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1266. COLET (Louise). — Poésies complè-
tes de Madame Louise Colet. — Paris,
Charles Gosselin, 1844, in-12, demi-rel.
chagr. brun, non rog. (couverture au
nom de Delahays, Paris, 1847) . . 25 »
Edition originale. Il faut se rappeler que
Louise Colet avait un salon qui était le ren-
dez-vous de tous les hommes de lettres de
quelque célébrité. On sait, en outre, le r&le
qu'elle joua dans la vie de Flaubert, du jour
oiï il fît s;i connaissance dans l'atelier du
sculpteur 1* radier, en- juin lS4t;, fâgqu'A jan-
vier 1855.
Très bel exemplaire.
MADAME
LOUISE COLET.
POESIES COMPLÈTES.
c-
PARIS — IMPftlMERlE DE BETHUNE ET
PLON.
Ch
POÉSIES COMPLÈTES
DE MADAMK
LOUISE COLET.
PARIS.
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN
Éditeur <lr la Bibliothèque d'Élite,
30, RUE JACOB.
31 Di.GCXLIV.
PQ
.CM//
PREFACE.
Il arrive un moment, dans toute vie littéraire, où
l'esprit, faisant l'office de la conscience, se juge aussi
rigoureusement lui-même qu'il pourrait l'être par la
plus sévère critique : c'est l'heure intermédiaire entre
l'inspiration facile, qui va toujours, et le travail réfléchi,
qui doute, cherche, hésite et tend à se perfectionner.
On éprouve alors une sincère désillusion sur tout ce
qu'on a produit jusque-là ; on voudrait anéantir ces
pâles ébauches autrefois caressées avec satisfaction ;
on a l'espérance, presque la certitude de mieux faire
à l'avenir, et l'on se demande s'il ne serait pas sage de
livrer à l'oubli ces enfants premiers-nés pour lesquels
on n'a plus de faiblesse.
Ce sentiment d'une rigide appréciation de soi-même
m'a sérieusement préoccupée en réunissant dans ce vo-
lume presque tous les vers que j'ai faits jusqu'à ce
jour i. Mon dessein avait été d'abord de rejeter en entier
1 Excepté les scènes sur Charlotte Corday et sur madame Ro-
land et la Jeunesse de Goethe ; ces trois essais dramatiques en vers
(déjà publiés), réunis à une pièce que l'auteur destine au théâtre,
formeront un nouveau volume du même format que celui-ci.
[Note de l'Éditeur.)
il PRÉFACE.
le premier recueil, chants de jeune fille, sonores,
retentissants, d'une mélodie parfois un peu monotone,
et exprimant des émotions de l'âme souvent ressenties
et formulées par d'autres avant et depuis la publica-
tion de ces premiers vers. Une pensée m'a retenue :
avais-je cherché à imiter? Non, sincèrement, non :
ces chants furent l'écho, peut-être inhabile, mais
fidèle, de ce que j'éprouvais alors. Beaucoup de poètes
ont traversé ces phases et les ont décrites; ce n'est pas
qu'ils se soient copiés l'un l'autre : c'est qu'avant d'at-
teindre à l'originalité, ils ont passé, en entrant dans
la vie , par des sensations douloureuses et délicates
traduites en plaintes élégiaques qui se ressemblent na-
turellement entre elles. D'ailleurs ces vers, quels qu'ils
soient, m'avaient attiré la bienveillance des personnes
qui cultivent et qui aiment encore la poésie , et une
sorte de reconnaissance me prescrivait de les conser-
ver , fût-ce aux dépens de mon amour-propre. C'est
aussi à ce premier recueil que je dois le suffrage de
mes amis et les sympathies inespérées qui sont ve-
nues me chercher dès le début. Il n'est pas nécessaire
d'être peintre pour admirer un beau paysage, ni musi-
cien pour être ému par des sons harmonieux; de même
il est dans la foule des âmes simples, des esprits illet-
trés qui goûtent profondément la poésie, et dont le
jugement est souvent plus sûr que celui de quelques
critiques de métier : meute agressive presque toujours
hostile aux talents nouveaux ; aristarques de vingt, ans
inféconda et déjà blasés, prenant letlt propre im-
puissance el leur propre dégoût pour l'impuissance el
PREFACE. m
le dégoût du siècle ; esprits mal faits qui déflorent les
œuvres de l'esprit et égarent le goût public. Qu'on me
permette à ce sujet une comparaison toute féminine :
est-il rien de plus gracieux que des enfants jouant à
l'entour de leur mère, gais, insouciants, heureux? On
sourit à leurs jeux bruyants, on se prête à toutes leurs
tyrannies , leurs défauts sont embellis par leurs grâces;
mais placez ces beaux petits anges sons la férule d'un
pédagogue célibataire sans entrailles, aussitôt ils de-
viennent des êtres disgraciés, hargneux, intolérables ;
leur prestige a disparu, et c'est à peine si l'œil d'une
mère pourrait les reconnaître. Il en est de même des
plus fraîches créations du poète : en passant sous les
verges de certains critiques, elles perdent leur parfum
naturel, leur charme primitif, et ne s'offrent plus aux
regards du public que sous le masque grimaçant que
leur ont mis des juges sans justice.
Pour ceux-là , je serais heureuse que mon livre ne
s'ouvrît point.
Il en est encore qui , dans un autre ordre , doi-
vent être , sinon hostiles , du moins indifférents à la
poésie : ce sont les heureux de la terre, ceux qui
jouissent en réalité des douces choses que le poète re-
grette ou n'a fait que rêver. S'ils ont des enfants à
caresser, un beau ciel à contempler, une passion noble
et vraie qui remplisse leur àme, à ceux-là je dirai .
Savourez le temps, jouissez de vos loisirs, et ne lisez
pas ces tristes rêveurs qu'on appelle les poètes. Quelle
poésie vaut la nature? Mais, hélas! combien ils sont en
petit nombre, ces élus du monde! combien fragile est
iv PRÉFACE.
leur douce et confiante félicité ! Le néant des sentiments
les meilleurs , la mort des êtres aimés , arrivent aussi
pour eux; les misères de l'humanité nous sont com-
munes, chaque homme a son jour d'infortune marqué
d'avance, et c'est ce qui attire vers les poètes, c'est ce
qui fait que, même les plus infimes, s'ils ont toujours
peint des passions et des souffrances sincèrement
éprouvées, ne manqueront jamais de lecteurs.
Paris, 31 octobre 1843.
JEUNE FILLE
PREMIER RECUEIL.
FLEURS DU MIDI
Cliil of the sun.,. soûl of iiic.
Bvro ;
PRÉFACE
DU PREMIER RECUEIL.
Ces chants ont été composés dans un désert de la
Provence, triste en hiver comme un steppe de la Po-
logne , et dévoré en été par un soleil d'Afrique et
par le mistral, assez semblable au simoun. Là, L'ima-
gination, ne pouvant se répandre au dehors pour ad-
mirer, est condamnée à chercher un aliment dans les
émotions de L'âme, dans la pensée.
Peut-être ces vers auraient-ils dû mourir où ils
étaient nés, dans cette solitude où je n'étais entendue
ni comprise ; mais quelques poètes les ont écoutés ,
quelques amis les ont applaudis, et je les livre au pu-
blic , sans espérer qu'il les lise.
Paris , 1835.
POEME
A UNE AME EN DEUIL.
TOURMENTS DU POÈTE.
Après tout, qu'importent les revers, si notre
nom, prononcé dans la postérité, va faire bat-
tre un cœur généreux deux mille ans après
notre vie 1 Chateacbiwasd,
Amour, vertu, génie, tout ce qui a honoré
l'homme, l'homme l'a persécuté.
Madame de Staël.
°8*°
Oh ! ne me parle pas de bonheur et de gloire,
A moi, pauvre ignorée, à qui rien n'a souri !
A moi qui, dans la coupe où j'aurais voulu boire,
Trouvai le miel tari !
Comme la sensitive aux regards je me cache ;
Mais il ne suffit pas d'être pure et sans tache
Pour couler d'heureux jours :
Au désert, la pensée ardente, insatiable,
Qui sonde trop la Aie, et que la vie accable,
Fermente dans mou âme, et la ronge toujours!
1.
FLEURS DU MIDI.
Parce qu'il est encor des roses sur ma joue ,
Et qu'étouffant mes pleurs, je souris et me joue
Du bonheur qui me fuit ,
Tu dis , en me voyant : « Cette femme est heureuse !
» Elle pourra calmer ma vie aventureuse,
» Elle pourra répandre un rayon sur ma nuit ! »
Ah ! si c'est la pitié que ton passé réclame,
J'en ai pour le malheur ; viens puiser dans mon âme :
Mais moi , te consoler !
Moi, qu'entoura toujours la froide indifférence,
Ce langage d'amour qu'implore ta souffrance,
Saurai-je le parler ?
Puis-je, pour adoucir le mal qui te dévore,
Au songe du bonheur te faire croire encore,
Lorsque je n'y crois plus ?
Puis-je à ton cœur Jbrisé conseiller la prière,
Moi qui reste à genoux muette sur la pierre ,
Et n'ose plus former des vœux toujours déçus ?
A des jours sans bonheur, non, je ne puis me faire;
Je suis faible à la vie; et, vers une autre sphère
En tournant mes regards, j'ose interroger Dieu ;
Je dis : « Quoi ! sans pitié pour une pauvre femme,
» D'amour, de poésie il a pétri mon âme,
» Et j'ai dû lutter seule avec ce double feu !
m Seule ! sans rencontrer la source où l'on s'étanche !
.. Seule ! sans une autre Ame où mon Ame s'épanche !
» Seule ! pour admirer, croire, aimer et souffrir !
" Seule ! seule toujours !.. Si je dois ainsi vivre,
» Avant qu'a blasphémer le désespoir me livre,
» Mon Dieu, fais-moi mourir!... »
i;t pourtant, ce n'est pas que le destin in'abreuve
De ces malheurs puissants qui incitent à réprcme
Le poète ici-bas; pour le rëgéhéfer,
Il qui, bouleversant son Ame indépendante,
TOURMENTS DU POÈTE.
Inspirent à sa voix , plus fière et plus stridente,
Des hymnes de douleur si beaux qu'ils font pleurer ! .
Ali ! ces nobles tourments, souvent je les envie ;
Ils déchirent le cœur, mais font sentir la vie.
Gladiateur sanglant, il est beau de lutter :
A l'homme de génie il faut de grands contrastes ;
Après des jours sereins il faut des jours néfastes...
Son âme doit tout refléter.
Il est beau de souffrir comme a souffert le Dante !
Aux cris de >~émésis, implacable et mordante,
Il est beau d'imposer silence en l'étouffant !
11 est beau que le Tasse , accusé de folie ,
Meure, et lègue un remords à toute l'Italie,
Qui ne le vit pas triomphant !
Comme Homère, il est beau que Camo ;ns mendie ;
Que Corneille expirant fasse une tragédie
Pour obtenir du pain ;
Que Milton, en créant son ange des ténèbres,
Ressente tour à tour, dans ses heures funèbres,
Les tourments qu'il dépeint !
Puis, il est beau d'ouïr le jeune Malfilàtre,
Lui qui trouva toujours la nature marâtre ,
Chanter la volupté !
Il est beau que Gilbert, mourant dans un hospief ,
A ses vers dédaignés laisse pour frontispice :
GÉNIE ET PAl VRF.TK !
Eh ! n'est-ce pas encore une chose sublime
Que la gloire vouée au supplice du crime ?
Chénier *, de l'échafaud volait au Panthéon !...
Sous le glaive, Roland déployait sa grande âme.
Tière et belle Roland, est-il un cœur de iVmine
Qui ne batte d'orgueil en prononçant ton nom !
I André Chénier.
8 FLEURS DU MIDI.
El vous dont les accents réveillaient l'Ausonie,
Vous qu'on a torturés dix ans dans l'agonie ,
Noble Maroncelli, sublime Pellico,
Martyrs de liberté que l'amitié rassemble,
A la postérité vos noms iront ensemble ,
Et dans tous les grands cœurs trouveront un écbo !...
Oui, j'aime vos malheurs! quelle âme assez commune
N'envîrait le génie au prix de l'infortune ?
Laissez les jours de joie à des mortels obscurs ;
La douleur est pour vous l'offrande expiatoire
Dont vous avez payé l'auréole de gloire
Qui couvrira vos fronts dans les siècles futurs !...
Comme l'éclair jaillit au milieu des nuées,
Dans les âmes ainsi fortement remuées
Dieu jette quelquefois un regard de merci ;
Alors , se dégageant des ombres de la terre ,
Leur avide pensée au ciel se désaltère...
Oh ! je voudrais souffrir ainsi !
Mais il est des douleurs que le monde méprise,
Dont notre âme se meurt sans qu'elle soit comprise ,
Sans qu'un mot de pitié dit par un être aimé
Vienne cicatriser nos blessures qui saignent :
Par ces tourments secrets que les hommes dédaignent ,
Mon cœur est consumé !
Traîner une existence aride et monotone
On l'amour n'a jamais répandu sa chaleur;
Voir pâlir mon printemps comme pâlit l'automne ;
Dans l'abîme du temps jeter mes jours en fleur !
L'âme ardente de foi trouver un siècle athée !
Avant d'avoir joui, vivre désenchantée,
Et garder le désir !
Poursuivre sans espoir, dans un monde frivole ,
Le bonheur idéal, qui sous ma main s'envole
Quand je veux le saisir !
TOURMENTS DU POETE.
Comme le fer rongé lentement par la rouille ,
Comme l'arbuste en fleurs, que le givre dépouille
De bourgeons parfumés,
Voir user, voir flétrir mon àme pure et fraîche
Sous le souffle glacé qui, chaque jour, dessèche
Mes rêves bien- aimés !
Hélas ! ma vie ainsi s'épuise dans l'angoisse ;
Mes plus doux sentiments, qu'on* déflore et qu'on froisse
Demeurent méconnus.
Et dans un cercle étroit, désanchanté , vulgaire,
Je cherche en vain les biens que j'espérais naguère...
Je ne les trouve plus...
Ne pouvant du bonheur pénétrer le mystère,
Que de fois j'ai rêvé ton crime involontaire,
Chatterton, àmc ardente à qui la foi manquait !
Comme toi j'ai senti cette douleur aiguë
Qui nous fait désirer de boire la ciguë
Dans an dernier banquet !
Mais, quand tu te livras à ta pensée amère,
Sans doute, infortuné, tu n'avais plus de mère ;
Une mère à la vie enchaîne son enfant :
Sa vieillesse attiédit notre ardente énergie ;
Elle a, pour nous calmer, une douce magie;
Contre le désespoir son amour nous défend.
Ma mère, à ce nom seul, sur mon àme embrasée,
Je sens toujours couler une fraîche rosée :
Je n'ai trouvé qu'en elle indulgence et douceur ;
A mes autres parents je suis presque étrangère ;
Jamais je n'ai connu la tendresse d'un frère,
Ni l'amour d'une saur.
Ces beaux jours confondus, cette étroite alliance,
Charme des premiers ans, intime confiance
Qui doit unir le frère et la sœur en naissant.
Embellissaient en vain mes rêves poétiques !
10 FLEURS DU MIDI.
Hélas ! lorsque les cœurs ne sont pas sympathiques,
Qu'est le lien du sang ?
L'àme seule s'unit à l'âme
Par une indestructible trame
Où les sentiments sont môles ;
Puissance d'amour attractive ,
Qui, soudain, émeut et captive
Deux cœurs l'un vers l'autre appelés :
Alors les pensers se confondent ;
Alors les accents se répondent ;
Alors la vie est un chemin
Dont deux êtres suivent la voie,
Dans l'infortune ou dans la joie ,
Se tenant toujours par la main.
Ce bras où notre bras s'appuie,
Ce regard dont la flamme essuie
Nos pleurs, comme un rayon divin ;
Ce souris, bienfaisant dictame,
Enfin cette âme pour mon âme ,
Hélas! je l'ai cherchée en vain.
EVEIL DE L'AME.
II
RÉCIT.
ÉVEIL DE L'AME.
.... From my youtb np wards,
M y spirit walked, not witli ibc soûls of other nicn
>'or lookcd, upon thc eart with htunan eyes.
Etroit.
Dès ma première jeunesse, mon esprit ne mar-
chait point avec les âmes des autres hommes; je
ne regardais point la terre avec des yeux d'homme.
m>
Suis avec moi, page par page,
Mon douloureux pèlerinage,
Depuis le premier de mes jours.
Vois-tu cet enfant qui repose ?
Sur son visage calme et rose,
Le sourire habite toujours.
Mais aussitôt que la pensée
De son âme s'est élancée ,
Ses yeux perdent leur doux éclat ;
Sa joue enfantine est pâlie ,
Et la triste mélancolie
Fait pencher son corps délicat...
Malheureux le moi tel qui pense,
Et qui veut sonder l'existence
12 FLEURS DU MIDI.
Avant d'eu goûter les douceurs !
Pour lui, tout plaisir s'empoisonne;
Pour lui , la plus belle couronne
N'offre que de stériles fleurs !
Sais-tu pourquoi la jeune fille,
Triste au milieu de sa famille ,
Se refuse à de doux ébats ?
Pourquoi, si l'on rit, elle pleure,
Se plaint, et demande à toute heure
Des biens inconnus ici-bas ?
C'est que dans ce monde de fange
Elle apporta des rêves d'ange
Qu'elle voudrait réaliser,
Et que son âme virginale
Poursuit leur image idéale ,
Et la voit toujours se briser !...
Comme la vague suit la vague,
Dans sa pensée ardente et vague
Se succèdent les sentiments ;
Et sa précoce intelligence
Jaillit, se déploie et s'élance
Aux sphères des ravissements! ..
Elle vole, son cœur s'embrase ;
Elle vol<\'.. puis dans l'extase
S.- plonge et semble se bercer.
C'est vainement qu'on la convie
Aux premiers plaisirs de la vie :
Solitaire, elle aime à penser !
Le front eourbé, silencieuse,
Elle rêve, el sa Bœur rieuse
Passe en lui jetant le dédain.
•■ Voyez, voyez L'enfant qui boude,
» Dit-elle, el qui toujours s'accoude
„ Tenant sa tète dans sa main ! »
ÉVEIL DE LAME. 13
Et, parlant ainsi, l'ingénue,
A cette souffrance inconnue
N'accorde qu'un souris moqueur ;
Et la jeune fille qui pleure
Sent, au sarcasme qui l'eflleure,
Un poids plus lourd presser son cœur.
« Ta douleur n'est qu'une chimère...
» Pourquoi gémir ? lui dit sa mère ;
» Ne t'ai-je pas donné mes soins? »
Et, sans la comprendre, elle blâme
Sa tristesse, comme si Pâme
N'avait pas aussi ses besoins !...
Comme si, quand l'esprit s'éveiile,
Planant de merveille en merveille ,
S'égarant dans l'immensité,
11 ne lui fallait pas an guide
Qui semât des Heurs dans le vide
De la triste réalité !...
OlIoLic 1833.
14 FLEURS DU MIDI.
III
ENTHOUSIASME.
L'amour c'est pas ce que vous croyez ; ce
n'est pas celte violente aspiration de toutes
les facultés vers un être créé ; c'est l'aspira-
tion sainte (le la partie la plus élliérée de
notre aine vers l'inconnu. Ge .rgf. Sand.
<*
Vois-tu la jeune vierge à l'âme véhémente,
Qui se meurt chaque jour du mal qui la tourmente ?
La vois-tu mendiant, comme un trésor divin,
Un cœur qui la comprenne , et le cherchant en vain ?
Oh ! qui saura jamais sa souffrance infinie,
Ses jours de désespoir et ses nuits d'insomnie,
Ses larmes, ses sanglots, ses longs déchirements,
Quand, jetant le sarcasme à ses ravissements,
Ceux qui devaient guider sa sublime pensée,
Dans leur vulgaire orgueil la disaient insensée?
insensée! oui, j'étais insensée à leurs yeux
De dédaigner la terre et d'envier les deux ;
Oh ! oui ! c'était folie à moi que de prétendre
Leur révéler un cœur qu'ils ne pouvaient entendre !
Si je leur demandais naïvement pourquoi
Les biens que je rêvais s'enfuyaient loin de moi;
Pourquoi les voluptés que Dieu leur lit connaître,
Et dont il a gravé l'image dans mon être,
Fantômes décevants qui venaient me ravir,
Enflammaient mon espoir sans jamais l'assouvir;
Barbares! ils traitaient mes tourments de délire!
Dans mon âme si pure ils ne savaient pas lire!
ENTHOUSIASME. 15
En vain je leur disais : « Guidez-moi jusqu'au but ;
» Je veux boire à la coupe où votre lèvre but ;
» Parlez ! Je braverai les ronces de la voie
» Qui mène à l'oasis où vous goûtez la joie ;
» Contre une heure d'amour, de pure volupté ,
» J'échangerais ma vie et mon éternité. »
Car je croyais alors, dans ma candeur novice,
A la réalité de leur bonheur factice ;
Je ne soupçonnais pas que leurs souris forcés
Sous un masque riant cachaient des cœurs glacés.
Mais eux , soit qu'effrayés de mon ardeur avide,
Soit que de leur néant ils sentissent le vide,
Si je parlais d'amour, de gloire ou d'amitié,
Ils secouaient la tète et riaient de pitié !..
A m'instaure, parfois, quand ils daignaient descendre,
Alors mon âme aussi ne pouvait les comprendre ;
Nos sentiments luttaient dans d'éternels combats,
Les miens planaient trop haut, les leurs rampaient trop bas !
Pour eux , la gloire (tait le succès d'une brigue ;
L'amour, la vanité de quelque obscure intrigue ;
L'amitié, le lien d'un pacte d'intérêt
Qu'ils formaient sans plaisir et brisaient sans regret.
Non, je n'ai pas compris ces êtres qui végètent,
Et qui devraient subir les mépris qu'ils nous jettent;
Ames sans énergie, esprits où tout est faux,
Étroits dans leurs vertus, étroits dans leurs défauts,
Dont l'égoïsme et l'or sont les seules idoles,
Qui n'ont pour sentiments que de vaines paroles,
Que des mots sans pensée, idiome impuissant
Qui n'a jamais rendu ce que mon cœur ressent !
Comme au tronc desséché s'étiole la branche,
Près d'eux se consumait mon âme ardente et franche ;
Libre par la pensée , esclave dans leurs fers ,
Que de tourments cette ftme en secret a soufferts !
\ cet enthousiasme auquel on doit un culte,
Ils prodiguaient toujours le dédaih et l'insulte :
16 FLEURS DU MIDI;
Ei , torturant mon cour pour le faire plier,
A leur destin vulgaire ils voulaient me lier !
Seule, au désert, livrée à ma douleur muette,
Oh ! j'aurais succombé !... mais Dieu me fit poète !
Alors, comme une coupe épandant sa liqueur,
Je versai dans mes chants le trop plein de mon cœur,
Alors, Ilots déchaînés, mes rapides pensées
Coulèrent de mon sein en notes cadencées ;
Chaque objet qui frappait mon cœur et mon regard
Passait dans mes tableaux palpitants, mais sans art;
Hymnes improvisés, échos d'une âme libre,
Où tout ce que je sens se réfléchit et vibre :
Là sont venus mourir mes rêves les plus chers,
Là j'ai laissé ma vie empreinte dans mes vers!...
! V
L'INSPIRATION.
L'harmonieux démon descend el m'environne.
A m) m', l'.in -n n .
Ah ! lorsque débordait aiîisi la poi'sio,
Torrent impétueux, brûlante frénésie!
Dans mon Ame \ibraient d'indicibles accords •
Comme sous l'ouragan bat la vague marine,
Sons la muse mon coin battait dans ma poitrine,
.Mais mit Ivre jamais n'égalai! mes transports !
L'INSPIRATION* 1
Par l'inspiration je restais oppressée,
Comme la drnidesse au sommet dn dolmen ;
J'implorais, pour donner un corps à ma pensée,
Ton langage éthéré, musique, écho d'Éden !
11 est des sentiments mystérieux, intimes,
Qu'aucun mot ne peut rendre, et que toi seule exprimes
Ces rêves, incompris du monde où nous passons,
Ces extases d'amour d'un cœur qui vient de naître,
Alors j'aurais voulu, pour les faire connaître,
Moduler sous mes doigts de séraphiques sons !
J'aurais voulu, penchée à la harpe sonore,
Répandre autour de moi l'âme qui me dévore ,
Dans des Ilots d'harmonie aux anges dérobés !
Oui, j'aurais voulu voir, quand mon âme est émue,
Tous les cours palpitants d'une foule inconnue
Sous mes accents divins demeurer absorbés !
Vains désirs! jeune aiglon,, on a coupé mes ailes,
On a ravi mon vol aux sphères éternelles,
Pour me faire marcher ici-bas en rampant!
Si la Muse m'inspire et vient charmer ma route,
Mon chant meurt sans écho, personne ne l'écoute,
Et l'hymne inachevée en larmes se répand!
2,
LIXRS DU MIDI.
LES DOUTES DE L'ESPRIT.
Quelquefois je voudrais m'élancer hors des
limites de ce monde ; je voudrais anticiper sur
le jour des révélations, et me plonger dans
l'infini. 1>e Maistrk.
Souvent, dans mes accords ardents, enthousiastes,
Des grandes nations se déroulaient les fastes,
Où, détournant les yeux de ce globe terni,
Je déployais mon vol aux champ?» de l'infini !
L'univers dans toutes ses phases
A mes regards venait s'offrir :
C'étaient d'ineffables extases,
Des ravissements à mourir !
Pouvoir incréé qui fécondes !
Chaos, enfantement des mondes,
Naissance, morl , vie à venir !
Néanl ! éternité profonde !
Mystères qu'aucun œil ne sonde !
J'aurais voulu vous définir !•..
Je m'égarais dans ces dédah s
Où des lueurs sombres el pâles
N'éclairenl pas nos sens bornés ;
El , maudissanl ma dépendance,
j'osais dire a la Providence :
Hélas! pourquoi sommes-nous nés ?
LES DOUTES DE L'ESPRTT. 19
Ainsi, dès son éveil, notre pensée immense
Ne saurait s'arrêter où l'inconnu commence ;
Elle aspire plus haut , elle ose tout sonder ;
D'une ardente lumière elle vent s'inonder :
Oubliant son néant, elle veut, orgueilleuse,
Poursuivre dans les cieux sa route périlleuse ;
Et , quand le Dieu caché résiste à son appel ,
Sur ses créations promenant le scalpel ,
Elle enchaîne son vol à l'aride science,
Qui dessèche le cœur, flétrit la conscience ;
Elle dissèque alors ce qu'elle avait senti ;
L'instinct, qui la guidait, se trouve anéanti ;
Elle devient bornée en de* enant coupable ;
Elle doute de tout ce qui n'est pas palpable ;
Fière de son pouvoir froid, superficiel,
Elle explore la terre, analyse le ciel,
Et, des mondes sans nombre assignant l'harmonie,
Les rend indépendants de ce Dieu qu'elle nie.
Malheur, dans leur démence, aux mortels assez vains
Pour vouloir pénétrer ces mystères divins !
Au flambeau vacillant dont l'éclat les égare
Ils consument leur attife et tombent comme Icare...
Enfant audacieux, moi, je voulais aussi
Révéler à la foule un grand doute éclairci ;
Je voulais, m'entourant de ces fausses lumières,
Soumettre a l'examen mes croyances premières ,
Et, par les arguments d'un stérile savoir,
Expliquer chaque objet qui venait m'émouvoir.
Cette soit de l'orgueil, dont rien ne nous délivre,
J'allais, pour l'étancher, fouiller de livre en livre;
J'interrogeai long-temps ces esprits renommés-
Qui tracent ici-bas des sillons enflammes ;
Etres présomptueux, créateurs de systèmes,
Qui n'ont point résolu nos éternels problèmes,
El qoi, pour imposer leur ténébrense loi,
Ont tari l'espérance en altérant la foi.
20 FLEURS DU MIDI.
Mais celui qu'en naissant la poésie embrase,
De ces sucs corrompus n'épuise pas le vase ;
Il effleure ses bords, rejette sa liqueur,
Et force son esprit à croire avec son cœur.
Au sein de ses erreurs la vérité surnage :
Ainsi, je revins pure à la foi du jeune âge,
A cette foi du ciel dont nous gardons le sceau,
A cet instinct inné qui nous suit au berceau,
Qui guide à notre insu nos sentiments intimes,
Et nous révèle Dieu par ses œuvres sublimes.
Décembre 1833.
VI
LA FOI DU COEUR.
Raisonnez ! moi, j'admire ! Discutez ! moi,
je croirai ! Je vois la sublimité, et ne pénètre
pas la profondeur. Saint A000STI.X.
Que de lois des rochers j'ai gravi la hauteur,
Quainl la nature adresse un hymne au Créateur,
Quand la tewe <:l les deux confondent leur langage,
Que du voile des nuits le soleil se dégage,
El que les réseaux d'or de ses mille rayons
Décrivenl dan-, les airs de lumineux sillons!
Alors, sons les baisers de la nue embrasée,
se sèchent, aux gazons, les gouttes de rosée,
LA FOI DU CŒUR. 21
Teilcs et diamants prodigués par la main
De celui qui saura les ressemer demain.
Alors, des champs couverts par un prisme d'opale,
Comme un encens qui fume, un dons parfum s'exhale;
Des vallons aux coteaux, des fleuves aux forêts,
Se dilate et s'étend un air suave et frais;
L'onde, qu'il vient rider, semhle plus diaphane;
11 rend encor l'éclat à la fleur qui se fane;
La plante se relève, et l'herbe reverdit ;
Tout parait s'embeilir du jour qui resplendit :
La clarté se répand des hauteurs aux abimes;
D'abord, des monts lointains se colorent les cimes;
Puis la plaine, à son tour, se dore et se rougit
Des feux de l'Orient, où le soleil surgit ;
Et d'objets en objets, jusques aux brins de mousse,
Par degrés se déploie une lumière douce.
On croit entendre alors s'élever, à la fois,
D'innombrables accents ne formant qu'une voix,
Et comme un cri d'amour, que cette voix profère,
Un immense Hosanna vibrer de sphère en sphère!..
Quand je voyais ainsi la terre à son réveil,
Dans toute sa beauté saluer le soleil,
Tandis que sur mon front, comme une vaste tente ,
Se déroulait des cieux l'étendue éclatante,
Où des nuages blancs, sur un fond de saphir,
Se mouvaient lentement au souffle du zéphyr,
Oh ! ma croyance alors n'était plus indécise,
Et, du sommet des monts où je m'étais assise,
Pénétrant du regard les champs de l'infini,
Je m'écriais tout haut : « Mon Dieu, soyez béni! »
Et pourtant, ce n'est pas que la nature (taie
Ses magiques attraits sur ma terre natale;
Non; la contrée inculte, où je languis toujours,
D'aucun tableau riant ne vient charmer mes jours!
Aux pieds de rochers nus, où le mistral résonne,
Sont de \ieux peupliers, dépouillés de couronne
22 FLEURS DU MIDI.
Par la main des hivers;
Ici de noirs coteaux, plus loin d'immenses terres,
Dont on a ceint les bords, comme des cimetières,
De cyprès toujours verts.
Là les champs d'oliviers, trésors de la Provence,
Semblent avoir du ciel attiré la vengeance,
Et n'offrent aux regards que des troncs sans rameaux;
Le houx chétif s'étend sur ces arides landes;
Et les ceps, dégarnis de fruits et de guirlandes,
Étalent leur squelette aux branches des ormeaux.
Mais, dans ces tristes lieux, ma pensée a des ailes
Qui transportent mon âme aux régions plus belles ;
A mon gré je parcours l'univers, et je peux
Évoquer devant moi ses spectacles pompeux.
Dans les rêves d'enfant de mes jeunes années,
Que j'aimais à gravir les hautes Pyrénées!
A leurs pieds je voyais les chalets des pasteurs,
Les gaves bondissant de hauteurs en hauteurs;
Des lianes, des bois, des coteaux, des prairies :
Tableaux qui portent l'àme aux douces rêveries.
Puis, quand j'avais franchi ces sites enchantés,
Je découvrais encor de nouvelles beautés :
C'était d'une forêt la vaste colonnade,
Ou l'abîme jetait pour dôme une cascade;
Frayant sous ces arceaux de dangereux chemins,
I.- traversais ces lieux, vierges de pas humains,
l.i j'atteignais enfin ics neiges éternelles
Que l'aigle audacieux rase seul de ses ailes.
Là, sur l'immensité, l'œil fasciné s'étend;
Nul être ne se meut, et nul bruit ne s'entend.
Mais quelquefois, tombant du liant des cimes blanches,
On voit de mont en mont rouler les avalanches,
ntesques obus lancés d'un bras divin,
Qui creusent, en passant, an immense ravin!...
\b : quand je dominais ces plaines virginal*
Que l'homme ne souilla jamais de ses annales,
LA FOI DL CŒUR. 23
Dans nu vague bonheur mes sens se dilataient ;
Puis, par des hymnes saints, mes transports éclataient !
Tout à coup ma pensée, errante et fantastique,
Traversait d'un seul bond l'Océan Atlantique :
Dans ces rêves changeants, mon esprit s'égara
Aux rives de l'Hudson et du Niagara;
Sur leurs gouffres béants j'aimais à me suspendre;
Leurs sourds mugissements, j'aimais à les entendre;
J'aimais à m'entourer de l'humide manteau
Que jette dans les airs la poussière de l'eau;
Alors je me sentais mollement balancée ,
Et mon âme , en extase , au ciel était lancée.
Ainsi, cherchant toujours un lieu qui me charmât,
Je voyageai longtemps de climat en climat :
Dans l'Inde, j'arrêtai mes pas au bord du Ganges,
Pour y rêver d'Éden et des amours des anges;
Là, Camoëns avait laissé son souvenir :
Souvent dans son passé j'ai lu mon avenir :
Gloire et malheur!... destin digne d'une grande âme;
J'en subis la moitié l'autre, je la réclame! ! !
En Egypte, j'aimais les touffes de palmiers,
Les oasis en fleurs où nichent les ramiers,
Le fertile Delta que le grand fleuve noie ,
Et l'éternel désert où le simoun tournoie...
Panorama mobile, ou sauvage ou riant,
Pour moi, se déroulait le globe. — En Orient,
J'explorai la Judée et la Grèce; en Europe,
Je gravis le Vésuve aux champs de Parfhénopo,
Ses colonnes de feu, gerbes de pourpre et d'or,
Jaillissaient dans les cieux et retombaient encor :
La plaine d'alentour, riante et parfumée,
Disparaissait alors sous la lave enflammée,
Qui, du cratère ouvert s*é< happant par torrent,
Déroulait sur le sol un fleuve dévorant :
Tout était nivelé, prairie, arbre, colline :
L'univers frémissait.... moi, je rêvais à Pline!
24 FLEURS DU MIDI.
Je le voyais eneor sur ce rocher, debout,
Venant chercher la mort quand la mort frappait tout ;
Nature inanimée , homme à l'âme immortelle
Qui sent frémir la terre , et qui tremble avec elle.
L'œil sur Herculanum , le pied dans Pompéia ,
Contemplant ces cités que le temps oublia,
Dans leur vaste cercueil je le voyais descendre ,
Mêlant stoïquement sa poussière à leur cendre.
Bientôt, pour d'autres lieux mon esprit s'enflammait ;
Des Alpes, vers le soir, j'atteignais le sommet,
Quand le soleil couchant, reflété par la glace,
D'un splendide arc-en-ciel brillantait sa surface;
Puis, j'abattais mon vol au bord du lac Léman,
Où le cœur va chercher l'idéal du roman.
Ces flots, miroirs mouvants de leurs rives fleuries,
Ces groupes de hameaux , ces fraîches métairies,
Ces ombrages touffus et ces glaciers lointains,
Fixent en vœux d'amour nos désirs incertains!
Nous sentons , en voyant ces riantes demeures ,
Que l'homme sans chagrin pourrait couler ses heures ,
Si, dans la paix des champs se rapprochant de Dieu ,
Au monde qui le trompe il osait dire adieu,
N'emportant avec lui qu'une âme pour la sienne,
Qu'une femme à chérir sur la rive helvétienne,
Où les vagues parfums, dont l'air est embaumé,
Infiltrent dans les sens le besoin d'être aimé !
Alors pour lui, l'éclat, la fortune, la gloire,
Ne seraient qu'un vain mot, qu'un leurre dérisoire
Qu'il prendait eu pitié; car il aurait compris
Le néant de ces biens, dont nous sommes épris;
Abandonnant son être à des voluptés vagues,
Il saurait qu'il vaut mieux se bercer sur les vagues,
Qu'il vaut mieux sur les monts aller tous deux s'asseoii
Pour compter dans les cieux les étoiles «lu soir,
Pour répéter Ces riens que l'amour nous l'ait dire ,
Pour rêver an <loux bruit des (lois où l'on se mire,
i.i pour prier... tandis qu'un baiser interrompt
Tool penser soucieux qui vient rider le front;
LA FOI DU CŒUR. 25
Qu'un regard dit: « Je t'aime! » et qu'une larme échappe
Du cœur, tomme le suc, quand on presse la grappe;
Larme qui, recueillie et comprise par Dieu,
Des terrestres amours doit épurer le feu !
Mars 183 i.
VII
LA MER.
Le ciel et la mer sont comme deux beaux
livres ouverts à tous l<s yeux, et qoi traitent,
en deux payes sublimes, de L'éternité et de
l'immensité. Ecgbhi Scr..
Comme un jeune alcyon, le jour où je suis née,
Mon regard embrassa la Méditerranée;
Elle mêla sa voix à mon premier soupir;
C'est le bruit de ses flots qui venait m'assoupir ;
Quand les chagrins naissants de mon âme exaltée
Éloignaient le repos de ma couche agitée ,
Ses murmures lointains, ses longs gémissements
Paraissaient compatir à mes jeunes tourments,
Et pour mon cœur malade elle était une amie
Qui berçait tendrement ma douleur endormie.
De la cime des monts que j'aimais à la voir,
Dans son immensité, bruyamment se mouvoir!
26 FLEURS DU .MIDI.
O mer ! assise sur tes grèves ,
Que d'espérances, que de rêves
Agitaient mon cœur enfantin !
Je suivais tes métamorphoses,
Et je t'aimais quand tes flots roses
Reflétaient les feux du matin.
Je t'aimais quand la lune errante
De sa lumière transparente
Teignait tes mobiles arceaux ;
Quand ta blanche et mousseuse écume,
Comme un phosphore qui s'allume,
Jetait un prisme sur tes eaux.
Je t'aimais quand, miroir limpide,
Tu reposais sans une ride
Et semblais mollement dormir ;
Ou quand , précurseurs de l'orage ,
Les goélands au blanc plumage
Sur tes récifs venaient gémir!...
Isolée, au sein de la foule,
Que de fois j'écoutais la houle
Dont retentissaient tes échos! *
Quand , bondissant sur le rivage ,
Irritée, ardente, sauvage,
Tu n'étais plus qu'un grand chaos! ..
L'éclair sillonnait la tempête,
La foudre grondait sur ma tête,
Les \aguos inondaient 1rs bords :
Alors, dans un songe bizarre ,
où souvent mon esprit s'égare,
Deux ailes soutenaient mon corps
J'effleurais ta surface humide,
Ondine légère, ou Sylphide,
LA MER. 27
Traçant de lumineux sillons;
J'allais au loin, j'allais sans cesse,
Et je surpassais la vitesse
De tes rapides tourbillons.
Puis, quand je repliais mes ailes,
Tes flots, comme autant de nacelles,
M'offraient un fantastique abri ;
Berceau d'émeraude et d'opale,
Scintillant des reflets qu'étale
Le plumage du colibri.
J'aimais cette couche de fée,
Moi qui, sur la terre étouffée,
Regrette un plus pur élément!
Moi qu'un rayon du ciel enivre!
■Oh ! j'étais heureuse de vivre
Sur l'eau, dans l'air, au firmament.
Ainsi j'errais sur une lame,
Et , dans ces voyages de l'âme ,
L'univers s'ouvrait devant moi.
De ciel en ciel, de zone en zone,
J'allais, intrépide amazone,
Ayant la mer pour palefroi.
Février 183 1.
?.S FLEURS DU MIDI.
VIII
LES CITES.
Vous avez élé poussière, et vous êtes pous-
sière. Approchez, villes, lours , et colosses
d'Orient. Edgaud Quinf.t.
Quand des tableaux géants de toute la nature
Mon <ril eut contemplé l'immuable peinture ;
Lorsque j'eus parcouru, dans mes songes divers,
Les mers, les monts, les bois de ce vaste univers,
J'évoquai tour à tour ces cités éternelles
Que tant de nations laissèrent après elles ,
Et qui jetaient au temps de dédaigneux défis!...
.)" vis dans leur linceul Carthage, ïyr, Mempbis :
Fantôme du désert, je vis Tbèbc aux. cent portes;
Puis, je ressuscitais pour moi ces villes mortes;
Je leur rendais leurs lois, leurs gloires et leurs mœurs;
Leurs peuples renaissaient, j'entendais leurs clameurs,
Leurs innombrables voix, leurs divers idiomes;
Je voyais leurs guerriers, leurs prêtres, leurs grands hommes,
Leurs poètes disins, leurs artistes fameux,
Laissant lotis leur pensée, immortelle comme eux ,
L'un dans un monument, l'autre, dans un poème
ou le génie a mis son empreinte suprême,
i:t qui, voyant passer les siècles à genoux,
Dans toute leur beauté sont venus jusqu'à nous!...
J'admirais ces géants, ces liantes pyramides,
Qui l'ont paraître nains nos monuments timides;
Le Sphinx encor debout, l'idole de Memnon,
l.t t;inf d'autres débris, immortels, niais sans nom.
LES CITÉS. 29
Suivant, sans me lasser, ma course enthousiaste,
Je m'arrêtais aussi dans cette plaine vaste
Où Palmyre, étalant mille palais épars,
Voit le pasteur arabe errer dans ses remparts.
L'ànie ardente de foi je franchissais l'enceinte
Où pleure, dans son deuil, Jérusalem la sainte;
Là, le Christ à nos yeux semble apparaître encor,
Homme au champ d'oliviers, Dieu sur le mont Thabor,
Comme pour réunir, dans sa double nature,
Au Créateur puissant son humble créature ;
Sparte, dont l'univers a retenu le nom;
Àthène , où la sagesse avait son Parthénon ,
M'arrêtaient tour à tour!... Enfin j'évoquais Rome,
Reine de l'univers, qu'il suffit que l'on nomme.
Puis, fuyant ces débris et lasse d'admirer,
De plus riants tableaux je voulus m'enivrer;
Pour couler, en aimant, des jours purs et tranquilles,
J'habitai, tour à tour, ces fantastiques villes
Qui sur les bords d'un fleuve étalent, confondus,
D'aériens palais, des jardins suspendus,
Des manoirs féodaux, de gothiques tourelles,
Des temples aux croix d'or, aux clochers de dentelles
Des bassins de porphyre et des balcons à jour,
Où se donnent, le soir, les rendez-vous d'amour.
C'était, en Orient, et la Mecque et Médine,
L'indienne Delhi, Bagdad la sarrasine,
Où l'homme, qu'amollit un éternel été,
A pour religion choisi la volupté;
Puis ces grandes cités japonnes et chinoises,
Aux remparts de granit, au sol pavé d'ardoises;
Stamboul aux grandes tours, aux brillants minarets,
Peuplé de bains de marbre et de kiosques frais;
Et Moscou, qui la nuit, comme autant de fantômes,
Semble élever au ciel ses flèches et ses dômes!...
C'était dans l'Occident, sur le Guadalquivir,
Séville et ses couvents qui venaient me ravir;
Sur le Douro, c'était la mauresque Grenade,
Où l'on entend, le so'r, la douce sérénade
30 FLEURS DU MIDI.
Que le jeune hidalgo chante à sa sénora,
Et que redit encor l'écho de l'Àlhambra.
C'était, en Italie, et Milan et Florence;
Naple, où la volupté mène à Indifférence ;
Où l'air que l'on respire, énervante liqueur,
Donne la vie aux sens, et fait mourir le cœur;
Naple, Édén de l'Europe, envié par l'Asie,
Où la pauvreté même a de la poésie;
Naple, indigente et folle, et qui montre, en riant
Au seuil de ses palais son peuple mendiant;
Naples, parmi ses samrs d'Espagne et d'Italie,
Qui s'enivre le plus d'amour et de folie;
Sirène qui se mire à son golfe argenté,
Et dont Venise seule égale la beauté.
IX
VENISE.
Venice is deshonored ! Byros.
L'art reste encor debout.... IUiibifr.
Eh! qui na l'a pas vue une fois dans ses rè\es.
Cette Rome àes mers, cette noble bile,
Qu'élevèrent jadis sur de mouvantes grèves
Quelques fils de la Liberté?
Qui n'a pas, déroulant ses sublimes annales,
Admiré les hauts fôlts, les arts, les saturnales
VENISE. 31
De son peuple géant, même dans ses ébats?
Ce peuple allait au loin poursuivre ses conquêtes ,
Puis venait tous les ans prodiguer dans des fêtes
L'or qu'il gagnait dans les combats î
Quand le ciel d'Italie , étincelant d'étoiles ,
Se mire avec amour dans des flots de saphir,
Et que le gondolier abandonne ses voiles
Au souffle du zéphyr;
Quand aux bras caressants du golfe Adriatique
Repose mollement la cité fantastique,
Oh! le poète alors s'enivre du regard,
En voyant reflétés par une onde tranquille ,
Ses palais, ses prisons, ses ponts, son campanille,
Et son gigantesque Saint-Marc.
Vers les siècles passés son souvenir s'élance....
Foyer de volupté , de gloire et d'opulence ,
Venise , où l'or 'du monde est venu s'engloutir,
Venise , réduisant la Grèce en esclavage ,
Règne sur l'Océan, plus riche que Cartilage,
Et plus orgueilleuse que Tyr.
La voilà dans ses jours de pompe solennelle;
Le lion de Saint-Marc la couvre de son aile;
Entouré du sénat et du conseil des dix,
Le vieux doge, à la mer se mariant encore,
Lui jette son anneau du haut du Rucentaure,
Et Venise apparaît ce qu'elle fut jadis.
Jadis!... car aujourd'hui, comme une courtisane
Dont l'âme se flétrit sans que le corps se fane ,
Relie , elle inspire encor l'ivresse et les transports ;
Mais dans ses yeux éteints il n'est plus de pensée;
Sous les embrassements elle reste glacée ,
Et son souflle répand l'exhalaison des morts!...
Venise, ta beauté cache ainsi ta ruine;
Devant toi le penseur se recueille et s'incline ,
32 FLEURS DU MIDI.
Child-Harold a pleuré sur ta chute et ton deuil ;
Child-Harold a compris ta majesté muette,
Et l'hymne que pour toi chanta le grand poète
Fut ta dernière gloire et ton dernier orgueil !
Septembre 1833.
PARIS.
On foule avec respect ion pavé frémissant,
On y sent palpiter l'histoire !
Gustave Drouixead.
Paris! bazar du monde, immense capitale
Où de toute grandeur la puissance s'étale,
Ton image, toujours, revenait dans mes nuits
Éveiller mes désirs, apaiser mes ennuis!
J'enviais tes trésors; j'étais comme Jérôme,
Qui rêvait, au désert, les délices de Rome.
A la gloire, au bonheur, tu ranimais ma foi;
Et, fascinant mon cœur, tu m'attirais vers toi :
Je ne te voyais pas, Babylone frivole,
Telle qu'on croit te peindre avec une hyperbole ;
Je ne te voyais pas, dans la fange et le sang,
Pousser de crime en crime un peuple incandescent
Phare des nations, brûlant plus qu'il n'éclaire,
Enflammer et trahir la fureur populaire,
Et montrer pour exemple aux vassales cités
Les horribles tableaux de tes atrocités :
Oh, non! je te \ oyais la ville des merveilles,
A l'Europe étalant tes splendeurs sans pareilles,
PARIS. 33
Répandre chaque jour, de ton vaste foyer,
Des rayons qu'en tous lieux on voit se déployer.
Reine de l'univers, dont le giron enferme
D'un sublime avenir l'élément et le germe,
Et que Dieu désigna, par un secret dessein,
Comme Jérusalem jadis au peuple saint!
Je te voyais grandir, recevant d'âge en âge
De la gloire et des arts l'immortel héritage .
Sur mille monuments enfermés dans tes murs,
Tes fastes s'inscrivaient pour les siècles futurs,
Sans assouvir mon cœur, sans lasser ma paupière,
J'allais interroger tes annales de pierre,
Ef mon enthousiasme aimait à réunir
Aux grandeurs du présent celles du souvenir.
Oui, sur trois monuments qui dominent tes rives,
De trois règnes éteints j'ai relu les archives;
Notre-Dame, élevant ses tours sur la Cité,
Me rappelait les temps où, dans l'adversité,
Le peuple, encor fidèle à la foi de ses pères,
Désarmait, en priant, les célestes colères:
Désertant le Forum pour voler au saint lieu ,
Alors il bâtissait des temples à son Dieu.
Mais la nef est déserte, et le peuple abandonne
Les marches de l'autel et les marches du trône ;
Us tombent dans ce siècle, où tout fermente et bout,
Et de ces deux pouvoirs l'ombre seule est debout.
Comme an temple sans Dieu, que le profane entr'ouvre,
Veuf de la royauté, je contemplais le Louvre;
Palais où tant de rois laissèrent, en passant,
Des prestiges de gloire et des traces de sang.
Puis, symbole nouveau, la géante colonne
Déroulait devant moi l'ère napoléonne! ! !
Et toi qui, détachant les peuples du passé,
Brisas tous ces pouvoirs quand ton cri fut poussé;
34 FLEURS DU MIDI.
Toi que le monde entier demande pour idole,
Liberté, j'ai cherché vainement ton symbole
Dans ce livre des temps que Paris a gardé;
Souvent tu déchiras, et tu n'as rien fondé.
Mais l'esprit généreux que ton règne propage
Promet à l'avenir une éternelle page ;
Rends au siècle en travail la paix et le bonheur,
Liberté , ce sera ton monument d'honneur !
Paris, où vient siéger la France fière et grande,
Autel où tout génie apporte son offrande,
Ainsi je te rêvais; ainsi tu déroulais
A mes yeux éblouis tes temples, tes palais,
Tes boulevards bruyants , tes magiques théâtres ,
Où se pressent le soir des foules idolâtres ,
Tes ponts, tes quais, ton fleuve, immense réservoir,
Tes jardins et tes tours, d'où l'on aime à te voir.
Souvent, jusqu'à la nuit j'errais dans tes musées,
Où les œuvres des arts se sont divinisées :
Là, le siècle qui meurt lègue aux siècles suivants
De toute» ses grandeurs les emblèmes vivants;
En face de la gloire à laquelle il aspire ,
Là l'artiste naissant se recueille et s'inspire;
Il rêve , puis, brûlant d'ajouter un chaînon
A la chaîne immortelle, il court se faire un nom!
Ou bien j'allais m'asseoir dans ces immenses salles-
Où viennent s'entasser des gloires colossales,
Où le génie enferme en un espace étroit
Des mondes de pensers que chaque jour accroît;
Comme en un mausolée où leur âme s'inhume,
J'aimais a réveiller, de volume en volume,
Ces esprits immortels, ces écrivains élus,
Que nos enfants liront, que nos aïeux ont lus;
Puis je me demandais quels hommes de noire âge
Légueront a la France un nom pour héritage,
t;t si tous ces mortels, à la gloire aspirant,
Éveilleront l'écho d'un seul jour en mourant!...
Jamais si bruyamment l'intelligence humaine
de la pensée assiéger le domaine;
PARIS.
Jamais dans tant de cœurs on ne vit fermenter
Ce besoin de savoir qui vient nous tourmenter :
La terre est ébranlée, et toute âme orgueilleuse
Veut jeter une idée à cette mer bouleuse;
Mais presque cbaque nom , sans avoir retenti ,
Soulève un peu d'écume et retombe englouti.
ILS SONT QUATRE !
Il en est dont l'éclat surnage
Malgré la tempête et le bruit:
Ainsi vous vivrez d'âge en âge ,
Vous par qui le siècle est instruit!
XI
LAMENNAIS.
Lamennais! grand nom que la terre
Devrait prononcer à genoux
Quand des rois elle est tributaire.
Peuples, lui seul combat pour nous;
Lt lui seul, prêtre magnanime,
Parmi les prêtres prosternés,
Il se lève et maudit le crime
Qui souille les fronts couronnés!
Apôtre saint, divin prophète I
Sans murmure il subit l'affront,
Car son âme pressent la fête
Où les peuples le béniront.
36 FLEURS DU MIDI.
Déjà la foule le révère,
Mais ne peut le comprendre encor:
Il doit traverser le calvaire
Avant d'arriver au Thabor
C'est un de ces rares génies
Que la droite de Jéhova
Donne aux nations désunies
Alors que son culte s'en va;
Un de ces hommes qu'on lapide,
Mais qu'on ne fait jamais plier,
Et dont le martyre intrépide
Voit tous les cœurs se rallier.
Des rois l'impuissant anatheme
Jusqu'à lui ne peut parvenir,
Car Dieu l'a consacré lui-même,
Et son autel est l'avenir.
Irrités de sa voix qui gronde ,
En vain les méchants l'ont proscrit;
Il suit, en éclairant le monde,
Le sillon tracé par le Christ.
Et parfois , ainsi que son maître ,
Méconnu par ceux qu'il défend,
Au calice il doit se soumettre;
Il le vide, et son caiur se fend.
Mais, poursuivant sa route, il marche
A travers ces esprits épais;
Il sait (pie, colombe de l'arche,
Il doit leur apporter la paix.
Et ceux qu'avec amour il nomme,
Ceux de qui le joug est tombé,
Des cieux détournent leur front d'homme ,
Tant l'esclavage; l'a courbe !
Écoutez cette voix qui tonne!
Peuples incrédules, voyez!...
Chaque roi, tremblant, s'en ('tonne;
Cette voix est pour vous, priez!
LAMENNAIS.
Priez , peuples que l'on opprime ,
Agenouillez-vous au Forum;
Et tous , d'un élan unanime,
Levez-vous sous le Labarum !
Priez ; la prière rassemble :
C'est la sœur de la liberté,
C'est le pacte qui lie ensemble
Le peuple et la divinité ! ! !
CL '.teau de Scrvanne, lS'.i.
XI I
CHATEAUBRIAND ET LAMARTINE.
Deux grands potes se partagent la France
aujourd'hui : M. de Chateaubriand ei .M. de
Lamartine. Tous les deux ont parlé à l'âme
do peuple ce langage de passion et de venu
peuplée entendent si lien'. Tous les
deux, i<* ont té eillé le sens moral
parmi nous. Jilis Jamx.
De même qu'un siècle iuflu- sur un homme,
en homme influe sur un si. cle ; et si un homme
est le représentant des idées du temps, plus
souvent aussi le temps est le représentant des
idées d'un liouiuic. ChateaI'BRUSD.
°§fêo
Le siècle est dans l'attente, et tout homme réclame
La foi qui doit remplir le vide de son âme;
Comme le vieux Sai'il , dans DOS jours de douleur,
Il nous faut un David, ange consolateur,
Qui nous berce et qui sache aux accords de la hic
Des folles passions apaiser le délire.
4
38 FLEURS DU MIDI.
Ce génie inspiré, cet envoyé du ciel,
C'est toi , Chateaubriand , toi , magique Ariel ,
Dieu d'un monde idéal; c'est toi, lyre vivante,
Qui diriges d'un son une foule mouvante;
Toi par qui tout un peuple est soudain subjugué.
Oui, pour nous consoler tu nous fus délégué :
Comme un clairon rallie une armée en déroute,
Ta voix guide le siècle égaré dans sa route ,
Tu muselles sa haine et domines ses bruits ;
A ton nom tout -puissant les partis sont détruits ;
Au milieu des débris d'un trône qui s'écroule,
Tu parais, et d'un mot tu gouvernes la foule;
Et l'homme indépendant , prosterné devant toi ,
Proclame avec orgueil que le génie est roi.
Tout cède à ton pouvoir ; ta parole rassemble
Des mortels étonnés de se trouver ensemble ;
Par tes accords divins, habile à nous charmer,
Tout ce que tu chéris, tu nous le fais aimer :
O chantre d'Atala ! quelle est donc ta magie ?
En céleste épopée, en sublime élégie,
Au gré de ton génie on t'entend moduler
Des penscrs qu'avant toi nul ne sut révéler;
Chaque voix du désert et chaque voix du monde
Emprunte un idiome à ta plume féconde ;
Ces rêves passagers, impalpables aux sens ,
Qui mouraient dans nos cœurs, vivent dans tes accents:
Au feu des passions, aux clameurs des empires,
Dans tes écrits divers tour à tour tu t'inspires;
Poète pèlerin, tes magiques discours
Montrent à nos regards les lieux que tu parcours ;
Dans les vieilles cités, parmi les sépultures,
Tu cherches des leçons pour les races futures,
Tu juges nos débats avec sévérité;
Aux peuples Comme aux rois lu dis la \ érité,
Car, de l'humanité magnanime interprète,
Pour venger le malheur ta venu est toujours prête;
Et, semblable a Platon, vieillard à bouche d'or,
En t' écoutant parler, la souffrance s'endort.
CHATEAUBRIAND ET LAMARTINE. 39
Pour qu'à ta grande voix une autre voix, se mêle,
Lamartine reçut une lyre jumelle;
Et l'univers charmé recueille tour à tour
Ton chant d'enthousiasme et son hymne d'amour.
Aimer I... telle est ta vie, adorateur d'Elvire!
Comme l'air à l'oiseau , comme l'onde au navire ,
À ton esprit divin l'amour sert d'élément;
Tu proclames de Dieu la puissance en aimant ;
Ton cœur, brûlant foyer d'ineffables tendresses,
Déborde en cris d'amour lorsqu'au ciel tu t'adresses;
Aux vagues de la mer, aux murmures des bois,
Ton génie inspiré va demander des voix;
L'amour de la nature et l'amour de la femme
Consolent tes douleurs et font vibrer ton âme;
Et ces feux éthérés ne forment qu'un seul feu
Qui parfume ta vie et remonte vers Dieu.
Tout noble sentiment, toute extase sublime,
En vers harmonieux ta lyre nous l'exprime ;
Dans tes hymnes, échos de la di\ inité,
L'homme trouve sa foi, l'enfant sa pureté;
A son premier amour la vierge qui se livre
Reconnaît ses pensers en entr'ouvrant ton livre,
Et, rêveuse, le soir, le tenant dans sa main,
Elle parcourt les ebamps sans suivre de chemin.
Que de tourments secrets, que de larmes cachées,
Eurent , par tes accents , adoucis et séehées î
Que de cœurs qui doutaient sont devenus jaloux
De prier comme toi , qui pleures comme nous !
Ah! tous les deux ainsi poursuivez votre voie;
La terre vous bénit, vous que le ciel envoie;
Anges consolateurs, répandez tous les deux
Le sublime idéal sur le réel hideux ;
Chantez!... Aux doux concerts de votre voix de cygne,
L'humanité qui souffre au malheur se résigne;
Et par les cours en deuil que vous avez calmés
Vous êtes applaudis et vous êtes aimés.
CbitOM '!■• Serrasse, «m 183t.
49 FLEURS DU MIDI.
XIII
A DERANGER.
ras, léte et cœur, tcut était peuple en lu
BÙUXGEB.
Le grand poète est toujours un symbole
Qui se transmet d'Age en âge au* mortels,
Soit que d'un trône il relève l'idole,
Soit qu'aux dieux morts il rende des autels.
La liberté, ton amour, ta croyance,
Te fit plus grand que les soutiens des rois,
Toi dont la voix était la voix immense
D'un peuple entier qui réclamait ses droits!
