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Full text of "Poésies"

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"     ALFRED 
^      DE  VIONT 


BfMf 


fvELUT^          tSvol 

— ffRBor 

Présentée  to  the 

LIBRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

the  estate  of 

GIORGIO  BANDINl 

SLv-f^ 


Alfred  de   Vigny 
Poésies 


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Alfred  de  Vigny 
"Poésies 

f 

Paris 
S^lson^  Editeurs 

25,    rue    T>enfert- Rocher  eau 

Londres,  Edimbourg  et  New-York 

N 

N 

ALFRED    DE    VIGNY 
né  en  17Ç7,  mort  en  18Ô3 


AVANT-PROPOS 

A  l'exception  de  quelques  fragments  que  l'on 
trouvera  dans  Le  Journal  d'un  Poète,  tous  les 
vers  de  Vigny  sont  recueillis  dans  ce  volume.  II 
renferme  donc  les  Poèmes  publiés  par  Vigny  en 
1837  et  les  Poèmes  posthumes   {Les  Destinées.) 

A  partir  de  1829,  Vigny  avait  retranché  de  ses 
oeuvres  «  Héléna  ».  Sur  un  exemplaire  de  l'édition 
de  1822,  nous  apprend  Louis  Ratisbonne,  la  mère 
de  Vigny  avait  souligné  «  les  passages  défectueux 
d'«  Héléna  »  d'une  main  inexorable  »  ;  et  Vigny  avait 
écrit  :  «  Ma  mère,  vous  aviez  raison.  C'est  fort  mau- 
vais, et  j'ai  supprimé  le  poème  entier.  »  Cependant 
Louis  Ratisbonne  en  avait  imprimé  des  fragments  à 
la  suite  du  Journal  d'un  Poète.  Depuis,  M.  Estève  a 
donné  une  édition  critique  d'  «  Héléna  »,  et  M.  Léon 
Séché  l'a  publié  dans  son  édition  des  Poésies 
d'Alfred  de  Vigny.  Nous  avons  cru  devoir  suivre 
son  exemple  ;  la  gloire  de  Vigny  est  trop  assurée 
pour  que  des  vers  de  jeunesse  puissent  y  jeter  une 
ombre. 


6  AVANT-PROPOS 

Enfin,  dans  les  «  Fantaisies  oubliées  »,  titre 
suggéré  par  Vigny  lui-même  \  nous  avons  réuni  aux 
pages  publiées  sous  ce  titre  par  Louis  Ratisbonne, 
les  vers  ou  fragments  parus  à  différentes  époques 
et  recueillis  par  M.  Séché  dans  les  deux  volumes  de 
Poésies  et  Œuvres  posthumes  d'Alfred  de  Vigny. 

^  Journal  d'un  Poète  :  <  Sur  Héléna.  » 


PREFACE 

Ces  poèmes  sont  choisis  par  l'auteur  parmi  ceux 
qu'il  composa  dans  sa  vie  errante  et  militaire.  Ce 
sont  les  seuls  qu'il   juge  dignes  d'être  conservés. 

Plusieurs  nouveaux  poèmes  en  remplacent  d'autres 
qu'il  retranche  de  l'élite  de  ses  créations. 

L'avenir  accepte  rarement  tout  ce  que  lui  lègue 
un  poète.  Il  est  bon  de  chercher  à  deviner  son 
goût  et  de  lui  épargner,  autant  qu'on  peut  le  faire, 
son  travail  d'épurations  rigides.  Si  cela  est  prati- 
cable, c'est,  comme  ici,  lorsque  doivent  paraître 
des  œuvres  complètes  sous  les  yeux  de  leur  auteur 
et  lorsqu'il  sait  se  connaître  lui-même  et  se  juger 
sévèrement. 

Le  seul  mérite  qu'on  n'ait  jamais  disputé  à  ces 
compositions,  c'est  d'avoir  devancé  en  France  toutes 
celles  de  ce  genre,  dans  lesquelles  une  pensée  philo- 
sophique est  mise  en  scène  sous  une  forme  Épique 
ou  Dramatique. 

Ces  poèmes  portent  chacun  leur  date.  Cette  date 


8  PRÉFACE 

peut  être  à  la  fois  un  titre  pour  tous  et  une  excuse 
pour  plusieurs  ;  car,  dans  cette  route  d'innovations, 
l'auteur  se  mit  en  marche  bien  jeune,  mais  le  pre- 


mier. 


LIVRE   MYSTIQUE 

Moïse,  poème   .... 

Éloa,  ou  la  Sœur  des  Anges,  mystère 

Chant  premier.  Naissance 

Chant  deîixième.  Séduction 

Chant  troisiètne.   Chute 

Le  Déluge,  mystère  . 


34 
44 
56 


LIVRE  ANTIQUE 

ANTIQUITÉ  BIBLIQUE 

La  Fille  de  Jephté,  poè7ne         .         .         .         -75 

La  Femme  adultère  .....        80 

Le  Bain,  fragment  d'un  poème  de  Suzanne      .        88 

ANTIQUITÉ   HOMÉRIQUE 
Le  Somnambule,  poème    .....        go 
La  Dryade,  idylle    ...<>,.       93 
Symétha,  élégie         .         .         .         o         o         .       99 
Le  Bain  d'une  dame  romaine.         »         .         .102 


lo  TABLE 

LIVRE   MODERNE 

Pagtt 

Dolorida,  poème 105 

Le  Malheur     .         .         .         .         .         .         .112 

La  Prison,  poème.  XVI F  siècle        .         .         .116 
Madame  de  Soubise,  poème.  XVI'  siècle    .         .      129 
La  Neige,  poèm^      .         .         .         .         .         .138 

Le  Cor,  poètne  ......      142 

Le  Bal,  poèm^         ......     147 

Le  Trappiste,  poème 151 

La   Frégate   «  la   Sérieuse  »,  ou  La  Plainte  du 

Capitaine,  poème  .         .         .         .         .161 
La   Traversée    .         .  .  .         .         .163 

Le  Repos 170 

Le  Co7nbat       .         .         .         .         .         .171 

Les  Amants  de  Montmorency,  élévation    .  .      177 

Paris,  élévation         .  .  .  .  .  .183 

LES  DESTINÉES 

POÈMES  PHILOSOPHIQUES 

Les  Destinées  .  .         .         .         .  .         •      197 

La  Maison  du  berger       .....     204 

Les  Oracles      .         .  .         .  .         .  .219 

La  Sauvage 228 

La   Colère  de  Samson       .  .         .         .  -237 

La  Mort  du  loup 243 

La  Flûte 247 


TABLE  XX 

Pages 

Le  Mont  des  Oliviers 254 

La  Bouteille  à  la  mer     .         .         .         .         .261 

Wanda 272 

Un  Billet  de  Wanda 283 

Second  Billet  de   Wanda 284 

Note  pour  le  poème  de    Wanda         .         .         .285 

L'Esprit  pur 287 

HÉLÉNA 

Chant  premier.  L Autel 295 

Chant  deuxième.  Le  Navire     ....  303 

Chant  troisième.  L'Urne 322 

FANTAISIES   OUBLIÉES 

A  M.  le  Comte  de  Moncorps  ....  337 

Chant  de  Suzanne  au  bain      ....  340 

Le  Berceau 342 

Le  Rêve  ........  344 

La  Beauté  idéale 346 

Sur  la  mort  de  Byron     .....  349 

A  David  d'Angers 351 

Sur  un  exemplaire  du  (iMore  de  Venise  D          .  352 

A  Madame  Dorval 353 

A  Madame  Dorval 354 

Prière  pour  ma  Mère 355 

L'Esprit  parisien 356 

Daniel 357 


1 2  TABLE 

Pages 

La   Trinité  humaine         .....     358 

Un  Billet  de  Byron 35g 

Aux  Sourds-muets    ......     360 

La  Poésie  des  nombres     .  .         .  .         .361 

A  Jules  de  Rességuier      .....     363 

Pâleur     ........      364 

Stances 365 

A  Evariste  Boulay-Paty  ....      366 

Un    Vers  de  Dante 367 

Sur  un  Albion         ......     368 

Le  Bateau        .......     369 

Le  Port .         .  .  .         .         .         .  .     37 1 

Sixain     .  .         .  .  .  .         .         -372 

A  Jules  Janift  .         .         .         .         .         -373 


LIVRE    MYSTIQUE 


MOÏSE 


Le  soleil  prolongeait  sur  la  cime  des  tentes 

Ces  obliques  rayons,  ces  flammes  éclatantes, 

Ces  larges  traces  d'or  qu'il  laisse  dans  les  airs, 

Lorsqu'en  un  lit  de  sable  il  se  couche  aux  déserts. 

La  pourpre  et  l'or  semblaient  revêtir  la  campagne. 

Du  stérile  Nébo  gravissant  la  montagne, 

Moïse,  homme  de  Dieu,  s'arrête,  et,  sans  orgueil, 

Sur  le  vaste  horizon  promène  un  long  coup  d'œil. 

Il  voit  d'abord  Phasga,  que  des  figuiers  entourent  ; 

Puis,  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent, 

S'étend  tout  Galaad,  Éphr^m,  Manassé, 

Dont  le  pays  fertile  à  sa  droite  est  placé  ; 

Vers  le  Midi,  Juda,  grand  et  stérile,  étale 

Ses  sables  où  s'endort  la  mer  occidentale  ; 

Plus  loin,  dans  un  vallon  que  le  soir  a  pâli. 

Couronné  d'oliviers,  se  montre  Nephtali  ; 

Dans  des  plaines  de  fleurs  magnifiques  et  calmes, 

Jéricho  s'aperçoit  :  c'est  la  ville  des  palmes  ; 

109 


i6  ALFRED  DE  VIGNY 

Et,  prolongeant  ses  bois,  des  plaines  de  Phogor, 

Le  lentisque  touffu  s'étend  jusqu'à  Ségor. 

Il  voit  tout  Chanaan,  et  la  terre  promise, 

Où  sa  tombe,  il  le  sait,  ne  sera  point  admise. 

Il  voit  ;  sur  les  Hébreux  étend  sa  grande  main, 

Puis  vers  le  haut  du  mont  il  reprend  son  chemin. 


Or,  des  champs  de  Moab  couvrant  la  vaste  enceinte. 

Pressés  au  large  pied  de  la  montagne  sainte, 

Les  enfants  d'Israël  s'agitaient  au  vallon 

Comme  les  blés  épais  qu'agite  l'aquilon. 

Dès  l'heure  où  la  rosée  humecte  l'or  des  sables 

Et  balance  sa  perle  au  sommet  des  érables. 

Prophète  centenaire,  environné  d'honneur. 

Moïse  était  parti  pour  trouver  le  Seigneur. 

On  le  suivait  des  yeux  aux  flammes  de  sa  tête, 

Et,  lorsque  du  grand  mont  il  atteignit  le  faîte, 

Lorsque  son  front  perça  le  nuage  de  Dieu 

Qui  couronnait  d'éclair  la  cime  du  haut  lieu. 

L'encens  brûla  partout  sur  les  autels  de  pierre. 

Et  six  cent  mille  Hébreux,  courbés  dans  la  poussière, 

A  l'ombre  du  parfum  par  le  soleil  doré. 

Chantèrent  d'une  voix  le  cantique  sacré  ; 

Et  les  fils  de  Lévi,  s'élevant  sur  la  foule. 

Tels  qu'un  bois  de  cyprès  sur  le  sable  qui  roule, 


MOÏSE  17 

Du  peuple  avec  la  harpe  accompagnant  les  voix, 
Dirigeaient  vers  le  ciel  l'hymne  du  Roi  des  Rois. 


Et,  debout  devant  Dieu,  Moïse  ayant  pris  place, 
Dans  le  nuage  obscur  lui  parlait  face  à  face. 

Il  disait  au  Seigneur  :  «  Ne  finirai-je  pas  ? 
Où  voulez-vous  encor  que  je  porte  mes  pas  ? 
Je  vivrai  donc  toujours  puissant  et  solitaire  ? 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre.  - 
Que  vous  ai-je  donc  fait  pour  être  votre  élu  ? 
J'ai  conduit  votre  peuple  où  vous  avez  voulu. 
Voilà  que  son  pied  touche  à  la  terre  promise. 
De  vous  à  lui  qu'un  autre  accepte  l'entremise, 
Au  coursier  d'Israël  qu'il  attache  le  frein  ; 
Je  lui  lègue  mon  livre  et  la  verge  d'airain. 


«  Pourquoi  vous  fallut-il  tarir  mes  espérances, 
Ne  pas  me  laisser  homme  avec  mes  ignorances. 
Puisque  du  mont  Horeb  jusques  au  mont  Nébo 
Je  n'ai  pas  pu  trouver  le  heu  de  mon  tombeau  ? 
Hélas  !  vous  m'avez  fait  sage  parmi  les  sages  ! 
Mon  doigt  du  peuple  errant  a  guidé  les  passages. 


i8  ALFRED  DE  VIGNY 

J'ai  fait  pleuvoir  le  feu  sur  la  tête  des  rois  ; 
L'avenir  à  genoux  adorera  mes  lois  ; 
Des  tombes  des  humains  j'ouvre  la  plus  antique, 
La  mort  trouve  à  ma  voix  une  voix  prophétique, 
Je  suis  très  grand,  mes  pieds  sont  sur  les  nations, 
Ma  main  fait  et  défait  les  générations.  — 
Hélas  !  je  suis,  Seigneur,  puissant  et  solitaire. 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  1 


«  Hélas  !  je  sais  aussi  tous  les  secrets  des  deux. 
Et  vous  m'avez  prêté  la  force  de  vos  yeux. 
Je  commande  à  la  nuit  de  déchirer  ses  voiles  ; 
Ma  bouche  par  leur  nom  a  compté  les  étoiles, 
Et,  dès  qu'au  firmament  mon  geste  l'appela, 
Chacune  s'est  hâtée  en  disant  :  «  Me  voilà.  »> 
J'impose  mes  deux  mains  sur  le  front  des  nuages 
Pour  tarir  dans  leurs  flancs  la  source  des  orages  ; 
J'engloutis  les  cités  sous  les  sables  mouvants  ; 
Je  renverse  les  monts  sous  les  ailes  des  vents  ; 
Mon  pied  infatigable  est  plus  fort  que  l'espace  ; 
Le  fleuve  aux  grandes  eaux  se  range  quand  je  passe. 
Et  la  voix  de  la  mer  se  tait  devant  ma  voix. 
Lorsque  mon  peuple  souffre,  ou  qu'il  lui  faut  des  lois, 
J'élève  mes  regards,  votre  esprit  me  visite  ; 
La  terre  alors  chancelle  et  le  soleil  hésite, 


MOÏSE  19 

Vos  anges  sont  jaloux  et  m'admirent  entre  eux.  — 
Et  cependant,  Seigneur,  je  ne  suis  pas  heureux  ; 
Vous  m'avez  fait  vieillir  puissant  et  solitaire, 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  ! 


«  Sitôt  que  votre  souffle  a  rempli  le  berger, 

Les  homm.es  se  sont  dit  :  «  Il  nous  est  étranger  »  ; 

Et  les  yeux  se  baissaient  devant  mes  yeux  de  flamme. 

Car  ils  venaient,  hélas  !  d'y  voir  plus  que  mon  âme. 

J'ai  vu  l'amour  s'éteindre  et  l'amitié  tarir  ; 

Les  vierges  se  voilaient  et  craignaient  de  mourir, 

M'enveloppant  alors  de  la  colonne  noire. 

J'ai  marché  devant  tous,  triste  et  seul  dans  ma  gloire, 

Et  j'ai  dit  dans  mon  cœur  :  «  Que  vouloir  à  présent  ?  » 

Pour  dormir  sur  un  sein  mon  front  est  trop  pesant. 

Ma  main  laisse  l'effroi  sur  la  main  qu'elle  touche, 

L'orage  est  dans  ma  voix,  l'éclair  est  sur  ma  bouche  ; 

Aussi,  loin  de  m'aimer,  voilà  qu'ils  tremblent  tous. 

Et,  quand  j'ouvre  les  bras,  on  tombe  à  mes  genoux. 

O  Seigneur  !  j'ai  vécu  puissant  et  solitaire. 

Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  !  » 


Or,  le  peuple  attendait,  et,  craignant  son  courroux, 
Priait  sans  regarder  le  mont  du  Dieu  jaloux  ; 


20  ALFRED  DE  VIGNY 

Car,  s'il  levait  les  yeux,  les  flancs  noirs  du  nuage 
Roulaient  et  redoublaient  les  foudres  de  l'orage. 
Et  le  feu  des  éclairs,  aveuglant  les  regards, 
Enchaînait  tous  les  fronts  courbés  de  toutes  parts. 
Bientôt  le  haut  du  mont  reparut  sans  Moïse.  — 
Il  fut  pleuré.  —  Marchant  vers  la  terre  promise, 
Josué  s'avançait  pensif,  et  pâlissant, 
Car  il  était  déjà  l'élu  du  Tout-Puissant. 

Écrit  en  1822. 


ELOA 

ou 

LA  SŒUR   DES   ANGES 

MYSTÈRE 

«  C'est  le  serpent,  dit-elle  ;  je  l'ai  écouté, 
et  il  m'a  trompée.  »  Genèse. 

CHANT  PREMIER 


NAISSANCE 

Il  naquit  sur  la  terre  un  Ange,  dans  le  temps 

Où  le  Médiateur  sauvait  ses  habitants. 

Avec  sa  suite  obscure  et  comme  lui  bannie, 

Jésus  avait  quitté  les  murs  de  Béthanie  ; 

A  travers  la  campagne  il  fuyait  d'un  pas  lent. 

Quelquefois  s'arrêtait,  priant  et  consolant, 

Assis  au  bord  d'un  champ  le  prenait  pour  symbole, 

Ou  du  Samaritain  disait  la  parabole, 

La  brebis  égarée,  ou  le  mauvais  pasteur, 

Ou  le  sépulcre  blanc  pareil  à  l'imposteur  ; 


22  ALFRED  DE  VIGNY 

Et,  de  ]à,  poursuivant  sa  paisible  conquête, 
De  la  Chananéenne  écoutait  la  requête, 
A  la  fille  sans  guide  enseignait  ses  chemins, 
Puis  aux  petits  enfants  il  imposait  les  mains. 
L'aveugle-né  voyait,  sans  pouvoir  le  comprendre, 
Le  lépreux  et  le  sourd  se  toucher  et  s'entendre. 
Et  tous  lui  consacrant  des  larmes  pour  adieu, 
Ils  quittaient  le  désert  où  l'on  exilait  Dieu. 
Fils  de  l'homme  et  sujet  aux  maux  de  la  naissance. 
Il  les  commençait  tous  par  le  plus  grand,  l'absence. 
Abandonnant  sa  ville  et  subissant  l'Édit, 
Pour  accomphr  en  tout  ce  qu'on  avait  prédit. 


Or,  pendant  ces  temps-là,  ses  amis  en  Judée 
Voyaient  venir  leur  fin  qu'il  avait  retardée  : 
Lazare,  qu'il  aimait  et  ne  visitait  plus. 
Vint  à  mourir,  ses  jours  étant  tous  révolus. 
Mais  l'amitié  de  Dieu  n'est-elle  pas  la  vie  ? 
Il  partit  dans  la  nuit  ;  sa  marche  était  suivie 
Par  les  deux  jeunes  sœurs  du  malade  expiré, 
Chez  qui  dans  ses  périls  il  s'était  retiré. 
C'étaient  Marthe  et  Marie  ;  or,  Marie  était  celle 
Qui  versa  les  parfums  et  fit  blâmer  son  zèle. 
Tous  s'affligeaient  ;  Jésus  disait  en  vain  :  «  Il  dort.  » 
Et  lui-même,  en  voyant  le  linceul  et  le  mort, 


ÊLOA  23 

Il  pleura.  —  Larme  sainte  à  l'amitié  donnée, 
Oh  !  vous  ne  fûtes  point  aux  vents  abandonnée  ! 
Des  Séraphins  penchés  l'urne  de  diamant, 
Invisible  aux  mortels,  vous  reçut  mollement, 
Et  comme  une  merveille  au  Ciel  même  étonnante, 
Aux  pieds  de  l'Étemel  vous  porta  rayonnante. 
De  l'œil  toujours  ouvert  un  regard  complaisant 
Émut  et  fit  briller  l'ineffable  présent  ; 
Et  l'Esprit-Saint,  sur  elle  épanchant  sa  puissance, 
Donna  l'âme  et  la  vie  à  la  divine  essence. 
Comme  l'encens  qui  brûle  aux  rayons  du  soleil 
Se  change  en  un  feu  pur,  éclatant  et  vermeil. 
On  vit  alors  du  sein  de  l'urne  éblouissante 
S'élever  une  forme  et  blanche  et  grandissante. 
Une  voix  s'entendit  qui  disait  :  «  Éloa  !  » 
Et  l'Ange  apparaissant  répondit  :  «  Me  voilà.  » 


Toute  parée,  aux  yeux  du  Ciel  qui  la  contemple, 
Elle  marche  vers  Dieu  comme  une  épouse  au  Temple  ; 
Son  beau  front  est  serein  et  pur  comme  un  beau  lis. 
Et  d'un  voile  d'azur  il  soulève  les  plis  ; 
Ses  cheveux,  partagés  comme  des  gerbes  blondes. 
Dans  les  vapeurs  de  l'air  perdent  leurs  molles  ondes. 
Comme  on  voit  la  comète  errante  dans  les  cieux 
Fondre  au  sein  de  la  nuit  ses  rayons  gracieux  ; 


24  ALFRED  DE  VIGNY 

Une  rose  aux  lueurs  de  l'aube  matinale 

N'a  pas  de  son  teint  frais  la  rougeur  virginale  ; 

Et  la  lune,  des  bois  éclairant  l'épaisseur, 

D'un  de  ses  doux  regards  n'atteint  pas  la  douceur. 

Ses  ailes  sont  d'argent  ;  sous  une  pâle  robe, 

Son  pied  blanc  tour  à  tour  se  montre  et  se  dérobe. 

Et  son  sein  agité,  mais  à  peine  aperçu, 

Soulève  les  contours  du  céleste  tissu. 

C'est  une  femme  aussi,  c'est  une  Ange  charmante  ; 

Car  ce  peuple  d'Esprits,  cette  famille  aimante. 

Qui,  pour  nous,  près  de  nous,  prie  et  veille  toujours, 

Unit  sa  pure  essence  en  de  saintes  amours  : 

L'Archange  Raphaël,  lorsqu'il  vint  sur  la  Terre, 

Sous  le  berceau  d'Éden  conta  ce  doux  mystère. 

Mais  nulle  de  ces  soeurs  que  Dieu  créa  pour  eux 

N'apporta  plus  de  joie  au  ciel  des  Bienheureux. 


Les  Chérubins  brûlants  qu'enveloppent  six  ailes, 
Les  tendres  Séraphins,  Dieux  des  amours  fidèles. 
Les  Trônes,  les  Vertus,  les  Princes,  les  Ardeurs, 
Les  Dominations,  les  Gardiens,  les  Splendeurs, 
Et  les  Rêves  pieux,  et  les  saintes  Louanges, 
Et  tous  les  Anges  purs,  et  tous  les  grands  Archanges, 
Et  tout  ce  que  le  Ciel  renferme  d'habitants. 
Tous,  de  leurs  ailes  d'or  voilés  en  même  temps. 


ÊLOA  25 

Abaissèrent  leurs  fronts  jusqu'à  ses  pieds  de  neige. 
Et  les  Vierges  ses  sœurs,  s'unissant  en  cortège. 
Comme  autour  de  la  Lune  on  voit  les  feux  du  soir, 
Se  tenant  par  la  main,  coururent  pour  la  voir. 
Des  harpes  d'or  pendaient  à  leur  chaste  ceinture  ; 
Et  des  fleurs  qu'au  Ciel  seul  fit  germer  la  nature. 
Des  fleurs  qu'on  ne  voit  pas  dans  l'Été  des  humains. 
Comme  une  large  pluie  abondaient  sous  leurs  mains. 


«  Heureux,  chantaient  alors  des  voix  incomparables, 

«  Heureux  le  monde  offert  à  ses  pas  secourables  ! 

«  Quand  elle  aura  passé  parmi  les  malheureux, 

«  L'esprit  consolateur  se  répandra  sur  eux. 

«  Quel  globe  attend  ses  pas  ?  Quel  siècle  la  demande  ? 

«  Naîtra-t-il  d'autres  cieux  afin  qu'elle  y  commande  ?  1 


Un  jour...  (Comment  oser  nommer  du  nom  de  jour 

Ce  qui  n'a  pas  de  fuite  et  n'a  pas  de  retour  ? 

Des  langages  humains  défiant  l'indigence, 

L'Éternité  se  voile  à  notre  intelligence. 

Et  pour  nous  faire  entendre  un  de  ces  courts  instants. 

Il  faut  chercher  pour  eux  un  nom  parmi  les  Temps.) 

Un  jour  les  habitants  de  l'immortel  empire. 


26  ALFRED  DE  VIGNY 

Imprudents  une  fois,  s'unissaient  pour  l'instruire. 

«  Éloa,  disaient-ils,  oh  !  veillez  bien  sur  vous  : 

«  Un  Ange  peut  tomber  ;  le  plus  beau  de  nous  tous 

«  N'est  plus  ici  :  pourtant  dans  sa  vertu  première 

«  On  le  nommait  celui  gui  porte  la  lumière  ; 

«  Car  il  portait  l'amour  et  la  vie  en  tout  lieu, 

«  Aux  astres  il  portait  tous  les  ordres  de  Dieu  ; 

«  La  Terre  consacrait  sa  beauté  sans  égale, 

«  Appelant  Lucifer  l'étoile  matinale, 

«  Diamant  radieux,  que  sur  son  front  vermeil, 

«  Parmi  ses  cheveux  d'or  a  posé  le  Soleil. 

«  Mais  on  dit  qu'à  présent  il  est  sans  diadème, 

«  Qu'il  gémit,  qu'il  est  seul,  que  personne  ne  l'aime, 

«  Que  la  noirceur  d'un  crime  appesantit  ses  yeux, 

«  Qu'il  ne  sait  plus  parler  le  langage  des  Cieux  ; 

«  La  mort  est  dans  les  mots  que  prononce  sa  bouche  ; 

«  Il  brûle  ce  qu'il  voit,  il  flétrit  ce  qu'il  touche  ; 

«  Il  ne  peut  plus  sentir  le  mal  ni  les  bienfaits  ; 

«  Il  est  même  sans  joie  aux  malheurs  qu'il  a  faits. 

«  Le  Ciel  qu'il  habita  se  trouble  à  sa  mémoire, 

«  Nul  Ange  n'oserait  vous  conter  son  histoire, 

«  Aucun  Saint  n'oserait  dire  une  fois  son  nom.  » 

Et  l'on  crut  qu'Éloa  le  maudirait  ;  mais  non, 

L'effroi  n'altéra  point  son  paisible  visage, 

Et  ce  fut  pour  le  Ciel  un  alarmant  présage. 

Son  premier  mouvement  ne  fut  pas  de  frémir, 

Mais  plutôt  d'approcher  comme  pour  secourir  ; 


ÉI.OA  27 

La  tristesse  apparut  sur  sa  lèvre  glacée 

Aussitôt  qu'un  malheur  s'offrit  à  sa  pensée  ; 

Elle  apprit  à  rêver,  et  son  front  innocent 

De  ce  trouble  inconnu  rougit  en  s'abaissant  ; 

Une  larme  brillait  auprès  de  sa  paupière. 

Heureux  ceux  dont  le  cœur  verse  ainsi  la  première  1 


Un  Ange  eut  ces  ennuis  qui  troublent  tant  nos  jours. 

Et  poursuivent  les  grands  dans  la  pompe  des  cours  ; 

Mais  au  sein  des  banquets,  parmi  la  multitude. 

Un  homme  qui  gémit  trouve  la  solitude  ; 

Le  bruit  des  Nations,  le  bruit  que  font  les  Rois, 

Rien  n'éteint  dans  son  cœur  une  plus  forte  voix. 

Harpes  du  Paradis,  vous  étiez  sans  prodiges  ! 

Chars  vivants  dont  les  yeux  ont  d'éclatants  prestiges  ! 

Armures  du  Seigneur,  pavillons  du  saint  lieu. 

Étoiles  des  bergers  tombant  des  doigts  de  Dieu, 

Saphirs  des  encensoirs,  or  du  céleste  dôme, 

Déhces  du  Nebel,  senteurs  du  Cinnamome, 

Vos  bruits  harmonieux,  vos  splendeurs,  vos  parfums. 

Pour  un  Ange  attristé  devenaient  importuns  ; 

Les  cantiques  sacrés  troublaient  sa  rêverie. 

Car  rien  n'y  répondait  à  son  âme  attendrie. 

Et  soit  lorsque  Dieu  même,  appelant  les  Esprits, 

Dévoilait  sa  grandeur  à  leurs  regards  surpris. 


28  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  montrait  dans  les  deux,  foyer  de  la  naissance, 
Les  profondeurs  sans  nom  de  sa  triple  puissance  ; 
Soit  quand  les  Chérubins  représentaient  entre  eux 
Ou  les  actes  du  Christ  ou  ceux  des  Bienheureux, 
Et  répétaient  au  ciel  chaque  nouveau  Mystère 
Qui,  dans  les  mêmes  temps,  se  passait  sur  la  Terre, 
La  crèche  offerte  aux  yeux  des  Mages  étrangers, 
La  famille  au  désert,  le  salut  des  Bergers  : 
Éloa  s 'écartant  de  ce  divin  spectacle, 
Loin  de  leur  foule  et  loin  du  brillant  Tabernacle, 
Cherchait  quelque  nuage  où  dans  l'obscurité 
Elle  pourrait  du  moins  rêver  en  liberté. 


Les  Anges  ont  des  nuits  comme  la  nuit  humaine. 
Il  est  dans  le  Ciel  même  une  pure  fontaine  ; 
Une  eau  brillante  y  court  sur  un  sable  vermeil. 
Quand  un  Ange  la  puise,  il  dort,  mais  d'un  sommeil 
Tel  que  le  plus  aimé  des  amants  de  la  terre 
N'en  voudrait  pas  quitter  le  charme  solitaire. 
Pas  même  pour  revoir  dormant  auprès  de  lui 
La  beauté  dont  la  tête  a  son  bras  pour  appui. 
Mais  en  vain  Éloa  s'abreuvait  dans  son  onde, 
Sa  douleur  inquiète  en  était  plus  profonde  ; 
Et  toujours  dans  la  nuit  un  rêve  lui  montrait 
Un  Ange  malheureux  qui  de  loin  l'implorait. 


ÊLOA  29 

Les  Vierges  quelquefois  pour  connaître  sa  peine, 

Formant  une  prière  inentendue  et  vaine. 

L'entouraient,  et  prenant  ces  soins  qui  font  soufïrir, 

Demandaient  quels  trésors  il  lui  fallait  offrir. 

Et  de  quel  prix  serait  son  étemelle  vie. 

Si  le  bonheur  du  Ciel  flattait  peu  son  envie  ; 

Et  pourquoi  son  regard  ne  cherchait  pas  enfin 

Les  regards  d'un  Archange  ou  ceux  d'un  Séraphin. 

Éloa  répondait  une  seule  parole  : 

«  Aucun  d'eux  n'a  besoin  de  celle  qui  console. 

«  On  dit  qu'il  en  est  un...  »  Mais  détournant  leurs  pas. 

Les  Vierges  s'enfuyaient  et  ne  le  nommaient  pas. 


Cependant,  seule,  un  jour,  leur  timide  compagne 
Regarde  autour  de  soi  la  céleste  campagne. 
Étend  l'aile  et  sourit,  s'envole,  et  dans  les  airs 
Cherche  sa  Terre  amie  ou  des  astres  déserts. 


Ainsi  dans  les  forêts  de  la  Louisiane, 
Bercé  sous  les  bambous  et  la  longue  liane. 
Ayant  rompu  l'œuf  d'or  par  le  soleil  mûri. 
Sort  de  son  ht  de  fleurs  l'éclatant  Colibri  ; 
Une  verte  émeraude  a  couronné  sa  tête. 
Des  ailes  sur  son  dos  la  pourpre  est  déjà  prête. 


30  ALFRED  DE  VIGNY 

La  cuirasse  d'azur  garnit  son  jeune  cœur  ; 

Pour  les  luttes  de  l'air  l'oiseau  part  en  vainqueur... 

Il  promène  en  des  lieux  voisins  de  la  lumière 

Ses  plumes  de  corail  qui  craignent  la  poussière  ; 

Sous  son  abri  sauvage  étonnant  le  ramier. 

Le  hardi  voyageur  visite  le  palmier. 

La  plaine  des  parfums  est  d'abord  délaissée  ; 

Il  passe,  ambitieux,  de  l'érable  à  l'alcée, 

Et  de  tous  ses  festins  croit  trouver  les  apprêts 

Sur  le  front  du  palmiste  ou  les  bras  du  cyprès  ; 

Mais  les  bois  sont  trop  grands  pour  ses  ailes  naissantes. 

Et  les  fleurs  du  berceau  de  ces  lieux  sont  absentes  ; 

Sur  la  verte  savane  il  descend  les  chercher  ; 

Les  serpents-oiseleurs  qu'elles  pourraient  cacher 

L'effarouchent  bien  moins  que  les  forêts  arides. 

Il  poursuit  près  des  eaux  le  jasmin  desFlorides, 

La  nonpareille  au  fond  de  ses  chastes  prisons. 

Et  la  fraise  embaumée  au  miheu  des  gazons. 


C'est  ainsi  qu'Éloa,  forte  dès  sa  naissance. 
De  son  aile  argentée  essayant  la  puissance, 
Passant  la  blanche  voie  où  des  feux  immortels 
Brûlent  aux  pieds  de  Dieu  comme  un  amas  d'autels. 
Tantôt  se  balançant  sur  deux  jeunes  planètes. 
Tantôt  posant  ses  pieds  sur  le  front  des  comètes, 


ÊLOA  31 

Afin  de  découvrir  les  êtres  nés  ailleurs, 
Arriva  seule  au  fond  des  Cieux  inférieurs. 


L'Éther  a  ses  degrés,  d'une  grandeur  immense. 

Jusqu'à  l'ombre  étemelle  où  le  Chaos  commence. 

Sitôt  qu'un  Ange  a  fui  l'azur  illimité. 

Coupole  de  saphirs  qu'emplit  la  Trinité, 

Il  trouve  un  air  moins  pur  ;  là  passent  des  nuages. 

Là  tournent  des  vapeurs,  serpentent  des  orages. 

Comme  une  garde  agile,  et  dont  la  profondeur 

De  l'air  que  Dieu  respire  éteint  pour  nous  l'ardeur. 

Mais  après  nos  soleils  et  sous  les  atmosphères 

Où,  dans  leur  cercle  étroit,  se  balancent  nos  sphères. 

L'espace  est  désert,  triste,  obscur,  et  sillonné 

Par  un  noir  tourbillon  lentement  entraîné. 

Un  jour  douteux  et  pâle  éclaire  en  vain  la  nue. 

Sous  elle  est  le  Chaos  et  la  nuit  inconnue  ; 

Et,  lorsqu'un  vent  de  feu  brise  son  sein  profond. 

On  devine  le  vide  impalpable  et  sans  fond. 


Jamais  les  purs  Esprits,  enfants  de  la  lumière, 
De  ces  trois  régions  n'atteignent  la  dernière. 
Et  jamais  ne  s'égare  aucun  beau  Séraphin 
Sur  ces  degrés  confus  dont  l'Enfer  est  la  fin. 


32  ALFRED  DE  VIGNY 

Même  les  Chérubins,  si  forts  et  si  fidèles, 

Craignent  que  l'air  impur  ne  manque  sous  leurs  ailes, 

Et  qu'ils  ne  soient  forcés,  dans  ce  vol  dangereux, 

De  tomber  jusqu'au  fond  du  Chaos  ténébreux. 

Que  deviendrait  alors  l'exilé  sans  défense  ? 

Du  rire  des  Démons  l'inextinguible  offense, 

Leurs  mots,  leurs  jeux  railleurs,  lent  et  cruel  affront. 

Feraient  baisser  ses  yeux,  feraient  rougir  son  front. 

Péril  plus  grand  !  peut-être  il  lui  faudrait  entendre 

Quelque  chant  d'abandon  voluptueux  et  tendre, 

Quelque  regret  du  Ciel,  un  récit  douloureux 

Dit  par  la  douce  voix  d'un  Ange  malheureux. 

Et  même,  en  lui  prêtant  une  oreille  attendrie. 

Il  pourrait  oublier  la  céleste  patrie, 

Se  plaire  sous  la  nuit,  et  dans  une  amitié 

Qu'auraient  nouée  entre  eux  les  chants  et  la  pitié. 

Et  comment  remonter  à  la  voûte  azurée. 

Offrant  à  la  lumière  éclatante  et  dorée 

Des  cheveux  dont  les  flots  sont  épars  et  ternis, 

Des  ailes  sans  couleurs,  des  bras,  un  col  brunis. 

Un  front  plus  pâle,  empreint  de  traces  inconnues 

Parmi  les  fronts  sereins  des  habitants  des  nues, 

Des  yeux  dont  la  rougeur  montre  qu'ils  ont  pleuré. 

Et  des  pieds  noirs  encor  d'un  feu  pestiféré  ? 

Voilà  pourquoi,  toujours  prudents  et  toujours  sages. 

Les  Anges  de  ces  lieux  redoutent  les  passages. 


ÉLOA  33 

C'était  là  cependant,  sur  la  sombre  vapeur. 

Que  la  Vierge  Éloa  se  reposait  sans  peur  : 

Elle  ne  se  troubla  qu'en  voyant  sa  puissance, 

Et  les  bienfaits  nouveaux  causés  par  sa  présence. 

Quelques  mondes  punis  semblaient  se  consoler  ; 

Les  globes  s'arrêtaient  pour  l'entendre  voler. 

S'il  arrivait  aussi  qu'en  ces  routes  nouvelles 

Elle  touchât  l'un  d'eux  des  plumes  de  ses  ailes, 

Alors  tous  les  chagrins  s'y  taisaient  un  moment. 

Les  rivaux  s'embrassaient  avec  étonnement  ; 

Tous  les  poignards  tombaient  oubliés  par  la  haine  ; 

Le  captif  souriant  marchait  seul  et  sans  chaîne  ; 

Le  criminel  rentrait  au  temple  de  la  loi  ; 

Le  proscrit  s'asseyait  au  palais  de  son  Roi  ; 

L'inquiète  Insomnie  abandonnait  sa  proie  ; 

Les  pleurs  cessaient  partout,  hors  les  pleurs  de  la  joie  ; 

Et  surpris  d'un  bonheur  rare  chez  les  mortels. 

Les  amants  séparés  s'unissaient  aux  autels. 


CHANT  DEUXIÈME 


SÉDUCTION 

Souvent  parmi  les  monts  qui  dominent  la  terre 
S'ouvre  un  puits  naturel,  profond  et  solitaire  ; 
L'eau  qui  tombe  du  ciel  s'y  garde,  obscur  miroir 
Où,  dans  le  jour,  on  voit  les  étoiles  du  soir. 
Là,  quand  la  villageoise  a,  sous  la  corde  agile, 
De  l'urne,  au  fond  des  eaux,  plongé  la  frêle  argile, 
Elle  y  demeure  oisive,  et  contemple  longtemps 
Ce  magique  tableau  des  astres  éclatants. 
Qui  semble  orner  son  front,  dans  l'onde  souterraine. 
D'un  bandeau  qu'enviraient  les  cheveux  d'une  Reine. 
Telle,  au  fond  du  Chaos  qu'observaient  ses  beaux  yeux, 
La  Vierge,  en  se  penchant,  croyait  voir  d'autres  Cieux. 
Ses  regards,  éblouis  par  des  Soleils  sans  nombre, 
N'apercevaient  d'abord  qu'un  abîme  et  que  l'ombre. 
Mais  elle  y  vit  bientôt  des  feux  errants  et  bleus 
Tels  que  des  froids  marais  les  éclairs  onduleux  ; 
Ils  fuyaient,  revenaient,  puis  s'échappaient  encore  ; 
Chaque  étoile  semblait  poursuivre  un  météore  ; 


ÊLOA  35 

Et  l'Ange,  en  souriant  au  spectacle  étranger, 
Suivait  des  yeux  leur  vol  circulaire  et  léger. 
Bientôt  il  lui  sembla  qu'une  pure  harmonie 
Sortait  de  chaque  flamme  à  l'autre  flamme  unie  : 
Tel  est  le  choc  plaintif  et  le  son  vague  et  clair 
Des  cristaux  suspendus  au  passage  de  l'air. 
Pour  que,  dans  son  palais,  la  jeune  Italienne 
S'endorme  en  écoutant  la  harpe-Éolienne. 
Ce  bruit  lointain  devint  un  chant  surnaturel. 
Qui  parut  s'approcher  de  la  fille  du  Ciel  ; 
Et  ces  feux  réunis  furent  comme  l'aurore 
D'un  jour  inespéré  qui  semblait  près  d'éclore. 
A  sa  lueur  de  rose  un  nuage  embaumé 
Montait  en  longs  détours  dans  un  air  enflammé. 
Puis  lentement  forma  sa  couche  d'ambroisie, 
Pareille  à  ces  divans  où  dort  la  molle  Asie. 
Là,  comme  un  Ange  assis,  jeune,  triste  et  charmant 
Une  forme  céleste  apparut  vaguement. 


Quelquefois  un  enfant  de  la  Clyde  écumeuse. 
En  bondissant  parcourt  sa  montagne  brumeuse. 
Et  chasse  un  daim  léger  que  son  cor  étonna. 
Des  glaciers  de  l'Arven  aux  brouillards  du  Crona, 
Franchit  les  rocs  mousseux,  dans  les  gouffres  s'élance. 
Pour  passer  le  torrent  aux  arbres  se  balance. 


36  ALFRED  DE  VIGNY 

Tombe  avec  un  pied  sûr,  et  s'ouvre  des  chemins 
Jusqu'à  la  neige  en  cor  vierge  des  pas  humains. 
Mais  bientôt,  s'égarant  au  miheu  des  nuages. 
Il  cherche  les  sentiers  voilés  par  les  orages  ; 
Là,  sous  un  arc -en-ciel  qui  couronne  les  eaux. 
S'il  a  vu,  dans  la  nue  et  ses  vagues  réseaux. 
Passer  le  plaid  léger  d'une  Écossaise  errante. 
Et  s'il  entend  sa  voix  dans  les  échos  mourante. 
Il  s'arrête  enchanté,  car  il  croit  que  ses  yeux 
Viennent  d'apercevoir  la  sœur  de  ses  aïeux. 
Qui  va  faire  frémir,  ombre  encore  amoureuse. 
Sous  ses  doigts  transparents  la  harpe  vaporeuse  ; 
Il  cherche  alors  comment  Ossian  la  nomma, 
Et,  debout  sur  sa  roche,  appelle  Évir-Coraa. 


Non  moins  belle  apparut,  mais  non  moins  incertaine 

De  l'Ange  ténébreux  la  forme  encor  lointaine, 

Et  des  enchantements  non  moins  délicieux 

De  la  Vierge  céleste  occupèrent  les  yeux. 

Comme  un  cygne  endormi  qui,  seul,  loin  de  la  rive, 

Livre  son  aile  blanche  à  l'onde  fugitive, 

Le  jeune  homme  inconnu  mollement  s'appuyait 

Sur  ce  lit  de  vapeurs  qui  sous  ses  bras  fuyait. 

Sa  robe  était  de  pourpre,  et,  flamboyante  ou  pâle, 

Enchantait  les  regards  des  teintes  de  l'opale. 


ÉLOA  37 

Ses  cheveux  étaient  noirs,  mais  pressés  d'un  bandeau  ; 

C'était  une  couronne  ou  peut-être  un  fardeau  : 

L'or  en  était  vivant  comme  ces  feux  mystiques 

Qui,  tournoyants,  brûlaient  sur  les  trépieds  antiques. 

Son  aile  était  ployée,  et  sa  faible  couleur 

De  la  brume  des  soirs  imitait  la  pâleur. 

Des  diamants  nombreux  rayonnent  avec  grâce 

Sur  ses  pieds  délicats  qu'un  cercle  d'or  embrasse  ; 

Mollement  entourés  d'anneaux  mystérieux, 

Ses  bras  et  tous  ses  doigts  éblouissent  les  yeux. 

Il  agite  sa  main  d'un  sceptre  d'or  armée. 

Comme  un  roi  qui  d'un  mont  voit  passer  son  armée. 

Et,  craignant  que  ses  vœux  ne  s'accomplissent  pas. 

D'un  geste  impatient  accuse  tous  ses  pas. 

Son  front  est  inquiet  ;  mais  son  regard  s'abaisse, 

Soit  que,  sachant  des  yeux  la  force  enchanteresse, 

Il  veuille  ne  montrer  d'abord  que  par  degrés 

Leurs  rayons  caressants  encor  mal  assurés. 

Soit  qu'il  redoute  aussi  l'involontaire  flamme 

Qui  dans  un  seul  regard  révèle  l'âme  à  l'âme. 

Tel  que  dans  la  forêt  le  doux  vent  du  matin 

Commence  ses  soupirs  par  un  bruit  incertain 

Qui  réveille  la  terre  et  fait  palpiter  l'onde  ; 

Elevant  lentement  sa  voix  douce  et  profonde. 

Et  prenant  un  accent  triste  comme  un  adieu. 

Voici  les  mots  qu'il  dit  à  la  fille  de  Dieu  : 


38  ALFRED  DE  VIGNY 

«  D'où  viens-tu,  bel  Archange  ?  où  vas-tu  ?  quelle  voie 

«  Suit  ton  aile  d'argent  qui  dans  l'air  se  déploie  ? 

«  Vas-tu,  te  reposant  au  centre  d'un  Soleil, 

«  Guider  l'ardent  foyer  de  son  cercle  vermeil  ; 

«  Ou,  troublant  les  amants  d'une  crainte  idéale, 

«  Leur  montrer  dans  la  nuit  l'Aurore  boréale  ; 

«  Partager  la  rosée  aux  calices  des  fleurs, 

«  Ou  courber  sur  les  monts  l'écharpe  aux  sept  couleurs  ? 

«  Tes  soins  ne  sont-ils  pas  de  surveiller  les  âmes, 

«  Et  de  parler,  le  soir,  au  cœur  des  jeunes  femmes  ; 

«  De  venir  comme  un  rêve  en  leurs  bras  te  poser, 

«  Et  de  leur  apporter  un  fils  dans  im  baiser  ? 

«  Tels  sont  tes  doux  emplois,  si  du  moins  j'en  veux  croire 

«  Ta  beauté  merveilleuse  et  tes  rayons  de  gloire. 

«  Mais  plutôt  n'es-tu  pas  un  ennemi  naissant 

«  Qu'instruit  à  me  haïr  mon  rival  trop  puissant  ? 

«  Ah  !  peut-être  est-ce  toi  qui,  m'offensant  moi-même, 

«  Conduiras  mes  Païens  sous  les  eaux  du  baptême  ; 

«  Car  toujours  l'ennemi  m'oppose  triomphant 

«  Le  regard  d'une  vierge  ou  la  voix  d'un  enfant. 

«  Je  suis  un  exilé  que  tu  cherchais  peut-être  : 

«  Mais,  s'il  est  vrai,  prends  garde  au  Dieu  jaloux  ton  maître  ; 

«  C'est  pour  avoir  aimé,  c'est  pour  avoir  sauvé, 

«  Que  je  suis  malheureux,  que  je  suis  réprouvé. 

«  Chaste  beauté  !  viens-tu  me  combattre  ou  m'absoudre? 

«  Tu  descends  de  ce  Ciel  qui  m'envoya  la  foudre, 

«  Mais  si  douce  à  mes  yeux,  que  je  ne  s^is  Dourquo» 


ÉLOA  39 

«  Tu  viens  aussi  d'en  haut,  bel  Ange,  contre  moi.  » 


Ainsi  l'Esprit  parlait.  A  sa  voix  caressante. 
Prestige  préparé  contre  une  âme  innocente, 
A  ces  douces  lueurs,  au  magique  appareil 
De  cet  Ange  si  doux,  à  ses  frères  pareil. 
L'habitante  des  Cieux,  de  son  aile  voilée. 
Montait  en  reculant  sur  sa  route  étoilée, 
Comme  on  voit  la  baigneuse  au  milieu  des  roseaux 
Fuir  un  jeune  nageur  qu'elle  a  vu  sous  les  eaux. 
Mais  en  vain  ses  deux  pieds  s'éloignaient  du  nuage, 
Autant  que  la  colombe  en  deux  jours  de  voyage 
Peut  s'éloigner  d'Alep  et  de  la  blanche  tour 
D'où  la  sultane  envoie  une  lettre  d'amour  : 
Sous  l'éclair  d'un  regard  sa  force  fut  brisée  ; 
Et,  dès  qu'il  vit  ployer  son  aile  maîtrisée, 
L'ennemi  séducteur  continua  tout  bas  : 


«  Je  suis  celui  qu'on  aime  et  qu'on  ne  connaît  pas. 
«  Sur  l'homme  j'ai  fondé  mon  empire  de  flamme, 
«  Dans  les  désirs  du  cœur,  dans  les  rêves  de  l'âme, 
«  Dans  les  liens  des  corps,  attraits  mystérieux, 
«  Dans  les  trésors  du  sang,  dans  les  regards  des  yeux. 


40  ALFRED  DE  VIGNY 

«  C'est  moi  qui  fais  parler  l'épouse  dans  ses  songes  ; 

«  La  jeune  fille  heureuse  apprend  d'heureux  mensonges  ; 

«  Je  leur  donne  des  nuits  qui  consolent  des  jours, 

«  Je  suis  le  Roi  secret  des  secrètes  amours. 

«  J'unis  les  cœurs,  je  romps  les  chaînes  rigoureuses, 

«  Comme  le  papillon  sur  ses  ailes  poudreuses 

«  Porte  aux  gazons  émus  des  peuplades  de  fleurs, 

«  Et  leur  fait  des  amours  sans  périls  et  sans  pleurs. 

<(  J'ai  pris  au  Créateur  sa  faible  créature  ; 

«  Nous  avons,  malgré  lui,  partagé  la  Nature  : 

«  Je  le  laisse,  orgueilleux  des  bruits  du  jour  vermeil, 

«  Cacher  des  astres  d'or  sous  l'éclat  d'un  Soleil  ; 

«  Moi,  j'ai  l'ombre  muette,  et  je  donne  à  la  terre 

«  La  volupté  des  soirs  et  les  biens  du  mystère. 

«  Es-tu  venue,  avec  quelques  Anges  des  cieux, 
«  Admirer  de  mes  nuits  le  cours  délicieux  ? 
«  As-tu  vu  leurs  trésors  ?  Sais-tu  quelles  merveilles 
«  Des  Anges  ténébreux  accompagnent  les  veilles  ? 


«  Sitôt  que,  balancé  sous  le  pâle  horizon, 

«  Le  soleil  rougissant  a  quitté  le  gazon, 

«  Innombrables  Esprits,  nous  volons  dans  les  ombres 

«  En  secouant  dans  l'air  nos  chevelures  sombres  : 

«  L'odorante  rosée  alors  jusqu'au  matin 


ÉLOA  41 

«  Pleut  sur  les  orangers,  le  lilas  et  le  thym. 

«  La  Nature,  attentive  aux  lois  de  mon  empire, 

«  M'accueille  avec  amour,  m'écoute  et  me  respire  ; 

«  Je  redeviens  son  âme,  et  pour  mes  doux  projets, 

«  Du  fond  des  éléments  j'évoque  mes  sujets. 

«  Convive  accoutumé  de  ma  nocturne  fête, 

«  Chacun  d'eux  en  chantant  à  s'y  rendre  s'apprête. 

<(  Vers  le  ciel  étoile,  dans  l'orgueil  de  son  vol, 

«  S'élance,  le  premier,  l'éloquent  rossignol  ; 

«  Sa  voix  sonore,  à  l'onde,  à  la  terre,  à  la  nue, 

«  De  mon  heure  chérie  annonce  la  venue  ; 

«  Il  vante  mon  approche  aux  pâles  ahsiers, 

«  Il  la  redit  encore  aux  humides  rosiers  ; 

<(  Héraut  harmonieux,  partout  il  me  proclame  ; 

«  Tous  les  oiseaux  de  l'ombre  ouvrent  leurs  yeux  de  flamme. 

«  Le  vermisseau  reluit  ;  son  front  de  diamant 

«  Répète  auprès  des  fleurs  les  feux  du  firmament, 

«  Et  lutte  de  clartés  avec  le  météore 

«  Oui  rôde  sur  les  eaux  comme  une  pâle  aurore. 

«  L'étoile  des  marais,  que  détache  ma  main, 

«  Tombe  et  trace  dans  l'air  un  lumineux  chemin. 


«  Dédaignant  le  remords  et  sa  triste  chimère, 
«  Si  la  Vierge  a  quitté  la  couche  de  sa  mère, 
«  Ces  flambeaux  naturels  s'allument  sous  ses  pas, 


42  ALFRED  DE  VIGNY 

<t  Et  leur  feu  clair  la  guide  et  ne  la  trahit  pas. 

<i  Si  sa  lèvre  s'altère  et  vient  près  du  rivage 

«  Chercher  comme  une  coupe  un  profond  coquillage, 

«  L'eau  soupire  et  bouillonne,  et  devant  ses  pieds  nus 

8  Jette  aux  bords  sablonneux  la  Conque  de  Vénus. 

«  Des  Esprits  lui  font  voir  de  merveilleuses  choses, 

<i  Sous  les  bosquets  rempUs  de  la  senteur  des  roses  ; 

<i  Elle  aperçoit  sur  l'herbe,  où  leur  main  la  conduit, 

<t  Ces  fleurs  dont  la  beauté  ne  s'ouvre  que  la  nuit, 

«  Pour  qui  l'aube  du  jour  aussi  sera  cruelle, 

«  Et  dont  le  sein  modeste  a  des  amours  comme  elle. 

«  Le  silence  la  suit  ;  tout  dort  profondément  ; 

«  L'ombre  écoute  un  mystère  avec  recueillement. 

«  Les  vents,  des  prés  voisins,  apportent  l'ambroisie 

«  Sur  la  couche  des  bois  que  l'amant  a  choisie. 

«  Bientôt  deux  jeunes  voix  murmurent  des  propos 

«  Oui  des  bocages  sourds  animent  le  repos. 

«  Au  front  de  l'orme  épais  dont  l'abri  les  accueille, 

«  L'oiseau  réveillé  chante  et  bruït  sous  la  feuille. 

«  L'hymne  de  volupté  fait  tressailUr  les  airs, 

«  Les  arbres  ont  leurs  chants,  les  buissons  leurs  concerts, 

«  Et,  sur  les  bords  d'une  eau  qui  gémit  et  s'écoule, 

«  La  colombe  de  nuit  languissamment  roucoule. 


«  La  voilà  sous  tes  yeux  l'œuvre  du  Malfaiteur  ; 
«  Ce  méchant  qu'on  accuse  est  un  Consolateur 


ÉLOA  43 

«  Qui  pleure  sur  l'esclave  et  le  dérobe  au  maître, 

«  Le  sauve  par  l'amour  des  chagrins  de  son  être, 

«  Et,  dans  le  mal  commun  lui-même  enseveli, 

<(  Lui  donne  un  peu  de  charme  et  quelquefois  l'oubli.  » 

Trois  fois,  durant  ces  mots,  de  l'Archange  naissante, 

La  rougeur  colora  la  joue  adolescente, 

Et,  luttant  par  trois  fois  contre  un  regard  impur, 

lïne  paupière  d'or  voila  ses  yeux  d'azur. 


CHANT  TROISIÈME 


D'où  venez- vous,  Pudeur,  noble  crainte,  ô  Mystère, 
Qu'au  temps  de  son  enfance  a  vu  naître  la  terre. 
Fleur  de  ses  premiers  jours  qui  germez  parmi  nous. 
Rose  du  Paradis  !  Pudeur,  d'où  venez- vous  ? 
Vous  pouvez  seule  encor  remplacer  l'innocence. 
Mais  l'arbre  défendu  vous  a  donné  naissance  ; 
Au  charme  des  vertus  votre  charme  est  égal, 
Mais  vous  êtes  aussi  le  premier  pas  du  mal  ; 
D'un  chaste  vêtement  votre  sein  se  décore  : 
Eve  avant  le  serpent  n'en  avait  pas  encore  ; 
Et,  si  le  voile  pur  orne  votre  maintien. 
C'est  un  voile  toujours,  et  le  crime  a  le  sien  ; 
Tout  vous  trouble,  un  regard  blesse  votre  paupière. 
Mais  l'enfant  ne  craint  rien,  et  cherche  la  lumière. 
Sous  ce  pouvoir  nouveau,  la  Vierge  fléchissait. 
Elle  tombait  déjà,  car  elle  rougissait  ; 
Déjà  presque  soumise  au  joug  de  l'Esprit  sombre, 
Elle  descend,  remonte,  et  redescend  dans  l'ombre. 


ÊLOA  45 

Telle  on  voit  la  perdrix  voltiger  et  planer 
Sur  des  épis  brisés  qu'elle  voudrait  glaner, 
Car  tout  son  nid  l'attend  ;  si  son  vol  se  hasarde. 
Son  regard  ne  peut  fuir  celui  qui  la  regarde... 
Et  c'est  le  chien  d'arrêt  qui,  sombre  surveillant, 
La  suit,  la  suit  toujours  d'un  œil  fixe  et  brillant. 


O  des  instants  d'amour  ineffable  délire  ! 
Le  cœur  répond  au  cœur  comme  l'air  à  la  lyre. 
Ainsi  qu'un  jeune  amant,  interprète  adoré, 
Explique  le  désir  par  lui-même  inspiré. 
Et  contre  la  pudeur  aidant  sa  bien-aimée. 
Entraînant  dans  ses  bras  sa  faiblesse  charmée. 
Tout  enivré  d'espoir,  plus  qu'à  demi  vainqueur, 
Prononce  les  serments  qu'elle  fait  dans  son  cœur. 
Le  prince  des  Esprits,  d'une  voix  oppressée. 
De  la  Vierge  timide  expHquait  la  pensée. 
Éloa,  sans  parler,  disait  :  «  Je  suis  à  toi  »  ; 
Et  l'Ange  ténébreux  dit  tout  bas  :  «  Sois  à  moi  ! 


8  Sois  à  moi,  sois  ma  sœur  ;  je  t'appartiens  moi-même, 
8  Je  t'ai  bien  méritée,  et  dès  longtemps  je  t'aime, 
«  Car  je  t'ai  vue  un  jour.  Parmi  les  fils  de  l'cdr 


46  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Je  me  mêlais,  voilé  comme  un  soleil  d'hiver. 

«  Je  revis  une  fois  l'ineffable  contrée, 

«  Des  peuples  lumineux  la  patrie  azurée, 

«  Et  n'eus  pas  un  regret  d'avoir  quitté  ces  lieux 

«  Où  la  crainte  toujours  siège  parmi  les  Dieux. 

«  Toi  seule  m'apparus  comme  une  jeune  étoile 

«  Qui  de  la  vaste  nuit  perce  à  l'écart  le  voile  ; 

«  Toi  seule  me  parus  ce  qu'on  cherche  toujours, 

«  Ce  que  l'homme  poursuit  dans  l'ombre  de  ses  jours, 

«  Le  dieu  qui  du  bonheur  connaît  seul  le  mystère, 

«  Et  la  Reine  qu'attend  mon  trône  solitaire. 

6  Enfin,  par  ta  présence,  habile  à  me  charmer, 

«  Il  me  fut  révélé  que  je  pouvais  aimer. 


«  Soit  que  tes  yeux,  voilés  d'une  ombre  de  tristesse, 

«  Aient  entendu  les  miens  qui  les  cherchaient  sans  cesse, 

«  Soit  que  ton  origine,  aussi  douce  que  toi, 

«  T'ait  fait  une  patrie  un  peu  plus  près  de  moi, 

«  Je  ne  sais,  mais,  depuis  l'heure  qui  te  vit  naître, 

«  Dans  tout  être  créé  j'ai  cru  te  reconnaître  ; 

«  J'ai  trois  fois  en  pleurant  passé  dans  l'Univers  ; 

«  Je  te  cherchais  partout  :  dans  un  souffle  des  airs, 

«  Dans  un  rayon  tombé  du  disque  de  la  lune, 

«  Dans  l'étoile  qui  fuit  le  ciel  qui  l'importune, 

<i  Dans  l'arc-en-ciel,  passage  aux  Anges  familier. 


ÉLOA  47 

«  Ou  sur  le  lit  moelleux  des  neiges  du  glacier  ; 
«  Des  parfums  de  ton  vol  je  respirais  la  trace  ; 
«  En  vain  j'interrogeai  les  globes  de  l'espace, 
«  Du  char  des  astres  purs  j'obscurcis  les  essieux, 
«  Je  voilai  leurs  rayons  pour  attirer  tes  yeux, 
«  J'osai  même,  enhardi  par  mon  nouveau  délire, 
«  Toucher  les  fibres  d'or  de  la  céleste  lyre. 
«  Mais  tu  n'entendis  rien,  mais  tu  ne  me  vis  pas. 
«  Je  revins  à  la  Terre,  et  je  ghssai  mes  pas 
«  Sous  les  abris  de  l'homme  où  tu  reçus  naissance. 
«  Je  croyais  t'y  trouver  protégeant  l'innocence, 
«  Au  berceau  balancé  d'un  enfant  endormi, 
«  Rafraîchissant  sa  lèvre  avec  un  souffle  ami  ; 
«  Ou  bien  comme  un  rideau  développant  ton  aile, 
«  Et  gardant  contre  moi,  timide  sentinelle, 
«  Le  sommeil  de  la  Vierge  aux  côtés  de  sa  sœur, 
«  Oui,  rêvant,  sur  son  sein  la  presse  avec  douceur. 
<i  Mais  seul  je  retournai  sous  ma  belle  demeure, 
«  J'y  pleurai  comme  ici,  j'y  gémis,  jusqu'à  l'heure 
«  Où  le  son  de  ton  vol  m'émut,  me  fit  trembler, 
«  Comme  un  prêtre  qui  sent  que  son  Dieu  va  parler.  » 


Il  disait  ;  et  bientôt  comme  une  jeune  Reine, 
Qui  rougit  de  plaisir  au  nom  de  souveraine. 
Et  fait  à  ses  sujets  un  geste  gracieux. 


48  ALFRED  DE  VIGNY 

Ou  donne  à  leurs  transports  un  regard  de  ses  yeux, 

Éloa,  soulevant  le  voile  de  sa  tête. 

Avec  un  doux  sourire  à  lui  parler  s'apprête, 

Descend  plus  près  de  lui,  se  penche,  et  mollement 

Contemple  avec  orgueil  son  immortel  amant. 

Son  beau  sein,  comme  un  flot  qui  sur  la  rive  expire, 

Pour  la  première  fois  se  soulève  et  soupire  ; 

Son  bras,  comme  un  lis  blanc  sur  le  lac  suspendu. 

S'approche  sans  effroi  lentement  étendu  ; 

Sa  bouche  parfumée  en  s'ouvrant  semble  éclore, 

Comme  la  jeune  rose  aux  faveurs  de  l'aurore. 

Quand  le  matin  lui  verse  une  fraîche  hqueur. 

Et  qu'un  rayon  du  jour  entre  jusqu'à  son  cœur. 

Elle  parle,  et  sa  voix  dans  un  beau  son  rassemble 

Ce  que  les  plus  doux  bruits  auraient  de  grâce  ensemble, 

Et  la  lyre  accordée  aux  flûtes  dans  les  bois. 

Et  l'oiseau  qui  se  plaint  pour  la  première  fois. 

Et  la  mer  quand  ses  flots  apportent  sur  la  grève 

Les  chants  du  soir  aux  pieds  du  voyageur  qui  rêve. 

Et  le  vent  qui  se  joue  aux  cloches  des  hameaux. 

Ou  fait  gémir  les  joncs  de  la  fuite  des  eaux  : 


«  Puisque  vous  êtes  beau,  vous  êtes  bon,  sans  doute  ; 
«  Car,  sitôt  que  des  Cieux  une  âme  prend  la  route, 
«  Comme  un  saint  vêtement,  nous  voyons  sa  bonté 


ÉLOA  49 

«  Lui  donner  en  entrant  l'éternelle  beauté. 

«  Mais  pourquoi  vos  discours  m'inspirent-ils  la  crainte  ? 

«  Pourquoi  sur  votre  front  tant  de  douleur  empreinte  ? 

«  Comment  avez- vous  pu  descendre  du  saint  lieu  ? 

«  Et  comment  m'aimez-vous,  si  vous  n'aimez  pas  Dieu  ?» 


Le  trouble  des  regards,  grâce  de  la  décence. 
Accompagnait  ces  mots,  forts  comme  l'innocence  ; 
Ils  tombaient  de  sa  bouche,  aussi  doux,  aussi  purs, 
Que  la  neige  en  hiver  sur  les  coteaux  obscurs  ; 

Et  comme,  tout  nourris  de  l'essence  première, 

Les  Anges  ont  au  cœur  des  sources  de  lumière. 

Tandis  qu'elle  parlait,  ses  ailes  à  l'entour, 

Et  son  sein  et  son  bras  répandirent  le  jour  : 

Ainsi  le  diamant  luit  au  milieu  des  ombres. 

L'Archange  s'en  effraie,  et  sous  ses  cheveux  sombres 

Cherche  un  épais  refuge  à  ses  yeux  éblouis  ; 

Il  pense  qu'à  la  fin  des  Temps  évanouis, 

Il  lui  faudra  de  même  envisager  son  maître. 

Et  qu'un  regard  de  Dieu  le  brisera  peut-être  ; 

Il  se  rappelle  aussi  tout  ce  qu'il  a  souffert 

Après  avoir  tenté  Jésus  dans  le  désert. 

Il  tremble  ;  sur  son  cœur  où  l'enfer  recommence. 

Comme  un  sombre  manteau  jette  son  aile  immense. 


50  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  veut  fuir.  La  terreur  réveillait  tous  ses  maux. 


Sur  la  neige  des  monts,  couronne  des  hameaux, 
L'Espagnol  a  blessé  l'aigle  des  Asturies, 
Dont  le  vol  menaçait  ses  blanches  bergeries  ; 
Hérissé,  l'oiseau  part  et  fait  pleuvoir  le  sang, 
Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend. 
Regarde  son  Soleil,  d'un  bec  ouvert  l'aspire, 
Croit  reprendre  la  vie  au  flamboyant  empire  ; 
Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment, 
Et  parmi  les  rayons  se  balance  un  moment  : 
Mais  l'homme  l'a  frappé  d'une  atteinte  trop  sûre  ; 
Il  sent  le  plomb  chasseur  fondre  dans  sa  blessure  ; 
Son  aile  se  dépouille,  et  son  royal  manteau 
Vole  comme  un  duvet  qu'arrache  le  couteau. 
Dépossédé  des  airs,  son  poids  le  précipite  ; 
Dans  la  neige  du  mont  il  s'enfonce  et  palpite, 
Et  la  glace  terrestre  a  d'un  pesant  sonmieii 
Fermé  cet  œil  puissant  respecté  du  Soleil. 


