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Full text of "Poésies complètes"

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U  dVof  OTTAWA 


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1266.  COLET  (Louise).  —  Poésies  complè- 
tes de  Madame  Louise  Colet.  —  Paris, 
Charles    Gosselin,    1844,    in-12,    demi-rel. 

chagr.  brun,  non  rog.  (couverture  au 
nom  de  Delahays,  Paris,  1847)    .  .      25      » 

Edition  originale.  Il  faut  se  rappeler  que 
Louise  Colet  avait  un  salon  qui  était  le  ren- 
dez-vous de  tous  les  hommes  de  lettres  de 
quelque  célébrité.  On  sait,  en  outre,  le  r&le 
qu'elle  joua  dans  la  vie  de  Flaubert,  du  jour 
oiï  il  fît  s;i  connaissance  dans  l'atelier  du 
sculpteur  1*  radier,  en-  juin  lS4t;,  fâgqu'A  jan- 
vier 1855. 

Très   bel  exemplaire. 


MADAME 

LOUISE  COLET. 


POESIES  COMPLÈTES. 


c- 


PARIS     —    IMPftlMERlE    DE    BETHUNE    ET 


PLON. 


Ch 


POÉSIES  COMPLÈTES 


DE    MADAMK 


LOUISE  COLET. 


PARIS. 


LIBRAIRIE    DE   CHARLES    GOSSELIN 

Éditeur  <lr  la  Bibliothèque  d'Élite, 

30,   RUE  JACOB. 
31  Di.GCXLIV. 


PQ 

.CM// 


PREFACE. 


Il  arrive  un  moment,  dans  toute  vie  littéraire,  où 
l'esprit,  faisant  l'office  de  la  conscience,  se  juge  aussi 
rigoureusement  lui-même  qu'il  pourrait  l'être  par  la 
plus  sévère  critique  :  c'est  l'heure  intermédiaire  entre 
l'inspiration  facile,  qui  va  toujours,  et  le  travail  réfléchi, 
qui  doute,  cherche,  hésite  et  tend  à  se  perfectionner. 
On  éprouve  alors  une  sincère  désillusion  sur  tout  ce 
qu'on  a  produit  jusque-là  ;  on  voudrait  anéantir  ces 
pâles  ébauches  autrefois  caressées  avec  satisfaction  ; 
on  a  l'espérance,  presque  la  certitude  de  mieux  faire 
à  l'avenir,  et  l'on  se  demande  s'il  ne  serait  pas  sage  de 
livrer  à  l'oubli  ces  enfants  premiers-nés  pour  lesquels 
on  n'a  plus  de  faiblesse. 

Ce  sentiment  d'une  rigide  appréciation  de  soi-même 
m'a  sérieusement  préoccupée  en  réunissant  dans  ce  vo- 
lume presque  tous  les  vers  que  j'ai  faits  jusqu'à  ce 
jour  i.  Mon  dessein  avait  été  d'abord  de  rejeter  en  entier 

1  Excepté  les  scènes  sur  Charlotte  Corday  et  sur  madame  Ro- 
land et  la  Jeunesse  de  Goethe  ;  ces  trois  essais  dramatiques  en  vers 
(déjà  publiés),  réunis  à  une  pièce  que  l'auteur  destine  au  théâtre, 
formeront  un  nouveau  volume  du  même  format  que  celui-ci. 

[Note  de  l'Éditeur.) 


il  PRÉFACE. 

le  premier  recueil,  chants  de  jeune  fille,  sonores, 
retentissants,  d'une  mélodie  parfois  un  peu  monotone, 
et  exprimant  des  émotions  de  l'âme  souvent  ressenties 
et  formulées  par  d'autres  avant  et  depuis  la  publica- 
tion de  ces  premiers  vers.  Une  pensée  m'a  retenue  : 
avais-je  cherché  à  imiter?  Non,  sincèrement,  non  : 
ces  chants  furent  l'écho,  peut-être  inhabile,  mais 
fidèle,  de  ce  que  j'éprouvais  alors.  Beaucoup  de  poètes 
ont  traversé  ces  phases  et  les  ont  décrites;  ce  n'est  pas 
qu'ils  se  soient  copiés  l'un  l'autre  :  c'est  qu'avant  d'at- 
teindre à  l'originalité,  ils  ont  passé,  en  entrant  dans 
la  vie ,  par  des  sensations  douloureuses  et  délicates 
traduites  en  plaintes  élégiaques  qui  se  ressemblent  na- 
turellement entre  elles.  D'ailleurs  ces  vers,  quels  qu'ils 
soient,  m'avaient  attiré  la  bienveillance  des  personnes 
qui  cultivent  et  qui  aiment  encore  la  poésie ,  et  une 
sorte  de  reconnaissance  me  prescrivait  de  les  conser- 
ver ,  fût-ce  aux  dépens  de  mon  amour-propre.  C'est 
aussi  à  ce  premier  recueil  que  je  dois  le  suffrage  de 
mes  amis  et  les  sympathies  inespérées  qui  sont  ve- 
nues me  chercher  dès  le  début.  Il  n'est  pas  nécessaire 
d'être  peintre  pour  admirer  un  beau  paysage,  ni  musi- 
cien pour  être  ému  par  des  sons  harmonieux;  de  même 
il  est  dans  la  foule  des  âmes  simples,  des  esprits  illet- 
trés qui  goûtent  profondément  la  poésie,  et  dont  le 
jugement  est  souvent  plus  sûr  que  celui  de  quelques 
critiques  de  métier  :  meute  agressive  presque  toujours 
hostile  aux  talents  nouveaux  ;  aristarques  de  vingt,  ans 
inféconda  et  déjà  blasés,  prenant  letlt  propre  im- 
puissance  el  leur  propre  dégoût  pour  l'impuissance  el 


PREFACE.  m 

le  dégoût  du  siècle  ;  esprits  mal  faits  qui  déflorent  les 
œuvres  de  l'esprit  et  égarent  le  goût  public.  Qu'on  me 
permette  à  ce  sujet  une  comparaison  toute  féminine  : 
est-il  rien  de  plus  gracieux  que  des  enfants  jouant  à 
l'entour  de  leur  mère,  gais,  insouciants,  heureux?  On 
sourit  à  leurs  jeux  bruyants,  on  se  prête  à  toutes  leurs 
tyrannies ,  leurs  défauts  sont  embellis  par  leurs  grâces; 
mais  placez  ces  beaux  petits  anges  sons  la  férule  d'un 
pédagogue  célibataire  sans  entrailles,  aussitôt  ils  de- 
viennent des  êtres  disgraciés,  hargneux,  intolérables  ; 
leur  prestige  a  disparu,  et  c'est  à  peine  si  l'œil  d'une 
mère  pourrait  les  reconnaître.  Il  en  est  de  même  des 
plus  fraîches  créations  du  poète  :  en  passant  sous  les 
verges  de  certains  critiques,  elles  perdent  leur  parfum 
naturel,  leur  charme  primitif,  et  ne  s'offrent  plus  aux 
regards  du  public  que  sous  le  masque  grimaçant  que 
leur  ont  mis  des  juges  sans  justice. 

Pour  ceux-là ,  je  serais  heureuse  que  mon  livre  ne 
s'ouvrît  point. 

Il  en  est  encore  qui  ,  dans  un  autre  ordre ,  doi- 
vent être ,  sinon  hostiles ,  du  moins  indifférents  à  la 
poésie  :  ce  sont  les  heureux  de  la  terre,  ceux  qui 
jouissent  en  réalité  des  douces  choses  que  le  poète  re- 
grette ou  n'a  fait  que  rêver.  S'ils  ont  des  enfants  à 
caresser,  un  beau  ciel  à  contempler,  une  passion  noble 
et  vraie  qui  remplisse  leur  àme,  à  ceux-là  je  dirai  . 
Savourez  le  temps,  jouissez  de  vos  loisirs,  et  ne  lisez 
pas  ces  tristes  rêveurs  qu'on  appelle  les  poètes.  Quelle 
poésie  vaut  la  nature?  Mais,  hélas!  combien  ils  sont  en 
petit  nombre,  ces  élus  du  monde!  combien  fragile  est 


iv  PRÉFACE. 

leur  douce  et  confiante  félicité  !  Le  néant  des  sentiments 
les  meilleurs ,  la  mort  des  êtres  aimés ,  arrivent  aussi 
pour  eux;  les  misères  de  l'humanité  nous  sont  com- 
munes, chaque  homme  a  son  jour  d'infortune  marqué 
d'avance,  et  c'est  ce  qui  attire  vers  les  poètes,  c'est  ce 
qui  fait  que,  même  les  plus  infimes,  s'ils  ont  toujours 
peint  des  passions  et  des  souffrances  sincèrement 
éprouvées,  ne  manqueront  jamais  de  lecteurs. 


Paris,  31  octobre  1843. 


JEUNE   FILLE 


PREMIER  RECUEIL. 


FLEURS   DU   MIDI 


Cliil  of  the  sun.,.    soûl  of  iiic. 
Bvro  ; 


PRÉFACE 

DU   PREMIER  RECUEIL. 


Ces  chants  ont  été  composés  dans  un  désert  de  la 
Provence,  triste  en  hiver  comme  un  steppe  de  la  Po- 
logne ,  et  dévoré  en  été  par  un  soleil  d'Afrique  et 
par  le  mistral,  assez  semblable  au  simoun.  Là,  L'ima- 
gination, ne  pouvant  se  répandre  au  dehors  pour  ad- 
mirer, est  condamnée  à  chercher  un  aliment  dans  les 
émotions  de  L'âme,  dans  la  pensée. 

Peut-être  ces  vers  auraient-ils  dû  mourir  où  ils 
étaient  nés,  dans  cette  solitude  où  je  n'étais  entendue 
ni  comprise  ;  mais  quelques  poètes  les  ont  écoutés , 
quelques  amis  les  ont  applaudis,  et  je  les  livre  au  pu- 
blic ,  sans  espérer  qu'il  les  lise. 


Paris ,  1835. 


POEME 

A   UNE    AME    EN    DEUIL. 


TOURMENTS  DU  POÈTE. 


Après  tout,  qu'importent  les  revers,  si  notre 
nom,  prononcé  dans  la  postérité,  va  faire  bat- 
tre un  cœur  généreux  deux  mille  ans  après 
notre  vie  1  Chateacbiwasd, 

Amour,  vertu,  génie,  tout  ce  qui  a  honoré 
l'homme,  l'homme  l'a  persécuté. 

Madame  de  Staël. 


°8*° 


Oh  !  ne  me  parle  pas  de  bonheur  et  de  gloire, 
A  moi,  pauvre  ignorée,  à  qui  rien  n'a  souri  ! 
A  moi  qui,  dans  la  coupe  où  j'aurais  voulu  boire, 
Trouvai  le  miel  tari  ! 

Comme  la  sensitive  aux  regards  je  me  cache  ; 
Mais  il  ne  suffit  pas  d'être  pure  et  sans  tache 

Pour  couler  d'heureux  jours  : 
Au  désert,  la  pensée  ardente,  insatiable, 
Qui  sonde  trop  la  Aie,  et  que  la  vie  accable, 
Fermente  dans  mou  âme,  et  la  ronge  toujours! 

1. 


FLEURS  DU  MIDI. 


Parce  qu'il  est  encor  des  roses  sur  ma  joue , 
Et  qu'étouffant  mes  pleurs,  je  souris  et  me  joue 

Du  bonheur  qui  me  fuit , 
Tu  dis ,  en  me  voyant  :  «  Cette  femme  est  heureuse  ! 
»  Elle  pourra  calmer  ma  vie  aventureuse, 
»  Elle  pourra  répandre  un  rayon  sur  ma  nuit  !  » 

Ah  !  si  c'est  la  pitié  que  ton  passé  réclame, 

J'en  ai  pour  le  malheur  ;  viens  puiser  dans  mon  âme  : 

Mais  moi ,  te  consoler  ! 
Moi,  qu'entoura  toujours  la  froide  indifférence, 
Ce  langage  d'amour  qu'implore  ta  souffrance, 

Saurai-je  le  parler  ? 

Puis-je,  pour  adoucir  le  mal  qui  te  dévore, 
Au  songe  du  bonheur  te  faire  croire  encore, 

Lorsque  je  n'y  crois  plus  ? 
Puis-je  à  ton  cœur  Jbrisé  conseiller  la  prière, 
Moi  qui  reste  à  genoux  muette  sur  la  pierre , 
Et  n'ose  plus  former  des  vœux  toujours  déçus  ? 

A  des  jours  sans  bonheur,  non,  je  ne  puis  me  faire; 
Je  suis  faible  à  la  vie;  et,  vers  une  autre  sphère 
En  tournant  mes  regards,  j'ose  interroger  Dieu  ; 
Je  dis  :  «  Quoi  !  sans  pitié  pour  une  pauvre  femme, 
»  D'amour,  de  poésie  il  a  pétri  mon  âme, 
»  Et  j'ai  dû  lutter  seule  avec  ce  double  feu  ! 

m  Seule  !  sans  rencontrer  la  source  où  l'on  s'étanche  ! 
..  Seule  !  sans  une  autre  Ame  où  mon  Ame  s'épanche  ! 
»  Seule  !  pour  admirer,  croire,  aimer  et  souffrir  ! 
"  Seule  !  seule  toujours  !..  Si  je  dois  ainsi  vivre, 
»  Avant  qu'a  blasphémer  le  désespoir  me  livre, 
»  Mon  Dieu,  fais-moi  mourir!...  » 

i;t  pourtant,  ce  n'est  pas  que  le  destin  in'abreuve 

De  ces  malheurs  puissants  qui  incitent  à  réprcme 
Le  poète  ici-bas;  pour  le  rëgéhéfer, 

Il  qui,  bouleversant  son  Ame  indépendante, 


TOURMENTS  DU  POÈTE. 

Inspirent  à  sa  voix ,  plus  fière  et  plus  stridente, 
Des  hymnes  de  douleur  si  beaux  qu'ils  font  pleurer  ! . 

Ali  !  ces  nobles  tourments,  souvent  je  les  envie  ; 
Ils  déchirent  le  cœur,  mais  font  sentir  la  vie. 
Gladiateur  sanglant,  il  est  beau  de  lutter  : 
A  l'homme  de  génie  il  faut  de  grands  contrastes  ; 
Après  des  jours  sereins  il  faut  des  jours  néfastes... 
Son  âme  doit  tout  refléter. 

Il  est  beau  de  souffrir  comme  a  souffert  le  Dante  ! 
Aux  cris  de  >~émésis,  implacable  et  mordante, 
Il  est  beau  d'imposer  silence  en  l'étouffant  ! 
11  est  beau  que  le  Tasse ,  accusé  de  folie , 
Meure,  et  lègue  un  remords  à  toute  l'Italie, 
Qui  ne  le  vit  pas  triomphant  ! 

Comme  Homère,  il  est  beau  que  Camo  ;ns  mendie  ; 
Que  Corneille  expirant  fasse  une  tragédie 

Pour  obtenir  du  pain  ; 
Que  Milton,  en  créant  son  ange  des  ténèbres, 
Ressente  tour  à  tour,  dans  ses  heures  funèbres, 

Les  tourments  qu'il  dépeint  ! 

Puis,  il  est  beau  d'ouïr  le  jeune  Malfilàtre, 
Lui  qui  trouva  toujours  la  nature  marâtre , 

Chanter  la  volupté  ! 
Il  est  beau  que  Gilbert,  mourant  dans  un  hospief , 
A  ses  vers  dédaignés  laisse  pour  frontispice  : 

GÉNIE  ET  PAl  VRF.TK  ! 

Eh  !  n'est-ce  pas  encore  une  chose  sublime 
Que  la  gloire  vouée  au  supplice  du  crime  ? 
Chénier  *,  de  l'échafaud  volait  au  Panthéon  !... 
Sous  le  glaive,  Roland  déployait  sa  grande  âme. 
Tière  et  belle  Roland,  est-il  un  cœur  de  iVmine 
Qui  ne  batte  d'orgueil  en  prononçant  ton  nom  ! 

I  André  Chénier. 


8  FLEURS  DU  MIDI. 

El  vous  dont  les  accents  réveillaient  l'Ausonie, 

Vous  qu'on  a  torturés  dix  ans  dans  l'agonie , 

Noble  Maroncelli,  sublime  Pellico, 

Martyrs  de  liberté  que  l'amitié  rassemble, 

A  la  postérité  vos  noms  iront  ensemble , 

Et  dans  tous  les  grands  cœurs  trouveront  un  écbo  !... 

Oui,  j'aime  vos  malheurs!  quelle  âme  assez  commune 

N'envîrait  le  génie  au  prix  de  l'infortune  ? 

Laissez  les  jours  de  joie  à  des  mortels  obscurs  ; 

La  douleur  est  pour  vous  l'offrande  expiatoire 

Dont  vous  avez  payé  l'auréole  de  gloire 

Qui  couvrira  vos  fronts  dans  les  siècles  futurs  !... 

Comme  l'éclair  jaillit  au  milieu  des  nuées, 
Dans  les  âmes  ainsi  fortement  remuées 
Dieu  jette  quelquefois  un  regard  de  merci  ; 
Alors ,  se  dégageant  des  ombres  de  la  terre , 
Leur  avide  pensée  au  ciel  se  désaltère... 
Oh  !  je  voudrais  souffrir  ainsi  ! 

Mais  il  est  des  douleurs  que  le  monde  méprise, 
Dont  notre  âme  se  meurt  sans  qu'elle  soit  comprise , 
Sans  qu'un  mot  de  pitié  dit  par  un  être  aimé 
Vienne  cicatriser  nos  blessures  qui  saignent  : 
Par  ces  tourments  secrets  que  les  hommes  dédaignent , 
Mon  cœur  est  consumé  ! 

Traîner  une  existence  aride  et  monotone 
On  l'amour  n'a  jamais  répandu  sa  chaleur; 
Voir  pâlir  mon  printemps  comme  pâlit  l'automne  ; 
Dans  l'abîme  du  temps  jeter  mes  jours  en  fleur  ! 

L'âme  ardente  de  foi  trouver  un  siècle  athée  ! 
Avant  d'avoir  joui,  vivre  désenchantée, 

Et  garder  le  désir  ! 
Poursuivre  sans  espoir,  dans  un  monde  frivole , 
Le  bonheur  idéal,  qui  sous  ma  main  s'envole 

Quand  je  veux  le  saisir  ! 


TOURMENTS  DU  POETE. 


Comme  le  fer  rongé  lentement  par  la  rouille , 
Comme  l'arbuste  en  fleurs,  que  le  givre  dépouille 

De  bourgeons  parfumés, 
Voir  user,  voir  flétrir  mon  àme  pure  et  fraîche 
Sous  le  souffle  glacé  qui,  chaque  jour,  dessèche 

Mes  rêves  bien- aimés  ! 

Hélas  !  ma  vie  ainsi  s'épuise  dans  l'angoisse  ; 

Mes  plus  doux  sentiments,  qu'on* déflore  et  qu'on  froisse 

Demeurent  méconnus. 
Et  dans  un  cercle  étroit,  désanchanté ,  vulgaire, 
Je  cherche  en  vain  les  biens  que  j'espérais  naguère... 

Je  ne  les  trouve  plus... 

Ne  pouvant  du  bonheur  pénétrer  le  mystère, 
Que  de  fois  j'ai  rêvé  ton  crime  involontaire, 
Chatterton,  àmc  ardente  à  qui  la  foi  manquait  ! 
Comme  toi  j'ai  senti  cette  douleur  aiguë 
Qui  nous  fait  désirer  de  boire  la  ciguë 
Dans  an  dernier  banquet  ! 

Mais,  quand  tu  te  livras  à  ta  pensée  amère, 
Sans  doute,  infortuné,  tu  n'avais  plus  de  mère  ; 
Une  mère  à  la  vie  enchaîne  son  enfant  : 
Sa  vieillesse  attiédit  notre  ardente  énergie  ; 
Elle  a,  pour  nous  calmer,  une  douce  magie; 
Contre  le  désespoir  son  amour  nous  défend. 

Ma  mère,  à  ce  nom  seul,  sur  mon  àme  embrasée, 
Je  sens  toujours  couler  une  fraîche  rosée  : 
Je  n'ai  trouvé  qu'en  elle  indulgence  et  douceur  ; 
A  mes  autres  parents  je  suis  presque  étrangère  ; 
Jamais  je  n'ai  connu  la  tendresse  d'un  frère, 
Ni  l'amour  d'une  saur. 

Ces  beaux  jours  confondus,  cette  étroite  alliance, 
Charme  des  premiers  ans,  intime  confiance 
Qui  doit  unir  le  frère  et  la  sœur  en  naissant. 
Embellissaient  en  vain  mes  rêves  poétiques  ! 


10  FLEURS  DU  MIDI. 

Hélas  !  lorsque  les  cœurs  ne  sont  pas  sympathiques, 
Qu'est  le  lien  du  sang  ? 

L'àme  seule  s'unit  à  l'âme 
Par  une  indestructible  trame 
Où  les  sentiments  sont  môles  ; 
Puissance  d'amour  attractive , 
Qui,  soudain,  émeut  et  captive 
Deux  cœurs  l'un  vers  l'autre  appelés  : 

Alors  les  pensers  se  confondent  ; 
Alors  les  accents  se  répondent  ; 
Alors  la  vie  est  un  chemin 
Dont  deux  êtres  suivent  la  voie, 
Dans  l'infortune  ou  dans  la  joie , 
Se  tenant  toujours  par  la  main. 

Ce  bras  où  notre  bras  s'appuie, 
Ce  regard  dont  la  flamme  essuie 
Nos  pleurs,  comme  un  rayon  divin  ; 
Ce  souris,  bienfaisant  dictame, 
Enfin  cette  âme  pour  mon  âme  , 
Hélas!  je  l'ai  cherchée  en  vain. 


EVEIL  DE  L'AME. 


II 

RÉCIT. 

ÉVEIL    DE    L'AME. 


....  From  my  youtb  np  wards, 
M  y  spirit  walked,  not  witli  ibc  soûls  of  other  nicn 
>'or  lookcd,  upon  thc  eart  with  htunan  eyes. 
Etroit. 

Dès  ma  première  jeunesse,  mon  esprit  ne  mar- 
chait point  avec  les  âmes  des  autres  hommes;  je 
ne  regardais  point  la  terre  avec  des  yeux  d'homme. 


m> 


Suis  avec  moi,  page  par  page, 
Mon  douloureux  pèlerinage, 
Depuis  le  premier  de  mes  jours. 
Vois-tu  cet  enfant  qui  repose  ? 
Sur  son  visage  calme  et  rose, 
Le  sourire  habite  toujours. 

Mais  aussitôt  que  la  pensée 

De  son  âme  s'est  élancée , 

Ses  yeux  perdent  leur  doux  éclat  ; 

Sa  joue  enfantine  est  pâlie  , 

Et  la  triste  mélancolie 

Fait  pencher  son  corps  délicat... 

Malheureux  le  moi  tel  qui  pense, 
Et  qui  veut  sonder  l'existence 


12  FLEURS  DU  MIDI. 

Avant  d'eu  goûter  les  douceurs  ! 
Pour  lui,  tout  plaisir  s'empoisonne; 
Pour  lui ,  la  plus  belle  couronne 
N'offre  que  de  stériles  fleurs  ! 

Sais-tu  pourquoi  la  jeune  fille, 
Triste  au  milieu  de  sa  famille , 
Se  refuse  à  de  doux  ébats  ? 
Pourquoi,  si  l'on  rit,  elle  pleure, 
Se  plaint,  et  demande  à  toute  heure 
Des  biens  inconnus  ici-bas  ? 

C'est  que  dans  ce  monde  de  fange 
Elle  apporta  des  rêves  d'ange 
Qu'elle  voudrait  réaliser, 
Et  que  son  âme  virginale 
Poursuit  leur  image  idéale  , 
Et  la  voit  toujours  se  briser  !... 

Comme  la  vague  suit  la  vague, 
Dans  sa  pensée  ardente  et  vague 
Se  succèdent  les  sentiments  ; 
Et  sa  précoce  intelligence 
Jaillit,  se  déploie  et  s'élance 
Aux  sphères  des  ravissements!  .. 

Elle  vole,  son  cœur  s'embrase  ; 
Elle  vol<\'..  puis  dans  l'extase 
S.-  plonge  et  semble  se  bercer. 
C'est  vainement  qu'on  la  convie 
Aux  premiers  plaisirs  de  la  vie  : 
Solitaire,  elle  aime  à  penser  ! 

Le  front  eourbé,  silencieuse, 
Elle  rêve,  el  sa  Bœur  rieuse 
Passe  en  lui  jetant  le  dédain. 
•■  Voyez,  voyez  L'enfant  qui  boude, 
»  Dit-elle,  el  qui  toujours  s'accoude 
„  Tenant  sa  tète  dans  sa  main  !  » 


ÉVEIL  DE  LAME.  13 

Et,  parlant  ainsi,  l'ingénue, 

A  cette  souffrance  inconnue 

N'accorde  qu'un  souris  moqueur  ; 

Et  la  jeune  fille  qui  pleure 

Sent,  au  sarcasme  qui  l'eflleure, 

Un  poids  plus  lourd  presser  son  cœur. 

«  Ta  douleur  n'est  qu'une  chimère... 
»  Pourquoi  gémir  ?  lui  dit  sa  mère  ; 
»  Ne  t'ai-je  pas  donné  mes  soins?  » 
Et,  sans  la  comprendre,  elle  blâme 
Sa  tristesse,  comme  si  Pâme 
N'avait  pas  aussi  ses  besoins  !... 

Comme  si,  quand  l'esprit  s'éveiile, 
Planant  de  merveille  en  merveille , 
S'égarant  dans  l'immensité, 
11  ne  lui  fallait  pas  an  guide 
Qui  semât  des  Heurs  dans  le  vide 
De  la  triste  réalité  !... 


OlIoLic  1833. 


14  FLEURS  DU  MIDI. 


III 


ENTHOUSIASME. 


L'amour  c'est  pas  ce  que  vous  croyez  ;  ce 
n'est  pas  celte  violente  aspiration  de  toutes 
les  facultés  vers  un  être  créé  ;  c'est  l'aspira- 
tion sainte  (le  la  partie  la  plus  élliérée  de 
notre  aine  vers  l'inconnu.      Ge  .rgf.  Sand. 


<* 


Vois-tu  la  jeune  vierge  à  l'âme  véhémente, 
Qui  se  meurt  chaque  jour  du  mal  qui  la  tourmente  ? 
La  vois-tu  mendiant,  comme  un  trésor  divin, 
Un  cœur  qui  la  comprenne ,  et  le  cherchant  en  vain  ? 
Oh  !  qui  saura  jamais  sa  souffrance  infinie, 
Ses  jours  de  désespoir  et  ses  nuits  d'insomnie, 
Ses  larmes,  ses  sanglots,  ses  longs  déchirements, 
Quand,  jetant  le  sarcasme  à  ses  ravissements, 
Ceux  qui  devaient  guider  sa  sublime  pensée, 
Dans  leur  vulgaire  orgueil  la  disaient  insensée? 
insensée!  oui,  j'étais  insensée  à  leurs  yeux 
De  dédaigner  la  terre  et  d'envier  les  deux  ; 
Oh  !  oui  !  c'était  folie  à  moi  que  de  prétendre 
Leur  révéler  un  cœur  qu'ils  ne  pouvaient  entendre  ! 
Si  je  leur  demandais  naïvement  pourquoi 
Les  biens  que  je  rêvais  s'enfuyaient  loin  de  moi; 
Pourquoi  les  voluptés  que  Dieu  leur  lit  connaître, 
Et  dont  il  a  gravé  l'image  dans  mon  être, 
Fantômes  décevants  qui  venaient  me  ravir, 
Enflammaient  mon  espoir  sans  jamais  l'assouvir; 
Barbares!  ils  traitaient  mes  tourments  de  délire! 
Dans  mon  âme  si  pure  ils  ne  savaient  pas  lire! 


ENTHOUSIASME.  15 

En  vain  je  leur  disais  :  «  Guidez-moi  jusqu'au  but  ; 

»  Je  veux  boire  à  la  coupe  où  votre  lèvre  but  ; 

»  Parlez  !  Je  braverai  les  ronces  de  la  voie 

»  Qui  mène  à  l'oasis  où  vous  goûtez  la  joie  ; 

»  Contre  une  heure  d'amour,  de  pure  volupté , 

»  J'échangerais  ma  vie  et  mon  éternité.  » 

Car  je  croyais  alors,  dans  ma  candeur  novice, 

A  la  réalité  de  leur  bonheur  factice  ; 

Je  ne  soupçonnais  pas  que  leurs  souris  forcés 

Sous  un  masque  riant  cachaient  des  cœurs  glacés. 

Mais  eux  ,  soit  qu'effrayés  de  mon  ardeur  avide, 

Soit  que  de  leur  néant  ils  sentissent  le  vide, 

Si  je  parlais  d'amour,  de  gloire  ou  d'amitié, 

Ils  secouaient  la  tète  et  riaient  de  pitié  !.. 

A  m'instaure,  parfois,  quand  ils  daignaient  descendre, 

Alors  mon  âme  aussi  ne  pouvait  les  comprendre  ; 

Nos  sentiments  luttaient  dans  d'éternels  combats, 

Les  miens  planaient  trop  haut,  les  leurs  rampaient  trop  bas  ! 

Pour  eux ,  la  gloire  (tait  le  succès  d'une  brigue  ; 

L'amour,  la  vanité  de  quelque  obscure  intrigue  ; 

L'amitié,  le  lien  d'un  pacte  d'intérêt 

Qu'ils  formaient  sans  plaisir  et  brisaient  sans  regret. 

Non,  je  n'ai  pas  compris  ces  êtres  qui  végètent, 

Et  qui  devraient  subir  les  mépris  qu'ils  nous  jettent; 

Ames  sans  énergie,  esprits  où  tout  est  faux, 

Étroits  dans  leurs  vertus,  étroits  dans  leurs  défauts, 

Dont  l'égoïsme  et  l'or  sont  les  seules  idoles, 

Qui  n'ont  pour  sentiments  que  de  vaines  paroles, 

Que  des  mots  sans  pensée,  idiome  impuissant 

Qui  n'a  jamais  rendu  ce  que  mon  cœur  ressent  ! 

Comme  au  tronc  desséché  s'étiole  la  branche, 

Près  d'eux  se  consumait  mon  âme  ardente  et  franche  ; 

Libre  par  la  pensée ,  esclave  dans  leurs  fers , 

Que  de  tourments  cette  ftme  en  secret  a  soufferts  ! 

\  cet  enthousiasme  auquel  on  doit  un  culte, 
Ils  prodiguaient  toujours  le  dédaih  et  l'insulte  : 


16  FLEURS  DU  MIDI; 

Ei ,  torturant  mon  cour  pour  le  faire  plier, 
A  leur  destin  vulgaire  ils  voulaient  me  lier  ! 
Seule,  au  désert,  livrée  à  ma  douleur  muette, 
Oh  !  j'aurais  succombé  !...  mais  Dieu  me  fit  poète  ! 
Alors,  comme  une  coupe  épandant  sa  liqueur, 
Je  versai  dans  mes  chants  le  trop  plein  de  mon  cœur, 
Alors,  Ilots  déchaînés,  mes  rapides  pensées 
Coulèrent  de  mon  sein  en  notes  cadencées  ; 
Chaque  objet  qui  frappait  mon  cœur  et  mon  regard 
Passait  dans  mes  tableaux  palpitants,  mais  sans  art; 
Hymnes  improvisés,  échos  d'une  âme  libre, 
Où  tout  ce  que  je  sens  se  réfléchit  et  vibre  : 
Là  sont  venus  mourir  mes  rêves  les  plus  chers, 
Là  j'ai  laissé  ma  vie  empreinte  dans  mes  vers!... 


!  V 


L'INSPIRATION. 


L'harmonieux  démon  descend  el  m'environne. 
A  m)  m',  l'.in  -n  n . 


Ah  !  lorsque  débordait  aiîisi  la  poi'sio, 
Torrent  impétueux,  brûlante  frénésie! 

Dans  mon  Ame  \ibraient  d'indicibles  accords  • 
Comme  sous  l'ouragan  bat  la  vague  marine, 
Sons  la  muse  mon  coin  battait  dans  ma  poitrine, 
.Mais  mit  Ivre  jamais  n'égalai!  mes  transports  ! 


L'INSPIRATION*  1 

Par  l'inspiration  je  restais  oppressée, 
Comme  la  drnidesse  au  sommet  dn  dolmen  ; 
J'implorais,  pour  donner  un  corps  à  ma  pensée, 
Ton  langage  éthéré,  musique,  écho  d'Éden  ! 

11  est  des  sentiments  mystérieux,  intimes, 
Qu'aucun  mot  ne  peut  rendre,  et  que  toi  seule  exprimes 
Ces  rêves,  incompris  du  monde  où  nous  passons, 
Ces  extases  d'amour  d'un  cœur  qui  vient  de  naître, 
Alors  j'aurais  voulu,  pour  les  faire  connaître, 
Moduler  sous  mes  doigts  de  séraphiques  sons  ! 

J'aurais  voulu,  penchée  à  la  harpe  sonore, 
Répandre  autour  de  moi  l'âme  qui  me  dévore , 
Dans  des  Ilots  d'harmonie  aux  anges  dérobés  ! 
Oui,  j'aurais  voulu  voir,  quand  mon  âme  est  émue, 
Tous  les  cours  palpitants  d'une  foule  inconnue 
Sous  mes  accents  divins  demeurer  absorbés  ! 

Vains  désirs!  jeune  aiglon,,  on  a  coupé  mes  ailes, 
On  a  ravi  mon  vol  aux  sphères  éternelles, 
Pour  me  faire  marcher  ici-bas  en  rampant! 
Si  la  Muse  m'inspire  et  vient  charmer  ma  route, 
Mon  chant  meurt  sans  écho,  personne  ne  l'écoute, 
Et  l'hymne  inachevée  en  larmes  se  répand! 


2, 


LIXRS  DU  MIDI. 


LES  DOUTES  DE  L'ESPRIT. 


Quelquefois  je  voudrais  m'élancer  hors  des 
limites  de  ce  monde  ;  je  voudrais  anticiper  sur 
le  jour  des  révélations,  et  me  plonger  dans 
l'infini.  1>e  Maistrk. 


Souvent,  dans  mes  accords  ardents,  enthousiastes, 
Des  grandes  nations  se  déroulaient  les  fastes, 
Où,  détournant  les  yeux  de  ce  globe  terni, 
Je  déployais  mon  vol  aux  champ?»  de  l'infini  ! 

L'univers  dans  toutes  ses  phases 
A  mes  regards  venait  s'offrir  : 
C'étaient  d'ineffables  extases, 
Des  ravissements  à  mourir  ! 

Pouvoir  incréé  qui  fécondes  ! 
Chaos,  enfantement  des  mondes, 
Naissance,  morl ,  vie  à  venir  ! 
Néanl  !  éternité  profonde  ! 
Mystères  qu'aucun  œil  ne  sonde  ! 
J'aurais  voulu  vous  définir  !•.. 

Je  m'égarais  dans  ces  dédah  s 
Où  des  lueurs  sombres  el  pâles 
N'éclairenl  pas  nos  sens  bornés  ; 
El ,  maudissanl  ma  dépendance, 
j'osais  dire  a  la  Providence  : 
Hélas!  pourquoi  sommes-nous  nés  ? 


LES  DOUTES  DE  L'ESPRTT.  19 

Ainsi,  dès  son  éveil,  notre  pensée  immense 
Ne  saurait  s'arrêter  où  l'inconnu  commence  ; 
Elle  aspire  plus  haut ,  elle  ose  tout  sonder  ; 
D'une  ardente  lumière  elle  vent  s'inonder  : 
Oubliant  son  néant,  elle  veut,  orgueilleuse, 
Poursuivre  dans  les  cieux  sa  route  périlleuse  ; 
Et ,  quand  le  Dieu  caché  résiste  à  son  appel , 
Sur  ses  créations  promenant  le  scalpel , 
Elle  enchaîne  son  vol  à  l'aride  science, 
Qui  dessèche  le  cœur,  flétrit  la  conscience  ; 
Elle  dissèque  alors  ce  qu'elle  avait  senti  ; 
L'instinct,  qui  la  guidait,  se  trouve  anéanti  ; 
Elle  devient  bornée  en  de*  enant  coupable  ; 
Elle  doute  de  tout  ce  qui  n'est  pas  palpable  ; 
Fière  de  son  pouvoir  froid,  superficiel, 
Elle  explore  la  terre,  analyse  le  ciel, 
Et,  des  mondes  sans  nombre  assignant  l'harmonie, 
Les  rend  indépendants  de  ce  Dieu  qu'elle  nie. 

Malheur,  dans  leur  démence,  aux  mortels  assez  vains 

Pour  vouloir  pénétrer  ces  mystères  divins  ! 

Au  flambeau  vacillant  dont  l'éclat  les  égare 

Ils  consument  leur  attife  et  tombent  comme  Icare... 

Enfant  audacieux,  moi,  je  voulais  aussi 
Révéler  à  la  foule  un  grand  doute  éclairci  ; 
Je  voulais,  m'entourant  de  ces  fausses  lumières, 
Soumettre  a  l'examen  mes  croyances  premières  , 
Et,  par  les  arguments  d'un  stérile  savoir, 
Expliquer  chaque  objet  qui  venait  m'émouvoir. 

Cette  soit  de  l'orgueil,  dont  rien  ne  nous  délivre, 
J'allais,  pour  l'étancher,  fouiller  de  livre  en  livre; 
J'interrogeai  long-temps  ces  esprits  renommés- 
Qui  tracent  ici-bas  des  sillons  enflammes  ; 
Etres  présomptueux,  créateurs  de  systèmes, 
Qui  n'ont  point  résolu  nos  éternels  problèmes, 
El  qoi,  pour  imposer  leur  ténébrense  loi, 
Ont  tari  l'espérance  en  altérant  la  foi. 


20  FLEURS  DU  MIDI. 

Mais  celui  qu'en  naissant  la  poésie  embrase, 
De  ces  sucs  corrompus  n'épuise  pas  le  vase  ; 
Il  effleure  ses  bords,  rejette  sa  liqueur, 
Et  force  son  esprit  à  croire  avec  son  cœur. 
Au  sein  de  ses  erreurs  la  vérité  surnage  : 
Ainsi,  je  revins  pure  à  la  foi  du  jeune  âge, 
A  cette  foi  du  ciel  dont  nous  gardons  le  sceau, 
A  cet  instinct  inné  qui  nous  suit  au  berceau, 
Qui  guide  à  notre  insu  nos  sentiments  intimes, 
Et  nous  révèle  Dieu  par  ses  œuvres  sublimes. 

Décembre  1833. 


VI 


LA  FOI  DU  COEUR. 


Raisonnez  !  moi,  j'admire  !  Discutez  !  moi, 
je  croirai  !  Je  vois  la  sublimité,  et  ne  pénètre 
pas  la  profondeur.  Saint  A000STI.X. 


Que  de  lois  des  rochers  j'ai  gravi  la  hauteur, 
Quainl  la  nature  adresse  un  hymne  au  Créateur, 
Quand  la  tewe  <:l  les  deux  confondent  leur  langage, 
Que  du  voile  des  nuits  le  soleil  se  dégage, 
El  que  les  réseaux  d'or  de  ses  mille  rayons 

Décrivenl  dan-,  les  airs  de  lumineux  sillons! 
Alors,  sons  les  baisers  de  la  nue  embrasée, 

se  sèchent,  aux  gazons,  les  gouttes  de  rosée, 


LA  FOI  DU  CŒUR.  21 

Teilcs  et  diamants  prodigués  par  la  main 

De  celui  qui  saura  les  ressemer  demain. 

Alors,  des  champs  couverts  par  un  prisme  d'opale, 

Comme  un  encens  qui  fume,  un  dons  parfum  s'exhale; 

Des  vallons  aux  coteaux,  des  fleuves  aux  forêts, 

Se  dilate  et  s'étend  un  air  suave  et  frais; 

L'onde,  qu'il  vient  rider,  semhle  plus  diaphane; 

11  rend  encor  l'éclat  à  la  fleur  qui  se  fane; 

La  plante  se  relève,  et  l'herbe  reverdit  ; 

Tout  parait  s'embeilir  du  jour  qui  resplendit  : 

La  clarté  se  répand  des  hauteurs  aux  abimes; 

D'abord,  des  monts  lointains  se  colorent  les  cimes; 

Puis  la  plaine,  à  son  tour,  se  dore  et  se  rougit 

Des  feux  de  l'Orient,  où  le  soleil  surgit  ; 

Et  d'objets  en  objets,  jusques  aux  brins  de  mousse, 

Par  degrés  se  déploie  une  lumière  douce. 

On  croit  entendre  alors  s'élever,  à  la  fois, 
D'innombrables  accents  ne  formant  qu'une  voix, 
Et  comme  un  cri  d'amour,  que  cette  voix  profère, 
Un  immense  Hosanna  vibrer  de  sphère  en  sphère!.. 

Quand  je  voyais  ainsi  la  terre  à  son  réveil, 

Dans  toute  sa  beauté  saluer  le  soleil, 

Tandis  que  sur  mon  front,  comme  une  vaste  tente , 

Se  déroulait  des  cieux  l'étendue  éclatante, 

Où  des  nuages  blancs,  sur  un  fond  de  saphir, 

Se  mouvaient  lentement  au  souffle  du  zéphyr, 

Oh  !  ma  croyance  alors  n'était  plus  indécise, 

Et,  du  sommet  des  monts  où  je  m'étais  assise, 

Pénétrant  du  regard  les  champs  de  l'infini, 

Je  m'écriais  tout  haut  :  «  Mon  Dieu,  soyez  béni!  » 

Et  pourtant,  ce  n'est  pas  que  la  nature  (taie 
Ses  magiques  attraits  sur  ma  terre  natale; 
Non;  la  contrée  inculte,  où  je  languis  toujours, 
D'aucun  tableau  riant  ne  vient  charmer  mes  jours! 

Aux  pieds  de  rochers  nus,  où  le  mistral  résonne, 
Sont  de  \ieux  peupliers,  dépouillés  de  couronne 


22  FLEURS  DU  MIDI. 

Par  la  main  des  hivers; 
Ici  de  noirs  coteaux,  plus  loin  d'immenses  terres, 
Dont  on  a  ceint  les  bords,  comme  des  cimetières, 

De  cyprès  toujours  verts. 

Là  les  champs  d'oliviers,  trésors  de  la  Provence, 

Semblent  avoir  du  ciel  attiré  la  vengeance, 

Et  n'offrent  aux  regards  que  des  troncs  sans  rameaux; 

Le  houx  chétif  s'étend  sur  ces  arides  landes; 

Et  les  ceps,  dégarnis  de  fruits  et  de  guirlandes, 

Étalent  leur  squelette  aux  branches  des  ormeaux. 

Mais,  dans  ces  tristes  lieux,  ma  pensée  a  des  ailes 
Qui  transportent  mon  âme  aux  régions  plus  belles  ; 
A  mon  gré  je  parcours  l'univers,  et  je  peux 
Évoquer  devant  moi  ses  spectacles  pompeux. 

Dans  les  rêves  d'enfant  de  mes  jeunes  années, 

Que  j'aimais  à  gravir  les  hautes  Pyrénées! 

A  leurs  pieds  je  voyais  les  chalets  des  pasteurs, 

Les  gaves  bondissant  de  hauteurs  en  hauteurs; 

Des  lianes,  des  bois,  des  coteaux,  des  prairies  : 

Tableaux  qui  portent  l'àme  aux  douces  rêveries. 

Puis,  quand  j'avais  franchi  ces  sites  enchantés, 

Je  découvrais  encor  de  nouvelles  beautés  : 

C'était  d'une  forêt  la  vaste  colonnade, 

Ou  l'abîme  jetait  pour  dôme  une  cascade; 

Frayant  sous  ces  arceaux  de  dangereux  chemins, 

I.-  traversais  ces  lieux,  vierges  de  pas  humains, 

l.i  j'atteignais  enfin  ics  neiges  éternelles 

Que  l'aigle  audacieux  rase  seul  de  ses  ailes. 

Là,  sur  l'immensité,  l'œil  fasciné  s'étend; 

Nul  être  ne  se  meut,  et  nul  bruit  ne  s'entend. 

Mais  quelquefois,  tombant  du  liant  des  cimes  blanches, 

On  voit  de  mont  en  mont  rouler  les  avalanches, 

ntesques  obus  lancés  d'un  bras  divin, 
Qui  creusent,  en  passant,  an  immense  ravin!... 

\b  :  quand  je  dominais  ces  plaines  virginal* 

Que  l'homme  ne  souilla  jamais  de  ses  annales, 


LA  FOI  DL  CŒUR.  23 

Dans  nu  vague  bonheur  mes  sens  se  dilataient  ; 

Puis,  par  des  hymnes  saints,  mes  transports  éclataient  ! 

Tout  à  coup  ma  pensée,  errante  et  fantastique, 

Traversait  d'un  seul  bond  l'Océan  Atlantique  : 

Dans  ces  rêves  changeants,  mon  esprit  s'égara 

Aux  rives  de  l'Hudson  et  du  Niagara; 

Sur  leurs  gouffres  béants  j'aimais  à  me  suspendre; 

Leurs  sourds  mugissements,  j'aimais  à  les  entendre; 

J'aimais  à  m'entourer  de  l'humide  manteau 

Que  jette  dans  les  airs  la  poussière  de  l'eau; 

Alors  je  me  sentais  mollement  balancée , 

Et  mon  âme ,  en  extase ,  au  ciel  était  lancée. 

Ainsi,  cherchant  toujours  un  lieu  qui  me  charmât, 

Je  voyageai  longtemps  de  climat  en  climat  : 

Dans  l'Inde,  j'arrêtai  mes  pas  au  bord  du  Ganges, 

Pour  y  rêver  d'Éden  et  des  amours  des  anges; 

Là,  Camoëns  avait  laissé  son  souvenir  : 

Souvent  dans  son  passé  j'ai  lu  mon  avenir  : 

Gloire  et  malheur!...  destin  digne  d'une  grande  âme; 

J'en  subis  la  moitié l'autre,  je  la  réclame!  !  ! 

En  Egypte,  j'aimais  les  touffes  de  palmiers, 
Les  oasis  en  fleurs  où  nichent  les  ramiers, 
Le  fertile  Delta  que  le  grand  fleuve  noie , 
Et  l'éternel  désert  où  le  simoun  tournoie... 

Panorama  mobile,  ou  sauvage  ou  riant, 
Pour  moi,  se  déroulait  le  globe.  —  En  Orient, 
J'explorai  la  Judée  et  la  Grèce;  en  Europe, 
Je  gravis  le  Vésuve  aux  champs  de  Parfhénopo, 
Ses  colonnes  de  feu,  gerbes  de  pourpre  et  d'or, 
Jaillissaient  dans  les  cieux  et  retombaient  encor  : 
La  plaine  d'alentour,  riante  et  parfumée, 
Disparaissait  alors  sous  la  lave  enflammée, 
Qui,  du  cratère  ouvert  s*é< happant  par  torrent, 
Déroulait  sur  le  sol  un  fleuve  dévorant  : 
Tout  était  nivelé,  prairie,  arbre,  colline  : 
L'univers  frémissait....  moi,  je  rêvais  à  Pline! 


24  FLEURS  DU  MIDI. 

Je  le  voyais  eneor  sur  ce  rocher,  debout, 
Venant  chercher  la  mort  quand  la  mort  frappait  tout  ; 
Nature  inanimée ,  homme  à  l'âme  immortelle 
Qui  sent  frémir  la  terre ,  et  qui  tremble  avec  elle. 
L'œil  sur  Herculanum ,  le  pied  dans  Pompéia , 
Contemplant  ces  cités  que  le  temps  oublia, 
Dans  leur  vaste  cercueil  je  le  voyais  descendre , 
Mêlant  stoïquement  sa  poussière  à  leur  cendre. 

Bientôt,  pour  d'autres  lieux  mon  esprit  s'enflammait  ; 
Des  Alpes,  vers  le  soir,  j'atteignais  le  sommet, 
Quand  le  soleil  couchant,  reflété  par  la  glace, 
D'un  splendide  arc-en-ciel  brillantait  sa  surface; 
Puis,  j'abattais  mon  vol  au  bord  du  lac  Léman, 
Où  le  cœur  va  chercher  l'idéal  du  roman. 
Ces  flots,  miroirs  mouvants  de  leurs  rives  fleuries, 
Ces  groupes  de  hameaux ,  ces  fraîches  métairies, 
Ces  ombrages  touffus  et  ces  glaciers  lointains, 
Fixent  en  vœux  d'amour  nos  désirs  incertains! 
Nous  sentons ,  en  voyant  ces  riantes  demeures , 
Que  l'homme  sans  chagrin  pourrait  couler  ses  heures , 
Si,  dans  la  paix  des  champs  se  rapprochant  de  Dieu , 
Au  monde  qui  le  trompe  il  osait  dire  adieu, 
N'emportant  avec  lui  qu'une  âme  pour  la  sienne, 
Qu'une  femme  à  chérir  sur  la  rive  helvétienne, 
Où  les  vagues  parfums,  dont  l'air  est  embaumé, 
Infiltrent  dans  les  sens  le  besoin  d'être  aimé  ! 
Alors  pour  lui,  l'éclat,  la  fortune,  la  gloire, 
Ne  seraient  qu'un  vain  mot,  qu'un  leurre  dérisoire 
Qu'il  prendait  eu  pitié;  car  il  aurait  compris 
Le  néant  de  ces  biens,  dont  nous  sommes  épris; 
Abandonnant  son  être  à  des  voluptés  vagues, 
Il  saurait  qu'il  vaut  mieux  se  bercer  sur  les  vagues, 
Qu'il  vaut  mieux  sur  les  monts  aller  tous  deux  s'asseoii 
Pour  compter  dans  les  cieux  les  étoiles  «lu  soir, 
Pour  répéter  Ces  riens  que  l'amour  nous  l'ait  dire  , 
Pour  rêver  an  <loux  bruit  des  (lois  où  l'on  se  mire, 
i.i  pour  prier...  tandis  qu'un  baiser  interrompt 
Tool  penser  soucieux  qui  vient  rider  le  front; 


LA  FOI  DU  CŒUR.  25 

Qu'un  regard  dit:  «  Je  t'aime!  »  et  qu'une  larme  échappe 
Du  cœur,  tomme  le  suc,  quand  on  presse  la  grappe; 
Larme  qui,  recueillie  et  comprise  par  Dieu, 
Des  terrestres  amours  doit  épurer  le  feu  ! 


Mars  183  i. 


VII 


LA   MER. 


Le  ciel  et  la  mer  sont  comme  deux  beaux 
livres  ouverts  à  tous  l<s  yeux,  et  qoi  traitent, 
en  deux  payes  sublimes,  de  L'éternité  et  de 
l'immensité.  Ecgbhi  Scr.. 


Comme  un  jeune  alcyon,  le  jour  où  je  suis  née, 
Mon  regard  embrassa  la  Méditerranée; 
Elle  mêla  sa  voix  à  mon  premier  soupir; 
C'est  le  bruit  de  ses  flots  qui  venait  m'assoupir  ; 
Quand  les  chagrins  naissants  de  mon  âme  exaltée 
Éloignaient  le  repos  de  ma  couche  agitée , 
Ses  murmures  lointains,  ses  longs  gémissements 
Paraissaient  compatir  à  mes  jeunes  tourments, 
Et  pour  mon  cœur  malade  elle  était  une  amie 
Qui  berçait  tendrement  ma  douleur  endormie. 

De  la  cime  des  monts  que  j'aimais  à  la  voir, 
Dans  son  immensité,  bruyamment  se  mouvoir! 


26  FLEURS  DU  .MIDI. 


O  mer  !  assise  sur  tes  grèves , 
Que  d'espérances,  que  de  rêves 
Agitaient  mon  cœur  enfantin  ! 
Je  suivais  tes  métamorphoses, 
Et  je  t'aimais  quand  tes  flots  roses 
Reflétaient  les  feux  du  matin. 

Je  t'aimais  quand  la  lune  errante 
De  sa  lumière  transparente 
Teignait  tes  mobiles  arceaux  ; 
Quand  ta  blanche  et  mousseuse  écume, 
Comme  un  phosphore  qui  s'allume, 
Jetait  un  prisme  sur  tes  eaux. 

Je  t'aimais  quand,  miroir  limpide, 
Tu  reposais  sans  une  ride 
Et  semblais  mollement  dormir  ; 
Ou  quand ,  précurseurs  de  l'orage , 
Les  goélands  au  blanc  plumage 
Sur  tes  récifs  venaient  gémir!... 

Isolée,  au  sein  de  la  foule, 

Que  de  fois  j'écoutais  la  houle 

Dont  retentissaient  tes  échos!  * 

Quand ,  bondissant  sur  le  rivage , 

Irritée,  ardente,  sauvage, 

Tu  n'étais  plus  qu'un  grand  chaos!  .. 

L'éclair  sillonnait  la  tempête, 
La  foudre  grondait  sur  ma  tête, 

Les  \aguos  inondaient  1rs  bords  : 
Alors,  dans  un  songe  bizarre , 

où  souvent  mon  esprit  s'égare, 
Deux  ailes  soutenaient  mon  corps 

J'effleurais  ta  surface  humide, 
Ondine  légère,  ou  Sylphide, 


LA  MER.  27 


Traçant  de  lumineux  sillons; 
J'allais  au  loin,  j'allais  sans  cesse, 
Et  je  surpassais  la  vitesse 
De  tes  rapides  tourbillons. 

Puis,  quand  je  repliais  mes  ailes, 
Tes  flots,  comme  autant  de  nacelles, 
M'offraient  un  fantastique  abri  ; 
Berceau  d'émeraude  et  d'opale, 
Scintillant  des  reflets  qu'étale 
Le  plumage  du  colibri. 

J'aimais  cette  couche  de  fée, 
Moi  qui,  sur  la  terre  étouffée, 
Regrette  un  plus  pur  élément! 
Moi  qu'un  rayon  du  ciel  enivre! 
■Oh  !  j'étais  heureuse  de  vivre 
Sur  l'eau,  dans  l'air,  au  firmament. 

Ainsi  j'errais  sur  une  lame, 
Et ,  dans  ces  voyages  de  l'âme , 
L'univers  s'ouvrait  devant  moi. 
De  ciel  en  ciel,  de  zone  en  zone, 
J'allais,  intrépide  amazone, 
Ayant  la  mer  pour  palefroi. 


Février  183 1. 


?.S  FLEURS  DU  MIDI. 


VIII 


LES  CITES. 


Vous  avez  élé  poussière,  et  vous  êtes  pous- 
sière.  Approchez,  villes,  lours  ,  et  colosses 
d'Orient.  Edgaud  Quinf.t. 


Quand  des  tableaux  géants  de  toute  la  nature 

Mon  <ril  eut  contemplé  l'immuable  peinture  ; 

Lorsque  j'eus  parcouru,  dans  mes  songes  divers, 

Les  mers,  les  monts,  les  bois  de  ce  vaste  univers, 

J'évoquai  tour  à  tour  ces  cités  éternelles 

Que  tant  de  nations  laissèrent  après  elles , 

Et  qui  jetaient  au  temps  de  dédaigneux  défis!... 

.)"  vis  dans  leur  linceul  Carthage,  ïyr,  Mempbis  : 

Fantôme  du  désert,  je  vis  Tbèbc  aux.  cent  portes; 

Puis,  je  ressuscitais  pour  moi  ces  villes  mortes; 

Je  leur  rendais  leurs  lois,  leurs  gloires  et  leurs  mœurs; 

Leurs  peuples  renaissaient,  j'entendais  leurs  clameurs, 

Leurs  innombrables  voix,  leurs  divers  idiomes; 

Je  voyais  leurs  guerriers,  leurs  prêtres,  leurs  grands  hommes, 

Leurs  poètes  disins,  leurs  artistes  fameux, 

Laissant  lotis  leur  pensée,  immortelle  comme  eux , 

L'un  dans  un  monument,  l'autre,  dans  un  poème 

ou  le  génie  a  mis  son  empreinte  suprême, 

i:t  qui,  voyant  passer  les  siècles  à  genoux, 

Dans  toute  leur  beauté  sont  venus  jusqu'à  nous!... 

J'admirais  ces  géants,  ces  liantes  pyramides, 

Qui  l'ont  paraître  nains  nos  monuments  timides; 

Le  Sphinx  encor  debout,  l'idole  de  Memnon, 

l.t  t;inf  d'autres  débris,  immortels,  niais  sans  nom. 


LES  CITÉS.  29 

Suivant,  sans  me  lasser,  ma  course  enthousiaste, 

Je  m'arrêtais  aussi  dans  cette  plaine  vaste 

Où  Palmyre,  étalant  mille  palais  épars, 

Voit  le  pasteur  arabe  errer  dans  ses  remparts. 

L'ànie  ardente  de  foi  je  franchissais  l'enceinte 

Où  pleure,  dans  son  deuil,  Jérusalem  la  sainte; 

Là,  le  Christ  à  nos  yeux  semble  apparaître  encor, 

Homme  au  champ  d'oliviers,  Dieu  sur  le  mont  Thabor, 

Comme  pour  réunir,  dans  sa  double  nature, 

Au  Créateur  puissant  son  humble  créature  ; 

Sparte,  dont  l'univers  a  retenu  le  nom; 

Àthène ,  où  la  sagesse  avait  son  Parthénon , 

M'arrêtaient  tour  à  tour!...  Enfin  j'évoquais  Rome, 

Reine  de  l'univers,  qu'il  suffit  que  l'on  nomme. 

Puis,  fuyant  ces  débris  et  lasse  d'admirer, 

De  plus  riants  tableaux  je  voulus  m'enivrer; 

Pour  couler,  en  aimant,  des  jours  purs  et  tranquilles, 

J'habitai,  tour  à  tour,  ces  fantastiques  villes 

Qui  sur  les  bords  d'un  fleuve  étalent,  confondus, 

D'aériens  palais,  des  jardins  suspendus, 

Des  manoirs  féodaux,  de  gothiques  tourelles, 

Des  temples  aux  croix  d'or,  aux  clochers  de  dentelles 

Des  bassins  de  porphyre  et  des  balcons  à  jour, 

Où  se  donnent,  le  soir,  les  rendez-vous  d'amour. 

C'était,  en  Orient,  et  la  Mecque  et  Médine, 

L'indienne  Delhi,  Bagdad  la  sarrasine, 

Où  l'homme,  qu'amollit  un  éternel  été, 

A  pour  religion  choisi  la  volupté; 

Puis  ces  grandes  cités  japonnes  et  chinoises, 

Aux  remparts  de  granit,  au  sol  pavé  d'ardoises; 

Stamboul  aux  grandes  tours,  aux  brillants  minarets, 

Peuplé  de  bains  de  marbre  et  de  kiosques  frais; 

Et  Moscou,  qui  la  nuit,  comme  autant  de  fantômes, 

Semble  élever  au  ciel  ses  flèches  et  ses  dômes!... 

C'était  dans  l'Occident,  sur  le  Guadalquivir, 
Séville  et  ses  couvents  qui  venaient  me  ravir; 
Sur  le  Douro,  c'était  la  mauresque  Grenade, 
Où  l'on  entend,  le  so'r,  la  douce  sérénade 


30  FLEURS  DU  MIDI. 

Que  le  jeune  hidalgo  chante  à  sa  sénora, 
Et  que  redit  encor  l'écho  de  l'Àlhambra. 
C'était,  en  Italie,  et  Milan  et  Florence; 
Naple,  où  la  volupté  mène  à  Indifférence  ; 
Où  l'air  que  l'on  respire,  énervante  liqueur, 
Donne  la  vie  aux  sens,  et  fait  mourir  le  cœur; 
Naple,  Édén  de  l'Europe,  envié  par  l'Asie, 
Où  la  pauvreté  même  a  de  la  poésie; 
Naple,  indigente  et  folle,  et  qui  montre,  en  riant 
Au  seuil  de  ses  palais  son  peuple  mendiant; 
Naples,  parmi  ses  samrs  d'Espagne  et  d'Italie, 
Qui  s'enivre  le  plus  d'amour  et  de  folie; 
Sirène  qui  se  mire  à  son  golfe  argenté, 
Et  dont  Venise  seule  égale  la  beauté. 


IX 


VENISE. 


Venice  is  deshonored  !  Byros. 

L'art  reste  encor  debout....  IUiibifr. 


Eh!  qui  na  l'a  pas  vue  une  fois  dans  ses  rè\es. 
Cette  Rome  àes  mers,  cette  noble  bile, 
Qu'élevèrent  jadis  sur  de  mouvantes  grèves 
Quelques  fils  de  la  Liberté? 

Qui  n'a  pas,  déroulant  ses  sublimes  annales, 
Admiré  les  hauts  fôlts,  les  arts,  les  saturnales 


VENISE.  31 

De  son  peuple  géant,  même  dans  ses  ébats? 
Ce  peuple  allait  au  loin  poursuivre  ses  conquêtes , 
Puis  venait  tous  les  ans  prodiguer  dans  des  fêtes 
L'or  qu'il  gagnait  dans  les  combats  î 

Quand  le  ciel  d'Italie ,  étincelant  d'étoiles , 
Se  mire  avec  amour  dans  des  flots  de  saphir, 
Et  que  le  gondolier  abandonne  ses  voiles 
Au  souffle  du  zéphyr; 

Quand  aux  bras  caressants  du  golfe  Adriatique 
Repose  mollement  la  cité  fantastique, 
Oh!  le  poète  alors  s'enivre  du  regard, 
En  voyant  reflétés  par  une  onde  tranquille , 
Ses  palais,  ses  prisons,  ses  ponts,  son  campanille, 
Et  son  gigantesque  Saint-Marc. 

Vers  les  siècles  passés  son  souvenir  s'élance.... 
Foyer  de  volupté ,  de  gloire  et  d'opulence , 
Venise ,  où  l'or  'du  monde  est  venu  s'engloutir, 
Venise ,  réduisant  la  Grèce  en  esclavage , 
Règne  sur  l'Océan,  plus  riche  que  Cartilage, 
Et  plus  orgueilleuse  que  Tyr. 

La  voilà  dans  ses  jours  de  pompe  solennelle; 
Le  lion  de  Saint-Marc  la  couvre  de  son  aile; 
Entouré  du  sénat  et  du  conseil  des  dix, 
Le  vieux  doge,  à  la  mer  se  mariant  encore, 
Lui  jette  son  anneau  du  haut  du  Rucentaure, 
Et  Venise  apparaît  ce  qu'elle  fut  jadis. 

Jadis!...  car  aujourd'hui,  comme  une  courtisane 
Dont  l'âme  se  flétrit  sans  que  le  corps  se  fane , 
Relie ,  elle  inspire  encor  l'ivresse  et  les  transports  ; 
Mais  dans  ses  yeux  éteints  il  n'est  plus  de  pensée; 
Sous  les  embrassements  elle  reste  glacée , 
Et  son  souflle  répand  l'exhalaison  des  morts!... 

Venise,  ta  beauté  cache  ainsi  ta  ruine; 
Devant  toi  le  penseur  se  recueille  et  s'incline , 


32  FLEURS  DU  MIDI. 

Child-Harold  a  pleuré  sur  ta  chute  et  ton  deuil  ; 
Child-Harold  a  compris  ta  majesté  muette, 
Et  l'hymne  que  pour  toi  chanta  le  grand  poète 
Fut  ta  dernière  gloire  et  ton  dernier  orgueil  ! 

Septembre  1833. 


PARIS. 


On  foule  avec  respect  ion  pavé  frémissant, 
On  y  sent  palpiter  l'histoire  ! 

Gustave  Drouixead. 


Paris!  bazar  du  monde,  immense  capitale 
Où  de  toute  grandeur  la  puissance  s'étale, 
Ton  image,  toujours,  revenait  dans  mes  nuits 
Éveiller  mes  désirs,  apaiser  mes  ennuis! 
J'enviais  tes  trésors;  j'étais  comme  Jérôme, 
Qui  rêvait,  au  désert,  les  délices  de  Rome. 
A  la  gloire,  au  bonheur,  tu  ranimais  ma  foi; 
Et,  fascinant  mon  cœur,  tu  m'attirais  vers  toi  : 
Je  ne  te  voyais  pas,  Babylone  frivole, 
Telle  qu'on  croit  te  peindre  avec  une  hyperbole  ; 
Je  ne  te  voyais  pas,  dans  la  fange  et  le  sang, 
Pousser  de  crime  en  crime  un  peuple  incandescent 
Phare  des  nations,  brûlant  plus  qu'il  n'éclaire, 
Enflammer  et  trahir  la  fureur  populaire, 
Et  montrer  pour  exemple  aux  vassales  cités 
Les  horribles  tableaux  de  tes  atrocités  : 
Oh,  non!  je  te  \ oyais  la  ville  des  merveilles, 
A  l'Europe  étalant  tes  splendeurs  sans  pareilles, 


PARIS.  33 

Répandre  chaque  jour,  de  ton  vaste  foyer, 

Des  rayons  qu'en  tous  lieux  on  voit  se  déployer. 

Reine  de  l'univers,  dont  le  giron  enferme 

D'un  sublime  avenir  l'élément  et  le  germe, 

Et  que  Dieu  désigna,  par  un  secret  dessein, 

Comme  Jérusalem  jadis  au  peuple  saint! 

Je  te  voyais  grandir,  recevant  d'âge  en  âge 

De  la  gloire  et  des  arts  l'immortel  héritage . 

Sur  mille  monuments  enfermés  dans  tes  murs, 

Tes  fastes  s'inscrivaient  pour  les  siècles  futurs, 

Sans  assouvir  mon  cœur,  sans  lasser  ma  paupière, 

J'allais  interroger  tes  annales  de  pierre, 

Ef  mon  enthousiasme  aimait  à  réunir 

Aux  grandeurs  du  présent  celles  du  souvenir. 

Oui,  sur  trois  monuments  qui  dominent  tes  rives, 
De  trois  règnes  éteints  j'ai  relu  les  archives; 
Notre-Dame,  élevant  ses  tours  sur  la  Cité, 
Me  rappelait  les  temps  où,  dans  l'adversité, 
Le  peuple,  encor  fidèle  à  la  foi  de  ses  pères, 
Désarmait,  en  priant,  les  célestes  colères: 
Désertant  le  Forum  pour  voler  au  saint  lieu , 
Alors  il  bâtissait  des  temples  à  son  Dieu. 

Mais  la  nef  est  déserte,  et  le  peuple  abandonne 
Les  marches  de  l'autel  et  les  marches  du  trône  ; 
Us  tombent  dans  ce  siècle,  où  tout  fermente  et  bout, 
Et  de  ces  deux  pouvoirs  l'ombre  seule  est  debout. 

Comme  an  temple  sans  Dieu,  que  le  profane  entr'ouvre, 
Veuf  de  la  royauté,  je  contemplais  le  Louvre; 
Palais  où  tant  de  rois  laissèrent,  en  passant, 
Des  prestiges  de  gloire  et  des  traces  de  sang. 

Puis,  symbole  nouveau,  la  géante  colonne 
Déroulait  devant  moi  l'ère  napoléonne!  !  ! 

Et  toi  qui,  détachant  les  peuples  du  passé, 
Brisas  tous  ces  pouvoirs  quand  ton  cri  fut  poussé; 


34  FLEURS  DU  MIDI. 

Toi  que  le  monde  entier  demande  pour  idole, 
Liberté,  j'ai  cherché  vainement  ton  symbole 
Dans  ce  livre  des  temps  que  Paris  a  gardé; 
Souvent  tu  déchiras,  et  tu  n'as  rien  fondé. 
Mais  l'esprit  généreux  que  ton  règne  propage 
Promet  à  l'avenir  une  éternelle  page  ; 
Rends  au  siècle  en  travail  la  paix  et  le  bonheur, 
Liberté ,  ce  sera  ton  monument  d'honneur  ! 

Paris,  où  vient  siéger  la  France  fière  et  grande, 

Autel  où  tout  génie  apporte  son  offrande, 

Ainsi  je  te  rêvais;  ainsi  tu  déroulais 

A  mes  yeux  éblouis  tes  temples,  tes  palais, 

Tes  boulevards  bruyants ,  tes  magiques  théâtres , 

Où  se  pressent  le  soir  des  foules  idolâtres , 

Tes  ponts,  tes  quais,  ton  fleuve,  immense  réservoir, 

Tes  jardins  et  tes  tours,  d'où  l'on  aime  à  te  voir. 

Souvent,  jusqu'à  la  nuit  j'errais  dans  tes  musées, 

Où  les  œuvres  des  arts  se  sont  divinisées  : 

Là,  le  siècle  qui  meurt  lègue  aux  siècles  suivants 

De  toute»  ses  grandeurs  les  emblèmes  vivants; 

En  face  de  la  gloire  à  laquelle  il  aspire , 

Là  l'artiste  naissant  se  recueille  et  s'inspire; 

Il  rêve  ,  puis,  brûlant  d'ajouter  un  chaînon 

A  la  chaîne  immortelle,  il  court  se  faire  un  nom! 

Ou  bien  j'allais  m'asseoir  dans  ces  immenses  salles- 

Où  viennent  s'entasser  des  gloires  colossales, 

Où  le  génie  enferme  en  un  espace  étroit 

Des  mondes  de  pensers  que  chaque  jour  accroît; 

Comme  en  un  mausolée  où  leur  âme  s'inhume, 

J'aimais  a  réveiller,  de  volume  en  volume, 

Ces  esprits  immortels,  ces  écrivains  élus, 

Que  nos  enfants  liront,  que  nos  aïeux  ont  lus; 

Puis  je  me  demandais  quels  hommes  de  noire  âge 

Légueront  a  la  France  un  nom  pour  héritage, 

t;t  si  tous  ces  mortels,  à  la  gloire  aspirant, 

Éveilleront  l'écho  d'un  seul  jour  en  mourant!... 

Jamais  si  bruyamment  l'intelligence  humaine 

de  la  pensée  assiéger  le  domaine; 


PARIS. 

Jamais  dans  tant  de  cœurs  on  ne  vit  fermenter 
Ce  besoin  de  savoir  qui  vient  nous  tourmenter  : 
La  terre  est  ébranlée,  et  toute  âme  orgueilleuse 
Veut  jeter  une  idée  à  cette  mer  bouleuse; 
Mais  presque  cbaque  nom ,  sans  avoir  retenti , 
Soulève  un  peu  d'écume  et  retombe  englouti. 

ILS   SONT   QUATRE  ! 

Il  en  est  dont  l'éclat  surnage 
Malgré  la  tempête  et  le  bruit: 
Ainsi  vous  vivrez  d'âge  en  âge , 
Vous  par  qui  le  siècle  est  instruit! 


XI 

LAMENNAIS. 


Lamennais!  grand  nom  que  la  terre 
Devrait  prononcer  à  genoux 
Quand  des  rois  elle  est  tributaire. 
Peuples,  lui  seul  combat  pour  nous; 
Lt  lui  seul,  prêtre  magnanime, 
Parmi  les  prêtres  prosternés, 
Il  se  lève  et  maudit  le  crime 
Qui  souille  les  fronts  couronnés! 

Apôtre  saint,  divin  prophète I 
Sans  murmure  il  subit  l'affront, 
Car  son  âme  pressent  la  fête 
Où  les  peuples  le  béniront. 


36  FLEURS  DU  MIDI. 

Déjà  la  foule  le  révère, 
Mais  ne  peut  le  comprendre  encor: 
Il  doit  traverser  le  calvaire 
Avant  d'arriver  au  Thabor 


C'est  un  de  ces  rares  génies 
Que  la  droite  de  Jéhova 
Donne  aux  nations  désunies 
Alors  que  son  culte  s'en  va; 
Un  de  ces  hommes  qu'on  lapide, 
Mais  qu'on  ne  fait  jamais  plier, 
Et  dont  le  martyre  intrépide 
Voit  tous  les  cœurs  se  rallier. 

Des  rois  l'impuissant  anatheme 
Jusqu'à  lui  ne  peut  parvenir, 
Car  Dieu  l'a  consacré  lui-même, 
Et  son  autel  est  l'avenir. 
Irrités  de  sa  voix  qui  gronde , 
En  vain  les  méchants  l'ont  proscrit; 
Il  suit,  en  éclairant  le  monde, 
Le  sillon  tracé  par  le  Christ. 

Et  parfois ,  ainsi  que  son  maître , 
Méconnu  par  ceux  qu'il  défend, 
Au  calice  il  doit  se  soumettre; 
Il  le  vide,  et  son  caiur  se  fend. 
Mais,  poursuivant  sa  route,  il  marche 
A  travers  ces  esprits  épais; 
Il  sait  (pie,  colombe  de  l'arche, 
Il  doit  leur  apporter  la  paix. 

Et  ceux  qu'avec  amour  il  nomme, 

Ceux  de  qui  le  joug  est  tombé, 

Des  cieux  détournent  leur  front  d'homme , 

Tant  l'esclavage;  l'a  courbe  ! 

Écoutez  cette  voix  qui  tonne! 

Peuples  incrédules,  voyez!... 

Chaque  roi,  tremblant,  s'en  ('tonne; 

Cette  voix  est  pour  vous,  priez! 


LAMENNAIS. 

Priez ,  peuples  que  l'on  opprime , 
Agenouillez-vous  au  Forum; 
Et  tous  ,  d'un  élan  unanime, 
Levez-vous  sous  le  Labarum  ! 
Priez  ;  la  prière  rassemble  : 
C'est  la  sœur  de  la  liberté, 
C'est  le  pacte  qui  lie  ensemble 
Le  peuple  et  la  divinité  !  !  ! 

CL '.teau  de  Scrvanne,  lS'.i. 


XI I 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMARTINE. 


Deux  grands  potes  se  partagent  la  France 
aujourd'hui  :  M.  de  Chateaubriand  ei  .M.  de 
Lamartine.  Tous  les  deux  ont  parlé  à  l'âme 
do  peuple  ce  langage  de  passion  et  de  venu 
peuplée  entendent  si  lien'.  Tous  les 
deux,  i<*  ont  té  eillé  le  sens  moral 
parmi   nous.  Jilis  Jamx. 

De  même  qu'un  siècle  iuflu-  sur  un  homme, 
en  homme  influe  sur  un  si.  cle  ;  et  si  un  homme 
est  le  représentant  des  idées  du  temps,  plus 
souvent  aussi  le  temps  est  le  représentant  des 
idées  d'un  liouiuic.  ChateaI'BRUSD. 


°§fêo 


Le  siècle  est  dans  l'attente,  et  tout  homme  réclame 
La  foi  qui  doit  remplir  le  vide  de  son  âme; 
Comme  le  vieux  Sai'il ,  dans  DOS  jours  de  douleur, 
Il  nous  faut  un  David,  ange  consolateur, 
Qui  nous  berce  et  qui  sache  aux  accords  de  la  hic 
Des  folles  passions  apaiser  le  délire. 

4 


38  FLEURS  DU  MIDI. 

Ce  génie  inspiré,  cet  envoyé  du  ciel, 

C'est  toi ,  Chateaubriand ,  toi ,  magique  Ariel , 

Dieu  d'un  monde  idéal;  c'est  toi,  lyre  vivante, 

Qui  diriges  d'un  son  une  foule  mouvante; 

Toi  par  qui  tout  un  peuple  est  soudain  subjugué. 

Oui,  pour  nous  consoler  tu  nous  fus  délégué  : 

Comme  un  clairon  rallie  une  armée  en  déroute, 

Ta  voix  guide  le  siècle  égaré  dans  sa  route , 

Tu  muselles  sa  haine  et  domines  ses  bruits  ; 

A  ton  nom  tout  -puissant  les  partis  sont  détruits  ; 

Au  milieu  des  débris  d'un  trône  qui  s'écroule, 

Tu  parais,  et  d'un  mot  tu  gouvernes  la  foule; 

Et  l'homme  indépendant ,  prosterné  devant  toi , 

Proclame  avec  orgueil  que  le  génie  est  roi. 

Tout  cède  à  ton  pouvoir  ;  ta  parole  rassemble 

Des  mortels  étonnés  de  se  trouver  ensemble  ; 

Par  tes  accords  divins,  habile  à  nous  charmer, 

Tout  ce  que  tu  chéris,  tu  nous  le  fais  aimer  : 

O  chantre  d'Atala  !  quelle  est  donc  ta  magie  ? 

En  céleste  épopée,  en  sublime  élégie, 

Au  gré  de  ton  génie  on  t'entend  moduler 

Des  penscrs  qu'avant  toi  nul  ne  sut  révéler; 

Chaque  voix  du  désert  et  chaque  voix  du  monde 

Emprunte  un  idiome  à  ta  plume  féconde  ; 

Ces  rêves  passagers,  impalpables  aux  sens , 

Qui  mouraient  dans  nos  cœurs,  vivent  dans  tes  accents: 

Au  feu  des  passions,  aux  clameurs  des  empires, 

Dans  tes  écrits  divers  tour  à  tour  tu  t'inspires; 

Poète  pèlerin,  tes  magiques  discours 

Montrent  à  nos  regards  les  lieux  que  tu  parcours  ; 

Dans  les  vieilles  cités,  parmi  les  sépultures, 

Tu  cherches  des  leçons  pour  les  races  futures, 

Tu  juges  nos  débats  avec  sévérité; 

Aux  peuples  Comme  aux  rois  lu  dis  la  \ érité, 

Car,  de  l'humanité  magnanime  interprète, 

Pour  venger  le  malheur  ta  venu  est  toujours  prête; 

Et,  semblable  a  Platon,  vieillard  à  bouche  d'or, 

En  t' écoutant  parler,  la  souffrance  s'endort. 


CHATEAUBRIAND  ET  LAMARTINE.  39 

Pour  qu'à  ta  grande  voix  une  autre  voix,  se  mêle, 

Lamartine  reçut  une  lyre  jumelle; 

Et  l'univers  charmé  recueille  tour  à  tour 

Ton  chant  d'enthousiasme  et  son  hymne  d'amour. 

Aimer I...  telle  est  ta  vie,  adorateur  d'Elvire! 
Comme  l'air  à  l'oiseau ,  comme  l'onde  au  navire , 
À  ton  esprit  divin  l'amour  sert  d'élément; 
Tu  proclames  de  Dieu  la  puissance  en  aimant  ; 
Ton  cœur,  brûlant  foyer  d'ineffables  tendresses, 
Déborde  en  cris  d'amour  lorsqu'au  ciel  tu  t'adresses; 
Aux  vagues  de  la  mer,  aux  murmures  des  bois, 
Ton  génie  inspiré  va  demander  des  voix; 
L'amour  de  la  nature  et  l'amour  de  la  femme 
Consolent  tes  douleurs  et  font  vibrer  ton  âme; 
Et  ces  feux  éthérés  ne  forment  qu'un  seul  feu 
Qui  parfume  ta  vie  et  remonte  vers  Dieu. 
Tout  noble  sentiment,  toute  extase  sublime, 
En  vers  harmonieux  ta  lyre  nous  l'exprime  ; 
Dans  tes  hymnes,  échos  de  la  di\  inité, 
L'homme  trouve  sa  foi,  l'enfant  sa  pureté; 
A  son  premier  amour  la  vierge  qui  se  livre 
Reconnaît  ses  pensers  en  entr'ouvrant  ton  livre, 
Et,  rêveuse,  le  soir,  le  tenant  dans  sa  main, 
Elle  parcourt  les  ebamps  sans  suivre  de  chemin. 
Que  de  tourments  secrets,  que  de  larmes  cachées, 
Eurent ,  par  tes  accents ,  adoucis  et  séehées  î 
Que  de  cœurs  qui  doutaient  sont  devenus  jaloux 
De  prier  comme  toi ,  qui  pleures  comme  nous  ! 

Ah!  tous  les  deux  ainsi  poursuivez  votre  voie; 

La  terre  vous  bénit,  vous  que  le  ciel  envoie; 

Anges  consolateurs,  répandez  tous  les  deux 

Le  sublime  idéal  sur  le  réel  hideux  ; 

Chantez!...  Aux  doux  concerts  de  votre  voix  de  cygne, 

L'humanité  qui  souffre  au  malheur  se  résigne; 

Et  par  les  cours  en  deuil  que  vous  avez  calmés 

Vous  êtes  applaudis  et  vous  êtes  aimés. 

CbitOM  '!■•  Serrasse,  «m  183t. 


49  FLEURS  DU  MIDI. 


XIII 


A  DERANGER. 


ras,  léte  et  cœur,  tcut  était  peuple  en  lu 
BÙUXGEB. 


Le  grand  poète  est  toujours  un  symbole 
Qui  se  transmet  d'Age  en  âge  au*  mortels, 
Soit  que  d'un  trône  il  relève  l'idole, 
Soit  qu'aux  dieux  morts  il  rende  des  autels. 
La  liberté,  ton  amour,  ta  croyance, 
Te  fit  plus  grand  que  les  soutiens  des  rois, 
Toi  dont  la  voix  était  la  voix  immense 
D'un  peuple  entier  qui  réclamait  ses  droits! 