En toi ce peuple avait mis son courage;
En toi ce peuple avait mis sa grandeur,
Ses souvenirs de triomphe et d'outrage,
De jours de deuil et de jours de splendeur.
De son héros, demi-dieu de la France,
Tu lui ebantais les magiques exploits,
Et fou génie était la voix immense
D'un peuple entier qui réclamait ses droits'
Pour alléger ses travaux et ses peines,
Grave on joyeux, ton luth vibrait toujours;
T<-s (liants guerriers taisaient tomber ses chaînes
Et tes chansons célébraient ses amours.
Vœux d'être libre et rêves de vaillance,
s besoins passèrent par ta voix ,
A BÉRANGER.
Par cette voix qui fut la voix immense
D'un peuple entier qui réclamait ses droits
Les noms fameux d'un siècle qui s'écoule,
Jusques à toi les noms appelés grands,
Sont descendus du pouvoir à la foule :
Ton nom monta de la foule aux tyrans;
Et les tyrans, qui rayaient, en démence,
La liberté de la table des lois ,
Furent troublés par cette voix immense
D'un peuple entier qui réclamait ses droits!
« Étouffons-la , cette voix qui nous blesse ! »
Avaient-ils dit, te traînant au cachot;
Mais toujours libre et frondant leur faiblesse,
Ton chant vainqueur les marquait d'un fer chaud.
Et tu luttas, grandi par leur offense,
Jusqu'aux trois jours de l'héroïque mois,
Où les vengeurs, qu'arma ta voix immense,
D'un peuple entier reconquirent les droits!
Le roi qui laisse une gloire inféconde ,
Au en ur du peuple est bientôt étranger;
Mais, à ta mort, tous les échos du monde
Répéteront le nom de Béranger;
Et tu seras de l'ère qui commence
Le grand symbole incompris autrefois,
Car ton génie est une voix immense
Qui rend au peuple et sa gloire et ses droits.
Taris, 1833.
4.
42 FLEURS DU MIDI
XIV
NEANT.
Les mortels se prêtent la vie pour un mo-
ment ; c'est la course îles jeux sacrés, où l'on
se passe de main en main le flambeau.
Lucrèce.
Mondes, étoiles, rosée du malin et du soir,
est-il donc vrai, dans la nuit, dans le jour,
nu loin, à l'entour, il n'y a donc plus per
sonne I
L'ÉCHO :
Personne \ Eugatio Quimet.
Néant que nos grandeurs ! néant que nos merveilles !
Néant! toujours ce mot tintait à mes oreilles....
Après avoir sondé tout penser jusqu'au fond,
Comme un fruit desséché dont la liqueur se fond ,
Et qui ne garde plus qu'une stérile écorce,
Aliment sans saveur et décevante amorce ,
Ainsi tous les objets au bonheur m'engageant ,
Cachaient sous lents dehors ce mot hideux : NÏ.am!
Ah! que nous passons \itc au milieu de la vie,
Et que de peu de bruit notre mort est suivie!
On dirait que le poids de son adversité
Endurcit au malheur la triste humanité.
A-t-elle assez, de pleurs pour l' hécatombe immense
Que la mort l'ait sans < es ,e, et toujours recommence
A-t-elle assez de vois pour dire les combats
Des misérables jouis qu'elle tratne ici-bas?
A-t-elle assez de cris pour rendre sa souffrance?
Non, l'excès de nos maux produil l'indifférence:
NÉANT. 43
Eh! pourtant quel mortel ne se prit à pleurer
En voyant près de lui tour à tour expirer
Tous ceux qu'il chérissait, êtres en petit nombre,
Unis à notre sort, qu'il soit riant ou sombre,
Fractions de notre âme, où nous avions placé
L'espoir de l'avenir, le charme du passé ;
Amis, parents, objets de nos idolâtries,
Que la mort vient faucher comme des Heurs flétries !
Quel désespoir profond et quel amer dégoût,
Quand l'âme qui s'éveille entrevoit tout à coup
Que tout sera néant, que tout sera poussière,
Que la terre elle-même, aride nourricière,
Après avoir mêlé ses fils à son limon ,
Deviendra dans l'espace une chose sans nom!...
XV
ELEGIE. — MORT.
La vita tagge e non s'arresta un' orn,
L la ico: to vien dietro a graud*giornaUu
PETIlinCA.
Je crois revoir encor la couche d'agonie
Où mon père mourut, vieillard aux cheveux blancs
Au front large et ridé, symbole de génie,
Au? yeux élincelants.
Comme an bûcher fumant dont on éteint la flamme
, avant d'expirer, tous ses rayons épars,
Ainsi, près de mourir, tous les feux de son âme
Brillaient dans ses regards.
44 FLEURS DU MIDI.
Il avait trop compté sur sa frêle existence;
De la fortune adverse il vainquit la constance
Par de trop grands efforts ;
Et quand il s'asseyait, fatigué du voyage,
Qu'il demandait à Dieu le calme après l'orage,
Il mourut ! la pensée avait usé son corps ,
Comme l'onde qui bout brise un vase d'argile ,
Ou comme dans nos mains éclate un luth fragile
Sous de trop vifs accords!
Mourir près du bonheur! mourir quand on arrive
A la réalité dont on, croyait jouir!
Voir, lorsque notre esquif allait toucher la rive,
Le port s'évanouir!
Entendre les sanglots de ses enfants qu'on aime ;
En leur tendant les bras, dire un dernier adieu :
C'est à faire douter de l'espérance même
Qui nous parle de Dieu !
Oh! qui saura jamais la lutte intérieure
Qui se livre dans l'homme à cette dernière heure ,
Alors qu'il voit passer sous son regard mourant
Tout ce qu'il chérissait , tout ce qu'il croyait grand
Et que de tous ces biens dont l'éclat s'évapore
11 voudrait vainement se ressaisir encore?...
Dans cette heure d'angoisse, oh ! qui sait si la foi
De l'horreur du trépas peut adoucir l'effroi,
Et si l'âme, arrivée à la fin de sa route,
Ne défaillira pas en combattant le doute?
Ce choc de sentiments qui déchirent le cour,
Mon père le subit, mais il en fut vainqueur:
Quand un prêtre chrétien eut sur sa vie entière
Prononcé le pardon qu'accordait l'Eternel,
On eût dit que l'esprit, dépouillant la matière,
Entrevoyait le ciel.
Ses yeux avec amour contemplaient le ciboire;
Sur le saint crucifix ses deux mains se croisaient;
ÉLÉGIE. — MORT. 45
Jl était pâle alors comme le Christ d'ivoire
Que ses lèvres baisaient.
Mais quand il eut reçu le Dieu qui désaltère ,
A la vie un instant son corps se ranima :
11 bénit ses enfants, qu'il laissait sur la terre ,
Et tous ceux qu'il aima.
Puis au moment suprême où la parole expire,
Où l'âme se recueille en sa sainte ferveur,
Exprimant son espoir par un divin sourire,
Il sembla s'endormir dans les bras du Sauveur!
Château de SerTunne, 18.33.
XVI
BLUETTES.
Quelquefois je passe des heures à regarder
les éliocellcs; jV découvre mille choses do s
ees étoiles qui sanpcudrent le foiul r.oir iL
filtre : ces étoiles- là aussi sont des mondes.
Victou Ihoo.
Les abeilles picotent deeà et del i les fleure
mais elles en font après le miel qui «si t :u
leur. Ce u'est [dus tliyni ni marjolaine.
Montaigne.
Heureux qui voit la mort et qui peut l'oublier!
Heureux qui n'a jamais senti son cœur plier
En voulant pénétrer le déchirant mystère
Que le cercueil dérobe aux enfants de la terre :
4 G FLEURS DU MIDI.
Moi, je cherchai long-temps l'énigme du tombeau ;
Elle fit de mes jours vaciller le flambeau ;
Mais pour me consoler j'avais encor ma mère;
Sa tendresse adoucit cette douleur amère,
Puis, dans mon sein ému, je sentais chaque jour
S'amasser tant de vie et d'éléments d'amour,
Que la destruction et ses sombres images
Taisaient place en mon cœur à d'enivrants mirages;
J'implorais, étreignant le monde d'un désir,
Une heure du bonheur que j'espérais saisir!
Une heure sans mélange, une heure enchanteresse,
Où de l'éternité se résumât l'ivresse !
Lorsque, pour éloigner l'image du trépas,
Tous mes songes lointains ne me suffisaient pas,
J'avais autour de moi d'intimes poésies,
Caprices passagers, subtiles fantaisies,
Qu'un instant fait éclore et qu'un instant détruit,
Comme ces feux follets qui brillent dans la nuit!
Oh ! ces impressions des choses éphémères ,
Qui changent tour à tour nos pensers, nos chimères,
Qui captivent nos sens et qui nous font rêver,
Pour pouvoir les comprendre, il faut les éprouver.
Produites au hasard, c'est un rien qui les cause,
C'est une bulle d'air, un insecte, une rose,
Le nid de la fourmi, la trace d'un ciron,
Une feuille tombant dans l'eau qui forme un rond ;
C'est un nuage errant, tout peuplé de fantômes,
Un rayon de soleil où dansent les atomes;
C'est le feu qui pétille à l'âtre du loyer,
Où l'on voit à son gré mille objets flamboyer;
C'est la pâle lueur d'une lampe lointaine,
Le jet aérien d'une claire fontaine;
C'est, dans l'azur du ciel, l'oiseau qui prend son vol,
L'ombre d'un peuplier qui se dessine au sol;
la nuit reflétant ses milliers d'étoiles
Sur les monts que la neige a couverts de ses voiles;
( ■ ~l le souffle odorant du zéphyr matinal,
c'est des fleurs et des fruits le du\ct virginal,
('est le lichen qui flotte à la pierre gothique,
BLUETTIiS. 47
C'est... oh! cest ['infini d'un monde fantastique,
Dont le charme, la grâce et la suavité
Fascinent le regard du poète enchanté !
Lorsque la Muse antique, altière et grandiose,
Daigne quitter 1 olympe où son esprit repose,
Dans les palais des rois abaissant son essor,
Elle chante ses vers sur une lyre d'or :
11 faut pour l'inspirer une foule choisie,
Des banquets somptueux, des coupes d'ambroisie;
Mais sa moderne sœur, Follet, Sylphe, ou Lutin,
Se plaît à ramasser les miettes du festin ;
Elle voit sans envie , au front de son aînée ,
Les immortels lauriers dont elle est couronnée ;
Elle cueille des fleurs qui changent tous les jours,
Elle ne peut souffrir ce qui dure toujours!
Dévouée au malheur, elle est pourtant frivole;
Elle aime à composer sa légère auréole
D'un bluet, d'un brin d herbe, ou d'un de ces rayons
Qui glissent dans les airs sans que nous les voyions !
Elle berce les cœurs soumis à son empire;
Elle n'immole pas le barde qu'elle inspire :
Bonne et douce, elle accourt à son premier salut;
Elle n'a point d'emphase, elle chante sans luth;
La pauvreté lui plaît; d un coup de sa baguetfe
Elle revêt d'éclat les haillons du poète;
Elle n'exige pas un ciel brillant et chaud :
La mansarde noircie et l'humide cachot
L'attirent.... et souvent, bienfaisante, on l'a sue
Porter aux malheureux une joie imprévue.
Mais cette poésie impalpable est dans l'air,
Dans l'espace, partout; c'est le feu de l'éclair;
On ne peut la saisir, on ne peut la décrire;
Pour langage elle emprunte un regard, un sourire;
Je plains l'être incomplet qui ne la comprend pas,
Qui foule, insouciant, l'insecte sous ses pas,
Et, dans l'aridité de son âme inféconde,
Ne voit que le néant où Pascal vit un monde.
4 8 FLEURS DU MIDI.
Pour oublier la vie, ainsi je m'enivrais
De ces mille plaisirs, chimériques ou vrais.
Quand, dans l'isolement, l'heure fuyait trop lente,
Que de fois sur les prés je m'assis, indolente,
Endormant mes douleurs, vivant pour admirer,
Sur un jour de printemps laissant mon œil errer,
Alors que chaque épi, chaque fleur, chaque feuille,
Jette une rêverie au cœur qui se recueille,
Et que, voilant l'éclat d'un soleil radieux,
Une tiède vapeur unit la terre aux cieux ;
Devant moi s'étendait la plaine diaprée
D'amandiers tout couverts d'une neige empourprée;
Je demeurais pensive, enivrée et sans voix,
L'hymne fuyait mon cœur, le luth quittait mes doigts.
Par la réalité lorsque l'âme est saisie,
Trop faibles sont les mots , vide est la poésie ;
Qu'est le chant d'un poète à côté d'un beau jour?
La gloire et l'avenir, qu'est-ce auprès de l'amour?
Ainsi, l'âme plongée en une molle ivresse,
Des peuples d'Orient j'ai compris la paresse;
Jouissant par la vue, admirant par les sens,
Jls prennent en pitié tous nos arts impuissants,
Ils ne contraignent pas une langue rebelle
A peindre froidement la nature si belle !
Jls nous laissent les champs de l'idéalité,
Lt nos rêves, pour eux, sont la réalité.
ic 183i,
ILLUSIONS.
XV
ILLUSIONS.
Mon bonheur eût été d'être aime aussi bien
que d'aimer; car ou vent trouver la wc dans
ce qu'on aime. Sainï Afuvsnx.
F/hommc entretient dans son sein un désir
de bonheur qui ne su détruit ni ne se réalise;
i! y a dans nos champs une plante dont la
fleur se forme et ne s'épanouit jamais : c'est
l'espérance. Chateiubiuaxd.
Souvent je m'élançais dans ces champs sans limite
Où l'homme croit trouver le réel qu'il imite,
Dans des songes heureux qui, par l'espoir conçus,
Brillent sur nos beaux jours, puis s'éteignent déçus;
J'avais édifié le monument fragile
D'un terrestre bonheur qu'on bâtit sur l'argile;
Que de félicité mon cour s'était promis!
Mes désirs ont passé sous tes regards amis!
Déjà tu sais comment, dans mes jours, dans mes veilles
De la création j'évoquais les merveilles,
Comment je parcourus, d'un avide regard,
Les ouvrages de Dieu, du génie et de l'art;
Mais mon âme de feu qu'alimentait l'étude,
En grandissant toujours, comprit sa solitude;
La tristesse et la joie ont besoin d'un ami,
Et dans l'isolement on ne sent qu'à demi.
Quand de tous mes désirs la coupe fut vidée,
Quand j'eus bien savouré l'existence en idée,
Quand j'eus . u l'uni vers, quand des hommes fameux
J'eus contemplé la gloire et triomphé comme eux,
50 FLEURS WJ MIDI.
Quand il ne resta pas une image profonde
Qui n'eût frappé mon âme errante dans le monde,
Pas un grand sentiment que je n'eusse éprouvé,
Pas un bien idéal que je n'eusse rêvé;
Alors, pour animer ces féeriques mensonges,
Je sentis qu'il manquait quelque chose à mes songes :
C'était l'amour!... C'était l'ineffable lien,
Qui me fera trouver un caw, écho du mien,
Un cœur sublime et bon, qui m'entende et qui m'aime;
Un être qui devienne une ombre de moi-même ,
Qui pense mes pensers , qui vive de mes jours ;
Où tous mes sentiments se reflètent toujours;
Que le monde n'ait pas flétri; qui sache croire
Aux nobles passions, au génie, à la gloire,
A toutes les vertus ; et dont l'âme de feu
Se confonde à la mienne, et soit au même Dieu!
D'abord mon âme calme , à l'amour endormie ,
Aurait voulu trouver ce c(rur dans une amie
Qui, partageant mes goûts, mes plaisirs, mes douleurs ,
Eût des chants pour ma joie, et îles pleurs pour mes pleurs.
Que de fois j'ai rêvé ces douces alliances
De deux, vierges mêlant leurs chastes consciences,
Et se montrant à nu leurs vœux les plus secrets ,
Etleurs désirs naissants, si candides, si frais!
Mais dans mon sein bientôt la pensée agrandie
Fit aux tièdes chaleurs succéder l'incendie :
Quand le besoin d'aimer en moi se révéla,
En cherchant l'amitié, je sentis au delà :
Les tableaux enivrants, les loin hantes peintures,
Récits passionnés, magiques impostures,
Qu'un poète inspiré déroulait devant moi ,
Éveillaient mon désir, ma douleur, mon effroi.
S'il avait pour mou àme une âme dans son livre,
Alors je m'enivrais d'amour, comme on s'enivre
A quinze ans, quand le cœur n'a pas encor saigné,
Et que par L'espérance on marche accompagné.
Oh ! qui saura jamais les amours idéales
Qui venaient DM bercer dans mes nuits virginales!
Chaque nom faillissant, àe gloire couronné,
Chaque malheur pompeux, adroitement orné,
ILLUSIONS. * 5t
Chaque histoire du cuur, triste, bridante et vive,
Enflammaient tour à tour ma tendresse naïve.
A nos bardes fameux, à nos grands écrivains,
Je prêtais les vertus de leurs écrits dhins;
El lorsque pour glacer mon pur enthousiasme ,
On osait devant moi leur jeter le sarcasme.
Tout mon sang bouillonnait , je m'irritais soudain ;
J'aurais voulu punir l'auteur de ce dédain :
Comme on venge un ami , je prenais leur défense;
Car c'était à mon co?ur que s'adressait l'offense.
Si quelque artiste errant qui les avait connus,
Dans le monde s'offrait à mes vaux ingénus,
J'allais l'interroger, curieuse, importune;
Je voulais tout savoir, leur pays, leur fortune,
Et j'en parlais long-temps au voyageur surpris,
Comme on aime à parler de ceux qu'on a chéris.
•[•terni
XVII
DESENCHANTEMENT.
I longues espérances osent la joie, comme
les longues mgladfel usent la douleur.
Madame de Sêtigxb.
« Insensée, à ces cours fardés d*hypocrisie,
» Qui profanent l'amour, que l'amour rassasie ,
» Tu demandais en vain
» Cette source du ciel où Ion se désaltère ;
" Ils avaient mélange les fanges de la terre
» A son nectar divin!...
52 FLEURS DU MIDI.
» Tous ceux dont les pensers te charment dans un livre,
» Sont des anges déchus qui ne savent pas vivre
» Comme ils savent rêver :
•» Us ont de faux bonheurs et de fausses tristesses,
» Et toi , naïvement tu crois à leurs ivresses ,
» Et veux les éprouver î . . .
» Hélas! ne vois-tu pas que la foule te raille
» Quand de gloire et d'amour ton âme qui tressaille
» Est prête à se briser !
» Tu conserves l'espoir, ton erreur se prolonge ,
» Et tu vas, épuisant tes jours de songe en songe,
» Sans rien réaliser ! ! ! »
Mais cette voix qui rend tout sentiment athée,
Cette vois du malheur, grave, désenchantée,
Ne retentissait pas dans mes rêves d'amour,
Rêves que Dieu fait naître, et qu'on perd en un jour.
Ce ne fut qu'en tombant de ces sphères d'élite,
Où, dans son vol hardi, notre pensée habite,
Que je vis l'idéal par mon âme enfanté
S'évanouir soudain sous la réalité,
Comme ce fruit doré des bords de la mer Morte,
Dont la cendre jaillit quand la lèvre s'y porte :
On eût dit que le sort, implacable et moqueur,
Se plût à décevoir les rêves de mon cœur.
Alors ce cœur brisé par sa longue souffrance
Eut des désirs sans but, des vœux sans espérance ;
Tons les biens d'ici-bas me semblèrent souillés;
Le prisme étail détruit... à mes yeux désillés,
Dans un cercle borné, la vie apparut terne
Comme le soleil vu dans le lac noir d'Averne;
Et je senfis en moi pénétrer lentement
Cette mort du bonheur... le désenchaktebient
o.k.: re 1833.
ESPÈRE. 53
XIX
ESPÈRE!!!
Quoiqne mes espérances aient élé déçues,
elles ue sont pas Oubliées.
CllATEAl'LlUAJD.
Ainsi , j'avais en vain suivi d'un œil avide
Mille rêves d'amour, de gloire et d'amitié;
Toujours ils avaient fui; mon âme restait vide :
Je me faisais pitié î
La douleur arrêtait ma course haletante,
Je renonçais au but avant qu'il fût atteint;
Dans mon cœur épuisé par une longue attente
L'espoir semblait éteint.
Et je disais : mon Dieu, je mourrai solitaire!
Et je n'attendais plus de beaux jours sur la ter;e,
Quand soudain , à ta voix , mon cœur s'est rajeuni
Cette voix m'a promis un avenir prospère :
Cette voix m'a jeté ce mot si doux : esière !...
Que ton nom soit béni !
Tous ces chastes désirs que mon âme renferme,
Tous ces purs sentiments étouffés dans leur germe
De ton cri d'espérance ont entendu l'appel :
Oh! que ton amitié me guide et me soutienne,
Laisse-moi reposer mon âme sur la tienne;
L'amitié, c'est l'amour que Ton ressent au ciel!...
H ivcmbrc 18;53.
FLEURS DU MJDT.
XX
ENVOI.
Par notre pensée, nous touchons de toutes
parts à l'infini. Nul temps ne peut la borner;
nulle étendue ne peut la circonscrire , et Dieu
seul est assez vaste pour la contenir dans son
immensité. Lamennais.
Tu le sais , le cœur seul a dicté ce poème ;
Là , point de fictions , point d'art et point d'emblème
En modulant ces vers , mon luth n'a pas menti ;
Il peint fidèlement ce que j'ai ressenti :
Les tourments de l'esprit, les angoisses de l'âme,
De mon simple récit ont composé le drame.
Je n'ai pas inventé, pour te mieux attendrir,
De factices malheurs qu'on décrit sans souffrir.
J'ai dit avec candeur mon histoire ingénue;
Le monde l'ignorait lorsque tu m'as connue :
Nul mortel, avant toi, ne m'avait demandé
Le secret de mes pleurs, et je l'avais gardé.
Seule, tu me cherchas, et tu voulus entendre
Les ennuis de ce cœur enthousiaste et tendre;
Le livre de ma \ie alors te fut ouvert;
Ma musc s'inspira de ce que j'ai souffert,
Il dans des chants plaintifs, en naïves peintures,
Elle traça nies vœux, mes rêves, mes tortures.
Dès mc> premiers accents ton cœur parut touché;
Puis, chaque jour, en loi le mien s'est épanché.
Ma modeste épopée ainsi s'est élargie,
Et le poème alors remplaça l'élégie.
ENVOI.
En déployant mon vol, mon sujet s'agrandit;
Je t'ai parlé long-temps, mais je n'ai pas tout dit.
Notre âme sent en elle , aussitôt qu'on la sonde,
Croître et se dérouler l'immensité d'un monde.
On peut en explorer un champ vierge et fécond ;
Mais on y trouve aussi des abîmes sans fond
Que l'homme ne voit pas ou qu'il ne saurait peindre ,
Car il sent sur leurs bords le vertige l'atteindre :
Son impuissance alors l'arrête à chaque pas;
Il voudrait se décrire, et ne se connaît pas!
Ces profondeurs, que couvre un éternel mystère,
Attiraient mes pensers... ma voix a dû les taire.
Cependant, j'aurais pu joindre encore à mes chants
D'autres rêves d'amour, d'autres désirs touchants :
Mêlant au souvenir chaque image présente ,
J'aurais pu compléter mon œuvre insuffisante.
Ainsi , chaque saison on voit le jeune ormeau
A son feuillage ancien unir un frais rameau ;
Mais , tandis qu'il grandit , si la foudre le brise ,
Pour lui plus de soleil , de rosée et de brise :
Sa sève se tarit , il tombe desséché ,
Et sur l'herbe des champs il demeure couché.
Ainsi, quand j'ajoutais des cordes à ma lyre,
Le soufile du malheur a glacé mon délire,
Me laissant comme l'arbre à la terre arraché;
Tout ce qui me fut cher par la mort est fauché :
A l'espoir du bonheur quand tu m'avais rendue,
Quand j'allais être heureuse, hélas! je l'ai perdue,
Celle qui m'adorait ! celle dont l'ami lié
Des tourments de ma vie aurait pris la moitié!
Ma mère! mon soutien, mon guide, mon amie,
Repose loin de moi , dans la tombe endormie !
Oh! quand elle a laissé sa malheureuse enfant
Dans ce monde pervers où l'or seul nous défend;
Quand, mourante et sans voix dans sa nuit d'agonie,
Ne pouvant me parler, son geste m'a bénie !
Quand, se fixant sur moi, ses douloureux regards
Semblaient me dire : « Adieu! je te quitte, je pars!
» Ma fille ! Dieu le veut ! ta mère t'abandonne !
56 FLEURS DU MIDI
» Mais ses derniers regrets, à toi son cœur les donne!
Puis, quand ses yeux ternis ne me dirent plus rien ,
Quand la mort eut brisé mon unique lien ,
Qu'on l'emporta livide en sa couche glacée ,
Dans le même cercueil que ne m'a-t-on placée !
Oh! non, je n'avais pas souffert jusqu'à ce jour!...
Eh! qu'importe à mon cœur et la gloire et l'amour?
La terre disparait en face de la tombe ;
Là toute illusion s'évanouit et tombe ! ! !
La gloire... hélas! à qui l'offrirais-je aujourd'hui?
Pour ce fardeau brillant il me faut un appui :
Celle dont le trépas vient d'arrêter ma vie ,
De mes jours de triomphe eût seule été ravie ;
Je me serais jetée entre ses bras tremblants ;
J'aurais de ma couronne orné ses cheveux blancs,
Et voyant dans ses yeux briller de douces larmes,
Ah ! de la gloire alors j'aurais compris les charmes! ! !
Comme un éclair d'été qui s'éclipse sans bruit,
Tel, sans réalité , mon espoir fut détruit.
Ici-bas, désormais, s'est épuisé mon rêve;
C'est vers un but nouveau que mon esprit s'élève :
Pour voir à l'idéal succéder le réel ,
Je voudrais déployer mes ailes vers le ciel ,
Je voudrais m'affranchir de cette vie amère,
Et déjà reposer où repose ma mère ! ! !
FIN DU I'OF.ME.
f.li'ir-m de Serranne, jnilloi iHïï.
YSEULT. 57
YSEULT.
LÉGENDE DU MOMT SAINT -MICHEL.
Ton amour, c'esl le fil auquel se tieni ma ^
La B -triF, ami de Mostaigse.
Spires wUose silent finger points lo hearen.
Wobdsw r.TH.
« La mer mugit sous la rafale,
» La foudre gronde à coups pressés;
» Volez , amenez ma cavale
» Au perron de la grande salle :
» Je vous attends : obéissez ! »
Et le page court, hors d'haleine,
Sur le pont-le-, is du manoir;
Et hientôt on voit, dans la plaine,
La jeune et belle châtelaine
S'enfuir sur son palefroi noir.
>"ul éeuyer ne l'accompagne;
lit, dans son délire imprudent,
Elle franchit ravin, montagne,
Et pour guide, dans la campagne.
Suit une étoile à l'occident !
Pauvre Yseult! une larme brille
A travers son voile flottant!...
La mort a fauché sa famille :
11 ne reste à la jeune fille
Que le bien-aimé qu'elle attend!...
58 FLEURS DU MIDI.
Et ce bien-aimé, qui, naguère,
De son père fut l'ennemi,
Cherchant le trépas dans la guerre,
Devint prisonnier d'Angleterre,
Et loin d'elle a longtemps gémi.
Mille pistoles de Castille
Sont la rançon du chevalier :
11 n'a point d'or, point de famille,
• Mais l'amour de la jeune fille
Des fers saura le délier!
« Deux mille pistoles, dit-elle,
» Si tu le ramènes vers moi :
» Pars, Hubert, serviteur fidèle,
» Et de mes femmes la pins belle
» Au retour t'octroîra sa foi ! »
Hubert partit, et l'orpheline
Erre souvent près de la mer;
Mais le soleil brille et décline,
Sans qu'un navire se dessine
Et glisse entre les flots et l'air !
Qu'elle parut longue, l'attente,
A ce cour qui comptait les jours!...
Enfin, sur la mer mugissante
Klle a vu la voile flottante
Du vaisseau qu'elle attend toujours'..
Et voilà pourquoi vers la plage
Que domine le vieux couvenl,
Malgré la fureur de l'orage,
Elle dirige avec courage
Sou coursier plus prompt que le vent.
Du but de sa course elle approche :
Devanl elle, comme un géanf ,
Le couvent sur la grande roebe
ISEULT. 59
S'élère, et le son de sa cloche
Se mêle au bruit de l'Océan!...
Voici la gothique chapelle
Ceinte d'ogives et d'arceaux ,
Architecture de dentelle
Où le jour naissant étincelle
A travers l'émail des vitraux ;
Puis, le cloître aux grêles colonnes,
Dont les chapiteaux variés
Sont couverts de saints, de madones,
De papes assis sur leurs trônes,
Et de martyrs crucifiés;
Puis, dans ce cloitre, un bosquet sombre
D'églantines et de jasmins,
P»ecouvrant les dalles sans nombre
Où les moines dorment à l'ombre
Des fleurs que semèrent leurs mains ;
Puis, ainsi qu'une forteresse,
Le monastère à grandes tours
Où bien souvent, dans leur détresse,
Le baron , le duc et l'altesse
Aux moines demandaient secours!
Mais, plus haut que le monastère,
La chapelle et le cloitre , au ciel
Monte le clocher solitaire,
Et de sa flèche, vers la terre,
S'incline l'archange Michel...
Sur le rivage qu'il protège
11 étend ses deux ailes d'or ' ,
1 Une statue du l'archange Michel, recouverte de lames d'or, lui duaoée pur m
pape au monastère. Elle ('tait placée .sur 1 e.un'nité de 'a il clic, d'où ses uilet dé
ployéei semblaient protéger le monl cl le •
60 FLEURS DU MIDI.
Et , levant sa lance , il assiège
Le démon au dard sacrilège,
Qui sous ses pieds palpite encor.
C'est l'ange gardien du pilote ,
C'est un phare pour le vaisseau ;
Car il domine la plus haute
Des montagnes de cette côte,
Et son regard plane sur l'eau.
De ce mont qu'entoure la grève
JI éloigne le voyageur,
Quand le flux de la mer se lève
Et que chaque vague est Un glaive
Lancé par le bras du Seigneur.
Quand l'onde recule et s'écoule,
C'est encor lui qui l'avertit
Que le sable mouvant s'éboule ,
Et creuse à celui qui le foule
Un abîme qui l'engloutit.
Mais l'intrépide châtelaine
Ne redoute pas ces dangers;
Plus rapide que le phalène,
Son noir coursier effleure à peine
Le sable sous ses pieds légers.
Comme un fantôme, elle traverse
Sans guide les sentiers obscurs;
Puis, en disant son nom, disperse
La garde , et fait lever la herse
Qui du couvent ferme les murs.
Minait sonnait au monastère;
Les moines priaienl réunis;
ils célébraient le saint mystère
P mi < qu'enseveli) la terre
Sans qu'un prêtre les eût bénis.
YSEULT Cl
Et l'hymne des morts sous la voûte
Vibrait, quand soudain une voix.
Fait cesser le chant : on écoute :
Yseult apparaît, et Ton doute
Si c'est bien l' Yseult d'autrefois.
Comme une prêtresse des Gaules ,
Ses noirs cheveux flottent épirs
Sur l'ivoire de ses épaules :
Le délire est dans ses paroles,
Le désespoir dans ses regards.
« O vous , le frère de mon père ,
» Dit-elle au prieur prosterné ,
» Que maudite soit la prière
» Que vous chantez au sanctuaire ,
» Quand périt un infortuné!
» Écoutez le bruit des tempêtes,
» L'éclat de la foudre et des vents;
» Que la mort tombe sur vos têtes ,
> Vous qui priez pour des squelettes,
» Quand il faut sauver les vivants!
» Son vaisseau, battu par l'orage,
» Va sombrer à côté du port ;
» Oh ! par pitié , sur le rivage
» Volez ! oubliez mon outrage :
» Je vis , et peut-être il est mort !
» Mort ! oh ! penser qui me rend folle !
» Mort! lorsque j'allais êlre'à toi!
>> Mort! avant que cette parole,
» — Je t'aime! — à jamais, te console
» Des maux que tu souffris pour moi!
» Oh! venez! » Et sa voix supplie;
Mais un moine dit froidement :
02 FLEURS DU MIDI.
« Malheur à cette*femme impie!
» Il faut qu'un blasphème s'expie :
» Le ciel lui garde un châtiment. »
Et l'hymne des morts recommence
Comme un présage de malheur.
Désespérée, Yseult s'élance :
Son âme , en proie à la démence ,
N'a pour guide que sa douleur.
Elle gravit, sans prendre haleine,
Les mille marches du beffroi;
Monte sur la flèche, et promène
Son œil de la mer à la plaine ;
Puis elle pousse un cri d'effroi.
Aux rayons du jour qui se lève,
Sur les Ilots elle a vu l'esquif;
L'ouragan l'assiège et l'enlève,
Et, comme un ballon qui se crèwe ,
Il le brise contre un rescif.
Sur les débris du beau navire
La mer jette son noir linceul ;
Tout à coup sa fureur expire,
Et sur Tonde, où le jour se mire,
Un naufragé reparaît seul. .
Est-ce lui? la vague le presse
Et l'entoure comme un serpent!...
Près de l'archange Yseult se dresse,
Elle entend des cris de délivre,
Et sur l'abîme se suspend!..
C'est Ml... Ses yeux vvRéi de larmes
Ont rev* briller su: son c > -ur
La croix d'or qu'en un jour d'alarmes
Elle suspendit sur ses arme.,,
Comme un talisman de bonheur!
YSFULT. 63
Il lutte; sa force est éteinte;
Il lutte, et croit voir fuir le bord :
Du flot la glaciale étreinte
Sur son visage a mis l'empreinte
De l'agonie; il lutte encor!
Et l'heure fuit lente et tardive,
Comme elle fuit dans la douleur;
Il lutte, il avance, il arrive,
Déjà son pied touche la rive,
11 est sur la grève; ô bonheur!
Mais quel est ce bruit?... La rafale
A cessé ; l'air est calme et doux ,
El pourtant de la mer s'exhale
Une clameur sombre, infernale,
Comme un implacable courroux :
C'est le flux'... le flux qui s'approche
Et déjà gronde sourdement;
Le flux, qui va ceindre la roche,
Comme la faucille qui fauche
Ceint une gerbe de froment.
Lorsque la tempête s'élance
Des mains du Seigneur irrité,
L'homme prie avec espérance. .
On peut désarmer la vengeance.'...
Le flux, c'est la fatalité!...
Toujours, quand la même heure sonne.
11 vient, rien ne peut l'arrêter;
Alors, sur la plage bretonne
On entend ce cri qui résonne :
«Fuyez! car le flux va monter. . »
F.t le flux monte, inexorable,
Lent au regard, rapide au pas;
64 FLEURS DU MIDT.
Malheur au pêcheur misérable
Qui s'est attardé sur le sable!
Hélas! il ne reviendra pas!. .
Et lui, sauvé de la tourmente,
Et lui, qui vainquit l'ouragan,
Va, sous les yeux de son amante,
Sombrer dans la grève écumante
Qu'envahit déjà l'Océan !
La terreur lui prête son aile,
11 vole , il touche presque au port ;
Sur ses pas l'onde s'amoncelle :
Yseult le voit, pâlit, chancelle;
Est-il sauvé?... Non, il est mort!...
Et soudain une forme d'ange ,
Comme un éclair, glissa du ciel ;
On entendit un bruit étrange ,
Et l'on se disait : C'est l'archange
Qui s'enfuit du mont Saint-Michel.
Lorsque le flux quitta la plage,
Le corps d'Vseult, inanimé,
Était gisant sur le rivage
A côté de la froide image
De celui qu'elle avait aimé.
Un moine écrivit leur histoire
Sur les marges de son missel ,
i;i l'on lùtit a leur mémoire
Une chapelle expiatoire
\u penchant du mont Saint-Michel.
Paris, m:>
RÉPONSE A UN POÈTE. 05
RÉPONSE A UN POÈTE.
Comme un astre luit sur la terre ,
Sans que sa lumière s'altère
Aux feux obscurcis d'ici-bas;
Ou , comme ces vagues lointaines ,
Qui jamais n'ont baigné les plaines
Que l'homme foule sous ses pas :
Heureuse est ton âme , ô poète !
L'univers entier s'y reflète,
Ton regard plane dans les cieux ;
Et de ces sphères, qu'il explore,
11 n'a pas \u surgir encore
Les rayons d'un jour soucieux.
A ta voix toujours ingénue,
L'hymne de deuil est inconnue;
Pour toi la vie est dans sa fleur;
Et sur ton front pur et candide
On ne voit pas encor la ride
Que creuse en passant la douleur.
La muse que tu t'es choisie,
Source de toute poésie,
Inspira mes accords naissants;
A ses foyers , où tu t'embrases ,
Au sein des plus pures extases ,
Ma lyre enflammait ses accents.
CO FLEURS DU MIDI.
J'évoquais, dans leur harmonie,
Dieu, la nature, le génie,
Ces trois déités que tu sers !
Le monde idéal de mes songes
Était le même où tu te plonges
Pour créer tes chastes concerts.
Là, m'enivrant comme l'abeille ,
Qui boit les parfums, puis sommeille
Dans les calices dépouillés,
J'errais de richesse en richesse ,
Et par des larmes de tristesse
Mes yeux n'étaient jamais mouillés.
Mais, quittant sa céleste orbite,
Sur ce globe que l'homme habite
Mon étoile sembla pâlir :
Ici , plus d'ineffable joie ;
Je n'ai pas trouvé sur ma voie
Une seule fleur à cueillir.
Voilà pourquoi mon Ame est triste :
Hélas! des banquets où j'assiste
Si je savoure la liqueur,
La coupe où je cherche l'ivresse
N'offre à ma lèvre qui la presse
Rien de ce qu'a rêvé mon cœur !
1832.
PÉTRARQUE. 07
PETRARQUE
À VAUCLUSE.
Ce torrent, qui bondit et jette
Son écume de neige et d'or,
Était l'emblème du poète
Quand sa muse prenait l'essor.
A ces bords sa gloire s'allie ;
Son ombre est le Dieu de ces eau\
Mais le chantre de l'Italie
N 'éveillera plus ces échos?
Sa voix énergique et suave
Se fit entendre tour à tour,
Défendant sa patrie esclave
Ou chantant ses rêves d'amour.
Mais aujourd'hui, Rome avilie
Revendique en vain des héros :
Non, le chantre de l'Italie
N'éveillera plus ces échos.
Plus de Rienzi, plus de Colonne 1,
Plus de grand homme inspirateur ;
De Capitole où l'on couronne
Le poète triomphateur ;
1 Le» plu» Ixll.s mksmî <lc Pétrarque sont des odes patriotiques nèrmttu aux
Cnlnnne et il Rien/.i, qui avaient tenu- de resnuciter la IV. m. ■ :iiifi<]tir.
FLEURS DU MIDI.
Plus de femme qu'on déifie,
Ange qui bénît nos travaux :
Oh ! le chantre de l'Italie
N'éveillera plus ces échos.
Adieu, rive qu'il a chantée,
Rocher d'où jaillirent ses vers,
D'où sa poésie enchantée
A pris son vol dans l'univers !
Dans mes jours de mélancolie
Souvent j'errais sur ces coteaux .
Et le chantre de l'Italie
Éveillait pour moi leurs échos.
A Vauciusc, 1833.
CHANT DE CONSOLATION.
A UN POETE.
0
Oh ! souffrir et pleurer, c'est ce qui régénère ;
L'homme n'est vraiment grand qu'alors qu'il a gémi
Quel que soit ton malheur, mon âme le vénère ;
Pour moi l'infortuné fut toujours un ami.
Si j'avais une voix de séraphin pareille
A «elle qui de Job adoucissait Les maux ,
Sur ta COUChe de deuii, penchée a ton oreille,
J'irais, quand tu gémis, te murmurer ces mots:
CHANT DE CONSOLATION. 69
Au creuset des douleurs épure-toi, jeune homme ;
Fuis le monde, au désert emporte ton chagrin ;
Et là, prie en pleurant , comme faisait Jérôme,
Et tu verras pour toi s'ouvrir un ciel d'airain.
Qu'importe l'ironie? il faut qu'ils te dédaignent,
Ceux qui venaient jadis t'enivrer de leurs jeux :
Cache-leur le vautour dont les serres t'étreignent ;
Contre l'adversité sois fort et courageux !
Au regard de la foule insouciante et gaie ,
Qui profane la vie et te raille en passant,
Mendiant sa pitié , n'étale point ta plaie ;
Elle resterait froide à tes larmes de sang.
Ou bien si devant toi s'arrêtait l'insensée
Elle te dirait : « Viens , le plaisir dure encor,
» Viens ! c'est comme autrefois , la fête est commencée ,
» Nous avons de l'amour, de l'ivresse, de l'or !
» Viens ! c'est assez verser de pleurs sur une morte ;
» Son trépas t'a sauvé d'un futur abandon ;
» Ses charmes ne sont plus que poussière : et qu'importe
» Son âme ! à ce mot vide, enfant, croirais-tu donc?
» Quoi! pour te consoler, n'est-il pas d'autres femmes!
» Priant sur un tombeau, tu languis, tu te meurs !
» Viens ! ! ! » et pour t'entrainer à leurs plaisirs infâmes,
Us t'entoureraient tous d'ironiques clameurs.
Ils flétriraient ta foi, ton noblo. enthousiasme,
Tes touchants souvenirs, tes images de deuil;
Tes pleurs se tariraient sous leur mordant sarcasme,
Et tu prostitùrais ton âme à ton orgueil.
Car bientôt, n'osant pas déserter leur bannière,
Toi-même, te raillant de ta propre douleur,
Ta perdrais à jamais cette pudeur dernière
Qu'éveille encor en nous l'aiguillon du malheur.
70 FLEURS DU MJDL
Sans regret, sans espoir, tu poursuivrais ta route;
Et, souriant parfois d'un rire de démon,
Tu dirais, n'ayant plus d'autre dieu que le doute :
[nfortune, bonheur, vous n'êtes qu'un vain nom !
Ah ! fuis l'impur contact de ces cœurs froids et vides ;
Dis à la foule athée un dédaigneux adieu :
Aujourd'hui , ce n'est plus qu'au fond des Thébaïdes
Qu'on retrempe son âme et qu'on retrouve Dieu.
Aux bords où tu naquis , sur les rives sauvages
Que le vaste Océan embrasse de ses flots,
Va chercher un asile où la voix des orages
Comme une voix d'ami se mêle à tes sanglots.
Quand ton âme est en proie à son ardente fièvre ,
Quand l'affreux cauchemar sur ton sein vient s'asseoir,
Et qu'un spectre de femme, en effleurant ta lèvre,
T'arrache, dans la nuit, des cris de désespoir ;
Là, tu pourras vouer un culte à la mémoire
De cette ombre chérie attachée à tes pas :
A l'immortalité l'amour te fera croire :
Tu verras l'espérance au delà du trépas.
Et tu voudras prier : car lorsqu'on prie il semble
Que ceux qui ne sont plus nous entendent encor :
Les êtres qui s'aimaient communiquent ensemble ,
Et vont se réunir par un mystique essor.
La prière, montant à Dieu dont elle émane ,
Des ombres d'ici-bas fend les voiles épais ;
Elle nourrit les co'iirs d'une céleste manne ;
Après de longs combats elle donne la paix.
L<- \ ois-tu, ce martyr de la liberté sainle ,
Qu'une double auréole attend dans l'avenir?
Victime résignée, il n'a pas \uw plainte,
J t sa \o;\ dans les fera s'élève pour bénir.
CHANT DE CONSOLATION. 71
Emprunte à Silvio 1 ce sublime idiome
Qui rend au cœur flétri sa première fraîcheur,
Et sous l'adversité tu renaîtras, jeune homme,
Comme l'herbe renaît sous le fer du faucheur
N'hésite pas, choisis cette dernière voie;
La foi rallumera tes désirs presque éteints :
Réalise le vœu que mon àme t'envoie;
Je ne te connais pas, et pourtant je te plains.
Car tes accents d'angoisse , on me les a fait lire ;
On m'a dit : Ce poète a besoin de pitié :
Arrache quelque son sympathique à ta lyre,
Tendre comme l'amour, pur comme l'amitié.
Dieu m'inspira pour toi l'hymne qui purifie,
Et j'ai dit à ce chant qu'une larme a mouillé :
Va , consolant celui que le malheur défie ,
Lui rappeler les biens dont il s'est dépouillé.
Les jours où , s' élançant vers un monde céleste ,
11 rêvait, pour aimer, un séraphique Eden ;
Où la femme était belle, ingénue et modeste,
Et s'unissait à lui d'un éternel hymen,
Cette fille du ciel, par ton àme rêvée,
Dans le monde à tes yeux ne pouvait pas s'offrir :
Au milieu des plaisirs tu ne l'as pas trouvée;
Tu ne l'as pas trouvée et tu voudrais mourir !...
Ah! cherche-la toujours avec sollicitude,
Cette vierge pudique au regard calme et doux .
Blanche (leur du désert , qui dans la solitude
Attend l'être inconnu qui sera son épou\.
Réponds à ces désirs que sa pudeur te cache ,
Par un charme secret tu la devineras :
1 Silvio Pc-llko.
72 FLEURS DU MIDI.
Laisse voler ton âme à son âme sans tache,
Accepte son amour, puis tu la béniras.
Et vos cœurs à jamais se mêleront ensemble,
Le sien , pur, virginal ; et le tien , ravagé ;
Ainsi que deux nochers que l'amitié rassemble ,
L'un, jeune matelot; l'autre, vieux naufragé.
J'espérais! mais ma voix ne se fit point entendre
Aux rêves de bonheur il avait dit adieu...
Cet amour, sur la terre , il ne sut pas l'attendre ,
Et, pour le retrouver, il s'envola vers Dieu!
183t.
BOUTADE
CONTRE LA RAISON.
3
Froide raison , pompeuse idole ,
Divinité chère à l'orgueil,
Tu n'as pas un mot qui console
Les souffrances d'un cœur en deuil
Jamais dans ton œil inflexible
On ne vit des pleurs de pitié;
Ta voix rend l'amour insensible ,
Et glace même l'amitié.
Comme l'onde de la mer Morte
Que le vent ne peut soulever,
BOUTADE COMKE LA RAISON.
D'une âme indifférente et forte
Voir l'infortune et la braver;
Sans que leurs douleurs nous effleurent
Puiser une utile leçon
Dans les larmes de ceux qui pleurent :
Voilà ce qu'on nomme raison.
Quand le bonheur nous abandonne,
S'immoler à la vanité ;
Rendre au monde ee qu'il nous donne,
Dédain , impassibilité !
Être, en commençant l'existence,
Insensible à la trahison ;
S'endurcir contre l'inconstance :
Voilà ce qu'on nomme raison.
Vieillir l'âme avant que les rides
Viennent sillonner notre front;
Tarir par des calculs arides
Tout sentiment tendre et profond;
Fuir l'amitié qui nous convie;
Dans l'amour prévoir l'abandon;
Arracher les ileurs de la vie:
Voilà ce (pion nomme raison.
Si le cour, comme Froméfhée,
Saigne rongé par un vautour;
Si la vie est désenchantée,
Si l'espoir a fui sans retour;
Si le souvenir nous déchire,
Savoir feindre la guérison,
Étouffer nos pleurs et sourire :
Voila ce qu'on nomme raison.
Sitôt que sa paupière s'ouvre ,
Dessiller l'enfant ingénu,
Lever le \oile qui le couvre
Et lui montrer le monde à nu;
Dans son âme qui vient d'éclore
Mêler la crainte et le soupçon
74 FLEURS DU MIDI.
A l'espérance qu'on déflore :
Voilà ce qu'on nomme raison.
Au flambeau que la gloire allume
Préférer un obscur destin ;
Sans que la lèvre s'y parfume
Briser la coupe du festin ;
Toujours au fond de l'ambroisie
Soupçonner un amer poison ;
Vivre sans foi, sans poésie :
Voiià ce qu'on nomme raison.
Ra;son, dont je suis obsédée,
Déité des esprits rampants,
Tu soumets toute noble idée
Aux préjugés dont tu dépends!
Sous ton joug l'âme est avilie;
La foule abuse de ton nom;
Pour une sublime folie
Je t'abandonne; adieu, raison.
STROPHES.
JN'a-t-on pas épuisé la coupe de la haine?
Est-il encor des noms qui n'aient été II Iris;
Des malheurs respectés par la foule inhumaine,
Et que n'ait pas frappés la verge du mépris:'
Est-il un citoyen, dans la France en délire,
Dont la gloire ou l'honneur n'ait pas subi d'affront?
STROPHES. 75
Un héros qui n'ait vu tomber sous la satire
Le laurier qui cachait les rides de son front?
Non! l'injure atteint tout : on jette aux gémonies
Les dieuv, les rois déchus et les rois couronnés,
Les tribuns, les guerriers, les sublimes génies,
Les vaincus, les vainqueurs l'un par l'autre entraînés.
Le pouvoir qui succède au pouvoir qui s'écroule,
Par le peuple en démence est soudain renversé ,
Et les rugissements échappés de la foule
Accusent le présent et souillent le passé.
Telle au pied de l'Etna, quand son sommet s'allume,
Une terre nouvelle apparaît tout à coup ;
Mais le feu l'a créée, et le feu la consume,
Et les flots de la lave anéantissent tout.
Mars 1831.
PORTRAIT.
C'est un de ces frelons de la littérature,
Qui, d'auteurs en auteurs, butinent leur pâture,
Formant péniblement, de ce qu'ils ont volé,
Un volume indigeste et de vers et de prose,
Où sur le frontispice un artiste les pose
En noir démon échevelé!
C'est un de ces faiseurs de mauvais mélodrame ,
Singeant les passions, et n'ayant rien dans lYune:
70 FLEURS DU MIDI.
Qui font joyeuse \ie et chantent leurs regrets,
Parlent du désespoir d'une jeunesse aride,
Se meurent lentement et n'ont pas une ride
Sur leurs visages gras et frais!
C'est un de ces dandys , de ces fats à la mode
Qu'un ami de province à Paris incommode,
Qui nomment leur vieux père avec un air railleur,
Qui montent, à Longchamps, une jument fringante.
Ont un habit de Staub , à la coupe élégante,
Et n'ont jamais payé ni sellier ni tailleur.
Un de ces mendiants d'éloges de gazette
A qui d'un feuilleton l'encens tourne la tête,
Et qui, pour obtenir cette gloire d'un jour,
Font mille humbles saints, prodiguent les visites,
Ou captent les bravos des auteurs parasites
Dans un rendez- vous chez Véfour!
Là, lorsqu'ils ont vidé Champagne et malvoisie,
En le proclamant tous roi de la poésie ,
Ils ceignent de lauriers l'heureux amphitryon,
Et lui, mauvais acteur, né pour être comparse,
Qui peint le sentiment comme on peindrait la farce,
Se croit aussi grand que Byron !
IK.il.
LIANE.
LIANE
Jeune levrette au poil d'ébène,
Au flanc mince, au col assoupli,
Ton clos, où ma main se promène,
A l'éclat de l'acier poli.
Tu dresses tes noires oreilles
Comme deux ailes de corbeau;
Tes dents d'ivoire sont pareilles
A la blanche écume de l'eau.
Ton œil, quand sur sa proie il plane,
Brille comme l'œil d'un démon ,
Et ta jambe fine , ô Liane !
Est aussi frêle que ton nom.
L'écureuil n'a pas ta souplesse;
Ton corps svelte, léger, moelleux ,
Sous ma main qui le tient en laisse ,
Bondit comme un flot onduleux.
Puis, quand je te livre l'espace,
L'oiseau ne peut suivre tes pas ;
La flèche moins rapide passe,
L'ti'il ébloui ne te voit pas.
Le bois, le torrent, la montagne,
N'arrêteraient pas ton essor;
Mais à ma voix , douce compagne,
Près de moi tu reviens encor.
FLEURS DU MIDI.
Léchant la main qui te caresse ,
Par tes ébats capricieux
Tu sais , de ta triste maîtresse ,
Dérider le front soucieux.
Sur mes deux genoux tu t'élances
Le cou penché , l'œil en émoi ;
Puis, coquette, tu te balances
Sur mon pied étendu vers toi.
Dans ta course, rapide ou lente,
Tour à tour chamois ou serpent ,
Tu voles, ou bien, indolente,
A mon bras ton corps se suspend.
Et quand je te mets ta parure,
Ta chaîne d'or et ton collier,
Tu brilles comme sous l'armure
Brillait un jeune chevalier.
ChiWeaa de Servqppe, septembre 1835.
LES FLEURS QUE JAIME
Fleurs arrosées
Par les rosées
Du mois de mai ,
Que je vous aime!
Nous qur parsemé
L'air embaumé!
LES FLEURS QUE J'AIME.
Par vos guirlandes ,
Les champs, les landes
Sont diaprés :
La marguerite
Modeste habite
Au bord des prés.
Le bluet jette
Sa frêle aigrette
Dans la moisson ;
Et sur les roches
Pondent les cloches
Du liseron.
Le chèvrefeuille
Mêle sa feuille
Au blanc jasmin ,
Et l'églantine
Plie et s'incline
Sur le chemin.
Coupe d'opale,
Sur l'eau s'étale
Le nénufar;
La nompareille
Offre à l'abeille
Son doux nectar.
Sur la verveine
Le noir phalène
Vient reposer;
La sensitive
Se meurt, craintive,
Sous un baiser.
De la pervenche
La fleur'se penche
Sur le cyprèsj
L'onde qui glisse
80 FLEURS DU MIDI
Voit le narcisse
Fleurir tout près.
Fleurs virginales,
A vos rivales,
Roses et lis ,
Je vous préfère ,
Quand je vais faire
Dans les taillis
Une couronne
Dont j'environne
Mes blonds cheveux ,
Ou que je donne
A la Madone
Avec mes vœux.
Cbàteaudo Servanne, 1831,
BTANCA NEVE.
Giorane donna i»iù bianca clie
Pethap.ca,
Que j'aime à voir tomber, par un ciel attiédi,
La neige en blancs llocons sur nos monts du Midi
A^ant qu'il soit souillé par les traces du pâtre,
Le «ici se réfléchit dans ce miroir d'albâtre,
El le soleil, brillant «l'un feu plus vif encor,
Sur le champ virginal seine ses gerbes d'or :
MaÎ8 bientôt , profané par les (ils de la terre ,
Le \oile étincelanf se détruil et s'altère;
BIANCA NEVE.
La neige offre aux regards de noirâtres sillons
Et jette une onde impure aux ruisseaux des vallons.
Ainsi , nous révélant sa céleste origine ,
L'âme descend de Dieu dans sa blancheur divine;
Yo^ez que d'innocence et que de pureté
Dans cette jeune fille ignorant sa beauté !
Le désir, vierge encore, en ses yeux étincelle ;
Un mystère d'amour se répand autour d'elle,
Et l'homme, en la voyant, à l'aimer condamné,
Sous son regard divin demeure fasciné.
Quand Dieu la revêtit de notre forme humaine ,
Pour elle , de nos maux il allégea la chaîne ;
Un lait pur la nourrit, et l'amour maternel
A son âme ici-bas fit retrouver le ciel,
Puis, lorsque s'éveilla sa mobile pensée,
D'ineffables plaisirs elle fut oppressée :
Un rayon du soleil, un souffle du zéphyr,
Un nuage où brillaient la pourpre et le saphir,
Yn chant mélodieux, un sublime silence,
Une prairie en fleurs, un horizon immense,
Les fleuves, les forêts, la mer, les monts, les deux,
Tout enivrait son cœur et ravissait ses yeux ;
La nature brillait dans cette âme naïve
Comme dans un Ilot pur se reflète la rive ;
Quand ses regards émus embrassaient l'infini,
Ce monde, en sa pensée, au ciel était uni ;
Tous les biens d'ici-bas, tous les biens qu'on espère,
De ses rêves d'amour agrandissaient la sphère,
Et la mort lui semblait comme un second berceau ,
D'où l'homme, en s'élançant, voit un monde nouveau.
Telle était, à quinze ans, cet ange, cette femme;
Elle était belle alors, belle comme son âme!
Mais, hélas! su:1 sa voie un homme s'est trouvé;
Elle a cru voir en lui l'époux qu'elle a rêvé,
El cet homme a flétri la \ ici \ize pure et sainte,
De la honte à son front il a gravé l'empreinte ;
Quand de sa vie entière elle lui faisait don,
r.n feignant la tendresse il rêvait l'abandon !
82 FLEURS DU MIDI.
C'est lui qui l'a livrée aux souillures du monde ,
Lui qui la trouva chaste et la rendit immonde ;
Lui qui jeta la perle à la dent du pourceau,
Et la neige sans tache aux fanges du ruisseau !
Eh bien ! on applaudit à cet homme ; et la femme
Qui meurt sur un grabat, apparaît seule infâme !
UNE AMIE.
SONNET.
Si vous l'aviez connue à sa quinzième année,
Elle était belle alors, belle h vous rendre fou !
En voyant les attraits dont elle était ornée ,
Vous auriez devant elle incliné le genou !
Pour caresser sa main frêle, blanche et veinée,
Poète , vous eussiez été je ne sais où ;
Et votre part du ciel, oh ! vous l'auriez donnée
Pour un baiser d'amour posé sur son beau cou !
Mais, avec la douleur, toute beauté se fane;
Elle a souffert long-temps, et le regard profane
>"e \oit plus sur ses traits de magiques trésors :
Se9 \<-u\ se Boni ternis et son front n'est plus rose.
Eh bien! moi, j'applaudis a sa métamorphose,
Car Bon .une a gagné ce qu'a perdu son corps.
L'IMPRUDENCE. 83
L'IMPRUDENCE.
CONTE l> ENFANT.
A MADEMOISELLE EMMA G
Enfants, ne jouez pas si près de la rivière;
Pour vous mirer dans l'eau n'inclinez pas vos fronts,
Votre pied imprudent peut glisser sur la pierre ;
Vous êtes tout petits et les flots sont profonds !
Mais vous n'écoutez pas ma voix qui vous appelle ;
Aux poissons effrayés vous lancez des cailloux ,
Vous allez du pécheur démarrer la nacelle,
Et, penchés sur les bords, vous l'attirez vers vous;
Puis, livrant au courant un rameau qu'il entraîne,
Pour le ravoir encor vous accourez plus bas ;
Quand la main d'un géant pourrait l'atteindre à peine
Vous voulez le saisir avec vos petits bras!
Venez vers moi; venez, avant que je vous gronde;
Enfants, de ces plaisirs je vous prive à regret :
Mais on ne revient pas au-dessus de cette onde ,
Et si vous y tombiez votre mère en mourrait!...
A mes sages avis vous ne vouiez pas croire ;
Venez, je vais vous dire une tragique histoire :
C'était dans le printemps, quand la terre verdit;
Alors qu'abandonnant le foyer de famille,
Vous allez à l'abri de la verte charmille
Recommença les jeux que l'hiver suspendit ;
Alors que le soleil apparaît sans nuage ,
«4 FLEURS DU MIDI.
Qu'une neige de Heurs couvre les églantiers,
Que chaque arbre vous offre un nid à mettre en cage,
Et que des fruits vermeils brillent aux cerisiers.
Un matin, parcourant la campagne nouvelle ,
Une mère jouait avec ses deux enfants;
Mère comme la vôtre, aussi bonne, aussi belle,
Le bonheur se peignait dans ses yeux triomphants !
« Venez, mes chers petits, courons dans la prairie, u
Disait-elle en fuyant; et, redoublant leurs pas,
Derrière elle accouraient Léopold et Marie,
Et leur mère riait en leur tendant les bras ;
Et tous deux s'y jetaient ; puis , s'élançant plus vite,
Ils voulaient à leur tour parvenir jusqu'au but ;
Le premier qui du champ atteignait la limite ,
D'un baiser maternel recevait le tribut :
Jeux d'amour qu'avec vous fait encor votre mère;
Doux chats, ce jour-là, souvent recommencés!...