Tel,  retrouvant  ses  maux  au  fond  de  sa  mémoire, 
L'Ange  maudit  pencha  sa  chevelure  noire. 
Et  se  dit,  pénétré  d'un  chagrin  infernal  : 


ÉLOA  51 

«  Triste  amour  du  péché  !  sombres  désirs  du  mal  ! 
«  De  l'orgueil,  du  savoir  gigantesques  pensées  ! 
«  Comment  ai-je  connu  vos  ardeurs  insensées  ? 
«  Maudit  soit  le  moment  où  j 'ai  mesuré  Dieu  ! 
«  Simplicité  du  cœur,  à  qui  j'ai  dit  adieu  ! 
«  Je  tremble  devant  toi,  mais  pourtant  je  t'adore  ; 
«  Je  suis  moins  criminel  puisque  je  t'aime  encore  ; 
«  Mais  dans  mon  sein  flétri  tu  ne  reviendras  pas  ! 
«  Loin  de  ce  que  j 'étais,  quoi  !  j 'ai  fait  tant  de  pas  ! 
«  Et  de  moi-même  à  moi  si  grande  est  la  distance, 
«  Que  je  ne  comprends  plus  ce  que  dit  l'innocence  ; 
«  Je  souffre,  et  mon  esprit,  par  le  mal  abattu, 
«  Ne  peut  plus  remonter  jusqu'à  tant  de  vertu. 


«  Qu'êtes- vous  devenus,  jours  de  paix,  jours  célestes? 

«  Quand  j 'allais,  le  premier  de  ces  Anges  modestes, 

«  Prier  à  deux  genoux  devant  l'antique  loi, 

«  Et  ne  pensais  jamais  au  delà  de  la  foi  ? 

«  L'éternité  pour  moi  s'ouvrait  comme  une  fête  ; 

«  Et,  des  fleurs  dans  mes  mains,  des  rayons  sur  ma  tête, 

«  Je  souriais,  j'étais...  J'aurais  peut-être  aimé  !  » 


Le  Tentateur  lui-même  était  presque  charmé  ; 


52  ALFRED  DE  VIGNY 

Il  avait  oublié  son  art  et  sa  victime, 

Et  son  cœur  un  moment  se  reposa  du  crime. 

Il  répétait  tout  bas,  et  le  front  dans  ses  mains  : 

«  Si  je  vous  connaissais,  ô  larmes  des  humains  !  9 


Ah  !  si  dans  ce  moment  la  Vierge  eût  pu  l'entendre. 
Si  sa  céleste  main  qu'elle  eût  osé  lui  tendre 
L'eût  saisi  repentant,  docile  à  remonter... 
Qui  sait  ?  le  mal  peut-être  eût  cessé  d'exister. 
Mais,  sitôt  qu'elle  vit  sur  sa  tête  pensive 
De  l'Enfer  décelé  la  douleur  convulsive. 
Étonnée  et  tremblante,  elle  éleva  ses  yeux  ; 
Plus  forte,  elle  parut  se  souvenir  des  Cieux, 
Et  souleva  deux  fois  ses  ailes  argentées, 
Entr'ouvrant  pour  gémir  ses  lèvres  enchantées. 
Ainsi  qu'un  jeune  enfant,  s'attachant  aux  roseaux. 
Tente  de  faibles  cris  étouffés  sous  les  eaux. 
Il  la  vit  prête  à  fuir  vers  les  cieux  de  lumière. 
Comme  un  tigre  éveillé  bondit  dans  la  poussière. 
Aussitôt  en  lui-même,  et  plus  fort  désormais. 
Retrouvant  cet  esprit  qui  ne  fléchit  jamais. 
Ce  noir  esprit  du  mal  qu'irrite  l'innocence. 
Il  rougit  d'avoir  pu  douter  de  sa  puissance. 
Il  rétablit  la  paix  sur  son  front  radieux. 
Rallume  tout  à  coup  l'audace  de  ses  yeux. 


ÉLOA  53 

Et  longtemps  en  silence  il  regarde  et  contemple 

La  victime  du  Ciel  qu'il  destine  à  son  temple  ; 

Comme  pour  lui  montrer  qu'elle  résiste  en  vain, 

Et  s'endurcir  lui-même  à  ce  regard  divin. 

Sans  amour,  sans  remords,  au  fond  d'un  cœur  de  glace. 

Des  coups  qu'il  va  porter  il  médite  la  place, 

Et,  pareil  au  guerrier  qui,  tranquille  à  dessein. 

Dans  les  défauts  du  fer  cherche  à  frapper  le  sein. 

Il  compose  ses  traits  sur  les  désirs  de  l'Ange  ; 

Son  air,  sa  voix,  son  geste  et  son  maintien,  tout  change  ; 

Sans  venir  de  son  cœur,  des  pleurs  fallacieux 

Paraissent  tout  à  coup  sur  le  bord  de  ses  yeux. 

La  Vierge  dans  le  Ciel  n'avait  pas  vu  de  larmes. 

Et  s'arrête  ;  un  soupir  augmente  ses  alarmes. 

Il  pleure  amèrement  comme  un  homme  exilé. 

Comme  une  veuve  auprès  de  son  fils  immolé  ; 

Ses  cheveux  dénoués  sont  épars  ;  rien  n'arrête 

Les  sanglots  de  son  sein  qui  soulèvent  sa  tête. 

Éloa  vient  et  pleure  ;  ils  se  parlent  ainsi  : 


«  Que  vous  ai-je  donc  fait  ?  Ou'avez-vous  ?  Me  voici. 

—  Tu  cherches  à  me  fuir,  et  pour  toujours  peut-être. 
Combien  tu  me  punis  de  m'être  fait  connaître  ! 

—  J'aimerais  mieux  rester  ;  mais  le  Seigneur  m'attend. 
Je  veux  parler  pour  vous,  souvent  il  nous  entend. 


54  ALFRED  DE  VIG]Sl\ 

-  Il  ne  peut  rien  sur  moi,  jamais  mon  sort  ne  change. 
Et  toi  seule  es  le  Dieu  qui  peut  sauver  un  Ange. 

-  Que  puis-je  faire  ?  Hélas  !  dites,  faut-il  rester  ? 

-  Oui,  descends  jusqu'à  moi,  car  je  ne  puis  monter. 

-  Mais  quel  don  voulez-vous?- Le  plus  beau,  c'est  nous-mêmes. 
Viens  !  —  M'exiler  du  Ciel?  —  Qu'importe,  si  tu  m'aimes? 
Touche  ma  main.  Bientôt  dans  un  mépris  égal 

Se  confondront  pour  nous  et  le  bien  et  le  mal. 
Tu  n'as  jamais  compris  ce  qu'on  trouve  de  charmes 
A  présenter  son  sein  pour  y  cacher  des  larmes. 
Viens,  il  est  un  bonheur  que  moi  seul  t'apprendrai  ; 
Tu  m'ouvriras  ton  âme,  et  je  l'y  répandrai. 
Comme  l'aube  et  la  lune  au  couchant  reposée 
Confondent  leurs  rayons,  ou  comme  la  rosée 
Dans  une  perle  seule  unit  deux  de  ses  pleurs 
Pour  s'empreindre  du  baume  exhalé  par  les  fleurs. 
Comme  un  double  flambeau  réunit  ses  deux  flammes. 
Non  moins  étroitement  nous  unirons  nos  âmes. 

-  Je  t'aime  et  je  descends.  Mais  que  diront  les  Cieux  ?  » 


En  ce  moment  passa  dans  l'air,  loin  de  leurs  yeux. 
Un  des  célestes  chœurs,  où,  parmi  les  louanges. 
On  entendit  ces  mots  que  répétaient  des  Anges  : 
«  Gloire  dans  l'Univers,  dans  les  Temps,  à  celui 
«  Qui  s'immole  à  jamais  jpour  le  salut  d'autrui.  » 


ÉLOA  55 

Les  Cieux  semblaient  parler.  C'en  était  trop  pour  elle. 


Deux  fois  encor  levant  sa  paupière  infidèle, 
Promenant  des  regards  encore  irrésolus, 
Elle  chercha  ses  Cieux  qu'elle  ne  voyait  plus. 


Des  Anges  au  Chaos  allaient  puiser  des  mondes. 

Passant  avec  terreur  dans  ses  plaines  profondes. 

Tandis  qu'ils  remplissaient  les  messages  de  Dieu, 

Ils  ont  tous  vu  tomber  un  nuage  de  feu. 

Des  plaintes  de  douleur,  des  réponses  cruelles. 

Se  mêlaient  dans  la  flamme  au  battement  des  ailes. 


«  Où  me  conduisez-vous,  bel  Ange  ?  —  Viens  toujours. 

—  Que  votre  voix  est  triste,  et  quel  sombre  discours  ! 
N'est-ce  pas  Éloa  qui  soulève  ta  chaîne  ? 

J'ai  cru  t'a  voir  sauvé.  —  Non,  c'est  moi  qui  t'entraîne. 

—  Si  nous  sommes  unis,  peu  m'importe  en  quel  lieu  ! 
Nomme-moi  donc  encore  ou  ta  Sœur  ou  ton  Dieu  ! 

—  J'enlève  mon  esclave  et  je  tiens  ma  victime. 

—  Tu  paraissais  si  bon  !  Oh!  qu'ai-je  fait  ?  —  Un  crime. 

—  Seras-tu  plus  heureux  ?  du  moins,  es-tu  content  ? 

—  Plus  triste  que  jamais.  — Qui  donc  es-tu  ?  — Satan.» 

Ecrit  en  1823,  dans  les  Vosges. 


LE   DÉLUGE 


«Serait-il  dit  que  vous  fassiez  mourir  le  Juste 
avec  le  méchant  ?  »  Genèse. 


I 

La  Terre  était  riante  et  dans  sa  fleur  première  ; 
Le  jour  avait  encor  cette  même  lumière 
Qui  du  Ciel  embelli  couronna  les  hauteurs 
Quand  Dieu  la  fit  tomber  de  ses  doigts  créateurs. 
Rien  n'avait  dans  sa  forme  altéré  la  nature. 
Et  des  monts  réguliers  l'immense  architecture 
S'élevait  jusqu'aux  Cieux  par  ses  degrés  égaux, 
Sans  que  rien  de  leur  chaîne  eût  brisé  les  anneaux. 
La  forêt,  plus  féconde,  ombrageait,  sous  ses  dômes. 
Des  plaines  et  des  fleurs  les  gracieux  royaumes. 
Et  des  fleuves  aux  mers  le  cours  était  réglé 
Dans  un  ordre  parfait  qui  n'était  pas  troublé. 
Jamais  un  voyageur  n'aurait,  sous  le  feuillage. 
Rencontré,  loin  des  flots,  l'émail  du  coquillage, 


LE  DÉLUGE  57 

Et  la  perle  habitait  son  palais  de  cristal  : 
Chaque  trésor  restait  dans  l'élément  natal. 
Sans  enfreindre  jamais  la  céleste  défense  ; 
Et  la  beauté  du  monde  attestait  son  enfance  ; 
Tout  suivait  sa  loi  douce  et  son  premier  penchant, 
Tout  était  pur  encor.  Mais  l'homme  était  méchant. 


Les  peuples  déjà  vieux,  les  races  déjà  mûres. 

Avaient  vu  jusqu'au  fond  des  sciences  obscures  ; 

Les  mortels  savaient  tout,  et  tout  les  affligeait  ; 

Le  prince  était  sans  joie  ainsi  que  le  sujet  ; 

Trente  religions  avaient  eu  leurs  prophètes, 

Leurs  martyrs,  leurs  combats,  leurs  gloires,  leurs  défaites. 

Leur  temps  d'indifférence  et  leur  siècle  d'oubU  ; 

Chaque  peuple,  à  son  tour  dans  l'ombre  enseveli. 

Chantait  languissamment  ses  grandeurs  effacées  : 

La  mort  régnait  déjà  dans  les  âmes  glacées  ; 

Même  plus  haut  que  l'homme  atteignaient  ses  malheurs. 

D'autres  êtres  cherchaient  ses  plaisirs  et  ses  pleurs. 

Souvent,  fruit  inconnu  d'un  orgueilleux  mélange. 

Au  sein  d'une  mortelle  on  vit  le  fils  d'un  Ange  ^. 


1  «  Les  enfants  de  Dieu,  voyant  que  les  filles  des  hommes  étaient 
belles,  prirent  pour  femmes  celles  qui  leur  avaient  plu.  » 

{Genèse,  chap.  vi,  v.  2.) 


58  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  crime  universel  s'élevait  jusqu'aux  deux. 
Dieu  s'attrista  lui-même  et  détourna  les  yeux. 


Et  cependant,  un  jour,  au  sommet  solitaire 

Du  mont  sacré  d'Arar,  le  plus  haut  de  la  Terre, 

Apparut  une  vierge  et  près  d'elle  un  pasteur, 

Tous  deux  nés  dans  les  champs,  loin  d'un  peuple  imposteur; 

Leur  langage  était  doux,  leurs  mains  étaient  unies 

Comme  au  jour  fortuné  des  unions  bénies  ; 

Ils  semblaient,  en  passant  sur  ces  monts  inconnus, 

Retourner  vers  le  Ciel  dont  ils  étaient  venus  ; 

Et  sans  l'air  de  douleur,  signe  que  Dieu  nous  laisse, 

Rien  n'eût  de  leur  nature  indiqué  la  faiblesse, 

Tant  les  traits  primitifs  et  leur  simple  beauté 

Avaient  sur  leur  visage  empreint  de  majesté. 


Quand  du  mont  orageux  ils  touchèrent  la  cime, 
La  campagne  à  leurs  pieds  s'ouvrit  comme  un  abîme. 
C'était  l'heure  où  la  nuit  laisse  le  Ciel  au  jour  : 
Les  constellations  pâlissaient  tour  à  tour  ; 
Et,  jetant  à  la  terre  un  regard  triste  encore. 
Couraient  vers  l'Orient  se  perdre  dans  l'aurore. 
Comme  si  pour  toujours  elles  quittaient  les  yeux 


LE  DÉLUGE  59 

Qui  lisaient  leur  destin  sur  elles  dans  les  Cieux. 

Le  Soleil,  dévoilant  sa  figure  agrandie. 

S'éleva  sur  les  bois  comme  un  vaste  incendie  ; 

Et  la  Terre  aussitôt,  s'agitant  longuement. 

Salua  son  retour  par  un  gémissement. 

Réunis  sur  les  monts,  d'immobiles  nuages 

Semblaient  y  préparer  l'arsenal  des  orages  ; 

Et  sur  leurs  fronts  noircis  qui  partageaient  les  Cieux 

Luisait  incessamment  l'éclair  silencieux. 

Tous  les  oiseaux,  poussés  par  quelque  instinct  funeste. 

S'unissaient  dans  leur  vol  en  un  cercle  céleste  ; 

Comme  des  exilés  qui  se  plaignent  entre  eux, 

Ils  poussaient  dans  les  airs  de  longs  cris  douloureux. 


La  Terre  cependant  montrait  ses  lignes  sombres 
Au  jour  pâle  et  sanglant  qui  faisait  fuir  les  ombres  ; 
Mais,  si  l'homme  y  passait,  on  ne  pouvait  le  voir  : 
Chaque  cité  semblait  comme  un  point  vague  et  noir. 
Tant  le  mont  s'élevait  à  des  hauteurs  immenses  ! 
Et  des  fleuves  lointains  les  faibles  apparences 
Ressemblaient  au  dessin  par  le  vent  effacé 
Que  le  doigt  d'un  enfant  sur  le  sable  a  tracé. 

Ce  fut  là  que  deux  voix,  dans  le  désert  perdues. 
Dans  les  hauteurs  de  l'air  avec  peine  entendues. 


6o  ALFRED  DE  VIGNY 

Osèrent  un  moment  prononcer  tour  à  tour 
Ce  dernier  entretien  d'innocence  et  d'amour  : 


—  «  Comme  la  Terre  est  belle  en  sa  rondeur  immense  ! 
La  vois-tu  qui  s'étend  jusqu'où  le  Ciel  commence  ? 
La  vois-tu  s'embellir  de  toutes  ses  couleurs  ? 
Respire  un  jour  encor  le  parfum  de  ses  fleurs. 
Que  le  vent  matinal  apporte  à  nos  montagnes. 
On  dirait  aujourd'hui  que  les  vastes  campagnes 
Élèvent  leur  encens,  étalent  leur  beauté, 
Pour  toucher,  s'il  se  peut,  le  Seigneur  irrité. 
Mais  les  vapeurs  du  Ciel,  comme  de  noirs  fantômes. 
Amènent  tous  ces  bruits,  ces  lugubres  symptômes 
Qui  devaient,  sans  manquer  au  moment  attendu. 
Annoncer  l'agonie  à  l'Univers  perdu. 
Viens,  tandis  que  l'horreur  partout  nous  environne, 
Et  qu'une  vaste  nuit  lentement  nous  couronne, 
Viens,  ô  ma  bien-aimée  !  et,  fermant  tes  beaux  yeux. 
Qu'épouvante  l'aspect  du  désordre  des  Cieux, 
Sur  mon  sein,  sous  mes  bras  repose  encor  ta  tête. 
Comme  l'oiseau  qui  dort  au  sein  de  la  tempête  ; 
Je  te  dirai  l'instant  où  le  Ciel  sourira. 
Et  durant  le  péril  ma  voix  te  parlera.  » 

La  vierge  sur  son  cœur  pencha  sa  tête  blonde  ; 


LE  DÉLUGE  6i 

Un  bruit  régnait  au  loin,  pareil  au  bruit  de  l'onde  : 
Mais  tout  était  paisible  et  tout  dormait  dans  l'air  ; 
Rien  ne  semblait  vivant,  rien,  excepté  l'éclair. 
Le  pasteur  poursuivit  d'une  voix  solennelle  : 
«  Adieu,  Monde  sans  borne,  ô  Terre  maternelle  ! 
Formes  de  l'horizon,  ombrages  des  forêts. 
Antres  de  la  montagne,  embaumés  et  secrets  ; 
Gazons  verts,  belles  fleurs  de  l'Oasis  chérie. 
Arbres,  rochers  connus,  aspects  de  la  patrie  ! 
Adieu  !  tout  va  finir,  tout  doit  être  effacé. 
Le  temps  qu'a  reçu  l'homme  est  aujourd'hui  passé. 
Demain  rien  ne  sera.  Ce  n'est  point  par  l'épée. 
Postérité  d'Adam,  que  tu  seras  frappée, 
Ni  par  les  maux  du  corps  ou  les  chagrins  du  cœur  ; 
Non,  c'est  un  élément  qui  sera  ton  vainqueur. 
La  Terre  va  mourir  sous  des  eaux  éternelles. 
Et  l'Ange  en  la  cherchant  fatiguera  ses  ailes. 
Toujours  succédera,  dans  l'Univers  sans  bruits. 
Au  silence  des  jours  le  silence  des  nuits. 
L'inutile  Soleil,  si  le  matin  l'amène. 
N'entendra  plus  la  voix  et  la  parole  humaine  ; 
Et  quand  sur  un  flot  mort  sa  flamme  aura  relui. 
Le  stérile  rayon  remontera  vers  lui. 
Oh  !  pourquoi  de  mes  yeux  a-t-on  levé  les  voiles  ? 
Comment  ai- je  connu  le  secret  des  étoiles  ? 
Science  du  désert,  annales  des  pasteurs  ! 
Cette  nuit,  parcourant  vos  divines  hauteurs 


62  ALFRED  DE  VIGNY 

Dont  l'Egypte  et  Dieu  seul  connaissent  le  mystère, 
Je  cherchais  dans  le  Ciel  l'avenir  de  la  Terre  ; 
Ma  houlette  savante,  orgueil  de  nos  bergers. 
Traçait  l'ordre  éternel  sur  les  sables  légers. 
Comparant,  pour  fixer  l'heure  où  l'étoile  passe, 
Les  cailloux  de  la  plaine  aux  lueurs  de  l'espace. 


«  Mais  un  Ange  a  paru  dans  la  nuit  sans  sommeil  ; 

Il  avait  de  son  front  quitté  l'éclat  vermeil, 

Il  pleurait,  et  disait  dans  sa  douleur  amère  : 

«  Que  n'ai-je  pu  mourir  lorsque  mourut  ta  mère  ! 

«  J'ai  faiUi,  je  l'aimais,  Dieu  punit  cet  amour, 

0  Elle  fut  enlevée  en  te  laissant  au  jour. 

«  Le  nom  d'Emmanuel  que  la  Terre  te  donne, 

«  C'est  mon  nom.  J'ai  prié  pour  que  Dieu  te  pardonne  ; 

«  Va  seul  au  mont  Arar,  prends  ses  rocs  pour  autels, 

«  Prie,  et  seul,  sans  songer  au  destin  des  mortels, 

«  Tiens  toujours  tes  regards  plus  hauts  que  sur  la  Terre  ; 

«  La  mort  de  l'Innocence  est  pour  l'homme  un  mystère; 

<i  Ne  t'en  étonne  pas,  n'y  porte  pas  les  yeux  ; 

«  La  pitié  du  mortel  n'est  point  celle  des  Cieux. 

'(  Dieu  ne  fait  point  de  pacte  avec  la  race  humaine  : 

i  Qui  créa  sans  amour  fera  périr  sans  haine. 

«  Sois  seul,  si  Dieu  m'entend,  je  viens.  »  Il  m'a  quitté  : 

Avec  combien  de  pleurs,  hélas  !  l'ai-je  écouté  ! 


LE  DÉLUGE  63 

J'ai  monté  sur  l'Arar,  mais  avec  une  femme.  » 

Sara  lui  dit  :  «  Ton  âme  est  semblable  à  mon  âme. 
Car  un  mortel  m'a  dit  :  «  Venez  sur  Gelboë, 
«  Je  me  nomme  Japhet,  et  mon  père  est  Noë. 
«  Devenez  mon  épouse,  et  vous  serez  sa  fille  ; 
«  Tout  va  périr  demain,  si  ce  n'est  ma  famille.  » 
Et  moi,  je  l'ai  quitté  sans  avoir  répondu, 
De  peur  qu'Emmanuel  n'eût  longtemps  attendu.  » 
Puis  tous  deux  embrassés,  ils  se  dirent  ensemble  : 
«  Ah  !  louons  l'Étemel,  il  punit,  mais  rassemble  !  » 
Le  tonnerre  grondait  ;  et  tous  deux  à  genoux 
S'écrièrent  alors  :  «  O  Seigneur,  jugez-nous  !  » 


II 

Tous  les  vents  mugissaient,  les  montagnes  tremblèrent, 

Des  fleuves  arrêtés  les  vagues  reculèrent, 

Et  du  sombre  horizon  dépassant  la  hauteur, 

Des  vengeances  de  Dieu  l'immense  exécuteur, 

L'Océan,  apparut.  Bouillonnant  et  superbe. 

Entraînant  les  forêts  comme  le  sable  et  l'herbe. 

De  la  plaine  inondée  envahissant  le  fond. 

Il  se  couche  en  vainqueur  dans  le  désert  profond. 

Apportant  avec  lui  comme  de  grands  trophées 

Les  débris  inconnus  des  villes  étouffées, 

Et,  là,  bientôt  plus  calme  en  son  accroissement. 

Semble,  dans  ses  travaux,  s'arrêter  un  moment, 

Et  se  plaire  à  mêler,  à  briser  sur  son  onde 

Les  membres  arrachés  au  cadavre  du  Monde. 


Ce  fut  alors  qu'on  vit  des  hôtes  inconnus 
Sur  les  bords  étrangers  tout  à  coup  survenus  ; 
Le  cèdre  jusqu'au  Nord  vint  écraser  le  saule  ; 


LE  DÉLUGE  65 

Les  ours  noyés,  flottants  sur  les  glaçons  du  pôle, 
Heurtèrent  l'éléphant  près  du  Nil  endormi, 
Et  le  monstre,  que  l'eau  soulevait  à  demi. 
S'étonna  d'écraser,  dans  sa  lutte  contre  elle. 
Une  vague  où  nageaient  le  tigre  et  la  gazelle. 
En  vain  des  larges  flots  repoussant  les  premiers. 
Sa  trompe  tournoyante  arracha  les  palmiers  ; 
Il  fut  roulé  comme  eux  dans  les  plaines  torrides. 
Regrettant  ses  roseaux  et  ses  sables  arides. 
Et  de  ses  hauts  bambous  le  lit  flexible  et  vert, 
Et  jusqu'au  vent  de  flamme  exilé  du  désert. 

Dans  l'effroi  général  de  toute  créature, 
La  plus  féroce  même  oubliait  sa  nature  ; 
Les  animaux  n'osaient  ni  ramper  ni  courir  : 
Chacun  d'eux  résigné  se  coucha  pour  mourir. 
En  vain  fuyant  aux  Cieux  l'eau  sur  ses  rocs  venue 
L'aigle  tomba  des  airs,  repoussé  par  la  nue. 
Le  péril  confondit  tous  les  êtres  tremblants. 
L'homme  seul  se  livrait  à  des  projets  sanglants. 
Quelques  rares  vaisseaux  qui  se  faisaient  la  guerre. 
Se  disputaient  longtemps  les  restes  de  la  Terre  ; 
Mais,  pendant  leurs  combats,  les  flots  non  ralentis 
Effaçaient  à  leurs  yeux  ces  restes  engloutis. 
Alors  un  ennemi  plus  terrible  que  l'onde 
Vint  achever  partout  la  défaite  du  Monde  ; 
La  faim  de  tous  les  cœurs  chassa  les  passions  : 


66  ALFRED  DE  VIGNY 

Les  malheureux,  vivants  après  leurs  nations, 

N'avaient  qu'une  pensée,  effroyable  torture, 

L'approche  de  la  mort,  la  mort  sans  sépulture. 

On  vit  sur  un  esquif,  de  mers  en  mers  jeté. 

L'œil  affamé  du  fort  sur  le  faible  arrêté  ; 

Des  femmes,  à  grands  cris,  insultant  la  nature, 

Y  réclamaient  du  sort  leur  humaine  pâture  ; 

L'athée,  épouvanté  de  voir  Dieu  triomphant, 

Puisait  un  jour  de  vie  aux  veines  d'un  enfant  ; 

Des  derniers  réprouvés  telle  fut  l'agonie. 

L'amour  survivait  seul  à  la  bonté  bannie  ; 

Ceux  qu'unissaient  entre  eux  des  serments  mutuels. 

Et  que  persécutait  la  haine  des  mortels. 

S'offraient  ensemble  à  l'onde  avec  un  front  tranquille, 

Et  contre  leurs  douleurs  trouvaient  un  même  asile. 


Mais  sur  le  mont  Arar,  encor  loin  du  trépas, 
Pour  sauver  ses  enfants  l'Ange  ne  venait  pas  ; 
En  vain  le  cherchaient-ils  :  les  vents  et  les  orages 
N'apportaient  sur  leurs  fronts  que  de  sombres  nuages. 


Cependant  sous  les  flots  montés  également 
Tout  avait  par  degrés  disparu  lentement  : 


LE  DÉLUGE  67 

Les  cités  n'étaient  plus,  rien  ne  vivait,  et  l'onde 
Ne  donnait  qu'un  aspect  à  la  face  du  monde. 
Seulement  quelquefois  sur  l'élément  profond 
Un  palais  englouti  montrait  l'or  de  son  front  ; 
Quelques  dômes,  pareils  à  de  magiques  îles, 
Restaient  pour  attester  la  splendeur  de  leurs  villes. 
Là  parurent  encore  un  moment  deux  mortels  : 
L'un  la  honte  d'un  trône,  et  l'autre  des  autels  ; 
L'un  se  tenant  au  bras  de  sa  propre  statue. 
L'autre  au  temple  élevé  d'une  idole  abattue. 
Tous  deux  jusqu'à  la  mort  s'accusèrent  en  vain 
De  l'avoir  attirée  avec  le  flot  divin. 
Plus  loin,  et  contemplant  la  solitude  humide. 
Mourait  un  autre  roi,  seul  sur  sa  pyramide. 
Dans  l'immense  tombeau,  s'était  d'abord  sauvé 
Tout  son  peuple  ouvrier  qui  l'avait  élevé  ; 
Mais  la  mer  implacable,  en  fouillant  dans  les  tombes. 
Avait  tout  arraché  du  fond  des  catacombes  : 
Les  mourants  et  leurs  Dieux,  les  spectres  immortels. 
Et  la  race  embaumée,  et  le  sphinx  des  autels  ; 
Et  ce  roi  fut  jeté  sur  les  sombres  momies 
Qui  dans  leurs  Hts  flottants  se  heurtaient  endormies. 
Expirant,  il  gémit  de  voir  à  son  côté 
Passer  ses  demi-Dieux  sans  immortalité. 
Dérobés  à  la  mort,  mais  reconquis  par  elle 
Sous  les  palais  profonds  de  leur  tombe  étemelle  ; 
Il  eut  le  temps  encor  de  penser  une  fois 


68  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  nul  ne  saurait  plus  le  nom  de  tant  de  rois, 
Qu'un  seul  jour  désormais  comprendrait  leur  histoire, 
Car  la  postérité  mourait  avec  leur  gloire. 


L'arche  de  Dieu  passa  comme  un  palais  errant. 

Le  voyant  assiégé  par  les  flots  du  courant. 

Le  dernier  des  enfants  de  la  famille  élue 

Lui  tendit  en  secret  sa  main  irrésolue, 

Mais  d'un  dernier  effort  :  «  Va-t'en,  lui  cria-t-il, 

De  ton  lâche  salut  je  refuse  l'exil  ; 

Va,  sur  quelques  rochers  qu'aiura  dédaignés  l'onde. 

Construire  tes  cités  sur  le  tombeau  du  monde  ; 

Mon  peuple  mort  est  là,  sous  la  mer  je  suis  roi. 

Moins  coupables  que  ceux  qui  descendront  de  toi 

Pour  étonner  tes  fils  sous  ces  plaines  humides. 

Mes  géants  ^  glorieux  laissent  les  pyramides  ; 

Et  sur  le  haut  des  monts  leurs  vastes  ossements, 

De  ces  rivaux  du  Ciel  terribles  monuments. 

Trouvés  dans  les  débris  de  la  terre  inondée. 

Viendront  humilier  ta  race  dégradée.  » 

Il  disait,  s'essayant  par  le  geste  et  la  voix 

A  l'air  impérieux  des  hommes  qui  sont  rois, 

^  «  Or,  il  y  avait  des  géants  sur  la  terre.  Car,  depuis  que  les  fils  de 
Dieu  eiorent  épousé  les  filles  des  hommes,  il  en  sortit  des  enfants 
fameux  et  puissants  dans  le  siècle.  *  (Genèse,  ch.  vi,  v.  4.) 


LE  DÉLUGE  69 

Quand,  roulé  sur  la  pierre  et  touché  par  la  foudre, 
Sur  sa  tombe,  immobile  il  fut  réduit  en  poudre. 


Mais  sur  le  mont  Arar  l'Ange  ne  venait  pas  ; 
L'eau  faisait  sur  les  rocs  de  gigantesques  pas. 
Et  ses  flots  rugissants  vers  le  mont  solitaire 
Apportaient  avec  eux  tous  les  bruits  du  tonnerre. 


Enfin  le  fléau  lent  qui  frappait  les  humains 
Couvrit  le  dernier  point  des  œuvres  de  leurs  mains  ; 
Les  montagnes,  bientôt  par  l'onde  escaladées. 
Cachèrent  dans  son  sein  leurs  têtes  inondées. 
Le  volcan  s'éteignit,  et  le  feu  périssant 
Voulut  en  vain  y  rendre  un  combat  impuissant  ; 
A  l'élément  vainqueur  il  céda  le  cratère. 
Et  sortit  en  fumeint  des  veines  de  la  Terre. 


III 

Rien  ne  se  voyait  plus,  pas  même  des  débris  ; 
L'univers  écrasé  ne  jetait  plus  ses  cris. 
Quand  la  mer  eut  des  monts  chassé  tous  les  nuages, 
On  vit  se  disperser  l'épaisseur  des  orages  ; 
Et  les  rayons  du  jour,  dévoilant  leur  trésor. 
Lançaient  jusqu'à  la  mer  des  jets  d'opale  et  d'or  ; 
La  vague  était  paisible,  et  molle  et  cadencée, 
En  berceaux  de  cristal  mollement  balancée  ; 
Les  vents,  sans  résistance,  étaient  silencieux  ; 
La  foudre,  sans  échos,  expirait  dans  les  cieux  ; 
Les  cieux  devenaient  purs,  et,  réfléchis  dans  l'onde, 
Teignaient  d'un  azur  clair  l'immensité  profonde. 


Tout  s'était  englouti  sous  les  flots  triomphants. 
Déplorable  spectacle  !  excepté  deux  enfants. 
Sur  le  sommet  d'Arar  tous  deux  étaient  encore. 
Mais  par  l'onde  et  les  vents  battus  depuis  l'aurore." 
Sous  les  lambeaux  mouillés  des  tuniques  de  lin, 
La  vierge  était  tombée  aux  bras  de  l'orphelin  ; 


LE  DÉLUGE  71 

Et  lui,  gardant  toujours  sa  tête  évanouie, 

Mêlait  ses  pleurs  sur  elle  aux  gouttes  de  la  pluie. 

Cependant,  lorsqu'enfin  le  soleil  renaissant 

Fit  tomber  un  rayon  sur  son  front  innocent. 

Par  la  beauté  du  jour  un  moment  abusée, 

Comme  un  lis  abattu,  secouant  la  rosée, 

Elle  entr'ouvrit  les  yeux  et  dit  :  «  Emmanuel  ! 

Avons-nous  obtenu  la  clémence  du  Ciel  ? 

J'aperçois  dans  l'azur  la  colombe  qui  passe, 

Elle  porte  un  rameau  ;  Dieu  nous  a-t-il  fait  grâce  ? 

—  La  colombe  est  passée  et  ne  vient  pas  à  nous. 

—  Emmanuel,  la  mer  a  touché  mes  genoux. 

—  Dieu  nous  attend  ailleurs  à  l'abri  des  tempêtes, 

—  Vois-tu  l'eau  sur  nos  pieds?  — Vois  le  ciel  sur  nos  têtes. 

—  Ton  père  ne  vient  pas  ;  nous  serons  donc  punis  ? 

—  Sans  doute  après  la  mort  nous  serons  réunis. 

—  Venez,  Ange  du  ciel,  et  prêtez-lui  vos  ailes  ! 

—  Recevez-la,  mon  père,  aux  voûtes  étemelles  !  » 


Ce  fut  le  dernier  cri  du  dernier  des  humains. 
Longtemps,  sur  l'eau  croissante  élevant  ses  deux  mains, 
Il  soutenait  Sara  par  les  flots  poursuivie  ; 
Mais,  quand  il  eut  perdu  sa  force  avec  la  vie, 
Par  le  ciel  et  la  mer  le  monde  fut  rempli, 
Et  r  arc-en-ciel  brilla,  tout  étant  accompli. 

Écrit  à  Oloron,  dans  les  Pyrénées,  en  1823. 


LIVRE    ANTIQUE 


ANTIQUITÉ  BIBLIQUE 


LA   FILLE   DE   JEPHTE 

POÈME 

«  Et  de  là  vient  la  coutume  qm  s'est  toujoiirs 
observée  depuis  en  Israël, 

«Que  toutes  les  filles  d'Israël  s'assemblent, 
une  fois  l'année,  pour  pleurer  la  fille  de  Jephté 
de  Galaad  pendant  quatre  jours.  » 

Juges,  ch.  XI,  V.  39  et  40. 

VoilX  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël, 

Et  leurs  pleurs  ont  coulé  sur  l'herbe  du  Carmel  : 

—  Jephté  de  Galaad  a  ravagé  trois  villes  ; 
Abel  !  la  flamme  a  lui  sur  tes  vignes  fertiles  ! 
Aroër  sous  la  cendre  éteignit  ses  chansons. 
Et  Mennith  s'est  assise  en  pleurant  ses  moissons  ! 

Tous  les  guerriers  d'Ammon  sont  détruits,  et  leur  terre 
Du  Seigneur  notre  Dieu  reste  la  tributaire. 


76  ALFRED  DE  VIGNY 

Israël  est  vainqueur,  et  par  ses  cris  perçants 
Reconnaît  du  Très-Haut  les  secours  tout-puissants. 

A  l'hymne  universel  que  le  désert  répète 
Se  mêle  en  longs  éclats  le  son  de  la  trompette. 
Et  l'armée,  en  marchant  vers  les  tours  de  Maspha, 
Leur  raconte  de  loin  que  Jephté  triompha. 

Le  peuple  tout  entier  tressaille  de  la  fête. 

—  Mais  le  sombre  vainqueur  marche  en  baissant  la  tête  ; 

Sourd  à  ce  bruit  de  gloire,  et  seul,  silencieux, 

Tout  à  coup  il  s'arrête,  il  a  fermé  ses  yeux. 

Il  a  fermé  ses  yeux,  car  au  loin,  de  la  ville. 

Les  vierges,  en  chantant,  d'un  pas  lent  et  tranquille, 

Venaient  ;  il  entrevoit  le  chœur  religieux. 

C'est  pourquoi,  plein  de  crainte,  il  a  fermé  ses  yeux. 

Il  entend  le  concert  qui  s'approche  et  l'honore  : 
La  harpe  harmonieuse  et  le  tambour  sonore. 
Et  la  lyre  aux  dix  voix,  et  le  Kinnor  léger. 
Et  les  sons  argentins  du  Nebel  étranger, 

Puis,  de  plus  près,  les  chants,  leurs  paroles  pieuses. 
Et  les  pas  mesurés  en  des  danses  joyeuses, 
Et,  par  des  bruits  flatteurs,  les  mains  frappant  les  mains. 
Et  de  rameaux  fleuris  parfumant  les  chemins. 


LA  FILLE  DE  JEPHTÉ  77 

Ses  genoux  ont  tremblé  sous  le  poids  de  ses  armes  ; 
Sa  paupière  s'entr'ouvre  à  ses  premières  larmes  : 
C'est  que,  parmi  les  voix,  le  père  a  reconnu 
La  voix  la  plus  aimée  à  ce  chant  ingénu  : 

—  «  O  vierges  d'Israël  !  ma  couronne  s'apprête 
«  La  première  à  parer  les  cheveux  de  sa  tête  ; 

«  C'est  mon  père,  et  jamais  un  autre  enfant  que  moi 
«  N'augmenta  la  famille  heureuse  sous  la  loi.  » 

Et  ses  bras  à  Jephté  donnés  avec  tendresse. 
Suspendant  à  son  col  leur  pieuse  caresse  : 
«  Mon  père,  embrassez-moi  !  D'où  naissent  vos  retards? 
'  Je  ne  vois  que  vos  pleurs  et  non  pas  vos  regards. 

«  Je  n'ai  point  oublié  l'encens  du  sacrifice  : 
«  J'offrais  pour  vous  hier  la  naissante  génisse. 
«  Qui  peut  vous  affliger  ?  Le  Seigneur  n'a-t-il  pas 
«  Renversé  les  cités  au  seul  bruit  de  vos  pas  ?  » 

—  «  C'est  vous,  hélas  !  c'est  vous,  ma  fille  bien-aimée  ?  » 
Dit  le  père  en  rouvrant  sa  paupière  enflammée  ; 

«  Faut-il  que  ce  soit  vous  !  ô  douleur  des  douleurs  ! 
«  Que  vos  embrassements  feront  couler  de  pleurs  I 

«  Seigneur,  vous  êtes  bien  le  Dieu  de  la  vengeance  ; 
«  En  échange  du  crime  il  vous  faut  l'innocence. 


78  ALFRED  DE  VIGNY 

«  C'est  la  vapeur  du  sang  qui  plaît  au  Dieu  jaloux  ! 

«  Je  lui  dois  une  hostie,  ô  ma  fille  !  et  c'est  vous  !  » 

—  «  Moi  !  »  dit-elle.  Et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 
Elle  était  jeune  et  belle,  et  la  vie  a  des  charmes. 
Puis  elle  répondit  :  «  Oh  !  si  votre  serment 
«  Dispose  de  mes  jours,  permettez  seulement 

«  Qu'emmenant  avec  moi  les  vierges  mes  compagnes, 
«  J'aille,  deux  mois  entiers,  sur  le  haut  des  montagnes, 
«  Pour  la  dernière  fois,  errante  en  liberté, 
«  Pleurer  sur  ma  jeunesse  et  ma  virginité  ! 

«  Car  je  n'aurai  jamais,  de  mes  mains  orgueilleuses, 
«  Purifié  mon  fils  sous  les  eaux  merveilleuses  ; 
«  Vous  n'aurez  pas  béni  sa  venue,  et  mes  pleurs 
«  Et  mes  chants  n'auront  pas  endormi  ses  douleurs  ; 

«  Et,  le  jour  de  ma  mort,  nulle  vierge  jalouse 
«  Ne  viendra  demander  de  qui  je  fiis  l'épouse, 
«  Quel  guerrier  prend  pour  moi  le  cilice  et  le  deuil  : 
«  Et  seul  vous  pleurerez  autour  de  mon  cercueil.  » 

Après  ces  mots,  l'armée  assise  tout  entière 
Pleurait,  et  sur  son  front  répandait  la  poussière. 
Jephté  sous  un  manteau  tenait  ses  pleurs  voilés  ; 
Mais,  parmi  les  sanglots,  on  entendit  :  «  Allez.  » 


LA  FILLE  DE  JEPHTÉ  79 

Elle  inclina  la  tête  et  partit.  Ses  compagnes, 
Comme  nous  la  pleurons,  pleuraient  sur  les  montagnes. 
Puis  elle  vint  s'offrir  au  couteau  paternel. 
—  Voilà  ce  qu'ont  chanté  les  filles  d'Israël. 


LA   FEMME   ADULTÈRE 


«  L'adultère  attend  le  soir,  et  se  dit  :  «  Aucun 
œil  ne  me  verra  »  ;  et  il  se  cache  le  visage,  car 
la  lumière  est  pour  lui  comme  la  mort.  » 

Job,  ch.  XXIV,  V.  15-17. 

I 

«  Mon  lit  est  parfumé  d'aloès  et  de  myrrhe  ; 

«  L'odorant  cinnamome  et  le  nard  de  Palmyre 

«  Ont  chez  moi  de  l'Egypte  embaumé  les  tapis. 

«  J'ai  placé  sur  mon  front  et  l'or  et  le  lapis  ; 

«  Venez,  mon  bien-aimé,  m'enivrer  de  délices 

«  Jusqu'à  l'heure  où  le  jour  appelle  aux  sacrifices. 

«  Aujourd'hui  que  l'époux  n'est  plus  dans  la  cité, 

«  Au  nocturne  bonheur  soyez  donc  invité  ; 

«  Il  est  allé  bien  loin.  »  —  C'était  ainsi,  dans  l'ombre, 

Sur  les  toits  aplanis  et  sous  l'oranger  sombre. 

Qu'une  femme  parlait,  et  son  bras  abaissé 

Montrait  la  porte  étroite  à  l'amant  empressé. 


LA  FEMME  ADULTÈRE  8i 

Il  a  franchi  le  seuil  où  le  cèdre  s'entr'ouvre, 
Et  qu'un  verrou  secret  rapidement  recouvre  ; 
Puis  ces  mots  ont  frappé  le  cj^rès  des  lambris  : 
«  Voilà  ces  yeux  si  purs  dont  mes  yeux  sont  épris  ! 
«  Votre  front  est  semblable  au  lis  de  la  vallée  ; 
«  De  vos  lèvres  toujours  la  rose  est  exhalée. 
«  Que  votre  voix  est  douce  et  douces  vos  amours  ! 
«  Oh  !  quittez  ces  colliers  et  ces  brillants  atours  ! 

—  Non  ;  ma  main  veut  tarir  cette  humide  rosée 

«  Que  l'air  sur  vos  cheveux  a  longtemps  déposée  : 
«  C'est  pour  moi  que  ce  front  s'est  glacé  sous  la  nuit  ! 

—  Mais  ce  cœur  est  brûlant,  et  l'amour  l'a  conduit. 
«  Me  voici  devant  vous,  ô  belle  entre  les  belles  ! 

«  Qu'importent  les  dangers  ?  que  sont  les  nuits  cruelles 

«  Quand  du  palmier  d'amour  le  fruit  va  se  cueillir, 

«  Quand  sous  mes  doigts  tremblants  je  le  sens  tressaillir? 

—  Oui...  Mais  d'où  vient  ce  cri,  puis  ces  pas  sur  la  pierre? 

—  «  C'est  un  des  fils  d'Aaron  qui  sonne  la  prière. 
«  Eh  quoi  !  vous  pâlissez  !  Que  le  feu  du  baiser 

«  Consume  nos  amours  qu'il  peut  seul  apaiser, 
«  Qu'il  vienne  remplacer  cette  crainte  farouche, 
«  Et  fermer  au  refus  la  pourpre  de  ta  bouche  !...  » 

On  n'entendit  plus  rien,  et  les  feux  abrégés 
Dans  les  lampes  d'airain  moururent  néghgés. 


n 

Quand  le  soleil  levant  embrasa  la  campagne 

Et  les  verts  oliviers  de  la  sainte  montagne, 

A  cette  heure  paisible  où  les  chameaux  poudreux 

Apportent  du  désert  leur  tribut  aux  Hébreux  ; 

Tandis  que,  de  sa  tente  ouvrant  la  blanche  toile, 

Le  pasteur  qui  de  l'aube  a  vu  pâlir  l'étoile 

Appelle  sa  famille  au  lever  solennel, 

Et  salue  en  ses  chants  le  jour  et  l'Éternel  ; 

Le  séducteur,  content  du  succès  de  son  crime. 

Fuit  l'ennui  des  plaisirs  et  sa  jeune  victime. 

Seule,  elle  reste  assise,  et  son  front  sans  couleur 

Du  remords  qui  s'approche  a  déjà  la  pâleur  ; 

Elle  veut  retenir  cette  nuit,  sa  complice. 

Et  la  première  aurore  est  son  premier  supplice  : 

Elle  vit  tout  ensemble  et  la  faute  et  le  lieu. 

S'étonna  d'elle-même  et  douta  de  son  Dieu. 

Elle  joignit  les  mains,  immobile  et  muette. 

Ses  yeux  toujours  fixés  sur  la  porte  secrète  ; 

Et  semblable  à  la  mort,  seulement  quelques  pleurs 

Montraient  encor  sa  vie  en  montrant  ses  douleurs. 


LA  FEMME  ADULTÈRE  83 

Telle  Sodome  a  vu  cette  femme  imprudente 
Frappée  au  jour  où  Dieu  versa  la  pluie  ardente, 
Et,  brûlant  d'un  seul  feu  deux  peuples  détestés. 
Éteignit  leurs  palais  dans  des  flots  empestés  : 
Elle  voulut,  bravant  la  céleste  défense. 
Voir  une  fois  encor  les  lieux  de  son  enfance. 
Ou,  peut-être,  écoutant  un  cœur  ambitieux. 
Surprendre  d'un  regard  le  grand  secret  des  cieux  ; 
Mais  son  pied  tout  à  coup,  à  la  fuite  inhabile. 
Se  fixe  ;  elle  pâlit  sous  un  sel  immobile. 
Et  le  juste  vieillard,  en  marchant  vers  Ségor, 
N'entendit  plus  ses  pas  qu'il  écoutait  encor. 


Tel  est  le  front  glacé  de  la  Juive  infidèle. 
Mais  quel  est  cet  enfant  qui  paraît  auprès  d'elle  ? 
Il  voit  des  pleurs,  il  pleure,  et,  d'un  geste  incertain. 
Demande,  comme  hier,  le  baiser  du  matin. 
Sur  ses  pieds  chancelants  il  s'avance,  et,  timide, 
De  sa  mère  ose  enfin  presser  la  joue  humide. 
Qu'un  baiser  serait  doux  !  elle  veut  l'essayer  ; 
Mais  l'époux,  dans  le  fils,  la  revient  effrayer  ; 
Devant  ce  lit,  ces  murs  et  ces  voûtes  sacrées. 
Du  secret  conjugal  encore  pénétrées, 
Où  vient  de  retentir  un  amour  criminel. 
Hélas  !  elle  rougit  de  l'amour  maternel. 


84  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  tremble  de  poser,  dans  cette  chambre  austère, 
Sur  une  bouche  pure  une  lèvre  adultère. 
Elle  voulut  parler,  mais  les  sons  de  sa  voix. 
Sourds  et  demi-formés,  moururent  à  la  fois. 
Et  sa  parole  éteinte  et  vaine  fut  suivie 
D'un  soupir  qui  sembla  le  dernier  de  sa  vie. 
Elle  repousse  alors  son  enfant  étonné, 
Tant  la  honte  a  rempli  son  cœur  désordonné  ! 
Elle  entr'ouvre  le  seuil,  mais  là  tombe  abattue. 
Telle  que  de  sa  base  une  blanche  statue. 


m 

Ce  jour-là,  des  remparts,  on  voyait  revenir 

Un  voyageur  parti  pour  la  ville  de  Tyr. 

Sa  suite  et  ses  chevaux  montraient  son  opulence 

Guidés  nonchalamment  par  le  fer  d'une  lance, 

Fléchissaient  sous  leur  poids,  et  l'onagre  rayé, 

Et  l'indolent  chameau,  par  son  guide  effrayé. 

Et  douze  serviteurs,  suivant  l'étroite  voie, 

Courbaient  leurs  fronts  brûlés  sous  la  pourpre  et  la  soie  ; 

Et  le  maître  disait  :  «  Maintenant,  Séphora 

Cherche  dans  l'horizon  si  l'époux  reviendra  ; 

Elle  pleure,  elle  dit  :  «  Il  est  bien  loin  encore  ! 

«  Des  feux  du  jour  pourtant  le  désert  se  colore  ! 

«  Et  du  côté  de  Tyr  je  ne  l'aperçois  pas.  » 

Mais  elle  va  courir  au-devant  de  mes  pas  ; 

Et  je  dirai  :  «  Tenez,  livrez-vous  à  la  joie  ! 

«  Ces  présents  sont  pour  vous,  et  la  pourpre  et  la  soie, 

«  Et  les  moelleux  tapis,  et  l'ambre  précieux, 

«  Et  l'acier  des  miroirs  que  souhaitaient  vos  yeux.  » 

Voilà  ce  qu'il  disait,  et  de  Sion  la  sainte 

Traversait  à  grands  pas  la  tortueuse  enceinte. 


IV 

Tout  Juda  cependant,  aux  fêtes  introduit, 

Vers  le  temple,  en  courant,  se  pressait  à  grand  brait  : 

Les  vieillards,  les  enfants,  les  femmes  affligées. 

Dans  les  longs  repentirs  et  les  larmes  plongées, 

Et  celles  que  frappait  un  mal  secret  et  lent. 

Et  l'aveugle  aux  longs  cris,  et  le  boiteux  tremblant. 

Et  le  lépreux  impur,  le  dégoût  de  la  terre. 

Tous,  de  leurs  maux  guéris  racontant  le  mystère, 

Aux  pieds  de  leur  Sauveur  l'adoraient  prosternés. 

Lui,  né  dans  les  douleurs,  roi  des  infortunés. 

D'une  féconde  main  prodiguait  les  miracles, 

Et  de  sa  voix  sortait  une  source  d'oracles  : 

De  la  vie  avec  l'homme  il  partageait  l'ennui, 

Venait  trouver  le  pauvre  et  s'égalait  à  lui. 

Quelques  hommes,  formés  à  sa  divine  école. 

Nés  simples  et  grossiers,  mais  forts  de  sa  parole. 

Le  suivaient  lentement,  et  son  front  sérieux 

Portait  les  feux  divins  en  bandeau  glorieux. 


LA  FEMME  ADULTÈRE  87 

Par  ses  cheveux  épars  une  femme  entraînée, 
Qu'entoure  avec  clameur  la  foule  déchaînée, 
Paraît  :  ses  yeux  brûlants  au  Ciel  sont  dirigés. 
Ses  yeux,  car  de  longs  fers  ses  bras  nus  sont  chargés 
Devant  le  Fils  de  l'Homme  on  l'amène  en  tumulte  ; 
Puis,  provoquant  l'erreur  et  méditant  l'insulte, 
Les  Scribes  assemblés  s'avancent,  et  l'un  d'eux  : 
«  Maître,  dit-il,  jugez  de  ce  péché  hideux  ; 
«  Cette  femme  adultère  est  coupable  et  surprise  : 
«  Que  doit  faire  Israël  de  la  loi  de  Moïse  ?  » 
Et  l'épouse  infidèle  attendait,  et  ses  yeux 
Semblaient  chercher  encor  quelqu'autre  dans  ces  lieux  ; 
Et  la  pierre  à  la  main,  la  foule  sanguinaire 
S'appelait,  la  montrait  :  «  C'est  la  femme  adultère  ! 
«  Lapidez-la  :  déjà  le  séducteur  est  mort  !  » 
Et  la  femme  pleura.  —  Mais  le  juge  d'abord  : 
«  Qu'un  homme  d'entre  vous,  dit-il,  jette  une  pierre  : 
«  S'il  se  croit  sans  péché,  qu'il  jette  la  première  !  » 
Il  dit,  et,  s'écartant  des  mobiles  Hébreux, 
Apaisés  par  ces  mots  et  déjà  moins  nombreux. 
Son  doigt  mystérieux,  sur  l'arène  légère. 
Écrivait  une  langue  aux  hommes  étrangère. 
En  caractères  saints  dans  le  Ciel  retracés... 
Quand  il  se  releva,  tous  s'étaient  dispersés. 

Écrit  en  1819. 


LE  BAIN 

FRAGMENT  D'UN  POÈME  DE  SUZANNE 


C'était  près  d'une  source  à  l'onde  pure  et  sombre  : 

Le  large  sycomore  y  répandait  son  ombre. 

Là,  Suzanne,  cachée  aux  cieux  déjà  brûlants. 

Suspend  sa  rêverie  et  ses  pas  indolents, 

Sur  une  jeune  enfant  que  son  amour  protège 

S'appuie,  et  sa  voix  douce  appelle  le  cortège 

Des  filles  de  Juda,  de  Gad  et  de  Ruben, 

Qui  doivent  la  servir  et  la  descendre  au  bain  ; 

Et  toutes  à  l'envi,  rivales  attentives. 

Détachent  sa  parure  entre  leurs  mains  actives. 

L'une  ôte  la  tiare  où  brille  le  saphir 

Dans  l'éclat  arrondi  de  l'or  poli  d'Ophir  ; 

Aux  cheveux  parfumés  dérobe  leurs  longs  voiles. 

Et  la  gaze  brodée  en  tremblantes  étoiles  ; 

La  perle,  sur  son  front  enlacée  en  bandeau, 

Ou  pendante  à  l'oreille  en  mobile  fardeau  ; 

Les  colliers  de  rubis,  et,  par  des  bandelettes. 


LE  BAIN  89 

L'ambre  au  cou  suspendu  dans  l'or  des  cassolettes. 

L'autre  fait  succéder  les  tapis  préparés 

Aux  cothurnes  étroits  dont  ses  pieds  sont  parés  ; 

Et,  puisant  l'eau  du  bain,  d'avance  elle  en  arrose 

Leurs  doigts  encore. empreints  de  santal  et  de  rose. 

Puis,  tandis  que  Suzanne  enlève  lentement 

Les  anneaux  de  ses  mains,  son  plus  cher  ornement, 

Libres  des  nœuds  dorés  dont  sa  poitrine  est  ceinte. 

Dégagés  des  lacets,  le  manteau  d'hyacinthe. 

Et  le  lin  pur  et  blanc  comme  la  fleur  du  lis. 

Jusqu'à  ses  chastes  pieds  laissent  couler  leurs  plis. 

Qu'elle  fut  belle  alors  !  Une  rougeur  errante 

Anima  de  son  front  la  blancheur  transparente, 

Car,  sous  l'arbre  où  du  jour  vient  s'éteindre  l'ardeur, 

Un  œil  accoutumé  blesse  encor  sa  pudeur  ; 

Mais,  soutenue  enfin  par  une  esclave  noire. 

Dans  un  cristal  liquide  on  croirait  que  l'ivoire 

Se  plonge,  quand  son  corps,  sous  l'eau  même  éclairé. 

Du  ruisseau  pur  et  frais  touche  le  fond  doré. 

Écrit  en  1821. 


ANTIQUITÉ  HOMÉRIQUE 


A  M.  SOUMET 
Auteur  de  Clytemnestre  et  de  SaUl. 


LE   SOMNAMBULE 

POÈME 

"Opa  ôè  TrX-rjyài  rdaôe,  Kapôïas  ffëffev, 
Evdovaa  yàp  <ppr]v  ifi^aaiv  Xa/xirp^peTai, 
'Ev  ■qfj.épq.  5è  fj.oîp'  àvpécTKOTros  §péfr(i}. 

«  Voyez,  en  esprit,  ces  blessures  :  l'esprit, 
quand  on  dort,  a  des  yeux,  et  quand  on  veille, 
il  est  aveugle.  »  Eschyle.    • 

«  DÉJÀ  mon  jeune  époux  ?  Quoi  !  l'aube  paraît-elle  ? 
Non  ;  la  lumière,  au  fond  de  l'albâtre,  étincelle 
Blanche  et  pure,  et  suspend  son  jour  mystérieux  ; 
La  nuit  règne  profonde  et  noire  dans  les  cieux. 
Vois,  la  clepsydre  encor  n'a  pas  versé  trois  heures  ; 
Dors  près  de  ta  Néra,  sous  nos  chastes  demeures  ; 


LE  SOMNAMBULE  91 

Viens,  dors  près  de  mon  sein.  i>  Mais  lui,  furtif  et  lent 
Descend  du  lit  d'ivoire  et  d'or  étincelant. 
Il  va,  d'un  pied  prudent,  chercher  la  lampe  errante. 
Dont  il  garde  les  feux  dans  sa  main  transparente  ; 
Son  corps  blanc  est  sans  voile,  il  marche  pas  à  pas. 
L'œil  ouvert,  immobile,  et  murmurant  tout  bas  : 


«  Je  la  vois,  la  parjure  !...  interrompez  vos  fêtes. 
Aux  Mânes  un  autel...  des  cyprès  sur  vos  têtes... 
Ouvrez,  ouvrez  la  tombe...  Allons...  Qui  descendra  ?  » 
Cependant,  à  genoux  et  tremblante,  Néra, 
Ses  blonds  cheveux  épars,  se  traîne.  «  —  Arrête,  écoute, 
Arrête,  ami  !  les  Dieux  te  poursuivent,  sans  doute  ; 
Au  nom  de  la  pitié,  tourne  tes  yeux  sur  moi  ; 
Vois,  c'est  moi,  ton  épouse  en  larmes  devant  toi  ; 
Mais  tu  fuis  ;  par  tes  cris  ma  voix  est  étoufïée  ! 
Phœbé,  pardonne-lui  ;  pardonne-lui,  Morphée.  > 


—  «  J'irai...  je  frapperai...  le  glaive  est  dans  ma  main  : 
Tous  les  deux...  Polhon...  c'est  un  jeune  Romain... 
Il  ne  résiste  pas.  Dieux  !  qu'il  est  faible  encore  ! 
D'un  blond  duvet  sa  joue  à  peine  se  décore. 
L'amour  a  couronné  ce  luxe  éblouissant... 
Écartez  ce  manteau,  je  ne  vois  pas  le  sang.  » 


92  ALFRED  DE  VIGNY 

Mais  elle  :  «  O  mon  amant  !  compagnon  de  ma  vie  ! 

Des  foyers  maternels  si  ton  char  m'a  ravie 

Tremblante,  mais  complice,  et  si  nos  vœux  sacrés 

Ont  fait  luire  à  l'Hymen  des  feux  prématurés. 

Par  cette  sainte  amour  nouvellement  jurée. 

Par  l'antique  Vesta,  par  l'immortelle  Rhée 

Dont  j'embrasse  l'autel,  jamais  nulle  autre  ardeur 

De  mes  pieux  serments  n'altéra  la  candeur  : 

Non,  jamais  Pénélope,  à  l'aiguille  pudique, 

Plus  chcLste  n'a  vécu  sous  la  foi  domestique. 

Pollion,  quel  est-il  ?»  —  «  Je  tiens  tes  longs  cheveux... 

Je  dédaigne  tes  pleurs  et  tes  tardifs  aveux, 

Corinne,  tu  mourras...  »  —  «  Ce  n'est  pas  moi  !  Ma  mère. 

Il  ne  m'a  point  aimée  !  Oh  !  ta  sainte  colère 

A  comme  un  Dieu  vengeur  poursuivi  nos  amours  ! 

Que  n'ai-je  cru  ma  mère,  et  ses  prudents  discours  ? 

Je  ne  détourne  plus  ta  sacrilège  épée  ; 

Tiens,  frappe,  j'ai  vécu  puisque  tu  m'as  trompée... 

Ah  !  cruel  !...  mon  sang  coule  !...  Ah  !  reçois  mes  adieux; 

Puisses- tu  ne  jamais  t'éveiller  !»  —  «  Justes  dieux  !  » 

Écrit  en  1819. 


LA  DRYADE 

IDYLLE 
DANS  LE  GOUT  DE  THÉOCRITE 

îlpQrov  fièp  eixv  ■n-pea^eéu  déwv 
Tt)^  7rp(tyr6jj.avTiv  Taîav... 
2^)3w5èNi5/i(/)as... 

«Honorons  d'abord  la  Terre,  qui,  la  pre- 
mière entre  les  Dieux,  rendit  ici  les  oracles... 
«  J'adore  aussi  les  Nymphes.  » 

Eschyle. 

Vois-tu  ce  vieux  tronc  d'arbre  aux  immenses  racines  ? 

Jadis  il  s'anima  de  paroles  divines  ; 

Mais  par  les  noirs  hivers  le  chêne  fut  vaincu, 

Et  la  Dryade  aussi,  comme  l'arbre,  a  vécu, 

(Car,  tu  le  sais,  berger,  ces  Déesses  fragiles. 

Envieuses  des  jeux  et  des  danses  agiles. 

Sous  l'écorce  d'un  bois  où  les  fixa  le  sort. 

Reçoivent  avec  lui  la  naissance  et  la  mort.) 

Celle  dont  la  présence  enflamma  ces  bocages 

Répondait  aux  pasteurs  du  sein  de  verts  feuillages, 

Et,  par  des  bruits  secrets,  mélodieux  et  sourds. 


94  ALFRED  DE  VIGNY 

Donnait  le  prix  du  chant  ou  jugeait  les  amours. 
Bathylle  aux  blonds  cheveux,  Ménalque  aux  noires  tresses, 
Un  jour  lui  racontaient  leurs  rivales  tendresses. 
L'un  parait  son  front  blanc  de  myrte  et  de  lotus  ; 
L'autre,  ses  cheveux  bruns  de  pampres  revêtus. 
Offrait  à  la  Dryade  une  coupe  d'argile  ; 
Et  les  roseaux  chantants  enchaînés  par  Bathylle, 
Ainsi  que  le  dieu  Pan  l'enseignait  aux  mortels, 
S'agitaient,  suspendus  aux  verdoyants  autels. 
J'entendis  leur  prière,  et  de  leur  simple  histoire 
Les  Muses  et  le  temps  m'ont  laissé  la  mémoire, 

MÉNALQUE. 

0  déesse  propice  !  écoute,  écoute-moi  ! 
i^s  Faunes,  les  Sylvains  dansent  autour  de  toi. 
Quand  Bacchus  a  reçu  leur  bruyant  sacrifice  ; 
Ombrage  mes  amours,  ô  Déesse  propice  ! 


Dryade  du  vieux  chêne,  écoute  mes  aveux  ! 
Les  vierges,  le  matin,  dénouant  leurs  cheveux, 
Quand  du  brûlant  amour  la  saison  est  prochaine, 
T'adorent  ;  je  t'adore,  ô  Dryade  du  chêne  ! 

MÉNALQUE. 

Que  Liber  protecteur,  père  des  longs  festins. 
Entoure  de  ses  dons  tes  champêtres  destins. 


LA  DRYADE  95 

Et  qu'en  écharpe  d'or  la  vigne  tortueuse 
Serpente  autour  de  toi,  fraîche  et  voluptueuse  ! 


Que  Vénus  te  protège  et  t'épargne  ses  maux, 

Qu'elle  anime,  au  printemps,  tes  superbes  rameaux  ; 

Et  si  de  quelque  amour,  pour  nous  mystérieuse, 

Le  charme  te  liait  à  quelque  jeune  yeuse, 

Que  ses  bras  déhcats  et  ses  feuillages  verts 

A  tes  bras  amoureux  se  mêlent  dans  les  airs  ! 

MÉNALQUE. 

Ida  !  j'adore  Ida,  la  légère  bacchante  : 
Ses  cheveux  noirs,  mêlés  de  grappes  et  d'acanthe, 
Sur  le  tigre,  attaché  par  une  griffe  d'or 
Roulent  abandonnés  ;  sa  bouche  rit  encor 
En  chantant  Évoë  ;  sa  démarche  chancelle  ; 
Ses  pieds  nus,  ses  genoux  que  la  robe  décèle. 
S'élancent,  et  son  œil,  de  feux  étincelant, 
Brille  comme  Phébus  sous  le  signe  brûlant. 


C'est  toi  que  je  préfère,  ô  toi,  vierge  nouvelle. 
Que  l'heure  du  matin  à  nos  désirs  révèle  ! 
Quand  la  lune  au  front  pur,  reine  des  nuits  d'été. 
Verse  au  gazon  bleuâtre  un  regard  argenté. 


96  ALFRED  DE  VIGNY 

Elle  est  moins  belle  encor  que  ta  paupière  blonde. 

Qu'un  rayon  chaste  et  doux  sous  son  long  voile  inonde. 

MÉNALQUE. 

Si  le  fier  léopard,  que  les  jeunes  Sylvains 

Attachent  rugissant  au  char  du  Dieu  des  vins, 

Voit  amener  au  loin  l'inquiète  tigresse 

Que  les  Faunes,  troublés  par  la  joyeuse  ivresse, 

N'ont  pas  su  dérober  à  ses  regards  brûlants. 

Il  s'arrête,  il  s'agite,  et  de  ses  cris  roulants 

Les  bois  sont  ébranlés  ;  de  sa  gueule  béante. 

L'écume  coule  à  flots  sur  une  langue  ardente  ; 

Furieux,  il  bondit,  il  brise  ses  liens. 

Et  le  collier  d'ivoire  et  les  jougs  phrygiens  : 

Il  part,  et,  dans  les  champs  qu'écrasent  ses  caresses. 

Prodigue  à  ses  amours  de  fougueuses  tendresses. 

Ainsi,  quand  tu  descends  des  cimes  de  nos  bois, 

Ida  !  lorsque  j'entends  ta  voix,  ta  jeune  voix, 

Annoncer  par  des  chants  la  fête  bacchanale. 

Je  laisse  les  troupeaux,  la  bêche  matinale. 

Et  la  vigne,  et  la  gerbe  où  mes  jours  sont  liés  : 

Je  pars,  je  cours,  je  tombe  et  je  brûle  à  tes  pieds. 

BATHYLLE. 

Quand  la  vive  hirondelle  est  enfin  réveillée. 
Elle  sort  de  l'étang,  encor  toute  mouillée. 


LA  DRYADE  97 

Et,  se  montrant  au  jour  avec  un  cri  joyeux, 
Au  charme  d'un  beau  ciel,  craintive,  ouvre  les  yeux  ; 
Puis,  sur  le  pâle  saule,  avec  lenteur  voltige. 
Interroge  avec  soin  le  bouton  et  la  tige  ; 
Et,  sûre  du  printemps,  alors,  et  de  l'amour. 
Par  des  cris  triomphants  célèbre  leur  retour. 
Elle  chante  sa  joie  aux  rochers,  aux  campagnes. 
Et,  du  fond  des  roseaux  excitant  ses  compagnes  : 
«  Venez  !   dit-elle  ;  allons  !  paraissez,  il  est  temps  ! 
Car  voici  la  chaleur,  et  voici  le  printemps.  » 
Ainsi,  quand  je  te  vois,  ô  modeste  bergère  ! 
Fouler  de  tes  pieds  nus  la  riante  fougère. 
J'appelle  autour  de  moi  les  pâtres  nonchalants, 
A  quitter  le  gazon,  selon  mes  vœux,  trop  lents  ; 
Et  crie,  en  te  suivant  dans  ta  course  rebelle  : 
«  Venez  !  oh  !  venez  voir  comme  Glycère  est  belle  !  » 

MÉNALQUE. 