En  toi  ce  peuple  avait  mis  son  courage; 
En  toi  ce  peuple  avait  mis  sa  grandeur, 
Ses  souvenirs  de  triomphe  et  d'outrage, 
De  jours  de  deuil  et  de  jours  de  splendeur. 
De  son  héros,  demi-dieu  de  la  France, 
Tu  lui  ebantais  les  magiques  exploits, 
Et  fou  génie  était  la  voix  immense 
D'un  peuple  entier  qui  réclamait  ses  droits' 

Pour  alléger  ses  travaux  et  ses  peines, 
Grave  on  joyeux,  ton  luth  vibrait  toujours; 
T<-s  (liants  guerriers  taisaient  tomber  ses  chaînes 
Et  tes  chansons  célébraient  ses  amours. 
Vœux  d'être  libre  et  rêves  de  vaillance, 
s  besoins  passèrent  par  ta  voix , 


A    BÉRANGER. 

Par  cette  voix  qui  fut  la  voix  immense 
D'un  peuple  entier  qui  réclamait  ses  droits 


Les  noms  fameux  d'un  siècle  qui  s'écoule, 
Jusques  à  toi  les  noms  appelés  grands, 
Sont  descendus  du  pouvoir  à  la  foule  : 
Ton  nom  monta  de  la  foule  aux  tyrans; 
Et  les  tyrans,  qui  rayaient,  en  démence, 
La  liberté  de  la  table  des  lois , 
Furent  troublés  par  cette  voix  immense 
D'un  peuple  entier  qui  réclamait  ses  droits! 

«  Étouffons-la ,  cette  voix  qui  nous  blesse  !  » 
Avaient-ils  dit,  te  traînant  au  cachot; 
Mais  toujours  libre  et  frondant  leur  faiblesse, 
Ton  chant  vainqueur  les  marquait  d'un  fer  chaud. 
Et  tu  luttas,  grandi  par  leur  offense, 
Jusqu'aux  trois  jours  de  l'héroïque  mois, 
Où  les  vengeurs,  qu'arma  ta  voix  immense, 
D'un  peuple  entier  reconquirent  les  droits! 

Le  roi  qui  laisse  une  gloire  inféconde , 
Au  en  ur  du  peuple  est  bientôt  étranger; 
Mais,  à  ta  mort,  tous  les  échos  du  monde 
Répéteront  le  nom  de  Béranger; 
Et  tu  seras  de  l'ère  qui  commence 
Le  grand  symbole  incompris  autrefois, 
Car  ton  génie  est  une  voix  immense 
Qui  rend  au  peuple  et  sa  gloire  et  ses  droits. 


Taris,  1833. 


4. 


42  FLEURS  DU  MIDI 


XIV 


NEANT. 


Les  mortels  se  prêtent  la  vie  pour  un  mo- 
ment ;  c'est  la  course  îles  jeux  sacrés,  où  l'on 
se  passe  de  main  en  main  le  flambeau. 
Lucrèce. 

Mondes,  étoiles,  rosée  du  malin  et  du  soir, 
est-il  donc  vrai,  dans  la  nuit,  dans  le  jour, 
nu  loin,  à  l'entour,  il  n'y  a  donc  plus  per 
sonne  I 

L'ÉCHO  : 
Personne  \  Eugatio  Quimet. 


Néant  que  nos  grandeurs  !  néant  que  nos  merveilles  ! 
Néant!  toujours  ce  mot  tintait  à  mes  oreilles.... 
Après  avoir  sondé  tout  penser  jusqu'au  fond, 
Comme  un  fruit  desséché  dont  la  liqueur  se  fond , 
Et  qui  ne  garde  plus  qu'une  stérile  écorce, 
Aliment  sans  saveur  et  décevante  amorce  , 
Ainsi  tous  les  objets  au  bonheur  m'engageant , 
Cachaient  sous  lents  dehors  ce  mot  hideux  :  NÏ.am! 
Ah!  que  nous  passons  \itc  au  milieu  de  la  vie, 
Et  que  de  peu  de  bruit  notre  mort  est  suivie! 
On  dirait  que  le  poids  de  son  adversité 
Endurcit  au  malheur  la  triste  humanité. 
A-t-elle  assez,  de  pleurs  pour  l' hécatombe  immense 
Que  la  mort  l'ait  sans  <  es  ,e,  et  toujours  recommence 
A-t-elle  assez  de  vois  pour  dire  les  combats 
Des  misérables  jouis  qu'elle  tratne  ici-bas? 
A-t-elle  assez  de  cris  pour  rendre  sa  souffrance? 
Non,  l'excès  de  nos  maux  produil  l'indifférence: 


NÉANT.  43 

Eh!  pourtant  quel  mortel  ne  se  prit  à  pleurer 

En  voyant  près  de  lui  tour  à  tour  expirer 

Tous  ceux  qu'il  chérissait,  êtres  en  petit  nombre, 

Unis  à  notre  sort,  qu'il  soit  riant  ou  sombre, 

Fractions  de  notre  âme,  où  nous  avions  placé 

L'espoir  de  l'avenir,  le  charme  du  passé  ; 

Amis,  parents,  objets  de  nos  idolâtries, 

Que  la  mort  vient  faucher  comme  des  Heurs  flétries  ! 

Quel  désespoir  profond  et  quel  amer  dégoût, 

Quand  l'âme  qui  s'éveille  entrevoit  tout  à  coup 

Que  tout  sera  néant,  que  tout  sera  poussière, 

Que  la  terre  elle-même,  aride  nourricière, 

Après  avoir  mêlé  ses  fils  à  son  limon , 

Deviendra  dans  l'espace  une  chose  sans  nom!... 


XV 


ELEGIE. —  MORT. 


La  vita  tagge  e  non  s'arresta  un'  orn, 
L  la  ico: to  vien  dietro  a  graud*giornaUu 

PETIlinCA. 


Je  crois  revoir  encor  la  couche  d'agonie 

Où  mon  père  mourut,  vieillard  aux  cheveux  blancs 

Au  front  large  et  ridé,  symbole  de  génie, 

Au?  yeux  élincelants. 
Comme  an  bûcher  fumant  dont  on  éteint  la  flamme 

,  avant  d'expirer,  tous  ses  rayons  épars, 
Ainsi,  près  de  mourir,  tous  les  feux  de  son  âme 

Brillaient  dans  ses  regards. 


44  FLEURS  DU  MIDI. 

Il  avait  trop  compté  sur  sa  frêle  existence; 
De  la  fortune  adverse  il  vainquit  la  constance 

Par  de  trop  grands  efforts  ; 
Et  quand  il  s'asseyait,  fatigué  du  voyage, 
Qu'il  demandait  à  Dieu  le  calme  après  l'orage, 
Il  mourut  !  la  pensée  avait  usé  son  corps , 
Comme  l'onde  qui  bout  brise  un  vase  d'argile , 
Ou  comme  dans  nos  mains  éclate  un  luth  fragile 

Sous  de  trop  vifs  accords! 

Mourir  près  du  bonheur!  mourir  quand  on  arrive 
A  la  réalité  dont  on, croyait  jouir! 
Voir,  lorsque  notre  esquif  allait  toucher  la  rive, 
Le  port  s'évanouir! 

Entendre  les  sanglots  de  ses  enfants  qu'on  aime  ; 
En  leur  tendant  les  bras,  dire  un  dernier  adieu  : 
C'est  à  faire  douter  de  l'espérance  même 
Qui  nous  parle  de  Dieu  ! 

Oh!  qui  saura  jamais  la  lutte  intérieure 
Qui  se  livre  dans  l'homme  à  cette  dernière  heure , 
Alors  qu'il  voit  passer  sous  son  regard  mourant 
Tout  ce  qu'il  chérissait ,  tout  ce  qu'il  croyait  grand 
Et  que  de  tous  ces  biens  dont  l'éclat  s'évapore 
11  voudrait  vainement  se  ressaisir  encore?... 
Dans  cette  heure  d'angoisse,  oh  !  qui  sait  si  la  foi 
De  l'horreur  du  trépas  peut  adoucir  l'effroi, 
Et  si  l'âme,  arrivée  à  la  fin  de  sa  route, 
Ne  défaillira  pas  en  combattant  le  doute? 
Ce  choc  de  sentiments  qui  déchirent  le  cour, 
Mon  père  le  subit,  mais  il  en  fut  vainqueur: 

Quand  un  prêtre  chrétien  eut  sur  sa  vie  entière 
Prononcé  le  pardon  qu'accordait  l'Eternel, 
On  eût  dit  que  l'esprit,  dépouillant  la  matière, 
Entrevoyait  le  ciel. 

Ses  yeux  avec  amour  contemplaient  le  ciboire; 
Sur  le  saint  crucifix  ses  deux  mains  se  croisaient; 


ÉLÉGIE.  —  MORT.  45 

Jl  était  pâle  alors  comme  le  Christ  d'ivoire 
Que  ses  lèvres  baisaient. 

Mais  quand  il  eut  reçu  le  Dieu  qui  désaltère , 
A  la  vie  un  instant  son  corps  se  ranima  : 
11  bénit  ses  enfants,  qu'il  laissait  sur  la  terre , 
Et  tous  ceux  qu'il  aima. 

Puis  au  moment  suprême  où  la  parole  expire, 
Où  l'âme  se  recueille  en  sa  sainte  ferveur, 
Exprimant  son  espoir  par  un  divin  sourire, 
Il  sembla  s'endormir  dans  les  bras  du  Sauveur! 

Château  de  SerTunne,  18.33. 


XVI 


BLUETTES. 


Quelquefois  je  passe  des  heures  à  regarder 
les  éliocellcs;  jV  découvre  mille  choses  do  s 

ees  étoiles  qui  sanpcudrent  le  foiul  r.oir    iL 
filtre  :  ces  étoiles- là  aussi  sont  des  mondes. 
Victou  Ihoo. 

Les  abeilles  picotent  deeà  et  del  i  les  fleure 
mais  elles  en   font  après  le  miel  qui  «si  t   :u 
leur.  Ce  u'est  [dus  tliyni  ni  marjolaine. 
Montaigne. 


Heureux  qui  voit  la  mort  et  qui  peut  l'oublier! 
Heureux  qui  n'a  jamais  senti  son  cœur  plier 
En  voulant  pénétrer  le  déchirant  mystère 
Que  le  cercueil  dérobe  aux  enfants  de  la  terre  : 


4  G  FLEURS  DU  MIDI. 

Moi,  je  cherchai  long-temps  l'énigme  du  tombeau  ; 
Elle  fit  de  mes  jours  vaciller  le  flambeau  ; 
Mais  pour  me  consoler  j'avais  encor  ma  mère; 
Sa  tendresse  adoucit  cette  douleur  amère, 
Puis,  dans  mon  sein  ému,  je  sentais  chaque  jour 
S'amasser  tant  de  vie  et  d'éléments  d'amour, 
Que  la  destruction  et  ses  sombres  images 
Taisaient  place  en  mon  cœur  à  d'enivrants  mirages; 
J'implorais,  étreignant  le  monde  d'un  désir, 
Une  heure  du  bonheur  que  j'espérais  saisir! 
Une  heure  sans  mélange,  une  heure  enchanteresse, 
Où  de  l'éternité  se  résumât  l'ivresse  ! 

Lorsque,  pour  éloigner  l'image  du  trépas, 

Tous  mes  songes  lointains  ne  me  suffisaient  pas, 

J'avais  autour  de  moi  d'intimes  poésies, 

Caprices  passagers,  subtiles  fantaisies, 

Qu'un  instant  fait  éclore  et  qu'un  instant  détruit, 

Comme  ces  feux  follets  qui  brillent  dans  la  nuit! 

Oh  !  ces  impressions  des  choses  éphémères , 

Qui  changent  tour  à  tour  nos  pensers,  nos  chimères, 

Qui  captivent  nos  sens  et  qui  nous  font  rêver, 

Pour  pouvoir  les  comprendre,  il  faut  les  éprouver. 

Produites  au  hasard,  c'est  un  rien  qui  les  cause, 

C'est  une  bulle  d'air,  un  insecte,  une  rose, 

Le  nid  de  la  fourmi,  la  trace  d'un  ciron, 

Une  feuille  tombant  dans  l'eau  qui  forme  un  rond  ; 

C'est  un  nuage  errant,  tout  peuplé  de  fantômes, 

Un  rayon  de  soleil  où  dansent  les  atomes; 

C'est  le  feu  qui  pétille  à  l'âtre  du  loyer, 

Où  l'on  voit  à  son  gré  mille  objets  flamboyer; 

C'est  la  pâle  lueur  d'une  lampe  lointaine, 

Le  jet  aérien  d'une  claire  fontaine; 

C'est,  dans  l'azur  du  ciel,  l'oiseau  qui  prend  son  vol, 

L'ombre  d'un  peuplier  qui  se  dessine  au  sol; 

la  nuit  reflétant  ses  milliers  d'étoiles 
Sur  les  monts  que  la  neige  a  couverts  de  ses  voiles; 
(   ■  ~l  le  souffle  odorant  du  zéphyr  matinal, 
c'est  des  fleurs  et  des  fruits  le  du\ct  virginal, 
('est  le  lichen  qui  flotte  à  la  pierre  gothique, 


BLUETTIiS.  47 

C'est...  oh!  cest  ['infini  d'un  monde  fantastique, 
Dont  le  charme,  la  grâce  et  la  suavité 
Fascinent  le  regard  du  poète  enchanté  ! 

Lorsque  la  Muse  antique,  altière  et  grandiose, 

Daigne  quitter  1  olympe  où  son  esprit  repose, 

Dans  les  palais  des  rois  abaissant  son  essor, 

Elle  chante  ses  vers  sur  une  lyre  d'or  : 

11  faut  pour  l'inspirer  une  foule  choisie, 

Des  banquets  somptueux,  des  coupes  d'ambroisie; 

Mais  sa  moderne  sœur,  Follet,  Sylphe,  ou  Lutin, 

Se  plaît  à  ramasser  les  miettes  du  festin  ; 

Elle  voit  sans  envie ,  au  front  de  son  aînée , 

Les  immortels  lauriers  dont  elle  est  couronnée  ; 

Elle  cueille  des  fleurs  qui  changent  tous  les  jours, 

Elle  ne  peut  souffrir  ce  qui  dure  toujours! 

Dévouée  au  malheur,  elle  est  pourtant  frivole; 

Elle  aime  à  composer  sa  légère  auréole 

D'un  bluet,  d'un  brin  d  herbe,  ou  d'un  de  ces  rayons 

Qui  glissent  dans  les  airs  sans  que  nous  les  voyions  ! 

Elle  berce  les  cœurs  soumis  à  son  empire; 

Elle  n'immole  pas  le  barde  qu'elle  inspire  : 

Bonne  et  douce,  elle  accourt  à  son  premier  salut; 

Elle  n'a  point  d'emphase,  elle  chante  sans  luth; 

La  pauvreté  lui  plaît;  d  un  coup  de  sa  baguetfe 

Elle  revêt  d'éclat  les  haillons  du  poète; 

Elle  n'exige  pas  un  ciel  brillant  et  chaud  : 

La  mansarde  noircie  et  l'humide  cachot 

L'attirent....  et  souvent,  bienfaisante,  on  l'a  sue 

Porter  aux  malheureux  une  joie  imprévue. 

Mais  cette  poésie  impalpable  est  dans  l'air, 
Dans  l'espace,  partout;  c'est  le  feu  de  l'éclair; 

On  ne  peut  la  saisir,  on  ne  peut  la  décrire; 

Pour  langage  elle  emprunte  un  regard,  un  sourire; 

Je  plains  l'être  incomplet  qui  ne  la  comprend  pas, 

Qui  foule,  insouciant,  l'insecte  sous  ses  pas, 

Et,  dans  l'aridité  de  son  âme  inféconde, 

Ne  voit  que  le  néant  où  Pascal  vit  un  monde. 


4  8  FLEURS  DU  MIDI. 


Pour  oublier  la  vie,  ainsi  je  m'enivrais 
De  ces  mille  plaisirs,  chimériques  ou  vrais. 
Quand,  dans  l'isolement,  l'heure  fuyait  trop  lente, 
Que  de  fois  sur  les  prés  je  m'assis,  indolente, 
Endormant  mes  douleurs,  vivant  pour  admirer, 
Sur  un  jour  de  printemps  laissant  mon  œil  errer, 
Alors  que  chaque  épi,  chaque  fleur,  chaque  feuille, 
Jette  une  rêverie  au  cœur  qui  se  recueille, 
Et  que,  voilant  l'éclat  d'un  soleil  radieux, 
Une  tiède  vapeur  unit  la  terre  aux  cieux  ; 
Devant  moi  s'étendait  la  plaine  diaprée 
D'amandiers  tout  couverts  d'une  neige  empourprée; 
Je  demeurais  pensive,  enivrée  et  sans  voix, 
L'hymne  fuyait  mon  cœur,  le  luth  quittait  mes  doigts. 
Par  la  réalité  lorsque  l'âme  est  saisie, 
Trop  faibles  sont  les  mots ,  vide  est  la  poésie  ; 
Qu'est  le  chant  d'un  poète  à  côté  d'un  beau  jour? 
La  gloire  et  l'avenir,  qu'est-ce  auprès  de  l'amour? 

Ainsi,  l'âme  plongée  en  une  molle  ivresse, 
Des  peuples  d'Orient  j'ai  compris  la  paresse; 
Jouissant  par  la  vue,  admirant  par  les  sens, 
Jls  prennent  en  pitié  tous  nos  arts  impuissants, 
Ils  ne  contraignent  pas  une  langue  rebelle 
A  peindre  froidement  la  nature  si  belle  ! 
Jls  nous  laissent  les  champs  de  l'idéalité, 
Lt  nos  rêves,  pour  eux,  sont  la  réalité. 


ic  183i, 


ILLUSIONS. 


XV 


ILLUSIONS. 


Mon  bonheur  eût  été  d'être  aime  aussi  bien 
que  d'aimer;  car  ou  vent  trouver  la  wc  dans 
ce  qu'on  aime.  Sainï  Afuvsnx. 

F/hommc  entretient  dans  son  sein  un  désir 
de  bonheur  qui  ne  su  détruit  ni  ne  se  réalise; 
i!  y  a  dans  nos  champs  une  plante  dont  la 
fleur  se  forme  et  ne  s'épanouit  jamais  :  c'est 
l'espérance.  Chateiubiuaxd. 


Souvent  je  m'élançais  dans  ces  champs  sans  limite 

Où  l'homme  croit  trouver  le  réel  qu'il  imite, 

Dans  des  songes  heureux  qui,  par  l'espoir  conçus, 

Brillent  sur  nos  beaux  jours,  puis  s'éteignent  déçus; 

J'avais  édifié  le  monument  fragile 

D'un  terrestre  bonheur  qu'on  bâtit  sur  l'argile; 

Que  de  félicité  mon  cour  s'était  promis! 

Mes  désirs  ont  passé  sous  tes  regards  amis! 

Déjà  tu  sais  comment,  dans  mes  jours,  dans  mes  veilles 

De  la  création  j'évoquais  les  merveilles, 

Comment  je  parcourus,  d'un  avide  regard, 

Les  ouvrages  de  Dieu,  du  génie  et  de  l'art; 

Mais  mon  âme  de  feu  qu'alimentait  l'étude, 

En  grandissant  toujours,  comprit  sa  solitude; 

La  tristesse  et  la  joie  ont  besoin  d'un  ami, 

Et  dans  l'isolement  on  ne  sent  qu'à  demi. 

Quand  de  tous  mes  désirs  la  coupe  fut  vidée, 

Quand  j'eus  bien  savouré  l'existence  en  idée, 

Quand  j'eus  .  u  l'uni  vers,  quand  des  hommes  fameux 

J'eus  contemplé  la  gloire  et  triomphé  comme  eux, 


50  FLEURS  WJ  MIDI. 

Quand  il  ne  resta  pas  une  image  profonde 

Qui  n'eût  frappé  mon  âme  errante  dans  le  monde, 

Pas  un  grand  sentiment  que  je  n'eusse  éprouvé, 

Pas  un  bien  idéal  que  je  n'eusse  rêvé; 

Alors,  pour  animer  ces  féeriques  mensonges, 

Je  sentis  qu'il  manquait  quelque  chose  à  mes  songes  : 

C'était  l'amour!...  C'était  l'ineffable  lien, 

Qui  me  fera  trouver  un  caw,  écho  du  mien, 

Un  cœur  sublime  et  bon,  qui  m'entende  et  qui  m'aime; 

Un  être  qui  devienne  une  ombre  de  moi-même  , 

Qui  pense  mes  pensers ,  qui  vive  de  mes  jours  ; 

Où  tous  mes  sentiments  se  reflètent  toujours; 

Que  le  monde  n'ait  pas  flétri;  qui  sache  croire 

Aux  nobles  passions,  au  génie,  à  la  gloire, 

A  toutes  les  vertus  ;  et  dont  l'âme  de  feu 

Se  confonde  à  la  mienne,  et  soit  au  même  Dieu! 

D'abord  mon  âme  calme ,  à  l'amour  endormie , 

Aurait  voulu  trouver  ce  c(rur  dans  une  amie 

Qui,  partageant  mes  goûts,  mes  plaisirs,  mes  douleurs  , 

Eût  des  chants  pour  ma  joie,  et  îles  pleurs  pour  mes  pleurs. 

Que  de  fois  j'ai  rêvé  ces  douces  alliances 

De  deux,  vierges  mêlant  leurs  chastes  consciences, 

Et  se  montrant  à  nu  leurs  vœux  les  plus  secrets , 

Etleurs  désirs  naissants,  si  candides,  si  frais! 

Mais  dans  mon  sein  bientôt  la  pensée  agrandie 

Fit  aux  tièdes  chaleurs  succéder  l'incendie  : 

Quand  le  besoin  d'aimer  en  moi  se  révéla, 

En  cherchant  l'amitié,  je  sentis  au  delà  : 

Les  tableaux  enivrants,  les  loin  hantes  peintures, 

Récits  passionnés,  magiques  impostures, 

Qu'un  poète  inspiré  déroulait  devant  moi , 

Éveillaient  mon  désir,  ma  douleur,  mon  effroi. 

S'il  avait  pour  mou  àme  une  âme  dans  son  livre, 

Alors  je  m'enivrais  d'amour,  comme  on  s'enivre 

A  quinze  ans,  quand  le  cœur  n'a  pas  encor  saigné, 

Et  que  par  L'espérance  on  marche  accompagné. 

Oh  !  qui  saura  jamais  les  amours  idéales 

Qui  venaient  DM  bercer  dans  mes  nuits  virginales! 

Chaque  nom  faillissant,  àe  gloire  couronné, 

Chaque  malheur  pompeux,  adroitement  orné, 


ILLUSIONS.  *        5t 

Chaque  histoire  du  cuur,  triste,  bridante  et  vive, 
Enflammaient  tour  à  tour  ma  tendresse  naïve. 
A  nos  bardes  fameux,  à  nos  grands  écrivains, 
Je  prêtais  les  vertus  de  leurs  écrits  dhins; 
El  lorsque  pour  glacer  mon  pur  enthousiasme  , 
On  osait  devant  moi  leur  jeter  le  sarcasme. 
Tout  mon  sang  bouillonnait ,  je  m'irritais  soudain  ; 
J'aurais  voulu  punir  l'auteur  de  ce  dédain  : 
Comme  on  venge  un  ami ,  je  prenais  leur  défense; 
Car  c'était  à  mon  co?ur  que  s'adressait  l'offense. 
Si  quelque  artiste  errant  qui  les  avait  connus, 
Dans  le  monde  s'offrait  à  mes  vaux  ingénus, 
J'allais  l'interroger,  curieuse,  importune; 
Je  voulais  tout  savoir,  leur  pays,  leur  fortune, 
Et  j'en  parlais  long-temps  au  voyageur  surpris, 
Comme  on  aime  à  parler  de  ceux  qu'on  a  chéris. 


•[•terni 


XVII 


DESENCHANTEMENT. 


I      longues  espérances  osent  la  joie,  comme 
les  longues  mgladfel  usent  la  douleur. 
Madame  de  Sêtigxb. 


«  Insensée,  à  ces  cours  fardés  d*hypocrisie, 
»  Qui  profanent  l'amour,  que  l'amour  rassasie , 

»  Tu  demandais  en  vain 
»  Cette  source  du  ciel  où  Ion  se  désaltère  ; 
"  Ils  avaient  mélange  les  fanges  de  la  terre 

»  A  son  nectar  divin!... 


52  FLEURS  DU  MIDI. 

»  Tous  ceux  dont  les  pensers  te  charment  dans  un  livre, 
»  Sont  des  anges  déchus  qui  ne  savent  pas  vivre 

»  Comme  ils  savent  rêver  : 
•»  Us  ont  de  faux  bonheurs  et  de  fausses  tristesses, 
»  Et  toi ,  naïvement  tu  crois  à  leurs  ivresses , 

»  Et  veux  les  éprouver  î . . . 

»  Hélas!  ne  vois-tu  pas  que  la  foule  te  raille 

»  Quand  de  gloire  et  d'amour  ton  âme  qui  tressaille 

»  Est  prête  à  se  briser  ! 
»  Tu  conserves  l'espoir,  ton  erreur  se  prolonge , 
»  Et  tu  vas,  épuisant  tes  jours  de  songe  en  songe, 

»  Sans  rien  réaliser  !  !  !  » 

Mais  cette  voix  qui  rend  tout  sentiment  athée, 
Cette  vois  du  malheur,  grave,  désenchantée, 
Ne  retentissait  pas  dans  mes  rêves  d'amour, 
Rêves  que  Dieu  fait  naître,  et  qu'on  perd  en  un  jour. 
Ce  ne  fut  qu'en  tombant  de  ces  sphères  d'élite, 
Où,  dans  son  vol  hardi,  notre  pensée  habite, 
Que  je  vis  l'idéal  par  mon  âme  enfanté 
S'évanouir  soudain  sous  la  réalité, 
Comme  ce  fruit  doré  des  bords  de  la  mer  Morte, 
Dont  la  cendre  jaillit  quand  la  lèvre  s'y  porte  : 
On  eût  dit  que  le  sort,  implacable  et  moqueur, 
Se  plût  à  décevoir  les  rêves  de  mon  cœur. 

Alors  ce  cœur  brisé  par  sa  longue  souffrance 
Eut  des  désirs  sans  but,  des  vœux  sans  espérance  ; 
Tons  les  biens  d'ici-bas  me  semblèrent  souillés; 
Le  prisme  étail  détruit...  à  mes  yeux  désillés, 
Dans  un  cercle  borné,  la  vie  apparut  terne 
Comme  le  soleil  vu  dans  le  lac  noir  d'Averne; 
Et  je  senfis  en  moi  pénétrer  lentement 
Cette  mort  du  bonheur...  le  désenchaktebient 


o.k.:  re  1833. 


ESPÈRE.  53 


XIX 


ESPÈRE!!! 


Quoiqne  mes  espérances  aient  élé  déçues, 
elles  ue  sont  pas  Oubliées. 

CllATEAl'LlUAJD. 


Ainsi ,  j'avais  en  vain  suivi  d'un  œil  avide 
Mille  rêves  d'amour,  de  gloire  et  d'amitié; 
Toujours  ils  avaient  fui;  mon  âme  restait  vide  : 

Je  me  faisais  pitié  î 
La  douleur  arrêtait  ma  course  haletante, 
Je  renonçais  au  but  avant  qu'il  fût  atteint; 
Dans  mon  cœur  épuisé  par  une  longue  attente 

L'espoir  semblait  éteint. 

Et  je  disais  :  mon  Dieu,  je  mourrai  solitaire! 
Et  je  n'attendais  plus  de  beaux  jours  sur  la  ter;e, 
Quand  soudain ,  à  ta  voix  ,  mon  cœur  s'est  rajeuni 
Cette  voix  m'a  promis  un  avenir  prospère  : 
Cette  voix  m'a  jeté  ce  mot  si  doux  :  esière  !... 
Que  ton  nom  soit  béni  ! 

Tous  ces  chastes  désirs  que  mon  âme  renferme, 
Tous  ces  purs  sentiments  étouffés  dans  leur  germe 
De  ton  cri  d'espérance  ont  entendu  l'appel  : 
Oh!  que  ton  amitié  me  guide  et  me  soutienne, 
Laisse-moi  reposer  mon  âme  sur  la  tienne; 
L'amitié,  c'est  l'amour  que  Ton  ressent  au  ciel!... 

H  ivcmbrc  18;53. 


FLEURS  DU  MJDT. 


XX 


ENVOI. 


Par  notre  pensée,  nous  touchons  de  toutes 
parts  à  l'infini.  Nul  temps  ne  peut  la  borner; 
nulle  étendue  ne  peut  la  circonscrire  ,  et  Dieu 
seul  est  assez  vaste  pour  la  contenir  dans  son 
immensité.  Lamennais. 


Tu  le  sais ,  le  cœur  seul  a  dicté  ce  poème  ; 

Là ,  point  de  fictions ,  point  d'art  et  point  d'emblème 

En  modulant  ces  vers ,  mon  luth  n'a  pas  menti  ; 

Il  peint  fidèlement  ce  que  j'ai  ressenti  : 

Les  tourments  de  l'esprit,  les  angoisses  de  l'âme, 

De  mon  simple  récit  ont  composé  le  drame. 

Je  n'ai  pas  inventé,  pour  te  mieux  attendrir, 

De  factices  malheurs  qu'on  décrit  sans  souffrir. 

J'ai  dit  avec  candeur  mon  histoire  ingénue; 

Le  monde  l'ignorait  lorsque  tu  m'as  connue  : 

Nul  mortel,  avant  toi,  ne  m'avait  demandé 

Le  secret  de  mes  pleurs,  et  je  l'avais  gardé. 

Seule,  tu  me  cherchas,  et  tu  voulus  entendre 

Les  ennuis  de  ce  cœur  enthousiaste  et  tendre; 

Le  livre  de  ma  \ie  alors  te  fut  ouvert; 

Ma  musc  s'inspira  de  ce  que  j'ai  souffert, 

Il  dans  des  chants  plaintifs,  en  naïves  peintures, 

Elle  traça  nies  vœux,  mes  rêves,  mes  tortures. 

Dès  mc>  premiers  accents  ton  cœur  parut  touché; 

Puis,  chaque  jour,  en  loi  le  mien  s'est  épanché. 

Ma  modeste  épopée  ainsi  s'est  élargie, 

Et  le  poème  alors  remplaça  l'élégie. 


ENVOI. 

En  déployant  mon  vol,  mon  sujet  s'agrandit; 

Je  t'ai  parlé  long-temps,  mais  je  n'ai  pas  tout  dit. 

Notre  âme  sent  en  elle ,  aussitôt  qu'on  la  sonde, 

Croître  et  se  dérouler  l'immensité  d'un  monde. 

On  peut  en  explorer  un  champ  vierge  et  fécond  ; 

Mais  on  y  trouve  aussi  des  abîmes  sans  fond 

Que  l'homme  ne  voit  pas  ou  qu'il  ne  saurait  peindre , 

Car  il  sent  sur  leurs  bords  le  vertige  l'atteindre  : 

Son  impuissance  alors  l'arrête  à  chaque  pas; 

Il  voudrait  se  décrire,  et  ne  se  connaît  pas! 

Ces  profondeurs,  que  couvre  un  éternel  mystère, 

Attiraient  mes  pensers...  ma  voix  a  dû  les  taire. 

Cependant,  j'aurais  pu  joindre  encore  à  mes  chants 

D'autres  rêves  d'amour,  d'autres  désirs  touchants  : 

Mêlant  au  souvenir  chaque  image  présente , 

J'aurais  pu  compléter  mon  œuvre  insuffisante. 

Ainsi ,  chaque  saison  on  voit  le  jeune  ormeau 

A  son  feuillage  ancien  unir  un  frais  rameau  ; 

Mais ,  tandis  qu'il  grandit ,  si  la  foudre  le  brise , 

Pour  lui  plus  de  soleil ,  de  rosée  et  de  brise  : 

Sa  sève  se  tarit ,  il  tombe  desséché  , 

Et  sur  l'herbe  des  champs  il  demeure  couché. 

Ainsi,  quand  j'ajoutais  des  cordes  à  ma  lyre, 
Le  soufile  du  malheur  a  glacé  mon  délire, 
Me  laissant  comme  l'arbre  à  la  terre  arraché; 
Tout  ce  qui  me  fut  cher  par  la  mort  est  fauché  : 
A  l'espoir  du  bonheur  quand  tu  m'avais  rendue, 
Quand  j'allais  être  heureuse,  hélas!  je  l'ai  perdue, 
Celle  qui  m'adorait  !  celle  dont  l'ami  lié 
Des  tourments  de  ma  vie  aurait  pris  la  moitié! 
Ma  mère!  mon  soutien,  mon  guide,  mon  amie, 
Repose  loin  de  moi ,  dans  la  tombe  endormie  ! 
Oh!  quand  elle  a  laissé  sa  malheureuse  enfant 
Dans  ce  monde  pervers  où  l'or  seul  nous  défend; 
Quand,  mourante  et  sans  voix  dans  sa  nuit  d'agonie, 
Ne  pouvant  me  parler,  son  geste  m'a  bénie  ! 
Quand,  se  fixant  sur  moi,  ses  douloureux  regards 
Semblaient  me  dire  :  «  Adieu!  je  te  quitte,  je  pars! 
»  Ma  fille  !  Dieu  le  veut  !  ta  mère  t'abandonne  ! 


56  FLEURS  DU  MIDI 

»  Mais  ses  derniers  regrets,  à  toi  son  cœur  les  donne! 
Puis,  quand  ses  yeux  ternis  ne  me  dirent  plus  rien  , 
Quand  la  mort  eut  brisé  mon  unique  lien , 
Qu'on  l'emporta  livide  en  sa  couche  glacée , 
Dans  le  même  cercueil  que  ne  m'a-t-on  placée  ! 

Oh!  non,  je  n'avais  pas  souffert  jusqu'à  ce  jour!... 
Eh!  qu'importe  à  mon  cœur  et  la  gloire  et  l'amour? 
La  terre  disparait  en  face  de  la  tombe  ; 
Là  toute  illusion  s'évanouit  et  tombe  !  !  ! 
La  gloire...  hélas!  à  qui  l'offrirais-je  aujourd'hui? 
Pour  ce  fardeau  brillant  il  me  faut  un  appui  : 
Celle  dont  le  trépas  vient  d'arrêter  ma  vie , 
De  mes  jours  de  triomphe  eût  seule  été  ravie  ; 
Je  me  serais  jetée  entre  ses  bras  tremblants  ; 
J'aurais  de  ma  couronne  orné  ses  cheveux  blancs, 
Et  voyant  dans  ses  yeux  briller  de  douces  larmes, 
Ah  !  de  la  gloire  alors  j'aurais  compris  les  charmes!  !  ! 

Comme  un  éclair  d'été  qui  s'éclipse  sans  bruit, 

Tel,  sans  réalité  ,  mon  espoir  fut  détruit. 

Ici-bas,  désormais,  s'est  épuisé  mon  rêve; 

C'est  vers  un  but  nouveau  que  mon  esprit  s'élève  : 

Pour  voir  à  l'idéal  succéder  le  réel , 

Je  voudrais  déployer  mes  ailes  vers  le  ciel , 

Je  voudrais  m'affranchir  de  cette  vie  amère, 

Et  déjà  reposer  où  repose  ma  mère  !  !  ! 


FIN    DU    I'OF.ME. 


f.li'ir-m  de  Serranne,  jnilloi  iHïï. 


YSEULT.  57 


YSEULT. 

LÉGENDE   DU  MOMT  SAINT -MICHEL. 


Ton  amour,  c'esl  le  fil  auquel  se  tieni  ma  ^ 

La  B  -triF,  ami  de  Mostaigse. 
Spires  wUose  silent  finger  points  lo  hearen. 
Wobdsw   r.TH. 


«  La  mer  mugit  sous  la  rafale, 

»  La  foudre  gronde  à  coups  pressés; 

»  Volez  ,  amenez  ma  cavale 

»  Au  perron  de  la  grande  salle  : 

»  Je  vous  attends  :  obéissez  !  » 

Et  le  page  court,  hors  d'haleine, 
Sur  le  pont-le-,  is  du  manoir; 
Et  hientôt  on  voit,  dans  la  plaine, 
La  jeune  et  belle  châtelaine 
S'enfuir  sur  son  palefroi  noir. 

>"ul  éeuyer  ne  l'accompagne; 
lit,  dans  son  délire  imprudent, 
Elle  franchit  ravin,  montagne, 
Et  pour  guide,  dans  la  campagne. 
Suit  une  étoile  à  l'occident  ! 

Pauvre  Yseult!  une  larme  brille 
A  travers  son  voile  flottant!... 
La  mort  a  fauché  sa  famille  : 
11  ne  reste  à  la  jeune  fille 
Que  le  bien-aimé  qu'elle  attend!... 


58  FLEURS  DU  MIDI. 

Et  ce  bien-aimé,  qui,  naguère, 
De  son  père  fut  l'ennemi, 
Cherchant  le  trépas  dans  la  guerre, 
Devint  prisonnier  d'Angleterre, 
Et  loin  d'elle  a  longtemps  gémi. 

Mille  pistoles  de  Castille 
Sont  la  rançon  du  chevalier  : 
11  n'a  point  d'or,  point  de  famille, 
•  Mais  l'amour  de  la  jeune  fille 
Des  fers  saura  le  délier! 

«  Deux  mille  pistoles,  dit-elle, 
»  Si  tu  le  ramènes  vers  moi  : 
»  Pars,  Hubert,  serviteur  fidèle, 
»  Et  de  mes  femmes  la  pins  belle 
»  Au  retour  t'octroîra  sa  foi  !  » 

Hubert  partit,  et  l'orpheline 
Erre  souvent  près  de  la  mer; 
Mais  le  soleil  brille  et  décline, 
Sans  qu'un  navire  se  dessine 
Et  glisse  entre  les  flots  et  l'air  ! 

Qu'elle  parut  longue,  l'attente, 

A  ce  cour  qui  comptait  les  jours!... 

Enfin,  sur  la  mer  mugissante 

Klle  a  vu  la  voile  flottante 

Du  vaisseau  qu'elle  attend  toujours'.. 

Et  voilà  pourquoi  vers  la  plage 

Que  domine  le  vieux  couvenl, 

Malgré  la  fureur  de  l'orage, 

Elle  dirige  avec  courage 

Sou  coursier  plus  prompt  que  le  vent. 

Du  but  de  sa  course  elle  approche  : 
Devanl  elle,  comme  un  géanf , 
Le  couvent  sur  la  grande  roebe 


ISEULT.  59 

S'élère,  et  le  son  de  sa  cloche 
Se  mêle  au  bruit  de  l'Océan!... 

Voici  la  gothique  chapelle 
Ceinte  d'ogives  et  d'arceaux , 
Architecture  de  dentelle 
Où  le  jour  naissant  étincelle 
A  travers  l'émail  des  vitraux  ; 

Puis,  le  cloître  aux  grêles  colonnes, 
Dont  les  chapiteaux  variés 
Sont  couverts  de  saints,  de  madones, 
De  papes  assis  sur  leurs  trônes, 
Et  de  martyrs  crucifiés; 

Puis,  dans  ce  cloitre,  un  bosquet  sombre 
D'églantines  et  de  jasmins, 
P»ecouvrant  les  dalles  sans  nombre 
Où  les  moines  dorment  à  l'ombre 
Des  fleurs  que  semèrent  leurs  mains  ; 

Puis,  ainsi  qu'une  forteresse, 

Le  monastère  à  grandes  tours 

Où  bien  souvent,  dans  leur  détresse, 

Le  baron ,  le  duc  et  l'altesse 

Aux  moines  demandaient  secours! 

Mais,  plus  haut  que  le  monastère, 
La  chapelle  et  le  cloitre ,  au  ciel 
Monte  le  clocher  solitaire, 
Et  de  sa  flèche,  vers  la  terre, 
S'incline  l'archange  Michel... 

Sur  le  rivage  qu'il  protège 
11  étend  ses  deux  ailes  d'or  ' , 


1  Une  statue  du  l'archange  Michel,  recouverte  de  lames  d'or,  lui  duaoée  pur  m 
pape  au  monastère.  Elle  ('tait  placée  .sur  1  e.un'nité  de  'a  il  clic,  d'où  ses  uilet  dé 
ployéei  semblaient  protéger  le  monl  cl  le  • 


60  FLEURS  DU  MIDI. 

Et ,  levant  sa  lance ,  il  assiège 
Le  démon  au  dard  sacrilège, 
Qui  sous  ses  pieds  palpite  encor. 

C'est  l'ange  gardien  du  pilote , 
C'est  un  phare  pour  le  vaisseau  ; 
Car  il  domine  la  plus  haute 
Des  montagnes  de  cette  côte, 
Et  son  regard  plane  sur  l'eau. 

De  ce  mont  qu'entoure  la  grève 
JI  éloigne  le  voyageur, 
Quand  le  flux  de  la  mer  se  lève 
Et  que  chaque  vague  est  Un  glaive 
Lancé  par  le  bras  du  Seigneur. 

Quand  l'onde  recule  et  s'écoule, 
C'est  encor  lui  qui  l'avertit 
Que  le  sable  mouvant  s'éboule , 
Et  creuse  à  celui  qui  le  foule 
Un  abîme  qui  l'engloutit. 

Mais  l'intrépide  châtelaine 
Ne  redoute  pas  ces  dangers; 
Plus  rapide  que  le  phalène, 
Son  noir  coursier  effleure  à  peine 
Le  sable  sous  ses  pieds  légers. 

Comme  un  fantôme,  elle  traverse 
Sans  guide  les  sentiers  obscurs; 
Puis,  en  disant  son  nom,  disperse 
La  garde ,  et  fait  lever  la  herse 
Qui  du  couvent  ferme  les  murs. 

Minait  sonnait  au  monastère; 
Les  moines  priaienl  réunis; 
ils  célébraient  le  saint  mystère 

P mi  <  qu'enseveli)  la  terre 

Sans  qu'un  prêtre  les  eût  bénis. 


YSEULT  Cl 


Et  l'hymne  des  morts  sous  la  voûte 
Vibrait,  quand  soudain  une  voix. 
Fait  cesser  le  chant  :  on  écoute  : 
Yseult  apparaît,  et  Ton  doute 
Si  c'est  bien  l' Yseult  d'autrefois. 

Comme  une  prêtresse  des  Gaules , 
Ses  noirs  cheveux  flottent  épirs 
Sur  l'ivoire  de  ses  épaules  : 
Le  délire  est  dans  ses  paroles, 
Le  désespoir  dans  ses  regards. 

«  O  vous ,  le  frère  de  mon  père  , 

»  Dit-elle  au  prieur  prosterné , 

»  Que  maudite  soit  la  prière 

»  Que  vous  chantez  au  sanctuaire , 

»  Quand  périt  un  infortuné! 

»  Écoutez  le  bruit  des  tempêtes, 
»  L'éclat  de  la  foudre  et  des  vents; 
»  Que  la  mort  tombe  sur  vos  têtes , 
>  Vous  qui  priez  pour  des  squelettes, 
»  Quand  il  faut  sauver  les  vivants! 

»  Son  vaisseau,  battu  par  l'orage, 
»  Va  sombrer  à  côté  du  port  ; 
»  Oh  !  par  pitié ,  sur  le  rivage 
»  Volez  !  oubliez  mon  outrage  : 
»  Je  vis ,  et  peut-être  il  est  mort  ! 

»  Mort  !  oh  !  penser  qui  me  rend  folle  ! 
»  Mort!  lorsque  j'allais  êlre'à  toi! 
>>  Mort!  avant  que  cette  parole, 
»  —  Je  t'aime!  —  à  jamais,  te  console 
»  Des  maux  que  tu  souffris  pour  moi! 

»  Oh!  venez!  »  Et  sa  voix  supplie; 
Mais  un  moine  dit  froidement  : 


02  FLEURS  DU  MIDI. 

«  Malheur  à  cette*femme  impie! 
»  Il  faut  qu'un  blasphème  s'expie  : 
»  Le  ciel  lui  garde  un  châtiment.  » 

Et  l'hymne  des  morts  recommence 
Comme  un  présage  de  malheur. 
Désespérée,  Yseult  s'élance  : 
Son  âme ,  en  proie  à  la  démence , 
N'a  pour  guide  que  sa  douleur. 

Elle  gravit,  sans  prendre  haleine, 
Les  mille  marches  du  beffroi; 
Monte  sur  la  flèche,  et  promène 
Son  œil  de  la  mer  à  la  plaine  ; 
Puis  elle  pousse  un  cri  d'effroi. 

Aux  rayons  du  jour  qui  se  lève, 
Sur  les  Ilots  elle  a  vu  l'esquif; 
L'ouragan  l'assiège  et  l'enlève, 
Et,  comme  un  ballon  qui  se  crèwe  , 
Il  le  brise  contre  un  rescif. 


Sur  les  débris  du  beau  navire 
La  mer  jette  son  noir  linceul  ; 
Tout  à  coup  sa  fureur  expire, 
Et  sur  Tonde,  où  le  jour  se  mire, 
Un  naufragé  reparaît  seul.  . 

Est-ce  lui?  la  vague  le  presse 
Et  l'entoure  comme  un  serpent!... 
Près  de  l'archange  Yseult  se  dresse, 
Elle  entend  des  cris  de  délivre, 
Et  sur  l'abîme  se  suspend!.. 

C'est  Ml...  Ses  yeux  vvRéi  de  larmes 
Ont  rev*  briller  su:  son  c  > -ur 
La  croix  d'or  qu'en  un  jour  d'alarmes 
Elle  suspendit  sur  ses  arme.,, 
Comme  un  talisman  de  bonheur! 


YSFULT.  63 


Il  lutte;  sa  force  est  éteinte; 

Il  lutte,  et  croit  voir  fuir  le  bord  : 

Du  flot  la  glaciale  étreinte 

Sur  son  visage  a  mis  l'empreinte 

De  l'agonie;  il  lutte  encor! 

Et  l'heure  fuit  lente  et  tardive, 
Comme  elle  fuit  dans  la  douleur; 
Il  lutte,  il  avance,  il  arrive, 
Déjà  son  pied  touche  la  rive, 
11  est  sur  la  grève;  ô  bonheur! 

Mais  quel  est  ce  bruit?...  La  rafale 
A  cessé  ;  l'air  est  calme  et  doux , 
El  pourtant  de  la  mer  s'exhale 
Une  clameur  sombre,  infernale, 
Comme  un  implacable  courroux  : 

C'est  le  flux'...  le  flux  qui  s'approche 
Et  déjà  gronde  sourdement; 
Le  flux,  qui  va  ceindre  la  roche, 
Comme  la  faucille  qui  fauche 
Ceint  une  gerbe  de  froment. 

Lorsque  la  tempête  s'élance 
Des  mains  du  Seigneur  irrité, 
L'homme  prie  avec  espérance.  . 
On  peut  désarmer  la  vengeance.'... 
Le  flux,  c'est  la  fatalité!... 

Toujours,  quand  la  même  heure  sonne. 
11  vient,  rien  ne  peut  l'arrêter; 
Alors,  sur  la  plage  bretonne 
On  entend  ce  cri  qui  résonne  : 
«Fuyez!  car  le  flux  va  monter.  .  » 

F.t  le  flux  monte,  inexorable, 
Lent  au  regard,  rapide  au  pas; 


64  FLEURS  DU  MIDT. 

Malheur  au  pêcheur  misérable 
Qui  s'est  attardé  sur  le  sable! 
Hélas!  il  ne  reviendra  pas!.  . 

Et  lui,  sauvé  de  la  tourmente, 
Et  lui,  qui  vainquit  l'ouragan, 
Va,  sous  les  yeux  de  son  amante, 
Sombrer  dans  la  grève  écumante 
Qu'envahit  déjà  l'Océan  ! 

La  terreur  lui  prête  son  aile, 
11  vole ,  il  touche  presque  au  port  ; 
Sur  ses  pas  l'onde  s'amoncelle  : 
Yseult  le  voit,  pâlit,  chancelle; 
Est-il  sauvé?...  Non,  il  est  mort!... 

Et  soudain  une  forme  d'ange , 
Comme  un  éclair,  glissa  du  ciel  ; 
On  entendit  un  bruit  étrange , 
Et  l'on  se  disait  :  C'est  l'archange 
Qui  s'enfuit  du  mont  Saint-Michel. 

Lorsque  le  flux  quitta  la  plage, 
Le  corps  d'Vseult,  inanimé, 
Était  gisant  sur  le  rivage 
A  côté  de  la  froide  image 
De  celui  qu'elle  avait  aimé. 

Un  moine  écrivit  leur  histoire 
Sur  les  marges  de  son  missel , 
i;i  l'on  lùtit  a  leur  mémoire 
Une  chapelle  expiatoire 
\u  penchant  du  mont  Saint-Michel. 


Paris,  m:> 


RÉPONSE  A  UN  POÈTE.  05 


RÉPONSE  A  UN  POÈTE. 


Comme  un  astre  luit  sur  la  terre , 
Sans  que  sa  lumière  s'altère 
Aux  feux  obscurcis  d'ici-bas; 
Ou ,  comme  ces  vagues  lointaines , 
Qui  jamais  n'ont  baigné  les  plaines 
Que  l'homme  foule  sous  ses  pas  : 

Heureuse  est  ton  âme  ,  ô  poète  ! 
L'univers  entier  s'y  reflète, 
Ton  regard  plane  dans  les  cieux  ; 
Et  de  ces  sphères,  qu'il  explore, 
11  n'a  pas  \u  surgir  encore 
Les  rayons  d'un  jour  soucieux. 

A  ta  voix  toujours  ingénue, 
L'hymne  de  deuil  est  inconnue; 
Pour  toi  la  vie  est  dans  sa  fleur; 
Et  sur  ton  front  pur  et  candide 
On  ne  voit  pas  encor  la  ride 
Que  creuse  en  passant  la  douleur. 

La  muse  que  tu  t'es  choisie, 
Source  de  toute  poésie, 
Inspira  mes  accords  naissants; 
A  ses  foyers ,  où  tu  t'embrases , 
Au  sein  des  plus  pures  extases , 
Ma  lyre  enflammait  ses  accents. 


CO  FLEURS  DU  MIDI. 

J'évoquais,  dans  leur  harmonie, 
Dieu,  la  nature,  le  génie, 
Ces  trois  déités  que  tu  sers  ! 
Le  monde  idéal  de  mes  songes 
Était  le  même  où  tu  te  plonges 
Pour  créer  tes  chastes  concerts. 

Là,  m'enivrant  comme  l'abeille , 
Qui  boit  les  parfums,  puis  sommeille 
Dans  les  calices  dépouillés, 
J'errais  de  richesse  en  richesse , 
Et  par  des  larmes  de  tristesse 
Mes  yeux  n'étaient  jamais  mouillés. 

Mais,  quittant  sa  céleste  orbite, 

Sur  ce  globe  que  l'homme  habite 

Mon  étoile  sembla  pâlir  : 

Ici ,  plus  d'ineffable  joie  ; 

Je  n'ai  pas  trouvé  sur  ma  voie 

Une  seule  fleur  à  cueillir. 

Voilà  pourquoi  mon  Ame  est  triste  : 
Hélas!  des  banquets  où  j'assiste 
Si  je  savoure  la  liqueur, 
La  coupe  où  je  cherche  l'ivresse 
N'offre  à  ma  lèvre  qui  la  presse 
Rien  de  ce  qu'a  rêvé  mon  cœur  ! 


1832. 


PÉTRARQUE.  07 


PETRARQUE 

À    VAUCLUSE. 


Ce  torrent,  qui  bondit  et  jette 
Son  écume  de  neige  et  d'or, 
Était  l'emblème  du  poète 
Quand  sa  muse  prenait  l'essor. 
A  ces  bords  sa  gloire  s'allie  ; 
Son  ombre  est  le  Dieu  de  ces  eau\ 
Mais  le  chantre  de  l'Italie 
N 'éveillera  plus  ces  échos? 

Sa  voix  énergique  et  suave 
Se  fit  entendre  tour  à  tour, 
Défendant  sa  patrie  esclave 
Ou  chantant  ses  rêves  d'amour. 
Mais  aujourd'hui,  Rome  avilie 
Revendique  en  vain  des  héros  : 
Non,  le  chantre  de  l'Italie 
N'éveillera  plus  ces  échos. 

Plus  de  Rienzi,  plus  de  Colonne  1, 
Plus  de  grand  homme  inspirateur  ; 
De  Capitole  où  l'on  couronne 
Le  poète  triomphateur  ; 


1  Le»  plu»  Ixll.s  mksmî  <lc  Pétrarque  sont  des  odes  patriotiques  nèrmttu  aux 
Cnlnnne  et  il  Rien/.i,  qui  avaient  tenu-  de  resnuciter  la  IV. m. ■  :iiifi<]tir. 


FLEURS  DU  MIDI. 

Plus  de  femme  qu'on  déifie, 
Ange  qui  bénît  nos  travaux  : 
Oh  !  le  chantre  de  l'Italie 
N'éveillera  plus  ces  échos. 

Adieu,  rive  qu'il  a  chantée, 
Rocher  d'où  jaillirent  ses  vers, 
D'où  sa  poésie  enchantée 
A  pris  son  vol  dans  l'univers  ! 
Dans  mes  jours  de  mélancolie 
Souvent  j'errais  sur  ces  coteaux  . 
Et  le  chantre  de  l'Italie 
Éveillait  pour  moi  leurs  échos. 


A  Vauciusc,  1833. 


CHANT  DE  CONSOLATION. 


A   UN   POETE. 


0 


Oh  !  souffrir  et  pleurer,  c'est  ce  qui  régénère  ; 
L'homme  n'est  vraiment  grand  qu'alors  qu'il  a  gémi 
Quel  que  soit  ton  malheur,  mon  âme  le  vénère  ; 
Pour  moi  l'infortuné  fut  toujours  un  ami. 

Si  j'avais  une  voix  de  séraphin  pareille 

A  «elle  qui  de  Job  adoucissait  Les  maux  , 

Sur  ta  COUChe  de  deuii,  penchée  a  ton  oreille, 

J'irais,  quand  tu  gémis,  te  murmurer  ces  mots: 


CHANT  DE  CONSOLATION.  69 

Au  creuset  des  douleurs  épure-toi,  jeune  homme  ; 
Fuis  le  monde,  au  désert  emporte  ton  chagrin  ; 
Et  là,  prie  en  pleurant ,  comme  faisait  Jérôme, 
Et  tu  verras  pour  toi  s'ouvrir  un  ciel  d'airain. 

Qu'importe  l'ironie?  il  faut  qu'ils  te  dédaignent, 
Ceux  qui  venaient  jadis  t'enivrer  de  leurs  jeux  : 
Cache-leur  le  vautour  dont  les  serres  t'étreignent  ; 
Contre  l'adversité  sois  fort  et  courageux  ! 

Au  regard  de  la  foule  insouciante  et  gaie , 
Qui  profane  la  vie  et  te  raille  en  passant, 
Mendiant  sa  pitié ,  n'étale  point  ta  plaie  ; 
Elle  resterait  froide  à  tes  larmes  de  sang. 

Ou  bien  si  devant  toi  s'arrêtait  l'insensée 

Elle  te  dirait  :  «  Viens ,  le  plaisir  dure  encor, 

»  Viens  !  c'est  comme  autrefois ,  la  fête  est  commencée , 

»  Nous  avons  de  l'amour,  de  l'ivresse,  de  l'or  ! 

»  Viens  !  c'est  assez  verser  de  pleurs  sur  une  morte  ; 
»  Son  trépas  t'a  sauvé  d'un  futur  abandon  ; 
»  Ses  charmes  ne  sont  plus  que  poussière  :  et  qu'importe 
»  Son  âme  !  à  ce  mot  vide,  enfant,  croirais-tu  donc? 

»  Quoi!  pour  te  consoler,  n'est-il  pas  d'autres  femmes! 
»  Priant  sur  un  tombeau,  tu  languis,  tu  te  meurs  ! 
»  Viens  !  !  !  »  et  pour  t'entrainer  à  leurs  plaisirs  infâmes, 
Us  t'entoureraient  tous  d'ironiques  clameurs. 

Ils  flétriraient  ta  foi,  ton  noblo.  enthousiasme, 
Tes  touchants  souvenirs,  tes  images  de  deuil; 
Tes  pleurs  se  tariraient  sous  leur  mordant  sarcasme, 
Et  tu  prostitùrais  ton  âme  à  ton  orgueil. 

Car  bientôt,  n'osant  pas  déserter  leur  bannière, 
Toi-même,  te  raillant  de  ta  propre  douleur, 
Ta  perdrais  à  jamais  cette  pudeur  dernière 
Qu'éveille  encor  en  nous  l'aiguillon  du  malheur. 


70  FLEURS  DU  MJDL 


Sans  regret,  sans  espoir,  tu  poursuivrais  ta  route; 
Et,  souriant  parfois  d'un  rire  de  démon, 
Tu  dirais,  n'ayant  plus  d'autre  dieu  que  le  doute  : 
[nfortune,  bonheur,  vous  n'êtes  qu'un  vain  nom  ! 

Ah  !  fuis  l'impur  contact  de  ces  cœurs  froids  et  vides  ; 
Dis  à  la  foule  athée  un  dédaigneux  adieu  : 
Aujourd'hui ,  ce  n'est  plus  qu'au  fond  des  Thébaïdes 
Qu'on  retrempe  son  âme  et  qu'on  retrouve  Dieu. 

Aux  bords  où  tu  naquis ,  sur  les  rives  sauvages 
Que  le  vaste  Océan  embrasse  de  ses  flots, 
Va  chercher  un  asile  où  la  voix  des  orages 
Comme  une  voix  d'ami  se  mêle  à  tes  sanglots. 

Quand  ton  âme  est  en  proie  à  son  ardente  fièvre , 
Quand  l'affreux  cauchemar  sur  ton  sein  vient  s'asseoir, 
Et  qu'un  spectre  de  femme,  en  effleurant  ta  lèvre, 
T'arrache,  dans  la  nuit,  des  cris  de  désespoir  ; 

Là,  tu  pourras  vouer  un  culte  à  la  mémoire 
De  cette  ombre  chérie  attachée  à  tes  pas  : 
A  l'immortalité  l'amour  te  fera  croire  : 
Tu  verras  l'espérance  au  delà  du  trépas. 

Et  tu  voudras  prier  :  car  lorsqu'on  prie  il  semble 
Que  ceux  qui  ne  sont  plus  nous  entendent  encor  : 
Les  êtres  qui  s'aimaient  communiquent  ensemble , 
Et  vont  se  réunir  par  un  mystique  essor. 

La  prière,  montant  à  Dieu  dont  elle  émane , 
Des  ombres  d'ici-bas  fend  les  voiles  épais  ; 
Elle  nourrit  les  co'iirs  d'une  céleste  manne  ; 
Après  de  longs  combats  elle  donne  la  paix. 

L<-  \  ois-tu,  ce  martyr  de  la  liberté  sainle  , 
Qu'une  double  auréole  attend  dans  l'avenir? 
Victime  résignée,  il  n'a  pas  \uw  plainte, 
J  t  sa  \o;\  dans  les  fera  s'élève  pour  bénir. 


CHANT  DE  CONSOLATION.  71 

Emprunte  à  Silvio  1  ce  sublime  idiome 
Qui  rend  au  cœur  flétri  sa  première  fraîcheur, 
Et  sous  l'adversité  tu  renaîtras,  jeune  homme, 
Comme  l'herbe  renaît  sous  le  fer  du  faucheur 

N'hésite  pas,  choisis  cette  dernière  voie; 
La  foi  rallumera  tes  désirs  presque  éteints  : 
Réalise  le  vœu  que  mon  àme  t'envoie; 
Je  ne  te  connais  pas,  et  pourtant  je  te  plains. 

Car  tes  accents  d'angoisse ,  on  me  les  a  fait  lire  ; 
On  m'a  dit  :  Ce  poète  a  besoin  de  pitié  : 
Arrache  quelque  son  sympathique  à  ta  lyre, 
Tendre  comme  l'amour,  pur  comme  l'amitié. 

Dieu  m'inspira  pour  toi  l'hymne  qui  purifie, 
Et  j'ai  dit  à  ce  chant  qu'une  larme  a  mouillé  : 
Va ,  consolant  celui  que  le  malheur  défie , 
Lui  rappeler  les  biens  dont  il  s'est  dépouillé. 

Les  jours  où ,  s' élançant  vers  un  monde  céleste , 
11  rêvait,  pour  aimer,  un  séraphique  Eden  ; 
Où  la  femme  était  belle,  ingénue  et  modeste, 
Et  s'unissait  à  lui  d'un  éternel  hymen, 

Cette  fille  du  ciel,  par  ton  àme  rêvée, 
Dans  le  monde  à  tes  yeux  ne  pouvait  pas  s'offrir  : 
Au  milieu  des  plaisirs  tu  ne  l'as  pas  trouvée; 
Tu  ne  l'as  pas  trouvée  et  tu  voudrais  mourir  !... 

Ah!  cherche-la  toujours  avec  sollicitude, 
Cette  vierge  pudique  au  regard  calme  et  doux . 
Blanche  (leur  du  désert ,  qui  dans  la  solitude 
Attend  l'être  inconnu  qui  sera  son  épou\. 

Réponds  à  ces  désirs  que  sa  pudeur  te  cache  , 
Par  un  charme  secret  tu  la  devineras  : 

1   Silvio  Pc-llko. 


72  FLEURS  DU  MIDI. 

Laisse  voler  ton  âme  à  son  âme  sans  tache, 
Accepte  son  amour,  puis  tu  la  béniras. 

Et  vos  cœurs  à  jamais  se  mêleront  ensemble, 
Le  sien ,  pur,  virginal  ;  et  le  tien ,  ravagé  ; 
Ainsi  que  deux  nochers  que  l'amitié  rassemble , 
L'un,  jeune  matelot;  l'autre,  vieux  naufragé. 


J'espérais!  mais  ma  voix  ne  se  fit  point  entendre 
Aux  rêves  de  bonheur  il  avait  dit  adieu... 
Cet  amour,  sur  la  terre ,  il  ne  sut  pas  l'attendre  , 
Et,  pour  le  retrouver,  il  s'envola  vers  Dieu! 


183t. 


BOUTADE 

CONTRE    LA    RAISON. 
3 


Froide  raison  ,  pompeuse  idole  , 
Divinité  chère  à  l'orgueil, 
Tu  n'as  pas  un  mot  qui  console 
Les  souffrances  d'un  cœur  en  deuil 
Jamais  dans  ton  œil  inflexible 
On  ne  vit  des  pleurs  de  pitié; 
Ta  voix  rend  l'amour  insensible , 
Et  glace  même  l'amitié. 

Comme  l'onde  de  la  mer  Morte 
Que  le  vent  ne  peut  soulever, 


BOUTADE  COMKE  LA  RAISON. 

D'une  âme  indifférente  et  forte 

Voir  l'infortune  et  la  braver; 

Sans  que  leurs  douleurs  nous  effleurent 

Puiser  une  utile  leçon 

Dans  les  larmes  de  ceux  qui  pleurent  : 

Voilà  ce  qu'on  nomme  raison. 

Quand  le  bonheur  nous  abandonne, 

S'immoler  à  la  vanité  ; 

Rendre  au  monde  ee  qu'il  nous  donne, 

Dédain ,  impassibilité  ! 

Être,  en  commençant  l'existence, 

Insensible  à  la  trahison  ; 

S'endurcir  contre  l'inconstance  : 

Voilà  ce  qu'on  nomme  raison. 

Vieillir  l'âme  avant  que  les  rides 
Viennent  sillonner  notre  front; 
Tarir  par  des  calculs  arides 
Tout  sentiment  tendre  et  profond; 
Fuir  l'amitié  qui  nous  convie; 
Dans  l'amour  prévoir  l'abandon; 
Arracher  les  ileurs  de  la  vie: 
Voilà  ce  (pion  nomme  raison. 

Si  le  cour,  comme  Froméfhée, 
Saigne  rongé  par  un  vautour; 
Si  la  vie  est  désenchantée, 
Si  l'espoir  a  fui  sans  retour; 
Si  le  souvenir  nous  déchire, 
Savoir  feindre  la  guérison, 
Étouffer  nos  pleurs  et  sourire  : 
Voila  ce  qu'on  nomme  raison. 

Sitôt  que  sa  paupière  s'ouvre , 
Dessiller  l'enfant  ingénu, 
Lever  le  \oile  qui  le  couvre 
Et  lui  montrer  le  monde  à  nu; 
Dans  son  âme  qui  vient  d'éclore 
Mêler  la  crainte  et  le  soupçon 


74  FLEURS  DU  MIDI. 

A  l'espérance  qu'on  déflore  : 
Voilà  ce  qu'on  nomme  raison. 

Au  flambeau  que  la  gloire  allume 
Préférer  un  obscur  destin  ; 
Sans  que  la  lèvre  s'y  parfume 
Briser  la  coupe  du  festin  ; 
Toujours  au  fond  de  l'ambroisie 
Soupçonner  un  amer  poison  ; 
Vivre  sans  foi,  sans  poésie  : 
Voiià  ce  qu'on  nomme  raison. 

Ra;son,  dont  je  suis  obsédée, 
Déité  des  esprits  rampants, 
Tu  soumets  toute  noble  idée 
Aux  préjugés  dont  tu  dépends! 
Sous  ton  joug  l'âme  est  avilie; 
La  foule  abuse  de  ton  nom; 
Pour  une  sublime  folie 
Je  t'abandonne;  adieu,  raison. 


STROPHES. 


JN'a-t-on  pas  épuisé  la  coupe  de  la  haine? 
Est-il  encor  des  noms  qui  n'aient  été  II  Iris; 
Des  malheurs  respectés  par  la  foule  inhumaine, 
Et  que  n'ait  pas  frappés  la  verge  du  mépris:' 

Est-il  un  citoyen,  dans  la  France  en  délire, 

Dont  la  gloire  ou  l'honneur  n'ait  pas  subi  d'affront? 


STROPHES.  75 

Un  héros  qui  n'ait  vu  tomber  sous  la  satire 
Le  laurier  qui  cachait  les  rides  de  son  front? 

Non!  l'injure  atteint  tout  :  on  jette  aux  gémonies 
Les  dieuv,  les  rois  déchus  et  les  rois  couronnés, 
Les  tribuns,  les  guerriers,  les  sublimes  génies, 
Les  vaincus,  les  vainqueurs  l'un  par  l'autre  entraînés. 

Le  pouvoir  qui  succède  au  pouvoir  qui  s'écroule, 
Par  le  peuple  en  démence  est  soudain  renversé , 
Et  les  rugissements  échappés  de  la  foule 
Accusent  le  présent  et  souillent  le  passé. 

Telle  au  pied  de  l'Etna,  quand  son  sommet  s'allume, 
Une  terre  nouvelle  apparaît  tout  à  coup  ; 
Mais  le  feu  l'a  créée,  et  le  feu  la  consume, 
Et  les  flots  de  la  lave  anéantissent  tout. 

Mars  1831. 


PORTRAIT. 


C'est  un  de  ces  frelons  de  la  littérature, 
Qui,  d'auteurs  en  auteurs,  butinent  leur  pâture, 
Formant  péniblement,  de  ce  qu'ils  ont  volé, 
Un  volume  indigeste  et  de  vers  et  de  prose, 
Où  sur  le  frontispice  un  artiste  les  pose 
En  noir  démon  échevelé! 

C'est  un  de  ces  faiseurs  de  mauvais  mélodrame , 
Singeant  les  passions,  et  n'ayant  rien  dans  lYune: 


70  FLEURS  DU  MIDI. 

Qui  font  joyeuse  \ie  et  chantent  leurs  regrets, 
Parlent  du  désespoir  d'une  jeunesse  aride, 
Se  meurent  lentement  et  n'ont  pas  une  ride 
Sur  leurs  visages  gras  et  frais! 

C'est  un  de  ces  dandys ,  de  ces  fats  à  la  mode 
Qu'un  ami  de  province  à  Paris  incommode, 
Qui  nomment  leur  vieux  père  avec  un  air  railleur, 
Qui  montent,  à  Longchamps,  une  jument  fringante. 
Ont  un  habit  de  Staub ,  à  la  coupe  élégante, 
Et  n'ont  jamais  payé  ni  sellier  ni  tailleur. 

Un  de  ces  mendiants  d'éloges  de  gazette 
A  qui  d'un  feuilleton  l'encens  tourne  la  tête, 
Et  qui,  pour  obtenir  cette  gloire  d'un  jour, 
Font  mille  humbles  saints,  prodiguent  les  visites, 
Ou  captent  les  bravos  des  auteurs  parasites 
Dans  un  rendez- vous  chez  Véfour! 

Là,  lorsqu'ils  ont  vidé  Champagne  et  malvoisie, 
En  le  proclamant  tous  roi  de  la  poésie , 
Ils  ceignent  de  lauriers  l'heureux  amphitryon, 
Et  lui,  mauvais  acteur,  né  pour  être  comparse, 
Qui  peint  le  sentiment  comme  on  peindrait  la  farce, 
Se  croit  aussi  grand  que  Byron  ! 


IK.il. 


LIANE. 


LIANE 


Jeune  levrette  au  poil  d'ébène, 
Au  flanc  mince,  au  col  assoupli, 
Ton  clos,  où  ma  main  se  promène, 
A  l'éclat  de  l'acier  poli. 

Tu  dresses  tes  noires  oreilles 
Comme  deux  ailes  de  corbeau; 
Tes  dents  d'ivoire  sont  pareilles 
A  la  blanche  écume  de  l'eau. 

Ton  œil,  quand  sur  sa  proie  il  plane, 
Brille  comme  l'œil  d'un  démon , 
Et  ta  jambe  fine ,  ô  Liane  ! 
Est  aussi  frêle  que  ton  nom. 

L'écureuil  n'a  pas  ta  souplesse; 
Ton  corps  svelte,  léger,  moelleux  , 
Sous  ma  main  qui  le  tient  en  laisse , 
Bondit  comme  un  flot  onduleux. 

Puis,  quand  je  te  livre  l'espace, 
L'oiseau  ne  peut  suivre  tes  pas  ; 
La  flèche  moins  rapide  passe, 
L'ti'il  ébloui  ne  te  voit  pas. 

Le  bois,  le  torrent,  la  montagne, 
N'arrêteraient  pas  ton  essor; 
Mais  à  ma  voix  ,  douce  compagne, 
Près  de  moi  tu  reviens  encor. 


FLEURS  DU  MIDI. 

Léchant  la  main  qui  te  caresse , 
Par  tes  ébats  capricieux 
Tu  sais ,  de  ta  triste  maîtresse , 
Dérider  le  front  soucieux. 

Sur  mes  deux  genoux  tu  t'élances 
Le  cou  penché ,  l'œil  en  émoi  ; 
Puis,  coquette,  tu  te  balances 
Sur  mon  pied  étendu  vers  toi. 

Dans  ta  course,  rapide  ou  lente, 
Tour  à  tour  chamois  ou  serpent , 
Tu  voles,  ou  bien,  indolente, 
A  mon  bras  ton  corps  se  suspend. 

Et  quand  je  te  mets  ta  parure, 
Ta  chaîne  d'or  et  ton  collier, 
Tu  brilles  comme  sous  l'armure 
Brillait  un  jeune  chevalier. 

ChiWeaa  de  Servqppe,  septembre  1835. 


LES  FLEURS  QUE  JAIME 


Fleurs  arrosées 
Par  les  rosées 
Du  mois  de  mai , 
Que  je  vous  aime! 
Nous  qur  parsemé 
L'air  embaumé! 


LES  FLEURS  QUE  J'AIME. 

Par  vos  guirlandes , 
Les  champs,  les  landes 
Sont  diaprés  : 
La  marguerite 
Modeste  habite 
Au  bord  des  prés. 

Le  bluet  jette 
Sa  frêle  aigrette 
Dans  la  moisson  ; 
Et  sur  les  roches 
Pondent  les  cloches 
Du  liseron. 

Le  chèvrefeuille 
Mêle  sa  feuille 
Au  blanc  jasmin , 
Et  l'églantine 
Plie  et  s'incline 
Sur  le  chemin. 

Coupe  d'opale, 
Sur  l'eau  s'étale 
Le  nénufar; 
La  nompareille 
Offre  à  l'abeille 
Son  doux  nectar. 

Sur  la  verveine 
Le  noir  phalène 
Vient  reposer; 
La  sensitive 
Se  meurt,  craintive, 
Sous  un  baiser. 

De  la  pervenche 
La  fleur'se  penche 
Sur  le  cyprèsj 
L'onde  qui  glisse 


80  FLEURS  DU  MIDI 

Voit  le  narcisse 
Fleurir  tout  près. 

Fleurs  virginales, 
A  vos  rivales, 
Roses  et  lis , 
Je  vous  préfère , 
Quand  je  vais  faire 
Dans  les  taillis 
Une  couronne 
Dont  j'environne 
Mes  blonds  cheveux , 
Ou  que  je  donne 
A  la  Madone 
Avec  mes  vœux. 

Cbàteaudo  Servanne,  1831, 


BTANCA  NEVE. 


Giorane  donna  i»iù  bianca  clie 
Pethap.ca, 


Que  j'aime  à  voir  tomber,  par  un  ciel  attiédi, 
La  neige  en  blancs  llocons  sur  nos  monts  du  Midi 
A^ant  qu'il  soit  souillé  par  les  traces  du  pâtre, 
Le  «ici  se  réfléchit  dans  ce  miroir  d'albâtre, 

El  le  soleil,  brillant  «l'un  feu  plus  vif  encor, 

Sur  le  champ  virginal  seine  ses  gerbes  d'or  : 
MaÎ8  bientôt ,  profané  par  les  (ils  de  la  terre  , 
Le  \oile  étincelanf  se  détruil  et  s'altère; 


BIANCA  NEVE. 

La  neige  offre  aux  regards  de  noirâtres  sillons 

Et  jette  une  onde  impure  aux  ruisseaux  des  vallons. 

Ainsi ,  nous  révélant  sa  céleste  origine , 

L'âme  descend  de  Dieu  dans  sa  blancheur  divine; 

Yo^ez  que  d'innocence  et  que  de  pureté 

Dans  cette  jeune  fille  ignorant  sa  beauté  ! 

Le  désir,  vierge  encore,  en  ses  yeux  étincelle  ; 

Un  mystère  d'amour  se  répand  autour  d'elle, 

Et  l'homme,  en  la  voyant,  à  l'aimer  condamné, 

Sous  son  regard  divin  demeure  fasciné. 

Quand  Dieu  la  revêtit  de  notre  forme  humaine , 

Pour  elle ,  de  nos  maux  il  allégea  la  chaîne  ; 

Un  lait  pur  la  nourrit,  et  l'amour  maternel 

A  son  âme  ici-bas  fit  retrouver  le  ciel, 

Puis,  lorsque  s'éveilla  sa  mobile  pensée, 

D'ineffables  plaisirs  elle  fut  oppressée  : 

Un  rayon  du  soleil,  un  souffle  du  zéphyr, 

Un  nuage  où  brillaient  la  pourpre  et  le  saphir, 

Yn  chant  mélodieux,  un  sublime  silence, 

Une  prairie  en  fleurs,  un  horizon  immense, 

Les  fleuves,  les  forêts,  la  mer,  les  monts,  les  deux, 

Tout  enivrait  son  cœur  et  ravissait  ses  yeux  ; 

La  nature  brillait  dans  cette  âme  naïve 

Comme  dans  un  Ilot  pur  se  reflète  la  rive  ; 

Quand  ses  regards  émus  embrassaient  l'infini, 

Ce  monde,  en  sa  pensée,  au  ciel  était  uni  ; 

Tous  les  biens  d'ici-bas,  tous  les  biens  qu'on  espère, 

De  ses  rêves  d'amour  agrandissaient  la  sphère, 

Et  la  mort  lui  semblait  comme  un  second  berceau , 

D'où  l'homme,  en  s'élançant,  voit  un  monde  nouveau. 

Telle  était,  à  quinze  ans,  cet  ange,  cette  femme; 
Elle  était  belle  alors,  belle  comme  son  âme! 

Mais,  hélas!  su:1  sa  voie  un  homme  s'est  trouvé; 
Elle  a  cru  voir  en  lui  l'époux  qu'elle  a  rêvé, 
El  cet  homme  a  flétri  la  \ ici \ize  pure  et  sainte, 
De  la  honte  à  son  front  il  a  gravé  l'empreinte  ; 
Quand  de  sa  vie  entière  elle  lui  faisait  don, 
r.n  feignant  la  tendresse  il  rêvait  l'abandon  ! 


82  FLEURS  DU  MIDI. 

C'est  lui  qui  l'a  livrée  aux  souillures  du  monde , 
Lui  qui  la  trouva  chaste  et  la  rendit  immonde  ; 
Lui  qui  jeta  la  perle  à  la  dent  du  pourceau, 
Et  la  neige  sans  tache  aux  fanges  du  ruisseau  ! 

Eh  bien  !  on  applaudit  à  cet  homme  ;  et  la  femme 
Qui  meurt  sur  un  grabat,  apparaît  seule  infâme  ! 


UNE   AMIE. 


SONNET. 


Si  vous  l'aviez  connue  à  sa  quinzième  année, 
Elle  était  belle  alors,  belle  h  vous  rendre  fou  ! 
En  voyant  les  attraits  dont  elle  était  ornée , 
Vous  auriez  devant  elle  incliné  le  genou  ! 

Pour  caresser  sa  main  frêle,  blanche  et  veinée, 
Poète ,  vous  eussiez  été  je  ne  sais  où  ; 
Et  votre  part  du  ciel,  oh  !  vous  l'auriez  donnée 
Pour  un  baiser  d'amour  posé  sur  son  beau  cou  ! 

Mais,  avec  la  douleur,  toute  beauté  se  fane; 
Elle  a  souffert  long-temps,  et  le  regard  profane 
>"e  \oit  plus  sur  ses  traits  de  magiques  trésors  : 

Se9  \<-u\  se  Boni  ternis  et  son  front  n'est  plus  rose. 
Eh  bien!  moi,  j'applaudis  a  sa  métamorphose, 
Car  Bon  .une  a  gagné  ce  qu'a  perdu  son  corps. 


L'IMPRUDENCE.  83 


L'IMPRUDENCE. 


CONTE   l>  ENFANT. 


A    MADEMOISELLE   EMMA    G 


Enfants,  ne  jouez  pas  si  près  de  la  rivière; 

Pour  vous  mirer  dans  l'eau  n'inclinez  pas  vos  fronts, 

Votre  pied  imprudent  peut  glisser  sur  la  pierre  ; 

Vous  êtes  tout  petits  et  les  flots  sont  profonds  ! 

Mais  vous  n'écoutez  pas  ma  voix  qui  vous  appelle  ; 

Aux  poissons  effrayés  vous  lancez  des  cailloux , 

Vous  allez  du  pécheur  démarrer  la  nacelle, 

Et,  penchés  sur  les  bords,  vous  l'attirez  vers  vous; 

Puis,  livrant  au  courant  un  rameau  qu'il  entraîne, 

Pour  le  ravoir  encor  vous  accourez  plus  bas  ; 

Quand  la  main  d'un  géant  pourrait  l'atteindre  à  peine 

Vous  voulez  le  saisir  avec  vos  petits  bras! 

Venez  vers  moi;  venez,  avant  que  je  vous  gronde; 

Enfants,  de  ces  plaisirs  je  vous  prive  à  regret  : 

Mais  on  ne  revient  pas  au-dessus  de  cette  onde , 

Et  si  vous  y  tombiez  votre  mère  en  mourrait!... 

A  mes  sages  avis  vous  ne  vouiez  pas  croire  ; 

Venez,  je  vais  vous  dire  une  tragique  histoire  : 

C'était  dans  le  printemps,  quand  la  terre  verdit; 
Alors  qu'abandonnant  le  foyer  de  famille, 
Vous  allez  à  l'abri  de  la  verte  charmille 
Recommença  les  jeux  que  l'hiver  suspendit  ; 
Alors  que  le  soleil  apparaît  sans  nuage , 


«4  FLEURS  DU  MIDI. 

Qu'une  neige  de  Heurs  couvre  les  églantiers, 

Que  chaque  arbre  vous  offre  un  nid  à  mettre  en  cage, 

Et  que  des  fruits  vermeils  brillent  aux  cerisiers. 

Un  matin,  parcourant  la  campagne  nouvelle  , 

Une  mère  jouait  avec  ses  deux  enfants; 

Mère  comme  la  vôtre,  aussi  bonne,  aussi  belle, 

Le  bonheur  se  peignait  dans  ses  yeux  triomphants  ! 

«  Venez,  mes  chers  petits,  courons  dans  la  prairie,  u 

Disait-elle  en  fuyant;  et,  redoublant  leurs  pas, 

Derrière  elle  accouraient  Léopold  et  Marie, 

Et  leur  mère  riait  en  leur  tendant  les  bras  ; 

Et  tous  deux  s'y  jetaient  ;  puis  ,  s'élançant  plus  vite, 

Ils  voulaient  à  leur  tour  parvenir  jusqu'au  but  ; 

Le  premier  qui  du  champ  atteignait  la  limite , 

D'un  baiser  maternel  recevait  le  tribut  : 

Jeux  d'amour  qu'avec  vous  fait  encor  votre  mère; 

Doux  chats,  ce  jour-là,  souvent  recommencés!... 