Le soleil mesura deux heures sur la terre
Avant que les enfants eussent dit : C'est assez!
Puis, le cœur haletant, sur la mousse ils s'assirenl ,
Ils cueillirent des Heurs sur les bords du chemin;
Et, formant des bouquets qu'à leur mère ils offrirent,
Joyeux, ils s'écriaient : « Nous reviendrons demain !
» — Oui, demain, mes amis, si vous êtes bien sages,
» Sur le gazon fleuri vous reviendrez sauter;
» Maintenant la chaleur a mouillé vos visages,
» Reposez-vous encor, c'est l'heure du goûter. »
Alors vous eussiez vu cette mère attentive
Donner à ses enfants des fruits et des gâteaux ;
Et tous deux bondissant, tant leur joie était vive,
Oublièrent soudain le besoin du repos :
« Vois-tu la belle Heur, là-b'as, vers cette pierre?
» Dit Marie a son frère, ce. montrant un iris;
Viens, courons, paresseux; j'y serai la première,
» Et maman «l'un baiser m'accordera le prix. »
Léopold la sui\i! dans sa (ourse légère:
Leur mère ne vit point on s'égaraient leurs pas;
Tout entière aux penserS que le honheur suggère,
Elle S'occupait d'eux... et ne les suivait pas ;
L'IMPRUDENCE. 85
Sur le gazon assise, elle restait rêveuse;
Dans le recueillement, elle baissait les yeux ;
Bientôt son jeune époux (oh ! qu'elle était heureuse;
De ses enfants aussi partagerait les jeux !
JI allait revenir après un long voyage,
11 allait ressentir tout ce qu'elle éprouvait ;
Déjà de ses transports elle se peint l'image ,
Et ses enfants fuyaient tandis qu'elle refait...
« J'ai la fleur, » dit Marie, et sa main triomphante
Agita clans les airs un iris arraché.
« Vois-tu co:mne il est beau ! maman sera contente ,
» N'est-ce pas ? viens le voir... Mais tu parais fâché !
>- Viens, le vent du midi l'a couvert de poussière,
» La chaleur a plié ses beaux panaches bleus;
» Viens, allons le baigner aux eaux de la rivière;
» Viens, ne sois plus jaloux, il sera pour nous deux.
» J'ai bien soif! dans nos mains nous boirons l'eau limpide ,
» Il n'est point de dangers, ne sois pas si timide ;
» Écoute, Léopold ! — Oh! non, répond l'enfant,
» N'approche pas, ma s i ur, maman nous le défend !
» — >"e crains rien, dit Marie en détournant la tète,
» Maman ne nous voit pas , maintenant elle dort ;
Viens voir comme dans l'eau ma robe se reflète !
» Viens voir ces beaux poissons à la nageoire d'or ! »
Et la jeune, étourdie, en se penchant sur l'onde,
Puisait l'eau dans ses mains, mouillait la lieu; d'azur,
Dans les flots transparents mirait sa tète blonde,
Et sur la grève humide avançait d'un pas sûr.
Près d'elle, elle a cru voir un poisson qui frétille;
Dans l'eau, pour le saisir, son bras s'est enfoncé;
Tout à coup on entend la pauvre jeune iille
Pousser un cri d'effroi... son pied avait glissé!
Le torrent l'entraîna... Sa malheureuse mère
Accourut à sa voix : hélas! c'était trop tard!...
Fille voulait mourir dans sa douleur amère,
Et sur les flots profonds fixait un ail hagard.
Dans sa triste demeure on l'emporta mourante ;
Léopold la suivait en appelant sa sœnr,
Sa smir, que rejeta la vague indifférente
Aux lilets du pécheur !
8
86 FLEURS DU MIDI.
On recueillit son corps qu'avait souillé la fange ;
Son âme s'envola, sur les ailes d'un ange,
Vers le monde éternel, séjour délicieux ;
Mais, hélas ! son bonheur n'y l'ut pas sans mélange :
Elle voyait sa mère et pleurait dans les cieux !
Elle la vit long-temps ici-bas, désolée,
Traîner ses tristes jours , puis descendre au cercueil
Un prêtre la coucha dans un froid mausolée ,
Et près de lui priait un orphelin en deuil.
Léopold n'avait plus ni sa sœur, ni sa mère ;
Le malheur le frappa dans ses jours les plus beaux ;
Et lorsqu'à son foyer revint son pauvre père ,
11 le retrouva seul, seul... entre deux tombeaux !
Voyez que de douleurs attire l'imprudence î
Elle change en chagrins les plaisirs les plus doux.
Enfants, obéissez, pour que la Providence
Veille toujours sur vous.
Et maintenant, allez sauter sur la pelouse,
Évitez les dangers qui mènent aux malheurs ;
De vos charmes, enfants, la mort semble jalouse,
Comme l'aquilon l'est des ileurs!
LASSITUDE.
Il est de ces longs jours d'indicible malaise
Ou l'on voudrait dormir du lourd sommeil des morts j
De ces heures d'angoisse ou l'existence pesé
Sur rame et sur le corps :
LASSITUDE. 87
Alors on cherche en vain une douce pensée ,
Une image riante, un souvenir fécond ;
L'Ame lutte un instant , puis retombe affaissée
Sous son ennui profond.
Alors tout ce qui charme et tout ce que l'on aime
Pour nos yeux dessillés n'a qu'un éclat trompeur ;
Et le bonheur rêvé, s'il vient, ne peut pas même
Vaincre notre torpeur.
Septembre 1833.
FÊTE NOCTURNE.
C'était dans une nuit pleine de poésie,
Telle que l'on en voit aux rivages d'Asie :
Traçant sur un ciel bleu son lumineux chemin,
La lune se cachait sous une blanche nue,
Ainsi qu'une vierge ingénue
Qu'entoure son voile d'hymen.
Puis elle secouait son vêtement de neige ,
Et, des étoiles d'or se faisant un cortège,
Elle errait dans l'éther comme un globe de feu :
On eût dit que, voilant sa lumière immortelle
Pour contempler la nuit si belle,
S'était entr'ouvert l'œil de Dieu !
Les rayons dans les eaux jouaient par intervalle,
Sillonnaient les gazons, jetaient un reflet pâle
88 FLEURS DU MIDI.
Sur les arbres géants d'un magique jardin
Où la terre exhalait de suaves arômes,
Et montrait aux regards des hommes
La réalité de l'Éden.
A travers les réseaux de fleurs demi-voilées
Par les herbes des prés et l'ombre des allées,
On voyait tour à tour le kiosque d'Orient ,
La chapelle gothique et la villa romaine :
Les arts, de la nature empruntant le domaine ,
Dérobaient leur splendeur sous son voile riant.
Soudain sur ces objets, où la lune pâlie
Ne jetait qu'un éclat plein de mélancolie ,
La lumière étendit ses magiques couleurs :
Le jardin tout entier, comme par un prestige,
Resplendit , et l'on vit briller de tige en tige
Des grappes de clarté se confondant aux (leurs.
Dans l'air retentissaient mille instruments bizarres,
Répétant tour à tour de joyeuses fanfares
Ou des accords touchants ;
Parfois le rossignol, se mêlant à leur lutte,
Aux sons bruyants du cor, aux soupirs de la flûte,
Harmonisait ses chants.
Et des femmes erraient dans ces Champs-Elysées,
Exhalant des parfums, belles, poétisées,
\ 11 corps svelte et moelleux :
Des é< harpes llottaient sur leurs épaules nues,
s Ylalant aux regards, plus blanches «pie les nues
Qui glissaient dans les cieux.
Les unes s'élançaient sur (1rs chars faits pour elles ;
Les autres, sur des paons qui déployaient leurs ailes
Rieuses, se posaient dans un mol abandon;
,. , qiiaiM] leurs doigta armés de légères baguettes
ttteignaienl les anneaux suspendus sur leurs tftes,
D'une rose <>n leur faisait don.
FÊTE NOCTURNE. 89
D'autres jeux succédaient à ce jeu plein de grâce ;
Sur d'élégants gradins la foule prenait place,
S'égayant à saisir les quolibets boutions
Du vieux polichinelle, enfant de l'Italie,
Dont la verve caustique et la franche folie
Dérident tous les fronts.
Ou bien, la fraîche voix des montagnards rustiques
Entonnait les refrains doux et mélancoliques
D'un chant de leur pays, qui les suit en tous lieux ;
A ces accords naïfs qu'aucun art n'accompagne,
Ils croyaient voir encor leur hameau, leur montagne,
Et des larmes mouillaient leurs yeux !
Puis sur des cordes de soie
Un enfant de l'air marchait ;
Et de cette étroite voie,
Intrépide , il se penchait ;
Bondissant avec souplesse,
11 égalait la vitesse
De l'oiseau qui prend son vol ;
Ses bras et ses pieds agiles
Fixés aux liens fragiles
Le soutenaient loin du sol.
Son corps, modèle de grâce,
Flottait ainsi qu'un berceau ,
Ou, s'élançant dans l'espace,
Tourbillonnait en cerceau :
Debout sur ses mains tendues,
Il créait des pas nouveaux ,
Et des femmes éperdues
Vers lui montaient les bravos.
Au milieu de ces jeux elles n'étaient pas toutes ;
Quelques-unes erraient sous ces ombreuses voûtes,
D'où s'échappaient des bruits que le cœur seul entend ;
Bruits formés d'un soupir, d'une faible parole,
D'un baiser qu'on ravit, d'une robe qu'on frôle,
D'une harpe qui se détend...
90 FLEURS DU MTDI.
D'autres allaient cueillir, dans de fraîches corbeilles
L'oranger virginal et les roses vermeilles
Se groupant en bouquets ;
Ou, sur des plateaux d'or chargés d'urnes légères,
Savouraient l'ananas des rives étrangères ,
Avec la neige des sorbets...
Mais le bruit des concerts et l'éclat des lumières
Sur leurs yeux éblouis abaissent leurs paupières ;
Alors, pour les ravir à ces doux bercements,
Éclatent tout à coup des gerbes de salpêtre
Qui détonent dans l'air, et qui font apparaître
Tout un monde d'enchantements !
L'œil s'égare , entraîné de surprise en surprise ;
D'une ville assiégée on simule la prise ;
La comète se heurte au soleil dans les deux ,
Les astres tournoyants embrasent l'atmosphère,
Des cascades de feu jaillissent de leur sphère...
Puis tout reste silencieux.
Et nous nous demandions si cette nuit d'ivresse
Était due au pouvoir de quelque enchanteresse ,
Ou si, durant un songe, en Orient conduits,
Nous avions au désert , parmi les caravanes ,
Entendu répéter un conte des sultanes
Des Mille et une Nuils.
Ou bien si, feuilletant l'Arioste ou le Tasse,
L'âme, identifiée aux tableaux que retrace
Leur génie inspiré ,
Dans le palais d'Alcine ou dans celui d'Armide
Portés par la pensée aux ailes de sylphide,
Nous n'avions pas erré !
Parll, juillet 1835.
SONNET.
SONNET.
Avoir toujours gardé la candeur pour symbole,
Croire à tout sentiment noble et pur, et souffrir;
Mendier un espoir comme un pauvre une obolf ,
Le recevoir parfois, et long-temps s'en nourrir!
Puis, lorsqu'on y croyait, dans ce monde frivole
Ne pas trouver un cœur qui se laisse attendrir !
Sans fixer le bonheur voir le temps qui s'envole ;
Voir la vie épuisée, et n'oser pas mourir!
Car mourir sans goûter une joie ineffable,
Sans que la vérité réalise la fable
De mes rêves d'amour, de mes vohix superflus,
Non î je ne le puis pas ! non , mon cœur s'y refuse ;
Pourtant ne croyez pas, hélas ! que je m'abuse :
Je désire toujours... mais je n'espère plus !
1834.
92 FLEURS DU MTDl.
LA DEMOISELLE.
SONNET.
Dans un jour de printemps, est-il rien de joli
Comme la demoiselle , aux quatre ailes de gaze ,
Aux antennes de soie , au corps svelte et poli ,
Tour à tour émeraude, ou saphir ou topaze?
Elle v<51e dans l'air quand le jour a pâli;
Elle enlève un parfum à la Heur qu'elle rase;
Et le regard charmé la contemple en extase
Sur les flots azurés traçant un léger pli.
Comme toi, fleur qui vis et jamais ne te fanes,
Oh! que n'ai-je reçu des ailes diaphanes!
Je ne planerais pas sur ce globe terni !
Aux régions de l'âme, où nul mortel ne passe,
j'irais , cherchant toujours dans les cicux, dans l'espace,
Le monde que je rêve, éternel, infini!
LA FRANCESCA DT R1MÏNL 93
LA FRANCESCA Dï RIMINI
^c St. Sfljeffcr.
IMPRESSION DU SALON.
J'aime à voir retracé par du pinceau sublime
Quelque grande infortune ou bien quelque grand crime
J'aime tous ces tableaux qui rendent tour à tour
Les douleurs du génie et celles de l'amour;
Quand l'ouvre de l'artiste est l'écho d'un poète,
Pour l'admirer long-temps près d'elle je m'arrête;
Mon cœur s'émeut, je rêve, et mes pleurs, en coulant,
Sont les éloges vrais que je donne au talent.
Ainsi, Scheffer, toujours ta Franccsca m'attire:
Sur la toile animée où revit son martyre,
Je crois relire encor les vers purs et tombants
Dont le Dante a formé le plus beau de ses chants :
Ton génie a compris ce drame de tendresse,
Et tu nous l'as traduit dans toute sa tristesse
Vous qui vous flétrissez en passions d'un jour,
Vous n'avez pas souffert de ce profond amour
Qui nous fait ressentir dans ses transports étranges
Les fureurs des démons, les extases des anges!
Cet amour! c'est celui qui perdit Franccsca;
Qui du sceau des damnés à jamais la marqua;
Qui métamorphosa la femme (aime el pure '
En amante brûlante, en épouse parjure.
94 FLEURS DU MIDI.
L'ouragan infernal aux bras de Paolo
La poursuit... regardez ce douloureux tableau!
Au cou de son amant elle se suspend , telle
Que le Dante la peint dans sa page immortelle ;
Ses cheveux dénoués voilent son corps si blanc ,
Qui garde du poignard le stigmate sanglant :
Une larme éternelle à sa joue est glacée,
Larme de désespoir, par le remords versée,
Alors que tous les deux , frappés du môme fer,
Us s'étaient éveillés aux douleurs de l'enfer!
Alors qu'à ce doux mot qu'ils échangeaient : « Je t'aime, »
Une implacable voix répondit : Anathème!
Et qu'à leurs jours d'amour, rapides, fortunés,
Us virent succéder les longs jours des damnés!
Mais Dieu, pour adoucir sa sévère justice,
Ne les sépara pas dans ce lieu de supplice,
Et tous les deux, en proie à l'éternel tourment,
Ont encore un rayon de bonheur, en s'aimant.
Paris, 1835.
LE DESERT.
Le désert! le désort dans son immensité,
Avec sa grande voix, sa sain âge beauté,
Ses pics touchant les tiens , ses savanes, ses ondes,
Calai actes roulant sous des forêts profonde»;
Ses mille bruits, ses cris, ses sourds mugissements ,
Gigantesque concert de tous les éléments!
Le désert! le désert! quand l'aube orientale
Se lève, <■♦ lait briller les tréaora qu'il étale;
LE DÉSERT.
Quand du magnolia le bouton parfumé
S'ouvre sous les baisers de quelque insecte aimé ;
Quand la liane en fleurs, odorant labyrinthe ,
Enlace le palmier d'une amoureuse étreinte;
Et que, s'éjouissant sous ces légers lambris,
Escarboucles vivants, chantent les colibris!
Le désert d'Amérique avec toutes ses grâces ,
Lorsque d'aucun mortel il ne gardait les traces ,
Et qu'avec ses grands bois, ses eaux, ses mines d'or,
Aux regards de Colomb il s'offrit vierge encor.
Ah! qui ne la rêva, cette belle nature;
Qui n'eût voulu quitter ce monde d'imposture,
Ce monde où tout grand co'iir finît par s'avilir,
Pour courir au désert, visant, s'ensevelir;
Pour chercher dans l'Éden de Puai et Virginie
L'ineffable bonheur que la terre dénie?
"Vœu de paix et d'amour par chaque eu ur couru ,
Et qui s'évanouit, hélas! toujours dêçfi !
Voilà souvent quel est mon rêve
Dans ces instants d'ennui profond
Où le désespoir, comme un glaive,
Reste suspendu sur mon front.
Le désert , le désert m'appelle ;
Pourquoi ces chaînes à mes pas ?
Oiseaux voyageurs, sur votre aile
Pourquoi ne m'emportez-vous pto :
U(i FUTURS DU AUDI.
MISERERE MEI.
QupI est donc ce convoi qui lentement s'avance?
Le signe rédempteur ne l'accompagne pas ;
Nul hymne des tombeaux n'interrompt le silence;
Aucun prêtre ne suit la pompe du trépas :
Quelques hommes, couverts d'un vêtement de hure,
Conduisent le cercueil à pas mystérieux ;
Une corde est nouée autour de leur ceinture ,
Et de leurs traits voiles on ne voit que les \eu\.
Us déposent sans bruit, au coin du cimetière,
Dans une fosse ouverte un corps inanimé :
C'est une jeune fille : un linceul funéraire
Cache à peine son sein par la mort déformé :
Pourquoi n'a-t-elle pas la couronne des vierges
Et l'habit nuptial des épouses de Dieu?
Pourquoi, portant des fleurs et brûlant de longs cierges
Ne \ oit-on pas ses sœurs qui lui disent adieu?
Pourquoi loin de la croix dépose-t-on sa bière,
Sans qu'un chant de L'Église implore son pardon?
Quel crime commit-elle en quittant la lumière,
Pour descendre à la tombe, ainsi, dans l'abandon?
Eh! ne \ oyez-vous pas que sur son front livide
Elle-même a jeté le voile du trépas?
\ ous frémissez d'horreur!... elle fut suicide!...
Écoutez ses tourments, ne la maudissez pas :
I.e monde l'admirait : elle ("tait jeune et belle,
I ii avenir brillant s'eut r'oin rail devant elle,
La gloire et l'amitié la berçaienl tour a tour;
l ne lyre vibrait dans son âme ravie,
MISERERE MEI. (J7
Elle inspirait l'amour sans qu'il troublât sa vie;
Mais, hélas! il devait la consumer un jour!
Quand en elle il jeta sa fièvre dévorante,
Des biens qui l'entouraient plus rien ne la charma ;
La gloire, pour son cœur, devint indifférente;
Elle plaça sa vie en celui qu'elle aima!...
Hélas! il n'avait pas une âme pour son àmc;
De tout pudique amour il dédaignait le feu :
Le mourant du soleil ne ressent plus la flamme;
L'enfer ne s'émeut pas sous un regard de Dieu ..
Quand elle eut sans retour épuisé l'espérance,
Quand pour elle il devint impassible et railleur,
Son co^ur, déjà brisé par sa longue souffrance,
Fléchit sous le fardeau d'une moine douleur.
A la chute du jour, sur un rocher sauvage,
Redisant les serments qifil avait oubliés,
Elle allait contempler, comme une douce image ,
Le torrent mugissant qui fuyait à ses pieds...
Un soir, près de l'abîme elle revint encore;
Sur les flots scintillants la lune se levait...
Dans les cieux s'éteignait un brillant météore,
La brise gémissait et la vierge rêvait...
Elle rêvait aux maux qui consument la vie ,
Aux tourments de l'amour, au calme du tombeau,
Et son cœur ressentait une invincible envie
De pouvoir de ses jours rejeter le fardeau...
Soudain, elle n'eut plus qu'une seule pensée.;
Son regard se fixa sur les flots agités ,
La mort se présentait à son âme oppressée ,
Elle lui dévoilait de tristes voluptés !
Quel bonheur de mourir! la nuit était si belle!...
Celui qu'elle adorait vint s'offrir à ses yeux •.
— «Pour la dernière fois, écoute-moi , dit-elle,
» Tu recevras du moins mes éternels adieux...
» C'en est fait, le trépas t'enlève ta victime,
» Je vais m'ensevelir sous ces flots écornants; »
Et ses yeux égares lui désignaient l'abîme ,
Et l'accent de sa \oix exprimait ses tourments.
— « Viendras-tu rappeler mon âme qui t'adore?
» Demain, près de ces lieux porteras-tu tes pas.'
98 1 LEURS DU MIDI.
» Non, de nouveaux plaisirs t'enivreront encore;
» C'est toi qui m'as tuée, et tu me survivras!
» Jette ton âme impie à la fange du monde,
» Dieu recevra la mienne, et sera mon vengeur!..
Elle dit, et soudain de l'abîme qui gronde
Elle fend, comme un trait, la sombre profondeur.
Le gouffre l'engloutit... Au retour de l'aurore,
Sur les bords du torrent elle apparut encore;
Son beau cou sur son sein retombait à demi ;
Ses noirs cheveux flottaient autour de son visage ;
Et sur les nymphéas qui croissaient au rivage ,
Les Ilots la balançaient comme un cygne endormi.
A cet ange tombé nul ne donne des larmes:
De louange et d'amour le monde l'entourait;
Et celle dont hier on admirait les charmes
N'a pas même un regret!
Le mépris a payé les tourments de sa Aie ;
Ses malheurs ici-bas ne seront pas venges;
Personne ne maudit celui qui l'a trahie,
Mais Dieu les a juges !
Mines, décembre 1S2'J.
LES BAUX.
BONNET.
J'aime les vieux manoirs, ruines féodales
Qui des rOGS escarpé! dominent les dédales;
J'aime du haut des tours de leur sombre prison
A Noir se dérouler un immense horizon;
LES BAUX. 99
J'aime, de leur chapelle en parcourant les dalles,
A lire les ci-gît couronnés de blason,
Et qui gardent encor la trace des sandales
Des pèlerins lointains venus en oraison.
Parmi ces noirs châteaux , gigantesques décombres
Dont les murs crénelés jettent au loin leurs ombres,
Aux champs de la Provence est le donjon des Baux;
Là, chaque nuit encore, enlacés par les Fées,
Dans une salle d'arme aux gothiques trophées,
Dansent les chevaliers sortis de leurs tombeaux.
Aux ruines des Rnux, en Provence, 185 ï.
SONNET.
Oui, les illusions dont toujours je me berce
En \ain leurrent mon cour d'un espoir décevant
Impassible et cruel le monde les disperse,
Ainsi que des brins d'herbe emportés par le vent.
Et moi, me rattachant à ma fortune adverse,
J'étouffe dans mon sein tout penser énervant ;
Malgré mon désespoir et les pleurs que je vers;1,
Je crois à l'avenir, et je marche en avant!
Pour soutenir ma foi, j'affronte le martyre
Des sarcasmes que jette une amère satire
A mon réve d'amour le plus pur, le plus cher!
100 FLEURS DU MLDJ.
On peut tailler le roc, faire mollir le fer,
Fondre le diamant, dissoudre l'or aux flammes
Mais on ne tait jamais plier les grandes âmes!
UN COEUR BRTSÉ.
« O souvenir de pleurs et de mélancolie!
' Ceux que j'aurais aimés ne m'ont point accueillie!
» Ou bien , insoucieux ,
» Ils vantaient ma beauté sans comprendre mon âme
» Ft ne soupçonnaient pas sous ces dehors de femme
» L'ange tombé des cieux !
» Comme un lac dont la brise effleure la surface
» Sans agiter le fond ,
Ces êtres aux coeurs froids, où tout amour s'efface,
Pour moi n'eurent jamais un sentiment profond.
» Innocence, candeur, tendresse virginale,
>j Ils nous abondonnaient sans larmes, sans regret,
» Et toujours triomphait dans leur àme vénale
" in vulgaire intérêt.
» Ils passaient tous ainsi comme des ombres \ aines;
Le fantôme adoré', l'idéal que j'aimais,
Celni qui de ma rie eut adouci les peines,
» N'apparaissail jamais!
! N CŒUB BRISE. loi
» Jamais l'aveu chéri qui captive nue femme,
n Qui mêle pour toujours sou âme vierge à l'âme
» D'un jeune fiancé ,
Ne porta dans mes sens une ivresse suprême ;
» Non, jamais par l'amour, jamais ce mot : Je t'aime,
» Ne me fut prononcé!
» Jamais, en s'élauçant au seuil de ma demeure,
» Un mortel adoré ne me dit : Voici l'heure
■ Promise à ton ami !
» Et, triomphant malgré la pudeur qui résiste,
» N'effleura d'un baiser mon front rêveur et triste!
a Non , jamais dans ma main une main n'a frémi.
» Nui rayon de bonheur sur mes jours ne se lève;
» L'amour que j'appelais ne m'a pas répondu!
» Déjà mon front pâlit et mon printemps s'achève,
» Et pour moi l'avenir est à jamais perdu !
» L'homme peut à son gré recommencer sa ^ ie ,
» Par un jour radieux son aurore est suivie;
» De jeunesse et de gloire il est beau tour à tour;
>< Il règne en cheveux blancs; mais nous, on nous dénie
» Les palmes des combats, les lauriers du génie;
» Nous n'avons que l'amour.
» Et s'il ne sourit pas à nos fraîches années,
» Si, jeunes, nous vivons, hélas! abandonnées,
» N'espérons pas plus tard un fortuné destin :
» Des mères qu'on bénit et des chastes épouses
» Contemplons le bonheur sans en être jalouses;
» Le soir ne peut donner les roses du matin. »
Elle parlait ainsi, la femme délaissée,
Et dans son sein brûlant fermentait sa pensée:
Puis, jetant un regard de merci vers les cien\,
Pour ne plus les rouvrir, elle ferma les yeu'i.
102 FLEURS DU MIDI.
CONSEILS A***.
Pourquoi vous asservir au ridicule usage
De ces mots sans pensée, idiome moqueur,
Qui , comme une beauté qui farde son visage ,
Éblouit un instant, et n'émeut pas le cœur !
Laissez tout ce clinquant à de petites têtes,
Qui, de leur âme vide excitant la torpeur,
Ont besoin de couvrir d'un manteau d'épithètes
La froide médité d'une œuvre de vapeur.
Laissez ce feu glacé , ces rimes toutes faites
Au pauvre Italien fabriquant le sonnet
Pour les enterrements, les naissances, les fêtes,
Dans un moule uniforme et que chacun connaît.
N'allez pas, pour me rendre un gracieux hommage,
Habiller d'oripeaux, un simple compliment;
Quand la pensée est vraie, elle produit l'image
Qui la couvre sans art, ainsi qu'un vêtement.
Croyez-moi , mieux vaudrait une parole nue
Que la brise du soir, le souffle aérien ,
Le rayon y le parfum, la vaporeuse nue.
Dont vous formez vos vers, et qui n'expriment rien.
Que de ce mauvais goût votre esprit se dégage ;
De ces mots cadencés jadis je m'enivrais;
Aujourd'hui je dédaigne un factice langage :
J'ai senti que pour plaire il nous faut être vrais.
Nirm-s noftt l«3i.
A MADAME***. 103
A MADAME ***.
Vous en souvenez-vous de ces heures passées
L'une à côté de l'autre, où toutes nos pensées
Sans crainte, sans soupçon s'échangeaient entre nous?
L'amitié, disions-nous, est une douce chose;
Heureux qui trouve un cœur où son cœur se repose!...
Vous en souvenez-vous?
Nous parlions de vertu , d'amour, de poésie ,
De tout ce qui fait l'âme , et dont l'âme est saisie ;
J'aimais à prolonger ces entretiens si doux ,
Et souvent près de vous attentive, inclinée,
Je vis passer ainsi la rapide journée...
Vous en souvenez-vous?
Oui, j'avais mis en vous toute ma confiance;
A l'œil désenchanté de votre expérience
Je dévoilais les vœux dont mon cœur fut jaloux ;
Par l'ardeur de ma foi je vous forçais à croire
A mes rêves d'amour, à mes rêves de gloire....
Vous en souvenez-vous?
Et quand vint ma douleur, profonde, déchirante,
Je vous dis en pleurant que ma mère mourante
Pour appui m'indiquait votre cœur entre tous;
Je vous dis que mon âme ardente restant vide,
11 lui fallait l'amour dont elle était avide...
Vous en souvenez-vous?
Eh hien ! quand cet amour vint s'offrir à ma vie ;
Lorsque je l'acceptais, orgueilleuse et ravie,
lui FLEURS DU MIDI.
Quand je remerciais le ciel de ce bienfait...
Vous, vous m'abandonniez! votre amitié parjure
Jetait à mon bonheur le dédain et l'injure;
Que vous avais-je fait ?
De celui qui m'aimait votre langue méchante
A voulu m'arracher la tendresse touchante;
Inspirant le soupçon à son cour satisfait,
Par les faux arguments d'une morale altière
Vous l'avez torturé durant une heure entière;
Que vous avais-je fait ?
Que vous avais-je fait pour profaner mon âme?
Vous savez qu'elle est pure, et vous osez, Madame,
Traiter un chaste amour comme on traite un forfait ;
Si vous avez souffert, si vous fûtes trahie,
Est-ce ma faute, à moi?... Quand vous m'avez haïe,
Que vous avais-je fait?
Dieu nous juge : et peut-être un jour rendrez-vous compte
De cette inimitié si cruelle et si prompte.
Votre haine sans cause est aussi sans effet :
Je suis heureuse et calme, et mon canir vous pardonne;
Mais je ne voudrais pas avoir fait à personne
Ce que vous m'avez fait !
Paris, ix.il.
ISOLA -BLLLA.
ISOLÀ-BELLA.
SONNET.
Vierges, lorsqu'à vos cours l'amour se révéla,
Par votre fiancé quand vous lûtes aimées,
Le jour où son destin au vôtre se mêla,
Ne révàtes-\ous pas aux îles Berromées?
Et parmi les trois sœurs, corbeilles parfumées,
Au rivage enchanteur de l'Isola-Bella ,
Où l'on voit des palais sous de fraîches rann es ,
N'avez -vous pas choisi quelque blanche villa?
Là , le grand lac qu'entoure un cercle de collines
Reflète dans l'azur de ses eaux cristallines
L'Italie au ciel bleu, la Suisse aux sombres monts
N'est-il pas ici-bas deux âmes exilées
Qui coulent sur ces bords, l'une à l'autre mêlées,
Une vie enfermée en ce seul mot : Aimons!
lOf» FLEURS DU MIDI.
LA PROMENADE.
dm»
Oh ! ne me conduis plus dans ces fêtes frivoles
Où les rêves du cajur ne sauraient se fixer,
Où de la vanité les brillantes idoles
Obtiennent des succès si prompts à s'effacer.
Dis-moi, pourquoi veux-tu qu'à ce monde j'étale
Les rêves de bonheur que je forme en secret,
Désirs mystérieux d'une âme virginale
Que de son souffle impur soudain il flétrirait?
Je sais lui dérober les sentiments qu'il raille;
Et légère et folâtre au milieu des plaisirs ,
Quand de gloire et d'amour mon cœur ému tressaille ,
Je feins, pour l'abuser, de frivoles désirs :
Et lui, ne levant pas le voile qui me cache,
A mon air dédaigneux, à mes regards railleurs,
N'a jamais soupçonné l'Ame ardente et sans tache
Qui pleure et sympathise à toutes les douleurs.
Mais qu'au sein de ce monde un cri sincère échappe,
Qu'un cour triste et souffrant appelle un cœur ami!
Comme l'écho répond à l'accent qui le frappe,
Mon âme entend la voix qui près d'elle a gémi :
Ainsi je t'ai compris; et, me sentant aimée,
J'ai fui ces faux plaisirs pour n'être plus qu'à toi;
La solitude plaît à mon âme charmée,
Et le monde aujourd'hui n'est qu'un désert pour moi.
Le voile de la nuit dans les cicux se déploie;
Viens ! fuyons ces clameurs dont les airs sont frappés
Le cœnr n'éprouve ici qu'une factice joie :
Viens! allons nous asseoir sur ces rocs escarpés;
Je guiderai tes pas. Vois-tu ces champs superlies
Ou la vigne a formé de verdoyants sillons?
LA PROMENADE. 107
Vois-tu ces moissonneurs folâtrant sur les gerbes,
Et dont les cris joyeux animent nos vallons?
Le jour a disparu derrière la colline ;
Contemple à l'horizon ces Ilots d'or et d'azur ;
Ils succèdent aux feux du soleil qui décline.
Vois comme tout est beau! comme le ciel est pur!
Vois , la nuit qui s'étend n'a pas de sombres voiles ;
Tel qu'un phare brillant entouré de flambeaux,
11 plane sur ces monts, l'astre ami des tombeaux,
Escorté de milliers d'étoiles.
.Mon cœur est pénétré d'un doux ravissement.
Avançons à pas lents, que ton bras me soutienne;
L'amour est doux ici , mets ta main dans la mienne ,
Parle-moi du bonheur qu'on éprouve en aimant:
Entends-tu des forêts le bruissement sonore?
Le chêne retentit sous les ailes du vent,
Et des cloches du soir le son se mêle encore
A la voix du torrent.
De ces rochers déserts nos pieds foulent la cime;
Arrêtons-nous ici sur ces débris sans nom :
Dis-moi, ne sens-tu pas une extase sublime
Quand tu peux d'un regard embrasser l'horizon?
Vois comme l'Océan vient mourir sur la plage;
De rapides vaisseaux fendent ses Ilots amers.
Oh ! je voudrais , fuyant vers un lointain rivage ,
Contempler avec toi l'immensité des mers!
Vois ces globes de feu scintiller dans la nue;
Vois ces monts nébuleux que la neige a couverts;
Leur sommet dans les cieux se cache à notre vue,
Et le fleuve mugit dans leurs lianes entr'ouverts;
Vois ce lac transparent qu'un vieux château domine ,
Et cette tour gothique où tintait le beffroi ;
L'oiseau des nuits, planant sur ces murs en ruine,
Fait entendre son cri d'effroi.
Aux regards de l'amour que la nature est belle!
Ces chaumières, ces bols font palpiter mon edear :
108 FLEUKS DU MIDI.
Ici, seule avec toi... chaque objet me révèle
Un asile pour le bonheur.
Regarde, sous nos pieds la cité se déroule;
De ses plaisirs bruyants, non, tu n'es plus jaloux;
Parmi ses habitants qui se pressent en foule
Est-il un seul mortel plus fortuné que nous:*
Partage ce bonheur que mon âme préfère ;
>'e cherche plus des biens qui ne font qu'éblouir;
Dans un monde pervers, dis-moi, qu'irais-tu faire:
On t'apprendrait à me trahir.
HECATOMBE,
La gloire de l'artiste est un feu qui consume ;
A son foyer brûlant le flambeau qui s'allume
Brille d'un vif éclat, mais tombe avant le soir :
Jl meurt, comme l'encens s'éteint dans l'encensoir,
Après que sur l'autel sa vapeur virginale
Vers Dieu s'est élevée en suave spirale.
On dirait qu'ici- bas l'homme prédestine
Veut retourner au ciel pour lequel il est né,
Aspirant a mêler sa terrestre harmonie
Aux concerts immortels (Ton descend son génie;
Mozart, Ilérold, ainsi par la mort sont fauches!
Des phalanges d'en haut séraphins détachés,
Vous glissez parmi nous; roua nous faites entendre
Des chants qu'a votre voix un ange dut apprendre :
HÉCATOMBE. 109
Puis, lasses de l'exil , vous remonte/ vers Dieu :
Hier, ainsi loin de nous s'envola Boïeldieu ;
Et, tandis que nos pleurs mouillaient encor sa cendre,
Dans le cercueil un autre était près de descendre :
La mort, comme un vieillard dont le sort est fini,
Beau, jeune et triomphant, a frappé Bellini;
Ht peut-être déjà creuse-t-elle la tombe
D'un génie, en naissant, promis à l'hécatombe!
L'HYMEN.
Ne rêves-tu jamais à ces heures d'extase
Qui précèdent l'hymen de deux jeunes époux ,
Quand L'amour, de leur cœur, comme l'onde d'un \ase
Déhorde en sentiments mystérieux et doux?
Dis, n'est-ce rien pour toi qu'une vierge qui pleure
En recevant l'aveu d'un amour désiré;
Qu un (Vont par qui rougit si ta lèvre l'effleure;
Qu'un céleste regard vers toi seul attiré?
N'est-ce rien , quand tu lis dans sa chaste pensée
D'y découvrir, empreinte en sentiments de l'eu ,
Cette foi que le monde encor n'a pas glacée,
Eli qui croit au bonheur comme elle croit à Dieu?
Les pudiques secrets de son âme candide
De leur voile à tes yeux sont alors dépouilles;
De ses jours sans amour elle te peint le \ide,
Puis ses désirs naissants par toi seul éveilles.
10
110 FLEURS DU M LDI.
Après ces doux accents viennent de longs silences;
Sa tête sur ton sein semblé s'abandonner:
Mais soudain elle fuit; vers elle tu t'élances,
Et tu prends un baiser quelle n'osait donner.
A ce larcin d'amour un jeu naïf succède;
Ce sont ses longs cheveux que tu veux détacher;
Elle retient ta main; tu souris, elle cède,
Et sous leur blond tissu ton front va se cacher.
Ce sont sur tes yeux noirs ses petites mains blanches,
Dont folâtre et rieuse elle aime à te couvrir;
C'est, lorsque sans parler vers elle tu te penches,
Un maintien languissant à te faire mourir!
Puis l'air manque à son sein dévoré par la fièvre :
Elle échappe à tes bras ; tu la suis dans les champs ;
Et cette volupté dont sa pudeur te sèvre ,
Tu la trouves encor dans ses regards touchants.
Elle revient à toi plus douce, plus aimante,
S'accuse d'avoir fui, met sa main dans ta main,
Courbe sur ton épaule une tête charmante,
Et vous marchez tous deux sans suivre de chemin....
Quand tu la vois si belle à ton bras suspendue
Répondre aux mots d'amour qu'en tremblant tu lui dis.
Alors qu'est l'univers pour ton âme éperdue,
Et la gloire et l'éclat qui t'enivraient jadis?
La terre disparaît, mais le ciel se révèle;
A votre immense amour il laut L'immensité)
Il faut à votre espoir une sphère nouvelle
Où vous aimiez ainsi durant l'éternité !
Le doute, qui luttait dans voire âme orgueilleuse ^
Dans la félicité deviendrait un remords;
La loi nail du bonbeiir : quand la \ic est heureuse,
On Noudrait l'assurer au delà de la mort.
L'HYMEN. 1 1
Et tous les deux alors, mêlant votre prière,
Vous unissez vos coeurs; et dans un même vcea,
Le regard vers le ciel, à genoux sur la pierre,
De vous avoir créés vous remerciez Dieu !
1834.
MA POESIE.
il est dans le Midi des fleurs d'un rose pâle
Dont le soleil d'hiver couronne l'amandier;
On dirait des flocons de neige virginale
Rougis par les rayons d'un soleil printanier.
Mais pour flétrir les fleurs qui forment ce beau voile,
Si la rosée est froide, il suffit d'une nuit;
L'arbre alors de son front voit tomber chaque étoile ,
Et quand vient le printemps il n'a pas un seul fruit.
Ainsi mourront les chants qu'abandonne ma lyre
Au monde indifférent qui va les oublier;
Heureuse, si parfois une âme triste aspire
Le parfum passager de ces fleurs d'amandier.
FIN DES PLEURS VV MIDI.
JEUNE FEMME
DEUXIEME RECUEIL.
PENSEROSA.
PENSEROSA.
,'..'. May at last my weary a;;r
Find ont the peasefiil bermitage,
The hairy gown aud mossy ce 1 1 ,
Where 1 niay sit and rightly spell
Of every star tliat heaven dolh show,
And every herb iliat sips the dew;
Till old expérience do atlain
To somethiug; like prophétie strain. -
Thèse pleasures, Melancholy, give.
And I wiih thee will choose to live. -
MaTOJt. (// Pen<eroso.)
Le marbre le plus pur créé par Michel- Ange
Est un jeune guerrier triste et beau comme un ange:
L'artiste l'a sculpté languissamment assis
A l'angle do tombeau de l'un des Médicis ;
Il lève, il est empreint d'une vague souffrance :
C'est le génie en deuil de la belle Florence
Qui revit immortel sous ce puissant ciseau ,
Et que le peuple ému nomma Penseuoso !
Ce marbre est devenu pour toute l'Italie
Le symbole sacré de la mélancolie :
Penseroso, c'est l'ange aux sublimes douleurs,
Qui sent fléchir son àme et qui retient ses pleurs;
C'est le divin patron devant lequel s'arrête
L'artiste voyageur, le pèlerin poète;
C'est l'idéal aime de tout cœur qui souffrit,
Emblème dont Milton a deviné l'esprit.
11 fi PENSEROSA.
Quand, poète sans nom, il quitta l'Angleterre,
Et passa dans Florence, ignoré, solitaire;
Le soir il s'asseyait en face du tombeau ,
Il souriait en frère à ce marbre si beau :
Son douloureux génie et son âme abattue
Semblaient se refléter dans la blanche statue;
Les luttes de l'esprit qui le faisaient rêver,
Sur ce front Michel-Ange avait su les graver.
Pour donner à son œuvre une empreinte aussi triste ,
Autant que le poète avait souffert l'artiste ;
Et Milton , inspiré par ce marbre touchant ,
Fit sur Penseroso son plus sublime chant.
Michel-Ange et Milton, la forme et la parole,
Ont de Penseroso consacré le symbole.
Un soir , vous me contiez cette histoire de l'art ,
Et je vous écoutais de l'âme et du regard ;
Demeurant près de vous, dans la molle attitude
Où me berce la Muse aux jours de solitude,
Je rêvais.... Sur ma main ma tète se posa;
Vous me dites alors : «■ Siete Penseroso,!
» De ce marbre inspiré l'image se reflète
» Sur votre jeune front de femme et de poète;
>» Vous avez son air triste et son regard penseur,
>» Et Michel-Ange en vous eût reconnu sa sœur! »
Penserosa ! ce nom , poétique baptême ,
De mes chants douloureux est devenu l'emblème;
Il les révélera, comme un accent plaintif
Parfois révèle une âme au monde inattentif.
Purin, 22 juillet \HV.).
GROS ET LÉOPOLD ROBERT. 117
GROS ET LÉOPOLD ROBERT
IMPRESSION DU SALON DE 1836.
Qu'avaient-ils pour mourir? dit la foule mouvante
En s'arrétant pensive auprès de leurs tableaux ;
Et pourquoi projeter sur leur gloire vivante
L'ombre de leurs tombeaux ?
L'un avait-il au ciel vu pâlir son étoile?
A l'autre avait-on dit : « Tu n'iras pas plus loin , »
Pour qu'ils aient du cercueil tous deux levé le voile,
Et soient morts sans témoin?
L'auréole à ton front s'était-elle ternie,
Vieillard? n'avais-tu plus de souffle fécondant?
La douleur venait-elle éteindre ton génie ,
Jeune homme au cœur ardent ?
Quoi! tous les deux sont morts avant que l'heure sonne
Sans qu'au vieillard la gloire ait parlé du passé,
Et sans que l'espérance ait montré la couronne
Au jeune homme insensé!
Insensé! car le ciel avait mis dans ton âme
L'aliment immortel qui devait la nourrir,
Et lu [>ou vais puiser à des sources de flamme
Sans ja ais les tarir.
118 PENSEROSA.
Mais de ce feu divin qui t'animait naguères
Le foyer s'éteignit, et de ton cœur altier
L'amour, qui n'est qu'un jeu pour les âmes vulgaires,
S'empara tout entier :
Cet amour qu'ici-bas l'indifférence paie,
Sentiment tyrannique, ardent, italien,
Et qui laisse dans nous une éternelle plaie
Quand on rompt son lien.
Pâles hommes du Nord , vous qui n'avez dans l'âme
Qu'un amour passager, frivole, abâtardi,
Oh ! vous ne savez pas ce qu'est l'amour de flamme
Des enfants du Midi !
Toi , tu l'avais appris sous le ciel de Venise ,
Où des rêves d'artiste avaient conduit tes pas,
Où s'élevait ta gloire à la France promise ,
D'où tu ne revins pas ! ! !
L'amour qui t'a tué n'a laissé sur la terre
Que des traces d'un jour, de vagues souvenirs;
11 s'est enseveli comme un sanglant mystère
Sous le Pont des Soupirs.
Mais nous pouvons encor comprendre son ravage,
Son angoisse poignante et ses mornes douleurs;
Car tu les as gravés dans ton dernier ouvrage ,
Le Dépari des Pécheurs.
Là, de ton noir chagrin tout a le caractère :
Chaque homme porta 110 front d'où l'espoir esl tombé,
Chaque femme succombe a sa douleur austère «
Comme la Niobé.
Le vieillard el L'enfant n'ont pas même un sourire :
L'un se souvient enen1, l'autre a tout deviné;
Le vieillard \ «>it la tombe, et l'enfant semble dire :
Pourquoi donc Buifl-je né? >>
GROS ET LEOPOLD ROBERT. 119
Et, comme fatigués par le travail de vivre,
Sur la mer orageuse ils s'élancent toujours,
En demandant à Dieu que la mort les délivre
Du fardeau de leurs jours.
Oh! non, ce n'est point là le pêcheur d'Italie,
Qui, libre, insoucieux comme le flot mouvant,
Accepte sa misère en chantant , et l'oublie
Sous un ciel énervant.
C'est le sombre tableau du peintre qui succombe
En laissant sa douleur empreinte dans son art :
C'est l'adieu de Gilbert , c'est l'hymne de la tombe ,
Dernier chant de Mozart ! ! !
L'amour a tué le jeune homme;
Mais toi qu'avec respect on nomme,
Toi, le peintre de l'Empereur,
Toi qui sem biais fait à sa taille
Pour ranimer chaque bataille
Où son aigle planait vainqueur;
Toi qui, grand de sa grande vie,
L'as retracée et l'as suivie
Au\ Pyramides, à Jaffa,
Partout où la suivra l'histoire,
Partout où du fils de la gloire
Le bras ou l'âme triompha;
Toi qui, lorsque l'Europe unie
Vint dérober à ton génie
Les hauts faits de Napoléon ,
Dédaignant toute œuvre frivole ,
Immortalisas la coupole
De son sublime Panthéon;
Qu'avais-tu pour mourir, toi qui vivais de gloire
Comme le jeune artiste a>ait vécu d'amour?
120 PENSEROSA.
A la tienne est-il vrai que tu cessas de croire
Et que tu dis un jour :
« Puisqu'il mes cheveux blancs on ravit la couronne,
Qu'on la jette brillante à d'autres jeunes fronts,
Qu'on veut tuer mon nom.... que l'oubli m'environne,
Place aux vivants! mourons! »
Est-il vrai qu'on ait vu la critique mordante
Étouffer sous son poids ton génie enchaîné,
Semblable à ce manteau de plomb lourd dont le Dante
Accablait le damné?
La gloire était ta vie, et tu la crus éteinte,
Et tu maudis le monde, et tu l'abandonnas;
A côté de l'oubli tu vis la mort sans crainte ,
Et tu te la donnas.
Comme des criminels, en secret et dans l'ombre,
Après avoir souffert , après avoir gémi ,
Ils sont morts tous les deux , morts d'un désespoir sombre
Sans un dernier ami.
Malheur à ceux qui les frappèrent!
A la femme qui n'aima pas!
A la foule d'où s'échappèrent
Des mots qui hâtent le trépas !
PAKIS. 121
III
PARIS.
Quand je vais triste et seule, et que, dans le ciel gris,
Je suis quelque image errant sur les toitures,
Et, comme ces draps noirs qu'on met aux sépultures,
Couvrant des boulevards les arbres rabougris;
Lorsqu'au bourdonnement de ce chaos qui passe,
De ce peuple encombrant l'horizon et l'espace,
De ces milliers de bruits dans l'air se confondant
Comme un cri de blasphème immense et discordant ,
Je marche , et que ma vue est tristement frappée
Par cette Babylone à la vie occupée,
A la vie où la chair est tout et l'esprit rien,
Oii le mal triomphant aux pieds foule le bien,
Où la plèbe se rue au plaisir qui l'appelle,
Ou jouir est le mot que toute langue épelle,
Où les hommes, parqués comme de vils troupeaux,
Vont dévorant leurs jours sans bonheur ni repos;
Quand toutes ces maisons où la lumière monte
Se pavanent le soir pour le crime ou la honte,
Et que la poésie en sa virginité
En voit sortir fardé, par l'art ou la beauté,
Le vice.... saltimbanque immonde qui s'étale
Et vend tout pour de l'or dans cette capitale ;
Alors, ce faux Paris, ce Paris idéal,
Que je rêvais si grand sous mon beau ciel natal ,
Se dissout à mes yeux comme un trompeur mirage ;
Et le Paris réel accable mon courage.
11
122 PENSEROSA.
Craintive, je voudrais, m'enfayant au désert,
Sortir de cet abîme où j'ai long-temps souffert;
Je voudrais, nivelant tous ces amas de pierres,
Sur la mer, sur le ciel reporter mes paupières,
Loin de ces lieux impurs , qu'on dit civilisés ,
Sentir le souffle frais de nos vents alizés
Glisser dans mes cheveux, dilater ma poitrine,
M'imprégner des parfums de la vague marine....
Je voudrais m'élancer comme le jeune faon,
Libre, sur les rochers où je bondis enfant.
Puis, lorsque sous mon toit rêvant ainsi je rentre,
Et que près du foyer mon âme se concentre ,
Je pleure en me disant que je ne pourrais plus
Séparer mon cœur pur de ces cœurs dissolus ;
Que l'art, la poésie et les splendeurs que j'aime
Se retrouvent au fond de cette fange même ;
Qu'il faut, pour en tirer quelques parcelles d'or,
Dans cet abîme impur long-temps plonger encor ;
Que tout génie humain , acceptant ce mélange ,
A sur ce sol ardent brûlé ses ailes d'ange,
Et que, pour satisfaire un rêve de l'orgueil,
Je dois fendre la mer sans regarder recueil.
Et pourtant, je le sens, ce ©fleur qui s'interroge
Repousserait l'encens et l'éclat de l'éloge ,
S'il pouvait retrouver cet amour maternel ,
Amour qui vient des deux, amour seul éternel,
Amour que j'ai perdu, qui me manque à toute heure,
Qui prendrait la moitié des tourments dont je pleure,
Amour actif et saint qui 1 cillerait sur moi
Quand au bord du volcan Je marche avec effroi!
Oh! que je fus coupable et que je suis punie !
Mon Dieu! j'avais ma mère, et vous m'a\ie/ bénie
De SOU amour profond, et je n'ai bien eompris
Qu'après l'avoir perdu quel en étafl le prix.
Pour l'arracher une heure au marbre de la tombe,
Mon Dieu, que de mon front toute couronne tombe,
Que cet biens qu'appelait mon désir insensé
S'éloignenl pour toujours, mon cœur en est lassé!
PARIS. 123
Que ces rêves d'orgueil que la jeunesse couve
S'éteignent dans mon sein , mais que je la retrouve !
Oh! que je sente encor se poser sur mon front
Ces baisers maternels qui le rafraîchiront!
Que je l'entende enfin, cette voix d'une amie,
Pour moi depuis trois ans étouffée, endormie!
Une heure, une heure encor que je puisse la voir
Tendre vers moi ses bras prêts à me recevoir,
Et je m'y jetterai!... Puis, nous irons ensemble
Dans le champ qu'elle aimait et qu'ombrage le tremble,
Au bout de l'aqueduc , où la source , à couvert ,
Dérobe ses flots purs sous le feuillage vert;
Où l'aubépine en fleurs s'étend comme un blanc voile,
Où le trèfle naissant de boutons d'or s'étoile ;
Puis nous irons cueillir aux branches des pommiers
Les fruits que le soleil a mûris les premiers;
Nous irons secourir aux moissons, aux vendanges,
Les pauvres, qui diront : « Ces femmes sont des anges. »
Et j'oublirai le monde, attachée à ses pas,
Le monde qui distrait du bonheur qu'on n'a pas.
21 PENSEROSA.
IV
DOLORÈS.
« Celle jeune fille richement parée, ci belle,
mais si triste, me dit-il, se nomme Dolorès ;
elle assisie à tontes nos fêtes sans y prendre
part! Elle est toujours pâle et rêveuse comme
vous la voyez ; on soupçonne, ajouta t-il bien
l>as, (|ue c'est une fille naturelle du roi. Con-
naît-elle le secret de sa naissance? on pour-
rait le croire à l'expression douloureusement
orgueilleuse de ses traits. Mais n'essayez pas
de lui parler, elle vous répondrait avec dé-
dain ou garderait le silence n A peine m'eut -
il (piitté, que je m'approchai de Dolorès et
lui adressai respectueusement la parole.
(lixliaU d'un roman espagnol.)
$®P
« Vous n'aimez pas le bal , et vous restez assis»;
Lorsque mille danseurs que l'orchestre électriso
Glissent autour de vous en groupes variés;
Quoi! vous ne sentez pas des ailes à vos pieds?
Jamais on ne vous voit , rieuse et bondissante,
Vous jeter dans les (lots de la foule dansante ,
Et, dans ce tourbillon volant sans le savoir,
Ne finir qu'au matin lo bal ouvert le soir.
Dans le monde pourtant vous êtes attirée,
Vous \ venez toujours calme, belle et parée,
Charmant tous les regards, mais les dédaignant tous :
On dirait que. ce monde est un désert pour vous.
Votre âme liabite-t-elle alors une autre sphère?
Ah! .s'il en est ainsi, que venez-vous donc faire
Dans nos fêtes? Pourquoi porter avec orgueil
Parmi nos fronts joyeux un front couvert de deuil? »
DOLORES. 1*5
Elle me répondit, courbant sa tète pâle
Sur son frêle éventail de vélin et d'opale :
« Dans un inonde ou l'amour se montre sans pudeur,
La tristesse est pour tous un signe de froideur;
Nul ne sait deviner la joie intérieure
Rayonnant dans un cœur qu'une espérance effleure;
On ne lit pas dans l'âme, heureuse tristement,
Si le front ne trahit l'idéal sentiment.
Parmi vous, quand on croit que j'étouffe mon âme,
Hélas! ce que j'éprouve est souvent tout un drame.
Un sourire, un regard, qui s'arrêtent sur moi,
Font frissonner mon sein d'un ineffable émoi ;
J'espère, illusion d'une Ame virginale,
Que parmi les coeurs froids de la foule banale
Un être me comprend, et que, sans nous parler,
L'un à l'autre un regard vient de nous révéler;
Puis , craignant que le bruit n'étouffe ma pensée ,
Je me tiens à l'écart et la tête baissée ;
La fête à mes regards disparaît, je ne vois
Qu'une image de flamme et n'entends qu'une voix ;
Le rêve prend un corps, le fantôme se dresse ,
Mon vœu répond au vœo qu'en tremblant il m'adresse :
Le rayon de ses yeux me brûle. Parle-t-il,
Une larme d'amour éclate sous mon cil ;
Ainsi qu'aux chants voilés d'une musique molle ,
Je me sens énervée aux sons de sa parole;
Et si, baissant la voix, il murmure à demi
Ces doux mots dont tout oœor une fois a frémi :
« Je t'aime ! » ah ! c'est alors que le bonheur m'inonde !
Je pleure sans songer aux sarcasmes du monde;
Autour de moi je sens un souffle ardent courir ;
J'ai deviné la vie et je voudrais mourir;
Car, je le sais, sitôt que mon regard se lève,
La fête reparaît, mais j'ai perdu mon rêve!
« Cette foule, arc-en-ciel aux changeantes couleurs,
Ces lumières, ces voix, ces arômes des fleurs,
Tout ce luxe poignant, vivante poésie -
Qui réchauffe le sang et dont l'âme est saisie,
Verse sur mes douleurs l'opium oriental :
11.
126 PENSEROSA.
C'est un enivrement que je demande au bal ,
Enivrement muet que nul cœur ne devine ,
Volupté qui me cause une extase divine,
Aliment idéal dont je viens me nourrir,
Et qui me donne encor des forces pour souffrir;
Crédule à cette erreur, en me rêvant aimée,
Je sens moins lourdement ma chaîne accoutumée.
Quand je rentre en ma vie où tout est désespoir,
Où nul rayon d'amour n'éclaire mon ciel noir,
Parfois, planant sur moi, ce souvenir d'une heure
Rassérène mon front, embellit ma demeure;
Puis, quand je l'ai perdu, je viens le retrouver
Dans un monde où pour moi jouir n'est que rêver ,
Où, souffrante et cachée, accomplissant ses phases,
Mon âme voile à tous ses secrètes extases,
Et, craintive, dérobe un bonheur douloureux
A ceux qui n'y croient pas, parce qu'ils sont heureux! »
MASTRILLO
Nella bclla cilla di Terrncina
Nacque Mastrillo di sottile fqgegno
Stuporo ni papa o pregladlzlo ni regno.
{Poème italien sur MaU>Hlu.\
Monarque aimé d'un peuple libre,
Je fais, avec mes Oaiabrois,
Trembler, des Alpes Jusqu'au Tibre,
L'Italie et ses petto rois.
MASTRILLO. 127
Le pape , qui craint ma visite ,
S'enferme dans son Vatican ,
Et le roi de Naples s'abrite
Sous les flammes de son volcan.
Partout je jette l'épouvante;
Le sbire me nomme tout bas ;
Le moine, d'une voix fervente,
M'implore et ne me maudit pas ;
Car on sait que ma bonne lame
Fend un homme comme on fend l'eau
Et les plus braves manquent d'âme
Au nom du brigand Mastiïllo.
Je suis le dieu de l'Italie;
Je l'étreins du haut de ce mont;
A mes pieds elle s'humilie ,
Et pour moi tombent de son front
Ses fleurs, ses femmes sans pareilles,
Ses arts, ses trésors, et je sens
Toute la terre des merveilles
Palpiter dans mes bras puissants.
Les richesses de ma caverne
De cent rois feraient le trésor ,
Et pour moi le vin de Falerne
Est versé dans des coupes d'or.
J'ai des manteaux de la Calabre
Brodés de perles et d'argent ,
Et des diamants à mon sabre
Plus gros que celui du Régent.
Mon trône, mes palais, mes villes,
Sont les blanches roches d'Anxur;
Je n'ai pas de flatteurs serviles,
Mais de mes braves je suis sûr!
Le riche redoute ma bande,
Et le pauvre opprimé par lui
Jamais vainement ne demande
Ou ma vengeance, ou mon appui.
|?8 PENSKROSA.
Tremblant à l'éclair de ma dague,
Princes et grands qui m'ont maudit,
Quand de terreur leur cœur divague,
Tombent aux genoux du bandit.
Dans l'angoisse de leurs alarmes
Souvent ils ont baisé mes pieds ;
J'aime le sang , les cris , les larmes
De ces lâches humiliés.
Vainement leur voix en appelle !
Nous avons conquis leurs trésors;
Leur âme fuit, leur sang ruisselle;
Aux vautours nous livrons leurs corps
Puis, quand les bras de nos amantes
S'enlacent à nos bras nerveux ,
Nous essuyons nos mains fumantes
Aux tresses de leurs longs cheveux.
De puissants princes nous honorent ,
Le pape respecte nos droits ,
Les jeunes femmes nous adorent,
Le peuple chante nos exploits.
Par les saints et par la Madone
A la mort nous sommes absous.
Amis, au diable je me donne
S'il est au ciel un sort plus doux!
Serrant», 18M.
A M. *** 129
VI
A M. ***
SUR SON TABLEAU DE HAMLET
Seul tu nous as rendu le Hamlet de Shakspeare,
Création sublime où la douleur respire,
Où le poète a mis dans un coeur dévasté
Tous les maux du génie et de l'humanité :
Le désenchantement, le désespoir, le doute,
Satiété, dégoûts, semés sur notre route,
Révolte de l'orgueil, angoisse du néant,
Enfer que Dieu jeta dans l'homme en le créant ,
Science du malheur, plaie immense et profonde
Qui ronge toute chair et toute âme en ce monde.