Un  jour,  jour  de  Bacchus,  loin  des  jeux  égaré. 
Seule  je  la  surpris  au  fond  du  bois  sacré  : 
Le  soleil  et  les  vents,  dans  ces  bocages  sombres. 
Des  feuilles  sur  ses  traits  faisaient  flotter  les  ombres  ; 
Lascive,  elle  dormait  sur  le  thyrse  brisé  ; 
Une  molle  sueur,  sur  son  front  épuisé. 
Brillait  comme  la  perle  en  gouttes  transparentes. 
Et  ses  mains,  autour  d'elle,  et  sous  le  lin  errantes, 
4 


98  ALFRED  DE  VIGNY 

Touchant  la  coupe  vide,  et  son  sein  tour  à  tour, 
Redemandaient  encore  et  Bacchus  et  l'Amour. 

BATHYLLE. 

Je  vous  adjure  ici.  Nymphes  de  la  Sicile, 
Dont  les  doigts,  sous  des  fleurs,  guident  l'onde  docile  ; 
Vous  reçûtes  ses  dons,  alors  que  sous  nos  bois, 
Rougissante,  elle  vint  pour  la  première  fois. 
Ses  bras  blancs  soutenaient  sur  sa  tête  inchnée 
L'amphore,  œuvre  divine  aux  fêtes  destinée, 
Qu'empHt  la  molle  poire,  et  le  raisin  doré. 
Et  la  pêche  au  duvet  de  pourpre  coloré  ; 
Des  pasteurs  empressés  l'attention  jalouse 
L'entourait,  murmurant  le  nom  sacré  d'épouse  ; 
Mais  en  vain  :  nul  regard  ne  flatta  leur  ardeur  ; 
EUe  fut  toute  aux  Dieux  et  toute  à  la  pudeur. 


Ici,  je  vis  rouler  la  coupe  aux  flancs  d'argile  ; 
Le  chêne  ému  tremblait,  la  flûte  de  BathyUe 
Brilla  d'un  feu  divin  ;  la  Dryade,  un  moment 
Joyeuse,  fit  entendre  un  long  frémissement. 
Doux  comme  les  échos  dont  la  voix  incertaine 
Murmure  la  chanson  d'une  flûte  lointaine. 


Écrit  en  1815. 


A  PICHALD 
Auteur  de  Léonidas  et  de  Guillaume  Tell. 


SYMETHA 

ÉLÉGIE 

«  Navire  aux  larges  flancs  de  guirlandes  ornés, 
Aux  Dieux  d'ivoire,  aux  mâts  de  roses  couronnés. 
Oh  !  qu'Éole,  du  moins,  soit  facile  à  tes  voiles  ! 
Montrez  vos  feux  amis,  fraternelles  étoiles  ! 
Jusqu'au  port  de  Lesbos  guidez  le  nautonier. 
Et  de  mes  vœux  pour  elle  exaucez  le  dernier  : 
Je  vais  mourir,  hélas  !  Symétha  s'est  fiée 
Aux  flots  profonds  ;  l'Attique  est  par  elle  oubhée. 
Insensée  !  elle  fuit  nos  bords  mélodieux. 
Et  les  bois  odorants  berceaux  des  demi-Dieux, 
Et  les  chœurs  cadencés  dans  les  molles  prairies. 
Et,  sous  les  marbres  frais,  les  saintes  Théories. 
Nous  ne  la  verrons  plus,  au  pied  du  Parthénon, 
Invoquer  Athénée,  en  répétant  son  nom  ; 
Et,  d'une  main  timide,  à  nos  rites  fidèle. 


100  ALFRED  DE  VIGNY 

Ses  longs  cheveux  dorés  couronnés  d'asphodèle, 

Consacrer  ou  le  voile,  ou  le  vase  d'argent. 

Ou  la  pouq)re  attachée  au  fuseau  diligent. 

O  vierge  de  Lesbos  !  que  ton  île  abhorrée 

S'engloutisse  dans  l'onde  à  jamais  ignorée. 

Avant  que  ton  navire  ait  pu  toucher  ses  bords  ! 

Qu'y  vas-tu  faire  ?  Hélas  !  quel  palais,  quels  trésors 

Te  vaudront  notre  amour  ?  Vierge,  qu'y  vas-tu  faire  ? 

N'es-tu  pas,  Lesbienne,  à  Lesbos  étrangère  ? 

Athène  a  vu  longtemps  s'accroître  ta  beauté, 

Et,  depuis  que  trois  fois  t'éclaira  son  été. 

Ton  front  s'est  élevé  jusqu'au  front  de  ta  mère  ; 

Ici,  loin  des  chagrins  de  ton  enfance  amère, 

Les  Muses  t'ont  souri.  Les  doux  chants  de  ta  voix 

Sont  nés  Athéniens  ;  c'est  ici,  sous  nos  bois, 

Que  l'amour  t'enseigna  le  joug  que  tu  m'imposes  ; 

Pour  toi  mon  seuil  joyeux  s'est  revêtu  de  roses. 

«  Tu  pars  ;  et  cependant  m'as- tu  toujours  haï, 
Symétha  ?  Non,  ton  cœur  quelquefois  s'est  trahi  ; 
Car,  lorsqu'un  mot  flatteur  abordait  ton  oreille, 
La  pudeur  souriait  sur  ta  lèvre  vermeille  : 
Je  l'ai  vu,  ton  sourire  aussi  beau  que  le  jour  ; 
Et  l'heure  du  sourire  est  l'heure  de  l'amour. 
Mais  le  flot  sur  le  flot  en  mugissant  s'élève. 
Et  voile  à  ma  douleur  le  vaisseau  qui  t'enlève  ; 
C'en  est  fait,  et  mes  pieds  sont  déjà  chez  les  morts  ; 


SYMÉTHA  10 

Va,  que  Vénus  du  moins  t'épargne  le  remords  ! 
Lie  un  nouvel  hymen  !  va,  pour  moi,  je  succombe. 
Un  jour,  d'un  pied  ingrat  tu  fouleras  ma  tombe, 
Si  le  destin  vengeur  te  ramène  en  ces  lieux 
Ornés  du  monument  de  tes  cruels  adieux.  » 

—  Dans  le  port  du  Pirée,  un  jour  fut  entendue 
Cette  plainte  innocente,  et  cependant  perdue  ; 
Car  la  vierge  enfantine,  auprès  des  matelots. 
Admirait  et  la  rame,  et  l'écume  des  flots  ; 
Puis,  sur  la  haute  poupe  accourue  et  couchée, 
Saluait,  dans  la  mer,  son  image  penchée. 
Et  lui  jetait  des  fleurs  et  des  rameaux  flottants, 
Et  riait  de  leur  chute  et  les  suivait  longtemps  ; 
Ou,  tout  à  coup  rêveuse,  écoutait  le  Zéphire, 
Qui,  d'une  aile  invisible,  avait  ému  sa  lyre. 

Écrit  en  1815. 


LE   BAIN 


D  UNE   DAME   ROMAINE 


Une  Esclave  d'Ég3^te,  au  teint  luisant  et  noir, 
Lui  présente,  à  genoux,  l'acier  pur  du  miroir  ; 
Pour  nouer  ses  cheveux  une  Vierge  de  Grèce 
Dans  le  compas  d'Isis  unit  leur  double  tresse  ; 
Sa  tunique  est  livrée  aux  femmes  de  Milet, 
Et  ses  pieds  sont  lavés  dans  un  vase  de  lait. 
Dans  l'ovale  d'un  marbre  aux  veines  purpurines 
L'eau  rose  la  reçoit  ;  puis  les  filles  latines, 
Sur  ses  bras  indolents  versant  de  doux  parfums, 
Voilent  d'un  jour  trop  vif  les  rayons  importuns, 
Et  sous  les  plis  épais  de  la  robe  onctueuse 
La  lumière  descend  molle  et  voluptueuse  : 
Quelques-unes,  brisant  des  couronnes  de  fleurs, 
D'une  hâtive  main  dispersent  leurs  couleurs. 
Et,  les  jetant  en  pluie  aux  eaux  de  la  fontaine. 
De  débris  embaumés  couvrent  leur  souveraine. 
Qui,  de  ses  doigts  distraits  touchant  la  lyre  d'or. 
Pense  au  jeune  Consul,  et,  rêveuse,  s'endort. 

Le  20  mai  1817. 


LIVRE    MODERNE 


DOLORIDA 


Yo  amo  mds  a  tu  amor  que  a  tu  vida. 
(Prov.  espagnol.) 

J'aime  mieux  ton  amour  que  ta  vie. 

Est-ce  la  Volupté  qui,  pour  ses  doux  mystères, 
Furtive  a  rallumé  ces  lampes  solitaires  ? 
La  gaze  et  le  cristal  sont  leur  pâle  prison. 
Aux  souffles  purs  d'un  soir  de  l'ardente  saison 
S'ouvre  sur  le  balcon  la  moresque  fenêtre  ; 
Une  aurore  imprévue  à  minuit  semble  naître. 
Quand  la  lune  apparaît,  quand  ses  gerbes  d'argent 
Font  pâlir  les  lueurs  du  feu  rose  et  changeant  ; 
Les  deux  clartés  à  l'œil  offrent  partout  leurs  pièges. 
Caressent  mollement  le  velours  bleu  des  sièges, 
La  soyeuse  ottomane  où  le  livre  est  encor, 
La  pendule  mobile  entre  deux  vases  d'or, 
La  Madone  d'argent,  sous  deux  roses  cachée. 
Et  sur  un  lit  d'azur  une  beauté  couchée. 


io6  ALFRED  DE  VIGNY 

Oh  !  jamais  dans  Madrid  un  noble  cavalier 
Ne  verra  tant  de  grâce  à  plus  d'art  s'allier  ; 
Jamais  pour  plus  d'attraits,  lorsque  la  nuit  commence, 
N'a  frémi  la  guitare  et  langui  la  romance  ; 
Jamais  dans  niille  église  on  ne  vit  plus  beaux  yeux 
Des  grains  du  chapelet  se  tourner  vers  les  cieux  ; 
Sur  les  mille  degrés  du  vaste  amphithéâtre 
On  n'admira  jamais  plus  belles  mains  d'albâtre 
Sous  la  mantille  noire  et  ses  paillettes  d'or. 
Applaudissant,  de  loin,  l'adroit  toréador. 


Mais,  ô  vous  !  qu'en  secret  nulle  œillade  attentive 

Dans  ses  rayons  brillants  ne  chercha  pour  captive. 
Jeune  foule  d'amants,  Espagnols  à  l'œil  noir. 
Si  sous  la  perle  et  l'or  vous  l'adoriez  le  soir. 
Qui  de  vous  ne  voudrait  (dût  la  dague  andalouse 
Le  frapper  au  retour  de  sa  pointe  jalouse) 
Prosterner  ses  baisers  sur  ses  pieds  découverts. 
Ce  col,  ce  sein  d'albâtre,  à  l'air  nocturne  ouverts. 
Et  ces  longs  cheveux  noirs  tombant  sur  son  épaule. 
Comme  tombe  à  ses  pieds  le  vêtement  du  saule  ? 


Dolorida  n'a  plus  que  ce  voile  incertain. 


DOLORIDA  107 

Le  premier  que  revêt  le  pudique  matin 
Et  le  dernier  rempart  que,  dans  sa  nuit  folâtre. 
L'amour  ose  enlever  d'une  main  idolâtre. 
Ses  bras  nus  à  sa  tête  offrent  un  mol  appui, 
Mais  ses  yeux  sont  ouverts,  et  bien  du  temps  a  fui 
Depuis  que,  sur  l'émail,  dans  ses  douze  demeures, 
Ils  suivent  ce  compas  qui  tourne  avec  les  heures. 
Que  fait-il  donc,  celui  que  sa  douleur  attend  ? 
Sans  doute  il  n'aime  pas,  celui  qu'elle  aime  tant. 
A  peine  chaque  jour  l'épouse  délaissée 
Voit  un  baiser  distrait  sur  sa  lèvre  empressée 
Tomber  seul,  sans  l'amour  ;  son  amour  cependant 
S'accroît  par  les  dédains  et  souffre  plus  ardent. 

Près  d'un  constant  époux,  peut-être,  ô  jeune  femme  ! 

Quelque  infidèle  espoir  eût  égaré  ton  âme  ; 

Car  l'amour  d'une  femme  est  semblable  à  l'enfant 

Qui,  las  de  ses  jouets,  les  brise  triomphant. 

Foule  d'un  pied  volage  une  rose  immobile, 

Et  suit  l'insecte  ailé  qui  fuit  sa  main  débile. 

Pourquoi  Dolorida  seule  en  ce  grand  palais. 
Où  l'on  n'entend,  ce  soir,  ni  le  pied  des  valets, 
Ni,  dans  la  galerie  et  les  corridors  tristes, 
Les  enfantines  voix  des  vives  caméristes  ? 


io8  ALFRED  DE  VIGNY 

Trois  heures  cependant  ont  lentement  sonné  ; 
La  voix  du  temps  est  triste  au  cœur  abandonné  ; 
Ses  coups  y  réveillaient  la  douleur  de  l'absence, 
Et  la  lampe  luttait  ;  sa  flamme  sans  puissance 
Décroissait  inégale,  et  semblait  un  mourant 
Qui  sur  la  vie  encor  jette  un  regard  errant. 
A  ses  yeux  fatigués  tout  se  montre  plus  sombre, 
Le  crucifix  penché  semble  agiter  son  ombre  ; 
Un  grand  froid  la  saisit  ;  mais  les  fortes  douleurs 
Ignorent  les  sanglots,  les  soupirs  et  les  pleurs  : 
Elle  reste  immobile,  et,  sous  un  air  paisible. 
Mord,  d'une  dent  jalouse,  une  main  insensible. 


Que  le  silence  est  long  !  Mais  on  entend  des  pas  ! 
La  porte  s'ouvre,  il  entre  :  elle  ne  tremble  pas  ! 
Elle  ne  tremble  pas,  à  sa  pâle  figure 
Qui  de  quelque  malheur  semble  traîner  l'augure  ; 
Elle  voit  sans  effroi  son  jeune  époux,  si  beau. 
Marcher  jusqu'à  son  lit  comme  on  marche  au  tombeau. 
Sous  les  plis  du  manteau  se  courbe  sa  faiblesse  ; 
Même  sa  longue  épée  est  un  poids  qui  le  blesse. 
Tombé  sur  ses  genoux,  il  parle  à  demi-voix  : 


DOLORIDA  109 

«  —  Je  viens  te  dire  adieu  ;  je  me  meurs,  tu  le  vois, 

Dolorida,  je  meurs  !  une  flamme  inconnue, 

Errante,  est  dans  mon  sang  jusqu'au  cœur  parvenue. 

Mes  pieds  sont  froids  et  lourds,  mon  œil  est  obscurci  ; 

Je  suis  tombé  trois  fois  en  revenant  ici. 

Mais  je  voulais  te  voir  ;  mais,  quand  l'ardente  fièvre 

Par  des  frissons  brûlants  a  fait  trembler  ma  lèvre, 

J'ai  dit  :  «  Je  vais  mourir  ;  que  la  fin  de  mes  jours 

«  Lui  fasse  au  moins  savoir  qu'absent  j'aimais  toujours.  » 

Alors  je  suis  parti,  ne  demandant  qu'une  heure 

Et  qu'un  peu  de  soutien  pour  trouver  ta  demeure. 

Je  me  sens  plus  vivant  à  genoux  devant  toi. 

—  Pourquoi  mourir  ici,  quand  vous  viviez  sans  moi  ? 

—  O  cœur  inexorable  !  oui,  tu  fus  offensée  ! 
Mais  écoute  mon  souffle,  et  sens  ma  main  glacée  ; 
Viens  toucher  sur  mon  front  cette  froide  sueur  ; 
Du  trépas  dans  mes  yeux  vois  la  terne  lueur. 
Donne,  oh  !  donne  une  main;  dis  mon  nom.  Fais  entendre 
Quelque  mot  consolant,  s'il  ne  peut  être  tendre. 

Des  jours  qui  m'étaient  dus  je  n'ai  pas  la  moitié  ; 

Laisse  en  aller  mon  âme  en  rêvant  ta  pitié  ! 

Hélas  !  devant  la  mort  montre  un  peu  d'indulgence  ! 

—  La  mort  n'est  que  la  mort  et  n'est  pas  la  vengeance. 


iio  ALFRED  DE  VIGNY 

—  O  Dieux  !  si  jeune  encor  !  tout  son  cœur  endurci  ! 
Qu'il  t'a  fallu  souffrir  pour  devenir  ainsi  ! 

Tout  mon  crime  est  empreint  au  fond  de  ton  langage. 

Faible  amie,  et  ta  force  horrible  est  mon  ouvrage. 

Mais  viens,  écoute-moi,  viens,  je  mérite  et  veux 

Que  ton  âme  apaisée  entende  mes  aveux. 

Je  jure,  et  tu  le  vois,  en  expirant,  ma  bouche 

Jure  devant  ce  Christ  qui  domine  ta  couche, 

Et,  si  par  leur  faiblesse  ils  n'étaient  pas  liés. 

Je  lèverais  mes  bras  jusqu'au  sang  de  ses  pieds  ; 

Je  jure  que  jamais  mon  amour  égarée 

N'oublia  loin  de  toi  ton  image  adorée  ; 

L'infidélité  même  était  pleine  de  toi, 

Je  te  voyais  partout  entre  ma  faute  et  moi, 

Et  sur  un  autre  cœur  mon  cœur  rêvait  tes  charmes, 

Plus  touchants  par  mon  crime  et  plus  beaux  par  tes  larmes. 

Séduit  par  ces  plaisirs  qui  durent  peu  de  temps, 

Je  fus  bien  criminel  ;  mais,  hélas  !  j'ai  vingt  ans. 

—  T'a-t-elle  vu  pâlir  ce  soir  dansi  tes  souffrances  ? 

—  J'ai  vu  son  désespoir  passer  tes  espérances. 
Oui,  sois  heureuse,  elle  a  sa  part  dans  nos  douleurs  ; 
Quand  j'ai  crié  ton  nom,  elle  a  versé  des  pleurs  ; 
Car  je  ne  sais  quel  mal  circule  dans  mes  veines  ; 
Mais  je  t'invoquais  seule  avec  des  plaintes  vaines. 
J'ai  cru  d'abord  mourir  et  n'avoir  pas  le  temps 


DOLORIDA  III 

D'appeler  ton  pardon  sur  mes  derniers  instants. 
Oh  !  parle  ;  mon  cœur  fuit  ;  quitte  ce  dur  langage  ; 
Qu'un  regard... 

Mais  quel  est  ce  blanchâtre  breuvage 
Que  tu  bois  à  longs  traits  et  d'un  air  insensé  ? 

—  Le  reste  du  poison  qu'hier  je  t'ai  versé.  » 

Écrit  en  1823,  dans  les  Pyrénées. 


LE   MALHEUR 

Suivi  du  Suicide  impie, 
A  travers  les  pâles  cités, 
Le  Malheur  rôde,  il  nous  épie. 
Près  de  nos  seuils  épouvantés. 
Alors  il  demande  sa  proie  ; 
La  jeunesse,  au  sein  de  la  joie. 
L'entend,  soupire  et  se  flétrit  ; 
Comme  au  temps  où  la  feuille  tombe. 
Le  vieillard  descend  dans  la  tombe, 
Privé  du  feu  qui  le  nourrit. 

Où  fuir  ?  Sur  le  seuil  de  ma  porte 

Le  Malheur,  un  jour,  s'est  assis  ; 

Et  depuis  ce  jour  je  l'emporte 

A  travers  mes  jours  obscurcis. 

Au  soleil,  et  dans  les  ténèbres. 

En  tous  lieux  ses  ailes  funèbres 

Me  couvrent  comme  un  noir  manteau  ; 

De  mes  douleurs  ses  bras  avides 


LE  MALHEUR  113 

M'enlacent  ;  et  ses  mains  livides 
Sur  mon  cœur  tiennent  le  couteau. 

J'ai  jeté  ma  vie  aux  délices. 

Je  souris  à  la  volupté  ; 

Et  les  insensés,  mes  complices. 

Admirent  ma  félicité. 

Moi-même,  crédule  à  ma  joie. 

J'enivre  mon  cœur,  je  me  noie 

Aux  torrents  d'un  riant  orgueil 

Mais  le  Malheur  devant  ma  face 

A  passé  :  le  rire  s'efface. 

Et  mon  front  a  repris  son  deuil. 

En  vain  je  redemande  aux  fêtes 
Leurs  premiers  éblouissements, 
De  mon  cœur  les  molles  défaites 
Et  les  vagues  enchantements  : 
Le  spectre  se  mêle  à  la  danse  ; 
Retombant  avec  la  cadence. 
Il  tache  le  sol  de  ses  pleurs, 
Et  de  mes  yeux  trompant  l'attente. 
Passe  sa  tête  dégoûtante 
Parmi  les  fronts  ornés  de  fleurs. 

Il  me  parle  dans  le  silence. 

Et  mes  nuits  entendent  sa  voix  ; 

Dans  les  arbres  il  se  balance 


tl4  ALFRED  DE  VIGNY 

Quand  je  cherche  la  paix  des  bois, 
Près  de  mon  oreille  il  soupire  ; 
On  dirait  qu'un  mortel  expire  : 
Mon  cœur  se  serre  épouvanté. 
Vers  les  astres  mon  œil  se  lève, 
Mais  il  y  voit  pendre  le  glaive 
De  l'antique  fatalité. 

Sur  mes  mains  ma  tête  penchée 
Croit  trouver  l'innocent  sommeil. 
Mais,  hélas  !  elle  m'est  cachée. 
Sa  fleur  au  calice  vermeil. 
Pour  toujours  elle  m'est  ravie, 
La  douce  absence  de  la  vie  ; 
Ce  bain  qui  rafraîchit  les  jours. 
Cette  mort  de  l'âme  affligée, 
Chaque  nuit  à  tous  partagée, 
Le  sommeil  m'a  fui  pour  toujours. 

«  Ah  !  puisqu'une  étemelle  veille 
Brûle  mes  yeux  toujours  ouverts, 
Viens,  ô  Gloire  !  ai-je  dit  ;  réveille 
Ma  sombre  vie  au  bruit  des  vers. 
Fais  qu'au  moins  mon  pied  périssable 
Laisse  une  empreinte  sur  le  sable.  » 
La  Gloire  a  dit  :  «  Fils  de  douleur, 
Où  veux-tu  que  je  te  conduise  ? 


LE  MALHEUR  115 

Tremble  ;  si  je  t'immortalise, 
J'immortalise  le  Malheur.  » 

Malheur  !  oh  !  quel  jour  favorable 
De  ta  rage  sera  vainqueur  ? 
Quelle  main  forte  et  secourable 
Pourra  t'arracher  de  mon  cœur. 
Et  dans  cette  fournaise  ardente. 
Pour  moi  noblement  imprudente. 
N'hésitant  pas  à  se  plonger. 
Osera  chercher  dans  la  flamme. 
Avec  force  y  saisir  mon  âme. 
Et  l'emporter  loin  du  danger  ? 

Ecrit  en  i330. 


LA   PRISON 


XVIP  SIÈCLE 


«  Oh  î  ne  vous  jouez  plus  d'un  vieillard  et  d'un  prêtre  ! 
«  Étranger  dans  ces  lieux,  comment  les  reconnaître  ? 
«  Depuis  une  heure  au  moins,  cet  importun  bandeau 
«  Presse  mes  yeux  souffrants  de  son  épais  fardeau. 
«  Soin  stérile  et  cruel  !  car  de  ces  édifices 
<(  Ils  n'ont  jamais  tenté  les  sombres  artifices. 
«  Soldats  !  vous  outragez  le  ministre  et  le  Dieu, 
«  Dieu  même  que  mes  mains  apportent  dans  ce  lieu.  » 
Il  parle  ;  mais  en  vain  sa  crainte  les  prononce  : 
Ces  mots  et  d'autres  cris  se  taisent  sans  réponse. 
On  l'entraîne  toujours  en  des  détours  savants. 
Tantôt  crie  à  ses  pieds  le  bois  des  ponts  mouvants. 
Tantôt  sa  voix  s'éteint  à  de  courts  intervalles. 
Tantôt  fait  retentir  l'écho  des  vastes  salles  ; 
Dans  l'escaUer  tournant  on  dirige  ses  pas  ; 


LA  PRISON  117 

Il  monte  à  la  prison  que  lui  seul  ne  voit  pas. 

Et,  les  bras  étendus,  le  vieux  prêtre  timide 

Tâte  les  murs  épais  du  corridor  humide. 

On  s'arrête  ;  il  entend  le  bruit  des  pas  mourir. 

Sous  de  bruyantes  clés  des  gonds  de  fer  s'ouvrir  ; 

Il  descend  trois  degrés  sur  la  pierre  glissante, 

Et,  privé  du  secours  de  sa  vue  impuissante, 

La  chaleur  l'avertit  qu'on  éclaire  ces  lieux  ; 

Enfin,  de  leur  bandeau  l'on  déhvre  ses  yeux. 

Dans  un  étroit  cachot  dont  les  torches  funèbres 

Ont  peine  à  dissiper  les  épaisses  ténèbres. 

Un  vieillard  expirant  attendait  ses  secours  : 

Du  moins  ce  fut  ainsi  qu'en  un  brusque  discours 

Ses  sombres  conducteurs  le  lui  firent  entendre. 

Un  instant,  en  silence,  on  le  pria  d'attendre. 

«  Mon  prince,  dit  quelqu'un,  le  saint  homme  est  venu. 

—  Eh  !  que  m'importe,  à  moi  !  f>  soupira  l'inconnu. 

Cependant,  vers  le  Ut  que  deux  lourdes  tentures 

Voilent  du  luxe  ancien  de  leurs  pâles  peintures. 

Le  prêtre  s'avança  lentement,  et,  sans  voir 

Le  malade  caché,  se  mit  à  son  devoir. 

LE   PRÊTRE. 

Écoutez-moi,  mon  fils. 

LE  MOURANT. 

Hélas  !  malgré  ma  haine, 


ii8  ALFRED  DE  VIGNY 

J'écoute  votre  voix,  c'est  une  voix  humaine. 

J'étais  né  pour  l'entendre  et  je  ne  sais  pourquoi 

Ceux  qui  m'ont  fait  du  mal  ont  tant  d'attrait  pour  moi. 

Jamais  je  ne  connus  cette  rare  parole 

Qu'on  appelle  amitié,  qui,  dit-on,  vous  console  ; 

Et  les  chants  maternels  qui  charment  vos  berceaux 

N'ont  jamais  résonné  sous  mes  tristes  arceaux  ; 

Et  pourtant,  lorsqu'un  mot  m 'arriva  moins  sévère. 

Il  ne  fut  pas  perdu  pour  mon  cœur  solitaire. 

Mais,  puisque  vous  m'aimez,  ô  vieillard  inconnu, 

Pourquoi  jusqu'à  ce  jour  n'êtes- vous  pas  venu  ? 

LE    PRÊTRE. 

O,  qui  que  vous  soyez  !  vous  que  tant  de  mystère. 
Avant  le  temps  prescrit,  sépara  de  la  terre. 
Vous  n'aurez  plus  de  fers  dans  l'asile  des  morts  : 
Si  vous  avez  failli,  rappelez  les  remords. 
Versez-les  dans  le  sein  du  Dieu  qui  vous  écoute  ; 
Ma  main  du  repentir  vous  montrera  la  route. 
Entrevoyez  le  Ciel  par  vos  maux  acheté  : 
Je  suis  prêtre,  et  vous  porte  ici  la  liberté. 
De  la  confession  j'accomplis  l'œuvre  sainte  ; 
Le  tribunal  divin  siège  dans  cette  enceinte. 
Répondez,  le  pardon  déjà  vous  est  offert  ; 
Dieu  même... 

LE   MOURANT. 

Il  est  un  Dieu  ?  J'ai  pourtant  bien  soufferl 


LA  PRISON  119 

LE   PRÊTRE. 

Vous  avez  moins  souffert  qu'il  ne  l'a  fait  lui-même. 
Votre  dernier  soupir  sera-t-il  un  blasphème  ? 
Et  quel  droit  avez-vous  de  plaindre  vos  malheurs, 
Lorsque  le  sang  du  Christ  tomba  dans  les  douleurs  ? 
Omon  fils,  c'est  pour  nous,  tout  ingrats  que  nous  sommes. 
Qu'il  a  daigné  descendre  aux  misères  des  hommes  ; 
A  la  vie,  en  son  nom,  dites  un  mâle  adieu. 

LE  MOURANT. 

J'étais  peut-être  Roi. 

LE   PRÊTRE. 

Le  sauveur  était  Dieu  ; 
Mais,  sans  nous  élever  jusqu'à  ce  divin  Maître, 
Si  j'osais,  après  lui,  nommer  encor  le  prêtre. 
Je  vous  dirais  :  Et  moi,  pour  combattre  l'enfer. 
J'ai  resserré  mon  sein  dans  un  corset  de  fer  ; 
Mon  corps  a  revêtu  l'inflexible  cilice. 
Où  chacun  de  mes  pas  trouve  un  nouveau  supplice. 
Au  cloître  est  un  pavé  que,  durant  quarante  ans. 
Ont  usé  chaque  jour  mes  genoux  pénitents. 
Et  c'est  encor  trop  peu  que  de  tant  de  souffrance 
Pour  acheter  du  Ciel  l'ineffable  espérance. 
Au  creuset  douloureux  il  faut  être  épuré 
Pour  conquérir  son  rang  dans  le  séjour  sacré. 
,  [Le  temps  nous  presse  ;  au  nom  de  vos  douleurs  passées. 


120  ALFRED  DE  VIGNY 

Dites-moi  vos  erreurs  pour  les  voir  effacées  ; 

Et  devant  cette  croix  où  Dieu  monta  pour  nous, 

Souhaitez  avec  moi  de  tomber  à  genoux. 

—  Sur  le  front  du  vieux  moine,  une  rougeur  légère 

Fit  renaître  une  ardeur  à  son  âge  étrangère  ; 

Les  pleurs  qu'il  retenait  coulèrent  un  moment  ; 

Au  chevet  du  captif  il  tomba  pesamment  ; 

Et  ses  mains  présentaient  le  crucifix  d'ébène. 

Et  tremblaient  en  l'offrant,  et  le  tenaient  à  peine. 

Pour  le  cœur  du  Chrétien  demandant  des  remords. 

Il  murmurait  tout  bas  la  prière  des  morts, 

Et,  sur  le  lit,  sa  tête,  avec  douleur  penchée. 

Cherchait  du  prisonnier  la  figure  cachée. 

Un  flambeau  la  révèle  entière  :  ce  n'est  pas 

Un  front  décoloré  par  un  prochain  trépas. 

Ce  n'est  pas  l'agonie  et  son  dernier  ravage  ; 

Ce  qu'il  voit  est  sans  traits,  et  sans  vie,  et  sans  âge  : 

Un  fantôme  immobile  à  ses  yeux  est  offert, 

Et  les  feux  ont  relui  sur  un  masque  de  fer... 


Plein  d'horreur  à  l'aspect  de  ce  sombre  mystère. 
Le  prêtre  se  souvient  que,  dans  le  monastère. 
Une  fois,  en  tremblant,  on  se  parla  tout  bas 
D'un  prisonnier  d'État  que  l'on  ne  nommait  pas  ; 
Qu'on  racontait  de  lui  des  choses  merveilleuses. 
De  berceau  dérobé,  de  craintes  orgueilleuses. 


LA  PRISON  121 

De  royale  naissance,  et  de  droits  arrachés. 

Et  de  ses  jours  captifs  sous  un  masque  cachés. 

Quelques  pères  disaient  qu'à  sa  descente  en  France, 

De  secouer  ses  fers  il  conçut  l'espérance  ; 

Qu'aux  geôhers  un  instant  il  s'était  dérobé. 

Et,  quoique  entre  leurs  mains  aisément  retombé. 

L'on  avait  vu  ses  traits  ;  et  qu'une  Provençale, 

Arrivée  au,  couvent  de  Saint-François  de  Sale 

Pour  y  prendre  le  voile,  avait  dit,  en  pleurant. 

Qu'elle  prenait  la  Vierge  et  son  Fils  pour  garant 

Que  le  Masque  de  fer  avait  vécu  sans  crime. 

Et  que  son  jugement  était  illégitime  ; 

Qu'il  tenait  des  discours  pleins  de  grâce  et  de  foi, 

Qu'il  était  jeune  et  beau,  qu'il  ressemblait  au  Roi, 

Qu'il  avait  dans  la  voix  une  douceur  étrange, 

Et  que  c'était  un  prince  ou  que  c'était  un  ange. 

Il  se  souvint  encor  qu'un  vieux  Bénédictin, 

S'étant  acheminé  vers  la  tour,  un  matin. 

Pour  rendre  un  vase  d'or  tombé  sur  son  passage, 

N'était  pas  revenu  de  ce  triste  voyage  ; 

Sur  quoi,  l'abbé  du  lieu  pour  toujours  défendit 

Les  entretiens  touchant  le  prisonnier  maudit  ! 

«  Nul  ne  devait  sonder  la  récente  aventure  ; 

«  Le  Ciel  avait  puni  la  coupable  lecture 

«  Des  mystères  gravés  sur  ce  vase  indiscret,  ft 

Le  temps  fit  oublier  ce  dangereux  secret. 


122  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  prêtre  regardait  le  malheureux  célèbre  ; 

Mais  ce  cachot  tout  plein  d'un  appareil  funèbre, 

Et  cette  mort  voilée,  et  ces  longs  cheveux  blancs. 

Nés  captifs  et  jetés  sur  des  membres  tremblants. 

L'arrêtèrent  longtemps  en  un  sombre  silence. 

Il  va  parler  enfin  ;  mais,  tandis  qu'il  balance. 

L'agonisant  du  Ht  se  soulève  et  lui  dit  : 

«  Vieillard,  vous  abaissez  votre  front  interdit  ; 

Je  n'entends  plus  le  bruit  de  vos  conseils  frivoles  ; 

L'aspect  de  mon  malheur  arrête  vos  paroles. 

Oui,  regardez-moi  bien,  et  puis  dites  après 

Qu'un  Dieu  de  l'innocent  défend  les  intérêts  ; 

Des  péchés  tant  proscrits,  où  toujours  l'on  succombe. 

Aucun  n'a  séparé  mon  berceau  de  ma  tombe  ; 

Seul,  toujours  seul,  par  l'âge  et  la  douleur  vaincu, 

Je  meurs  tout  chargé  d'ans,  et  je  n'ai  pas  vécu. 

Du  récit  de  mes  maux  vous  êtes  bien  avide  : 

Pourquoi  venir  fouiller  dans  ma  mémoire  vide. 

Où,  stérile  de  jours,  le  temps  dort  effacé  ? 

Je  n'eus  point  d'avenir  et  n'ai  point  de  passé  ; 

J'ai  tenté  d'en  avoir  ;  dans  mes  longues  journées. 

Je  traçais  sur  les  murs  mes  lugubres  années  ; 

Mais  je  ne  pus  les  suivre  en  leur  douloureux  cours. 

Les  murs  étaient  remplis,  et  je  vivais  toujours. 

Tout  me  devint  alors  obscurité  profonde  ; 

Je  n'étais  rien  pour  lui,  qu'était  pour  moi  le  monde  ? 

Que  m'importaient  des  temps  où  je  ne  comptais  pas  ? 


LA  PRISON  123 

L'heure  que  j'invoquais,  c'est  l'heure  du  trépas. 
Écoutez,  écoutez  :  quand  je  tiendrais  la  vie 
De  l'homme  qui  toujours  tint  la  mienne  asservie, 
J'hésiterais,  je  crois,  à  le  frapper  des  maux 
Qui  rongèrent  mes  jours,  brûlèrent  mon  repos  ; 
Quand  le  règne  inconnu  d'une  impuissante  ivresse 
Saisit  mon  cœur  oisif  d'une  vague  tendresse. 
J'appelais  le  bonheur,  et  ces  êtres  amis 
Qu'à  mon  âge  brûlant  un  songe  avait  promis. 
Mes  larmes  ont  rouillé  mon  masque  de  torture  ; 
J'arrosais  de  mes  pleurs  ma  noire  nourriture  ; 
Je  déchirais  mon  sein  par  mes  gémissements  ; 
J'effrayais  mes  geôliers  de  mes  longs  hurlements  ; 
Des  nuits,  par  mes  soupirs,  je  mesurais  l'espace  ; 
Aux  hiboux  des  créneaux  je  disputais  leur  place. 
Et,  pendant  aux  barreaux  où  s'arrêtaient  mes  pas. 
Je  vivais  hors  des  murs  d'où  je  ne  sortais  pas.  o 


Ici  tortiba  sa,  voix.  Comme  après  le  tonnerre 
De  tristes  sons  encore  épouvantent  la  terre. 
Et,  dans  l'antre  sauvage  où  l'effroi  l'a  placé. 
Retiennent  en  grondant  le  voyageur  glacé. 
Longtemps  on  entendit  ses  larmes  retenues 
Suivre  encore  une  fois  des  routes  bien  connues  ; 
Les  sanglots  murmuraient  dans  ce  cœur  expirant. 


124  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  vieux  prêtre  toujours  priait  en  soupirant, 
Lorsqu'un  des  noirs  geôliers  se  pencha  pour  lui  dire 
Qu'il  fallait  se  hâter,  qu'il  craignait  le  délire. 
Un  nouveau  zèle  alors  ralluma  ses  discours. 
«  O  mon  fils  !  criait-il,  votre  vie  eut  son  cours  ; 
«  Heureux,  trois  fois  heureux,  celui  que  Dieu  corrige  ! 
«  Gardons  de  repousser  les  peines  qu'il  inflige  : 
«  Voici  l'heure  où  vos  maux  vous  seront  précieux, 
«  Il  vous  a  préparé  lui-même  pour  les  cieux. 
«  Oubliez  votre  corps,  ne  pensez  qu'à  votre  âme  ; 
«  Dieu  lui-même  l'a  dit  :  «  L'homme  né  de  la  femme 
«  Ne  vit  que  peu  de  temps,  et  c'est  dans  les  douleurs  \  » 
«  Ce  monde  n'est  que  vide  et  ne  vaut  pas  des  pleurs. 
«  Qu'aisément  de  ses  biens  notre  âme  est  assouvie  ! 
«  Me  voilà,  comme  vous,  au  bout  de  cette  vie  : 
«  J'ai  passé  bien  des  jours,  et  ma  mémoire  en  deuil 
«  De  leur  peu  de  bonheur  n'est  plus  que  le  cercueil. 
«  C'est  à  moi  d'envier  votre  longue  souffrance, 
«  Qui  d'un  monde  plus  beau  vous  donne  l'espérance 
«  Les  anges  à  vos  pas  ouvriront  le  saint  heu  : 
«  Pourvu  que  vous  disiez  un  mot  à  votre  Dieu, 
«  Il  sera  satisfait.  »  Ainsi,  dans  sa  parole. 
Mêlant  les  saints  propos  du  livre  qui  console. 
Le  vieux  prêtre  engageait  le  mourant  à  prier. 
Mais  en  vain  :  tout  à  coup  on  l'entendit  crier. 
D'une  voix  qu'animait  la  fièvre  du  déhre, 
1  Job.  ch.  XIV,  V.  I. 


LA  PRISON  125 

Ces  rêves  du  passé  :  «  Mais  enfin  je  respire  ! 
O  bords  de  la  Provence  !  ô  lointain  horizon  ! 
Sable  jaune  où  des  eaux  murmure  le  doux  son  ! 
Ma  prison  s'est  ouverte.  Oh  !  que  la  mer  est  grande  ! 
Est-il  vrai  qu'un  vaisseau  jusque  là-bas  se  rende  ? 
Dieu  !  qu'on  doit  être  heureux  parmi  les  matelots  ! 
Que  je  voudrais  nager  dans  la  fraîcheur  des  flots  ! 
La  terre  vient,  nos  pieds  à  marcher  se  disposent, 
Sur  nos  mâts  arrêtés  les  voiles  se  reposent. 
Ah  !  j'ai  fui  les  soldats  ;  en  vain  ils  m'ont  cherché  ; 
Je  suis  libre,  je  cours,  le  masque  est  arraché  ; 
De  l'air  dans  mes  cheveux  j'ai  senti  le  passage. 
Et  le  soleil  un  jour  éclaira  mon  visage. 

—  «  Oh  !  pourquoi  fuyez-vous  ?  restez  sur  vos  gazons. 
Vierges  !  continuez  vos  pas  et  vos  chansons  ; 
Pourquoi  vous  retirer  aux  cabanes  prochaines  ? 
Le  monde  autant  que  moi  déteste  donc  les  chaînes  ? 
Une  seule  s'arrête  et  m'attend  sans  terreur  : 
Quoi  !  du  Masque  de  fer  elle  n'a  pas  horreur  ! 
Non,  j'ai  vu  la  pitié  sur  ses  lèvres  si  belles. 
Et  de  ses  yeux  en  pleurs  les  douces  étincelles. 
Soldats  !  que  voulez-vous  ?  quel  lugubre  appareil  ! 
J'ai  mes  droits  à  l'amour  et  ma  part  au  soleil  ; 
Laissez-nous  fuir  ensemble.  Oh  !  voyez-la  !  c'est  elle 
Avec  qui  je  veux  vivre,  elle  est  là  qui  m'appelle  ; 
Je  ne  fais  pas  le  mal  ;  allez,  dites  au  Roi 


Ï26  ALFRED  DE  VIGNY 

Qu'aucun  homme  jamais  ne  se  plaindra  de  moi  ; 

Que  je  serai  content  si,  près  de  ma  compagne, 

Je  puis  errer  longtemps  de  montagne  en  montagne. 

Sans  jamais  arrêter  nos  loisirs  voyageurs  ! 

Que  je  ne  chercherai  ni  parents  ni  vengeurs  ; 

Et,  si  l'on  me  demande  où  j'ai  passé  ma  vie, 

Je  saurai  déguiser  ma  liberté  ravie  ; 

Votre  crime  est  bien  grand,  mais  je  le  cacherai. 

Ah  !  laissez-moi  le  Ciel,  je  vous  pardonnerai. 

Non...  toujours  des  cachots...  Je  suis  né  votre  proie... 

Mais  je  vois  mon  tombeau,  je  m'y  couche  avec  joie. 

Car  vous  ne  m'aurez  plus,  et  je  n'entendrai  plus 

Les  verrous  se  fermer  sur  l'éternel  reclus. 

Que  me  veut  donc  cet  homme  avec  ses  habits  sombres  : 

Captifs  morts  dans  ces  murs,  est-ce  une  de  vos  ombres  1 

Il  pleure.  Ah  !  malheureux,  est-ce  ta  Uberté  ? 

LE   PRÊTRE. 

Non,  mon  fils,  c'est  sur  vous  :  voici  l'éternité. 

LE    MOURANT. 

A  moi  ?  je  n'en  veux  pas  ;  j'y  trouverais  des  chEiînes. 

LE   PRÊTRE. 

Non,  vous  n'y  trouverez  que  des  faveurs  prochaines. 
Un  mot  de  repentir,  un  mot  de  votre  foi. 
Le  Seigneur  vous  pardonne. 


LA  PRISON  127 

LE   MOURANT. 

O  prêtre  !  laissez-moi  ! 

LE   PRÊTRE. 

Dites  :  «  Je  crois  en  Dieu,  »  La  mort  vous  est  ravie. 

LE    MOURANT. 

Laissez  en  paix  ma  mort,  on  y  laissa  ma  vie.  » 

—  Et  d'un  dernier  effort  l'esclave  délirant 

Au  mur  de  la  prison  brise  son  bras  mourant. 

«  Mon  Dieu  !  venez  vous-même  au  secours  de  cette  âme  !  » 

Dit  le  prêtre,  animé  d'une  pieuse  flamme. 

Au  fond  d'un  vase  d'or,  ses  doigts  saints  ont  cherché 

Le  pain  mystérieux  où  Dieu  même  est  caché  : 

Tout  se  prosterne  alors  en  un  morne  silence. 

La  clarté  d'un  flambeau  sur  le  lit  se  balance  ; 

Le  chevet  sur  deux  bras  s'avance  supporté, 

Mais  en  vain  :  le  captif  était  en  liberté. 


Resté  seul  au  cachot,  durant  la  nuit  entière. 
Le  vieux  religieux  récita  la  prière  ; 
Auprès  du  ht  funèbre  il  fut  toujours  assis. 
Quelques  larmes  souvent,  de  ses  yeux  obscurcis. 
Interrompant  sa  voix,  tombaient  sur  le  saint  Uvre  ; 


128  ALFRED  DE  VIGNY 

Et,  lorsque  la  douleur  l'empêchait  de  poursuivre. 

Sa  main  jetait  alors  l'eau  du  rameau  béni 

Sur  celui  qui  du  Ciel  peut-être  était  banni. 

Et  puis,  sans  se  lasser,  il  reprenait  encore. 

De  sa  voix  qui  tremblait  dans  la  prison  sonore, 

Le  dernier  chant  de  paix  ;  il  disait  :  «  O  Seigneur  ! 

«  Ne  brisez  pas  mon  âme  avec  votre  fureur  ; 

«  Ne  m'enveloppez  pas  dans  la  mort  de  l'impie.  » 

Il  ajoutait  ainsi  :  «  Quand  le  méchant  m'épie, 

«  Me  ferez-vous  tomber.  Seigneur,  entre  ses  mains  ? 

«  C'est  lui  qui  sous  mes  pas  a  rompu  vos  chemins  ; 

((  Ne  me  châtiez  point,  car  mon  crime  est  son  crime. 

«  J'ai  crié  vers  le  Ciel  du  plus  profond  abîme. 

«  O  mon  Dieu  !  tirez-moi  du  milieu  des  méchants  !  » 

Lorsqu'un  rayon  du  jour  eut  mis  fin  à  ses  chants. 

Il  entendit  monter  vers  les  noires  retraites. 

Et  des  voix  résonner  sous  les  voûtes  secrètes. 

Un  moment  lui  restait,  il  eût  voulu  du  moins 

Voir  le  mort  qu'il  pleurait  sans  ces  cruels  témoins  ; 

Il  s'approche,  en  tremblant,  de  ce  fils  du  mystère 

Qui  vivait  et  mourait  étranger  à  la  terre  ; 

Mais  le  Masque  de  fer  soulevait  le  Hnceul, 

Et  la  captivité  le  suivit  au  cercueil. 

Écrit  en  1821,  à  Vincennes  (du  i"  au  8  avril). 


A    M.    ANTONY    DESCHAMPS 

MADAME   DE   SOUBISE 

POÈME    DU    XVI^    SIÈCLE 

«  Le  24  du  mesme  mois  s'exploita  l'exécution 
tant  souhaitée,  qui  délivra  la  chrestienté  d'un 
nombre  de  pestes,  au  moyen  desquelles  le 
diable  se  faisoit  fort  de  la  destruire,  attendu 
que  deux  ou  trois  qui  en  reschappèrent  font 
encore  autant  de  mal.  Ce  jour  apporta  merveil- 
leux allégement  et  soûlas  à  l'Eglise.  » 

La   vraye  et  entière  histoire  des   troubles, 
par  le  Frère  de  Laval. 

I 

«  Arquebusiers  !  chargez  ma  coulevrine  ! 
Les  lansquenets  passent  !  sur  leur  poitrine 
Je  vois  enfin  la  croix  rouge,  la  croix 
Double,  et  tracée  avec  du  sang,  je  crois  ! 
Il  est  trop  tard  ;  le  bourdon  Notre-Dame 
Ne  m'avait  donc  éveillé  qu'à  demi  ? 
5 


130  ALFRED  DE  VIGNY 

Nous  avons  bu  trop  longtemps,  sur  mon  âme  ! 
Mais  nous  buvions  à  saint  Barthélemi. 


n 

«  Donnez  une  épée, 
Et  la  mieux  trempée. 
Et  mes  pistolets. 
Et  mes  chapelets. 
Déjà  le  jour  brille 
Sur  le  Louvre  noir  ; 
On  va  tout  savoir  : 
—  Dites  à  ma  fille 
De  venir  tout  voir.  f> 


m 

Le  Baron  parle  ainsi  par  la  fenêtre  ; 
C'est  bien  sa  voix  qu'on  ne  peut  méconnaître  ; 
Courez,  Varlets,  Échansons,  Écuyers, 
Suisses,  Piqueux,  Page,  Arbalétriers  ! 
Voici  venir  madame  Marie-Anne  ; 
Elle  descend  l'escalier  de  la  tour. 
Jusqu'aux  pavés  baissez  la  pertuisane. 
Et  que  chacun  la  salue  à  son  tour. 


MADAME  DE  SOUBISE  131 


IV 

Une  haquenée 

Est  seule  amenée. 

Tant  elle  a  d'effroi 

Du  noir  palefroi. 

Mais  son  père  monte 

Le  beau  destrier. 

Ferme  à  l'étrier  : 

—  «  N'avez-vous  pas  honte. 

Dit-il,  de  crier  l 


«  Vous  descendez  des  hauts  barons,  ma  mie  ; 
Dans  ma  lignée,  on  note  d'infamie 
Femme  qui  pleure,  et  ce,  par  la  raison 
Qu'il  en  peut  naître  un  lâche  en  ma  maison. 
Levez  la  tête  et  baissez  votre  voile  : 
Partons.  Varlets,  faites  sonner  le  cor. 
Sous  ce  brouillard  la  Seine  me  dévoile 
Ses  flots  rougis...  Je  veux  voir  plus  encor. 


132  ALFRED  DE  VIGNY 

VI 

«  La  voyez-vous  croître 
La  tour  du  vieux  cloître  ? 
Et  le  grand  mur  noir 
Du  royal  manoir  ? 
Entrons  dans  le  Louvre. 
Vous  trembleZj  je  croi, 
Au  son  du  beffroi  ? 
La  fenêtre  s'ouvre. 
Saluez  le  Roi.  » 


VIT 

Le  vieux  Baron,  en  signant  sa  poitrine, 
Va  visiter  la  reine  Catherine  ; 
Sa  fille  reste,  et  dans  la  cour  s'assied  ; 
Mais  sur  un  corps  elle  heurte  son  pied  : 
—  «  Je  vis  encor,  je  vis  encor,  madame  ; 
Arrêtez-vous  et  donnez-moi  la  main  ; 
En  me  sauvant,  vous  sauverez  mon  âme  ; 
Car  j'entendrai  la  messe  dès  demain.  » 


MADAME  DE  SOUBISE  133 


VIII 


—  «  Huguenot  profane. 
Lui  dit  Marie-Anne, 
Sur  ton  corselet 
Mets  mon  chapelet. 
Tu  prieras  la  Vierge, 
Je  prierai  le  Roi  : 
Prends  ce  palefroi. 
Surtout  prends  un  cierge. 
Et  viens  avec  moi.  » 


IX 

Marie  ordonne  à  tout  son  équipage 

De  l'emporter  dans  le  manteau  d'un  page. 

Lui  fait  ôter  ses  baudriers  trop  lourds. 

Jette  sur  lui  sa  cape  de  velours, 

Attache  un  voile  avec  une  relique 

Sur  sa  blessure,  et  dit,  sans  s'émouvoir  ; 

«  Ce  gentilhomme  est  un  bon  catholique. 

Et  dans  l'église  il  vous  le  fera  voir.  » 


134  ALFRED  DE  VIGNY 


Murs  de  Saint-Eustache  I 
Quel  peuple  s'attache 
A  vos  escaliers, 
A  vos  noirs  piliers, 
Traînant  sur  la  claie 
Des  morts  sans  cercueil, 
La  fureur  dans  l'œil, 
Et  formant  la  haie 
De  l'autel  au  seuil  ? 


XI 

Dieu  fasse  grâce  à  l'année  où  nous  sommes  ! 
Ce  sont  vraiment  des  femmes  et  des  hommes  ; 
Leur  foule  entonne  un  Te  Deum  en  chœur. 
Et  dans  le  sang  trempe  et  dévoue  un  cœur. 
Cœur  d'Amiral  arraché  dans  la  rue, 
Cœur  gangrené  du  schisme  de  Calvin. 
On  boit,  on  mange,  on  rit  ;  la  foule  accrue 
Se  l'offre  et  dit  :  «  C'est  le  Pain  et  le  Vin.  » 


MADAME  DE  SOUBISE  135 

xn 

Un  moine  qui  masque 
Son  front  sous  un  casque 
Lit  au  maître-autel 
Le  livre  immortel  ; 
Il  chante  au  pupitre. 
Et  sa  main  trois  fois. 
En  faisant  la  croix. 
Jette  sur  l'épître 
Le  sang  de  ses  doigts. 


XIII 

«  Place  !  dit -il  ;  tenons  notre  promesse 
D'épargner  ceux  qui  viennent  à  la  messe. 
Place  !  je  vois  arriver  deux  enfants  : 
Ne  tuez  pas  encor,  je  le  défends  ; 
Tant  qu'ils  sont  là,  je  les  ai  sous  ma  garde. 
Saint  Paul  a  dit  :  Le  temple  est  fait  pour  tous  ; 
Chacun  son  lot,  le  dedans  me  regarde  ; 
Mais,  une  fois  dehors,  ils  sont  à  vous.  » 


136  ALFRED  DE  VIGNY 


XIV 


—  «  Je  viens  sans  mon  père, 
Mais  en  vous  j'espère 
(Dit  Anne  deux  fois. 
D'une  faible  voix)  ; 
Il  est  chez  la  Reine  ; 
Moi,  j'accours  ici 
Demander  merci 
Pour  ce  capitaine 
Qui  vous  prie  aussi.  » 


XV 

Le  blessé  dit  :  «  Il  n'est  plus  temps,  madame  ; 
Mon  corps  n'est  pas  sauvé,  mais  bien  mon  âme  ; 
Si  vous  voulez,  donnez-moi  votre  main, 
Et  je  mourrai  catholique  et  romain  ; 
Épousez-moi,  je  suis  duc  de  Soubise  ; 
Vous  n'aurez  pas  à  vous  en  repentir  : 
C'est  pour  un  jour.  Hélas  !  dans  votre  église 
Je  suis  entré,  mais  pour  n'en  plus  sortir. 


MADAME  DE  SOUBISE  137 

I 
XVI 

«  Je  sens  fuir  mon  âme  ! 
Êtes-vous  ma  femme  ?  » 
—  «  Hélas  !  dit-elle,  oui  &, 
Se  baissant  vers  lui. 
Un  mot  les  marie. 
Ses  yeux,  par  l'effort 
D'un  dernier  transport, 
Regardent  Marie, 
Puis  il  tombe  mort. 


XVII 

Ce  fut  ainsi  qu'Anne  devint  duchesse  ; 
Elle  donna  le  iîef  et  sa  richesse 
A  l'ordre  saint  des  frères  de  Jésus, 
Et  leur  légua  ses  propres  biens  en  sus. 
Un  faible  corps  qu'un  esprit  troublé  ronge 
Résiste  peu,  mais  ne  vit  pas  longtemps  : 
Dans  le  couvent  des  Nonnes,  en  Saintonge, 
Elle  mourut  vierge  et  veuve  à  vingt  ans. 

Ecrit  à  la  Briche,  en  Eeauce.  Mai  1828. 


LA   NEIGE 

POÈME 

I 

Qu'il  est  doux,  qu'il  est  doux  d'écouter  des  histoires, 
Des  histoires  du  temps  passé. 
Quand  les  branches  d'arbre  sont  noires, 

Quand  la  neige  est  épaisse  et  charge  un  sol  glacé  ! 

Quand  seul  dans  un  ciel  pâle  un  peupher  s'élance. 
Quand  sous  le  manteau  blanc  qui  vient  de  le  cacher 
L'immobile  corbeau  sur  l'arbre  se  balance. 
Comme  la  girouette  au  bout  du  long  clocher  ! 


Ils  sont  petits  et  seuls,  ces  deux  pieds  dans  la  neige. 
Derrière  les  vitraux  dont  l'azur  le  protège, 
Le  Roi  pourtant  regarde  et  voudrait  ne  pas  voir. 
Car  il  craint  sa  colère  et  surtout  son  pouvoir. 


LA  NEIGE  139 

De  cheveux  longs  et  gris  son  front  brun  s'environne. 
Et  porte  en  se  ridant  le  fer  de  la  couronne  ; 
Sur  l'habit  dont  la  pourpre  a  peint  l'ample  velours. 
L'empereur  a  jeté  la  lourde  peau  d'un  ours. 

Avidement  courbé,  sur  le  sombre  vitrage 
Ses  soupirs  inquiets  impriment  un  nuage. 
Contre  un  marbre  frappé  d'un  pied  appesanti, 
La  sandale  romaine  a  vingt  fois  retenti. 

Est-ce  vous,  blanche  Emma,  princesse  de  la  Gaule  ? 
Quel  amoureux  fardeau  pèse  à  sa  jeune  épaule  ? 
C'est  le  page  Éginard,  qu'à  ses  genoux  le  jour 
Surprit,  ne  dormant  pas,  dans  la  secrète  tour. 

Doucement  son  bras  droit  étreint  un  cou  d'ivoire. 

Doucement  son  baiser  suit  une  tresse  noire. 

Et  la  joue  inclinée,  et  ce  dos  où  les  lis 

De  l'hermine  entourés  sont  plus  blancs  que  ses  plis. 

Il  retient  dans  son  cœur  une  craintive  haleine. 
Et  de  sa  dame  ainsi  pense  alléger  la  peine. 
Et  gémit  de  son  poids,  et  plaint  ses  faibles  pieds 
Qui,  dans  ses  mains,  ce  soir,  dormiront  essuyés  ; 

Lorsqu'arrêtée  Emma  vante  sa  marche  sûre. 
Lève  un  front  caressant,  sourit  et  le  rassure. 


140  ALFRED  DE  VIGNY 

D'un  baiser  mutuel  implore  le  secours, 
Puis  repart  chancelante  et  traverse  les  cours. 

Mais  les  voix  des  soldats  résonnent  sous  les  voûtes, 
Les  hommes  d'armes  noirs  en  ont  fermé  les  routes  ; 
Éginard,  échappant  à  ses  jeunes  liens, 
Descend  des  bras  d'Emma,  qui  tombe  dans  les  siens. 


n 


Un  grand  trône  ombragé  des  drapeaux  d'xMlemagne 
De  son  dossier  de  pourpre  entoure  Charlemagne. 
Les  douze  pairs,  debout  sur  ses  larges  degrés, 
Y  font  luire  l'orgueil  des  lourds  manteaux  dorés. 

Tous  posent  un  bras  fort  sur  une  longue  épée, 
Dans  le  sang  des  Saxons  neuf  fois  par  eux  trempée  ; 
Par  trois  vives  couleurs  se  peint  sur  leurs  écus 
La  gothique  devise  autour  des  rois  vaincus. 

Sous  les  triples  piliers  des  colonnes  moresques, 
En  cercle  sont  placés  des  soldats  gigantesques, 
Dont  le  casque  fermé,  chargé  de  cimiers  blancs. 
Laisse  à  peine  entrevoir  les  yeux  étincelants. 

Tous  deux  joignent  les  mains,  à  genoux  sur  la  pierre, 
L'un  pour  l'autre  en  leur  cœur  cherchant  ime  prière, 


LA  NEIGE  141 

Les  beaux  enfants  tremblaient,  en  abaissant  leur  front 
Tantôt  pâle  de  crainte  ou  rouge  de  l'affront. 

D'un  silence  glacé  régnait  la  paix  profonde. 
Bénissant  en  secret  sa  chevelure  blonde, 
Avec  un  lent  effort,  sous  ce  voile,  Éginard 
Tente  vers  sa  maîtresse  un  timide  regard. 

Sous  l'abri  de  ses  mains  Emma  cache  sa  tête, 
Et,  pleurant,  elle  attend  l'orage  qui  s'apprête  : 
Comme  on  se  tait  encore,  elle  donne  à  ses  yeux 
A  travers  ses  beaux  doigts  un  jour  audacieux. 

L'Empereur  souriait  en  versant  une  larme. 
Qui  donnait  à  ses  traits  un  ineffable  charme  ; 
Il  appela  Turpin,  l'évêque  du  palais, 
Et  d'une  voix  très  douce  il  dit  :  «  Bénissez-les.  » 


Qu'il  est  doux,  qu'il  est  doux  d'écouter  des  histoires, 
Des  histoires  du  temps  passé, 
Quand  les  branches  d'arbre  sont  noires. 

Quand  la  neige  est  épaisse  et  charge  un  sol  glacé  ! 


LE    COR 


J'aime  le  son  du  Cor,  le  soir,  au  fond  des  bois. 
Soit  qu'il  chante  les  pleurs  de  la  biche  aux  abois. 
Ou  l'adieu  du  chasseur  que  l'écho  faible  accueille, 
Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille. 

Que  de  fois,  seul,  dans  l'ombre  à  minuit  demeuré, 
J'ai  souri  de  l'entendre,  et  plus  souvent  pleuré  ! 
Car  je  croyais  ouïr  de  ces  bruits  prophétiques 
Qui  précédaient  la  mort  des  Paladins  antiques. 

O  montagne  d'azur  !  ô  pays  adoré  ! 
Rocs  de  la  Frazona,  cirque  du  Marboré, 
Cascades  qui  tombez  des  neiges  entraînées, 
Sources,  gaves,  ruisseaux,  torrents  des  Pyrénées  ; 


LE  COR  143 

Monts  gelés  et  fleuris,  trône  des  deux  saisons, 
Dont  le  front  est  de  glace  et  le  pied  de  gazons  ! 
C'est  là  qu'il  faut  s'asseoir,  c'est  là  qu'il  faut  entendre 
Les  airs  lointains  d'un  Cor  mélancolique  et  tendre. 

Souvent  un  voyageur,  lorsque  l'air  est  sans  bruit. 
De  cette  voix  d'airain  fait  retentir  la  nuit  ; 
A  ses  chants  cadencés  autour  de  lui  se  mêle 
L'harmonieux  grelot  du  jeune  agneau  qui  bêle. 

Une  biche  attentive,  au  lieu  de  se  cacher. 
Se  suspend  immobile  au  sommet  du  rocher. 
Et  la  cascade  unit,  dans  une  chute  immense. 
Son  éternelle  plainte  aux  chants  de  la  romance. 

Âmes  des  Chevaliers,  revenez-vous  encor  ? 
Est-ce  vous  qui  parlez  avec  la  voix  du  cor  ? 
Roncevaux  !  Roncevaux  !  dans  ta  sombre  vallée 
L'ombre  du  grand  Roland  n'est  donc  pas  consolée  ! 


n 


Tous  les  preux  étaient  morts,  mais  aucun  n'avait  fui. 
Il  reste  seul  debout,  Olivier  près  de  lui  ; 
L'Afrique  sur  le  mont  l'entoure  et  tremble  encore, 
«  Roland,  tu  vas  mourir,  rends-toi,  criait  le  More  ; 


144  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Tous  tes  pairs  sont  couchés  dans  les  eaux  des  torrents.  »  - 

Il  rugit  comme  un  tigre,  et  dit  :  «  Si  je  me  rends, 

«  Africain,  ce  sera  lorsque  les  Pyrénées 

«  Sur  l'onde  avec  leurs  corps  rouleront  entraînées,  v 

—  «  Rends-toi  donc,  répond-il,  ou  meurs,  car  les  voilà.  > 
Et  du  plus  haut  des  monts  un  grand  rocher  roula. 

Il  bondit,  il  roula  jusqu'au  fond  de  l'abîme, 

Et  de  ses  pins,  dans  l'onde,  il  vint  briser  la  cime. 

—  «  Merci,  cria  Roland  ;  tu  m'as  fait  un  chemin.  » 
Et  jusqu'au  pied  des  monts  le  roulant  d'une  main. 
Sur  le  roc  affermi  comme  un  géant  s'élance, 

Et,  prête  à  fuir,  l'armée  à  ce  seul  pas  balance. 


III 


Tranquilles  cependant,  Charlemagne  et  ses  preux 
Descendaient  la  montagne  et  se  parlaient  entre  eux. 
A  l'horizon  déjà,  par  leurs  eaux  signalées, 
De  Luz  et  d'Argelès  sa  montraient  les  vallées. 

L'armée  applaudissait.  Le  luth  du  troubadour 
S'accordait  pour  chanter  les  saules  de  l'Adour  ; 
Le  vin  français  coulait  dans  la  coupe  étrangère  ; 
Le  soldat,  en  riant,  parlait  à  la  bergère. 


LE  COR  145 

Roland  gardait  les  monts  ;  tous  passaient  sans  effroi. 
Assis  nonchalamment  sur  un  noir  palefroi 
Qui  marchait  revêtu  de  housses  violettes, 
Turpin  disait,  tenant  les  saintes  amulettes  : 

«  Sire,  on  voit  dans  le  ciel  des  nuages  de  feu  ; 
«  Suspendez  votre  marche  ;  il  ne  faut  tenter  Dieu. 
«  Par  monsieur  saint  Denis,  certes  ce  sont  des  âmes 
«  Qui  passent  dans  les  airs  sur  ces  vapeurs  de  flammes. 

«  Deux  éclairs  ont  relui,  puis  deux  autres  encor.  » 
Ici  l'on  entendit  le  son  lointain  du  Cor.  — 
L'Empereur  étonné,  se  jetant  en  arrière, 
Suspend  du  destrier  la  marche  aventurière. 

«  Entendez-vous  ?  dit-il.  —  Oui,  ce  sont  des  pasteurs 
«  Rappelant  les  troupeaux  épars  sur  les  hauteurs, 
«  Répondit  l'archevêque,  ou  la  voix  étouffée 
«  Du  nain  vert  Obéron,  qui  parle  avec  sa  Fée.  » 

Et  l'Empereur  poursuit  ;  mais  son  front  soucieux 
Est  plus  sombre  et  plus  noir  que  l'orage  des  cieux. 
Il  craint  la  trahison,  et,  tandis  qu'il  y  songe, 
Le  Cor  éclate  et  meurt,  renaît  et  se  prolonge. 

«  Malheur  !  c'est  mon  neveu  !  malheur  !  car,  si  Roland 
«  Appelle  à  son  secours,  ce  doit  être  en  mourant. 


146  ALFRED  DE  VIGNY 

3  Arrière,  chevaliers,  repassons  la  montagne  ! 

«  Tremble  encor  sous  nos  pieds,  sol  trompeur  de  l'Espagne  !  » 


IV 


Sur  le  plus  haut  des  monts  s'arrêtent  les  chevaux  ; 
L'écume  les  blanchit  ;  sous  leurs  pieds,  Roncevaux 
Des  feux  mourants  du  jour  à  peine  se  colore. 
A  l'horizon  lointain  fuit  l'étendard  du  More. 

—  «  Turpin,  n'as-tu  rien  vu  dans  le  fond  du  torrent  ? 

—  «  J'y  vois  deux  chevaliers  :  l'un  mort,  l'autre  expirant. 
«  Tous  deux  sont  écrasés  sous  une  roche  noire  ; 

«  Le  plus  fort,  dans  sa  main,  élève  un  Cor  d'ivoire, 
«  Son  âme  en  s' exhalant  nous  appela  deux  fois.  » 


Dieu  !  que  le  son  du  Cor  est  triste  au  fond  des  bois  ! 

Écrit  à  Pau,  en  1825. 


