque en raison du nombre
des imitations qu'il découvre en lui, et elle n'a plus de bornes
lorsqu'il le voit dans l'Avare mener, à ce qu'il dit, jusqu'à
cinq imitations de front, et être là-dessous, et à travers cette
mêlée de souvenirs, plus original que jamais. Tous les Ita-
liens n'ont pas eu si bonne grâce, et le sieur Angelo, docteur
de la comédie italienne, allait jusqu'à revendiquer le sujet du
Misanthrope, qu'il avait, affirmaii-il, raconté tout entier à
Molière, d'après une certaine pièce de Naples, un jour qu'ils
se promenaient ensemble au Palais-Royal, C'est quinze jours
après cette conversation mémorable que la comédie du Mi-
santhrope aurait été achevée et sur l'affiche, A de pareilles
prétentions, appuyées de pareils dires, on n'a à opposer que
le judicieux dédain de Jean-Baptiste Rousseau qui, dans sa
correspondance avec d'Olivet et Brossette, a d'ailleurs le mé-
rite d'avoir fort bien apprécié Molière; la lettre du poëte à
M. Chauvelin sur le sujet qui nous occupe vaut mieux, comme
pensée, que les trois quarts de ses odes. Ce qu'il faut recon-
MOLIÈRE. 29
naître, c'est que les imitations chez Molière sont de toute
source et infinies; elles ont un caractère de loyauté en même
temps que de sans-façon, quelque chose de cette première vie
oîitoutétait en commun, bien qu'aussi d'ordinaireellessoient
parfaitement combinées et descendant quelquefois à de purs
détails. Plante etTérence pour des fables entières, Straparole
et Boccace pour des fonds de sujets, Rabelais et Régnier pour
des caractères, Boisrobert etRotrou et Cyrano pour des scènes,
Horace et Montaigne et Balzac pour de simples phrases, tout
y figure; mais tout s'y transforme, rien n'y est le môme. Là
oîi il imite le plus, qui donc pourrait se plaindre? à côté du
Sosie qu'il copie, ne voilà-t-ii pas Cléanthis qu'il invente? Di
telles imitations, loin de nous refroidir envers notre poëte,
nous sont chères; nous aimons à les rechercher, à les pour-
suivre jusqu'au bout, dans une idée de parenté. Ces masques
fameux de la bonne comédie, depuis Plante jusqu'à Patelin,
ces malicieux conteurs de tous pays, ces philosophes satiri-
ques et ingénieux, nous les convoquons un moment autour
de notre auteur dans un groupe qui les unit et où il préside;
les moins considérables, les Boisrobert, lesSorel, les Cyrano,
y sont même introduits à la faveur de ce qu'ils lui ont prêté,
de ce qui surtout les recommande et les honore. Ces imita-
tions, en un mot, ne sont le plus souvent pour nous que le
résumé heureux de toute une famille d'esprits et de tout un
passé comique dans un nouveau type original et supérieur,
comme un enfant aimé du ciel qui, sous un air de jeunesse,
exprime à la fois tous ses aïeux.
Chacune des pièces de Molière, à les suivre dans l'ordre de
leur apparition, fournirait matière à un historique étendu et
i ntéressant ; ce travail a déj à été tai t, et trop bien , par d'autres,
pour le reprendre; ce seraitpresque toujours le copier (1). Au
tour de l'École des Femmes, en 1662, et plus tard autour du
Tartufe, il se livra des combats comme précédemment il s'en
(l) Voir MM. Auger et Tascliereau.
30 PORTRAITS UTTÉRAIRES.
était livré autour du Cirf, comme il s'ea renouvela ensuite au-
tour de Phèdre; ce furent là d'illustres journées pour l'art dra-
matique. La Critique de l'Ecole des Femmes et rimpror/iptu de
Versailles en apprennent suffisamment sur le premier démêlé,
" qui fut surtout une querelle de goût et d'art, quoique déjà la
religion s'y glissât à propos des commandements du mariage
donnés à Agnès. Les Placets au Roi et la préface du Tartufe
marquent assez le caractère tout moral et philosophique de la
seconde lutte, si souvent depuis et si ardemment continuée.
Ce que je veux rappeler ici, c'est qu'attaqué des dévots, envié
des auteurs, recherché des grands, valet de chambre du roi
et son indispensable ressource pour toutes les fêtes, Molière,
avec cela troublé de passion et de tracas domestiques, dévoré
de jalousie conjugale, fréquemment malade de sa fluxion de
poitrine et de sa toux, directeur de troupe et comédien infa-
tigable bien qu'au régime et au lait, Molière, durant quinze
ans, suffit à tousles emplois, qu'à chaque nécessité survenante
son génie est présent et répond, gardant de plus ses heures
d'inspiration propre et d'initiative. Entre la dette précipitam-
ment payée aux divertissements de Versailles ou de Chambord
et ses cordiales avances au bon rire de la bourgeoisie, Molière
trouvejour à desœuvres méditées etentre toutes immortelles.
Pour Louis XFV, son bienfaiteur et son appui, on le trouve
toujours prêt: l'Amour médecin est fait, appris et représenté
en cinq jours; la Princesse dÉlide n'a que le premier acte en
vers, le reste suit en prose, et, comme le dit spirituellement
un contemporain de Molière, la comédie n'aen le temps cette
fois que de chausser un brodequin ; mais elle paraît à l'heure
sonnante, quoique l'autre brodequin ne soit pas lacé. Mtli-
certe seule n'est pas finie, mais les Fâcheux le furent eu quinze
jours ; mais le Mariage forcé et le Sicilien, mais Georges Ban-
din, mais Pourceaugnac, mais le Bourgeois Gentdhowme, ces
comédies de verve avec intermèdes et ballets, ne firent jamais
faute. Dans les intérêts de sa troupe, il lui iallut souvent dé-
pêcher l'ouvrage, comme quand il fournit son théâtre d'un
MOLIÈRE. M
Bon Juan, parce que les comédiens de l'hôtel deBouFf^ogne et
ceux de Mademoiselle avaient déjà le leur, et que cette statue
qui marche ne cessait de faire merveille. — Et ces diversions
ne l'empêchaient pas tout aussitôt de songer à Boileau, aux
juges dil'ficiles, à lui-même et au genre humain, par /e Misan-
thrope, par le Tartufe et les Femmes savantes. L'année du 3Ii-
santhrope est en ce sens la plus mémorable et !a plus signifi-
cative dans la vie de Molière. A peine hors de ce chef-d'œuvre
sérieux, et qui le parut un peu trop au gros du public, il dut
pourvoir en hâte à la jovialité bourgeoise par kMédecinmal
gré lui et de là, de ce parterre de la rue Saint-Denis, raccou-
rir vite à Saint-Germain pour Mélicerte, la Pastorale comique
et cette vallée de Tempe où l'attendait sur le pré M. de Bense-
rade : Molière faisait face à tous les appels.
Dans une épître adressée en 1669 au peintre Mignard, sur
le dôme du Val-de-Grâce, Molière a fait une description et
un éloge de la fresque qui s'applique merveilleusement à sa
propre manière ; il y préconise, en effet,
Cette belle peinture inconnue en ces lieux,
La fresque, dont la grâce, à l'autre préférée,
Se conserve un éclat d'éternelle durée,
Mais dont la promptitude et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautésl
De l'aulre qu'on connoît la traitable méthode
Aux foiblesses d'un peintre aisément s'accommode :
La paresse de l'huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur;
Elle sait secourir, par le temps qu'elle donne,
Les faux pas que peut faire un pinceau qui tiloime;
Et sur cette peinture on peut, pour fiiire mieux,
Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Mais la fresque est pressante et veut «ans complaisance
Qu'un peintre s'accommode à son impatience,
La traite h sa manière, et d'un travail soudain
Saisisse le moment qu'elle donne à sa main.
32 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs d'un pinceau ne fait aucune grâce;
Avec elle il n'est point de retour à tenter,
Et tout au premier coup se doit exécuter, etc..
A cette belle chaleur de Molière pour la fresque, pour la
grande et dramatique peinture, pour celle-là même qui agit
sur les masses prosternées dans les chapelles romaines, qui
n'aimerait reconnaître la sympathie naturelle au poëte du
drame, au poëte de la multitude, à l'exéculeur soudain, vé-
hément, de tant d'oeuvres impérieuses aussi et pressantes?
Dans les œuvres finies, au contraire, faites pour être vues de
près, vingt fois remaniées et repolies, à la Miéris, à la Des-
préaux, à la La Bruyère, nous retrouvons Za paresse de l'huile.
L'allusion est trop directe pour que Molière n'y ait pas un
peu songé. Cizeron-Rival, d'ordinaire exact, a dit daprès
Brossette : « Au jugement de Despréaux (et autant que je
puis me connoître en poésie, ce n'est pas son meilleur juge-
ment), de tous les ouvrages de Molière, celui dont la versifi-
cation est la plus régulière et la plus soutenue, c'est le poëme
qu'ii a fait en faveur du fameux Mignard, son ami. Ce poëme,
disoit-il à M. Brossette, peut tenir lieu d'un traité complet de
peinture, et l'auteur y a fait entrer toutes les règles de cet
art admirable (et Despréaux citait les mêmes vers que nous
avonsdonnés plus haut). Remarquez, monsieur, ajouloit Des-
préaux, que Molière a fait, sans y penser, le caractère de ses
poésies, en marquant ici la ditrérence de la peinture à l'huile
et de la peinture à fresque. Dans ce poëme sur la peinture,
il a travaillé comme les peintres à l'huile, qui reprennent
plusieurs fois le pinceau pour retoucher et corriger leur ou-
vrage, au lieu que dans ses comédies, où il falloit beaucoup
d'action et de mouvement, il préféroit les brusques fiertés de
la fresque à la paresse de l'huile. » Ce jugement de Boileau a
été fort contesté depuis Cizeron-Rival. M. Auger le mentionne
comme singulier. Vauvenargues, qui est de l'avis de Fénelon
sur la poésie de Molière, trouve ce poëme du Val-de-Gràce
MOLIÈRE. 35
peu satisfaisant et préfère en général, comme peintre, La
Bruyère au grand comique : prédilection de critique mora-
liste pour le modèle du genre. Vous êtes peintre à l'huile, mon-
sieur de Vauvenargues ! Boileau, tout aussi intéressé qu'il
était dans la question, se montre plus fermement judicieux.
Non que j'admette que ce poëme du Yal-de-Gràcc soit bon et
satisfaisant d'un bout à l'autre, ou que Molière ait modifié,
ralenti sa manière en le composant. La poésie en est plus
chaude que nette; elle tombe dans le technique et s'y em-
barrasse souvent en le voulant animer. Mais Boileau a bien
mis le doigt sur le côté précieux du morceau. Boileau, re-
connaissons-le, malgré ce qu'on a pu reprocher à ses réserves
un peu fortes de Y Art poétique ou à son étonnement bien
innocent et bien permis sur les rimes de Molière, fut souve-
rainement équitable en tout ce qui concerne le poëte son
ami, celui qu'il appelait le Contemplateur. Il le comprenait et
l'admirait dans les parties les plus étrangères à lui-môme ; il
se plaisait à être son complice dans le latin macaronique de
ses plus folles comédies; il lui fournissait les malignes éty-
mologies grecques de l'Amour médecin; il mesurait dans
son entier cette faculté multipliée, immense ; et le jour où
Louis XIV lui demanda quel était le plus rare des grands
écrivains qui auraient honoré la France durant son règne,
le juge rigoureux n'hésita pas et répondit : « Sire, c'est
Molière. » — « Je ne le croyais pas, répliqua Louis XIV; mais
vous vous y connaissez mieux que moi. »
On a loué Molière de tant de façons, comme peintre des
mœurs et de la vie humaine, que je veux indiquer surtout un
côté qu'on a trop peu mis en lumière, ou plutôt qu'on a mé-
connu. Molière, jusqu'à sa mort, fut en progrès continuel
dans la. poésie du comique. Qu'il ait été en progrès dans l'ob-
servation morale et ce qu'on appelle le haut comique, celui
du Misanthrope, du T irlufe et des Femmes savantes, le fait est
trop évident, et je n'y insiste pas ; mais autour, au travers de
ce développement, où la raison de plus en plus ferme, l'ob-
34 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
servation de plus en plus mûre, ont leur part, il faut admirer
ce surcroît loiijours montant et bouillonnant de verve comi-
que, très-follc, très-riche, très-inépuisable, que je dislingue
fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un
peu boufTonne et de la lie un peu scarronesque où Molière
trempa au début. Que dirai-je? c'est la distancequ'ilya entre
la prose du Roman comique et tel chœur d'Aristophane ou
certaines échappées sans fin de Rabelais. Le génie de l'iro-
nique et mordante gaieté a son lyrique aussi, ses purs ébats,
son rire étincelaut, redoublé, presque sans cause en se pro-
longeant, désintéressé du réel, comme une flamme folâtre
qui voltige de plus belle après que la combustion grossière a
cessé, — un rire des dieux, suprême, inextinguible. C"est ce
que n'ont pas senti beaucoup d'esprits de goût. Voltaire, Vau-
venargues et autres, dans l'appréciation de ce qu'on a appelé
îes dernières farces de Molière. M. de Schlegel aurait dû le
mieux sentir; lui qui célèbre mystiquement les poétiques
fusées finales de Calderon, il aurait dû ne pas rester aveugle
à ces fusées, pour le moins égales, d'éblouissante gaité, qui
font aurore à l'autre pôle du monde dramatique. Il a bien
accordé à Molière d'avoir le génie du burlesque, mais en un
sens prosaïque, comme il eût fait à Scarron, et en préférant
de beaucoup le génie fantastique et poétique du comédien Le
Grand. M. de Schlegel gardait-il rancune à Molière pour le
trait innocent du pédant Caritidès sur les Allemands d'alors,
\rands inspectateurs d'inscriptions et enseignes? Quoi qu'on ait
dit, Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois Gentilhomme, le
Malade imaginaire, attestent au plus haut point ce comique
jaillissant et imprévu qui, à sa manière, rivalise en fantaisie
avec le Scmge d'une nuit d'été et la Tempête. Pourceaugnac,
M. Jourdain , Argant, c'est le côté de Sganarelle continué, mais
plus poétique, plus dégagé de la farce du Barbouillé, plus en-
levé souvent par delà le réel. Molière, forcé par les divertis-
sements de cour de combiner ses comédies avec des ballets,
en vint à déployer, à déchaîner dans ces danses de commande
MOLIÈRE. 33
les chœurs bouffons et pétulants des avocats, des tailleurs,
des Turcs, des apothicaires; le génie se fait de chaque néces"
site une inspiration. Cette issue une fois trouvée, l'imagina-
tion inventive de Molière s'y précipita. Les comédies à ballets
jo nt nous parlons n'étaient pas du tout (qu'on se garde de le
LTûire) des t.cncessions au gros public, des provocations di-
re ctes au rire du bourgeois, bien que ce rire y trouvât son
eo mpte; elles furent imaginées plutôt à l'occasion des fêtes
j e la cour. Mais Molière s'y complut bien vite et s'y exalta
comme éperdument ; il fit même des ballets et intermèdes au
Malade imaginaire, de son propre mouvement, et sans qu'il y
eût pour celte pièce destination de cour ni ordre du roi. H s'y
jetait d'ironie à .a fois et de gaîté de cœur, le grand homme^
au milieu de ses amertumes journalières, comme dans une
acre et étourdissante ivresse. Il y mourut en pleine crise et
dans le son le plus aigu de cette saillie montée au délire. Or,
maintenant, entre ces deux points extrêmes du Malade ima-
ginaire ou de t'ourceaugnac et du Barbouillé, du Cocu imagi-
naire, par exemple, qu'on place successivement /a rharmante
naïveté (expression de Boileau) de l'École des Femmes, del'È-
cole des Maris " xcellent et profond caractère de /'Avare, tant
de personnage.- vrais, réels, ressemblante beaucoup, et non
copiés pourtant, mais trouvés, le sens docte, grave et mordant
du Misanthrope, le Tartufe qui réunit tous les mérites par la
gravité du ton encore, par l'importance du vice altaqué et le
pressant des siti^ations, les Femmes savantes enfin, le plus
parfait style de ^.^.nédie en vers, le troisième e( dernier coup
porté par Molière aux critiques de l'École des Femixes, à cette
race des prunes et précieuses; qu'on marque ces divers points,
et l'on aura toute l'échelle comique imaginable. De la farce
franche et un peu grosse du début, on se sera élevé, en passant
par le naïf, le sérieux, le profondément observé, Jusqu'à la
fantaisie du rire dans toute sa pompe et au gai sabbat le p. us
délirant.
Les Fourberies de Scapin, jouées entre le Bourgeois Gentil-
?,6 PORTRAITS LITTÉRAiarS.
-homme et VÉrolc des Vemmes, appartiennent-elles à cette ado-
rable folie comique dont j'ai tâché de donner idée, ou retom-
bent-elles par moments dans la farce un peu enfarinée et
bouffonne, comme Ta pensé Boileau en son Art poétique? ic
serais peut-être de ce dernier avis, sauf les conclusions trop
^générales qu'en tire le poëte régulateur :
Étudiez la cour et connoissez la ville;
L'une et l'autre est toujours en motièies ferlile.
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peui-êlre de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
II n'eût pas fait souvent grimacer ses ligures,
Quille pour le boufTon l'agréable et le un,
Et sans honte à ïérence allié Tabarin :
Dans ce sac ridicule où Scapin reuvcloppe.
Je ne reconnois plus l'auteur du Mismitltropr.
Quant aux restrictions reprochées et reprochables à Boileau
en cet endroit, son tort est d'avoir trop généralisé un juge-
ment qui, appliqué à Scapin, pourrait sembler vrai au pied
delà lettre. Cette pièce est effectivement imitée en partie du
Phormion de Térence, et en partie de la Francisquine de Ta-
barin. De plus, en lisant convenablement le vers
Dans ce sac ridicule où Scapin /'enveloppe (1)
(car Molière en cette pièce jouait le rôle de Géronte, et par
conséquent il entrait en personne dans le sac), on conçoit
l'impression pénible que causait à Boileau celte vue de l'au-
teur- du Mminithrope, malade, âgé de près de cinquante ans et
bâtoniié sur le théâtre. Si nous eussions vu notre Talmaâ la
scène dans la même situation subalterne, nous en aurions
certes souffert. Je lis dans Cizeron-Rival le trait suivant, qui
(1) C(!lle ingénieuse correction, qui, une folv; faite, parait si né-
cessaire et SI siin|ilc, est proposée par M. Daunou dans son excellent
eoiiiincnta ru de Itoileau.
MOLIKRE. ■ 37
éclaire et précise le passage de l'Art poétique : « Deux mois
avant la mort de Molière, M. Despréaux alla le voir et le
trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de
poitrine qui sembloient le menacer d'une fin prochaine. Mo-
lière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais
à M. Despréaux. Cela l'engagea à lui dire : Mon pauvre mon-
sieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La conten-
tion continuelle de votre esprit, l'agitation continuelle de
vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devroit vous déter-
miner à renoncer à la représentation. N'y a-t-il que vous dans
la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-
vous de compôsêî^'et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de
vos camarades : cela vous fera plus d'honneur ans le public,
qui regardera vos acteurs comme vos gagisies; voS' acteurs
d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souple? avec vous, sen-
tiront mieux votre supériorité. — Ah! monsieur, répondit
Molière, que me dites-vous là? il y a un honneur pour moi à
ne point quitter. — Plaisant point d'honneur, disoit en soi-
même le satirique, qui consiste à se noircir tous les jours le
visage pour se faire une moustache de Ssranarelle, et à dé-
vouer son dos à toutes les bastonnades d a comédie! Quoi?
cet homme, le premier de notre temps pour l'esprit et pour
les sentiments d'un vrai philosophe, cet ingénieux censeur
de toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire
que celles dont il se moque tous les jours! Cela montre bien
le peu que sont les hommes. » Boileau en eflet ne conseillait
pas à Molière d'abandonner ses camarades ni d'abdiquer la
direction, ce que le chef de troupe aurait pu refuser par hu-
manité, comme on a dit, et par beaucoup d'autres raisons;
il le pressait seulement de quitter les planches: c'était le vieux
comédien obstiné qui chez Molière ne voulait pas. Boileau dut
écrire, ce me semble, le passage de l'Art poétique sous l'im-
pression qui lui resta du précédent entretien.
La postérité sent autrement; loin de les blâmer, on aime
ces faiblesses et ces contradictions dans le poète de génie,
II. 3
38 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
elles ajoutent au portrait de Molière et donnent à sa physi(>-
Domie un air plus proportionné à celui du commun des
hommes. On le retrouve tel encore, et l'un de nous tous,
dans ses passions de cœur, dans ses tribulations domestiques.
Le comique Molière était né tendre et facilement amoureux,
de même que le tendre Racine était né assez caustique et enclin
à l'épigramme. Sanssortir desœuvres deMolière, on aurait des
preuves de celte sensibilité dans le penchant qu'il eut toujours
au genre noble et romanesque, dans beaucoup de vers de
Don Garde et de la Princesse d'Êlide, dans ces trois char-
.nantes scènes de dépit amoureux, tant de la pièce de ce
nom, que du Tartufe et du Bourgeois Gentilhomme, enfin dans
la scène touchante d'Elvire voilée, au quatrième acte de Don
Juan. Plante et Rabelais, ces grands comiques, ofîrent aussi,
malgré leur réputation, des traces d'une faculté sensible, dé-
licate, qu'on surprend en eux avec bonheur, mais Molière
surtout; il y a tout un Térence dans Molière. En amitié, on
n'aurait que de beaux traits à en dire; son sonnet sur la mort
de l'abbé Lamothe-Ie-Vayer et la lettre qu'il y a jointe ho-
norent sa douleur; bien mieux que le lyrique Malherbe, il
s'entendait à pleurer avec un père. Je veux citer de Doii
Garde quelques vers de tendresse, desquels Racine eût pu
être jaloux pour sa Bérénice,
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence est assez pour expliquer un cœur.
Tout parle dans l'amour, el sur cette matière
Le moindre jour doit être une grande lumière.
Oh ! que la dilléience est connue aisément
De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude,
A celles où du cu-ur fait pencher l'habitude I
Dans les unes toujours on paroît se forcer ;
Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,
Semblables à ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort des sources naturelles.
MOLIÈRE. 39
Etdaosles Fâcheux:
L'amour aime surtout les secrètes faveurs ;
Dans l'obstacle qu'on force il trouve des «iDnceurs,
Et le uioiiidre entretien de la beauté qu'dii aiine,
Lorsqu'il est défendu, devient grâce supicime.
Et dans la Princesse d'Élide, premier acte, première scène,
ces vers qui expriment une observation si vraie sur les amours
tardives, développées longtemps seulement après la première
rencontre :
Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer.
Aussitôt qu'on I-e voit, prend droit de nous charnier,
Et (|u'un premier coup d'œil allume en nous les flammes
Où le Ciel en naissant a destiné nos ù.ine» I
avec toute la tirade qui suit. — Or Molière, de complexion
sensible à ce point et amoureuse, vers le temps où il peignait
le plus gaiement du monde Arnolphe dictant les commande-
ments du mariage à Agnès, Molière, âgé de i|naratite ans lui-
même (Hiii-i), épousait la jeune Armande Brj.irU âgée de dix-
sept au plus et sœur cadette de Madeleine ^l). Malgi'é sa pas-
(l) On a cru longtemps que cette Béjart, femmi- de Moli(''re, était
tille naturelli! et non sœur de l'autre Bcjart; on l'a même cru du
vivant de Mulière, et depuis sans interruption, juMpià ce que M. Bef-
fara découvrîi de nos jours l'acte de mariage qui <l rin;:e cette pa-
renté. M. Fortia d'Urban a essayé d'inlirmer, non pis I authenticité,
mais la valtiir de cet acte, et, au milieu de beaucoup d laisons vaines,
il a avancé (pielques réflexions assez plausibles. Ilot bien singulier,
en eûet, que tous les biographes de Molière, à partir de Grimarest,
aient écrit, sans contradiction, qu'il avait épousé la lille naturelle de
la Béjart, sa pituTiière maîtresse. Montfleury adressa même à Louis XIV
une dénonciation contre l'illustre comique, raciiis.mt d'avoir épousé
la ûlle après avoir vécu avec la mère, et insinuant p.ir là qu'il avait
pu épouser sa propre fille : ce qui, dans tous les as, serait invinci-
blement rélutable pir les dates. Louis XIV ne répondit ;i ce déchaî-
nement de la haine qu'en devenant parrain du premier enfant qu'eut
Molière. Certes, la plus directe justitication que Molière put offrir au
roi ea cette circonstance fut l'acte de son mariage et la preuve que
40 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
sion pour elle et malgré son génie, il n'échappa point au
malheur dont il avait donné de si folâtres peintures. Don
Garcie était moins jaloux que Molière. Georges Dandin et
Sganarelle étaient moins trompés. A partir de hi Princesse
cVÉlide, où l'infidélité de sa femme commença de lui appa-
raître, sa vie domestique ne fut plus qu'un long tourment.
Averti des succès qu'on attribuait à M. de Lauzun près
d'elle, il en vintà une explication. Mademoiselle Molière, dans
cette situation difficile, lui donna le change sur Lauzun en
avouant une inclination pour M. de Guiche, et s'en tira, dit
la chronique, par des larmes et un évanouissement. Tout
meurtri de sa disgrâce, notre poëte se remit à aimer made-
moiselle de Brie, ou plutôtil venait s'entretenir près d'elledes
injures de l'autre amour ; Alceste est ramené à Eliante par les
rebuts de Célimène. Lorsqu'il donna le Misanthrope, Molière,
brouillé avec sa femme, ne la voyait plus qu'au théâtre, et il
est difficile qu'entre elle, qui jouait en effet Célimène, et lui
qui représentait Alceste, quelque allusiou à leurs sentiments
et à leurs situations réelles ne se retrouve pas. Ajoutez, pour
compliquer les ennuis de Molière, la présence de l'ancienne
Béjart, femme impérieuse, peu débonnaire, à ce qui semble.
Le grand homme cheminait entre ces trois femmes, aussi em-
barrassé parfois, comme le lai disait agréablement Chapelle,
que Jupiter au siège d'Ilion entre les trois déesses. Mais lais-
sons parler sur ce chapitre domestique un contemporain du
poote, dans un récit fort peu authentique sans doute, assez
les deux D^jart n'étaient que sœurs. Mais comment tous ceux qui ont
écrit sur Molière, comme Grimarest, son principal liiographe, qui
écrivait d'après Baron, comment les autres contemporains, Marcel,
auteur présumé d'une première Vie aJjrégée, l'auteur inconnu de la
Fameuse Comédienne, Bayle, de Visé qui contredit Grimarest sur plu-
Bieurs points, ont-ils ignoré cette façon dont Molière dut répondre?
Comment une erreur aussi forte, sur une relation aussi rapprochée,
a-t-elle fait auloiilé du temps de Molière, et même auprès des per-
sonnes qui l'avaient beaucoup vu et pratiqué?... Et cependant, mal-
gré la difliculté de l'explication, c'est bien à l'acte qu'il faut croire.
MOLIERE. 41
vraisemblable pourtant de fond ou même de couleur, et à
quoi, comme familiarité de détail, rien ne peut suppléer : _
a Cependant cène fut pas sans se faire unie grande violence
« que Molière résolut de vivre avec sa femme dans cette in-
«( différence. La raison la lui faisoit regarder comme une per
« sonne que sa conduite rendoit indigne des caresses d'un
« honnête homme. Sa tendresse lui faisoit envisager la peine
ce qu'il auroit de la voir, sans se servir des privilèges que
« donne le mariage, et il y révoit un jour dans son jardin
« d'Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s'y
« venoit promener par hasard, l'aborda, et, le trouvant plus
« inquiet que de coutume, il lui en demanda plusieurs fois
« le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu
<( de constance pour un malheur si fort à la mode, résista
« autant qu'il put; mais il étoit alors dans une de ces pléni-
« tudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé; il
« céda à l'en vie de se soulager et avoua de bonne foi à son ami
« que la manière dont il étoit forcé d'en user avec sa femme
« étoit la cause de cet abattement où il se trouvoit. Chapelle,
« qui croyoit être au-dessus de ces sortes de choses, le railla
« sur ce qu'un homme comme lui, qui savoit si bien peindre
« le foible des autres, tomboit dans celui qu'il blàmoit tous
« les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous étoit
« d'aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse
« qu'on a pour elle. Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que
« si j'étois assez malheureux pour me trouver en pareil état,
c< et que je fusse persuadé que la même personne accordât
« des faveurs à d'autres, j'aurois tant de mépris pour elle,
« qu'il me guériroit infailliblement de ma passion. Encore
« avez-vous une satisfaction que vous n'auriez pas si c'étoit
« une maîtresse, et la vengeance, qui prend ordinairement
« la place de l'amour dans un cœur outragé, vous peut payer
« tous les chagrins que vous cause votre épouse , puisque
« vous n'avez qu'à l'enfermer; ce sera un moyen assuré de
« vous mettre l'esprit en repos.
42 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« Molière, qui avoit écouté son ami avec assez de tranquil-
« lilé,rinterrompitafin de lui demander s'il n'avoit jamais été
« amoureux. Oui, lui répondit Chapelle, je l'ai été comme un
« homme de bon sens doit l'être ; mais je ne me serois jamais
« fait une si gi'ande peine pour une chose que mon honneur
« m'auroit conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous
« trouver si incertain. — Je vois bien que vous n'avez encore
« rien aimé, répondit Molière, et vous avez pris la figure de
« l'amour pour l'amour même. Je ne vous rapporterai point
« une infinité d'exemples qui vous feroient connaître la puis-
M sance de cette passion ; je vous ferai seulement un récit
« fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre com-
« bien on est peu maître de soi-même, quand elle a une fois
« pris sur nous un certain ascendant, que le tempérament
« lui donne d'ordinaire. Pour vous répondre donc sur la
« connoissance parfaite que vous dites que j'ai du cœur de
« l'homme par les portraits que j'en expose tous les jours, je
« demeurerai d'accord que je me suis étudié autant que j'ai
« pu à connoîtreleur foible; mais si ma science m'a appris
« qu'on pouvoit fuir le péril, mon expérience ne m'a que
« trop fait voir qu'il est impossible de l'éviter; j'en juge tous
« les jours par moi-même. Je suis né avec les dernières dis-
« positions à la tendresse, et comme j'ai cru que mes efforts
« pourroient inspirer à ma femme, par l'habitude, des sen-
« timents que le temps ne pourroit détruire, je n'ai rien ou-
« blié pour y parvenir. Comme elle étoit encore fort jeune
« quand je l'épousai, je ne m'aperçus pas de ses méchantes
« inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que
« la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements.
«< Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements :
« mais je lui trouvai tant d'indifférence que je commençai
« à m'aperccvoir que toute ma précaution avoit été inutile,
M et que ce qu'elle sentoit pour moi étoit bien éloigné de ce
« que j'avois souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-
* même ce reproche sur une délicatesse qui me scmbloit
MOLIÈRE. 43
« ridicule dans un mari, et j'attribuai à son humeur ce qui
« étoit un effet de son peu de tendresse pour moi. Mais je
« n'eus que trop de moyens de m'apercevoir de mon erreur,
X et la folle passion qu'elle eut, peu de temps après, pour le
«: comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans
i< cette tranquillité apparente. Je n'épargnai rien, à la pre-
« mière connoissance que j'en eus, pour me vaincre moi-
« même, dans l'impossibilité que je trouvai à la changer. Je
« me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit; j'ap-
« pelai à mon secours tout ce qui pouvoit contribuer à ma
<c consolation. Je la considérai comme une personne de qui
« tout le mérite étoit dans l'innocence, et qui par cette raison
« n'en conservoit plus depuis son infidélité. Je pris dès lors
« la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme
« qui a une femme coquette, et qui est bien persuadé, quoi
« qu'on puisse dire, que sa réputation ne dépend point de la
« mauvaise conduite de son épouse; mais j'eus le chagrin de
« voir qu'une personne sans beauté, qui doit le peu d'esprit
« qu'on lui trouve à l'éducation que je lui ai donnée, détrui-
« soiten un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit
« oublier mes résolutions, et les premières paroles quelle
« me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que
« mes soupçons étoient mal fondés, que je lui demandai par-
« don d'avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l'ont
« point changée. Je me suis donc déterminé de vivre avec
« elle comme si elle n'étoit pas ma femme ; mais, si vous sa-
« viez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion
« est venue à tel point qu'elle va jusqu'à entrer avec compas-
« sion dans ses intérêts. Et quand je considère combien il
« m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me
« dis en même temps qu'elle a peut-être une même difficulté
« à détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me
« trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâ-
« mer. Vous me direz sans doute qu'il faut être poëte pour
« aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu'il n'y
44 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« a qu'une sorte d'amour, et que les gens qui n'ont point
« senti de semblables délicatesses n'ont jamais aimé vérita-
« blement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec
<< elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée que
« je ne sais rien en son absence qui puisse m'en divertir.
« Quand je la vois, une émotion et des transports qu'on peut
« sentir, mais qu'on ne sauroit dire, m'ôtent l'usage de la
« réflexion : je n'ai plus d'yeux pour ses défauts, il m'en reste
« seulement pour tout ce qu'elle a d'aimable (1). N'est-ce pas
« là le dernier point de folie, et n'admirez-vous pas que tout
« ce que j'ai de raison ne sert qu'à me faire connoitre ma
« foiblesse, sans en pouvoir triompher (2)? — Je vous avoue
« à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre
« que je ne pensois, mais il faut tout espérer du temps. Con-
« tinuez cependant à faire vos efforts ; ils feront leur effet
« lorsque vous y penserez le moins; pour moi, je vais faire
« des vœux afin que vous soyez bientôt content. Il se retira et
« laissa Molière, qui rêva encore fort longtemps aux moyens
« d'amuser sa douleur. »
Cette touchante scène se passait à Auteuil, dans ce jardin
plus célèbre par une autre aventure que l'imagination clas-
sique a brodée à l'infini, qu'Andrieux a fixée avec goût, et
dont la gaieté convient mieux à l'idée commune qu'éveille le
nom de Molière. Je veux parler du fameux souper où, pen-
(1) Les mômes sentiments se retrouvent exprimés par des termes
presque semblables dans la bouche d'AIceste :
Mais ETCC tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon foible, elle a l'art de me plaire;
J'ai beau Toir ses défauts et j'ai beau l'en bliuier,
En dOpit qu'on en ait, elle se fait aimer.
(2) Ai&V'i «.'."iore, au cinquième acte, Alceste dit à Ëliantc et à
Pbilinte :
Vous yjyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je TOUS fais tous deux témoins de ma foiblesse, etc.,
tt tout ce qui suit.
MOLIÈRE. 45
dant que l'amphitryon malade gardait la chambre, Chapelle
fit si bien les honneurs de la cave et du festin, que tous les
convives, Despréaux en tête, couraient se noyer à la Seine de
gaieté de cœur, si Molière, amené par le bruit, ne les avait
persuadés de remettre l'entreprise au lendemain, à la clarté
des cieux. Notez que cette joyeuse histoire n'a eu tant de
vogue que parce que le nom populaire de notre grand comique
s'y mêle et l'anime. Le nom littéraire de Boileau n'aurait pas
suffi pour la vulgariser à ce point; on ne va pas remuer de la
sorte des anecdotes sur Racine. Ces espèces de légendes n'ont
cours qu'àl'occasion de poètes vraiment populaires. C'estaussi
à un retour par eau de la maison d'Auteuil qu'eut lieu entre
Molière et Chapelle l'aventure du minime. Chapelle, resté pur
gassendiste par souvenir de collège, comme quelque ancien
barbiste de nosjours qui, buveur et paresseux, est resté fidèle
aux vei'S latins. Chapelle disputait à tue-lète dans le bateau
sur la philosophie des atomes, et Molière lui niait vivement
celte philosophie, en ajoutant toutefois, dit l'histoire : Passe
pour la morale ! Or un religieux se trouvait là, qui paraissait at-
tentif au différend, et qui, interpellé tour à tour par l'un et
par l'autre, lâchait de temps en temps un hum! du ton d'un
homme qui en dit moins qu'il ne pense ; les deux amis atten-
daient sa décision. Mais, en arrivant de\a.nt\es Bons-Uommes,
le religieux demanda à être mis à terre et prit sa besace au
fond du bateau; ce n'était qu'un moine mendiant. Son hum !
discret et lâché à propos l'avaitfaitjuger capable. «Voyez, pe-
tit garçon, dit alors Molière à Baron enfant qui était là, voyez
ce que fait le silence quand il est observé avec conduite. »
Quant à la scène sérieuse, mélancolique, du jardin, entre
C'ijapslle et Molière, que nous avons donnée, Grimarestla ra-
conte à peu près dans les mêmes termes, mais il y fait figu-
rer le physicien Rohault au lieu de Chapelle. l'i esttrè?-pos-
sible que Molière ait parlé à Rohault de ses chagrins dans le
même sens qu'à son autre ami ; mais on est tenté plus volon-
tiers d'accueillir la version précédente, bien qu'elle fasse
46 PÛUTRAITS LITTÉRAIRES.
partie d'un libelle scandaleux {la Fameuse Comédienne) pu-
blié contre la veuve de Molière, la Guérin, qui, comme tant
de veuves de grands hommes, s'était remariée peu dignement.
On trouve dans ce môme écrit, qui ne semble pas, du reste,
dirigé contre Molière lui-même, d'étranges détails racontés
en passant sur sa liaison première avec le jeune Baron, —
Baron qui jouait alors Myrtil dans Mélicerte. La pensée se
reporte involontairement à certains sonnets de Shakspeare.
Mais ignorons, repoussons pour Molière ce que dément tout
d'abord son génie si franc du collier, comme la duchesse pa-
latine d'Orléans le disait de Louis XIV, et ce que dans Shaks-
peare au moins on peut tenter d'expliquer honorablement
et d'idéaliser (d).
Si Molière n'a pas laissé de sonnets, à la façon de quelques
grands poètes, sur ses sentiments personnels, ses amours, ses
douleurs, en a-t-il transporté indirectement quelque chose
dans ses comédies? et en quelle mesure l'a-t-il fait? On trouve
dans sa vie, par M. Taschereau, plusieurs rapprochements in-
génieux des principales circonstances domestiques avec les
endroits des pièces qui peuvent y correspondre. « Molière,
disait La Grange, son camarade et le premier éditeur de ses
œuvres complètes, Molière faisoit d'admirables applications
dans ses comédies, où l'on peutdire qu'il a joué toutle monde,
puisqu'il s'y est joué le premier, enplusieursendroits, sur les
affaires de sa famille, et qui regardoient ce qui se passoit dans
son domestique ; c'est ce que ses plus particuliers amis ont re-
marqué bien des fois. >> Ainsi, au troisième acte du Bourgeois
Gentilhomme, Molière a donné un portrait ressemblant de sa
femme; ainsi, dansla scène première de l'Impromptu, de Ver-
sailles, il place un trait piquant sur la date de son mariage;
ainsi, dans la cinquième scène du second acte de l'Avare, il
(1) Le mol love employé par Sliakspeare, à ré;,Mrd du jeune sei-
gneur dont il eel l'ami, n'esl sans doute qu'une l'orme de la politesse
de cour, telle qu'elle <Be pratiquait au xvi« siècle. Ainsi, l'on disait
chez nous au xv* : Je suis avec passion, etc.
MOLIÈRE. 47
se raille lui-même sur sa fluxion et sa toux; ainsi encore,
dans V Avare, il accommode au rôle de La Flèche la marche
boiteuse de Béjart aîné, comme il avait attribué au Jodelet
des Précieuses la pâleur de visage du comédien Brécourt. Il
est infiniment probable qu'il a songé dans Arnolphe, dans
Alceste,à son âge, à sa situation, à sa jalousie, et que sous le
travestissement d'Argan il donne cours à son antipathie per-
sonnelle contre la Faculté. Mais une distinction essentielle
est à faire, et l'on ne saurait trop la méditer parce qu'elle
touche au fond môme du génie dramatique. Les traits pré-
cédents ne portent que sur des conformités assez vagues et
générales ou sur de très-simples détajls, et en réalité aucun
des personnages de Molière n'est lui. La plupart même de ces
traits tout à l'heure indiqués ne doivent être pris que pour
des artifices et de menus à-propos de l'acteur excellent, ou
pour quelqu'une de ces confusions passagères entre l'acteur
et le personnage, familières aux comiques de tous les temps
et qui aident au rire. Il n'en faut pas dire moins de ces pré-
tendues copies que Molière aurait faites de certains originaux.
Alceste serait le portrait de M. de Montausier, le Bourgeois
Gentilhomme celui de Rohault, l'Avare celui du président
de Bercy; que sais-je? ici c'est le comte de Grammont,
là le duc de La Feuillade, qui fait les frais de la pièce. Les
Dangeau, les Tallemant, les Guy Patin, les Cizeron-Rival, ces
amateurs d'ana, donnent là-dedans avec un zèle ingénu et
Qous tiennent au courant de leurs découvertes anecdotiques
sans nombre ; tout cela est futile. Non, Alceste n'est pas plus
M. de Montausier qu'il n'est Molière, qu'il n'est Despréaux
dont il reproduit également quelque trait. Non, le chasseur
même des Fâcheux n'est pas tout uniment M. de Soyecourt,
et Trissotin n'est l'abbé Cotin qu'un moment. Les personnages
de Molière, en un mot, ne sont pas des copies, mais des créa-
tions. Je crois à ce que dit Molière des prétendus portraits
dans son Impromptu de Versailles, mais par des raisons plus
radicales que celles qu'il donne. Il y a des traits à l'infini chez
48 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Molière, mais pas ou peu de portraits. La Bruyère et les pein-
tres critiques font des portraits, patiemment, ingénieuse-
ment, ils collationnent les observations, et, en face d'un ou
de plusieurs modèles, ils reportent sans cesse sur leur toile
un détail à côté d'un autre. C'est la différence d'Onuphre à
Tartufe ; La Bruyère qui critique Molière ne la sentait pas.
Molière, lui, invente, engendre ses personnages, qui ont bien
çà et là des airs de ressembler à tels ou tels, mais qui, au
total, ne sont qu'eux-mêmes. L'entendre autrement, c'est
ignorer ce qu'il y a de multiple et de complexe dans cette
mystérieuse physiologie dramatique dont l'auteur seul a le
secret. Il peut se rencontrer quelques traits d'emprunts dans
un vrai personnage comique; mais entre cette réalité copiée
un moment, puis abandonnée, et l'invention, la création qui
la continue, qui la porte, qui la transfigure, la limite est in-
saisissable. Le grand nombre superficiel salue au passage un
trait de sa connaissance et s'écrie: « C'est le portrait de tel
homme. » On attache pour plus de commodité une étiquette
connue à un personnage nouveau. Mais véritablement l'au-
teur seul sait jusqu'où va la copie et où l'invention com-
mence; seul il distingue la ligne sinueuse, la jointure plus
savante et plus divinement accomplie que celle de l'épaule de
Pélops.
Dans cette famille d'esprits qui compte, en divers temps
et à divers rangs, Cervantes, Rabelais, Le Sage, Fielding,
Beaumarchais et Walter Scott, Molière est, avec Shakespeare,
l'exemple le plus complet de la faculté dramatique, et, à propre-
ment parler, créatrice, que je voudrais exactement détermi-
ner. Sbakespearc a de plus que Molière les touches pathétiques
et les éclats du terrible : Macbeth, le roi Lear, Ophélie ; mais
^olière rachète à certains égards cette perte par le nombre,
la perfection, la contcxture profonde et continue de ses prin-
cipaux caractères. Chez tous ces grands hommes évidemment,
chez Molière plus évidemment encore, le génie dramatique
n'est pas une exteï)sion,ua épanouissement au dehors d'une
MOLIÈRE. 49
faculté lyrique et personnelle qui, partant de ses propressen-
timents intérieurs, travaillerait aies transporter et à les faire
revivre le plus possible sous d'autres masques (Byron, dans
îes tragédies), pas plus (pie ce n'est l'application pure et
simple d'une l'acuité d'observation critique, analytique, qui
relèverait avec soin dans des personnages de sa composition
Jes traits épars qu'elle aurait rassemblés (Gresset dans le Mé-
chant). Il y a toute une classe de dramatiques véritables qui
ont quelque chose de lyrique en un sens, ou de presque
aveugle dans leur inspiration, un échauffement qui naît d'un
vif sentiment actuel et qu'ils communiquent directement à
leurs personnages. Molière disait du grand Corneille : « II a
un lutin qui vient de temps en temps lui souffler d'excellents
vers, et qui ensuite le laisse là en disant : Voyons comme il
s'en tirera quand il sera seul ; et il ne fait rien qui vaille, et
le lutiu s'en amuse. » N'est-ce pas dans ce même sens, et non
dans celui qu'a supposé Voltaire, que Richelieu reprochait à
Corneille de n'avoir pas l'esp-it de suite? Corneille, en effet,
Crébillon, Schiller, Ducis, le vieux Marlowe, sont ainsi sujets
à des lutins, à des émotions directes et soudaines, dans les
accès de leur veine dramatique. Ils ne gouvernent pas leur
génie selon la plénitude et la suite de la liberté humaine.
Souvent sublimes et superbes, ils obéissent à je ne sais quel
cri de l'instinct et à une noble chaleur du sang, comme les
animaux généreux, lions ou taureaux; ils ne savent pas bien
ce qu'ils font. Molière, comme Shakespeare, le sait -, comme ce
grand devancier, il se meut, on peut le dire, dans une sphère
phislibrement étendue, et par cela supérieure, se gouvernant
lui-même, dominant son feu, ardent à l'œuvre, mais lucide
dans son ardeur. Et sa lucidité néanmoins, sa froideur habi-
tuelle de caractère au centre de l'œuvre si mouvante, n'aspi-
rait en rien à 1 impartialité calculée et glacée, comme on l'a
vu de Gœtlie, leTalleyrand de l'art: ces raffinements critiques
au sein de la poésie n'étaient pas alors inventés. Molière et
Shakespeare sont de la race primitive, deux frères, avec cett
k
50 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
différence, je me le figure, que dans la vie commune Shakes-
peare, le poëte des pleurs et de l'effroi, développait volon-
tiers une nature plus riante et plus heureuse, et que Molière,
le comique réjouissant, selaissait aller à plus de mélancolie
et de silence.
Le génie lyrique, élégiaque, intime, personnel (je voudrais
lui donner tous les noms plutôt que celui de subjectif, qui sent
trop l'école), ce génie qui estl'autagoniste-nédu dramatique,
se chante, se plaint, se raconte et se décrit sans cesse. S'il
s'applique au dehors, il est tenté à chaque pas de se mirei
dans les choses, de se sentir dans les personnes, d'intervenir
et de se substituer partout en se déguisant à peine; il est le
contraire de la diversité. Molière, en son Épître à Mignard, a
dit du dessin des physionomies et des visages :
Et c'est là qu'un grand peintre, avec pleine largesse.
D'une féconde idée étale la richesse,
Faisant briller partout de la diversité
El ne tombant jamais dans un air répété;
Mais un peintre commun trouve une peine extrême
A sortir dans ses airs de l'amour de soi-même.
De redites sans nombre il fatigue les yeux.
Et, plein de son image, il se peint en tous lieux.
Notre poëte caractérisait, sans y songer, le génie lyrique qui,
du reste, n'étail pas développé et isolé de son temps comme
depuis. La Fontaine, qui en avait de naïves elTusions, y asso-
ciait une remarquable faculté dramatique qu'il mit si bien en
jeu dans ses fables. Racine, génie admirablement heureux et
proportionné, capable de tout dans une belle mesure, aurait
excellé à se chanter, à se soupirer et à se décrire, si c'avait
été la mode alors, de même qu'en se tournant à la réalité du
dehors, il aurait excellé au portrait, àrépigrammc fine et à
la raillerie, comme cela se voit par la lettre à l'auteur des
Imaginaires. Les Plaideurs trahissent en lui la vocalion la plus
opposée à celle d'Esther. Son principal talent naturel était
pourtant, je le crois, vers l'épanchement de l'élégie ; mais on
MOLIEHE.
51
ne peut trop le décider, tant il a su convenablemeiit s'iden-
tifier avec ses nobles personnages, dans la région mixte, idéale
et modérément dramatique, où il se déploie à ravir.
Une marque souveraine du génie dramatique fortement
caractérisé, c'est, selon moi, la fécondité de production, c'est
le maniement de tout un monde qu'on évoque autour de soi
et qu'on peuple sans relâche. J'ai cherché à soutenir ailleurs
que chaque esprit sensible, délicat et attentif, peut faire avec
soi-même, et moyennant le souvenir choisi et réfléchi de ses
propres situations, un bon roman, mais un seul; j'en dirai
presque autant du drame. On peut faire jusqu'à un certain
point une bonne comédie, un bon drame, en sa vie ; témoin
Gressetet Piron. C'est dans la récidive, dans la production
facile et infatigable, que se déclare le don dramatique. Tous
les grands dramatiques, quelques-uns même fabuleux en
cela, ont montré cette fertilité primitive de génie, une fécon-
dité digne des patriarches. Voilà bien la preuve du don, de
ce qui n'est pas explicable par la seule observation sagace,
par le seul talent de peindre : faculté magique de certains
hommes, qui, enfants, leur fait jouer des scènes, imiter, re-
produire et inventer des caractères avant presque d'en avoir
observé; qui plus tard, quand la connaissance du monde leur
est venue, réalise à leur gré des originaux eu foule, qu'on
reconnaît pour vrais sans les pouvoir confondre avoc aucun
des êtres déjà existants, l'inventeur s'effaçant et se perdant
lui-même dans cette foule bruyante, comme un spectateur
obscur. L'ingénieux critique allemand Tieck a essayé de dis-
cerner la personne de Shakespeare dans quelques profils
secondaires de ses drames, dans les Horatio, les Antonio,
aimables et heureuses figures. On a cru voir ainsi la physio-
nomie bienveillante de Scott dans les Mordaunt Morton et
autres personnages analogues de ses romans (I). On ne peut
même en conjecturer autant pour Molière.
(1) Le jugement qui suit, sur Waltei^ Scott, revient assez naturel-
52 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Mademoiselle Poisson, femme du comédien de ce nom, a
donné de Molière le portrait suivant(l), que ceux qu'a laissés
Mignard ne démentent pas pour les traits physiques, et qui
satisfait l'esprit par l'image franche qu'il suggère : « Molière,
dit-elle, n'était ni trop gras, ni trop maigre; il avoit la taille
plus grande que petite ; le port noble, la jambe belle ; il mar-
choit gravement, avoit l'air très-sérieux, le nez gros, la bouche
grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et
forts, et les divers mouvements qu'il leur donnoit lui ren-
doient la physionomie extrêmement comique. A l'égard de
son caractère, il étoit doux, complaisant, généreux; il aimoit
fort à haranguer, et quand il lisoit ses pièces aux comédiens,
lementici: « C'était, dans le roman, un de ces génies qu'on est con-
venu d'appeler impartiaux et désintéressés, parce qu'ils savent réflé-
chir la vie comme elle est en elle-même, peindre l'homme dans toutes
les variétés de la passion ou des circonstances, et qu'ils ne mêlent en
apparence à ces peintures et à ces représentations fidèles rien de leur
propre impression ni de leur propre personnalité. Ces sortes de gé-
nies, qui ont le don de s'oublier eux-mêmes et de se transformer en
une infinité de personnages qu'ils font vivre, parler et agir en mille
manières pathétiques ou divertissantes, sont souvent capables de pas-
sions fort ardentes pour leur propre compte, quoiqu'ils ne les expriment
jamais directement. Il est difficile de croire, par exeuipie, que Shakes-
peare et Molière, les deux plus hauts types de cette classe d'esprits,
n'aient pas senti avec une passion profonde et parfois amère les choses
de la vie. Il n'en a pas été ainsi de Scott, qui, pour être de la même
famille, ne possédait d'ailleurs ni leur vigueur de combinaison, ni leur
portée philosophique, ni leur génie de st\ le. D'un naturel bienveillant,
facile, agréablement enjoué; d'un esprit avide de culluie el de con-
naissinccs diverses; s'accommodant aux mœurs dominantes et aux
opinions accréditées ; d'une àme assez tempérée, autant qu'il semble ;
habituellement heureux et fa\orisé par les conjonctures, il s'est déve-
loppé sur une surface brillante et animée, atteignant sans effort ù celles
de ses créations qui doivent rester les plus immortelles, y assistant
pour ainsi dire avec complaisance en même temps qu'elles lui éciiap-
paient, et ne gravant nulle part sur aucune d'elles ce je ne sais quoi de
trop âere ol de trop intime qui trahit toujours les mystères de l'au-
teur. S'il s'est peint dans quehiue personnage de ses iom;ins, c'a été
dans des caractères comme celui de Morton des P«n'r«i?!s,c'est-à-dir9
dans un type (lâle, indécis, honnête et bon, »
(1) Mercure iie Ircihce, mai 17 40.
MOLIÈRE. 33
il vouloit qu'ils y amenassent leurs enfants, pour tîper des
conjectures de leurs mouvements naturels. » Ce qui apparaît
en ce peu de lignes de la mâle beauté du visage de Molière
m'a rappelé ce que Tieck raconte de la face tout humaine de
Shakespeare. Shakespeare, jeune, inconnu encore, attendait
dans la chambre d'une aubergel'arrivée de lord Southampton,
qui allait devenir son protecteur et son ami. Il écoulait en si-
lence le poëte Marlowe, qui s'abandonnait à sa verve bruyante
sans prendre garde au jeune inconnu. Lord Southampton,
étant arrivé dans la ville, dépêcha son page à l'hôtellerie :
« Tu vas aller, lui dit-il en l'envoyant, dans la chambre com-
mune; là, regarde attentivement tous les visages : les uns,
remarque-le bien , te paraîtront ressembler à des figures
d'animaux moins nobles, les autres à des figures d'animaux
plus nobles; cherche toujours jusqu'à ce que tu aies ren-
contré un visage qui ne te paraisse ressembler à rien autre
qu'à un visage humain. C'est là l'homme que je cherche;
salue-le de ma part et amène-le-moi. » Et le jeune page s'em-
pressa d'aller, et, en entrant dans la chambre commune, il
se mit à examiner les visages; et après un lent examen, trou-
vant le visage du poëte Marlowe le plus beau de tous, il crut
que c'était l'homme, et il l'amena à son maître. La physio-
nomie de Marlowe, en effet, ne manquait pas de ressem-
blance avec le front d'un noble taureau, et le page, comme
un enfant qu'il était encore, en avait été frappé plus que de
tout autre. Mais lord Southampton lui fit ensuite remarquer
«on erreur, et lui expliqua comment le visage humain et pro-
portionné de Shakespeare, qui frappait peut-être moins au
premier abord, était pourtant le plus beau. Ce que Tieck a
dit là si ingénieusement des visages, il le veut dire surtout^
on le sent, de l'intérieur des génies (1).
(1) On peut tirer de cette ttiéorie une conclusion immédiatement
applicable à un éminent poëte de nosjoura. Les grands génies drama-
tiques créent toujours leurs personnages avec les éléments intérieurs
dont ils disposent ; ils les créent à leur image, noii pus en se peignant
54 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Molière ne séparait pas les œuvres dramatiques de la re-
présentation qu'on en faisait, et il n'était pas moins directeur
et acteur excellent qu'admirable poète. Il aimait, avons-nous
dit, le théâtre, les planches, le public; il tenait à ses préro-
gatives de directeur, à haranguer en certains cas solennels,
à intervenir devant le parterre parfois orageux. On raconte
qu'un jour il apaisa par sa harangue MM. les mousquetaires
furieux de ce qu'on leur avait supprimé leurs entrées. Comme
acteur, ses contemporains s'accordent à lui reconnaître une
grande perfection dans le jeu comique, mais une perfection
acquise à force d'étude et de volonté. « La nature, dit encore
\ mademoiselle Poisson, lui avoit refusé ces dons extérieurs si
\ nécessaires au théâtre, surtout pour les rôles tragiques. Une
individuellement en eux, mais en les peignant de la même nature hu-
maine qu'ils sont eux-mêmes, sauf les différences de proportions
qu'ils combinent à dessein. C'est pour cela que les grands génies dra-
matiques doivent unir tous les èlémenls de l'âme humaine ri un plus
haut degré, mais dans les mêmes proportions que le commun des hom-
mes; qu'ils doivent posséder un équilibre moyen entre des doses plus
fortes d'imagination, de sensibilité, de raison. Or, supposez une na-
ture très-lyrii|ue, c'esl-à-dire un peu singulière, exceptionnelle, chez
laquelle les éléments de l'àme huuiaine fortement combinés ne sont
pas dans les mêmes proportions que chez le commun des hommes;
chez laquelle, par exemple, l'imagination est double ou triple, la rai-
son moindre, inégale, la logique opiniâtre et subtile, la sensibilité
violente, ne se produisant jauiaisqu'à l'état héroïque de passion sans
remplir doucement les intervalles. Qu'une telle nature de poëtc lyrique
veuille créer des personnages vivants, un monde d'ambitieux, d'a-
mants, de pères, etc. ; il arrivera que, n'ayant pas en soi la mesure
juste, la rr.oijemic, en quelque sorte, de l'àme humaine, le poëte se
méprendra sur toutes les proportions des caractères, et ne parviendra
pas à les poser dans un rapport naturel de (erreur et de pitié avec les
impressions de tous. C'est ce qui est arrivé à notre célèbre contempo-
rain en ses drames. La base humaine, sur laquelle les passions de se»
personnages se relèvent et sont en jeu, ne semble pas la môme entre
le poêle et les speclateurs. Tant qu'il se tient dans le genre lyrique
au contraire, et qu'il ne parle qu'en son nom, ces singularités fortes
peuvent n'être que des traits de caractère qu'on admet, ou que môme
on admire. — Il s'agit, dans ce qui précède, des drames de Victor
Hugo, desqu(!l8, au lendemain des Burgraves, quelqu'un disait : « Ca
senties marionnettes de l'île des Cyclopes. »
1
MOLIÈRE. 55
voix sourde, des inflexions dures, une volubilité de langue
qui précipitoit trop sa déclamation, le rendoient de ce cô(f
fort inférieur aux acteurs de Ihôtelde Bourgogne. 11 se rendit
justice et se renferma dans un genre où ses défauts étoieni
plus supportables. Il eut même bien des difficultés pour j
réussir et ne se corrigea de cette volubilité, si contraire à la
belle articulation, que par des efforts continuels qui lui cau-
sèrent un hoquet qu'il a conservé jusqu'à la mort et dont il
savoit tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses in-
flexions, il mit le premier en usage certains tons inusités, qui
le firent d'abord accuser d'un peu d'affectation, mais auxquel:-
on s'accoutuma. Non-seulement il plaisoit dans les rôles de
Mascarille, de Sganarelle, d'Hali, etc., etc. ; il excclloit encore
dans les rôles de haut comique, tels que ceux d'Arnolphe,
d'Orgon, d'Harpagon. C'est alors que par la vérité des sen-
timents, par l'intelligence des expressions et par toutes le?
finesses de l'art, il séduisoit les spectateurs au point qu'ils ne
distinguoient plus le personnage représenté d'avec le comé-
dien qui le représentoit. Aussi se chargeoit-il toujours des
rôles les plus longs et les plus difficiles. » Tous les contem-
porains, De Visé, Segrais, sont unanimes sur ce succès prodi-
gieux obtenu par Molière dès qu'il consentait à déposer la cou-
ronne tragique de laurier pour laquelle il avait un faible (1).
Dans ce qu'on appelle les rôles à manteau où il jouait, le seul
Grandmesnil peut-être l'a égalé depuis. Mais dans le tragique
aussi, sa direction, si ce n'est son exécution, était parfaite. La
(I) Dans le tome I*"" des Hommes illustres de Perrault, l'arlicte
Molière se termine par cet éloge : « U a ramassé en lui seul tous les
talents nécessaires à un comédien. Il a été si excellent acteur pour le
comique, quoique très-médiocre pour le sérieux, qu'il n'a pu être
imité que Irès-imparl'aitement par ceux qui ont joué son rôle après sa
mort. 11 a aussi entendu admirablement les habits des acteurs en leur
donnant leur véritable caractère, et il a eu encore le don de leur dis-
tribuer si bien les personnages et de les instruire ensuite si parfaite-
ment qu'ils semblaient moins des acteurs de comédie que les vraies
personnes qu'ils représentaient. •
56 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
lutte qu'il soutint avec l'hôtel de Bourgogne, et dont l'Im-
f)romptu de Versailles constate plus d'un détail piquant, n'est
autre que celle du débit vrai contre l'emphase déclamatoire,
de la nature contre l'école. Mascarille, dans les Précieuses, se
moque des comédiens ignorants qui récitent comme l'on
parle ; Molière et sa troupe étaient de ceux-ci. On croirait dans
VImpromptu entendre les conseils de notre Talma sur Nico-
mêde. Comme Talma encore, Molière était grand et somptueux
en manière de vivre, riche à trente mille livres de revenu,
qu'il dépensait amplement en libéralités, en réceptions, en
bienfaits. Son domestique ne se bornait pas à cette bonne La-
forest, confidente célèbre de ses vers, et les gens de qualité, à
qui il rendait volontiers leurs régals, ne trouvaient nullement
chez lui un ménage bourgeois et à la Corneille. Il habitait,
dans la dernière partie de sa vie, une maison de la rue de
Richelieu, à la hauteur et en face de la rue Traversière, vers
le n° 34 d'aujourd'hui.
Molière, arrivé à l'âge de quarante ans, au comble de son
art, et, ce semble, de la gloire, affectionné du roi, protégé et
recherché des plus grands, mandé fréquemment par M. le
Prince, allant chez M. de La Rochefoucauld lire les Femmes
savantes, et chez le vieux cardinal de Retz lire le Bourgeois
Gentilhomme, Molière, indépendamment de ses désaccords
domestiques, était-il, je ne dis pas heureux dans la vie, mais
satisfait de sa position selon le monde? on peut affirmer que
non. Éteignez, atténuez, déguisez le fait sous toutes les ré-
serves imaginables; malgré l'éclat du talent et de la faveur,
il restait dans la condition de Molière quelque chose dont il
souffrait. Il souffrait de manquer parfois d'une certaine consi-
dération sérieuse, élevée ; le comédien en lui nuisait au poëte.
Tout le monde riait de ses pièces, mais tous ne les estimaient
pas assez; trop de gens ne le prenaient, il le sentait bien,
que comme le meilleur sujet de divertissement :
Molière avec Tarlufe y doit jouer son rôle.
MOLIÈRE. 57
On le faisait venir pour égayer ce bon vieux cardinal, pour
l'émoustiller un peu ; madame de Sévigné en parle sur ce
ton. Chapelle l'appelait grand homme; mais ses amis consi-
déral)les,et Boileau le premier, regrettaient en lui le mélange
du boutTon. On voit, après sa mort, De Visé, dans une lettre
à Grimarest, contester le monsieur à Molière; et à son con-
voi, une femme du peuple à qui l'on demandait quel était ce
mort qu'on enterrait: «Ehl répondit-elle, c'est ce Molière. »
Une autre femme qui était à sa fenêtre et qui entendit ce
propos, s'écria: «Comment, malheureuse! il est bien mon-
sieur pour toi. » — Molière, observateur clairvoyant et inexo-
rable comme il l'était, devait ne rien perdre de mille chétives
circonstances qu'il dévorait avec mépris. Certains honneurs
même le dédommageaient médiocrement, et parfois le flat-
taient assez amèrement, je pense, comme, par exemple, l'hon-
neur de faire, eu qualité de domestique, le lit de Louis XIV.
Lorsque Louis XIV encore, pour fermer la bouche aux ca-
lomnies, était parrain avecla duchesse d'Orléaus du premier
enfant de Molière, et couvrait ainsi le mariage du comédien
de son manteau fleurdelisé ;lorsqu'en une autre circonstance
il le faisait asseoir à sa table, et disait tout haut, en lui ser-
vant une aile de son en-cas-de-nuit : « Me voilà occupé de
faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas asseï
bonne compagnie pour eux,» le fier offensé était-il et demeu-
rait-il aussi touché de la réparation que de l'injure? Vauve-
nargues, dans son dialogue de Molière et d'un jeune homme,
a fait exprimer au poëte-comédien, d'une manière touchante
et grave, ce sentiment d'une position incomplète. Il aura pris
l'idée de ce dialogue dans un entretien réel, rapporté par
Grimarest, et oii le poëte dissuada un jeune homme qui le
venait consulter sur sa vocation pour le théâtre.
Dix mois avant sa mort, Molière, par la médiation d'amis
communs, s'était rapproché de sa femme qu'il aimait encore,
et il était môme devenu père d'un enfant qui ne vécut pas.
Le changement de régime, causé par cette reprise de vie con- ,
fJS PORTRAITS LWTÉRAIRES.
jugale, avait accru son irritation de poitrine. Deux mois avant
sa mort, il reçut cette visite de Boileau dont nous avons parlé.
Le jour de la quatrième représentation du Malade imaginaire,
Molière se sentit plus indisposé que de coutume: mais je
laisse parler Grimarest, qui a dû tenir de Baron les détails de
la scène, et dont la naïveté plate me semble préférable sur ce
point à la correction plus concise de ceux qui l'ont reproduit.
Cejour-làdonc, «Molière, setrouvanttourmentédesafluxion
beaucoup plus qu'à l'ordinaire, fit appeler sa femme, à qui
il dit, en présence de Baron : Tant que ma vie a élé mêlée
également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux;
mais aujourd'hui que je suis accablé de peines sans pouvoir
compter sur aucuns moments de salisfaclion et de dou-
ceur, je vois bien qu'il me faut quitter la partie ; je ne puis
plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs, qui ne me
donnent pas un instant de relâche. Mais, ajouta-t-il en ré-
fléchissant, qu'un homme souffre avant que de mourir!
Cependant je sens bien que je finis. — La Molière et Baron
furent vivement touchés du discours de M. de Molière, au-
quel ils nes'atlendoientpas, quelque incommodé qu'il fût.
Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer
ce jour-là et de prendre du repos pour se remettre. — Com-
ment voulez-vous que je fasse? leur dit-il ; il y a cinquante
pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre;
que feront-ils si l'on ne joue pas? Je me n-procherOis d'a-
voir né.i^'ligé de leur donner du pain un seul jour, le pou-
vant faire absolument. — Mais il envoya clierclicr les co-
médiens, à <|uiil dit que, se sentant plus incommodé que
de coutume, il ne joueroit point ce jour là s'ils n'étoient
prêts à quatre heures précisespour jouer la comédie. Sans
cela, leur dit-il, je ne puis m'y trouver, et vous pourrez
rendre l'argent. Les comédiens tinrent les lustres allumés
et la toile levée, précisément à quatre heures. Molière re-
présenta avec beaucoup de difficulté, et la moitié desspec-
* tateurs s'aperçurent qu en prononçant Juru, dans lacéré-
MOLIÈRE. 59
•1 monie du Malade imaginaire, il lui prit une convulsion.
« Ayant remarqué lui-même que l'on s'en étoit aperçu, il se
" fit un effort et câcha par un ris forcé ce qui venoit de lui
« arriver.
« Quand la pièce fut finie, il prit sa robe de chambre et
« fut dans la loge de Baron, et lui demanda ce que l'on disoit
« de sa pièce. M. Baron lui répondit que ses ouvrages avoient
'< toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et
« que, plus on les représentoit, plus on les goûtoit. Mais,
« ajouta-t-il, vous me paroissez plus mal que tantôt. — Cela
-< est vrai, lui répondit Molière, j'ai un froid qui me tue. —
:< Baron, aprèsluiavoirtouché les mains qu'il trouva glacées,
•( les lui mit dans son manchon pour les lui réchauffer: ilen-
'< voya chercher ses porteurs pour le porter promptement
« chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur qu'il ne
« lui arrivât quelque accident du Palais-Royal dans la rue
<' Richelieu, où il logeoit. Quand il fut dans sa chambre,
« Baron voulutlui faire prendre du bouillon, dont la Molière
Il avoit toujours provision pour elle, car on ne pouvoit avoir
1' plus de soin de sa personne qu'elle en avoit. — Eh ! non
« dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau-forte,
« pour moi; vous savez tous les ingrédients qu'elle y fait
« mellre. Donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage
« de Parmesan. — Laforest lui en apporta; ilen mangea
« avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n'y eut
« pas été un moment qu'il envoya demander à sa femme un
« oreiller rempli d'une drogue qu'elle lui avoit promis pour
<> dormir. Tout ce qui n'entre point dans le corps, dit-il, je
« l'éprouve volontiers; mais les remèdes qu'il faut prendre
<■ me font peur; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui
»' me reste de vie. Un iostantaprèsil lui prit une toux extrê-
mement forte, et après avoir craché il demanda de lalu-
K mière. Voici, dit-il, du changement. Baron, ayant vu le
« sang qu'il venoit de rendre, s'écria avec frayeur. — Ne vous
« épouvantez point, lui dit Molière, vous m'en avez vu rendre
60 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« bien dîivantage. Cependaiit, ajouta-t-il, allez dire à ma
« femme qu'elle monte. Il resta assisté de deux sœurs reli-
ef gieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quê-
<i ter pendant le carême, et auxquelles il dounoit Thospita-
« lité. Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie
« tout le secours édifiant que l'on pouvoit attendre de leui*
« charité, et il leur fit paroître tous les sentiments d'un bon
« chrétien et toute la résignalion qu'il devoit à la volonté du
« Seigneur. Enfin il rendit l'esprit entre les bras de ces dem
« bonnes sœurs; le sang qui sortoit par sa bouche en abon-
« dance l'étoufTa. Ainsi, quand sa femme et Baron remontè-
« rent, ils le trouvèrent mort. »
C'était le vendredi 17 février 1673, à dix heures du soir,
une heure au plus après avoir quitté le théâtre, que Molière
rendit ainsi le dernier soupir, âgé de cinquante et un ans,
un mois et deux ou trois jours. Le curé de Saint-Eustache,
sa paroisse, lui refusa la sépulture ecclésiastique, comme
n'ayant pas été réconcilié avec l'Église. La veuve de Molière
adressa, le 20 février, une requête à l'archevêque de Paris,
Harlay de Champvalou. Accompagnée du curé d'Auleuil, elle
courut à Versailles se jeter aux pieds du roi; mais le bon
curé saisit l'occasion pour se justifier lui-même du soupçon
de jansénisme, et le roi le fit taire. Et puis, il faut tout dire,
Molière était mort, il ne pouvait plus désormais amuser
Louis XIV; et l'égo'isme immense du monarque, cet égoïsme
hideux, incurable, qui nous est mis à nu par Saint-Simon,
reprenait le dessus. Louis XFV congédia brusquement le curé
et la veuve; en même temps il écrivit à l'archevêque d'aviser
à quelque moyen terme. Il fut décidé qu'on accorderait un
mu de terre, mais que le corps s'en irait directement et sans
être présenté à l'église. Le 21 février, au soir, le corps, ac-
compagné de deux ecclésiastiques, fut porté au cimetière de
Saint-Joseph, rue Montmartre. Deux cents personnes envi-
ron suivaient, tenant chacune un flambeau ; il ne se chanta
aucun chant funèbre. Dans la journée même des obsèques, la
MOLIÈRE, 61
ouïe, toujours fanatique, s'était assemblée autour de la mai-
son mortuaire avec des apparences hostiles; on la dissipa en
lui jetant de l'argent. Il fut moins aisé de la dissiper au con-
voi de Louis Xr\^
A peine mort, de toutes parts on apprécia Molière. On sait
les magnifiques vers de Boileau, qui s'y éîevaà l'éloquence (t)
et qui eut un accent de Bossuet sur une mort où Bossueteut
la violence d'un LeTellier. La réputation de Molière a brillé
croissante et incontestée depuis. Le xvm" siècle a fait plus que
la confirmer, il l'a proclamée avec une sorte d'orgueil philo-
sophique. Il ne se fit entendre contre que les réclamations
morales de Jean-Jacques et quelques réserves du bon Tho-
mas, l'ami de madame Necker, en faveur des femmes sa-
vantes. Ginguené a publié une brochure pour montrer Ra-
belais précurseur et instrument de la Révolution française;
c'était inutile à prouver sur Molière. Tous les préjugés et tous
les abus flagrants avaient évidemment passé par ses mains,
et, comme instrument de circonstance, Beaumarchais lui-
même n'était pas plus présent que lui; le Tartufe, à la veille
deS9, parlait aussi net que Ftgaro. Après 94, et jusqu'en 1800
et au delà, il y eut un incomparable moment de triomphe
pour Molière, et par les transports d'un public ramené au
rire de la scène, et par l'esprit philosophique régnant alors
et vivement satisfait, et par l'ensemble, la perfection des co-
médiens français chargés des rôles comiques, et l'excellence
de Grandmesnil en particulier (2). La Révolution close, Na-
(1) Avant qu'un peu de terre, etc., dans i'Épître à Racine. Je ferai
remarquer que, malgré la brouiUerie ancienne de Jlolière et de Ra-
cine, c'était par l'éclatant exemple de Molière que Boileau songeait à
consoler l'auteur de Phèdre des critiques injustes qu'il essuyait. Il
n'entrait pas dans la pensée de Boileau que cet éloge de 31olière pût
déplaire à Racine : il y avait équité et décence jusque dans les brouil-
leries des grands hommes de ce temps-là.
(2) Cet ensemble n'eut lieu qu'après la réunion du théâtre de l'O-
déon avec celui du Palais-Royal ou de la République; car les opinions
politiques avaient aussi séparé la Comédie eu deux camps. Revenue à
i
62 PORTRAITS LITTÉRAIUES.
poléon, ({ui restaurait nombre de vieilleries sociales qu'avait
ébréchées autrefois Molière, lui rendit un singulier et tacite
hommage; en rétablissant les Princes, Ducs, Comtes et Ba-
rons, il désespéra des Marquis, et sa volonté impériale s'ar-
lèta devant Mascarille. Notre jeune siècle, en recevant cette
gloire qu'il n'a jamais révoquée en doute, s'en est surtout
servi quelque temps comme d'un auxiliaire, comme d'une
arme de défense ou de renversement. Mais bientôt, en l'em-
brassant d'une plus équitable manière, en la comparant, se-
lon la philosopiiie et l'art, avec d'autres renommées des na-
tions voisines, il l'a mieux comprise encore et respectée. Sans
cesse agrandie de la sorte, la réputation de Molière (merveil-
leux privilège!) n'est parvenue qu'à s'égaler au vrai et n'a
pu être surfaite. Le génie de Molière est désormais un des
ornements et des titres du génie même de l'humanité. La
Rochefoucauld, en son style ingénieux, a dit que l'absence
éteint les petites passions et accroît les grandes, comme un
vent violent qui souffle les chandelles et allume les incen-
dies : on en peut dire autant de l'absence, de l'éloignement,
et de la violence des siècles, par rapport aux gloires. Les pe-
tites s'y abîment, les grandes s'y achèvent et s'en augmen-
tent. Mais parmi les grandes gloires elles-mêmes, qui durent
et survivent, il en est beaucoup qui ne se maintiennent que
de loin, pour ainsi dire, et dont le nom reste mieux que les
œuvres dans la mémoire des hommes. Molière, lui, est du
petit nombre toujours présent, au profit de qui se font et se
feront toutes les conquêtes possibles de la civilisation nou-
velle. Plus celle mer d'oubli du passé s'étend derrière et se
grossit de tant de débris, et plus aussi elle porte ces mortels
son complet par une réconciliation, la Conïé(lie-l"'ran(aisc présentait
alors, pour les pièces de Molière, Grandniesnil, Mole, Fleury, Duzin-
court, Dugazon, Baptiste aîné, mesdemoiselles Contât, Devienne, ma-
demoiselle Mars déjà ; le vieux Préville reparut même deux ou trois
fois dans le IHaladn imaginaire. Un pareil moment ne se reproduira
(dus jamais pour le jeu de ces pièces immortelles.
MOLIÈRE. G3
fortunés et les exhausse; un flot éternel les ramène tout d'a-
bord au rivage des générations qui recommencent. Les ré-
putations, les génies futurs, les livres, peuvent se multiplier,
les civilisations peuvent se transformer dans l'avenir, pourvu
qu'elles se continuent ; il y a cinq ou iiix grandes œuvres qui
sont entrées dans le fonds inaliénable de la pensée humaine.
Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus
pour Molière.
Janvier 1833.
(Voir sur Molière considéré dans ses rapports avec Pascal, Port^
Royal, liv. 111, ch. xv et xvi.)
DELILLE
Rien n'est doux comme, après le triomphe, de revenir sur
les entraînements de la lutte, et d'être juste, impartial, pour
ceux qu'on a blessés dans l'attaque et malmenés. Ces sortes
d'amnisties ont surtout leur charme en affaires littéraires,
et l'esprit, dont le propre est de comprendre, jouit du plaisir
singulier de se rendre compte, après coup, de ce qu'il avait
d'abord nié, et de ce qu'il a, autant qu'il l'a pu, détruit. Il
devra paraître à quelques-uns, je le sens, assez présomp-
tueux d'être indulgent de cette sorte envers Delille, et de se
donner à son égard pour des victorieux radoucis. Où donc
est la victoire, peut-on dire, et qu'avez-vous produit, vous,
École poétique nouvelle, qui soit si supérieur et si à l'abri
d'un revers? Sans répondre à ce qu'aurait de trop direct la
question, et d'embarrassant pour l'orgueil ou pour la mo-
destie, il est permis d'afflrmer, selon l'entière évidence, que
la victoire de l'école nouvelle se prouve du moins dans la
ruine complète de l'ancienne, et que dès lors on a loisir de
juger sans colère et de mesurer en détail celle-ci, dût quelque
partisan de l'heureux Pompée de cette poésie nous venir dire:
0 soupirs! ô respects! ô qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre (1)1
(t) Notre ami M. Géruzez, dans un article sur Delille, postérieur
de date h celui-ci, a bien voulu, au milieu de témoignages indulgents
auxquels il nous a accoutumé, s'arrêter à ce début pour le contester
DELILLE, 65
Je viens d'ailleurs ici moiins m'apiloyer sur la destinée de
l'abbé Deliile, et la contempler du haut de notre point de vue
actuel, que tâcher de m'y reporter et de la reproduire. Les
critiques essentielles, sans qu'on y vise, se trouveront toutes
chemin faisant, et plus piquantes dans la bouche même des
personnages ses contemporains. On verra qu'il a été de tout
temps jugé, et que les bons mots sur son compte ont été dits
il y a beau jour. Mais vivant, mais brillant d'esprit et de
grâces, on l'aimait, on jouissait de lui jusque dans ses dé-
fauts, dulcibus vitiis. Sa personne, son agrément de conver-
sation, son débit, ne sauraient se séparer du succès de ses
vers. L'à-propos de circonstance, la facilité d'expression et
ide coloris qu'il possédait, ses sources et ses jets d'inspirations
habituelles, allaient aux sentiments et aux modes de son
avec une sorte d'ironie tout aimable, que pourtant nous n'acceptons
pas entièrement, et dans laquelle il n'a peut-être pas assez tenu compte
de la nôtre. IN'ous maintenons l'abbé Deliile mort et bien morl, dans
le sens qu'on va lire. Nous doutons surtout extrêmement que le pro-
nostic du bienveillant critique s'accomplisse, et que Deliile soit pré-
cisément à la veille de reprendre faveur ; nous doutons encore plus
que M. Villemain, dans sa jolie page d'il y a trente ans, citée par
M. Géruzez, et que nous-mème mentionnons avec éloge, ait rien pré-
dît du jugement de l'avenir. M. Villemain, engagé alors dans un con-
cours académique, n'a fait, en lou;nU Deliile, que saisir un de ces
à-propos et se tirer d'une de ces diflicultés dont il triomphe toujours
avec tant de grâce. Le jugement, d'ailleurs, vu hors du cadre, et si
l'on y cherchait une conclusion définitive, ne soutiendrait pas l'exa-
men ; il est parfaitement faux que Deliile, en vieillissant, 'ail enfnnié
des beautés plus hardies et pins fiêres ; c'est le contraire plutôt qu'il
faudrait dire. — 11 est un fait que j'oserai révéler. A l'Académie, dans
nos séances intérieurea, quand on lit et qu'on discute le Dictionnaire
^historique de la Langue, s'il arrive à M. Patin, le rédacteur, de citer
lia rencontre un ou deux vers de l'abbé Deliile, il s'élève d'ordinaire,
au seul nom du spirituel poiile tombé en disgrâce, une sorte de mur-
lure défavorable ou môme de clameur; on chicane les vers cités, on
,en conteste la langue ; rarement on leur fait grâce. Et qui, dans l'Aca-
démie, prend donc la défense de Deliile? qui? c'est encore nous, sor-
tis de l'école contraire, qui sommes les premiers cl le [ilus souvent les
seuls à demander qu'on le maintienne, à sa date, à titre de lémoin
«f d'autorité.
4.
66 PORTRAirS LITTÉRAIRES.
époque. Sa gloire se composait de toute une partie affec-
tueuse et charmante, qui a dû périr avec lui et avec ceux di'
son âge. Témoin encore de cette faveur dont il fut l'objet,
et lecteur charmé de Delille dans mon enfance, j'ai peu d'ef-
forts à faire pour rentrer dans l'esprit qui le faisait goûter,
et pour me souvenir, en parlant de lui, qu'il a régné, et en
quel sens on le peut dire.
DelilJe a régné, ou du moins il a été le prince des poètes
de son temps. Il y a eu à divers moments ca France de tels
princes des poètes, et il serait curieux d'en noter la dynastie
assez irrégulière, assez capricieuse. Sans remonter si haut
que le Moyen-Age, que l'époque de Chrestien de Troyes, du
roi Âdenès et autres, qui étaient les rois des trouvères, nous
apercevons, sur la pente de ces vieux siècles et de notre côté.
Jean de Meun, Villon, surtout Marot, qui méritèrent ce nom.
Ronsard l'eut plus qu'aucun :
Tous deux également nous portons des couronnes,
lui disait Charles IX. Malherbe, après lui, régna; mais ce fut
déjà d'une autre espèce d'autorité, oîi le jugement et la gram-
maire entraient autant que l'agrément poétique et que la
vogue mondaine. Ce nom de prince des poètes implique en effet
quelque chose de galant et de mondain, quelque chose comme
une rosette de rubans piquée au chapeau de laurier. Voiture,
▼rai prince des beaux esprits, et galamment chaperonné de la
sorte, n'eut qu'un moment. Boileau régna, mais à la façon
sérieuse de Malherbe, et on ne peut dire que ce fut un prince
des poètes; c'en fut plutôt l'oracle et le conseil. Les grands
poètes du règne de Louis XIV, et leur gloire solide, se prê-
taient mal à la gentillesse de rôle que suppose ce titre raffiné.
La Fontaine seul y aurait donné, je crois bien, par noncha-
loir, par complaisance pour les Iris et les Climènes,si on Ta-
rait laissé faire. Fontenelleeut, comme Voiture, chez les cail-
lettes de bonne maison, un vif et assez long règne de bergerie
en tapinois dans les ruelles. Voltaire, qui, dans la dernière
DELILLE. C7
moitié de sa vie, régna véritablement, fut monarque comme
philosophe, comme historien, non moins que comme poëte
Delille, à quelques égards son successeur, n'hérita que de la
partie légère et brillante de son sceptre; il y rattacha des ru-
bans retrouvés, rajeunis, du goût de Fontenelle et de Voiture.
Ce fut Voiture cultivant des genres sérieux, un Gresset qui
avait tout à fait réussi. Il devint de son temps un vrai prmce
des poètes, comme on l'était avant Louis XIV, et avec tout ce
que l'idée de mode et d'engouement ramène sous ce nom.
Le monde le choya, les femmes l'adorèrent; ce fut, pour toi t
ce qui le connut, un jouet charmant et une idole.
Jacques Delille, né près d'Aigue-Perse, en Auvergne, d'une
naissance clandestine, au mois de juin 173>!, fut baptisé à
Clermont et reconnu sur les fonts par M. Montanier, avocat,
qui mourut peu après, en lui laissant une petite rente. La
mère de Delille, à laquelle ce fruit d'un amour caché dut
être enlevé en naissant, était une personne de condition, de
la descendance du chancelier L'Hôpital. Il ne paraît pas pour-
tant que l'enfance du poëte ait été assiégée de trop pénibles
images, et quand il eut à chanter plus tard ses premiers sou-
venirs, il n'en trouvait que de riants :
0 cliamps de la Limagne, ô fortuné séjour;
Voici l'arbre témoin de mes amusements ;
C'est ici que Zéphyr, de sa jalouse haleine.
Effaçait mes palais dessinés sur l'arène;
C'est là que le caillou, lancé dans le ruisseau.
Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau t
Un rien m'intéressait. Mais avec quelle ivresse
J'embrassais, je baignais de larmes de tendresse
Le vieillard qui jadis guida mes pas Iremblants,
La femme dont le lait nourrit mes premiers ans.
Et le sage pasteur qui forma mon enfance I
De cette école du presbytère, le jeune Delille fut envoyé à
Paris, et vint faire ses études au collège de Lisieux, où on le
fi8 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
reçut comme boursier. Est-ce à la surveillance secrète de sa
mère, à la protection de quelque tuteur, ami de son père,
qu'il dut cette direction heureuse?C'est ce qui n'a pas été dit.
Il se distingua par les plus brillants succès universitaires, et,
dans sa seconde année derhétoriqueprincipalement, il obtint
tous les premiers prix. Trois ans après, il remporta encore un
prix d'éloquence latine proposé aux élèves de l'Université qui
visaient au professorat. Tous les rangs étant occupés pour-
tant, il dut se rabattre à une simple place de maître de quar-
tier au collège de Beauvais, où se trouvaient également alors,
comme simples maîtres, son compatriote Thomas, l'abbé La-
grange, depuis traducteur de Lucrèce, etSelis, depuis traduc-
teur de Perse. Dans un vilain livre de Desforges, qu'on n'ose
désigner, on trouve de jolis détails sur la vie de Dclille à cette
époque; les sobriquets que lui donnaient les écoliers étaient
écureuil ou sapajou, ad libitum ; « Il est certain, dit l'auteur
du Poète, que cet aimable jeune homme avait toute la vi-
vacité, toute la gentillesse de l'un et de l'autre, et, disons la
vérité, un peu de la malice du dernier; mais il en avait aussi
l'innocence et la grâce. Il était fort bien fait, et aimait assez
à voir un beau bas de soie noir dessiner sa jambe fine et bien
tournée. Du reste, presque aussi enfant que nous, il se faisait
un plaisir et même un mérite de n'être que primus inter pares,
et tout n'en allait que mieux, grâce à cette presque égalité. »
Le soir, au coin du feu, il proposait à ses élèves et mettait au
concours entre eux la traduction de vers et de passages des
Géorgiques, dont il s'occupait déjà.
Nous connaissons la physionomie de Delille, et elle ne fera
que se dessiner en ce sens de plus en plus. Le malheur de cette
enfance sans mère, cette éducation orpheline et à la charge
d'autrui, celte pauvreté du jeune homme, n'ont pas altéré un
trait de son amabilité gracieuse. Tout en nous dépend du tour
des caractères, quand ils sont donnés par la nature un peu
décidément. Voltaire reçoit, jeune, des coups de bâton d'un
grand seigneur, et il ne reste pas moins ami de la noblesse,
DELILLE. 6t
du beau monde, et l'opposé en cela de Jean-Jacques. Dans ud
exemple moindre, mais qui me frappe aussi, madame Des-
bordes-Valmore, jeune fille, va en Amérique, d'où, après des
pertes et d'affreux malheurs, elle revient élégiaque éplorée,
tandis que Désaugiers revient de là même, après des malheur:
pareils, le plus gai des chansonniers du Caveau. Ainsi Delille.
enfant naturel, élevé par charité, n'en sera pas moins, dès son
premier pas dans le monde, et au rebours de l'aigre La Harpe
ou de l'acre Chamfort, le petit abbé le plus espiègle et le beS
esprit le plus charmant.
C'est pendantetpeut-étre même avant san séjour aucoUége
de Beauvais, et lors de ses premiers essais de la traduction
des Géorgiques, qu'il fit à Louis Racine cette visite touchante
dont il est parlé dans la préface de l'Homme des Champs. Au
premier mot d'une traduction en vers des Géorgiques, Louis
Racine se récria : « Les Géorgiques! dit-il d'un ton sévère,
« c'est la pi ns téméraire des entreprises. Mon ami M . Le Franc,
« dont j'honore le talent, l'a tentée, et je lui ai prédit qu'il
« échouerait. » — « Cependant, continue Delille en son récit,
« le fils du grand Racine voulut bien me donner un rendez-
« vous dans une petite maison où il se mettait en retraite
« deux fois par semaine, pour offrir à Dieu les larmes qu'iJ
« versait sur la mort d'un fils unique... Je me rendis dans
« cette retraite (du côté du faubourg Saint- Denis) ; j e le trouvai
« dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien
« qu'il paraissait aimer extrêmement. Il me répète plusieurs
« fois combien mon entreprise lui paraissait audacieuse. Je
« lis avec une grande timidité une trentaine de vers. Il m'ar-
« rête, et me dit : Non-seulemeut je ne vous détourne plus
« de votre projet, mais je vous exJaorte à le poursuivre. »
Ginguené, parlant de l'Homme des Champs dans la hémde,
■relève ce qu'a d'intéressant cette visite qui lie ensemble la
chaîne des noms et des souvenirs poétiques, et il ajoute avec
un beau sentiment de piété littéraire : « On sait que le poëte
Le Brun eut avec Louis 'Racine les liaisons les plus intimes,
70 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
et qu'il fut, pour ainsi dire, élevé par lui dans l'art des vers
avec sou fils, jeune homme de la plus belle espérance, le
même dont le père pleurait la mort quand Delille eut de lui
la permission de l'aller voir dans sa retraite. Ainsi les deux
plus grands poètes que nous ayons encore sont, avec un seul
intermédiaire, del'écolede Racine etdc Boileau.IIssontchefs
d'école à leur tour. Les différences qui existent dans leur
talent et dans le système de leur style s'apercevront un jour
dans leurs élèves, mais tous tiendront plus ou moins à la
grande et primitive école. Et voilà comment se perpétue ce bel
art qui a besoin de traditions orales, et dont tous les secrets
ne s'apprennent pas dans les livres. » Delille, en effet, se rat-
tache, sans interruption ni secousse, facette école qu'il fit dé-
générer en la faisant refleurir. L'auteur du poëme de la Reli-
gion, à quelques égards le père de la poésie descriptive au
xviii» siècle, dut accueillir les vers élégants dont lui-même
avait enseigné l'heureux tour dans son morceau sur le nid de
l'hirondelle, sur la circulation de la sève et ailleurs. Voltaire
dut accueillir aussi un disciple de cette poésie facile, spiri-
tuelle et brillante, qu'il ne concevait guère, pour son compte,
plus profonde et plus sévère. Delille, arrivant sous leurs aus-
pices, favorisé et comme autorisé des maîtres, fut novateur
sans y viser, et en s'efforçant plutôt de ne pas l'être. Comme
Ovide, il eut le culte de ses devanciers, dont il allait cor-
rompre si agréablement Théritage. Au sortir de cette retraite
janséniste, oià il avait pris oracle du fils du grand Racine in-
clinant vers la tombe, il pouvait se redire avec le transport
d'un amant des Muses :
Temporis illius colui fovique pootas,
Quoique aderant vates, rebar adesse Deos.
Si Delille ne peut être dit le fils bien légitime des célèbres
poètes ses prédécesseurs, il fut du moins pour eux, dès qu'il
parut, comme un filleul gâté et caressant.
Ses strophes à Le Franc, insérées dans V Année littéraire
DELILLE. 7t
(1788), suivirent probablement cette visite à Loiii> Racine, de
qui il avait appris que LeFranc traduisait Virgile comiue lui.
Il y fait de Le Franc un grand chêne, auquel, simple lierre, il
s'attache. Les premiers vers qu'on a deDelille;i <ii»f^ époque,
son ode à la Bienfaisance, qui concourut pour If prix de l'Aca-
démie française, son épître sur les Voyages^, roiu-onnée par
l'Académie de Marseille, ses autres épîtres de collège, ne sont
remarquables que par la facilité, l'abondance, une certaine
pureté; mais nulle idée neuve, nulle couleur originale. Le
goût des arts, des lettres, les sentiments d'un espi-itvif et
honnête, s'y montrent selon les traditions reçues. Les artistes
en vogue y sont nommés et admirés sans aucune gi'adation,
Boucher au niveau de Rembrandt, et Vanloo au.i: toarhes en-
flammées à côté de Voltaire. La plume de Rolliii et la lyre de
Coffin, le double honneur du collège de Beanvais, y oritleur
part. Bien débité, cela devait être iufiniment agréai le aune
thèse ou à une distribution de prix. Dans l'épi ire à M. Lau-
rent, à Voccasion d'un bras artificiel qu'il a fait pour an soldat
invalide (I7C1), on trouve pourtant déjà tout le poëte didac-
tique; les merveilles de l'industrie et de la méc;ini(|ue mo-
derne y sont décrites en une série de périphrases accompa-
gnées de notes indispensables :
Là le sable, dissous par les feux dévorants,
Pour les palais des rois brille en murs Iranspan-iits I
Ce qui veut dire qu'on fait des gZaccs. Glaces donc, tapisseries,
écriture, imprimerie, moulin à vent, moulin à eau, pompes,
écluses, ponts portatifs, automates de Vaucanson, machine
de Marly, tout est passé en revue à l'occasion de ce bras ar-
tificiel. On ne sait plus lequel de M. Laurent ou du poëte est
le mécanicien. Celle épître à M. Laurent semble avoir été
|)Our Delille le programme qu'il se posa, ou, si c'e?t trop
dire, l'écheveau qu'il tourna et dévida toute sa vie.
Le bannissement des jésuites laissait vacants beaucoup de
collèges de France, et le jeune maître de quartier du collège
"^2 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
de Beauvais fut appelé comme professeur à celui d'Amiens (IX
dans cette patrie de Voiture, où Gresset vivait alors dévot et
retiré, Delille ne manqua pas d'y visiter ce spirituel poëte, de
qui il tenait beaucoup plus qu"il ne le soupçonnait. Occupe
des Gcorgiquei de Virgile, il se croyait une muse grave: il ne
savait pas combien il était proche parent de Vert-Vert, et de
quel danger mortel les dragées seraient pour son talent, Gres-
set, qu'on avait essayé dans un temps d'opposer à Voltaire,
et dont Jean-Baptiste Rousseau exaltait les débuts, n'avait eu
ni assez de force de talent ni assez de pensée pour soutenir
la lutte, etilavaitétévitejetédecôté. Delille arrivant, comme
un autre Gresset, sur les derniers temps de Voltaire, reprit,
à quelques égards, le rôle manqué par le premier, et avec du
brillant, du mondain à force, rien du collège, mais peu de
philosophie et de pensée, il réussit à succéder en poésie au
Irôoe, encore imposant, qui devint aussitôt pour lui un ta-
bouret chez la reine.
En attendant, il succédait, au collège d'Amiens, à ces jé-
suites dont il allait introduire en français les procédés de vers
latins et tant de descriptions didactiques ingénieuses. Ra-
pin, Vanière, par les sujets comme par la manière, semblent
avoir été ses maîtres ; il y a du Père Sautel dans Delille.
Un discours sur l'Éducation, prononcé par Delille, en 1766,
à une distribution de prix du collège d'Amiens, marquerait,
au besoin, combien peu d'idées la prose fournissait à l'élé-
gant diseur dans un sujet déjà fécondé par V Emile. Les autres
rares morceaux de prose qu'on a de l'abbé Delille, depuis soa
éloge delà Condamine,lors de sa réception à l'Académie, jus
qu'à son article La Bruyère dans la Biograpkfe universelle,
ne démentent pas cette observation ; agréables de tour et de
récils anecdotiques, ils sont très-clair-semès d'idées. Son
morceau le plus capital, la préface des Géorgiques, est même
(l) On est déjà si loin de l'ancienne Université, iiu'il n'est pas inu-
tile de lappcli^r que les collèges de Lisieux et de ({e.iuvais étaient à
Pari», tandis que le collège d'Amiens était bien dans celte ville même.
DELILLE. 7-3
en grande partie traduite de Dryden, que Delille combat en
un endroit, sans dire jusqu'à quel point il en profite (I).
Du collège d'Amiens, le jeune professeurfutrappelé comme
agrégé à Paris, et nommé pour faire la classe de troisième au
collège de La Marche ; il y était encore lors de sa réception
à l'Académie, en 1774. Maïs la disproportion entre cette gloire
si littéraire, si mondaine, et ces thèmes qu'il dictait encore,
de\enaiL trop criante, et l'amitié de M. Le Beau, professeur
d'éloquence latine au Collège de France, l'appela à professer,
comme suppléant d'abord, la poésie qui était comprise dans
cette chaire.
La traduction des Géorgiques parut à la fin de l'année 1 769 ;
elle était annoncée à l'avance par de nombreuses lectures
dans les salons, que fréquentait déjà beaucoup Delille. Le
succès alla aux nues. C'était la mode de la nature ; on adorait
la campagne du sein des boudoirs. Les Géorgiques furent sur
les toilettes comme un volume de V Encyclopédie ou comme
le livre de VEsprit ; on crut lire Virgile. Le grand Frédéric
déclara cette traduction une œuvre originale. Voltaire s'éprit
de Virgilim-Delille (il était fort en sobriquets), et écrivit à
l'Académie française pour l'y pousser (4 mars 1772) : «Rem-
pli de la lecture des Géorgiques de M. Delille, je sens tout le
prix de la diificulté si heureusement surmoutée, et je pense
qu'on ne pouvait faire plus d'honneur à Virgile et à la nation.
Le poëme des Saisons et la traduction des Géorgiques me pa-
raissent les deux meilleurs poëmes qui aient honoré la France
après VArt poétique » La Harpe, dans le Mercure, célébra
tout d'abord la traduction ; Fréron, dans l'Année littéraire, ne
l'attaqua point ; s'il la trouva infidèle souvent, comme repro-
duction du modèle, il convint qu'il était difficile de mieux
tourner un vers, et ne craignit pas d'y reconnaître le faire de
Boiîeau. Clément de Dijon seul. Clément Vincléinent, comme
dit Voltaire avec son volume d'Observations critiques (1771),
(I) Celle reuiarque est de M. Joseph- Yiclor Le Clerc.
II. 5
74 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
que suivit bientôt un second volume de Nouvelles Observa'
tiojis (1772), vint troubler le succès du traducteur des Géor-
ûiques et du poëte des S'dsims. Saint-Lambert eut le crédit et
le tort d'obtenir un ordre pour faire conduire Clément au
For-rÉvêque, et pour faire saisirTédition (encore sous presse)
de sa critique. Le prétexte était que Clément disait sur Doris
certains mots, lesquels on aurait pu appliquer à madame
d'Hotidetot. On fit des cartons à ces endroits, le livre parut,
et tout le monde lut Clément.
li disait de bonnes choses, et tout ce qui se peut dire de
judicieux de la part d'un homme sérieux, instruit de l'anti-
quité, amateur du goût solide, mais que le rayon poétique
direct n'éclaire pas. Où se trouvait alors, est-il vrai de dire,
ce rayon, ce sentiment du style poétique, si on excepte Le
Brun, qui en avait l'instinct, l'intention, et André Chénier
naissant, qui allait le retrouver? Le Brun, d'ailleurs, n'était
pas étranger à la critique de Clément, son ami, à qui il avait
confié sa traduction, encore inédite, de l'épisode d'Arislée,
pour être opposée à celle qu'en avait donnée Deiille. Celui-
ci, bon et modeste, profita, dans les éditions suivantes, des
critiques de Clément en ce qu'elles lui paraissaient renfer-
mer de juste, et il rendit sa traduction plus fidèle eu bien des
points. Ce qu'il n'y a pas ajouté, et ce qui était incommuni-
cable, à moins de l'avoir tout d'abord senti, c'est un certain
art et style poétique qui fait que, dans la lutte de poëte à
poëte, indépendamment de la fidélité littérale, des beautés
du même ordre éclatent en regard, et comme un prompt
équivalent d'autres beautés forcément négligées. Deiille est
élégant, facile, spirituel aux endroits difficiles, correct en
général, et dune grâce flatteuse à roreiile; mais la belle
peinture de Virgile, les grands traits fréquents, celle majesté
de la nature romaine :
... Magna parens fruguiu, Satiirnia tell us,
Magna viriim ;
DELILLE. 75
les vieux Sabins, les Uivibriens laboureurs menant les bœufs
du Clitumne ; cette autiqiiilé sacrée du sujet ires antiquae tau-
dis et artis); cette nouveauté et cette invention perpétuelle de
l'expression, ce mouvement libre, varié, d'une pensée tou-
jours vive et toujours présente, ont disparu, et ne sont pas
même soupçonnés chez le traducteur. On glisse avec lui sur
un sable assez fin, peigné d'hier, le long d'une double pa-
lissade de verdure, dans de douces ornières toules tracées.
M. de Chateaubriand a mieux rendu notre idée que nous ne
pourrions faire, quand il dit: « Son chef-d'œuvre est la tra-
duction des Géorgiques. C'est comme si on lisait Racine tra-
duit dans la langue de Louis XV. On a des tableaux de Raphaël
merveilleusement copiés par Mignard. » J'ajouterai qu'un
grand paysage du Poussin, copié par Watteau, serait encore
supérieur (comme style) aux grands paysages de Virgile re-
produits par le futur chantre des jardins de Bagatelle, de
Belœil et de Trianon. Quelque chose comme Poussin, par
Watelet. Une villa des collines d'Évandre, transportée à Mou-
lin-Joli.
La question tant agitée de la traduction en vers des poètes
n'en est pas une pour nous. Nul doute que si un vrai et grand
poëte se mettait en tète de nous traduire Virgile, Homère ou
Dante, ou tel autre maître, il n'y réussît à force de temps et
de soins, sinon pour la lettre stricte, du moins pour le senti-
ment et la couleur. Mais à quoi bon ? Jamais poëte de cette
trempe ne s'enchaînera ainsi au char d'un autre. Il pourra
s'y essayer par moments; il pourra dans sa jeunesse, un jour
de loisir, détacher et agiter ce bouclier suspendu, bander cet
arc impossible, manier ce glaive de Roland. Mais, une l'ois sa
force essayée et reconnue, il l'emploiera pour son compte,
et en se rappelant, en nous rappelant par éclairs ses autres
grands égaux, il sera lui-même.
Dans André Chénier, dans plusieurs des poètes du xvi« siè-
cle, qui ont imité ou traduit des fragments de poètes anciens^
le sentiment exquis du modèie, ce sentimeot que je ne puis
76 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
définir autrement que celui de l'art même, se révèle à qui
est fait pour l'apprécier. Il n'y a pas trace de ce geare de
sentiment clie^ Delille, qui a d'ailleurs, dans sa traduction,
le mérite de l'élégaoce, telle qu'on l'entend vulgairement, le
mérite aussi de la continuité et de la longueur de la tâche,
et enfin celui d'avoir fait connaître agréablement aux femmes
et à une quantité de gens du monde un beau poëme qui n'é-
\ait pas lu.
En un mot, il a rendu, pour les Géorgiques, le même ser-
vice à peu près que l'abbé Barthélémy allait rendre pour la
Grèce. Il a été, par sa traduction, une espèce d'Anacharsis
parisien de la campagne et de la poésie romaine.
Le grand succès des Géorgiques décida la vocation de De-
lille, si elle n'était décidée déjà : il tourna au didactique et
au descriptif. En entendant dernièrement M. Ampère expo-
ser, à propos des poèmes didactiques du moyen âge, l'his-
toire piquante de ce genre, je pensais à Delille et me disais
combien ce qui avait paru si neuf de son temps était vieux
sous le soleil. Le genre d'Hésiode, de Lucrèce, et de Virgile
dans les Géorgiques, a chez eux sa simplicité, sa grandeur
philosophique, sa beauté pittoresque. Le didactique et le
descriptif ne sont que l'abus et l'excès de ce genre dans sa
décadence, et quand l'esprit poétique s'en est retiré. Déjà, à
Alexandrie, on avait fait un poëme des Pterresprécmtses qu'on
osa imputera Orphée. Dans la littérature latine, les poëmes
de la Pêche, de la Chasse, les descriptions sans fin de villes,
de fleuves et de poissons, qu'on retrouve si souvent chez Au-
sone, n'ont plus rien de cette beauté de peinture, de ces
hautes vues et pensées, dont Lucrèce et Virgile avaient fait
la principale inspiration de leurs poëmes. Au moyen âge, le
genre dans son aridité s'étendit et foisonna. Que de poëmes
sur les bêtes, oiseaux, pierres, que de lapidaires, bestiaires,
volucraires, de poëmes sur l'équitation, sur le jeu d'échecs
particulièrement, que Delille remaniait avec gentillesse après
des siècles, sans se douter de ses devanciers d'avant Villon l
DELILLE. "7
Au xvF siècle Du Bartas, au xvii* le Père Lemoyne et les jé-
suites, continuèrent, soit dans le didactique, soit dans le des-
criptif; mais ce qui s'était perpétué assez obscurément, comme
dans les coulisses du siècle de Louis XIV, revint sur la scène
au xviir. Delille ne fit autre chose, toule sa vie, que travail-
ler, polir, tourner, vernisser, monnayer, mieux qu'aucun de
ses contemporains, les matières de ce genre, y tailler, pour
ainsi dire, des meubles Louis XV et Louis XVI, des ornements
de cheminée et de toilette, bons pour tous les boudoirs, pour
Bagatelle, je l'ai dit, pour Gennevilliers etTrianon. Il fabri-
qua, en quelque sorte, les joujoux d'une époque encyclopé-
dique, et, par lui, Lavoisier, Montgolfier, Buffon, Daubenton,
Lalande, Dolomieu, que sais-je? eux et leurs sciences furent
modelés en figurines de cire, et mis pour les salons en airs
de serinette. Ainsi il alla sans se douter de tout ce qui l'a-
vait devancé dans cette carrière de poésie technique. Le
dernier triomphe, et comme le bouquet du genre, est aussi
la dernière grande production de Delille, les Trois Règnes,
qu'on peut définir la mise en vers de toutes choses, animaux,
végétaux, minéraux, physique, chimie, etc.
Tout ce qu'on saurait imaginer de ressources, de grâces,
de facilité, de hors-d'œuvre et de main-d'œuvre (non pas
d'art véritable) dans ce genre, il le déploya ; et le prestige,
malgré des protestations nombreuses, dura jusqu'à sa mort.
La première moitié florissante de l'existence de Delille, il ne
faut pas l'oublier, est de 1770 à 89 ; il eut là près d'une ving-
taine d'années de succès, de faveur, de délices ; c'est au goût
de ce moment du xviii* siècle qu'il se rapporte directement.
Si, de 1800 à 1813, il domina de sa renommée, et décora de
ses œuvres abondantes la poésie dite de VEmpire, il ne fut
rien moins lui-même qu'un poëte de l'Empire. La plupart
des ouvrages publiés par lui à partir de 1800 avaient été com-
posés ou du moins commencés longtemps auparavant ; il les
avait lus par fragments à l'Académie, au Collège de Franjce,
dans les salons ; c'était l'esprit de ce monde brillant qui les
78 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
avait inspirés et caressés à leur naissance ; c'est le même es-
prit de ce monde recommençant, et enfin rallié après les
orages, <iui les accueillit, lors de leur publication, avec un
enthousiasme auquel les sentiments politiques rendaient, il
est vrai, plus de vie et une nouvelle jeunesse. Le pathétique,
chez Delille, alla en augmentant à travers le technique, et il
y eut sympathie de plus en plus vive de toute une partie de
la société pour ce qui semblait n'avoir dû être d'abord qu'un
passe-temps de ses loisirs.
Nommé en 1772 à l'Académie, en môme temps que Suard,
Delille se vil rejeté ainsi que lui par le roi, sous prétexte qu'il
était trop jeune (il avait trente-quatre ans), mais en réalité
comme suspect d'encyclopédisme (1). L'abbé Delille encyclo-
pédiste! On lui fit bientôt réparation, et il fut reçu en 1774
à la place de La Condamine. Le comte d'Artois, devenu l'un
des protecteurs les plus afTectueux du poëte, le fit d'abord
nommer chanoine de Moissac, dans le Quercy, puis il lui
donna l'abbaye de Saint-Severin , dépendante de la généralité
d'Artois, et qui n'astreignait qu'aux Ordres moindres. Aussi
heureux qu'on pouvait l'être en ces heureuses années, l'ai-
raable poëte n'eut plus que des douceurs, qu'interrompaient
à peine, de loin en loin, quelques critiques épigrammatiques,
des plis de rose. Les mémoires du temps, la Correspondance
de Gi'imm,les Sonvenirs, récemment publiés, de madame Le-
brun, nous le montrent dans toute la vivacité et la naïveté de
sa gentillesse. Madame Le Coulleux du Moley, chez qui il pas-
sait une partie de sa vie à la Malmaison, a tracé de lui le plus
piquant des portraits (2) : « Rien ne peut se comparer ni
aux grâces de son esprit, ni à son feu, ni à sa gaieté, ni à ses
saillies, ni à ses disparates. Ses ouvrages môme n'ont ni le
caractère ni la physionomie de sa conversation. Quand on
(1) On peut voir à ce sujet les agréables Mémoires de Garai sur
Suard, t. I, p, 325, 355, 362, etc.
(2) Grincm, Correspondance, mai 1782.
DELILLE. 7'J
le lit, on le croit livré aux choses les plus sérieuses (i) ; en le
voyant, on jurerait qu'il n'a jamais pu y penser; c'est leur
à tour le maître et recoller. Il ne s'informe guère de ce qui
occupe la société ; les petits événements le touchent peu ; il ne
j prend garde à rien, à personne, pas même à lui. Souvent,
.n'ayant rien vu, rien entendu, il est à propos : souvent aussi
;:1 dit de bonnes naïvetés ; mais il est toujours agréable
« Sa figure,... une petite fille disait qu'elle était tout en
îigzag. Les femmes ne remarquent jamais ce qu'elle est, et
toujours ce qu'elle exprime; elle est vraiment laide, mais bien
plus curieuse, je dirais même intéressante. Il a une grande
bouche, mais elle dit de beaux vers. Ses yeux sont un peu
gris, un peu enfoncés; il en fait tout ce qu'il veut, et la mo-
bilité de ses traits donne si rapidement à sa physionomie un
air de sentiment, de noblesse et de folie, qu'elle ne lui laisse
pas le temps de paraître laide. Il s'en occupe, mais seule-
ment comme de tout ce qui est bizarre et peut le faire rire ;
aussi le soin qu'il en prend est-il toujours en contraste avec
les occasions : on l'a vu se présenter en frac chez une du-
chesse, et courir les bois, à cheval, en manteau court.
« Son àme a quinze ans, aussi est-elle facile à connaître;
elle est caressante, elle a vingt mouvements à la fois, et ce-
pendant elle n'est point inquiète. Elle ne se perd jamais dans
l'avenir et a encore moins besoin du passé. Sensible à l'excès,
sensible à tous les instants, il peut être attaqué de toutes les
manières; mais il ne peut jamais être vaincu Votre con-
versation l'attache, il est vrai ; mais il passe aussi fort bien
deux heures à caresser son cheval, que pourtant il oublie
aussi quelquefois, ou bien à s'égarer dans les bois où, quand
il n'a pas peur, il rêve à la lune, à un brin d'herbe, ou, pour
mieux dire, à ses rêveries. >> Elle conclut en disant : « C'est
le poëte de Platon, un être sacré, léger et volage. »
(1) Illusion du goût d'alors. Pour nous, les œuvres, la vie et la
personne du poëte sont devenues ressemblantes.
80 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
C'était du moins, à coup sûr, le plus aimable des causeurs
et des hôtes familiers; on se l'enviait, on se l'arrachait. On
l'enlevait quelquefois pour une semaine, et il se laissait faire.
On a dit de l'abbé Galiani que c'était un meuble indispen-
sable à la campagne par un temps de pluie; à plus forte rai-
son, et en tout temps, l'abbé Delille. Madame Lebrun, qui
nous le fait connaître à merveille, raconte qu'à la Malmaison,
chez madame du Moley, il était convenu, pour plus de liberté,
qu'en se promenant dans les jardins, on tiendrait à la main
une branche de verdure, si l'on désirait ne pas se chercher
ou s'aborder : Je ne marchais jamais sans ma branche ,
dit-elle; mais je la jetais bien vite, si j'apercevais l'abbé
Delille. »
Madame Lebrun elle-même, avec sa facilité, son goût vif à
peindre et sa séduction de coloris, me semble avoir été, dans
ce même monde, une chose légère, assez semblable à l'abbé
Delille. Elle peignait tout avec une singulière grâce, les per-
sonnes, les cascades d'après nature ou de souvenir, prompte-
ment, fraîchement, comme Delille versifiait: « Nous allâmes
d'abord voir, dit-elle, les cascatelles de Tivoli, dont je fus si
enchantée que ces messieurs ne pouvaient m'en arracher.
Je les crayonnai aussitôtavec du pastel, désirant colorer l'arc-
en-ciel qui ornait ces belles chutes d'eau. » Ce mol me fait
l'image de son talent, et de celui surtout du poëte son ami.
Tous les endroits qui n'étaient qu'au pastel, et qui brillaient
comme des fleurs, se sont fanés.
Dans cette société de M. de Vaudreuil, de M. de Choiseul-
Gouffier, du prince de Ligne, du duc de Bragance, des Bou-
flers, des Narbonne, des Ségur, au milieu de ces conversations
charmantes où nul plus que lui n'étincelait, Delille croyait
aimer la campagne et ne rêvait qu'à la peindre. M. Villemain,
en une de ses leçons, a remarqué qu'on se trouvait alors si
bien dans le salon, qu'on mettait au plus la tête à la fenêtre
pour voir la nature;... et encore, c'était du côté du jardin. Il
y avait pourtant, dans le poëte, un certain fonds naïf sous la
I
DELILLE. 81
coquetterie du dehors, et il était sérieusement crédule dans
son prétendu amour des champs, comme La Fontaine par
exemple, s'il avait cru aimer la cour (1). Volney tenait de
d'Holbach une anecdote qui ne peint pas moins Delille que
Diderot, deux figures si diverses (2) : « On venait de vanter
le bonheur de la campagne devant Diderot ; sa tète se monte,
il veut aller passer du temps à la campagne : où ira-t-il? Le
gouverneur du château de Meudon arrive en visite; il con-
naît Diderot, il apprend son désir; il lui assigne une chambre
au château. Diderot va la voir, en est enchanté, il ne sera
heureux que là : il revient en ville, l'été se passe sans qu'il
retourne là-bas. Second été, pas plus de voyage. En septem-
bre, il rencontre le poëte Delille qui l'aborde en disant : « Je
vous cherchais, mon ami; je suis occupé de mon poëme; je
voudrais être solitaire pour y travailler. Madame d'Houdetot
m'a dit que vous aviez à Meudon une jolie chambre oii vous
n'allez point. » — « Mon cher abbé, écoulez-moi : nous avons
tous une chimère que nous plaçons loin de nous; si nous y
mettons la main, elle se loge ailleurs. Je ne vais point à Meu-
don, mais je me dis chaque jour : J'irai demain. Si je ne l'a-
vais plus, je serais malheureux. » — Delille aurait été un peu
embarrassé, je pense, si Diderot l'avait pris au mot, et il se
serait vite ennuyé de cette chambre solitaire. La campagne
fut toujours, si l'on peut dire, le dada de l'abbé Delille ; il en
(1) Un homme de goût, qui dans sa jeunesse put étudier de près
ce que de loin on eonlond, me f.iit remarquer que chez Saint-Lam-
bert, au milieu de la roideur et de la moiiolonie qui nous clio(pient
aujourd"liui on saisirait un amour des eliamps, un sentiuient de la
nature tout aulreinenl vrai que chez Ucliile. Saint-Lauihcrt avait élc
élevé à la caiiipa^me ; il y avait vécu. Sa description de l'i'té, par
exemple, et de la Canicule, a bien de l'énergie et de la vérité; elle se
couronne par ces beaux vers :
Tout est morne, brûlant, tranquille ; et la lumière
Est seule en mouveinent dans la nature eutièie.
(2) Lettres inédites de Volney, dans Bodin, Recherches «jir
Pàiijou.
5.
82 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
parlait, même aveugle, comme d'un charme présent. Ber-
nardin de Saint-Pierre, dans une lettre à sa femme, raconte
que l'abbé Delille est venu s'asseoir près de lui à l'Institut :
« Je l'ai trouvé si aimable et si amoureux de la campagne,
dit-il, et il m'a fait des compliments qui m'ont causé taut de
plaisir, que je lui ai offert de venir à Éragny... » — Après bien
des lectures à l'Académie et dans les soupers, le poërae des
Jardins, premier fruit raffiné de ce goût champêtre, parut en
1782, et n'eut pas de peine à fixer toute l'attention, alors si
promple.
Nous aurions peu de chose à en dire de nous-même, qui
n'eut déjà été mieux dit par des contemporains. La Harpe,
après en avoir entendu des extraits, le jugeait par avance M?t
ouvrage dont les idées sont un peu usées , mais plein de détails
charmants (1). L'auteur de V Année littéraire, (\\x\ d'ailleurs al-
légea toujours sa férule pour Delille, prononçait (2) que le
poëme de l'abbé Delille était un véritable jardin anglais :
« On pourrait, dit-il, être tenté de croire que le poëme est
construit de morceaux détachés et de pièces de rapport réu-
nies sous le même titre. Les idées y semblent jetées au ha-
sard, déchiquetées par petits couplets qu'étrangle à la fin
une sentence (3). » Ce reproche est fondamental à l'égard de
Delille et tient à la nature même de sou procédé. Lorsqu'il
débuta dans le monde, on ne songeait qu'à des morceaux, et
(1) Correspondance.
(2) 1782 : lellre vui.
(3) Je citerai encore ce passage judicieux : « On convient assez
généralenienl que la manière de M. l'abbé Delille n'i st ni grande ni
large; que souvent même elle est froide et pénible. La grâce parait
être son caractère dislinctif, mais c'est la grAee |)l(is ingénieuse que
naturelle de Boucher. Souvent il subslilue lesprii au seitiinent, plus
souvent il émousse et affaiblit le sentiment par lesprit qu'il y mêle.
Il affecte assez fréquennnent dan» son style ces tours précieux qui
ressemblent aux mines des coquettes. Un autre défaut considérable
de la manière de M. l'abbé Delille, c'est une vainf apparence de ri-
chesse et d'aliondance (jui ne consiste que dans des mots accuniuli's ou
des énuméralioQS fatigantes...,. » (Année liitéruire^ 17 82, lettre vill.)
DELILLlî. 83
tout dépendait du succès d'une lecture. Il alla droit à cet
écueil et s'y complut. Rivarol disait de lui : « Il fait un sort
i chaque vers, et il néglige la l'ortuue du poëme! » Quand
Delille avait achevé quelque portiou descriptive, quelque
morceau, il avait coutume de dire: « Eh bien, où mettrons-
nous ça maintenant? » On le voit, c'était moins un poëme
qu'il composait, qu'un appartement, en quelque sorte, qu'il
ornait et meublait selon la fantaisie ou l'occurrence.
Le Mercure, q ui donna sur/es Jardins un pur article d'ami ( 1 ),
Qous montre quelle était alors dans le monde la vraie situa-
tion du poêle, en ces mots : « Voici le moment que la cri-
tique attendait pour se venger de ce dupeur d'oreilles, dont le
débit enchanteur la réduisait au silence. M. l'abbé Delille
respecte toutes les réputations, applaudit à tous les talents,
ménage l'amour-propre de tout le monde; n'importe! on affli-
gera le sien, si l'on peut; c'est la règle. Pense-t-il être impu-
nément le poëte le plus aimable el le plus aimé? » Ce carac-
tère inolTensifet bienveillant de l'abbé Delille le rendit, jusque
bien avant dans la Révolution, étranger à toutes les que-
relles.Il n'était pas encyclopédiste, et il voyait Diderot, et il ré-
citait des vers, près de Roucher qu'on lui comparait encore,
aux déjeuners de l'abbé Morellet. Il n'était ni gluckiste ni
picciniste, au grand déplaisir de Marmontel qui, dans sou
poëme de V Harmonie, disait :
L'abbé Delille avec son air enfant
Sera toujours du parti triomphant :
épigramme que Delille réfuta suffisamment dans la seconde
moitié de sa vie, en étant du parti des malheureux ("i).
La critique la plus célèbre qui parut contre les Jardùu est
(1) Juin 1782. L'article n'est pas de La Harpe.
(2) J'emprunte cette pensée à M. Michaud, à qui j'en dois, sur ce
sujet, beaucoup d'autres, puisées surtout dans sa spirituelie conver-
sition.
81 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
celle de Rivarol, c'est-à-dire le Dialogue du Chou et du Navet ,
qui se plaignent d'avoir été oubliés parl'abbé-poëte dans ses
peintures de luxe :
Le navel n'a-t il pas, dans le pays latin.
Longtemps composé seul ton modeste festin,
Avant que dans Paris ta muse froide et mince
Égayât les soupers du commis et du prince?
Je permets qu'au boudoir, sur les genoux des belles,
Quand ses vers pomponnés enchantent les ruelles^
Un élégant alibé rougisse un peu de nous,
Et n'y parle jamais de navets et de choux.
Son style citadin peint en beau les cam|iagnes ;
Sur un pipier chinois lia vu les montagnes,
La mer à l'Opéra, les forêts à Longchamps,
Et tous ces grands objets ont ennobli ses chants.
Ira-t-il, descendu de ces hauteurs sublimes,
De vingt noms roturiers déshonorer ses rimes,
Et, pour nous renonçant au musc du parfumeur,
Des choux qui l'ont nourri lui préférer l'odeur ?
Papillon en rab.it, coiffé d une auréole,
Dont le manteau plissé voltige au gré d'Éole,
C'est assez qu'il effleure, en ses légers propos.
Les bosquets ei la rose, et Vénus et l'apiios.
La mode, au vol changeant, aux mobdes aigrettes.
Semble avoir pour lui seul fixé ses girouettes;
Sur son char fugitif où brillent nos Laïs,
L'ennemi des navets en vainqueur s'est assis,
Et ceux qui pour Jeannot abandonnent Préville
Lui décernent déjà le laurier de Virgile.
Il courut dans le temps une épigrammc qui piqua, dit-on,
le poëte plus que la pièce même de Rivarol; on la peut lire
dans les Mémoires secrets (23 décembre 1782). Piron l'eût
écrite s'il eût vécu; c'est une protestation un peu crue du
Dieu des Jardins contre les oripeaux du poëte glacé. Ducis,
vers le môme temps, écrivait à Thomas au retour d'une course
dans les montagnes du Dauphiné, et plein encore de l'im-
DELILLE 85
pression magnifique qu'il en avait rapportée : « Le poëme des
Jardins, dont vous me parlez avec tant de goût, avec le goût
de l'âme qui est le bon, ne m'a point donné de ces émotions-
là. » Un peu avant la publication et au sortir d'une séance
de l'Académie où Delille avait lu des morceaux, le même
Ducis écrivait : « Parlons un peu du poëme des Jardins; on ne
peut pas se tromper sur le charme de la lecture. Quelle per-
fection de vers ! quelles tournures ! quelle brillante exécution !
C'est véritablement le petit chien qui secoue des pierreries. »
Ainsi, en y regardant bien, on verrait qu'à chaque époque
toutes les opinions sur les talents vivants sont représentées,
exprimées. On les oublie ensuite, et on croit les retrouver
pour son compte, en supposant chez les contemporains une
unanimité d admiration qui n'a jamais existé.
Notre opinion particulière sur Ivs Jardins, si on nous la
demande, est que, toutes réserves faites sur l'art et le style
en poésie, nous aimons encore cet agréable poëme, un des
plus frais ornements de la fin du xvme siècle. La. sensibilité,
qui y perce par endroits, est bien celle qu'on voulait alors, un
peu de mélancolie comme assaisonnement de beaucoup de
plaisir. On relit avec une sorte de surprise, toujours flatteuse,
l'épisode du jeune Potaveri, l'apostrophe à Vaucluse, et, sous
la forme plus complète dans laquelle le poëme fut publié en
1800, la belle invocation aux bois dépouillés de Versailles.
Mais il faut en convenir, jamais on n'y trouve d'accents
comme ceux d'André Chénier, par exemple, chantant égale-
ment Versailles et ses triples cintres d'ormeaux :
Les chars, les royales merveilles.
Des gardes les nocUirnes veilles.
Tout a Tui : des grandeurs lu n'es plus le séjour...
L'épisode du vieillard du Galèse est hors de prix à côté du
poëme àes Jardins! et, dans notre langue, V Elysée de la Nou-
velle Iléloîse, avec sa peinture, la première si neuve, reste le
bosquet sacré d'où Delille n'a fait que tailler des boutures.
80 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
La Fontaine lui-même, déjà, dans le Songe de Vaux, avait
introduit el l'ail parler /for(és«e ou l'art des jurdins, qui dispute
le prix à Palatiane, Appella7iire et Callioppe {\es arts de l'archi-
tecture, de la peinture et delà poésie). Quoique ce morceau
soit de sa première et un peu fade manière, on y trouve des
traits tels que Deliile n'en a pas assez connu, comme, par
exemple, quand Hortésie étant introduite devant les juges et
ne parlant point encore, ceux-ci eurent beaucoup de peine à
ne se pas laisser corrompre aux chaimes même de son silence.
Dans les A mon) s de Psyché, La Fontaine a aussi décrit les mer-
veilles naissantes de Versailles ; les vers, le plus souvent tech-
niques, sont parfois éclairésd'un reflet d'àme inattendu, que
je ne retrouve pas à travers le bel esprit de DelilIe :
L'onde, malgré son poids, dans le plomb renfermée.
Sort avec un fracas qui marque son dépit,
Et plaît aux écoutants, plus il les étourdit.
Mille jets, dont la pluie alentour se partage,
Mouillent également l'imprudent et le sage.
Malgré les critiques qu'on fit des Jardins, Delille ne conti-
nua pas moins d'être le plus brillant et le plus enfant gâté des
poètes. Il ne publia rien de nouveau jusqu'après la Révolu-
tion; mais il travailla dès lors, et par fragments toujours, à
la pi upart des ouvrages qui parurent ensuite coup sur coup à
dater de 1800. M. de Choiseul-Gouffier l'emmena ou plutôt
l'enleva sur le vaisseau qu'il montait comme ambassadeur à
Constantioopie (1). Delille visita Athènes, composa des mor-
ceaux de son poëme de V Imagination aux rivages de Byzance.
Une lettre écrite par lui en France sur son voyage était à
l'instant un événement de société ; un bon mot qu'il avait dit
sur des pirates fit fortune. Sa vue s'affaiblissait déjà; ce soleil
(l) Voir les articles biographiques de Delille par Amar et par
M. Tissot. — Dans VHisiuire de la vie et de^i travaux politiques du
comte d'Hiiiiieiii'p, par M. le chevalier Artaud, au chapitre III, OQ
peut lire une agréable anecdote : L'abbé Delille et le Janissaire.
DELILLE. 87
lumineux et cette blancheur des murailles du Levant lui eau
saient plus de souffrance que de joie. A son retour en France,
il reprit sa vie mi-partie studieuse et distraite, et la Révolu-
tion seule la vint troubler.
Delille vit la Révolution avecles sentiments qu'on peut ai-
sément supposer, et tout d'abord il s'écarta. Il alla passer l'été
j de 89 en Auvergne, près de sa mère qui vivait, et dans toutes
sortes de triomphes. Quand il revint, il y avait eu le 14 juillet
et le o octobre. Il écrivait à madame Lebrun, bientôt réfugiée
à Rome : « La politique a tout perdu, on ne cause plus à Paris. »
Il n'émigra point pourtant; mais inofîensif, généralement
aimé, se couvrant du nom de Montanicr-Delille, et de plus en
plus rapproché de sa gouvernante, qui passa bientôt pour sa
nièce (I) et devint plus tard sa femme, il baissait la tête en
silence durant les années les plus orageuses. Il quitta sa
tonsure et mit des sabots. Cette époque de sa vie est assez
obscure, et l'esprit de parti qui s'en est mêlé plus tard n'a pas
aidé à l'éclaircir. Les royalistes ont exalté son courage, d'avoir
ainsi bravé, par sa présence, les tyrans et les bourreaux:
l'honnête M. Amar l'a comparé à Veruet se faisant attacher au
màt du navire dans l'orage, pour être jusqu'au bout témoin
de ce qu'il aurait à peindre. On a cité son Dithyrambe qui
lui avait été demandé pour la fête de l'Être Suprême, et dont
jplusieurs vers étaient la satire des oppresseurs. M. Tissot a
judicieusement, selon moi, discuté ce point, et rabattu des
exagérations qu'on en a faites après coup (2). Ce qu'il y a de
certain, c'est que Chaumette protégea Delille ; ce qui le pro-
(J) L'abbé de Tressan, mal reçu d'elle un jour, ne put s'empôclier
lie dire à Delille : « Quand on choisit, ses nièces, on les devrait mieux
choisir, o — On trouvera à la un de cet article une note contradic-
toire au sujet de madame Delille : une personne respectable qui l'a
beaucoup connue a cru que l'opinion était à redresser sur son compte.
(2) On a positivement aflirmé que les deux meilleures strophes do
son fameux Dithyrambe furent récitées par lui au Collège de France
bien avant la Révolution, qu'elles furent môme imprimées dès 1776,
et ne purent être par conséquent une inspiration de la Terreur.
88 PORTRAITS LITTÉRAIliES.
tégeait surtout, c'était son humeur, sa gloire chère à tous dès
le collège, son air enfant, son gentil caractère ; souris qui joue
dans l'antre du lion ; épagneul que la griffe terrible épargne.
Jamais un poète capable de porter ombrage et suspect de son-
ner la trompette d'alarme n'aurait ainsi échappé : André Ché-
nier mérita de mourir. Les serins chantent dans les cages, a dit
l'autre Chénier de Delille; du moins ce serin charmant, qu'on
trouva dans le palais fumant du sang des maîtres, et qu'on
aurait voulu faire chanter, le serin, disons le à son honneur,
fut triste et ne chanta pas (I).
Delille ne quitta Paris qu'après le 9 thermidor, c'est-à-dire
au moment où c'était plutôt le cas de rester; et, une fois
parti, il ne parut occupé que de rentrer le plus tard possible
et à son corps défendant, comme s'il eût boudé contre son
cœur. Cette bizarrerie est restée inexpliquée. Cn a dit plai-
samment qu'une faute de français, un at/rd'un membre du
Comité de salut public qu'il rencontra, le fit s'écrier: « Dé-
cidément on ne peut plus habiter ce pays-ci. » On a raconté
non moins plaisamment (2) que l'abbé de Cournand, alors
son ami, et qui depuis crut lui jouer un mauvais tour en re-
traduisant les Géorgiques, étant de garde aux Tuileries, recon-
nut le poëte qui se promenait malgré sa mise en arrestation
au logis, qu'il fit mine de le vouloir reconduire chez lui au
nom de la loi, et que depuis lors Delille avait peur de la
garde nationale et de l'abbé de Cournand. Delille était encore
à la rentrée publique du Collège de France, le i" frimaire
an III, et y récitait des vers. Le 15 ventôse, sa présence était
accueillie aux écoles normales avec des applaudissements
réitérés. On a pensé que la préférence accordée au poëte Le
(1) Dans les Souve>iirs de la Terreur, par M. Georpe Duval (t. III,
p. 317 et suiv.), on peut lire une anecdote sur l'alihé Delille après
le 10 août ; c'est au sujet d'une certaine réclanwilion qu'il fait de ses
meubles confisqués parmi ceux du château de Bellevue, où il avait
un logement. Le caraclrre gentil et peureux de laLLé, et sa facilité
d'oubli, s'y retrouvent assez au naturel.
(2) M. I\lichaud, en têts di recueil des Poe^iVî de Delille, 1801.
DELILLE. 89
Blanc pour les récompenses nationales (17 floréal an m) l'au-
rait morlifié et décidû au départ. Peut-être sa gouvernante,
qui avait pris sur lui un empire absolu, espérait-elle, en le
retenant à Paris, se faire dès lors épouser. Peut-être, voyant
la Révolution, sinon close, du moins sur le retour, songeait-
il, en émigrant (bien qu'un peu tard), à se mettre en règle
avec l'avenir. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on essayait de sonder
ses vrais motifs et qu'on lui parlait de revenir à Paris, il de-
mandait toujours si l'abbé de Cournand y était encore. Dès
qu'il y avait quelque chose de sérieux, il s'en tirait volontiers
ainsi, par une plaisanterie et une gentillesse (1).
Delille gagna à ce parti pris d'un exil tout volontaire des
sentiments plus vifs que d'habitude, et le droit d'exhaler une
inspiration plus profonde qu'il n'en avait marqué jusqu'alors.