Shakspeare avait laissé son âme dans Hamlet,
Mais son œuvre n'était qu'on symbole incomplet,
Avant que tes pinceaux , trempés à son génie ,
Eussent fait pour cette âme un corps en harmonie
Un corps qui vit et souffre, où tu viens de graver
Tout ce que le poète a nos (leurs fit rêver,
130 PENSEROSA.
Où la douleur, prenant une forme nouvelle,
Palpable, dans la chair de l'homme se révèle,
Et nous fait lire , empreints sur des traits amaigris ,
Les tourments qu'en ses vers Shakspeare avait écrits.
Ton génie a compris cette tristesse immense
Qui dévore la vie et mène à la démence;
Le Hamlet de Shakspeare en tes mains s'est fait chair.
Regardez ce tableau! tout est muet dans l'air;
Les deux semblent peser sur cette aride plaine
Couverte d'ossements et de poussière humaine;
Les sépulcres brisés sillonnent le gazon ,
Des nuages de sang planent à l'horizon'
Et jettent le reflet de leur sombre lumière
Sur la croix qui s'élève au fond du cimetière.
Là, comme un spectre errant, sous ses habits de deuil
Hamlet a soulevé la pierre d'un cercueil;
Le débris d'un squelette est dans sa main profane;
De la tôte de l'homme il vient peser le crâne :
Il vient, pour assouvir la douleur qui le mord,
Interroger la vie en face de la mort ;
Et , quand il a placé dans la même balance
L'éternel mouvement et l'éternel silence ,
Jetant à nos grandeurs un dédaigneux défi,
Il dit : Gloire au néant! et sur le monde fi 4!
Il est la méditant, assis sur une tombe,
De WD cour déjà \i<'n\ chaque illusion tombe;
I Cette expremion «si <l<; Sbakapeare;
Hamlel :-.... ThiitoorM l- on' ' ah
placée Ini-roéme dans la bouche de
A If. • ■ ' 13
Tous ses bonheurs perdus, tous ses désirs éteints
Sur son pâle visage à jamais sont empreints.
On lit son désespoir sur son front qui se creuse,
Dans le sourire amer de sa lèvre moqueuse ,
Dans son regard ardent qui , tristement baissé ,
Redemande au tombeau l'image du passé ;
Dans tout son être enfin où la souffrance vibre,
Comprimant chaque trait, déchirant chaque libre..
Oh! c'est bien le Hamlet que Shakspeare rêva:
L'enveloppe brisée et d'où l'âme s'en va;
Le malheur acharné sur un crâne livide
Que ronge la pensée, et qui restera vide;
L'homme qui se consume et dont la chair périt
Demandant à la mort le repos de l'esprit.
Paris, 1836.
132 PENSEROSA.
Vil
HERMIONE
(CHARLES LE TÉMÉRAIRE),
A GABRIEL.
il ci niioiio est un être fantastique, une salamandre, une des plus touchantes
et des plus poétiques créations «le "Waltcr Scott.
Quand j'étais enfant, ma mère, en nie fai-
sant faire ma prière, me disait : « Prie ton
bon ange. » Un jour je lui demandai : « Quel
est donc le nom de mon ange, o ma mère Y
dis-le-moi , afin que je puisse le nommer en
p'rianl. r Elle me répondit : « Le plus bel
ange du ciel se nomme Gabriel, et c'est lui
<|ui veille sur toi. » Bientôt Gabriel m'appa-
rut dans mes rêves, et je le trouvai char-
mant ; il eut mon premier amour; il me
sembla (pie, lui du ciel et moi de la terre,
nous étions fiancés ensemble. Mais tout à
coup cette vision m'échappa; je tombai dans
une grande douleur, et je faillis mourir.
[Réue d'une jeune fille.)
La \oila, voyez, qu'elle est belle!
Sa bouche sourit tristement,
Son œil a l'étrange étincelle
De« comètes du firmament.
Sous sa peau fine et transparente,
Au lieu de sang on croirait voir
( ette flamme pourpre et mourante
Que le soleil ^erse le soir.
HERMIONE. 133
Sur son sein qu'une gaze voile,
Sur ses bras croisés chastement,
Chaque veine jette une étoile ,
Chaque fibre un rayonnement.
Des boucles de sa chevelure
S'échappent des jets lumineux,
De sa joue animée et pure
Le duvet d'argent a des feux ;
Son sourcil , en croissant de flamme ,
Scintille au-dessus de son œil,
De son oeil , miroir de son âme ,
Mélange d'amour et d'orgueil.
L'éclat de l'arc-en-ciel rayonne
Sur son front diaphane et pur,
Et l'opale qui la couronne
Brille dans un cercle d'azur.
Pierre merveilleuse et vivante ,
Dans cette opale au feu perçant
Circule une flamme mouvante ,
Comme au cœur circule le sang.
C'est l'emblème de son génie ,
C'est le foyer de son amour;
Quand l'opale sera ternie,
Ilermione perdra le jour.
Hermione , vierge d'Asie ,
Enfant du soleil et de l'air,
Qu'un souffle de la poésie
Fit éclore dans un éclair;
Hermione, c'est la pensée,
C'est l'intelligence et la foi ,
Lumière par les deux versée,
Que l'âme en naissant porte en soi ;
12
134 PElNSEROSA.
Et cette opale fantastique
Que l'on n'altère pas en vain ,
C'est la figure symbolique
D'un front marqué du sceau divin.
Malheur à celui qui la souille!
Malheur au souffle d'ici-bas
Qui flétrit l'âme et la dépouille
D'un bien qu'on ne recouvre pas !
Hermione, fdle d'un mage,
Être d'amour, être de feu ,
Ame ardente qui fut l'image
De celle que t'envoyait Dieu ;
De cette âme à la tienne unie ,
Où l'amour ne peut s'effacer,
Qui dans son étreinte infinie
S'ouvre au ciel et veut l'embrasser !
Foyer qui brûle un cœur de femme ,
Qu'en ton sein tu pouvais cacher,
Poésie, amour, double flamme
Qui dans toi voulait s'épancher.
Gabriel , ange de mes rêves !
Étoile qui brille en ma nuit,
Ombre qui glisse sur les grèves ,
Fantôme que j'aime et qui fuit.
Sur et; front si triste et si pâle,
Où ton souffle vient de courir,
Ma vie est semblable ■ l'opale
Dont le feu tremblant va mourir.
|fa \ie a ramour est lice,
Et c'est toi qui donnes l'amour;
Que de pleurs dans la Heur plier
Lorsque le soleil manque au joui !
IIERMTOSE. 135
An lien de l'ardente lumière
Qui rayonnait quand tu m aimais ,
Que de larmes dans ma paupière ,
Que rien n'éclaire désormais !
Comme dans l'opale qui tremble,
Le feu s'éteint dans mon regard ,
Tu m'avais dit : Vivons ensemble,
Je suis seule au jour du départ.
Vois! déjcà la mort va descendre,
Et, comme Hermione, avant peu
Mon corps te laissera sa cendre ,
L'âme éplorée ira vers Dieu !
VITT
SOUVENIR DE SERVANNE
A MA MÈRE.
Ob! que ne puis-je encore habiter sous ton aile,
Dans la maison des cbamps, la cbambre mafernelli
Près de toi que ne puis-je y dormir chaque nuit ,
Jusqu'à Tbeure où renaît la lumière et le bruit,
Jusqu'à l'heure où toujours , la première levée ,
Tu venais en riant, d'une vok élevée,
M'éveiller et finir ces rêves oraszeux
136 PENSEROSÀ;
Qui pour moi de l'enfance empoisonnaient les jeux !
Ces rêves dont j'étais jour et nuit poursuivie,
Qui formaient dans ma vie une seconde vie,
Tdéale , sublime , et qui tue à jamais
L'existence réelle! Et toi, toi qui m'aimais :
« Enfant , me disais-tu , laisse tout penser grave
A l'âme des vieillards. L'atmosphère est suave ,
Viens voir du jour naissant les secrètes beautés ;
Que de naïfs plaisirs ton cœur n'a pas goûtés!
Du luxe et des grandeurs l'âme se rassasie ;
Mais il est une intime et simple poésie
Que pour toi Dieu sema dans les champs d'alentour
Viens, tu feras des vers sur le lever du jour,
Et ton chant virginal, ainsi qu'une prière,
Montera vers le ciel, d'où descend la lumière. »
Et de ma couche alors levant le blanc rideau ,
Ma mère , tu semblais soulever le fardeau
Qui pesait sur mon cœur; et, soudain éveillée,
Puis par tes douces mains avec soin habillée ,
Après avoir prié pour mon père et pour toi
Le ciel où maintenant vous priez Dieu pour moi ;
Après avoir reçu de ta lèvre adorée
Ce baiser du matin dont la mort m'a sevrée ,
Plus calme et ranimant mon cœur à ton amour,
Je te suivais aux champs pour voir lever le jour.
Et d'abord sous cet orme à l'ombre séculaire,
Qui sur la grande cour dresse un toit circulaire,
Comme pour abriter avec son vert manteau
Du soleil du midi les murs blancs du château;
Sous cet orme où l'oiseau pose son nid de mousse,
Où le coq matinal chante, où la poule glousse,
Où le paon fait briller son plumage étoile ,
D'abord tu t'arrêtais en égrenant du blé ;
Et la poule et le coq à la crête écarlate
Accouraient en frappant le gazon de leur patte ;
Et le paon, déployant sa queue en tournesol,
Lear disputait le grain qui tombait sur le sol;
If les oiseaux dans l'air jetaient mille ramages,
El le soleil jouait dans leurs brillants plumages.
SOUVENIR DE SERVANNE IV
Je rêvais en voyant ta sublime bonté
Embrasser la nature en son immensité,
Se répandre, depuis les douleurs du génie
Jusqu'à l'agneau bêlant , en tendresse infinie ,
Et donner à tout être , bêlas ! qu'on foule au pié ,
Une part de ton cœur, tout amour et pitié.
Je rêvais en voyant tout ce que l'homme blesse ,
Misère, probité, génie, amour, faiblesse,
Dans ton âme si grande et si simple à la fois,
Trouver un sentiment, des larmes, une voix.
Cette troupe d'oiseaux, à tes pieds accourue,
Peignait la pauvreté, qui, par toi secourue,
Venait à la même heure, au bord de ton chemin ,
Recevoir chaque jour l'aumône de ta main.
La mère qu'accablait le poids de ses entrailles ,
Voyait doubler par loi le froment des semailles ;
Tu cachais sous l'épi dans nos moissons glané
La layette de lin pour l'enfant nouveau-né;
Puis tu disais avec un sourire céleste :
« La pauvre femme assise à son foyer modeste ,
Ce soir en déliant les gerbes du faisceau ,
De ce fils qu'elle attend trouvera le trousseau;
Et l'enfant, qui déjà pressentait la misère,
Tressaillera joyeux dans le sein de sa mère. »
La charité, l'amour, ces di\ines vertus
Dont pour nous ennoblir Dieu nous a revêtus ;
La charité , ce mot du céleste idiome ,
Qu'un ange à son berceau dut enseigner à l'homme,
La charité du Christ, qui fit naître la loi,
0 ma mère, elle était inépuisable en toi;
Sur les douleurs du corps, sur les tourments de l'âme,
Sur tout ce qui souffrait tu versais son dictame;
Oui, l'amour qui console et guérit, tu l'avais.
Voilà pourquoi marchant près de toi je rêvais;
Pourquoi, quand je sondais ma pensée orgueilleuse,
Qui demandait aux arts une gloire douteuse,
Je me sentais rougir de désirer si peu :
Au lieu de tes \erfus, la gloire... Oh! non, mon Dieu!
12.
(38 PENSEROSA.
La gloire, éeho qui meurt, terre un jour éboulée
Source qui se dessèche après s'être écoulée;
La gloire, qui n'a pas un ami près de soi,
Cette gloire , 6 mon Dieu ! détournez-la de moi ,
Et faites-moi chercher la charité féconde ,
Dont ma mère reçut la couronne en ce monde ,
Et qui vint se pencher riante h son chevet
Le jour où son exil ici-bas s'achevait.
IX
MADELEINE.
A MADAME LA BARONNE DE ¥¥¥.
Pour rendre Madeleine il fallait être femme;
Un homme eût peint le corps, vous avez compris l'âme;
Ame toute d'amour, de génie et de feu ,
Sentant une tendresse immense, inassouvie,
La demandant au monde, aux plaisirs, à la vie,
Et déçue , ici-bas , la demandant à Dieu :
A Dieu, foyer brillant, à Dieu, suprême essence,
Qui de sa passion comprendra la puissance,
Qui remplira ce cœur que rien n'a pu remplir,
Qui, peuplant son désert, saura répandre en elle
L'intarissable amour et l'extase étemelle,
Immuable rayon qu'on ne. yoif point pâlir.
MADELEINE. 130
Cet éclatant rayon , vous avez su répandre
Sur ce noble visage à la fois triste et tendre ;
II brille dans cet œil de feu qui nous poursuit
Et qui regarde encore, avec d'ardentes flammes,
Cette tète de mort, moins froide que les âmes
Qui pour elle n'avaient que le vide et la nuit.
Oli ! qu'elle est belle ainsi , renonçant à la terre
Pour concentrer en Dieu son amour solitaire !
L'homme, en la regardant, se trouble et croit sentir
Frissonner ses cheveux , passer sa pure haleine ;
Il devine l'amour qu'inspira Madeleine,
Et voudrait l'arracher à son saint repentir.
Paris, |8:W.
LES SORCIÈRES DE MACBETH.
(imitation de siiakspeare.)
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Au loin déjà le chat-tigre, trois fois,
A miaulé comme un enfant qui pleure.
SECONDE SORCIÈRE.
Le hérisson, à la même heure,
A gérai dans le fond des bois !
140 PENSEROSA.
TROISIÈME 8ÔRCIÈBE.
11 est temps, il est temps, l'heure sonne.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Tournons en rond autour du chaudron qui bouillonne
Jetons-y le poison d'immondes intestins.
Crapaud, qui, dormant sous la pierre,
As durant trente jours échauffé tes venins,
Bous le premier dans la chaudière.
Redoublons de travail et de soin ,
Le mystère nous environne ;
Nous n'avons que l'enfer pour témoin ;
Feu brûle et chaudière bouillonne !
SECONDE SORCIÈRE.
Œil des lézards dans l'eau pourris,
Filet d'un serpent aquatique ,
Poil infect de chauves-souris ,
Rouillez dans le chaudron magique !
Aile lugubre des hiboux ,
Aiguillon fourchu de vipère ,
Pour que l'enchantement s'opère,
Dans la marmite mélez-vous ;
Ainsi qu'une infernale soupe,
Rouillez dans cette immense coupe ,
Kl forme/, un charme fatal
De tous les éléments du mal !
TOUTES.
Le mystère nous environne ,
Nous n'avons que l'enfer pour témoin;
Redoublons de travail et de soin;
Feu brûle et chaudière bouillonne
LES SORCIERES DE MACBETH. 141
TROIsIl.MF SORCIERE.
Dent de loup et langue de eliien ,
Momie impure de sorcière,
Foie ou de juif ou de païen,
Gueule de requin sanguinaire,
Fiel de bouc , branche de cyprès
Coupée aux éclipses de lune ,
Ciguë arrachée à la brune,
Peaux de grenouilles de marais,
Écailles d'un dragon bizarre,
Nez de Turc, lèvre de Tartare,
Doigt d'un enfant mort en naissant
Dont la prostituée atroce
Se délivra dans une fosse,
Puis l'étouffa tout vagissant !
Remplissez la chaudière ardente,
Fraise de tigre, pattes, yeux,
Et faites, ingrédients hideux,
La bouillie épaisse et gluante !
Redoublons de travail et de soin ,
Le mystère nous environne;
Nous n'avons' que l'enfer pour témoin ;
Feu brûle et chaudière bouillonne !
SECONDE SORCIÈRE.
Refroidissons cela dans du sang de guenon ,
Et l'enchantement sera bon !
HÉCATE.
C'est bien, votre travail mérite mes louanges,
Et chacune de vous aura part au profit ;
Mais il faut maintenant enchanter les mélanges
Qnt' \ous avez jetés dans le chaudron maudit.
142 PENSEROSA.
Comme des lutins et des fées,
Pour que le charme soit fécond ,
Chantez, chantez, chantez en rond
Autour des flammes étouffées !
CHANSON.
Accourez , noirs et blancs esprits !
Venez , esprits rouges et gris ;
Vous qui savez comment on mêle,
Mêlez cette liqueur nouvelle !
Paris, 1836.
XI
LA VOIX DUNE MÈRE.
Enfant qui seras femme ,
N'ouvre jamais ton âme
Qu'aux modestes vertus ;
Que ta charité sainte
Berce et calme la plainte
Des esprits abattus !
Que ta pure espérance
Relève la souffrance;
Que ton hymne de foi ,
Comme une chaste offrande,
Monte au ciel et répande
La paix autour de toi.
LA VOIX B'UJSE MÈRE. 143
Sois l'ange qui console ;
De ta douce parole
Prodigue le secours ;
Au malheur tends l'oreille,
Près du malade veille
£t près du pauvre accours.
D'une mère qui t'aime
Dieu voulut te bénir ;
Laisse-la, pour toi-même ,
Disposer l'avenir.
Travaille , prie et chante !
Le travail t'ennoblit ,
La loi te rend touchante,
La gaité t'embellit !
Et si Dieu t'a douée
D'un esprit noble et grand ,
Sois humble et dévouée,
Sois belle en l'ignorant.
Laisse à l'homme la gloire ,
Les triomphes, le bruit;
Pour nous, aimer et croire
Au bonheur nous conduit.
Coule une vie obscure
Que le devoir remplit :
L'onde à l'ombre est plus pure,
Rien ne trouble son lit.
Paris, 1837.
144 PENSEROSA.
XII
EGGE HOMO.
(SUR UN CHRIST DE RUBENS. )
Voilà l'homme! ô mon Dieu! comme ton divin Fils,
L'homme qui pense et croit est sur un crucifix !
A son front qui s'incline on jette de la boue ;
De sa lèvre altérée on approche le liel ,
Et quand il croit trouver les caresses du ciel ,
Le baiser de Judas s'arrête sur sa joue !
Mais, en portant sa croix, s'il était Christ encor,
11 pourrait du Calvaire entrevoir le Thabor ;
Le but adoucirait les horreurs de la route,
Pour sa vie il saurait qu'il a l'éternité,
Le ciel, pour racheter sa triste humanité ;
Mais nous, que savons-nous? nous n'avons que le doute.
En suivant le sentier rude de la vertu ,
Notre esprit se révolte, incertain, abattu;
Et quand l'impiété nous jette son sarcasme,
Hélas! nous sentons trop qu'elle nous a jugés,
Qu'elle a vu dans nos cœurs mornes, découragés,
Une foi vacillante et sans enthousiasme.
Elle a mi que souvent sont montés jusqu'à nous
Les bruits de ses plaisirs, qui nous ont semblé doux ;
LCCE HOMO.
Que, lorsque radieuse elle sort de sa fange,
Souvent de notre choix prêts à nous repentir,
Nous avons, déchirant la robe du martyr,
Pensé que le démon est plus heureux que l'ange.
En nous voyant (.Yen bas aspirer au sommet ,
Elle raille les biens que la mort nous promet ;
Et du lot de la terre avide et satisfaite,
Pour elle , les instincts qu'elle court assouvir
Réalisent le ciel où nous voulons gravir.
Et pour nous... si le ciel n'était qu'une défaite !
Si nos longs jours d'ennui, si nos chagrins poignants,
Si ces âpres dégoûts dont nos cœurs sont saignants,
Ne trouvaient pas après une onde qui les lave ;
Si, quittant cette terre où nous pouvions jouir,
Au but FÉden promis allait s'évanouir ;
Si d'une illusion notre âme était esclave !
Voila ce (pie nous dit le doute au dard rongeur,
Ce qui fait sur nos fronts éclater la rougeur,
Lorsque nous proclamons qu'en nous la paix habite,
Que la foi nous conduit sans trouble, sans combats.
Quand nous parlons ainsi , le doute vient tout bas
Démentir notre voix avec sa voix maudite.
Que le calvaire est dur à qui veut le monter
Aux oasis humains sans jamais s'arrêter!
Sans reposer son pied que déchire la ronce,
Sans boire aux flots souilles doux aux lèvres des sens
Sans permettre à son cœur d'écouter les accents
De génie et d'amour que la terre prononce î
Comme le Christ, il sait qu'au pied du roc s'étend
Quelque Jérusalem, quelque cité portant
Jusqu'aux deux ses palais, ses dômes de porphyre ;'
Que la la volupté, l'or, le bonheur humain,
Ont de plus d'une vie enivré le chemin,
Il qu'à la sienne aussi ces biens pouvaienl suffire.
13
146 PEXSEROSA.
Mais il marche toujours, car il s'est contié,
Dans ses heures d'angoisse, au Dieu crucifié;
Puis l'orgueil ou la foi tour à tour le relève :
L'orgueil dit de poursuivre et de persévérer ;
La foi, de regarder au delà, d'espérer ;
Et le martyr brisé recommence- son rêve.
Et lorsque la mort vient l'arracher à la croix ,
Qu'il contemple la terre une dernière fois,
Elle lui jette encor des clameurs enivrantes :
« Ils sont heureux là-bas, si je m'étais trompé ! »
Pense-t-il; et ce cri de son cœur échappé
Fait baisser tristement ses paupières mourantes.
C'est alors que , sans doute , en son âme descend
De la foi du vrai Christ quelque nu on perçant,
Et que voyant au ciel, qui pour lui s'illumine,
La couronne promise à son sublime effort,
Il comprend la patrie où vivra l'homme fort,
Et ne regrette plus la terre qu'il domine.
PjuIb, 1838.
A MADAME LEBRUN. 147
XIII
A MADAME LEBRUN1.
Oh! c'est vous qui fûtes poète,
Vous dont Tàme , des le berceau
Reçut de Dieu , pour interprète ,
Au lieu d'une lyre un pinceau.
C'est une grande poésie
Que celle qui parle au regard ,
Et qui montre à l'àme saisie
La nature enchaînée à l'art!
Dans ce tableau qui la révèle - ,
Que Marie-Antoinette est belle!
Que son front pur est gracieux !
Le sang circule sous sa joue,
Et son d'il où la flamme joue
Reflète son âme et les cieu\ !
1 Madame Vigée-Lebran, peintre célèbre (le Marie-Antoinette, a parcouru une
de* plus ln-illuiites carrières d'artiste. Ouaud la révolution de 1789 l'obligea à qnit-
l t la France, quoique bien jeune encore, elle avait déjà fait tous les portraits de la
famille royale et ceux des (grandes familles de la cour; elle avait été. reçue de l'A-
■ adi'uiie et» Bcau-ArU de l'ranee; Ulentol toutes les académies des capitales où.
elle séjourna durant l'énii;;i atiou voulurent aussi la compiler parai leurs m< -uiKn s,
et tous les souverains et toutes les princesses de l'Kurope désirèrent avoir leurs por-
tiaits peints par elle.
■2 Tous les portraits dont il est pari.' <lans ces vers décoraient les salons de mn-
dame fcebrao, ai l'on rencontraii chaque hiver I élite de la société de Paris,
148 PENSEROSA.
Ici, comme un contraste à sa beauté divine, ■
Vous nons avez rendu la grande Catherine:
Sa pensée énergique anime chaque trait;
Vous la \ites un jour fière, puissante et forte!
Puis la mort la frappa!... Mais elie n'est pas morte :
Elle revit dans ce portrait!
Là , Paésiello * semble encore
Arracher au clavier sonore
Des sons sublimes et touchants ,
Et dans son regard plein de flamme
Vous avez fait passer son âme
Comme elle passait dans ses chants.
Puis vous avez gravé les douleurs de l'artiste
Sur ce noble visage au front rêveur et triste :
Robert voit devant lui de magiques tableaux ,
Mais il voudrait en vain en saisir l'harmonie ,
La nature se montre à l'œil de son génie ,
Et se dérobe à ses pinceaux -.
Puis voici Grassini la belle;
De ses yeux l'ardente étincelle
Dans un regard vient nous frapper ;
Sur son front la grâce repose,
Et de sa bouche fraîche et rose
Un chant semble encor s'échapper !
Mais quel est ce tableau qu'on admire et qu'on aime,
Cette mère si jeune encore? oh! c'est vous-même;
1 L'année où ce portrait tut exposé au Salon, il te trouvait placé à coté d'un an-
tre portrait peint par David. Un jour où le grand maître parcourait If Louvre avec
platieurt de ses élèves, il s'arrêta en lace «lis deux portraits, et désignant celui
peint par madame Lebrun : « Voilà, s'écria-t-il, l'œuvre de l'homme, I œuvre 'lu
grand artiste ; le mien est l'œuvre 'l'une fomme!... »
2 Bobert, peintre célèbre d onlemporaio '!<■ David, était mi grand
dessinateur; il rendait bien les lignes, les contours, le Formes 'le la nature; mais,
médiocre coloriste, il m- pouvait en rendre l'éclat, et c'était pour lui one profonde
douleui que cette insuffisance dont il était pénétré, ci qu'il ne pouvait vaincre.
A MADAME LEBRUN. 1 .9
Tout entière aux transports de l'amour maternel ,
De la gloire et des arts vous oubliez l'ivresse,
Et \os bras entr'ouverts bercent avec tendresse
L'enfant qui vous attend au ciel....
A vos œuvres divinisées,
Dans ses palais, dans ses musées,
L'Europe étonnée applaudit,
Et vos innombrables ouvrages
Sont autant de sublimes pages
Où votre gloire resplendit.
Lorsque Versailles se décore ,
Se ranime et revit encore
Sous le souvenir du passé;
Parmi ses toiles immortelles,
Aux plus toucbantes, aux plus belles
On trouve votre nom tracé.
Qu'elle est noble votre carrière !
Quelle femme n'en serait litre '
Quel homme n'en serait jaloux?
L'éclat, les honneurs, l'opulence,
Ont embelli votre existence,
Et vous ne le devez qu'à vous !
13
150 PENSEROSA.
XIV
CECILE.
SOUVENIRS DE MA MERE.
o
Souvent, dans mon enfance, elle aimait à me dire
Une histoire naïve, inimitable à l'art,
Mais touchante et sublime, alors que son regard,
Son geste , son accent , son céleste sourire
Peignaient des sentiments que l'art ne peut décrire,
Et qui de son récit jaillissaient au hasard.
Elle avait une saur, vierge candide et pure,
Qui tenait plus de Dieu que de la créature ,
Ange qu'à son amour ravit un prompt trépas,
Qui glissa sur la terre et qui n'y toucha pas.
Jamais esprit plus pur, jamais formes plus belles;
Elle avait tout d'un ange, Ame et corps, moins les ailes,
Les ailes qu'en venant vers nous elle quitta
Pour les reprendre au ciel lorsqu'elle y remonta.
Elle est morte a quinze ans, dans une paix profonde,
Avant d'avoir ouvert son âme cbaste au monde,
Morte ne connaissant que le toit paternel,
Que l'église des champs dont elle ornait l'autel,
Que les pauvres venanl recevoir le dimanche
L'aumône qui tombait de sa main frêle et blanche,
Et que la (ioi\ de pierre au coteau se penchant,
Qui la voyait prier chaque soleil couchant;
CÉCILE. 151
Cécile ( ce doux nom , ce nom plein d'harmonie
D'une femme qui fut sainte par le génie,
Qui, sentant dans son sein des arts le noble feu,
Y consumait son âme et relevait vers Dieu
Dans des chants qu'écoutait la terre recueillie ,
Mais qu'elle dérobait au monde où tout s'oublie,
Pour aller dans les lieuv au Seigneur consacrés
Épancher son génie en des hymnes sacrés);
Cécile était son nom, et, comme sa patronne,
Elle savait des chants pour Dieu , pour la Madone ,
Pour les saints du hameau qu'on chômait chaque mois;
Et quand près de l'autel elle élevait la voix ,
Aux accents échappés de cette âme angélique,
Qui peignaient sa candeur dans un pieux cantique,
Les naïfs habitants du village, à genoux ,
Disaient : « Un séraphin est venu parmi nous! »
Elle ne savait pas que cette voix si belle
Attirait tous les yeux et tous les cœurs vers elle ;
Elle ne savait pas que 6on âme et son corps
Avaient reçu du ciel de magiques trésors,
Et que dans les cités, en voyant tant de grâces,
Les hommes éperdus auraient suivi ses traces ,
Apportant à ses pieds et richesse et grandeur,
Pour obtenir l'amour d'un ange de candeur.
Non, elle s'ignorait, et, simple jeune fille,
Pour elle l'univers était dans sa famille,
Dans ce cercle borné qui suffit à nos jours
Lorsque les passions n'en troublent pas le cours.
Ainsi, comme la source errante et diaphane
Qui ceint de ses Ilots purs le vallon de Servanne
Sans refléter jamais la fange ou la cité ,
Ainsi coulait sa vie, onde de pureté.
Un jour, près du foyer qui chaque soir rassemble
Et l'aïeule et la mère et les deux sieurs ensemble,
D'un tissu précieux nuançant les couleurs,
Cécile sous ses doigts faisait naître des fleurs,
Et, les regards baissés, en guidant son aiguille,
Rêveuse, elle écoutait discourir sa famille.
Assise au coin du feu dans l'antique fauteuil,
152 PENSEROSA.
L'aïeule aux cheveux blancs disait avec orgueil
Comment son noble époux , au passage d'un prince ,
Présidait les États de toute la province,
Et comment, de son siège, il avait fièrement
Réprimandé le prince au nom du parlement.
« Oh! je fus, ce jour-là, reine de la Provence!
Mais ma vie est finie et le trépas s'avance. -
Je n'ai plus, disait-elle, espoir dans l'avenir;
Je ne vis désormais que par le souvenir.
— La mort ! chassez bien loin cette pensée amère ,
S'écriait Henriette (Henriette, ma mère!),
Dans vos petits- enfants ne renaissez- vous pas ?
L'an passé, lorsqu'au bal vous suivîtes mes pas,
Dites, n'étiez-vous pas heureuse et rajeunie?
Quand , pour ouvrir la fête offerte à son génie ,
Cet homme aux traits hideux , mais à l'esprit si beau ,
Que vous nommez, je crois, comte de Mirabeau,
Pour danser avec lui tout à coup m'a choisie,
Chaque femme en devint pâle de jalousie;
Vous seule me suiviez d'un regard triomphant ,
Et partagiez l'orgueil de votre heureuse enfant. »
Et l'aïeule charmée embrassait Henriette,
Dont l'àme s'éveillait innocente et coquette,
Et qui brodait, rieuse, une robe de bal,
Rêvant fête et' succès dans son cœur virginal.
Cécile, à côté d'elle, écoutait sans comprendre
Les projets d'un plaisir qu'elle n'eût osé prendre;
Le monde était pour elle encore sans douceur :
Lorsque dans une fête on conduisait sa sœur,
Résistant aux désirs mondains de son aïeule,
Au\ champs, [très de sa mère, elle demeurai! seule,
El sa main répandait sur le pauvre oublié
L'argent qu'a se parer elle aurait employé.
C'est que son âme pure, ineffable mystère,
Sentait qu'elle n'avait qu'à passer sur la terre,
El <pic l'exil commun pour elle raccourci,
Rapide, en peo de jours devail finir ici.
On voyait, an souris de sa lèvre si pale,
A son teint transparent ci blanc connue l'opale,
CÉCILL. 153
A la veine d'azur qui cernait ses doux yeux ,
Qu'elle devait bientôt s'en retourner aux cieux.
Ce soir-là, l'incarnat se jouait sur sa joue
Comme un rayon pourpré qui sur l'onde se joue,
Et sur son chaste front de cheveux blonds voilé
Répandait mollement son reflet ondulé;
Quelquefois s'échappait de sa poitrine frêle
La toux qui la tuait et la rendait plus belle;
Quand vers sa joue alors son sang se refoulait,
Sa mère lui tendait une tasse de lait ,
Et la ?ierge y trempait sa lèvre pure et rose ;
Puis, reprenant la fleur sur son ouvrage éclose,
Ignorante d'un mal dont on meurt sans souffrir,
Elle laissait gaiment son aiguille courir.
Ce n'était point l'écharpe ou la robe émailléc
Qu'elle voulait ce soir finir dans la veillée;
C'était le voile blanc du calice divin
Où le prêtre en sang pur transformera le vin,
Cachant le corps du Christ sous l'éclat du ciboire,
Et le vase sacré sous les plis de la moire.
Artiste consacrée à l'autel du Seigneur,
Surpassant la peinture en relief , en fraîcheur,
Cécile avait 'mode sur l'étoffe onduleuse
L'Agneau pascal portant la croix miraculeuse;
Des gouttes d'un sang pur s'échappaient de son sein
Et tombaient sur des fleurs alentour du dessin ;
Puis, de ses ailes d'or couronnant ce symbole,
La colombe au tableau formait une auréole.
La vierge, avec amour soignant chaque détail,
Avait presque achevé son patient travail.
Il ne lui restait plus à broder qu'une feuille
Des roses où le sang rédempteur se recueille;
Mais, pour la terminer, le fil vert et soyeux
A manqué tout à coup à ses doigts gracieux;
La boliine d'émail de soie est dépouillée;
11 ne lui reste pas une seule aiguillée.
Comment faire? il est tard, le village est lointain;
Son ouvrage a l'église est attendu demain;
1^4 PENSER OS A.
Demain, jour de Noël, elle a fait la promesse
De l'offrir à l'autel à l'heure de la messe;
Et voilà qu'arrivée à la dernière fleur ,
La soie est épuisée. Alors , dans sa douleur,
Cécile regardait en pleurant son ouvrage ,
Et sa sœur souriait : « Enfant, reprends courage;
» Viens, je crois avoir vu de la soie à broder
» Dans le bahut gothique; allons sans plus tarder. »
Et les deux jeunes soeurs s'élancent, et, joyeuses,
Traversent un grenier aux murailles poudreuses.
Dans un angle une caisse, en cuir noir damassé,
S'étalait au milieu des débris du passé,
De ces meubles vieillis qu'une mode nouvelle
Jette au rebut après un service fidèle :
Ainsi nous délaissons nos parents, nos amis,
Qui sont auprès de nous dans la tombe endormis.
Pourtant ce coffre antique, à couverture noire,
Au château rappelait une touchante histoire.
Une enfant du hameau, mariée au Brésil,
N'avait trouvé là-bas qu'une terre d'exil.
Quand la mort amena sa dernière journée :
« Je veux dormir, dit-elle, aux lieux où je suis née !
Et ses filles en pleurs jurèrent qu'au hameau
Auprès de sa famille elle aurait un tombeau.
Pour accomplir ce vo-u, traversant l'onde amère,
Elles vinrent eu France ensevelir leur mère.
Mon aïeule, au château, les reçut, et leurs jours
Sous ce toit protecteur achevèrent leur cours.
A leur mort, ma grand'mère entendit les créoles
Lui murmurer tout bas quelques vagues paroles :
« De notre platitude acceptez ce tribut, »
Disaient-elles, du geste indiquant le bahut;
Puis leur mourante \oi\, manquant à leur pensée,
S'éteignit sans finir la phrase commencée.
Et lorsque dans ce nieiilile on voulut regarder,
On découvrit au fond de la soie à broder
Sur mille pelotons de couleurs variée! ;
Pni-, des (lèches, des arcs, des aigrettes p|o\ées,
Des pannes de sainage; et ces objets divers,
Reconnus sans valeur, furent livrés aux vers;
CÉCILE. 155
Et l'on avait laissé dormir la vieille caisse
Jusqu'au jour où les sœurs vinrent, dans leur détresse,
Chercher le fil soyeux nécessaire à finir
Ce voile qu'à l'autel demain on doit bénir.
Parmi les pelotons la nuance est trouvée ;
La première aiguillée est d'abord enlevée ,
Et la soie apparaît dans toute sa fraîcheur.
Tandis qu'on la dévide , ô surprise ! ô bonheur !
Un petit lingot d'or, caché sous la pelote,
S'échappant de la soie à mesure qu'on Pote,
Retombe sur le sol et bondit bruyamment.
Les sœurs restent sans voix dans leur étonnement.
Dans chaque peloton un lingot se recèle :
A leurs pieds leur trésor grossit et s'amoncelle.
Alors, formant tout haut mille vœux différents,
Elles courent porter cet or à leurs parents.
L'aïeule, présidant un conseil de famille,
En fit deux lots pareils pour chaque jeune fille ;
Et Cécile au village alla, le lendemain,
Distribuer sa part aux pauvres du chemin.
Mais lorsque du bahut elle conta l'histoire,
A son naïf récit on ne voulut pas croire :
On criait au miracle en voyant ce trésor ;
On disait qu'elle avait changé la soie en or,
Qu'elle était une sainte ici-bas descendue ,
Et que bientôt au ciel elle serait rendue.
On dit Mai; car un an a peine s'écoula
Qu'en souriant, vers Dieu, Cécile s'emola.
Paris, 18J9.
150 PEÎNSEROSA.
XV
LES ORPHELINS DE PALERME.
Vers inspirés par un petit groupe de M. Pradier, représentant une
jeune fille priant près de son frère endormi.
a
Le jour vient de tomber, jour brûlant de l'été,
Qui laisse, en s' éteignant, un crépuscule rose
Dont la lueur descend en reflet argenté
Sur l'enfant chaste et nu qui mollement repose.
Insoucieux, il dort; pour lui le jour fut plein
De doux soins qu'il a pris pour les soins d'une mère.
II ne sait pas encor, pauvre enfant orphelin,
Qu'il n'a plus qu'une sœur, dont la vie est amère ;
Une sœur que la mort épargna comme lui ,
Quand le fléau changeait Païenne en cimetière,
Ange sauvé par Dieu pour être son appui ,
Seul être survivant à sa famille entière.
Vierge de dix-sept ans, elle a déjà souffert
De ces graves douleurs qui vieillissent la femme ;
A l'amour maternel son cœur pur s'est ouvert
Avant qu'un autre amour soif éclos dans son âme.
Jeune, sans joie au cœur, cl belle sans orgueil,
a son frère au berceau sa vie est enchaînée;
Pieuse, elle a juré, sur un double cercueil,
De remplacer, pour lui, leur mère moissonnée.
LES ORPHELINS DE PALERME. 157
Si, durant son repos, elle l'entend gémir,
Elle verse un lait pur dans sa bouche vermeille ,
Murmure encor le chant qui vient de l'endormir,
Et se penche vers lui jusqu'à ce qu'il sommeille.
Mais son œil s'est fermé ; son petit bras pendant
Fait ployer le coussin de la chaise d'ébène,
Où, mieux qu'en son berceau, la brise d'occident
Rafraîchira son corps de sa suave haleine,
La sœur reste à genoux près du frère qui dort;
A\ant de regagner sa couche virginale,
Sur leurs pauvres parents , endormis par la mort ,
Elle prie, et vers Dieu sa prière s'exhale.
Alors la Foi répand sa céleste douceur
Sur les pensers de deuil que son âme renferme ;
Et la Mère de Dieu sourit comme une saur
A cette vierge-mère, orpheline à Païenne.
Paris, IS3S.
XVI
LE FRUIT DE LA PENSÉE
Le fruit de la pensée est amer pour ma bouche,
l.t la cendre en jaillit aussitôt que j'\ touche ;
l.i cependant ma lèvre, alors qu'elle le fuit,
Sent une ardente soif qui la brûle et l'altère,
14
1 ô8 PENSEROSA.
Et je reviens encor demander à la terre
L'arbre de la science, et j'en cueille le fruit.
Fruits stériles et morts qui n'a^ ez point de germe ,
Œuvres vivant un jour, et que la tombe enferme,
Créations de l'homme où Dieu n'a point de part,
Rêves de vanité, de gloire et de folie,
Sources d'énervement où mon àme s'oublie,
La fortifirez-vous à l'heure du départ ?
Ainsi que le mineur sous la terre inféconde
S'épuise et cherche en vain de l'or ; ainsi le monde
Voit s'épuiser notre àme en efforts de géant ;
L'espérance l'entraîne au sentier qu'elle creuse ;
Elle marche toujours, ardente et courageuse,
Puis se sent défaillir en face du néant,
Du néant des grandeurs et des gloires humaines,
Des sciences, des arts, dont les vastes domaines
Ne lui verseront pas d'ondes pour s'étancher ;
Du néant qui, railleur, l'accable et l'humilie,
En jetant le dégoût comme une amcre lie
Au fond de tous les biens que l'orgueil fait chercher
Que ne puis-je, fuyant le monde qui m'entoure,
>"e plus boire à la coupe où ma lèvre savoure
L'enivrement de l'âme et l'oubli des douleurs;
Et, portant le fardeau d'une immense tristesse,
Dire ii l'humanité, comme la prophétesse,
Des secrets qu'ont ravis la prière et les pleurs !
Paris, 1836.
JALOUSIE. 159
XVI
JALOUSIE.
Jeunes femmes, parfois, quand je vais me mêler
A vos jeux... si je sens mon âme se troubler,
Si soudain sur mon front une ride se creuse,
Si ma pensée empreint sa trace douloureuse
Sur mes traits, que l'on voit se couvrir de pâleur,
Ce n'est point jalousie, ô femmes, c'est douleur !
Du bonheur passager de la nom elle épouse ,
De ses illusions je ne suis pas jalouse.
Quand elle apparaît, j'aime à l'entendre applaudir,
A voir sous l'oranger son front pur resplendir,
Sa parure éblouir la foule qui l'entoure ;
J'aime à la croire heureuse alors qu'elle savoure
Cet encens que le monde aux femmes jette un jour,
Encens de vanité parfumé par l'amour !...
Mais ce qui me torture et fait fléchir mon àme,
C'est de voir auprès d'elle assise une autre femme ,
Jeune de son bonheur, dont elle prend sa part,
Fière de ses succès, l'adorant du regard,
Et la nommant tout haut sa fille, ô peine amère !
Je suis jalouse alors, car je n'ai plus de mère !
160 PENSEROSA.
XVIII
LE LISERON.
Aimez le liseron, cette fleur qui s'attache
Au gazon de la tombe, à l'agreste rocher;
Triste et modeste Heur qui dans l'ombre se cache
Et frissonne au toucher.
Aimez son teint si pâle et son parfum d'amande;
Ce parfum, on le cherche, il ne vient pas à vous;
Mais, à l'humble corolle, alors qu'on le demande,
On le sent pur et doux.
Il ne pénètre pas les sens, comme la rose ;
Il ne jette pas l'âme en de molles langueurs ;
Suave et virginal, de l'ivresse il repose
Et rafraîchit les cœurs.
De l'amour idéal chaste et touchant emblème,
Il \il et meurt caché sous le regard de Dieu,
S'abreuve <!<• rosée ef de soleil, de même
Que l'âme se nourrit de larmes et de feu.
Comme l'amour encor qui, pudique, se voile,
L'homme, sans le sentir, le foule sons ses pas;
Ou parfois à la tige il arrache l'étoile
El ne l'aspire pas :
LE LISERON. ICI
Plus d'un cœnr tut ainsi brisé dans le silence,
Étouffant un amour, mystère de pudeur ;
Désir inexprimé qui vers le ciel s'élance,
Comme du liseron la balsamique odeur '
Paris, 1837,
XIX
AIX.
Quand le sol en hiver est blanchi par la neige ,
Qu'on voit trembler le roc que le mistral assiège,
Comme sous l'océan on sent trembler recueil ;
Quittant jusqu'au printemps ces campagnes de deuil
Xous allions habiter la cité provençale,
Suzeraine autrefois, mais aujourd'hui vassale.
Vassale ! avec sa tour gothique à l'horizon,
Ses portails couronnés d'armes et de blason ,
Ses clochers dentelés , ses sombres cathédrales
Où rois et chevaliers reposent sous les dalles.
Vassale ! ô désespoir d'un front découronné !
Toi, mère d'un royaume et veuve de René,
Vassale, dans la poudre où ton passé sommeille,
D'une nouvelle ïyr, de la riche Marseille !
Comme une mendiante assise sur son seuil ,
Mais conservant encore un sentiment d'orgueil,
Ta jettes le dédain de l'aristocratie
\ cette parvenue au commerce enrichie.
14.
162 PENSLROSA.
En voyait sa splendeur et sa prospérité ,
Jamais pour l'imiter ton cœur n'a palpité.
Humble et vaine à la fois, pauvre cité ridée,
Le siècle ne t'a pas fait changer d'une idée.
De la stabilité tu t'imposes la loi ;
Quand tout change et se meut , tu restes toujours toi !
Tu vis dans ton repos , semblable à ces momies
Aux sépulcres d'Egypte à jamais endormies.
Un empire s'élève, un empire est détruit,
Sans que ton lourd sommeil s'interrompe à ce bruit,
Sans que, te ralliant au siècle qui travaille,
Tu t'émeuves aux voix dont le inonde tressaille.
On dirait qu'au passé voulant te réunir,
Tu n'as point de présent, tu n'as point d'avenir.
Sur ton squelette froid, que la foule déserte,
L'herbe s'élève ainsi qu'en une tombe ouverte ,
Et dans tes murs glacés, que le temps oublia,
On sent l'air du cercueil ainsi qu'à Pompéia.
Lorsque du voyageur l'œil attristé s'arrête
Sur la plaine où tu gis, languissante et muette,
11 t'aperçoit couchée au pied des noirs coteaux
Que des champs d'oliviers couvrent de leurs manteaux.
Ces arbres de la paix, à la pâle verdure,
A ton corps sans chaleur servent de sépulture.
Nul canal aux flots purs, nul fleuve bondissant
Ne verse à ton artère et la vie et le sang.
Dans les flots sulfureux d'une source attiédie
Tu te baignes en vain, tu restes engourdie;
Ta vie est morte au cœur, et ton front est pendu''
Sur le lit de cailloux d'un torrent desséché.
Eh !)i<'u ! dans ton oubli, hère et pauvre, je t'aime;
J'aime les grands débris, les rois sans diadème;
Les monuments romains aux mm s démantelés,
Les chênes par l'orage ouverts, éçbevelés,
Les vieux guerriers portant au Iront des cicatrices;
Les poètes aux voix fortes, dominatrices,
Il que marqua le sceau de la fatalité ;
J'aime tout ce qui fut l'ait pour l'éternité,
Tout ce qui garde encore, en perdant sa puissance,
aix. tes
Dos vestiges de gloire et de magnificence !...
O ma vieille cité, je m'en souviens encor,
Quand, au soleil couchant que baignaient des flots d'or,
Nous arrivions le soir au haut de ta colline
Couverte d'oliviers et d'où l'œil te domine,
Dans mon âme d'enfant nn sentiment naissait,
Amour du sol natal qui vers toi s'élançait ,
S'attachant à tes murs, à ton sol, à tes arbres,
Saluant en amis tes palais, tes vieux: marbres,
Ta fontaine attiédie , et d'où l'onde , en fumant ,
S'élance en arc-en-ciel et tombe bruyamment ;
Puis cette vieille allée aux ormes séculaires,
ï'abritant du soleil aux jours caniculaires,
Et qui de loin semblait me tendre ses bras verts
Comme ceux d'une mère à sa fille entr'ouverts.
Je t'aimais , et de toi je me croyais aimée :
Dans mon naïf amour je t'aNais animée ;
Ton sol semblait sourire à mes pas; tes remparts,
S'ouvrir et me jeter de caressants regards;
Et quand j'avais franchi ton enceinte de pierre,
Dans mon cour j'entendais ta voix hospitalière.
Maintenant, au passé rattachant l'avenir,
Si je reviens à toi, c'est par le souvenir.
•le t'aime en te peuplant des fantômes que j'aime ;
Mais quand j'étais enfant je t'aimais pour toi-même;
Sentiment puéril, indicible et si doux,
Illusions, folie, oh! pourquoi fuyez-vous?
PENSEROSA.
XX
FRAGMENTS
DU SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ.
IMITATIONS DE SHAKSPEARE.
HÉLENE A HERMIA.
Est-ce là de ton cœur ce que je dus attendre ?
De notre confiance illimitée et tendre
As-tu donc oublié les infimes douceurs ?
Nous devions nous aimer, hélas! comme deux sœurs
Nos heures de bonheur s'écoulèrent mêlées.
Quand on nous séparait, rebelles, désolées,
Nous reprochions au temps de marcher sans pitié.
Ah ! tout notre passé, l'as-tu donc oublié?
Notre amitié d'école, où notre double enfance
\ mêlé ses lirons, ses jeux, son innocence;
L'amour n'eût pas alors «'feint notre amitié;
Nos plaisirs, nos travaux, tout était de moitié
Hermia, nous avons, toutes petites filles,
Brodé la même Hem- sous les mêmes aiguilles,
Assises foules deux sur le même roussin,
Confondant mon haleine à celle de ton sein;
Chantant sm le même air une chanson pareille,
Afin qu'un seul accord \int frapper notre oreille:
FRAGMENTS DU SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ. 165
On eût dit qu'à nous deux, mains, voix, âmes et corps
Formaient un être seul, mu des mêmes ressorts.
Nous grandîmes ainsi, par un tendre prestige,
Comme deux fruits jumeaux nés sur la même tige.
On voyait nos deux corps, nous n'avions qu'un seul eu ur,
Ainsi que deux blasons de la même couleur
Qui forment deux côtés et n'ont qu'une couronne !
Et quand le désespoir m'accable et m'environne,
Unie à mes tyrans, tu brises ces doux nœuds,
Tu partages pour moi leurs sentiments haineux ;
Tu tortures mon cœur, et sur ta pauvre amie,
En place de pitié, tu verses l'infamie !
OBERON.
Je connais un berceau semé de thym sauvage;
Ea violette y croit sous l'odorant ombrage
Du chèvrefeuille en Heurs et des blancs églantiers;
La douce primevère en jonche les sentiers,
Et la rose embaumée y répand ses calices.
C'est là qu'après avoir épuisé les délices
De la danse et des jeux , sous les fleurs aux fruits d'or
Aux heures de la nuit Titania s'endort;
C'est là que des serpents la peau s'est dépouillée
Du fragile tissu de leur robe émaillée,
Vêtement dont à peine ils viennent de sortir
Que le corps d'une fée aime à s'en revêtir ;
C'est la (pic de ce suc préparé par mes charmes
Sur ses yeux endormis j'épandrai quelques larmes.
Bientôt titania, sous ce philtre puissant,
Sentira se remplir son cerveau frémissant
Des songes odieux , des folles fantaisies
Dont par cette liqueur les âmes sont saisies.
TITANIA.
Esprits, dispersez-vous, et laissez-nous heureux !
Dore, je \ais renfermer dans mes bras amoureux
IG6 PENSEROSA.
Ainsi dans le printemps l'odorant chèvrefeuille
Aux troncs d'arbres noueux entrelace sa feuille ;
Ainsi l'on voit le lierre aux flexibles anneaux
Presser avec amour l'écorce des ormeaux.
Endors-toi sur mon sein , oh ! vois combien je t'aime !
Je t'adore et m'oublie en cet instant suprême.
IV
OBERON.
De notre œuvre, mon sylphe, enfin sois réjoui,
Admire, ainsi que moi, ce spectacle inouï.
Ce spectacle est charmant, mais il est temps qu'il cesse.
J'ai pitié malgré moi de sa folle tendresse.
Tout à l'heure, en ce bois, tandis qu'elle passait,
Cherchant de douces fleurs dont sa main enlaçait
Ce monstre fabuleux dont elle s'est éprise ,
Dans son enivrement ici je l'ai surprise,
Et, pour elle, honteux d'un amour aussi bas,
Tout en la querellant j'ai marché sur ses pas.
Elle avait ceint de fleurs les oreilles velues
De cet âne odieux ; ces fleurs, je les ai vues,
S'indignant de tomber sur un semblable front,
Se pencher, se flétrir et pleurer leur affront ;
Les larmes, s'échappant des yeux de leurs pétales,
Goutte à goutte brillaient, perles orientales.
Et quand elle est venue implorer mon pardon,
Elle ne l'a reçu qu'en échange du don
De son nain gracieux, esprit qu'elle possède,
Et que depuis long-tnnps je \eux quYIle me cède.
A mon désir pressant ne pouvant résistée*
Alors dans mon royaume elle l'a lait porter;
Maintenant de reniant étant devenu maître,
.le \ais chasser fevreur qui sut me la soumettre.
Viens, mon aimable Puck, mon sylphe aérien ,
Ote ce museau dîme au rustre athénien,
Et fais qu'étant sorti de sa métamorphose,
il puisse en oublier ei L'effet et la cause.
Moi, je \ais rompre aussi le charme qui lia
A ce bizarre amour notre Titania.
FRAGMENTS DU SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ. 16!
PICK.
La brise souffle par bouffées,
Sois attentif à ce signal ,
Écoute, écoute, à roi des fiées !
L'alouette au chant matinal.
OBERON.
Partons, c'est la lueur de l'aube,
Suivons les ombres de la nuit,
Et faisons tout le tour du globe
En suivant la lune qui fuit.
TITAMA.
En fuyant la terre éveillée ,
O mon époux. ! dis-moi comment
J'ai pu, dans ma couche émailke,
Recevoir un terrestre amant ?
l-l CK.
Mon maître, hàtons-nous, car notre heure est venue;
Les dragons de la nuit ont traversé la nue,
Le jour va se lever, il jette en souriant
Ses premières lueurs au bord de l'orient.
A son approche, cm voit les spectres se dissoudre ;
Du cimetière ils vont encor peupler la poudre.
Les ombres des damnés, qui, dans les carrefours
Et sur les Ilots impurs, la nuit, errent toujours,
Dans leur couche, où les vers les tiennent enchaînées,
Craignant l'éclat du jour, sont déjà retournées;
La lumière fait peur à ces ombres du soir :
Ce sont les pales saurs de la nuit au front noir.
OULItON.
Nous sommes des esprits d'une plus pure essence :
Moi, j'ai souvent joué dès que le jour commence,
En foulant les tapis des bois où court le vent,
168 PEINSKROSA.
Avec l'aube argentée et le soleil levant.
Au seuil de l'orient j'ai suivi la lumière
Jusqu'à l'heure où sa porte, en s'ouvrant fout entière,
Jette, rouge de feu, sur les flots de la nier,
Les rayons lumineux qui scintillent dans l'air,
Changeant en vagues d'or son onde verte et sombre.
Cependant, hâte-toi, mettons à profit l'ombre;
Nous pouvons achever l'ouvrage commencé
Avant qu'à l'orient le jour ne soit versé.
Paris, 1837.
XXI
BLANCA
« O Blanca! je jare, par le- sang t\^ ces
chevaliers, de i aimer avec la constance, la
fid'lkê et l'ardeur d'un Abencerage. »
CliATEAUIllU.YM), [ht de T II ic V AÙclICCIll/Jl.)
-0-
Yierge modeste,
Hou ri ((''leste
Du paradis,
Comme une étoile ,
Sous ton long voile,
Tu resplendis !
Flot de lumière
Qui d ('.sait ère
BLANCA. IG9
Mon œil charmé ,
Et dont la flamme
Enivre l'âme
Du bien-aimé !
Viens, que j'aspire
Ton doux sourire
Plein de parfum !
Viens et repose
Ta lèvre rose
Sur mon front brun
Sur ta ceinture
Ta chevelure
Roule en torrent,
Et mon cœur brûle
Quand elle ondule
En m'effleurant.
Ton cou se penche
Comme la branche
De nos palmiers,
Sur ta main frôle ,
Semblable à l'aile
Des blancs ramiers.
Perle d'Asie ,
La poésie
Pour te nommer
Cherche une image
L'Abencerage
>'e sait qu'aimer.
Paris, I83G.
i:>
170 PE;\SEROSA.
XXII
CONSTANCE.
IMITATION DE 511 AKSPKAHIi.
(LE ROI JEAN.)
Qui n'a lu dans nos vieilles chroniques la vie touchante et la mort
tragique du jeune Arthur de Bretagne'! Constance , c'est la mère de
ce royal enfant. Elle veut lui rendre un trùne; elle souffre de sa dé-
chéance; elle implore l'appui des rois; elle espère; elle est déçue !...
Elle passe par toutes les émotions, par toutes les angoisses ; ses sen-
timents débordent en poésie éclatante et profonde ; et quand les rois
l'abandonnent, elle s'indigne comme une reine, elle pleure comme
une mère; puis, entourant son fils de ses bras, elle se précipite sur
la terre et s'écrie :
Mon chagrin se revet d'un orgueil légitime,
Car le malheur rend lier et roidit sa victime.
Que les rois maintenant s'assemblent sans pudeur
Devant la majesté de ma grande douleur !
Ma douleur, désormais immense et solitaire,
Est si lourde à porter qu'il n'est plus que la terre
Qui puisse sur son axe en Soutenir le poids.
Seule avec ma douleur sur son sein je m'asseois;
C'est le trône où vivra ma royauté nouvelle.
Dis aux rois de venir se courber devant elle !
Cieux, voyez ma douleui et vengez mon injure !
Tonnez contre ces rois à la langue parjure !
CONSTANCE. 17 1
Une veuve vous Crie : O cieu\ ! déchaînez-vous !
Défendez l'orphelin; tenez-moi lieu d'époux !
Le malheur ne l'accable point; elle se relève plus forte et plus
magnanime ; l'enfant dont elle partage la fortune, elle le presse sur
le sein d'où il est sorti ; elle le sent vivre , elle le voit, elle entend
sa douce parole; ses larmes se sèchent parfois sous le baiser filial
qu'il lui donne ; il sourit , et son âme rayonne ; ses douleurs de reine
sont adoucies par ses consolations de mère ; elle lui dit avec amour .
Dieu versa ses trésors sur ta royale enfonce :
Élu par la nature au jour de ta naissance,
La beauté, la grandeur, se mêlèrent en toi ;
La fortune t'a fait, mon fils, pour être roi :
Les roses et les lis brillent sur ton visage,
Ta beauté doit toucher autant que ton jeune âge ;
Mais la fortune impure, hélas ! nous a trahis;
Elle se prostitue à tous nos ennemis ;
Elle va, prodiguant sa faveur adultère,
Courtisane éhontée, aduler Jean-sans-Terre !
La maternité, c'est le diadème indélébile de cette reine détrônée,
douce couronne dont elle est fière, onction sacrée dont on ne pourra
la dépouiller. La maternité, c'est le sceau de grandeur et de dignité
que Dieu mit à la femme, à cet être faible qui devient fort en se
sentant renaître , en donnant une moitié de son âme , une partie de
son sang. L'amour maternel est intarissable ; il résiste à toutes les
épreuves, il survit à toutes les déceptions, à toutes les blessures et
à toutes li s offenses. Senliment immortel , l'amour d'une mère pour
son enfant, c'est le sj-mbole terrestre et touchant de l'amour de
Dieu pour l'humanité. Constance, c'est la personnification de l'amour
maternel : les ruines s'amassent autour d'elle , mais Arthur vit ; l'es-
poir de lui rendre un trône est perdu , mais elle peut veiller sur lui.
Mon Dieu ! elle ne vous maudit point, car elle sait qu'il est une af-
fliction plus grande dont vous pourriez frapper son cœur de mère.
Ses entrailles pourraient être déchirées par la mort de son enfant ,
et il vit!... Pauvre reine! cette immense douleur la foudroiera : on
arrachera l'arbuste à sa racine , l'enfant à sa mère ; Arthur sera livré
à son bourreau, et l'on dira à Constance d'espérer encore ! Mais alors
le désespoir la submergera, la mort sera sa seule consolation, et, elle
répondra, frappée au cœur ;
Courage! dites-vous? non, tout espoir égare;
La mort setde guérit, la mort seule répare :
172 PENSEROSA.
La mort ! la mort est douce ! ô mort ! viens me frapper !