LE   BAL 

POÈME 

La  harpe  tremble  encore  et  la  flûte  soupire, 
Car  la  valse  bondit  dans  son  sphérique  empire  ; 
Des  couples  passagers  éblouissent  les  yeux, 
Volent  entrelacés  en  cercles  gracieux. 
Suspendent  des  repos  balancés  en  mesure, 
Aux  reflets  d'une  glace  admirent  leur  parure. 
Repartent  ;  puis  troublés  par  leur  groupe  riant. 
Dans  leurs  tours  moins  adroits  se  heurtent  en  criant. 
La  danseuse,  enivrée  aux  transports  de  la  fête, 
Sème  et  foule  en  passant  les  bouquets  de  sa  tête, 
Au  bras  qui  la  soutient  se  livre,  et,  pâlissant, 
Tourne,  les  yeux  baissés  sur  un  sein  frémissant. 


Courez,  jeunes  beautés,  formez  la  double  danse. 

Entendez- vous  l'archet  du  bal  joyeux, 
Jeimes  beautés  ?  Bientôt  la  légère  cadence 
Toutes  va,  tout  à  coup,  vous  mêler  à  mes  yeux. 


148  ALFRED  DE  VIGNY 

Dansez  et  couronnez  de  fleurs  vos  fronts  d'albâtre  ; 
Liez  au  blanc  muguet  l'hyacinthe  bleuâtre. 
Et  que  vos  pas  moelleux,  délices  d'un  amant, 
Sur  le  chêne  poli  glissent  légèrement  ; 
Dansez,  car  dès  demain  vos  mères  exigeantes 
A  vos  jeunes  travaux  vous  diront  négligentes  ; 
L'aiguille  détestée  aura  fui  de  vos  doigts. 
Ou,  de  la  mélodie  interrompant  les  lois, 
Sur  l'instrument  mobile,  harmonieux  ivoire. 
Vos  mains  auront  perdu  la  touche  blanche  et  noire  ; 
Demain,  sous  l'humble  habit  du  jour  laborieux, 
Un  livre,  sans  plaisir,  fatiguera  vos  yeux...  ; 
Ils  chercheront  en  vain,  sur  la  feuille  indocile. 
De  ses  simples  dis.cours  le  sens  clair  et  facile  ; 
Loin  du  papier  noirci,  votre  esprit  égaré. 
Partant,  seul  et  léger,  vers  le  Bal  adoré. 
Laissera  de  vos  yeux  l'indécise  prunelle 
Recommencer  vingt  fois  une  page  étemelle. 
Prolongez,  s'il  se  peut,  oh  !  prolongez  la  nuit, 
Qui  d'un  pas  diligent  plus  que  vos  pas  s'enfuit  ! 


Le  signal  est  donné,  l'archet  frémit  encore  : 

Élancez-vous,  liez  ces  pas  nouveaux 
Que  l'Anglais  inventa,  nœuds  chers  à  Terpsichore, 
Qui  d'une  molle  chaîne  imitent  les  anneaux. 


LE  BAL  149 

Dansez,  un  soir  encore  usez  de  votre  vie  : 

L'étincelante  nuit  d'un  long  jour  est  suivie  ; 

A  l'orchestre  brillant  le  silence  fatal 

Succède,  et  les  dégoûts  aux  doux  propos  du  bal. 

Ah  !  reculez  le  jour  où,  surveillantes  mères, 

Vous  saurez  du  berceau  les  angoisses  amères  : 

Car,  dès  que  de  l'enfant  le  cri  s'est  élevé, 

Adieu,  plaisir,  long  voile  à  demi  relevé. 

Et  parure  éclatante,  et  beaux  joyaux  des  fêtes, 

Et  le  soir,  en  passant,  les  riantes  conquêtes 

Sous  les  ormes,  le  soir,  aux  heures  de  l'amour, 

Quand  les  feux  suspendus  ont  rallumé  le  jour. 

Mais,  aux  yeux  maternels,  les  veilles  inquiètes 

Ne  manquèrent  jamais,  ni  les  peines  muettes 

Que  dédaigne  l'époux,  que  l'enfant  méconnaît, 

Et  dont  le  souvenir  dans  les  songes  renaît. 

Ainsi,  toute  au  berceau  qui  la  tient  asservie, 

La  mère  avec  ses  pleurs  voit  s'écouler  sa  vie. 

Rappelez  les  plaisirs,  ils  fuiront  votre  voix. 

Et  leurs  chaînes  de  fleurs  se  rompront  sous  vos  doigts. 


Ensemble,  à  pas  légers,  traversez  la  carrière  ; 

Que  votre  main  touche  une  heureuse  main. 
Et  que  vos  pieds  savants  à  leur  place  première 
Reviennent,  balancés  dans  leur  double  chemin. 


150  ALFRED  DE  VIGNY 

Dansez  :  un  jour,  hélas  !  ô  reines  éphémères  ! 

De  votre  jeune  empire  auront  fui  les  chimères  ! 

Rien  n'occupera  plus  vos  cœurs  désenchantés, 

Que  des  rêves  d'amour  bien  vite  épouvantés, 

Et  le  regret  lointain  de  ces  fraîches  années 

Qu'un  souffle  a  fait  mourir,  en  moins  de  temps  fanées 

Que  la  rose  et  l'œillet,  l'honneur  de  votre  front  ; 

Et  du  temps  indompté  lorsque  viendra  l'affront. 

Quelles  seront  alors  vos  tardives  alarmes  ? 

Un  teint,  déjà  flétri,  pâlira  sous  les  larmes. 

Les  larmes  à  présent,  doux  trésors  des  amours. 

Les  larmes,  contre  l'âge  inutile  secours  : 

Car  les  ans  maladifs,  avec  un  doigt  de  glace. 

Des  chagrins  dans  vos  cœurs  auront  marqué  la  place, 

La  morose  vieillesse...  O  légères  beautés  ! 

Dansez,  multipliez  vos  pas  précipités. 

Et  dans  les  blanches  mains  les  mains  entrelacées. 

Et  les  regards  de  feu,  les  guirlandes  froissées. 

Et  le  rire  éclatant,  cri  des  joyeux  loisirs, 

Et  que  la  salle  au  loin  tremble  de  vos  plaisirs. 

Paris,  1818. 


LE   TRAPPISTE^ 


C'ÉTAIT  une  des  nuits  qui  des  feux  de  l'Espagne 
Par  des  froids  bienfaisants  consolent  la  campagne  ; 
L'ombre  était  transparente,  et  le  lac  argenté 
Brillait  à  l'horizon  sous  un  voile  enchanté  ; 
Une  lune  immobile  éclairait  les  vallées 
Où  des  citronniers  verts  serpentent  les  allées  ; 

1  «  On  a  proposé  au  roi  de  profiter  du  temps  poior  quitter  Madrid 
avec  une  escorte  sûre  ;  mais  l'infortuné  prince  n'a  pu  se  résoudre 
à  suivre  ce  conseil. 

<  Le  bruit  s'étant  répandu  parmi  les  gardes  que  le  roi  était 
emmené  hors  du  palais,  prisonnier  des  Cortès,  l'ardeur  de  cette 
troupe  fidèle  ne  pouvait  plus  se  contenir.  Elle  résolut  de  pénétrer 
jusqu'au  palais  et  de  mettre  le  roi  en  liberté.  Après  une  charge 
meurtrière,  ils  parvinrent  sur  la  place  du  palais.  Ils  attendaient 
impatiemment  des  ordres  ;  nul  ordre  ne  fut  donné  de  l'intérieur  ! 
Figurez-vous  le  palais  du  roi  entomré  de  ses  malhemreux  gardes, 
dix  pièces  de  canon  braquées  contre  les  portes  et  les  fenêtres,  et 
dix  miUe  personnes,  tant  miliciens  que  bandits,  poussant  des  cris 
épouvantables...  Ils  ont  combattu...  Le  nombre  des  gardes  échappés 
(vers  l'armée  de  la  Foi)  est  d'environ  trois  cents...  Le  roi  a  paru 
au  balcon  et  a  salué  le  peuple.  » 

Moniteur,  15  juillet  1823. 


152  ALFRED  DE  VIGNY 

Des  milliers  de  soleils,  sans  offenser  les  yeux, 
Tels  qu'une  poudre  d'or,  semaient  l'azur  des  deux, 
Et  les  monts  inclinés,  verdoyante  ceinture 
Qu'en  cercles  inégaux  enchaîna  la  nature. 
De  leurs  dômes  en  fleurs  étalaient  la  beauté, 
Revêtus  d'un  manteau  bleuâtre  et  velouté. 
Mais  aucun  n'égalait,  dans  sa  magnificence. 
Le  Mont  Serrât,  paré  de  toute  sa  puissance  : 
Quand  des  nuages  blancs  sur  son  dos  arrondi 
Roulaient  leurs  flots  chassés  par  le  vent  du  midi. 
Les  brisant  de  son  front,  comme  un  nageur  habile. 
Le  géant  semblait  fuir  sous  ce  rideau  mobile  ; 
Tantôt  un  piton  noir,  seul  dans  le  firmament. 
Tel  qu'un  fantôme  énorme,  arrivait  lentement  ; 
Tantôt  un  bois  riant,  sur  une  roche  agreste. 
S'éclairait,  suspendu  comme  une  île  céleste. 
Puis  enfin,  des  vapeurs  délivrant  ses  contours. 
Comme  une  forteresse  au  miheu  de  ses  tours, 
Sortait  le  pic  immense  :  il  semblait  à  ses  plaines 
Des  vents  frais  de  la  nuit  partager  les  haleines  ; 
Et  l'orage  indécis,  murmurant  à  ses  pieds. 
Pendait  encor  d'en  haut  sur  les  monts  effrayés. 


En  spectacles  pompeux  la  nature  est  féconde  ; 

Mais  l'homme  a  des  pensers  bien  plus  grands  que  le  monde. 


LE  TRAPPISTE  153 

Quelquefois  tout  un  peuple  endormi  dans  ses  maux 
S'éveille,  et,  saisissant  le  glaive  des  hameaux. 
Maudissant  la  révolte  impure  et  tortueuse. 
Élève  tout  à  coup  sa  voix  majestueuse  : 
Il  redemande  à  Dieu  ses  autels  profanés, 
Il  appelle  à  grands  cris  ses  Rois  emprisonnés  ; 
Comme  un  tigre,  il  arrache,  il  emporte  sa  chaine  ; 
Il  s'élève,  il  grandit,  il  s'étend  comme  un  chêne, 
Et  de  ses  mille  bras  il  couvre  en  Hberté 
Les  sillons  paternels  du  sol  qui  l'a  porté. 
Ainsi,  terre  indocile,  à  ton  Roi  seul  constante, 
Vendée,  où  la  chaumière  est  encore  une  tente. 
Ainsi  de  ton  Bocage  aux  détours  meurtriers 
Sortirent  en  priant  les  paysans  guerriers  : 
Ainsi,  se  relevant,  l'infatigable  Espagne 
Fait  sortir  des  héros  du  creux  de  la  montagne. 


Sur  des  rochers,  non  loin  de  ces  antres  sacrés, 
Où  Pelage  appela  les  Goths  désespérés. 
D'où  sort  toujours  la  gloire,  et  qui  gardent  encore. 
Hélas  !  les  os  français  mêlés  à  ceux  du  More, 
Au-dessus  de  la  nue,  au-dessus  des  torrents. 
Viennent  de  s'assembler  les  montagnards  errants. 
La  pourpre  du  réseau  dont  leur  front  s'environne 
Forme  autour  des  cheveux  une  mâle  couronne. 


154  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  la  corde  légère,  avec  des  nœuds  puissants, 
S'est  tressée  en  sandale  à  leurs  pieds  bondissants. 
Le  silence  est  profond  dans  la  foule  attentive  ; 
Car  la  hache  pesante,  avec  la  flamme  active, 
D'un  chêne  que  cent  ans  n'ont  pas  su  protéger 
Ont  fait  pour  leur  prière  un  autel  passager. 


Là  ce  chef  dont  le  nom  sème  au  loin  l'épouvante 

Dépose  devant  Dieu  son  oraison  fervente  ; 

Triomphateur  sans  pompe,  il  va  d'une  humble  voix 

Chanter  le  Te  Deum  sous  le  dôme  des  l^ois. 

Est-ce  un  guerrier  farouche  ?  est-ce  un  pieux  apôtre  ? 

Sous  la  robe  de  l'un  il  a  les  traits  de  l'autre  : 

Il  est  prêtre,  et,  pourtant,  promptement  irrité. 

Il  est  soldat  aussi,  mais  plein  d'austérité  ; 

Son  front  est  triste  et  pâle,  et  son  œil  intrépide  : 

Son  bras  frappe  et  bénit,  son  langage  est  rapide  ; 

Il  passe  dans  la  foule  et  ne  s'y  mêle  pas  ; 

Un  pain  noir  et  grossier  compose  ses  repas  ; 

Il  parle,  on  obéit  ;  on  tremble  s'il  commande. 

Et  nul  sur  son  destin  ne  tente  une  demande. 

Le  Trappiste  est  son  nom  :  ce  terrible  inconnu. 

Sorti  jadis  du  monde,  au  monde  est  revenu  ; 

Car,  soulevant  l'oubli  dont  ces  couvents  funèbres 

A  leurs  moines  muets  imposent  les  ténèbres, 


LE  TRAPPISTE  155 

Il  reparut  au  jour,  dans  une  main  la  croix, 
Dans  l'autre,  secouant,  au  nom  des  anciens  Rois, 
Ce  fouet  dont  Jésus-Christ,  de  son  bras  pacifique. 
Du  haut  des  longs  degrés  du  Temple  magnifique. 
Renversa  les  vendeurs  qui  souillaient  le  saint  mur, 
Dans  les  débris  épars  de  leur  trafic  impur. 
Soit  que  la  main  de  Dieu  le  couvre  ou  se  retire. 
Le  condamne  à  la  gloire  ou  l'élève  au  martyre. 
S'il  vit,  il  reviendra  sans  plainte  et  sans  orgueil, 
D'un  bras  sanglant  encore  achever  son  cercueil, 
Et  reprendre,  courbé,  l'agriculture  austère 
Dont  il  s'est  trop  longtemps  reposé  dans  la  guerre. 
Tel  un  mort,  évoqué  par  de  magiques  voix, 
Envoyé  du  sépulcre,  apparat  pour  les  Rois, 
Marche,  prédit,  menace,  et  retourne  à  sa  tombe. 
Dont  la  pierre  éternelle  en  gémissant  retombe. 


Parmi  les  montagnards,  ces  robustes  bergers, 
Aventuriers  hardis,  chasseurs  aux  pieds  légers. 
Qui  rangent  sous  sa  loi  leur  troupe  volontaire, 
Nul  n'a  voulu  savoir  ce  qu'il  a  voulu  taire. 
Dieu  l'inspire  et  l'envoie,  il  le  dit  :  c'est  assez. 
Pourvu  que  leurs  combats  leur  soient  toujours  laissés. 
Joyeux,  ils  voyaient  donc,  sanctifiant  leur  gloire. 
Ce  prêtre  offrir  à  Dieu  leur  première  victoire. 


156  ALFRED  DE  VIGNY 

Pour  lui,  couvert  de  l'aube  et  de  l'étole  orné. 

Devant  l'autel  agreste  il  s'était  retourné. 

Déjà,  soldat  du  Christ,  près  d'entrer  dans  la  lice, 

Il  remplissait  son  cœur  des  baumes  du  calice. 

Mais  des  soupirs,  des  bruits  s'élèvent  ;  un  grand  cri 

L'interrompt  ;  il  s'étonne,  et,  lui-même  attendri. 

Voit  un  jeune  inconnu,  dont  la  tête  est  sanglante, 

Traînant  jusqu'à  l'autel  sa  marche  faible  et  lente. 

Montrant  un  fer  brisé  qui  soutenait  sa  main, 

Oui  défendit  sa  fuite  et  fraj^-a  son  chemin. 

C'est  un  de  ces  guerriers  dont  la  constante  veille 

Fait  qu'en  ses  palais  d'or  la  royauté  sommeille. 

Il  tombe  ;  mais  il  parle,  et  sa  tremblante  voix 

S'efforce  à  ce  discours  entrecoupé  trois  fois  : 

«  Pour  qui  donc  cet  autel  au  milieu  des  ténèbres  ? 

N'y  chantez  pas,  ou  bien  dites  des  chants  funèbres. 

Quel  Espagnol  ne  sait  les  hymnes  du  trépas  ? 

Les  nouveaux  noms  des  morts  ne  vous  manqueront  pas  : 

J'apporte  sur  vos  monts  de  sanglantes  nouvelles. 

—  Quoi  !  le  Roi  n'est -il  plus  ?  disaient  les  voix  fidèles. 

—  Pleurez!  —  Il  est  donc  mort?  —  Pleurez,  il  est  vivant!») 
Et  le  jeune  martyr,  sur  un  bras  se  levant, 
Tel  qu'un  gladiateur  dont  la  paupière  errante 
Cherche  le  sol  qui  tourne,  et  fuit  sa  main  mourante 
«  Nos  combats  sont  finis,  dit -il,  en  un  seul  jour  ; 
Nos  taureaux  ont  quitté  le  cirque,  et  sans  retour, 
Puisque  le  spectateur  à  qui  s'offrait  la  lutte 


LE  TRAPPISTE  157 

N'a  pas  daigné  lui-même  applaudir  à  leur  chute. 

Pour  vous,  si  vous  savez  les  secrets  du  devoir. 

Partez,  je  vais  mourir  avant  de  les  savoir. 

Mais,  si  vous  rencontrez,  non  loin  de  ces  montagnes, 

Des  soldats  qui  vont  vite  à  travers  les  campagnes. 

Qui  portent  sous  leurs  bras  des  fusils  renversés. 

Et  passent  en  silence  et  leurs  fronts  abaissés, 

Ne  les  engagez  pas  à  cesser  leur  retraite  ; 

Ils  vous  refuseraient  en  secouant  la  tête  : 

Car  ils  ont  tous  besoin,  mon  père,  ainsi  que  moi. 

De  retremper  leur  âme  aux  sources  de  la  foi. 

Nul  ne  sait  s'il  succombe  ou  fidèle  ou  parjure. 

Et  si  le  dévoûment  ne  fut  pas  une  injure. 

Vous,  habitant  sacré  du  mont  silencieux, 

Instruit  des  saintes  morts  que  préfèrent  les  Cieux, 

Jugez-nous  et  parlez...  Vous  savez  quelle  proie 

Le  peuple  osa  vouloir  dans  sa  féroce  joie  ? 

Vous  le  savez,  un  Roi  ne  porte  pas  des  fers 

Sans  que  leur  bruit  s'entende  au  bout  de  l'univers. 

Nous  qui  pensions  encore,  avant  l'heure  où  nous  sommes. 

Qu'un  serment  prononcé  devait  lier  les  hommes. 

Partant  avec  le  jour,  qui  se  levait  sur  nous 

Brillant,  mais  dont  le  soir  n'est  pas  venu  pour  tous, 

Au  palais,  dont  le  peuple  envahissait  les  portes, 

En  silence,  à  grands  pas,  marchaient  nos  trois  cohortes  ; 

Quand  le  balcon  royal  à  nos  yeux  vint  s'offrir, 

Nous  l'avons  salué,  car  nous  venions  mourir. 


158  ALFRED  DE  VIGNY 

Mais,  comme  à  notre  voix  il  n'y  paraît  personne, 

Aux  cris  des  révoltés,  à  leur  tocsin  qui  sonne, 

A  leur  joie  insultante,  à  leur  nombre  croissant. 

Nous  cro3^ons  le  Roi  mort  parce  qu'il  est  absent  ; 

Et,  gémissant  alors  sur  de  fausses  alarmes, 

Accusant  nos  retards,  nous  répandions  des  larmes. 

Mais  un  bruit  les  arrête,  et,  passé  dans  nos  rangs. 

Fait  presque  de  leur  mort  repentir  nos  mourants. 

Nous  n'osons  plus  frapper,  de  peur  qu'un  plomb  fidèle 

N'aille  blesser  le  Roi  dans  la  foule  rebelle. 

Déjà,  le  fer  levé,  s'avancent  ses  amis, 

Par  nos  bourreaux  sanglants  à  nous  tuer  admis. 

Nous  recevons  leurs  coups  longtemps  avant  d'y  croire. 

Et  notre  étonnement  nous  ôte  la  victoire. 

En  retirant  vers  vous  nos  rangs  irrésolus, 

Nous  combattions  toujours,  mais  nous  ne  pleurions  plus.  » 


Il  se  tut.  Il  régna,  de  montagne  en  montagne. 
Un  bruit  sourd  qui  semblait  un  soupir  de  l'Espagne. 
Le  Trappiste  incliné  mit  sa  main  sur  ses  yeux. 
On  ne  sait  s'il  pleura  ;  car,  tranquille  et  pieux. 
Levant  son  front  creusé  par  les  rides  antiques. 
Sa  voix  grave  apaisa  les  bataillons  rustiques  : 
Comme  au  vent  du  midi  la  neige  au  loin  se  fond, 
La  rumeur  s'éteignit  dans  un  Ccdme  profond. 


LE  TRAPPISTE  159 

La  lune  alors  plus  belle  écartait  un  nuage. 
Et  du  moine  héroïque  éclairait  le  visage  ; 
Troublé  sur  ses  sommets  et  dans  sa  profondeur. 
Le  mont  de  tous  ses  bruits  déployait  la  grandeur  ; 
Aux  mots  entrecoupés  du  vainqueur  catholique 
Se  mêlait  d'un  torrent  la  voix  mélancolique. 
Le  froissement  léger  des  mélèzes  touffus, 
D'un  combat  éloigné  les  coups  longs  et  confus. 
Et  des  loups  affamés  les  hurlements  fimèbres, 
Et  le  cri  des  vautours  volant  dans  les  ténèbres  : 


«  Frères,  il  faut  mourir  ;  qu'importe  le  moment  ? 
Et  si  de  notre  mort  le  fatal  instrument 
Est  cette  main  des  Rois  qui,  jadis  salutaire, 
Touchait  pour  les  guérir  les  peuples  de  la  terre  ; 
Quand  même,  nous  brisant  sous  notre  propre  effort. 
L'arche  que  nous  portons  nous  donnerait  la  mort  ; 
Quand  même  par  nous  seuls  la  couronne  sauvée 
Écraserait  un  jour  ceux  qui  l'ont  relevée, 
Seriez-vous  étonnés,  et  vos  fidèles  bras 
Seraient-ils  moins  ardents  à  servir  des  ingrats  ? 
Vous  seriez-vous  flattés  qu'on  trouvât  sur  la  terre 
La  palme  réservée  au  martyr  volontaire  ? 
Hommes  toujours  déçus,  j'en  appelle  à  vous  tous  ; 
Interrogez  vos  cœurs,  voyez  autour  de  vous  ; 


i6o  ALFRED  DE  VIGNY 

Rappelez  vos  liens,  vos  premières  années. 
Et  d'un  juste  coup  d'œil  sondez  vos  destinées. 
Amis,  frères,  amants,  qui  vous  a  donc  appris 
Qu'un  dévoûment  jamais  dût  recevoir  son  prix  ? 
Beaucoup  semaient  le  bien  d'une  main  vigilante 
Qui  n'ont  pu  récolter  qu'une  moisson  sanglante. 
Si  la  couche  est  trompeuse  et  le  foyer  pervers, 
Qii'avez-vous  attendu  des  Rois  de  l'univers  ? 
O  faiblesse  mortelle,  ô  misère  des  hommes  ! 
Plaignons  notre  nature  et  le  siècle  où  nous  sommes  : 
Gémissons  en  secret  sur  les  fronts  couronnés  ; 
Mais  servons-les  pour  Dieu  qui  nous  les  a  donnés. 
Notre  cause  est  sacrée,  et  dans  les  cœurs  subsiste. 
En  vain  les  Rois  s'en  vont  :  la  Royauté  résiste  ; 
Son  principe  est  en  haut,  en  haut  est  son  appui  ; 
Car  tout  vient  du  Seigneur,  et  tout  retourne  à  lui. 
Dieu  seul  est  juste*,  enfants  ;  sans  lui  tout  est  mensonge. 
Sans  lui  le  mourant  dit  :  «  La  vertu  n'est  qu'un  songe.  » 
Nous  allons  le  priar,  et  pour  le  Prince  absent, 
Et  pour  tous  les  martyrs  dont  coule  encor  le  sang. 
Je  donne  cette  nuit  à  vos  dernières  larmes  : 
Demain,  nous  chercherons,  à  la  pointe  des  armes, 
Pour  le  Roi  la  couronne,  et  des  tombeaux  pour  nous.  » 


Amen  !  dit  l'assemblée  en  tombant  à  genoux. 

En  1822,  à  Courbevoie. 


LA   FREGATE   «  LA   SERIEUSE 

ou 

LA  PLAINTE  DU  CAPITAINE 

POÈME 


I 

Qu'elle  était  belle,  ma  Frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent  ! 
Elle  avait,  au  soleil  levant. 
Toutes  les  couleurs  de  l'agate  ; 
Ses  voiles  luisaient  le  matin 
Comme  des  ballons  de  satin  ; 
Sa  quille  mince,  longue  et  plate, 
Portait  deux  bandes  d'écarlate 
Sur  vingt -quatre  canons  cachés  ; 
Ses  mâts,  en  arrière  penchés. 
Paraissaient  à  demi  couchés. 
Dix  fois  plus  vive  qu'un  pirate, 
6 


i62  ALFRED  DE  VIGNY 

En  cent  jours  du  Havre  à  Surate 
Elle  nous  emporta  souvent. 
—  Qu'elle  était  belle,  ma  Frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent  1 


II 


Brest  vante  son  beau  port  et  cette  rade  insigne 
Où  peuvent  manœuvrer  trois  cents  vaisseaux  de  ligne  ; 
Boulogne,  sa  cité  haute  et  double,  et  Calais, 
Sa  citadelle  assise  en  mer  comme  un  palais  ; 
Dieppe  a  son  vieux  château  soutenu  par  la  dune. 
Ses  baigneuses  cherchant  la  vague  au  clair  de  lune, 
Et  ses  deux  monts  en  vain  par  la  mer  insultés  ; 
Cherbourg  a  ses  fanaux  de  bien  loin  consultés, 
Et  gronde  en  menaçant  Guemsey  la  sentinelle 
Debout  près  de  Jerse3',  presque  en  France  ainsi  qu'elle. 
Lorient,  dans  sa  rade  au  mouillage  inégal. 
Reçoit  la  poudre  d'or  des  noirs  du  Sénégal  ; 
Saint-Malo  dans  son  port  tranquillement  regarde 
Mille  rochers  debout  qui  lui  servent  de  garde  ; 
Le  Havre  a  pour  parure  ensemble  et  pour  appui 
Notre-Dame-de-Grâce  et  Honfleur  devant  lui  ; 
Bordeaux,  de  ses  longs  quais  parés  de  maisons  neuves, 
Porte  jusqu'à  la  mer  ses  vins  sur  deux  grands  fleuves  ; 
Toute  ville  à  Marseille  aurait  droit  d'envier 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        163 

Sa  ceinture  de  fruits,  d'orange  et  d'olivier  ; 
D'or  et  de  fer  Bayonne  en  tout  temps  fut  prodigue  ; 
Du  grand  Cardinal-Duc  La  Rochelle  a  la  digue  ; 
Tous  nos  ports  ont  leur  gloire  ou  leur  luxe  à  nommer  ; 
Mais  Toulon  a  lancé  la  Sérieuse  en  mer. 


LA   TRAVERSÉE 
III 

Quand  la  belle  Sérieuse 
Pour  l'Egypte  appareilla. 
Sa  figure  gracieuse 
Avant  le  jour  s'éveilla  ; 
A  la  lueur  des  étoiles 
Elle  déploya  ses  voiles, 
Leurs  cordages  et  leurs  toiles. 
Comme  de  larges  réseaux. 
Avec  ce  long  bruit  qui  tremble, 
Qui  se  prolonge  et  ressemble 
Au  bruit  des  ailes  qu'ensemble 
Ouvre  une  troupe  d'oiseaux. 


i64  ALFRED  DE  VIGNY 

IV 

Dès  que  l'ancre  dégagée 
Revient  par  son  câble  à  bord, 
La  proue  alors  est  changée, 
Selon  l'aiguille  et  le  Nord. 
La  Sérieuse  l'observe, 
Elle  passe  la  réserve. 
Et  puis  marche  de  conserve 
Avec  le  grand  Orient  : 
Sa  voilure  toute  blanche 
Comme  un  sein  gonflé  se  penche  ; 
Chaque  mât,  comme  une  branche, 
Touche  la  vague  en  pliant. 


Avec  sa  démarche  leste, 
Elle  glisse  et  prend  le  vent. 
Laisse  à  l'arrière  VAlceste, 
Et  marche  seule  à  l'avant. 
Par  son  pavillon  conduite, 
L'escadre  n'est  à  sa  suite 
Que  lorsque,  arrêtant  sa  fuite, 
Elle  veut  l'attendre  enfin  : 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        165 
Mais,  de  bons  marins  pourvue. 
Aussitôt  qu'elle  est  en  vue. 
Par  sa  manœuvre  imprévue. 
Elle  part  comme  un  dauphiné 


VI 

Comme  un  dauphin  elle  saute, 
Elle  plonge  comme  lui 
Dans  la  mer  profonde  et  haute. 
Où  le  feu  Saint-Elme  a  lui. 
Le  feu  serpente  avec  grâce  ; 
Du  gouvernail  qu'il  embrasse 
Il  marque  longtemps  la  trace. 
Et  l'on  dirait  un  éclair 
Qui,  n'ayant  pu  nous  atteindre. 
Dans  les  vagues  va  s'éteindre, 
Mais  ne  cesse  de  les  teindre 
Du  prisme  enflammé  de  l'air. 


VII 


Ainsi  qu'une  forêt  sombre 
La  flotte  venait  après. 


i66  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  de  loin  s'étendait  l'ombre 
De  ses  immenses  agrès. 
En  voyant  le  Spartiate, 
Le  Franklin  et  sa  frégate, 
Le  bleu,  le  blanc,  l'écarlate. 
De  cent  mâts  nationaux. 
L'armée,  en  convoi,  remise 
Comme  en  garde  à  VArtémise, 
Nous  nous  dîmes  :  «  C'est  Venise 
Qui  s'avance  sur  les  eaux.  » 


VIII 


Quel  plaisir  d'aller  si  vite. 
Et  de  voir  son  pavillon, 
Loin  des  terres  qu'il  évite, 
Tracer  un  noble  sillon  ! 
Au  large  on  voit  mieux  le  monde, 
Et  sa  tête  énorme  et  ronde 
Qui  se  balance  et  qui  gronde 
Comme  éprouvant  un  affront, 
Parce  que  l'homme  se  joue 
De  sa  force,  et  que  la  proue. 
Ainsi  qu'une  lourde  roue. 
Fend  sa  route  sur  son  front. 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        167 

IX 

Quel  plaisir  !  et  quel  spectacle 
Que  l'élément  triste  et  froid 
Ouvert  ainsi  sans  obstacle 
Par  un  bois  de  chêne  étroit  ! 
Sur  la  plaine  humide  et  sombre, 
La  nuit,  reluisaient  dans  l'ombre 
Des  insectes  en  grand  nombre. 
De  merveilleux  vermisseaux. 
Troupe  brillante  et  frivole. 
Comme  un  feu  follet  qui  vole. 
Ornant  chaque  banderole 
Et  chaque  mât  des  vaisseaux  ! 


X 

Et  surtout  la  Sérieuse 
Était  belle  nuit  et  jour  ; 
La  mer,  douce  et  curieuse, 
La  portait  avec  amour. 
Comme  un  vieux  lion  abaisse 
Sa  longue  crinière  épaisse, 
Et,  sans  l'agiter,  y  laisse 
Se  jouer  le  lionceau  ; 


i68  ALFRED   DE  VIGNY 

Comme  sur  sa  tête  agile 
Une  femme  tient  l'argile, 
Ou  le  jonc  souple  et  fragile 
D'un  mystérieux  berceau. 


XI 

Moi,  de  sa  poupe  hautaine 
Je  ne  m'absentais  jamais. 
Car,  étant  son  capitaine, 
Comme  un  enfant  je  l'aimais  : 
J'aurais  moins  aimé  peut-être 
L'enfant  que  j'aurais  vu  naître  ; 
De  son  cœur  on  n'est  pas  maître. 
Moi,  je  suis  un  vrai  marin  ; 
Ma  naissance  est  un  mystère  ; 
Sans  famille,  et  solitaire. 
Je  ne  connais  pas  la  terre, 
Et  la  vois  avec  chagrin. 


XII 

Mon  banc  de  quart  est  mon  trône, 
J'y  règne  plus  que  les  Rois  ; 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        169 
Sainte  Barbe  est  ma  patronne  ; 
Mon  sceptre  est  mon  porte-voix  ; 
Ma  couronne  est  ma  cocarde  ; 
Mes  officiers  sont  ma  garde  ; 
A  tous  les  vents  je  hasarde 
Mon  peuple  de  matelots, 
Sans  que  personne  demande 
A  quel  bord  je  veux  qu'il  tende, 
Et  pourquoi  je  lui  commande 
D'être  plus  fort  que  les  flots. 


XIII 

Voilà  toute  la  famille 

Qu'en  mon  temps  il  me  fallait  ; 

Ma  frégate  était  ma  fille. 

«  Va  !  »  lui  disais- je.  —  Elle  allait. 

S'élançait  dans  la  carrière, 

Laissant  l'écueil  en  arrière, 

Comme  un  cheval  sa  barrière  ; 

Et  l'on  m'a  dit  qu'une  fois 

(Quand  je  pris  terre  en  Sicile) 

Sa  marche  fut  moins  facile  : 

Elle  parut  indocile 

Aux  ordres  d'une  autre  voix. 


I70  ALFRED  DE  VIGNY 


XIV 


On  l'aurait  crue  animée  t 
Toute  l'Egypte  la  prit, 
Si  blanche  et  si  bien  formée, 
Pour  un  gracieux  Esprit 
Des  Français  compatriote. 
Lorsqu'on  avant  de  la  flotte, 
Dont  elle  était  le  pilote, 
Doublant  une  vieille  tour  ', 
Elle  entra,  sans  avarie. 
Aux  cris  :  «  Vive  la  patrie  !  » 
Dans  le  port  d'Alexandrie, 
Qu'on  appelle  Abou-Mandour. 


XV 

Une  fois,  par  malheur,  si  vous  avez  pris  terre. 
Peut-être  qu'un  de  vous,  sur  un  lac  solitaire. 
Aura  vu,  comme  moi,  quelque  cygne  endormi 
Qui  se  laissait  au  vent  balancer  à  demi. 

^  La  tour  des  Arabes,  près  d'Alexandrie. 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  d        171 
Sa  tête  nonchalante,  en  arrière  appuyée. 
Se  cache  dans  la  plume  au  soleil  essuyée  : 
Son  poitrail  est  lavé  par  le  flot  transparent. 
Comme  un  écueil  où  l'eau  se  joue  en  expirant  ; 
Le  duvet  qu'en  passant  l'air  dérobe  à  sa  plume 
Autour  de  lui  s'envole  et  se  mêle  à  l'écume  ; 
Une  aile  est  son  coussin,  l'autre  est  son  éventail  ; 
Il  dort,  et  de  son  pied  le  large  gouvernail 
Trouble  encore,  en  ramant,  l'eau  tournoyante  et  douce. 
Tandis  que  sur  ses  flancs  se  forme  un  lit  de  mousse. 
De  feuilles  et  de  joncs,  et  d'herbages  errants 
Qu'apportent  près  de  lui  d'invisibles  courants. 


LE   COMBAT 

XVI 

Ainsi  près  d'Aboukir  reposait  ma  Frégate  ; 
A  l'ancre  dans  la  rade,  en  avant  des  vaisseaux. 
On  voyait  de  bien  loin  son  corset  d'écarlate 
Se  mirer  dans  les  eaux. 

Ses  canots  l'entouraient,  à  leur  place  assignée. 
Pas  une  voile  ouverte,  on  était  sans  dangers. 
Ses  cordages  semblaient  des  filets  d'araignée, 
Tant  ils  étaient  légers. 


172  ALFRED  DE  VIGNY 

Nous  étions  tous  marins.  Plus  de  soldats  timides 
Qui  chancellent  à  bord  ainsi  que  des  enfants  ; 
Ils  marchaient  sur  leur  sol,  prenant  des  Pyramides, 
Montant  des  éléphants. 

Il  faisait  beau.  —  La  mer,  de  sable  environnée, 
Brillait  comme  un  bassin  d'argent  entouré  d'or  : 
Un  vaste  soleil  rouge  annonça  la  journée 
Du  quinze  Thermidor. 

La  Sérieuse  alors  s'ébranla  sur  sa  quille  : 
Quand  venait  un  combat,  c'était  toujours  ainsi  ; 
Je  le  reconnus  bien,  et  je  lui  dis  :  «  Ma  fille, 
Je  te  comprends,  merci  !  » 

J'avais  une  lunette  exercée  aux  étoiles  ; 
Je  la  pris,  et  la  tins  ferme  sur  l'horizon. 
—  Une,  deux,  trois,  —  je  vis  treize  et  quatorze  voiles  ; 
Enfin,  c'était  Nelson. 

Il  courait  entre  nous  en  avant  de  la  brise  ; 
La  Sérieuse  à  l'ancre,  immobile,  s'offrant, 
Reçut  le  rude  abord  sans  en  être  surprise, 
Comme  un  roc  un  torrent. 

Tous  passèrent  près  d'elle  en  lâchant  leur  bordée  ; 
Fière,  elle  répondit  aussi  quatorze  fois 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        173 
Et  par  tous  les  vaisseaux  elle  fut  débordée, 
Mais  il  en  resta  trois. 

Trois  vaisseaux  de  haut  bord  —  combattre  une  frégate  ! 
Est-ce  l'art  d'un  marin  ?  le  trait  d'un  amiral  ? 
Un  éciuneur  de  mer,  un  forban,  un  pirate. 
N'eût  pas  agi  si  mal  ! 

N'importe  !  elle  bondit,  dans  son  repos  troublée, 

Elle  tourna  trois  fois  jetant  vingt-quatre  éclairs. 

Et  rendit  tous  les  coups  dont  elle  était  criblée. 

Feux  pour  feux,  fers  pour  fers. 

Ses  boulets  enchaînés  fauchaient  des  mâts  énormes, 
Faisaient  voler  le  sang,  la  poudre  et  le  goudron. 
S'enfonçaient  dans  le  bois,  comme  au  cœur  des  grands  ormes 
Le  coin  du  bûcheron. 

Un  brouillard  de  fumée  où  la  flamme  étincelle 
L'entourait  ;  mais,  le  corps  brûlé,  noir,  écharpé. 
Elle  tournait,  roulait,  et  se  tordait  sous  elle. 
Comme  un  serpent  coupé. 

Le  soleil  s'éclipsa  dans  l'air  plein  de  bitume. 
Ce  jour  entier  passa  dans  le  feu,  dans  le  bruit  ; 
Et,  lorsque  la  nuit  vint,  sous  cette  ardente  brume 
On  ne  vit  pas  la  nuit. 


174  ALFRED  DE  VIGNY 

Nous  étions  enfermés  comme  dans  un  orage  : 
Des  deux  flottes  au  loin  le  canon  s'y  mêlait  ; 
On  tirait  en  aveugle  à  travers  le  nuage  : 
Toute  la  mer  brûlait. 

Mais,  quand  le  jour  revint,  chacun  connut  son  œuvre. 
Les  trois  vaisseaux  flottaient  démâtés,  et  si  las, 
Qu'ils  n'avaient  plus  de  force  assez  pour  la  manœuvre  ; 
Mais  ma  Frégate,  hélas  ! 

Elle  ne  voulait  plus  obéir  à  son  maître  : 
Mutilée,  impuissante,  elle  allait  au  hasard  ; 
Sans  gouvernail,  sans  mât,  on  n'eût  pu  reconnaître 
La  merveille  de  l'art  ! 

Engloutie  à  demi,  son  large  pont  à  peine, 
S'affaissant  par  degrés,  se  montrait  sur  les  flots  ; 
Et  là  ne  restaient  plus,  avec  moi  capitaine. 
Que  douze  matelots. 

Je  les  fis  mettre  en  mer  à  bord  d'une  chaloupe. 
Hors  de  notre  eau  tournante  et  de  son  tourbillon  ; 
Et  je  revins  tout  seul  me  coucher  sur  la  poupe 
Au  pied  du  pavillon. 

J'aperçus  des  Anglais  les  figures  li\àdes, 
Faisant  pour  s'approcher  un  inutile  effort 


LA  FRÉGATE  «  LA  SÉRIEUSE  »        175 
Sur  leurs  vaisseaux  flottants  comme  des  tonneaux  vides, 
Vaincus  par  notre  mort. 

La  Sérieuse  alors  semblait  à  l'agonie  : 
L'eau  dans  ses  cavités  bouillonnait  sourdement  ; 
Elle,  comme  voyant  sa  carrière  finie, 
Gémit  profondément. 

Je  me  sentis  pleurer,  et  ce  fut  un  prodige, 
Un  mouvement  honteux  ;  mais  bientôt  l'étouffant  : 
«  Nous  nous  sommes  conduits  comme  il  fallait,  lui  dis-je; 
Adieu  donc,  mon  enfant  !  » 

Elle  plonge  d'abord  sa  poupe,  et  puis  sa  proue  ; 
Mon  pavillon  noyé  se  montrait  en  dessous  ; 
Puis  elle  s'enfonça,  tourna  comme  une  roue, 
Et  la  mer  vint  sur  nous. 


XVIÏ 

Hélas  !  deux  mousses  d'Angleterre 
Me  sauvèrent  alors,  dit-on, 
Et  me  voici  sur  un  ponton  ;  — 
J'aimerais  presque  autant  la  terre  I 
Cependant  je  respire  ici 
L'odeur  de  la  vague  et  des  brises. 


176  ALFRED  DE  VIGNY 

Vous  êtes  marins,  Dieu  merci  ! 
Nous  causons  de  combats,  de  prises, 
Nous  fumons,  et  nous  prenons  l'air 
Qui  vient  aux  sabords  de  la  mer. 
Votre  voix  m'anime  et  me  flatte. 
Aussi  je  vous  dirai  souvent  : 
—  «  Qu'elle  était  belle,  ma  frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent  !  » 


A  Dieppe,  1828. 


LES 
AMANTS    DE    MONTMORENCY 

ÉLÉVATION 


I 

Étaient-ils  malheureux,  Esprits  qui  le  savez  ! 
Dans  les  trois  derniers  jours  qu'ils  s'étaient  réservés, 
Vous  les  vîtes  partir  tous  deux,  l'un  jeune  et  grave, 
L'autre  joyeuse  et  jeune.  Insouciante  esclave, 
Suspendue  au  bras  droit  de  son  rêveur  amant. 
Comme  à  l'autel  un  vase  attaché  mollement, 
Balancée  en  marchant  sur  sa  flexible  épaule 
Comme  la  harpe  juive  à  la  branche  du  saule  ; 
Riant,  les  yeux  en  l'air,  et  la  main  dans  sa  main, 
Elle  allait  en  comptant  les  arbres  du  chemin, 
Pour  cueillir  une  fleur  demeurait  en  arrière. 
Puis  revenait  à  lui,  courant  dans  la  poussière, 
L'arrêtait  par  l'habit  pour  l'embrasser,  posait 
Un  œillet  sur  sa  tête,  et  chantait,  et  jasait 


178  ALFRED  DE  VIGNY 

Sur  les  passants  nombreux,  sur  la  riche  vallée 

Comme  un  large  tapis  à  ses  pieds  étalée  ; 

Beau  tapis  de  velours  chatoyant  et  changeant, 

Semé  de  clochers  d'or  et  de  maisons  d'argent, 

Tout  pareils  aux  jouets  qu'aux  enfants  on  achète 

Et  qu'au  hasard  pour  eux  par  la  chambre  l'on  jette. 

Ainsi,  pour  lui  complaire,  on  avait  sous  ses  pieds 

Répandu  des  bijoux  brillants,  multipliés, 

En  forme  de  troupeaux,  de  village  aux  toits  roses 

Ou  bleus,  d'arbres  rangés,  de  fleurs  sous  l'onde  écloses, 

Demurs  blancs,de  bosquets  bien  noirs,  de  lacs  bien  verts. 

Et  de  chênes  tordus,  par  la  poitrine  ouverts  ; 

Elle  voyait  ainsi  tout  préparé  pour  elle  : 

Enfant,  elle  jouait,  en  marchant,  toute  belle. 

Toute  blonde,  amoureuse  et  fîère  ;  et  c'est  ainsi 

Qu'ils  allèrent  à  pied  jusqu'à  Montmorency. 


II 


Ils  passèrent  deux  jours  d'amour  et  d'harmonie. 
De  chants  et  de  baisers,  de  voix,  de  lèvre  unie. 
De  regards  confondus,  de  soupirs  bienheureux. 
Qui  furent  deux  moments  et  deux  siècles  pour  eux. 
La  nuit,  on  entendait  leurs  chants  ;  dans  la  journée. 
Leur  sommeil  ;  tant  leur  âme  était  abandonnée 
Aux  caprices  divins  du  désir  !  Leurs  repas 


LES  AMANTS  DE  MONTMORENCY      179 
Étaient  rares,  distraits  ;  ils  ne  les  voyaient  pas. 
Ils  allaient,  ils  allaient  au  hasard  et  sans  heures. 
Passant  des  champs  aux  bois,  et  des  bois  aux  demeures 
Se  regardant  toujours,  laissant  les  airs  chantés 
Mourir,  et  tout  à  coup  restaient  comme  enchantés. 
L'extase  avait  fini  par  éblouir  leur  âme. 
Comme  seraient  nos  yeux  éblouis  par  la  flamme. 
Troublés,  ils  chancelaient,  et,  le  troisième  soir. 
Ils  étaient  enivrés  jusques  à  ne  rien  voir 
Que  les  feux  mutuels  de  leurs  yeux.  La  nature 
Étalait  vainement  sa  confuse  peinture 
Autour  du  front  aimé,  derrière  les  cheveux 
Que  leurs  yeux  noirs  voyaient  tracés  dans  leurs  yeux  bleus. 
Ils  tombèrent  assis  sous  des  arbres  ;  peut-être... 
Ils  ne  le  savaient  pas.  Le  soleil  allait  naître 
Ou  s'éteindre...  Ils  voyaient  seulement  que  le  jour 
Était  pâle,  et  l'air  doux,  et  le  monde  en  amour... 
Un  bourdonnement  faible  emplissait  leur  oreiUe 
D'une  musique  vague  au  bruit  des  mers  pareille. 
Et  formant  des  propos  tendres,  légers,  confus. 
Que  tous  deux  entendaient,  et  qu'on  n'entendra  plus. 
Le  vent  léger  disait  de  la  voix  la  plus  douce  : 
«Quand  l'amour  m'a  troublé,  je  gémis  sous  la  mousse.  » 
Les  mélèzes  touffus  s'agitaient  en  disant  : 
«  Secouons  dans  les  airs  le  parfum  séduisant 
«  Du  soir,  car  le  parfum  est  le  secret  langage 
«  Que  l'amour  enflammé  fait  sortir  du  feuillage.  » 


i8o  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  soleil  incliné  sur  les  monts  dit  encor  : 

«  Par  mes  flots  de  lumière  et  par  mes  gerbes  d'or, 

«  Je  réponds  en  élans  aux  élans  de  votre  âme  ; 

«  Pour  exprimer  l'amour  mon  langage  est  la  flamme.  » 

Et  les  fleurs  exhalaient  de  suaves  odeurs, 

Autant  que  les  rayons  de  suaves  ardeurs  ; 

Et  l'on  eût  dit  des  voix  timides  et  fiûtées 

Qui  sortaient  à  la  fois  des  feuilles  veloutées  ; 

Et,  comme  un  seul  accord  d'accents  harmonieux. 

Tout  semblait  s'élever  en  chœur  jusques  aux  cieux  ; 

Et  ces  voix  s'éloignaient,  en  rasant  les  campagnes, 

Dans  les  enfoncements  magiques  des  montagnes  ; 

Et  la  terre  sous  eux  palpitait  mollement. 

Comme  le  flot  des  mers  ou  le  cœur  d'un  amant  ; 

Et  tout  ce  qui  vivait,  par  un  hymne  suprême. 

Accompagnait  leurs  voix  qui  se  disaient  :  «  Je  t'aime  !  » 


III 

Or,  c'était  pour  mourir  qu'ils  étaient  venus  là. 
Lequel  des  deux  enfants  le  premier  en  parla  ? 
Comment  dans  leurs  baisers  vint  la  mort  ?  Quelle  balle 
Traversa  les  deux  cœurs  d'une  atteinte  inégale 
Mais  sûre  ?  Quels  adieux  leurs  lèvres  s'unissant 
Laissèrent  s'écouler  avec  l'âme  et  le  sang  ? 
Qui  le  saurait  ?  Heureux  celui  dont  l'agonie 


LES  AMANTS  DE  MONTMORENCY      i8i 

Fut  dans  les  bras  chéris  avant  l'autre  finie  ! 
Heureux  si  nul  des  deux  ne  s'est  plaint  de  souffrir  ! 
Si  nul  des  deux  n'a  dit  :  «  Qu'on  a  peine  à  mourir  !  » 
Si  nul  des  deux  n'a  fait,  pour  se  lever  et  vivre. 
Quelque  effort  en  fuyant  celui  qu'il  devait  suivre  ; 
Et,  reniant  sa  mort,  par  le  mal  égaré, 
N'a  repoussé  du  bras  l'homicide  adoré  ? 
Heureux  l'homme  surtout  s'il  a  rendu  son  âme. 
Sans  avoir  entendu  ces  angoisses  de  femme. 
Ces  longs  pleurs,  ces  sanglots,  ces  cris  perçants  et  doux 
Qu'on  apaise  en  ses  bras  ou  sur  ses  deux  genoux, 
Pour  un  chagrin  ;  mais  qui,  si  la  mort  les  arrache. 
Font  que  l'on  tord  ses  bras,  qu'on  blasphème,  qu'on  cache 
Dans  ses  mains  son  front  pâle  et  son  cœur  plein  de  fiel. 
Et  qu'on  se  prend  du  sang  pour  le  jeter  au  ciel.  — 
Mais  qui  saura  leur  fin  ?  — 

Sur  les  pauvres  murailles 
D'une  auberge  où  depuis  l'on  fit  leurs  funérailles. 
Auberge  où  pour  une  heure  ils  vinrent  se  poser. 
Ployant  l'aile  à  l'abri  pour  toujours  reposer. 
Sur  un  vieux  papier  jaune,  ordinaire  tenture. 
Nous  avons  lu  des  vers  d'une  double  écriture. 
Des  vers  de  fou,  sans  rimes  et  sans  mesure.  —  Un  mot 
Qui  n'avait  pas  de  suite  était  tout  seul  en  haut  ; 
Demande  sans  réponse,  énigme  inextricable, 
Question  sur  la  mort.  —  Trois  noms  sur  une  table, 


i82  ALFRED  DE  VIGNY 

Profondément  gravés  au  couteau.  —  C'était  d'eux 
Tout  ce  qui  demeurait...  et  le  récit  joyeux 
D'une  fille  au  bras  rouge.  «  Ils  n'avaient,  disait-elle, 
Rien  oublié.  »  La  bonne  eut  quelque  bagatelle 
Qu'elle  montre  en  suivant  leurs  traces,  pas  à  pas. 
—  Et  Dieu  ?  —  Tel  est  le  siècle,  ils  n'y  pensèrent  pas. 

Écrit  à  Montmorency,  27  avril  1830. 


PARIS 

ÉLÉVATION 

«  Prends  ma  main,  Voyageur,  et  montons  sur  la  tour.  - 
Regarde  tout  en  bas,  et  regarde  à  l'entour. 
Regarde  jusqu'au  bout  de  l'horizcn,  regarde 
Du  nord  au  sud.  Partout  où  ton  œil  se  hasarde. 
Qu'il  s'attache  avec  feu,  comme  l'œil  du  serpent 
Qui  pompe  du  regard  ce  qu'il  suit  en  rampant. 
Tourne  sur  le  donjon  qu'un  parapet  prolonge. 
D'où  la  vue  à  loisir  sur  tous  les  points  se  plonge 
Et  règne,  du  zénith,  sur  un  monde  mouvant 
Comme  l'éclair,  l'oiseau,  le  nuage  et  le  vent. 
Que  vois-tu  dans  la  nuit,  à  nos  pieds,  dans  l'espace. 
Et  partout  où  mon  doigt  tourne,  passe  et  repasse  ? 


«  —  Je  vois  un  cercle  noir  si  large  et  si  profond, 
«  Que  je  n'en  aperçois  ni  le  bout  ni  le  fond. 
«  Des  collines,  au  loin,  me  semblent  sa  ceinture, 
«  Et  pourtant  je  ne  vois  nulle  part  la  nature, 


i84  ALFRED   DE   VIGNY 

«  Mais  partout  la  main  d'homme  et  l'angle  que  sa  mair 

«  Impose  à  la  matière  en  tout  travail  humain. 

«  Je  vois  ces  angles  noirs  et  luisants  qui,  dans  l'ombre^ 

«  L'un  sur  l'autre  entassés,  et  sans  ordre  et  sans  nombre. 

«  Coupent  des  murs  blanchis  pareils  à  des  tombeaux. 

«  —  Je  vois  fumer,  brûler,  éclater  des  flambeaux, 

«  Brillant  sur  cet  abîme  où  l'air  pénètre  à  peine 

«  Comme  des  diamants  incrustés  dans  l'ébène. 

«  —  Un  fleuve  y  dort  sans  bruit,  replié  dans  son  cours, 

«  Comme  dans  un  buisson  la  couleuvre  aux  cent  tours. 

«  Des  ombres  de  palais,  de  dômes  et  d'aiguilles, 

«  De  tours  et  de  donjons,  de  clochers,  de  bastilles, 

«  De  châteaux  forts,  de  kiosks  et  d'aigus  minarets  ; 

«  De  formes  de  remparts,  de  jardins,  de  forêts, 

«  De  spirales,  d'arceaux,  de  parcs,  de  colonnades. 

«  D'obéHsques,  de  ponts,  de  portes  et  d'arcades, 

«  Tout  fourmille  et  grandit,  se  cramponne  en  montant, 

«  Se  courbe,  se  replie,  ou  se  creuse  ou  s'étend. 

«  —  Dans  un  brouillard  de  feu  je  crois  voir  ce  grand  rêve. 

«  La  tour  où  nous  voilà  dans  le  cercle  s'élève. 

«  En  le  traçant  jadis,  c'est  ici,  n'est-ce  pas, 

«  Que  Dieu  même  a  posé  le  centre  du  compas  ? 

«  Le  vertige  m'enivre,  et  sur  mes  yeux  il  pèse. 

«  Vois-je  une  Roue  ardente,  ou  bien  une  Fournaise  ?  *> 


PARIS  185 

—  Oui,  c'est  bien  une  Roue  ;  et  c'est  la  main  de  Dieu 
Qui  tient  et  fait  mouvoir  son  invisible  essieu. 
Vers  le  but  inconnu  sans  cesse  elle  s'avance. 
On  la  nomme  Paris,  le  pivot  de  la  France. 
Quand  la  vivante  Roue  hésite  dans  ses  tours. 
Tout  hésite  et  s'étonne,  et  recule  en  son  cours. 
Les  rayons  effrayés  disent  au  cercle  :  «  Arrête.  >) 
Il  le  dit  à  son  tour  aux  cercles  dont  la  crête 
S'enchâsse  dans  la  sienne  et  tourne  sous  sa  loi. 
L'un  le  redit  à  l'autre  ;  et  l'impassible  roi, 
Paris,  l'axe  immortel,  Paris,  l'axe  du  monde,. 
Puise  ses  mouvements  dans  sa  vigueur  profonde, 
Les  communique  à  tous,  les  imprime  à  chacun. 
Les  impose  de  force,  et  n'en  reçoit  aucun. 
Il  se  meut  :  tout  s'ébranle,  et  tournoie  et  circule  ; 
Le  cœur  du  ressort  bat,  et  pousse  la  bascule  ; 
L'aiguille  tremble  et  court  à  grands  pas  ;  le  levier 
Monte  et  baisse  en  sa  ligne,  et  n'ose  dévier. 
Tous  marchent  leur  chemin,  et  chacun  d'eux  écoute 
Le  pas  régulateur  qui  leur  creuse  la  route. 
Il  leur  faut  écouter  et  suivre  ;  il  le  faut  bien  : 
Car  lorsqu'il  arriva,  dans  un  temps  plus  ancien, 
Qu'un  rouage  isola  son  mouvement  diurne. 
Dans  le  bruit  du  travail  demeura  taciturne. 
Et  brisa,  par  orgueil,  sa  chaîne  et  son  ressort. 
Comme  un  bras  que  l'on  coupe,  il  fut  frappé  de  mort. 
Car  Paris  l'éternel  de  leurs  efforts  se  joue. 


i86  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  le  moyeu  divin  tournerait  sans  la  Roue  ; 

Quand  même  tout  voudrait  revenir  sur  ses  pas, 

Seul  il  irait  ;  lui  seul  ne  s'arrêterait  pas, 

Et  tu  verrais  la  force  et  l'union  ravie 

Aux  rayons  qui  partaient  de  son  centre  de  vie. 

—  C'est  donc  bien.  Voyageur,  une  Roue  en  effet. 

Le  vertige  parfois  est  prophétique.  —  Il  fait 

Qu'une  Fournaise  ardente  éblouit  ta  paupière. 

C'est  la  Fournaise  aussi  que  tu  vois.  —  Sa  lumière 

Teint  de  rouge  les  bords  du  ciel  noir  et  profond  ; 

C'est  un  feu  sous  un  dôme  obscur,  large  et  sans  fond  -, 

Là,  dans  les  nuits  d'hiver  et  d'été,  quand  les  heures 

Font  du  bruit  en  sonnant  sur  le  toit  des  demeures, 

Parce  que  l'homme  y  dort,  là  veillent  des  Esprits, 

Grands  ou\Tiers  d'une  œuvre  et  sans  nom  et  sans  prix. 

La  nuit,  leur  lampe  brûle,  et,  le  jour,  elle  fume  ; 

Le  jour,  elle  a  fumé  :  le  soir,  elle  s'allume. 

Et  toujours  et  sans  cesse  alimente  les  feux 

De  la  Fournaise  d'or  que  nous  voyons  tous  deux. 

Et  qui,  se  reflétant  sur  la  sainte  coupole, 

Est  du  globe  endormi  la  céleste  auréole. 

Chacun  d'eux  courbe  un  front  pâle,  il  prie,  il  écrit. 

Il  désespère,  il  pleure  ;  il  espère,  il  sourit  ; 

Il  arrache  son  sein  et  ses  cheveux,  s'enfonce 

Dans  l'énigme  sans  fin  dont  Dieu  sait  la  réponse. 

Et  dont  l'humanité,  demandant  son  décret, 

Tous  les  mille  ans  rejette  et  cherche  le  secret. 


PARIS  187 

Chacun  d'eux  pousse  un  cri  d'amour  vers  une  idée. 
L'un  ^  soutient  en  pleurant  la  croix  dépossédée, 
S'assied  près  d'un  sépulcre  et  seul,  comme  un  banni, 
Il  se  frappe  en  disant  :   Lamma  Sabadhani  ; 
Dans  son  sang,  dans  ses  pleurs,  il  baigne,  il  noie,  il  plonge 
La  couronne  d'épine  et  la  lance  et  l'éponge. 
Baise  le  corps  du  Christ,  le  soulève,  et  lui  dit  : 
«  Reparais,  Roi  des  Juifs,  ainsi  qu'il  est  prédit  ; 
Viens,  ressuscite  encore  aux  yeux  du  seul  apôtre. 
L'Église  meurt  :  renais  dans  sa  cendre  et  la  nôtre. 
Règne,  et  sur  les  débris  des  schismes  expiés. 
Renverse  tes  gardiens  des  lueurs  de  tes  pieds.  » 

—  Rien.  Le  corps  du  Dieu  ploie  aux  mains  du  dernier  homme, 
Prêtre  pauvre  et  puissant  pour  Rome  et  malgré  Rome. 
Le  cadavre  adoré  de  ses  clous  immortels 

Ne  laisse  plus  tomber  de  sang  pour  ses  autels  ; 

—  Rien.  Il  n'ouvrira  pas  son  oreille  endormie 
Aux  lamentations  du  nouveau  Jérémie, 

Et  le  laissera  seul,  mais  d'une  habile  main, 
Retremper  la  tiare  en  l'alliage  humain, 

—  Liberté  !  crie  un  autre  ^,  et  soudain  la  tristesse 
Comme  un  taureau  le  tue  aux  pieds  de  sa  déesse. 
Parce  qu'ayant  en  vain  quarante  ans  combattu, 
Il  ne  peut  rien  construire  où  tout  est  abattu. 
N'importe  !  Autour  de  lui  des  travailleurs  sans  nombre.. 

1  M.  l'abbé  de  Lamennais. 
"^  Benjamin  Constant. 


i88  ALFRED  DE  VIGNY 

Aveugles  inquiets,  cherchent  à  travers  l'ombre 

Je  ne  sais  quels  chemins  qu'ils  ne  connaissent  pas. 

Réglant  et  mesurant,  sans  règle  et  sans  compas. 

L'un  sur  l'autre  semant  des  arbres  sans  racines, 

Et  mettant  au  hasard  l'ordre  dans  les  ruines. 

Et,  comme  il  est  écrit  que  chacun  porte  en  soi 

Le  mal  qui  le  tuera,  regarde  en  bas,  et  voi. 

Derrière  eux  s'est  groupée  une  famille  forte  ^ 

Qui  les  ronge  et  du  pied  pile  leur  œuvre  morte. 

Écrase  les  débris  qu'a  faits  la  Liberté, 

Y  roule  le  niveau  qu'on  nomme  Égalité, 

Et  veut  les  mettre  en  cendre,  afin  que  pour  sa  tête 

L'homme  n'ait  d'autre  abri  que  celui  qu'elle  apprête  : 

Et  c'est  un  Temple,  un  Temple  immense,  universel. 

Où  l'homme  n'offrira  ni  l'encens,  ni  le  sel, 

Ni  le  sang,  ni  le  pain,  ni  le  vin,  ni  l'hostie, 

Mais  son  temps  et  sa  vie  en  œuvre  convertie, 

Mais  son  amour  de  tous,  son  abnégation 

De  lui,  de  l'héritage  et  de  la  nation  ; 

Seul,  sans  père  et  sans  fils,  soumis  à  la  parole. 

L'union  est  son  but  et  le  travail  son  rôle, 

Et,  selon  celui-là  qui  parle  après  Jésus, 

Tous  seront  appelés  et  tous  seront  élus. 

—  Ainsi  tout  est  osé  !  Tu  vois,  pas  de  statue 

D'homme,  de  roi,  de  Dieu,  qui  ne  soit  abattue. 

Mutilée  à  la  pierre  et  rayée  au  couteau, 

^  L'école  Saint-Simonienne. 


PARIS  189 

Démembrée  à  la  hache  et  broyée  au  marteau  ! 

Or  ou  plomb,  tout  métal  est  plongé  dans  la  braise, 

Et  jeté  pour  refondre  en  l'ardente  fournaise. 

Tout  brûle,  craque,  fume  et  coule  ;  tout  cela 

Se  tord,  s'unit,  se  fend,  tombe  là,  sort  de  là  ; 

Cela  siffle  et  murmure  ou  gémit  ;  cela  crie. 

Cela  chante,  cela  sonne,  se  parle  et  prie  ; 

Cela  reluit,  cela  flambe  et  glisse  dans  l'air, 

Éclate  en  pluie  ardente  ou  serpente  en  éclair. 

Œuvre,  ouvriers,  tout  brûle  ;  au  feu  tout  se  féconde  : 

Salamandres  partout  !  —  Enfer  !  Éden  du  monde  ! 

Paris  !  principe  et  fin  !  Paris  !  ombre  et  flambeau  !... 

—  Je  ne  sais  si  c'est  mal,  tout  cela  ;  mais  c'est  beau  ! 

Mais  c'est  grand  !  mais  on  sent  jusqu'au  fond  de  son  âme 

Qu'un  monde  tout  nouveau  se  forge  à  cette  flamme. 

Ou  soleil,  ou  comète,  on  sent  bien  qu'il  sera  ; 

Qu'il  brûle  ou  qu'il  éclaire,  on  sent  qu'il  tournera. 

Qu'il  surgira  brillant  à  travers  la  fumée. 

Qu'il  vêtira  pour  tous  quelque  forme  animée. 

Symbolique,  imprévue  et  pure,  on  ne  sait  quoi. 

Qui  sera  pour  chacun  le  signe  d'une  foi. 

Couvrira,  devant  Dieu,  la  terre  comme  un  voile. 

Ou  de  son  avenir  sera  comme  l'étoile. 

Et,  dans  des  flots  d'amour  et  d'union,  enfin 

Guidera  la  famille  humaine  vers  sa  fin  ; 

Mais  que  peut-être  aussi,  brûlant,  pareil  au  glaive 

Dont  le  feu  dessécha  les  pleurs  dans  les  yeux  d'Eve, 


igo  ALFRED  DE  VIGNY 

II  ira  labourant  le  globe  comme  un  champ. 

Et  semant  la  douleur  du  levant  au  couchant  : 

Rasant  l'œuvre  de  l'homme  et  des  temps  comme  l'herbe 

Dont  un  vaste  incendie  emporte  chaque  gerbe. 

En  laissant  le  désert,  qui  suit  son  large  cours 

Comme  un  géant  vainqueur,  s'étendre  pour  toujours. 

Peut-être  que,  partout  où  se  verra  sa  flamme, 

Dans  tout  corps  s'éteindra  le  cœur,  dans  tout  cœur  l'âme. 

Que  rois  et  nations,  se  jetant  à  genoux. 

Aux  rochers  ébranlés  crieront  :  «  Écrasez-nous  I 

«  Car  voilà  que  Paris  encore  nous  envoie 

«  Une  perdition  qui  brise  notre  voie  !  » 

—  Que  fais- tu  donc,  Paris,  dans  ton  ardent  foyer  ? 

Que  jetteras-tu  donc  dans  ton  moule  d'acier  ? 

Ton  ouvrage  est  sans  forme,  et  se  pétrit  encore 

Sous  la  main  ouvrière  et  le  marteau  sonore  ; 

Il  s'étend,  se  resserre,  et  s'engloutit  souvent 

Dans  le  jeu  des  ressorts  et  du  travail  savant. 

Et  voilà  que  déjà  l'impatient  esclave 

Se  meut  dans  la  Fournaise,  et,  sous  les  flots  de  lave. 

Il  nous  montre  une  tête  énorme,  et  des  regards 

Portant  l'ombre  et  le  jour  dans  leurs  rayons  hagards. 


Je  cessai  de  parler,  car,  dans  le  grand  silence. 
Le  sourd  mugissement  du  centre  de  la  France 


PARIS  191 

Monta  jusqu'à  la  tour  où  nous  étions  placés. 
Apporté  par  le  vent  des  nuages  glacés. 
—  Comme  l'illusion  de  la  raison  se  joue  ! 
Je  crus  sentir  mes  pieds  tourner  avec  la  roue, 
Et  le  feu  du  brasier  qui  montait  vers  les  cieux 
M'éblouit  tellement  que  je  fermai  les  yeux. 


—  «  Ah  !  dit  le  Voyageur,  la  hauteur  où  nous  sommes 

«  De  corps  et  d'âme  est  trop  pour  la  force  des  hommes. 