Le  soleil  mesura  deux  heures  sur  la  terre 

Avant  que  les  enfants  eussent  dit  :  C'est  assez! 

Puis,  le  cœur  haletant,  sur  la  mousse  ils  s'assirenl  , 

Ils  cueillirent  des  Heurs  sur  les  bords  du  chemin; 

Et,  formant  des  bouquets  qu'à  leur  mère  ils  offrirent, 

Joyeux,  ils  s'écriaient  :  «  Nous  reviendrons  demain  ! 

»  —  Oui,  demain,  mes  amis,  si  vous  êtes  bien  sages, 

»  Sur  le  gazon  fleuri  vous  reviendrez  sauter; 

»  Maintenant  la  chaleur  a  mouillé  vos  visages, 

»  Reposez-vous  encor,  c'est  l'heure  du  goûter.  » 

Alors  vous  eussiez  vu  cette  mère  attentive 

Donner  à  ses  enfants  des  fruits  et  des  gâteaux  ; 

Et  tous  deux  bondissant,  tant  leur  joie  était  vive, 

Oublièrent  soudain  le  besoin  du  repos  : 

«  Vois-tu  la  belle  Heur,  là-b'as,  vers  cette  pierre? 

»   Dit  Marie  a  son  frère,  ce.  montrant  un  iris; 

Viens,  courons,  paresseux;  j'y  serai  la  première, 
»  Et  maman  «l'un  baiser  m'accordera  le  prix.  » 

Léopold  la  sui\i!  dans  sa  (ourse  légère: 

Leur  mère  ne  vit  point  on  s'égaraient  leurs  pas; 

Tout  entière  aux  penserS  que  le  honheur  suggère, 
Elle  S'occupait  d'eux...  et  ne  les  suivait  pas  ; 


L'IMPRUDENCE.  85 

Sur  le  gazon  assise,  elle  restait  rêveuse; 
Dans  le  recueillement,  elle  baissait  les  yeux  ; 
Bientôt  son  jeune  époux  (oh  !  qu'elle  était  heureuse; 
De  ses  enfants  aussi  partagerait  les  jeux  ! 
JI  allait  revenir  après  un  long  voyage, 
11  allait  ressentir  tout  ce  qu'elle  éprouvait  ; 
Déjà  de  ses  transports  elle  se  peint  l'image , 
Et  ses  enfants  fuyaient  tandis  qu'elle  refait... 
«  J'ai  la  fleur,  »  dit  Marie,  et  sa  main  triomphante 
Agita  clans  les  airs  un  iris  arraché. 
«  Vois-tu  co:mne  il  est  beau  !  maman  sera  contente  , 
»  N'est-ce  pas  ?  viens  le  voir...  Mais  tu  parais  fâché  ! 
>-  Viens,  le  vent  du  midi  l'a  couvert  de  poussière, 
»  La  chaleur  a  plié  ses  beaux  panaches  bleus; 
»  Viens,  allons  le  baigner  aux  eaux  de  la  rivière; 
»  Viens,  ne  sois  plus  jaloux,  il  sera  pour  nous  deux. 
»  J'ai  bien  soif!  dans  nos  mains  nous  boirons  l'eau  limpide  , 
»  Il  n'est  point  de  dangers,  ne  sois  pas  si  timide  ; 
»  Écoute,  Léopold  !  —  Oh!  non,  répond  l'enfant, 
»  N'approche  pas,  ma  s  i  ur,  maman  nous  le  défend  ! 
»  —  >"e  crains  rien,  dit  Marie  en  détournant  la  tète, 
»  Maman  ne  nous  voit  pas ,  maintenant  elle  dort  ; 
Viens  voir  comme  dans  l'eau  ma  robe  se  reflète  ! 
»  Viens  voir  ces  beaux  poissons  à  la  nageoire  d'or  !   » 
Et  la  jeune,  étourdie,  en  se  penchant  sur  l'onde, 
Puisait  l'eau  dans  ses  mains,  mouillait  la  lieu;  d'azur, 
Dans  les  flots  transparents  mirait  sa  tète  blonde, 
Et  sur  la  grève  humide  avançait  d'un  pas  sûr. 
Près  d'elle,  elle  a  cru  voir  un  poisson  qui  frétille; 
Dans  l'eau,  pour  le  saisir,  son  bras  s'est  enfoncé; 
Tout  à  coup  on  entend  la  pauvre  jeune  iille 
Pousser  un  cri  d'effroi...  son  pied  avait  glissé! 
Le  torrent  l'entraîna...  Sa  malheureuse  mère 
Accourut  à  sa  voix  :  hélas!  c'était  trop  tard!... 
Fille  voulait  mourir  dans  sa  douleur  amère, 
Et  sur  les  flots  profonds  fixait  un  ail  hagard. 
Dans  sa  triste  demeure  on  l'emporta  mourante  ; 
Léopold  la  suivait  en  appelant  sa  sœnr, 
Sa  smir,  que  rejeta  la  vague  indifférente 
Aux  lilets  du  pécheur  ! 

8 


86  FLEURS  DU  MIDI. 

On  recueillit  son  corps  qu'avait  souillé  la  fange  ; 

Son  âme  s'envola,  sur  les  ailes  d'un  ange, 

Vers  le  monde  éternel,  séjour  délicieux  ; 

Mais,  hélas  !  son  bonheur  n'y  l'ut  pas  sans  mélange  : 

Elle  voyait  sa  mère  et  pleurait  dans  les  cieux  ! 

Elle  la  vit  long-temps  ici-bas,  désolée, 

Traîner  ses  tristes  jours ,  puis  descendre  au  cercueil 

Un  prêtre  la  coucha  dans  un  froid  mausolée , 

Et  près  de  lui  priait  un  orphelin  en  deuil. 

Léopold  n'avait  plus  ni  sa  sœur,  ni  sa  mère  ; 
Le  malheur  le  frappa  dans  ses  jours  les  plus  beaux  ; 
Et  lorsqu'à  son  foyer  revint  son  pauvre  père , 
11  le  retrouva  seul,  seul...  entre  deux  tombeaux  ! 

Voyez  que  de  douleurs  attire  l'imprudence  î 

Elle  change  en  chagrins  les  plaisirs  les  plus  doux. 

Enfants,  obéissez,  pour  que  la  Providence 

Veille  toujours  sur  vous. 
Et  maintenant,  allez  sauter  sur  la  pelouse, 
Évitez  les  dangers  qui  mènent  aux  malheurs  ; 
De  vos  charmes,  enfants,  la  mort  semble  jalouse, 
Comme  l'aquilon  l'est  des  ileurs! 


LASSITUDE. 


Il  est  de  ces  longs  jours  d'indicible  malaise 
Ou  l'on  voudrait  dormir  du  lourd  sommeil  des  morts  j 
De  ces  heures  d'angoisse  ou  l'existence  pesé 
Sur  rame  et  sur  le  corps  : 


LASSITUDE.  87 

Alors  on  cherche  en  vain  une  douce  pensée , 
Une  image  riante,  un  souvenir  fécond  ; 
L'Ame  lutte  un  instant ,  puis  retombe  affaissée 
Sous  son  ennui  profond. 

Alors  tout  ce  qui  charme  et  tout  ce  que  l'on  aime 
Pour  nos  yeux  dessillés  n'a  qu'un  éclat  trompeur  ; 
Et  le  bonheur  rêvé,  s'il  vient,  ne  peut  pas  même 
Vaincre  notre  torpeur. 

Septembre  1833. 


FÊTE  NOCTURNE. 


C'était  dans  une  nuit  pleine  de  poésie, 
Telle  que  l'on  en  voit  aux  rivages  d'Asie  : 
Traçant  sur  un  ciel  bleu  son  lumineux  chemin, 
La  lune  se  cachait  sous  une  blanche  nue, 
Ainsi  qu'une  vierge  ingénue 
Qu'entoure  son  voile  d'hymen. 

Puis  elle  secouait  son  vêtement  de  neige , 
Et,  des  étoiles  d'or  se  faisant  un  cortège, 
Elle  errait  dans  l'éther  comme  un  globe  de  feu  : 
On  eût  dit  que,  voilant  sa  lumière  immortelle 
Pour  contempler  la  nuit  si  belle, 
S'était  entr'ouvert  l'œil  de  Dieu  ! 

Les  rayons  dans  les  eaux  jouaient  par  intervalle, 
Sillonnaient  les  gazons,  jetaient  un  reflet  pâle 


88  FLEURS  DU  MIDI. 

Sur  les  arbres  géants  d'un  magique  jardin 
Où  la  terre  exhalait  de  suaves  arômes, 

Et  montrait  aux  regards  des  hommes 

La  réalité  de  l'Éden. 

A  travers  les  réseaux  de  fleurs  demi-voilées 
Par  les  herbes  des  prés  et  l'ombre  des  allées, 
On  voyait  tour  à  tour  le  kiosque  d'Orient , 
La  chapelle  gothique  et  la  villa  romaine  : 
Les  arts,  de  la  nature  empruntant  le  domaine , 
Dérobaient  leur  splendeur  sous  son  voile  riant. 

Soudain  sur  ces  objets,  où  la  lune  pâlie 
Ne  jetait  qu'un  éclat  plein  de  mélancolie , 
La  lumière  étendit  ses  magiques  couleurs  : 
Le  jardin  tout  entier,  comme  par  un  prestige, 
Resplendit ,  et  l'on  vit  briller  de  tige  en  tige 
Des  grappes  de  clarté  se  confondant  aux  (leurs. 

Dans  l'air  retentissaient  mille  instruments  bizarres, 
Répétant  tour  à  tour  de  joyeuses  fanfares 

Ou  des  accords  touchants  ; 
Parfois  le  rossignol,  se  mêlant  à  leur  lutte, 
Aux  sons  bruyants  du  cor,  aux  soupirs  de  la  flûte, 

Harmonisait  ses  chants. 

Et  des  femmes  erraient  dans  ces  Champs-Elysées, 
Exhalant  des  parfums,  belles,  poétisées, 

\  11  corps  svelte  et  moelleux  : 
Des  é<  harpes  llottaient  sur  leurs  épaules  nues, 
s Ylalant  aux  regards,  plus  blanches  «pie  les  nues 

Qui  glissaient  dans  les  cieux. 

Les  unes  s'élançaient  sur  (1rs  chars  faits  pour  elles  ; 
Les  autres,  sur  des  paons  qui  déployaient  leurs  ailes 
Rieuses,  se  posaient  dans  un  mol  abandon; 
,. ,  qiiaiM]  leurs  doigta  armés  de  légères  baguettes 
ttteignaienl  les  anneaux  suspendus  sur  leurs  tftes, 
D'une  rose  <>n  leur  faisait  don. 


FÊTE  NOCTURNE.  89 

D'autres  jeux  succédaient  à  ce  jeu  plein  de  grâce  ; 
Sur  d'élégants  gradins  la  foule  prenait  place, 
S'égayant  à  saisir  les  quolibets  boutions 
Du  vieux  polichinelle,  enfant  de  l'Italie, 
Dont  la  verve  caustique  et  la  franche  folie 
Dérident  tous  les  fronts. 

Ou  bien,  la  fraîche  voix  des  montagnards  rustiques 
Entonnait  les  refrains  doux  et  mélancoliques 
D'un  chant  de  leur  pays,  qui  les  suit  en  tous  lieux  ; 
A  ces  accords  naïfs  qu'aucun  art  n'accompagne, 
Ils  croyaient  voir  encor  leur  hameau,  leur  montagne, 
Et  des  larmes  mouillaient  leurs  yeux  ! 

Puis  sur  des  cordes  de  soie 
Un  enfant  de  l'air  marchait  ; 
Et  de  cette  étroite  voie, 
Intrépide ,  il  se  penchait  ; 
Bondissant  avec  souplesse, 
11  égalait  la  vitesse 
De  l'oiseau  qui  prend  son  vol  ; 
Ses  bras  et  ses  pieds  agiles 
Fixés  aux  liens  fragiles 
Le  soutenaient  loin  du  sol. 
Son  corps,  modèle  de  grâce, 
Flottait  ainsi  qu'un  berceau  , 
Ou,  s'élançant  dans  l'espace, 
Tourbillonnait  en  cerceau  : 
Debout  sur  ses  mains  tendues, 
Il  créait  des  pas  nouveaux , 
Et  des  femmes  éperdues 
Vers  lui  montaient  les  bravos. 

Au  milieu  de  ces  jeux  elles  n'étaient  pas  toutes  ; 
Quelques-unes  erraient  sous  ces  ombreuses  voûtes, 
D'où  s'échappaient  des  bruits  que  le  cœur  seul  entend  ; 
Bruits  formés  d'un  soupir,  d'une  faible  parole, 
D'un  baiser  qu'on  ravit,  d'une  robe  qu'on  frôle, 
D'une  harpe  qui  se  détend... 


90  FLEURS  DU  MTDI. 


D'autres  allaient  cueillir,  dans  de  fraîches  corbeilles 
L'oranger  virginal  et  les  roses  vermeilles 

Se  groupant  en  bouquets  ; 
Ou,  sur  des  plateaux  d'or  chargés  d'urnes  légères, 
Savouraient  l'ananas  des  rives  étrangères , 
Avec  la  neige  des  sorbets... 

Mais  le  bruit  des  concerts  et  l'éclat  des  lumières 
Sur  leurs  yeux  éblouis  abaissent  leurs  paupières  ; 
Alors,  pour  les  ravir  à  ces  doux  bercements, 
Éclatent  tout  à  coup  des  gerbes  de  salpêtre 
Qui  détonent  dans  l'air,  et  qui  font  apparaître 
Tout  un  monde  d'enchantements  ! 

L'œil  s'égare ,  entraîné  de  surprise  en  surprise  ; 
D'une  ville  assiégée  on  simule  la  prise  ; 
La  comète  se  heurte  au  soleil  dans  les  deux , 
Les  astres  tournoyants  embrasent  l'atmosphère, 
Des  cascades  de  feu  jaillissent  de  leur  sphère... 
Puis  tout  reste  silencieux. 

Et  nous  nous  demandions  si  cette  nuit  d'ivresse 
Était  due  au  pouvoir  de  quelque  enchanteresse , 
Ou  si,  durant  un  songe,  en  Orient  conduits, 
Nous  avions  au  désert ,  parmi  les  caravanes , 
Entendu  répéter  un  conte  des  sultanes 
Des  Mille  et  une  Nuils. 

Ou  bien  si,  feuilletant  l'Arioste  ou  le  Tasse, 
L'âme,  identifiée  aux  tableaux  que  retrace 

Leur  génie  inspiré , 
Dans  le  palais  d'Alcine  ou  dans  celui  d'Armide 
Portés  par  la  pensée  aux  ailes  de  sylphide, 

Nous  n'avions  pas  erré  ! 


Parll,  juillet  1835. 


SONNET. 


SONNET. 


Avoir  toujours  gardé  la  candeur  pour  symbole, 
Croire  à  tout  sentiment  noble  et  pur,  et  souffrir; 
Mendier  un  espoir  comme  un  pauvre  une  obolf , 
Le  recevoir  parfois,  et  long-temps  s'en  nourrir! 

Puis,  lorsqu'on  y  croyait,  dans  ce  monde  frivole 
Ne  pas  trouver  un  cœur  qui  se  laisse  attendrir  ! 
Sans  fixer  le  bonheur  voir  le  temps  qui  s'envole  ; 
Voir  la  vie  épuisée,  et  n'oser  pas  mourir! 

Car  mourir  sans  goûter  une  joie  ineffable, 

Sans  que  la  vérité  réalise  la  fable 

De  mes  rêves  d'amour,  de  mes  vohix  superflus, 

Non  î  je  ne  le  puis  pas  !  non ,  mon  cœur  s'y  refuse  ; 
Pourtant  ne  croyez  pas,  hélas  !  que  je  m'abuse  : 
Je  désire  toujours...  mais  je  n'espère  plus  ! 


1834. 


92  FLEURS  DU  MTDl. 


LA  DEMOISELLE. 


SONNET. 


Dans  un  jour  de  printemps,  est-il  rien  de  joli 
Comme  la  demoiselle ,  aux  quatre  ailes  de  gaze , 
Aux  antennes  de  soie ,  au  corps  svelte  et  poli , 
Tour  à  tour  émeraude,  ou  saphir  ou  topaze? 

Elle  v<51e  dans  l'air  quand  le  jour  a  pâli; 
Elle  enlève  un  parfum  à  la  Heur  qu'elle  rase; 
Et  le  regard  charmé  la  contemple  en  extase 
Sur  les  flots  azurés  traçant  un  léger  pli. 

Comme  toi,  fleur  qui  vis  et  jamais  ne  te  fanes, 
Oh!  que  n'ai-je  reçu  des  ailes  diaphanes! 
Je  ne  planerais  pas  sur  ce  globe  terni  ! 

Aux  régions  de  l'âme,  où  nul  mortel  ne  passe, 

j'irais ,  cherchant  toujours  dans  les  cicux,  dans  l'espace, 

Le  monde  que  je  rêve,  éternel,  infini! 


LA  FRANCESCA  DT  R1MÏNL  93 


LA  FRANCESCA  Dï  RIMINI 

^c  St.  Sfljeffcr. 

IMPRESSION     DU     SALON. 


J'aime  à  voir  retracé  par  du  pinceau  sublime 
Quelque  grande  infortune  ou  bien  quelque  grand  crime 

J'aime  tous  ces  tableaux  qui  rendent  tour  à  tour 

Les  douleurs  du  génie  et  celles  de  l'amour; 

Quand  l'ouvre  de  l'artiste  est  l'écho  d'un  poète, 

Pour  l'admirer  long-temps  près  d'elle  je  m'arrête; 

Mon  cœur  s'émeut,  je  rêve,  et  mes  pleurs,  en  coulant, 

Sont  les  éloges  vrais  que  je  donne  au  talent. 

Ainsi,  Scheffer,  toujours  ta  Franccsca  m'attire: 

Sur  la  toile  animée  où  revit  son  martyre, 

Je  crois  relire  encor  les  vers  purs  et  tombants 

Dont  le  Dante  a  formé  le  plus  beau  de  ses  chants  : 

Ton  génie  a  compris  ce  drame  de  tendresse, 

Et  tu  nous  l'as  traduit  dans  toute  sa  tristesse 

Vous  qui  vous  flétrissez  en  passions  d'un  jour, 
Vous  n'avez  pas  souffert  de  ce  profond  amour 
Qui  nous  fait  ressentir  dans  ses  transports  étranges 
Les  fureurs  des  démons,  les  extases  des  anges! 
Cet  amour!  c'est  celui  qui  perdit  Franccsca; 
Qui  du  sceau  des  damnés  à  jamais  la  marqua; 
Qui  métamorphosa  la  femme  (aime  el  pure  ' 
En  amante  brûlante,  en  épouse  parjure. 


94  FLEURS  DU  MIDI. 

L'ouragan  infernal  aux  bras  de  Paolo 

La  poursuit...  regardez  ce  douloureux  tableau! 

Au  cou  de  son  amant  elle  se  suspend ,  telle 

Que  le  Dante  la  peint  dans  sa  page  immortelle  ; 

Ses  cheveux  dénoués  voilent  son  corps  si  blanc , 

Qui  garde  du  poignard  le  stigmate  sanglant  : 

Une  larme  éternelle  à  sa  joue  est  glacée, 

Larme  de  désespoir,  par  le  remords  versée, 

Alors  que  tous  les  deux ,  frappés  du  môme  fer, 

Us  s'étaient  éveillés  aux  douleurs  de  l'enfer! 

Alors  qu'à  ce  doux  mot  qu'ils  échangeaient  :  «  Je  t'aime,  » 

Une  implacable  voix  répondit  :  Anathème! 

Et  qu'à  leurs  jours  d'amour,  rapides,  fortunés, 

Us  virent  succéder  les  longs  jours  des  damnés! 

Mais  Dieu,  pour  adoucir  sa  sévère  justice, 

Ne  les  sépara  pas  dans  ce  lieu  de  supplice, 

Et  tous  les  deux,  en  proie  à  l'éternel  tourment, 

Ont  encore  un  rayon  de  bonheur,  en  s'aimant. 

Paris,  1835. 


LE   DESERT. 


Le  désert!  le  désort  dans  son  immensité, 

Avec  sa  grande  voix,  sa  sain  âge  beauté, 

Ses  pics  touchant  les  tiens  ,  ses  savanes,  ses  ondes, 

Calai  actes  roulant  sous  des  forêts  profonde»; 

Ses  mille  bruits,  ses  cris,  ses  sourds  mugissements , 

Gigantesque  concert  de  tous  les  éléments! 

Le  désert!  le  désert!  quand  l'aube  orientale 
Se  lève,  <■♦  lait  briller  les  tréaora  qu'il  étale; 


LE  DÉSERT. 

Quand  du  magnolia  le  bouton  parfumé 
S'ouvre  sous  les  baisers  de  quelque  insecte  aimé  ; 
Quand  la  liane  en  fleurs,  odorant  labyrinthe  , 
Enlace  le  palmier  d'une  amoureuse  étreinte; 
Et  que,  s'éjouissant  sous  ces  légers  lambris, 
Escarboucles  vivants,  chantent  les  colibris! 

Le  désert  d'Amérique  avec  toutes  ses  grâces , 
Lorsque  d'aucun  mortel  il  ne  gardait  les  traces , 
Et  qu'avec  ses  grands  bois,  ses  eaux,  ses  mines  d'or, 
Aux  regards  de  Colomb  il  s'offrit  vierge  encor. 

Ah!  qui  ne  la  rêva,  cette  belle  nature; 

Qui  n'eût  voulu  quitter  ce  monde  d'imposture, 

Ce  monde  où  tout  grand  co'iir  finît  par  s'avilir, 

Pour  courir  au  désert,  visant,  s'ensevelir; 

Pour  chercher  dans  l'Éden  de  Puai  et  Virginie 

L'ineffable  bonheur  que  la  terre  dénie? 

"Vœu  de  paix  et  d'amour  par  chaque  eu  ur  couru  , 

Et  qui  s'évanouit,  hélas!  toujours  dêçfi  ! 

Voilà  souvent  quel  est  mon  rêve 
Dans  ces  instants  d'ennui  profond 
Où  le  désespoir,  comme  un  glaive, 
Reste  suspendu  sur  mon  front. 

Le  désert ,  le  désert  m'appelle  ; 
Pourquoi  ces  chaînes  à  mes  pas  ? 
Oiseaux  voyageurs,  sur  votre  aile 
Pourquoi  ne  m'emportez-vous  pto  : 


U(i  FUTURS  DU  AUDI. 


MISERERE  MEI. 


QupI  est  donc  ce  convoi  qui  lentement  s'avance? 

Le  signe  rédempteur  ne  l'accompagne  pas  ; 

Nul  hymne  des  tombeaux  n'interrompt  le  silence; 

Aucun  prêtre  ne  suit  la  pompe  du  trépas  : 

Quelques  hommes,  couverts  d'un  vêtement  de  hure, 

Conduisent  le  cercueil  à  pas  mystérieux  ; 

Une  corde  est  nouée  autour  de  leur  ceinture , 

Et  de  leurs  traits  voiles  on  ne  voit  que  les  \eu\. 

Us  déposent  sans  bruit,  au  coin  du  cimetière, 

Dans  une  fosse  ouverte  un  corps  inanimé  : 

C'est  une  jeune  fille  :  un  linceul  funéraire 

Cache  à  peine  son  sein  par  la  mort  déformé  : 

Pourquoi  n'a-t-elle  pas  la  couronne  des  vierges 

Et  l'habit  nuptial  des  épouses  de  Dieu? 

Pourquoi,  portant  des  fleurs  et  brûlant  de  longs  cierges 

Ne  \ oit-on  pas  ses  sœurs  qui  lui  disent  adieu? 

Pourquoi  loin  de  la  croix  dépose-t-on  sa  bière, 

Sans  qu'un  chant  de  L'Église  implore  son  pardon? 

Quel  crime  commit-elle  en  quittant  la  lumière, 

Pour  descendre  à  la  tombe,  ainsi,  dans  l'abandon? 

Eh!  ne  \ oyez-vous  pas  que  sur  son  front  livide 

Elle-même  a  jeté  le  voile  du  trépas? 

\  ous  frémissez  d'horreur!...  elle  fut  suicide!... 

Écoutez  ses  tourments,  ne  la  maudissez  pas  : 

I.e  monde  l'admirait  :  elle  ("tait  jeune  et  belle, 
I  ii  avenir  brillant  s'eut r'oin  rail  devant  elle, 
La  gloire  et  l'amitié  la  berçaienl  tour  a  tour; 
l  ne  lyre  vibrait  dans  son  âme  ravie, 


MISERERE  MEI.  (J7 

Elle  inspirait  l'amour  sans  qu'il  troublât  sa  vie; 
Mais,  hélas!  il  devait  la  consumer  un  jour! 
Quand  en  elle  il  jeta  sa  fièvre  dévorante, 
Des  biens  qui  l'entouraient  plus  rien  ne  la  charma  ; 
La  gloire,  pour  son  cœur,  devint  indifférente; 
Elle  plaça  sa  vie  en  celui  qu'elle  aima!... 
Hélas!  il  n'avait  pas  une  âme  pour  son  àmc; 
De  tout  pudique  amour  il  dédaignait  le  feu  : 
Le  mourant  du  soleil  ne  ressent  plus  la  flamme; 
L'enfer  ne  s'émeut  pas  sous  un  regard  de  Dieu  .. 
Quand  elle  eut  sans  retour  épuisé  l'espérance, 
Quand  pour  elle  il  devint  impassible  et  railleur, 
Son  co^ur,  déjà  brisé  par  sa  longue  souffrance, 
Fléchit  sous  le  fardeau  d'une  moine  douleur. 
A  la  chute  du  jour,  sur  un  rocher  sauvage, 
Redisant  les  serments  qifil  avait  oubliés, 
Elle  allait  contempler,  comme  une  douce  image  , 
Le  torrent  mugissant  qui  fuyait  à  ses  pieds... 
Un  soir,  près  de  l'abîme  elle  revint  encore; 
Sur  les  flots  scintillants  la  lune  se  levait... 
Dans  les  cieux  s'éteignait  un  brillant  météore, 
La  brise  gémissait  et  la  vierge  rêvait... 
Elle  rêvait  aux  maux  qui  consument  la  vie  , 
Aux  tourments  de  l'amour,  au  calme  du  tombeau, 
Et  son  cœur  ressentait  une  invincible  envie 
De  pouvoir  de  ses  jours  rejeter  le  fardeau... 
Soudain,  elle  n'eut  plus  qu'une  seule  pensée.; 
Son  regard  se  fixa  sur  les  flots  agités , 
La  mort  se  présentait  à  son  âme  oppressée , 
Elle  lui  dévoilait  de  tristes  voluptés  ! 
Quel  bonheur  de  mourir!  la  nuit  était  si  belle!... 
Celui  qu'elle  adorait  vint  s'offrir  à  ses  yeux  •. 

—  «Pour  la  dernière  fois,  écoute-moi ,  dit-elle, 
»  Tu  recevras  du  moins  mes  éternels  adieux... 

»  C'en  est  fait,  le  trépas  t'enlève  ta  victime, 
»  Je  vais  m'ensevelir  sous  ces  flots  écornants;  » 
Et  ses  yeux  égares  lui  désignaient  l'abîme  , 
Et  l'accent  de  sa  \oix  exprimait  ses  tourments. 

—  «  Viendras-tu  rappeler  mon  âme  qui  t'adore? 

»  Demain,  près  de  ces  lieux  porteras-tu  tes  pas.' 


98  1  LEURS  DU  MIDI. 

»  Non,  de  nouveaux  plaisirs  t'enivreront  encore; 
»  C'est  toi  qui  m'as  tuée,  et  tu  me  survivras! 
»  Jette  ton  âme  impie  à  la  fange  du  monde, 
»  Dieu  recevra  la  mienne,  et  sera  mon  vengeur!.. 
Elle  dit,  et  soudain  de  l'abîme  qui  gronde 
Elle  fend,  comme  un  trait,  la  sombre  profondeur. 
Le  gouffre  l'engloutit...  Au  retour  de  l'aurore, 
Sur  les  bords  du  torrent  elle  apparut  encore; 
Son  beau  cou  sur  son  sein  retombait  à  demi  ; 
Ses  noirs  cheveux  flottaient  autour  de  son  visage  ; 
Et  sur  les  nymphéas  qui  croissaient  au  rivage , 
Les  Ilots  la  balançaient  comme  un  cygne  endormi. 

A  cet  ange  tombé  nul  ne  donne  des  larmes: 
De  louange  et  d'amour  le  monde  l'entourait; 
Et  celle  dont  hier  on  admirait  les  charmes 
N'a  pas  même  un  regret! 

Le  mépris  a  payé  les  tourments  de  sa  Aie  ; 
Ses  malheurs  ici-bas  ne  seront  pas  venges; 
Personne  ne  maudit  celui  qui  l'a  trahie, 
Mais  Dieu  les  a  juges  ! 

Mines,  décembre  1S2'J. 


LES   BAUX. 


BONNET. 


J'aime  les  vieux  manoirs,  ruines  féodales 
Qui  des  rOGS  escarpé!  dominent  les  dédales; 
J'aime  du  haut  des  tours  de  leur  sombre  prison 
A  Noir  se  dérouler  un  immense  horizon; 


LES  BAUX.  99 

J'aime,  de  leur  chapelle  en  parcourant  les  dalles, 
A  lire  les  ci-gît  couronnés  de  blason, 
Et  qui  gardent  encor  la  trace  des  sandales 
Des  pèlerins  lointains  venus  en  oraison. 

Parmi  ces  noirs  châteaux  ,  gigantesques  décombres 
Dont  les  murs  crénelés  jettent  au  loin  leurs  ombres, 
Aux  champs  de  la  Provence  est  le  donjon  des  Baux; 

Là,  chaque  nuit  encore,  enlacés  par  les  Fées, 
Dans  une  salle  d'arme  aux  gothiques  trophées, 
Dansent  les  chevaliers  sortis  de  leurs  tombeaux. 

Aux  ruines  des  Rnux,  en  Provence,  185 ï. 


SONNET. 


Oui,  les  illusions  dont  toujours  je  me  berce 

En  \ain  leurrent  mon  cour  d'un  espoir  décevant 

Impassible  et  cruel  le  monde  les  disperse, 

Ainsi  que  des  brins  d'herbe  emportés  par  le  vent. 

Et  moi,  me  rattachant  à  ma  fortune  adverse, 
J'étouffe  dans  mon  sein  tout  penser  énervant  ; 
Malgré  mon  désespoir  et  les  pleurs  que  je  vers;1, 
Je  crois  à  l'avenir,  et  je  marche  en  avant! 

Pour  soutenir  ma  foi,  j'affronte  le  martyre 

Des  sarcasmes  que  jette  une  amère  satire 

A  mon  réve  d'amour  le  plus  pur,  le  plus  cher! 


100  FLEURS  DU  MLDJ. 

On  peut  tailler  le  roc,  faire  mollir  le  fer, 
Fondre  le  diamant,  dissoudre  l'or  aux  flammes 
Mais  on  ne  tait  jamais  plier  les  grandes  âmes! 


UN  COEUR  BRTSÉ. 


«  O  souvenir  de  pleurs  et  de  mélancolie! 

'  Ceux  que  j'aurais  aimés  ne  m'ont  point  accueillie! 

»  Ou  bien ,  insoucieux  , 
»  Ils  vantaient  ma  beauté  sans  comprendre  mon  âme 
»  Ft  ne  soupçonnaient  pas  sous  ces  dehors  de  femme 

»  L'ange  tombé  des  cieux  ! 

»  Comme  un  lac  dont  la  brise  effleure  la  surface 
»  Sans  agiter  le  fond  , 
Ces  êtres  aux  coeurs  froids,  où  tout  amour  s'efface, 
Pour  moi  n'eurent  jamais  un  sentiment  profond. 

»  Innocence,  candeur,  tendresse  virginale, 
>j  Ils  nous  abondonnaient  sans  larmes,  sans  regret, 
»  Et  toujours  triomphait  dans  leur  àme  vénale 
"  in  vulgaire  intérêt. 

»  Ils  passaient  tous  ainsi  comme  des  ombres  \ aines; 
Le  fantôme  adoré',  l'idéal  que  j'aimais, 
Celni  qui  de  ma  rie  eut  adouci  les  peines, 
»  N'apparaissail  jamais! 


!  N    CŒUB   BRISE.  loi 

»  Jamais  l'aveu  chéri  qui  captive  nue  femme, 
n  Qui  mêle  pour  toujours  sou  âme  vierge  à  l'âme 
»  D'un  jeune  fiancé  , 
Ne  porta  dans  mes  sens  une  ivresse  suprême  ; 
»  Non,  jamais  par  l'amour,  jamais  ce  mot  :  Je  t'aime, 
»  Ne  me  fut  prononcé! 

»  Jamais,  en  s'élauçant  au  seuil  de  ma  demeure, 
»  Un  mortel  adoré  ne  me  dit  :  Voici  l'heure 

■  Promise  à  ton  ami  ! 
»  Et,  triomphant  malgré  la  pudeur  qui  résiste, 
»  N'effleura  d'un  baiser  mon  front  rêveur  et  triste! 
a  Non ,  jamais  dans  ma  main  une  main  n'a  frémi. 

»  Nui  rayon  de  bonheur  sur  mes  jours  ne  se  lève; 
»  L'amour  que  j'appelais  ne  m'a  pas  répondu! 
»  Déjà  mon  front  pâlit  et  mon  printemps  s'achève, 
»  Et  pour  moi  l'avenir  est  à  jamais  perdu  ! 

»  L'homme  peut  à  son  gré  recommencer  sa  ^  ie , 
»  Par  un  jour  radieux  son  aurore  est  suivie; 
»  De  jeunesse  et  de  gloire  il  est  beau  tour  à  tour; 
><  Il  règne  en  cheveux  blancs;  mais  nous,  on  nous  dénie 
»  Les  palmes  des  combats,  les  lauriers  du  génie; 
»  Nous  n'avons  que  l'amour. 

»  Et  s'il  ne  sourit  pas  à  nos  fraîches  années, 
»  Si,  jeunes,  nous  vivons,  hélas!  abandonnées, 
»  N'espérons  pas  plus  tard  un  fortuné  destin  : 
»  Des  mères  qu'on  bénit  et  des  chastes  épouses 
»  Contemplons  le  bonheur  sans  en  être  jalouses; 
»  Le  soir  ne  peut  donner  les  roses  du  matin.  » 
Elle  parlait  ainsi,  la  femme  délaissée, 
Et  dans  son  sein  brûlant  fermentait  sa  pensée: 
Puis,  jetant  un  regard  de  merci  vers  les  cien\, 
Pour  ne  plus  les  rouvrir,  elle  ferma  les  yeu'i. 


102  FLEURS  DU  MIDI. 


CONSEILS  A***. 


Pourquoi  vous  asservir  au  ridicule  usage 
De  ces  mots  sans  pensée,  idiome  moqueur, 
Qui ,  comme  une  beauté  qui  farde  son  visage , 
Éblouit  un  instant,  et  n'émeut  pas  le  cœur  ! 

Laissez  tout  ce  clinquant  à  de  petites  têtes, 
Qui,  de  leur  âme  vide  excitant  la  torpeur, 
Ont  besoin  de  couvrir  d'un  manteau  d'épithètes 
La  froide  médité  d'une  œuvre  de  vapeur. 

Laissez  ce  feu  glacé ,  ces  rimes  toutes  faites 
Au  pauvre  Italien  fabriquant  le  sonnet 
Pour  les  enterrements,  les  naissances,  les  fêtes, 
Dans  un  moule  uniforme  et  que  chacun  connaît. 

N'allez  pas,  pour  me  rendre  un  gracieux  hommage, 
Habiller  d'oripeaux,  un  simple  compliment; 
Quand  la  pensée  est  vraie,  elle  produit  l'image 
Qui  la  couvre  sans  art,  ainsi  qu'un  vêtement. 

Croyez-moi ,  mieux  vaudrait  une  parole  nue 

Que  la  brise  du  soir,  le  souffle  aérien , 

Le  rayon  y  le  parfum,  la  vaporeuse  nue. 

Dont  vous  formez  vos  vers,  et  qui  n'expriment  rien. 

Que  de  ce  mauvais  goût  votre  esprit  se  dégage  ; 
De  ces  mots  cadencés  jadis  je  m'enivrais; 
Aujourd'hui  je  dédaigne  un  factice  langage  : 
J'ai  senti  que  pour  plaire  il  nous  faut  être  vrais. 

Nirm-s  noftt  l«3i. 


A  MADAME***.  103 


A  MADAME  ***. 


Vous  en  souvenez-vous  de  ces  heures  passées 
L'une  à  côté  de  l'autre,  où  toutes  nos  pensées 
Sans  crainte,  sans  soupçon  s'échangeaient  entre  nous? 
L'amitié,  disions-nous,  est  une  douce  chose; 
Heureux  qui  trouve  un  cœur  où  son  cœur  se  repose!... 
Vous  en  souvenez-vous? 

Nous  parlions  de  vertu  ,  d'amour,  de  poésie  , 
De  tout  ce  qui  fait  l'âme ,  et  dont  l'âme  est  saisie  ; 
J'aimais  à  prolonger  ces  entretiens  si  doux , 
Et  souvent  près  de  vous  attentive,  inclinée, 
Je  vis  passer  ainsi  la  rapide  journée... 
Vous  en  souvenez-vous? 

Oui,  j'avais  mis  en  vous  toute  ma  confiance; 
A  l'œil  désenchanté  de  votre  expérience 
Je  dévoilais  les  vœux  dont  mon  cœur  fut  jaloux  ; 
Par  l'ardeur  de  ma  foi  je  vous  forçais  à  croire 
A  mes  rêves  d'amour,  à  mes  rêves  de  gloire.... 
Vous  en  souvenez-vous? 

Et  quand  vint  ma  douleur,  profonde,  déchirante, 
Je  vous  dis  en  pleurant  que  ma  mère  mourante 
Pour  appui  m'indiquait  votre  cœur  entre  tous; 
Je  vous  dis  que  mon  âme  ardente  restant  vide, 
11  lui  fallait  l'amour  dont  elle  était  avide... 
Vous  en  souvenez-vous? 

Eh  hien  !  quand  cet  amour  vint  s'offrir  à  ma  vie  ; 
Lorsque  je  l'acceptais,  orgueilleuse  et  ravie, 


lui  FLEURS  DU  MIDI. 

Quand  je  remerciais  le  ciel  de  ce  bienfait... 
Vous,  vous  m'abandonniez!  votre  amitié  parjure 
Jetait  à  mon  bonheur  le  dédain  et  l'injure; 
Que  vous  avais-je  fait  ? 

De  celui  qui  m'aimait  votre  langue  méchante 
A  voulu  m'arracher  la  tendresse  touchante; 
Inspirant  le  soupçon  à  son  cour  satisfait, 
Par  les  faux  arguments  d'une  morale  altière 
Vous  l'avez  torturé  durant  une  heure  entière; 
Que  vous  avais-je  fait  ? 

Que  vous  avais-je  fait  pour  profaner  mon  âme? 
Vous  savez  qu'elle  est  pure,  et  vous  osez,  Madame, 
Traiter  un  chaste  amour  comme  on  traite  un  forfait  ; 
Si  vous  avez  souffert,  si  vous  fûtes  trahie, 
Est-ce  ma  faute,  à  moi?...  Quand  vous  m'avez  haïe, 
Que  vous  avais-je  fait? 

Dieu  nous  juge  :  et  peut-être  un  jour  rendrez-vous  compte 
De  cette  inimitié  si  cruelle  et  si  prompte. 
Votre  haine  sans  cause  est  aussi  sans  effet  : 
Je  suis  heureuse  et  calme,  et  mon  canir  vous  pardonne; 
Mais  je  ne  voudrais  pas  avoir  fait  à  personne 
Ce  que  vous  m'avez  fait  ! 


Paris,  ix.il. 


ISOLA -BLLLA. 


ISOLÀ-BELLA. 


SONNET. 


Vierges,  lorsqu'à  vos  cours  l'amour  se  révéla, 
Par  votre  fiancé  quand  vous  lûtes  aimées, 
Le  jour  où  son  destin  au  vôtre  se  mêla, 
Ne  révàtes-\ous  pas  aux  îles  Berromées? 

Et  parmi  les  trois  sœurs,  corbeilles  parfumées, 
Au  rivage  enchanteur  de  l'Isola-Bella , 
Où  l'on  voit  des  palais  sous  de  fraîches  rann  es , 
N'avez -vous  pas  choisi  quelque  blanche  villa? 

Là ,  le  grand  lac  qu'entoure  un  cercle  de  collines 
Reflète  dans  l'azur  de  ses  eaux  cristallines 
L'Italie  au  ciel  bleu,  la  Suisse  aux  sombres  monts 

N'est-il  pas  ici-bas  deux  âmes  exilées 

Qui  coulent  sur  ces  bords,  l'une  à  l'autre  mêlées, 

Une  vie  enfermée  en  ce  seul  mot  :  Aimons! 


lOf»  FLEURS  DU  MIDI. 


LA  PROMENADE. 

dm» 


Oh  !  ne  me  conduis  plus  dans  ces  fêtes  frivoles 

Où  les  rêves  du  cajur  ne  sauraient  se  fixer, 

Où  de  la  vanité  les  brillantes  idoles 

Obtiennent  des  succès  si  prompts  à  s'effacer. 

Dis-moi,  pourquoi  veux-tu  qu'à  ce  monde  j'étale 

Les  rêves  de  bonheur  que  je  forme  en  secret, 

Désirs  mystérieux  d'une  âme  virginale 

Que  de  son  souffle  impur  soudain  il  flétrirait? 

Je  sais  lui  dérober  les  sentiments  qu'il  raille; 

Et  légère  et  folâtre  au  milieu  des  plaisirs , 

Quand  de  gloire  et  d'amour  mon  cœur  ému  tressaille  , 

Je  feins,  pour  l'abuser,  de  frivoles  désirs  : 

Et  lui,  ne  levant  pas  le  voile  qui  me  cache, 

A  mon  air  dédaigneux,  à  mes  regards  railleurs, 

N'a  jamais  soupçonné  l'Ame  ardente  et  sans  tache 

Qui  pleure  et  sympathise  à  toutes  les  douleurs. 

Mais  qu'au  sein  de  ce  monde  un  cri  sincère  échappe, 

Qu'un  cour  triste  et  souffrant  appelle  un  cœur  ami! 

Comme  l'écho  répond  à  l'accent  qui  le  frappe, 

Mon  âme  entend  la  voix  qui  près  d'elle  a  gémi  : 

Ainsi  je  t'ai  compris;  et,  me  sentant  aimée, 

J'ai  fui  ces  faux  plaisirs  pour  n'être  plus  qu'à  toi; 

La  solitude  plaît  à  mon  âme  charmée, 

Et  le  monde  aujourd'hui  n'est  qu'un  désert  pour  moi. 

Le  voile  de  la  nuit  dans  les  cicux  se  déploie; 

Viens  !  fuyons  ces  clameurs  dont  les  airs  sont  frappés 

Le  cœnr  n'éprouve  ici  qu'une  factice  joie  : 

Viens!  allons  nous  asseoir  sur  ces  rocs  escarpés; 

Je  guiderai  tes  pas.  Vois-tu  ces  champs  superlies 

Ou  la  vigne  a  formé  de  verdoyants  sillons? 


LA  PROMENADE.  107 

Vois-tu  ces  moissonneurs  folâtrant  sur  les  gerbes, 
Et  dont  les  cris  joyeux  animent  nos  vallons? 
Le  jour  a  disparu  derrière  la  colline  ; 
Contemple  à  l'horizon  ces  Ilots  d'or  et  d'azur  ; 
Ils  succèdent  aux  feux  du  soleil  qui  décline. 
Vois  comme  tout  est  beau!  comme  le  ciel  est  pur! 
Vois ,  la  nuit  qui  s'étend  n'a  pas  de  sombres  voiles  ; 
Tel  qu'un  phare  brillant  entouré  de  flambeaux, 
11  plane  sur  ces  monts,  l'astre  ami  des  tombeaux, 
Escorté  de  milliers  d'étoiles. 

.Mon  cœur  est  pénétré  d'un  doux  ravissement. 
Avançons  à  pas  lents,  que  ton  bras  me  soutienne; 
L'amour  est  doux  ici ,  mets  ta  main  dans  la  mienne  , 
Parle-moi  du  bonheur  qu'on  éprouve  en  aimant: 
Entends-tu  des  forêts  le  bruissement  sonore? 
Le  chêne  retentit  sous  les  ailes  du  vent, 
Et  des  cloches  du  soir  le  son  se  mêle  encore 
A  la  voix  du  torrent. 

De  ces  rochers  déserts  nos  pieds  foulent  la  cime; 
Arrêtons-nous  ici  sur  ces  débris  sans  nom  : 
Dis-moi,  ne  sens-tu  pas  une  extase  sublime 
Quand  tu  peux  d'un  regard  embrasser  l'horizon? 
Vois  comme  l'Océan  vient  mourir  sur  la  plage; 
De  rapides  vaisseaux  fendent  ses  Ilots  amers. 
Oh  !  je  voudrais  ,  fuyant  vers  un  lointain  rivage  , 
Contempler  avec  toi  l'immensité  des  mers! 
Vois  ces  globes  de  feu  scintiller  dans  la  nue; 
Vois  ces  monts  nébuleux  que  la  neige  a  couverts; 
Leur  sommet  dans  les  cieux  se  cache  à  notre  vue, 
Et  le  fleuve  mugit  dans  leurs  lianes  entr'ouverts; 
Vois  ce  lac  transparent  qu'un  vieux  château  domine , 
Et  cette  tour  gothique  où  tintait  le  beffroi  ; 
L'oiseau  des  nuits,  planant  sur  ces  murs  en  ruine, 
Fait  entendre  son  cri  d'effroi. 

Aux  regards  de  l'amour  que  la  nature  est  belle! 
Ces  chaumières,  ces  bols  font  palpiter  mon  edear  : 


108  FLEUKS  DU  MIDI. 

Ici,  seule  avec  toi...  chaque  objet  me  révèle 
Un  asile  pour  le  bonheur. 

Regarde,  sous  nos  pieds  la  cité  se  déroule; 
De  ses  plaisirs  bruyants,  non,  tu  n'es  plus  jaloux; 
Parmi  ses  habitants  qui  se  pressent  en  foule 
Est-il  un  seul  mortel  plus  fortuné  que  nous:* 
Partage  ce  bonheur  que  mon  âme  préfère  ; 
>'e  cherche  plus  des  biens  qui  ne  font  qu'éblouir; 
Dans  un  monde  pervers,  dis-moi,  qu'irais-tu  faire: 
On  t'apprendrait  à  me  trahir. 


HECATOMBE, 


La  gloire  de  l'artiste  est  un  feu  qui  consume  ; 
A  son  foyer  brûlant  le  flambeau  qui  s'allume 
Brille  d'un  vif  éclat,  mais  tombe  avant  le  soir  : 
Jl  meurt,  comme  l'encens  s'éteint  dans  l'encensoir, 
Après  que  sur  l'autel  sa  vapeur  virginale 
Vers  Dieu  s'est  élevée  en  suave  spirale. 

On  dirait  qu'ici- bas  l'homme  prédestine 
Veut  retourner  au  ciel  pour  lequel  il  est  né, 
Aspirant  a  mêler  sa  terrestre  harmonie 
Aux  concerts  immortels  (Ton  descend  son  génie; 
Mozart,  Ilérold,  ainsi  par  la  mort  sont  fauches! 
Des  phalanges  d'en  haut  séraphins  détachés, 

Vous  glissez  parmi  nous;  roua  nous  faites  entendre 
Des  chants  qu'a  votre  voix  un  ange  dut  apprendre  : 


HÉCATOMBE.  109 

Puis,  lasses  de  l'exil ,  vous  remonte/  vers  Dieu  : 

Hier,  ainsi  loin  de  nous  s'envola  Boïeldieu  ; 

Et,  tandis  que  nos  pleurs  mouillaient  encor  sa  cendre, 

Dans  le  cercueil  un  autre  était  près  de  descendre  : 

La  mort,  comme  un  vieillard  dont  le  sort  est  fini, 

Beau,  jeune  et  triomphant,  a  frappé  Bellini; 

Ht  peut-être  déjà  creuse-t-elle  la  tombe 

D'un  génie,  en  naissant,  promis  à  l'hécatombe! 


L'HYMEN. 


Ne  rêves-tu  jamais  à  ces  heures  d'extase 

Qui  précèdent  l'hymen  de  deux  jeunes  époux , 

Quand  L'amour,  de  leur  cœur,  comme  l'onde  d'un  \ase 

Déhorde  en  sentiments  mystérieux  et  doux? 

Dis,  n'est-ce  rien  pour  toi  qu'une  vierge  qui  pleure 
En  recevant  l'aveu  d'un  amour  désiré; 
Qu  un  (Vont  par  qui  rougit  si  ta  lèvre  l'effleure; 
Qu'un  céleste  regard  vers  toi  seul  attiré? 

N'est-ce  rien ,  quand  tu  lis  dans  sa  chaste  pensée 
D'y  découvrir,  empreinte  en  sentiments  de  l'eu , 
Cette  foi  que  le  monde  encor  n'a  pas  glacée, 
Eli  qui  croit  au  bonheur  comme  elle  croit  à  Dieu? 

Les  pudiques  secrets  de  son  âme  candide 
De  leur  voile  à  tes  yeux  sont  alors  dépouilles; 
De  ses  jours  sans  amour  elle  te  peint  le  \ide, 
Puis  ses  désirs  naissants  par  toi  seul  éveilles. 

10 


110  FLEURS  DU  M  LDI. 

Après  ces  doux  accents  viennent  de  longs  silences; 
Sa  tête  sur  ton  sein  semblé  s'abandonner: 
Mais  soudain  elle  fuit;  vers  elle  tu  t'élances, 
Et  tu  prends  un  baiser  quelle  n'osait  donner. 

A  ce  larcin  d'amour  un  jeu  naïf  succède; 

Ce  sont  ses  longs  cheveux  que  tu  veux  détacher; 

Elle  retient  ta  main;  tu  souris,  elle  cède, 

Et  sous  leur  blond  tissu  ton  front  va  se  cacher. 

Ce  sont  sur  tes  yeux  noirs  ses  petites  mains  blanches, 
Dont  folâtre  et  rieuse  elle  aime  à  te  couvrir; 
C'est,  lorsque  sans  parler  vers  elle  tu  te  penches, 
Un  maintien  languissant  à  te  faire  mourir! 

Puis  l'air  manque  à  son  sein  dévoré  par  la  fièvre  : 
Elle  échappe  à  tes  bras  ;  tu  la  suis  dans  les  champs  ; 
Et  cette  volupté  dont  sa  pudeur  te  sèvre , 
Tu  la  trouves  encor  dans  ses  regards  touchants. 

Elle  revient  à  toi  plus  douce,  plus  aimante, 
S'accuse  d'avoir  fui,  met  sa  main  dans  ta  main, 
Courbe  sur  ton  épaule  une  tête  charmante, 
Et  vous  marchez  tous  deux  sans  suivre  de  chemin.... 

Quand  tu  la  vois  si  belle  à  ton  bras  suspendue 
Répondre  aux  mots  d'amour  qu'en  tremblant  tu  lui  dis. 
Alors  qu'est  l'univers  pour  ton  âme  éperdue, 
Et  la  gloire  et  l'éclat  qui  t'enivraient  jadis? 

La  terre  disparaît,  mais  le  ciel  se  révèle; 
A  votre  immense  amour  il  laut  L'immensité) 
Il  faut  à  votre  espoir  une  sphère  nouvelle 
Où  vous  aimiez  ainsi  durant  l'éternité  ! 

Le  doute,  qui  luttait  dans  voire  âme  orgueilleuse  ^ 
Dans  la  félicité  deviendrait  un  remords; 
La  loi  nail  du  bonbeiir  :  quand  la  \ic  est  heureuse, 
On  Noudrait  l'assurer  au  delà  de  la  mort. 


L'HYMEN.  1 1 


Et  tous  les  deux  alors,  mêlant  votre  prière, 
Vous  unissez  vos  coeurs;  et  dans  un  même  vcea, 
Le  regard  vers  le  ciel,  à  genoux  sur  la  pierre, 
De  vous  avoir  créés  vous  remerciez  Dieu  ! 


1834. 


MA   POESIE. 


il  est  dans  le  Midi  des  fleurs  d'un  rose  pâle 
Dont  le  soleil  d'hiver  couronne  l'amandier; 
On  dirait  des  flocons  de  neige  virginale 
Rougis  par  les  rayons  d'un  soleil  printanier. 

Mais  pour  flétrir  les  fleurs  qui  forment  ce  beau  voile, 
Si  la  rosée  est  froide,  il  suffit  d'une  nuit; 
L'arbre  alors  de  son  front  voit  tomber  chaque  étoile , 
Et  quand  vient  le  printemps  il  n'a  pas  un  seul  fruit. 

Ainsi  mourront  les  chants  qu'abandonne  ma  lyre 
Au  monde  indifférent  qui  va  les  oublier; 
Heureuse,  si  parfois  une  âme  triste  aspire 
Le  parfum  passager  de  ces  fleurs  d'amandier. 


FIN    DES    PLEURS    VV    MIDI. 


JEUNE    FEMME 


DEUXIEME  RECUEIL. 


PENSEROSA. 


PENSEROSA. 


,'..'.  May  at  last  my  weary  a;;r 
Find  ont  the  peasefiil  bermitage, 

The  hairy  gown  aud  mossy  ce 1 1 , 
Where  1  niay  sit  and  rightly  spell 
Of  every  star  tliat  heaven  dolh  show, 
And  every  herb  iliat  sips  the  dew; 
Till  old   expérience  do  atlain 
To  somethiug;  like  prophétie  strain.  - 

Thèse  pleasures,  Melancholy,  give. 
And  I  wiih  thee  will  choose  to  live.  - 
MaTOJt.  (//  Pen<eroso.) 


Le  marbre  le  plus  pur  créé  par  Michel- Ange 

Est  un  jeune  guerrier  triste  et  beau  comme  un  ange: 

L'artiste  l'a  sculpté  languissamment  assis 

A  l'angle  do  tombeau  de  l'un  des  Médicis  ; 

Il  lève,  il  est  empreint  d'une  vague  souffrance  : 

C'est  le  génie  en  deuil  de  la  belle  Florence 

Qui  revit  immortel  sous  ce  puissant  ciseau , 

Et  que  le  peuple  ému  nomma  Penseuoso  ! 

Ce  marbre  est  devenu  pour  toute  l'Italie 

Le  symbole  sacré  de  la  mélancolie  : 

Penseroso,  c'est  l'ange  aux  sublimes  douleurs, 

Qui  sent  fléchir  son  àme  et  qui  retient  ses  pleurs; 

C'est  le  divin  patron  devant  lequel  s'arrête 

L'artiste  voyageur,  le  pèlerin  poète; 

C'est  l'idéal  aime  de  tout  cœur  qui  souffrit, 

Emblème  dont  Milton  a  deviné  l'esprit. 


11  fi  PENSEROSA. 

Quand,  poète  sans  nom,  il  quitta  l'Angleterre, 

Et  passa  dans  Florence,  ignoré,  solitaire; 

Le  soir  il  s'asseyait  en  face  du  tombeau , 

Il  souriait  en  frère  à  ce  marbre  si  beau  : 

Son  douloureux  génie  et  son  âme  abattue 

Semblaient  se  refléter  dans  la  blanche  statue; 

Les  luttes  de  l'esprit  qui  le  faisaient  rêver, 

Sur  ce  front  Michel-Ange  avait  su  les  graver. 

Pour  donner  à  son  œuvre  une  empreinte  aussi  triste , 

Autant  que  le  poète  avait  souffert  l'artiste  ; 

Et  Milton ,  inspiré  par  ce  marbre  touchant , 

Fit  sur  Penseroso  son  plus  sublime  chant. 

Michel-Ange  et  Milton,  la  forme  et  la  parole, 
Ont  de  Penseroso  consacré  le  symbole. 

Un  soir ,  vous  me  contiez  cette  histoire  de  l'art , 
Et  je  vous  écoutais  de  l'âme  et  du  regard  ; 
Demeurant  près  de  vous,  dans  la  molle  attitude 
Où  me  berce  la  Muse  aux  jours  de  solitude, 
Je  rêvais....  Sur  ma  main  ma  tète  se  posa; 
Vous  me  dites  alors  :  «■  Siete  Penseroso,! 
»  De  ce  marbre  inspiré  l'image  se  reflète 
»  Sur  votre  jeune  front  de  femme  et  de  poète; 
>»  Vous  avez  son  air  triste  et  son  regard  penseur, 
>»  Et  Michel-Ange  en  vous  eût  reconnu  sa  sœur!  » 

Penserosa  !  ce  nom ,  poétique  baptême , 
De  mes  chants  douloureux  est  devenu  l'emblème; 
Il  les  révélera,  comme  un  accent  plaintif 
Parfois  révèle  une  âme  au  monde  inattentif. 


Purin,  22  juillet  \HV.). 


GROS  ET  LÉOPOLD  ROBERT.  117 


GROS  ET  LÉOPOLD  ROBERT 

IMPRESSION   DU   SALON    DE   1836. 


Qu'avaient-ils  pour  mourir?  dit  la  foule  mouvante 
En  s'arrétant  pensive  auprès  de  leurs  tableaux  ; 
Et  pourquoi  projeter  sur  leur  gloire  vivante 
L'ombre  de  leurs  tombeaux  ? 

L'un  avait-il  au  ciel  vu  pâlir  son  étoile? 
A  l'autre  avait-on  dit  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin ,  » 
Pour  qu'ils  aient  du  cercueil  tous  deux  levé  le  voile, 
Et  soient  morts  sans  témoin? 

L'auréole  à  ton  front  s'était-elle  ternie, 
Vieillard?  n'avais-tu  plus  de  souffle  fécondant? 
La  douleur  venait-elle  éteindre  ton  génie , 
Jeune  homme  au  cœur  ardent  ? 

Quoi!  tous  les  deux  sont  morts  avant  que  l'heure  sonne 
Sans  qu'au  vieillard  la  gloire  ait  parlé  du  passé, 
Et  sans  que  l'espérance  ait  montré  la  couronne 
Au  jeune  homme  insensé! 

Insensé!  car  le  ciel  avait  mis  dans  ton  âme 
L'aliment  immortel  qui  devait  la  nourrir, 
Et  lu  [>ou vais  puiser  à  des  sources  de  flamme 
Sans  ja    ais  les  tarir. 


118  PENSEROSA. 

Mais  de  ce  feu  divin  qui  t'animait  naguères 
Le  foyer  s'éteignit,  et  de  ton  cœur  altier 
L'amour,  qui  n'est  qu'un  jeu  pour  les  âmes  vulgaires, 
S'empara  tout  entier  : 

Cet  amour  qu'ici-bas  l'indifférence  paie, 
Sentiment  tyrannique,  ardent,  italien, 
Et  qui  laisse  dans  nous  une  éternelle  plaie 
Quand  on  rompt  son  lien. 

Pâles  hommes  du  Nord ,  vous  qui  n'avez  dans  l'âme 
Qu'un  amour  passager,  frivole,  abâtardi, 
Oh  !  vous  ne  savez  pas  ce  qu'est  l'amour  de  flamme 
Des  enfants  du  Midi  ! 

Toi ,  tu  l'avais  appris  sous  le  ciel  de  Venise , 
Où  des  rêves  d'artiste  avaient  conduit  tes  pas, 
Où  s'élevait  ta  gloire  à  la  France  promise , 
D'où  tu  ne  revins  pas  !  !  ! 

L'amour  qui  t'a  tué  n'a  laissé  sur  la  terre 
Que  des  traces  d'un  jour,  de  vagues  souvenirs; 
11  s'est  enseveli  comme  un  sanglant  mystère 
Sous  le  Pont  des  Soupirs. 

Mais  nous  pouvons  encor  comprendre  son  ravage, 
Son  angoisse  poignante  et  ses  mornes  douleurs; 
Car  tu  les  as  gravés  dans  ton  dernier  ouvrage , 
Le  Dépari  des  Pécheurs. 

Là,  de  ton  noir  chagrin  tout  a  le  caractère  : 
Chaque  homme  porta  110  front  d'où  l'espoir  esl  tombé, 
Chaque  femme  succombe  a  sa  douleur  austère  « 
Comme  la  Niobé. 

Le  vieillard  el  L'enfant  n'ont  pas  même  un  sourire  : 
L'un  se  souvient  enen1,  l'autre  a  tout  deviné; 
Le  vieillard  \ «>it  la  tombe,  et  l'enfant  semble  dire  : 
Pourquoi  donc  Buifl-je  né?  >> 


GROS  ET  LEOPOLD  ROBERT.       119 


Et,  comme  fatigués  par  le  travail  de  vivre, 
Sur  la  mer  orageuse  ils  s'élancent  toujours, 
En  demandant  à  Dieu  que  la  mort  les  délivre 
Du  fardeau  de  leurs  jours. 

Oh!  non,  ce  n'est  point  là  le  pêcheur  d'Italie, 
Qui,  libre,  insoucieux  comme  le  flot  mouvant, 
Accepte  sa  misère  en  chantant ,  et  l'oublie 
Sous  un  ciel  énervant. 

C'est  le  sombre  tableau  du  peintre  qui  succombe 
En  laissant  sa  douleur  empreinte  dans  son  art  : 
C'est  l'adieu  de  Gilbert ,  c'est  l'hymne  de  la  tombe , 
Dernier  chant  de  Mozart  !  !  ! 

L'amour  a  tué  le  jeune  homme; 
Mais  toi  qu'avec  respect  on  nomme, 
Toi,  le  peintre  de  l'Empereur, 
Toi  qui  sem biais  fait  à  sa  taille 
Pour  ranimer  chaque  bataille 
Où  son  aigle  planait  vainqueur; 

Toi  qui,  grand  de  sa  grande  vie, 
L'as  retracée  et  l'as  suivie 
Au\  Pyramides,  à  Jaffa, 
Partout  où  la  suivra  l'histoire, 
Partout  où  du  fils  de  la  gloire 
Le  bras  ou  l'âme  triompha; 

Toi  qui,  lorsque  l'Europe  unie 
Vint  dérober  à  ton  génie 
Les  hauts  faits  de  Napoléon , 
Dédaignant  toute  œuvre  frivole , 
Immortalisas  la  coupole 
De  son  sublime  Panthéon; 

Qu'avais-tu  pour  mourir,  toi  qui  vivais  de  gloire 
Comme  le  jeune  artiste  a>ait  vécu  d'amour? 


120  PENSEROSA. 

A  la  tienne  est-il  vrai  que  tu  cessas  de  croire 
Et  que  tu  dis  un  jour  : 

«  Puisqu'il  mes  cheveux  blancs  on  ravit  la  couronne, 
Qu'on  la  jette  brillante  à  d'autres  jeunes  fronts, 
Qu'on  veut  tuer  mon  nom....  que  l'oubli  m'environne, 
Place  aux  vivants!  mourons!  » 

Est-il  vrai  qu'on  ait  vu  la  critique  mordante 
Étouffer  sous  son  poids  ton  génie  enchaîné, 
Semblable  à  ce  manteau  de  plomb  lourd  dont  le  Dante 
Accablait  le  damné? 

La  gloire  était  ta  vie,  et  tu  la  crus  éteinte, 
Et  tu  maudis  le  monde,  et  tu  l'abandonnas; 
A  côté  de  l'oubli  tu  vis  la  mort  sans  crainte , 
Et  tu  te  la  donnas. 

Comme  des  criminels,  en  secret  et  dans  l'ombre, 
Après  avoir  souffert ,  après  avoir  gémi , 
Ils  sont  morts  tous  les  deux  ,  morts  d'un  désespoir  sombre 
Sans  un  dernier  ami. 

Malheur  à  ceux  qui  les  frappèrent! 
A  la  femme  qui  n'aima  pas! 
A  la  foule  d'où  s'échappèrent 
Des  mots  qui  hâtent  le  trépas  ! 


PAKIS.  121 


III 


PARIS. 


Quand  je  vais  triste  et  seule,  et  que,  dans  le  ciel  gris, 

Je  suis  quelque  image  errant  sur  les  toitures, 

Et,  comme  ces  draps  noirs  qu'on  met  aux  sépultures, 

Couvrant  des  boulevards  les  arbres  rabougris; 

Lorsqu'au  bourdonnement  de  ce  chaos  qui  passe, 

De  ce  peuple  encombrant  l'horizon  et  l'espace, 

De  ces  milliers  de  bruits  dans  l'air  se  confondant 

Comme  un  cri  de  blasphème  immense  et  discordant , 

Je  marche ,  et  que  ma  vue  est  tristement  frappée 

Par  cette  Babylone  à  la  vie  occupée, 

A  la  vie  où  la  chair  est  tout  et  l'esprit  rien, 

Oii  le  mal  triomphant  aux  pieds  foule  le  bien, 

Où  la  plèbe  se  rue  au  plaisir  qui  l'appelle, 

Ou  jouir  est  le  mot  que  toute  langue  épelle, 

Où  les  hommes,  parqués  comme  de  vils  troupeaux, 

Vont  dévorant  leurs  jours  sans  bonheur  ni  repos; 

Quand  toutes  ces  maisons  où  la  lumière  monte 

Se  pavanent  le  soir  pour  le  crime  ou  la  honte, 

Et  que  la  poésie  en  sa  virginité 

En  voit  sortir  fardé,  par  l'art  ou  la  beauté, 

Le  vice....  saltimbanque  immonde  qui  s'étale 

Et  vend  tout  pour  de  l'or  dans  cette  capitale  ; 

Alors,  ce  faux  Paris,  ce  Paris  idéal, 

Que  je  rêvais  si  grand  sous  mon  beau  ciel  natal , 

Se  dissout  à  mes  yeux  comme  un  trompeur  mirage  ; 

Et  le  Paris  réel  accable  mon  courage. 

11 


122  PENSEROSA. 

Craintive,  je  voudrais,  m'enfayant  au  désert, 
Sortir  de  cet  abîme  où  j'ai  long-temps  souffert; 
Je  voudrais,  nivelant  tous  ces  amas  de  pierres, 
Sur  la  mer,  sur  le  ciel  reporter  mes  paupières, 
Loin  de  ces  lieux  impurs ,  qu'on  dit  civilisés , 
Sentir  le  souffle  frais  de  nos  vents  alizés 
Glisser  dans  mes  cheveux,  dilater  ma  poitrine, 
M'imprégner  des  parfums  de  la  vague  marine.... 
Je  voudrais  m'élancer  comme  le  jeune  faon, 
Libre,  sur  les  rochers  où  je  bondis  enfant. 

Puis,  lorsque  sous  mon  toit  rêvant  ainsi  je  rentre, 
Et  que  près  du  foyer  mon  âme  se  concentre , 
Je  pleure  en  me  disant  que  je  ne  pourrais  plus 
Séparer  mon  cœur  pur  de  ces  cœurs  dissolus  ; 
Que  l'art,  la  poésie  et  les  splendeurs  que  j'aime 
Se  retrouvent  au  fond  de  cette  fange  même  ; 
Qu'il  faut,  pour  en  tirer  quelques  parcelles  d'or, 
Dans  cet  abîme  impur  long-temps  plonger  encor  ; 
Que  tout  génie  humain ,  acceptant  ce  mélange , 
A  sur  ce  sol  ardent  brûlé  ses  ailes  d'ange, 
Et  que,  pour  satisfaire  un  rêve  de  l'orgueil, 
Je  dois  fendre  la  mer  sans  regarder  recueil. 

Et  pourtant,  je  le  sens,  ce  ©fleur  qui  s'interroge 
Repousserait  l'encens  et  l'éclat  de  l'éloge , 
S'il  pouvait  retrouver  cet  amour  maternel , 
Amour  qui  vient  des  deux,  amour  seul  éternel, 
Amour  que  j'ai  perdu,  qui  me  manque  à  toute  heure, 
Qui  prendrait  la  moitié  des  tourments  dont  je  pleure, 
Amour  actif  et  saint  qui  1  cillerait  sur  moi 
Quand  au  bord  du  volcan  Je  marche  avec  effroi! 
Oh!  que  je  fus  coupable  et  que  je  suis  punie  ! 
Mon  Dieu!  j'avais  ma  mère,  et  vous  m'a\ie/  bénie 
De  SOU  amour  profond,  et  je  n'ai  bien  eompris 
Qu'après  l'avoir  perdu  quel  en  étafl  le  prix. 
Pour  l'arracher  une  heure  au  marbre  de  la  tombe, 
Mon  Dieu,  que  de  mon  front  toute  couronne  tombe, 

Que  cet  biens  qu'appelait  mon  désir  insensé 
S'éloignenl  pour  toujours,  mon  cœur  en  est  lassé! 


PARIS.  123 

Que  ces  rêves  d'orgueil  que  la  jeunesse  couve 
S'éteignent  dans  mon  sein ,  mais  que  je  la  retrouve  ! 

Oh!  que  je  sente  encor  se  poser  sur  mon  front 

Ces  baisers  maternels  qui  le  rafraîchiront! 

Que  je  l'entende  enfin,  cette  voix  d'une  amie, 

Pour  moi  depuis  trois  ans  étouffée,  endormie! 

Une  heure,  une  heure  encor  que  je  puisse  la  voir 

Tendre  vers  moi  ses  bras  prêts  à  me  recevoir, 

Et  je  m'y  jetterai!...  Puis,  nous  irons  ensemble 

Dans  le  champ  qu'elle  aimait  et  qu'ombrage  le  tremble, 

Au  bout  de  l'aqueduc ,  où  la  source ,  à  couvert , 

Dérobe  ses  flots  purs  sous  le  feuillage  vert; 

Où  l'aubépine  en  fleurs  s'étend  comme  un  blanc  voile, 

Où  le  trèfle  naissant  de  boutons  d'or  s'étoile  ; 

Puis  nous  irons  cueillir  aux  branches  des  pommiers 

Les  fruits  que  le  soleil  a  mûris  les  premiers; 

Nous  irons  secourir  aux  moissons,  aux  vendanges, 

Les  pauvres,  qui  diront  :  «  Ces  femmes  sont  des  anges.  » 

Et  j'oublirai  le  monde,  attachée  à  ses  pas, 

Le  monde  qui  distrait  du  bonheur  qu'on  n'a  pas. 


21  PENSEROSA. 


IV 


DOLORÈS. 


«  Celle  jeune  fille  richement  parée,  ci  belle, 
mais  si  triste,  me  dit-il,  se  nomme  Dolorès  ; 
elle  assisie  à  tontes  nos  fêtes  sans  y  prendre 
part!  Elle  est  toujours  pâle  et  rêveuse  comme 
vous  la  voyez  ;  on  soupçonne,  ajouta  t-il  bien 
l>as,  (|ue  c'est  une  fille  naturelle  du  roi.  Con- 
naît-elle le  secret  de  sa  naissance?  on  pour- 
rait le  croire  à  l'expression  douloureusement 
orgueilleuse  de  ses  traits.  Mais  n'essayez  pas 
de  lui  parler,  elle  vous  répondrait  avec  dé- 
dain ou  garderait  le  silence  n  A  peine  m'eut  - 
il  (piitté,  que  je  m'approchai  de  Dolorès  et 
lui  adressai  respectueusement  la  parole. 

(lixliaU  d'un  roman  espagnol.) 


$®P 


«  Vous  n'aimez  pas  le  bal ,  et  vous  restez  assis»; 
Lorsque  mille  danseurs  que  l'orchestre  électriso 
Glissent  autour  de  vous  en  groupes  variés; 
Quoi!  vous  ne  sentez  pas  des  ailes  à  vos  pieds? 
Jamais  on  ne  vous  voit ,  rieuse  et  bondissante, 
Vous  jeter  dans  les  (lots  de  la  foule  dansante , 
Et,  dans  ce  tourbillon  volant  sans  le  savoir, 
Ne  finir  qu'au  matin  lo  bal  ouvert  le  soir. 
Dans  le  monde  pourtant  vous  êtes  attirée, 
Vous  \  venez  toujours  calme,  belle  et  parée, 
Charmant  tous  les  regards,  mais  les  dédaignant  tous  : 
On  dirait  que.  ce  monde  est  un  désert  pour  vous. 
Votre  âme  liabite-t-elle  alors  une  autre  sphère? 
Ah!  .s'il  en  est  ainsi,  que  venez-vous  donc  faire 
Dans  nos  fêtes?  Pourquoi  porter  avec  orgueil 
Parmi  nos  fronts  joyeux  un  front  couvert  de  deuil?  » 


DOLORES.  1*5 

Elle  me  répondit,  courbant  sa  tète  pâle 

Sur  son  frêle  éventail  de  vélin  et  d'opale  : 

«  Dans  un  inonde  ou  l'amour  se  montre  sans  pudeur, 

La  tristesse  est  pour  tous  un  signe  de  froideur; 

Nul  ne  sait  deviner  la  joie  intérieure 

Rayonnant  dans  un  cœur  qu'une  espérance  effleure; 

On  ne  lit  pas  dans  l'âme,  heureuse  tristement, 

Si  le  front  ne  trahit  l'idéal  sentiment. 

Parmi  vous,  quand  on  croit  que  j'étouffe  mon  âme, 

Hélas!  ce  que  j'éprouve  est  souvent  tout  un  drame. 

Un  sourire,  un  regard,  qui  s'arrêtent  sur  moi, 

Font  frissonner  mon  sein  d'un  ineffable  émoi  ; 

J'espère,  illusion  d'une  Ame  virginale, 

Que  parmi  les  coeurs  froids  de  la  foule  banale 

Un  être  me  comprend,  et  que,  sans  nous  parler, 

L'un  à  l'autre  un  regard  vient  de  nous  révéler; 

Puis ,  craignant  que  le  bruit  n'étouffe  ma  pensée , 

Je  me  tiens  à  l'écart  et  la  tête  baissée  ; 

La  fête  à  mes  regards  disparaît,  je  ne  vois 

Qu'une  image  de  flamme  et  n'entends  qu'une  voix  ; 

Le  rêve  prend  un  corps,  le  fantôme  se  dresse , 

Mon  vœu  répond  au  vœo  qu'en  tremblant  il  m'adresse  : 

Le  rayon  de  ses  yeux  me  brûle.  Parle-t-il, 

Une  larme  d'amour  éclate  sous  mon  cil  ; 

Ainsi  qu'aux  chants  voilés  d'une  musique  molle , 

Je  me  sens  énervée  aux  sons  de  sa  parole; 

Et  si,  baissant  la  voix,  il  murmure  à  demi 

Ces  doux  mots  dont  tout  oœor  une  fois  a  frémi  : 

«  Je  t'aime  !  »  ah  !  c'est  alors  que  le  bonheur  m'inonde  ! 

Je  pleure  sans  songer  aux  sarcasmes  du  monde; 

Autour  de  moi  je  sens  un  souffle  ardent  courir  ; 

J'ai  deviné  la  vie  et  je  voudrais  mourir; 

Car,  je  le  sais,  sitôt  que  mon  regard  se  lève, 

La  fête  reparaît,  mais  j'ai  perdu  mon  rêve! 

«  Cette  foule,  arc-en-ciel  aux  changeantes  couleurs, 
Ces  lumières,  ces  voix,  ces  arômes  des  fleurs, 
Tout  ce  luxe  poignant,  vivante  poésie     - 
Qui  réchauffe  le  sang  et  dont  l'âme  est  saisie, 
Verse  sur  mes  douleurs  l'opium  oriental  : 

11. 


126  PENSEROSA. 

C'est  un  enivrement  que  je  demande  au  bal , 

Enivrement  muet  que  nul  cœur  ne  devine , 

Volupté  qui  me  cause  une  extase  divine, 

Aliment  idéal  dont  je  viens  me  nourrir, 

Et  qui  me  donne  encor  des  forces  pour  souffrir; 

Crédule  à  cette  erreur,  en  me  rêvant  aimée, 

Je  sens  moins  lourdement  ma  chaîne  accoutumée. 

Quand  je  rentre  en  ma  vie  où  tout  est  désespoir, 

Où  nul  rayon  d'amour  n'éclaire  mon  ciel  noir, 

Parfois,  planant  sur  moi,  ce  souvenir  d'une  heure 

Rassérène  mon  front,  embellit  ma  demeure; 

Puis,  quand  je  l'ai  perdu,  je  viens  le  retrouver 

Dans  un  monde  où  pour  moi  jouir  n'est  que  rêver , 

Où,  souffrante  et  cachée,  accomplissant  ses  phases, 

Mon  âme  voile  à  tous  ses  secrètes  extases, 

Et,  craintive,  dérobe  un  bonheur  douloureux 

A  ceux  qui  n'y  croient  pas,  parce  qu'ils  sont  heureux!  » 


MASTRILLO 


Nella  bclla  cilla  di  Terrncina 
Nacque  Mastrillo  di  sottile  fqgegno 
Stuporo  ni  papa  o  pregladlzlo  ni  regno. 
{Poème  italien  sur  MaU>Hlu.\ 


Monarque  aimé  d'un  peuple  libre, 
Je  fais,  avec  mes  Oaiabrois, 

Trembler,  des  Alpes  Jusqu'au  Tibre, 
L'Italie  et  ses  petto  rois. 


MASTRILLO.  127 


Le  pape ,  qui  craint  ma  visite , 
S'enferme  dans  son  Vatican , 
Et  le  roi  de  Naples  s'abrite 
Sous  les  flammes  de  son  volcan. 

Partout  je  jette  l'épouvante; 
Le  sbire  me  nomme  tout  bas  ; 
Le  moine,  d'une  voix  fervente, 
M'implore  et  ne  me  maudit  pas  ; 
Car  on  sait  que  ma  bonne  lame 
Fend  un  homme  comme  on  fend  l'eau 
Et  les  plus  braves  manquent  d'âme 
Au  nom  du  brigand  Mastiïllo. 

Je  suis  le  dieu  de  l'Italie; 

Je  l'étreins  du  haut  de  ce  mont; 

A  mes  pieds  elle  s'humilie , 

Et  pour  moi  tombent  de  son  front 

Ses  fleurs,  ses  femmes  sans  pareilles, 

Ses  arts,  ses  trésors,  et  je  sens 

Toute  la  terre  des  merveilles 

Palpiter  dans  mes  bras  puissants. 

Les  richesses  de  ma  caverne 
De  cent  rois  feraient  le  trésor , 
Et  pour  moi  le  vin  de  Falerne 
Est  versé  dans  des  coupes  d'or. 
J'ai  des  manteaux  de  la  Calabre 
Brodés  de  perles  et  d'argent , 
Et  des  diamants  à  mon  sabre 
Plus  gros  que  celui  du  Régent. 

Mon  trône,  mes  palais,  mes  villes, 
Sont  les  blanches  roches  d'Anxur; 
Je  n'ai  pas  de  flatteurs  serviles, 
Mais  de  mes  braves  je  suis  sûr! 
Le  riche  redoute  ma  bande, 
Et  le  pauvre  opprimé  par  lui 
Jamais  vainement  ne  demande 
Ou  ma  vengeance,  ou  mon  appui. 


|?8  PENSKROSA. 

Tremblant  à  l'éclair  de  ma  dague, 
Princes  et  grands  qui  m'ont  maudit, 
Quand  de  terreur  leur  cœur  divague, 
Tombent  aux  genoux  du  bandit. 
Dans  l'angoisse  de  leurs  alarmes 
Souvent  ils  ont  baisé  mes  pieds  ; 
J'aime  le  sang ,  les  cris ,  les  larmes 
De  ces  lâches  humiliés. 

Vainement  leur  voix  en  appelle  ! 
Nous  avons  conquis  leurs  trésors; 
Leur  âme  fuit,  leur  sang  ruisselle; 
Aux  vautours  nous  livrons  leurs  corps 
Puis,  quand  les  bras  de  nos  amantes 
S'enlacent  à  nos  bras  nerveux , 
Nous  essuyons  nos  mains  fumantes 
Aux  tresses  de  leurs  longs  cheveux. 

De  puissants  princes  nous  honorent , 
Le  pape  respecte  nos  droits , 
Les  jeunes  femmes  nous  adorent, 
Le  peuple  chante  nos  exploits. 
Par  les  saints  et  par  la  Madone 
A  la  mort  nous  sommes  absous. 
Amis,  au  diable  je  me  donne 
S'il  est  au  ciel  un  sort  plus  doux! 


Serrant»,  18M. 


A  M.  ***  129 


VI 


A  M.  *** 


SUR    SON    TABLEAU    DE    HAMLET 


Seul  tu  nous  as  rendu  le  Hamlet  de  Shakspeare, 
Création  sublime  où  la  douleur  respire, 
Où  le  poète  a  mis  dans  un  coeur  dévasté 
Tous  les  maux  du  génie  et  de  l'humanité  : 
Le  désenchantement,  le  désespoir,  le  doute, 
Satiété,  dégoûts,  semés  sur  notre  route, 
Révolte  de  l'orgueil,  angoisse  du  néant, 
Enfer  que  Dieu  jeta  dans  l'homme  en  le  créant , 
Science  du  malheur,  plaie  immense  et  profonde 
Qui  ronge  toute  chair  et  toute  âme  en  ce  monde. 