De ta corruption je veux m'envelopper ;
J'aime comme un parfum ton odeur de cadavres ;
Mort ! haine des heureux ! laisse ceus que tu navres ;
Viens à moi qui t'appelle et qui veux reposer ;
Tes os blancs de squelette , oh ! je veux les baiser !
Je placerai mes yeux sous tes paupières vides,
Et les vers, détachés de tes membres livides,
Formeront des anneaux alentour de mes doigts ;
Ta poussière à ma bouche étouffera ma voix ,
Afin que tout mon corps change et se décompose,
Et t'égale en horreur dans sa métamorphose.
Viens en grinçant des dents ; je croirai qu'à mes vo?ux
Tu souris, seul amour qui reste aux malheureux.
O mort ! viens dans mes bras, de toi je suis jalouse;
Viens! je te donnerai le baiser d'une épouse!...
— Quand, dans mon désespoir, j'invoque le trépas,
Non , je ne suis pas folle ! oh ! je ne le suis pas !
Je sais, dans ma douleur qu'on traite de démence,
Que , veuve de Geoffroy, je me nomme Constance ;
Arthur, mon jeune fils, est à jamais perdu !
Non, je ne suis pas folle ! et mon cœur éperdu,
Dans son amer chagrin, regrette la folie
Qui trompe le malheur et fait que l'on oublie !
Enseignez-moi comment le désespoir conduit
A cet état de l'àme où la raison nous fuit,
Et je vous bénirai ! La démence console ;
Je ne souffrirais plus, mon Dieu, si j'étais folle;
J'oubltrais mon enfant ou croirais le revoir
Dans quelque simulacre offert à mon espoir.
Non, je ne suis pas folle , et sens, une par une,
Les diverses douleurs que donne l'infortune !
On dit que, dans le ciel où nous devons renaître,
Nos parents, nos amis pourront nous reconnaître;
S'il en était ainsi, je reverrais mon fils,
Le plus beau des enfants, ô mon Dieu ! que tu fis;
Miiis le \<t do malheur qui le ronge <-f le creuse
Me défigurera sa forme gracieuse,
A sa beauté native enlèvera sa fleur :
CONSTANCE. 173
Comme un spectre flétri sous le poids du malheur,
On le verra plier et se traîner, livide,
Jusqu'au jour où le corps de l'âme reste vide ;
Alors, quand dans le ciel, ainsi ressuscité,
Mon fils m'apparaitra sans fraîcheur, sans beauté,
Moi qui le vis si beau, moi son sang, moi sa mère,
Je le méconnaîtrai dans ma douleur amère ;
Ainsi, même jamais dans un monde futur,
Je ne pourrai revoir mon fils, mon bel Arthur!...
— De mon enfant absent ma douleur tient la place ,
Repose dans son lit, me rappelle sa grâce,
M'accompagne partout, prend son regard charmant,
En empruntant son corps revêt son vêtement ;
C'est l'image d'un fils qu'appelle en vain sa mère :
Ma douleur, c'est Arthur ! et ma douleur m'est chère !
Pour faire connaître Constance , nous avons laissé parler Shak-
speare ; à peine nous la montre-t-il dans quelques scènes, et pour-
tant il nous la révèle tout entière. Dans ses cris déchirants, dans ses
douleurs maternelles, Constance est plus vraie, plus émouvante en-
core que Mérope et Jocaste ; c'est la mère et la reine modèle : mère,
elle entoure de soins et d'amour les jours de son fils ; reine , elle veut
sa gloire et cherche à lui reconquérir sa couronne ; elle est plus forte
que le malheur; mais,, en perdant son enfant, elle appelle la mort.
Comme la mère de l'Ecriture , elle ne veut pas être consolée.
Paris, 18.U.
15.
I"'» PE.NSF.RO> A
XXTTI
A M. ***,
SUR SA STATUE DE VELLÉDA
EXPOSÉE AU SALON DE 1839.
Vous avez deviné la prêtresse et la femme;
Vous avez compris l'art en maître, en novateur ;
Dans ce marbre vivant, où se révèle une finie,
Le génie a versé son souffle créateur.
La beauté de la forme ici rend la pensée ,
Comme Dieu met au corps une âme en le créant ;
Vous n'avez pas suivi cette foule insensée
Qui reproduit dans l'art la beauté du néant,
Cette beauté d'un jour, cette beauté charnelle
Qui l'ait la courtisane et n'émeut que les sens ;
Vous avez su donner une empreinte éternelle
A l'argile pétrie entre vos doigts puissants.
De l'art matériel dédaignant les symboles,
Laissant au monde antique et Vénus et Léda,
Vous nous avez rendu la prêtresse des Gaules,
Emblème de génie et d'amour, Velléda !
Velléda! druidesse et vierge pure encore,
Que l'amour a frappée et qui cède à l'amour,
Qui rêve, en contemplant la demeure d'Eudore ,
Dans la forêt sacrée ou va mourir le jour.
A M. *** 175
La voilà, l'œil ardent, sombre, creusant l'abîme
Où son cceur est tombé, ce cœur si grand, si fier,
Alors qu'elle invoquait la liberté sublime
Pour tout un peuple arme qu'elle guidait hier.
Mais l'amour l'a vaincue, et de la noble fille
La voix a désappris les hymnes des combats ;
Le gui n'est plus tranché par l'or de sa faucille ;
Inactive, elle pleure et répète tout bas :
" Être jeune, être belle, et n'être pas aimée !
» Sentir lutter en soi le génie et l'amour !
«> Vouloir sacrifier puissance et renommée
» Au bonheur d'un seul jour !
» Pour une heure d'amour, pour un moment d'ivresse
» Où se résumeraient le passé, l'avenir,
» Oh! j'aurais tout donné, beauté, gloire, jeunesse;
» Je n'ai pu l'obtenir !... »
Elle dit , et le choc de sa sombre pensée
Vient troubler son œil calme où rayonnait l'orgueil,
Tait frissonner son sein, tient sa tète affaissée,
Et répand alentour comme un voile de deuil.
Oh ! de Chateaubriand la parole est féconde !
L'artiste à son foyer vient toujours s'embraser;
Cet homme est presque un Dieu, son génie est un monde,
Une source du ciel qu'on ne peut épuiser.
Il créa Velléda, vous l'ave; transformée;
L'idéal a reçu de vous le souille humain ;
Et quand il reverra sa fille bien-aimée,
Souriant à votre œuvre, il unis tendra la main.
176 PENSEROSA.
XXIV
IMITATION LIBRE
D'UNE SCÈNE DE FAUST.
FAUST, MARGUERITE.
Un cachot.
FAUST.
Oh ! que nos mauvais jours enfin soient oubliés !
Reconnais ton amant ! il se jette à tes pieds !
De ton sombre cachot je viens ouvrir la porte.
MARGUERITE.
C'est sa voix ! Est-il vrai que je ne suis pas morte ?
Vient-il de me parler?... N'est-ce qu'un souvenir?
Loin de lui si long-temps qui put me retenir ?
Je suis libre, il est là... c'est bien lui qui m'appelle !
Oui, c'est sa douce voix ! mon cœur se la rappelle!...
Viens ! dans la vie encor je veux suivre tes pas,
Me pencher sur ton sein, m'appuyer sur ton bras!
Après une pause.
Mais non , c'est un écho de ma sombre demeure.
Cette \oi\ bien-aimée, bêlas! n'était qu'un leurre.
C'est L'enfer qui raillait l'espérance du ciel !
Ob ! je le savais bien, l'adieu fut éternel.
Je ne le verrai plus! que j'ai froid sur ces pierres,
Ou nul rayon d'amour n'éclaire mes paupières !,
IMITATION LIBRE D'UNE SCÈNE DR FAUST. 177
FAUST.
L'amour s'est ranimé ! regarde, je suis là!
MARGUERITE.
Que parles-tu d'amour ! le devoir l'immola.
FAUST.
Oublions le passé, qui reste irrévocable.
MARGUERITE.
Je voudrais l'oublier, mais le passé m'accable :
Le cœur hésite à croire alors qu'il a douté ;
On ne saurait revivre après avoir été...
A l'espoir, au bonheur je veux en vain renaître ;
Je te vois, et pourtant ne puis te reconnaître.
FAUST.
Suis mes pas!...
MARGUERITE.
Tes regards sont remplis de douceur ;
Je me sens attiré vers toi comme une sœur.
FAUST.
C'est moi, ma bien-aimée.
MARGUERITE.
Oh! si c'est toi, j'oublie
Mes jours de désespoir, de doute et de folie !
C'est toi! je suis sauvée, et je crois voir encor
Ces beaux soleils couchants jetant leurs rayons d'or
Sur l'ombre du vallon où nous marchions ensemble.
D'amour et de bonheur, vois , tout mon être tremble !
C'est bien toi ! c'est bien toi !
FAUST.
Viens ! oh ! viens !
MARGUERITE.
Il m'est doux
De te sentir ainsi ! demeure à mes genoux !
Oh ! ne t'éloigne pas !
FAUST.
Hâtons-nous; l'heure passe.
178 PENSEROSA.
MARf.IEIUTF..
Et qu'importent pour nous et le temps et l'espace?
Ces pars ravissements, qu'autrefois tu compris,
Dans l'absence ton cœur les a donc désappris?
Quoi! pas un doux regard! Quoi! pas une parole
Comme j'en entendais jadis !... Mon âme est folle !
Oh ! tu ne m'aimes plus ainsi que tu m'aimais !
Je le sens, entre nous le monde est désormais;
Le monde a pris ta vie, hélas ! il nous sépare ;
A tous ses faux plaisirs il t'entraîne, il t'égare ;
Le monde t'a séduit par cet éclat, moqueur
Qui fait briller l'esprit en étouffant le cœur.
Oh ! reviens à l'amour : l'amour vaut le génie ;
C'est le rayon du ciel dont notre âme est bénie,
La lumière du jour, l'étoile de la nuit ;
C'est, dans ces sombres murs, la clarté qui me luit,
S'est-il éteint en foi, l'amour?
FAUST.
Non , car je t'aime !
MARCrEKIlK.
Comprends-tu bien l'écho que rend ce mot suprême ?
« Je t'aime ! » tu l'as dit... Mais ce mot tout-puissant
A-t-il ému ton cœur? a-t-il brûlé ton sang?
A-t-il fait pénétrer l'ivresse dans ton être ?
Quand tu l'as prononcé, tu me raillais peut-être !
Ton cœur me semble froid, muet à nos amours...
Oh ! qui me l'a ravi, ce cœur?...
FM ST.
Tu l'as toujours !
LLNDIOSE. 179
XXV
L'INDIENNE.
Souvent, au bord du Gange, a l'heure où le soleil
Jette un réseaa de feu sur le fleuve vermeil,
Dans le kiosque embaumé qui se baigne à la rhe
Sous ses voiles flottants la bayadère arrive ;
Une esclave la suit en portant des parfums.
Alors, se délivrant des voiles importuns,
L'Indienne se plonge en un bain de porphyre,
Et du store entr'ouvert , où glisse le zéphire,
Elle voit fuir les flots en longs rub'ans d'argent,
Laisse errer son regard sur leur prisme changeant,
Suit un nuage d'or dans les cieux , ou contemple,
En rêvant à Brama, la coupole du temple.
Son esclave à genoux agite l'éventail,
Répand sur soi sein nu l'essence du sérail,
Ou berce mollement son extase rêveuse
Aux accents de sa voix pure et voluptueuse.
Et quand le soir, chassant la chaleur du midi.
Fait courir un air frais sur le fleuve attiédi,
Abandonnant le bain d'où l'aloës émane,
L'Indienne s'assied sur la molle ottomane,
Et l'esclave attentive, abaissant le rideau,
Étanche sur ses bras les blanches perles d'eau,
Noue autour de son sein la tunique de gaze,
Suspend à son oreille une étoile en topaze,
Voile sous ses cheveux sa fraîche nudité,
Et la sirène émue attend la volupté.
180 PENSEROSA.
XXVI
CORINNE A OSWALD.
Ainoiii-, suprême puissance du cœur, mys
térieux enthousiasme qui renferme en lui
même la poésie, l'héroïsme cl la religion.
Corinne,
Oui, t'aimer est un bien ; car depuis que je t'aime,
Mon être se transforme -en aspirant à toi ;
De tout ce qui t'est cher je veux être l'emblème ;
Ton amour m'a donné comme un second baptême ;
Ton amour, c'est ma foi !
Toi! c'est l'ange divin qui me veille à toute heure,
Qui me voit, qui m'entend, qui me parle tout bas,
Qui rend mon cœnr plus pur et mon âme meilleure,
Qui me fait triompher, quand je faiblis et pleure,
Dans mes jours de combats.
Providence adorée à ma garde commise,
Ton cœur me persuade et m'incline à sa loi !
Je deviens à ton gré courageuse et soumise ;
Ton âme est la lumière à mon âme transmise,
Et qui rayonne en moi!...
Ton âme est le foyer qui me brûle et m'éclaire;
.Je reste suspendue à ton moindre penser,
Et je vis en tremblant pour t'aimer et te plaire ,
Car tu peux me punir par un mot de colère,
Ou me récompenser!
CORLWNE A OSWALD. 181
Si je cherche l'éloge et redoute le blâme ,
Si mon esprit s'élève et mon cœur s'ennoblit ,
Si de douces vertus renaissent dans mon âme,
C'est pour toi, noble ami, qui veux dans une femme
Tout ce qui l'embellit !
Pour toi dont la tendresse éclairée et profonde
Demande que j'aspire à m'élever toujours,
Que mon intelligence à la tienne réponde ,
Que je sois à la fois et l'idole du monde
Et l'ange de tes jours!
Pour toi, sublime et bon, qui me veux douce et tendre,
Mais sans éteindre en moi la poétique ardeur
Qui fait qu'en t'adorant mon cœur peut te comprendre,
Qu'à ton sort glorieux je puis aussi prétendre,
Que je sens ta grandeur!
A tous mes sentiments ton image se mêle;
Elle inspire mes vers les plus harmonieux ,
Me donne le désir de te paraître belle,
Et d'avoir chaque jour quelque grâce nouvelle
Pour que tu m'aimes mieux.
Même absent, devant moi ta présence rayonne,
Et je te sens toujours marcher à mon côté ;
Je sais que tu me vois lorsque je fais l'aumône,
Et mon âme, en étant compatissante et bonne,
Reflète ta bonté.
Les mots que l'on me dit, moins l'esprit et la grâce,
Me rappellent les tiens que je redis tout bas;
L'air qui vient m'eflleurer, c'est ton souffle qui passe;
Et pour moi , chaque bruit qui glisse dans l'espace ,
C'est le bruit de tes pas!
Si j'accepte l'encens de ce inonde frivole,
Il s'épure en mon cœur pour remonter vers toi,
16
182 PENSEROSA
Vers toi qui de l'amour m'as donné l'auréole ,
Vers toi, mon seul orgueil, vers, toi, ma seule idole,
Ma seule gloire à moi !
Sois béni de m'aimer, car tu m'as rajeunie!
Je sens un noble orgueil d'avoir su te charmer.
Ton amour me révèle une sphère infinie;
Je crois à ma beauté , je crois à mon génie ,
Puisque tu sais m'aimer!
XXVII
SOUVENIR DE VIELS-MAISONS
Qui, moi faire des vers quand mon àmc est saisie
Par le calme et la pai\ que l'on ressent ici,
Par un bonheur qui vaut mieux que la poésie!
rs'on ; ma hre est muette et mon cœur dit: Merci
Merci de ce repos, merci de ce bien-être
Que je sens près de VOUS pénétrer dans mon être,
Merci (in souvenir que \ ous m'avez rendu;
Oh ! je retrouve ici tout ce que j'ai perdu;
SOUVENIR DE VIELS-MATSONS. 193
Je revois ces jours purs que je quittai trop vite
Pour courir à l'abirae où tout se précipite,
Vers ce Paris béant oii viennent s'engloutir
L'or de l'ambitieux et le cœur du martyr,
Du martyr que t'ait l'art; car l'art, dans sa puissance,
Est une passion, une sainte croyance,
Un amour qui survit a nos amours trabis,
Aussi noble, aussi vrai que l'amour du pays.
Jci j'ai retrouvé le tableau de famille
Où l'aïeule sourit aux enfants de sa fille ,
De sa fille qui, jeune, est aïeule à son tour,
Et partage sa vie en vertus, en amour!
Le soir, près du foyer, son époux nous raconte
Ces grands jours dont l'éclat à notre âge fait boute,
Ces jours de l'Empereur, ce siècle surbumain,
Où la France tenait le monde dans sa main ;
11 ranime pour nous une parole, un geste,
Tout ce qui du grand homme en sa mémoire reste ;
11 nous peint cette cour où l'on vit à la fois
Des monarques vassaux et des béros faits rois;
Il nous montre , mêlés à sa propre existence ,
Les jours de Josépbine et de la reine Hortense ,
Pauvre reine en exil morte si tristement,
Demandant à la France, à son dernier moment,
Une tombe à coté de celle de sa mère ,
Tant la terre d'exil à son âme est amère!
Il aime à rappeler alors à ses enfants
Qu'ils eurent pour marraine, en ces jours triom, liants,
L'un Pauline Borgbèse, idéale sirène ;
L'autre, la femme forte, et biblique et romaine,
La mère de celui que l'on déifia,
L'héroïsme incarné, qui fut Lœtitia!!-!
Et tous, nous l'écoutons, et, l'àme émerveillée,
Nous voyons, chaque soir, s'écouler la veillée;
Un doux sommeil la suit, sommeil calme où revient
Un de ces grands récits dont l'àme se souvient.
Puis, au jour, dans des bois que nul ciseau n'émonde,
Un coursier nous emporte insoucieux du monde.
18 i PENSEROSA.
Indifférents aux bruits que nous n'entendons plus,
Nous nous enivrons d'air au versant des talus ;
Nous fendons les arceaux des forêts druidiques
Qui se mirent aux bords des lacs mélancoliques;
Nous voyons se dorer, sous le soleil levant ,
Le tremble barmonieux qu'agite un léger vent ;
Nous voyons , s'envolant du bouleau qui frissonne,
Tomber dans les sentiers la feuille rouge et jaune;
Notre O'il suit les reflets mobiles , variés
Qu'aux lisières des bois l'automne a mariés,
Nous voudrions fixer leurs contours, et voir peintes
Ces masses où le ciel se joue en mille teintes.
Puis, lançant nos coursiers à travers ce vallon,
Où l'écho dit encor : Gloire à Napoléon !
Il fut, dans les revers, plus imposant, plus ferme!
Nous cherchons d'un regard ému cette humble ferme
Où le héros dormit la veille des combats ;
Un massif de noyers nous la cache là-bas ;
Cette obscure chaumière où s'abrita la gloire,
Immortel monument , doit vivre dans l'histoire ;
Et Vernet *, ranimant la bataille en travail,
Ne l'a point oubliée aux champs de Montmirail.
A ces grands souvenirs, attendrie et rêveuse,
Je marche et suis le cours de cette onde écumeuse
Qui bondit dans le parc en torrent tortueux ,
Se cache et reparaît sur le sol montueux ,
Fuit à travers les rocs que recouvre la mousse,
Et répand en passant une musique douce.
Et vous pensez peut-être, en me voyant ainsi ,
Que je cherche des vers... pourrais- je en faire i< i ?
Quand un sentiment vrai nous frappe et nous remue,
L'âme qui s'en empreint en silence est émue.
I Horace Véniel a fait un UbleBD d<' lu bataille âe Moniniiiail ; on y voit la
i baumCére oa Napoléon a conebé.
IMITATION DE MOORE. 185
XXVIII
IMITATION DE MOORE
Pars, puisque la gloire t'appelle!
Mais lorsque tu t'enivres d'elle,
Oh ! du moins , souviens-toi de moi !
Quand la louange autour de toi
Se répand douce à ton oreille ,
Ah ! que mon image s'éveille
Dans ton cœur, souviens-toi de moi !
D'autres femmes te seront chères,
D'autres bras pourront t'enlacer,
Et tous les biens que tu préfères
Sur tes pas viendront se presser;
Mais si celles que ton cœur aime
Sont heureuses auprès de toi ,
En goûtant le bonheur suprême,
Oh! toujours souviens-toi de moi!
La nuit, quand ta vue est charmée
Par ton étoile bien-aimée ,
Alors, oh! souviens-toi de moi.
Pense qu'elle brilla sur toi
Un soir où nous étions ensemble ;
Et quand sur ton front elle tremble,
Oli ! toujours souviens-toi de moi.
136 PENSEROSA.
Lorsque dans l'été tu reposes
Tes yeux sur les mourantes roses
Que nous aimions tant autrefois ,
Lorsque leur parfum t'environne ,
Songe à cette heure où sous mes doigts
Je t'en formais une couronne
Puis les effeuillais avec toi;
Et toujours souviens-toi de moi.
Puis , quand le vent du nord résonne ,
Et que les feuilles de l'automne
Glissent éparses près de toi ,
Alors , oh ! souviens-toi de moi.
Lorsque tu contemples dans l'àtre
La flamme ondoyante et bleuâtre ,
Oh! toujours souviens-toi de moi!
Si des chants de mélancolie
Tout à coup viennent te frapper,
Si tu sens ton âme amollie
Dans une larme s'échapper;
Si ton souvenir te murmure
L'harmonie enivrante et pure
Que j'entendais auprès de toi,
Oh! pleure, et souviens-toi de moi !
Paris, I83j
PERDITA. 187
XXIX
PERDITA.
IMITATION DE SHAKSPEARE.
(le conte d'hiver.)
Enfant des bois et de la solitude , Perdita est une des plus gra-
cieuses et des plus pures créations de Shakspeare ; elle nous apparait
comme pour réaliser un rêve que la terre ne réalise plus , celui d'une
jeune fille montrant au monde une âme dans toute sa candeur et sa
beauté primitives, une âme vierge telle qu'elle est sortie des mains
de Dieu. L'an our embrase cette âme, mais il ne la souille point;
la passion l'exalte, mais une pudeur qui s'ignore sanctifie cette pas-
sion. Perdita, qui se croit la fille d'un pauvre pâtre, est aimée par
Florizel , le fils d'un roi, et ce royal amour ne l'étonné pas; elle le
reçoit sans orgueil et s'y abandonne sans remords: elle sait qu'elle
est obscure , mais elle sent qu'elle est noble par l'âme ; elle sent
qu'elle vaut par les sentiments celui qu'elle aime, et que l'amour,
pure essence du ciel, rend les âmes égales. Perdita, sans avoir rien
appris, a deviné le grand et le beau moral : son esprit inculte ignore
ce que l'étude enseigne; mais par une révélation d'en haut, les sen-
timents sublimes et touchants , la vraie poésie de l'âme lui est con-
nue, tout son langage en est empreint. Fille de la nature, elle a dans
l'abandon même de son amour, dans les mots sans voile qu'elle pro-
nonce , une chasteté qui flotte autour de sa pensée et qui pénètre
celle de ceux qui l'écoutent : semblable à ces belles statues de l'an-
tiquité . dont la pudique nudité , luin d'éveiller dans notre âme une
idée impure, est presque pour nous un symbole d'innocence. Per-
dra dans les solitudes de la Bohême , c'est Eve sous les bosquets de
l'Eden; elle ne sait rien de l'humanité qui s'est corrompue, comme
Eve ne savait rien de l'humanité qui était à naître. Ses paroles har-
monieuses ont la douce mélodie du chant des oiseaux , du murmuiv
des ondes et du bruissement des feuilles; ses pensées naïves sont
188 PENSEROSA.
comme parfumées par les émanations pénétrantes des fleurs cham-
pêtres dont elle couronne sa tête et qu'elle porte en faisceau dans
ses mains. Dans la fête pastorale où elle nous apparaît, elle distribue
ces fleurs à ceux qui l'entourent; reine de cette solennité des bois ,
elle donne à tous une tige odorante, elle a pour tous une douce pa-
role; puis, lorsqu'elle veut faire son offrande à Florizel , elle hésite ,
les fleurs sauvages qu'elle a cueillies lui semblent indignes de lui, et
elle lui dit avec amour :
O toi, de mes amis le plus beau, le plus tendre,
Sur ta jeunesse en fleur que ne puis-je répandre
Le narcisse embaumé qui fleurit sur le sol
Avant que l'hirondelle ose essayer son vol ,
Et ces fleurs du printemps que caresse Zéphire
Quand les beaux jours de mars commencent à sourire,
La douce violette émaillant le gazon
D'un azur moins brillant que l'œil bleu de Junon,
Mais plus doux et plus pur, et qui jette à la plaine
Des senteurs dont Vénus parfume son haleine !
Que n'ai-je la jonquille à la tunique d'or,
La pâle primevère expirant, vierge encor,
Avant que de Phébus la brûlante influence
Altère, en l'effleurant, sa robe d'innocence,
Emblème de candeur et de virginité ,
Que ne sait pas garder l'imprudente beauté !
Que n'ai-je le lis pur qui charmerait ta vue !
Oh ! de toutes ces fleurs , dont je suis dépourvue ,
Je voudrais t'enlacer, mon ami, mon orgueil,
T'en couvrir tout entier...
FLORIZEL
Quoi ! comme en un cercueil
l'EKDITA.
Non comme en un cercueil, mais comme l'on parsème
La couche nuptiale où dort celui qu'où aime ,
Où goûtant le sommeil, sans craindre le trépas,
Je t'ensevelirais tout vivant dans mes bras!
FLORIZEL.
Oh ! parle , parle encor! Mon oreille charmé»!
Veut l'entendre toujours parler, ma bien-aimee !
PERDITA. 189
Chantes-tu, je fais vœu que tu chantes toujours,
Que d'harmonieux sons viennent régler tes jours;
Que je puisse te voir, toi faite pour un trône ,
Travailler en chantant, prier, faire l'aumône.
Danses-tu, je voudrais, dans mon enchantement,
Te voir, comme la mer, toujours en mouvement;
Ton corps souple, semhlahle à la mouvante vague,
Pénètre tous mes sens d'une volupté vague.
Rien n'égale les mots que ta bouche me dit;
Dans tout ce que tu fais ta grâce resplendit.
Et plus loin :
Amie , unissons-nous pour ne plus nous quitter.
Ainsi que dans les deux souvent on voit monter
Un couple entrelacé de jeunes tourterelles ,
Ainsi mêlons nos cœurs!...
PERDITA
Je le jure par elles !
Et quand leurs mains se sont pressées, quand leurs âmes se sont
unies en présence du ciel, le malheur, qui dans un vague pressenti-
ment jetait parfois son ombre sur l'amour de Perdita, le malheur,
qui déflore presque l'amour en lui enlevant une première illusion ,
celle qui nous fait paraître impossible le renversement d'une déci-
sion du cœur, le malheur subit, imprévu, l'accable tout à coup ; elle
y cède. Elle se résigne ; mais un orgueil inné qui est au fond de son
âmeséveille lorsque le roiPolixène répand ses dédains sur la pauvre
fille des champs. Alors elle s'écrie:
Toute espérance est morte. Oh ! c'en est fait de moi !
Pourtant de son courroux je n'avais pas d'effroi.
Tandis qu'il me parlait j'aurais pu le confondre;
A son orgueil blessé le mien pouvait répondre :
Que le même soleil qui luit sur son palais
D'une lumière égale éclaire nos chalets !
Leurs âmes restent unies malgré l'arrêt qui les sépare. Perdita
se repose sur la tendresse de son amant; sa confiance est illimitée
comme son amour; une vague espérance la soutient. Ainsi qu'une
prière qui obtient grâce, sa foi pieuse dans le bonheur doit l'attirer
sur elle.
Perdita, c'est le type poétique de la vierge primitive . doux mé-
190 PENSEROSA.
lange de hardiesse virginale et de candeur modeste. Elle a comme à
son insu la fierté que donne l'innocence, et les craintes charmantes
d'un cœur qui n'a d'autre science que celle du sentiment. C'est une
noble fille prête à se transformer en une noble reine. Comme Esther,
devenir reine n'est pas un changement dans la vie de Perdita ; l'élé-
vation de ses sentiments l'a toujours placée au premier rang; le
trône ne l'ennoblit point, mais le doux éclat de ses vertus et de sa
beauté est fait pour ennoblir le trône.
XXX
CHANT DAIÏASVËRUS.
J'ai blasphémé le Christ sur la montagne sainte
En le voyant fléchir sous le poids de la croiv ;
Je m'écriais, tandis qu'on l'abreuvait d'absinthe :
<< Marche au supplice, Roi des rois! »
Et lui , baissant sur moi sa divine paupière :
« Malheur! dit-il; ces mots, entendus par mon Père
Vont retomber sur toi, cruel Ahasvérus;
Marche, et jamais tes pas ne s'arrêteront plus;
Marche, et tu poursuivras ta course vagabonde
Jusqu'à la fin du monde,
Rlasphémateur du Christ!
Maudit et solitaire
Sur cette aride terre,
Juif errant, sois proscrit! »
flachel, un ange aux traits de femme
A mes pas voulut s'attacher;
CHANT D'AHASVERUS. 191
Son àme soutenait mon âme;
Mais la mort vint me l'arracher.
A chaque siècle qui s'écoule
Je vois changer l'humanité;
Tout homme meurt , tout empire s'écroule ;
Moi , ma vie est l'éternité !
« Oui, marche encor, poursuis ta course vagabonde
Jusqu'à la lin du monde ,
Blasphémateur du Christ!
Maudit et solitaire
Sur cette aride terre ,
Juif errant, sois proscrit! »
Dieu, pour prolonger mon supplice,
Semhle rendre les jours plus lents,
Et, sans désarmer sa justice,
Je marche depuis deux mille ans.
Grâce ! c'est assez de souffrance ;
Soulève enfin ton bras de fer ,
Ou brise-moi sous ta vengeance.
La mort! la mort! et puis l'enfer!
« Non , marche encor, poursuis ta course vagahonde
Jusqu'à la lin du monde ,
Blasphémateur du Christ !
Maudit et solitaire
Sur cette aride terre,
Juif errant , sois proscrit ! »
192 PEiNSEROSA
XXXI
MA MÈRE
LA VEILLE DE SA MORT.
Votre bras m'a frappée ainsi qu'un châtiment :
Au milieu d'un doux rêve et sans pressentiment,
Mon Dieu ! vous me l'avez tout à coup enlevée !
Ainsi qu'à l'ordinaire, elle s'était levée
Aux lueurs du matin. Le mal qui la minait
De funèbres tableaux la nuit l'environnait.
Elle voyait passer, dans sa lente insomnie,
L'heure du désespoir, l'heure de l'agonie,
L'heure où sa voix mourrait en nous disant adieu,
L'heure qui vit faiblir môme le fds de Dieu.
Pour chasser de son cœur ces images funèbres,
Elle abrégeait les nuits. Sitôt que des ténèbres
Une blanche clarté perçait le voile obscur,
Elle allait dans les champs respirer un air pur.
Tandis que tout dormait au château , dans la ferme ,
Elle seule allait voir ou les moissons en germe,
Ou les premiers rameaux de l'arbre en iloraison ,
jOu les agneaux couverts d'une blanche toison ,
Ou bien ces vers soyeux qui commencent d'éclore
Aux jours chauds du printemps, quand tout va vivre encore
Quand fermente le sang, quand le cœur bat plus fort,
Quand, jetant un déli d'espérance à la mort,
La nature en travail incessamment enfante
Et s'étale aux regards, heureuse et triomphante!
MA MERE. 193
Tant la terre féconde et l'homme rajeuni
Semblent avoir été créés pour l'infini !
Tant la vie est partout ardente et débordée !
Oh ! de la tombe alors qui n'a chassé l'idée ?
Qui , voyant près de soi souffrir un être aimé ,
N'espéra? Le mourant lui-même, transformé,
Croit que la vie aussi se rallume en ses veines ;
11 s'abandonne encore aux espérances vaines ,
Et, respirant cet air qui semble le nourrir,
Il se dit qu'il vivra , qu'il ne peut pas mourir.
Elle aussi, ce jour-là, l'âme calme et ravie,
Elle oubliait ses maux et croyait à la vie :
Rattachant sa vieillesse à mon jeune avenir,
Son cœur auprès du mien semblait se rajeunir.
Elle avait deviné, dans son amour de mère,
Mon espoir de vingt ans, mon ardente chimère,
Et ces vagues terreurs d'une âme qui pressent
Qu'à donner le bonheur le monde est impuissant ,
Mais qui pourtant y croit, le poursuit et l'appelle
Comme un rêve du ciel que l'homme se rappelle.
Interrogeant mon cœur, où s'éveillait l'amour,
Seule avec moi ma mère avait passé le jour.
Nous avions, du printemps saluant la venue,
Visité le jardin et la longue avenue.
Puis, se trouvant plus forte, elle avait voulu voir
Ces champs que les cyprès couvrent d'un manteau noir
Abritant en été la moisson souple et blonde
Que le mistral ardent agite comme une onde.
Je ne la vis jamais, même en ses plus beaux jours,
Plus riante et plus vive; elle marchait toujours,
Dans sa course sans but j'avais peine à la suivie ;
Son cœur, qui renaissait, semblait pressé de viuv.
On eût dit que la mort précipitait ses pas
Vers le soir de ce jour marqué pour son trépas;
Elle allait, elle allait à travers les prairies,
Ou foulant des vergers les lisières fleuries,
Ou bien des peupliers côtoyant le rideau,
Ou cherchant la fraîcheur au bord des pièces d'eau ;
17
194 PENSEROSA.
Et lorsque, pour franchir quelque site sauvage.
Elle prenait mon bras, en voyant son visage
Doucement coloré par la marche et par l'air ,
Où rayonnait la vie en un dernier éclair ,
A ces lueurs d'espoir mon âme suspendue
Remerciait le ciel de me l'avoir rendue !
Tout ce qu'elle exprima de nobles sentiments ,
Tout ce qu'elle me dit en ces derniers moments,
Dans sa bonté de mère et sa tendresse sainte,
Mon âme en a gardé l'ineffaçable empreinte.
Sur le seuil de la tombe elle voulut encor
Me verser de son cœur l'ineffable trésor :
Elle me révéla la femme dévouée,
Qui cache ses vertus et craint d'être louée,
Pudique, résignée aux luttes d'ici-bas,
Dans son âme étouffant de douloureux combats,
Ange de la famille ignoré de ce monde ,
Versant autour de soi tout l'amour qui l'inonde ,
Et dans son eu ur de mère enfermant par pudeur
Ce que Dieu lui donna de force et de grandeur.
Tandis qu'elle parlait, je compris que son âme
Eut des élans fougueux et des rêves de flamme ;
Mais qu'elle sut lier aux chaînes du devoir
Toute enivrante erreur, tout orgueilleux espoir ;
Que son intelligence, en repliant son aile,
Insp:ra chastement son âme maternelle,
Et que ce noble esprit, si sublime et si doux,
Dérobant son éclat, ne brilla que pour nous! *
Ainsi se déroulait sa pure destiner,
Radieuse, éclairant sa dernière journée,
Comme on voit les ra\ons d'un ciel resplendissant }
Le soir, a l'boi i/.on , soin ire en sYffaranl .
Et, seules, dans les champs nous rtstâmés pnsembli
Jusqu'à l'heure paisible où le foyer rassemble
La mère et ses enfants pour le repas du soir.
Heureuse, près de nous nous la vîmes s'asseoir.
MA MÈRE. 195
le:
Sa présence anima notre gaîté frivole ;
Elle nous rassurait par sa douce parole
Elle ne souffrait plus, disait-elle, et ses yeux
Brillaient d'un feu plus vif sous son front radieux;
Et lorsqu'avec ces mots que la tendresse emploie
Aux cœurs de ses enfants elle eut rendu la joie,
Se levant lentement , de tous elle reçut
Le baiser filial, respectueux tribut;
Puis elle s'éloigna pour regagner sa couche ,
En nous disant : Adieu ! dernier mot de sa bouche !
Mais, je ne sais pourquoi, quand ce mot retentit,
Il vint glacer mon cœur!... tandis qu'elle sortit
Je pâlis.... Tout à coup je sentis disparaître
Cette sécurité qui venait de renaître,
Et pendant qu'ils riaient, heureux, autour de moi,
De leur gaîté mon âme était pleine d'effroi !
Dans le recueillement d'une tristesse sombre,
Devant moi je crus voir sexlessiner une ombre.
Mon cœur se suspendit à ses pas solennels;
Elle avait la démarche et les traits paternels ;
Elle avançait traînant le linceul de sa bière ,
Qui traçait derrière elle un sillon de lumière.
Je la vis s'enfoncer dans le noir corridor,
Puis dans l'obscurité je la suivis encor,
Et je la vis toujours, par l'œil de la pensée,
Remonter l'escalier à la rampe enlacée;
Elle ouvrit une porte, et, debout sur le seuil,
Elle étendit ses bras roidis par le cercueil.
Dans le fond de sa chambre, à genoux , en prière,
Ma mère tressaillit au souffle de mon père,
Car l'ombre, c'était lui !... lui qui venait alors
La chercher pour dormir dans la couche des morts !
Pour préparer son cœur à cette grande épreuve,
11 lui dit, en baisant son chaste front de veine :
« Viens, j'ai gardé ta place à la droite de Dieu;
» O mère ! à tes enfants il te faut dire adieu !
» Viens, souris à la mort, car ta tâche est remplie;
» La tombe réunit ceux qu'a liés la vie.
196 PENSEROSA.
» 0 femme! ouvre tes bras, et sur mon sein glacé
» Repose sans douleur comme par le passé! »
Mais tout à coup, flottant au milieu des ténèbres,
Mon âme ne vit plus ces images funèbres ,
Mon front se souleva ruisselant de sueur.
On chantait, on riait autour de moi... j'eus peur !
Et, ne pouvant chasser cette pensée amère,
Soudain je m'élançai pour rejoindre ma mère.
Je montais; mais, tandis que mon pas se levait,
H me semblait toujours que l'ombre me suivait ;
Et, lorsque je parvins sur le seuil de la porte,
L'ombre montait au ciel... et ma mère était morte
mis, septembre 18o9.
XXX1T
011! SI TU LE VOULAIS!
Mon pays, jeune femme,
Ksf sur un lac d'azur
Dont un soleil de (lamine
Dore le miroir pur ;
J'ai (piitté pour te plaire
Mon Isola-Rella,
Et j'ai laissé ma mère
Pleurant dans ma villa.
Oh ! si tu le voulais, nous irions dans mon île.
Dont une onde tranquille
Reflète les palais.
Oh ! si tu lo voulais!
OH ! SI TU LE VOULAIS ! 197
Là les myrtes fleurissent
Auprès des citronniers,
Les cascades jaillissent
Sur des bords printaniers ;
Là toujours, l'hiver même,
Chante le rossignol,
Et des rosiers qu'il aime
Les fleurs jonchent le sol.
Oh ! si tu le voulais , nous irions dans mon île ,
Dont une onde tranquille
Reflète les palais.
Oh ! si tu le voulais !
Là les antiques marbres,
Emblèmes de beauté ,
S'abritent sous les arbres
De mon parc enchanté,
Et les armes ducales
De mon toit paternel
Brillent au haut des salles
Peintes par Raphaël.
Oh! si tu le voulais, nous irions dans mon île,
Dont une onde tranquille
Reflète les palais.
Oh ! si tu le voulais !
Là jamais ne s'altère
La douce foi du cœur.
Là les bruits de la terre
N'ont pas d'écho moqueur ;
Là les âmes craintives
Cessent de s'alarmer.
Viens, suis-moi sur ces rives
Où vivre c'est aimer !
Oh ! si tu le voulais, nous irions dans mon île,
Dont une onde tranquille
Reflète les palais.
Oh! si tu le voulais !
17.
198 PKNSEROSA.
XXX II J
FRAGMENTS
DE LA TEMPÊTE.
IMITATIONS DE SHAKSPEARE.
SCÈNE II.
PROSPERO, ARIEL.
PROSPERO.
De ta tâche, Ariel, tu t'es bien acquitte,
Je reconnais ton zèle et ta fidélité ;
Mais il te reste à faire encore pins peut-être.
A quelle heure du jour sommes-nous?
AR1EL.
Je crois, maître
Que nous avons passé le milieu.
PROSPERO.
Les instants
Sont précieux ; allons , employons bien le temps
Jusqu'à la sixième heure.
AIIII !..
01 1 ! du travail encore !
Quand m'accorderas-tu la grâce que j'implore?
Ce que tu m'as promis ne s'est point accompli ;
Dis-moi, le feras-tu, si ton ordre est rempli?
FRAGMENTS DE LA TEMPÊTE. 199
PROSPERO.
Qu'oses-tu demander, esprit d'ingratitude?
ARIEL.
Ma liberté !
PROSPERO.
Non , non , reste en ma servitude
.Jusqu'au temps écoulé.
ARIEL.
Mon maître, souviens-toi
Que tu n'as pas sujet de te plaindre de moi.
T'ai-je jamais menti? t'ai-je fait quelque injure?
N'ai-je pas obéi sans bumeur ni murmure?
Ob ! tu devrais me faire au moins grâce d'un an.
PROSPERO.
Ce que je fis pour toi n'est plus rien maintenant,
Tu l'as donc oublié ?
ARIEL.
Non, maître.
PROSPERO.
Tu l'oublies.
Tu comptes pour beaucoup tes missions remplies ;
Tu comptes pour beaucoup de sillonner les mers,
De courir sur les vents que glacent les hivers,
De travailler pour moi dans le fond de la terre
Alors que la gelée en durcit la matière.
A m EL.
Oh ! ce n'est pas cela, noble seigneur.
PROSPERO.
Tu mens.
As-tu donc oublié les horribles tourments
Que te faisait ici souffrir, maligne racé,
L'infâme Sycorax à l'infernale face ?
Sorcière qui marchait avec le dos plié
Comme un cerceau; dis-moi, l'as-tu donc oublié?
AiiiF.r..
Non , seigneur.
200 PENSEROSA.
PROSI'ERO.
Si vraiment ta mémoire est fidèle ,
Réponds sans hésiter : en quel lieu naquit-elle ?
ARIEL.
Dans Alger.
PROSPERO.
Mais d'où vient qu'il faut que chaque mois
Je te rappelle encor ton destin d'autrefois ?
Ne t'en souviens-tu plus ? Sycorax la maudite
Pour d'ignobles forfaits d'Alger était proscrite ;
Je n'oserais nommer ces crimes odieux.,
Dont s'épouvanteraient les hommes et les dieux.
On accorda la vie à cette femme immonde,
Pour un acte de bien qu'elle fit en ce monde.
ARIEL.
Oui, seigneur, il est vrai.
PROSI'ERO.
La sorcière aux yeux bleus,
Enceinte d'un démon, fut conduite en ces lieux ,
Et par des matelots dans l'île abandonnée.
Pauvre Ariel ! alors tu vis ta destinée
A la sienne soumise: esprit noble, éthéré,
Et trop fier pour céder à son joug abhorré ,
Quand tu te refusas à ses désirs obscènes ,
A ses œuvres d'enfer, tu fus couvert de chaînes ;
Dans sa rage implacable, avec des serviteurs
Comme elle possédés, puissants blasphémateurs,
Elle entr'ouvre un sapin , et dans l'étroite fente
T'incarcère douze ans, barbare et triomphante.
L'arbre se referma sur tes membres meurtris,
Et Sycorax mourut en entendant tes cris
Et tes gémissements, tels que ceux de la roue
Du moulin qui bruit sous l'eau qui le secoue.
Elle te laissa seul dans ce martyre affreux ;
Car excepté sou (ils, animal monstrueux,
Rejeton de sorcière et de prostituée,
Nul n'habitait alors celte Ile polluée.
FRAGMENTS DE LA TEMPÊTE. 20
AllIF.L.
Oui, son fils Caliban était seul sur ce bord.
PROSPERO.
11 devint mon esclave, et je changeai ton sort.
O génie oublieux ! Tu sais quelle torture
Tu subissais alors : à toute la nature
Tes cris faisaient pitié ; les loups hurlaient d'effroi ,
Et les ours tressaillaient en passant près de toi.
Ton corps était broyé des os à l'épiderme.
Sycorax à tes maux ne pouvait mettre un terme.
Moi seul, en te voyant plus qu'un damné souffrir,
Je forçai par mon art le sapin à s'ouvrir,
Et tu fus délivré.
ARIEL.
Je te rends grâce, ô maître !
PROSPERO.
Si tu te plains encor, si tu peux méconnaître
Le bien que je t'ai fait, dans un chêne noueux
Je te ferai passer douze hivers rigoureux.
ARIEL.
Maître, pardonne-moi; j'obéirai, commande;
Heureux de te servir, prends ma vie en offrande.
PROSPERO.
Dans deux jours tu seras affranchi , sois zélé.
AP.IEL.
Eh bien ! mon noble maître, à quoi suis-je appelé?
Que faut-il faire ?
PROSPERO.
Va, d'une nymphe marine
Prends la lorme, et que seul je te voie et devine
Cette métamorphose. Aussi prompt que l'éclair,
Pars et reviens vers moi, gracieux fils de l'air.
209. FENSEROSA.
Chants d'Ariel
Venez sur les sables jaunis,
Vous que l'amour a réunis :
Que vos lèvres roses se baisent ,
Les vagues de la mer se taisent ,
Rasez les bords d'un pied léger ;
Par la main tenez- vous ensemble,
Et sur cet abîme qui tremble
Les esprits viendront voltiger.
Écoutez , écoutez , le ciel vous les envoie ,
Ils répètent leur doux refrain ;
Déjà le chien de garde aboie,
Écoutez, écoutez, c'est le cbant du matin
La voix du coq à la crête écarlate
Claire et sonore au loin éclate.
Sous la mer ton père repose,
Ses os sont changés en corail ;
Ses yeux , dont la paupière est close ,
Ont deux perles au lieu d'émail.
Mais dans cette métamorphose
Rien de lui ne s'est altéré ;
11 est devenu quelque chose
De beau , de riche, d'épuré ;
El dans sa nouvelle demeure
Les nymphes sonnent d'heure en heure
Le glas funèbre du trépas:
Écoute? : j'entends ding-dong glas '...
J'aime la finir qu'aime l'abeille ;
Dans la pi -inn-\ ère vermeille
Je me choisis un <lou\ abri
Quand le hibou jette son cri.
FRAGMENTS DE LA TEMPÊTE. '03
Là, je repose ou bien je vole
Sur l'aile des chaux es-souris,
Ou je reviens à ma corolle
Calment durant les jours fleuris.
Désormais je vivrai dans la fleur qui se penche
Mollement balancée au sommet de la branche.
Mon maître, pour hâter le destin qui m'attend,
Devant moi je bois l'air où mon aile se tend,
Et je reviens à toi, sans toucher à la terre,
Plus vite que deux, t'ois ne battra ton artère.
SCÈNE PREMIERE
DU TROISIÈME ACTE.
FERDINAND, MIRANDA , PROSPERO.
FERDINAND, portant du bo'tS.
11 est plus d'un plaisir où la douleur se mêle ,
Mais la douleur alors porte un charme avec elle ;
11 est de vils travaux, qui ne dégradent pas
Quand vers un but heureux ils conduisent nos pas.
Parfois l'abaissement est empreint de noblesse ;
Ainsi quand je remplis un emploi qui me blesse ,
Mon âme, demeurant libre au milieu des fers,
Est heureuse en pensant à celle que je sers.
Sa xoix compatissante et son sourire aimable
Me raniment alors que la douleur m'accable;
Pins touchante cent fois que son père n'est dur,
Elle sait me calmer d'un regard tendre et par :
Un ordre tyrannique et menaçant me force
A transporter ce bois à raboteuse ccorce ,
A déposer au loin ces rameaux p;tr millier ;
El quand elle me voit ainsi m'humilier,
Elle pleure, en disant qu'une tache aussi basse
Ne peut être imposée aux hommes de ma race ,
204 PLNSEROSA.
Elle pleure, et ses pleurs, mêlés à de doux mots,
Allègent mon travail et soulagent mes maux !
(Miranda arrive. Prospéra dans Véloignemcnl.)
Oh! ne travaillez pas ainsi, je vous en prie,
A transporter ce bois votre main s'est meurtrie.
Que la foudre à l'instant le consume à mes yeux,
Ce bois qui vous fatigue et qui m'est odieux !
Reposez-vous, laissez ce fardeau sur la terre ;
L'étude de son art a retenu mon père :
Pour trois heures au moins il sera loin de nous.
FERDINAND.
La fatigue n'est rien quand je suis près de vous.
Vous le savez , avant que le soleil se cache ,
L'ordre est inexorable, il faut remplir ma tâche.
MIRANDA.
Vous l'aurez achevée avant l'heure du soir ,
Mais prenez du repos, vous pouvez vous asseoir.
Je vous remplacerai , moi qui ne suis pas lasse ;
Donnez-moi ces rameaux, je vais les mettre en place.
FERDINAND.
J'aimerais mieux briser mes reins sous ces fardeaux ,
J'aimerais mieux sentir se disloquer mes os,
J'aimerais mieux mourir sous le faix, je l'atteste,
Que de souTrir que vous, créature céleste,
Accomplissiez pour moi ces serviles travaux ,
Tandis que j'oserais demeurer en repos !
MIRANDA-
Cette tâche pour moi ne peut être aussi dure,
Car j'y mettrai mon cœur, et le vôtre en murmure.
prospero , les observant.
Pauvre enfant, l'amour entre en ton cœur subjugué,
Ta visite en fait foi.
MIRVNDA.
Vous semblez fatigué ?
FRAGMENTS DE LA TEMPETE 205
FERDINAND.
O femme bien-aimée î ô ma noble maîtresse !
Si vous demeurez là je n'ai plus de tristesse ;
Enivré , près de vous j'oublirai mon destin ,
La nuit sera pour moi comme un brillant matin.
Ali! je vous en supplie, afin qu'en mes prières
Il vienne se mêler aux pleurs de mes paupières ,
Dites-moi votre nom.
MIRANDA.
Miranda.... Malgré moi,
Mon père, en me nommant j'ai trahi votre loi.
FERDINAND.
Admirable en effet, ô doux nom , doux emblème !
Digne d'être admirée, et digne que l'on t'aime!...
Miranda ! j'ai connu des femmes autrefois ;
Mon oreille, trop prompte au philtre de leur voix,
Se laissa captiver; je les aimai peut-être!...
Pour leurs charmes divers qui subjuguaient mon être
J'avais de doux regards, je cédais; mais jamais,
Aveuglément épris, non, jamais je n'aimais
Assez pour qu'au travers du prisme de leur grâce
De leurs défauts cachés je ne visse la trace.
Mais vous , vous si parfaite , oh ! vous réunissez
Toutes les visions de mes rêves passés;
Supérieure à tout, essence la plus pure,
Dieu prit pour vous former à chaque créature
Sa plus exquise part.
MIRANDA.
Ici je n'ai pu voir
Que mes traits, je n'avais que l'onde pour miroir.
Jamais à mon regard ne s'offrit le visage
D'un être de mon sexe; et dans ce lieu sauvage,
Où, dans l'isolement, mon esprit s'est formé,
Je n'ai vu que mon père et vous, mon bien -aimé !
Je n'ai connu que vous ! Vous êtes le seul homme
Qui me soit apparu de ceux qu'ainsi l'on nomme.
Mais s'il fallait choisir dans le monde un ami,
Oh ! par cette pudeur qui s'exprime à demi ,
18
20G PENSEROSA.
Par ce noble joyau de toute fiancée,
Sur vous se fixerait mon unique pensée;
Car, excepté vos traits qui surent me charmer,
Mon cœur n'en rêve pas d'autres qu'on puisse aimer.
Mais trop imprudemment mon âme s'abandonne,
Sans penser aux avis que mon père me donne.
1T.KDINAND.
Je suis né prince , hélas ! et même , malgré moi ,
Peut-être, Miranda, maintenant je suis roi;
Je n'endurerais pas ce vil métier d'esclave,
Pas plus que la piqûre ou que l'immonde bave
D'un insecte importun, si, vers vous appelé,
Sitôt que je vous vis, mon caw n'avait volé.
C'est là tout le pouvoir qui m'enchaîne et me lie ,
Et ce n'est que pour vous qu'ici je m'humilie.
MIRANDA.
M'aimez-vous?
1 «'EKDINAND.
Ciel et terre ! oh ! soyez en ce jour
Les témoins protecteurs de mon sincère amour!
Qu'un hymen fortuné consacre ma parole
Et le don de ma foi. Mais si vaine et frivole
Mon âme était jamais, oh! que j'en sois puni !
Enlevez-moi les biens dont vous m'avez béni.
Reprenez le bonheur que le destin me garde !
Mais ne le vois-tu pas lorsque je te regarde!
Ne devines-tu pas l'estime et le respect
Qui remplissent mon cœur? Je tremble à ton aspect.
Je t'aime , Miranda!...
MIKAM)A .
Suis-je donc insensée?
Je pleure, et de bonheur mon âme est oppresser.
PH081 ero, caché.
Céleste sympathie, effets purs et touchants
Nés <le l'attraction de deux nobles penchants!
0 ciell répands sur eux tes grâces que j'implore.
i i.l;hix\xi>.
Oli ! pourquoi pleurez-\ous ?
FRAGMENTS DE LA TEMPÊTE. 20;
MIRVNDA.
Je suis indigne encore
D'un bonheur aussi grand; hélas! je vaux si peu ,
Que je n'ose accepter ce qu'a préparé Dieu,
L'union de nos camrs; et pourtant, de tristesse
Je mourrais , s'il (allait perdre votre tendresse.
Pourquoi cacher mon trouble? il augmente et grandit;
L'innocence m'entraîne et l'amour m'enhardit.
Si vous voulez de moi, je serai votre femme,
Sinon je mourrai vierge en vous gardant mon ame;
Si vous me refusez pour compagne, oh! toujours
Je serai l'humble esclave attachée à vos jours.
FERDINAND.
Et moi, ma souveraine, et moi, ma bien-aimée,
Heureux de vous servir, et l'àme consumée,
Je vivrai près de vous.
M1RANDA.
Vous serez donc à moi ?
Vous serez mon époux ?
FERDINAND.
Oui , d'un cour plein de foi ,
D'un cœur aussi joyeux qu'en voyant sa patrie
Avec la liberté l'esclave se marie :
Voilà ma main.
MIRANDA.
Voilà la mienne avec mon cœur,
Et maintenant adieu pour une heure...
FERDINAND.
0 douleur!
Quand vous n'êtes pas là je suis sombre , indocile :
Une heure, dites-vous! Je vais en compter mille!
fRosPEP.o , seul.
Habitants des ruisseaux, des rochers, de l'espace.
Vous dont le pied léger ne laisse pas de trace
208 PENSEROSA.
Lorsque vous poursuivez, sur le sable mouvant,
Neptune dont le flot recule en s'élevant;
Vous qui vous enfuyez lorsque ardent et sauvage
11 revient à son tour vous poursuivre au rivage ;
Vous qu'au clair de la lune on voit danser en ronds
Sur l'herbe où vers minuit poussent les mousserons;
Tous qui vous échappez des flammes étouffées
Au son du couvre-feu, lutins, esprits et fées,
J'ai pu , faible mortel , par votre art enhardi ,
Voiler dans sa splendeur le soleil du midi ,
Soulever l'aquilon, évoquer la tourmente,
Et lancer jusqu'au ciel une mer écumante ;
J'ai, disputant la foudre aux mains de Jupiter,
Fait tomber le tonnerre en sillonnant l'éther.
Par moi le promontoire, ébranlé sur la rive,
A tremblé bruyamment sur sa base massive,
Et le cèdre et le pin, par mes bras arrachés,
En tronçons sur le sol sont demeurés couchés;
Par mon ordre les morts, endormis dans leur bière ,
Ont de leur froid linceul secoué la poussière ,
Leurs tombeaux entr'ouverts les ont laissés s'enfuir;
J'ai tout pu : c'est assez, mon règne va finir.
J'ai montré de mon art la puissante énergie,
Mais j'abjure aujourd'hui ma sauvage magie.
A vous, esprits légers, je ne demande rien
Que de célestes chants, prodige aérien,
Qui jettent dans leurs cœurs, touchés par l'harmonie
Les remords du passé; puis ma tâche est finie,
Je brise ma baguette, et je l'ensevelis
Dans le fond de la terre; et ce livre, où je lis
Les secrets de mon art, je le noîrai sous l'onde
Plus avant que jamais n'a pénétré la sonde.
SONNET. 209
XXXI V
SONNET.
Le malheur m'a jeté son souffle desséchant :
De mes doux sentiments la source s'est tarie,
Et mon âme abattue , avant l'heure flétrie ,
En perdant tout espoir perd tout penser touchant.
Mes yeux n'ont plus de pleurs, ma voix n'a plus de chant,
Mon cœur désenchanté n'a plus de rêverie;
Pour tout ce que j'aimais avec idolâtrie
Il ne me reste plus d'amour ni de penchant.
Une aride douleur ronge et brûle mon âme ,
11 n'est rien que j'envie et rien que je réclame;
Mon avenir est mort, le vide est dans mon cœur.
J'offre un corps sans pensée à l'œil qui me contemple;
Tel sans divinité reste quelque vieux temple,
Telle après le banquet la coupe est sans liqueur.
1834.
18.
210 PENSEROSA.
XXXV
CHANT D'HELOISE.
Comme ce beau nuage à la forme indécise
Qu'un rayon du matin colore et fait rougir,
Mais qui, cédant bientôt au souffle de la brise,
Se dissout dans l'azur où le jour va surgir;
Telle on sent s'élever dans l'âme virginale
Une ardente pensée où l'on pressent le jour,
Rayon mystérieux de cette aube idéale
D'où surgira l'amour.
Sous ce voile divin qui tremble et se soulève,
Au soufile de l'amour l'âme a déjà frémi,
Mais ses purs sentiments ne sont encor qu'un rêve
Qui se montre à demi.
De la terre et du ciel c'est la divine lutte :
L'âme combat l'amour, puis y cède en martyr
Dans un aveu brûlant qui précède sa chute
Et la fait pressentir.
Cette suave ardeur, cette tendresse exquise
Qui se révèle au cœur et se dérobe à l'art,
<Yst l'ineffable amour que sentit Héloïse
En vovant Abeilard.
CHANT D'HÉLOISE. 211
La parole expira sur sa lèvre pudique ,
Et sou premier aveu ne fut pas prononcé ;
Mais de la Sunaraite en lisant le cantique,
Dans sa Bible Abeilard trouva ce chant tracé :
Je t'aime , faible femme ,
Je t'aime , tu le vois !
Tu le lis dans mon àme,
Tu le sens dans ma voix !
Et ma lèvre qui tremble ,
Et mes regards baissés,
Quand nous sommes ensemble ,
Te le disent assez.
J'aime ta tète grave,
Ton sourire penseur,
Mais qui devient suave
Quand tu me dis •<■ ma sœur ! »
Ton front voilé d'une ombre,
Tes yeux doux et profonds,
Ta chevelure sombre
Près de mes cheveux blonds!
Et tes tempes ridées
Que le génie étreint,
Où le sceau des idées
Incessamment s'empreint !
J'aime l'intelligence
De ton esprit moqueur,
Puis ta douce indulgence
Qui rassure mon cour !
Je t'aime , la pensée
A précédé l'aveu :
Mon àme délaissée
De toi fera son Dieu !
212 PENSEROSA.
De cet aveu suprême
Ne me punis jamais,
En m'oubliant moi-même
J'ai dit que je t'aimais;
Et j'ai pu , faible femme ,
Dans un jour de douleur,
T'abandonner mon àme :
Mais j'ai gardé l'honneur.
Un regard de tristesse ,
Une larme d'effroi,
Est la seule caresse
Que tu reçus de moi.
Quand je te vois je tremble ,
Et je demande à Dieu
Que la mort nous rassemble
Dans un dernier adieu.
Je voudrais cesser d'être ,
Car en t'aimant , j'ai foi
De mourir pour renaître
A l'amour avec toi. »
Paris, M
UNE MATINÉE. 213-
XXXVI
UNE MATINEE.