«  La  tête  a  ses  faux  pas  comme  le  pied  les  siens  ; 

«  Vous  m'avez  soutenu,  c'est  moi  qui  vous  soutiens, 

«  Et  je  chancelle  encor,  n'osant  plus  sur  la  terre 

«  Contempler  votre  ville  et  son  double  mystère. 

«  Mais  je  crains  bien  pour  elle  et  pour  vous,  car  voilà 

«  Quelque  chose  de  noir,  de  lourd,  de  vaste,  là, 

«  Au  plus  haut  point  du  ciel,  où  ne  sauraient  atteindre 

«  Les  feux  dont  l'horizon  ne  cesse  de  se  teindre  ; 

«  Et  je  crois  entrevoir  ce  rocher  ténébreux 

«  Qu'annoncèrent  jadis  les  prophètes  hébreux. 

«  Lorsqu'une  meule  énorme,  ont-ils  dit...  — Il  me  semble 

«  La  voir  —  ...  apparaîtra  sur  la  cité...  —  Je  tremble 

«  Que  ce  ne  soit  Paris  —  ...  dont  les  enfants  auront 

«  Effacé  Jésus-Christ  du  cœur  comme  du  front... 

«  Vous  l'avez  fait  —  ...  alors  que  la  ville  enivrée 

«  D'elle-même,  au  plaisir  du  sang  sera  livrée...  — 


192  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Qu'en  pensez- vous  ?  —  ...  alors  l'Ange  la  rayera 

«  Du  monde,  et  le  rocher  du  ciel  l'écrasera.  » 


Je  souris  tristement  :  —  «  Il  se  peut  bien,  lui  dis-je. 

Que  cela  nous  arrive  avec  ou  sans  prodige  ; 

Le  ciel  est  noir  sur  nous  ;  mais  il  faudrait  alors 

Qu'ailleurs,  pour  l'avenir,  il  fût  d'autres  trésors, 

Et  je  n'en  connais  pas.  Si  la  force  divine 

Est  en  ceux  dont  l'esprit  sent,  prévoit  et  devine, 

Elle  est  ici.  —  Le  Ciel  la  révère.  —  Et  sur  nous 

L'ange  exterminateur  frapperait  à  genoux. 

Et  sa  main,  à  la  fois  flamboyante  et  timide, 

Tremblerait  de  commettre  un  second  déicide. 

Mais  abaissons  nos  yeux,  et  n'allons  pas  chercher 

Si  ce  que  nous  voyons  est  nuage  ou  rocher. 

Descendons  et  quittons  cette  imposante  cime 

D'où  l'esprit  voit  un  rêve  et  le  corps  un  abîme. 

—  Je  ne  sais  d'assurés,  dans  le  chaos  du  sort. 

Que  deux  points  seulement,  la  Souffrance  et  la  Mort. 

Tous  les  hommes  y  vont  avec  toutes  les  villes. 

Mais  les  cendres,  je  crois,  ne  sont  jamais  stériles. 

Si  celles  de  Paris  un  jour  sur  ton  chemin 

Se  trouvent,  pèse-les,  et  prends-nous  dans  ta  main, 

Et,  voyant  à  la  place  une  rase  campagne, 

Dis  :  «  Le  volcan  a  fait  éclater  sa  montagne  !  » 


PARIS  193 

Pense  au  triple  labeur  que  je  t'ai  révélé, 

Et  songe  qu'au-dessus  de  ceux  dont  j'ai  parlé 

Il  en  fut  de  meilleurs  et  de  plus  purs  encore, 

Rares  parmi  tous  ceux  dont  leur  temps  se  décore. 

Que  la  foule  admirait  et  blâmait  à  moitié, 

Des  hommes  pleins  d'amour,  de  doute  et  de  pitié. 

Qui  disaient  :  Je  ne  sais,  des  choses  de  la  vie. 

Dont  le  pouvoir  ou  l'or  ne  fut  jamais  l'envie. 

Et  qui,  par  dévouement,  sans  détourner  les  yeux. 

Burent  jusqu'à  la  He  un  calice  odieux. 

—  Ensuite,  Voyageur,  tu  quitteras  l'enceinte. 

Tu  jetteras  au  vent  cette  poussière  éteinte, 

Puis,  levant  seul  ta  voix  dans  le  désert  sans  bruit, 

Tu  crieras  :  «  Pour  longtemps  le  monde  est  dans  la  nuit  !  1 

Écrit  le  i6  janvier  1831,  à  Paris. 


LES    DESTINEES 

POÈMES   PHILOSOPHIQUES 


LES   DESTINEES 

Depuis  le  premier  jour  de  la  création, 

Les  pieds  lourds  et  puissants  de  chaque  Destinée 

Pesaient  sur  chaque  tête  et  sur  toute  action. 

Chaque  front  se  courbait  et  traçait  sa  journée, 
Comme  le  front  d'un  bœuf  creuse  un  sillon  profond 
Sans  dépasser  la  pierre  où  sa  ligne  est  bornée. 

Ces  froides  déités  liaient  le  joug  de  plomb 

Sur  le  crâne  et  les  yeux  des  hommes  leurs  esclaves. 

Tous  errants,  sans  étoile,  en  un  désert  sans  fond  ; 

Levant  avec  effort  leurs  pieds  chargés  d'entraves. 
Suivant  le  doigt  d'airain  dans  le  cercle  fatal, 
Le  doigt  des  Volontés  inflexibles  et  graves. 

Tristes  divinités  du  monde  oriental. 
Femmes  au  voile  blanc,  immuables  statues, 
Elles  nous  écrasaient  de  leur  poids  colossal. 


198  ALFRED  DE  VIGNY 

Comme  un  vol  de  vautours  sur  le  sol  abattues, 
Dans  un  ordre  éternel,  toujours  en  nombre  égal 
Aux  têtes  des  mortels  sur  la  terre  épandues, 

Elles  avaient  posé  leur  ongle  sans  pitié 
Sur  les  cheveux  dressés  des  races  éperdues, 
Traînant  la  fenmie  en  pleurs  et  l'homme  humilié. 

Un  soir,  il  arriva  que  l'antique  planète 
Secoua  sa  poussière.  —  Il  se  fit  un  grand  cri  : 
i  «  Le  Sauveur  est  venu,  voici  le  jeune  athlète  ; 

I  «  Il  a  le  front  sanglant  et  le  côté  meurtri, 
\  «  Mais  la  Fatalité  meurt  au  pied  du  Prophète, 
«  La  Croix  monte  et  s'étend  sur  nous  comme  un  abri  !  » 

Avant  l'heure  où,  jadis,  ces  choses  arrivèrent, 
Tout  homme  était  courbé,  le  front  pâle  et  flétri  ; 
Quand  ce  cri  fut  jeté,  tous  ils  se  relevèrent. 

Détachant  les  nœuds  lourds  du  joug  de  plomb  du  Sort, 

Toutes  les  nations  à  la  fois  s'écrièrent  : 

«  O  Seigneur  !  est-il  vrai  ?  le  Destin  est-il  mort  ?  » 

Et  l'on  vit  remonter  vers  le  ciel,  par  volées. 
Leurs  filles  du  Destin,  ouvrant  avec  effort 
Leurs  ongles  qui  pressaient  nos  races  désolées  ; 


LES  DESTINÉES  199 

Sous  leur  robe  aux  longs  plis  voilant  leurs  pieds  d'airain, 
Leur  main  inexorable  et  leur  face  inflexible  ; 
Montant  avec  lenteur  en  innombrable  essaim, 

D'un  vol  inaperçu,  sans  ailes,  insensible. 
Comme  apparaît  au  soir,  vers  l'horizon  lointain, 
D'un  nuage  orageux  l'ascension  paisible. 

—  Un  soupir  de  bonheur  sortit  du  cœur  humain  ; 
La  terre  frissonna  dans  son  orbite  immense, 
Comme  un  cheval  frémit  délivré  de  son  frein. 

Tous  les  astres  émus  restèrent  en  silence. 
Attendant  avec  l'Homme,  en  la  même  stupeur. 
Le  suprême  décret  de  la  Toute-Puissance, 

Quand  ces  filles  du  Ciel,  retournant  au  Seigneur, 
Comme  ayant  retrouvé  leurs  régions  natales. 
Autour  de  Jéhovah  se  rangèrent  en  chœur. 

D'un  mouvement  pareil  levant  leurs  mains  fatales, 
Puis  chantant  d'une  voix  leur  hymne  de  douleur, 
Et  baissant  à  la  fois  leurs  fronts  calmes  et  pâles  : 

«  Nous  venons  demander  la  Loi  de  l'avenir. 

«  Nous  sommes,  ô  Seigneur,  les  froides  Destinées 

«  Dont  l'antique  pouvoir  ne  devait  point  faillir. 


200  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Nous  roulions  sous  nos  doigts  les  jours  et  les  années  : 
«  Devons-nous  vivre  encore  ou  devons-nous  finir, 
«  Des  Puissances  du  ciel,  nous,  les  fortes  aînées  ? 

«  Vous  détruisez  d'un  coup  le  grand  piège  du  Sort 
«  Où  tombaient  tour  à  tour  les  races  consternées. 
«  Faut-il  combler  la  fosse  et  briser  le  ressort  ? 

«  Ne  mènerons-nous  plus  ce  troupeau  faible  et  morne, 
«  Ces  hommes  d'un  moment,  ces  condamnés  à  mort, 
«  Jusqu'au  bout  du  chemin  dont  nous  posions  la  borne  ? 

«  Le  moule  de  la  vie  était  creusé  par  nous. 
«  Toutes  les  passions  y  répandaient  leur  lave, 
«  Et  les  événements  venaient  s'y  fondre  tous. 

«  Sur  les  tables  d'airain  où  notre  loi  se  grave, 

«  Vous  effacez  le  nom  de  la  Fatalité,  j 

«  Vous  déliez  les  pieds  de  l'homme  notre  esclave.  j 

«  Qui  va  porter  le  poids  dont  s'est  épouvanté 
«  Tout  ce  qui  fut  créé  ?  ce  poids  sur  la  pensée, 
«  Dont  le  nom  est  en  bas  :  Responsabilité  ?  » 

Il  se  fit  un  silence,  et  la  terre  affaissée 
S'arrêta  comme  fait  la  barque  sans  rameurs 
Sur  les  flots  orageux,  dans  la  nuit  balancée. 


I 


LES  DESTINÉES  201 

Une  voix  descendit,  venant  de  ces  hauteurs 
Où  s'engendrent,  sans  fin,  les  mondes  dans  l'espace  ; 
Cette  voix  de  la  terre  emplit  les  profondeurs  : 

«  Retournez  en  mon  nom,  reines,  je  suis  la  Grâce. 

«  L'homme  sera  toujours  un  nageur  incertain 

<(  Dans  les  ondes  du  temps  qui  se  mesure  et  passe. 

«  Vous  toucherez  son  front,  ô  filles  du  Destin  ! 

«  Son  bras  ouvrira  l'eau,  qu'elle  soit  haute  ou  basse, 

«  Voulant  trouver  sa  place  et  deviner  sa  fin. 

«  Il  sera  plus  heureux,  se  croyant  maître  et  libre 
«  En  luttant  contre  vous  dans  un  combat  mauvais 
«  Où  moi  seule,  d'en  haut,  je  tiendrai  l'équilibre. 

«  De  moi  naîtra  son  soufiie  et  sa  force  à  jamais. 
«  Son  mérite  est  le  mien,  sa  loi  perpétuelle  : 
«  Faire  ce  que  je  veux  pour  venir  où  je  sais.  » 


Et  le  chœur  descendit  vers  sa  proie  étemelle 

Afin  d'y  ressaisir  sa  domination 

Sur  la  race  timide,  incomplète  et  rebelle. 

On  entendit  venir  la  sombre  Légion 


202  ALFRED  DE  VIGNY  i 

Et  retomber  les  pieds  des  femmes  inflexibles, 
Comme  sur  nos  caveaux  tombe  un  cercueil  de  plomb. 

Chacune  prit  chaque  homme  en  ses  mains  invisibles  ; 
Mais,  plus  forte  à  présent,  dans  ce  sombre  duel, 
Notre  âme  en  deuil  combat  ces  Esprits  impassibles 

Nous  soulevons  parfois  leur  doigt  faux  et  cruel. 
La  volonté  transporte  à  des  hauteurs  sublimes 
Notre  front  éclairé  par  un  rayon  du  ciel. 

Cependant  sur  nos  caps,  sur  nos  rocs,  sur  nos  cimes. 

Leur  doigt  rude  et  fatal  se  pose  devant  nous, 

Et,  d'un  coup,  nous  renverse  au  fond  des  noirs  abîmes. 

Oh  !  dans  quel  désespoir  nous  sommes  encor  tous  ! 

Vous  avez  élargi  le  collier  qui  nous  lie. 

Mais  qui  donc  tient  la  chdne? — Ah!  Dieu  juste,  est-ce  vous! 

Arbitre  libre  et  fier  des  actes  de  sa  vie. 

Si  notre  cœur  s'entr'ouvre  au  parfum  des  vertus. 

S'il  s'embrase  à  l'amour,  s'il  s'élève  au  génie, 

Que  l'ombre  des  Destins,  Seigneur,  n'oppose  plus 
A  nos  belles  ardeurs  une  immuable  entrave, 
A  nos  efforts  sans  fin  des  coups  inattendus  ! 


LES  DESTINÉES  203 

O  sujet  d'épouvante  à  troubler  le  plus  brave  ! 
Question  sans  réponse  où  vos  saints  se  sont  tus  ! 
O  mystère  !  ô  tourment  de  l'âme  forte  et  grave  ! 

Notre  mot  étemel  est-il  :  C'était  écrit  ? 
Sur  le  livre  de  Dieu,  dit  l'Orient  esclave  ; 
Et  l'Occident  répond  :  Sur  le  livre  du  Christ. 

Écrit  au  Maine-Giraud  (Charente),  27  août  1849. 


LA   MAISON   DU   BERGER 


Si  ton  cœur,  gémissant  du  poids  de  notre  vie. 
Se  traîne  et  se  débat  comme  un  aigle  blessé. 
Portant  comme  le  mien,  sur  son  aile  asservie, 
Tout  un  monde  fatal,  écrasant  et  glacé  ; 
S'il  ne  bat  qu'en  saignant  par  sa  plaie  immortelle. 
S'il  ne  voit  plus  l'amour,  son  étoile  fidèle, 
Éclairer  pour  lui  seul  l'horizon  effacé  ; 

Si  ton  âme  enchaînée,  ainsi  que  l'est  mon  âme. 
Lasse  de  son  boulet  et  de  son  pain  amer. 
Sur  sa  galère  en  deuil  laisse  tomber  la  rame. 
Penche  sa  tête  pâle  et  pleure  sur  la  mer. 
Et,  cherchant  dans  les  flots  une  route  inconnue, 
Y  voit,  en  frissonnant,  sur  son  épaule  nue, 
La  lettre  sociale  écrite  avec  le  fer  ; 


LA  MAISON  DU  BERGER  205 

Si  ton  corps,  frémissant  des  passions  secrètes. 
S'indigne  des  regards,  timide  et  palpitant  ; 
S'il  cherche  à  sa  beauté  de  profondes  retraites 
Pour  la  mieux  dérober  au  profane  insultant  ; 
Si  ta  lèvre  se  sèche  au  poison  des  mensonges. 
Si  ton  beau  front  rougit  de  passer  dans  les  songes 
D'un  impur  inconnu  qui  te  voit  et  t'entend. 

Pars  courageusement,  laisse  toutes  les  villes  ; 
Ne  ternis  plus  tes  pieds  aux  poudres  du  chemin  ; 
Du  haut  de  nos  pensers  vois  les  cités  serviles 
Comme  les  rocs  fatals  de  l'esclavage  humain. 
Les  grands  bois  et  les  champs  sont  de  vastes  asiles. 
Libres  comme  la  mer  autour  des  sombres  îles. 
Marche  à  travers  les  champs  une  fleur  à  la  main. 

La  Nature  t'attend  dans  un  silence  austère  ; 
L'herbe  élève  à  tes  pieds  son  nuage  des  soirs. 
Et  le  soupir  d'adieu  du  soleil  à  la  terre 
Balance  les  beaux  lis  comme  des  encensoirs. 
La  forêt  a  voilé  ses  colonnes  profondes, 
La  montagne  se  cache,  et  sur  les  pâles  ondes 
Le  saule  a  suspendu  ses  chastes  reposoirs. 

Le  crépuscule  ami  s'endort  dans  la  vallée 
Sur  l'herbe  d'émeraude  et  sur  l'or  du  gazon. 
Sous  les  timides  joncs  de  la  source  isolée 


2o6  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  sous  le  bois  rêveur  qui  tremble  à  l'horizon, 
Se  balance  en  fuyant  dans  les  grappes  sauvages, 
Jette  son  manteau  gris  sur  le  bord  des  rivages, 
Et  des  fleurs  de  la  nuit  entr'ouvre  la  prison. 

Il  est  sur  ma  montagne  une  épaisse  bruyère 
Où  les  pas  du  chasseur  ont  peine  à  se  plonger. 
Qui  plus  haut  que  nos  fronts  lève  sa  tête  altière. 
Et  garde  dans  la  nuit  le  pâtre  et  l'étranger. 
Viens  y  cacher  l'amour  et  ta  divine  faute  ; 
Si  l'herbe  est  agitée  ou  n'est  pas  assez  haute. 
J'y  roulerai  pour  toi  la  Maison  du  Berger. 

Elle  va  doucement  avec  ses  quatre  roues. 

Son  toit  n'est  pas  plus  haut  que  ton  front  et  tes  yeux  ; 

La  couleur  du  corail  et  celle  de  tes  joues 

Teignent  le  char  nocturne  et  ses  muets  essieux. 

Le  seuil  est  parfumé,  l'alcôve  est  large  et  sombre, 

Et,  là,  parmi  les  fleurs,  nous  trouverons  dans  l'ombre. 

Pour  nos  cheveux  unis,  un  lit  silencieux. 

Je  verrai,  si  tu  veux,  les  pays  de  la  neige. 

Ceux  où  l'astre  amoureux  dévore  et  resplendit. 

Ceux  que  heurtent  les  vents,  ceux  que  la  neige  assiège. 

Ceux  où  le  pôle  obscur  sous  sa  glace  est  maudit. 

Nous  suivrons  du  hasard  la  course  vagabonde. 

Que  m'importe  le  jour  ?  que  m'importe  le  monde  ? 

Je  dirai  qu'ils  sont  beaux  quand  tes  yeux  l'auront  dit. 


LA  MAISON  DU  BERGER  207 

Que  Dieu  guide  à  son  but  la  vapeur  foudroyante 
Sur  le  fer  des  chemins  qui  traversent  les  monts, 
Qu'un  ange  soit  debout  sur  sa  forge  bruyante, 
Quand  elle  va  sous  terre  ou  fait  trembler  les  ponts 
Et,  de  ses  dents  de  feu,  dévorant  ses  chaudières. 
Transperce  les  cités  et  saute  les  rivières. 
Plus  vite  que  le  cerf  dans  l'ardeur  de  ses  bonds  ! 

Oui,  si  l'ange  aux  yeux  bleus  ne  veille  sur  sa  route. 
Et  le  glaive  à  la  main  ne  plane  et  la  défend, 
S'il  n'a  compté  les  coups  du  levier,  s'il  n'écoute 
Chaque  tour  de  la  roue  en  son  cours  triomphant. 
S'il  n'a  l'œil  sur  les  eaux  et  la  main  sur  la  braise, 
Pour  jeter  en  éclats  la  magique  fournaise. 
Il  suffira  toujours  du  caillou  d'un  enfant. 

Sur  le  taureau  de  fer  qui  fume,  souffle  et  beugle. 

L'homme  a  monté  trop  tôt.  Nul  ne  connaît  encor 

Quels  orages  en  lui  porte  ce  rude  aveugle. 

Et  le  gai  voyageur  lui  hvre  son  trésor  ; 

Son  vieux  père  et  ses  fils,  il  les  jette  en  otage 

Dans  le  ventre  brûlant  du  taureau  de  Carthage, 

Qui  les  rejette  en  cendre  aux  pieds  du  dieu  de  l'or. 

Mais  il  faut  triompher  du  temps  et  de  l'espace. 
Arriver  ou  mourir.  Les  marchands  sont  jaloux. 
L'or  pleut  sous  les  charbons  de  la  vapem-  qui  passe. 


2o8  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  moment  et  le  but  sont  l'univers  pour  nous. 

Tous  se  sont  dit  :  «Allons  !  »  mais  aucun  n'est  le  maître 

Du  dragpn  mugissant  qu'un  savant  a  fait  naître  ; 

Nous  nous  sommes  joués  à  plus  fort  que  nous  tous. 

Eh  bien,  que  tout  circule  et  que  les  grandes  causes 

Sur  les  ailes  de  feu  lancent  les  actions, 

Pourvu  qu'ouverts  toujours  aux  généreuses  choses. 

Les  chemins  du  vendeur  servent  les  passions  ! 

Béni  soit  le  Commerce  au  hardi  caducée, 

Si  l'Amour  que  tourmente  une  sombre  pensée 

Peut  franchir  en  un  jour  deux  grandes  nations  ! 

Mais,  à  moins  qu'un  ami  menacé  dans  sa  vie 

Ne  jette,  en  appelant,  le  cri  du  désespoir, 

Ou  qu'avec  son  clairon  la  France  nous  convie 

Aux  fêtes  du  combat,  aux  luttes  du  savoir  ; 

A  moins  qu'au  lit  de  mort  une  mère  éplorée 

Ne  veuille  encor  poser  sur  sa  race  adorée 

Ces  yeux  tristes  et  doux  qu'on  ne  doit  plus  revoir. 

Évitons  ces  chemins.  —  Leur  voyage  est  sans  grâces. 
Puisqu'il  est  aussi  prompt,  sur  ses  lignes  de  fer. 
Que  la  flèche  lancée  à  travers  les  espaces 
Qui  va  de  l'arc  au  but  en  faisant  siffler  l'air. 
Ainsi  jetée  au  loin,  l'humaine  créature 


LA  MAISON  DU  BERGER  209 

Ne  respire  et  ne  voit,  dans  toute  la  nature, 
Qu'un  brouillard  étouffant  que  traverse  un  éclair. 

On  n'entendra  jamais  piaffer  sur  une  route 

Le  pied  vif  du  cheval  sur  les  pavés  en  feu  : 

Adieu,  voyages  lents,  bruits  lointains  qu'on  écoute. 

Le  rire  du  passant,  les  retards  de  l'essieu, 

Les  détours  imprévus  des  pentes  variées, 

Un  ami  rencontré,  les  heures  oubliées, 

L'espoir  d'arriver  tard  dans  un  sauvage  lieu. 

La  distance  et  le  temps  sont  vaincus.  La  science 
Trace  autour  de  la  terre  un  chemin  triste  et  droit. 
Le  Monde  est  rétréci  par  notre  expérience. 
Et  l'équateur  n'est  plus  qu'un  anneau  trop  étroit. 
Plus  de  hasard.  Chacun  glissera  sur  sa  ligne. 
Immobile  au  seul  rang  que  le  départ  assigne. 
Plongé  dans  un  calcul  silencieux  et  froid. 

Jamais  la  Rêverie  amoureuse  et  paisible 

N'y  verra  sans  horreur  son  pied  blanc  attaché  ; 

Car  il  faut  que  ses  yeux  sur  chaque  objet  visible 

Versent  un  long  regard,  comme  un  fleuve  épanché, 

Qu'elle  interroge  tout  avec  inquiétude. 

Et,  des  secrets  divins  se  faisant  une  étude, 

Marche,  s'arrête  et  marche  avec  le  col  penché. 


II 


Poésie  !  ô  trésor,  perle  de  la  pensée  ! 

Les  tumultes  du  cœur,  comme  ceux  de  la  mer. 

Ne  sauraient  empêcher  ta  robe  nuancée 

D'amasser  les  couleurs  qui  doivent  te  former. 

Mais,  sitôt  qu'il  te  voit  briller  sur  un  front  mâle, 

Troublé  de  ta  lueur  mystérieuse  et  pâle. 

Le  vulgaire  effrayé  commence  à  blasphémer. 

Le  pur  enthousiasme  est  craint  des  faibles  âmes 
Qui  ne  sauraient  porter  son  ardeur  et  son  poids. 
Pourquoi  le  fuir  ?  —  La  vie  est  double  dans  les  flammes. 
D'autres  flambeaux  divins  nous  brûlent  quelquefois  : 
C'est  le  Soleil  du  ciel,  c'est  l'Amour,  c'est  la  Vie  ; 
Mais  qui  de  les  éteindre  a  jamais  eu  l'envie  ? 
Tout  en  les  maudissant,  on  les  chérit  tous  trois. 

La  Muse  a  mérité  les  insolents  sourires 
Et  les  soupçons  moqueurs  qu'éveille  son  aspect  ; 
Dès  que  son  œil  chercha  le  regard  des  satyres. 
Sa  parole  trembla,  son  serment  fut  suspect  ; 


LA  MAISON  DU  BERGER  211 

Il  lui  fut  interdit  d'enseigner  la  sagesse. 
Au  passant  du  chemin  elle  criait  :  «  Largesse  !  » 
Le  passant  lui  donna  sans  crainte  et  sans  respect. 

Ah  !  fille  sans  pudeur,  fille  de  saint  Orphée, 
Que  n'as-tu  conservé  ta  belle  gravité  ! 
Tu  n'irais  pas  ainsi,  d'une  voix  étouffée, 
Chanter  aux  carrefours  impurs  de  la  cité  ; 
Tu  n'aurais  pas  collé  sur  le  coin  de  ta  bouche 
Le  coquet  madrigal,  piquant  comme  une  mouche. 
Et,  près  de  ton  œil  bleu,  l'équivoque  effronté. 

Tu  tombas  dès  l'enfance,  et,  dans  la  folle  Grèce, 
Un  vieillard,  t'enivrant  de  son  baiser  jaloux, 
Releva  le  premier  ta  robe  de  prêtresse. 
Et,  parmi  les  garçons,  t'assit  sur  ses  genoux. 
De  ce  baiser  mordant  ton  front  porte  la  trace  ; 
Tu  chantas  en  buvant  dans  les  banquets  d'Horace, 
Et  Voltaire  à  la  cour  te  traîna  devant  nous. 

Vestale  aux  feux  éteints  !  les  hommes  les  plus  graves 
Ne  posent  qu'à  demi  ta  couronne  à  leur  front  ; 
Ils  se  croient  arrêtés,  marchant  dans  tes  entraves, 
Et  n'être  que  poète  est  pour  eux  un  affront. 
Ils  jettent  leurs  pensers  aux  vents  de  la  tribune, 
Et  ces  vents,  aveuglés  comme  l'est  la  Fortune, 
Les  rouleront  comme  elle  et  les  emporteront. 


212  ALFRED  DE  VIGNY 

Ils  sont  fiers  et  hautains  dans  leur  fausse  attitude. 

Mais  le  sol  tremble  aux  pieds  de  ces  tribuns  romains. 

Leurs  discours  passagers  flattent  avec  étude 

La  foule  qui  les  presse  et  qui  leur  bat  des  mains  ; 

Toujours  renouvelé  sous  ses  étroits  portiques, 

Ce  parterre  ne  jette  aux  acteurs  politiques 

Que  des  fleurs  sans  parfimis,  souvent  sans  lendemains. 

Ils  ont  pour  horizon  leur  salle  de  spectacle  ; 

La  chambre  où  ces  élus  donnent  leurs  faux  combats 

Jette  en  vain,  dans  son  temple,  un  incertain  oracle  ; 

Le  peuple  entend  de  loin  le  bruit  de  leurs  débats. 

Mais  il  regarde  encor  le  jeu  des  assemblées 

De  l'oeil  dont  ses  enfants  et  ses  femmes  troublées 

Voient  le  terrible  essai  des  vapeurs  aux  cent  bras. 

L'ombrageux  paysan  gronde  à  voir  qu'on  dételle. 

Et  que  pour  le  scrutin  on  quitte  le  labour. 

Cependant  le  dédain  de  la  chose  immortelle 

Tient  jusqu'au  fond  du  cœur  quelque  avocat  d'un  jour. 

Lui  qui  doute  de  l'âme,  il  croit  à  ses  paroles. 

Poésie,  il  se  rit  de  tes  graves  S5miboles, 

O  toi  des  vrais  penseurs  impérissable  amour  1 

Comment  se  garderaient  les  profondes  pensées 
Sans  rassembler  leurs  feux  dans  ton  diamant  pur. 
Qui  conserve  si  bien  leurs  splendeurs  condensées  ? 


LA  MAISON  DU  BERGER  213 

Ce  fin  miroir  solide,  étincelant  et  dur, 
Reste  de  nations  mortes,  durable  pierre 
Qu'on  trouve  sous  ses  pieds  lorsque  dans  la  poussière 
On  cherche  les  cités  sans  en  voir  un  seul  mur. 

Diamant  sans  rival,  que  tes  feux  illuminent 

Les  pas  lents  et  tardifs  de  l'humaine  Raison  ! 

Il  faut,  pour  voir  de  loin  les  peuples  qui  cheminent, 

Que  le  berger  t'enchâsse  au  toit  de  sa  maison. 

Le  jour  n'est  pas  levé.  —  Nous  en  sommes  encore 

Au  premier  rayon  blanc  qui  précède  l'aurore 

Et  dessine  la  terre  aux  bords  de  l'horizon. 

Les  peuples  tout  enfants  à  peine  se  découvrent 

Par-dessus  les  buissons  nés  pendant  leur  sommeil, 

Et  leur  main,  à  travers  les  ronces  qu'ils  entr'ouvrent. 

Met  aux  coups  mutuels  le  premier  appareil. 

La  barbarie  encor  tient  nos  pieds  dans  sa  gaine. 

Le  marbre  des  vieux  temps  jusqu'aux  reins  nous  enchaîne. 

Et  tout  homme  énergique  au  dieu  Terme  est  pareil. 

Mais  notre  esprit  rapide  en  mouvements  abonde  ; 

Ouvrons  tout  l'arsenal  de  ses  puissants  ressorts. 

L'invisible  est  réel.  Les  âmes  ont  leur  monde 

Où  sont  accumulés  d'impalpables  trésors. 

Le  Seigneur  contient  tout  dans  ses  deux  bras  immenses, 

Son  Verbe  est  le  séjour  de  nos  intelligences. 

Comme  ici-bas  l'espace  est  celui  de  nos  corps. 


III 

Éva,  qui  donc  es-tu  ?  Sais-tu  bien  ta  nature  ? 
Sais-tu  quel  est  ici  ton  but  et  ton  devoir  ? 
Sais-tu  que,  pour  punir  l'homme,  sa  créature, 
D'avoir  porté  la  main  sur  l'arbre  du  savoir, 
Dieu  permit  qu'avant  tout,  de  l'amour  de  soi-même 
En  tout  temps,  à  tout  âge,  il  fît  son  bien  suprême, 
Tourmenté  de  s'aimer,  tourmenté  de  se  voir  ? 

Mais,  si  Dieu  près  de  lui  t'a  voulu  mettre,  ô  femme  ! 

Compagne  délicate  !  Éva  !  sais-tu  pourquoi  ? 

C'est  pour  qu'il  se  regarde  au  miroir  d'une  autre  âme. 

Qu'il  entende  ce  chant  qui  ne  vient  que  de  toi  : 

—  L'enthousiasme  pur  dans  une  voix  suave. 

C'est  afin  que  tu  sois  son  juge  et  son  esclave 

Et  règnes  sur  sa  vie  en  vivant  sous  sa  loi. 

Ta  parole  joyeuse  a  des  mots  despotiques  ; 
Tes  yeux  sont  si  puissants,  ton  aspect  est  si  fort. 
Que  les  rois  d'Orient  ont  dit  dans  leurs  cantiques 
Ton  regard  redoutable  à  l'égal  de  la  mort  ; 


LA  MAISON  DU  BERGER  215 

Chacun  cherche  à  fléchir  tes  jugemwits  rapides... 
—  Mais  ton  cœur,  qui  dément  tes  formes  intrépides. 
Cède  sans  coup  férir  aux  rudesses  du  sort. 

Ta  pensée  a  des  bonds  comme  ceux  des  gazelles, 
Mais  ne  saurait  marcher  sans  guide  et  sans  appui. 
Le  sol  meurtrit  ses  pieds,  l'air  fatigue  ses  ailes. 
Son  œil  se  ferme  au  jour  dès  que  le  jour  a  lui  ; 
Parfois,  sur  les  hauts  heux  d'un  seul  élan  posée, 
Troublée  au  bruit  des  vents,  ta  mobile  pensée 
Ne  peut  seule  y  veiller  sans  crainte  et  sans  ennui. 

Mais  aussi  tu  n'as  rien  de  nos  lâches  prudences. 
Ton  cœur  vibre  et  résonne  au  cri  de  l'opprimé. 
Comme  dans  une  église  aux  austères  silences 
L'orgue  entend  un  soupir  et  soupire  alarmé. 
Tes  paroles  de  feu  meuvent  les  multitudes. 
Tes  pleurs  lavent  l'injure  et  les  ingratitudes. 
Tu  pousses  par  le  bras  l'homme...  Il  se  lève  armé. 

C'est  à  toi  qu'il  convient  d'ouïr  les  grandes  plaintes 

Que  l'humanité  triste  exhale  sourdement. 

Quand  le  cœur  est  gonflé  d'indignations  saintes. 

L'air  des  cités  l'étouffé  à  chaque  battement. 

Mais  de  loin  les  soupirs  de  tourmentes  civiles, 

S'unissant  au-dessus  du  charbon  noir  des  villes. 

Ne  forment  qu'un  grand  mot  qu'on  entend  clairement. 


2i6  ALFRED  DE  VIGNY 

Viens  donc  !  le  ciel  pour  moi  n'est  plus  qu'une  auréole 

Qui  t'entoure  d'azur,  t'éclaire  et  te  défend  ; 

La  montagne  est  ton  temple  et  le  bois  sa  coupole  ; 

L'oiseau  n'est  sur  la  fleur  balancé  par  le  vent, 

Et  la  fleur  ne  parfume  et  l'oiseau  ne  soupire 

Que  pour  mieux  enchanter  l'air  que  ton  sein  respire  ; 

La  terre  est  le  tapis  de  tes  beaux  pieds  d'enfant. 

Éva,  j'aimerai  tout  dans  les  choses  créées, 

Je  les  contemplerai  dans  ton  regard  rêveur 

Qui  partout  répandra  ses  flammes  colorées, 

Son  repos  gracieux,  sa  magique  saveur  : 

Sur  mon  cœur  déchiré  viens  poser  ta  main  pure, 

Ne  me  laisse  jamais  seul  avec  la  Nature  ; 

Car  je  la  connais  trop  pour  n'en  pas  avoir  peur. 

Elle  me  dit  :  «  Je  suis  l'impassible  théâtre 

«  Que  ne  peut  remuer  le  pied  de  ses  acteurs  ; 

«  Mes  marches  d'émeraude  et  mes  parvis  d'albâtre, 

«  Mes  colonnes  de  marbre  ont  les  dieux  pour  sculpteurs. 

«  Je  n'entends  ni  vos  cris  ni  vos  soupirs  ;  à  peine 

«  Je  sens  passer  sur  moi  la  comédie  himiaine 

«  Qui  cherche  en  vain  au  ciel  ses  muets  spectateurs. 

«  Je  roule  avec  dédain,  sans  voir  et  sans  entendre, 

«  A  côté  des  fourmis  les  populations  ; 

«  Je  ne  distingue  pas  leur  terrier  de  leur  cendre, 


LA  MAISON  DU  BERGER  217 

«  J'ignore  en  les  portant  les  noms  des  nations. 
«  On  me  dit  une  mère,  et  je  suis  une  tombe. 
«  Mon  hiver  prend  vos  morts  comme  son  hécatombe, 
«  Mon  printemps  ne  sent  pas  vos  adorations. 

«  Avant  vous,  j'étais  belle  et  toujours  parfumée, 

«  J'abandonnais  au  vent  mes  cheveux  tout  entiers  : 

«  Je  suivais  dans  les  cieux  ma  route  accoutumée, 

«  Sur  l'axe  harmonieux  des  divins  balanciers. 

«  Après  vous,  traversant  l'espace  où  tout  s'élance, 

«  J'irai  seule  et  sereine,  en  un  chaste  silence 

«  Je  fendrai  l'air  du  front  et  de  mes  seins  altiers.  » 

C'est  là  ce  que  me  dit  sa  voix  triste  et  superbe. 

Et  dans  mon  cœur  alors  je  la  hais,  et  je  vois 

Notre  sang  dans  son  onde  et  nos  morts  sous  son  herbe 

Nourrissant  de  leurs  sucs  la  racine  des  bois. 

Et  je  dis  à  mes  yeux  qui  lui  trouvaient  des  charmes  : 

«  Ailleurs  tous  vos  regards,  ailleurs  toutes  vos  larmes, 

«  Aimez  ce  que  jamais  on  ne  verra  deux  fois.  » 

Oh  !  qui  verra  deux  fois  ta  grâce  et  ta  tendresse, 
Ange  doux  et  plaintif  qui  parle  en  soupirant  ? 
Qui  naîtra  comme  toi  portant  une  caresse 
Dans  chaque  éclair  tombé  de  ton  regard  mourant. 
Dans  les  balancements  de  ta  tête  penchée. 
Dans  ta  taille  dolente  et  mollement  couchée. 
Et  dans  ton  pur  sourire  amoureux  et  soufîrant  ? 


2i8  ALFRED  DE  VIGNY 

Vivez,  froide  Nature,  et  revivez  sans  cesse 

Sur  nos  pieds,  sur  nos  fronts,  puisque  c'est  votre  loi  ; 

Vivez,  et  dédaignez,  si  vous  êtes  déesse. 

L'homme  humble  passager,  qui  dut  vous  être  un  roi  ; 

Plus  que  tout  votre  règne  et  que  ses  splendeurs  vaines, 

J'aime  la  majesté  des  souffrances  humaines  ; 

Vous  ne  recevrez  pas  un  cri  d'amour  de  moi. 

Mais  toi,  ne  veux-tu  pas,  voyageuse  indolente. 
Rêver  sur  mon  épaule,  en  y  posant  ton  front  ? 
Viens  du  paisible  seuil  de  la  maison  roulante 
Voir  ceux  qui  sont  passés  et  ceux  qui  passeront. 
Tous  les  tableaux  humains  qu'un  Esprit  pur  m'apporte 
S'animeront  pour  toi  quand  devant  notre  porte 
Les  grands  pays  muets  longuement  s'étendront. 

Nous  marcherons  ainsi,  ne  laissant  que  notre  ombre 
Sur  cette  terre  ingrate  où  les  morts  ont  passé  ; 
Nous  nous  parlerons  d'eux  à  l'heure  où  tout  est  sombre. 
Où  tu  te  plais  à  suivre  un  chemin  effacé, 
A  rêver,  appuyée  aux  branches  incertaines. 
Pleurant,  comme  Diane  au  bord  de  ses  fontaines. 
Ton  amour  taciturne  et  toujours  menacé. 


LES   ORACLES 

DESTINÉE  d'un   ROI 


I 

Ainsi  je  t'appelais  au  port  et,  sur  la  terre. 
Fille  de  l'Océan,  je  te  montrais  mes  bois. 
J'y  roulais  la  maison  errante  et  solitaire. 

—  Des  dogues  révoltés  j'entendais  les  abois. 

—  Je  voyais,  au  sommet  des  longues  galeries, 
L'anonyme  drapeau  des  vieilles  Tuileries 
Déchiré  sur  le  front  du  dernier  des  vieux  rois. 


II 

L'oracle  est  à  présent  dans  l'air  et  dans  la  rue. 
Le  passant  au  passant  montre  au  ciel  tout  point  noir. 
Nous-même  en  mon  désert  nous  lisions  dans  la  nue. 
Quatre  ans  avant  l'éclair  fatal.  —  Mais  le  pouvoir 


220  ALFRED  DE  VIGNY 

S'enferme  en  sa  doctrine,  et,  dans  l'ombre,  il  calcule 
Les  problèmes  sournois  du  jeu  de  sa  bascule, 
N'entend  rien,  ne  sait  rien  et  ne  veut  rien  savoir. 


III 


C'était  l'an  du  Seigneur  où  les  songes  livides 
Écrivaient  sur  les  murs  les  trois  mots  flamboyants  ; 
Et  l'heure  où  les  sultans,  seuls  sur  leurs  trônes  vides. 
Disent  au  ciel  muet  :  «  Où  sont  mes  vrais  croyants  ?  > 
—  Le  temps  était  venu  des  sept  maigres  génisses. 
Mais  en  vain  tous  les  yeux  lisaient  dans  les  auspices  ; 
L'aveugle  Pharaon  dédaignait  les  voyants. 


IV 


Ulysse  avait  connu  les  hommes  et  les  villes, 

Sondé  le  lac  de  sang  des  révolutions. 

Des  saints  et  des  héros  les  cœurs  faux  et  serviles. 

Et  le  sable  mouvant  des  constitutions. 

—  Et  pourtant,  un  matin,  des  royales  demeures, 

Comme  un  autre  en  trois  jours,  il  tombait  en  trois  heures. 

Sous  le  vent  empesté  des  déclamations. 


LES  ORACLES 


Les  parlements  jouaient  aux  tréteaux  populaires  ; 

A  l'assaut  du  pouvoir  par  l'applaudissement. 

Leur  tribune  savait,  par  de  feintes  colères. 

Terrasser  la  raison  sous  le  raisonnement, 

Mais  leurs  coups  secouaient  la  poutre  et  le  cordage. 

Et  le  frêle  tréteau  de  leur  échafaudage 

Un  jour  vint  à  crier  et  croula  lourdement. 


VI 

Les  doctrines  croisaient  leurs  glaives  de  Chimères 
Devant  des  spectateurs  gravement  assoupis. 
Quand  les  lambris  tombaient  sur  eux,  ces  gens  austères 
Ferraillaient  comme  Hamlet,  sous  la  table  accroupis. 
Poursuivant,  comme  un  rat,  l'argument  en  détresse. 
Ces  fous,  qui  distillaient  et  vendaient  la  sagesse. 
Tuaient  Polonius  à  travers  le  tapis. 


vn 

O  de  tous  les  grands  cœurs  déesses  souveraines, 
Qu'avez-vous  dit  alors,  ô  Justice,  ô  Raison  I 


222  ALFRED  DE  VIGNY 

Quand,  par  ce  long  travail  des  ruses  souterraines, 
Sur  le  maître  étonné  s'effondra  la  maison. 
Sous  le  trône  écrasant  le  divan  doctrinaire 
Et  l'écu  d'Orléans,  qu'on  croyait  populaire 
Parce  qu'il  n'avait  plus  fleur  de  lis  ni  blason  ? 


VIII 

Reines  de  mes  pensers,  ô  Raison  !  ô  Justice  ! 

Vous  avez  déployé  vos  balances  d'acier 

Pour  peser  ces  esprits  d'audace  et  d'artifice 

Que  le  Destin  venait  enfin  d'humilier. 

Quand  son  glaive,  en  coupant  le  fuseau  des  intrigues, 

Trancha  le  nœud  gordien  des  tortueuses  ligues 

Que  leurs  ongles  savaient  lier  et  délier. 


IX 


Vous  avez  dit  alors,  de  votre  voix  sévère  : 

«  Malheur  à  vos  amis,  comme  à  vos  alliés. 

Sophistes  qui  parlez  d'un  ton  de  sermonnaire  ! 

Il  a  croulé,  ce  sol  qui  tremblait  sous  vos  pieds. 

Mais  tomber  est  trop  doux  pour  l'homme  à  tous  funeste  ; 

De  la  punition  vous  subirez  le  reste. 

Corrupteurs  !  Vos  délits  furent  mal  expiés. 


LES  ORACLES  223 


«  Maîtres  en  longs  discours  à  flots  intarissables  ! 

Vous  qui  tout  enseignez,  n'aviez-vous  rien  appris  ? 

Toute  démocratie  est  un  désert  de  sables  ; 

Il  y  fallait  bâtir,  si  vous  l'eussiez  compris. 

Ce  n'était  pas  assez  d'y  dresser  quelques  tentes 

Pour  un  tournoi  d'intrigue  et  de  manoeuvres  lentes 

Que  le  souffle  de  flamme  un  matin  a  surpris. 


XI 


«  Vous  avez  conservé  vos  vanités,  vos  haines. 
Au  fond  du  grand  abîme  où  vous  êtes  couchés. 
Comme  les  corps  trouvés  sous  les  cendres  romaines 
Debout,  sous  les  caveaux  de  Pompéia  cachés, 
L'œil  fixe,  lèvre  ouverte  et  la  main  étendue. 
Cherchant  encor  dans  l'air  leur  parole  perdue. 
Et  s'évanouissant  sitôt  qu'ils  sont  touchés. 


XII 

«  Partout  où  vous  irez,  froids,  importants  et  fourbes. 
Vous  porterez  le  trouble.  En  des  sentiers  étroits 


224  ALFRED  DE  VIGNY 

Des  coalitions  suivant  les  lignes  courbes, 
Traçant  de  faux  devoirs  et  frappant  de  vrais  droits, 
Gonflés  d'orgueil  mondain  et  d'ambitions  folles. 
Imposant  par  le  poids  de  vos  âpres  paroles 
A  l'humble  courageux  la  plus  lourde  des  croix. 


XIII 

«  Peuple  et  rois  ont  connu  quels  conseillers  vous  êtes, 
Quand,  sous  votre  ombre,  en  vain  votre  prince  abrité 
Aux  murs  du  grand  banquet  et  des  funestes  fêtes. 
Cherchant  quelque  lumière  en  votre  obscurité. 
Lut  ces  mots  que  nos  mains  gravèrent  sur  la  pierre. 
Comme  autrefois  Cromwell  sur  sa  rouge  bannière  : 
Et  nunc,  reges  mundi,  nunc  intelligite  !  » 

24  février  1862. 


POST-SCRIPTUM 

I 

Mais  pourquoi  de  leur  cendre  évoquer  ces  journées 

Que  les  dédains  publics  effacent  en  passant  ? 

Entre  elles  et  ce  jour  ont  marché  douze  années  ; 

Oublions  et  la  faute  et  la  fuite  et  le  sang, 

Et  les  corruptions  des  pâles  adversaires. 

—  Non.  Dans  l'histoire  il  est  de  noirs  anniversaires 

Dont  le  spectre  revient  pour  troubler  le  présent. 


n 


Il  revient  quand  l'orgueil  des  obstinés  coupables 
Sort  du  limon  confus  des  révolutions 
Où  pêle-mêle  on  voit  tomber  les  incapables, 
Pour  nous  montrer  encor  ses  vieilles  passions 
Et  hurler  à  grands  cris  quelque  sombre  horoscope. 
En  observant  la  vase  aux  feux  d'un  microscope, 
On  voit  dans  les  serpents  ces  agitations. 
Ô 


226  ALFRED  DE  VIGNY 


III 


S'agiter  et  blesser  est  l'instinct  des  vipères  ; 

L'homme  ainsi  contre  l'homme  a  son  instinct  fatal  : 

Il  retourne  ses  dards  et  nourrit  ses  colères 

Au  réservoir  caché  de  son  poison  natal. 

Dans  quelque  cercle  obscur  qu'on  les  ait  vus  descendre, 

Homme  ou  serpent,  blottis  sous  le  verre  ou  la  cendre, 

Mordront  le  diamant  ou  mordront  le  cristal. 


IV 

Le  cristal,  c'est  la  vue  et  la  clarté  du  Juste, 
Du  principe  éternel  de  toute  vérité. 
L'examen  de  soi-même  au  tribunal  auguste 
Où  la  raison,  l'honneur,  la  bonté,  l'équité, 
La  prévoyance  à  l'œil  rapide  et  la  science 
Déhbèrent  en  paix  devant  la  conscience 
Qui,  jugeant  l'action,  régit  la  hberté. 


Toujours,  sur  ce  cristal,  rempart  des  grandes  âmes, 
La  langue  du  sophiste  ira  heurter  son  dard. 


LES  ORACLES  227 

Qu'il  se  morde  lui-même  en  ses  détours  infâmes, 
Qu'il  rampe  aveugle  et  sourd,  dans  l'éternel  brouillard. 
Oublié,  méprisé,  qu'il  conspire  et  se  torde, 
Ignorant  le  vrai  beau,  qu'il  le  souille  et  qu'il  morde 
Ce  diamant  que  cherche  en  vain  son  faux  regard. 


VI 


Le  Diamant  !  c'est  l'art  des  choses  idéales, 

Et  ses  rayons  d'argent,  d'or,  de  pourpre  et  d'azur, 

Ne  cessent  de  lancer  les  deux  lueurs  égales 

Des  pensers  les  plus  beaux,  de  l'amour  le  plus  pur. 

Il  porte  du  génie  et  transmet  les  empreintes. 

Oui,  de  ce  qui  survit  aux  nations  éteintes, 

C'est  lui  le  plus  brillant  trésor  et  le  plus  dur. 


LA    SAUVAGE 

I 

Solitudes  que  Dieu  fit  pour  le  Nouveau  Monde, 
Forêts,  vierges  encor,  dont  la  voûte  profonde 
A  d'étemelles  nuits  que  les  brûlants  soleils 
N'éclairent  qu'en  tremblant  par  deux  rayons  vermeils 
(Car  le  couchant  peut  seul  et  seule  peut  l'aurore 
Glisser  obliquement  au  pied  du  sycomore), 
Pour  qui,  dans  l'abandon,  soupirent  vos  cyprès  ? 
Pour  qui  sont  épaissis  ces  joncs  luisants  et  frais  ? 
Quels  pas  attendez-vous  pour  fouler  vos  prairies  ? 
De  quels  peuples  éteints  étiez- vous  les  patries  ? 
Les  pieds  de  vos  grands  pins,  si  jeunes  et  si  forts. 
Sont-ils  entrelacés  sur  la  tête  des  morts  ? 
Et  vos  gémissements  sortent-ils  de  ces  urnes 
Que  trouve  l'Indien  sous  ses  pas  taciturnes  ? 
Et  ces  bruits  du  désert,  dans  la  plaine  entendus. 
Est-ce  un  soupir  dernier  des  royaumes  perdus  ? 
Votre  nuit  est  bien  sombre  et  le  vent  seul  murmure. 
Une  peur  inconnue  accable  la  nature. 


LA  SAUVAGE  229 

Les  oiseaux  sont  cachés  dans  le  creux  des  pins  noirs. 
Et  tous  les  animaux  ferment  leurs  reposoirs 
Sous  l'écorce,  ou  la  mousse,  ou  parmi  les  racines, 
Ou  dans  le  creux  profond  des  vieux  troncs  en  ruines. 
—  L'orage  sonne  au  loin,  le  bois  va  se  courber. 
De  larges  gouttes  d'eau  commencent  à  tomber  ; 
Le  combat  se  prépare  et  l'immense  ravage 
Entre  la  nue  ardente  et  la  forêt  sauvage. 


Il 


—  Qui  donc  cherche  sa  route  en  ces  bois  ténébreux  ? 
Une  pauvre  Indienne  au  visage  fiévreux, 

Pâle  et  portant  au  sein  un  faible  enfant  qui  pleure. 
Sur  un  sapin  tombé,  pont  tremblant  qu'elle  effleure, 
Elle  passe,  et  sa  main  tient  sur  l'épaule  un  poids 
Qu'elle  baise  :  autre  enfant  pendu  comme  un  carquois. 
Malgré  sa  volonté,  sa  jeunesse  et  sa  force, 
Elle  frissonne  encor  sous  le  pagne  d'écorce 
Et  tient  sur  ses  deux  fils  la  laine  aux  plis  épais. 
Sa  tunique  et  son  lit  dans  la  guerre  et  la  paix. 

—  Après  avoir  longtemps  examiné  les  herbes 
Et  la  trace  des  pieds  sur  leurs  épaisses  gerbes 
Ou  sur  le  sable  fin  des  ruisseaux  abondants, 
Elle  s'arrête  et  cherche  avec  des  yeux  ardents 
Quel  chemin  a  suivi  dans  les  feuilles  froissées 


230  ALFRED  DE  VIGNY 

L'homme  de  la  Peau-Rouge  aux  guerres  insensées. 

Comme  la  lice  errante,  affamée  et  chassant, 

Elle  flaire  l'odeur  du  sauvage  passant, 

Indien,  ennemi  de  sa  race  indienne, 

Et  de  qui  la  famille  a  massacré  la  sienne. 

Elle  écoute,  regarde  et  respire  à  la  fois 

La  marche  des  Hurons  sur  les  feuilles  des  bois  ; 

Un  cri  lointain  l'effraye,  et  dans  la  forêt  verte 

Elle  s'enfonce  enfin  par  une  route  ouverte. 

Elle  sait  que  les  blancs,  par  le  fer  et  le  feu. 

Ont  troué  ces  grands  bois  semés  des  mains  de  Dieu, 

Et,  promenant  au  loin  la  flamme  qui  calcine, 

Pour  labourer  la  terre  ont  brûlé  la  racine, 

L'arbre  et  les  joncs  touffus  que  le  fleuve  arrosait. 

Ces  Anglais  qu'autrefois  sa  tribu  méprisait 

Sont  maîtres  sur  sa  terre,  et  l'Osage  indocile 

Va  chercher  leur  foyer  pour  demander  asile. 


III 

Elle  entre  en  une  allée  où  d'abord  elle  voit 

La  barrière  d'un  parc.  —  Un  chemin  large  et  droit 

Conduit  à  la  maison  de  forme  britannique. 

Où  le  bois  est  cloué  dans  les  angles  de  brique, 

Où  le  toit  invisible  entre  un  double  rempart 

S'enfonce,  où  le  charbon  fimie  de  toute  part, 


LA  SAUVAGE  231 

Où  tout  est  clos  et  sain,  où  vient  blanche  et  luisante 
S'unir  à  l'ordre  froid  la  propreté  décente. 
Fermée  à  l'ennemi,  la  maison  s'ouvre  au  jour. 
Légère  comme  un  kiosk,  forte  comme  une  tour. 
Le  chien  de  Terre-Neuve  y  hurle  près  des  portes. 
Et  des  blonds  serviteurs  les  agiles  cohortes 
S'empressent  en  silence  aux  travaux  familiers. 
Et,  les  plateaux  en  main,  montent  les  escaliers. 
Deux  filles  de  six  ans  aux  lèvres  ingénues 
Attachaient  des  rubans  sur  leurs  épaules  nues  ; 
Mais,  voyant  l'Indienne,  elles  courent  ;  leur  main 
L'appelle  et  l'introduit  par  le  large  chemin 
Dont  elles  ont  ouvert,  à  deux  bras,  la  barrière  ; 
Et  caressant  déjà  la  pâle  aventurière  : 
«  As-tu  de  beaux  colliers  d'azaléa  pour  nous  ? 
«  Ces  mocassins  musqués,  si  jolis  et  si  doux, 
«  Que  ma  mère  à  ses  pieds  ne  veut  d'autre  chaussure  ? 
«  Et  les  peaux  de  castor,  les  a-t-on  sans  morsure  ? 
«  Vends-tu  le  lait  des  noix  et  la  sagamité  ^  ? 
«  Le  pain  anglais  n'a  pas  tant  de  suavité. 
«C'est  Noël  aujourd'hui,  Noël  est  notre  fête, 
«  A  nous,  enfants  ;  vois-tu  ?  la  Bible  est  déjà  prête  ; 
«  Devant  l'orgue  ma  mère  et  nos  sœurs  vont  s'asseoir, 
«  Mon  frère  est  sur  la  porte  et  mon  père  au  parloir.  » 
L'Indienne  aux  grands  yeux  leur  sourit  sans  répondre, 
Regarde  tristement  cette  maison  de  Londre 
1  Pâte  de  maïs. 


232  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  le  vent  malfaiteur  apporta  dans  ses  bois, 

Au  lieu  d'y  balancer  le  hamac  d'autrefois. 

Mais  elle  entre  à  grands  pas,  de  cet  air  calme  et  grave 

Près  duquel  tout  regard  est  un  regard  d'esclave. 

Le  parloir  est  ouvert,  un  pupitre  au  milieu  ; 

Le  père  y  lit  la  Bible  à  tous  les  gens  du  lieu, 

Sa  femme  et  ses  enfants  sont  debout  et  l'écoutent. 

Et  des  chasseurs  de  daims,  que  les  Hurons  redoutent. 

Défricheurs  de  forêts  et  tueiu-s  de  bison, 

Valets  et  labotueurs,  composent  la  maison. 

Le  maître  est  jeune  et  blond,  vêtu  de  noir,  sévère 

D'aspect,  et  d'un  maintien  qui  veut  qu'on  le  révère. 

L'Anglais- Américain,  nomade  et  protestant. 

Pontife  en  sa  maison,  y  porte,  en  l'habitant. 

Un  seul  hvre,  et  partout  où,  pour  l'heure,  il  réside. 

De  toute  question  sa  papauté  décide  : 

Sa  famille  est  croyante,  et,  sans  autels,  il  sert, 

Prêtre  et  père  à  la  fois,  son  Dieu  dans  un  désert. 

Celui  qui  règne  ici  d'une  façon  hautaine 

N'a  point  voulu  parer  sa  maison  puritaine  ; 

Mais  l'œil  trouve  un  miroir  sur  les  aciers  bnmis. 

La  main  se  réfléchit  sur  les  meubles  vernis  ; 

Nul  tableau  sur  les  murs  ne  fait  briller  l'image 

D'irn  pays  merveilleux,  d'un  grand  homme  ou  d'un  sage, 


LA  SAUVAGE  233 

Mais,  sous  un  cristal  pur,  orné  d'un  noir  feston. 
Un  billet  en  dix  mots  qu'écrivit  Washington. 
Quelques  livres  rangés,  dont  le  premier  Shakspeare 
(Car  des  deux  bords  anglais  ses  deux  pieds  ont  l'empire), 
Attendent  dans  un  angle,  à  leur  taille  ajusté, 
Les  lectures  du  soir  et  les  heures  du  thé. 
Tout  est  prêt  et  rangé  dans  sa  juste  mesure. 
Et  la  maltresse,  assise  au  coin  d'une  embrasure. 
D'un  sourire  angélique  et  d'un  doigt  gracieux. 
Fait  signe  à  ses  enfants  de  baisser  leurs  beaux  yeux. 


IV 


—  La  sauvage  Indienne  au  milieu  d'eux  s'avance  : 
«  Salut,  maître.  Moi,  femme  et  seule  en  ta  présence, 
Je  te  viens  demander  asile  en  ta  maison  ; 
Nourris  mes  deux  enfants  ;  tiens-moi,  dans  ta  prison, 
Esclave  de  tes  fils  et  de  tes  filles  blanches, 
Car  ma  tribu  n'est  plus,  et  ses  dernières  branches 
Sont  mortes.  Les  Hurons,  cette  nuit,  ont  scalpé 
Mes  frères  ;  mon  mari  ne  s'est  point  échappé  ; 
Nos  hameaux  sont  brûlés  comme  aussi  la  prairie. 
J'ai  sauvé  mes  deux  fils  à  travers  la  tuerie  ; 
Je  n'ai  plus  de  hamac,  je  n'ai  plus  de  maïs. 
Je  n'ai  plus  de  parents,  je  n'ai  plus  de  pays.  » 


234  ALFRED  DE  VIGNY 

—  Elle  dit  sans  pleurer  et  sur  le  seuil  se  pose, 

Sans  que  sa  ferme  voix  ajoute  aucune  chose. 

I^  maître,  d'un  regard  intelligent,  humain, 

Interroge  sa  femme  en  lui  serrant  la  main. 

«  Ma  sœur,  dit-il  ensuite,  entre  dans  ma  famille  ; 

Tes  pères  ne  sont  plus  ;  que  leur  dernière  fille 

Soit  sous  mon  toit  solide  accueillie,  et  chez  moi 

Tes  enfants  grandiront  innocents  comme  toi  ; 

Ils  apprendront  de  nous,  travailleurs,  que  la  terre 

Est  sacrée  et  confère  un  droit  héréditaire 

A  celui  qui  la  sert  de  son  bras  endurci. 

Caln  le  laboureur  a  sa  revanche  ici, 

Et  le  chasseur  Abel  va,  dans  ses  forêts  vides. 

Voir  errer  et  mourir  ses  familles  livides, 

Comme  des  loups  perdus  qui  se  mordent  entre  eux, 

Aveuglés  par  la  rage,  affamés,  malheureux, 

Sauvages  animaux  sans  but,  sans  loi,  sans  âme, 

Pour  avoir  dédaigné  le  Travail  et  la  Femme. 

«  Hommes  à  la  peau  rouge  !  Enfants,  qu'avez-vous  fait  ? 
Dans  l'air  d'une  maison  votre  cœur  étouffait, 
Vous  haïssiez  la  paix,  l'ordre  et  les  lois  civiles 
Et  la  sainte  union  des  peuples  dans  les  villes. 
Et  vous  voilà  cernés  dans  l'anneau  grandissant. 
C'est  la  loi  qui,  sur  vous,  s'avance  en  vous  pressant. 
La  loi  d'Europe  est  lourde,  impassible  et  robuste  ; 


LA  SAUVAGE  235 

Mais  son  cercle  est  divin,  car  au  centre  est  le  Juste. 
Sur  les  deux  bords  des  mers  vois-tu  de  tout  côté 
S'établir  lentement  cette  grave  beauté  ? 
Prudente  fée,  elle  a,  dans  sa  marche  cyclique, 
Sur  chacun  de  ses  pas  mis  une  république. 
Elle  dit,  en  fondant  chaque  neuve  cité  : 
«  Vous  m'appelez  la  Loi,  je  suis  la  Liberté.  » 
Sur  le  haut  des  grands  monts,  sur  toutes  les  collines. 
De  la  Louisiane  aux  deux  sœurs  Carolines, 
L'œil  de  l'Européen  qui  l'aime  et  la  connaît 
Sait  voir  planer  de  loin  sa  pique  et  son  bonnet. 
Son  bonnet  phrygien,  cette  pourpre  où  s'attache. 
Pour  abattre  les  bois,  une  puissante  hache. 
Moi,  simple  pionnier,  au  nom  de  la  raison, 
J'ai  planté  cette  pique  au  seuil  de  ma  maison, 
Et  j'ai,  tout  au  milieu  des  forêts  inconnues. 
Avec  ce  fer  de  hache  ouvert  des  avenues  ; 
Mes  fils,  puis,  après  eux,  leurs  fils  et  leurs  neveux. 
Faucheront  tout  le  reste  avec  leurs  bras  nerveux. 
Et  la  terre  où  je  suis  doit  être  aussi  leur  terre  ; 
Car  de  la  sainte  Loi  tel  est  le  caractère. 
Qu'elle  a  de  la  Nature  interprété  les  cris. 
Tourne  sur  tes  enfants  tes  grands  yeux  attendris, 
Ma  sœur,  et  sur  ton  sein.  —  Cherche  bien  si  la  vie 
Y  coule  pour  toi  seule.  —  Es-tu  donc  assouvie 
Quand  brille  la  santé  sur  ton  front  triomphant  ? 
—  Que  dit  le  sein  fécond  de  la  mère  à  l'enfant  ? 


236  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  disent,  en  tombant  des  veines  azurées, 

Que  disent,  en  courant,  les  gouttes  épurées  ? 

Que  dit  le  cœur  qui  bat  et  les  pousse  à  grands  flots  ? 

—  Ah  !  le  sein  et  le  cœur,  dans  les  divins  sanglots 

Où  les  soupirs  d'amour  aux  douleurs  se  confondent, 

Aux  morsures  d'enfant  le  cœur,  le  sein  répondent  : 

«  A  toi  mon  âme,  à  toi  ma  vie,  à  toi  mon  sang 

«  Qui  du  cœur  de  ma  mère  au  fond  du  tien  descend, 

«  Et  n'a  passé  par  moi,  par  mes  chastes  mamelles, 

«  Qu'issu  du  philtre  pur  des  sources  maternelles  ; 

«  Que  tout  ce  qui  fut  mien  soit  tien,  ainsi  que  lui  !  » 


«Oui  !  dit  la  blonde  Anglaise  en  l'interrompant.  —  Oui  !  9 
Répéta  l'Indienne  en  offrant  le  breuvage 
De  son  sein  nud  et  brun  à  son  enfant  sauvage 
Tandis  que  l'autre  fils  lui  tendait  les  deux  bras. 

«  Sois  donc  notre  convive,  avec  nous  tu  vivras. 
Poursuivit  le  jeime  homme,  et  peut-être  chrétienne  1 
Un  jour,  ma  forte  loi,  femme,  sera  la  tienne. 
Et  tu  célébreras  avec  nous,  tes  amis, 
La  fête  de  Noël  au  foyer  de  tes  fils.  » 

1843. 


LA   COLÈRE   DE   SAMSON 

Le  désert  est  muet,  la  tente  est  solitaire. 

Quel  pasteur  courageux  la  dressa  sur  la  terre 

Du  sable  et  des  lions  ?  —  La  nuit  n'a  ^s  calmé 

La  fournaise  du  jour  dont  l'air  est  enflammé. 

Un  vent  léger  s'élève  à  l'horizon  et  ride 

Les  flots  de  la  poussière  ainsi  qu'un  lac  limpide. 

Le  lin  blanc  de  la  tente  est  bercé  mollement  ; 

L'œuf  d'autruche,  allumé,  veille  paisiblement. 

Des  voyageurs  voilés  intérieure  étoile, 

Et  jette  longuement  deux  ombres  sur  la  toile. 

L'une  est  grande  et  superbe,  et  l'autre  est  à  ses  pieds  : 

C'est  Dalila,  l'esclave,  et  ses  bras  sont  Ués 

Aux  genoux  réunis  du  maître  jeune  et  grave 

Dont  la  force  divine  obéit  à  l'esclave. 

Comme  un  doux  léopard  elle  est  souple  et  répand 

Ses  cheveux  dénoués  aux  pieds  de  son  amant. 

Ses  grands  yeux,  entr'ouverts  comme  s'ouvre  l'amande. 

Sont  brûlants  du  plaisir  que  son  regard  demande. 


238  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  jettent,  par  éclats,  leurs  mobiles  lueurs. 
Ses  bras  fins  tout  mouillés  de  tièdes  sueurs. 
Ses  pieds  voluptueux  qui  sont  croisés  sous  elle. 
Ses  flancs,  plus  élancés  que  ceux  de  la  gazelle,  ' 
Pressés  de  bracelets,  d'anneaux,  de  boucles  d'or. 
Sont  bruns,  et,  comme  il  sied  aux  filles  de  Hatsor, 
Ses  deux  seins,  tout  chargés  d'amulettes  anciennes, 
Sont  chastement  pressés  d'étoffes  syriennes. 

Les  genoux  de  Samson  fortement  sont  unis 
Comme  les  deux  genoux  du  colosse  Anubis. 
Elle  s'endort  sans  force  et  riante  et  bercée 
Par  la  puissante  main  sous  sa  tête  placée. 
Lui,  murmure  le  chant  funèbre  et  douloureux 
Prononcé  dans  la  gorge  avec  des  mots  hébreux. 
Elle  ne  comprend  pas  la  parole  étrangère. 
Mais  le  chant  verse  un  somme  en  sa  tête  légère. 


«  Une  lutte  étemelle  en  tout  temps,  en  tout  lieu, 
Se  livre  sur  la  terre,  en  présence  de  Dieu, 
Entre  la  bonté  d'Homme  et  la  ruse  de  Femme, 
Car  la  fenmie  est  un  être  impur  de  corps  et  d'âme. 