Shakspeare  avait  laissé  son  âme  dans  Hamlet, 
Mais  son  œuvre  n'était  qu'on  symbole  incomplet, 
Avant  que  tes  pinceaux ,  trempés  à  son  génie  , 
Eussent  fait  pour  cette  âme  un  corps  en  harmonie 
Un  corps  qui  vit  et  souffre,  où  tu  viens  de  graver 
Tout  ce  que  le  poète  a  nos  (leurs  fit  rêver, 


130  PENSEROSA. 

Où  la  douleur,  prenant  une  forme  nouvelle, 
Palpable,  dans  la  chair  de  l'homme  se  révèle, 
Et  nous  fait  lire ,  empreints  sur  des  traits  amaigris , 
Les  tourments  qu'en  ses  vers  Shakspeare  avait  écrits. 


Ton  génie  a  compris  cette  tristesse  immense 

Qui  dévore  la  vie  et  mène  à  la  démence; 

Le  Hamlet  de  Shakspeare  en  tes  mains  s'est  fait  chair. 

Regardez  ce  tableau!  tout  est  muet  dans  l'air; 

Les  deux  semblent  peser  sur  cette  aride  plaine 

Couverte  d'ossements  et  de  poussière  humaine; 

Les  sépulcres  brisés  sillonnent  le  gazon , 

Des  nuages  de  sang  planent  à  l'horizon' 

Et  jettent  le  reflet  de  leur  sombre  lumière 

Sur  la  croix  qui  s'élève  au  fond  du  cimetière. 


Là,  comme  un  spectre  errant,  sous  ses  habits  de  deuil 

Hamlet  a  soulevé  la  pierre  d'un  cercueil; 

Le  débris  d'un  squelette  est  dans  sa  main  profane; 

De  la  tôte  de  l'homme  il  vient  peser  le  crâne  : 

Il  vient,  pour  assouvir  la  douleur  qui  le  mord, 

Interroger  la  vie  en  face  de  la  mort  ; 

Et ,  quand  il  a  placé  dans  la  même  balance 

L'éternel  mouvement  et  l'éternel  silence , 

Jetant  à  nos  grandeurs  un  dédaigneux  défi, 

Il  dit  :  Gloire  au  néant!  et  sur  le  monde  fi  4! 


Il  est  la  méditant,  assis  sur  une  tombe, 

De  WD  cour  déjà  \i<'n\  chaque  illusion  tombe; 


I  Cette  expremion  «si  <l<;  Sbakapeare; 

Hamlel  :-....   ThiitoorM  l-  on'  '  ah 


placée  Ini-roéme  dans  la  bouche  de 


A  If.    •  ■  '  13 

Tous  ses  bonheurs  perdus,  tous  ses  désirs  éteints 
Sur  son  pâle  visage  à  jamais  sont  empreints. 
On  lit  son  désespoir  sur  son  front  qui  se  creuse, 
Dans  le  sourire  amer  de  sa  lèvre  moqueuse  , 
Dans  son  regard  ardent  qui ,  tristement  baissé , 
Redemande  au  tombeau  l'image  du  passé  ; 
Dans  tout  son  être  enfin  où  la  souffrance  vibre, 
Comprimant  chaque  trait,  déchirant  chaque  libre.. 


Oh!  c'est  bien  le  Hamlet  que  Shakspeare  rêva: 
L'enveloppe  brisée  et  d'où  l'âme  s'en  va; 
Le  malheur  acharné  sur  un  crâne  livide 
Que  ronge  la  pensée,  et  qui  restera  vide; 
L'homme  qui  se  consume  et  dont  la  chair  périt 
Demandant  à  la  mort  le  repos  de  l'esprit. 


Paris,  1836. 


132  PENSEROSA. 


Vil 

HERMIONE 

(CHARLES    LE    TÉMÉRAIRE), 
A   GABRIEL. 

il  ci  niioiio  est  un  être  fantastique,  une  salamandre,  une  des  plus  touchantes 
et  des  plus  poétiques  créations  «le  "Waltcr  Scott. 


Quand  j'étais  enfant,  ma  mère,  en  nie  fai- 
sant faire  ma  prière,  me  disait  :  «  Prie  ton 
bon  ange.  »  Un  jour  je  lui  demandai  :  «  Quel 
est  donc  le  nom  de  mon  ange,  o  ma  mère  Y 
dis-le-moi  ,  afin  que  je  puisse  le  nommer  en 
p'rianl.  r  Elle  me  répondit  :  «  Le  plus  bel 
ange  du  ciel  se  nomme  Gabriel,  et  c'est  lui 
<|ui  veille  sur  toi.  »  Bientôt  Gabriel  m'appa- 
rut  dans  mes  rêves,  et  je  le  trouvai  char- 
mant ;  il  eut  mon  premier  amour;  il  me 
sembla  (pie,  lui  du  ciel  et  moi  de  la  terre, 
nous  étions  fiancés  ensemble.  Mais  tout  à 
coup  cette  vision  m'échappa;  je  tombai  dans 
une  grande  douleur,  et  je  faillis  mourir. 
[Réue  d'une  jeune  fille.) 


La  \oila,  voyez,  qu'elle  est  belle! 
Sa  bouche  sourit  tristement, 
Son  œil  a  l'étrange  étincelle 
De«  comètes  du  firmament. 

Sous  sa  peau  fine  et  transparente, 
Au  lieu  de  sang  on  croirait  voir 
(  ette  flamme  pourpre  et  mourante 

Que  le  soleil  ^erse  le  soir. 


HERMIONE.  133 

Sur  son  sein  qu'une  gaze  voile, 
Sur  ses  bras  croisés  chastement, 
Chaque  veine  jette  une  étoile , 
Chaque  fibre  un  rayonnement. 

Des  boucles  de  sa  chevelure 
S'échappent  des  jets  lumineux, 
De  sa  joue  animée  et  pure 
Le  duvet  d'argent  a  des  feux  ; 

Son  sourcil ,  en  croissant  de  flamme , 
Scintille  au-dessus  de  son  œil, 
De  son  oeil ,  miroir  de  son  âme , 
Mélange  d'amour  et  d'orgueil. 

L'éclat  de  l'arc-en-ciel  rayonne 
Sur  son  front  diaphane  et  pur, 
Et  l'opale  qui  la  couronne 
Brille  dans  un  cercle  d'azur. 

Pierre  merveilleuse  et  vivante , 
Dans  cette  opale  au  feu  perçant 
Circule  une  flamme  mouvante , 
Comme  au  cœur  circule  le  sang. 

C'est  l'emblème  de  son  génie , 
C'est  le  foyer  de  son  amour; 
Quand  l'opale  sera  ternie, 
Ilermione  perdra  le  jour. 

Hermione ,  vierge  d'Asie , 
Enfant  du  soleil  et  de  l'air, 
Qu'un  souffle  de  la  poésie 
Fit  éclore  dans  un  éclair; 

Hermione,  c'est  la  pensée, 
C'est  l'intelligence  et  la  foi , 
Lumière  par  les  deux  versée, 
Que  l'âme  en  naissant  porte  en  soi  ; 

12 


134  PElNSEROSA. 


Et  cette  opale  fantastique 
Que  l'on  n'altère  pas  en  vain  , 
C'est  la  figure  symbolique 
D'un  front  marqué  du  sceau  divin. 

Malheur  à  celui  qui  la  souille! 
Malheur  au  souffle  d'ici-bas 
Qui  flétrit  l'âme  et  la  dépouille 
D'un  bien  qu'on  ne  recouvre  pas  ! 

Hermione,  fdle  d'un  mage, 
Être  d'amour,  être  de  feu , 
Ame  ardente  qui  fut  l'image 
De  celle  que  t'envoyait  Dieu  ; 

De  cette  âme  à  la  tienne  unie , 
Où  l'amour  ne  peut  s'effacer, 
Qui  dans  son  étreinte  infinie 
S'ouvre  au  ciel  et  veut  l'embrasser  ! 

Foyer  qui  brûle  un  cœur  de  femme , 
Qu'en  ton  sein  tu  pouvais  cacher, 
Poésie,  amour,  double  flamme 
Qui  dans  toi  voulait  s'épancher. 

Gabriel ,  ange  de  mes  rêves  ! 
Étoile  qui  brille  en  ma  nuit, 
Ombre  qui  glisse  sur  les  grèves , 
Fantôme  que  j'aime  et  qui  fuit. 

Sur  et;  front  si  triste  et  si  pâle, 
Où  ton  souffle  vient  de  courir, 
Ma  vie  est  semblable  ■  l'opale 
Dont  le  feu  tremblant  va  mourir. 

|fa  \ie  a  ramour  est  lice, 
Et  c'est  toi  qui  donnes  l'amour; 
Que  de  pleurs  dans  la  Heur  plier 
Lorsque  le  soleil  manque  au  joui  ! 


IIERMTOSE.  135 


An  lien  de  l'ardente  lumière 
Qui  rayonnait  quand  tu  m  aimais  , 
Que  de  larmes  dans  ma  paupière , 
Que  rien  n'éclaire  désormais  ! 

Comme  dans  l'opale  qui  tremble, 
Le  feu  s'éteint  dans  mon  regard , 
Tu  m'avais  dit  :  Vivons  ensemble, 
Je  suis  seule  au  jour  du  départ. 

Vois!  déjcà  la  mort  va  descendre, 
Et,  comme  Hermione,  avant  peu 
Mon  corps  te  laissera  sa  cendre , 
L'âme  éplorée  ira  vers  Dieu  ! 


VITT 

SOUVENIR  DE  SERVANNE 

A    MA    MÈRE. 


Ob!  que  ne  puis-je  encore  habiter  sous  ton  aile, 
Dans  la  maison  des  cbamps,  la  cbambre  mafernelli 
Près  de  toi  que  ne  puis-je  y  dormir  chaque  nuit  , 
Jusqu'à  Tbeure  où  renaît  la  lumière  et  le  bruit, 
Jusqu'à  l'heure  où  toujours ,  la  première  levée  , 
Tu  venais  en  riant,  d'une  vok  élevée, 
M'éveiller  et  finir  ces  rêves  oraszeux 


136  PENSEROSÀ; 

Qui  pour  moi  de  l'enfance  empoisonnaient  les  jeux  ! 
Ces  rêves  dont  j'étais  jour  et  nuit  poursuivie, 
Qui  formaient  dans  ma  vie  une  seconde  vie, 
Tdéale ,  sublime ,  et  qui  tue  à  jamais 
L'existence  réelle!  Et  toi,  toi  qui  m'aimais  : 
«  Enfant ,  me  disais-tu ,  laisse  tout  penser  grave 
A  l'âme  des  vieillards.  L'atmosphère  est  suave , 
Viens  voir  du  jour  naissant  les  secrètes  beautés  ; 
Que  de  naïfs  plaisirs  ton  cœur  n'a  pas  goûtés! 
Du  luxe  et  des  grandeurs  l'âme  se  rassasie  ; 
Mais  il  est  une  intime  et  simple  poésie 
Que  pour  toi  Dieu  sema  dans  les  champs  d'alentour 
Viens,  tu  feras  des  vers  sur  le  lever  du  jour, 
Et  ton  chant  virginal,  ainsi  qu'une  prière, 
Montera  vers  le  ciel,  d'où  descend  la  lumière.  » 

Et  de  ma  couche  alors  levant  le  blanc  rideau , 
Ma  mère  ,  tu  semblais  soulever  le  fardeau 
Qui  pesait  sur  mon  cœur;  et,  soudain  éveillée, 
Puis  par  tes  douces  mains  avec  soin  habillée , 
Après  avoir  prié  pour  mon  père  et  pour  toi 
Le  ciel  où  maintenant  vous  priez  Dieu  pour  moi  ; 
Après  avoir  reçu  de  ta  lèvre  adorée 
Ce  baiser  du  matin  dont  la  mort  m'a  sevrée , 
Plus  calme  et  ranimant  mon  cœur  à  ton  amour, 
Je  te  suivais  aux  champs  pour  voir  lever  le  jour. 
Et  d'abord  sous  cet  orme  à  l'ombre  séculaire, 
Qui  sur  la  grande  cour  dresse  un  toit  circulaire, 
Comme  pour  abriter  avec  son  vert  manteau 
Du  soleil  du  midi  les  murs  blancs  du  château; 
Sous  cet  orme  où  l'oiseau  pose  son  nid  de  mousse, 
Où  le  coq  matinal  chante,  où  la  poule  glousse, 
Où  le  paon  fait  briller  son  plumage  étoile  , 
D'abord  tu  t'arrêtais  en  égrenant  du  blé  ; 
Et  la  poule  et  le  coq  à  la  crête  écarlate 
Accouraient  en  frappant  le  gazon  de  leur  patte  ; 
Et  le  paon,  déployant  sa  queue  en  tournesol, 

Lear  disputait  le  grain  qui  tombait  sur  le  sol; 
If  les  oiseaux  dans  l'air  jetaient  mille  ramages, 
El  le  soleil  jouait  dans  leurs  brillants  plumages. 


SOUVENIR  DE  SERVANNE  IV 

Je  rêvais  en  voyant  ta  sublime  bonté 
Embrasser  la  nature  en  son  immensité, 
Se  répandre,  depuis  les  douleurs  du  génie 
Jusqu'à  l'agneau  bêlant ,  en  tendresse  infinie , 
Et  donner  à  tout  être ,  bêlas  !  qu'on  foule  au  pié , 
Une  part  de  ton  cœur,  tout  amour  et  pitié. 
Je  rêvais  en  voyant  tout  ce  que  l'homme  blesse , 
Misère,  probité,  génie,  amour,  faiblesse, 
Dans  ton  âme  si  grande  et  si  simple  à  la  fois, 
Trouver  un  sentiment,  des  larmes,  une  voix. 
Cette  troupe  d'oiseaux,  à  tes  pieds  accourue, 
Peignait  la  pauvreté,  qui,  par  toi  secourue, 
Venait  à  la  même  heure,  au  bord  de  ton  chemin  , 
Recevoir  chaque  jour  l'aumône  de  ta  main. 
La  mère  qu'accablait  le  poids  de  ses  entrailles , 
Voyait  doubler  par  loi  le  froment  des  semailles  ; 
Tu  cachais  sous  l'épi  dans  nos  moissons  glané 
La  layette  de  lin  pour  l'enfant  nouveau-né; 
Puis  tu  disais  avec  un  sourire  céleste  : 
«  La  pauvre  femme  assise  à  son  foyer  modeste , 
Ce  soir  en  déliant  les  gerbes  du  faisceau , 
De  ce  fils  qu'elle  attend  trouvera  le  trousseau; 
Et  l'enfant,  qui  déjà  pressentait  la  misère, 
Tressaillera  joyeux  dans  le  sein  de  sa  mère.  » 

La  charité,  l'amour,  ces  di\ines  vertus 
Dont  pour  nous  ennoblir  Dieu  nous  a  revêtus  ; 
La  charité ,  ce  mot  du  céleste  idiome  , 
Qu'un  ange  à  son  berceau  dut  enseigner  à  l'homme, 
La  charité  du  Christ,  qui  fit  naître  la  loi, 
0  ma  mère,  elle  était  inépuisable  en  toi; 
Sur  les  douleurs  du  corps,  sur  les  tourments  de  l'âme, 
Sur  tout  ce  qui  souffrait  tu  versais  son  dictame; 
Oui,  l'amour  qui  console  et  guérit,  tu  l'avais. 
Voilà  pourquoi  marchant  près  de  toi  je  rêvais; 
Pourquoi,  quand  je  sondais  ma  pensée  orgueilleuse, 
Qui  demandait  aux  arts  une  gloire  douteuse, 
Je  me  sentais  rougir  de  désirer  si  peu  : 
Au  lieu  de  tes  \erfus,  la  gloire...  Oh!  non,  mon  Dieu! 

12. 


(38  PENSEROSA. 

La  gloire,  éeho  qui  meurt,  terre  un  jour  éboulée 
Source  qui  se  dessèche  après  s'être  écoulée; 
La  gloire,  qui  n'a  pas  un  ami  près  de  soi, 
Cette  gloire ,  6  mon  Dieu  !  détournez-la  de  moi , 
Et  faites-moi  chercher  la  charité  féconde , 
Dont  ma  mère  reçut  la  couronne  en  ce  monde , 
Et  qui  vint  se  pencher  riante  h  son  chevet 
Le  jour  où  son  exil  ici-bas  s'achevait. 


IX 


MADELEINE. 


A   MADAME    LA    BARONNE    DE  ¥¥¥. 


Pour  rendre  Madeleine  il  fallait  être  femme; 

Un  homme  eût  peint  le  corps,  vous  avez  compris  l'âme; 

Ame  toute  d'amour,  de  génie  et  de  feu , 

Sentant  une  tendresse  immense,  inassouvie, 

La  demandant  au  monde,  aux  plaisirs,  à  la  vie, 

Et  déçue ,  ici-bas ,  la  demandant  à  Dieu  : 

A  Dieu,  foyer  brillant,  à  Dieu,  suprême  essence, 
Qui  de  sa  passion  comprendra  la  puissance, 
Qui  remplira  ce  cœur  que  rien  n'a  pu  remplir, 
Qui,  peuplant  son  désert,  saura  répandre  en  elle 
L'intarissable  amour  et  l'extase  étemelle, 
Immuable  rayon  qu'on  ne.  yoif  point  pâlir. 


MADELEINE.  130 

Cet  éclatant  rayon ,  vous  avez  su  répandre 
Sur  ce  noble  visage  à  la  fois  triste  et  tendre  ; 
II  brille  dans  cet  œil  de  feu  qui  nous  poursuit 
Et  qui  regarde  encore,  avec  d'ardentes  flammes, 
Cette  tète  de  mort,  moins  froide  que  les  âmes 
Qui  pour  elle  n'avaient  que  le  vide  et  la  nuit. 

Oli  !  qu'elle  est  belle  ainsi ,  renonçant  à  la  terre 
Pour  concentrer  en  Dieu  son  amour  solitaire  ! 
L'homme,  en  la  regardant,  se  trouble  et  croit  sentir 
Frissonner  ses  cheveux ,  passer  sa  pure  haleine  ; 
Il  devine  l'amour  qu'inspira  Madeleine, 
Et  voudrait  l'arracher  à  son  saint  repentir. 

Paris,  |8:W. 


LES  SORCIÈRES  DE  MACBETH. 

(imitation  de  siiakspeare.) 


PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Au  loin  déjà  le  chat-tigre,  trois  fois, 
A  miaulé  comme  un  enfant  qui  pleure. 

SECONDE    SORCIÈRE. 

Le  hérisson,  à  la  même  heure, 
A  gérai  dans  le  fond  des  bois  ! 


140  PENSEROSA. 

TROISIÈME    8ÔRCIÈBE. 

11  est  temps,  il  est  temps,  l'heure  sonne. 

PREMIÈRE   SORCIÈRE. 

Tournons  en  rond  autour  du  chaudron  qui  bouillonne 
Jetons-y  le  poison  d'immondes  intestins. 

Crapaud,  qui,  dormant  sous  la  pierre, 
As  durant  trente  jours  échauffé  tes  venins, 
Bous  le  premier  dans  la  chaudière. 


Redoublons  de  travail  et  de  soin , 
Le  mystère  nous  environne  ; 

Nous  n'avons  que  l'enfer  pour  témoin  ; 
Feu  brûle  et  chaudière  bouillonne  ! 

SECONDE   SORCIÈRE. 

Œil  des  lézards  dans  l'eau  pourris, 
Filet  d'un  serpent  aquatique , 
Poil  infect  de  chauves-souris  , 
Rouillez  dans  le  chaudron  magique  ! 
Aile  lugubre  des  hiboux  , 
Aiguillon  fourchu  de  vipère  , 
Pour  que  l'enchantement  s'opère, 
Dans  la  marmite  mélez-vous  ; 
Ainsi  qu'une  infernale  soupe, 
Rouillez  dans  cette  immense  coupe  , 
Kl  forme/,  un  charme  fatal 
De  tous  les  éléments  du  mal  ! 

TOUTES. 

Le  mystère  nous  environne , 
Nous  n'avons  que  l'enfer  pour  témoin; 
Redoublons  de  travail  et  de  soin; 

Feu  brûle  et  chaudière  bouillonne 


LES  SORCIERES  DE  MACBETH.  141 


TROIsIl.MF    SORCIERE. 


Dent  de  loup  et  langue  de  eliien , 
Momie  impure  de  sorcière, 
Foie  ou  de  juif  ou  de  païen, 
Gueule  de  requin  sanguinaire, 
Fiel  de  bouc ,  branche  de  cyprès 
Coupée  aux  éclipses  de  lune , 
Ciguë  arrachée  à  la  brune, 
Peaux  de  grenouilles  de  marais, 
Écailles  d'un  dragon  bizarre, 
Nez  de  Turc,  lèvre  de  Tartare, 
Doigt  d'un  enfant  mort  en  naissant 
Dont  la  prostituée  atroce 
Se  délivra  dans  une  fosse, 
Puis  l'étouffa  tout  vagissant  ! 
Remplissez  la  chaudière  ardente, 
Fraise  de  tigre,  pattes,  yeux, 
Et  faites,  ingrédients  hideux, 
La  bouillie  épaisse  et  gluante  ! 


Redoublons  de  travail  et  de  soin , 
Le  mystère  nous  environne; 

Nous  n'avons' que  l'enfer  pour  témoin  ; 
Feu  brûle  et  chaudière  bouillonne  ! 

SECONDE    SORCIÈRE. 

Refroidissons  cela  dans  du  sang  de  guenon , 
Et  l'enchantement  sera  bon  ! 

HÉCATE. 

C'est  bien,  votre  travail  mérite  mes  louanges, 
Et  chacune  de  vous  aura  part  au  profit  ; 
Mais  il  faut  maintenant  enchanter  les  mélanges 
Qnt'  \ous  avez  jetés  dans  le  chaudron  maudit. 


142  PENSEROSA. 


Comme  des  lutins  et  des  fées, 
Pour  que  le  charme  soit  fécond , 
Chantez,  chantez,  chantez  en  rond 
Autour  des  flammes  étouffées  ! 

CHANSON. 

Accourez ,  noirs  et  blancs  esprits  ! 
Venez ,  esprits  rouges  et  gris  ; 
Vous  qui  savez  comment  on  mêle, 
Mêlez  cette  liqueur  nouvelle  ! 

Paris,  1836. 


XI 

LA  VOIX  DUNE  MÈRE. 


Enfant  qui  seras  femme , 
N'ouvre  jamais  ton  âme 
Qu'aux  modestes  vertus  ; 
Que  ta  charité  sainte 
Berce  et  calme  la  plainte 
Des  esprits  abattus  ! 

Que  ta  pure  espérance 
Relève  la  souffrance; 
Que  ton  hymne  de  foi , 
Comme  une  chaste  offrande, 
Monte  au  ciel  et  répande 
La  paix  autour  de  toi. 


LA  VOIX  B'UJSE  MÈRE.  143 

Sois  l'ange  qui  console  ; 

De  ta  douce  parole 

Prodigue  le  secours  ; 

Au  malheur  tends  l'oreille, 

Près  du  malade  veille 

£t  près  du  pauvre  accours. 

D'une  mère  qui  t'aime 
Dieu  voulut  te  bénir  ; 
Laisse-la,  pour  toi-même , 
Disposer  l'avenir. 

Travaille ,  prie  et  chante  ! 
Le  travail  t'ennoblit , 
La  loi  te  rend  touchante, 
La  gaité  t'embellit  ! 

Et  si  Dieu  t'a  douée 
D'un  esprit  noble  et  grand , 
Sois  humble  et  dévouée, 
Sois  belle  en  l'ignorant. 

Laisse  à  l'homme  la  gloire , 
Les  triomphes,  le  bruit; 
Pour  nous,  aimer  et  croire 
Au  bonheur  nous  conduit. 

Coule  une  vie  obscure 
Que  le  devoir  remplit  : 
L'onde  à  l'ombre  est  plus  pure, 
Rien  ne  trouble  son  lit. 


Paris,  1837. 


144  PENSEROSA. 


XII 


EGGE  HOMO. 

(SUR  UN    CHRIST    DE   RUBENS.  ) 


Voilà  l'homme!  ô  mon  Dieu!  comme  ton  divin  Fils, 

L'homme  qui  pense  et  croit  est  sur  un  crucifix  ! 

A  son  front  qui  s'incline  on  jette  de  la  boue  ; 

De  sa  lèvre  altérée  on  approche  le  liel , 

Et  quand  il  croit  trouver  les  caresses  du  ciel , 

Le  baiser  de  Judas  s'arrête  sur  sa  joue  ! 

Mais,  en  portant  sa  croix,  s'il  était  Christ  encor, 

11  pourrait  du  Calvaire  entrevoir  le  Thabor  ; 

Le  but  adoucirait  les  horreurs  de  la  route, 

Pour  sa  vie  il  saurait  qu'il  a  l'éternité, 

Le  ciel,  pour  racheter  sa  triste  humanité  ; 

Mais  nous,  que  savons-nous?  nous  n'avons  que  le  doute. 

En  suivant  le  sentier  rude  de  la  vertu , 
Notre  esprit  se  révolte,  incertain,  abattu; 
Et  quand  l'impiété  nous  jette  son  sarcasme, 
Hélas!  nous  sentons  trop  qu'elle  nous  a  jugés, 
Qu'elle  a  vu  dans  nos  cœurs  mornes,  découragés, 
Une  foi  vacillante  et  sans  enthousiasme. 

Elle  a  mi  que  souvent  sont  montés  jusqu'à  nous 
Les  bruits  de  ses  plaisirs,  qui  nous  ont  semblé  doux  ; 


LCCE  HOMO. 

Que,  lorsque  radieuse  elle  sort  de  sa  fange, 
Souvent  de  notre  choix  prêts  à  nous  repentir, 
Nous  avons,  déchirant  la  robe  du  martyr, 
Pensé  que  le  démon  est  plus  heureux  que  l'ange. 

En  nous  voyant  (.Yen  bas  aspirer  au  sommet , 
Elle  raille  les  biens  que  la  mort  nous  promet  ; 
Et  du  lot  de  la  terre  avide  et  satisfaite, 
Pour  elle ,  les  instincts  qu'elle  court  assouvir 
Réalisent  le  ciel  où  nous  voulons  gravir. 
Et  pour  nous...  si  le  ciel  n'était  qu'une  défaite  ! 

Si  nos  longs  jours  d'ennui,  si  nos  chagrins  poignants, 
Si  ces  âpres  dégoûts  dont  nos  cœurs  sont  saignants, 
Ne  trouvaient  pas  après  une  onde  qui  les  lave  ; 
Si,  quittant  cette  terre  où  nous  pouvions  jouir, 
Au  but  FÉden  promis  allait  s'évanouir  ; 
Si  d'une  illusion  notre  âme  était  esclave  ! 

Voila  ce  (pie  nous  dit  le  doute  au  dard  rongeur, 
Ce  qui  fait  sur  nos  fronts  éclater  la  rougeur, 
Lorsque  nous  proclamons  qu'en  nous  la  paix  habite, 
Que  la  foi  nous  conduit  sans  trouble,  sans  combats. 
Quand  nous  parlons  ainsi ,  le  doute  vient  tout  bas 
Démentir  notre  voix  avec  sa  voix  maudite. 

Que  le  calvaire  est  dur  à  qui  veut  le  monter 

Aux  oasis  humains  sans  jamais  s'arrêter! 

Sans  reposer  son  pied  que  déchire  la  ronce, 

Sans  boire  aux  flots  souilles  doux  aux  lèvres  des  sens 

Sans  permettre  à  son  cœur  d'écouter  les  accents 

De  génie  et  d'amour  que  la  terre  prononce  î 

Comme  le  Christ,  il  sait  qu'au  pied  du  roc  s'étend 
Quelque  Jérusalem,  quelque  cité  portant 
Jusqu'aux  deux  ses  palais,  ses  dômes  de  porphyre  ;' 
Que  la  la  volupté,  l'or,  le  bonheur  humain, 
Ont  de  plus  d'une  vie  enivré  le  chemin, 
Il  qu'à  la  sienne  aussi  ces  biens  pouvaienl  suffire. 

13 


146  PEXSEROSA. 

Mais  il  marche  toujours,  car  il  s'est  contié, 
Dans  ses  heures  d'angoisse,  au  Dieu  crucifié; 
Puis  l'orgueil  ou  la  foi  tour  à  tour  le  relève  : 
L'orgueil  dit  de  poursuivre  et  de  persévérer  ; 
La  foi,  de  regarder  au  delà,  d'espérer  ; 
Et  le  martyr  brisé  recommence-  son  rêve. 

Et  lorsque  la  mort  vient  l'arracher  à  la  croix , 

Qu'il  contemple  la  terre  une  dernière  fois, 

Elle  lui  jette  encor  des  clameurs  enivrantes  : 

«  Ils  sont  heureux  là-bas,  si  je  m'étais  trompé  !  » 

Pense-t-il;  et  ce  cri  de  son  cœur  échappé 

Fait  baisser  tristement  ses  paupières  mourantes. 

C'est  alors  que ,  sans  doute ,  en  son  âme  descend 
De  la  foi  du  vrai  Christ  quelque  nu  on  perçant, 
Et  que  voyant  au  ciel,  qui  pour  lui  s'illumine, 
La  couronne  promise  à  son  sublime  effort, 
Il  comprend  la  patrie  où  vivra  l'homme  fort, 
Et  ne  regrette  plus  la  terre  qu'il  domine. 

PjuIb,  1838. 


A  MADAME  LEBRUN.  147 


XIII 


A  MADAME  LEBRUN1. 


Oh!  c'est  vous  qui  fûtes  poète, 
Vous  dont  Tàme ,  des  le  berceau 
Reçut  de  Dieu  ,  pour  interprète , 

Au  lieu  d'une  lyre  un  pinceau. 

C'est  une  grande  poésie 
Que  celle  qui  parle  au  regard , 
Et  qui  montre  à  l'àme  saisie 
La  nature  enchaînée  à  l'art! 

Dans  ce  tableau  qui  la  révèle  - , 
Que  Marie-Antoinette  est  belle! 
Que  son  front  pur  est  gracieux  ! 
Le  sang  circule  sous  sa  joue, 
Et  son  d'il  où  la  flamme  joue 
Reflète  son  âme  et  les  cieu\  ! 


1  Madame  Vigée-Lebran,  peintre  célèbre  (le  Marie-Antoinette,  a   parcouru  une 

de*  plus  ln-illuiites  carrières  d'artiste.  Ouaud  la  révolution  de  1789  l'obligea  à  qnit- 
l  t  la  France,  quoique  bien  jeune  encore,  elle  avait  déjà  fait  tous  les  portraits  de  la 
famille  royale  et  ceux  des  (grandes  familles  de  la  cour;  elle  avait  été.  reçue  de  l'A- 
■  adi'uiie  et»  Bcau-ArU  de  l'ranee;  Ulentol  toutes  les  académies  des  capitales  où. 
elle  séjourna  durant  l'énii;;i  atiou  voulurent  aussi  la  compiler  parai  leurs  m<  -uiKn  s, 
et  tous  les  souverains  et  toutes  les  princesses  de  l'Kurope  désirèrent  avoir  leurs  por- 
tiaits  peints  par  elle. 

■2  Tous  les  portraits  dont   il  est  pari.'  <lans  ces  vers  décoraient  les  salons  de  mn- 
dame  fcebrao,  ai  l'on  rencontraii  chaque  hiver  I  élite  de  la  société  de  Paris, 


148  PENSEROSA. 

Ici,  comme  un  contraste  à  sa  beauté  divine,  ■ 
Vous  nons  avez  rendu  la  grande  Catherine: 
Sa  pensée  énergique  anime  chaque  trait; 
Vous  la  \ites  un  jour  fière,  puissante  et  forte! 
Puis  la  mort  la  frappa!...  Mais  elie  n'est  pas  morte  : 
Elle  revit  dans  ce  portrait! 

Là ,  Paésiello  *  semble  encore 
Arracher  au  clavier  sonore 
Des  sons  sublimes  et  touchants , 
Et  dans  son  regard  plein  de  flamme 
Vous  avez  fait  passer  son  âme 
Comme  elle  passait  dans  ses  chants. 

Puis  vous  avez  gravé  les  douleurs  de  l'artiste 
Sur  ce  noble  visage  au  front  rêveur  et  triste  : 
Robert  voit  devant  lui  de  magiques  tableaux  , 
Mais  il  voudrait  en  vain  en  saisir  l'harmonie  , 
La  nature  se  montre  à  l'œil  de  son  génie  , 
Et  se  dérobe  à  ses  pinceaux  -. 

Puis  voici  Grassini  la  belle; 
De  ses  yeux  l'ardente  étincelle 
Dans  un  regard  vient  nous  frapper  ; 
Sur  son  front  la  grâce  repose, 
Et  de  sa  bouche  fraîche  et  rose 
Un  chant  semble  encor  s'échapper  ! 

Mais  quel  est  ce  tableau  qu'on  admire  et  qu'on  aime, 
Cette  mère  si  jeune  encore?  oh!  c'est  vous-même; 


1  L'année  où  ce  portrait  tut  exposé  au  Salon,  il  te  trouvait  placé  à  coté  d'un  an- 
tre portrait  peint  par  David.  Un  jour  où  le  grand  maître  parcourait  If  Louvre  avec 
platieurt  de  ses  élèves,  il  s'arrêta  en  lace  «lis  deux  portraits,  et  désignant  celui 
peint  par  madame  Lebrun  :  «  Voilà,  s'écria-t-il,  l'œuvre  de  l'homme,  I œuvre  'lu 
grand  artiste  ;  le  mien  est  l'œuvre  'l'une  fomme!...  » 

2  Bobert,  peintre  célèbre  d  onlemporaio  '!<■  David,  était  mi  grand 
dessinateur;  il  rendait  bien  les  lignes,  les  contours,  le  Formes  'le  la  nature;  mais, 
médiocre  coloriste,  il  m-  pouvait  en  rendre  l'éclat,  et  c'était  pour  lui  one  profonde 
douleui  que  cette  insuffisance  dont  il  était  pénétré,  ci  qu'il  ne  pouvait  vaincre. 


A  MADAME  LEBRUN.  1  .9 

Tout  entière  aux  transports  de  l'amour  maternel , 
De  la  gloire  et  des  arts  vous  oubliez  l'ivresse, 
Et  \os  bras  entr'ouverts  bercent  avec  tendresse 
L'enfant  qui  vous  attend  au  ciel.... 

A  vos  œuvres  divinisées, 
Dans  ses  palais,  dans  ses  musées, 
L'Europe  étonnée  applaudit, 
Et  vos  innombrables  ouvrages 
Sont  autant  de  sublimes  pages 
Où  votre  gloire  resplendit. 

Lorsque  Versailles  se  décore , 

Se  ranime  et  revit  encore 

Sous  le  souvenir  du  passé; 

Parmi  ses  toiles  immortelles, 

Aux  plus  toucbantes,  aux  plus  belles 

On  trouve  votre  nom  tracé. 

Qu'elle  est  noble  votre  carrière  ! 
Quelle  femme  n'en  serait  litre  ' 
Quel  homme  n'en  serait  jaloux? 
L'éclat,  les  honneurs,  l'opulence, 
Ont  embelli  votre  existence, 
Et  vous  ne  le  devez  qu'à  vous  ! 


13 


150  PENSEROSA. 


XIV 


CECILE. 


SOUVENIRS    DE    MA    MERE. 


o 


Souvent,  dans  mon  enfance,  elle  aimait  à  me  dire 
Une  histoire  naïve,  inimitable  à  l'art, 
Mais  touchante  et  sublime,  alors  que  son  regard, 
Son  geste ,  son  accent ,  son  céleste  sourire 
Peignaient  des  sentiments  que  l'art  ne  peut  décrire, 
Et  qui  de  son  récit  jaillissaient  au  hasard. 

Elle  avait  une  saur,  vierge  candide  et  pure, 

Qui  tenait  plus  de  Dieu  que  de  la  créature , 

Ange  qu'à  son  amour  ravit  un  prompt  trépas, 

Qui  glissa  sur  la  terre  et  qui  n'y  toucha  pas. 

Jamais  esprit  plus  pur,  jamais  formes  plus  belles; 

Elle  avait  tout  d'un  ange,  Ame  et  corps,  moins  les  ailes, 

Les  ailes  qu'en  venant  vers  nous  elle  quitta 

Pour  les  reprendre  au  ciel  lorsqu'elle  y  remonta. 

Elle  est  morte  a  quinze  ans,  dans  une  paix  profonde, 

Avant  d'avoir  ouvert  son  âme  cbaste  au  monde, 

Morte  ne  connaissant  que  le  toit  paternel, 

Que  l'église  des  champs  dont  elle  ornait  l'autel, 

Que  les  pauvres  venanl  recevoir  le  dimanche 

L'aumône  qui  tombait  de  sa  main  frêle  et  blanche, 

Et  que  la  (ioi\  de  pierre  au  coteau  se  penchant, 

Qui  la  voyait  prier  chaque  soleil  couchant; 


CÉCILE.  151 

Cécile  (  ce  doux  nom ,  ce  nom  plein  d'harmonie 

D'une  femme  qui  fut  sainte  par  le  génie, 

Qui,  sentant  dans  son  sein  des  arts  le  noble  feu, 

Y  consumait  son  âme  et  relevait  vers  Dieu 

Dans  des  chants  qu'écoutait  la  terre  recueillie  , 

Mais  qu'elle  dérobait  au  monde  où  tout  s'oublie, 

Pour  aller  dans  les  lieuv  au  Seigneur  consacrés 

Épancher  son  génie  en  des  hymnes  sacrés); 

Cécile  était  son  nom,  et,  comme  sa  patronne, 

Elle  savait  des  chants  pour  Dieu ,  pour  la  Madone , 

Pour  les  saints  du  hameau  qu'on  chômait  chaque  mois; 

Et  quand  près  de  l'autel  elle  élevait  la  voix , 

Aux  accents  échappés  de  cette  âme  angélique, 

Qui  peignaient  sa  candeur  dans  un  pieux  cantique, 

Les  naïfs  habitants  du  village,  à  genoux  , 

Disaient  :  «  Un  séraphin  est  venu  parmi  nous!  » 

Elle  ne  savait  pas  que  cette  voix  si  belle 

Attirait  tous  les  yeux  et  tous  les  cœurs  vers  elle  ; 

Elle  ne  savait  pas  que  6on  âme  et  son  corps 

Avaient  reçu  du  ciel  de  magiques  trésors, 

Et  que  dans  les  cités,  en  voyant  tant  de  grâces, 

Les  hommes  éperdus  auraient  suivi  ses  traces , 

Apportant  à  ses  pieds  et  richesse  et  grandeur, 

Pour  obtenir  l'amour  d'un  ange  de  candeur. 

Non,  elle  s'ignorait,  et,  simple  jeune  fille, 

Pour  elle  l'univers  était  dans  sa  famille, 

Dans  ce  cercle  borné  qui  suffit  à  nos  jours 

Lorsque  les  passions  n'en  troublent  pas  le  cours. 

Ainsi,  comme  la  source  errante  et  diaphane 

Qui  ceint  de  ses  Ilots  purs  le  vallon  de  Servanne 

Sans  refléter  jamais  la  fange  ou  la  cité , 

Ainsi  coulait  sa  vie,  onde  de  pureté. 

Un  jour,  près  du  foyer  qui  chaque  soir  rassemble 
Et  l'aïeule  et  la  mère  et  les  deux  sieurs  ensemble, 
D'un  tissu  précieux  nuançant  les  couleurs, 
Cécile  sous  ses  doigts  faisait  naître  des  fleurs, 
Et,  les  regards  baissés,  en  guidant  son  aiguille, 
Rêveuse,  elle  écoutait  discourir  sa  famille. 
Assise  au  coin  du  feu  dans  l'antique  fauteuil, 


152  PENSEROSA. 

L'aïeule  aux  cheveux  blancs  disait  avec  orgueil 

Comment  son  noble  époux ,  au  passage  d'un  prince , 

Présidait  les  États  de  toute  la  province, 

Et  comment,  de  son  siège,  il  avait  fièrement 

Réprimandé  le  prince  au  nom  du  parlement. 

«  Oh!  je  fus,  ce  jour-là,  reine  de  la  Provence! 

Mais  ma  vie  est  finie  et  le  trépas  s'avance.  - 

Je  n'ai  plus,  disait-elle,  espoir  dans  l'avenir; 

Je  ne  vis  désormais  que  par  le  souvenir. 

—  La  mort  !  chassez  bien  loin  cette  pensée  amère , 

S'écriait  Henriette  (Henriette,  ma  mère!), 

Dans  vos  petits- enfants  ne  renaissez- vous  pas  ? 

L'an  passé,  lorsqu'au  bal  vous  suivîtes  mes  pas, 

Dites,  n'étiez-vous  pas  heureuse  et  rajeunie? 

Quand ,  pour  ouvrir  la  fête  offerte  à  son  génie , 

Cet  homme  aux  traits  hideux ,  mais  à  l'esprit  si  beau , 

Que  vous  nommez,  je  crois,  comte  de  Mirabeau, 

Pour  danser  avec  lui  tout  à  coup  m'a  choisie, 

Chaque  femme  en  devint  pâle  de  jalousie; 

Vous  seule  me  suiviez  d'un  regard  triomphant , 

Et  partagiez  l'orgueil  de  votre  heureuse  enfant.  » 

Et  l'aïeule  charmée  embrassait  Henriette, 

Dont  l'àme  s'éveillait  innocente  et  coquette, 

Et  qui  brodait,  rieuse,  une  robe  de  bal, 

Rêvant  fête  et' succès  dans  son  cœur  virginal. 

Cécile,  à  côté  d'elle,  écoutait  sans  comprendre 
Les  projets  d'un  plaisir  qu'elle  n'eût  osé  prendre; 
Le  monde  était  pour  elle  encore  sans  douceur  : 
Lorsque  dans  une  fête  on  conduisait  sa  sœur, 
Résistant  aux  désirs  mondains  de  son  aïeule, 
Au\  champs,  [très  de  sa  mère,  elle  demeurai!  seule, 
El  sa  main  répandait  sur  le  pauvre  oublié 
L'argent  qu'a  se  parer  elle  aurait  employé. 
C'est  que  son  âme  pure,  ineffable  mystère, 
Sentait  qu'elle  n'avait  qu'à  passer  sur  la  terre, 
El  <pic  l'exil  commun  pour  elle  raccourci, 
Rapide,  en  peo  de  jours  devail  finir  ici. 
On  voyait,  an  souris  de  sa  lèvre  si  pale, 
A  son  teint  transparent  ci  blanc  connue  l'opale, 


CÉCILL.  153 

A  la  veine  d'azur  qui  cernait  ses  doux  yeux , 
Qu'elle  devait  bientôt  s'en  retourner  aux  cieux. 
Ce  soir-là,  l'incarnat  se  jouait  sur  sa  joue 
Comme  un  rayon  pourpré  qui  sur  l'onde  se  joue, 
Et  sur  son  chaste  front  de  cheveux  blonds  voilé 
Répandait  mollement  son  reflet  ondulé; 
Quelquefois  s'échappait  de  sa  poitrine  frêle 
La  toux  qui  la  tuait  et  la  rendait  plus  belle; 
Quand  vers  sa  joue  alors  son  sang  se  refoulait, 
Sa  mère  lui  tendait  une  tasse  de  lait , 
Et  la  ?ierge  y  trempait  sa  lèvre  pure  et  rose  ; 
Puis,  reprenant  la  fleur  sur  son  ouvrage  éclose, 
Ignorante  d'un  mal  dont  on  meurt  sans  souffrir, 
Elle  laissait  gaiment  son  aiguille  courir. 
Ce  n'était  point  l'écharpe  ou  la  robe  émailléc 
Qu'elle  voulait  ce  soir  finir  dans  la  veillée; 
C'était  le  voile  blanc  du  calice  divin 
Où  le  prêtre  en  sang  pur  transformera  le  vin, 
Cachant  le  corps  du  Christ  sous  l'éclat  du  ciboire, 
Et  le  vase  sacré  sous  les  plis  de  la  moire. 

Artiste  consacrée  à  l'autel  du  Seigneur, 
Surpassant  la  peinture  en  relief ,  en  fraîcheur, 
Cécile  avait  'mode  sur  l'étoffe  onduleuse 
L'Agneau  pascal  portant  la  croix  miraculeuse; 
Des  gouttes  d'un  sang  pur  s'échappaient  de  son  sein 
Et  tombaient  sur  des  fleurs  alentour  du  dessin  ; 
Puis,  de  ses  ailes  d'or  couronnant  ce  symbole, 
La  colombe  au  tableau  formait  une  auréole. 

La  vierge,  avec  amour  soignant  chaque  détail, 
Avait  presque  achevé  son  patient  travail. 
Il  ne  lui  restait  plus  à  broder  qu'une  feuille 
Des  roses  où  le  sang  rédempteur  se  recueille; 
Mais,  pour  la  terminer,  le  fil  vert  et  soyeux 
A  manqué  tout  à  coup  à  ses  doigts  gracieux; 
La  boliine  d'émail  de  soie  est  dépouillée; 
11  ne  lui  reste  pas  une  seule  aiguillée. 
Comment  faire?  il  est  tard,  le  village  est  lointain; 
Son  ouvrage  a  l'église  est  attendu  demain; 


1^4  PENSER OS A. 

Demain,  jour  de  Noël,  elle  a  fait  la  promesse 

De  l'offrir  à  l'autel  à  l'heure  de  la  messe; 

Et  voilà  qu'arrivée  à  la  dernière  fleur , 

La  soie  est  épuisée.  Alors ,  dans  sa  douleur, 

Cécile  regardait  en  pleurant  son  ouvrage , 

Et  sa  sœur  souriait  :  «  Enfant,  reprends  courage; 

»  Viens,  je  crois  avoir  vu  de  la  soie  à  broder 

»  Dans  le  bahut  gothique;  allons  sans  plus  tarder.  » 

Et  les  deux  jeunes  soeurs  s'élancent,  et,  joyeuses, 

Traversent  un  grenier  aux  murailles  poudreuses. 

Dans  un  angle  une  caisse,  en  cuir  noir  damassé, 

S'étalait  au  milieu  des  débris  du  passé, 

De  ces  meubles  vieillis  qu'une  mode  nouvelle 

Jette  au  rebut  après  un  service  fidèle  : 

Ainsi  nous  délaissons  nos  parents,  nos  amis, 

Qui  sont  auprès  de  nous  dans  la  tombe  endormis. 

Pourtant  ce  coffre  antique,  à  couverture  noire, 

Au  château  rappelait  une  touchante  histoire. 

Une  enfant  du  hameau,  mariée  au  Brésil, 

N'avait  trouvé  là-bas  qu'une  terre  d'exil. 

Quand  la  mort  amena  sa  dernière  journée  : 

«  Je  veux  dormir,  dit-elle,  aux  lieux  où  je  suis  née  ! 

Et  ses  filles  en  pleurs  jurèrent  qu'au  hameau 

Auprès  de  sa  famille  elle  aurait  un  tombeau. 

Pour  accomplir  ce  vo-u,  traversant  l'onde  amère, 

Elles  vinrent  eu  France  ensevelir  leur  mère. 

Mon  aïeule,  au  château,  les  reçut,  et  leurs  jours 

Sous  ce  toit  protecteur  achevèrent  leur  cours. 

A  leur  mort,  ma  grand'mère  entendit  les  créoles 

Lui  murmurer  tout  bas  quelques  vagues  paroles  : 

«   De  notre  platitude  acceptez  ce  tribut,  » 

Disaient-elles,  du  geste  indiquant  le  bahut; 

Puis  leur  mourante  \oi\,  manquant  à  leur  pensée, 

S'éteignit  sans  finir  la  phrase  commencée. 

Et  lorsque  dans  ce  nieiilile  on  voulut  regarder, 

On  découvrit  au  fond  de  la  soie  à  broder 

Sur  mille  pelotons  de  couleurs  variée!  ; 

Pni-,  des  (lèches,  des  arcs,  des  aigrettes  p|o\ées, 
Des  pannes  de  sainage;  et  ces  objets  divers, 
Reconnus  sans  valeur,  furent  livrés  aux   vers; 


CÉCILE.  155 

Et  l'on  avait  laissé  dormir  la  vieille  caisse 

Jusqu'au  jour  où  les  sœurs  vinrent,  dans  leur  détresse, 

Chercher  le  fil  soyeux  nécessaire  à  finir 

Ce  voile  qu'à  l'autel  demain  on  doit  bénir. 

Parmi  les  pelotons  la  nuance  est  trouvée  ; 

La  première  aiguillée  est  d'abord  enlevée , 

Et  la  soie  apparaît  dans  toute  sa  fraîcheur. 

Tandis  qu'on  la  dévide ,  ô  surprise  !  ô  bonheur  ! 

Un  petit  lingot  d'or,  caché  sous  la  pelote, 

S'échappant  de  la  soie  à  mesure  qu'on  Pote, 

Retombe  sur  le  sol  et  bondit  bruyamment. 

Les  sœurs  restent  sans  voix  dans  leur  étonnement. 

Dans  chaque  peloton  un  lingot  se  recèle  : 

A  leurs  pieds  leur  trésor  grossit  et  s'amoncelle. 

Alors,  formant  tout  haut  mille  vœux  différents, 

Elles  courent  porter  cet  or  à  leurs  parents. 

L'aïeule,  présidant  un  conseil  de  famille, 

En  fit  deux  lots  pareils  pour  chaque  jeune  fille  ; 

Et  Cécile  au  village  alla,  le  lendemain, 

Distribuer  sa  part  aux  pauvres  du  chemin. 

Mais  lorsque  du  bahut  elle  conta  l'histoire, 

A  son  naïf  récit  on  ne  voulut  pas  croire  : 

On  criait  au  miracle  en  voyant  ce  trésor  ; 

On  disait  qu'elle  avait  changé  la  soie  en  or, 

Qu'elle  était  une  sainte  ici-bas  descendue , 

Et  que  bientôt  au  ciel  elle  serait  rendue. 

On  dit  Mai;  car  un  an  a  peine  s'écoula 
Qu'en  souriant,  vers  Dieu,  Cécile  s'emola. 

Paris,  18J9. 


150  PEÎNSEROSA. 


XV 


LES  ORPHELINS  DE  PALERME. 


Vers  inspirés  par  un  petit  groupe  de  M.  Pradier,  représentant  une 
jeune  fille  priant  près  de  son  frère  endormi. 


a 


Le  jour  vient  de  tomber,  jour  brûlant  de  l'été, 
Qui  laisse,  en  s' éteignant,  un  crépuscule  rose 
Dont  la  lueur  descend  en  reflet  argenté 
Sur  l'enfant  chaste  et  nu  qui  mollement  repose. 

Insoucieux,  il  dort;  pour  lui  le  jour  fut  plein 
De  doux  soins  qu'il  a  pris  pour  les  soins  d'une  mère. 
II  ne  sait  pas  encor,  pauvre  enfant  orphelin, 
Qu'il  n'a  plus  qu'une  sœur,  dont  la  vie  est  amère ; 

Une  sœur  que  la  mort  épargna  comme  lui , 
Quand  le  fléau  changeait  Païenne  en  cimetière, 
Ange  sauvé  par  Dieu  pour  être  son  appui , 
Seul  être  survivant  à  sa  famille  entière. 

Vierge  de  dix-sept  ans,  elle  a  déjà  souffert 
De  ces  graves  douleurs  qui  vieillissent  la  femme  ; 
A  l'amour  maternel  son  cœur  pur  s'est  ouvert 
Avant  qu'un  autre  amour  soif  éclos  dans  son  âme. 

Jeune,  sans  joie  au  cœur,  cl  belle  sans  orgueil, 
a  son  frère  au  berceau  sa  vie  est  enchaînée; 
Pieuse,  elle  a  juré,  sur  un  double  cercueil, 
De  remplacer,  pour  lui,  leur  mère  moissonnée. 


LES  ORPHELINS  DE  PALERME.  157 

Si,  durant  son  repos,  elle  l'entend  gémir, 
Elle  verse  un  lait  pur  dans  sa  bouche  vermeille , 
Murmure  encor  le  chant  qui  vient  de  l'endormir, 
Et  se  penche  vers  lui  jusqu'à  ce  qu'il  sommeille. 

Mais  son  œil  s'est  fermé  ;  son  petit  bras  pendant 
Fait  ployer  le  coussin  de  la  chaise  d'ébène, 
Où,  mieux  qu'en  son  berceau,  la  brise  d'occident 
Rafraîchira  son  corps  de  sa  suave  haleine, 

La  sœur  reste  à  genoux  près  du  frère  qui  dort; 
A\ant  de  regagner  sa  couche  virginale, 
Sur  leurs  pauvres  parents ,  endormis  par  la  mort , 
Elle  prie,  et  vers  Dieu  sa  prière  s'exhale. 

Alors  la  Foi  répand  sa  céleste  douceur 
Sur  les  pensers  de  deuil  que  son  âme  renferme  ; 
Et  la  Mère  de  Dieu  sourit  comme  une  saur 
A  cette  vierge-mère,  orpheline  à  Païenne. 

Paris,  IS3S. 


XVI 

LE  FRUIT  DE  LA  PENSÉE 


Le  fruit  de  la  pensée  est  amer  pour  ma  bouche, 
l.t  la  cendre  en  jaillit  aussitôt  que  j'\  touche  ; 
l.i  cependant  ma  lèvre,  alors  qu'elle  le  fuit, 
Sent  une  ardente  soif  qui  la  brûle  et  l'altère, 

14 


1  ô8  PENSEROSA. 

Et  je  reviens  encor  demander  à  la  terre 
L'arbre  de  la  science,  et  j'en  cueille  le  fruit. 

Fruits  stériles  et  morts  qui  n'a^  ez  point  de  germe , 
Œuvres  vivant  un  jour,  et  que  la  tombe  enferme, 
Créations  de  l'homme  où  Dieu  n'a  point  de  part, 
Rêves  de  vanité,  de  gloire  et  de  folie, 
Sources  d'énervement  où  mon  àme  s'oublie, 
La  fortifirez-vous  à  l'heure  du  départ  ? 

Ainsi  que  le  mineur  sous  la  terre  inféconde 
S'épuise  et  cherche  en  vain  de  l'or  ;  ainsi  le  monde 
Voit  s'épuiser  notre  àme  en  efforts  de  géant  ; 
L'espérance  l'entraîne  au  sentier  qu'elle  creuse  ; 
Elle  marche  toujours,  ardente  et  courageuse, 
Puis  se  sent  défaillir  en  face  du  néant, 

Du  néant  des  grandeurs  et  des  gloires  humaines, 
Des  sciences,  des  arts,  dont  les  vastes  domaines 
Ne  lui  verseront  pas  d'ondes  pour  s'étancher  ; 
Du  néant  qui,  railleur,  l'accable  et  l'humilie, 
En  jetant  le  dégoût  comme  une  amcre  lie 
Au  fond  de  tous  les  biens  que  l'orgueil  fait  chercher 

Que  ne  puis-je,  fuyant  le  monde  qui  m'entoure, 
>"e  plus  boire  à  la  coupe  où  ma  lèvre  savoure 
L'enivrement  de  l'âme  et  l'oubli  des  douleurs; 
Et,  portant  le  fardeau  d'une  immense  tristesse, 
Dire  ii  l'humanité,  comme  la  prophétesse, 
Des  secrets  qu'ont  ravis  la  prière  et  les  pleurs  ! 


Paris,  1836. 


JALOUSIE.  159 


XVI 


JALOUSIE. 


Jeunes  femmes,  parfois,  quand  je  vais  me  mêler 

A  vos  jeux...  si  je  sens  mon  âme  se  troubler, 

Si  soudain  sur  mon  front  une  ride  se  creuse, 

Si  ma  pensée  empreint  sa  trace  douloureuse 

Sur  mes  traits,  que  l'on  voit  se  couvrir  de  pâleur, 

Ce  n'est  point  jalousie,  ô  femmes,  c'est  douleur  ! 

Du  bonheur  passager  de  la  nom  elle  épouse , 

De  ses  illusions  je  ne  suis  pas  jalouse. 

Quand  elle  apparaît,  j'aime  à  l'entendre  applaudir, 

A  voir  sous  l'oranger  son  front  pur  resplendir, 

Sa  parure  éblouir  la  foule  qui  l'entoure  ; 

J'aime  à  la  croire  heureuse  alors  qu'elle  savoure 

Cet  encens  que  le  monde  aux  femmes  jette  un  jour, 

Encens  de  vanité  parfumé  par  l'amour  !... 

Mais  ce  qui  me  torture  et  fait  fléchir  mon  àme, 

C'est  de  voir  auprès  d'elle  assise  une  autre  femme , 

Jeune  de  son  bonheur,  dont  elle  prend  sa  part, 

Fière  de  ses  succès,  l'adorant  du  regard, 

Et  la  nommant  tout  haut  sa  fille,  ô  peine  amère  ! 

Je  suis  jalouse  alors,  car  je  n'ai  plus  de  mère  ! 


160  PENSEROSA. 


XVIII 

LE  LISERON. 


Aimez  le  liseron,  cette  fleur  qui  s'attache 
Au  gazon  de  la  tombe,  à  l'agreste  rocher; 
Triste  et  modeste  Heur  qui  dans  l'ombre  se  cache 
Et  frissonne  au  toucher. 

Aimez  son  teint  si  pâle  et  son  parfum  d'amande; 
Ce  parfum,  on  le  cherche,  il  ne  vient  pas  à  vous; 
Mais,  à  l'humble  corolle,  alors  qu'on  le  demande, 
On  le  sent  pur  et  doux. 

Il  ne  pénètre  pas  les  sens,  comme  la  rose  ; 
Il  ne  jette  pas  l'âme  en  de  molles  langueurs  ; 
Suave  et  virginal,  de  l'ivresse  il  repose 
Et  rafraîchit  les  cœurs. 

De  l'amour  idéal  chaste  et  touchant  emblème, 
Il  \il  et  meurt  caché  sous  le  regard  de  Dieu, 
S'abreuve  <!<•  rosée  ef  de  soleil,  de  même 
Que  l'âme  se  nourrit  de  larmes  et  de  feu. 

Comme  l'amour  encor  qui,  pudique,  se  voile, 
L'homme,  sans  le  sentir,  le  foule  sons  ses  pas; 
Ou  parfois  à  la  tige  il  arrache  l'étoile 

El  ne  l'aspire  pas  : 


LE  LISERON.  ICI 


Plus  d'un  cœnr  tut  ainsi  brisé  dans  le  silence, 
Étouffant  un  amour,  mystère  de  pudeur  ; 
Désir  inexprimé  qui  vers  le  ciel  s'élance, 
Comme  du  liseron  la  balsamique  odeur  ' 


Paris,   1837, 


XIX 


AIX. 


Quand  le  sol  en  hiver  est  blanchi  par  la  neige , 
Qu'on  voit  trembler  le  roc  que  le  mistral  assiège, 
Comme  sous  l'océan  on  sent  trembler  recueil  ; 
Quittant  jusqu'au  printemps  ces  campagnes  de  deuil 
Xous  allions  habiter  la  cité  provençale, 
Suzeraine  autrefois,  mais  aujourd'hui  vassale. 
Vassale  !  avec  sa  tour  gothique  à  l'horizon, 
Ses  portails  couronnés  d'armes  et  de  blason , 
Ses  clochers  dentelés ,  ses  sombres  cathédrales 
Où  rois  et  chevaliers  reposent  sous  les  dalles. 
Vassale  !  ô  désespoir  d'un  front  découronné  ! 
Toi,  mère  d'un  royaume  et  veuve  de  René, 
Vassale,  dans  la  poudre  où  ton  passé  sommeille, 
D'une  nouvelle  ïyr,  de  la  riche  Marseille  ! 
Comme  une  mendiante  assise  sur  son  seuil , 
Mais  conservant  encore  un  sentiment  d'orgueil, 
Ta  jettes  le  dédain  de  l'aristocratie 
\  cette  parvenue  au  commerce  enrichie. 

14. 


162  PENSLROSA. 

En  voyait  sa  splendeur  et  sa  prospérité , 

Jamais  pour  l'imiter  ton  cœur  n'a  palpité. 

Humble  et  vaine  à  la  fois,  pauvre  cité  ridée, 

Le  siècle  ne  t'a  pas  fait  changer  d'une  idée. 

De  la  stabilité  tu  t'imposes  la  loi  ; 

Quand  tout  change  et  se  meut ,  tu  restes  toujours  toi  ! 

Tu  vis  dans  ton  repos ,  semblable  à  ces  momies 

Aux  sépulcres  d'Egypte  à  jamais  endormies. 

Un  empire  s'élève,  un  empire  est  détruit, 

Sans  que  ton  lourd  sommeil  s'interrompe  à  ce  bruit, 

Sans  que,  te  ralliant  au  siècle  qui  travaille, 

Tu  t'émeuves  aux  voix  dont  le  inonde  tressaille. 

On  dirait  qu'au  passé  voulant  te  réunir, 

Tu  n'as  point  de  présent,  tu  n'as  point  d'avenir. 

Sur  ton  squelette  froid,  que  la  foule  déserte, 

L'herbe  s'élève  ainsi  qu'en  une  tombe  ouverte , 

Et  dans  tes  murs  glacés,  que  le  temps  oublia, 

On  sent  l'air  du  cercueil  ainsi  qu'à  Pompéia. 

Lorsque  du  voyageur  l'œil  attristé  s'arrête 

Sur  la  plaine  où  tu  gis,  languissante  et  muette, 

11  t'aperçoit  couchée  au  pied  des  noirs  coteaux 

Que  des  champs  d'oliviers  couvrent  de  leurs  manteaux. 

Ces  arbres  de  la  paix,  à  la  pâle  verdure, 

A  ton  corps  sans  chaleur  servent  de  sépulture. 

Nul  canal  aux  flots  purs,  nul  fleuve  bondissant 

Ne  verse  à  ton  artère  et  la  vie  et  le  sang. 

Dans  les  flots  sulfureux  d'une  source  attiédie 

Tu  te  baignes  en  vain,  tu  restes  engourdie; 

Ta  vie  est  morte  au  cœur,  et  ton  front  est  pendu'' 

Sur  le  lit  de  cailloux  d'un  torrent  desséché. 

Eh  !)i<'u  !  dans  ton  oubli,  hère  et  pauvre,  je  t'aime; 

J'aime  les  grands  débris,  les  rois  sans  diadème; 

Les  monuments  romains  aux  mm  s  démantelés, 

Les  chênes  par  l'orage  ouverts,  éçbevelés, 

Les  vieux  guerriers  portant  au  Iront  des  cicatrices; 

Les  poètes  aux  voix  fortes,  dominatrices, 

Il  que  marqua  le  sceau  de  la  fatalité  ; 

J'aime  tout  ce  qui  fut  l'ait  pour  l'éternité, 

Tout  ce  qui  garde  encore,  en  perdant  sa  puissance, 


aix.  tes 

Dos  vestiges  de  gloire  et  de  magnificence  !... 

O  ma  vieille  cité,  je  m'en  souviens  encor, 

Quand,  au  soleil  couchant  que  baignaient  des  flots  d'or, 

Nous  arrivions  le  soir  au  haut  de  ta  colline 

Couverte  d'oliviers  et  d'où  l'œil  te  domine, 

Dans  mon  âme  d'enfant  nn  sentiment  naissait, 

Amour  du  sol  natal  qui  vers  toi  s'élançait , 

S'attachant  à  tes  murs,  à  ton  sol,  à  tes  arbres, 

Saluant  en  amis  tes  palais,  tes  vieux:  marbres, 

Ta  fontaine  attiédie ,  et  d'où  l'onde ,  en  fumant , 

S'élance  en  arc-en-ciel  et  tombe  bruyamment  ; 

Puis  cette  vieille  allée  aux  ormes  séculaires, 

ï'abritant  du  soleil  aux  jours  caniculaires, 

Et  qui  de  loin  semblait  me  tendre  ses  bras  verts 

Comme  ceux  d'une  mère  à  sa  fille  entr'ouverts. 

Je  t'aimais ,  et  de  toi  je  me  croyais  aimée  : 

Dans  mon  naïf  amour  je  t'aNais  animée  ; 

Ton  sol  semblait  sourire  à  mes  pas;  tes  remparts, 

S'ouvrir  et  me  jeter  de  caressants  regards; 

Et  quand  j'avais  franchi  ton  enceinte  de  pierre, 

Dans  mon  cour  j'entendais  ta  voix  hospitalière. 

Maintenant,  au  passé  rattachant  l'avenir, 

Si  je  reviens  à  toi,  c'est  par  le  souvenir. 

•le  t'aime  en  te  peuplant  des  fantômes  que  j'aime  ; 

Mais  quand  j'étais  enfant  je  t'aimais  pour  toi-même; 

Sentiment  puéril,  indicible  et  si  doux, 

Illusions,  folie,  oh!  pourquoi  fuyez-vous? 


PENSEROSA. 


XX 

FRAGMENTS 

DU   SONGE    D'UNE   NUIT   D'ÉTÉ. 
IMITATIONS  DE  SHAKSPEARE. 


HÉLENE    A   HERMIA. 

Est-ce  là  de  ton  cœur  ce  que  je  dus  attendre  ? 
De  notre  confiance  illimitée  et  tendre 
As-tu  donc  oublié  les  infimes  douceurs  ? 
Nous  devions  nous  aimer,  hélas!  comme  deux  sœurs 
Nos  heures  de  bonheur  s'écoulèrent  mêlées. 
Quand  on  nous  séparait,  rebelles,  désolées, 
Nous  reprochions  au  temps  de  marcher  sans  pitié. 
Ah  !  tout  notre  passé,  l'as-tu  donc  oublié? 
Notre  amitié  d'école,  où  notre  double  enfance 
\  mêlé  ses  lirons,  ses  jeux,  son  innocence; 
L'amour  n'eût  pas  alors  «'feint  notre  amitié; 
Nos  plaisirs,  nos  travaux,  tout  était  de  moitié 
Hermia,  nous  avons,  toutes  petites  filles, 
Brodé  la  même  Hem-  sous  les  mêmes  aiguilles, 
Assises  foules  deux  sur  le  même  roussin, 
Confondant  mon  haleine  à  celle  de  ton  sein; 
Chantant  sm  le  même  air  une  chanson  pareille, 
Afin  qu'un  seul  accord  \int  frapper  notre  oreille: 


FRAGMENTS  DU  SONGE  D'UNE  NUIT  D'ÉTÉ.     165 

On  eût  dit  qu'à  nous  deux,  mains,  voix,  âmes  et  corps 

Formaient  un  être  seul,  mu  des  mêmes  ressorts. 

Nous  grandîmes  ainsi,  par  un  tendre  prestige, 

Comme  deux  fruits  jumeaux  nés  sur  la  même  tige. 

On  voyait  nos  deux  corps,  nous  n'avions  qu'un  seul  eu  ur, 

Ainsi  que  deux  blasons  de  la  même  couleur 

Qui  forment  deux  côtés  et  n'ont  qu'une  couronne  ! 

Et  quand  le  désespoir  m'accable  et  m'environne, 

Unie  à  mes  tyrans,  tu  brises  ces  doux  nœuds, 

Tu  partages  pour  moi  leurs  sentiments  haineux  ; 

Tu  tortures  mon  cœur,  et  sur  ta  pauvre  amie, 

En  place  de  pitié,  tu  verses  l'infamie  ! 


OBERON. 

Je  connais  un  berceau  semé  de  thym  sauvage; 

Ea  violette  y  croit  sous  l'odorant  ombrage 

Du  chèvrefeuille  en  Heurs  et  des  blancs  églantiers; 

La  douce  primevère  en  jonche  les  sentiers, 

Et  la  rose  embaumée  y  répand  ses  calices. 

C'est  là  qu'après  avoir  épuisé  les  délices 

De  la  danse  et  des  jeux ,  sous  les  fleurs  aux  fruits  d'or 

Aux  heures  de  la  nuit  Titania  s'endort; 

C'est  là  que  des  serpents  la  peau  s'est  dépouillée 

Du  fragile  tissu  de  leur  robe  émaillée, 

Vêtement  dont  à  peine  ils  viennent  de  sortir 

Que  le  corps  d'une  fée  aime  à  s'en  revêtir  ; 

C'est  la  (pic  de  ce  suc  préparé  par  mes  charmes 

Sur  ses  yeux  endormis  j'épandrai  quelques  larmes. 

Bientôt  titania,  sous  ce  philtre  puissant, 

Sentira  se  remplir  son  cerveau  frémissant 

Des  songes  odieux ,  des  folles  fantaisies 

Dont  par  cette  liqueur  les  âmes  sont  saisies. 


TITANIA. 

Esprits,  dispersez-vous,  et  laissez-nous  heureux  ! 
Dore,  je  \ais  renfermer  dans  mes  bras  amoureux 


IG6  PENSEROSA. 

Ainsi  dans  le  printemps  l'odorant  chèvrefeuille 

Aux  troncs  d'arbres  noueux  entrelace  sa  feuille  ; 

Ainsi  l'on  voit  le  lierre  aux  flexibles  anneaux 

Presser  avec  amour  l'écorce  des  ormeaux. 

Endors-toi  sur  mon  sein  ,  oh  !  vois  combien  je  t'aime  ! 

Je  t'adore  et  m'oublie  en  cet  instant  suprême. 


IV 

OBERON. 

De  notre  œuvre,  mon  sylphe,  enfin  sois  réjoui, 

Admire,  ainsi  que  moi,  ce  spectacle  inouï. 

Ce  spectacle  est  charmant,  mais  il  est  temps  qu'il  cesse. 

J'ai  pitié  malgré  moi  de  sa  folle  tendresse. 

Tout  à  l'heure,  en  ce  bois,  tandis  qu'elle  passait, 

Cherchant  de  douces  fleurs  dont  sa  main  enlaçait 

Ce  monstre  fabuleux  dont  elle  s'est  éprise  , 

Dans  son  enivrement  ici  je  l'ai  surprise, 

Et,  pour  elle,  honteux  d'un  amour  aussi  bas, 

Tout  en  la  querellant  j'ai  marché  sur  ses  pas. 

Elle  avait  ceint  de  fleurs  les  oreilles  velues 

De  cet  âne  odieux  ;  ces  fleurs,  je  les  ai  vues, 

S'indignant  de  tomber  sur  un  semblable  front, 

Se  pencher,  se  flétrir  et  pleurer  leur  affront  ; 

Les  larmes,  s'échappant  des  yeux  de  leurs  pétales, 

Goutte  à  goutte  brillaient,  perles  orientales. 

Et  quand  elle  est  venue  implorer  mon  pardon, 

Elle  ne  l'a  reçu  qu'en  échange  du  don 

De  son  nain  gracieux,  esprit  qu'elle  possède, 

Et  que  depuis  long-tnnps  je  \eux  quYIle  me  cède. 

A  mon  désir  pressant  ne  pouvant  résistée* 

Alors  dans  mon  royaume  elle  l'a  lait  porter; 

Maintenant  de  reniant  étant  devenu  maître, 

.le  \ais  chasser  fevreur  qui  sut  me  la  soumettre. 

Viens,  mon  aimable  Puck,  mon  sylphe  aérien , 

Ote  ce  museau  dîme  au  rustre  athénien, 

Et  fais  qu'étant  sorti  de  sa  métamorphose, 

il  puisse  en  oublier  ei  L'effet  et  la  cause. 

Moi,  je  \ais  rompre  aussi  le  charme  qui  lia 

A  ce  bizarre  amour  notre  Titania. 


FRAGMENTS  DU  SONGE  D'UNE  NUIT  D'ÉTÉ.     16! 


PICK. 

La  brise  souffle  par  bouffées, 
Sois  attentif  à  ce  signal , 
Écoute,  écoute,  à  roi  des  fiées  ! 
L'alouette  au  chant  matinal. 

OBERON. 

Partons,  c'est  la  lueur  de  l'aube, 
Suivons  les  ombres  de  la  nuit, 
Et  faisons  tout  le  tour  du  globe 
En  suivant  la  lune  qui  fuit. 

TITAMA. 

En  fuyant  la  terre  éveillée , 
O  mon  époux.  !  dis-moi  comment 
J'ai  pu,  dans  ma  couche  émailke, 
Recevoir  un  terrestre  amant  ? 


l-l  CK. 

Mon  maître,  hàtons-nous,  car  notre  heure  est  venue; 

Les  dragons  de  la  nuit  ont  traversé  la  nue, 

Le  jour  va  se  lever,  il  jette  en  souriant 

Ses  premières  lueurs  au  bord  de  l'orient. 

A  son  approche,  cm  voit  les  spectres  se  dissoudre  ; 

Du  cimetière  ils  vont  encor  peupler  la  poudre. 

Les  ombres  des  damnés,  qui,  dans  les  carrefours 

Et  sur  les  Ilots  impurs,  la  nuit,  errent  toujours, 

Dans  leur  couche,  où  les  vers  les  tiennent  enchaînées, 

Craignant  l'éclat  du  jour,  sont  déjà  retournées; 

La  lumière  fait  peur  à  ces  ombres  du  soir  : 

Ce  sont  les  pales  saurs  de  la  nuit  au  front  noir. 

OULItON. 

Nous  sommes  des  esprits  d'une  plus  pure  essence  : 
Moi,  j'ai  souvent  joué  dès  que  le  jour  commence, 
En  foulant  les  tapis  des  bois  où  court  le  vent, 


168  PEINSKROSA. 

Avec  l'aube  argentée  et  le  soleil  levant. 

Au  seuil  de  l'orient  j'ai  suivi  la  lumière 

Jusqu'à  l'heure  où  sa  porte,  en  s'ouvrant  fout  entière, 

Jette,  rouge  de  feu,  sur  les  flots  de  la  nier, 

Les  rayons  lumineux  qui  scintillent  dans  l'air, 

Changeant  en  vagues  d'or  son  onde  verte  et  sombre. 

Cependant,  hâte-toi,  mettons  à  profit  l'ombre; 

Nous  pouvons  achever  l'ouvrage  commencé 

Avant  qu'à  l'orient  le  jour  ne  soit  versé. 

Paris,  1837. 


XXI 


BLANCA 


«  O  Blanca!  je  jare,  par  le-  sang  t\^  ces 
chevaliers,  de  i  aimer  avec  la  constance,  la 
fid'lkê  et  l'ardeur  d'un  Abencerage.  » 

CliATEAUIllU.YM),  [ht  de T II ic V   AÙclICCIll/Jl.) 


-0- 


Yierge  modeste, 
Hou  ri  ((''leste 
Du  paradis, 
Comme  une  étoile , 
Sous  ton  long  voile, 
Tu  resplendis  ! 

Flot  de  lumière 

Qui  d ('.sait ère 


BLANCA.  IG9 


Mon  œil  charmé  , 
Et  dont  la  flamme 
Enivre  l'âme 
Du  bien-aimé  ! 

Viens,  que  j'aspire 
Ton  doux  sourire 
Plein  de  parfum  ! 
Viens  et  repose 
Ta  lèvre  rose 
Sur  mon  front  brun 

Sur  ta  ceinture 
Ta  chevelure 
Roule  en  torrent, 
Et  mon  cœur  brûle 
Quand  elle  ondule 
En  m'effleurant. 

Ton  cou  se  penche 
Comme  la  branche 
De  nos  palmiers, 
Sur  ta  main  frôle , 
Semblable  à  l'aile 
Des  blancs  ramiers. 

Perle  d'Asie , 

La  poésie 

Pour  te  nommer 

Cherche  une  image 

L'Abencerage 

>'e  sait  qu'aimer. 


Paris,  I83G. 


i:> 


170  PE;\SEROSA. 


XXII 

CONSTANCE. 

IMITATION    DE    511 AKSPKAHIi. 
(LE  ROI  JEAN.) 


Qui  n'a  lu  dans  nos  vieilles  chroniques  la  vie  touchante  et  la  mort 
tragique  du  jeune  Arthur  de  Bretagne'!  Constance  ,  c'est  la  mère  de 
ce  royal  enfant.  Elle  veut  lui  rendre  un  trùne;  elle  souffre  de  sa  dé- 
chéance; elle  implore  l'appui  des  rois;  elle  espère;  elle  est  déçue  !... 
Elle  passe  par  toutes  les  émotions,  par  toutes  les  angoisses  ;  ses  sen- 
timents débordent  en  poésie  éclatante  et  profonde  ;  et  quand  les  rois 
l'abandonnent,  elle  s'indigne  comme  une  reine,  elle  pleure  comme 
une  mère;  puis,  entourant  son  fils  de  ses  bras,  elle  se  précipite  sur 
la  terre  et  s'écrie  : 


Mon  chagrin  se  revet  d'un  orgueil  légitime, 
Car  le  malheur  rend  lier  et  roidit  sa  victime. 
Que  les  rois  maintenant  s'assemblent  sans  pudeur 
Devant  la  majesté  de  ma  grande  douleur  ! 
Ma  douleur,  désormais  immense  et  solitaire, 
Est  si  lourde  à  porter  qu'il  n'est  plus  que  la  terre 
Qui  puisse  sur  son  axe  en  Soutenir  le  poids. 
Seule  avec  ma  douleur  sur  son  sein  je  m'asseois; 
C'est  le  trône  où  vivra  ma  royauté  nouvelle. 
Dis  aux  rois  de  venir  se  courber  devant  elle  ! 

Cieux,  voyez  ma  douleui  et  vengez  mon  injure  ! 

Tonnez  contre  ces  rois  à  la  langue  parjure  ! 


CONSTANCE.  17 1 

Une  veuve  vous  Crie  :  O  cieu\  !  déchaînez-vous  ! 
Défendez  l'orphelin;  tenez-moi  lieu  d'époux  ! 

Le  malheur  ne  l'accable  point;  elle  se  relève  plus  forte  et  plus 
magnanime  ;  l'enfant  dont  elle  partage  la  fortune,  elle  le  presse  sur 
le  sein  d'où  il  est  sorti  ;  elle  le  sent  vivre  ,  elle  le  voit,  elle  entend 
sa  douce  parole;  ses  larmes  se  sèchent  parfois  sous  le  baiser  filial 
qu'il  lui  donne  ;  il  sourit ,  et  son  âme  rayonne  ;  ses  douleurs  de  reine 
sont  adoucies  par  ses  consolations  de  mère  ;  elle  lui  dit  avec  amour . 

Dieu  versa  ses  trésors  sur  ta  royale  enfonce  : 
Élu  par  la  nature  au  jour  de  ta  naissance, 
La  beauté,  la  grandeur,  se  mêlèrent  en  toi  ; 
La  fortune  t'a  fait,  mon  fils,  pour  être  roi  : 
Les  roses  et  les  lis  brillent  sur  ton  visage, 
Ta  beauté  doit  toucher  autant  que  ton  jeune  âge  ; 
Mais  la  fortune  impure,  hélas  !  nous  a  trahis; 
Elle  se  prostitue  à  tous  nos  ennemis  ; 
Elle  va,  prodiguant  sa  faveur  adultère, 
Courtisane  éhontée,  aduler  Jean-sans-Terre  ! 

La  maternité,  c'est  le  diadème  indélébile  de  cette  reine  détrônée, 
douce  couronne  dont  elle  est  fière,  onction  sacrée  dont  on  ne  pourra 
la  dépouiller.  La  maternité,  c'est  le  sceau  de  grandeur  et  de  dignité 
que  Dieu  mit  à  la  femme,  à  cet  être  faible  qui  devient  fort  en  se 
sentant  renaître ,  en  donnant  une  moitié  de  son  âme  ,  une  partie  de 
son  sang.  L'amour  maternel  est  intarissable  ;  il  résiste  à  toutes  les 
épreuves,  il  survit  à  toutes  les  déceptions,  à  toutes  les  blessures  et 
à  toutes  li  s  offenses.  Senliment  immortel ,  l'amour  d'une  mère  pour 
son  enfant,  c'est  le  sj-mbole  terrestre  et  touchant  de  l'amour  de 
Dieu  pour  l'humanité.  Constance,  c'est  la  personnification  de  l'amour 
maternel  :  les  ruines  s'amassent  autour  d'elle  ,  mais  Arthur  vit  ;  l'es- 
poir de  lui  rendre  un  trône  est  perdu  ,  mais  elle  peut  veiller  sur  lui. 
Mon  Dieu  !  elle  ne  vous  maudit  point,  car  elle  sait  qu'il  est  une  af- 
fliction plus  grande  dont  vous  pourriez  frapper  son  cœur  de  mère. 
Ses  entrailles  pourraient  être  déchirées  par  la  mort  de  son  enfant  , 
et  il  vit!...  Pauvre  reine!  cette  immense  douleur  la  foudroiera  :  on 
arrachera  l'arbuste  à  sa  racine  ,  l'enfant  à  sa  mère  ;  Arthur  sera  livré 
à  son  bourreau,  et  l'on  dira  à  Constance  d'espérer  encore  !  Mais  alors 
le  désespoir  la  submergera,  la  mort  sera  sa  seule  consolation,  et,  elle 
répondra,  frappée  au  cœur  ; 

Courage!  dites-vous?  non,  tout  espoir  égare; 
La  mort  setde  guérit,  la  mort  seule  répare  : 


172  PENSEROSA. 

La  mort  !  la  mort  est  douce  !  ô  mort  !  viens  me  frapper  ! 