Une heure douce et rare , il nous la faut compter
Lorsque sur notre vie elle vient s'arrêter;
Ce matin , près de vous , cette heure m'est venue :
Le soleil se baignait dans une blanche nue ,
Et du jardin claustral, où nous étions assis,
Ses rayons onduleux doraient les murs noircis ;
Les vieux arbres, trempés dans ce feu qui ruisselle ,
A chaque feuille verte avaient une étincelle,
Et leur ombre jetait sur l'herbe et sur les fleurs
Les chatoyants reflets d'indicibles couleurs.
Les insectes jouaient dans la lumière molle ,
De la mauve sauvage épuisaient la corolle ,
Puis, se réunissant en léger tourbillon ,
Poursuivaient dans l'éther un mobile rayon.
Un air frais tempérait ce jour chaud de l'automne,
Et courbait sur nos fronts le feuillage en couronne;
De la terre un parfum vivifiant et doux
En montant vers les deux se répandait sur nous.
Nous rêvions tous les deux : notre âme recueillie
S'enivrait de silence et de mélancolie.
Pour tout bruit, dans ces murs parvenaient tour à tour
Des voix fraîches d'enfants qui jouaient alentour,
Ou les sons de l'airain qui de l'église proche
Gomme une Aoix de Dieu faisaient vibrer la cloche
Mon co'iir a tressailli sous ce glas d'un mourant,
214 PENSEROSA.
Et je vous ai parlé do ma mère en pleurant;
Ma mère, providence à mon âme ravie ,
Mais qui du haut du ciel veille encor sur ma vie.
Dans votre âme un écho se réveillait alors ,
Car votre mère aussi repose au champ des morts;
Votre pieuse main a fermé sa paupière ,
Puis vous avez scellé son cercueil sous la pierre,
Et vous avez senti tous les déchirements
Qui torturent le cœur en de pareils moments.
Ces tristes souvenirs ont sur votre parole
Répandu tout à coup l'onction qui console ,
Et lorsque de mes yeux une larme a jailli,*
A cet appel du cœur vous n'avez point failli.
Vous avez pris ma main, et, d'une voix émue :
« Oh! ne maudissons pas un malheur qui remue,
Qui déchire notre âme et la retrempe aussi !
Ah! ne nous plaignons pas d'avoir souffert ainsi !
M'avez-vous dit... la vie est pour nous seuls complète;
Tout vibre dans un cœur d'artiste et de poète ;
Foyer de sentiments que nous savons garder ,
La joie et le malheur viennent nous féconder;
Nos jours d'enivrement et d'angoisse poignante
Valent mieux qu'une vie insensihle et stagnante ;
Oh! n'enviez jamais ceux qui ne sentent rien!
Auprès de leur repos la douleur est un bien ;
Faites rentrer l'orgueil dans votre àme ahattue ;
Le malheur rend plus fort, mais l'abattement tue ;
Par une illusion dissipez la torpeur ;
Assignez- vous un but grand , idéal , trompeur,
Qu'importe! être trompé vaut mieux que ne pas croire;
Croyez en vous, croyez à l'amour, à la gloire;
La foi rend plus heureux que l'incrédulité,
Et toute illusion peut-être est vérité 1
il est des sentiments qui repoussent le doute,
Dj'S voix qu'à son insu l'esprit sceptique écoule ;
I ii espoir qui renaît alors qu'il est déni ,
C'est de trouver un co'tir pour notre CflBÙr conçu,
Qui traîne dans la \ie une chaîne Semblable
A celle dont le poids nous rouge et nous accable ,
RAPHAËL ET MICHEL- AJSGE. 215
Et qui sent tout à coup son fardeau s'alléger
En devinant qu'un autre a su le partager! »
En nous parlant ainsi l'heure s'est écoulée,
Pure comme la nue aux flots du ciel mêlée :
Dans les épanchements d'un intime entretien
J'ai compris votre cœur, vous avez vu le mien,
Sans qu'un coupable mot, un mot dont l'âme pleure,
Ait altéré pour moi le charme de cette heure.
Oh ! je n'ouhlîrai pas ce jour plein de douceur
Où vous m'avez parlé comme un frère à sa sœur !
Paris, 183 î.
XXXVII
RAPHAËL et MICHEL -A^GE.
MÉDITATION.
.... 11 mlo core d' un amoroso vélo
Ua îicoperto tuiti i pensler mieî.
{Sonnet de Raphaël. J
.... In' anima in due corpî lalla cleiiui
AniLo levando al cielo c cou pari aie.
{Sonnet de Michel- Ange.)
Ainsi que parmi nous un même écho réveille
Les grands noms consacrés de Racine et Corneille,
Ainsi dans l'Italie un culte universel
Auprès de _Mi<hd-Ange a placé Raphaël.
1);iii> la postérité leurs gloires sont unies :
Mais comme leurs destins différent leurs génies;
21G PENSEROSA.
L'art les a séparés , et Dieu , quand ils sont nés ,
Marqua d'un sceau divers leurs fronts prédestinés.
Heureux dès le berceau, Raphaël, au nom d'ange,
Reçut de sa famille un amour sans mélange ;
Sous le toit paternel , de l'enfant bien-aimé
Le génie en naissant ne fut point comprimé :
On lit éclore en lui l'étincelle de flamme,
Germe apporté du ciel qui couvait dans son âme,
Et, comme pressentant son sublime avenir,
De sa gloire à l'avance on voulut le bénir.
Créature d'amour, par un charme suprême
Il touchait tous les cœurs. On l'aimait comme on aime
La fleur qui s'ouvre au ciel et prodigue au hasard
A l'âme son parfum et sa forme au regard :
Ainsi , nature exquise et splendide harmonie ,
II avait pour charmer la beauté , le génie ;
Et Dieu , mêlant en lui de célestes accords ,
Comme il doua son âme avait doué son corps.
Lorsque l'enfant grandit, quand l'ange devint homme,
Son nom fut proclamé par le peuple de Rome.
Attiré sur ses pas par un charme inconnu,
On allait répétant : « Un dieu nous est venu.
Et par lui l'art chrétien, plus beau que l'art antique,
Immortalisera la Rome catholique. »
Tandis qu'on le nommait un envoyé des cieux ,
A la gloire il marchait , modeste , insoucieux ;
De force et de candeur mystérieux emblème,
Génie irrésistible, il s'ignorait lui-même.
En voyant son œil calme et son front radieux ,
On sentait qu'il créait comme créaient les dieux ,
Sans lutte, sans douleur, sans heures d'amertume;
Pour lui la gloire était un encens qui parfume,
Et l'art, le caressant comme un (ils adoré,
L'embrasa de son feu sans l'avoir dévoré.
KAPHAEL ET MICHEL-A.NCiE. 217
On eût dit qu'entr'ouvrant ses voiles
Le ciel s'inclinait à sa loi ,
Et faisait passer sur ses toiles
Les grandes scènes de la foi.
Il vit ce que l'àme devine
Quand au monde elle dit adieu ;
Il surprit la Vierge divine
Tenant dans ses bras l'Enfant-Dieu !
Ces purs tableaux de l'Évangile
Si pleins d'innocence et d'amour ;
Cette crèche, touchant asile
Où le Christ a reçu le jour ;
Cette demeure de Marie ,
Humble et chaste comme son cœur,
Où son époux travaille et prie
Auprès du berceau du Sauveur ;
Cette fuite par Dieu guidée,
Ces jours de souffrance et d'exil
Où la Vierge de la Judée
Conduit son Fils aux bords du >il ;
Toute cette histoire sublime
Où s'instruisit l'humanité,
Sous son pinceau qui la ranime
Ressaisit sa divinité.
Dans sa céleste vie il suit le Dieu fait homme
Jusqu'au jour rédempteur où pour nous se consomme
Le drame de la croix; puis il nous montre encor,
Dans un dernier tableau de ce di\ in poème ,
Le Christ ressuscité qui redevient Dieu même
Se transfigurant au Thabor !
19
218 PENSEROSA.
Ce fut là son œuvre suprême ;
L'Homme-Dieu remontant au ciel
Était comme un céleste emblème
Du dernier jour de Raphaël.
Mais il pouvait mourir, sa tâche était remplie ;
Les temples , les palais de toute l'Italie
Devaient porter sa gloire à la postérité,
Et dans le Aratican ses œuvres colossales ,
Décorant les lambris des dômes et des salles ,
En remplissaient l'immensité.
La Bible et l'Évangile inspiraient ses ouvrages;
De ces livres sacrés nous déroulant les pages,
Il fit dans ses tableaux revivre tour à tour
Les apôtres du Christ, les martyrs, les prophètes
Du peuple d'Israël les massacres, les fêtes,
Les mystiques scènes d'amour.
L'amour! ce fut parmi les passions humaines
La seule qu'il connut. Au milieu de leurs haines,
Tandis que ses rivaux s'agitaient, lui vainqueur,
Lui qui sans la chercher trouva la renommée,
Dérobait son éclat près d'une femme aimée,
Douce compagne de son cœur.
Celle qui le charma fut une simple fille,
Qui dans l'obscurité, belle sans le savoir,
Partageait les travaux de son humble famille
Et sur les bords du libre allait rêver le soir.
PauM'e «une on l'innocence habite,
Confiante elle se donna,
Aussi chaflte que Marguerite
Quand laust a l'amour l'entraîna.
Sa taille souple cl \n-iiiale,
Ses traits si pleins de pureté,
RAPHAËL ET MICHEL-ANGE. 219
Rappelaient l'image idéale
Que l'artiste a de la beauté!
Cest par cette grâce divine
Qu'elle captivait Raphaël ,
Et les yeux de la Fornarine
Étaient sa lumière et son ciel !
Un amour sans orgueil, une candeur sereine,
La firent de son cœur la tendre souveraine :
Les triomphes du monde et les splendeurs de l'art
Valaient-ils son sourire et son touchant regard:'
Dans cette âme naïve à laquelle il put croire,
L'artiste déposait le fardeau de sa gloire;
Son cœur, enveloppé sous un voile amoureux,
Oubliait l'univers et se sentait heureux ,
Savourant, comme un dieu qu'entoure le mystère,
L'ivresse de l'amour et l'encens de la terre !
Et pour (pie rien n'altère un aussi beau destin ,
II meurt le front orne des roses du matin ;
Il meurt jeune et n'ayant accepté de la ?ie
Que ce qui rend heureux , que ce qui fait envie.
J'ar la gloire et l'amour à la fois caressé,
11 meurt comme on s'endort quand le jour est passé.
Avant que la vieillesse ait engourdi son aile,
11 vole en souriant vers Dieu qui le rappelle,
Et son âme sereine, en prenant son essor,
Dans un tendit1 sommeil semble flotter encor.
Quand des mains du Très-Haut elle s'est échappée
L'âme de Michel-Ange autrement l'ut trempée.
Porte, des son é\eil le malheur la nom rit.
II connaît au berceau les luttes de l'esprit.
Dédaigné par les siens, enfant rêveur et sombre,
Il se forme lui-même et s'élève dans l'ombre;
2>.0 PENStROSA.
Sous le joug paternel son génie opprimé
Se débat et grandit sourdement enflammé;
Et quand , sortant enfin du rêve qui l'embrase ,
L'heure de l'action succède aux jours d'extase.
Athlète puissamment armé pour le combat,
Nul danger ne l'émeut, nul malheur ne l'abat.
Grandi dans la souffrance et dans la solitude,
H accepte en héros une vie âpre et rude ,
El chaque obstacle en lui détermine un effort
Qui roidit son courage et qui le rend plus fort!
Vraiment homme, il comprend la dignité de l'homme;
C'est un de ces esprits, qui dans l'antique Rome,
Instruisant la jeunesse aux sévères vertus,
Auraient pris pour exemple ou Caton ou Brutusî
Dans ses actes, toujours, l'héroïsme l'inspire.
Vers un grand idéal toujours son âme aspire.
Florence va périr : lui, son sublime enfant,
Guerrier improvisé, se lève et la défend!
Intrépide ouvrier, lui qui crêra Saint-Pierre,
Il mêle, de ses mains, le limon et la pierre,
Et cache, sous un fort qu'on n'a jamais soumis,
Sa ville bien-aimée aux soldats ennemis.
Devant sa glorieuse voie
C'est l'infini qui se déploie;
Avec Dieu même il vaut lutter,
Et , dans des oeuvres éternelles ,
Créer avec ses mains mortelles
Ce (pie Dieu seul peut enfanter.
Esprit rêveur, frère du Dante,
Ame a\ ide, nature ardente ,
Pour lui la gloire esl sans douceur,
Car ses plus sublimes ouvrages
N'égalent jamais 1rs images
Que poursuit son regard penseur.
Yoilà pourquoi son froni esl sombre:
Il sent qu'il n'a rendu que l'ombre
RAPHAËL ET MTCHEL-AXGE. 221
De cet idéal qu'il rêva ;
Sa main puissante s'est lassée,
Mais au niveau de sa pensée
Jamais l'œuvre ne s'éleva !
Si son âme parait jalouse,
C'est que l'art est sa seule épouse ,
Et ses ouvrages ses enfants ;
Il craint de perdre ce qu'il aime ,
Et que , plus heureux que lui-même ,
Ses rivaux ne soient triomphants.
Pourtant à sa force il dut croire
Lorsque, ceint d'une triple gloire ,
Il contempla dans leur splendeur
Trois monuments de son génie
Qui de sa nature infinie
Semblaient attester la grandeur.
C'est Moïse, luttant encore
Sous le Verbe qui le dévore ,
Et répétant dans Israël
L'écho de cette voix divine
Qui lui dictait sur la colline
Les lois écrites dans le ciel !
C'est cette heure en douleurs féconde
Où sur les ruines du monde
L'ange sonne le jugement;
Où les morts, réduits en poussière,
Trouvent en sortant de leur bière
Le pardon ou le châtiment !
Immense comme sa pensée ,
C'est cette coupole élancée
Vers les cieux , ceuvre de géant ,
Qui réunit par la prière
L'homme prosterné dans Saint-Pierre
Au Dieu qu'implore son néant.
19.
222 PENSEROSA.
Et quand il a fini ses œuvres immortelles,
Son génie agrandi déploie encor ses ailes;
A son propre foyer il semble s'embraser,
11 va toujours créant sans jamais s'épuiser :
Ce qu'il cherche dans l'art, ce n'est que l'ait lui-même
Sans lui rien demander avec amour il l'aime;
Les louanges du monde expirent sur son seuil ,
11 sent l'enthousiasme et dédaigne l'orgueil.
Il n'ouvre pas son àme à l'encens de la terre ;
C'est plus haut qu'il s'abreuve et qu'il se désaltère;
Fuyant tout sentiment qui pourrait l'enivrer,
A d'énervants désirs il craint de se livrer,
Et quand il sent l'amour dans toute sa puissance,
C'est un amour divin, d'une immortelle essence;
Car cette àme héroïque et pleine de grandeur
Ne pouvait ressentir qu'une sublime ardeur !
Celle qui sut toucher cette nature austère
Pour le cloître avait fui les grandeurs de la terre.
Descendante des rois, fille des Colonna,
Le monde l'admirait, elle l'abandonna.
D'un époux qu'elle aimait quand la mort la fit veuve,
Dieu seul fut son retuge en cette grande épieme.
Elle voua ses jours au service divin;
Mais de l'ange exilé le monde se souvint,
Car elle avait laissé dans toute l'Italie
De ces grands souvenirs que jamais on n'oublie.
Jeune et belle elle avait repoussé l'étranger
En armant ses vassaux à l'heure du danger,
Puis d'un double laurier ceignant son front pudique,
Muse, elle avait conquis la palme poétique,
Michel-Ange comprit dans leur sublimile
Sa touchante vertu, sa sévère beauté:
Il embrase son âme an culte qu'elle inspire,
A sa sainte amitié chastement il aspire;
Pour elle a fout désir terrestre il dit adieu;
Sentiment dthéré quM'élève vers Dieu,
Sa tendresse devient l'ineffable mélange
De respect et d'amour que l'on accorde à l'ange,
RAPHAËL ET MICHEL-ANGE. 223
Et quand sur lui parfois elle arrête ses yeux ,
Tous deux , pour s'y rejoindre, ils se montrent les deux.
La première appelée, elle l'y fut attendre :
Alors pour la pleurer sa voix devint plus tendre;
On eût dit qu'il avait, dans des adieux touchants,
Reçu d'elle sa lyre et l'esprit de ses chants;
11 sent, dans la douleur dont son âme est saisie,
A ses lèvres monter des flots de poésie;
A celle qui l'entend dans un autre univers
Il dit son chaste amour dans la langue des vers ;
Et le monde, attentif aux accents qu'il répète,
Sur son front pose encor le laurier du poète.
Que lui fait cet éclat, quand ses pures amours,
Charme de sa vieillesse et de ses sombres jours ,
Remontent vers le ciel , et que , seul sur la terre ,
Il porte dans son deuil sa gloire solitaire?
Ici-bas, du regard il cherche tristement
Son étoile perdue au sein du firmament.
Parfois elle lui jette une lueur subite,
Comme pour lui montrer la sphère qu'elle hahite;
Mais tandis qu'< ■bloni par ce rayon divin
Au lumineux sillon il se suspend en vain,
L'étoile disparait, la vision s'efface
Et ce n'est qu'en son cœur qu'il retrouve sa trr.ee.
L'heure où prenant l'essor pour remonter vers Dieu,
Lumière de sa vie, elle lui dit adieu,
Sembla lui présager ces jours lents et funèbres
Où son regard se perd à travers les ténèbres,
Et voit cet univers ainsi qu'un astre éteint
S'éclipser à jamais dans la nuit qui l'atteint.
Pour l'artiste mourant que l'art consume encore,
Quant tout s'évanouit, quand tout se décolore,
La mort est sans horreur et sans obscurité;
CPesl an vo! w%n !•■ < ici d'où jaillit la clarté;
Le Christ, dont tant de (ois il retraça l'image,
Vient adoucit- pour lui ce douloureux paesagp;
22'* PENSEROSA.
Son àme radieuse à l'heure do départ
Se déploie; et portant sur son front de vieillard
Un siècle de grandeur, un siècle de souffrance ,
Il accepte la mort comme une délivrance.
Paris, novembre 1839.
XXXVIII
A MA MERE
Oh ! que tu savais bien , toi dont l'âme est au ciel ,
Que le fruit de la gloire est un fruit plein de fiel!
Oh ! que tu savais bien que , dans ce monde infâme ,
Le céleste rayon qui ceint un front de femme,
Hélas! n'attire pas le respect et l'honneur,
Et que pour nous la gloire est le deuil du bonheur !
Ah! que tu disais vrai quand tu disais : Préfère
Une vie écoulée en sa modeste sphère,
A l'éclat de l'orgueil qui brûle, en l'atteignant,
Le cœur qu'il éblouit et qu'il laisse saignant!...
Et moi qui t'écoutais, j'ai pu ne pas te croire!
Tu me donnais l'amour, et j'enviais la gloire!
Oh! je ne sa\ais pas quel amer sentiment
C'était!... et j'ai choisi le feu pour élément.
Mais ce n'est plus l'orgueil; une autre voix m'entraîne,
Ma mère! c'est l'honneur qui me pousse à L'arène,
il qui me fait braver, parmi les combattants,
Le lâche pamphlétaire aux propos insultants;
A MA MERE. 225
C'est l'honneur qui me dit qu'au ciel la Providence
Veille sur le travail et sur l'indépendance,
Et que son œil divin accompagne nos pas
Lorsqu'aux instincts d'en haut nous ne faillissons pas!
J'ai trouvé dans ma route, imprudemment choisie,
Le pain de la pensée et de la poésie;
Et le ciel, en plaçant la lyre dans mes mains,
Ne m'a pas abaissée aux déshonneurs humains.
Pauvre et libre, pour ceux qui donnent l'opulence
Mon vers indépendant a gardé le silence,
Et, dans ce monde impur où le mal est vainqueur,
J'ai marché le front haut, mais le deuil dans le cœur.
Oui , le deuil dans le cœur ! et c'est là ma faiblesse ;
Le mal, sans me corrompre, est un dard qui me blesse,
Et qui, semblable au doute, en mon âme descend,
A ma foi dans le bien jette une ombre en passant ,
Et fait pâlir ma lèvre alors qu'elle prononce
Une prière à Dieu qui reste sans réponse.
Mais non , Dieu m'a parlé ! par ta voix il m'a dit ,
Ma mère, qu'ici-bas le poète est maudit,
Et que, semblable au Christ, sur son front qui s'incline
On pose en ricanant la couronne d'épine ,
Que tout nom qui s'élève est un nom blasphémé ,
Qu'en cessant d'être obscur on cesse d'être aimé ;
Que la froide ironie enserre un cœur sublime
Comme des rocs géants la neige ceint la cime ,
Et que même la femme à son pudique front
En attirant la gloire attire aussi l'affront!
Et pourtant j'espérais qu'une indigence sainte
Dans ce siècle de l'or me ferait une enceinte ,
Qu'on n'attaquerait pas comme une ouvre d'orgueil
Mes chants où le malheur a répandu son deuil ;
Qu'en lisant mes tourments de femme et de poète
Toute ironique voix demeurerait muette;
J'espérais , dans mes jours de dégoûts et d'ennuis ,
Dans l'insomnie ardente où s'écoulaient mes nuits,
Que , quand pieusement ma tache serait faite ,
Après tant de douleurs viendrait un jour de fête.
Et voilà quel espoir me soutenait encor
Pans l'aride travail qui me donne un peu d'or;
220 PEJNSEROSA.
Et quand j'avais gagné le pain de la journée ,
J'oubliais en chantant ma rude destinée ,
Comme le moissonneur berce par ses chansons
Les fatigants labeurs des brûlantes moissons.
Dans un de ces instants où tout chante en notre âme ,
Où la pensée humaine a des ailes de flamme,
Où, dégageant nos vœux du monde où nous souffrons,
Le souffle inspirateur fait rayonner nos fronts,
J'ai créé, dans la nuit, quand le caw seul tressaille,
L'hymne patriotique aux grandeurs de Versaille ,
Et mes chants, inspirés par la croyance et l'art,
Au monde indifférent sont allés au hasard !
Mais Dieu, qui savait seul mon intime souffrance,
Me donna la couronne ainsi qu'une espérance;
Alors je répétai, dans mon bonheur d'enfant,
Les vers improvisés de mon chant triomphant.
Je rêvais , dans mon âme , où la joie était née ,
Après mes jours amers une heureuse joui née!
Poétique oasis où je pusse m'asseoir,
Splendide souvenir qui brillât jusqu'au soir !
Que le songe était beau! comme aux fêtes antiques
On couronnait mon front de lauriers poétiques ;
Et le peuple, que j'aime, à mon chant suspendu,
S'écriait : « Tu souffris, et ce bonheur t'est dû! »
Ce ne fut pas ainsi : dans nos temps d'ironie,
Toute espérance ment, toute joie est ternie;
Les fêtes de l'esprit et les fêtes du cœur
Pour l'homme ne sont plus qu'un spectacle moqueur.
En posant le laurier sur le front d'une femme,
Eroidement à l'éloge on mêle l'épigramme;
On brille en déchirant, et l'esprit satisfait,
Frondeur insoucieux, rit du mal qu'il a fait!
Mais le sarcasme est doux a cote de l'injure.
Le critique impuissant aiguise sa morsure :
Il ne juge pas l'ouvre, il la profane et ment ;
Ennemi sans râleur, il frappe lâchement
Sur de l'impunité , son courage s'anime;
il attaque une femme, et garde l'anonyme!...
A MA MERE. 227
Hypocrite', il se pose en austère censeur;
Il cite faussement , et trompe le lecteur ;
Ou bien dans son cynisme il souille, il parodie
Une image d'hymen pudiquement hardie;
Et quand il fait monter la rougeur sur le front,
De sa pensée impure il nous jette l'affront.
Puis , de la liberté souillant la sainte cause ,
En patriote ardent il se métamorphose !
A nous qui n'avons pas d'encens pour le pouvoir,
Mais qui l'applaudissons quand il fait son devoir ;
A nous qu'on ne voit pas, malgré notre indigente,
Aux aumônes de cour vendre l'intelligence,
A nous !... au nom du peuple il jette le dédain
Que l'impur Montagnard jetait au Girondin.
Courage! accomplissez une aussi noble tâche;
Outragez une femme et posez-vous en lâche :
Celle que vous frappez dans son isolement
Ne se mêlera plus à vos bruits d'un moment.
Elle ira, poursuivant sa route accoutumée,
Vers ceux qui l'ont comprise et dont elle est aimée.
Libre et fière toujours , jusqu'au seuil du tombeau ,
Sans qu'ici-bas son àme ait laissé de lambeau ,
Elle ira, soutenant la lutte commentée,
Et vivant noblement du fruit de sa pensée !
Ceux qui gardent entor de généreux penchants
Pour soutenir sa vie accueilleront ses chants,
Travaillant et priant, comme dit l'Évangile,
Elle n'envira plus une gloire fragile;
Car, pour sa pauvre Nie ou manque le bonheur,
La prière est la joie , et le travail l'honneur !
8 juin 1839.
228 PENSEROSA.
XXXIX
LE MUSÉE DE VERSAILLES,
POÈME
COURONNÉ PAR ^ACADÉMIE FRANÇAISE
EN SA SÉANCE DU 30 MAI 1839.
Versailles, c'est le Panthéon !
Comme aujourd'hui les peuples luttent
Contre les rois qui leur disputent
Le pouvoir et la liberté,
Contre les seigneurs et les princes ,
Tyrans des fiefs et des provinces ,
Les rois long-temps avaient lutté ;
Jusqu'au jour où, dans sa faiblesse,
On vit se courber la noblesse
Sous le bras fort de Richelieu ,
Et la rojauté, fière idole,
S'élever comme le symbole
Du pouvoir incarné de Dieu.
Louis Quatorze, roi suprême,
Se i «*\ r-tit de <<-t emblème,
LE MUSEE DE VERSAILLES. 22'J
Eu s'écriant : « L'État, c'est moi!
» Et la France qui me contemple ,
» Comme à Dieu l'on bâtit un temple,
» Doit bâtir un temple à son roi ! »
Il dit , et Versailles s'élève
Ainsi que le palais d'un rêve
Réalisé par l'art humain ;
Villa royale aux champs éclose ,
Cygne qui près des eaux repose
Sous les grands arbres du chemin.
Monument magique et sublime
Oii le marbre assoupli s'anime ,
Où la mosaïque s'étend ;
Où , dans les glaces de Venise ,
Les chefs-d'œuvre qu'on divinise
Se doublent en se reflétant;
Où l'art prodigue sa féerie,
Où la peinture se marie
Aux frontons sculptés des parois ;
Où l'or et l'émail étincellent,
Où les richesses s'amoncellent
Pour orner le palais des rois.
Et quand elle a reçu la vie,
Ainsi qu'une vierge ravie
Qui se penche vers son miroir.
Versailles la belle se mire
Aux Ilots des bassins de porplivre
Qui se dérident pour la voir.
Comme un voile qui la protège ,
Elle entoure son front de neige
Des ombres d'un vaste jardin ,
Où les bois montent en arcades ,
Où l'onde retombe en cascades,
Où l'art nous a rendu l'Éden.
20
230 PENSEROSA.
Puis, ainsi qu'une heureuse épouse
Qui, loin d'une foule jalouse,
Au bien-aimé seul se fait voir,
Devant son roi , la tête haute ,
Elle s'écrie : « Entrez, mon hôte,
» Entrez, je puis vous recevoir. »
Qui dira les splendeurs de la nuit nuptiale
Où s'unit le monarque à sa villa royale ?
Qui dira son orgueil et son ravissement
En embrassant de l'œil l'immense monument?
Comme un rayon d'amour fait vivre un cœnr de femme
Il fit vivre ce corps dont il devenait l'âme!...
Et quand sa volonté l'eut tiré du néant,
D'un souffle il anima tout ce palais géant.
Il se sentit plus grand des grandeurs de Versailles.
Il se crut presque un dieu dans ces vastes murailles;
Et seul , de tant d'éclat le principe et le but ,
11 vit ce qu'il pouvait, et la royauté fut!
Elle fut forte, elle fut belle,
Pleine de sève et de verdeur;
Proclamant sa gloire immortelle,
L'amour, le génie, autour d'elle
Se pressèrent avec ardeur.
Son auréole fut complète ;
Elle ceignit tous les lauriers :
Les arts couronnèrent sa tête;
Elle eut la palme du poète,
Elle eut la palme des guerriers.
Souveraine absolue et liere,
Courbant les fronts el les esprits,
Bile concentrait la lumière,
El du fond de son stnctuaife
Commandai! au peuple surprix
LE MUSÉE DE VERSAILLES. Sâl
Entre le peuple et la puissance ,
C'était le lien protecteur
Que ce foyer d'intelligence
Versant la gloire sur la France
Du haut du front dominateur.
Et le peuple écoutait l'oracle ,
Heureux d'obéir à sa loi ,
Fier de cette ère de miracle ...
Ce fut un sublime spectacle
Que ce grand siècle du grand roi !
Versaille avait par sa féerie
Endormi le peuple au Forum ;
Seul but de son idolâtrie,
Versaille était de la patrie
Le magique Palladium.
Et la France à genoux, dans sa foi populaire,
De son roi fit un dieu digne du sanctuaire.
Mais quand le peuple eut vu la vieillesse et la mort
Faire trembler le sceptre au bras jadis si fort,
Courber ce front superbe oint par Dieu du saint chrême,
11 douta de ses rois, et crut pi us en lui-même.
Voyant mourir celui qui semblait immortel ,
L'idole étant tombée, il mesura l'autel;
Il le trouva trop grand pour ceux qui succédèrent;
Le peuple devint fort, et les rois lui cédèrent!...
Mais lui-même il est pris de vertige et d'erreur;
On voit la Liberté s'enfuir à sa fureur;
Reine sans diadème et femme désolée ,
Entre ses bras sanglants Versaille est violée.
En vain pour échapper à ses jaloux penchants,
Elle s'était cachée entre les bois des champs :
11 vint, il la trouva sous son vêtement d'ombre;
Elle entendit monter sa voix sinistre et sombre,
Sur ses marbres si blancs ses pas lourds retentir....
Alors, sous les traits purs d'une reine martyr,
232 PENSEROSA.
Symbole gracieux de son mourant génie,
Plus sacrée et plus belle en ce jour d'agonie ,
Versaille alla du peuple implorer la pitié;
Mais le peuple rugit, et la brisa du pié !
Et son flux, grossissant se répandit avide
Dans l'immense palais qu'il laissa morne et vide
Comme on ne peut remplir le lit
D'un fleuve à la source épuisée,
Depuis ce jour rien ne remplit
Ce temple à l'idole brisée.
Des ombres erraient en pleurant,
La nuit, dans les salles désertes,
Et les portes restaient ouvertes ,
Attendant un bote assez grand.
Aucune tète couronnée,
Aucun tribun, dans son orgueil,
De la demeure profanée
N'osait inaugurer le seuil.
Quand il ceignit le diadème
Que Cbarlemagne avait porté,
Du temple des rois dévasté
Napoléon n'osa lui-même
Devenir la divinité.
Mais on \it aux trois jours de gloire et de colère
La France proclamer un prince populaire :
Roi par nos mains, il sut, mieux (pie les autres rois,
Quels botes convenaient pour repeupler Versaille;
11 comprit qu'il fallait des béros il la taille
De ces murs de géant, et fit un noble choix.
Jusqu'à nous, d'âge en Age explorant nos annales,
Il sut \ous découvrir, gloires nationales!
il prit ce qui lut grand dans chaque siècle éteint;
De tous nos béros morts nous rendant l'effigie,
LE MUSÉE DE VERSAILLES. !>3
L'art vint à sa pensée ajouter sa magie ;
Il fit justice à tous, et le peuple l'obtint !
Dans ce palais le peuple eut une large place ;
En égal désormais il put voir face à face
Ces rois que si long-temps il regarda d'en bas;
Car il avait aussi ses gloires ,
Ses triomphes et ses victoires
Dans les arts et dans les combats.
Aussi ce fut un jour de fête universelle
Que le jour où s'ouvrit la Versailles nouvelle;
Quand, pour inaugurer sa résurrection,
La foule se pressa, fière, heureuse, attendrie,
Elle applaudit son chef en fêtant la patrie ,
Car le monarque avait compris la nation.
Louis Quatorze, au temps d'ivresse
Des grandes fêtes de sa cour,
N'eut jamais un jour d'allégresse
Qui fût comparable à ce jour.
L'éclat de sa magnificence
Était pour lui seul.... mais ici,
Oh ! c'était bien toute la France
Qui disait à son roi : « Merci ! »
» Merci ! » dans leur brève parole
S'écriaient ces fiers vétérans
Que Bonaparte, au pont d'Arcole,
Vit s'élancer aux premiers rangs.
» Merci d'avoir mis sur ces toiles
Notre chef et nos bataillons !
Il fut l'astre, et nous les étoiles;
A côté de lui nous brillons! »
Et le marin, l'aine attendrie,
Disait : a Merci! voila Jean Bart !
Dans les gloires de la patrie
Nous avons aussi notre part. »
20.
234 PENSEROSA.
En s'inclinant devant la toge
Des d'Aguesseau , des Lamoignon ,
« Merci ! » répétait pour éloge
Le magistrat, fier de leur non».
« Merci ! s'écriait le poète ,
Corneille et Molière sont là....
Et, si leur laurier ceint ma tète,
L'avenir un jour m'y verra ! »
Et l'orateur, d'une voix forte,
Disait : « Merci!... Ce sera beau
D'inscrire le nom que je porte
Près du grand nom de Mirabeau ! »
« Merci ! répétait chaque artiste ,
La gloire sauve de l'oubli,
Et dans cette fête où j'assiste
Sont Lebrun, Pnget et Lulli! »
Devant La Vallière et Fontange,
La jeune femme, d'un regard,
Disait : « Merci! leurs formes d'auge
Nous furent transmises par l'art;
» Ob ! ces morts n'ont rien de funèbre ;
Je voudrais une tombe ici ;
Puisque la beauté rend célèbre,
Je puis le devenir aussi. »
Et la foule enivrée, ardente, enthousiaste,
Débordait frémissante en ce palais si vaste,
L'enlaçai! tout enfin- de s<*s réseau nuravants,
Et, semblable à la mer, roulait ses (lots \ hauts.
Elle se répandait dans chaque galerie,
Redisant les grands noms que garde la patrie,
Voyant revivre euro: les héros qu'elle aima
Sur la toile et le marbre on l'ail les ranima.
LE MUSEE DE VERSAILLES. 23 5
Devant tous ces tableaux de gloire et de conquêtes
S'agitait le roulis de ces milliers de tètes;
Et toujours les regards trouvaient un aliment ,
Et la foule avançait dans le ravissement.
Mais quand elle parvint au milieu de ces reines,
Belles sur leur cercueil et dans la mort sereines ,
Résistant tout à coup au flot qui l'apporta,
Par un instinct du cœur la foule s'arrêta
Parmi tous ces héros dont Versaille est peupler ,
Elle avait découvert la vierge immaculée
Qui ravit la victoire à l'Anglais triomphant ,
Et délivra la France avec un bras d'enfant.
C'était une blanche statue,
Vierge guerrière revêtue
De l'armure des anciens rois :
Fille pudique au front céleste,
À l'œil fier, au souris modeste,
Femme, héros, tout à la fois!
Il fallait plus qu'un grand artiste
Pour la rendre ainsi calme et triste,
Accomplissant l'ordre de Dieu ;
Il fallait l'art et la croyance :
L'âme d'une fille de France
A réuni ce double feu;
Et de ses mains s'est échappée
Jeanne d'Arc pressant son épée
Sur son cœur virginal et fort,
Qui sous la voix de Dieu tressaille,
Mais qui sait au champ de bataille,
Intrépide, braver- la moi t.
Celle qui nous rendit, sous cette forme pure,
Le symbole divin d'une double nature,
De force et de candeur mélange harmonieux,
Hélas!... ange exilé, poétique mystère,
Toucha du bout de l'aile aux choses de la terre,
I I s'en re\ ml aux deux !
236 PEKSEROSA.
Ou «lit que dans son vol, ainsi qu'une Colombo,
Son âme erre la nuit parmi ces marbres blancs ,
Et que, pour l'escorter, se levant de leur tombe,
Les reines, nobles sœurs, la suivent à pas lents.
Elle s'arrête au fond de cette galerie
Où veille Jeanne d'Arc avec recueillement ,
Et l'on entend alors comme une ombre qui prie
Répéter faiblement :
«■ 0 mon œuvre d'amour! ô ma sœur bien-aimée,'
» Mon cœur te devina quand mes mains t'ont formée !
» J'ai su te reconnaître en approchant des cieux ;
» Tu te penchais vers moi pour calmer ma souffrance,
» Et ta voix me disait, quand je pleurais la France :
» Viens, on retrouve ici ce qu'on aima le mieux ! »
Et la vierge guerrière , agitant son armure ,
Se penche et lui répond par un pieux murmure ;
Et la fille des rois, dans son ravissement,
Entoure de ses bras cette image chérie ,
Et de son blanc linceul forme une draperie
A leur groupe charmant.
Puis, tour à tour, glissent près d'elles
Toutes ces ombres immortelles
Qui se réveillent chaque nuit;
Et, dans Versailles qui s'anime,
Commence une fêle sublime
Dont nul vivant n'entend le bruit.
Sortant radieux des ténèbres,
Ceux qui furent grands et célèbres
Dans tous les temps, dans tous les lieux ,
A cette heure qui les rassemble
\ iennent s'entretenir ensemble
De leurs souvenirs glorieux.
Ils parlent la langue immortelle
Qu'un monde inconnu nous révèle
LE MUSÉE DE VERSAILLES. 237
Lorsqu'à la vie on dit adieu ;
Parole où la peusée est reine ,
Que jamais nulle oreille humaine
N'entendit, et qui vient de Dieu.
Dans cette langue , tout mystère
Qui resta voilé sur la terre
Éclate lucide et profond ;
Et, par ce verbe prononcée,
La plus insondable pensée
Est une eau dont on >oit le fond.
Du sentiment et du génie
Pour eux la sphère est infinie;
Ils jouissent, nous pressentons!... •
Et pour leur nature d'élite
L'intelligence est sans limite ;
Us savent, et nous, nous doutons!...
Amour, gloire, fécondes flammes,
Baptême où s'épurent les âmes
Durant leur exil douloureux;
Tous ces grands rêves d'une vie
Qui s'éteignit inassouvie,
Ils les réalisent entre eux.
Mais à nous qui plions sous le travail de vi\ re ,
Pourquoi Dieu cacha-t-iï le verbe de ce livre?
Pourquoi n'avons-nous pas de ces fêtes du cœur,
Où ceux que nous aimons comprennent toute chose,
Où l'âme unie à l'âme avec foi se repose?
Hélas! pourquoi du bien le mal est-il vainqueur.'
C'est qu'en ces sphères de merveilles
Avant que nous puissions errer,
Il faut nous briser dans les veilles,
11 faut souffrir, il faut pleurer!
Il faut que l'âme se retrempe
Dans le malheur, et que le sang
9.38 PENSEROSA.
Soit l'huile qui brûle à la lampe
Que cache en soi l'être pensant!,
11 faut que la pauvreté creuse
Notre poitrine, et que nos fronts
Portent l'empreinte douloureuse
De tous les maux que nous souffrons !
11 faut que dans la solitude
Nos pleurs viennent nous assouvir;
Car la gloire est un sentier rude
Que triste et seul on doit gravir.
Alors, peut-être, après la couronne d'épine,
Resplendira pour nous l'auréole divine :
Quand nous reposerons enfin dans le cercueil,
Peut-être obtiendrons-nous, parmi ces grandes ombres.
Une heure radieuse après nos heures sombres,
Une heure où nos douleurs deviendront de l'orgueil !
Courage donc, jeunes athlètes !
A la foudre exposons nos têtes!...
Des morts obscurs se souvient-on ?
Il faut d'illustres funérailles
Pour avoir sa place à Versailles :
Versailles, c'est le Panthéon!
PLUS DE VERS. 231)
XL
PLUS DE Y EU S.
Non , plus de vers jamais ! ce monde où tout s'altère ,
Ma muse, a fait pâlir ton front pudique et saint ;
Ton aile s'est brisée en touchant à la terre :
Comme un oiseau blessé cache-moi dans ton sein.
Non, plus de vers jamais ! car les vers sont des larme
Qui brûlent en tombant le cœur qui les forma,
Et les indifférents ne trouvent pas de charmes
A savoir de ce cœur qu'il souffrit , qu'il aima.
Vous qui venez sourire et pleurer dans mon livre,
Illusions d'un jour, beaux rêves que j'aimais,
À ce monde étranger en tremblant je vous livre,
Et je vous dis adieu ! >"on, plus de \ers, jamais !
FIN DE PENSËROSÂ.
JEUNE MERE
TROISIÈME RECUEIL.
MEZZA VITA.
MEZZA YÏTA
.Vil mezza ilel c.immin <li nosira vil»,
Mi ritrovni per nnn selva osscura.
ITUntk, I ' < rao, c. I.)
Le milieu de la vie, heure amère et néfaste,
Où des jours qu'on regrette arrive le déclin ;
Halte où nous ressentons le douloureux, contraste
Que le sombre couchant fait au riant matin.
Alors tout s'obscurcit et tout se décolore :
Le temps marche amenant mille deuils après soi ;
Muettes sont les voix qui chantaient à l'aurore ,
L'esprit n'a plus d'élan, l'âme n'a plus de foi.
Les heaax rê?es s'en vont. — Illusions candides,
Ineffables amours, enthousiasmes saints,
Tout meurt : avec effroi l'homme compte les vid.s
Que laissent dans son ccBur ses sentiments éteints.
On cherche vainement à ressaisir la vie,
A fixer le bonbeor entre ses bras tremblants.
L'âme, comme autrefois, n'est plus épanouie,
Et déjà sur le front germent des cbeveux blancs.
54 i MEZZA VITA.
Si, détournant de soi l'importune pensée,
Sur ses enfants aimés on reporte ses vœux ,
On voit dans l'avenir leur jeunesse éclipsée,
On pressent leurs douleurs et l'on soutire pour eux.
Et chaque jour en nous grandit la plaie ardente
D'un incurable ennui dont on se sent mourir,;
Et , comme la forêt où s'égara le Dante ,
Lugubre est l'horizon qui reste à parcourir.
I I
LES FUNÉRAILLES
DE NAPOLÉON
Non, jamais, ni la Rome antique,
M Babylone la biblique,
Ces villes de l'éternité,
Pour Trajao ou pour Alexandre
N'onl fait ce qu'a fait pour ta cendre
Paris, l'héroïque cité !
Des l'aube de celle journée ,
Que la France à ta destinée
LES FUNÉRAILLES DE NAPOLÉON. 245
Devait en expiation ,
La foule allait immense et tière ,
Comme si vers toi tout entière
Avait marché la nation '.
Et toujours cette mer vivante
Grossissait compacte et mouvante,
Se déroulait a\ec orgueil,
Couvrant la ville et la campagne
Où le moderne Charlemagne
Allait passer dans son cercueil.
Sur les collines, sur les arbres,
Sur les toits, les dômes, les marbres,
Dominant toutes les hauteurs,
Partout les masses remuées
Répandaient comme des nuées
D'enthousiastes spectateurs !
Émus d'une sublime joie,
Sur cette triomphale voie
Se groupaient de tiers vétérans ;
Ils racontaient nos grandes guerres
Aux fds conduisant leurs vieux pères,
Aux mères portant leurs enfants.
« Nous aurons aussi nos victoires:
» Son corps, relique de nos gloires,
» Nous protégera maintenant !... »
Disaient leurs jeunes frères d'armes ;
Et leurs yeux se mouillaient de larmes,
Et leur front était rayonnant !
Sous le ciel nébuleux qui lui servait de tente
La foule demeurait dans une grande attente :
Soudain , rendant l'éclat a &C8 rayons palis,
Le soleil apparut tel qu'au jour d'Austerlitz ,
21.
246 MEZZA VITA.
Et sur Tare triomphal que l'hiver sombre voile
Son orbe resplendit comme une immense étoile ;
Le canon, répondant à ce salut du ciel,
Fit retentir les airs de son bruit solennel ;
Et ce double signal, la foudre et la lumière,
Nous annonça le char entrant dans la carrière !
Alors un peuple entier, n'ayant plus qu'un seul cœur
Cria : « Vive la Fiance ! et vive l'empereur ! »
Il rentre dans sa capitale ,
Et sous sa pompe triomphale
On dirait qu'il respire encor.
Seize coursiers nés pour la guerre
Traînent ce grand char funéraire
Que couronnent des aigles d'or.
Sur sa bière, de deuil drapée,
Repose la puissante épée
Dont l'Europe a senti le poids,
Et la couronne impériale
Dans sa majesté sépulcrale
Est placée au pied de la croiv.
Autour du cortège, l'armée,
Comme une ceinture enflammée,
Déroule ses fiers bataillons ;
Sabres nus, casques et cuirasses,
Sur les fronts découverts des masses
Jettent d'électriques rayons !
Sui\i de son immense escorte,
Le char passe sous cette porte
Où tous nos héros ont leur nom.
On croit voir leur troupe guerrière
Sortir de son sommeil de pierre
Pour recevoir Napoléon.
PaiS , descendant cette a\emie
Où l'Obélisque an loin salue
LES FUNÉRAILLES DE NAPOLÉON.
De l'Egypte le conquérant,
Le cortège poursuit sa route
Jusques à l'immortelle voûte
Faite pour un hôte aussi grand.
Comme il vit au jour de sa gloire
Les rois soumis par la victoire
Le suivre à son couronnement,
Il voit debout sur son passage
Les héros français d'un autre âge
S'incliner vers son monument !
Mais ces marbres muets, couverts du diadème,
Abaissant devant lui leur majesté suprême,
Ces attributs guerriers au soleil flamboyant,
Ces masses de drapeaux dans l'air se déployant ,
Ces faisceaux, de fusils, de lances et de sabres
Confondant leurs éclairs au feu des candélabres,
Cette arène romaine aux gradins spacieux
Qui borne l'horizon et monte jusqu'aux cieux ,
Ce déploiement de force et de magnificence
Qui de notre patrie atteste la puissance ,
Oh ! tout cela n'est rien pour le héros martyr
Auprès des nobles cris qu'il entend retentir,
Des pleurs qu'il voit couler, du culte qu'il inspire,
Patriotique joie, héroïque délire,
De tout ce qu'il reçoit de respect et d'amour
De ce peuple éperdu qui fête son retour,
Qui croit le voir vivant, le salue et le nomme,
Comme si devant lui se levait le grand homme ,
Comme si, secouant son suaire éternel,
Le dieu ressuscité marchait vers son autel !
Ah ! c'est que tous les cœurs que sa mémoire enflamme
Au-dessus du cercueil sentent planer son âme ;
Ce cadavre rongé par le ver du tombeau ,
C'est Bonaparte encor debout, puissant et beau!
Nul écho du néant, nulle funèbre image,
De notre enivrement ne peut troubler L'hommage.
Il revient, c'est assez, ses cendres sont à nous;
Son esprit les ranime et nous relève tous !
248 MEZZA VITA.
Il revient sur les bords qu'il aime ;
Vous nous l'avez rendu, Seigneur,
Comme un enseignement suprême
De l'héroïsme et de l'honneur !
Il revient, et ses funérailles,
Où tonnent canons et tocsin ,
Réveillent l'esprit des batailles
Que la France porte en son sein.
Il revient, et sa voix nous crie :
Soyez unis dans le danger ;
N'ayez qu'un amour, la Patrie !
Et qu'une haine : l'Étranger !
Parmi nous, du fond de son temple,
11 sera, le grand empereur,
De nos rois l'inflexible exemple,
De nos ennemis la terreur !
Le peuple l'a sacré ! la nuit a clos la fête !
Laissons-le reposer : sa destinée est faite !
Calme, sévère, armé,
Il dort ; mais dans un songe il sent sa délivrance ;
Il dort sur le sein de la France,
Selon le vœu qu'il a formé !
Il dort, notre grand capitaine,
Il dort sur les bords de la Seine;
M n'est plus, comme à Sainte-Hélène,
Foulé par les pas de l'Anglais !
il peut encor, (h; sa coupole,
Contempler sa guerrière école
Il \<>ir les murs de son palais !
LES FUNÉRAILLES DE NAPOLEON. 2i9
La nuit, dans sa couche muette,
Au lieu du bruit de la tempête,
Il entend courir sur sa tête
Le frémissement des drapeaux ;
Et ces vieux témoins de sa gloire ,
En se racontant son histoire ,
Bercent son sublime repos !
Quels sont ses rêves à cette heure,
Où, de sa dernière demeure,
Sur la France en deuil qui le pleure
Seul il veille , lorsque tout doit ?
Nul jamais ne saura le dire ;
Le poète voile sa lyre
Devant les secrets de la mort.
Paris, 10 décembre 1 S K I .
III
DEUX AMES
A l'heure du couchant, heure chère à la mort,
Où la lumière fuit , où la terre s'endort ,
Deux ombres, s'échappant du marbre de leurs tombes
Remontaient vers les cieux ainsi que deux colombes.
Elles se dessinaient sur le bleu firmament ;
Du soleil qui penchait suivaient l'embrasement
250 MEZZA V1TA.
Lumineuses, planaient sur ses dernières flammes,
Et s'élevaient toujours aux régions des âmes.
L'une avait pris son vol des murs d'une cité,
Et l'autre d'un hameau par la croix abrité.
La première portait une blanche tunique ;
Elle avait sur le front un laurier symbolique ,
Et, marchant radieuse, une palme à la main,
Elle resplendissait de tout l'orgueil humain.
La seconde voilait sous une noire robe
Son corps frêle, et, baissant ses regards vers le globe,
Elle versait des pleurs sur ceux quelle quittait ;
Son front pur s'inclinait tandis qu'elle montait ;
Modeste , elle croisait ses bras sur sa poitrine ,
Et semblait redouter la justice divine.
Comme deux alcyons qui traversent la mer,
Elles allaient ainsi , flottantes dans l'éther ;
Du monde des esprits lorsqu'elles approchèrent,
Avant d'y pénétrer les ombres se touchèrent ;
L'ombre blanche frémit et parut s'émouvoir ;
Et celle qui pleurait sous un vêtement noir
Lui sourit humblement et demanda la grâce
De s'élever au ciel en marchant sur sa trace.
L'autre , sans lui parler, sans lui tendre les bras ,
D'un geste lui permit d'accompagner ses pas ;
Et toutes deux ainsi poursuivirent leur route
Jusqu'au zénith en feu de la céleste voûte
Mais avant d'arriver à l'invisible lieu
Où les âmes des morts paraissent de\anf Dieu,
L'ombre qui s'avançait inclinée el modeste
Sembla se relever sous un souffle céleste;
i ji habit virginal la revêtit soudain :
Son front se couronna des roses de l'ÉueO,
Et, comme DU astre éclOS dans une blanche nue,
Une étoile brilla sur sa poitrine nue.
DEUX AMES. 251
Tandis que dans les airs son corps transfiguré
Des lumières d'en haut s'éclairait par degré ,
L'autre ombre avait perdu, par un contraste étrange,
Sa palme glorieuse et sa tunique d'ange ;
Son laurier lumineux en cendre était tombé,
Son front resplendissant, sombre s'était courbe,
Et, semblant pressentir la sentence éternelle,
Sur le seuil redoutable elle arrêtait son aile ;
Alors dans son angoisse elle appuya son coin
Au cour de sa compagne et murmura : « Ha su ur ! »
Parmi tous ces fantômes sombres
Dont la terre reçoit l'adieu,
D'où venaient-elles, ces deux ombres
Que la mort envoyait à Dieu ?
L'une par l'autre soutenues,
Des cieux fendant les profondeurs,
Planant sur les plus hautes nues,
D'où venaient-elles, ces deux soin- ?
Enfants nés de la même femme ,
Et que le même lait nourrit,
L'une eut les faiblesses de rame,
L'autre les forces de l'esprit ;
Cœurs sépares dé» leur enfance,
L'une fut amour et candeur;
L'autre reçut l'intelligence
Qui de l'homme fait la grandeur !
L'une fut la vierge bénie
Qui vit de croyance et d'espoir,
L'autre eut l'audace dl génie
Et l'égarement du savoir.
Dieu leur axait donne le cbaiine de la femme,
La beauté, cette forme ineffable de l'âme,
2J2 MEZZA Ml A.
Qui révèle ici-bas ces anges gracieux.
Qu'une douce croyance a placés dans les deux ;
Mais, dès leurs jeunes ans, leur grâce pure et chaste,
Ainsi que leur esprit , frappait par le contraste :
Thérèse , enfant craintive , avait cette langueur
Qui faisait pressentir les penchants de son cœur ;
Sa taille, qui semblait céder à sa faiblesse,
Alors qu'elle marchait ployait avec souplesse ;
A l'entour de son cou flottaient ses cheveux blonds ;
Ses grands yeux , que voilaient ses cils soyeux et longs ,
Avaient dans leurs regards de l'amour et des larmes ;
Son sourire était triste et pourtant plein de charmes ;
Tout en elle attirait, et chaque mouvement1,
De son esprit rêveur rendait un sentiment.
Junia, l'autre sœur, d'une beauté plus mâle,
Avait la tête altière et le front vaste et pâle ;
Son œil sombre et perçant semblait de ses rayons
Pénétrer au delà de ce que nous voyons ;
Et son regard hardi, plein d'une étrange flamme,
Surprenait la pensée en fouillant jusqu'à l'âme.
En souriant , sa bouche à demi révélait
Ce qu'était son esprit alors qu'elle parlait ;
Ses cheveux étaient noirs , son cou celui du cygne ,
Tous ses traits grands et fiers , sa taille noble et digne ;
Mais sa beauté, malgré son aspect imposant,
Pénétrait jusqu'au cœur de l'homme en l'embrasant !
Quand la mort leur ravit leur mère,
Doux lien qui les unissait;
Chacune, selon sa chimère,
Suivit l'instinct qui la poussait.
Thérèse, âme contemplative,
Pleine de pudiques penchants,
Se recueillit, tendre et craintive,
Dans la solitude des champs.
A sa chaste et douce nature
Plafca'eill les bois silencieux ,
DEUX AMES 253
Le lac à l'onde calme et pure ,
Les nuages errants aux cieux ;
Quelque site obscur de la plaine ,
Ou bien la cime d'un rocher
Où le soir son âme trop pleine
En extase allait s'épancher.
Elle aimait les bruits de l'espace ,
Les flots rapides du torrent ,
L'oiseau qui fend l'air et qui passe
Sur le front du soleil mourant.
Elle aimait ces jours pleins de sève
Où la terre se fécondait,
Où s'épanouissait le rêve
Dont tout son être s'inondait.
Elle aimait la fleur solitaire
Dont le parfum meurt ignoré ,
Ainsi qu'un pudique mystère
Que nul regard n'a détloré.
Elle aimait la première étoile
Qui paraît au déclin du joui',
Comme dans une âme sans \oile
S'éveille le premier amour ;
Et dans ces élans de tendresse
Débordant d'un co ur ingénu ,
Plein d'un vague amour qui s'adresse
Aux esprits d'un monde inconnu,
On présageait l'ardente flamme
Dont le feu n'osait se trahir,
Qui couvait déjà dans son âme
Et devait un jour l'envahir !
Et lorsque l'amour vint dans cette âme affaiblie
Par son isolement et sa mélancolie,
22
254 MEZZA VIT A.
Rien ne l'en défendit, elle y crut comme à Dieu ;
Elle s'abandonna dans un premier aveu,
Et ce fut pour toujours, car ce caw pur et tendre
Faillit et se brisa sans jamais faire entendre
Un murmure , une plainte , un de ces mots amers
Qui s'échappent de l'àme à l'heure du revers.
Quand l'amour, feu du ciel qui trop vite y remonte
Trompa son espérance et fit place à la honte ,
Elle ne maudit point le bras qui l'opprima;
Trahie, abandonnée, en silence elle aima;
Pardonnant à celui qui l'avait dédaignée ,
Elle tourna vers Dieu son âme résignée;
Le malheur lui semblait être le cbàtiment
Dont le ciel punissait un jour d'égarement;
Et sa foi l'accepta comme un second baptême
Où l'âme en s'épurant se rachète elle-même ;
Mais, quand elle opposait la douceur du pardon
A l'amer désespoir d'un cruel abandon ,
Parfois une douleur plus aiguë et plus sombre
Sur sa sérénité venait jeter une ombre ;
Une image passait dans son cœur éperdu ,
C'était le souvenir de son bonheur perdu,
L'irrésistible amour dont elle fut frappée,
Le rêve évanoui de sa candeur trompée.
Elle voyait encore un soir brûlant d'été,
Où le soleil versait une molle clarté
Sur le lac endormi sans une seule ride,
Et dont l'onde baignait une campagne aride ;
Le feu de l'atmosphère infiltrait dans son co ur,
De la terre et du ciel l'énervante langueur ;
Et l'air vivifiant qui manquait a la plante
Semblait aussi manquer à sa lèvre brûlante.
Elle quitte la plaine et gravit le sommet
D'un roc qui dominât les sites qu'elle aimait;
Et bientôt elle sent, comme une haleine pure,
La brise de la nuit baiser sa chevelure.
A ce toucher de l'air tout son corps frissonna;
in bien-être inconnu soudain L'environna;
Elle crut embrasser cette sphère nouvelle,
DEUX AMES. 253
Horizon lumineux que l'amour nous révèle ;
Et long-temps sur le roc elle resta rêvant.
Le cœur bercé d'un songe et les cheveux au vent.
La nuit était venue, et la lune éclatante,
De ses blanches lueurs éclaircissait sa tente,
Tandis qu'à l'occident quelques nuages d'or,
Dépouilles du soleil , aux cieux erraient eneor.
Aux douteuses clartés de ce doux crépuscule,
Au souffle pénétrant qui descend et circule,
Aux parfums dont l'encens de la terre montait,
Thérèse ouvrait son cœur, et, rêveuse, écoutait.
Elle écoutait des voix qui chantaient dans son ame,
Qui de son sein brûlant attiédissaient la flamme;
Des voix qui la berçaient et l'enivraient tout bas,
Murmure où se mêlait un bruit lointain de pas.
C'est alors que, sortant de ses vagues pensées,
Elle crut voir glisser sur les herbes froissées
Le fantôme qu'en rêve elle vit tant de fois,
Et qui prenait un corps, des gestes, une voix.
Beau comme ces chasseurs des monts de l'Allemagne,
Un jeune homme montait les flancs de la montagne ,
Le corps droit, le front haut, le regard éclatant ;
Son arme sur l'épaule, il marchait en chantant;
Sa démarche, ses traits, ses vêtements, sa grâce,
En lui tout annonçait l'homme de noble race,
Et son pâle visage à l'air grave et rêveur
Imposait le respect et pénétrait le cœur.
Comment fascina-t-il cette ame vierge encore ?
Comment l'inonda-t-il de l'amour qui dévore ?
Par quel prestige ardent parvint-il à chasser
Tout effroi virginal de son chaste penser ?
Quel charme languissant adoucit sa parole ,
Et versa dans sa voix une musique molle?
Enfin quel fut en lui l'ineffable pouvoir
Qui le fit adorer sitôt qu'il se lit voir'
Par quel enivrement , sans se faire connaître,
Enchaina-t-il ce cœur on l'amour allait naître?
Quel moment la \aimpiit dans ce suprême aveu ?
25JB MEZZA VITA.
C'est encore un mystère entre la vierge et Dieu... .
Car jamais , dans le cours de sa lente agonie ,
Des longs jours douloureux dont elle fut punie ,
Jamais elle ne dit le réveil de ce soir
Où sur le roc désert seule elle alla s'asseoir.
On la vit, courageuse, accepter sur la terre
Le malheur ignoré, le travail solitaire;
Pour l'enfant qu'en son sein a fait naître l'amour
Sa jeunesse s'épuise et s'éteint jour par jour.