L'inspiration directement religieuse ne fut jamais la sienne;
l'inspiration puisée dans la nature avait été une de ses pré-
tentions et de ses illusions plutôt qu'une source véritable. Il
n'avait pas connu l'amour, point de passion de coeur, peu
d'ardeur de sens, du moins rien de pareil ne s'entrevoit dans
(1) Quand il eut épousé sa gouvernante, il allait lui-même au-
devant de ses souvenirs d'abbé, en plaisantant sur ce qu'il aurait été
fait clerc, et peut-être sous-diacre, mais par l'évêque de Noijon, et
l'évoque de Noyon ne faisait rien de sérieux. — L'abbé Delille eut
de tout temps son abbé de Cournand attaché à lui comme une puce
à l'oreille pour le harceler; il se vengeait par maint bon mot. 11»
passèrent leur vie à se faire des niches. En 89, l'abbé de Cournand,
très-avancé dans la Révolution, parlait, écrivait pour le mariage de»
prêtres, et Delille disait de lui, en parodiant la chanson :
Cournaud pleure, Couraand crie,
Cournaud veut qu'on le marie.
Et il ajoutait (ce que je cache au bas de la page) :
Et de ses larges flancs voit sortit- à longs flots
Tout un peuple d'abbés, pères d'abbés nouveaux I
Imigrum campis agmen! — Voilà le vrai Delille causant. Il jouait,
batifolait perpétuellement avec son esprit, comme im chat avec un
marron : c'est M. Villemain qui dit cela.
90 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
le détail de toutes ses coquetteries et de ses caresses de beau
monde (1). Enfin, grâce aux tourmentes publiques et à l'im-
pression qui eu resta sur son cœur, une inspiration réelle lui
vint; il se fit le poëte du passé, des infortunes royales, le poëte
du malheur et de la pitié. Cette veine de larmes, en fécon-
dant la seconde partie de ses œuvres, donna àsa renommée
poétique un caractère sérieux et touchant, que salua avec
transport la société renaissante, et qui couronna dignement
sa vieillesse.
De Saint-Dié dans les Vosges, pairie de madame Delille,
où il alla d'abord et où il acheva la traduction de l'Enéide,
Delille partit pour la Suisse. Presque aveugle, il entrevoyait
pourtant, et les beautés de la nature lui arrivaient çà et là
gaiement dans un rayon. De près, il ne voyait les objets
qu'avec sa grande loupe, grains de sable et cailloux. ABâle,
fut-il en effet témoin du bombardement de Huuingue et y
apprit-il à décrire le jeu de la bombe :
De son lit embrasé, tantôt l'affreuse bombe, etc.?
Grave question. On a avancé cela dans une note de ses ou-
vrages, mais qui n'est pas de lui. Lors du bombardement, il
étaitdéjà à Glairesse. Habitant ce village, il dut à l'aspect de
l'île de Saint-Pierre d'ajouter dans son poëme de l'Imagina-
tion le morceau sur Jean-Jacques. Ainsi, à chaque pause de
son exil, il allait décrivant et ajoutant quelque pièce à ses
anciens cadres. Il passa de la Suisse à la petite cour du duc
de Brunswick, où il travailla à son poëme de la Pitié, A
Darmstadt, il avait visité incognito les jardias du prince des-
sinés et calqués dans le temps, livre en main, sur le poëme.
A Gœllingue, il avait connu l'illustre Heyne, qui lui en fit les
honneurs, etqui même le consulta, dit-on, sur un passage de
l'Enéide. Vous figurez-vous bien le tête-à-tête de ces deux
(1) 11 faut tout dire : on a pourtant cité de lui un fils naturel ou
adultérin, nô d'une relation toute bourgeoise.
DELILLE. 91
hommes ! tout le clinquant de l'antiquité et tout son or pur.
A Hambourg, il rencontra Rivarol, plus à sa taille, et se ré-
concilia avec lui. Ils se dirent des choses plaisantes ; ils échan-
gèrent leurs tabatières (I); ce lut un assaut de grâce; du coup,
un bourgeois, là présent, eut presque de l'esprit. 11 s'y dé-
pensa plus de bons mots en un quart d'heure, que durant
des siècles de la Ligue hanséatique.
C'est un trait bien honorable et distinctif du talent et du
caractère de DeliMe d'avoir su, sans y prendre garde, lasser
la malice et désarmer l'agression. Le Brun, parlant de Fréron
dans la Métempsycose, avait dit :
Muis il prôna l'ingénieux Delille,
Qui, sous le fard se donnant pour Vjrcile,
Si bien lima son vers mince et poli.
Que le grand homme est devenu joli.
Ainsi masquant de grâces fanlastiques
Le noble auteur des douces Géorfjiiines,
Par trop d'esprit il n'eut qu'un faux succès...
Oli I que Le l'^ranc a bien fui cet excès!
Dans une épigramme de date postérieure, Le Brun semble
s'adoucir, (tt il convient que, nonobstant Marmonlel, Saint-
Lambert et Lemierre,
L'adroit et gentil émailleur
Qui brillanta les (jè.^ryiqiies^
Des poètes académiques
Delille est encor le meilleur.
Enfin dans d'autres épigrammes suivantes, il se montre tout
à faitapaisé, et le nom de Delille ne revient plus qu'en éloges.
Ainsi iMarie-Joseph Chéuier, qui, dans une petite épîlre au
poëte émigré rentrant :
Marcliand de vers, jadis poêle,
Abbé, valet, vii-ille coquette.
Vous arrivez, Paris accourt, etc.;
(1) Diomède et Glaucus, Iliade, VI.
92 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
avait été satirique des plus âpres, n'hésita pas à lui rendre
bientôt, dans son Tableau de la Littérature, des hommages
consciencieux et réflécliis.
Pendant que Delille courait l'Allemagne, et de là passait
en Angleterre, on se demandait en France de ses nouvelles
avec un intérêt qu'attestent toutes les feuilles du temps. Le
premier réveil de l'attention littéraire s'occupait à son sujet.
Lalande (décembre 96) donnait dans la Décade une espèce de
petit bulletin de ses voyages et de ses poëmes entamés ou
terminés. On traduisait du Jl/eïci/re ai/emanrf de Wieland un
article de Bottiger sur le poëte dont la réputation grossissait
chaque jour à distance. L'Institut national lui faisait écrire
pour le prier de rentrer en son sein, et ce ne fut qu'après
trois ans d'un silence par trop boudeur, qu'on le remplaça
dans la section de poésie. Enfin, de Londres, où il venait de
traduire en dix-huit mois le Paradis perdu, il laissa échapper
une seconde édition, Irès-augmentée, du poëme des Jardins.
et l'Homme des Champs {i800)i dont l'impression était retar-
dée depuis trois ans.
On publia, vers ce temps, un recueil de ses poésies diverses
et fragments, auquel M. Michaud ajouta une notice biogra-
phique, car on était avide des moindres détails. Les extraits
de Fontanes au Mercure et de Ginguené à la Décade, sur
VHomme des Champs, étaient insérés dans le volume; on tâ-
chait d'y réfuter les critiques, d'ailleurs fort modérées et res-
pectueuses, de Ginguené (1). Bref, Delille entrait vivant dans
la gloire incontestée, et prenait rang parmi ceux qui régnent.
Cette monarchie, bien suffisamment légitime, où il allait
s'asseoir, ne se déclarait pas moins par certaines attaques
démesurées et désespérées, et qui étaient en petit comme les
conspirations républicaines de même date contre Bonaparte.
(1) Je trouve dans l'extrait de Ginfiuené que IMiomme d'esprit ré-
futé aux p^emi^^e8 lignes de la préface de l'Homme des Champs,
M. deM., (8t Sénacdc Meilhaii ; ce qui me paraît plus vraisemblableque
If. delfestre,qu'onlitdans beaucoup d'édilionssubséquentesdeDelilIe,
DELILLE. 93
En regard du trophée poétique que lui dressaient ses amis,
il parut une brochure intitulée : Observations classiques et lit-
téraires sur les Géorgiques françaises, par un Piofessp.ur de
belles-lettres (an ix). Il y était dit . « Commen, se flatter de
ramener l'opinion sur un ouvrage qui, même avant la pu-
blicité, était dévoué à l'apothéose? » On y supputait que, dans
un ouvrage de 2,642 vers, il se trouvait :
643 répétitions,
558 antithèses,
498 vers symétriques,
294 vers surchargés,
164 vers léonins.
Total : 2,157.
En tète du volume se voyait une caricature d'après le dessin
d'un élève de David. Le poêle, en costume d'abbé, tournait le
dos à la Nature, et dirigeait ses pas et sa lorgnette vers le
Temple du mauvais Goût. Des farfadets lui présentaient des
hochets et des guirlandes. Sa chatte Raton était à ses pieds;
il se couvrait la tête d'un parasol, et on lisait au-dessous
ces deux vers de l'Homme des Champs :
Majestueux été, pardonne à mon silence!
J'admire ton éclat, mais crains ta violence.
M. Emile Deschamps, dans sa spirituelle préface des Éttides
françaises et étrangères, et nous tous, railleurs posthumes de
Delille, nous sommes venus tard, et n'avons, même là-des-
sus, rien inventé.
Il ne rentra en France que deux ans après, en 1802, pen-
dant l'impression du poëme de la Pitié. L'apparition de ce
livre fut un événement politique (1). Absent et plus hardi de
(l) Les circonstances sociales s'en mêlèrent et y mirent le sens.
D'ailleurs, à la politique proprement dite, est-il besoin de le dire ?
Delille n'jL avait jamais rien entendu. Un jour (à Londres, je crois),
94 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
loin, Delille avait été dans quelques vers jusqu'à invoquer la
vengeance des rois de l'Europe contre la France : cela sortait
de la pitié. Il avait toutefois insisté pour que les vers res-
tassent. De près, il sentit le péril. Six vers, qu'il ne désavoua
pas, furent, sans façon, substitués par un ami plus sage, et
qui prit sur lui d'ôter au poète l'embarras de se rétracter. A
cela près, l'inspiration de la Pitié ne parut pas moins suffi-
samment royaliste et bourbonienne. On peut voir dans les
notes de M. Fiévée à Bonaparte (avril 1803) le frémissement
de colère qu'excitait autour du Consul un succès impossible
à réprimer. Il y eut une brochure intitulée Pas de pitié pour
la Pitié! de Carriou-Nisas ou de quelque autre pareil. On n'y
approuvait du poëme que les six vers qui avaient été substi-
tués à ceux de Delille (1). A partir de ce moment, les ou-
vrages amassés en portefeuille par Delille se succédèrent ra-
pidement et dans un flot de vogue ininterrompu : VEnéide,
1804; le Paradis perdu, tSOo; l'Imagination, ISOfi; les Trois
Régnes, 1800; la Conversation, 1812. C'était le fruit des vingt
années précédentes; déplus, Delille aveugle ne sortait guère,
et, en tutelle de sa femme, versifiait sans désemparer.
Tous ces ouvrages, excepté le dernier, le poëme de la Con-
versation, envenl un succès de vente et de lecture dont il est
piquant de se souvenir. Les livres de Delille se tiraient d'or-
dinaire à vingt mille exemplaires, pour la première édition.
dans un dîner où était l'abbé Dillon, il avait jasé sur ce chapitre à
tort el à travers. Quand il eut fini, l'abbé Dillon lui dit : « Allons,
l'abbé, il Taudra que vous nous mettiez tout cela en vers, pour nous
le faire avaler »
(Ij M.iis rien n'égale, comme violence et infamie, un certain pam-
plilet intitulé Examen critique du poëme de la Pitié, précédé d'une
Notice sur les fnits et gesivs de l'atueur et de son Antiiione (Paris,
1803). L'anonyme, qui parait avoir connu depuis lonj^temps De il e,
s'attache, en ennemi intime, à nêliir toute sa vie ; il fait d'ailleurs
de la [lublicalion de In Paie un crime d'hJat. et le dénonce au Gou-
vernement consulaire. Quelques anecdotes, toujours suspectes, ne
racliètenl pas suHi-^auimenl, même pour les curieux et indiU'érenls,
^'odieux de st-mlilaliles liLel.es.
DELILLE. 95
L'Enéide, par exception, se publia à cinquante mille exem-
plaires. Elle lut achetée à l'auteur quarante mille francs
d'abord, bien grande somme pour le temps. En tout, ce n'é-
tait pourtant qne deux volumes, qu'on gonfla et qu'on doubla
de notes. Dans les châteaux, dans les familles, en province,
partout, abondaient les poëmes de Delille; on y trouvait,
sous une foiine facile et jolie, toutes choses qu'on aimait à
apprendre ou à se rappeler, des souvenirs classiques, des al-
lusions de collège à la portée de chacun, des épisodes d'un
romanesque touchant, des noms historiques, des infortunes
ou des gloires aisément populaires, des descriptions de jeux
de société on d'expériences de physique, dos notes anecdo-
tiques ou savantes, qui formaient comme une petite encyclo-
pédie autour du poëme, et vous donnaient un vernis d'ins-
truction universelle. Enfant, j'ai connu le manoir oiî en 1813,
pour charnii!!' les vacances d'automne, on avait dans le grand
salon un jeu de solitaire, un orgue avec des airs nouveaux;
on apportait quelquefois une optique pour voir les insectes
ou les vues des capitales. Un volume de Delille était sur la
cheminée, et, sans aucun décousu, ou passait de l'insecte de
l'optique a l'uraignée de PelHsson[\). Mais si, le doigt s'éga-
rant, on remontait dans le volume à quelques pages de là,
si on lisait à haute voix le portrait de Jean-Jac<iucs :
Hélas ! il le connut ce tourment si bizarre,
L'éenv.iin qui nous fll entendre tour à tour
La VOIX de la raison et celle de l'amour, etc.;
oh 1 alors, comme l'émotion croissante succédait ! comme on
chérissait le poêle et celui qu'il nous peignait en vers si ten-
dres, et conmie ce pauvre et sensible Jean-Jacques devenait
l'entretien de toute une heure! — à moins que quelqu'un
pourtant, ouvrant les Trois régîtes qui élaieul à cùlé, ne tom
(I) Imagiuaiion, chant vi.
96 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
bât sur le Jeu de raquette, ce qui en donnait l'idée et faisai*
diversion.
Aujourd'liiii encore, si, à la campagne, un jour de pluie,
vers une fin d'automne, reprenant le volume négligé, on re-
trouvait tout d'abord (sujet de circonstance) le Coin du feu,
celui de l'Homme des Champs ou celui des Trois Règnes, di
versement spirituels ou touchants, on serait charmé à bou
droit, on s'étonnerait d'avoir pu être si sévère pour le gra
cieux poëte, et l'on s'écrierait en relisant la page : Son génie
est là !
Je n'aborderai pas en particulier chacun des ouvrages pu
bliés par Delille à dater de 180i) ; ce serait répéter à chaque
examen nouveau les mêmes critiques, les mêmes éloges, e*
je n'aurais guère rien à en dire d'ailleurs qui n'ait été trouvé
par des contemporains mêmes. Ginguené a jugé l'Homme des
Champs avec un mélange de sévérité et de bienveillance qui
t'ait honneur à son esprit et à la critique de son temps. GeoC
froy, quoique du même parti politique que Delille, s'est mon
tré beaucoup plus sévère dans la nouvelle Année littéraire
qu'il essaya alors, et il ménagea moins l'aimable auteur que
l'ancienne Année littéraire ne l'avait fait. Fontaues , bien
qu'ami du poëte et défenseur du poëme, cacha sous beau-
coup d'éloges des critiques moins détaillées, mais au fond à
peu près les mêmes que celles de Ginguené, et qui acquièrent
sous sa plume favorable une autorité nouvelle. Ginguené en-
core a jugé dans la Décade la traduction de CÈadde, et cette
fois sa sévérité plus rigoureuse va chercher les négligences
et le faux jusque dans les moindres replis de ce faible ou-
vrage {\). Les amis de Delille se rejetaient sur quelques mor-
(1) « Le traducteur, dit-il, ajoute de son chef à la description de
la tempête dont les Tro^ens sont assaillis en quittant la Sicile :
■ Son mât seal un iastaut se montre à nos regardai
Aux regards dR qui? A quoi pensait-il donc en faisant ce vers?
Avait-il imité cette tempête de Virgile pour la placer dans un autre
DELILLE. 97
ceauxoù ils admiraient un grand mérite de difficulté vaincue,
l'épisode d'Entelle et de Darès, et eu général la description
des jeux. Bientôt la Décade cessant, le parti philosophique
perdit son organe habituel en littérature et son droit public
de contradiction : le champ libre resta aux éloges. Même
dans ces éloges des amis triomphants de Delille, nous retrou-
verions toutes les critiques suffisantes sur l'absence de com-
position et les hasards de marqueterie de ses divers ou-
vrages. M. de Feletz a écrit le lendemain de sa mort :
u J'oserai dire qu'il a été plus heureusement doué encore
comme homme d'esprit que comme grand poëte. » En y
mettant moins de ■prenez-y garde, nous ne dirions guère au-
trement. Mais il convient d'insister sur une seule objection
Foudamenlale qui embrasse tous les ouvrages et l'ensemble
du talent de Delille : nous lui reprocherons de n'avoir eu ni
l'art ni le style poétique.
Racine et Boileau l'avaient à un haut degré, bien que cette
qualité, chez eux, ne soit pas aisément distincte de la pensée
même et se dissimule sous l'élégance d'une expression d'or-
dinaire assez voisine de l'excellente prose. C'est là ce qui a
égaré leurs successeurs, qui, en croyant être de leur école en
poésie, n'ont pas vu qu'ils ne leur dérobaient pas le vrai se-
cret, et qu'ils n'étaient ou que correctement prosaïques ou que
fidement élégants. Tout ce que Boileau se donnait de peine
et d'artifice pour élever son vers, qui souvent ne renfermait
ju'une simple idée de bon sens, et pour le tenir au-dessus de
i;i prose, mais dans un degré qui ne choquât pas, est inouï,
lu mot bien sonnant pris en une acception un peu neuve,
iHie inversion bien entendue, une quantité de petits secrets
« ouvrage?... Aurait-il ensuite replacé dans sa traduction cette imi-
« talion libre, sans songer à en retirer ce qu'il y avait mis d'étran-
» ger? 11 faut bien qu'un si inconcevable quiproquo ait une cause.
« Quelle tête antivirgilienne que celle qui médite pendant plus de
« trente ans une traduction de VÉnéide, et qui y laisse subsister
dès la seconde centaine de vers une telle marque d'oubli ! »
■98 PORTRAITS LITTÉRAIRîlS.
qui nous fuient dans ses vers devenus proverbes, mais qui
furent nouveaux une fois et frappants, lui servaient à com-
poser son style.
De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents,
Le lui paraissait pas du tout la même chose que s'il avait
mis : Du Styx, de l'Achéron; et il sentait juste. En un mot,
Boileau suppléait par une quantité de moyens savants, et de-
puis assez inaperçus, au rare emploi qu'il faisait et qu'on fai-
sait en son temps de la métaphore et de l'image. Son vers
voisin de la prose, et qui en était si distinct pour Racine et
pour lui, ressemble, j'oserai dire, à ces dieiies de Hollande
qui paraissent au niveau de la mer et qui pourtant n'en sont
pas inondées. Le xvin« siècle ne se douta pas de cela. On y
reprocha même à Boileau des fautes de grammaire qui sou-
vent, chez lui, n'étaient que des nécessités ou des intentions
de poésie. Ce qui est vrai à mon sens, c'est que le genre de
style poétique de Boileau et même de Racine avait besoin
d'être modifié après eux pour être vraiment continué. Pour
rester poétique, la prose montant comme elle fit au siècle de
Jean-Jacques et de Buffon, il fallait changer de ton et hausser
d'un degré les moyens du vers. Boileau, je n'en doute pas,
revenant à la fin du xvnie siècle, eût l'ait ainsi et eût été au
fond un novateur en style poétique, comme il le fut de son
temps. Delille n'eut rien de tel. Il ne comprit pas de quelle
réparation il s'agissait. Les modifications matérielles qu'il
apporta à la versification, ses enjambements et ses découpures
ne furent que des gentillesses sans conséquence, et qui n'em-
pêchèrent pas chez lui, en somme, le rétrécissement de
^'alexandrin. De style neufetsouveraineraentconstniil, il n'en
eut pas. Sa seule direction fut un vague instinct de mélodie
et d'élégance à laquelle sa plume cédait en couiant. Du com-
merce des anciens il ne rapporta jamais ce senlinient de
l'expression magnifique et comme religieuse, ce voile de Mi-
BELlI.tE. yV>
nerve, où chaque point, touché par l'aiguille des Muses, a sa
raison saciée.
' On l'a comparé à Ovide. Le docte et élégant auteur des Mé-
tamorplioses, comme ne craint pas de l'appeler M. de Maistre,
est bien supérieur à Delille en invention, en idées. Mais, par
beaucoup de côtés et de détails, le rapport existe. Ovide, par
exemple, en était venu à ne faire du distique qu'une paire de
vers tombant deux à deux, tandis qu'auparavant, et surtout
chez les plus anciens, comme Catulle, la phrase poétique se
déroulait libre à travers les distiques. Delille et son école en
étaient ainsi venus à accoupler deux à deux les alexandrins.
La diiïoronce entre Ovide et Catulle est un peu la même
qu'enire Delille et André Chénier. Ovide a de l'esprit, de l'a-
bondance, de jolis vers, de jolies idées, mais du prosaïsme,
du délayage. Jamais, par exemple, l'inspiration ne lui vien-
dra de terminer une pièce de vers, comme celle de Catulle à
Hortalus, par cette image et ce vers tout poétique, tournure
imprévue, conciseetde grâce suprême, comme André Chénier
fait souveiil; oubli du premier sujet dans une image sou-
daine et fîuale qui fait rêver :
Huic manat trisli consciuâ ore rubor.
Jamais l'idée ne serait venue à André Chénier d'intituler le
premier chant d'un poëme de l'Imagination : L'Homme sous
le rapport intil'ectacl.
Delille est le melteur en vers par excellence. Tout ce qui
pouvait passer en vers lui semblait bon à prendre. Les vers
même tout faits, il les dérobait sans scrupule à qui lui en
lisait, et il les glissait dans ses poèmes. Il en prit un certain
nombre à Segrais, à Martin, pour ses Gmrgiques, et Clément
en a fait le relevé. Il zn prit à l'abbé Du Resnal de fort beaux
pour Vlluiume des Champs (1), à Racine fils pour le Paradis
(I) Quels qu'ils soient, aux objets conformez votre ton, etc.
100 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
perdu. Il disait quelquefois après une lecture : « Allons, il n'y
a rien là de bon à prendre. » Mais la prose surtout, la prose
était pour lui de bonne prise. On aurait dit d'un petit abbé
féodal qui courait sus aux vilains : rime en arrêt, il courait
sus aux prosateurs. Aveugle, non pas comme Homère ni
comme Milton, mais comme La Motte, au rebours de celui-ci
qui mettait les vers de ses amis en prose, Delille mettait leur
prose en vers. Il venait de réciter à Perseval-Grandmaison
un morceau dont l'idée était empruntée de Bernardin de
Saint-Pierre, ce que Perseval remarqua : « N'importe! s'écria
Delille; ce qui a été dit en prose n'a pas été dit. h Les élèves
descriptifs de Delille avaient tous, plus ou moins, contracté
cette habitude, cette manie de larcin, et M. de Chateaubriand
raconte agréablement que Chênedollé lui prenait, pour les
rimer, tontes ses forêts et ses tempêtes; l'illustre rêveur lui
disait : « Laissez-moi du moins mes nuages! »
Les poésies fugitives de Delille n'ont rien de ce qui donne à
tant de petites pièces de l'antiquité le sceau d'une beauté in-
qualifiable. Ce sont d'agréables madrigaux, de faciles et ingé-
nieuses bagatelles, mais qui n'approchent pas du tour vif et
galant des chefs-d'œuvre de Voltaire en ce genre. On aime
pourtant à se souvenir des jolis vers à mademoiselle de B.,
âgée de huit jours, qui remontent à 1769 ;
Tous les êtres naissants ont un charme secret :
Telle est lu loi de la nature.
Ces ormeaux orgueilleux, leur verte chevelure,
M'intéressent bien moins que ces jeunes boutons
Dont je vois poindre la verdure,
Ou que les tendres rejetons
Qui doivent du bocage être un jour la parure.
Le doux éclat de ce soleil naissant
Flatte bien plus mes yeux que ces flots de lumière
Qu'au plus haut point de sa carrière
Verse son char éblouissant.
L'été si fler de ses richesses.
I
DELILLE. 101
L'automne qui nous fait de si riches présents,
Me plaisent moins que le printemps,
Qui ne nous fait que des promesses,
Rousseau a dit, par une pensée toute semblable, dans une
pagesouvenlcitée: « La terre, parée des trésors de l'automne,
« étale une richesse que l'œil admire, mais celle admiration
« n'est pas touchante ; elle vient plus de la réflexion que du
« sentiment. Au printemps, la campagne presque nue n'est
<t encore couverte de rien ; les bois n'offrent point d'ombre,
« la verdure ne fait que poindre, et le cœur est touché à son
X aspect. En voyant renaître ainsi la nature, on se sent rani-
<i mer soi-même; l'image du plaisir nous environne; ces
« compagnes de lavolupté, cps douces larmes, toujours prêtes
« à se joindre atout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord
« de nos paupières. Mais l'aspect des vendanges a beau être
<(■ animé, vivant, agréable, on le voit toujours d'un œil sec.
« Pourquoi cette différence? C'est qu'au spectacle du prin-
i< temps l'imagination joint celui des saisons qui le doivent
<( suivre; à ces tendres bourgeons que l'œil aperçoit, elle
« ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois les
« mystères qu'ils peuvent couvrir... » Le poëte versificateur
avait encore ici puisé l'inspiration dans la prose, et, bien
qu'avec une liberté heureuse, il s'était souvenu de Rous-
seau (1).
Delille ne rencontra qu'une fois (en 1803) Bonaparte, qui,
dit-on, lui fit des avances et fut repoussé par un mot piquant.
(l) M. Barbier parie, dans son Examen critique des Dictionnaires
historiques, d'un ouvrasre inédit de Charles Remard, libraire d'abord,
puis bibliolhéi-aire à Fontainebleau : « M. Remard, dit-il, m'a com-
munique un manuscrit de sa composition, intitulé Supplémeiii néces-
saire aux (J/iiirres (le J. Delille, etc., dans lequel il met en évidence
les emprunts innombrables qu'a faits ce poëte à une foule d'auteurs
qui ont traité avant lui les mômes sujets. » L'inventaire, 8 il est
complet, serait en elTei singulièrement curieux à connaître et guide-
rait utiiemenl le lecteur dans ce véritable magasin de poésie.
6.
102 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Ses biographes, sous la Restauration, ont assez amplifié ce
refus (I). Ce qu'il y a de certain, c'est que Delille, entouré
d'un monde plutôt royaliste, resta en dehors de la faveur im-
périale. Sa femme, jalouse de l'ascendant qu'elle avait sur
'ui, ne contribuait pas peu à le tenir soigneusement à l'écart
de la puissance nouvelle. Delille était faible et avait besoin
d'être conduit. Cette influence domestique qui s'exerçait sur
lui sans relâche, et qui parfois rabaissait son brillant talent
à un usage presque mercenaire, était quelque dignité à sa
vieillesse. Il récitait des vers au Lycée pour dix louis : on
l'avait pour son ramage, comme on a à la soirée un chan-
teur. Mais le prestige de la renommée et l'idée de génie ra-
chetaient tout. S'il paraissait à l'Académie pour y réciter
quelque morceau; si, au Collège de France oii M. Tissot le
remplaçait, il revenait parfois faire une apparition annoncée
à l'avance, et débiter quelque épisode harmonieux, les larmes
et l'enthousiasme n'avaient plus de mesure : on le remportait
dans son fauteuil, au milieu des trépignements universels :
c'était Voltaire à la solennité d'Irène; les adieux d'un chan-
teur idolâtré reçoivent moins de couronnes.
Ainsi il alla gardant et multipliant en quelque sorte ses_
grâces incorrigibles jusque sous les rides (*2). Cette sémillante
et spirituelle laideur devenait, à la longue, grandeur et ma-
jesté. Les critiques avaient cessé; du moins elles se faisaient
en conversation et ne s'imprimaient plus. La traduction de
l'Enéide et le poëme de l'Imagination étaient désignés pour
les prix décennaux par des voix non suspectes. Il n'arrivait
plus que des hommages. Vers 1809, un Nouvel Art poétique,
(t) M. Mi'neval, dans ses Souvenirs (t. I, p. 156), cite une requête
en vers adressée à Donaparte par le hbraite de Delile, et il l'attribuô
ans liésilcr à celui-ci; mais les vers sont si mauvais qu'on a le droit
fl'en duJiter.
(2) expression de M. Villemaiii. Voir au Discours sur la Critique,
premiers Mètuiujes, une des^plus jolies pages qu'on ait écrites sur
Delille.
DELILLE. 103^
par M. Viollet-le-Duc, petit poëme dirigé contre les descrip-
tifs, et qui n'atteignait Deiille qu'indirectement et sans le
nommer, parut presque un attentat.
Il mourut d'apoplexie dans la nuit dn fer au 2 mai iS 13. Son
corps resta exposé plusieurs jours au Collège de France,
sur un litde parade, la tête couronnée de laurier et le visage
yiégèrement peint. Tous ceux qui habitaient Paris à cette
^époque ont mémoire de son convoi, qui balança celui de
Bessières.
Les choses ont bien changé, et de grands revers ont suivi
ce triomphe, alors unanime, d'un nom poétique qui du moins
vivra. Quant à nous, de bonne heure adversaire, et qui pour-
tant le comprenons, sur la tombe de ce talent brillant et spi-
rituel que nous ne croyons pas avoir insulté ni dénigré au-
jourd'hui, près de l'autel renversé de ce poëte qui régna et
quenousvenons déjuger sans colère, en présence de celui (1)-
qui règne après lui, et dont la faveur, si l'on veut, a aussi
quelques illusions; en face de cet autre (2) qui ne règne ni
ne se soumet, mais qui combat toujours, et nous souvenant
de plusieurs encore que nous ne nommons pas, il nous semble
hardiment que nous pouvons redire : « Non, dans la tentative
qui s'est émue depuis lui, non, nous tous, nous n'avons pas
tout à Fait erré. La poésie était morte eu esprit, perdue dans
le délayage et les fadeurs : nous l'avons sentie, nous l'avons
relevée, les uns beaucoup, les autres moins, et si peu que ce
soit dans nos œuvres, mais haut dans nos cœurs; et l'art vé-
ritable, le grand art, du moins en image et en culte, a été
ressaisi et continué! »
ler Août 1837.
(Peu après la première publication de ce morceau dans la Bevve
des DeuT-Mondes, nous reçûmes de la part d'une personne hono-
(1) M. de Lamartine,
(2) M. Victor Hugo.
104 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
rable, qui avait beaucoup connu madame Delille, quelques observa-
tions que nous nous faisons un devoir de consigner ici : « Je viens,
« monsieur, écrivait-on, de lire voire arlicle sur Delille; je n'ap-
« pellerai pas de voire arrêt, quoique bien rigoureux : mais sur la foi
« de qui imprimez-vous que pour dix louis, il reciinii dfs vers au
« Lycéf ? Mil monsieur!... Je n'aurais rien dit de quelques inju-
« rieuses allégations contre sa veuve. C'est chose convenue d'en
M faire une seconde Thérèse Le Vasseur... Je 1 ai bien connue, el
« jusqu'à sa mort, moi qui vous parle ici, monsieur, et dans ma vie
« entière déj i longue, je n'ai jamais rencontré son égale, cœur et
« âme ; ses dernières années se sant éteintes dans les plus amères
« épreuves, sans qu'un seul jour elle ait démenti le noble nom conlié
« à son honneur; mais, je l'avoue, elle avait les inconvénients de
« ses qualités, une franchise indomptable surtout, qui lui a valu la
« plupart de ses ennemis : l'ingratitude a fait les autres. — Je n'ai
« nul intérêt, monsieur, dans cette protestation posthume ; mais
« vous me paraissez digne de la vérité; et je viens de la dite. — Au
« reste, si vous teniez aux détails réels de la vie intime de Delille,
« je vous offre le manuscrit laissé par sa veuve... » Ce manuscrit
nous a été communiqué, en effet, par la confiance de la personne
qui l'a entre les mains, et nous en avons tenu compte dans cette
réimpression. Il renferme plus d'une particularité naïve et piquante
qui s'en pourrait extraire, notamment d'abondants détails sur l'en-
fance de Delille, sur sa mère qui se nommait madame Marie-Hiéro-
nyme Bérard de Chazelle. On y lit le très-amusant récit d'un voyage
que fil l'abbé Delille, en 17 S6, à Metz, à Ponl-à-Mousson, à Stras-
bourg, reçu dans chaque ville par les gouverneurs, par les colonels
à la tête de leurs régiments, par les maréchaux de Stainville et de
Contades au sein de leurs étals-majors, et commandant lui-môme les
petites f/iierrps. Dans une bonne édition complète de D.lille, on au-
rait à profiler de ce manuscrit, qui nous apprend aussi (|ueli)ue chose
sur sa veuve. Sans y rien trouver qui réfute directement les traits
semés dans cet article, nous avons pu y voir des niar(]ue8 d'une na-
ture Iranche. dévouée, sincère, et il nous a paru très-con -evable en
efTel que ceux qui ont connu madame Delille l'aient jugée autrement
que le monde, les indilîéreiits, ou les simples amis lilléraires du
poëte. Quant à l'anecdote des dix louis qui aurait paru presque
odieuse, nous la réduirons à sa valeur en dégageant notre pensée.
Nous avons voulu dire Him[)lemeiit que, quand Delille donnait une
séance au Lycée, celle séance était rélrihuée, comme p insille chose
•e pratique tous les jours pour d'autres artistes estimables, chan-
DELILLE.
i05
îeiir», acteurs ; il n'y a, en fait, aucun mal moral â cela. On n'en a
prétendu tirer qu'une remarque de goût.)
— On peut voir, dans les No(es et Sonnets qui font suite aux Pen-
sées d'août, un sonnet adressé à M. Moié en remerciement d'un
bienfait, d'un secours qu'il accorda, sur notre informntion. à la sœur
de madame Delilie qui vivait encore à cette date, et dans un état de
gène voisin de la misèrt.
BERNARDIN
DE SAINT-PIERRE
Le sentiment qu'on a de la nature physique extérieure et
de tout le spectacle de la création appartient sans doute aune
certaine organisation particulière et à une sensibilité indivi
duelle; mais il dépend aussi beaucoup de la manière générale
d'envisager la nature et la création elle-même, de l'envisager
comme création ou comme forme variable d'un fonds éter-
nel; d'apprécier sa condition par rapport au bien et au mal;
si elle est pleine de pièges pour l'homme, ou si elle n'est
animée que d'attraits bienfaisants; si elle est, sous la main
d'une Providence vigilante, un voile transparent que l'esprit
soulève, ou si elle est un abîme infini d'où nous sortons et
oii nous rentrerons. Il y a des doctrines philosophiques et re-
ligieuses qui favorisent ce sentimentvif qu'on ado la nature;
il y en a qui le compriment et l'étouflent. Le stoïcisme, le
calvinisme, un certaincalholicisme janséniste, sontcontraires
et mortels au sentiment de la nature; l'épicuréisme, qui ne
veut que les surfaces et la fleur ; le panthéisme, qui adore le
fond; le déisme, qui necroitpasà lachuteni cala corruption
de la matière, et qui ne voit qu'un magnifique théâtre, éclairé
par un bienfaisant soleil; un catholicisme non triste et fa-
rouche, mais confiant, plein d'allégresse, etaccordant au bien
la plus grande part en toutes choses depuis la Rédemption,
«ERNARDIN DE SAINT-PiEBRE. 107
le catholicisme des saint Basile, des saint François d'Assise,
des saint François de Sales, desFéneloa; un protestantisme
et un luthéranisme modérés, que les idées de malédiction
sur le monde ne préoccupent pas trop; ce sont là des doc-
trines toutes, à certain degré, favorables au sentiment pro-
fond et aimable qu'inspire la nature, et aux tableaux qu'on
en peut faire. Comme les peintures qu'on a données de ce
genre de beautés naturelles n'ont commencé que tard dans
notre lillératnre ; comme avant Jean-Jacques, Buffon et Ber-
nardin de Saint-Pierre, ou n'en trouve que des éclairs et des
traits épars, sans ensemble, il faut bien que la tournure gé-
nérale des idées et des croyances y ait influé. Dans nos vieux
poètes, nos romanciers et nos trouvères, le sentiment du
printemps, du renouveau, est toujours très-vif, très-frais, très-
abondamment et très-joliment exprimé. Un chevalier ou une
demoiselle ne traversent jamais une forêt que les oiseaux n'y
gazouillentà ravir, et que la verdure n'y brille de toutes les
grâces de mai. Les bons trouvères ne tarissent pas là-dessus.
Lancelot, selon eux, portait en tout temps, hiver et été, sur la
tête, un chapelet de roses fraîches, excepté le vendredi et les
vigiles des grandes fêtes. Ceux qui traitent de sujets plus re-
ligieux, et des miracles de la Vierge en particulier, redou-
blent d'images gracieuses et odorantes. Le culte de la Vierge,
au Moyen-Age, on l'a remarqué, attendrit singnlièrementet
fleurit, en quelque sorte, le catholicisme. Toutes lesfois qu'on
vient à toucher cette tige de Jessé, comme ils l'appellent, il
s'en exhale poésie et parfum. Ce catholicisme fleuri, qui a
chez nous au Moyen-Age un remarquable interprète en
Gautier de Coinsi, se retrouve dans toute son efflorescence
et son épanouissement chez Galderon. Calderon a de la nature
un sentiment mystique, mais enchanteur et enivrant; c'est
chez lui qu'a lieu ce combat merveilleux, cette joute de»
rosesdu jardin et de l'écume des flots.
De tableau général, de peinture et de vue d'ensemble, il
n'en faut pasidenaander à nos bons aïeux. Ils ont cesiuter-
108 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
minables chants de bienvenue au renouveau, des traits çàet
là d'observation naïve. Le Roman de Renart en est plein, qui
sont d'avance du pur La Fontaine. Ils ont regardé la nature,
et ils la rendent par instants. Ils vous diront d'un blanc man-
teau, qu'il est plus blanc que neige sur gelée; et d'une châte-
laine, q\ï elle eut plus blanc col et poitrine que fleur de lis ni
fleur d'épine ; mais ce sont là des traits et non pas un tableau.
J'excepterai pourtant la seconde partie du Roman de la Rose,
fort différente de la première, laquelle est simplement ga-
lante et gracieuse. Cette seconde partie, au contraire, ren-
ferme tout un système sur la nature qui sent déjà la philo-
sophie alchimique du xiv^ siècle, et qui va, en certains mo-
ments de verve, jusqu'à une sorte d'orgie sacrée. M. Ampère,
dans son cours, a rapproché le sermon du grand-prêtre Ge-
nius des doctrines panthéistiques avec lesquelles il a plus
d'un rapport. Cette manière d'entendre la nature, la bonne
nature , cette chambrière de Dieu, comme elle se qualifie (vé-
ritable chambrière en etïet d'un Dieu des bonnes gens), a eu,
depuis Jean deMeun, sacontinuation par Rabelais, Régnier,
La Fontaine lui-même, Chaulieu. Parny était de cette filia-
tion directe, quand il s'écriait:
Et l'oa n'est point coupable en suivant la nature.
Mais cette façon d'envisager la nature, dont le discours du
grand-prêtre Genius est demeuré l'expression la plus philo-
sophique en notre littérature, a plutôt abouti à des conclu-
sions relâchées de morale et à une poésie de plaisir; il n'en
est sorti aucune grande peinture naturelle. Au xvi'^ siècle,
Marol, et après lui Ronsard, Belleau, etc., ont eu, comme les
trouvères, mainte gracieuse description du printemps, d'avril
et de mai, maint petit cadre riant à de fugitives pensées;
mais toujours pas de peinture. Ces jolis.cadres ont môme
disparu, pour ainsi dire, avec l'avènement delà poésie de Mal-
herbe. Pour se sauver peut-être de Du Bartas, qui se montrait
desciiptif à l'excès, Malherbe ne fut pas du tout pittoresque;
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. 109
00 glanerait chez lui les deux ou trois vers où il y a des
traits de la tinture: les vers sur la jeune fille comparée à la
rose, el le début d'une pièce Aua; Mânes de homon,qm ex-
prime adiniralilement, il est vrai, la verte étendue des prai-
ries de ISortiiaudie :
L'Orne, comme autrefois, nous reverroit encore,
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Ég.irur à l'écart nos pas et nos discours,
El couchés sur les fleurs, comme étoiles semées,
Rendre en si doux ébuls les heures consumées,
Que les soleils nous aeroient courts.
On glanerait également chez Boileau le petit nombre de vers
qui peuvent passer pour des traits de peinture naturelle ; on
ne trouverait guère que l'Épître à M. de Lamoiguon, dans
laquelle s'aperçoivent ces noyers, souvent du pnssnnt insultés,
accompagnés de quelques fraisdélails, encore plus ingénieux
que champêtres. En glanant chez Jean-Baptiste Rousseau, on
n'aurait, je le crois bien, que les vers à son jmne d t'udre
Arbrissenu. Corneille et Molière n'offrent nulle part rien de
pittoresque en ce genre. La Bruyère a quelques lignes de par-
faite esquisse, comme lorsqu'il nous montre la jolie pe^ife
ville dont il approche, dans un jour si favorable qu'elle lui pa-
rait peinte anr le penchant de la colline. Madame de Sévigné
sentait la nature à sa manière, et la peignait au passage, en
charmantes cou leurs, quoique ayant une prédileci ion décidée
pour la conversation et pour la société mondaine. Mais La
Fontaine, après Racan, La Fontaine surtout la sentit, l'aima,
la peignit, el en fit son bien. Aucun préjugé du monde, au-
cune habitude factice, aucun dogme restrictif, n'arrêtèrent,
dans son essor, sa sensibilité naturelle, et il s'y abandonna.
Fénelon, grâce à son optimisme heureux, à son catholicisme
indulgent, ne craignit pas non plus de se livrer à cette sen-
sibilité pieuse qui lui faisait adorer la Providence à chaque
pas dans la création. Son goiît des anciens l'y aidait aussi;
II. 7
no PORTRAITS LITTÉRAIRES,
Virgile ou Orphée, tenant le rameau d'or, le guidaient dans
les Dodones ou dans les Tempes. Fénelon et La Tontaine, ce
sont les deux ancêtres chéris de Bernardin de Sainl-l'ierre au
xvu'' siècle (I). Racine l'eût été de même s'il avait plus osé
s'abandonner à celte admiration rêveuse qu'il ressentait,
jeune écolier, en s'égarant dans les prairies et le désert de
Port-Royal, et qui lui inspirait au déclin de sa vie cette ai-
mable ]icintnrp. des fleurs d'Esther. Mais les idées de goùl qu'on
se formait alors allaient à faire envisager comme sauvage et
barbare tout ce qui, en pittoresque, était l'opposé de la cul-
lure savante et régulière de Versailles. Et surtout lidée reli-
gieuse et austère, que fomentait le jansénisme, allait à w
voir partout au dehors qu'occasion d'exercice et de mortifica-
tion pour l'àme, et à obscurcir, à fausser, pour ainsi dire, le
spectacle naturel dans les plus engageantes solitudes. Tandis
que Racine enlant, l'esprit tout plein de Thémjèneet ChatHclée,
ne voyait rien de plus agréable au cœur et aux yeux (comme
cela est en clVet) que le vallon de Port-Royal-des-Champs, les
religieuses et les solitaires s'en faisaient un lieu désert, sau-
vage, tnélancolique, propre à donner de l'horreur aux sens;
ils n'avaient pas même la pensée de se promener dans les
jardins. Laiicelot nous raconte comment plusicuis des soli-
taires réiugics, pendant la persécution de 16i9 à la Ferté-
Milou, se proiiicnaient chaque soir sur les hauteurs environ-
nantes en disant leur chapelet; mais il est bien plus sensible
â lu Lioinu; odeur que ces messieurs répandent auluiir d'eux,
<ju à cillo (]ui s'exhale des buissons du chemin et des arbres
de la nidutagnc. t)uand Racine fils, plus lard, dans sou Poème
■de lu lieliyioii, a fait de si tendres peintures des inslincts et
de la couvée des oi^oaux, il se ressouvenait plus de Fénelon
que des pures doctrines de Sainl-Cyran.
- (1) M. Viileiniin. dans ses deux exceliunles leçons sur Bernardin
de Saint l'icirc, a trop liien déveloj)|)6 ceUe rcs-scnildaiice coaiuie
(anl d'aiilrcs Ik nreiiscs analojçies, pour que nous n'y courions pas
fapideniunl, de peur de trop longue rencontre.
BERNARDIN DE SAINT-DERRE. 111
Pour comprendre et pour aimer la nature, il ne faut pas
être tendu conslaniment vers le bien ou le mal du dedans,
sans cesse occupé du salut, de la règle, du retranchement.
Ceux qui se font de cette terre des espèces de limbes grises et
froides, qui n'y voient que redoutable crépuscule et qu'exil,
ceux-là peuvent y passer et en sortir sans mèrne s'apercevoir,
comme Piiiloctète au moment du départ, que les fontaines
étaient douces dans cette Lemnos si longtemps amère.
Bien qu'aucune doctrine philosophique ou religieuse (ex-
cepté celles qui mortifient absolument et retranchent) ne soit
contraire au sentiment et à l'amour de la nalure; bien qu'on
ait dans ce grand temple, d'où Zenon, Calvin et Sainl-Cyran
s'excl uent d'eux-mêmes, beaucoup d'adorateurs de tous bords,
Platon, Lucrèce, saint Basile du fond de son ermitage du Pont,
Luther du fond de son jardin de Wittemberg ou de Zeilsdorf,
Fénelon, le Vicaire Savoyard et Oberman, il est vrai de dire
que la première condition de ce culte de la nature paraît être
une certaine facilité, un certain abandon confiant vers elle,
de la croire bonne ou du moins pacifiée désormais et épurée,
de la croire salutaire et divine, ou du moins voisine de Dieu
dans les inspirations qu'elle exhale, légitime dans ses amours,
sacrée dans ses hymens : chez Homère, le premier de tous les
peintres, c'est quand Jupiter et Junon se sont voilés du nuage
d'or sur l'Ida, que la terre au-dessous fleurit, et que naissent
hyacinthes et roses.
Les jésuites, qui n'avaient pas les mêmes raisons dogma-
tiques que les jansénistes pour s'interd're le spectacle de la
création, ont de bonne heure donné dans le descriptif, sinon
dans le pittoresque. Le Père Lemoyne dans ses épîtres, Ra-
pin,Vanière et autres dans leurs poésies atines, ont rempli à
cet égard avec talent, et quelques-uns avec goût, l'intervalle
qui sépare Du Bartas de Delille. Mais, en véritable peinture,
rien de direct ne s'était déclaré avant Rousseau. Les grands
effets du ciel, les vastes paysages, la majesté de la nature
alpestre, les Élysées des jardins, il trouva des routeurs, des
H2 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
mots, pour exprimer lumineusement tout cela, et il y fit cir-
culer dos rayoDs vivifiants. Buffon eut ses grands tableaux
plus calmes, plus froids au premier abord, mais participant
aussi de la vie profonde et de la majesté de l'objet. Venu im-
médiatement après ces deux grands peintres. Bernardin de
Saint-Pierre sut être neuf et distinct à côté d'eux. Il intro-
duisit plus particulièrement la nature des tropiques, comme
Jean-Jacques avait fait celle des Alpes; et cette nouveauté
brillante lui servit d'abord à gagner les regards. Mais la nou-
veauté était aussi dans sa manière et dans son pinceau; il
mêlait aisément aux tableaux qu'il offrait des objets naturels,
le charme des plus délicieux reflets; il avait le pathétique,
l'onctiou dans le pittoresque, la magie.
En 1771, lorsqu'il revint définitivement à Paris, après une
jeunesse errante, aventureuse et remplie de toutes sortes de
tâtonnements et de mécomptes, Bernardin de Saint-Pierre
avait trente-quatre ans. Son biographe, M. Aimé-Martin (1),
et une partie de la correspondance publiée en i826, ont
donné sur ces années d'épreuves tous les intéressants détails
qu'on peut désirer; et les origines d'aucun écrivain de talent
ne sont mieux éclairées que celles de Bernardin de Saint-
Pierre. Né au Havre en 1737, son imagination d'enfant s'égara
de bonne heure sur les flots. Dès huit ans il cultivait un petit
jardin et prenait part à la culture des fleurs, comme il con-
venait à l'auteur futur du Fraisier, k neuf ans, ayant lu quel-
ques volumes des Pères du désert, il quitta la maison un ma-
tin avec son déjeuner dans son petit panier, pour se faire
ermite aux environs. Il marquait une sympathie presque
fraternelle aux divers animaux; il y a l'histoire d'un chat,
laquelle plus tard, racontée par lui à Jean-Jacques, faisait
fondre en larmes celui qui, d'après Pythagore, s'indignait
que l'homme eu lût venu à manger la chair des bètes. Un
(1) Nous emprunterons beaucoup à cette biopr.ipliie de M. Aiiné-
Marlln, mais sans prétendre du tout dispenser le lecteur d'y recou-
rir, ainai qu'aux débats qui s'y rattaclieut.
BERNARDIN DE SAINT- PIERBE. ii3
autre jour, il s'avançait le poing fermé avec menace contre
UQ chari'olier qui maltraitaitun cheval. Ces iiisliiictssontbien
de l'ami de la nature qui réalisera parmi uousquelque nuage
d'un sage Indien, de l'écrivain sensible qui nous Iransmettra
l'éloge de son épagneul Favori, qui, dans /"(/(/i <f V'/r;/>//<>, les
louera avec complaisance de leurs repas d'œiils ei «le lai-
tage, ne coùtdid lu vie à aucun animal; et qui célébi'eia avec
tantd'eiïnsion la bientaisancede Virginie plantant les giaines
de papayer pour les oiseaux. Tout cœur (qu'on le noie bien)
ému de la nature, et tendrement disposé à la iieindre, tiuel-
que choix, quelque discrétion qu'il y mette, est un peu bi-ame
en ce point.
Ayant été conduit à Rouen par son père, le jeune Bernardin
à qui on faisait regarder les tours de la cathédrale : « Mon
Dieu! comme elles volent haut! » s'écria-t-il; et tout le
monde de rire. — Il n'avait vu que le vol des hirondelles qui
y avaient leurs nids. Instinct déclaré encore d'une àme que
les seules beautés naturelles raviront, que l'art né des
hommes touchera peu ou même choquera, et qui, dans Paul
et Virginie (seule tache peut-être en ce chef-d'œuvre), ira
jusqu'à déclamer en quatre endroits très-rapprochés contre
les monuments des rois opposés à ceux de la nature!
Après des études fort distraites et fort travei'sées, qu'en-
trecoupa un voyage à la Martinique avec un de ses oncles,
Bernardin, qui avait poussé assez loin les mathématiques,
devint une espèce d'ingénieur sans brevet fort régulier; et
c'est en cette qualité un peu douteuse qu'il fit la campagne
de Hesse en 1760, qu'il s'en fut à Malte, et de l.à successive-
ment en Russie et à l'île de France. Mais ce rôle d'ingénieur
n'était, en quelque sorte, pour lui que le prétexte. Une idée
fixe l'occupait et le passionnait au milieu de cette vie aven-
turière, dans laquelle son caractère ombrageux et sa position
mal défin'e lui donnaient de perpétuels déboires. Cette idée,
qu'enfanl il avait conçue en lisant Jloômson, Télémaqne et les
récits des voyageurs, c'était d'avoir quelque part, dans un
414 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
coin du monde, son île, son Ithaque, sa Salcnte, où il asseoi-
rait par de sages lois le bonheur des hommes. Il portait dans
cette utopie bienveillante autant de persévérance qu'en eût
jamais son célèbre homonyme l'abbé de Saint-Pierre, celui
qu'on a appelé le plus maladroit des bons citoyens. Bernar-
din, qui devait être un prêcheur aussi séduisant que l'autre
était un rebutant apôtre, projetait tout d'abord son arran-
gement de société imaginaire sur des fonds de tableau et
dans des cadres dignes de Fénelon, de Xénophon et de Pla-
ton. Moutesquieu, Bodinet Aristote n'étaient pas ses maîtres;
pour sa manière de concevoir et de régler la société, comme
pour sa méthode d'étudier et d'interpréter la naiure, il re-
montait vite par une sorte d'attrait filial dans l'échelle des
âmes, jusqu'à la sagesse de Pythagore et de Nunia. L'Iiistoire
des révolutions civiles et politiques, l'établissement laborieux
et compliqué des sociétés modernes, se réduisaient pour lui
à peu de chose. Plutarque, qu'il lisait dans Amyot, composait
le fonds principal de sa connaissance historique. Entre les
anciens que j'ai cités et les modernes les plus récents, entre
Aristide,Épaminondasd'unepart,etFéneloQ ou Jean-Jacques
de l'autre, il plaçait encore Bélisaire; le reste de l'histoire
des siècles intermédiaires n'existait à ses yeux que comme
une agitation inutile et insensée. A l'origine de chaque so-
ciété, en Gaule comme en Arcadie, il rêvait quelqu'un de ces
vieillards de l'école de Sophronyme et de Mentor; il faisait
descendre de cet oracle permanent la sagesse et la réforme
jusque dans les détails de la vie actuelle. Partout, dans ses
voyages, son but secret et cher était de trouver, d'oblenir un
coin de terre et quelques paysans pour fonder sou règne
heureux; comme Colomb, qui mendiait de cour en cour de
quoi découvrir son monde, Saint-Pierre allait mendiant de
quoi réaliser son Arcadie et son Allantide.
Mais ces Arcadies, ces îles Fortunées n'existent que dans
les nuages de l'espérance ou du souvenir. Elles fuient et re-
culent quand on les chorchc; lors môme qu'elles se bornent
BERNARDIN DE SAINT-PIERFiE. 115
à des beautés naturelles daus des lieux trop célébrés, H n'est
pas bon d'en vouloir de trop près vérifier l'image : celte Arca-
die alors se hérisse de broussailles. « Quand j'ai visité les
rives du Lignon sur la foi de dUrfé , disait Jean-Jacques à
Bernardin dans une de leurs promenades hors Paris, je n'ai
trouvé que des forges et un pays enfumé. » Vaucluse, dit-on,
est un pays brûlé du soleil et où il faut gravir longtemps
avant de reconnaître quelques-uns des traits immortels. L'é-
glise et l'allée des Pamplemousses ne valent pas, assure un
récent voyageur, la description qu'en adonnée notre poëte.
Ascrée, ce plus antique des séjours consacrés et harmonieux
Ascrée près de l'Hélicon, n'était qu'un pauvre bourg, nous
dit Hésiode, d'un mauvais hiver et d'un été pire encore (t).
Bernaidin, qui ne cherchait pas seulement des lieux rêvés
d'avance et embellis, mais qui voulait des hommes heureux
et sages, alla donc de mécomptes en mécomptes. Il est cer-
tain que son caractère en souffrit et qu'une aigreur désormais
incurable se glissa au revers de cette imagination tendre, à
travers cette sensibilité charmante. Bernardin, cet écrivain
si aimant, ce bienfaisant initiateur de toutes lesjeunesàraes
à l'intelligence delà nature, ce père de Virginie et de Paul,
si béni dans ses enfants, était-il donc un homme dur, tracas-
sier, comme l'ont dit, non pas seulement dos libellistes, mais
des témoins honnêtes et graves; comme le disait Andrieux,
par exemple, en forçant sa faible voix : « C'était un homme
dur, méchant? » Avait-il en effet contracté, dansle cours d'une
vie dépendante et gênée, des habitudes de sollicitation peu
dignes? Avait-il conçu dans ses querelles avec les savants, et
sous prétexte de défendre Dieu contre les athées, des haines
violentes qui s'exhalaient en toute circonstance? (2) était-il de
(1) 11 Hiut lire la spirituelle lettre de M. de Guilleragiies à R;icine
sur son dés ippointement a la vue de cette Grèce si peu fuite comme
on se le fi;.^urail sous Louis XIV.
(2) M. Viollet-le-Duc m'a raconté que, dînant un jour chez Édon
avec Bernardin de Saint-Pierre, la conversation s'enga-jea sur les phi-
il6 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
peu d'esprit, à pnrt son falent, et, comme il esf dit dnnsd'il-
luslrrs Mémoires où diaque trait porte, d'unc;ii;u'ii ii'cncore
au-dessous de son esprit? Cela serait triste à |itMi><f; un tel
désaccord entre le caractèreet le talent, entre la vie pialique
et les œuvres, concevable après tout dans des lioinmes de
génie [fins ou moins ironiques ou égoïstes, ne se peut ad-
mettre aisément chez celui dont le talent a f)our insniration
et pour devise princifiale l'amour des horunn-s, la miséri-
corde envers li's malheureux, toutes les vertus du cœur et de
la lamille. M. lliigo, dans sa belle pièce delà Cl- <hf, a donné
de ces désaccords nneexplication poétiquequis'étenda beau-
coup de cas, mais qui ne satisfaitpoint encore pour Bernar-
din de Saint-Pierre, dont le talent a d'autres eflVts que ceux
d'un timbre éclatant etsonore. Le talent, je le sais, est bien
à l'origine un talent gratuit, une sorte de prédestination non
méritée, unegrrdceen unmotdans toutela rigneuidusensan-
guslinien et janséniste, indépendamment de la volonté et des
œuvresordinairesde la vie. C'est, au sein de l'individu doué,
un de ces mystères qui marquent combien la seule observa-
tion psychologique rencontre en d'autres termes les mêmes
problèmes que la théologie. Particularisons le mystère. Ber-
nardin de Saint-Pierre, retiré du monde après tant de re-
losoptics révolutionnaires pratiques, lea alliées en bonnet roup:e, les
Dorai-' ubU'-res, S,\lvain Maréciial, etc., et que le beau vicill.ir'd s'in-
dignail au poml de s'écrier, tout en rougissant, que s'il les tenait
mire ses mains, il les etrariglernit, tant son exécralion contre eux
Était violenle I Mais il ne faudrait pas prendre au mol ces éclats de
liaine i:\mi les iïmes honnêtes. Le premier président de Lamoignon
ne faisait sans doute que rire, quand, à force d'être pnmtiéun, il ap-
plaudiss.iil, dans son beau jardin de Bâville, Guy Patin s'écriant :
■ Si j'eusse été au sénat quand on y tua Jules (iésar. Je lui aurais
donné le vingl-(|ualriéme coup de poignard. » Mais M. de Males-
herbes (ce ()ui élail plus sérieux) disait à propos de ses anciennes
liaisons rompues avec les pliilosoplies : « Si je tenais en mon pou-
voir M. de (londorcet, je ne me ferais aucun scrujiule de l'assas-
siner. » Mauvaises manières de dire en ccsnobics tiouches, qui prou-
vent la pari du l'inllrmité humaine et du vieux levain toujours aisé
à soulever; pas autre chose.
ÛliKNARUlN DE SAINT-PIERBE. 117
cherches errantes, tant d'irritations et d'aigreurs, écrivant,
au haut de son pauvre logis de la rue Neuve-Saint-tltienne-
du-Mont, s DUS ces mêmes toits autrefois sanctifiés par Rollin,
les belles pages de ses Éludes qu'il mouille de larmes. Ber-
nardin est bon, et ne ment assurément ni aux autres ni à
lui-même. Les susceptibilités et les souillures se noient dans
un quart d'heure de ces larmes qui, comme la prière,
abreuvent, purifient, baptisent de nouveau une âme. Il est
seul; son chien couché est à ses pieds; sa vue s'étend vers
UQ horizon immense par delà les fumées du soir, justju'à la
colline qui sera bientôt celle des tombeaux (t); il n'a pu sor-
tir de tout le jour, de toute la semaine, faute de quelque
argent qui lui permit de prendre une voiture, et il n'a pas
recula plus petite lettre de son prolecteur, M. Hennin;
qu'importe? il tient la plume, la grâce céleste descend, la
magie commence, la première beauté de cœur a brillé. Sitôt
que ce talent se lève, c'est comme une lune qui idéalise tont,
même les monceaux et les terres pelées et les vilenies in-
formes aux faubourgs des villes; audedansdelui,au dehors,
un manteau lumineux et velouté s'étend sur toutes choses.
Mais il me faut pour Bernardin une explication, une apo-
logie plus particulière encore: car il est l'exemple le plus
souvent invoqué et le plus désespérant de ce désaccord que
je veux amoindrir, si je ne peux le repousser. C'est qu'on
doit tenir compte aux natures sensibles de l'irritation plus
grande qu'elles reçoivent des contacts et des piqûres. Aux
peaux plus fines, l'air mauvais est plus irritant; et si l'on
n'y prend garde, il s'ensuit des maladies singulières. Quand
la religion précise et pratique n'intervient pas pour tout
transformer en épreuve et en sujet de bénédiction, il y a dan-
ger que les plus grandes tendresses soient justement celles
qui s'infiltrent et s'aigrissent le plus. Racine, qui était aisé-
ment caustique autant que tendre, n'échappa peut-être à ce
(1) Le Père Lnchaise,
7.
118 POHTUAITS LITTÉRAIRES.
mal d'aigreur que par la vraie dévotioQ. Qu'on se figure en
effet dans ses rapports avec le monde une sensibilité très-
fine, très-exquise, qui pénètre vite les motifs cachés, les ra-
tines mai' V3.î.=es des actions, qui saisit la pensée sous l'accent,
la fa::sscté à travers le sourire, qui subodore en quelque sorte
les défauts des autres mieux qu'eux-mêmes, et s'en incom-
mode promptement (1). Qu'on se figure ce que c'est qu'un
talent, une supériorité comme celle de Bernardin de Saint-
Pierre, qu'on porte pendant plus de quarante ans sans pou-
voir se la prouver ou à soi-même ou aux autres. Que de chocs
dans la foule, qui vous renfoncent douloureusement celaient
ignoré qu'on tient contre son cœur? quel rude ciiice qu'un
talent pareil tant qu'il est tourné en dedans 1 et comme il est
difficile de ne pas regimber à chaque coudoiement sous ces
pointes rentrantes!
Bernardin de Saint-Pierre était donc foncièrement bon,
j'aime à le croire; mais il était devenu, par la fâcheuse ex-
périence des hommes, irritable, méfiant et susceptible. Avec
les gens simples et sans vanité, comme Mustel, comme le
Genevois Duval, Taubenheim et Ducis, il était tel que ses
ouvrages le montrent, tel que nous le voyons dans ses pro-
menades au mont Valérien avec Rousseau, quand il reçutde
lui, comme on l'a dit heureusement, le manteau d'Élie, tel
enfin que l'aimait sa vieille bonne Marie Talbot; mais il ne
fallait qu'un certain vent venu du monde pour réveiller ses
âcretés et ses humeurs.
Lorsque Bernardin arriva de l'île de France àParis en 1771,
il n'était pas encore ainsi ulcéré; mais les mécomptes qu'il
eut à subir dans la société parisienne achevèrent vile ce qu'a-
vaient commencé ses infortunes au dehors. Il fuladressé par
M. de Brcleuil à d'Alembert, qui le recul bien, et qui l'intro-
( 1 ) « Une seule épine me fait plus de m;d que l'odeur de cent roses
« ne me fait de plaisir La meilleure compagnie me sembla
a mauvaise si j'y rencontre un important, un envieux, un médisant,
« un mé'^liant, un perlide... « (l'réauibule de l^Arcudie.)
BERNABDIN DE SAINT-PIERRE. H9
(luisitdansla société de mademoiselle de Lespinasse: il ne
pouvait plus mal tomber en fait de pittoresque. Cette per-
sonne, si distinguée par l'esprit et par l'âme, a laissé deux
volâmes de lettres passionnées, dans lesquelles il y a chaleur
àla fois et analyse, mais pas une scène peinte, pas un tableau
qu'on retienne. Il visitaitdetempsentempsJean-Jacques, rue
Plâtrière. Le crédit de d'Alembert lui procura un libraire pour
la relation de son voyage à l'île de France. Cette relation, sous
forme de lettres, qui parut en 1773, sans qu'il y mît son nom,
eut du succès eten méritait. Quoique l'auteurs'excuse presque
d'avoir oublié sa langue durant dix années de voyages et
d'absence, le style est déjà tout formé, et l'on y retrouve plus
d'une esquisse gracieuse et pure de ce qui est devenu plus
lard un tableau. Bernardin, dans ses voyages, avait toujours
beaucoup écrit ; il composait des mémoires pour les bureaux,
il rédigeait des journaux pour lui; arts, morale, géographie,
affaires du temps, il tenait compte de tout. Ses lettres parti-
culières étaient fort soignées; il citait à M. Hennin Euripide ou
Épictète •jRulhière lui disaitdans une réponse : « Votre lettre,
mon cher ami, est une véritable églogue.» Bernardin avait
fait comme les peintres qui, pendant leurs courses errantes,
amassent une quantité d'esquisses et d'aquarelles dans leurs
cartons. Le Voyage à Vile de France est donc déjà d'un écri-
vain exercé, et par endroits éloquent. Dès la première page
je lis ce mol, qui révèle tout le caractère du peintre: «Un
paysage est le fond du tableau de la vie humaine. « La lettre
quatrième, écrite au moment du départ, m'apparaît, dans sa
sensibilité discrète, comme toute mouillée depleurs: -Adieu,
« amis plus chers que les trésors de l'Inde!... Adieu, forêts
« du Nord que je ne reverrai plus! Tendre amitié! sentiment
a plus cher qui la surpassiez! temps d'ivresse et de bonheur
L« qui s'est écoulé comme un songe! adieu... adieu... On ne
« vit qu'un jour pour mourir toute la vie. » C'est, on le voit,
un touchant et dernier retour vers ces mois de félicité en
Pologne, un dernier soupir vers la princesse Marie. Cetta
120 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
passion, doDt on peut lire le récit complaisamment tracé par
le biographe de Bernardin deSaint-Pierre, m'offre bien l'idéal
des amours romanesques, comme je me les figure : être
un grand poëte, et être aimé avant la gloire 1 exhaler les pré-
mices d'une âme de génie, en croyant n'être qu'un amant!
se révéler pour la première fois tout entier, dans le mystère I
D'autres pages louchantes du Voyage, et qui trahissent
bien, dans sa sincérité première, ce talent de cœur tout à fait
propre au nouvel écrivain , sont celles où il se reproche, comme
une faute essentielle, de n'avoir pas noté dans son journal les
noms des matelots tombés à la mer. Parmi les esquisses déjà
neuves et vives, qui plus tard se développeront en tableau,
je recommande un coucher de soleil (1), dont on retrouve
exactement dans les Études, au chapitre des Coideurs, les effets
et les intentions, mais plus étendues, plus diversifiées; c'est
la différence d'un léger pastel improvisé, et d'une peinture
fine et attentive. Bien des pages de Paul et Virgiine ne sont
que le composé poétique et coloré de ce dont on a dans le
Voyage le trait réel et nu. Pour n'en citer qu'un exemple,
le pèlerinage de Virginie et de son frère à la Rivière-Noire
est fait, dans le Voyage, par Bernardin accompagné de son
nègre, et lorsqu'au retour, avant d'arriver au morne des
Trois-Mamellcs, il faut traverser une rivière à gué, le nègre
passe son maître sur ses épaules : dans le roman, c'est Paul
qui prendVirginiesursondos. Ainsi l'imagination, d'un tou-
cher facile et puissant, transfigure et divinise tout dans le
souvenir.
En maint endroit de sa relation, le voyageur ne se montre
que médiocrement enthousiaste de cette nature que bientôt,
l'horizon aidant et la distance, il nous peindra si magnifique
et si embaumée. Lcmontey, dans son Étude sur Paul et Vir-
ginie, a remarqué que ces mômes sites, qui deviendront sous
la plume du romancier les plus enviables de l'univers et un
(I) Pages 47 el 48, tome 1'-' de IVrlition de M. Aimé-Martin.
BERNARDIN DE SAINT-PIEUllE. lii
Éden ravissant, ne sont représentés ici que comme une terre
de Cyclopes noircie par le feu. S'il y a quelque exagéi'ation
à dire cela, il faut convenir que Bernardin parle à chaque
instant de cette icvre raboteuse, toute hérissée de roches, de ces
vallons sauvages, de ces prairies sans fleurs, pierreuses et se-
mées d'une herbe aussi dure que le chanvre; mais la tristesse
de l'exil rembrunissait tout à ses yeux. Il nous confesse son
secret en finissant: « Je préférerais, de toutes les campagnes,
« nous dit-il, celle de mon pays, non pas parce qu'elle est
« belle, mais parce que j'y ai été élevé... Heureux qui revoit
« les lieux où tout fut aimé, oii tout parut aimable, et la
« prairie où il courut, et le verger qu'il ravagea ! » Le voya-
geur lassé va même jusqu'à préférer Paris à toutes les villes,
parce que le peuple y est bon et qu'on y vil en liberté. Que
de promptes amertumes de toutes sortes suivirent et corrigè-
rent ce vif élan de retour, cet embrasseraeut delà patrie! Re-
foulé de nouveau et centriste dans le présent, le séjour déjà
lointain de l'île de France s'embellit pour lui alors, et sa
pensée y revola, comme la colombe au désert, pour y repla-
cer le bonheur.
Un endroit du Voyage touche directement à l'innovation
pittoresque de l'auteur et à la conquête particulière que mé-
ditait son talent: « L'art de rendre la nature, dit-il, est si
« nouveau, que les termes même n'en sont pas inventés. Es-
« sayez de faire la description d'une montagne de manière
« à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé delà base,
<c des flancs et du sommet, vous aurez tout dit ; mais que de
« variété dans ces formesbombées, arrondies, allongées, apla-
« ties, cavées, etc. ! Vous ne trouvez que des périphrases ;
« c'est la môme difficulté pour les plaines et les vallons.
Qu'on ait à décrire un palais, ce n'est plus le même em-
barras... Il n'y a plusune moulure qui n'aitson nom.» Ber-
'nardin triompha de celte difficulté et de cette disette en in-
troduisant, en insinuant dans le vocabulaire pittoresque un
grand nombre de mots empruntés aux sciences, aux arts, à
122 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
la navigation, à la botanique, etc., etc.; il particularisa beau-
coup plus que Rousseau en fait de nuance. Dans la descrip-
tion du coucher de soleil citée plus haut, il est question des
vents alizés qui le soir calmissent un peu, et des vapeurs lé-
gères propres à rcfratiger les rayons, deux mots que le Diction-
uaire de l'Académie n'a pas adoptés encore. Tous ces tons
d'origine diverse se fondaient sous son pinceau facile en une
simple et belle harmonie. Mais s'il savait toujours être idéal
dans l'effet de l'ensemble, il ne reculait pas sur la vérité,
même familière, du détail. Les noms bizarres d'oiseaux loin-
tains ne l'effrayaient pas; les couleurs de fumée de pipe aux
flancs des nuages avaient place sur sa toile à côté des réseaux
de safran et d'azur. La lecture du Plutarque d'Amyol l'avait
de longue main apprivoisé à la naïveté franche. La merveille,
c'est que chez Bernardin l'innovation n'a pas le moins du
monde le caractère de l'audace, tant elle est ménagée sous
des jours adoucis, tant elle nous arrive dans la mélodie flat-
teuse. Toujours et partout suavité et charme ; toujours le
contraire de la crudité et de la discordance (1).
La publication du Voyage à Vile de France fut suivie, pour
Bernardin, de longues tracasseries et de désagréments dont il
s'exagéra sans doute l'amertume. Une dispute qu'il eut avec
son libraire le mit mal, à ce qu'il crut, dans la société de ma-
demoiselle de Lespinasse, et il s'en retira malgré une lettre
rassurante de d'Alembert. Il ne se crut pas en meilleure veine
plus tard dans la société de madame Necker, qu'il fréquenta
quelque temps; et le triste succès, si souvent raconte, de la
lecture de Paul et Virginie dans ce cercle, était bien fait pour
le décourager. Lorsqu'il visitait, en 1771, Jean Jacques dans
son pauvre ménage de la rue Plâtrière, lorsqu'il avait tant de
peine à lui faire accepter un petit présent de café, et qu'il s'a-
(1) Quelqu'un l'a dit d'une manière assez vive et assez plaisante :
e (>tialeaubriand est le père du romantisme, Jean-Jacques le grand-
piire, Beruardin l'oncle, et un oncle arrivé de l'Inde exprès pour
cela, u
DERNARDIN DE SAINT-PIERRE. 123
vançait avec des alternatives de bon accueil et de bourrasque,
dans la familiaritédu grand homme méfiant et sauvage, Ber-
nardin ne se doutait pas qu'il allait être pris très -prochaine-
ment lui-même d'une maladie misanlhropique toute sem-
tlable, engendrée par les mêmes causes. Il nous a confessé ce
misérable état dans le préambule de l'Arcadie- c'est la crise de
quarante ans, que bien desorganisationssensiblessubissent:
« ... Je Tus frappé d'un mal étrange; des feux semblables à
« ceux des éclairs sillonnaient ma vue ; tous les objets se pré-
« sentaient à moi doubles et mouvants : comme Œdipe, je
« voyais deux soleils... Dans le plus beau jour d'été, je ne
« pouvais traverser la Seine en bateau sans éprouver des
« anxiétés intolérables... Si je passais seulement dans un jar-
« din public, près d'un bassin plein d'eau, j'éprouvais des
« mouvements de spasme et d'horreur... Je ne pouvais tra-
« verser une allée de jardin public où se trouvaient plusieurs
M personnes rassemblées. Dès qu'elles jetaient les yeux sur
c< moi, je les croyais occupées à en médire... » II n'y a ce
comparable à ces aveux que certains passages de Jean-Jac-
ques dans ses Dialogues. On voit combien Bernardin mérite
d'être associé à ce dernier, à Pascal, au Tasse, à toute cette
famille d'illustres malheureux. C'est pendant celle crise et
dans son effort pour en sortir qu'il se mit à rassembler avec
feu et à mettre en œuvre les matériaux de l'ouvi-age qui lui
gagnera la gloire. Tout le temps de son séjour dans la rue de
la Madeleine-Saint-Honoré, à l'hôtel Bourbon, et plus tar
dans la rue Neuve-Saint-Étienne, maison de M, Clarisi<e, qui ré-
pond à ces années d'hypocondrie, de misère, de solitude et
d'enfantement, est na'ivement retracé dans les lettres à
M. Hennin. On peut y relever les traces d'un esprit méfiant,
inquiet, d'un homme vieillissant, solliciteur avec instance,
ne sachant pas assez contenir la plainte ni ensevelir les petites
misères, parlant trop des ports de littres, comme bientôt dans
ses préfaces il parlera des contrefaçons. J'aime mieux y voir
ce qui est fait pour attendrir, la pauvreté et la détresse ôtant
124 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
à la dignité du génie, ce génie ne craignant pas de mendie
comme une mère pour l'enfant qu'elle sent près de naître,
le peintre ne demandant qu'un gîte, le vivre et une toile pour
déployer à l'aise ses couleurs et ses pinceaux: «J'ai à mettre
« en ordre des matériaux fort intéressants, et ce n'est qu'à
« la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces. Obtenez-
« moi un trou de lapin pour passer l'été à la campagne; «les
anciens disaient un trou de lézard. Combien il est touchant
d'entendre ce voyageur aventureux, qui a tant couru le
monde, prier M. Hennin de lui épargner les voyages inutiles
à Versailles; car il les fait à pied, il s'en revient de nuit, et
quand la lune lui manque et que la pluie le prend, il s'em-
bourbe dans les chemins, il tombe et n'arrive que trempé et
brisé ! Puis un peu après, quand il s'est mis dans ses meubles
rue Neuve-Saint-Étien ne; quand, jouissant dequelques rayons
de février et de la première satisfaction du chez soi, il écrit
gaiement à M. Hennin : « J'irai vous voir à la première vio-
<■<■ lette, » on rajeunit avec lui etl'on espère. — « Enfin j'ai cher-
« ché de l'eau dans mon puits, » disait-il en 1778, sous cette
forme d'image orientale qui lui est si familière; cela signifiait
qu'il travaillait sérieusement à tirer de lui-même sa principale
ressource et à se l'aire jour par ses écrits. Les Études de la
Nature, fruit mûr de cette longue retraite et de celte élabo-
ration solitaire, parurent en 178i.
Le succès en fut prompt et immense; l'influence crois-
sante de Rousseau et des idées de sensibilité et de religion
n aturclle avait préparé les esprits à saisir avidement de telles
p erspectives. Les femmes, les jeunes gens, tout ce public
grossissant d'Emile et de Saint-Preux, saluèrent d'un cri de
joie ce nouvel apôtre au parler enchanteur. On se faisait in-
nocent à la lecture des Études, le lendemain du Mariage de
Figaro. Grimm, le spirituel chargé d'allaircslitléraires de huit
souverains du Nord, avait beau écrire à ses patrons que l'ou-
vrage n'élail qu'un long recueil d'églogues, d'hymnes et de ma-
drigaux en l'honneur de la Providence, la vogue en cela se
BERNACDIN DE SAINT-PIERRE. 4Î25
retrouvait d'accord avec la morale éternelle. Le clergé lui-
même qui avait fait du chemin depuis les dernières années, cl
qui, en devenant moins difficile en tait d'auxiliaires, ne trou-
vait pas dans l'ouvrage nouveau les agressions directes do ni
Jean-Jacqiies avait embarrassé son spiritualisme, accueillit
avec faveur ces hommages éloquents rendus à la Providence
on opposait, dans des thèses en Sorbonne, Saint-Pierre à Buf-
fon, l'auteur de?, Études à l'auteur des Époqnes. L'esprit était
très-éveilléaux idées nouvelles de science en t784; la chimie,
la physique, allaient changer de face par les travaux des La-
place et di'S Lavoisier. Si elles avaient paru dix ans plus tard,
en 9o ou Ofi, les Études eussent trouvé la nouvelle science
déjà constatée et régnante, l'analyse victorieuse de l'hypo-
thèse; en 84 elles purent obtenir, même par leur côté le plus
faux, un succès de surprise et les honneurs d'une vive con-
troverse. Sans parler du poète Rohbé qui se mêlait d'avoir des
idées là-dessus, plus d'un chaud partisan se déclara pour le
système des marées, la fonte des glaces, l'allongement du
pôle. Et ce genre de succès fut peut-être le plus cher à l'au-
teur, dont il caressait la chimère: Jean-Jacques se glorifiait
avant tout d'avoir fait le Devin du Village; Girodet consumait
ses veilles à devenir poète ; Alfieri se piquait d'être fort en
grec, et Byron d'être le premier à la nage dans le Bosphore.
Cheruhini, dit-on, se pique de peindre.
Comme science, il ne nous appartient pas de juger les
Études, et nous ne hasarderons qu'un mot. C'était certes une
position à prendre, un point de vue heureux à relever vers
cette fin du xvm* siècle, que d'assembler et de déduire les
accords, les harmonies animées du tableau de la nature, et
de faire sentir la chaîne, et, s'il se pouvait, l'intention de ces
douces lois. Charles Bonnet le tenta à Genève, et Bernardin
de Saint-Pierre en France. On avait tant insisté sur les dé-
saccords, les bouleversements, les hasards, qu'il y avait nou-
veauté à la fois et vérité dans ce parti. Bernardin refit eu
^quelque sorte le livre de Fénelon, en profitant des observa-
J26 PORTRAITS LITTÉRATRES.
lions amassées dans l'intervalle, et en s'arrêtant avec plus de
complaisance sur la nature, cette œuvre vivante et cette ou-
vrière de Dieu(l). Son livre, et en général tous ses ouvrages
depuis les E^«c?es jusqu'aux Harmonies, sont en ce sens une
ospèce de compromis entre l'ancien spiritualisme chrétien et
l'observation irrécusable, je dirai aussi, le culte croissant de
la nature : dans ses croyances à Timmortalité, il essnye, par
exemple, de donner au ciel chrétien une réalité naturelle en
faisant aller les âmes dans les planètes ou dans le soleil. Mais,
scientifiquement parlant, son point de vue n'était qu'un
aperçu heureux, instantané, un ensemble mêlé de lueurs
vraies et de jours faux, et d'où il ne pouvait soriir autre
chose que la peinture même qu'il en offrait, et l'impression
enthousiaste, affectueuse, qu'elle ferait naître. Le point de
vue des causes finales n'est jamais fécond pour la scierjce, et
rentre tout entier dans la poésie, dans la morale, dans la re-
ligion ; ce ne peut être au plus que le moment de prière du
savant, après quoi il faut qu'il se remette à l'examen, à l'ana-
lyse. Son premier mot une fois articulé, Bernardin de Saint-
Pierre ne fit plus que se répéter en variant plus ou moins
ses adorations et ses nuances. Les Jussieu cependant pour la
botanique, Haller, Vicq-d'Azyr, Cabanis pour la physiologie
animale, Lavoisier, Laplace, Berthollet, pour la physique et
la chimie, poussaient dans des voies diverses, en savants, ce
(l) l^a Prière à Dieu qui termine la première Étwie de la nature :
n Les riclies et les puissants croient qu'on est misérat)le... » n'est
autre chose qu'une copie abrégée, inlelliiienle et pleine de goût,
une copie, acconnnodée au wiii"^ siècle, de la Prihe a Dieu, plus
inysti(iue, qui termine la premit'-rc partie du traité de l'E.nsience de
Dieu par Féiielon. Uien de plus pifjuant (pie les deux morceaux mjg
en regard avec les suiipressums et les arrangements de Uernardin ;
mais le fond est textuellement le même. L'honneur de cette remarque,
qui avait échappé à nos meilleurs cnliipies, revient a M. Piccolos,
Grec érudit (vuir page 3(i'« de la seconde édition de sa traduction de
Paul II Viiriiiiir en ^rec moderne, 18 i i). Les notes de cette traduc-
tion seraient bonnes à consulter pour les éditeurs de lieriiardin do
Suict-Picrre.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. 127
qu'il essayait d'embrasser et de deviner par un composé d'é-
tude ingénieuse, mais partielle, et d'inductions illusoires.
M. de Humboldt, de nos jours, pour les grandes observations
végétales en divers climats, a donné sur plus d'un point con-
sistance et réalité scientifique à ce qui n'existait chez Ber-
nardin qu'à l'état de vue attrayante et passagère; Lamartine,
de son côté, a repris en pur poëte bien des inspirations de
Bernardin, et les a rajeunies, fécondées. Mais cette union,
chez Bernardin, du demi-savant, du poëte et du peintre, cette
combinaison mixte qui ne pouvait se transmettre ni taire
école utilement, soit pour les savants, soit pour les poètes,
fut du moins belle et séduisante en lui. Tant de notions
amassées de partout sur les plantes, sur les climats, tant de
maximes morales sur la société et sur l'homme, ce mélange
de vérités, d'hypothèses et de chimères venant à se rencontrer
sous des inclinaisons favorablesvers l'horizon attiédi, peigni-
rent divinement le nuage et firent tout d'abord arc-en-ciel.
L'arc-en-ciel est resté et se voit encore. Les Éluder, si in-
complètes qu'elles paraissent à trop d'égards, demeurent
comme une révélation de la nature, qui ne se trouve que là.
Quiconque est sensible de cœur, quiconque est né vojageur
par instinct ou poëte, lit un jour Bernardin et est inifé par
lui. Si ce peintre harmonieux manquait, on chercherai*, vai-
nement ailleurs une impression pareille, soit dans Jean-
Jacques, soit dans Chateaubriand. Nul autre que lui n'a éga-
lement chasteté et mollesse. Lamartine, qui nous offre tant
de parenté de génie avec l'auteur des Études, est moins
exclusivement un peintre, et sa poésie suscite des émotions
élégiaques plus compliquées. Quelle est donc l'innocente et
poétique enfance dans laquelle Bernardin de Saint-Pierre et
ses Études n'aient pas été une heure mémorable et char-
mante, comme le premier rayon de lune amoureuse, comme
une aube idéale à jamais regrettée ? (1)
(1) Girodet dans Endymion, Prudlion surtout en quelques-unes de
128 PORTRAITS LITTÉRAIBES.
On pourrait dire de Bernardin quMl entend la nature de
la même manière qu'il entend Virgile, son poëte favori, ad-
miraltlemenl tant qu'il se lient aux couleurs, aux demi-
teintes, à la mélodie et au sens moral; le lacrymœ rcmm est
son triomphe; mais il devient subtil, superstitieux et systé-
matique quand il descend au menu détail et qu'il cherche,
par exemple, dans le conjugù infusus gremfo une convenance
entre cette fu^inn titi^ums) et le dieu des forges de Lemnos.
Lebàlon d'olivier, et non de houx ou de tout autre a''brisseau,
que porte Danioti dans la huitième églogne, lui paraît un
symbole bien choisi de ses espérances. De même, en exagérant
et sublilisant en mainte occasion au sujet des bienlaits et des
prévenances de la nature, il lui arrive d'impatienter à bon
droit celui qu'il vient de charmer; à force d'apologie, il rap-
pelle et provoque les objections. Quand on n'est plus dans la
première innocence pastorale de l'enfance, il veut trop vous
y ramener. Candide, si on a le malheur de l'avoir lu, ou le
poëme sur le Désastre de Lisbonne, vous apparaît au revers du
feuillet en plus d'une page. Bernardin, si intime dans quel-
ques parties du sentiment de la nature, est superficiel à l'ar-
ticle du mal. Il n'en tient pas compte, il ne rex|)lique en
rien. Dans son vague déisme évangélique, il n'est pas plus
chrétien que panthéiste en cela. Un contemporain de Ber-
nardin de Saint-Pierre, spiritualisle comme lui, et protestant
égalcmentcontre les fausses sciences et leurs conclusions né-
gatives, Saint-Martin, a bien autrement de profondeur. S'il
est insuffisant à remuer, et, pour ainsi dire, à faire frémir
avec grâce le voile de la nature, s'il lui est refusé de revêtir
d'images transparentes, et accessibles à tous, les vérités qu'il
médite, et s'il les ensevelit plutôt sous des clauses occultes,
il contredit, sinon avec raison en principe (ce que je ne me
permets pas de juger), du moins avec une portée bien supé-
869 productions trop rarns, ont conçu et disposé la scène naturelle
BOUS un jour assez semblable.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. 429
rieure, quelques-unes des douces persuasions propagées par
Bernardin ; par exemple, que la nature^ qui varie à chaque in-
stant les formes des êtres, n'a de lois constantes que celles de leur
bonheur. « La nature, dit Saint-Martin, est faite à regret.
« Elle semble occupée sans cesse à retirer à elle les êtres
« qu'elle a produits. Elle les retire même avec violence, pour
« nous apprendre que c'est la violence qui l'a fait naître. »
Et ailleurs : « L'univers est sur son lit de douleurs, et c'est à
« nous, hommes, à le consoler. » Saint-Martin croyait que
l'homme, s'il pou vaitcoîiso/ecl'univers, pouvait aussi l'aflliger,
l'aigrir, et, pour nous servir de sa belle locution, que la main
de l'homme, s'il n'est pas infiniment prudent, (jâfe tout ce qu'il
touche. Il avait quelquefois de ces manières de dire orientales
comme Bernardin en a de si heureuses ; mais il les avait plus
profondes, tenant plus à la pensée : « L'intelligence de
« l'homme, dit Saint-Martin, doit être trailée comme les
« grands personnages de l'Orient qu'on n'aborde jamais sans
« avoir des présents à leur offrir. « Us furent tous les deux,
Bernardin et Saint-Martin, un moment associés sur une liste
(avec Berquin d'ailleurs, Sieyès et Condorcet), comme pou-
vant devenir précepteurs du fils de Louis XVI. A l'École nor-
male, fondée en 9o, Bernardin et Saint-Martin se retrou-
vèrent, l'un comme professeur de morale, l'autre comme
élève-auditeur. Bernardin ne fit qu'une séance d'ouverture,
et ajourna ses leçons pour avoir le temps de les écrire (1).
Saint-Martin, dans sa discussion publique avec Garât, se mon
tra bien supérieur en modération et en arguments à Bernar-
din dans les aigres disputes que celui-ci soutint ou engagea
contre Volney, Cabanis, Morellet, Suard et Parny, à l'Insti-
tut. Enfin, pour achever ce petit parallèle, indiquons d'ad-
mirables pages qui terminent le Ministère de V IIomme-Esprit
(1) Les paroles de dëbui, à cette séance d'ouverture : a Je suis
père de famile et j'habite à la campagne, » furent couvertes d'ap-
plaudissements subits et provoquèrent un enthousiasme sentimental
qoe le reste de la leçon justifia médiocrement.
130 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
(1803), et dans lesquelles le profond spiritualiste et théosophe
développe ses propres jugements critiques sur les illustres
littérateurs de son temps; Bernardin de Saint-Pierre doit en
emporter sa part avec La Harpe et l'auteur du Génie du Chris-
tianisme. Il y est montré dans une essentielle discussion que
« Millon a copié les amours d'Adam et d'Eve sur les amours
«de la Terre, quoiqu'il en ait magnifiquement embelli les
« couleurs; mais il n'avait trempé tout au plus qu'à moitié
« son pinceau dans la vérité. »
Le grand succès de venté des Études mit l'auteur à même
d'acheter une petite maison rue de la Reine-Blanche, à Tex-
trémilé de son faubourg. C'est dans ce séjour qu'il travailla
à perfectionner et à enrichir les éditions successives des Étu-
des. Le roman de Paul et Virginie parut pour la première fois
en 178S comme un simple volume de plus à la suite; mais
on en fit, aussi lot après, des éditions à part, sans nombre.
Tous les enfants qui naissaient en ces années se baptisaieni
Paul et Virginie, comme précédemment on avait fait à l'envi
pour les noms de Sophie et d'Emile. Bernardin, du fond de
son faubourg Saint-Marceau, devenait le parrain souiiantde
toute une génération nouvelle. Sa Chaumière indienne, pu-
bliée en 1791, fut introduite également dans les Étiales, et,
à partir de ce moment, son œuvre générale peut être consi-
dérée comme achevée ; car les Harmonies, qui ont de si belles
pages, ne sont que les Études encore et toujours. Bernardin
de Saint-Pierre n'est pas un de ces génies multiples et vigou-
reux qui se donnent plusieurs jeunesses et se renouvellent;
il y gagne en calme; il ne nous paraît ni moins doux ni moins
beau pour cela. Les Études donc, en y comprenant Paul et
Virginie et la Chnumiére, nous le présentent tout entier.
Un ouvrage conmie Paul et Virginie est un tel bonheur
dans la vie d'un écrivain, que tous, si grands qu'ils soient,
doivent le lui envier, et que, lui, peut se dispenser de rien
enviera personne. Jean-Jacques, le maître de Bernardin, et
supérieur àson disciple partant de qualités fécondes et fortes.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. 131
n'a jamais eu cette rencontre d'une œuvre si d'accord avec
le taleut de l'auteur que la volonté de celui-ci y disparaît, et
que le génie facile et partout présent s'y fait seulement sen
tir, comme Dieu dans la nature, par de continuelles et atla-
chanles images. Lemontey, en sa dissertation sur le naufrage
du Siiint'Géran, excellent littérateur, à l'affectation près, a
fort bien jugé au fond, bien que d'un ton de sécheresse in-
génieuse, ce chef-d'œuvre tout savoureux : « M. de Saint-
« Pierre, dit-il, eut la bonne fortune qu'un auteur doit le
« plus envier ; il rencontra un sujet constitué de telle sorte
« qu'il n'y pouvait ni porter ses défauts, ni abuser de ses la-
« lents. Les parties faibles de cet écrivain, comme la politi-
« que, les sciences exactes et la dialectique, en sont naturel-
« lement exclues, tandis que la morale, la sensibilité et la
'.< magnificence des descriptions s'y continuent et s'y fortifient
u l'une par l'autre dans les dimensions d'un cadre étroit d'où
« l'instruction sort sans rêveries, le pathétique sans puérilité
« et le coloris sans confusion. Le succès devait couronner un
« livre qui est le résultat d'une harmonie si parfaite entre
« l'auteur et l'ouvrage... » M, Villemain, en rapprochant
Paul et Virginie de Daphnis et ChJoé (préface des romans
grecs), M. de Chateaubriand {Génie du Christianisme), en
comparant la pastorale moderne avec la G((?a</tee deThéocrite,
ont insisté sur la supériorité due aux sentiments de pudeur
et de morale chrétienne. Ce qui me frappe et me confond au
point de vnie de l'art dans P«u? et Virginie, c'est comme tout
est court, simple, sans un mot de trop, tournant vite au ta-
bleau enchanteur; c'est cette succession d'aimables et douces
pensées, vêtues chacune d'une seule image comme d'un mor-
ceau de lin sans suture, hasard heureux qui sied à la beauté.
Chaque alinéa est bien coupé, en de justes moments, comme
une respiration légèrement inégale qui finit par un son tou-
chant ou dans une tiède haleine. Chaque petit ensemble abou-
tit, non pas à un trait aiguisé, mais à quelque image, soi
naturelle et végétale, soit prise aux souvenirs grecs (la co-
132 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
quille des fils de Lédaou une exhalaison de violettos); on se
figure une suite de jolies collines dont chacune «\«t terminée
au rtîgard par un arbre gracieux ou par uu tombeau. Celle
nature du bananiers, d'orangers el de jam-roses, est décrite
dans son détail el sa splendeur, mais avec sobriété encore,
avec nuances distinctes, avec composition toujours: qu'on se
ra^ipclle ce soleil couchant qui, en pénétrant sous le percé
de la forêt, va éveiller les oiseaux déjà silencieux et leur fait
croire à une nouvelle aurore. Dans les descriptions, les odeurs
se mêlent à propos aux couleurs, signe de délicolesse et de
sensibilité <|u"on ne trouve guère, ce me semble, chez un
poëte moderne le plus prodigue d'éclat (1). — l>es groupes
dignes de Virgile peignant son Andromaque dans l'exil d'É-
pire; des fonds clairs comme ceux de Raphaël dms ses ho-
rizons d'Idumée; la réminiscence classique, en ce qu'elle a
d'immortel, mariée adorablemeot à la plus vierge nature;"
dès le début un entrelacement de conditions nobles et rotu-
rières, sans affectation aucune, et faisant berceau au seuil du
tableau; dans le style, bien des noms nouveaux, étranges î
même, devenus jumeaux des anciens, et, comme il est dit,
mille iiptielliitions charmantes; sur chaque point une mesure,
une discrétion, une distribution accomplie, conciliant toutes
les touches convenantes et tous les accords! lin accords, en
harmonies lointaines qui se répondent, Paul tt Vinjinie est
comme la nature. Qu'il est bien, par exemple, de nous mon-
trer, à la fin d'une scène joyeuse, Virginie à qui ces jeux de
Paul (d'aller au-devant des lames sur les récifs et de se sau-
ver devant leurs grandes volutes écumeuses el mugissantes
iusque sur la grève} font pousser des cris de peur! Présagea
peine touché, déjà pressenti! A partir de ce moment, depuis
ce cri perçant de Virginie pour un simple jeu, le calme est
troublé; la langueur amoureuse dont elle est alleinle la pre-
mière, et à laquelle Paul d'abord ne comprend rien (autre
(t) Victor Hugo. Le sens vimvÀ troii dominant éteint les autres.
I
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. I33
délicatesse pudique), va s'augmenter de jour en jour et nous
incliner au deuil ; on entre, pour n'eu plus sortir, dans le
pathétique et dans les larmes. !
La mauière dont Bernardin de Saint-Pierre envisageait la
femme s'accorde à merveille avec sa façon de sentir la nature; i
et c'est presque en effet (pour oser parler didacliquement) la
même question. Chez lui rien d'ascétique à ce sujet, rien de
craintif; aucun ressentiment d'une antique chute. Saint-
Martin, tout en faisant grand cas de la femme, disait que la
matière en est plus dégénérée et plus redoutable encore que celle
de l'homme. Bernardin se contente de dire délicieusement :
« Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tris-
« tesse de l'homme. »
Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rous-
seau, comme il lui demandait un jour si Saint-Preux n'était
pas lui-même : « Non, répondit Jean-Jacques, Saint-I*reux
« n'est pas tout à fait ce que j'ai été, mais ce que j'aurais
« voulu être. » Bernardin aurait pu faire la même réponse
à qui lui aurait demandé s'il n'était pas le vieux colon de
Paul et Virginie. Dans tout le discours du colon : « Je passe
" donc mes jours loin des hommes, etc., » il a tracé son por-
trait idéal et son rêve de fin de vie heureuse.
Mais, à part ce portrait un peu complaisant de lui-même,
je ne crois pas qu'il y en ait d'autre dans Paul et Virijùvie ;
ces êtres si vivants sont sortis tout entiers de la création du
peintre On y remarque quelques rapports lointains avec des
personnages qu'il avait rencontrés durant sa vie antérieure,
mais c'est seulement dans les noms que la réminiscence, et
pour ainsi dire l'écho, se fait sentir. Bernardin avait pu épou'
ser en Russie mademoiselle de la Tour, nièce du général du
Bosquet; il avait pu, à Berhu, épouser mademoiselle Virginie
Taubenheim : un ressouvenir aimable lui a lait confondre et
entrelacer ces deux noms sur la tète de sa plus chère créature.
Trop pauvre, il avait cru ne pas devoir accepter leur main.
Munificence aimable! voilà qu'il leur a payé à elles deux,
.1. 8
134 PORTRAITS LITTERAIRES.
dans celte seule oITrande, la dot du génie. Le nom de Paul se
trouve être aussi, non sans dessein, celui d'un bon religieux
dont il avait voulu, enfant, imiter la vie, et qu'il avait accom-
pagné dans ses quêtes. Le bon vieux frère capucin est devenu
l'adolescent accompli, ayant taille d'homme et simplicité
d'enfant : ainsi va celte fée intérieure en ses métamorphoses.
On ne saurait croire combien il sert, jusque dans les créa-
tions les plus idéales, de se donner ainsi quelques instants
d'appui sur des souvenirs aimés, sur des branches légères.
La colombe, touchant çà et là, y gagne en essor, et son vol
en prend plus d'aisance et de mesure. C'est comme d'avoir
devant soi , dans son travail, quelque image souriante, quelque
belle page entrouverte, qu'on regarde de temps en temps, et
sur laquelle on se repose sans la copier.
S'il n'a plus rencontré de sujet aussi admirablement venu
que Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre a trouvé
moyen encore, dans le Café de Surate, dans la Chaumière in-
dienne, de déployer avec bonheur quelques-unes des qualités
distinctives de son talent. Ce sont deux vrais modèles d'une
causticité fine et décente, compatible avec l'imagination et
avec ridéal. Voltaire, dans ses petits contes à l'orientale, dans
le B"n Bramin, dans Zadig, a prodigieusement d'espi'it, mais
rien que de l'esprit, et à tout prix encore. Bernardin, le
peinlre du coloris fondant et des nuances moelleuses, a su,
en ses deux contes indiens, adoucir la raillerie sans l'élein-
dre, la revêtir d'une magnificence charmanle et faii-e sentir
le piquant dans l'onction. iNullc part il n'a montré aussi vi-
vement que dans ces deux ouvrages, et dans la Chaumiire
surtout, qui, aprèsPawi et Virginie, approche le plus, comme
a dit Chéiiier, de la perfection continue, ce tour de pensée
et d'imagination antique, oriental, allant naturellement à l'a-
pologue, à la similitude, qui enferme volontiers un sens dÉ-
sope sous une expression de Platon, dans un parfum de Sadi.
Je ne fais que rappeler tant de comparaisons, familières à
l'auteur et éparses en toutes ses pages, de la solitude avec u ne
1
BERNARDIN DE SAINT-PIEUUE, Î35
montagne élevée, de la vie avec une petite tour, de la bien-
veillance avec une fleur, etc., etc.; mais la plus illustre de
ces images, et qui qualifie le plus magnifiquement cette par
tie du talent de Bernardin, est, dans la Chaumière, la belle
réponse du paria : « Le malheur ressemble à la Montagne-
« Noire de Bember, aux extrémités du royaume brûlant de
« Lahore : tant que vous la montez, vous ne voyez devant
« vous que de stériles rochers ; mais quand vous êtes au som-
« met, vous apercevez le ciel sur votre tète, et à vos pieds le
« royaume de Cachemire. » Gela est aussi merveilleusement
trouvé dans l'ordre des sentences morales, que Paul et Vir-
ginie dans l'ordre des compositions pastorales et touchantes.
Quand Bernardin de Saint-Pierre publiait la Chaumière in-
dienne, en 91, il était au haut de la montagne de la vie et
de la gloire; il avait aussi, en quelque sorte, son royaume
de Cachemire à ses pieds. Sa réputation étant au comble, sa
vie domestique semblait d'ailleurs s'asseoir et s'embellir pai
un mariage plein de promesses. Louis XVLqui était bien le
roi d'un écrivain comme Bernardin, le nommait intendant du
Jardin des Plantes. L'auteur à.' Anar.harsis et Bernardin eus-
sent tout à fait convenu, ce semble, à orner ce qu'on appela
un moment le trône restauré et paterneL Ce moment, s'il
avait pu se prolonger, était particulièrement propice au
déisme philosophique, aux vues et aux vœux politiques du
solitaire : Louis XVI pour roi, Bailly pour maire. Bernardin
lie Saint-Pierre pour moraliste du fond de son Jardin des
Plantes, et Rabaut-Saint-Étienne pour historien, qui procla-
mait, comme on sait, la Révolution close et cette constitution
lie 91 éternelle.
Mais lô 10 août renversait d'un coup l'édifice illusoire, et,
même avant la Terreur, l'intendance du Jardin des Plantes
devenait peu tenable,les savants n'ayant pas accueilli le grand
écrivain comme aussi compétent qu'il aurait voulu (l). Nous
(l) On lit dans les noies du Mémorial de Gouverneur Morris (édi-
136 POnTRAlTS LITTÉRAIRES.
ne snivrons pas Bernardin dans les vingt dernières années de
sa vie; il ne mourut qu'en janvier 1814. Il en est un peu de
la critique comme de la nature, qui (n'en déplaise à l'opti-
misme de son interprète), quand elle a obtenu des êtres leur
œuvre de jeunesse et de reproduction, les abandonne ensuite
à eux-mêmes et les laisse achever comme ils peuvent, tandis
que jusque-là elle les soignait avec prédilection, lesentourait
de caresses et d'attraits. La critique de même, quand elle a
obtenu, de l'auteur qu'elle étudie, l'œuvre principale et du-
rablequ'il devait enfanter, peut le négligersans inconvénient
dans le détail du reste de sa vie; il lui suffit de terminer
«nvers lui par quelques hommages de reconnaissance; mais
les attentions suivies et exactes, indispensables au commen-
cement, sont désormais superflues et deviendraient aisément
fastidieuses. Il nous serait doux pourtant, il serait pieux d'ac-
compagner encore Bernardin de Saint-Pierre lentement oc-
cupé de ses Harmonies, de le suivre un peu à Essonne, à
Eragny, dans son ermitage, et de tirer de ses lettres et de ses
derniers écrits assez de rayons pour lui composer un soir
d'idylle, le soir d'un beau jour, si son biographe ne nous avait
devancé dans cette tâche heureuse. Nous aurions toujours eu
à regretterd'ailleursquclquestrailsdiscordants qu'il eût fallu
admettre au tableau, son attitude maussade au sein de l'In-
stitut, son opiniâtreté contentieuse dans d'insoutenables sys-
tèmes, et plus de louanges de notre grand Empereur que nous
n'en aimerions. Dans la correspondance avec Ducis, qui forme
un des endroits les plus récréants de ce déclin, le bonhomme
tragique nous apparaît bien supérieur à son ami, par un gé-
nie franc, cordial, une grande âme débonnaire, et une ima-
tion française) qiio, sous le coup du 10 aotU, M. Terrier de Mont-
ciel, prôcédeninK'nl ministre de l'intérieur, s'était réCuf^ié au Jardin
des Plantes ciiez Bernardin de Saint-Pierre, ((u'il y avait l'ait nom-
mer, mais qu'il y resta peu de temps, ayant élé assez mal accueilli
par son protéf,'é, (]ui craifjnait de se compromettre. 11 n'y a rien là
mallieureusement que de trop vraisemblable.
BERNARDIN DE SAINT-PIEiUiE. 137
gination quelque peu sauvage, qui prend du pittoresque et,
des tons plus chauds en vieillissant. On ferait un chapitre, en
vérité digne de Salomon ou du fils de Sirach, avec tous les
mots sublimes semés dans ces lettres familières. Le chenu
vieillard a mille fois raison sur lui-même quand il se déclare
à son ami par ce naïf étonnement : « Il y a dans mon clavecia
« poétique des jeux de flûte et de tonnerre; comment cela
'< va-t-il ensemble? Je n'en sais trop rien; mais cela est
« ainsi. » Et il justifie ce jugement tout aussitôt, soit qu'il
s'écrie dans une joie grondante : « Je ne puis vous dire com-
« bien je me trouve heureux depuis que j'ai secoué le monde;
« je suis devenu avare; mon trésor est ma solitude; je cou-
« che dessus avec un bâton ferré dont je donnerais un grand
« coup à quiconque voudrait m'en arracher; » ou soit qu'il
parle tendrement de ces lectures douces auprès de son feu
« et des heures paisibles qui vont à petits pas, comme son
« pouls et ses affections innocentes et pastorales. » Quand il
écrit de son cher ami de Balk en ces termes : « Je ne sais si
« M. le comte de Balk sera encore longtemps en France : nous
« sommes tous comme des vaisseaux qui se rencontrent, se
« donnent quelques secours, se séparent et disparaissent, >> il
rentre exactement dans la manière de Bernardin. Pourquoi
faut-il que Ducis n'ait eu que de la vieillesse"? Ohl la vie de
Corneille couronnée de celte vieillesse de Ducis 1 quel ma-
gnifique ensemble, et bien harmonieux en apparence, on se
plaît à en composer! Mais respectons les discernements de
la nature ; laissons à chacun sa saison de beauté et sa gloire.
Bernardin n'était nullement poëte en vers; son amitié avec
Ducis ne l'induisit jamais à quelque épitre ou pièce légère.
L'exemple de Delille, dont les Jardins avaient devancé de
deux ans ses Etudes, et qu'il avait retrouvé plus tard à î'In-
stitut, vers 1S05, três-umoureux de la campaunf, nous dit-il,
ne le tenta pas davantage, et, tout en l'admirant sans doute,
il ne paraît point l'avoir envié. Les seuls vers imprimés, j«
crois, et peut-être les seuls composés par Bernardin, se trou-
138 PORTUAITS Lrrrtll AIRES.
vent dans la Décade philosophique ((0 brumaire an m) (1), et
ont pour sujet la naissance de sa fille Virginie. Ils sont infé-
rieurs de beaucoup aux vers de Fénelon, et très à l'unisson
d'ailleurs de ce qu'ont tenté en ce genre tant de prosateurs
illustres, depuis le Consul romain (2). Cette impuissance de la
mesure serrée et du chant, en ces organisations si accomplies,
marque bien la spécialité du don, et venge les poètes, même
les poètes moindres, ceux dont il est dit : « Érinne a fait peu
de vers, mais ils sont avoués par la Muse. »
Bernardin de Saint-Pierre vécut assez pour assister à toute
la grande moitié du développement littéraire et poétique de
M. de Chateaubriand. Il avait été dès l'abord salué et célébré
par lui. Sut-il l'apprécier en retour et reconnaître en cet
écrivain grandissant le plus direct, le plus autorisé en génie,
et le plus dévorant en gloire, de ses héritiers? Ce qu'il y a
de certain, c'est que les critiques passionnés ne s'y trompaient
pas. Marie-Joseph Chéniers'armaitvolontiers de /a Chaumière
indienne, de Ihml et Virginie, contre Atala et René; il oppo-
sait cette simplicité élégante (qui dans son temps avait bien
été une innovation aussi) àlamanière deceuxqui dénaturent
la prose, disait-il, en la voulant élever à la poésie. Quels
qu'aient été sur ce point les jugements et les présages de Ber-
nardin de Saint-Pierre, il a pu vieillir tranquille en même
temps que fier dans sa gloire ; car il y avait dans l'illustre sur-
(1) Et aussi dans VAImanach des Nnses de 1796.
(2) .le ne iit-'lcnds poinl pourUnt, dans celle .•illusion au Consul
romain. adiiftliT en loul les piuisanleries de Juvénal el des écrivains
du sei-ond sièc^le sur les vcfs de Cicérun. Je saisque Voltaire Ipréface
de 7'"""' sn-iéc) a pu plaider avec avantage la cause de cet autre
talent universel, el citer de fort beaux vers sur te conilia! de l'aigle
et du sei'peni, cpi'il a lui-niéine à merveille traduits. Toutcl'ois, l'in-
l'érioi'ié incdin.iaialiie du talent poétique de Cictéron en face de sa
i^loire d'iiralfiir et d éc ivain philosophique demeure une preuve à
l'appui du Ciii i.'éiiéral. VA Jean- Jacques lui-môme, ce roi des prosa-
li.'urs. (|ui a donné quelques jolis vers dans l<- Divin, n'est-il pas
convenu nellement qu'il n'entendait rien à celte mécuuiqttr-là?
BliRNARUIN DE SAINT-PIERRE. 139
venant assez de traits de filiation pour constater le rôle ac-
tif du devancier qui allait demeurer en arrière (i). Bernardin
n'a pas non plus médiocrement agi sur d'autres écrivain ;
formés vers cette fin du siècle, et moins connus commi'
peintres qu'ils ne mériteraient, sur Ramond, sur Sénancou r.
Lamartine, en faisant lire et relire à son Jocelyn le livre de
Paul et Fir{7/?rte, a proclamé cette influence première sur les
jeunes cœurs qui, depuis l'apparition des Études, s'est prolon-
gée en pâlissant jusqu'à nous; il n'y a pas rendu un moindre
hommage dans le titre et dans maint retentissement de ses
Harmonies, mais nulle part d'un instinct plus filial , selon
moi, que par cette pièce du Som- des premières Méditations ^
(I) Nous trouvons, par un tiasard singulier, dans un volume im-
primé en Suisse {Mélanges de Litiéraime, par Henri Piguet, Lau-
sanne, I8i(i|, une réponse précise à la question que nous nous posions
ici. M. Piguel, jeune pasteur vaudois, enlliousiasie de la lilléralure et
des écrivains français, avait (ait le voyage de Paris \er8 1810; il dé-
sirait passionnément connaître Hernardin de Saint-Pierre, et lui écri-
vit pour avoir une heure de lui. Dans cette visite tant rôvée, il l'as-
siégea de questions directes et naïves : — "Je lui demandai quels
étaient ses meilleurs amis. » — « Ma famille et ma muse : mes mo-
ments de verve me font jouir véritablement. » — « Nous connaissez
sans doute M. de Chateaubriand, qui a parlé de vous avec admira-
tion ? » — « Non, je ne le connais pas; j'ai lu dans le temps quelcjuea
extraits du Gciiie du Christianisme : son imagination est trop forte. »
— Ceci rentre dans une observation générale ^ur laquelle je reviendrai
plus d'une fois : c'est qu'en littérature, en art, on n'aime pas d'ordi-
naire son successeur immédiat, son héritier présomptiT. Michel-Ange
traitait volontiers Haphaël d'efTéminé ; Corneille parlait de Racine
comme d'un lilondin ; BiiCfon répondait à Hérault de Séchelles qui le
questionnait sur le style de Jean-Jacques : — « Beaucoup meilleur que
celui de Thomas, mais Rousseau a tous les défauts de la mauvaise
éducation ; il a l'interjection, l'exclamation en avant, l'apostrophe
continuelle. " On vient d'entendre Bernardin de Saint-Pierre, visi-
Idement impatienté, prononcer sur l'auteur de René : « hmigiiiniion
trop forte ! » — Toujours et partout la vieille histoire de Saturne et
de Jupiter; toujours les générations d'autant plus inexorables qu'elles
se touchent davantage, et empressées de se nier l'une l'autre quand
elles ne peuvent se dévorer 1 Avertis du moms, lâchons de ne pas
faire ainsi.
140 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
qui est comme la poésie même de Bernardin , recueillie et
vaporisée en son intime essence. M. Ferdinand Denis, auteur
de S'ènea de la Nature sous les Tropiques et à! André le Voyageur,
est dans nos générations un représentant très-pur et très-sen-
sible de l'inspiration propre venue de Bernardin de Saint-
Pierre : par les deux ouvrages cités, il appartient tout à fait à
son école; mais c'est sa famille qu'il faut dire. Nous tous,
nous avons été une (ois ses disciples, ses fds; tous, nous avons
été baignés, quelque soir, de ses molles clartés, et nous re-
trouvons ses fonds de tableaux embellis dans les lointains
déjà mystérieux de notre adolescence. Oh! que son rayon de
mélancolique et chaste douceur, s'il faiblit en s'éloignant, ne
se perde pas encore, et qu'il continue de luire longtemps,
comme la première étoile des belles soirées, au ciel plus ar-
dent de ceux qui nous suivent I
Octobre 1S36.
Bernardin de Saint-Pierre, qui est l'un de mes nuteurs favoris,
a'cBl retioiivé sons ma flumeau tome Y I des Causeries du lundi, et
en plus d'une puj,'e du livre intitijlé : Chateaubriand et ton Groupe
iitUraire,
MÉMOIRES
DU
gi:m::\\l la fayetts
(1838.)
I
Nous ^omnios on rdard pour parler de cettn publication
dont lori irois lu'ciniers volnrm's ont paru depuis déjà bien des
mois. Mais ou esl tncuus en relard que jamais pour venir
parler d'un lioiumii avec qui la vogue, la populaiilé ou l'es-
prit de parti n'oni plus rien à faire, et qui est entré tout en-
tier dans le domaine liisloriqne, ainsi que l'époque qu'il
représente et qui est de même accomplie.
La Révolution française, en effet, peut être considérée
comme eutièrement terminée, sous les formes, du moins,
qu'elle a présentées à chaque reprise durant l'espace de qua-
l'ante ans. Os formes, qui, depuis la déclaration des droits
jusqu'au progranune de l'hôtel de ville, rouletit dans un
cercle déterminé d'idées et d'expressions, ne semblent plus
avoir chance de vie et de fortune sociale dans ces mêmes
termes. On peut s'en réjouir, on peut s'en plaindre et s'en
irriter. Mais le résultat semble acquis; dans ces termes-là, il
est obtenu ... ou manqué; et à mon sens, en partie obtenu,
en partie manqué. Ceux même qui continuent de prendre l'hu-
142 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
inanité p;ir le côté ouvert et généreux, qui embrassent avec
chaleur une philosophie de progtrs, et persistent avec mérite
et vertu dans des espérances toujours ajournées et d'autant
plus élargies, ceux-là let je ne cite aucun nom, de peur d'en
choiiiicr quelqu'un, tant ils sont divers, en les rapprochant],
ceux-là ont des formules auprès der-ruelles le programme de
I,a Fayette, la déclaration des droits, n'est pins qu'une pré-
l'ace très-générale et très-élémentaire, ou même ils vont à
contredire et à biffer sur quelques points ce programme.
La Révolution française a eu des moments bien différents,
et, quoiqu'on retrouve La Fayette au commencement et à la
fin, il y a eu d'autres écoles rivales et au moins égales de
celle qu'il y représente. Outre l'école américaine, il y a eu
l'école anglaise, et celle d'une dictature plus ou moins démo-
cratique, à laquelle on peut rapporter, à cerlains égards et
toute restriction gardée, la Convention et l'Empire.
L'école américaine prétend tout tirer du peuple et de l'é-
lection directe. L'école anglaise a surtout en vue l'équilibre
de certains pouvoirs, émanés de source différente. L'école
dictaloriale et impérialiste (je la suppose éclairée) a pour
principe de tout prendre sur soi et de se croire suffisamment
justifiée à faire administrativement ce qui est de l'intérêt
d'État, dans le sens de l'ordre et de la société.
Sans avoirà m'expliquer avec détail sur l'établissement de
1 830, ce qui mènerait trop loin et ne serait pas ici en son lieu,
il est évident qu'en 1830 aucune de ces trois formes, améri-
caine, anglaise, impérialiste, n'a triomphé, et qu il s'est fait
une sorte de compromis très-mélange entre toutes les trois.
Le principe électif qui a été jusqu'à faire un roi par des dé-
putés, n'a pas été alors jusqu'à refaire des députés, des man-
dataires directs de la nation. La chambre des pairs, bien qu'é-
mondéc dans son personnel et atteinte dans sa reproduction
aristocratique, a subsisté, au choix du roi. Ainsi l'école amé-
ricaine n'a pas été satisfaite.
L'école anglaise, communément dite doctrinaire, l'aurait
MÊMOIUES DE LA FAYETTE. li'S
été plutôt. Mais il y a si peu d'aristocratie politique en France,
que tout point d'appui manquait de ce côté ; il a fallu asseoir
le centre de l'équilibre sur la classe moyenne, et faire un peu
artificiellement la théorie de celle-ci, qui pouvait à tous mo-
ments ne pas s'y prêter. On y a réussi pourtant assez bien, i
l'aide de beaucoup d'habileté sans doute, à l'aide surtout do
touteslesfautesdontlepartiopposéétaitcapableetauxquelleg
il n'a pas manqué.
L'école doctrinaire parait avoir réussi plus qu'aucune dans
la solution politique actuelle; mais c'est beaucoup plus peut-
être dans l'apparence en effet, et dans la forme, que dans le
fond ; elle-même le sait bien et paraît aujourd'hui s'en plain-
dre, un peu tard. Les habitudes glorieuses de l'Empire ont
laissé dans les mœurs et le caractère de la nation un pli
qu'elles y avaient trouvé déjà : en temps ordinaire, nulle
nation ne se prête autant à être gouvernée, à être adminis-
trée que la nôtre, et n'y voit plus de commodités et moins
d'inconvénients. Sous les formes parlementaires, à travers
l'équilibre assez peu compliqué des pouvoirs et le jeu suffi-
samment modéré de l'élection, il y a une administration qui
fonctionne de mieux en mieux et se perfectionne. Une bonne
part des prédilections et de la philosophie de la société ac-
tuelle paraît être de ce côté. Sans s'inquiéter, autant que d'in-
génieux publicistes, de l'endroit précis oii se trouve le res-
sort actif du mouvement, la majorité de la sociélé actuelle,
de cette classe ou riche, ou moyenne et indusirielle, sur
laquelle on s'est principalement fondé, profite du mouve-
ment lui-même : sans faire de si soudaines diftérences entre
ce qui s'est succédé au pouvoir depuis quelques années, elle
semble trouver qu'en général le principe est le même -et
qu'on la serl à peu près à souhait.
'<■ Et que mettrez-vous en place de la monarchie légitime? »
objectait-on, quelques mois avant août 1830, à l'une des
plumes les plus vives et les plus fermes de l'opposilion anli-
dynastique d'alors. — « Eh bien! fut-il répondu, nous met-
m PORTRAITS LITTÉRAIRES.
trons la monaichie administrative (1). » Le mot était profond
et perçant; la Ibrme et les moyens parlementaires demeu-
raient sous-entendus.
Ceci revient à dire que la société paraît se contenter au-
jourd'hui d'êlre gouvernée en vue principalement de ses in-
térêts matériels et de ses jouissances : que, pour peu qu'on
ait euvie de le croire, on la peut juger provisoirement satis-
faite sur ses droits, tant la démouslration de son zèle est ail-
leurs. Et c'est à ce point de vue essentiel qu'on doit surtout
dire que la Révolution française est terminée, que ses résul-
tats sont en partie obtenus, en partiemanqués, et que l'esprit,
l'i7iSînration qui l'a soutenue dans sa longue et glorieuse car»
rière, fait défaut. Dans la société civile on est à peu près en
possession de tous les résultats voulus par la Révolution;
dans l'association politique, il y a beaucoup plus à désirer;
mais enfin, si l'on s'inquiétait en ce genre de ce qu'on n'a
pas pour l'obtenir, si on le désirait rérllement avec suite et
ferveur, si on luttait dans ce but comme sous la Restaura-
tion, l'esprit de laRévolution françai"=e vivrait encore, et cette
grande ère ne serait pas finie. Or, quels que puissent être les
regrets amers, silencieux ou exaspérés, de quelques individu*
fidèles à leurs souvenirs, l'inspiration qui, de 8!» à 1830, n'a-
vait pas cessé, sous une forme ou sous une autre, dans les
assemblées ou dans les camps, ou dans la prssse et ce qu'on
appelait Vopimon publique, d'agir et de pousser, et de vouloir
vaincre, cette inspiration s'est retirée tout d'un coup et a
comme expiré au moment oii, dans un dernier éclat, elle de-
venait victorieuse. D'autres inspirations, d'autres penchant»
plus ou moins nobles, sont venus à l'ensemble de la société,
et, lavorisés de toutes parts, agréés par les gouvernants
Domme des garanties, ils se développent avec une rapidité
presque effrénée, qui ne permet pas le retour. Sans doute la
générosité, l'enthousiasme, le désintéressement dans l'ordre
(I) C'est Avtnaa<l CarrcI en personne qui répondaitcela à M. Cousin.
J
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 145
des affections générales et dans celui de l'intelligence, ne
manqueront jamais au monde, n'y manqueront pas plus que
la corruption, l'égoïsme et l'influence masquée de toutes les
roueries. Sans doute chaque génération nouvelle vient verser
comme un rafraîchissement de sang vierge et pur dans la
masse plus qu'à demi gâtée ; les ardeurs s'éteignent et se ral-
lument sans cesse, le flambeau des espérances et des illu-
sions se perpétue :
El, quasi cursores, vitaï lampada tradunt.
En un mol, tant que le monde va et dure, il ne saurait être
destitué de la vie et de l'amour.
Mais aujourd'hui, là même oii, en dehors des cadres régu-
liers et du train régnant de la société, il y a incontestable
ment système philosophique élevé, et à la fois chaleur de
cœur, de conviction, il n'y a plus suite directe et immédiate
des idées de la Révolution française. Voyez l'école de ceux
qui s'en sont faits les historiens les plus profonds et les plus
religieux, l'école de MM. Bûchez et Roux; ils comprennent,
ils interprètent à leur manière, ils étendent et transforment
les théories de leurs plus hardis devanciers. Avec eux, his-
toriens dogmatiques, dès qu'ils prennent la parole en leur
propre nom, on se sent entrer dans un cycle tout nouveau.
De même, lorsqu'on aborde la philosophie religieuse et so-
ciale de MM. Leroux et Reynaud, les encyclopédistes de nos
jours : ils procèdent de la Révolution française et de la phi-
losophie du xvnp siècle, assurément; mais de combien d'au-
tres devanciers ils procèdent également, et avec quels déve-
loppements particuliers et considérables ! C'est autant et plus
encore chez eux la noble ambition de fonder que le filial
dessein de poursuivre.
Ainsi, pour revenir à l'occasion et au point de départ de
ces considérations, La Fayette, venu en tête de la Révolution
française, est mort en même temps qu'elle a fini, et sa vie
toui entière la mesure.
II. »
i 'iG POUTltAITS LITTÉRAIRES.
11 a cela de particulier et de singulièrement honorable d'y
avoir cru toujours, avant et pendant, et même aux plus dé-
sespérés moments ; d'y avoir cru avec calme et avec une fer-
meté sans fougue. Que des hommes de la Montagne, les héros
[)lus ou moins sanglants de cette formidable époque, soient
demeurés fixes jusqu'au bout dans leur conviction et soient
morts la plupart immuables, on le conçoit : la foudre, on
peut le dire sans métaphore, les avait frappés : une sorte de
coup fatal les avait saisis et comme immobilisés dans l'atti-
tude héroïque ou sauvage qu'avait prise leur âme en cette
crise extrême ; ils n'en pouvaient sortir sans que leur carac-
tère moral à l'instant tombât en ruine et en poussière. Il n'y
avait désormais de repos, de point d'appui pour eux, que sur
ce hardi rocher dateur Caucase. Mais il y a, ce semble, plus
de liberté et plus de mérite à rester fixe dans des mesures
plus modérées, ou si c'est un simple effet du caractère, c'est
un témoignage de force non moins rare et dont la proportion
constante a sa beauté.
Paimi les contemporains de La Fayette, parmi ceux qui fu-
rent des premiers avec lui sur la brèche à l'assaut de l'ancien
régime, combien peu continuèrent de croire à leur cause!
Mirabeau et Sieyès, ces deux intelligences les plus puissantes,
tournèrent court bientôt : après un an environ de révolution
ouverte, Mirabeau était passé à la conservation, et Sieyès au
silence déjà ironique. De M. deTalIeyrand, on n'en peut guère
parler en aucun temps en matière de croyance quelconque;
il avait commencé, comme Retz, par l'intime raillerie des
choses. Dans les rangs secondaires, Rœderer en était proba-
blement déjà, en 91, à ses idées in petto de pouvoir absolu
éclairé, dont sa vieillesse causeuse et enhardie par l'Empire
nous a fait tout haut confidence. Et entre ceux qui restèrent
fidèles à leurs convictions, bien peu le furent à leurs espé-
rances. M. de Tracy croyait toujours à" l'excellence de cer-
taines idées, mais il avait cessé de croire à leur réalisation et
à leur triomphe ; dans les premières années du siècle, et sous
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 147
les ombrages d'Auteuil, il confiait tristement à des pages re-
trouvées après lui la démission profonde de son cœur, La
Fayette n'a cessé de croire et à l'excellence de certaines idées
et à leur triomphe; il n'a, en aucun moment, pris le deuil
de ses principes; il n'a jamais désespéré. Pendant que le
gouvernement impérial s'affermissait, il cultivait sa terre de
Lagrange et attendait la liberté publique.
Mais avait-il raison d'y croire? est-ce à lui supériorité d'es-
prit autant que supériorité de caractère, d'y avoir cru en un
sens qui s'est trouvé à demi illusoire? — Certes, je ne préten-
drai pas qu'il n'y ait eu chez Mirabeau, chez Sieyès, chez
Talleyrand, même chez Rœderer, un grand témoignage d'in-
telligencedanscette promptitude à entendre les divers aspects
de l'humanité, à s'en souvenir, à deviner, à ressaisir sitôt le
dessous de cartes et le revers, à se rendre compte du lende-
main dès le premier jour, à ne pas s'en tenir au sublime de
la passion qu'ils avaient (ou non) partagée un moment ; à dis-
cerner, sous la circonstance d'exception, l'inévitable et pro-
chain retour de cette perpétuelle humanité avec ses autres
passions, ses infirmités, ses vices et ses duperies sous les em-
phases. Malgré la défaveur qui s'attache à cet aveu dans un
temps d'emphase générale et de flatterie humanitaire, il
m'est impossible de n'en pas convenir : tant que nous n'au-
rons pas une humanité refaite à neuf, tant que ce sera la
même précisément que tous les grands moralistes ont péné-
trée et décrite, celle que les habiles politiques savent, — mais
aureboursdesmoralistes, sansledire, — ilyaura témoignage,
avant tout, d'intelligence à dominer par la pensée les con-
jonctures, si grandes qu'elles soient, à s'en tirer du moins et
à s'en isoler en les appréciant, à démêler sous l'écume di-
verse les mêmes courants, à sentir jouer sous des apparences
nouvelles, et qui semblent uniques, les mêmes vieux ressorts.
Pourtant si ça été, avant tout, chez La Fayette, une supério-
rité de caractère et de cœur de croire à l'avènement invin-
cible ie certains principes utiles et généreux, ce n'a pas été
148 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
une si grande intériorité de point de vue; car si ses principes
n'ont pas obtenu toute la part de triomphe qu'il augurait, ils
ont eu une part de triomphe infiniment supérieure ;au moins
à Iheiire de l'explosion) à ce que les autres esprits réputés
surtout sagaces auraient osé leur prédire.
Chez les hommes qui jouent un grand rôle historique, il y
a plusieurs aspects successifs et comme plusieurs plans seloa
lesquels il les faut étudier. Le premier aspect qui s'offre, et
auquel trop souvent on s'en tient dans l'histoire, est le côté
extérieur, celui du rôle même avec sa parade ou son appa-
reil, avec sa représentation. La Fayette a eu si longtemps un
rôle extérieur, et l'a eu si constant, si en uniforme j'ose dire,
qu'on s'est habitué, pour lui plus que pour aucun autre person-
nage de la Révolution, à le voir par cet aspect ; habit national,
langage et accolade patriotiques, drapeau, pour beaucoup de
gens La Fayette n'a été que cela. Ceux qui l'ont davantage
approché et entendu ont connu un autre homme. Esprit fin,
poli, conversation souvent piquante, anecdotique ; et, plus
au fond encore, pour les plus intimes, peinture vive et dés-
habillée des personnages célèbres, révélations et propos re-
dits sans façon, qui sentaient leur xvm* siècle, quelque chose
de ce que les charmantes lettres à sa femme, aujourd'hui
publiées, donnent au lecteur à entrevoir, et de ce que le rôle
purement officiel ne portait pas à soupçonner. Ce côté inté-
rieur, chez La Fayette, ne déjouait pas l'autre, extérieur, et ne
le démentait pas, comme il arrive trop souvent pour les per-
sonnages de renom ; il y avait accord au contraire, sur beau-
coup de points, dans la continuité des sentiments, dans la
tenue et la dignité sérieuse des manières, et par une simpli-
cité de ton qui ne devenait jamais de la familiarité. Pourtant
ces fonds de causerie spirituelle, de connaissance du monde
et d'expérience en apparence consommée, eussent pu sem-
bler en train d'échapper par un bout à l'uniforme prétention
du rôle extérieur, si, plus au fond encore, et sur un troisième
plan, pour ainsi dire, ne s'était levée, d'accord avec l'appa
I
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 1 4D
rence première, la conviction inexpugnable, comme une
muraille formée par la nature sur le rocher {arx animi). Au
pied de cette convictioa née pour ainsi dire avec lui et qui
dominait tout, les réminiscences railleuses, les désappointe-
ments déjà tant de fois éprouvés, les expériences faites par
lui-même delà corruption mondaine et humaine, venaient
mourir. Il y avait arrêt tout court. C'est bien. Mais à l'abri do
la forteresse, et à côté d'une légitime confiance en ce qui ne
périt jamais, en ce qui se renouvelle dans le monde de fer-
vent et de généreux, ne se glissait-il pas un coin de crédulité?
Cet homme qui savait si bien tant de choses ettant d'hommes,
et qui les avait pratiqués avec tact, celui-là même qui racon-
tait si merveilleusement et par le dessous Mirabeau, Sieyèset
les autres, qui leur avait tenu tête en mainte occasion, qui
avait démêlé le pour et le contre en Bonaparte, et qui l'a
jugé en des pages si parfaitement judicieuses (I), ce même
La Fayette, ne l'avons-nous pas vu disposé à croire au pre-
mier venu soi-disant patriote, qui lui parlait un ceriain lan-
gage? Là est le point faible, tout juste à côté del'endroil ion.
Ce trop de confiance sans cesse renaissante à l'égard de ceux
qu'il n'avait pas encore éprouvés, il l'avait en partie parce
qu'il croyait en effet, et en partie peut-être parce que c'était
dans son rôle, dans sa convenance politique et morale (à son
insu], de voir ainsi, de ne pas trop approfondir ce qui faisait
groupe autour du drapeau, son idole ; nous y reviendrons.
Quoi qu'il en soit (rare éloge et peut-être applicable à lui seul
entre les hommes de sa nuance qui ont fourni au long leur
carrière), chez La Fayette le rôle extérieur et l'inspiration
intérieure se rejoignaient, se confirmaient pleinement, con-
stamment; l'homme d'esprit,poli et fin, intéressant à entendre,
qu'on rencontrait en l'approchant, ne faisait qu'une agréable
diversion entre le personnage public toujours prochain et
l'intérieur moral toujours présent, et n'allait jamais jusqu'à
(l) Mes Rapporit avec, le premier Consul, tome V.
■130 PORTRAITS niTÈRAmES.
interrompre ni a laisser oublier la communication de l'un à
l'autre.
D'ensemble, on peut considérer La Fayette comme le plus
précoce, le plus intrépide et le plus bonnête assaillant à la
prise d'assaut de l'ancien régime, dès les débuts de 80. Tou-
jours pourtant quelque chose du chevalier et du galant ad-
versaire, soit qu'il s'élance à la brèche en 89 l'épée en main,
soit qu'il reparaisse comme le porte-étendard général de
la Révolution en 1830. Un très-spirituel écrivain, M. Saint-
Marc Giravdiu, en louant La Fayette dans les Béhats (preuve
qu'il est bien mort), a conjecturé que, s'il avait vécu au moyen
âge, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance
d'une idée morale fixe. Je crois que La Fafayette, au moyen
âge. aurait été ce qu'il fut de nos jours, un chevalier, cher-
chant encore à sa manière le triomphe des droits de l'homme
sous prétexte du Saint-Graal, ou bien un croisé en quête du
saint tombeau, le bras droit et le premier aide de camp, sous
un Pierre l'Ermite, c'est-à-dire sous la voix de Dieu, d'une
des grandes croisades.