De  ta  corruption  je  veux  m'envelopper  ; 

J'aime  comme  un  parfum  ton  odeur  de  cadavres  ; 

Mort  !  haine  des  heureux  !  laisse  ceus  que  tu  navres  ; 

Viens  à  moi  qui  t'appelle  et  qui  veux  reposer  ; 

Tes  os  blancs  de  squelette ,  oh  !  je  veux  les  baiser  ! 

Je  placerai  mes  yeux  sous  tes  paupières  vides, 

Et  les  vers,  détachés  de  tes  membres  livides, 

Formeront  des  anneaux  alentour  de  mes  doigts  ; 

Ta  poussière  à  ma  bouche  étouffera  ma  voix , 

Afin  que  tout  mon  corps  change  et  se  décompose, 

Et  t'égale  en  horreur  dans  sa  métamorphose. 

Viens  en  grinçant  des  dents  ;  je  croirai  qu'à  mes  vo?ux 

Tu  souris,  seul  amour  qui  reste  aux  malheureux. 

O  mort  !  viens  dans  mes  bras,  de  toi  je  suis  jalouse; 

Viens!  je  te  donnerai  le  baiser  d'une  épouse!... 

—  Quand,  dans  mon  désespoir,  j'invoque  le  trépas, 

Non ,  je  ne  suis  pas  folle  !  oh  !  je  ne  le  suis  pas  ! 

Je  sais,  dans  ma  douleur  qu'on  traite  de  démence, 

Que  ,  veuve  de  Geoffroy,  je  me  nomme  Constance  ; 

Arthur,  mon  jeune  fils,  est  à  jamais  perdu  ! 

Non,  je  ne  suis  pas  folle  !  et  mon  cœur  éperdu, 

Dans  son  amer  chagrin,  regrette  la  folie 

Qui  trompe  le  malheur  et  fait  que  l'on  oublie  ! 

Enseignez-moi  comment  le  désespoir  conduit 

A  cet  état  de  l'àme  où  la  raison  nous  fuit, 

Et  je  vous  bénirai  !  La  démence  console  ; 

Je  ne  souffrirais  plus,  mon  Dieu,  si  j'étais  folle; 

J'oubltrais  mon  enfant  ou  croirais  le  revoir 

Dans  quelque  simulacre  offert  à  mon  espoir. 

Non,  je  ne  suis  pas  folle ,  et  sens,  une  par  une, 

Les  diverses  douleurs  que  donne  l'infortune  ! 

On  dit  que,  dans  le  ciel  où  nous  devons  renaître, 

Nos  parents,  nos  amis  pourront  nous  reconnaître; 

S'il  en  était  ainsi,  je  reverrais  mon  fils, 

Le  plus  beau  des  enfants,  ô  mon  Dieu  !  que  tu  fis; 

Miiis  le  \<t  do  malheur  qui  le  ronge  <-f  le  creuse 

Me  défigurera  sa  forme  gracieuse, 

A  sa  beauté  native  enlèvera  sa  fleur  : 


CONSTANCE.  173 

Comme  un  spectre  flétri  sous  le  poids  du  malheur, 

On  le  verra  plier  et  se  traîner,  livide, 

Jusqu'au  jour  où  le  corps  de  l'âme  reste  vide  ; 

Alors,  quand  dans  le  ciel,  ainsi  ressuscité, 

Mon  fils  m'apparaitra  sans  fraîcheur,  sans  beauté, 

Moi  qui  le  vis  si  beau,  moi  son  sang,  moi  sa  mère, 

Je  le  méconnaîtrai  dans  ma  douleur  amère  ; 

Ainsi,  même  jamais  dans  un  monde  futur, 

Je  ne  pourrai  revoir  mon  fils,  mon  bel  Arthur!... 

—  De  mon  enfant  absent  ma  douleur  tient  la  place , 

Repose  dans  son  lit,  me  rappelle  sa  grâce, 

M'accompagne  partout,  prend  son  regard  charmant, 

En  empruntant  son  corps  revêt  son  vêtement  ; 

C'est  l'image  d'un  fils  qu'appelle  en  vain  sa  mère  : 

Ma  douleur,  c'est  Arthur  !  et  ma  douleur  m'est  chère  ! 

Pour  faire  connaître  Constance  ,  nous  avons  laissé  parler  Shak- 
speare  ;  à  peine  nous  la  montre-t-il  dans  quelques  scènes,  et  pour- 
tant il  nous  la  révèle  tout  entière.  Dans  ses  cris  déchirants,  dans  ses 
douleurs  maternelles,  Constance  est  plus  vraie,  plus  émouvante  en- 
core que  Mérope  et  Jocaste  ;  c'est  la  mère  et  la  reine  modèle  :  mère, 
elle  entoure  de  soins  et  d'amour  les  jours  de  son  fils  ;  reine ,  elle  veut 
sa  gloire  et  cherche  à  lui  reconquérir  sa  couronne  ;  elle  est  plus  forte 
que  le  malheur;  mais,,  en  perdant  son  enfant,  elle  appelle  la  mort. 
Comme  la  mère  de  l'Ecriture  ,  elle  ne  veut  pas  être  consolée. 


Paris,  18.U. 


15. 


I"'»  PE.NSF.RO>  A 


XXTTI 

A  M.  ***, 

SUR    SA    STATUE    DE    VELLÉDA 

EXPOSÉE  AU  SALON  DE    1839. 


Vous  avez  deviné  la  prêtresse  et  la  femme; 
Vous  avez  compris  l'art  en  maître,  en  novateur  ; 
Dans  ce  marbre  vivant,  où  se  révèle  une  finie, 
Le  génie  a  versé  son  souffle  créateur. 

La  beauté  de  la  forme  ici  rend  la  pensée , 
Comme  Dieu  met  au  corps  une  âme  en  le  créant  ; 
Vous  n'avez  pas  suivi  cette  foule  insensée 
Qui  reproduit  dans  l'art  la  beauté  du  néant, 

Cette  beauté  d'un  jour,  cette  beauté  charnelle 
Qui  l'ait  la  courtisane  et  n'émeut  que  les  sens  ; 
Vous  avez  su  donner  une  empreinte  éternelle 
A  l'argile  pétrie  entre  vos  doigts  puissants. 

De  l'art  matériel  dédaignant  les  symboles, 
Laissant  au  monde  antique  et  Vénus  et  Léda, 
Vous  nous  avez  rendu  la  prêtresse  des  Gaules, 
Emblème  de  génie  et  d'amour,  Velléda  ! 

Velléda!  druidesse  et  vierge  pure  encore, 
Que  l'amour  a  frappée  et  qui  cède  à  l'amour, 
Qui  rêve,  en  contemplant  la  demeure d'Eudore , 
Dans  la  forêt  sacrée  ou  va  mourir  le  jour. 


A  M.  ***  175 

La  voilà,  l'œil  ardent,  sombre,  creusant  l'abîme 
Où  son  cceur  est  tombé,  ce  cœur  si  grand,  si  fier, 
Alors  qu'elle  invoquait  la  liberté  sublime 

Pour  tout  un  peuple  arme  qu'elle  guidait  hier. 

Mais  l'amour  l'a  vaincue,  et  de  la  noble  fille 
La  voix  a  désappris  les  hymnes  des  combats  ; 
Le  gui  n'est  plus  tranché  par  l'or  de  sa  faucille  ; 
Inactive,  elle  pleure  et  répète  tout  bas  : 

"  Être  jeune,  être  belle,  et  n'être  pas  aimée  ! 
»  Sentir  lutter  en  soi  le  génie  et  l'amour  ! 
«>  Vouloir  sacrifier  puissance  et  renommée 
»  Au  bonheur  d'un  seul  jour  ! 

»  Pour  une  heure  d'amour,  pour  un  moment  d'ivresse 
»  Où  se  résumeraient  le  passé,  l'avenir, 
»  Oh!  j'aurais  tout  donné,  beauté,  gloire,  jeunesse; 
»  Je  n'ai  pu  l'obtenir  !...  » 

Elle  dit ,  et  le  choc  de  sa  sombre  pensée 
Vient  troubler  son  œil  calme  où  rayonnait  l'orgueil, 
Tait  frissonner  son  sein,  tient  sa  tète  affaissée, 
Et  répand  alentour  comme  un  voile  de  deuil. 

Oh  !  de  Chateaubriand  la  parole  est  féconde  ! 

L'artiste  à  son  foyer  vient  toujours  s'embraser; 

Cet  homme  est  presque  un  Dieu,  son  génie  est  un  monde, 

Une  source  du  ciel  qu'on  ne  peut  épuiser. 

Il  créa  Velléda,  vous  l'ave;  transformée; 
L'idéal  a  reçu  de  vous  le  souille  humain  ; 
Et  quand  il  reverra  sa  fille  bien-aimée, 
Souriant  à  votre  œuvre,  il  unis  tendra  la  main. 


176  PENSEROSA. 


XXIV 

IMITATION  LIBRE 

D'UNE     SCÈNE     DE     FAUST. 


FAUST,  MARGUERITE. 

Un  cachot. 

FAUST. 

Oh  !  que  nos  mauvais  jours  enfin  soient  oubliés  ! 
Reconnais  ton  amant  !  il  se  jette  à  tes  pieds  ! 
De  ton  sombre  cachot  je  viens  ouvrir  la  porte. 

MARGUERITE. 

C'est  sa  voix  !  Est-il  vrai  que  je  ne  suis  pas  morte  ? 
Vient-il  de  me  parler?...  N'est-ce  qu'un  souvenir? 
Loin  de  lui  si  long-temps  qui  put  me  retenir  ? 
Je  suis  libre,  il  est  là...  c'est  bien  lui  qui  m'appelle  ! 
Oui,  c'est  sa  douce  voix  !  mon  cœur  se  la  rappelle!... 
Viens  !  dans  la  vie  encor  je  veux  suivre  tes  pas, 
Me  pencher  sur  ton  sein,  m'appuyer  sur  ton  bras! 

Après  une  pause. 
Mais  non ,  c'est  un  écho  de  ma  sombre  demeure. 
Cette  \oi\  bien-aimée,  bêlas!  n'était  qu'un  leurre. 
C'est  L'enfer  qui  raillait  l'espérance  du  ciel  ! 
Ob  !  je  le  savais  bien,  l'adieu  fut  éternel. 
Je  ne  le  verrai  plus!  que  j'ai  froid  sur  ces  pierres, 
Ou  nul  rayon  d'amour  n'éclaire  mes  paupières  !, 


IMITATION  LIBRE  D'UNE  SCÈNE  DR  FAUST.    177 
FAUST. 

L'amour  s'est  ranimé  !  regarde,  je  suis  là! 

MARGUERITE. 

Que  parles-tu  d'amour  !  le  devoir  l'immola. 

FAUST. 

Oublions  le  passé,  qui  reste  irrévocable. 

MARGUERITE. 

Je  voudrais  l'oublier,  mais  le  passé  m'accable  : 
Le  cœur  hésite  à  croire  alors  qu'il  a  douté  ; 
On  ne  saurait  revivre  après  avoir  été... 
A  l'espoir,  au  bonheur  je  veux  en  vain  renaître  ; 
Je  te  vois,  et  pourtant  ne  puis  te  reconnaître. 

FAUST. 

Suis  mes  pas!... 

MARGUERITE. 

Tes  regards  sont  remplis  de  douceur  ; 
Je  me  sens  attiré  vers  toi  comme  une  sœur. 

FAUST. 

C'est  moi,  ma  bien-aimée. 

MARGUERITE. 

Oh!  si  c'est  toi,  j'oublie 
Mes  jours  de  désespoir,  de  doute  et  de  folie  ! 
C'est  toi!  je  suis  sauvée,  et  je  crois  voir  encor 
Ces  beaux  soleils  couchants  jetant  leurs  rayons  d'or 
Sur  l'ombre  du  vallon  où  nous  marchions  ensemble. 
D'amour  et  de  bonheur,  vois ,  tout  mon  être  tremble  ! 
C'est  bien  toi  !  c'est  bien  toi  ! 

FAUST. 

Viens  !  oh  !  viens  ! 

MARGUERITE. 

Il  m'est  doux 
De  te  sentir  ainsi  !  demeure  à  mes  genoux  ! 
Oh  !  ne  t'éloigne  pas  ! 

FAUST. 


Hâtons-nous;  l'heure  passe. 


178  PENSEROSA. 

MARf.IEIUTF.. 

Et  qu'importent  pour  nous  et  le  temps  et  l'espace? 
Ces  pars  ravissements,  qu'autrefois  tu  compris, 
Dans  l'absence  ton  cœur  les  a  donc  désappris? 
Quoi!  pas  un  doux  regard!  Quoi!  pas  une  parole 
Comme  j'en  entendais  jadis  !...  Mon  âme  est  folle  ! 
Oh  !  tu  ne  m'aimes  plus  ainsi  que  tu  m'aimais  ! 
Je  le  sens,  entre  nous  le  monde  est  désormais; 
Le  monde  a  pris  ta  vie,  hélas  !  il  nous  sépare  ; 
A  tous  ses  faux  plaisirs  il  t'entraîne,  il  t'égare  ; 
Le  monde  t'a  séduit  par  cet  éclat,  moqueur 
Qui  fait  briller  l'esprit  en  étouffant  le  cœur. 
Oh  !  reviens  à  l'amour  :  l'amour  vaut  le  génie  ; 
C'est  le  rayon  du  ciel  dont  notre  âme  est  bénie, 
La  lumière  du  jour,  l'étoile  de  la  nuit  ; 
C'est,  dans  ces  sombres  murs,  la  clarté  qui  me  luit, 
S'est-il  éteint  en  foi,  l'amour? 

FAUST. 

Non  ,  car  je  t'aime  ! 

MARCrEKIlK. 

Comprends-tu  bien  l'écho  que  rend  ce  mot  suprême  ? 
«  Je  t'aime  !  »  tu  l'as  dit...  Mais  ce  mot  tout-puissant 
A-t-il  ému  ton  cœur?  a-t-il  brûlé  ton  sang? 
A-t-il  fait  pénétrer  l'ivresse  dans  ton  être  ? 
Quand  tu  l'as  prononcé,  tu  me  raillais  peut-être  ! 
Ton  cœur  me  semble  froid,  muet  à  nos  amours... 
Oh  !  qui  me  l'a  ravi,  ce  cœur?... 

FM  ST. 

Tu  l'as  toujours  ! 


LLNDIOSE.  179 


XXV 

L'INDIENNE. 


Souvent,  au  bord  du  Gange,  a  l'heure  où  le  soleil 
Jette  un  réseaa  de  feu  sur  le  fleuve  vermeil, 
Dans  le  kiosque  embaumé  qui  se  baigne  à  la  rhe 
Sous  ses  voiles  flottants  la  bayadère  arrive  ; 
Une  esclave  la  suit  en  portant  des  parfums. 
Alors,  se  délivrant  des  voiles  importuns, 
L'Indienne  se  plonge  en  un  bain  de  porphyre, 
Et  du  store  entr'ouvert ,  où  glisse  le  zéphire, 
Elle  voit  fuir  les  flots  en  longs  rub'ans  d'argent, 
Laisse  errer  son  regard  sur  leur  prisme  changeant, 
Suit  un  nuage  d'or  dans  les  cieux ,  ou  contemple, 
En  rêvant  à  Brama,  la  coupole  du  temple. 
Son  esclave  à  genoux  agite  l'éventail, 
Répand  sur  soi  sein  nu  l'essence  du  sérail, 
Ou  berce  mollement  son  extase  rêveuse 
Aux  accents  de  sa  voix  pure  et  voluptueuse. 
Et  quand  le  soir,  chassant  la  chaleur  du  midi. 
Fait  courir  un  air  frais  sur  le  fleuve  attiédi, 
Abandonnant  le  bain  d'où  l'aloës  émane, 
L'Indienne  s'assied  sur  la  molle  ottomane, 
Et  l'esclave  attentive,  abaissant  le  rideau, 
Étanche  sur  ses  bras  les  blanches  perles  d'eau, 
Noue  autour  de  son  sein  la  tunique  de  gaze, 
Suspend  à  son  oreille  une  étoile  en  topaze, 
Voile  sous  ses  cheveux  sa  fraîche  nudité, 
Et  la  sirène  émue  attend  la  volupté. 


180  PENSEROSA. 


XXVI 


CORINNE  A  OSWALD. 


Ainoiii-,  suprême  puissance  du  cœur,  mys 
térieux   enthousiasme    qui    renferme    en    lui 
même  la  poésie,  l'héroïsme  cl  la  religion. 
Corinne, 


Oui,  t'aimer  est  un  bien  ;  car  depuis  que  je  t'aime, 
Mon  être  se  transforme  -en  aspirant  à  toi  ; 
De  tout  ce  qui  t'est  cher  je  veux  être  l'emblème  ; 
Ton  amour  m'a  donné  comme  un  second  baptême  ; 
Ton  amour,  c'est  ma  foi  ! 

Toi!  c'est  l'ange  divin  qui  me  veille  à  toute  heure, 
Qui  me  voit,  qui  m'entend,  qui  me  parle  tout  bas, 
Qui  rend  mon  cœnr  plus  pur  et  mon  âme  meilleure, 
Qui  me  fait  triompher,  quand  je  faiblis  et  pleure, 
Dans  mes  jours  de  combats. 

Providence  adorée  à  ma  garde  commise, 
Ton  cœur  me  persuade  et  m'incline  à  sa  loi  ! 
Je  deviens  à  ton  gré  courageuse  et  soumise  ; 
Ton  âme  est  la  lumière  à  mon  âme  transmise, 
Et  qui  rayonne  en  moi!... 

Ton  âme  est  le  foyer  qui  me  brûle  et  m'éclaire; 
.Je  reste  suspendue  à  ton  moindre  penser, 
Et  je  vis  en  tremblant  pour  t'aimer  et  te  plaire  , 
Car  tu  peux  me  punir  par  un  mot  de  colère, 
Ou  me  récompenser! 


CORLWNE  A  OSWALD.  181 

Si  je  cherche  l'éloge  et  redoute  le  blâme , 
Si  mon  esprit  s'élève  et  mon  cœur  s'ennoblit , 
Si  de  douces  vertus  renaissent  dans  mon  âme, 
C'est  pour  toi,  noble  ami,  qui  veux  dans  une  femme 
Tout  ce  qui  l'embellit  ! 

Pour  toi  dont  la  tendresse  éclairée  et  profonde 
Demande  que  j'aspire  à  m'élever  toujours, 
Que  mon  intelligence  à  la  tienne  réponde , 
Que  je  sois  à  la  fois  et  l'idole  du  monde 
Et  l'ange  de  tes  jours! 

Pour  toi,  sublime  et  bon,  qui  me  veux  douce  et  tendre, 
Mais  sans  éteindre  en  moi  la  poétique  ardeur 
Qui  fait  qu'en  t'adorant  mon  cœur  peut  te  comprendre, 
Qu'à  ton  sort  glorieux  je  puis  aussi  prétendre, 
Que  je  sens  ta  grandeur! 

A  tous  mes  sentiments  ton  image  se  mêle; 
Elle  inspire  mes  vers  les  plus  harmonieux , 
Me  donne  le  désir  de  te  paraître  belle, 
Et  d'avoir  chaque  jour  quelque  grâce  nouvelle 
Pour  que  tu  m'aimes  mieux. 

Même  absent,  devant  moi  ta  présence  rayonne, 
Et  je  te  sens  toujours  marcher  à  mon  côté  ; 
Je  sais  que  tu  me  vois  lorsque  je  fais  l'aumône, 
Et  mon  âme,  en  étant  compatissante  et  bonne, 
Reflète  ta  bonté. 

Les  mots  que  l'on  me  dit,  moins  l'esprit  et  la  grâce, 
Me  rappellent  les  tiens  que  je  redis  tout  bas; 
L'air  qui  vient  m'eflleurer,  c'est  ton  souffle  qui  passe; 
Et  pour  moi ,  chaque  bruit  qui  glisse  dans  l'espace , 
C'est  le  bruit  de  tes  pas! 

Si  j'accepte  l'encens  de  ce  inonde  frivole, 
Il  s'épure  en  mon  cœur  pour  remonter  vers  toi, 

16 


182  PENSEROSA 

Vers  toi  qui  de  l'amour  m'as  donné  l'auréole , 
Vers  toi,  mon  seul  orgueil,  vers,  toi,  ma  seule  idole, 
Ma  seule  gloire  à  moi  ! 

Sois  béni  de  m'aimer,  car  tu  m'as  rajeunie! 
Je  sens  un  noble  orgueil  d'avoir  su  te  charmer. 
Ton  amour  me  révèle  une  sphère  infinie; 
Je  crois  à  ma  beauté ,  je  crois  à  mon  génie , 
Puisque  tu  sais  m'aimer! 


XXVII 


SOUVENIR  DE  VIELS-MAISONS 


Qui,  moi  faire  des  vers  quand  mon  àmc  est  saisie 
Par  le  calme  et  la  pai\  que  l'on  ressent  ici, 
Par  un  bonheur  qui  vaut  mieux  que  la  poésie! 
rs'on  ;  ma  hre  est  muette  et  mon  cœur  dit:  Merci 
Merci  de  ce  repos,  merci  de  ce  bien-être 
Que  je  sens  près  de  VOUS  pénétrer  dans  mon  être, 
Merci  (in  souvenir  que  \ ous  m'avez  rendu; 
Oh  !  je  retrouve  ici  tout  ce  que  j'ai  perdu; 


SOUVENIR  DE  VIELS-MATSONS.  193 

Je  revois  ces  jours  purs  que  je  quittai  trop  vite 

Pour  courir  à  l'abirae  où  tout  se  précipite, 

Vers  ce  Paris  béant  oii  viennent  s'engloutir 

L'or  de  l'ambitieux  et  le  cœur  du  martyr, 

Du  martyr  que  t'ait  l'art;  car  l'art,  dans  sa  puissance, 

Est  une  passion,  une  sainte  croyance, 

Un  amour  qui  survit  a  nos  amours  trabis, 

Aussi  noble,  aussi  vrai  que  l'amour  du  pays. 

Jci  j'ai  retrouvé  le  tableau  de  famille 

Où  l'aïeule  sourit  aux  enfants  de  sa  fille , 

De  sa  fille  qui,  jeune,  est  aïeule  à  son  tour, 

Et  partage  sa  vie  en  vertus,  en  amour! 

Le  soir,  près  du  foyer,  son  époux  nous  raconte 

Ces  grands  jours  dont  l'éclat  à  notre  âge  fait  boute, 

Ces  jours  de  l'Empereur,  ce  siècle  surbumain, 

Où  la  France  tenait  le  monde  dans  sa  main  ; 

11  ranime  pour  nous  une  parole,  un  geste, 

Tout  ce  qui  du  grand  homme  en  sa  mémoire  reste  ; 

11  nous  peint  cette  cour  où  l'on  vit  à  la  fois 

Des  monarques  vassaux  et  des  béros  faits  rois; 

Il  nous  montre ,  mêlés  à  sa  propre  existence , 

Les  jours  de  Josépbine  et  de  la  reine  Hortense , 

Pauvre  reine  en  exil  morte  si  tristement, 

Demandant  à  la  France,  à  son  dernier  moment, 

Une  tombe  à  coté  de  celle  de  sa  mère , 

Tant  la  terre  d'exil  à  son  âme  est  amère! 

Il  aime  à  rappeler  alors  à  ses  enfants 

Qu'ils  eurent  pour  marraine,  en  ces  jours  triom,  liants, 

L'un  Pauline  Borgbèse,  idéale  sirène  ; 

L'autre,  la  femme  forte,  et  biblique  et  romaine, 

La  mère  de  celui  que  l'on  déifia, 

L'héroïsme  incarné,  qui  fut  Lœtitia!!-! 

Et  tous,  nous  l'écoutons,  et,  l'àme  émerveillée, 

Nous  voyons,  chaque  soir,  s'écouler  la  veillée; 

Un  doux  sommeil  la  suit,  sommeil  calme  où  revient 

Un  de  ces  grands  récits  dont  l'àme  se  souvient. 

Puis,  au  jour,  dans  des  bois  que  nul  ciseau  n'émonde, 

Un  coursier  nous  emporte  insoucieux  du  monde. 


18 i  PENSEROSA. 

Indifférents  aux  bruits  que  nous  n'entendons  plus, 
Nous  nous  enivrons  d'air  au  versant  des  talus  ; 
Nous  fendons  les  arceaux  des  forêts  druidiques 
Qui  se  mirent  aux  bords  des  lacs  mélancoliques; 
Nous  voyons  se  dorer,  sous  le  soleil  levant , 
Le  tremble  barmonieux  qu'agite  un  léger  vent  ; 
Nous  voyons ,  s'envolant  du  bouleau  qui  frissonne, 
Tomber  dans  les  sentiers  la  feuille  rouge  et  jaune; 
Notre  O'il  suit  les  reflets  mobiles ,  variés 
Qu'aux  lisières  des  bois  l'automne  a  mariés, 
Nous  voudrions  fixer  leurs  contours,  et  voir  peintes 
Ces  masses  où  le  ciel  se  joue  en  mille  teintes. 

Puis,  lançant  nos  coursiers  à  travers  ce  vallon, 

Où  l'écho  dit  encor  :  Gloire  à  Napoléon  ! 

Il  fut,  dans  les  revers,  plus  imposant,  plus  ferme! 

Nous  cherchons  d'un  regard  ému  cette  humble  ferme 

Où  le  héros  dormit  la  veille  des  combats  ; 

Un  massif  de  noyers  nous  la  cache  là-bas  ; 

Cette  obscure  chaumière  où  s'abrita  la  gloire, 

Immortel  monument ,  doit  vivre  dans  l'histoire  ; 

Et  Vernet  *,  ranimant  la  bataille  en  travail, 

Ne  l'a  point  oubliée  aux  champs  de  Montmirail. 

A  ces  grands  souvenirs,  attendrie  et  rêveuse, 
Je  marche  et  suis  le  cours  de  cette  onde  écumeuse 
Qui  bondit  dans  le  parc  en  torrent  tortueux , 
Se  cache  et  reparaît  sur  le  sol  montueux  , 
Fuit  à  travers  les  rocs  que  recouvre  la  mousse, 
Et  répand  en  passant  une  musique  douce. 

Et  vous  pensez  peut-être,  en  me  voyant  ainsi , 
Que  je  cherche  des  vers...  pourrais- je  en  faire  i<  i  ? 
Quand  un  sentiment  vrai  nous  frappe  et  nous  remue, 
L'âme  qui  s'en  empreint  en  silence  est  émue. 


I    Horace  Véniel  a  fait  un  UbleBD  d<'   lu    bataille    âe    Moniniiiail  ;  on    y   voit  la 
i  baumCére  oa  Napoléon  a  conebé. 


IMITATION  DE  MOORE.  185 


XXVIII 

IMITATION  DE  MOORE 


Pars,  puisque  la  gloire  t'appelle! 
Mais  lorsque  tu  t'enivres  d'elle, 
Oh  !  du  moins ,  souviens-toi  de  moi  ! 
Quand  la  louange  autour  de  toi 
Se  répand  douce  à  ton  oreille , 
Ah  !  que  mon  image  s'éveille 
Dans  ton  cœur,  souviens-toi  de  moi  ! 

D'autres  femmes  te  seront  chères, 
D'autres  bras  pourront  t'enlacer, 
Et  tous  les  biens  que  tu  préfères 
Sur  tes  pas  viendront  se  presser; 
Mais  si  celles  que  ton  cœur  aime 
Sont  heureuses  auprès  de  toi , 
En  goûtant  le  bonheur  suprême, 
Oh!  toujours  souviens-toi  de  moi! 

La  nuit,  quand  ta  vue  est  charmée 
Par  ton  étoile  bien-aimée , 
Alors,  oh!  souviens-toi  de  moi. 
Pense  qu'elle  brilla  sur  toi 
Un  soir  où  nous  étions  ensemble  ; 
Et  quand  sur  ton  front  elle  tremble, 
Oli  !  toujours  souviens-toi  de  moi. 


136  PENSEROSA. 

Lorsque  dans  l'été  tu  reposes 
Tes  yeux  sur  les  mourantes  roses 
Que  nous  aimions  tant  autrefois , 
Lorsque  leur  parfum  t'environne , 
Songe  à  cette  heure  où  sous  mes  doigts 
Je  t'en  formais  une  couronne 
Puis  les  effeuillais  avec  toi; 
Et  toujours  souviens-toi  de  moi. 

Puis ,  quand  le  vent  du  nord  résonne , 
Et  que  les  feuilles  de  l'automne 
Glissent  éparses  près  de  toi , 
Alors  ,  oh  !  souviens-toi  de  moi. 
Lorsque  tu  contemples  dans  l'àtre 
La  flamme  ondoyante  et  bleuâtre , 
Oh!  toujours  souviens-toi  de  moi! 

Si  des  chants  de  mélancolie 
Tout  à  coup  viennent  te  frapper, 
Si  tu  sens  ton  âme  amollie 
Dans  une  larme  s'échapper; 
Si  ton  souvenir  te  murmure 
L'harmonie  enivrante  et  pure 
Que  j'entendais  auprès  de  toi, 
Oh!  pleure,  et  souviens-toi  de  moi  ! 


Paris,  I83j 


PERDITA.  187 


XXIX 

PERDITA. 

IMITATION    DE    SHAKSPEARE. 

(le  conte  d'hiver.) 


Enfant  des  bois  et  de  la  solitude  ,  Perdita  est  une  des  plus  gra- 
cieuses et  des  plus  pures  créations  de  Shakspeare  ;  elle  nous  apparait 
comme  pour  réaliser  un  rêve  que  la  terre  ne  réalise  plus  ,  celui  d'une 
jeune  fille  montrant  au  monde  une  âme  dans  toute  sa  candeur  et  sa 
beauté  primitives,  une  âme  vierge  telle  qu'elle  est  sortie  des  mains 
de  Dieu.  L'an  our  embrase  cette  âme,  mais  il  ne  la  souille  point; 
la  passion  l'exalte, mais  une  pudeur  qui  s'ignore  sanctifie  cette  pas- 
sion. Perdita,  qui  se  croit  la  fille  d'un  pauvre  pâtre,  est  aimée  par 
Florizel ,  le  fils  d'un  roi,  et  ce  royal  amour  ne  l'étonné  pas;  elle  le 
reçoit  sans  orgueil  et  s'y  abandonne  sans  remords:  elle  sait  qu'elle 
est  obscure  ,  mais  elle  sent  qu'elle  est  noble  par  l'âme  ;  elle  sent 
qu'elle  vaut  par  les  sentiments  celui  qu'elle  aime,  et  que  l'amour, 
pure  essence  du  ciel,  rend  les  âmes  égales.  Perdita,  sans  avoir  rien 
appris,  a  deviné  le  grand  et  le  beau  moral  :  son  esprit  inculte  ignore 
ce  que  l'étude  enseigne;  mais  par  une  révélation  d'en  haut,  les  sen- 
timents sublimes  et  touchants  ,  la  vraie  poésie  de  l'âme  lui  est  con- 
nue, tout  son  langage  en  est  empreint.  Fille  de  la  nature,  elle  a  dans 
l'abandon  même  de  son  amour,  dans  les  mots  sans  voile  qu'elle  pro- 
nonce ,  une  chasteté  qui  flotte  autour  de  sa  pensée  et  qui  pénètre 
celle  de  ceux  qui  l'écoutent  :  semblable  à  ces  belles  statues  de  l'an- 
tiquité .  dont  la  pudique  nudité ,  luin  d'éveiller  dans  notre  âme  une 
idée  impure,  est  presque  pour  nous  un  symbole  d'innocence.  Per- 
dra dans  les  solitudes  de  la  Bohême ,  c'est  Eve  sous  les  bosquets  de 
l'Eden;  elle  ne  sait  rien  de  l'humanité  qui  s'est  corrompue,  comme 
Eve  ne  savait  rien  de  l'humanité  qui  était  à  naître.  Ses  paroles  har- 
monieuses ont  la  douce  mélodie  du  chant  des  oiseaux  ,  du  murmuiv 
des  ondes  et  du   bruissement  des  feuilles;  ses  pensées  naïves  sont 


188  PENSEROSA. 

comme  parfumées  par  les  émanations  pénétrantes  des  fleurs  cham- 
pêtres dont  elle  couronne  sa  tête  et  qu'elle  porte  en  faisceau  dans 
ses  mains.  Dans  la  fête  pastorale  où  elle  nous  apparaît,  elle  distribue 
ces  fleurs  à  ceux  qui  l'entourent;  reine  de  cette  solennité  des  bois  , 
elle  donne  à  tous  une  tige  odorante,  elle  a  pour  tous  une  douce  pa- 
role; puis,  lorsqu'elle  veut  faire  son  offrande  à  Florizel ,  elle  hésite  , 
les  fleurs  sauvages  qu'elle  a  cueillies  lui  semblent  indignes  de  lui,  et 
elle  lui  dit  avec  amour  : 


O  toi,  de  mes  amis  le  plus  beau,  le  plus  tendre, 

Sur  ta  jeunesse  en  fleur  que  ne  puis-je  répandre 

Le  narcisse  embaumé  qui  fleurit  sur  le  sol 

Avant  que  l'hirondelle  ose  essayer  son  vol , 

Et  ces  fleurs  du  printemps  que  caresse  Zéphire 

Quand  les  beaux  jours  de  mars  commencent  à  sourire, 

La  douce  violette  émaillant  le  gazon 

D'un  azur  moins  brillant  que  l'œil  bleu  de  Junon, 

Mais  plus  doux  et  plus  pur,  et  qui  jette  à  la  plaine 

Des  senteurs  dont  Vénus  parfume  son  haleine  ! 

Que  n'ai-je  la  jonquille  à  la  tunique  d'or, 

La  pâle  primevère  expirant,  vierge  encor, 

Avant  que  de  Phébus  la  brûlante  influence 

Altère,  en  l'effleurant,  sa  robe  d'innocence, 

Emblème  de  candeur  et  de  virginité , 

Que  ne  sait  pas  garder  l'imprudente  beauté  ! 

Que  n'ai-je  le  lis  pur  qui  charmerait  ta  vue  ! 

Oh  !  de  toutes  ces  fleurs  ,  dont  je  suis  dépourvue , 

Je  voudrais  t'enlacer,  mon  ami,  mon  orgueil, 

T'en  couvrir  tout  entier... 

FLORIZEL 

Quoi  !  comme  en  un  cercueil 

l'EKDITA. 

Non  comme  en  un  cercueil,  mais  comme  l'on  parsème 
La  couche  nuptiale  où  dort  celui  qu'où  aime , 
Où  goûtant  le  sommeil,  sans  craindre  le  trépas, 
Je  t'ensevelirais  tout  vivant  dans  mes  bras! 

FLORIZEL. 

Oh  !  parle  ,  parle  encor!  Mon  oreille  charmé»! 
Veut  l'entendre  toujours  parler,  ma  bien-aimee  ! 


PERDITA.  189 

Chantes-tu,  je  fais  vœu  que  tu  chantes  toujours, 
Que  d'harmonieux  sons  viennent  régler  tes  jours; 
Que  je  puisse  te  voir,  toi  faite  pour  un  trône , 
Travailler  en  chantant,  prier,  faire  l'aumône. 
Danses-tu,  je  voudrais,  dans  mon  enchantement, 
Te  voir,  comme  la  mer,  toujours  en  mouvement; 
Ton  corps  souple,  semhlahle  à  la  mouvante  vague, 
Pénètre  tous  mes  sens  d'une  volupté  vague. 
Rien  n'égale  les  mots  que  ta  bouche  me  dit; 
Dans  tout  ce  que  tu  fais  ta  grâce  resplendit. 

Et  plus  loin  : 

Amie ,  unissons-nous  pour  ne  plus  nous  quitter. 
Ainsi  que  dans  les  deux  souvent  on  voit  monter 
Un  couple  entrelacé  de  jeunes  tourterelles , 
Ainsi  mêlons  nos  cœurs!... 

PERDITA 

Je  le  jure  par  elles  ! 

Et  quand  leurs  mains  se  sont  pressées,  quand  leurs  âmes  se  sont 
unies  en  présence  du  ciel,  le  malheur,  qui  dans  un  vague  pressenti- 
ment jetait  parfois  son  ombre  sur  l'amour  de  Perdita,  le  malheur, 
qui  déflore  presque  l'amour  en  lui  enlevant  une  première  illusion  , 
celle  qui  nous  fait  paraître  impossible  le  renversement  d'une  déci- 
sion du  cœur,  le  malheur  subit,  imprévu,  l'accable  tout  à  coup  ;  elle 
y  cède.  Elle  se  résigne  ;  mais  un  orgueil  inné  qui  est  au  fond  de  son 
âmeséveille  lorsque  le  roiPolixène  répand  ses  dédains  sur  la  pauvre 
fille  des  champs.  Alors  elle  s'écrie: 

Toute  espérance  est  morte.  Oh  !  c'en  est  fait  de  moi  ! 
Pourtant  de  son  courroux  je  n'avais  pas  d'effroi. 
Tandis  qu'il  me  parlait  j'aurais  pu  le  confondre; 
A  son  orgueil  blessé  le  mien  pouvait  répondre  : 
Que  le  même  soleil  qui  luit  sur  son  palais 
D'une  lumière  égale  éclaire  nos  chalets  ! 

Leurs  âmes  restent  unies  malgré  l'arrêt  qui  les  sépare.  Perdita 
se  repose  sur  la  tendresse  de  son  amant;  sa  confiance  est  illimitée 
comme  son  amour;  une  vague  espérance  la  soutient.  Ainsi  qu'une 
prière  qui  obtient  grâce,  sa  foi  pieuse  dans  le  bonheur  doit  l'attirer 
sur  elle. 

Perdita,  c'est  le  type  poétique  de  la  vierge  primitive  .  doux  mé- 


190  PENSEROSA. 

lange  de  hardiesse  virginale  et  de  candeur  modeste.  Elle  a  comme  à 
son  insu  la  fierté  que  donne  l'innocence,  et  les  craintes  charmantes 
d'un  cœur  qui  n'a  d'autre  science  que  celle  du  sentiment.  C'est  une 
noble  fille  prête  à  se  transformer  en  une  noble  reine.  Comme  Esther, 
devenir  reine  n'est  pas  un  changement  dans  la  vie  de  Perdita  ;  l'élé- 
vation de  ses  sentiments  l'a  toujours  placée  au  premier  rang;  le 
trône  ne  l'ennoblit  point,  mais  le  doux  éclat  de  ses  vertus  et  de  sa 
beauté  est  fait  pour  ennoblir  le  trône. 


XXX 


CHANT  DAIÏASVËRUS. 


J'ai  blasphémé  le  Christ  sur  la  montagne  sainte 
En  le  voyant  fléchir  sous  le  poids  de  la  croiv  ; 
Je  m'écriais,  tandis  qu'on  l'abreuvait  d'absinthe  : 

<<  Marche  au  supplice,  Roi  des  rois!  » 
Et  lui ,  baissant  sur  moi  sa  divine  paupière  : 
«  Malheur!  dit-il;  ces  mots,  entendus  par  mon  Père 
Vont  retomber  sur  toi,  cruel  Ahasvérus; 
Marche,  et  jamais  tes  pas  ne  s'arrêteront  plus; 
Marche,  et  tu  poursuivras  ta  course  vagabonde 

Jusqu'à  la  fin  du  monde, 

Rlasphémateur  du  Christ! 

Maudit  et  solitaire 

Sur  cette  aride  terre, 

Juif  errant,  sois  proscrit!  » 


flachel,  un  ange  aux  traits  de  femme 
A  mes  pas  voulut  s'attacher; 


CHANT   D'AHASVERUS.  191 

Son  àme  soutenait  mon  âme; 
Mais  la  mort  vint  me  l'arracher. 
A  chaque  siècle  qui  s'écoule 
Je  vois  changer  l'humanité; 
Tout  homme  meurt ,  tout  empire  s'écroule  ; 
Moi ,  ma  vie  est  l'éternité  ! 
«  Oui,  marche  encor,  poursuis  ta  course  vagabonde 

Jusqu'à  la  lin  du  monde , 

Blasphémateur  du  Christ! 

Maudit  et  solitaire 

Sur  cette  aride  terre , 

Juif  errant,  sois  proscrit!  » 

Dieu,  pour  prolonger  mon  supplice, 
Semhle  rendre  les  jours  plus  lents, 
Et,  sans  désarmer  sa  justice, 
Je  marche  depuis  deux  mille  ans. 
Grâce  !  c'est  assez  de  souffrance  ; 
Soulève  enfin  ton  bras  de  fer , 
Ou  brise-moi  sous  ta  vengeance. 
La  mort!  la  mort!  et  puis  l'enfer! 
«  Non ,  marche  encor,  poursuis  ta  course  vagahonde 

Jusqu'à  la  lin  du  monde , 

Blasphémateur  du  Christ  ! 

Maudit  et  solitaire 

Sur  cette  aride  terre, 

Juif  errant ,  sois  proscrit  !  » 


192  PEiNSEROSA 


XXXI 

MA  MÈRE 

LA    VEILLE    DE    SA    MORT. 


Votre  bras  m'a  frappée  ainsi  qu'un  châtiment  : 

Au  milieu  d'un  doux  rêve  et  sans  pressentiment, 

Mon  Dieu  !  vous  me  l'avez  tout  à  coup  enlevée  ! 

Ainsi  qu'à  l'ordinaire,  elle  s'était  levée 

Aux  lueurs  du  matin.  Le  mal  qui  la  minait 

De  funèbres  tableaux  la  nuit  l'environnait. 

Elle  voyait  passer,  dans  sa  lente  insomnie, 

L'heure  du  désespoir,  l'heure  de  l'agonie, 

L'heure  où  sa  voix  mourrait  en  nous  disant  adieu, 

L'heure  qui  vit  faiblir  môme  le  fds  de  Dieu. 

Pour  chasser  de  son  cœur  ces  images  funèbres, 

Elle  abrégeait  les  nuits.  Sitôt  que  des  ténèbres 

Une  blanche  clarté  perçait  le  voile  obscur, 

Elle  allait  dans  les  champs  respirer  un  air  pur. 

Tandis  que  tout  dormait  au  château ,  dans  la  ferme , 

Elle  seule  allait  voir  ou  les  moissons  en  germe, 

Ou  les  premiers  rameaux  de  l'arbre  en  iloraison , 

jOu  les  agneaux  couverts  d'une  blanche  toison  , 

Ou  bien  ces  vers  soyeux  qui  commencent  d'éclore 

Aux  jours  chauds  du  printemps,  quand  tout  va  vivre  encore 

Quand  fermente  le  sang,  quand  le  cœur  bat  plus  fort, 

Quand,  jetant  un  déli  d'espérance  à  la  mort, 

La  nature  en  travail  incessamment  enfante 

Et  s'étale  aux  regards,  heureuse  et  triomphante! 


MA  MERE.  193 

Tant  la  terre  féconde  et  l'homme  rajeuni 
Semblent  avoir  été  créés  pour  l'infini  ! 
Tant  la  vie  est  partout  ardente  et  débordée  ! 
Oh  !  de  la  tombe  alors  qui  n'a  chassé  l'idée  ? 
Qui ,  voyant  près  de  soi  souffrir  un  être  aimé , 
N'espéra?  Le  mourant  lui-même,  transformé, 
Croit  que  la  vie  aussi  se  rallume  en  ses  veines  ; 
11  s'abandonne  encore  aux  espérances  vaines , 
Et,  respirant  cet  air  qui  semble  le  nourrir, 
Il  se  dit  qu'il  vivra ,  qu'il  ne  peut  pas  mourir. 

Elle  aussi,  ce  jour-là,  l'âme  calme  et  ravie, 
Elle  oubliait  ses  maux  et  croyait  à  la  vie  : 
Rattachant  sa  vieillesse  à  mon  jeune  avenir, 
Son  cœur  auprès  du  mien  semblait  se  rajeunir. 
Elle  avait  deviné,  dans  son  amour  de  mère, 
Mon  espoir  de  vingt  ans,  mon  ardente  chimère, 
Et  ces  vagues  terreurs  d'une  âme  qui  pressent 
Qu'à  donner  le  bonheur  le  monde  est  impuissant , 
Mais  qui  pourtant  y  croit,  le  poursuit  et  l'appelle 
Comme  un  rêve  du  ciel  que  l'homme  se  rappelle. 

Interrogeant  mon  cœur,  où  s'éveillait  l'amour, 
Seule  avec  moi  ma  mère  avait  passé  le  jour. 
Nous  avions,  du  printemps  saluant  la  venue, 
Visité  le  jardin  et  la  longue  avenue. 
Puis,  se  trouvant  plus  forte,  elle  avait  voulu  voir 
Ces  champs  que  les  cyprès  couvrent  d'un  manteau  noir 
Abritant  en  été  la  moisson  souple  et  blonde 
Que  le  mistral  ardent  agite  comme  une  onde. 
Je  ne  la  vis  jamais,  même  en  ses  plus  beaux  jours, 
Plus  riante  et  plus  vive;  elle  marchait  toujours, 
Dans  sa  course  sans  but  j'avais  peine  à  la  suivie  ; 
Son  cœur,  qui  renaissait,  semblait  pressé  de  viuv. 
On  eût  dit  que  la  mort  précipitait  ses  pas 
Vers  le  soir  de  ce  jour  marqué  pour  son  trépas; 
Elle  allait,  elle  allait  à  travers  les  prairies, 
Ou  foulant  des  vergers  les  lisières  fleuries, 
Ou  bien  des  peupliers  côtoyant  le  rideau, 
Ou  cherchant  la  fraîcheur  au  bord  des  pièces  d'eau  ; 

17 


194  PENSEROSA. 

Et  lorsque,  pour  franchir  quelque  site  sauvage. 
Elle  prenait  mon  bras,  en  voyant  son  visage 
Doucement  coloré  par  la  marche  et  par  l'air , 
Où  rayonnait  la  vie  en  un  dernier  éclair , 
A  ces  lueurs  d'espoir  mon  âme  suspendue 
Remerciait  le  ciel  de  me  l'avoir  rendue  ! 


Tout  ce  qu'elle  exprima  de  nobles  sentiments , 
Tout  ce  qu'elle  me  dit  en  ces  derniers  moments, 
Dans  sa  bonté  de  mère  et  sa  tendresse  sainte, 
Mon  âme  en  a  gardé  l'ineffaçable  empreinte. 
Sur  le  seuil  de  la  tombe  elle  voulut  encor 
Me  verser  de  son  cœur  l'ineffable  trésor  : 
Elle  me  révéla  la  femme  dévouée, 
Qui  cache  ses  vertus  et  craint  d'être  louée, 
Pudique,  résignée  aux  luttes  d'ici-bas, 
Dans  son  âme  étouffant  de  douloureux  combats, 
Ange  de  la  famille  ignoré  de  ce  monde , 
Versant  autour  de  soi  tout  l'amour  qui  l'inonde , 
Et  dans  son  eu  ur  de  mère  enfermant  par  pudeur 
Ce  que  Dieu  lui  donna  de  force  et  de  grandeur. 

Tandis  qu'elle  parlait,  je  compris  que  son  âme 
Eut  des  élans  fougueux  et  des  rêves  de  flamme  ; 
Mais  qu'elle  sut  lier  aux  chaînes  du  devoir 
Toute  enivrante  erreur,  tout  orgueilleux  espoir  ; 
Que  son  intelligence,  en  repliant  son  aile, 
Insp:ra  chastement  son  âme  maternelle, 
Et  que  ce  noble  esprit,  si  sublime  et  si  doux, 
Dérobant  son  éclat,  ne  brilla  que  pour  nous!  * 
Ainsi  se  déroulait  sa  pure  destiner, 
Radieuse,  éclairant  sa  dernière  journée, 
Comme  on  voit  les  ra\ons  d'un  ciel  resplendissant } 
Le  soir,  a  l'boi  i/.on  ,  soin  ire  en  sYffaranl . 

Et,  seules,  dans  les  champs  nous  rtstâmés  pnsembli 
Jusqu'à  l'heure  paisible  où  le  foyer  rassemble 

La  mère  et  ses  enfants  pour  le  repas  du  soir. 
Heureuse,  près  de  nous  nous  la  vîmes  s'asseoir. 


MA  MÈRE.  195 


le: 


Sa  présence  anima  notre  gaîté  frivole  ; 

Elle  nous  rassurait  par  sa  douce  parole 

Elle  ne  souffrait  plus,  disait-elle,  et  ses  yeux 

Brillaient  d'un  feu  plus  vif  sous  son  front  radieux; 

Et  lorsqu'avec  ces  mots  que  la  tendresse  emploie 

Aux  cœurs  de  ses  enfants  elle  eut  rendu  la  joie, 

Se  levant  lentement ,  de  tous  elle  reçut 

Le  baiser  filial,  respectueux  tribut; 

Puis  elle  s'éloigna  pour  regagner  sa  couche , 

En  nous  disant  :  Adieu  !  dernier  mot  de  sa  bouche  ! 

Mais,  je  ne  sais  pourquoi,  quand  ce  mot  retentit, 

Il  vint  glacer  mon  cœur!...  tandis  qu'elle  sortit 

Je  pâlis....  Tout  à  coup  je  sentis  disparaître 

Cette  sécurité  qui  venait  de  renaître, 

Et  pendant  qu'ils  riaient,  heureux,  autour  de  moi, 

De  leur  gaîté  mon  âme  était  pleine  d'effroi  ! 

Dans  le  recueillement  d'une  tristesse  sombre, 

Devant  moi  je  crus  voir  sexlessiner  une  ombre. 

Mon  cœur  se  suspendit  à  ses  pas  solennels; 

Elle  avait  la  démarche  et  les  traits  paternels  ; 

Elle  avançait  traînant  le  linceul  de  sa  bière , 

Qui  traçait  derrière  elle  un  sillon  de  lumière. 

Je  la  vis  s'enfoncer  dans  le  noir  corridor, 

Puis  dans  l'obscurité  je  la  suivis  encor, 

Et  je  la  vis  toujours,  par  l'œil  de  la  pensée, 

Remonter  l'escalier  à  la  rampe  enlacée; 

Elle  ouvrit  une  porte,  et,  debout  sur  le  seuil, 

Elle  étendit  ses  bras  roidis  par  le  cercueil. 

Dans  le  fond  de  sa  chambre,  à  genoux  ,  en  prière, 

Ma  mère  tressaillit  au  souffle  de  mon  père, 

Car  l'ombre,  c'était  lui  !...  lui  qui  venait  alors 

La  chercher  pour  dormir  dans  la  couche  des  morts  ! 

Pour  préparer  son  cœur  à  cette  grande  épreuve, 
11  lui  dit,  en  baisant  son  chaste  front  de  veine  : 
«  Viens,  j'ai  gardé  ta  place  à  la  droite  de  Dieu; 
»  O  mère  !  à  tes  enfants  il  te  faut  dire  adieu  ! 
»  Viens,  souris  à  la  mort,  car  ta  tâche  est  remplie; 
»  La  tombe  réunit  ceux  qu'a  liés  la  vie. 


196  PENSEROSA. 

»  0  femme!  ouvre  tes  bras,  et  sur  mon  sein  glacé 
»  Repose  sans  douleur  comme  par  le  passé!  » 

Mais  tout  à  coup,  flottant  au  milieu  des  ténèbres, 
Mon  âme  ne  vit  plus  ces  images  funèbres , 
Mon  front  se  souleva  ruisselant  de  sueur. 
On  chantait,  on  riait  autour  de  moi...  j'eus  peur  ! 
Et,  ne  pouvant  chasser  cette  pensée  amère, 
Soudain  je  m'élançai  pour  rejoindre  ma  mère. 
Je  montais;  mais,  tandis  que  mon  pas  se  levait, 
H  me  semblait  toujours  que  l'ombre  me  suivait  ; 
Et,  lorsque  je  parvins  sur  le  seuil  de  la  porte, 
L'ombre  montait  au  ciel...  et  ma  mère  était  morte 

mis,  septembre  18o9. 


XXX1T 

011!  SI  TU  LE  VOULAIS! 


Mon  pays,  jeune  femme, 
Ksf  sur  un  lac  d'azur 
Dont  un  soleil  de  (lamine 
Dore  le  miroir  pur  ; 
J'ai  (piitté  pour  te  plaire 
Mon  Isola-Rella, 
Et  j'ai  laissé  ma  mère 
Pleurant  dans  ma  villa. 
Oh  !  si  tu  le  voulais,  nous  irions  dans  mon  île. 
Dont  une  onde  tranquille 
Reflète  les  palais. 
Oh  !  si  tu  lo  voulais! 


OH  !  SI  TU  LE  VOULAIS  !  197 

Là  les  myrtes  fleurissent 
Auprès  des  citronniers, 
Les  cascades  jaillissent 
Sur  des  bords  printaniers  ; 
Là  toujours,  l'hiver  même, 
Chante  le  rossignol, 
Et  des  rosiers  qu'il  aime 
Les  fleurs  jonchent  le  sol. 
Oh  !  si  tu  le  voulais ,  nous  irions  dans  mon  île , 
Dont  une  onde  tranquille 
Reflète  les  palais. 
Oh  !  si  tu  le  voulais  ! 

Là  les  antiques  marbres, 
Emblèmes  de  beauté , 
S'abritent  sous  les  arbres 
De  mon  parc  enchanté, 
Et  les  armes  ducales 
De  mon  toit  paternel 
Brillent  au  haut  des  salles 
Peintes  par  Raphaël. 
Oh!  si  tu  le  voulais,  nous  irions  dans  mon  île, 
Dont  une  onde  tranquille 
Reflète  les  palais. 
Oh  !  si  tu  le  voulais  ! 

Là  jamais  ne  s'altère 
La  douce  foi  du  cœur. 
Là  les  bruits  de  la  terre 
N'ont  pas  d'écho  moqueur  ; 
Là  les  âmes  craintives 
Cessent  de  s'alarmer. 
Viens,  suis-moi  sur  ces  rives 
Où  vivre  c'est  aimer  ! 
Oh  !  si  tu  le  voulais,  nous  irions  dans  mon  île, 
Dont  une  onde  tranquille 
Reflète  les  palais. 
Oh!  si  tu  le  voulais  ! 


17. 


198  PKNSEROSA. 


XXX  II  J 


FRAGMENTS 

DE     LA     TEMPÊTE. 

IMITATIONS   DE   SHAKSPEARE. 


SCÈNE   II. 
PROSPERO,  ARIEL. 

PROSPERO. 

De  ta  tâche,  Ariel,  tu  t'es  bien  acquitte, 
Je  reconnais  ton  zèle  et  ta  fidélité  ; 
Mais  il  te  reste  à  faire  encore  pins  peut-être. 
A  quelle  heure  du  jour  sommes-nous? 

AR1EL. 

Je  crois,  maître 
Que  nous  avons  passé  le  milieu. 

PROSPERO. 

Les  instants 
Sont  précieux  ;  allons ,  employons  bien  le  temps 
Jusqu'à  la  sixième  heure. 

AIIII  !.. 

01 1  !  du  travail  encore  ! 
Quand  m'accorderas-tu  la  grâce  que  j'implore? 
Ce  que  tu  m'as  promis  ne  s'est  point  accompli  ; 
Dis-moi,  le  feras-tu,  si  ton  ordre  est  rempli? 


FRAGMENTS  DE  LA  TEMPÊTE.  199 

PROSPERO. 

Qu'oses-tu  demander,  esprit  d'ingratitude? 

ARIEL. 

Ma  liberté  ! 

PROSPERO. 

Non ,  non ,  reste  en  ma  servitude 
.Jusqu'au  temps  écoulé. 

ARIEL. 

Mon  maître,  souviens-toi 
Que  tu  n'as  pas  sujet  de  te  plaindre  de  moi. 
T'ai-je  jamais  menti?  t'ai-je  fait  quelque  injure? 
N'ai-je  pas  obéi  sans  bumeur  ni  murmure? 
Ob  !  tu  devrais  me  faire  au  moins  grâce  d'un  an. 

PROSPERO. 

Ce  que  je  fis  pour  toi  n'est  plus  rien  maintenant, 
Tu  l'as  donc  oublié  ? 

ARIEL. 

Non,  maître. 

PROSPERO. 

Tu  l'oublies. 
Tu  comptes  pour  beaucoup  tes  missions  remplies  ; 
Tu  comptes  pour  beaucoup  de  sillonner  les  mers, 
De  courir  sur  les  vents  que  glacent  les  hivers, 
De  travailler  pour  moi  dans  le  fond  de  la  terre 
Alors  que  la  gelée  en  durcit  la  matière. 

A  m  EL. 

Oh  !  ce  n'est  pas  cela,  noble  seigneur. 

PROSPERO. 

Tu  mens. 
As-tu  donc  oublié  les  horribles  tourments 
Que  te  faisait  ici  souffrir,  maligne  racé, 
L'infâme  Sycorax  à  l'infernale  face  ? 
Sorcière  qui  marchait  avec  le  dos  plié 
Comme  un  cerceau;  dis-moi,  l'as-tu  donc  oublié? 

AiiiF.r.. 
Non ,  seigneur. 


200  PENSEROSA. 

PROSI'ERO. 

Si  vraiment  ta  mémoire  est  fidèle , 
Réponds  sans  hésiter  :  en  quel  lieu  naquit-elle  ? 

ARIEL. 

Dans  Alger. 

PROSPERO. 

Mais  d'où  vient  qu'il  faut  que  chaque  mois 
Je  te  rappelle  encor  ton  destin  d'autrefois  ? 
Ne  t'en  souviens-tu  plus  ?  Sycorax  la  maudite 
Pour  d'ignobles  forfaits  d'Alger  était  proscrite  ; 
Je  n'oserais  nommer  ces  crimes  odieux., 
Dont  s'épouvanteraient  les  hommes  et  les  dieux. 
On  accorda  la  vie  à  cette  femme  immonde, 
Pour  un  acte  de  bien  qu'elle  fit  en  ce  monde. 

ARIEL. 

Oui,  seigneur,  il  est  vrai. 

PROSI'ERO. 

La  sorcière  aux  yeux  bleus, 
Enceinte  d'un  démon,  fut  conduite  en  ces  lieux  , 
Et  par  des  matelots  dans  l'île  abandonnée. 
Pauvre  Ariel  !  alors  tu  vis  ta  destinée 
A  la  sienne  soumise:  esprit  noble,  éthéré, 
Et  trop  fier  pour  céder  à  son  joug  abhorré , 
Quand  tu  te  refusas  à  ses  désirs  obscènes , 
A  ses  œuvres  d'enfer,  tu  fus  couvert  de  chaînes  ; 
Dans  sa  rage  implacable,  avec  des  serviteurs 
Comme  elle  possédés,  puissants  blasphémateurs, 
Elle  entr'ouvre  un  sapin  ,  et  dans  l'étroite  fente 
T'incarcère  douze  ans,  barbare  et  triomphante. 
L'arbre  se  referma  sur  tes  membres  meurtris, 
Et  Sycorax  mourut  en  entendant  tes  cris 
Et  tes  gémissements,  tels  que  ceux  de  la  roue 
Du  moulin  qui  bruit  sous  l'eau  qui  le  secoue. 
Elle  te  laissa  seul  dans  ce  martyre  affreux  ; 
Car  excepté  sou  (ils,  animal  monstrueux, 
Rejeton  de  sorcière  et  de  prostituée, 
Nul  n'habitait  alors  celte  Ile  polluée. 


FRAGMENTS  DE  LA  TEMPÊTE.  20 

AllIF.L. 

Oui,  son  fils  Caliban  était  seul  sur  ce  bord. 

PROSPERO. 

11  devint  mon  esclave,  et  je  changeai  ton  sort. 
O  génie  oublieux  !  Tu  sais  quelle  torture 
Tu  subissais  alors  :  à  toute  la  nature 
Tes  cris  faisaient  pitié  ;  les  loups  hurlaient  d'effroi , 
Et  les  ours  tressaillaient  en  passant  près  de  toi. 
Ton  corps  était  broyé  des  os  à  l'épiderme. 
Sycorax  à  tes  maux  ne  pouvait  mettre  un  terme. 
Moi  seul,  en  te  voyant  plus  qu'un  damné  souffrir, 
Je  forçai  par  mon  art  le  sapin  à  s'ouvrir, 
Et  tu  fus  délivré. 

ARIEL. 

Je  te  rends  grâce,  ô  maître  ! 

PROSPERO. 

Si  tu  te  plains  encor,  si  tu  peux  méconnaître 
Le  bien  que  je  t'ai  fait,  dans  un  chêne  noueux 
Je  te  ferai  passer  douze  hivers  rigoureux. 

ARIEL. 

Maître,  pardonne-moi;  j'obéirai,  commande; 
Heureux  de  te  servir,  prends  ma  vie  en  offrande. 

PROSPERO. 

Dans  deux  jours  tu  seras  affranchi ,  sois  zélé. 

AP.IEL. 

Eh  bien  !  mon  noble  maître,  à  quoi  suis-je  appelé? 
Que  faut-il  faire  ? 

PROSPERO. 

Va,  d'une  nymphe  marine 
Prends  la  lorme,  et  que  seul  je  te  voie  et  devine 
Cette  métamorphose.  Aussi  prompt  que  l'éclair, 
Pars  et  reviens  vers  moi,  gracieux  fils  de  l'air. 


209.  FENSEROSA. 

Chants    d'Ariel 


Venez  sur  les  sables  jaunis, 
Vous  que  l'amour  a  réunis  : 
Que  vos  lèvres  roses  se  baisent , 
Les  vagues  de  la  mer  se  taisent , 
Rasez  les  bords  d'un  pied  léger  ; 
Par  la  main  tenez- vous  ensemble, 
Et  sur  cet  abîme  qui  tremble 
Les  esprits  viendront  voltiger. 

Écoutez ,  écoutez ,  le  ciel  vous  les  envoie , 
Ils  répètent  leur  doux  refrain  ; 
Déjà  le  chien  de  garde  aboie, 

Écoutez,  écoutez,  c'est  le  cbant  du  matin 
La  voix  du  coq  à  la  crête  écarlate 
Claire  et  sonore  au  loin  éclate. 


Sous  la  mer  ton  père  repose, 

Ses  os  sont  changés  en  corail  ; 

Ses  yeux ,  dont  la  paupière  est  close , 

Ont  deux  perles  au  lieu  d'émail. 

Mais  dans  cette  métamorphose 

Rien  de  lui  ne  s'est  altéré  ; 

11  est  devenu  quelque  chose 

De  beau  ,  de  riche,  d'épuré  ; 

El  dans  sa  nouvelle  demeure 

Les  nymphes  sonnent  d'heure  en  heure 

Le  glas  funèbre  du  trépas: 

Écoute?  :  j'entends  ding-dong  glas  '... 


J'aime  la  finir  qu'aime  l'abeille  ; 
Dans  la  pi -inn-\  ère  vermeille 
Je  me  choisis  un  <lou\  abri 

Quand  le  hibou  jette  son  cri. 


FRAGMENTS  DE  LA  TEMPÊTE.  '03 

Là,  je  repose  ou  bien  je  vole 
Sur  l'aile  des  chaux es-souris, 
Ou  je  reviens  à  ma  corolle 
Calment  durant  les  jours  fleuris. 

Désormais  je  vivrai  dans  la  fleur  qui  se  penche 
Mollement  balancée  au  sommet  de  la  branche. 

Mon  maître,  pour  hâter  le  destin  qui  m'attend, 
Devant  moi  je  bois  l'air  où  mon  aile  se  tend, 
Et  je  reviens  à  toi,  sans  toucher  à  la  terre, 
Plus  vite  que  deux,  t'ois  ne  battra  ton  artère. 


SCÈNE  PREMIERE 

DU  TROISIÈME  ACTE. 
FERDINAND,  MIRANDA  ,  PROSPERO. 

FERDINAND,    portant  du  bo'tS. 

11  est  plus  d'un  plaisir  où  la  douleur  se  mêle  , 
Mais  la  douleur  alors  porte  un  charme  avec  elle  ; 
11  est  de  vils  travaux,  qui  ne  dégradent  pas 
Quand  vers  un  but  heureux  ils  conduisent  nos  pas. 
Parfois  l'abaissement  est  empreint  de  noblesse  ; 
Ainsi  quand  je  remplis  un  emploi  qui  me  blesse , 
Mon  âme,  demeurant  libre  au  milieu  des  fers, 
Est  heureuse  en  pensant  à  celle  que  je  sers. 
Sa  xoix  compatissante  et  son  sourire  aimable 
Me  raniment  alors  que  la  douleur  m'accable; 
Pins  touchante  cent  fois  que  son  père  n'est  dur, 
Elle  sait  me  calmer  d'un  regard  tendre  et  par  : 
Un  ordre  tyrannique  et  menaçant  me  force 
A  transporter  ce  bois  à  raboteuse  ccorce , 
A  déposer  au  loin  ces  rameaux  p;tr  millier  ; 
El  quand  elle  me  voit  ainsi  m'humilier, 
Elle  pleure,  en  disant  qu'une  tache  aussi  basse 
Ne  peut  être  imposée  aux  hommes  de  ma  race , 


204  PLNSEROSA. 

Elle  pleure,  et  ses  pleurs,  mêlés  à  de  doux  mots, 
Allègent  mon  travail  et  soulagent  mes  maux  ! 

(Miranda  arrive.  Prospéra  dans  Véloignemcnl.) 


Oh!  ne  travaillez  pas  ainsi,  je  vous  en  prie, 
A  transporter  ce  bois  votre  main  s'est  meurtrie. 
Que  la  foudre  à  l'instant  le  consume  à  mes  yeux, 
Ce  bois  qui  vous  fatigue  et  qui  m'est  odieux  ! 
Reposez-vous,  laissez  ce  fardeau  sur  la  terre  ; 
L'étude  de  son  art  a  retenu  mon  père  : 
Pour  trois  heures  au  moins  il  sera  loin  de  nous. 

FERDINAND. 

La  fatigue  n'est  rien  quand  je  suis  près  de  vous. 
Vous  le  savez ,  avant  que  le  soleil  se  cache , 
L'ordre  est  inexorable,  il  faut  remplir  ma  tâche. 

MIRANDA. 

Vous  l'aurez  achevée  avant  l'heure  du  soir , 
Mais  prenez  du  repos,  vous  pouvez  vous  asseoir. 
Je  vous  remplacerai ,  moi  qui  ne  suis  pas  lasse  ; 
Donnez-moi  ces  rameaux,  je  vais  les  mettre  en  place. 

FERDINAND. 

J'aimerais  mieux  briser  mes  reins  sous  ces  fardeaux , 
J'aimerais  mieux  sentir  se  disloquer  mes  os, 
J'aimerais  mieux  mourir  sous  le  faix,  je  l'atteste, 
Que  de  souTrir  que  vous,  créature  céleste, 
Accomplissiez  pour  moi  ces  serviles  travaux  , 
Tandis  que  j'oserais  demeurer  en  repos  ! 

MIRANDA- 

Cette  tâche  pour  moi  ne  peut  être  aussi  dure, 
Car  j'y  mettrai  mon  cœur,  et  le  vôtre  en  murmure. 

prospero  ,  les  observant. 
Pauvre  enfant,  l'amour  entre  en  ton  cœur  subjugué, 
Ta  visite  en  fait  foi. 

MIRVNDA. 

Vous  semblez  fatigué  ? 


FRAGMENTS   DE  LA  TEMPETE  205 

FERDINAND. 

O  femme  bien-aimée  î  ô  ma  noble  maîtresse  ! 
Si  vous  demeurez  là  je  n'ai  plus  de  tristesse  ; 
Enivré ,  près  de  vous  j'oublirai  mon  destin , 
La  nuit  sera  pour  moi  comme  un  brillant  matin. 
Ali!  je  vous  en  supplie,  afin  qu'en  mes  prières 
Il  vienne  se  mêler  aux  pleurs  de  mes  paupières , 
Dites-moi  votre  nom. 

MIRANDA. 

Miranda....  Malgré  moi, 
Mon  père,  en  me  nommant  j'ai  trahi  votre  loi. 

FERDINAND. 

Admirable  en  effet,  ô  doux  nom ,  doux  emblème  ! 

Digne  d'être  admirée,  et  digne  que  l'on  t'aime!... 

Miranda  !  j'ai  connu  des  femmes  autrefois  ; 

Mon  oreille,  trop  prompte  au  philtre  de  leur  voix, 

Se  laissa  captiver;  je  les  aimai  peut-être!... 

Pour  leurs  charmes  divers  qui  subjuguaient  mon  être 

J'avais  de  doux  regards,  je  cédais;  mais  jamais, 

Aveuglément  épris,  non,  jamais  je  n'aimais 

Assez  pour  qu'au  travers  du  prisme  de  leur  grâce 

De  leurs  défauts  cachés  je  ne  visse  la  trace. 

Mais  vous ,  vous  si  parfaite ,  oh  !  vous  réunissez 

Toutes  les  visions  de  mes  rêves  passés; 

Supérieure  à  tout,  essence  la  plus  pure, 

Dieu  prit  pour  vous  former  à  chaque  créature 

Sa  plus  exquise  part. 

MIRANDA. 

Ici  je  n'ai  pu  voir 
Que  mes  traits,  je  n'avais  que  l'onde  pour  miroir. 
Jamais  à  mon  regard  ne  s'offrit  le  visage 
D'un  être  de  mon  sexe;  et  dans  ce  lieu  sauvage, 
Où,  dans  l'isolement,  mon  esprit  s'est  formé, 
Je  n'ai  vu  que  mon  père  et  vous,  mon  bien -aimé  ! 
Je  n'ai  connu  que  vous  !  Vous  êtes  le  seul  homme 
Qui  me  soit  apparu  de  ceux  qu'ainsi  l'on  nomme. 
Mais  s'il  fallait  choisir  dans  le  monde  un  ami, 
Oh  !  par  cette  pudeur  qui  s'exprime  à  demi , 

18 


20G  PENSEROSA. 

Par  ce  noble  joyau  de  toute  fiancée, 

Sur  vous  se  fixerait  mon  unique  pensée; 

Car,  excepté  vos  traits  qui  surent  me  charmer, 

Mon  cœur  n'en  rêve  pas  d'autres  qu'on  puisse  aimer. 

Mais  trop  imprudemment  mon  âme  s'abandonne, 

Sans  penser  aux  avis  que  mon  père  me  donne. 

1T.KDINAND. 

Je  suis  né  prince ,  hélas  !  et  même  ,  malgré  moi , 
Peut-être,  Miranda,  maintenant  je  suis  roi; 
Je  n'endurerais  pas  ce  vil  métier  d'esclave, 
Pas  plus  que  la  piqûre  ou  que  l'immonde  bave 
D'un  insecte  importun,  si,  vers  vous  appelé, 
Sitôt  que  je  vous  vis,  mon  caw  n'avait  volé. 
C'est  là  tout  le  pouvoir  qui  m'enchaîne  et  me  lie , 
Et  ce  n'est  que  pour  vous  qu'ici  je  m'humilie. 

MIRANDA. 

M'aimez-vous? 

1 «'EKDINAND. 

Ciel  et  terre  !  oh  !  soyez  en  ce  jour 
Les  témoins  protecteurs  de  mon  sincère  amour! 
Qu'un  hymen  fortuné  consacre  ma  parole 
Et  le  don  de  ma  foi.  Mais  si  vaine  et  frivole 
Mon  âme  était  jamais,  oh!  que  j'en  sois  puni  ! 
Enlevez-moi  les  biens  dont  vous  m'avez  béni. 
Reprenez  le  bonheur  que  le  destin  me  garde  ! 
Mais  ne  le  vois-tu  pas  lorsque  je  te  regarde! 
Ne  devines-tu  pas  l'estime  et  le  respect 
Qui  remplissent  mon  cœur?  Je  tremble  à  ton  aspect. 
Je  t'aime  ,  Miranda!... 

MIKAM)A  . 

Suis-je  donc  insensée? 
Je  pleure,  et  de  bonheur  mon  âme  est  oppresser. 

PH081  ero,  caché. 
Céleste  sympathie,  effets  purs  et  touchants 
Nés  <le  l'attraction  de  deux  nobles  penchants! 
0  ciell  répands  sur  eux  tes  grâces  que  j'implore. 

i  i.l;hix\xi>. 

Oli  !  pourquoi  pleurez-\ous ? 


FRAGMENTS  DE  LA  TEMPÊTE.  20; 

MIRVNDA. 

Je  suis  indigne  encore 
D'un  bonheur  aussi  grand;  hélas!  je  vaux  si  peu  , 
Que  je  n'ose  accepter  ce  qu'a  préparé  Dieu, 
L'union  de  nos  camrs;  et  pourtant,  de  tristesse 
Je  mourrais ,  s'il  (allait  perdre  votre  tendresse. 
Pourquoi  cacher  mon  trouble?  il  augmente  et  grandit; 
L'innocence  m'entraîne  et  l'amour  m'enhardit. 
Si  vous  voulez  de  moi,  je  serai  votre  femme, 
Sinon  je  mourrai  vierge  en  vous  gardant  mon  ame; 
Si  vous  me  refusez  pour  compagne,  oh!  toujours 
Je  serai  l'humble  esclave  attachée  à  vos  jours. 

FERDINAND. 

Et  moi,  ma  souveraine,  et  moi,  ma  bien-aimée, 
Heureux  de  vous  servir,  et  l'àme  consumée, 
Je  vivrai  près  de  vous. 

M1RANDA. 

Vous  serez  donc  à  moi  ? 
Vous  serez  mon  époux  ? 

FERDINAND. 

Oui  ,  d'un  cour  plein  de  foi , 
D'un  cœur  aussi  joyeux  qu'en  voyant  sa  patrie 
Avec  la  liberté  l'esclave  se  marie  : 
Voilà  ma  main. 

MIRANDA. 

Voilà  la  mienne  avec  mon  cœur, 
Et  maintenant  adieu  pour  une  heure... 

FERDINAND. 

0  douleur! 
Quand  vous  n'êtes  pas  là  je  suis  sombre ,  indocile  : 
Une  heure,  dites-vous!  Je  vais  en  compter  mille! 


fRosPEP.o ,  seul. 
Habitants  des  ruisseaux,  des  rochers,  de  l'espace. 
Vous  dont  le  pied  léger  ne  laisse  pas  de  trace 


208  PENSEROSA. 

Lorsque  vous  poursuivez,  sur  le  sable  mouvant, 

Neptune  dont  le  flot  recule  en  s'élevant; 

Vous  qui  vous  enfuyez  lorsque  ardent  et  sauvage 

11  revient  à  son  tour  vous  poursuivre  au  rivage  ; 

Vous  qu'au  clair  de  la  lune  on  voit  danser  en  ronds 

Sur  l'herbe  où  vers  minuit  poussent  les  mousserons; 

Tous  qui  vous  échappez  des  flammes  étouffées 

Au  son  du  couvre-feu,  lutins,  esprits  et  fées, 

J'ai  pu ,  faible  mortel ,  par  votre  art  enhardi , 

Voiler  dans  sa  splendeur  le  soleil  du  midi , 

Soulever  l'aquilon,  évoquer  la  tourmente, 

Et  lancer  jusqu'au  ciel  une  mer  écumante  ; 

J'ai,  disputant  la  foudre  aux  mains  de  Jupiter, 

Fait  tomber  le  tonnerre  en  sillonnant  l'éther. 

Par  moi  le  promontoire,  ébranlé  sur  la  rive, 

A  tremblé  bruyamment  sur  sa  base  massive, 

Et  le  cèdre  et  le  pin,  par  mes  bras  arrachés, 

En  tronçons  sur  le  sol  sont  demeurés  couchés; 

Par  mon  ordre  les  morts,  endormis  dans  leur  bière  , 

Ont  de  leur  froid  linceul  secoué  la  poussière , 

Leurs  tombeaux  entr'ouverts  les  ont  laissés  s'enfuir; 

J'ai  tout  pu  :  c'est  assez,  mon  règne  va  finir. 

J'ai  montré  de  mon  art  la  puissante  énergie, 

Mais  j'abjure  aujourd'hui  ma  sauvage  magie. 

A  vous,  esprits  légers,  je  ne  demande  rien 

Que  de  célestes  chants,  prodige  aérien, 

Qui  jettent  dans  leurs  cœurs,  touchés  par  l'harmonie 

Les  remords  du  passé;  puis  ma  tâche  est  finie, 

Je  brise  ma  baguette,  et  je  l'ensevelis 

Dans  le  fond  de  la  terre;  et  ce  livre,  où  je  lis 

Les  secrets  de  mon  art,  je  le  noîrai  sous  l'onde 

Plus  avant  que  jamais  n'a  pénétré  la  sonde. 


SONNET.  209 


XXXI V 


SONNET. 


Le  malheur  m'a  jeté  son  souffle  desséchant  : 
De  mes  doux  sentiments  la  source  s'est  tarie, 
Et  mon  âme  abattue ,  avant  l'heure  flétrie  , 
En  perdant  tout  espoir  perd  tout  penser  touchant. 

Mes  yeux  n'ont  plus  de  pleurs,  ma  voix  n'a  plus  de  chant, 

Mon  cœur  désenchanté  n'a  plus  de  rêverie; 

Pour  tout  ce  que  j'aimais  avec  idolâtrie 

Il  ne  me  reste  plus  d'amour  ni  de  penchant. 

Une  aride  douleur  ronge  et  brûle  mon  âme , 
11  n'est  rien  que  j'envie  et  rien  que  je  réclame; 
Mon  avenir  est  mort,  le  vide  est  dans  mon  cœur. 

J'offre  un  corps  sans  pensée  à  l'œil  qui  me  contemple; 
Tel  sans  divinité  reste  quelque  vieux  temple, 
Telle  après  le  banquet  la  coupe  est  sans  liqueur. 


1834. 


18. 


210  PENSEROSA. 


XXXV 


CHANT  D'HELOISE. 


Comme  ce  beau  nuage  à  la  forme  indécise 
Qu'un  rayon  du  matin  colore  et  fait  rougir, 
Mais  qui,  cédant  bientôt  au  souffle  de  la  brise, 
Se  dissout  dans  l'azur  où  le  jour  va  surgir; 

Telle  on  sent  s'élever  dans  l'âme  virginale 
Une  ardente  pensée  où  l'on  pressent  le  jour, 
Rayon  mystérieux  de  cette  aube  idéale 
D'où  surgira  l'amour. 

Sous  ce  voile  divin  qui  tremble  et  se  soulève, 
Au  soufile  de  l'amour  l'âme  a  déjà  frémi, 
Mais  ses  purs  sentiments  ne  sont  encor  qu'un  rêve 
Qui  se  montre  à  demi. 

De  la  terre  et  du  ciel  c'est  la  divine  lutte  : 
L'âme  combat  l'amour,  puis  y  cède  en  martyr 
Dans  un  aveu  brûlant  qui  précède  sa  chute 
Et  la  fait  pressentir. 

Cette  suave  ardeur,  cette  tendresse  exquise 
Qui  se  révèle  au  cœur  et  se  dérobe  à  l'art, 
<Yst  l'ineffable  amour  que  sentit  Héloïse 
En  vovant  Abeilard. 


CHANT  D'HÉLOISE.  211 

La  parole  expira  sur  sa  lèvre  pudique  , 
Et  sou  premier  aveu  ne  fut  pas  prononcé  ; 
Mais  de  la  Sunaraite  en  lisant  le  cantique, 
Dans  sa  Bible  Abeilard  trouva  ce  chant  tracé  : 

Je  t'aime ,  faible  femme  , 
Je  t'aime  ,  tu  le  vois  ! 
Tu  le  lis  dans  mon  àme, 
Tu  le  sens  dans  ma  voix  ! 

Et  ma  lèvre  qui  tremble  , 
Et  mes  regards  baissés, 
Quand  nous  sommes  ensemble , 
Te  le  disent  assez. 

J'aime  ta  tète  grave, 
Ton  sourire  penseur, 
Mais  qui  devient  suave 
Quand  tu  me  dis  •<■  ma  sœur  !  » 

Ton  front  voilé  d'une  ombre, 
Tes  yeux  doux  et  profonds, 
Ta  chevelure  sombre 
Près  de  mes  cheveux  blonds! 

Et  tes  tempes  ridées 
Que  le  génie  étreint, 
Où  le  sceau  des  idées 
Incessamment  s'empreint  ! 

J'aime  l'intelligence 
De  ton  esprit  moqueur, 
Puis  ta  douce  indulgence 
Qui  rassure  mon  cour  ! 

Je  t'aime  ,  la  pensée 
A  précédé  l'aveu  : 
Mon  àme  délaissée 
De  toi  fera  son  Dieu  ! 


212  PENSEROSA. 

De  cet  aveu  suprême 
Ne  me  punis  jamais, 
En  m'oubliant  moi-même 
J'ai  dit  que  je  t'aimais; 

Et  j'ai  pu ,  faible  femme , 
Dans  un  jour  de  douleur, 
T'abandonner  mon  àme  : 
Mais  j'ai  gardé  l'honneur. 

Un  regard  de  tristesse , 
Une  larme  d'effroi, 
Est  la  seule  caresse 
Que  tu  reçus  de  moi. 

Quand  je  te  vois  je  tremble  , 
Et  je  demande  à  Dieu 
Que  la  mort  nous  rassemble 
Dans  un  dernier  adieu. 

Je  voudrais  cesser  d'être , 
Car  en  t'aimant ,  j'ai  foi 
De  mourir  pour  renaître 
A  l'amour  avec  toi.  » 


Paris,   M 


UNE  MATINÉE.  213- 


XXXVI 


UNE   MATINEE. 