Que ce fds bien-aimé comprenne sa tendresse ,
C'est à Dieu le seul vœu qu'en tremblant elle adresse!.
Mais elle perd encor cette ombre de bonheur ;
Son enfant qui grandit lui demande l'honneur,
Et, lorsqu'elle s'écrie • « Oh! pardonne à ta mère!... >
]1 n'a pour son malheur qu'une parole amère.
Ce mot fut son arrêt, et ce mot l'immola.
C'est alors que vers Dieu son âme s'envola.
Tremblante, n'osant pas invoquer sa clémence,
Elle courbait le front sous sa douleur immense;
Son cœur par tant de coups s'était vu déchirer,
Que sans cesser de croire il cessa d'espérer;
Et, redoutant qu'au ciel l'immuable sentence
N'éternisât les maux de sa courte existence,
Eaible femme éperdue et croyante à la fois ,
En implorant la paix elle baisait la croix.
Le jour où de son corps se séparait son âme,
La mort du môme coup frappait une antre femme ,
Non dans l'isolement et dans l'adversité ,
Mais l'idole et l'orgueil d'une grande cité.
Ce n'était point le poids d'une douleur muette
Qui courbait au cercueil cette autre jeune tête;
Le cœur de Junia, par l'orgueil envahi,
Ne connut pas l'amour et ne fut point trahi ;
Elle eut pour dominer, des son adolescence,
L'esprit et la beauté, cette double puissance,
Et son âme comprit que, pour mieux réussir,
deux ames. ?.:>:
Contre tout sentiment il fallait s'endurcir.
De ces êtres d'amour qu'on abuse et qu'on blesse \
Elle ne connut pas la touchante faiblesse ,
Ce bonheur douloureux qui charme et fait mourir;
Elle sut inspirer l'amour sans en souffrir ;
Jamais son co^ur frappé d'un sentiment suprême ,
Dans un cœur adoré ne s'oublia lui-même.
Jeune vierge, aussitôt que son âme pensa,
Éblouir fut le rêve ardent qui la berça ;
Tout éclat passager, toute grandeur mortelle,
Pour la solliciter se levaient devant elle.
A cet âge où le cœur, plein d'un vague tourment,
S'éveille et sent l'amour comme un pressentiment,
D'ambitieux désirs troublaient ses nuits sereines,
Elle voyait passer des fantômes de reines ,
Qui jetaient dans son cœur ce besoin enivrant
De fasciner son siècle et d'être au premier rang.
Ces ombres qui devaient un trône à leur naissance,
Ou qui l'avaient conquis par leur intelligence,
Illuminant son front d'un rayon précurseur,
La conviaient en rêve et l'appelaient leur sœur !
Par cette vision Junia poursuivie,
Au démon de l'orgueil abandonna sa vie,
Et son nom se plaça près des noms éclatants
Que la gloire a sauvés de l'abîme des temps.
«■ A moi, dit-elle avec délire,
Toutes les cordes de la lyre,
La science et ses profondeurs !
A moi tout ce qui nous enivre,
Tout ce qui fait qu'on se sent vivre !
A moi la gloire et ses splendeurs !
» A moi cette noble puissance !
Ce culte que l'intelligence
Attire à l'homme comme à Dieu !
Retentissement du génie
Qui d'un nom fait une harmonie
Dont l'écho résonne en tout lieu!
2.2.
258 MEZZA VIT A.
» Pour séduire, ayons de la femme
La beauté; mais étouffons l'âme,
Étouffons les vaines pitiés.
Si le monde me divinise ,
Qu'importe en montant que je brise
Les cœurs qui restent à mes pieds ! »
Et dans sa course périlleuse,
Son intelligence railleuse
Se joua de tous les écueils !
L'erreur, le doute, le blasphème,
Devant Dieu n'arrêtaient pas même
Cette âme aux. coupables orgueils !
Elle allait sans être alarmée,
Pourvu que la foule charmée
Applaudît à tous ses écarts ,
Et que sa fougueuse parole
Brillât comme un vivant symbole
De l'intelligence et des arts.
Dans ce siècle blasé sur tout ce qui s'étale,
Sur la beauté, l'esprit, la gloire, le scandale;
Dans ce monde distrait, où les noms les plus grands
N'éveillent qu'à demi nos coeurs indifférents,
Pour séduire, émouvoir, pour accomplir son œuvre,
Tout ce qu'elle employa de grâce de couleuvre,
Tout ce qu'il lui fallut de génie et d'ardeur
Pour toucher au sommet d'un rêve de grandeur,
Tout ce qu'elle cacha de trahison , de honte,
Mystères dont un jour il nous faut rendre compte,
Nul ne le sut jamais; car l'excès de son art
Était de ne devoir son éclat qu'au hasard,
I). paraître ignorer sa puissance trop sûre,
De dérober la main qui faisait la blessure,
De briller en feignant d'aimer l'obscurité,
Et de plaire <'n semblant douter de sa beauté!...
DEUX AMES. 251
Pour cette âme éprouvée et mûrie avant l'âge,
La vie était un jeu d'adresse et de courage
Où l'esprit, pour répandre un grand rayonnement,
Doit à l'ambition plier le sentiment ,
Ou tout élan du cœur qu'on sent et qu'on excite
IN'est qu'un germe impuissant, une Heur parasite
Qui distrait le génie, et peut, en l'énervant,
Anéantir l'ardeur qui le pousse en avant.
Mais, tout en bannissant l'amour saint de son âme ,
Elle aidait son orgueil des charmes de la femme ,
Faisait servir sa grâce à sa célébrité ,
Contre tous, comme une arme, exerçait sa beauté,
Et dérobait si bien l'impudeur sous la gloire
Qu'au revers de son masque on ne pouvait pas croire!...
Belle et jeune, laissant un grand nom usurpé
Au monde adulateur qu'elle a long-temps trompé ;
Avant que de sa vie aucun prestige tombe ,
Elle meurt emportant son secret dans la tombe ,
Elle meurt sans subir l'inconstance ou l'affront ,
Avant que la beauté se flétrisse à son front,
Que son intelligence, en son vol affaiblie,
Tombe comme un aiglon dont l'aile se replie,
Et qu'elle perde enfin ce qu'on perd sans retour :
Génie éteint, la gloire!... et front ridé, l'amour!,..
Lorsque son ombre altière, encor tout éblouie
Du bonheur orageux que lui donna la vie,
S'échappant du cercueil montait au firmament ,
Superbe, elle pensait, dans son aveuglement,
Que son c<rur, entouré d'un ténébreux mystère,
Pourrait tromper le ciel comme il trompa la terre ,
Que l'orgueilleux éclat qui l'avait revêtu
Lui tiendrait encor lieu d'amour et do vertu,
Et qu'elle braverait a l'heure expiatoire
Dieu, qui ne voudrait pas la frapper dans sa gloire;
Mais, comme aux feux du ciel un torrent se tarit,
Tout a coup s'épuisa l'espoir qui la nourrit;
200 MEZZA VITA.
Sous un éclair d'en haut, à cotte heure suprême,
Son cœur épouvanté put se juger lui-même :
Des abîmes profonds de ses longues erreurs
S'élevèrent alors de soudaines terreurs;
L'a^il de Dieu flamboya dans son intelligence
Et lui fit voir à nu toute son indigence.
Mais le même* regard dans l'âme de sa sœur
Répandit un rayon d'ineffable douceur;
Aux approches du ciel, cette âme humiliée
Se releva soudain comme une fleur pliée.
Dans sa sainte splendeur se contemplant alors ,
Elle vit qu'elle avait de célestes trésors,
Que plus haut que l'orgueil, l'esprit et la science,
Dieu , qui lisait au fond de toute conscience ,
Placerait ses malheurs, ses larmes, ses combats,
Sa douloureuse vie insultée ici-bas.
L'amour qui parmi nous d'une souffrance amère
Avait rempli son cœur et de vierge et de mère,
L'amour lui fut remis au jour du jugement;
Car son âme s'était épurée en aimant.
Sous le pardon divin qui pénétrait son être,
L'espoir la ranimait et la faisait renaître,
Et ses bras s'inclinaient pour soutenir encor
Sa sœur qui près des cieux arrêtait son essor ;
Elle lui souriait en se penchant vers elle,
L'encourageait du geste et lui tendait son aile ,
Comme le passereau, de l'appui de son vol,
Protège ses petits enchaînés sur le sol.
Vains efforts.... Immobile en l'immense étendue,
L'ombre de Junia demeurait suspendue ;
Et, quand plus haut son aile essayait d'avancer,
Un invisible bras semblait la repousser.
Tout à coup, s'échappant d'un nuage qu'il brise,
Le souffle flamboyant de la céleste brise
Emporta l'ombre sainte à la droite de Dieu ,
El précipita l'autre aux abîmes de feu !...
DEUX AMES. 2 fil
Puis la nuit , étendant son voile dans l'espace
De leur passage au ciel vint effacer la trace ;
Et dans l'éternité déroba, sans retour,
Ce symbole d'orgueil, cet emblème d'amour!
IV
MIRABEAU.
En remontant le cours des bautes destinées ,
On aime à s'arrêter sur les jeunes années
Des hommes dont le front porte un sublime sceau
Car toujours on découvre , en suivant leur histoire
Le germe du génie et celui de la gloire
Cachés dans leur berceau.
Avant que leur étoile ait brillé triomphante,
Avant qu'on les admire et que leur àme enfante
Une œuvre qui survive à l'oubli du tombeau ,
Ils luttent, et frappés d'un injuste anathème ,
Leur génie insulté se méconnaît lui-même.
Ainsi fut Mirabeau.
Dans un siècle en travail , né d'une vieille race ,
Il eut de ses aïeux les vices et l'audace.
S'il n'avait pas vécu pauvre et persécute ,
262 MEZZA VITA.
Si sur lui n'avait pas pesé la tyrannie,
Peut-être on aurait vu se tourner son génie
Contre la liberté.
Mais en naissant , frappé par des lois despotiques ,
Il sentit dans ses maux les misères publiques.
Déshérité, proscrit, du rang des oppresseurs
Il se jette en vengeur dans le rang des victimes ;
Et ses jours de malheur de ses actes sublimes
Furent les précurseurs.
Durant les longues nuits du donjon de Vincennes,
Que de fois dans son âme il déroula les scènes
Des annales du monde! et penseur généreux,
Que de fois enflammé d'un impuissant courage ,
Esclave , il a rêvé de finir l'esclavage
Des peuples malheureux !
Quand son regard captif s'abaissait sur la France ,
Comme de la patrie il plaignait la souffrance !
Il pleurait sur le peuple écrasé par les grands ,
Voué de siècle en siècle au joug héréditaire ,
Et qui voyait passer tous les biens de la terre
Aux mains de ses tyrans.
Justice et liberté, fortune, honneurs, lumières,
Quoi! tout pour les palais, et rien pour les chaumières
Rien que la pauvreté, l'ignorance et les fers?
Et vous né craignez pas qu'une telle indigence
Ne pousse enfin ce peuple à demander vengeance
Des maux qu'il a soufferts?
Voilà ce qu'il pensait quand son âme irritée
[nterrogeail les \oi\ de la foule agitée;
Aux plaintes se mêlaient des bruits avant-coureurs,
Orages sillonnés par de sinistres Damnes,
Royers de liassions qui présageaienl des drames
Pleins de sombres (erreurs.
MIRABEAU. 263
Ainsi , traîné six ans de bastille en bastille ,
Dépouillé de ses droits, martyr de sa famille,
Du vieux, monde il sentait venir l'écroulement.
Le passé n'était plus qu'un impuissant fantôme,
Et déjà le présent recelait le symptôme
D'un grand enfantement.
11 \int ce jour de délivrance,
Jour sévère entrevu d'avance
Par l'œil perçant de Mirabeau ;
11 vint ce réveil unanime!
Et lui, lui si long-temps victime ,
Il fut de cette ère sublime
Et le symbole et le flambeau.
Tribun de la race affranchie,
Sans la pousser à l'anarchie
Il proclame et fonde ses droits ;
Des grands il brise la puissance ,
Ne laissant qu'un chef à la France ;
11 dit, dans sa mâle éloquence :
« Le peuple est la base des rois.
» Place à tous ! sous des lois égales
Rassemblons les classes rivales ,
Formons un pacte solennel ;
La force est dans ceux qui saillissent ,
Les vieux abus s'anéantissent,
Tous les privilèges finissent,
Le peuple seul est éternel ! »
A la France, qu'il électrise,
Il apparaît, nouveau Moïse,
Dictant d'impérissables lois ;
Debout au sein de la tempête ,
11 lève sa puissante tète;
Et quand dans la lutte il se jett< .
Son âme tonne dans sa voix !
204 MEZZA VITA.
Des partis il brave l'audace;
Les cris, l'injure, la menace,
Retentissent sans l'émouvoir;
Tout se tait quand il dit : Silence !
Et , fort de son indépendance , .
D'un bras il combat la licence ,
De l'autre il contient le pouvoir.
Rien ne trouble son regard d'aigle.
Son génie est sa seule règle ,
Sa conscience est son témoin.
Ferme dans l'orageuse arène ,
A ceux que l'anarchie entraîne,
D'une voix calme et souveraine,
Il dit : « Vous n'irez pas plus loin !
Le peuple, je le sais, change souvent d'idole;
La roche Tarpéienne est près du Capitole;
Mais qu'importe?... Tour moi, la popularité*
N'est pas un roseau faible et que tout vent incline
Celle que je demande au monde a pour racine
» La Justice et la Liberté ! »
Ce fut son dernier cri ; pilote magnanime ,
11 voulait détourner le vaisseau de l'abîme;
Mais lorsqu'un bras fatal le pousse vers l'écueil ,
Son génie indigné fuit devant l'anarchie ;
11 meurt, l'orage éclate, et de la monarchie
Il emporte en mourant le deuil.
Il meurt, et pour un jour, autour de celte tombe
Où tant de force expire, où tant de gloire tombe,
Tout combat s'interrompt, toute haine se tait!...
Le peuple, comprenant la grandeur de sa perte,
Regarde as ce respect la tribune déserte
On sa \oi\ puissante éclatait.
MIRABEAU. 265
Qui donc sauvera la patrie ?
Parmi ces tribuns en furie
Qui s'agitent, irrésolus,
Pour la guider et la défendre
Qui donc pourra se faire entendre,
Alors que Mirabeau n'est plus?
SILYIO PELLICO ■'.
11 n'est plus! Et déjà le flot qui nous entraine
A déposé son âme au rivage inconnu ;
Mourir, pour Silvio, fut une heure sereine,
La foi l'a soutenu.
Cette foi du malheur qui, dans son âme forte,
Au cachot du Spielherg autrefois descendit ,
Compagne de ses jours, seule et fidèle escorte,
Veillait près de son lit.
Quand il sentit venir sa dernière journée ,
Lui qui sut, ici-bas, croire, souffrir, aimer,
L'éveil mystérieux , sphinx de la destinée ,
PsTe dut pas l'alarmer;
Deux fois grand , par le cœur et par l'intelligence
Ce martyr glorieux d'un pouvoir oppresseur
Subit l'iniquité sans rêver la vengeance,
Que craindrait-il, Seigneur?
I Ces vers furent fuiu à l'époque ou tous lec journaux
Silvio Pellioo.
23
2G6 MEZZA V1TA.
N'a-t-il pas pardonné dans un livre sublime ?
Encor meurtri des fers du carcere duro ,
Ne l'avons-nous pas vu, généreuse victime ,
Absoudre son bourreau?
Ce bourreau couronné , dans sa sombre agonie ,
Sans doute a vu passer l'ombre de Pellico ,
Et de son règne éteint le sinistre génie
Des soupirs du Spielberg lui renvoya l'écho.
11 eut peur de mourir... La couche impériale
Entendit les sanglots et les cris du remord,
Mais Silvio mourant sur la terre natale
Souriait à la mort!...
Comme en un vase élu , dans cette âme choisie
Dieu mit les grands instincts chers à l'humanité :
L'amour de la patrie et de la poésie ,
L'ardente charité.
Jeune, il voulut briser les fers de l'Italie;
De tout un peuple esclave il porta le malheur :
Mélange d'héroïsme et de mélancolie,
Poète, du guerrier il sentit la valeur!
Un implacable arrêt de son noble délire
Vint enchaîner l'élan; et l'ardent citoyen ,
Le Tyrtée inspiré, sans armes et sans hic ,
Fut un héros chrétien !
11 est facile et doux dans le feu du jeune âge,
Alors que la patrie applaudit notre effort ,
D'exciter tout un peuple à sortir cPesctmge,
D'affronter les tyrans et de braver la mort.
Mais quand vient le mallieur, quand l'espérance tombe,
Quand la force a vaincu le courage trahi,
Lorsqu'on se \ oit vivant descendre dans la tombe
l.t qu'en un jour fatal tout s'e^t éwuioui,
SILYIO PELLICO. 36:
Loin des bruits enivrants dont nous berçait la terre
!*:s conserver le flambeau,
Mourir durant di\ ans, sans que Pâme s*altère,
Oh: c'est rare! oh! c'est beau:
qui fait qu'on t'aime et que l'on te ;
C si ce qui porte à foi l'hommage universel ,
O r»>ete martyr dont la gloire séi
Te fit grand sur la terre et te couronne au ciel !
VI
ÏL VIT
\ E T .
Tl n'est pas étendu dans la couche muette
Ou du dernier sommeil tout homme enfin s'endort.
Aux sublimes malheurs qui courbèrent sa Mie .
n'a pas ajoute l'épreuve de la mort.
Il vit! ce cri porté de poète en p
Noos a !;-.it tressaillir d'un sympathique accord;
tour a la vie est pour nous une
i a s j noos tei
268 MEZZA VITA.
N'est-il pas notre ami? n'est-il pas notre frère?
Ne nous donna-t-il pas, dans sa noble carrière,
D'héroïsme et de gloire un exemple puissant?
Il est à nous , ce cœur où nos cœurs ont su lire
A nous fds dispersés, mais unis par la lyre...
Oh ! cette parenté vaut bien celle du sang !
VIT
L'OMBRE DE NAPOLÉON.
A LA FRANCE.
29 vovKMriKE 1840.
Pourquoi m'appeler sur ta rive ,
France? quand dans ton sein j'arrive
Ton grand nom est humilié;
Pourquoi revendiquer ma tombe,
Si de ton front ma gloire tombe
Et si mon règne est oublié?
Si tu n'es plus la même , ô France)
Pourquoi fêter ma délivrance
L'OMBRE DE NAPOLÉON. 569
Et déifier mon cercueil?
C'est mon esprit qu'il faut comprendre;
France , pour honorer ma cendre ,
Il faut retrouver ton orgueil.
Il faut ressaisir cette épée
Qui de ta main s'est échappée ,
Mais dont le monde se souvient!
Comme jadis dans nos batailles ,
O France ! il faut que tu tressailles
Lorsque mon ombre te revient.
Mais, au lieu du bruit des armures,
Je n'entends que de vains murmures ,
Et tes rhéteurs me font rougir!
Désormais l'honneur, dans leur langue,
N'est plus qu'une froide harangue ,
Ils parlent quand il faut agir !
Lorsque tu te sens offensée,
Ils mesurent à leur pensée
Quel est le degré de l'affront ;
Quand ta gloire se couvre d'ombre ,
Timides, ils comptent le nombre
De ceux qui nous attaqueront !
Où sont-ils ces jours héroïques
Où comme des guerriers antiques
Se centuplaient tes combattants?
Où sont mes grands joars de l'empire?...
Est-il \rai que ton ère expire
Et que tout peuple n'ait qu'un temps?
Ah ! si ta puissance s'efface ,
Si tes enfants voilent leur face
Pour ne pas voir ton front plier,
Si tu n'es que faible et légère ,
France, sur la plage étrangère
Il fallait toujours m'oublier!...
23.
270 MEZZA V1TA
Il fallait me laisser mon rêve...
Quand, la nuit, debout sur la grève,
Exilé, je pensais à toi:
Sous ton bras courbant l'Angleterre ,
Libératrice de la terre ,
Je te voyais venir à moi.
Ce n'était point par la prière
Que tu redemandais ma bière
Au peuple qui fut mon geôlier :
C'était triomphante , honorée ,
Et ma tombe , ainsi délivrée ,
Aurait été ton bouclier.
Mais , aujourd'hui , mes funérailles
N'agiteront pas tes entrailles
Du frémissement de l'honneur;
Ce n'est qu'une stérile fête
Pour ta vanité satisfaite
Et qui n'éveille pas ton cœur !
Qu'ai-je dit!... ce doute t'offense;
Non ! la gloire c'est ta croyance,
Et ta foi ne doit pas mourir ;
Électrisés par ma parole,
Les fils des vétérans d'Arcole
Sous mes drapeaux vont accourir.
Autour de mon spectre qui passe
Ils se lèvent, et sur la trace
Que firent mes pas triomphants
Retrouvant sa route bardie,
De nouveau la France agrandie
Devient l'orgueil de ses enfants.
En conquérante magnanime
Elle marché. H sa \<»i\ ranime
L'OMBRE DE NAPOLÉON. 271
Les peuples qui doivent s'unir,
Et, par ses triomphes aidée,
Elle va répandant l'idée
Qui porte en germe l'avenir.
vni
Non , mon âme en souffrant ne s'est pas desséchée ,
Tous les sentiments vrais la pénètrent encor ;
Votre amour fraternel tristement m'a touchée,
Et j'en conserverai l'ineffable trésor.
Il s'unit dans mon camr à ces tendresses pures
Qui ne s'altèrent pas et ne meurent jamais ;
Amours consolateurs qui calment les blessures
Que me font chaque jour d'autres cœurs que j'aimais.
Ah ! ne craignez jamais le dédain , le sarcasme ;
D'une sainte amitié je comprends la douceur ;
Si je ne puis aimer avec enthousiasme,
Je puis aimer encore ainsi qu'aime une sœur.
De votre douce vie écartez tout orage ;
A l'étude, à la muse abandonnez vos jours ;
Lorsque vous souffrirez, je vous crirai : Courage !
Lorsque vous chanterez , j'écouterai toujours.
272 MEZZA VfTA.
IX
MATERNITE.
Ma fille, mon amour, ma douce idolâtrie !
Toi qui rends à mon cœur l'espérance tarie ,
Toi qui m'as rattachée à des jours sans bonheur,
Et qui me fais chérir et la gloire et l'honneur.
Enfant ! lorsqu'en mon sein , comme un tendre mystère ,
Je te portais, encore inconnue à la terre,
Dans ma prière au ciel, pardonne si je fis,
En pensant à nos maux , le vomi d'avoir un fils !
La tendresse inspirait ce désir d'une mère ;
Je redoutais pour toi ma destinée amère ,
Ces longs jours douloureux traînés jusqu'au cercueil
Et par Dieu seul connus. Ce n'était pas l'orgueil
Qui me fit souhaiter un fils ; car à la femme
L'homme sera toujours inférieur par l'âme.
Nos sentiments cachés de dévouaient, d'amour,
Sont plus nobles que ceux qu'il étale au grand jour ;
Mais ces trésors du comr dont Dieu nous tiendra compte,
Ce parfum de vertu qui vers le ciel remonte,
Ce pur renoncement de l'âme et de la chair,
Cette abnégation pour ce qui nous est cher,
Fleur de nos jeunes ans par la terre fanée,
Deuil que l'homme répand sur notre destinée ;
Tout Cela, mon enfant, ne nous scia compté
Qu'au jour de la justice ef de l'éternité.
MATERNITE. 273
'ci-bas, notre vie est une épreuve rude
slui m'alarme pour toi dans ma sollicitude;
Si tes traits, où déjà resplendit la beauté,
Sont empreints du reflet de la divinité ;
Si ce rayon d'en haut qu'on nomme intelligence
Fut versé dans ton sein au jour de ta naissance;
Si, pour mieux f embellir, à ses anges Dieu prit
Et les grâces du corps et celles de l'esprit,
Et si le monde enfin un jour te trouve telle
Que te rêve l'orgueil d'une âme maternelle !
Enfant, n'espère pas que ces dons du Seigneur,
Parmi nous, sur ta vie appellent le bonheur.
Le mal lent et rongeur qui sourdement me mine,
Ainsi que je le fus, peut te rendre orpheline,
Et si je n'ai pour toi recueilli, jour par jour,
L'or, cet aimant qui seul nous attire l'amour,
Enlant, tu sentiras la douleur d'être femme :
Tu verras fuir les cœurs qu'appellera ton âme ;
Ta pure intelligente et ta chaste beauté
Ne détourneront pas de toi l'adversité !
Et lorsque le malheur, hâtive expérience,
Aura de ta jeunesse altéré la croyance ;
Quand, perdant à la fois le désir et l'espoir,
Tu dévoùras ton âme à l'austère devoir,
Les heureux d'ici-bas, qui, pauvre et délaissée,
Ne t'auront pas offert l'anneau de fiancée,
Alors t'enlaceront, comme le tentateur,
Des ténébreux replis de leur amour menteur ;
A ton cœur, qui fuira les fanges de la terre,
Ils viendront dévoiler leur tendresse adultère ;
Ils épîront ce cœur pudique et résigné,
Pour l'entraîner au mal quand il aura saigné ;
Le sarcasme pervers de leur langue railleuse
Troublera dans sa paix ta vertu douloureuse ;
Pour ranimer le feu de tes jeunes ardeurs,
Sous tes regards troublés ils mettront leurs splendeurs,
La richesse, l'éclat, prestige qui nous gagne;
Pui* ils t'entraîneront au haut de la montagne,
274 MEZZA V1TA.
Et leur voix te dira, comme Satan au Christ :
« A toi cet univers où le pauvre est proscrit î... »
Mais si Dieu te soutient ; si , courageuse et forte ,
Tu n'es pas de ces cœurs qu'un flot du monde emporte ;
Si, dans la pauvreté, sans amour, sans bonheur,
Comme on garde la foi, tu sais garder l'honneur,
Sans respect pour ta force ou pitié pour ta lutte ,
Ceux que tu repoussas feront croire à ta chute;
L'ignoble pamphlétaire, avec impunité,
Souillera ton nom pur de son obscénité !
Et le monde, sur toi lâchant sa meute infâme,
Railleur, contemplera ton martyre de femme !
Oh ! si ce jour venait, que Dieu veille sur toi,
Jusqu'à son jugement qu'il élève fa foi ;
Qu'il te montre, au delà de ce monde qui passe,
Un monde possesseur des temps et de l'espace ;
Que de sa grande voix , puissante à consoler,
Il te parle à cette heure où l'enfer peut parler !
Mais pourquoi rappeler cette vision sombre ?
Pourquoi voiler sitôt ta clarté de mon ombre ?
Pure étoile d'en haut, parmi nous resplendis;
Répands tes doux parfums, ma fleur du paradis !
Je ne veux pas, enfant, que ton cœur d'ange saigne ;
Oh ! non, je ne veux pas que le malheur t'atteigne î
Je veux vivre pour toi, veiller sur ton destin,
Et prendre, à mon couchant, les maux de Ion matin !
L'HYMEN DE LA MORT. 275
L'HYMEN DE LA MORT.
MELODIii A DEIX VOIX.
UMCGJ.
Il est temps, ma Stella, ma belle,
Quitte l'enceinte du couvent :
C'est moi, c'est ma voix qui t'appelle
Je vais livrer la voile au vent.
STELLA.
C'est toi, toi qu'implorait ma prière fervente
Dans cette nuit d'effroi.
Un pressentiment m'épouvante :
Viens-tu pour mourir avec moi ?
LUICGI .
Plus d'effroi, mon amie,
Tout est calme dans l'air :
Naples s'est endormie
Au doux bruit de la mer.
Fuis la retraite sombre
Où tu passes le jour :
Le bonheur aime l'ombre ;
La nuit est à l'amour.
STELLA.
Xaples s'est endormie
Au doux bruit de la mer ;
276 MEZZA VITA.
Mais la lave ennemie
Obscurcit toujours l'air,
Et je la vois, dans l'ombre,
Se glisser alentour
De la demeure sombre
Où je passe le jour.
J'ai souillé la retraite
Des épouses de Dieu.
Regarde , sur ma tête ,
Cette gerbe de feu :
Le Vésuve s'allume
Comme un signe vengeur ;
De ses flots de bitume
La voix gronde. Oh ! j'ai peur !.
LUIGGI.
Qu'importe que la lave
Bondisse jusqu'à nous !
Par cette nuit suave
Mourir serait si doux !
Le souffle pur des vagues
Nous jette sa fraîcheur ;
Que de voluptés vagues
Sous les rameaux en fleur !
Dans cette heure suprême,
Que d'amour dans tes yeux !
Qu'importe l'anathème
Qui gronde dans les deux !
STELLA.
Le souffle pur des vagues
Nous jette sa fraîcheur ;
Que de voluptés vagues
Sous les rameaux en Heur !
Mais l'étoile que j'aime
S'obscurcit à mes yeux ,
Et je crains l'anathème
Qui gronde dans les deux !
SEULE.
Ton amour, qui m'enivre,
Fait taire le remord
L'HYMEN DE LA MORT. 27;
Avec toi je veux, vivre ;
Oh ! viens, fuyons la mort.
11 n'est plus temps"!... la terre
Commence à s'entr'ouvrir :
C'est le flux du cratère :
Prions ! il faut mourir !
LUIGGI.
Quand la mort nous entoure
Déjà de toute part,
Oh ! viens, que je savoure
Cette heure du départ.
Que ton amour m'inonde
Ayant de reposer ;
Que nos adieux au monde
Soient un dernier baiser.
STELLA.
Ne sens-tu pas la terre
Sous nos pas s'entr'ouvrir ?
C'est le flux du cratère,
Prions ! il faut mourir !
Que nos âmes entre elles
S'unissent pour toujours :
La foi rend immortelles
Les terrestres amours.
ENSEMBLE.
Qu'importe que la lave
Bondisse jusqu'à nous ?
Par- cette nuit suave
Oh ! que mourir est doux !
Paris, 1833.
24
278 MEZZA V1TA.
XI
A CELLE
qui m'a soignée enfant.
Ma chère dame, depuis votre départ je
n'avais pu mettre le pied à Servanne. Ce-
pendant, celte année-ci j'ai fait les vers à
soie, et j'ai été obligée d'aller cueillir la
feuille à Scrvanue. Me trouvant un jour toute
seule à cueillir la feuille d'un mûrier de la
cour, vis-à-vis la cuisine du château, une
tendresse me surmonta ; ne pouvant retenir
mes larmes, je pleurai sans pomoir me con-
soler; je regardais de tout coté, je ne voyais
ni maître ni maîtresse; enfin, l'on voit au-
jourd'hui Servanne comme un désert.
Momies, le 21 juin 1811.
P.ei.m. Picard.
Ces seuls mots de ta lettre, âme naïve et tendre,
Sont toute une élégie, et mon çcetfr sait f entendre.
Oh ! oui, tu dus pleurer en revoyant désert
Ce château maternel , jadis toujours ouvert
Aux humbles visiteurs, aux pauvres du village;
Oh ! oui, tu dus pleurer en retrouvant l'image
De ma mère adorée errant autour de toi,
Caressant tes enfants, puis se penchant vers moi
Et m'envoyant chercher l'offrande réservée
A ta jeune famille. Ainsi qu'à la couvée
Du passereau des champs Dieu veille avec amour,
Elle veilla sur toi jusqu'à son dernier jour.
A CELLE QUI M'A SOIGNÉE ENFANT. 279
Oh ! oui , tu dus pleurer, toi dont l'âme est si bonne ,
Lorsque, dans ce château que le deuil environne,
Des doux bruits d'autrefois tu n'entendis plus rien ,
Ni les cris des enfants, ni la voix du vieux chien ;
Oh ! oui, tu dus pleurer quand, dans les sombres salles,
Ton regard vit passer les deux fantômes pâles
De tes vieux maîtres morts disant , les yeux baissés :
« Où sont les six enfants que nous avons laissés ? »
Et quand, des jours présents si remplis de tristesse,
Tu revins aux tableaux que le passé nous laisse ,
Aux souvenirs riants qui se mêlent au deuil,
Ainsi qu'on voit les fleurs aux pierres d'un cercueil ,
Tu dos penser encor à ta jeunesse heureuse,
Quand tu vins au château, villageoise rieuse,
T'offrir pour prendre soin de l'enfant dernier né
Qu'à son heureux époux ma mère avait donné.
Oh ! comme tout riait alors dans la demeure
Si déserte, si triste et si sombre à cette heure !
Comme tout prospérait pour ces époux bénis
Qui voyaient autour d'eux six enfants réunis !
O doux temps où, le soir, au banquet de famille
J'assistais sur ton sein toute petite fille,
Où le frère et la sœur tour à tour m'arrachaient
A tes bras, et, vers moi, souriant se penchaient !
O doux temps où, cédant à l'amour d'une mère,
Nos cœurs se pardonnaient une parole amère,
Où la haine d'un jour était sans lendemain ,
Où nous marchions unis dans le même chemin !
O doux passé détruit où mon âme se plonge !
Hélas ! tu n'es donc plus que l'image d'un songe î
Où sont-ils, où sont-ils, tous ces êtres chéris ?
Ils ont long-temps souffert, puis la mort les a pris ;
Deux fils dans le cercueil ont suivi leur vieux père ;
Moi, j'aspire à la tombe où repose ma mère ;
Les autres,... de leur eœor Dieu seul a vu le fond.
Je souffre et je les plains pour le mal qu'ils me font ;
Insensés ! au fardeau de la misère humaine ,
Pour le rendre plus lourd, ils ajoutent la haine,
Et vainement pour eux le deuil succède au deuil :
Rien ne touche leur conir plein d'un stérile orgueil !...
280 MEZZA VITA,
Tu le vois , ces seuls mots de ta lettre fidèle
Ont rouvert dans mon âme une plaie éternelle ;
Car ce château désert que tu m'as rappelé ,
C'est le bonheur perdu pour l'enfant exilé.
Mais dans ces lieux si chers, ïiélas ! qu'irais-je faire :
Ceux qui les habitaient sont dans une autre sphère ;
Tous les caws qu'ici-bas j'avais le plus aimés
Sont glacés par la mort ou bien me sont fermés.
Si j'allais demander au vallon de Servannes,
Comme l'Américain demande à ses savanes,
Un air tiède, un ciel pur, un soleil éclatant,
Et la fraîcheur des eaux pour mon front haletant ;
Si, recueillant mon àme avant que je succombe,
Je voulais de ma mère aller revoir la tombe,
Ceux qui gardent la haine en face du cercueil
Du château paternel m'interdiraient le seuil ;
Dans cette vaste cour, que le grand orme abrite,
On me verrait errer comme une ombre maudite ;
Et moi , moi de ma mère et l'orgueil et l'espoir,
Au foyer des aïeux je ne pourrais m'asseoir !...
Mais je t'entends me dire, avec ta voix de mère :
« A défaut du château n'as-tu pas la chaumière ?
N'as-tu pas notre toit, humble asile où, du moins,
Chacun t'entourera de tendresse et de soins?
Oh ! viens! viens parmi nous, puisqu'ils t'ont méconnue
Nos cours simples et bons fêteront ta venue ;
Le respect et l'amour à ta mère accordés
Comme un doux héritage ici te sont gardés ;
Viens, le village entier n'est-il pas ta famille?
Ne t'ai-je pas bercée en l'appelant ma fille ?
Lorsque pour toi je prie, en m'adressant au ciel,
Ce nom échappe encor à mon cour maternel.
Oh ! viens le recevoir dans ma pauvre demeure ;
II faut que je te voie avant que je ne meure;
Si la tombe et la haine ont brisé les liens,
Mon roui te reste encore ; il le rappelle : oh ' \iens ! »
A CELLE QUI M'A SOIGNÉE ENFANT. 281
Ce désir de ton Ame est aussi dans la mienne ;
Oui, nous nous revenons, femme tendre et chrétienne,
Humble cœur qui comprend, par l'amour et la foi ,
Tous les grands sentiments dont l'instinct est en toi ;
Oui , nous nous reverrons , et nous irons encore ,
Du sommet des rochers, quand le soleil les dore,
Contempler à nos pieds ce \ieux château fermé
A l'enfant que sa mère avait le plus aimé.
XII
REVEIL
Le vieil hiver vient de mourir,
La terre a repris sa jeunesse ;
Ami, ne sens-tu pas courir
Un air tiède qui nous caresse ?
Ne sens-tu pas que tout sourit,
Et que le soleil qui s'enflamme
Donne plus de chaleur à l'âme,
Plus d'intelligence à l'esprit ?
Ne sens-tu pas, avec la brume
Qui se dissipe au firmament ,
Fuir ces jours passés lentement
Dans les pleurs et dans l'amertume ?
24.
282 MEZZA VITA.
Plus de triste rêve !... oh ! coulons
Dans un ineffable bien-être
Les jours heureux qui vont renaître
Après des jours sombres et longs.
Du parfum de l'air, des nuages
Qui plus légers flottent au ciel,
Sortent d'enivrantes images ;
N'entends-tu pas leur doux appel ?
N'entends-tu pas des bruits intimes
Qui pénètrent l'âme et les sens ?
Les bois frissonnent dans leurs cimes
L'onde et la brise ont des accents.
Ces voix, dans un même murmure,
A notre cœur disent d'aimer ;
Ami, saluons la nature
Dont l'éveil vient nous ranimer !
HERMANGABDE. 283
XTII
HERMANGARDE.
CHŒUR
IMITÉ DE MANZONI.
Sur son pâle et doux visage
Que déjà la mort ravage
Ses cheveux flottent épars ;
Son bras défaillant retombe ,
Et la mourante succombe
Tournant au ciel ses regards.
A la plainte on a fait trêve ;
Mais autour d'elle s'élève
L'hymne des derniers adieux
Tandis qu'une main amie
A cette heure d'agonie
Voile l'azur de ses yeux.
« Chasse , ô pauvre âme éperdue
L'image à jamais perdue
De l'amour, terrestre feu.
Meurs, vole au ciel qui t'attire;
La mort finit ton martyre ,
Mets ton espérance en Dieu.
284 MEZZA VI TA
Prions pour l'infortunée ;
Ici-bas sa destinée
Fut d'étouffer dans son cœur
Les doux rêves de la femme,
Et vers Dieu monta son âme
Plus sainte par la douleur.
Dans le cloître aux. voûtes sombres,
Quand, la nuit, comme des ombres.
Les vierges chantaient en chœur,
Des jours purs de sa jeunesse
L'image venait sans cesse
Accabler son triste cœur.
Elle voyait en pensée-
Cette fête où, fiancée,
Sur le rivage des Franks,
Elle arriva souriante,
Jeune vierge imprévoyante
De ses ennuis dévorants.
A sa chevelure blonde
Des perles mêlaient leur onde,
Et du sommet d'un rocher,
Sous sa parure de reine ,
Elle voyait dans la plaine
La (liasse ardente approcher.
En tête, fier, intrépide,
Sur son palefroi rapide
HERMASGARDE. 28;
Le roi chevelu passait ;
Puis , accourant sur sa trace ,
Les chevaux fendaient l'espace
Et la meute s'élançait \
Puis , dans la route poudreuse ,
Elle revenait joyeuse
Traînant le sanglier mourant,
Dont le sang rougit la lice
Et dont le poil se hérisse
Sous Tépieu du prince frank.
Et la jeune souveraine
>"osait alors sur l'arène
Fixer son regard tremblant,
Et son visage de neig"
Se tournait vers son cortège
Plus virginal et plus blanc.
Jours d'une jeun^sue heureuse !
O souvenirs de la Meuse,
Tièdes sources, bords ombreux
Où, dépouillant sa cuirasse,
Le roi guerrier plein de grâce
Baignait son corps vigoureux....
Ainsi qu'on voit la rosée
Verser, sur rùerbe épuisée
Par les rayons du soleil,
Une bienfaisante sève
Qui doucement la relève
\ l'aube d'un jour vermeil ;
2 8 G
MEZZA VIT A.
Ainsi , céleste dictame ,
Parfois relevant cette âme
Que l'amour brûlait en vain.
Une pieuse sagesse
A sa terrestre tendresse
Opposait l'amour divin.
Mais, comme l'on voit encore
Sous le soleil qui dévore ,
Alors que monte le jour,
Tomber faible et languissante
L'herbe à peine renaissante ;
Ainsi , cédant à l'amour,
xv
De son triste cœur chassée ,
La paix fuyait sa pensée ,
Et des souvenirs pressants,
Dans cette sainte demeure ,
Hélas! venaient à toute heure
Porter le trouble en ses sens....
XVI
Chasse , ô pauvre Ame éperdue ,
L'image à jamais perdue
De l'amour, terrestre feu;
Meurs, vole au ciel qui t'attire ;
La mort finit ton martyre ,
Mets ton espérance en Dieu.
SOUVENIR. 287
XIV
SOUVENIR.
Oli ! qu'un sentiment pur vivement nous pénètre !
Hier en vous revoyant, vous que je n'ai pas vu
Depuis plus de deux ans, j'ai senti tout mon être
Tressaillir sous le coup d'un bonheur imprévu.
Quand vous m'avez souri , quand ma main s'est trouvée
Dans la vôtre, et qu'un mot de la chaste amitié
Que nous avons long-temps l'un pour l'autre éprouvée
Est venu sur ma lèvre expirer à moitié...
Quand vous avez lini ma phrase commencée ,
Quand, dans votre regard comme dans votre voix,
Au lieu du froid accueil que craignait ma pensée,
J'ai trouvé la douceur si tendre d'autrefois,
Ah ! combien j'ai compris que l'affection pure
Qui lia nos deux cœurs par un céleste accord
Valait mieux que l'amour, cette ardente blessure
D'où naissent tour à tour la haine ou le remord !
Heureuse de vous voir, comme on va vers son fi ère p
Quand vous veniez à moi, je m avançai vers vous,
Sans trouble, sans penser à la foule étrangère,
Et j'ai pris votre bras à la face de tous!
Et tandis qu'ils parlaient de cette grande fête
Dont le palais encor nous renvoyait l'écho,
288 MEZZA ViTA.
" '.-ble auditoire entourant le poète,
Moi, je vous écoutais et j'oubliais Hugo!...
Et je pensais tout bas qu'une gloire orgueilleuse,
Qui pour l'homme est souvent un spectacle moqueur,
Ne vaut pas, dans le cours d'une vie orageuse,
Une fête du cœur !
Comme en se retrouvant il est doux de s'entendre ,
De sentir que le cœur s'éveille par degré ,
Et que d'un sentiment mystérieux et tendre
Rien ne s'est altéré !
Nous ne nous étions pas vus depuis deux années ;
Oh! combien de hasards et combien de revers
Avaient , durant ce temps , poussé nos destinées
Dans des sentiers divers !
Quel douloureux dégoût de la vie et du monde
Nous trouvions l'un dans l'autre en nous interrogeant!
A quelle fixité de tristesse profonde
Nous étions arrivés dans ce monde changeant !
Dessillés tous les deux, et, dans la gloire même,
Ne trouvant plus d'attrait; aux ivresses de l'art
Préférant la candeur d'un enfant qui nous aime,
Aux succès, son sourire et son tendre regard.
Pour secouer le poids de ces heures amères
Qu'au déclin de ses ans l'homme traîne après lui ,
Comme autrefois nos cœurs se rappelaient nos mères ,
Du sort de nos enfants nous parlions aujourd'hui.
Dans nos âmes la vie alors s'est ranimée ;
Nous avons dit : Pour eux il faut lutter encor,
Travailler et léguer à leur jeunesse aimée
De la gloire et de l'or.
SOUVENIR. 2S9
Courage! en nous quittant, ce mot qui fortifie,
Par tous deux murmuré, nous a servi d'adieu.
Le courage du cœur, c'est la philosophie
Qui nous ramène à Dieu.
XV
A MADAME RÉCAMIER
Quand vous rêvez , quand dans votre âme
Vos souvenirs vont se pressant ,
Vous devez bénir Dieu , madame ,
Des dons qu'il vous fit en naissant.
Cœur, esprit , ineffables grâces ,
Il vous donna tout pour charmer,
Tout ce qui fait qu'on suit vos traces
Et que vous voir c'est vous aimer.
Vous eûtes la double puissance
Qui captive l'humanité,
Le charme de l'intelligence
Et le charme de la beauté.
Vers vous, tous les êtres délite,
Tous les grands cœurs sont attirés ;
Votre trône idéal abrite
Les talents que vous inspirez.
25
290 MEZZA V1TA.
Vous êtes la source bénie
Où se désaltère le cœur,
La muse fidèle au génie ,
La providence du malheur !
Quand vous rêvez, quand dans votre âme
Vos souvenirs vont se pressant,
Vous devez bénir Dieu , madame ,
Des dons qu'il vous fit en naissant.
XVI
LES MORTS.
IMITATION DE M. DE LAMENiNAIS.
Corne d'aïuuinm si levon le foglie
L'una appresso dell'ultra, infin che 'I ramo
Rende alla terra tntte lu sue tpogtye.
<m>
Ils ont aussi passé sur la terre des hommes,
Ils ont fui comme nous sur le fleuve du temps;
On entendit leurs voix sur les bords où nous sommes,
Puis on n'entendit rien après quelques Instants.
O.i s,(» îl-iis? qui pourra l'apprendre h notre cœur?
Heureux ceux qui sont morts dans la paix dn Seigneur!
LES MORTS 291
Le monde , dont le Christ a maudit les richesses,
Leur offrait les grandeurs, l'amour, la volupté;
Mais comme une ombre vaine ils suivaient ces promesses,
Et pour eux tout à coup s'ouvrait l'éternité.
Où sont-ils? qui pourra l'apprendre à notre cœur?
Heureux ceux qui sont morts dans la paix du Seigneur!
Il en est qui disaient : « Ce flot qui nous emporte
» >"ous déposera-t-il dans un autre univers ?
>» Hélas ! nous l'ignorons , nul ne le sait , qu'importe ! »
Ils disaient, et soudain leurs yeux se sont ouverts.
Où sont-ils? qui pourra l'apprendre à notre cœur?
Heureux ceux qui sont morts dans la paix du Seigneur
Et d'autres s'écriaient : Que le ciel nous délivre !
Ils pleuraient abattus sous le poids du malheur,
Et, comme fatigués par le travail de vivre,
Ils tournaient leurs regards vers un monde meilleur.
Où sont-ils? qui pourra l'apprendre à notre cœur?
Heureux ceux qui sont morts dans la paix du Seigneur!
Jeunes, vieux, tous fuyaient vers l'invisible plage,
Ainsi que le vaisseau que l'ouragan poursuit;
On compterait plutôt les sables du r.vage
Que ceux qui sont tombés dans l'éternelle nuit.
Où sont-ils? qui pourra l'apprendre à notre cœur?
Heureux ceux qui sont morts dans la paix du Seigneur!
292 MEZZA VïiA.
XVII
A MA FILLE.
A ton parfum de pureté,
Ma riante fleur d'innocence ,
Mon âme depuis ta naissance
A repris sa sérénité.
Quand je te caresse,
Enfant, souris-moi;
Toute ma tendresse
Se concentre en toi !
Souris pour me dire
Que ton cœur comprend
Tout ce que m'inspire
Un amour si grand.
En devenant mère ,
Mes malheurs passés ,
Mes jouis d<; misère
Se sont effarés.
D'une pure joie
Le cœur rayonnant ,
Ferme dans ma voie,
.u% \ais maintenant.
A MA FILLE. 293
Près de toi se taisent
Le siècle et ses bruits ;
Tes regards apaisent
Mes plus vifs ennuis.
L'amour qui m'inonde
A des voluptés ,
Qui bravent le monde
Et ses làcbetés.
Qu'importe à ma vie
Si pleine de toi
La haine ou l'envie
Qui veille sur moi ?
Qu'importe à mon âme ,
Qu'au bonheur tu rends,
L'éloge ou le blâme
Des indifférents?
A ton parfum de pureté ,
Ma riante ileur d'innocence ,
Mon âme depuis ta naissance
A repris sa sérénité.
2.K
294 MEZZA VITA.
XVIJI
SONNET
AU PEUPLE DE TROYES.
Depuis quelque temps il n'est plus possible
de trouver dans la ville de Troyes des char-
pentiers qui cbriscntenî à dresser les éclia-
i'auds nécessaires pour l'exécution des arrêts
criminels. (journaux dû 10 avril 1813.1
Ah! ton exemple est beau; c'est la digne conquête
Que sur le siècle enfin exerce le progrès;
Seul de la loi du Christ véritable interprète,
Tu sais te refuser à de sanglants arrêts.
Lorsqu'en tous lieux encor, comme pour une lete,
On voit les citoyens, dès l'aube toujours prêts,
accourir pour savoir comment tombe une tête,
Et du drame inhumain savourer les apprêts;
Toi, peuple intelligent, tu livres les coupables
Aux tourments du remords; du sang de tes semblables
Tu ne veux point rougir ta fraternelle main,
Tu laisses ii Dieu seul ces terribles justices:
Oh! d'un grand avenir ce sont là les prémices!
Le peuple sera libre en devenant humain.
UN MYSThRE. 295
XIX
UN MYSTÈRE
DU 1" JANVIER MIL HUIT CENT QUARANTE-DEUX
Rien ne change ici-bas, quoique tout meure et passe:
Le poète aujourd'hui, comme du temps d'Horace,
Vit dans la médiocrité;
Ses rêves et ses chants forment son héritage;
Inhabile à la vie , il poursuit un mirage,
Et rencontre la pauvreté.
Heureux s'il a gagné le pain qu'il faut à l'homme,
Si l'on vante ses vers, si la foule le nomme!
Un peu d'orgueil est son défaut ;
Il parfume sa solitude
De l'encens de la multitude.
Au poète, au lieu d'or, c'est la gloire qu'il faut.
Mais la gloire souvent échappe
A ce rêveur enorgueilli ;
Pour un nom dont l'écho nous frappe,
Que de noms tombent dans l'oubli !
Que d'espérances dispetsi
Que de naufragés au torrent !
Combien de gloires Bflhfeëes
Au déclin d'un siècle mourant !
29G MEZZA V1TA.
Aussi , pour tout esprit qu'un sens profond éclaire ,
La gloire n'est qu'un mot qui caresse et sait plaire ,
Un bruit dont le néant de l'homme s'est vanté.
Oh! pour quelques rayons, que d'ombre!
La gloire, c'est, hélas ! le lot du petit nombre;
Quelques noms dans l'éternité.
Mais, puisqu'à peu d'élus la gloire est départie,
Nous, les déshérités, cherchons la sympathie;
Cherchons ces doux échos, plus bornés mais plus sûrs,
Que le poète encore éveille en des cœurs purs;
Chaque chant douloureux exhalé de notre âme
D'un malheur ignoré peut-être est le dictame ;
Des êtres qui mourront, comme nous inconnus,
Peut-être en répétant nos vers se sont émus ;
Eh bien ! chantons pour eux sans but de renommée :
La gloire la meilleure est une gloire aimée.
Parfois cette pensée éveillait à demi
Dans mon cœur abattu quelque chant endormi ;
Mais à quoi bon , lorsque tant d'autres
Nous parlent la langue du ciel?
Les croyants manquent aux apôtres
Et les muses n'ont plus d'autel.
A quoi bon?... de la poésie
Dans mon ame étouffons les chœurs;
Plus de vers ! ma route est choisie;
Toutes mes veilles aux labeurs !
Et ma tête découronnée
Se penchait plus pâle, et mon cœur
Saluait tristement l'année
Veute de gloire et de bonheur.
UN MYSTERE. 29;
Tout homme porte en soi deux natures rivales :
L'une élève son âme aux choses idéales,
Lui montre son néant auprès de l'infini ,
Attriste son esprit à la matière uni,
Sur ses enchantements répand toujours une ombre ,
Et fait courber son front méditatif et sombre;
Car au fond de la vie il ne peut regarder
Qu'il ne sente aussitôt la douleur l'inonder !
L'autre lui dit : Aime la terre ,
Son horizon est enchanté;
Ne va pas, rêveur solitaire,
Te perdre dans l'immensité.
Ce monde est plein de douces choses ,
Les biens sont à côté des maux ;
Les enfants souriants et roses
Des vieillards cachent les tombeaux.
Au bonheur que la terre donne
Laisse ton âme s'entr'ouvrir:
L'amour est doux , la gloire est bonne ;
Yis sans penser qu'il faut mourir.
Et lorsque cette voix nous berce et nous caresse ,
Nous cédons; notre front rayonnant se redresse;
Nou3 écoutons les bruits dont le cœur est flatté,
Et nous redevenons faiblesse et vanité :
C'est ainsi qu'arrachée h ce lugubre rêve
Où notre âme retombe alors qu'elle s'élève,
Je sentis de nouveau mes désirs attirés
Vers ces pompeux néants que j'avais mesurés.
De nous un hochet se rend maître,
Que d'exemples en feraient foi !
L'esprit le plus grave peut-être
Se serait ému comme moi.
208 MEZZA VITA.
Le stoïcisme du plus sage
Peut -être aurait été vaincu
Devant le poétique hommage
Qui m'était soudain apparu :
Sur une élégante cassette
Dont l'émail est incrusté d'or,
Mon nom, nom obscur de poète,
A mon regard s'offrit d'abord.
J'entr'ouvris, rêveuse et touchée,
Ce coffre qui charmait mes yeux ,
Offrande d'une main cachée,
Don splendide et mystérieux.
Un livre, tout empreint d'un vif parfum d'essence ,
Était là, recouvert avec magnificence
D'un brillant maroquin où se trouvaient encor
Mes chiffres enlacés avec des réseaux d'or;
Ce livre , quel est-il ? Sur la première page
Toujours mon nom... Eh ! quoi? ce livre est mon ouvrage!
Ces vers se déroulant sur ce large vélin ,
Ce sont les miens, ce sont les cris d'un cœur trop plein !
Les voilà tous; ici, je retrouve mon âme :
D'abord, la jeune fille; après, la jeune femme.
Tous ces accords perdus, sans échos modulés,
Qui donc s'en est ërnti? qui les a rassemblés?
Joie ou douleur, toujours, lorsque ma voix s'élève,
Qui m'écoute et me suit ainsi de rêve en rêve?
Qui recueille les bruits laisses sur mon chemin ?
A mes œuvres d'un jour quelle prodigue main
Elève un monument qu'on ne doit qu'au géri'è,
Et, pour nie rappeler la gloire que je nie,
Qui donc à ma jeunesse éteinte sans retour,
Apres tant de douleurs, \ouluf faire un beau jour?
Serait-ce quelque loi?... jYn doute;
Mon nom si haut n'est pas monté,
UN MYSTERE. 299
Je marché dans mon humble route
Inconnue à la royauté.
Est-ce un rêveur dans l'opulence,
Un financier intelligent ,
Qui prête sa magnificence
Aux vers du poète indigent?...
J'interroge; mais ce mystère
Pour moi ne s'est pas éclairci;
Et dans ces vers je dis : Merci
Au donateur qui veut se taire.
Paris, février 1812.
XX
A UN AMI
Relevez votre esprit que la tristesse accable,
Cœur noble et dévoue;
Que sont les dons brillants près du don ineffable
Dont vous fûtes doué !
Vous avez la bonté, préférable au génie;
La bonté, divin flot
[Ci-bas épanché de la source infinie
Qui se cache là-haut !
300 MEZZA V1TA.
La bonté, qui rend l'âme et plus ferme et plus grande,
Qui fait que pour autrui
L'homme immole son cœur, le répand en offrande,
Et ne vit plus pour lui !
Vous avez cet esprit de charité sublime
Que le Christ apporta ,
Source où l'humanité s'épure et se ranime
Depuis le Golgotha !
Vous ne poursuivez pas quelque rêve futile
Que nous poursuivons tous ;
0 doux cœur fraternel , être bon, être utile,
C'est votre rêve , à vous.
Sitôt que vous voyez un front pensif et sombre,
Votre front s'assombrit;
Et sur chaque douleur qui se cache dans l'ombre
Votre âme s'attendrit.
Vivre pour consoler, c'est une noble vie ,
C'est un sentier pieux ,
Qu'on doit suivre avec joie et sans porter envie
Au génie orgueilleux.
Relevez votre esprit que la tristesse accable ,
Caiur noble et dévoué ;
Que sont les dons brillants près du don ineffable
Dont vous fûtes doué!
A RÉRANGER. 301
XXI
A BERANGER
Lorsque, pour réveiller les âmes assoupies,
Les penseurs vont créant de grandes utopies,
Notre siècle en travail à Paris leur répond :
Il n'est pas un esprit généreux et profond
Qui ne trouve d'écho dans cette ville immense ,
Où l'idée a versé sa féconde semence.
Ici tout est compris , ici le peuple entend
La voix des précurseurs, et comme eux il attend
Un avenir meilleur; il sent ses destinées
S'accomplir dans l'obstacle et grandir enchaînées ;
Patient , il n'a plus de soudaine fureur,
Il s'instruit et se forme à renverser l'erreur.
De ce peuple , en voyant l'intelligence active ,
Ceux qui l'ont éclairé pensent que l'heure arrive
Qu'au rêve doit enfin succéder l'action !
Ils se trompent: Paris n'est pas la nation;
Sitôt qu'on est sorti de ce centre de vie
On ne rencontre plus qu'une foule asservie
Aux intérêts grossiers; ses plus âpres travaux
N'ont pas de but moral; les systèmes nouveaux
Épouvantent ces cours soumis à la routine ,
Et que n'éclaire pas l'étincelle divine.
Toi, poète du peuple et son fier défenseur,
De notre liberté toi dont la mu?e est sœur,
26
302 MEZZA V1TA.
Bélanger, toi qui sais de ce peuple, qui t'aime,
Deviner les instincts, les vœux, l'avenir même;
Oh ! laisse à ton esprit mon esprit s'éclairer,
Écoute, et suis mes pas qui pourraient s'égarer.
J'allais loin de Paris , l'Ame remplie encore
De l'espoir généreux de l'idéale aurore
Que pour le peuple un jour on verra se lever ;
J'allais rêvant ces temps que l'on aime à rêver,
Et le regard ému , cherchant partout le germe
Du sublime avenir que la France renferme,
Les splendeurs des cités , les monuments romains ,
Ruines du passé , qui parent nos chemins ,
N'attiraient pas mon cœur; le passé, tombe immense ,
Ne pouvait m'éclairer sur l'ère qui commence.
Partout j'interrogeais la génération
Dans le peuple: et d'abord l'ouvrier de Lyon ,
Créature épuisée, être chétif et blême,
Se présentait à moi comme un sombre problème.
Dans la ruelle étroite et haute , où jamais l'air
Ne pénètre l'été, ni le soleil l'hiver,
L'ouvrier naît, travaille et meurt dans l'indigence,
Sans que le pâle éclair de son intelligence
Lui montre qu'il a droit à des destins meilleurs.
Ce n'est que par le corps qu'il ressent les douleurs;
A force de souffrir, son âme abâtardie,
Se fondant à la chair, y demeure engourdie.
Pourvu qu'il ait chez lui du pain pour aliment ,
Un lit pour reposer, un humble vêtement,
On ne désire rien dans sa pauvre famille,
Ni savoir pour le (ils , ni heauté pour la (ille.
Ce qui charme le Cœur, l'élè\e, l'ennoblit,
Est un livre étranger ou jamais il ne lit;
Ne pas mourir de faim, avoir le nécessaire,
Combattre pied à pied la hideuse misère,
En triompher parfois, oh! c'est tant de bonheur!
A BÉRANGER. 303
Qu'aspirer au delà semble impie à sou cœur.
Aussi , quand tout à coup dans la ville brumeuse
Se lève un jour d'biver l'émeute furieuse,
Pour cri de ralliaient on n'entend que ces mots :
« Du travail et du pain ! » mais les instincts plus liants,
La dignité de l'homme et son indépendance,
Aliment nécessaire à tout être qui pense,
L'ouvrier révolté n'y fait jamais appel
O pauvre paria deshérité du ciel !