Cette sorte de vocation chevaleresque du héros républicain,
de l'Américain de Versailles, apparaît tout d'abord dans les
volumes de Mémoires et de Correspondances publiés. C'est
en rendant compte de ces volumes précieux, recueillis avec la
plus scrupuleuse piété d'une famille pour une vénérable
mémoire, qu'il nous sera aisé de suivre et de faire sentir les
lignes principales, les traits composants d'un caractère tou-
jours divers, si simple qu'il soit et si uniforme qu'ii paraisse.
Le premier volume et la moitié du second contiennent tous
les faits de la vie de La Fayette antérieure à S9, la guerre
d'Amérique, ses voyages en Europe au retour; tantôt ce sont
des récits et des chapitres de mémoires de sa main, tantôt ce
sont des correspondances qui y suppléent et les continuent.
Cette portion du livre est très-intéressante et neuve, d'une
lecture plus continue et plus coulante que l'intervalle, d'ail-
leurs plus connu, de 89 à 92, dans lequel on ne marche qu'à
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 151
travers les justifications, rectifications. — On saisit tout d'a-
bord le trait essentiel, le grand ressort du caractère de La
Fayette, et lui-même il le met à nu ingénument : « Vous me
« demandez J'époque de mes premiers soupirs vers la gloire
« et la liberté; je ne m'en rappelle aucune dans ma vie qui
<-■ soit antérieure à mon enthousiasme pour les anecdotes glo-
« rieuses, à mes projets de courir le monde pour chercher
« de la réputation. Dès l'âge de huit ans, mon cœur battil
« pour cette hyène qui fit quelque mal, et encore plus de
« bruit dans notre voisinage [en Auvergiie), et l'espoir de la
K rencontrer animait mes promenades. Arrivé au collège, je
« ne fus distrait de l'étude que par le désir d'étudier sans
« contrainte. Je ne méritai guère d'être châtié ; mais, malgré
« ma tranquillité ordinaire, il eût été dangereux de le tenter,
« et j'aime à penser que, faisant en rhétorique le portrait du
« cheval parfait, je sacrifiai un succès au plaisir de peindre
«t celui qui, en apercevant la verge, renversait son cavalier. »
Ce ne sont pas seulement les écoliers de rhétorique, ce sont
quelquefois les hommes qui sacrifient un succès, c'est-à-dire
la chose possible, au plaisir de peindre ou de faire une action
d'où résulte le plus grand honneur à lenrrôle, la plus grande
satisfaction à leurs sentiments.
Dès l'adolescence, les liaisons républicaines charment La
Fayette; ce qu'ont écrit et prêché Jean-Jacques, Mably,Ray-
nal, il le fera; lui, le descendant des hautes classes, il sera
le premier champion, le paladin le plus avancé des intérêts
et des passions nouvelles. Le rôle est beau, étrange, hasar-
deux; il est fait pour enlever un jeune et noble cœur. Au
régiment, dans le monde, à sondébut, La Fayette est gauche,
mal à l'aise, assez taciturne (1); il garde le silence, parce
qu'en cette compagnie il ne pense et n'entend guère de choses
qui lui paraissent mériter d'être dites. ïl observe et il médite;
(1) Sur ce La Fayette de 17 75, qui essaye du bon air el y réussit
peu, il faut voir la Notice placée en tôte de la Correspondance entre
Mirabeau et le comte de La Marck (1851), tome I, page 62.
h
152 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
sa pensée franchit les espaces, et va se choisir, par delà les
mers, une pairie. « A la première connaissance de cette
« querelle (aaglo-américaine), mon cœur, dil-il, fui enrôlé, et
« je ne songeai plus qu'à joindre mes drapeaux. »
Il n'a pas vingt ans, il s'échappe sur un vaisseau qu'il
frète, à travers toutes sortes d'aventures. Après sept semaines
de hasards dans la traversée, il aborde l'immense continent,
et, en sentant le sol américain, son premier mot est un ser-
ment de vaincre ou de périr avec cette cause. Rien de sin-
cère et d'enlevant comme ce départ, cette arrivée; c'est le dé-
but héroïque du poëme et de la vie, la candeur qu'on n'a
qu'une fois. Plus tard, en avançant, tout cela se complique,
se dérange ou s'arrange à dessein, se gâte toujours.
A peine débarqué, il court vers Washington : la majesté de
la taille et du front le lui désigne comme chef autant que
les qualités profondes. La Fayette s'attache à lui, et devient
le disciple du grand homme. Washington paraît bien grand,
en effet, au milieu de cette guerre difficile, qui se traîne sur
de vastes espaces, pleine de misères, de lenteurs, de revers,
entravée par les rivalités et les jalousies soit du Congrès,
soitdes autres généraux: «Simple soldat, dit excellemmentLa
a Fayette en le caractérisant, il eût été le plus brave ; citoyen
« obscur, tousses voisins l'eussent respecté. Avec un cœur
« droit comme son esprit, il se jugea toujours comme les
« circonstances. En le créant exprès pour celte révolution,
« la nature se fit honneur à elle-même, et pour montrer
« son ouvrage, elle le plaça de manière à faire échouer
« chaque qualité, si elle n'eût été soutenue de tontes les
« autres. » Il y a dans ces Mémoires bien des endroits de
celle sorte, qu'on dirait avoir été écrits par une plume hislo-'
rique profonde et familière avec tous les replis.
Blessé presque dès son arrivée à la déroute de la Brandy-
wine, La Fayette écrit, pour la rassurer, à madame de La
Fayette ces charmantes lettres qui ont été si remarquées pour
la coquetterie gracieuse du ton : Mon cher cœur, et pour l'a-
I
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 153
grcable assaisonnement que ce fin langage du xviii« siècle
apporte à la sincérité républicaine des sentiments. En d'autres
endroits, c'est le ton républicain et philosophique qui devient
piquant en se mêlant à certaines habitudes légères ou en les
voulant exprimer. On sourit de lire à propos d'un éloge des
mœurs américaines: «Livréesàleur ménage les femmes en
« goûtent, en procurent toutes les douceurs. C'est aux filles
« qu'on parle amour; leur coquetlerie est aimable autant
« que décente. Dans les mariages de hasard qu'on fait à
« Paris, la fidélité des femmes répugne souvent à la nature,
« à la raison, on pourrait presque dire aux principes de la
« justice. » Ces principes de la justice qui viennent là tout
d'un coup pour auxiliaires aux mille et une infidèles liaisons
du beau monde d'alors, datent le siècle à ce moment autant
que ces jolies tendresses conjugales qui traversent l'Atlan-
tique, comme en zéphyrs, d'un air si dégagé.
Le Congrès avait décidé une expédition dans le Canada, et
en avait chargé La Fayette. On espérait mener comme on le
voudrait ce commandant de vingt-un ans; on désirait sur-
tout le séparer de Washington. La Fayette fut prudent et
jugea la situation : comme on n'avait disposé aucun moyeu,
l'expédition manqua, ne se commença point; mais La Fayette
souffrit de tant de bruit pour rien ; il craignait la risée, écrit-il
à Washington : « J'avoue, mon cher général, que je ne puis
« maîtriser la vivacité de mes sentiments, dès que ma répa-
rt tation et ma gloire sont touchés. Il est vraiment bien dur
♦t que cette portion de mon bonheur, sans laquelle je ne puis
« vivre, se trouve dépendre de projets que j'ai connus seule-
« ment lorsqu'il n'était plus temps de les exécuter. Je vous
« assure, mon ami cher et vénéré, que je suis plus malheu-
« reux que je ne l'ai jamais été. » Nous saisissons l'aveu :
La Fayette, avant tout, possède à un haut degré l'amour de
l'estime, le besoin de l'approbation, le respect de soi-même;
ce qui est bien à lui, c'est, dans cette afi'aire du Canada et
dans plusieurs autres, d'ave»''? sacrifié son désir de noble
154 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
gloire personnelle à un sentiment d'intérêt public. Pourtant
on découvre en ce point la raison pour laquelle La Fayette
n'était pas un gouvernant et n'aurait pas eu cette capacité. Il
était une nature trop individuelle, trop chevaleresque pour
cela; occupé sans doute de la chose publique, mais aussi de
sa ligne, à lui, à travers cette chose. Nous l'en louons plus
que nous ne l'en blâmons. Il n'y a pas trop d'hommes pu-
blics qui aient ce défaut-là, de penser constamment à l'unité
et à la pureté de leur ligne.
Washington, le sage et le clairvoyant, comprend bien que
c'est là l'endroit sensible et faible de son cher élève ; il le ras-
sure, en nous confirmant l'honorable source du mal : « Je
m'empresse de dissiper toutes vos inquiétudes ; elles viennent
d'une sensibilité peu commune pour tout ce qui touche votre
réputation. » Pareil débat se renouvelle en diverses circon-
stances. Lorsque l'escadre française sous d'Estaing, après
avoir brillamment paru à Rhode-Island, fut contrainte, après
un combat et un orage, de se retirer sans plus de tentative, il
y eut grande colère dans le peuple de Boston et parmi les mi-
lices. Le mot de trahison, si cher aux masses émues, circu-
lait; un général américain, Sullivan, cédant à la passion, mit
à l'ordre du jour que les alliés les avaùnt abandonnés. La
Fayette, dans cette position délicate, se conduisit à merveille;
il exigea de Sullivan que l'ordre du matin fût rétracté dans
celui du soir; il ne souffrit pas qu'on dît devant lui un seul
mot contre l'escadre. Le point d'honneur qui d'ordinaire,
dans la carrière de La Fayette, se confondit avec le culte de
la popularité, ici s'en séparait, et il fut pour le point d'hon-
neur au risque de perdre sa popularité. Tout cela est bien ;
mais écoutons Washington, appréciant, sans s'étonner, la
nature humaine sous les diverses formes de gouvernement,
et n'étant pas idolâtre ni dupe de celle forme plus libre, pour
laquelle il combat et qu'il préfère : « Laissez-moi vous conju-
" rer, mon cher marquis, de ne pas attacher trop d'impor-
« tance à d'absurdes propos tenus pcul-ètre sans réflexion et
MEMOIRES DE LA FAYETTE. 155
i< dans le premier transport d'une espérance trompée. Tous
« ceux qui raisonnent reconnaîtront les avantages que nous
« devons à la flotte Irançaise et au zèle de son comman-
« dant; mais, dans un gouvernement libre et républicain,
« vous ne pouvez comprimer la voix de la multitude ; chacun
« parle comme il pense, ou pour mieux dire sans penser, et
« par conséquent juge les résultats sans remonter anx cau-
« ses... C'est la nature de l'homme que de s'irriter de tout
<c ce qui déjoue une espérance flatteuse et un projet favori,
« et c'est une folie trop commune que de condamner sans
« examen. »
Comme complément et correctif de ce jugement de Washing-
ton sur les gouvernements républicains, il convient de
rapprocher ce passage d'une lettre de lui à La Fayette, écrite
plusieurs années après (25 juillet nSo) : il s'agit de la néces-
sité qui se faisait généralement sentir à cette époque, parmi
les négociants du continent américain, d'accorder au Congrès
le pouvoir de statuer sur le commerce de l'Union : « Ils sen-
« tent la nécessité d'un pouvoir régulateur, et l'absurdité du
« système qui donnerait à chacun des États le droit de faire,
« des lois sur cette matière, indépendamment les uns des
« autres. Il en sera de même, après un certain temps, sur
« tous les objets d'un commun intérêt. Il est à regretter, je
I «: l'avoue, qu*il soit toujours nécessaire aux États démocra-
l« tiques de sentir avant de pouvoir juger. C'est ce qui fait
m que ces gouvernements sont lents. Mais à la fin le peuple
[« revient au vrai. « Oui, au vrai en tout ce qui le touche di-
rectement comme intérêt. En ce qui est du reste, il n'y a au-
îune nécessité, et il y a même très-peu de chances pour que
|le Trai triomphe parmi le grand nombre et pour qu'on s'en
soucie (1).
(l) Ce n'est point par occasion et par accident que Washington ex*
prime cette idée sur les tâlonnements et les à-peu-près qui sont la loi
lu régime démocratique; il y revient en maint endroit dans ses lettres
'La Fayette, et non pas évidemment sms dessein. Ainsi encore à
45G PCRTKAITS LTTTÈRAIPxES.
La Fayette en était à ses illusions. Je sais la part qu'il faut
faire au feu de la jeunesse, et lui-même, quand il revient,
pour la raconter, sur cette époque, il semble parler de quel-
que excès que l'âge aurait tempéré et guéri. Mais c'est à la
fois bon goût et une autre sorte d'illusion que de faire par
endroits bon marché de soi-même dans le passé; quand on
a un Irait vivement prononcé dans la jeunesse, il est rare
qu'il ne dure pas, qu'il ne revienne pas en se creusant, bien
qu'on veuille le croire effacé (1). Il en est de même de cer-
taines idées si ancrées qu'elles semblent moins tenir à l'in-
telligence qu'au caractère. D'ailleurs La Fayette, comme cha-
cun sait et comme Charles X le disait agréablement (qui se
connaissait en immuabilité), La Fayette est un des hommes
qui jusqu'à la fin ont le moins changé.
Je ne puis m'empêcher, chemin faisant, de relever encore
en La Fayette tout ce qui se dénote dans le sens précédent,
tout ce que trahit, en chaque occasion, son âme avide d'es-
time et honorablement chatouilleuse. Dès que la France se
déclare pour l'Amérique, il pense à quitter les drapeaux amé-
propos des lirailleinenls intérieurs qui, après la conclusion de la paix
et avant l'établissement de la Constitution fédérale, allaient à décon-
sidérer l'Amérique aux yeux de l'Europe attentive et surtout des cours
mélianles : « Mallicurcusemenl pour nous, écrit Washington (10 mai
« IVSC), ((uoique tous les récits soient fort exagérés, notre conduite
a leur donne quelque fondement. C'est un des inconvénients des
« gouvernements démocratiques, que le peuple, qui ne juge pas tou-
H jours et se trompe fié<|ui'iiiuient, est souvent obligé de subir une
« expérience, avant d'èlre en étal de prendre un bon parti. Mais
<( rarement les maux manquent de porter avec eux leur remède.
« Toutefois, on doit regretter que les remèdes viennent si lentement
« et que ceux qui voudraient les employer à temps ne soient pas
« écoutés avant que les hommes aient soulTerl dans leurs personnes,
» dans leurs intérêts, dans leur réputation. » Washington, persuadé
de l'avantage du gouvernement démocratique avec ces réserves, me
convaincrait plus, je l'avoue, que La Fayette persuadé de l'excellence
de la forme sans réserve.
(ij Se rappeler la belle épilrc morale de Pope sur le caractère des
Siomwes, et le passage si vrai sur la passion maîtresse et dominante.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 157
ricains pour rejoindre ceux de son pays : «J'avais faille pro-
« jet, écrit-il au duc d'Ayen, aussitôt que la guerre sedécla*
« ferait, d'aller me ranger sous les étendards français; j'y
« étais poussé parla crainte que l'ambition de quelque grade,
« ou l'amour de celui dont je jouis ici, ne parussent êlre les
« raisons qui m'avaient retenu. Des sentiments si peu patrio-
(! tiques sont bien loin de mon cœur. » Mais il ne lui suffit
pas que ces sentiments soient loin de son cœur ; il ne saurait
souffrir qu'on les lui pût attribuer. Tel est le La Fayette pri-
mitif, avant que les leçons si positives de la Révolution fran-
çaise et l'exemple des égarements de l'opinion soient venus
le modérer à la surface bien plus que le modifier profondé-
ment. Les anciens chevaliers, les gentilshommes français,
avaient pour culte l'honneur. Chevalier et gentilhomme, La
Fayette eut, autant qu'aucun, cet idéal délicat; mais il arriva
au moment où il allait y avoir confusion et transformation de
l'idole de Thonneur en cette autre idole de la popularité, et
il devança ce moment. Au lieu de viser, comme les simples
et fidèles gentilshommes, à la bonne opinion de ses pairs, il
visa à la bonne opinion de tout le monde, de ce qu'on appe-
lait le peuple, c'est-à-dire de ses pairs aussi; il y avait, certes,
de la nouveauté et de la grandeur d'âme dans cette ambition,
dût-il y entrer quelque méprise. Quand il revint pour la pre-
mière fois d'Amérique, La Fayette, reçu, complimenté à la
cour, exilé pour la forme, est fêté à Paris. Les minisires le
consultent, les femmes l'embrassent (I), la reine lui fait avoir
le régiment de Royal-Dragons. Cependant on se lasse, comme
toujours; les baisers cessent : « Les temps sont un peu chan-
u gés, écrit-il (trois ou quatre ans après), mais il me reste ce
(1) Les années en s'écoulanl permettent bien des choses. Le duc
de Laval, parlant de M. de La Fayette et de ses bonnes fortunes dans
sa jeunesse, disait en bégayant et de l'air le plus sérieux : ■< M. de
La Fayette a eu madame de Simiane ; et madame de Simiane ! ce n'é-
tait pas chose facile ; ne l'avait pas qui voulait 1 » 11 paraissait faire
plus de cas de lui pour cette conquête que pour toutes celles de 89.
158 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« que j'aurais cnoisi, la faveur populaire et la tendresse des
« personnes que j'aime. » Cette faveur populaire, qui sonnait
si flatteusement à son oreille, et qui représentait pour lui ce
qu'était l'honneur à un Bayard, fut jusqu'à la fin son idole
favorite. Il la sacrifia dans certains cas à ce qu'il crut de son
devoir et de ses serments (ce qui est très-méritoire); mais, par
jne sorte d'illusion propre aux amants, il ne crut jamais la
sacrifier tout entière ni la perdre sans retour; il mourut bien
moins en la regrettant qu'en la croyant posséder encore.
Dans cette même guerre d'Amérique, à son second voyage
(1780), La Fayette arrive à Boston, précédant de peu l'escadre
française qui amène les troupes de M. de Rochambeau ; c'est
un secours qu'il a obtenu de Versailles à l'insu de l'Amérique
et par son crédit personnel. Mais le corps français est peu
considérable; pendant toute la campagne de 1780, M. de Ro-
chambeau croit devoir rester à Rhode-Island. La Fayette s'en
impatiente et lui écrit tout naturellement : « Je vous l'avoue-
« rai en confidence, au milieu d'un pays étranger, mon
M amour-propre souffre de voir les Français bloqués à Rhode-
M Island, et le dépit que j'en ressens me porte à désirer qu'on
« opère. » 11 y avait mêlé quelque première vivacité envers
M. de Rochambeau, qu'il rétracte. Rochambeau lui répond,
et on remarque cette phrase, qui va juste à l'adresse de ce
même sentiment d'honorable susceptibili té auquelnousavons
vu déjà Washington répondre : «C'est toujours bien fait, mon
« cher marquis, de croire les Français invincibles; mais je
« vais vous confier un grand secret d'après une expérience
« de quarante ans : Il n'y en a pas de plus aisés à battre,
« quand ils ont perdu la confiance eu leur chef; et ils la
« perdent tout de suite, quand ils ont été compromis à la suite
« de l'ambition particulière et personnelle. » La Fayette alors
»e retourne vers Washington, et sollicite de lui une certaine
expédition dont il précise les bases, qui aurait de l'éclat, dit-
il, des avantages probables pour le moment et un immense
pour l'avenir; qui, enfin, si elle ne réussit pas, n'entraîne
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 139
pas de suites fatales. Washington répond : .< Il est impossible,
« mon cher marquis, de désirer plus ardemment que je ne
« fais de terminer cette campagne par un coup heureux;
« mais nous devons plutôt consulter nos moyens que nos
<( désirs, et ne pas essayer d'améliorer l'état de nos affaires
« par des tentatives dont le mauvais succès les ferait empirer.
« Il faut déplorer que l'on ait mal compris notre situation en
« Europe ; mais, pour tâcher de recouvrer notre réputation,
« nous devons prendre gardede la compromettre davantage. »
On voit que chacun reste dans son rôle; mais ces rôles di-
vers se reproduisent trop fréquemment dans la suite des évé-
nements, pour qu'on les puisse attribuer à la seule différence
des âges. Or, ce qui est du caractère persiste, se recouvre
peut-être, mais se creuse assurément plutôt que de diminuer
avec l'âge. Le premier mobile de La Fayette est Vopinion dans
le sens honorable, la gloire dans le sens antique, le lôs hon-
nête. On peut acquérir plus tard de l'expérience, de l'habi-
leté, de la finesse ; on en acquiert, c'est inévitable; chacun a
la sienne en avançant dans la vie et à force de se mesurer
aux épreuves. Mais cette expérience acquise, il est rare qu'on
ne l'emploie pas autour de sa qualité première fondamentale,
qu'on ne la mette pas préférablement au service de son pre-
mier tour de caractère, quand il est décisif et dominant. J'es-
saye de saisir et d'indiquer dans ses fondements l'idée qui est
devenue la vie même de La Fayette et qui est le mot de son
rôle : la plus grande faveur populaire entourant et couron-
nant aussi constamment que possible la plus grande vertu
civique. Cette conciliation en soi est assez difficile, et La
Fayette l'a assez bien atteinte pour qu'on ne puisse s'étonner
que, la première jeunesse passée, il s'y soit mêlé chez lui un
peu d'art, un art toujours noble.
Dans c<!tte première partie des Mémoires et de la vie de La
Fayette, à côté de la jeune, enthousiaste et pure figure du
disciple, est celle du maître, du véritable grand homme d'Étal
républicain, de Washington. A lire les détails de la lutte
IGO rORTRAITS LITTÉRAÎRITS.
commençante et les vicissitudes si prolongées, si tiraillées,
on comprend, à moins d'avoir un système de philosophie de
l'histoire préexistant, combien la destinée de l'Amérique du
Nord était liée à lui , et combien un homme manquant, il
pouvait de ce côté ne pas se former d'empire. — On parlait
de Washington: «C'est un bien grand homme, disais-je, et les
Mémoires du général La Fayette montrent que sans lui la
révolution d'Amérique aurait pu de reste ne pas réussir. » —
« Oui, répondit un philosophe (1), il était bien nécessaire;
mais quand les choses sont mûres, ces sortes d'hommes né-
cessaires se rencontrent toujours. » — « A la bonne heurel
aurait-on pu répliquer; mais n'est-ce pas que, lorsqu'ils ne
se présentent point, on aime à croire que c'est que les choses
et les idées n'étaient pas encore mûres ? »
On connaissait déjà quelques-unes des principales lettres de
Washington à La Fayette, que ce dernier avait communi-
quées; elles ont un genre de beauté simple, sensée, calme,
majestueuse, religieuse, qui élève l'àme et mouille par mo-
ments l'oeil de larmes. « Nous sommes à présent, écrit Washing-
« ton à La Fayette (avril 1784), un peuple indépendant, et
« nous devons apprendre la lactique de la politique. Nous
« prenons place parmi les nations de la terre, et nous avons
« un caractère à établir. Le temps montrera comment nous
« aurons su nous en acquitter. Il est probable, du moins je
« le crains, que la politique locale des États interviendra
« trop dans le plan de gouvernement qu'une sagesse et une
« prévoyance dégagées de préjugés auraient dicté plus large,
« plus libéral ; et nous pourrons commettre bien des fautes
« sur ce théâtre immense, avant d'atteindre à la perfection de
« l'art... "Mais la lettre tout à fait monumentale et historique
est celle qui a pour date : Mount-Vcriion, l""" février \18i, aus
sitôt après la résignation du commandement : « Enfin, mon
« cher marquis, je suis à présent un simple citoyen sur les
(1) M. le duc de Broglie.
MÉMOIRES DE 1,A FAYETTE. 161
•« bords du Potornac, à l'ombre de ma vigne et de mon
« figuier... « On est dans Plutarque, on est à la fois dans la
réalité moderne. Washington ne fut pas laissé trop longtemps
à l'ombre de son figuier. Appelé en 1789 à la présidence,
il fut le premier à fonder, à pratiquer le gouvernement au
sein du pays qu'il avait déjà sauvé et fondé dans son existence
même. Homme unique dans l'histoire jusqu'à ce jour, homme
de gouvernement, de pouvoir, de direction nationale et so-
ciale, et en même temps homme de liberté, d'une intégrité
morale inaltérable. Depuis et avant César jusqu'à Napoléon,
tout ce qui a brillé et influé en tête des nations, grand roi
ou grand ministre, n'a songé et n'est parvenu à réussir qu'à
l'aide d'une dose de machiavélisme plus ou moins mal dissi-
mulée; tellement qu'on est en droit de se demander si le con-
traire est possible et si l'entière vertu n'apporte pas son obs-
tacle, son échec avec elle. On n'a, pour opposer véritablement
à cette triste vuequ»; le nom de Washington, qui va rejoindre
9. travers les siècles ces noms presque fabuleux des Épami-
nondas et des héros de la Grèce. Il est vrai que Washington,
grand homme qui paraît avoir été de nature à pouvoir suf-
fire à toutes les situations, n'a eu à opérer que chez des na-
tions encore simples, au sein d'une société en quelque sorte
élémentaire. Qu'aurait-il pu, qu'aurait-il refusé de faire dans
un premier rôle, au sein d'une vieille nation brillante et
corrompue? En disant no7i à certains moyens, n'aurait-il pas
abdiqué le pouvoir dès le second jour? Nul n'est en mesure
de démontrer le contraire; l'autorité de ce bel et unique
exemple reste donc en dehors, à part une exception non
concluante, et je ne puis dire de la vie de Washington ce que
le poêle a dit de la chute d'un grand coupable politique:
AbsUiUt hune tandem Ruflni pœna tumultum
Absolvilque Deos ^1).
(1) En repassant pourtant l'histoire, je m'arrête avec méditation
169 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
En 1784, La Fayette en est déjà à son troisième voyage
d'Amérique : ce voyage de 1784, au commencement de la
paix, fut un triomphe touchant et mérité qui ouvre pour lui
cette série de marches unanimes et de processions populaires,
dont il fut souvent le héros et le drapeau. De retour en Eu-
rope, les années suivantes se passèrent pour lui en succès de
toutes sortes, en voyages dans les diverses cours, très -amu-
sants et qu'il raconte à ravir, en projets politiques et en ap-
plications sérieuses de son métier de républicain. La Fayette
partage et devance le mouvement irrésistible et confiant qui
poussait la société d'alors vers une révolution universelle. Ce
qui me frappe, ce n'est pas tant qu'il croie, comme les plus
habiles engagés dans le premier moment, à l'excellence des
moyens nouveaux et à leur efficacité immédiate. Cela pour-
tant va un peu loin; "Washington le sent, et, à propos de ses
louables efTorts pour la réhabilition civile des Protestants,
il lui écrit dès 1785, ces paroles d'une intention plus générale :
« Mes vœux les plus ardents accompagneront toujours vos en-
« treprises ; mais souvenez-vous, mon cher ami, que c'est une
« partie de l'art militaire que de reconnaître le terrain avant
« de s'y engager trop avant. On a souvent plus fait par les
« approches en règle que par un assaut à force ouverte. Dans
« le premier cas, vous pouvez faire une bonne retraite; dans
« le second, vous le pouvez rarement si vous êtes repoussé. »
Mais, encore une fois, cet entraînement enthousiaste a été
trop manifeste chez tous ceux qui ont pris part au premier
assaut contre l'ancien régime, pour qu'en le remarquant cher
La Fayette on y voie alors autre chose qu'un surcroît d'ému-
lation civique et de zèle, une intrépidité d'avant-garde avec
les dehors du sang-froid. Ce qui me frappe donc, c'est la
suite, c'est la persistance plus intrépide de sa foi aux mêmes
moyens généraux, et sa méconnaissance prolongée de ce
Bur ces grands noms consolateurs de Charlemagne et de saint Louis;
et ë'ils n'emportent pas la balance, ils empôclient le désespoir.
MÉMUIUES DE LA FAYETTE. HVà
qu'avait de spécial le caractère de la nation française par op-
position à l'américaine. Que La Fayette, en 87, à l'époque de
l'Assemblée des notables, se trouvant chez le duc d'Harcourt,
gouverneur du dauphin, avec une société qui discutait quels
livres d'histoire il fallait mettre dans les mains du jeune
prince, ait dit : « Je crois qu'il ferait bien de commencer son
histoire de France à l'année 1787», lemot est juste et piquant
dans la situation, et d'accord avec le vœu universel d'alors,
dont c'était une rédaction vivement abrégée. Mais en rayant
toute une histoire de rois, on ne raye pas aussi aisémentun
caractère de peuple. Et comment le La Fayette de 89 à 91,
le général de la force armée à Paris, le La Fayette des in-
surrections qu'il contenait à peine, des faubourgs quMl ne
commandait qu'en les conduisant, comment ce La Fayette
n'a-t-il pas senti sous lui et au poitrail de son cheval le
même peuple orageux et mobile, héroïque et... mille autres
choses à la fois, peuple de la Ligue et de la Fronde, peuple
de l'entrée de Henri IV et de l'entrée de Louis XVI, peuple
des Trois Jours, ie le sais, mais aussi de bien desjours assez dis-
semblables, j'ose le croire? Or ce peuple-là de Paris n'était lui-
même qu'une des variétés de la grande nation. On oublietrop,
en traitant, soit avec les individus, soit avec les nations, ce qui
est du fond de leur caractère ; à la faveur de quelques compli-
ments de forme, où résonnent les mots d'honorable, de loyal,
on aime de part et d'autre à se dissimuler cela; c'est comme
quelque chose d'immuable au fond et de fatal; il semble que
ce soit désagréable et humiliant de se l'avouer. Homme et
nation, on suppose volontiers qu'on se convertit du tout au
tout. Or, le caractère d'une nation, modifiable très-lentement
à travers les siècles, toujours très-particulier, est moins chan
geable encore que celui d'un individu, lequel lui-même ne
se change guère. Plus il y a grand nombre, et moins il y a
chance à la lutte de la volonté morale contre le penchant,
plus il y a fatalité et triomphe de la force naturelle. Le ca-
ractère, quelquefois masqué chez les nations, comme chez
164 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
les individus, par les moments de grande passion, reparaît
toujours après (1).
La Fayette, non-seulement d'abord, mais confinuellem.ent
et jusqu'à la fin, a paru négliger dans la question sociale et
politique cet élément constant, ou du moins très-peu variable,
donné par la nature et l'histoire, à savoir, le caractère de la
nation française. Il n'a jamais vu ou voulu voir que l'homme
en général, et non pas l'homme des moralistes, celui de La
Rochefoucauld et de La Bruyère, mais l'homme des droits,
l'homme abstrait. En juillet 1813, entre Waterloo et la se-
conde rentrée des Bourbons, il prit le plus grand intérêt (2),
comme on sait, à la Déclaration de la Chambre des représen-
tants. « Cette pièce admirable, écrit-il avec raison, en s'y re-
connaissant, présente ce que la France a voulu constamment
depuis 89 et ce qu'elle voudra toujours jusqu'à ce qu'elle l'ait
obtenu. « Et il ajoute : «Ceux qui accusent les Français de
légèreté devraient penser qu'au bout de vingt-six ans de ré-
volution ils se retrouvent dans les mêmes dispositions qu'ils
manifestèrent à son commencement. » Mais en supposant
que les Français de 1815 aient été assez unanimes sur cette
Déclaration avec la Chambre des représentants (ce que rien ne
prouve) pour ne pas être accusés de légèreté, n'était-ce donc
pas trop déjà, au point de vue de La Fayette, qu'après avoir
été les Français de 89, ils eussent été ceux du Directoire, ceux ,
du IS brumaire, du couronnement etdes pompes idolàtriques
de l'Empire? N'en voilà-t-il pas plus qu'il ne fallait pour
croire encore au vieux défaut national, à la légèreté? On
trouvera peut-être que j'insiste trop sur cette illusion de La
Fayette, sur cette vue obstinée et incomplète, selon laquelle
il ne cessait de découper dans l'étoffe ondoyante de l'homme
(1) Lord ChcslerQeld en son temps disait à Montesquieu: « Vous
autres Fraïujais, vous savez élever des barricades, mais pas de bar-
rirres. »
!'2) Il y aurait pris la plus grande part, s'il n'avait été en ce moment
i Hagiienau : il v adhéra lrès-»-ivemcnt à son relour.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 1G5
et du Français l'exemplaire uniforme de son citoyen. Mais,
dans l'étude du caractère, i'injecte de mon mieux, pour la
dessiner aux regards, la veine ou l'artère principale. Je veux
tout dire, d'ailleurs, de ma pensée : tout n'élait pas illusoire
dans cette vue persévérante, et, pour mieux aboutir à sa fin,
il fallait peut-être ainsi qu'elle se resserrât. La Fayette avait
attaché de bonne heure son honneur et son renom au
triomphe de certaines idées, de certaines vérités politiques ;
cela était devenu sa mission, son rôle spécial, dans les divers
actes de notre grand drame révolutionnaire, de reparaître
droit et fixe avec ces articles écrits sur le même drapeau.
Qu'à défaut de triomphe on ne perdît pas de vue drapeau et
articles inscrits, avec lesquels il s'identifiait, c'est ce qu'il
voulait du moins. Ce qu'il avait déclaré en >S9, il le rappelle
donc et le maintient en 1800, il le proclame en 1815, il le
déploie encore en 1830 ; et, en définitive, août 1830 en a
réalisé assez, dans la lettre sinon dans l'esprit, pour que sa
vue persévérante ait été justifiée historiquement. Dans sa
longue et ferme attente, tout ce qui pouvait être étranger au
triomphe du drapeau, et en amoindrir ou en retarder l'inau-
guration, La Fayette ne le voyait pas, et peut-être il ne le
désirait pas voir. Son langage était fait à son dessein. Un
précepte qu'il ne faut jamais perdre de vue en politique,
c'est, quelque idée qu'on ait des hommes, d'avoir l'air de les
respecter et de faire estime de leur sens, de leur caractère;
on tire par là d'eux tout le bon parti possible ; et si l'on y
veut mettre cette louable intention, on les peut mouvoir dans
le sens de leurs meilleurs penchants. La Fayette, qui s'était
voué, comme à une spécialité, au triomphe de quelques
principes généreux, a pu ne dire dans sa longue carrière et
ne paraître connaître de la majorité des hommes, même
après l'expérience, que ce qui convenait au noble but où il
les voulait porter. C'a été une des conditions de son rôle en
le définissant comme je viens de le faire; et si c'en a été un
des moyens, il n'a rien eu que de permis.
166 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
En m'exprimaat de la sorte, en toute liberté, je n'ai pas
besoin de faire remarquer combien le point de vue du poli-
tique et celui du moraliste sont inverses, l'un songeant avant
tout aux résultats et au succès, l'autre remontant saus cessej
aux motifs et aux moyens. \
Sans prétendre suivre en détail La Fayette dans son per-
sonnage politique à dater de 89, j'aurai pourtant à parcourir
ses Mémoires pour l'appréciation de quelques-uns de ses actes,
pour le relevé de quelques-uns de ses portraits auecdotiques
ou de ses jugements. Mais aujourd'hui j'aime mieux tirer par
anticipation, des trois derniers volumes non publiés, et qui
vont très-prochainement paraître^ de belles pages d'un grand
ton historique, qui succèdent à de très-intéressants et très-
variés récits, le tout composant un chapitre intitulé Mes rap-
ports avec le premier Consul. Cet écrit, commencé avant It^Oo,
à la prière du général Van Ryssel, ami de La Fayette, ne fut
achevé qu'en 1807 et resta dédié au patriote hollandais, mort
dans l'intervalle. Ces pages datées de Lagrange, méditées et
tracées à une époque de retraite, d'oubli et de parfait désin-
téressement, loin des rumeurs de l'idole populaire, y gagnent
en élévation et en étendue. J'en extrais toute la conclu-
sion (i) :
« Guerre et politique, voilà deux champs de gloire où Bonaparte
exerce une grande supériorité de combinaisons et de caracière; non
qu'il me convienne comme à ses flatteurs de lui attribuer celte force
nationale primitive qui naquit avec la Révolution et qui, indomptable
sous les chefs les plus médiocres, valut tant de triomplics aux grands
1) Malj^'ré la longueur, jo n'ai pas voulu priver le lecteur de cette
reproiluclion textuelle; les citations découpées par la critique dessi-
nent l'iiomme mitiux que si l'on renvoyait au livre. La bonne critiqua
n'est souvent qu'une bordure. — Et puis, en inc livrant tout à l'heure
à mon extrême analyse, je comptais bien en corriger à temps l'im-I
pression, en recouvrir la minutie un peu sévère, par l'effet de ce
large morceau, devenu en tout nécessaire au complément de ma pen-
•ée et à la proportion de mon jugement.
MÉMOIRES DE LA FAYEITE. lC7
généraux, ou que je voulusse oublier quand et pur qui furent faites la
plupart des conquêlLS qui ont flxé les limites de la France; mais,
parmi tant de capitaines qui ont relevé la gloire de nos aimes, il n'en
est aucun qui puisse présenter un si brillant faisceau de succès mi-
litaires. Persoime, depuis César, n'a autant montré celte prodigieuse
activité de calcul et d'exécution qui, au bout d'un temps donné, doit
assurer à Bonaparte l'avantage sur ses rivaux. Permettons-lui, sous
ce rapport, d'en vouloir un peu à la philoso[)liie moderne qui tend à
désenchanter h; monde du prestige des conquêtes, et qui, modiQant
l'opinion de l'Europe et le ton de l'histoire, fait demander quelles
furent les vertus d'un héros, et de quelle manière la victoire influa
sur le bien-être des nations.
« Ce n'est pas non plus dans les nobles régions del'intérôt général
qu'il faut chercher la politique de Bonaparte, Elle n'a d'objet, comme
on l'a dit, que la construction de lui-même; mais le feu sombre et
dévorant d'une ambition bouillante et néanmoins dirigée par de pro-
fonds calculs a dû produire de grandes conceptions, de grandes actions,
et augmenter l'éclat et l'influence de la nation dont il a besoin pour
commander au monde. Ce monde était d'ailleurs si pitoyablement
gouverné, qu'en se trouvant à la tète d'un mouvement révolution-
naire dont les premières impulsions furent libérales et les déviations
atroces, Bonaparte, dans sa marche triomphante, a nécessairement
amené au dehors des innovations utiles, et en France des mesures
réparatrices, au lieu de la démagogie féroce dont on avait craint le
retour. Beaucoup de persécutions ont cessé, beaucoup d'autres ont
été redressées ; la tranquilité intérieure a été rétablie sur les ruines
de l'esprit de parti ; et si l'on suivait les derniers résultats de l'in-
fluence française en Europe, on verrait qu'il s'exerce continuellement
une force de choses nouvelle qui, en dépit de la tendance personnelle
du chef, rapproche les peuples vaincus des movens d'une liberté fu-
ture.
« 11 est assez remarquable que ce puissant génie, maître de tant
[d'États, n'ait été pour rien dans les causes premières de leur réno-
iTation. Etranger aux mutations de l'esprit public du dernier siècle,
|il me disait : « Les adversaires de la Révolution n'ont rien à me re-
f« procher; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune. »
0 Cette fortune date du siège de Toulon ; le général Carteaux lui
écrivait alors en style du temps : « A telle heure, six chevaux de
lu poste, ou la mort. » Il me racontait un jour comment des bandes
ie brigands déguenillés arrivaient de Paris dans des voitures dorées,
pour former^ disait-on, l'esprit public. Dénoncé lni-mAnie avec sa
l(iS l'OKTRAlTS LITTÉRAIRES.
famille, après le 9 thermidor, comme terroriste, il vint se plaindre
de sa destitution ; mais Barras l'avait distingué à Toulon et l'employa
au 13 vendémiaire : « Ah ! disait-il à Junol en voyant passer ceux
c< qu'il allait combattre, si ces gaillards-là me mettaient à leur tête,
« comme je ferais sauter les représentants! » Il rpousa ensuite ma-
dame de Beauharnais et eut le commandement d'Italie. Son armée
devint l'appui des jacobins, en opposition aux troupes d'Allemagne,
qu'on appelait les Messieui-s ; les campagnes à jauiais célèbres de cette
armée couvrirent de lauriers chaque échelon de la puissance du chef.
On connaît son influence sur le 18 fructidor, qui porta le dernier
coup aux assemblées nationales; Bonaparte n'en dit pas moins, à son
retour, dans un discours d'apparat, que « cette année commençait
l'ère des gouvernements représentatifs. » Les partis op|)rimés espé-
raient qu'il allait modifier la rigueur des temps; il ne tenta rien pour
eux ni pour lui. Contrarié dans une conférence avec les Directeurs, il
offrit sa démission; La Revellière et Rewbell l'acceptèrent, Barras la
lui rendit, et le vainqueur de l'Italie se crut heureux de courir les
côtes pour être hors de Paris, et d'être envoyé de France en Egypte,
où il emmena la fleur de nos armées. Ses idées se touillèrent alors
vers l'Asie, dont l'ignorante servitude, comme il l'a souvent dit de-
puis, flattait son ambition. Arrêté à Saint-Jean-d'Acre jiar Philip-
peaux, son ancien camarade, il regagna l'Égyple où, apprenant les
revers de nos armées en Europe, et après avoir reçu une lettre de
son frère Joseph portée par un Américain, il s"embarqua secrètement
pour retourner en France ; mais il n'y arriva que lorsque nos dra-
peaux étaient redevenus partout victorieux.
« Cependant sa fortune ne l'abandonnait pas. Un des tristes résul-
tats de tant de violences précédentes avait été la nécessité générale-
ment reconnue d'un coup d'Étal de plus pour sauver la liberté et
l'ordre social. Plusieurs projets analogues au 18 brumaire furent
pro()Osés en quelque sorte au rabais, ([uoique sans fruit, à divers
généraux. On y distinguait surtout le besoin de chacun de ne cher-
cher des secours que là où les souvenirs du passé trouveraient une
sanction. Au nom de lionaparte, toute attente se tourna vers lui.
Rayonnant de gloire, plus imposant par son caractère que par sa mo-
ralité, doué de qualités éminenles, vanté par les Jacobins lorsqu'ils
croyaient le moins à son retour, il offrait à d'autres le mérite d'avoir
préféré la République à la liberté, Mahomet à Jésus-Ciirist, l'Institut
au généralat; on lui savait gré ailleurs de ses égards pour le pape,
le clergé et les nobles, d'un certain ton de prince et de ces goûts de
cour dont on n'avait pas encore mesuré la portée. Le Directoire, di-
• MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 169
Tisé, déconsidéré, le laissa d'autant plus facilement arriver, que Barras
le regardait encore comme son protégé, et que Sieyés espérait en
faire son instrument. Il n'eut plus, dès lors, qu'à se décider entre
les partis, leurs offres, ses promesses, et, parmi ceux qui se mirent
en avant, tout bon citoyen eût fait le même choix que lui. On peut
s'étonner que, dans la journée de Saint-Cloud, Bonaparte ait paru le
plus troublé de tous ; qu'il ait fallu pour le ranimer un mot de Sieyès,
et, pour enlever ses troupes, un discours de Lucien ; mais, depuis ce
moment, tous ses avantages ont été combinés, saisis et assurés avec
une suite et une habileté incomparables.
« Ce n'est pas, sans doute, cette absolue prévoyance de tous les
temps, cette création précise de chaque événement, auxquelles le
vulgaire aime à croiie comme aux sorciers. Les plus vils usurpa-
teurs, et jusqu'à Robespierre, en ont eu momentanément le renom;
mais, en se livrant à l'ambition « d'aller, comme il disait lui-même
« àLally, toujours en avant, et le plus loin possible, » ce qui rappelle
le mot de Cromwell, Bonaparte a réuni au plus haut degré quatre
facultés essenlielles : calculer, préparer, hasarder et attendre. Il a
tiré le plus grand parti de circonstances singulièrement convenables
pour ses moyens et ses vues, du dégoût général de la popularité, de
la terreur des émotions civiles, de la prépondérance rendue à la force
militaire, où il porte à la fois le génie qui dirige les troupes et le ton
qui leur plaît; enfin, de la situation des esprits et des partis qui
laissait craindre aux uns la restauration des Bourbons, aux autres la
liberté publique, à plusieurs l'influence des hommes qu'ils ont haïs
ou persécutés, à presque tous un mouvement quelconque, et l'obliga-
tion de se prononcer. Tout cela ne lui donnait, à la vérité, la préfé-
rence de personne, mais lui assurait, suivant l'expression de madame
de Staël, « les secondes voix de tout le monde. » U a plus fait en-
core : il s'est emparé avec un art prodigieux des circonstances qui
lui étaient contraires,- il a profité à son gré des anciens vices et des
nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions de l'Eu-
rope ; il s'est mêlé, par ses émissaires, à toutes les coalitions, à tous les
complots dont la France ou lui-même pouvaient être l'objet ; au lieu de
les divulguer ou de les arrêter, il a su les encourager, les faire aboutir
utilement pour lui, hors de propos pour ses ennemis, les déjouant
ainsi les uns par les autres, se faisant de toutes personnes et de toutes
choses des instruments et des moyens d'agrandissement ou de pouvoir.
« Bonaparte, mieux organisé pour le bonheur public et pour le
sien, eût pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinées
du monde et se placer à la tête du genre humain. On doit plaindre
U> 10
f70 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
l'ambition secondaire qu'il a eue^ dans de telles circonstances de régner
arbitrairement sur l'Europe ; mais, pour satisfaire cette manie géogra-
pliiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller
un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu
appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées
libérales et patriotiques, à l'avilissement des partis, des opinions et
des personnes; car celles qui se dévouent à son sort n'en sont que
plus exposées à cette double conséquence de son système et de son ca-
ractère; il a fallu joindre habilement l'éclat d'une brillante adminis-
tration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan
de despotisme, de corruption et de conquête, se tenir toujours en
garde contre l'indépendance et l'industrie, en hostilité contre les
lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle ; il a fallu
chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes,
et dans la bassesse des autres à s'y maintenir; renoncer ainsi à être
aimé, comme par ses variations politiques, philosophiques et reli-
gieuses, il a renoncé à être cru ; il a fallu encourir la malveillance
presque universelle de tous les gens qui ont droit d'être mécontents
de lui, de ceux qu'il a rendus mécontents d'eux-mêmes, de ceux qui,
pour le maintien et l'honneur des bons sentiments, voient avec peine
le triomphe des principes immoraux; il a fallu enfin fonder son
existence sur la continuité du succès, et, en exploitant à son profit le
mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France et se
donner à lui-même tout l'odieux de ces guerres auxquelles on ne voit
plus de motifs que l'établissement de sa puissance et de sa famille.
« Quel sera pour lui pendant sa vie, et surtout dans la postérité,
le résultat définitif du défaut d'équilibre entre sa tête et son cœur?
Je suis porté à n'en pas bien augurer; mais je n'ai voulu, dans cet
aperçu de sa conduite, qu'expliquer de plus en plus la mienne; elle
ne peut être imputée à aucun sentiment de haine ou d'ingratitude.
J'avais de l'attrait pour Bonaparte ; j'avoue même ijuc, dans mon
aversion de la tyrannie, je suis plus choqué encore de la soumission
de tous que de l'usurpation d'un seul. Il n'a tenu qu'à moi de parti-
ciper h. toutes les faveurs compatibles avec son système Beaucoup
d'hommes ont concouru à ma délivrance : le Directoire qui ordonna
de nous réclamer; les Directeurs et les ministres qui recommandèrent
cet ordre; le collègue plénipotentiaire qui s'en occupa; cei les, autant
que lui, tant d'autres qui nous servirent de leur autorité, de leur ta-
lent, de leur dévouement; il n'en est point à qui j'aie témoigné avec
autant d'éclat et d'abandon une reconnaissance sans bornes, sans
autres bornes du moins (pie mes devoirs envers la liberlé lI la patrie.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 171
Prêt, en tous temps et en tous lieux, à soutenir cette cause avec qui
et contre (]iii que ce soit, j'eusse mieux aimé son influence et sa ma-
gistrature que toute autre au monde : là s'est arrêtée ma préférence.
Les vœux qu il m'est pénible de formera son égard se tourneraient
en imprécations contre moi-même, s'il était possible qu'aucun in-
stant de ma vie uie surprît dans les intentions anti-libérales auxquelles
il a malheureusement prostitué la sienne. »
On ne doit pas séparer de ce morceau l'éloquente dédicace
qui le termine :
« J'en atteste vos mânes, ô mon cher Van Ryssel ! à chaque pas de
votre honor ible carrière, trop courte pour notre affection et nos re-
grets, mais longue par les années, par les services, par les vertus ;
en paix, en guerre, en révolution, puissant, proscrit ou réintégré,
vous n'avez jauiais cessé d'être le plus noble et le plus fidèle obser-
vateur de la justice et de la vérité ! Après avoir partagé, au 18 bru-
maire, ma joie et mon espoir, vous ne tardâtes pas à reconnaître la
funeste direction du nouveau gouvernement, et le droit que j'avais de
ne pas m'y associer; Bonaparte perdit par de;.Tés l'estime et la bien-
veillance d'un des plus dignes appréciateurs du patriotisme et de la
vraie gloire ; et cependant, avant d'ôter à la Hollande jusqu'au nom
de République, la fortune semble avoir attendu, par respect, qu'elle
eût perdu le plus grand et le meilleur de ses citoyens. C'est donc à
votre mémoire que je dédie cette lettre commencée autrefois pour
vous. Et pourquoi ne croirais-je pas l'écrire sous vos yeux, lorsque
c'est au souvenir religieux de quelques amis, plus qu'à l'opinion de
l'univers existant, que j'aime à rapporter mes actions et mes pensées,
en harmonie, j'ose le dire, avec une telle consécration? »
Hh'
J'ai parlé du rôle et de ce qui s'y glisse inévitablement de
.ctice à la longue, même pour les plus vertueux; mais ici
la solitude est profonde, la rentrée en scène indéfiniment
ajournée ; au sein d'une agriculture purifiante, dans le senti-
ment triste et serein de l'abnégation, en présence des amis
morts, tout inspire la conscience et l'alTranchit; ces pages du
prisonnier d'Olmûtz devenu le cultivateur de Lagrange, ont
un accent fidèle des mâles et simples paroles de Washington;.
172 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
elles feront aisément partager à tout lecteur quelque chose
de l'émotion qui les dicta.
II
Ce fut une brillante époque dans la vie de La Fayette que
les années qui s'écoulèrent depuis la fin de la guerre d'Ame
riquejusqu'à l'ouverture desÉtats généraux. Jeune et célèbre,
déjà plein d'action, chevaleresque parrain de treize répu-
bliques, il parcourait et étudiait l'Europe, les cours absolues,
assistait aux revues et aux soupers du grand Frédéric, et, de
retour en France, par ses liaisons, par ses propos, par son
attitude à l'Assemblée des notables, poussait hardiment à des
réformes, dont le seul mot, étonnement de la cour, électri-
sait le public, et que rien ne compromettait encore. Pourtant
cet intervalle de jouissance, de repos et de préparation, eut
son terme, et La Fayette, à ses risques et périls dut rentrer
dans la pratique active des révolutions. Il est âgé de trente-
deux ans en 89. Tout ce qui précède n'a été qu'un prélude ; le
plus sérieux et le plus mûr commence; la gloire, jusque-là
si pure et incontestée, du jeune général, va subir de terribles
épreuves. Il s'agit, en effet, de la France et d'une vieille mo-
narchie, d'une cour à laquelle La Fayette est lié par sa nais-
sance, par les devoirs ou du moins par des égards obligés. De
toutes parts il s'agit pour lui de garder une difficile et pres-
que impossible mesure, d'être républicain sans abjurer tout
à fait son respect au trône, d'être du peuple sans insulter
chez les autres ni en lui le gentilhomme. Or, La Fayette,
dans une telle complication que chaque pensée aisément
achève, s'engagea sans hésiter, tout en droiture et comme
naturellement. Si on le prend à l'entrée et à l'issue, on trouve
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 173
que, somme toute el sauf l'examen de détail, il s'en est tiré,
quant aux principes généraux et quant à la tenue person-
nelle, à son honneur, à l'honneur de sa cause et de sa morale
en politique.
Ce n'est pas à dire qu'en aucun de ces difficiles moments
ni lui ni son cheval n'aient bronché.
Je ne discuterai pas les principaux faits de la vie de La
Fayette depuis 89 jusqu'à sa sortie de France en août 92 ; de
telles discussions, rebattues pour les contemporains, rede-
viendraient plus fastidieuses à la distance où. nous sommes
placés; c'est à chaque lecteur, dans une réflexion impartiale,
à se former son impression particulière. Les reproches dont
sa conduite a été l'objet portent en double sens. Les uns l'ont
accusé de ne s'être pas suffisamment opposé aux excès popu-
laires dans la nuit du 6 octobre, le 22 juillet précédent lors
du massacre de Foulon, et en d'autres circonstances; les
autres l'ont, au contraire, accusé, lui et Bailly, de sa résis-
tance aux mouvements populaires dans les derniers temps
de l'Assemblée constituante, notamment de la proclamation
et de l'exécution de la loi martiale au Champ-de-Mars, le 17
juillet 91. Le fait est qu'après la grande insurrection du
14 juillet, qui fondait l'Assemblée nationale, La Fayette n'en
voulut plus d'autres ; mais qu'avant d'en venir à les combattre»
à les réprimer, il se prêta quelquefois, pour les mitiger, à
les conduire. Il y a bien des années, qu'enfant j'entendais ra-
conter à l'un des gardes nationaux présents aux journées
des 5 et 6 octobre le détail que voici, et qui est à la fois une
particularité et une figure. Le tocsin avait sonné dès le ma-
tin du 5 octobre, Paris était en insurrection, les faubourgs
débouchaient en colonnes pressées, l'on criait: A Versailles!
à Versailles ! La Fayette, qui devait prendre la tête de la
marche, ne partait pas. Durant la matinée entière et jusque
très-avant dans l'après-midi, sous un prétexte ou sous un
autre, il avait tenu bon, faisant la sourde oreille aux menaces
comme aux exhortations. Bref, après des heures de fluctua-
174 POltTRAITS LITTÉRAllŒS.
tion houleuse, tous les délais expirés de la foule ne se con-
tenant plus, La Fayette à cheval, au quai de la Grève, en
tête de ses bataillons, ne bougeait encore, quand un jeune
homme, sortant du rang et portant la main à la bride de son
cheval, lui dit : « Mon général, jusqu'ici vous nous avez com-
mandés; mais maintenant c'est à nous de vous conduire...; »
et l'ordre: En avant! jusqu'alors vainement attendu, s'é-
chappa.
Le témoin véridique, de qui le mot m'est venu, n'en avait
entendu que la lettre, et n'en saisissait ni le poétique ni le
figuratif. Depuis, j'ai souvent repassé en esprit, comme le
revers et l'ombre de bien des ovations, cette humble image
du commandant populaire (1). Et celui-ci était le plus probe,
le plus inflexible, passé une certaine ligne, il ne cédait ici
qu'en rue surtout de maintenir et de modérer. Si l'on ne
peut dire de lui qu'une fois la Révolution engagée, il ait do-
miné les événements, s'il les a trop suivis ou (ce qui revient
au même) précédés dans le sens de tout à l'heure, il en a été
l'instrument et le surveillant le plus actif, le plus intègre, le
plus désintéressé; quand ils ont voulu aller trop loin, à un
certain jour, il leur a dit non, et les a laissés passer sans lui,
au risque d'en être écrasé le premier ; en un mot, il a fait ses
preuves de vertu morale. Mais à ce début, il y eut de longs
moments d'acheminement, d'embarras, de composition iné-
vitable. L'indulgence qu'on a en révolution pour les moyens
est singulière, tant que vos opinions ne sont pas dépassées.
(l) Au chant XXI de l'Iliade, Achille csl représenté s'unfuyant à
toutes jiimhes devant le Scamandre furieux et débordé : v Comme
« lorsqu'un irrigateur, remontant sur la colline i une source aux eaux
<( noires, en veut amener le courant à travers les jeunes plants et les
« enclos ; tenant la houe en main, il aplanit l'olistacie et ouvre la
t rigole où l'eau court à l'instant : tonales cailloux s'enlre-choquent
<t et s'agitent, le flot précipité résonne sur la pente, et devance celui
« môme qui le vent conduire, » Tels les chefs du peuple dans les ré-
volutions ; qu'on aille au fond de cette comparaison gracieuse, on a
là leur image et cooime leur devise.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 175-
Au 22 juillet .'^9, La Fayette fit tout ce qui était humaine-
ment possible pour sauver Foulon et Berthier; le lendemain^
il déposait à l'hôtel de ville son épée de commandant, fondé
sur ce que les exécutions sanglantes et illégales de la veille
l'avaient trop convaincu q^i'il n'était pas l'objet d'une confiance
universelle; il ne consentit à la reprendre que sur les in-
stances les pi us flatteuses et après des témoignages unanimes.
Mais son impression sur ces attentats et quelques autres pa-
reils qui, ainsi qu'il le dit, ont trompé son zèle et profondé-
ment affligé son cœur, son impression d'honnèle homme
n'atteignit pas alors sa vue politique, et ne détruisit pas du
coup le charme qui ne cessa que plus tard, lorsque le iO août
déchira le rideau. Des prisons de Magdebourg, en juin 93, La
Fayette écrivait à la princesse d'Hénin : « Le nom de mon
« malheureux ami La Rochefoucauld se présente toujours à
« moi... Ah! voilà le crime qui a profondément ulcéré mon
« cœur! La cause du peuple ne m'est pas moins sacrée; je
M donnerais mon sang goutte à goutte pour elle; je me re-
<( prêcherais chaque instant de ma vie qui ne serait pas uni-
« quement dévoué à cette cause ; mais le charme est détruit... »
Et plus loin il parle encore de l'injustice du peuple, qui, sans
diminuer son dévouement à cette cause, a détruit pour lui
cette délicieuse sensation du sourire de la multitude. Ainsi,
avant le H) août, avant la proscription et le massacre de ses
amis, et même après que Foulon eût été déchiré devant ses
yeux et malgré ses efforts, avec les circonstances qu'on peut
lire dans les Mémoires de Ferrières, le charme subsistait en-
core pour La Fayette ; il fallait que La Rochefoucauld fût.
massacré à Gisors pour que l'attrait de la multitude s'éva-
nouît, et pour qu'elle cessât (au moins dans un temps) de lui
sourire. Tous les reproches adressés à La Fayette au sujet de
ces journées du 22 juillet, des 5 et 6 octobre, me paraissent
aujourd'hui abandonnés ou réfutés, et ils se réduisent à cette
remarque morale, laquelle porte sur la nature humaine en-
core plus que sur lui.
176 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Quant aux reproches en sens opposé, et pour avoir défendu
la Constitution et la royauté de 91 contre les émeutes, ils ne
s'adressent pas à la moralité de La Fayette, qui ne faisait que
suivre entre la cour infidèle et les factions orageuses la ligne
étroite de son serment. On peut seulement se demauder si,
en s'enfermant comme il le fit dans la Constitution de 91 sans
issue, il ne dévoua pas sa personne et son influence à une
honorable impossibilité. Je crois que La Fayette, dans les
excellents exposés qu'il donne de la situation révolutionnaire
aux divers moments, de 89 à 92, s'exagère, en général, la pra-
tique possible de la Constitution. Il a beau faire, il a beau en
justifier la mesure et les bases, analyser et qualifier à mer-
veille les divers partis qui s'y opposent et les hommes qui figu-
rent pour et contre, toujours l'un des deux éléments essentiels
à son ordre de choses lui échappe : toujours, d'un côté, la
cour conspire et ne veut pas se rallier; toujours d'un autre
côté, la foule et les factions ne peuvent pas avoir confiance et
ne veulent pas s'arrêter. Il s'agissait eu 91 , pour le gros de la
nation active et pour les générations survenantes, de bien
autre chose que de la Constitution même. Une cour restait à
bon droit suspecte : la fuite du 20 juin et les révélations sub-
séquentes l'ont assez convaincue d'incompatibilité. Le grand
mouvement de 89 avait remué toutes les opinions, exalté tous
les sentiments ; on se précipitait de toutes parts dans l'amour
du bien public, comme sur une proie ; les générations qui n'a-
vaient pas donné en 89 étaient avides de mettre la main aussi
à quelque chose : on était lancé, et chacun allait renchérissant.
La Fayette (dans ses Souvenirs en sortant de prison (1) re-
marque, il est vrai, qu'on a poussé un peu loin le fatalisme
dans les jugements sur la Révolution française, et cette
observation, chez lui précoce, antérieure aux systèmes his-
toriques d'aujourd'hui, bien autrement fatalistes, rentre trop
dans ce que je crois vrai pour que je ne cite pas ses paroles:
(t) Tome IV,
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 177
« De même, dit-il, qu'autrefois l'histoire rapportait tout à
" quelques hommes, la mode d'aujourd'hui est de tout attri-
« buer à la force des choses, à l'enchaînement des faits, à la
'< marche des idées : on accorde le moins possible aux in-
-' fluences individuelles. Ce nouvel extrême, indiqué par Fox
« dans son ouvrage posthume, a le mérite de fournir à la
,( philosophie de belles généralités, à la littérature des rap-
« prochements brillants, à la médiocrité une merveilleuse
<< consolation. Personne ne connaît et ne respecte plus que
« moi la puissance de l'opinion, de la culture morale et des
« connaissances politiques; je pense même que, dans uneso-
« ciété bien constituée, l'homme d'État n'a besoin que de
« probité et de bon sens; mais il me paraît impossible de
« méconnaître, surtout dans les temps de trouble et de réac-
« tion, le rapport nécessaire des événements avec les prin-
« cipaux moteurs. Et par exemple, si le général Lee, qui n'é-
« tait qu'un Anglais mécontent, avait obtenu le commande-
« ment donné au grand citoyen Washington, il est probable
« que la révolution américaine eût fini par se borner à un
« traité avantageux avec la mère-patrie... » Il continue de la
sorte àéclaircirsa pensée par des exemples. Mais en 91, pour
revenir au point en question, où était l'homme de la circon-
stance, et y avait-il un homme dirigeant? Avec sa méthode et
son caractère, La Fayette ne l'eût jamais été; il s'usait hono-
rablement à maintenir l'ordre ou à modérer le désordre, à
servir la cour malgré elle, à retenir Louis XVI dans la lettre
delà Constitution; il s'est toujours livré, nous dit-il lui-même
(et, à dater de cette époque, je crois le mol exa.cl), aux inoindres
espérances d'obtenir, dans la recherche et la pratique de la
liberté, le concours paisible des autorités existantes. Ainsi
faisait-il alors religieusement et sans grande perspective.
Autour de lui c'étaient des masses, des clubs, une Assemblée
finissante: on retombait dans la force des choses (1).
(1) Sur La Fayette et sa conduite en ces années difûeiles, il est
178 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Après la Coastitution jurée et la clôture de l'Assemblée
constituante, La Fayette se retire en Auvergne pendant les
derniers mois de 91 ; mais cette retraite à Ghavaniac ne sau-
rait ressembler à celle de Washington à Mount-Vernon ; car
rien n'est achevé et tout recommence. I! est mis à la tète d'une
armée dès le commencement de 92. De la frontière où il tra-
vaille à organiser la défense, il écrit, le 16 juin, à l'Assemblée
législative, et, après le 20 juin, quittant son armée à l'impro-
viste, il paraît à la barre de cette Assemblée pour la rappeler
à l'esprit de la Constitution, à la Déclaration des droits violée
chaque jour. Il veut faire deux guerres à la fois, contre l'in-
Tasion prussienne et contre la Révolution croissante: c'est
trop. Il retourne à son camp sans avoir rien obtenu que les
honneurs de la séance: le iO août va lui porter la réponse. A
cette nouvelle, il met son armée en insurrection, mais en
insurrection passive; il proclame et il attend; mais il attend
vainement. L'exemple ne se propage pas, les autres armées
se soumettent, et La Fayette, voyant que le pays ne répond
mot, ne songe qu'à s'annuler, dans l'intérêt, non pas de la li-
berté qui n'existe plus, dit-il, mais de la patrie, qu'il s'agit
toujours de sauver; il passe la frontière avec ses aides de
camp, non sans avoir pourvu à la sûreté immédiate de ses
troupes.
Que cette conduite toute chevaleresque et civique soit jugée
peu politique, je le conçois; elle est d'un autre ordre. Politi-
quement, cette manière de faire ne saurait entrer dans l'es-
CBsentiel de consulter le Mémorial du Gouverneur 3Iorris (édition fran-
çaise, tome 1, pages 267, 274, 288, 302, 338, en un mot presque à
chaque page). Morris, en s'y donnant les avantages de la prévoyance
et de la prudence, comme il arrive toujours dans les mémoires, fait
pourtanl ressortir incontestablement l'impossiliilité du rôle tenté pnr
La Fayette. Il se trouve que l'Américain tient mieux compte que le
gentilhomme des difficultés et des empt^chemenls de notre vieui
inonde. — Depuis la publication de la Correspondnnce de Mirabeau et
du comte de La 3Iarck, on a toute la conduite de La Fayette éclairée
par le revers.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. J79
prit de ceux qui ne la sentent pas déjà par le cœur. Lord Hoi-
land, venu en France pendant la paix d'Amiens, causait de La
Fayette avec le ministre Fouché ; celui-ci, au milieu d'expres-
sions bienveillantes, taxait La Fayette d'avoir fait une grande
faute, et il se trouva que cette faute était, non, comme lord
Holland l'avait d'abord compris, de s'être déclaré contre le
10 août, mais de n'avoir pas, quelques mois plutôt, renversé
'Assemblée, rétabli le pouvoir royal et saisi le gouvernement.
Sans être Fouché, on peut remarquer, au point de vue poli-
tipue et du succès, que, dans de telles circonstances, la dé-
monstration de La Fayette, ainsi limitée, devait demeurer
inefficace ; que proclamer le droit et attendre, l'arme au bras,
une manifestation honnête, puis, s'il ne vient rien, se retirer,
c'est compter sans doute plus qu'il ne faut sur la force mo-
rale des choses; comme si, à part certains moments uniques
et qui, une fois vus, ne se retrouvent pas, rien se faisait
tout seul dans les nations; comme s'il ne fallait pas, dans les
crises, qu'un homme y mît la main, et fit et fit faire à tous
même les choses justes et bonnes, et libres.
Mais La Fayette (et voilà ce qui importe), en allant au delà,
n'était plus le même; il sortait de l'esprit de sa ligne, de sa
fidélité à ses serments, de sa religion publique; il tombait
dans la classe des hommes du 1 8 brumaire. Que cette tâche eût
été, ou non, en rapport avec ses forces, c'est ce que je n'exa-
mine point. Le premier obstacle était dans la morale même
qu'il professait, dans son respect pour la liberté d'autrui, dans
l'idée la plus londamentale et la plus sacrée de sa politique.
Au-dessus de Tutilité immédiate et disputée qu'il eût pu ap-
porter au pays par une intervention en armes, il y avait pour
lui, homme de conviction, quelque chose de bien plus consi-
dérable dans l'avenir. Si l'idée de liberté n'était pas engloutie
sans retour, s'il devait y avoir pour elle, comme il ne cessait
de l'espérer, réveil, purification et triomphe, ce n'était qu'au
prix de cette attente, de celte abnégation, de ce respect té-
moigné par quelqu'un (ne fût-ce qu'un seul !) envers la liberté
180 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
de tous, même égarée et enchaînée. Il eut cette idée, et elle
est grande; elle est digne en elle-même de tout ce que l'an-
tiquité peut offrir de stoïque au temps des triumvirs, et elle
a de plus l'inspiration sociale, qui est la beauté moderne. En
passant la frontière, dans les prisons de Magdebourg, de
ÎNeisse et d'Olmiitz, plus tard dans son isolementde Lagrange
sous l'Empire, il se disait : « Il y a donc quelque utilité dans
<.< ma retraite, puisqu'elle affiche et entretient l'idée que la
(c liberté n'est pas abandonnée sans exception etsans retour. »
Par sa sortie de France en 92, la vie politique de La Fayette
durant notre première Révolution se dessine nettement, et elle
devient l'exemplaire-modèle en son espèce. Il a pu dire, après
sa délivrance d'Olmiitz, ce qu'on redit volontiers avec lui
après les passions éteintes: « Le bien et le mal de la Révolution
•paraissaient, en général, séparés par la ligne que j'avais suivie. »
Son nom, que j'aime à trouver de bonne heure honoré dans
un ïambe d'AndréChénier, a passé, depuis quarante ans déjà,
en circulation, comme la médaille la mieux frappée et la plus
authentique des hommes de 89.
La gloire et le malheur de ces médailles trop courantes est
d'être comme les monnaies qui bientôt s'usent; on n'en veut
plus ; mais l'histoire vient, et de temps en temps, par quelque
aspect nouveau, les refrappe et les ravive.
Le titre d'homme de x9, dont La Fayette nous offre la per-
sonnification équestre et en relief, reste lui-même le plus ho-
norable, non-seulement en politique, mais en tous les genres
et dans toutes les carrières. En toutes choses il y a, j'oserai
dire, l'homme de 89, le girondin et le jacobin ;je ne parle pas
de la nature des opinions, mais de leur caractère et de leur
allure; ce sont là comme trois familles d'esprits; on les re-
trouve plus ou moins partout où il y a mouvement d'idées.
L'iiomme de 89, c'est-à-dire d'audace et d'innovation, mais
avec limites et garanties, avec circonspection passé son
14 juillet, et avec arrêt devant les 10 août, l'esprit sans pré-
jugés, courageux, qui apporte au monde sa part d iunovaliou
I
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 181
et de découverte, mais qui ne prétend pas le détruire tout
entier pour le refaire ; qui ouvre sa brèche, mais qui recon-
naît bien vite, en avançant, de certaines mesures imposées
par le bon sensetparle fait, par l'honnêteté et par le goût ; qui
n'abjure pas dans les mécomptes, mais se ralentit seulement,
se resserre, et attend aux endroits impossibles, sans forcer,
sans renoncer..: qu'on achève le portrait, que je craindrais
de faire trop vague en le traçant dans cette généralité. Veut-on
des noms? en philosophie Locke en est, Descaries lui-môme
n'en sort pas: j'y mets André Chénier en poésie.
Il y a une classe d'esprits girondins; cela est plus auda-
cieux, plus téméraire ; ils sont plus perçants et plus étroits ;
ils vont d'abord aux extrêmes, mais ils reculent à un certain
moment, une certaine honnêteté de goût, de sentiment, les
tient, les saisit et les sauve. On trouve, en les considérant
dans leur entier bien des inconséquences et de fausses voies,
mais aussi des sillons lumineux, des saillies franches, des
traces sincères: moins honorables que les précédents, ils sont
plus intéressants et touchants ; l'imagination les aime ; je les
vois surtout romanesques et poétiques. Une limite plus ou
moins rapprochée, non douteuse pourtant, les sépare de ce
que j'appellerai les esprits jacoôms; ils ont marché ensemble
dans un temps, mais la qualité, la trempe est autre. Ces der-
niers (et je ne parle point du tout delà polilique, mais de la
littérature, de la poésie, de la critique, se trouvent nombreux
de nos jours; on pourrait croire que c'est une espèce nou-
velle qui a pullulé. Rien ne les effraye ni ne les rappelle ; de
plus fort en plus fort .'de l'audace, puis de l'audace et encore de
l'audace, c'est là le secret à la fois et l'affiche. Dans leur har-
diesse d'érudition (s'ils sont érudits) et leur intrépidité de
système, ils remuent, ils lèvent sans doute çà et là des idées
que des chemins plus ordinaires n'alteiudraientpas; mais le
plus souvent à quel prix ! dans quel entourage ! tout en éprou-
vant du respect pour la force éminente de quelques-uns en
cette famille d'esprits, j'avoue ne sentir que du dégoût peur
II. 11
182 PORTRAITS T-lTTrit AIRES
]es incroyables gageures, les motions à outrance et l'impu-
deur native de la plupart. Des noms paraîtraient néces-
sa^*^ peut-être pour préciser, mais le présent est trop
ricne et le passé trop pauvre en échantillons. Seulement,
et comme aperçu, pour un Joseph de Maistre combien de
Lin guets !
Oh I même en simple révolution de littérature, heureux
qui n'a été que de 80 et qui s'y tient! c'est la belle cocarde.
Girondin, passe encore; on en revient avec honneue, sauf
amendement et judicieuse inconséquence; mais de 93,
jamais I
Pourtant revenons aux grandes choses, au général La
Fayette, à ses Mémoires et à sa vie. — Indépendamment des
récits et de la correspondance qui représente sa vie politique
de Sf» à 92, on trouve à cet endroit de la publication divers
morceaux critiques de la plume du général sur les mémoires
ou histoires de la Révolution ; il y contrôle et y rectifie suc-
cessivement certaines assertions de Sieyès, de Necker, de
Ferrières, de Bouille, de Mounier, de madame Roland, ou
môme de M. Thiers. Le ton de ces observations, bien moins
polémiques qu'apologétiques, se recommande tout d'abord
par une modération digne, à laquelle, en des temps de pas-
sion et d'injure, c'est la première loi de quiconque se res-
pecte de ne jamais déroger. Sieyès, si haut placé qu'il fût
dans sa propre idée et dans celle des autres, n'a pas toujours
fait de la sorte. La Notice écrite par lui sur lui-même (1 794), et
que La Fayette discute, est, ainsi que celui-ci la qualifie avec
raison, ]dus acre que vraie sur bien des points. Sieyès dédie
ironiquement sa Notice à la Calomnie, mais lui-même n'y
épargne pas les imputations calomnieuses ou injurieuses
contre son ancien collègue à la Constituante, pour lors pri-
sonnier de la Coalition. La Fayette prend avec réserve et di-
gnité sa revanche de ses aigreurs, et il triomphe légitimement
à la fin, lorsque, sans cesser de se contenir, il s'écrie :
• 11 n'appartient point à mon sujet d'examiner la troisième
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 183
époque de la vie politique de Sieyès (1). Je suis encore plus
loin de chercher à attaquer ses moyens de justification, et jp.
me suis contenté d'admirer les pages éloquentes où il nous
peint le règne de l'anarchie et de la Terreur. A Dieu ne plaise
que je cherche à appuyer l'horrible accusation de complicité
avec Robespierre, dont il est si justement indigné! à Dieu ne
plaise que je me permette d'y croire I mais il est une obser-
vation que je dois faire, parce qu'elle est commandée par mon
amour inallérable pour la liberté, par le sentiment profond
que j'ai des devoirs d'un citoyen, et surtout d'un représen-
tant français. L'accusation dont on a voulu souiller Sieyès est
inique; elle est fausse, et néanmoins il a mérité qu'on la fît,
Je ne parle pas de cet ancien propos : « Ce n'est pas la no-
blesse qu'il faut ditruire, mais les nobles, » propos que la ca-
lomnie peut avoir inventé; je ne parle pas d'autres induc-
tions, peut-être aussi mensongères, que la haine, la jalousie,
et même le malheur peuvent avoir ou controuvées ou exa-
gérées; je parle de sa simple assiduité aux séances qui, bien
loin d'être utile (2), ne put qu'être funeste à la chose publique,
lorsque le silence d'un homme tel que lui semblait autoriser
les décrets contre lesquels il ne s'élevait pas. Vingt-deux gi-
rondins, la plupart de ses amis, ont péri sur l'échafaud pour
s'être opposés à ces décrets. Plusieurs autres, et nommément
Condorcet, ont expié des torts précédents par une proscrip-
tion cruelle, fruit de leur résistance, et par une mort plus
cruelle encore. Il n'y a pas jusqu'à Danton et Desmoulins
qui n'aient eu l'honneur de mourir pour s'opposer à Robes-
(1) Sieyès avait divisé sa vie politique depuis 89 en trois époques.
« Durant toute la tenue de l'Assemblée législative jusqu'à l'ouverture
de la Convention, il est resté complètement étranger à toute action po-
litique. C'est le troisième intervalle, » {Notice de Sieyès sur lui-même.)
(2) Après un tableau du règne de la Terreur, Sieyès ajoutait : a Que
faire, encore une fois, dans une telle nuit? attendre le jour. Cepen-
dant cette sage détermination n'a pas été tout à fait celle de Sieyès.
Il a essayé plusieurs fois d'être utile, autrement que par sa simple
assiduité aux séances. » {Notice de Sieyèg sur lui-mêmp."
184 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pierre. Tallien et, Bourdon, en parlant contre l'infâme loi du
22 prairial, ont mérité les bénédictions attacliécs à la journée
du 9 thermidor; et Sieyès, le Sieyès de 1780, constamment
assis pendant toute la durée de la Convention à deux places
de Robespierre, a, par son timide et complaisant silence, mé-
rité... d'en être oublié (1)! »
La Fayette n'a pas de peine à faire ressortir les contradic-
(1) On a beaucoup parlé de Sieyès dans ces derniers temps; sa
mort l'a remis en scène. M. Mignct dans un équilable Éloge, l'a ca-
ractérisé Pourtant la forme même de l'éloge académique interdisait
certains jugements et certaines révélations. On trouvera le personnage
au complet dans ces Mémoires de La Fayette, surtout dans la lettre
à M. de Maubourg (tome V), écrite à la veille du IH jjrumaire. 11 y a
là, sur Sieyès, à la page 10.3, un admirable portrait. Moi-même je
trouve, dans des notes fidèlement recueillies auprès d'un des hommes
(M. Daunou) qui ont le mieux connu, pratiqué et pénétré Sieyès, la
page suivante, que j'apporte ici comme tribut à cette iiaule mémoire
historique. Le temps des parallèles en règle est passé; mais, sans y
faire effort, combien de Sieyès à La Fayette le contraste saute aux
yeux, frappant !
« Sieyès a vécu plusieurs années dans l'intimité de Diderot et de
la plupart des philosophes du wiii" siècle. Knvoyé très-souvent de
rjiartres à l'aris pour les aQ'aircs du diocèse ou du chapitre, il jouissait
de la capitale en amateur spirituel, en dilettante, et il passait ;i Char-
tres, dans ses courts retours, pour un grand dévot, i)arce (]u'il était
sérieux. Il s était fait de 28 à. 30,000 livres de bénélices, grosse for-
tune pour le temps. 11 aimait beaucoup et goûtait la musique, la
métaphysique aussi, on le sait, et pas du tout le travail, à proprement
parler. Quoi(]u"il eût le talent et l'art d'écrire, c'était, vers la un, Des
Renaudcs qui lui faisait ses rares discours. Il lisait mc^ine très-peu,
et sa bibliotiièqiie usuelle se composait à peu près in tout d'un Vol-
taire complet, (|u'il recommençait avec lenteur sitôt (|u'il l'avait lini,
comme M. de Tracy faisait aussi volontiers; et il disait que tout, les
rcsuUdis éinieni là. Réduit d'abord à G, 000 livres par l'Assemblée
constituante, il en avait pris son parti, et était resté patriote. Plus
tard, réduit à 1,000 livres pat un décret de la Convuntion, il dit ce
jour-Ià, en sortant, h un collègue en qui il avait conli mce : « 0,000 li-
« vres, liasse ; mais 1 ,000, cela est trop peu. Que veulon ipié je fasse?
« Je n'ai rien .. » 11 avait l'accent méridional de Fréjus, mais point
l'accent rude et rau(iue comme Raynouard ; il avait ['esprit dniix. 11
ne s'ouvrait (|u'à ceux dont il se savait compris : dès qu'il s'était
aperçu qu'on ne le suivait pas, qu'on ne l'entendait pas, il se refer-
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 183
tions de conduite en sens divers de Mounier et des anglicans,
de madame Roland et des girondins; en général, toutes les
contradictions et les inconséquences des divers personnages
qui n'ont pas suivi la ligne exacte sont parfaitement démêlées
par lui, et rapprochées avec une modération de ton qui
n'exclut pas le piquant. La Fayette s'y complaît évidemment;
il y revient en chaque occasion ; il nous rappelle que, parmi
mait, et c'en était, fait pour la vie. Dans les comités, qu'il méprisait
assez, il ne se communiquait pas, se levait après le iremicr quart
d'Iieure, se promenait de long en large, et si on le pressait de ques-
tions : « Qu'en pensez-vous, citoyen Sieyès? 11 réfiondait en gascon-
nant : « Mais oui, ce n'est pas mal. » A propos d(! la (lonstitulion de
l'an III, on ne put tirer de lui autre cliose ; et quand l'un des membres
du comité, qui avait sa confiance, alla le consulter confidentiellement,
pièce en muin, pour obtenir un avis plus intime, Sieyès dit : n Hein !
hein! il y a de l'instinct. « Dans les dîners, quand il le voulait et
qu'il n'y avait pas de mauvais visage qui le renfonçât, il était le plus
charmant convive, et soigneux môme de plaire à tous. Toute la der-
nière moitié de sa vie se passa dans son fauteuil, dans la paresse,
dans la richesse, dans la méditation ironique, dans h' mépris des
hommes, dans l'égoïsme, dans le népotisme. Il était fait pour être
cardinal sous Léon X. Exilé, il vécut à la lettre, comme le rat de la
fable, dans son fromage de Hollande. Quand ce fou d'abbé Poulie
tenta de lassassiner chez lui, rue Neuve-Saint-Roch, et lui tira un
coup de pistolet qui lui perça la main, plusieurs collègues de la Con-
vention l'allaient voir et lui tenir compagnie dans les soirées ; on
parlait des affaires publiques, des projets renaissants, des espérances
meilleures : o Eh! oui, disait Sieyès, faites; oui, pour qu'on vous
tire un coup dé pistolet comme cela. » L'ambassade de Berlin acheva
son reste de républicanisme. Avant le 18 brumaire, il comprit tout
ce que Bonaparte était et allait faire. Directeur, il retint un jour
seul, après un grand dîner, un membre des Cinq-Cents, républicain
des plus probes : « Voyez, lui dit-il, vous et vos amis, si vous voulei
« vous entendre avec /m;, car s'il né lé fait pas avec vous, il lé fera
« avec d'autres ; il lé fera avec les jacobins, il lé fera avec lé diable.
L« Mais il vaut mieux que ce soit avec vous qu'il marche, et lui-même
It l'aimerait mieux; et puis, vous pourrez un peu lé rétenir... «
^uand Bonaparte lui fit ce fameux cadeau de terre qui l'engloutit,
le message arriva à l'Assemblée aux mains de Dau"ou, alors prési-
lent. Celui-ci, tout effrayé pour Sieyès, en dit un mot à l'oreille à
juelques amis républicains, et il fut convenu de ne pas donner lecture
de la pièce sans le consulter. Après la séance, on alla chez lui ; on lui
186 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
les républicains du 10 août, Condorcet avait alors oublié sa
note fâcheuse sur le mot Patrie du Dictionnaire philosophique
de Voltaire : « Il n'y a que trois manières politiques d'exister,
la monarchie, l'aristocratie et l'anarchie. » Il se souvient que,
parmi ces mêmes républicains, Clavière, deux ans auparavant,
avait mis dans la tête de Mirabeau, dont il était le conseil,
de soutenir le veto absolu du roi comme indispensable; que
Sieyès, un an auparavant, publiait encore, par une lettre aux
journaux, que, dans toutes les hypothèses, il y avait plus de
liberté dans la monarchie que dans la république. On trouve, de
temps à autre dans ces Mémoires de La Fayette, de petites
collections et de jolis résumés, en une demi-page, de ces in-
conséquences de tout le monde ; il va en dénicher, des in-
conséquences, jusque dans de petites Notices littéraires pu-
bliées par d'excellents et purs républicains, mais qui ne sont
pas tout à fait de 89 : il eût été plus indulgent de les celer.
Il se trouve, en définitive, présenté, lui et son parti, comme
le seul conséquent (c'est tout simple), et lui-même comme le
plus conséquent de son parti. Il s'en applaudit, c'est sa pré-
tention de Grandisson, comme on l'a dit, et plus fréquem-
ment manifestée qu'il n'importerait au lecteur. Il vaudrait
exposa le tort qu'il se faisait en acceptant le don de cette sorte ; que
c'était un tour de Bonaparte pour le décrier, pour l'absorber; qu'il
valait mieux, s'il y tenait, faire voler la chose comme récompense
publique. Siejès répartit alors : « Et moi, je vous dis que, si ça né
se fait pas ainsi, ça né se fera pas du tout. « On vil alors sa pensée;
le lendemain ses amis patriotes volèrent contre la proposition, mais
ils étaient peu nombreux et elle p.issa. — A l'Inslitut, Si(!_vès, dans
les premiers temps, prenait assez volontiers la paiole sur des sujets
de métaphysique et de philosophie, à propos des lectures de Cabanis
et de Tracy, jamais en malièrt! de science politique : c'était un point
sur lequel ses idées arrôLées, iilii.s ou moins justes ou bizurres, mais à
couj) sûr profondes, ne souffraient pas de discussion. » (Voir sur
Sieyès un article essentiel au tome V des Causeries du Lundi.)
Je ne crois pas m'ùlre trop éloigné de La Fayelle en tout ceci ; il
me semble plutôt avoir multiplié les points de vue autour de lui, ut
U n'y perd pas.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. Mil
mieux le moins démontrer de soi et laisser les autres con-
clure. Je suis un peu effrayé par moments, je l'avoue, de
cette unité et de cette perpétuité de raison, cela fait douter;
quelques fautes de loin en loin rendraient confiance. On en
est un peu impatienté du moins; car chacun est, au fond, s'il
n'y prend garde, comme ce paysan d'Aristide.
Tout en profitant avec plaisir, comme lecteur, de ces in-
structives et continuelles confrontations, j'aime mieux La
Fayette insistant sur les inconséquences opérées par corrup
tion;son livre apprend ou rappelle, sur ce chapitre des
fonds secrets, quelques chiffres curieux par leur emploi.
J'omets vite Mirabeau, dont on voudrait absoudre la con-
science du même mouvement par lequel on salue son génie
et sa gloire; mais Danton, mais Dumouriez, mais Barrère,
on ose compter avec eux. Sur Dumouriez, du reste, il écrit
de belles et judicieuses pages. Quand je dis belles, on entend
bien qu'il ne peut être question de talent littéraire; mais
l'habitude du bon langage se retrouve naturellement sous
cette plume simple; les récits, les réflexions abondent en
manières de dire heureuses, modérées, et qui portent. L'écrit
intitulé Guerre et Proscription finit par ces mots : « Dumou-
« riez, réconcilié avec les girondins, eut le commandement
« de l'armée de La Fayette. L'entrée des ennemis le tira d'af-
€ faire; il prit devant eux une très-bonne position. Dumou-
« riez, qui n'avait joué jusqu'alors que des rôles subalternes,
« semontrafort supérieure ce qu'on devait attendre de lui.
« Il déploya beaucoup de talent, des vues étendues, et l'on
« jugea pendant quelque temps de son patriotisme par se^
« succès. » — En ce temps de grandes phrases, je me sens de
plus en plus touché de ce qui n'est que bien dit.
A partir de 92 jusqu'en 1814, la portion de ces Mémoires,
qui ne comprend pas moins d'un volume, est d'un intérêt et
d'une nouveauté qu'on doit précisément à l'intervalle du rôle
politiqueactif. Les cinq années de prison attachent par tousles
caractères de beauté morale, de constance civique, et même
i8S PORTRAITS LITTÉRAIRES.
d'entrain chevaleresque; les lettres à madame d'Hénin,écritea
avec de la suie et un cure-dent, sont légères comme au bon
temps, sémillantes, puis tout d'un coup attendries. Empri-
sonné, odieusement réduit à toutes les privations, parce que
son existence est déclarée incompatible avec la sûreté des Goiiver-
nernenis, La Fayette ne cesse un seul instant d'être à la hauteur
de sa cause. Quand on lui fait d'abord demander quelques
conseils sur l'état des choses en France, il se contente de ré-
pondre que le roi de Prusse est bien impertinent. Les mauvais
traitements viennent, elle martyre se prolonge, se raffine :
« Comme ces mauvais traitements, dit-il, n'effleurent pas ma
sensibilité et flattent mon amour-propre, il m'est facile de
rester à ma place et de sourire de bien haut à leurs procé-
dés comme à leurs passions. » Il ajoute en plaisantant ;
« Quoiqu'on m'ait ôté avec une singulière affectation quelques-
uns des moyens de me tuer, je ne compte pas profiter de
ceux qui me restent, et je défendrai ma propre constitution
aussi constamment, mais vraisemblablement avec aussi peu
de succès que la constitution nationale. » Il répond encore à
ceux qui lui enlèvent couteaux et fourchettes, qu'il n'est pas
assez prévenant pour se tuer. En arrivant à Olmûtz, on lui
confisque quelques livres que les Prussiens lui avaient lais-
sés, notamment le livre de T Esprit et celui du Sens commun;
sur quoi La Fayette demande poliment si le Gouvernement les
reg^'rde comme de contrebande. Il exige de ses amis du dehors
qu'on ne parlejamais pour lui, dans quelque occasion et pour
quelque intérêt que ce soit, que d'une manière conforme à
son caractère et à ses principes, et il ne craint pas de pous-
ser jusqu'à l'excès ce que madame de Tessé appelle la fai-
blesse d'une grande passion. L'héroïsme domestique, l'atten-
drissement de famille, mais un attendrissement toujours
contenu par le sentiment d'un grand devoir, pénètre dans la
prison avec madame de La Fayette. Cette noble personne écrit,
à son tour, à madame d'Hénin : « Je suis charmée que vous
»oyezcontentedemacorrespondanceaveclacour(de Vienne),
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 189
et du maintien du prisonnier; il est vrai que le sentiment du
mépris a garanti son cœur du malheur de haïr. Quels qu'aient
été les raffinements de la vengeance et le choix exprès de la
cour, vous savez que sa manière en général est assez impo-
sante... » Une telle façon d'endurer le martyre politique vaut
bien celle de l'excellent Pellico (1).
Dans un écrit intitulé Souvenirs au sortir de prison (2), La
Fayette récapitule et rassemble ses propres sentimentsmiîris,
ses jugements des hommes au moment de la délivrance, et la
situation sociale tout entière : c'est une pièce historique bien
ferme et de la plus réelle valeur. On l'y voit, et en général
dans tous ses écrits et toutes ses lettres de 97 à 1 8 1 4 on le voit
appréciant les choses sans illusion, les pénétrant, les analy-
sant en tout sens avec sagacité, et ne se préoccupant exclusi-
vement d'aucune forme politique. Il serait prêt volontiers à
se rallier à la Constitution de l'an III : « Les malheurs arrivés
sous le régime républicain de l'an III, dit-il, ne peuvent rien
préjuger contre lui, puisqu'ils tiennent à des causes tout au-
tres que son organisation constitutionnelle. » Pourtant , à
peine délivré par l'intervention du Directoire, il a à s'expri-
mer sur les mesures de fructidor, et sa première parole est
pour les réprouver. Car ce qu'il veut avant tout, c'est l'esprit
et la pratique de la liberté, de la justice : « Quel scandale,
nous dit-il en propres termes, bien qu'à demi-voix (3), si j'a-
vais avoué que, dans l'organisation sociale, je ne tiens indis-
(1) Cliez celui-ci, en effet, l'iiumilité clirétienne, au-dessus de la-
quelle, comme beauté morale, il n'y a rien, a pourlanl pris la form
d'une âme plus tendre et douce que vigoureuse, et, plus qu'il n'était
nécessaire à l'angélique attitude de la victime, ce que j'appelle /e gé-
néreux Itnmni7i y a. péri. Ce généreux humain éclate dans tout son res
sort chez La Fayette captif, et non sans un auguste sentiment d
déisme qui y fait ciel. Madame de La Fayette introduit à côté le chris-
tianisme pratique, fervent, mais un christianisme qui accepte et qui
veut le généreux.
(2) Tome IV.
(3) Souvtiiirs an sortir de piison.
il.
190 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
1 pensablement qu'à la garantie de certains droits publics et
^personnels ; et que les variations du pouvoir exécutif, compa-
■ tibles avec ces droits, ne sont pour moi qu'une combinaison
secondaire! » De Hambourg, du Holstein, de la Hollande, où
successivement il séjourne avant sa rentrée en France, toutes
ses lettressi vives, si généreuses, etrespirant, pour ainsi dire,
une seconde jeunesse, expriment en cent façons, à travers
leur sève, les dispositions mûres etles opinions rassises qu'on
a droit d'attendre de l'expérience d'une vie de quarante ans.
II se refuse à rentrer par un biais dans les choses publiques :
« Rien, écrit-il (octobre 1 797) à un ami qui semblait l'y pous-
« ser, rien n'a été si public que ma vie, ma conduite, nies
« opinions, mes discours, mes écrits. Cet ensemble, soit dit
« entre nous, en vaut bien un autre; tenons-nous-y, sans ca-
'< resser l'opinion quelconque du moment. Ceux qui veulent
« me perfectionner dans un sens ou dans un autre ne peu-
« vent s'en tirer qu'avec des erreurs, des inconséquences et
« des repentirs. J'ai fait beaucoup de fautes sans doute, parce
« que j'ai beaucoup agi, et c'est pour cela que je neveux pas
■< y ajouter ce qui me paraît fautif... Il en résulte qu'à moins
'< d'unetrès-grande occasion deservir àmamanièrelaliberté
'< et mon pays, ma vie politique est finie. Je serai pour mes
« amis plein de vie, et pour le public une espèce de tableau
■« de muséum ou de livre de bibliothèque. » Jamais, sans
doute, son cœur ne se sentit plus jeune; les excès qui ont
dégoûté de la liberté les demi-amateurs, étant encore plus op-
posés à cette sainte liberté que le despotisme, ne l'ont pas
guéri, lui, de son idéal amour; mais il apprécie la société,
son égoïsme, son peu de ressort généreux. Il est curieux de
l'entendre en maint endroit; un moraliste ne dirait pas au-
trement ni mieux : « Comme l'égoïsme public, écrit-il à ma-
■< dame de Tessé (Utrecht, 1799), se manifeste en poltronne-
" rie pour ne pas faire le bien malgré les gouvernants, et en
« amour-propre pour ne le jamais faire avec eux, il en ré-
« suite que les hommes qui ont le pouvoir ne sont point in-
MÉMOIRES DE LA TAYETT?.. 191
m téressés à en faire un bon usage, et que tous les autres
« mettent leur prétention civique à ne se mêler de rien... »
Il observe avec beaucoup de finesse qu'on a tellement abusé
des mots et perverti les idées, que la nation (à cette date de
1 799) se croit auti-républicaine sans l'être ; il la compare tou-
jours, dit-il, aux paysans de son département à qui on avait
persuadé, jusqu'à ce qu'ils Veussent enleiidu, qu'ils étaient aris-
tocrates. Les remèdes qu'il proposerait sont modestes, de
simples palliatifs, les seuls qu'il croie p?'opor<wwiés, dit-il en-
core, à l'état présent de l'estomac national.
La spirituelle et bonne madame de Tessé a beau , comme
d'habitude, le chicaner agréablement sur sa disposition à
l'espoir; qui ne le croirait guéri? Il lui répond d'Utrecht, à
propos des imbroglios d'intrigues croisées qui remplirent l'in-
tervalle du 30 prairial au 1 8 brumaire : « Je suis persuadé que
« les anciens et les nouveaux jacobins combattent, comme
« dans les tournois, avec des armes ensorcelées ; et tout me
« confirme que les insurrections ne sont plus pour un régime
« libre, mais, au contraire, pour le plus bête et le plus absolu
« despotisme. Il ne me reste donc pour espérer qu'un je ne
« sais quoi dont vous n'aurez pas de peine à faire rien du
« tout. » Pourtant l'aimable cousine (comme il appelle sa
tante) ne se tient pas pour convaincue, et, du fond de son
Holsteiu, elle le moralise toujours. La Fayette est alors en
Hollande; on parle d'une invasion prussienne; il la croit
combinée avec la France et ne s'en inquiète; elle, madame
de Tessé, un peu peureuse comme madame de Sablé, avec
laquelle, par l'esprit, elle a tant de rapports, lui écrit de ne
pas compter sur ce sang-froid qui pourrait bien l'abuser en
ses jugements. Dans le plus tendre petit billet, elle lui cite
et lui applique cette pensée de Vauvenargues : « Nous pre-
nons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et
concentrée qui fixe toutes les pensées d'un esprit ardent et
le rend insensible aux autres choses. » Madame de Tessé
a-l-cllo donc tout à fait tort? La Fayette est-il complète-
i92 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pient guéri et tempéré, rompu^ sinon dans ses convictions,
du moins dans ses vues du dehors? L'expérience a-t-elle agi '
A lire ce qu'il a écrit de 97 à 1814, on le dirait.
Mais ce qu'on écrit, ce qu'on dit de plus judicieux, de plus
fin, dans les intervalles de l'action, ne prouve pas toujours;
on ne saurait conclure de toutes les qualités de l'écrivain
historien, de l'homme sorti de la scène et qui la juge, à celles
de ce môrae homme en action et en scène. Il y a là une diffé-
rence essentielle; et c'est ce qui nous doit rendre fort hum-
bles, fort circonspects, nous autres simples écrivains, quand
BOUS jugeons ainsi à notre aise des personnages d'action. On
découvre, on analyse le vrai à l'endroit même où l'on agira à
côté, si l'on a occasion d'agir. C'est le caractère encore plus
que l'intelligence qui décide alors, et qui reprend le dessus ;
au fait et à l'œuvre, on retombe dans de certains plis. Com-
bien de fois n'ai-je pas entendu tel personnage célèbre nous
faire, comme le plus piquant moraliste (complètement à son
insu ou.pas tout à fait peut-être), l'histoire de son défaut, de
ce qui dans l'action l'avait fait échouer toujours 1 C'est, après
tout, le vieux mot dupoëte : Video meliora pi'oboque, détériora
sequor. Salluste, l'incomparable historien, avait eu, à ce qu'il
paraît, une assez méchante conduite politique; de nos jours,
Lemontey, un denos pi us excellents historiens philosophes (1),
en a eu une pitoyable. La Rochefoucauld, qui analysait si
bien toutes les causes elles intentions, avait toujours ou dans
l'action un je ne sais quoi^ comme dit Retz, qui lui avait fait
échec. L'action est d'un ordre à part.
Ces réserves que je pose, je ne me permets de les appliquer
à La Fayette lui môme qu'avec réserve. Je crois avec madame
de Tessé que sa faculté d'espérer persista toujours un peu
disproportionnée aux circonstances, et que, par instants con-
tenue, elle reprenait les devants au moindre jour qui s'ou-
vrait. C'est cet homme (jui 'ugeait si nettement l'état de la
(1) Voir son Ilifoire de la Régence,
Mf.MOIRES DE LA FAYETTE. 193
société en 1799, qui, dans son admirable lettre à M. de Mau-
bourg, désormais acquise à l'histoire (1), après un vigoureux
tracé des partis, continuait ainsi : « Voilà mon cher ami, le
margoidllis national au milieu duquel il faut pécher la liberté
dont personne ne s'embarrasse, parce qu'on n'y croit pas
plus qu'cà la pierre philosophale , » et qui ajoutait : « Je
suis persuadé que, s'il se fait en France quelque chose d'heu-
reux, nous en serons Il y a dans la mullilude tant de lé-
gèreté et de mobilité, que la vue des honnêtes gens, de ses
anciens favoris, la disposerait à reprendre ses sentiments
libéraux; » eh bien ! c'est ce même homme qui, en 1815, à
peine rentré dans l'action, s'étonnait qu'on pût accuser les
Français de légèreté (2), et les en disculpait. J'insiste, parce
que c'est ici le nœud du caractère de La Fayette ; mais voici
un trait encore. En 181'2, le 4 juillet, de Lagrange, il écrit à
Jefferson; c'était le trente-sixième anniversaire de la procla-
mation de l'indépendance américaine, de ce grand jour, dit-
il, où Vacte et l'expression ont été dignes Vun de Vautre : « Ce
« double souvenir aura été heureusement renouvelé dans
« votre paisible retraite par la nouvelle de l'extension du
« bienfait de l'indépendance à toute l'Amérique (les divers
« États de l'Amérique du Sud venaient de proclamer leur
« indépendance). Nous avons eu le plaisir de prévoir cet évé-
« nement et la bonne fortune de le préparer. » Ainsi, La
Fayette se félicite de l'émancipation de l'Amérique du Sud, et
il ne songe à aucune restriction dans son espoir. Que répond
Jefferson? ce que Washington eût répondu; il modère pru-
demment la joie de son ami : « Je me joins sincèrement à
« vos vœux pour l'émancipation de l'Amérique du Sud. Je
M doute peu qu'elle ne parvienne à se délivrer du joug étran-
« ger ; mais le résultat de mes observations ne m'autorise pas
« à espérer que ces provinces soient capables d'établir et de
(1) Tome V, page 99.
(2) Tome V, page 476.
194 PORTRAITS LITTitUAIRES.
« conserver un gouvernement libre... « Et il continue l'ex-
posé vrai du tableau. La Fayette y adhère sans doute, mais il
n'y avait pas songé le premier. Nous surprenons là le grand
émancipateur quand même!
Après cela, cette part faite à un certain pli très-creusé du
a ractère de La Fayette, je crois que l'expérience pour lui ne
:it pas vaine, et qu'il y eut de ce côté un autre pli en sens
■pposé, non moins creusé peut-être, et dont son rôle officiel
L dissimulé la profondeur. Lorsque, apprenant la mort de son
ami La Rochefoucauld, il écrivait de sa prison que le charme
était détruit et que le sourire de la multitude n'avait plus
pour lui de délices, il allait trop loin, il oubliait l'effet du
temps qui cicatrise; le sourire, plus tard, à ses yeux est en-
core revenu. Pourtant on l'a vu depuis, en chaque circon-
stance décisive , se méfier après le premier moment, et mal-
gré sa bonne contenance, n'être pas fâché d'abréger. Il n'a
pas tout à fait tenu m dû tenir ce qu'il écrivait à madame
de La Fayette (30 octobre 1799) : « Quant à moi, chère
« Adrienne, que vous voyez avec effroi prêt à rentrer dans la
« carrière publique, je vous proteste que je suis peu sensible
« à beaucoup de jouissances dont je fis autrefois trop de cas.
« Les besoins de mou âme sont les mêmes, mais ont pris un
« caractère plus sérieux, plus indépendant des coopérateurs
« et du public dontj'apprécie mieux les suffrages. Terminerla
<( Révolution à l'avantage de l'iiumanité, influer sur des me-
• sures utiles à mes contemporains et à la iirospcrité, rétablir
>c la doctrine de la liberté, consacrer mes regrets, fermer des
H blessures, rendre hommage aux martyrs de la bon ne cause,
'< seraient pour moi des jouissances qui dilateraient encore
« mon cœur; mais je suis plus dégoûté que jamais, je le suis
« invinciblement de prendre racine dans les allaircs publi-
« ques ; je n'y entrerais que pour un coup de collier, comme
« on dit, et rien, rien au monde, je vous le jure sur mon
« honneur, par ma tendresse pour vous et par les mânes de
•c ce que nous pleurons, ne me persuadera de renoncer au
MEMOIRES DE LA FAYETTE. 195
« plau de retraite que je me suis formé et dans lequel nous
« passerons tranquillement le reste de notre vie. » Mais s'il
est loin de les avoir tenues à la lettre, il semble s'être tou-
jours souvenu de ces paroles et ne s'être jamais trop dé-
parti du sentiment qu'il yexprime. Si l'on excepte, en effet, sa
longue campagne politique sous la Restauration, durant la-
quelle il combattit à son rang d'opposition avancée, comme
c'était le devoir de tous les amis des libertés publiques, il ne
parut jamais en tête et hors de ligne pour un coup de col-
lier. Et alors, comme on l'a vu en 1830, il avait une hâte
extrême de se décharger : Qu'on en finisse, et que les droits
de l'humanité soient saufs ! — C'est ainsi que son expérience
acquise se concilia du mieux qu'elle put avec son inaltérable
faculté d'espérer et avec sa foi morale et sociale persistante.
On trouvera dans la lettre à M. de Maubourg, dont je ne
saurais assez signaler l'intérêt et l'importance, Varriêre-pensée
finale de La Fayette ((si je l'ose appeler ainsi), et l'explication
de son prcnez-y-garde dans ces moments décisifs oîi, plus tard,
il s'est trc uvé à portée de tout. Cette lettre démontre de plus,
à mes y:ux, que ce qui arriva, à partir du 8 août 1830, ne
déjoua as l'idéeintérieurede La Fayette autantquelui-même
le crut et le ressentit. Il écrivait en 1799: « Les uns espèrent
« que la persécution m'aura un peu aristocratisé; les autres
« m'identifient à la royauté constitutionnelle, et les répu-
« blicains disent qu'à présent je serai pour la république
« comme j'étais pour elle dans les États-Unis. Mais toutes
« ces idées ne sont que secondaires, parce que réellement
« la masse nationale n'est ni royaliste, ni républicaine, ni
« rien de ce qui demande une réflexion politique ; elle est
« contre les jacobins, contre les conventionnels, contre ceux
« qui régnent depuis que la république a été établie -,6110 veut
« être débarrassée de tout cela, fût-ce par la contre-révolu-
« tion, mais préfère s'arrêter à quelque chose de constitu-
« tionnel; elle sera si contente d'un état de choses suppor-
« table, qu'elle trouverait ensuite mauvais qu'on voulût la
196 PORTRAITS LITTÉRUIIES.
«c remuer pourquoi que ce fût.» II écrivait encore à cette date:
« Tout est bon, excepté la monarchie aristocratico-arbitraire
« et la république despotique. » Il est vrai qu'en 1830 son
cœur devait être redevenu plus exigeant; les années de lutte,
sous la Restauration, lui avaient fait croire à une forte et
stable reconstitution d'esprit public ; ce n'était plus comme en
ce temps de 17!i9, oîi il disait :?ios amis (les constitutionnels)
qu'il est imioossibk de faire sortir de leur trou. Ici tout le monde
était en ligne. Cette Restauration, contre les excès de laquelle
on s'entendait si bien, me fait l'effet d'avoir été le plus pro-
longé et le plus illusoire des rideaux. Quand il se déchira,
tout ce qui n'était uni qu'en face se rompit du coup. La
Fayette, en 179li, écrivait à merveille sur les périls du dehors
qu'on exagérait : « Dans tout ce qui regarde l'opposition aux
« étrangers, il y a toujours un moment où notre nation
« semble rebondir et dérange toutes les espérances de la
« politique. » Il avait pu oublier en 1830, au lendemain des
trois jours, cette maxime inverse et qui n'est pas moins
vraie, que, dans tout ce qui concerne la pratique intérieure
et l'organisation sérieuse des garanties, il y atoujours un mo-
ment oîi notre nation, si près qu'elle en soit, échappe et
déconcerte toutes les espérances du patriotisme. Pourtant,
encore une fois, la lettre à M. de Maubourg et celles qu'il
écrivait à cette époque me prouvent que La Fayette se serait
résigné, en 1799, à quelque chose de semblable à l'ordre ac-
tuel, ou même de moins bien, et qu'entre ce qu'on a et lui
il n'y a, au fond, que de ces nuances qui se perdent et se re-
gagnent constitutionnellement. Cela n'empêche pas qu'on
ne l'ait vu, à un certain moment, mécontent de l'œuvre à
la quelle il avait aidé; il se crut joué, il se repentit. 'La con-
clusion, nullement politique, et toute morale, que j'en veux
tirer, c'est que la réalisation d'un ordre rêvé est toujours in-
férieure à l'idéal, même le plus modéré, qu'on s'en faisait;
que les imperfections et les insuffisances, non-seulement des
hommes, mais des principes, se font sentir et sortent de toutes
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 197
parts le jour OÙ le monde est à eux, et que nulle fin humaine,
en aboutissant, ne répondra à la promesse des précurseurs.
S'ils étaient là, comme La Fayette, pour la juger, ils la juge-
raient avorlée, ou bien, pour se faire illusion encore, ils la
jugeraient ajournée; ils attendraient, pour clore à souhait,
je ne sais quel cinquième acte, qui, en venant, ne clorait pas
d i vantage. Ainsi l'homme, sur le déiris et la pauvreté de son
triomphe, meurt mécontent. Je ne veux pas rire, mais La
Fayette, désappointé en mourant, me fait exactement l'effet
de Boileau. Oui, Boileau, de son vivant triomphe: il est ré-
puté législateur à satiété ; son Art poétique a force de loi ; la
Déclaration des Droits n'a pas mieux tué les privilèges que
ce programme du Parnasse n'a tué l'ancien mauvais goût.
Eh bien! Boileau mourant croit tout perdu et manqué; il en
est à regretter les Pradons du temps de sa jeunesse, qu'il ap-
pelle des soleils en comparaison des rimeurs nouveaux. En
quoi Boileau a tort et raison en cela, je ne le recherche pas
pour le moment; je reprendrai cette thèse ailleurs. Comme
résultat, mon idée est que le vœu de Boileau, comme celui
de La Fayette, n'avait qu'en partie manqué; en gros, et pour
d'autres que lui, le but semblait atteint el l'objet obtenu.
Mais je m'arrête; je ne voudrais pas avoir l'air badin, ni pa-
raître rien rabaisser dans mes comparaisons. On pardonnera
aux habitudes littéraires, si je rapporte ainsi les grandes
choses aux petites, et les politiques aux rimeurs, qui ne sont
guère dans l'État que des joueurs de quille, comme disait
Malherbe.
La rentrée de La Fayette en France après le 18 brumaire,
son attitude au milieu des partis dès lors simplifié», ses ré-
ponses aux avances du chef comme à celles de la minorité
opposante, tout cela est raconté avec un intérêt supérieur et
plus qu'anecdolique, dans l'écrit intitulé Mes rapports avec le
premier Consul, dont j'ai précédemment cité l'éloquente con-
clusion. On voit, dans ces récits de conversations, à quel degré
La Fayette a le propos historique, le mot juste de la circon-
198 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
stanceet comme la réplique à la scène. Unjour, causant avec
Bonaparte, à Morfontaine chez Joseph, il s'aperçut que les
questions du Consul tendaient àlui faire étalerses campagnes
d'Amérique : « Ce furent, répondit-il en coupant court, les
plus grands intérêts de l'univers décidés par des rencontres
de patrouilles. » Il a beaucoup de ces mots-là, soit au balcon
populaire et en plein vent, comme il dit, soit dans le salon.
Son rôle, ou plutôt l'absence de tout rôle, à cette époque du
Consulat et de l'Empire, est dicté par un tact politique et
moral des plus parfaits. Quand on demande à Sieyès ce qu'il
avait fait pendant la Terreur, il répondait: a J'ai vécu. «La
Fayette pouvait plus à bon droit et plus à haute voix ré-
pondre, et il répondait : « Ce que j'ai fait durant ces douze
années ?/ewiesms tenudebout. » C'était assez, c'était unique,
au milieu des prosternations universelles. Il avait beau s'en-
sevelir à Lagrange, dans une vie de fermier et de patriarche,
on le savait là; Bonaparte ne le perdit jamais de l'œil un
instant: « Tout le monde en France est corrigé, disait-il un
jour dans une sortie au Conseil d'État, il n'y a qu'un seul
homme qui ne le soit pas, La Fayette! il n'a jamais reculé
d'une ligne. Vous le voyez tranquille; eh bien! je vous dis,
moi, qu'il est tout prêt à recommencer. » La Fayette (et lui-
même le dit presque en propres termes) s'appliqua à se con-
server sous l'Empire comme un exemplaire de la vraie doc-
trine de la liberté, exemplaire précieux et à peu près unique,
sans tache et sans errata, avec le Victrix causa Diis pour
épigraphe. Ce sont là de ces volumes qui, comme ceux des
Vies de Plutarque, ne sont jamais dépareillés, même quand
on n'en a qu'un.
Les vertus de famille, a bonté morale et l'excellence du
cœur pour tout ce qui l'approchait, ont, par endroits, leur
expression touchante dans ces Mémoires, et les pieux éditeurs,
en y apportant la discrétiou et la pudeur qui marquent les
affections les plus sacrées, n'ont cependant pu ni dû suppri-
mer, en fait d'intimité, tous les témoignages. Sans craindre
MÉiMOlRES DE LA FAYETTE. 19'J
d'abonder moi-même, je veux citer en entier la belle lettre
de janvier 180S, à M. de Maubourg, sur la mort de madame
de La Fayette. Par son dévouement, son héroïsme conjugal
et civique durant la prison d'Olmutz, cette noble personne
appartient aussi à l'histoire ; on a lu d'ailleurs avec un agré-
ment imprévu les piquantes et gracieuses lettres adressées à
mon cher cœur, au premier départ pour l'Amérique (1); en
voici la contre-partie pathétique et funèbre :
« Je ne vous ai pas encore écrit, mon cher ami, du fond de l'abîme
de malheur où je suis plongé... J'en étais bien près lorsque je vous
ai transmis les derniers témoignages de son amitié pour vous, de sa
confiance dans vos sentiments pour elle. On vous aura déjà parlé de
la fln angélique de cette incomparable femme. J'ai besoin de vous en
parler encore ; ma douleur aime à s'épancher dans le sein du plus
constant et cher confident de toutes mes pensées au milieu de toutes
ces vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux ; mais, jusqu'à
présent, vous m'avez trouvé plus fort que mes circonstances ; aujour-
d'hui, la circonstance est plus forte que moi.
« Pendant les trente-quatre années d'une union où sa tendresse,
sa bonté, l'élévation, la délicatesse, la générosité de son âme, char-
maient, embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitué
à tout ce qu'elle était pour moi, que je ne le distinguais pas de ma
propre existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son cœur
s'amalgama à tout ce qui pouvait m'inléresser. Je croyais tien l'aimer,
avoir besoin d'elle; mais ce n'est qu'en la perdant que j'ai pu dé-
mêler ce qui reste de moi pour la suite d'une vie qui avait paru livrée
à tant de distractions, et pour laquelle néanmoins il n'y a plus ni
bonheur, ni bien-éire possible. Le pressentiment de sa perte ne
m'avait jamais frappé comme le jour où, quittant Chavaniac, je reçus
un billet alarmant de madame de Tessé; je me sentis atteint au
cœur. George fut effrayé d'une impression qu'il trouvait plus forte
que le danger. En arrivant très-rapidement à Paris, nous vîmes bien
qu'elle était fort malade; mais il y eut dès le lendemain un mieux
que j attribuai un peu au plaisir de nous revoir...
« Voilà bien des souvenirs que j'aime à déposer dans votre sein,
(1) Elles avaient été citées de préférence par la plupart des jour-
naux.
200 PORTRAITS LITTKKAIRES.
mon cher ami; mais il ne nous reste que des souvenirs de cett«
femme adorabhs à qui j'ai dû un bonheur de loua les instants, sans la
moindre nuage. (,)uoiqu'eile me fût attachée, je puis le dire, par le
sentiment le plus passionné, jamais je n'ai aperçu en elle la plus légère^
nuance d'exi|,'ence. de mécontentement, jamais rien qui ne laissât la,
plus libre carrière à toutes mes entreprises; et si je me re[torte au
temps de noire jeunesse, je retrouverai en elle des traits d'une délica-
tesse, d'une générusité sans exemple. Vous l'avez toujours vue asso-
ciée de cœur et d'esprit à mes sentiments, à mes vœux politiques,
jouissant de tout ce qui pouvait être de quelque gloire pour moi, plus
encore de ce qui me faisait, comme elle le disait, connaître tout
entier; jouissant surtout lorsqu'elle me voyait saciùfler des occasions
de gloire à un bon sentiment. — Sa tante, madame de Tessé, me
disait hier : « Je n'aurais jamais cru qu'on pût être aussi fanatique
« de vos opinions et aussi exempte de l'esprit de parti. » En effet,
jamais son attachement à notre doctrine n'a un instant altéré son
indulgence, sa compassion, son obligeance pour les personnes d'un
«utre parti ; jamai-; elle ne fut aigrie par les haines violentes dont
j'étais l'objet, les mauvais procédés et les propos injurieux à mon
égard, toutes sottises indifférentes à ses yeux du point où elle les
regardait et où sa bonne opinion de moi voulait bien me placer. —
Vous savez comme uioi tout ce qu'elle a é(é, tout ce qu'elle a fait
pendant la Révolution. Ce n'est pas d'être venue à OhiiUtz, comme
l'a dit Charles Fox, « sur les ailes du devoir et de l'amour )i, que ja
veux la louer ici, mais c'est de n'être partie qu'après avoir pris le
temps d'assurer, autant qu'il était en elle, le bien-être de ma tante
et le droit de nos créanciers ; c'est d'avoir eu le courage d'envoyer
George en Amérique. — Quelle noble imprudence de cœur à rester
presque la seule femme de France compromise par son nom, qui n'ai»,
jamais voulu en changer (i) ! Chacune de ses pétitions ou réclama-
lions a commencé par ces mots : La femme La Fayette. Jamais cette
femme, si indulgente pour les haines de parti, n'a laissé passer, lors-
qu'elle était sous l'échaufaud, une réflexion contre moi sans la re-
pousser, jamais une occasion de manifester mes principes sans s'en ho-
norer et dire qu'elle les tenait de moi ; elle s'était préparée à parler dans
le môme sens au tribunal, et nous avons tous vu combien cette femm
(1) La plupart des femmes d'émigrés avaient, en 1793, rempli l
formalité d'un divorce simulé, pour mettre à l'abri une portion d(
leur foitune.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 201
si élevée, si courageuse dans les grandes circonstances, était bonne,
simple, facile dans le commerce de la vie, trop facile môme et trop
bonne, si la vénération qu'inspirait sa vertu n'avait pas composé de
tout cela une manière d'être tout à fait à part. C'était aussi une
dévotion à part que la sienne. Je puis dire que, pendant trente-quatre
ans, je n'en ai pas éprou\é un instant l'ombre de gène; que toutes
ses pratiques étaient sans affectation subordonnées à mes convenances;
que j'ai eu la satisfaction de voir mes amis les plus incrédules aussi
constamment accueillis, aussi aimés, aussi estimés, et leur vertu aussi
complètement reconnue que s'il n'y avait pas eu de différence d'opi-
nions religieuses; que jamais elle ne m'a exprimé autre chose que
l'espoir qu'en y réfléchissant encore, avec la droiture de cœur qu'elle
me connaissail, je unirais par être convaincu. Ce qu'elle m'a laissé
de recommandations est dans le même sens, me priant de lire, pour
'amour d'elle, quelques livres, que certes j'examinerai de nouveau arec
un véritable recueillement : et appelant sa relij;ion. pour me la faire
nieux aimer, la souveraine liberté, de môme qu'elle me citait avec
plaisir ce mot de Fauehet : « Jésus-Christ mon seul maître. » — On
a dit qu'elle m'avait beaucoup prêché; ce n'était pas sa manière. —
Elle m'a souvent exprimé, dans le cours de son délire, la pensée
qu'elle irait au ciel ; et oserai-je ajouter que cette idée ne suffisait
pas pour prendre son parti de me quitter .^ Elle m'a dit plusieurs fois :
K Cette vie est courte, troublée... réunissons-nous en Dieu, passons
ensemble l'éternité. » Elle m'a souhaité et à nous tous la paix du
Seigneur.
« Quelquefois on l'entendait prier dans son lit. 11 y eut, une des
dernières nuits, quelque chose de céleste à la manière dont elle récita
ieux fois de suite, d'une voix forte, un cantique de Tobie applicable
sa situation, le même qu'elle avait récité à ses Allés en apercevant
*es clochers d'Olmtitz (1). Voilà comment cet ange si tendre a parlé
(1) Voici le texte du cantique récité par madame de La Fayette à }
l'aspect d'Olmiitz, quand elle vint partager la captivité du général au ;'
mois d'octobre 17 9.^ : « Seigneur, vous êtes grand dans l'éternité,
« votre règne s'élend dans tous les siècles, vous chutiez et vous sau-
« vez, vous conduisez les hommes jusqu'au tombeau, et vous les en
« ramenez, et nul ne se peut soustraire à votre pu ssante main. Rendez
.« grâces au Seigneur, enfants d'Israël, et louez le devant les nations,
parce qu'il vous a ainsi dispersés parmi les peuples qui ne le con-
naissent point, afin que vous publiiez ses miracles, et que vous leur
appreniez qu'il n'y en a point d'autre que lui qui soit le Dieu tout'
202 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dans sa maladie, ainsi que dans les dispositions qu'elle avait faites il
y a quelques années, et qui sont un modèle de tendresse, de délica-
tesse et d'éloquence de cœur.
« Vous parlerai-je du plaisir sans cesse renaissant que me donnait
une confiance entière en elle, jamais exigée, reçue au bout de trois
mois comme le premier jour, justifiée par une discrétion à toute
épreuve, par une intelligence admirable de tous les aenlimenls, les
besoins, les vœux de mon cœur; et tout cela mêlé à un sentiment si
tendre, à une opinion si exaltée, à un culte, si j'ose dire, si doux et
si flatteur, surtout de la personne la pluë parfaitement naturelle et
sincère qui ait jamais existé !
« C'est lundi que cette angélique femme a été portée, comme elle
l'avait demandé, auprès de la fosse où reposent sa grand'mère, su
mère et sa sœur, confondues avec seize cents victimes (1); elle a été
placée à part, de manière à rendre possibles les projets futurs de
notre tendresse. J'ai reconnu moi-môme ce lieu lorsque George m'y
a conduit jeudi dernier, et que nous avons pu nous agenouiller et
pleurer ensemble.
« Adieu, mon cher ami ; vous m'avez aidé à surmonter quelques
accidents bien graves et biens pénibles auxquels le nom de malheur
peut ôtre donné jusqu'à ce qu'on ait été frappé du plus grand des
malheurs du cœur : celui-ci est insurmontable; mais, quoique livré
à une douleur profonde, continuelle, dont rien ne me dédommagera;
quoique dévoué à une pensée, un culte hors de ce monde (et j'ai plus
que jamais besoin de croire que tout ne meurt pas avec nous), je me
sens toujours susceptible des douceurs de l'amitié... Et quelle amitié
que la vôtre, mon cher Maubourg 1
0 Je vous embrasse en son nom, au mien, au nom de tout ce qu*
vous avez été pour moi depuis que nous nous connaissons. »
La Fayette rentre en scène en 1815, et, à part deux ou trois
années de retraite encore au commencement de la seconde
« puissant. C'est lui qui nous a châtiés à cause de nos iniquités, et
« c'est lui qui nous sauvera [)Our signaler sa miséricorde. Considérez
« donc la manière dont il nuus a traités, bénissez-le avec crainte et
« avec tremblement, et rendez hommage par vos œuvres au Roi de
« tous les siècles. Pour moi je le bénirai dans celte terre où je suis
Il captive, etc. » (ïobie, chap. xiii, v. 2, 3, 4, 5, G et 7.)
(1) Dans le cimetière de l'icpus.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 203
Restaurati'on, on peut dire qu'il ne quitte plus son rôle actif
jusqu'à sa mort. Un écrit assez considérable et inachevé (d)
expose la situation publique et sa propre attitude en 1814 et
1813. En la faisant bien comprendre dans son ensemble, il
reste un point auquel il réussit difficilement à nous accoutu-
mer: c'est lorsqu'aux Cent-Jours, et Bonaparte arrivant sur
Paris, La Fayette, qui s'est rendu à une conférence chez
M. liainé, propose de défendre la capitale contre le grand en-
nemi; il se trouve seul de cet avis énergique avec M. de Cha-
teaubriand. Mais M. de Chateaubriand, c'est tout simple, en
proposant de mourir en armes, s'il le fallait, autour du trô;^c
des Bourbons, voyait pour l'idée monarchique, dans ce sang
noblement versé, une semence glorieuse et féconde; il moti-
vait son opinion dans des termes approchant et avec cet
éclat qu'on conçoit de sa bouche en ces heures émues. La
Fayette, qui raconte ce détail et qui rappelle les chevaleres-
ques paroles sur ce sang fidèle d'où la monarchie renaîtrait
un jour, ne peut s'empêcher d'ajouter: « Constant {Benja-
min Constant qui était de la conférence) se mit à rire du dé-
dommagement qu'on m'offrait. » Et, en effet, la position de
La Fayette en ce moment, au pied du trône des Bourbons,
paraît bien fausse, surtout lorsqu'on a lu le jugement qu'il
portait d'eux pendant 1814. Je ne dis pas que sa situation eût
été plus vraie en se ralliant à Bonaparte; pourtant je le con-
cevrais mieux; il n'y aurait rien eu du moins qui prêtât à rire.
Carnet, je le sais, n'avait pas les mêmes engagements que
La Fayette, ni les mêmes scrupules solennels de liberté ; mais
en ces crises de 1814-181S, sa conduite envers Bonaparte ré-
pond bien mieux, en fait, et sans marchander, à l'instinct
national et révolutionnaire.
Une remarque encore sur le factice, déjà signalé, qui s in-
troduit dans ces rôles individuels en politique. Si Benjamin
Constant n'avait pas été là fort à propos pour éclater de rire
(1) Tome V.
204 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
(cejgui est bien de lui) sur le point comique au milieu de la
circonstance sombce, l'homme d'esprit chez La Fayette se se-
rait contenté de sourire tout bas, et on ne l'aurait pas su.
Cet instant d'embarras à part, la conduite de La Fayette
rentre bien vite dans sa rectitude incontestée, et elle se rap-
porte, durant toute la Restauration, à des sympathies géné-
rales trop partagées et encore trop récentes pour qu'il ne soit
pas superflu de rien développer ici. Rentré à la Chambre
élective eu 1818, il vit le parti libéral se former, et, autant
qu'aucun chef d'alors, il y aida. C'était, après tout, cette môme
masse moyenne et flottante de laquelle il écrivait en 1799 :
'c La partie plus ou moins pensante de la nation ne fut ja-
« mais contre-révolutionnaire qu'en désespoir de toute autre
« manière de se débarrasser de la tyrannie conventionnelle^
« pour laquelle on a bien plus de dégoût encore. Donnez-lui
« des institutions libérales, un régime conséquent et d'hon-
« nêtes gens, vous la verrez revenir à leurs idées des pre-
M mières années de la Révolution, avec moins d enthousiasme
« pour la liberté, mais avec une crainte de la tyrannie et un
« amour de la tranquillité qui lui fera détester tout remue-
« ment aristocrate ou jacobin. » L'enthousiasme même sem-
blailrevenu, depuis 18lr),sous le coup de tant de sentiments
et d'intérêts sans cesse froissés; on s'organisait pour la dé-
fense; on espérait et on avait confiance dans l'issue, précisé-
ment en raison des excès contraires. Il y avait, comme en défi
de l'oppresssiou, un universel rajeunissement. Nul, en ces
années, ne fut plus jeune que le général La Fayette. Ne le
fut-il pas trop quelquefois? N'alla-t-il pas bien loin en cer-
taines tentatives prématurées, comme dans l'affaire de Bel-
fort? (1) Nos vieilles ardeurs sont trop d'accord avec les
siennes là-dessus pour que notre triste impartialité d'aujour-
d'hui y veuille regarder de plus près. C'étaient de beaux
temps, après tout, si l'on ne se reporte qu'aux sentiments-
(ij Toiui; Vl, pa^'e \ib et auiv.
MÉMOIRES DE LA FAYETTE. 205
éprouvés, des temps où l'instinct de la lutte ne trompait pas.
Quels souvenirs pour ceux qui les ont reçus dans leur fraî-
cheur, que ce voyage d'Amérique en 1824, et cet hymne de
Déranger qui le célébrait I
Jours de triomphe, éclairez l'univers I
Mais les exposer seulement au grand air d'aujourd'hui, c'est
presque les flétrir, ces souvenirs, tant le mouvement générai
est loin, tant les générations survenantes y deviennent de
plus en plus étrangères par l'esprit, tant l'ironie des choses
a été complète I
De sorte qu'en ce temps bizarre il faut s'arrêter devant le
double inconvénient de parler aux uns d'un sujet par trop
connu, et aux autres de sentiments parfaitement ignorés.
La seconde moitié du sixième el dernier volume est con-
sacrée à la Révolution de Juillet et aux années qui suivent :
indépendamment des actes publics et des discours de La
Fayette, on y donne toute une partie de correspondance qui
nelaisse aucun doute sur ses dernières pensées politiques ; les
suppressions, commandées aux éditeurs par la discrétion et
la convenance, n'en affaiblissent que peu sensiblement l'a-
mertume. Cette dernière partie de la vie de La Fayette , si
honorable toujours, est pourtant celle qu'il y aurait peut-être
le plus lieu d'épiloguer politiquement, à quelque point de vue
qu'on se place, soit du sein de l'ordre actuel, soit du dehors.
C'est celle, à coup sûr, qui a le plus nui dans la vague im-
pression publique, et en double sens contraire, à la mémoire
de l'illustre citoyen, et qui a contribué à jeter sur l'ensemble
de sa carrière une teinte générale oii l'ancien attrait a pâli.
Mais, ne voulant pas approfondir, il serait peu juste d'insis-
ter. Assez d'autres prendront les Mémoires uniquement par
cette queue désagréable. Le plus grand malheur du général a
été de survivre ^ne fût-ce que de quelques jours) à la grande
Révolution qu'il représentait depuis quarante et un ans ; en
ne tombant pas précisément avec elle, il a l'ait à son tour
ti. 12
206 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
l'effet de ceux qui s'obstinent à prolonger ce qui est usé et en
arrière. Le public est ingrat; si belle, si soutenue qu'ait été
la pièce donnée à son profit, il ne veut pas que la dernière
scène soit traînante, et que l'acteur principal demeure, en se
croyant encore indispensable, lorsque le gros du drame est
fini. Béranger, dans son rôle de poëte politique, l'a senti à
point; il a su se dérober pour se renouveler peut-être. La
Fayette ne l'a pu; son nom, vers la fin, de plus en plus affi-
ché, tiraillé parles partis, a un peu déteint, comme son vieux
et noble drapeau. Cela reviendra. Une lecture attentive de
ces Mémoires, si on la peut obtenir d'un public passablement
indifférent, est faite pour rétablir et rehausser l'idée du per-
sonnage historique dans la grandeur et la continuité de sa
ligne principale, avec tous les accompagnements non moins
certains, et beaucoup plus variés qu'on ne croirait, d'esprit,
de jugement ouvert et circonspect, de finesse sérieuse, de
bonne grâce et de bon goût. Éclairée par ces excellents Mé-
moires, l'histoire du moins, c'est-à-dire le public définitif,
s'en souviendra.
A}4i 183B.
M. DE FONTANES
I
On a remarqué dans la suite des familles que souvent le fils
ne ressemble pas à son père, mais que le petit-fils rappelle
son aïeul, le petit-neveu son grand oncle, en un mot que la
ressemblance parfois saute une ou deux générations, pour se
reproduire (on ne saurait dire comment) avec une fidélité et
une pureté singulières dans un rejeton éloigné. Il en est de
même, en grand> dans la famille humaine et dans la suite
inépuisable des esprits. Il y a de ces retours à distance, de
ces correspondances imprévues. Un siècle illustre disparait;
le glorieux talent qui le caractérisait le mieux, et dans les
nuances les plus accomplies, meurt, en emportant, ce sem-
ble, son secret; ceux qui le ■veulent suivre altèrent sa trace,
les autres la brisent en se jetant de propos délibéré dans des
voies toutes différentes : on est en plein dans un siècle nou-
veau qui lui-même décline et va s'achever. Tout d'un coup,
après ce long espace et cette interruption qui semble défi-
nitive, un talent reparaît, en qui sourit une douce et chaste
ressemblance avec l'aïeul littéraire. Il ressemble, sans le vou-
loir, sans y songer, et par une originalité native : dans le
fond des traits, dans le tour des lignes, à travers la couleur
pâlie, on reconnaît plus que des vestiges. C'est le rapport de
M. de Fontanes à Racine ; il est de cette famille, et il s'y pré-
sente à nous comme le dernier.
Plus la figure littéraire est simple, douce, pure, élégante.
208 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
sensible sans grande passion, plus il devient précieux d'en
étudier de près l'originalité au sein même de cette ressem-
blance. Si le poëte n'a pas fait assez, s'il a trop négligé d'é-
lever ou d'achever son monument, cela s'explique encore et
doit sembler tout naturel; c'est qu'un instinct secret lui di-
sait : « La grande place est remplie, l'aïeul la tient. Il suffit
que moi , qui viens tard , je ne sois pas indigne de lui , que je
l'honore par mon goût dans un siècle bien différent déjà, et
que jamais du moins je n'aie faussé son lointain et supérieur
accord par mes accents. »
Dans cette sobriété et cette paresse même du poëte, se re-
trouve donc un sentiment touchant, modeste, et qu'on peut
dire pieux. Je n'invente pas : M. de Foutanes le nourrissait
en son cœur et l'a exprimé en plus d'un endroit. Dans son
ode sur la littérature de l'Emipire, rappelant les modèles du
grand Siècle, beaucoup moins méconnus et moins ofTensés
alors parles doctrines que parles œuvres du jour, il se borne,
lui, pour toute ambition, au rôle de Silius, à celui de Stace
disant à sa muse :
Nec tu divinam ^Eiieida tenta,
Sed longe sequere, et vesttgia semper adora 1
De Virgile ainsi, dans Rome,
Quand le goùl s'était, perdu,
Silius à ce grand hom.ne
Offrait un culte assidu ;
Sans cesse il nommait Virgile :
11 venait, loin de la ville,
Sur sa tombe le prier;
Trop faible, hélaal pour le suivre,
Du moms il faisait revivre
Ses honneurs et sou laurier.