«  L'Homme  a  toujours  besoin  de  caresse  et  d'amour. 
Sa  mère  l'en  abreuve  alors  qu'il  vient  au  jour 


LA  COLÈRE  DE  SAMSON  239 

Et  ce  bras  le  premier  l'engourdit,  le  balance 
Et  lui  donne  un  désir  d'amour  et  d'indolence. 
Troublé  dans  l'action,  troublé  dans  le  dessein. 
Il  rêvera  partout  à  la  chaleur  du  sein, 
Aux  chansons  de  la  nuit,  aux  baisers  de  l'aurore, 
A  la  lèvre  de  feu  que  sa  lèvre  dévore. 
Aux  cheveux  dénoués  qui  roulent  sur  son  front. 
Et  les  regrets  du  lit,  en  marchant,  le  suivront. 
Il  ira  dans  la  ville,  et,  là,  les  vierges  folles 
Le  prendront  dans  leurs  lacs  aux  premières  paroles. 
Plus  fort  il  sera  né,  mieux  il  sera  vaincu. 
Car  plus  le  fleuve  est  grand  et  plus  il  est  ému. 
Quand  le  combat  que  Dieu  fit  pour  la  créature 
Et  contre  son  semblable  et  contre  la  nature 
Force  l'Homme  à  chercher  un  sein  où  reposer. 
Quand  ses  yeux  sont  en  pleurs,  il  lui  faut  un  baiser. 
Mais  il  n'a  pas  encor  fini  toute  sa  tâche  : 
Vient  un  autre  combat  plus  secret,  traître  et  lâche  ; 
Sous  son  bras,  sur  son  cœur  se  livre  celui-là  ; 
Et,  plus  ou  moins,  la  Femme  est  toujours  Dalila. 

«  Elle  rit  et  triomphe  ;  en  sa  froideur  savante, 

Au  milieu  de  ses  sœurs  elle  attend  et  se  vante 

De  ne  rien  éprouver  des  atteintes  du  feu. 

A  sa  plus  belle  amie  elle  en  a  fait  l'aveu  : 

Elle  se  fait  aimer  sans  aimer  elle-même  ; 

Un  maître  lui  fait  peur.  C'est  le  plaisir  qu'elle  aime  ; 


240  ALFRED  DE  VIGNY 

L'Homme  est  rude  et  le  prend  sans  savoir  le  donner. 
Un  sacrifice  illustre  et  fait  pour  étonner 
Rehausse  mieux  que  l'or,  aux  yeux  de  ses  pareilles, 
La  beauté  qui  produit  tant  d'étranges  merveilles 
Et  d'un  sang  précieux  sait  arroser  ses  pas. 

—  Donc,  ce  que  j'ai  voulu.  Seigneur,  n'existe  pas  !  — 
Celle  à  qui  va  l'amour  et  de  qui  vient  la  vie, 
Celle-là,  par  orgueil,  se  fait  notre  ennemie. 

La  Femme  est,  à  présent,  pire  que  dans  ces  temps 

Où,  voyant  les  humaines.  Dieu  dit  :  «  Je  me  repens  !  » 

Bientôt,  se  retirant  dans  un  hideux  royaume, 

La  Femme  aura  Gomorrhe  et  l'Homme  aura  Sodome  ; 

Et,  se  jetant,  de  loin,  un  regard  irrité, 

Les  deux  sexes  mourront  chacun  de  son  côté. 

«  Étemel  !  Dieu  des  forts  !  vous  savez  que  mon  âme 
N'avait  pour  ahment  que  l'amour  d'une  femme. 
Puisant  dans  l'amour  seul  plus  de  sainte  vigueur 
Que  mes  cheveux  divins  n'en  donnaient  à  mon  cœur. 

—  Jugez-nous.  —  La  voilà  sur  mes  pieds  endormie. 
Trois  fois  elle  a  vendu  mes  secrets  et  ma  vie. 

Et  trois  fois  a  versé  des  pleurs  fallacieux 
Oui  n'ont  pu  me  cacher  la  rage  de  ses  yeux  ; 
Honteuse  qu'elle  était  plus  encor  qu'étonnée 
De  se  voir  découverte  ensemble  et  pardonnée  ; 
Car  la  bonté  de  l'Homme  est  forte,  et  sa  douceur 
Écrase,  en  l'absolvant,  l'être  faible  et  menteur. 


LA  COLÈRE  DE  SAMSON  241 

«  Mais  enfin  je  suis  las.  J'ai  l'âme  si  pesante, 
Que  mon  corps  gigantesque  et  ma  tête  puissante 
Qui  soutiennent  le  poids  des  colonnes  d'airain 
Ne  la  peuvent  porter  avec  tout  son  chagrin. 
Toujours  voir  serpenter  la  vipère  dorée 
Qui  se  traîne  en  sa  fange  et  s'y  croit  ignorée  ; 
Toujours  ce  compagnon  dont  le  cœur  n'est  pas  sûr, 
La  Femme,  enfant  malade  et  douze  fois  impur  ! 
Toujours  mettre  sa  force  à  garder  sa  colère 
Dans  son  cœur  offensé,  comme  en  un  sanctuaire 
D'où  le  feu  s'échappant  irait  tout  dévorer  ; 
Interdire  à  ses  yeux  de  voir  ou  de  pleurer. 
C'est  trop  !  Dieu,  s'il  le  veut,  peut  balayer  ma  cendre. 
J'ai  donné  mon  secret,  Dalila  va  le  vendre. 
Qu'ils  seront  beaux  les  pieds  de  celui  qui  viendra 
Pour  m 'annoncer  la  mort  !  —  Ce  qui  sera,  sera  !  !> 
Il  dit  et  s'endormit  près  d'elle  jusqu'à  l'heure 
Où  les  guerriers,  tremblant  d'être  dans  sa  demeure. 
Payant  au  poids  de  l'or  chacun  de  ses  cheveux. 
Attachèrent  ses  mains  et  brûlèrent  ses  yeux. 
Le  traînèrent  sanglant  et  chargé  d'une  chaîne 
Que  douze  grands  taureaux  ne  tiraient  qu'avec  peine. 
Le  placèrent  debout,  silencieusement, 
Devant  Dagon,  leur  Dieu,  qui  gémit  sourdement 
Et  deux  fois,  en  tournant,  recula  sur  sa  base 
Et  fit  pâlir  deux  fois  ses  prêtres  en  extase. 
Allumèrent  l'encens,  dressèrent  un  festin 


242  ALFRED  DE  VIGNY 

Dont  le  bruit  s'étendait  du  mont  le  plus  lointain  ; 

Et  près  de  la  génisse  aux  pieds  du  Dieu  tuée 

Placèrent  Dalila,  pâle  prostituée, 

Couronnée,  adorée  et  reine  du  repas. 

Mais  tremblante  et  disant  :  Il  ne  me  verra  pas  ! 


Terre  et  ciel  !  avez-vous  tressailli  d'allégresse 
Lorsque  vous  avez  vu  la  menteuse  maîtresse 
Suivre  d'un  œil  hagard  les  yeux  tachés  de  sang 
Qui  cherchaient  le  soleil  d'un  regard  impuissant  ? 
Et  quand  enfin  Samson,  secouant  les  colonnes 
Qui  faisaient  le  soutien  des  immenses  Pylônes, 
Écrasa  d'un  seul  coup,  sous  les  débris  mortels, 
Ses  trois  mille  ennemis,  leurs  dieux  et  leurs  autels  ? 

Terre  et  ciel  !  punissez  par  de  telles  justices 

La  trahison  ourdie  en  des  amours  factices, 

Et  la  délation  du  secret  de  nos  cœurs 

Arraché  dans  nos  bras  par  des  baisers  menteurs. 

Écrit  à  Shavington  (Angleterre),  7  avril  1839, 


LA    MORT    DU    LOUP 


Les  nuages  couraient  sur  la  lune  enflammée 
Comme  sur  l'incendie  on  voit  fuir  la  fumée, 
Et  les  bois  étaient  noirs  jusques  à  l'horizon. 
Nous  marchions,  sans  parler,  dan    l'humide  gazon, 
Dans  la  bruyère  épaisse  et  dans  les  hautes  brandes. 
Lorsque,  sous  des  sapins  pareils  à  ceux  des  Landes, 
Nous  avons  aperçu  les  grands  ongles  marqués 
Par  les  loups  voyageurs  que  nous  avions  traqués. 
Nous  avons  écouté,  retenant  notre  haleine 
Et  le  pas  suspendu.  —  Ni  le  bois  ni  la  plaine 
1  Ne  poussaient  un  soupir  dans  les  airs  ;  seulement 
La  girouette  en  deuil  criait  au  firmament  ; 
Car  le  vent,  élevé  bien  au-dessus  des  terres. 
N'effleurait  de  ses  pieds  que  les  tours  solitaires, 
Et  les  chênes  d'en  bas,  contre  les  rocs  penchés. 
Sur  leurs  coudes  semblaient  endormis  et  couchés. 
Rien  ne  bruissait  donc,  lorsque,  baissant  la  tête. 
Le  plus  vieux  des  chasseurs  qui  s'étaient  mis  en  quête 


244  ALFRED  DE  VIGNY 

A  regardé  le  sable  en  s'y  couchant  ;  bientôt. 

Lui  que  jamais  ici  l'on  ne  vit  en  défaut, 

A  déclaré  tout  bas  que  ces  marques  récentes 

Annonçaient  la  démarche  et  les  griffes  puissantes 

De  deux  grands  loups-cerviers  et  de  deux  louveteaux. 

Nous  avons  tous  alors  préparé  nos  couteaux. 

Et,  cachant  nos  fusils  et  leurs  lueurs  trop  blanches, 

Nous  allions  pas  à  pas  en  écartant  les  branches. 

Trois  s'arrêtent,  et  moi,  cherchant  ce  qu'ils  voyaient, 

J'aperçois  tout  à  coup  deux  yeux  qui  flamboyaient. 

Et  je  vois  au  delà  quatre  formes  légères 

Qui  dansaient  sous  la  lune  au  milieu  des  bruyères. 

Comme  font  chaque  jour,  à  grand  bruit  sous  nos  yeux. 

Quand  le  maître  revient,  les  lévriers  joyeux. 

Leur  forme  était  semblable  et  semblable  la  danse  ; 

Mais  les  enfants  du  Loup  se  jouaient  en  silence. 

Sachant  bien  qu'à  deux  pas,  ne  dormant  qu'à  demi. 

Se  couche  dans  ses  murs  l'homme,  leur  ennemi. 

Le  père  était  debout,  et  plus  loin,  contre  un  arbre. 

Sa  louve  reposait  comme  celle  de  marbre 

Qu'adoraient  les  Romains,  et  dont  les  flancs  velus 

Couvaient  les  demi-dieux  Rémus  et  Romulus. 

Le  Loup  vient  et  s'assied,  les  deux  jambes  dressées. 

Par  leurs  ongles  crochus  dans  le  sable  enfoncéœ. 

Il  s'est  jugé  perdu,  puisqu'il  était  surpris. 

Sa  retraite  coupée  et  tous  ses  chemins  pris  ; 

Alors  il  a  saisi,  dans  sa  gueule  brûlante, 


LA  MORT  DU  LOUP  245 

Du  chien  le  plus  hardi  la  gorge  pantelante, 
Et  n'a  pas  desserré  ses  mâchoires  de  fer. 
Malgré  nos  coups  de  feu,  qui  traversaient  sa  chair. 
Et  nos  couteaux  aigus  qui,  comme  des  tenailles, 
Se  croisaient  en  plongeant  dans  ses  larges  entrailles, 
Jusqu'au  dernier  moment  où  le  chien  étranglé, 
Mort  longtemps  avant  lui,  sous  ses  pieds  a  roulé. 
Le  Loup  le  quitte  alors  et  puis  il  nous  regarde. 
Les  couteaux  lui  restaient  au  flanc  jusqu'à  la  garde. 
Le  clouaient  au  gazon  tout  baigné  dans  son  sang  ; 
Nos  fusils  l'entouraient  en  sinistre  croissant. 
Il  nous  regarde  encore,  ensuite  il  se  recouche. 
Tout  en  léchant  le  sang  répandu  sur  sa  bouche. 
Et,  sans  daigner  savoir  comment  il  a  péri, 
Refermant  ses  grands  yeux,  meurt  sans  jeter  un  cri. 


n 


J'ai  reposé  mon  front  sur  mon  fusil  sans  poudre, 

Me  prenant  à  penser,  et  n'ai  pu  me  résoudre 

A  poursuivre  sa  Louve  et  ses  fils,  qui,  tous  trois, 

Avaient  voulu  l'attendre,  et,  comme  je  le  crois. 

Sans  ses  deux  louveteaux,  la  belle  et  sombre  veuve 

Ne  l'eût  pas  laissé  seul  subir  la  grande  épreuve  ; 

Mais  son  devoir  était  de  les  sauver,  afin 

De  pouvoir  leur  apprendre  à  bien  souffrir  la  faim. 


246  ALFRED  DE  VIGNY 

A  ne  jamais  entrer  dans  le  pacte  des  villes 
Que  l'homme  a  fait  avec  les  animaux  serviles 
Qui  chassent  devant  lui,  pour  avoir  le  coucher, 
Les  premiers  possesseurs  du  bois  et  du  rocher. 


m 


Hélas  !  ai- je  pensé,  malgré  ce  grand  nom  d'Hommes, 

Que  j'ai  honte  de  nous,  débiles  que  nous  sommes  ! 

Comment  on  doit  quitter  la  vie  et  tous  ses  maux, 

C'est  vous  qui  le  savez,  sublimes  animaux  ! 

A  voir  ce  que  l'on  fut  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse, 

Seul  le  silence  est  grand  ;  tout  le  reste  est  faiblesse. 

—  Ah  !  je  t'ai  bien  compris,  sauvage  voyageur. 

Et  ton  dernier  regard  m'est  allé  jusqu'au  cœur  ! 

Il  disait  :  «  Si  tu  peux,  fais  que  ton  âme  arrive, 

A  force  de  rester  studieuse  et  pensive. 

Jusqu'à  ce  haut  degré  de  stoïque  fierté 

Où,  naissant  dans  les  bois,  j'ai  tout  d'abord  monté. 

Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  lâche. 

Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  t'appeler. 

Puis,  après,  comme  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler.  » 

Écrit  au  château  du  M***,  1843. 


LA    FLÛTE 


Un  jour,  je  vis  s'asseoir  au  pied  de  ce  grand  arbre 
Un  pauvre  qui  posa  sur  ce  vieux  banc  de  marbre 
Son  sac  et  son  chapeau,  s'empressa  d'achever 
Un  morceau  de  pain  noir,  puis  se  mit  à  rêver. 
Il  paraissait  chercher  dans  les  longues  allées 
Quelqu'un  pour  écouter  ses  chansons  désolées  ; 
Il  suivait  à  regret  la  trace  des  passants 
Rares  et  qui,  pressés,  s'en  allaient  en  tous  sens. 
Avec  eux  s'enfuyait  l'aumône  disparue, 
Prix  douteux  d'un  lit  dur  en  quelque  étroite  rue 
Et  d'un  amer  souper  dans  un  logis  malsain. 
Cependant  il  tirait  lentement  de  son  sein, 
Comme  se  préparait  au  martyre  un  apôtre, 
Les  trois  parts  d'une  Flûte  et  liait  l'une  à  l'autre, 
Essayait  l'embouchure  à  son  menton  tremblant. 
Faisait  mouvoir  la  clef,  l'épurait  en  soufflant. 
Sur  ses  genoux  ployés  frottait  le  bois  d'ébène. 


248  ALFRED  DE  VIGNY 

Puis  jouait.  —  Mais  son  front  en  vain  gonflait  sa  veine. 
Personne  autour  de  lui  pour  entendre  et  juger 
L'humble  acteur  d'un  public  ingrat  et  passager. 
J'approchais  une  main  du  vieux  chapeau  d'artiste, 
Sans  attendre  un  regard  de  son  œil  doux  et  triste 
En  ce  temps  de  révolte  et  d'orgueil  si  rempli  ; 
Mais,  quoique  pauvre,  il  fut  modeste  et  très  poli. 


n 


Il  me  fît  un  tableau  de  sa  pénible  vie. 

Poussé  par  ce  démon  qui  toujours  nous  convie. 

Ayant  tout  essayé,  rien  ne  lui  réussit, 

Et  le  chaos  entier  roulait  dans  son  récit  : 

Ce  n'était  qu'élan  brusque  et  qu'ambitions  folles. 

Qu'entreprise  avortée  et  grandeur  en  paroles. 

D'abord,  à  son  départ,  orgueil  démesuré, 

Gigantesque  écriteau  sur  un  front  assuré. 

Promené  dans  Paris  d'une  façon  hautaine  ; 

Bonaparte  et  B^nron,  poète  et  capitaine, 

Législateur  aussi,  chef  de  religion 

(De  tous  les  écoliers  c'est  la  contagion). 

Père  d'un  panthéisme  orné  de  plusieurs  choses. 

De  quelques  âges  d'or  et  des  métempsycoses 

De  Bouddha,  qu'en  son  cœur  il  croyait  inventer  ; 


LA  FLÛTE  249 

Il  l'appliquait  à  tout,  espérant  importer 
Sa  révolution  dans  sa  philosophie  ; 
Mais  des  contrebandiers  notre  âge  se  défie  ; 
Bientôt  par  nos  fleurets  le  défaut  est  trouvé  ; 
D'un  seul  argument  fin  son  ballon  fut  crevé. 

Pour  hisser  sa  nacelle,  il  en  gonfla  bien  d'autres 
Que  le  vent  dispersa.  Fatigué  des  apôtres. 
Il  dépouilla  leur  froc.  (Lui-même  le  premier 
Souriait  tristement  de  cet  air  cavalier 
Dont  sa  marche,  au  début,  avait  été  fardée 
Et,  pour  d'obscurs  combats,  si  pesamment  bardée  : 
Car,  plus  grave  à  présent,  d'une  double  lueur 
Semblait  se  réchauffer  et  s'éclairer  son  cœur  ; 
Le  Bon  Sens  qui  se  voit,  la  Candeur  qui  s'avoue. 
Coloraient  en  parlant  les  pâleurs  de  sa  joue.) 
Laissant  donc  les  couvents,  panthéistes  ou  non. 
Sur  la  poupe  d'un  drame  il  inscrivit  son  nom. 
Et  vogua  sur  ces  mers  aux  trompeuses  étoiles  ; 
Mais,  faute  de  savoir,  il  sombra  sous  ses  voiles 
Avant  d'avoir  montré  son  pavillon  aux  airs. 
Alors  rien  devant  lui  que  flots  noirs  et  déserts. 
L'océan  du  travail  si  chargé  de  tempêtes 
Où  chaque  vague  emporte  et  brise  mille  têtes. 
Là,  flottant  quelques  jours  sans  force  et  sans  fanal, 
Son  esprit  surnagea  dans  les  plis  d'un  journal. 
Radeau  désespéré  que  trop  souvent  déploie 


250  ALFRED  DE  VIGNY 

L'équipage  affamé  qui  se  perd  et  se  noie. 
Il  s'y  noya  de  même,  et  de  même,  ayant  faim, 
Fit  ce  que  fit  tout  homme  invalide  et  sans  pain. 

«  Je  gémis,  disait-il,  d'avoir  ime  pauvre  âme 
Faible  autant  que  serait  l'âme  de  quelque  femme. 
Qui  ne  peut  accomplir  ce  qu'elle  a  commencé 
Et  s'abat  au  départ  sur  tout  chemin  tracé. 
L'idée  à  l'horizon  est  à  peine  entrevue, 
Que  sa  lumière  écrase  et  fait  ployer  ma  vue. 
Je  vois  grossir  l'obstacle  en  invincible  amas. 
Je  tombe  ainsi  que  Paul  en  marchant  vers  Damas. 

—  Pourquoi,  me  dit  la  voix  qu'il  faut  aimer  et  craindre. 
Pourquoi  me  poursuis-tu,  toi  qui  ne  peux  m'étreindre  ? 

—  Et  le  rayon  me  trouble  et  la  voix  m'étourdit, 
Et  je  demeure  aveugle  et  je  me  sens  maudit.  » 


III 


«Non,  criai- je  en  prenant  ses  deux  mains  dans  les  miennes. 

Ni  dans  les  grandes  lois  des  croyances  anciennes, 

Ni  dans  nos  dogmes  froids,  forgés  à  l'ateher, 

Entre  le  banc  du  maître  et  ceux  de  l'écolier, 

Ces  faux  Athéniens  dépourvus  d'atticisme, 

Qui  nous  soufflent  aux  yeux  des  bulles  de  sophisme. 


LA  FLÛTE  251 

N'ont  découvert  un  mot  par  qui  fût  condamné 
L'homme  aveuglé  d'esprit  plus  que  l'aveugle-né. 

«  C'est  assez  de  souffrir  sans  se  juger  coupable 
Pour  avoir  entrepris  et  pour  être  incapable. 
J'aime,  autant  que  le  fort,  le  faible  courageux 
Qui  lance  un  bras  débile  en  des  flots  orageux, 
De  la  glace  d'un  lac  plonge  dans  la  fournaise 
Et  d'un  volcan  profond  va  tourmenter  la  braise. 
Ce  Sisyphe  éternel  est  beau,  seul,  tout  meurtri, 
Brûlé,  précipité,  sans  jeter  un  seul  cri, 
Et  n'avouant  jamais  qu'il  saigne  et  qu'il  succombe 
A  toujours  ramasser  son  rocher  qui  retombe. 
Si,  plus  haut  parvenus,  de  glorieux  esprits 
Vous  dédaignent  jamais,  méprisez  leur  mépris  ; 
Car  ce  sommet  de  tout,  dominant  toute  gloire, 
Ils  n'y  sont  pas,  ainsi  que  l'œil  pourrait  le  croire. 
On  n'est  jamais  en  haut.  Les  forts,  devant  leurs  pas, 
Trouvent  un  nouveau  mont  inaperçu  d'en  bas. 
Tel  que  l'on  croit  complet  et  maître  en  toute  chose 
Ne  dit  pas  les  savoirs  qu'à  tort  on  lui  suppose, 
Et  qu'il  est  tel  grand  but  qu'en  vain  il  entreprit. 
—  Tout  homme  a  vu  le  mur  qui  borne  son  esprit. 

«  Du  corps  et  non  de  l'âme  accusons  l'indigence. 

Des  organes  mauvais  servent  l'intelligence 

Et  touchent,  en  tordant  et  tourmentant  leur  nœud, 


252  ALFRED  DE  VIGNY 

Ce  qu'ils  peuvent  atteindre  et  non  ce  qu'elle  veut. 

En  traducteurs  grossiers  de  quelque  auteur  céleste 

Ils  parlent...  Elle  chante  et  désire  le  reste. 

Et,  pour  vous  faire  ici  quelque  comparaison, 

Regardez  votre  flûte,  écoutez-en  le  son. 

Est-ce  bien  celui-là  que  voulait  faire  entendre 

La  lèvre  ?  Était-il  pas  ou  moins  rude  ou  moins  tendre  ? 

Eh  bien,  c'est  au  bois  lourd  que  sont  tous  les  défauts  ! 

Votre  souffle  était  juste  et  votre  chant  est  faux. 

Pour  moi  qui  ne  sais  rien  et  vais  du  doute  au  rêve. 

Je  crois  qu'après  la  mort,  quand  l'union  s'achève. 

L'âme  retrouve  alors  la  vue  et  la  clarté, 

Et  que,  jugeant  son  œuvre  avec  sérénité. 

Comprenant  sans  obstacle  et  s'expliquant  sans  peine, 

Comme  ses  sœurs  du  ciel  elle  est  puissante  et  reine, 

Se  mesure  au  vrai  poids,  connaît  visiblement 

Que  son  souffle  était  faux  par  le  faux  instrument, 

N'était  ni  glorieux  ni  vil,  n'étant  pas  libre  ; 

Que  le  corps  seulement  empêchait  l'équilibre  ; 

Et,  calme,  elle  reprend,  dans  l'idéal  bonheur, 

La  sainte  égalité  des  esprits  du  Seigneur.  » 


Le  pauvre  alors  rougit  d'une  joie  imprévue, 
Et  contempla  sa  Flûte  avec  xme  autre  vue  ; 


I 


LA  FLÛTE  253 

Puis,  me  connaissant  mieux,  sans  craindre  mon  aspect. 
Il  la  baisa  deux  fois  en  signe  de  respect, 
Et  joua,  pour  quitter  ses  airs  anciens  et  tristes. 
Ce  Salve  Regina  que  chantent  les  Trappistes. 
Son  regard  attendri  paraissait  inspiré, 
La  note  était  plus  juste  et  le  souffle  assuré. 


LE    MONT   DES    OLIVIERS 


Alors  il  était  nuit,  et  Jésus  marchait  seul. 
Vêtu  de  blanc  ainsi  qu'un  mort  de  son  linceul  ; 
Les  disciples  dormaient  au  pied  de  la  colline. 
Parmi  les  oliviers,  qu'un  vent  sinistre  incline  ; 
Jésus  marche  à  grands  pas  en  frissonnant  comme  eux  ; 
Triste  jusqu'à  la  mort,  l'œil  sombre  et  ténébreux. 
Le  front  baissé,  croisant  les  deux  bras  sur  sa  robe 
Comme  un  voleur  de  nuit  cachant  ce  qu'il  dérobe. 
Connaissant  les  rochers  mieux  qu'un  sentier  uni. 
Il  s'arrête  en  un  heu  nommé  Gethsémani. 
Il  se  courbe  à  genoux,  le  front  contre  la  terre  ; 
Puis  regarde  le  ciel  en  appelant  :  «  Mon  père  !  » 
—  Mais  le  ciel  reste  noir,  et  Dieu  ne  répond  pas. 
Il  se  lève  étonné,  marche  encore  à  grands  pas. 
Froissant  les  ohviers  qui  tremblent.  Froide  et  lente 
Découle  de  sa  tête  une  sueur  sanglante. 
Il  recule,  il  descend,  il  crie  avec  effroi  : 


LE  MONT  DES  OLIVIERS  255 

«  Ne  pourriez- vous  prier  et  veiller  avec  moi  ?  » 

Mais  un  sommeil  de  mort  accable  les  apôtres. 

Pierre  à  la  voix  du  maître  est  sourd  comme  les  autres. 

Le  Fils  de  l'Homme  alors  remonte  lentement  ; 

Comme  un  pasteur  d'Egypte,  il  cherche  au  firmament 

Si  l'Ange  ne  luit  pas  au  fond  de  quelque  étoile. 

Mais  un  nuage  en  deuil  s'étend  comme  le  voile 

D'une  veuve,  et  ses  plis  entourent  le  désert. 

Jésus,  se  rappelant  ce  qu'il  avait  souffert 

Depuis  trente-trois  ans,  devint  homme,  et  la  crainte 

Serra  son  cœur  mortel  d'une  invincible  étreinte. 

Il  eut  froid.  Vainement  il  appela  trois  fois  : 

«  Mon  père  !  »  Le  vent  seul  répondit  à  sa  voix. 

Il  tomba  sur  le  sable  assis,  et,  dans  sa  peine, 

Eut  sur  le  monde  et  l'homme  une  pensée  humaine. 

—  Et  la  terre  trembla,  sentant  la  pesanteur 

Du  Sauveur  qui  tombait  aux  pieds  du  Créateur. 


II 


Jésus  disait  :  «  O  Père,  encor  laisse-moi  vivre  ! 
Avant  le  dernier  mot  ne  ferme  pas  mon  livre  ! 
Ne  sens-tu  pas  le  monde  et  tout  le  genre  humain 
Qui  souffre  avec  ma  chair  et  frémit  dans  ta  main  ? 
C'est  que  la  Terre  a  peur  de  rester  seule  et  veuve, 
Quand  meurt  celui  qui  dit  une  parole  neuve. 


256  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  que  tu  n'as  laissé  dans  son  sein  desséché 

Tomber  qu'un  mot  du  ciel  par  ma  bouche  épanché. 

Mais  ce  mot  est  si  pur,  et  sa  douceur  est  telle. 

Qu'il  a  comme  enivré  la  famille  mortelle 

D'une  goutte  de  vie  et  de  divinité, 

Lorsqu'en  ouvrant  les  bras  j'ai  dit  :  «  Fraternité.  & 

«  Père,  oh  !  si  j'ai  rempli  mon  douloureux  message. 
Si  j'ai  caché  le  Dieu  sous  la  face  du  sage, 
Du  sacrifice  humain  si  j'ai  changé  le  prix. 
Pour  l'offrande  des  corps  recevant  les  esprits. 
Substituant  partout  aux  choses  le  symbole, 
La  parole  au  combat,  comme  au  trésor  l'obole. 
Aux  flots  rouges  du  sang  les  flots  vermeils  du  vin, 
Aux  membres  de  la  chair  le  pain  blanc  sans  levain  : 
Si  j'ai  coupé  les  temps  en  deux  parts,  l'une  esclave 
Et  l'autre  libre  ;  —  au  nom  du  passé  que  je  lave. 
Par  le  sang  de  mon  corps  qui  souffre  et  va  finir. 
Versons-en  la  moitié  pour  laver  l'avenir  ! 
Père  libérateur  !  jette  aujourd'hui,  d'avance, 
La  moitié  de  ce  sang  d'amour  et  d'innocence 
Sur  la  tête  de  ceux  qui  viendront  en  disant  : 
«  Il  est  permis  pour  tous  de  tuer  l'innocent.  » 
Nous  savons  qu'il  naîtra,  dans  le  lointain  des  âges. 
Des  dominateurs  durs  escortés  de  faux  sages 
Qui  troubleront  l'esprit  de  chaque  nation 
En  donnant  un  faux  sens  à  ma  rédemption. 


LE  MONT  DES  OLIVIERS  257 

—  Hélas  !  je  parle  encor,  que  déjà  ma  parole 
Est  tournée  en  poison  dans  chaque  parabole  ; 
Éloigne  ce  calice  impur  et  plus  amer 
Que  le  fiel,  ou  l'absinthe,  ou  les  eaux  de  la  mer. 
Les  verges  qui  viendront,  la  couronne  d'épine. 
Les  clous  des  mains,  la  lance  au  fond  de  ma  poitrine, 
Enfin  toute  la  croix  qui  se  dresse  et  m'attend. 
N'ont  rien,  mon  Père,  oh  !  rien  qui  m'épouvante  autant! 
Quand  les  Dieux  veulent  bien  s'abattre  sur  les  mondes, 
Ils  n'y  doivent  laisser  que  des  traces  profondes  ; 
Et,  si  j'ai  mis  le  pied  sur  ce  globe  incomplet, 
Dont  le  gémissement  sans  repos  m'appelait, 
C'était  pour  y  laisser  deux  Anges  à  ma  place 
De  qui  la  race  humaine  aurait  baisé  la  trace, 
La  Certitude  heureuse  et  l'Espoir  confiant, 
Qui,  dans  le  paradis,  marchent  en  souriant. 
Mais  je  vais  la  quitter,  cette  indigente  terre. 
N'ayant  que  soulevé  ce  manteau  de  misère 
Qui  l'entoure  à  grands  plis,  drap  lugubre  et  fatal. 
Que  d'un  bout  tient  le  Doute  et  de  l'autre  le  Mal. 

«  Mal  et  Doute  !  En  un  mot  je  puis  les  mettre  en  poudre. 
Vous  les  aviez  prévus,  laissez-moi  vous  absoudre 
De  les  avoir  permis.  —  C'est  l'accusation 
Qui  pèse  de  partout  sur  la  création  !  — 
Sur  son  tombeau  désert  faisons  monter  Lazare. 
Du  grand  secret  des  morts  qu'il  ne  soit  plus  avare, 
9 


258  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  de  ce  qu'il  a  vu  donnons-lui  souvenir  ; 

Qu'il  parle.  —  Ce  qui  dure  et  ce  qui  doit  finir, 

Ce  qu'a  mis  le  Seigneur  au  cœur  de  la  Nature, 

Ce  qu'elle  prend  et  donne  à  toute  créature, 

Quels  sont  avec  le  ciel  ses  muets  entretiens. 

Son  amour  ineffable  et  ses  chastes  liens  ; 

Comment  tout  s'y  détruit  et  tout  s'y  renouvelle. 

Pourquoi  ce  qui  s'y  cache  et  ce  qui  s'y  révèle  ; 

Si  les  astres  des  cieux  tour  à  tour  éprouvés 

Sont  comme  celui-ci  coupables  et  sauvés  ; 

Si  la  terre  est  pour  eux  ou  s'ils  sont  pour  la  terre  ; 

Ce  qu'a  de  vrai  la  fable  et  de  clair  le  mystère. 

D'ignorant  le  savoir  et  de  faux  la  raison  ; 

Pourquoi  l'âme  est  liée  en  sa  faible  prison, 

Et  pourquoi  nul  sentier  entre  deux  larges  voies 

Entre  l'ennui  du  calme  et  des  paisibles  joies 

Et  la  rage  sans  fin  des  vagues  passions. 

Entre  la  léthargie  et  les  convulsions  ; 

Et  pourquoi  pend  la  Mort  comme  une  sombre  épée 

Attristant  la  Nature  à  tout  moment  frappée  ; 

Si  le  juste  et  le  bien,  si  l'injuste  et  le  mal 

Sont  de  vils  accidents  en  un  cercle  fatal, 

Ou  si  de  l'univers  ils  sont  les  deux  grands  pôles. 

Soutenant  terre  et  cieux  sur  leurs  vastes  épaules  ; 

Et  pourquoi  les  Esprits  du  mal  sont  triomphants 

Des  maux  immérités,  de  la  mort  des  enfants  ; 

Et  si  les  Nations  sont  des  femmes  guidées 


LE  MONT  DES  OLIVIERS  259 

Par  les  étoiles  d'or  des  divines  idées. 
Ou  de  folles  enfants  sans  lampes  dans  la  nuit, 
Se  heurtant  et  pleurant,  et  que  rien  ne  conduit  ; 
Et  si,  lorsque  des  temps  l'horloge  périssable 
Aura  jusqu'au  dernier  versé  ses  grains  de  sable. 
Un  regard  de  vos  yeux,  un  cri  de  votre  voix, 
Un  soupir  de  mon  cœur,  un  signe  de  ma  croix. 
Pourra  faire  ouvrir  l'ongle  aux  Peines  éternelles, 
Lâcher  leur  proie  humaine  et  reployer  leurs  ailes. 
—  Tout  sera  révélé  dès  que  l'homme  saura 
De  quels  lieux  il  arrive  et  dans  quels  il  ira.  e 


m 


Ainsi  le  divin  Fils  parlait  au  divin  Père, 
Il  se  prosterne  encore,  il  attend,  il  espère, 
Mais  il  remonte  et  dit  :  «  Que  votre  volonté 
Soit  faite  et  non  la  mienne,  et  pour  l'éternité  !  » 
Une  terreur  profonde,  une  angoisse  infinie 
Redoublent  sa  torture  et  sa  lente  agonie. 
Il  regarde  longtemps,  longtemps  cherche  sans  voir. 
Comme  un  marbre  de  deuil  tout  le  ciel  était  noir  ; 
La  Terre,  sans  clartés,  sans  astre  et  sans  aurore, 
Et  sans  clartés  de  l'âme  ainsi  qu'elle  est  encore, 
Frémissait.  —  Dans  le  bois  il  entendit  des  pas. 
Et  puis  il  vit  rôder  la  torche  de  Judas. 


2ao  ALFRED  DE  VIGNY 


LE   SILENCE 

S'il  est  vrai  qu'au  Jardin  sacré  des  Écritures, 

Le  Fils  de  l'homme  ait  dit  ce  qu'on  voit  rapporté  ; 

Muet,  aveugle  et  sourd  au  cri  des  créat^lres, 

Si  le  Ciel  nous  laissa  comme  un.  monde  avorté, 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence, 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  étemel  de  la  Divinité. 


LA   BOUTEILLE   A   LA    MER 

CONSEIL   A    UN    JEUNE    HOMME   INCONNU 


Courage,  ô  faible  enfant  de  qui  ma  solitude 

Reçoit  ces  chants  plaintifs,  sans  nom,  que  vous  jetez 

Sous  mes  yeux  ombragés  du  camail  de  l'étude. 

Oubliez  les  enfants  par  la  mort  arrêtés  ; 

Oubliez  Chatterton,  Gilbert  et  Malfîlâtre  ; 

De  l'œuvre  d'avenir  saintement  idolâtre. 

Enfin,  oubliez  l'homme  en  vous-même.  —  Écoutez  : 


Quand  un  grave  marin  voit  que  le  vent  l'emporte 
Et  que  les  mâts  brisés  pendent  tous  sur  le  pont. 


262  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  dans  son  grand  duel  la  mer  est  la  plus  forte 
Et  que  par  des  calculs  l'esprit  en  vain  répond  ; 
Que  le  courant  l'écrase  et  le  roule  en  sa  course, 
Qu'il  est  sans  gouvernail  et,  partant,  sans  ressource, 
Il  se  croise  les  bras  dans  un  calme  profond. 


III 


Il  voit  les  masses  d'eau,  les  toise  et  les  mesure. 
Les  méprise  en  sachant  qu'il  en  est  écrasé, 
Soumet  son  âme  au  poids  de  la  matière  impure 
Et  se  sent  mort  ainsi  que  son  vaisseau  rasé. 
—  A  de  certains  moments,  l'âme  est  sans  résistance  ; 
Mais  le  penseur  s'isole  et  n'attend  d'assistance 
Que  de  la  forte  foi  dont  il  est  embrasé. 


IV 


Dans  les  heures  du  soir,  le  jeune  Capitaine 
A  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  le  salut  des  siens. 
Nul  vaisseau  n'apparaît  sur  la  vague  lointaine, 
La  nuit  tombe,  et  le  brick  court  aux  rocs  indiens. 
—  Il  se  résigne,  il  prie  ;  il  se  recueille,  il  pense 
A  celui  qui  soutient  les  pôles  et  balance 
L'équateur  hérissé  des  longs  méridiens. 


LA  BOUTEILLE  A  LA  MER  263 


Son  sacrifice  est  fait  ;  mais  il  faut  que  la  terre 
Recueille  du  travail  le  pieux  monument. 
C'est  le  journal  savant,  le  calcul  solitaire, 
Plus  rare  que  la  perle  et  que  le  diamant  ; 
C'est  la  carte  des  flots  faite  dans  la  tempête, 
La  carte  de  l'écueil  qui  va  briser  sa  tête  : 
Aux  voyageurs  futurs  sublime  testament. 


VI 


Il  écrit  :  «  Aujourd'hui,  le  courant  nous  entraîne. 

Désemparés,  perdus,  sur  la  Terre-de-Feu. 

Le  courant  porte  à  l'est.  Notre  mort  est  certaine  : 

Il  faut  cingler  au  nord  pour  bien  passer  ce  lieu. 

—  Ci- joint  est  mon  journal,  portant  quelques  études 

Des  constellations  des  hautes  latitudes. 

Qu'il  aborde,  si  c'est  la  volonté  de  Dieu  !  » 


VII 

Puis,  immobile  et  froid,  comme  le  cap  des  brumes 
Qui  sert  de  sentinelle  au  détroit  Magellan, 


264  ALFRED  DE  VIGNY 

Sombre  comme  ces  rocs  au  front  chargé  d'écumes  ^, 
Ces  pics  noirs  dont  chacun  porte  un  deuil  castillan. 
Il  ouvre  une  bouteille  et  la  choisit  très  forte, 
Tandis  que  son  vaisseau  que  le  courant  emporte 
Tourne  en  un  cercle  étroit  comme  un  vol  de  milan. 


VIII 

Il  tient  dans  une  main  cette  vieille  compagne, 
Ferme,  de  l'autre  main,  son  flanc  noir  et  terni. 
Le  cachet  porte  encor  le  blason  de  Champagne  : 
De  la  mousse  de  Reims  son  col  vert  est  jauni. 
D'un  regard,  le  marin  en  soi-même  rappelle 
Quel  jour  il  assembla  l'équipage  autour  d'elle. 
Pour  porter  un  grand  toste  au  pavillon  béni. 


IX 

On  avait  mis  en  panne,  et  c'était  grande  fête  ; 
Chaque  homme  sur  son  mât  tenait  le  verre  en  main  ; 
Chacun  à  son  signal  se  découvrit  la  tête, 
Et  répondit  d'en  haut  par  un  hourra  soudain. 

^  Les  pics  San-Diego,  San-Ildefonso. 


LA  BOUTEILLE  A  LA  MER  265 

Le  soleil  souriant  dorait  les  voiles  blanches  ; 
L'air  ému  répétait  ces  voix  mâles  et  franches, 
Ce  noble  appel  de  l'homme  à  son  pays  lointain. 


Après  le  cri  de  tous,  chacun  rêve  en  silence. 
Dans  la  mousse  d'Aï  luit  l'éclair  d'un  bonheur  ; 
Tout  au  fond  de  son  verre  il  aperçoit  la  France. 
La  France  est  pour  chacun  ce  qu'y  laissa  son  cœur  : 
L'un  y  voit  son  vieux  père  assis  au  coin  de  l'âtre. 
Comptant  ses  jours  d'absence  ;  à  la  table  du  pâtre, 
Il  voit  sa  chaise  vide  à  côté  de  sa  sœur. 


XI 


Un  autre  y  voit  Paris,  où  sa  fille  penchée 
Marque  avec  les  compas  tous  les  souffles  de  l'air. 
Ternit  de  pleurs  la  glace  où  l'aiguille  est  cachée. 
Et  cherche  à  ramener  l'aimant  avec  le  fer. 
Un  autre  y  voit  Marseille.  Une  femme  se  lève. 
Court  au  port  et  lui  tend  un  mouchoir  de  la  grève. 
Et  ne  sent  pas  ses  pieds  enfoncés  dans  la  mer. 


266  ALFRED  DE  VIGNY 

XII 

0  superstition  des  amours  ineffables, 
Murmures  de  nos  cœurs  qui  nous  semblez  des  voix, 
Calculs  de  la  science,  ô  décevantes  fables  ! 
Pourquoi  nous  apparaître  en  un  jour  tant  de  fois  ? 
Pourquoi  vers  l'horizon  nous  tendre  ainsi  des  pièges  ? 
Espérances  roulant  comme  roulent  les  neiges  ; 
Globes  toujours  pétris  et  fondus  sous  nos  doigts  ! 


XIII 

Où  sont-ils  à  présent  ?  où  sont  ces  trois  cents  braves  ? 
Renversés  par  le  vent  dans  les  courants  maudits, 
Aux  harpons  indiens  ils  portent  pour  épaves 
Leurs  habits  déchirés  sur  leurs  corps  refroidis. 
Les  savants  officiers,  la  hache  à  la  ceinture, 
Ont  péri  les  premiers  en  coupant  la  mâture  : 
Ainsi,  de  ces  trois  cents  il  n'en  reste  que  dix  ! 


XIV 

Le  capitaine  encor  jette  un  regard  au  pôle 
Dont  il  vient  d'explorer  les  détroits  inconnus. 


LA  BOUTEILLE  A  LA  MER  267 

L'eau  monte  à  ses  genoux  et  frappe  son  épaule  ; 
Il  peut  lever  au  ciel  l'un  de  ses  deux  bras  nus. 
Son  navire  est  coulé,  sa  vie  est  révolue  : 
Il  lance  la  Bouteille  à  la  mer,  et  salue 
Les  jours  de  l'avenir  qui  pour  lui  sont  venus. 


XV 

Il  sourit  en  songeant  que  ce  fragile  verre 
Portera  sa  pensée  et  son  nom  jusqu'au  port  ; 
Que  d'une  île  inconnue  il  agrandit  la  terre  ; 
Qu'il  marque  un  nouvel  astre  et  le  confie  au  sort  ; 
Que  Dieu  peut  bien  permettre  à  des  eaux  insensées 
De  perdre  des  vaisseaux,  mais  non  pas  des  pensées  ; 
Et  qu'avec  un  flacon  il  a  vaincu  la  mort. 


XVI 

Tout  est  dit.  A  présent,  que  Dieu  lui  soit  en  aide  1 
Sur  le  brick  englouti  l'onde  a  pris  son  niveau. 
Au  large  flot  de  l'est  le  flot  de  l'ouest  succède, 
Et  la  Bouteille  y  roule  en  son  vaste  berceau. 
Seule  dans  l'Océan  la  frêle  passagère 
N'a  pas  pour  se  guider  une  brise  légère  ; 
Mais  elle  vient  de  l'arche  et  porte  le  rameau. 


268  ALFRED  DE  VIGNY 

XVII 

Les  courants  l'emportaient,  les  glaçons  la  retiennent 
Et  la  couvrent  des  plis  d'un  épais  manteau  blanc. 
Les  noirs  chevaux  de  mer  la  heurtent,  puis  reviennent 
La  flairer  avec  crainte,  et  passent  en  soufflant. 
Elle  attend  que  l'été,  changeant  ses  destinées. 
Vienne  ouvrir  le  rempart  des  glaces  obstinées. 
Et  vers  la  ligne  ardente  elle  monte  en  roulant. 


XVIII 

Un  jour,  tout  était  calme  et  la  mer  Pacifique, 
Par  ses  vagues  d'azur,  d'or  et  de  diamant. 
Renvoyait  ses  splendeurs  au  soleil  du  tropique. 
Un  navire  y  passait  majestueusement  ; 
Il  a  vu  la  Bouteille  aux  gens  de  mer  sacrée  : 
Il  couvre  de  signaux  sa  flamme  diaprée, 
Lance  un  canot  en  mer  et  s'arrête  un  moment. 


XIX 

Mais  on  entend  au  loin  le  canon  des  Corsaires  ; 
Le  Négrier  va  fuir  s'il  peut  prendre  le  vent. 


LA  BOUTEILLE  A  LA  MER  269 

Alerte  !  et  coulez  bas  ces  sombres  adversaires  ! 
Noyez  or  et  bourreaux  du  couchant  au  levant  ! 
La  Frégate  reprend  ses  canots  et  les  jette 
En  son  sein,  comme  fait  la  sarigue  inquiète. 
Et  par  voile  et  vapeur  vole  et  roule  en  avant. 


XX 

Seule  dans  l'Océan,  seule  toujours  !  —  Perdue 
Comme  un  point  invisible  en  un  mouvant  désert, 
L'aventurière  passe  errant  dans  l'étendue, 
Et  voit  tel  cap  secret  qui  n'est  pas  découvert. 
Tremblante  voyageuse  à  flotter  condamnée, 
Elle  sent  sur  son  col  que  depuis  une  année 
L'aJgue  et  les  goémons  lui  font  un  manteau  vert. 


XXI 

Un  soir  enfin,  les  vents  qui  soufflent  des  Florides 
L'entraînent  vers  la  France  et  ses  bords  pluvieux. 
Un  pêcheur  accroupi  sous  des  rochers  arides 
Tire  dans  ses  filets  le  flacon  précieux. 
Il  court,  cherche  un  savant  et  lui  montre  sa  prise, 
Et,  sans  l'oser  ouvrir,  demande  qu'on  lui  dise 
Quel  est  cet  élixir  noir  et  mystérieux. 


270  ALFRED  DE  VIGNY 

XXII 

Quel  est  cet  élixir  ?  Pêcheur,  c'est  la  science. 
C'est  l'élixir  divin  que  boivent  les  esprits, 
Trésor  de  la  pensée  et  de  l'expérience  ; 
Et  si  tes  lourds  filets,  ô  pêcheur,  avaient  pris 
L'or  qui  toujours  serpente  aux  veines  du  Mexique, 
Les  diamants  de  l'Inde  et  les  perles  d'Afrique, 
Ton  labeur  de  ce  jour  aurait  eu  moins  de  prix. 


XXIII 

Regarde.  —  Quelle  joie  ardente  et  sérieuse  ! 
Une  gloire  de  plus  luit  dans  la  nation. 
Le  canon  tout-puissant  et  la  cloche  pieuse 
Font  sur  les  toits  tremblants  bondir  l'émotion. 
Aux  héros  du  savoir  plus  qu'à  ceux  des  batailles 
On  va  faire  aujourd'hui  de  grandes  funérailles. 
Lis  ce  mot  sur  les  murs  :  «  Commémoration  !  » 


XXIV 

Souvenir  étemel  !  gloire  à  la  découverte 

Dans  l'homme  ou  la  nature,  égaux  en  profondeur, 


LA  BOUTEILLE  A  LA  MER  271 

Dans  le  Juste  et  le  Bien,  source  à  peine  entr'ouverte, 
Dans  l'Art  inépuisable,  abîme  de  splendeur  ! 
Qu'importe  oubli,  morsure,  injustice  insensée, 
Glaces  et  tourbillons  de  notre  traversée  ? 
Sur  la  pierre  des  morts  croît  l'arbre  de  grandeur. 

XXV 

Cet  arbre  est  le  plus  beau  de  la  terre  promise, 

C'est  votre  phare  à  tous,  Penseurs  laborieux  ! 

Voguez  sans  jamais  craindre  ou  les  flots  ou  la  brise 

Pour  tout  trésor  scellé  du  cachet  précieux. 

L'or  pur  doit  surnager,  et  sa  gloire  est  certaine  ; 

Dites  en  souriant  comme  ce  capitaine  : 

<(  Qu'il  aborde,  si  c'est  la  volonté  des  dieux  !  t 


XXVI 

Le  vrai  Dieu,  le  Dieu  fort,  est  le  Dieu  des  idées. 
Sur  nos  fronts  où  le  germe  est  jeté  par  le  sort, 
Répandons  le  Savoir  en  fécondes  ondées  ; 
Puis,  recueillant  le  fruit  tel  que  de  l'âme  il  sort, 
Tout  empreint  du  parfum  des  saintes  solitudes. 
Jetons  l'œuvre  à  la  mer,  la  mer  des  multitudes  : 
—  Dieu  la  prendra  du  doigt  pour  la  conduire  au  port. 

Au  Maine-Giraud,  octobre  1858. 


WANDA 

fflSTOIRE  RUSSE 

Conversation  au  bal  à  Paris 


UN    FRANÇAIS 

Qui  donc  vous  a  donné  ces  bagues  enchantées 
Que  vous  ne  touchez  pas  sans  un  air  de  douleur  ? 
Vos  mains,  par  ces  rubis,  semblent  ensanglantées. 
Ces  cachets  grecs,  ces  croix,  souvenir  d'un  malheur, 
Sont-ils  chers  et  cruels  ?  sont-ils  expiatoires  ? 
Le  pays  des  Ivans  a  seul  ces  perles  noires. 
D'une  contrée  en  deuil  symboles  sans  couleur. 

II 

WANDA,  grande  dame  russe. 

Celle  qui  m'a  donné  ces  ornements  de  fête. 
Ce  cachet  dont  un  czar  fut  le  seul  possesseur, 


WANDA  273 

Ces  diamants  en  feu  qui  tremblent  sur  ma  tête, 
Ces  reliques  sans  prix  d'un  saint  intercesseur. 
Ces  rubis,  ces  saphirs  qui  chargent  ma  ceinture. 
Ce  bracelet  qu'émaille  une  antique  peinture, 
Ces  talismans  sacrés,  c'est  l'esclave,  ma  sœur. 


III 


Car  elle  était  princesse,  et  maintenant  qu 'est-elle  ? 
Nul  ne  l'oserait  dire  et  n'ose  le  savoir. 
On  a  rayé  le  nom  dont  le  monde  l'appelle. 
EUe  n'est  qu'une  femme  et  mange  le  pain  noir, 
Le  pain  qu'à  son  mari  donne  la  Sibérie  ; 
Et  parmi  les  mineurs  s'assied  pâle  et  flétrie. 
Et  boit  chaque  matin  les  larmes  du  devoir. 


IV 


En  ce  temps-là,  ma  sœur,  sur  le  seuil  de  sa  porte. 
Nous  dit  :  «  Vivez  en  paix,  je  vais  garder  ma  foi. 
Gardez  ces  vanités  ;  au  monde  je  suis  morte. 
Puisque  le  seul  que  j'aime  est  mort  devant  la  loi. 
Des  splendeurs  de  mon  front  conservez  les  ruines. 
Je  le  suivrai  partout,  jusques  au  fond  des  mines  ; 
Vous  qui  savez  aimer,  vous  feriez  comme  moi. 


274  ALFRED  DE  VIGNY 


«  L'empereur  tout-puissant,  qui  voit  d'en  haut  les  choses, 
Du  prince  mon  seigneur  voulut  faire  un  forçat. 
Dieu  seul  peut  re viser  un  jour  ces  grandes  causes 
Entre  le  souverain,  le  sujet  et  l'État. 
Pour  moi,  je  porterai  mes  fils  sur  mon  épaule 
Tandis  que  mon  mari,  sur  la  route  du  pôle, 
Marche  et  traîne  un  boulet,  conduit  par  un  soldat. 


VI 


«  La  fatigue  a  courbé  sa  poitrine  écrasée  ; 

Le  froid  gonfle  ses  pieds  dans  ces  chemins  mauvais  ; 

La  neige  tombe  en  flots  sur  sa  tête  rasée  ; 

Il  brise  les  glaçons  sur  le  bord  des  marais. 

Lui  de  qui  les  aïeux  s'élisaient  pour  l'empire 

Répond: «Serge», au  camp  même  oùtousleurdisaient:«Sire.> 

Comment  puis-je,  à  Moscou,  dormir  dans  mon  palais  ? 


vn 

«  Prenez  donc,  ô  mes  soeurs,  ces  signes  de  mollesse. 
J'irai  dans  les  caveaux,  dans  l'air  empoisonneur. 


WANDA  275 

Conservant  seulement,  de  toute  ma  richesse. 
L'aiguille  et  le  marteau  pour  luxe  et  pour  honneur  ; 
Et,  puisqu'il  est  écrit  que  la  race  des  Slaves 
Doit  pori;er  et  le  joug  et  le  nom  des  esclaves. 
Je  descendrai  vivante  au  tombeau  du  mineur. 


VIII 

«  Là,  j'aurai  soin  d'user  ma  vie  avec  la  sienne  ; 
Je  soutiendrai  ses  bras  quand  il  prendra  l'essieu. 
Je  briserai  mon  corps  pour  que  rien  ne  retienne 
Mon  âme  quand  son  âme  aura  monté  vers  Dieu  ; 
Et  bientôt,  nous  tirant  des  glaces  étemelles, 
L'ange  de  mort  viendra  nous  prendre  sous  ses  ailes 
Pour  nous  porter  ensemble  aux  chaleurs  du  ciel  bleu. 


IX 

Et  ce  qu'elle  avait  dit,  ma  sœur  l'a  bien  su  faire  ; 
Elle  a  tissé  le  lin,  et  de  ses  écheveaux 
Espère  en  vain  former  son  linceul  mortuaire. 
Et  depuis  vingt  hivers  achève  vingt  travaux. 
Calculant  jour  par  jour,  sur  ses  mains  enchaînées. 


276  ALFRED  DE  VIGNY 

Le  grain  du  chapelet  de  ses  sombres  années. 

Quatre  enfants  ont  grandi  dans  l'ombre  des  caveaux. 


Leurs  yeux  craignent  le  jour  quand  sa  lumière  pâle 
Trois  fois  dans  une  année  éclaire  leur  pâleur, 
Comme  pour  les  agneaux,  la  brebis  et  le  mâle 
Sont  parqués  à  la  fois  par  le  mauvais  pasteur. 
La  mère  eût  bien  voulu  qu'on  leur  apprît  à  lire, 
Puisqu'ils  portaient  le  nom  des  princes  de  l'empire. 
Et  n'ont  rien  fait  encor  qui  blesse  l'empereur. 


XI 


Un  jour  de  fête,  on  a  demandé  cette  grâce 

Au  czar,  toujours  affable  et  clément  souverain. 

Lorsqu'au  front  des  soldats  seul  il  passe  et  repasse. 

Après  dix  ans  d'attente,  il  répondit  enfin  : 

<i  Un  esclave  a  besoin  d'un  marteau,  non  d'un  livre  : 

La  lecture  est  fatale  à  ceux-là  qui,  pour  vivre. 

Doivent  avoir  bon  bras  pour  gagner  un  bon  pain.  » 


WANDA  277 


XII 


Ce  mot  fut  un  couteau  pour  le  cœur  de  la  mère  ; 
Avant  qu'il  ne  fût  dit,  quand  s'asseyait  ma  sœur, 
Ses  larmes  sillonnaient  la  neige  sur  la  terre, 
Tombant  devant  ses  pieds,  non  sans  quelque  douceur. 
Mais,  aujourd'hui,  sans  pleurs,  elle  passe  l'année 
A  regarder  ses  fils  d'une  vue  étonnée  ; 
Ses  yeux  secs  sont  glacés  d'épouvante  et  d'horreur  ! 


xm 

LE    FRANÇAIS 

Wanda,  j'écoute  encore  après  votre  silence  ; 
J'ai  senti  sur  mon  cœur  peser  ce  doigt  d'airain 
Qui  porte  au  bout  du  monde  à  toute  âme  qui  pense 
Les  épouvantements  du  fatal  souverain. 
Cet  homme  enseveli  vivant  avec  sa  femme. 
Ces  esclaves  enfants  dont  on  va  tuer  l'âme. 
Est-ce  de  notre  siècle  ou  du  temps  d'Ugolin  ? 


XIV 

Non,  non,  il  n'est  pas  vrai  que  le  peuple  en  tout  âge. 
Lui  seul  ait  travaillé,  lui  seul  ait  combattu  ; 


278  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  l'immolation,  la  force  et  le  courage 
N'habitent  pas  un  cœur  de  velours  revêtu. 
Plus  belle  était  la  vie  et  plus  grande  est  sa  perte, 
Plus  pur  est  le  calice  où  l'hostie  est  offerte. 
Sacrifice,  ô  toi  seul  peut-être  es  la  vertu  ! 


XV 

Tandis  que  vous  parliez,  je  sentais  dans  mes  veines 
Les  imprécations  bouillonner  sourdement  ; 
Vous  ne  maudissez  pas,  ô  vous,  femmes  romaines  ! 
Vous  traînez  votre  joug  silencieusement. 
Éponines  du  Nord,  vous  dormez  dans  vos  tombes. 
Vous  soutenez  l'esclave  au  fond  des  catacombes 
D'où  vous  ne  sortirez  qu'au  dernier  jugement. 


XVI 

Peuple  silencieux,  souverain  gigantesque  ! 
Lutteurs  de  fer  toujours  muets  et  combattants  ! 
Pierre  avait  commencé  ce  duel  romanesque  : 
Le  verrons-nous  finir  ?  Est-il  de  notre  temps  ? 
Le  dompteur  est  debout  nuit  et  jour,  et  surveille 
Le  dompté  qui  se  tait  jusqu'à  ce  qu'il  s'éveille, 
Se  regardant  l'un  l'autre  ainsi  que  deux  Titans. 


WANDA  279 


XVII 


En  bas,  le  peuple  voit  de  son  œil  de  Tartare 
Ses  seigneurs  révoltés,  combattus  par  ses  czars, 
Aiguise  sur  les  pins  sa  hache  et  la  prépare 
A  peser  tout  son  poids  dans  les  futurs  hasards. 
En  haut,  seul,  l'empereur  sur  la  Russie  entière 
Promène  en  galopant  l'autre  hache  dont  Pierre 
Abattit  de  sa  main  les  têtes  des  boyards. 


XVIII 

Une  nuit,  on  a  vu  ces  deux  larges  cognées 

Se  heurter,  se  porter  des  coups  profonds  et  lourds. 

Les  hommes  sont  tombés  ;  les  femmes,  résignées, 

Ont  marché  dans  la  neige  à  la  voix  des  tambours, 

Et,  comme  votre  sœur,  ont  d'une  main  meurtrie 

Bercé  leurs  fils  au  bord  des  lacs  de  Sibérie, 

Et  cherché  pour  dormir  la  tanière  des  ours. 


XIX 

Et  ces  femmes  sans  peur,  ces  reines  détrônées, 
Dédaignent  de  se  plaindre  et  s'en  vont  au  désert 


28o  ALFRED  DE  VIGNY 

Sans  détourner  les  yeux,  sans  même  être  étonnées 

En  passant  sous  la  porte  où  tout  espoir  se  perd. 

A  voir  leur  front  si  calme,  on  croirait  qu'elles  savent 

Que  leurs  ans,  jour  par  jour,  par  avance  se  gravent 

Sur  un  livre  éternel  devant  le  czar  ouvert. 


XX 

Quel  signe  formidable  a-t-il  au  front,  cet  homme  ? 
Qui  donc  ferma  son  cœur  des  trois  cercles  de  fer 
Dont  s'étaient  cuirassés  les  empereurs  de  Rome 
Contre  les  cris  de  l'âme  et  les  cris  de  la  chair  ? 
Croit-on  parmi  vos  serfs  qu'à  la  fin  il  se  lasse 
De  semer  les  martyrs  sur  la  neige  et  la  glace. 
D'enterrer  les  damnés  dans  un  terrestre  enfer  ? 


XXI 

S'il  était  vrai  qu'il  eût  au  fond  de  sa  poitrine 
Un  cœur  de  père  ému  des  pâleurs  d'un  enfant. 
Qu'assis  près  de  sa  fille  à  la  beauté  divine. 
Il  eût  les  yeux  en  pleurs,  l'air  doux  et  triomphant. 
Qu'il  eût  pour  rêve  unique  et  désir  de  son  âme 
Quelques  jours  de  repos  pour  emporter  sa  femme 
Sous  les  soleils  du  sud  qui  réchauffent  le  sang  ; 


WANDA  281 


XXII 


S'il  était  vrai  qu'il  eût  conduit  hors  du  servage 
Un  peuple  tout  entier  de  sa  main  racheté, 
Créant  le  pasteur  libre  et  créant  le  village 
Où  l'esclave  tartare  avait  seul  existé, 
Pareil  au  voyageur  dont  la  richesse  est  fière 
D'acheter  mille  oiseaux  et  d'ouvrir  la  volière 
Pour  leur  rendre  à  la  fois  l'air  et  la  liberté  ; 


XXIII 

Il  aurait  déjà  dit  :  «  J'ai  pitié,  je  fais  grâce  ; 

«  L'ancien  crime  est  lavé  par  les  martyrs  nouveaux  »  ; 

Sa  voix  aurait  trois  fois  répété  dans  l'espace. 

Comme  la  voix  de  l'ange  ouvrant  les  derniers  sceaux, 

Devant  les  nations  surprises,  attentives. 

Devant  la  race  libre  et  les  races  captives  : 

«  La  brebis  m'a  vaincu  par  le  sang  des  agneaux.  » 


XXIV 

Mais  il  n'a  point  parlé,  mais  cette  année  encore 
Heure  par  heure  en  vain  lentement  tombera. 


ALFRED  DE  VIGNY 
Et  la  neige  sans  bruit,  sur  la  terre  incolore, 
Aux  pieds  des  exilés  nuit  et  jour  gèlera. 
Silencieux  devant  son  armée  en  silence, 
Le  czar,  en  mesurant  la  cuirasse  et  la  lance. 
Passera  sa  revue  et  toujours  se  taira. 

5  novembre  1847. 


DIX    ANS    APRES 


UN   BILLET  DE  WANDA 

AU    MÊME   FRANÇAIS,   A   PARIS 


De  Tobolsk  en  Sibérie,  le  21  octobre  1855, 
jour  de  la  bataille  de  l'Aima. 

Vous  disiez  vrai.  Le  czar  s'est  tu.  —  Ma  sœur  est  morte. 

Les  serfs  de  Sibérie  ont  porté  le  cercueil, 

Et  les  fils  de  la  sainte  et  de  la  femme  forte 

Comme  esclaves  suivaient,  sans  nom,  sans  rang,  sans  deuil. 

La  cloche  seule  émeut  la  ville  inanimée. 

Mais,  au  sud,  le  canon  s'entend  vers  la  Crimée. 

Et  c'est  au  cœur  de  l'ours  que  Dieu  frappe  l'orgueil. 


SECOND  BILLET  DE  WANDA 

AU   MÊME   FRANÇAIS 


De  Tobolsk  en  Sibérie,  après  la  prise  du 
fort  MalakoÊf. 

SÉBASTOPOL  détruit  n'est  plus.  —  L'aigle  de  France 

L'a  rasé  de  la  terre,  et  le  czar  étonné 

Est  mort  de  rage.  —  On  dit  que  la  balance  immense 

Du  Seigneur  a  paru  quand  la  foudre  a  tonné. 

—  La  sainte  la  tenait  flottante  dans  l'espace. 

L'épouse,  la  martyre  a  peut-être  fait  grâce. 

Dieu  du  ciel  I  —  Mais  la  mère  a-t-elle  pardonné  ? 


NOTE   POUR  LE   POÈME  DE  WANDA 


LA    RUSSIE   ET   LES   RUSSES 

PAR    N.    TOURGUENIEF 


{Tome  7"",  page  104) 

...  Ce  sont  les  femmes  surtout  qui,  dans  cette  circonstance 
comme  toujours,  ont  agi  le  plus  éloquemment. 

Une  d'entre  elles,  belle  et  accomplie,  appartenant  à  une  famille 
illustre,  et  nouvellement  mariée  à  un  des  condamnés,  N.  M.  (je 
crois  Nicolas  Mouravief),  n'hésita  pas  un  moment  à  le  suivre  en 
Sibérie,  où.  son  propre  frère  fut  aussi  envoyé.  Là,  elle  donna  le 
jour  à  im  enfant. 

La  rigueur  du  climat,  dans  l'endroit  oti  elle  se  trouvait,  était  très 
défavorable  à  cette  pauvre  créature  et  à  la  mère  elle-même. 

Pendant  longtemps  on  sollicita  pour  cette  famille  la  faveur 
d'être  envoyée  ailleurs,  même  dans  cette  affreuse  Sibérie  ;  ce  fut 
toujoiuï  en  vain.  —  La  mort  vint  mettre  un  terme  aux  souffrances 
de  cette  femme  héroïque. 

Une  autre,  la  jeune  et  riche  épouse  du  prince  Tr...  (je  pense 
Troubetzkoï),  au  moment  où  l'arrêt  qui  condamnait  son  mari  lui 
fut  connu,  déclara  qu'elle  le  suivrait,  et  accomplit  sa  résolution, 
malgré  l'opposition  de  ses  parents,  qui  n'étaient  que  des  courtisans. 

Un  jeune  Français,  qui  se  trouvait  attaché  comme  s.;crétaire 


286  ALFRED  DE  VIGNY 

particulier  au  comte  L...  (peut-être  Laval),  père  de  M™«  Tr...,  pen- 
sant aux  difiScultés  qu'aurait  pour  elle  un  pareil  voyage,  l'accom- 
pagna également. 

Il  revint  bientôt  en  France  et  put  donner  quelques  renseigne- 
ments sur  la  position  des  exilés.  Lorsqu'elle  fut  arrivée  à  desti- 
nation, on  dit  à  la  princesse  Tr...  que,  son  mari  devant  rester 
prisonnier,  elle  pourrait  se  loger  dans  une  maison  particulière 
et  qu'elle  aurait  la  permission  de  le  voir  une  ou  deux  fois  par 
semaine. 

EUe  persista  à  vouloir  entrer  elle-même  en  prison  pour  être 
toujours  auprès  de  lui. 

On  lui  représenta  vainement  que,  dans  ce  cas,  elle  ne  pourrait 
conserver  auprès  d'elle  personne  pour  la  servir.  —  Elle  accepta 
toutes  ces  conditions,  et  continua  longtemps  à  remplir  elle-même 
les  pénibles  devoirs  d'un  ménage  de  prison. 


(Tome  III,  p.  i6) 

...  Que  la  Russie,  poussée  nécessairement  vers  la  civilisation 
européenne,  n'y  a  choisi  avec  ardeur  que  les  formes  et  les  usages 
superficiels. 