Une  heure  douce  et  rare ,  il  nous  la  faut  compter 

Lorsque  sur  notre  vie  elle  vient  s'arrêter; 

Ce  matin ,  près  de  vous ,  cette  heure  m'est  venue  : 

Le  soleil  se  baignait  dans  une  blanche  nue , 

Et  du  jardin  claustral,  où  nous  étions  assis, 

Ses  rayons  onduleux  doraient  les  murs  noircis  ; 

Les  vieux  arbres,  trempés  dans  ce  feu  qui  ruisselle , 

A  chaque  feuille  verte  avaient  une  étincelle, 

Et  leur  ombre  jetait  sur  l'herbe  et  sur  les  fleurs 

Les  chatoyants  reflets  d'indicibles  couleurs. 

Les  insectes  jouaient  dans  la  lumière  molle , 

De  la  mauve  sauvage  épuisaient  la  corolle , 

Puis,  se  réunissant  en  léger  tourbillon , 

Poursuivaient  dans  l'éther  un  mobile  rayon. 

Un  air  frais  tempérait  ce  jour  chaud  de  l'automne, 

Et  courbait  sur  nos  fronts  le  feuillage  en  couronne; 

De  la  terre  un  parfum  vivifiant  et  doux 

En  montant  vers  les  deux  se  répandait  sur  nous. 

Nous  rêvions  tous  les  deux  :  notre  âme  recueillie 

S'enivrait  de  silence  et  de  mélancolie. 

Pour  tout  bruit,  dans  ces  murs  parvenaient  tour  à  tour 

Des  voix  fraîches  d'enfants  qui  jouaient  alentour, 

Ou  les  sons  de  l'airain  qui  de  l'église  proche 

Gomme  une  Aoix  de  Dieu  faisaient  vibrer  la  cloche 

Mon  co'iir  a  tressailli  sous  ce  glas  d'un  mourant, 


214  PENSEROSA. 

Et  je  vous  ai  parlé  do  ma  mère  en  pleurant; 

Ma  mère,  providence  à  mon  âme  ravie  , 

Mais  qui  du  haut  du  ciel  veille  encor  sur  ma  vie. 

Dans  votre  âme  un  écho  se  réveillait  alors , 

Car  votre  mère  aussi  repose  au  champ  des  morts; 

Votre  pieuse  main  a  fermé  sa  paupière , 

Puis  vous  avez  scellé  son  cercueil  sous  la  pierre, 

Et  vous  avez  senti  tous  les  déchirements 

Qui  torturent  le  cœur  en  de  pareils  moments. 

Ces  tristes  souvenirs  ont  sur  votre  parole 

Répandu  tout  à  coup  l'onction  qui  console , 

Et  lorsque  de  mes  yeux  une  larme  a  jailli,* 

A  cet  appel  du  cœur  vous  n'avez  point  failli. 

Vous  avez  pris  ma  main,  et,  d'une  voix  émue  : 

«  Oh!  ne  maudissons  pas  un  malheur  qui  remue, 

Qui  déchire  notre  âme  et  la  retrempe  aussi  ! 

Ah!  ne  nous  plaignons  pas  d'avoir  souffert  ainsi  ! 

M'avez-vous  dit...  la  vie  est  pour  nous  seuls  complète; 

Tout  vibre  dans  un  cœur  d'artiste  et  de  poète  ; 

Foyer  de  sentiments  que  nous  savons  garder , 

La  joie  et  le  malheur  viennent  nous  féconder; 

Nos  jours  d'enivrement  et  d'angoisse  poignante 

Valent  mieux  qu'une  vie  insensihle  et  stagnante  ; 

Oh!  n'enviez  jamais  ceux  qui  ne  sentent  rien! 

Auprès  de  leur  repos  la  douleur  est  un  bien  ; 

Faites  rentrer  l'orgueil  dans  votre  àme  ahattue  ; 

Le  malheur  rend  plus  fort,  mais  l'abattement  tue  ; 

Par  une  illusion  dissipez  la  torpeur  ; 

Assignez-  vous  un  but  grand ,  idéal ,  trompeur, 

Qu'importe!  être  trompé  vaut  mieux  que  ne  pas  croire; 

Croyez  en  vous,  croyez  à  l'amour,  à  la  gloire; 

La  foi  rend  plus  heureux  que  l'incrédulité, 

Et  toute  illusion  peut-être  est  vérité  1 

il  est  des  sentiments  qui  repoussent  le  doute, 

Dj'S  voix  qu'à  son  insu  l'esprit  sceptique  écoule  ; 

I  ii  espoir  qui  renaît  alors  qu'il  est  déni  , 

C'est  de  trouver  un  co'tir  pour  notre  CflBÙr  conçu, 

Qui  traîne  dans  la  \ie  une  chaîne  Semblable 

A  celle  dont  le  poids  nous  rouge  et  nous  accable  , 


RAPHAËL  ET  MICHEL- AJSGE.  215 

Et  qui  sent  tout  à  coup  son  fardeau  s'alléger 
En  devinant  qu'un  autre  a  su  le  partager!  » 

En  nous  parlant  ainsi  l'heure  s'est  écoulée, 
Pure  comme  la  nue  aux  flots  du  ciel  mêlée  : 
Dans  les  épanchements  d'un  intime  entretien 
J'ai  compris  votre  cœur,  vous  avez  vu  le  mien, 
Sans  qu'un  coupable  mot,  un  mot  dont  l'âme  pleure, 
Ait  altéré  pour  moi  le  charme  de  cette  heure. 

Oh  !  je  n'ouhlîrai  pas  ce  jour  plein  de  douceur 
Où  vous  m'avez  parlé  comme  un  frère  à  sa  sœur  ! 

Paris,  183  î. 


XXXVII 

RAPHAËL  et  MICHEL -A^GE. 

MÉDITATION. 


....   11  mlo  core  d'  un  amoroso  vélo 
Ua  îicoperto  tuiti  i  pensler  mieî. 

{Sonnet  de  Raphaël. J 

....    In'  anima  in  due  corpî  lalla  cleiiui 
AniLo  levando  al  cielo  c  cou  pari  aie. 
{Sonnet  de  Michel- Ange.) 


Ainsi  que  parmi  nous  un  même  écho  réveille 

Les  grands  noms  consacrés  de  Racine  et  Corneille, 

Ainsi  dans  l'Italie  un  culte  universel 

Auprès  de  _Mi<hd-Ange  a  placé  Raphaël. 

1);iii>  la  postérité  leurs  gloires  sont  unies  : 

Mais  comme  leurs  destins  différent  leurs  génies; 


21G  PENSEROSA. 

L'art  les  a  séparés ,  et  Dieu ,  quand  ils  sont  nés , 
Marqua  d'un  sceau  divers  leurs  fronts  prédestinés. 


Heureux  dès  le  berceau,  Raphaël,  au  nom  d'ange, 
Reçut  de  sa  famille  un  amour  sans  mélange  ; 
Sous  le  toit  paternel ,  de  l'enfant  bien-aimé 
Le  génie  en  naissant  ne  fut  point  comprimé  : 
On  lit  éclore  en  lui  l'étincelle  de  flamme, 
Germe  apporté  du  ciel  qui  couvait  dans  son  âme, 
Et,  comme  pressentant  son  sublime  avenir, 
De  sa  gloire  à  l'avance  on  voulut  le  bénir. 

Créature  d'amour,  par  un  charme  suprême 

Il  touchait  tous  les  cœurs.  On  l'aimait  comme  on  aime 

La  fleur  qui  s'ouvre  au  ciel  et  prodigue  au  hasard 

A  l'âme  son  parfum  et  sa  forme  au  regard  : 

Ainsi ,  nature  exquise  et  splendide  harmonie , 

II  avait  pour  charmer  la  beauté ,  le  génie  ; 

Et  Dieu ,  mêlant  en  lui  de  célestes  accords , 

Comme  il  doua  son  âme  avait  doué  son  corps. 

Lorsque  l'enfant  grandit,  quand  l'ange  devint  homme, 

Son  nom  fut  proclamé  par  le  peuple  de  Rome. 

Attiré  sur  ses  pas  par  un  charme  inconnu, 

On  allait  répétant  :  «  Un  dieu  nous  est  venu. 

Et  par  lui  l'art  chrétien,  plus  beau  que  l'art  antique, 

Immortalisera  la  Rome  catholique.  » 

Tandis  qu'on  le  nommait  un  envoyé  des  cieux , 
A  la  gloire  il  marchait ,  modeste ,  insoucieux  ; 
De  force  et  de  candeur  mystérieux  emblème, 
Génie  irrésistible,  il  s'ignorait  lui-même. 
En  voyant  son  œil  calme  et  son  front  radieux  , 
On  sentait  qu'il  créait  comme  créaient  les  dieux  , 
Sans  lutte,  sans  douleur,  sans  heures  d'amertume; 
Pour  lui  la  gloire  était  un  encens  qui  parfume, 
Et  l'art,  le  caressant  comme  un  (ils  adoré, 
L'embrasa  de  son  feu  sans  l'avoir  dévoré. 


KAPHAEL  ET  MICHEL-A.NCiE.  217 


On  eût  dit  qu'entr'ouvrant  ses  voiles 
Le  ciel  s'inclinait  à  sa  loi , 
Et  faisait  passer  sur  ses  toiles 
Les  grandes  scènes  de  la  foi. 

Il  vit  ce  que  l'àme  devine 
Quand  au  monde  elle  dit  adieu  ; 
Il  surprit  la  Vierge  divine 
Tenant  dans  ses  bras  l'Enfant-Dieu  ! 

Ces  purs  tableaux  de  l'Évangile 
Si  pleins  d'innocence  et  d'amour  ; 
Cette  crèche,  touchant  asile 
Où  le  Christ  a  reçu  le  jour  ; 

Cette  demeure  de  Marie , 
Humble  et  chaste  comme  son  cœur, 
Où  son  époux  travaille  et  prie 
Auprès  du  berceau  du  Sauveur  ; 

Cette  fuite  par  Dieu  guidée, 
Ces  jours  de  souffrance  et  d'exil 
Où  la  Vierge  de  la  Judée 
Conduit  son  Fils  aux  bords  du  >il  ; 

Toute  cette  histoire  sublime 
Où  s'instruisit  l'humanité, 
Sous  son  pinceau  qui  la  ranime 
Ressaisit  sa  divinité. 

Dans  sa  céleste  vie  il  suit  le  Dieu  fait  homme 
Jusqu'au  jour  rédempteur  où  pour  nous  se  consomme 
Le  drame  de  la  croix;  puis  il  nous  montre  encor, 
Dans  un  dernier  tableau  de  ce  di\  in  poème , 
Le  Christ  ressuscité  qui  redevient  Dieu  même 
Se  transfigurant  au  Thabor  ! 

19 


218  PENSEROSA. 


Ce  fut  là  son  œuvre  suprême  ; 
L'Homme-Dieu  remontant  au  ciel 
Était  comme  un  céleste  emblème 
Du  dernier  jour  de  Raphaël. 

Mais  il  pouvait  mourir,  sa  tâche  était  remplie  ; 
Les  temples ,  les  palais  de  toute  l'Italie 
Devaient  porter  sa  gloire  à  la  postérité, 
Et  dans  le  Aratican  ses  œuvres  colossales , 
Décorant  les  lambris  des  dômes  et  des  salles , 
En  remplissaient  l'immensité. 

La  Bible  et  l'Évangile  inspiraient  ses  ouvrages; 
De  ces  livres  sacrés  nous  déroulant  les  pages, 
Il  fit  dans  ses  tableaux  revivre  tour  à  tour 
Les  apôtres  du  Christ,  les  martyrs,  les  prophètes 
Du  peuple  d'Israël  les  massacres,  les  fêtes, 
Les  mystiques  scènes  d'amour. 

L'amour!  ce  fut  parmi  les  passions  humaines 
La  seule  qu'il  connut.  Au  milieu  de  leurs  haines, 
Tandis  que  ses  rivaux  s'agitaient,  lui  vainqueur, 
Lui  qui  sans  la  chercher  trouva  la  renommée, 
Dérobait  son  éclat  près  d'une  femme  aimée, 
Douce  compagne  de  son  cœur. 

Celle  qui  le  charma  fut  une  simple  fille, 
Qui  dans  l'obscurité,  belle  sans  le  savoir, 
Partageait  les  travaux  de  son  humble  famille 
Et  sur  les  bords  du  libre  allait  rêver  le  soir. 

PauM'e  «une  on  l'innocence  habite, 
Confiante  elle  se  donna, 
Aussi  chaflte  que  Marguerite 
Quand  laust  a  l'amour  l'entraîna. 

Sa  taille  souple  cl  \n-iiiale, 
Ses  traits  si  pleins  de  pureté, 


RAPHAËL  ET  MICHEL-ANGE.  219 

Rappelaient  l'image  idéale 
Que  l'artiste  a  de  la  beauté! 


Cest  par  cette  grâce  divine 
Qu'elle  captivait  Raphaël , 
Et  les  yeux  de  la  Fornarine 
Étaient  sa  lumière  et  son  ciel  ! 

Un  amour  sans  orgueil,  une  candeur  sereine, 
La  firent  de  son  cœur  la  tendre  souveraine  : 
Les  triomphes  du  monde  et  les  splendeurs  de  l'art 
Valaient-ils  son  sourire  et  son  touchant  regard:' 
Dans  cette  âme  naïve  à  laquelle  il  put  croire, 
L'artiste  déposait  le  fardeau  de  sa  gloire; 
Son  cœur,  enveloppé  sous  un  voile  amoureux, 
Oubliait  l'univers  et  se  sentait  heureux , 
Savourant,  comme  un  dieu  qu'entoure  le  mystère, 
L'ivresse  de  l'amour  et  l'encens  de  la  terre  ! 

Et  pour  (pie  rien  n'altère  un  aussi  beau  destin  , 

II  meurt  le  front  orne  des  roses  du  matin  ; 

Il  meurt  jeune  et  n'ayant  accepté  de  la  ?ie 

Que  ce  qui  rend  heureux ,  que  ce  qui  fait  envie. 

J'ar  la  gloire  et  l'amour  à  la  fois  caressé, 

11  meurt  comme  on  s'endort  quand  le  jour  est  passé. 

Avant  que  la  vieillesse  ait  engourdi  son  aile, 

11  vole  en  souriant  vers  Dieu  qui  le  rappelle, 

Et  son  âme  sereine,  en  prenant  son  essor, 

Dans  un  tendit1  sommeil  semble  flotter  encor. 


Quand  des  mains  du  Très-Haut  elle  s'est  échappée 
L'âme  de  Michel-Ange  autrement  l'ut  trempée. 
Porte,  des  son  é\eil  le  malheur  la  nom  rit. 
II  connaît  au  berceau  les  luttes  de  l'esprit. 
Dédaigné  par  les  siens,  enfant  rêveur  et  sombre, 
Il  se  forme  lui-même  et  s'élève  dans  l'ombre; 


2>.0  PENStROSA. 

Sous  le  joug  paternel  son  génie  opprimé 

Se  débat  et  grandit  sourdement  enflammé; 

Et  quand ,  sortant  enfin  du  rêve  qui  l'embrase , 

L'heure  de  l'action  succède  aux  jours  d'extase. 

Athlète  puissamment  armé  pour  le  combat, 

Nul  danger  ne  l'émeut,  nul  malheur  ne  l'abat. 

Grandi  dans  la  souffrance  et  dans  la  solitude, 

H  accepte  en  héros  une  vie  âpre  et  rude , 

El  chaque  obstacle  en  lui  détermine  un  effort 

Qui  roidit  son  courage  et  qui  le  rend  plus  fort! 

Vraiment  homme,  il  comprend  la  dignité  de  l'homme; 

C'est  un  de  ces  esprits,  qui  dans  l'antique  Rome, 

Instruisant  la  jeunesse  aux  sévères  vertus, 

Auraient  pris  pour  exemple  ou  Caton  ou  Brutusî 

Dans  ses  actes,  toujours,  l'héroïsme  l'inspire. 
Vers  un  grand  idéal  toujours  son  âme  aspire. 
Florence  va  périr  :  lui,  son  sublime  enfant, 
Guerrier  improvisé,  se  lève  et  la  défend! 
Intrépide  ouvrier,  lui  qui  crêra  Saint-Pierre, 
Il  mêle,  de  ses  mains,  le  limon  et  la  pierre, 
Et  cache,  sous  un  fort  qu'on  n'a  jamais  soumis, 
Sa  ville  bien-aimée  aux  soldats  ennemis. 

Devant  sa  glorieuse  voie 
C'est  l'infini  qui  se  déploie; 
Avec  Dieu  même  il  vaut  lutter, 
Et ,  dans  des  oeuvres  éternelles  , 
Créer  avec  ses  mains  mortelles 
Ce  (pie  Dieu  seul  peut  enfanter. 

Esprit  rêveur,  frère  du  Dante, 
Ame  a\  ide,  nature  ardente , 

Pour  lui  la  gloire  esl  sans  douceur, 
Car  ses  plus  sublimes  ouvrages 
N'égalent  jamais  1rs  images 
Que  poursuit  son  regard  penseur. 

Yoilà  pourquoi  son  froni  esl  sombre: 
Il  sent  qu'il  n'a  rendu  que  l'ombre 


RAPHAËL  ET  MTCHEL-AXGE.  221 

De  cet  idéal  qu'il  rêva  ; 
Sa  main  puissante  s'est  lassée, 
Mais  au  niveau  de  sa  pensée 
Jamais  l'œuvre  ne  s'éleva  ! 


Si  son  âme  parait  jalouse, 

C'est  que  l'art  est  sa  seule  épouse , 

Et  ses  ouvrages  ses  enfants  ; 

Il  craint  de  perdre  ce  qu'il  aime , 

Et  que ,  plus  heureux  que  lui-même , 

Ses  rivaux  ne  soient  triomphants. 

Pourtant  à  sa  force  il  dut  croire 
Lorsque,  ceint  d'une  triple  gloire  , 
Il  contempla  dans  leur  splendeur 
Trois  monuments  de  son  génie 
Qui  de  sa  nature  infinie 
Semblaient  attester  la  grandeur. 

C'est  Moïse,  luttant  encore 
Sous  le  Verbe  qui  le  dévore , 
Et  répétant  dans  Israël 
L'écho  de  cette  voix  divine 
Qui  lui  dictait  sur  la  colline 
Les  lois  écrites  dans  le  ciel  ! 

C'est  cette  heure  en  douleurs  féconde 
Où  sur  les  ruines  du  monde 
L'ange  sonne  le  jugement; 
Où  les  morts,  réduits  en  poussière, 
Trouvent  en  sortant  de  leur  bière 
Le  pardon  ou  le  châtiment  ! 

Immense  comme  sa  pensée , 
C'est  cette  coupole  élancée 
Vers  les  cieux ,  ceuvre  de  géant , 
Qui  réunit  par  la  prière 
L'homme  prosterné  dans  Saint-Pierre 
Au  Dieu  qu'implore  son  néant. 

19. 


222  PENSEROSA. 

Et  quand  il  a  fini  ses  œuvres  immortelles, 

Son  génie  agrandi  déploie  encor  ses  ailes; 

A  son  propre  foyer  il  semble  s'embraser, 

11  va  toujours  créant  sans  jamais  s'épuiser  : 

Ce  qu'il  cherche  dans  l'art,  ce  n'est  que  l'ait  lui-même 

Sans  lui  rien  demander  avec  amour  il  l'aime; 

Les  louanges  du  monde  expirent  sur  son  seuil , 

11  sent  l'enthousiasme  et  dédaigne  l'orgueil. 

Il  n'ouvre  pas  son  àme  à  l'encens  de  la  terre  ; 

C'est  plus  haut  qu'il  s'abreuve  et  qu'il  se  désaltère; 

Fuyant  tout  sentiment  qui  pourrait  l'enivrer, 

A  d'énervants  désirs  il  craint  de  se  livrer, 

Et  quand  il  sent  l'amour  dans  toute  sa  puissance, 

C'est  un  amour  divin,  d'une  immortelle  essence; 

Car  cette  àme  héroïque  et  pleine  de  grandeur 

Ne  pouvait  ressentir  qu'une  sublime  ardeur  ! 

Celle  qui  sut  toucher  cette  nature  austère 

Pour  le  cloître  avait  fui  les  grandeurs  de  la  terre. 

Descendante  des  rois,  fille  des  Colonna, 

Le  monde  l'admirait,  elle  l'abandonna. 

D'un  époux  qu'elle  aimait  quand  la  mort  la  fit  veuve, 

Dieu  seul  fut  son  retuge  en  cette  grande  épieme. 

Elle  voua  ses  jours  au  service  divin; 

Mais  de  l'ange  exilé  le  monde  se  souvint, 

Car  elle  avait  laissé  dans  toute  l'Italie 

De  ces  grands  souvenirs  que  jamais  on  n'oublie. 

Jeune  et  belle  elle  avait  repoussé  l'étranger 

En  armant  ses  vassaux  à  l'heure  du  danger, 

Puis  d'un  double  laurier  ceignant  son  front  pudique, 

Muse,  elle  avait  conquis  la  palme  poétique, 

Michel-Ange  comprit  dans  leur  sublimile 

Sa  touchante  vertu,  sa  sévère  beauté: 

Il  embrase  son  âme  an  culte  qu'elle  inspire, 

A  sa  sainte  amitié  chastement  il  aspire; 

Pour  elle  a  fout  désir  terrestre  il  dit  adieu; 

Sentiment  dthéré  quM'élève  vers  Dieu, 

Sa  tendresse  devient  l'ineffable  mélange 

De  respect  et  d'amour  que  l'on  accorde  à  l'ange, 


RAPHAËL  ET  MICHEL-ANGE.  223 

Et  quand  sur  lui  parfois  elle  arrête  ses  yeux , 

Tous  deux  ,  pour  s'y  rejoindre,  ils  se  montrent  les  deux. 

La  première  appelée,  elle  l'y  fut  attendre  : 

Alors  pour  la  pleurer  sa  voix  devint  plus  tendre; 

On  eût  dit  qu'il  avait,  dans  des  adieux  touchants, 

Reçu  d'elle  sa  lyre  et  l'esprit  de  ses  chants; 

11  sent,  dans  la  douleur  dont  son  âme  est  saisie, 

A  ses  lèvres  monter  des  flots  de  poésie; 

A  celle  qui  l'entend  dans  un  autre  univers 

Il  dit  son  chaste  amour  dans  la  langue  des  vers  ; 

Et  le  monde,  attentif  aux  accents  qu'il  répète, 

Sur  son  front  pose  encor  le  laurier  du  poète. 

Que  lui  fait  cet  éclat,  quand  ses  pures  amours, 

Charme  de  sa  vieillesse  et  de  ses  sombres  jours , 

Remontent  vers  le  ciel ,  et  que  ,  seul  sur  la  terre , 

Il  porte  dans  son  deuil  sa  gloire  solitaire? 

Ici-bas,  du  regard  il  cherche  tristement 

Son  étoile  perdue  au  sein  du  firmament. 

Parfois  elle  lui  jette  une  lueur  subite, 

Comme  pour  lui  montrer  la  sphère  qu'elle  hahite; 

Mais  tandis  qu'< ■bloni  par  ce  rayon  divin 

Au  lumineux  sillon  il  se  suspend  en  vain, 

L'étoile  disparait,  la  vision  s'efface 

Et  ce  n'est  qu'en  son  cœur  qu'il  retrouve  sa  trr.ee. 

L'heure  où  prenant  l'essor  pour  remonter  vers  Dieu, 

Lumière  de  sa  vie,  elle  lui  dit  adieu, 

Sembla  lui  présager  ces  jours  lents  et  funèbres 

Où  son  regard  se  perd  à  travers  les  ténèbres, 

Et  voit  cet  univers  ainsi  qu'un  astre  éteint 

S'éclipser  à  jamais  dans  la  nuit  qui  l'atteint. 

Pour  l'artiste  mourant  que  l'art  consume  encore, 
Quant  tout  s'évanouit,  quand  tout  se  décolore, 
La  mort  est  sans  horreur  et  sans  obscurité; 
CPesl  an  vo!  w%n  !•■  <  ici  d'où  jaillit  la  clarté; 
Le  Christ,  dont  tant  de  (ois  il  retraça  l'image, 
Vient  adoucit-  pour  lui  ce  douloureux  paesagp; 


22'*  PENSEROSA. 

Son  àme  radieuse  à  l'heure  do  départ 
Se  déploie;  et  portant  sur  son  front  de  vieillard 
Un  siècle  de  grandeur,  un  siècle  de  souffrance , 
Il  accepte  la  mort  comme  une  délivrance. 


Paris,  novembre  1839. 


XXXVIII 


A   MA   MERE 


Oh  !  que  tu  savais  bien ,  toi  dont  l'âme  est  au  ciel , 
Que  le  fruit  de  la  gloire  est  un  fruit  plein  de  fiel! 
Oh  !  que  tu  savais  bien  que ,  dans  ce  monde  infâme , 
Le  céleste  rayon  qui  ceint  un  front  de  femme, 
Hélas!  n'attire  pas  le  respect  et  l'honneur, 
Et  que  pour  nous  la  gloire  est  le  deuil  du  bonheur  ! 
Ah!  que  tu  disais  vrai  quand  tu  disais  :  Préfère 
Une  vie  écoulée  en  sa  modeste  sphère, 
A  l'éclat  de  l'orgueil  qui  brûle,  en  l'atteignant, 
Le  cœur  qu'il  éblouit  et  qu'il  laisse  saignant!... 
Et  moi  qui  t'écoutais,  j'ai  pu  ne  pas  te  croire! 
Tu  me  donnais  l'amour,  et  j'enviais  la  gloire! 
Oh!  je  ne  sa\ais  pas  quel  amer  sentiment 
C'était!...  et  j'ai  choisi  le  feu  pour  élément. 

Mais  ce  n'est  plus  l'orgueil;  une  autre  voix  m'entraîne, 
Ma  mère!  c'est  l'honneur  qui  me  pousse  à  L'arène, 
il  qui  me  fait  braver,  parmi  les  combattants, 
Le  lâche  pamphlétaire  aux  propos  insultants; 


A  MA  MERE.  225 

C'est  l'honneur  qui  me  dit  qu'au  ciel  la  Providence 

Veille  sur  le  travail  et  sur  l'indépendance, 

Et  que  son  œil  divin  accompagne  nos  pas 

Lorsqu'aux  instincts  d'en  haut  nous  ne  faillissons  pas! 

J'ai  trouvé  dans  ma  route,  imprudemment  choisie, 

Le  pain  de  la  pensée  et  de  la  poésie; 

Et  le  ciel,  en  plaçant  la  lyre  dans  mes  mains, 

Ne  m'a  pas  abaissée  aux  déshonneurs  humains. 

Pauvre  et  libre,  pour  ceux  qui  donnent  l'opulence 

Mon  vers  indépendant  a  gardé  le  silence, 

Et,  dans  ce  monde  impur  où  le  mal  est  vainqueur, 

J'ai  marché  le  front  haut,  mais  le  deuil  dans  le  cœur. 

Oui ,  le  deuil  dans  le  cœur  !  et  c'est  là  ma  faiblesse  ; 

Le  mal,  sans  me  corrompre,  est  un  dard  qui  me  blesse, 

Et  qui,  semblable  au  doute,  en  mon  âme  descend, 

A  ma  foi  dans  le  bien  jette  une  ombre  en  passant , 

Et  fait  pâlir  ma  lèvre  alors  qu'elle  prononce 

Une  prière  à  Dieu  qui  reste  sans  réponse. 

Mais  non ,  Dieu  m'a  parlé  !  par  ta  voix  il  m'a  dit , 

Ma  mère,  qu'ici-bas  le  poète  est  maudit, 

Et  que,  semblable  au  Christ,  sur  son  front  qui  s'incline 

On  pose  en  ricanant  la  couronne  d'épine  , 

Que  tout  nom  qui  s'élève  est  un  nom  blasphémé , 

Qu'en  cessant  d'être  obscur  on  cesse  d'être  aimé  ; 

Que  la  froide  ironie  enserre  un  cœur  sublime 

Comme  des  rocs  géants  la  neige  ceint  la  cime , 

Et  que  même  la  femme  à  son  pudique  front 

En  attirant  la  gloire  attire  aussi  l'affront! 

Et  pourtant  j'espérais  qu'une  indigence  sainte 

Dans  ce  siècle  de  l'or  me  ferait  une  enceinte , 

Qu'on  n'attaquerait  pas  comme  une  ouvre  d'orgueil 

Mes  chants  où  le  malheur  a  répandu  son  deuil  ; 

Qu'en  lisant  mes  tourments  de  femme  et  de  poète 

Toute  ironique  voix  demeurerait  muette; 

J'espérais ,  dans  mes  jours  de  dégoûts  et  d'ennuis  , 

Dans  l'insomnie  ardente  où  s'écoulaient  mes  nuits, 

Que ,  quand  pieusement  ma  tache  serait  faite , 

Après  tant  de  douleurs  viendrait  un  jour  de  fête. 

Et  voilà  quel  espoir  me  soutenait  encor 

Pans  l'aride  travail  qui  me  donne  un  peu  d'or; 


220  PEJNSEROSA. 

Et  quand  j'avais  gagné  le  pain  de  la  journée , 
J'oubliais  en  chantant  ma  rude  destinée  , 
Comme  le  moissonneur  berce  par  ses  chansons 
Les  fatigants  labeurs  des  brûlantes  moissons. 

Dans  un  de  ces  instants  où  tout  chante  en  notre  âme , 

Où  la  pensée  humaine  a  des  ailes  de  flamme, 

Où,  dégageant  nos  vœux  du  monde  où  nous  souffrons, 

Le  souffle  inspirateur  fait  rayonner  nos  fronts, 

J'ai  créé,  dans  la  nuit,  quand  le  caw  seul  tressaille, 

L'hymne  patriotique  aux  grandeurs  de  Versaille , 

Et  mes  chants,  inspirés  par  la  croyance  et  l'art, 

Au  monde  indifférent  sont  allés  au  hasard  ! 

Mais  Dieu,  qui  savait  seul  mon  intime  souffrance, 

Me  donna  la  couronne  ainsi  qu'une  espérance; 

Alors  je  répétai,  dans  mon  bonheur  d'enfant, 

Les  vers  improvisés  de  mon  chant  triomphant. 

Je  rêvais ,  dans  mon  âme ,  où  la  joie  était  née , 

Après  mes  jours  amers  une  heureuse  joui  née! 

Poétique  oasis  où  je  pusse  m'asseoir, 

Splendide  souvenir  qui  brillât  jusqu'au  soir  ! 

Que  le  songe  était  beau!  comme  aux  fêtes  antiques 

On  couronnait  mon  front  de  lauriers  poétiques  ; 

Et  le  peuple,  que  j'aime,  à  mon  chant  suspendu, 

S'écriait  :  «  Tu  souffris,  et  ce  bonheur  t'est  dû!  » 

Ce  ne  fut  pas  ainsi  :  dans  nos  temps  d'ironie, 

Toute  espérance  ment,  toute  joie  est  ternie; 

Les  fêtes  de  l'esprit  et  les  fêtes  du  cœur 

Pour  l'homme  ne  sont  plus  qu'un  spectacle  moqueur. 

En  posant  le  laurier  sur  le  front  d'une  femme, 

Eroidement  à  l'éloge  on  mêle  l'épigramme; 

On  brille  en  déchirant,  et  l'esprit  satisfait, 

Frondeur  insoucieux,  rit  du  mal  qu'il  a  fait! 

Mais  le  sarcasme  est  doux  a  cote  de  l'injure. 
Le  critique  impuissant  aiguise  sa  morsure  : 
Il  ne  juge  pas  l'ouvre,  il  la  profane  et  ment  ; 
Ennemi  sans  râleur,  il  frappe  lâchement 

Sur  de  l'impunité ,  son  courage  s'anime; 

il  attaque  une  femme,  et  garde  l'anonyme!... 


A  MA  MERE.  227 

Hypocrite',  il  se  pose  en  austère  censeur; 

Il  cite  faussement ,  et  trompe  le  lecteur  ; 

Ou  bien  dans  son  cynisme  il  souille,  il  parodie 

Une  image  d'hymen  pudiquement  hardie; 

Et  quand  il  fait  monter  la  rougeur  sur  le  front, 

De  sa  pensée  impure  il  nous  jette  l'affront. 

Puis ,  de  la  liberté  souillant  la  sainte  cause , 

En  patriote  ardent  il  se  métamorphose  ! 

A  nous  qui  n'avons  pas  d'encens  pour  le  pouvoir, 

Mais  qui  l'applaudissons  quand  il  fait  son  devoir  ; 

A  nous  qu'on  ne  voit  pas,  malgré  notre  indigente, 

Aux  aumônes  de  cour  vendre  l'intelligence, 

A  nous  !...  au  nom  du  peuple  il  jette  le  dédain 

Que  l'impur  Montagnard  jetait  au  Girondin. 

Courage!  accomplissez  une  aussi  noble  tâche; 
Outragez  une  femme  et  posez-vous  en  lâche  : 
Celle  que  vous  frappez  dans  son  isolement 
Ne  se  mêlera  plus  à  vos  bruits  d'un  moment. 
Elle  ira,  poursuivant  sa  route  accoutumée, 
Vers  ceux  qui  l'ont  comprise  et  dont  elle  est  aimée. 
Libre  et  fière  toujours ,  jusqu'au  seuil  du  tombeau  , 
Sans  qu'ici-bas  son  àme  ait  laissé  de  lambeau , 
Elle  ira,  soutenant  la  lutte  commentée, 
Et  vivant  noblement  du  fruit  de  sa  pensée  ! 
Ceux  qui  gardent  entor  de  généreux  penchants 
Pour  soutenir  sa  vie  accueilleront  ses  chants, 
Travaillant  et  priant,  comme  dit  l'Évangile, 
Elle  n'envira  plus  une  gloire  fragile; 
Car,  pour  sa  pauvre  Nie  ou  manque  le  bonheur, 
La  prière  est  la  joie  ,  et  le  travail  l'honneur  ! 


8  juin  1839. 


228  PENSEROSA. 


XXXIX 

LE  MUSÉE  DE  VERSAILLES, 

POÈME 
COURONNÉ  PAR  ^ACADÉMIE  FRANÇAISE 

EN   SA   SÉANCE  DU   30   MAI   1839. 

Versailles,  c'est  le  Panthéon  ! 


Comme  aujourd'hui  les  peuples  luttent 
Contre  les  rois  qui  leur  disputent 
Le  pouvoir  et  la  liberté, 
Contre  les  seigneurs  et  les  princes , 
Tyrans  des  fiefs  et  des  provinces , 
Les  rois  long-temps  avaient  lutté  ; 

Jusqu'au  jour  où,  dans  sa  faiblesse, 
On  vit  se  courber  la  noblesse 
Sous  le  bras  fort  de  Richelieu  , 
Et  la  rojauté,  fière  idole, 
S'élever  comme  le  symbole 
Du  pouvoir  incarné  de  Dieu. 

Louis  Quatorze,  roi  suprême, 
Se  i «*\ r-tit  de  <<-t  emblème, 


LE  MUSEE  DE  VERSAILLES.  22'J 

Eu  s'écriant  :  «  L'État,  c'est  moi! 
»  Et  la  France  qui  me  contemple , 
»  Comme  à  Dieu  l'on  bâtit  un  temple, 
»  Doit  bâtir  un  temple  à  son  roi  !  » 

Il  dit ,  et  Versailles  s'élève 
Ainsi  que  le  palais  d'un  rêve 
Réalisé  par  l'art  humain  ; 
Villa  royale  aux  champs  éclose  , 
Cygne  qui  près  des  eaux  repose 
Sous  les  grands  arbres  du  chemin. 

Monument  magique  et  sublime 
Oii  le  marbre  assoupli  s'anime  , 
Où  la  mosaïque  s'étend  ; 
Où ,  dans  les  glaces  de  Venise  , 
Les  chefs-d'œuvre  qu'on  divinise 
Se  doublent  en  se  reflétant; 

Où  l'art  prodigue  sa  féerie, 
Où  la  peinture  se  marie 
Aux  frontons  sculptés  des  parois  ; 
Où  l'or  et  l'émail  étincellent, 
Où  les  richesses  s'amoncellent 
Pour  orner  le  palais  des  rois. 

Et  quand  elle  a  reçu  la  vie, 

Ainsi  qu'une  vierge  ravie 

Qui  se  penche  vers  son  miroir. 

Versailles  la  belle  se  mire 

Aux  Ilots  des  bassins  de  porplivre 

Qui  se  dérident  pour  la  voir. 

Comme  un  voile  qui  la  protège , 
Elle  entoure  son  front  de  neige 
Des  ombres  d'un  vaste  jardin , 
Où  les  bois  montent  en  arcades  , 
Où  l'onde  retombe  en  cascades, 
Où  l'art  nous  a  rendu  l'Éden. 

20 


230  PENSEROSA. 


Puis,  ainsi  qu'une  heureuse  épouse 
Qui,  loin  d'une  foule  jalouse, 
Au  bien-aimé  seul  se  fait  voir, 
Devant  son  roi ,  la  tête  haute , 
Elle  s'écrie  :  «  Entrez,  mon  hôte, 
»  Entrez,  je  puis  vous  recevoir.  » 

Qui  dira  les  splendeurs  de  la  nuit  nuptiale 

Où  s'unit  le  monarque  à  sa  villa  royale  ? 

Qui  dira  son  orgueil  et  son  ravissement 

En  embrassant  de  l'œil  l'immense  monument? 

Comme  un  rayon  d'amour  fait  vivre  un  cœnr  de  femme 

Il  fit  vivre  ce  corps  dont  il  devenait  l'âme!... 

Et  quand  sa  volonté  l'eut  tiré  du  néant, 

D'un  souffle  il  anima  tout  ce  palais  géant. 

Il  se  sentit  plus  grand  des  grandeurs  de  Versailles. 

Il  se  crut  presque  un  dieu  dans  ces  vastes  murailles; 

Et  seul ,  de  tant  d'éclat  le  principe  et  le  but , 

11  vit  ce  qu'il  pouvait,  et  la  royauté  fut! 

Elle  fut  forte,  elle  fut  belle, 
Pleine  de  sève  et  de  verdeur; 
Proclamant  sa  gloire  immortelle, 
L'amour,  le  génie,  autour  d'elle 
Se  pressèrent  avec  ardeur. 

Son  auréole  fut  complète  ; 
Elle  ceignit  tous  les  lauriers  : 
Les  arts  couronnèrent  sa  tête; 
Elle  eut  la  palme  du  poète, 
Elle  eut  la  palme  des  guerriers. 

Souveraine  absolue  et  liere, 
Courbant  les  fronts  el  les  esprits, 

Bile  concentrait  la  lumière, 
El  du  fond  de  son  stnctuaife 

Commandai!  au  peuple  surprix 


LE  MUSÉE  DE  VERSAILLES.  Sâl 

Entre  le  peuple  et  la  puissance , 
C'était  le  lien  protecteur 
Que  ce  foyer  d'intelligence 
Versant  la  gloire  sur  la  France 
Du  haut  du  front  dominateur. 

Et  le  peuple  écoutait  l'oracle , 
Heureux  d'obéir  à  sa  loi , 
Fier  de  cette  ère  de  miracle  ... 
Ce  fut  un  sublime  spectacle 
Que  ce  grand  siècle  du  grand  roi  ! 

Versaille  avait  par  sa  féerie 
Endormi  le  peuple  au  Forum  ; 
Seul  but  de  son  idolâtrie, 
Versaille  était  de  la  patrie 
Le  magique  Palladium. 

Et  la  France  à  genoux,  dans  sa  foi  populaire, 

De  son  roi  fit  un  dieu  digne  du  sanctuaire. 

Mais  quand  le  peuple  eut  vu  la  vieillesse  et  la  mort 

Faire  trembler  le  sceptre  au  bras  jadis  si  fort, 

Courber  ce  front  superbe  oint  par  Dieu  du  saint  chrême, 

11  douta  de  ses  rois,  et  crut  pi  us  en  lui-même. 

Voyant  mourir  celui  qui  semblait  immortel , 

L'idole  étant  tombée,  il  mesura  l'autel; 

Il  le  trouva  trop  grand  pour  ceux  qui  succédèrent; 

Le  peuple  devint  fort,  et  les  rois  lui  cédèrent!... 

Mais  lui-même  il  est  pris  de  vertige  et  d'erreur; 

On  voit  la  Liberté  s'enfuir  à  sa  fureur; 

Reine  sans  diadème  et  femme  désolée , 

Entre  ses  bras  sanglants  Versaille  est  violée. 

En  vain  pour  échapper  à  ses  jaloux  penchants, 

Elle  s'était  cachée  entre  les  bois  des  champs  : 

11  vint,  il  la  trouva  sous  son  vêtement  d'ombre; 

Elle  entendit  monter  sa  voix  sinistre  et  sombre, 

Sur  ses  marbres  si  blancs  ses  pas  lourds  retentir.... 

Alors,  sous  les  traits  purs  d'une  reine  martyr, 


232  PENSEROSA. 

Symbole  gracieux  de  son  mourant  génie, 
Plus  sacrée  et  plus  belle  en  ce  jour  d'agonie , 
Versaille  alla  du  peuple  implorer  la  pitié; 
Mais  le  peuple  rugit,  et  la  brisa  du  pié  ! 
Et  son  flux,  grossissant  se  répandit  avide 
Dans  l'immense  palais  qu'il  laissa  morne  et  vide 

Comme  on  ne  peut  remplir  le  lit 
D'un  fleuve  à  la  source  épuisée, 
Depuis  ce  jour  rien  ne  remplit 
Ce  temple  à  l'idole  brisée. 

Des  ombres  erraient  en  pleurant, 
La  nuit,  dans  les  salles  désertes, 
Et  les  portes  restaient  ouvertes , 
Attendant  un  bote  assez  grand. 

Aucune  tète  couronnée, 
Aucun  tribun,  dans  son  orgueil, 
De  la  demeure  profanée 
N'osait  inaugurer  le  seuil. 

Quand  il  ceignit  le  diadème 
Que  Cbarlemagne  avait  porté, 
Du  temple  des  rois  dévasté 
Napoléon  n'osa  lui-même 
Devenir  la  divinité. 


Mais  on  \it  aux  trois  jours  de  gloire  et  de  colère 

La  France  proclamer  un  prince  populaire  : 

Roi  par  nos  mains,  il  sut,  mieux  (pie  les  autres  rois, 

Quels  botes  convenaient  pour  repeupler  Versaille; 

11  comprit  qu'il  fallait  des  béros  il  la  taille 

De  ces  murs  de  géant,  et  fit  un  noble  choix. 

Jusqu'à  nous,  d'âge  en  Age  explorant  nos  annales, 
Il  sut  \ous  découvrir,  gloires  nationales! 
il  prit  ce  qui  lut  grand  dans  chaque  siècle  éteint; 
De  tous  nos  béros  morts  nous  rendant  l'effigie, 


LE  MUSÉE  DE  VERSAILLES.  !>3 

L'art  vint  à  sa  pensée  ajouter  sa  magie  ; 
Il  fit  justice  à  tous,  et  le  peuple  l'obtint  ! 

Dans  ce  palais  le  peuple  eut  une  large  place  ; 

En  égal  désormais  il  put  voir  face  à  face 

Ces  rois  que  si  long-temps  il  regarda  d'en  bas; 

Car  il  avait  aussi  ses  gloires , 

Ses  triomphes  et  ses  victoires 

Dans  les  arts  et  dans  les  combats. 

Aussi  ce  fut  un  jour  de  fête  universelle 

Que  le  jour  où  s'ouvrit  la  Versailles  nouvelle; 

Quand,  pour  inaugurer  sa  résurrection, 

La  foule  se  pressa,  fière,  heureuse,  attendrie, 

Elle  applaudit  son  chef  en  fêtant  la  patrie , 

Car  le  monarque  avait  compris  la  nation. 

Louis  Quatorze,  au  temps  d'ivresse 
Des  grandes  fêtes  de  sa  cour, 
N'eut  jamais  un  jour  d'allégresse 
Qui  fût  comparable  à  ce  jour. 

L'éclat  de  sa  magnificence 
Était  pour  lui  seul....  mais  ici, 
Oh  !  c'était  bien  toute  la  France 
Qui  disait  à  son  roi  :  «  Merci  !  » 

»  Merci  !  »  dans  leur  brève  parole 
S'écriaient  ces  fiers  vétérans 
Que  Bonaparte,  au  pont  d'Arcole, 
Vit  s'élancer  aux  premiers  rangs. 

»  Merci  d'avoir  mis  sur  ces  toiles 
Notre  chef  et  nos  bataillons  ! 
Il  fut  l'astre,  et  nous  les  étoiles; 
A  côté  de  lui  nous  brillons!  » 

Et  le  marin,  l'aine  attendrie, 
Disait  :  a  Merci!  voila  Jean  Bart  ! 
Dans  les  gloires  de  la  patrie 
Nous  avons  aussi  notre  part.  » 

20. 


234  PENSEROSA. 

En  s'inclinant  devant  la  toge 
Des  d'Aguesseau ,  des  Lamoignon , 
«  Merci  !  »  répétait  pour  éloge 
Le  magistrat,  fier  de  leur  non». 

«  Merci  !  s'écriait  le  poète , 
Corneille  et  Molière  sont  là.... 
Et,  si  leur  laurier  ceint  ma  tète, 
L'avenir  un  jour  m'y  verra  !  » 

Et  l'orateur,  d'une  voix  forte, 
Disait  :  «  Merci!...  Ce  sera  beau 
D'inscrire  le  nom  que  je  porte 
Près  du  grand  nom  de  Mirabeau  !  » 

«  Merci  !  répétait  chaque  artiste , 
La  gloire  sauve  de  l'oubli, 
Et  dans  cette  fête  où  j'assiste 
Sont  Lebrun,  Pnget  et  Lulli!  » 

Devant  La  Vallière  et  Fontange, 
La  jeune  femme,  d'un  regard, 
Disait  :  «  Merci!  leurs  formes  d'auge 
Nous  furent  transmises  par  l'art; 

»  Ob  !  ces  morts  n'ont  rien  de  funèbre  ; 
Je  voudrais  une  tombe  ici  ; 
Puisque  la  beauté  rend  célèbre, 
Je  puis  le  devenir  aussi.  » 

Et  la  foule  enivrée,  ardente,  enthousiaste, 
Débordait  frémissante  en  ce  palais  si  vaste, 
L'enlaçai!  tout  enfin-  de  s<*s  réseau  nuravants, 
Et,  semblable  à  la  mer,  roulait  ses  (lots  \ hauts. 
Elle  se  répandait  dans  chaque  galerie, 
Redisant  les  grands  noms  que  garde  la  patrie, 
Voyant  revivre  euro:  les  héros  qu'elle  aima 
Sur  la  toile  et  le  marbre  on  l'ail  les  ranima. 


LE  MUSEE  DE  VERSAILLES.  23  5 

Devant  tous  ces  tableaux  de  gloire  et  de  conquêtes 

S'agitait  le  roulis  de  ces  milliers  de  tètes; 

Et  toujours  les  regards  trouvaient  un  aliment , 

Et  la  foule  avançait  dans  le  ravissement. 

Mais  quand  elle  parvint  au  milieu  de  ces  reines, 

Belles  sur  leur  cercueil  et  dans  la  mort  sereines , 

Résistant  tout  à  coup  au  flot  qui  l'apporta, 

Par  un  instinct  du  cœur  la  foule  s'arrêta 

Parmi  tous  ces  héros  dont  Versaille  est  peupler , 
Elle  avait  découvert  la  vierge  immaculée 
Qui  ravit  la  victoire  à  l'Anglais  triomphant , 
Et  délivra  la  France  avec  un  bras  d'enfant. 

C'était  une  blanche  statue, 
Vierge  guerrière  revêtue 
De  l'armure  des  anciens  rois  : 
Fille  pudique  au  front  céleste, 
À  l'œil  fier,  au  souris  modeste, 
Femme,  héros,  tout  à  la  fois! 

Il  fallait  plus  qu'un  grand  artiste 
Pour  la  rendre  ainsi  calme  et  triste, 
Accomplissant  l'ordre  de  Dieu  ; 
Il  fallait  l'art  et  la  croyance  : 
L'âme  d'une  fille  de  France 
A  réuni  ce  double  feu; 

Et  de  ses  mains  s'est  échappée 
Jeanne  d'Arc  pressant  son  épée 
Sur  son  cœur  virginal  et  fort, 
Qui  sous  la  voix  de  Dieu  tressaille, 
Mais  qui  sait  au  champ  de  bataille, 
Intrépide,  braver- la  moi  t. 

Celle  qui  nous  rendit,  sous  cette  forme  pure, 
Le  symbole  divin  d'une  double  nature, 
De  force  et  de  candeur  mélange  harmonieux, 
Hélas!...  ange  exilé,  poétique  mystère, 
Toucha  du  bout  de  l'aile  aux  choses  de  la  terre, 
I  I  s'en  re\  ml  aux  deux  ! 


236  PEKSEROSA. 

Ou  «lit  que  dans  son  vol,  ainsi  qu'une  Colombo, 
Son  âme  erre  la  nuit  parmi  ces  marbres  blancs , 
Et  que,  pour  l'escorter,  se  levant  de  leur  tombe, 
Les  reines,  nobles  sœurs,  la  suivent  à  pas  lents. 
Elle  s'arrête  au  fond  de  cette  galerie 
Où  veille  Jeanne  d'Arc  avec  recueillement , 
Et  l'on  entend  alors  comme  une  ombre  qui  prie 
Répéter  faiblement  : 

«■  0  mon  œuvre  d'amour!  ô  ma  sœur  bien-aimée,' 
»  Mon  cœur  te  devina  quand  mes  mains  t'ont  formée  ! 
»  J'ai  su  te  reconnaître  en  approchant  des  cieux  ; 
»  Tu  te  penchais  vers  moi  pour  calmer  ma  souffrance, 
»  Et  ta  voix  me  disait,  quand  je  pleurais  la  France  : 
»  Viens,  on  retrouve  ici  ce  qu'on  aima  le  mieux  !  » 

Et  la  vierge  guerrière ,  agitant  son  armure , 
Se  penche  et  lui  répond  par  un  pieux  murmure  ; 
Et  la  fille  des  rois,  dans  son  ravissement, 
Entoure  de  ses  bras  cette  image  chérie , 
Et  de  son  blanc  linceul  forme  une  draperie 
A  leur  groupe  charmant. 

Puis,  tour  à  tour,  glissent  près  d'elles 
Toutes  ces  ombres  immortelles 
Qui  se  réveillent  chaque  nuit; 
Et,  dans  Versailles  qui  s'anime, 
Commence  une  fêle  sublime 
Dont  nul  vivant  n'entend  le  bruit. 

Sortant  radieux  des  ténèbres, 
Ceux  qui  furent  grands  et  célèbres 
Dans  tous  les  temps,  dans  tous  les  lieux , 
A  cette  heure  qui  les  rassemble 
\  iennent  s'entretenir  ensemble 
De  leurs  souvenirs  glorieux. 

Ils  parlent  la  langue  immortelle 
Qu'un  monde  inconnu  nous  révèle 


LE  MUSÉE  DE  VERSAILLES.  237 

Lorsqu'à  la  vie  on  dit  adieu  ; 
Parole  où  la  peusée  est  reine , 
Que  jamais  nulle  oreille  humaine 
N'entendit,  et  qui  vient  de  Dieu. 

Dans  cette  langue ,  tout  mystère 

Qui  resta  voilé  sur  la  terre 

Éclate  lucide  et  profond  ; 

Et,  par  ce  verbe  prononcée, 

La  plus  insondable  pensée 

Est  une  eau  dont  on  >oit  le  fond. 

Du  sentiment  et  du  génie 

Pour  eux  la  sphère  est  infinie; 

Ils  jouissent,  nous  pressentons!...     • 

Et  pour  leur  nature  d'élite 

L'intelligence  est  sans  limite  ; 

Us  savent,  et  nous,  nous  doutons!... 

Amour,  gloire,  fécondes  flammes, 
Baptême  où  s'épurent  les  âmes 
Durant  leur  exil  douloureux; 
Tous  ces  grands  rêves  d'une  vie 
Qui  s'éteignit  inassouvie, 
Ils  les  réalisent  entre  eux. 

Mais  à  nous  qui  plions  sous  le  travail  de  vi\  re , 
Pourquoi  Dieu  cacha-t-iï  le  verbe  de  ce  livre? 
Pourquoi  n'avons-nous  pas  de  ces  fêtes  du  cœur, 
Où  ceux  que  nous  aimons  comprennent  toute  chose, 
Où  l'âme  unie  à  l'âme  avec  foi  se  repose? 
Hélas!  pourquoi  du  bien  le  mal  est-il  vainqueur.' 

C'est  qu'en  ces  sphères  de  merveilles 
Avant  que  nous  puissions  errer, 
Il  faut  nous  briser  dans  les  veilles, 
11  faut  souffrir,  il  faut  pleurer! 

Il  faut  que  l'âme  se  retrempe 
Dans  le  malheur,  et  que  le  sang 


9.38  PENSEROSA. 

Soit  l'huile  qui  brûle  à  la  lampe 
Que  cache  en  soi  l'être  pensant!, 


11  faut  que  la  pauvreté  creuse 
Notre  poitrine,  et  que  nos  fronts 
Portent  l'empreinte  douloureuse 
De  tous  les  maux  que  nous  souffrons  ! 

11  faut  que  dans  la  solitude 
Nos  pleurs  viennent  nous  assouvir; 
Car  la  gloire  est  un  sentier  rude 
Que  triste  et  seul  on  doit  gravir. 

Alors,  peut-être,  après  la  couronne  d'épine, 
Resplendira  pour  nous  l'auréole  divine  : 
Quand  nous  reposerons  enfin  dans  le  cercueil, 
Peut-être  obtiendrons-nous,  parmi  ces  grandes  ombres. 
Une  heure  radieuse  après  nos  heures  sombres, 
Une  heure  où  nos  douleurs  deviendront  de  l'orgueil  ! 

Courage  donc,  jeunes  athlètes  ! 
A  la  foudre  exposons  nos  têtes!... 
Des  morts  obscurs  se  souvient-on  ? 
Il  faut  d'illustres  funérailles 
Pour  avoir  sa  place  à  Versailles  : 
Versailles,  c'est  le  Panthéon! 


PLUS  DE  VERS.  231) 


XL 


PLUS    DE    Y  EU  S. 


Non ,  plus  de  vers  jamais  !  ce  monde  où  tout  s'altère , 
Ma  muse,  a  fait  pâlir  ton  front  pudique  et  saint  ; 
Ton  aile  s'est  brisée  en  touchant  à  la  terre  : 
Comme  un  oiseau  blessé  cache-moi  dans  ton  sein. 

Non,  plus  de  vers  jamais  !  car  les  vers  sont  des  larme 
Qui  brûlent  en  tombant  le  cœur  qui  les  forma, 
Et  les  indifférents  ne  trouvent  pas  de  charmes 
A  savoir  de  ce  cœur  qu'il  souffrit ,  qu'il  aima. 

Vous  qui  venez  sourire  et  pleurer  dans  mon  livre, 
Illusions  d'un  jour,  beaux  rêves  que  j'aimais, 
À  ce  monde  étranger  en  tremblant  je  vous  livre, 
Et  je  vous  dis  adieu  !  >"on,  plus  de  \ers,  jamais  ! 


FIN    DE    PENSËROSÂ. 


JEUNE   MERE 

TROISIÈME  RECUEIL. 


MEZZA  VITA. 


MEZZA  YÏTA 


.Vil  mezza  ilel  c.immin  <li  nosira  vil», 
Mi  ritrovni  per  nnn  selva  osscura. 

ITUntk,   I  '  <  rao,  c.  I.) 


Le  milieu  de  la  vie,  heure  amère  et  néfaste, 
Où  des  jours  qu'on  regrette  arrive  le  déclin  ; 
Halte  où  nous  ressentons  le  douloureux,  contraste 
Que  le  sombre  couchant  fait  au  riant  matin. 

Alors  tout  s'obscurcit  et  tout  se  décolore  : 
Le  temps  marche  amenant  mille  deuils  après  soi  ; 
Muettes  sont  les  voix  qui  chantaient  à  l'aurore  , 
L'esprit  n'a  plus  d'élan,  l'âme  n'a  plus  de  foi. 

Les  heaax  rê?es  s'en  vont.  —  Illusions  candides, 
Ineffables  amours,  enthousiasmes  saints, 
Tout  meurt  :  avec  effroi  l'homme  compte  les  vid.s 
Que  laissent  dans  son  ccBur  ses  sentiments  éteints. 

On  cherche  vainement  à  ressaisir  la  vie, 
A  fixer  le  bonbeor  entre  ses  bras  tremblants. 
L'âme,  comme  autrefois,  n'est  plus  épanouie, 
Et  déjà  sur  le  front  germent  des  cbeveux  blancs. 


54  i  MEZZA  VITA. 

Si,  détournant  de  soi  l'importune  pensée, 

Sur  ses  enfants  aimés  on  reporte  ses  vœux , 

On  voit  dans  l'avenir  leur  jeunesse  éclipsée, 

On  pressent  leurs  douleurs  et  l'on  soutire  pour  eux. 

Et  chaque  jour  en  nous  grandit  la  plaie  ardente 
D'un  incurable  ennui  dont  on  se  sent  mourir,; 
Et ,  comme  la  forêt  où  s'égara  le  Dante , 
Lugubre  est  l'horizon  qui  reste  à  parcourir. 


I  I 
LES   FUNÉRAILLES 

DE     NAPOLÉON 


Non,  jamais,  ni  la  Rome  antique, 

M  Babylone  la  biblique, 

Ces  villes  de  l'éternité, 

Pour  Trajao  ou  pour  Alexandre 

N'onl  fait  ce  qu'a  fait  pour  ta  cendre 

Paris,  l'héroïque  cité  ! 

Des  l'aube  de  celle  journée , 
Que  la  France  à  ta  destinée 


LES  FUNÉRAILLES  DE  NAPOLÉON.  245 

Devait  en  expiation , 
La  foule  allait  immense  et  tière , 
Comme  si  vers  toi  tout  entière 
Avait  marché  la  nation  '. 

Et  toujours  cette  mer  vivante 
Grossissait  compacte  et  mouvante, 
Se  déroulait  a\ec  orgueil, 
Couvrant  la  ville  et  la  campagne 
Où  le  moderne  Charlemagne 
Allait  passer  dans  son  cercueil. 

Sur  les  collines,  sur  les  arbres, 
Sur  les  toits,  les  dômes,  les  marbres, 
Dominant  toutes  les  hauteurs, 
Partout  les  masses  remuées 
Répandaient  comme  des  nuées 
D'enthousiastes  spectateurs  ! 

Émus  d'une  sublime  joie, 

Sur  cette  triomphale  voie 

Se  groupaient  de  tiers  vétérans  ; 

Ils  racontaient  nos  grandes  guerres 

Aux  fds  conduisant  leurs  vieux  pères, 

Aux  mères  portant  leurs  enfants. 

«  Nous  aurons  aussi  nos  victoires: 
»  Son  corps,  relique  de  nos  gloires, 
»  Nous  protégera  maintenant  !...  » 
Disaient  leurs  jeunes  frères  d'armes  ; 
Et  leurs  yeux  se  mouillaient  de  larmes, 
Et  leur  front  était  rayonnant  ! 


Sous  le  ciel  nébuleux  qui  lui  servait  de  tente 
La  foule  demeurait  dans  une  grande  attente  : 
Soudain  ,  rendant  l'éclat  a  &C8  rayons  palis, 
Le  soleil  apparut  tel  qu'au  jour  d'Austerlitz , 

21. 


246  MEZZA  VITA. 

Et  sur  Tare  triomphal  que  l'hiver  sombre  voile 
Son  orbe  resplendit  comme  une  immense  étoile  ; 
Le  canon,  répondant  à  ce  salut  du  ciel, 
Fit  retentir  les  airs  de  son  bruit  solennel  ; 
Et  ce  double  signal,  la  foudre  et  la  lumière, 
Nous  annonça  le  char  entrant  dans  la  carrière  ! 

Alors  un  peuple  entier,  n'ayant  plus  qu'un  seul  cœur 
Cria  :  «  Vive  la  Fiance  !  et  vive  l'empereur  !  » 

Il  rentre  dans  sa  capitale , 
Et  sous  sa  pompe  triomphale 
On  dirait  qu'il  respire  encor. 
Seize  coursiers  nés  pour  la  guerre 
Traînent  ce  grand  char  funéraire 
Que  couronnent  des  aigles  d'or. 

Sur  sa  bière,  de  deuil  drapée, 
Repose  la  puissante  épée 
Dont  l'Europe  a  senti  le  poids, 
Et  la  couronne  impériale 
Dans  sa  majesté  sépulcrale 
Est  placée  au  pied  de  la  croiv. 

Autour  du  cortège,  l'armée, 
Comme  une  ceinture  enflammée, 
Déroule  ses  fiers  bataillons  ; 
Sabres  nus,  casques  et  cuirasses, 
Sur  les  fronts  découverts  des  masses 
Jettent  d'électriques  rayons  ! 

Sui\i  de  son  immense  escorte, 
Le  char  passe  sous  cette  porte 
Où  tous  nos  héros  ont  leur  nom. 
On  croit  voir  leur  troupe  guerrière 
Sortir  de  son  sommeil  de  pierre 
Pour  recevoir  Napoléon. 

PaiS  ,  descendant  cette  a\emie 

Où  l'Obélisque  an  loin  salue 


LES  FUNÉRAILLES  DE  NAPOLÉON. 

De  l'Egypte  le  conquérant, 
Le  cortège  poursuit  sa  route 
Jusques  à  l'immortelle  voûte 
Faite  pour  un  hôte  aussi  grand. 

Comme  il  vit  au  jour  de  sa  gloire 
Les  rois  soumis  par  la  victoire 
Le  suivre  à  son  couronnement, 
Il  voit  debout  sur  son  passage 
Les  héros  français  d'un  autre  âge 
S'incliner  vers  son  monument  ! 

Mais  ces  marbres  muets,  couverts  du  diadème, 

Abaissant  devant  lui  leur  majesté  suprême, 

Ces  attributs  guerriers  au  soleil  flamboyant, 

Ces  masses  de  drapeaux  dans  l'air  se  déployant , 

Ces  faisceaux,  de  fusils,  de  lances  et  de  sabres 

Confondant  leurs  éclairs  au  feu  des  candélabres, 

Cette  arène  romaine  aux  gradins  spacieux 

Qui  borne  l'horizon  et  monte  jusqu'aux  cieux  , 

Ce  déploiement  de  force  et  de  magnificence 

Qui  de  notre  patrie  atteste  la  puissance , 

Oh  !  tout  cela  n'est  rien  pour  le  héros  martyr 

Auprès  des  nobles  cris  qu'il  entend  retentir, 

Des  pleurs  qu'il  voit  couler,  du  culte  qu'il  inspire, 

Patriotique  joie,  héroïque  délire, 

De  tout  ce  qu'il  reçoit  de  respect  et  d'amour 

De  ce  peuple  éperdu  qui  fête  son  retour, 

Qui  croit  le  voir  vivant,  le  salue  et  le  nomme, 

Comme  si  devant  lui  se  levait  le  grand  homme , 

Comme  si,  secouant  son  suaire  éternel, 

Le  dieu  ressuscité  marchait  vers  son  autel  ! 

Ah  !  c'est  que  tous  les  cœurs  que  sa  mémoire  enflamme 

Au-dessus  du  cercueil  sentent  planer  son  âme  ; 

Ce  cadavre  rongé  par  le  ver  du  tombeau , 

C'est  Bonaparte  encor  debout,  puissant  et  beau! 

Nul  écho  du  néant,  nulle  funèbre  image, 

De  notre  enivrement  ne  peut  troubler  L'hommage. 

Il  revient,  c'est  assez,  ses  cendres  sont  à  nous; 

Son  esprit  les  ranime  et  nous  relève  tous  ! 


248  MEZZA  VITA. 


Il  revient  sur  les  bords  qu'il  aime  ; 
Vous  nous  l'avez  rendu,  Seigneur, 
Comme  un  enseignement  suprême 
De  l'héroïsme  et  de  l'honneur  ! 

Il  revient,  et  ses  funérailles, 
Où  tonnent  canons  et  tocsin , 
Réveillent  l'esprit  des  batailles 
Que  la  France  porte  en  son  sein. 

Il  revient,  et  sa  voix  nous  crie  : 
Soyez  unis  dans  le  danger  ; 
N'ayez  qu'un  amour,  la  Patrie  ! 
Et  qu'une  haine  :  l'Étranger  ! 

Parmi  nous,  du  fond  de  son  temple, 
11  sera,  le  grand  empereur, 
De  nos  rois  l'inflexible  exemple, 
De  nos  ennemis  la  terreur  ! 


Le  peuple  l'a  sacré  !  la  nuit  a  clos  la  fête  ! 
Laissons-le  reposer  :  sa  destinée  est  faite  ! 

Calme,  sévère,  armé, 
Il  dort  ;  mais  dans  un  songe  il  sent  sa  délivrance  ; 

Il  dort  sur  le  sein  de  la  France, 

Selon  le  vœu  qu'il  a  formé  ! 

Il  dort,  notre  grand  capitaine, 
Il  dort  sur  les  bords  de  la  Seine; 
M  n'est  plus,  comme  à  Sainte-Hélène, 
Foulé  par  les  pas  de  l'Anglais  ! 
il  peut  encor,  (h;  sa  coupole, 
Contempler  sa  guerrière  école 
Il  \<>ir  les  murs  de  son  palais  ! 


LES  FUNÉRAILLES  DE  NAPOLEON.  2i9 

La  nuit,  dans  sa  couche  muette, 
Au  lieu  du  bruit  de  la  tempête, 
Il  entend  courir  sur  sa  tête 
Le  frémissement  des  drapeaux  ; 
Et  ces  vieux  témoins  de  sa  gloire , 
En  se  racontant  son  histoire , 
Bercent  son  sublime  repos  ! 

Quels  sont  ses  rêves  à  cette  heure, 

Où,  de  sa  dernière  demeure, 

Sur  la  France  en  deuil  qui  le  pleure 

Seul  il  veille ,  lorsque  tout  doit  ? 

Nul  jamais  ne  saura  le  dire  ; 

Le  poète  voile  sa  lyre 

Devant  les  secrets  de  la  mort. 

Paris,  10  décembre  1 S  K I . 


III 

DEUX    AMES 


A  l'heure  du  couchant,  heure  chère  à  la  mort, 

Où  la  lumière  fuit ,  où  la  terre  s'endort , 

Deux  ombres,  s'échappant  du  marbre  de  leurs  tombes 

Remontaient  vers  les  cieux  ainsi  que  deux  colombes. 

Elles  se  dessinaient  sur  le  bleu  firmament  ; 

Du  soleil  qui  penchait  suivaient  l'embrasement 


250  MEZZA  V1TA. 

Lumineuses,  planaient  sur  ses  dernières  flammes, 
Et  s'élevaient  toujours  aux  régions  des  âmes. 

L'une  avait  pris  son  vol  des  murs  d'une  cité, 
Et  l'autre  d'un  hameau  par  la  croix  abrité. 

La  première  portait  une  blanche  tunique  ; 

Elle  avait  sur  le  front  un  laurier  symbolique , 

Et,  marchant  radieuse,  une  palme  à  la  main, 

Elle  resplendissait  de  tout  l'orgueil  humain. 

La  seconde  voilait  sous  une  noire  robe 

Son  corps  frêle,  et,  baissant  ses  regards  vers  le  globe, 

Elle  versait  des  pleurs  sur  ceux  quelle  quittait  ; 

Son  front  pur  s'inclinait  tandis  qu'elle  montait  ; 

Modeste ,  elle  croisait  ses  bras  sur  sa  poitrine , 

Et  semblait  redouter  la  justice  divine. 

Comme  deux  alcyons  qui  traversent  la  mer, 
Elles  allaient  ainsi ,  flottantes  dans  l'éther  ; 
Du  monde  des  esprits  lorsqu'elles  approchèrent, 
Avant  d'y  pénétrer  les  ombres  se  touchèrent  ; 
L'ombre  blanche  frémit  et  parut  s'émouvoir  ; 
Et  celle  qui  pleurait  sous  un  vêtement  noir 
Lui  sourit  humblement  et  demanda  la  grâce 
De  s'élever  au  ciel  en  marchant  sur  sa  trace. 

L'autre ,  sans  lui  parler,  sans  lui  tendre  les  bras , 
D'un  geste  lui  permit  d'accompagner  ses  pas  ; 
Et  toutes  deux  ainsi  poursuivirent  leur  route 
Jusqu'au  zénith  en  feu  de  la  céleste  voûte 

Mais  avant  d'arriver  à  l'invisible  lieu 
Où  les  âmes  des  morts  paraissent  de\anf  Dieu, 
L'ombre  qui  s'avançait  inclinée  el  modeste 
Sembla  se  relever  sous  un  souffle  céleste; 
i  ji  habit  virginal  la  revêtit  soudain  : 

Son  front  se  couronna  des  roses  de  l'ÉueO, 

Et,  comme  DU  astre  éclOS  dans  une  blanche  nue, 

Une  étoile  brilla  sur  sa  poitrine  nue. 


DEUX    AMES.  251 

Tandis  que  dans  les  airs  son  corps  transfiguré 

Des  lumières  d'en  haut  s'éclairait  par  degré , 

L'autre  ombre  avait  perdu,  par  un  contraste  étrange, 

Sa  palme  glorieuse  et  sa  tunique  d'ange  ; 

Son  laurier  lumineux  en  cendre  était  tombé, 

Son  front  resplendissant,  sombre  s'était  courbe, 

Et,  semblant  pressentir  la  sentence  éternelle, 

Sur  le  seuil  redoutable  elle  arrêtait  son  aile  ; 

Alors  dans  son  angoisse  elle  appuya  son  coin 

Au  cour  de  sa  compagne  et  murmura  :  «  Ha  su  ur  !  » 

Parmi  tous  ces  fantômes  sombres 
Dont  la  terre  reçoit  l'adieu, 
D'où  venaient-elles,  ces  deux  ombres 
Que  la  mort  envoyait  à  Dieu  ? 

L'une  par  l'autre  soutenues, 
Des  cieux  fendant  les  profondeurs, 
Planant  sur  les  plus  hautes  nues, 
D'où  venaient-elles,  ces  deux  soin-  ? 

Enfants  nés  de  la  même  femme , 
Et  que  le  même  lait  nourrit, 
L'une  eut  les  faiblesses  de  rame, 
L'autre  les  forces  de  l'esprit  ; 

Cœurs  sépares  dé»  leur  enfance, 
L'une  fut  amour  et  candeur; 
L'autre  reçut  l'intelligence 
Qui  de  l'homme  fait  la  grandeur  ! 

L'une  fut  la  vierge  bénie 
Qui  vit  de  croyance  et  d'espoir, 
L'autre  eut  l'audace  dl  génie 
Et  l'égarement  du  savoir. 

Dieu  leur  axait  donne  le  cbaiine  de  la  femme, 
La  beauté,  cette  forme  ineffable  de  l'âme, 


2J2  MEZZA  Ml  A. 

Qui  révèle  ici-bas  ces  anges  gracieux. 

Qu'une  douce  croyance  a  placés  dans  les  deux  ; 

Mais,  dès  leurs  jeunes  ans,  leur  grâce  pure  et  chaste, 

Ainsi  que  leur  esprit ,  frappait  par  le  contraste  : 

Thérèse ,  enfant  craintive ,  avait  cette  langueur 

Qui  faisait  pressentir  les  penchants  de  son  cœur  ; 

Sa  taille,  qui  semblait  céder  à  sa  faiblesse, 

Alors  qu'elle  marchait  ployait  avec  souplesse  ; 

A  l'entour  de  son  cou  flottaient  ses  cheveux  blonds  ; 

Ses  grands  yeux ,  que  voilaient  ses  cils  soyeux  et  longs , 

Avaient  dans  leurs  regards  de  l'amour  et  des  larmes  ; 

Son  sourire  était  triste  et  pourtant  plein  de  charmes  ; 

Tout  en  elle  attirait,  et  chaque  mouvement1, 

De  son  esprit  rêveur  rendait  un  sentiment. 

Junia,  l'autre  sœur,  d'une  beauté  plus  mâle, 

Avait  la  tête  altière  et  le  front  vaste  et  pâle  ; 

Son  œil  sombre  et  perçant  semblait  de  ses  rayons 

Pénétrer  au  delà  de  ce  que  nous  voyons  ; 

Et  son  regard  hardi,  plein  d'une  étrange  flamme, 

Surprenait  la  pensée  en  fouillant  jusqu'à  l'âme. 

En  souriant ,  sa  bouche  à  demi  révélait 

Ce  qu'était  son  esprit  alors  qu'elle  parlait  ; 

Ses  cheveux  étaient  noirs ,  son  cou  celui  du  cygne , 

Tous  ses  traits  grands  et  fiers ,  sa  taille  noble  et  digne  ; 

Mais  sa  beauté,  malgré  son  aspect  imposant, 

Pénétrait  jusqu'au  cœur  de  l'homme  en  l'embrasant  ! 

Quand  la  mort  leur  ravit  leur  mère, 
Doux  lien  qui  les  unissait; 
Chacune,  selon  sa  chimère, 
Suivit  l'instinct  qui  la  poussait. 

Thérèse,  âme  contemplative, 
Pleine  de  pudiques  penchants, 
Se  recueillit,  tendre  et  craintive, 
Dans  la  solitude  des  champs. 

A  sa  chaste  et  douce  nature 
Plafca'eill  les  bois  silencieux , 


DEUX  AMES  253 

Le  lac  à  l'onde  calme  et  pure , 
Les  nuages  errants  aux  cieux  ; 

Quelque  site  obscur  de  la  plaine , 
Ou  bien  la  cime  d'un  rocher 
Où  le  soir  son  âme  trop  pleine 
En  extase  allait  s'épancher. 

Elle  aimait  les  bruits  de  l'espace , 
Les  flots  rapides  du  torrent , 
L'oiseau  qui  fend  l'air  et  qui  passe 
Sur  le  front  du  soleil  mourant. 

Elle  aimait  ces  jours  pleins  de  sève 
Où  la  terre  se  fécondait, 
Où  s'épanouissait  le  rêve 
Dont  tout  son  être  s'inondait. 

Elle  aimait  la  fleur  solitaire 
Dont  le  parfum  meurt  ignoré , 
Ainsi  qu'un  pudique  mystère 
Que  nul  regard  n'a  détloré. 

Elle  aimait  la  première  étoile 
Qui  paraît  au  déclin  du  joui', 
Comme  dans  une  âme  sans  \oile 
S'éveille  le  premier  amour  ; 

Et  dans  ces  élans  de  tendresse 
Débordant  d'un  co  ur  ingénu , 
Plein  d'un  vague  amour  qui  s'adresse 
Aux  esprits  d'un  monde  inconnu, 

On  présageait  l'ardente  flamme 
Dont  le  feu  n'osait  se  trahir, 
Qui  couvait  déjà  dans  son  âme 
Et  devait  un  jour  l'envahir  ! 

Et  lorsque  l'amour  vint  dans  cette  âme  affaiblie 
Par  son  isolement  et  sa  mélancolie, 

22 


254  MEZZA  VIT  A. 

Rien  ne  l'en  défendit,  elle  y  crut  comme  à  Dieu  ; 
Elle  s'abandonna  dans  un  premier  aveu, 
Et  ce  fut  pour  toujours,  car  ce  caw  pur  et  tendre 
Faillit  et  se  brisa  sans  jamais  faire  entendre 
Un  murmure ,  une  plainte ,  un  de  ces  mots  amers 
Qui  s'échappent  de  l'àme  à  l'heure  du  revers. 
Quand  l'amour,  feu  du  ciel  qui  trop  vite  y  remonte 
Trompa  son  espérance  et  fit  place  à  la  honte , 
Elle  ne  maudit  point  le  bras  qui  l'opprima; 
Trahie,  abandonnée,  en  silence  elle  aima; 
Pardonnant  à  celui  qui  l'avait  dédaignée , 
Elle  tourna  vers  Dieu  son  âme  résignée; 
Le  malheur  lui  semblait  être  le  cbàtiment 
Dont  le  ciel  punissait  un  jour  d'égarement; 
Et  sa  foi  l'accepta  comme  un  second  baptême 
Où  l'âme  en  s'épurant  se  rachète  elle-même  ; 
Mais,  quand  elle  opposait  la  douceur  du  pardon 
A  l'amer  désespoir  d'un  cruel  abandon  , 
Parfois  une  douleur  plus  aiguë  et  plus  sombre 
Sur  sa  sérénité  venait  jeter  une  ombre  ; 
Une  image  passait  dans  son  cœur  éperdu , 
C'était  le  souvenir  de  son  bonheur  perdu, 
L'irrésistible  amour  dont  elle  fut  frappée, 
Le  rêve  évanoui  de  sa  candeur  trompée. 

Elle  voyait  encore  un  soir  brûlant  d'été, 

Où  le  soleil  versait  une  molle  clarté 

Sur  le  lac  endormi  sans  une  seule  ride, 

Et  dont  l'onde  baignait  une  campagne  aride  ; 

Le  feu  de  l'atmosphère  infiltrait  dans  son  co  ur, 

De  la  terre  et  du  ciel  l'énervante  langueur  ; 

Et  l'air  vivifiant  qui  manquait  a  la  plante 

Semblait  aussi  manquer  à  sa  lèvre  brûlante. 

Elle  quitte  la  plaine  et  gravit  le  sommet 

D'un  roc  qui  dominât  les  sites  qu'elle  aimait; 

Et  bientôt  elle  sent,  comme  une  haleine  pure, 

La  brise  de  la  nuit  baiser  sa  chevelure. 

A  ce  toucher  de  l'air  tout  son  corps  frissonna; 

in  bien-être  inconnu  soudain  L'environna; 

Elle  crut  embrasser  cette  sphère  nouvelle, 


DEUX  AMES.  253 

Horizon  lumineux  que  l'amour  nous  révèle  ; 

Et  long-temps  sur  le  roc  elle  resta  rêvant. 

Le  cœur  bercé  d'un  songe  et  les  cheveux  au  vent. 

La  nuit  était  venue,  et  la  lune  éclatante, 
De  ses  blanches  lueurs  éclaircissait  sa  tente, 
Tandis  qu'à  l'occident  quelques  nuages  d'or, 
Dépouilles  du  soleil ,  aux  cieux  erraient  eneor. 
Aux  douteuses  clartés  de  ce  doux  crépuscule, 
Au  souffle  pénétrant  qui  descend  et  circule, 
Aux  parfums  dont  l'encens  de  la  terre  montait, 
Thérèse  ouvrait  son  cœur,  et,  rêveuse,  écoutait. 
Elle  écoutait  des  voix  qui  chantaient  dans  son  ame, 
Qui  de  son  sein  brûlant  attiédissaient  la  flamme; 
Des  voix  qui  la  berçaient  et  l'enivraient  tout  bas, 
Murmure  où  se  mêlait  un  bruit  lointain  de  pas. 
C'est  alors  que,  sortant  de  ses  vagues  pensées, 
Elle  crut  voir  glisser  sur  les  herbes  froissées 
Le  fantôme  qu'en  rêve  elle  vit  tant  de  fois, 
Et  qui  prenait  un  corps,  des  gestes,  une  voix. 
Beau  comme  ces  chasseurs  des  monts  de  l'Allemagne, 
Un  jeune  homme  montait  les  flancs  de  la  montagne  , 
Le  corps  droit,  le  front  haut,  le  regard  éclatant  ; 
Son  arme  sur  l'épaule,  il  marchait  en  chantant; 
Sa  démarche,  ses  traits,  ses  vêtements,  sa  grâce, 
En  lui  tout  annonçait  l'homme  de  noble  race, 
Et  son  pâle  visage  à  l'air  grave  et  rêveur 
Imposait  le  respect  et  pénétrait  le  cœur. 

Comment  fascina-t-il  cette  ame  vierge  encore  ? 
Comment  l'inonda-t-il  de  l'amour  qui  dévore  ? 
Par  quel  prestige  ardent  parvint-il  à  chasser 
Tout  effroi  virginal  de  son  chaste  penser  ? 
Quel  charme  languissant  adoucit  sa  parole , 
Et  versa  dans  sa  voix  une  musique  molle? 
Enfin  quel  fut  en  lui  l'ineffable  pouvoir 
Qui  le  fit  adorer  sitôt  qu'il  se  lit  voir' 
Par  quel  enivrement ,  sans  se  faire  connaître, 
Enchaina-t-il  ce  cœur  on  l'amour  allait  naître? 
Quel  moment  la  \aimpiit  dans  ce  suprême  aveu  ? 


25JB  MEZZA  VITA. 

C'est  encore  un  mystère  entre  la  vierge  et  Dieu... . 

Car  jamais ,  dans  le  cours  de  sa  lente  agonie , 

Des  longs  jours  douloureux  dont  elle  fut  punie  , 

Jamais  elle  ne  dit  le  réveil  de  ce  soir 

Où  sur  le  roc  désert  seule  elle  alla  s'asseoir. 