Et il avait autrement droit de se rendre ce témoignage, et de
se dire ainsi Tadoraleur domestique de Racine, que Silius
pour Virgile.
j
M. HE FO?iTANES W\i
Mais rien n'est tout à fait simple dans la nature des choses,
et il ne faut pas, en tirant du personnage l'idée essentielle,
ne voir en lui que cette idée. Dernier parent de Racine, et
adorateur du xyii^ siècle, M. de Fontanes est pourtant du
sien; il en est par les genres qu'il accepte, par ceux même
qu'il veut renouveler; il en est par certaines teintes philoso-
phiques et sentimentales qui font mélange à l'inspiration
religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style
poétique élégant ; mais, hâtons-nous d'ajouter, il en est sur-
tout parle goût rapide, par le ton juste, par l'expression nette
et simple, par tout ce que le xvni» siècle avait conservé de
plus direct du xvn^, et que Voltaire y avait transrais en
l'aiguisant. De plus, M. de Fontanes n'était pas étranger au
nôtre. Contraire aux nouveautés ambitieuses, il ne résistait
pourtant pas à celles qui s'appuyaient de quelque titre légi-
time, de quelque juste accord dans le passé. Sur quelques-
uns de ces points d'innovation, il devient lui-même la tran-
sition et la nuance d'intervalle, comme il convient à un esprit
si modéré. Par ses pièces élégiaques et religieuses, par la
Chartreuse et le Jour des Morts, il devançait de plus de trente
ans et tentait le premier dans les vers français le genre d'har-
monieuse rêverie; il semblait donner la note intermédiaire
entre les chœurs d'Esther et les premières Méditations. Mais
surtout, à cette époque critique de l'^OO, par son amitié, par
sa sympathique et active alliance avec M. de Chateaubriand,
il entrait dans la meilleure part du nouveau siècle; il s'y
mêlait dans une suffisante et mémorable mesure. Le dernier
des classiques donnait le premier les mains avec une joie gé-
néreuse à la consécration de la Muse enhardie, et lui-même
il s'éclairait du triomphe. Tels, durant les étés du pôle, les
derniers rayons d'un soleil finissant s'unissent dans un cré-
puscule presque insensible à la plus glorieuse des nouvelles
aurores !
Pour nous, appelé aujourd'hui à parler de M. de Fontanes,
nous ne faisons en cela qu'accomplir un désir déjà bien an-
12.
210 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
cien. Quelle qu'ait été l'apparence bien contraire de nos
débuts, nous avons toujours, dans notre liberté d'esprit dis-
tingué, àlalimite du genre classique, cette figure de Fontanes
comme une de celles qu'il nous plairait de pouvoir approcher,
et, dans le voile d'ombre qui la couvrait déjà à demi, elle
semblait nous promettre tout bas plus qu'elle ne montrait.
Sensible (par pressentiment) à l'outrage de l'oubli pour les
poètes, nous nous demandions si toutavaitpéri de cette muse
discrète, dont on ne savait que de rares accents, si tout en
devait rester à jamais épars, comme, au vent d'automne, des
fp.uilles d'heure en heure plus égarées. L'idée nous revenait
par instants de voir recueillis ces fragments, ces restes, dis-
jecti membra poetœ, de savoir oij trouver enfin, oij montrer
l'urne close et décente d'un chantre aimable qui fut à la fois
un dernier-venu et un précurseur. C'étaitdoncdéjàpournous
un caprice et un choix de goût, une inconstance de plus si
l'on veut, mais j'ose dire aussi une piété de poésie, avant
d'être, comme aujourd'hui, un honneur [i).
Louis de Fontanes naquit à Niort, le 6 mars 1757, d'une
famille ancienne, mais que les malheurs du temps et les per-
sécutions religieuses avaient fait déchoir. L'étoile du berceau
de madame de Maintenon semble avoir jeté quelque influence
de goût, d'esprit et de destinée sur le sien. La famille Fon-
tanes, autrefois établie dans les Cévennes (comté d'Alais), y
avait possédé le fief d'Apcnnês ou des Apeivnés dont le nom
lui était resté (Fontanes des Apennés) : un village y portait
aussi le nom de Fontanes. Mais, à l'époque où naquit le poëte,
ce n'était plus là que des souvenirs. Sa famille, comme
protestante, ne vivait, depuis la révocation de l'Édit de Nan-
teSj que d'une vie précaire, errante et presque clandestine.
Son grand-père, son père môme étaient protestants; il ne le
fut pas. Sa mère, catholique, avait, eu se mariant, exigé que
ses fils ou filles entrassent dans la communion dominante.
(1) Celle NoUce a éléécrito "" vue de l'i^ilition des OEuvres
M. DE FONTANES. 2H
Les premières années de cet enfant à l'imagination tendre et
sensible furent très-pénibles, très-sombres. Son frère aîné
avait étudié au collège des Oratoriens de Niort; mais lui, le
second, sans doute à cause de là gêne domestique, fut confié
d'abord à un simple curé de village, ancien oratorien, le
Père Bory, par malheur outré janséniste. Le digne curé, au
lieu de tirer parti de cette jeune âme volontiers heureuse,
sembla s'attacher à la noircir de terreurs : il envoyait son
élève à la nuit close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l'é-
glise; il fallait traverser le cimetière, c'étaient des transes
mortelles. M. de Fontanes y prit le sentiment terrible du re-
ligieux; pourtant l'imagination était peut-être plus frappée
que le cœur. Le curé ne se bornait pas aux impressions mo-
rales, il y ajoutait souvent les duretés physiques; et le pauvre
enfant, poussé àbout, s'échappait, un jour, pour s'aller faire
mousse à La Rochelle : on le rattrapa. M. de Fontanes, en
sauvant l'esprit religieux, conserva toute sa vie l'aversion des
dogmes durs qui avaient contristé son enfance. S'il défendit
le calvinisme dans son discours qui eut le prix à l'Académie,
c'était au nom de la tolérance, par un sentiment de conve-
nance domestique et d'équité civile; mais il n'en sépara ja-
mais dans sa pensée les longs malheurs que lui avait dus sa
famille, de même qu'il associait l'idée de jansénisme au sou-
venir de ses propres douleurs. Dans son Jour des Morts, il a
grand soin de nous dire de son humble pasteur :
Il ne réveilla pas ces combats des écoles,
Ces tristes questions qu'agitèrent en vain
Et Thomas, et Prosper, et Pelage et Calvin.
Une telle enfance menait naturellement M. de Fontanes à
placer son idéal chrétien dans la religion de Fénelon.
Ses études se firent ainsi de neuf ans à treize, en ce village
appelé La Foye-Mongeault, entre Niort et La Rochelle. Il ne
les termina point pourtant sans suivre ses hautes classes aux
Oratoriens de Niort, d'où sortait son frère aîné; et celui-ci,
212 PORTKAITS LITTERAIRES.
poëte lui même, dans leurs promenades aux environs de la
ville et le long des bords de la fontaine Du Vivier, l'iniLiait
déjà au jeu de la muse. Il perdit ce frère chéri en 1772. Puis,
dans l'intervalle de la mort de son père (1774) à celle de sa
mère, qui arriva un an après, il alla séjourner en Norman-
die,aux Andelys, yapprit l'anglais par occasion, y recueillit,
dans ses courses rêveuses, de fraîches impressions poétiques,
que sa Forêt de Navarre et son Vieux Chdleaa nous ont ren-
dues. Venu à Paris vers 1777, il y commença des liaisons
littéraires. Je ne parle pas de Dorât, singulier patron, qu'il se
trouva tout d'abord connaître et cultiver plus qu'il ne semble
naturel d'après le peu d'unisson de leurs esprits. Il aimait à
raconter qu'à la seconde année de ce séjour, se promenant
avec Ducis, ils rencontrèrent Jean-Jacques, bien près alors
de sa fin. Ducis, qui le connaissait, l'aborda, et, avec sa
franchise cordiale, réussissant à l'apprivoiser, le décida à
entrer chez un restaurateur. Après le repas, il lui récita
quelques scènes de son Œdipe chez Adméte, et lorsqu'il en fu
à ces vers où l'antique aveugle se rend témoignage :
Lcoutez-moi, grands Dieu\l
J'ose au moins sans terreur me montrer à vos yeux.
Hélas! dopuis l'instant où vous m'avez fait naître,
Ce cœur à vos regards n'a point déplu peut-être.
Vous frappiez, j'ai gémi. J'entrerai sans effroi
Dans ce cercueil trompeur qui s'enfuit loin de moi,
S'ous savez si ma voix, toujours discrète et pure,
S'est permis contre vous le plus léger muiiuure;
C'est un de vos bienfaits que, né pour la douleur,.
Je n'aie au moins jamais profané mon malheur (l) !
Jean-Jacques, qui avait jusque-là gardé le silence, sauta au
cou de Ducis, en s'écriant d'une voix caverneuse ; « Ducis,
je vous aimcl » M. de Fontanes, témoin muet et modeste de
(I) Acte III, scène iv.
M. DE FONÏANES. 213
la scèae, en la racontant, après des années, croyait encore
entendre l'exclamation solennelle.
Il ne vit Voltaire que de loin, couronné à la représentation
d'Irène; mais il n'eut pas le temps de lui être présenté. Son
frère aîné (Marccliin de Fonlanes), mort, je l'ai dit, en 1772,
à l'âge de vingt ans, et doué lui-même de grandes dispositions
poétiques, avait composé une tragédie qu'il avait adressée à
Voltaire, aussi bien qu'une épître déjeune homme, et il avait
reçu une de ces lettres datées de Ferney, qui équivalaient
alors à un brevet ou à une accolade.
Fontanes eut le temps de voir beaucoup d'Alembert : lais-
sons-le dire là-dessus : « Tout homme, écrit-il au Mercure à
« propos de Beaumarchais ( I ), tout homme qui a fait du bruit
« dans le monde a deux réputations : il faut consulter ceux
« qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la
« véritable. Linguet, par exemple, représentait d'Alembert
« comme un homme diabolique, comme le Vimxde la Mon-
« tagne. J'avais eu le bonheur d'être élevé à l'Oratoire par un
« des amis de ce philosophe, et je l'ai beaucoup vu dans ma
« première jeunesse. Il était difficile d'avoir plus de bonté et
« d'élévation dans le caractère. Il se fâchait, à la vérité,
« comme un enfant, mais il s'apaisait de même. Jamais chef
« de parti ne fut moins propre à son métier. » Toutes ces
relations précoces, ces comparaisons multipliées et contra-
dictoires expliquent bien et préparent la modération de Fon-
tanes dans ses jugements, sa science de la vie, son insou-
ciance de l'opinion, et ne rendent que plus remarquable le
maintien de ses affections religieuses. Il écrivait ce mot sur
d'Alembert, et il allait tout à l'heure appuyer M. de Bonald.
VAlmanach des Muses de 1778 nous donne les premières
nouvelles littéraires du poëte. On y lit de lui une pièce com-
posée à seize ans, qui a pour titre le Cri de mon Cœur, et un
fragment d'un Poème sur la Nature et sur VHomme, qui sort
(1) Mercure» frucliilor an VIII.
214 PORTHATTS LITTftUAIiil'.S.
déjà des simples essais juvéniles. Ce Cri démon Cœur ne se-
rait qu'une boutade adolescente sans conséquence, s'il ne
nous représentait assez bien toutes les impressions accumu-
lées de l'enfance douloureuse de Fontanes. La mort de son
frère aîné, celle de son père et de sa mère, qui l'ont frappé
coup sur coup, achèvent d'égarer son àme. II s'écrie contre
'existence; il va presque jusqu'à la maudire :
Monarque universel, que peut-être j'outrage,
Pardonne à mes soupirs ; je connais mon erreur,
!i*our un jeune arbrisseau que tourmente l'orage.
Dois-tu suspendre ta fureur?
ô'un pas toujours égal, la Nature insensible
Marciie, et suit tes décrets avec tranquillité.
Audacieux enfant contre elle révolté,
Je me débnts en vain sous le bras inflexible
De la Nécessité,
U s'arrête un moment aux projets les plus sinistres et les
envisage sans effroi :
Terre, où va s'engloutir ma dépouille fragile,
Terre, qui t'entretiens de la cendre des morts,
0 ma mère, à ton fils daigne ouvrir un asile I
Heureux, si dans ton sein doucement je m'endors.
Sous la tombe, du moins, l'infortune est tranquille.
Mais à l'instant la terre s'entr'ouvre, l'Ombre de son père en
sort et le rappelle à la raison, à la constance, à la vertu, lui
montre une sœur chérie qui lui reste, et l'invite aux beaux-
arts, à la poésie noblement consolatrice. Ce Cri de mon Cœur
semble avoir exhalé en une fois toute cette ferveur troublée
de la jeune âme de Fontanes, et on n'en retrouvera plus
trace désormais dans son talent pur, tendre, mélancolique,
et moins ardent que sensible (1).
(1) Je veux être tout à lait exact : outre cette môme pièce du Cri
M. DE FONTANES, 215
L'Almanach des Muses de 1780 le fit plus hautement con-
naître, en publiant la Foret de Navarre. Ce petit poëme des-
criptif, vu à sa date, avait de la fraîcheur et de la nouveauté.
L'auteur, en y développant une peinture déjà touchée dans la
Henriade, y faisait preuve de son admiration pour Voltaire et
de son amour pour Henri IV, deux traits essentiels qui ne Ife
quittèrent jamais. Il y marquait par un vers d'éloge sa défé-
rence à Delille déjà célèbre depuis 1770 ; mais, même à cette
de mon cœur, le Journal dez Dames de 177 7 (par conséquent un peu
antérieur à VAlmanacIt des Muses de 1778) contenait une lettre de
Fonlanes à Dorat, toujours dans ce ton exalté qui contraste singuliè-
rement avec les idées désormais attachées en sens divers à ces deux
noms de Dorat et de Fontanes. En voici quelques passages :
« Monsieur, je m'étais promis de cacher avec soin les faibles essais
de mon enfance, et de ne cultiver les lettres que pour me consoler
de mes malheurs. C'était au fond d'un désert, et non dans le sein de
la capitale, que j'avais résolu de vivre. La solitude convient mieux à
l'infortune qui veut au moins se plaindre en liberté, que ces prisons
fastueuses où des esclaves imitent les travers et les vices d'autres
esclaves, où le vrai sage ne peut faire ua pas sans colère ou sans pi-
tié... Je me suis dit de bonne heure : Tu es malheureux, tu es sans
appui, tues trop fier pour ramper; végète donc dans une retraite
ignorée. Paris n'est pas fait pour toi.
« Si l'amour de la poésie me forsait, malgré moi, de hji sacrifier
quelques heures, je ne peignais que mes douleurs ou les tableaux de
la campague que j'avais sous les yeux. Je me contentais de répandre
mes plaintes dans des vers toujours dictés par mon cœur J'ai eu
pour atelier le bord des mers, les forêts, le sommet des montagnes.
Je n'ai tracé que des scènes lugubres, analogues à ma situation. Ma
poésie doit avoir des traits un peu sauvages et peut-ôtre barbares....
Quand je portais les yeux sur Paris, j'étais effrayé des périls où je
m'exposerais en m'y montrant. Un homme de dix-huit ans, ignorant
J'art de l'intrigue et de l'adulation, pouvait-il espérer, enelTet, d'être
accueilli dans la république des lettres?... Ainsi, me disais- je cou-
lons dans le silence des jours déjà trop agités, et dont (ma faible santé
rann»„ice) le terme heureusement sera court.
« Tel était le plan que je m'étais formé. Je vous vis alors, et je
compris qu'il y avait plusieurs classes dans la littérature, etc. »
Ce titre sentimental de la pièce, le Cri de mon Cœur, fut donné
par Dorat lui-même; Fontanes, quand il y resongeail depuis, eu
rougissait toujours.
216 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
neure de jeunesse première, il semblait plus sobre, plus mo-
déré en hardiesse que ce maître brillant. On remarquait, à
travers les exclamations descriptives d'usage, bien des vers
heureux et simples, de ces vers trouvés, qui peignent sans
effort :
Le poëte aime l'ombre, il ressemble au berger....
L'oiseau se tait, perché sur le rameau qui dort....
Foulant de hauts gazons respectés du faucheur....
Ils ne sont plus ces jours où chaque arbre divin
Enfermait sa Dryade et son jeune Sylvain,
Qui versaient en silence à la tige altérée
La sève à longs replis sous l'éeorce égarée.
Il n'y avait pas abus de coupes, quelques-unes pourtant
assez neuves, quelques jets un peu libres, que plus tard son
ciseau, en y revenant, supprima :
Quel calme universel ! je marche : l'ombre immense.
L'ombre de ces ormeaux dont les bras étendus
Se courbent sur ma tête en voûtes suspendus,
S'entasse à chaque pas, s'élargit, se prolonge,
Croi( toujours; et mon cœur dans l'extase se plonge.
Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout.
Garât, rendant compte de VAlmanach des Muses dans le
Mercure (avril 17K0), s'arrêta longuement sur le poëme de
Fontanes, et le critiqua avec une sévérité indirecte et mas-
quée, qui put semijler piquante dans les habitudes du temps.
Il fait bien ressortir l'absence de plan, les contradictions entre
l'appareil didactique et certaines formes convenues d'enthou-
siasme : Que de tableaux divers!... A pas lents je m'égare. Oui,
à pas lents. Mais il ne va pas au fond. Quand il en vient au
style, il frappe encore plus au hasard et souligne quelques»
uns des vers que nous citions précisément à litre de beauté.
Fontanes fut très-sensible à l'article de Garât, et faillit en
être découragé à cette entrée dans la carrière. La plus sûre
preuve de l'impression profonde qu'il en reçut , c'est que
M. DE FONTANES. 217
trente-sept ans après, lorsqu'il fixa la rédaction dernière de
la Forêt de Navarre, il tint compte dans sa refonte de presque
toutes les critiques de détail, même de celles oiî Garât avait
tort. Voilà de la sensibilité de poëte, mais bien modeste et
docile.
Garât, que nous trouvons ainsi au début d.e Fontanes, et
qui, nonobstant son article sévère, d'ailleurs très-convenable,
fut et resia lié avec lui dans les années qui précédèrent la
Révolutioi! , G.'irat, plus âgé de plusieurs années, nous offre à
certains égards, et en fait de destinée littéraire, le pendant
dupoëledans le camp opposé, dans les rangs philosophiques:
grand talent de prosateur, s'essayant d'abord aux éloges
académiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis
intercepté brusquement par la Révolution et désormais lancé
à tous les souffles de Forage; exen;p!e dén'orable et frappant
du danger de ne so rtc^c-llir sur rien, et, avec des facultés
supérit::r-:s de ne 'aister qu'une mémoire éparse, bientôt
naufragct'! I.'urant la Ré^Malion, soit sous la Terreur, soit
après Frudido", Fontanes crut avoir beaucoup à se plaindre
de lui, et il rompit tout rapportaveo un adversaire au moins
indiscret, qui ,v hgurait peut-être, dans son sophi.suie d'ima-
gination, continuer simplement envers le proscrit politique
l'ancienne polémique littéraire. Mais, sans faire injure à au-
cune mémoire et dans l'éloignement oiî l'on est de leur
tombe, on ne peut s'empêcher de pousser le rapprochement :
Garât, avec plus de verve et bien moins de goùl, louant De-
saix et Kléber, comme Fontanes louait Washington; Garatse
flattant toujours d'élever le monument métaphysique dont on
ne sait que la brillante préface, comme Fontanes se flattait
de l'achèvement de la Grèce sauvée; mais, avec une imagina-
tion trop vive chez un philosophe. Garât n'était pas poëte, et
l'avantage incomparable de Fontanes pour la durée, consiste
en ce point précis : il lui suffit de quelques pièces qu'on
sait par cœur pour sauver son nom.
A leur date, la Chartreuse et le Jour des Morts, déjà un peu
II. t3
218 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pas ses, mais a maiotenir dans la suite des tons et des nuances
de la poésie française; sans date, et de tous les instants, les
Stances à une jeune Anglaise, l'ode à une jeune Beauté, ou celle
du Buste de Vénus; en un mot, le flacon scellé qui contient
la goutte d'essence; voilà ce qui surnage, c'est assez. Les
métaphysiciens échoués n'ont pas de ces débris-là.
Dans les premiers temps de son séjour à Paris, Fontanes
travailla beaucoup, et il conçut, ébaucha ou mêmt. exécuta
dès lors presque tous les ouvrages poétiques qu'il n'a publiés
que plus tard et successivement. Un vers de la première Forêt
de Navarre nous apprend qu'il avait déjà traduit à ce moment
(1779) VEssaisur rEomme de Pope, qui ne parut qu'en 1783.
Une élégie de Flins, dédiée à Fontanes (1), nous le montre,
en 1/82, comme ayant terminé déjà son poëme de ï Astrono-
mie, qui ne fut publié qu'en 178S ou 89, et comme poursui-
vant un poëme en six chants sur la Nature, qui ne devait
point s'achever. La Chartreuse paraissait en 1783, et on citait
presque dans le même temps le Jour des ilorts, encore iné-
dit, d'après les lectures qu'en faisait le poêle. Ainsi, en ces
courtes années, les œuvres se pressent. Tous les témoignages
d'alors, les articles du Mercure, une épîtrede Parny à Fon-
tanes (2), nous montrent celui-ci dans la situation à part que
lui avaient faite ses débuts, c'est-à-dire comme cultivant la
grande poésie et aspirant à la gloire sévère. Mais bientôt la
vie de Paris et du xvui^ siècle, la vie de monde et de plaisir
le prit et insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les
gens de lettres à la mode, Barthe, Rivarol; il dînait chaque
semaine chez le chevalier de Langeac, son ami (encore au-
jourd'hui vivant), qui les réunissait. Et qui ne voyait-il pas,
qui n'a-t-il pas connu au temps de cette jeunesse liante, de
d'Alernbert à Linguet, de Berquin à Mercier, de Florian à
Rétif; tous les étages de la littérature et de la vie? Par mo-
(1) Almnnnch des Muscs.
(2) Àlmaitach des Muscs, 178 2.
M. DE FONTAîfES. 219
inenls, soit inquiélude d'âme rêveuse et reprise de poésie,
soit blessure de cœur, soit nécessité plus vulgaire, et, comme
dit André Chénier,
Quand ma main imprudente a tari mon trésor,
il sentait le besoin de se dérober. Il se retirait à Poissy en
hiver; il se faisait ermite, et se vouait à l'élude entre son
Tibulle et son Virgile. Mais cela durait peu. Les amis heu-
reux le désiraient, le rappelaient. Un voyage en Suisse,
vers 1787, auparavant un autre voyage de deux mois en
Angleterre, ne tardaient point à le leur rendre. La prospérité
pourtant ne venait pas. Si c'était la saison des plaisirs,
c'était aussi celle des rudes épreuves :
Redis-moi du malheur les leçons trop amères,
a-t-il écrit plus tard parlant à sa muse secrète et en songeant
à ce temps. Ainsi se passèrent pour lui, trop au hasard
sans doute, les années faciles et fécondes. La Révolution le
surprit, et dans l'Épître à M. de Boisjolin, en 1792, jetant un
regard en arrière, à la veille de plus grands orages, il
pouvait dire avec un regret senti :
Tu m'as trop imité : les plaisirs, la mollesse.
Dans un piège enchanteur ont surpris ta failjlesse.
La gloire en vain promet des honneurs éclatants :
Un souris de l'amour est plus doux à vingt ans ;
Mais h (rente ans la gloire est plus douce peut-élre.
Je l'éprouve aujourd'hui. J'ai trop vu disparaître
Dans quelques vains phiisirs aussitôt écliappés
Des jours que le travail aurait mieux occupés.
Oh I dans ces courts moments consacrés à l'étude,
Combien je chérissais ma docte solitude!...
C'est en cet intervalle de 1780 à 1792 qu'il convient d'exa-
iner dans son premier jour Fontanes : il prend place alors ;
.vraie date est là. On a pour habitude, dans les jugements
220 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
vagues et dans les à-peu-prés courants, de faire de lui, à pro-
prement parler, un poëte de l'Empire, il ne se jugeait pas
tel lui-même; il n'estimait guère, on le verra, la littérature
de cette époque; il n'y faisait qu'une exception éclatante, et
s'y elîaçait volontiers. Il fut orateur de l'Empire, mais le
poëte chez lui était antérieur (I).
La traduction de l'Essai" sur l'Homme^ si perfectionnée de-
puis, mais déjà fort estimable, et enrichie de son excellent
discours préliminaire, parut pour la première t'ois en 1783,
et valut à l'auteur un article de La Harpe, adressé sous
forme de lettre au Mercure (2). Un article de La Harpe, c'était
(1) Je trouve dans V Esprit des journaux, aoiH 17 87, une Epîlre
en vers a M. de t'untnnes, attribuée à un M. de C...., (jui n'est autre
que G.istéra. La pièce est Irf-s- médiocre, mais il en ressort évidem-
ment que Fontanes était à celte date un persuniiaye littéraire à qui
l'on demandait une sorte de patronage.
Et le mortel heureux dont l'amitié sacrée,
Cher Kontaiies, par vous se verra célébrée,
Est certain que >,oa aoiii, des Muscs respecté,
Volera (Idus vos cbaats à la postérité.
(?) Septpmhre 17R3. — La Harpe envoya son article «ous fortne do
lettre, parce qu'il s'était retiré de la rédaction du .Vrrr.n-e dès 1779.
Ç avait été une résolution presque solennelle La ^:u.rre qu'il faisait
depuis quelques années aux novateurs, aux riineurs iiasardenx, était
devenue si vive qu'elle les aaaeuta contre lui, et il y ( ul ligue pour
le forcer à quitter le jeu. Injures, calomnies, men.u-es, tout fut em-
ployé, à ce (]ii'il semble. A la mort de Voltaire, çoiunie aux funé-
railles d'un monarque absolu, il y eut redoublement de séililion litté-
raire; le noui du mort était invoqué contre un discipie trop faible
pour son héritage; on se plaisait à remar(|uer que le grand homiue
ne l'aiait pns mis sur son testament, Bref, la p ace n'éiait plus te-
naille. La Harpe Qt pourtant bonne et courageus.; «•oiilenance ; il pré-
para en secret sa pièce des Muses rivales, qui ré|ioii i.iil à certaines
inculpatnms, et la lit jouer sans qu'on siit à l'avan-e qu'elle était de
lui. Le 8U(!cès l'ut gran I. et, le lendemain de ce liioiii|ilie, il déclara
se relinr du \lercure : il abdiiiua, mais en vaiiiq i. ur. ( .e fut un des
gramls événements de ce temps là. Puis, comun- luus -eux qui abdi-
quent, il ne larda pas à se repentir, et revint d.ins la suite de plu»
Imlle à CCS querelles de journaux qu'il maudissait et qui étaient sa vie.
». DE FONTANES. 221
la consécration officielle d'un talent. Le critique insistait
beaucoup, en louant M. de Fontaries, sur la marche im-
posante et soutenue de sa phrase poétique, et cet art de
couper le vers sans le réduire à la prose, et de varier le rhythme
sans le détruire, deux choses, dit-il, si différentes, et qu'aujour-
d'hui l'ignorance et le mauvais goût confondent si souvent. Il
louait avant tout dans le traducteur, et recommandait avec
raison aux jeunes écrivains l'ensemble et le tissu du style,
qu'on sacrifiait dès lors à l'efTet du détail ; il s'élevait à plu-
sieurs reprises contre les métaphores accumulées et les
figures nébuleuses : « Ce n'est pas, ajoutait-il, à M. de Fon-
« tanes que cet avis s'adresse, il en a trop rarement besoin ;
« mais les vérités communes ne peuvent pas être perdues
« aujourd'hui; il faut bien les opposer aux nouvelles extra-
u vagances des nouvelles doctrines :
Un tronc jadis sauvage adopte sur sa tige
Des fruits dontsa vigueur liâte l'heureux prodige (l);
« Eâter le prodige des fruits est une métaphore très-obscure.
« C'est peut-être la seule fois que l'auteur s'est rapproché
« du style à la mode, et Dieu me préserve de le lui passer ! »
On cherche à qui peut avoir trait, en somme, cette véhémence
de La Harpe; ce n'est pas même à Delille, c'est tout au plus
à quelques-uns de ses imitateurs, à je ne sais quoi d'énorme
aux environs de Roucher ou de Dorât. A la distance oti nous
sommes, au degré d'hérésie où nous ont poussés le temps
et l'usage, cela fuit (2).
Fontanes se tenait sans effort dans les mêmes principes
1(1) Essai sur Vhomme, dans la première édition.
(2) Dans son assez bonne Épître au comte de SchowalofT qui est
destinée à célébrer son abdication du Mercure et comme sa retraite à
Salone, La Harpe, faisant une sortie contre le pittoresque à la mode,
disait en des vers dont Tà-propos semble d'hier et nous va au cœur :
Ijue dis-je? en ses excès le délire exalté
Porta plus loin l'audace et la perversité :
222 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
que La Harpe : en traduisant Pope, le sage Pope^ il ne l'ap-
prouvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de son
auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles r/iomm?
est tour à tour un labyrinthe, un jardin, un champ, un désert,
et n'y voit que manque de goût, de précision et de clarté.
Quand il rencontre ce vers tout pétillant :
In folly's cup still laughs the buLLle, joy,
la joie, cette bulle d'eau, rit dans la coupe de la folie, il le sup-
prime. Il est bien plus que l'abbé Delille de l'école directe
de Boileau et de Racine.
D est mieux que de l'école, il est du sentiment tendre et
de l'inspiration émue de ce dernier dans la Chartreuse et dans
le lourdes Morts. Racine jeune, Racine déjà revenu d'Uzès et
à la veille d'Andronvique, Racine né au xvni» siècle, ayant
beaucoup lu, au lieu de Théagéne et Chariclée, l'Épître de
Colardeau, et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au
Luxembourg, aurait pu écrire la Chartreuse.
La manière littéraire a beau changer; les formes du style
Racine et Despréaui ont vu leur gloire usée.
Et par des écoliers leur lajigue mi'prisée.
Voltaire au seul hasard a dû quelques beaux veri.
Ses succès, soixante ans, ont trompé l'univers.
Il n'existe en effet qu'une seule science :
C'est des mots discordants la bizarre alliance,
Des tropes eiitassés le chaos monstrueux.
L'ignoble barbarisme, aujourd'hui fastueux,
Est le trait de la force et le fruit de l'étude.
Et sait donner au vers une noble attitude.
Vcut-oa que notre mètre, en sa marche arrêté.
De la mesure antique ait la variété?
Substituez alors (la ressource est aisée)
Au rhythme poétique une prose brisée.
Enfin sachez frapper le dernier coup de l'art :
Que de tous ses rayons l'hébus vous illumine;
Et, faute d'é|,'Bler la langue de Racine,
Osez ressusciter le jargon de Ronsard.
Rien n'est donc nouveau, ni l'audace, ni le cri d'alarme, ni l'injure
lans un sens et dans l'autre; ne nous attachons qu'au talent.
M. DE FONTANES. 2i3
ont beau se renouveler, se vouloir rajeunir, et, même en n'y
réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des
styles précédents ; les idées, sinon la pratique, en matière de
goût et d'art sévère, ont beau s'élever, s'affermir, s'agrandir,
je le crois, par une comparaison plus studieuse et plus éten-
due : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes,
qui, dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt
du cœur, et qui durent sous un crayon un peu effacé. La
lecture de la Chartreuse, si l'on a l'imagination sensible, et si
l'on n'a pas l'esprit barré par un système, celte lecture mé-
lodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix,
produira toujours son effet, émouvra encore et finira par
mêler vos pleurs à ceux du poëte :
Cloître sombre, oh l'amour est proscrit par le Ciel,
Où l'instinct le plus nher est le plus criminel,
Déjà, déjà ton deuil plait moins à ma pensée I
L'imagination, vers tes murs élancée,
Chercha leur saint repos, leur long recueillement ;
Mais mon âme a besoin d'un plus doux sentiment,
Ces devoirs rip-oureux font trembler ma faiblesse.
Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse.
Pour moi des passions détruira lea erreurs.
Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs ;
Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète ;
Dans ces moments plus doux, et si chers au poëte,
Ofl, fatigué du monde, il veut, libre du moins,
Et jouir de lui-môme et rêver sans témoins;
Alors je reviendrai, solitude tranquille.
Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
Et retrouver encor, sous ces lambris déseris,
Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.
De tels vers, pour la couleur mélancolique à la fois et trans
parente, étaient dignes contemporains des belles pages des
Études de la nature.
Le Jour des Morts offre plus de composition que la Char-
treuse; c'est moins une méditation, une rêverie, et davantage
224 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
un tableau. Il dut plaire plus vivement peut-être aux contem-
porains ; il a plus passé aujourd'hui. Le xvm« siècle y a jeté
de ses couleurs de convention. Ce curé de village, imstique
Féiielnn, qu'on nose pas appeler cî<ré, et qui n'est que pas-
teur, moi tel respecté, homme sacré, ce prêtre ami des lois et zélé
sans abus, qui n'ose faire parler la colère crlesle contre le
mal, et qui ne sait qu'adoucw la tristesse par l'-spérance, est
un de ces chrétiens comme on aimait à se les lij;urer à la date
àe la Chaumière indienne. On se demande si le poëte partage
absolument l'esprit du spectacle qu'il nous reti-ace avec tant
d'émotion. A un endroit de la première version du Jour des
Morts, il était question de destin (1). Plus d'un vers reste en
désaccord avec le dogme; ainsi, lorsqu'il s'agit, d'après
Gray, de ces morts obscurs, de ces Turenne peul-ètre et de
ces Corneille inconnus :
Eh bien I si de la fouie autrefois séparé,
liluslre dans les camps ou sublime au Mu'âtrc,
Son nom ciiarmait encor l'univers idulûlre,
Aujourd'hui son sommeil en serait-il plus doux?
dernier vers charmant, imité de La Fontaine avant sa con-
version; mais depuis quand la mort, pour le chrétien, est-
elle un doux sommeil et le cercueil un oreiller? En somme,
la religion du Jour des Morts est une religion toute d'imagina-
tion, de sensibilité, d'attendrissement (le mot revient sans
cesse) ; c'est un christianisme affectueux et flatté, à l'usage du
XVIII* siècle, de ce temps même où l'abbé Poulie, en chaire,
(1) Dans une église de Naples, à Sainte-Glaire, je crois, se voit un
élégant tombeau de jeune fille par Jean de ^ola, avec des veis latins;
tombeau grec, épitaphe pa^Icnne :
Al nos pei'petui gemitus, tu, nafa, sepnichri
Esto liœres ul)i sic iinpia fata voluut.
Cet impiafata dans une église catholique ne choque personne.
M. DE FONTANES. 223
ne désignait guère Jésus-Christ que comme le Législateur des
chrétiens. Ici, ce mode d'inspiration, plus acceptable chez un
poëte, cette onction sans grande foi, et pourtant sincère,
s'exhale à chaque vers, mais elle se déclare surtout admira-
blement dans le beau morceau de la pièce au moment de
l'élévation pendant le sacrifice :
Au moment solennel ! ce peuple prosterné.
Ce teinpltî dont la mousse a couvert les portiques,
Ses vieux murs, son jour sombre, et ses vitraux gothiques;
Cette lampe d'airain, qui, dans l'antiquité,
Symbole du soleil et de réternilé,
Luit devant le Très-Haut, jour et nuit suspendue ;
La majesté d'un Dieu parmi nous descendue ;
Les pleurs, les vœux, l'encens, qui montent vers l'autel,
Et déjeunes beautés, qui, sous l'œil maternel.
Adoucissent encor par leur voix innocente
De la religion la pompe attendrissante;
Cet orgue qui se tait, ce silence pieux.
L'invisible union de la terre et des cicux,
Tout enflamme, agrandit, émeut l'homme sensible;
11 croit avoir franchi ce monde inaccessible,
Où, sur des harpes d'or, l'immortel séraphin
Aux pieds de Jéhovah cliante l'hymne sans Dn.
C'est alors que sans peine un Dieu se fait entendre :
lise cache au savant, se révèle au cœur tendre;
11 doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir.
Il y avait longtemps à cette date que la poésie française
n'avait modulé de tels soupirs religieux. Jusqu'à Racine, je
ne vois guère, en remontant, que ce grand élan de Lusignan
dans Zaùe. M. de Fontaues essayait, avec discrétion et nou-
veauté, dans la poésie, de faire écho aux accents épurés de
Bernardin de Saint-Pierre, ou à ceux de Jean-Jacques aux
rares moments où Jean-Jacques s'humilie. Son grand tort
est de s'être distrait sitôt, d'avoir récidivé si peu.
Dans le Jour îles Morts, il s'était souvenu de Gray et de son
Cimcticre de Campagne; il se rapproche encore du mélan-
13.
226 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
colique Anglais par un Gha7it du Barde {i) : tous deux rêveurs,
tous deux délicats et sobres, leurs noms aisément s'entre-
laceraient sous une même couronne. Gray pourtant, dans sa
veine non moins .avare, a quelque chose de plus curieuse-
m^ent brillant et de plus hardi, je le crois. Les deux ou trois
perles qu'on a de lui luisent davantage. Celles de Fontanes,
plus radoucies d'aspect, ne sont peut-être pas de qualité
moins fine : le chantre plaintif du Collège d'Éton n'a rien de
mieux que ces simples Stances à une jeune Anglaise.
Une affinité naturelle poussait Fontanes vers les poètes an-
glais : on doit regretter qu'il n'ait pas suivi plus loin cette
veine. Il avait bien plus nettement que Delille le sentiment
champêtre et mélancolique, qui distingue la poésie des Gray,
des Goldsmith, des Cowper : son imagination, où tout se ter-
minait, en aurait tiré d'heureux points de vue, et aurait
importé, au lieu du descriptif diffus d'alors, des scènes bien
touchées et choisies. Mais il aurait fallu pour cela un plus
vif mouvement d'innovation et de découverte que ne s'en
permettait Fontanes. Il côtoya la haie du cottage, mais il ne
la franchit pas. L'anglomanie qui gagnait le détourna de ce
qui, chez lui, n'eût jamais été que juste. De son premier
voyage en Angleterre, il rapporta surtout l'aversion de l'opu-
lence lourde, du faste sans délicatesse, de l'art à prix d'or, le
dégoût des parcs anglais, de ces ruines factices, et de cet in-
culte arrangé qu'il a combattu dans son Verger. De l'école
(1) Almanach des Muscs, 17 83, — Fontanes, dans son voyage à
Londres, d'octobre 1784 à janvier t78(i, vil beaucoup le poêle Mason,
ami et biographe de Gray. Les fliles d'un ministre, chez qui il lo-
geait, lui chantaient d'anciens airs écossais : « Il est très-vrai, ccrit-
« il dans une lettre de Londres à son ami Joubcrt, (|ue plusieurs
« hymnes d'Ossian ont encore gardé leurs premiers airs. On m'a
« répété son apostrophe à la lune. La musique ne ressemlile à rien
« de ce que j'ai entendu. Je ne doute pas qu'on n« la trouvAl Irès-
« monotone à Paris : je la trouve, moi, pleine de charme. C'est un
« son lent et douji, qui semble venir du rivage éloigné de la mer et
« le prolonger parmi des tombeaux. »
I
M. DE FONTANES. 227
française en toutes choses, il ne haïssait pas dans le ménage-
ment de la nature les allées de Le Nôtre et les directions de
La Quintinie, comme, dans la récitation des vers, il voulait
la mélopée de Racine. En se gardant de l'abondance bril-
lante de Delille, il négligea la libre fraîcheur des poètes an-
glais paysagistes, desquels il semblait tout voisin. Son des-
criptif, à lui, est plutôt né de l'Épître de Boileau à Antoine.
Son étude de Pope et son projet d'un poëme sur la Nature
le conduisirent aisément à son Essai didactique sur l'Astro-
nomie : M. de Fontanes n'a rien écrit de plus élevé. Je sais
les inconvénients du genre : on y est pressé, comme disait
en son temps Manilius, entre la gêne des vers et la rigueur
du sujet :
Duplici circumdatus sstu
Garmiais et rerum. .
Il faut exprimer et chanter, sous la loi du rhythme, des lois
célestes que la prose, dans sa liberté, n'embrasse déjà
qu'avec peine. Comme si ces difficultés ne se marquaient
pas assez d'elles-mêmes, le poëte, dans sa marche logique
et méthodique, dans sa pénible entrée en matière et jusque
dans ce titre d'Essai, n'a rien fait pour les dissimuler. Mais
combien ce défaut peu évitable est racheté par des beautés
de premier ordre! et, d'abord, par un style grave, ferme,
soutenu, un peu difficile, mais par là même pur de toute
cette monnaie poétique effacée du xviiie siècle, par un
style de bon aloi, que Despréaux eût contre-signe à chaque
page, ce qu'il n'eût pas fait toujours, même pour le style de
M. de Fcntanes. Celte fois, l'auteur, pénétré de la majesté
de son sujet, n'a nulle part fléchi ; il est égal par maint détail,
fit par l'ensemble il est supérieur aux discours en vers de
'"Voltaire ; il atteint en français, et comme original à son tour,
la perfection de Pope en ces matières, concision, énergie .*
Vers ces globes lointains qu'observa Cassini,
228 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Mortel, prends ton essor, monte par la pensée.
Et cherche où du grand Tout !a borne fut placée.
Laisse après toi Saturne, approche d'Uranus;
Tu l'as quitté? poursuis : des asires inconnus,
A l'aurore, au couchant, partout sèment ta route ;
Qa'h ces immensités l'immensité s'ajoute.
Vois-tu ces feu\ lointains ? Ose y voler encor :
Peut-être ici, fermant ce vaste compas d'or
Qui mesurait des cieux les campagnes profondes,
L'éternel Géomètre a terminé les mondes.
Atteins-les : vaine erreur! Fais un pas ; à l'instant
Un nouveau lieu succède, et l'univers s'étend.
Tu l'avances toujours, toujours il l'environne.
Quoi ! semblable au mortel que sa force abandonne,
Dieu, qui ne cesse point d'agir et d'enfanter,
Eût dit : « Voici la borne où je dois m'arrêter ! »
Cette grave et stricte poésie s'anime heureusement, par
places, d'un sentiment humain, qui i^epose de l'aspect de
tant de justes oi-bites et répand une piété (onle virgiliennc à
travers les sphères :
Tandis que je me perds en ces rêves profontls,
Peut-être un habitant de Vénus, de Mercure,
De ce globe voisin qui blanchit l'ombre obscure.
Se livre à des transports aussi doux que les miens.
Ah ! si nous rapprochions nos hardis entretiens I
Cherche-t-il ([uelquefois ce globe de la terre,
Qui, dans l'espace immense, en un point se resserre?
A-t-il pu soupçonner qu'en ce st-jour de |)leiirs
Rampe un être immortel qu'ont flétri les douleurs ?
Et tout ce qui suit. — Le style, dans le détail, arrive quel-
quefois à un parfait éclat de vraie peinture, à une expres-
sion entière et qui emporte avec elle l'objet : on compte ces
vers-là dans notre poésie classique, même dans Racine, qui
en offre peut-être un moins grand nombre que Boileau :
Quand la lune arrondie en cercle lumineux
Va, de son frère absent, nous réfléciiir les feux,
i
M. De. FUNTANES. 229
II (1) vous dira pourquoi, d'un crêpe enveloppée,
Par l'omore de la terre elle pàlii frappée.
En terminant cet Essai qui est devenu un chant ou du
moins un tableau, le poëte invite de plus hardis que lui à
l'étude entière et à la célébration de la nature et des cieux :
il se rappelle tout bas ce que Virgile se disait au début
du troisième livre des Géorgiques :
Oiiinia jam vulgat.i : quis aut Eurysttiea durum,
Aut illaiiilali nescil Busiiidis aras?
Cui non dictus Hylas puer?
. . Tentenda via est, qua me quoque possim
Tôlière huoio, victorque virùm volitare per ora.
Faut-il offrir toujours, sur la scène épuisée,
Des tragiques douleurs la pompe trop usée?
Des sentiers moins battus s'ouvrent devant nos pas (2).
Mais nul poëte depuis n'a tenté ces hauts sentiers, et les
descriptifs moins que les autres. Cet Essai sur l Astronomie,
qui n'a pas été classé Jusqu'ici comme il le mérile, pourrait
presque sembler, par sa juste et belle austérité, une critique
en exemple, une contre-partie et un contre-poids que Foa-
(1) Cnssini.
(2) On pourrait aussi croire que le poëte s'est ressouvenu de Mani-
lius, qui (^x|)rjnie la même pensée en maint endr(jit dt; son potime
des A.\lrn)iii}iii(iues, et s'y complaît parliculiércmcnt au drbul du
livre 11. Ajirés avoir énuméré les dilîérenls genres de poésie, ce suc-
cesseur, souvent rival, de Lucrèce, ajoute :
Omnp grniis rei'um doclae cecinere Sorores :
Oiiiiiis ail accessus Helicoiiis semita tri ta est,
y t jam ruiifusi manant de fontibus ainnes,
fsec capiiint liaustutn tui'l)aini|ue ad nuta nientem :
lutegia ijuaereinus rorantes piata per herbas.
Pourtant Fontanes semble s'être tenu uniquement à Virgile, à Lu-
crèce, et n'avoir pas assez pris en consiiiéraliun le pofime de .Manilius,
duquel il eùl pu s'inspirer pour a^îiandir et féconder sou Essai. Une
230 PORTRAITS L[TTÉRAIRES,
lanes aurait voulu opposer aux excès et aux abus de l'école
envahissante.
Il a laissé du pur descriptif lui-même; sa JJ/aison rustique
(l'ancien Verger refondu) n'est pas autre chose. N'oublions
pas pourtant que ce Verger, qui parut en 1788, fort court et
un peu pressé entre notes, et préface, était encore une pro-
testation indirecte contre la manie du jour, un sous-amende-
ment respectueux au poëme des Jardins. Fontanes se sauvait
dans le verger pour faire de là opposition, pour jeter en
quelque sorte son caillou de derrière les saules. Il s'élevait
fort contre ces colifichets soi-disant champêtres, contre
cette négligence acquise à grands frais,
Où la simplicité n'est qu'un luxe de plus,
Ermenonville, avec son Temple de la Philosophie et sa Tour de
fois seulement il s'est rencontré directement aveclui, mais peut-être
par identité d'objet plutôt que par imitation :
Soleil, ce fnt un jour de l'aanée éternelle.
Aux portes du Chaos Dieu s'avance et t'appelle I
Le noir Chaos s'ébranle, et, de ses (laucs ouverts.
Tout écumant de feux, tu jaillis dans les airs.
De sept rayons premiers ta tète est couronnée :
L'antique nuit recule, et par toi détrônée.
Craignant de rencontrer ton œil victorieux,
Te cède la moitié de l'empire des cieux.
Et ManiliU8,au livre 1<=''. passant en revue les diCférentes orif^ines pos-
sibles du monde, soit l'absence d'origine, l'éternité, soit la création
du sein du Chaos, dit avec une précision qui certes a aussi sa beauté:
Seu pemiixta Chaos rerum primordia quondam
Discrevit partu, mumlumque enixa nileutem
Fugit in infernas caligo puisa tcnehras.
Ce rend de l'ombre primitive, aussitôt le monde et la lumière enfan-
tés, est rendu u merveille. — En feuilletant ces livres de Maniliui,
où les noms des constellations ami'inent d'intéressants épjsoiles, comme
celui d'Andromède, et où les rêveries astrologiques n'étoulTcnt pas
tant de beaux passages inspirés par le panthéisme, par l'idée de la
parenté de l'homme avec le ciel et par la conscience sublime des hauts
myslèrea, on conçoit un grand poëme dont, en effet, celui de Fon-
tanes ne serait que Vtssai,
M. DE FONTANES. 23î
Gabriellej ne trouvait pas grâce absolument devant son goût
sans fadaise. L'ouvrage d'un Allemand, Hirschl'eld, sur les
jardins et les paysages, lui fournissait surtout matière à
gaieté. I^e professeur d'esthétique avait conseillé au bout du
verger un étang, d'où monterait eu chœur le cri des
grenouilles, effectivement si harmonieux de loin le soir,
dans la tranquillité des airs. Mais cette harmonie, qui
sentait trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau
n'avait pas réhabilitée, ne revenait guère à Fontanes, non
plus que l'étang bourbeux. Il prenait de là occasion pour se
jeter sur le germanisme en littérature, et il en prévoyait dès
lors, il en combattait les conséquences en tout genre, avec
Uttô vivacité qui prouve encore moins sa prévention extrême
que sa promptitude de coup d'oeil et d'avant-goùt. Quand
vint madame de Staël, elle le trouva tout armé à l'avance et
très-averti.
On voit que M. de Fontanes n'était pas un homme de révo-
lution; aussi la nôtre de 89 ne l'enleva point d'un entier élan.
A trente ans passés, sa situation restée si précaire semblait
le pousser en avant: sa modération d'esprit le retint. Il par-
tagea pourtant avec presque toute la France le premier mou-
vement et les espérances de l'aurore de 89; l'on a même un
chant de lui sur la fête de la Fédération eu ^'0. Mais ce fut sa
limite extrême. Dès le commencement de 90, il participaitavec
son ami Flins à la rédaction dun journal, le Modérateur, qui
remplissait son titre. Ou distingue dilficilement les articles
de Fontanes dans cette feuille, qui d'ailleurs a peu vécu; et
comme il n'y a que l'esprit général qui en soit remarquable,
il importe peu de les distinguer. Le Modérateur suit avec
moins de verve et d'audace, la ligne d'André Chénier. J'aime
à y voir(l) le chevalier de Pauge, cet autre André, loué pour
ses Rcflexlons sur la Délation et sur le Comité des Recherches.
On y devine, à quelques mots jetés çà et là, combien Fon-
(I) ^llln^■^o du 13 février nat>.
232 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
tanes jugeait le moment peu favorable aux vers; et il n'était
pas homme à s'armer de l'ïambe. Des ébauches de tragédies
qu'il conçut alors, Thrasybule, Thamar, Mazaniel, n'eurent pas
de suite et n'aboutirent qu'à quelques scènes. Il quitta Paris
peu après, et, retiré à Lyon, il adressait de là cette gracieuse
et un peu jeune Épître à Boisjolin (t). Un grand calme, un
ourire d'imagination y règne. 11 a retrouvé les champs; il a
repris l'étude, et le voilà qui ressonge à la belle gloire. Dans
les conseils qu'il donne, lui-même il se peint, et, à cette
lenteur de poésie qu'il exprime si merveilleusement, on
reconnaît son propre talent d'abeille :
Comme on voit, quand l'hiver a chassé les frimas
Revoler sur les fleurs l'abeille ranimée,
Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée.
Ainsi revoie aux champs, Muse, flile du Ciel!
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ;
Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
A la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire;
Pour toi, saisis l'instant : marque d'un œil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les plus doux;
Reposant jusqu'au soir sur la tige choisie,
Exprime avec leuleur une douce ambroisie.
Épure-la sans cesse, et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.
i
Je suis porté à placer alors la première inspiration de la
Grèce sauvée; je conjecture que VAnacharsis de l'abbé Barthé-
lémy, dont l'impression sur lui fut si vive, et qu'il célébra
dans une épître, lui en donna idée par contre-coup. Son
poëme de lu Grèce saurée,en efl'et, eût été pour la couleur le
contemporain du Voyage d'Anacharsis, comme sa Chartreuse
(1) M. de Boisjolin, traducteur de ht Forêt de Windsor dans sa
jeunesse, et rédacteur du Mcicutc avant 89, longtemps sous-ptéfet à
Louviers, mais (|ui n'a pas cessé d'aimer les lettres. Il est proche pa-
rent de nos poctes Deschamps du Cénacle, l'aimable Emile et le grave
Anlony. (1838.)
M. DE FONTANES.
23^
et son Jour des Morts étaient bien des élégies contemporaines
des Étiiilcs delà Nature. Arrivé à trente-cinq ans, et songeant
à se recueillir eafîn dans une œuvre, Fontanes se disait sans
doute un peu pour lui-même ce qu'il écrivait à l'abbé Bar-
thélémy :
Tandis que le troupeau des écrivains vulpaires
Se ('.ilij,'ue à chercher des succès éphémères,
Et, dans sa folle ambilion.
Prêle une oreille avide à tous les vents contraires
De l'incon.-tante opinion,
Le grand homme, puisant aux sources étrangères,
Trente ans médite en paix ses travaux solitaires;
Au pied du monument qu'il fut lent à linir
Il se repose enûn, sans voir ses adversaires,
Et l'œil ûxé sur l'avenir.
Mais, au moment oii il reportait son regard vers l'idéal
avenir, les orages s'amoncelaient et ne laissaient plus d'ho-
rizon. Fontanes se maria à Lyon en 92. Cette union, dans
laquelle il devait constamment trouver tant de vertu, de
dévouement et de mérite, fut presque aussitôt entourée des
plus affreuses images. Le siège de Lyon commença. Madame
de Fontanes accoucha de son premier enfant dans une grange,
au moment oii elle fuyait les horreurs de l'incendie. Les
bombes des assiégeants tombaient souvent près du berceau,
que le père dut plus d'une fois changer de place. Il revint à
Paris en novembre P3, pour y vivre oublié, lorsque les dépu-
tés de Lyon, de Commune- Affranchie, chargés de dénoncer à
la Convention de Robespierre les horreurs de Collot-d'Her-
bois et de Fouché, qui avaient fait regretter Couthon, lui
vinrent demander d'écrire leur discours. Il écrivit dans la
matinée du 20 décembre; le brave Changeux lelut le jour
même à la barre, d'une voix sonore (I).
(1) Un premier incident â^étiqneite signala leur présence au sein
de la Convention : dans le Moniieiu- du 2 nivôse, an 11, qui rend
234 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
L'effet sur la Convention fut grand. On a comparé cet
énergique langage à celui du paysan du Danube en plein
Sénat romain. L'art pourtant qui se dérobait y était d'autant
moins étranger. Fontanes avait adroitement emprunté et pro-
digué les formes sacramentelles du jour : « Une grande Com-
« mune a mérité l'indignation nationale : mais qu'avec l'aveu
« de ses égarements vous parvienne aussi l'expression de ses
« douleurs et de son repentir! Ce repentir est vrai, profond,
« unanime; il a devancé le moment de la chute des traîtres
« qui nous ont égarés. » Mais toute cette phraséologie obli-
gée de peuple magnanime et de traîtres n'était qu'une pré-
caution oratoire pour amener la Convention à entendre face
à face ceci :
« Les premiers députés (après le siège de Lyon) avaient pris
« un arrêté., à la fois juste, ferme et humain : ils avaient
« ordonné que les chefs conspirateurs perdissent seuls la
« tête, et qu'à cet effeton instituât deux Commissions qui, en
« observantles formes, sauraient distinguer le conspirateur
« du malheureux qu'avaient entraîné l'aveuglement, l'igno-
« rance et surtout la pauvreté. Quatre cents têtes sont tom-
« bées dans l'espace d'un mois, en exécution des jugements
« de ces deux Commissions. De nouveaux juges ont paru et
« se sont plaints que le sang ne coulât point avec assez d'a-
« bondance et de promptitude. En conséquence, ils ont créé
« une Commission révolutionnaire, composée de sept mem-
« bres, chargée de se transporter dans les prisons et déjuger,
« en un moment, le grand nombre de détenus qui les rem-
« plissent. A peine le jugement est-il prononcé, que ceux
« qu'il condamne sont exposés en masse au feu du canon
compte de la séance du 30 frimaire, on lit que les pétitionnaires se
présentèrent à l.i barre Ip chapeau sur la tête. Coutiion s'en formalisa
et, interrompant ('lian^eux, demanda que tout p(^litionnaire fût tenu
d'ôter son chapeau en paraissant devant les représentants du peuple.
Robespierre prit la parole, et, tout en approuvant Coulhon, excusa
bénignemenl l'intention des pétitionnaires. Ceux-ci donc ôlèrent leur
chapeau, et Changeux commença.
M. DE FONTANES. 235
K chargé à mitraille. Ils tombent les uns sur les autres frappés
« par la foudre, et, souvent mutilés, ont le malheur de ne
« perdre, à la première décharge, que la moitié de leur vie.
(( Les victimes qui respirent encore, après avoir subi ce sup-
« plice, sont achevées à coups de sabres et de mousquets. La
(c pitié même d'un sexe faible et sensible a semblé un crime;
« deux femmes ont été traînées au carcan pour avoir imploré
(( la grâce de leurs pères, de leurs maris et de leurs enfants.
« On a défendu la commisération et les larmes. La nature est
« forcée de contraindre ses plus justes et ses plus généreux
« mouvements, sous peine de mort. La douleur n'exagère
« point ici l'excès de ses maux; ils sont attestés par les pro-
« clamations de ceux qui nous frappent. Quatre mille têtes
« sont encore vouées au même supplice; elles doivent être
« abattues avant la fin de frimaire. Des suppliants ne de-
« viendront point accusateurs: leur désespoir est au comble,
«c mais le respect en retient les éclats ; ils n'apportent dans ce
« sanctuaire que des gémissements et non des murmures. »
Les murmures, les frémissements éclatèrent; ce furent un
moment ceux de la pitié. Il est vrai qu'ils durèrent peu. En
vain Camille Desmoulins hasarda dans son Vieux Corclelier
quelques maximes tardives d'humanité. Collot-d'Herbois
accourut de Lyon et se justifia. On mit en arrestation les en-
voyés lyonnais; on se demandait qui les avait inspirés, qui
avait pu faire à la Convention, par leur bouche, cette étrange
et pathétique surprise. Garât eut le bon goût de deviner et
la légèreté de nommer Fontanes (1).
Celui-ci ne fut pas arrêté, ou du moins il ne le fut que
durant trois fois vingt-quatre heures, et par mégarde, comme
s'étant trouvé dans la voiture de M. de Langeac, son ami, à
(l) 11 le nomma au sein du Comité de sûreté générale. — On peut
voir au tome XXX de V Histoire parlementaire de lu Bévoliition fran-
çaise pages 381, 382, 392 etsulvantes, les diHails des deux séances
de la Conveniion, 20 et 21 décembre, et la discussion du nhififre
vrai des mitraillés.
236 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
qui on en voulait. Il put obtenir d'être relâché avant qu'on
insistât sur son nom. Il quitta Paris et passa le reste de la
Terreur caché à Sevra ii, près de Livry, chez madame Dufre-
noy, et aussi aux Andelys, qu'il revit alors, comme nous
l'attestent les vers touchants, et un peu faibles, de son Vieux
Château.
Dans ce petit poëme et dans quelques autres pièces qui le
suivent en date, comme les Pyrénées, le style de M. de Fon-
tanes, il faut le dire, se détend sensiblement, nese tient plus
à cette ferme hauteur qu'avait marquée VEssui sur VAsùv-
nomie. La facilité fâcheuse du xviii« siècle l'emporte. Chaque
manière (même la bonne, la meilleure, si l'on veut) est voi-
sine d'un défaut. Quand les poètes de l'époque classique n'y
prennent pas garde, ils deviennent aisément prosaïques et
languissants, comme les autres de l'école contraire tendent
très-vite, s'ils ne se soignent, au boursouflé, au bigarré, ou
à l'obscur. VArtipoétique de Boileau, bien autrement poétique
par l'exécution que par les préceptes; les préceptes et la pra-
tique courante de Voltaire, à force de soumettre la poésie à
la même raison que la prose et au pur bon sens, allaient à
remplacer l'inspiration et l'expression poétique par ce qui
n'en doit être que la garantie et la limite. On s'est jeté au-
jourd'hui dans un excès tout contraire, et Yimagc WquHq àé
du style poétique, comme c'était la raison précédemment.
Mais ni la raison, à proprement parler, ni l'image, en ceci,
ne doivent régir. L'expression en poésie doit être incessam-
ment produite par l'idée actuelle, soumise à l'harmonie de
l'ensemble, par le sentiment ému, s'animant, au besoin, de
l'image, du son, du mouvement, s'aidant de l'abstrait même,
de tout ce qui lui va, se créant, en un mot, à tout instant sa
forme propre et vive, ce qui ne fait pas la pure raison. Mais,
cela dit, et même dans ce poëme du Vieux Chàt''au, où le
style de Fonfanes est si peu ce que le slyle poétique devrait
être toujours, une création continue; même là, de douces
notes se font entendre; ces négligences, ces répétitions d'aî/w^.
M, DE FONTANES. 237
d'amour, d'amant, qui revienneut tant de fois à la dernière
page, ont leur grâce touchante: le secret de l'âme se trahit
mieux ences temps de langueur du talent. Or, ce qu'on suit
dans celte série, aujourd'hui complète, des poésies de Fon-
tanes, soit durant les Terreurs de 93 et de 97, soit plus tard
aux années de sa pompe et de ses grandeurs, c'est le courant
d'une âme d'honnête homme, d'une âme affectueuse et excel-
lente, qui se conserve jusqu'au bout et ne tarit pas; les poé-
sies qu'on publie, même les moins vives, en sont la biographie
la plus intime, trop longtemps dérobée. Elles me semblent
une source couverte, discrète, familière, trop rare seulement,
qui bruissait à peine sous le marbre des degrés impériaux,
qui cherchait par amour les gazons cachés, et qui, depuis la
Forêt de Ndrarre iusqu'k l'ode sur la statue de Henri IV, dans
tout son cours voilé ou apparent, ne cessa d'être t'idèle à
certains échos chéris.
On a donc publié de lui le Vieux Château, le poëme des
Pyrénées, en vue de sa biographie d'âme, sinon de leur mérite
même, et quoique ce soit un peu comme si l'on publiait pour
a première fois le Voyageur de Goldsmith après que Byrou
est venu.
La Teneur passée, Fontanes put reparaître, et son nom le
désigna a issilôt à d'honorables choix dans l'œuvre de recon-
struction sociale qui s'essayait. 11 se trouva compris sur la
liste de l'Institut national dès la première formaiion (1), et
fut nommé, comme professeur de belles-lettres, à l'École cen-
trale des Quatre-Nations. Dans deux discours de lui, pro-
noncés en séance publique au nom des autres professeurs, on
trouve déjà l'exemple de cette manière qui lui est propre,
comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le cou-
vert solennel. Dans la séance d'installation, parlant des légis-
(1) H le diil surtout à la proposition et à l'instance généreuse de
Marie-Josipli ( hénier, qui, dans un camp politique opjiosi^, sul tou-
jours élre juste pour un écrivain qui honorait la même école litté-
raire.
iJ38 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
laieurs de raotiquilé cl de l'importance qu'ils allachaient à
l'éducation, il s'exprimait ainsi: « Les Icgiâlatours anciens
regardaient cet art comme le premier de tous, et comme le
seul eu quelque sorte. Ils ont fait des systriues de mœurs
plus que des systèmes de lois. Quand ils avaient créé des habi-
t jdes et des sen iments dans l'esprit et dans l'âme de leurs
concitoyens, ils croyaient leur lâche presque achevée. Ils
confiaient la garde de leur ouvrage au pouvoir de l'imagina-
tion plutôt qu'à celui du raisonnement, aux inspirations du
cœur humain plutôt qu'aux ordres des lois, et l'admiration
Jes siècles a consacré le nom de ces grands hommes. Ils
avaient tant de respect pour la toute-puissance des habitudes,
qu'ils ménagèrent même d'anciens préjugés peu compatibles
en apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grèce et
Rome, en passant de l'empiredes rois sous celui des archontes
ou des consuls, ne virent changer ni leur culte, ni le fond de
leurs usages et de leurs mœurs. Les premiers chefs de ces
républiques se persuadèrent, sans doute, qu'un mépris trop
évident de l'autorité des siècles et des traditions affaiblirait la
morale en avilisant la vieillesse aux yeux de l'enfance; ils
craignirent de porter trop d'atteinte à la majesté des temps
et à l'intérêt des souvenirs.
« La marche de l'esprit moderue a été plus hardie. Les
lumières de la philosophie ont donné plus de confiance aux
fondateurs de notre république. Tout l'ut abattu; tout doit
être reconstruit (1). »
Dans un autre discours de rentrée, il maintenait, contrai-
rement au préjugé régnant, la prééminence du siècle de
Louis XI V, cl des grands siècles du goût eu général, non-seu-
lement à titre de yoù/, mais aussi à titre de philosophie:
« Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs
qu'on appelle du second âge, inférieurs pour l'art de la cora-I
position, les convenances, l'harmonie etles grâces, ont aussi
(I) Une grande partie de ce paragraplie a été replacée, depuis,
dans VLlorjc de U'tnliiiujton.
M. DIL FONTANES. 239
bien moins de substance et de vigueur, de vraie philosophie
et d'originalité, que Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live.
La France oiïre les mêmes résultats. A l'exception de trois
ou quatre grands modernes qui appartiennent encore à
demi au siècle dernier, vous verrez que Racine, Corneille,
La Fontaine, Boileau, Molière, Pascal, Fénelon, La Bruyère
et Bossuet, ont répandu plus d'idées justes et véritablement
profondes que ces écrivains à qui on a donné l'orgueilleuse
dénomination de penseurs, comme si on n'avait pas su pen-
ser avant eux avec moins de faste et de recherche. »
La théorie littéraire de Fontanes est là ; son originalité,
comme critique, consiste, sur cette fin du xvm^ siècle, à dé-
clarer fausse l'opinion accréditée, « si agréable, disait-il, aux
sophistes et aux rhéteurs, par laquelle on voudrait se per-
suader que les siècles du goût n'ont pas été ceux delà philo-
sophie et de la raison. » C'était proclamer, au nom des Écoles
centrales, précisément le contraire de ce que Garât venait de
prêcher aux Écoles normales. Il devançait dans sa chaire et
préparait honorablement la critique littéraire renouvelée, que
le Génie du Christianisme dey ail bientôt illustrer et propager
avec gloire. Ainsi, en parlant un jour des mœurs héroïques
de l'Odyssée, il les comparait aux mœurs des patriarches, et
rapprochait Éliézer et Rebecca de Nausicaa. Vite ou le dénonça
là-dessus dans un journal comme contre-révolutionnaire, et
on l'y accusa de recevoir des rois de grosses sommes pour
professer de telles doctrines.
Fontanes ne se renfermait pas, à cette époque, dans son
enseignement; il prenait par sa plume une part plus active et
plus hasardeuse au mouvement réactionnaire et, selon lui,;
réparateur, dont M. Fiévée, l'un des acteurs lui-même, nous \
a tracé récemment le meilleur tableau il). Nous le trouvons,
avec La Harpe et l'abbé de Vauxcelles, l'un des trois priûci-
paux rédacteurs du journal le Mémorial;et, dans sa mesure
(1) Dans VlntToduciion qui précède ga Correspondance avec Bona-
parle.
:240 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
toujours polie , il poussait comme eux au ralliement et au
triomplie des principes et des sentiments que le 13 vendé-
miaire n'a\aii pasintimidés,et qu'allait frapper tout à l'heure
le 18 fructidor.
Celait, duiaut les mois qui précédèrent celte journée, une
grande polémique universelle, daas laquelle se signalaient,
parmi les moïKwchiens, La Harpe, Fontanes, Fiévée, Lacre-
lelle, Michaud, écrivant soit dans le Mémorial, soit dans la
Quoti' Henné, dans la Gazette française; et, parmi les républi-
cains. Garai, Cliénier, Daunou, dans les journaux intitulés
la Clt'fila Cnbinet, le Conservateur ; Rœderer dans le Journal de
Paris; lîenjamiii Constant déjà dans des brochures. Le rôle de
Fontanes, au milieu de cette presse animée, devient fort re-
marquable: la modération ne cesse pas d'être son caractère
et fait contraste plus d'une fois avec les virulences et les gros
mots de ses collaborateurs. 11 est pour l'accord des lois et des
mœurs, des principes religieux et de la politique, pour le
retour des traditions conservatrices, et (ce qui était rare, ce
qui l'est encore; il n'en violait pas l'esprit en les prêchant. A
part les jacobins, il ne hait ni n'exclut personne: « Des gens
« qui ne se sont jamais vus, dit-il (28 août 1797), se battent
« pour (h s opinions et croient se détester; ils seraient bien
« étonnés quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune
« raison de se ha'ir. Tel adversaire conviendrait mieux au
« fond que tel allié. » En fait de croyances religieuses, il
exprime partout l'idée qu'elles sont nécessaires aux sociétés
humaines comme aux individus, qu'elles seules remplissent
une place qu'à leur défaut envahissent mille tyrans ou mille
fantômes; et, à propos des superstitions des incrédules, il
l'appelle de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa
maison de Genthod, lorsqu'il l'y visitait en 17S7: wll faut
laisser des aliments sains à l'imagination humaine, si on ne
veut pas qu'elle se nourrisse de poisons (i). » Je trouve, dans
(1) Mémorial du l*' juilltil 1797, article sur les francs-mayona et
M. DE FONTANES. 241
ce même Mémorial, un parfait et incontestable jugement de
• Fontanes sur Mirabeau (i), et un autre, bien impartial, sur
La Fayette, qu'on croyait encore prisonnier à Olmiitz (2):
s'il exprime simplement une honorable compassion pour le
général, il n'a quedesparolesd'admiration pour son héroïque
épouse; de même qu'en un autre endroit il sait allier à une
expression peu flattée sur l'ancien ministre Roland un hom-
mage rendu à l'esprit supérieur et aux grâces naturelles de
madame Koland, avec laquelle il avait eu occasion de passer
quelques jours près de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons
Fontanes sa ligne de parti étant donnée) aussi sage, aussi
juste, aussi parfait de goût qu'on peut le souhaiter envers les
personnes, envers toutes... excepté une seule: je veux |)ar]er
de matlatue de Staël. Car il la toucha malicieusetneiit, bien
avant les fameux articles du Mercure en 18U0. A plusieurs
reprises, dans le Mémorial, elle revient sous sa pliune: en
s'attaqua nt à une brochure de Benjamin Constant (3), il
n'hésite pas à la reconnaître aux endroits les plus vils, les
plus heureux, et c'est pour l'en louer avec une ironie cava-
lière que dorénavant, à son égard, il ne désarmera plus. Le
piquant des premières escarmouches fut tel, dès ce temps du
Mémorinlii), que plusieurs lettres de réclani.i lions anonymes
lui arrivèrent. En déclarant le tort de M. de Fonlaiies, on
sent le besoin de se l'expliquer.
Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d'écrivains
d'un talent doux, atfectueux, tendre, avait tout à côté l'épi-
gramme facile, acérée. Chez lui la goutte de tuid lent et pur
était gardée d'un aiguillon très-vigilant. S'il ne montrait
les iliumini^s. — Fontanes, dans son voyage à Genève, avait été in-
troduit naturellement près de Bonnet par M. de Fontanes pasteur et
professeur, qui était d'une brandie de sa famille restée calviniste et
réfugiée.
(1) Il el 12 août.
. (2) 13 juillet.
m (3) 20 juin.
M (4) Article du 22 juillet et numéro du l""^ septembre.
^42 PORTRAITS LITTiîRAlRliS.
d'ordinaire que de la sensibilité dans le talent, il portait de
la passion dans le goût. Il était, ai-je dit, de l'école française
en tout point: et en effet, tout ce qui, à quelque degré, tenait
au germanisme, à l'anglomanie, à l'idéologie, à Técono-
raisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l'outré, l'obscur,
l'emphatique, se liait dans son esprit par une association
rapide et invincible; il voyait de très-loin et très-vite : son
imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies
qu'on se figure que Voltaire aurait eues si vives durant la
Révolution et de nos jours, Fontanes les a eues et nous les
représente, et non uat routine ni par tradition, mais bien
vives, bien sentj.-,;.:, bien originales aussi; il était né tel. De
la famille de Racine par le cœur et par les vers, il touchait
à Voltaire par l'esprit et par le ton courant. Très-aisément
son tact fin tressaillait offensé, irrité: son accent se faisait
moqueur; et, en même temps, sa veine de poète sensible, et
son imagination plutôt riante, n'en souffraient pas. Qu'on
approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en
M. de Fontanes un ensemble bien varié et qui se tient, une
nature, un homme enfin.
Or, il n'aimait pas les femmes savantes, les femmes poli-
tiques, les femmes philosophes. S'il ne faisait dès lors que
prévoir et redouter ce qui s'est émancipé depuis, il doit sem-
bler, comme au reste, en un bon nombre de ses Jugements,
beaucoup moins étroit que prompt. En admirateur du
xvii« siècle, il permettait sans doute à madame de Sévigné
ses lettres, à madame de La Fayette ses tendres romans ; il
aurait passé à madame de Staël ses Lettres sm- Jean- Jacques,
comme probablement il tolérait ses vers d'élégie chez madame
Dufrcnoy; mais c'était là l'exception etl'extrème limite. Une
célébrité plus active, l'influence politique surtout, et l'ex-
pression métaphysique, le révoltaient chez une femme, et lui
paraissaient tellement sortir du sexe, qu'à lui-même il lui
arriva, cette fois, de l'oublier. Madame de Staël ne se vengea
quen retrouvant à l'instant son rôle de femme, qu'on l'ac-
M. DE FONTANES. 243
cusait d'abandonner, en le marquant par la bonne grâce
supérieure et inaltérable de ses réponses (i).
Pour revenir au Mémorial, l'ensemble de la rédaction de
Fontanes dans cette feuille nous montre un esprit dès lors
aussi mûr en tout que distingué, qui ne reviendra plus sur
ses impressions, et qui, dans la science de la vie, est maître
de ses résultats. La connaissance de cette rédaction est pré-
cieuse en ce qu'elle nous le révèle, à cette époque d'entière
indépendance, essentiellement tel, au fond, qu'il se dévelop-
pera plus tard dans ses rôles publics et officiels; avec tous ses
principes, ses sentiments, ses aversions même ; journaliste
louant déjà Washington (2) dans le sens oiî, orateur, il le cé-
lébrera devant le premier Consul ; attaquant déjà madame de
Staël, avant qu'on le puisse soupçonner parla de vouloir com-
plaire à quelqu'un.
Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, à cette
date, est son goût déclaré pour le général Bonaparte, alors
conquérant de l'Italie. Le 15 août 1797, il lui adresse, dans
le Mémorial, une lettre trop piquante de verve et trop per-
çante de pronostic, pour qu'on ne la reproduise pas. C'est
un de ces petits chefs-d'œuvre de la presse politique, comme
il s'en est tant dépensé et perdu en France depuis la Satire
JJfénîppée jusqu'à Carrel: sauvons du moins cette page-là.
Le bruit venait de se répandre dans Paris qu'une révolution
républicaine avait éclaté à Rome et y avait changé la forme
du gouvernement.
« A BONAPARTE.
« Brave général,
« Tovt a changé et tout doit changer encore, a dit un écri-
vain politique de ce siècle, à la tête d'un ouvrage fameux.
(l)ElIe prit 8oin, par exemple, de citer un vers du Jour desMorts^
«o liv. IV, chap. m, de Corinne.
(2) Mémorial^ 21 août 17 97.
2AA PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Vous hâtez de plus en plus l'accomplissement de cette pro-
phétie de Raynal. J'ai déjà annoncé que je m vous craignais
pas, quoique vous commandiez quatre-vingt millf hommes ef
qu'on veuille nous faire i^eur en votre nom. Vous aimez la
gloire, et cette passion ne s'accommode pas de petites intri-
gues, et du rôle d'un conspirateur subalterne auquel ce
voudrait vous réduire. Il me paraît que vous aimez mieux
monter au Capitole, et cette place est plus digne de vous. Je
crois bien que votre conduite n'est pas conforme aux règles
d'une morale très-sévère; mais l'héroïsme a ses licences: et
Voltaire ne manquerait pas de vous dire que vous faites
votre métier d'illustre brigand comme Alexandre et comme
Charlemagne. Cela peut suffire à un guerrier de vingt-
neuf ans.
« Je me promènerais, je le répète, avec la plus grande
sécurité, dans votre camp peuplé de braves comme vous, et
je conviens qu'il serait fort agréable de vous voir de près,
de suivre votre politique, et même de la deviner quand vous
garderiez le silence.
« Savez-vous que, dans mon coin, je m'avise de vous prê-
ter de grands desseins? Ils doivent, si je ne me trompe,
changer les destinées de l'Europe et de l'Asie.
« Toute mon imagination fermente depuis qu'on man-
nonce que Rome a changé son gouvernement. Cette nou-
velle est prématurée sans doute; mais elle pourra bien se
réaliser tôt ou tard.
« Vous avez montré pour la vieillesse et le caractère du
chef de l'Église des égards qui vous avaient honoré. Mais
peut-être espériez-vous alors que la fin de sa carrière amè-
nerait plus vile le dénoûment préparé par vos exploits et
votre politique. Les Transtévérins se sont chargés de servir
votre impatience, et le Pape, dit-on, vient de perdre toute sa
puissance temporelle; je m'imagine que vous transporterez
Je siège de la nouvelle république lombarde au milieu de
celte Rome pleine d'antiques souvenirs, et qui pourra s'in-
U. U?. FONTANT.S. ^\">
slrii ire cncofosoii.s VOUS à l'art de connnérirle reste de l'Italie.
« On prétend qu'à ce propos le ministre Acton disait na-
guère au ' oi de Naples : « Sire, les Français ont déjà la-
moitic du pied dans la botte. Encore un coiip, et ils l'y feront
entrer tuut entier. » Acion pourrait bien avoir raison : qu'en
dites-vous?
« iMais Je soupçonne encore de plas vastes combinaisons.
Le tliéàtre de l'Italie est déjà li'op étroit pour la grandeur
de vos vues. Je rêve souvent à vos correspondances avec les
anciens peuples de la Grèce, et même avec leurs prêtres,
avec leurs 25»p"s ; car, en babile homme, vous avez soin de
ne pas vous brouiller avec les opinions religieuses.
« Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les op-
priment est un événement très-probable, si on vous laisse
faire, et si Aubert-Dubayet (\) vous seconde. L'insurrection
peut se communiquer facilemeni aux janissaires, et l'histoire
ottomane est déjà pleine des révolutions tragiques dont ils
furent les instruments.
« Ainsi, je ne serais point étonné que vous eussiez conçu
le projet hardi déplantera la fois l'étendard français sur les
murs du Vatican et sur les tours du Sérail, dans la capitale
des États chrétiens et dans celle de Mahomet. Ce serait, il
faut en convenir, une étrange manière de renouveler l'em-
pire d'Orient et celui d'Occident. Mais vous m'avez accou-
tumé aux prodiges, et ce qu'il y a de plus invraisemblable
est toujours ce qui s'exécute le plus facilement depuis l'o-
rigine de la Révolution française.
« Que dire alors du ministre ottoman et de celui de Sa
Sainteté, qui sont reçus le même jour au Directoire, qui se
visitent fraternellement, et qui s'amusent à l'Opéra français,
à nos jardins de Bagatelle et de Tivoli, tandis qu'on s'occupe
en secret du sort de Rome et de Constantinople?
« En vérité, brave général, vous devez bien rire quelque-
(1) Ambassadeur à Constantinople.
14.
246 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
fois, du haut de votre gloire, des cabinets de l'Europe et des
dupes que vous faites.
« Vous préparez de mémorables événements à l'histoire. Il
faut l'avouer, si les rentes étaient payées, et si on avait de
l'argent, rien ne serait plus intéressant au fond que d'assis-
ter aux grands spectacles que vous allez donner au monde.
L'imagination s'en accommode fort, si l'équité en murmure
un peu.
« Une seule chose m'embarrasse dans votre politique. Vous
créez partout des constitutions républicaines. Il me semble
que Rome, dont vous prétendez ressusciter le génie, avait
des maximes toutes contraires. Elle se gardait d'élever au-
tour d'elle des républiques rivales de la sienne. Elle aimait
mieux s'entourer de gouvernements dont l'action fût moins
énergique, et fléchît plus aisément sous sa volonté. Souve-
nons-nous de ces vers d'une belle tragédie:
Ces lions, que leur maîlre avait rendus plus doux,
Vont reprendre leur rage et s'élancer sur nous ;
Si Rome est libre enfin, c'est fait de l'Italie, etc.
« Mais peut-être avez-vous là-dessus, comme sur tout le
reste, votre arrière-pensée, et vous ne me la direz pas.
« J'ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous
est adressée: vous aimez les lettres et les arts. C'est un nou-
veau compliment à vous faire. Les guerriers instruits sont
humains; je souhaite que le même goût se communique à]
tous vos lieutenants qui savent se battre aussi bien que vous.]
On dit que vous avez toujours Ossian dans votre poche,
même au milieu des batailles: c'est, en effet, le chantre de
la valeur. Vous avez, de plus, consacré un monument à Vir^j
gile dans Mantoue, sa patrie. Je vous adresserai donc ui
vers de Voltaire, en le changeant un peu :
J'aime fort les héros, s'ils aiment les poètes.
« Je suis un peu poëtc; vous êtes un grand capitaine.
M. DE FONTANES. "247
Quand vous serez maître de Coostantinople et du Sérail, je
vous promets de mauvais vers que vous ne lirez pas, et les
éloges de toutes les femmes, qui vaudront mieux que les
vers pour un héros de votre âge. Suivez vos grands projets,
et ne revenez surtout à Paris que pour y recevoir des fêtes
et des applaudissements. F. »
Si Bonaparte lut la lettre (comme c'est très-possible), son
goût pour.Fontanes doit remonter jusque-là (1).
Le 18 fructidor, en frappantle journaliste, eut pour effet,
par contre-coup, de réveiller en Fontanes le poëte, qui se
dissipait trop dans cette vie de polémique et de parti. Lais-
sant madame de Fontanes à Paris, il se déroba à la déporta-
tion par la fuite, quitta la France, passa par l'Allemagne en
Angleterre, et y retrouva M. de Chateaubriand, qu'il avait
déjà connu en 89. C'est à l'illustre ami de nous dire en ses
Mémoires (et il l'a fait) cette liaison étroitement nouée dans
l'exil, ces entretiens à voix basse au pied de l'abbaye de
Westminster, ces doubles confidences du cœur et de la muse;
et puis les longs regards ensemble \ers cette Ai-gos dont on se
7'essouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une
(1) Les Mémoires du savant botaniste de CandoUe, récemment pu-
bliés (1862), contiennent une anecdote sinfculière sur Fontanes, la-
quelle se rapporte à cette époque voisine de fructidor. Sortant du
Lycée où il avait entendu une leçon de La Harpe et revenant à pied
avec Fontanes, de Candolle ne put s'empêcher de lui exprimer son
étonnemenl du discours violent de La Harte et de ce qu'il avait l'air
d'y applaudir : « Ne vous y trompez [las, lui auniit dit Fontanes;
notre but n'est pas de rétablir la puissance des prêtres, mais il faut
frapper l'opinion publique de l'ulililé d'une reli^'ion, et ensuite 7wtts
nvotis t'inieuiion de pousser la France au protestantisme. » De Can-
dolle, qui croit avoir eu à se plaindre plus lard de Fontanes grand
maître, triomphe de la contradiction. Mais Fontanes, en 1797, étail
en effet vaguement et politiquement religieux plutôt que catholique,
et, parlant à un protestant, il dit li une de ces choses en l'air qui
traversent l'imagination d'un poêle et dont sans doute il ne se souve-
nait pas le lendemain. Il est possible aussi que de CandoUe, en at
ressouvenant, ait trop précisé le dire de Fontanes.
248 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
grande douceur, devient une grande amertume. Fon fanes n'hé-
sita pas un seul instant à reconnaître l'étoile à ce jeune et
large front. Quand d'autres spirituels émigrés, le chevalier
de Panât et ce monde léger du xyiii^ siècle, paraissaient dou-
ter un peu de l'astre prochain du jeune officier breton, tout
rêveur et sauvage, Fontanesleur disait: « Laissez, messieurs,
« patience ! il nous passera tous. » Et à son jeune ami il ré-
pétait: « Faites-vous illustre. » M. de Chateaubriand, à son
tour, lui rendait en conseils et en encouragements ce qu'il en
recevait; et quand Fontanes, après avoir repris vivement à
la Grèce sauv e, semblait en d'autres moments s'en distraire,
son ami l'y ramenait sans cesse: « Vous possédez le plus
« beau talent poétique de la France, et il est bien malheu-
(c reux que votre paresse soit un obstacle qui retarde la
« gloire. Songez, mon ami, que les années peuvent vous sur-
it prendre, et qu'au lieu des tableaux immortels que la posté-
<' rite est en droit d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-
« être que quelques^ cartons. C'est une vérité indubitable
« qu'il n'y a qu'un sîul talent dans le monde: vous le possé-
« dez cet art qui s'assied sur les ruines des empires, et qui
« seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peu-
« pies et les temps. Est-il possible que vous ne soyez pas tou-
i< ché de tout ce que le Ciel a fait pour vous, et que vous
t( songiez à autre chose qu'àZa Grèce sauvée? «Ainsi au poète
mélancolique, délicat, pur, élevé, noble, mais un peu désa-
busé, parlait l'ardent poète avec grandeur.
Ces paroles, tombant dans les heures fécondes du malheur,
faisaient une vive et salutaire impression sur Fonlanes, et,
durant le reste de sa proscription, on le voit tout occupé de
son monument. Son imagination se passionnait eu ces mo-
ments extrêmes; il ressaisissait en idée la gloire. 11 quitta
l'Angleterre pour Amsterdam, revint à Hambourg, séjourna
à Francfort-sur-le-Mcin; ses lettres d'alors peignent plus vi-
vement son âme à nu et ses goûts, du fond de la détresse.
Il manquait des livres nécessaires, n'avait pour compagnon
M. DE FONTANES. 249
qu'un petit Virgile qu'il avait acheté près de la Bourse, à
Amsterdam; il lui arrivait de rencontrer chez d'honnêtes
fermiers du Holstein les Coiites mor<mx de Marmontel, mais il
n'avait | u trouver un Pliitarque dans toute la ville de Ham-
bourg (qui. n'allaif-il tout droit à KIopstock?) ; et dans ces
paysoùson geuredéludcsétaitpengoûté, ils'estimailcomme
Ovide au milieu d'nne terre barbare. Tant de souiïrance était
peu propre h le réccncilier avec l'Allemagne. A travers les
mille angoisses, il travaillait à sa Grèce sauvée, et, comme i'j
l'écrit, s'y jetait à corps perdu. Enviant le sort de Lacrelelle
et de La Har[)e. qui du moins vivaient cachés en France (et
La Harpe l'avait été quelque temps chez madame de Fon-
tanes même), il songeait impatiemment à rentrer: «Je viens
« de lire une partie du décret; quelque sévère qu'il soit, je
« persiste dans mes idées. Je me cacherai, et je travaillerai
« au milieu de mes livres. Je n'ai plus qu'un très-petit nombre
« d'années à employer pour l'imagination, je veux en user
« mieux que des précédentes. Je veux finir mon poëme.
« Peut-être me regrettera-t-on quand je ne serai plus, si je
« laisse quelque monument après moi... «Son cri perpétuel,
en écrivant à madame de Fontanes et à son ami Joubert,
était: « Ne me laissez point en Allemagne, un coin et des
« livres en France!... Je ne veux que terminer dans une
« cave, au milieu des livres nécessaires, mon poëme com-
K mencé. Quand il sera fini, ils me fusilleront, si tel est leur
« bon plaisir.» Un jour, apprenant qu'au nombre des lieux
d'exil pour les déportés, on avait désigné l'île de Corfou, ce
ciel de la Grèce tout d'un coup lui sourit : « J'ai été vivement
« tenté d'écrire à cet effet au Directoire : je ne vois pas qu'il
« ptit refusera un poëte déporté, qui mettrait sous ses yeux
M plusieurs chants (il y avait donc dès lors plusieurs chants)
« d'un poëme sur la Grèce, un exil à Corfou, puisqu'il y veut
«< envoyer d'autres individus frappés par le même décret. Ceci
« vous paraît fou. Mais songez-y bien : qu'est-ce qui n'est
« pas mieux que Hambourg? » Durant toute cette proscrip-
250 PORTRAITS LITTÉRAIHES.
tion, Fontanea, luttant contre le flot, et cherchant à tirer son
épopée du naufrage, me fait l'effet de Camoëns qui soulève
ses Lusîades d'un bras courageux: par malheur, la Grèce
sauvée ne s'en est tirée qu'en lambeaux.
Mais, oserai-je le dire ? ce furent moins ces rudes années
de l'orage qui lui furent contraires, que les longs espaces du
calme retrouvé et des grandeurs.
Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la
Grèce en automne, le long des brouillards de lElbe, ou en
\iver, enfermé dans un poâle, comme dit Descartes, Fontanes
écrivait à son ami de Londres qu'il ne serait heureux que
lorsque, rentré dans sa patrie, il lui aurait préparé une ruche
et des fleurs à côté des siennes; et l'ami poëte lui répondait :
« Si je suis la seconde personne à laquelle vous ayez trouvé
« quelques rapports d'âme avec vous (Vautre personne était
K M. Joubert), vous êtes la première qui ayez rempli toutes les
« conditions que je cherchais dans un homme. Tète, cœur,
« caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise, et je sens
« désormais que je vous suis attaché pour la vie.... Ne trou-
m vez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au cœur
« dans une liaison commencée par deux Français malheureux
« loin de la patrie ? Cela ressemble beaucoup à celle de René
« et d'Outougami: nous avons juré dans un désert et sur des
« tombeaux. » Ainsi se croisaient dans un poétique échange
les souvenirs de l'Atlantique et ceux de l'Hymette, les anti-
ques et les nouvelles images.
Le 18 brumaire trouva Fontanes déjà rentré en France, et
qui s'y tenait d'abord caché. Je conjecture que la Maison rus-
tique, transformation heureuse de l'ancien Verger, est le fruit
aimable de ce premier printemps de la patrie. Il ne tarda
pourtant pas à vouloir éclaircir sa situation, et il adressa
au Consul la lettre suivante, dont la noblesse, la vivacité, et,
pour ainsi dire, l'attitude s'accordent bien avec la lettre de
1797, et qui ouvre dignement les relations directes de Fon-
tanes avec le grand personnage.
U. DE FONTANES. 251
€ A BONAPARTE.
« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice.
La loi du 22 fructidor m'a indirectement compris dans la liste
des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom
n'y a pas été rappelé. Cependant j'ai souffert, comme si j'a-
vais été légalement condamné, trente mois de proscription.
Vous gouvernez, et je ne suis point encore libre. Plusieurs
membres de l'Institut, dontj'étais le confrère avant le 18 fruc-
tidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis, dans mes
opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la
sagesse. J'ai lu, dans les séances publiques de ce même Insti-
tut, des fragments d'un long poëme qui ne peut déplaire aux
héros, puisque j'y célèbre les plus grands exploits de l'anti-
quité. C'est dans cet ouvrage, dont je m'occupe depuis plu-
sieurs années, qu'il faut chercher mes principes, et non dans
les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus
écoutés. Si j'ai gémi quelquefois sur les excès de la Révolu-
tion, ce n'est point parce qu'elle m'a enlevé toute ma fortune
et celle de ma famille (1), mais parce que j'aime passionné-
ment la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté,
grâce à vos exploits militaires. Elle s'accroîtra encore parla
justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La
voix publique m'apprend que vous n'aimez point les éloges.
Les miens a uraieut l'air trop intéressés dans ce moment pour
qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'é-
tais libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal
auquel je fournissais des articles, que j'ai constamment parlé
de vous comme la renommée et vos soldats. Je n'en dirai pas
plus. L'histoire vous a suffisamment appris que les grands
capitaines ont toujours défendu contre l'oppression etl'infor-
(1) La fortune de madame de Fontanes fut perdue dans le siège
et l'incendie de Lyon : une maison qu'elle possédait fut écrasée par
les Lombes; des recouvxements qui lui étaient dus ce vinrent jamais.
I
232 PORTRAITS LITTÈRAIKES,
tune les amis des arts, et surtout les poètes, dont le cœuressi
f ensible et la voix reconnaissante.
• 12 nivôse an viii. •
Ou ne s'étonne plus, quand on connaît cette lettre, qu'uu
mois après le premier Consul ait songé à Fontanes pour le
charger de prunoncer l'éloge funèbre de Washington aux In-
valides (lO pluviôse, 9 février ISOO).
Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la
verve de sa limpide manière. Ce noble discours remplit-il
toutes les intentions du Consul ? A coup sûr, 1 orateur y rem-
plit ses propres intentions les plus chères. Une parole mo-
dérée, pacifique, compatissante, pieuse au sens antique, s'y
faisait entendre devant les guerriers. C'était, dans ce Temple
de Mars, quelque chose de ce bienfaisant esprit de Numa,
dont parle Plularque, qui allait s'insinuant comme un doux
vent à travers l'Italie, et s'ouvrant les cœurs, le lendemain
des jours sauvages de Romulus : « Elles ne sont plus enfin ces
« pompes barbares, aussi contraires à la politique qu'à l'hu-
'< inanité, où l'on prodiguait l'insulte au malheur, le mépris
^< à de grandes ruines et la calomnie à des tombeaux. » Attes-
taut les Ombres du grand Condé, de Turenne et de Câlinât,
présentes sous ce dôme majestueux, l'orateur les réunissait
eu idée à celle du héros libérateur : « Si ces guerriers illus-
« très n'ont pas servi la même cause pendant leur vie, la
« môme renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les
« opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps,
« les opinions, partie faible et changeante de notre nature,
»< disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et
« la vertu restent éternellement. » Il insistait sur Catinat; il
faisait ressortir l'estime plus forte encore que la gloire; la
modération, la simplicité, le désintéressement, toutes les ver-
tus patriarcales, couiounaut et appuyant le triomphe des
armes en Washington. En face de ces hommes prodigieux qui
apparaissent d'intervalle en intervalle avec le caractère de la
M. DE FONTANES. 2o3
grandeur et de la domination, il proclamait, comme non moins
utile au gouvernement des États qu'à la conduite de la vie, le
bon sens trop méprisé, cette qualité que nous présente le hé-
ros américain dans un degré supérieur, et qui donne p/us de
bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent comme à ceux qui
en ressentent les effets: « Il me semble que, des hauteurs de
« ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France::
« Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j'ai
« vaincu pour l'indépendance ; mais le bonheur de ma patrie
« fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d'imiter
<i la première moitié de ma vie : c'est la seconde qui me
« recommande aux éloges de la postérité. » — Une allusion
délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu'à offrir
aux mânes de Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu'il
y associait, un commencement d'expiation.
Si d'ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspi-
ration généreuse et clémente, qui remplit éloqueminent soa
objet, une étude approfondie de Washington, et le détail
creusé de son caractère, on serait moins satisfait; on ne de-
mandait pas cela alors; l'orateur, dans sa justesse qui n'ex-
cède rien, s'est tenu au premier aspect de la physionomie
connue: et puis Washington, dans sa bouche, n'est qu'un beau
prétexte. Si l'on voulait même y chercher aujourd'hui de ces
traits de forme qui devinent et qui gravent le fond, ce génie
d'expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure,
on courrait risque de n'être plus assez juste pour la rapidité,
le goût, la mesure, la netteté, l'élévation sans effort, l'éclat
suffisant, le nombre, tout cet ensemble de qualités appro-
priées, dont la réunion n'appartient qu'aux maîtres.
Cette noble harangue de bienvenue, qui ouvrait, pour
ainsi dire, le siècle sous des auspices, auxquels il allait sitôt
mentir, ouvrait définitivement la seconde moitié de la car-
rière de M. de Fontanes. S'il avait été contrarié sans cesse et
battu par le flot montant de la Révolution, il arriva haut du
premierjour avec le reflux. Nous n'avons plus qu'un moment
254 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pour le trouver encore simple homme de letlres : il est vrai
que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer
sous un nouveau jour. M. de Fontanes, que nous savons
poêle, devient un critique au Mercure.
II
Il l'étai t dcj à par le discours qui précède l'Essa/ .SMC r/7omme ;
mais, ici, il ne se renfermera plus dans un jugement formé
à loisir sur des œuvres passées et déjà classées : c'est à la
critique actuelle, polémique irritable, qu il met la main.
Dans ce rapide détroit de l'entrée du siècle, il se lance avec
décision; d'une part il nie, de lautre il accueille; il va pro-
clamer avec éclat M. de Chateaubriand, il repousse d'abord
madame de Slaël.
Dans le premier numéro du Mercure régénéré parut son
premier extrait contre le livre de la Littérature : on vient de
voir sa disposition de longue date envers l'auli'ur. Jai moi-
même analysé en détail et apprécié, dans un h-avail sur ma-
dame de Staël ,1), cette polémique de Foiilanes. Ne voulant
pas imiter un estimable et du reste excellent biographe, qui,
dans la Vie de iénelon, est pour Fénelon contre liossuet, et
qui, dans la Vie de Bossuet, passe à celui-ci conirc Fénelon,
je n'ai rien à redire ni à modifier. Seuleuienl, lout ce qui
précède explique mieux, de la part de Fonlanes, celle spiri-j
tuelle et éclatante malice de 1 dO ; en étendant le tort sur un
plus grand espace, je l'allège d'autant en ce point-là. Qu'y
faire d ailleurs? On relira toujours, en les blâmant, les deux
articles de Fontanes contre madame de Staël, comme on relit
(l) Voir ie volume de Portraits de Femmes,
M. DE FONTANES. 255
les deux petites lettres de Raciue contre Port-Royal : et Ra-
cine a de plus contre lui ce que M. de Fontanes n'a pas, l'in-
graiilude.
Dès la fin de son premier extrait sur le livre de madame de
I Staël, Foutaufs y opposait et citait quelques fragments du
.Génie du Christiatuame, non encore publiés, et que son ami
jlui avait adressés de Londres. M. de Chateaubriand arrivait
lui-même en France au mois de mai 1^00, et s'apprêta à
publier. Fontanes, dont les conseils retardèrent l'appari lion
de tout l'ouvrage et déterminèrent le courageux auteur aune
entière retouche (1), soutint de son présage heureux l'avant-
courrière Aiabt (2); il appuya surtout, par deux extraits (3),
le Génie du Christianisme qui se lançait enfin : son suffrage
frappait juste [)!utôl que fort, comme il convient à un ami.
La critique, en une main habile et puissante, à ce moment
décisif de la sortie, est comme ce dieu tortunus des anciens,
qui poussait le vaisseau hors du port :
Et pater ipse manu magna Portunus eunteoi
hnpulit....
On a relu depuis longtemps les articles de Fontanes, recueillis
à la suite du Génie du Christianisme : pareils encore à ces
barques de pilote, qui, après avoir guidé le grand vaisseau à
la sortie périlleuse, sont ensuite reprises à son bord et tra-
versent par lui I Océan.
Je trouve quelques renseignements bien précis sur ce
moment littéraire décisif où parut le Génie du Chj'istianisme.
L'attention pubiitjue était grandement éveillée par les frag-
ments donnés au Mercure, puis, en dernier lieu, par Atala
(1) Un jour, dans une des disL>ussions vives qui décidèrent de la
refonte du Génie (ta Clniaiiiiin.svie. Fontanes dit ù Ciiateaubriand une
de ces paroles ipii silllcnt et volent au Lui eoiiime une flôclie : « Voum
pouvez vous iiiitiie ;'i la liMe du siècle qui se lève, et vous vous traî-
neriez à la ipieue du sièi-je qui s'en va! »
(2j Mcrcurv, <;eriiiiiril an IX.
(3) Mercure, genuinal et Iruclidor an \,
h
256 PORTUAITS LITTÉRAiaES.
Le parti philosophique, irrité, se tenait à raffut; le parti
religieux se serrait, s'étendait, s'animait comme à une vic-
toire, M. de Donald venait au corps de bataille, M. de Cha-
teaubriand ue se considérait qu'à l'avant-garde ; La Harpe,
vieilli, était en tète de l'artillerie ; mais on craignait tout bas
que, pour le cas présent, ses lingots, d'un trop gros calibre, ne
portassent pas très-loin. Foutanes servit la pièce en sa place;
le coup porta. Dans une seule journée le libraire Migneret
vendait pour mille écus, et il parlait déjà d'uue seconde édi-
tion ; la première était tirée à quatre mille exemplaires. La
Harpe ne connut d'abord le livre que par le premier extrait
de Fonlanes; il envoyaaussitôt chercher l'auteur par Migne-
ret. Il était hors de lui : « Voilà de la critique, voilà de la lit-
« térature! Ah l messieurs les philosophes, vous avez atTaire
« à forte partie! voici deux hommes : le jeune homme (c'était
:< FontanesJ est mou élève, c'est moi qui l'ai annoncé. » Et il
ajoutait que Fontanes finissait l'antique école, et que Cha-
teaubriand en commençait une nouvelle. Il était même de
l'avis de celui-ci contre Fontanes en faveur du merveilleux
chrétien réprouvé par Boiieau. Il passait, sans marchander,
sur les hardiesses, sur les incorrections premières : « Bahl
a bah ! ces gens-là ne voient pas que cela lient à la nature
;c môme de votre talent. Oh ! laissez-moi faire, je les ferai
t< crier, je serre dur! » La passion enlevait ainsi le vieux cri-
tique au-dessus de ses propres théories; sa personnalité pour-
tant, son moii revenait à travers tout, et perçait dans sa trom-
pette. Il s'échauffa si fort à son monologue, qu'il tomba à 1^
fin en une espèce d'étourdissemeot.
Outre les articles de critique active, Fontanes donna at
Mercure (1) un morceau sur Thomas, dans lequel l'élégance
la plus parfaite exprime les plus incontestables jugements. W
n'y a rien de mieux en celte manière; c'est du La Harpe fini
rt perfectionné, et plus que cela; pour une certaine rapidité
(l) Germînal an X.
M. DE FOIS TA NES. 2.'.7
de goût, c'est du Voltaire. Ainsi, voulant dire de Thomas qu'il
savait rarement saisir dans un sujet les points de vue les plus
simples el les plus féconds, le critique ajoute: « Il pensait en
« détail, si l'on peut parler ainsi, et ne s'élevait point assez
« haut pour trouver cesidées premières qui font penser toutes
« les autres. »
Mais Fontanes n'était déjà plus un homme privé. Quelque
temps employé sous Lucien au ministère de l'intérieur (1),
puis nommé député au Corps législatif, il fut bientôt désigné
par les suffrages de ses collègues au choix du Consul pour la
présidence. Poëte d'avant 89, critique de 1800, il va devenir
orateur impérial. La même distinction le suit partout : son
nom y gagne et s'étend. Toutefois ces palmes entrecroisées
se supplantent un peu et se nuisent. Ce qui augmenta sa
considération de son vivant ne saurait servir également sa
gloire.
J'irais plus haut peut-être au Temple de Ménnoire,
Si dans un genre seul j'avais usé mes jours,
a dit La Fontaine, lequel pourtant n'était ni Recteur ni prési-
dent d'aucun Conseil sous Louis XIV.
Un avantage demeure, et il est grand : le caractère histo-
rique remplace à distance l'intérêt littéraire pâlissant. Il n'est
pas indifférent, devant la postérité, d'avoir figuré au premier
rang dans le cortège impérial et d'y avoir compté par sa
parole. Ces discours, présentés dans de sobres échantillons,
suffisent à marquer l'époque qu'ils ornèrent, et où ils paru-
rent d'accomplis témoignages de contenance toujours digne,,
de flatterie toujours décente, et de réserve parfois hardie,
M. de Fontanes n'avait nullement partagé les idées de la fin
du xviii'' siècle sur la perfectibilité indéfinie de l'iuimanité,
et la Révolution l'avait plus que jamais convaincu de la déca-
(1) Voir sur Fontanes à Morfontaine et au Plessis-Clianiand, dans
la société des frères et des sœurs de Bonaparte, les Souvenirs histori-
ques deM. Meneval, tome I, pages 29, 33.
258 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dence des choses, du moins en France. Il l'a dit dans une
belle ode :
HélasI plus de bonheur eût suivi l'ignorance t
Le monde a payé cher la douteuse espérance
D'un meilleur avenir;
Tel mourut Pélias, étoulîé par tendresse
Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le devait rajeunir.
Après le bain de sang, aprôs les triumvirs et leurs proscrip-
tions, que faire? qu'espérer? Le siècle d'Auguste eût été
l'idéal ; mais, pour la gloire des lettres, ce siècle d'Auguste,
en France, était déjà passé avec celui de Louis XIV, Ainsi
désormais c'était, au mieux, un siècle d'Auguste sa ns la gloire
des lettres, c'était un siècle des Anionins, qui devenait le
meilleur espoir et la plus haute attente de Fontanes. Son
imagination, grandement séduite par le glorieux triompha-
teur, y comptait déjà. L'assassinat du duc d'Enghien lui tua
son Trajan. Il continua pourtant de servir, enchaîné par ses
antécédents, par ses devoirs de famille, par sa modération
même. Il était monarchiste par goût, par principe : « Un pou-
voir unique et permanent convient seul aux grands États, »
disait-il; sa plus grande peur était l'anarchie. Il resta donc
attaché au seul pouvoir qui fût possible alors, s'elTorçant enj
toute occasion, et dans la mesure de ses paroles ou même de
ses actes, de lui insinuer, à ce pouvoir trop ensanglanté!
d'une fois, mais non pas désespéré, la paix, l'adoucissement,!
de l'humaniser par les lettres, de le spiritualiser par linfusionj
des doctrines sociales et religieuses :
Graecia capta ferum victorem cepit. ..
Quand on lit aujourd'hui cette suite de vers où se décharge
et s'exhale son arrière pensée, l'ode sur l Assassinat du Duc
d'ErKjhien, l'ode sur l'Enlèvement du Pape, on est frappé de
tout ce qu'il dut par moments souffrir et contenir, pour que
la surface officielle ne trahit rien au delà de ce qui était per-
M. DE FONTANES. 259
mis. Si l'on ne voyait ses discours publics que de loin, on
n'en découvrirait pas l'accord avec ce fond de pensée, on n'y
sentirait pas les intentions secrètes et, pour ainsi dire, las
nuances d'accent qu'il y glissait, que le maître saisissait tou-
jours, et dont il s'irrita plus d'une lois; on sérail injuste en-
vers Fontanes, comme l'ont été à plaisir plusieurs de ses
contemporains, qui, serviteurs aussi de l'Empire, n'ont ja-
mais su lélre aussi décemment que lui (I).
Pour nous, qui n'avons jamais eu affaire aux rois ni aux
empereurs de ce monde, mais qui avons eu maintes fois à
nous prononcer devant ces autres rois, non moins ombra-
geux, ou ces prétendants de la littérature, nous qui savons
combien souvent, sous notre plume, la louange apparente
n'aété qu'un conseil assaisonné, nous entrerons de près dans
la pensée de M. de Fontanes, et, d'après les renseignements
les plus précis, les plus divers et les mieux comparés, nous
tâcherons de faire ressortir, à travers les vicissitudes, l'es-
prit d'une conduite toujours honorable, de marquer, sous
l'adresse du langage, les intentions d'un cœur toujours gé-
néreux et bon.
M. de Fontanes fut président du Corps législatif depuis le
commencement de 1804 jusqu'au commencement de li^lO;
en tout, six fois porté par ses collègues, six fois nommé par
Napoléon ; mais, comme tel, il cessa de plaire dès 1^08, et
son changement fut décidé. Déjà, tout au début, la mort du
duc d'Enghien avait amené une première et violente crise.
Le 21 mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler,
et, le mettant sur le chapitre du duc d'Enghien, lui apprit
brusquement l'événement de la nuit. Fontanes ne contint
pas son effroi, son indignation. « Il s'agit bien de cela! lui
« dit le Consul : Fourcroy va clore après-demain le Corps
(1) Ils ont été odieux sous le couvert d'autrui, et avec tout le fiel
de la haine, dans l'histoire dite de l'ubbé dr Moiitiinillurd : on ne
crai\it pas d'indiquer de telles injures, que détruit l'excès même du
venin et que leur grossièreté flétrit.
260 POUTK.-MTS LlTTÉRAÏRt;S.
« législatif ; dans son discours il parlera, comme il doit, du
« complot réprimé; il faut, vous, que, dans le sùlre, vous
« lui répondiez; il le faut. « — «Jamais! » s'écria FoiUanes;
et il ajouta que, bien loin de répondre par un mot d'adlié-
sion, il saurait marquer par une nuance expresse, au moins
de silence, son improbation d un tel acte. A cetle menace,
la colère faillitrenverser Bonaparte; ses veines se gonflaient,
il suffoquait : ce sont les termes de Fontaues, racontant le
jour même la scène du matin à M. Mole, delà bienveillance
de qui nous tenons le détail dans toute sa précision (1). En
effet, deux jours après (3 germinal), Foiircroy, orateur du
gouvernement, alla clore la session du Coi-ps législatif, et,
dans un incroyable discours, il parla des membres de cette
ïAMiLLE DiiNATURtE « quî auraient voulu noyer la France
« dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais s'ils
« osaient souiller de leur présence notre sol, s'écriait l'ora-
« teur, la volonté du Peuple français est qu'ils y trouvent la
•< mort ! » Fontanes répondit à Fourcroy ; dans son discours,
il n'est question d'un bout à l'autre que du Code civil qu'on
venait d'achever, et de l'influence des bonnes lois : « C'est
« par là, disait-il (et chaque mot, à ce moment, chaque in-
« flexion de voix portait), c'est par là que se recommande
« encore la mémoire de Justinien, quoiqu'il ait mrrité de
« graves reproches. » Et encore : « L'épreuve de l'expérience
« va commencer : qu'ils {les législateurs du Code civil) ne
« craignent rien pour leur gloire : tout ce qu'ils ont fait de
«< juste et de raisonnable demeurera éternellement ; car la
« raison et la justice sont deux puissances indestructibles
« qui survivront à toutes les autres (2). » Il y a plus : le len-
(1) Ceci confirme el complète sur un point la Notice de M. Roger,
qui nous complète nous-méme sur quelques autres points. — Aujour-
d'hui que M. Kogur n'est plus, nous nous permullrons d'ajouter que
•a Notice est d'ailleurs tout empreinte d'une couleur royaliste exagérée
et rétroactive; elle sent lliomme de parti. M. Roger n'a jamais été
que cela.
(2) A la façon dont les auteurs de ï'Hi.sioire parlementaire de la
M. DE FONTANES. 2GI
demain (4 germinal), Fontanes, à la tête de la députatiou
du Corps législatif, porta la parole devant le Consul, à qui
l'Assemblée, en se séparant, venait de décerner une statue
comme à lauteur du Code civil (singulière et sanglante coïn-
cidence); il dis.iit: « Citoyen premier Consul, un empire
« immense repose depuis quatre ans sous l'abri de votre
« puissante administration. La sage uniformité de vos lois
« en va réunir de plus eu plus tous les habitants. » Le dis-
cours parut dans le Moniteur, et, au lieu de la sage unifor-
mité DE vos LOIS, on y lisait de vos mesures. Qu'on n'oublie
toujours pas le duc d'Enghien fusillé quatre jours aupara-
vant : le Consul espérait, par cette fraude, confisquer à la
mesure l'approbation du Corps législatif et de son principal
organe. Fontanes, indigné, courut au Moniteur, et exigea un
erratum qui fut inséré le 6 germinal, et qu'on y peut lire
imprimé en aussi petit texte que possible. Cela fait, il se
crut perdu ; de même qu'il avait de ces premiers mouve-
ments qui sont de l'honnête homme avant tout, il avait de
ces crises d'imagination quisontdupoëte. En ne le jugeant
que sur sa parole habile, on se méprendrait tout à fait sur
le mouvement de son esprit et sur la vivacité de son âme.
Quoi qu'il en soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce
qui n'arriva pas. Mais Bonaparte fut profondément blessé,
et, depuis ce jour, la fortune de Fontanes resta toujours un
peu barrée par son milieu. Noussommes si loin de ces temps,
que cela aura pei ne à se comprendre ; mais, en efi'et, si comble
qu'il nous paraisse d'emplois et de dignités, certaines fa-
veurs impériales, alors très-haut prisées, ne le cherchèrent
jamais. Que sais-je? dotation modique, pas le grand cor-
don ; ce qu'on appelait les honneurs du Louvre, qu'il eut jus-
qu'à la fin à titre de sénateur, mais que ne conserva pas
llévolution frmiçnisc parlent de ce discours (tome XXXIX, page 59),
on voit qu'au sitrlir des couleurs fortes et tranchées des époques
antérieures, ils n'ont [las pris la peine d'entrer dans les nuances, ui
de les vouloir di^^lmguer.
15.
262 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
madame de Fontanes dès qu'il eut cessé d'être président du
Corps législatif : Verrata du Moniteur, au fond , était tou-
jours là.
Un autre errata s'ajouta ensuite au premier, nous le ver-
rons; et même en plein Empire, à dater d'un certain mo-
ment, il pouvait dire tout bas à sa muse intime, dans ses
tristesses de l Anniversaire ;
De tant de vœux trompés fuis rougir mon orgueil I
Pourtant Fontanes continua, durant quaire années, de
tenir sans apparence de disgrâce la présidence du Corps
législatif. Proposé à chaque session par les suffrages de ses
collègues, il était choisi par l'Empereur. La situation admise,
on avait en lui par excellence lorateur bienséant. Les dis-
cours qu'il prononçait à chaque occasion solennelle ten-
daient à insinuer au conquérant les idées de la paix et de la
gloire civile, mais enveloppées dans des redoublements d'é-
loges qui n'étaient pas de trop pour faire passer les points
délicats. Napoléon avait un vrai goût pour lui, pour sa per-
sonne et pour son esprit ; et lui-même, à ces époques d'Aus-
terlitz et d'Iéna, avait, malgré tout, et par son imagination
de poëte, de très-grands restes d'admiration pour un tel
vainqueur. Mais un orage se forma : Napoléon était en
Espagne, et de là il eut l'idée d'envoyer douze drapeaux
conquis sur l'armée d'Estramadure au Corps législatif,
comme un gage de son estime. Fontanes, en têle d'une dépu-
tation, alla remercier l'Impératrice : celle-ci, prenant le
gage d'estime trop au sérieux, répondit qu'elle avait été très-
satisfaite de voir que le premier sentiment de lEmpereur,
dans son triomphe, eût été pour le Corps qui représentait la
Nation. Là-dessus une note, arrivée d'Espagne comme une
flèche, et lancée au Moniteur, fit une manière d'errata k la
réponse de l'Impératrice, un errata injurieux et sanglant
pour le Corps législatif, qu'on remellait à sa place de co7i-
M, DE FONTANES. 263
sultutif {{). Fontanes sentit le coup, et dans la séance de
clôture du 31 décembre 180.S, c'est-à-dire quinze jours après
l'offense, au nom du Corps blessé, répondant aux orateurs
du Gouvernement et n'épargnant pas les félicitations sur les
trophées du vainqueur de l'Ébre, il ajouta : « Mais les pa-
ie rôles dont l'Empereur accompagne l'envoi de ses trophées
« méritent une attention particulière : il fait participer à
(1) Mais il faut donner le texte même, l'incomparable texte de
celte Note insérée au Moniteur du 15 décembre 1808, et qui résume,
comme une cli.irle, toute la théorie politique de l'Empire :
« Plusieurs de nos journaux ont imprimé que S. M. l'impériitrice,
dans sa réponse à la dépuiation au Corps législatif, avait dit qu'elle
était bien aise de voir que le premier sentiment de l'Empereur avait
été pour le Corps législatif, qui représente la Nation.
0 S. M. l'Impératrice n'a point dit cela : elle connaît trop bien nos
Constitutions, elle sait trop bien que le premier représentant de la
Nation, c'est l'Eujpereur; car tout pouvoir vient de Dieu et de la Nation.
« Dans l'ordre de nos Constitutions, après l'Empereur, est, le Sénat ;
après le Sénit est le Conseil dÉlat; après le Conseil d Élat, est- le
Corps législatif: après le Corps législatif, viennent chaque îritiunalet
fonctionnaire public dans l'ordre de ses attributions; car, s'il y avait
dans nos Constitutions un Corps représentant la Nation, ce Corps
serait souverain; les autres ne seraient rien, et ses volontés seraient
tout.
« La Convention, mémo le Corps \Qg\?,\aim {V Assemblée législnlive\
ont été représentants. Telles étaient nos Constitutions alors. Aussi le
Président disputa-l-il le fauteuil au Roi, se fondant sur ce principe,
que le Président de l'Assemblée de la Nation était avant b s Autorités
de la Nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exagération
d'idées. Ce serait une prétention chimérique, et même criminelle,
que de vouloir représenter la Nation avant l'Empereur.
« Le Corps législatif, improprement appelé de ce nom, devrait être
appelé < onsi il législaiif, puisqu'il n'a pas la faculté de faire les lois,
n'en ayant pas la proposition. Le Conseil législatif est donc la réunion
des mandataires des Collèges électoraux. On le-s appelle députés des
départements, pirce qu ils sont nommés par les départements... »
Le reste de la Note ne fait que ressasser les mêmes idées, la même
logique, et dans le môme ton. Cet injurieux bulletin arriva à travers
le vote de je ne s.iis quelle loi fort innocente (une portion du Code
d'instruction eriininelle, je crois), qui essuya du coup plus de quatre-
vingts boules noires; ce qui, de mémoire de Corps législaiif^ ne
l'était guère vu.
264 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« eet honneur les Collèges électoiMux. Il ne veut point nous
•• séparer d'eux et nous l'en remercions. Plus le Corps légis-
« latif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable
• lustre; il n'a pas besoin de distinction, mais d'estime et
» de confiance... » Et la phrase, en continuant, retournait
Tite à l'éloge ; mais le mot était dit, le coup était rendu.
Kapoléon le sentit avec colère, et dès lors il résolut d'éloi-
gner Fontanes de la présidence. L'établissement de l'Uni-
Tcrsité, qui se faisait, en cette même année, sur de larges
Lases, lui avait déjà paru une occasion naturelle d'y porter
Fontanes comme Grand Maître, et il songea à l'y confiner;
car, si courroucé qu'il fût à certains moments, il ne se fâ-
chait jamais avec les hommes que dans la mesure de son
intérêt et de l'usage qu'il pouvait faire d'eux. Il dut pour-
tant, faute du candidat qu'il voulait lui substituer (1), le
subir encore comme président du Corps législatif durant
Joule l'année 1809. Fontanes, toujours président et déjà
Grand Maître, semblait cumuler toutes les dignités, et il
était pourtant en disgrâce positive.
Il s'y croyait autant et plus que jamais, lorsque, dans
î'automne de 1809, une lettre du maréchal Duroc lui notifia
que l'Empereur l'avait désigné pour le voyage de Fonlaine-
i>leau ; c'était, à une certaine politesse près, comme les Fon-
iainebkau et les Marly de Louis XIV, et le plus précieux signe
fe la faveur souveraine. 11 se rendit à l'ordre, et, dans la
galerie du château, après le défilé d'usage, l'Empereur,
repassant devant lui, lui dit : Restez; et quand ils furent
seuls, il continua : « Il y a longtemps que je vous boude,
*> vous avez dû vous eu apercevoir; j'avais bien raison. »
El comme Fontanes s'inclinait en silence, et de l'air de ne
pas savoir : « Quoi ! vous m'avez donné un soufflet à la face
• de l'Europe, et sans que je pusse m'en fâcher... Mais je
« ne vous en veux iiius...; c'est fini. »
1) M. (le Montesquiou, qui ne fut noiniué qu'en 1810.
H. DE FONTANES. 263
Durant cette année ^809, Fontanes, comme Grand Maître,
avait eu à lutter contre toutes sortes de difficultés et de dé-
goûts : de perpétuels conflits, soit avec le ministre de l'in-
térieur, duquel il se voulait indépendant, soit avec Fourcroy,
resté directeur de l'instruction publique, et qui ne pouvait
se faire à l'idée d'abdiquer, allaient rendre intolérable une
situation dans laquelle la bienveillance impériale ne l'en-
tourait plus. Il offrait vivement sa démission : « D'un côté,
« écrivait-il, je vois un ministre qui surveille l'instruction
« publique, de l'autre un conseiller d'État qui la dirige; je
« cherche la place du Grand Maître, et je ne la trouve pas. »
Il récidiva cette offre pressante de démission jusqu'à trois
fois. La troisième (c'était sans doute après le voyage de Fon-
tainebleau), l'Empereur lui dit : « Je n'en veux pas, de votre
« démission; s'il y a quelque chose à faire, exposez-le moi
« dçins un mémoire ; j'en prendrai connaissance moi-même ;
« j'y répondrai. » La rentrée ouverte de Fontanes dans les
bonnes grâces du chef aplanit dès lors beaucoup de choses.
Dès septembre 1808, et aussitôt qu'il avait été nommé
Grand Maître, Fontanes avait songé à faire de l'Université
l'asile de bien des hommes honorables et instruits, battus
par la Révolution, soit membres du clergé, soit débris des
anciens Ordres, des Oratoriens, par exemple, pour lesquels
il avait conservé une haute idée etune profonde reconnais-
sance. Ces noms, suivant lui (et il les présentait de la sorte
à l'Empereur;, étaient des garanties pour les familles, des
indications manifestes de l'esprit social et religieux qu'il
s'agissait de restaurer. A cette idée générale se joignait
chez lui une inspiration de bonté et d'obligeance infinie
pour les personnes, qui faisait dans le détail sa direction la
plus ordinaire. Il penchait donc pour un Conseil de l'Uni-
versité très-nombreux, et il aurait voulu tout d'abord en
remplir les places avec des noms que désignaient d'autres
services. Ce n'était pas l'avis de l'Empereur, toujours positif
et spécial. Nous possédons là-dessus une précieuse Note,
266 PORTRAITS LITTERAIRES.
qui rend les paroles mêmes pronoacées par Napoléon dans
une conversation avec M, de Fontanes à Saint-Cloud, le
lundi 19 septembre tSOS : nous la reproduisons religieuse-
ment. Patience ! Le côté particulier de la question va vite
•'' agrandir en même temps que se creuser sous son coup
l'œil. Ce n'est pas seulement de l'administration en grand,
. 'est de la nature humaine éclairée par un Machiavel ou un
La Rochefoucauld empereur.
« Dans une première formation, tous les esprits diffèrent.
Mon opinion est qu'il ne faut pas nommer pendant plusieurs
années les conseillers ordinaires.
« Il faut attendre que l'Université soit organisée comme
elle doit l'être.
« Trente conseillers dans une première formation ne pro-
duiraient que désordre et qu'anarchie.
« On a voulu que cette tête opposât une force d'inertie et
de résistance aux fausses doctrines et aux sylèmes dan-
gereux.
« Il ne faut donc composer successivement cette tête que
d'hommes qui aient parcouru toute la carrière et qui soient
au fait de beaucoup de choses.
« Les premiers choix sont en quelque sorte faits comme
on prend des numéros h. la loterie.
« Il ne faut pas s'exposer aux chances du hasard. Dans
les premières séances d'un Conseil ainsi nommé, je le ré-
pète, tous les esprits diffèrent ; chacun apporte sa théorie
et non son expérience.
« On ne peut être bon conseiller qu'après une carrière
faite.
« C'est pourquoi j'ai fait moi-même voyager mes conseil-
lers d'État avant de les fixer auprès de moi. Je leur ai fait
amasser beaucoup d'observations diverses avant d'écouter
les leurs.
« Les inspecteurs, dans ce moment, sont donc vos ouvriers
les plus essentiels. C'est par eux que vous pouvez voir et
M. DE FONTANES. 267
touclier toute votre machine. Ils rapporteront au Conseil
beaucoup de faits et d'expérience, et c'est là votre grand
besoin. Il faut donc les faire courir à franc étrier dans toute
la France, et leur recommander de séjourner au moins
quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugements
ne sont que la suite d'examens répétés.
« Souvenez-vous que tous les hommes demandent des
places.
« On ne consulte que son besoin, et jamais sentaient.
« Peut-être même vingt conseillers ordinaires, c'est beau-
coup; cela compose la tête du Corps d'éléments hétérogènes.
Le véritable esprit de l'Université doit être d'abord dans le
petit nombre. Il ne peut se propager que peu à peu, que par
beaucoup de prudence , de discrétion et d'efforts persévé-
rants.
« ... Fontanes, savez-vous ce que j'admire le plus dans le
monde?... C'est l'impuissance de la force pour organiser
quelque chose.
« Il n'y a que deux puissances dans le monde, le sabre et
l'esprit.
« J'entends par l'esprit les institutions civiles et religieu-
ses... A la longue, le sabre est toujours battu par l'esprit. »
Est-il besoin de faire ressortir tout ce qu'a de prophétique,
dans une telle bouche, cet aveu, ce cri éclatant, soudain,
jeté là comme en post-scriptum, sans qu'on nous en donne
la liaison avec ce qui précède, sans qu'il y ait eu d'autre
liaison peut-être 1 vraies paroles d'oracle!
0 vous tous, puissants, qui vous croiriez forts sans l'esprit,
rappelez-vous toujours qu'en ses heui'es de miracle, entre
léna et "Wagram, c'est ainsi que le sabre a parlé (1).
M. de Fontanes, en vue des générations survenantes, ten-
(1) Contradiction et illusion 1 En même temps qu'il proclamait cette
victoire délinitive de l'esprit, Napoléon méconnaissait l'esprit de sa
propre essence, et il croyait que, pour le produire, il suffit de le com-
mander. Je trouve dans les papiers de Fontanes la Note suivante, die-
268 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
daità faire entrer dans l'Université l'esprit moral, religieux,
conservateur, et la plupart de ses choix furent en ce sens. Il
proposa ainsi M. de Bonald à l'Empereur comme conseillera
vie, et, durant plus d'un an, il eut à défendre la nomination
devant l'Empereur impatient, et presque contre M. de Bonald
lui-même qui ne bougeait de Milhau. Il eut moins de peine à
tée par l'Empereur à Bordeaux le 12 avril 1808, et adressée au mi-
nistre de l'intérieur. M. Halma, bibliotliécaire de l'Impératrice, avait
demandé, par une note à 1 Lmpereur, d'être nommé lo continuateur
de Velly, Viliaret et Garnier; ils'élait proposé, en cuire, pour conti-
nuer V A brégé cfironoloQique du président Hénault. L'iimiiereur avait
renvoyé cette proposition au ministre de l'intérieur. M. Crttet avait
répondu que la demande de3I. Halma ne pouvait être accueillie, par
la raison que ce n'était pas au gouvernement à intervenir dans une
semblaDie entreprise ; qu'il fallait la laisser à la disposition des gens
de lettres, et qu'il conveuiiit de réserver les encouragement-s pour des
objets d'un plus vaste intérêt. Informé de cette réponse, 1 Empereur
prend feu, et dicte la Note secrète que voici :
« Je n'approuve pas les principes énoncés dans la note du ministre
de l'intérieur. Us étaient vrais il y a vingt ans, ils le SL'ront dans
soixante : mais ils ne le sont pas aujourd'hui. Velly est le seul auteur
un peu détaillé qui ait écrit sur l'histoire de France ; V ilnéiié chrono-
logique du président Hénault est un bon livre classi()ue : il est très-
utile de les continuer l'un et l'autre. Velly finit à Henri IV, et les
autres historiens ne vont pas au delà de Louis XIV. Il csi de la plus
grande importmice de s'assurer de l'esprit dans lequel écriront les con-
tinuateurs. La ji-imesse ne peut bien juger les faits que d'après la ma-
nière dont ils lui seront présentés. La irom\)er en lui retraçant des
souvenirs, c'est lui préparer des erreurs pour l'avenir. J'ai chargé le
ministre de la police de veiller à la continuation de Millot, et je désii^
que les deux ministres so concertent pour faire continuer N elly et le
président Hénault. 11 faut que ce travail soit confié non-seulement à
des auteui'S d'un vrai talfnt, mais encore à des hommes attachés, qui
présentent les faits sous leur véritable point de vue, et qui préparent
une instruction saine, en prenant ces historiens au moment où iU
•'arrêtent et en conduisant l'histoire jusqu'en l'an VIII.
« Je suis bien lo'ti de compter la dépense pour quelque chose. Il est
môme dans mon intentio" que le ministre fasse comprendre qu'il
n'est aucun travail qui puisse mériter daiania<je ma protection.
« 11 faut faire sentir à chaque ligne l'influence de la cour de Rome,
des billets de confssion, de la révocation de l'Édit de Nantes, du ridi-
cule mariage de Louis XIV avec madame de Mainlenon^ etc. 11 faut
M. DE FONTANES. 269
faire agréer l'excellent M. Eymery de Sainl-Siilpice. Il fit nom-
mer conseiller encore le Père Ballan, oralorien, son ancien
professeur de rhétorique; M. Desèze, frère du défenseur de
Louis XVI, fut recteur dacadémie à Bordeaux. Ces noms en
disent assez sur l'esprit des choix. Ceux de M. de Fontanes
n'étaient pas d'ailleurs exclusifs; sa bienveillance, par in-
que la faiblesse qui a précipité les Valois da trône, et celle des Bour-
bons qui OUI laissé échapper de leurs mains les rênes du gouverne-
menl, excilenl les mômes sentimenls.
« On doit êlre juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et
Louis XV, ni.iis sans être adulateur On doit peindre es massacres de
septcinùic el les horreurs de la Révolution du nn-me pinceau que l'In-
quisition et les massacres des Seize, 11 faut avoir soin d'éviter toute
réaction en parlant de la liévolulion. Aucun homme ne pouvait s'y
opposer. Le L àme n'app;irtient ni à ceux, qui ont péri, ni .i ceux qui
ont survécu. 11 n était pis de force individuelle capable de changer
les éléments et de prévenir les événements qui naissaient delà nature
des choses et des circonstances.
a il faui faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos
des assemblées provincialrs, les prétentions des parlements. le défaut
de règle et de ressorts dans l'administration ; celte France biiiarrée,
sans unité de lois et d'administration, étant plutôt une réunion de
vingt royaumes qu'un seul Ktat ; de sorte qu'on respire en arrivant à
l'époque où l'on a joui dts bienfaits dus à l'unité des lois, d'adminis-
tration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante du gouver-
nementsous Louis XIV même, sous Louis XV etsousLouis XVI, inspire
le besoin de soutenir touiruije nouvellemenl accconipli et la prépondé-
rance acquise. 11 faut que le rétablissement du culte et des autels in-
spire la crainte de l'influence d'un prêtre étranger ou d'un confesseur
ambitieux, qui pourraient parvenir à détruire le repos de la France.
« // Ji'jy a pas de travail plus important. (>haque passion, chaque
parti, peuvent produire de longs écrits pour égarer l'opinion, mais
un ouvrage tel que Velly, tel que VAbréiié chronoloqiqnc du président
Hénault, ne doit avoir qu'un seul continuateur. Lorsque cet ouvrage,
bien fait et éL-rit dans une bonne direction, aura paru, personne n'aura
la volonté et la patience d'en faire un autre, surtout quand, loin
d'être encouragé par la police, on sera découragé par elle. — L'opi-
nion exprimée par le ministre, et qui, si elle était suivie, abandon-
nerait un tel travail à l'industrie particulière et aux spéculations de
quelques libiaires, n'est pas bonne et ne pourrait produire que des
résultats fâcheux.
« Quant à l'individu qui se présente, la seule question à examiner
270 POUTRAITS LITTÉRAIRES.
stants quasi naïve, les étendait à plaisir, et lui-même pro-
posa deux fois à la signature de l'Empereur la nomination
de M. Arnault, assez peu reconnaissant : « Ah I c'est vous,
vous, Fontanes, qui me proposez la nomination d'Arnault,
fit l'Empereur à la seconde insistance; allons, à la bonne
heure (1)! » Quand M. Frayssinous vit interdire ses confé-
rences de Saint-Sulpice, et se trouva momentanément sans
ressources, M. de Fontanes, sur la demande d'une personne
amie, le nomma aussitôt inspecteur de l'Académie de Paris.
Sa générosité n'eut pas même l'idée qu'il pût y avoir in-
convénient pour lui-même à venir ainsi en aide à ceux que
l'Empereur frappait. La vie de M. de Fontanes est pleine de
ces traits, et cela rachète amplement quelques faiblesses
publiques d'un langage, lequel encore, si l'on veut bien
se reporter au temps, eut toujours ses réserves et sa dé-
cence.
consiste à savoir s'il a le talent nécessaire, s'il a un bon esprit, et si
l'on peut compter sur les sentiments qui guideraient ses recherches
et conduiraient sa plume. »
Tout ce qu'il y a de profondément vrai et de radicalement faux
dans celte Note mémorable serait matière à longue méditation Napo-
léon décrète l'esprit de l'histoire; c'est heureux qu'il ne décrète pas
aussi le talent et la capacité de l'historien. Qu'en dirait Tacite? //
faut.,, il faut... Ce Tacite aurait été décotiragé par la police. On a
souvent cité une réponse de .Napoléon à Fontanes qu;>nd celui-ci
recommandait un jeune homme de haute promesse, en disant : o C'est
un beau talent dans un si beau nom ! » — « Eii ! pour Dieu I monsieur
de Fontanes, aurait reparti Napoléon, laissez-nous au moins la répu-
blique des lettres I u Je ne sais si le mot a été dit : il a été mainte
fois répété, et avec variantes : ce sont de ces citations commodes.