Qui donc , te relevant de la terre où tu broutes ,
Des peuples affranchis t'enseignera les routes ?
Et mon cœur se serrait; et, du haut de ce mont
Qui se baigne à la Saône, une chapelle au front,
Je voyais à mes pieds la ville humide et noire
De ses calamités me dérouler 1 histoire.
Implacables fléaux, clans ces sombres réduits
Les fleuves débordés hier se sont introduits :
Aujourd'hui la misère est là toujours pressante;
Elle excite au labeur la ville gémissante ,
Torture l'ouvrier, et le condamne enfin
A mourir lentement de travail ou de faim.
Quand la nécessité plie et brise ces âmes,
Comment leur demander de généreuses flammes?
Esclave du besoin, quand la chair dépérit,
Quel espoir aurait-on d'émanciper l'esprit?
Cherchons ailleurs , Lyon n'est pas toute la France :
Partons, éloignons-nous de ce lieu de souffrance,
Où l'œil du vojageur ne saurait s'arrêter
Sans qu'un peuple expirant vienne l'épouvanter.
La rapide vapeur sur le Rhône m'entraîne
Aux champs de la Provence, OÙ la nature est reine
Ou le ciel bienfaisant semble sous ses rayons
De la pauvreté même embellir les haillons ;
304 MEZZA VITA.
Là la terre pour tous se sème et se moissonne,
La vie est pour le peuple insouciante et bonne ,
La chaleur, la lumière, ont pour lui des douceurs;
Il recueille le fruit de faciles labeurs,
Et sans trop de fatigue enfin il peut connaître
Au déclin de ses ans le charme du bien-être.
Mais cet heureux climat, où l'olivier fleurit,
Développe le corps sans élever l'esprit :
Le vomi du travailleur qui cultive la terre
Ne va pas au delà d'être propriétaire ;
Avoir pour sa famille et lui sa part du sol ,
De son ambition c'est là le plus haut vol.
Du désir d'acquérir incessamment nourrie ,
Son âme ne sent point l'amour de la patrie ;
Les intérêts de tous cèdent devant le sien ,
Il n'a pas les vertus qui font le citoyen!
Fils de la grande armée, à peine s'il tressaille
Quand nous sommes vainqueurs sur un champ de bataille.
Mais de la dignité de l'homme et de ses droits
Rien ne pénètre encor dans ces cerveaux étroits !
Le gain, la seule ardeur qui toujours les anime,
Dérobe à leur regard tout horizon sublime;
D'un vulgaire égoïsme ils ont les passions,
Ils n'ont pas ce qui fait les grandes nations.
Aussi , quoique doués d'une bonté native,
L'élan manque à leur vie aride et positive ;
L'ardente charité, ce lien généreux
Unissant l'homme à l'homme, est ignoré par eux.
Ils donnent, mais jamais une tendre parole,
Un mot profond du cour qui touche et qui console
N'accompagne leurs dons; ils donnent par devoir,
Et c'est ainsi qu'ils ont la foi sans concevoir
Ni la grandeur de Dieu, ni sa bonté suprême :
Au prêtre ils sont croyants beaucoup plus qu'à Dieu même:
Du culte extérieur ils observent la loi,
Mais l'idéal divin est absent de leur foi.
Dans ces cours enchaînés à l'inerte matière
Qui doue fera jamais descendre la lumière?
A DERANGER, 305
m
Par le calme des champs ce peuple est endormi.
Les hommes isoles ne sentent qu'à demi ,
Il leur faut la cité. Sur cette même rive
Marseille , caches-tu dans ton enceinte active
Un peuple qui , semblable aux vagues de la mer,
Heureux sous ton beau ciel, s'agite libre et lier?
Comprend-il l'avenir qui sera sa conquête ?
Sent-il, intelligent, fermenter dans sa tête
Tous ces nobles instincts , tous ces généreux cris ,
Que répandent au loin ses frères de Paris?
Non, ce peuple qui plaît par sa rude franchise,
Liberté, te repousse et ne t'a pas comprise;
Son intérêt grossier, par ton règne blessé,
Lui fait aveuglément regretter le passé.
Il voudrait à l'exil redemander des maîtres
Rois par le droit divin , et rois par leurs ancêtres ;
Et quand le monde entier pressent la liberté,
Poursuite il garde encor la légitimité!
Peut-être nous faut-il des passions rivales
Pour raviver en nous les croyances morales ;
Peut-être par la paix les esprits amollis
Se retrempent au choc des plus ardents conflits?
Nîmes, dans ton enceinte où le sang fume encore.
Un de ces deux partis que la haine dévore
Peut-être cache-t-il l'esprit de vérité
Pour lequel en tout temps combat l'humanité?
Non ! c'est l'étroit esprit de Rome ou de Genève
Qui les a désunis et les arme du glaive,
Entre eux et l'Évangile il n'est plus de liens,
Papistes, protestants, ils ne sont pas chrétiens.
L'aveuglement les pousse à la guerre civile,
lis s'égorgent encor dans les murs d'une ville;
Le monde marche en vain et leur dit de s'unir,
Pour eux leur vieille haine est toujours l'avenir.
2G.
308 MEZZA VTTA.
O maître ! qu'espérer ? Ici c'est la misère
Qui tient encor le peuple écrasé sous sa série ;
Là, dans son ignorance , à sa chaîne obstiné ,
Il combat les destins pour lesquels il est né !
Ces hommes animés de passions contraires ,
Comment les réunir? comment les rendre frères?
Et de tant de débris de superstition
Comment constituer la grande nation ?
Tandis que je parlais, je voyais dans ta tète
Du choc de tes pensers s'agiter la tempête,
Et lorsque quelques mots lumineux t'échappaient,
Comme venus d'en haut, poète, ils me frappaient.
Tu m'as dit : « Tous ces maux ont de vieilles racines,
» D'un monde qui n'est plus nous portons les ruines ;
» Notre âge, où la raison verse un souffle divin,
» Des siècles corrompus conserve le levain.
» Ce peuple, dont l'aspect attriste et décourage ,
» Des fers garda l'empreinte en sortant d'esclavage ;
» Par ses maîtres long-temps à servir façonné,
» Libre, il redoute encor ceux qui l'ont enchaîné;
» Oubliant que lui seul est la force vivante,
» L'ombre des pouvoirs morts l'abuse et Pépouvai.te;
» A ces débris croulants il tremble de toucher,
» Et sans lisière encor il n'ose pas marcher.
» La faute en est à ceux qui font ses destinées.
» Nous voyons, remontant le courant des années,
» Au passé tout pouvoir essayer de s'unir,
» Méconnaître son siècle et craindre l'avenir.
» Et comme cependant nulle force n'enfchalne
» L'essor libre et hardi de la pensée humaine ,
» Pour rendre a tout progrès lé peuple Indifférent,
» On corrompt ses instincts, bri le laisse Ignorant j
n Lui dérobant les biens qui changeraient son être,
» Dans le lucre Oli l'bnseigne à chercher le bien-êlre.
A BERAftGÉR. 307
» Toute route est fermée au pauvre intelligent.
» Pour conduire aux grandeurs il n'est qu'un dieu: l'argent !
» Il faudrait désormais des plus hautes carrières
>i Aplanir le chemin, répandre les lumières,
» Avant qu'il soit commis mettre un obstacle au mal ,
» A tout être égaré rendre le sens moral;
» Lorsque parmi le peuple un grand cœur se révèle ,
» Lui faire aimer la France et l'élever pour elle,
» Et dans tous ces esprits que î'égoïsme abat
>• Tuer l'amour de soi par l'amour de l'État.
» 11 faudrait.... »
Mais ma voix traduit mal ta pensée ,
D'un langage vivant c'est l'image effacée ;
Toi qu'adore le peuple et qu'il sait écouter,
Dans nos jours douloureux pourquoi ne plus chanter?
Ces grandes vérités promises à la terre
Puisque tu les pressens, tu ne dois pas les taire:
Tous ces cœurs désunis, tous ces esprits divers,
Tu peux les rallier au charme de tes vers;
Kt si de notre siècle enfin tu désespères ,
Pense aux temps à venir comme l'ont fait nos pères.
La x ie est si rapide et le trépas si prompt!
Poète, il faut chanter pour ceux qui nous suivront.
Parif, L8iâ.
308 MEZZA VITA.
XXII
HOMMAGE
l'un volume de mes Poésies complètes
A MA VILLE NATALE.
Sur les bancs studieux de la salle tranquille
Où ce livre aujourd'hui va trouver un asile,
Lorsque au bras de ma mère, enfant, j'allais m'asseoir,
Mon cœur battait déjà d'un poétique espoir :
Tous ces écrits fameux , immortel héritage ,
Que le génie humain nous lègue d'âge en âge ,
A la gloire semblaient me convier aussi.
Je me disais : Un jour j'aurai ma place ici !
Mon âme qui fermente, ignorée, inquiète,
Un jour éclatera dans des chants de poète,
Et, dans ces mômes lieux où je rêve à l'écart,
Des succès que j'envie alors j'aurai ma part !
L'illusion est sainte et sied à la jeunesse ;
Helas! que serions-nous sans cette enchanteresse?
Si sa voi\ en naissant ne nous soutenait pas ,
Nous irions dans les pleurs de la vie au trépas.
Des plus nobles instincts que Dieu met dans notre âme
L'illusion allume et fait grandir la flamme;
L'humanité lui doit ses élans généreux,
Et le cœur qui la perd a cessé d'être heureux !
Jeune, l'esprit frappé par le néant des choses,
J'ai senti succéder, tristes métamorphoses!
HOMMAGE A MA VILLE NATALE. 309
Au mirage éclatant qui m'attirait d'abord ,
Le désenchantement, rivage au sombre bord;
Arides régions de deuil toujours couvertes,
Où l'âme en s'avançant compte et pleure ses pertes,
Où tout ce qu'elle aima devient cendre et débris,
Où l'amour et la foi ne trouvent plus d'abris,
Où le désir aident de la gloire a fait place
A la froide raison qui comprend que tout passe ;
Que le plus grand éclat, comme le plus grand bruit,
S'apaise dans la mort et s'éteint dans la nuit !
Lorsque l'homme en est là, nul succès ne l'enivre.
0 mes concitoyens ! mon àme est dans ce livre ;
Lisez-le, vous verrez que je n'ai point jeté
Un appel orgueilleux à l'immortalité.
La gloire, cet écho que l'avenir emporte,
Est déjà dans mon cœur une espérance morte :
Je vois s'avancer l'ombre, et je pressens l'oubli !
Mais avant que mon nom y tombe enseveli,
J'évoque du passé les touchantes images.
Vous qui m'avez connue , oh ! vous lirez ces pages !
Vous chercherez l'enfant dans le poète ; eh bien !
Vous le retrouverez plein de foi dans le bien ,
Jetant les cris hardis d'une àme généreuse,
Sans guide s'élançant dans l'arène orageuse,
Luttant avec courage, et parfois triomphant!
Le poète a gardé les instincts de l'enfant :
Il a su conserver, malgré tant de blessures,
Un cœur toujours aimant, des lèvres toujours pures;
Et, pour ceux dont la haine a fait ses jours amers ,
Vous trouverez encor le pardon dans ses \ers !
Souris à mon retour, ô ma ville natale!
Ce livre, c'est vers toi mon âme qui s'exhale,
C'est moi qui te reviens pour ne plus te quitter :
Ces chants de ton enfant, tu vas les adopter;
Et, quand je dormirai dans la tombe enfermée ,
Seule, tu garderas ma frôle renommée.
3J0 MEZZA VITA.
XXIII
FOLLES ET SAINTES
Folles et saintes sœurs, écloses et formées
Dans les rêves divers que j'évoquais la nuit ,
Visions que mon âme a tour à tour aimées,
Au monde allez sans bruit.
Allez, vous n'êtes pas à briller appelées,
Et je n'attends de vous ni succès ni faveurs;
Vous ne pouvez charmer, modestes et voilées ,
Que des esprits rêveurs!
Je vous aime et vous suis, mes filles idéales,
D'un cœur reconnaissant, d'un regard attendri.
Combien d'amers soucis, combien d'Heures fatales
Vous m'avez épargné quand vous m'avez souri !
Vous avez, fruits légers de mon intelligence,
Distrait mon faible cœur de ses propres ennuis;
Contre l'abattement et contre l'indigence
Vous fûtes mes appuis.
Dans ce livre, il n'est pas un récit, une page,
Qui ne m'ait apporté l'Obole du travail.
MC8 \ filles, mes douleurs, sont là dans chaque image
Et dans chaque détail.
i | ,-, reri lerreni de préface ■< deuï volumes de récits on proue pril lié»
libraire Péilon.
FOLLES ET SAINTES. 311
Voilà pourquoi mon cœur vous aime avec faiblesse,
Frêles créations de mes plus mauvais jours;
Pourquoi j'ai peur pour vous de ce monde qui blesse
Nos pleurs et nos amours.
Oh! puissiez-vous, trompant ma crainte maternelle,
Ne trouver que des cœurs sympathiques et doux !
Allez, pauvres enfants échappes de mon aile,
Dans la foule bruyante humblement glissez-vous !
A Mil 1813.
XXIV
CÂNTO DELL' ULTIMO AMORE.
IMITATION.
Oh ! ne redoute pas la plainte
De ce cœur brisé sans refour;
Tu dis vrai, ma jeunesse éteinte
Ne peut plus inspirer d'amour !
Tu dis vrai, l'amour n'a qu'un âge
De tendre et pur enivrement.
Plus tard, l'amour est un orage
Qui consume le cœur aimant
3 12 MEZZA VIT A.
Tu dis vrai , la beauté perd vite
Son suave et pur velouté;
Et quand la jeunesse nous quitte,
Elle emporte la volupté.
Qu'il est beau le seuil de la vie
Pour la vierge de quatorze ans
Qui s'offre, ignorante et ravie,
Aux délices des jours présents !
J'ai connu ce réveil de l'ange,
Où beauté, candeur, à la fois
Captent l'amoureuse louange
De toute âme et de toute voix.
J'ai recueilli sur mon passage
Cet encens , ce parfum sans prix ,
Involontaire et chaste hommage
Qui s'échappe des cœurs épris ;
Et de cette rapide aurore,
De ce culte à jamais perdu ,
J'ai trouvé des traces encore
Dans les lieux où je t'ai connu.
Par ce souvenir rajeunie,
Je pensais, crédule à ta voix :
« Ma jeunesse n'est pas finie;
Je suis belle comme autrefois :
» Il m'aime !... » Je me crus aimée.
Folle erreur dont je m'enivrai,
Pour moi ton Ame s'est fermée.
Je ne me plains pas ; tu dis vrai :
Rien ne peut rendre au cœur sou ivresse première;
Repousse mon amour fatal et douloureux.
Sous un ciel éclatant d'azur et de lumière,
Je te vis, je t'aimai ; je fis un songe heureux.
CANTO DELL' ULTIMO AMORE. 313
11 est brisé !... Ma vie est close !
Adieu! je sens le froid du soir;
L'amour, triste métamorphose,
Fait place à l'austère devoir !
Adieu ! sur un lointain rivage
Quand mon nom viendra te frapper,
Devant ma douloureuse image,
Puisse une larme t'échapper !
Pense à moi , si ta vie est sombre ;
Si l'on te trahit , pense à moi ;
Et parfois caresse mon ombre
Toujours errante autour de toi.
ISIS. „
XXV
LE TRAVAIL
Travail! fidèle ami qui sur ma pauvreté
Répands ton noble orgueil et ta sérénité ,
Tu relèves mon cœur ; durant mes longues veilles .
C'est toi qui me soutiens , c'est toi qui me conseilles ;
Tu soumets à ton joug mes désirs renaissants,
Et mes rêves vaincus n'assiègent plus mes sens.
Les folles passions et la gloire futile,
Qu'est-ce, après tout, mon Dieu?... Mais une vie utile
Qui dans l'obscurité se résigne au labeur,
Peut donner le repos à défaut du bonheur.
Octobre 18W.
27
314 MEZZA V1TA.
XXVI
RETOUR A A1X
0 doux temps regretté d'une jeunesse éteinte,
Allez-vous revenir ?
Chaque pas que je fais dans cette chère enceinte
Éveille un souvenir !
C'est ici que mon cœur, s'ouvrant à la pensée ,
Souffrit avant le temps;
C'est ici que la Muse en naissant m'a bercée
De songes éclatants.
Sous le dôme empourpré des arbres de Judée ,
Dans cette vaste cour,
Par des pleurs ou des vers mon orageuse idée
Débordait tour à tour.
Passons le corridor : voici le jardin sombre
Où le toit paternel est clos par un vieux mur ;
Là , l'orme séculaire abritait de son ombre
L'enfant, poète obscur !
An pied de ce fionc noir je suis encore assise.
Le bel arbre est toujours de rameaux -.cils chargé
.Je sens connue autrefois le soiiflle de la brise.
Pourtant tout est changé....
RETOUR A A IX 315
Dans cette demeure ,
Oh! vous que je pleure,
Je vous cherche , hélas !
Ombres bien-aimées ,
Ces portes fermées
Ne s'ouvrent donc pas !
Tristement j'avance;
Partout le silence
Ou bien l'étranger,
L'étranger qui passe
Et dont l'œil de glace
Vient m'interroger î
« Qui donc cherche-t-elle? »
Oh ! douleur mortelle !
Tout s'efface ainsi....
Ma famille entière
Dort au cimetière ....
Je suis seule ici !
Mais, tandis qu'ici-bas notre âme inconsolable
Saigne et porte le deuil de tout ce qui périt,
A nos regards charnus la nature immuable,
Toujours jeune, sourit!
Voici le frais vallon où serpente la Torse *,
Où le tremble argenté porte sur son écorce
Des chiffres amoureux.
Ces flots forment encor de gracieux méandres ;
Ces bois verts sont re-tés peuples d'images tendres
Ces coteaux ont gardé leurs contours vaporeux.
I Petite ririère qui arrose h campagne d'Aix.
310 MEZZA VIT A.
Les bastides avec leurs toits coquets d'ardoises
Parent leur seuil riant prêt à nous recevoir,
Et dès l'aube, en cbantant, les brunes villageoises
Lavent au blanc lavoir.
Il est un autre lieu pour moi toujours le même :
C'est l'église où mon front a reçu le baptême ,
C'est mon vieux Saint-Sauveur
Au gothique portail couvert de figurines :
Là, la prière et l'art, ces deux langues divines,
Parlèrent à mon cœur !
J'aimais l'enlacement de ces sveltes ogives,
Le beau temple païen sous la nef abrité f ,
L'orgue religieux dont les notes plaintives
Semblaient porter mes vœux à la Divinité.
Oh! laissez-moi pleurer, rêver, prier encore,
Comme aux jours écoulés de cette pure aurore,
Qui ne revient jamais !
Au passé laissez-moi rendre un pieux hommage,
Et repeupler ces lieux de la vivante image
De tous ceux que j'aimais.
Où me conduisez-vous en me parlant de gloire ?
Que cette salle est belle ! Ici l'esprit humain
Semble à notre néant, opposant sa victoire,
Tracer de siècle en siècle un lumineux chemin.
I Six «donna de porphyre, re»io d'an beoa pelii temple païen, tonl enfermée
d .,. h cllontdcl êa\\teée Balnl-Ba itoui ei tenrcul aujourd'hui dVnccim
ii ImdiUi re.
RETOUR A AIX. 31
Ces livres, sanctuaire où revit la pensée,
De tout ce qui lut grand gardent le souvenir;
Couvrant de leur éclat mon obscur avenir,
Quoi ! près d'eux vous m'avez placée !
Là, des grands hommes, fils de ma vieille cité,
Les marbres animés, ainsi que dans un temple,
S'offrent à l'cefl qui les contemple
Rayonnants d'immortalité !
Et d'abord c'est Peiresc, ami de Galilée
Et de Campanella !
Grande âme que jamais une erreur n'a voilée,
Qui mesura son siècle et sut voir au delà;
C'est Vauvenargue, épris d'une morale pure,
Répandant sur nos maux sa sublime douceur,
Jugeant l'humanité sans blesser la nature,
En généreux penseur ;
Enfin c'est Mirabeau , qu'il suffit que l'on nomme :
C'est Mirabeau tonnant du geste et de la voix ,
Avec la liberté fondant les droits de l'homme
Sur d'éternelles lois !
Quelques autres encor, dont la gloire s'élève,
Ont leur image ici ;
Et votre sympathie a caressé le rêve
De m'y placer aussi....
Ah ! je n'ai pas conçu cette orgueilleuse envie.
C'est la paix, non l'éclat, qui convient à ma vie ;
Fatigué de lutter,
Ce qui charme mon cœur, ce qui vraiment le touche,
Ce sont les mots d'adieu sortis de votre bouche
Quand je Aais vous quitter!
27.
31 S MEZZA YÏÎA.
Vers nous il est si doux de voir des mains se tendre
Voulant nous retenir,
De saisir des regards attendris , et d'entendre
Des lèvres nous bénir !
Dans ce monde fécond en affronts, en injures,
A côté de l'envie et de la lâcheté,
Il est doux de penser qu'il est des âmes pures
Qui versent leur dictame au poète insulté.
Ici comme une sœur vous m'avez accueillie ;
Vous m'entourez encore à l'heure du départ.
Adieu! ne craignez pas que mon cœur vous oublie;
Ce cœur vers son berceau se tourne et se replie :
Vous avez sa meilleure part !
1842.
XXVII
A MES ENFANTS.
O chers et beaux enfants! ô doux oubli du monde!
Charme des jours présents, baume des jours passés,
Quand je baise à la fois vos têtes brune et blonde,
Quand je vous tiens tous deux sur mon sein enlacés,
Si vous me souriez toute douleur s'efface;
J'entrevote dans vos yen\ comme un reflet du ciel ;
Le fûècle cl ses clameurs alors n'ont plus dé place
Dans mon cœur, tout entier à l'amour maternel
A MES ENFANTS. 319
Je ne pense qu'à vous, je renais, et j'oublie
Que pour moi de la vie arrive le déclin.
A mes jours écoulés votre avenir se lie,
Et je retrouve en vous comme un second destin.
Qu'il m'est doux d'épier avec sollicitude
Le germe à peine éclos de vos jeunes penchants !
Chaque jour, pour mon cœur, quelle ineffable étude
Que vos instincts heureux et vos désirs touchants !
Quel charme de guider votre âme vierge encore
Dans les nobles sentiers que vous suivrez un jour,
Aux luttes à venir de former votre aurore
Par des récits naïfs et graves tour à tour !
Les exemples du bien intéressent l'enfance;
Suivez-les. Pratiquez la morale du Christ :
Plutôt qu'être offenseurs, sachez subir l'offense.
Soyons bons : un grand cœur vaut mieux qu'un grand esprit.
Au matin de la vie, enfants, la gloire est belle:
Elle attire, elle enchante, elle ennoblit parfois;
Mais il ne faut jamais, quand sa voix nous appelle,
Lui laisser dans nos co'iirs étouffer d'autres voix .
Les voix de ces vertus plus belles que la gloire :
Le dévoûment, l'amour, le resj.ect du malheur,
C'est à ces purs instincts, enfants, qu'il vous faut croire;
Ils rendent l'homme heureux en le rendant meilleur.
320 MEZZA VITA.
XXVIII
FONTAINEBLEAU
A UN AMI.
Vous m'avez dit : « Partez, le chagrin vous consume ;
Allez de vos douleurs déposer l'amertume
Au sein de la nature. Un splendide tableau,
La mer ou les forêts, retrempera votre âme.
Pour nos maux , la nature est un puissant dictante.
Partez!... »
Depuis trois jours j'erre à Fontainebleau ;
Je pleure et me souviens... Hélas ! sous ces bois sombres
Les morts semblent mêler leur plainte au bruit des vents;
Dans ce vaste palais peuplé de grandes ombres,
Les morts parlent encor plus haut que les vivants.
Que de pages de deuil en déroulant ces fastes !
Haineuses passions, revers, sanglants conflits.
Pour quelques jours d'orgueil , combien de jours néfastes !
Que de drames divers dans ces murs accomplis !
L'art, la beauté, l'amour, la volupté profane,
Ici firent régner tous les plaisirs dos sens;
C'est ici que deux rois a la belle Diane *
Ont offert tour à tour leur amoureux encens.
I Diane de Poitiers.
FONTAINEBLEAU. 321
Dans cotte poétique lice
Où s'exerçaient les. arts rivaux ,
Benvenuto, le Primatice,
Luttaient de glorieux travaux !
Mais, près de ces splendeurs couvait la sombre haine;
Sous les roses le sang se montrait à demi,
Et, dans ce beau palais où Diane était reine,
Catherine rêvait la Saint- Barthélémy.
Plus tard , Christine à ces annales
Ajouta sa page en passant ,
Drame qui sur les blanches dalles
Fut écrit en lettres de sang.
Le calme des grands bois, la fraîcheur des ombrages
N'avaient pu de son âme apaiser les orages!
Que de grands faits à retenir!
Malheurs, crimes que rien n'efface!
Ici chaque règne a sa place,
Chaque siècle a son souvenir!
L'Empereur erre encor silencieux et pâle,
Dans cette vaste cour : il descend l'escalier ;
Il vient de dépouiller la pompe impériale:
Lui qui courba le monde est forcé de plier!
Un adieu solennel sort de sa voix éteinte;
Puis devant son armée, autrefois son orgueil,
Il s'incline!... Oh! ce jour a mis sur cette enceinte
Un sceau de grandeur et de deuil.
3' 2 MEZZA VI TA.
Mais hier le palais , de sa base à son l'aîte ,
A soudain tressailli pour une douce fête :
Par un jour de printemps, pur, riant, embaumé,
Il a rouvert ses murs à la foule empressée,
Qui vient pour saluer la noble fiancée
D'un prince par la France aimé !
Qu'elle soit heureuse et bénie
La vierge de la Germanie
Que l'amour conduit parmi nous!
Désormais, fille de la France,
Que ses jours coulent sans souffrance
Auprès de son royal époux.
Du siècle le plus grand poète,
Coethe , de cette jeune tète
A caressé les blonds cheveux;
Ce regard plein d'intelligence ,
Ce sourire , ce front qui pense ,
Du génie attiraient les vœux.
Vieillard à la gloire immortelle,
Que pouvais-tu rêver pour elle
Que ce beau jour n'ait surpassé:'
De la France elle sera reine !
Que son âme est fière et sereine !
Comme elle aime son fiancé !
Oh! néant du bonheur!... la chambre nuptiale
A gardé sa parure, et sous ces lambris d'or,
Près du balcon en fleurs dont le parfum s'exhale,
Se penchant l'un vers l'autre on croit les \oir ehcoi
O pauvre âme brisée! ô veuve désoléel
Quoi!... sitôt!... Ô mon Dieu! séparés ici-bas!
Il dort, le jeune époux, dans son froid mausolée!
1.1 cette chambre, hélas I ne les reverra pas!...
FOSTALNEBLEAU. 323
Vous le voyez, ici tout gémit et tout pleure.
Devant mon deuil obscur la royale demeure
Fait passer ses grands deuils.
Égaux par nos regrets, égaux par nos misères,
Plaignons , plaignons les rois , ils sont aussi nos frères
L'impartiale mort visite tous les seuils !
Et, le cœur désolé, je sortis de ces salles.
Dans les deux se levaient quelques étoiles pâles;
Les grands bois s'éclairaient vers lé couchant en l'eu :
La nature était là , calme , riante et belle.
J'allai vers cette amie éloquente et fidèle ,
Qui raffermit notre âme en l'élevant à Dieu !
XXIX
MA GRAiNDMÈRE
A MONSIEUR HQKQRE CLAIR R'ARLE§-
Parmi tant de cités que le Rhône orageux
Arrose de son cours ou limpide ou fangeux,
Celle où mon souvenir sans cesse me ramène,
C'est Arles, à la fois et gothique et romaine,
Ville des grands débris et des belles amours.
32 4 MEZZA V1TA.
Là l'idéal des Grecs plus pur renaît toujours;
Là de leurs frais atours les femmes revêtues
Ont la taille et les traits des antiques statues ;
Et la fille du peuple, en jupon écourté,
De la Vénus du lieu * rappelle la beauté.
Eh ! quel marbre divin vaut ces femmes divines !
Eleurs riantes vivant au milieu des ruines,
Par un été brûlant, il faut les voir le soir
Dans le vaste Aliscamp 2 sur les tombes s'asseoir ;
Ou bien, d'un fol amour peuplant leurs rêveries,
Aux Arènes chercher l'ombre des galeries ;
Ou, dans la cathédrale au féerique portail,
Prier, le front rougi du reflet d'un vitrail ;
Vers les rives du fleuve errer sous les saulées ;
Ou, guidant un esquif de leurs mains effilées,
Folâtres, se pencher sur l'onde en l'agitant,
Passer d'un bord à l'autre et ramer en chantant.
Jamais l'art n'égala leurs grâces naturelles :
Leur pied, leur sein, leur bras, tout est parfait en elles
Leur esprit sans culture a des jets lumineux ;
Leur cœur tendre et naïf enlace dans ses nœuds. •
De la beauté classique uniques héritières,
Elles savent leur charme, et sont chastes et fières.
Aussi que d'aspirants courbés à leurs genoux!
Que de jeunes cerveaux elles ont rendus fous !
Que de brillants seigneurs (au temps des seigneuries!)
Pour leur plaire ont aux pieds foulé leurs armoiries,
Greffant l'arbre orgueilleux d'une antique maison
Sur la fleur de beauté qui vaut bien un blason !
Je comprends leur folie, et ceci me rappelle ,
Arles, de les beautés la beauté la plus belle :
1 Lu Vi'nus d'Arles est M Louvre, dans In Mlle dtl kntiqOM.
2 I lumen m; iliain|i da s 'paît are , doDi !o Dante ii parlé dam ton £»/<
Si corne M Aili, ove 'I Rodano iiugoo,
Fanno i wpolcrl tutto'l loco vjvo.
MA GRAXD'MERE. 3 5
Klle fut ton prestige, elle fut ton trésor.
Après quatre-vingts ans, tu t'en souviens eneor,
Ce qu'elle avait d'attraits, on ne saurait le dire :
Nul ne pouvait la voir sans subir son empire.
Rose était son doux nom, et toute la cité
La nommait à l'envi la Rose de beauté.
Son corps eut délié la statuaire antique ,
Sa tète, Raphaël. Vierge simple et pudique,
Elle avait dix-sept ans quand mon aïeul la vit.
L'amour qu'il eut pour elle et ce qui s'ensuivit ,
Vous l'avez deviné : Rose devint sa femme ,
En exaltant ses sens elle toucha son âme;
Lui, le riche seigneur, le chef du parlement,
Pour compagne il prit Rose avec enivrement.
Mieux vaut ce bel amour, ce roman de jeunesse,
Que s'il eût épousé quelque laide duchesse !
Ainsi je sors du peuple, et j'en fais vanité.
Dvs liions de mon aïeul je n'ai pas hérité ;
Mais du moins (cet espoir n'est pas une chimère)
L'ji jour ma fille aura l'ineffable beauté
De ma belle grand'mère !
Doux charme de mes yeux ! oh ! je préfère encor
Ce riant héritage à la noblesse et l'or!
Paris, 18V1
28
326 .MEZZA VITA.
XXX
LE MONUMENT DE MOLIERE.
POÈME
COURONNÉ PAR L1ACADÉMIE FRANÇAISE
en sa séiince publique du 20 juillet 1813.
Molière.... c'est mon homme!
M. a Fo.vrAixr, Lettre à M. de Mtumroix.)
Aux dernières lueurs d'un jour froid qui pâlit 1,
Deux sœurs de charité se penchaient près d'un lil ,
Et de leurs soins touchants la douceur infinie
D'un poète mourant consolait l'agonie.
Un vif éclair brillait aux \eux du morihond ,
Sa bouche s'agitait, et, sur son large front,
Des images, tantôt riantes, tantôt sombres,
S'échappant de son cœur, glissaient comme des ombres ;
Parfois, se soulevant, il appelai tout bas
Quelqu'un qu'il attendait et qui n'arrivait pas;
I Molière en mon le 17 février, trerafl hérita da wir, on 1673, Agé «le 51 am \
quatre bearei il avait foaé dani le Malade Imaginaire; aprèi la représentation, w
trouvant for) mal, il rentra dani ta on. son, rne Richelieu (qoj porte aujourd'hui I ■
r," r, . il expira u l t de quelques heures entre les brai de deux soins de cha-
rité 'i " quétaiuol p i patn n et auxqaell") Il donnait l'hospitalité cbex lui.
LE MONUMENT DE MOLIÈRE.
Et , seules, l'entourant à cette heure dernière,
Les deux sœurs près de lui demeuraient en prière.
Autour du lit funèbre on voyait dispersés
Des livres, des papiers, des travaux commencés;
Et sur les murs pendaient, parmi de vieux volumes,
Des attributs bouffons et d'étranges costumes.
Le mourant, l'œil fixé sur ces objets divers,
Semblait se ranimer : il murmurait des vers ;
Puis, se ressouvenant que son heure était proche,
JI écoutait des sœnrs quelque pieux reproche,
Répétait leur prière et, leur disant adieu,
Tranquille, il élevait sa belle âme vers Dieu !
Bientôt son œil s'éteint, son visage est plus pâle,
Les accents de sa voix sont brises par le râle;
Un dernier sentiment sur son Iront vint errer :
11 écoute, il sourit !...
11 venait d'expirer,
Lorsqu'au pied de sa couche une femme éperdue
Accourt, se précipite et, tombant étendue
Pics de ce corps sans vie , elle fait retentir
Des sanglots où se mêle un tardif repentir! ■
Puis, à côté des sœurs, se mettant en prière,
Elle pleure à genoux celui qui fut Molière î
Molière, noble enfant du peuple de Paris,
De œ siècle si grand un des plus grands esprits !
Né de parents obscurs dans les bruits de la Halle 1,
Il a dû son bon sens, sa verve originale,
A ce contact du peuple, à ces libres instincts
Qui, dans un plus haut rang, trop souvent sont éteints.
1 Le* parents' de Molière avaient leur bontiqw de tapissier smis
Ballet.
328 MEZZA VITA.
D'un esprit sain et fort, d'un cœur plein de droiture,
Nul préjugé d'abord n'a faussé sa nature.
A l'étude, en naissant, n'étant point asservi,
C'est son propre génie, enfant, qu'il a suivi.
Mais bientôt un désir inconnu le pénètre :
Tout ce que l'homme apprend, il voudrait le connaître ;
11 doute de lui-même et brûle de savoir
Comment d'autres ont vu ce qu'il croit entrevoir.
Alors, à quatorze ans, il vient demander place
Sur les bancs du collège : il étonne, il dépasse
Tous ses jeunes rivaux. Là, de l'antiquité
11 apprend à goûter la sévère beauté;
11 parle, dans ce monde où l'étude l'exile,
La langue de Platon et celle de Virgile ;
II interroge et suit, comme ses précurseurs,
Les poètes hardis et les profonds penseurs !
Puis, lorsque son esprit, errant de livre en livre,
Manque enfin de pâture... alors il songe à vivre ;
Et la vie apparaît à son cœur de vingt ans
Belle, riche, éternelle : il est maître du temps!
Que fera-t-il de sa jeunesse ,
Fleuve dont l'onde enchanteresse
Semble se dérouler sans fin !
Trésors d'amour et de science,
Plaisirs dont l'inexpérience
Nous compose un philtre divin !
Séduit par tout ce qu'il espère,
Dans l'humble sillon de son père
Pourra-t-il arrêter ses pas?
Non , son vol est tracé d'avance :
Le génie est une puissance
Que les hommes n'enchaînent pas.
A son ardente inquiétude,
Que dompta si long-temps l'étude,
Il faut enfin un élément ;
A cette Ame, oft l'instincl l'emporte,
LE MONUMENT DE MOLIÈRE. 3?9
11 foui la vie cirante et forte,
La passion, le mouvement.
L'art , qui l'attire dans ses voies ,
Lui montre de faciles joies,
Folles amours, jours sans lien,
Succès, revers, pauvreté même;
Et, libre comme le Bohème,
11 part obscur comédien !
De province en province il entraîne , joyeuse ,
La troupe qu'il attache à sa jeunesse heureuse.
Pour des cœurs de vingt ans quel plus riant destin !
D'intrigues, de hasards, quel fertile butin!
Qu'ils sont gais, ces labeurs, si pleins d'insouciance,
Que le public charmé chaque soir récompense !
Au riche , en l'égayant , on arrache un peu d'or ;
Et le pauvre a sa part du modeste trésor.
Du théâtre bouffon la gaîté familière
D'abord a défrayé la verve de Molière ;
Son génie incertain, aux farces se pliant,
Se forme sous le masque et s'essaye en riant.
Mais bientôt ce grand cœor. dédaigne un art futile ;
Aux. hommes qu'il amuse il voudrait être utile.
En lui deux sentiments profonds ont éclaté :
L'amour vrai de son art et de l'humanité.
Il fera parmi nous monter l'art dramatique
Plus haut que ne l'ont vu Rome et la Grèce antique ;
Et, de l'humanité courageux défenseur,
Des vices de son siècle il sera le censeur.
Long-temps ce grand dessein a mûri dans sa tète .
Rien n'échappe au penseur, tout émeut le poète.
Pour les combattre un jour, son âme a médite
Les fatales erreurs de la société :
Il voit le faux Dévot, enseignant l'imposture,
Au nom de Dieu prêcher une morale impure ;
Le Philosophe, au lieu d'éclairer le savoir,
En faire un puits obscur où l'on ne peut rien voir ;
28.
330 MEZZA VÏTA
Courtisan ridicule et chargé de bassesse,
Il voit le Gentilhomme avilir la noblesse ;
Enfin, en descendant des vices aux travers,
Tous les faux sentiments sont par lui découverts :
Le Bourgeois, dédaignant les vertus paternelles,
Cherche parmi les grands de dangereux modèles;
Le Valet, qui naquit probe, sincère et bon ,
Veut imiter son maître et devient un fripon ;
Le Médecin, gonflé d'orgueil et d'ignorance,
Assassine les gens au nom de la science ;
Dans sa prose ou ses vers, un mauvais Écrivain
Substitue à la langue un jargon fade et vain ;
Et la Femme, suivant de pédantesques traces,
Immole au faux savoir son esprit et ses grâces.
Des fourbes et des sots le règne est respecté.
Pourra-t-il, détrônant leur fausse royauté,
Proclamer la morale et le bon goût pour règle ?
Ah ! cet essor nouveau qu'embrasse son œil d'aigle
Ce n'est plus un vain jeu de baladin, d'acteur ;
C'est l'art du moraliste et du législateur.
En sévères leçons changeant la comédie,
Comment faire accepter la vérité hardie '.'
Sans fortune, sans nom, sans faveur, sans appui,
Que faire du démon qu'il sent grandir en lui ?
Alors, par droit divin, les princes de la terre
A\ aient aux yeux du peuple un sain'' caractère :
La volonté d'un seul était l'unique loi;
Tout, jusqu'il] goût public, suivait le goût du roi.
C'est C€ maître absolu que, pour auxiliaire,
Dans l'œuvre qu'il médite ose espérer Molière.
Louis Quatorze •?«! des instincts généreux j
Pour réformer les n^wi 11 l'appulra soi buh<
LE MONUMENT DE MOLIERE. 33!
Dans le but qu'il poursuit dès lors rien ne l'arrête.
11 enchaîne l'orgueil dans son cœur «le poète ;
Humblement de son père il accepte l'emploi,
Et Molière à la cour est tapissier du roi !
Il s'insinue ainsi : sous ce modeste titre,
Des plaisirs de Yersaille il est bientôt l'arbitre.
Contre le genre faux qui domine partout,
Du monarque d'abord il excite le goût ;
Puis, lorsque, secondé par une troupe Habile,
Il a fait applaudir et sa verve et son style ,
Audacieux et franc comme les novateurs,
Il ose de son art aborder les hauteurs.
Sur du concours du roi, que son génie amuse,
Il cho'sit hardiment la Vérité pour muse.
On le voit, affrontant leurs dédains méprisants,
Devant toute la cour jouer les courtisans.
Frappé de ce tableau, pour lui si véridique,
Louis Quatorze absout le profond Satirique ;
Bientôt même à Molière il fournit des portraits,
Dont avec lui parfois il esquisse les traits.
Le voyez-vous, caché dans la chambre royale,
A l'écart, épiant la foule qui s'étale ?
11 suit les courtisans de son regard moqueur,
Au travers de leur masque il pénètre leur cœur.
Observateur discret, il devine en silence
Quelle sénilité cache leur insolence ;
Puis il rit de trouver parfois sur son chemin
Leur impuissant mépris qu'il chàtira demain !
C'est ainsi qu'il créa, protégé par le trône,
Ces chefs-d'œuvre hardis dont notre esprit s'étonne.
Après les grands seigneurs, il raille tour a tour
Rambouillet, son Cénacle, et les Rimeurs de cour;
Enfin, comme Pascal, dans Tùrtvfft il llagelle
D'hypocrites puissants l'audace et le faux /.«-le ;
Et, par un noble élan, qu'on tente d'étouffer,
Le roi cède au poète «^ le fort triompher :
532 MEZZA VI TA.
Il triomphe... à sa gloire il a plié les âmes!
Mais (pie d'inimitiés, que de haineuses liâmes
Contre ce grand génie alors on voit s'ourdir !
Ceux qui, devant le roi, forcés de l'applaudir,
N'osent pas à la cour montrer leur rage hostile,
Esclaves révoltés , l'insultent à la ville.
Les poètes siffles et les mauvais acteurs ,
Unis aux courtisans, se font ses détracteurs.
Non contents d'outrager et de nier sa gloire,
Ils forgent sur ses iweurs une impudique histoire 1 :
Au cœur il est frappé, par ceux qu'il persiflait,
Avec cette arme occulte et lâche... le pamphlet!
Mais, le couvrant toujours de son pouvoir suprême,
Louis est le vengeur du poète qu'il aime :
A la tahle royale il le convie un jour.
Il fait plus : à Versaille, entouré de sa cour,
Avec cette princesse, alors heureuse et belle,
Qu'un cri de Bossuet devait rendre immortelle 2,
De Molière outragé, que son grand ca;ur défend,
Sur les fonts de baptême il veut tenir l'enfant ;
Et le fils d'un acteur, malgré l'intolérance,
A reçu devant Dieu le nom du roi de France !
Pourtant, toujours en proie à ce conflit brûlant
Qui consumait sa vie et doublait son talent,
Il n'était pas heureux ! car la gloire et la haine
Sont un douille fardeau qui pèse à l'âme humaine.
Dans un amour profond il avait cru trouver
Ce pur délassement que l'on aime à rè\er
1 On l'ac ni d'avoir épousé sa propre fille; il dédaigna toujours de répondre ;'i
cette bci iis.aion. L'acte de mariage de Molière, récemment découvert par M. Ik'ffaro,
prouve que Moliôre avait épongé la sœur et non la Bile ilo Madeleine Béjurl, avec
laquelle on suppose qu'il avait ou det relations.
■2 Loafi XIV tint mu loi font» baptismaux le premier enfant de Molière avec
l'Ai Cet enfant, qui portait le nom de Louis, ne réoal pas.
LE MONUMENT DE MOLIERE. 333
Après les grands travaux. Oasis bien-aimée,
Où l'âme se retire et repose calmée ;
Où l'orgueil, que le monde irritait de ses coups,
Cède au baume enivrant d'un sentiment plus doux !
Une enfant, gracieuse et belle1,
Comme Agnès ou comme Isabelle ,
Sous ses regards avait grandi.
Partout il plaça son image ,
Heureux en lui rendant hommage
De voir son modèle applaudi.
Toutes ces riantes figures,
Toutes ces jeunes tilles pures,
Cœurs charmants aux fraîches amours :
Lucile, Angélique, Henriette,
Folle, aimante, sage ou coquette,
C'est elle ! c'est elle toujours !
Elle !... telle qu'il l'a rêvée !...
Par ce grand génie élevée ,
Elle excelle aussi dans son art.
Pour former son intelligence ,
Dune mère il eut l'indulgence
Et les tendres soins d'un vieillard.
Il l'aimait... ce fut sa faiblesse.
Tant de beauté, tant de jeunesse,
L'enivrèrent à son déclin.
Il lui donna gloire et richesse
Pour avoir de l'enchanteresse
l'n peu d'amour... ce fut en vain !
A peine de L'hymen a-t-il formé la chaîne ,
Que la naïve enfant se change en Célimèoe.
Alors plus de repos pour ce grand cœur blesse !
Il regrette aujourd'hui les tourments du passé'.
I Armaode Béjart, jeune tant 'le Madeleine Bëjart, et nclricc comme elle >U- li
onpc de Molière.
3 54 MEZZA V1TA.
Se vengeant du mari, dont ils torturent l'Ame,
Les grands seigneurs raillés font la cour à sa femme.
Il est jaloux... il veut se venger... la haïr...
Il pardonne... à l'amour il ne sait qu'obéir!
Il souffre ! mais toujours son art se développe :
Inspiré par ses maux, il fait le Misanthrope.
Il puise un nouveau feu dans ses transports brûlants ;
Son amertume éclate en sublimes élans ;
Sa verve est incisive; il fronde, il rit, il joue ;
La mort est dans son cœur, le fard est sur sa joue :
L'artiste se surpasse, et l'homme disparaît.
Ah ! quand nous pénétrons dans ce drame secret,
Notre esprit s'épouvante et notre cœur se serre
De voir tant de gaîté couvrir tant de misère ;
Et nous donnons des pleurs à l'héroïque effort
Qui le pousse au théâtre une heure avant sa mort !
Si vous fûtes si grands , ô Molière ! ô Shakspeare !
Si tant de vérité dans vos œuvres respire,
C'est que par votre voix la nature a parlé :
Vos héros ont l'amour dont vous avez brûlé ;
Vos haines sont en eux, comme vos sympathies;
Toutes les passions que vous avez senties,
Tous les secrets instincts par vos comrs observés ,
En types immortels vous les avez gravés.
L'art ne fut pas pour vous cette stérile étude
Qui peuple d'un rhéteur la froide solitude;
L'art, vous l'avez trouve lorsque, pauvres, cirants,
Vous viviez au hasard, mêlée a tous les ran^s.
Personnages actifs des scènes toujours vraies
Qui [lassaient sous nos >eu\, ou tragiques ou gaies,
L'art a jailli pour vous nouveau, libre, animé,
De ton- les sentiments dont l'homme est consumé;
Vous avez découvert sa science profonde,
Non dans les livres morts, mais au livre du monde !
LE MONUMENT DE MOLIÈRE. 335
La gloire est à ce prix. Hélas î pour l'obtenir
La vie est l'hécatombe offerte à l'avenir.
L'âme va s' épuisant jour par jour tout entière,
Puis tout à coup se brise...
Ainsi mourut Molière !...
Son âme remontait à peine vers les cieux
Que tous ses ennemis, que tous les envieux
Se lèvent à la fois. Une implacable haine ,
La haine des dévots, contre lui se déchaîne :
« Il a pu nous railler et nous braver vivant !
» Il n'est plus, disent-ils, jetons sa cendre au veut :
» Que l'impie au saint lieu n'ait pas de sépulture... »
Mille hypocrites voix grossissent ce murmure :
Le peuple, qu'il aimait et dont il est sorti,
Insensé , contre lui le peuple prend parti ;
Il vient, du fanatisme aveugle auxiliaire,
Frapper de ses clameurs la maison mortuaire.
Mais tandis qu'au dehors ces cris retentissaient,
Près du corps de Molière en larmes se pressaient
Ses amis accourus, sa troupe désolée,
Par qui sa noble % ie est alors rappelée ,
Qui redit ses bienfaits, et pleure en révélant
La bonté de son cœur égale à son talent.
Quelques vieux serviteurs, et les pauvres encore
Qui recevaient de lui des secours qu'on ignore,
Tous, en le bénissant, l'appellent à la fois,
Et les bruits du dehors sont couverts par leurs \oix !
Dominant le cierge, la volonté royale
Veille encor sur Moiière et met lin au scandale.
Puis, sans pompe , le soir, tous ses amis en iedil,
Parmi les morts obscurs vont cacher son cercueil 1 !
1 L'enterrement fui fait par deux prêtres qui accompagnèrent le corps - ins i ban-
ler. Molière fol Inhamé le > ir daus le cfmetière qui «si derrière la chapelle
i h, roe Montmartre ; tons les aniu étaient présents. Vingt-deux an* plus
Lard, La Ponlainc lui enterré dans le même cimetière.
336 MEZZA V1TA.
Deux siècles ont passé , ses œuvres immortelles
Semblent après ce temps plus jeunes et plus belles.
Dans l'art qu'il a créé, toujours original,
Chez aucun peuple encor il n'a trouvé d'égal.
Par ses rivaux vaincus sa gloire est confirmée.
Chacun de leurs efforts accroît sa renommée ;
Tout a changé , les lois , les usages , le goût ,
11 peignit la nature et survécut à tout!
Et cependant, malgré l'universel hommage,
Dans Paris de Molière on cherche en vain l'image
Que de jours écoulés avant qu'un monument
Ait convié la France à son couronnement!
Mais cette heure viendra; vieille et fidèle amie,
Revendiquant sa gloire, enfin l'Académie,
Qui l'avait vainement appelé dans son sein ,
La première a conçu ce glorieux dessein.
Déjà le marbre est prêt ; vis-à-vis la demeure
Témoin de ses travaux et de sa dernière heure ,
Du haut du monument il pourra voir encor
Ce théâtre où sa gloire en naissant prit l'essor ;
Là chaque âge est venu de ce rare génie
Applaudir le bon sens, l'audace et l'ironie ,
Ce style inimitable, et ce vrai goût du beau,
Cette ferme raison qui , radieux (lambeau,
Dans les replis du cœur projette sa lumière,
Enfin cet art divin ([n'atteignit seul Molière !
Quand la foule du siècle en tumulte à ses pieds
Passera... tout à coup, si \<>us vous animiez
l L'Allemagne a rongé, si « n
i, simultanei
lUine ;i Holiôre. Voici ce qu'annoneôreni les journaux allemands il y i
plusieurs mois : „ ...
. Lesculpteui Haenel rient do terminer une statue colossale de Molière nui
en marbra de Uarrow. Celle statue est destinée a orner la Façade du nouveau il., a
tre de Dresde, ainsi m»'- cellei de Bkakspeare et de Beethoven.
LE MONUMENT DE MOLIÈRE.
Comme Le Commandeur, marbre de sa statue,
Et si sa voix parlait à cette foule émue ,
Que dirait-il?... Hélas! pour nous, fils orgueilleux
Il aurait des leçons comme pour nos aïeux;
De notre âge on verrait sa sévère justice
Censurer chaque erreur, combattre chaque vice;
Il oserait railler sous leur masque moral
L'intrigant philanthrope, et le faux libéral,
L'avocat tout gonflé de sa creuse faconde;
L'utopiste en travail de refaire le monde;
Le souple ambitieux au pouvoir toujours prêt,
Ne servant pas l'État , mais son propre intérêt ;
Le parvenu , malgré l'égalité conquise ,
Parant d'un vieux blason sa moderne sottise;
A la fraude exercé , l'avide industriel
Mettant en actions l'eau, la terre et le ciel;
Anonyme assassin, l'abject folliculaire
Calomniant au prix d'un infâme salaire ;
La femme en homme libre osant se transformer ,
Oubliant que sa force est de plaire et d'aimer.
Enfin si tu vivais de nos jours , ô Molière î
Tu maudirais surtout de ta voix rude et fière
L'amour de l'or, ardente et vile passion
Qui consume et qui perd la génération :
Cet amour a tué l'amour de la patrie,
Par son impur poison la jeunesse est flétrie ,
L'or des plus beaux instincts fait dévier le cours;
Plus d'élans généreux, plus de nobles amours;
Le poète lui-même, aurais-tu pu le croire!
Aime l'or, ô Molière! encor plus que la gloire.
Cet appât du vulgaire a gagné les esprits,
Tous encensent l'idole et s'en montrent épris.
Lève-toi ! dis à ceux qui gouvernent la France :
« Osez combattre aussi le vice et l'ignorance ,
» Imitez du grand Roi l'exemple glorieux ;
» Enflammez pour le bien les cours ambitieux !
Si quelque Satirique à la sainte colère
Flagelle comme moi les abus qu'on tolère,
» Vous-mêmes du génie encouragez l'effort ,
29
338 MEZZA V1TA.
» En s'appuyant sur lui le pouvoir est plus fort.
» Aux nations e'est lui qui trace la carrière ;
» Devant le siècle en marche il porte la lumière ;
» Sentinelle avancée il voit les temps venir,
» Et toujours au génie appartient l'avenir ! »
Février 18 *3>
XXXL
LA HAINE
A l'heure où , paraissant tremblante devant Dieu ,
Notre âme répandra dans un sincère aveu
Ses douleurs et ses fautes ,
Alors que le rayon de cet œil qui voit tout
Comme un glaive levé courbera tout à coup
Les têtes les plus hautes !
Quand ce qui demeurait ici-bas inconnu
S'éclairera soudain et sera mis à nu ,
Divine intelligence!
Mon cour confessera ses erreurs devant toi ,
Amour, faiblesse, orgueil et luttes de la foi,
Sans craindre la vengeance!
Car une \oi\ me dit que le Seigneur est boa
Pour ceux qui n'ont jamais rcfuȎ le pardon
ht dans la lice humaine ,
LA HAINE. 339
Après de longs combats, sont tombés tons meurtris
De basses trahisons , d'outrages , de mépris ,
Sans comprendre la haine !
La haine! oses-tu bien, aveugle humanité,
Oubliant le néant et la fragilité
De toute créature,
Méditer lentement de nuire ou de punir,
Quand tu n'as pas peut-être une heure d'avenir
Des jours que Dieu mesure!
Et n'est-il pas assez des misères du sort :
Les sentiments brisés, la souffrance, la mort,
Les maux irrévocables!
À ce faix douloureux qu'il nous faut tous porter,
Nous-mêmes , insensés , devons-nous ajouter
En étant implacables !
Que l'homme, quand sur lui l'affront tombe brûlant,
Emporté tout à coup par un sinistre élan,
Frappe qui le déchire ;
Lorsque de déshonneur on cherche à le couvrir,
Qu'il cède aux passions dont il se sent mourir,
Mon Dieu, c'est du délire!
Mais couver dans son sein un sentiment haineux
Et , vengeur patient, attirer dans ses nœuds
L'offenseur en victime ;
Puis à son désespoir infliger froidement
Injure pour injure et tourment pour tourment,
O mon Dieu , c'est un crime !
Rendre le mal souffert!... jamais, Seigneur, jamais !
El pourtant vous savez si de ceux que j aimais
J'ai reçu des blessures!...
Vous savez qu'ici bas bien dure fut ma part
Et que mon cœur encor saigne de toute part
Des plus lâches morsures!
140
MEZZA V1TA.
Eh bien ! je n'ai pour tous que douceur et pitié;
Le pardon de mes maux a guéri la moitié ;
Car, dans ma conscience,
Je sens que, s'il faillit, l'homme n'est racheté
Que par le dévoùment, l'amour, la charité....
C'est mon humble croyance!
FIN DE MEZZA VITA.
Université
WBIIOTHECA
Ottav:'
ooc
TABLE.
FLEURS DU MIDI.
Préface i
Préface du premier recueil 3
I. Tourments du Poète (Poème à une âme en deuil). . 5
II. Récit Il
III. Enthousiasme 14
IV. L'Inspiration 16
V. Les Doutes de l'esprit 18
VI. La Foi du cœur 20
VII. La Mer 25
VIII. Les Cités 28
IX. Venise 30
X. Paris 32
XL Lamennais 35
XII. Chateaubriand et Lamartine 37
XIII. Béranger 40
XIV. Néant 42
XV. Élégie. — Mort 43
XVI. Binettes lô
XVII. Illusions 49
XVIII. Désenchantement 51
XIX. Espère ! ! ! 53
XX. Envoi 54
Vseilt, légende du Mont Saint-Michel 57
Réponse à un poète 66
Pétrarque à Vaucluse (,7
Chant de consolation à un Poète 68
Boutade contre la Raison 72
Strophes 71
Portrait 7."
Liane 77
3'ii TABLE.
Les Fleurs que j'aime 78
Bianca Neve 80
Une Amie , sonnet 82
L'Imprudence , conte d'enfant, à mademoiselle Emma G*** . 83
Lassitude • • • • , 8G
Fête nocturne 87
Sonnet 91
La Demoiselle , sonnet 92
La Francesca di Rimini de M. Scheffer 93
Le Désert 94
Miserere mei 96
Les Baux , sonnet 9S
Sonnet 99
Un Cœur brisé 100
Conseils à *** 102
A Madame *** 103
Isola-Bella , sonnet 105
La Promenade 106
Hécatombe 108
L'Hymen 109
Ma Poésie 111
PENSEROSA
I. Penserosa 115
II. Gros et Léopold Robert 117
III. Paris 121
IV. Dolorès 124
V. Mastrillo 126
VI. A M. ***, sur son tableau de Hamlet 129
VII. Ilermione ( Charles-le-Téméraire), à Gabriel. . . 132
VIT!. Souvenir de Servanne. A ma mère 135
IX. Madeleine. A Madame la baronne de *** 138
X. Les Sorcières de Macbeth 139
XL La Voix d'une Mère 142
XII. EcceHomo 144
XIII. A Madame Lebrun 147
XIV. Cécile 1S0
XV. Les Orphelins de Palerme 150
XVI. Le Fruit de la Pensée 157
XVII. Jalousie 159
TABLE. 345
XVIII. Le Liseron 16°
XIX. Aix. . .' 161
XX. Fragments du Songe d'une nuit d'été 164
XXI. Bianca 168
XXII. Constance
170
XXIII. A M. *** "*
XXIV. Imitation libre d'une scène de Fausl 176
XXV. L'Indienne 179
XXVI. Corinne à Oswald l%°
XXVII. Souvenirs de Viels-Maisons 1^2
XXVIII. Imitation de Moore ly:j
XXIX. Perdita 187
XXX. Chant d'Ahasvérus ly0
XXXI. Ma Mère , la veille de sa mort 192
XXXII. Oh! si tu le voulais ! 196
XXXIII. Fragments de la Tempête 198
XXXIV. Sonnet ^09
XXXV. Chant d'Héloïse 210
XXXVI. Une Matinée 213
XXXVII. Raphaël et Michel-Ange 215
XXXVIII. A ma Mère 224
XXXIX. Le Musée de Versailles 228
XL. Plus de vers 239
MEZZA MTV
I. Mezza vita 243
II. Les Funérailles de Napoléon 241
III. Deux Ames 249
IV. Mirabeau 261
V. Silvio Pelli?o 265
VI. Il vit! sonnet 207
VII. L'Ombre de Napoléon à la France 268
VIII. A *** 271
IX. Maternité 272
X. L'Hymen de la mort Tih
XL A celle qui m'a soignée enfant 278
XII. Réveil 281
XIII. Hermangarde 283
-\IV. Souvenir 2S7
XV. A Madame Récamier 189
XVI. Les Morts 290
346 TABLE.
XVII. A nia Fille é 292
XVIII. Sonnet au peuple de Troyes 294
XIX. Un Mystère du l,r janvier 1842 293
XX. A un Ami 299
XXI. A Béranger 301
XXII. Hommage à ma ville natale 308
XXIII. Folles et Saintes 310
XXIV. Canto dell' ultimo Amore 311
XXV. Le Travail 313
XXVI. Retour à Aix 314
XXVII. A mes Enfants 318
XXVIII. Impressions de Fontainebleau 3.0
XXIX. Ma Grand'Mère 323
XXX. Le Monument de Molière. . 32(5
XXXI. La Haine 338
FIN DE LV TABLE.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Dote due
èmàmmmà
CE PQ 2209
.C6A17 1844
C00 COLET, LOUIS POESIES COMP
ACC# 1221134