On  la  vit,  courageuse,  accepter  sur  la  terre 

Le  malheur  ignoré,  le  travail  solitaire; 

Pour  l'enfant  qu'en  son  sein  a  fait  naître  l'amour 

Sa  jeunesse  s'épuise  et  s'éteint  jour  par  jour. 

Que  ce  fds  bien-aimé  comprenne  sa  tendresse , 

C'est  à  Dieu  le  seul  vœu  qu'en  tremblant  elle  adresse!. 

Mais  elle  perd  encor  cette  ombre  de  bonheur  ; 

Son  enfant  qui  grandit  lui  demande  l'honneur, 

Et,  lorsqu'elle  s'écrie  •  «  Oh!  pardonne  à  ta  mère!...  > 

]1  n'a  pour  son  malheur  qu'une  parole  amère. 

Ce  mot  fut  son  arrêt,  et  ce  mot  l'immola. 
C'est  alors  que  vers  Dieu  son  âme  s'envola. 
Tremblante,  n'osant  pas  invoquer  sa  clémence, 
Elle  courbait  le  front  sous  sa  douleur  immense; 
Son  cœur  par  tant  de  coups  s'était  vu  déchirer, 
Que  sans  cesser  de  croire  il  cessa  d'espérer; 
Et,  redoutant  qu'au  ciel  l'immuable  sentence 
N'éternisât  les  maux  de  sa  courte  existence, 
Eaible  femme  éperdue  et  croyante  à  la  fois , 
En  implorant  la  paix  elle  baisait  la  croix. 

Le  jour  où  de  son  corps  se  séparait  son  âme, 
La  mort  du  môme  coup  frappait  une  antre  femme  , 
Non  dans  l'isolement  et  dans  l'adversité  , 
Mais  l'idole  et  l'orgueil  d'une  grande  cité. 

Ce  n'était  point  le  poids  d'une  douleur  muette 
Qui  courbait  au  cercueil  cette  autre  jeune  tête; 
Le  cœur  de  Junia,  par  l'orgueil  envahi, 
Ne  connut  pas  l'amour  et  ne  fut  point  trahi  ; 
Elle  eut  pour  dominer,  des  son  adolescence, 
L'esprit  et  la  beauté,  cette  double  puissance, 

Et  son  âme  comprit  que,  pour  mieux  réussir, 


deux  ames.  ?.:>: 

Contre  tout  sentiment  il  fallait  s'endurcir. 

De  ces  êtres  d'amour  qu'on  abuse  et  qu'on  blesse  \ 

Elle  ne  connut  pas  la  touchante  faiblesse , 

Ce  bonheur  douloureux  qui  charme  et  fait  mourir; 

Elle  sut  inspirer  l'amour  sans  en  souffrir  ; 

Jamais  son  co^ur  frappé  d'un  sentiment  suprême , 

Dans  un  cœur  adoré  ne  s'oublia  lui-même. 

Jeune  vierge,  aussitôt  que  son  âme  pensa, 

Éblouir  fut  le  rêve  ardent  qui  la  berça  ; 

Tout  éclat  passager,  toute  grandeur  mortelle, 

Pour  la  solliciter  se  levaient  devant  elle. 

A  cet  âge  où  le  cœur,  plein  d'un  vague  tourment, 

S'éveille  et  sent  l'amour  comme  un  pressentiment, 

D'ambitieux  désirs  troublaient  ses  nuits  sereines, 

Elle  voyait  passer  des  fantômes  de  reines , 

Qui  jetaient  dans  son  cœur  ce  besoin  enivrant 

De  fasciner  son  siècle  et  d'être  au  premier  rang. 

Ces  ombres  qui  devaient  un  trône  à  leur  naissance, 

Ou  qui  l'avaient  conquis  par  leur  intelligence, 

Illuminant  son  front  d'un  rayon  précurseur, 

La  conviaient  en  rêve  et  l'appelaient  leur  sœur  ! 

Par  cette  vision  Junia  poursuivie, 
Au  démon  de  l'orgueil  abandonna  sa  vie, 
Et  son  nom  se  plaça  près  des  noms  éclatants 
Que  la  gloire  a  sauvés  de  l'abîme  des  temps. 

«■  A  moi,  dit-elle  avec  délire, 
Toutes  les  cordes  de  la  lyre, 
La  science  et  ses  profondeurs  ! 
A  moi  tout  ce  qui  nous  enivre, 
Tout  ce  qui  fait  qu'on  se  sent  vivre  ! 
A  moi  la  gloire  et  ses  splendeurs  ! 

»  A  moi  cette  noble  puissance  ! 
Ce  culte  que  l'intelligence 
Attire  à  l'homme  comme  à  Dieu  ! 
Retentissement  du  génie 
Qui  d'un  nom  fait  une  harmonie 
Dont  l'écho  résonne  en  tout  lieu! 

2.2. 


258  MEZZA  VIT  A. 


»  Pour  séduire,  ayons  de  la  femme 
La  beauté;  mais  étouffons  l'âme, 
Étouffons  les  vaines  pitiés. 
Si  le  monde  me  divinise , 
Qu'importe  en  montant  que  je  brise 
Les  cœurs  qui  restent  à  mes  pieds  !  » 

Et  dans  sa  course  périlleuse, 
Son  intelligence  railleuse 
Se  joua  de  tous  les  écueils  ! 
L'erreur,  le  doute,  le  blasphème, 
Devant  Dieu  n'arrêtaient  pas  même 
Cette  âme  aux.  coupables  orgueils  ! 

Elle  allait  sans  être  alarmée, 
Pourvu  que  la  foule  charmée 
Applaudît  à  tous  ses  écarts , 
Et  que  sa  fougueuse  parole 
Brillât  comme  un  vivant  symbole 
De  l'intelligence  et  des  arts. 

Dans  ce  siècle  blasé  sur  tout  ce  qui  s'étale, 

Sur  la  beauté,  l'esprit,  la  gloire,  le  scandale; 

Dans  ce  monde  distrait,  où  les  noms  les  plus  grands 

N'éveillent  qu'à  demi  nos  coeurs  indifférents, 

Pour  séduire,  émouvoir,  pour  accomplir  son  œuvre, 

Tout  ce  qu'elle  employa  de  grâce  de  couleuvre, 

Tout  ce  qu'il  lui  fallut  de  génie  et  d'ardeur 

Pour  toucher  au  sommet  d'un  rêve  de  grandeur, 

Tout  ce  qu'elle  cacha  de  trahison  ,  de  honte, 

Mystères  dont  un  jour  il  nous  faut  rendre  compte, 

Nul  ne  le  sut  jamais;  car  l'excès  de  son  art 

Était  de  ne  devoir  son  éclat  qu'au  hasard, 

I).    paraître  ignorer  sa  puissance  trop  sûre, 

De  dérober  la  main  qui  faisait  la  blessure, 

De  briller  en  feignant  d'aimer  l'obscurité, 

Et  de  plaire  <'n  semblant  douter  de  sa  beauté!... 


DEUX   AMES.  251 

Pour  cette  âme  éprouvée  et  mûrie  avant  l'âge, 

La  vie  était  un  jeu  d'adresse  et  de  courage 

Où  l'esprit,  pour  répandre  un  grand  rayonnement, 

Doit  à  l'ambition  plier  le  sentiment , 

Ou  tout  élan  du  cœur  qu'on  sent  et  qu'on  excite 

IN'est  qu'un  germe  impuissant,  une  Heur  parasite 

Qui  distrait  le  génie,  et  peut,  en  l'énervant, 

Anéantir  l'ardeur  qui  le  pousse  en  avant. 

Mais,  tout  en  bannissant  l'amour  saint  de  son  âme , 

Elle  aidait  son  orgueil  des  charmes  de  la  femme , 

Faisait  servir  sa  grâce  à  sa  célébrité , 

Contre  tous,  comme  une  arme,  exerçait  sa  beauté, 

Et  dérobait  si  bien  l'impudeur  sous  la  gloire 

Qu'au  revers  de  son  masque  on  ne  pouvait  pas  croire!... 

Belle  et  jeune,  laissant  un  grand  nom  usurpé 
Au  monde  adulateur  qu'elle  a  long-temps  trompé  ; 
Avant  que  de  sa  vie  aucun  prestige  tombe , 
Elle  meurt  emportant  son  secret  dans  la  tombe , 
Elle  meurt  sans  subir  l'inconstance  ou  l'affront , 
Avant  que  la  beauté  se  flétrisse  à  son  front, 
Que  son  intelligence,  en  son  vol  affaiblie, 
Tombe  comme  un  aiglon  dont  l'aile  se  replie, 
Et  qu'elle  perde  enfin  ce  qu'on  perd  sans  retour  : 
Génie  éteint,  la  gloire!...  et  front  ridé,  l'amour!,.. 

Lorsque  son  ombre  altière,  encor  tout  éblouie 
Du  bonheur  orageux  que  lui  donna  la  vie, 
S'échappant  du  cercueil  montait  au  firmament , 
Superbe,  elle  pensait,  dans  son  aveuglement, 
Que  son  c<rur,  entouré  d'un  ténébreux  mystère, 
Pourrait  tromper  le  ciel  comme  il  trompa  la  terre , 
Que  l'orgueilleux  éclat  qui  l'avait  revêtu 
Lui  tiendrait  encor  lieu  d'amour  et  do  vertu, 
Et  qu'elle  braverait  a  l'heure  expiatoire 
Dieu,  qui  ne  voudrait  pas  la  frapper  dans  sa  gloire; 
Mais,  comme  aux  feux  du  ciel  un  torrent  se  tarit, 
Tout  a  coup  s'épuisa  l'espoir  qui  la  nourrit; 


200  MEZZA  VITA. 

Sous  un  éclair  d'en  haut,  à  cotte  heure  suprême, 
Son  cœur  épouvanté  put  se  juger  lui-même  : 
Des  abîmes  profonds  de  ses  longues  erreurs 
S'élevèrent  alors  de  soudaines  terreurs; 
L'a^il  de  Dieu  flamboya  dans  son  intelligence 
Et  lui  fit  voir  à  nu  toute  son  indigence. 

Mais  le  même* regard  dans  l'âme  de  sa  sœur 

Répandit  un  rayon  d'ineffable  douceur; 

Aux  approches  du  ciel,  cette  âme  humiliée 

Se  releva  soudain  comme  une  fleur  pliée. 

Dans  sa  sainte  splendeur  se  contemplant  alors , 

Elle  vit  qu'elle  avait  de  célestes  trésors, 

Que  plus  haut  que  l'orgueil,  l'esprit  et  la  science, 

Dieu ,  qui  lisait  au  fond  de  toute  conscience , 

Placerait  ses  malheurs,  ses  larmes,  ses  combats, 

Sa  douloureuse  vie  insultée  ici-bas. 

L'amour  qui  parmi  nous  d'une  souffrance  amère 

Avait  rempli  son  cœur  et  de  vierge  et  de  mère, 

L'amour  lui  fut  remis  au  jour  du  jugement; 

Car  son  âme  s'était  épurée  en  aimant. 

Sous  le  pardon  divin  qui  pénétrait  son  être, 
L'espoir  la  ranimait  et  la  faisait  renaître, 
Et  ses  bras  s'inclinaient  pour  soutenir  encor 
Sa  sœur  qui  près  des  cieux  arrêtait  son  essor  ; 
Elle  lui  souriait  en  se  penchant  vers  elle, 
L'encourageait  du  geste  et  lui  tendait  son  aile  , 
Comme  le  passereau,  de  l'appui  de  son  vol, 
Protège  ses  petits  enchaînés  sur  le  sol. 
Vains  efforts....  Immobile  en  l'immense  étendue, 
L'ombre  de  Junia  demeurait  suspendue  ; 
Et,  quand  plus  haut  son  aile  essayait  d'avancer, 
Un  invisible  bras  semblait  la  repousser. 

Tout  à  coup,  s'échappant  d'un  nuage  qu'il  brise, 
Le  souffle  flamboyant  de  la  céleste  brise 
Emporta  l'ombre  sainte  à  la  droite  de  Dieu  , 

El  précipita  l'autre  aux  abîmes  de  feu  !... 


DEUX  AMES.  2 fil 


Puis  la  nuit ,  étendant  son  voile  dans  l'espace 
De  leur  passage  au  ciel  vint  effacer  la  trace  ; 
Et  dans  l'éternité  déroba,  sans  retour, 
Ce  symbole  d'orgueil,  cet  emblème  d'amour! 


IV 


MIRABEAU. 


En  remontant  le  cours  des  bautes  destinées , 
On  aime  à  s'arrêter  sur  les  jeunes  années 
Des  hommes  dont  le  front  porte  un  sublime  sceau 
Car  toujours  on  découvre ,  en  suivant  leur  histoire 
Le  germe  du  génie  et  celui  de  la  gloire 
Cachés  dans  leur  berceau. 

Avant  que  leur  étoile  ait  brillé  triomphante, 
Avant  qu'on  les  admire  et  que  leur  àme  enfante 
Une  œuvre  qui  survive  à  l'oubli  du  tombeau , 
Ils  luttent,  et  frappés  d'un  injuste  anathème , 
Leur  génie  insulté  se  méconnaît  lui-même. 
Ainsi  fut  Mirabeau. 

Dans  un  siècle  en  travail ,  né  d'une  vieille  race , 
Il  eut  de  ses  aïeux  les  vices  et  l'audace. 
S'il  n'avait  pas  vécu  pauvre  et  persécute , 


262  MEZZA  VITA. 

Si  sur  lui  n'avait  pas  pesé  la  tyrannie, 
Peut-être  on  aurait  vu  se  tourner  son  génie 
Contre  la  liberté. 


Mais  en  naissant ,  frappé  par  des  lois  despotiques , 
Il  sentit  dans  ses  maux  les  misères  publiques. 
Déshérité,  proscrit,  du  rang  des  oppresseurs 
Il  se  jette  en  vengeur  dans  le  rang  des  victimes  ; 
Et  ses  jours  de  malheur  de  ses  actes  sublimes 
Furent  les  précurseurs. 

Durant  les  longues  nuits  du  donjon  de  Vincennes, 
Que  de  fois  dans  son  âme  il  déroula  les  scènes 
Des  annales  du  monde!  et  penseur  généreux, 
Que  de  fois  enflammé  d'un  impuissant  courage , 
Esclave ,  il  a  rêvé  de  finir  l'esclavage 
Des  peuples  malheureux  ! 

Quand  son  regard  captif  s'abaissait  sur  la  France , 
Comme  de  la  patrie  il  plaignait  la  souffrance  ! 
Il  pleurait  sur  le  peuple  écrasé  par  les  grands , 
Voué  de  siècle  en  siècle  au  joug  héréditaire , 
Et  qui  voyait  passer  tous  les  biens  de  la  terre 
Aux  mains  de  ses  tyrans. 

Justice  et  liberté,  fortune,  honneurs,  lumières, 
Quoi!  tout  pour  les  palais,  et  rien  pour  les  chaumières 
Rien  que  la  pauvreté,  l'ignorance  et  les  fers? 
Et  vous  né  craignez  pas  qu'une  telle  indigence 
Ne  pousse  enfin  ce  peuple  à  demander  vengeance 
Des  maux  qu'il  a  soufferts? 

Voilà  ce  qu'il  pensait  quand  son  âme  irritée 
[nterrogeail  les  \oi\  de  la  foule  agitée; 
Aux  plaintes  se  mêlaient  des  bruits  avant-coureurs, 
Orages  sillonnés  par  de  sinistres  Damnes, 
Royers  de  liassions  qui  présageaienl  des  drames 
Pleins  de  sombres  (erreurs. 


MIRABEAU.  263 

Ainsi ,  traîné  six  ans  de  bastille  en  bastille , 
Dépouillé  de  ses  droits,  martyr  de  sa  famille, 
Du  vieux,  monde  il  sentait  venir  l'écroulement. 
Le  passé  n'était  plus  qu'un  impuissant  fantôme, 
Et  déjà  le  présent  recelait  le  symptôme 
D'un  grand  enfantement. 

11  \int  ce  jour  de  délivrance, 

Jour  sévère  entrevu  d'avance 

Par  l'œil  perçant  de  Mirabeau  ; 

11  vint  ce  réveil  unanime! 

Et  lui,  lui  si  long-temps  victime  , 

Il  fut  de  cette  ère  sublime 

Et  le  symbole  et  le  flambeau. 

Tribun  de  la  race  affranchie, 
Sans  la  pousser  à  l'anarchie 
Il  proclame  et  fonde  ses  droits  ; 
Des  grands  il  brise  la  puissance , 
Ne  laissant  qu'un  chef  à  la  France  ; 
11  dit,  dans  sa  mâle  éloquence  : 
«  Le  peuple  est  la  base  des  rois. 

»  Place  à  tous  !  sous  des  lois  égales 

Rassemblons  les  classes  rivales  , 

Formons  un  pacte  solennel  ; 

La  force  est  dans  ceux  qui  saillissent , 

Les  vieux  abus  s'anéantissent, 

Tous  les  privilèges  finissent, 

Le  peuple  seul  est  éternel  !  » 

A  la  France,  qu'il  électrise, 
Il  apparaît,  nouveau  Moïse, 
Dictant  d'impérissables  lois  ; 
Debout  au  sein  de  la  tempête  , 
11  lève  sa  puissante  tète; 
Et  quand  dans  la  lutte  il  se  jett<  . 
Son  âme  tonne  dans  sa  voix  ! 


204  MEZZA  VITA. 

Des  partis  il  brave  l'audace; 
Les  cris,  l'injure,  la  menace, 
Retentissent  sans  l'émouvoir; 
Tout  se  tait  quand  il  dit  :  Silence  ! 
Et ,  fort  de  son  indépendance ,    . 
D'un  bras  il  combat  la  licence , 
De  l'autre  il  contient  le  pouvoir. 

Rien  ne  trouble  son  regard  d'aigle. 
Son  génie  est  sa  seule  règle , 
Sa  conscience  est  son  témoin. 
Ferme  dans  l'orageuse  arène , 
A  ceux  que  l'anarchie  entraîne, 
D'une  voix  calme  et  souveraine, 
Il  dit  :  «  Vous  n'irez  pas  plus  loin  ! 


Le  peuple,  je  le  sais,  change  souvent  d'idole; 
La  roche  Tarpéienne  est  près  du  Capitole; 
Mais  qu'importe?...  Tour  moi,  la  popularité* 
N'est  pas  un  roseau  faible  et  que  tout  vent  incline 
Celle  que  je  demande  au  monde  a  pour  racine 
»  La  Justice  et  la  Liberté  !  » 


Ce  fut  son  dernier  cri  ;  pilote  magnanime , 
11  voulait  détourner  le  vaisseau  de  l'abîme; 
Mais  lorsqu'un  bras  fatal  le  pousse  vers  l'écueil , 
Son  génie  indigné  fuit  devant  l'anarchie  ; 
11  meurt,  l'orage  éclate,  et  de  la  monarchie 
Il  emporte  en  mourant  le  deuil. 


Il  meurt,  et  pour  un  jour,  autour  de  celte  tombe 
Où  tant  de  force  expire,  où  tant  de  gloire  tombe, 
Tout  combat  s'interrompt,  toute  haine  se  tait!... 
Le  peuple,  comprenant  la  grandeur  de  sa  perte, 
Regarde  as  ce  respect  la  tribune  déserte 
On  sa  \oi\  puissante  éclatait. 


MIRABEAU.  265 


Qui  donc  sauvera  la  patrie  ? 

Parmi  ces  tribuns  en  furie 

Qui  s'agitent,  irrésolus, 

Pour  la  guider  et  la  défendre 

Qui  donc  pourra  se  faire  entendre, 

Alors  que  Mirabeau  n'est  plus? 


SILYIO  PELLICO  ■'. 


11  n'est  plus!  Et  déjà  le  flot  qui  nous  entraine 
A  déposé  son  âme  au  rivage  inconnu  ; 
Mourir,  pour  Silvio,  fut  une  heure  sereine, 
La  foi  l'a  soutenu. 

Cette  foi  du  malheur  qui,  dans  son  âme  forte, 

Au  cachot  du  Spielherg  autrefois  descendit , 
Compagne  de  ses  jours,  seule  et  fidèle  escorte, 
Veillait  près  de  son  lit. 

Quand  il  sentit  venir  sa  dernière  journée , 
Lui  qui  sut,  ici-bas,  croire,  souffrir,  aimer, 
L'éveil  mystérieux ,  sphinx  de  la  destinée , 
PsTe  dut  pas  l'alarmer; 

Deux  fois  grand ,  par  le  cœur  et  par  l'intelligence 
Ce  martyr  glorieux  d'un  pouvoir  oppresseur 
Subit  l'iniquité  sans  rêver  la  vengeance, 
Que  craindrait-il,  Seigneur? 


I  Ces  vers  furent  fuiu  à  l'époque  ou  tous  lec  journaux 
Silvio  Pellioo. 


23 


2G6  MEZZA  V1TA. 

N'a-t-il  pas  pardonné  dans  un  livre  sublime  ? 
Encor  meurtri  des  fers  du  carcere  duro , 
Ne  l'avons-nous  pas  vu,  généreuse  victime  , 
Absoudre  son  bourreau? 

Ce  bourreau  couronné ,  dans  sa  sombre  agonie  , 
Sans  doute  a  vu  passer  l'ombre  de  Pellico , 
Et  de  son  règne  éteint  le  sinistre  génie 
Des  soupirs  du  Spielberg  lui  renvoya  l'écho. 

11  eut  peur  de  mourir...  La  couche  impériale 
Entendit  les  sanglots  et  les  cris  du  remord, 
Mais  Silvio  mourant  sur  la  terre  natale 
Souriait  à  la  mort!... 

Comme  en  un  vase  élu ,  dans  cette  âme  choisie 
Dieu  mit  les  grands  instincts  chers  à  l'humanité  : 
L'amour  de  la  patrie  et  de  la  poésie , 
L'ardente  charité. 

Jeune,  il  voulut  briser  les  fers  de  l'Italie; 
De  tout  un  peuple  esclave  il  porta  le  malheur  : 
Mélange  d'héroïsme  et  de  mélancolie, 
Poète,  du  guerrier  il  sentit  la  valeur! 

Un  implacable  arrêt  de  son  noble  délire 
Vint  enchaîner  l'élan;  et  l'ardent  citoyen  , 
Le  Tyrtée  inspiré,  sans  armes  et  sans  hic  , 
Fut  un  héros  chrétien  ! 

11  est  facile  et  doux  dans  le  feu  du  jeune  âge, 
Alors  que  la  patrie  applaudit  notre  effort , 
D'exciter  tout  un  peuple  à  sortir  cPesctmge, 
D'affronter  les  tyrans  et  de  braver  la  mort. 

Mais  quand  vient  le  mallieur,  quand  l'espérance  tombe, 
Quand  la  force  a  vaincu  le  courage  trahi, 
Lorsqu'on  se  \ oit  vivant  descendre  dans  la  tombe 
l.t  qu'en  un  jour  fatal  tout  s'e^t  éwuioui, 


SILYIO  PELLICO.  36: 


Loin  des  bruits  enivrants  dont  nous  berçait  la  terre 

!*:s  conserver  le  flambeau, 
Mourir  durant  di\  ans,  sans  que  Pâme  s*altère, 
Oh:  c'est  rare!  oh!  c'est  beau: 

qui  fait  qu'on  t'aime  et  que  l'on  te  ; 
C    si  ce  qui  porte  à  foi  l'hommage  universel , 
O  r»>ete  martyr  dont  la  gloire  séi 
Te  fit  grand  sur  la  terre  et  te  couronne  au  ciel  ! 


VI 


ÏL    VIT 


\  E  T . 


Tl  n'est  pas  étendu  dans  la  couche  muette 
Ou  du  dernier  sommeil  tout  homme  enfin  s'endort. 
Aux  sublimes  malheurs  qui  courbèrent  sa  Mie . 
n'a  pas  ajoute  l'épreuve  de  la  mort. 

Il  vit!  ce  cri  porté  de  poète  en  p 
Noos  a  !;-.it  tressaillir  d'un  sympathique  accord; 
tour  a  la  vie  est  pour  nous  une 
i  a  s       j  noos  tei 


268  MEZZA  VITA. 


N'est-il  pas  notre  ami?  n'est-il  pas  notre  frère? 
Ne  nous  donna-t-il  pas,  dans  sa  noble  carrière, 
D'héroïsme  et  de  gloire  un  exemple  puissant? 

Il  est  à  nous ,  ce  cœur  où  nos  cœurs  ont  su  lire 
A  nous  fds  dispersés,  mais  unis  par  la  lyre... 
Oh  !  cette  parenté  vaut  bien  celle  du  sang  ! 


VIT 

L'OMBRE  DE  NAPOLÉON. 

A    LA   FRANCE. 

29  vovKMriKE  1840. 


Pourquoi  m'appeler  sur  ta  rive  , 
France?  quand  dans  ton  sein  j'arrive 
Ton  grand  nom  est  humilié; 
Pourquoi  revendiquer  ma  tombe, 
Si  de  ton  front  ma  gloire  tombe 
Et  si  mon  règne  est  oublié? 

Si  tu  n'es  plus  la  même ,  ô  France) 
Pourquoi  fêter  ma  délivrance 


L'OMBRE  DE  NAPOLÉON.  569 

Et  déifier  mon  cercueil? 
C'est  mon  esprit  qu'il  faut  comprendre; 
France ,  pour  honorer  ma  cendre , 
Il  faut  retrouver  ton  orgueil. 


Il  faut  ressaisir  cette  épée 
Qui  de  ta  main  s'est  échappée  , 
Mais  dont  le  monde  se  souvient! 
Comme  jadis  dans  nos  batailles , 
O  France  !  il  faut  que  tu  tressailles 
Lorsque  mon  ombre  te  revient. 

Mais,  au  lieu  du  bruit  des  armures, 
Je  n'entends  que  de  vains  murmures , 
Et  tes  rhéteurs  me  font  rougir! 
Désormais  l'honneur,  dans  leur  langue, 
N'est  plus  qu'une  froide  harangue , 
Ils  parlent  quand  il  faut  agir  ! 

Lorsque  tu  te  sens  offensée, 
Ils  mesurent  à  leur  pensée 
Quel  est  le  degré  de  l'affront  ; 
Quand  ta  gloire  se  couvre  d'ombre , 
Timides,  ils  comptent  le  nombre 
De  ceux  qui  nous  attaqueront  ! 

Où  sont-ils  ces  jours  héroïques 

Où  comme  des  guerriers  antiques 

Se  centuplaient  tes  combattants? 

Où  sont  mes  grands  joars  de  l'empire?... 

Est-il  \rai  que  ton  ère  expire 

Et  que  tout  peuple  n'ait  qu'un  temps? 

Ah  !  si  ta  puissance  s'efface , 
Si  tes  enfants  voilent  leur  face 
Pour  ne  pas  voir  ton  front  plier, 
Si  tu  n'es  que  faible  et  légère , 
France,  sur  la  plage  étrangère 
Il  fallait  toujours  m'oublier!... 

23. 


270  MEZZA  V1TA 


Il  fallait  me  laisser  mon  rêve... 

Quand,  la  nuit,  debout  sur  la  grève, 

Exilé,  je  pensais  à  toi: 

Sous  ton  bras  courbant  l'Angleterre , 

Libératrice  de  la  terre , 

Je  te  voyais  venir  à  moi. 

Ce  n'était  point  par  la  prière 
Que  tu  redemandais  ma  bière 
Au  peuple  qui  fut  mon  geôlier  : 
C'était  triomphante ,  honorée , 
Et  ma  tombe ,  ainsi  délivrée , 
Aurait  été  ton  bouclier. 

Mais ,  aujourd'hui ,  mes  funérailles 
N'agiteront  pas  tes  entrailles 
Du  frémissement  de  l'honneur; 
Ce  n'est  qu'une  stérile  fête 
Pour  ta  vanité  satisfaite 
Et  qui  n'éveille  pas  ton  cœur  ! 

Qu'ai-je  dit!...  ce  doute  t'offense; 
Non  !  la  gloire  c'est  ta  croyance, 
Et  ta  foi  ne  doit  pas  mourir  ; 
Électrisés  par  ma  parole, 
Les  fils  des  vétérans  d'Arcole 
Sous  mes  drapeaux  vont  accourir. 

Autour  de  mon  spectre  qui  passe 
Ils  se  lèvent,  et  sur  la  trace 
Que  firent  mes  pas  triomphants 
Retrouvant  sa  route  bardie, 
De  nouveau  la  France  agrandie 
Devient  l'orgueil  de  ses  enfants. 

En  conquérante  magnanime 
Elle  marché.  H  sa  \<»i\  ranime 


L'OMBRE  DE  NAPOLÉON.  271 

Les  peuples  qui  doivent  s'unir, 
Et,  par  ses  triomphes  aidée, 
Elle  va  répandant  l'idée 
Qui  porte  en  germe  l'avenir. 


vni 


Non ,  mon  âme  en  souffrant  ne  s'est  pas  desséchée , 
Tous  les  sentiments  vrais  la  pénètrent  encor  ; 
Votre  amour  fraternel  tristement  m'a  touchée, 
Et  j'en  conserverai  l'ineffable  trésor. 

Il  s'unit  dans  mon  camr  à  ces  tendresses  pures 
Qui  ne  s'altèrent  pas  et  ne  meurent  jamais  ; 
Amours  consolateurs  qui  calment  les  blessures 
Que  me  font  chaque  jour  d'autres  cœurs  que  j'aimais. 

Ah  !  ne  craignez  jamais  le  dédain ,  le  sarcasme  ; 
D'une  sainte  amitié  je  comprends  la  douceur  ; 
Si  je  ne  puis  aimer  avec  enthousiasme, 
Je  puis  aimer  encore  ainsi  qu'aime  une  sœur. 

De  votre  douce  vie  écartez  tout  orage  ; 
A  l'étude,  à  la  muse  abandonnez  vos  jours  ; 
Lorsque  vous  souffrirez,  je  vous  crirai  :  Courage  ! 
Lorsque  vous  chanterez ,  j'écouterai  toujours. 


272  MEZZA  VfTA. 


IX 


MATERNITE. 


Ma  fille,  mon  amour,  ma  douce  idolâtrie  ! 

Toi  qui  rends  à  mon  cœur  l'espérance  tarie , 

Toi  qui  m'as  rattachée  à  des  jours  sans  bonheur, 

Et  qui  me  fais  chérir  et  la  gloire  et  l'honneur. 

Enfant  !  lorsqu'en  mon  sein ,  comme  un  tendre  mystère , 

Je  te  portais,  encore  inconnue  à  la  terre, 

Dans  ma  prière  au  ciel,  pardonne  si  je  fis, 

En  pensant  à  nos  maux ,  le  vomi  d'avoir  un  fils  ! 

La  tendresse  inspirait  ce  désir  d'une  mère  ; 

Je  redoutais  pour  toi  ma  destinée  amère , 

Ces  longs  jours  douloureux  traînés  jusqu'au  cercueil 

Et  par  Dieu  seul  connus.  Ce  n'était  pas  l'orgueil 

Qui  me  fit  souhaiter  un  fils  ;  car  à  la  femme 

L'homme  sera  toujours  inférieur  par  l'âme. 

Nos  sentiments  cachés  de  dévouaient,  d'amour, 

Sont  plus  nobles  que  ceux  qu'il  étale  au  grand  jour  ; 

Mais  ces  trésors  du  comr  dont  Dieu  nous  tiendra  compte, 

Ce  parfum  de  vertu  qui  vers  le  ciel  remonte, 

Ce  pur  renoncement  de  l'âme  et  de  la  chair, 

Cette  abnégation  pour  ce  qui  nous  est  cher, 

Fleur  de  nos  jeunes  ans  par  la  terre  fanée, 

Deuil  que  l'homme  répand  sur  notre  destinée  ; 

Tout  Cela,  mon  enfant,  ne  nous  scia  compté 

Qu'au  jour  de  la  justice  ef  de  l'éternité. 


MATERNITE.  273 


'ci-bas,  notre  vie  est  une  épreuve  rude 

slui  m'alarme  pour  toi  dans  ma  sollicitude; 

Si  tes  traits,  où  déjà  resplendit  la  beauté, 

Sont  empreints  du  reflet  de  la  divinité  ; 

Si  ce  rayon  d'en  haut  qu'on  nomme  intelligence 

Fut  versé  dans  ton  sein  au  jour  de  ta  naissance; 

Si,  pour  mieux  f embellir,  à  ses  anges  Dieu  prit 

Et  les  grâces  du  corps  et  celles  de  l'esprit, 

Et  si  le  monde  enfin  un  jour  te  trouve  telle 

Que  te  rêve  l'orgueil  d'une  âme  maternelle  ! 

Enfant,  n'espère  pas  que  ces  dons  du  Seigneur, 

Parmi  nous,  sur  ta  vie  appellent  le  bonheur. 

Le  mal  lent  et  rongeur  qui  sourdement  me  mine, 

Ainsi  que  je  le  fus,  peut  te  rendre  orpheline, 

Et  si  je  n'ai  pour  toi  recueilli,  jour  par  jour, 

L'or,  cet  aimant  qui  seul  nous  attire  l'amour, 

Enlant,  tu  sentiras  la  douleur  d'être  femme  : 

Tu  verras  fuir  les  cœurs  qu'appellera  ton  âme  ; 

Ta  pure  intelligente  et  ta  chaste  beauté 

Ne  détourneront  pas  de  toi  l'adversité  ! 

Et  lorsque  le  malheur,  hâtive  expérience, 

Aura  de  ta  jeunesse  altéré  la  croyance  ; 

Quand,  perdant  à  la  fois  le  désir  et  l'espoir, 

Tu  dévoùras  ton  âme  à  l'austère  devoir, 

Les  heureux  d'ici-bas,  qui,  pauvre  et  délaissée, 

Ne  t'auront  pas  offert  l'anneau  de  fiancée, 

Alors  t'enlaceront,  comme  le  tentateur, 

Des  ténébreux  replis  de  leur  amour  menteur  ; 

A  ton  cœur,  qui  fuira  les  fanges  de  la  terre, 

Ils  viendront  dévoiler  leur  tendresse  adultère  ; 

Ils  épîront  ce  cœur  pudique  et  résigné, 

Pour  l'entraîner  au  mal  quand  il  aura  saigné  ; 

Le  sarcasme  pervers  de  leur  langue  railleuse 

Troublera  dans  sa  paix  ta  vertu  douloureuse  ; 

Pour  ranimer  le  feu  de  tes  jeunes  ardeurs, 

Sous  tes  regards  troublés  ils  mettront  leurs  splendeurs, 

La  richesse,  l'éclat,  prestige  qui  nous  gagne; 

Pui*  ils  t'entraîneront  au  haut  de  la  montagne, 


274  MEZZA  V1TA. 

Et  leur  voix  te  dira,  comme  Satan  au  Christ  : 
«  A  toi  cet  univers  où  le  pauvre  est  proscrit  î...  » 

Mais  si  Dieu  te  soutient  ;  si ,  courageuse  et  forte , 

Tu  n'es  pas  de  ces  cœurs  qu'un  flot  du  monde  emporte  ; 

Si,  dans  la  pauvreté,  sans  amour,  sans  bonheur, 

Comme  on  garde  la  foi,  tu  sais  garder  l'honneur, 

Sans  respect  pour  ta  force  ou  pitié  pour  ta  lutte , 

Ceux  que  tu  repoussas  feront  croire  à  ta  chute; 

L'ignoble  pamphlétaire,  avec  impunité, 

Souillera  ton  nom  pur  de  son  obscénité  ! 

Et  le  monde,  sur  toi  lâchant  sa  meute  infâme, 

Railleur,  contemplera  ton  martyre  de  femme  ! 

Oh  !  si  ce  jour  venait,  que  Dieu  veille  sur  toi, 

Jusqu'à  son  jugement  qu'il  élève  fa  foi  ; 

Qu'il  te  montre,  au  delà  de  ce  monde  qui  passe, 

Un  monde  possesseur  des  temps  et  de  l'espace  ; 

Que  de  sa  grande  voix ,  puissante  à  consoler, 

Il  te  parle  à  cette  heure  où  l'enfer  peut  parler  ! 

Mais  pourquoi  rappeler  cette  vision  sombre  ? 
Pourquoi  voiler  sitôt  ta  clarté  de  mon  ombre  ? 
Pure  étoile  d'en  haut,  parmi  nous  resplendis; 
Répands  tes  doux  parfums,  ma  fleur  du  paradis  ! 
Je  ne  veux  pas,  enfant,  que  ton  cœur  d'ange  saigne  ; 
Oh  !  non,  je  ne  veux  pas  que  le  malheur  t'atteigne  î 
Je  veux  vivre  pour  toi,  veiller  sur  ton  destin, 
Et  prendre,  à  mon  couchant,  les  maux  de  Ion  matin  ! 


L'HYMEN  DE  LA  MORT.  275 


L'HYMEN  DE  LA  MORT. 


MELODIii    A   DEIX    VOIX. 


UMCGJ. 

Il  est  temps,  ma  Stella,  ma  belle, 
Quitte  l'enceinte  du  couvent  : 
C'est  moi,  c'est  ma  voix  qui  t'appelle 
Je  vais  livrer  la  voile  au  vent. 

STELLA. 

C'est  toi,  toi  qu'implorait  ma  prière  fervente 
Dans  cette  nuit  d'effroi. 
Un  pressentiment  m'épouvante  : 
Viens-tu  pour  mourir  avec  moi  ? 

LUICGI . 

Plus  d'effroi,  mon  amie, 
Tout  est  calme  dans  l'air  : 
Naples  s'est  endormie 
Au  doux  bruit  de  la  mer. 
Fuis  la  retraite  sombre 
Où  tu  passes  le  jour  : 
Le  bonheur  aime  l'ombre  ; 
La  nuit  est  à  l'amour. 

STELLA. 

Xaples  s'est  endormie 
Au  doux  bruit  de  la  mer  ; 


276  MEZZA  VITA. 

Mais  la  lave  ennemie 

Obscurcit  toujours  l'air, 

Et  je  la  vois,  dans  l'ombre, 

Se  glisser  alentour 

De  la  demeure  sombre 

Où  je  passe  le  jour. 

J'ai  souillé  la  retraite 

Des  épouses  de  Dieu. 

Regarde ,  sur  ma  tête , 

Cette  gerbe  de  feu  : 

Le  Vésuve  s'allume 

Comme  un  signe  vengeur  ; 

De  ses  flots  de  bitume 

La  voix  gronde.  Oh  !  j'ai  peur  !. 

LUIGGI. 

Qu'importe  que  la  lave 
Bondisse  jusqu'à  nous  ! 
Par  cette  nuit  suave 
Mourir  serait  si  doux  ! 
Le  souffle  pur  des  vagues 
Nous  jette  sa  fraîcheur  ; 
Que  de  voluptés  vagues 
Sous  les  rameaux  en  fleur  ! 
Dans  cette  heure  suprême, 
Que  d'amour  dans  tes  yeux  ! 
Qu'importe  l'anathème 
Qui  gronde  dans  les  deux  ! 

STELLA. 

Le  souffle  pur  des  vagues 
Nous  jette  sa  fraîcheur  ; 
Que  de  voluptés  vagues 
Sous  les  rameaux  en  Heur  ! 
Mais  l'étoile  que  j'aime 
S'obscurcit  à  mes  yeux , 
Et  je  crains  l'anathème 
Qui  gronde  dans  les  deux  ! 

SEULE. 

Ton  amour,  qui  m'enivre, 
Fait  taire  le  remord 


L'HYMEN  DE  LA  MORT.  27; 

Avec  toi  je  veux,  vivre  ; 
Oh  !  viens,  fuyons  la  mort. 
11  n'est  plus  temps"!...  la  terre 
Commence  à  s'entr'ouvrir  : 
C'est  le  flux  du  cratère  : 
Prions  !  il  faut  mourir  ! 

LUIGGI. 

Quand  la  mort  nous  entoure 

Déjà  de  toute  part, 

Oh  !  viens,  que  je  savoure 

Cette  heure  du  départ. 

Que  ton  amour  m'inonde 

Ayant  de  reposer  ; 

Que  nos  adieux  au  monde 

Soient  un  dernier  baiser. 

STELLA. 

Ne  sens-tu  pas  la  terre 
Sous  nos  pas  s'entr'ouvrir  ? 
C'est  le  flux  du  cratère, 
Prions  !  il  faut  mourir  ! 
Que  nos  âmes  entre  elles 
S'unissent  pour  toujours  : 
La  foi  rend  immortelles 
Les  terrestres  amours. 

ENSEMBLE. 

Qu'importe  que  la  lave 
Bondisse  jusqu'à  nous  ? 
Par-  cette  nuit  suave 
Oh  !  que  mourir  est  doux  ! 


Paris,  1833. 


24 


278  MEZZA  V1TA. 


XI 

A   CELLE 

qui  m'a  soignée  enfant. 


Ma  chère  dame,  depuis  votre  départ  je 
n'avais  pu  mettre  le  pied  à  Servanne.  Ce- 
pendant, celte  année-ci  j'ai  fait  les  vers  à 
soie,  et  j'ai  été  obligée  d'aller  cueillir  la 
feuille  à  Scrvanue.  Me  trouvant  un  jour  toute 
seule  à  cueillir  la  feuille  d'un  mûrier  de  la 
cour,  vis-à-vis  la  cuisine  du  château,  une 
tendresse  me  surmonta  ;  ne  pouvant  retenir 
mes  larmes,  je  pleurai  sans  pomoir  me  con- 
soler; je  regardais  de  tout  coté,  je  ne  voyais 
ni  maître  ni  maîtresse;  enfin,  l'on  voit  au- 
jourd'hui Servanne  comme  un  désert. 

Momies,  le  21  juin  1811. 

P.ei.m.  Picard. 


Ces  seuls  mots  de  ta  lettre,  âme  naïve  et  tendre, 
Sont  toute  une  élégie,  et  mon  çcetfr  sait  f entendre. 
Oh  !  oui,  tu  dus  pleurer  en  revoyant  désert 
Ce  château  maternel ,  jadis  toujours  ouvert 
Aux  humbles  visiteurs,  aux  pauvres  du  village; 
Oh  !  oui,  tu  dus  pleurer  en  retrouvant  l'image 
De  ma  mère  adorée  errant  autour  de  toi, 
Caressant  tes  enfants,  puis  se  penchant  vers  moi 
Et  m'envoyant  chercher  l'offrande  réservée 
A  ta  jeune  famille.  Ainsi  qu'à  la  couvée 
Du  passereau  des  champs  Dieu  veille  avec  amour, 
Elle  veilla  sur  toi  jusqu'à  son  dernier  jour. 


A  CELLE  QUI  M'A  SOIGNÉE  ENFANT.         279 

Oh  !  oui ,  tu  dus  pleurer,  toi  dont  l'âme  est  si  bonne , 

Lorsque,  dans  ce  château  que  le  deuil  environne, 

Des  doux  bruits  d'autrefois  tu  n'entendis  plus  rien , 

Ni  les  cris  des  enfants,  ni  la  voix  du  vieux  chien  ; 

Oh  !  oui,  tu  dus  pleurer  quand,  dans  les  sombres  salles, 

Ton  regard  vit  passer  les  deux  fantômes  pâles 

De  tes  vieux  maîtres  morts  disant ,  les  yeux  baissés  : 

«  Où  sont  les  six  enfants  que  nous  avons  laissés  ?  » 

Et  quand,  des  jours  présents  si  remplis  de  tristesse, 

Tu  revins  aux  tableaux  que  le  passé  nous  laisse  , 

Aux  souvenirs  riants  qui  se  mêlent  au  deuil, 

Ainsi  qu'on  voit  les  fleurs  aux  pierres  d'un  cercueil , 

Tu  dos  penser  encor  à  ta  jeunesse  heureuse, 

Quand  tu  vins  au  château,  villageoise  rieuse, 

T'offrir  pour  prendre  soin  de  l'enfant  dernier  né 

Qu'à  son  heureux  époux  ma  mère  avait  donné. 

Oh  !  comme  tout  riait  alors  dans  la  demeure 

Si  déserte,  si  triste  et  si  sombre  à  cette  heure  ! 

Comme  tout  prospérait  pour  ces  époux  bénis 

Qui  voyaient  autour  d'eux  six  enfants  réunis  ! 

O  doux  temps  où,  le  soir,  au  banquet  de  famille 

J'assistais  sur  ton  sein  toute  petite  fille, 

Où  le  frère  et  la  sœur  tour  à  tour  m'arrachaient 

A  tes  bras,  et,  vers  moi,  souriant  se  penchaient  ! 

O  doux  temps  où,  cédant  à  l'amour  d'une  mère, 

Nos  cœurs  se  pardonnaient  une  parole  amère, 

Où  la  haine  d'un  jour  était  sans  lendemain  , 

Où  nous  marchions  unis  dans  le  même  chemin  ! 

O  doux  passé  détruit  où  mon  âme  se  plonge  ! 

Hélas  !  tu  n'es  donc  plus  que  l'image  d'un  songe  î 

Où  sont-ils,  où  sont-ils,  tous  ces  êtres  chéris  ? 

Ils  ont  long-temps  souffert,  puis  la  mort  les  a  pris  ; 

Deux  fils  dans  le  cercueil  ont  suivi  leur  vieux  père  ; 

Moi,  j'aspire  à  la  tombe  où  repose  ma  mère  ; 

Les  autres,...  de  leur  eœor  Dieu  seul  a  vu  le  fond. 

Je  souffre  et  je  les  plains  pour  le  mal  qu'ils  me  font  ; 

Insensés  !  au  fardeau  de  la  misère  humaine , 

Pour  le  rendre  plus  lourd,  ils  ajoutent  la  haine, 

Et  vainement  pour  eux  le  deuil  succède  au  deuil  : 

Rien  ne  touche  leur  conir  plein  d'un  stérile  orgueil  !... 


280  MEZZA  VITA, 


Tu  le  vois ,  ces  seuls  mots  de  ta  lettre  fidèle 
Ont  rouvert  dans  mon  âme  une  plaie  éternelle  ; 
Car  ce  château  désert  que  tu  m'as  rappelé , 
C'est  le  bonheur  perdu  pour  l'enfant  exilé. 
Mais  dans  ces  lieux  si  chers,  ïiélas  !  qu'irais-je  faire  : 
Ceux  qui  les  habitaient  sont  dans  une  autre  sphère  ; 
Tous  les  caws  qu'ici-bas  j'avais  le  plus  aimés 
Sont  glacés  par  la  mort  ou  bien  me  sont  fermés. 
Si  j'allais  demander  au  vallon  de  Servannes, 
Comme  l'Américain  demande  à  ses  savanes, 
Un  air  tiède,  un  ciel  pur,  un  soleil  éclatant, 
Et  la  fraîcheur  des  eaux  pour  mon  front  haletant  ; 
Si,  recueillant  mon  àme  avant  que  je  succombe, 
Je  voulais  de  ma  mère  aller  revoir  la  tombe, 
Ceux  qui  gardent  la  haine  en  face  du  cercueil 
Du  château  paternel  m'interdiraient  le  seuil  ; 
Dans  cette  vaste  cour,  que  le  grand  orme  abrite, 
On  me  verrait  errer  comme  une  ombre  maudite  ; 
Et  moi ,  moi  de  ma  mère  et  l'orgueil  et  l'espoir, 
Au  foyer  des  aïeux  je  ne  pourrais  m'asseoir  !... 


Mais  je  t'entends  me  dire,  avec  ta  voix  de  mère  : 

«  A  défaut  du  château  n'as-tu  pas  la  chaumière  ? 

N'as-tu  pas  notre  toit,  humble  asile  où,  du  moins, 

Chacun  t'entourera  de  tendresse  et  de  soins? 

Oh  !  viens!  viens  parmi  nous,  puisqu'ils  t'ont  méconnue 

Nos  cours  simples  et  bons  fêteront  ta  venue  ; 

Le  respect  et  l'amour  à  ta  mère  accordés 

Comme  un  doux  héritage  ici  te  sont  gardés  ; 

Viens,  le  village  entier  n'est-il  pas  ta  famille? 

Ne  t'ai-je  pas  bercée  en  l'appelant  ma  fille  ? 

Lorsque  pour  toi  je  prie,  en  m'adressant  au  ciel, 

Ce  nom  échappe  encor  à  mon  cour  maternel. 

Oh  !  viens  le  recevoir  dans  ma  pauvre  demeure  ; 

II  faut  que  je  te  voie  avant  que  je  ne  meure; 

Si  la  tombe  et  la  haine  ont  brisé  les  liens, 

Mon  roui  te  reste  encore  ;  il  le  rappelle  :  oh  '  \iens  !  » 


A  CELLE  QUI  M'A  SOIGNÉE  ENFANT.         281 


Ce  désir  de  ton  Ame  est  aussi  dans  la  mienne  ; 
Oui,  nous  nous  revenons,  femme  tendre  et  chrétienne, 
Humble  cœur  qui  comprend,  par  l'amour  et  la  foi , 
Tous  les  grands  sentiments  dont  l'instinct  est  en  toi  ; 
Oui ,  nous  nous  reverrons ,  et  nous  irons  encore , 
Du  sommet  des  rochers,  quand  le  soleil  les  dore, 
Contempler  à  nos  pieds  ce  \ieux  château  fermé 
A  l'enfant  que  sa  mère  avait  le  plus  aimé. 


XII 


REVEIL 


Le  vieil  hiver  vient  de  mourir, 
La  terre  a  repris  sa  jeunesse  ; 
Ami,  ne  sens-tu  pas  courir 
Un  air  tiède  qui  nous  caresse  ? 

Ne  sens-tu  pas  que  tout  sourit, 
Et  que  le  soleil  qui  s'enflamme 
Donne  plus  de  chaleur  à  l'âme, 
Plus  d'intelligence  à  l'esprit  ? 

Ne  sens-tu  pas,  avec  la  brume 
Qui  se  dissipe  au  firmament , 
Fuir  ces  jours  passés  lentement 
Dans  les  pleurs  et  dans  l'amertume  ? 

24. 


282  MEZZA  VITA. 


Plus  de  triste  rêve  !...  oh  !  coulons 
Dans  un  ineffable  bien-être 
Les  jours  heureux  qui  vont  renaître 
Après  des  jours  sombres  et  longs. 

Du  parfum  de  l'air,  des  nuages 
Qui  plus  légers  flottent  au  ciel, 
Sortent  d'enivrantes  images  ; 
N'entends-tu  pas  leur  doux  appel  ? 

N'entends-tu  pas  des  bruits  intimes 
Qui  pénètrent  l'âme  et  les  sens  ? 
Les  bois  frissonnent  dans  leurs  cimes 
L'onde  et  la  brise  ont  des  accents. 


Ces  voix,  dans  un  même  murmure, 
A  notre  cœur  disent  d'aimer  ; 
Ami,  saluons  la  nature 
Dont  l'éveil  vient  nous  ranimer  ! 


HERMANGABDE.  283 


XTII 


HERMANGARDE. 

CHŒUR 
IMITÉ    DE    MANZONI. 


Sur  son  pâle  et  doux  visage 
Que  déjà  la  mort  ravage 
Ses  cheveux  flottent  épars  ; 
Son  bras  défaillant  retombe , 
Et  la  mourante  succombe 
Tournant  au  ciel  ses  regards. 


A  la  plainte  on  a  fait  trêve  ; 
Mais  autour  d'elle  s'élève 
L'hymne  des  derniers  adieux 
Tandis  qu'une  main  amie 
A  cette  heure  d'agonie 
Voile  l'azur  de  ses  yeux. 


«  Chasse ,  ô  pauvre  âme  éperdue 
L'image  à  jamais  perdue 
De  l'amour,  terrestre  feu. 
Meurs,  vole  au  ciel  qui  t'attire; 
La  mort  finit  ton  martyre , 
Mets  ton  espérance  en  Dieu. 


284  MEZZA  VI TA 


Prions  pour  l'infortunée  ; 
Ici-bas  sa  destinée 
Fut  d'étouffer  dans  son  cœur 
Les  doux  rêves  de  la  femme, 
Et  vers  Dieu  monta  son  âme 
Plus  sainte  par  la  douleur. 


Dans  le  cloître  aux.  voûtes  sombres, 
Quand,  la  nuit,  comme  des  ombres. 
Les  vierges  chantaient  en  chœur, 
Des  jours  purs  de  sa  jeunesse 
L'image  venait  sans  cesse 
Accabler  son  triste  cœur. 


Elle  voyait  en  pensée- 
Cette  fête  où,  fiancée, 
Sur  le  rivage  des  Franks, 
Elle  arriva  souriante, 
Jeune  vierge  imprévoyante 
De  ses  ennuis  dévorants. 


A  sa  chevelure  blonde 
Des  perles  mêlaient  leur  onde, 
Et  du  sommet  d'un  rocher, 
Sous  sa  parure  de  reine , 
Elle  voyait  dans  la  plaine 
La  (liasse  ardente  approcher. 


En  tête,  fier,  intrépide, 

Sur  son  palefroi  rapide 


HERMASGARDE.  28; 


Le  roi  chevelu  passait  ; 
Puis ,  accourant  sur  sa  trace , 
Les  chevaux  fendaient  l'espace 
Et  la  meute  s'élançait  \ 


Puis ,  dans  la  route  poudreuse , 
Elle  revenait  joyeuse 
Traînant  le  sanglier  mourant, 
Dont  le  sang  rougit  la  lice 
Et  dont  le  poil  se  hérisse 
Sous  Tépieu  du  prince  frank. 


Et  la  jeune  souveraine 
>"osait  alors  sur  l'arène 
Fixer  son  regard  tremblant, 
Et  son  visage  de  neig" 
Se  tournait  vers  son  cortège 
Plus  virginal  et  plus  blanc. 


Jours  d'une  jeun^sue  heureuse  ! 
O  souvenirs  de  la  Meuse, 
Tièdes  sources,  bords  ombreux 
Où,  dépouillant  sa  cuirasse, 
Le  roi  guerrier  plein  de  grâce 
Baignait  son  corps  vigoureux.... 


Ainsi  qu'on  voit  la  rosée 
Verser,  sur  rùerbe  épuisée 
Par  les  rayons  du  soleil, 
Une  bienfaisante  sève 
Qui  doucement  la  relève 
\  l'aube  d'un  jour  vermeil  ; 


2  8  G 


MEZZA  VIT  A. 


Ainsi ,  céleste  dictame , 
Parfois  relevant  cette  âme 
Que  l'amour  brûlait  en  vain. 
Une  pieuse  sagesse 
A  sa  terrestre  tendresse 
Opposait  l'amour  divin. 


Mais,  comme  l'on  voit  encore 
Sous  le  soleil  qui  dévore , 
Alors  que  monte  le  jour, 
Tomber  faible  et  languissante 
L'herbe  à  peine  renaissante  ; 
Ainsi ,  cédant  à  l'amour, 

xv 

De  son  triste  cœur  chassée , 
La  paix  fuyait  sa  pensée , 
Et  des  souvenirs  pressants, 
Dans  cette  sainte  demeure , 
Hélas!  venaient  à  toute  heure 
Porter  le  trouble  en  ses  sens.... 

XVI 

Chasse ,  ô  pauvre  Ame  éperdue , 
L'image  à  jamais  perdue 
De  l'amour,  terrestre  feu; 
Meurs,  vole  au  ciel  qui  t'attire  ; 
La  mort  finit  ton  martyre , 
Mets  ton  espérance  en  Dieu. 


SOUVENIR.  287 


XIV 


SOUVENIR. 


Oli  !  qu'un  sentiment  pur  vivement  nous  pénètre  ! 
Hier  en  vous  revoyant,  vous  que  je  n'ai  pas  vu 
Depuis  plus  de  deux  ans,  j'ai  senti  tout  mon  être 
Tressaillir  sous  le  coup  d'un  bonheur  imprévu. 

Quand  vous  m'avez  souri ,  quand  ma  main  s'est  trouvée 
Dans  la  vôtre,  et  qu'un  mot  de  la  chaste  amitié 
Que  nous  avons  long-temps  l'un  pour  l'autre  éprouvée 
Est  venu  sur  ma  lèvre  expirer  à  moitié... 

Quand  vous  avez  lini  ma  phrase  commencée , 
Quand,  dans  votre  regard  comme  dans  votre  voix, 
Au  lieu  du  froid  accueil  que  craignait  ma  pensée, 
J'ai  trouvé  la  douceur  si  tendre  d'autrefois, 

Ah  !  combien  j'ai  compris  que  l'affection  pure 
Qui  lia  nos  deux  cœurs  par  un  céleste  accord 
Valait  mieux  que  l'amour,  cette  ardente  blessure 
D'où  naissent  tour  à  tour  la  haine  ou  le  remord  ! 

Heureuse  de  vous  voir,  comme  on  va  vers  son  fi  ère  p 
Quand  vous  veniez  à  moi,  je  m  avançai  vers  vous, 
Sans  trouble,  sans  penser  à  la  foule  étrangère, 
Et  j'ai  pris  votre  bras  à  la  face  de  tous! 

Et  tandis  qu'ils  parlaient  de  cette  grande  fête 
Dont  le  palais  encor  nous  renvoyait  l'écho, 


288  MEZZA  ViTA. 

"         '.-ble  auditoire  entourant  le  poète, 
Moi,  je  vous  écoutais  et  j'oubliais  Hugo!... 


Et  je  pensais  tout  bas  qu'une  gloire  orgueilleuse, 
Qui  pour  l'homme  est  souvent  un  spectacle  moqueur, 
Ne  vaut  pas,  dans  le  cours  d'une  vie  orageuse, 
Une  fête  du  cœur  ! 

Comme  en  se  retrouvant  il  est  doux  de  s'entendre , 
De  sentir  que  le  cœur  s'éveille  par  degré , 
Et  que  d'un  sentiment  mystérieux  et  tendre 
Rien  ne  s'est  altéré  ! 

Nous  ne  nous  étions  pas  vus  depuis  deux  années  ; 
Oh!  combien  de  hasards  et  combien  de  revers 
Avaient ,  durant  ce  temps ,  poussé  nos  destinées 
Dans  des  sentiers  divers  ! 

Quel  douloureux  dégoût  de  la  vie  et  du  monde 

Nous  trouvions  l'un  dans  l'autre  en  nous  interrogeant! 

A  quelle  fixité  de  tristesse  profonde 

Nous  étions  arrivés  dans  ce  monde  changeant  ! 

Dessillés  tous  les  deux,  et,  dans  la  gloire  même, 
Ne  trouvant  plus  d'attrait;  aux  ivresses  de  l'art 
Préférant  la  candeur  d'un  enfant  qui  nous  aime, 
Aux  succès,  son  sourire  et  son  tendre  regard. 


Pour  secouer  le  poids  de  ces  heures  amères 
Qu'au  déclin  de  ses  ans  l'homme  traîne  après  lui , 
Comme  autrefois  nos  cœurs  se  rappelaient  nos  mères , 
Du  sort  de  nos  enfants  nous  parlions  aujourd'hui. 

Dans  nos  âmes  la  vie  alors  s'est  ranimée  ; 
Nous  avons  dit  :  Pour  eux  il  faut  lutter  encor, 
Travailler  et  léguer  à  leur  jeunesse  aimée 
De  la  gloire  et  de  l'or. 


SOUVENIR.  2S9 

Courage!  en  nous  quittant,  ce  mot  qui  fortifie, 
Par  tous  deux  murmuré,  nous  a  servi  d'adieu. 
Le  courage  du  cœur,  c'est  la  philosophie 
Qui  nous  ramène  à  Dieu. 


XV 

A  MADAME  RÉCAMIER 


Quand  vous  rêvez ,  quand  dans  votre  âme 
Vos  souvenirs  vont  se  pressant , 
Vous  devez  bénir  Dieu ,  madame , 
Des  dons  qu'il  vous  fit  en  naissant. 

Cœur,  esprit ,  ineffables  grâces , 
Il  vous  donna  tout  pour  charmer, 
Tout  ce  qui  fait  qu'on  suit  vos  traces 
Et  que  vous  voir  c'est  vous  aimer. 

Vous  eûtes  la  double  puissance 
Qui  captive  l'humanité, 
Le  charme  de  l'intelligence 
Et  le  charme  de  la  beauté. 

Vers  vous,  tous  les  êtres  délite, 
Tous  les  grands  cœurs  sont  attirés  ; 
Votre  trône  idéal  abrite 
Les  talents  que  vous  inspirez. 

25 


290  MEZZA  V1TA. 


Vous  êtes  la  source  bénie 
Où  se  désaltère  le  cœur, 
La  muse  fidèle  au  génie  , 
La  providence  du  malheur  ! 


Quand  vous  rêvez,  quand  dans  votre  âme 
Vos  souvenirs  vont  se  pressant, 
Vous  devez  bénir  Dieu ,  madame , 
Des  dons  qu'il  vous  fit  en  naissant. 


XVI 

LES  MORTS. 

IMITATION    DE   M.   DE   LAMENiNAIS. 


Corne  d'aïuuinm  si  levon  le  foglie 

L'una  appresso dell'ultra,  infin  che  'I  ramo 

Rende  alla  terra  tntte  lu  sue  tpogtye. 


<m> 


Ils  ont  aussi  passé  sur  la  terre  des  hommes, 
Ils  ont  fui  comme  nous  sur  le  fleuve  du  temps; 
On  entendit  leurs  voix  sur  les  bords  où  nous  sommes, 
Puis  on  n'entendit  rien  après  quelques  Instants. 

O.i  s,(»  îl-iis?  qui  pourra  l'apprendre  h  notre  cœur? 
Heureux  ceux  qui  sont  morts  dans  la  paix  dn  Seigneur! 


LES  MORTS  291 

Le  monde ,  dont  le  Christ  a  maudit  les  richesses, 
Leur  offrait  les  grandeurs,  l'amour,  la  volupté; 
Mais  comme  une  ombre  vaine  ils  suivaient  ces  promesses, 
Et  pour  eux  tout  à  coup  s'ouvrait  l'éternité. 

Où  sont-ils?  qui  pourra  l'apprendre  à  notre  cœur? 
Heureux  ceux  qui  sont  morts  dans  la  paix  du  Seigneur! 


Il  en  est  qui  disaient  :  «  Ce  flot  qui  nous  emporte 
»  >"ous  déposera-t-il  dans  un  autre  univers  ? 
>»  Hélas  !  nous  l'ignorons ,  nul  ne  le  sait ,  qu'importe  !  » 
Ils  disaient,  et  soudain  leurs  yeux  se  sont  ouverts. 

Où  sont-ils?  qui  pourra  l'apprendre  à  notre  cœur? 
Heureux  ceux  qui  sont  morts  dans  la  paix  du  Seigneur 

Et  d'autres  s'écriaient  :  Que  le  ciel  nous  délivre  ! 
Ils  pleuraient  abattus  sous  le  poids  du  malheur, 
Et,  comme  fatigués  par  le  travail  de  vivre, 
Ils  tournaient  leurs  regards  vers  un  monde  meilleur. 

Où  sont-ils?  qui  pourra  l'apprendre  à  notre  cœur? 
Heureux  ceux  qui  sont  morts  dans  la  paix  du  Seigneur! 

Jeunes,  vieux,  tous  fuyaient  vers  l'invisible  plage, 
Ainsi  que  le  vaisseau  que  l'ouragan  poursuit; 
On  compterait  plutôt  les  sables  du  r.vage 
Que  ceux  qui  sont  tombés  dans  l'éternelle  nuit. 

Où  sont-ils?  qui  pourra  l'apprendre  à  notre  cœur? 
Heureux  ceux  qui  sont  morts  dans  la  paix  du  Seigneur! 


292  MEZZA  VïiA. 


XVII 


A    MA   FILLE. 


A  ton  parfum  de  pureté, 
Ma  riante  fleur  d'innocence  , 
Mon  âme  depuis  ta  naissance 
A  repris  sa  sérénité. 

Quand  je  te  caresse, 
Enfant,  souris-moi; 
Toute  ma  tendresse 
Se  concentre  en  toi  ! 

Souris  pour  me  dire 
Que  ton  cœur  comprend 
Tout  ce  que  m'inspire 
Un  amour  si  grand. 

En  devenant  mère , 
Mes  malheurs  passés , 

Mes  jouis  d<;  misère 
Se  sont  effarés. 

D'une  pure  joie 
Le  cœur  rayonnant , 
Ferme  dans  ma  voie, 
.u%  \ais  maintenant. 


A  MA  FILLE.  293 


Près  de  toi  se  taisent 
Le  siècle  et  ses  bruits  ; 
Tes  regards  apaisent 
Mes  plus  vifs  ennuis. 

L'amour  qui  m'inonde 
A  des  voluptés , 
Qui  bravent  le  monde 
Et  ses  làcbetés. 

Qu'importe  à  ma  vie 
Si  pleine  de  toi 
La  haine  ou  l'envie 
Qui  veille  sur  moi  ? 

Qu'importe  à  mon  âme , 
Qu'au  bonheur  tu  rends, 
L'éloge  ou  le  blâme 
Des  indifférents? 

A  ton  parfum  de  pureté  , 
Ma  riante  ileur  d'innocence  , 
Mon  âme  depuis  ta  naissance 
A  repris  sa  sérénité. 


2.K 


294  MEZZA  VITA. 


XVIJI 

SONNET 

AU    PEUPLE    DE    TROYES. 


Depuis  quelque  temps  il  n'est  plus  possible 
de  trouver  dans  la  ville  de  Troyes  des  char- 
pentiers qui  cbriscntenî  à  dresser  les  éclia- 
i'auds  nécessaires  pour  l'exécution  des  arrêts 
criminels.         (journaux  dû  10  avril  1813.1 


Ah!  ton  exemple  est  beau;  c'est  la  digne  conquête 
Que  sur  le  siècle  enfin  exerce  le  progrès; 
Seul  de  la  loi  du  Christ  véritable  interprète, 
Tu  sais  te  refuser  à  de  sanglants  arrêts. 

Lorsqu'en  tous  lieux  encor,  comme  pour  une  lete, 
On  voit  les  citoyens,  dès  l'aube  toujours  prêts, 
accourir  pour  savoir  comment  tombe  une  tête, 
Et  du  drame  inhumain  savourer  les  apprêts; 

Toi,  peuple  intelligent,  tu  livres  les  coupables 

Aux  tourments  du  remords;  du  sang  de  tes  semblables 

Tu  ne  veux  point  rougir  ta  fraternelle  main, 

Tu  laisses  ii  Dieu  seul  ces  terribles  justices: 
Oh!  d'un  grand  avenir  ce  sont  là  les  prémices! 
Le  peuple  sera  libre  en  devenant  humain. 


UN   MYSThRE.  295 


XIX 

UN   MYSTÈRE 

DU  1"  JANVIER  MIL  HUIT  CENT  QUARANTE-DEUX 


Rien  ne  change  ici-bas,  quoique  tout  meure  et  passe: 
Le  poète  aujourd'hui,  comme  du  temps  d'Horace, 

Vit  dans  la  médiocrité; 
Ses  rêves  et  ses  chants  forment  son  héritage; 
Inhabile  à  la  vie  ,  il  poursuit  un  mirage, 

Et  rencontre  la  pauvreté. 

Heureux  s'il  a  gagné  le  pain  qu'il  faut  à  l'homme, 
Si  l'on  vante  ses  vers,  si  la  foule  le  nomme! 

Un  peu  d'orgueil  est  son  défaut  ; 

Il  parfume  sa  solitude 

De  l'encens  de  la  multitude. 
Au  poète,  au  lieu  d'or,  c'est  la  gloire  qu'il  faut. 

Mais  la  gloire  souvent  échappe 

A  ce  rêveur  enorgueilli  ; 

Pour  un  nom  dont  l'écho  nous  frappe, 

Que  de  noms  tombent  dans  l'oubli  ! 

Que  d'espérances  dispetsi 
Que  de  naufragés  au  torrent  ! 
Combien  de  gloires  Bflhfeëes 
Au  déclin  d'un  siècle  mourant  ! 


29G  MEZZA  V1TA. 

Aussi ,  pour  tout  esprit  qu'un  sens  profond  éclaire , 
La  gloire  n'est  qu'un  mot  qui  caresse  et  sait  plaire , 
Un  bruit  dont  le  néant  de  l'homme  s'est  vanté. 

Oh!  pour  quelques  rayons,  que  d'ombre! 
La  gloire,  c'est,  hélas  !  le  lot  du  petit  nombre; 

Quelques  noms  dans  l'éternité. 


Mais,  puisqu'à  peu  d'élus  la  gloire  est  départie, 
Nous,  les  déshérités,  cherchons  la  sympathie; 
Cherchons  ces  doux  échos,  plus  bornés  mais  plus  sûrs, 
Que  le  poète  encore  éveille  en  des  cœurs  purs; 

Chaque  chant  douloureux  exhalé  de  notre  âme 
D'un  malheur  ignoré  peut-être  est  le  dictame  ; 
Des  êtres  qui  mourront,  comme  nous  inconnus, 
Peut-être  en  répétant  nos  vers  se  sont  émus  ; 
Eh  bien  !  chantons  pour  eux  sans  but  de  renommée  : 
La  gloire  la  meilleure  est  une  gloire  aimée. 

Parfois  cette  pensée  éveillait  à  demi 

Dans  mon  cœur  abattu  quelque  chant  endormi  ; 

Mais  à  quoi  bon ,  lorsque  tant  d'autres 
Nous  parlent  la  langue  du  ciel? 
Les  croyants  manquent  aux  apôtres 
Et  les  muses  n'ont  plus  d'autel. 

A  quoi  bon?...  de  la  poésie 
Dans  mon  ame  étouffons  les  chœurs; 
Plus  de  vers  !  ma  route  est  choisie; 
Toutes  mes  veilles  aux  labeurs  ! 

Et  ma  tête  découronnée 
Se  penchait  plus  pâle,  et  mon  cœur 
Saluait  tristement  l'année 
Veute  de  gloire  et  de  bonheur. 


UN   MYSTERE.  29; 


Tout  homme  porte  en  soi  deux  natures  rivales  : 

L'une  élève  son  âme  aux  choses  idéales, 

Lui  montre  son  néant  auprès  de  l'infini , 

Attriste  son  esprit  à  la  matière  uni, 

Sur  ses  enchantements  répand  toujours  une  ombre  , 

Et  fait  courber  son  front  méditatif  et  sombre; 

Car  au  fond  de  la  vie  il  ne  peut  regarder 

Qu'il  ne  sente  aussitôt  la  douleur  l'inonder  ! 

L'autre  lui  dit  :  Aime  la  terre , 
Son  horizon  est  enchanté; 
Ne  va  pas,  rêveur  solitaire, 
Te  perdre  dans  l'immensité. 

Ce  monde  est  plein  de  douces  choses , 
Les  biens  sont  à  côté  des  maux  ; 
Les  enfants  souriants  et  roses 
Des  vieillards  cachent  les  tombeaux. 

Au  bonheur  que  la  terre  donne 
Laisse  ton  âme  s'entr'ouvrir: 
L'amour  est  doux ,  la  gloire  est  bonne  ; 
Yis  sans  penser  qu'il  faut  mourir. 

Et  lorsque  cette  voix  nous  berce  et  nous  caresse , 
Nous  cédons;  notre  front  rayonnant  se  redresse; 
Nou3  écoutons  les  bruits  dont  le  cœur  est  flatté, 
Et  nous  redevenons  faiblesse  et  vanité  : 
C'est  ainsi  qu'arrachée  h  ce  lugubre  rêve 
Où  notre  âme  retombe  alors  qu'elle  s'élève, 
Je  sentis  de  nouveau  mes  désirs  attirés 
Vers  ces  pompeux  néants  que  j'avais  mesurés. 

De  nous  un  hochet  se  rend  maître, 
Que  d'exemples  en  feraient  foi  ! 
L'esprit  le  plus  grave  peut-être 
Se  serait  ému  comme  moi. 


208  MEZZA  VITA. 

Le  stoïcisme  du  plus  sage 
Peut -être  aurait  été  vaincu 
Devant  le  poétique  hommage 
Qui  m'était  soudain  apparu  : 

Sur  une  élégante  cassette 
Dont  l'émail  est  incrusté  d'or, 
Mon  nom,  nom  obscur  de  poète, 
A  mon  regard  s'offrit  d'abord. 

J'entr'ouvris,  rêveuse  et  touchée, 
Ce  coffre  qui  charmait  mes  yeux , 
Offrande  d'une  main  cachée, 
Don  splendide  et  mystérieux. 

Un  livre,  tout  empreint  d'un  vif  parfum  d'essence  , 

Était  là,  recouvert  avec  magnificence 

D'un  brillant  maroquin  où  se  trouvaient  encor 

Mes  chiffres  enlacés  avec  des  réseaux  d'or; 

Ce  livre ,  quel  est-il  ?  Sur  la  première  page 

Toujours  mon  nom...  Eh  !  quoi?  ce  livre  est  mon  ouvrage! 

Ces  vers  se  déroulant  sur  ce  large  vélin , 

Ce  sont  les  miens,  ce  sont  les  cris  d'un  cœur  trop  plein  ! 

Les  voilà  tous;  ici,  je  retrouve  mon  âme  : 

D'abord,  la  jeune  fille;  après,  la  jeune  femme. 

Tous  ces  accords  perdus,  sans  échos  modulés, 
Qui  donc  s'en  est  ërnti?  qui  les  a  rassemblés? 
Joie  ou  douleur,  toujours,  lorsque  ma  voix  s'élève, 
Qui  m'écoute  et  me  suit  ainsi  de  rêve  en  rêve? 
Qui  recueille  les  bruits  laisses  sur  mon  chemin  ? 
A  mes  œuvres  d'un  jour  quelle  prodigue  main 
Elève  un  monument  qu'on  ne  doit  qu'au  géri'è, 
Et,  pour  nie  rappeler  la  gloire  que  je  nie, 
Qui  donc  à  ma  jeunesse  éteinte  sans  retour, 
Apres  tant  de  douleurs,  \ouluf  faire  un  beau  jour? 

Serait-ce  quelque  loi?...  jYn  doute; 
Mon  nom  si  haut  n'est  pas  monté, 


UN   MYSTERE.  299 


Je  marché  dans  mon  humble  route 
Inconnue  à  la  royauté. 

Est-ce  un  rêveur  dans  l'opulence, 
Un  financier  intelligent , 
Qui  prête  sa  magnificence 
Aux  vers  du  poète  indigent?... 

J'interroge;  mais  ce  mystère 
Pour  moi  ne  s'est  pas  éclairci; 
Et  dans  ces  vers  je  dis  :  Merci 
Au  donateur  qui  veut  se  taire. 

Paris,  février  1812. 


XX 


A   UN   AMI 


Relevez  votre  esprit  que  la  tristesse  accable, 

Cœur  noble  et  dévoue; 
Que  sont  les  dons  brillants  près  du  don  ineffable 

Dont  vous  fûtes  doué  ! 

Vous  avez  la  bonté,  préférable  au  génie; 

La  bonté,  divin  flot 
[Ci-bas  épanché  de  la  source  infinie 

Qui  se  cache  là-haut  ! 


300  MEZZA  V1TA. 

La  bonté,  qui  rend  l'âme  et  plus  ferme  et  plus  grande, 

Qui  fait  que  pour  autrui 
L'homme  immole  son  cœur,  le  répand  en  offrande, 

Et  ne  vit  plus  pour  lui  ! 

Vous  avez  cet  esprit  de  charité  sublime 

Que  le  Christ  apporta  , 
Source  où  l'humanité  s'épure  et  se  ranime 

Depuis  le  Golgotha  ! 

Vous  ne  poursuivez  pas  quelque  rêve  futile 

Que  nous  poursuivons  tous  ; 
0  doux  cœur  fraternel ,  être  bon,  être  utile, 

C'est  votre  rêve ,  à  vous. 

Sitôt  que  vous  voyez  un  front  pensif  et  sombre, 

Votre  front  s'assombrit; 
Et  sur  chaque  douleur  qui  se  cache  dans  l'ombre 

Votre  âme  s'attendrit. 

Vivre  pour  consoler,  c'est  une  noble  vie  , 

C'est  un  sentier  pieux , 
Qu'on  doit  suivre  avec  joie  et  sans  porter  envie 

Au  génie  orgueilleux. 

Relevez  votre  esprit  que  la  tristesse  accable , 

Caiur  noble  et  dévoué  ; 
Que  sont  les  dons  brillants  près  du  don  ineffable 

Dont  vous  fûtes  doué! 


A   RÉRANGER.  301 


XXI 


A   BERANGER 


Lorsque,  pour  réveiller  les  âmes  assoupies, 

Les  penseurs  vont  créant  de  grandes  utopies, 

Notre  siècle  en  travail  à  Paris  leur  répond  : 

Il  n'est  pas  un  esprit  généreux  et  profond 

Qui  ne  trouve  d'écho  dans  cette  ville  immense , 

Où  l'idée  a  versé  sa  féconde  semence. 

Ici  tout  est  compris ,  ici  le  peuple  entend 

La  voix  des  précurseurs,  et  comme  eux  il  attend 

Un  avenir  meilleur;  il  sent  ses  destinées 

S'accomplir  dans  l'obstacle  et  grandir  enchaînées  ; 

Patient ,  il  n'a  plus  de  soudaine  fureur, 

Il  s'instruit  et  se  forme  à  renverser  l'erreur. 

De  ce  peuple  ,  en  voyant  l'intelligence  active  , 
Ceux  qui  l'ont  éclairé  pensent  que  l'heure  arrive 
Qu'au  rêve  doit  enfin  succéder  l'action  ! 
Ils  se  trompent:  Paris  n'est  pas  la  nation; 
Sitôt  qu'on  est  sorti  de  ce  centre  de  vie 
On  ne  rencontre  plus  qu'une  foule  asservie 
Aux  intérêts  grossiers;  ses  plus  âpres  travaux 
N'ont  pas  de  but  moral;  les  systèmes  nouveaux 
Épouvantent  ces  cours  soumis  à  la  routine  , 
Et  que  n'éclaire  pas  l'étincelle  divine. 

Toi,  poète  du  peuple  et  son  fier  défenseur, 
De  notre  liberté  toi  dont  la  mu?e  est  sœur, 

26 


302  MEZZA  V1TA. 

Bélanger,  toi  qui  sais  de  ce  peuple,  qui  t'aime, 
Deviner  les  instincts,  les  vœux,  l'avenir  même; 
Oh  !  laisse  à  ton  esprit  mon  esprit  s'éclairer, 
Écoute,  et  suis  mes  pas  qui  pourraient  s'égarer. 

J'allais  loin  de  Paris ,  l'Ame  remplie  encore 

De  l'espoir  généreux  de  l'idéale  aurore 

Que  pour  le  peuple  un  jour  on  verra  se  lever  ; 

J'allais  rêvant  ces  temps  que  l'on  aime  à  rêver, 

Et  le  regard  ému  ,  cherchant  partout  le  germe 

Du  sublime  avenir  que  la  France  renferme, 

Les  splendeurs  des  cités ,  les  monuments  romains , 

Ruines  du  passé ,  qui  parent  nos  chemins , 

N'attiraient  pas  mon  cœur;  le  passé,  tombe  immense  , 

Ne  pouvait  m'éclairer  sur  l'ère  qui  commence. 


Partout  j'interrogeais  la  génération 

Dans  le  peuple:  et  d'abord  l'ouvrier  de  Lyon , 

Créature  épuisée,  être  chétif  et  blême, 

Se  présentait  à  moi  comme  un  sombre  problème. 

Dans  la  ruelle  étroite  et  haute ,  où  jamais  l'air 

Ne  pénètre  l'été,  ni  le  soleil  l'hiver, 

L'ouvrier  naît,  travaille  et  meurt  dans  l'indigence, 

Sans  que  le  pâle  éclair  de  son  intelligence 

Lui  montre  qu'il  a  droit  à  des  destins  meilleurs. 

Ce  n'est  que  par  le  corps  qu'il  ressent  les  douleurs; 

A  force  de  souffrir,  son  âme  abâtardie, 

Se  fondant  à  la  chair,  y  demeure  engourdie. 

Pourvu  qu'il  ait  chez  lui  du  pain  pour  aliment , 

Un  lit  pour  reposer,  un  humble  vêtement, 

On  ne  désire  rien  dans  sa  pauvre  famille, 

Ni  savoir  pour  le  (ils  ,  ni  heauté  pour  la  (ille. 

Ce  qui  charme  le  Cœur,  l'élè\e,  l'ennoblit, 

Est  un  livre  étranger  ou  jamais  il  ne  lit; 

Ne  pas  mourir  de  faim,  avoir  le  nécessaire, 

Combattre  pied  à  pied  la  hideuse  misère, 

En  triompher  parfois,  oh!  c'est  tant  de  bonheur! 


A   BÉRANGER.  303 

Qu'aspirer  au  delà  semble  impie  à  sou  cœur. 

Aussi ,  quand  tout  à  coup  dans  la  ville  brumeuse 

Se  lève  un  jour  d'biver  l'émeute  furieuse, 

Pour  cri  de  ralliaient  on  n'entend  que  ces  mots  : 

«  Du  travail  et  du  pain  !  »  mais  les  instincts  plus  liants, 

La  dignité  de  l'homme  et  son  indépendance, 

Aliment  nécessaire  à  tout  être  qui  pense, 

L'ouvrier  révolté  n'y  fait  jamais  appel 

O  pauvre  paria  deshérité  du  ciel  ! 