Mais de quel côté donc (cela fait sourire) la république des lettres
était-elle en danger, je vous prie ?
(1) M. Arnault, conseiller de l'Université et à la fois secrétaire du
Conseil, fut à même de desservir de très-près le Grand Maître et de
prêter secours sous main à la résistance de Fourcroy. Il faut dire pour-
tant que, dans les Cent-Jours, devenu président du Constîil, il se con-
duisit bien et avec égards pour les amis de M. de Fontanes dans
l'Université. 11 a parlé de lui, un peu du bout des lèvres, mais avec con-
tenance, dans ses Souvenirs d'un Searagénairc, tome I, pages 2!) 1-292,
M. DE FONTANES. 2" l
Un jour, à propos des choix trop religieux et royalistes de
M. de Fontanes dans l'Université, l'Empereur le traita un peu
rudement devant témoins, comme c'était sa tactique, puis il
le retint seul et lui dit en changeant de ton : « Votre tort,
« c'est d'être trop pressé; vous allez trop vite; moi, je suis
« obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m'entourent.
« Tenez, ce matin, j'ai vu mon architecte; il est venu me
« proposer le plan du Temple de la Gloire. Est-ce que vous
(c croyez que je veux faire un Temple de la Gloire...'} dans
« Paris?... Non, je veux une église, et dans cette église il y
« aura une chapelle expiatoire, et l'on y déposera les restes
« de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Mais il me faut du
« temps, à cause de ces gens {il disait un autre mot) qui m'en-
(' tourent. » Je donne les paroles : les prendra-t-on main-
tenant pour sincères? La politique de Bonaparte était là :
tenir en échec les uns par les autres. Le dos tourné à Berlier
et au côté de la Révolution, il jetait ceci à l'adresse de Fon-
tanes et des monarchiens.
EnlSH. dans cet intervalle de paix, il s'occupa beaucoup
d'Université. Un jour, dans un conseil présidé par l'Em-
pereur, Fontanes, en présence de conseillers d'État qu'il
jugeait hostiles, eut une prise avec Regnault de Saint-Jean-
d'Angély, et il s'emporta jusqu'à briser une écritoire sur la
table du conseil. L'Empereur le congédia immédiatement :
il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant déjà à Vin-
cennes. La soirée se passa en famille dans des transes
extrêmes, dont on n'a plus idée sous les gouvernements
constitutionnels. Mais, fort avant dans la soirée, l'Empereur
le lit mander et lui dit en l'accueillant d'un air tout aimable :
« Vous êtes un peu vif, mais vous n'êtes pas un méchant
homme. » — Il se plaisait beaucoup à la conversation de
Fontanes, et il lui avait donné les petites entrées. Trois fois
par semaine, le soir, Fontanes allait causer aux Tuileries.
Au retour dans sa famille, quand il racontait la soirée de tout
à l'heure, sa conversation si nette, si pleine de verve, s'ani-
272 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Liait encore d'un plus vif éclat (1). Il ne pouvait s'empôcber
pourtant de trouver, à travers son admiration, que, dans le
potentat de génie, perçait toujours au fond le soldat qui
trône, et il en revenait par comparaison dans son cœur à
ses rêves de Louis XIV et du bon Henri, au souvenir de ces
vieux rois qu'il disait formés d'un sang généreux i:t doux.
Ce que nous lâchons là de saisir et d'exprimer dans son
mélange en pur esprit de vérité, ce que Napoléon tout le
premier sentait et rendait si parfaitement lorsqu'il écrivait
de Fontanes à M. de Bassano : <■ Il veut de la royaulé, mais
pas la nôtre : il aime IjOuïs XIV et ne fait que consentir à
nous, » la suite des vers qu'on possède aujourd'hui le dit et
l'achève mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire
de l'Empire ne cessa jamais d'être poëte, et comme ce berger
à la cour, que la fable a chanté, et à qui il se compare, il
eut toujours sa musette cachée pour confidente. Eh blenl
qu'on lise, qu'on se laisse faire! l'explication, l'excuse na-
turelle naîtra. Dans ses vers, si les griefs exprimés contre
(1) L'Empereur, dans ces libres entretiens, aimait fort à parler
littérature, lliéàlre, el il attaquait volontiers Fontanes sur eus points.
Un jour qu'on vantait Talma dans un rôle : « Qu'en pense Fontanes!
dit l'Empereur; il est pour les anciens, lui! » — « Sire, répartit le
spirituel contradicteur, Alexandre, Annilial et César ont été rem-
placés, mais Lckain ne l'est pas. » Celte sévérité pour Talma est
caractéristique cliez Fontanes, et lient à l'enseinble de ses ju^'ements ;
il ne voulait pas qu'on brisât trop le vers tragique, non plus que les
allées des jardins. Il avait vu Lckain dans sa première jeunesse, el
en avait gardé une impression incomparable. 11 conveii.'.it pourtant
que, dans VOirste et Vdùiipe de Voltaire, Talma était supérieur à
Lekain ; ce qui, de sa part, devenait le suprême aveu. Faut-il ajouter
qu'il en voulait à Talma d'iitre l'objet de je ne sais quelle phrase
de madame de Staël, où elle disait qu'il avait dans les yeux l'opo-
tltéose. du rr-ffard ? Et puis Talma s'est beaucoup varié sur les der-
nières années, et a grandi dans des rôles modernes. M. <ie Fontanes,
qui s'en tenait aux anciens, s'irritait surtout qu'on en vînt à causer
comme de la |)rose le beau vers racinien un peu chanté, — Souvent,
dans ces conversations du soir, l'Empereur indiquait à Fontanes et
développait à plaisir d'étonnants canevas de tragédies liisloriques; le
poëte en sortait tout rempli.
M. DE FONTANES. 213
Bonaparte restèrent secrets, les éloges, prodigués tout à
côté, ne devinrent pas publics. S'il se garda bien de divul-
guer VOde au duc d'Enghien, il s'abstint aussi de publier
VOde sur les Embellissements de Paris. C'est une consolation
pour ceux qui jugent les éloges de ses discours exagérés, de
les retrouver dans ses poésies, où ils ont certes deux carac-
tères parfaitement nobles, la conviction et le secret. Fon-
lanes, sous son manteau d'orateur impérial, n'était pas une
nature de courtisan et de flatteur, comme on l'a tant cru et
dit. Un jour, l'Empereur lui demandait de lui réciter des
vers, il désirait la pièce sur les Embellissements de Paris dont
il avait entendu parler : Fontanes lui récita des vers de la
Grèbe sauvée qui étaient plutôt républicains. — Un affidé de
l'Empereur vint un jour et lui dit : « Vous ne publiez rien
depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers où il soit
question de l'Empereur : il vous en saurait gré, il vous en-
verrait iOO,fiOO francs, je gage! » Ces sortes de gratificalions
étaient d'usage sous l'Empire, et elles ne venaient jamais
hors de propos à cause des frais énormes de représentation
qui absorbaient les plus gros appointements. Fontanes ra-
conta l'insinuation à une personne amie, qui lui dit : « Vous
pourriez publier les vers sur les Embellissements de Paris; ils
sont fails, etléloge porte juste. » — « Oh ! je m'en garderais
bien, sécriat-il en se frottant les mains comme un enfant;
ils seraient trop heureux dans les journaux de pouvoir
tomber sur le Grand Maître en une occasion qui leur serait
permise 1 » — Il ne publia donc pas les Embellissements de
Paris, mais il fit imprimer les Stances à M. de Chateaubriand,
lequel était peu en agréable odeur (1).
Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait
(1) Lors du fameux discours de réception que M. de Cliateaubriand
ne put prononcer à l'Académie, la conten;ince de Fontunes fut d'un
ami ferme et fidèle. On peut lire, au loine 11 du Mémorial de Sninie-
îlélène, la scène dont il fut l'objet à cette occasion, car c'est de lui
qu'il s'agit, bieti qu'on ne le nomme pas. Dans la suite du Mémorial,
274 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
toujours aux vers ; la paresse chez lui, eu partie réelle, était
aussi, eu partie, uue réponse commode et un prétexte : il
travaillait là-dessous. A diverses reprises, avant ses gran-
deurs, il avait songé à recueillir et à publier ses œuvres \
éparses; il s'en était occupé en 89, en 96, et de nouveau
en 1800. Les volumes même ont été vus alors tout imprimés
entre ses mains; mais un scrupule le saisit : il les retint,
puis les fit détruire. Si ce lut par pressentiment de sa for-
tune politique, bien lui en prit. Il n'eût peut-être jamais
été Grand-Maître, s'il eût paru poëte autant qu'il l'était. Son
beau nom littéraire le servit mieux, sans trop de pièces à
l'appui.
Son poëme de la Grèce sauvée, qu'il avait poussé si vive-
ment durant les années de la proscription, ne lui tenait pas
moins à cœur dans les embarras de sa vie nouvelle. Forcé de
renoncer à une gloire poétique plus prochaine par des pu-
blications courantes, il se rejetait en imagination vers la
grande gloire, vers la haute palme des Virgile et des Homère,
ety fondait son recours. Il parlait sans cesse, dans l'intimité,
de ce poëme qu'il avait fait, presque fait, disait-il ; — qu'il
l'auteur a jugé à propos d'en venir à l'injure; mais, comme preuve,
il ne trouve à citer qu'un trait généreux. Esménard, (|iii avait eu,
disait-on, de graves torts envers Fontanes, visait à l'Académie. Un
académicien ami court chez celui qu'on croyait oITensé pour s'assurer
du t'ait, déclarant qu'en ce cas, Esménard n'aurait pa.s sa voix : « Tou(
ce que je puis vous dire, c'est que je lui «lonne la mienne, » répondit
Fontanes. Il a plu à l'auteur du Méinunal de voir là-dedans une
preuve de servilité : « On tient j'igir de ctt hoiiimc, dit-il, par Ir fuie
suirniii. » A la lionne heure 1 — i'our compléter cet ensemlile des
relaiiitns de Fontanes avec l'Empereur, il y aurait encore à relever les
divers traits honorables que M. le chevalier Artaud a consignés avec
un zèle d'admirateur et d'ami dans son Hisioire de Pie VII, les cou- |
ragcux et |)ersévéranls conseils qui poussaient à restaurer civilement
la relifiion, et à honorer ses minisires devant les peuples; ce mot a
échappé à N.ipoiéon dans l'allaire du Sacre : « Il n'y a que vous ici
qui ayez du sens commun, » Oserions-nous croire pourtant avec
M. Artaud (tome H, page 3'Jl) que l'ode sur l' En èi'cuiiiti du Pape
ait été lue ;i l'Empereur! Il ne faut exagérer dans aucun sens.
M. DE FONTANES. 275
faisait toujours! II en hasardait parfois des fragments à
l'Institut. Il en expliquait à ses amis le plan, par malheur
trop peu fixé dans leur mémoire. Une fois, après avoir passé
six semaines presque sans interruption à Courbevoie, il
écri\it à une personne amie d'y venir, si elle avait un mo-
ment : celle-ci accourut. Fontanes lui lut un chant tout en-
tier terminé. Comme c'était au malin et qu'il n'était ni coide
ni poudre, sa tête parut plus dépouillée de cheveux, et on
le lui dit : « Oh 1 répondit Fontanes, j'en ai encore perdu de-
puis quinze jours; quand jetravaille,m«féie/"wme.'» Contraste
à relever entre ce feu poétique ardent et ce que de loin on
s'est figuré de la veine pure et un peu froide de Fontanes!
— Fontanes avait l'imagination vive, ardente, primesautiére,
sous sou talent poétique, élégant, comme sous son habileté
d'orateur et sa dignité de représentation, il avait une in-
expérience d'enfant en beaucoup de choses, une vraie bon-
homie et candeur et même brusquerie de caractère , le
contraire du compassé, comme encore il avait de l'épicurien
tout à côté de son respect religieux et de son affection ciiré-
tienne; il était plein de ces contrastes, le tout formant quel-
que chose de naïf et de bien sincère.
En composant, il n'écrivait jamais ; il attendait que l'œuvre
poétique fut achevée et parachevée dans sa tête, et encore il
la retenait ainsi en perfection sans la confier au papier. Ses
brouillons, quand il s'y décidait, restaient informes, et ce
qu'on a de manuscrits n'est le plus souvent qu'une dictée laite
par lui à des amis, et sur leur instante prière; plusieurs de
ses ouvrages n'ont jamais été écrits de sa main. Je ne con-
naissais Fontanes que d'après les quelques vers d'ordinaire
reproduits, et je me rappelle encore mon impression élonuée
lorsque j'entendis pour la première fois, ses odes inédites et
d'éloquentes tirades de la Grèce sauvée, récitées de mémoire,
après des années, par une bouche amie et admiratrice,
comme par un rhapsode passionné. Cette dernière tentative
des épopées classiques élégantes et polies m'arrivait orale-
276 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
ment et toute vive, un peu comme s'il se fût agi, avant
Pisislrate, d'un antique chant d'Homère.
On s'explique pourtantainsi commentil adûse perdre bien
des portions de la Grèce sauvée. Et puis, dans sou imagination
volontiers riante et prompte, Fontanes se figurait peut-être
en avoir achevé plus dédiants qu'il n'en tenait en etTet. La ma-
nière de travailler, dans l'école classique, ressemblait assez,'
il faut le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait
sans cesse; on s'attardait, on s'oubliait aux variant es, au lieu
de pousser en avant. On a réparé cela depuis: les immenses
poëmes humanitaires gagnent aujourd'hui de vitesse les sim-
ples odes d'autrefois. Quoique les idées sur Vépirpée propre-
ment dite et régulière aient fort mûri dans ces derniers
temps, et quoique le résultat le plus net de tant de disser-
tations et d'études soit apparemment qu'il n'en faut plus
faire, on a fort à regretter que Fontanes n'ait pas donné
son dernier mot dans ce genre épique virgilien. Les
beautés mâles et chastes qui marquent son second chant
sur Sparte et Léonidas, les beautés mythologiques, mystiques
et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur
l'initiation de Thémistocle aux fêtes d'Eleusis, se seraient
reproduites et variées en plus d'un endroit. Mais, telle
qu'elle est, celte époque inachevée renouvelle le sort et le
naufrage de tant d'autres. Elle est allée rejoindre, dans les
limbes littéraires, les poëmes persiques de Simonide de
Céos. de Chœrilus de Samos (i). De longue main, Eschyle,
(l) Ce Chœrilus de Samos disait, au début de son pocime sur les
guerres persiques, se plaignant dès lors de venir trop tard :
0 fortiiniitus quiciimrjue crat illo tcni[)oi'c peritns cantare
MusaruiQ laïuiilus, cum iiiluusuiii orat adliuc piatiim !
Ce contemporain de la guerre du Péloponèse pensùt déjà comme
La bruyère ;i la première ligtie de ses Caraciàrrs ; il sentait tout le
poids d'un grand siècle, de [iliisieurs grands siècles, euninie Fontanes.
il y a longtemps que la roue tourne et que le cercle toujours recom-
mencD
M. DE FONTANES. 277
dans ses Perses, y a pourvu : c'est lui qui a fait là, une fois
pour toutes, l'épopée de Salamine.
Properce, s'adressant en son temps au poëte Ponticus, qui
faisait une Thébaîde et visait au laurier d'Homèi-e, lui disait
(liv. I, élég. vil) :
Cum tibi Cadmeae dicuntur, Pontice, TliebîB
Armaque fraternae (ristia militiae ;
Atque, ita sim felix, primo contendis Homero,
Sint modo fata tuis moUia carminibus...;
cequeje traduis ainsi: «OPonticus! quiseras, j'en réponds,
un autre Homère, pour peu que les destins te laissent achever
tes grands vers! » Et Properce oppose, non sans malice, ses
modestes élégies qui prennent les devants pour plus de
sûreté, et gagnent les cœurs.
Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le
Ponticus. Bien qu'on n'ait pas retrouvé les quatres livres
d'odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il eu a
laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout
de charmantes. Il peut se consoler par ses petits vers,
comme Properce, de l'épopée qu'il n'a pas plus achevée
que Ponticus. Quatre ou cinq des somiets de Pétrarque
me font parfaitement oublier s'il a terminé ou non son
Afrique.
Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes
avait tenté vainement de se remettre au grand poëme, il se
rabat à la muse d'Horace ; et, comme il n'est pas plus heureux
cette seconde fois que la première, il se plaint doucement à un
pôcheur qu'il voit revenir de sa pêche, les mains vides aussi;
Pécheur, qui des flots de la Seine
Vers ISeuilly remontes le cours,
A ta poursuite toujours vaine
Les poissons échappent toujours.
Tu maudis l'espoir infidèle
Qui sur le fleuve t'a conduit.
la
278 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Et l'infaligable nacelle
Qui t'y promène jour et nuit.
Des deux pêcheurs de Tliéocr.te
Ton sommeil l'offrit le trésor;
lli'las I désabusé trop vite,
Tu vois s'enfuir le songe d'or.
Ici, rôvant sur ma terrasse.
Je n'ai pas un sort plus heureux;
J'invoifue la muse d'Horace,
La muse est rebelle à mes vœux.
Jouet de son humeur bizarre,
Je dois compatir à tes maux;
Tiens, que ce faible don répare
Le prix qu'attendaient tes travaux.
La nuit vient : vers le toit champêtre
D'un Iront gai reprends ton chemin,
Dors content : tes filets peut-être
Sous leur poids fléchiront demain.
Demain peut-être, en cet asile.
Au chant de l'oiseau matinal,
Mon vers coulera plus facile
Que les flots purs de ce canal.
Ainsi, au moment où il dit que la Muse d'Horace le fuit, il
la ressaisit et la fixe dans l'ode la plus gracieuse. I! dit qu'il
ne prend rien, et la manière dont il le dit devient à l'instant
cette fine perle qu'il a l'air de ne plus chercher. De même,
dans une autre petite ode exquise, lorsqu'au lieu de se plain-
dre, cette fois, de son rien faire, il s'en console en le savou-
rant :
Au bout de mon humble domaine.
Six tilleuls au front arrondi,
Dominant le cours de la Seine,
Balancent une ombre incertaine,
Qui me cache aux feux du midi.
I
M. DE FONTANES. 279
Sans affaire et sans esclavage,
Souvent j'y goiUe un doux repos ;
Déaoccupé comme un sauvage
Qu'amuse auprès d'un beau rivage
Le flot qui suit toujours les flots.
Ici, la rêveuse Paresse
S'assied les yeux demi-fermés,
Et, sous sa main qui me caresse.
Une langueur enchanteresse
Tient mes sens vaincus et charmes.
Des feuillets d'Ovide et d'Horace
Floltent épars sur ses genoux;
Je lis, je dors, tout soin s'elface.
Je ne fais rien, et le jour passe;
Cet emploi du jour est si doux!
Tandis que d'une paix profonde
Je goûte ainsi la volupté,
Des rimeurs dont le siècle abonde
La muse toujours plus féconde
Insulte à ma stérilité.
Je perds mon temps s'il faut les croire,
Eux seuls du siècle sont l'honiicLir,
J'y consens : qu'ils gardent leur gloire;
Je perds bien peu pour ma mémoire,
Je gagne tout pour mon bonheur.
Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus: Il n'est pas
perdu, ô Poëte, le jour où tu as dit si bien que tu le perdais!
Dans l'ode au Pêcheur, un trait touchant et délicat sur le-
quel je reviens, c'est le faible don que le poêle déçu donne à
son pauvre semblable, plus déçu que lui : celle obole doit
leur porter bonheur à tous deux. Cet accent du cœur dénote
dans le poëte ce qui était dans tout l'homme chez Fontanes.
une inépuisable humanité, une facili lé plutôt extrême. Jamais
il ne laissa une lettre de pauvre sollicileur sans y répondre;
et il n'y répondait pas seulement v)av un faible don, comme
280 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
on fait trop souvent en se croyant quitte : il y répondait de
sa main avec une délicatesse, un raffinement de bonté :
haudignaramali. — On aime, dans un poëte virgilien, à entre-
mêler ces considérations au talent, aies en croire voisines.
Les petites pièces délicieuses, à la façon d'Horace, nous
semblent le plus précieux, le plus sur de l'héritage poétique
de Fontanes. Elles sont la plupart datées deCourbevoie, son
Tibur : moins en faveur (somme toute et malgré le pardon
de Fontainebleau) depuis 1809 (1), plus libre par conséquent
de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de
plus en plus goûtés. Les Stances à une jeune A7iglaise, qui se
rapportaient à un ancien souvenir, ne lui sont peut-être
venues que là dans cette veine heureuse. Pureté, sentiment,
discrétion, tout en fait un petit chef-d'œuvre, à qui il ne
manque que de nous être arrivé par l'antiquité. C'est comme
une figure grecque, à lignes extrêmement simples, une vir-
ginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée
dans l'agate par la main de Pyrgotèle.Il en faut dire autant
de l'ode : Oàvas-tu, jeune Beauté? Tonl y est d'un Anacréon
chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait à la réciter aux
nouvelles mariées, lorsqu'elles se hasardaient à lui deman-
der des vers :
Où vas-tu, jeune Beauté?
Bienlôl Vesper va descendre?
Dans cet asile écarté
La nuii pourra te surprendre;
Du liaut d'un tertre lointain,
J'ai vu ton pied clandestin
Se glisser sous la l)ruycre :
Souvent ton œil incertain
Se détournait en arrière.
Mais ton pas s'est ralenti,
11 s'arrête, et lu chancelles:
(1) La défaveur cessant, il resta un refroidissemenî au moins poli-
tique, et ce fut un arrêt délinitif de fortune.
M- DE FONTANES. Sf^
Un bruit sourd a retenti.
Tu sens des craintes nouvelles:
Est-ce un (aun qui te fait peur?
Est-ce la voix de ta sœur
Qui t'appelle à la veillée?
Est-ce un Faune ravisseur
Qui soulève la feuillée?
Dieux ! un jeune homme parait.
Dans ces bois il suit la roule,
T'appelant d'un doigt discret
Au plus épais de leur voûte :
Il s'approclic, et lu souris ;
Diane sous ces abris
Dérobe son front modeste :
Ua doux baiser t'est surpris,
Les bois m'ont caché le reste.
Pan, et la Terre, et Sylvain,
En ont pu voir davantage ;
Jamais ne s'égare en vain
Une nymphe de ton âge.
Les Zéphyrs ont murmuré,
Philomèle a soupiré
Sa chanson mélodieuse;
Le ciel est plus azuré,
Vénus est plus radiduse.
Nymphe aimable, ah ! ne crains pas
Que mon indiscrète lyre
Ose flétrir tes appas
En publiant ton délire;
J'aimai : j'excuse 1 amour.
Pars sans bruit : qu'à ton retour
Nul écho ne te décèle,
Et que jusqu'au dernier jour
Ton amant te soit fidèle !
Si, perfide à ses serments,
Hélas I il devient volage,
Du cœur je sais les tourmente,
£t ma lyre les soulage ^
18.
282 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Je chanterai dans ces lieux :
Des pleurs mouilleront tes yeux
Au souvenir du parjure,
Mais ces pleurs délicieux
D'auiour calment la blessure.
Dans cette adorable pièce, comme le rhythme sert bien
l'intention, et tout à la fois exprime le malin, le tendre et le
mélancolique! Comme cette strophe de neuf vers déjoue à
temps et dérobe vers la fin la majesté de la strophe de dix, et
la piquant, l'excitant d'une rime redoublée, la tourne soudain
et l'incline d'une chute aimable à la grâce! Fontaaes sentait
tout le prix du rhythme ; il le variait curieusement, il l'inven-
tait. Dans la touchante pièce intitulée Mon Anniversaire (1),
il fait une strophe exprès conforme à la marche attristée,
résignée et finalement tombante de sa pensée. Il aimait à
employer ce rhythme de cinq vers et de dix syllabes, depuis si
cher à Lamartine, et qui n'avait qu'à peine été traité encore,
soit au xviie siècle (2), soit même au xvi". Sur les rimes, il a
les idées les plus justes ; il en aime la richesse, mais sans re-
cherche opiniâtre: « Une affectation continue de rimes trop
fortes et trop marquées donnerait, pense-t-il (3), une pesante
uniformité à la chute de tous les vers. » On dirait qu'il entend
de loin venir cette strophe magnifique et formidable, trop
pareille au guerrier du moyen âge qui marche tout armé cl
en qui tout sonne. En garde contre le relàcliement de Vol-
taire, il est, lui, pour l'excellent goût de Racine et de Boileau,
qui font naître une harmonie varice d'an adroit mélange de
rimes, tantôt riches et tantôt exactes. André Chénier sur ce
point ne pratique pas mieux.
(1) L'idée en est prise d'une épigramme d'Archias de Mityl&ne,
mais comliii.'n embellie!
(2) h' trouve, au \vii« siècle, une pièce de vers dans ce rhythme
par un abbé de Milliers. Sinitccs sur la Vieillessi: (et tout à fait sé-
niles), qu'on lit au tome 11 de la Coutinuation des Mémuires de Sal-
lengre.
(3) Notes de l'Essai sur illumine.
\
M, DE FONTANES. 283
A Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il y
avait le boudoir du poëte, le Icctulua des anciens : tout y était
simple et brillant [simplex mwiditns]. Les murs se décoraient
d'un lambris en bois des îles, espèce de luxe alors dans sa
nouveauté. Une glace sans tain faisait porte au grand cabinet ;
la fenêtre donnait sur les jardins, et la vue libre allait à l'ho-
rizon saisir les (lèches élancées de Tabbaye de Saint-Denis. En
face d'un canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait
un buste de Vénus: elle était là, l'antique et jeune déesse,
pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Ho-
race au Dunec yratus eram, quand il reprenait son Platon en-
tr'ouvert à quelque page du£a?ig«e^ Or, uue fois par semaine,
le dimanche, M. de Fontanes avait à dîner l'Université, rec-
teurs, conseillers, professeurs, et il faisait admirer sa vue, il
ouvrait sans façon le pudique boudoir. Mais le buste de Vé-
nus! et dans le cabinet du Grand-Maître! Quelques-uns,
vieux ou jeunes, encore jansénistes ou déjà doctrinaires se
scandalisèrent tout bas, et on le lui redit. De là sa petite
ode enchantée :
Loin de nous, Censeur hypocrite
Qui blâmes nos ris iiifrénus !
En vain le scrupule s'irrite,
Dans ma retraite favorite.
J'ai mis le buste de Vénus.
Je sais trop bien que la volage
M'a sans retour abandonné;
Il ne sied d'aimer qu'au bel âge ;
Au triste honneur de vivre en sage
Mes cheveux blancs m'ont condamné.
Je vieillis; mais est-on blâmable
D'égaver la fuite des ans ?
Vénus, sans toi rien n'est aimable ;
Viens de ta grâce inexprimable
Embellir même le bon sens.
284 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
L'illusion cnolianleresse
M'é^'are encor dans les bosquets ;
Pourquoi rougrir de mon ivresse?
Jadis les Sa^es de la Grèce
T'ont fait asseoir à leurs banqueta.
Aux. graves modes de ma h're
Mêle des tons moins sérieux ;
Phébus chante, et le Ciel admire;
Mais, si tu daignes lui sourire,
Il s'attendrit et chante mieux.
Inspire-moi ces vers qu'on aime,
Qui, tels que toi, plaisent toujours;
Répands-y le charme suprême
Et des plaisirs, et des maux même.
Que je t'ai dus dans mes beaux jours.
Ainsi, quand d'une fleur nouvelle,
Vers le soir, l'éclat s'est flétri,
Les airs parfumés autour d'elle
Indiquant la place fidèle
Où le matin elle a fleuri.
Nous saisissons sur le fait la contradiction na'i've chez Fon-
tanes: le lendemain de cette ode toute grecque, il retrouvait
lestons chrétiens les plus sérieux, les mieux sentis, en déplo-
rant avec M. de Bonaki la Société sans ReU(jion{l).ie l'ai dit,
l'épicurien dans le poète élait tout à côté du chrétien, et cela
si naturellement, si bonnement! il y a en lui du La Fontaine.
Ce cabinet favori nous représente bien sa double vue d'ima-
gination: tout prés le buste de Vénus, là-bas les clochers de
Saint-Denis !
Ce parfum de simplicité grecque, cet extrait de grâce an-
tique, qu'on respire dans quelques petits vers de Fontanes,
(l) Cette belle ode, dans l'intention du potle, devait cire, en efTet,
dédiée à l'illustre penseur.
M. DE FONTANES. 285
le rapproche-t-il d'André Chénier? Ce dernier a, certes, plus
de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nou-
veauté dans son retour vers l'antique; 11 sait mieux la Grèce,
et il la pratique plus avant dans ses vallons retirés ou sur ses
sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation
méditée, et jusqu'en sa plus libre et sa plus charmante al-
lure, a du studieux à la fois et de l'étrange; il sait ce qu'il
fait, et il le veut; son effort d'artiste se marque même dans
son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces
par lesquelles il rappelle l'idée de la beauté grecque (les
stances à une jeune Anglaise, l'ode à une jeune Beauté, au
Buste de Vénus, au Pêcheur), Fontanes n'a pas trace d'effort
ni de ressouvenir; il a, comme dans la Grèce du meilleur
temps, l'extrême simplicité de la ligne, l'oubli du tour, quel-
que chose d'exquis et en même temps d'infiniment léger dans
le parfum. Par ces cinq ou six petites fleurs, il est attique
comme sous Xénophon, et pas du tout d'Alexandrie. Si, dans
la comparaison avec Chénier à l'endroit de la Grèce, Fonta-
nes n'a que cet avantage, on en remarquera du moins la
rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s'essaye di-
rectement, lui aussi, à l'imitation de la forme antique : il y
réussit dans l'ode au jeune Pâtre, et dans quelques autres.
Mais les habitudes du style poétique du xvni" siècle et même
du xvu* siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette
tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant, ici
nécessaire, qu'André Chénier possède si bien et qu'atteignit
même Ronsard.
Malgré tout, je veux citer comme un bel échantillon du
succès de Fontanes dans cette inspiration directe et imprévue
de l'antique à travers le plein goût de xyiii» siècle, la fin
d'une ode contre rinconstance, qu'une convenance rigoureuse
a fait retrancher à sa place dans la série des œuvres. Cette
petite pièce est de 8!). Le poëte se suppose dans la situa-
tion de Jupiter qui, après maint volage égarement, re-
vient toujours à Junon. En citant, je me place donc avec
286 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
lui au pied de l'Ida, et le plus que je puis sous le nuage
d'Homère
Que l'homme est faible et volage i
Je promets d'être constant,
Et du nœud qui me rengage
Je m'échappe au môme instant !
Insensé, rougis de honte !
Quels faux plaisirs t'ont flatté !
Les jeux impurs d'Amalhonte
Ne sont pas la Volupté.
Cette Nymphe demi-nue
En secret reçut le jour
De la Pudeur ingénue
Qu'un soir atteignit lAniour.,,
Ce n'est point une Ménade
Qui va, l'œil étincelant,
Des Faunes en embuscade
Braver l'essaim pétulant.
C'est la vierge aimable el pur»
Qui, loin du jour ermemi,
Laisse écliapper sa ceinture
Et ne cède qu'à deuii.
Si quelquefois on l'offen»*,
On la calme sans effort,
Et sa facile inilulgence
Fait toujours grâce au remords...
Tu sais qu'un jour l'Imniortella
Qu'Amour même seconda
Vers son époux infidèle
Descendit au mont Ida.
Jupiter la voit h peine,
Que les désira renaissants.
Comme une llamme soudaine.
Ont couru dans tous ses sens :
M. DE FONTANES. 287
« Non, dit-il, jamais Europe,
lo, Léda, Séuiélé,
Cérès, Latone, Anliope,
D'un tel feu ne m'ont brûlé !
« Viens... » Il se tait, elle hésitet
Il la presse avec ardeur;
Au Dieu qui sollicite
Elle oppose la pudeur.
Uu nuage l'environne
Et la cache à tous les yeux :
De fleurs l'Ida se couronne,
Junon cède au Roi des Dieux I
Leurs caresses s'entendirent,
L'écho ne fut pas discret :
Tous les antres les redirent
Aux Nymphes de la forêt.
Soudain, pleurant leur outrage.
Elles vont, d'un air confus,
S'ensevelir sous l'ombrage
De leurs bois les plus touffus
La galanterie spirituelle et vive de Parny et sa mythologie
de Cythère n'avaient guère accoutumé la muse légère du
xvni« siècle à cette plénilude de tou, à cette richesse d'accent.
Au sein d'un Zéphir qui semblait sortir d'une toile de Watteau,
on sent tout d'un coup une bouffée d'Homère :
De fleurs l'Ida se couronne,
Junon cède au Roi des Dieux I
Fontanes avait aussi ses retours d'Hésiode : il vient de
peindre la Vénus-Junon ; il n'a pas moins rendu, dans un
sentiment bien richement antique, la Vénus-Cérés, si l'on
peut ainsi la nommer; c'est au huitième chant de la Grèce
sauvée :
Salut, r.érès, salut! tu nous donnas des lois;
Nos arts sont tes bienfaits : ton céleste génie
288 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Arracha nos aïeux au gland de Cliaonio;
Et la Ueligion, flUe des Immorlels,
Autour de la cliarrue éleva ses autels.
Par toi changea l'aspect de la nature entière.
On dit que Jasion, tout couvert de poussière.
Premier des laboureurs, avec toi !ut heureux :
La hauteur des épis vous déroba tous deux ;
Et Plutus, qui se plaît dans les cités superbes,
Naquit de vos amours sur un Irône de gerbes.
Ce sont là de ces beautés primitives, abondantes, dignes
i'Ascrée, comme Lucrèce les retrouvait dans ses plus beaux
■lers : l'image demi-nue conserve chasteté et grandeur.
Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin résigné à vieillir,
eut, dans le talent, un retour de sève verdissante et comme
une seconde jeunesse:
Ce vent qui sur nos âmes passe
Souffle à l'aurore, ou souille tard.
Ces années du déclin de la vie lui furent des saisons de pro-
grès poétique et de fertilité dans la production : signe certain
d'une nature qui est forte à sa manière. Qu'on lise son ode
sur la Vieillesse: il y a exprimé le sentiment d'une calme et
fructueuse abondance dansune strophe toutepleineet comme
toute savoureuse de celte douce maturité:
Le teujps, mieux que la science,
Nous instruit par ses leçons ;
Aux champs de l'expérience.
J'ai fait de riches moissons;
Comme une plante tardive,
Le bonlieur ne se cultive
Qu'en la saison du bon sens;
Et sous une main discrète.
Il croîtra dans la relraile
Que j'ornai pour mes vieux ans.
S'il n'a pas plus laissé, il en faut moins accuser sa facilité,
au fond, qui était gr inde, que sa main trop discrète et sa vue
M. DE FONTANES. 289
dos cl-oses vcilontiers découragée. Ce qui met M. de Fontanes
e.'X.CfA.-^w •'. à part de cette époque littérai"., «"»'; l'.'jiipire,
c'est i:ioia3 la puissance que la qualité de ^ou yJerl, surtout
la qualité de son goût, de son esprit; et par là il était pltj
aisément retenu, dégoûté, qu'excité. On le voit exi)ritner en
maint endroit le peu de cas qu'il faisait de la liliéiature qui
l'environnait. Sous Napoléon, il regrette qu'il iiy ait eu que
des Chérile comme sous Alexandre; sous les doscetidantsde
Henri IV, il regrette qu'il n'y ait plus de Maiiieibe : cette
plainte lui échappe une dernière fois dans sa dumière ode.
Dans celle qu'il a expressément lancée contre la littérature
de 1812, il ne Irouve rien de mieux pour lui que d'être un
Silius, c'est-à-dire un adorateur respectueux, et à distance,
du culte viigilien et racinien qui se perd. Les sm-disant
classiques et vengeurs du grand Siècle le suffoquent ; Geof-
froy, dans ses i nj ures contre Voltaire et sa grossièreté foncière
de cuistre, ne lui parait, avec raison, qu'un violati;ur de
plus. Cette idée de décadence, si habituelle et si essentielle
chez lui, honore plus son goût qu'elle ne condamne sa saga-
cité; et si ede ne le rapproche pas précisémcnl de la litté-
rature qui a suivi, elle le sépare avec distiucliou de celle
d'alors, dans laquelle il n'excepte hautement <jue le chantre
de Cymodocée.
Je ne puis m'empêcher, en cherchant dans notre histoire
littéraire quchpie rôle analogue au sien, de nommer d'abord
le cardinal Du Perron. En effet, du Perron aussi, [)i)(Uc d'une
école finissante (de celle de Des Portes), eut le inurile et la
générosité d'apprécier le chef naissant d'une école nouvelle,
et, le premier, il introduisit Malherbe près de Henri IV. Bayle
a appelé Du Perron \q procureur général du Parnasse de son
temps, comme (|iii dirait aujourd'hui le maître des cérémonies
de la littérature. Fontanes, dont on a dit quelque chose de
pareil, lui ressemblait pour son vifamour pour ce qu'on appe-
lait encore /es Litres, par sa bienveillance active (jui le fai-
sait promoteur des jeunes talents. C'est ainsi qu'il distingua
u. 17
290 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
avec bonheur et produisit la précocité brillanle de M. Ville-
main. M. Guizot lui-même, qui comnienç;iit gravement à
percer, lui dut sa première chaire (1). Du l>ci-ion, comme
Fontanes, élaiten son temps un oracle souviuit cité, unpoëte
rare et plus regretté que lu ; après avoir brillé par des essais
trop épars, lui aussi il parut à un cerUiin nioment quitter la
poésie pour les hautes dignités et la reprêscul.iiion officielle
du goût à la cour. Il est vrai que Foutaut'ri, (irand-Maître,
n'écrivit pas de gros traités sur l'Eucharistie^ et qu'il lui man-
que, pour plus de rapport avec Du Perron, d'avoir été cardi-
nal comme labbéMaury. Celui-ci mémo semble s'être véri-
tablement chargé de certains contrastes biiuucoup moins
dignes de ressemblance. Pourtant il y a cela encore entre
l'hôte de Bagnolet et celui de Courbevoie, que la légèreté
profane et connue de quelques-uns de liuirs vers ne nuisit
point à la chaleur de leurs manifestations ([u'élicnnes et ca-
tholiques. Le cardinal Du Perron avait, dans sa jeunesse,
écrit de tendres vers, tels que ceux-ci, à une iiifidèle:
M'appeler son triomphe et sa gloire niorlcllB,
Kl tant d'autres doux noms clioisis pour m oldiger,
Indignes de sortir d'un courage (2) fiilfile»
Où, si soudain après, l'oubli s'est vu lo^^erl
Tu ne me verras plus baigner mon œil île larmes
Pour avoir éprouvé le feu de tes regarda;
Le temps contre tes traits me donnera des armes,
Et l'absence et l'oubli reboucheront tes dards.
Adieu, fertile esprit, source de me» complaintes.
Adieu, cliarmes coulants dont j'étois enchanté :
Contre le doux venin de ces caresse;» feintes
Le souverain remède est l'incrédulité.
(1) C'est ainsi encore qu'il poussa très-vivement, par un article au
Journal dr l'ICnipirr ^8 janvier 180(i), et par ses éloges en tout lieu,
au succès du début tout à fait distingué de M. JUolé.
(2) CvunKje^ cœnr.
M. DE FONTANES. 291
Et le théologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regret-
tait aussi, je le crains, la Déesse aux douces amertumes :
. . . . Non est Dea neBcia nostri
Quœ dulcem curis miscet amaritiem;
ce qui revient à l'ode de Fontanes :
Répands-y h charme suprême .
Et des plaisirs, et des maux môme,
Que je t'ai dus dans mes beaux jours.
Mais c'est bien assez pousser ce parallèle pour ceux qui ont
un peu oublié Du Perron. Pour ceux qui s'en souviendraient
trop, ne fermons pas sans rompre. Le Courbevoie de Fontanes
se décorait de décence, s'ennoblissait par un certain air de
voisinage avec le séjour de Rollin, par un certain culte puri-
fiant des hôtes de Bàville, de Vignai et de Fresne.
Plus loin encore que Du Perron, et à l'extrémité de notre
liorizon littéraire, je ne fais qu'indiquer comme analogue de
Fontanes pour cette manière de rôle intermédiaire, Mellin de
Saint-Gelais, élégant et sobre poëte, armé de goût, qui, le
dernier de l'école de Marot, sut se faire respecter de celle de
Ronsard, et se maintint dans un fort grand état de considé-
ration à la cour de Henri II.
M. Villemain, d'abord disciple de M. de Fontanes dans la
critique qu'il devait bientôt rajeunir et renouveler, l'allait
visiter quelquefois dans ces années 1812 et iS\3. La chute
désormais trop évidente de l'Empire, l'incertitude de ce qui
suivrait, redoublaient dans l'âme de M. de Fontanes les tris-
tesses et les rêveries du déclin :
Majoresque cadunt altis de montibus umbrœ.
&OUS le lent nuage sombre, l'entretien délicat et vif n'était que
^lus doux. M. de Fontanes avait souvent passé sa journée à
_ Elire quelque beau passage de Lucrèce et de Virgile ; à noter
sur les pages blanches intercalées dans chacun deses volumes
292 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
favoris quelques "éfl ^xions plutôt morales que philologiques,
quelques essais de tiûduction fidèle : « J'ai travaillé ce ma-
tin, disait-il ; ces vers de Virgile, vous savez:
Et varios ponit fœtus autumnus, et alte
Mitis in apricis coquitur vindemia saxis;
« ces vers-là ne me plaisent pas dans Delille : les côtes m-
« neuses, les grap2)es paresseuses ; voici qui est mieux, je crois :
Et des derniers soleils la chaleur affaiblie
Sur les coteaux voisins cuit la grappe amollie. »
Il cherchait par ces sons en i{cuît la grappe amolh'e) à rendre
l'effet mûrissant des désinences en is du latin. Sa matinée
s'était passée de la sorte sur celte douce note virgilienne, dans
cetépicuréisme du goût. Ou bien, la serpe en main, soignant
ses arbustes et ses fleurs, il avait peut-être redit, refait en
vingt façons ces deux vers de sa Maison rustique:
L'enclos où la serpette arrondit le pommier,
Où la ireille en grimpuat rie aux yeux du fermier;
et ce dernier vers enfin, avec ses r si bien redoublés et rap-
proches, hii avait, à son gré, paru sourire.
Ou encore, dans ce verger baigné de la Seine, au bruit de
la vague expirante, il avait exprimé amoureusement, comme
d'un seul soupir, la muse de l'antique idylle,
Endant près de l'Alphée une flûte docile ;
et ce doux soul'fle divinement trouvé lui avait empli l'âme et
lorcllc presque tout un jour, comme tel vers du Lutrin à
Boileau (1).
(1) On pcMil dire de ces vers, comme de tant de vers bien frappéa
de Doile.iii. ce (|ue Fontanes a dit lui-mâme quelque part dans soo
Comiiiiiiuiiie (iiii|)ninéj sur J,-B. Rousseau : « 11 n'y a pas là ce
« qu'on .'i|ipcllu |iro|irement harmonie imiiaiive ; mais il existe un
c rap|iuri ir s-st;ii itile entre le choix des expressions et le caractèra
« de l'image. » Uu confond un peu tout cela maintenant.
M. DE FONTANES. 293
Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Ville-
main avait été chargé d'un Éloge deDurocqiii devait le pro-
duire près de l'Empereur. Il s'y trouvait un portrait de l'aide
de camp, piquant, rapide, brillamment enlevé; l'autre jour
le délicieux causeur, avec une pointe de raillerie, nous le
récitait encore; rien que ce portrait-là portait avec lui toute
uneTortune sous l'Empire ; mais y avait-il encore un Empire?
Et si M. Villemain, qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait
Pitt, Fox, venaità en parler, et se rejetait à l'espoir d'un gou-
vernement libre et débattu, comme en Angleterre : «Allons,
« allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût
« avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouver-
« nement représentatif? Bédoch vous passeraiti » Mot char-
mant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu'on n'ose
le dire! N'est-ce pas surtout dans les gouvernements de ma-
jorité, si excellents à la longue pour les garanties et les in-
térêts, que le goût souffre et que les délicats sont malheu-
reux?
La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son suc-
cès, je le sais bien; mais, tout à côté, la parole pesante y a
son poids. Qu'y faire? On ne peut tout unir. On avance beau-
coup sur plusieurs points, on perd sur un autre; l'utile do-
minant se passe aisément du fin, et le Bédoch (puisque Bé-
doch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.
Nous en conviendrons d'ailleurs, M. de Fontanes n'airaail
point assez sans doute les difficultés des choses; il n'en avait
pas la patience : et l'on doit regretter pour son beau talent
de prose qu'il ne l'ait jamais appliqué à quelque grand sujet
approfondi. L'Histoire deLouis XI qu'il avait commencée est
restée imparfaite ; une Histoire de France, dont il parlait beau-
coup, n'a guère été qu'un projet. Lui-même cite quelque part
Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes
et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à
Saturne, qui dévore des pierres. L'estomac de son esprit, à lui,
n'était pas de cette force-là. Son ami Joubert.en le conviant
294 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
un peu naïvementà lalecturede Marculphe, a.\'a.il soin toute-
fois de ne lui conseiller que lapréface. Son iinagiualiou l'avait
fait, avant tout, poëte, c'est-à-dire volage.
On est curieux de savoir, dans ce rôle important et pro-
longé de Foiilaues au sein de la littérature, soit avant 89,
soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec Delille.
Était-il disciple, était-il rival? — Ayant débuté en 1780, c'est-
à-dire dix ans après le traducteur des Géorgiques, Fontanes le
considérait comme maître, et en toute occasion il lui marqua
une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir qu'il le
loue plus qu'il ne l'adopte, et que, depuis la traduction des
Géorgiques, il le juge en relâchement de goût. D'ailleurs, il
appuya VHumme des Champs dans le Meraire{i) ; lorsqu'il s'a-
git de rétablir l'absent boudeur sur la liste de l'Institut, il
prit sur lui de faire la démarche, et, sans avoir consulté De-
lille, il se porta garant de son acceptation. Les choses entre
eux en restèrent là, dans une mesure parfaitement décente,
plus froide pourtant que ces témoignages ne donneraient à
penser. Delille n'avait qu'un médiocre empressement vers
Fontanes. En poésie et en arf, on est dispensé d'aimer ses
héritiers présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à De-
lille un héritier collatéral, qui aurait été quelque peu un
assassin, si l'indolent avait voulu. Mais sa poésie craignait
le public et les vitres des libraires plus encore que celle du
brillant descriptif ne les cherchait.
On peut se faire aujourd'hui une autre question dont nul
ne s'avisait dans le temps : Quelle fut la relation de Fontanes
à Millevoye? — Fontanes est un maître, Millevoye n'est qu'un
élève. Venu aux Écoles centrales peu après que la proscrip-
tion de Fructidor en eut éloigné Fontanes, Millevoye ne put
avoir avec lui que des rapports tout à fait rares et inégaux.
Mais la considération, qui est tant pour les contemporains,
compte bien peu pour la postérité; celle-ci ne voit que les
(1) Fructidor an viii. On y trouve encore un article de lui sur bi
nouvelle édition des Jardins, fructidor an ix.
M. Ï)E FONTANES. S'Jj
restes du talent; en récitant la Chute des Feuilles, elle songe
au Jour des Morts, et elle marie les noms.
Millevoye n'eut jamais été pour personne un héritier pré-
somptif bien vivace et bien dangereux : mais Lamartine nais-
sant!... qu'en pensa Fontanes? Il eut le temps, avant de
mourir, de lire les premières Méditations : je doute qu'il se
soit donné celui de les apprécier. Dénué de tout sentiment
jaloux, il avait ses idées très-arrètées en poésie française et
très-négatives sur l'avenir. Il admettait la régénération par
la prose de Chateaubriand, point par les vers : « Tous les vers
sont faits, répétait-il souvent avec une sorte de dépit invo-
lontaire, tous les vers sont faits! » c'est-à-dire il n'y a plus à
en faire après Racine. Il s'était trop redit cela de bonne
heure à lui-même dans sa modestie pour ne pas avoir quel-
que droit, en finissant, de le redire sur d'autres dans son
impatience.
Mais nous avons anticipé. Les événements de 1813 remi-
rent politiquement en évidence M. de Fontanes. Au Sénat où
il siégeait depuis sa sortie du Corps législatif, il fut chargé,
d'après le désir connu de l'Empereur, du rapport sur l'état
des négociations entamées avec les puissances coalisées, et
sur la rupture de ce qu'on appelle les Conférences de Chàtil
Ion. C'était la première fois que Napoléon consultait ou faisait
semblant. Le rapport concluait, après examen des pièces, en
invoquant la paix, en la déclarant possible et dans les inten-
tions de l'Empereur, mais à la fois en faisant appel à un der-
nier élan militaire pour l'accélérer. Ceux qui avaient toujours
présent le discours de 1808 au Corps législatif, ceux qui, en
dernier lieu, partageaient les sentiments de résistance expri-
més concurremment par M. Laine, purent trouver ce langage
faible : Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mêlé
d'invocations à la paix : dans le temps, en général, il parut
digne (1). 1814 arriva avec ses désastres. M. de Fontanes
(l) On a, au rcstf?, sur les circonslances de ce rapport, plus que
296 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
souffrait beaucoup de cet abaissement de nos armes; il n'ai-
mait guère plus voir en France les cocardes que la littérature
d'outre-Rhin (1). Sa conduite dans tout ce qui va suivre fut
celle d'un homme honnête, modéré, qui cède, mais qui cède
au sentiment, jamais au calcul.
Il avait, je l'ai dit, un grand fonds d'idées monarchiques,
une horreur invincible de l'anarchie, un amour de l'ordre,
de la slabililé presque à tout prix, et de quelque part qu'elle
vînt. Le premier, article de sa charte était dans Homère :
, . . . tt; x&îpavo; êoTO»,
tl; PaoïXeù;
Le pire des Élals, c'est l'État populaire.
Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Hérodote :
Puissent le.< ennemis des Perses user de la démocratie ! Il croyait
cela vrai des grands États modernes, même des États anciens
et de ces républiques grecques qui n'avaient acquis, selon
lui, une grande gloire que dans les moments où elles avaient
été gouvernées comme monarchiquement sous ua seul chef,
des conjectures. La Revue Rétrospective àa il octobre 1835. i publié
la dictée de Napoléon par laquelle il traçait à la commission du Sénat
tt au rapporteur le sens de l<;iir examen et presque les termes môme»
du rapport. Les derniers mois de l'indication impérieuse sont :
« Bien dévoiler la perfidie anjiLiise avant de f;iire un ap|iel au peuple.
— Cette lin doit ôlre une pititippiqne. n Malgré l'ordre précis, la
pbiUppiipie manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la conclu-
sion prend une loute aulre couleur, plutôt pacifique : l'Kmpereur ne
put donc être content. La Revue Rétrospective, qui (ait elle-môme
celte remariyie, n'en tient pas assez compte. Après lout, le rappor-
teur, dans le cas présent, ne manœuvra pas tout à fait comme le
"xaitre le voulait; en obéissant, il éluda.
(1) Le trait est essentiel cliez Fontanes : au temfis même où il
attaquait le plus vivement le Directoire dans le Aléinorial, il a exprimé
en toute occasion son peu de fjoiU poui- les armes des étrangers el
pour leur politique : on pourrait citer parliculièremenl un article du
19 août 1797, intitulé : Quelques véritésan Directoire, a l'Empereur
el aux Véitiiieus. Par celle manière d'être Français en tout, il restait
•ncore fidèle au Louis XIV,
M. DE FÛNTANES. 297
Miltiade, Citnon, Thémistocle, Périclès. Mais, ce point essen-
tiel posé, ..e reste avait moins de suite chez lui et variait au
gré d'une imagination aisément enthousiaste ou effarouchée,
que, par bonheur, fixait en définitive l'influence de la famille.
La réputation officielle ment souvent; il l'a remarqué lui-
même, et cela peut surtout s'appliquer à lui. Ce serait une
illusion de perspective que de faire de M. de Fontanes un
politique : encore un coup, c'était un poëte au fond. Son des-
sous de cartes, le voulez-vous savoir? comme disait M. de
Pomponne de l'amour de madame de Sévigné pour sa fille.
En 1805, président du Corps législatif, il ne s'occupe en voyage
que du poëme des Pyrénées et des Stances à l'ancien manoir
de ses pères. En 181b, président du Collège électoral à Niort,
il fait les Stances à la fontaine du Vivier et aux mânes de son
frère. Voilà le dessous de cartes découvert : peu de politiques
en pourraient laisser voir autant.
En iSli, au Sénat, il signa la déchéance, mais ce ne fut
qu'avec une vive émotion, et en prenant beaucoup sur lui;
il fallut que M. de Talleyrand le tînt quelque temps à part,
et, par des raisons de salut public, le décidât. On l'a accusé,
je ne sais sur quel fondement, d'avoir rédigé l'acte môme de
déchéance, et je n'en crois rien (1). Mais il n'en est peut-être
pas ainsi d'autres actes importants et mémorables d'alors,
sous lesquels il y aurait lieu à meilleur droit, et sans avoir
besoin d'apologie, d'entrevoir la plume de M. de Fontanes.
Cela se conçoit : il était connu par sa propriété de plume et
sa mesure; on s'adressait à lui presque nécessairement, et il
rendait à la politique, dans cette crise, des services de litté-
rateur, services anonymes, inoOensifs, désintéressés, et aux-
quels il n'attachait lui-même aucune importance. Mais voici
k ce propos une vieille histoire.
On était en 1778 ; deux beaux-esprits qui voulaient percer,
(t) On croit savoir, au contraire, que la rédaction de cet acte est
do Lambreclits.
298 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
M. d'Oigny et M. de Murville, concouraient pour le prix de
vers à l'Académie française. Quelques jours avant le terme
de clôture fixé pour la réception des pièces, M. d'Oigny va
trouver M. de Fontanes et lui dit ; « Je concours pour le prix,
« mais ma pièce n'est pas encore faite, il y manque une
« soixautaine de vers •,ie n'ai pas le temps, faites-les-moi. «
Et M. de Fontanes les lui fit. M. de Murville, sachant cela,
accourt à son tour vers M. de Fontanes : « Ne me refusez
« pas, je vous en prie, le même service. » Et le service ne fut
pas refusé. On ajoute que les passages des deux pièces, que
cita avec éloge l'Académie, tombèrent juste aux vers de Fon-
tanes.
Ce que M. de Fontanes, poëte, était en 1778, il l'était en-
core en 1M4 et 1815; l'anecdote, au besoin, peut servir de
clef (1). — Les sentiments, en tout temps publiés ou consi-
(1) Fontanes, littérateur, aimait l'anonyme ou même le pseudo-
nyme. Il publia la première fois sa traduction en vers du passage do
Juvénal sur Messaline sous le nom de Thomas , et, pour soutenir le
jeu, il commenta le morceau avec une part d'éloges, il essaya d'abord
ses vers sur /o Bible en les attribuant à Le Franc de Pompignan. Je
trouve (dans le catalogue imprimé de la bibliothèque de M. de Châ-
teaugiron) une brochure intitulée l'es Assassinais et des vols politiques,
ou des Proscriptions et des Confiscations, par Th. Raynal (1795), avec
l'indication de Fontanes, comme en étant l'auteur sous le nom de
Raynal ; mais ici il y a erreur : l'ouvrage est de Scrvan. Dans les Pe-
tites AJJiclies ou feuilles d'annonces du 1" thermidor au vi se trouvent
des vers sur une violette donnée dans un bai :
Adieu, Violette chérie,
AUez préparer mon boiibeur.t.
La pièce est signée Senatnof, anagramme de Fontanes. Dans le Jour-
nal littéraire, où il fut collaborateur de Clément, il signait L, initiale
de Louis. Il deviendrait presque picjuaiU de donner le catalogue des
journaux de toules sortes auxquels il a participé, tantôt avec Dorât
[Journal des Dames), tantôt avec Linguel ou ses successeurs [Journal
de Politique et de Littérature), lanlôt, et je l'ai dit, avec Clément.
Avant délre au Mémorial avec La Harpe et Vau\cilies, il fut un mo-
ment à lu Clef du Cabinet avec G.irat. On n'en limr.iit pas, si Ton
voulait tout rechercher : il serait p esque au si aisé de savoir le compte
des jocrniux où Charles Nodier a mis des articles, et il y faudrait
M. DE rONTANES. 299
gnés dans ses vers, font foi de la sincérité avec laquelle, au
milieu de ses regrets, il dut accueillir le retour de la race de
Henri IV. Encore Grand-Maître lorsde la distribution des prix
de 1814, il put, dans son discours, avec un côté de vérité qui
devenait la plus habile transition, expliquer ainsi l'esprit de
l'Université sous l'Empire ; « Resserrée dans ses fonctions
« modestes, elle n'avait point le droit de juger les actes poli-
« tiques; mais les vraies notions du juste et de Tiujuste
« étaient déposées dans ces ouvrages immortels dont elle in-
« terprétait les maximes. Quand le caractère et les senti-
« ments français pouvaient s'altérer de plus en plus par un
« mélange étranger, elle faisait lire les auteurs qui les rap-
« pellent avec le plus de grâce et d'énergie. L'auteur du
« Télémaqueet Massillon prêchaient éloquemment ce qu'elle
« était obligée de taire devant le Génie des conqnôtes, im-
« patient de tout perdre et de se perdre lui-même dans l'excès
« de sa propre ambition. En rétablissant ainsi l'antiquité
« des doctrines liltéraires, elle a fait assez voir, non sans
« quelque péril pour elle-même, sa prédilection pour l'anti-
« quité des doctrines politiques.
« Elle s'honore même des ménagements nécessaires qu'elle
« a dû garder pour l'intérêt de la génération naissante ; et,
« sans insulter ce qui vient de disparaître, elle accueille avec
« enthousiasme ce qui nous est rendu. »
Mais, en parlant ainsi, le Grand-Maître était déjà dans l'a-
pologie et sur la défensive; les attaques, en effet, pleuvaient
de tous côtés. Nous avons sous les yeux des brochures ultra-
royalistes pui:liées à cette date, et dans lesquelles il n'est tenu
l'investigation bibliographique d'un Beuchot. On comprend mainte-
nant ce que veut dire cette paresse de Fontanes, laquelle n'était sou-
vent qu'un prél facile et une dispersion active. Uien d'étonnant,
quand il eut cessé d'écrire aux journaux, que son haliitude de plume
le fasse soupçonner derrière plus d'un acte public, dans un temps où
M. de Talieyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rédiger lui-
même deux lignes courantes.
300 POUTllAITS LITTÉRAIRES.
aucun compte à M. de Fontanes de ses efforts constamment
religieux et même monarchiques au sein de lUniversité.
Enfin, le 17 février 1815, une ordonnance émanée du mi-
nistère Montesquieu détruisit l'Université impériale, et, dans
la réoi'ganisation qu'on y substituait, M. de Fontanes était
évincé. Il l'était toutefois avec égard et dédommagement;
on y rendait hommage, dans le préambule, aux hommes qui
avaient sauvé les bonnes doctrines au sein de l'enseigne-
ment impérial, et qui avaient su le diriger souvent contre
le but même de son institution.
L'ordonnance fut promulguée le 21 février, et Napoléon
débarquait le 5 mars. Il s'occupait de tout à l'île d'Elbe, et
n'avait pas perdu de vue M. de Fontanes. En passant à Gre-
noble, il y reçut les autorités et le Corps académique qui en
faisait partie ; il dit à chacun son mot, et au recteur il parla
de l'Université et du Grand-iMaître : — « Mais, Sire, répondit
« le recteur, on a détruit votre ouvrage, on nous a enlevé
« M. de Fontanes ; » et il raconta l'ordonnance récente. —
Eh bien ! dit Napoléon pour le faire parler, et peut-être
« aussi n'ayant pas une très-haute idée de son Grand-Maître
« comme administrateur, vous ne devez pas le regretter
« beaucoup, M. de Fontanes : un poëte, à la tête de l'Uni-
t versilé! » Mais le recteur se répandit en éloges (I). Napo-
léon crut volontiers que M. de Fontanes, frappé d'hier et mé-
content, viendrait à lui.
Installé aux Tuileries, il songea à son absence ; il en parla.
Une personne intimement liée avec M. de Fontanes fut auto-
risée à l'aller trouver et à lui dire : « Faites une visite aux
(1) Bien que M. de Fontanes ne pas fût précisément un administra-
teur, l'Université, sous sa direction, ne prospéra pas moins, grâce à
l'esprit conciliant, paternel et véritahlemiml ami des lettres, qu'il y
inspirait. En lact; de l'Empereur, et particulièrement dans les Conseils
d'Université ([uc celui-ci présida en 1811, et auxquels assistait con-
curremment le ministre de l'intérieur, M. de Fontanes arrivant à la
lutte bien préparé, tout plein des tableaux administratil's qu'on lui
avait dressés exprès et représentés le malin môrne, étonna souvent le
H. DE FONTANES. 301
K Tuileiios, vous y serez bien reçu, et le lendemain vous
« verrez votre réintégration dans le Moniteur. » — « Non, ré-
« pondit-il en se promenant avec agitation : non, je n'irai
«( pas. On m'a dit courtisan, je ne le suis pas, A mon âge,..
« toujours aller de César à Pompée, et de Pompée à César,
« c'est impossible ! » — Et, dès qu'il le put, il partit en poste
pour échapper plus sûrement au danger du voisinage. Il
n'alla pas à Gand, c'eût été un parti trop violent, et qu'il n'a-
vait pas pris d'abord : mais il voyagea en Normandie, revit
les Andelys, la forêt de Navarre, regretta sa jeunesse, et ne
revint que lorsque les Cent-Jours étaient trop avancés pour
qu'on fît attention à lui. Toute cette conduite doit sembler
d'autant plus délicate, d'autant plus naturellement noble,
que, sans compter son grief récent contre le Gouvernement
déchu, son imagination avait été de nouveau séduite par le
miracle du retour; et comme quelqu'un devant lui s'écriait,
en apprenant l'entrée à Grenoble ou à Lyon : « Mais c'est
« effroyable 1 c'est abominable! y^ — « Eh! oui, avait-il ri-
« posté, et ce qu'il y a de pis, c'est que c'est admirable ! »
Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie
politique de M, de Fontanes, et nous avons cherché surtout à
expliquer l'homme, à retrouver le poëte dans le personnage,
sans altérer ni flatter. La pente qui nous reste n'est plus qu'à
descendre. Il alla voir à Saint-Denis Louis XVII! revenant,
qui l'accueillit bien, comme on le peut croire. Diverses sortes
d'égards et de hauts témoignages, le titre de ministre d'État
et d'autres ne lui manquèrent pas. Il ne fit rien d'ailleurs pour
reconquérir la situation considérable qu'il avait perdue. Il
fut, à la Chambre des pairs, de la minorité indulgente dans
le procès du maréchal Ney. Les ferveurs de la Chambre de
brusque interrogateur par le positif de ses réponses et par l'aisance
avec laquelle il paraissait posséder son affaire. Son esprit facile et
brillant, peu propre au détail de l'administration, saisissait très-
vite les masses, les résultats ; et c'était juatemeut, dans la discus-
sion, ce qui allait à l'Empereur.
302 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
1815 ne le trouvèrent que froid : monarchien décidé en prin-
cipe, mais modéré en application, il inclina assez vers M. De-
cazes, tant que M. Decazesne s'avança pas trop. Quand il vit
le libéralisme naître, s'organiser, M. de La Fayette nommé à
la Chambre élective, il s'effraya du mouvement nouveau qu'il
imputait à la faiblesse du système, et revira légèrement. On
le vit, à la Chambre des pairs, parler, dans la motion Barthé-
lémy, pour la modification de la loi des élections qu'il avait
votée en février 1817, et bientôt soutenir, comme rapporteur,
la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui fait une ligne poli-
tique intermédiaire, qu'on peut se figurer, en laissant à
gauche le semi-libéralisme de M. Decazes, et sans aller à
droite jusqu'à la couleur pure du pavillon Marsan.
Non pas toutefois qu'il fût sans rapports directs avec le pa-
villon iMarsan même, et sans afTection particulière pour les
personnes; mais il n'eût contribué qu'à modérer.
En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Mar-
cellin, jeune officier, plein de qualités aimables et brillantes,
mais qui ne portait pas dans ses opinions politiques cette mo-
dération de M. de Fontanes, et de qui M. de Chateaubriand a
dit que son indignation avait l'éclat de son courage, fut tué
dans un duel, à peine âgé de vingt-huit ans. La tendresse de
M. de Fontanes en reçut un coup d'autant plus sensible qu'il
dut être plus renfermé.
M. de Chateaubriand, à l'époque où il forma, avec le duc
de Richelieu, le premier ministère Villèle, avait voulu réta-
blir la Grande-Maîtrise de l'Université en faveur de M. de
Fontanes. Au moment où il parlait pour son ambassade de
Berlin, il reçut ce billet, le dernier que lui ait écrit son ami :
M Je vous le répète : je n'ai rien espéré ni rien désiré, ainsi
je n'éprouve aucun désappointement.
« Mais je n'en suis pas moins sensible aux témoignages de
votre amitié: ils me rendent plus heureux que toutes les
places du monde. »
Les deux amis s'embrassèrent une dernière fois, et ne se
M. DE FONTANES. 303
revirent plus. M. de Fontanes fut atteint, le iO mars 1821,
dans la nuit du samedi au dimanche, d'une attaque de goutte
à l'estomac, qu'il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son mé-
decin, et fit demander un prêtre. Le lendemain, il semblait
mieux; après quelques courtes alternatives, dans l'intervalle
desquelles on le retrouva plus vivant d'esprit et de conver-
'sation que jamais, l'apoplexie le frappa le mercredi soir. Le
prêtre vint dans la nuit: le malade, en l'entendant, se réveilla
de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s'écria
avec ferveur : « 0 mon, Jésus! mon Jésus! » Poëte du Jour des
Morts et de la Chartreuse, tout son cœur revenait dans ce cri
suprême. Il expira le samedi 17 mars, à sept heures son-
nantes du matin.
A deux reprises, dans la première nuit du samedi au di-
manche, et dans celle du mardi au mercredi, il avait brûlé,
étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des
chants inachevés de son poëme, s'y trouvèrent-ils compris. Il
était bien disciple de celui qui vouait au feu l'Enéide.
On doit regretter que les œuvres de M. de Fontanes n'aient
point pu se recueillir et paraître le lendemain de sa mort : il
semble que c'eût été un moment opportu '"a. Ce qu'on a depuis
appelé le combat romantique n'était qu'à peine engagé, et
sans la pointe de critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais
pure, des premières Méditations, se serait doucement déta-
chée et fondue à demi cette teinte poétique particulière qui
distingue le talent de M. de Fontanes, et qui en fait quelque
chose de nouveau par le sentiment en même temps que d'an-
cien par le ton. Sa strophe, accommodée à Rollin, aurait
déploré tout haut la ruine du Château de Colombe, et noté à sa
manière la Bande noire, contre laquelle allait tonner Victor
Hugo. Les chants de la Grèce sauvée auraient pris soudaine-
ment un intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment
public éveillé un écho inattendu.
Aujourd'hui, au contraire, il est tard; plusieurs de ces poé-
sies, qui n'ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de
301 FORXnAITS LITTÉRAIRES.
défleurir dans l'ombre : elles arrivent au jour pour la pre-
mière fois dans une forme déjà passée ; elles ont manqué leur
heure. Mais, du moins, il en est quelques-unes pour qui
l'heure ne compte pas, simples grâces que l'haleine divine a
touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle.
Celles-ci viennent toujours à temps, et d'autant mieux au-
jourd'hui que l'ardeur de la querelle littéraire a cessé, el
qu'on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu'il
en soit, ce recueil s'adresse et se confie particulièrement à
ceux qui ont encore de la piété littéraire.
C'est une urne sur un tombeau : qu'y a-t-il d'étonnant que
quelques-unes des couronnes de l'autre hiver y soient déjà
fanées? J'y vois une harmonie de plus, un avertissement aux
jeunes orgueils de ce qu'il y a de sitôt périssable dans chaque
gloire.
M. de Fontanes représente exactement le type du goût et
du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme,
sans mélange de rien d'étranger, goût racinien, fénelonien,
grec par instants, toutefois bien plus latin que grec d'habi-
tude, grec par Horace, latin du temps d'Auguste, voltairien
du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire : celui qui
n'aurait pas en lui de quoi sentir ce qu'il y a de délicat, d'ex-
quis et d'à peine marqué dans les meilleurs morceaux de
Fontanes, le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille
qualités fortes et brillantes, mais il n'aurait pas une certaine
finesse légère, laquelle jusqu'ici n'a manqué pourtant à au-
cun de ceux qui ont excellé à leur tour dans la littérature
française. Le temps peut-être est venu où de telles distinc-
tions doivent cesser, et nous marchons (des voix éloquentes
nous l'assurent) à la grande unité, sinon à la confusion, des
divers goûts nationaux, à l'alliance, je le veux croire, de tous
les atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semblé
intéressant à regarder de très-près. Il était à maintenir dans
la série littéraire française comme la dernière des figures
pures, calmes et sans un trait d'altération: à la veille de ces
M. DE FONTANES. 305
invasions redoublées et de ce renouvellement par les con-
quêtes. Qu'il vive donc à son rang désormais, paisible dans
ce demi-jour de l'histoire littéraire qui n'est pas tout à fait
un tombeau ! Qu'un reflet prolongé du xvii® siècle, un de ces
reflets qu'on aime, au commencement du xyiii^, à retrouver
au front de Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l'abbé
Prévost, se ranime en tombant sur lui, poëte, et le décore
d'une douce blancheur l
Décembre 1838.
J'ai reparlé de Fontanes en mainte page de l'ouvrage intitulé :
Chateaubriand et son Groupe liiléraire...i il est une partie considé-
rable du sujet.
l
M. JOUBEPiT^'^
Bien que les Pensées de l'homme remarquable, dont le nom
apparaît dans la critique pour la première fois, ne soient im-
primées que pour l'œil de l'amitié, et non publiées ni mises
en vente, elles sont destinées, ce me semble, à voir tellement
s'élargir le cercle des amis, que le public finira par y entrer.
Parlons donc de ce volume que solennise d'abord au fron-
tispice le nom de M. de Chateaubriand éditeur, parlons-en
comme s'il était déjà public : trop heureux si nous hâtions ce
moment et si nous provoquions une seconde édition acces-
sible à la juste curiosité de tous lecteurs!
Et qu'est-ce donc que M. Jciibert? Quel est cet inconnu
tout d'un coup ressuscité et dévoilé par l'amitié, quatorze
ans après sa mort? Qu'a-t-il fait? Quelaélé son rôle?A-t-il
eu un rôle ? — La réponse à ces diverses questions tient peut-
être à des considérations littéraires plus générales qu'on ne
croit.
M. Joubert a été l'ami le plus intime de M. do Fontanes et
aussi de M. de Chateaubriand. Il avait de l'un et de l'autre;
nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le
(1) Recueil des Pensées de M. Joubert, 1 vol. in-8, Paris, 1838.
Imprimerie de Le Normant, rue de Seine, 8. — M. Paul Raynal,
neveu de M. Joubert, a depuis publié (184 2), en deux volumes et
avec un soin tout à fait pieu\, les Pensées plus conipièles, plus cor-
rectes, et un choix, de leUres de sou oncle. Je laisse subsister uioi»
jugement, que cliacun désormais peut achever et contrôler.
M. JOUBERT. 307
groupe. L'attention se reporte aujourd'hui sur M. de Fon-
fanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains
illustres, les grands poètes, n'existent guère sans qu'il y ait
autour d'eux de ces hommes plutôt encore essentiels que se-
condaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans
parlapenséede ceux qu'ils aiment, qu'ils servent, et qui sont
rois par l'art. De loin ou même de près, on les perd aisément
de vue; au sein de cette gloire voisine, unique et qu'on dirait
isolée, ils s'éclipsent, ils disparaissentà jamais, si cette gloire
dans sa piclé ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur
l'ami qu'elle absorbe. C'est ce rayon du génie et de l'amitié
qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le
montre.
M. Joubert de son vivant n'a jamais écrit d'ouvrage, ou du
moins rien achevé : « Pas encore, disait-il quand on le pres-
sait de produire, pas encore, il me faut une longue paix. » La
paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le Ciel n'a-
vait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le
temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n'était
pas temps encore, ou il n'était déjà plus temps. Singulier gé-
nie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots :
« Le Ciel n'a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne
m'a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n'ai de
force que pour m'élever, et pour vertu qu'une certaine in-
corruptibilité. >) Il disait encore, en se rendant compte de
lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire
bien qu'avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la
force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma
faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l'instrument. »
Mais s'il n'écrivait pas de livres, il lisait tous ceux des autres,
il causait sans fin de ses jugements, de ses impressions : ce
n'était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un
goût correctif et négatif de Quintilius et de Palru ; c'était une
pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot
qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagori-
308 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
cienne, un Tlaton à cœur de La Fontaine, a dit M. de Chateau-
briand.
« Inspirez, mais n'écrivez pas, » dit Le Brun aux femmes.
— « C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux pro-
fesseurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent
écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien! lui, il sui-
vait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public
de ses amis, l'orchestre, le chef du chœur qui écoute et qui
frappe la mesure.
Il n'y a plus de public aujourd'hui, il n'y a plus d'orchestre;
les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés; ils écrivent. Il
n'y a plus de Muses, il n'y a plus de juges, tout le monde est
dans l'arène. Aujourd'hui toi, demain moi. Je te siffle ou je
t'applaudis, je te loue ou je te raille ; à charge de revanche 1
Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. — Tant mieux, dira-t-on,
on est jugé par ses pairs. — En littérature, je ne suis pas tout
à fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument
au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de
goût. L'alliance offensive et défensive de tous les gens de let-
tres, la société en commandite de tous les talents, idéal que
certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un
immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine cri-
tique.
Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de
l'ancien bon goût (en attendant le nouveau), c'est que tout le
monde écrit et a la prétention d'écrire autant et mieux que
personne. Au lieu d'avoir affaire à des esprits libres, dégagés,
attentifs, qui s'intéressent, qui inspirent, qui contiennent,
que rencontre-t-on? des esprits tout envahis d'eux-mêmes,
de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d'amour-propre,
et, pour le dire d'un mot, des esprits trop souvent perdus de
tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule
engendre dans ses régions basses. J'y ai souvent pensé, et
j'aime à me poser cette question quand je lis quelque littéra-
teur plus ou moins en renom aujourd'hui : « Qu'cùl-il lait
M. JOUBERT. 309
SOUS Lf^uis XrV? qu'eùt-il fait au xviii» siècle? » J'ose avouer
que, pojr un grand nombre, le résultat de mon plus sér^-ui
examen, c'est que ces hommes-là, en d'autres temps, n au-
raient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications
spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui
ne sont pas détestables, ma foi! aurait été commis à la ga-
belle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi
de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique
fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur
de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là
eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans Ze Mercure
galant ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes.
Un honnête homme, né pour VAlmanach du Commerce, qui
aura griflonné jusque-là à grand'peine quelques pages de sta-
tistique, s'emparera d'emblée du premier poënie épique qui
aura paru, et, s'il est en verve, déclarera gravement que l'au-
teur vient de renouveler la face et d'inventer la forme delà
poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns
de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à
force de se creuser le cerveau, passent du tempérament athlé-
tique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait
faits hier encore sous l'Empire. En un mot, ce ne sont en lit-
térature aujourd'hui que vocations lactices, inquiètes et sur-
excitées, qui usurpent et font loi. L'élite des connaisseurs
n'existe plus, en ce sens que chacun de ceux qui la forme-
raient est isolé et ne sait où trouver l'oreille de son sem-
blable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencon-
trer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu'en
résulterait-il pour tous? car, par le bruit qui se fait, enten-
drait-on leur demi-mot; et, s'ils élevaient la voix, les vou-
drait-on reconnaître? Voilà quelques-unes de nos plaies. Au
temps de M. Joubert, il n'en était pas encore ainsi. Déjà sans
doute les choses se gâtaient : « Des esprits rudes, remarque-
l-il, pourvus de robustes organes, sont entrés tout à coup dans
la littérature, et ce sont eux qui en pèsent les fleurs. » La
310 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
controverse, il le remarque aussi, devenait hideuse dans les
journaux; mais ïaménité n'avait pas fui de partout, et il y
avait toujours les belles-lettres. Lui qui avait besoin, pour dé-
ployer ses ailes, quil fit beau dans la société autour de lui,
il trouvait à sa portée d'heureux espaces; et j'aime à le con-
sidérer comme le type le plus élevé de ces connaisseurs en-
core répandusalorsdansun monde qu'ils charmaient, comme
le plus oiiginal de ces gens de goiit finissants, et parmi ces
conseillers et ces juges comme le plus inspirateur.
La classe libre d'intelligences actives et vacantes qui se
sont succédé dans la société française à côté de la littérature
qu'elles soutenaient, qu'elles encadraient, et que, jusqu'à un
certain point, elles formaient, cette dynastie flutlante d'es-
prits délicats et vifs aujourd'hui perdus, qui à leur manière
ont régné, mais dont le propre est de ne pas laissrr de nom,
se résume très-bien pour nous dans un homme et peut s'ap-
peler M. Joubert.
Ainsi, de môme que M. de Fontanes a été vcrit.iblementle
dernier des poètes classiques, M. Joubert aurait clé le dernier
de ces membres associés, mais non moins essentiels, de l'an-
cienne littérature, de ces écoutants écoutés, qui, ;iu premier
rang du cercle, y donnaient souvent le ton. Ces deux rôles,
en effet, se tenaient naturellement, et devaient finir en-
semble.
Mais, pour ne pas trop prêter notreidée générale, et, comme
on dit aujourd'hui, notre formule, à celui qui a t-té surtout
plein de liberté et de vie, prenons l'homme d'un peu plus près
et suivons-le dans ses caprices mômes ; car nul ur. l'ut moins
régulier, plus hardi d'élan et plus excentrique de rayons, que
cet excellent homme de goût.
La vie de M. Joubert compte moins parles faits que par les
idées. Joseph Joubert était né le 0 mai 1754, à Monlignac en
Périgord. Ses amis le croyaient souvent et le disaient né à
Brive, celte patrie du cardinal Dubois : Montignac ou Brive,
il aurait dû uaîtie plutôt à Scillonte ou dans quelque bourg
M. JOUBERT. 311
voisin de Sunium. II fit ses études, et très-rapidement, dans
sa ville natale. Après avoir, de là, redouble et proii-ssé même
quelque temps aux Doctrinaires de Toulouse, il vint jeune
et libre à Paris, y connut presque d'abord Font ui' s dès les
années 1779, 1780-, une pièce de vers qu'il avail lii<;, un ar-
ticle de journal qu'il avait écrit, amenèrent cul ir lux la pre-
mière rencontre qui fut aussitôt l'intimité : il iivait alors
vingt-cinq ans, à peu près trois ans de plus que simi ami. Sa
jeunesse dut être celle d'alors : « Mon âme lialiiii- un lieu
par où les passions ont passé, et je les ai toutes innnues, »
nous dit-il plus tard; et encore : « Le temps (|iie je perdais
autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd'lmi dans les
souffrances. » Les idées philosophiques rentraincivnt très-
loin : à l'âge du retour, il disait : « Mes découvertes (et cha-
cun a les siennes) m'ont ramené aux préjugés. » Ce qu'on
appelle aujourd'hui lepanthéisme était très-faïutlicr, on a lieu
de le croire, à celte jeunesse de M. Joubert; il l'onibrassait
dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante
beauté : sans avoir besoin de le poursuivre sur 1rs nuages
de l'Allemagne, son imagination antique le concevait natu-
rellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la
Grèce :« Je n'aime la philosophie et surtout la niéiapliysique,
ni quadrupède, ni bipède : je la veux ailée et cli;iiilante. »
En littérature, les enthousiasmes, les passions, les juge-
ments de M. Joubert le marquaient entre les cs|ii ils de son
siècle et en vont faire un critique à part. Nous en .nons une
première preuve tout à fait précise par une coiic-pondance
de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en Anglolcrre (fin
de 1783), et y voyant le grand monde, chcnlic à ramener
son ami à des admirations plus modérées sui- les modèles
d'outre-Manche : on s'occupait alors en effet de l'.icliardson
et même de Shakespeare à Londres beaucoup moins qu'à
Paris : « Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de
l'imagination est celle où vous êtes né. Pour Dieu, ne calom-
niez point la France à qui vous pouvez faire tant d'hon-
312 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
neur. « Eti" l'engage à choisir dorénavant dans Shakespeare,
mais à relire ,'oute Athaîie. M. Jouberr, à cette époque, sui-
vait avec ardeur ce mouvement avea'ureux d'innovation que
prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses
brochures. Il était de cette jeunesse délirante contre qui
La Harpe fulminait. Il avait chargé Fontanes de prendre je
ne sais quelle information sur le nombre d'éditions et de
traductions, à Londres, du Paysan perverii, et son ami lui
répondait : « Assurez hardiment que le conte des quarante
éditions du Faysan perverti est du même genre que celui des
armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent
portes... Les deux romans français dont on me parle sans
cesse, c'est Gil Blas et Marianne, et surtout du premier. »
M. Joubert avait peine à accepter cela. Il se débarrassa vite
pourtant de ce qui n'était pas digne de lui dans ce premier
enthousiasme de la jeunesse ; cette boue des Mercier et des
Rétif ne lui passa jamais le talon : il réalisa de bonne heure
cette haute pensée : « Dans le tempéré, et dans tout ce qui
est inférieur, on dépend malgré soi des temps où l'on vit,
et, malgré qu'on en ait, on parle comme tous ses contem-
porains. Mais dans le beau et le sublime, et dans tout ce qui
y participe en quelque sorte que ce soit, on sort des temps,
on ne dépend d'aucun, et, dans quelque siècle qu'on vive,
on peut être parfait, seulement avec plus de peine en cer-
tains temps que dans d'autres. » Il devint un admirable juge
du style et du goût français, mais avec des hauteurs du côté
de l'antique qui dominaient et déroutaient un peu les per-
spectives les plus rapprochées de son siècle.
Bien avant De Maistre et ses exagérations sublimes, il
disait de Voltaire :
« Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants
et les traits hideux. »
« Voltaire avait l'âme d'un singe et l'esprit d'un ange. »
« Voltaire est l'esprit le plus débauché, et ce qu'il y a de
pire, c'est qu'on se débauche avec lui. »
M. JOUBERT. 313
« Il y a toujours dans Voltaire, au bout d'une habile main,
un laid visage. »
« Voltaire connut la clarté, et se joua dans la lumière,
mais pour l'éparpiller et en briser tous les rayons comme un
méchant. »
Je ne me lasserais pas de citer; et pour le style, pour la
poésie de Voltaire, il n'est pas plus dupe que pour le carac-
tère de sa philosophie :
« Voltaire entre souvent dans la poésie, mais il en sort
aussitôt; cet esprit impatient et remuant ne peut pas s'y
fixer, ni même s'y arrêter un peu de temps. »
« Il y a une sorte de netteté et de franchise de style qui
tient à l'humeur et au tempérament, comme la franchise au
caractère.
« On peut l'aimer, mais on ne doit pas l'exiger.
« Voltaire l'avait, les anciens ne l'avaient pas. »
Le style de son temps, du xviii« siècle, ne lui paraît pas
l'unique dans la vraie beauté française :
« Aujourd'hui le style a plus de fermeté, mais il a moins
de grâce; on s'exprime plus nettement et moins agréable-
ment; on articule trop distinctement, pour ainsi dire. »
Il se souvient du xvi«, du xyii» siècle et de la Grèce ; il
ajoute avec un sentiment attique des idiotismes :
« Il y a, dans la langue française, de petits mots dont
presque personne ne sait rien faire. »
Ce Gil Blas, que Fontanes lui citait, n'était son fait qu'à
demi :
« On peut dire des romans de Le Sage, qu'ils ont l'air
d'avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos,
en sortant de la comédie. »
Il disait de La Harpe : « La facilité et l'abondance avec
lesquelles La Harpe parle le langage de la critique lui
donnent l'air habile, mais il l'est peu. »
Il disait (i'Anacharsis : « Anacharsis donne l'idée d'un beau
ivre et ne l'est pas. »
II. 18
314 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Maintenant on voit, ce me semble, apparaître, se dresser
dans sa hauteur et son peu d'alignement cette rare et origi-
nale nature. Il portait dans la critique non écrite, mais
parlée, à celte fin du xyiii^ siècle, quelque chose de l'école
première d'Athènes; l'abbé Arnaud ne lui suCfisail pas et lui
semblait malgré tout son esprit et son savoir en contre-sens
perpétuel avec les anciens. Que n'a-t-il rencontré André
Chénier, ce jeune Grec contemporain ? Comme ils se seraient
vite entendus dans un même culte, dans le sentiment de la
forme chérie ! Mais M. Joubert était bien autrement platoni-
cien de tendance et idéaliste :
« C'est surtout dans la spiritualité des idées que consiste
la poésie. »
« La lyre est en quelque manière un instrument ailé. »
« La poésie à laquelle Socrate disait que les Dieux l'avaient
averti de s'appliquer, doit être cultivée dans la captivité,
dans les infirmités, dans la vieillesse.
« C'est celle-là qui est les délices des mourants. »
« Dieu, ne pouvant pas départir la vérité aux Grecs, leur
donna la poésie. »
« Qu'est-ce donc que la poésie? Je n'en sais rien en ce
moment; mais je soutiens qu'il se trouve dans tons les mots
employés par le vrai poëte, pour les yeux un certain phos-
phore, pour le goût un certain nectar, pour l'attoîition une
ambroisie qui n'est point dans les autres mots. »
« Les beaux vers sont ceux qui s'exhalent commodes sons
ou des parfums. »
« Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appar-
tenir au règne minéral ; ils ont de la ductilité et de l'éclat.
« D'autres au règne végétal ; ils ont de la sève.
« D'autres enfin appartiennent au règne animal ou animé,
et ils ont de la vie.
« Les plus beaux sont ceux qui ont de l'àme ; ils appar-
tiennent aux trois règnes, mais à la Muse encore |)lus. »
C'est le sentiment de cette Muse qui lui inspirait ces juge-
M. JOL'BERT. 315
ments d'une concision oniée, laquelle fait, selon lui, la beauté
unique du style :
« Racine : — son élégance est parfaite ; mais elle n'est
pas suprême comme celle de Virgile. »
« Notre véritable Homère, l'Homère des Français, qui le
croirait? c'est La Fontaine. »
« Le talent de J.-B. Rousseau remplit l'intervalle qui se
trouve entre La Motte et le vrai poëte. » Quelle place im-
mense, et daulant plus petite ! ironie charmante!
Et la poésie, la beauté sous toutes les formes, il la sentait :
M Naturellement, l'âme se chante à elle-même tout ce qui
est beau ou tout ce qui semble tel.
« Elle ne se le chante pas toujours avec des vers ou des
paroles mesurées, mais avec des expressions et des images
où il y a un certain sens, un certain sentiment, une certaine
forme et une certaine couleur qui ont une certaine harmonie
l'une avec l'autre et chacune en soi. »
Par l'altitude de sa pensée, il me fait l'effet d'une colonne
antique, solitaire, jetée dans le moderne, et qui n'a jamais
eu son temple.
Vieux et blanchissant, il se comparait avec grâce à un peu-
plier : M Je ressemble à un peuplier -, cet arbre a toujours l'air
d'être jeune, même quand il est vieux. « Albuque populus.
M. Joubert, jeune encore en 89, vit arriver la Révolution
française avec des espérances vastes comme son amour des
hommes. Il persista longtemps à ne l'envisager que par son
côté profitable à l'avenir, et, à travers tout, régénérateur.
Lié avec le conventionnel Lakanal, il eut moyen d'être de
bon conseil pour les choses de l'instruction publique le len-
demain des jours de terreur et de ruine. Ses idées en phi-
losophie sociale ne se modifièrent que par un contre-coup
assez éloigné de ce moment : au sortir du 9 thermidor, il
paraît avoir cru encore aux ressources du gouvernement
par (ou avec) le grand nombre : il écrivait à Fontanes qui,
caché durant quelques mois, reparaissait au grand jour :
316 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« Je vous vois où vous êtes avec grand plaisir. Le temps
permet aux gens de bieu de vivre partout où ils veulent. La
terre et le ciel sont changés. Heureux ceux qui, toujours les
mêmes, sont sortis purs de tant de crimes et sains de tant
d'affreux périls ! Vive à jamais la liberté ! » Noble soupir de
délivrance qui s'exhale d'une poitrine généreuse longtemps
oppressée 1 Le chapitre si remarquable de ses Prisées, intitulé
Politique, nous le montre revenu à l'autre pôle, c'est-à-dire à
l'école monarchique, à l'école de ceux qu'il appelle les sages :
« Liberté ! liberté 1 s'écriait-il alors comme pour réprimander
son premier cri ; en toutes choses point de liberté; mais en
toutes choses justice, et ce sera assez de liberté. » Il disait :
« Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le dé-
chausser et d'en faire voir les racines. Il en est de même des
institutions; celles qu'on veut conserver, il ne faut pas trop
en désenterrer l'origine. Tout commencement est petit. » Je
dirai encore cette magnifique pensée qui, dans son anachro-
nisme, ressemble à quelque post-scriptum retrouvé d'un traité
de Platon ou à quelque sentence dorée de Pythagore : « La
multitude aime la multitude ou la pluralité dans le gouverne-
ment. Les sages y aiment l'unité.
(• Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection,
il faut que l'unité ait pour limites celles de sa juste étendue,
que ses limites viennent d'elle; ils la veulent éminente et
pleine, semblable à un disque et non pas semblable à un
point. »
En songeant à ses erreurs, à ce qu'il croyait tel, il ne s'irri-
tait pas; sa bienveillance pour l'humanité n'avait pas souf-
fert : « Philanthropie et repentir, c'est ma devise. »
Trompé par une ressemblance de nom, nous avons d'abord
cru et dit que, comme administrateur du département de la
Seine, il contribua à la formation des Écoles centrales; nous
avions sous les yeux un discours qu'un M. Jouberl prononça
à une rentrée solennelle de ces écoles en l'an v : ce n'était
pas le nôtre. La seule fonction publique de M. Joubert durant
M, JOUBERT. 317
la Révolution consista à être juge de paixàMontignac où ses
compatriotes l'avaient rappelé ; il y resta deux ans, de 90 à 92 ;
puis il revint à Paris et se maria. Nous le suivons d'assez près
dans les années suivantes par de charmantes lettres à Fon-
tanes, son plus vieil ami, qu'il retrouvait, après la séparation
de la Terreur, avec la vivacité d'une reconnaissance :
« Je mêlerai volontiers mes pensées avec les vôtres, lors-
que nous pourrons converser; mais, pour vous rien écrire
qui aitle sens commun, c'estàquoi vous nedevez aucunement
vous attendre. J'aime le papier blanc plus que jamais, et je
ne veux plus me donner la peine d'exprimer avec soin que
des choses dignes d'être écrites sur de la soie ou sur l'airain.
Je suis ménager de mon encre; mais je parle tant que l'on
veut. Je me suis prescrit cependant deux ou trois petites rêve-
ries dont la continuité m'épuise. Vous verrez que quelque beau
jour j'expirerai au milieu d'une belle phrase et plein d'une
belle pensée. Cela est d'autant plus probable, que depuis
quelque temps je ne travaille à exprimer que des choses
inexprimables. »
Gomme ceci est tout à fait inédit et pourra s'ajouter heu-
reusement à une réimpression des Pensées, je ne crains pas
de transcrire : c'est un régal que de telles pages. M. Joubert
continue de s'analyser lui-même avec une sorte de délices
qui sent son voisin bordelais du xvi^ siècle, le discoureur
des Essais :
« Je m'occupais ces jours derniers à imaginer nettement
comment était fait mon cerveau. Voici comment je le conçois :
il est sûrement composé de la substance la plus pure, et a de
hauts enfoncements: mais ils ne sont pas tous égaux. Il n'est
point du tout propre à toutes sortes d'idées; il ne l'est point
aux longs travaux.
M Si la moelle en est exquise, l'enveloppe n'en est pas forte.
La quantité en est petite, et ses ligaments l'ontuni aux plus
mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très-diffi-
cile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps
18.
318 POBTRAITS LITTERAIRES.
opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand
j'atteins ce qui m'échappe. Mon ànie chasse aux papillons, et
cette chasse me luera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à
mes mouvements. Il en résulte (pour méjuger en beau) que
je ne suis propre qu'à la perfection. Du moins elle m6
dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d'ailleurs, elle me
repose en m'interdisant nue foule d'entreprises-, car peu
d'ouvrages et de matières sont susceptibles de l'admettre. La
perfection m'est analogue, car elle exige la lenteur autant
que la vivacité. Elle permet qu'on recommence et rend les
pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n"y a
que cela qui me siée et qui puisse me contenter. Je vais donc
me faire nue sphère un peu céleste et fort paisible, où tout
me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la
températui'e se trouve exactement conforme à la nature et
l'étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus
rien écrire que dans l'idiome de ce lieu. J'y veux donner à
mes pensées plus de pureté que d'éclat, sans pourtant bannir
les couleurs, car mon esprit en est ami. Quanta ce que l'on
nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne
plus m'en servir que pour monter dans mon étoile. C'est là
que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol; et lors-
que j'en redescendrai, pour converser avec les hommes pied
à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de
savoir ce que je dirai; comme je fais en ce moment où je vous
souhaite le bonjour. »
Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d'un peu
bizarre si l'on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humo-
riste en sourire. Mais même lorsqu'il y a quelque affectation
chez lui (et il n'en est pas exempt), il n'a que celle qui ne dé-
plaît pas parce qu'elle est sincère, et que lui-même définit
comme tenant plus aux mots, tandis que la prétention, au
contraire, lient à la vanilé de l'écrivain : « Par l'une, l'au-
teur semble dire seulement au lecteur : Je veux être clair, ou
je veux être exact, et alors il ne déplaît pas; mais quelque-
M. JOLBERT. 3\9
fois il semble dire aussi : Je veux briller, et alors on le siffle. »
Marié depuis juin 93, retiré de temps en temps à Ville-
neuve-sur-Yonne, il y conviait son ami et la famille de son
ami ; il voudrait avoir à leur offrir, dit-il, une cabane au pied
d'un arbre, et il ne trouve de disponible qu'une chaumière
au pied d'un mur. Il parle là-dessus avec un frais sentiment
du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres
détails, qui fait ressembler sa phrase familière à quelque
billet de Cicéron :
(( Ceue chaumière au pied d'un mur est une maison de
curé au pied d'un pont. "Vous y auriez notre rivière sous les
yeux, notre plaine devant vos pas, nos vignobles en perspec-
tive, et un bon quart de notre ciel sur votre tête. Cela est
assez attrayant.
« Une cour, un petit jardin dont la porte ouvre sur la cam-
pagne; des voisins qu'on ne voit jamais, toute une ville à
l'autre bord, des bateaux entre les deux rives, et un isole-
ment commode ; tout cela est d'assez grand prix, mais aussi
vous le payeriez : le site vaut mieux que le lieu. »
Lorsque, revenu de sa proscription de Fructidor, Fontanes-
fut réinstallé en France, nous retrouvons M. Jouberten cor-
respondance avec lui. Use console, en sage tendre, delà mort
d'un jeune enfant:
« Ces êtres d'un jour ne doivent pas être pleures longue-
ment comme des hommes; mais les larmes qu ils font couler
sont amères. Je le sens, quand je songe surtout que votre
malheur peut, à chaque instant, devenir le mien. Je vous
remercie d'y avoir songé. Je ne doute pas qu'en cas pareil
vous ne fussiez prêt à partager mes sentiments comme je
partage les vôtres. Les consolations sont un secours qu'on se
prête et dont tôt ou tard chaque homme a besoi n à son tour. »
Il revient de là à sa difficulté d'écrire, à ses ennuis, à sa
santé, à se peindre lui-même selon ce faible aimable et qu'on
lui pardonne; car, si occupé qu'il soit de lui, il a toujours ua
coin à loger les autres : c'est l'esprit et le cœur le plus hospita-
529 PORTRAITS LITTftRAIllES.
liers. Il se récite donc en détail à son ami ; il se plaint de son
esprit qui le maîtrise par accès, qui le surmène : madame
Victorine de Chastenay disait, en effet, de lui qu'il avait l'air
d'une âme qui a rencontré par hasard un corps, et qui s'en
tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette
âme, cetesprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois
entiers en bête (il nous l'assure), sans penser, couché sur sa
litière : «Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne res-
semble pas tout à fait à la béatitude et aux ravissements où
vous me supposez plongé. J'en ai quelquefois cepet::^ant; et
si mes pensées s'inscrivaient toutes seules sur les arbres que
je rencontre,à proportion qu'elles se forment et que je passe,
vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci
après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que
Platon lui-même : Vlatone platoiiior. »
Une de ces pensées, par exemple, qui s'inscrivaient toutes
seules sur les arbres, sur quelque vieux tronc bien chenu,
tandis qu'il se promenait par les bois un livre à la main, la
voulez- vous savoir? la voici ; elle lui échappe à la fin de cette
même letti-e :
« 11 me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une
chose que j'ai toujours oubliée : achetez et lisez les livres
faits parles veillards qui ont su y mettre l'originalité de leur
caractère et de leur âge. J'en connais quatre ou cinq où cela
est fort remarquable. D'abord le vieil Homère, mais je ne
parle pasdelui. Jene dis rien non plus du vieil Eschyle: vous
les connaissez amplement en leur qualité de poêles. Mais pro-
curez-vous un peu Varron, Maciilphi Formulœ {ce Marculphe
était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface dont
vous pourrez vous contenter;; Cornaro, de la Me sobre. J'en
connais, je crois, encore un ou deux, mais je n'ai pas le temps
de m'en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et
vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans
leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts, quoique
ridés, des voix sonores et cassées, l'autorité des cheveux
M. JOUBERT. 321
blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux
eu mettent toujours dans leurs cabinets; il faut qu'un con-
-, naisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » — Que
- vous en semble? Montaigne dirait-il mieux? Vraie pensée de
Socrate touchée à la Rembrandt 1
M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes
vers le sublime; car, selon lui, «les esprits délicats sont fous
des esprits nés sublimes, qui n'ont pas pu prendre l'essor,
parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop va-
riée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans. »
Charmante et consolante explication! Quelle délicatesse il
met à ennoblir les délicats! Il s'y pique d'honneur. Ainsi la
qualité du cavalier est bien la même, ce n'est que le cheval
qui a manqué.
L'année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet
pour ami. M. de Chateaubriand arriva d'Angleterre; il y avait
d'avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fon-
tanes; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires
ont déjà fixé en trait d'immortelle jeunesse cette petite et
admirable société d'alors, soit au village de Savigny, soit
dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert,
M. de Donald, M. Mole, cette brillante et courte union d'un
moment à l'entrée du siècle, avant les systèmes produits, les
renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare ;
cette conversation d'élite, les soirs, autour de madame de
Beaumont, de madame de Vintimille : « Hélas! se disait-on
quelquefois en sortant, ces femmes-là sont les dernières;
elles emporteront leur secret. »
M. Joubertn'eut d'autres fonctions, sousl'Empire, quedans
l'instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l'Uni-
versité par l'amitié de M. de Fontanes. Il continua de lire,
de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant
mieux dans tous les temps faire dix lieues qu'écrire dix
lignes; de promener et d'ajourner l'œuvre, étant de ceux qui
Bernent, et qui ne bâtissent ni ne fondent : « Quand je luis,
o22 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
je me consomme. » — « J'avais besoin de Tàge pour ap-
prendre ce que je voulais savoir, et j'aurais besoin de la jeu-
nesse pour bien dire ce que je sais. » Au milieu de ces plain-
tes, sa jeunesse d'imagination rayonnait toujours sur de
longues perspectives :
De la paix et de l'espérance
Il a toujours les yeux sereins,
disait de lui Fontanes en chantant sa bienvenue à Courbe-
voie. Les idées religieuses prenaient sur cet esprit élevé plus
d'empire de jour en jour. Au sein de l'orthodoxie la plus fei •
vente, il portait de singuliers restes de ses anciennes audaces
philosophiques. A propos de ce beau chapitre de la Religion^
qui est de la volée de Pascal, M. de Chateaubriant a remar-
qué que jamais pensées n'ont excité de plus grands doutes
jusqu'au sein de la foi. Je renvoie au livre; ceux qui en se-
ront avides et dignes sauront bien se le procurer; ils force-
ront d'ailleurs par leur clameur à ce qu'on le leur donne : il
est impossible que de tels élixirs d'âme restent scellés. Il a
dit de ce siècle-ci, bien avant tant de déclamations et de re-
dites, et avec le plus sublime accent de Thamilité pénétrée
qui a foi en la miséricorde :
« Dieu a égard aux siècles. Il pardonne aux uns leurs gros-
sièretés, aux autres leurs raffinements. Mal connu par ceux-
là, méconnu par ceux-ci, il met à notre décharge, dans ses
balances équitables, les supersitions et les incrédulités des
époques oia nous vivons.
« Nous vivons dans un temps malade; il le voit. Notre in-
telligence est blessée; il nous pardonnera, si nous lui don-
nons tout entier ce qui peut nous rester de sain. »
11 comprenait la piété, le^tlus beau et le plus délié de tous le&
tentiments, comme on a vu qu'il entendait la poésie; il y
voyait des harmonies touchantes avec le dernier âge de la
vie : « Il n'y a d'heureux par la vieillesse que le vieux prêtre
et ceux qui lui ressemblent. » Il s'élevait et cheminait dans
M. JOUBERT. 323
ce bonheur en avançant; la vieillesse lui apparaissait comme
purifiée du corps et voisine des Dieux. Il entendait plus dis-
tinctement celle voix de la Sagesse, qui, comme une voix cé-
leste, n'est d'aucun sexe, cette voix àlui familière, des Féneloa
et des Platon. « La Sagesse, c'est le repos dans la lumière. »
Mais, comme critique littéraire, il en faut tirer encore cer-
tains mots qui s'ajouteraient bien au chapitre des Ouvrages
de l'Esprit de La Bruyère, et dont quelques-uns vont droit à
nos travaux d'aujourd'hui :
« Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une dif-
ficulté acquise. »
« Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il
faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle
sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on
ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont
dit ; leurs phrases amusent la voix, 1 oreille, l'attention même,
et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent
comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté. » Ceci
s'adresse en arrière à l'école de La Harpe, au Voltaire délayé,
et, en général, le péril n'est pas aujourd'hui de tomber dans
ce coulant.
Voici qui nous touche de plus près : « Avant d'employer un
beau mot, faites-lui une place. » Avec la quantité de beaux
mots qu'on empile, sait-on encore le prix de ces places-là?
« L'ordre littéraire et poétique tient à la succession natu-
relle et libre des mouvements ; il faut qu'il y ait entre les .
parties d'un ouvrage de l'harmonie et des rapports, que tout
s'y tienne et que rien ne soit cloué. « Maintenant, dans la
plupart des ouvrages, les parties ne se tiennent guère; en
revanche (je parle des meilleurs), ce ne sont que clous mar-
telés et rivés, à tète d'or.
A nos poëtcs lyriques ou épiques il semble dire : « On
n'aime plus que l'esprit colossal. »
A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maître:
« Nous devons reconnaître pour maîtres des mots ceux qui
324 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
savent en abuser, et ceux qui savent en user; mais ceux-ci
sont les rois des langues, et ceux-là en sont les tyrans. » —
Oui, tyrans! nos Phalaris ne font-ils pas mugir les pensées
dans les mots façonnés et fondus en taureaux d'airain?
A tel romancier qui réussit une fois sur cent, je dirai avec
lui : « Il ne faut pas seulement qu'un ouvrage soit bon, mais
qu'il soit fait par un bon auteur. »
A tel critique hérissé et coupe-jarret, à tel autre aisément
fatrassier et sans grâce : « Des belles-lettres. Où n'est pas
l'agrément et quelque sérénité, là ne sont plus les belles-
lettres.
« Quelque aménité doit se trouver même dans la critique;
si elle en manque absolument, elle n'est plus littéraire... Où
il n'y a aucune délicatesse, il n'y a point de littérature, >>
A aucune en particulier, mais à toutes en général, ce qui
ne peut, certes, blesser personne, dans ce sexe plus ou moins
émancipé : « Il est un besoin d'admirer, ordinaire à certaines
femmes dans les siècles lettrés, et qui est une altération du
besoin d'aimer. »
Et ces pensées qui semblent dater de ce matin, étaient
écrites il y a quinze ans au moins, avant 1824, époque où
mourait M. Joubert, âgé d'environ soixante-dix ans (1).
Je n'aurais pas fini de sitôt, si j'extrayais tout ce qui, chez
lui, s'attache au souvenir et vous suit. Combien de vues fines
et profondes sur les anciens, sur leur genre de beauté, leur
modération décente ! « On parle de leur imagination : c'est
de leur goût qu'il faut parler; lui seul réglait toutes leurs
opérations, appliquant leur discernement à ce qui est beau
et convenable.
« Leurs philosophes même n'étaient que de beaux écrivains
dont le goût était plus austère. »
Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes par-
(l| Soixante-dix ans moins trois jours; il mourut le 3 mai. M. de
Chatuuuliriund dans les Débats du 8 mai, et M. de Bonald dans la
Quolidieime du 2'<, ont consii^né leurs publics regrets.
M. JODBERT. 325
ticulières des styles, sur Cicéron qu'on croit circonspect et
presque timide, et qui, par l'expression, est le plus téméraire
peut-être ues écrivains, sur son éloquence claire, mais qui
sort à gros houillons et cascades quand il le faut; sur Platon,
qui se perd dans le vide, mais tellement qu'on voit le jeu de ses
ailes, qu'"He/?. entend le bruit; sur Platon encore et Xénoplon,
et les autres écrivains de l'école de Socrate, qui ont, dans la
phrase, les circuits et les évolutions du vol des oiseaux, qui bâ-
tissent véritablement des labyrinthes, mais des labyrinthes en
l'air, M. Joubert est inépuisable de "vues et perpétuel d'images.
Cicéron surtout lui revient souvent, comme Voltaire; il le
comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est
un homm.e de par-delà, plus antique de goût : « La facilité
est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque
que l'obstacle et le saut. »
« Il y a mille manières d'apprêter et d'assaisonner la pa-
role : Cicéron les aimait toutes. »
« Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune; sa
doctrine a une lumière fort douce, mais d'emprunt: cette
lumière est toute grecque. Le Romain l'a donc adoucie et
affaiblie. »
Mais je m'aperçois que je me rengage. — Nul livre, en ré-
sumé, ne couronnerait mieux que celui de M. Joubert celte
série française, ouverte aux Maximes de La Rochetoucauld,
continuée par Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, et qui se
rejoint, par cent retours, à Montaigne.
Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le
connaître, d'avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert,
pour qu'il demeurât à jamais gravé dans l'esprit : il suffit
maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard,
d'avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse,
sur bien des thèmes éternels, on ne saurait dire mieux ni
plus singulièrement que lui: « Il n'y a pas, pense-t-il, de mu-
sique plus agréable que les variations des airs connus.» Or,
s/t&variations,di lui,mériteraientbien souveutd'être retenues
u. 19
326 PORTRAITS LITTÉRAIRES
comme définitives. Sa pensée a la forme comme le fond, elle
fait image et apophthegme. Espérons, à tant de titres, qu'elle
aura cours désormais, qu'elle entrera en échange habituel
chez les meilleurs, et enfin qu'il vérifiera à nos yeux sa
propre parole : « Quelques mots dignes de mémoire peuvent
suffire pour illustrer un grand esprit (t). »
1er décembre J838.
(1) J'ajoutais, en terminant, quelques conseils de détail relatifs à
une future réimpression; ils deviennent inutiles à reproduire, le vieu
que j'exprimais ayant été surabondamment rempli. — (Voir encore
«ur M. Joubert un article de moi au tome l*''" des Causeries du Lundi,
et l'ouvrane intitulé : Chateaubriand et son Groupe littéraire..,', il re-
\ vient presque à chaque page.)
LÉONARD^"
Dans mon goût bien connu pour les poètes lointains et pius
qu'à demi oubliés, pour les étoiles qui ont pâli, j'avais tou-
jours eu l'idée de revenir en quelques pages sur un auteur
aimable dont les tableaux riants ont occupé quelques mati-
nées de notre enfance, et dont les vers faciles et sensibles se
sont gravés une fois dans nos mémoires encore tendres. Mais,
tout en berçant ce petit projet, je le laissais dormir avec tant
d'autres plus graves et qui ont toute chance de ne jamais
éclore. Je ne m'attendais pas que parler de Léonard pût re-
devenir une occasion qu'il fallût saisir au passage, un rapide
et triste à-propos.
C'est un âge en tout assez fâcheux pour que le poëte entré
dans la postérité (sll n'est pas décidément du petit nombre
des seuls grands et des immortels) que de devenir assez an-
cien déjà pour être hors de mode et paraître suranné d'élé-
gance, et de n'être pas assez vieux toutefois pour qu'on l'aille
rechercher à titre de curiosité antique ou de rareté refleurie.
La plupart de nos poètes agréables du xviiie siècle se trou-
vent aujourd'hui dans ce cas ; ils ne sont pas encore passés à
l'état de poètes du xvi' siècle. Il y a là, pour les noms qui sur-
vivent, un âge intermédiaire, ingrat, qui ne sollicite plus
(1) Cet article a été donné au Journal des DébaCs (21 avril 1843),
avec destination auv victimes du tremblement de terre de la Guade-
loupe : l'humble obule marquée au nom de Léonard revenait de droit
à ses infortunés compatriotes.
328 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
l'intérêt et appelle plutôt une sévérité injuste et extrême, à
peu prés comme, pour les vivants, cet espace assez maussade
qui s'étend entre la première moitié de la vie et la vieillesse.
On n'a plus du tout la fleur; on n'est pas encore respecté et
consacré. La renommée posthume des poètes a aussi sa cin-
quantaine.
Léonard y échappera aujourd'hui. Sa destinée incomplète
et touchante, revenant se dessiner, comme sur un fond de
tableau funèbre, dans le malheur commun des siens, rappel-
lera l'intérêt qu'elle mérita d'inspirer tout d'abord, et nul
ici ne s'avisera de reprocher l'indulgence.
Nicolas-Germain Léonard, né à la Guadeloupe en 1744,
vint très-jeune en France, y passa la plus grande partie des
années de sa vie, mais il retourna plusieurs fois dans sa pa-
trie première. Absent, il y pensa toujours; elle exerça sur
lui, à distance et à travers toutes les vicissitudes de fortune,
une attraction puissante et pleine de secrètes alternatives.
Il mettait le pied sur le vaisseau qui devait l'y ramener en-
core, lorsqu'il expira.
Léonard avait dix-huit ans lorsque parut en France (17ë2)
la traduction des Idylles de Gessner par Huber, laquelle obtint
un prodigieux succès et enflamma heaucoup d'imaginations
naissantes. Les journaux, les recueils du temps, les étrennes
et almanachs des Muses furent inondés de traductions et
imitations en vers, d'après la version en prose. Gessner, le
libraire-imprimeur de Zurich, devint une des idoles de la
jeunesse poétique, comme cet autre imprimeur Richardson
pour sa Clarisse. De tels contrastes flattaient les goûts du
xv!!!' sièf.if, qui était dans la meilleure condition d'ailleurs
pour adorer l'idylle à laquelle ses mœurs se rapportaient si
peu. On eut alors en littérature comme la monnaie deGreuze.
Parmi la foule des noms, aujourd'hui oubliés, qui se firent
remar(|uer par l'élégance et la douceur des imitations, Léo-
nard fut le premier en date et en talent, Berquin le second.
L'idylle, telle que la donnait Gessner et que la rqprodui-
LÉONARD. 329
sait Léonard, était simplement la pastorale dans le sens res-
treint du genre. Le genre idyllique, en effet, peut se conce-
voir d'une manière plus étendue, plus conforme, même dans
son idéal, à la réalité de la vie et de la nature. M. Faiiriel,
dans les Ingénieuses Réflexions qn\ précèdent sa traduction
de la Varthméide Ae Baggesen, établit que ce n'est point la
condition des personnages représentés dans la poésie idyl-
lique qui en constitue l'essence, mais que c'est proprement
l'accord de leurs actions avec leurs sentiments, la conformité
de la situation avec les désirs humains, en un mot la ren-
contre harmonieuse d'un certain état de calme, d'innocence
et de bonheur, que la nature comporte peut-être, bien qu'il
soit surtout réservé au rêve. Ainsi, dans les grands poëmes
non idylliques, chacun sait d'admirables morceaux qu'on
peut, sans impropriété, qualifier d'idylles, et qui sont, même
en ce genre, les exemples du ton certes le plus élevé et du
plus grand caractère. Qu'on se rappelle dans iOdtjftséc, l'épi-
sode charmant de Nausicaa au sortir de la plus affreuse dé-
tresse d'Ulysse; dans Virgile, la seconde vie des hommes ver-
tueux sous les ombrages de l'Elysée; dans le Tasse, la fuite
d'Herminie chez les bergers du Jourdain ; dans Camoons, l'ar-
rivée de Gama à l'île des Néréides; dans Millon, les amours
de l'Éden. En tous ces morceaux, l'émotion se redouble du
contraste de ce qui précède ou de ce qui va suivre, du bruit
lointain des combats ou des naufrages, et du cercle environ-
nant de toutes les calamités humaines un moment suspen-
dues. Si idéal, si divin que soit le tableau, il garde encore
du réel de la vie.
Le genre idyllique, du moment qu'il se circonscrit, qu'il
s'isole et se définit en lui-même, devient à l'instant quelque
chose de bien moins élevé et de moins fécond. Il y a lieu
pourtant dans les poëmes d'une certaine étendue qui s'y rap-
portent, dans Louise, dans Hermannet Botothée, à des con-
trastes ménagés qui sauvent la monotonie et éloignent l'idée
du factice. Cet écueil est encore évitable dans les pièces plus
330 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
courtes, dans les simples églogues et idylles proprement
dites, qui, d'ailleurs, permettent bien moins de laisser entre-
voir le revers de la destinée et de diversifier les couleurs ;
mais Théocrite bien souvent, et Goldsmith une fois, y ont
réussi. Léonard, s'il ne vient que très-loin après eux pour
l'originalité du cadre et de la pensée, pour la vigueur et la
nouveauté du pinceau, a su du moins conserver du charme
par le naturel.
Né sous le ciel des tropiques, au sein d'une nature à part,
dont il ne cessa de se ressouvenir avec amour, il ne semble
jamais avoir songé à ce que le hasard heureux de cette con-
dition pouvait lui procurer de traits singuliers et nouveaux
dans la peinture de ses paysages, dans la décoration de ses
scènes champêtres. Parny lui-même et Berlin, en leurs élé-
gies, n'ont guère songé à retremper aux horizons de l'Ile-de-
France les descriptions trop affadies de Paphos et de Cythère.
En son poëme des Saiso/is, au chant de VÉté, Léonard disait:
Quels beaux jours j'ai goùtéa sur vos rives lointaines-
Lieux chéris que mon cœur ne saurait oublier!
Antille merveilleuse, où le baume des plaines
Va jusqu'au sein des mers saisir le nautonierl
Ramène-moi, Pomone, à ces douces contrées...
Toujours Pomone. Et plus loin, en des vers d'ailleurs bien
élégants, le poëte ajoute :
Mais ces riches climats fleurissent en silence ;
Jamais un chantre ailé n'y porte sa cadence :
Ils n'ont point Philomèle et ses accents si doux,
Qui des plaisirs du soir rendent le jour jaloux.
Autour de ces rochers où les vents sont en guerre,
Le terrible Typhon a posé son tonnerre...
Passe pour Philomèle. On peut la rappeler pour dire avec re-
gretque ces printemps éternels ne l'ont pas. Mais s'il s'agit
de ces ouragans que rien n'égale, pourquoi ne pas laisser le
y ieux Typhon sous son EtnaV C'est la gloire propre deBernar-
LÉONARD. 331
din de Saint-Pierre d'avoir, le premier, reproduit et comme
découvert ce nouveau monde éclatant, d'en avoir nommé par
leur vrai nom les magnificences, les félicités, les tempêtes,
dans sa grande et virginale idylle.
Léonard, d'ailleurs, en même temps qu'il épanchait au sein
d'un genre riant son âme honnête et sensible, étudiait beau-
coup et recherchait tout ce qui pouvait composer et assortir
le bouquet pastoral qu'il voulait faire agréer au public. Il ne
se tient pas du tout à Gessner ; les anciens, Tibulle, Properce,
lui fournissent des motifs à demi élégiaques qu'il s'approprie
et paraphrase avec une grâce affaiblie; il en demande d'au-
tres à Saplio, à Bion et à Moschus; il en emprunte surtout
aux Anglais, si riches alors en ce genre de tableaux. L'imi-
tation qu'il a donnée du Village détruit de Goldsmith, a de
l'agrément, de l'aisance, et offre même une sorte de relief,
si on évite de la comparer de trop près avec l'original. En un
mot, dans cette carrière ouverte au commencement du siècle
par Racine fils et par Voltaire, et suivie si activement en des
sens divers par Le Tourneur et Ducis, par Suard et l'abbé
Arnaud, Léonard à son tour fait un pas; il est de ceux qui
tendent à introduire une veine des littératures étrangères
modernes dans la nôtre. Il représente assez bien chez nous
un diminutif de Thompson, de Collins, ou mieux un Penrose,
quelqu'un de ces doux poètes vicaires de campagne. Mais
puisque ce n'est pas, comme chez André Chénier, l'art des
combinaisons (juncturapolleris), le procédé savant, la fermeté
des tons et des couleurs qu'on espère trouver en lui, on doit
préférer celles de ses pièces oîi, à travers les réminiscences de
ses modèles, il nous a donné quelques marques directes et
attendrissantes, quelques témoignages intimes de lui-même :
l'Ermitage, le Bonheur, les Regrets, les Deux Ruisseaux
Un grand événement de cœur remplit sa jeunesse et semble
avoir décidé de toute sa destinée. Il aima, il fut aimé ; mais, au
moment de posséder l'objet promis, une mère cruelle et in-
téressée préféra un survenant plus riche. La jeune fille mou-
332 por.rp.AîïS littéraires.
rut de douleur, non sans avoir senti fuir auparavant sa raison
égarée; et lui, il passa de longues années à gcmii' amère-
ment en lui-même, à moduler avec douceur ses i-cgfets. On
peutlire cette histoire sous un voile très-légèreiiit'iil transpa-
rent dans le roman qu'il a intitulé la Nouvelle Climcnt'ne. De
plus, ses vers à chaque instant la rappellent et en empruntent
une teinte mélancolique, une note plaintive et bien vraie. Il
chante Arpajon et les bords de l'Orge, témoins des serments,
et les bosquets de Romainville oii les lilas lui disaient d'es-
pérer Félicite passi-e pour ne plus revenir! c'csl le refrain de
romance qu'il emprunte au vieux Bertaut et qu'il approprie à
sa peine. Il ne vit plus désormais, il attend l'heure du soir,
la fin de la journée, le moment de la réunion future avec ce
qu'il a perdu.
Un seul être me manque et tout est dépeuplé,
iJ dit à peu près cela, comme l'a dit le chantre d'Elvire, mais
il ne cesse de le répéter, de le croire. Les grands poètes ont
en eux de puissantes et aussi de cruelles ressources de con-
solation; leur âme, comme une terre fertile, se renouvelle
presque à plaisir, et elle retrouve plusieurs printemps. Celui
qui fit Werther domine sa propre émotion et semble, du haut
de son génie, regarder sa sensibilité un moment brisée, comme
le rocher qui surplombe regarde à ses pieds l'écume de la
cascade insensée. Le poëte plus faible est souvent aussi, le
dirai-je ? plus sincère, plus vrai. Il prend au sérieux la poésie,
l'élégie; il la pratique, il en vit, il en meurt : c'est là une
bien grande faiblesse, j'en conviens, mais c'est humain et
touchant.
Une des plus jolies idylles de Léonard est celle des Deux
Buisseaux, bien connue sans doute, mais qui mérite d'être
citée encore, éclairée comme elle l'est ici parla connaissance
que nous avons de son secret douloureux ;
Daphnis privé de son amanto
Conta cette fable touchante
LÉONARD. 33j
A ceux qui blâmaient ses douleurs :
Deux Ruisseaux confomlaieiit leur onde
Et sur un pré semé de fleurs
Coulaient dans une paix profonde.
Dès leur source, aux mômes déserts
La même pente les rassemble,
El leurs vœux sont d'aller ensemble
S'abimerdans le sein des mers.
Faut-il que le destin barbare
S'oppose aux plus tendres amours?
Ces Kuisseaux trouvent dans leur cours
Un roc affreux qui les sépare.
L'un d'eux, dans son triste abandon
Se déchaînait contre sa rive,
Et tous les éclios du vallon
Répondaient à sa voix plainlive.
Un passant lui dit brusquement :
Pourquoi sur cette molle arène
Ne pas murmurer doucement?
Ton bruit m'importune et me gène.
— N'ententis-tu pas, dit le Ruisseau,
A l'autre bord de ce coteau,
Gémir la moitié de moi-même?
Poursuis ta route, ô voyageur!
Et demande aux Dieux que ton cœui
Ne perde jamais ce qu'il aime.
LaprotectioQ du marquis de Chauvelin, homme de beau-
coup d'esprit et poêle agréable lui-même, valut à Léonard un
emploi diplomatique qui le retint pendant dix années environ
(1 77:3-1 783), tantôt comme secrétaire de légation, tantôt même
comme chargé d'afïaires auprès du Prince-Évêque de Liège.
Le pays était beau, les fonctions médiocrement assu,jettis-
santes; il paraît les avoir remplies avec plus de conscience et
d'assiduité que de goût. Je dois aux communications parlai te-
mentobligeantesdeM.Mignet,desrenseignementsplusprécis
sur cette époque un peu disparate de la vie de Léonard. Il eut
l'honneur d'être trois fois chargé d'afTaires durant l'absence
de son ministre, M. Sabatier de Cabre ; la première depuis le
19.
334 rouTRAiTS littéraires.
18 novembre 1775 jusqu'au 21 juin 1777; la seconde depuis
Je i6 mars jusqu'au 9 août 1778; la troisième depuis le 9 jan-
vier jusqu'au S décembre 1782. C'est à ce montent que, le
marquis de Sainte-Croix ayant succédé comme ministre plé-
nipotentiaire à M. Sabatier, Léonard se retira et rentra en
France. Grétry, dans le même temps, arrivait à Liège, et y
recevait des ovations patriotiques que la correspondance de
M. de Sainte-Croix mentionne et que Léonard eût été heureux
d'enregistrer.
Les dépêches de celui-ci, adressées à M. de Vergennes et
conservées au dépôt des Affaires étrangères, sont au nombre
de soixante; plus de dépêches en tout que d'idylles. On s'a-
perçoit aisément, en y jetant les yeux, que le poëte diplomate
redouble d'efforts, et que, novice en cela peut-être, il s'ap-
plique à justifier par son zèle la distinction dont il est honoré.
Les affaires de la France avec le Prince et les États de Liège
étaient nécessairement très-petites; affaires surtout de libel-
listes à poursuivre et de déserteurs à réclamer. Pourtant, par
Liège, on avait les communications libres tant avec la Basse-
Allemagne, dont cet État faisait partie, qu'avec la Hollande,
dontlesPays-Basautrichiens nous tenaient séparés. L'intérêt
des Pays-Bas était de mettre un mur entre la France et Liège
pour fermer cette voie d'écoulement à notre commerce. La
France, au contraire, cherchait à faciliter le passage. Aussi
presque toutes les dépêches de Léonard roulent sur l'exécu-
tion de certaines routes et chaussées, de certains canaux qui
avaient été stipulés par un traité récent. Il faut voir comme
le tendre auteur des Deux Ruisseaux s'y évertue. Le Prince-
Évêquc a l'air d'être bien disposé pour la France; mais il ne
fait pas de ses États ce qu'il veut. Ceux-ci tâchent de tirer de
Versailles un secours d'argent pour les routes demandées. Le
chancelier ou chef du ministère du prince est au fond moins
favorable que son maître. Il s'agit de pénétrer ses vues, de
s'assurer que le secours, si on le donne, sera bien affecté à
l'emploi promis. Il y a là un autre M. de Léonard qui n'est
LÉONARD. 3^5
pas le nôtre, mais une espèce d'ingénieur du Prince, et qu'il
s'agit de capter en tout honneur : une boîte d'or avec por-
trait de Sa Majesté paraît produire un effet merveilleux.
A travers cela, et dans les intervalles après tout assez mo-
notones, l'occupation favorite de Léonard étaitla composition
d'un roman sentimental intitulé Lettres de deux Amants de
Lyon (Thérèse et Faldoni), qu'il ne publia qu'à son retour en
France et qui eut dans le temps un succès de larmes. Sous
une forme détournée, il y caressait encore le souvenir de ses
propres douleurs. L'épigraphe qu'il emprunte à Valère-Maxime
déclare tout d'abord sa pensée : « Du moment qu'on s'aime
de l'amour à la fois le plus passioané et le plus pur, mieux
vaut miile fois se voir unis dans la mort que séparés dans la
vie. »
Je crois pouvoir rapporter aussi à ce séjour de Liège la jolie
pièce intitulée le Nouveau Philémon, où figurent
Deux ermites voisins des campagnes belgiques.
C'est une variante et un peu une parodie de la métamorphose
du Philémon et Baucis de La Fontaine. On dirait qu'un grain
de gaieté flamande s'y fait sentir. Une versification familière
etcharmante, tout à faitdigne de Gresset, amène, en se jouant,
de spirituels détails dans un ton de malice adoucie. On y voit
quelle devait être la nuance d'esprit de l'aimable auteur,
quand il s'égayait.
Quelques idylles et poésies champêtres, composées en ces
mêmes années, s'ajoutèrent à une nouvelle et assez jolie
édition que donna Léonard (La Haye, 1 782). Cette publication
littéraire amena un petit incident diplomatique, un cas d'éti-
quette que je ne veux pas omettre; et, puisque je suis aux
sources officielles, voici in extenso la grave dépêche du mi-
nistre plénipotentiaire, Sabatier de Cabre, au comte de Ver-
gennes (2 janvier 1782) :
« M. Léonard avait présenté la nouvelle édition de ses Pas-
« toralcs au Prince-Évêque, qui fait autant de cas de sa per-
336 PORTRAITS LITrÉRAIRES.
« sonne que de ses ouvrages. Son Altesse me prévint hier
« qu'elle lui destinait une très-belle tabatière d'or émaillé, et
« me dit qu'elle allait le faire appeler pour la lui ofTi'ir devant
« moi. Je représentai au prince que M. Léonard ne pouvait la
« recevoir sans votre aveu. Il me parut peiné du délai qu'en-
« traînerait cette délicatesse qu'il juge outrée, puisque c'est
« seulement à titre de poëte distingué qu'il s'acquitte envers
u lui du plaisir qu'il a dû à la lecture de ses Idylles.
« Comme il insistait vivement, j'imaginai de lui proposer
« de garder moi-même en dépôt la tabatière, jusqu'à ce que
« M. Léonard et moi eussions eu l'honneur de vous écrire et
« de vous demander si vous trouvez bon qu'il l'accepte. Cet
« expédient a satisfait Son Altesse, à qui M. Léonard a exprimé
« toute sa reconnaissance. J'ai ajouté qu'elle devait être bien
« persuadée du regret que j'avais de retarder le bonheur que
« goûterait M. Léonard, en se parant des témoignages flat-
« teurs de ses bontés et de son estime. »
M. de Vcrgcnnes répondit qu'il ne voyait aucun inconvé-
nient au cadeau, et la tabatière fut remise. Une tabatière pour
dbs idylles ! Le xvm« siècle ne concevait rien de plus galant
que ce prix-là :
. ••...•. Pocula ponam
Pagina, caelatum divini opus Alciiuedontis (i).
Cependant la chaîne dorée, si légère qu'elle parût, allait
peu à l'âme habituellement sensible et rêveuse, et, pour tout
(1) La tabatière était alors le meuble indispensable, l'ornetnent de
contenance, la source de l'esprit, fom leporum. Quand on réconcilia
l'abbé Delille et Rivaro! à Hambourg dans rérnif,'ration, ils n'iuiagi-
Tièrent rien de mieux que d'échanger leurs tabatières. Le Prince-
Évôque de Liège aurait bien pu dire à Berquin et à Léonard: « EJ
vitula tu dignns et hic... Vous êtes dignes tous les deux de la taba-
lière. » Léonard, sur la fin de son séjour il Liège, dut connaître le
jeune baron de Villenfagne qui aimait la littérature, qui se fll éditeur
de&OEuvrfis choisies du baron de Walef (1 7 79), et qui a depuis publié
deux volumes de Mélamjes (17 88 et 1810) sur l'iiistoire et la littéra-
ture tant liégeoises que françaises. J'y ai clieicbé vainement le nom de
LÉONARD. 337
dire, à l'âme malade de Léonard ; plus d'une fois il y fait
allusion en ses vers, et toujours pour témoigner la gêne se-
crète et pour accuser l'empreinte. 11 regrettait celte chère li-
berté, comme il disait,
Aux dieux de la faveur si follement vendire.
Son vœu de poëte et de créole se reportait par delà les mers,
vers ce berceau natal des Antilles, qui lui semblait receler
pour son existence fatiguée le dernier abri du bonheur. Lui-
même, en des vers philosophiques, nous a confessé avec grâce
le faible de son inconstance :
Mais Ifr temps même à qui tout cède
Dans les plus doux abris n'a pu fixer mes pas !
Aussi léger que lui, l'homme est toujours, hélas I
Mécontent de ce qu'il possède
Et jaloux de ce qu'il n'a pas.
Dans cette triste inquiétude
On passe ainsi la vie à chercher le bonheur:
A quoi sert de changer de lieu et d'habitude,
Quand on ne peut changer son cœur?
Revenu de Liège à Paris au commencement de 1783, il
partit l'année suivante pour les colonies, oii il passa trois
années, après lesquelles on le retrouve à Paris en 1787, prêt
à repartir de nouveau pour la Guadeloupe, mais cette fois avec
le titre de lieutenant général de l'Amirauté et de vice-sénéchal
Léonard; mais on y lit ce jugement sur le Prince-Évêque, alors ré-
gnant : « La Société d'émulation a pris naissance sous Welbruck ; on
« le détermina à s'en déslarer le prolecteur, mais il fit peu de chose
« pour consolider cet établissement. Welbruck était un prince aimable
« et léger, qui ne clierehait qu'à s'amuser, et qui n'a paru favoriser
« un instant les belles lettres et les arts que pour imiter ce qu'il voyait
a faire à presque tous les souverains de l'Europe. » (Hélatigcs, 1810,
page 62). Nous voilà édifiés, mieux que nous ne pouvions l'espérer,
sur le Léon X. de l'endroit, ha. Biographie universelle (article Welbruck)
luiestplusfavorable. [\oirdans]eBullciinduBibliophili'l'elgeylom*il\,
page 241, une Notice sur Léonard par M. Ferd. Hénaux, 1847.J
338 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
de l'île. Ainsi la sirène des tropiques l'appelait et le repoussait
tour à tour. Dès qu'il s'en éloignait, elle reprenait à ses yeux
tout son charme : telle l'Ile-de-France pour Bernardin de
Saint-Pierre, qui de près l'aima peu, et qui ne nous l'a peinte
si belle que de souvenir. Mais pour Léonard, c'était plus. Il
semblait en vérité que la patrie fût pour lui la Guadeloupe
quand il était en France, et la France quand il était à la Gua-
deloupe. Celle des deux patries qu'il retrouvait devenait vite
son exil; le mal du pays en lui ne cessait pas. Romœ Tibur
amem ventosus, Tibure Romam. En ses meilleurs jours, il est
pareil encore à ce pasteur de Sicile, dont il emprunte la
chanson à Moschus, et auquel il se compare : si la mer est
calme, le voilà qui convoite le départ et le voyage aux îles
Fortunées ; mais, dès que le vent s'élève, il se reprend au
rivage, à aimer les bruits du pin sonore et l'ombre sûre du
vallon.
Chacun, plus ou moins, est ainsi; chacun a son rêve, sa
patrie d'au delà, son île du bonheur. Plus heureux peut-être
quand on n'y aborde jamais! on y croit toujours. Pour Léo-
nard, cette île avait un nom; il y alla, il en revint, il y re-
tourna pour en revenir encore. Dans cette âme imbue des
idées philanthropiques de son siècle, les désappointements
furent grands, on le conçoit, surtout lorsqu'il eut à exercer
ses fonctions austères, à maintenir et à distribuer la justice.