{Même  tome,  p.  38) 
L'esclavage  et  la  Pologne,  obstacles  à  la  civilisation  en  Russie. 


L'ESPRIT  PUR 

A  ÉVA 


Si  l'orgueil  prend  ton  cœur  quand  le  peuple  me  nomme, 

Que  de  mes  livres  seuls  te  vienne  ta  fierté. 

J'ai  mis  sur  le  cimier  doré  du  gentilhomme 

Une  plume  de  fer  qui  n'est  pas  sans  beauté. 

J'ai  fait  illustre  un  nom  qu'on  m'a  transmis  sans  gloire. 

Qu'il  soit  ancien,  qu'importe  ?  il  n'aura  de  mémoire 

Que  du  jour  seulement  où  mon  front  l'a  porté. 


II 


Dans  le  caveau  des  miens  plongeant  mes  pas  nocturnes, 
J'ai  compté  mes  aïeux,  suivant  leur  vieille  loi. 
J'ouvris  leurs  parchemins,  je  fouillai  dans  leurs  urnes 
Empreintes  sur  le  flanc  des  sceaux  de  chaque  roi. 


288  ALFRED  DE  VIGNY 

A  peine  une  étincelle  a  relui  dans  leur  cendre. 

C'est  en  vain  que  d'eux  tous  le  sang  m'a  fait  descendre  ; 

Si  j'écris  leur  histoire,  ils  descendront  de  moi. 


III 


Ils  furent  opulents,  seigneurs  de  vastes  terres, 
Grands  chasseurs  devant  Dieu,  comme  Nemrod,  jaloux 
Des  beaux  cerfs  qu'ils  lançaient  des  bois  héréditaires 
Jusqu'où  voulait  la  mort  les  livrer  à  leurs  coups  ; 
Suivant  leur  forte  meute  à  travers  deux  provinces, 
Coupant  les  chiens  du  roi,  déroutant  ceux  des  princes. 
Forçant  les  sangliers  et  détruisant  les  loups  ; 


IV 


Galants  guerriers  sur  terre  et  sur  mer,  se  montrèrent 
Gens  d'honneur  en  tout  temps  comme  en  tous  lieux,  cherchanl 
De  la  Chine  au  Pérou  les  Anglais,  qu'ils  brûlèrent 
Sur  l'eau  qu'ils  écumaient  du  levant  au  couchant  ; 
Puis,  sur  leur  talon  rouge,  en  quittant  les  batailles. 
Parfumés  et  blessés  revenaient  à  Versailles 
Jaser  à  l' Œil-de-bœuf  avant  de  voir  leur  champ. 


L'ESPRIT  PUR  289 


Mais  les  champs  de  la  Beauce  avaient  leurs  cœurs,  leurs  âmes, 

Leurs  soins.  Ils  les  peuplaient  d'innombrables  garçons, 

De  filles  qu'ils  donnaient  aux  chevaliers  pour  femmes, 

Dignes  de  suivre  en  tout  l'exemple  et  les  leçons  ; 

Simples  et  satisfaits  si  chacun  de  leur  race 

Apposait  saint  Louis  en  croix  sur  sa  cuirasse. 

Comme  leurs  vieux  portraits  qu'aux  murs  noirs  nous  plaçons. 


VI 


Mais  aucun,  au  sortir  d'une  rude  campagne. 
Ne  sut  se  recueillir,  quitter  le  destrier. 
Dételer  pour  un  jour  ses  palefrois  d'Espagne, 
Ni  des  coursiers  de  chasse  enlever  l'étrier 
Pour  graver  quelque  page  et  dire  en  quelque  livre 
Comme  son  temps  vivait  et  comment  il  sut  vivre. 
Dès  qu'ils  n'agissaient  plus,  se  hâtant  d'oublier. 


VII 

Tous  sont  morts  en  laissant  leur  nom  sans  auréole  ; 
Mais  sur  le  disque  d'or  voilà  qu'il  est  écrit. 


290  ALFRED  DE  VIGNY 

Disant  :  «  Ici  passaient  deux  races  de  la  Gaule 
Dont  le  dernier  vivant  monte  au  temple  et  s'inscrit. 
Non  sur  l'obscur  amas  des  vieux  noms  inutiles, 
Des  orgueilleux  méchants  et  des  riches  futiles. 
Mais  sur  le  pur  tableau  des  Hvres  de  I'espriT.  » 


vni 

Ton  règne  est  arrivé,  pur  esprit,  roi  du  monde  ! 
Quand  ton  aile  d'azur  dans  la  nuit  nous  surprit, 
Déesse  de  nos  mœurs,  la  guerre  vagabonde 
Régnait  sur  nos  aïeux.  Aujourd'hui,  c'est  l'ÉCRlT, 
L'ÉCRIT  UNIVERSEL,  parfois  impérissable. 
Que  tu  graves  au  marbre  ou  traînes  siu-  le  sable. 
Colombe  au  bec  d'airain  !  visible  saint-esprit  1 


IX 

Seul  et  dernier  anneau  de  deux  chaînes  brisées, 
Je  reste.  Et  je  soutiens  encor  dans  les  hauteurs. 
Parmi  les  maîtres  purs  de  nos  savants  musées, 
L'idéal  du  poète  et  des  graves  penseurs. 
J'éprouve  sa  durée  en  vingt  ans  de  silence. 
Et  toujours,  d'âge  en  âge,  encor  je  vois  la  France 
Contempler  mes  tableaux  et  leur  jeter  des  fleurs. 


L'ESPRIT  PUR  291 


Jeune  postérité  d'un  vivant  qui  vous  aime  ! 
Mes  traits  dans  vos  regards  ne  sont  pas  effacés  ; 
Je  peux  en  ce  miroir  me  connaître  moi-même, 
Juge  toujours  nouveau  de  nos  travaux  passés  ! 
Flots  d'amis  renaissants  !  Puissent  mes  destinées 
Vous  amener  à  moi,  de  dix  en  dix  années, 
Attentifs  à  mon  œuvre,  et  pour  moi  c'est  assez  ! 

10  mars  1863. 


HÉLÉNA 


Dans  quelques  instants  de  loisir  j'ai  fait  des  vers 
inutiles  ;  on  les  lira  peut-être,  mais  on  n'en  retirera 
aucune  leçon  pour  nos  temps.  Tous  plaignent  des 
infortunes  qui  tiennent  aux  peines  du  cœur,  et  peu 
d'entre  mes  ouvrages  se  rattacheront  à  des  intérêts 
politiques.  Puisse  du  moins  le  premier  de  ces  Poèmes 
n'être  pas  sorti  infructueusement  de  ma  plume  !  Je 
serai  content  s'il  échauffe  un  cœur  de  plus  pour  vme 
cause  sacrée.  Défenseur  de  toute  légitimité,  je  nie  et 
je  combats  celle  du  pouvoir  Ottoman. 


CHANT   PREMIER 
l'autel 

Ils  ont,  Seigneur,  affligé  votre  peuple,  ils  ont 
opprimé  votre  héritage. 

Ils  ont  mis  à  mort  la  veuve  et  l'étranger,  ils 
ont  tué  les  orphelins. 

{Psaumes.) 

Le  téorbe  et  le  luth  fils  de  l'antique  lyre 

Ne  font  plus  palpiter  l'Archipel  en  déhre  ; 

Son  flot,  triste  et  rêveur,  lui  seul  émeut  les  airs. 

Et  la  blanche  Cyclade  a  fini  ses  concerts. 

On  n'entend  plus  le  soir  les  vierges  de  Morée, 

Sur  le  frêle  caïque  à  la  poupe  dorée. 

Unir  en  double  choeur  des  sons  mélodieux. 

Elles  savaient  chanter  non  les  profanes  dieux, 

Apollon,  ou  Latone  à  Délos  enfermée. 

Minerve  aux  yeux  d'azur,  Flore  ou  Vénus  armée. 

Alliés  de  la  Grèce  et  de  la  liberté  ; 

Mais  la  Vierge  et  son  fils  entre  ses  bras  porté. 

Qui  calment  la  tempête  et  donnent  du  courage 

A  ceux  que  les  méchants  tiennent  en  esclavage  : 

Ainsi  l'hymne  nocturne  à  l'étoile  des  mers 


296  ALFRED  DE  VIGNY 

Couronnait  de  repos  le  soir  des  jours  amers. 

Sitôt  que  de  Zéa,  de  Corinthe  et  d'Alcime, 

La  lune  large  et  blanche  avait  touché  la  cime, 

Et  douce  aux  yeux  mortels,  de  ce  ciel  tiède  et  pur 

Comme  une  lampe  pâle  illuminait  l'azur, 

Il  s'élevait  souvent  une  brise  embaumée. 

Qui,  telle  qu'un  soupir  de  l'onde  ranimée. 

Aux  rives  de  chaque  île  apportait  à  la  fois 

Et  l'encens  de  ses  sœurs  et  leurs  lointaines  voix. 

Tout  s'éveillait  alors  :  on  eût  dit  que  la  Grèce 

Venait  de  retrouver  son  antique  allégresse. 

Mais  que  la  belle  esclave,  inquiète  du  bruit. 

N'osait  plus  confier  ses  fêtes  qu'à  la  nuit. 

Les  barques  abordaient  en  des  rades  secrètes. 

Puis,  des  vallons  fleuris  choisissant  les  retraites. 

Des  danseurs,  agitant  le  triangle  d'airain. 

Oubliaient  le  sommeil  au  son  du  tambourin, 

Oubhaient  l'esclavage  auprès  de  leurs  maîtresses 

Qui  de  leurs  blonds  cheveux  nouaient  les  longues  tresses 

Avec  le  laurier-rose,  et  de  moelleux  filets. 

Et  des  médailles  d'or,  et  de  saints  chapelets. 

On  voyait,  dans  leurs  jeux,  Ariane  abusée 

Conduire  en  des  détours  quelque  jeune  Thésée, 

Un  Grec,  ainsi  que  l'autre,  en  ce  joyeux  moment. 

Tendre,  et  bientôt  peut-être  aussi  perfide  amant. 

Ainsi  de  l'Archipel  souriait  l'esclavage  ; 


HÉLÉNA  297 

Tel  sous  un  pâle  front  que  la  fièvre  ravage, 
D'une  Vierge  qui  meurt,  l'amour  vient  ranimer 
Les  lèvres  que  bientôt  la  mort  doit  refermer. 
Mais  depuis  peu  de  jours,  loin  des  fêtes  nocturnes. 
On  a  vu  s'écarter,  graves  et  taciturnes, 
Sous  les  verts  oliviers  qui  ceignent  les  vallons. 
Des  Grecs  dont  les  discours  étaient  secrets  et  longs. 
Ils  regrettaient,  dit-on,  la  liberté  chérie. 
Car  on  surprit  souvent  le  mot  seul  de  patrie 
Sortir  avec  éclat  du  sein  de  leurs  propos. 
Comme  un  beau  son  des  nuits  enchante  le  repos. 
On  a  dit  que  surtout  un  de  ces  jeunes  hommes. 
Voyageant  d'île  en  île,  allant  voir  sous  les  chaumes. 
Dans  les  antres  des  monts,  sous  l'abri  des  vieux  bois. 
Quels  Grecs  il  trouverait  à  ranger  sous  ses  lois  : 
Leur  faisait  entrevoir  une  nouvelle  vie 
Libre  et  fière  ;  il  parlait  d'Athènes  asservie, 
D'Athènes,  son  berceau  qu'il  voulait  secourir, 
Qu'il  y  fut  fiancé,  qu'il  y  voulait  mourir. 
Qu'il  fallait  y  traîner  tout,  la  faiblesse  et  l'âge. 
Armer  leurs  bras  chrétiens  du  glaive  du  Pelage, 
Et,  faisant  un  faisceau  de  haines  de  leurs  cœurs, 
Aux  yeux  des  nations  ressusciter  vainqueurs. 

Écoutez,  écoutez  cette  cloche  isolée. 

Elle  tinte  au  sommet  de  Scio  désolée  ; 

A  ses  bourdonnements,  pleins  d'un  sombre  transport. 


298  ALFRED  DE  VIGNY 

Des  montagnards  armés  descendent  vers  le  port. 

Car  les  vents  sont  levés  enfin  pour  la  vengeance. 

Et  la  nuit,  avec  eux,  monte  d'intelligence. 

L'écarlate  des  Grecs  sur  leur  front  s'arrondit  : 

Tels,  quand  la  sainte  messe  à  nos  autels  se  dit, 

Tous  les  enfants  du  chœur,  d'une  pourpre  innocente 

Ont  coutume  d'orner  leur  tête  adolescente. 

Mais  à  des  fronts  guerriers  ce  signe  est  attaché. 

Lequel  osera  fuir  1  u  demeurer  caché  ? 

Une  cire  enflammée  en  leurs  mains  brille  et  fume  ; 

Comme  d'un  incendie  au  loin  l'air  s'en  allume  ; 

Le  sable  de  la  mer  montre  son  flanc  doré. 

Et  sur  le  haut  des  monts  le  cèdre  est  éclairé. 

Le  flot  rougit  lui-même,  et  ses  glissantes  lames 

Ont  répété  de  l'île  et  balancé  les  flammes. 

La  foule  est   ur  les  bords,  son  espoir  curieux 

Sur  la  vague  agitée  en  vain  jetait  les  yeux, 

Quand,  sous  un  souffle  ami  poursuivant  son  vol  sombre, 

Un  navire  insurgé  tout  à  coup  sort  de  l'ombre. 

Un  étendard  de  sang  claque  à  ses  légers  mâts. 

D'armes  et  de  guerriers  un  éclatant  amas 

Surchargent  ses  trois  ponts  ;  l'airain  qu'emplit  la  poudre 

Par  les  sabords  béants  fait  retentir  sa  foudre. 

Des  cris  l'ont  accueilli,  des  cris  ont  répondu  ; 

De  Riga,  massacré,  l'hymne  s'est  entendu, 

Et  le  tocsin  hâtif,  d'une  corde  rebelle, 

Sonne  la  liberté  du  haut  de  la  chapelle  ; 


HÊLÉNA  299 

On  s'assemble,  on  s'excite,  on  s'arme,  on  est  armé. 
Et  des  rocs,  à  ce  bruit,  l'aigle  part  alarmé, 

«  Mais  avant  de  quitter  vos  antiques  murailles, 

«  Il  convient  de  prier  l'arbitre  des  batailles  », 

Disaient  les  caloyers.  «  Dieu,  qui  tient  dans  ses  mains 

«  Les  peuples,  pourra  seul  éclairer  nos  chemins, 

«  Et  si  dans  ce  grand  jour  sa  faveur  nous  pardonne, 

«  De  Moïse  à  nos  pas  rallumer  la  colonne.  » 

Ils  parlaient,  et  leur  voix  par  de  sages  propos. 

Dans  cette  foule  émue  amena  le  repos. 

L'un  s'arrache  des  bras  de  son  épouse  en  larmes. 

L'autre  a  quitté  les  soins  du  départ  et  des  armes  ; 

Les  cris  retentissants,  le  bruit  sourd  des  adieux, 

S'éteignent  et  font  place  au  silence  pieux  ; 

Celui  de  qui  les  pieds  ont  déjà  fui  la  rive. 

Revenu  lentement,  près  de  l'autel  arrive  ; 

L'agile  matelot  aux  voiles  suspendu 

S'arrête,  et  son  regard  est  vers  l'île  tendu. 

Tous  ont  pour  la  prière  une  oreille  docile. 

Et  de  quelques  vieillards  c'était  l'œuvre  facile  : 

Tels,  lorsque  après  neuf  ans  d'inutiles  assauts, 

Impatients  d'Argos,  couraient  à  leurs  vaisseaux 

Les  Grecs,  des  traits  d'un  dieu  redoutant  le  supplice, 

On  vit  le  vieux  Nestor  et  le  prudent  Ulysse, 

Du  sceptre  et  du  langage  unissant  le  pouvoir. 

Les  rattacher  soumis  au  saint  joug  du  devoir. 


300  ALFRED  DE  VIGNY 

C'était  sur  le  débris  d'un  vieux  autel  d'Homère 

Où  depuis  trois  mille  ans  se  brise  l'onde  amère, 

Qu'un  moine,  par  des  Turcs  chassé  du  saint  couvent. 

Offrait,  au  nom  des  Grecs,  l'hostie  au  Dieu  vivant. 

Désertant  de  l'Athos  les  cimes  profanées, 

Et  courbé  sous  le  poids  de  ses  blanches  années. 

Révoltant  l'île,  au  jour  par  ses  desseins  marqué 

Il  avait  reparu  tel  qu'un  siècle  évoqué. 

Les  peuples  l'écoutaient  comme  un  antique  oracle. 

De  son  centième  hiver  admirant  le  miracle. 

Ils  le  croyaient  béni  parmi  tous  les  humains. 

Deux  prêtres  inclinés  soutenaient  ses  deux  mains, 

Et  sa  barbe  tombante  en  long  fleuve  d'ivoire 

De  sa  robe,  en  parlant,  frappait  la  bure  noire. 

«  Le  voici,  votre  Dieu,  Dieu  qui  vous  a  sauvés  », 

S'écriait  en  pleurant  et  les  bras  élevés 

Le  patriarche  saint  :  «  Il  descend,  tout  s'efface  ; 

«  Ses  ennemis  troublés  fuiront  devant  sa  face, 

«  Vous  les  chasserez  tous,  comme  l'effort  du  vent 

«  Chasse  la  frêle  paille  et  le  sable  mouvant  ; 

«  Leurs  os,  jetés  aux  mers,  quitteront  nos  campagnes, 

«  Et  l'ombre  du  Seigneur  couvrira  nos  montagnes. 

«  Le  sang  Grec  répandu,  les  sueurs  de  nos  fronts, 

«  Les  soupirs  qu'ont  poussés  quatre  siècles  d'affronts, 

«  De  la  sainte  vengeance  ont  formé  le  nuage  ; 

«  Et  le  souffle  de  Dieu  conduira  cet  orage. 

<f  Qu'il  ne  détourne  pas  son  œil  saint  et  puissant 


HÉLÉNA  301 

«  Quand  nos  pieds  irrités  marcheront  dans  le  sang  ; 

<(  Hélas  !  s'il  eût  permis  qu'un  prince  ou  qu'une  reine 

«  Rallumant  Constantin  ou  notre  grande  Irène, 

«  D'un  règne  légitime  eût  reposé  les  droits 

«  Sous  les  bras  protecteurs  de  l'étemelle  Croix, 

«  Jamais  de  la  Morée  et  de  nos  belles  îles 

«  Le  tocsin  n'eût  troublé  les  rivages  tranquilles. 

«  Libres  du  janissaire,  inconnus  au  bazar, 

«  Notre  main  eût  porté  son  tribut  à  César. 

«  Mais  quel  enfant  déchu  d'une  race  héroïque 

«  Ne  saura  pas  briser  son  joug  asiatique  ? 

«  Qui,  sans  mourir  de  honte,  eût  plus  longtemps  souffert 

«  De  voir  ses  jours  tremblants  mesurés  par  le  fer  ; 

«  Chez  des  juges  bourreaux,  l'or  marchander  sa  tête, 

«  Pour  son  toit  paternel  la  flamme  toujours  prête, 

«  De  meurtres  et  de  sang  son  air  empoisonné  ; 

«  Au  geste  dédaigneux  d'un  soldat  couronné, 

«  Les  fils  noyés  au  sang  des  mères  massacrées, 

«  Et,  sur  les  frères  morts,  les  sœurs  déshonorées  ? 

«  Oublierez-vous,  Seigneur,  qu'ils  ont  tous  profané 

«  Votre  héritage  pur,  comme  un  gazon  fané  ? 

«  Qu'ils  ont  porté  le  fer  sur  votre  image  sainte  ? 

«  Que  des  temples  bénis  ils  ont  souillé  l'enceinte, 

«  Placé  sur  vos  enfants  leurs  prêtres  endurcis, 

«  Et  que  sur  votre  autel  leurs  dieux  se  sont  assis  ? 

«  ils  ont  dit  dans  leurs  cœurs  despotes  et  serviles  : 

«  Exterminons-les  tous,  et  détruisons  leurs  villes. 


302  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Leurs  jours  nous  sont  vendus,  nous  réglerons  leur  temps 

«  Comme  celui  des  Turcs  cesse  au  gré  des  sultans  ; 

«  Sur  les  terres  du  Christ,  nations  passagères, 

«  Que  nous  fait  l'avenir  des  cités  étrangères  ? 

«  Passons,  mais  que  no  bras,  dans  leurs  larmes  trempés, 

«  Ne  laissent  rien  aux  bords  où  nous  étions  campés. 

«  Et  vous  délaisseriez  nos  îles  alarmées  ? 

«  Non,  partez  avec  nous,  Dieu  fort.  Dieu  des  armées  ; 

«  Avancez  de  ce  pas  qui  trouble  les  tyrans  ; 

«  Cherchez  dans  les  trésors  la  force  de  nos  rangs  ; 

«  Doublez  à  nos  vaisseaux  la  splendeur  des  étoiles, 

«  Et  que  vos  chérubins  viennent  gonfler  nos  voiles  !  > 

Il  disait,  et  les  Grecs,  à  ces  accents  vainqueurs 

Crurent  sentir  un  Dieu  s'enflammer  dans  leurs  cœurs  ; 

Tous,  les  bras  étendus  vers  la  patrie  antique, 

Ils  maudirent  trois  fois  la  horde  asiatique  ; 

Trois  fois  la  vaste  mer  à  leur  voix  répondit  ; 

L'Alcyon  soupira  longuement,  et  l'on  dit 

Qu'au-dessus  de  leur  tête  un  fugitif  orage. 

En  grondant  par  trois  fois,  roula  son  noir  nuage, 

Où,  parmi  les  feux  blancs  des  rapides  éclairs, 

La  Croix  de  Constantin  reparut  dans  les  airs. 


CHANT  SECOND 


O  terre  de  Cécrops,  terre  où  régnent  un  souffle 
divin  et  des  génies  amis  des  hommes  ! 

(Les  Martyrs,  Chateaubriand.) 


Au  cœur  privé  d'amour,  c'est  bien  peu  que  la  gloire. 

Si  de  quelque  bonheur  rayonne  la  victoire, 

Soit  pour  les  grands  guerriers,  soit  à  ceux  dont  la  voix 

Éclaire  les  mortels  ou  leur  dicte  des  lois, 

N'est-ce  point  qu'en  secret,  chaque  pas  de  leur  vie 

Retentit  dans  une  âme  invisible  et  ravie 

Comme  au  sein  d'un  écho  qui  des  sons  éclatants 

S'empare  en  sa  retraite  et  les  redit  longtemps  ? 

Ainsi  des  chevaliers  la  race  simple  et  brave 

Au  servage  d'amour  rangeait  sa  gloire  esclave  ; 

Ainsi  de  la  beauté  les  secrètes  faveurs 

Élevèrent  aux  Cieux  les  poètes  rêveurs  ; 

Ainsi  souvent,  dit-on,  le  bonheur  d'un  empire 

Aux  peuples,  par  les  rois,  descendit  d'un  sourire. 

Il  s'est  trouvé  parfois,  comme  pour  faire  voir 


304  ALFRED  DE  VIGNY 

Que  du  bonheur  en  nous  est  encor  le  pouvoir, 
Deux  âmes,  s 'élevant  sur  les  plaines  du  monde, 
Toujours  l'une  pour  l'autre  existence  féconde, 
Puissantes  à  sentir  avec  un  feu  pareil, 
Double  et  brûlant  rayon  né  d'un  même  soleil, 
Vivant  comme  un  seul  être,  intime  et  pur  mélange. 
Semblables  dans  leur  vol  aux  deux  ailes  d'un  ange, 
Ou  telles  que  des  nuits  les  jumeaux  radieux 
D'un  fraternel  éclat  illuminent  les  cieux. 
Si  l'homme  a  séparé  leur  ardeur  mutuelle. 
C'est  alors  que  l'on  voit  et  rapide  et  fidèle 
Chacune,  de  la  foule  écartant  l'épaisseur. 
Traverser  l'Univers  et  voler  à  sa  sœur. 

Belle  Scio,  la  nuit  cache  ta  blanche  ville, 
De  tout  corsaire  Grec  mystérieux  asile  ; 
Mais  il  faut  se  hâter,  de  peur  que  le  matin 
Ne  montre  tes  apprêts  au  Musulman  lointain. 
Tandis  qu'au  saint  discours  de  leur  vieux  Patriarche, 
Comme  Israël  jadis  à  l'approche  de  l'Arche, 
Ainsi  qu'un  homme  seul  ce  peuple  se  levait. 
Solitaire  au  rivage  un  des  Grecs  se  trouvait. 
Triste,  et  cherchant  au  loin  sur  cette  mer  connue. 
Si  d'Athène  à  ces  bords  quelque  voile  est  venue 
Parmi  tous  ces  vaisseaux  qui  d'un  furtif  abord 
Du  flot  bleu  de  la  rade  avaient  touché  le  bord. 
Chaque  nef  y  trouvait  ses  compagnes  fidèles  : 


HÉLÉNA  305 

C'est  ainsi  qu'en  hiver,  les  noires  hirondelles 
Au  bord  d'un  lac  choisi  par  le  léger  conseil. 
Prêtes  à  s'élancer  pour  suivre  leur  soleil. 
Et  saluant  de  loin  la  rive  hospitalière. 
Préparent  à  grands  cris  leur  aile  aventurière. 
Mais  rien  ne  paraît  plus,  que  la  lune  qui  dort 
Sur  des  flots  mélangés  et  de  saphir  et  d'or  : 
Il  n'y  voit  s'élever  que  les  montagnes  sombres, 
Les  colonnes  de  marbre  et  les  lointaines  ombres 
Des  îles  du  couchant,  dont  l'aspect  sérieux 
S'oppose  au  doux  sourire  et  des  eaux  et  des  cieux. 
«  O  faites-moi  mourir  ou  donnez-moi  des  ailes  ! 
«  Criait-il,  aux  dangers  nous  serons  infidèles  : 
«  Le  sang  versé  peut-être  accuse  ce  retard, 
«  L'ancre  de  nos  vaisseaux  se  lèvera  trop  tard.  » 
Ainsi  disait  sa  voix  ;  mais  une  voix  sacrée 
Ajoutait  dans  son  cœur  :  «  Attends,  vierge  adorée, 
«  Héléna,  mon  espoir,  avant  que  le  soleil 
«  Des  portiques  d'Athène  ait  doré  le  réveil  ; 
«Avant  qu'au  Minaret,  des  profanes  prières, 
«  L'Iman  ait  par  trois  fois  annoncé  les  dernières, 
«  Ma  main  qui  sur  ta  main  ressaisira  ses  droits 
«  Sur  le  seuil  de  ta  porte  aura  planté  la  Croix. 
«  Suspends  de  tes  beaux  yeux  les  larmes  répandues 
«  Et  tes  dévotes  nuits  à  prier  assidues  : 
«  C'est  à  moi  de  veiller  sur  tes  jours  précieux, 
«  De  conquérir  ta  main  et  la  faveur  des  Cieux. 


3o6  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Bientôt  lorsque  la  paix  couronnant  notre  épée 

«  Rajeunira  les  champs  de  la  Grèce  usurpée, 

«  Quand  nos  bras  affranchis  sauront  tous  appuyer 

<<  La  sainteté  des  mœurs  et  l'honneur  du  foyer, 

«  Alors  on  nous  verra  tous  deux,  ma  fiancée, 

«  Traverser  lentement  une  foule  empressée, 

a  Devant  nous  les  danseurs  et  le  flambeau  sacré  ; 

«  Puis  du  voile  de  feu  son  front  sera  paré, 

«  Et  les  Grecs  s'écrieront  :  «  Voyez,  c'est  la  plus  belle, 

«  C'est  la  belle  Héléna  qui,  pieuse  et  fidèle, 

«  Pour  sa  patrie  et  Dieu,  sacrifiant  son  cœur, 

«  Devait  périr,  ou  vivre  avec  Mora  vainqueur  ! 

«  Et  le  voici  :  c'est  lui  dont  la  main  vengeresse 

«  Brisa  le  premier  nœud  des  chaînes  de  la  Grèce, 

«  Et  pliant  sous  sa  loi  les  corsaires  domptés, 

«  Apprit  à  leurs  vaisseaux  des  flots  inusités.  » 

Ainsi  loin  de  la  foule  émue  et  turbulente. 

Auprès  de  cette  mer  à  la  vague  indolente. 

Rêvait  le  jeune  Grec,  et  son  front  incliné 

De  cheveux  blonds  flottants  pâlissait  couronné. 

Tel,  loin  des  pins  noircis  qu'ébranle  un  sombre  orage. 

Sur  une  onde  voisine  où  tremble  son  image. 

Un  saule  retiré  courbant  ses  longs  rameaux. 

Pleure  et  du  fleuve  ami  trouble  les  belles  eaux. 

Mais  le  cri  du  départ  succède  à  la  prière  ; 
D'innombrables  fliambeaux  que  voile  la  poussière 


HÉLÉNA  307 

Retournent  aux  vaisseaux  ;  il  y  marche  à  grands  pas  ; 
Changeant  sa  rêverie  en  l'espoir  des  combats, 
Tandis  que  l'ancre  lourde  en  criant  se  retire, 
Sur  le  pont  balancé  du  plus  léger  navire. 
Il  s'élance  joyeux  comme  le  cerf  des  bois. 
Qui  de  sa  blanche  biche  entend  bramer  la  voix. 
Et  prompt  au  cri  plaintif  de  sa  timide  amante 
Saute  d'un  large  bond  la  cascade  écumante. 
La  voile  est  déployée  à  recevoir  le  vent, 
Et  les  regards  d'adieu  vers  le  mont  s'élevant. 
Ont  vu,  près  d'un  feu  blanc  dont  l'île  se  décore. 
Le  vieux  moine,  et  sa  Croix  qui  les  bénit  encore. 
On  partait,  on  voguait,  lorsqu'un  timide  esquif. 
Comme  aux  bras  de  sa  mère  accourt  l'enfant  craintif. 
Au  milieu  de  la  flotte  en  silence  se  glisse. 

—  «  Êtes-vous  Grecs  ?  Venez,  que  l'Ottoman  périsse  !  » 

—  «  On  se  bat  dans  Athène.  Une  femme  est  ici 
«  Qui  vous  demande  asile,  et  pleure.  La  voici.  » 
On  voit  deux  matelots,  puis  une  jeune  fille  ; 
Ils  montent  sur  le  bord,  une  lumière  y  brille. 

Un  cri  part  :  «  Héléna  !  0  Mais  les  yeux  d'un  amant 

Pouvaient  seuls  le  savoir  ;  pâle  d'étonnement 

Lui-même  a  reculé,  croyant  voir  lui  sourire 

Le  fantôme  égaré  d'une  jeune  martyre. 

Il  semblait  que  la  mort  eût  déjà  disposé 

De  ce  teint  de  seize  ans  par  les  pleurs  arrosé  : 

Sa  bouche  était  bleuâtre,  entr'ouverte  et  tremblante  ; 


3o8  ALFRED  DE  VIGNY 

Son  sein,  sous  une  robe  en  désordre  et  sanglante, 

Se  gonflait  de  soupirs  et  battait  agité 

Comme  un  flot  blanc  des  mers  par  le  vent  tourmenté. 

Un  voile  déchiré  tombant  de  tresses  blondes 

Qu'entraînait  à  ses  pieds  l'humide  poids  des  ondes, 

Ne  savait  pas  cacher  dans  ses  mobiles  plis 

Le  sang  qui  rougissait  ses  épaules  de  lis. 

Serrant  un  crucifix  dans  ses  mains  réunies. 

Comme  un  dernier  trésor  pour  les  vierges  bannies, 

Sur  ses  traits  n'était  pas  la  crainte  ou  l'amitié  ; 

Elle  n'implorait  point  une  indigne  pitié, 

Mais,  fière,  elle  semblait  chercher  dans  sa  pensée 

Ce  qui  vengerait  mieux  une  femme  offensée, 

Et  demander  au  Dieu  d'amour  et  de  douleur 

Des  forces  pour  lutter  contre  elle  et  le  malheur. 

Le  jeune  Grec  disait  :  «  Parlez,  ma  bien-aimée, 

«  Votre  voix  à  ma  voix  est-elle  inanimée  ? 

«  Vous  repoussez  ce  bras,  ce  cœur  où  pour  toujours 

«  Se  doivent  confier  et  s'appuyer  vos  jours  ? 

«  Vous  le  voulez  ?  et  bien  !  je  le  veux,  que  ma  bouche 

«  S'éloigne  de  vos  mains,  et  jamais  ne  les  touche  ; 

«  Non,  ne  m'approchez  pas,  s'il  le  faut  ;  mais  du  moins 

«  Héléna,  parlez-moi,  nous  sommes  sans  témoins  ; 

«  Voyez,  tous  les  soldats  ont  connu  ma  pensée, 

«  Ils  n'ont  fait  que  vous  voir,  la  poupe  est  délaissée. 

«  Ce  voyage  et  la  nuit  auront  un  même  cours  ; 

«  Usons  d'un  temps  sacré  propice  à  nos  discours, 


HÉLÉNA  309 

«  C'est  le  dernier  peut-être.  O  !  dites,  mon  amie, 
«  Pourquoi  pas  dans  Athène  à  cette  heure  endormie  ? 
«  Et  pourquoi  dans  ces  lieux  ?  et  comment  ?  et  pourquoi 
«  Ce  désordre  et  vos  yeux  qui  s'éloignent  de  moi  ?  i> 

Ainsi  disait  Mora  ;  mais  la  jeune  exilée 

A  des  propos  d'amour  n'était  point  rappelée, 

Même  de  chaque  mot  semblait  naître  un  chagrin  ; 

Car,  appuyant  alors  sa  tête  dans  sa  main. 

Elle  pleura  longtemps.  On  l'entendait  dans  l'ombre 

Comme  on  entend,  le  soir,  dans  le  fond  d'un  bois  sombre 

Murmurer  une  source  en  un  lit  inconnu. 

Cherchant  quelque  discours  de  son  cœur  bienvenu. 

Son  ami,  qui  cro^^ait  dissiper  sa  tristesse. 

Regarda  vers  la  mer,  et  parla  de  la  Grèce. 

Lorsque  tombe  la  feuille  et  s'abrège  le  jour, 

Etqu'un  jeune  homme  éteint  se  meurt,  et  meurt  d'amour, 

Il  ne  goûte  plus  rien  des  choses  de  la  terre  : 

Son  œil  découragé,  que  la  faiblesse  altère, 

Se  tourne  lentement  vers  le  Ciel  déjà  gris, 

Et  sur  la  feuille  jaune  et  le  gazon  flétris  ; 

Il  rit  d'un  rire  amer  au  deuil  de  la  nature. 

Et  sous  chaque  arbrisseau  place  sa  sépulture  ; 

Sa  mère  alors  toujours  sur  le  lit  douloureux 

Courbée,  et  s'efforçant  à  des  regards  heureux, 

Lui  dit  sa  santé  belle,  et  vante  l'espérance 

Qui  n'est  pas  dans  son  cœur,  lui  dit  les  jeux  d'enfance, 


310  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  la  gloire,  et  l'étude,  et  les  fleurs  du  beau  temps. 

Et  ce  soleil  ami  qui  revient  au  printemps. 

Les  navires  penchés  volaient  sur  l'eau  dorée 

Comme  de  cygnes  blancs  une  troupe  égarée 

Qui  cherche  l'air  natal  et  le  lac  paternel. 

Le  spectacle  des  mers  est  grand  et  solennel  ; 

Ce  mobile  désert,  bruyant  et  monotone, 

Attriste  la  pensée  encor  plus  qu'il  n'étonne  ; 

Et  l'homme,  entre  le  Ciel  et  les  ondes  jeté. 

Se  plaint  d'être  si  peu  devant  l'immensité. 

Ce  fut  surtout  alors  que  cette  mer  antique 

Aux  Grecs  silencieux  apparut  magnifique. 

La  nuit,  cachant  les  bords,  ne  montrait  à  leurs  yeux 

Que  les  tombeaux  épars  et  les  temples  des  dieux, 

Qui  brillant  tour  à  tour  au  sein  des  îles  sombres, 

Escortaient  les  vaisseaux,  comme  de  blanches  ombreSi 

En  leur  parlant  toujours  et  de  la  liberté, 

Et  d'amour  et  de  gloire,  et  d'immortalité. 

Alors  Mora,  semblable  aux  antiques  Rapsodes 

Qui  chantaient  sur  les  flots  d'harmonieuses  odes, 

Enflamma  ses  discours  de  ce  feu  précieux 

Que  conservent  aux  Grecs  l'amour  et  leurs  beaux  cieux 

«  O  regarde,  Héléna  !  que  ta  tête  affligée 

«  Se  soulève  un  moment  pour  voir  la  mer  Egée  ; 

«  O  respirons  cet  air  !  c'est  l'air  de  nos  aïeux, 

«  L'air  de  la  liberté  qui  fait  les  demi-dieux  ; 


HÉLÉNA  311 

«  La  rose  et  le  laurier  qui  l'embaument  sans  cesse, 

«  De  victoire  et  de  paix  lui  portent  la  promesse, 

«  Et  ces  beaux  champs  captifs  qui  nous  sont  destinés 

«  Ont  encor  dans  leur  sein  des  germes  fortunés  ; 

«  Le  soleil  affranchi  va  tous  les  faire  éclore. 

«  Vois  ces  îles  :  c'étaient  les  corbeilles  de  Flore  ; 

«  Rien  n'y  fut  sérieux,  pas  même  les  malheurs  ; 

«  Les  villes  de  ces  bords  avaient  des  noms  de  fleurs  ; 

«  Et,  comme  le  parfum  qui  survit  à  la  rose, 

«  Autour  des  murs  tombés  leur  souvenir  repose. 

«  Là,  sous  ces  oliviers  au  feuillage  tremblant, 

«  Un  autel  de  Vénus  lavait  son  marbre  blanc  ; 

«  Vois  cet  astre  si  pur  dont  la  nuit  se  décore 

«  Dans  ce  ciel  amoureux,  c'est  Cythérée  encore  ; 

«  Par  nos  riants  aïeux  ce  ciel  est  enchanté, 

«  Son  plus  beau  feu  reçut  le  nom  de  la  beauté, 

«  La  beauté  leur  déesse.  Ame  de  la  nature, 

«  Disaient-ils,  l'univers  roule  dans  sa  ceinture  ; 

«  Elle  vient,  le  vent  tombe  et  la  terre  fleurit  ; 

«  La  mer  sous  ses  pieds  blancs  s'apaise  et  lui  sourit. 

«  Mensonges  gracieux,  religion  charmante 

«  Que  rêve  encor  l'amant  auprès  de  son  amante  !  » 

Quand  un  lis  parfumé  qu'arrose  l'Ilissus 

De  son  beau  vêtement  courbe  les  blancs  tissus. 

Sous  l'injure  des  vents  et  de  la  lourde  pluie. 

S'il  advient  qu'un  rayon  pour  un  moment  l'essuie, 

Son  front  alors  s'élève,  et,  fier  dans  son  réveil. 


312  ALFRED  DE  VIGNY 

Entr'ouvre  un  sein  humide  et  cherche  son  soleil  ; 

Mais  l'eau  qui  l'a  flétri,  prolongeant  son  supplice, 

Tombe  encor  lentement  des  bords  de  son  calice. 

Héléna  releva  son  front  et  ses  beaux  yeux, 

Les  égara  longtemps  sur  la  mer  et  les  cieux  ; 

Ses  pleurs  avaient  cessé,  mais  non  pas  sa  tristesse. 

D'un  rire  dédaigneux  :  «  C'est  donc  une  autre  Grèce, 

«  Dit-elle,  où  vous  voyez  des  temples  et  des  fleurs  ? 

«  Moi,  je  vois  des  tombeaux  brisés  par  des  malheurs. 

—  «  Eh  quoi  !  derrière  nous,  vois-tu  pas,  mon  amie, 

«  Telle  qu'une  sirène  en  ses  flots  endormie, 

«  Lesbos  au  blanc  rivage,  où  l'on  dit  qu'autrefois 

«  Les  premiers  chants  humains  mesurèrent  les  voix  î 

«  Une  vague  y  jeta  comme  un  divin  trophée 

«  La  tête  harmonieuse  et  la  lyre  d'Orphée  ; 

«  Avec  le  même  flot,  la  Mélodie  alors 

«  Aborda  :  tous  les  sons  connurent  les  accords  ; 

«  Philomèle  en  ces  lieux  gémissait  plus  savante. 

«  Fière  de  ses  enfants,  cette  île  encor  se  vante 

«  Des  pleurs  mélodieux  et  des  tristes  concerts 

«  Qu'à  leur  mort  soupiraient  les  Muses  dans  les  airs.  » 

Mais  Héléna  disait,  en  secouant  sa  tête 

Et  ses  cheveux  flottants  :  «  Votre  bouche  s'arrête  ; 

«  Vous  craignez  ma  tristesse  et  ne  me  dites  pas 

«  Sapho,  son  abandon,  sa  lyre  et  son  trépas. 

«  Elle  était  comme  moi,  jeune,  faible,  amoureuse  ; 

«  Je  vais  mourir  aussi,  mais  bien  plus  malheureuse  ! 


HÉLÉNA  313 

—  «  Tu  ne  peux  pas  mourir,  puisque  je  combattrai. 

—  «  Oui,  vous  serez  vainqueur,  et  pourtant  je  mourrai. 
«  Que  les  vents  sont  tardifs  !  Quel  est  donc  ce  rivage  ?  » 

—  «  Héléna,  détournons  un  lugubre  présage. 

«  Bientôt  nous  abordons  :  ne  vois-tu  pas  déjà 

«  La  flottante  Délos,  qu'Apollon  protégea  ? 

«  Paros  au  marbre  pur,  sous  le  ciseau  docile  ? 

«  Scyros  où  bel  enfant  se  travestit  Achille  ? 

«  Vers  le  nord  c'est  Zéa  qui  s'élève  à  nos  yeux, 

«  Vois  l'Attique  ;  à  présent  reconnais-tu  tes  cieux  ?  & 

Héléna  se  leva  :  «  Lune  mélancolique, 
«  Dit-elle,  ô  montre-moi  les  rives  de  l'Attique  ! 
«  Que  tes  chastes  rayons  dorant  ses  bois  anciens, 
«  L'éclairent  à  mes  yeux  sans  m'éclairer  aux  siens  ! 
«  O  Grèce,  je  t'aimais  comme  on  aime  sa  mère  ! 
«  Que  ce  vent  conducteur  qui  rase  l'onde  amère 
«  Emporte  mon  adieu  que  tu  n'entendras  pas, 
<'  Jusqu'aux  lauriers  amis  de  mes  plus  jeunes  pas, 
«  De  mes  pas  curieux.  Lorsque  seule,  égarée, 
«  Sous  un  pudique  voile,  aux  rives  du  Pirée 
«  J'allai?,  de  Thémistocle  invoquant  le  tombeau, 
«  Rêver  un  jeune  époux,  fidèle,  illustre  et  beau, 
«  Couple  fier  et  joyeux,  de  nos  temples  antiques 
«  Nous  aurions  d'un  pas  libre  admiré  les  portiques  ; 
«  Mes  destins  bienheureux  ne  seraient  plus  rêvés, 
«  Et  sur  les  murs  deux  noms  auraient  été  gravés  ; 


314  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Mon  sein  aurait  connu  les  douceurs  maternelles, 

«  Et,  comme  sur  l'oiseau  sa  mère  étend  ses  ailes, 

«  J'eusse  élevé  les  jours  d'un  jeune  Athénien, 

«  Libre  dès  le  berceau,  dès  le  berceau  chrétien. 

<i  Mais  d'où  me  vient  encor  ce  regret  de  la  vie  ? 

«  Ma  part  dans  ces  trésors  m'est  à  jamais  ravie  : 

«  Comment  autour  de  moi  se  viennent-ils  offrir  ? 

«  Devrait-elle  y  penser,  celle  qui  va  mourir  ? 

«  Hélas  !  je  suis  semblable  à  la  jeune  novice 

«  Qui  change  au  voile  noir  et  les  fleurs,  son  délice, 

«  Et  les  bijoux  du  monde,  et,  prête  à  les  quitter, 

«  Les  touche  et  les  admire  avant  de  les  jeter. 

«  Des  maux  non  mérités  je  me  suis  étonnée, 

«  Et  je  n'ai  pas  compris  d'abord  ma  destinée  : 

«  Car  j'ai  des  ennemis,  je  demande  le  sang, 

«  Je  pleure,  et  cependant  mon  cœur  est  innocent, 

«  Mon  cœur  est  innocent,  et  je  suis  criminelle.  » 

Et  puis  sa  voix  s'éteint,  et  sa  lèvre  décèle 

Ce  murmure  sans  bruit  par  le  vent  emporté  : 

«  Et  j 'unis  l'infamie  avec  la  pureté  !  » 

D'abord  le  jeune  Grec,  d'une  oreille  ravie, 

Écoutait  ces  accents  de  bonheur  et  de  vie. 

A  genoux  devant  elle,  il  admirait  ses  3'eux, 

Humides,  languissants  et  tournés  vers  les  Cieux  ; 

Immobile,  attentif,  il  laissait  fuir  à  peine 

De  sa  bouche  entr'ouverte  une  brûlante  haleine  ; 

Il  la  voyait  renaître  :  oubliant  de  souffrir. 


HÉLÉNA  315 

Dans  son  heureuse  extase  il  eût  voulu  mourir. 

Mais  lorsqu'il  entendit  sa  mobile  pensée 

Redescendre  à  se  plaindre,  il  la  dit  insensée  : 

Prenant  ses  blanches  mains  qu'il  arrosait  de  pleurs. 

Habile  à  détourner  le  cours  de  ses  douleurs, 

Il  dit  :  «  Hélas  !  ton  âme  est  comme  la  colombe 

«  Qui  monte  vers  le  Ciel,  puis  gémit  et  retombe. 

«  Que  n'as-tu  poursuivi  tes  discours  gracieux  ? 

«  Je  voyais  l'avenir  passer  devant  mes  yeux. 

«  Chasse  le  repentir,  l'inquiétude  amère  ; 

«  L'époux  fait  pardonner  d'avoir  quitté  la  mère. 

«  Qu'as-tu  fait,  dis-le-moi,  de  la  noble  fierté 

«  Oui  soulevait  ton  cœur  au  nom  de  liberté  ? 

«  Tu  t'endors  aux  chagrins  de  quelque  vain  scrupule, 

«  Quand  mon  vaisseau  t'emporte  à  la  terre  d'Hercule  !  i 

Des  longs  pleurs  d'Héléna  par  torrents  échappés. 

Il  sentit  ses  cheveux  longtemps  encor  trempés  ; 

Mais  honteuse,  bientôt  elle  éleva  la  tête. 

Et  l'on  revit  briller  sur  sa  bouche  muette. 

Au  travers  de  ses  pleurs,  un  sourire  vermeil, 

Comme  à  travers  la  pluie  un  rayon  de  soleil. 

Son  regard  s'allumait  comme  une  double  étoile  : 

Sa  main  rapide  enlève  et  jette  aux  flots  son  voile  ; 

Elle  tremble  et  rougit  :  va-t-elle  raconter 

Les  secrets  de  son  cœur  qu'elle  ne  peut  dompter  ? 

«  J'avais  baissé  les  yeux  en  implorant  le  glaive  ; 

«  J'ai  trouvé  le  vengeur,  ma  tête  se  relève, 


3i6  ALFRED  DE  VIGNY 

«  Dit-elle  :  ô  donnez-moi  ce  luth  ionien, 

«  Nul  amour  pour  les  chants  ne  fut  égal  au  mien. 

«  Se  mesurant  en  chœur,  que  vos  voix  cadencées 

«  Suivent  le  mouvement  des  poupes  balancées. 

«  O  jeunes  Grecs  !  chantons  ;  que  la  nuit  et  ces  bords 

«  Retentissent  émus  de  nos  derniers  accords  : 

«  Les  accords  précédaient  les  combats  de  nos  pères  ; 

«  Et  nous,  n'avons-nous  pas  nos  trois  M  uses  sévères, 

«  La  Douleur  et  la  Mort  toujours  devant  nos  yeux, 

«  Et  la  Vengeance  aussi,  la  volupté  des  Dieux  ?  » 

LE   CHŒUR   DES    GRECS. 

O  jeune  fiancée  !  ô  belle  fugitive  ! 

Les  guerriers  vont  répondre  à  la  vierge  plaintive  ; 

Le  dur  marin  sourit  à  la  faible  beauté, 

Et  son  bras  est  vainqueur  quand  sa  voix  a  chanté. 

HÉLÉNA. 

Regardez,  c'est  la  Grèce  ;  ô  regardez  !  c'est  elle  ! 
Salut,  reine  des  Arts  !  Salut,  Grèce  immortelle  ! 
Le  monde  est  amoureux  de  ta  pourpre  en  lambeaux, 
Et  l'or  des  nations  s'arrache  tes  tombeaux. 

O  fille  du  Soleil  !  la  Force  et  le  Génie 
Ont  couronné  ton  front  de  gloire  et  d'harmonie. 
Les  générations  avec  ton  souvenir 
Grandissent  ;  ton  passé  règle  leur  avenir. 


HÉLÉNA  317 

Les  peuples  froids  du  Nord,  souvent  pleins  de  ta  gloire, 
De  leurs  propres  aïeux  ont  perdu  la  mémoire  ; 
Et  quand,  las  d'un  triomphe,  il  dort  dans  son  repos, 
Le  cœur  des  Francs  palpite  au  nom  de  tes  héros. 

0  terre  de  Pallas  !  contrée  au  doux  langage  ! 
Ton  front  ouvert  sept  fois  sept  fois  fit  naître  un  sage. 
Leur  génie  en  grands  mots  dans  les  temps  s'est  inscrit  ; 
Et  Socrate  mourant  devina  Jésus-Christ. 

LE    CHŒUR. 

0  vous,  de  qui  la  voile  est  proche  de  nos  voiles. 
Vaisseaux  helléniens,  oubhez  les  étoiles  ! 
Approchez,  écoutez  la  Vierge  aux  sons  touchants  : 
La  Grèce,  notre  mère,  est  belle  dans  ses  chants. 

HÉLÉNA. 

O  fils  des  héros  d'Homère  ! 
Des  temps  vous  êtes  exclus  ; 
Telle  n'est  plus  votre  mère, 
Et  vos  pères  ne  sont  plus. 
Chez  nous  l'Asie  indolente 
S'endort  superbe  et  sanglante. 
Et,  tranquilles  sous  ses  yeux. 
Les  esclaves  de  l'esclave 
Regardent  la  mer  qui  lave 
L'urne  vide  des  aïeux. 


3l8  ALFRED  DE  VIGNY 

LE   CHŒUR. 

Mais  la  nuit  aura  vu  ces  eaux  moins  malheureuses 
Laver  avec  amour  nos  poupes  généreuses  ; 
Et  ces  tombes  sans  morts,  veuves  de  nos  parents, 
Regorgeront  demain  des  os  de  nos  tyrans. 

HÉLÉNA. 

Non,  des  Ajax  et  des  Achilles 
Vous  n'avez  gardé  que  le  nom  : 
Vos  vaisseaux  se  cachent  aux  îles 
Que  cachaient  ceux  d'Agamemnon  ; 
Mahomet  règne  dans  nos  villes. 
Se  baigne  dans  les  Themiopyles, 
Chaudes  encor  d'un  sang  pieux  ; 
Son  croissant  dans  l'air  se  balance... 
Diomède  a  brisé  sa  lance  : 
On  n'ose  plus  frapper  les  dieux. 

LE  CHŒUR. 

L'aube  de  sang  viendra,  vous  verrez  qui  nous  sommes 
Vos  chants  n'oseront  plus  redemander  des  hommes, 
Compagnon  mutilé  de  la  mort  de  Riga 
Et  pirate  sans  fers,  fugitif  de  Parga. 

Le  marin,  rude  enfant  de  l'île. 
Loin  de  ses  bords  chéris  flotte  sans  l'oublier  ; 

Il  sait  combattre  comme  Achille, 

Et  son  bras  est  sans  boucher. 


HÉLÉNA  319 

HÉLÉNA. 

O  nous  pourrions  déjà  les  entendre  crier  ! 
Ces  filles,  ces  enfants,  innocentes  victimes  ; 
Vos  ennemis  riants  les  foulent  sous  leurs  pas, 
Et  leur  dernier  soupir  s'étonne  de  ces  crimes 
Que  leur  âge  ne  savait  pas. 

Vous  avez  évité  ces  horribles  trépas. 
Vous,  sœur  de  mon  destin,  plus  heureuses  compagnes. 
Votre  pudeur  tremblante  a  fui  dans  les  montagnes  ; 
Appelant  de  leurs  mains  et  plaignant  Héléna, 
Leur  troupe  poursuivie  arrive  à  Colona  ; 
Puis  sur  le  cap  vengeur,  l'une  à  l'autre  enlacée 
Chanta  d'une  voix  ferme,  exempte  de  sanglots. 
Et  leur  hymne  de  mort,  sur  le  mont  commencée, 
S'éteignit  dans  les  flots. 

LE   CHŒUR. 

O  tardive  vengeance  !  ô  vengeance  sacrée  ! 
Par  trois  cents  ans  captifs  sans  espoir  implorée. 
As-tu  rempli  ta  coupe  avec  ces  flots  de  sang  ? 
Quand  la  verseras-tu  sur  eux  ? 

HÉLÉNA. 

Elle  descend. 
Voyez-vous  sur  les  monts  ces  feux  patriotiques 
S'agiter  aux  sommets  de  leurs  croupes  antiques  ? 


320  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  Colone,  et  l'Hymète,  et  le  Pœcile  altier. 

Que  l'olivier  brûlant  éclaire  tout  entier  ? 

G^mme  aux  fils  de  Léda  la  flamme  est  sur  leur  tête  ; 

Les  Grecs  les  ont  parés  pour  quelque  grande  fête  ; 

C'est  celle  de  la  Grèce  et  de  la  liberté  ; 

Le  signal  de  nos  feux  à  leurs  yeux  est  porté. 

Quittez  vos  trônes  d'or,  Nations  de  la  terre. 
Entourez-nous  et  dépouillez  le  deuil  ; 

Votre  sœur  soulève  la  pierre 

Qui  la  couvrait  dans  son  cercueil. 

A  la  fois  pâle,  faible  et  fière. 

Ses  deux  mains  implorent  vos  mains  ; 
Ses  yeux,  que  du  sépulcre  aveugle  la  poussière. 
Vers  ses  anciens  lauriers  demandent  leurs  chemins  ; 

La  victoire  la  rendra  belle  ; 
Tendez-lui  de  vos  bras  le  secours  belliqueux. 

Les  dieux  combattaient  avec  elle  ; 

Êtes-vous  donc  plus  grandes  qu'eux  ? 
Du  moins  contre  la  Grèce,  ô  n'ayez  point  de  haine  ! 

Encouragez-la  dans  l'arène  ; 
Par  des  cris  fraternels  secondez  ses  efforts  ; 
Et,  comme  autrefois  Rome  en  leur  sanglante  lutte, 
De  ses  gladiateurs  jugeait  de  loin  la  chute, 
Que  vos  oisives  mains  applaudissent  nos  morts. 

Elle  disait.  Ses  bras,  sa  tête  prophétique 


HÊLÉNA  321 

Se  penchaient  sur  les  eaux  et  tendaient  vers  l'Attique. 
En  foule  rassemblés,  remplis  d'étonnement. 
Quand  pâle,  enveloppée  en  son  blanc  vêtement. 
Elle  s'élevait  seule  au  sein  de  l'ombre  noire. 
Les  Grecs  se  rappelaient  ces  images  d'ivoire 
Qu'aux  poupes  des  vaisseaux  consacraient  leurs  aïeux. 
Pour  les  mieux  assurer  de  la  faveur  des  dieux. 


CHANT  TROISIÈME 

l'urne 

Cette  urne  que  je  tiens  contient-elle  sa  cendre  ? 
O  vous,  à  ma  douleur  objet  terrible  et  tendre, 
Étemel  entretien  de  haine  et  de  pitié  ! 

(Corneille  '.) 

«  Aux  armes,  fils  d'Ottman,  car  de  sa  voix  roulante 

«  Le  tambour  vous  rappelle  à  la  tâche  sanglante. 

«  Le  canon  gronde  encor  sur  le  fort  de  Phylé. 

«  Le  cœur  des  Giaours  à  ce  bruit  a  tremblé, 

«  Sous  leurs  tombeaux  détruits  ils  ont  caché  leur  tête  ; 

«  Mais  le  sabre  courbé  va  sortir,  et  s'apprête 

«  A  confondre  bientôt  leurs  crânes  révoltés 

«  Aux  cendres  des  aïeux  qui  les  ont  exaltés. 

«  Poursuivons  des  vils  Grecs  le  misérable  reste, 

«  Abandonnez  ces  vins  que  Mahomet  déteste, 

«  Et  ces  femmes  en  pleurs  qui  meurent  dans  les  cris, 

«  Indignes  des  guerriers  qu'attendent  les  houris  !  » 

Ainsi  criait  l'Émir,  et  de  sa  main  sanglante 

S'agitait  de  Damas  la  lame  étin celante  ; 

1  La  Mort  de  Pompée,  acte  V,  se.  l 


HÉLÊNA  323 

Son  cheval  bondissant  écumait  sous  le  mors, 
Et  ses  fers  indignés  glissaient  au  sang  des  morts. 
Quand  le  maître  animait  sa  hennissante  bouche, 
Et  d'un  large  étrier  pressait  le  flanc  farouche. 
Éveillés  à  ses  cris,  ses  soldats  basanés 
S'avancent  d'un  pas  ivre  et  les  yeux  étonnés. 

Quand  le  tigre  indolent  sorti  de  sa  mollesse. 
De  ses  flancs  tachetés  déployant  la  souplesse, 
A  saisi  dans  ses  bonds  le  chevreuil  innocent, 
Longtemps  après  sa  mort  il  lèche  encor  son  sang, 
Il  disperse  sa  chair  d'un  ongle  plein  de  joie, 
Roule  en  broyant  les  os  et  s'endort  sur  sa  proie. 
Non  moins  lâche  et  cruel,  le  Musulman  trompeur 
Se  venge  sur  les  morts  d'avoir  senti  la  peur  ; 
Il  demande  la  paix,  il  l'obtient  par  la  feinte  ; 
Puis,  la  tête  ennemie,  offerte  à  lui  sans  crainte. 
Tombe,  et  lui  sert  de  coupe  à  ce  même  festin 
Qu'avait,  pour  le  traité,  préparé  le  matin. 
En  de  telles  horreurs  Athène  était  plongée, 
Et  tant  de  cris  sortaient  d'une  foule  égorgée. 
Que,  si  j'osais  conter  d'une  imprudente  voix 
Ces  attentats,  un  jour  le  repentir  des  rois. 
Le  guerrier  briserait  son  impuissante  épée  ; 
Dans  son  élan  vengeur  par  le  devoir  trompée, 
La  mère,  des  chrétiens  accusant  la  lenteur, 
Regardant  vers  le  seuil,  sur  un  sein  protecteur 


324  ALFRED  DE  VIGNY 

Presserait  son  enfant  ;  et  la  vierge  innocente 

Cacherait  dans  ses  mains  sa  tête  rougissante. 

Au  bruit  de  la  timbale  et  des  clairons  d'airain 

Les  coursiers  se  cabrant  font  résonner  le  frein  ; 

Leurs  fronts  jettent  l'écume  et  leurs  pieds  la  poussière, 

Du  sultan  de  Stamboul  élevant  la  bannière 

Le  Pacha  vient,  on  part.  Les  Spahis  en  marchant 

Règlent  leur  pas  sonore  aux  mots  sacrés  du  chant  : 

Allah  prépare  leur  défaite  ; 
Priez,  chantez  :  Dieu  seul  est  Dieu, 
Et  Mahomet  est  son  Prophète. 
Le  Koran  gouverne  ce  lieu  ; 
Que  le  Giaour  tombe  et  meure. 
Dans  la  flamboyante  demeure 
Par  Monldr  ^  il  sera  jeté. 
La  terre  brûlera  l'impie. 
Car  sa  tombe  sera  sans  pluie 
Sous  les  dards  plombés  de  l'été. 

Le  Croyant  superbe  s'avance  ; 
Il  est  brave  ;  il  sait  que  son  sort 
Avec  lui  marche,  écrit  d'avance 
Sur  l'invisible  collier  d'or  ^  ; 


1  Monkir,  l'ange  des  Enfers.  {Alkorati.)  [Note  de  Vigny.] 
a  (Alkoran.)  [Note  de  Vigny.] 


HÉLÉNA  325 

Son  front  sous  le  dernier  génie, 
Dont  le  vol  a  de  l'harmonie. 
Se  courbe  sans  être  irrité. 
La  prévoyance  est  inhabile 
A  reculer  l'heure  immobile 
Que  marque  la  fatalité. 

Si  la  mort  frappe  le  fidèle. 
Quittant  son  paradis  vermeil 
Et  déployant  l'or  de  son  aile, 
La  Péri  ^  viendra  du  soleil. 
Ses  chants  le  berceront  de  joie. 
Ses  doigts  ont  travaillé  la  soie 
Où  le  brave  doit  reposer  ; 
L'entourant  d'une  écharpe  verte. 
Sa  bouche  de  rose  entr' ouverte 
L'accueillera  par  un  baiser. 

Qui  puisera  les  eaux  sacrées 
Dans  la  fontaine  de  Cafour  ', 
Où  les  houris  désaltérées 
Chancellent  et  tombent  d'amour  ? 
Leurs  yeux  doux,  qu'un  cil  noir  protège. 
Vous  regardent  :  leurs  bras  de  neige 

1  Ange  féminin  chez  les  Mahométans  :  il  vit  dans  le  Soleil  et 
parmi  les  Astres.  {Alkoran.)  [Note  de  Vigny.] 

-  Fontaine  du  Paradis  txirc  :  elle  roule  des  pierreries.  {Alkoran.) 
[Note  de  Vigny.] 


326  ALFRED  DE  VIGNY 

Applaudiront  au  combattant  ; 
Et  dans  des  coupes  d'émeraude 
Une  liqueur  vermeille  et  chaude 
Coule  de  leurs  doigts  et  l'attend. 
Allah  prépare  leur  défaite, 
Il  a  pris  le  glaive  de  feu  ; 
Priez,  chantez  :  Dieu  seul  est  Dieu, 
Et  Mahomet  est  son  Prophète. 

Si  de  grands  bœufs  errants  sur  les  bords  d'un  maraia 
Combattent  le  loup  noir  sorti  de  ses  forêts. 
Longtemps  en  cercle  étroit  leur  foule  ramassée 
Présente  à  ses  assauts  une  corne  abaissée, 
Et,  reculant  ainsi  jusque  dans  les  roseaux, 
Cherche  un  abri  fangeux  sous  les  dormantes  eaux. 
Le  loup  rôde  en  hurlant  autour  du  marécage  : 
Il  arrache  les  joncs,  seule  proie  à  sa  rage. 
Car,  au  Heu  du  poil  jaune  et  des  flancs  impuissants, 
Il  voit  nager  des  fronts  armés  et  mugissants. 
Mais  que  les  aboiements  d'une  meute  lointaine 
Rendent  sûrs  ses  dangers  et  sa  fuite  incertaine, 
Il  s'éloigne  à  regret  ;  son  œil  menace  et  luit 
Sur  l'ennemi  sauvé  que  lui  rendra  la  nuit  : 
Tandis  que,  rassuré  dans  sa  retraite  humide. 
Le  troupeau  laboureur,  devenu  moins  timide. 
Sortant  des  eaux  ses  pieds  fourchus  et  hmoneux. 
Contemple  le  combat  des  limiers  généreux. 


HÉLÊNA  327 

Tels  les  Athéniens,  du  haut  de  leurs  murailles, 

Écoutaient,  regardaient  les  poudreuses  batailles. 

«  Quels  pas  ont  soulevé  ce  nuage  lointain  ? 

«  Ces  sables  volent-ils  sous  le  vent  du  matin  ? 

«  Se  disaient-ils  :  quittant  l'Afrique  dévorée, 

«  Le  Semoun  flamboyant  soufiBe-t-il  du  Pyrée  ? 

«  Il  accourt  vers  Athène,  et  renverse  en  courant 

«  L'Ottoman  qui  résiste,  et  le  laisse  mourant. 

«  Ce  sont  des  Grecs  ;  voyez,  voyez  notre  bannière  ! 

«  Elle  est  resplendissante  à  travers  la  poussière.  » 

Mora  la  soutenait,  et  ses  exploits  errants 

Bien  loin  derrière  lui  laissaient  les  premiers  rangs. 

Tenant  sa  main,  paraît  la  belle  et  jeune  fille. 

Pâle  ;  un  crucifix  d'or  au-dessus  d'elle  brille  : 

Elle  osait  l'élever  d'un  bras  ferme  et  pieux. 

Sans  craindre  d'appeler  la  mort  avec  les  yeux, 

Marchait,  et  d'un  œil  sûr  comme  sachant  leurs  crimes. 

Au  Grec  avec  sa  croix  désignait  ses  victimes. 

Lui,  suspendait  ses  pas,  et  sa  froide  fureur 

Frappait,  en  souriant  de  dédain  et  d'horreur. 

Alors  on  entendit,  du  haut  des  édifices. 

Des  femmes  applaudir  ces  sanglants  sacrifices  ; 

Elles  criaient  :  «  O  Grèce  !  O  Grèce  !  lève-toi  ! 

«  L'ange  exterminateur  vient,  guidé  par  la  foi  !  » 

Et,  la  joie  et  les  pleurs  se  mêlant  aux  prières. 

De  leurs  murs  démolis  précipitaient  les  pierres. 

Et  l'huile  bouillonnante,  et  le  plomb  ruisselant 


328  ALFRED  DE  VIGNY 

Jetés  avec  fracas  en  fleuve  ctincelant, 
Répandaient  aux  turbans  que  choisissaient  leurs  haines. 
Des  maux  avant-coureurs  des  étemelles  peines  ; 
Tandis  que,  soulevant  les  pierres  des  tombeaux, 
Leurs  pères,  leurs  enfants,  leurs  époux  en  lambeaux, 
Sortaient,  pour  le  combat,  de  leurs  retraites  sombres. 
Et  de  leurs  grands  aïeux  représentaient  les  ombres. 

Les  Turcs  tombent  alors  vaincus  ;  les  deux  amants 

D'un  pied  triomphateur  foulaient  ces  corps  fmriants. 

Comme  on  voit  d'un  volcan  le  feu  longtemps  esclave 

Tonner,  couler,  descendre  en  une  ardente  lave. 

Et,  confondant  les  rocs  et  les  toits  arrachés, 

Aux  cadavres  brûlants  des  chênes  desséchés. 

Renouveler  le  Styx  pour  les  tremblantes  plaines. 

Tels  marchaient  après  eux  les  rapides  Hellènes. 

Leurs  bras  rassasiés,  désoeuvrés  de  martyrs, 

Arrachaient  en  passant  quelques  derniers  soupirs  ; 

Mais  leurs  yeux  et  leurs  pas  tendaient  vers  la  fumée 

Qui  roulait  en  flots  noirs  sur  l'église  enflammée. 

Là  tombaient  des  chrétiens  au  pied  de  leur  autel  ; 

On  entendait  le  cri  sans  voir  le  coup  mortel. 

Car  l'incendie  en  vain  éclairait  tant  de  crimes  : 

Les  portes  dérobaient  et  bourreaux  et  victimes. 

On  les  frappe  à  grand  bruit.  Calme  comme  un  vainqueur,! 