Qui  donc ,  te  relevant  de  la  terre  où  tu  broutes , 

Des  peuples  affranchis  t'enseignera  les  routes  ? 

Et  mon  cœur  se  serrait;  et,  du  haut  de  ce  mont 
Qui  se  baigne  à  la  Saône,  une  chapelle  au  front, 
Je  voyais  à  mes  pieds  la  ville  humide  et  noire 
De  ses  calamités  me  dérouler  1  histoire. 
Implacables  fléaux,  clans  ces  sombres  réduits 
Les  fleuves  débordés  hier  se  sont  introduits  : 
Aujourd'hui  la  misère  est  là  toujours  pressante; 
Elle  excite  au  labeur  la  ville  gémissante , 
Torture  l'ouvrier,  et  le  condamne  enfin 
A  mourir  lentement  de  travail  ou  de  faim. 

Quand  la  nécessité  plie  et  brise  ces  âmes, 
Comment  leur  demander  de  généreuses  flammes? 
Esclave  du  besoin,  quand  la  chair  dépérit, 
Quel  espoir  aurait-on  d'émanciper  l'esprit? 
Cherchons  ailleurs ,  Lyon  n'est  pas  toute  la  France  : 
Partons,  éloignons-nous  de  ce  lieu  de  souffrance, 
Où  l'œil  du  vojageur  ne  saurait  s'arrêter 
Sans  qu'un  peuple  expirant  vienne  l'épouvanter. 


La  rapide  vapeur  sur  le  Rhône  m'entraîne 

Aux  champs  de  la  Provence,  OÙ  la  nature  est  reine 

Ou  le  ciel  bienfaisant  semble  sous  ses  rayons 

De  la  pauvreté  même  embellir  les  haillons  ; 


304  MEZZA  VITA. 

Là  la  terre  pour  tous  se  sème  et  se  moissonne, 

La  vie  est  pour  le  peuple  insouciante  et  bonne , 

La  chaleur,  la  lumière,  ont  pour  lui  des  douceurs; 

Il  recueille  le  fruit  de  faciles  labeurs, 

Et  sans  trop  de  fatigue  enfin  il  peut  connaître 

Au  déclin  de  ses  ans  le  charme  du  bien-être. 

Mais  cet  heureux  climat,  où  l'olivier  fleurit, 

Développe  le  corps  sans  élever  l'esprit  : 

Le  vomi  du  travailleur  qui  cultive  la  terre 

Ne  va  pas  au  delà  d'être  propriétaire  ; 

Avoir  pour  sa  famille  et  lui  sa  part  du  sol , 

De  son  ambition  c'est  là  le  plus  haut  vol. 

Du  désir  d'acquérir  incessamment  nourrie  , 

Son  âme  ne  sent  point  l'amour  de  la  patrie  ; 

Les  intérêts  de  tous  cèdent  devant  le  sien , 

Il  n'a  pas  les  vertus  qui  font  le  citoyen! 

Fils  de  la  grande  armée,  à  peine  s'il  tressaille 

Quand  nous  sommes  vainqueurs  sur  un  champ  de  bataille. 

Mais  de  la  dignité  de  l'homme  et  de  ses  droits 

Rien  ne  pénètre  encor  dans  ces  cerveaux  étroits  ! 

Le  gain,  la  seule  ardeur  qui  toujours  les  anime, 

Dérobe  à  leur  regard  tout  horizon  sublime; 

D'un  vulgaire  égoïsme  ils  ont  les  passions, 

Ils  n'ont  pas  ce  qui  fait  les  grandes  nations. 

Aussi ,  quoique  doués  d'une  bonté  native, 

L'élan  manque  à  leur  vie  aride  et  positive  ; 

L'ardente  charité,  ce  lien  généreux 

Unissant  l'homme  à  l'homme,  est  ignoré  par  eux. 

Ils  donnent,  mais  jamais  une  tendre  parole, 

Un  mot  profond  du  cour  qui  touche  et  qui  console 

N'accompagne  leurs  dons;  ils  donnent  par  devoir, 

Et  c'est  ainsi  qu'ils  ont  la  foi  sans  concevoir 

Ni  la  grandeur  de  Dieu,  ni  sa  bonté  suprême  : 

Au  prêtre  ils  sont  croyants  beaucoup  plus  qu'à  Dieu  même: 

Du  culte  extérieur  ils  observent  la  loi, 

Mais  l'idéal  divin  est  absent  de  leur  foi. 

Dans  ces  cours  enchaînés  à  l'inerte  matière 
Qui  doue  fera  jamais  descendre  la  lumière? 


A   DERANGER,  305 


m 


Par  le  calme  des  champs  ce  peuple  est  endormi. 
Les  hommes  isoles  ne  sentent  qu'à  demi , 
Il  leur  faut  la  cité.  Sur  cette  même  rive 
Marseille ,  caches-tu  dans  ton  enceinte  active 
Un  peuple  qui ,  semblable  aux  vagues  de  la  mer, 
Heureux  sous  ton  beau  ciel,  s'agite  libre  et  lier? 
Comprend-il  l'avenir  qui  sera  sa  conquête  ? 
Sent-il,  intelligent,  fermenter  dans  sa  tête 
Tous  ces  nobles  instincts ,  tous  ces  généreux  cris , 
Que  répandent  au  loin  ses  frères  de  Paris? 
Non,  ce  peuple  qui  plaît  par  sa  rude  franchise, 
Liberté,  te  repousse  et  ne  t'a  pas  comprise; 
Son  intérêt  grossier,  par  ton  règne  blessé, 
Lui  fait  aveuglément  regretter  le  passé. 
Il  voudrait  à  l'exil  redemander  des  maîtres 
Rois  par  le  droit  divin ,  et  rois  par  leurs  ancêtres  ; 
Et  quand  le  monde  entier  pressent  la  liberté, 
Poursuite  il  garde  encor  la  légitimité! 


Peut-être  nous  faut-il  des  passions  rivales 
Pour  raviver  en  nous  les  croyances  morales  ; 
Peut-être  par  la  paix  les  esprits  amollis 
Se  retrempent  au  choc  des  plus  ardents  conflits? 
Nîmes,  dans  ton  enceinte  où  le  sang  fume  encore. 
Un  de  ces  deux  partis  que  la  haine  dévore 
Peut-être  cache-t-il  l'esprit  de  vérité 
Pour  lequel  en  tout  temps  combat  l'humanité? 
Non  !  c'est  l'étroit  esprit  de  Rome  ou  de  Genève 
Qui  les  a  désunis  et  les  arme  du  glaive, 
Entre  eux  et  l'Évangile  il  n'est  plus  de  liens, 
Papistes,  protestants,  ils  ne  sont  pas  chrétiens. 
L'aveuglement  les  pousse  à  la  guerre  civile, 
lis  s'égorgent  encor  dans  les  murs  d'une  ville; 
Le  monde  marche  en  vain  et  leur  dit  de  s'unir, 
Pour  eux  leur  vieille  haine  est  toujours  l'avenir. 

2G. 


308  MEZZA  VTTA. 


O  maître  !  qu'espérer  ?  Ici  c'est  la  misère 
Qui  tient  encor  le  peuple  écrasé  sous  sa  série  ; 
Là,  dans  son  ignorance  ,  à  sa  chaîne  obstiné  , 
Il  combat  les  destins  pour  lesquels  il  est  né  ! 
Ces  hommes  animés  de  passions  contraires , 
Comment  les  réunir?  comment  les  rendre  frères? 
Et  de  tant  de  débris  de  superstition 
Comment  constituer  la  grande  nation  ? 

Tandis  que  je  parlais,  je  voyais  dans  ta  tète 

Du  choc  de  tes  pensers  s'agiter  la  tempête, 

Et  lorsque  quelques  mots  lumineux  t'échappaient, 

Comme  venus  d'en  haut,  poète,  ils  me  frappaient. 

Tu  m'as  dit  :  «  Tous  ces  maux  ont  de  vieilles  racines, 

»  D'un  monde  qui  n'est  plus  nous  portons  les  ruines  ; 

»  Notre  âge,  où  la  raison  verse  un  souffle  divin, 

»  Des  siècles  corrompus  conserve  le  levain. 

»  Ce  peuple,  dont  l'aspect  attriste  et  décourage  , 

»  Des  fers  garda  l'empreinte  en  sortant  d'esclavage  ; 

»  Par  ses  maîtres  long-temps  à  servir  façonné, 

»  Libre,  il  redoute  encor  ceux  qui  l'ont  enchaîné; 

»  Oubliant  que  lui  seul  est  la  force  vivante, 

»  L'ombre  des  pouvoirs  morts  l'abuse  et  Pépouvai.te; 

»  A  ces  débris  croulants  il  tremble  de  toucher, 

»  Et  sans  lisière  encor  il  n'ose  pas  marcher. 

»  La  faute  en  est  à  ceux  qui  font  ses  destinées. 
»  Nous  voyons,  remontant  le  courant  des  années, 
»  Au  passé  tout  pouvoir  essayer  de  s'unir, 
»  Méconnaître  son  siècle  et  craindre  l'avenir. 
»  Et  comme  cependant  nulle  force  n'enfchalne 
»  L'essor  libre  et  hardi  de  la  pensée  humaine , 
»  Pour  rendre  a  tout  progrès  lé  peuple  Indifférent, 
»  On  corrompt  ses  instincts,  bri  le  laisse  Ignorant j 
n  Lui  dérobant  les  biens  qui  changeraient  son  être, 
»  Dans  le  lucre  Oli  l'bnseigne  à  chercher  le  bien-êlre. 


A  BERAftGÉR.  307 

»  Toute  route  est  fermée  au  pauvre  intelligent. 

»  Pour  conduire  aux  grandeurs  il  n'est  qu'un  dieu:  l'argent  ! 

»  Il  faudrait  désormais  des  plus  hautes  carrières 

>i  Aplanir  le  chemin,  répandre  les  lumières, 

»  Avant  qu'il  soit  commis  mettre  un  obstacle  au  mal , 

»  A  tout  être  égaré  rendre  le  sens  moral; 

»  Lorsque  parmi  le  peuple  un  grand  cœur  se  révèle , 

»  Lui  faire  aimer  la  France  et  l'élever  pour  elle, 

»  Et  dans  tous  ces  esprits  que  î'égoïsme  abat 

>•  Tuer  l'amour  de  soi  par  l'amour  de  l'État. 

»  11  faudrait....  » 

Mais  ma  voix  traduit  mal  ta  pensée , 
D'un  langage  vivant  c'est  l'image  effacée  ; 
Toi  qu'adore  le  peuple  et  qu'il  sait  écouter, 
Dans  nos  jours  douloureux  pourquoi  ne  plus  chanter? 
Ces  grandes  vérités  promises  à  la  terre 
Puisque  tu  les  pressens,  tu  ne  dois  pas  les  taire: 
Tous  ces  cœurs  désunis,  tous  ces  esprits  divers, 
Tu  peux  les  rallier  au  charme  de  tes  vers; 
Kt  si  de  notre  siècle  enfin  tu  désespères , 
Pense  aux  temps  à  venir  comme  l'ont  fait  nos  pères. 
La  x ie  est  si  rapide  et  le  trépas  si  prompt! 
Poète,  il  faut  chanter  pour  ceux  qui  nous  suivront. 


Parif,  L8iâ. 


308  MEZZA  VITA. 


XXII 


HOMMAGE 

l'un  volume  de  mes  Poésies  complètes 

A    MA   VILLE    NATALE. 


Sur  les  bancs  studieux  de  la  salle  tranquille 

Où  ce  livre  aujourd'hui  va  trouver  un  asile, 

Lorsque  au  bras  de  ma  mère,  enfant,  j'allais  m'asseoir, 

Mon  cœur  battait  déjà  d'un  poétique  espoir  : 

Tous  ces  écrits  fameux ,  immortel  héritage , 

Que  le  génie  humain  nous  lègue  d'âge  en  âge , 

A  la  gloire  semblaient  me  convier  aussi. 

Je  me  disais  :  Un  jour  j'aurai  ma  place  ici  ! 

Mon  âme  qui  fermente,  ignorée,  inquiète, 

Un  jour  éclatera  dans  des  chants  de  poète, 

Et,  dans  ces  mômes  lieux  où  je  rêve  à  l'écart, 

Des  succès  que  j'envie  alors  j'aurai  ma  part  ! 

L'illusion  est  sainte  et  sied  à  la  jeunesse  ; 

Helas!  que  serions-nous  sans  cette  enchanteresse? 

Si  sa  voi\  en  naissant  ne  nous  soutenait  pas , 

Nous  irions  dans  les  pleurs  de  la  vie  au  trépas. 

Des  plus  nobles  instincts  que  Dieu  met  dans  notre  âme 

L'illusion  allume  et  fait  grandir  la  flamme; 

L'humanité  lui  doit  ses  élans  généreux, 

Et  le  cœur  qui  la  perd  a  cessé  d'être  heureux  ! 

Jeune,  l'esprit  frappé  par  le  néant  des  choses, 
J'ai  senti  succéder,  tristes  métamorphoses! 


HOMMAGE  A  MA  VILLE  NATALE.  309 

Au  mirage  éclatant  qui  m'attirait  d'abord , 

Le  désenchantement,  rivage  au  sombre  bord; 

Arides  régions  de  deuil  toujours  couvertes, 

Où  l'âme  en  s'avançant  compte  et  pleure  ses  pertes, 

Où  tout  ce  qu'elle  aima  devient  cendre  et  débris, 

Où  l'amour  et  la  foi  ne  trouvent  plus  d'abris, 

Où  le  désir  aident  de  la  gloire  a  fait  place 

A  la  froide  raison  qui  comprend  que  tout  passe  ; 

Que  le  plus  grand  éclat,  comme  le  plus  grand  bruit, 

S'apaise  dans  la  mort  et  s'éteint  dans  la  nuit  ! 

Lorsque  l'homme  en  est  là,  nul  succès  ne  l'enivre. 

0  mes  concitoyens  !  mon  àme  est  dans  ce  livre  ; 

Lisez-le,  vous  verrez  que  je  n'ai  point  jeté 

Un  appel  orgueilleux  à  l'immortalité. 

La  gloire,  cet  écho  que  l'avenir  emporte, 

Est  déjà  dans  mon  cœur  une  espérance  morte  : 

Je  vois  s'avancer  l'ombre,  et  je  pressens  l'oubli  ! 

Mais  avant  que  mon  nom  y  tombe  enseveli, 

J'évoque  du  passé  les  touchantes  images. 

Vous  qui  m'avez  connue ,  oh  !  vous  lirez  ces  pages  ! 

Vous  chercherez  l'enfant  dans  le  poète  ;  eh  bien  ! 

Vous  le  retrouverez  plein  de  foi  dans  le  bien , 

Jetant  les  cris  hardis  d'une  àme  généreuse, 

Sans  guide  s'élançant  dans  l'arène  orageuse, 

Luttant  avec  courage,  et  parfois  triomphant! 

Le  poète  a  gardé  les  instincts  de  l'enfant  : 

Il  a  su  conserver,  malgré  tant  de  blessures, 

Un  cœur  toujours  aimant,  des  lèvres  toujours  pures; 

Et,  pour  ceux  dont  la  haine  a  fait  ses  jours  amers  , 

Vous  trouverez  encor  le  pardon  dans  ses  \ers  ! 

Souris  à  mon  retour,  ô  ma  ville  natale! 
Ce  livre,  c'est  vers  toi  mon  âme  qui  s'exhale, 
C'est  moi  qui  te  reviens  pour  ne  plus  te  quitter  : 
Ces  chants  de  ton  enfant,  tu  vas  les  adopter; 
Et,  quand  je  dormirai  dans  la  tombe  enfermée  , 
Seule,  tu  garderas  ma  frôle  renommée. 


3J0  MEZZA  VITA. 


XXIII 


FOLLES  ET  SAINTES 


Folles  et  saintes  sœurs,  écloses  et  formées 
Dans  les  rêves  divers  que  j'évoquais  la  nuit , 
Visions  que  mon  âme  a  tour  à  tour  aimées, 
Au  monde  allez  sans  bruit. 

Allez,  vous  n'êtes  pas  à  briller  appelées, 
Et  je  n'attends  de  vous  ni  succès  ni  faveurs; 
Vous  ne  pouvez  charmer,  modestes  et  voilées , 
Que  des  esprits  rêveurs! 

Je  vous  aime  et  vous  suis,  mes  filles  idéales, 
D'un  cœur  reconnaissant,  d'un  regard  attendri. 
Combien  d'amers  soucis,  combien  d'Heures  fatales 
Vous  m'avez  épargné  quand  vous  m'avez  souri  ! 

Vous  avez,  fruits  légers  de  mon  intelligence, 
Distrait  mon  faible  cœur  de  ses  propres  ennuis; 
Contre  l'abattement  et  contre  l'indigence 
Vous  fûtes  mes  appuis. 

Dans  ce  livre,  il  n'est  pas  un  récit,  une  page, 
Qui  ne  m'ait  apporté  l'Obole  du  travail. 

MC8  \  filles,  mes  douleurs,  sont  là  dans  chaque  image 

Et  dans  chaque  détail. 


i   |  ,-,  reri   lerreni  de  préface  ■<  deuï  volumes  de  récits  on  proue  pril  lié» 
libraire  Péilon. 


FOLLES  ET  SAINTES.  311 

Voilà  pourquoi  mon  cœur  vous  aime  avec  faiblesse, 
Frêles  créations  de  mes  plus  mauvais  jours; 
Pourquoi  j'ai  peur  pour  vous  de  ce  monde  qui  blesse 
Nos  pleurs  et  nos  amours. 

Oh!  puissiez-vous,  trompant  ma  crainte  maternelle, 
Ne  trouver  que  des  cœurs  sympathiques  et  doux  ! 
Allez,  pauvres  enfants  échappes  de  mon  aile, 
Dans  la  foule  bruyante  humblement  glissez-vous  ! 

A  Mil   1813. 


XXIV 


CÂNTO  DELL'  ULTIMO  AMORE. 


IMITATION. 


Oh  !  ne  redoute  pas  la  plainte 
De  ce  cœur  brisé  sans  refour; 
Tu  dis  vrai,  ma  jeunesse  éteinte 
Ne  peut  plus  inspirer  d'amour  ! 

Tu  dis  vrai,  l'amour  n'a  qu'un  âge 
De  tendre  et  pur  enivrement. 
Plus  tard,  l'amour  est  un  orage 
Qui  consume  le  cœur  aimant 


3 12  MEZZA  VIT  A. 

Tu  dis  vrai ,  la  beauté  perd  vite 
Son  suave  et  pur  velouté; 
Et  quand  la  jeunesse  nous  quitte, 
Elle  emporte  la  volupté. 

Qu'il  est  beau  le  seuil  de  la  vie 
Pour  la  vierge  de  quatorze  ans 
Qui  s'offre,  ignorante  et  ravie, 
Aux  délices  des  jours  présents  ! 

J'ai  connu  ce  réveil  de  l'ange, 
Où  beauté,  candeur,  à  la  fois 
Captent  l'amoureuse  louange 
De  toute  âme  et  de  toute  voix. 

J'ai  recueilli  sur  mon  passage 
Cet  encens ,  ce  parfum  sans  prix , 
Involontaire  et  chaste  hommage 
Qui  s'échappe  des  cœurs  épris  ; 

Et  de  cette  rapide  aurore, 
De  ce  culte  à  jamais  perdu , 
J'ai  trouvé  des  traces  encore 
Dans  les  lieux  où  je  t'ai  connu. 

Par  ce  souvenir  rajeunie, 
Je  pensais,  crédule  à  ta  voix  : 
«  Ma  jeunesse  n'est  pas  finie; 
Je  suis  belle  comme  autrefois  : 

»  Il  m'aime  !...  »  Je  me  crus  aimée. 
Folle  erreur  dont  je  m'enivrai, 
Pour  moi  ton  Ame  s'est  fermée. 
Je  ne  me  plains  pas  ;  tu  dis  vrai  : 

Rien  ne  peut  rendre  au  cœur  sou  ivresse  première; 
Repousse  mon  amour  fatal  et  douloureux. 
Sous  un  ciel  éclatant  d'azur  et  de  lumière, 
Je  te  vis,  je  t'aimai  ;  je  fis  un  songe  heureux. 


CANTO  DELL'  ULTIMO  AMORE.  313 

11  est  brisé  !...  Ma  vie  est  close  ! 
Adieu!  je  sens  le  froid  du  soir; 
L'amour,  triste  métamorphose, 
Fait  place  à  l'austère  devoir  ! 

Adieu  !  sur  un  lointain  rivage 
Quand  mon  nom  viendra  te  frapper, 
Devant  ma  douloureuse  image, 
Puisse  une  larme  t'échapper  ! 

Pense  à  moi ,  si  ta  vie  est  sombre  ; 
Si  l'on  te  trahit ,  pense  à  moi  ; 
Et  parfois  caresse  mon  ombre 
Toujours  errante  autour  de  toi. 

ISIS.  „ 


XXV 

LE   TRAVAIL 


Travail!  fidèle  ami  qui  sur  ma  pauvreté 

Répands  ton  noble  orgueil  et  ta  sérénité , 

Tu  relèves  mon  cœur  ;  durant  mes  longues  veilles . 

C'est  toi  qui  me  soutiens ,  c'est  toi  qui  me  conseilles  ; 

Tu  soumets  à  ton  joug  mes  désirs  renaissants, 

Et  mes  rêves  vaincus  n'assiègent  plus  mes  sens. 

Les  folles  passions  et  la  gloire  futile, 

Qu'est-ce,  après  tout,  mon  Dieu?...  Mais  une  vie  utile 

Qui  dans  l'obscurité  se  résigne  au  labeur, 

Peut  donner  le  repos  à  défaut  du  bonheur. 

Octobre  18W. 

27 


314  MEZZA  V1TA. 


XXVI 

RETOUR  A   A1X 


0  doux  temps  regretté  d'une  jeunesse  éteinte, 

Allez-vous  revenir  ? 
Chaque  pas  que  je  fais  dans  cette  chère  enceinte 

Éveille  un  souvenir  ! 

C'est  ici  que  mon  cœur,  s'ouvrant  à  la  pensée , 

Souffrit  avant  le  temps; 
C'est  ici  que  la  Muse  en  naissant  m'a  bercée 

De  songes  éclatants. 

Sous  le  dôme  empourpré  des  arbres  de  Judée , 

Dans  cette  vaste  cour, 
Par  des  pleurs  ou  des  vers  mon  orageuse  idée 

Débordait  tour  à  tour. 

Passons  le  corridor  :  voici  le  jardin  sombre 
Où  le  toit  paternel  est  clos  par  un  vieux  mur  ; 
Là  ,  l'orme  séculaire  abritait  de  son  ombre 
L'enfant,  poète  obscur  ! 

An  pied  de  ce  fionc  noir  je  suis  encore  assise. 
Le  bel  arbre  est  toujours  de  rameaux  -.cils  chargé 
.Je  sens  connue  autrefois  le  soiiflle  de  la  brise. 
Pourtant  tout  est  changé.... 


RETOUR  A  A IX  315 

Dans  cette  demeure , 
Oh!  vous  que  je  pleure, 
Je  vous  cherche ,  hélas  ! 
Ombres  bien-aimées , 
Ces  portes  fermées 
Ne  s'ouvrent  donc  pas  ! 

Tristement  j'avance; 
Partout  le  silence 
Ou  bien  l'étranger, 
L'étranger  qui  passe 
Et  dont  l'œil  de  glace 
Vient  m'interroger  î 

«  Qui  donc  cherche-t-elle?  » 
Oh  !  douleur  mortelle  ! 
Tout  s'efface  ainsi.... 
Ma  famille  entière 
Dort  au  cimetière .... 
Je  suis  seule  ici  ! 


Mais,  tandis  qu'ici-bas  notre  âme  inconsolable 
Saigne  et  porte  le  deuil  de  tout  ce  qui  périt, 
A  nos  regards  charnus  la  nature  immuable, 
Toujours  jeune,  sourit! 

Voici  le  frais  vallon  où  serpente  la  Torse  *, 
Où  le  tremble  argenté  porte  sur  son  écorce 

Des  chiffres  amoureux. 
Ces  flots  forment  encor  de  gracieux  méandres  ; 
Ces  bois  verts  sont  re-tés  peuples  d'images  tendres 
Ces  coteaux  ont  gardé  leurs  contours  vaporeux. 

I   Petite  ririère  qui  arrose  h  campagne  d'Aix. 


310  MEZZA  VIT  A. 

Les  bastides  avec  leurs  toits  coquets  d'ardoises 
Parent  leur  seuil  riant  prêt  à  nous  recevoir, 
Et  dès  l'aube,  en  cbantant,  les  brunes  villageoises 
Lavent  au  blanc  lavoir. 


Il  est  un  autre  lieu  pour  moi  toujours  le  même  : 
C'est  l'église  où  mon  front  a  reçu  le  baptême , 

C'est  mon  vieux  Saint-Sauveur 
Au  gothique  portail  couvert  de  figurines  : 
Là,  la  prière  et  l'art,  ces  deux  langues  divines, 

Parlèrent  à  mon  cœur  ! 

J'aimais  l'enlacement  de  ces  sveltes  ogives, 
Le  beau  temple  païen  sous  la  nef  abrité  f , 
L'orgue  religieux  dont  les  notes  plaintives 
Semblaient  porter  mes  vœux  à  la  Divinité. 

Oh!  laissez-moi  pleurer,  rêver,  prier  encore, 
Comme  aux  jours  écoulés  de  cette  pure  aurore, 

Qui  ne  revient  jamais  ! 
Au  passé  laissez-moi  rendre  un  pieux  hommage, 
Et  repeupler  ces  lieux  de  la  vivante  image 

De  tous  ceux  que  j'aimais. 


Où  me  conduisez-vous  en  me  parlant  de  gloire  ? 
Que  cette  salle  est  belle  !  Ici  l'esprit  humain 
Semble  à  notre  néant,  opposant  sa  victoire, 
Tracer  de  siècle  en  siècle  un  lumineux  chemin. 

I  Six  «donna  de  porphyre,  re»io  d'an  beoa  pelii  temple  païen,  tonl  enfermée 

d  .,.  h cllontdcl  êa\\teée  Balnl-Ba  itoui  ei  tenrcul  aujourd'hui  dVnccim 

ii  ImdiUi   re. 


RETOUR  A  AIX.  31 


Ces  livres,  sanctuaire  où  revit  la  pensée, 
De  tout  ce  qui  lut  grand  gardent  le  souvenir; 
Couvrant  de  leur  éclat  mon  obscur  avenir, 
Quoi  !  près  d'eux  vous  m'avez  placée  ! 

Là,  des  grands  hommes,  fils  de  ma  vieille  cité, 
Les  marbres  animés,  ainsi  que  dans  un  temple, 

S'offrent  à  l'cefl  qui  les  contemple 

Rayonnants  d'immortalité  ! 

Et  d'abord  c'est  Peiresc,  ami  de  Galilée 

Et  de  Campanella  ! 
Grande  âme  que  jamais  une  erreur  n'a  voilée, 
Qui  mesura  son  siècle  et  sut  voir  au  delà; 

C'est  Vauvenargue,  épris  d'une  morale  pure, 
Répandant  sur  nos  maux  sa  sublime  douceur, 
Jugeant  l'humanité  sans  blesser  la  nature, 
En  généreux  penseur  ; 

Enfin  c'est  Mirabeau ,  qu'il  suffit  que  l'on  nomme  : 
C'est  Mirabeau  tonnant  du  geste  et  de  la  voix , 
Avec  la  liberté  fondant  les  droits  de  l'homme 
Sur  d'éternelles  lois  ! 


Quelques  autres  encor,  dont  la  gloire  s'élève, 

Ont  leur  image  ici  ; 
Et  votre  sympathie  a  caressé  le  rêve 

De  m'y  placer  aussi.... 

Ah  !  je  n'ai  pas  conçu  cette  orgueilleuse  envie. 
C'est  la  paix,  non  l'éclat,  qui  convient  à  ma  vie  ; 

Fatigué  de  lutter, 
Ce  qui  charme  mon  cœur,  ce  qui  vraiment  le  touche, 
Ce  sont  les  mots  d'adieu  sortis  de  votre  bouche 

Quand  je  Aais  vous  quitter! 

27. 


31  S  MEZZA   YÏÎA. 


Vers  nous  il  est  si  doux  de  voir  des  mains  se  tendre 

Voulant  nous  retenir, 
De  saisir  des  regards  attendris ,  et  d'entendre 

Des  lèvres  nous  bénir  ! 

Dans  ce  monde  fécond  en  affronts,  en  injures, 
A  côté  de  l'envie  et  de  la  lâcheté, 
Il  est  doux  de  penser  qu'il  est  des  âmes  pures 
Qui  versent  leur  dictame  au  poète  insulté. 

Ici  comme  une  sœur  vous  m'avez  accueillie  ; 
Vous  m'entourez  encore  à  l'heure  du  départ. 
Adieu!  ne  craignez  pas  que  mon  cœur  vous  oublie; 
Ce  cœur  vers  son  berceau  se  tourne  et  se  replie  : 
Vous  avez  sa  meilleure  part  ! 


1842. 


XXVII 

A  MES  ENFANTS. 


O  chers  et  beaux  enfants!  ô  doux  oubli  du  monde! 
Charme  des  jours  présents,  baume  des  jours  passés, 
Quand  je  baise  à  la  fois  vos  têtes  brune  et  blonde, 
Quand  je  vous  tiens  tous  deux  sur  mon  sein  enlacés, 

Si  vous  me  souriez  toute  douleur  s'efface; 
J'entrevote  dans  vos  yen\  comme  un  reflet  du  ciel  ; 
Le  fûècle  cl  ses  clameurs  alors  n'ont  plus  dé  place 
Dans  mon  cœur,  tout  entier  à  l'amour  maternel 


A  MES  ENFANTS.  319 

Je  ne  pense  qu'à  vous,  je  renais,  et  j'oublie 

Que  pour  moi  de  la  vie  arrive  le  déclin. 

A  mes  jours  écoulés  votre  avenir  se  lie, 

Et  je  retrouve  en  vous  comme  un  second  destin. 

Qu'il  m'est  doux  d'épier  avec  sollicitude 
Le  germe  à  peine  éclos  de  vos  jeunes  penchants  ! 
Chaque  jour,  pour  mon  cœur,  quelle  ineffable  étude 
Que  vos  instincts  heureux  et  vos  désirs  touchants  ! 

Quel  charme  de  guider  votre  âme  vierge  encore 
Dans  les  nobles  sentiers  que  vous  suivrez  un  jour, 
Aux  luttes  à  venir  de  former  votre  aurore 
Par  des  récits  naïfs  et  graves  tour  à  tour  ! 

Les  exemples  du  bien  intéressent  l'enfance; 
Suivez-les.  Pratiquez  la  morale  du  Christ  : 
Plutôt  qu'être  offenseurs,  sachez  subir  l'offense. 
Soyons  bons  :  un  grand  cœur  vaut  mieux  qu'un  grand  esprit. 

Au  matin  de  la  vie,  enfants,  la  gloire  est  belle: 
Elle  attire,  elle  enchante,  elle  ennoblit  parfois; 
Mais  il  ne  faut  jamais,  quand  sa  voix  nous  appelle, 
Lui  laisser  dans  nos  co'iirs  étouffer  d'autres  voix . 

Les  voix  de  ces  vertus  plus  belles  que  la  gloire  : 
Le  dévoûment,  l'amour,  le  resj.ect  du  malheur, 
C'est  à  ces  purs  instincts,  enfants,  qu'il  vous  faut  croire; 
Ils  rendent  l'homme  heureux  en  le  rendant  meilleur. 


320  MEZZA  VITA. 

XXVIII 

FONTAINEBLEAU 

A   UN    AMI. 


Vous  m'avez  dit  :  «  Partez,  le  chagrin  vous  consume  ; 
Allez  de  vos  douleurs  déposer  l'amertume 
Au  sein  de  la  nature.  Un  splendide  tableau, 
La  mer  ou  les  forêts,  retrempera  votre  âme. 
Pour  nos  maux ,  la  nature  est  un  puissant  dictante. 
Partez!...  » 

Depuis  trois  jours  j'erre  à  Fontainebleau  ; 

Je  pleure  et  me  souviens...  Hélas  !  sous  ces  bois  sombres 
Les  morts  semblent  mêler  leur  plainte  au  bruit  des  vents; 
Dans  ce  vaste  palais  peuplé  de  grandes  ombres, 
Les  morts  parlent  encor  plus  haut  que  les  vivants. 

Que  de  pages  de  deuil  en  déroulant  ces  fastes  ! 
Haineuses  passions,  revers,  sanglants  conflits. 
Pour  quelques  jours  d'orgueil ,  combien  de  jours  néfastes  ! 
Que  de  drames  divers  dans  ces  murs  accomplis  ! 

L'art,  la  beauté,  l'amour,  la  volupté  profane, 
Ici  firent  régner  tous  les  plaisirs  dos  sens; 
C'est  ici  que  deux  rois  a  la  belle  Diane  * 
Ont  offert  tour  à  tour  leur  amoureux  encens. 

I  Diane  de  Poitiers. 


FONTAINEBLEAU.  321 


Dans  cotte  poétique  lice 
Où  s'exerçaient  les. arts  rivaux  , 
Benvenuto,  le  Primatice, 
Luttaient  de  glorieux  travaux  ! 

Mais,  près  de  ces  splendeurs  couvait  la  sombre  haine; 
Sous  les  roses  le  sang  se  montrait  à  demi, 
Et,  dans  ce  beau  palais  où  Diane  était  reine, 
Catherine  rêvait  la  Saint- Barthélémy. 

Plus  tard  ,  Christine  à  ces  annales 
Ajouta  sa  page  en  passant , 
Drame  qui  sur  les  blanches  dalles 
Fut  écrit  en  lettres  de  sang. 

Le  calme  des  grands  bois,  la  fraîcheur  des  ombrages 
N'avaient  pu  de  son  âme  apaiser  les  orages! 


Que  de  grands  faits  à  retenir! 
Malheurs,  crimes  que  rien  n'efface! 
Ici  chaque  règne  a  sa  place, 
Chaque  siècle  a  son  souvenir! 

L'Empereur  erre  encor  silencieux  et  pâle, 
Dans  cette  vaste  cour  :  il  descend  l'escalier  ; 
Il  vient  de  dépouiller  la  pompe  impériale: 
Lui  qui  courba  le  monde  est  forcé  de  plier! 

Un  adieu  solennel  sort  de  sa  voix  éteinte; 
Puis  devant  son  armée,  autrefois  son  orgueil, 
Il  s'incline!...  Oh!  ce  jour  a  mis  sur  cette  enceinte 
Un  sceau  de  grandeur  et  de  deuil. 


3' 2  MEZZA    VI TA. 


Mais  hier  le  palais ,  de  sa  base  à  son  l'aîte , 
A  soudain  tressailli  pour  une  douce  fête  : 
Par  un  jour  de  printemps,  pur,  riant,  embaumé, 
Il  a  rouvert  ses  murs  à  la  foule  empressée, 
Qui  vient  pour  saluer  la  noble  fiancée 
D'un  prince  par  la  France  aimé  ! 

Qu'elle  soit  heureuse  et  bénie 

La  vierge  de  la  Germanie 

Que  l'amour  conduit  parmi  nous! 

Désormais,  fille  de  la  France, 

Que  ses  jours  coulent  sans  souffrance 

Auprès  de  son  royal  époux. 

Du  siècle  le  plus  grand  poète, 
Coethe ,  de  cette  jeune  tète 
A  caressé  les  blonds  cheveux; 
Ce  regard  plein  d'intelligence , 
Ce  sourire ,  ce  front  qui  pense , 
Du  génie  attiraient  les  vœux. 

Vieillard  à  la  gloire  immortelle, 
Que  pouvais-tu  rêver  pour  elle 
Que  ce  beau  jour  n'ait  surpassé:' 
De  la  France  elle  sera  reine  ! 
Que  son  âme  est  fière  et  sereine  ! 
Comme  elle  aime  son  fiancé  ! 

Oh!  néant  du  bonheur!...  la  chambre  nuptiale 
A  gardé  sa  parure,  et  sous  ces  lambris  d'or, 
Près  du  balcon  en  fleurs  dont  le  parfum  s'exhale, 
Se  penchant  l'un  vers  l'autre  on  croit  les  \oir  ehcoi 

O  pauvre  âme  brisée!  ô  veuve  désoléel 
Quoi!...  sitôt!...  Ô  mon  Dieu!  séparés  ici-bas! 
Il  dort,  le  jeune  époux,  dans  son  froid  mausolée! 
1.1  cette  chambre,  hélas I  ne  les  reverra  pas!... 


FOSTALNEBLEAU.  323 


Vous  le  voyez,  ici  tout  gémit  et  tout  pleure. 
Devant  mon  deuil  obscur  la  royale  demeure 

Fait  passer  ses  grands  deuils. 
Égaux  par  nos  regrets,  égaux  par  nos  misères, 
Plaignons ,  plaignons  les  rois ,  ils  sont  aussi  nos  frères 
L'impartiale  mort  visite  tous  les  seuils  ! 

Et,  le  cœur  désolé,  je  sortis  de  ces  salles. 
Dans  les  deux  se  levaient  quelques  étoiles  pâles; 
Les  grands  bois  s'éclairaient  vers  lé  couchant  en  l'eu  : 
La  nature  était  là ,  calme ,  riante  et  belle. 
J'allai  vers  cette  amie  éloquente  et  fidèle , 
Qui  raffermit  notre  âme  en  l'élevant  à  Dieu  ! 


XXIX 


MA  GRAiNDMÈRE 


A  MONSIEUR  HQKQRE  CLAIR  R'ARLE§- 


Parmi  tant  de  cités  que  le  Rhône  orageux 
Arrose  de  son  cours  ou  limpide  ou  fangeux, 
Celle  où  mon  souvenir  sans  cesse  me  ramène, 
C'est  Arles,  à  la  fois  et  gothique  et  romaine, 
Ville  des  grands  débris  et  des  belles  amours. 


32  4  MEZZA  V1TA. 

Là  l'idéal  des  Grecs  plus  pur  renaît  toujours; 
Là  de  leurs  frais  atours  les  femmes  revêtues 
Ont  la  taille  et  les  traits  des  antiques  statues  ; 
Et  la  fille  du  peuple,  en  jupon  écourté, 
De  la  Vénus  du  lieu  *  rappelle  la  beauté. 

Eh  !  quel  marbre  divin  vaut  ces  femmes  divines  ! 
Eleurs  riantes  vivant  au  milieu  des  ruines, 
Par  un  été  brûlant,  il  faut  les  voir  le  soir 
Dans  le  vaste  Aliscamp  2  sur  les  tombes  s'asseoir  ; 
Ou  bien,  d'un  fol  amour  peuplant  leurs  rêveries, 
Aux  Arènes  chercher  l'ombre  des  galeries  ; 
Ou,  dans  la  cathédrale  au  féerique  portail, 
Prier,  le  front  rougi  du  reflet  d'un  vitrail  ; 
Vers  les  rives  du  fleuve  errer  sous  les  saulées  ; 
Ou,  guidant  un  esquif  de  leurs  mains  effilées, 
Folâtres,  se  pencher  sur  l'onde  en  l'agitant, 
Passer  d'un  bord  à  l'autre  et  ramer  en  chantant. 

Jamais  l'art  n'égala  leurs  grâces  naturelles  : 

Leur  pied,  leur  sein,  leur  bras,  tout  est  parfait  en  elles 

Leur  esprit  sans  culture  a  des  jets  lumineux  ; 

Leur  cœur  tendre  et  naïf  enlace  dans  ses  nœuds.  • 

De  la  beauté  classique  uniques  héritières, 

Elles  savent  leur  charme,  et  sont  chastes  et  fières. 

Aussi  que  d'aspirants  courbés  à  leurs  genoux! 
Que  de  jeunes  cerveaux  elles  ont  rendus  fous  ! 
Que  de  brillants  seigneurs  (au  temps  des  seigneuries!) 
Pour  leur  plaire  ont  aux  pieds  foulé  leurs  armoiries, 
Greffant  l'arbre  orgueilleux  d'une  antique  maison 
Sur  la  fleur  de  beauté  qui  vaut  bien  un  blason  ! 


Je  comprends  leur  folie,  et  ceci  me  rappelle  , 
Arles,  de  les  beautés  la  beauté  la  plus  belle  : 

1  Lu  Vi'nus  d'Arles  est  M  Louvre,  dans  In  Mlle  dtl   kntiqOM. 

2  I  lumen  m;  iliain|i  da  s  'paît  are  ,  doDi  !o  Dante  ii  parlé  dam  ton  £»/< 

Si  corne  M  Aili,  ove  'I  Rodano  iiugoo, 
Fanno  i  wpolcrl  tutto'l  loco  vjvo. 


MA  GRAXD'MERE.  3  5 

Klle  fut  ton  prestige,  elle  fut  ton  trésor. 
Après  quatre-vingts  ans,  tu  t'en  souviens  eneor, 
Ce  qu'elle  avait  d'attraits,  on  ne  saurait  le  dire  : 
Nul  ne  pouvait  la  voir  sans  subir  son  empire. 
Rose  était  son  doux  nom,  et  toute  la  cité 
La  nommait  à  l'envi  la  Rose  de  beauté. 
Son  corps  eut  délié  la  statuaire  antique , 
Sa  tète,  Raphaël.  Vierge  simple  et  pudique, 
Elle  avait  dix-sept  ans  quand  mon  aïeul  la  vit. 
L'amour  qu'il  eut  pour  elle  et  ce  qui  s'ensuivit , 
Vous  l'avez  deviné  :  Rose  devint  sa  femme , 
En  exaltant  ses  sens  elle  toucha  son  âme; 
Lui,  le  riche  seigneur,  le  chef  du  parlement, 
Pour  compagne  il  prit  Rose  avec  enivrement. 
Mieux  vaut  ce  bel  amour,  ce  roman  de  jeunesse, 
Que  s'il  eût  épousé  quelque  laide  duchesse  ! 

Ainsi  je  sors  du  peuple,  et  j'en  fais  vanité. 
Dvs  liions  de  mon  aïeul  je  n'ai  pas  hérité  ; 
Mais  du  moins  (cet  espoir  n'est  pas  une  chimère) 
L'ji  jour  ma  fille  aura  l'ineffable  beauté 
De  ma  belle  grand'mère  ! 

Doux  charme  de  mes  yeux  !  oh  !  je  préfère  encor 
Ce  riant  héritage  à  la  noblesse  et  l'or! 


Paris,  18V1 


28 


326  .MEZZA  VITA. 


XXX 

LE  MONUMENT  DE  MOLIERE. 

POÈME 

COURONNÉ    PAR    L1ACADÉMIE    FRANÇAISE 

en  sa  séiince  publique  du  20  juillet  1813. 

Molière....  c'est  mon  homme! 
M. a  Fo.vrAixr,  Lettre  à  M.  de  Mtumroix.) 


Aux  dernières  lueurs  d'un  jour  froid  qui  pâlit  1, 

Deux  sœurs  de  charité  se  penchaient  près  d'un  lil , 

Et  de  leurs  soins  touchants  la  douceur  infinie 

D'un  poète  mourant  consolait  l'agonie. 

Un  vif  éclair  brillait  aux  \eux  du  morihond , 

Sa  bouche  s'agitait,  et,  sur  son  large  front, 

Des  images,  tantôt  riantes,  tantôt  sombres, 

S'échappant  de  son  cœur,  glissaient  comme  des  ombres  ; 

Parfois,  se  soulevant,  il  appelai  tout  bas 

Quelqu'un  qu'il  attendait  et  qui  n'arrivait  pas; 


I  Molière  en  mon  le  17  février,  trerafl  hérita  da  wir,  on  1673,  Agé  «le  51  am  \ 
quatre  bearei  il  avait  foaé  dani  le  Malade  Imaginaire;  aprèi  la  représentation,  w 
trouvant  for)  mal,  il  rentra  dani  ta  on.  son,  rne  Richelieu  (qoj  porte  aujourd'hui  I  ■ 
r,"  r,  .  il  expira  u  l t  de  quelques  heures  entre  les  brai  de  deux  soins  de  cha- 
rité 'i  "  quétaiuol  p i     patn  n     et  auxqaell")  Il  donnait  l'hospitalité  cbex  lui. 


LE  MONUMENT  DE  MOLIÈRE. 

Et ,  seules,  l'entourant  à  cette  heure  dernière, 
Les  deux  sœurs  près  de  lui  demeuraient  en  prière. 

Autour  du  lit  funèbre  on  voyait  dispersés 
Des  livres,  des  papiers,  des  travaux  commencés; 
Et  sur  les  murs  pendaient,  parmi  de  vieux  volumes, 
Des  attributs  bouffons  et  d'étranges  costumes. 
Le  mourant,  l'œil  fixé  sur  ces  objets  divers, 
Semblait  se  ranimer  :  il  murmurait  des  vers  ; 
Puis,  se  ressouvenant  que  son  heure  était  proche, 
JI  écoutait  des  sœnrs  quelque  pieux  reproche, 
Répétait  leur  prière  et,  leur  disant  adieu, 
Tranquille,  il  élevait  sa  belle  âme  vers  Dieu  ! 

Bientôt  son  œil  s'éteint,  son  visage  est  plus  pâle, 
Les  accents  de  sa  voix  sont  brises  par  le  râle; 
Un  dernier  sentiment  sur  son  Iront  vint  errer  : 
11  écoute,  il  sourit  !... 

11  venait  d'expirer, 
Lorsqu'au  pied  de  sa  couche  une  femme  éperdue 
Accourt,  se  précipite  et,  tombant  étendue 
Pics  de  ce  corps  sans  vie  ,  elle  fait  retentir 
Des  sanglots  où  se  mêle  un  tardif  repentir!  ■ 
Puis,  à  côté  des  sœurs,  se  mettant  en  prière, 
Elle  pleure  à  genoux  celui  qui  fut  Molière  î 


Molière,  noble  enfant  du  peuple  de  Paris, 

De  œ  siècle  si  grand  un  des  plus  grands  esprits  ! 

Né  de  parents  obscurs  dans  les  bruits  de  la  Halle  1, 

Il  a  dû  son  bon  sens,  sa  verve  originale, 

A  ce  contact  du  peuple,  à  ces  libres  instincts 

Qui,  dans  un  plus  haut  rang,  trop  souvent  sont  éteints. 


1    Le*  parents' de  Molière  avaient  leur  bontiqw  de  tapissier  smis 
Ballet. 


328  MEZZA  VITA. 

D'un  esprit  sain  et  fort,  d'un  cœur  plein  de  droiture, 

Nul  préjugé  d'abord  n'a  faussé  sa  nature. 

A  l'étude,  en  naissant,  n'étant  point  asservi, 

C'est  son  propre  génie,  enfant,  qu'il  a  suivi. 

Mais  bientôt  un  désir  inconnu  le  pénètre  : 

Tout  ce  que  l'homme  apprend,  il  voudrait  le  connaître  ; 

11  doute  de  lui-même  et  brûle  de  savoir 

Comment  d'autres  ont  vu  ce  qu'il  croit  entrevoir. 

Alors,  à  quatorze  ans,  il  vient  demander  place 

Sur  les  bancs  du  collège  :  il  étonne,  il  dépasse 

Tous  ses  jeunes  rivaux.  Là,  de  l'antiquité 

11  apprend  à  goûter  la  sévère  beauté; 

11  parle,  dans  ce  monde  où  l'étude  l'exile, 

La  langue  de  Platon  et  celle  de  Virgile  ; 

II  interroge  et  suit,  comme  ses  précurseurs, 

Les  poètes  hardis  et  les  profonds  penseurs  ! 

Puis,  lorsque  son  esprit,  errant  de  livre  en  livre, 

Manque  enfin  de  pâture...  alors  il  songe  à  vivre  ; 

Et  la  vie  apparaît  à  son  cœur  de  vingt  ans 

Belle,  riche,  éternelle  :  il  est  maître  du  temps! 

Que  fera-t-il  de  sa  jeunesse  , 
Fleuve  dont  l'onde  enchanteresse 
Semble  se  dérouler  sans  fin  ! 
Trésors  d'amour  et  de  science, 
Plaisirs  dont  l'inexpérience 
Nous  compose  un  philtre  divin  ! 

Séduit  par  tout  ce  qu'il  espère, 
Dans  l'humble  sillon  de  son  père 
Pourra-t-il  arrêter  ses  pas? 
Non ,  son  vol  est  tracé  d'avance  : 
Le  génie  est  une  puissance 
Que  les  hommes  n'enchaînent  pas. 

A  son  ardente  inquiétude, 

Que  dompta  si  long-temps  l'étude, 

Il  faut  enfin  un  élément  ; 

A  cette  Ame,  oft  l'instincl  l'emporte, 


LE  MONUMENT  DE  MOLIÈRE.  3?9 

11  foui  la  vie  cirante  et  forte, 
La  passion,  le  mouvement. 


L'art ,  qui  l'attire  dans  ses  voies , 
Lui  montre  de  faciles  joies, 
Folles  amours,  jours  sans  lien, 
Succès,  revers,  pauvreté  même; 
Et,  libre  comme  le  Bohème, 
11  part  obscur  comédien  ! 

De  province  en  province  il  entraîne ,  joyeuse , 
La  troupe  qu'il  attache  à  sa  jeunesse  heureuse. 
Pour  des  cœurs  de  vingt  ans  quel  plus  riant  destin  ! 
D'intrigues,  de  hasards,  quel  fertile  butin! 
Qu'ils  sont  gais,  ces  labeurs,  si  pleins  d'insouciance, 
Que  le  public  charmé  chaque  soir  récompense  ! 
Au  riche ,  en  l'égayant ,  on  arrache  un  peu  d'or  ; 
Et  le  pauvre  a  sa  part  du  modeste  trésor. 

Du  théâtre  bouffon  la  gaîté  familière 
D'abord  a  défrayé  la  verve  de  Molière  ; 
Son  génie  incertain,  aux  farces  se  pliant, 
Se  forme  sous  le  masque  et  s'essaye  en  riant. 
Mais  bientôt  ce  grand  cœor.  dédaigne  un  art  futile  ; 
Aux.  hommes  qu'il  amuse  il  voudrait  être  utile. 
En  lui  deux  sentiments  profonds  ont  éclaté  : 
L'amour  vrai  de  son  art  et  de  l'humanité. 
Il  fera  parmi  nous  monter  l'art  dramatique 
Plus  haut  que  ne  l'ont  vu  Rome  et  la  Grèce  antique  ; 
Et,  de  l'humanité  courageux  défenseur, 
Des  vices  de  son  siècle  il  sera  le  censeur. 
Long-temps  ce  grand  dessein  a  mûri  dans  sa  tète  . 
Rien  n'échappe  au  penseur,  tout  émeut  le  poète. 
Pour  les  combattre  un  jour,  son  âme  a  médite 
Les  fatales  erreurs  de  la  société  : 
Il  voit  le  faux  Dévot,  enseignant  l'imposture, 
Au  nom  de  Dieu  prêcher  une  morale  impure  ; 
Le  Philosophe,  au  lieu  d'éclairer  le  savoir, 
En  faire  un  puits  obscur  où  l'on  ne  peut  rien  voir  ; 

28. 


330  MEZZA  VÏTA 

Courtisan  ridicule  et  chargé  de  bassesse, 
Il  voit  le  Gentilhomme  avilir  la  noblesse  ; 
Enfin,  en  descendant  des  vices  aux  travers, 
Tous  les  faux  sentiments  sont  par  lui  découverts  : 
Le  Bourgeois,  dédaignant  les  vertus  paternelles, 
Cherche  parmi  les  grands  de  dangereux  modèles; 
Le  Valet,  qui  naquit  probe,  sincère  et  bon , 
Veut  imiter  son  maître  et  devient  un  fripon  ; 
Le  Médecin,  gonflé  d'orgueil  et  d'ignorance, 
Assassine  les  gens  au  nom  de  la  science  ; 
Dans  sa  prose  ou  ses  vers,  un  mauvais  Écrivain 
Substitue  à  la  langue  un  jargon  fade  et  vain  ; 
Et  la  Femme,  suivant  de  pédantesques  traces, 
Immole  au  faux  savoir  son  esprit  et  ses  grâces. 

Des  fourbes  et  des  sots  le  règne  est  respecté. 
Pourra-t-il,  détrônant  leur  fausse  royauté, 
Proclamer  la  morale  et  le  bon  goût  pour  règle  ? 

Ah  !  cet  essor  nouveau  qu'embrasse  son  œil  d'aigle 

Ce  n'est  plus  un  vain  jeu  de  baladin,  d'acteur  ; 

C'est  l'art  du  moraliste  et  du  législateur. 

En  sévères  leçons  changeant  la  comédie, 

Comment  faire  accepter  la  vérité  hardie  '.' 

Sans  fortune,  sans  nom,  sans  faveur,  sans  appui, 

Que  faire  du  démon  qu'il  sent  grandir  en  lui  ? 


Alors,  par  droit  divin,  les  princes  de  la  terre 
A\ aient  aux  yeux  du  peuple  un  sain''  caractère  : 
La  volonté  d'un  seul  était  l'unique  loi; 
Tout,  jusqu'il]  goût  public,  suivait  le  goût  du  roi. 

C'est  C€  maître  absolu  que,  pour  auxiliaire, 
Dans  l'œuvre  qu'il  médite  ose  espérer  Molière. 
Louis  Quatorze  •?«!  des  instincts  généreux  j 
Pour  réformer  les  n^wi  11  l'appulra  soi  buh< 


LE  MONUMENT  DE  MOLIERE.  33! 

Dans  le  but  qu'il  poursuit  dès  lors  rien  ne  l'arrête. 
11  enchaîne  l'orgueil  dans  son  cœur  «le  poète  ; 
Humblement  de  son  père  il  accepte  l'emploi, 
Et  Molière  à  la  cour  est  tapissier  du  roi  ! 


Il  s'insinue  ainsi  :  sous  ce  modeste  titre, 
Des  plaisirs  de  Yersaille  il  est  bientôt  l'arbitre. 
Contre  le  genre  faux  qui  domine  partout, 
Du  monarque  d'abord  il  excite  le  goût  ; 
Puis,  lorsque,  secondé  par  une  troupe  Habile, 
Il  a  fait  applaudir  et  sa  verve  et  son  style , 
Audacieux  et  franc  comme  les  novateurs, 
Il  ose  de  son  art  aborder  les  hauteurs. 
Sur  du  concours  du  roi,  que  son  génie  amuse, 
Il  cho'sit  hardiment  la  Vérité  pour  muse. 
On  le  voit,  affrontant  leurs  dédains  méprisants, 
Devant  toute  la  cour  jouer  les  courtisans. 
Frappé  de  ce  tableau,  pour  lui  si  véridique, 
Louis  Quatorze  absout  le  profond  Satirique  ; 
Bientôt  même  à  Molière  il  fournit  des  portraits, 
Dont  avec  lui  parfois  il  esquisse  les  traits. 

Le  voyez-vous,  caché  dans  la  chambre  royale, 

A  l'écart,  épiant  la  foule  qui  s'étale  ? 

11  suit  les  courtisans  de  son  regard  moqueur, 

Au  travers  de  leur  masque  il  pénètre  leur  cœur. 

Observateur  discret,  il  devine  en  silence 

Quelle  sénilité  cache  leur  insolence  ; 

Puis  il  rit  de  trouver  parfois  sur  son  chemin 

Leur  impuissant  mépris  qu'il  chàtira  demain  ! 

C'est  ainsi  qu'il  créa,  protégé  par  le  trône, 
Ces  chefs-d'œuvre  hardis  dont  notre  esprit  s'étonne. 
Après  les  grands  seigneurs,  il  raille  tour  a  tour 
Rambouillet,  son  Cénacle,  et  les  Rimeurs  de  cour; 
Enfin,  comme  Pascal,  dans  Tùrtvfft  il  llagelle 
D'hypocrites  puissants  l'audace  et  le  faux  /.«-le  ; 
Et,  par  un  noble  élan,  qu'on  tente  d'étouffer, 
Le  roi  cède  au  poète  «^  le  fort  triompher  : 


532  MEZZA  VI TA. 

Il  triomphe...  à  sa  gloire  il  a  plié  les  âmes! 
Mais  (pie  d'inimitiés,  que  de  haineuses  liâmes 
Contre  ce  grand  génie  alors  on  voit  s'ourdir  ! 
Ceux  qui,  devant  le  roi,  forcés  de  l'applaudir, 
N'osent  pas  à  la  cour  montrer  leur  rage  hostile, 
Esclaves  révoltés ,  l'insultent  à  la  ville. 
Les  poètes  siffles  et  les  mauvais  acteurs , 
Unis  aux  courtisans,  se  font  ses  détracteurs. 
Non  contents  d'outrager  et  de  nier  sa  gloire, 
Ils  forgent  sur  ses  iweurs  une  impudique  histoire  1  : 
Au  cœur  il  est  frappé,  par  ceux  qu'il  persiflait, 
Avec  cette  arme  occulte  et  lâche...  le  pamphlet! 

Mais,  le  couvrant  toujours  de  son  pouvoir  suprême, 
Louis  est  le  vengeur  du  poète  qu'il  aime  : 
A  la  tahle  royale  il  le  convie  un  jour. 
Il  fait  plus  :  à  Versaille,  entouré  de  sa  cour, 
Avec  cette  princesse,  alors  heureuse  et  belle, 
Qu'un  cri  de  Bossuet  devait  rendre  immortelle  2, 
De  Molière  outragé,  que  son  grand  ca;ur  défend, 
Sur  les  fonts  de  baptême  il  veut  tenir  l'enfant  ; 
Et  le  fils  d'un  acteur,  malgré  l'intolérance, 
A  reçu  devant  Dieu  le  nom  du  roi  de  France  ! 


Pourtant,  toujours  en  proie  à  ce  conflit  brûlant 
Qui  consumait  sa  vie  et  doublait  son  talent, 
Il  n'était  pas  heureux  !  car  la  gloire  et  la  haine 
Sont  un  douille  fardeau  qui  pèse  à  l'âme  humaine. 
Dans  un  amour  profond  il  avait  cru  trouver 
Ce  pur  délassement  que  l'on  aime  à  rè\er 


1  On  l'ac  ni  d'avoir  épousé  sa  propre  fille;  il  dédaigna  toujours  de  répondre  ;'i 
cette  bci  iis.aion.  L'acte  de  mariage  de  Molière,  récemment  découvert  par  M.  Ik'ffaro, 
prouve  que  Moliôre  avait  épongé  la  sœur  et  non  la  Bile  ilo  Madeleine  Béjurl,  avec 
laquelle  on  suppose  qu'il  avait  ou  det  relations. 

■2  Loafi  XIV  tint  mu  loi  font»  baptismaux  le  premier  enfant  de  Molière  avec 
l'Ai  Cet  enfant,  qui  portait  le  nom  de  Louis,  ne  réoal  pas. 


LE  MONUMENT  DE  MOLIERE.  333 

Après  les  grands  travaux.  Oasis  bien-aimée, 

Où  l'âme  se  retire  et  repose  calmée  ; 

Où  l'orgueil,  que  le  monde  irritait  de  ses  coups, 

Cède  au  baume  enivrant  d'un  sentiment  plus  doux  ! 

Une  enfant,  gracieuse  et  belle1, 
Comme  Agnès  ou  comme  Isabelle , 
Sous  ses  regards  avait  grandi. 
Partout  il  plaça  son  image , 
Heureux  en  lui  rendant  hommage 
De  voir  son  modèle  applaudi. 

Toutes  ces  riantes  figures, 
Toutes  ces  jeunes  tilles  pures, 
Cœurs  charmants  aux  fraîches  amours  : 
Lucile,  Angélique,  Henriette, 
Folle,  aimante,  sage  ou  coquette, 
C'est  elle  !  c'est  elle  toujours  ! 

Elle  !...  telle  qu'il  l'a  rêvée  !... 
Par  ce  grand  génie  élevée , 
Elle  excelle  aussi  dans  son  art. 
Pour  former  son  intelligence , 
Dune  mère  il  eut  l'indulgence 
Et  les  tendres  soins  d'un  vieillard. 

Il  l'aimait...  ce  fut  sa  faiblesse. 
Tant  de  beauté,  tant  de  jeunesse, 
L'enivrèrent  à  son  déclin. 
Il  lui  donna  gloire  et  richesse 
Pour  avoir  de  l'enchanteresse 
l'n  peu  d'amour...  ce  fut  en  vain  ! 

A  peine  de  L'hymen  a-t-il  formé  la  chaîne , 
Que  la  naïve  enfant  se  change  en  Célimèoe. 
Alors  plus  de  repos  pour  ce  grand  cœur  blesse  ! 
Il  regrette  aujourd'hui  les  tourments  du  passé'. 


I  Armaode  Béjart,  jeune  tant  'le  Madeleine  Bëjart,  et  nclricc  comme  elle  >U-  li 
onpc  de  Molière. 


3  54  MEZZA  V1TA. 

Se  vengeant  du  mari,  dont  ils  torturent  l'Ame, 

Les  grands  seigneurs  raillés  font  la  cour  à  sa  femme. 

Il  est  jaloux...  il  veut  se  venger...  la  haïr... 

Il  pardonne...  à  l'amour  il  ne  sait  qu'obéir! 

Il  souffre  !  mais  toujours  son  art  se  développe  : 

Inspiré  par  ses  maux,  il  fait  le  Misanthrope. 

Il  puise  un  nouveau  feu  dans  ses  transports  brûlants  ; 

Son  amertume  éclate  en  sublimes  élans  ; 

Sa  verve  est  incisive;  il  fronde,  il  rit,  il  joue  ; 

La  mort  est  dans  son  cœur,  le  fard  est  sur  sa  joue  : 

L'artiste  se  surpasse,  et  l'homme  disparaît. 

Ah  !  quand  nous  pénétrons  dans  ce  drame  secret, 
Notre  esprit  s'épouvante  et  notre  cœur  se  serre 
De  voir  tant  de  gaîté  couvrir  tant  de  misère  ; 
Et  nous  donnons  des  pleurs  à  l'héroïque  effort 
Qui  le  pousse  au  théâtre  une  heure  avant  sa  mort  ! 


Si  vous  fûtes  si  grands ,  ô  Molière  !  ô  Shakspeare  ! 

Si  tant  de  vérité  dans  vos  œuvres  respire, 

C'est  que  par  votre  voix  la  nature  a  parlé  : 

Vos  héros  ont  l'amour  dont  vous  avez  brûlé  ; 

Vos  haines  sont  en  eux,  comme  vos  sympathies; 

Toutes  les  passions  que  vous  avez  senties, 

Tous  les  secrets  instincts  par  vos  comrs  observés , 

En  types  immortels  vous  les  avez  gravés. 

L'art  ne  fut  pas  pour  vous  cette  stérile  étude 

Qui  peuple  d'un  rhéteur  la  froide  solitude; 

L'art,  vous  l'avez  trouve  lorsque,  pauvres,  cirants, 

Vous  viviez  au  hasard,  mêlée  a  tous  les  ran^s. 

Personnages  actifs  des  scènes  toujours  vraies 

Qui  [lassaient  sous  nos  >eu\,  ou  tragiques  ou  gaies, 

L'art  a  jailli  pour  vous  nouveau,  libre,  animé, 
De  ton-  les  sentiments  dont  l'homme  est  consumé; 
Vous  avez  découvert  sa  science  profonde, 
Non  dans  les  livres  morts,  mais  au  livre  du  monde  ! 


LE  MONUMENT  DE  MOLIÈRE.  335 

La  gloire  est  à  ce  prix.  Hélas  î  pour  l'obtenir 
La  vie  est  l'hécatombe  offerte  à  l'avenir. 
L'âme  va  s' épuisant  jour  par  jour  tout  entière, 
Puis  tout  à  coup  se  brise... 

Ainsi  mourut  Molière  !... 
Son  âme  remontait  à  peine  vers  les  cieux 
Que  tous  ses  ennemis,  que  tous  les  envieux 
Se  lèvent  à  la  fois.  Une  implacable  haine , 
La  haine  des  dévots,  contre  lui  se  déchaîne  : 
«  Il  a  pu  nous  railler  et  nous  braver  vivant  ! 
»  Il  n'est  plus,  disent-ils,  jetons  sa  cendre  au  veut  : 
»  Que  l'impie  au  saint  lieu  n'ait  pas  de  sépulture...  » 
Mille  hypocrites  voix  grossissent  ce  murmure  : 
Le  peuple,  qu'il  aimait  et  dont  il  est  sorti, 
Insensé ,  contre  lui  le  peuple  prend  parti  ; 
Il  vient,  du  fanatisme  aveugle  auxiliaire, 
Frapper  de  ses  clameurs  la  maison  mortuaire. 

Mais  tandis  qu'au  dehors  ces  cris  retentissaient, 

Près  du  corps  de  Molière  en  larmes  se  pressaient 

Ses  amis  accourus,  sa  troupe  désolée, 

Par  qui  sa  noble  %  ie  est  alors  rappelée , 

Qui  redit  ses  bienfaits,  et  pleure  en  révélant 

La  bonté  de  son  cœur  égale  à  son  talent. 

Quelques  vieux  serviteurs,  et  les  pauvres  encore 

Qui  recevaient  de  lui  des  secours  qu'on  ignore, 

Tous,  en  le  bénissant,  l'appellent  à  la  fois, 

Et  les  bruits  du  dehors  sont  couverts  par  leurs  \oix  ! 

Dominant  le  cierge,  la  volonté  royale 
Veille  encor  sur  Moiière  et  met  lin  au  scandale. 
Puis,  sans  pompe ,  le  soir,  tous  ses  amis  en  iedil, 
Parmi  les  morts  obscurs  vont  cacher  son  cercueil  1  ! 


1   L'enterrement  fui  fait  par  deux  prêtres  qui  accompagnèrent  le  corps  -  ins  i  ban- 
ler.    Molière    fol    Inhamé   le   >  ir   daus    le  cfmetière  qui  «si  derrière   la  chapelle 
i  h,   roe  Montmartre  ;   tons   les  aniu  étaient    présents.  Vingt-deux   an*   plus 
Lard,  La  Ponlainc  lui  enterré  dans  le  même  cimetière. 


336  MEZZA  V1TA. 


Deux  siècles  ont  passé ,  ses  œuvres  immortelles 
Semblent  après  ce  temps  plus  jeunes  et  plus  belles. 
Dans  l'art  qu'il  a  créé,  toujours  original, 
Chez  aucun  peuple  encor  il  n'a  trouvé  d'égal. 
Par  ses  rivaux  vaincus  sa  gloire  est  confirmée. 
Chacun  de  leurs  efforts  accroît  sa  renommée  ; 
Tout  a  changé ,  les  lois ,  les  usages ,  le  goût , 
11  peignit  la  nature  et  survécut  à  tout! 
Et  cependant,  malgré  l'universel  hommage, 
Dans  Paris  de  Molière  on  cherche  en  vain  l'image 
Que  de  jours  écoulés  avant  qu'un  monument 
Ait  convié  la  France  à  son  couronnement! 
Mais  cette  heure  viendra;  vieille  et  fidèle  amie, 
Revendiquant  sa  gloire,  enfin  l'Académie, 
Qui  l'avait  vainement  appelé  dans  son  sein  , 
La  première  a  conçu  ce  glorieux  dessein. 

Déjà  le  marbre  est  prêt  ;  vis-à-vis  la  demeure 
Témoin  de  ses  travaux  et  de  sa  dernière  heure , 
Du  haut  du  monument  il  pourra  voir  encor 
Ce  théâtre  où  sa  gloire  en  naissant  prit  l'essor  ; 
Là  chaque  âge  est  venu  de  ce  rare  génie 
Applaudir  le  bon  sens,  l'audace  et  l'ironie  , 
Ce  style  inimitable,  et  ce  vrai  goût  du  beau, 
Cette  ferme  raison  qui ,  radieux  (lambeau, 
Dans  les  replis  du  cœur  projette  sa  lumière, 
Enfin  cet  art  divin  ([n'atteignit  seul  Molière  ! 

Quand  la  foule  du  siècle  en  tumulte  à  ses  pieds 
Passera...  tout  à  coup,  si  \<>us  vous  animiez 


l  L'Allemagne  a  rongé,  si  «  n 


i,  simultanei 


lUine  ;i  Holiôre.  Voici  ce  qu'annoneôreni  les  journaux  allemands  il  y  i 
plusieurs  mois  :  „  ... 

.  Lesculpteui  Haenel  rient  do  terminer  une  statue  colossale  de  Molière  nui 
en  marbra  de  Uarrow.  Celle  statue  est  destinée  a  orner  la  Façade  du  nouveau  il.,  a 
tre  de  Dresde,  ainsi  m»'-  cellei  de  Bkakspeare  et  de  Beethoven. 


LE  MONUMENT  DE  MOLIÈRE. 

Comme  Le  Commandeur,  marbre  de  sa  statue, 
Et  si  sa  voix  parlait  à  cette  foule  émue  , 
Que  dirait-il?...  Hélas!  pour  nous,  fils  orgueilleux 
Il  aurait  des  leçons  comme  pour  nos  aïeux; 
De  notre  âge  on  verrait  sa  sévère  justice 
Censurer  chaque  erreur,  combattre  chaque  vice; 
Il  oserait  railler  sous  leur  masque  moral 
L'intrigant  philanthrope,  et  le  faux  libéral, 
L'avocat  tout  gonflé  de  sa  creuse  faconde; 
L'utopiste  en  travail  de  refaire  le  monde; 
Le  souple  ambitieux  au  pouvoir  toujours  prêt, 
Ne  servant  pas  l'État ,  mais  son  propre  intérêt  ; 
Le  parvenu  ,  malgré  l'égalité  conquise  , 
Parant  d'un  vieux  blason  sa  moderne  sottise; 
A  la  fraude  exercé ,  l'avide  industriel 
Mettant  en  actions  l'eau,  la  terre  et  le  ciel; 
Anonyme  assassin,  l'abject  folliculaire 
Calomniant  au  prix  d'un  infâme  salaire  ; 
La  femme  en  homme  libre  osant  se  transformer , 
Oubliant  que  sa  force  est  de  plaire  et  d'aimer. 
Enfin  si  tu  vivais  de  nos  jours ,  ô  Molière  î 
Tu  maudirais  surtout  de  ta  voix  rude  et  fière 
L'amour  de  l'or,  ardente  et  vile  passion 
Qui  consume  et  qui  perd  la  génération  : 
Cet  amour  a  tué  l'amour  de  la  patrie, 
Par  son  impur  poison  la  jeunesse  est  flétrie  , 
L'or  des  plus  beaux  instincts  fait  dévier  le  cours; 
Plus  d'élans  généreux,  plus  de  nobles  amours; 
Le  poète  lui-même,  aurais-tu  pu  le  croire! 
Aime  l'or,  ô  Molière!  encor  plus  que  la  gloire. 
Cet  appât  du  vulgaire  a  gagné  les  esprits, 
Tous  encensent  l'idole  et  s'en  montrent  épris. 

Lève-toi  !  dis  à  ceux  qui  gouvernent  la  France  : 
«  Osez  combattre  aussi  le  vice  et  l'ignorance , 
»  Imitez  du  grand  Roi  l'exemple  glorieux  ; 
»  Enflammez  pour  le  bien  les  cours  ambitieux  ! 
Si  quelque  Satirique  à  la  sainte  colère 
Flagelle  comme  moi  les  abus  qu'on  tolère, 
»  Vous-mêmes  du  génie  encouragez  l'effort , 

29 


338  MEZZA  V1TA. 

»  En  s'appuyant  sur  lui  le  pouvoir  est  plus  fort. 
»  Aux  nations  e'est  lui  qui  trace  la  carrière  ; 
»  Devant  le  siècle  en  marche  il  porte  la  lumière  ; 
»  Sentinelle  avancée  il  voit  les  temps  venir, 
»  Et  toujours  au  génie  appartient  l'avenir  !  » 

Février  18  *3> 


XXXL 


LA   HAINE 


A  l'heure  où ,  paraissant  tremblante  devant  Dieu , 
Notre  âme  répandra  dans  un  sincère  aveu 

Ses  douleurs  et  ses  fautes , 
Alors  que  le  rayon  de  cet  œil  qui  voit  tout 
Comme  un  glaive  levé  courbera  tout  à  coup 

Les  têtes  les  plus  hautes  ! 

Quand  ce  qui  demeurait  ici-bas  inconnu 
S'éclairera  soudain  et  sera  mis  à  nu  , 

Divine  intelligence! 
Mon  cour  confessera  ses  erreurs  devant  toi , 
Amour,  faiblesse,  orgueil  et  luttes  de  la  foi, 

Sans  craindre  la  vengeance! 

Car  une  \oi\  me  dit  que  le  Seigneur  est  boa 

Pour  ceux  qui  n'ont  jamais  rcfuȎ  le  pardon 
ht  dans  la  lice  humaine  , 


LA  HAINE.  339 

Après  de  longs  combats,  sont  tombés  tons  meurtris 
De  basses  trahisons  ,  d'outrages ,  de  mépris  , 
Sans  comprendre  la  haine  ! 

La  haine!  oses-tu  bien,  aveugle  humanité, 
Oubliant  le  néant  et  la  fragilité 

De  toute  créature, 
Méditer  lentement  de  nuire  ou  de  punir, 
Quand  tu  n'as  pas  peut-être  une  heure  d'avenir 

Des  jours  que  Dieu  mesure! 

Et  n'est-il  pas  assez  des  misères  du  sort  : 
Les  sentiments  brisés,  la  souffrance,  la  mort, 

Les  maux  irrévocables! 
À  ce  faix  douloureux  qu'il  nous  faut  tous  porter, 
Nous-mêmes  ,  insensés  ,  devons-nous  ajouter 

En  étant  implacables  ! 

Que  l'homme,  quand  sur  lui  l'affront  tombe  brûlant, 
Emporté  tout  à  coup  par  un  sinistre  élan, 

Frappe  qui  le  déchire  ; 
Lorsque  de  déshonneur  on  cherche  à  le  couvrir, 
Qu'il  cède  aux  passions  dont  il  se  sent  mourir, 

Mon  Dieu,  c'est  du  délire! 

Mais  couver  dans  son  sein  un  sentiment  haineux 
Et ,  vengeur  patient,  attirer  dans  ses  nœuds 

L'offenseur  en  victime  ; 
Puis  à  son  désespoir  infliger  froidement 
Injure  pour  injure  et  tourment  pour  tourment, 

O  mon  Dieu ,  c'est  un  crime  ! 


Rendre  le  mal  souffert!...  jamais,  Seigneur,  jamais  ! 
El  pourtant  vous  savez  si  de  ceux  que  j  aimais 

J'ai  reçu  des  blessures!... 
Vous  savez  qu'ici  bas  bien  dure  fut  ma  part 
Et  que  mon  cœur  encor  saigne  de  toute  part 

Des  plus  lâches  morsures! 


140 


MEZZA  V1TA. 


Eh  bien  !  je  n'ai  pour  tous  que  douceur  et  pitié; 
Le  pardon  de  mes  maux  a  guéri  la  moitié  ; 

Car,  dans  ma  conscience, 
Je  sens  que,  s'il  faillit,  l'homme  n'est  racheté 
Que  par  le  dévoùment,  l'amour,  la  charité.... 

C'est  mon  humble  croyance! 


FIN   DE   MEZZA   VITA. 


Université 
WBIIOTHECA 

Ottav:' 


ooc 


TABLE. 


FLEURS  DU  MIDI. 

Préface i 

Préface  du  premier  recueil 3 

I.  Tourments  du  Poète  (Poème  à  une  âme  en  deuil).  .  5 

II.  Récit Il 

III.  Enthousiasme 14 

IV.  L'Inspiration 16 

V.  Les  Doutes  de  l'esprit 18 

VI.  La  Foi  du  cœur 20 

VII.  La  Mer 25 

VIII.  Les  Cités 28 

IX.  Venise 30 

X.  Paris 32 

XL  Lamennais 35 

XII.  Chateaubriand  et  Lamartine 37 

XIII.  Béranger 40 

XIV.  Néant 42 

XV.  Élégie.  —  Mort 43 

XVI.  Binettes lô 

XVII.  Illusions 49 

XVIII.  Désenchantement 51 

XIX.  Espère  !  !  ! 53 

XX.  Envoi 54 

Vseilt,  légende  du  Mont  Saint-Michel 57 

Réponse  à  un  poète 66 

Pétrarque  à  Vaucluse (,7 

Chant  de  consolation  à  un  Poète 68 

Boutade  contre  la  Raison 72 

Strophes 71 

Portrait 7." 

Liane 77 


3'ii  TABLE. 

Les  Fleurs  que  j'aime 78 

Bianca  Neve 80 

Une  Amie  ,  sonnet 82 

L'Imprudence  ,  conte  d'enfant,  à  mademoiselle  Emma  G***  .  83 

Lassitude •  •  •  •  ,  8G 

Fête  nocturne 87 

Sonnet 91 

La  Demoiselle  ,  sonnet 92 

La  Francesca  di  Rimini  de  M.  Scheffer     93 

Le  Désert 94 

Miserere  mei 96 

Les  Baux  ,  sonnet 9S 

Sonnet 99 

Un  Cœur  brisé 100 

Conseils  à  *** 102 

A  Madame  *** 103 

Isola-Bella  ,  sonnet 105 

La  Promenade 106 

Hécatombe 108 

L'Hymen 109 

Ma  Poésie 111 


PENSEROSA 


I.  Penserosa 115 

II.  Gros  et  Léopold  Robert 117 

III.  Paris 121 

IV.  Dolorès 124 

V.  Mastrillo 126 

VI.  A  M.  ***,  sur  son  tableau  de  Hamlet 129 

VII.  Ilermione   (  Charles-le-Téméraire),  à  Gabriel.  .  .  132 

VIT!.  Souvenir  de  Servanne.  A  ma  mère 135 

IX.  Madeleine.  A  Madame  la  baronne  de  *** 138 

X.  Les  Sorcières  de  Macbeth 139 

XL  La  Voix  d'une  Mère 142 

XII.  EcceHomo 144 

XIII.  A  Madame  Lebrun 147 

XIV.  Cécile 1S0 

XV.   Les  Orphelins  de  Palerme 150 

XVI.  Le  Fruit  de  la  Pensée 157 

XVII.  Jalousie 159 


TABLE.  345 

XVIII.  Le  Liseron 16° 

XIX.  Aix.  .  .' 161 

XX.  Fragments  du  Songe  d'une  nuit  d'été 164 

XXI.  Bianca 168 


XXII.  Constance 


170 


XXIII.  A  M.  *** "* 

XXIV.  Imitation  libre  d'une  scène  de  Fausl 176 

XXV.  L'Indienne 179 

XXVI.  Corinne  à  Oswald l%° 

XXVII.  Souvenirs  de  Viels-Maisons 1^2 

XXVIII.  Imitation  de  Moore ly:j 

XXIX.  Perdita 187 

XXX.  Chant  d'Ahasvérus ly0 

XXXI.  Ma  Mère  ,  la  veille  de  sa  mort 192 

XXXII.  Oh!  si  tu  le  voulais  ! 196 

XXXIII.  Fragments  de  la  Tempête 198 

XXXIV.  Sonnet ^09 

XXXV.  Chant  d'Héloïse 210 

XXXVI.  Une  Matinée 213 

XXXVII.  Raphaël  et  Michel-Ange 215 

XXXVIII.  A  ma  Mère 224 

XXXIX.  Le  Musée  de  Versailles 228 

XL.  Plus  de  vers 239 


MEZZA   MTV 


I.  Mezza  vita 243 

II.  Les  Funérailles  de  Napoléon 241 

III.  Deux  Ames 249 

IV.  Mirabeau 261 

V.  Silvio  Pelli?o 265 

VI.  Il  vit!  sonnet 207 

VII.  L'Ombre  de  Napoléon  à  la  France 268 

VIII.  A   *** 271 

IX.  Maternité 272 

X.  L'Hymen  de  la  mort Tih 

XL  A  celle  qui  m'a  soignée  enfant 278 

XII.  Réveil 281 

XIII.  Hermangarde 283 

-\IV.  Souvenir 2S7 

XV.   A  Madame  Récamier 189 

XVI.  Les  Morts 290 


346  TABLE. 

XVII.  A  nia  Fille é 292 

XVIII.  Sonnet  au  peuple  de  Troyes 294 

XIX.  Un  Mystère  du  l,r  janvier  1842 293 

XX.  A  un  Ami 299 

XXI.  A  Béranger 301 

XXII.  Hommage  à  ma  ville  natale 308 

XXIII.  Folles  et  Saintes 310 

XXIV.  Canto  dell' ultimo  Amore 311 

XXV.  Le  Travail 313 

XXVI.  Retour  à  Aix 314 

XXVII.  A  mes  Enfants 318 

XXVIII.  Impressions  de  Fontainebleau 3.0 

XXIX.  Ma  Grand'Mère 323 

XXX.   Le  Monument  de  Molière.   . 32(5 

XXXI.  La  Haine 338 


FIN    DE   LV   TABLE. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


èmàmmmà 


CE    PQ      2209 

.C6A17    1844 

C00       COLET,    LOUIS    POESIES    COMP 

ACC#     1221134