Ses fonctions diplomatiques elles-mêmes ne l'y avaient guère
préparé. Lui dont tout le code semblait se résumer d'un mot :
Et moi aussi, je suis pasteur en Arcadie, il se trouve brusque-
ment transformé en Minos, siégeant, glaive en main, sur un
tribunal. La révolution de 89 ne manqua pas d'avoir là-bas
son contre-coup, et de susciter des tentatives d'anarchie. Léo-
nard faillie être assassiné; il paraît même qu'il n'échappa que
blessé. Dégoûté encore une fois et de retour en France au
printemps de 1792, il exhalait à l'ombre du bois de Romain-
ville ses tristesses dernières, en des stances qui rappellent
les plus doux accents de Clmulieu et de Fontaucs; elles sont
LÉONARD. 339
peu connues, et la génération nouvelle voudra bien me par-
donner de les citer assez au long, car ce qui est du cœur na
vieillît pas.
Ënûn je suis loin des orages !
Les Dieux ont pitié de mon sort
0 mer, si jamais tu m'engages
A fuir les délices du port.
Que les tempêtes conjurées,
Que les flots et les ouragans
Me livrent encore aux brigands,
Désolateurs de nos contrées !
Quel fol espoir trompait mes vœui »
Dans cette l'.ourse vagabonde !
Le bonheur ne court pas le monde ;
Il faut vivre où l'on est heureux.
Je reviens de mes longs voyages
Chargé d'ennuis et de regrets,
FaligtTj de mes goûts volages,
Vide des biens que j'espérais.
Dieux des champs 1 Dieux de l'innocence!
Le temps me ramène à vos pieds ;
J'ai revu le ciel de la France,
Et tous mes maux sont oubliés.
Ainsi le pigeon voyageur,
Demi-mort et traînant son aile,
Revient, blessé par le chasseur
Au toit de son ami fidèle.
•.»
Devais-je au gré de mes désirs
Quitter ces retraites profondes?
Avec un luth et des loisirs
Qu'allais-je faire sur les ondes?
Qu'ai-je vu sous de nouveaux cieux?
La soif de l'or qui se déplace
340 PORTRAITS LITTÉRAIRES
Les crimes souillant la surface
De quehjues marais désastreux.
Souvent les Nymphes pastorales
Me l'avaient dit dans leur courroux î
« Aux régions des Cannibales
« Que vas-tu chercher loin de nous?.,, b
Combien de fois dans ma pensée
J'ai dit, les yeux baignés de pleurs •
Ne verrai-je plus les couleurs
Du dieu qui répand la rosée?
Les voilà, ces jonquilles d'op,
Ces violettes parfumées !
Jacinthes que j'ai tant aimées,
Enfin je vous respire encor I^
Quelle touchante mélodie I
C'est Philomèle que j'entends.
Que ses airs, oubliés longtemps^
Flattent mon oreille attendrie .'
J'ai va le monde et ses misères:
Je suis las de les parcourir.
C'est dans ces ombres lutélaire».
C'est ici quejeA"eux mourir!
Je graverai sur quelque hêtre .
Adieu fortune, adieu projets !
Adieu rocher qui m'as vu naîtra
Je renonce il vous pour jamais.
Que je puisse caciier ma vie
Sous les feuilles d'im arbrisseau
Comme le frrle vermisseau
Qu'enferme une tige fleurie !
Amours, Plaisirs, Iroupe célesle,
Ne pourrai je vous attirer.
LÉONARD. 341
Et le dernier Lien qui me reste
Est-il la douceur de pleurer?
Mais, hélas ! le temps qui m'entraîne
Va tout ciianger autour de moi :
Déj.'i mon cœur que rien n'enchaîne
Ne sent que tristesse et qu'effroi...
Ce bois môme avec tous ses charmes.
Je dois peut-être l'oublier ;
Et le temps que j'ai be.ui prier
Me ravira jusqu'à mes larmes,
C'était là le chant de bienvenue qu'il adressait à la France
de 92, à cette France du 20 juin, et tout à l'heure du 10 août,
du 2 septembre ! il ne tarda pas à se reudre compte de l'ana-
chronistue. On a dit très-spirituellement des bergeries de
Florian qu'il y manquait le loup. S'il est absent aussi dans
les idylles de Léonard, ce n'est pas que le poëte ne l'ait cer-
tainement aperçu. Il s'est écrié en finissant :
Aux chanips comme a>i\ cités, l'homme est partout le même,
Partout faible, inconstant, ou crédule, ou pervers,
Esclave de son cœur, dupe de ce qu'il aime :
Son bonlieur que j'ai peint n'était que dans mes vers.
Chose singulière! et comme pour mieux vérifier sa maxime,
l'agitation de son cœur le reprit. Ces contrées qu'il venait
presque de maudire, où la haine l'a poursuivi, où le rossi-
gnol ne chante pas, il veut tout d'un coup les revoir. Un mal
étrange le commande ; ricu ne le retient; ses amis ont beau
s'opposer à un voyage que sa santé délabrée ne permet plus :
il part pour Nantes, et y expire le 26 janvier 9i, le jour même
fixé pour son embarquement. Il avait quarante-huit ans.
Comme Florian, comme Legouvé, comme Millevoye,
comme bien des talents de cet ordre et de celte famille,
Léonard ne put frauchir cet âge critique pour l'homme sen-
sible, pour le poëte aimable, et qui a besoin de la jeunesse.
ïl ne réussit pas à s'en détacher, à laisser mourir ou s'apaiser
342 PORTRAITS LITTERAIRES.
en lui ses facultés aimantes et tendres ; il mourut avec elles
et par elles. Lorsque tant d'autres assistent et survivent à
l'affaiblissement de leur sensibilité, à la déchéance de leur
cœur, il resta en proie au sien, et son nom s'ajoute, dans le
martyrologe des poètes, à la liste de ces infortunes fréquentes,
mais non pas vulgaires.
Sa réputation modeste, et qui eût demandé pour s'établir
un peu de silence, s'est trouvée comme interceptée dans les
grands événements qui ont suivi. Au sortir de la Révolution
un homme de goût, un poëte gracieux, M. Campenon, a
pieusement recueilli les Œuvres complètes de l'oncle qui fut
son premier maître et son ami. Passant à la Guadeloupe
quelques années après la mort de Léonard, une jeune muse,
qui n'est autre que madame Valmore, semble avoir recueilli
dans l'air quelques notes, devenues plus brûlantes, de son
souffle mélodieux. Qu'aujourd'hui du moins l'horrible ébran-
lement qui retentit jusqu'à nous aille réveiller un dernier
écho sur sa pierre longtemps muette! que cet iocendie
lugubre éclaire d'uu dernier reflet son lom'nfiaui
A^ril 1843.
ALOISIUS BERTRAND^*»
11 doit être démontré maintenant par assez d'exemples que
le mouvement poétique de 1824-1828 n'a pas été un simple
engouement de coterie, le complot de quatre ou cinq têtes,
mais l'expression d'un sentiment précoce, rapide, aisément
contagieux, qui sut vite rallier, autour des noms principaux,
une grande quantité d'autres, secondaires, mais encore no-
tables et distingués. Si la plupart de ces promesses restèrent
en chemin, si les trop confiants essais n'aboutirent en géné-
ral à rien de complet ni de supérieur, j'aime du moins à y
constater, comme cachet, soit dans l'intention, soit dans le
faire, quelque chose de non-médiocre, et qui même repousse
toute idée de ce mot amoindrissant. La province fut bientôt
informée du drapeau qui s'arborait à Paris, et, sur une infi-
nité de points à la fois, l'élite de la jeunesse du lieu se hâta
de répondre par plus d'un signal et par des accents qui n'é-
taient pas tous des échos. Il suffisait dans chaque ville de deux
ou trois jeunes imaginations un peu vives pour donner l'éveil
et sonnerie tocsi n li Itéraire. Au xvi" siècle, les choses s'étaient
ainsi passées lorsde la révolution poétique proclamée par Ron-
sard et Du Bellay : le Mans, Angers, Poitiers, Dijon, avaient
(1) Ce morceau a clé écrit pour servir d'introduction au volunae de
Bertrand, intitulé Fantaisies ùla manière de Rembrandt et de Callot,
qui s'est publié par les soins de M. Victor Pavie, alors imprimeur-
libraire à Angers |1842
344 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
aussitôt levé leurs recrues et fourni leur contingent. Ainsi, de
nos jours, l'aiglon romantique (les ennemis disaient l'orfraie)
parut voler assez rapidement de clocher en clocher, et, finale-
ment, à voir le résultat en gros après une quinzaine d'an-
nées de possession de moins en moins disputée, il semble
qu'il y ait conquête.
Louis Bertrand, ou, comme il aimait à se poétiser, Ludovic
ou plutôt encore Aluîsins Bertrand, qui nous vint de Dijon
vers 1828, est un de ces Jacques Tahureau, de ces Jacques de
La Taille, comme en eut aussi la moderne école, mis hors de
combat, en quelque sorte, dès le premier feu de la mêlée.
S'attacher à tracer, à deviner l'histoire des poêles détalent
morts avant d'avoir réussi, ce serait vouloir faire, à la guerre,
l'histoire de tous les grands généraux tués sous-lieutenants;
ou ce serait, en botanique, faire la description des individus
plantes dont les beaux germes avortés sont tombés sur le
rocher. La nature en tous les ordres n'est pleine que de cela.
Mais ici un sort particulier, une fatalité étrange marque et
distingue l'infortune du poëte dont nous parlons : il a ses
stigmates à lui. Si Birtrand fût mort en 1830, vers le temps
où il complétait les essais qu'on publie aujourd'hui pour la
première fois, son cercueil aurait trouvé le groupe des amis
encore réunis, et sa mémoire n'aurait pas manqué de cor-
tège. Au lieu de celte opportunité du moins dans le malheur,
il survécut obscurément, se fit perdre de vue durant plus
de dix années sansdonner signe de vie au public ni aux amis;
il se laissa devancer sur tous les points; la mort môme, on
peut le dire, la mort dans sa rigueur tardive l'a trompé. Gal-
loix, Farcy, Fontaney, ont comme prélevé cette fraîcheur
d'intérêt qui s'attache aux funérailles précoces; et en allant
mourir, hélas I sur le lit de Gilbert après Hégésippe Moreau,
il a presque l'air d'un plagiaire.
Nous venons, ses œuvres en main, protester enfin contre
cette série de méchefs et de contre-temps combles par une
terminaison si funeste. Quand môme, en mourant, il ne se
ALOÏSIUS BERTRAND. 345
serait pas souvenu de nous à cet effet, et ne nous aurait pas
expressément nommé pour réparer à son égard, et autant
qu'il serait en nous, ce qu'il appelait la félonie du sort, nous
aurions lieu d'y songer tout naturellement. C'est un devoir à
chaque groupe littéraire, comme à chaque bataillon en cam-
pagne, de retirer et d'enterrer ses morts. Les indiflérents, les
empressésquisurviennentchaquejournedemanderaientpas
mieux que de les fouler. Patience un moment encore 1 et
honneur avant tout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en
mourir !
Louis-Jacques-Napoléon Bertrand naquit le 20 avril 1S07, à
Ceva en Piémont (alors département de Monlenolte), d'un
père lorrain, capitaine de gendarmerie, et d'une mère ita-
lienne. Il revint en France, à la débâcle de l'Empire, âgé
d'environ sept ans, et gardant plus d'un souvenir d'Italie. Sa
famille s'établit à Dijon; il y fit ses études, y eut pour con-
disciple notre ami le gracieux et sensible poëte Antoine de
Latour; mais Bertrand, fidèle au gîte, suça le sel même du
terroir et se naturalisa tout à fait Bourguignon.
Dijon a produit bien des grands hommes ; il en est, comme
Bossuet, qui sortent du cadre et qui appartiennent simple-
ment à la France. Ceux qui restent en propre à la capitale
de la Bourgogne, ce sont le président de Brosses, La Monnoie,
Piron, au xvi» siècle Tabouret; ils ont l'accent. Bertrand, à
sa manière, tient d'eux, et jusque dans son romantisme il
suit leur veine. Le Dijon qu'il aime sans doute est celui des
ducs, celui des chroniques rouvertes parWalterScott etM.de
Barante, le Dijon gothique et chevaleresque, plutôt que celui
des bourgeois et des vignerons; pourtant il y mêle à propos
la plaisanterie, la gausserie du crû, et, sous air de Callot et de
Rembrandt, on y retrouve du piquant des vieux noèls. Son
originalité consiste précisément à avoir voulu relever et en-
fermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise ces
filets de vin clairet, qui avaient toujours jusque-là coulé au
nasard et comme par les fentes du tonneau.
346 PORTRAITS LITTÉBAIRES.
Destinée bizarre, et qui dénote bien l'artiste ! il passa
presque toute sa vie, il usa sa jeunesse à ciseler en riche ma-
tière mille petites coupes d'une délicatesse infinie et d'une
invention minutieuse, pour y verser ce que nos bons aïeux
buvaient à même de la gourde ou dans le creux de la main.
Il achevait ses études en 1 827, et déjà la poésie le possédait
tout entier. Dijon et ses antiquités héroïques, et cette fraîche
nature peuplée de légendes, emplissaient son cœur. Les bords
de la Suzon et les prairies de l'Armançon le captivaient. La
nuit, aux grottes d'Asnières, bien souvent, lui et quelques
amis allaient effrayer les chauves-souris avec des torches et
pratiquer un gai sabbat.Un journal distinguéparaissait alors
à Dijon et y tentait le même rôle honorable que remplissait le
Globe, à Paris. Le Provincial, rédigé par M. Théophile Foisset
(l'historien du président de Brosses), surtout par Charles Bru-
gnot, poëte d'une vraie valeur, enlevé bien prématurément
lui-même en septembre 183d, ouvrit durant quelques mois
ses colonnes aux essais du jeune Bertrand (1). Je retrouve là
le premier jet et la première forme de tout ce qu'il n'a fait
qu'augmenter, retoucher et repolir depuis. C'est dans ce jour-
nal qu'il dédiait à l'auteur des Deux Archers, à l'auteur de
Trilby, les jolies ballades en prose dont la façon lui coûtait
autant que des vers. Les vers non plus n'y man(iuaieutpas;
je lis, à la date du iO juillet, la Chanson du l'élerin qui heurte,
pendant la nuit sombre et pluvieuse, à l'huit d'un châtel; elle
était adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutéce, Victor
Hugo, et pouvait sembler une allusion ou requête poétique
ingénieuse ;
— Comte, en qui j'espère,
Soient, au nom du Père
Et du Fils,
(1) Le premier numéro, qui parut le 1^' mai 1828, contenait, de
lui, une petite chronique de l'an 13G4, intiUi\c(iJacqiie.s-trs-Audely^,
et depuis lors presque dans chaque numéro, jusqu'à la fln de sep-
tembre, époque de la suspension du journal, il y inséra quelque chose.
ALOÏSmS BERTRAND. 347
Par les vaillants reîtres
Les félons et les traîtres
DéconQts ! —
J'entends un vieux garde.
Qui de loin regarde
Fuir l'éclair,
Qui chante et s'abrite.
Seul en sa guérite,
Contre l'air.
Je vois l'ombre naître.
Près de la fenêtre
Du manoir,
De dame en cornelie
Devant l'épinctte
De bois noir.
Et moi, barbe blanche,
Un pied sur la planche
Du vieux pont.
J'écoule, et personne
A mon cor qui sonne
Ne répond.
— Comte, en qui j'espère,
Soient, au nom du Père, etc
Voilà des rimes et un rhythme qui, ce semble, suffiraieut à
dater la pièce à défaut d'autre indication. C'était le moment de
la ballade du roi Jean et de la ballade à la Lune, le lendemain
de laRonde du Sabbat et la veille des Djimis. L'espiègle Trilby
faisait des siennes, et Hoffmann aussi allait opérer. Bertrand,
dans sa fantaisie mélancolique et nocturne, était fort atteint
de ces diableries; on peut dire qu'entre tous il était et resta
féru du lutin, cette fine muse : Quem tu Melpomene semel
Son rôle eût été, si ses vers avaient su se rassembler et se
publier alors, de reproduire avec un art achevé, et même
H48 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
superstitieux, dejolis OU grotesques sujetsdu Moyen-Age finis-
sant, de nous rendre quelques-uns de ces joyaux, j'imagine,
comme les Suisses en trouvèrent à Morat dans le butin de
Charles le Téméraire (i). Bertrand me fait l'efFet d'un orfèvre
ou d'un bijoutier de la Renaissance; un peu d'alchimie par
surcroit s'y serait mêlé, et, à de certains signes et procédés,
Nicolas Flammel aurait rccounu son élève.
En répondant à la précédente ballade du Pèlerin et en par-
lant aussi des autres morceaux insérés dans le Provincial,
Victor Hugo lui avait écrit qu'il possédait au plus haut point
les secrets do la forme et de la facture, et que ivAre Emile De.s-
champs lai-niéme, le maître d'alors en ces gentillesses, s'avoue-
rait ég<ilé. Par malheur Bertrand ne composa pas à ce moment
assez de vers de la même couleur et de la même saison pour
les réunir en volume; mécontent de lui et difficile, il retou-
chait perpéluellemen t ceux de la veille; il se créait plus d'en-
traves peut-être que la poésie rimée n'en peut supporter. Doué
fl) Je n'en veux pour témoin que ce chapelet de menus couplet»
délilés grain à grain en l'honneur de la défunle cilé chevaleresque:
DIJON.
BALLADE.
0 Dijon, la fille Le rcitre qui pille
Des glorieux ducs, Nippes au bahut,
Qui polies béquille Nouues sous leur grille,
Daus les ans caducs I Te cassa ton lutli.
Jeunette et gentille. Mais à la cheville
Tu bus tour à tnur Ta main pend encot
Au pot du soudiille Serpttte et faucille,
Et du tioubadour. Rustique trésor.
A la brusquenibille 0 Dijon, la fille
Tu joias jadis Des glorieux ducs,
Atuie. bridt', étriUe, Qui portes béquille
Et tu les perdis. Dans tes ans caducs,
La grise babille Çà, vite une aiguille,
Aux gris licrcelets Et de, ta maison
Troua ta nianlille Qu'un \crt p:inipre habille.
De treille twulets. Recouds le blason I
ALOiSlUS BERTRAND. 34y
de haut caprice plutôt qu'épanché en tendresse, au lieu d'ou-
7rir sa veine, il distillait de rares stances dont la couleur
jnsuite l'inquiétait. Voici pourtant une charmante pièce na-
turelle et simple, où s'exprime avec vague le seul genre de
sentiment tendre, et bien fantastique encore, que le discret
poëte ait laissé percer dans ses chants :
LA JEUNE FILLE.
• Est-ce votre amour jue vous regrettei } K*
fille, il faudrait autant (ilcurer un song«. •
(At^la).
Rêveuse et dont la main balance
Un vert et flexible rameau,
D'où vient qu'elle pleure en silence,
La jeune fille du hameau?
Autour de son front je m'étonne
De ne plus voir ses myrtes frais:
Sont-ils tombés aux jours d'automne
Avec les feuilles des forêts?
Tes compagnes sur la colline
T'ont vu hier seule à genoux,
0 toi qui n'es point orpheline
Et qui ne priais pas pour nous !
Archange, ô sainte messagère.
Pourquoi tes pleurs silencieux?
Est-ce que la brise légère
Ne veut pas l'enlever aux cieux?
Ils coulent a*vec tant de grùce,
Qu'on ne sait, malgré ta pûlcur,
S'ils laissent une amère trace,
Si c'est la joie ou la douleur.
Quand tu reprendras solitaire
Ton doux vol, sœur d'Alaciel,
n. 20
850 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Dis-moi, la clef de ce mystère,
L'emporleras-tu dans le ciel?
30 septembre 1828.
Sans prétendre sonder, à mon tour, le secret de celte des-
tinée de poêle et de mettre la main sur la clef liiyante de son
cœur, il me semble, à voir jusqu'à la iin sa solitaire imagi-
nation se dévorer comme une lampe nocturne et la flamme
sans aliment s'égarer chaque soir aux lieux déserts, — il me
semble presque certain que cette jeune Fille idéale, cet Ange
de poésie, celle que M. de Chateaubriand a baptisée la Syl-
phide, fut réellement le seul être à qui appartint jamais tout
son amour; et comme il l'a dit dans d'autres stances du
même temps :
C'est l'Ange envolé que je pleure.
Qui m'éveillait en me baisanl,
Dans des songes éclos à l'heure
De l'étoile et du ver-luisanl.
Toi qui fus un si doux mvstère,
Fantûine triste et gracieux,
Pouniuoi venais-tu sur la terre
Comme les Anges sont aux cieux?
Pourquoi dans ces plaisirs sans nombre,
Oublis du terrestre séjour,
Omhre rêveuse, aiinai-je une Ombre
Inlidèle à l'aube du jour (1) ?
De ces premièi-es saisons de Bertrand, en ce qu'elles avaient
de suave, de franc malgré tout et d'heureux, rien ne saurait
nous laisser une meilleure idée qu'une page toute naturelle,
qu'il a retranchée ensuite de son volume de choix, précisé-
(1) Plus tard pourtant, si nous en croyons quelques légers indices,
il aurait aimé moins vaguement, ou cru aimer; niais, même alors,
le meilleur de son cœur dut élre toujours pour VAuge et pour
VOmhre.
ALUÏSIUS BEUTRAND. 351
ment comme trop naturelle et trop prolongée sans doute,
car il aimait à réfléchir à l'infini ses impressions et à les con-
centrer, pour ainsi dire, sous le cristal de l'art. Mais ici nous
le prenons sur le fait; ce n'est plus à l'hws cVun châtel que
frappe mignardenient le pèlerin, c'est tout bonnement à la
porte d'une ferme, durant une course à travers ces grasses
et saines campagnes :
« Je n'ai point oublié, raconte-t-il, quel accueil je reçus
« dans une ferme à quelques lieues de Dijon, un soir d'oc-
« tobre que l'averse m'avait assailli cheminantau hasard vers
« la plaine, après avoir visité les plateaux boisés etlescow6''S
« encore vertes de Chambœuf (1). Je heurtai de mon bâton de
« houx à la porte secourable, et une jeune paysanne m'intro-
« duisit dans une cuisine enfumée, toute claire, toute petil-
« lante d'un feu de sarment et de chènevottes. Le maître du
« logis me souhaita une bienvenue simple et cordiale; sa
« moitié me fit changer de linge et préparer un chaudeau, et
« l'aïeul me força de prendre sa place, au coin du feu, dans
« le gothique fauteuil de bois de chêne que sa culotte (milady
« me le pardonne!) avait poli comme un miroir. De là, tout
« en me séchant, je me misa regarderie tableau que j'avais
« sous les yeux. Le lendemain était jour de marché à la ville,
« ce que n'annonçait que trop bien l'air affairé des habitants
« de la ferme, qui hâtaient les préparatifs du départ. La cui-
« sine était encombrée de paniers oiî les servantes rangeaient
« des fromages sur la paille. Ici une courge que la bonne Fée
« aurait choisie pour en faire un carrosse àCendrillon,làdes
« sacs de pommes et de poires qui embaumaient la chambre
« d'une douce odeur de fruits mûrs, ou des poulets montrant
« leur rouge crête par les barreaux de leur prison d'osier. Un
« chasseur arriva, apportant le gibier qu'il avait tué dans la
« journée; de sa carnassière qu'il vida sur la table s'échap-
(1) Combe, creu\ de vallée de toutes paits entourée de montagnes
et n'ayant qu'une issue.
352 POltTaAITS LITTÉRAIRES.
« pèrentdes lièvres, des pluviers, deshalbrans, dontunplomb
« cruel avait ensanglanté la fourrure ou le plumage. Il es-
« suya complaisammenl son fusil, l'enferma dans une robe
« d etamine, et lacci-ocha au manteau de la cheminée, entre
« réjii insigne de blé de Turquie et la branche ordinaire du
« buis saint. Cependant rentraient d'un pas lourd les valets
« de charrue, secouant leurs bottes jaunes de la glèbe etleurs
« guêtres détrempées. Ils grondaient contre le temps qui re-
« tardait le labourage et les semailles. La pluie continuait de
« battre contre les vitres; les chiens de garde pleuraient pi-
« teusemenl dans la basse-eour. Sur le feu que soufflait l'aïeul
« avec ce tube de fer creux, ustensile obligé de tout foyer
« rustique, une chaudière se couronnait d'écume et de va-
« peurs au silfleflient plaintif des branches d'étoc{l) qui se
« tordaient comme des serpents dans les flammes : c'était le
« souper qui cuisait. La nappe mise, chacun s'assit, maîtres
« et domestiques, le couteau et la fourchette en main, moi
« à la place d'honneur, devant un énorme château embas-
« tionné de choux et de lard, dont il ne resta pas une miette.
« Le berger raconta qu'il avait vu le loup. On rit, on gaussa,
« on goguenarda. Quelles honnêtes figures dans ces bonnets
« de laine bleue I quelles robustes santés dans ces sayons
« de toile couleur de terreau! Ah! la paix et le bonheur ne
« sont qu'aux champs. Le métayer et sa femme m'offrirent
« un lit que j'aurais été bien fàchc d'accepter : je voulus
« passer la nuit dans la crèche. Rien de rembranesqiie comme
« l'aspect de ce lieu, qui servait aussi de grange et de pres-
M soir: des bœufs qui ruminaient leur pitance, des ânes qui
« secouaient l'oreille, des agneaux qui tôfaient leur mère,
« des chèvres qui traînaient la mamelle, des pâtres qui re-
« tournaient la litière à la fourche; et, quand unirait de
M lumière enfilait l'ombre des piliers et des voûtes, on apcr-
«< cevait confusément des fenils bourrés de fourrage, des
(l) Éloc, souche mort».
ALOÏSIUS BERTRAND. 353
« chariots chargés de gerbes, des cuves regorgeant de rai-
« sins, et une lanterne éteinte pendant aune corde. Jamais
«< je n'ai reposé plus délicieusement. Je m'endormis au der-
« nier chant du grillon, tapi dans ma couche odorante de
« paille d'orge, et je m'éveillai au premier cha>nt du coq bat-
« tant de l'aile sur les perchoirs lointains de la ferme. » —
Et c'est là pourtant ce que, vous, qui le sentez et le dépei-
gnez si bien, vous quittez toujours (I)!
Lajsuspension du Provincial laissait Bertrand libre, et nous
le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au
commencement de 182'i. Il ne nous parut pas tout à fait tel
que lui-même s'est plu, dans son Gok^pard de la Nuity à se
profiler par manière de caricature: «C'était un pauvre dia-
« ble, noua dit-il de Gaspard, dont l'extérieur n'annonçait
« que misères et souffrances. J'avais déjà remarqué, dans le
« même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jus-
« qu'au menton, son feutre déformé que jamais bi-osse n'at>
« vait. brossé, ses cheveux longs comme un saule, et pt'ignôs;
M comme des broussailles, ses mains décharnées, pucfilies à
« des ossuaires, sa physionomie narquoise, ciialouine et
(1) On peut rapprocher celle page de Bertrand de la pu-c-e célèbre
du poêle Ituriis : Le Samedi soir dans la cliaumièri-. On vciciil en
quoi ctiUe deriiii re, irniépendainmentde la forme poélii] .!•. resie en-
core très-supérieure, (lar. Il où Bertrand veut élre surioui. ,Mii.)iesque,
Burns se montre en outre cordial, moral, chrétien, \< iimie. Son
épisode de Jenny introduitet personnifie la chasteté derénu.uon; la
Bible, lue tout haut, renvoie sur toute la scène une lueur reiiJiieuse.
Puis viennent ces hautes pensées sur la grandeur de In ' > nie Ecosse
qui s'a[)puie à de telles images du foyer : Sic foriin El ur n cteni. Nul
exem I lie n'esl capable de faire mieux saisir le côté quelque pi'.ii éUiclueux
de l'école et de la manière que Bertrand adopta et pou-si de plusi en
plus. Môme à ses meilleurs moments, il est trop relraneiié i\,'.> -ources
vives. ^ On ne saurait aussi, à propos de celte page, m- |ias se sou-
venir de l'admirable tableau qui termine l'idylle do Tué niite, les
Tlinlysies. Ces Irois morceaux en regard appellent bien des iiense.cs. Si
enfin l'on y joint le ciiarmanl lalileaa de l'Lal>oiqne de Ihon (-hryn
Rostome et l'arrivée du naufragé dans la cabane du clia.-se.ir, on aura
au complet tous les sujets de comparaison,
20,
354 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« maladive, qu'effilait une barbe nazaréenne; et mes con-
« jectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes
« au petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits,
« qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible con-
« damnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant. »
Nous vîmes simplement alors un grand et maigre jeune
nomme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits
yeux noirs très-vifs, à la physionomie narquoise et fine sans
doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux.
Il semblait timide ou plutôt sauvage. Nous le connaissions à
l'avance, et nous crûmes d'abord l'avoir apprivoisé. Il nous
récita, sans trop se faire prier, et d'une voix sautillante,
quelques-unes de ses petites ballades en prose, dont le cou-
plet ou le verset exact simulait assez bien la cadence d'un
rhythme : on en a eu l'application, depuis, dans le livre tra-
duit des Pèlerins polonais et dans les Paroles d'un Croyant.
Bertrand nous récita, entre autres, la petite drôlerie go-
thique que voici, laquelle se grava à l'instant dans nos mé-
moires, et qui était comme un avant-goùt en miniature du
vieux Paris considéré magnifiquement du haut des tours de
Notre-Dame ;
LE MAÇON.
Lb MiiTBE Maçon : — • Regardez ces basiions,
ces contre-forls : on les dirait construils pour
reternilé. •
(ScuiLLER. — Guillaume Tell.)
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les
airs échalaudi'", si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, i)
nivelle de ses pieds et l'église aux trente arcs-boutants et la ville aux
trente églises.
11 voit I 8 tarasquea de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme
confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des cloehetons, des
tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile
échancrée et immobile du tiercelet.
Il voit les rorliQcalions qui se découpent en étoile, la citadelle qui
ALOÏSIUS BERTRAND. 355
se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais
où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre
tourne autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'up
cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau
à trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée
d'une ganse, et sa queue nouée d'un ruban.
Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empa-
naché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude,
criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois ûché à la pointe
d'un mai.
Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s'endormit
couchée les bras en croix, il aperçut de Téchelle, à l'horizon, un
village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une
comète dans l'azur.
On aura remarqué la précision presque géométrique des
termes et l'exquise curiosité pittoresque du vocabulaire.
Tout cela est vu et saisi à la loupe. De telles imagettes sont
comme le produit du daguerréotype en littérature, avec la
couleur en sus. Vers la fin de sa vie, l'ingénieux Bertrand
s'occupait beaucoup, en effet, du daguerréotype et de le per-
fectionner. Il avait reconnu là un procédé analogue au sien,
et il s'était mis à courir après.
Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas. Plus
d'un de ces jeux gothiques de l'artiste dijonnais pouvait sur
tout sembler à l'avance une ciselure habilement faite, une
moulure enjolivée et savante, destinée à une cathédrale qui
était en train de s'élever. Ou encore c'éLait le peintre en
vitraux qui coloriait et peignait ses figures par parcelles, en
attendant que la grande rosace fût montée.
Bertrand nouriissait à cette époque d'autres projets plus
étendus, et il n'entendait que préluder ou peloter, comme
on dit, par ces sortes de bambochades. Ses amis de Dijon se
flattaient de voir bientôt paraître de lui quelque roman his-
336 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
torique qui aurait remué leur chère Bourgogne. Mais ces
longs efforts suivis n'allaient pas à son haleine, et, comme
tant d'organisations ardentes et fines, c'est dans \e prélude
et dans l'escai mouche qu'il s'est consumé. Singulière, insai-
sissable nature, que les gens du monde auraient peine à
comprendre el que les artistes reconnaîtront bien! Rêveur,
capricieux, fugitif ou plutôt fugace, un rien lui suffit pour
l'attarder ou le dévoyer. Tantôt à l'ombre, le long des rues
solitaires, on l'eût rencontré rôdant et filant d'un air de
Pierre Gr in go ire,
Comme un poète qui prend des vers à la pipée.
Tantôt, les coudes sur la fenêtre de sa mansarde, on l'eût
surpris par le trou de la serrure causant durant de longues
heures avec la pâle giroflée du toit. Il avait plus d'un rap-
port, en ces moments, avec le peintre paysagiste La Berge,
mort d'épuisement sur une herte ou sur une mousse. Mais
Bertrand ne s'en tenait pas là, il allait, il errait. Un rayon
l'éblouit, une goutte l'enivre^ et en voilà pour dos journées.
Aussi, même en ces mois de courte intimité, nous le per-
dions souvent de; vue; il disparaissait, il s'évanouissait pour
nous, pour tous, pour ses amis de Dijon, auxquels il ne pou-
vait plus se décider à écrire. Dans une lettre du 2 mai 1820,
que nous avons sous les yeux, Charles Brugnot lui en faisait
reproche d'une maiiière touchante, en le rappelant aux
champêtres images du pays et en le provoquant à plus de
confiance et d'abandon : « Vous avez beau faire, mon cher
« Bertrand, je ne puis m'accoutumer à vous laisser là-bas
« dans votre imprenable solitude. Quelque obstiné que soit
« votre silence, je l'attribue plutôt à votre souflVance morale
« qu'à l'oubli de ceux qui vous aiment... (lit après queliiues
« conjectures sur la vie de Paris :) En revanche, mon cher
« Bertrand, nous avons des promenades à travers champs
« qui valent peut-être les soirées d'Emile Deschamps. Nous
« avons les pêchers tout roses sur la côte, et les pruniers,
ALÛÏSIUS BERTHAND. 337
•< les cerisiers, les pommiers, tout blancs, tout roses, tout
« embaumés, où le rossignol chante; la verdure des premiers
« blés, qui cache l'alouette tombée des nues, et hi solitude
« de nos Combes qui verdissent et gazouillent. Je voudrais
« vous apporter ici sur des ailes d'hirondelle, vous déposer
« àGouville ; là se trouveraient votre mère, votre jolie sœur,
« deux ou trois de vos amis. Nous déjeunerions sur l'herbe
« fraîche, nous ii'ions errant tout le jour sur la verdure des
« bois et des champs; et puis, le soir, vous auriez vos ailes
« d'hirondelle qui vous reporteraient a votre case de Paris.
« Ce serait le réveil après un doux songe. — N'est-ce pas que
« vous donneriez bien huit jours de Paris pour une journée
« comme celle-là?
« A défaut de promenades, ayons donc des lettres. Retrou~
M vons-nous dans nos lettres. Les indifférents découragent;
« les cœurs connus remettent de la chaleur et de la vie dans
« ceux de leurs amis, quand ils se louchent. Un livre qui
« connaissait l'homme a dit ; Vœ soli! JNe vous consumez pas
« ainsi de tristesse et d'amertume, mon cher Bertrand. Pen-
« sez à nous, écrivez-nous, vous serez soulagé I »
Ces bonnes paroles l'atteignaient, le touchaient sans doute,
mais ne le corrigeaient pas. Il souffrait de ce mal vague qui
est celui du siècle, et qui se compliquait pour lui des circon-
stances particulières d'une position gênée. Un moment, la
Révolution de Juillet parut couper court à son anxiété, et ou-
vrir une carrière à ses sentiments moins contraints; il l'avai
accueillie avec transport, et nous le retrouvons à Dijon, du-
rant les deux années qui suivent, prenant, à côté de son ami
Brugnot et même après sa mort, une part active et, pour tout
dire, ardente, au Patriote delà Côte-d'O)'. Le réveil ne fut que
plus rude; ce coup de collier en politique l'avait mis tout
hors d'haleine; l'artiste en lui sentait le besoin de respirer.
Par malheur, la littérature elle-même avait fait tant soit peu
naufrage dans la tempête, et si Bertrand avait recherché de
ee côté la place du doux nid mélodieux, il ne Taurait plus
3j8 portraits littéraires.
trouvée. Mais il ne paraît pas s'être soucié de renouer les an-
ciennes relations; le hasard seul nous le fit rencontrer une ou
deux fois en ces dix années; il s'évanouissait de plus en
plus.
Que faisait-il? à quoi rêvait-il? Aux mêmes songes sans
doute, aux éternels fantômes que, par contraste avec la réa-
lité, il s'attachait à ressaisir de plus près et à embellir. Il avait
repris ses bluettes fantastiques ; il les caressait, les remaniait
en mille sens, et en voulait composer le plus mignon des
chefs-d'œuvre. On sait, dans l'antique églogue, le joli tableau
de cet enfant qui est tout occupé à cueillir des brins de jonc
et aies tresser ensemble, pour en façonner une cage à mettre
des cigales. Eh bien! Bertrand était un de ces preneurs de
cigales ; et pour entière ressemblance, comme ce petit berger
de Théocrite, il ne s'aperçut pas que durant ce temps le re-
nard lui mangeait le déjeuner.
« Item, il faut vivre, » comme le répétait souvent un poëte
notaire de campagne que j'ai connu. La vie matérielle reve-
nait chaque jour avec sesexigences, et, si sobres, si modiques
que fussent les besoins de Bertrand, il avait à y pourvoir. Je
ne suivrai point le pauvre poëte en peine dans la quantité de
petits journaux oubliés auxquels, çà et là, il payait et deman-
dait l'obole. Un drame fantastique, ou, comme il l'avait inti-
tulé, un drame-ballade, fut présenté par lui à M. Harel, direc-
teur de la Porte-Saint-Martin, qui exprima le regret de ne
pouvoir l'adaptera son théâtre. Un moment il sembla que
l'existence de Bertrand allait se régler : il devint secrétaire
de M. le baron Rœderer, qui connaissait de longue main sa
famille, et qui eut pour lui des bontés. Mais Bertrand, à ce
métier du rêve, n'avait guère appris à se trouver capable
d'un assujettissement régulier. Et puis, lui rendre service
n'était pas chose si facile. Content de peu et avide de l'in-
fini, il avait une reconnaissance extrême pour ce qu'on lui
faisait ou ce qu'on lui voulait de bien ; on aurait dit qu'il
avait hâte d'en emporter le souvenir ou d'en respecter l'espé-
ALOiSIUS BERTRAND. 35VJ
raiice, et au moindre prétexte commode, au moindre coin
propice, saluant sans bruit et la joie dans le cœur, il fuyait :
J'esquive doucement et m'en vais à grands pas,
La queue en loup qui fuit, et les yeux contre-bas,
Le cœur sautant de joie et triste d'apparence (l)...
A travers cela il avait trouvé, chose rare ! et par la seule
piperie de son talent, un éditeur, Eugène Renduel avait lu le
manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût, et il
ne s'agissait plus que de l'imprimer. Mais l'éditeur, comme
l'auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, je ne sais
quoi de trop complet. Bref on attendit, et le manuscrit payé,
modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, conti-
nuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand,
une fois l'affaire conclue et le denier touché, s'en était allé
selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la
lueur. Un jour pourtant il revint, et ne trouvant pas l'édi-
teur au gîte, il lui laissa pourmemento gracieux la jolie pièce
qui suit :
A M. EUGÈNE RENDUEL.
SONNET.
Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l'aube, à mi-coteau, rit une foule élrange.
C'est alors dans la vigne, et non plus dans la grange.
Maîtres et serviteurs, joyeux, s'assemblent tous.
A votre huis, clos encore, je heurte. Dormez-vous?
Le matin vous éveille, éveillant sa voix d'ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange;
Nous avons une vigne : — eh bien ! vendangeons-nous?
Mon livre est cette vigne, où, présent de l'aulomne,
La grappe d'or atlend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.
(1) Malhurin Régnier, satire vin.
]]: 0 PORTRAITS LITTÊnAIliES.
J'invite mes voisins, convoqués sans trompettes,
A s'armer promptement de paniers, de serpettes.
Qu'ils tournent le feuillet : sous le pampre est le fruit.
5 octobre 1840.
GependaDt, à trop attendre, sa vie frêle s'était usée, et celte
poétique gaieté d'automne et de vendanges ne devait pas
tenir. Une première fois, se trouvant pris de la poitrine, il
était entré à la Pitié dans les salles de M. Serres, sans en pré-
venir personne de ses amis; la délicatesse de son cœur le
portait à épargner de la sorte à sa modeste famille des soins
difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit mois qu'il
y resta, il put voir souvent passer M. David le statuaire, qui
iillart visiter un jeune élève malade. M. David avait de bonne
inmre, dès 1828, conçu pour le talent de Bertrand la plus
haute, la plus particulière estime, et il était destiné à lui té-
moigner l'intérêt suprême. Bertrand lui a, depuis, avoué
l'avoir reconnu de son lit; mais il s'était couvert la tète de
son drap, en rougissant. Après une espèce de fausse conva-
lescence, il retomba de nouveau très-malade, et dut entrer à
l'hospice Neckcr vers la mi-mars 1841. Mais, celte fois, sa
lierté vaincue céda aux sentiments affectueux, et il appela
auprès de son lit de mort l'artiste émineutet bon, qui, durant
les six semaines finales, lui prodigua d'assidus témoignages,
recueillit ses paroles fiévreuses et transmit ses volontés der-
nières. Bertrand mourut dans l'un des premiers jours de mai.
M. David suivit seul son cercueil; c'était la veille de l'Ascen-
sion; un orage effroyable grondait; la messe mortuaire était
dite, et le corbillard ne venait pas. Le prêtre avait fini par
sortir; l'unique ami présent gardait les restes abandonnés.
Au fond de la chapelle, une sœur de l'hospice décorait de
guirlandes un autel pour la fête du lendemain.
L'humble nom, du moins, subsistera désormais autre part
encore que sur la croix de bois du cimetière de Vaugirard, où
le même ami l'a fait tracer. C'est le manuscrit exactement
ALOÏSIUS BERTRAND. S61
préparé parrauteurpourl'impression, qui, retiré, moyennant
accord, des mains du premier éditeur, se publie aujourd'hui
à Angers sous des auspices fidèles; cette résurrection éveil-
lera dans la patrie dijonnaise plus d'un écho. Je n'ai pas à
entrer ici dans le détail du volume ; je n'ai fait autre chose
que le caractériser partoutceci, en racontantl'homme même:
depuis la pointe des cheveux jusqu'au bout des ongles, Ber-
trand est tout entier dans son Gaspard de la Nuit. Si j'avais
à choisir entre les pièces pour achever l'idée du portrait, au
lieu des joujoux gothiques déjà indiqués, au lieu des tulipes
hollandaises et des miniatures sur émail de Japon qui ne font
faute, je tirerais de préférence, du sixième livre intitulé les
Silves, les trois pages de nature et de sentiment, Ma Chau-
mière, Sur les Rochers de Chèvremorte, et Encore un Printemps.
La première doit être d'avant 1830, lorsqu'avec un peu de
complaisance on se permettait encore de rêver un roi suze-
rain en son Louvre ; les deux autres portent leur date et nous
rendent avec une grâce exquise le très-proche reflet d'une
réalité douloureuse. Les voici donc, et avec leurs épigraphes,
pompon eu tète ; quand on cite le minutieux auteur, il y au-
rait conscience de rien oublier.
MA CHAUMIÈRE.
En automne, les grives viendraient s'y reposer,
attirées par les baies au rouge vif do sorbier
des oiseleurs.
(Le baron R. 1Iontheru£.\
Levant ensuite les yeux, la bonne vieille vit
comme la bise tourmentait les arbres et dissi-
pait les traces des corneilles qui sautaient sur
la neige autour de la grange.
(Le poète allemand Voss, — Idylle XlII.)
Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasoL et
l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui
enchâsse les pei les de la pluie, et quelque giroâée qui fleure l'amandCj
Mais riilver. quel plaisir, quand le mutin aurait secoué ses bou»
II. 21
362 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
fluets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la li-
fiière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui
?t sa monture, dans la neige et dans la brume I
Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la cheminée
flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les
moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent,
las uns jouter, les autres prier encore !
Et quel plaisir, la nuit, à l'heure douteuse et pile qui précède le
point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le
coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle lointaine juchée
aiu avant-postes d'un village endormi!
Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, — ô ma Muse inabritée
contre les orages de la vie, — le seigneur suzerain de tant de fiefs
qu'il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas
une pauvre chaumine !
SUR LES ROCHERS DE CHÈVREMORTE [i).
Et moi aussi j'ai été déchiré par les épines de ee
désert, et j'j laisse chaque jour quelque partie
ue ma dépouille.
(Les Martyrs, livre X.)
Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bour-
geons du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux mur-
murent d'amour ensemble.
Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures delà ro-
»Ae; et rien, pour charmer l'oreille, que le cri du petit oiseau qui
quête un brin d'herbe.
Désert qui n'entends plus la voix de Jean-Baptiste I Désert que
n'habitent plus ni les ermites ni les colombes !
Ainsi mon àme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, uua
main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.
(l) A une demi-lieue de Dijon»
AI.OÏSIUS BERTnAND. 363
Le poëte est comme la giroflée qui s'attache fréle et odorante au
granit, et demande moins de terre que de soleil.
Mais, hélàs ! je n'ai plus de soleil , depuis que se sont fermés les
yeux si charmants qui réchauffaient mon génie!
22 juin 1S3S.
ENCORE UN PRINTEMPS.
Toutes les pensées, toutes les passions qui
agitent le cœur uiortvl sont lei esclaves de
l'amour.
( COLERIDGE.)
Encore un printemps, — encore une goutte de rosée qui se ber-
cera un moment dans mon calice amer, et qui s'en échappera comme
une larme.
0 ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps,
mais tes douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur
sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes! s'il y a eu
dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi,
quelqu'un de trompé, ce n'est pas vous !
0 printemps ! petit oiseau de passage, notre hôte d'une saison,
qui chantes mélancoliquement dans h cœur du poêle et dans la ramée
du chêne!
Encore un printemps, — encore un rayon du soleil de mai au
front du jeune poëte, parmi le monde, au front du vieux chêne parmi
les bois I
Paris, Il mai 1836.
Qus conclure, en finissant, de celte infortune de plus
ajoutée à tant d'autres pareilles, et y a-t-il quelque chose à
conclure? Faut-il prétendre, par ces tristes exemples, corri-
ger les poètes, les guérir de la poésie; et pour eux, natures
étranges le charme du malheur raconté n'est-il pas plutôt
364 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
un appât? Constatons seulement, et pour que les moins en-
traînés y réfléchissent, constatons la lutte éternelle, inégale,
et que la société moderne, avec ses industries de toute sorte,
n'a fait que rendre plus dure. La fable antique parle d'un
berger ou chevrier, Comatas, qui, pour avoir trop souvent
sacrifié de ses chèvres aux Muses, fut puni par son maître
et enfermé dans un coffre où il devait mourir de faim; mais
les abeilles vinrent et le nourrirent de leur miel. Et quand
le maître, quelque temps après, ouvrit le cofï're, il le trouva
vivant et tout entouré de suaves rayons. De nos jours, trop
souvent aussi, pour avoir voulu sacrifier imprudemment aux
Muses, on est mis à la gêne et l'on se voit pris comme dans
le co'ïre; mais on y reste brisé, et les abeilles ne vieûnenî
plus,
JuiUel IMi.
LE COMTE DE SÉGUR
Les écrivains polygraphes sont quelquefois difficiles à
classer; s'ils se sont répandus sur une infinité de genres et
de sujets, sur l'histoire, la politique du jour, la poésie légère,
les essais de critique et les jeux du théâtre, on cherche leur
centre, un point de vue dominant d'où l'on puisse les saisir
d'un coup d'oeil et les embrasser. Quelquefois ce point de
vue manque; le jugement qu'on porte sur eux s'étend alors
un peu au hasard et demeure dispersé comme leur vie et les
productions mêmes de leur plume. Mais on est heureux lors-
qu'à travers cette variété d'emplois et de talents on arrive
de tous les côtés, on revient par tous les chemins au mora-
liste et à l'homme, à une physionomie distincte et vivante
qu'on reconnaît d'abord et qui sourit.
C'est ce qui doit nous rassurer aujourd'hui que nous avons
à parler de M. de Ségur. Sa longue vie, traversée de tant de
vicissitudes, serait intéressante à coup sûr, peu aisée pour-
tant à dérouler dans son étendue et à rassembler : lui-même,
en la racontant, il s'est arrêté après la période brillante de
sa jeunesse. Ses ouvrages littéraires sont nombreux, divers,
nés au gré des mille circonstances : ses œuvres dites com-
plètes ne les renferment pas tout entiers. Mais à travers tout,
ce qui importe le plus, l'homme est là pour nous guider et
nous rappeler; il reparait en chaque ouvrage et dans les
intervalles avec sa nature expressive et bienveillante, avep
366 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
son esprit net, judicieux et fin, son tour affectueux et léger,
sa morale perpétuelle, touchée à peine, cette philosophie
aimable de tous les instants qui répand sa douce teinte sui-
des fortunes si différentes, et qui fait comme l'unité de
sa vie.
Ses Mémoires nous le peignent à ravir durant les quinze
dernières années de l'ancienne monarchie jusqu'à l'heure
où éclata la Révolution de 89. Né en 1753, il avait vingt ans
à l'avènement de Louis XVI au trône. Lui, le vicomte de
Ségurson frère, La Fayette, Narbonne, Lauzun, et quelques
autres, ils étaient ce que Fontanes appelait les princes de la
jeunesse. C'est toujours une belle chose d'avoir vingt ans;
mais c'est chose doublement belle et heureuse de les avoir
au matin d'un règne, au commencement d'une époque, de
se trouver du même âge que son temps, de grandir avec lui,
de sentir harmonie et accord dans ce qui nous entoure.
Avoir vingt ans en 1800, à la veille de Marengo, quel idéal
pour une âme héroïque! avoir vingt ans en 1774, quand on
tenait à Versailles et à la cour, c'était moins grandiose, mais
bien flatteur encore : on avait là devant soi quinze années
à courir d'une vive, éblouissante et fabuleuse jeunesse.
M, de Ségur nous fait toucher en mainte page de ses Mé-
moires la réunion de circonstances favorables qui rendait
comme unique dans l'histoire ce moment d'illusion et d'es-
pérance. La littérature du xyiii» siècle avait été presque en
entier consacrée à établir dans l'opinion les droits des peu-
ples, à retrouver et à promulguer les titres du genre humain.
Les classes privilégiées avaient, les premières, accepté avec
ardeur ces doctrines grandissantes qui les atteignaient si
directement : c'était générosité à elles, et l'on aime en
France à être généreux. La jeune noblesse, en particulier,
se piquait de marcher en avant et de sacrifier de plein gré
ce que nul, en lait, ne lui contestait à cette heure et ce que
cette bonne grâce en elle relevait singulièrement. .Elle ma-
nifestait son adoption des idées nouvelles par toutes sortes
LE COMTE DE SÉGUR. 367
d'indices plus ou moins frivoles, par Tanglomanie dans les
modes, par la simplicité du frac et des costumes : « Consa-
«c crant tout notre temps, dit M. de Ségur, à la société, aux
« fêtes, aux plaisirs, aux devoirs peu assujettissants de la
M cour et des garnisons, nous jouissions à la fois avec in-
« curie, et des avantages que nous avaient transmis les an-
« ciennes institutions, et de la liberté que nous apportaient
« les nouvelles mœurs : ainsi ces deux régimes flattaient
M également, l'un notre vanité, l'autre nos penchants pour
« les plaisirs.
« Retrouvant dans nos châteaux, avec nos paysans, nos
« gardes et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien
« pouvoir féodal, jouissant à la cour et à la ville des distinc-
« tions de la naissance, élevés par notre nom seul aux gra-
« des supérieurs dans les camps, et libres désormais de nous
« mêler sans faste et sans entraves à tous nos concitoyens
«< pour goûter les douceurs de l'égalité plébéienne, nous
« voyions s'écouler ces courtes années de notre printemps
« dans un cercle d'illusions et dans une sorte de bonheur
« qui, je crois, en aucun temps, n'avait été destiné qu'à
« nous. Liberté, royauté, aristocratie, démocratie, préjugés,
« raison nouveauté, philosophie, tout se réunissait pour ren-
« dre nos jours heureux, et jamais réveil plus terrible ne.fut
« précédé par un sommeil plus doux et par des songes plua
« séduisants. »
Ainsi on ne se privait de rien en cet âge d'or rapide; on
était aisément prodigue de ce qu'on n'avait pas perdu encore ;
on cumulait légèrement toutes les fleurs. Les gentilshommes
faisaient comme ces princes qui se donnent les agréments de
Yincognito, certains d'être d'autant plus reconnus et honorés.
Au sortir d'un duel où l'on avait blessé un ami, on arrivait
au déjeuner de l'abbé Raynal pour y guerroyer contrôles
préjugés; on étaitle soir du quadrille de la Reine aprèsavoir
joui d'une matinée patriarcale de Franklin ; on courait se
battre en Amérique, et l'on en revenait colonel, pour assis*.e
368 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
au triomphe des montgolfières ou aux baquets de Mesmer, et
mettre le tout en vaudeville et en chanson.
Ce qu'il faut se hâter de dire à la louange de ces hommes
aimables, de ces courtisans-philosophes si élégants et si ac-
complis, c'est que, quand vinrent les épreuves sérieuses, ils
ne se trouvèrent pas trop au-dessous : la fortune eut beau
s'armer de ses foudres et de ses orages, elle, échoua le plus
souvent contre leur humeur. On sait l'attitude inaltérable de
Lauzun au pied de l'échafaud, celle de Narbonne au milieu
des rigueurs fameuses de cette retraite glacée. Sans avoir eu
à se mesurer à ces conjonctures tout à fait extrêmes, les deux
frères Ségur, le comte et le vicomte, avec les nuances parti-
culières qui les distinguaient, surent garder, eux aussi, leur
bonne grâce et loutes leurs qualités d'esprit, plume en main,
dans l'adversité.
Ce que ne gardèrent pas moins, en général, les person-
nages de cette époque et de ce rang qui survécurent et dont
la veillesse honorée s'est prolongée jusqu'à nous, c'est une
fidélité remarquable, sinon à tous les principes, du moins à
l'esprit des doctrines et des mœurs dont s'était imbue leur
jeunesse : c'est le don de sociabilité, la pratique affable, tolé-
rante, presque affectueuse, vraiment libérale, sans ombre de
misanthropieetd'armertume, une sorte de confiance souriante
et deux fois aimable après tant de déceptions, et ce trait qui,
dans l'homme excellent dont nous parlons, formait plus
qu'une qualité vague et était devenu le fond même du carac-
tère et une vertu, la bienveillance.
Mais ne devançons point les temps; nous sommes à ces
années d'avant la Révolution, lesquelles toutefois il ne fau-
drait pas juger trop frivoles. Pour M. de Ségur, cette époque
peut se partager en deux moitiés séparées par la guerre
d'Amérique. A son retour, il entre dans la vie déjà sérieuse
et dans la seconde jeunesse. Jusqu'alors il n'avait fait qu'en-
Iremèler av«c agrément les camps et la cour, cultiver la litté-
taturelégère,etarborerles goûts de son âge, non sans profiter
LE COMTE DE SÉGUR. 369
vivement de toutes les occasions de s'éclairer ou de se mûrir
au sein de ces inappréciables sociétés d'alors, qu'il appelles!
bien des écolesbrillaiitesde civilisation. C'est ce sérieux, dis-
simulé sous des formes aimables, qui en faisait le charme
principal, et dont le secret s'est perdu depuis. On en retrouve
le regret en même temps que l'expression en plus d'une page
des Mémoires de M. de Ségur ; car combien, sous cette plume
facile, d'aperçus historiques profonds et vrais! Le lecteur
amusé qui court est tenté de n'en pas saisir toute la réflexion,
tant cela est dit aisément.
M. de Ségur, au retour de sa campagne d'Amérique, rap-
portait en portefeuille une tragédie en cinq actes de Coriolan,
qu'il avait composée dans la traversée à bord du Northum-
berland et fut jouée ensuite par ordre de Catherine sur le
théâtre de l'Ermitage. Quelques contes, des fables, de jolies
romances, de gais couplets, lui avaient déjà valu les encou-
ragements du duc de Nivernais, du chevalier de Bouflers, et
les conseilsde Voltaire lui-même, au dernier voyage du grand
poëte à Paris. Ce gracieux bagage de famille et de société (1)
offrait à la fin son étiquette et comme sou cachet dans une
spirituelle approbation et un privilège en parodie qui étaient
censés émaner de la jeune épouse de l'auteur, petite-fille
d'un illustre chancelier :
D'Aguesseau de Ségur, par la grâce d'amour,
L'ornement de Paria, l'ornement de la cour,
A tous les gens à qui nous avons l'art de plaire,
C'est-à-dire à tous ceux que le bon goût éclaire.
Salut, honneur, plaisir, richesse et volupté,
Presque point de raison et beaucoup de santé!
Notre époux trop enclin à la métromanie, etc., etc.
A ces causes voulant bien traiter l'exposant,
(1) Une partie se trouve dans les Mélanges, et le reste dans ie
Recueil de Famille, volume qui n'a eu qu'une demi-publicité.
21.
370 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Nous défendons à tous conQseurs, pâtissiers,
Marchands de beurre ainsi qu'à tous les épiciers,
De rien envelopper jamais dans cet ouvrage,
Quoiqu'à vrai dire il soit tout propre à cet usage;
Ou bien paieront dix fois ce qu'alors il vaudra,
Modique chiitiment qui nul ne ruinera.
Voulons que le précis du présent privilège
Soit écrit à la fln du livre qu'il protège;
Que l'on y fasse foi comme à l'o; Iginal,
Et que les gens de bien n'en disent point de mal.
Ordonnons à celui de nos gens qui sait lire
De bien exécuter ce que l'on vient d'écrire :
De soutenir partout prose, vers et couplets,
Nonobstant les clameurs, nonobstant les sifllets :
Tel est notre plaisir et telle notre envie.
Fait dans notre boudoir, bureau digne d'envie,
Le premier jour de l'an sept cent quatre-vingt-un,
Et de nos ans un peu plus que le vingt et un.
Signé d'Aguesseau, comtesse de Ségur.
Et plus bas, Laure de Ségur.
(C'était la flllc de l'auteur, âgée alors de moins de trois ans.)
Pourtant les dépêches écrites par M. de Ségur durant sa
campagne d'Amérique avaient donné de sa prudence et de sa
finesse d'observation une assez haute idée, pour qu'au re-
tour M. de Vergennes songeât à le demander au maréchal
son père, et à lelancer activement dans la carrière des négo-
ciations. Le poste qu'on lui destinait au début était des plus
importants : il s'agissait de représenter la .France auprès de
l'impératrice Catherine. Les études sérieuses et positives aux-
quelles dut se livrer à l'instant le jeune colonel devenu di-
plomate, témoignaient des ressources de sou esprit et mar-
quèrent pour iui l'entrée des années laborieuses. Ces années
furent bien brillantes encore durant tout le cours de cette
ambassade, où il sut se concilier la faveur de l'illustre sou-
veraine et servir efficacement les intéréls de la France. Pro-
fitant de l'aigreur naissante qii'cxcitait contre les Anglais la
LE COMTE DE SÉGUR. 371
politique toute prussieune et électorale de leur roi, usant
avec adresse de l'accès qu'il s'était ouvert dans l'esprit du
prince Potemkin,:il parvint à signer, vers les premiers jours
de l'année 1787, avec les ministres russes, un traité de com-
merce qui assurait à la France tous les avantages dont jus-
qu'alors les Anglais avaient exclusivement joui. Ce succès
fut, en quelque sorte, personnel à M. de Ségur, qui, dans ses
Mémoires et dans ses divers écrits, a pu s'en montrer fier à
bon droit. EfFacé à son arrivée parles ministres d'Angleterre
et d'Allemagne, il n'avait dû qu'à lui même, à cet heureux
accord de décision et de bonne grâce qui ne se rencontre
qu'aux meilleurs moments, de se conquérir de plain-pied une
considération dont l'effet s'étendit par degrés jusque sur ses
démarchespolitiques.Siquelqueintérêts'attacheaujourd'hui
pour nous à cette négociation, il tient tout entier, on le con-
çoit, à la façon dont le négociateur nous la raconte, et au jeu
subtil des mobiles qu'il nous fait toucher. La bizarrerie ca-
pricieuse du prince Potemkin ne fut pas le moindre ressort
au début de cette petite comédie. Il était grand questionneur,
se piquant fort d'érudition, surtout en matière ecclésiastique,
Ce faible une fois découvert, M. de Ségur n'avait qu'à le
mettre sur son sujet favori, qui était l'origine et les causes
du schisme grec, et, l'entendant patiemment discourir durant
des heures entières sur les conciles œcuméniques, il faisait
chaque jour de nouveaux progrès dans sa confiance. Les
autres personnages de la cour ne sont pas moins agréable-
ment dessinés. « En s'étendant un peu longuement sur ce
séjour en Russie, écrivions-nous il y a plus de quinze ans
déjà, lors de l'apparition des Mémoires, l'auteur, ou mieux, le
spirituel causeur a cédé sans doute à plus d'un attrait : là
où lui-même a rencontré tant de plaisirs et de faveurs qu'il
se plaît à redire, d'autres qui lui sont chers ont recueilli dans
les dangers d'assez glorieux sujets à célébrer. Il y a dans ce
rapprochement de famille de quoi faire naître plus d'une
idée et sur la difï îrence des époques et sur celle des manières
^72 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
littéraires. En se rappelantles éloquents, les généreux récits
du fils, on aime à y associer par comparaison les mérites qui
recommandent ceux du père, la mesure insensible du ton,
ce style d'un choix si épuré, d'une aristocratie si légitime,
et toute cette physionomie, si rare de nos jours, qui carac-
térise dans les lettres la postérité, prête à s'éteindre, des
Chesterfield, des Nivernais, des Bouliers (1). »
Prête à s'éteindre! ainsi pouvions-nous écrire il y a quel-
ques années encore. Le temps depuis a fait un pas, et cette
postérité dernière est à jamais éteinte aujourd'imi.
Une partie iutéressante des Mémoires de M. de Ségur est
consacrée aux détails du voyage eu Crimée où l'ambassadeur
de France eutl'honneur d'accompagner Catherine. Ce voyage
romanesque et même mensonger, tout rempli d'illusions et
de prestiges, eut des résultats positifs et des effets histori-
ques. Potemkin n'avait songé, en le combinant, qu'à ses in-
térêts de favori; ilvôulaitjàl'aidedecette marche triomphale,
enlever sa souveraine à ses rivaux, la fasciner etrenorgueillir
par le spectacle d'une puissance imaginaire, V enguirlander,
c'est bien le mot, je crois. Mais ce motif unique et tout par-
ticulier ne fut pas compris de loin ni même de près; on eu
supposa d'autres plus graves. Les cabinets étrangers, et même
les ambassadeurs qui étaient de la partie, crurent voir des
intentions menaçantes sous ces airs de fête, et à force de
craindre une agression des Russes contre la Porte, on la fit
naître à l'inverse de la part de celle-ci. M. de Ségur sait nous
intéressera ce jeu dont il nous montre au doigt point par
point le dessous; il en ranime à ravir dans son récit le diver-
tissement et les mille cii-constances.
Est-ce avant, est-ce après ce voyage, qu'il eut à poser lui-
même une limite dans les degrés de celte faveur personnelle
qu'il avait ambitionnée auprès de l'illustre souveraine, faveur
précieuse et qu'il ne voulait pourtant pas épuiser? Je crois
(1) Globe^ IG mai Î82G.
LE COMTE DE SÉGUR. 373
bien que ce fut avant le voyage et dans l'été qui précéda la
signature de son traité de commerce. On sait que la glorieuse
impératrice n'avait pas seulement des pensées hautes, et
qu'elle conserva jusqu'au bout le don des caprices légers.
Aimable, jeune, empressé de plaire, il était naturel que
M. de Ségur traversât à un moment l'idée auguste et mille
fois conquérante. Lorsqu'onle questionnait en souriant là-
dessus, il répondait par un de ces récits qui ne fontqu'el'fleu-
rer. Il avait été invité par l'impératrice à l'une des résidences
d'été, Czarskozélo ou tout autre, et divers indices, jusqu'au
choix de l'appartement qu'on lui avait assigné, semblaient
annoncer ce qu'avec les reines il est toujours un peu plus dif-
ficile de comprendre. Or M. de Ségur, chargé d'une mission
délicate qui était en bonne voie, tenait apparemment à y
réussir sans qu'on pût attribuer son succès à une habileté
trop en dehors de la politique. Il avait de plus quelque au-
tres raisons sans doute, comme on peut supposer qu'en sug-
gère aisément la morale ou la jeunesse. Mais comment aver-
tir à temps et avec convenance une fantaisie impérieuse qui
d'ordinaire marchaitassezdroità son but?Comment conjurer
sans offense cette bonne grâce imminente et son charme
menaçant? Chaque après-midi, à une certaine heure, dans
les jardins, l'impératrice faisait sa promenade régulière ; deux-
allées parallèles étaient séparées par une charmille; elle ar-
rivait d'ordinaire par l'une et revenait par l'autre. Un jour,
à cette heure même de la promenade impériale, M. de Ségur
imagina de se trouver dans la seconde des allées au moment
du détour, et de ne pas s'y trouver seul, mais de se faire
apercevoir, comme à l'improviste, prenant ou recevant une
légère, une très-légère marque de familiarité d'une des jolies
dames de la cour qu'il n'avait sans doute pas mise dans le
secret. — Au dîner qui suivit, le front de Sémiramis apparut
tout chargé de nuages et silencieux; vers la fin, s'adressant
au jeune ambassadeur, elle lui fît entendre que ses goûts
brillants le rappelaient dans la capitale, et qu'il devait sup-
37i PORTRAITS LITTÉRAIRES.
porter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone.
A quelques objections qu'il essaya, elle coupa court d'un mot
qui indiquait sa volonté. — M. de Ségur s'inclina et obéit;
mais lorsqu'il revit ensuite l'impératrice, toute bouderieavait
disparu : la souveraine et la personne supérieure avaient
triomphé de la femme. C'est plus que n'en faisaient aux
temps héroïques les déesses elles-mêmes : Siiretœque injuria
formœ ( i ).
Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq an-
nées d'absence, laRévolution de 89 venait d'éclater : un autre
ordre d'événements et de conjonctures s'ouvrait au milieu de
bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes
déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période
précédente, les rêves éblouissants allaient s'évanouir; les
rivages d'Utopie et d'Atlantide s'enfuyaient à l'horizon : les
voyages en Grimée étaient terminés. Les Mémoires de M. de
Ségur linissent là aussi, comme s'il avait voulu les clore sur
les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle
pourtant en ces années agitées ne fut pas inaclif ; il suivit
honorablement la. ligne constitutionnelle où plusieurs de ses
amis le précédaient. Nommé au mois d'avril 91 ambassadeur
extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Ber-
nis, la querelle flagrante avec le Saint-Siège lempêcha de se
rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des af-
faires étrangères qui lui fut ofiert à la sortie de M, de Mont-
morin ; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission
particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne
s'agissait de rien moins qu'après les conférences de Pilnitz,
(1) S'il est vrai, comme on l'a dit, que plus tard, les circonstances
européennes étant cliangées, Catlierine, poin- mieux déjouer la mission
de M. de Séf.'ur à;Berlin,ait envoyé au roi de Prusse les Inllets confi-
dentiels dans lesquels l'ambassadeur de France avait autrefois raillé
les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute
que suivre les pratiques coiislaiitcs d'une politique peu scrupuleuse;
mais elle put Lien y mêler aussi tout Las le iilaisir de se venger d'un
ancien dédain. Il y a de ces retours tardifs de l'amour-propre blessé.
LE COMTE DE SÉGUR. 373
de détacher doucement le monarque prussien de l'alliance au-
trichienne, et de le détourner de la guerre. Dans un intéres-
tant ouvrage publié en 1801 sur les dix années de règne de
Frédéric-Guillaume, M. de Ségur a touché les circonstances
ie cette négociation délicate où il crut pouvoir se flatter, un
très-court moment, d'avoir réussi. Les Mémoires d'un Homme
d'État sont venus depuis éclairer d'un jour nouveau et par
le côté étranger toute cette portion longtemps voilée de la
politique européenne; les mille causes qui déjouèrent la di-
plomatie de M. de Ségur, et qui auraient fait échouer tout
autre en sa place, y sont parfaitement définies (1 ). Le moment
était arrivé où dans ce déchaînement de passions violentes
et de préventions aveugles, il n'y avait certes aucun déshon-
neur pour les hommes sages, pour les esprits modérés, à se
sentir inhabiles et impuissants.
Les événements se précipitaient; M. de Ségur et les siens
(l) Mémoires tirés des papiers if un homme d'État, t. I, p. 180-194.
— Un adversaire et sans aucun doute un ennemi personnel du comte
de Ségur, Senac de Meilhan, a écrit, à ce sujet, cette page peu con-
nue : «... La présomption que l'homme est porté à avoir de ses ta-
lents et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu'ils joue-
raient (en 1789) un rôle éclatant; mais la Révolution, en mettant en
quelque sorte l'homme à nu, faisait évanouir promplement cette illu-
sion, qu'il était aisé de se faire à l'homme de cour, à celui du grand
monde, qui se tlattait d'obtenir dans l'Assemblée les mêmes succès que
dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache
le défaut de solidité, l'art des à-propos, tout cela se trouve sans ef-
fet au milieu d'hommes étrangers au grand monde et habitués à ré-
fléchir. Le comte de Ségur est un exemple frappant de médiocrité dé-
masquée, de présomption déjouée, d'infidélité punie. Les succès qu'il
avait eus dans la société avaient euQé son ambition ; il crut avoir dans
la Révolution une occasion de s'élever promplement, et se flattant
d'être l'oracle de l'Assemblée, il quitta une Cour (la Cour de Russie)
où quelques agréments dans l'esprit et des connaissances en littéra-
ture lui avaient obtenu un accueil flatteur, il s'empressa de venir à
Paris, armé de sa tragédie de Coriolaii, d'une douzaine de fables et
de cmq à six chansons. Madame de Staél alla au-devant du futur pre-
mier ministre, Ji-anne Grai/ à la main, et tous deux s'électrisèrent en
faveur de la démocratie ; mais bientôt le mérite du comte fut appré-
376 PORTRAITS LITTÉRAIRES,
demeurèrent attachés au sol de la France lorsqu'il n'était déjà
plus qu'une arène embrasée. Son père le maréchal fut in-
carcéré à la Force, et lui détenu avec sa famille dans une
maison de campagne à Chàtenay, celle même où l'on dit
qu'est né Voltaire. Le volume intitulé Recueil de Famille nous
le montre, en ces années de ruine, plein de sérénité et de
philosophie, adonné aux vertus domestiques, égayant, dès
que le grand moment de Terreur fut passé, les tristesses et
les misères des êtres chéris qui l'entouraient. Son esprit n'a-
vait jamais plus de vivacité que quand il servait son cœur.
Chaqueévénement,chaqueanniversairede cette vie intérieure
était célébré par de petites comédies, par des vaudevilles
qu'on jouait entre soi, par de gais ou tendres couplets qui
parfois circulaient au delà : quelques personnes de cette so-
ciété renaissante se rappellent encore la chanson qui a pour
titre : les Amours de Laure. En même temps, dès qu'il le put,
M. de Ségur reprit son rôle de témoin attentif aux choses pu-
bliques ; de Chàtenay il accourait souvent à Paris ; il voyait
beaucoup Boissy-d'Anglas et les hommes politiques de cette
nuance. S'il ne fut point lui-même à cette époque membre
des assemblées instituées sous le régime de la Constitution
de l'an III, s'il n'eut point l'honneur de compter parmi ceux
qui, comme les Siméon, les Portails, luttèrent régulièrement
pour la cause de l'ordre, de la modération et des lois, et qui,
eux aussi, suivant une expression mémorable, faisaient alors
au civil leur Campagne d'Italie (l),illafitau dehors du moins
cié à sa valeur, et il fut trop heureux d'obtenir d'être ministre à
Berlin. Traité avec le plus grand mépris dans cette Cour, et privé de
l'espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule res-
source: mais il porta sur lui une main mal assurée ; le courage man-
qua à ce nouveau Caton pour achever... L'amour de la vie prévalut,
un chirurgien fut appelé, et le comte prouva qu'il ne t-avait ni vivre
ni mourir. » Quand on a eu affaire dans sa vie à des haines aussi
cruelles et aussi envenimées que cette page en fait supposer, on a
quelque mérite à n'avoir jamais pratiqué qu'indulgence et bienveil-
hnce, comme l'a fait M. de Ségur.
(1) Éloge de M. Siméon, par M. le comte Portali», p. 24.
LE COMTE DE SÉGUR. 377
et comme en volontaire dans les journaux. Plus d'une fois,
m'assure-t-on, dans les moments d'urgence, il prêta sa plume
aux discours de Boissy-d'Anglas et de ses autres amis. En
1801 enfin, il contribua au rétablissement des saines no-
tions historiques et au redressement de l'opinion par deux
publications importantes et qui méritent d'être rappelées.
La Politique de tous les Cabinets de l'Europe sous Louis XV et
sous Louis XVI, contenant les écrits de Favier et la corres-
pondance secrète du comte de Broglie, avait déjà paru en 93 ;
mais M. de Ségur en donna une édition plus complète, ac-
compagnée de notes et de toutes sortes d'additions qui en
font un ouvrage nouveau où il mit ainsi son propre cachet.
La politique extérieure de la France avait subi un change-
ment décisif de système lors du traité de Versailles (I75fi),
au début de la guerre de Sept-Ans : de la rivalité jusqu'alors
constante avec l'Autriche, on avait passé à une étroite alliance
en haine du roi de Prusse et de sa grandeur nouvelle. Les
principaux chefs et agents de la diplomatie secrète que
Louis XV entretenait à l'insu de son ministère étaient très-
opposés à cette alliance, selon eux décevante et inféconde,
avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le
retour aux anciennes traditions où la France avait puisé si
longtemps gloire et influence. Ils n'avaient pour cela qu'à
énumérer, comme résultats du système contraire, les pertes
de la dernière guerre, le partage honteux de la Pologne, et à
constater une sorte d'abaissement manifeste du cabinet de
Versailles dans les conseils de l'Europe. D'une autre part, il
était incontestable que d'habiles ministres, tels que M. de
Choiseul et M. deVergennes, avaient su tirer de cette situa-
tion nouvelle, l'un parle Pacte de famille, l'autre à l'époque
de la guerre d'Amérique, des ressources imprévues qui avaient
balancé les désavantages et réparé jusqu'à un certain point
l'honneur de notre politique. Élevé à l'école de ces deux mi-
nistres, M. de Ségur oppose fréquemment ses vues modérées
et judicieuses aux raisonnements un peu exclusifs du comte
378 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
de Bi'oglie et de Favier, et il en résulte d'heureux éclaircisse-
ments. Il nous est toutefois impossible de ne pas admirer la
sagacité et presque la prophétie de Favier, quand il insiste
sur les inconvénients constants de cette alliance autrichienne
qu'on a vue depuis encore si fertile en erreurs et en décep-
tions : « Il faut, écrivait-il en faisant allusion au mariage du
« Dauphin (Louis XVI) et de Marie-Antoinette, il faut avoir
« peu de connaissance de l'histoire pour croire qu'on puisse
M en politique se reposer sur les assurances amicales qu'on
« se prodigue, ou au moment de la formation d'une alliance,
« ou à celui d'une union laite ou resserrée par des mariages.
« La prudence exige de n'y compter qu'autant que les intérêts
« communs s'y trouvent, et l'expérience de tous les siècles
« apprend que ces liaisons de parenté sont souvent plus em-
« barrassantes qu'utiles quand les intérêts sont naturellement
« opposés. » — Un des soins de M. de Ségur dans ses notes est
de rejoindre, autant que possible, la morale et la politique,
et de ne plus les vouloir séparer. Vœu honorable, mais qui
est plus de mise dans les livres que dans la pratique, même
depuis qu'on croit l'avoir renouvelée! De telles maximes,
d'ailleurs, qui n'ont pas pour principe unique l'agrandisse-
ment, avaient peu le temps de prendre racine au lendemain
du grand Frédéric et au début de Napoléon.
Une autre publication de M. de Ségur, qui date de la même
année (ISOI), est sa Décade historique, ou son tableau des dix
années que comprend le règne du roi de Prusse Frédéric-
Guillaume II(17Sfi-1797). Sous ce litre un peu indécis, l'au-
teur n'avait sans doute cherché qu'un cadre pour retracer
l'histoire des préliminaires de notre Révolution, ses diverses
phases au dedans et ses contre-coups au dehors jusqu'à l'épo-
que de la paix de Bàle. On peut soupçonner toutefois qu'en y
rattachant si expressément en tête le nom assez disparate du
roi de Prusse, en serrant de près avec une exactitude sévère
le règne de ce champion si empressé de la coalition, qui fut
le premier à rengainer l'épée et à déserter dans l'action ses
LE COMTE DE SÉGUR. 379
alliés compromis, M. de Ségur prenait à sa manière, et comme
il lui convenait, sa revanche de la non-réiissite de Berlin, Si
ce roi eut avec lui des torts de procédé, comme on l'a dit et
comme vient de le répéter un écrit récent (1 ), il les paya dans
ce tableau fidèle; une plume véridique est une arme aussi.
M. de Ségur ne l'a jamais eue si ferme, si franchement histo-
rique. Ici d'ailleurs comme toujours (est-il besoin de le dire ?),
et soit qu'il jugeât les affaires du dehors, soit qu'il déroulât
les crises révolutionnaires du dedans, il usait d'une équitable
mesure. Marie-Joseph Chénier, en parlant de cet écrit en son
Tableau de la Littérature, lui a rendu une justice à laquelle ses
réserves mêmes donnent plus de prix. Placé à son point de
vue modéré et purement constitutionnel de 91, l'auteur eut
le mérite d'exposer les faits intérieurs et de faire ressortir
ses vues sans trop irriter les passions rivales. Quant au point
de vue extérieur et européen, ce livre d'un diplomate instruit
et qui avait tenu en main quelques-uns des premiers fils,
commençait pour la première fois en France à tirer un coin
du voile que les Mémoires d'un Uomme d'État ont, bien plus
tard, soulevé par l'autre côté. M. d'Hauterive, l'année précé-
dente, avait publié son ouvrage de VÉtat de la France à la fin
de l'an VIIL Au sein de cette régénération universelle d'alors
qui s'opérait simultanément dans les lois, dans la religion,
dans les lettres, les publications de MM. de Ségur et d'Hau-
terive eurent donc leur part ; elles contribuèrent à remettre
sur un bon pied et à restaurer, en quelque sorte, la coanais-
sance historique et diplomatique contemporaine.
Un Gouvernement glorieux s'inaugurait, avide de tous les
services brillants et des beaux noms : la place de M. de Ségur
y était à l'avance marquée. Successivement nommé au Corps
législatif, à l'Institut, au Conseil d'État et au Sénat, grand
maître des cérémonies sous l'Empire, nous le perdons de vue
à cette époque au milieu des grandeurs qui le ravissent aux
(1 ) la Russie en 1839, parM. le marquisde Cusline, lettre deuxième.
380 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
lettres, mais non pas à leur amour et à leur reconnaissance :
une élégie de madame Dufrenoy a consacré le souvenir d'un
bienfait, comme il dut en répandre beaucoup et avec une
délicatesse de procédés qui n'était qu'à lui. Il aimait, en don-
nant, à rappeler ces années de détresse, ces journées d'hum-
ble et intime jouissance où lui-même il avait dû au travail
de sa plume la subsistance de tous les siens. La première Res-
tauration traita bien M. de Ségur : Louis XVIII, étant comte
de Provence, avait voulu être pour lui un ami, que dis-je?
un frère d'armes (I). Dans les Cent-Jours, M. de Ségur n'eut
d'autre tort que celui de croire qu'il pourrait revoir en face
l'Empereur et se délier. Lorsqu'on veut rompre avec une
maîtresse impérieuse et longtemps adorée, il ne faut pas
affronter sa présence : sinon un geste, un coup d'œil suffi-
sent, et l'on a repris ses liens. M. de Ségur, le lendemain du
merveilleux retour de l'île d'Elbe, s'était rendu aux Tuileries
pour y porter ses hommages et comptant bien y faire agréer
ses excuses : il en revint ce qu'il avait été auparavant, c'est-
à-dire grand maître des cérémonies. La seconde Restauration
se vengea avec dureté, et durant trois années M. de Ségur,
dépouillé de ses dignités, de ses pensions, de son siège à la
Chambre des pairs, dut recourir de nouveau à sa plume, qui
ne lui fit point défaut. C'est alors qu'il composa ?,onEistoire
universelle, simple, nette, instructive, antérieure à bien des
systèmes et à bon droit estimée. Dans nneLettre âmes enfants
et à mes petits-enfants, placée en tête du manuscrit de cette
Histoire tout entier écrit de la main de madame de Ségur,
on lit ces paroles louchantes :
Paris, ce 1er déeembre 1817.
« Je n'ai pas de fortune à vous léguer; celle que je tenais
de mes pères m'a é(é enlevée par la Révolution, et j'ai été
privé par le Gouvernement royal de presque toute celle que
(1) On peut voir dans [es Mémoires l'anecdote du bul de 1 Opéra.
LE COMTE DE SÉGUR. 381
je devais à mes travaux et aux services rendus à ma patrie...
« Je vous lègue ce manuscrit : il est tel que je l'ai dicté du
premier jet, sans ponctuation, sans corrections; le public a
l'ouvrage tel que je l'ai corrigé; mais j'ai voulu déposer dans
vos mains ce manuscrit tel que je l'ai dicté, et je désire que
l'aîné de ma famille le conserve toujours religieusement.
« C'est un legs précieux, honorable, sacré... J'avais perdu
par une goutte sereine un œil dans la guerre d'Amérique;
de longs travaux avaient affaibli l'autre; les médecins me
menaçaient de le perdre, si je l'exerçais trop. Cependant la
ruine de ma fortune me rendait le travail indispensable; je
me décidai à écrire cet ouvrage ; et, pour me conserver la
vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mère,... élevée
dans toutes les délicatesses du grand monde, âgée de soixante
ans, presque toujours souffrante... me servant de secrétaire
avec une constance et une patience inimitables, a écritde sa
main, d'abord toutes les notes qui m'ont servi à rédiger, et
ensuite tout ce livre : ainsi toute cette Histoire universelle a
été tracée par sa main... »
Cette Histoire universelle qui aboutissait à la fin du Bas-
Empire avait pour suite naturelle une Histoire de France, et
M. de Ségur se décida à l'entreprendre : il l'a poussée jus-
qu'au règne de Louis XI inclusivement. En louant les qualités
saines de jugf^ment, de composition et de diction qui ne ces-
sent de recommander ce long et utile travail, nous n'essaye-
rons pas de le discuter par comparaison avec tant d'autres
plus modernes qui ont eu pour but et même pour prétention
de renouveler presque tous les aspects d'un si vaste champ.
Mais ce nous est un vif regret que l'auteur, elit-il dû courir
sur certains intervalles, n'ait pu mener son œuvre jusqu'à
travers le xvni* siècle: nul n'était plus désigné que lui pour
retracer la suite et l'ensemble politique de ce temps encore
neuf à peindre par cet aspect; il s'y fût montré original en
restant lui-même.
382' PORTRAITS LITTÉRAIRES.
M. de Ségur se délassait de ces travaux sévères par des
morceaux plus courts, par des Essais d'observation et de cau-
serie qui, insérés d'abord dans plusieurs journaux, ont été
recueillis sous le titre de Galerie morale et politique {18t7-
d823) : cet ouvrage, où l'auteur apparaît aussi peu que pos-
sible et où l'homme se découvre au naturel, était aussi celui
des sieos qu'il préférait. Nous partageons de grand cœur
cette prédilection. M. de Ségur prend là sa place au rang de
nos moralistes les plus fins et les plus aimables; on a comme
la monnaie, la petite monnaie blanche de Montaigne, du
Saint-Évremond sans afféterie, du Nivernais excellent. Je ne
sais qui a dit de Nicole qu'il réussissait particulièrement
dans les sujets moyens qui ne fourniraient pas tout à fait la
matière d'un sermon. M. de Ségur réussit volontiers de même
dans quelques-uns de ces petits sujets qui feraient aussi bien
le refrain d'un couplet philosophique et qui lui fournissent
un Essai : — Rien de trop ! Arrétez-vovs donc! — On est em-
barrassé avec lui de citer, parce que cette causerie plaît sur-
tout par sa grâce courante et qu'elle s'insinue plus qu'elle ne
mord. Son frère le vicomte, avec moins de fond, avait plus
de trait et de pointe : M. de Ségur est plutôt un esprit uni,
orné, nuancé ; il ne sort pas des tons adoucis. N'allez rien
demander non plus de bien imprévu, de bien surprenant, à
la morale qu'il propose; Horace, Voltaire et bien d'autres y
ont passé avant lui ; c'est celle d'un Aristippe non égoïste et
affectueux. 11 ne croit pas pouvoir changer l'homme, il ne
se pique même pas de le sonder trop à fond ; mais il le sent
tel qu'il est, et i! tâche d'en tirer parti. II sait le mal, mais
il y glisse plutôt que d'enfoncer, et il vous incline au mieux,
au possible. Sa morale est surtout usuelle. A côté des exemples
à la Plutarque dont il l'autorise, et qui feraient un peu trop
lieu-commun en se prolongeant, arrive un souvenir d'hier,
un mot de Catherine, une de ces anecdotes de xvni^ siècle
que M. de Ségur conte si bien ; on passe avec lui d'Épaminon-
<las à l'abbî de Breteuil. et le tout s'assaisonne, et l'on rentre
LE COMTE DE SÉGUR. 383
en souiiant dans le réel de la vie. Un des Essais nous le
résume surtout et nous le rend dans sa physionomie habi-
tuelle et dans l'esprit qui ne cessait de l'animer; c'est le mor-
ceau sur la Bienveillance : « 11 est une vertu, dit-il, la plus
douce et la plus éclairée de toutes, un sentiment généreux
plus actif (|ue le devoir, plus universel que la bienlaisance,
plus obligeant que la bonté... » Qu'on lise le reste de l'Essai,
on l'y trouvera tout entier, La bienveillance, comme il l'en-
tend, n'est autre que la chanté sécularisée, se souvenant et
se rapprochant de son étymologie de grâce, telle qu'il l'avait
entrevue dans sa jeunesse chez madame GeofTrin, telle qu'il
l'eût pu désigner non moins heureusement par un nom plus
moderne de lemme dont c'est le don accompli et l'immortelle
couronno (I).
Ces pages agréables et sensibles de la Galerie eurent leur
récompense que les livres de morale n'obtiennent pas tou-
jours. Si elles firent alors plaisir à beaucoup, elles firent du
bien à quelques-uns. L'induigence pratique et communica-
ive qu'elles respirent ne fut pas toute stérile. Un jour, en
avril ^S2■l, M. de Ségur reçut une lettre timbrée de Mont-
pellier dont voici quelques extraits :
« Monsieur le comte,
« Souflrez qu'un inconnu vous rende un hommage qui
« Qoit au moins avoir cela de flatteur pour vous, que vous y
« reconiiailiez, j'en suis sûr, le langage de la vérité. Jouet
« d'une basse et odieuse intrigue... (et ici suivent quelques
« détails pai'liculiers)..., — le temps me vengera, me disais-
« je, c'est inévitable ; et je brûlais du désir de voir ce temps
« s'écouler, et mon âme se livrait à un sentiment haineux,
« à un espoir, à un désir de vengeance qui troublaient toutes
« mes facultés morales, qui minaient, qui consumaient toutes
« mes fa( ullés physiques... j'étais malheureux, bien malheu-
( r) Madame Récamier.
384 rOATRAITS LITTÉRAIRES.
« reux. J'eus occasion de lire votre Galerie morale et poli-
« tique ; bientôt un peu de calme entra dans mon sein ; je
« suivais avec intérêt le voyageur que vous guidez dans
« l'orageux passage de la vie; j'aurais voulu l'être, ce voya-
« geur, je le devins. Je reconnus aisément avec vous que les
■( maladies de l'âme, plus cruelles que celles du corps, nous
(( ôtent toute tranquillité ; je ne réprouvais que trop. Bientôt
■ <■<■ vous m'apprîtes qu'il était douteux que ma haine fit à mes
<■<■ ennemis le mal que je leur souhaitais, que ce qui était seule-
« ment certain était le mal qu'elle me faisait à moi-même. Vous
« m'exhortâtes à pardonner, à rendre le bien pour le mal, à
(c montrer à ceux qui me haïssaient leur injustice, en leurprou-
« va7it mes vei^tus, à les forcer ainsi à l'admiration, à la recon-
» naissance, et vous m'assurâtes du plus beau triomphe
« qu'une âme généreuse pût souhaiter... J'eus le bonheur de
« pleurer et bientôt le courage de combattre. Ce combat ne
« fut pas long, ni même bien pénible... Je l'ai remporté, ce
u triomphe, il est complet. La sérénité rentrée dans mon âme
u se peignit bientôt dans mes regards, et je vois déjà dans les
« yeux de ceux que j'appelais mes ennemis un étonnement
« et un sentiment de regret, de honte et de compassion bien-
« veillante qui va presque à l'admiration et au respect... je
« suis heureux, bien heureux. Un seul regret eût encore un
« peu altéré ce bonheur ; ma reconnaissance pour mon
M guide, pour mon bienfaiteur, m'eût pesé, si je n'avais pu
« la lui faire connaître... »
Rentré à la Chambre des pairs au moment où M. Decazes
usait de sa faveur pour ramener du moins quelque concilia-
tion entre tant de violences contradictoires, M. de Ségur passa
les onze dernières années de sa vie dans un loisir occupé,
dans les travaux ou les délassements littéraires, entremêlés
aux devoirs politiques queles circonstances d'alors imposaient
à tous les hommes d'un libéralisme éclairé. Le succès oe ses
Mémoires fut grand et dut le tenter à une continuaiion aue
LE COMTE DE SÉGUR. 385
tous désiraient : ce fut peut-être bon goût à lui de laisser les
lecteurs sur ce regret et d'en rester pour son compte auï
années brillantes et sans mélange. Ce fut à coup sûr une
noble action que de se refuser à quelques instances plus pres-
santes; le libraire-éditeur ne lui demandait qu'un quatrième
volume qu'il aurait intitulé Empire. La somme qu'il offrait
était telle que le permettaient alors les ressources opulentes
de la librairie et le concert merveilleux de l'intérêt public :
trente billets de 1,000 fr. le jour de la remise du manuscrit.
M. de Ségur n'hésita point un moment : « Je dois tout à l'Em-
« pereur, disait-il, dans l'intimité ; quoique je n'aie que du
« bien personnel à en dire, il y aurait des faits toutefois qui
« seraient inévitables; il y en aurait d'autres qui seraient
« mal interprétés et qui pourraient actuellement servir
« d'arme à ses ennemis et tourner contre sa mémoire. —
« Oh ! plus tard, je ne dis pas. »
M. de Ségur mourut (1 ) au lendemain du triomphe de Juillet.
Quinze jours auparavant, un matin, sur son canapé, quatre
vieillards étaient assis, lui, le général La Fayette, le général
Mathieu Dumas et M. de Barbé-Marbois ; le plus jeune des
quatre était septuagénaire; ils causaient ensemble de la situa-
tion politique et de leurs craintes, des révolutions qu'ils
avaient vues et de celles qu'ils présageaient encore. C'était un
spectacle touchant et inexprimable pour qui l'a pu sur-
prendre, que cet entretien prudent, fia et doux, que ces
vieillesses amies dont l'une allait être bien jeune encore, et
dont aucune n'était lassée.
Mais j'aime mieux finir sur un trait plus humble, plus as-
sorti à la morale familière dont M. de Ségur n'était un si
fidèle et si persuasif organe que parce qu'il la pratiqua. Sa
bonté de cœur attentive et délicate ne se démentit pas un seul
jour au milieu des souffrances souvent très-vives qui précé-
dèrent sa fin. Un jour qu'il dictait selon sa coutume, son
(1) Le 27 août 1830-
II. 22
S86 PORTRMTS- EirTÉKAIRES.
secrétaire distrait' peut-être, ou entendant md la voix déjà
altérée, lui fit répéter le même mot deux et trois fois ; à la
troisième, un mouvement de vivacité et d'humeur échappa
La dictée continuant, M. de Ségureut soin d'adresser à plu-
sieurs reprises la parole au jeune homme, comme pour cou-
vrir ce mouvement involontaire; mais il put deviner, à l'ac-
cent un peu ému des réponses, l'impression pénible qu'il
avait causée. La dictée s'achevait et le secrétaire finissait
d'écrire, lorsque tout d'un coup il aperçut le vieillard de
soixante-dix-huit ans qui s'était levé du canapé où il repo-
sait et qui s'approchait de lui en tâtonnant : « Mon ami, je
vous ai fait tout à l'heure de la peine, pardonnez-moi. » Ce
furent ses paroles. Le secrétaire, bien digne d'ailleurs d'un
tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui
le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne sais si Je m'a-
buse, mais un tel trait bien simple, si on l'omettait quand
on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste,
et l'on n'aurait pas tout entier devant les yeux l'auteur de
l'Essai sur la Bienveillance.
JOSEPH DE MAISTRE
En tardant si longtemps, depuis la première promesse qu«
nous en avions faite (1), à venir parler de cet homme célè-
bre, de ce grand théoricien théocratique, il semble que, sans
l'avoir cherché, nous ayons aujourd'hui rencontré une occa-
sion de circonstance et presque un à-propos. Les discussions
religieuses, qui font ce qu'elles peuvent pour se réveiller au-
tour de nous, viennent rendre ou prêter à tout ce qui con-
cerne le comte de Maistre une sorte d'intérêt présent que ce
nom si à part et orgueilleusement solitaire n'a jamais connu,
et dont il peut, certes, se passer. Pour nous, nous n'essayerons
pas de le mêler plus qu'il ne convient à ces querelles, qu'il
surmonte de toute la hauteur de sa venue précoce et de son
génie. Nous l'étudierons d'abord en lui-môme, nous y recon-
naîtrons et nous y suivrons de près l'homme antique, immua-
ble, à certains égards prophétique, le grand homme de bien
qui a senti le premier et proclamé avec une incomparable
énergie ce qui allait si fort manquer aux sociétés modernes
en cette crise de régénération universelle. En le prenant dès
(1) Voir l'étude sur le comte Xavier de Maistre, insérée dans la
Bévue des Deux-Mondes, numéro du l^f mai 183!); on ne l'a pas
mise dans ce volume, d'après la règle qu'on s'est posée de n'y pas
faire entrer des vivants. — (Cette étude sur le comte Xavier est
entrée depuis dans le tome II des Foriraits conteniporains, 184 G.)
388 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
le berceau, dans son éducation, dans sa carrière et sa natio-
nalité extérieures et contiguës à la France, nous aurons déjà
fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et
sur lesquelles, d'ici, le parti adversaire l'a voulu uniquement
saisir. Ces exagérations pourtant, en ce qu'elles ont de trop
réel, nous les poursuivrons aussi, nous les dénoncerons dans
la tournure même de son talent, dans l'absolu de son carac-
tère; nous en mettrons, s'il se peut, à nu la racine. Pieureux
si, dans ce travail respectueux et sincère, nous pouvons aux
admirateurs, je dirai presque aux coreligionnaires de l'au-
guste et vertueux théoricien, que nous ne l'avons pas mé-
connu, et si en même temps nous maintenons devant le pu-
blic impartial les droits désormais imprescriptibles du bon
sens, de la libre critique et de l'humaine tolérance I
L'aîné du comte Xavier et l'un des plus éloquents écrivains
de notre littérature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit
à Chambéry le 1«'' avril 17o3. Voltaire, à Ferney, ne se dou-
tait pas, en face du Mont-Blanc, que là grandissait, que de là
sortirait un jour son redoutable ennemi, son moqueur le plus
acéré. Le père du futur vengeur, magistrat considéré, après
des charges actives noblement remplies, était devenu prési-
dentau sénatde Savoie(l); son grand-père maternel, le séna-
teur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n'avait eu que des
filles, s'attacha à ce petit-fils, et toute la sollicitude des deux J
familles se réunit complaisamment sur la tète du jeune aîné, f
(1) J'emprunte beaucoup, pour les détails posilifs, à VÉloge inséré i
au tome XXVIl des lUémoires de f Académie des Sciences de Tarin, et j
qui fut prononcé en janvier 1822 par M. Raymond, physicien et in- |
génieur distingue du Savoie : c'est la plus exacte notice qu'on ait j
écrite sur la vie qui nous coeupe. ?
à
JOSEPH DE aiAISTRE. 389
qui devait porter si haut leur espérance (J). Dès l'âge de cinq
ans, l'enfant eut un instituteur particulier, qui, deux fois par
jour, après son travail, le conduisait dans le cabinet de son
grand-pèredeMotz. La nourriture d'étude était forte, antique,
et tenait des habitudes du xvi* siècle, mieux conservées en
Savoie que partout ailleurs. L'esprit du grand jurisconsulte
Favre n'avait pas cessé de hanter ces veilles maisons parle-
mentaires. Tout concourait ainsi, dès le début, à faire de
M. de Maistre ce qu'il apparaît si impérieusement dans ses
écrits, le magistrat-gentilhomme, l'héritier et le représen-
tant du roi patricien et fécial, comme dit Ballanche.'
Toutenfaut, il eut une impression très-vive et qui ne s'ef-
faça jamais : c'était l'époque où l'on supprimait en France
l'ordre des jésuites (1764); cetévénementfaisait grandbruit,
et l'enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui,
sautait pendant sa récréation en criant : On a chassé les jé-
suites! Sa. mère l'entendit et l'arrêta: «Ne parlez Jamais ainsi,
lui dit-elle; vous comprendrez un jour que c'est un des plus
grands malheurs pour la religion. » Cette parole et le ton
dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présents; il
était de ces jeunes âmes où tout se grave.
Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et
très-consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans
son instruction ; la reconnaissance se mêla naturellement
chez lui à ce que par la suite, en écrivant d'eux, la doctrine
lui suggéra (2).
Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique,
il paraît avoir suivi en même temps les cours du collège de
Chambéry; un jour, en effet, me raconte-t-on(3), un écolier
(1) Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois frères, uu évêqua
et deux militaires, gens distingués à tous égards, mais que rien d'ail-
leurs ne rattache plus particulièrement à lui.
(2) Voir dans le Principe générateur les beaux paragraphes XXXV
etXXXVl.
(3) Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un
22.
390 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
l'ayant défié sur sa mémoire, qu'il avait extraordinaire, i!
releva le gant et tintle pari :ils'agissait de réciter tout un livre
de l'Énride, le lendemain, en présence du collège assemblé.
M. de Maistre ne fit pas une faute et l'emporta. En 1818, un
Tieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de
collège : « Eh bien ! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que
je serais homme à vous réciter sur l'heure ce même livre de
l'Enéide aussi couramment qu'alors ? » Telle était la force
d'empreinte de sa mémoire; rien de ce qu'il y avait déposé
et classé ne s'effaçait plus. Il avait coutume de comparer son
cerveau à un vaste casier à tiroirs numérotés qu'il tirait selon
le cours de la conversation, pour y puiser les souvenirs d'his-
toire, de poésie, de philologieei de sciences, qui s'y trouvaient
en réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand
elle ne fait pas obstruction et qu'elle obéit simplement à la
volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de tous les
grands esprits.
Et pour suivre l'image : plus le casier est plein, plus les
tiroirs nombreux, séparés par de minces et impénétrables
cloisons, prêts à se mouvoir chacun indépendamment des
autres et à ne s'ouvrir que dans la mesure où on le veut, et
mieux aussi la tète peut se dire organisée.
A vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à Tuni-
versité de Turin. L'année suivante, en 1774, il entra comme
substitut-avocat-fiscal-général surnuméraire (c'est le titre
exact) au sénat deSavoie, et il suivit les divers degrés de cette
carrière du ministère public jusqu'à ce qu'en avril 1788 il
fût promu au siège de sénateur, comme qui dirait conseiller
au parlement: c'est dans cette position que la Révolution fran-
çaise le saisit. Des renseignements puisés à la meilleure des
devoir rigoureux de reconnaissance en déclarant que je dois infini-
ment, pour toute cette première partie de tmm travail, à M. le conile
■Eugène de Costa, compatriote de M. de iMaistre ; mais je crois sen-
tir encore plus qu'envers d'aussi déliiMles natures la seule manièie
ûe leconnailre e^ qu'on leur doit est d'en bien user.
JOSEPH DE MAISTRE. 39 1
sources nous permetlent d'assurer qu'il était entré dans cette
vie parlemeutaire et magistrale un peu contre son goût, mais
qu'il s'y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu'il
s'agissait d'une condamnation capitale, était vive : il n'hé-
sitait pas dans la sentence quand il la croyait dictée par la
f.onscience et par la vérité; mais ses scrupules, son anxiété
à ce sujet, démentent assez ceux qui, s'emparant de quelque
lambeau de page étincelante, auraient voulu faire de l'écrivain
entraîné une àme peu humaine. Lors de la restauration de la
maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette carrière
de judicature ni reprendre lairesponsabilité du sang à verser.
Il faut qu'on s'accoutume de bonne heure avec nous à ces
contrastes, sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai
comte de Maistre, à celui qui a vécu et qui n'est pas du tout
l'ogre des messieursdu Constitutionnel d'alors, mais un homme
dont tous ceux qui l'on connu vantent l'amabilité et dont
plusieurs ont goûté les vertus intérieures, vertus résultant
{comme on me le disait très-bien) de sa soumission parfaite :
intolérant au dehors, tout armé et invincible plume en main,
parce qu'il ne sacrifiait rien de ses croyances, il était, ajoute-
t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu'il sacrifiait
sa volonté. Éblouissant, séduisant comme on peut le croir>\
et même très-souventgai dans la conversation, il y portait tou-
tefois par moments une vivacité de timbreet de ton, quelque
chose de vibrante, comme disent les Italiens, etl'accent seul
en montant aurait semble usurper une supériorité « qui ne
m'appartient pas plus qu'à tout autre,» s'empressait-il bien
vite de confesser avec grâce. Mais revenons.
Voué de bonne heure à des occupations qu'il n'eût pas na-
turellement préférées, il sut réserver pour les études qui lui
étaient chères les moindres parcelles de son temps, avec une
économie austère et invariable.il nese déplaçait jamais sans
but, il ne sortait jamais sans motif : de toute sa vie, nous dit
M. Raymond, il ne lui est arrivé d'aller à la promenade. —
HélasI combien différent de tant d'esprits de nos jours qui
392 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
n'ont jamais fait autre chose dans leur vie qu'aller à la pro-
menade soir et matin ! — Il est vrai qu'il poussait cela un peu
loin; l'avouerai-je ? il répondait unjour enriant à quelques
personnes qui l'engageaient à venir avec elles jouir d'un
soleil de printemps : Le soleil! je puis m'en faire un dans
ma chambre avec un châssis huilé et une chandelle derrière! »
Il plaisantaitsans doute en parlautainsi; il trahissait pourtant
sa vrai pensée. Intelligence platonique, vivant au pur soleil
des idées, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre
univers qu'une lanterne de plus, un moment allumée pour la
caverne des ombres. On devine aussi à ce mot une nature
positive que n'a dû entamer ni attendrir en aucun temps la
rêverie. Rêver, nous le savons trop, c'est niaiser délicieuse-
ment, c'est vivre à la merci dusouffle etdu nuage, c'estlaisser
couler les heures vagues et amusées ou l'ennui plus cher
encore. Lui donc, comme Pline l'Ancien, auquel en cela on
l'ajustement comparé, il n'aurait pas perdu une minute de
temps utile, même pendant ses repas. Son régime fut de
bonne heure fixé: il travaillait régulièrement quinze heures
par jour, et ne se dékssait d'un travail que par l'autre, aidé
à cette effet par une attention vigoureuse et par une grande
force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque
excellemment que ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est
dans Tordre moral le respect, et dans l'ordre intellectuel Vat-
tention. Certes M. de Maistre n'a pas fait défaut à l'une plus
qu'à l'autre de ces deux rares conditions, mais encore moins,
s'il est possible, à la dernière. Cette faculté d'attention , comme
la mémoire qui en est le résultat, constitue un signe et un
don inséparable des natures prédestinées. Durant son séjour
à Pétersbourg, moins distrait par d'autres devoirs, M. de
Maistre ne quittait plus l'étude. Il avaitune table ou un fauteuil
tournant : on lui servait à dîner sans que souvent il lâchât
le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et conti-
nuait le travail à peine interrompu. ÎN'oublions pas, comme
traitbienessenliel,qu'àquelqueheureetdansquelquecircon-
JOSEPH DE MAISTRE. 393
slance qu'une personne de sa famille entrât, elle le trouvait
toujours heureux du dérangement, ou plutôt non pas même
dérangé, mais bon, affectueux et souriant. Aussi, lorsque
j'eus l'honneur d'interroger de ce côté, les termes d'amabi-
lité parfaite et de bonté tendre furent ceux par lesquels on me
répondit tout d'abord, et ils étaient prononcés avec un accent
ému, pénétré, qui déjà m'en confirmaitle sens etqui m'appre-
nait beaucoup : « La plus belle partie de sa vie est la partie
cachée et qu'on ne dira pas! »
Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance
religieuse à notre vieille race parlementaire et gallicane
des L'Hôpital et des de Thou, si supérieur par la gravité
des mœurs à cette autre postérité plus récente et bien
docte encore de nos gentilshommes de robe, de Brosses ou
Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu'aucun d'eux
dans les hautes études; il vaquait tout le jour aux fonctions
de sa charge, à l'approfondissement du droit, et il lisait Pin-
dare en grec, les soirs.
Une certaine gaieté, qu'on aurait jamais attendue, y ajou-
tait pourtant par accès sa pointe et le rapprochait des nôtres,
de nos excellents personnages d'autrefois. Vers 1820, un
très-jeune homme qui était reçu chez M. de Maistre, et qui
s'effrayait de lui voir entre les mains quelque tome tout grec
de Pindare ou de Platon, fut un jour fort étonné de lui en-
tendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse
quelque couplets du vieux temps, la Tentation de saint An-
toine, par exemple. Et je me rappelle ma propre surprise à
moi-même lorsque, interrogeant un poëte illustre sur M. de
Maistre qu'il avait fort connu, il m'en parla d'abord comme
d'un conteur presque facétieux et de belle humeur.
Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit
qu'après l'âge de quarante ans. Quoiqu'il eût donné quelques
opuscules auparavant, ses Considérations sur la Révolution
française en 96, furent son premier coup d'éclat et de maître.
Son talent d'écrivain sorti tout brillant et coloré du milieu de
394 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
ses fortes études, comme un fleuve déjà grand s'élance du
sein d'un lac austère. On aime pourtant à suivre les sources
et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs du rocher.
Ces quarante premières années de préparation, d'accumula-
tion et de profondeur, ne nous ont pas encore tout dit.
Quoiqu'on ait peu de renseignements sur la nature des
travaux qui remplirent avec le plus de suite ses loisirs de
magistrat, on peut conjecturer sans trop d'erreur que les
questions de philosophie religieuse l'occupaient dès lors beau-
coup. Ayant perdu, par l'effet des événements de 92, un
amas éaorme de recueils manuscrits, M. de Maistre les re-
grettait extrêmement plus tard lorsqu'il écrivit ses Soirées, et
disait que les pages qu'il en aurait tirées auraient porté au
double les développements donnés à certaines questions
dans ce dernier ouvrage.
Fut-il tout d'abord ce que ses brillants écrits l'ont montré,
théoricien intrépide d'une pensée qui coniredisaîtsi absolu-
ment celle de son siècle? Sa vie et sa doctrine n'eurent-elles
qu'une seule et même teneur entière et rigide en toute leur
durée? ou bien M. de Maistre eut-il en effet, lui aussi, une
époque de tâtonnement et d'apprentissage, une jeunesse? Il
serait trop extraordinaire qu'il eût commencé d'emblée par
une opposition si brusque atout ce qui circulait. Les grands
esprits apprennentvite, mais ils apprennent; ils reculent, ils
ensevelissent leurs sources, mais ils en ont. Le temps des
purs prophètes et des jeunes Daniels est passé ; c'est à l'école
de l'histoire, à celle de l'expérience pratique et présente que
se forment les sages et les mieux voyants. Deux discours de
M. de Maistre, l'un publié lorsqu'il n'avait que ving't-deux
ans, et l'autre prononcé quand il en avait vingt-quatre, vont
nous le produire au début, ayant déjà l'instinct du style et
du nombre, mais des plus rhétoriciens encore, assez imbu
des idées ou du moins de la phraséologie du jour, et tout à
fait l'un des jeunes contemporains de Voltaire et de iean-
-Jacques finissants.
JOSEPH DE MAISTRE. 395
Le premier opuscule qu'on ait de lui, publié à Chambéry
en 1773, a pour sujet et pour titre V Éloge de Victor Amé-
dée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne, de Cbypre et de
Jérusalem, prince de Piémont, avec cette épigraphe : Détes-
tables flatteurs, iprésent le plus funeste, etc. Le candide pané-
gyriste, en effet, s'abandonne avec ivresse, mais il ne flatte
pas. Dans cette espèce d'épithalame adressé au père et au roi
au moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec
Clotilde de France et pour fêter leur voyage en Savoie, le
jeune susblitut épanche en prose poétique sa fidélité exaltée
envers son souverain. Il vante les vertus patriarcales de
l'époux : « ... A qui vais-je parler ? Quoi? dans le xvm* siècle
« je vanterais les douceurs de l'amour conjugal?... Eh bien I
« je parlerai... » Et il raconte l'anecdote de l'étranger qu'il
conduit à travers les appartements du palais et qui, arrivé
dans le cabinet du roi, dit : « Je ne vois point le lit du roi. »
— « Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c'est
« que le lit du roi; mais si vous voulez voir celui du mari de
« la^reine, passons dans l'appartement de Ferdinaude... » Il
loue la religion du roi, il le loue de faire disparaître l'igno-
rance : l'enthousiasme, alors de rigueur, pour l'agriculture,
pour les lumières, circule au milieu de ce culte de la religion
conservé. Ce sont des déclamations sur les travaux construits :
« Une digue immense arrête le Rhône prêt à engloutir les
« coteaux délicieux de Chautagne. Cruelle Isère, tu rendras
« ta proie...» On noterait, si l'on voulait, quelques contrastes
fortuits et piquants avec ce qu'il écrira plus tard : « J'avoue
« cependant qu'il y a dans tous les pays des hommes dont
« on ne saurait acheter les services trop cher: ce sont les
« histrions, les saltimbanques, les délateurs, ] es eunuques, les
« archers, les bourreaux, les traitants.... Car, ces gens-là
« n'ayant rien de commun avec l'honneur, on n'a que del'ar-
« gent à leur donner. » Le bourreau placé entre les traitants
et les histrions! il le mettra plus à part une autre fois. — Il
loue encore le prince d'être ïévêqae extérieur, comme on
396 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
disait de Constantin, de se montrer également éloigné du
relâchement et delà sévérité ; et parlant des pays où l'accu-
satioQ d'irréligion se renouvelle sans cesse parce qu'elle est
toujours sûre d'être écoutée : « Que dis-je ? n'a-t-on pas poussé
« l'extravagance et la cruauté jusqu'à allumer des bûchers,
« jusqu'à faire couler le sang au nom du Dieu très-bon? Sa-
« orifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres
« offraient à l'affreux Teutatès, car cette idole insensible
« n'avait jamais dit aux hommes : Vous ne tuerez point, vous
« êtes tous frères; je vous hairai si vous ne vous aimez pas. »
Le vœu de tolérance cher au xvm^ siècle trouve là son écho.
En même temps l'auteur, qui n'a pas encore toute sa cohé-
rence, s'élève contre les incrédules « qui réclament à grands
<c cris la liberté de penser... Qu'est-ce qui les empêche de
« penser ? Ce sont les discours, ce sont les écrits que Victor
« défend avec raison. »
Tout à côté, La Fayette lui-même n'aurait pas désavoué la
ferveur de cet élan sur la guerre d'Amérique : « La liberté,
« insultée en Europe, a pris son vol vers un autre hémi-
« sphère; elle plane sur les glaces du Canada, elle arme le
« paisible Pensylvanien, et du milieu de Philadelphie elle
« crie aux Anglais : Pourquoi m'avez-vous outragée, vous qui
« vous vantez de n'être grands que par moi?» — Le tout finit et
se couronne par un pompeux éloge de la France : « Charles,
« Clotilde, augustes époux, vous allez retracer à nos yeux
« les vertus de Ferdinande et de Victor!... Confondons les
« intérêts des deux États, et que les Français s'accoutument
« à se croire nos concitoyens. Toujours ce peuple aimable
« aura de nouveaux droits sur nos cœurs ; chez lui, les grâces
« s'allient à la grandeur; la raison n'est jamais triste; la
« valeur n'est jamais féroce, et les roses d'Anacréon se mêlent
« aux panaches guerriers des Du Guesclin... » M. de Maistre
pensera toujours, plus qu'il n'en voudrait convenir, à la
France et à Paris, à cette Athènes absente qu'il saluait si
gracieusement au début; mais il la peindra tout à l'heure
JOSEPH DE MAISTRE. 397
moins anacrcontique et un peu moins couleur de rose. La
lune de miel ne dura pas.
Le second opuscule qui se rapporte à ces années est un dis-
cours (resté manuscrit) que M. de Maistre prononça, en 1777,
devant le sénat de Savoie, à l'une de ces rentrées solennelles
oii le jeune substitut avait la parole au nom du ministère pu-
blic; d'après les extraits qu'on veut bien m'en transmettre, je
n'y puis voir qu'une amplification de parquet sur les devoirs
du magistrat. Si l'on cherchait à y surprendre les premières
impressions, les premières émotions de l'homme public et de
l'écrivain, on devrait y reconnaître surtout l'influence de
Rousseau. Les locutions familières au philosophe de Genève,
VÈtre des êtres, l'Être suprême, et surtout la vertu, y sont pro-
diguées ; le mot de préjugés résonne souvent. Certains souve-
nirs des républiques grecques yfigurentet trahissent à la fois
l'inexpérience et la générosité du jeune homme. Je ne don-
nerai ici qu'un passage décisif en ce qu'il prouve que l'au-
teur, à ce moment, n'était point encore du tout revenu des
idées généralement courantes sur le pacte ou contrat social :
(( Sans doute, messieurs, lous les liummes ont des devoirs à rem-
plir ; mais que ces devoirs sont différents par leur importance et leur
étendue ! Représentez-vous la naissance de la société ; voyez ces
hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en foule autour des au-
tels sacrés de la pairie qui vient de naître, tous abdiquent volontaire-
ment une partie de leur liberté; tous consentent à faire courber les
volontés particulières sous le sceptre de la volonté générale; la hié-
rarchie sociale va se former; chaque place impose des devoirs; mais
ne vous semlile-t-il pas, messieurs, qu'on demande davantage à ceux
qui doivent influer plus particulièrement sur lo sort de leurs sembla-
bles, qu'on exige d'eux un serment particulier, et qu'on ne leur
conûe qu'en tremblant le pouvoir de faire de grands maux ?
« Voyez le ministre des autels qui s avance le [)remier : « .le con-
« nais, dit-il, toute l'autorité que mon caractère va nie donner sur
« les peuples; mais vous ne gémirez point de m'en avoir revêtu.
« Ministre de paix, de clémence et de charité, la douceur respirera
« sur mon front; toutes les vertus paisibles seront dans mon cœur;
lï. 23
398 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« cliargé de réconcilier le ciel et la terre, jamais je n'avilirai ces
t fonctions. Auguste interprèle de Dieu parmi vous, on ne se dé-
« fiera point des oracles qu'il rendra par ma bouche, car je ne le
« ferai Jamais parler pour mes intérêts. »
Il est évident qu'il y a, dans ce portrait du ministre de
paix, comme une rémiDiscence peu lointaine du Vicaire sa-
voyard. Après le prêtre, l'orateur fait intervenir le guerriei',
puis le magistrat, dont les devoirs sont le thème auquel parti-
culièrement il s'attache. Mais jusqu'à présent le de Maistre
que nous cherchons et que nous admirons n'est point encore
trouvé.
Les années qui s'écoulèrent jusqu'au coup de tocsin de la
Révolution française le laissèrent tel sans doute, étudiant et
méditant beaucoup, mûrissant lentement, mais ne se révélant
pas tout entier aux autres ni probablement à lui-même. Rien
ne faisait pressentir l'illustration littéraire et philosophique,
à la fois tardive et soudaine, dont il allait se couron ner. C'était
un magistrat fort distingué, non pas précisément (quoi qu'en
ait dit quelqu'un de bien spirituel) un mélange de courtisan
et de militaire : il n'avait de militaire que son sang de gentil-
homme, et du courtisan il n'avait rien du tout. Dans cette
espèce même de mercuriale dont nous parlions tout à l'heure,
nous pourrions citer, sur l'indépendance et le stoïcisme im-
posés au magistrat, des paroles significatives qui dénoteraient
toute autre chose que le partisan du bon plaisir royal (1).
(1) « ... Qu'on ne dise pas, messieurs, qu'il est maintenant inutile
« de nous élever à ce degré de hauteur que nous admirons chez les
Il grands iionimes des temps passés, puisque nous ne serons jamais
« dans le cas de faire usage de cette force prodigieuse. 11 est, vrai que,
« sous le i(gne de rois sages et éclairés, les cireonstai.ces n'exigent
« pas de grands sacrifices, parce qu'on ne voit pas de grandes injus-
« tices; mais il en est que les meilleurs souverains ne sauraient pré-
« venir; el si quelqu'un ose assurer qu'en remplissant ses devoirs
« avec une inflexibilité philosophique, on ne court jamais aucun dan
tt ger, à coup sur cet homme-là n'a jamais ouvert les veux. D'ail-
« leurs, messieurs, la vertu est une force constante, un él.il h-ibi-
JOSei'fl DE MAÎSTRE. 399
L'esMl jamais devenu depuis lors dans le sens positif qu'on
lui impute? il y aurait lieu, en avançant, de le contester. Ce
qui n'est pas douteux, c'est que M. de Maistre passait, non-
seulement dans sa jeunesse, mais beaucoup plus tard, tout
près de la Révolution, pour adopter les idées nouvelles, les
opinions libérales. Dans quel sens et jusqu'à quel point? c'est
ce qu'il a été impossible d'éclaircir, et l'on n'a pu recueillir
à ce sujet que la particularité que voici :
Trop de latitude accordée au pouvoir militaire en matière
civile ayant amené quelques abus dans une petite ville de
Savoie, M. de Maistre témoigna assez hautement sa désappro-
bation pour s'attirer, de la part de l'autorité supérieure à
Turin, une vive réprimande. Peu de temps après, lorsque la
Savoie fut envahie, il trouva piquant de se disculper, au
moyen de celte lettre ministérielle, du reproche de servlîisme
que lui lançait quelque partisan de la nouvelle république,
quelque fougueux Allobroge de fraîche date.
L'abbé Raynal étant venu à Aix en Savoie, M. de Maistre,
fort jeune encore, alla le voir avec quelques amis; mais une
première visite suffit à la connaissance : l'absence de dignité
dans l'homme le détrompa vite (s'il en était besoin) des dé-
clamations philanthropiques de l'historien.
Du reste aucun événement proprement dit, ayant trait à la
vie exlérieure de M. de Maistre en ces années, n'a laissé de
souvenir; sa situation était plus que jamais assise, un ma-
riage vertueux avait achevé de la fixer; il aurait pu consu-
mer, enfouir ainsi dans l'étude, dans la méditation, dans ces
sortes d'extraits volumineux qu'on fait pour soi-même et
auxquels manque toujours la dernière main, celte foule de
pensées et de trésors dont on n'aurait jamais démêlé le titre
ni le poids; il aurait pu, en un mot, ne jamais devenir le
« tuel de l'âme, tout à fait indépendant des circonstances. Le sage,
« au sein du calme, fait toutes les dispositions qu'exijire la tempête,
« et quand Titus est sur le trône, il est prêt à tout, comme si le
« 8ce|tre de Néron pesait sur sa tête... »
400 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
grand écrivain que nous savons, quand la Révolution fran-
çaise éclata et vint dégager en lui le talent, en frapper l'effi-
gie, y mettre le casque et le glaive.
L'armée française, sous les ordres de Montesquiou, envaliit
la Savoie le 22 septembre 1792. Fidèle à son prince, le séna-
teur de Maistre partit de Chambéry le lendemain 23 ; désirant
néanmoins juger par lui-même de Yordre nouveau, et profi-
tant d'un décret de sommation adressé aux émigrés, il revint
au mois de janvier 93 : c'est durant ce séjour hasardeux qu'il
eut sans doute à faire usage, pour sa justification, de la lettre
ministérielle dont on a parlé. Suffisamment édifié sur le ré-
gime de liberté, il quitta de nouveau la Savoie en avril, et
se retira à Lausanne, comme dans un vis-à-vis et sur un
observatoire commode. Il passa dans cette ville, de tout temps
si éclairée et si ornée alors d'étrangers de distinction, trois
années entières, et ne rentra en Piémont qu'au commence-
ment de 97. Le roi Victor-Amédé lui donna pour mission à
Lausanne de correspondre avec le bureau des affaires étran-
gères, et de transmettre ses observations sur la marche des
événements en France et alentour. Les dépêches de M. de
Maistre étaient soigneusement recueillies par les ministres
étrangers résidant à Turin, et devenaient de la sorte un do-
cument européen. Bonaparte, nous apprend M. Raymond,
trouva par la suite cette correspondance tout entière dans
les archives de Venise. Qu'esl-elle devenue? Elle aurait,
comme étude de l'homme, bien du prix. Devant rendre
compte aux autres de ses impressions successives, M. de
Maistre atteignit vite à toute la hauteur de ses pensées.
Plusieurs écrits imprimés viennent, au reste, suppléer à
ce qui nous manque et nous mettre entre les mains le fil
qui désormais ne cesse plus. M. de Maistre publia successi-
vement vers celte époque :
1 " Des Lettres d'un Rorjaliste savoisien à ses Compatriotes.
M. Raymond n'en indique que deux, mais j'ai eu sous les
yeux la. quatrième ; elles parurent d'avril à juillet i793.
JOSEPH DE MAISTRE. 401
2» Un Discours à madame la marquise de C (Costa) sur la
vie et la mort de son fils Alexis-Louis-Eugène de Costa, lieu-
tenant aux corps des grenadiers royaux de sa Majesté le roi
de Sardaigne, mort, âgé de seize ans, à Turin, le 2 1 mai 1794,
d'une blessure reçue, le 27 avril précédent, à l'attaque du
Col-Ardent (Turin 1794), avec cette épigraphe :
Frutto, senil insu '1 giovenil fiore.
(Tasse.)
C'est aussi en cette même année 94 que se publiait par les
soins du comte Joseph, parrain et tuteur du livre, le char-
mant Vot/age autour de ma chambre de son aimable frère. Ces
années de séjour à Lau^nne, on le voit, furent fécondes.
3° Jean-Claude Têtu, m"6^re de Montagnole, district deCham-
béry, à ses chers concitoyens les habitants du Mont-Blanc,
salut et bon sens ! (Daté de Montagnole, le 10 août 179.o.)
4° Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens, dédié à la
Nation françaiseet à ces législateurs. (Daté du lo juillet 1796.)
Cette année 96 est celle oià parurent, à Neufchàtel d'abord,
les Considérations sur la France, par lesquelles M. de Maistre
entrait décidément dans la publicité européenne et devenait
l'oracle éloquent d'une doctrine; mais les écrits que je viens
d'énumérer, et très-différents des deux productions de jeu-
nesse précédemment citées, restent la préface naturelle, l'in-
troduction explicative et immédiate des Considérations. Il y
aura intérêt à parcourir, à connaître par extraits ces pam-
phlets et brochures devenus très-rares, et qui même, sans
une bienveillance toute particulière qui est venue au-devant
de mes désirs, me fussent sans doute demeurés introuvables
et inconnus.
Je n'ai eu sous les yeux que la quatrième Lettre d'un Roya-
liste savoisien à ses Compatriotes, datée du 3 juillet 1793; je
ne parlerai donc que de celle-ci, qui avait été précédée né-
cessairement des trois autres, et qui semblait même réclamer
une suite. La révolution est consommée en Savoie depuis Tin-
402 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
vasion de septembre 1792; l'auteur dit aux siens : Voyez et
comparez. L'objet de cette quatrième lettre est énoncé en tête;
Idée des lois et du gouvernement de Sa Majesté le roi de Sar-
daigne, avec quelques réflexions sur la Savoie en particulier.
« Heureux, lit-on au début, heureux les peuples dont on ne
« parlepas! Lebonheur politique, comme le bonheur domes-
<< tique, n'est pas dans le bruit; il est le fils de la paix, de la
« tranquillité, des mœurs, du respect pour les anciennes
« maximes du gouvernement, et de ces coutumes vénérables
« qui tournent les lois en habitudes et l'obéissance en in-
« stinct. » Et l'auteur montre que tel a été le caractère con-
stant et le régime de la maison de Savoie, en qui il loue
surtout le talent de gouverner sans jamais se brouiller avec
l'opinion. Il commence par citer quelques-unes des déclama-
tions proférées et publiées à l'occasion de l'Assemblée générale
desAllobroges, « la raison éternelle etla sou veraineté du peuple
ayant exercé dans cette Assemblée nationale des Allobroges
l'empire suprême que les armes françaises leur avaient re-
conquis. » Il ne manque pas les invectives burlesques contre
cesiustitutionsquisacrifiaientlesang et les sueurs du peuple
à l'entretien des palais et des châteaux (les palais de Savoie !).
Acesbanalesinsultesl'auteur oppose le tableau decequ'était
ce gouvernement modéré et paternel : il montre en Savoie
le clergé et la noblesse ne formant pas de corps séparé dans
l'État; les libertés de l'Église gallicane observées par oppo-
sition à ce qui avait lieu en Piémont; le haut clergé sans
faste, exemplaire de mœurs ; le bas clergé (expression qui était
inconnue) jouissant de toute considération, et la noblesse
elle-même paraissant assez souvent dans cette classe des sim-
ples curés. Quant à cette noblesse proprement dite, elle
avait des privilèges sans doute, mais des privilèges très-li-
mités;laqualiléde noble étaitavant tout un titre honorifique
qui obligeait plus étroitement envers l'État. Chaque jour les
grands emplois faisaient entrer dans la noblesse des hommes
qui obtenaient ainsi une illustration marquée, sans devenir
JOSEPQ DE MAISTRE. 403
pourtant tout d'un coup les égaux des gentilshommes de
race : « La noblesse est une semence précieuse que )e sou
« verain peut créer, mais son pouvoir ne s'étend pas plus
« loin; c'est au temps et à l'opinion qu'il appartient de la
« féconder. » Suivent des détails de l'ancienne organisation
locale. — Le roi de Sardaigne avait publié un célèbre édit
19 décembre 1771, pour l'alTranchissement des terres en
Savoie et l'extinction des droits féodaux. Depuis plus de
vingt ans, le tribunal supérieur chargé de cette opération
délicate n'avait jamais suspendu ses fonctions. — Mais, à
chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique
générale sillonnent le sujet et élargissent les horizons : « Il
« est bon, dit le publiciste, en tout ceci purement judicieux,
« qu'une quantité considérable de nobles se jette dans
« toutes les carrièrres enconcurence avec le second ordre;
o non-seulement la noblesse illustre les emplois qu'elle
« occupe, mais par sa présence elle unit tous les états,
« et par son influence elle empêche tous les corps dont
« elle fait partie de se cantonner... C'est ainsi qu'en Angle-
« terre la portion de la noblesse qui entre dans la Chambre
« des communes tempère l'âcreté délétère du principe démo-
« cratique qui doit essentiellement y résider, et qui brûlerait
« infailliblement la Constitution sans cet amalgame pré-
V cieux. »
Et plus loin : « Observez en passant qu'un des grands
« avantages de la noblesse, c'est qu'z7?/ ait dans l'État qiiel-
« que chose de plus précieux que l'or (1). »
Il raille de ce bon rire, qui s'essaye d'abord comme en
famille, ses compatriotes devenus les citoyens tricolores^ et se
moque des raisonnements sur les assignats : « Lorsque je
(l) Ceci commence à se faire sentir. Je dirai plus : en France, le
triomphe de la classe moyenne et d'une certaine élite éclairée, mais
pleine de sa propre opinion, nous a appris qu'il était bon aussi pour
l'agrément qu'il y eut dans la société quelque chose, non pas de plus
précieux que l'esprit, mais de non londé exclusivement sur l'esprit, —
j'entends un certain esprit ûer de lui-même et de sa doctrine.
4C4 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« lis des raisonnements de cette force, je suis tenté de
« pardonner à Juvénal d'avoir dit en parlant d'un sot de
« son temps : Ciceronem Allohroga dixit [\)\ et à Thomas
« Corneille d'avoir dit dans une comédie en parlant d'un
a autre sot : Il est pis qu'Allobrogc. » Mais déjà il passe à
tout moment la frontière et ne se retient pas sur le compte
de la grande nation : « Quand on voit ces prétendus légis-
« lateurs de la France prendre des institutions anglaises sur
« leur sol natal et les transporter brusquement chez eux,
« on ne peut s'empêcher de songer à ce général romain qui
« fit enlever un cadran solaire à Syracuse et vint le placer
« à Rome, sans s'inquiéter le moins du monde de la latitude.
« Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c'est
« que le bon général ne savait pas l'astronomie. »
Sur la justice il y a d'assez belles choses, rien qui sente
le peintre futur du bourreau. Il rappelle toutefois que,
lorsqu'on parlait des prisonniers d'État renfermés à Miolans,
unique prison de ce genre en Savoie, on était plutôt tenté
de s'en prendre au trop de clémence du prince; que trop
souvent les prisons d'État autorisaient les erreurs de cette
clémence, qu'elles dérobaient celui qui était plutôt dû au
gibet on aux galères, <■<■ et faisaient oublier cette maxime
« d'un homme célèbre, la plus belle chose peut-être que
« les hommes aient jamais dite : Lu justice est la bienfaisance
« des rois. » — Plus loin, à propos des prisons de Cham-
béry, il se plaît à faire ressortir le témoignage favorable de
l'envoyé du Ciel, Howard. Ainsi, sur cette théorie de la
rigueur, il n'a pas encore de parti pris.
Il appelle de tous ses vœux, en finissant, la restauration
de Victor-Amédé et s'élève avec passion, avec ironie déjà,
contre les ambitieux voisins qui tant de fois, et au commen-
cement du xvip siècle et depuis lors, ont troublé cet heureux
(1) Satire VII; il s'agit d'un certain Ruftia qui traitait Cicéron
d'Allobroge, comme qui dirait de Racine qu'il est un Béotien ou un
crétin.
JOSEPH DE MAISTRE. 405
« pays : Rejetez loin de vous ces théories absurdes qu'eu
« vous envoie de France comme des vérités éternelles et qui
« ne sontque les rêves funestes d'une vanité immorale. Quoi!
« tous les hommes sont faits pour le même gouvernement,
« et ce gouvernement est la démocratie pure ! Quoi ! la
« royauté est une tyrannie ! Quoi ! tous les politiques se
« sont trompés depuis Aristote jusqu'à Montesquieu!...
« Non, ce n'est point sur la terre la moins fertile en décou-
« vertes qu'on a vu ce que l'univers n'avait jamais su voir,
« ce n'est point de la fange du Manège que la Providence
« a fait gei^mcr des vérités inconnues à tous les siècles :
Sterilesne elegit arenas
Ut canerct paucis, mersitque hoc pulvere veruni (1)? »
Et suit un éloge de la monarchie en une de ces images
qui vont devenir familières à l'écrivain et qui saisissent la
pensée comme les yeux : « La monarchie est réellement, s'il
« est permis de s'exprimer ainsi, une aristocratie tournante
« qui élève successivement toutes les familles de l'État; tous
« les honneurs, tous les emplois sout placés au bout d'une
« espèce de lice oii tout le monde a droit de courir; c'est
« assez pour que personne n'ait droit de se plaindre. Le
« Roi est le juge des courses. » — Que vous en semble? A
voir s'ouvrir cette lice grandiose et presque olympique dont
Montesquieu eût envié avec la justesse le relief éclatant, il
devient clair que le lecteur de Pindare n'a point perdu ses
veilles, et que M. de Maistre est déjà trouvé.
Le Discours à madame la marquise de Costa nous le rend
vec des défauts de jeunesse et presque de rhétorique en-
core, qui tiennent au genre ; mais en même temps on ne
perd pas longtemps de vue l'écrivain nouveau, le penseur
original et hardi qui se décèle, qui se dresse par endroits
(l) Lucain, livre IX. C'est Catoii qui dit admirablement cela de
l'oracle d'Âmmon au milieu des sables.
23.
406 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
et va décidément triompher. Les premières pages sont un
peu dans l'imitation et le ton de Voltaire faisant l'éloge
funèbre des officiers morts pendant la campagne de 1741,
dans le ton de Vauvenargues lui-même déplorant la perte
de son jeune et si intéressant ami Hippolyte de Seytres.