Mora  pressait  alors  Héléna  sur  son  cœur. 

«  Viens,  disait-il,  viens  voir  la  maison  paternelle, 


HÊLÊNA  329 

«  Puisque  ses  murs  quittés  te  font  si  criminelle  ; 
«  C'est  là  ta  seule  peine.  Allons,  viens  avec  moi, 
«  Le  vainqueur  amoureux  va  supplier  pour  toi  ; 
«  J'y  vais  trouver  ensemble  et  ta  main  et  ta  grâce  : 
«  Qu'as-tu  fait  que  la  gloire  et  notre  amour  n'efface  ?  » 
Mais  elle  s'avançait  :  «  Ne  parlez  pas  ainsi, 
«  Vous  allez  m' affaiblir  ;  Dieu  m'a  conduite  ici  !  » 
Et  le  délire  alors  semblait  troubler  sa  vue 
Vers  le  temple  brûlant  toujours,  toujours  tendue. 
«  C'est  Dieu  qui  me  fait  voir  quel  doit  être  mon  sort  ! 
«  Silence  !  taisons-nous  ;  j'entends  venir  ma  mort  !  » 
On  entendait,  au  fond  de  l'église  en  tumulte, 
Des  hurlements,  des  cris  de  femmes,  et  l'insulte, 
Et  le  bruit  de  la  poudre  et  du  fer.  Cependant 
Un  nuage  de  feu  sortait  du  toit  ardent. 
«  Mon  ami,  disait-elle,  ô  soutenez  mon  âme  ! 
«  Rendez-moi  forte  :  hélas  je  ne  suis  qu'une  femme  ; 
«  Quand  je  vous  vois,  je  sens  que  j'aime  encor  le  jour  ; 
«  Il  ne  me  reste  plus  à  vaincre  que  l'amour  ; 
«  Pour  l'autre  sacrifice,  il  est  fait.  »  Et  ses  larmes 
Qu'elle  voulait  cacher,  l'ornaient  de  nouveaux  charmes. 
Lui,  la  priait  de  vivre,  et  ne  comprenait  pas 
Quels  chagrins  l'appelaient  à  vouloir  le  trépas. 
Elle  était  sur  son  cœur  ;  sa  tête  était  penchée. 
On  croyait  qu'à  ses  cris  elle  serait  touchée  ; 
Mais  la  porte  du  temple  est  ouverte,  et  l'on  voit 
Tous  ceux  que  menaçait  le  poids  brûlant  du  toit  : 


330  ALFRED  DE  VIGNY 

Tous  les  Turcs  étaient  là  ;  mais,  chacun  d'eux  s'arrête, 

Croise  ses  bras,  jetant  son  fer,  lève  la  tête, 

Et  sur  la  mort  qui  tombe  ose  fixer  les  yeux. 

Un  seul  cri  de  terreur  s'élève  jusqu'aux  Cieux  ; 

Le  dôme  embrasé  craque,  et  dans  l'air  se  balance. 

«  Je  les  reconnais  tous  !  »  dit-elle.  Elle  s'élance. 

Et  sur  le  seuil  fumant  monte.  «  Je  meurs  ici  ! 

«  —  Sans  ton  époux,  dit-il.  —  Mes  époux  ?  les  voici  ! 

«  Je  meurs  vengée  !  Adieu,  tombez,  murs  que  j 'implore  ; 

«  Les  Cieux  me  sont  ouverts,  mon  âme  est  vierge  encore!» 

Et  le  clocher,  les  murs,  les  marbres  renversés. 

Les  vitraux  en  éclats,  les  lambris  dispersés. 

Et  les  portes  de  fer,  et  les  châsses  antiques. 

Et  les  lampes  dont  l'or  surchargeait  les  portiques. 

Tombent  ;  et  dans  sa  chute  ardente,  leur  grand  poids 

De  cette  foule  écrase  et  la  vie  et  la  voix. 

Longtemps  les  flots  épais  d'une  rouge  poussière 

Du  soleil  et  du  ciel  étouffent  la  lumière  ; 

On  espère  qu'enfin  ses  voiles  dissipés 

Montreront  quelques  Grecs  au  désastre  échappés  ; 

Mais  la  flamme  bientôt,  pure  et  belle,  s'élance 

Et  sur  les  morts  cachés  brille  et  monte  en  silence. 

Cependant,  vers  le  soir,  les  combats  apaisés 

Livrèrent  toute  Athène  aux  vainqueurs  reposés. 

Après  l'effroi  d'un  jour  que  la  flamme  et  les  armes 

Avaient  rempli  de  sang  et  de  bruit  et  d'alarmes, 

Sur  les  murs  dévastés,  sur  les  toits  endormis, 


HÉLÉNA  331 

La  lune  promenait  l'or  de  ses  feux  amis. 
Athène  sommeillait  ;  mais  des  clartés  errantes. 
Puis,  dans  l'ombre,  des  cris  soudains,  des  voix  mourantes 
De  quelques  fugitifs  venaient  glacer  les  cœurs  ; 
îls  craignaient  les  vaincus  non  moins  que  les  vainqueurs. 
Ils  étaient  Juifs.  Surtout  en  haut  de  la  colline 
Que  du  vieux  Parthénon  couronne  la  ruine. 
Dans  ses  piliers  moussus,  ses  anguleux  débris. 
Ils  avaient  cru  trouver  de  plus  secrets  abris. 
Comme  l'humble  araignée  et  la  frêle  tenture. 
Des  lambris  d'un  palais  dérobent  la  sculpture, 
Une  Mosquée,  au  coin  du  temple  chancelant, 
Suspendait  sa  coupole  et  cachait  son  front  blanc  , 
C'est  là  qu'une  famille,  encor  d'effroi  troublée, 
En  cercles  ténébreux  s'était  toute  assemblée  ; 
Autour  d'un  candélabre  aux  autels  dérobé, 
Ils  comptaient  l'amas  d'or  entre  leurs  mains  tombé, 
Les  sabres  de  Damas  que  le  soldat  admire. 
Et  les  habits  moelleux  tissus  à  Cachemire, 
Les  calices  chrétiens,  les  colliers,  les  croissants, 
Ces  boucles,  de  l'oreille  ornements  innocents  : 
Car  aux  fils  de  Judas  toute  chose  est  permise, 
Comme  dans  leurs  trésors  toute  chose  est  admise. 
D'avance  épouvantés  d'images  de  trépas. 
Tous  ces  Juifs  ont  frémi  ;  l'on  entendait  des  pas. 
Le  pas  d'un  homme  seul  sous  la  voûte  sonore  : 
Il  marchait,  s'arrêtait,  et  puis  marchait  encore. 


332  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  l'écho  des  degrés,  en  bruits  sourds  et  confus, 
Leur  renvoya  ces  mots  vingt  fois  interrompus  : 

«  Le  sang  du  fer  vengeur  s'essuiera  dans  la  terre. 

Je  veux  qu'il  creuse  là  ta  fosse  solitaire  ; 

Dans  l'urne  inattendue  où  ne  luit  aucun  nom, 

Ta  cendre  va  dormir  au  pied  du  Parthénon. 

Dans  ce  vase  de  mort,  teint  d'une  antique  rouille, 

On  ne  versa  jamais  plus  lugubre  dépouille  ; 

Tant  de  malheurs  dedans,  et  tant  de  pleurs  dehors, 

N'ont  jamais  affligé  ses  funéraires  bords. 

Et  certes  cette  gloire  au  moins  nous  est  bien  due. 

D'avoir  de  tout  malheur  dépassé  l'étendue. 

—  Ni  l'homme  d'aujourd'hui,  ni  la  postérité 

N'oseront  te  sonder  jusqu'à  la  vérité. 

Jeune  cendre  ;  et  des  maux  de  ce  jour  de  misères 

La  moitié  suffirait  aux  désespoirs  vulgaires. 

Quand  un  passant  viendra  chercher,  en  se  courbant. 

Quelques  vieux  noms  de  morts  dérobés  au  turban. 

Il  trouvera  cette  urne,  et,  déterrant  sa  proie. 

Rassasiera  de  nous  sa  curieuse  joie  ; 

Il  tournera  longtemps  ce  bronze,  et,  pour  jamais. 

Dispersera  dans  l'air  la  beauté  que  j'aimais. 

Et  si  son  cœur  tressaille  à  l'aspect  de  sa  cendre, 

Si  dans  des  maux  passés  il  consent  à  descendre. 

Que  pourra  sa  pitié  ?  Ce  que  toujours  on  vit. 

Plaindre  non  l'être  mort,  mais  l'être  qui  survit  ; 


HÉLÉNA  333 

Moi-même  j'ai  bien  cru  que  la  mort  d'une  amante 
Était  le  plus  grand  mal  dont  l'enfer  nous  tourmente. 
Ah  !  que  ne  puis- je  en  paix  savourer  ce  malheur  ! 
II  serait  peu  de  chose  auprès  de  ma  douleur. 
Dans  son  temps  virginal  que  ne  l'ai-je  perdue  ? 
A  se  la  rappeler  ma  tristesse  assidue 
La  pleurerait  sans  tache,  et  distillant  mon  fiel, 
Je  n'aurais  qu'à  gémir  et  maudire  le  Ciel  ! 
Je  dirais  :  Héléna  !  que  n'es-tu  sur  la  terre  ? 
Tu  laisses  après  toi  ton  ami  solitaire, 
Renais  !  Que  ta  beauté,  belle  de  ta  vertu, 
Vienne  au  jour,  et  le  rende  à  mon  cœur  abattu. 
Mais  de  pareils  regrets  la  douceur  m'est  ravie. 
Il  faut  pleurer  sa  mort  sans  regretter  sa  vie  ; 
Et  si  ces  restes  froids  cédaient  à  mon  amour. 
J'hésiterais  peut-être  à  lui  rendre  le  jour. 
Malheur  !  je  ne  puis  rien  vouloir  en  assurance. 
Et  dédaigne  le  bien  qui  fut  mon  espérance  1 
Héléna,  nous  n'aurions  qu'un  amour  sans  honneur  : 
Va,  j'aime  mieux  ta  cendre  encor  qu'un  tel  bonheur. 
Descends,  descends  en  paix  ;  attends  ici  ma  gloire  ; 
En  te  la  rapportant  après  notre  victoire. 
Je  la  mépriserai  pour  te  pleurer  toujours. 
Et,  ton  urne  à  la  main,  je  compterai  mes  jours.  » 


FANTAISIES    OUBLIÉES 


A  M.    LE   COMTE   DE   MONCORPS 

Fait  à  huit  heures  du  matin 
Pour  vous  ramener,  mais  en  vain. 

Vous  aimez,  cher  ami,  les  vers  à  la  douzaine, 

{Douzaine,  par  respect,  car  j'aurais  dit  centaine, 

En  ne  faisant  parler  que  mon  juste  courroux)  ; 

Eh  quoi  !  ces  vers,  Moncorps,  vous  en  contentez- vous  ? 

Je  vous  en  fais  ici,  mais  puisse  cet  exemple 

Vous  montrer  la  raison,  vous  mener  à  son  Temple, 

Vous  y  loger  s'il  peut  malgré  l'aversion 

Que  vous  semblez  avoir  pour  l'habitation. 

Ces  vers  sans  harmonie,  et  ces  rimes  blessées, 

Ces  discours  sans  liens,  ces  petites  pensées 

Ont  donc  pu  vous  séduire  !  Oh  !  que  je  crois  d'esprit 

A  celui  qui  vous  fit  goûter  un  tel  écrit  ! 

Qu'il  fallait  que  sa  voix  flexible,  harmonieuse 

Trompât  avec  douceur  votre  oreille  trompeuse, 

Pour  que  de  tous  ces  riens  vous  fussiez  enchanté. 

Jamais  je  ne  vous  vis  d'un  tel  zèle  emporté  ; 

J'admirais  vos  yeux  bleus  et  vos  vives  prunelles 

D'où  jaillissait  la  joie  en  vives  étincelles, 


338  ALFRED  DE  VIGNY 

Et  vos  gestes  fréquents  et  votre  teint  rougi, 

Teint  sur  lequel  des  vers  l'amour  avait  agi  ! 

Quelle  honte  !  grand  dieu  !  quelle  divine  flamme, 

Ces  petits  vers  ont  pu  l'arracher  à  votre  âme? 

Non,  je  n'y  veux  pas  croire  et  j'aime  mieux  penser 

Que  votre  tendre  cœur  s'était  senti  blesser 

Par  des  verres  meilleurs  pleins  du  jus  d'une  vigne 

Que  je  préférerais  même  aux  vers  de  Lavigne, 

Ou  bien  par  les  beaux  yeux  de  quelque  aimable  objet 

Ou  bien  par  le  courroux  de  quelque  vain  projet. 

Laissez-moi  cette  erreur,  elle  m'est  nécessaire 

Tant  j'ai  besoin  pour  vous  d'estime  bien  entière, 

Et  même  en  poésie.  Hélas  !  si  vous  saviez 

A  quels  dédains  cruels  vous  vous  exposeriez 

Si  votre  opinion  de  la  sorte  égarée 

D'auteurs  un  peu  connus  se  trouvait  entourée  ; 

Ce  rire  dédaigneux  farouche  et  sans  pitié, 

Que  ne  tempère  pas  l'indulgente  amitié. 

Viendrait  vous  interdire,  ou  le  triste  silence, 

Plus  dur  que  les  éclats,  armerait  leur  vengeance  ; 

Ou  si  l'un  d'eux  plus  doux  sachant  vous  distinguer 

Voulait  sur  votre  auteur  un  peu  vous  haranguer. 

Il  vous  dirait  :  «  Monsieur,  sachez  de  moi  la  haine 

«  Que  nous  professons  tous  pour  les  vers  faits  sans  peine  ; 

«  Le  vers  le  plus  obscur  d'un  auteur  sérieux 

«  A  plus  de  vrai  mérite  et  vaut  plus  à  nos  yeux 

«  Que  l'inutile  amas  de  légères  paroles 


A  M.  LE  COMTE  DE  MONCORPS       339 
«  Qui  forme  le  tissu  de  ces  œuvres  frivoles 
«  Qui  sans  rien  peindre  au  cœur  cherche  à  nous  éblouir, 
«  Qu'on  dit  vers  fugitifs  parce  qu'ils  sont  à  fuir.  » 

Adieu,  Moncorps,  soyez  à  ce  discours  sensible. 
Moi,  je  vais  déjeuner  et  puis  lire  la  Bible. 


340  ALFRED  DE  VIGNY 


CHANT   DE   SUZANNE   AU   BAIN 

De  l'époux  bien-aimé  n'entends-je  pas  la  voix  ? 
Oui,  pareil  au  chevreuil,  le  voici,  je  le  vois. 
Il  reparait  joyeux  sur  le  haut  des  montagnes. 
Bondit  sur  la  colline  et  passe  les  campagnes. 

Oh  !  fortifiez-moi  !  mêlez  des  fruits  aux  fleurs  ! 
Car  je  languis  d'amour  et  j'ai  versé  des  pleurs. 
J'ai  cherché  dans  les  nuits,  à  l'aide  de  la  flamme, 
Celui  qui  fait  ma  joie  et  que  chérit  mon  âme. 

Oh  !  comment  à  ma  couche  est-il  donc  enlevé  ? 

Je  l'ai  cherché  partout  et  ne  l'ai  pas  trouvé. 

Mon  époux  est  pour  moi  comme  un  collier  de  myrrhe. 

Qu'il  dorme  sur  mon  sein,  je  l'aime  et  je  l'admire. 

Il  est  blanc  entre  mille  et  brille  le  premier  ; 

Ses  cheveux  sont  pareils  aux  rameaux  du  palmier  ; 

A  l'ombre  du  palmier  je  me  suis  reposée, 

Et  du  nard  précieux  ma  tête  est  arrosée. 

Je  préfère  sa  bouche  aux  grappes  d'Engaddi, 
Qui  tempèrent,  dans  l'or,  le  soleil  du  midi. 


CHANT  DE  SUZANNE  AU  BAIN  341 
Qu'à  m'entourer  d'amour  son  bras  gauche  s'apprête 
Et  que  de  sa  main  droite  il  soutienne  ma  tête  ! 

Quand  son  cœur  sur  le  mien  bat  dans  un  doux  transport 
Je  me  meurs,  car  l'amoiu:  est  fort  comme  la  mort  ! 
Si  mes  cheveux  sont  noirs,  moi  je  suis  blanche  et  belle. 
Et  jamais  à  sa  voix  mon  âme  n'est  rebelle. 

Je  sais  que  la  sagesse  est  plus  que  la  beauté. 
Je  sais  que  le  sourire  est  plein  de  vanité, 
Je  sais  la  femme  forte  et  veux  suivre  sa  voie  : 
«  Elle  a  cherché  la  laine,  et  le  hn  et  la  soie  : 

«  Ses  doigts  ingénieux  ont  travaillé  longtemps, 
«  Elle  partage  à  tous  et  l'ouvrage  et  le  temps  ; 
«  Ses  fuseaux  ont  tissé  la  toile  d'Idumée  ; 
«  Le  passant  dans  la  nuit  voit  sa  lampe  allimiée. 

a  Sa  main  est  pleine  d'or  et  s'ouvre  à  l'indigent  ; 
c  Elle  a  de  la  bonté  le  langage  indulgent  : 
«  Ses  fils  l'ont  dite  heureuse  et  de  force  douée, 
«  Ils  se  sont  levés  tous  et  tous  l'ont  embrassée. 

«  Sa  bouche  sourira  lors  de  son  dernier  jour.  » 
Lorsque  j'ai  dit  ces  mots,  plein  d'un  nouvel  amour. 
De  ses  bras  parfumés  mon  époux  m'environne, 
Il  m'appelle  sa  sœur,  sa  gloire  et  sa  couronne. 


342  ALFÏŒD  DE  VIGNY 


LE  BERCEAU 

A  MARIE   DE   CLEREMBAULT,   ÂGÉE   DE   VINGT    JOURS 

Dors  dans  cette  nacelle  où  te  reçut  le  monde  ; 
Songe  au  ciel  d'où  tu  viens,  au  fond  de  ton  berceau 
Comme  le  nautonier  qui,  sur  la  mer  profonde. 
Rêve  de  la  patrie  et  dort  dans  son  vaisseau. 

Le  matelot  n'entend  au-dessus  de  sa  tête 
Qu'un  bruit  vague  et  sans  fin  sur  le  flot  agité. 
Et,  quand  autour  de  lui  bouillonne  la  tempête. 
Il  sourit  au  repos  qu'hélas  !  il  a  quitté. 

Qu'ainsi  de  notre  terre  aucun  son  ne  t'éveille, 
Et  que  les  bruits  lointains  de  la  vaste  cité, 
La  harpe  de  ton  frère  ou  ta  mère  qui  veille. 
Tout  forme  à  ton  repos  un  murmure  enchanté  ! 

N'entends  pas  les  vains  bruits  de  la  foule  importune. 
Mais  ces  concerts  formés  pour  tes  jeunes  douleurs  : 
Tu  connaîtras  assez  la  voix  de  l'infortune  : 
Sur  la  terre  on  entend  moins  de  chants  que  de  pleurs. 


LE  BERCEAU  343 

Pour  ta  nef  sans  effroi  la  vie  est  sans  orages  ; 
Le  seul  flot  qui  te  berce  est  le  bras  maternel, 
Et  tes  jours  passeront  sans  crainte  des  naufrages 
Depuis  le  sein  natal  jusqu'au  port  éternel. 

Les  nautoniers  pieux,  sur  la  mer  étrangère. 
Invoquent  la  patronne  et  voguent  rassurés... 
Tu  t'appelles  Marie,  ô  jeune  passagère. 
Et  ton  nom  virginal  règne  aux  champs  azurés. 


344  ALFRED  DE  VIGNY 


LE  RÊVE 

Ton  rêve,  heureux  enfant,  n'est  pas  un  vain  mensonge, 
L'imagination  n'est  pas  encore  en  toi  ; 
Elle  tient  de  la  terre,  au  lieu  que  ton  beau  songe 
N'est  qu'un  moment  d'absence  où  Dieu  t'appelle  à  soi. 

Les  anges  sont  venus  près  de  ta  jeune  oreille 

Et  t'ont  dit  :  «  Oh  !  pourquoi  nous  as-tu  donc  laissés  ? 

A  notre  éternité  la  tienne  était  pareille. 

Tes  yeux  vers  les  mortels  ne  s'étaient  point  baissés. 

«  Tu  touchais  avec  nous  la  harpe  parfumée 
Et  l'or  de  la  cymbale  et  le  sistre  argentin  ; 
Tu  flottais  avec  nous  dans  la  sainte  fumée 
Qui  tourne  autour  des  feux  de  l'éternel  matin. 

«  Tu  soutenais  le  bras  de  la  céleste  Vierge 
Lorsque  l'enfant  de  Dieu  l'accablait  de  son  poids. 
Ou  bien  tu  te  mêlais  à  la  flamme  d'un  cierge 
Devant  l'Agneau  sans  tache  et  le  hvre  des  Lois. 


LE  RÊVE  345 

«  Au  char  d'Emmanuel  tes  ailes  attelées 
Guidaient  la  roue  ardente  de  son  essieu  vivant  ; 
Et,  pour  nourrir  le  feu  des  lampes  étoilées. 
Aux  voûtes  de  cristal  on  t'envoyait  souvent. 

«  Des  tabernacles  d'or  les  secrètes  enceintes 
Étaient  les  lieux  cachés  choisis  pour  ton  repos  ; 
Tu  te  posais  aussi  sur  les  genoux  des  saintes. 
Écoutant  leur  cantique  et  leurs  pieux  propos. 

«  Tu  seras  bien  longtemps  sans  revoir  nos  merveilles. 
Ange  ami,  tes  instants  seront  tous  agités. 
Tu  pleures  à  présent  sitôt  que  tu  t'éveilles... 
Depuis  vingt  jours,  pourquoi  nous  as-tu  donc  quittés  ?  » 

Ainsi,  pour  t'éloigner  d'une  vie  éphémère, 
Les  anges  t'ont  parlé,  discours  plaintif  et  doux  ; 
Tu  leur  as  répondu  :  «  Vous  n'avez  pas  de  mère  !...  » 
Et  tous  ont  vu  la  tienne  avec  des  yeux  jaloux. 

13  décembre  1822. 


346  ALFRED  DE  VIGNY 


LA    BEAUTÉ    IDÉALE 

AUX   MÂNES   DE   GIRODET 

OÙ  donc  est  la  beauté  que  rêve  le  poète  ? 
Aucun  d'entre  les  arts  n'est  son  digne  interprète, 
Et  souvent  il  voudrait,  par  son  rêve  égaré, 
Confondre  ce  que  Dieu  pour  l'homme  a  séparé. 
Il  voudrait  ajouter  les  sens  à  la  peinture. 
A  son  gré  si  la  Muse  imitait  la  Nature, 
Les  formes,  la  pensée  et  tous  les  bruits  épars 
Viendraient  se  rencontrer  dans  le  prisme  des  arts. 
Centre  où  de  l'univers  les  beautés  réunies 
Apporteraient  au  cœur  toutes  les  harmonies. 
Les  bruits  et  les  couleurs,  de  la  terre  et  des  cieux. 
Le  charme  de  l'oreille  et  le  charme  des  yeux. 
Le  réveil  des  oiseaux,  la  chanson  virginale, 
La  perle  et  les  rayons  de  l'aube  matinale, 
La  gémissante  voix  des  soupirs  de  la  nuit. 
Le  nuage  égaré  sur  le  torrent  conduit. 
L'éclair  tombant  du  ciel  et  sillonnant  l'espace 
Comme  un  glaive  de  Dieu  qui  passe  et  qui  repasse, 
Les  cris  du  voyageur  dans  la  forêt  perdu. 


LA  BEAUTÉ  IDÉALE  347 

L'appel  de  la  clochette  en  pleurant  entendu, 

Les  mots  d'amour  mêlés  au  vent  sifflant  sur  l'onde. 

Et  des  chastes  douleurs  l'émotion  profonde. 

On  entendrait  ensemble,  on  verrait  d'un  coup  d'œil 

Dans  les  vapeurs  du  nord  la  faiblesse  et  l'orgueil. 

L'orgueil  farouche  et  noir  des  héros  du  nuage. 

Et  les  blondes  beautés  qui  pleurent  dans  l'orage  ; 

Leurs  chants  s'élèveraient  dans  les  plaines  de  l'air. 

Le  bouclier  divin  tinterait  sous  le  fer, 

La  harpe  et  les  soupirs  des  vagues  élégies 

Se  mêleraient  aux  cris  des  sanglantes  orgies. 

Et  les  hymnes  plaintifs  des  filles  du  vainqueur 

Au  rire  du  guerrier  qui  sent  percer  son  cœur. 

La  tragédie  en  pleurs  parlerait  dans  la  nue. 

L'homme  entendrait  les  sons  d'une  langue  inconnue, 

Semblable  aux  chants  divins  des  astres  de  Platon, 

Belle  plus  que  les  voix  d'Homère  et  de  Milton, 

Les  Dieux  s'entretiendraient  des  malheurs  de  la  terre. 

Dans  la  nuit  des  forêts  le  rayon  solitaire 

Aux  lèvres  du  chasseur  en  tremblant  descendu... 

Des  mots  qui  nous  diraient  tout  bas  avec  mollesse 

Ce  qu'est  l'amour  de  l'homme  au  cœur  de  la  déesse. 

Devant  l'autel  ému  d'im  miracle  nouveau. 

Sous  le  feu  du  génie  échappé  du  ciseau 

Le  marbre  palpitant  nous  dirait  si  la  vie 

Est  un  plus  beau  festin  lorsqu'on  nous  y  convie 


348  ALFRED  DE  VIGNY 

A  l'âge  qui  rougit  des  pudeurs  de  l'amour. 

Qu'à  l'âge  qui  gémit  de  ne  pas  voir  le  jour  ; 

Et  si  pour  aborder  l'existence  et  sa  flamme, 

Il  vaut  mieux  en  naissant  avoir  toute  son  âme. 

Mais  quels  vastes  concerts,  quels  mots,  quelles  couleurs 

D'un  monde  châtié  traceront  les  douleurs 

Et  graveront  pour  nous  sur  le  flot  du  déluge 

La  grandeur  du  coupable  et  celle  de  son  juge  ? 

A  ce  dessin  sublime  et  sur  un  mont  jeté 

Manquent  le  mouvement,  les  bruits,  l'immensité  ; 

Le  concert  où  serait  cette  scène  tracée 

Regretterait  encor  la  forme  et  la  pensée  ; 

Et  si  la  poésie  essayait  des  tableaux 

Pour  suivre  le  ravage  et  la  marche  des  eaux, 

Seule  et  sans  les  couleurs,  les  voix  mélodieuses. 

Elle  demanderait  ses  sœurs  harmonieuses. 

Descends  donc,  triple  lyre,  instrument  inconnu, 

O  toi  !  qui  parmi  nous  n'es  pas  encore  venu 

Et  qu'en  se  consumant  invoque  le  génie. 

Sans  toi  point  de  beauté,  sans  toi  point  d'harmonie  ; 

Musique,  poésie,  art  pur  de  Raphaël, 

Vous  deviendrez  un  Dieu...,  mais  sur  un  seul  autel  ! 

Ainsi  je  lui  parlais... 

1824. 


SUR  LA  MORT  DE  BYRON     349 


SUR  LA  MORT  DE  BYRON 

Son  génie  était  las  des  gloires  de  la  lyre, 
Et  déjà  dédaignant  cet  impuissant  délire, 
Quittant  le  luth  divin  qu'il  vouait  à  l'enfer. 
Sa  main  impatiente  avait  saisi  le  fer. 

Deux  couronnes  sont  tout  dans  les  fastes  du  monde  : 

Orné  de  la  première,  il  voulait  la  seconde  ; 

Il  allait  la  chercher  au  pays  du  laurier. 

Et  le  poète  en  lui  faisait  place  au  guerrier. 

Il  tombe  au  premier  pas,  mais  ce  pas  est  immense  ; 

Heureux  celui  qui  tombe  aussitôt  qu'il  commence  ! 

Heureux  celui  qui  meurt  et  qui  ferme  des  yeux 

Tout  éblouis  encor  de  rêves  glorieux  ! 

Il  n'a  pas  vu  des  siens  la  perte  ou  la  défaite  ; 

Il  rend  au  miheu  d'eux  une  âme  satisfaite  ; 

Et  s'exhalant  en  paix  dans  son  dernier  adieu. 

Le  feu  qui  l'anima  retourne  au  sein  de  Dieu. 

A  l'éternel  foyer  Dieu  rappelle  son  âme  ; 

Tu  le  sais  à  présent  d'où  venait  cette  flamme 

Qui,  prenant  dans  ton  cœur  un  essor  trop  puissant, 

A  dévoré  ton  corps  et  brûlé  tout  ton  sang. 


350  ALFRED  DE  VIGNY 

Peut-être,  parvenue  à  l'âge  des  douleurs, 
Vierge  encore  au  berceau,  née  entre  deux  malheurs. 
Connaissant  tout  son  père  et  fuyant  sa  famille. 
Devant  ce  cœur  brisé  viendra  tomber  sa  fille  ; 
Et  quand  le  luth  muet  et  le  fer  paternel 
Auront  reçu  les  pleurs  de  son  deuil  éternel. 
Sa  voix  douce,  évoquant  une  mémoire  amère, 
Y  chantera  l'adieu  qu'il  chanta  pour  sa  mère. 

Poète-conquérant,  adieu  pour  cette  vie  ! 
Je  regarde  ta  mort  et  je  te  porte  envie  ; 
Car  tu  meurs  à  cet  âge  où  le  cœur  jeune  encor 
De  ses  illusions  conserve  le  trésor. 
Tel  aux  yeux  du  marin,  le  soleil  des  tropiques 
Se  plonge  tout  ardent  sous  les  flots  pacifiques. 
Et,  sans  pâlir,  descend  à  son  nouveau  séjour 
Aussi  fort  qu'il  était  dans  le  milieu  du  jour. 


A  DAVID  D'ANGERS  351 


A  DAVID  D'ANGERS 

(Écrit  sur  un  exemplaire  de  Cinq-Mars) 

A  VOUS  qui  soufflez  une  âme 
Sur  les  flots  du  bronze  en  flamme  ; 
Vous,  dont  la  puissante  main 
N'eut  jamais  d'étreintes  vaines  ; 
Vous,  dont  le  marbre  a  des  veines 
Où  coule  le  sang  humain. 


352  ALFRED  DE  VIGNY 


SUR  UN  EXEMPLAIRE 
DU«   MORE   DE   VENISE* 

A   MADAME    DORVAL 

Quel  fut  jadis  Shakspeare  !  —  On  ne  répondra  pas. 
Ce  livre  est  à  mes  yeux  l'ombre  d'un  de  ses  pas, 
Rien  de  plus.  —  Je  le  fis  en  cherchant  sur  sa  trace 
Quel  fantôme  il  suivait  de  ceux  que  l'homme  embrasse, 
Gloire,  —  fortune,  —  amour,  —  pouvoir  ou  volupté  ! 
Rien  ne  trahit  son  cœur,  hormis  une  beauté 
Qui  toujours  passe  en  pleurs  parmi  d'autres  figures. 
Comme  un  pâle  rayon  dans  les  forêts  obscures. 
Triste,  simple  et  terrible,  ainsi  que  vous  passez, 
Le  dédain  sur  la  bouche  et  vos  grands  yeux  baissés. 

1829. 


A  MADAME  DORVAL       353 


A  MADAME  DORVAL 

(sonnet) 

Si  des  siècles  mon  nom  perce  la  nuit  obscure. 
Ce  livre,  écrit  pour  vous,  sous  votre  nom  vivra. 
Ce  que  le  temps  présent  tout  bas  déjà  murmure, 
Quelqu'un,  dans  l'avenir,  tout  haut  le  redira. 

D'autres  yeux  ont  versé  vos  pleurs.  —  Une  autre  bouche 
Dit  des  mots  que  j'avais  sur  vos  lèvres  rangés, 
Et  qui  vers  l'avenir  (cette  perte  nous  touche) 
Iront  de  voix  en  voix  moins  purs  et  tout  changés. 

Mais  qu'importe  !  —  Après  nous  ce  sera  pire  chose  ; 
La  source  en  jaillissant  est  belle,  et  puis  arrose 
Un  désert,  de  grands  bois,  un  étang,  des  roseaux  ; 

Ainsi  jusqu'à  la  mer  où  va  mourir  sa  course. 
Ici  destin  pareil.  —  Mais  toujours  à  la  source, 
Votre  nom  bien  gravé  se  Hra  sous  les  eaux. 


354  ALFRED  DE  VIGNY 


A  MADAME  DORVAL 

A  vous  les  chants  d'amour,  les  récits  d'aventures, 

Les  tableaux  aux  vives  couleurs, 
Les  livres  enchantés,  les  parfums,  les  parures. 

Les  bijoux  d'enfant  et  les  fleurs. 
A  vous  tout  ce  qui  rit  aux  yeux,  qui  plaît  à  l'âme 

Et  fait  aimer  l'instant  présent  ; 
Vous  qui  donnez  à  tous  une  vie,  une  flamme. 

Un  nom  tout  jeune  et  séduisant  ; 
Vous  que  l'illusion  consume,  inspire,  enivre 

De  bonheur  ou  de  désespoir  ; 
Reine  des  passions  qui  deux  fois  savez  vivre, 

Pour  vous  le  jour,  pour  tous  le  soir. 
Pensive  solitaire  ou  tragique  merveille, 

Cœur  simple,  esprit  capricieux. 
Pleurant  chaque  matin  des  larmes  que  la  veille 

Vous  fîtes  tomber  de  nos  yeux  ; 
Des  chants  inspirateurs  respectez  l'ambroisie, 

Loin  du  vulgaire  âpre  et  fatal. 
Vivez  dans  l'art  divin  et  dans  la  poésie 

Comme  un  phénix  dans  un  cristal. 


PRIÈRE  POUR  MA  MÈRE  355 


PRIÈRE  POUR  MA  MÈRE 

Ah  !  depuis  que  la  mort  effleura  ses  beaux  yeux. 
Son  âme  incessamment  va  de  la  terre  aux  deux. 
Elle  vient  quelquefois,  surveillant  sa  parole, 
Se  poser  sur  sa  lèvre,  et  tout  d'un  coup  s'envole  ; 
Et  moi,  sur  mes  genoux,  suppliant,  abattu. 
Je  lui  crie  en  pleurant  :  «  Belle  âme,  où  donc  es-tu  ? 
Si  tu  n'es  pas  ici,  pourquoi  me  parle-t-elle 
Avec  l'amour  profond  de  sa  voix  maternelle  : 
Pourquoi  dit-elle  encor  ce  qu'elle  me  disait. 
Quand,  toujours  allumé,  son  cœur  me  conduisait  ? 
Ineffable  lueur  qui  marche,  veille  et  brûle. 
Comme  le  fer  sacré  sur  la  tête  d'Iule... 

Septembre  1833, 


356  ALFRED  DE  VIGNY 


L'ESPRIT  PARISIEN 

Esprit  parisien  1  démon  du  Bas-Empire  ! 
Vieux  sophiste  épuisé  qui  bois,  toutes  les  nuits, 
Comme  un  vin  dont  l'ivresse  engourdit  tes  ennuis, 
Les  gloires  du  matin,  la  meilleure  et  la  pire  ; 

Froid  niveleur,  moulant,  aussitôt  qu'il  expire, 
Le  plâtre  d'un  grand  homme  ou  bien  d'un  assassin, 
Leur  mesurant  le  crâne,  et,  dans  leur  vaste  sein. 
Poussant  jusques  au  cœur  ta  lèvre  de  vampire  ; 

Tu  ris  !  —  Ce  mois  joyeux  t'a  jeté  trois  par  trois 

Les  fronts  guillotinés  sur  la  place  publique. 

— '  Ce  soir,  fais  le  chrétien,  dis,  bien  haut,  que  tu  crois. 

A  genoux  !  roi  du  mal,  comme  les  autres  rois  ! 

Pour  que  la  Charité,  de  son  doigt  angélique. 

Sur  ton  front  de  damné  —  fasse  un  signe  de  croix. 


. 


DANIEL  357 


DANIEL 


Comme  les  deux  vieillards  qui  poursuivaient  Suzanne, 
Pierre  le  chasseur  d'ours  et  George  le  marchand 
Te  font  la  cour,  ô  France  !  et  leur  esprit  méchant. 
N'ayant  pu  te  séduire,  à  grands  cris  te  profane. 

Ils  veulent  qu'à  la  mort  le  juge  te  condamne 
Pour  te  fouler  aux  pieds  du  levant  au  couchant. 
Pour  effacer  ton  nom  et  partager  ton  champ. 
Et  se  passer  entre  eux  l'impure  courtisane. 

Mais  que  vienne  un  esprit  parlant  au  nom  du  ciel. 
Et  troublant  les  conseils  de  la  voix  qui  t'accuse, 
n  dira,  pour  changer  l'absinthe  amère  en  miel  : 

«  Son  esprit  est  troublé,  mais  il  est  pur  de  fiel 

Et  plus  grand,  devant  Dieu,  que  votre  esprit  de  ruse  ; 

Moi,  je  la  sauverai,  car  je  suis  Daniel.  » 


358  ALFRED  DE  VIGNY 


LA  TRINITÉ   HUMAINE 

Il  existe  dans  l'homme  une  trinité  sainte  : 
La  volonté,  l'amour  et  l'esprit  sont  en  nous, 
Comme  dans  le  triangle,  éblouissante  enceinte. 
Père,  Fils,  Esprit-Saint  forment  le  Dieu  jaloux. 

Mais  de  ces  trois  pouvoirs  dont  nous  sentons  l'étreinte, 
Le  plus  beau  pour  la  terre  était  son  jeune  époux 
Qui,  descendu  des  cieux,  lui  laissa  son  empreinte, 
C'était  l'amour,  le  Fils,  si  puissant  et  si  doux. 

Or,  nous  l'avons  tué  par  notre  expérience. 
Comme  un  docteur  éteint  une  ardente  substance 
Dans  un  air  refroidi  qu'il  croit  être  épuré. 

A  présent,  il  ne  reste  en  notre  conscience 

Que  deux  flambeaux  noircis  par  l'humaine  science  : 

—  La  volonté  méchante  et  l'esprit  égaré. 


UN  BILLET  DE  BYRON  359 


UN  BILLET  DE  BYRON 

Nous  n'irons  plus  courir  ensemble  dans  la  nuit. 
Quoique  dans  notre  cœur  l'amour  soit  jeune  encore 
Et  que  le  beau  croissant  dont  le  soir  se  décore 
Reluise  autant  qu'hier  sur  la  cité  sans  bruit  ; 

Car  le  fourreau  du  glaive  est  usé  par  sa  lame. 
Comme  nos  faibles  yeux  l'amour  veut  son  sommeil. 
De  peur  que  notre  corps  si  frais  et  si  vermeil 
Ne  pâlisse  trop  tôt,  dévoré  par  son  âme. 

Ainsi,  quoique  les  soirs  soient  créés  pour  l'amour, 
A.insi,  nous  n'irons  plus  la  nuit  courir  ensemble. 
Parlant,  au  clair  de  lune,  à  miss  Annah,  qui  tremble 
Que  le  brouillard  du  parc  soit  blanchi  par  le  jour. 

Écrit  à  Londres,  1838. 


36o  ALFRED  DE  VIGNY 


AUX  SOURDS-MUETS 

Enfants,  ne  maudissez  ni  Dieu  ni  votre  mère. 
Vous  êtes  plus  heureux  que  Milton  et  qu'Homère. 
Vous  voyez  la  nature  et  pouvez  y  rêver. 
Sans  craindre  que  jamais  la  parole  vulgaire 
Ose  par  votre  oreille  à  votre  âme  arriver. 
Le  silence  étemel  est  votre  tabernacle, 
Et  votre  esprit  n'en  sort  que  selon  son  désir  ; 
Il  ouvre  quand  il  veut  et  ferme  le  spectacle  ; 
Dans  le  livre  ou  la  vie,  il  choisit  son  oracle. 
Et  de  toute  beauté  ne  prend  que  l'élixir. 

Août  1839. 


LA  POÉSIE  DES  NOMBRES  361 


LA   POÉSIE  DES  NOMBRES 

A   HENRI   MONDEUX, 
MATHÉMATICIEN   A   QUATORZE   ANS 

Les  nombres,  jeune  enfant,  dans  le  ciel  t 'apparaissent 
Comme  un  mobile  chœur  d'esprits  harmonieux 
Qui  s'unissent  dans  l'air,  se  confondent,  se  pressent 
En  constellations  faites  pour  tes  grands  yeux. 
Nos  chiffres  sont  pour  toi  de  lents  degrés  informes 
Qui  gênent  les  pieds  forts  de  tes  nombres  énormes. 
Ralentissent  leurs  pas,  embarrassent  leurs  jeux  ; 
Quand  ta  main  les  écrit,  quand,  pour  nous,  tu  les  nommes, 
C'est  pour  te  conformer  au  langage  des  hommes  ; 
Mais  on  te  voit  souffrir  de  peindre  lentement 
Ces  esprits  lumineux  en  simulacres  sombres. 
Et  par  de  lourds  anneaux,  d'enchaîner  ces  beaux  nombres 
Qu'un  seul  de  tes  regards  contemple  en  un  moment. 
Va,  c'est  la  poésie  encor  qui,  dans  ton  âme, 
Peint  l'algèbre  infaillible  en  paroles  de  flamme 
Et  l'emplit  tout  entier  du  divin  élément  : 


362  ALFRED  DE  VIGNY 

Car  le  poète  voit  sans  règle 
Le  mot  secret  de  tous  les  sphinx  ; 
Pour  le  ciel,  il  a  l'œil  de  l'aigle. 
Et  pour  la  terre  l'œil  du  lynx. 


1841. 


A  JULES  DE  RESSÉGUIER  363 


A  JULES   DE   RESSÉGUIER 

Quatre  vers  heureux  tombés  de  votre  aile 
Quatre  fois  par  jour  disent  leur  chanson  : 
L'heure  de  l'oiseau  que  l'aurore  appelle 
Et  l'heure  où  l'aiguière  attend  l'échanson. 

L'heure  où  l'écolier  quitte  sa  leçon, 
L'heure  où  le  poète  entend  Philomèle. 
Ces  quatre  moments  sur  un  air  très  doux 
Écoutent  chanter  quatre  vers  de  vous. 

Mais  ni  l'oiseau  bleu,  niché  dans  les  arbres. 
Ni  l'humble  échanson  qui  lave  un  cristal. 
Ni  l'écolier  blond  couché  sur  les  marbres. 
Ni  le  rêveur  calme,  au  rêve  inégal. 

Ne  verront  passer  au  son  des  quatre  heures 
Sur  nos  escaliers  et  dans  nos  demeures 
Un  ami  joyeux  d'un  temps  que  j'aimais. 
Un  ami  charmant  qu'on  ne  voit  jamais  ! 

Mercredi  27  avril  1845. 


364  ALFRED  DE  VIGNY 


PALEUR 

A  MADAME   DELPHINE   DE  GIRARDIN 

Lorsque  sur  ton  beau  front  riait  l'adolescence. 
Lorsqu'elle  rougissait  sur  tes  lèvres  de  feu, 
Lorsque  ta  joue  en  fleur  célébrait  ta  croissance, 
Quand  la  vie  et  l'amour  ne  te  semblaient  qu'un  jeu  ; 

Lorsqu'on  voyait  encor  grandir  ta  svelte  taille 

Et  la  Muse  germer  dans  tes  regards  d'azur  ; 

Quand  tes  deux  beaux  bras  nus  pressaient  la  blonde  écaille 

Dans  la  blonde  forêt  de  tes  cheveux  d'or  pur  ; 

Quand  des  rires  d'enfant  vibraient  dans  ta  poitrine 
Et  soulevaient  ton  sein  sans  agiter  ton  cœur, 
Tu  n'étais  pas  si  belle  en  ce  temps-là,  Delphine, 
Que  depuis  ton  air  triste  et  depuis  ta  pâleur  ! 

15  avril  1848. 


STANCES  365 


STANCES 


Tu  demandes  pour  qui,  sous  leurs  plumes  nouvelles, 
Ces  vers,  oiseaux  naissants,  volaient,  chantaient  en  chœur  ? 
Ce  n'est  que  sur  ton  sein  qu'ils  ont  ployé  leurs  ailes, 
Jamais  ils  n'ont  souffert  un  œil  profanateur. 
Ingrate,  pour  toi  seule  ils  veulent  apparaître. 
Ils  sont  nés  d'un  soupir,  de  tes  baisers  peut-être. 
Et,  comme  ton  image,  ils  dormaient  dans  mon  cœur  1 

Si  tu  le  veux,  pour  toi  solitaire  et  dans  l'ombre, 
Ils  chanteront  tout  bas,  et  ton  sein  agité 
Couvrira  comme  un  nid  leur  essaim  doux  et  sombre. 
Mais  n'aimes-tu  pas  mieux,  orgueilleuse  beauté. 
Pour  donner  l'essor  libre  et  le  ciel,  leur  empire. 
Suivre  de  tes  grands  yeux  leur  passage,  et  te  dire  : 
«  Mon  nom  avec  l'amour  sous  leur  aile  est  caché  ?  » 

Décembre  1850. 


366  ALFRED  DE  VIGNY 


A  ÉVARISTE  BOULAY-PATY 

Il  est  une  contrée  où  la  France  est  bacchante, 
Où  la  liqueur  de  feu  mûrit  au  grand  soleil, 
Où  des  volcans  éteints  frémit  la  cendre  ardente, 
Où  l'esprit  des  vins  purs  aux  laves  est  pareil. 

Là,  près  d'un  chêne,  assis  sous  la  \ngne  pendante. 
Des  livres  préférés  j'assemble  le  conseil  ; 
Là,  l'octave  du  Tasse  et  le  tercet  de  Dante 
Me  chantent  l' Angélus  à  l'heure  du  réveil. 

De  ces  deux  chants  naquit  le  sonnet  séculaire. 
J'y  pensais,  comparant  nos  Français  au  Toscan. 
Vos  sonnets  sont  venus  parler  au  solitaire. 

Je  les  aime  et  les  roule,  ainsi  qu'un  talisman 

Qu'on  tourne  dans  ses  doigts,  comme  le  doux  rosaire. 

Le  chapelet  sans  fin  du  santon  musulman. 

15  avril  1852. 


UN  VERS  DE  DANTE       367 


UN  VERS  DE  DANTE 

A    MADAME    RISTORI 
APRÈS  LA  REPRÉSENTATION   DE  MYRRHA 

Myrrha  nous  a  pris  tous  dans  sa  large  ceinture. 
Sanglante  et  dénouée,  —  Elle  apparut  ici 
Comme  la  Passion  brûlant  dans  la  Sculpture. 

—  Le  livre  de  la  Bible  eût  dit  de  vous  ainsi  : 

La  France  s'est  levée,  elle  vous  a  louée 
Comme  la  femme  forte,  heureuse  et  dévouée. 
Fille  du  beau  pays  où  résonne  le  si  ! 

2  septembre  1855. 


368  ALFRED  DE  VIGNY 


SUR  UN  ALBUM 

Pourquoi,  demandez-vous,  nous  peindre  la  justice 
Boiteuse  et  cheminant  sans  jamais  se  presser  ? 
C'est  (ainsi  l'a  voulu  le  Dieu  bon,  même  au  vice) 
Pour  que  le  repentir  la  puisse  devancer. 


LE  BATEAU  369 


LE   BATEAU 

I 

Viens  sur  la  mer,  jeune  fille  ; 

Sois  sans  effroi. 
Viens,  sans  trésor,  sans  famille. 

Seule  avec  moi. 
Mon  bateau  sur  les  eaux  brille  ; 

Vois  ses  mâts,  voi 
Son  pavillon  et  sa  quille. 
Ce  n'est  rien  qu'une  coquille. 

Mais  j'y  suis  roi. 

II 

Que  l'eau  s'élève  et  frissonne 

De  toutes  parts  ; 
Que  le  vent  tourne  et  bourdonne 

Dans  ses  brouillards  ; 
Aux  flots  comme  aux  vents  j'ordonne. 

Plus  de  regards. 


370  ALFRED  DE  VIGNY 

Plus  de  mur  qui  t'environne  ! 
Personne  avec  nous,  personne 
Que  les  hasards  ! 


III 

Pour  l'esclave  Dieu  fit  la  terre, 

O  ma  beauté  ! 
Mais  pour  l'homme  libre,  austère. 

L'immensité  ! 
Chaque  flot  sait  un  mystère 

De  volupté. 
Leur  soupir  involontaire 
Veut  dire  :  Amour  solitaire  ! 

Et  Liberté  ! 


LE  PORT  371 


LE  PORT 


Une  ancre  sur  le  sable,  un  cordage  fragile 
Te  retiennent  au  port  et  pourtant,  beau  vaisseau. 
Deux  fois  l'onde  en  fuyant  te  laisse  sur  l'argile. 
Et  deux  fois,  ranimé,  tu  flottes  plus  agile 
Chaque  jour  au  retour  de  l'eau  ! 

Comme  toi,  l'homme  en  vain  fuit,  se  cache  ou  s'exile  : 
La  vie  encor  souvent  le  trouble  au  fond  du  port. 
L'élève,  puis  l'abaisse,  ou  rebelle  ou  docile  ; 
Car  la  force  n'est  rien,  car  il  n'est  point  d'asile 
Contre  l'onde  et  contre  le  sort. 


372  ALFRED  DE  VIGNY 


SIXAIN 

En  ce  siècle,  qu'on  dit  siècle  d'égalité, 
Et  que  j'appelle,  moi,  siècle  de  vanité. 
Chacun,  pour  y  pouvoir  trouver  la  particule. 
Travaille  sur  son  nom  et  le  désarticule. 
Et  le  vainqueur  de  Tyr,  s'il  existait  encor. 
Signerait,  j'en  suis  sûr,  Nabucho  de  Nozor. 


A  JULES  JANIN  373 


A  JULES   JANIN 

POUR   LE   JOUR    DE    SA   FÊTE 

Merci,  mon  cher  poète,  à  ton  fifre  charmant  ; 
Harmonieux  et  tendre,  il  captivait  mon  âme  ; 
Les  flots  n'ont  pas  noyé  tes  sons,  et  l'Océan 
Ne  les  a  pas  couverts  d'une  oublieuse  lame. 
Comme  un  parfum  de  fleurs,  comme  un  aimable  encens, 
Ils  sont  montés,  pieux,  vers  la  céleste  voûte. 
D'illustres  morts  suivaient  tes  rêves  et  tes  chants. 
Béranger  te  sourit,  Chateaubriand  t'écoute. 

Et  moi  je  viens,  l'un  des  derniers. 

Près  de  ces  noms  prendre  ma  place. 

Je  te  couronne  de  lauriers 

Que  pour  toi  m'a  remis  Horace. 


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ABOUT,  EDMOND. 
Le  Nez  d'un  Notaire. 
Les  Mariages  de  Paris. 

ABRANTÈS,  MADAME  D'. 

Mémoires  (extraits).  (2  vol.). 

ACHARD,  AMÉDÉE. 

Belle- Rose. 
Récits  d'un  Soldat. 


ADAM,  PAUL. 

Stéphanie. 
AICARD,  JEAN. 

L'Illustre  Maurin. 

Maurin  des  Maures. 

Notre-Dame-d' Amour. 

ANGELL,  NORMAN. 

La  Grande  Illusion. 
AVENEL,  LE  V'^  G.  D'. 

Les  Français  de  mon  temps. 

BALZAC,  HONORÉ  DE. 
Eugénie  Grandet. 
La    Peau    de    Chagrin,    Le 

Curé  de  Tours,  etc. 
Les  Chouans. 
Ursule  Mirouët. 
Le  Père  Goriot. 


BARRÉS,  MAURICE. 
Colette  Baudoche. 
Le    Roman     de     l'Énergi» 
Nationale  : 

*  Les  Déracinés. 
**  L'Appel  au  Soldat. 
••*  Leurs  Figures. 

BASHKIRTSEFF,  MARIE. 
Journal.  (Extraits.) 

BAUMANN,  EMILE 
La  Fosse  aux  Lions. 

BAZIN,    RENÉ.  ^ 
De  toute  son  Ame. 
Le  Guide  de  l'Empereur. 


BENTLEY,  E.  G. 

L'Affaire  Manderson. 

BLASCO  IBAÎsEZ.VICENTE, 


BOJER,   JOHAN. 

La  Puissance  du  Mensonge. 


COLLECTION    NELSON    {suite) 


BORDEAUX,  HENRY. 
La  Croisée  des  Chemins. 
La  Robe  de  Laine. 
L'Écran  brisé. 
Les  Roquevillard. 
Les  Derniers  Jours  du  Fort 

de  Vaux. 
Les  Captifs  délivrés. 

BOURGET,  PAUL. 

Le  Disciple. 

Voyageuses. 
BOYLESVE,  RENÉ. 

L'Enfant  à  la  Balustrade. 

Sainte-Marie-des-  Fleurs. 

BRADA. 

Retour  du  Flot. 
BUCHAN,  JOHN. 

Le   Prophète   au    Manteau 
Vert. 

Le  Prêtre  Jean. 

Les    Trente-neuf    Marches 
et  La  Centrale  d'Energie. 

Salut  aux  Coureurs  d'Aven- 
tures. 
CAMPAN,  MADAME. 

Mémoires  sur  la  Vie  de  Ma- 
rie-Antoinette. (Extraits.) 
CARO,  MADAME  E. 

Amour  de  Jeune  Fille. 
CHATEAUBRIAND. 

Mémoires  d'Outre-tombe. 
CHERBULIEZ,  VICTOR. 

L'Aventure    de    Ladislas 
Bolski. 

Le  Comte  Kostia. 

Miss  Rovel. 
CLARETIE,  JULES. 

Noris. 

Le  Petit  Jacques. 

Les   Huit    Jours   du    Petit 
Marquis. 
CLERMONT,  EMILE. 

Amour  promis. 
CONSCIENCE,  HENRI. 

Le  Gentilhomme  pauvre. 


COULEVAIN,  PIERRE  DE. 
Eve  Victorieuse. 
L'Ile  inconnue. 

CROCKETT,  S.  R. 
La  Capote  lilas. 

DAUDET,  ALPHONSE. 
Contes  du  Lundi. 
Lettres  de  mon  Moulin. 
Numa  Roumestan. 

DICKENS,  CHARLES. 

Aventures     de     Monsieur 
Pickwicii  (3  vol.). 

DOSTOÏEVSKI,   FÉDOR. 
Une  Fâcheuse  Histoire. 

DUMAS,  ALEXANDRE. 
La  Tulipe  noire. 
Les     Trois     Mousquetaires 

(2  vol.). 
Vingt  Ans  après  (2  vol.). 
Le  Vicomte  de  Bragelonne 

(5  vol.). 
Le  Comte  de  Monte-Cristo 

(6  vol.). 
La  Reine  Margot  {2  vol.) 
La    Dame    de    Monsoreau 

(3  vol.). 
Les  Quarante-Cinq  (3  vol.). 
Joseph  Balsamo  (5  vol.). 
Le    CoUier    de    la     Reine 

(3  vol.). 
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(6  vol.). 

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La  Dame  aux  Camélias. 
Le  Demi-Monde  ;  Denise. 

FABRE,  FERDINAND. 

Monsieur  Jean. 

FEUILLET,  OCTAVE. 
Histoire  de  Sibylle 
Un  Mariage  dans  le  Monde. 

FLAUBERT,  GUSTAVE. 
L'Éducation  sentimentale. 
Trois  Contes. 


COLLECTION     NELSON    {suite) 


FRANCE,  ANATOLE. 

Jocaste  et  Le  Chat  maigre. 

Pierre  Nozière. 

Sur  la  Pierre  blanche. 

St  FRANÇOIS  DE  SALES. 
Introduction  à  la  Vie  dévote 

FRAPIÉ,  LÉON. 
L'Écolière. 

FROMENTIN,  EUGÈNE. 
Dominique. 
Les  Maîtres  d'Autrefois. 

GACHONS,  J.  DES. 
La  Vallée  Bleue. 

GAUTIER,  THÉOPHILE. 

Le    Capitaine    Fracasse    (2 

vol.). 
Le  Roman  de  la  Momie. 
Un  Trio  de  Romans. 

CONCOURT,  EDMOND  DE. 

Les  Frères  Zemganno. 
GRÉVILLE,  HENRY. 

Suzanne  Normis. 

GUILLAUMIN,  E. 
La  Vie  d'un  Simple. 

GYP. 

Bijou. 

Le  Mariage  de  Chiffon. 

Petit  Bob. 
HALÉVY,   LUDOVIC. 

Criquette. 

L'Abbé  Constantin. 

HANOTAUX,  GABRIEL. 
La  France  en  1614. 

HAY,  lAN. 

Les  Premiers  Cent  Mille. 

HÉMON,  LOUIS. 

La  Belle  que  voilà... 

JEAN  DE  LA  BRÈTE. 
Mon  Oncle  et  mon  Curé. 
Un  Vaincu. 

KARR,  ALPHONSE. 

Voyage  autour  de  mon  J  ardu 


aPLING,  RUDYARD. 

Simples  Contes  des  Collines. 
Nouveaux  Contes  des  Colli- 
nes. 
Sous  les  Déodars. 
LABICHE,  EUGÈNE. 

Le  Voyage  de  M.  Perrichon, 

etc. 
Les  Deux  Timides  et  autres 
Comédies. 
LA  BRUYÈRE,  JEAN  DE. 

Caractères. 
LAMARTINE. 
Geneviève. 
Raphaël  ;  Graziella. 
Jocelyn. 

Le  Tailleur  de   Pierres  de 
Saint-Point. 
LANG,  ANDREW. 

La  Pucelle  de  France. 
LE  BRAZ,  ANATOLE. 

Pâques  d'Islande. 
LEMAÎTRE,  JULES. 

Les  Rois. 
LE  ROY,  EUGÈNE. 

Jacquou  le  Croquant. 
LÉVY,  ARTHUR. 
Napoléon  Intime. 
Napoléon  et  la  Paix. 
LICHTENBERGER,  ANDRÉ 

Gorri  le  Forban. 
LOTI,  PIERRE. 

Figures  et  Choses  qui  pas- 
saient. 
Jérusalem. 

Le  Roman  d'un  Enfant. 
LYTTON,  BULWER. 

Les  Derniers  Jours  de  Pompei 
MAETERLINCK,  MAURICE. 

Morceaux  choisis. 
MARK   TWAIN. 
Contes  choisis. 
MASON,  A.  E.  W. 

L'Eau  vive. 
MÉREJKOWSKY. 

Le  Roman  de  Léonard  de 
Vinci. 
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MÉRIMÉE,  PROSPER. 

Chronique    du    Règne    de 
Charles  IX. 
MERRIMAN,  H.  SETON. 

La  Siniiacine. 

Les  Vautours. 
MICHELET,  JULES. 

La  Convention. 

Du  i8  BrutQïiire  à  Waterloo. 
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La  Révolution  Française. 

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ORCZY,  LA  BARONNE. 

Le  Mouron  Rouge. 
PÉLADAN. 

Les  Amants  de  Pise. 

PIÊCHAUD,  MARTIAL. 

La  Dernière  Auberge. 
POE,  EDGAR  ALLAN  (trad. 
BAUDELAIRE). 

Histoires  Extraordinaires. 
Nouvelles  Histoires  Extra- 
ordinaires. 
RÉGNIER,  H.  DE. 

Les   Vacances  d'im   Jeune 
Homme  sage. 
RENAN,  ERNEST. 

Souvenirs  d'Enfance  et   de 

Jeunesse. 
Vie  de  Jésus. 
Lettres  intimes. 
ROD,  EDOUARD. 

L'Ombre     s'étend     sur     la 
Montagne. 
SAINT-PIERRE,  B.  DE. 
Paul  et  Virginie. 


SAINT-SIMON. 

La  Cour  de  Louis  XIV. 
SAND,  GEORGE. 

Jeanne. 

Mauprat. 
SANDEAU,  JULES. 

Mademoiselle  de  La  Seiglière 
SARCEY,  FRANCISQUE. 

Le  Siège  de  Paris. 
SCHULTZ,  JEANNE. 

Jean  de  Kerdren. 

La  Main  de  Ste-Modestine. 
SCOTT,  WALTER. 

Ivanhoe. 
SÉGUR,  Ct=  PH.  DE. 

Mémoires  d'un  Aide  de 
Camp  de  Napoléon  :  De 
1800  à  1812. 

La  Campagne  de  Russie. 

Du  Rhin  à  Fontainebleau. 
SIENKIEWICZ,  HENRYK. 

Quo  Vadis  ?  (Édition  expur- 
gée.) 
SOUVESTRE,  EMILE. 

Un  Philosophe  sous  les  toits. 

Le  Foyer  Breton. 
STENDHAL. 

La  Chartreuse  de  Parme. 


THEURIET,  ANDRÉ. 
La  Chanoinesse. 

TILLIER,  CLAUDE. 

Mon  Oncle  Benjamin.  (Édi- 
tion expurgée.) 

TINAYRE,  MARCELLE. 

Hellé. 

L'Ombre  de  l'Amour. 

La  Rançon. 
TINSEAU,  LÉON  DE. 

Un  Nid  dans  les  Ruines. 

La  Clef  de  la  Vie. 

TOLSTOÏ,  LÉON. 

Anna  Karénine  (2  vol.). 


COLLECTION    NELSON    {suite) 


TOURGUÉNEFF,  IVAN. 

Fumée. 

Une    Nichée    de    Gentils- 
hommes. 

Les  Eaux  Printanières. 

Terres  vierges. 
VANDAL,  LE  COMTE  A. 

L'Avènement     de      Bona- 
parte (2  vol.). 
VAUDOYER,  JEAN-LOUIS. 

L'Amour  masqué. 

VIGNY,  ALFRED  DE. 

Cinq-Mars. 

Servitude  et  Grandeur  Mili- 
taires. 
Poésies. 
Stello. 

Chatterton,  etc. 
Journal  d'un  Poète. 

ANTHOLOGIE    DES    POÈTES    LYRIQUES    FRANÇAIS. 
L'IMITATION   DE   JÉSUS-CHRIST. 


VOGUÉ,    LE  Vte   E.-M.    DE. 
Jean  d'Agrève. 
Le  Maître  de  la  Mer. 
Les  Morts  qui  parlent. 
Nouvelles  Orientales. 

WENDELL,  BARRETT. 
La  France  d'Aujourd'hui. 

WEYMAN,  STANLEY  J. 
La  Cocarde  Rouge. 

YVER,  COLETTE. 

Comment     s'en     vont     les 
Reines. 

ZOLA,  EMILE. 
Le  Rêve. 


Œuvres  complètes  de 

VICTOR   HUGO 

Texte  intégral  en  51  volumes. 

Format  Nelson.  —  Elégante  reliure  toile  crème.  Fers  spéciaux. 

'^Titres  dorés  au  dos. 

Chaque  volume  peut  se  vendre  séparément. 


Cette  série,  véritable  édition  de  bibliothèque,  est 
la  moins  coûteuse  des  éditions  reliées  de 
Victor  Hugo. 

Elle  a  assuré  à  l'œuvre  du  grand  poète  national 
de  la  France  une  difïusion  sans  précédent. 

Pour  permettre  au  lecteur  de  situer  chaque 
ouvrage  dans  la  vie  et  l'œuvre  de  Victor  Hugo 
{1802-1885),  la  date  de  la  première  édition  a  été 
indiquée  entre  parenthèses  après  chaque  titre. 


I.  POÉSIE 

Odes  et  Ballades  (1826).  —  Les  Orientales  (1829).— 

I  volume. 
Les  Feuilles  d'Automne  (1831).  —  Les  Chants  du 

Crépuscule  {1835).  —  i  voliune. 
Les  Voix  intérieures  {1837).  —  Les  Rayons  et  les 

Ombres  (1840).  —  i  volume. 
Les  Châtiments  (1852). 
Les  Contemplations  {1856). 


ŒUVRES    COMPLETES    DE    VICTOR    HUGO 

La  Légende  des  Siècles,  I  (1859). 

La  Légende  des  Siècles,  II  (1877). 

La  Légende  des  Siècles,  III  (1883). 

Les  Chansons  des  Rues  et  des  Bois  (1865). 

L'Année  Terrible.  —  Les  Années  Funestes  (1872). 

—  I  volume. 

L'Art  d'être  Grand-Père  (1877). 
Le  Pape  (1878),  —  La  Pitié  suprême  (1879).  — 
Religions  et  Religion  (1880).  —  L'Ane  (1880). 

—  I  volume. 

Dieu  (écrit  en  1885,  publié  en  1886).  —  La  Fin  de 

Satan  (1886).  —  i  volume. 
Les  Quatre  Vents  de  l'Esprit  (1881). 
Toute  la  Lyre  (1888-93).  —  2  volumes. 


II.  ROMAN 
Han  d'Islande  (1823). 

Bug-Jargal  (1826).  —  Le  Dernier  Jour  d'un  Con- 
damné (183g).  —  Claude  Gueux  (1834).  — 
I  volume. 

Notre-Dame  de  Paris  (1830).  —  2  volumes. 

Les  Misérables  (1862).  —  4  volumes. 

Les  Travailleurs  de  la  Mer  (1866).  —  2  volumes. 

L'Homme  qui  rit  (1869).  —  2  volumes. 

Quatre-Vingt-Treize  (1872). 


ŒUVRES    COMPLETES    DE    VICTOR    HUGO 

III.  DRAME 

Cromwell  (1827). 

Hernani   (1830).   —  Marion  Delorme   (1829).  — 
I  volume. 

Le  Roi  s'amuse  (1832).  —  Lucrèce  Borgia  (1833).  — 
I  volume. 

Marie  Tudor  (1833).  —  La  Esmeralda  (1836).  — 
Angelo  (1835).  —  I  volume. 

Ruy  Blas   {1838).   —  Les   Bur graves   (1843).   — 
I  volume. 

Torquemada    (1882).    —  Les  Jumeaux    (écrit   en 
1839,  publié  en  1894),  —  i  volume. 

Théâtre  en  liberté  (1884).  —  Amy  Robsart  (1828). 
—  I  volume. 

IV.  HISTOIRE 

Napoléon-le-Petit  {1852). 

Histoire  d'un  Crime   (écrite  en  1852,  publiée  en 

1887). 
Choses  vues  (1887  ®t  1899). 

V.  VOYAGE 

Le  Rhin  (1842).  —  2  volumes. 
France  et  Belgique.  —  Alpes  et  Pyrénées.  —  i  vo- 
lume. 
Notes  prises  de  1834  à  1843,  publiées  en  1890 
€t  1894. 

3 


ŒUVRES    COMPLETES    DE    VICTOR    HUGO 


VI.  ACTES  ET  PAROLES 

Avant  l'Exil.  (Discours  prononcés  de  1841  à  1851. 
Le  discours  de  réception  à  l'Académie  fran- 
çaise se  trouve  dans  ce  volume.) 

Pendant  l'Exil.  (Discours,  lettres  et  articles  écrits 
de  1852  à  1870.) 

Depuis  l'Exil  (1870).  —  2  volumes. 

VIL  DIVERS 

Littérature  et  Philosophie  mêlées  (1834).  —  Paris 
(1867).  —  I  volume. 

William  Shakespeare  (1864). 

Lettres  à  la  Fiancée.  (Recueil  des  lettres  adressées 
de  1820  à  1822  à  Adèle  Foucher,  qui  devint 
M^^e  Victor  Hugo.  Publié  en  1901.) 

Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie.  — 
2  volumes.  (Le  premier  volume  couvre  la 
période  1802-1818.  Le  second  volume  celle 
de  1818  à  1841.)