L'auteur ne vient pas pour distraire, il ne veut pas même
consoler, il ne veut que s'attrister avec une mère. Il célèbre
dès le début l'éducation morale par opposition à l'éducatiou
scientifique : — Laisser mûrir le caractère sous le toit pater-
nel, — ne pas répandre l'enfance au dehors. L'homme mo-
ral est plus tôt formé qu'on ne croit. Au reste, aucun système
d'éducation ne saurait être généralisé : ici on appliqua
l'amour; Eugène était son nom, le Bien-né. Le panégyriste
s'étend un peu sur les anecdotes d'enfance, puenlia; un
jour, on trouva l'enfant occupé à souffler de toutes ses
forces le feu dans une chambre sans lumière : « Je travaille,
dit-il, pour faire revenir mon nègre, » il appelait ainsi
son ombre. — Eugène fut un enfant préservé. Il cultive
es arts, la peinture. Est-ce à Genève qu'il va suivre ses
études? La périphrase l'indiquerait, mais le nom n'y est
pas; l'auteur en est encore aux périphrases comme plus
élégantes. Des pensées élevées et politiques se font jour à
travers cette gracieuse déclamation. Eugène, selon l'usage,
entre au sortir de l'enfance dans la carrière militaire : « Il
« ne dépend point de nous créer les coutumes; elles nous
« commandent. Leurs suites morales et politiques sont l'af-
« faire du Souverain; la nôtre est de les suivre paisiblement
« et de ne jamais déclamer contre elles. » — Et sur la pureté
de mœurs d'Eugène dans sa vie de garnison : « Pour lui
« le mauvais exemple était nul, ou changeait de nature; il
« n'avait d'autre effet que de le porter à la vertu, par un
« mouvement plus rapide, composé de l'attrait du bien et
« de l'action répulsive du mal sur cette âme pure comme la
« lumière. »
Au moment où la Révolution éclate, on dirait que l'auteur
JOSEPH DE MAISTRE. 407
lui emprunte soa plus mauvais style pour la peindre : « Un
« épouvantable volcan s'était ouvert à Paris : bientôt son
« cratère eut pour dimension le diamètre de la France, et
« les terres voisines commencèrent à trembler. 0 ma patrie !
« ô peuple infortuné!... » Et ailleurs : « Aussi vile que
« féroce, jamais elle (la Révolution) ne sut ennoblir un
« crime ni se faire servir par un grand homme ; c'est dans
« les pourritures du patriciat, c'est surtout parmi les sup-
« pots détestables ou les écoliers ridicules du philosophisme,
« c'est dans l'antre de la chicane et de l'agiotage qu'elle
« avait choisi ses adeptes et ses apôtres. » Ce style-là, loin
d'être du bon de Maistre, n'est que du mauvais La Mennais.
Voici qui est mieux:
« Mais c'est précisément parce que la Révolution fransjaise, dan»
ses bases, est le comble de l'absurdité et de la corruption morale,
qu'elle est éminemment dangereuse pour les peuples. La santé n'est
pas contagieuse ; c'est la maladie qui l'est trop souvent. Cette Révo-
lution bien définie n'est qu'une expansion de l'orgueil immoral dé-
barrassé de tous ses liens; de là cet épouvantable prosélytisme qui
agite l'Europe entière. L'orgueil est immense de sa nature : il détruit
tout ce qui n'est pas assez fort pour le comprimer; de là encore les
euccès de ce prosélytisme. Quelle digue ;Y opposer à une doctrine qui
s'adressa d'aboid aux passions les plus clières du cœur humain, et qui,
avant les dures leçons de l'expérience, n'avait contre elle que les sages?
La souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité, le renversement de
toute subordination, .'e droit à toute sorte d'autorité : quelles douces
illusions! La foule comprend ces dogmes, donc ils sont faux; elle
les aime, donc ils sont mauvais. N'importe 1 elle les comprend, elle
les aime. Souverains, tremblez sur vos trônes! »
Le contre-coup retentit en Savoie; là, ce n'aurait été
qu'une querelle de famille ; mais Paris convoite les pauvres
montagnes : un petit nombre de scélérats (je copie) répond
au cri d'appel. Le roi, se croyant menacé, arme. Le 22 sep-
tembre 1792, la Savoie est envahie par l'armée française, et
le Piémont près de l'être. Après la défense du Saint-Bernard
(1793), Eugène, grièvement malade, court des dangers : il
408 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
semblait « que la Providence voulût tenir ses parents conti-
« nuellement en alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les
« accoutumer à le "perdre. » Il passe les quartiers d'hiver de
93-94 à Asti. Mais le génie de Bonaparte prélude déjà à ses
prochaines destinées d'Italie , et dicte les opérations de la
campagne qui va s'ouvrir (I). Dès le 6 avril 9i, éclate l'at-
taque générale des Français sur toute la chaîne du comté
de Nice. Le 27, Eugène, se trouvant avec sa compagnie au
sommet de la Saccarclla, qui domine le Col-Ardent, marche
à l'attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la
jambe; ses grenadiers l'emportent; trois semaines après, à
Turin, il succombe des suites de sa blessure. — Au moment
de sa mort, « son âme, natarellemait chrétienne, se tourna
« vers le Ciel... Il pria pour ses parents, les nomma tous et
« ne plaignit qu'eux. »
Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts
chrétiennes dont on était désaccoutumé depuis si longtemps
en notre littérature, et que le génie de M. de Chateaubriand,
quelques années après, devait remettre en si glorieux et si
pathétique honneur :
<( L'orage de la Révolution avait poussé jusqu'à Turin un solitaire
de l'ordre de la Trappe. L'homme de Dieu, présent il ce spectacle,
défendait de la part du Ciel la tristesse et les pleurs. Séparé de la terre
avant le temps, il ne pouvait plus descendre jusqu'aux faiblesses de
la nature; il accusait nos vœux indiscrets et notre tendresse cruelle;
il n'osait point unir ses prières aux nôtres : il ne savait pas s'il était
permis de désirer la guérison de l'ange. Son enthousiasme religieux
effraja celle qui vous remplaçait auprès de votre fils (une tielle-sœur
de madame de Costa); elle pria l'anachorète e\aUé de diriger ail-
leurs ses pensées et de ne former aucun vœu dans son cœur, de peur
mil' son désir ne fût une prière : beau mouvement de tendresse, et
bien digne d'un cœur parent de celui d'Eugène! »
L'auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe
(1) Mémoires de Napoléon, tome 1, page Gl.
JOSEPH DE MAISTRE. 409
célèbre de Tacite à Agricola, reproduite elle-même de celle
de Cicéron à l'orateur Crassus : « Heureux Eugène! la
« Ciel ne t'a rien refusé, puisqu'il t'a donné de vivre sans
« tache et de mourir à propos. — Il n'a point vu, madame,
« les derniers crimes... Il n'a point vu en Piémont la tra-
« hison... Il n'a point vu l'auguste Clotilde sous l'habit de
« deuil et de la pénitence... » Mais voici le finale qui s'élève,
se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout à
fait du grand de Maistre :
« Il faut avoir le courage de l'avouer, madame, longtemps nous
n'avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins,
longtemps nous l'avons prise pour un événement ; nous étions dans
l'erreur : c'est une époque, et malheur aux générations qui assistent
aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont
appelés à contempler que dans l'histoire les grandes révolutions, les
chocs des empires et les funérailles des nations ! Heureux les hommes
qui passent sur la terre dans un de ces moments de repos qui servent
d'intervalle aux convulsions d'une nature condamnée et souffrante!
— Fuyons, madame; Encelade se tourne. — Mais où fuir? Ne som-
mes-nous pas aUachés par tous les liens de l'amour et du devoir?
Souffrons plutôt, souffrons avec une résignation réfléciûe : si nous
savons unir notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n'être que
des patients, nous serons au moins des victimes.
a Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des
moyens tout à fait imprévus. Peut-être môme pourrait-on déjà, sans
témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent dé-
crétés ((). Mais par combien de malheurs la génération présente achè-
lera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra? C'est ce qu'il
n'est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de
contempler déjà un spectacle frappant, celui de la foule des grands
coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment
surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue de ces flots
de sang innocent qui se môle à celui des coupables. Les maux de toul
genre qui noua accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui
(1) Toute l'œuvre prochaine, l'oeuvre philosophique et théosophiqu»
de De Maistre va sortir de Ih : c'est le premier initant où on la voit
poiadre.
410 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
disent qui tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univen
un état violent, absolument contre nature dans toute l'énergie du
terme. Pour nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a S4
raison que nous connaîtrons un jour; ne nous fatiguons pointa cher-
cher les pourquoi, même lorsqu'il serait possible de les entrevoir. La
nature des êtres, les opérations de l'intelligence et les bornes des pos-
sibles nous sont inconnues. Au lieu de nous dépiter follement contre
un ordre de choses que nous ne comprenons pas, attacjjons nous aux.
vérités pratiques. Songeons que l'épithète de trés-bou est nécessaire-
ment attachée à celle de trP.s-grand ; et c'est assez pour nous : nous
comprendrons que sous l'empire de l'Être qui réunit ces deux qua-
lités, tous les maux dont nous sommes les téuioins ou les victimes ne
peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régént^ration
également nécessaires. N'est-ce pas lui qui u dit, par la bouche de
l'un de ses envoyés : Je vous aime d'un amour éternel? Cette parole
doit nous servir de solution générale pour toutes les énigmes qui pour-
raient scandaliser notre ignorance. Attachés à un point de l'espace
et du temps, nous avons la manie de rapporter tout à ce point; nous
sommes tout à la fois ridicules et coupables. »
En terminant, l'auteur s'adresse encore à VOmbre chérie
d'Eugène et retombe un peu dans la déclamation, au moins
pour la forme; mais les germes de son système de réversi-
bilité et d'ordre providentiel viennent de se montrer et n'ont
plus qu'à pousser leur développement. Comme saint Augus-
tin, en présence des épouvantables catastrophes de son
siècle, il conçoit sa Cité de Dieu.
Cité étrange chez l'un comme chez l'autre, plus belle de
titre et de conception que justiciable de détail, dans laquelle
le bon sens, la sagesse humaine, trouvent à s'achopper
presque à chaque pas, mais où les esprits vraiment religieux
se satisferont de quelques hautes clartés!
Le pamphlet publié et distribué à Chambéry en août 95,
sous le nom de Jean-Claude Têtu, est une Provinciale sa-
voyarde à la portée du peuple, une petite lettre de Paul-Louis
en style du cru. Partant le sel en est gros et gris, mais il y
eu a sous la trivialité. Il s'agit de profiter du nouveau bail
réclamé par la France au sujet de la Constitution de l'an 111,
, JOSEPH DE MAISTRE. 411
pour réveiller l'opinion royaliste dans le pays et pour
pousser à une Restauration :
« .... Nous avons tous sur le cœur celle triste comédie de 1792,
lorsqu'une poignée de vauriens, qui se faisaient appeler la nation,
écrivirent à Paris que nous voulions être Français, Vous savez tous
devant Dieu qu'il n'en était rien, et comme quoi nous fûmes tous
libres de dire non, à la charge de dire oui (1 j?
V. Or, voici une belle occasion de donner un démenti à ceux qui
nous firent parler mal à propos. Aujourd'hui, nous ne sommes plus
8i épouvantés que nous l'étions alors ; nous avons un peu repris nos
sens. Croyez-moi, disons tout rondement que nous n'en voulons
plus.
« Vous croirez peut-êlre qu'il y a de l'imprudence à parler si clair?
Au contraire, vous pourrez par li faire grand plaisir à la G. N. (Con-
vention nationale!. Tout le monde sait assez qu'elle a besoin et parlant
envie de la paix. Or, cette réunion à la France la gêne, et le vœu de la
nation, quoiqu'il n'ait jamais existé que dans la boîte à l'encre du
citoyen Gorin (2), forme cependant un obstacle très-fort aux yeux de
la C. N., qui est retenue par le point d'honneur plus que par la
valeur de notre pays.
Il En lui disant la vérité, vous la mettrez à l'aise, et elle voua ou
saura gré : ce raisonnement est clair comme de l'eau de roche.
(1) 11 est bon, en histoire, de contrôler les récits l'un par l'autre,
de se placer tour à tour sur chacun des revers des monts. Croirait^-or.
bien, par exemple, à lire ces assertions positives, qu'il s'agit du même
fait que l'historien de la Révolution française a résumé si couramment
avec son agréable vivacité? « Tandis que ses lieutenants poursuivai«u^
« lestroupessardes,MontesquiouseportaàChainbéry le 28 septembre,
u et y flt son entrée triomphale, à la grande salisfactlon des habitants,
« qui aimaient la liberté en vrais enfants des montagnes, et la France
« comme des hommes qui parlent la même langue, ont les mêmes
« mœurs et appartiennent au même bassin. Il forma aussitôt une as-
« semblée de Savoisiens pour y faire délibérer une question qui ne
« pouvait pas être douteuse, celle de la réunion à la France. » (Thiers,
tome 111). Claude Têtu va essayer de répondre dans ce qui suit à
celle deinière 0[)inion si précieuse, [/historien victorieux nous a dit
la journée du l'entrée triomphale; M. de Maistre, l'un d«s battus,
racontera tout à l'Iieure le lendemain et le tous-les-jours.
- (2) L'imprimeur du département.
412 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« Mais siipppsons qu'elle pense autrement, qu'elle veuille à tout
prix garder la Savoie et qu'elle y réussisse, que vous arriverait -il pour
avoir dit que vous regrettez votre ancien souverain? Il vous arrive-
rait d'être particulièrement estimés et chéris parla C.N. elle-même.
Tout le monde ne sait-il pas qu'on aime les gens fidèles partout où*
ils se trouvent? Quand il y a de la révolte, de l'impertinence ou deF
l'insurgerie, à la bonne heure que les maîtres se fâchent ; mais quand;,
on parle poliment, chacun est libre de dire sa raison; on peut tirer^
son chapeau devant le drapeau tricolore et dire qu'on a de ramitié^^
pour la croix blanche. Par Dieu ! chacun a son goût peut-être 1 — !
En disant qu'on aime les poires, méprise- t-on les pommes?
« Si la C. N. vous gardait môme après cette déclaration, elle voua ,.
aimerait comme ses yeux; c'est moi qui vous le dis.
(i Mais ce n'est pas tout. Quand même nous demeurerions Fran-
çais, il ne faut pas croire que ce fût pour longtemps ; un peu plus
tôt, un peu plus tard, la chose volée revient toujours à son maître.
La Savoie est au roi de Sardaigne depuis huit cents ans, personne ne
peut lui faire une anicroche là-dessus ; pourquoi la lui garderait-on?
Parce qu'on la lui a prise, apparemment. Quelle chienne de raison !
Demandez au tribunal criminel du district, vous verrez ce qu'il vous
en dira.
Cl La Savoie a été prise bien d'autres fois. On l'a gardée trois ans,
cinq ans, sept ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en
sera de même celte fois.
0 Le roi de France, qui était avant celui qui était avant le dernier,
fut un grand fier-à-bras, à ce que tout le monde dit : c est une chose
sûre qu'il faisait peur à tout le monde, et cependant, quoiqu'il con-
voitât la Savoie et qu'il s'évertuât beaucoup pour l'avoir, il ne put
jamais en passer son envie.
« Dans ma jeunesse, je ne comprenais pas pourquoi notre petite
Savoie n'était pas une province de France^ et comment cette t/r«mi7/e
ivait pu vivre si longtemps à côlé d'un gros brochet sans être croq»ée ;
■nais, en y pensant depuis, j'ai vu combien feu ma grand'mère
avait raison quand elle me disait : Jean-Claude, nion ami, quand tu
ne comprends pas quelque chose, ficloi à celui qui a fait le manche
dc$ cerises,
« La Savoie n'est pas à la France parce qu'il ne faut pas qu'elle
soit à la France. Si les Français la possédaient, l'Italie serait flambée ;
ils bâtiraient dans notre pays des forteresses atout bout de champ;
ils feraientdes chemins larges comme la grande allée du Kenjpy jusque
JOSEPn DE MAISTRE. 413
•ur nos plus hautes montagnes (t). A la place de l'hospice Saint-Ber-
nard, où l'on donne la soupe aux pèlerins, il y aurait une bonne cita-
delle avec des canons et de la poudre, et toute la diablerie que vous
savez ; et puis, au premier moment d'une guerre, ce serait une béné-
diction de les voir dégringoler de l'autre côté! Soyez sûrs qu'ils y
descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une fois on est
en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est fait,
disent que ce n'est plus qu'une promenade. Si M. l'empereur était
assez grue pour souffrir que ces gaillards gardassent la Savoie, il
ferait tout aussi bien de les mettre en garnison à Milan.
« Mais tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut
pas être surpris en Italie. Diantre 1 c'est bien différent d'être dans un
pays ou d'y aller.
« Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu'ils soient bien amusés
d'entendre les tambours des Français de l'autre côté du lac? Les Ge-
nevois, qui ne sont que des marmousets, les fatiguent déjà passable-
ment; jugez comme ils ont en vie de toucher de tous côtés la république
française! Sûrement les Français ne pourraient pas leur faire un plus
grand plaisir que de s'en aller d'où ils sont venus. Les Suisses et les
Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se font
point d'ombrage. Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne
viennent pas casser nos pots !
« Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra
qu'on la rende, et quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour
la retenir dans le moment présent, croyez-vous que ce fût pour long-
temps? Bah! les choses forcées ne durent jamais.
« Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez
pas leurrer par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu'on se
rosse un jour de vogue, surtout lorsqu'on est un peu gris, on ne sent
pas les coups; mais c'est le lendeuiain qu'on se trouve bleu par-ci et
bleu par-là, qu'on se sent roide comme le manche d'une fourche, et
qu'il n'y a pas moyen de mettre un pied devant l'autre.
« Quand la France sera froide, vous l'entendrez crier. »
Ce sont là, il me semble, de ces accents vibrants qui déno-
tent que, même sous le masque du Jacques Bonhomme et
du Sancho de son pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser
(I) VériQé par le Simplon.
414 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
longtemps. Plus loin, pour exprimer que les Français ne sont
pas encore guéris ni près de guérir du mal révolutionnaire :
« S'ils étaient véritablement ennuyés d'être malades, dit-il,
« est-ce qu'ils ne se donneraient pas tous le mot pour faire
« venir de la thériaque de Venise? » Louis XVIII, comme on
sait, était alors à Venise. Le maire de Montagnole continue
de prendre ses compatriotes par tous les bouts, par l'énumé-
ration de tous leurs griefs, en réservant pour le dernier
coup l'intérêt de la religion catholique si cher aux popula-
tions. Je continue de citer tout ce qui me paraît un peu
saillant, ce pamphlet curieux étant parfaitement inconnu
et introuvable aujourd'hui.
« Il y a plus de deux cents ans qu'il y eut déjà un tapage en France
pour les affaires de huguenots. Notre curé en parlait un jour avec M. le
châtelain : il appelait cela la Digue ou la Ligue, ou la Figue, enûa
quelque chose en igue. Mais c'était diabolique. 11 disait que cette
machine dura je ne sais combien de temps, trente ou quarante ans,
je crois. Sainte Vierge Marie! cela ne fait-il pas dresser les cheveux?
C'est bien pire aujourd'hui, puisqu'alors il y avait des rois, des
princes, des seigneurs, des parlements, en un mot tout ce qu'il fallait
pour faire la besogne après la folie passée; mais à présent que tout
le royaume est en loques, ce sera le diable à confesser pour tout
refaire. Serait-il possible que nous fussions mêlés là-dedans? Libéra
nos, Dominus.
« Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des
habits de drap d'Elbeuf et des boutons d'acier, que c'est pour vous
que le four chautfe, et que vous serez toujours les maîtres? Ah bien!
oui, flez-vous-y. On a déjà fait main-basse sur les municipalités de
campagne, ainsi adieu aux rois de village! Il n'y a plus de districts,
tlnsi adieu aux rois de petites villes 1 ne voyez-vous pas comme tout
i'achemine à vous rendre des zéros en chiffre? Quand tout sera tran-
quille, le peuple donnera les places à ceux que vous teniez en prison;
et si, pendant cette tempête, quelques champignons sont sortis de terre,
vous n'y gagnerez rien, car les ci-après sont bien plus insolents que
les ci-devant,
« On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts.
Sans doute (ju'on n'ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans
ce moment, pour raison ; mâle seriez-vous assez simples pour croire
JOSEPH DE MAISTRE. 415
que, dès qu'on sera maître de lui, on ne vous chargera pas comme des
mulets du Mont-Cenis? La C. N. a fait tant d'assignats I tant d'assi-
gnats! que si on les collait tous par les bords, il y aurait de quoi
couvrir la France de papier. Malgré ce qu'on en a brûlé dans toutes
les gazettes, il en reste pour 14 milliards : or, savez-vous ce que c'est
que 14 milliards? Pour faire celle somme en numéraire, il faudrait
autant de louis quil y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Gham-
béry, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ghiollet,
ci-devant collecteur de la taille, qui sait l'arithmétique comme son
Pater, a fait ce compte sur ma table.
« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, à la fin,
pour faire face aux dépenses, on vous demandera l'argent que vous
avez, et même celui que vous n'avez pas.
« Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la
dernière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous
serez privés de votre religion, La C. N., disent certaines personnes,
a promis la liberté du culte: oui; mais vous savez bien qu'on n'a
rien tenu de ce qu'on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se
passe lorsqu'on établit l'Église constitutionnelle 11 n'y eut qu'un cri
en Savoie contre cette manipulation ecclésiastique : mais vos électeurs
eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le jour qu'ils s'assem-
blèrent pour l'élection de ce drôle d'évêque qui nous a tant fait rire
avant de nous faire pleurer, un des représentants du peuple dit expres-
sément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deiixpièce$
de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on fut libre.
« Nous avons d'ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire,
l'un des représentants, n'a-t-il pas dit formellement, dans le sermon
qu'il a débité à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes :
Nous avons promis de votre part la liberté du culte aux habitants du
Mont-Blanc, et nous les avons trompés?
a C'est clair, cela ; mais ce que ce bon apôtre n'a pas dit, c'est qu'il
était venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu'il a blâmé dans
les autres.
« Ce n'est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous
ne voulons pas : nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s'ap-
pelle rien. On nous l'avait promis; pourquoi nous a-t-on trompé»?
«Je l'entendis, ce curé d'Embremenil, le 16 février 1793, lorsqu'il
se donna tant de peine dans la cathédrale de Ghambéry pour nous
prouver que l'Église constitutionnelle était catholique. Son discours
emberlicoqua beaucoup de gens; mais, quoiqu'il ait de l'esprit comme
416 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
quatre, il ne me fit pas reculer de l'épaisseur d'un cheveu. Quand je
le vis en chaire, sans surplis, avec une cravate noire, ayant à côté de
lui un chapeau rond au lieu d'un bonnet à houppe, et nous disant
citoyen au lieu de mes jreres ou mon cher auditeur, je me dis d'abord
en moi-même : Cet homme est schismatique,
« En effet, quelle apparence que le bon Dieu n'ait fait la religion
que pour les esprits pointus, et qu'il n'y ait pas quelque manière facile
de connaître ce qui est faux? Quand il viendra quelque grivois d'a-
pôtre vous prêcher ua Credo de sa façon, au lieu de s'embarquer dans
de grands alibi-forains qui font tourner la tête, vous n'avez qu'à le re-
garder bien attenti\ement ; je veux ne moissonner de ma vie si vous ne
découvrez pas sur sa personne quelque chose d'hérétique, ne fût-ce
qu'un bouton de veste.
« Mais, baste! la G. N. se moque de l'Église constitutionnelle, ce
n'est pas l'embarras; le mal est qu'elle déteste la nôtre et qu'elle n'en
veut point. Ainsi c'est à vous de voir si vous voulez vous trouver sans
religion.
« La liberté du culte qu'on vous a promise depuis quelque temps,
n'est qu'une farce. Si vous êtes catholiques, essayez un peu de jeter à
la poste une lettre adressée à Sa Sainteté, le Pape, à Rome, vous ver-
rez si elle arrivera.
« C'est cependant drôle qu'un catholique ne puisse pas écrire au
Pape !
« Et vos évoques, où sont-ils? et vos prêtres, pourquoi ne vous les
rend-on pas? Est-ce agir rondement de promettre une Église catho-
lique, et de bannir les prêtres catholiques? — Mais, dira-t-on, nous
en avons en Savoie. — Oui, ils y sont à leurs périls et risques. On
les a calomniés, insultés emprisonnés, fusillés. On recommencera
demain, aujourd'hui, quand on voudra. On n'a point révoqué la loi
qui les déiiorle ni telle qui confisque leurs biens, après une loi solen-
nelle qui leur permettait de les administrer par procureur.
« Ne vous laissez donc pas tromper; la rancune contre notre reli-
gion est toujours la même, et, si l'on a fait quelque chose en sa faveur,
ce n'est pas par amitié, ce n'est pas par justice, c'est par crainte.
Les gens de l'ouest (1) n'ont pas voulu démordre, il a bien fallu
accorder quelque chose, mais c'est bien il contre-cœur et de mauvaise
grâce.
« Boissy-d'Anglas est, à ce qu'on dit, un des bons enTanls de l'Âs-
(I) Les Bretons, les Vendéens.
JOSEPH DE MAISTRE. 417
•emblée ; je ne crois pas qu'il aime à tourmenter 8on prochain. Ce-
pendant, quand il fil son rapport sur la liberté du culte au nom des
trois comités, il dit tout net que les intérêts de la religion étaient t/cs
chimères. Il ajouta: a Je ne veux point décider s'il faut une religion
« aux liommcs..., s'il faut créer pour eux des illusions et laisser des
« opinions erronées devenir la règle de leur conduite. C'est à la
« philosophie à éclairer l'espèce humaine et à bannir de dessus la
« terre les longues erreurs qui l'ont dominée, C'est par l'instruction
« que seront guéries toutes les maladies de l'esprit humain. Bientôt
« vous ne les connaîtrez que pour les mépriser, ces dogmes absurdes,
« enfants de l'erreur et de la crainte : bientôt la religion des So-
« craie, des Marc-Aurèle, des Cicéron, sera la seule religion du
« monde... Ainsi vous préparerez le seul règne de la philosophie...
« Vous couronnerez avec certitude la révolution commencée par la
« philosophie. »
« Il faudrait avoir les yeux pochés pour ne pas voir ici un homme
en colère, qui se console du décret dans la préface,
« Je mentirais au reste si j'assurais que je comprends tout ce mor-
ceau, et que je connais les trois théologiens dont il parle; mais je
gagerais bien à tout hasard mes deux charrues contre un exemplaire
de la nouvelle Constitution, que Socrate, Marc-Aurèle et Cicéron
étaient protestants. »
L'objection contre les trois théologiens pouvait porter coup
en Savoie, à cette date de 1793; hors de là elle n'est que
gaie.
Et ceci n'est pas, autant qu'on pourrait bien le croire, un
accident de genre. Certes M. de Maistre. par le fond habituel
de sa pensée, restera toujours un écrivain profondément sé-
rieux; mais pourtant on n'a pas fait en lui la part de ce qui
très-souvent dans le détail n'est que gai. On y aurait gagné
de le voir beaucoup plus au naturel et moins terrible.
La dernière des brochures préliminaires de M. de Maistre,
que j'aie à analyser, est son Mémoire sur li^s prcfendus Émigrés
savoisiens (1796). Ici, comme il s'adresse à la législature de
France, il sait prendre le ton convenable, bien qu'éner-
gique, et non sans quelques-uns encore de seséclals de parole
qui vont devenir le cachet inséparable de son talent. C'est
418 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
d'abord tout un tableau de la Terreur en sa malheureuse pa-
trie. Puisque les grands historiens s'occupent si peu de ces
vérités de détail, de ces bagatelles provinciales et locales,
qui gêneraient leurs évolutions, qu'on veuille bien permettre
au biographe de ne pas les négliger. Les Français, comme
on l'a dit, étant entrés en Savoie le 22 septembre 1792, on
ne vit, pendant un mois, que ce qu'on voit dans toutes les
conquêtes ; mais bientôt, les assemblées primaires ayant ét*^
convoquées, elles nommèrent des députés qui se réunirent
à Chambéry sous le nom d'Assemblée nationale des Allobro-
ges. L'homme influent dans cette Assemblée qui ne siégea que
huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta presque tous les
décrets, fut le député Simond, deRumillidausleMont-Blanc,
ci-devant prêtre, guillotiné en 1794. Une loi de celte Assem-
blée invita tous les citoyens qui avaient émigré dés le !«•■ août
1792 à reprendre leur domicile dans le terme de deux mois,
sous peine de confiscation de tous leurs biens. On antidatait
l'émigration, comme on voit, et on la faisait même anté-
rieure à l'entrée des Français dans le pays : c'était pour at-
teindre certains grands propriétaires.
Les militaires firent leur devoir et restèrent à leur postée,
fidèles à leurs serments. Presque tous les autres (et M. de
Maistre de ce nombre), les femmes surtout et les enfants,
rentrèrent en Savoie sur la foi de l'Assemblée. Au cœur de
l'hiver, ils arrivèrent en foule et reprirent domicile dans le
délai qui s'était prolongé jusqu'au 27 janvier 93; mais, au
lieu de la tranquilité qu'ils avaient droit d'attendre, ils ne
trouvèrent qu'une persécution cruelle. L'auteur du mémoire,
témoin oculaire, en signale les hideuses particularités qui
ne sont qu'une variante de ce qui se passait alors universel-
lement : on emprisonne les hommes d'une part, les femmes
de l'autre; on sépare les mères et les enfants ; on sépare les
époux : c( C'était, disait le représentant Albitte, pour satis-
« faire à la décence. » — « La cruauté dans le cours de cette
« Révolution a souvent eu, s'écrie l'auteur, la fantaisie de
JOSEPH DE MAISTRE. 419
« plaisanter : on croit voir rire l'Enfer : il est moins ef-
« frayant quand il hurle. »
Le règlement des prisons destinées à enfermer les suspects
les accuse d'un crime tout nouveau, d'être coalisés de vo-
lonté avec les ennemis de la république; sur quoi l'auteur
ajoute : « Caligula ne punissait que les rêves, il oublia les
« désirs !
Le l"^ septembre 1793, tout d'un coup, en vertu d'une dé-
termination soudaine, à minuit, on tire les détenus de pri-
son et on les transporte sur des charrettes de Chambéry à
Grenoble, où ils manquent en arrivant d'être massacrés par
la populace. Puis un autre caprice les ramène de Grenoble
à Chambéry : le 9 thermidor les sauve : « Sans le 9 thermi-
« dor, dit l'auteur du mémoire, c'est une opinion univer-
« selle dans le département du Mont-Blanc, tous les prison-
ce niers devaient être égorgés. »
Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arri-
ver : tous ceux qui purent s'échapper le firent et se réfu-
gièrent soit en Piémont, soit en pays neutre. Et ici l'auteur
invoquant les actes mêmes de la Convention après le 9 ther-
midor, démontre que ces émigrés par force majeure ne sont
pas des émigrés.
Redevenue libre, la Convention, dans sa séance du 9 mars
1795, disait anathème au coup d'État du 31 mai qui avait
proscrit les prétendus fédéralistes. — Une nouvelle loi (celle
du 22 prairial) vint au secours des malheureux qui n'avaient
fui la terre de liberté que pour échapper à la hache de Ro-
bespierre : elle rappelait ceux qui s'étaient soustraits de-
puis le 31 mai 93.
L'auteur discute avec fermeté et éloquence pour réclamer
le bénéfice de cette loi en faveur des prétendus émigrés sa-
voisiens. Il s'adresse, en terminant, aux Conseils. Il apos-
trophe le Directoire exécutif et le rappelle à la clémence et
à la justice au début d'un régime nouveau. M. de Maistre est
ici le Laily-Tolendal de sa contrée, comme dans son pam-
420 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
phlet de Claude Têtu il s'en était nioulré par avance le Paul-
Louis Courier.
Ces préliminaires une t'ois accomplis, cette dette payée, et
comme tout échaunë encore de sa guerre de montagnes, il
sort entin de la politique locale et s'élève au rôle de publi-
ciste européen par ses Considérutions sur la France. L'aspect
change : ce n'est plus à un Vendéen de Savoie qu'on va avoir
affaire, c'est à un contemplateur plutôt stoïque et presque
désintéressé. On a souvent admiré comment M. de Maistre,
un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement jugé du
premier coup, etde si haut, laRévolution française; c'est, on
vient de le faire assez comprendre, qu'il n'y était pas étran-
ger, c'est qu'il l'avait subie et soufferte dans le détail ; il ne
l'a sibien jugée en grand que parce qu'il en avait pâti t/efres-
p'és, et en même temps de côté. La double position (outre le
génie) était nécessaire. A un certain moment, il a pu se dé-
tacher de la question locale et planer du dehors sur l'en-
semble. Nous allons l'y suivre et le considérer dans cette
phase nouvelle, définitive. Jusqu'ici il nous a suffi de le
faire connaître graduellement et de le produire, non absolu
encore, par des extraits, par des analyses, en nous effaçant
malgré notre désir et notre insuffisance, il nous sera diffi-
cile de continuer à faire de même, et de contenir tout ju-
gement contradictoire en face de l'intolérance fréquente des
siens.
II
Trois écrivains du plus grand renom débutaient a'ors à
peu près au même moment, chacun de son côté, sous l'im-
pulsion excitante de la Révolution française, et on les peut
JOSEPH DE MAISTRE. 421
^oir d'ici s'agiter, se lever sous le nuage immense, comme
pour y démêler l'oracle : on reconnaît madame de Staël,
M. de Maistre, et M. de Chateaubriand.
Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai
début, M. de Chateaubriand, en ce fameux Essai sur les Ré-
volutions, versant à flots le torrent de son imagination en-
core vierge et la plénitude de ses lectures, révélait déjà
sous une forme un peu sauvage, la richesse primitive d'une
nature qui sut associer plus tard bien des contraires;
d'admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers
qu'il complique à plaisir et qu'il entre-croise; à travers ces
rapprochements perpétuels avec l'antiquité, jaillissent des
coups d'oeil singulièrement justes sur les hommes du présent :
lui-même, après tout, l'auteur de René comme dus ÉiudeSy
l'éclaireur inquiet, éblouissant, le songeur infaligable, il est
bien resté, jusque sous la majesté de l'âge, l'homme de ce
premier écrit.
Madame de Staël, qui, à la rigueur, avait déjà débuté par
ses Lettres sur Jean-Jacques, et qui devait accomplir un jour
sa course généreuse par ses éloquentes et si sages CmimUra-
tions, laissait échapper alors ses réflexions, on i)Iutôt ses
émotions sur les choses présentes, dans sou livre de l'In-
fluence det; Passio7is sur leRonheur; mais ce litre purement
sentimental couvrait une foule de pensées vives et profondes
qui. même eu politique, pénétraient bien avant.
M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais dé-
buts antérieurs, éclatait pour la première fois pac un écrit
étonnant, que les années n'ont fait, à beaucoup d égards,
que confirmer dans sa prophétique hardiesse, et qui de-
meure la pierre angulaire de tout ce qu'il a tenté d'édifier
depuis. Dès le premier mot, il indique le point de vue où il
se place; comme Montesquieu, il commence par l'ruoacé des
rapports les plus élevés, mais c'est en les éclaiiant de la
Providence : « Nous sommes tous attachés au trône <le l'Être
« suprême par une chaîne souple, qui nous rclieat sans
422 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« nous asservir. » Ce sont les voies de la Providence dans
la Révolution française que l'auteur se propose de sonder
par ses conjectures et de dévoiler autant qu'il est permis.
L'originalité de la tentative se marque d'elle-même. Le xvin»
siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d'en haut,
perdus en France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois,
il convient de rappeler qu'un homme que M. de Maistre a
beaucoup lu tout en s'en moquant un peu, le Philosophe in-
connu, Saint-Martin publiait, à la date de l'an m (179b), sa
Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et
religieuses sur la Révolution française, curieux opuscule dans
lequel le point de vue profidentiel est formellement posé (1).
(t) Et pour que l'on comprenne mieux dans quel sens analogue à
celui de M. de Maistre, voici ce qu'après un préambule sur ses prin-
cipes spiritualistes et sur sa liberté morale, Saint-Martin disait à son
ami: " Supposant donc... toutes ces bases établies et toutes ces vé-
'. rites reconnues entre nous deux, je reviens, après celte légère ex-
« cursion, me réunira toi, te parler comme à un croyant, te faire,
« dans ton langage, ma profession de foi sur la Hévolution française,
K et t'exposer pourquoi je pense que la l'rovidence s'en mêle, soit
(( directement, soit indirectement, et par conséquent pourquoi je ne
« doute pas que cette Révolution n'atteigne à son terme, puisqu'il ne
<< convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.
« En considérant la Révolution française dès son origine, et au
" moment oîi a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je
Il puisse mieux la comparer qu'à une image abrégée du Jugement
K dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu'une voix
(I supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances delà terre
.1 eldescieux sont ébranlées, et où les justes et les médian ts reçoivent
« dans un instant leur récompense; car, indépendamment des crises
n par lesquelles la nature physique sembla propliétiser d'avance celte
« Révolution, n'avons-nous pas vu, lorsqu'elle a éclaté, toutes les
',( grandeurs et tous les ordres de l'État fuir rapidement, pressés par
'< la seule terreur, et sans qu'il y eût d'autre force qu'une main invi-
« sible qui les poursuivit? N'avons-nous pas vu, dis-je, les opprimés
•' reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que
« l'injustice avait usurpés sur eux?
« Quand on la contemple, celle Révolution, dans son ensemble et
f dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rap-
« proche de notre caractère national, qui est ni éloigné de concevoir,
JOSEPH DE MAISTRE. 423
Que M. de Maistre ait lu cette Letti-e de Saint-Martin au mo-
ment même où elle fut publiée, on n'en saurait guère dou-
ter, parce qu'elle dut parvenir très-vite à Lausanne, où se
trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont
le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisé-
ment en ces années. Or, si l'on suppose M. de Maistre rece-
vant, ainsi qu'il est très-probable, la communication de
cetle brochure dans le temps où il écrivait son pamphlet de
Claude Têtu, mûr comme il était sur la question et tout
échauffé par le prélude, il lui suffit d'un éclair pour l'en-
flammer; il dut se dire à l'instant, dans sa conception ra-
pide, que c'était le cas de refaire la brochure de Saint-Mar-
tin, non plus avec cette mollesse et cette fadeur à demi
inintelligible, non dans un esprit particulier de mysticisme
et dans une phraséologie béate qui tenait du jargon, mais
avec franchise, netteté, autorité, en s'adressant aux hommes
du temps dans un langage qui portât coup et avec des ai-
guillons sanglants qui ne leur donneraient pas envie de rire.
Les dates, les circonstances locales, l'analogie du point de
vue général et même d'un certain ordre d'idées aux pre-
mières pages, tout concourt à prêter à cette conjecture une
vraisemblance que rien d'ailleurs ne dément (1).
« et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la
« comparer à une sorte de féerie et à une opération magifiue ; ce
« qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main ca-
« chée qui a dirigé la Révolution qui piU en écrire l'histoire.
« Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle
« frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair
0 qu'elle frappe encore plus fortement sur le clergé... » Et il pour-
suit en s'attacliant à exposer le mode de vengeance providentielle sur
le clergé dans le sens qu'il entend. M. de Maistre, lui, l'entendait
un peu différemment ; mais peu importent ces variétés ; la donnée
providentielle est la même.
(1) Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits des Soi-
rées de Saint-Pélersbourg, particulièrement dans le onzième Entre-
tien. — Il est aussi un beau passage d'une lettre de Bolingbroke à
Swift (g mai 17 30), qui se rallaclie nalurellemenl, et sans tant de
424 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Les Considérations sur la France peuvent elles-mêmes être
considérées sous plus d'un aspect. Celui qui domine, cette
idée de gouvernement providentiel dont nous parlons, qui
s'y dessine en deux ou trois grands chapitres, et que l'au-
teur reprendra plus tard avec prédilection et raffinement,
ne se produit ici que justifié par la grandeur même de la ca-
tastrophe : la voix de Dieu s'élance toute majestueuse du
milieu des orages du Sinaï. En quoi la nation française est
coupable; en quoi les Ordres immolés ont mérité de l'être;
comment il y a solidarité au sein du même Ordre, comment
la peine du coupable est réversible jusque sur l'innocent, et
le mérite de celui-ci réversible à son tour sur la tête de
l'autre; quelle mystérieuse vertu fut de tout temps attachée
au sacrifice et à l'effusion du sang humain sur la terre;
quelle effrayante dépense il s'en est fait depuis l'origine
jusqu'aux derniers temps, à ce point que « le genre humain
peut être considéré comme un arbre qu'une main invisible
taille sans relâche, et qui va toujours en gagnant sous la
faux divine : » — telles sont les hautes questions, tels les
■dogmes redoutables que remue en passant l'esprit religieux
<ie l'auteur ; et à la façon dont il les soulève, nul, après l'a-
voir lu, même parmi les incrédules, ne sera tenté de railler.
M. de Maistre, en ses Considérations et ailleurs, est, de tous
les écrivains religieux, celui peut-être qui nous oblige à nous
représenter de la manière la plus concevable, la plus pré-
sente et la plus terrible, le Jugement dernier; il donne à pen-
ser là-dessus, même aux sceptiques blasés de nos jours, parce
mysticisme, au livre des Considérations de De Maistre. Bolingbroke
parle d'un écrit de Pope et du bien qui peut en résulter pour le
penre iiumaln: » J'ai pensé quelquefois, dit-il, que si les prédica-
teurs, les bourreaux, et les auteurs qui écrivent sur la morale, arrê-
tent ou uiéuie retardent un peu les pi'Ogrès du vice, ils font tout ce
dont la nature humaine est capable ; une réformalion réelle ne sau-
rait être produite par des moyens ordinaires : elle en exige qui puis-
»ent servir à la fois de cliàlinients et de leçons; c'e!>i par des cala-
miles nationales qu'une corruption nationale doit se quérir. »
JOSEPn DE MAISTRE. 425
qu'il fait concevoir l'inévitable fm et le coup de filet du ré-
seau universel, d'une manière ordonnée, toute spirituelle,
tout appropriée aux intelligence sévères. Il nous met presque
daus l'alternative ou de ne croire à aucune loi régulatrice,
ou de croire avec lui.
En s'emportant dans ce vigoureux écrit à des assertions
extrêmes intempérantes, en ne voulant voir que le carac-
tère piivemeal satani que de la Révolution, il garde pour-
tant, s'il est permis d'employer à son égard un tel mot sans
offense, une certaine mesure; ses conjectures du moins
observent encore, par rapport à ce qu'elles deviendront
plus tard, une sorte de modestie que j'aime à relever :
« ... Il n'y a point, dit-il en un beau passage (1), il n'y a
« point de châtiment qui ne purifie, il n'y a point de désor-
« dre que l'Amour éternel ne tourne contre le principe du
« mal. Il est doux, au milieu du renversement général, de
« pressentir les plans de la Divinité (2). Jamais nous ne
« verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous nous
« tromperons ; mais dans toutes les sciences possibles,
i« excepté les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits
« à conjecturer? et si nos conjectures sont plausibles, si
« elles ont pour elles l'analogie, si elles s'appuient sur des
« idées universelles, si surtout elles sont consolantes et
(c propres à nous rendre meilleurs, que leur manque-t-il?
« Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes ; ou plutôt,
u puisqu'elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies?
Un second aspect des Considérations, c'est celui des événe-
ments positifs et des jugements historiques que l'auteur y
a appliqués; on n'en saurait assez admirer la sagacité et la
portée précise. Une foule de vues qui n'ont prévalu et n'ont
été vérifiées que par la suite apparaissent là pour la pre-
mière fois; l'auteur, en ayant l'air de tirer à bout portant
(1) Chap. III.
i2) C est son Suave mnri mnçino...,, mais non point ici sans une
véritable onction de christianisme.
426 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dans la mêlée, a prévenu et indiqué d'avance les visées de
l'histoire. Aussi, tous ceux qui ont passé après lui dans
l'étude de ces temps l'out-ils pris, même ses adversaires
politiques, en haute et singulière estime. M. de Maistre a
très-bien vu le premier que, le mouvement révolutionnaire
une fois établi, la France et la monarchie (c'est-à-dire l'inté-
grité des États du roi futur) ne pouvaient être sauvées que
par le jacobinisme (1). Le discours idéal qu'il prête (chap. ii)
à un guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses com-
pagnons d'armes à sauver la France et le royaume quand
même, est d'une éloquence politique qui parle d'elle-même à
toutes les âmes : il conclut par ces paroles si souvent citées,
et que M. Mignet inscrivait, il y a près de vingt ans, eu
tête de son histoire : « Mais nos neveux, qui s'embarrasse-
« ront très-peu de nos souffrances et qui danseront sur nos
« tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; ils secon-
« soleront aisément des excès que nous avons vus, et qui
« auront conservé l'intégrité du plus beau royaume après
« celui du Ciel. » — Le rôle, la fonction, la magistrature de
la France entre toutes les nations d'Europe n'a été nulle,
part plus magnifiquement reconnue. Langue universelle,
esprit de prosélytisme, il y voit les deux instruments et
comme les deux bras toujours en action pour remuer le
monde.
Un troisième et remarquable aspect qui, dans les Considé-
rations, se rattache au précédent, et qui prouve à quel point
l'auteur avait bien vu, c'est le nombre de conjectures, de
promesses, et même de prédictions qui se sont trouvées jus-
tifiées. Sous la question, toute civile et politique en appa-
rence qu'elle était devenue, il découvre le caract^e
eligieux, le sens théologique si vérifié par ce qui s'est pro-
(l) C'est aussi l'opinion foniiulle d'un connaisseur très-intéresaé
dans la question, de celui qui n'est autre que ce premier roi futur
(j'en demande bien pardon à 31. de Maistre). — Voir les Mémoires do
Napoléon, tome 1, pagu 4.
JOSEPH DE MAISTRB. 427
duit à nos yeux depuis quarante ans, et lors de la grande
réaction de 1 800, et dans ce mouvement actuel, persistant
et encore inépuisé des esprits. Il ne craint par de poser le
grand dilemme dans toute sa rigueur : « Si la Providence
« efface, sans doute c'est pour écrire... Je suis si persuadé
« des vérités que je défends, que lorsque je considère l'affai-
« blissement général des principes moraux, la divergence
« des opinions, l'ébranlement des souverainetés qui raan-
<( quent de base, l'immensité de nos besoins et l'inanité de
» nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit
« opter entre ces deux hypothèses, ou qu'il va se former
« une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni
I' de quelquemauière extraordinaire. C'estentrecesdeuxsup-
« positions qu'il faut choisir, suivant le parti qu'on a prissur
« la vérité du christianisme. » S'il se prononce dans les pa-
ges qui suivent, et avec une incomparable éloquence, pour
le triomphe immortel de ce christianisme tant combattu, il
a du moins donnéjouràla perspective sur le rajeunissement.
Je sais bien qu'il l'interprétait pour son compte en un sens
rigoureux et orthodoxe, mais de plus libres que lui peuvent
varier en idée la nuance.
En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une
Hestauration et en dictait d'avance le bulletin avec l'or-
dre et la marche de la cérémonie. Le chapitre intitulé :
Comment se fera la Contre-révolution si elle arrive ? est char-
mant, vrai, piquant. On a pour conclusion dernière une
suite d'extraits de Hume sur la fin du Long-Parlement à
l'agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin
de remarquer que l'auteur oublie de pousser assez loin la
citation et l'allusion, qu'il s'arrête avant 1688, avant Guil-
laume et la Déclaration des droits? On pourrait, dès cet
écrit, noter chez M. de Maistre une tendance à prédire qui
est devenue par la suite une forme extrême de sa pensée,
un faible, je dirai presque un fie dans un esprit si sérieux. A
propos de la ville de Washington, qu'on avait décidé de bâ-
428 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
tir exprès pour en faire le siège du Congrès : « On a choisi,
« dit-il, l'emplacement le plus avantageux sur le bord d'un
« grand fleuve; on a arrêté que la ville s'appellerait
« Washington; la place de tous les édifices publics est
« marquée, et le plan de la Cité-reine circule déjà dans toute
« l'Europe. Essentiellement il n'y a rien là qui passe les
« bornes du pouvoir humain; on peut bien bâtir une ville.
« Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d'humanité
« dans cette affaire, et l'on pourrait gager mille contre un
« que la ville ne se bâtira pas, ou qu'elle ne s'appellera pas
« Wusltington, ou que le Congrès n'y résidera pas. » Beau-
coup des prédictions de M. de Maistre (ne l'oublions pas)
ne sont ainsi que des gageures.
De la part d'un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement
s'explique à merveille. Qu'on se figure l'effet que durent
produire et les événements religieux de lS00-180i, et les
événements politiques de 181i, sur celui même qui les avait
si pleinement conjecturés. A force d'avoir prédit juste, il se
trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit trop.
On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi; on ferait
une liste piquante des autres. Ainsi, celle de toute à l'heure
sur la ville de Washington, ainsi à la fin du P«pe(l):
« Souvent j'ai entretenu des hommes qui avaient vécu long-
« temps en Grèce et qui en avaient particulièrement étudié
« les habitants. Je lésai trouvés tous d'accord sur ce point,
« c'est que jamais il ne sera possible d'établir une souve-
« rainelé grecque... Je ne demande qu'âme tromper; mais
« aucun œil humain ne saurait apercevoir la fin du servage
« de la Grèce, et s'il venait à cesser, qui sait ce qui arri-
« verait? » — Eh ! mon Dieu! — ni plus ni moins, — le
roi Othon.
Cette intrépidité d'assertions au futur amène dans le dé-
tail de singulières discordances qui font sourire, et qui,
(l) Livre IV, clvtpilre xi.
JOSEPH DE MÂISTRE. 429
j'ensuis certain (mais voilà que je fais comme lui), s'il pou-
vait se relire aujourd'hui de sang-froid, le feraient sourire
lui-même. Prédisant dans ses Considérations les bienfaits de
la future restauration royale, il s'écriait : « Pour rétablir
« l'ordre, le roi convoquera toutes les vertus; il le voudra
M sans doute, mais, par la nature même des choses, il y
« sera forcé.... Les hommes estimables viendront d'eux-mêmes
« se placer aux postes où ils peuvent être utiles... » Voilà un
idéal de 1814 et de 1815, une vrai idylle politique que j'au-
rais crue à l'usage seulement des crédules et des niais du
parti. Si l'oti osait retourner contre l'illustre auteur ses
armes d'ironie, ce serait le cas de se le permettre :
A mon gré le De Maistre est joli quelquefois.
Et dans la préface du Pape, datée de mai 1817, lorsqu'il
s'écrie : « Le sacerdoce doit être l'objet principal delà pensée
« souveraine. Si f avais sous les yeux le tableau des ordina-
« tions, je pourrais prédire de grands événements... » En effet,
sur ce tableau des ordinations, il aurait trouvé, parmi les
noms de la noblesse française qu'il y cherchait, celui de
l'abbé-duc de Rohan. Fertile matière à de grands événements
futurs ! — Mais n'anticipons pas.
Rappelé de Lausanne en Piémont au commencement de
1797, M. de Maistre n'y retourna que pour assister aux
vicissitudes de sa patrie et à la ruine de son souverain.
Lorsqu'il vit Charles-Emmanuel IV, qui venait de succéder à
Victor-Amédée III, obligé d'abandonner ses États de terre-
ferme, il se réfugia lui-même à Venise. M. Raymond a con-
servé des détails touchants sur la pauvreté et la sérénité du
noble exilé en cette crise extrême. Logé avec sa femme et
ses deux enfants dans une seule pièce du rez-de-chaussée à
l'hôtel du résident d'Aitriche, qui n'avait pu lui faire
accepter d'avantage, il s'y livrait encore à l'étude, à la mé-
ditation, et le soir, quand son hôte (le comte de Kevenhiiller),
In cardinal Maury et d'autres personnages distingués,
430 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
venaient s'y asseoir auprès de lui, il les étonnait par l'éten-
due de son coup d'oeil et sa vigueur d'espérance : « Tout
« ceci, disait-il, n'est qu'un mouvement de la vague ; demain
« peut-être elle nous portera trop haut, et c'esi alors qu'il
« sera dilTiciie de gouverner. »
Après diverses fluctuations résultant des événements,
M. de Maistre fut mandé en Sardaigne par son souverain et
nommé régem de la Grande-Chancellerie de ce royaume
ainsi réduit. Le 12janvier 1800, il arriva àCagliari, lacapi-
tale, et y remplit les fonctions multipliées que comportait
sa charge, jusqu'à ce qu'en septembre 1802 il fut nommé
ministre plénipotentiaire à la cour de Saint-Pétersbourg.
Durant ce séjour à Cagliari, ses travaux littéraires durent
nécessairement s'interrompre; il trouva pourtant moyen,
sinon d'écrire, du moins d'étudier encore. Il y avait à
Cagliari, raconte M. Raymond, un religieux dominicain;.
Lithuanien de nation et professeur de langues orientales.
Chaque jour M. de Maistre avait à peine achevé son repas
que le Père Hintz (c'était le nom du savant) arrivait chargé
de vieux livres, et des dissertations s'établissaient à fond
entre eux sur le grec, l'hébreu, le copte. M. de Maistre y
renouvela et y fortifia ses connaissances philologiques déjà
si étendues, attentif à remonter sans cesse aux racines ca-
chées et ne séparant jamais de la lettre l'esprit. La matière
des Soirées de Saint-Pétersbourg se prépare.
En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y reçut la
bénédiction du Saint-Père, lui le plus véritablement romain
de ses fils. Arrivé à Saint-Pétersbourg le 13 mai 1803, il n'en
devait plus repartir que quatorze ans après, 27 mai tSd7.
Tout ce qui nous reste à examiner de sa carrière littéraire
est là. S'il ne publia, en effet, dans cet intervalle, que l'opus-
cule sur le Principe générateur des Constitutions politiques, il
y composa tous ses autres ouvrages, le Pape, les Soirées,
(sauf la dernière écriteàTurin),leBacon, etc., etc. 11 étaitparti
seul et demeura ainsi plusieurs années sans avoir près do
JOSEPn DE MAISTRE. 431
lui sa famille, de sorte que sa vie d'homme d'étude et de sa-
vant u'était gjère interrompue. Ses fonctions diplomatiques
d'ailleurs ne lai prenaient que peu de temps; il représentait
son souverain, alors si appauvri, honorifiquement et, autant
dire, gratuitement. Je ne veux citer qu'un trait de sa loyauté
désintéressée à l'usage des monarchies, même des monar-
,chies représentatives. Un jour, à titre d'indemnité pour des
vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter cent mille
livres de la part de l'empereur; il les envoya à son roi. —
« Qu'en avez-vous fait ? » lui demanda quelques temps
après le général chargé de les lui remettre. — « Je les ai
envoyées à mon souverain. » — « Bah ! ce n'était pas pour
les envoyer qu'on vous les avait données. » — Quant à lui,
il lui suffisait d'avoir un peu de représentation pour l'hon-
neur de son maître : souvent il dinait seul, avec du pain sec.
C'est ainsi que savent vivre ceux qui croient.
Comme diplomate pratique, il n'est pas difficile de se
figurer son caractère : « Le comte de Maistre est le seul
homme qui dise tout haut ce qu'il pense, et sans qu'il y ait
jamais imprudence, » ainsi s'exprimait un collègue qui avait
traité avec lui. — Il ne s'inquiétait pas de ca&lier son âme,
mais de l'avoir nette : « Je n'ai que mon mouchoir dans ma
poche, disait-il ; si on vientà me le toucher, peu m'importe I
Ah! si j'avais un pistolet, ce serait autre chose, je pourrais
craindre l'accident. « Mais c'est à l'écrivain qu'il nous faut
revenir et nous attacher.
L'écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans tou-
tes les circonstances, si nous ne nous occupions encore de
l'homme. La plupart des écrits de M. de Maistre, en effet,
ont été composés dans la solitude, sans public, comme par
un penseur ardent, animé, qui cause avec lui-même. Dans
son long séjour en Russie, ce noble esprit, si vif, si conti-
nuellement aiguisé par le travail et l'étude, n'a presque
jamais été averti, n'a presque jamais rencontré personne
en conversation qui lii dit Uôlà! Qu'y a-t-il d'étonnant
432 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
qu'il se soit mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser
ses wZ<rà-i;érrfés ? On m'a lu, ily a quelques années, une belle
lettre de lui, qu'il écrivit à une dame de Vienne eu réponse
à des représentations et à des conseils qu'elle lui avait
adressés sur certains défauts de son caractère ; la manière
dont il s'exécutait et s'excusait m'a paru à la fois aimable et
ferme, d'une vérité tout à fait charmante. Je regrette de n'a-
voir pas été mis à même de publier cette page qui m'avait
été si précieuse à entendre; mais voici ce que j'ai pu
recueillir auprès de quelques personnes bien compétentes
qui, à cette seconde époque de sa vie, l'ont beaucoup connu,
et dont je voudrais combiner les dépositions, sans trop en
altérer le mouvement et la vie. Je résume un peu à bâtons
rompus : patience ! la physionomie, à la fin, ressortira.
Il n'écrit que tard, on le sait, par occasion, pour rédiger
ses idées; savant jurisconsulte, tenant par ce côté encore à
Rome, la ville du droit, il ne se considère que comme un
amateur plume en main, et n'en va que plus ferme, comme
ces novices qui, dans le duel, vous enferrent d'emblée avec
l'épée. Du xvie siècle par ses fortes études, il est du xvni«
par les saillies et par le trait qu'il ne néglige pas, qu'il re-
cherche môme. Vu de ce profil, c'est, si vous le voulez, un
très-bel esprit, nerveux, brillant et mondain, qui a lu
beaucoup d'in-folios et qui les cite : le goût peut trouver à
y redire ; les allusions aux choses lues et les citations sont
trop fréquentes.
En conversation, il se montrait encore supérieur a ses
écrits; ce qui s'y laisse voir de saillant, de roide, d'un peu
mauvais goût parfois, venait mieux à point et comme un
jeu dans la parole même, et supporteparsapersonne.il
avait, on l'a dit, de la grâce, de l'amabilité, pourtant tou-
jours des duretés très-aisément, dès que s'émouvaient cer-
taines vérités. Il lui échappait de dire à des personnes,
capables d'ailleurs de l'entendre, lorsqu'elles tenaient bon
et avaient l'air de contester : « Je ne conçois pas qu'où
JOSEPH DE MAISTRE. 433
n'entende pas cela quand on a une tête sur les épaules. » On
a remarqué que dans la conversation, quand il ne discutait
pas, ou même quand il discutait, il n'entendait guère les
réponses; il était, tour à tour et très-vite, ou très-animé ou
très-endormi : très-animé quand il parlait, volontiers endormi
quand on lui répondait : puis, sitôt qu'on se taisait, il
rouvrait son œil le plus vif et reprenait de plus belle (1). 11
ne jouait jamais en conversation que le rôle d'attaquant,
comme dans ses livres.
Vivant, il n'a pas eu d'école; il n'exerça que des in-
fluences individuelles, rares. S'il y gagna d'ignorer la popu-
larité, même la gloire, et d'échapper au disciple, cette proie
et cette lèpre du grand homme, c'est un avantage qu'il paya
par d'autres inconvénients. Pour explication de ses défauts,
de ses excès spirituels, de ce ton roide et tranchant, il faut
penser à la solitude oii il vivait, à ce manque d'un ensei-
gnement, toujours réciproque, où l'esprit enseignant se
corrige à son tour et prend mesure sur celui qu'il veut for-
mer, à l'absence fréquente de discussion ou même d'intelli-
gence égale autour de lui. Dans ce désert habituel, il ne
savait pas combien sa voix était haute et perçante, car rien
ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions favorites,
et qui lui revenait bien souvent, était à brûle-pourpoint.
C'était le secret de sa tactique qui lui échappait, c'était son
geste; il faisait ainsi :il s'avançaitseulcontrctouteune armée
ennemie, le défia la bouche, et tirait droit au chef à brûle-
pourpoint. Il s'attaquait à la gloire, au triomphe, et de là
(l) Un soir, à Pétersbourg, le prince Viasemslii entra cliez M, de
Maistre, qu'il trouva dormant en famille, et M. de Tourguenef, qui
était venu en visite, voyant ce sommeil, avait pris le parti de dormir
aussi; le prince, liomme d'esprit et poète, rendit ce concert d'un
trait: « De Maistre dort, lui quatrième (à quatre), et Tourguenef à
lui tout seul. » Cela fait une jolie épigramme russe, mais les épi-
grammes sont intraduisibles; il faut nous en tenir à notre La Fon-
taine :
Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette.
u. 25
434 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
des excès de représailles. Dans la détresse spirituelle de
Rome, c'était le Scévola chrétien, et que trois cents autres
ne suivaient pas.
On perdrait soi-même la juste mesure si on le voulait ju-
ger sur le pied d'un philosophe impartial. Il y a de la guerre
dans son lait, du Voltaire encore. C'estla place reprise d'as-
saut sur Voltaire à la pointe de l'épée du gentilhomme. L'as-
saut est brillant, meurtrier; mais j'en suis bien fâché pour
la place, le gentilhomme valeureux ne la gardera pas.
« Il y ades jours où l'esprit s'éveille au matin, l'épée hors
du fourreau, et voudrait tout saccager. » On est tenté par-
fois d'appliquer cette pensée à ce pur esprit, si aiguisé, si
militant ; on se le représente, sentinelle comme perdue en
cette lointaine Russie, s'éveillant le matin tout en flamme,
en fureur de vérité, dans son cabinet solitaire, ne sachant
oLi frapper d'abord, mais voulant tout saccager de ce qu'il
croit Terreur, tout reconquérir et venger comme avec le
glaive de l'Archange.
Dans l'ordi'e secondaire des vérités historiques, il n'a pas
ménagé les coups en tous sens et les paradoxes; on sait
trop le plus célèbre sur l'Inquisition espagnole, cette insti-
tution salutaire; c'étaient des conséquences forcées qu'il
tirait en haine du lieu-commun. Il y avait conviction encore
chez lui, mais conviction instantanée et moins essentielle :
«■ Dans toutes les questions, écrivait-il à une amie, j'ai deux
« ambitions : la première, le croirez-vous? ceji'esipas d'avoir
« raison, c'est de forcer l'auditeur bénévole de savoir ce
« qu'il dit. » Quant à l'auditeur non bénévole, il n'était pas
fâché de le mettre hors d'état de savoir ce qu'il disait. Il
faut surtout voir, dans la plupart de ces paradoxes, des chi-
canes d'érudition, des contres-parties neuves qu'il faisait à
la déclamation de ses adversaires, pour les jeter en colère et
hors d'eux-mêmes : c'était un démenti bien retentissant qu''.l
leur lançait jusque sur le point le plus fort, pour les laire
délirer. A insolent insolent et demi.
JOSEPH DE MAISTRE, 435
Il y a de ces esprits élevés, hardis, môme insolents (je ré-
pète ce mot inévitable), qui ne vous enfoncent ainsi la vérité
que par leurs pointes. On la trouve aussitôt comme par op-
position à eux; mais, sans eux et sans leur insulte, on ne
l'aurait pas trouvée. On pourraitciter nombre de ces vérités
dues à de Maistre, auxquelles on ne se serait jamais élevé
graduellement et progressivement en partant du point de
vue libéral. Il vous fait brusquement sauter, on s'écrie; on
revient un peu en deçà, on y est. C'est sans doute ce qu'il
avait voulu.
11 voulait s'égayer aussi; il avait sa verve. Il disait sou-
vent à l'un de ses amis en le consultant à propos des So«'ées
de Saint-Pétersbourg : « Mettons cela, ajoutons cela encore,
cales fera enrager là-bas. » Il écrivait à un autre : «Laissons-
leur cet os à ronger. » — Là-bas, c'est-à-dire Paris, Paris et
l'esprit qui y régnait; c'était pour lui à la fois Carthage à
détruire, Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes, qui
aime avant tout qu'on s'occupe d'elle, quand ce serait pour
l'insulter -et pour la battre, Athènes s'est montrée recon-
naissante.
Au fait, il aimait la France, quoiqu'il ne dût jamais venir
à Paris que quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux
quand il pouvait dire nous; il est vrai que ceboiiheur-là lui
fut accordé bien rarement.
Sa colère ressemblait tout à fait à celle de l'Écriture :
« Mettez-vous en colère et ne péchez pas, » C'était un ton-
nerre en vue du soleil de vérité et dans les sphères sereines,
la colère de l'intelligence pure. 11 eût vu Bacon, qu'au pre-
mier mot de rencontre et d'accord, au moindre signe
commun dans le même symbole, il lui aurait sauté au
cou.
On l'a pu trouver bien dur pour les protestants; il a l'air,
en vérité, de ne les admettre à aucun degré comme chré-
tiens, comme frères. On cite son mot presque affreux à
U""^ de Staël, qui le voyant à Saint-Pétersbourg, le voulut
436 PORTRAITS LITTÉRAIRES,
mettre sur l'Église aûglicane et sur ses beautés : «Eh bien,
oui, madam 3, jeconviendrai qu'elle est parmi les Églises pro-
testantes ce qu'est l'orang-outang parmi les singes. » Ce
qui doit choquer dans ce mot n'est pas ce qui tombe sur
l'Église anglicane, laquelle cumule en effet toutes les cupi-
dités et les hypocrisies. Pourtant on peut opposer de M. de
Maistre un beau et touchant passage dans le Piincipe géné-
rateur (1). Insistant sur la nécessité d'un interprète vivant
et d'un pontife de vérité : « Nous seuls, dit-il, croyons à la
« parole, tandis que nos c/iers e?i?iemîs s'obstinent à ne croire
« qu'à Vécriture... Si la pa?'oZe éternellement vivante ne vivi-
« fie l'écriture, jamais celle-ci ne deviendra paroZe, c'est-à-
« dire vie. Que d'autres invoquent donc tant qu'il leur
« plaira la parole muette, nous rirons en paix de ce faux
u Dieu, attendant toujours avec une tendre impatience le
« moment où se partisans détrompés se jetteront dans nos
« bras, ouverts bientôt depuis trois siècles. » Tout ce passage
est d'un bel accent.
Particulièrement lié à Lausanne et à Genève avec beau-
;oup d'hcréttqiies, il sut cultiver et garder jusqu'à la fin leur
amitié. Un jour qu'il avait parlé avec beaucoup de feu
contre les premiers fauteurs de la Révolution, M^^ Huber
(de Genève) lui dit : « Oh ! mon cher comte, promettez-moi
qu'avec votre plume si acérée vous n'écrirez jamais contre
M. Necker personnellement. » Elle était un peu cousine de
M. Necker. 11 promit. A quelque temps de là, vers 1819, à
l'occasion, je crois, du congrès de Carlsbad ou d'Aix-la-Cha-
pelle, parut une brochure de l'abbé de Pradt où M. Necker
était maltraité. On crut un moment que M. de Maistre en
était l'auteur. Quelqu'un le dit à M"'« Huber : « Eh bien I
votre comte de Maistre, il vous a bien tenu parole... » Elle
répondit : « Je n'ai pas lu le livre ni ne le lirai; mais si
M. Necker y est attaqué, il n'est pas du comte de Maistre,
(t) Paragrapie XXII,
JOSEPH DE MAISTRE. 437
car il n'a en tout que sa parole. » Belle certitude morale en
amitié, de la part d'un de ses chers ennemis!
M. de Maistre, me dit-on encore, était à certains égards
un homme inconséquent : il se plaisait à tout, à toute lec-
ture, au trait qui l'attirait. On raconte que Sieyès et M. de
Tracy lisaient perpétuellement Voltaire ; quand la lecture
était finie, ils recommençaient; ils disaient l'un et l'autre
que tous les principaux résultats étaient là. M. de Maistre,
sans le lire sans doute ainsi par édification, l'ouvrait sou-
vent aussi et par divertissement, pour se mettre en humeur.
Telle femme de ses amies n'a connu beaucoup de Voltaire
que par lui. Mais c'était à son imagination qu'il accordait
ce plaisir, sans jamais laisser entamer l'idée ni la foi. Excur-
sion faite, la conclusion rigoureuse revenait toujours.
Sous ce dernier aspect, on peut le donner comme le plus
conséquent des hommes, celui de tous chez qui la foi, l'idée
acceptée et crue, était le plus devenue la substance et
faisait le plus véritablement loi. A quelque point de la cir-
conférence qu'on le prît, sur toutes les parties et dans tous
les points de son être de sa vie, sa foi entière était à l'in-
stant présente, s'assimilant tout du vrai, et en chaque
doctrine qui se présentait, martinisme ou autre, séparant
le faux comme à l'aide d'un centre discernant et d'un foyer
épurateur : discrimen acre. Ici point de concessions , de
doutes, d'influence vaguement reçue, de limites indécises.
L'omniprésence de sa foi y pourvoyait. Si j'en crois de bons
témoins, il mérite d'être reconnu de celui tous les hommes
peut-être en qui un tel phénomène s'est le plus rencontré et
qui s'est le moins permis.
Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensée était
sûre, sa vie grave ; vraiment religieux dans la pratique, il
n'avait rien de ce qu'on appelle dévot.
Surles choses purement politiques, il avait une conviction
qu'on pourrait dire secondaire, un peu de ce mépris ullra-
montain à l'endroit des puissances par où a commencé feu
438 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
l'abbé de La Mennais. Il pourrait bien être arrivé, écrit-il
quelque part Irès-iiigénieusement, le même malheur qu'à
Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se
trouva avoir blessé une divinité. — Il est persuadé qu'à cho-
ses nouvelles il faut hommes nouveaux, et qu'après la Res-
tauration les vieux et lui-même sont hors de pratique. — On
lui parlait un jour de quelque défaut d'un de ses souverains :
« Un prince, répondit-il, est ce que le fait la nature; le
meilleur est celui qu'on a. » Il disait encore : « Je voudrais
me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux peu-
ples : Les abus valent mieux que les révolutions ; et aux rois ;
Les abus amènent les révolutions.
A l'arlicle de Rome, il n'a nul doute ; il accorde tout, et
plus même que certains Romai7is ne voudraient (i). Ce fa-
meux passage des Soirées sur un esprit nouveau, sur une
inspiration religieuse nouvelle, a été interprété dauslesens
le plus contraire au sien, et il s'en serait révolté, affirment
ses amis les plus chers, s'il avait vécu: « Ce serait la pensée
la plus capable de réveiller sa cendre, si elle pouvait être ré-
veillée par nos bruits. » Il accordait toutà Rome, et tellement
qu'il lui accordait cette évolution nouvelle quelle se suggére-
rait à elle-même; mais il ne l'admettait pas hors de là (2).
Il -eût été attentif, m'assure-t-on, à plusieurs des jeunes
tentatives; il l'était toutes les fois qu'il ne voyait pas hosti-
lité décidée. Il jugeait par lui-même, et discernait, sans
(1) Voir ci-après l'Appendice, à la fln du présent volume.
(2) Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu'on a pu s'y
méprendre ; la voici un peu construite et condensée, comme l'on fait
toujours lorsqu'on lire à soi; « Il faut nous tenir prêts pour un év6-
« nement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec
« une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. // n'y
« a plus de nlicjion sur la terre, le genre humain ne peut rester en cet
« état.... Mais attendez que I'affinité naturelle de la religion et
« DE LA sc^E^CE IfS réuuisse dans la tôte d'un seul iiomme de génie.
« L'apparition de cet homme ne saurait ôlre éloignée, et peut-être
« même existe-i-it déjà. Celui- là sera fameux et mettra fln au xviil»
« 8iècle, qui dure toujours car les siècle» inlellecluels ne se règlent
JOSEPH DE MAISTRB. 431)
paresse, sans préjugés ; l'originalité se reîrouvait en chacun
de ses jugements. — Au reste, il n'a guère eu rien à voir à
aucune de ces tentatives que nous appelons nôtres; il était
disparu auparavant. Contemporain du xviiF siècle ill'a lou-
jour en présence. Quand il dit noire siècle, c'est de celui-là
qu'il s'agit pour lui.
Revenons un peu à ses ouvrages. La Révolution française
fut son grand moment, son point de maturité et d'initiation
clairvoyante. Tout ce qui était là, même à ti-avers la pous-
sière, môme danslesang,illevitbien;mais cequi se prépara
ensuite, il n'était plus à côté pour l'observer. De là ses opi-
nions de plus en plus particulières. Son esprit confiné en
Russie, dans ce belvédère trop lointain, continua de con-
clure, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul.
Quand il se trouva à Paris un moment, en 1M7, sa montre
ne marquait plus du tout la même heure que la France :
était-ce à l'horloge des Tuileries qu'était toute l'erreur?
Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner;
rien toutefois n'est tel que de voir et d'observer en même
temps. Si M. de Maistre a compris d'emblée, à ce degré de
justesse, la Révolution française, c'est, nous l'avons assez
montré, qu'il l'avait vue de près et sentie à fond par sa pro-
pre expérience douloureuse. Ce fut là sa grande inspiration
originale et vraie. A mesure qu'il s'en éloigne, il va s'enfonçant
dans la prédiction ; il croit sentir en lui je ne sais quelle fo'^ce
indéfinissable, ce que nous appellerions l'entrain du ne grande
nature en verve. L'impulsion est donnée; comme Jeanne
d'Arc continua de combattre, il continue de prédire après
que le Dieu, c'est-à-dire le rayon juste du moment, s'est
« pas sur le calendrier, comme les siècles proprement dits.... Tout
« annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons
« à grands pas. » {Soirées de Sainl-Pétembourg , tome II, page 279,
288, 294, édition de 1831, Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu
composite, je le répète, a été citée et commentée dans les Lettres
d'Eugène Rodrigue, mort très-jeune, et l'un des plus vigoureux pen-
seurs de l'école saiul-siiuoaieone.
440 PORTRAITS LITTÉRAIUES.
retiré de lui. Le voilà (ô infirmité humaine !) qui se monte
d'autant plus fort et qui tombe dacj l'excentiique, dans le
particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique
et hautain, encore semé d'aperçus de lueurs merveilleuses,
mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but. A
Pétersbourg, il est seul ou n'a affaire qu'à des esprits absolus.
La solitude entête ; l'aurore boréale illumine; il écrit n'étant
qu'à un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l'embrasser,
tenir à la fois les deux pôles et l'entre-deux. Dans ce palais
des glaces qu'il habite, les objets se réfléchissent aisément
sous des angles qui prêtent à l'illusion. Ce qui est certain,
c'est qu'il ne voit plus la France que de loin, par les grands
événements extérieurs : ce qui s'y engendre ets'y prépare de
nouveau, ce qui demain y doit vivre et n'a pas de nom
encore, il ne le sait pas.
Rien d'étonnant donc, rien d'injurieux à M. de Maistre,
que de reconnaître qu'il lui est arrivé, à cet esprit si élevé
et si avide des hautes vérités, la même chose qu'on a préci-
sément remarquée de certains empereurs et conquérants :
il a eu ses deux phases. Dans la première, s'il ne marche
pas avec, il marche droit du moins sar son temps; il le con-
tredit, il le croise, en le devançant, en l'expliquant. Dans la
seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu'il croit
universelle, son pur paradoxe absolu ; il veut faire rétrogra-
der ou dévier son temps, il le violente; ce ne sont plus que
des éclats.
En mai 1809, il achevait d'écrire son petit traité sur le
Frincipe générateur des Constitutions politiques. C'est le pre-
mier ouvrage de lui qui s'échappa de son portefeuille après
son long silence; il le publia à Saint-Pétersbourg dans les
premiers mois de 1814 (1). Un exemplaire en vint en France
aux mains de M. de Bonald, un peu après la Charte : furieux
(1) M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe
générateur fut publié à Saint-Pétersbourg dès 1810 ; l'exact Quérard
JOSJiPU DE MArSlKE 441
contre la concession royale, le théoricien de la Législation
primitive n'eut rien de plus pressé que de faire réimprimer
le Principe générateur par manière de contre-partie et de ré-
futation ad hoc. Louis XVni, l'auguste auteur, piqué dans sa
plus belle page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois
il avait écrit une lettre de compliments à l'époque des Con-
sidérations. M. de Maistre, apprenant cet imbroglio, s'em-
pressa d'écrire à M. de Blacas pour se justifier de tout
dessein de réfutation; il invoqua les deux grandes preuves,
l'alibi et V art de vérifier les dates: il était à Saint-Pétersbourg,
il y écrivait l'ouvrage en 1809, il l'y publiait au commence-
ment de 1814, avant que Louis XVIII fût rentré en France.
Comme procédé, il avait parfaitement raison, et il demeurait
absous. Mais, au fond, M. de Bonald ne s'était pas trompé
sur la portée de l'ouvrage, qu'il avait pris au bond. Le
Principe généi^ateur, à chaque page, est comme un soufflet
donné à la Charte et à nos constitutions écrites.
Déjà dans les Considérations, M. de Maistre avait fort insisté
sur l'ancienne constitution monarchique écrite ès-cœurs des
Français ; il revient expressément ici sur l'origine divine do
toute constitution destinée à vivre. Nourri de l'antiquité,
abreuvé à ses hautes sourceset à ses sacrés réservoirs, il com-
prend la force et nous révèle le génie inhérent des législa-
teurs primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il est lui-même,
comme esprit, de cette lignée des Pythagore et des Platon ; il
en retrouve et en fait puissamment sentir l'inspiration poli-
tique et civile, voisine du sanctuaire ; en ce sens on a eu
raison de dire ce beau mot, qu'il est le Prophète du passé (1).
Mais un autre ordre de temps est venu; de nouvelles con-
ditions générales ont été introduites dans le monde; un Ly-
le porte à cette année également; mais je crois que c'est une méprise
qui provient de la date mise à l'ouvrage (mai 1809). L'auteur dit
positivement dans la préruce qu'il garde son opuscule en portefeuille
depuis ciiKj ans.
(1) Bailanche, Frolégomèncs,
25.
442 PORTRAITS LITTÉRAIRES,
curgiie s'y briserait. Il faut subir son temps pour agir sur
lui. M. deMaistre ne voit que les principes antiques, et les
voyant vivants et pratiqués (avec moins de rigueur pourtant
qu'il ne le dil) dans le passé, dans un passé récent, il a l'air
d:; croire qu'on pourra les replanter exactement tels ou à
peu près dans l'avenir, dans un avenir prochain; il se
trompe. Ces principes, autrefois et hier encore vivants, ainsi
replantés, deviennent aussi abstraits et aussi morts que ceux
des constitutionnistes et des faiseurs sur papier dont il se
moque. On ne replante pas à volonté les grands et vieux
arbres; et des nouveaux, c'est le cas, pour le réfuter, de dire
avec lui : Rien de grand n'a de commencement, crescit occuUo
velut arbor œvo. En effet, à traversée qu'il appelle un inter-
règne, un chaos, quelque chose en dessous s'est péniblement
formé, ou du moins trituré, pétri, préparé; c'est ce quelque
chose de nouveau et de mixte qui doit faire le fond du pro-
chain régime et qui doit vivre. Il manquait à M. de Maistre,
absent, de l'avoir vu de près, encore sans nom (car le nom de
tiers-état dont Sieyès l'avait baptisé au début n'était que
l'ancien). La Constitution de l'an m, dont l'auteur des Consi-
dérations se moque, tenait déjà compte à sa manière autant
qu'elle le pouvait dans l'effervescence, de cette ??îo?/(?/iJie encore
informe de la nation que les journées de Fructidor et autres
coups d'État refoulèrent. Le Consulat surtout en tint compte
et s'y fonda ; l'Empire à la fin les méconnut tout à fait et se
perdit. C'est également pour avoir méconnu ce quelque
chose de mixte qu'elle avait tant contribué à créer et à orga-
niser, que la Restauration a péri ; c'est parce qu'il le respecte,
qu'il l'accommode, et qu'en gros il le contente, que le ré-
gime présent est en train de vivre. Il oublie môme un peu
trop de le diriger, et il y cède trop. — Soit. — C'est le dé-
faut contraire au précédent. — Ce n'est pas un très-noble
régime, dira-t-on, qu'un tel régime représentatif et monar-
chique, avec une seule hérédité, sans aristocratie véritable,
sans di^mocratie entière et franche. — Non : mais c'est ud
JOSEPU DE MAISTRE. 443
régime sensé, modéré, tolérable assurément, et, qui plus est,
assez heureux. — Mais vivra-t-il ? s'écriera le théoricien
absolu; qu'on ne me parle pas de cet enfant au maillot 1
Combien a-t-il d'années? Qu'on attende! — Oui, on atten-
dra. Je ne répondrai pas que cette forme de gouvernement
elle-même ne soit une préparation, un intervalle, une tran-
sition à de plus souveraines. Mais toutes les formes de gou-
vernement en sont là. Il suffit qu'elles vivent avec honneur
un certain laps d'années, et qu'elles procurent durant ce
temps à un certain nombre de générations repos et bon-
heur, de la manière dont celles-ci l'entendent. Après quoi
ces formes passent, elles se brisent, elles se transforment.
Les historiens, les théoriciens viennent alors, les dégagent
de ce qui les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des
contemporains, et en l'ont à leur tour des principes et des
systèmes qu'ils opposent aux nouvelles formes naissantes et à
peine ébauchées. Ainsi va le monde ; et, pour qui a la tour-
nure d'esprit religieuse, il y a un moyen encore, dans tout
cela, de retrouver Dieu. —Je crois avoir répondu fort terre-
à-terre, mais non pas trop indirectement, à la doctrine du
Principe générateur.
En traduisant et en publiant (1816) avec des additions
et des notes le traité de Plutarque sur les Driais de la Justice
divine dans la Punition des Coupables, M. de Maistre donnait
la mesure de la largeur et de la spiritualité de son chris-
tianisme ; en se faisant l'introducteur et comme l'hôte géné-
reux du sage païen, il disait à tous que les bras toujours
ouverls de son Christ n'étaient pas étroits. Son fameuj-
ouvrage du Pape, publié en 1819, semblait au contraire-
rétrécir et rehausser singulièrement le seuil du temple. V
n'aurait voulu que le rendre à jamais stable et visible, ei»
le fondant sur le rocher.
M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force
logique. Il était pénétré du gouvernement temporel de la
Providence et en avait vu les coups de foudre dans notre
444 ronTP.AîTS littéraires.
Révolution ; mais, au lieu de se borner à reconnaître et à
constater, il s'avisa de vouloir compter en quelque sorte ces
coups, d'en sonder la loi mystérieuse et de remonter au des-
sein suprême. Son esprit posilif et précis ne pouvait
s'accommoder d'une vague idée et d'un à-peu-près de Pro-
vidence, ne se manifestant queçà et là. Or, pour faire cette
Providence complète et vigilante, et sans cesse unie à
l'homme, il fallait lui trouver un organe et un oracle per-
manent. 11 n'était pas homme, comme les mystiques, comme
Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais quelle petite
Église secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse, dont
le sacerdoce catholique n'eût été qu'un simulacre sans
vertu, une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protes-
tants et aux chrétiens libres, disséminés, croyant à la Bible
sans interprète, c'est-à-dire, selon lui, à Vccriturc sans la
parole et sans \a.vie, il ne s'y arrêtait même pas. Pour lui, le
siège et l'instrument de la chose sacrée devait être mani-
feste et usuel, visible et accessible à toute la terre ; ce ne
pouvait être que Rome ; et comme les ob ections abondaient,
il se fit fort de les lever historiquement, dogmatiquement,
et de tout expliquer : tour de force dont il s'est acquitté
moyennant surtout quelques exploits incroyables de raison-
nement, moyennant surtout quelques entorses çà et là à
l'exactitude et à l'impartialité historiques, comme Voltaire,
Daunou et les autres détracteurs en ont donné dans l'autre
sens; mais les entorses de de Maistre sont magniliques et à
/a Michel-Ange. Les autres, les enragés et les malins, n'ont
donné que des crocs-cn-jambes.
Je sais tout ce qu'on peut opposer de front et dans le détail
à une pareille théorie et à l'histoire qu'elle suppose et qu'elle
impose. De ce qu'une chose, selon qu'il le croit, est ?jésessaire
pour le sailli moral du genre humain, M. de Maistn; en con-
clut qu'elle (h/ et qu'elle est vraie. Ce raisonncmnit est hé-
roïque, il mène loin. Chaque esprit systématique, au nom du
même raisonnement, va nous apporter sa promesse ou sa
JOSEPH DE MAISTRE. 4'i5
menace, M. de Maistre nous dira que, lui, il ne rêve pas,
qu'il y a possession pour son idée, qu'il y a le fait subsistant
et reconnu; mais ce fait lui-même est une question. Pour-
tant, jusque dans l'excès de sa théorie pontificale, M. de
Maistre ne faisait encore que marquer sa foi vive et à tout
prix au gouvernement providentiel. Bien des historiens et
des philosophes nous parlent dans leurs discours officiels
de la providence, de laquelle ils ne se préoccupent pas du
tout ailleurs, ne la prenant que comme ils prennent leur to-
que ou leur bonnet de cérémonie. Le problème qui consiste à
chercher à cette Providence un signe distinct, un fanal ter-
restre, auquel on puisse la reconnaître pour s'y diriger,
demeure tout entier pendant et nous écrase. Les politiques,
(je ne les en blâme pas) et tous les intéressés qui font sem-
blant de croire ont beau voiler l'abîme rouvert, l'anxiété
douloureuse de bien des âmes le trahit. Entre une Rome à
laquelle on ne croit plus qu'assez difficilement, et une Pro-
vidence philosophique qui n'est guère qu'un mot vague
pour les discours d'apparat, bien des esprits inquiets et sin-
cères se réfugient dans une sorte de religion de la nature et
de l'ordre absolu, qui a déjà essayé plusieurs costumes en
ces derniers temps.
Il n'entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discu-
ter historiquement un livre tel que celui du Pape: dogmati-
quement, ce n'est point aux sceptiques qu'il s'adresse, la coic-
leuvre seva.\i trop forte du premier coup. C'est aux chrétiens
plus ou moins séparés et pourtant fidèles encore à la hiérar-
chie, c'est aux catholiques gallicans, aux épiscopaux angli-
cans, aux Églises grecques photiennes, qu'il va chercher
querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand,
mâle, éclairé d'images, simple d'ordinaire, avec des taches
d'affectation ; si on peut noter du mauvais goût par points,
on n'y rencontre jamais dumoinsdedéclamationnide phra-
ses. Il y a du sophiste, a-t-on dit, soit; mais il n'y a jamais
de rhéteur. Arrangez cela comme vous voudrez.
44G PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Quelles que soient les croyances ou les non-croyances du
lecteur, il ne peut qu'admirer historiquement le beau pas-
sage (livre ïl, chapitre v) sur la translation de l'empire à
Constanliiiople et sur la /"(«ôZe de la donation, qmesl très-vraie.
De telliîs vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent
bien de petits excès. Un résultat incontestable qu'aura obtenu
M. deMnistre, c'est qu'on n'écrira plus sur la papauté après
lui, coMiine on se serait permis de le faire auparavant. On y
regardera désormais à deux fois, on s'avancera en vue du
brillant et provoquant défenseur, sous l'inspection de sa
grande ombre. Tout en le combattant, on l'abordera, on le
suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après,
il les amène sur son terrain, il les traîne à la remorque.
N'est-ce pas une partie de ce qu'il a voulu ?
Ud fait positif et piquant, c'estque, dans ce terrible ou-
vrage du l'ai e beaucoup de choses ont été (qui le croirait?)
adoucies., plus d'un trait relatif à Bossuet, par exemple. J'ai
eul'honneurde connaître à Lyon le savant respectable et
modeste (i) que M. de Maistre n'avait jamais vu, mais à qui
il avait accordé entière confiance ; ce fut par ses soins que,
dans cetle ville toute religieuse, foyer de librairie catholi-
que pour le Midi et la Savoie, se prépara l'édition du Pape
et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance
régulière s'était engagée, dans laquelle le consciencieux
éditeur ne ménageait pas les objections, les critiques; M. de
Maistre s'y montrait bien souvent docile, et avec une remar-
quable facilité, dénué en effet de toute prétention littéraire
proprement dite comme unhomme du monde dontce n'était
pas le métier. Il n'y avait que les cas réservés où l'idée de
ces damiips Parisiens lui revenait en tête et le faisait insister
sur sa phrase : « Laissons cela, ils aimeront cela; » ou
(1) M. Duplace. Voir sur cet iiomme de bien la très-utile Notice de
M. Colloiiiliel, lacjiielle conCirme el développe pleinement nos asser-
tions. J'en donne un extrait dans V A i>peiidicf ci-après, à la fin de ce
vol mue.
JOSEPH DE MAISTRE. 447
bien: « Bah! laissons-leur cet os à ronger. « Je prends plaisir
à répéter ce mot qui est une clef essentielle dans le de
Maistre.
, Le livre intitulé de l'Église gallicane dans son rapport avec
le Souverain Pontife n'est qu'un appendice du Pape. Écrit en
1817 à la fin du séjour en Russie, il ne parut qu'en 1821,
vers le temps de la mort de l'auteur, qui en avait disposé
Jui-même la publication par une préface d'août 1820. C'est
dans ce fameux pamphlet qu'il s'attaque plus expressément
à Bossuet et à Pascal, à Port-Royal et au jansénisme. Le
chapitre dans lequel j'ai dû examiner et réfuter cette polé-
mique fait partie de l'ouvrage sur Port-Royal que je continue,
et il est tout entier écrit depuis longtemps. Dans un sujet
qnej'ai étudié assez à fond et sur un terrain circonscrit où je
mesenslepiedsolide, jenecrainspasd'affronler, de choquer
M. de Maistre, qui y arrive avec quelque peu de cette légè-
reté de ce bel air superficiel qu'il a reproché à tant d'autres.
Mais détacher et donner ici ce chapitre serait chose impos-
sible pour l'étendue, et même peu assortie pour le ton.
Quand je fais le portrait d'un personnage, et tant que je le
fais, je me considère toujours un peu comme chez lui ; je
tâche de ne point le flatter, mais parfois je le ménage ;
danstous les cas, je l'entoure de soins et d'une sorte de défé-
rence, pour le faire parler, pour le bien entendre, pour lui
rendre cette justice bienveillante qui le plus souvent ne
s'éclaire que de près. Lorsqu'une fois cette tâche est remplie,
je me retrouve au-dehors, je suis en mesure de m'exprimer
plus librement, me souvenant toujours, s'il est possible, de
ce que j'ai dit et jugé: mais je parle plus haut, s'il est be-
soin, et du ton que m'inspire la rencontre. Telle est ma mo-
rale en ce genre de critique et de portraiture littéraire: c'est
ainsi quej'observe les mœurs de mon sujet.
Les Soirées de Saint-Pétersbourg suivirent de près VÉglise
gallicane, et parurent la même année (18:^1). Une leur man-
que, pour être complètes, que quelques pages du dernier
448 ronTUAiTS littéraires.
Entretien, et une autre Soirée de conclusion que l'auteur
voulait ajouter sur la Russie, par reconnaissance de l'hos-
pitalité qu'il y avait trouvée. Les Soirées sont le plus beau
livre deM. de Maistre (1), le plus durable, celui qui s'adresse
à la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et intelli-
gents. On ne lit plus Donald, on relit comme au premier
jour son libre et mordant coopérateur. Chez lui, l'imagina-
tion et la couleur au sein d'une haute pensée rendent à
jamais présents les éternels problèmes. L'origine du mal,
l'origine des langues, les destinées futures de l'humanité, —
pourquoi la guerre? — pourquoi le juste souffre? — qu'est-
ce que le sacrifice ? — qu'est-ce que la prière ? — l'auteur
s'attaque à tous ces pourquoi, les perce en tous sens et les
tourmente : il en fait jaillir de belles visions. La forme d'en-
tretien amène à chaque pas la variété, l'imprévu, met en
jeu l'érudition, justifie la boutade et le sarcasme, tout en
laissant jour à l'effusion et à l'éloquence. Le chevalier, le
Français, homme du monde et honnête homme, c'est le bon
sens noble, ouvert et loyal; le sénateur, le Russe-Grec, c'est
la science élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière,
c'est l'élan philosophique ; le comte est ou veut être le théo-
sophe prudent et rigoureux : on a, dans ce concert des
trois, quelque chose d'un Platon chrétien. Celui qui con-
sent à se laisser emporter dans cette sphère supérieure, et
à diriger son regard selon le rayon, sent par degrés, en mon-
tant, de grandes difficultés s'aplanir, et bien des notes dis-
cordantes d'ici-bas s'apaiser en harmonie.
En lisant les Soirées, on se demande involontairement :
M. de Maistre était-il donc un pur catholique du passé ? Ne
se rattachait-il par aucune vue, par aucun éclai»*, à ce
christianisme futur dont M. de Chateaubriand lui-môme, en
(I) a Les Soirées sont mon ouvrage chéri. J'/j ai vnsé ma tête;
ainsi, moiisii'ur, vous y verrez peu de cliose peut-iilre, mais au moim
lout ce que je sais. » Leltre du comte de Maisire à M. Déplace, du
11 décembre 1820.
JOSEPH DE MAISTRE. 4^9
ses derniers écrits, semble ne pas répudier la venue (l),donl
M. Ballanche a semblé, dès l'abord, ouïr et répéter avec dou-
ceur les vagues échos? M. de Maistre, malgré loiil ce qu'on
peut dire, en croyant bien n'en pas être, et en protestant
contre, n'y conspirait-il point, autant que personne, par
mainte pensée hautement échappée ? Et s'il n'y a rien de
nouveau en lui, comment se fait-il que, sur ses drapeaux,
la plus novatrice des sectes religieuses de notre âge ait pu
inscrire à son heure tant de paroles prophéti(]ue», à lui
empruntées, pour manifeste et pour devise ?
Ce sont là des questions que nous posons à peine, mais
qui se lèvent devant nous; et comme la lecture de de
Maistre met, bon gré mal gré, en train de prédire, nous
nous risquerons à ajouter : Quoi qu'il puisse arriver dans
un avenir quelconque, et même (pour ne reculer devant
aucune prévision), même si quelque chose en reh'gion de-
vait définitivement triompher qui ne fût pas le catholicisme
pur, que ce fût une convergence de toutes les opinions et
croyances chrétiennes, ou toute autre espèce de commu-
nion, de Maistre aurait encore assez bien compris l'alter-
native à l'heure de crise, il aurait assez ouvert les perspec-
tives profondes et assez plongé avant son regard, pour
s'honorer à jamais, comme génie, aux yeux des générations
futures vivant sous une autre loi ; il ne leur paraîtrait à au-
cun titre un Julien réfractaire, mais bien plutôt encore une
manière de prophète à contre-cœur comme Cassandre, une
sibylle merveilleuse.
C'est trop nous hasarder à ces extrémités d'horizon où
l'absurde et le possible se touchent ; rentrons vite dans la
limite qui nous convient. Qu'on ne vienne pas tant s'éton-
ner, après les Soirées, que M. de Maistre, étranger, ait si
bien écrit dans notre langue : quand on est de cette taille
(1) Voir les Etudes historiques, chapitre de Vea-position : « Le cliris-
c tianisme n'est point le cercle inflexible de Bossuet ; c'est un cercle
« qui s'étend à mesure que la société se développe... »
450 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
comme écrivain, on a droit de n'être pas traité avec cette
condescendance. Compatriote de saint François de Sales, il
écrit dans sa langue, qui se trouve en même temps la
nôtre, dans une langue postérieure à celle de Montesquieu,
et qui tient de celle-ci pour les beautés comme pour
les défauts. Son style, je le répète, est ferme, élevé, sim-
ple; c'est un des grands styles du temps. S'il y a du Sé-
nèque, comme on l'a remarqué ingénieusement, où donc
n'y en a-t-il pas aujourd'hui? Mais chez lui les défauts
de goût, nolez-le bien, ne sont que passagers, pas beaucoup
plus forts, après tout, que ceux de Montesquieu lui-même.
Et ce style a l'avantage d'être tout d'une pièce, portant en
soi ses défauts, sans rien de plaqué comme chez d'autres
talents qu'à bon droit encore on admire.
Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d'une
qualité qui fait le charme principal des écrits de son frère, —
une certaine naïveté gracieuse et négligente, le molle atque
facetum, Vaphelia. Je tiens de bonne source que la première
fois qu'il eut entre les mains le Voyage autour de ma Chambre,
il n'en sentit pas toute la finesse légère. Il y avait môme fait
des corrections et ajouté des développements qui nuisaient
singulièrement à l'atticisme de ce charmant opuscule; mais
il eut assez de confiance dans le goût d'une femme, d'une
amie, qu'il voyait alors beaucoup à Lausanne, pour sacrifier
ses corrections et rétablir le Voyage, à peu de chose près,
dans sa simplicité primitive. Lorsque plus tard à Saint-Pé-
tersbourg, en 18i2, il en donna une nouvelle édition en y
joignant le Lépreux, il y mit une préface spirituelle assuré-
ment, mais un peu roide et prétentieuse dans son persiflage.
Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu s'empêcher d'être
guindé dans le Temple de Gnide?
M. Villemain nous a appris que cette gracieuse naviga-
tion sur la Ncwa, qui fait comme l'entrée en scène et la
bordure des Soirées est delà plume du comte Xavier : alliance
délicate! déférence touchante! Il s'agissait d'un paysage;
JOSEPH DE MAISTRE. 451
M. de Maislre ne s'était pas cru capable de le peindre.
Je voile ses Lettres sur l'Inquisition (1S22); on les passerait
à peine à un homme d'esprit, très-neryeux, qui aurait été
condamné à subir du Dulaure toute sa vie. En insistant
outre mesure sur un sujet odieux et pénible que la décla-
mation avait exploité sans doute, et où peut-être il y avait
des amendements historiques à proposer, M. de Maistre a
trop oublié que, là oià il s'agit de sang versé et de tortures,
la discussion extrême, le summum jus a tort. Il est des en-
droits sensibles de l'humanité qu'il ne faut pas retourner
rudement, pas plus que, dans un hôpital, certaines plaies
du malade, pour se donner le plaisir de faire une démon-
stration théorique et anatomique exacte.
On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les
ordres et de toutes les robes, bien de ces subtilités et de
ces saletés que Pascal a dénoncées particulièrement chez
les Révérends Pères; on trouverait, je le crois, dans les
greffes des anciens Parlements, beaucoup de ces horreurs
qu'on est convenu d'imputer surtout à Flnquisition ; mais
qu'importe? il est un degré de récidive et d'habitude oix
l'on endosse très-justement (pour parler comme de Maistre)
les délits du voisin, et où l'on paye pour les autres : Esco-
bar ni l'Inquisition ne s'en relèveront.
Pour le Bacon, c'est autre chose, et, si maltraité qu'il ait
pu paraître du fait de notre auteur, il est de force à soutenir
l'assaut. M. de Maistre n'a pas été amené d'emblée à com-
battre Bacon, pas plus que Voltaire. Extraordinairement
frappé de la Révolution française (il faut toujours en reve-
nir là), l'ayant jugée satanique dans son esprit, il en vint à
se retourner contre Rousseau d'abord, puis surtout contre
Voltaire, comme étant le grand fauteur satanique et anti-
chrétien. Quant à Bacon, il y mit plus de temps et de dé-
tours; il aimait évidemment à le lire et à le citer. Cette belle
parole du moraliste, que la religion est l'aromate qui empêche
la science de se corrompre, lui revient souvent. Pourtant, il
452 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
nous l'avoue, à voir les éloges universels et asscurdissants
décernés à Bacon par tout le xviiie siècle encyclopédique,
il entra en véhémente suspicion à son égard, et depuis ce
moment le procès du chancelier commença. Il l'avait fincé
déjà en plus d'un passage des Soirées; mais ce n'était pas
incidemment qu'il pouvait avoir raison d'un tel accusé;
passe pour Locke, simple bourgeois en philosophie, dont il
avait fait justice en un Entretien (1).
M. de JMaislre a comme un sens particulier, excellent,
pour pénétrer les ennemis cauteleux du christianisme (Hume,
Gibbon), pour les démasquer dans leurs circuits et leurs
ruses. Il crut voir en Bacon un tel adversaire tout fourré
d'hermine, et dès lors il se fit devoir et plaisir de le montrer
nu. On a beaucoup dit que c'était une maladresse de dimi-
nuer le nombre des grands partisans prétendus du christia-
nisme et d'en retrancher Bacon, que c'était tirer sur ses
troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler
à sa manière, franche simplicité, si ce n'est duplicité. C'est,
en effet, traiter le christianisme comme un docteur son ma-
lade qui a besoin de ménagements et d'être dorloté. Cet ordre
de considérations anodines ne fait rien à l'affaire, à la vé-
rité, qui est de savoir si Bacon a inventé ou non une mé-
thode, et dans quelle vue il la voulait, et où cela menait.
Dès qu'une fois de Maistre interroge, il est évident qu'il se
ressouvient de son métier de magistrat; il n'a point appris
à procéder comme nos bons jurés. La manière si habituelle
(1) Dans le vi«. C'est dans le v« qu'il avait commencé à accoster
Bacon, h lui porter tant de piquantes atteintes: « Bacon fut un ba-
romètre qui annonça le beau temps, et, parce qu'il l'annonçait, on
crut qu'il l'avait Tait. » Et lorsque, ne voulant pas de lui pour soleil,
il essaie de se rabattre à une aurore : « Et môme, ajoute-t-il, on
pourrait y trouver de l'exagcralion, car lorsque Bacon se leva, il
étaitau moinsdix heures du matin.» Une telle escarmouche aurait paru
à tout autre un combat, mais, pour de Maistre, c'était peloter en
attendant parlio.
JOSEPH DE MAISTfiE. 4S3
en ce monde de prendre les choses par la queue est l'opposé
de la sienne, qui allait d'abord au chef, à la racine.
Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sani
nombre qu'il intente à Bacon, y employer tout nu volume.
Le fait est que Bacon a été très-peu défendu. Los chefs de
l'école éclectique régnante n'ont pas été fâchés de voir tom-
ber sur la joue du précurseur de Locke ce soulflel solennel
qu'ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de lui don-
ner (1). Je n'ai pas assez lu ni étudié Bacon pour avoir droit
d'exprimer sur son compte une idée complète; mais toutes
les fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé,
par les éloges en quelque sorte fanatiques que je voyais dé-
cerner invariablement à Bacon en tète de chaque préface,
dans tout livre de physique, de physiologie et de philoso-
phie, j'essayai de l'aborder ; je fus assez surpris d'y trouver
un tout autre homme que celui de la méthode expérimen-
fale stricte et simple qu'on préconisait (2); j'y trouvai un
heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein d'idées
et de vues dont quelques-unes hasardées et môme supersti-
tieuses, mais surtout riche de projets ingénieux, d'aperçus
(1) L'altaque de de Maislre a plutôt mis en train contre Bacon.
M. F. Huet, dans une ttièse ingénieuse (1838), s'est aU.iclié i évincer
tout à fail Uacon, comme autorité, du domaine de la ittuinsupliie in-
tellectuelle; il lui a refusé toute initiative essentielle en culte partie.
Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Hiaux, qui a
mis une judicieuse introduction aux OEuvres de liacon ((Miarpenlier,
184 3), s'est tenu dans un milieu plus spécieux, plus vraisemblable.
Il faut regretter que l'utile et savant travail de M. Bouillel [OEuvres
de Bacon, 1834) ait paru avant l'attaque de de Maislre. J'indiquerai
encore un sage article de M. Diodati {Bihlinihêque nnivi-rselle de
Genève, janvier 1837). Dans le journal l'Européen (févrieV 1837),
M. Bûchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres celle-ci,
que jusqu'à présent on citait Bacon à tort et à travers, et qu'un ré-
sullal de l'ouvrage de M. de Maislre sera du moins qu'on n'osera
pli8 invoquer l'oracle contesté qu'en pleine connaissance de cause.
(2) Quelques-uns des purs de l'extrême xvnie siècle, qui y avaient
' egardé de très-près (comme Daunou), estimaient moins Bacon, mais
. îlai* un secret qu'on se gardait.
i54 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
attrayants {hints, impetiis), d'observations morales revêtues
d'une belle forme, dorées d'une belle veine, et capables de
faire axiome avec éclat. Une telle gloire, où l'imagination a
sa part dans la science pour la féconder, en vaut bien une
autre, ce me semble.
M. de Maistre n'était pas homme à y rester insensible, et
il se sérail maintenu, on peut l'affirmer, plus favorable à
Bacon, s'il n'avait aussi été impatienté de tout ce qu'on a
débité de lieux communs à son propos. C'est bien là l'effet,
par exemple, que devait produire Garât, le faiseur disert de
préfaces et de programmes, à son coure des anciennes Écoles
normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds l'excel-
lent Saint-Martin, l'un des élèves, lequel, tout pacifique qu'il
était, l'attaqua sur ses prétentions baconiennes avec cha-
leur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout respect
à Bacon (1). — Beaucoup des paradoxes et des sorties de
M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter?) les éclats d'un
homme d'esprit impatienté d'avoir entendu durant des heures
force sottises, et qui n'y tient plus; les nerfs s'en mêlent : il
va lui-même au delà du but, comme pour faire payer l'ar-
riéré de son ennui.
Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il
été modifié, complété, c'est-à-dire adouci par lui, s'il l'avait
lui-même donné au public? On y sent, au ton de la que-
relle, un tète-à-tête de cabinet et toute la liberté du huis
clos. On m'assure qu'il le considérait comme un ouvrage
(1) Voir au tome III des Séan(;cs des Ecoles iiorninles (édit. de
1801), [ifi^it! Ii3 Saitil-Murliii y marque éuergiquement combien
personne ne resscmliic moins au simple et minée Condillac (jue l'am-
ple et l'erlile Baeon : « Quoiqu il me laisse beaueoup de eJiosc^s à dé-
« sirer, il est néanmoins pour moi, non-seulement moins i(!poussant
« que Conddiac, mais encore cent de;<iés au-dessug... Je suis bien
« sûr que j aurai.s été entendu de lui, et j'ai lieu de croire (pie je ne
• l'aurais j)as été de Condillac... Aussi l'on voit bien (ju'il vous
« gêne un peu. A[)ri'8vou8 être établi son disciple, vous n'upprochei
«I de Sun éeule (|ue Hobremcnl et avec [irécaulion. »
lOSEPn DE MAISTRE. 435
terminé, sauf la préface qu'il avait dans la tête, di-^-'iil-il tou-
jours. Pensons du moins qu'il aurait soigueuseim m vérifié
sur place tous les textes, afin d'éviter le repiocin' d'avoir
quelquefois prêté, par aggravation, au sens de r. |iii qu'il
inculpait. Dansaucundeseslivres d'ailleurs, M. do Maistrene
se montre plus brillamment et plus profoudéineni im-uiême.
Le chapitres des causes finales et de ïuniou <ic l ihijionet
de la science renferment sur l'ordre et la proportia,i (in l'uni-
vers, sur l'art, sur la peinture chrétienne, sur le l)i;iiii, quel-
ques-unes, certes, des plus belles pages qui aieut Jamais été
écrites dans une langue humaine. On y lit celle, ilcruiition
qu'il faudrait graver en lettres d'or, et qui explique, hélas!
si bien l'absence de son objet en de certains âges : « L«
« Beau, dans tous les genres imaginables, est ce t/ni plaît à
« la verta éclairée. » — Intelligence platontique, M. <le Maistre
a compris et défini Aristote comme pas un de récole ne l'eût
fait; on sent de quel avantage pour lui c'a été de |)i'atiquer
de près et sans intermédiaire ces hauts modèles ( I ) ; ni Bo-
nald, ni La Mennais (2), ni aucun de bord calli<>li.|ue, n'a
été trempé de forte science comme lui. Et il seul tauliquité
non-seulement dans Aristote, non-seulement datis Platon et
Pythagore, mais jusque dans celui qu'il appelle, avec un
mélange de respect et de charme, le docte et élcyaut Ovide
(1) 11 voulut tout lire à la source ; il apprit rallemaifl ikhip mieux
pénétrer tout Kant. Sur un exemplaire de ce philoso pIk;. il avait
écrit en lête : Pla(o pulrefactus,
(2) Quand je parle de La Mennais dans cet article, il va .sans dire
que c'est toujours du La Mennais d'avant George S nul, d'un La
Mennais aniédiluvien; ils furent en correspondance, il»; w.iistre et
lui. « M, de Maistre pourtant (et l'éloquent novateur .s'en plaignait)
:ne comprenait pas son second volume de Vhtdijjéicnn-, ^ ck qui si-
gnifie qu'il lui faisait des objections et n'entrait pas Md.inllers dans
celte niélhode un peu trop scolastique et logique avix son esprit
platonicien. Au reste, il est trop clair aujourd'hui qu'ils ndnt, jamais
dû s'entendre pleinement. Quant à M. de Donald, M. du Maistre ne
le vit jamais, mais ils s'écrivaient aussi; l'ouvrage du l'upi' lui fut
idressè par l'auteur en offrande avec un épigramme de Mailial, un
xénion. Yoilà le gentil Martial en bien grave message.
4o6 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Puis, tout en goûtant ces savoureuses douceurs, il ne s'y
laisse point piper ni amuser; il veut le sens, le but sérieux.
Si abeille qu'il soit, c'est à la ruche qu'il revient toujours.
Un de ses plus vrais griefs contre Bacon, c'est qu'il le voit
comme une plume de paon de la philosophie, un bel-esprit
amoureux de l'expression et content quand il a dit : les
Géorgirjues de l'àme.
En cela même nous croyons que M. de Maistre se montre
infiniment trop sévère. Et nous aussi, simple historien litté-
raire, il est un côté par lequel nous ne saurions assez vénérer
Bacon et le saluer, comme notre premier guide et inventeur.
Qu'on lise, au livre ii De Augmentis Scient iarium, le cha-
pitre IV, dans lequel, distinguant les différentes espèces d'his-
toire civile: i° l'ecclésiastique ou sacrée; 2» la civile propre-
ment dite; 3° la littéraire, il s'attache à dessiner le cadre de
celle-ci, comme entièrement absente. « Et pourtant, dit-il
avec cet éclat ingénieux qui lui est propre, l'histoire du monde
dénuée de cette partie essentielle, c'estla statue dePolyphème
à qui on aurait arraché son œil. » Tout le plan qu'il trace
dans cette page est admirable d'ordre et de soins, de conseils
de détail, et n'a pas cessé d'être le programme de tout histo-
rien, de tout biographe littéraire digne de ce nom. Il sait
très-bien insister sur ce qu'il ne s'agit pas ici de procéder à
la manière des critiques, de perdre son temps à louer ou à blâ-
mer, mais qu'il importe de raconter, d'expliquer les choses
elles-mêmes historiquement, avec intervention sobre de juge'
ments. Il insiste encore sur ce qu'il ne s'agit pas seulement
de compiler, de prendre chez les historiens et les critiques
une matière toute digérée, mais de saisir par ordre les livres
essentiels, les monuments principaux, chacun dans son mo-
ment, et alors, non pas en les lisant jusqu'au bout et tout
entiers, mais en les dégustant, en sachant en saisir l'objet,
le style, la méthode, d'évoquer par une sorte d'enchantement
magique le tiénie littéraire d'un temps. — Et cela, il le con-
seille, non point pour la pure gloire des lettres, non pour le
JOSEPH DE UAISTRE. 457
pur amour ardent qu'il leur porte (bien qu'il en soit dévoré),
non par pure curiosité poussée à l'extrême (avis à nous au-
tres, amateurs trop minutieux!), mais dans un but plus sé-
rieux et p.us grave, pour suggérer aux doctes dans l'usage
et l'administration de leur science un meilleur régime, de
meilleures méthodes, une prudence et une sagacité plus
éclairées. « Il y a lieu, ajoute-il en concluant, de se donner
le spectacle des mouvements et des perturbations, des bonnes
et des mauvaises veines, dans l'ordre intellectuel comme
dans l'ordre civil, et d'en profiter. » — Ainsi s'exprime Bacon
en termes formels, et ce n'est que de nos jours, et depuis
très-peu d'années, qu'en France une telle histoire est
ébauchée à grand'peine !
Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respec-
tueux, si notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au
milieu de voix si hautes et si imposantes, nous lui dirions :
« Consolez-vous, Ombre illustre! ils avaient voulu faire de
vous un chef de leur école, un précurseur d'eux-mêmes, et
vous avaient tiré à eux, ajusté à leur taille, et présenté sous
un jour étroit, faux et dans lequel, en vous idolâtrant sans
cesse, ils vous avaient diminué. D'autres sont venus qui ont
défait tout cela, qui vous ont rejeté de leur philosophie, la-
quelle (je leur en demande bien pardon), pour être plus sa-
vante et moins maigre que la précédente, me semble bien ar-
tificielle aussi. Consolez-vous encore une fois d'être hors de
toutes ces questions d'école, car qui dit école dit une chose
officielle, convenue et à demi mensongère, et qui, d'un côté
ou d'un autre, croulera. Excommunié par de Maistre, qui
croyait, peu accueilli par les héritiers de ce Descartes, qui
nedoutaitde rien, restez, vous, ce que vous étiez, — un libre et
hardi investigateur de toute noble étude, un amateur éclairé
de toute connaissance et de toute belle pensée, un écrivain
éclatant et perçant, dont les mots honorent tous les sentiers
où vous avez passé, et avec qui l'on trouve à s'enrichir chaque
•our, dans quelque voie que l'on s'engage. Restez vous--
li. 2 G
458 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
même. 6 Bacon! et, quelle qu'ait été votre vie avec ses torts
et ses infortunes, soyez salué à jamais un des auteurs origi-
naux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus,
lin des bienfaiteurs, en un mot, de l'humaine culturel »
Pendant son séjour en Russie, M. de Maistrc entretenait
une vaste correspondance. Un grand nombre de lettres qu'il
écrivait, par le sérieux des questions et le développement
qu'il y donne, seraient dignes de l'impression. On en a pu
juger d'après le peu qui s'est échappé çà et là, et qu'on a pu-
blié dans divers journaux (1). A tous les trésors de la science
et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilité exquise,
qu'il portait dans les plus simples relations de la vie. Admi-
rateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce
pur une sorte de charme idéal pour sa vie austère; il recher-
chait volontiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur
amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d'extraire
quelques passages d'une de ces correspondances, qui date
des années 1812-1814. Je prendrai presque au hasard;
l'homme saisi dans l'intimité achèvera de s'y dessiner.
« .... Je me tiens très-honoré (écrivait-il donc à une spirituelle
jeune dame) de vous avoir appris un mot; mais ce qui me serait un
peu plus agréable, ce serait de Jouir avec vous de la chose même dont
je n'ai pu vous apprendre que le nom. Casietliscr avec \otre famille
serait pour moi un état exlrâmement doux, et puisque vous y seriez,
il faudrait bien prendre patience ; mais, liélas! il n'y a plus de châ-
teau pour moi. l.afoudre a tout frappé; il ne me reste que des cœurs;
lî'esl une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L'es-
time que vous voulez bien m'accorder est mise par moi au rang de
l'es possessions Iieureuses qu'heureusement personne n'a droit de
roiifisqner. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment
aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errants protégeaient les
daines; aujourd'hui c'est aux dames à protéger les chevaliers errants:
ainsi, trouvez bon que je me place sous voire suzeraineté. »
(1) Voir le Mémorial catlioliqnc, juin et juillet 182 4 ; le journal la
l're^:ip,, 8 novembre 1830; Vliistitut catliotiqiip, recueil mensuel qui
«0 publie à Lyon, tome IV, août 1843, etc., etc.
JO^EriI DE MAISTUE. 4'iî)
« .... Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre
ami***, qui aime mieux manquer de tout il Paris iiue d'être ici à sa
place, au .sein d'une grande cl honorable aisance; mais regardez-y
bien, vous y verrez la démonstration de ce que j'ai eu l'Iionneur de
vous dire mille fois: je suis moins sur de la règle de trois, et même
de mon estime pour vous, que je ne le suis d'un profond ulcère dans
le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce
monde n'est qu'une représentation ; partout on met les apparences à
la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de
rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c'est que la vérité se môle
parfois au mensonge. Mais où? mais quand? mais à quelle dose? C'est
ce qu'on ignore. Rien n'empêche que l'acteur qui joue Orosmniie sm
les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre ^ alors donc lorsqu'il
lui dira,
Je veux avec excès vous aimer et vous plaii e,
il dit la vérité. Mais s'il avait envie de l'étrangler, son art aurait imité
le même accent, tous les comédiens imitent bien l'homme! Nous, de
notre côté, nous déployons le môme talent dans le drame du monde,
tant i homme imite bien le comédien! Comment se tirer de là? »
« .... Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l'assurer,
dès que j'ai eu connaissance de l'incommodité de M. votre père. Je
voulais et je ne voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas
aller à Czarskozélo... Ah! le vilain monde I souffrances si l'on aime,
Boufifrances si Ton n'aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit
Chateaubriand, dans une coupe d'absinthe. — Bois, mon enfant,
c'est pour te guérir. — Bien obligé; cependant j'aimerais mieux du
sucre. — A propos de sucre, j'ai reçu votre lettre du... »
Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien
précieuses et maniérées ; mais ce qui paraît tel au lecteur a
souvent été une pure plaisanterie agréable de société :
« .... Que dire de ce que nous voyons? rien. Et quel temps fur
jamais plus fertile en miracles? Nous en verrons d'autres, tenez cela,
pour sûr, et ne croyez pas que rien unisse comme on l'imagine. Les
Français seront flagellés, tourmentés, massacrés, rien n'est plus juste,
mais point du tout humiliés. Sans les autres, et peut-être malgré les
autres, ils feront... — Eh I quoi donc? — Ah ! madame, tout ce qu'il
faut et tout ce qu'on n'attendait pas. Voilà un vers qui est tombé de
460 PORTRÛITS LITTÉRAIRES.
ma plume, mais n ayez pas peur de la rime, c'est bien assez de la
raison. »
« Que vous aurez de choses à nous dire (1813), et que j'aurai pour
mon compte de |il,usir à vous enlendre! Je vous ai envié celui de
parcourir un pays si intéressant (la Prusse probablement) dans un
moment d'enthousiasme et d'inspiration. Je ne cesserai de le dire
comme de le croire, l'homme ne vaut que parce qu'il croit. Qui ne
croit rien ne vaut rien. Ce n'est pas qu'il faille croire des sornettes;
mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. Nous
en parlerons plus longuement. Quel immensa sujet, madame, que les
considérations polit iqucs dans leurs rapports avec de plus hautes con-
sidérations ! To ut se lient, tout s^accroche, tout se marie ; et lors même
que l'ensemble échappe à nos faibles yeux, c'est une consolation ce-
pendant de savoir que cet ensemble existe, et de lui rendre hom-
mage dans l'auttuste brouillard où il se cache (1). — Depuis que vous
nous avez quittés, j'ai beaucoup griffonné, mais je ne suis pas tenté
de faire une visite à JI. Antoine Pluchard (2). 11 n'y a point ici un
théâtre pour parler un certain langage. Le grand théâtre (3) est
maintenant fermé, et qui sait si et quand et comment il se rouvrira?
Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait me donner
audience, mais sans aucun projet quelconque que celui de laisser tout
à Rodolphe('i). Si par hasard, pendant que je me promène encore sur
cette pauvre planète, il se présentait un de ces moments d'à-propos
sur lesquels le tact ne se trompe guère, je dirais à mes chiffons:
Panez, muscade! mais, quoique je regarde comnie sûr que ce moment
arrivera, cependant son importance me persuade qu'il est encore fort
éloigné. »
On n'est pas fâché de surprendre son opinion sur Napoléon
et les généraux alliés qui le combattent (1814) :
« Au moment où je vous écris, je n'ai point encore de lettres de
Rodolphe. Malgré tout ce qu'on me dit, je suis fort en peine, non pas
(1) Voilà l'expression humble et vraie d'une sorte d'obscurité hu-
maine jusqu'au sein de la foi ; il en a tenu trop peu de compte dans
ses écrits. — Se rappeler pourtant le beau passage assez analogue des
Considérations, que j'ai cité au commencement de cet article.
(2) Le lihriire-imprimeur h Pétersbourg.
(3) Toujours la Franco.
(4) Son (ils, qui servait alors dans les armées coalisées.
JOSEPH DE MAISTRE. 461
tant pour celte blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi ; car
il fait chaud dans cette France. Tout ce qui se passe me rappelle la
fameuse réponse faite à Charles-Quint par un gentilhomme français,
Bon prisonnier. — Monsieur un tel, combien y a-t-il d'ici à Paris? —
Sire, cinq JOURNÉES, avec une profonde révérence. — Au reste, ma-
dame, après le congrès qui a donné à notre ami Napoléon les deux
choses dont il avait le plus besoin, le temps et l'opinion, on n'a le
droit de s'étonner de rien. 11 faut avouer aussi que cet aimable homme
ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manœuvres de cet
enragé et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j 'entends
parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité
de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire
convulsif, aimable comme la cravate d'un pendu.»
On n'aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et
méprisant, tel qu'il se le passe quelquefois. — Sur la bigar-
rure de Pétersbourg en ces années de refoulement et de
refuge, il a son anecdote piquante :
«... Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans
le genre du salmigondis ? Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte
de Congo a été baptisé dans l'église catholique de Saint-Pétersbourg:
le célébrant était un jésuite portugais : la marraine, la premitre dame
d'honneur de la feue reine de France, madame la princesse de Ta-
rente; le parrain, le ministre du roi de Sardaigne. Le néophyte a été
interrogé et a répondu en anglais; — Do you believe ? — / believe,
— En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à cette époque.»
Mais, pour dernière citation , voici une réflexion d'iro-
nique et haute mélancolie que lui inspire la vue d'une
pauvre jeune fille qui se meurt :
« La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de par-
ticulièrement terrible ; on dirait que c'est une injustice. Ah ! le vilain
monde 1 j'ai toujours dit qu'il ne pourrait aller si nous avions le sens
commun. Si nous venions à réfléchir bien sérieusement qu'une vie
commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour élre partagée
entre nous, comme il plaît à la loi inconnue qui mène tout, et que,
si vous atteignez vingt-six ans, c'est une preuve qu'un autre est mort
à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine
s'habiller. C'est notre folie qui fait tout aller, l'un se marie, l'autre
26
462 PORTRAITS LITTÉRAIRES,
donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du mond»
qu'il ne venu point ses enfants, qu'il n'entendra pas le Te Deum, el
qu'il ne logera jamais chez lui. N'importe I tout marche, et c'est
assez. »
En mai 1817,M.deMaistre disait adieu à Saint-Pétersbourg,
pour rentrer dans sa patrie. L'empereur Alexandre lui té-
moigna par mille distinctions flatteuses et charmantes,
comme il savait aisément les rendre, tout le cas qu'il faisait
de lui. Un des vaisseaux de la flotte, qui partait alors pour
la France, fut mis à sa disposition : «Une circonstance aussi
inaltendue', écrivait-il, m'envoie à Paris, ville très-connue,
et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais
connaître. » Il y séjourna pendant bien peu de temps : ar-
rivé à Paris le 24 juin, il était rendu à Turin le 22 août.
Toutes les dignités et les plus hautes fonctions l'y atten-
daient. Indépendamment du titre de Premier Président, il
eut la charge de ministre d'État et de régent de la Grande-
Chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l'Eu-
rope et le sol qui tremblait sur bien des points n'étaient pas
propres à donner du calme à ce noble esprit excité ; ses illu-
minations sombres ne faisaient que gagner en avançant: il
avait de ces tristesses de Moïse et de tous les sublimes mor-
tels qui ont trop vu. Dans une lettre du 3 septembre 1818 au
chevalier de..., il écrivait :
« Coinhien l'iiomme est malheureux! examinez bien I vous verrez
que, depuis lAge de la maturité, il n'y a plus de véritable joie pour
lui. Dans l'enlance, dans l'adolescence, on a devant soi l'avenir et le»
illusions; mais, à mon âge, que reste-l-il? On se demande: Qu'ai-je
Y\x? Di's lolies et des crimes. On se demande encore : Et que verrai-je?
Même réponse, encore plus douloureuse. C'est à cette époque surtout
que tout espoir nous est défendu. Nés fort mal à propos, trop tôt ou
trop tard, nous avons essuyé toutes les horreurs de la tempête sans
pouvoir jouir de ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes. Sûre-
ment, Dieu n'a pas remué tant de choses pour ne rien faire; mais,
franchement, méritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que
rien n'a pu convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens,
JOSEPH DE MAISTRE. 463
et qui ne sommes pas meilleurs que si nous n'avions vu aucun mi-
racle ?
« Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de m'adresser la même
question que je lis dans votre lettre : Pourquoi n'écrivez- vous pas sur
l'état actuel des choses? Je fais toujours la même réponse : du temps
de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs
vérités àces inconcevables souverains; mais, aujourd'hui, ceux qui se
trompent sont de trop bonne maison pour qu'on puisse se permettre
de leur dire la vérité. La Révolution est bien plus terrible que di
temps de Robespierre; en s'élevant elle s'est rariinée. La dill'jrence
est du mercure au sublimé corrosif, je ne vous dis rien de l'horrible
corruption des esprits; vous en touchez vous-même les principaux
symptômes. Le mal est tel, qu'il annonce évidemment une explosion
divine. Slais quand? mais comment? Ah! ce n'est pas à nous de con~
naître le temps, etc. »
Cette perspective dune explosion prochaine était devenue
soii idée fixe. A le voir avec la tête haute toujours décou-
verte, ses beaux clieveux blancs et son verbe ardent, en-
flammé, il avait l'air d'un prophète : « C'est comme notre
Etna, disait un jour un seigneur sicilien qui sortait de
causer avec lui, il a la neige sur la tête et le feu dans la
bouche : Pare il nostro Etna : la neve in testa ed il fuoco in
bocca. »
Peu de temps avant sa mort, il écrivait à un de ses amis^
de France : « Je sens que mon esprit et ma santé s'affaiblis-
« sent tous les jours. Ilic jacet, voilà ce qui va bientôt me
« rester de tous les biens de ce monde. Je finis avec rEiirope,
« c'est s'en aller en bonne compagnie. » — On m'assure pour-
tant que ce fut six semaines seulement avant sa mort qu'il
écrivit ce fameux portrait de Voltaire pour le mettre dans
les Soirées, au iv* Entretien déjà composé.
Vers la fin de décembre 1820, de graves symptômes se dé-
clarèrent; sa démarche ordinairement si terme et si rapide^,
devint chancelante, on n'osait plus le laisser sortir seul :
« Nous nous apercevions bien qu'il perdait ses forces, écri-
« vait un témoin ami, mais nous étions loin de le croire en.
464 POnTRAlTS LlTTÉRAir.ES.
« danger; nous supposions plutôt cet affaiblissement dû à
« l'âge, dont les effets se hâtaient plus que d'ordinaire el
« s'accumulaient plus rapidement. Mais lui, quoiqu'il n'eût
'< aucune maladie, il se sentait frappe à mort. Je me rappelle
« que j'avais commencé son portrait, et que, voulant le mct-
« tre dans son costume de chancelier, il me promit de venir,
« je crois, le jour de l'an où il devait faire sa cour au roi. 11
« vint en effet; et comme je lui disais qu'il n'aurait pas dû
«< venir ce jour-là, car il paraissait très-fatigué d'avoir monté
« notre escalier, il me répondit, en baissant la voix pour
« que sa fille qui l'accompagnait ne l'entendît pas : J'ai
« voulu revenir aujourd'hui, car je 7ie pourrai plus revenir, et
« cela avec un sourire si calme et si naturel que l'on aurait
« cru qu'il s'agissait d'un petit secret qui aurait pu causer
« quelque contrariété. En effet, il cessa de faire des visites;
« mais il continuait à s'occuper et à travailler comme à son
« ordinaire: il n'avait ni tlèvre ni aucune maladie appré-
« ciable, seulement un dégoût de la nourriture qui augmen-
« tait de jour en jour, sans pourtant qu'elle lui fît mal. Il
« s'affaiblissait si visiblement, sa famille s'alarmait, et les
« médecins aussi, parce qu'ils ne pouvaient en deviner la
« cause. Je passais chez lui presque toutes les soirées, et je
« lui ai entendu faire plusieurs fois allusions à sa mort
« prochaine, et toujours de la même manière, c'est-à-dire
« avec une paix admirable et le soin de ménager sa famille,
« pour laquelle il n'avait jamais clé si tendre et si affec-
« tueux. 11 s'est fait administrer deux fois pendant le mois
« qui a précédé sa mort » (dont une fois le 29 janvier, jour
« de la fête de la saint François de Sales). Et ailleurs, dans
une lettre de source encore plus intime, on lit ces détails
qui conduisent de plus en plus près et jusqu'à la fin : « Nous
« osions cependant nous livrer quelquefois à l'espérance,
« parce que ses facultés morales n'avaient jamais été si vi-
« ves nisi prodigieuses; pendant cinquante jours qu'aduré
« sa maladie, il n'a cessé de s'occuper des affaires de sa
JOSEPH DE MAISTRE. 465
« charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de
« la politique; il nous a dicté plus de cinquante lettres, et
« trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles
« que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son es-
« prit ne se ressentait point de la faiblesse de son corps, il
'< nous disait en riant : Vous serez fort surpris de ne trouver.
•( plus un jour dans ce lit qu'un pur esprit. Les bonnes œuvres'
'< n'ont jamais cessé de l'occuper, et il versa beaucoup
« de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant
« qu'une pauvre femme qu'il avait recommandée au minis-
« tre des finances venait de recevoir une somme considérable:
« une joie pure colora pour la dernière fois son noble vi-
« sage, et regardant le ciel, il remercia Dieu avec atten-
« drissement... » Il expira le 26 février 1821, à l'âge de près
de soixante-huit ans.
Les années qui ont suivi en confirmant quelques-unes de
ses vues et en contredisant certaines autres, n'ont fait qu'é-
lever de plus en plus haut son nom et l'autorité de son
esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi,
lui si isolé de son vivant et si dédaigneux de la vogue, il a
eu en France une espèce d'école, et qu'on s'est mis à le cé-
lébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L'histoire de son
influence posthume serait assez longue, assez compliquée,
et, ce me semble, fastidieuse à faire aujourd'hui. C'est de
lui surtout qu'il serait exact de dire ce qu'il a dit lui-même
de tout écrivain, d'après Platon, que la parole écrite ne re-
présente pas toute la parole vive et vraie de l'homme, car
son père n'est plus là pour la défendre. M. de Maistre me pa-
raît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple ser-
vile et qui le prend à la lettre : il l'égaré. Mais il est surtout
pour l'adversaire intelligent et sincère : il le provoque, il le
redresse.
Et pour parlera sa manière, on ne craindrait pas de dire,
dût-on faire regarder d'un certain côté, que le disciple qui
s'attache aux termes mêmes de de Maistre et le suit au pied
466 PORTRAITS LlTTÉRAIllES.
de la lettre est bête. La bête a l'inconvénient de ne venir ja-
mais seule; elle introduit le fripon.
Mais coupons vite avec celte queue fâcheuse et parfaite-
ment indigne d'un sujet si noble et si grand ; tenons-nous
jusqu'au bout en présence delà haute, de l'intègre et véné-
rable figure. Rappelons-nous à son propos ce que Bossuel a
dit de Rancé dont on venait dénoncer les exagérations, et
appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau mot de
Saint-Cyran sur saint Bernard : « C'a été un vrai gentilhomme
chrétien. »
Juillet— Août 1843.
(Comme article essentiel à joindre à celui-ci sur le comte de Mais-
Ire, voir ce que j'ai écrit lors de la publication de ses Lettres, au
lome IV des Causeries du Lundi; et sur sa Correspondance diploma-
tique, un article dans le Moniteur du 3 décembre 1860. Voir vuti
Pert-Royalf tome III, livre m, ehap. xiv.)
GABRIEL NAUDE
Il me semble difficile, lorsqu'on est arrivé en quelque en-
droit nouveau, en quelque coin du monde, pour s'y établir
et y vivre quelque temps, de ne pas s'enquérir tout d'abord
de l'histoire du lieu (et, si obscur, si isolé qu'il soit, c'est
bien rare qu'il n'en ait point) : quels hommes y ont passé,
s'y sont assis à leur tour; quels l'ont fondé, donjon ou clo-
cher, maison d'étude ou de prière; quels y ont gravé leur
nom sur le mur, ou seulement y ont laissé un vague écho dans
les bois. Ce passé une fois ressaisi, ces hôtes invisibles et si-
lencieux une fois reconnus, on jouit mieux, ce semble, du
séjour, on le possède alors véritablement, et le Genius ioci,
que notre hommage a rendu propice, anime doucement cha-
que objet, y met l'âme secrète, et accompagne désormais tous
nos pas. Ainsi surtout doit-on faire s'il s'agit d'un lieu de
quelque renom, d'une fondation destinée précisément à per-
pétuer la mémoire des hommes et des choses. C'est ce que je
n'ai eu garde de négliger pour notre bibliothèque Mazarine,
depuis qu'un indulgent loisir m'y a fait asseoir, et que le
régime du plus aimable des administrateurs (1) nous y rend
les douceurs d'Évandre ; je me suis senti sollicité du pre-
mier jour à rechercher l'histoire des prédécesseurs. Un de
cas derniers, M. Petit-Radel, a écrit fort savamment (je di-
rais peut-être un autre mot si ce n'était, lui aussi, un an-
cêtre) l'historique de l'établissement qu'il administrait. Fon-
(t) M. de FeI(;U.
4(58 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
dation de itfazarin, mais n'ayant élé livrée au public dans
le local et sous la forme actuelle que bien après lui, des-
servie durant tout le xvme siècle par une dynastie purement
théologiqiie de docteurs en Sorbonne, celte bibliothèque
s'ouvrit, au moment de la Révolution, à des noms de conser-
vateurs un peu mélangés. Là, Sylvain Maréchal siégea; il
fallut purifier la place. Là, Palissot, vieillard souriant, re-
venu de la satire, se consola dans le voisinage de l'Institut
de ne pouvoir pas en être. Bouflers, nommé un instant pour
lui succéder en 1848, n'y parut jamais : il se contenta d'en-
voyer demander le premier jour, par un reste de vieille ha-
bitude, où étaient les écuries et remises du logement de
Palissot, afin d'y loger sans doute les chevaux qu'il n'avait
plus. Montjoie, l'auteur des Quatre Espagnols, si oublié, ne
prit que le temps d'y entrer, de s'en réjouir et d'en mourir.
Mais tous ces hôtes passagers qui ne pourraient qu'égayer
d'une seconde anecdote un fond si grave, que sont-ils au-
près du fondateur même; je veux dire le bibliothécaire de
Mazarin et le grand bibliographe d'alors, ce Gabriel Naudé
dont le cachet est là partout sous nos yeux, dont l'esprit se
représente à chaque instant dans le choix des livres et s'y
peint comme dans son œuvre! C'est à lui que je m'attacherai
aujourd'hui, moins encore au savant qu'à l'homme; moi, le
dernier venu et le plus indigne de sa postérité directe, je veux
gagner mon litre d'héritier et lui consacrer, à lui le grand
sceptique, cet article tout pieux, au moins en ce sens-là.
Un de nos jeunes et curieux amis a fail, il y a bien des
années déjà, une étude de Naudé en celle Revue {\) ; il s'est
appliqué à toute sa vie, s'est étendj sur ses divers ouvrages,
et a pris plaisir autour de l'érudil. C'est au moraliste, au
penseur, que je vise plutôt ici ; c'est l'esprit de la personne
et le procédé de cet esprit que je vais m'efforcer de dégager,
ie faire saillir de dessous la croûte d'érudition assez épaisse
(1) Revue des Deux- Mondes^ 15 août 1036, article de M. Labitte
GABRIEL NAUDÉ. 469
qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais il faut
l'en tirer pour l'y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de
Naudé encore, lequel n'a ni point de vue apparent ni relief
saisissable, et qui étouffe son idée comme à dessein sous
une niasse de citations et de digressions! Il s'agit, dans ce
bloc confus et presque informe, de retrouver et de tailler le
buste de l'homme. Au bout d'une des salles de la Mazarine
un buste de lui existe en marbre, et fait pendant à celui de
Racine; j'ai souvent admiré le contraste, et je ne sais si c'est
ce que l'ordonnateur a voulu marquer : ce sont bien certai-
nement les deux esprits qui se ressemblent le moins, les
deux écrivains qui se produisent le plus contrairement; l'un
encore tout farci de gaulois, cousu de grec et de latin, et
d'une diction véritablement polyglotte, l'autre le plus
élégant et le plus poli; celui-ci le plus noble dévisage et si
beau, celui-là si fin. Il y a de quoi passer entre les deux.
Mais le point où je voudrais relever et voir placé le buste de
Naudé, c'est à son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre
Montaigne et Bayle : il fait le nœud de l'un à l'autre, uû
très-gros nœud, assez dur à délier, mais qui en vaut la peine.
Otez encore une fois l'enveloppe et l'écorce, je résume le
sens et j'appelle mon auteur par son vrai nom : un scep-
tique moraliste sous masque d'érudit,
Gabriel Naudé est qualifié Parisien en tête de ses livres, se-
lon la vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon.
Il naquit en février 1600, sur la paroisse Saint-Méry, de pa-
rents bourgeois, qui, voyant ses heureuses dispositions, le
mirent de bonne heure aux études. On cite d'ordinaire ses
deux maîtres de philosophie, célèbres pour le temps, Freyet
Padet; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que Guy
Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant à
s'expliquer sur les sentiments religieux de Naudé, écrivait à
Spon (1) : « Tant que je l'ai pu connoitre, il m'a semblé fort
(I) Nouveau Recueil de Lettres choisies de Guy Patin, tome V.
page 233.
II. 27
470 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« indiiïérent dans le choix de la religion et avoir appris cela
« à Home, tandis qu'il y a demeuré douze bonnes années;
(( et même je me souviens de lui avoir ouï dire qu'il avoiî.
« autrefois eu pour maître un certain professeur de rhéto-
« rique au collège de Navarre, nommé Belurgey, natif de
K Flavigny en Bourgogne, qu'il prisoit fort... » Or, ce pro-
fesseur de rhétorique se vantait notoirement d'être de la re-
ligion de Lucrèce, de Pline, et des grands hommes de l'anti-
quité; pour article unique de foi, on l'entendit alléguer
souvent certain chœur de Sénèque dans la Troadc .• « Bref,
« ajoute Guy Patin, M. Naudé avoit été disciple d'un tel
« maître, >> et il conclut en citant ce vers expressif du Man-
touan que tous les biographes devraient méditer :
Qui viret in foliis venit a radicibus liumor.
Cherchez bien, cette humeur et cette sève qui verdoie di-
versement dans le feuillage, elle provient de la racine.
Le xvi« siècle finissait d'hier quand Naudé naquit. On se
figure difficilement ce que devait paraître cette féconde et
torte époque aux yeux de ceux qui en sortaient, qui en héri-
taient et pour qui elle était véritablement le dernier et grand
siècle. Il faut voir comme Naudé s'en exprime en toute oc-
casion ; les admirateurs du xviii* siècle n'en disaient pas plus
à l'issue de leur âge fameux. Tant de découvertes succes-
sives et croissantes, canons, imprimeries, horloges, un con-
tinent nouveau, tout récemment l'économie des cieux cédant
ses secrets aux observations d'un Tycho-Brahé et aux lu-
nettes d'un Galilée, voilà ce que Naudé, jeune, avide de toute
connaissance, eut d'abord à considérer, et il s'en exalte avec
Bacon. On aime à l'entendre proclamer la félicité de notre
dernier siècle, et on sourit en songeant que c'est celui même
duquel nos littérateurs instruits d'il y a trente ans s'accor-
daient à parler comme d'une époque presque barbare. La
ressource de l'humanité, en avançant, est de se débarrasser
du bagage trop pesant et d'oublier : ainsi elle trouve moyen
GABRIEL NAUDÉ. 471
de se redonner par intervalle un peu de fraîcheur et une
soif de nouveauté. Cardan, Pic de la Mirandole, Scaliger, ces
colosses de science, ou mieux, pour parler comme notre au-
teur, ces preux de la pédanterie, aussi merveilleux et plus vrais
que ceux de la Table-Ronde, étaient donc les maîtres fami-
liers de Naudé et les rudes jouteurs auxquels avait affaire in-
cessamment son adolescence. Quanta ceux qui avaient écrit
en français, tels que Bodin, Charron et Montaigne, il n'y
pouvait voir que ses compagnons de plaisir, tant c'était faci-
lité de les aborder au prix des autres. Le xvi^ siècle (on
avait droit de le croire à l'immensité de l'inventaire) avait et
possédait tout, — tout, hormis ce seul petit fruit assez ca-
pricieux, qui ne vient, on ne sait pourquoi, qu'à de cer-
taines saisons et à de certaines expositions de soleil, je veux
dire le bon goût, ce présent des Grâces (t).
Le bon goût dans les choses littéraires, et la méthode, cet
autre bon goût qui est particulier aux sciences, le xvf siècle
n'en sut point le prix ni l'usage. Galilée seul fît exception
comme savant, et offrit l'instrument exact à l'âge qui suc-
céda. Auparavant, la confusion tout le long du chemin com-
promettait la recherche, et encombrait en fln de compte la
découverte. L'astronomie de ces temps continuait de se mê-
ler à l'astrologie, la chimie à l'alchimie, la géométrie aux
nombres mystiques; la physique n'avait pas fait divorce avec
les charlatans. Ce n'était pas le vulgaire seul qui parlait de
magie. Les superstitions de toutes sortes trouvaient place à
côté de l'audace de la pensée, et jusque dans l'incrédulité
philosophique. Les plus grands esprits. Cardan, Bodin,
Agrippa, Poste], inclinent par moments au vertige et aux chi-
mères. LiC résultat de celte vaste époque effervescente à son
lendemain et auprès des esprits rassis, judicieux, critiques,
qui l'embrassaient par la lecture, devait être naturellement
(1) S'il l'eut sur un point ce fut en architecture et sculnture soua
les Valois, pas en une autre brandie.
472 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
le doute, au moias le doute moral, philosophique; et de
toutes parts le xvi« siècle finissant l'eugendra.
Ou avait tout dit, tout pensé, tout rêvé; on avait exprimé
les idées et les recherches en toute espèce de style, dans une
langue en général forte, mais chargée et bigarrée à l'excès.
Qu'y avait-il à faire désoi'mais? Quelques écrivains, médio-
crement penseurs, doués seulement d'une vive sagacité lit-
téraire, ouvrirent dès l'abord une ère nouvelle pour l'expres-
sion ; le goût, qui implique le choix et l'exclusion, les poussa
à se procurer l'élégance à tout prix et à rompre avec les ri-
chesses mêmes d'un passé dont ils n'auraient pu se rendre
maîtres. Ainsi opérèrent Malherbe et Balzac. Quant au fond
même des idées, la révolution fut plus lente à se produire ; on
continua de vivre sur le xvi* siècle et sur ses résultats, jus-
qu'à ce que Descartes vint décréter à son tour l'oubli du passé,
l'abolition de cette science gênante, et recommencer à de
nouveaux frais avec la simplicité de son coup d'oeil et l'éclair
de son génie, Naudé, lui, n'avait aucun de ces caractères qui
étaient propres au siècle nouveau; il ne se souciait en rien
de l'expression littéraire, il ne s'en doutait même pas; et
pour ce qui est d'innover et de renchérir en fait de système,
s'il avait jamais pensé à le faire, c'eût été dans les lignes
mûmes et comme dans la poussée du xvi^ siècle, en repre-
nant quelque grande conception de l'antiquité et en greffant
la hardiesse sur l'érudition. Mais s'il eut à un moment ces
velléités d'enthousiasme, comme semble l'attester son admi-
ration de jeune homme pour Campanella, elles furent courtes
chez lui ; il retomba vite à l'état de lecteur contemplatif et cri-
tique, notant et tirant la moralité de chaque chose, repassant
tout bas les paroles des sages, et, pour vérité favorite, se don-
nant surtout le divertissement et le mépris de chaque erreur.
Naudé appartient essentiellement à cette race de sceptiques
et académiques d'alors, dont on ne sait s'ils sont plus doctes
ou plus penseurs, étudiant tout, doutant de tout entre eux,
que Descartes est venu ruiner en établissant d'aulorité une
GABRIEL NAUDÉ. 473
philosophie spiritualiste, croyante clans une certaiae mesure,
et capable de supporter le grand jour devant la religion (I).
A voir l'anarchie morale qui régnait durant le premier tiers
du siècle, et l'impuissance d'en sortir en continuant la tra-
dition, on apprécie l'importance de cette brusque réforme
cartésienne à titre d'institution publique de la philosophie.
Quant à l'autre espèce de sagesse plus à hnis-clos et dans la
chambre, qui ne s'enseigne pas, qui ne se professe pas, qui
n'est pas une méthode, mais un résultat, pas un début ni
une promesse, mais une habitude et une fin, et de laquelle
il faut répéter avec Sénèque : Bona mens non cmitur, non
commoddtur, c'est-à-dire qu'elle est une maturité toute per-
sonnelle de l'esprit, on peut s'en tenir à Gabriel Naudé.
Nul, en son temps, ne l'a pratiquée mieux que lui et dans
les vraies conditions du genre, à petit bruit, sans amour-
propre, sans montre, à l'abri des gros livres et comme sous
le triple retranchement des catalogues; car, avec lui, c'est
derrière tout cela qu'il la faut chercher.
Au sortir de sa philosophie, pendant laquelle se noua sa
liaison avec Guy Patin, il s'adonna à l'étude de la médecine,
d'abord sous M. Moreau. C'était en 1622. Sa réputation de
capacité et de science s'étendait déjà hors des écoles. Il avait
publié un petit livre, le Ma?'/"ore ou discours contre les libelles,
dont je ne parlerai pas, attendu que je ne sais personne qui
l'ait lu ni vu. Le président de Mesmes, de cette famille de
(1) Le dernier des sceptiques énidits de cette race de Naudé et de
beaucoup le plus milieé et le plus élégant, quoiqu'au fond y tenant
par les racines, c'est Huet, le très-docte évêque d'Avranciies. Jl com-
battit Descartes sur la'certitude et reprit en main la thèse de Sanchez:
Qnod niliil scitur. Mais chez Huet on peut dire que le scepticisme a
moins l'air encore d'élre déguisé qu'enchevêtré dans l'érudition ! on
ne sait trop jusqu'où il l'étend et à quel point juste sa religion s'y
concilie. Son manteau d'évêque recouvre presque tout. La portée
réelle de son esprit est restée douteuse au milieu de cette immensité
de savoir et de cette longanimité d'indifférence. Il y aurait un beau
travail à faire sur lui.
474 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Mécènes qui avait nourri Passerai et qui devait adopter Voi-
ture, le prit pour sou bibliothécaire. II paraît queNaudé quitta
cette place un peu assujettissante pour aller étudier à Padoue,
en 1626; il en fut rappelé par la mort de son père. En 1628,
la Faculté de médecine le choisit pour faire le discours la-
tin d'apparat, proprement dit le paramjmphe, qui était d'u-
sage à la réception des licenciés; c'était une grande solen-
nité scholaire. Avant de leur décerner le bonnet doctoral ou,
comme on disait, le laurier, et de les lancer dans le monde,
la Faculté, en bonne mère, les faisait louer et préconiser en
public. Us étaient neuf cette fois, parmi lesquels des noms
plus tard célèbres, Brayer, Guenaut, Rainssant. Naudé s'ac-
quitta de son office avec splendeur; il prit comme corps de
sujet, indépendamment des neuf petits panégyriques, l'anti-
quité de l'École de médecine de Paris. On fut si content de
sa harangue en beau latin fleuri, plus que cicéronien, et pa-
naché de vers latins en guise de péroraison, qu'on l'admit
tout d'une voix à compter lui-même parmi les candidats à
la licence, de laquelle il s'était trouvé exclu par son voyage
d'Italie. Peu après, Pierre Du Puy, qui l'estimait fort, parla
de lui au cardinal de Bagni, ancien nonce en France, qui
avait besoin d'un bibliothécaire et secrétaire. Naudé s'atta-
cha à ce cardinal, et le suivit en Italie à la fin de \ 630 ou au
commencement de 1631 ; il y resta onze années pleines, n'é-
tant revenu à Paris qu'en mars 1642, pour y être bibliothé-
caire de Richelieu, puis de Mazarin. Les cardinaux et les
bibliothèques, ce furent là, comme on voit, le constant abri
et comme le gîte de Naudé,
Ces onze ou douze années d'Italie et de Rome durent avoir
grande influence sur lui et sur ses habitudes d'esprit; mais
on peut dire qu'il y était bien préparé par la nature. Il suffira
pour cela de parcourir quelques-uns des écrits qu'il publia
antérieurement. Avant de les lire etde les citer une remarque
pourtant, une précaution est nécessaire. Pour Naudé qui
débute vers 1623, et qui s'en va passer hors de France de
GABRIEL NAUDÉ. 475
longues années, Malherbe ni Balzac ne sont guère jamais ve-
nus. Il écrit en français, sauf l'esprit et le sens, comme le
Père Garassus ou comme le Père Peteau, quand ce der-
nier s'en mêle. Naudé y ajoutait ces traits de plume à la
M"e Gournay, même des fleurettes parfois à la Camus
pour le joli des citations. Camus, W^" Gournay, Garassus
et Peteau, ce sont ses vrais contemporains en style fran-
çais (si français il y a). S'il appelle Montaigne le Sénèque
de la France, il n'en profite guère que pour s'accorder les
citations latines à son exemple. Il prise Charron plus qu'il
ne l'imite en écrivant. En fait de poëtes modernes, il les
ignore. Il parle de la Pléiade comme étant venue depuis
peu, et Du Bartas, le grand encyclopédique, paraît seul lui
avoir été très-présent; il le met dans son projet de Biblio-
thèque en tiers avec le Tasse et l'Arioste auprès d'Homère
et de Virgile. Guillaume Colletet, ce rimeur né suranné, est
son seul poëte moderne contemporain.
Dans une lettre de Rome, Jaîms £r)/</ireus, c'est-à-direRossi,
parlant d'un dernier voyage qu'y fit Naudé en 1645, pen-
dant lequel le bibliothécaire infatigable achetait des livres
à la toise pour le cardinal Mazarin et vidait tout les maga-
sins de bouquinistes, nous le représente, au sortir de ces
coups de main, tout poudreuxlui-mème de la tête aux pieds,
tout rempli de toiles d'araignées à sa barbe, à ses cheveux,
à ses habits, tellement que ni brosses ni époussettes sem-
blaient n'y pouvoir suffire. Eh bien ! le style de Naudé (il
faut d'abord s'y faire) est plein de toiles d'araignées comme
sa personne.
Encore une fois, ce n'est pas une raison pour se détourner ;
il vaut la peine qu'on l'accoste sous ce costume. Rien de moi ns
scholar an fond et de moins pédant que lui; il vérifie, aussi
bien que Bayle, ce mot de Nicole, que le pédantisme est un
vice, non de robe, mais d'esprit; et, se rendant justice à
lui-même au chapitre I" de ses Coups d'État, il a pu dire :
«' Car il est vrai que j'ai cultivé les Muses sans les trop
476 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« caresser, et me suis assez plu aux études sans trop m'y
« engager. J'ai passé par la philosophie scholastique sans
« devenir éristique, et par celle des plus vieux et modernes
« sans me parlialiser :
NuIUus addictus jurare in verba magistri.
« Sénèque m'a plus servi qu'Aristote; Plularque que Platon;
« Juvénal et Horace qu'Homère et Virgile ; Montaigne et
'.< Charron que tous les précédents... Le pédaiitisme a bien
« pu gagner quelque chose, pendant sept ou huit ans que
« j'ai demeuré dans tes collèges, sur mon corps et façons de
'.< faire extérieures, mais je me puis vanter assurément qu'il
;< n'a rien empiété sur mon esprit. La nature, Dieu merci,
a ne lui a pas été marâtre. »
Son premier écrit français connu (je laisse de côté l'introu-
vable Marfore) est son Imtruction à la France sur la vérité de
r histoire des Frères de la Rose-Croix, publiée en 162a. Vers
cette année-là, en effet, « le roi étant à Fontainebleau, le
« royaume tranquille et Mansfeld (1) trop éloigné pour en
« avoir tous les jours des nouvelles, l'on manquoit de dis-
« cours sur le change, » enfin les sujets de conversations
par toutes les compagnies étaient épuisés, lorsqu'un mystifi-
cateur ou un fou s'avisa de remuer tout Paris par une affiche
placardée aux coins des rues et qui annonçait la venue mys-
térieuse des frères Rose-Croix pour tirer les hommes d'erreur
de mort, et révéler le grand secret final. Ces Rose-Croix se
rattachaient sans doute à la société de frères que Bacon dit
avoir existé à Paris, et dont il raconte une séance (2). C'est
cette mystification et cette fourberie des promesses de l'affiche
que Naudé entreprend de réfuter et d'éclaircir. Après s'être
raillé, au début, de l'éternelle badauderie des Français, il ex-
plique très-bien comment cette chimère, cette crédulité conta-
(f) Un des grands gt^n/irauv de la guerre de Trente Ans, qui guer-
royait alors dans les l'ays-liis ou en Westphalie,
(2) Voir de Maistre. Exurncn de Bacon, loinel, page 9 i.
GABRIEL NAUDÉ. 477
gieuse des Rose-Croix a pu naître de l'enivremenl d'invention
qui suivit Je xvi* siècle. Après tant de nouveautés que l'âge
des derniers parents avait vues sortir, on arrivait aisément
à se persuader qu'il n'y avait plus qu'une seule découverte
et qu'une seule merveille qui en mérilàlle nom. La nature,
jouant de son reste, ramassait toutes ses forces pour produire
ce dernier bouquet d'illumination et d'artifice. A lire quel-
ques-uns des arguments de Naude, on croirait (sauf le style
un peu diiréreiit) lire certaines boutades de Charles Kodier
raillant les sectes novatrices de notre âge, les saint-simo-
niens ou autres. Sous la plume des deux railleurs, l'exemple
de Postel, de ses inedables rêveries et de sa mère Jeanne, qui
devait émanciper, racheter les femmes (car Jésus-Christ, di-
sait Postel, n'avait racheté que les hommes), revient souvent
comme limite extrême des Iblies savantes. Le Postel fut pré-
sent de bonne heure à Naudé pour lui prouver que tout se
peut dire et croire, pour lui apprendre à se méfier de la sot-
tise humaine, jusqu'en de grands esprits et au sein delà plus
haute doctrine. A l'âge de vingt-trois ans, Naudé nous paraît
déjcàdans ce livre ce qu'il sera toute sa vie, revenu et guéri
de l'ambition des nouveautés où il & élàii fantasié d'abord, se
rabattant au passé de préférence et aux opinions des anciens,
visant à se réfugier, à pénétrer de plus en plus dansla vérité
secrète et entre sages, sub rosa, comme il dit(l). Le cha-
( I ) La rose, dans ranliqtiilé, était l'emblème à la fois du plaisir et
du niyslère ; c'est pourquoi on la suspendait auv festins:
Est rosa llus Veneiis, cujus quo fuita laterent,
Harpociati inatiis dotia dicavit Aiiioi'.
Inile rosaiii menais hospes suspeiulit aiuiois,
Cuuviva ut sub ea dicta tuceuda sciut.
Naudé, qui cile cette épigratntne dans la préface de ses Rose-Croix,
l'a remise depuis dans son Mnscnmi, et en a fait la plus jolie page de
l'i! gros in-i° : « La f.iijle ancienne ou moderne dit que le Dieu d'A-
( mour lit [irésciit au Dieu du Silence, Harpocrale, d'une belle Ueur
I de rose, lorstiue (jersonne n'en avoil encore vu et qu'elle éloil toute
" nouvelle, alin qu'il nedécouviil pomlles secrètes (iraliques el con-
« ver-ations di; Vénus sa mère ; et que l'on a pris de la occasion de
27.
478 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
pitre VII, dans lequel il commente à sa guise le conseil d'A-
rlstote, que celui qui veut se réjouir sans tristes&e n'a qu'à recou-
rir à la philosophie, nous le montre, au milieu de cette fougue
du temps, savourant ce profond plaisir du sceptique qui con-
siste à voir se jouer à ses pieds l'erreur humaine, et laissant
du premier jour échapper ce que, vingt-cinq ans plus tard,
il exprimera si éuergiquement dans le Mascurat ; « Car, à
« le dire vrai , Saiat-Ange, l'une des plus grandes satisfactions
« que j'aie en ce monde, est de découvrir, soit par ma lec-
«< ture, ou par un peu de jugement que Dieu m'a donné, la
« faussetéetlabsurdité de toutes ces opinions populaires qui
« entraînent de temps en temps les villes et les provinces
« entières en des abîmes de folies et d'extravagances.» Aussi
quelle pitié pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes I
Il fut servi à souhait durant sa vie.
Bien qu'en plus d'un passage de ce livre sur les Rose-Croix,
la religion chrétiennenesemble pas suffisamment distinguée
t pendre une ro?e es chambres où les amis et parents se festinent et
« se réjouissent, afin que, sous l'assurance que celte rose leur donne
« que leui's discours ne seront point éventés, ils puissent dire tout ce
« que bon leur semble. » — Oelte dévotion du silence a encore in-
spiré àNaudé une jolie épigramnie, la seule môme assez gracieuse qu'on
trouve dans le recueil de ses vers. C'est un discours supposé dans la
bouche d'un Faune pour avertir les promeneurs h l'entrée d'un petit
bois qui faisait partie de son domaine de Gentilly :
Nunc animis linguisque viri, juvenesque favete, etc.
Avec Naudé on a, en fait de sagesse, le siib ro.ia exactement opposé à
Vex cnihedrn. — Un moderne des plus modernes, qui, assurément, ne
connaissait pas l'épigramme et l'Iiisloriette mythologique de la liost,
l'élégant et brillant comte d'Orsay, a dit un mot qui en rend ;i mer-
veille l'esprit et qui en est pour nous le meilleur commentaire. Ruiné
et criblé de dettes, on lui conseillait d'écrire ses Mémoireu et de ra-
conter tant de choses curieuses qu'il savait sur la haute société, dans
laquelle il avait passé sa vie; un libraire de Londres lui promettait
bien des guinées pour cela ; quebiues amis même le pressaient : » Non,
c'est impossible, ré{)ondit le comte -.je ne Irnhirni janniis desgcus avec
qui f ai dîné. » — Le comte d'Orsay et Gabriel Naudé 1 qu'importe
le costume ? les galantes àines se rencontrent.
GABRIEL NAUDÉ. 479
de ce qui est touché tout à côté, il apparaît assez clairement
que l'auteur ne favorise en rien les nouveautés religieuses
' [ui ont troublé le royaume et porté atteinte à la foi des aïeux.
Il incline pour l'ordre politique avant tout, pour la raison
d'État, et, tout en se conservant sceptique, il se prépare à
être très-romain.
V Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faus-
sement soupmtnés de magie, publié en 1625, est un livre très-
savant dont le sujet, pour nous des plus bizarres, ne peut
s'expliquer que par la grossièreté des préjugés d'alentour. Il
s'agit tout simplement de prouver que Zoroastre, Orphée,
Pythagore, Numa, Virgile, etc., etc., e tutti, n'étaient point
des sorciers ni des magiciens au sens vulgaire, et que s'ils
peuvent s'appeler mages, c'est suivant la signification irré-
prochable cl pure de la plus divine sagesse. On a besoin,
pour comprendre que ce livre de Naudé a été utile et presque
courageux, de se présenter l'état des opinions en France
au moment où il parut. On étaitaiors dans une sorte d'épidé-
mie de sorcellerie entre le procès de la maréchale d'Ancre
et celui d'Urbain Grandier. Ce courant de follesidées, ce souffle
aveugle dans l'air, attisait plus d'un bûcher. Atrocité ici,
mauvais goût là. On mêlait les sorciers à tout, même aux élé-
gies d'amour, et non pas, croyez-le bien, à la façon de l'an-
tiquité. Ogier, à vingt ans, composait une héroïde à l'imita-
tion d'Ovide sur la sotte histoire que voici et qui courait,
dit-il, tout Paris : « Un M. de F., après des recherches pas-
sionnées, épouse M"« de P., fille de beaucoup de mérite,
mais peu accomodée des biens de la fortune, puis inconti-
nent après son mariage l'abandonne lâchement. Les parents
favorisent son divorce, disent qu'il a été ensorcelé, etc. » C'é-
taient là les sujets à la mode, les gentillesses dans les belles
compagnies. Le xvi^ siècle, si grand et si fertile qu'il eût été
pour les esprits des doctes et pour les penseurs, avait laissé
au vulgaire et, pourparlerplus simplement, au public, toute
sa rouille; il ne l'avait pas civilisé. Le public, à son tour, on
480 PORTRAITS IITTÉRAIRES.
peut le dire, n'avait pas civilisé non plus les savants. Scali-
ger et Cardan, les deux plus grands personnages modernes
selon Naudé, les deux seuls qu'on pût opposer aux plus si-
gnalés des anciens, avaient poussé le plagiat de l'antiquité
jusqu'à parler d'une façon presque sérieuse de leurs démons
familiers, et jusqu'à se donner l'air dy croire. Ainsi lamoyenne
des esprits restait grossière, et la sublimité des élus se mon-
traitsauvage. On n'avait àconipterdanschaqueordre qu'avec
les initiés et les profès. J'ai dit que le xvi« siècle possédait
tout, mais c'était en bloc; la science s'y faisait en gros, eu
grand, et ne s'y débitait pas, 11 fallait pour cet échange
mutuel entre tout le monde et quelques-uns et pour ce second
travail de la dissémination des lumières la lente action de
deux siècles, une langue à l'usage de tous, non plus latine
ni pédantesqiie, l'influence paisible et bienfaisante des chefs-
d'œuvre, un frottement prolongé de société; et la coopération
gracieuse d'un sexe que les Saumaise de tout temps n'ont
apprécié que trop peu; en un mot il fallait, après Scaliger,
que vinssent M'"e de La Fayette et Voltaire. En 1624, le Père
Garassus avaitpublié le livre de la Doctrine curieuse des Beaux-
Esprits modernes, dans lequel il cherchait partout des libertins
et des athées ; Naudé put en prendre l'idée de venger, par
contre-partie, les grands esprits de l'antiquité qui avaient
d'ailleurs été compromis, il nous l'apprend positivement,
dans les suites de cette querelle. Une brochure publiée ou
sujet du livre de Garasse avait traité Virgile de nécromancien
et d'enchanteur au sens de l'enchanteur Merlin. Naudé en tira
prétexte pour son Apologie. Il serait trop fastidieux de le sui-
vre dans les contes à dormir debout qu'il se croit obligé de
discuter, et dans la rude guerre qu'il y fait à de stupides démo-
nographes. Nous admettons d'emblée que la nymphe Égéric
n'était pas un démon succube, et aussi quele grand chien noir
de Corneille Agrippa n'était pas le diable en personne. Ce qui
ie marqué plus volontiers pour nous dans le livre, et peut
aous y intéresser encore, c'est un goût dç science reculé et
GABRIEL NAUDÉ. 481
recelé du vulgaire, elletenant àdistancelui et ses sottes opi-
nions, c'est le culte secret d'une sagesse qui, comme il le dit,
n'aime pas à se profaner. Naudé a dédain, par-dessus tout,
de la foule moutonnière et du grand nombre : il se plaît à
répéter avec Sénèque : Non tam bene cum rébus humanis gcritur
ut meliora pliaibusplaceant, Les choses humaines ne se trou-
vent pas si bien partagées que ce soit le mieux qui agrée au
plus grand nombre (1). Il paraît très-persuadé « que notre
« esprit rampe bien plus facilement qu'il ne s'essore, et que,
« pourledélivrer de toutes ces chimères, ille faut émanciper,
« le mettre en pleine et entière possession de son bien, et
« lui faire exercer son office qui est de croire et respecter
« l'histoire ecclésiastique, raisonner sur la naturelle, et tou-
« jours douter de la civile ». Pour preuve de soumission à
l'histoire ecclésiastique, tout aussitôt après ce passage il en-
tame un petit éloge de l'empereur Julien, « de cet empereur,
« dit-il, autant décrié pour son apostasie que renommé pour
« plusieurs vertus et perfections qui lui ont été particu-
lières (2). » L'histoire ecclésiastique ainsi exceptée, il est
évident qu'en toute matière, civile du moins et naturelle,
Naudé fait volontiers une double part, l'une de la sottise et
de la crédulité des masses, l'autre de la singulière industrie
de quelques habiles. Il croit surtout à la crédulité humaine,
et s'en retire en répétant pour son compte :
(1) Il réitère et développe celte pensée avec une rare énergie au
cliapitre iv de ses Coups d'Etat : « .... Ses plus belles parties (de la
« populace) sont d'être ineonstanteet variable, approuver et iinprou-
« ver quelque chose en même temps, courir toujours d'un contraire
« à l'autre, croire de léger, se mutiner promptement, toujours gron-
« der et murmurer: bref, tout ce qu'elle pense n'est que vanité, tout
« ce qu'elle dit est faux et absurde, ce qu'elle improuve est bon, ce
a qu'elle approuve mauvais, ce qu'elle loue infâme, et tout ce qu'elle
« fait et entreprend n'est que pure folie. » Ce sont de telles manières
de voir, avec leur accompagnement politique et religieux, qui fai-
saient dire plaisamment à Guy Patin, que son ami Naudé était un
grand puriiain • il entendait par là fort épuré des idées ordinaires,
[2) Apologie, chap. vin.
i82 POUTRAITS LITTÉRAIRES.
Credat Judœus Apella,
Non eso
La science humaine dans tout son fin et son retors et son
déniaisé, pourparlercomme lui, voilàrobjetpropre,le champ
unique de Naudé. J'allais ajouter qu'il y a une chose à la-
quelle il n'a rien compris et dont il ne s'est jamais douté,
pour peu qu'elle existe encore, c'est l'autre science, celle du
Saint et du Divin ; et qu'il semble tout à fait se ranger à cet
axiome volontiers cité par lui et emprunté des jurisconsultes :
Idem judicium de iis quae non sunt et quœ non apparent. Ce
qu'on ne peut saisir est comme non avenu et mérite d'être
jugé comme n'existant pas (1). Mais j'irais trop loin en par-
lant ainsi; on ne saurait trop se méfier de ces jugements
absolus en telle matière, et rApoZogfie renferme surZoroastre,
Orphée et Pythagore, sur toutes ces belles âmes calomniées,
ces génies des lettres,
Omnes cœlicolas, omnes supera alla tenentes,
des pages élevées, presque éloquentes, qui indiquent chez lui
le sentiment ou du moins l'intelligence du Saint plus que je
n'aurais cru. Il pense avec Montaigne trop de bien de PIu-
tarque,il Teslime trop hautement le plus judicieux auteur
du monde, pour être entièrement dénué d'une certaine con-
naissance religieuse dont Plutarque a été comme le déposi-
taire et le suprême pontife chez les païens. Bien que cette
disposition reparaisse très-peu chez Naudé et que je doive
avec lui la négliger dans ce qui suit, qu'il me suffise d'en
avoir marqué l'éclair et d'avoir entrevu de ce côté comme
un horizon.
Deux ans après ï Apologie, il donna un petit opuscule qui
(1) « Les eaux de Sainte-Reine ne Tont point de miraeles. Il y a
« ionîïtemps que jesuis de l'avis de feu notre lion ami M. Naudé, qui
V (lisoil que, pour n'être trouipé, il ne falloit admettre ni prédiction,
« ni mystère, ni vision, ni miracles, d Guy Patin (i\o«t'«//e5 lettres à
Spou, tome II, page 183),
GABRIEL NAUDÉ. 483
nous sied mieux et où il se peint directement dans son vrai
jour : Advis pour dresser une Bibliotkèqae, présenté à M. le
président de Mesmes (1627). Composé, on le voit, en vue
d'un patron, comme la plupart de ses autres écrits, celui-ci
du moins nous traduit la plus chère des pensées de l'auteur,
sa véritable et intime passion. Naudé n'en eut qu'une, mais
il l'eut toute sa vie, et avec les caractères de constance,
d'enthousiasme et de dévouement qui conviennent aux géné-
reuses entreprises. Sa passion à lui, son idéal, ce fut la bi-
bliothèque, une certaine bibliothèque comme il n'en existait
pas alors, du moins en France. Lui si sage, si indifférent
sur le reste, si incapable de s'étonner et de s'irriter, nous le
verrons un jour malheureux et vulnérablede ce côté, et même
éloquentdanssablessure.Cequ'ilparvintà réalisera grand'-
peine vingt ans plus tard avec le cardinal Mazarin, il le con-
cevait, jeune, auprès du président de Mesmes; il préludait à
cette création (car c'en fut une), à cette espèce d'institution
et d'œuvre. Expliquons-nous bien comment Naudé entendait
la bibliothèque.
La passion des livres, qui semble devoir être une des plus
nobles, est une de celles qui touchent de plus près à la ma-
nie ; elle atteint toutes sortes de degrés, elle présente toutes les
variétés déforme et se subdivise en mille singularités comme
son objet même. On la dirait innée en quelques individus
et produite parla nature, tant elle se prononce chez eux de
bonne heure ; et, bien qu'elle se môle dans la jeunesse au
désir de savoir et d'apprendre, elle ne s'y confond pas néces-
sairement. En général, toutefois, le goût des livres est acquis
en avançant. Jeune, d'ordinaire, on en sent moins le prix;
on les ouvre, on les lit, on les rejette aisément. On les veut
nouveaux et flatteurs à l'œil comme à la fantaisie; on y
cherche un peu la même beauté que dans la nature. Aimer
les vieux livres, comme goûter le vieux vin, est un signe de
maturité déjcà. M. Joubert, dans une lettre à Fonlanes, a dit :
%« Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une
484 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« chose que j'ai toujours oubliée. Achetez et lisez les livres
« faits par les veillards, qui ont su y mettre l'originalité de
« leur caractère et leur âge. J'en connais quatre ou cinq
« où cela est fjrt remarquable : d'abord le vieil Homère;
« mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil
« Eschyle ; vous les connaissez amplement, en leur qualité
« de poètes : mais procurez-vous un peu Varron, MarculpJd
« Formulœ (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le
« dit dans sa préface, dont vous pouvez vous contenter) ; Cor-
« naro^ de la Vie sobre. J'en connais, je crois, encore un ou
« deux ; mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir. Feuil-
« lelez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne
« découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs
« pensées, des esprits verts quoique ridés, des voix sonores
« et cassées, l'autorité des cheveux blancs, enfin des têtes
« de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent tou-
« jours dans leur cabinet ; il faut qu'un connaisseur en li-
« vres en mette dans sa bibliothèque. » Nulle part ce que
j'appellerai l'idéal du vieux livre renfrogné, l'idéal du 6oît/2ui«,
n'a été mieux exprimé qu'en cette page heureuse; mais
M. Joubert y parle surtout au nom de l'amateur qui veut lire.
Il y a celui qui veut posséder. Pour ce dernier, le goût des
livres est une des formes les plus attrayantes de la propriété,
une des applications les plus chères de cette prévoyance
qui s'accroît en vieillissant; il a ses bizarreries et ses replis
à l'infini, comme toutes les avarices. Les tours malicieux,
les ruses, les rivalités, les inimitiés même qu'il engendre,
ont quelque chose de surprenant et de marqué d'un coin à
part. On a observé que les haines entre bibliothécaires ont
également quelque chose de sourd, de subtil, de silencieux,
comme le ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous
sommes loin de tous ces vices et de ces raffinements avec
Naudé, qui a la passion dans sa noblesse, dans sa vérité pre-
mière et dans sa franchise.
Naudé n'estime les bibliothèques dressées qu'en considéra'
GABRIEL NAT3DÉ. 485
tion du service et de V utilité que l'on peut en recevoir. Conce-
vant cette Lilililé dans le sens le plus large et le plus philoso-
phique, il propose le plan d'une bibliothèque universelle,
encyclopédique.^ qui comprenne toutes les branches de la con-
naissance et de la curiosité humaines, et dans laquelle toutes
sorte de livres sans exclusion soient recueillis et classés. De
plus, il la veut publique moyennant de certaines précautions,
et il sait intéresser à cette publicité, par d'adroits chatouille-
ments, la vanité des Pollions et des Mécènes. Il n'y avait à
cette époque en Europe que trois bibliothèques véritablement
publiques, laBodléenne à Oxford, l'Ambroisienne à Milan, et
et celle de la maison des Augustins ou l'Angélique, à Rome,
tandis que dans l'ancienne Rome on en avait compté vingt-
neuf selon les uns, trente-sept suivant les autres. En France,
à Paris, parmi les riches bibliothèques alors renommées, y
compris celle du Roi, il n'y en avait aucune qui répondît au
vœu de Naudé, c'est-à-dire qui fût ouverte à chacun et de
facile entrée, et fondée, dans le but de n'en dénier jamais la com-
munication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin.
Ce fut son innovation à lui, son instigation active. Il y poussait
dès lors le président de Mesmes ; vingt ans après il y conver-
tissait lecardinalMazarinet avait la satisfaction, vers 1048, à
la veille même de la Fronde, de voir la merveilleuse biblio-
thèque amassée et ordonnée par ses soins s'ouvrir le jeudi à
tous leshommesd'études qui s'yprésenteraient. Par uneatten-
tion touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachantla
sauvagerie de bien des gens de lettres, il avait fait pratiquer
une porte particulière afin de leur éviter l'embarras d'avoir
affaire aux grands laquais de l'hôtel et de passer même devant
eux, ce qui en pouvait effaroucher quelques-uns (1). Notons
bien ce titre d'honneur, ce bienfait essentiel de Naudé, et en
(l) Voir le SInscurat, page 24(>. Cette porte particulière n'eut pas
le temps de s'ouvrir, à cause des troubles. L'hôtel du cardinal
Mazariii tenait précisément le même local qu'occupe aujourd'hui la
DiLliollièque du Iloi. 11 était dans les destinées que le vœu, le plan
486 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
même temps soq inconséquence. S'il méprise le public dans
ses livres et ne daigne pas le distinguer d'avec la populace,
voilà qu'il le devine et qu'il le sert par la tentative de toute sa
vie. Il rêve la bibliothèque publique et universelle avec la
même persistance et la même chaleur que Diderot a pu mettre
à V Encyclopédie; il se consume à édifier par toutes sortes de
travaux et de voyages -,11 n'aime la gloire que sous cette forme,
mais c'est à ses yeux une belle gloire aussi, et au moment où
il semble l'avoir atteinte, il échoue, ou du moins il peut
croire qu'il a échoué. Quoiqu'il en soit, l'honneur lui en
reste; il est le premier à qui la France dut cette sorte de
publicité et de conquête, l'idée et l'exemple de l'accès facile
vers ces nobles sources de l'esprit. En cela il fut bien le con-
temporain et le coopérateur des Gonrarl, des Colbert, des
Perrault(deIoin on mêle un peu les noms), de tous ceux enfin
dunouveau siècle qui, parles académies, par les divers genres
defondations,d'encouragement30u de projets, contribuèrent
à mettre en dehors la pensée moderne et à la vulgariser. Lui,
le moins promoteur en apparence et le moins en avant, pour
les façons, des écrivains de sa date, il eut sa fonction sociale
aussi.
Ce petit Advis sur les bibliothèques renferme plus d'une
fine remarque; tout en rangeant ses livres, Naudéne se fait
faute de juger les auteurs et les sujets. Il est décidément in-
juste pour les romans, qu'il estime une pure frivolité, comme
si Rabelais et Cervantes n'étaient pas venus. Sur tout le reste,
il se montre ouvert, équitable, accueillant. Son esprit se dé-
clare dans les motifs de ses choix; il veut qu'on ait en chaque
matière controversée le pour et le contre, afin d'entendre
toutes les parties (1): ce sontdescouplesde lutteurs enchaînés
de Naudé se ré.iIisiU en ce même lieu et sur toute son échelle. Au
tome VI des Mauuscnls français de la Bibliothèque du Itoi, M. Paulin
Paris fait ressortir ces analofïies.
(l) liaylu aussi avait pour maxime de garder toujours une oreille
pour l'accuté.
GABRIEL NALDÉ. 487
qu'on ne sépare pas. Les hérétiques donc (moyennant quel-
quesprécautions de forme) s'avancentà distance respectueuse
des orthodoxes. A côté des anciens qu'il vénère, il n'oublie
les novateurs qui le font penser, qui lui suggèrent toutes
les conceptions imaginables, et surtout lui àieniVadmiration
ce vrai signe de notre faiblesse. Plus loin, il s'élève contre les
préventions elles exclusions en fait de livres, « comme si ce
n'étoit, dit-il, d'un homme sage et prudent de parler de
toutes choses avec indifférence... » Et à la fin il parvient à
nous glisser encore sa conclusion favorite, à savoir « le bon
droit des Pyrrhoniens fondé sur l'ignorance de tous les
hommes. » En étudiant beaucoup un érudit qui, certes, a du
rapport avec Naudé, il m'a de plus en plus semblé que
M. Daunou était l'héritierdirect, le rédacteur accompli uon
inventeur), et en quelque sorte le secrétuire posthume du
xvine siècle .Eh bien ! Naudé peut être dit non moins exacte-
ment le bibliothécaire du xvi" ; il en recueille et en classe les
livres, et, en les rangeant, il se donne le spectacle de cette
grande mêlée de l'esprit humain. La reprise moderne des
vieux systèmes lui remet en mémoire ces deux cent quatre-
vingts sectes de l'antiquité toutes fondées sur la recherche et
la définition du souverain Bien. Sa philosophie de l'histoire
est des plus simples, et n'en est peut-être pas moins vraie
pour cela. A propos des trains et des vogues d'idées qui se
succèdent depuis deux mille ans, vogue platonicienne, aris-
totélique, scholastique, hérétique et de Renaissance, Naudé
se borne à remarquer que le même train de doctrine dure
jusqu'à ce que vienne un individu qui lui donne puissamment
du coude et en installe un autre à la place. Et c'est l'ordi-
naire des esprits, dit-il, de suivre ces fougues et changements
divers, comme lepoisson fait la marée. Aussi, quand la marée se
retire, il en reste quelques-uns sur la grève et des plus beaux :
les gens du rivage en font leur profit et les dépècent (1).
(1) li s'élève pourtant de ton en revenant sur ce sujet favori des
révolutions d'idées, au chapitre vi de son Addition à l'Histoire de
-488 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Lorsqu'on vendit, en lôo?, la bibliothèque de M. Morcau,
l'ancien professeur de Naudé et de Guy Patin, ce dernier écri-
vait à Spon : «Ce qui reste de la bibliothèque de M. Moreau
« se vend à la foire, j'entends les livres de philosophie, d'hu-
« manités et d'histoire. Il avoitfort peu de théologie et haïs-
« soit toute controverse de religion; même je l'ai mainte fois
« vu se moquer de ceux qui s'en metloient en peine. Je pense
« qu'il était de l'avis de M. Naudé, qui se moquoit des uns et
« des autres, et qui disoit qu'il falloit faire comme les îta-
i< liens, bonne mine sans bruit, et prendre en ce cas-là pour
M devise :
a Intas ut Ubet, foris ut moris est. »
Je prends acte à regret du fond des sentiments ; mais on n'au-
rait certainement pas trouvé dans la bibliothèque de Naudé
Louis XI. Ayant recominencé à parler de cette grande roue des siècles
qui fnit paraître, mourir et renaître chacun à son tour sur le théâtre
du monde, « si tant est que la terre ne tourne, dit-il (car il n'a
<( garde d'eo être tout à fait aussi sûr que Copernic et Galilée), au
« moins faut-il avouer que non-seulement les cieux, mais toutes
« choses se virent et tournent à l'environ d'icelle. » Et citant
Velleius Paterculus, lequel est avec Sén&que un vrai penseur moderne
entre les anciens, il en vient à admirer la conjonction merveilleuse
qui se fait à de certains moments, et la conspiration active de tous
les esprits inventeurs et producteurs éclatant à la fois ; mais cela ne
dure que peu ; la lumière, si pleine tout à l'heure, ne tarde pas à
pâlir, l'éclipsé recommence, l'éternel conflit de la civilisation et de
la barbarie se perpétue : c'est toujours Castor et Pollux qui reparais-
sent sur la terre l'un après l'autre, ou plutôt c'est Atrée et Thyeste
qui régnent successivement en frères peu amis. Et au nombre des
causes de ces mystérieuses vicissitudes, Naudé ne craint pas de
mettre « la grande bonté et providence de Dieu, lequel, soigneux
« de toutes les parties de l'univers, départit ainsi le don des arts et
« des sciences, aussi bien que l'excellence des armes et élablisse-
« ment des empires, or' en Asie, or' en Europe, permettant la
« vertu et le vice, vaillance et blchelé, sobriété et délitées, savoir et
« ignorance, aller de pays en pays, et honorant ou diffamant les
« peuples en diverses saisons; aûn que chacun ait part à son tour au
« bonheur et malheur, et qu'aucun ne s'enorgueillisse par une trop
« longue suite de grandeurs etprospéi ités.is C'est iJi une belle pageet
digne de Montaigne. (V. aussi le début du chapitre iv des Coups d'État.)
GABRIEL NAUDÉ. 480
de ces lacunes qui se notaient dans celle de M. Moreau. Il
avait le bon esprit d'y mettre même ce qu'il n'aimait guère ;
là aussi il savait faire la part de la coutume : « Finalement,
u dit-il , il faut pratiquer en cette occasion l'aphorisme d'Ilip-
« pocrate qui nous avertitde donner quelque chose au temps,
« au lieu et à la coutume, c'est-à-dire que certaine sorte de
« livres ayant quelquefois le bruit et la vogue en un pays qui
« ne l'a pas en d'autres, et au siècle présent qui ne l'avoit
« pas au passé, il est bien à propos de faire plus ample pro-
« vision d'iceux que n'ont pas des autres, ou au moins d'en
« avoir une telle quantité qu'elle puisse témoigner que l'on
« s'accommode au temps et que l'on n'est pas ignorant de la
<( mode et de l'inclination des hommes. « En cela Naudé pré-
parait directement les matériaux de l'histoire littéraire, telle
que l'entendait Bacon.
A un certain endroit oîi il indique les moyens d'agrandir
et d'accroître les bibliothèques, on sourit de voir le bon
Naudé conseiller à mots couverts la ruse et le machiavé-
lisme dont certains bibliophiles de tous les temps ont suies
secrets. Il ne craint pas d'alléguer l'exemple de la république
de Venise qui, pour empêcher qu'on enlevât de Padoue la
fameuse bibliothèque de Pinelli, la fit saisir au moment du
départ, sous prétexte qu'il y avait dans les manuscrits du dé-
funt des copies de certains papiers d'Élat. C'est un petit avis
que suggère Naudé aux magistrats et personnes en charge
ayant bibliothèques, pour en user à l'occasion et faire main
basse sur de bons morceaux ; il a toujours eu un faible pour
les coups d'État. Que nos bibliophiles, nos chercheurs de
vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop les indi-
gnés; car eux-mêmes (je ne parle que de quelques-uns) se
jouent encore, m'assure-t-on, tous les tours possibles, réti-
cences, supercheries entre amis, que sais-je ! C'était de bonne
guerre alors comme aujourd'hui (1).
(1) Parmi les ruses les plus permises, il faut mettre celle que
490 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont
il voudrait doter la France, Naudé n'a garde d'omettre les
noms célèbres qui ont honoré de tels établissements chez les
anciens. Parmi nos illustres ancêtres les bibliothécaires (car
je n'y veux reconnaître ni compter les esclaves et les affran-
chis), il cite donc en première ligne Démétrius de Phalère,
Caliimaque,Ératosthène, Apollonius, Zénodote, chez lesPto-
lémées, pour la bibliothèqued'Alexandrie ; Varron el Hygin à
Rome, pour la Palatine. Ainsi Varron et Démétrius de Pha-
lère, voilà des ancêtres. Il est vrai que la réalité du fait se
peut contester à l'égard de Démétrius de Phalère, qui était
un bien grand seigneur pour cet office ; mais Callimaque,
Apollonius, Varron et Gabriel Naudé, cela suffit bien. — Je
tire toutes ces drôleries de son livre même, dussé-je paraître
de ceux un peu légers dont il dit, non sans dédain, qu'ils ne
recherchent en tout que la fleur ;
Decerpunt flores et summa cacumina captant.
Son Addition à Vllistoire de Louis XI (1630) est le dernier
ouvrage qu'il publia avant son départ pour l'Italie. Il y pré-
lude d'instinct à ses coups d'État et à son prochain code de la
science des princes par la prédilection qu'il marque pour le
plus advisé de nos rois, pour VEuclide et l'Archiméde de la po-
raconte Rossi dans la lettre où il parle des acquisitions de Naudé à
Rome eu IdAh. Naudé entrait dans une boutique de libraire et
demandait le prix, non pas de tel ou tel volume, mais des masses
entières et des piles qu il voyait entassées devant lui. Cette mé-
thode inusitée déjouait un peu le libraire , qui hésitait , qui
lâchait un mot : on marchandait. Mais Naudé, en pressant, en pous-
sant, en harcelant, enveioppait si bien son iiomme, qu'il obtenait
un prix dont ensuite l'honniUe marchand, à tète reposée, ne man-
quait pas de se repentir ; car il y aurait eu souvent plus de profit
pour lui à vendre ses volumes au poids à l'épicier ou à la marcliandi;
de beurre. Naudé faisait un peu à sa manière comme ces paysans
bas-normands qui, dans les discussions d'intérêt, à force de bégayer,
d'ânonner, de faire le niais, vous arrachent d'impatience la conces-
sion à laquelle ils visent. 11 y a ruse el stratagème à cela, il n'y a cas
rfo/ qualifié.
GABRIEL NAUDÉ. 49!
litique, comme il le qualifie. Voulant montrer que Louis XI
n'était pas du tout aussi ig-norantqu'on l'a prétendu et que l'a
dit surtout le léger historien bel esprit Mathieu, il reprend le
côté littéraire de l'histoire de ce règne; c'est un prétexte
pour lui d'y rattacher une foule de particularités sur les livres,
sur le prix qu'on y mettait dans les vieux temps, de raconter
au long la renaissance des lettres et de discuter à fond les
origines de l'imprimerie introduite en France précisément
sous Louis XL Au nombre des écrits attribués à ce prince, il
omet la part, si gracieuse pourtant et si piquante, qui lui
revient dans la composition des Cent Nouvelles nouvelles, ce
sur quoi nous insisterions de préférence aujourd'hui. Mais
iSaudé, nous l'avons dit, ne faisait aucun cas des romans et
contes en langue vulgaire, et ne daignait s'enquérir de leur
plus ou moins d'agrément; s'il s'est montré quelque peu sa-
vant en us, ça été par cet endroit.
Il ne l'est pas du tout d'ailleurs dans le choix de la thèse
qu'il entreprend ici de prouver. S'il veut que Louis XI ait été
un prince plus lettré qu'on ne l'a dit, ce n'est pas qu'il at-
tribue aux lettres plus d'influence qu'il ne faut sur l'art de
gouverner. Loin de là, il pose tout d'abord la différence qu'il
y a entre les lettrés d'ordinaires mélancoliques et songearts, et
les hommes d'action et de gouvernement auxquels sont dé-
volues des qualités toutes contraires : Paucis ad bonam mentem
opus est litteris, répétait-il d'après Sénèque. Il ne faut pas
tant de lecture dans la pratique à un esprit bien fait ; et il
insiste sur cette vérité de bon sens en homme d'esprit, tout
à fait dégagé du métier.
Son voyage en Italie et le long séjour qu'il y fit achevèrent
vite de faiguiser et de lui donner toute sa finesse morale. Ces
douze années, depuis l'âge de trente jusqu'à quarante-deux
ans, lui mirent le cachet dans toute son empreinte. Devenu
l'un des domestiques, comme on disait, du cardinal de Bagni,
adopté dans la famille, il se consacra tout entier à ses devoirs
envers le noble patron, à l'agrément libéral et studieux de
492 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
cette société romaine qui savait l'apprécie: à sa valeur. On
était alors sous le pontificat d'Urbain Vlil, de ce poëte latin
si élégautet si fleuri, qui se souvenait volontiers de ses disti-
ques mythologiques, et qui continuait de les scander tout en
tenant le gouvernail de la barque de saint Pierre. Dans cette
Rome des Barberins, Naudé put se croire d'abord transporté
au règne de Léon X, d'un Léon X un peu affadi : son goût
littéraire ne sentait peut-être pas assez la différence. Tous
ses écrits de cette époque ne furent plus composés qu'en vue
de quelque circonstance particulière et en quelque sorte do-
mestique; moins que jamais le public apparut à sa pensée,
ce grand public prochain qui allait être le seul juge. Pour le
cardinal, son maître, homme d'État, il composa son livre des
Coups d'État ; pour son neveu, le comte Fabrice de Guidi, il
fit en latin le petit traité de l Étude libérale, à l'usage des
jeunes gentilhommes; pour un autre neveu, le comte Louis,
le grostraité \?iiia sur l'Étude militaire, à l'usage des guerriers
instruits. Il dressait en même temps pour leur père, le mar-
quis de Montebello, une généalogie et une histoire de cette
famille des Guidi-Bagni. Cœur délicat sans doute et recon-
naissant, on le voit empressé de payer sa bienvenue à cha-
cun des membres ; lui aussi il se sent riche à sa manière, il
veut rendre et donner. On peut soupçonner de pins sans in-
jure qu'élranger et nécessiteux, il n'était pas fâché de rece-
voir. Je ne fais qu'indiquer d'autres opuscules latins, tous
également decirconstance, ses cinq thèses médico-littéraires,
agréables réminiscenses du doctorat (1) espèce d'élrennes
et de caries de visite qu'il envoyait à des amis anciens ou
nouveaux ; son traité de la BiNiogi^ipJde politique, adressé au
Père Galfarel, qui l'avait consulté sur ces sortes d'écrits. De
toutes ces productions de Naudé composées durant le séjour
d'Italie et couvées, pour ainsi dire, sous le manteau et sous
(1) Il alla, en tG33, prendre ses degrés à Padoue, à cause de la.
charge de médecin honoraire de Louis XIII que son cardinal lui
avait fait obtenir.
GABRIEL NAUDÈ. -40^
ia pourpre, on ne lit plus maintenant, on ne ciie plus guère
à l'occasion que ses Coups d'État ; et, par leur renoui de ma-
chiavélisme, ils ont presque entaché sa mémoire.
Nous n'essayerons pas de le justitier plus qu'il ne convient.
Naudé n'appartient en rien à cette école de publicistes déjà
émancipée au xvi» siècle, et qui deviendra la philosophique et
la libérale dans les âges suivants. Sa politique, à lui, garde
son arrière-pensée méfiante à travers tous les temps. A son
arrivéeenItalie,ilétaitdéjàfoncièrementderavisde LouisXI,
et il admettait cet article unique du symbole des gouvernants :
Qui nescit dissimulave nescit regnare. S'il y avait erreur de sa
part à cela, comme il est bienséant aujourd'hui de le recon-
naître, ce n'était pas à la cour romaine qu'il pouvait s'en
guérir; ce n'était point en quittant la France sous Richelieu
pour la retrouver bientôt sous Mazarin. Naudé se pique dès
l'abord de bien se séparer de ces auteurs qui, traitant de la
politique, ne mettent pas de fin à leurs beaux discours de
Religion, Justice, Clémence, Libéralité; il laisse cette rhéto-
rique à Balzac et consorts. Pour lui, il tient à prouver aux
habiles que, bien qu'homme d'étude, il entend aussi la fin du
jeu. Il commence par poser avec Charron « que la justice,
« vertu et probité du Souverain, chemine un peu autrement
« que celle des particuliers. » A-t-il tort de le prétendre?
En exceptant toujours le temps présent, ce qui est d'une poli-
tesse rigoureuse, et en ne considérant que l'éternelle histoire,
qu'y voyons-nous? Un moderne penseur l'a répété, et il nous
est impossible de le dédire : Ne mesurons pas les hommes
publics à l'aune des vertus privées; s'ils sont véritablement
grands, ils ont leur point de vue et leur rôle à part : ils font
ce que d'autres ne feraient pas, ils maintiennent la société.
C'est à l'abri de leurs qualités, de leurs défauts, quelquefois
même, hélas! de leurs forfaits que les hommes privés arrivent
à exercer en paix toutes leurs vertus. C'est peut-être parce que
Richelieu a fait tomberla tête du duc de Montmorency, qu'il a
été plus loisible à tel bon bourgeois de vivre honnête homme
I!. 23
494 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et l'histoire en main, si
l'on ose réfléchir, on a peine à ne pas tirer l'austère résultat.
Naudé, au premier chapitre de son livre, soutient, en s'ap-
puyant de l'autorité de Cardan et de Campanella, que, pour
bien peindre un homme ou pour bien traiter un sujet, il faut
se transmuer dedans; et il cite spirituellement l'exemple de
Du Bartas, qui, pour faire sa fameuse description du cheval,
galopait et gambadait des heures entières dans sa chambre,
contrefaisant ainsi sou objet. Je ne pousserai pas si loin, en
parlant de Naudé, la transfusion et la métamorphose, je
serrerai de près mon auteur, sans pour cela m'y confondre
ni l'approuver. Mais, puisque l'occasion s'en présente, j'u-
serai du droit de simple moraliste pour énoncer ce que je
crois vrai, dussé-je par là sembler contredire l'étalage ver-
tueux et philanthropique des acteurs intéressés, ou la sim-
plicité bienheureuse et perpétuellement adolescente de quel-
ques optimistes de talent.
Telle philosophie, telle politique, ou, pour parler plus
exactement, telle morale, telle politique. La politique n'est
que l'art de mener les hommes, et cet art dépend de l'idée
qu'on se fait d'eux. La Rochefoucauld donne la main à Ma-
chiavel. Jeune, d'ordinaire on estime l'humanité en masse,
et l'on est plutôt de la politique libérale. Plus tard, on arrive
à mieux connaître, à ce qu'on croit, c'est-à-dire trop sou-
vent à moins estimer les hommes; et si l'on est conséquent,
on incline alors pour la politique sévère. Mais cette sévérité,
fruit amer de l'expérience humaine, n'admet pas nécessai-
rement la fraude et n'exclut pas la justice; et j'aime à pen-
ser toujours, malgré la rareté du fait, que la volonté ferme
du bien, une sagacité pénétrante jointe à l'absence de toute
imposture, une équité inexorable, seraient encore les voies
les plus sijres de gouverner, de tenir le pouvoir, — de le
tenir, il est vrai, non pas de le gagner ni de l'obtenir.
Naudé n'en demandaitpas tantaux souverainsde son temps,
et, dans cette chambre close du cardinal de Bagni, il n'est
GABRIEL NAUDÊ. 495
plus que de la religion de Louis XI, de Philippe de Macédoine,
ou du vieil H perfide Ulysse ; il cite ta propos Tibère. Il donne
3a recette de ce qu'il croit permis au besoin, assassinat, em-
poisonnement, massacre;il divise et subdivise le tout avec un
sang-froid inimaginable. Les conseils de modération qu'il y
mêle ne font que mieux ressortir l'immoral du fond ; on
croirait par moments qu'il se joue : c'est comme un chirur-
gien curieux qui assemble des exemples de tous les jolis cas,
ou comme un chimiste amateur qui étiquette avec complai-
sance tous ses poisons, en inscrivant sur chacun la dose in-
dispensable etsuffisante. Ce qui se dirait à peine dans quelque
hardi colloque à voix basse et dans quelque débauche de ca-
binetentre un Borgia et un conclaviste, il le rédige et l'écrit (t).
Son apologie de la Saint-Barthélémy (au chap. lu) est trop
connue et résume le reste. Si, dans la façon dont il la pré-
sente, il se trouve historiquement quelques points de vérité
incontestables, ils ne rachètent en rien l'horreur de l'action
ni l'odieux du récit. Ce n'est point quand le sang coule à
flots que l'historien doit faire parade d'essuyer et de braquer
si posément sa lunette. Lui aussi, il lui convient d'être en-
traîné par le sentiment d'humanité et de se faire peuple un
jour. Guy Patin ne trouvait, pour excuser son ami sur ce
méfait, que l'influence du lieu où il écrivait alors. Lorsqu'on
entre au Vatican, qu'aperçoit-on en effet dès la grande salle
d'antichambre? LaSaint-Barthélemy peinte et Coligny immolé .
Et en cette opinion extrême, n'admirez-vous pas comme
Naudé et de Maistre se rencontrent? le grand croyant et le
grand sceptique ! c'est le cercle ordinaire, le manège de l'es-
prit humain.
Disons-le bien vite, en ceci Naudé, encore plus que de
(t) On lit, il est vrai, dans la préface de la première édition, que
le livre n'est imprimé qu'à douze exemplaires. Passe encore, cela ne
sortait pas de la conQdence. Mais bientôt il en courut plus de cent.
Telle est l'inconséquence toujours; oa n'écrit pas pour le public, et
on imprime pour lui.
496 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
Maistre, se calomniait : cet apologiste delà Saint-lîarthélemy
est le même qui, à Rome, se montra si bon, si humain, si
chaleureux pour Campanella persécuté. Après vingt-sept ans
de prison, ce dominicain philosophe venait d'être rendu à la
liberté par la bonté d'Urbain VIII. Naudé avait toujours admiré
et vénéré Campanella. {ardentispenitus etportentosivir ingenii,
comme il l'appelle sans cesse), Campanella novateur et in-
vestigateur en toutes choses, en philosophie, en ordre social,
conspirateur et chef de parti un moment (1), et qui du fond
d'un cachot obscur retraçait et rêvait sa Cité du Soleil. Pour
célébrer cette délivrance toute récente encore, Naudé adressa,
en 1632, au pape Urbain Vni,un panégyrique latin imité de
ceux des anciens rhéteurs, Thémiste, Eumène. On sent, à ses
frais inaccoutumés d'éloquence, qu'il parle au pontife lettre?
au poëte disert, à l'Urbanité même (il fait le jeu de mots), h
celui qui, suivant son expression, a moissonné tout le Pinde,
butiné tout VEymcttc, et 6m toute VAganippe. Ce ne sont que
fleurs et qu'encens, ce n'est que sucre, que miel et que
rosée. Le style latin de Naudé laissa toujours à désirer pour
la vraie élégance. Mais cette assez mauvaise prose poétique,
cette flatterie plus que française, cette reconnaissance trop
italienne, tout ces défauts du panégyrique composent, dans
le cas présent, une très-belle et très-noble action, à savoir la
défense et l'apologie, aux pieds du Saint-Siège, de la science
et de la philosophie, hier encore persécutée (2).
(1) « Et lorsque Campanella eut dessein de se faire roi de la
« Haule-Calabre, il choisit très à propos pour compagnon de son
« entreprise un frère Denys Pontius, qui s'élail acquis la réputation
« du plus éloquent et du plus persuasif homine qui fût de son
tt temps... etc. » (Naudé, Coups d'Éiai, chap. iv.)
(2) S'oir, dans les lettres latines de Naudé, la 318 à Campanella,
et la dédicace reconnaissante que celui-ci fil à Naudé de son petit
traité de Libris propriis et recta Ratione simleiidi. — Osons dire
toute la vérité. Il existe, au tome X de la Correspondance manus-
crite de Peiresc (Rililiothèque du Roi), une lettre de Naudé qui
eemble donner un bien triste démenti à ces témoignages publics,
à cet /jcliinge de bons offices et de magniOques démonstrations entre
GABRIEL NAUDÉ. 497
Parmi les singularités de ces traités sur les Coups d'Etat,
on a remarqué qu'il commence par Mais, comme le Moyen de
Parvenir commence par Car. Naudé faisait nargue à la riié-
torique dès le premier mot.
Parmi les opinions particulières qui ne font faute, est
celle qui range dans les inventions des coups d'État la venue
de la Pucelle d'Orléans, « laquelle, ajoute Naudé en pas-
sant, ne fut brûlée qu'en effigie. » Il ne daigne pas s'expli-
pliquer davantage. Guy Patin va plus loin et nous dit que,
loin d'être brûlée, elle se maria et eut des enfants (1). Naudé
se complaisait un peu à ces sortes d'opinions paradoxales,
et il admettait très-aisément la mystification du vulgaire en
histoire. Il aurait cru volontiers au mariage secret de Bos-
suet comme il croyait au brùlement postiche de la Pucelle.
C'est là un faible dans cet esprit si sain. A force de chercher
finesse, on s'abuse aussi.
lui el Campanella. Il paraît que ce dernier, après sa «ortie de Rome
et son arrivée en France, s'élail licencié sur le compte de Naudé en
je ne sais quelles paroles et imputations qui pouvaient avoir de la
gravité. La lettre de .^audé à Peiresc, datée de Riète, 30 juin 1636,
nous montre plus que nous ne voudrions l'irritation de l'offensé et
son jugement secret sur l'homme qu'il avait tant admiré et célébré
publiquement. On y a l'envers complet de tout à l'heure. Campanella
y est taxé d'ingratitude, de légèreté, de charlatanisme effronté et
d'insupportable orgueil ; ce sont les inconvénients de plus d'un
grand esprit, et on en a connu de tout temps qui avaient peu à
faire pour tomber dans ces défauts là. Naudé, qui n'avait admiré
qu'une seule fois avec cette ferveur, et qui s'en trouvait dupe, jura
sans doute qu'on ne l'y reprendrait plus. Il faut toutefois qu'il soit
revenu à des sentiments plus favorables à son ancien ami, puisqu'il
ne fit imprimer le Panégyrique dont nous avons parlé qu'en 1044,
pour prêter hautement secours à la mémoire de Campanella mort
{beaiissimis Thomx Cnmpauellx Manibns] contre de certaines calom-
nies dont elle venait d'être l'objet. Le Panégyrique iuîprimé et la
lettre manuscrite n'en font pas moins le plus sanglant contraste, et
donnent une rude leçon au biographe littéraire qui se lierait avec
candeur à ce qu'on imprime. (Voir VAppendice à la fin du premier
volume.)
|i j Voir sur cette \ersion le Mercure galanC de novembre 1683.
•28
498 rouTRAiTS litt eu aires.
« Qui peut savoir et dire ce qu'arrive à penser sur toute
question fondamentale un homme de quarante ans, prudent,
et qui vit dans un siècle et dans une société où tout fait une
loi de cette prudence? » Maudé n'oublia jamais cette pensée
en lisant l'histoire; il eu faisait surtout l'application aux
grands esprits cultivés depuis la renaissance des lettres, et
ce qu'il avait en Italie sous les yeux l'y confirmait. Dans
cette familiarité du cardinal de Bagni et des Barbcrins, il
dut être de ceux qui trouvent, après tout, que c'eût été un
bel idéal que d'être cardinal romain dans le vrai temps. Lui
qui n'était pas philosophe ni protestant à demi, il jugeait
qu'il y avait plus de place encore pour des opinions quel-
conques sous la noble pourpre flottante de ses patrons que
sous l'habit noir serré du ministre; mais c'était à condition
toujours de n'en rien laisser passer (1). Il revint d'Italie avec
ce pli romain très-marqué. Ses amis, au retour, s'aperçurent
d'un changement en lui. Tout en restant bon et simple
d'ailleurs, sa prudence s'était fort raffinée. Dans l'habitude
de la vie, il ne se confiait à personne, — «à personne, hor-
« mis à M. Moreau et à moi, nous dit Guy Patin ; et quand il
(1) Dans une page du Mascurat (190), on voit trop bien en quei
sens Naudé est catliolique et soumis à l'Église: c'est de la môme
manière et dans le môme esprit que Montaigne se déclarait contre
les huguenots lorsqu'ils interprétaient les Écritures. La raison qu'al-
lègue Naudé est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat répond à
Saint-Ange, qui vient d'exprimer la conviction naïve qu'aucune
doctrine pernicieuse ne saurait se fonder sur la Sainte-Écriture :
« Si tu ajoutes bien entendue, dit Mascurat, je suis de ton côté ;
« mais, à faute de suivre l'interprétation que la seule Église catho-
« lique donne à ces Livres sacrés, ils sont bien souvent causes de
« beaucoup de désordres, tant es mœurs à cause du livre des Rois
« et autres pièces du Vieil Testament, qu'en la doctrine, laquelle
« est bien embrouillée dans le Nouveau et par les Epiires de saint
« Paul principalement : Mare enim est Scriptura divina, hahens in
« se sensus profundos et aliitudiuem propheticorum eniqmalum,
« comme disoit saint Ambroise... » Quand j'entends un sceptique
citer si respectueusement i n grand saint, je uie dis qu'il y a anguille
souB roche.
GABRIEL NAUDÉ. 409
« avoit reconnu la moindre chose dans quelqu'un, il n'en
« revenoit jamais : sentiment qu'il avoit pris des Italiens. »
La mort trop prompte du cardinal de Bagni, eu juillet 1641,
laissa Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage.
Le cardinal Antoine Barberin le prit alors à son service et
le recueillit avec un empressement affectueux. L'étoile de
Naudé le voua toute sa vie aux éminentissimes. Rappelé
l'année suivante en France pour être bibliothécaire du Car-
dinal-ministre, il ne quitta Rome que comblé des bienfaits
de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte
inopinée du cardinal de Bagni ait laissé des traces dans son
humeur. Il considéra dès lors sa fortune comme un peu
manquée; il reconnut qu'après avoir tant usé de lui, de sa
science et de ses services, on ne lui avait ménagé aucun
sort pour l'avenir, il en devint disposé à se plaindre quel-
quefois de la destinée plus qu'il n'avait coutume de le faire
auparavant (1). Nous le rencontrons fréquemment les années
suivantes dans les lettres de Guy Patin, et c'est à celte date
seulement que la petite société de Geulilly commence. Mais,
à travers ses relations resserrées avec ses amis de France,
Naudé, tout occupé de former la bibliothèque du cardinal
Mazarin, s'absentait encore pour de longs et nombreux
voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de nouveau, en Al-
lemagne, rapportant de chaque tournée des milliers de vo-
lumes et des voitures tout entières. 11 nous a donné le bul-
letin de ses doctes caravanes dans le Mascurat (2). Enfin, au
commencement de 1647, il n'eut plus qu'à coordonner son
immense butin, à organiser en quelque sorte sa conquête.
Ç'allait être un "î-îau jour pour lui, le plus beau de sa vie,
(1) Une lettre de lui à Peiresc, du 20 juillet IC34 {Correspondance
de Peiresc, tome X, manuscrits de la BiLliotlioque du Roi), nous
trahit le secret de toutes les démarches, sollicitations cl suppliques
trop peu dignes auxquelles la nécessité et la peur de manquer pous-
iaient Naudé en terre étrangère, il subit l'air du pays.
(2) Page 264.
500 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
que celui où la publicité de cet établissement unique eût été
complète (I); déjà la porte particulière à l'usage des savants
était pratiquée sur la rue; déjà l'inscription latine destinée
à figurer au-dessus, et qui devait dire à tous les passants
(aux passants qui savaient lire le latin) d'entrer librement,
se gravait sur le marbre noir en lettres d'or; Naudé touchait
à l'accomplissement du rêve et du labeur de toute sa vie.
C'est à ce moment précis que se rapporte la lettre souvent
citée de Guy Patin (27 août t64S) (2) : « M. Naudé, bibîio-
« thécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gas-
« sendi, comme il est le mien, nous a engagés pour di-
« mauche prochain à aller souper et coucher nous trois en
« sa maison de Gentiily, à la charge que nous ne serons que
« nous trois et que nous y ferons la débauche : mais Dieu
« sait quelle débauche! M. Naudé ne boit naturellement
« que de l'eau et n'a jamais goûté vin. M. Gassendi est si
« délicat qu'il n'en oseroit boire, et s'imagine que son corps
« brùleroit s'il en avoit bu. C'est pourquoi je puis bien dire
« de l'un et de l'autre ce vers d'Ovide :
« Vina fugit, gaudetque raeris abstemius undis (3).
« Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l'écri-
« ture de ces deux grands hommes, j'en bois fort peu; et
« néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et
(1) Une sorte de pulilicité existait dès les années précédentes;
la bibliotlièque s'ouvrait lous les jeudis aux savants qui se présen-
taient : il y en avait quelquefois de quatre-vingts à cent qui y étu-
diaient ensemble {.Vascurat, p. 244). — Voir aussi, dans les Lettres
latines de Roland Des Marels, la 31^ du livre 11; il y remercie
Naudé en souvenir de quelque séance.
(2) Lpitres choisies de Guy Patin, tome 1, page 35.
(3) Autre témoignage : « Naudé étoit d'une vie sobre et chaste ;
« il eut aversion de tout temps pour les assaisonnements de viandes
« et les reelierches de lable : en fait de fruits, il ne mangeoit que
« des châtaignes et des noisettes. H étoit de taille élevée, de corps
■ allègre tl dispos. « (Voir l'Éloge latin de Aaudé, par Pierre
Halle.)
1
GABRIEL NAUDÉ. 50C
« peut-être quelque chose davantage, pour être tous trois
« guéris du loup-garou et du mal des scrupules, qui est le
« tyrau des consciences. Nous irons peut-être jusque fort
« près du sanctuaire... « Naudé célébrait à sa manière,
dans cette petite orgie de Gentilly, sub rosa, la prochaine
dédicace de ce temple de Minerve et des Muses dont il tenait
les clefs, quand, le lendemain ou le jour même de la fête, la
Fronde éclata (1). Ainsi vont les projets humains sous l'œil
d'en haut ou sous le je ne sais quoi qui les déjoue. L'in-
scription en resta là, et le public aussi. A la seconde Fronde,
ce futbien autre chose, et, le 29 décembre 165 i , le parlement
rendit l'arrêt de vandalisme qui ordonii ait la ve nte de la biblio-
thèque et des meubles du cardinal. Mais n'anticipons pas.
Quand Naudé vit laFroude, il putétre affligé, il n'en l'ut point
surpris. Il avait de longue main, dans ses Bose-Croix compté
sur la badauderie des Français ; dans ses Coups d'État, s'il
nous en souvient (chap. iv), il avait peint la populace en
traits énergiques et méprisants, que l'émeute présente sem-
blait faite exprès pour vérifier. Si tout s'était borné à cette
première Fronde, il y aurait eu plutôt encore de quoi s'en
gaudir entre amis.
L'intervalle des deux Frondes fut un asssz bon temps pour
Naudé; il y composa (1649) son ouvrage le plus intéressant,
le plus original et le plus durable ; Jugement de tout ce qui
a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième
janvier jusques à la Déclaration du premier avril mil six cens
quarante-neuf^ ou plus brièvement le Mascurat. C'est un
dialogue entre deux imprimeurs et colporteurs de raazari-
uades, Mascurat et Saint-Ange. Sous ce couvert, il y défend
chaudement et finement le cardinal son maitre, et montre
la sottise de tant de propos populaires qui se débitaient cà
son sujet ; puis, chemin faisant, il y parle de tout. La bonne
(1) Les barricades sont préciàémenlde la même, date que la leltra
de Guy Palin, jour pour jour, 27 aoiU.
502 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
édition du Mascxirat, la seconde, est un gros in-4» de
718 pages. Le livre fait encore aujourd'hui les délices de
bien des érudits friands; Charles Nodier, dit-on, le relit ou
du moins le refeuillette une fois chaque année. M. Bazin,
l'historien de la France sous Mazarin, en a beaucoup pro-
fité dans son spirituel récit. Naudé, si enfoui par le reste
de ses œuvres, garde du moins, par celle-ci, l'honneur d'a-
voir apporté une pièce indispensable et du meilleur aloi
dans un grand procès historique : son nom a désormais
une place assurée en tout tableau fidèle de ce temps-là. Je
voudrais pouvoir donner une idée du Mascurat à des lec-
teurs gens du monde, et j'en désespère. Dans ce style resté
franc gaulois et gorgé de latin, il trouve moyen de tout
fourrer, de tout dire ; je ne sais vraiment pas ce qu'on n'y
trouverait pas. Il y a des tirades et enfilades de curiosités et
de documents à tout propos, des kyrielles à la Rabelais, où
le bibliographe se joue et met les séries de son catalogue
en branle, ici sur tous les novateurs et faiseurs d'utopies
(pages 92 et 697), là sur les femmes savantes (p. 8i);
plus loin, sur les bibliothèques publiques (p. 242 ;) ailleurs,
sur tous les imprimeurs savants qui ont honoré la presse
(p. 691 ; à un autre endroit, sur toutes les académies d'Italie
(p. 139, 147), que sais-je (1)? Pour qui aurait un traité à
(1) Et encore (page 370) il enfile toutes sortes d'iiistoriettes sur
des réponses faites par bévue, et se moque en même temps de la
rhétorique ; il y trouve son double compte d'enfileur de rogatons
érudils et de moqueur des tours oratoires. — Il ne trouve pas moins
son double compte de fureteur historique et de défenseur du Mazarin,
lorsqu'il se donne (page 266) le malin plaisir d'énumérer tous les
profits et pots-de-vin de l'intègre Sully, lequel « tira trois cens
« mille livres pour la démission de sa charge des Finances el de la
a Bastille ; soixante mille pour celle de la Compagnie de la Reine-
« Mère; cinquante mille pour celle de Surintendant des Bâtiments;
« deux cens mille pour le Gouvernement de Poitou ; cent cinquante
« mille pour la charge de Grand-Voyer, et deux cns cinquante millt
« pour récompense ou plutôt pour conrretarje de beaucoup de béné-
« fices donnés à sa recommandalion. » Et le fin Naudé part de là
GABRIEL NAUDÉ. 503
écrire sur l'un quelconque de cessujets, leMascurat fournirait
tout aussitôt la matière d'une petite prélace des plus éru-
dites ; c'est une mine à fouiller ; c'est, pour parler le langage
du lieu, une marmite immense d'où, en plongeant au hasard,
l'on rapporte toujours quelque fin morceau.
La scène se passe au cabaret; on y boita même des pots,
on y mange des harengs saurets, tout s'en ressent. On a re-
marqué que la plaisanterie d'une nation ressemble (règle gé-
nérale) à son mets ou à sa boisson favorite. On n'a donc ici
ni \e pudding de Swift, ni le Champagne ou le moka de Vol-
taire. Le iliascwrai de Naudé, c'estune espèce de salmigondis
épais et noir, un vrai fricot comme nos aïeux l'aimaient, où
il y a bien du fin lard et des petits pois. On y lit (p. 231)
une grande discussion sur la poésie macaronique; ce livre
est une espèce de macaronée aussi.
Au commencement de Mascurat, il n'est pas hui-t heures et
demie du matin (p. 13): les deux compagnons entrent au
cabaret et s'attablent pour discourir à l'aise a mane ad ves-
peram (p. 38). A la page 322, on les voit qui dînent. Page
349, Saint-Ange frappe pour demander à boire. Page 379, il
continue de mâcher et de boire. Page 385, il est question de
plat qui se refroidit. Page 386, Mascurat s'absente un bon
quart d'heure, ou une bonne heure, dit Saint-Ange qui l'at-
tend. C'en est assez pour donner idée de la composition
étrange de cet autre Neveu de Rameau. A travers ces divers
incidents de la journée, le dialogue dure toujours.
Le caractère de Saint-Ange, c'est le gros bon sens, près de
Mascurat qui représente l'érudit rusé : « Tu m'emportes,
lui dit à certain moment Saint-Ange, comme l'aigle fait la
tortue, hors de mon élément; revenons... » Et plus loin,
lorsque Mascurat lui énumère complaisamment les grands
génies de première classe, les douze preux de pédanterie :
pour opposer le désiniércsscmmt du Mazarin; mais il tenait encore
plus, je le crains bien, à ce qu'il avait làclié en passant contre cette
renommée populaire de Sully.
504 rORTHAITS LITTÉRAIRES.
Ai'chimède, Aristote, Euclide, Scot (Duns), Calculalor, etc.
(je fais grâce des autres), le matois Saint-Ange répond : «Tu
« m'endors quand tu me parles de tous ces auteurs-là que
« je ne couuois point ; il y avoit l'autre jour un homme bien
« sensé, chez Biaise, qui n'y faisoit pas tant de finesse; car
« il disoit que la Sagesse de Charron et la République de
« Bodin étoient les meilleurs livres du monde, et sa raison
« étoit que le premier enseigne à se bien gouverner soi-
« même, et le second à bien gouverner les autres... Ce dis-
•^ cours, à te dire vrai, me lient lieu de démonstration et
M me persuade bien davantage que ne font tous les mathé-
K maticiens et philosophes; mais tu as l'esprit si sublime
« que tu voudrois toujours être avec les auteurs de la pre-
« mière classe. Pour moi, je me tiens aux médiocres, c'est-
« à-dire à ceux que tu appelles honnêtes gens et bons es-
« prits. » Naudé en écrivant cette charmante page, ne
comprenait-il donc pas que le nombre de ces honnêtes gens
et de ces bons esprits vulgaires à la Saint-Ange allaitaugmen-
ter assez pour faire un public qui ne serait plusla populace?
Le tiers état de Sieyès était au bout, notre classe moyenne.
Si Naudé, ne comptait pas assez sur ce prochain monde
des bons esprits, il semble avoir encore moins soupçonné
qu'une autre portion plus délicate s'y introduirait, et que
l'heure approchait où il faudrait écrire en français pour être
lu même des femmes. Chez Naudé, les femmes n'entrent
pas ; latin à part, il y a des grossièretés.
La finesse d'ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie
même de l'auteur entre ces deux bons compères, Saint-Ange
et Mascurat, va aussi loin qu'on peut supposer. Je veux
trahir et prendre sur le fait sa méthode habituelle. A un
endroit, par exemple, ilénumère au long les académies d'I-
talie ; rien de plus intéressant pour les esprits académiques ;
on croirait, à la complaisance du détail, que iXaudé admire,
qu'il se prend; pas du tout. Prenez garde : voilà qu'à la fin,
citant Pétrone sur les déclamateurs, il montre que ces façons
GABRIEL NAUDÉ. 505
pompeuses d'exercice littéraire ne servent au fond de rien,
que les vrais grands écrivains sont de date antérieure, que
les bons csimts vont à ces nouvelles Académies comme les belles
femmes au bal, c est-à-dire sans en chercher autre profit que d'y
ixisser le temps agréablement et de s'y faire voir et admirer. —
Sur quoi Saint-Ange, un peu surpris du revers, dit à Mas-
cural : « Tu fais justement comme ces vaches qui attendent
« que le pot au lait soit plein pour le renverser (I)... » Voilà,
en bon français, la méthode de Gabriel Naudé et des grands
sceptiques.
En matière religieuse, il ne procède pas autrement, et c'est
ici que le mot de sournoiserie s'applique à merveille. Ainsi,
à propos de VAlcoran, dont les paroles, dit Mascurat (page
34a), sont très-belles et bonnes, quoique la doctrine en soit
fort mauvaise, Saint-Ange se récrie, et Mascurat répond en-
tre autres choses : «c ... Joint aussi qu'il est hors le pouvoir
« d'un homme, tant habile qu'il soit deconnoître quelle est
« la religion des Turcs, soit pour la foi ou les cérémonies,
« par la seule lecture de ÏAlcoran; tout de même, sans com-
« PARAisox TOUTEFOIS, qu'uu homme qui n'auroit lu que le
c Nouveau Testament, ne pourroit jamais connoître le détail
« de la religion catholique, vu qu'elle consiste en diverses
règles, cérémonies, établissements, institutions, traditions
« et autres choses semblables que les papes et les conciles
« ont établies de temps en temps, cXpiièces après autres, con-
c formément à la doctrine contenue implicite, ou explicité
'< dans ledit livre. » On a le venin.
J'aime mieux citer une belle page philosophique, et même
religieuse à la bien prendre, qui rentre dans une pensée
souvent exprimée par lui. Il s'agit de je ne sais quel conseil
( )age 229j dont Saint-Ange croit que les politiques d'alors
pourraient tirer grand profit; Mascurat répond :« Quand ils
u le l'eroient, Saint-Ange, ils ne réussiroient pas mieux au
(I; Pa^'c 152,
506 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
« gouvernement des États et empires que les plus doctes
« médecins font à celui des malades; cari) faut nécessaire-
« ment que les uns et les autres prennent fm, tantôt d'une
« façon et tantôt de l'autre : Quotidie aliquid in tam magno
« orbe mutatur, nova orbium fundamenta jaciuntur, nova gen-
« tium nomina, extinctis nominibus prioribus aut in accessionem
« validions conversis, oriuntxir (chaque jour quelque cliange-
« ment s'opère en ce vaste univers ; on jette les fondations de
K villes nouvelles; de nouvelles nations s'élèvent sur la ruine
« des anciennes dont le nom s'éteint ou va se perdre dans
« la gloire d'un état plus puissant). Je ne dis pas toutefois
« qu'un peu de régime ne fasse grand bien, et que tant de
« livres qu'écrivent tous les jours les médecins de vita pro-
(( roganda soient inutiles ; mais aussi en faut-il demeurer
« dans leurs termes, et ne pas attendre des remèdes Téter-
(c nité que Dieu seul s'est réservée. » — Et dans les Coups
d'État (chap. iv) il avait dit : 11 ne faut donc pas croupir
« dans l'erreur de ces foibles esprits qui s'imaginent que
« Rome sera le siège des Saints-Pères, et Paris celui des
« rois de France. » Je trouve que, de nos jours, les sages
eux-mêmes ne sont pas assez persuadés que de tels change-
ments restent toujours possibles, et l'on met volontiers en
avant un axiome de nouvelle formation, bien plus flatteur,
qui est que les nations ne meurent pas.
Je ne pousserai pasplusloin ce qui aussi bien n'aurait au-
cun terme, car il faudrait extraire à satiété, sans pouvoir
jamais analyser. La conclusion deMascurat est spirituelle et
va au-devant des objections d'invraisemblance. — Saint-
Ange : « Tu me dis de si belles choses que, si elles étoient
(< imprimées, on ne s'imagineroit jamais qu'elles vinssent
« du cabaret ni qu'elles eussent été dites par deux libraires
« ou imprimeurs... » Et Mascurat répond en citant des
exemples de l'antiquité : « ... Au contraire, je vois dans Plu-
« larque et Athénée que les plus doctes de ces temps-là te-
« uoieit des propos aussi sérieux entre la poire et le fro-
GABRIEL NAUDÉ, 507
« mage et ayant le verre à la main, comme nous l'avons
« maintenant, que tous les Académistes de Cicéron en ses
« plus délicieuses vignes, in Tusculano, in Cumano, in Ar-
« pinati. » Il continue, selon son usage, d'épuiser tous les
exemples de dialogues anciens qui se tiennent, tantôt au mi-
lieu des rues, comme le Gorgias, tantôt dans une maison du
Pirée, comme la. République, ou bien encore sous le portique
du temple de Jupiter ou aux bords de l'Ilissus. De là à un
cabaret de la Cité évidemment il n'y a qu'un pas. Et sur ce
que ce sont des imprimeurs qui ont dit ces belles choses,
Mascurat, qui a voyagé, cite l'exemple des savetiers italiens
dont la politique est encore plus raffinée que celle des im-
primeurs de ce pays-ci : « Finalement, ajoute-t-il, pourquoi
« trouver étrange que nous ayons dit tant de choses en un
« jour, puisque nous voyons tant de tragédies nous repré-
« senter en pareil espace de temps des histoires que l'on
« ne jugeroit jamais, à cause d'une infinité de rencontres
« et d'incidents, avoir été faites dans l'espace de vingt-quatre
« heures... Et puis, si le Timce, le Gorgias, le Phédon et les
« dialogues de Republica et de Legibus de Platon, quoiqu'ils
« soient bien plus longs que les nôtres, ont bien été faits
« en un jour..., pourquoi ne voudra-t-on pas que nous
« ayons dit, depuis cinq heures du matin jusques à sept
« heures du soir, ce que, s'il étoit imprimé, il ne faudroil
« guère davantage de temps pour lire?... » II en faut un
peu plus, quoi qu'il en dise; et, avec notre dose d'atten-
tion d'aujourd'hui, ne vient pas à bout qui veut de ce gros
in-4° immense. C'est pourquoi nous y avons tant insisté (1).
(I) M. Artaud, dans son ouvrage sur Machiavel (tome II, pages
33G-350), cite un ouvrage manuscrit français qui est une apologie
remarquable de l'illustre Florentin, et il se dit tenté de l'attribuer
à Gabriel Naudé. Mais, sans parler des autres objections, comme
cette apologie ne put être composée que vers ou après 1G49, Naudé
eut bien assez à faire, en ces années, avec son Mascurai d'abord,
puis avec les tracas et calamités qui vont l'envahir, pour qu'on ne
puisse lui 'uijjuter uu travail dont on ne verrailnafl le but sous sa plume.
i
j08 portraits LITTÈRAIRLS.
La seconde Fi^oode vint renverser encore une fois la for-
lune de Naudé et lui porter au cœur le coup le plus sensible,
celui qu'un père eût éprouvé de la perte d'une fille unique,
déjà nubile et passiouiiément chérie. L'arrêt du parlement de
Paris qui ordonnait la vente delà bibliothèque du cardiual
lui arracha un cri de douleur et presque d'éloquence. Dans
un Advis imprimé (IGol) à l'adresse de nos Seigneurs du Par-
lement, il exhale les sentiments dont il est plein : « EL
(( pour moi qui la cliérissois comme l'œuvre de mes mains
« et le miracle de ma vie, je vous avoue ingénuement que,
K depuis ce coup de foudre lancé du ciel de votre justice sur
« une pièce si rare, si belle et si excellente, et que j'avois
M par mes veilles et mes labeurs réduite à une telle perfec-
« tion que Ton ne pouvoit pas moralement eu désirer une
« plus grande, j'ai été tellement interdit et étonné, que si la
« même cause qui fit parler autrefois le fils de Crésus, quoi-
« que muet de sa nature, ne me délioit maintenant la langue
« pour jeter ces derniers accents du trépas de cette mienne
« iiUe, comme celui-là faisoit au dangereux état où se trou-
« voit son père, je serois demeuré muet éternellement. Et,
« en effet, messieurs, comme ce bon fils sauva la vie à son
« père en le faisant connoîlrc pour ce qu'il étoil, pourquoi
« ne puis-je pas me promettre que votre bienveillance et
« votre justice ordinaire sauveront la vie à cette fdle, ou,
1' pour mieux dire, à cette fameuse bibliothèque, quand je
« vous aurai dit, pour vous représenter en peu de mots la-
« brégé de ses perfections, que c'est la plus belle et la mieux
« fournie de toutes les bibliothèques qui ont jamais été au
w monde et qui pourront, si l'affection ne me trompe bien
« fort, y être à l'avenir. » — Et il finit en répétant les vers
attribués à Auguste, lorsque celui-ci décida de casser le lés-
inent de Virgile plutôt que d'anéantir r^rtcà/i- .-
.... FranjiiUur polius Iciiuni vener.iiida polestas
Quam toi conyeslos iioclesque dicsque lal>ore8
ILiuseril una dius, supremaque jussa Scnacus !
GAIîRlCL NArOÊ. - 509
La vente se (it pouiiaal, bien qu'avec de certains accom-
modemenis peut-être. Kaudé eu racheta pour sa part tous
les livres de médecine, et il paraît qu'il y eut des prête-noms
du cardinal qui en sauvèrent d'autres séries tout entières.
Du moins M. Pelit-Radel a beaucoup insisté sur ces rachats
concertés qu'il démontre avec chaleur, comme si son amour-
propre d'administrateur et d'héritier y était intéressé. Quoi
qu'il en soit, le coup était porté pour l'auteur même; l'inté-
grité et l'honneur de l'œuvre unique avaient péri. «On vend
« toujours ici la bibliothèque de ce rouge tyran, écrit Guy
« Patin (30 janvier !(io2); seize milles volumes en sont déjà
« sortis; il n'en reste plus que vingt-quatre mille. Tout Pa-
« ris y va comme à la procession :j'ai si peu de loisir que je
« n'y puis aller, joint que le bibliothécaire qui l'avoit dres-
■< sée, mon ami de trente-cinq ans, m'est si cher, que je ne
« puis voir cette dissolution et destruction » Il fallait
que Guy Patin aimât bien fortNaudé pour s'altcndrir à l'en-
droit d'une disgrâce arrivée au Mazarin.
Un malheur ne vient jamais seul ; Naudé en eut un autre
en ces années. Étant autrefois à Rome, il avait été con-
sulté et avait donné son avis sur des manuscrits de l'Imita-
tion de Jésus-Christ que les bénédictins revendiquaient pour un
moine de leur Ordre, Gersen ; il n'était pas de leur avis, et avait
jugé les manuscrits quelque peu falsifiés. Son témoignage en
resta là et sommeilla quelque temps. Mais bientôt les cha-
noines réguliers de Saint-Augustin, qui revendiquaient l'/wt-
tation par Akempis, c'est-à-dire pour leur saint, comme les
bénédictins pour le leur, introduisirent l'autorité et l'acte de
Naudé dans la discussion. Il y intervintlui mêmeparde nou-
veaux écrits publics. Courier, avec son fameu.x pâté sur le
manuscrit de Longus, sut ce que c'est que d'avoir affaire à
des pédants antiquaires et chambellans; Naudé, si prudent,
si modéré, apprit bientôt à ses dépens ce que c'est que d'avoir
alTaire à des pédants, de plus théologiens, surtout à un Ordre
tout entier et à des moines. Quand on est sage, règle gêné-
510 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
raie, il ne faut jamais se mettre sans nécessité telles gens à
robe noire à ses trousses. Si je l'osais, j'en donnerais le con-
seil même aujourd'hui encore à mes brillants amis. Du temps
de Naudé, on en vint d'emblée aux injures. Il y avait dès lors
un Dom Robert Qualremaire (n'était-il pas de la famille de
M. Etienne Quatremère?) qui en disait. Naudé eut le tort
d'y céder et d'y répondre. Tout cela se passait à propos du
plus clément et du plus miséricordieux des livres, autour de
V Imitation. Ajoutez que, dans cette querelle de Naudé et de
Dom Quatremaire, on ne savait pas très-bien le français de
part et d'autre, ou du moins on ne savait quele vieux français;
les injures en étaient d'autant plus grosses. Il en résulta même
des méprises singulières. Naudé, s'en prenant à un bénédic-
tin italien, le père Cajetan,qui était petit et assez contrefait,
l'avait appelé rabougri; les bénédictins de Saint-Maur ne se
rendirent pas bien compte du terme, et le confondirent avec
un bien plus grave qui a quelque rapport de son. Ces véné-
rables religieux en demandèrent réparatioa en justice comme
d'une appellation infâme. La naïveté prêta à rire. Naudé lui-
même porta plainte en diffamation devant le Parlement; on
a son factun» {Raisons péremptoires, etc., 16ol);jelevoudrais
supprimer pour son honneur. Sur ce terrain- là, il n'a pas
son esprit habituel : ce n'est plus qu'un savant du xv!" siècle
en colère. Il prit pourtant occasion de sa défense pour dres-
ser une liste et kyrielle, comme il les aime, de toutes les
falsifications, corruptions de pièces, tricheries, qu'on impu-
tait aux bénédictins dans les divers âges. En poussant celle
pointe, il a, sous air pédantesque, sa double malice cachée,
et il infirme plus de choses ecclésiastiques qu'il ne fait sem-
blant. On assure qu'il eut alors les rieurs de son côté; mais
il dut être au fond mécontent de lui-même : le philosophe en
lui avait fait une faute (1).
(1) On peut voir, si l'on veut, sur cette sotte et désagréable affaire,
la Bibliothèque criliqite de Rictiard Simon, tome l*', et aussi le tûme 1",
GABRIEL NAUDÉ. 511
La seconde Fronde lui laissait peu d'espoir de recouvrer
sa condition première; il accepta d'honorables propositions
de la reine Christine, et partit pour la cour de Stockholm,
oîi il fut bibliothécaire durant quelques mois. Cette cour était
devenue sur la fin un guêpier de savants qui s'y jouaient
des tours; Naudé n'y tint guère. Il était d'ailleurs à l'âge oii
l'on ne recommence plus. Il revenait de là, dégoûté de sa
tentative, rappelé sans doute aussi par lemaldupays etpar
la perspective dejours meilleurs après les troubles civils apai-
sés, lorsqu'il fut pris de maladie et mourut en route, à Abbe-
ville, le 20 juillet 16b3, avant d'avoir pu revoir et embrasser
ses amis. Il fut amèrement regretté de tous, particulièrement
de Guy Patin, qui ne parle jamais de son bon et cher ami
M. Naudé qu'avec un attendrissement bien rare en cette caus-
tique nature, et qui les honore tous deux : « Je pleure inces-
« samment jour et nuit M. Naudé. Oh ! la grande perte que
« j'ai faite en la personne d'un tel ami! Je pense que j'en
« mourrai, si Dieu ne m'aide (25 novembre J6o3). » — Les
érudits composèrent à l'envi des vers latins sur la mort du
confrère qui les avait si libéralement servis. On peut trouver
cependant qu'il ne lui a pas été fait de funérailles suffisan-
tes : on n'a pas recueilli ses Œuvres complètes; il n'a pas
été solennellement enseveli. Mort en 1653, du même âge que
le siècle, il n'en représentait que la première moitié, au mo-
ment où la seconde, si ^''^riftijse et si contraire, allait écla-
ter. Les Provinciales parurent six années seulement après le
Mascurat, et donnèrent le signal : la face du monde littéraire
fut renouvelée. Naudé rentra vite, pour n'en plus sortir,
dans l'ombre de ces bibliothèques qu'il avait tant aimées et
qui allaient être son tombeau. On imprima de lui un volume
de lettres latines criblé de fautes. On rédigea le Naudœana,
ou extrait de ses conversations, criblé de bévues également.
des Onvrnçies pottliume.% de Mafiillon. Dom Tlniillier, bénédictitij \
prend une rev^inche sur IS'audé.
512 PORTRAITS LITTERAIRES.
II n'eut pas d'éditeur pieux. Son article manque au Diction-
naire de Bayle, ce plus direct héritier de son esprit. Lui qui
a tant songé à sauver les autres de l'oubli, il est de ceux, et
des plus regrettables, qui sont entrain de sombrer dans le
grand naufrage. Ses livres ont, à mes yeux, déjà la valeur
de manuscrits, en ce sens que, selon toute probabilité, ils ne
seront jamais réimprimés. Quelques curieux les recherchent;
on les lit peu, on les consulte cà et là. Tel est le lot de pres-
que tous, de quelques-uns même des plus dignes. Qu'y faire?
la vie presse, la marche commande, il n'y a plus moyen de
tout embrasser; et nous-méme ici, qui avons tâché d'expri-
mer du moins l'esprit de Naudé, et de redemander, d'arra-
cher sa physionomie vraie à ses œuvres éparses, ce n'est,
pour ainsi dire, qu'en courant que nous avons pu lui rendre
cet hommage,
48» décemlire 3 843,
APPENDICE
A L'ARTICLE SUR JOSEPH DE MAISTRE , Page 446.
Noos extrayons du numéro de la Revue des Deux Mondes, !«' octobre 1843,
les quelques pages suivantes qui cumplèteut et appuient notre premier travail.
I. — Notice sur m. guv-mauiu déplace, suivie de sept lettres
INÉDITES DU COMTE JOSEPH DE MAISTRE, par M. F.-Z, CoUornbet .
II. — Soirées de rothaval, ou réflexions sur les intem-
pérances PHILOSOPHIQUES DU COMTE JOSEPH DE MAISTRE (Lyon
1843).
Dans l'article sur Joseph de Maistre, inséré le le"" août dernier, il
a été parlé d'un savant de Lyon, respectable et modeste, auquel
l'illustre auteur du Pupe avait accordé toute «a confiance sans l'avoir
jamais vu, qu'il aimait à consulter sur ses ouvrages, et dont, bien
souvent, il suivit docilement les avis. Cet homme de bien et de bon
conseil, que nous ne nommions pas, venait précisément de mourir le
16 juillet dernier, et aujourd'hui un écrivain lyonnais, bien connu
par ses utiles et Jionorabies travaux, M. Collombel, nous donne une
biographie de M. Déplace, c'était le nom du correspondant de M. de
Maislre. Les pièces qui y sont produites montrent surabondamment
que nous n'avions rien exagéré, et elles ajoutent encore des traits
précieux à l'intime connaissance que nous avons essayé de donner
du célèbre écrivain.
Disons pourtant d'abord que M. Déplace, né à Roanne en 1772,
était de ces hommes qui, pour n'avoir jamais voulu quitter le second
ou même le troisième rang, n^en apportent que plus de dévouement
et de services à la cause qu'ils ont embrassée. Celle de M. Déplace
tlait ia cause mûme, il faut le dire, des doctrines monarchiques et
29.
514 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
religieuses, entendues comme le faisaient les Donald et ces cliefs pre-
miers du parti : il y demeura fldèle jusqu'au dernier jour. li appai-
tenait à cette génération que la Révolution avait saisie dans sa fleur
et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par
Tautel. 11 fonda une maison d'éducation, forma beaucoup d'élèves, el
écrivit des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l'a-
nonyme et seulement pour satisfaire à ce qu'il croyait vrai. Il avait dé-
fendu contre la critique d'Hoffman des Débats le beau poëme des 3/'/)-
tyrs, et plus tard, en 1826, il attaqua M. de Chateaubriand pour son
discours sur la liberté de la presse. M. Déplace prêtait souvent s:i
plume aux idées et aux ouvrages de ses amis ; pour lui, il ne chercha
jamais les succès d'amour-propre, et je ne saurais micui le comparer
qu'à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir dans Ich honneurs
obscurs de quelque légion : c'est le major ou le lieutenant-colonel d'au-
trefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au
régiment. On lui attribue la rédaction des .î/é/HOî're^ du général Canuel,
et même celle du Voyage à Jériisulem du Père de Géramb. Mais son
vrai titre, celui qui l'honorera toujours, est la confiance que lui avait
accordée M. de Jlaistre, et la déférence, aujourd'hui bien constatée,
que réminent écrivain témoignait pour ses décisions.
L'extrait de correspondance qu'on publie porte sur le livre du Pu/v
et sur celui de VEglise gallicane^ qui en formait primitivement la
cinquième partie et que l'auteur avait fini par en détacher. L'avant -
propos préliminaire en tête du Pape est de M. Déplace : « Mais que
(' dites-vous, monsieur, de l'idée qui m'est venue de voir à la tôle du
« livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble qu'il introdui-
« rait fort bien le livre dans le monde, et qu'il ne ressemblerait
« point du tout à ces fades avis d'éditeur fabriqués par l'auteur
Il même, et qui font mal au cœur. Le vôtre serait piquant parce qu'il
« serait vrai. Vous diriez qu'une confiance illimitée a mis entre vos
« mains l'ouvrage d'un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui
« est vrai. En évitant tout éloge chargé, qui ne conviendrait ni à
« vous ni à moi, vous pourriez seulement recommander ses vues et
<i les peines qu'il a prises pour ne pas être trivial dans un sujet
« usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je
« n'y tiens qu'autant qu'elle vous agréera pleinement. »
Et dans cette môme lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on
lit : « On ne saurait rien ajouter, monsieur, à la sagesse de toutes les
APPENDICE. 513
«t observalions que vous m'avez adressées, et j'y ai fait droit d'un;!
« manière qui a dû vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts
:( qui ont produit des améliorations sensibles sur chaque point. Quel
Il service n'avez-vous pus rendu au feu pape Honorius, en me chica-
II nant un peu sur sa personne? En vérité l'ouvrage est à vous autant
i< qu'à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous jamais il n'ai'.rait
;t vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maislre revient à tout
propos sur celte obligation, et d'une manière trop formelle pour qu'on
n'y voie qu'un remercîment de civilité obligée. Il va, dans une de ses
lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangements pris^
avec le libraire, jusqu'à olTrir à M. Déplace, avec toute la délicatesse
dont il est capable, un coupon dons le prix qui lui est dû : « Si j'y
« voyais le moindre danger, certainement, monsieur, je ne m'avise-
Il rais pas de manquer à un mérite aussi distingué que le vôtre, elk
(( un caractère dont je fais tant de cas, en vous faisant une proposi-
« lion déplacée ; mais, je vous le répèle, vous êtes au pied de la lettre
« co-propriétaire de l'ouvrage, et en celte qualité vous devez être co-
« partageant du prix... » M. Déplace refuse, comme on le pense
bien, et d'une manière qui ne permet pas d'insister; mais les termes
inOraes de l'offre peuvent donner la mesure de l'obligation, telle que
l'eslimait M. de Maislre.
En supposant qu'il se l'exagérât un peu, qu'il accordât à son judi-
cieux et savant correspondant un peu trop de valeur el d'action, on
aime à voir celle part si largement faite à la critique et au conseil
par un esprit si éminent et qui s'est donné pour impérieux. Tant de
gens, qui passent plutôt pour éclectiques que pour absolus, se font
tous les jours si grosse, sous nos yeux, la part du lion, quia nominor
leo, que c'est plaisir de trouver M. de Maislre à ce point libéral et
modeste. M. Déplace avait un sens droit, une instruction ecclésias-
tique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l'élat des
esprits et des opinions en France sur ces matières ardenles ; il pouvait
donner de bons renseignements à l'éloquent étranger, et tempérer sa
fougue là où elle aurait trop choqué, même les amis : motos compo-
nere fluctus. Quant à écrire de pareille encre el à colorer avec l'ima-
gination, il ne l'aurait pas su; mais il y a deux rôles : on a trop
supprimé, dans ces derniers temps, le second.
Il faudrait pourtant y revenir. C'est pour avoir supprimé ce second
rôle, celui du conseiller, du critique sincère et de l'homme de goût à
516 PORTRAITS littèrair::s.
consulter, c'est pour avoir réformé, comme inutiles, l'Arislarque, le
Quintilius et le Fontanes, que l'école des modernes novateurs n'a
évité aucun de ses défauts. Il y a là-dessus d'excellentes et simples
vérités à redire ; j'espère en reparler à loisir quelque jour. Qu'est-il
arrivé, et que voyons-nous en effet? On a lu ses œuvres nouvellement
écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré, pour être
applaudi, non pour prendre avis et se corriger; on a posé en principe
commode que c'était assez de se corriger d'un ouvrage dans le suivant.
M. de Chateaubriand et M. de Maistre n'ont pas fait ainsi : le premier,
dans les jeunes œuvres qui ont d'aboid fondé sa gloire, a beaucoup d4
(et il l'a proclamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit
cercle d'amis choisis qu'il osait consulter avec ouverture, et qui, plus
d'une fois, lui ont fait refaire c« qu'on admire à jamais comme les plus
accomplis témoignages dune telle muse. Mais ceci demanderait toute
une étude et une considération à part : l'admirable docilité de l'un,
la courageuse franchise des autres, offriraient un tableau déjà an-
tique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes consacrés.
Aujourd'hui c'est M. de Maistre qui vient y joindre à l'improviste son
autorité d'écrivain auquel, certes, la verve n'a pas manqué. Non-seu-
lement pour le fond et pour les faits, mais pour la forme, il s'inquié-
tait, il était prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus
vrai ce qui, dans une première version, n'était qu'éblouissant. On
8ait la plirafie flnale du Pape, dans laquelle il est fait allusion au mot
de Michel-Ange parlant du Panthéon : Je le mettrai en l'air, u Quinze
« siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la Ville sainte lorsque
0 le génie chrétien, jusqu'à la fin vainqueur du paganisme, osa porter
a le Panthéon dans les airs, pour n'en faire que la couronne de son
« temple fameux, le centre de l'unité catholique, le chef-d'œuvre de
« l'art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse,
■ymbolique, comme nous les aimons tant, n'avait pas échappé au
coup d'œil sérieux de M. Déplace, et on voit qu'elle tourmentait un
peu l'auteur, qui craignait bien d'y avoir introduit une lueur de
pensée fausse : « Car certainement, disait-il, le Panthéon est bien à
« sa place, et nullement en l'air. » — Et il propose diverses leçons,
mais je n'insisie que sur l'inquiétude.
Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été
adoucis sur le conseil de M. Déplace; une lettre de M. de Maistre au
euré de Saint-Nizier(22 juin 1819) en fait foi : « J'ai toujours prévu
APPENDICE. 517
N que votre ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V
t (qui est devenu l'ouvrage sur VÉglixe gallicane). Je ferai tous les
« changements possibles, mais probablement moins qu'il ne vaudrait.
« A l'égard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d'affaiblir
« tout ce qui n'affaiblira pas ma cause. Sur la Défense de la Déclara-
n tion, je céderai peu, car, ce livre étant un des plus dangereux qu'on
« ait publiés dans ce genre, je doute qu'on l'ait encore attaqué aussi
« vigoureusement que je l'ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir
« ce plaidoyer? Je n'ignore pas l'espèce de monarchie qu'on accorde
« en France à Bossuet, mais c'est une raison de l'attaquer plus for-
« temenl. Au reste, monsieur l'abbé, nous verrons. Si M. Déplace
« est longtemps malade ou convalescent, je relirai moi-même ce
« V^ livre, et je ne manquerai pas de faire disparaître tout ce qui
(( pourrait choquer. J'excepte de ma rébellion l'article du jansénisme.
« II faut ôler aux jansénistes le plaisir de leur donner Bossuet :
« Qiianquani^ 0.,,! ï>
Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans
quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits débals toute la
vivacité et tout le mordant de ce libre esprit; ainsi dans une lettre à
M. Déplace, du 28 septembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de
« vos idées à mesure qu'elles me viennent. Dans une de vos précé-
« dentés lettres, vous m'exhortiez à ne pus me gêner sur les opinions,
« mais à respecter les personnes. Soyez bien persuadé, monsieur, que
« ceci est une illusion française. Nous en avons tous, et vous m'avez
« trouvé assez docile en général pour n'être pas scandalisé si je vous
« dis qu'o« n'a rien fait contre les opinions, tant qu'on n'a pas attaqué
« les personnes{i). Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme
« dans un autre, il n'y ait beaucoup de vérité dans le proverbe :
« A tout seigneur tout honneur, ajoutons seulement sans esc/arage. Or
« il est très-certain que vous avez fait en France une douzaine d'a-
« pothcoses au moyen desquelles il n'y a plus moyen de raisonner. Kn
« faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les dé-
« clarer simplement grands hommes, on ne leur fait, je crois, aucun
« tort, et l'on vous rend un grand service... » Et il ajoutait en posl-
■criptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases imperti-
(1) Si c'était une illusion française de respecter les personnes an attaquant lei
choses, il faut bien reconnaître qu'elle s'est évanouie depuis peu.
blH PORTRAITS LlTTRRA'.nES.
« nciites séries myopes. lien faut (j'entends de Vimpcriinence) dun»
« certains ouvrages, coniiT.e du poivre dans les ragoùls. » Ceci rentre
tout à fait dans la manière originale et propre, dana l'entrain de ce
grand jouteur, qui disait encore qu'an peu d'exagération est le meii'
songe des honnêtes gens. — A un certain endroit, dans le portrait de
quelque hérétique, il avait lâché le mot polisson ; prenant lui même
les devants et courant après : « C'est un mot que j'ai mis là unique-
« ment pour tenter votre goût, écrivait-il. Vous ne m'en avez rien
a dit; cependant des personnes en qui je dois avoir conQance pré-
• tendent qu'il ne passera pas, et je le crois de même. » Mais, de ces
mots-là, quelques-uns ont passé par manière d'essai, pour tenter
notre goût aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris : nous
voilà bien prévenus.
EnQn, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite puLlication de
M. CoUombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous cite-
rons ce passage de lettre sur l'effet que le livre du Pape produisit à
Rome ; nous avions déjà dit que l'auteur allait plus loin en bien des
cas que certains Romains n'auraient voulu : « (11 décembre 1820.)
« A Rome on n'a point compris cet ouvrage au premier coup d'œil,
« écrit M. de Maistre ; mais la seconde lecture m'a été tout à fait
« favorable. Ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine
« à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles vues
« sur le pape : cependant il faut bien en venir là. » Il faut bien!
Combien de ces vœux impérieux, de ces desiderata de M. de Maistre,
restent ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l'ont
tant courroucé I
LEsSoiRtES DE RoTHAVAL, nouvellement publiées à Lyon, ne sont
pas un pur hommage à M, de Maistre, comme l'écrit de 31. CoUombet;
ces deux somptueux volumes in-8°, de polémique et de discussion
polie, ont pour objet de faire contre- partie et contre -poids aux
Soirées de Saint-Pétersbourg, à ce beau livre de philosophie élevée et
variée duquel l'auteur éi^rivait : « Les Soirées sont mon ouvrage chéri ;
M j'y ai versé ma tête : ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose
a peut-être, mais au moins tout ce que je sais. » — Rothaval est un
petit hameau dans le département du Rhône, probablement le séjour
de l'auteur en été. Le titre de Soirées n'indique point d'ailleurs ici de
conversations ni d'entretiens; l'auteur est seul, il parle seul et ne
gouticnt son lète-à-têle qu'avec l'adversaire qu'il réfute, et avec ses
ArPENDICE. 5i9
propre» noies el remarques qu'il compile. On peut trouver qu'il a mis
du temps à celle réfutation : « Quand le livre de M. Joseph de
« Maislre parut, j'étais, dit-il, occupé d'un grand travail que je no
« pouvais interrompre : je me bornai à recueillir quelques notes, el
<i ce sont ces notes que, devenu plus libre, je me suis décidé à piè-
ce senter à mon lecteur en leur donnant plus d'étendue. » Les Soirér.s
de Saint-Péteishourg ont paru en 1821 ; vingt ans el plus d'intervalle
entre l'ouvrage et sa réfutation, c'est un peu moinsde temps que n'en
mit le Père Daniel à réfuter les Provinciales. Nous ne saurions rien de
l'auteur anonyme des Soirées de Roi/iaval, sinon qu'il nous semble un
esprit droit, scrupuleux et lent, un homme religieux el insli'iiit; mais
une petite brochure publiée en 1839, et qui a pour titre : M. le comte
Joseph de Muistre el le Bourreau, nous indique M. Nolhac, membre
associé de l'Académie de Lyon, qui avait lu dès lors dans une séance
publique un chapitre délacbé de son ouvrage. Il avait choisi un cha-
pitre à effet, et nous préférons, pour notre compte, la couleur du livre
à celle de l'échantillon. Le plus grand reproche qu'on puisse adresser
au réfutateur de M. de Maislre, c'est qu'il n'embrasse nulle part l'é-
tendue de son sujet, et qu'il ne le domine du coup d'œil à aucun mo-
ment ; il suit pas à pas son auteur, et distribue à chaque propos les
piùces diverses el notes qu'il a recueillies. Le journalisle Le Clerc,
parlant un jour de Passerai et des commentaires un peu prolixes de ce
savant sur Properce, je crois, ou sur tout autre poêle, dil qu'on voit
bien que Passerai avait ramassé dans ses tiroirs toutes sortes de re-
marques, el qu'en publiant il n'a pas voulu perdre ses amas. On pour-
rail dire la même chose de l'ermite de Rothaval : il a vouhi ne rien
perdre et tout employer. Les auteurs et les aulorilés les plus dispa-
rates se trouvent comme rangés en bataille et sur la même ligne :
M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six vers de Marie de
Brabani, non loin de M. Damiron el des Yédams. En revanche, on
doit au patient collecteur, en le reuilletant, de voir passer sous ses
yeux quantité de textes dont quelques-uns nouveaux, assez inléres-
Bants et qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines critiquées.
Plus d'une fois il a cherché à rétablir au complet, el dans un sen
différent, des citations que de Maislre lirait à lui ; celle discussion
positive a di l'ulilité. J'appliquerai donc volonliers à i;es notes ce
qu'on a dit du volume d'épigramuiL's : Snnt bain, siiiH quœdam..,,,
el je pardonne à toutes on faveur de quelques-unes.
520 l'ORTRAITS LITTÉRAIRES.
Si l'on demandait à l'auleur des conclusious un peu générales, on
les trouverait singulièrement disproportionnées à l'appareil qu'il
déploie : « J'ai montré, dit-il en unissant, M. Joseph de Maistrc
r. injuste dans sa critique et dépassant presque toujours le but qu'il
« voulait atteindre, parce que, pour ne suivre que les inspirations de
« la raison, il lui aurait fallu avoir dans l'esprit plus de calme qu'il
« M'fcw avait. » — Ce sont là des truisms, comme disent les Anglais,
et il semble que le réfutateur ait voulu infliger celte pénitence à
l'impatient et paradoxal de Maislre, de ne pas les lui ménager. A
lii'c les dernières pages des Soirées de Roihaval, je crois voir un
homme qui a entendu durant plus de deux heures une discussion
vive, animée, étincelante de saillies et même d'invectives, soutenue
par le plus intrépide des contradicteurs, et qui, prenant son voisin
sous le bras, l'emmène dans l'embrasure d'une croisée, pour lui dire
à voix bas::e : « \'oU3 allez peut-être me juger bien hardi, mais je
« trouve que cet homme va un peu loin. » — L'épigraphe qui
devrait se lire en tjules lettres au frontispice des écrits de M. (ie
Maistre est assurément celle-ci : .4 bon entendeur salut ! L'honorable
écrivain dont nous parlons ne s'en est pas assez pénétré ; il y aurait
matière à le narguer là-dessus. Pourtant quand je parcours ses judi-
cieuses réserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foulé aux
pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient
plutôt à l'esprit, et si j'ai eu tort de l'omettre dans les articles coti-
sacrés à l'illustre écrivain, elle trouvera place ici en correctif essen-
tiel et en post-scripiinn. De nos jours, les esprits aristocratiques n'ont
pas manqué, qui ont cherché à exclure de leur sphère d'intelligence
ceux (jui n'étaient pas censés capables d'y atteindre : de Maislre, par
nature et de race, était ainsi; Les doctrinaires, les esprits distingués
qu'on a qualifiés de ce nom, ont pris également sur ce ton les choses,
jt par nature aussi, ou par système et mot d'ordre d'école, ils n'ont |ias
moins voulu marquer la limite distincte entre eux et le commun des
entendements. Il entend, il comprend, était le mot de passe, faute de
quoi on était exclu îi jamais de la sphère supérieure des belles et fines
pensées. Eh bien! non; nul esprit, si élevé qu'il se sente, n'a ce
droit de se montrer insolent avec les autres esprits, si bourgeois que
ceux-ci puissent paraître, pourvu qu'ils soient bien conformés. Ces
humbles alliu'es, un peu pesantes, conduisent pourtant pur d'autres
chemins; les objections que le simple bon sens et la réflexion sou-
APPENDICE. 521
lèvent, dans ces questions premières, demeurent encore lesdcflnilives
et insolubles. Les esprits de feu, les esprits subtils et rapides, vont
plus vite: ils franchissent les intervalles, ils ne s'arrêtent qu'au rêve
et à la chimère, si toutefois ils daignent s'y arrêter; mais, après tout,
il est un moment d'épuisement où il faut revenir; on retombe tou-
jours, on tourne dans un certains cercle, autour d'un petit nombre
de solutions qui se tiennent en présence et en écliec depuis le commen-
cement. On a coutume de s'étonner que l'esprit humain soie si infini
dans ses combinaisons et ses portées; j'avouerai bien bas que je la'é"
tonne souvent qu'il le soit si peu.
APPENDICE
A L'ARTICLE SUR GABRIEL NAUDÉ, Page 49?,
J'ai pensé qu'il était bon de donner ici tout l'extrait de la lettre da
Naudé à Peiresc, où il est questiou de Cauipanella. — Naudé coui-
menee sa lettre par des compliments et des excuses à Peiresc et parle
de diverses commissions ; puis il ajoute :
« Je viens tout maintenant de recevoir lettre de Paris de R. GafFa-
rel qui me parle entre autres choses de l'affaire de G. (Camiianella) ;
mais si la lettre que je lui écrivis il y a environ quinze jours ou trois
semaines ne lui donne ouverture et occasion de travailler autrement,
je ne pense pas qu'il soit bastant pour terminer le différend, car il ne
m'écrit rien autre chose, sinon que le Fere proteste de n'avoir rien
dit ù mon désavantage et qu'il veut mourir mon serviteur et ami, qui
sont les caquets desquels il m'a reçu jusqu'à cette heure, et desquels
je ne puis en aucune façon demeurer satisfait ; et s'il ne m'écrit de sa
propre main de s'être licencié légèrement ou par inadvertance de cer-
taines paroles et imputations contre moi, lesquelles il voudroit n'être
point dites et proteste maintenant qu'elle ne nie doivent ni peuvent
préjudicier en aucune façon, je suis résolu, sous votre bon consente-
ment néanmoins, de ne pas endurer une telle calomnie sans m'en ressen-
tir. Ceux qui ont le plus de pouvoir à le persuader sont MM. Diodati
et Gaffarelli, auxquels je voudrois vous prier d'écrire conûdemment
que vous avez entendu parler des différends qui se passent entre lui
et moi, et, que, sachant assurément que le Père m'a donné juste sujet
de me plaindre de lui, vous le-s priez de le réduire et persuader à me
donner quelque satisfaction par lettre de sa propre main, conçue en
telle sorte qu'il montre au moins d'avoir regret de m'avoir offensé à
tort et légèrement contre tant de services que je lui avois rendus. Je
APPENDICE. 523
crois que si vous voulez prendre la peine de traiter cet accord de la
sorte, il vous réussira. Je me résous d'autant plus volontiers que je
ne voudrois pas, par ma rupture avec lui, vous engager à en Caire
autant de votre côté, comme il semble que vous m'écriviez de vouloir
faire. Mais je vous proteste, monsieur, que, telle satisfaction que me
donne ledit Père, je ne le tiendrai jamais pour autre que pour un
homme plus étourdi qu'une mouche, et moins sensées-affaires du monde
qu'un enfant; et si d'aventure il s'obstine de ne vouloir entendre à
tant de voies d'accord que je lui fais présenter par mes amis en ron-
geant mon frein le plus qu'il m'est possible, et qu'il veuille toujours
persister en ses menteries ordinaires et en ses impostures, j'en ferai
une telle vengeance à l'avenir que, s'il a évité les justes ressentiments
du maître du palais de Rome ens'enfuyantàParis sous prétexte d'être
poursuivi des Espagnols qui ne pensoient pas à lui, il n'évitera pas
pourtant les miens. Au reste, je fusse toujours demeuré dans la pro-
messe que je vous avois faite de mépriser les médisances qu'il vous
avoit faites de moi, si trois ou quatre mois après je n'eusse reçu nouvel
avis de Paris et de la part de M. de La Molle (1) que je vous nomme
conûdemment, et depuis encore par la bouche du Père Le Duc, mi-
nime, qu'il continuoit tous les jours à vomir son venin contre moi;
après quoi je vous avoue que la patience m'est échappée, mais non
pas néanmoins que j'ai encore rien écrit contre ledit Père, sinon en
général à ceux que je croyois le pouvoir remettre en bon chemin; eo
qui néanmoins n'a servi de rien jusqu'à cette heure, à cause de son
orgueil insupportable : et Dieu veuille que vous ne soyez pas le qua-
trième de ses bienfaiteurs qui éprouviez son étrange ingratitude !
Je ne saurois mieux le comparer qu'à un charlatan sur un théâtre. Il
chiarle (2) puissamment, il ment effrontément, il débite des baga-
telles à la populace; mais avec tout cela c'est un fol enragé, un im-
posteur, un menteur, un superbe, un impatient, un ingrat, un philo-
Bophe masqué qui n'a jamais su ce que c'étoit de faire le bien ni de
dire la vérité. J'ai regret d'y avoir été attrapé par les persuasions de
M. Diodati, mais j'ai encore plus de regrets qu'il vous en soit arrivé
de même, et que vous lui ayez fait tant d'honneurs et de caresses ;
tar je pénètre quasi que, depuis la lettre que vous lui écrivîtes de
(1) La Mothe-Le-'Vayer.
(2) Ciarla, en italien, d'où charlatan.
024 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
M. 'tassendt, il a commencé de ne vous pris épargner. Mais si ce que
l'on m'écrit de Paris est véritable, j'espère qu'il en portera bientût la
peine, parce que Tondit qu'il n'est plus caressé que de M. Diodali,
lequel encore beaucoup de ses amis tâchent de désabuser; et il fait
tous les jours tant de sottises que l'on ne l'estime déjà plus bon à
rien. Je ne sais si vous avez su que l'on lui avoit relardé le payement
de ses gages, à cause qu'il s'éioit couvert impudemment devant le
Cardinal et toute la Cour, sans que l'on lui en eût fait signe, et que
5î. le marécliai d'Estrées dit publiquement à Rome que ce n'est qu'un
pédant, et qu'il s'étoit voulu mêler de lui donner une instruction, à
laquelle il n'y avoit ne sel ni sauge, ne rime ni raison. Je suis telle-
ment animé contre la méchanceté de cet homme, laquelle je connois
mieux que homme du monde, pour l'avoir expérimenté sur moi et vu
pratiquer en tant d'autres occasions, que je ne me bisscrois jamais
d'en médire. C'est pourquoi je vous prie, monsieur, de pardonner si
je vous en parle si longtemps : Ipse est catltarma, carcinoma, fex,
excremeniuin, de tous les hommes de lettres auxquels il fait honte et
déshonneur.,. »
Le reste de la lettre est sur d'autres sujets ; elle est datée de « Rièle,
ce 30 juin 163G. » On y peut joindre cette note que Guy Patin écri-
vait vers le même temps dans son Index ou Journal ;
« 1635. — Le 19 mai, un sauiedi, après midi, ai visité aux Jaco-
bins réformés du faubourg Siint-Honoré un Père italien, réputé fort
savant homme, nommé Campanella, avec lequel j'ai parlé de dispute^
plus de deux heures. De quo vere possum aOirmare quod Petracha
quondam de Roma : Mitlta suorum débet mendaciis. Il sait beaucoup de
choses, maissuperQciellement : Multa quidem scit^ sed uonmulium. »
J'ai cru qu'il n'était pas inutile, dans un temps où l'on est entrain
d'exagérer sur Campanella., de faire connaître cette opinion secrète de
Naudé et du monde de Naudé. Puisque leur témoignage extérieur e.-^t
souvent invoqué en l'honneur du philosophe calabrois, il était jiista
qu'on eût le témoignage intime et confidentiel.
Se mets de mes pensées où je puis, à chaque édition nouvelle d'un
ouvrage j'en prolilL; comint; d'un convoi qui part pour envoyer au pu-
blic, à mes auiis et môme à mes ennemis (dussent-ils se servir de
celle clé comme d'une arme, selon leur usage) quelques mots q'i'il
m'importe dédire sur moi-même et sur ce que j'écris. Voici une de
ces remarques qui porte sur l'ensemble de mon œuvre crili(iue :
«J'ai beaucoup écrit, on écrira sur moi, ou fera ma biogra-
phie, et les critiques chercheront à se rendre compte de mes
ouvrages fort différents; je veux leur épargner une partie
de la peine et leur abréger la besogne, en expliquant ma vie
littéraire telle que je l'ai entendue et pratiquée.
« J'ai mené assez volontiers ma vie liitéraire avec ensemble
et activité, selon le terrain et l'heure, avec tactique en un
mot, comme on fait pour la guerre, et je la divise en cam-
pagnes.— Je ne parle ici que de ma critique.
« De 1824 à 1827, au Globe; ce ne sont que des essais sans
importance :je ne suis pas encore oflicier supérieur, j'ap-
prends mon métier.
« En 1828, j'entame ma première campagne, toute roman-
tique, par mon Ronsard et mon Tableau du seizième Siècle.
a En 1829, je fais ma campagne critique à la Bévue de
Paris; toute romantique également.
(( En 1831 , et pendant près de dix-sept ans, je fais ma cri-
tique de Revue des flewacMo/ides, une longue campagne, avec
delà polémique de temps en temps et beaucoup de portraits
analytiques et descriptifs; — une guerre savante, manœu-
vriére, mais un peu neutre, encore plus défensive et conser-
vatrice qu'agressive. {Les Portraits littéraires, pour la plupart,
et les Portraits contemporains en sont sortis.)
(I Cotte longue suite d'opérations critiques est coupée par
526 PORTRAITS LITTÉRAIRES.
mon expédition de Lausanne en 1837-1838, où je fais Port-
Royal et le bâtis entièrement, sauf à ne !e publier qu'avec
lenteur. C'est ma première campagne comme professeur.
« En 1848, je fais ma campagne de Liège (de Sambrc-el-
Meuse, comme me le disait Quinet assez gaîment), ma se-
conde comme professeur : de là sortent Chateaiibnand et son
Groupe, publié plus tard.
« En 1849, j'entreprends ma campagne des lundis au
Constitutionnel, trois années, et je la continue un peu moins
vivement depuis, au Moniteur, pendant huit années.
« Elle est coupée par ma tentative de professorat au Collège
de France, une triste campagne où je suis empêché, dès le
début, par la violence matérielle : il en sort pourtant mon
Étude sur Virgile.
« Je répare cette campagne manquée, par quatre années
de professorat kV École normale; mais c'a été une entreprise
toute à huis clos, quoique très-active. Je n'en ai rien tiré
jusqu'ici (ou très-peu) pour le public.
« Je recommence, en septembre 1861, plus activement que
jamais, une campagne de lundis diix Constitutionnel, en lâchant
de donner à celle-ci un caractère un peu différent de l'an-
cienne. — En Avant : un dernier coup de collier; en Avant!
« Toutes ces campagnes et expéditions littéraires veulent
être jugées en elles-mêmes et comme formant des touts
différents. »
FIN DU SECOND VOLUME»
TABLE DES MATIÈRES
DU SECOND VOLUMB:
Page».
Molière 1
Delille 64
Bernardin de Sainl-I'iene 106
Mémoires du général La Fayette 141
M. de Fonlanes 207
M. Joubert 306
Léonard 327
Aloïsius Berliaral 343
Le comte de Ségur 3G5
Joseph de 3Iaislre 387
Gabriel Naudé mil
Appendice sur Josepli de MLiisUc ôl3
Appendice sur Gabriel Aaudé , . . . . 522
Un mot sur moi-même â2â
FIN DE LA TABLE.
Paris. — Imp. E. Capiomost et C'», rue de Seine, 57.
i
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
iilllHi
'<ys
U\